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J.-H. Fabre
V
Souvenirs
Entomologiques
(SEPTIÈME SÉRIE)
ÉTUDES
sur r Instinct et les Mœurs des Insectes
PARIS
LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE
l5, RUE SOUFFLOT, l5
SOUVENIRS
ENTOMOLOGIQUES
SOCIETE ANONYME D IMPRIMERIE DE VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE
Jules Bardoux, Directeur.
J.-H, FABRE
SOUVENIRS
ENTOMOLOGIQUES
SEPTIEME SÉRIE]
ÉTUDES SUR I/INSTINCT ET LES MŒURS DES INSECTES
PARIS
LIBRAIRIE GH. RELAGRAVE
i'6, RUE SOUFFLOT, 15
SOUVENIRS
ENTOMOLOGIQUES
(septième série)
LE SCARITE GEANT
Le métier de la guerre est peu favorable aux talents.
Voyez le Carabe, fougueux batailleur parmi la gent
insecte. Que sait-il faire? En industrie, rien ou peu s'en
faut. L'inepte massacreur est néanmoins superbe en
son justaucorps, de richesse inouïe. Il a l'éclat de la
pyrite cuivreuse, de l'or, du bronze florentin. S'il s'ha-
bille de noir, il rehausse le sombre costume par un
fulgurant ourlet d'améthyste. Sur les élytres, ajustées
en cuirasse, il porte chaînettes de bosselures et de points
enfoncés.
De belle prestance d'ailleurs, svelte, serré à la taille,
le Carabe est la gloire de nos collections, mais pour le
regard seul. C'est un frénétique égorgeur, rien de plus.
Ne lui demandons pas davantage. La sagesse antique
représentait Hercule, le dieu de la force, avec une tête
d'idiot. Le mérite n'est pas grand, en efî"et, s'il se borne
à la force brutale. Et c'est le cas du Carabe.
1,
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2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
A le voir si richement paré, qui ne désirerait trouver
en lui un beau sujet d'étude, digne de l'histoire, comme
les humbles nous en prodiguent? De ce féroce fouilleur
d'entrailles n'attendons rien de pareil. Son art est de
tuer.
Le voir en sa besogne de forban est sans difficulté. Je
l'élève dans une ample volière avec couche de sable
frais. Quelques tessons répandus à la surface servent
d'abri sous roche; une touffe de gazon implantée au
centre fait bocage et réjouit l'établissement.
Trois espèces composent la population : la triviale
Jardinière ou Carabe doré, hôte habituel des jardins;
le Procuste coriace, sombre et puissant explorateur des
fourrés herbeux au pied des murailles ; le rare Carabe
pourpré, qui ceint de violet métallique l'ébène de ses
élytres. Je les nourris avec des escargots dont j'enlève
en partie la coquille.
Blottis d'abord pêle-mêle sous les tessons, les Cara-
bes accourent au misérable, qui désespérément sort et
rentre ses cornes. Ils sont trois à la fois, ils sont quatre,
cinq, à lui dévorer en premier lieu le bourrelet du man-
teau, tigré d'atomes calcaires. C'est le morceau préféré.
De leurs mandibules, solides tenailles, ils happent au
milieu de l'écume; ils tiraillent, ils arrachent un lam-
beau et se retirent à l'écart pour le déglutir à l'aise.
Cependant les pattes, ruisselantes de viscosité, en-
gluent des grains de sable et se chaussent de lourdes
guêtres, fort embarrassantes, auxquelles linsecte n'ac-
corde attention. Tout alourdi, embourbé, il revient en
trébuchant à la proie, prélève un autre morceau. 11
songera plus tard à se lustrer les bottes. D'autres ne
bougent, se gorgent sur place, tout l'avant du corps
LE SCARITE GÉANT 3
noyé dans l'écume. La ripaille dure des heures entières.
Les attablés ne quittent la pièce que lorsque le ventre
distendu soulève le toit des élytres et montre à décou-
vert les nudités du croupion.
Plus amis des recoins ténébreux, les Procustes font
bande à part. Ils entraînent l'escargot dans leur re-
paire, sous l'abri d'un tesson, et là, paisiblement, en
commun, dépècent le mollusque. Ils affectionnent la
limace, d'équarrissage plus aisé que le colimaçon, dé-
fendu par son test; ils estiment morceau friand la Tes-
tacelle, qui porte tout au bout postérieur de l'échiné
une écaille calcaire, contournée en bonnet phrygien.
La venaison est de chair plus ferme, moins affadie par
la bave.
Se repaître en glouton d'un escargot que j'ai moi-
même privé de protection en lui brisant la coquille, n'a
rien dont puisse se glorifier un belliqueux; mais voici
où se révèle l'audace du Carabe. A la Jardinière, mise
en appétit par un jeûne de quelques jours, je présente
le Hanneton des pins, dans sa pleine vigueur. C'est un
colosse à côté du Carabe doré; c'est un bœuf en face du
loup.
La bête de proie rôde autour du pacifique, choisit
son moment. Elle s'élance, recule hésitante, revient à
la charge. Yoici le géant culbuté. Incontinent l'autre
lui ronge, lui fouille le ventre. Si cela se passait dans
un monde de titre plus élevé, ce serait un spectacle à
donner la chair de poule que celui du Carabe plongeant
à demi dans le gros Hanneton et lui extirpant les en-
trailles.
Je soumets Féventreur àcurée plus difficultueuse. La
proie est, cette fois, TOrycte nasicorne, le robuste Rhi-
4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
nocéros, géant invincible, dirait-on, sous le couvert de
son armure. Mais le vénateur connaît le point faible du
bardé de corne, la peau fine défendue par les élytres. A
force d'assauts, repris par l'agresseur aussitôt que re-
poussés par l'assailli, le Carabe parvient à soulever
un peu la cuirasse et à glisser la tête par-dessous. Du
moment que les pinces ont fait entaille dans la peau
vulnérable, le Rhinocéros est perdu. Il ne restera bien-
tôt du colosse qu'une lamentable carcasse vide.
Qui désirerait lutte plus atroce, doit la demander au
Calosome sycophante, le plus beau de nos insectes car-
nassiers, le plus majestueux de costume et de taille. Ce
prince des Carabes est le bourreau des chenilles. Les plus
robustes de croupe ne lui en imposent pas.
Sa prise de corps avec l'énorme chenille du Grand-
Paon est à voir une fois; mais en une séance de pa-
reilles horreurs, on est rebuté. Contorsions de la bête
éventrée, qui, d'un brusque coup de reins, soulève le
bandit, le laisse retomber, dessus, dessous, sans par-
venir à lui faire lâcher prise; tripailles vertes répan-
dues à terre, pantelantes; trépignements de l'égorgeur
ivre de carnage, s'abreuvant aux sources d'une horrible
plaie, voilà les traits sommaires du combat. Si l'ento-
mologie n'avait d'autres scènes à nous montrer, sans
le moindre regret je renoncerais à l'insecte.
Au repu offrez le lendemain la Sauterelle verte, le
Dectique à front blanc, l'un et l'autre adversaires sé-
rieux, armés de puissantes ganaches. Sur ces pansus,
]a tuerie va recommencer, aussi ardente que la veille.
Elle recommencera plus tard sur le Hanneton des pins,
sur rOrycte nasicorne, avec l'atroce tactique usitée des
Carabes. Mieux que ces derniers, le Calosome est au
LE SCARITE GÉANT 5
fait du point faible des cuirassés, sous le couvert des
élytres. Et cela durera tant qu'on lui fournira des vic-
times, car ce buveur de sang n'est jamais assouvi.
D'acres exhalaisons, produits d'un tempérament
brûlé, accompagnent cette frénésie de carnage. Les Ca-
rabes élaborent des humeurs caustiques; le Procuste
lance à qui le saisit un jet vinaigré; le Calosome em-
puantit les doigts d'un relent de droguerie; certains,
tels les Brachines, connaissent les explosifs, et, d'une
arquebusade, brûlent la moustache à l'agresseur.
Distillateurs de corrosifs, canonniers au picrate, bom-
bardiers à la dynamite, eux tous, les violents, si bien
doués pour la bataille, que savent-ils faire en dehors
de la tuerie? Rien. Nul art, nulle industrie, pas même
chez la larve, qui pratique le métier de l'adulte et mé-
dite ses mauvais coups en vagabondant sous les pierres.
C'est cependant à un de ces ineptes guerroyeurs que je
vais aujourd'hui m'adresser de préférence, entraîné
par certaine question à résoudre. Yoici la chose.
Vous venez de surprendre tel ou tel autre insecte,
immobile sur un rameau, dans les béatitudes du soleil.
Votre main se lève, ouverte, prête à s'abattre et à le
saisir. A peine avez-vous fait le geste qu'il se laisse
choir. C'est un cuirassé d'élytres, lent à dégager les
ailes de leur étui de corne, ou bien un incomplet, dé-
pourvu de membranes alaires. Incapable de prompte
fuite, l'insecte surpris se laisse tomber. Vous le cher-
chez, souvent peine inutile, parmi les herbages. Si vous
le trouvez, il est étendu sur le dos, les pattes repliées,
ne bougeant plus.
Il fait le mort, dit-on; il ruse pour se tirer d'affaire.
L'homme certainement lui est inconnu; en son petit
6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
monde, nous ne comptons pour rien. Que lui importent
nos chasses d'enfant ou de savant? Il n'a cure du col-
lectionneur et de sa longue épingle; mais il connaît le
danger en général; il appréhende son naturel ennemi,
l'oiseau insectivore, qui le gobe d'un coup de bec. Pour
dérouter l'assaillant, il gît sur le dos, contracte les
pattes et simule la mort. En cet état, l'oiseau, ou tout
autre persécuteur, le dédaignera, et la vie sera sauve.
A ce qu'on assure, ainsi raisonnerait l'insecte brus-
quement surpris. Cette ruse est depuis longtemps célè-
bre. Autrefois deux compagnons, à bout de ressources,
vendirent la peau de l'ours avant d'avoir mis l'animal
à terre. La rencontre tourne mal; il faut fuir à la
hâte. L'un d'eux bronche, tombe, retient le souffle et
fait le mort. L'ours arrive, tourne et retourne l'homme,
l'explore de la patte et des naseaux, le flaire au visage.
« Il sent déjà mauvais, » dit-il, et sans plus s'en re-
tourne. Cet ours était un naïf.
L'oiseau ne serait pas dupe de ce grossier stratagème.
En ce bienheureux temps où la découverte d'un nid
est un événement majeur, à nul autre pareil, je n'ai
jamais vu mes moineaux, mes verdiers, refuser un cri-
quet parce qu'il ne remuait plus, une mouche parce
qu'elle était morte. Toute becquée qui ne se démène
pas est très bien acceptée, pourvu qu'elle soit fraîche et
de bon goût.
S'il compte, en effet, sur les apparences de la mort,
l'insecte me semble donc mal inspiré. Mieux avisé que
l'ours de la fable, l'oiseau, de sa prunelle perspicace, à
l'instant reconnaîtra la supercherie et passera outre. Si
d'ailleurs l'objet était réellement un défunt, frais en-
core, le coup de bec n'en serait pas moins donné.
LE SCARITE GÉANT 7
Des doutes me viennent, plus pressants, si je consi-
dère à quelles graves conséquences conduirait l'astuce
de l'insecte. Il fait le mort, dit le langage populaire,
peu soucieux de peser la valeur de ses termes; il fait le
mort, répète le langage savant, heureux de trouver là
certaines éclaircies de raison chez la bete. Qu'y a-t-il
de vrai dans ce dire unanime, trop peu réfléchi d'un
côté, et de l'autre trop enclin aux lubies théoriques?
Les arguments de la logique ici ne suffiraient pas.
Il est indispensable de faire parler l'expérience, qui
seule peut fournir valide réponse. Mais, parmi les in-
sectes, à qui s'adresser tout d'abord?
Un souvenir me vient, remontant à une quarantaine
d'années. Tout heureux de mon récent triomphe uni-
A^rsitaire, je faisais halte à Cette, à mon retour de Tou-
louse où je venais de passer mon examen de licence es
sciences naturelles. L'occasion était belle de voir encore
une fois la flore des bords de la mer, qui, peu d'années
avant, faisait mes délices autour du merveilleux golfe
d'Ajaccio. C'eût été sottise que de ne pas en profiter. Un
grade ne confère pas le droit de ne plus étudier. Si l'on
a vraiment un peu de feu sacré dans les veines, on reste
écolier toute sa vie, non des livres, pauvre ressource,
mais de la grande, de l'inépuisable école des choses.
Un jour donc, en juillet, dans le frais silence de l'aube,
j'herborisais sur la plage de Cette. Pour la première
8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
fois, je récoltais le Liseron soldanelle, qui traîne, sur
la limite des embruns, ses cordons à feuilles d'un vert
lustré et ses grandes clochettes roses. Retiré dans sa
coquille blanche, aplatie, fortement carénée, un curieux
colimaçon, V Hélix explanata, sommeillait, par groupes,
sur les gramens.
Les sables secs et mouvants montraient çà et là de
longues séries d'empreintes, rappelant, en petit et sous
une autre forme, les traces des oisillons sur la neige,
cause de doux émois en mes jeunes années. Que signi-
fient ces empreintes ?
Je les suis, chasseur à la piste d'un nouveau genre.
Chaque fois, à leur point terminal, j'exhume, en fouil-
lant à peu de profondeur, un superbe carabique, dont
le nom seul m'était à peu près connu. C'est le Scarite
géant [Scarites gigas, Fab.).
Je le fais marcher sur le sable. Il reproduit exacte-
ment les traces qui m'ont donné l'éveil. C'est bien lui
qui, en qucte de gibier, la nuit, a, de ses doigts, marqué
la piste. Avant le jour, il est rentré dans son repaire,
et nul maintenant ne se montre à découvert.
Un autre trait de mœurs s'impose à mon attention.
Tracassé un moment, puis mis à terre sur le dos, de
longtemps il ne remue. Nul encore parmi les autres
insectes, objets d'ailleurs d'un superficiel examen sous
ce rapport, ne m'avait montré pareille persistance dans
l'immobilité. Ce détail se grave si bien dans ma mé-
moire que, quarante ans après, désireux d'expérimenter
les insectes experts dans l'art de simuler la mort, je
songe immédiatement au Scarite.
Un ami m'en fait parvenir une douzaine de Cette, de
la plage même où jadis j'avais passé délicieuse matinée
j
LE SCARITE GEANT 9
en compagnie de cet habile mime des morts. Ils m'ar-
rivent en parfait état, pêle-mêle avec des Pimélies {Pi-
melia bipunclata, Fab.), leurs compatriotes dessables
maritimes. De celles-ci, troupeau lamentable, beaucoup
sont éventrées, vidées à fond; d'autres n'ont plus que
des moignons de pattes; quelques-unes, rares, sont
sans blessures.
Il fallait s'y attendre avec ces carabiques, giboyeurs
effrénés. De tragiques événements se sont passés dans
la boite pendant le trajet de Cette à Sérignan. Les Sca-
rites ont fait bombance, à ventre que veux-tu, des pai-
sibles Pimélies.
Leurs traces que je suivais autrefois sur les lieux
mêmes étaient le témoignage de leurs rondes noctur-
nes, apparemment à la recherche de la proie, la Pimé-
lie pansue, dont toute la défense consiste en une forte
armure d'élytres soudées. Mais que peut telle cuirasse
contre les atroces tenailles du forban î
C'est, en effet, un rude chasseur, que ce Nemrod du
littoral. Tout noir et brillant, ainsi qu'un bijou de jais,
il a le corps coupé en deux par un fort étranglement
de la taille. Son arme d'attaque consiste en deux pinces
d'extraordinaire vigueur. Nul de nos insectes ne l'égale
en puissance de mandibules. Il faut en excepter le Cerf-
volant, bien mieux outillé, ou pour mieux dire décoré,
car les pinces en ramure de cerf de l'hôte des chênes
sont des atours de la parure masculine, et non une pa-
noplie de bataille.
Le brutal carabique, éventreur de Pimélies, connaît
sa force. Si je le harcèle un peu sur la table, il se met
aussitôt en posture de défense. Bien cambré sur ses
courtes pattes, celles d'avant surtout, dentelées en rà-
dO SOUVENIRS ENTOMOLOGIQLES
teaux de fouille, il se disloque en deux pièces, pour ainsi
dire, à la faveur de l'étranglement qui le scinde après
le corselet; il relève fièrement la moitié antérieure du
corps, son large thorax taillé en cœur, sa tête massive,
ouvrant en plein les menaçantes tenailles. Il en impose
alors. Il fait davantage : il a Faudace de courir sus au
doigt qui vient de le toucher. Voilà certes un sujet d'in-
timidation non facile. J'y regarde à deux fois avant de
le manier.
Je loge mes étrangers partie sous cloche en toile mé-
tallique, partie dans des hocaux, tous avec couche de
sahle. Sans tarder, chacun se creuse un terrier. L'in-
secte infléchit fortement sa tète, et de la pointe des
mandibules, rassemblées en un pic, rudement pioche,
laboure, excave. Les pattes d'avant, dilatées et armées
de crocs, cueillent les déblais poudreux en une brassée
qui se refoule au dehors à reculons. Ainsi s'élève une
taupinée sur le seuil du clapier. La demeure rapidement
s'approfondit et par une douce pente atteint le fond du
bocal.
Arrêté dans le sens de la profondeur, le Scarite tra-
vaille alors contre la paroi de verre et continue son
ouvrage dans le sens horizontal jusqu'à lui donner près
de trois décimètres de développement en totalité.
Cette disposition de la galerie, presque en entier sous
le couvert immédiat du verre, m'est très utile pour sui-
vre l'insecte dans l'intimité du chez soi. Si je veux
assister à ses manœuvres souterraines, il me suffit de
soulever le manchon opaque dont j'ai soin d'envelop-
per le bocal, afin d'éviter à la bête l'importunité de la
lumière.
Lorsque le logis est jugé de longueur suffisante, le
LE SCARITE GEANT U
Scarite revient h l'entrée, qu'il travaille avec plus de
soin que le reste. Il en fait un entonnoir, un gouffre à
déclivité mouvante. C'est en grand, et de façon plus rus-
tique, le cratère du Fourmi-Lion. Cette embouchure se
continue par un plan incliné, entretenu libre de tout
éboiilis. Au bas de la pente est le vestibule de la galerie
horizontale. Là, d'habitude, se tient le vénateur, immo-
bile, les tenailles à demi ouvertes. 11 attend.
Quelque chose bruit là-haut. C'est un gibier que je
viens d'introduire, une Cigale, somptueux morceau. Le
somnolent trappeur aussitôt se réveille; il agite les
palpes, qui frémissent de convoitise. Avec prudence,
pas à pas, il remonte son plan incliné. Un coup d'œil
est jeté au dehors. La Cigale est vue.
Le Scarite s'élance de son puits, accourt, la saisit et
l'entraîne à reculons. La lutte est brève avec le traque-
nard de l'entrée, qui bâille en entonnoir pour recevoir
une proie même volumineuse et qui se rétrécit en un
précipice croulant où toute résistance est paralysée. La
pente est fatale : qui en franchit le seuil ne peut plus
éviter l'égorgeoir.
Tête première, la Cigale plonge dans le gouffre, où
par saccades l'entraîne le ravisseur. Elle est introduite
dans le tunnel surbaissé. Là, faute d'espace, cesse tout
trémoussement des ailes. Elle arrive dans la salle d'é-
quarrissage, à l'extrémité du couloir. Quelque temps,
alors, le Scarite la travaille de ses pinces pour l'immo-
biliser à fond, crainte d'une fuite; puis il remonte à
Fembouchure du charnier.
Ce n'est pas tout que de posséder venaison copieuse ;
il s'agit maintenant de la consommer en paix. La porte
est donc fermée aux importuns, c'est-à-dire que l'insecte
12 SOUVEiNIRS ENTOMOLOGIQUES
comble Fentrée du souterrain avec sa taupinée de dé-
blais. Ces précautions prises, il redescend et s'attable.
Il ne rouvrira sa cachette et ne refera le gouffre de
l'entrée que plus tard, lorsque la Cigale sera digérée et
que reviendra la faim. Laissons le goinfre à sa curée.
La courte matinée passée avec lui, en son lieu d'ori-
gine, ne m'a pas permis de l'observer en chasse, sur les
sables de la plage ; mais les faits recueillis en captivité
suffisent à nous renseigner. Ils nous montrent, dans le
Scarite, un audacieux que n'intimident ni la taille ni la
vigueur de l'adversaire.
Nous venons de le voir remonter de dessous terre,
courir sus aux passants, les saisir à distance et les en-
traîner violemment dans son coupe-gorge. La Cétoine
dorée, le Hanneton vulgaire, sont pour lui médiocre
butin. Il ose s'attaquer à la Cigale, il ose porter ses
crocs sur le corpulent Hanneton des pins. C'est un té-
méraire, prêt à tous les mauvais coups.
Dans les conditions naturelles, il ne doit pas déployer
moins d'audace. Au contraire, les lieux familiers, les
mouvements libres, l'espace sans limites, l'atmosphère
salée chère à ses habitudes, exaltent le belliqueux.
Il s'est creusé dans le sable une retraite à large
embouchure croulante. Ce n'est pas, à l'exemple du
Fourmi-Lion, pour attendre, au fond de son enton-
noir, le passage d'une proie qui trébuche sur la pente
mobile et roule dans le gouffre. Le Scarite méprise ces
petits moyens de braconnier, ces pièges d'oiseleur; il
lui faut la chasse à courre.
Ses longues pistes sur le sable nous parlent de ron-
des nocturnes à la recherche de la grosse venaison, la
Pimélie souvent, le Scarabée semi-ponctué parfois. La
LE SGAIUTE GÉANT 13
trouvaille n'est pas consommée sur place. Pour en jouir
à l'aise, il faut l'obscure tranquillité du manoir souter-
rain. La capture, saisie par une patte au moyen des
tenailles, est donc violemment entraînée.
Si des précautions n'étaient prises, l'introduction dans
le terrier serait impraticable avec une énorme proie qui
désespérément résiste. Mais l'entrée du souterrain est
un ample cratère, à parois croulantes. Si gros qu'il
soit, l'appréhendé, tiraillé d'en bas, pénètre et culbute
dans le gouffre. Des éboulis aussitôt l'ensevelissent, le
paralysent. Le coup est fait. Le forban va fermer sa
porte et vider le ventre à sa pièce.
^^^t /x
iiL I S R A R Y|:3tr:
II
LA SIMULATION DE LA MORT
C'est le farouche Scarite, Faudacieux éventreur, que
nous interrogerons le premier sur la mort simulée. Pro-
voquer son état d'inertie est affaire des plus simples :
je le manie un instant, je le roule entre les doigts; mieux
encore, je le laisse tomber sur la table, à deux ou trois
reprises, d'une faible élévation. La commotion du choc
reçue et renouvelée s'il y a lieu, je mets l'insecte sur
le dos.
Cela suffit : le gisant plus ne remue, comme trépassé.
Il a les pattes repliées contre le ventre, les antennes
étalées en croix, les tenailles ouvertes. Une montre à
côté me donne la minute précise du début et de la fin
de l'épreuve. Il ne s'agit plus que d'attendre, et surtout
de s'armer de patience, car l'immobilité de l'insecte est
de durée fastidieuse pour l'observateur aux aguets de
l'événement.
La pose inerte est très variable de persistance dans
la même journée, les mômes conditions atmosphéri-
ques et avec le même sujet, sans que je puisse démê-
ler les causes qui l'abrègent ou la prolongent. Sonder
les intluences extérieures, si nombreuses et parfois si
faibles, intervenant ici; scruter surtout les intimes
LA SIMULATION DE LA MOUT V6
impressions de la bote, ce sont là secrets impénétra-
bles. Bornons-nous à l'enregistrement des résultats.
L'immobilité se maintient assez souvent une cinquan-
taine de minutes; dans certains cas même, elle dépasse
une heure. La durée la plus fréquente est en moyenne
de vingt minutes. Si rien ne trouble Finsecte, si je le
couvre d'une cloche de verre, à Tabri des mouches,
importunes visiteuses dans la chaude saison où j'opère,
l'inertie est parfaite : nul frémissement ni des tarses,
ni des palpes, ni des antennes. C'est bien, dans toute
son inertie, le simulacre de la mort.
Enfin l'apparent trépassé ressuscite. Les tarses trem-
blotent, ceux d'avant les premiers; les palpes et les
antennes lentement oscillent, c'est le prélude du réveil.
Les pattes maintenant gesticulent. L'animal se coude
un peu sur sa ceinture étranglée; il s'arc-boute sur la
tète et le dos, il se retourne. Le voilà qui trottine et
décampe, prêt à redevenir mort apparent si je renou-
velle ma tactique d'un choc.
Recommençons à l'instant. Le frais ressuscité est
pour la seconde fois immobile, couché sur le dos. 11
prolonge sa posture de mort plus longtemps qu'il ne
l'avait fait au début. A son réveil, je reprends l'épreuve
une troisième, une quatrième, une cinquième fois, sans
intervalles de repos. La durée de l'immobilité va crois-
sant. Citons les chiffres. Les cinq épreuves consécuti-
ves, de la première à la dernière, ont duré respective-
ment 17 minutes, puis 20, 23, 33 et 50 minutes. Du
quart d'heure, la pose de la mort atteint presque l'heure
entière.
Sans être constants, semblables faits reviennent à
nombreuses reprises dans mes expérimentations , avec
16 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
des durées variables, bien entendu. Ils nous disent qu'en
général le Scarite prolonge davantage sa pose inerte à
mesure que l'épreuve se répète. Est-ce affaire d'accou-
tumance, est-ce une aggravation de ruse dans l'espoir
de lasser enfin un ennemi trop tenace? Conclure serait
prématuré : l'interrogatoire de Finsecte n'est pas encore
suffisant.
Attendons. N'allons pas d'ailleurs nous figurer qu'il
soit possible de continuer ainsi jusqu'à épuisement de
notre patience. Tôt ou tard, ahuri par mes tracasseries,
le Scarite se refuse à faire le mort. A peine mis sur le
dos après un choc, il se retourne et fuit, comme s'il
jugeait désormais inutile un stratagème de si peu de
succès.
A s'en tenir le, les apparences seraient bien que l'in-
secte, roué mystificateur, cherche, comme moyen de
défense, à duper qui l'attaque. Il contrefait le mort; il
recommence , plus tenace en sa supercherie à mesure
que l'agression se répète; il renonce à sa ruse quand
il la juge vaine. Mais ce n'est encore qu'interrogatoire
sans malice. A notre tour de faire intervenir un ques-
tionnaire adroit et de duper le dupeur s'il y a réelle-
ment tromperie.
L'insecte expérimenté gît sur la table. Il sent sous
lui corps dur, de fouille impraticable. Faute d'espoir
dans un refuge souterrain, travail facile à ses vigoureux
et prestes outils, le Scarite se tient coi dans sa pose
mortuaire, une heure s'il le faut. S'il reposait sur le
sable, l'arène mobile qui lui est si familière, ne repren-
drait-il pas son activité plus rapidement, ne trahirait-il
pas au moins par quelques trémoussements son désir
de se dérober dans le sous-sol ?
LA SIMULATION DE LA MOUT 17
Je m'y attendais. Me voilà détrompé. Que je le dépose
sur le bois, le verre, le sable, le terreau, l'insecte ne
modifie en rien sa tactique. Sur une surl'ce d'excava-
tion aisée, il prolonge son immobilité aussi longtemps
que sur une surface inattaquable.
Cette indifférence sur la nature de l'appui entre-bâille
la porte au doute; ce qui suit l'ouvre toute grande. Le
patient est sur ]a table, devant moi, qui l'observe de
près. De ses yeux luisants, obombrés des antennes, il
me voit, lui aussi; il me regarde, il m'observe, si cette
façon de parler est ici permise. Que peut bien être l'im-
pression visuelle de l'insecte en face de cette énormité,
l'homme? Comment le nain toise-t-il le monstrueux
monument de notre corps ? Vu du fond de Tinfiniment
petit, l'immense n'est peut-être rien.
N'allons pas si loin : admettons que l'insecte me
regarde, me reconnaît pour son persécuteur. Tant que
je serai là, le méfiant ne bougera pas. S'il s'y décide,
ce sera après avoir lassé ma patience. Eloignons-nous
donc. Alors, toute ruse étant devenue inutile, il s'em-
pressera de se remettre sur pattes et de déguerpir.
Je vais dix pas plus loin, à l'autre bout de la salle^
Je me dissimule, ne remue, crainte de troubler le si-
lence. L'insecte se relèvera-t-il ? Mais non, mes pré-
cautions sont vaines. Isolé, abandonné à lui-même,
parfaitement tranquille, l'insecte reste immobile aussi
longtemps que dans mon étroit voisinage.
Peut-être m'a-t-il aperçu, le clairvoyant, dans mon
coin, à l'autre bout de la pièce; peut-être un subtil odo-
rat lui a-t-il révélé ma présence. Alors faisons mieux.
Je couvre le Scarite d'une cloche qui le garantisse des
mouches tracassières, et je quitte la salle, je descends
18 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
dans le jardin. Plus rien autour de lui de nature à l'in-
quiéter. Portes et fenêtres sont closes. Aucun bruit du
dehors, aucune cause d'émoi à l'intérieur. Que va-t-il
advenir au milieu de cette profonde paix?
Rien de plus, rien de moins qu'à l'ordinaire. Après
des vingt, des quarante minutes d'attente au dehors,
je remonte et reviens à mon insecte. Je le retrouve tel
que je l'avais laissé, étendu immobile sur le dos.
Cette épreuve, maintes fois reprise avec des sujets
diirérents, projette vive lumière sur la question. Elle
afhrme, de façon expresse, que l'attitude mortuaire
n'est pas une supercherie de l'insecte en danger. Ici rien
n'intimide l'animal. Autour de lui tout est silence, iso-
lement, repos. S'il persiste dans son immobilité, ce ne
saurait être maintenant pour duper un ennemi. A n'en
pas douter, autre chose est enjeu.
D'ailleurs en quoi des artifices spéciaux de défense
lui seraient-ils nécessaires? Je comprendrais un faible,
un pacifique pauvrement défendu, ayant recours, dans
le péril, à des ruses; lui, belliqueux forban, si bien cui-
rassé, je ne le comprends pas. Aucun insecte de ses
plages n'est de force à lui résister. Les plus vigoureux,
le Scarabée et la Pimélie, races débonnaires, loin de le
molester, garnissent de proie son terrier.
Serait-il menacé par l'oiseau? C'est très douteux. En
sa qualité de Carabique, il est saturé d'àcretés qui doi-
vent faire de son corps becquée peu engageante. Du
reste, il est blotti de jour au fond d'un terrier où nul
ne le voit, ne le soupçonne; il n'en sort que la nuit,
alors que l'oiseau n'inspecte plus le rivage. Donc pas
de bec à redouter.
Et ce bourreau des Pimélies, à Toccasion même des
LA SIMULATION DE LA MOIlï 19
Scai'abées, ce brutal que rien ne menace, serait poltron
au point de faire le mort à la moindre alerte! Je me
permets d'en douter de plus en plus.
Ainsi me le conseille le Scarite lisse [Scarites lam-
rjatus, Fab.), hôte des mêmes plages. Le premier est
un géant; le deuxième, en comparaison, est un nain.
Même forme d'ailleurs, même costume de jais, même
armure, mêmes mœurs de brigandage. Eh bien, le
Scarite lisse, malgré sa faiblesse, son exiguïté, ignore
presque l'artifice de la mort simulée. Tracassé un mo-
ment, puis mis sur le dos, aussitôt il se relève et fuit.
A peine j'obtiens quelques secondes d'immobilité : une
seule fois, dompté par mon insistance, le nain reste
inerte un quart d'heure.
Que nous sommes loin du géant, immobile aussitôt
culbuté sur le dos et ne se relevant parfois qu'après une
heure d'inaction ! C'est l'inverse de ce qui devrait se
passer si réellement la mort apparente était une ruse
de défense. kx\ géant, rassuré par sa force, de dédaigner
cette posture de poltron; au nain timide d'y vite recou-
rir. Et c'est précisément le contraire. Qu'y a-t-il donc
là-dessous?
Essayons l'influence du péril. Quel ennemi mettre en
présence du gros Scarite, immobile sur le dos? Je ne
lui en connais pas. Suscitons alors un semblant d'agres-
seur. Les mouches me mettent sur la voie.
J'ai dit leur importun! té dans le courant de mes
recherches, à l'époque des chaleurs. Si je ne fais inter-
venir une cloche ou si je n'y veille avec assiduité, il est
rare que l'acariâtre diptère ne se pose sur mon sujet et
ne l'explore de la trompe. Laissons faire cette fois.
A peine la mouche a-t-elle effleuré de la patte ce sem-
20 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
blant de cadavre, que les tarses du Scarite frémissent,
comme secoués par une légère commotion galvanique.
Si le visiteur ne fait que passer, les choses ne vont pas
plus loin; mais s'il persiste, au voisinage surtout de
la bouche, humide de salive et de sucs alimentaires
dégorgés, le tracassé promptement gigote, se retourne,
s'enfuit.
Peut-être n'a-t-il pas jugé opportun de prolonger sa
supercherie devant un adversaire aussi méprisable. Il
reprend l'activité parce qu'il a reconnu la nullité du
péril. Adressons-nous alors à un autre importun, redou-
table de vigueur et de taille. J'ai précisément sous la
main le grand Capricorne, puissant de griffes et de
mandibules. Le haut encorné est un pacifique, je le sais
bien; mais le Scarite ne le connaît pas; sur les sables
de la plage, il ne s'est jamais trouvé en présence de tel
colosse, capable d'en imposer à de moins timides que
lui. La crainte de l'inconnu ne fera qu'aggraver la situa-
tion.
Guidé par le bout de ma paille, le Capricorne met la
patte sur l'insecte gisant. Les tarses du Scarite aussitôt
frémissent. Si le contact se prolonge, se multiplie,
tourne à l'agression, le mort se remet sur jambes et
détale. Rien autre que ne m'aient déjà appris les titilla-
tions du diptère. Dans l'imminence d'un péril, d'autant
plus à craindre qu'il est inconnu, la fourberie du simu-
lacre de la mort disparait, remplacée par la fuite.
L'épreuve suivante a sa petite valeur. Je choque d'un
corps dur le pied de la table où se trouve l'insecte
étendu sur le dos. La secousse est très légère, insuffi-
sante pour ébranler la table de façon sensible. Tout se
borne aux intimes vibrations d'un corps élastique cho-
LA SIMULATION DE LA MORT 21
que. Il n'en faut pas davantage pour troubler rimmobi-
lité de l'insecte. A chaque percussion, les tarses s'iniîé-
chissent, tremblotent un instant.
Pour en finir, citons l'effet de la lumière. Jusqu'ici le
patient a été expérimente dans la pénombre de mon
cabinet, hors de l'insolation directe. Sur la fenêtre, le
soleil donne en plein. Que fera l'insecte immobile si je
le transporte d'ici là, de ma table sur la fenêtre, en vive
clarté? C'estàTinstant reconnu. Aussitôt, sous les rayons
directs du soleil, le Scarite se retourne et déguerpit.
C'en est assez. Patient persécuté, tu viens de trahir
Bupreste téiiébriou,
à demi ton secret. Quand la mouche te taquine, te tarit
la lèvre visqueuse, te traite en cadavre dont elle vou-
drait bien puiser les sucs ; quand apparaît à ton re-
gard terrifié le monstrueux Capricorne, qui te pose la
patte sur le ventre comme pour prendre possession
d'une proie; quand la table frémit, c'est-à-dire quand
pour toi le sol tremble, miné peut-être par quelque
envahisseur du terrier ; quand une vive lumière t'inonde,
favorable aux desseins de tes ennemis et dangereuse
à ta sécurité d'insecte ami des ténèbres, c'est alors, en
vérité, qu'il conviendrait de ne remuer, si réellement,
lorsqu'un péril te menace, ta ressource est de faire le
mort.
En ces moments critiques, tu tressailles, au con-
22 SOUVE.MRS ENTOMOLOGIQUES
traire ; tu t'agites, tu reprends la station normale, tu
décampes. Ta fourberie est éventée, ou, pour mieux
dire, il n'y a pas de ruse. Ton inertie n'est pas simulée,
elle est réelle. C'est un état de torpeur momentanée où
te plonge ta délicate nervosité. Un rien t'y fait tomber,
un rien t'en retire, et surtout un bain de lumière, sou-
verain stimulant de Faction.
Sous le rapport de la longue immobilité à la suite
d'un émoi, je trouve un émule du Scarite géant dans
un gros Bupreste noir, à corselet enfariné, ami du pru-
nellier, de l'abricotier, de l'aubépine. C'est le Cajmodis
tenehrionh, Lin. En certains cas, je le vois, les pattes
étroitement repliées, les antennes rabattues, prolonger
au delà d'une heure sa pose inerte sur le dos. En d'au-
tres, l'insecte s'entête à fuir, influencé apparemment par
des conditions atmosphériques dont je n'ai pas le secret.
Une ou deux minutes d'immobilité, c'est alors tout ce
que j'obtiens.
Redisons-le : chez mes divers sujets, l'attitude morte
est très variable de durée, régie qu'elle est par une
foule de circonstances insoupçonnées. Profitons des occa-
sions bonnes, assez fréquentes. Je soumets le Bupreste
ténébrion aux diverses épreuves subies par le Scarite
géant. Les résultats sont les mêmes. Qui connaît les
premiers connaît les seconds. Inutile de s'y arrêter.
Je mentionnerai seulement la promptitude avec la-
quelle le Bupreste, immobile à l'ombre, reprend l'acti-
vité lorsque je le transporte de ma table au plein soleil
de la fenêtre. En quelques secondes de ce bain chaud et
lumineux, l'insecte entr'ouvre les élytres, dont il fait
levier, et se retourne, prompt à prendre l'essor si ma
main ne le happe à l'instant. C'est un passionné de
LA SIMULATION DE LA MORT 23
lumière, un fervent de l'insolation, dont il se grise, sur
Técorce de ses prunelliers, dans les après-midi les plus
chaudes.
Cet amour des températures tropicales me suscite la
question que voici : qu'adviendrait-il si je refroidissais
l'animal dans sa pose immobile? J'entrevois une prolon-
gation de l'inertie. Le refroidissement, bien entendu,
ne doit pas être considérable , car alors arriverait la
léthargie où tombent, engourdis par le froid, les insec-
tes aptes à passer l'hiver.
Il faut, au contraire, que le Bupreste conserve du
mieux la plénitude de vie. L'abaissement de tempéra-
ture sera doux, très modéré, et tel que l'insecte, en de
pareilles conditions de climat, conserve ses moyens
d'action dans la vie courante. Je dispose d'un frigo-
rifique convenable. C'est l'eau de mon puits, dont la
température, en été, est d'une douzaine de degrés
au-dessous de celle de l'air ambiant.
Le Bupreste, dont je viens de provoquer à l'instant
l'inertie par quelques chocs, est installé sur le dos au
fond d'un petit bocal que je bouche de façon herméti-
que et que j'immerge dans un baquet plein de cette eau
fraîche. Pour maintenir le bain dans sa fraîcheur ini-
tiale, je le renouvelle peu à peu, en prenant bien garde
de ne pas ébranler le bocal où gît le patient dans sa
posture de mort.
Le résultat me dédommage de mes soins. Au bout de
cinq heures sous Feau, l'insecte ne bouge encore. Je
dis cinq heures, cinq longues heures, et je pourrais
certainement dire davantage si ma patience lassée
n'avait mis fin à l'épreuve. Mais cela suffit pour écar-
ter toute idée de supercherie de la part de la bête.
24 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
L'insecte, c'est hors de doute, ne fait pas ici le mort. Il
est réellement somnolent, immobilisé par un trouble
intime que mes tracasseries ont provoqué au début et
que la fraîcheur ambiante prolonge au delà des habi-
tuelles limites.
Par semblable séjour dans l'eau fraîche du puits,
j'essaye sur le Scarite géant l'effet d'une légère dimi-
nution de température. Le résultat ne répond pas aux
espérances que me donnait le Bupreste. Je ne parviens
pas à dépasser cinquante minutes d'inertie. Sans l'ar-
tifice du refroidissement, bien des fois j'avais obtenu
immobilité aussi longue.
C'était à prévoir. Le Bupreste, ami des brûlantes
insolations, est impressionné par le bain froid dans une
autre mesure que ne l'est le Scarite, rôdeur de nuit et
hôte du sous-sol. Quelques degrés de chaleur en moins
surprennent le frileux et laissent indifférent l'habitué
des fraîcheurs souterraines.
D'autres essais dans cette voie ne m'en apprennent
pas davantage. Je vois l'état inerte persister tantôt plus,
tantôt moins, suivant que l'insecte recherche ou fuit le
soleil. Changeons de méthode.
Je fais évaporer dans un bocal quelques gouttes
d'éther sulfurique et j'y introduis à la fois un Géotrupe
stercoraire et un Bupreste ténébrion capturés le jour
môme. En quelques instants, les deux sujets sont
immobiles, hypnotisés par les vapeurs éthérées. Je me
hâte de les retirer et de les mettre à l'air libre, sur
le dos.
Leur pose est exactement celle qu'ils auraient prise
sous rinfluence d'un choc ou de toute autre cause d'é-
moi. Le Bupreste a les pattes régulièrement repliées
LA SIMULATION DE LA MORT 25
contre la poitrine et le ventre; le Géotrupe a les siennes
étalées, tendues en désordre, rigides et comme prises
de catalepsie. Sont-ils morts? sont-ils vivants? On ne
saurait le dire.
Ils ne sont pas morts. Au bout d'une paire de minu-
tes, les tarses du Géotrupe tremblotent, les palpes fré-
missent, les antennes mollement oscillent. Puis les
pattes antérieuses remuent, et un quart d'heure ne
s'est pas écoulé que les autres pattes se démènent.
Exactement de la môme façon se réveillerait l'activité
de l'insecte immobilisé par la commotion d'un choc.
Bupreste bronzé.
Quant au Bupreste, il est dans une inertie si profonde
et si prolongée que tout d'abord je le crois réellement
mort. Dans la nuit, il se remet, et je le retrouve le len-
demain avec son activité ordinaire. L'épreuve de l'éther,
que j'ai eu soin d'arrêter aussitôt produit TefiTet désiré,
ne lui a pas été fatale; mais elle a eu pour lui des con-
séquences bien autrement graves que pour le Géotrupe.
Le plus sensible à l'émoi du choc, à l'abaissement de
température, a été aussi le plus sensible à l'action de
l'éther.
Ainsi s'expliquerait par de délicates différences dans
l'impressionnabilité , l'énorme écart que je constate
entre les deux insectes sous le rapport de l'inertie pro-
voquée par un choc ou le maniement entre les doigts.
Tandis que le Bupreste se tient immobile près d'une
26 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
heure, le Géotrupe violemment s'agite au bout d'une
paire de minutes. Et encore je n'atteins que rarement
cette limite.
En quoi le Géotrupe a-t-il, pour se défendre, moins
besoin du stratagème de la mort simulée que le noir
Bupreste, si bien protégé par sa configuration massive
et son armure, dure au point de défier la pointe de Fé-
pingie et même de l'aiguille? Nous serions harcelés de
la même question par une multitude d'insectes, gardant
les uns l'immobilité et les autres non, sans qu'il nous
soit possible d'entrevoir ce qui adviendra d'après le
genre du patient, sa configuration, sa manière de vivre.
Le Bupreste ténébrion, par exemple, a l'inertie
tenace. En sera-t-il de même, à cause de la parité de
structure, des autres membres du même groupe? Pas
du tout. Le hasard des trouvailles me vaut le Bupreste
éclatant [Biqjrestis rutïlaiu, Fab.) et le Bupreste à neuf
points [Ptosima novemmacidata, Fab.). Le premier est
rebelle à toutes mes tentatives. La splendide bête s'a-
griffeà mes doigts, âmes pinces, et s'obstine à se relever
aus>sitôt couchée sur le dos. Le second facilement s'im-
mobilise ; mais combien brève sa pose de mort! Quatre
à cinq minutes au plus.
Un Mélasome que je rencontre fréquemment sous les
pierrailles des collines voisines, V Omocrates abbreviatus,
Oliv., persiste dans l'immobilité au delà d'une heure.
C'est un rival du Scarite. N'oublions pas d'ajouter que
fort souvent le réveil se fait en peu de minutes.
Serait-ce à sa qualité de ténébrionide qu'il doit sa
longue inertie? Nullement, car voici du môme groupe
la Pimélie biponctuée qui fait la culbute sur son dos
arrondi et se remet sur pieds aussitôt renversée; voici
LA SIMULATION DE LA MORT 27
un Blaps [Blaps similis, Latr.), qui, impuissant à se
retourner avec son échine plate, sa corpulence, ses
élytres souciées, désespérément s'agite après une minute
ou deux d'inertie.
Les coléoptères à pattes courtes , trottant menu,
devraient, semble-t-il, suppléer par la ruse, mieux que
les autres, à leur incapacité d'une fuite rapide. Les faits
ne répondent pas à cette prévision, si bien fondée en
apparence. J'ai consulté les genres Ghrysomèle, Escar-
bot, Silphe, Gléone, Bolboceras, Cétoine, Hopplie, Coc-
cinelle, etc. Presque toujours, quelques minutes, quel-
ques secondes, suffisent au retour de Tactivité. Divers
même se refusent obstinément à faire le mort.
Autant faut-il en dire des coléoptères bien doués pour
la fuite pédestre. Il y en a qui gardent quelques ins-
tants l'immobilité; il y en a, de plus nombreux encore,
qui se démènent indomptables. En somme, nul guide
qui puisse nous dire à l'avance : « Celui-ci prend aisé-
ment la pose des morts, ce deuxième hésite, ce troi-
sième refuse. )> Rien que de vagues probabilités tant
que l'expérience n'a pas dit son mot. De cette mêlée
confuse dégagerons -nous une conclusion où l'esprit
puisse trouver repos? Je Tespère.
III
L HYPNOSE. LE SUICIDE
On n'imite pas l'inconnu, on ne contrefait pas l'i-
gnoré; c'est de pleine évidence. Pour simuler la mort,
il faudrait donc une certaine connaissance de la mort.
Eh bien, l'insecte, disons mieux, l'animal quel qu'il
soit, a-t-il le pressentiment d'une vie limitée? lui arrive-
t-il d'agiter, dans sa fruste cervelle, la troublante ques-
tion d'une fin? J'ai beaucoup fréquenté la bête, j'ai
vécu dans son intimité, et je n'ai jamais rien observé
qui m'autorise à répondre oui. Cette inquiétude de la
dernière heure, à la fois notre tourment et notre gran-
deur, est épargnée à l'animal, de destinée plus humble.
Comme l'enfant encore dans les limbes de l'incon-
science, il jouit du présent sans songer à l'avenir;
affranchi des amertumes d'une fin en perspective, il vit
dans la douce quiétude de l'ignorance. A nous seuls de
prévoir la brièveté des jours, à nous seuls d'interroger
anxieusement la fosse du dernier sommeil.
Du reste, cet aperçu de l'inévitable ruine demande
certaine maturité d'esprit et se trouve parla d'éclosion
assez tardive. J'en ai eu cette semaine un exemple
touchant.
Un gentil minet, joie de la maisonnée, après avoir
traîné languissant une paire de jours, venait de mou-
rir dans la nuit. Au matin, les enfants le trouvèrent
L'HYPNOSE. -- LE SUICIDE 29
raide étendu au fond de sa corbeille. Désolation de
tous. Anna surtout, lillette de quatre ans, considérait
d'un œil pensif le petit ami avec lequel elle avait tant
joué. Elle le caressait de la main, l'appelait, lui pré-
sentait quelques gouttes de lait dans une tasse. « Minet
boude, disait-elle; il ne veut plus démon déjeuner. Il
dort. Jamais je ne l'ai vu dormir comme cela. Quand
se réveillera-t-il? »
Ces naïvetés devant l'âpre problème de la mort me
serraient le cœur. A la hâte, je détournai l'enfant de
ce spectacle, et je fis en cachette inhumer le défunt.
Minet n'apparaissant plus désormais autour de la table
à l'heure du repas , l'affligée comprit enfin qu'elle
avait vu son ami dormir d'un sommeil profond dont
rien ne réveille. Pour la première fois venait d'entrer
en son esprit une vague idée de la mort.
L'insecte a-t-il l'insigne honneur de savoir ce qu'i-
gnorent nos jeunes années, alors que la réflexion déjà
s'épanouit, bien supérieure, dans sa faiblesse, à l'obtus
intellect de la bête? A-t-il la prévision d'une hn, attri-
but pour lui importun et inutile? Avant de conclure,
consultons, non la haute science, guide suspect, mais
le dindon, éminemment véridique.
J'évoque un des plus vifs souvenirs que m'ait laissés
mon court passage au collège royal de Rodez. Ainsi
disait-on alors; aujourd'hui on dit lycée, tant les cho-
ses se perfectionnent.
Le saint jeudi venu, la version faite et la décade de
racines grecques apprise, nous descendions là-bas, au
fond de la vallée, par bandes d'étourdis. La culotte
retroussée jusqu'aux genoux, nous exploitions, naïfs
pêcheurs, les eaux tranquilles de la rivière, l'Aveyron.
30 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Notre espoir était la loche, pas plus grosse que le petit
doigt, mais alléchante par son immobilité sur le sable,
parmi les herbages. Nous comptions bien la larder
avec notre trident, une fourchette.
Cette pêche miraculeuse, objet de tant de cris de
triomphe en un moment de succès, bien rarement nous
advenait : la loche, la coquine, voyait venir la four-
chette et en trois coups de queue disparaissait.
On trouvait dédommagement auprès des pommiers
des pelouses voisines. De tout temps la pomme a fait la
joie de la gaminaille, surtout quand elle est cueillie sur
un arbre qui ne vous appartient pas. Les poches se
bourraient du fruit défendu.
Une autre distraction nous attendait. Les troupeaux
de dindons n'étaient pas rares, vagabondant à leur
guise et grugeant le criquet à l'entour des fermes. Si
nul surveillant ne se montrait, la partie était belle.
Chacun de nous s'emparait d'un dindon, lui mettait
la tête sous l'aile, le balançait un instant dans cette
posture, puis le déposait à terre, couché sur le flanc.
L'oiseau ne bougeait plus. Toute la bande dindon-
nière subissait notre manipulation d'endormeurs, et la
pelouse prenait l'aspect d'un champ de carnage semé
de morts et de mourants.
Gare alors à la fermière. Les gloussements des oi-
seaux harcelés lui avaient révélé nos maléfices. Elle
accourait, armée d'un fouet. Mais les bonnes jambes
que nous avions alors! les beaux éclats de rire, der-
rière les haies, favorables à la fuite !
Délicieux temps des dindons endormis, retrouverai-
je mon habileté d'alors? Ce n'est plus aujourd'hui es-
pièglerie d'écolier, c'est grave recherche. Justement
L'HVPXOSE. — Ll- SUICIDE 31
j'ai le sujet qu'il me faut : une dinde, prochaine victime
des joies de Noël. Je recommence avec elle la manipula-
tion qui si bien me réussissait sur les bords de TAvey-
ron. Je lui engage profondément la tête sous l'aile, et,
tout en la maintenant des deux mains en cette posture,
je balance avec douceur Foiseau de haut en bas une
paire de minutes.
L'étrange effet est produit; mes manœuvres d'enfant
n'aboutissaient pas mieux. Déposé à terre sur le flanc
et abandonné à lui-même, mon sujet est une masse
inerte. On le prendrait pour mort si le plumage, se
gonflant un peu, se dégonflant, ne trahissait le souffle
respiratoire. On dirait vraiment un trépassé qui, en
une suprême convulsion, a retiré sous le ventre ses
pattes refroidies, à doigts recroquevillés. Le spectacle
a tournure tragique, et je me sens gagné d'un certain
émoi devant les résultats de mes maléfices. Pauvre
dindon ! s'il ne se réveillait plus 1
N'ayons crainte : il se réveille, il se redresse, titu-
bant un peu il est vrai, la queue pendante et l'air pe-
naud. Cela passe vite, rien n'en reste. En peu d'instants,
l'oiseau est redevenu ce qu'il était avant l'épreuve.
Cette torpeur, moyen terme entre le vrai sommeil et
la mort, est de durée variable. Provoquée sur ma dinde
à plusieurs reprises, avec de convenables intervalles de
repos, l'immobilité persiste tantôt une demi-heure et
tantôt quelques minutes. Ici, comme pour l'insecte,
l'embarras serait grand de démêler les causes de ces
différences. La pintade me réussit mieux encore. La
torpeur est de si longue durée que l'inquiétude me
vient sur l'état de l'oiseau. Le plumage ne trahit point
le souffle de la respiration. Je me demande, anxieux.
32 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
si l'oiseau n'est pas réellement mort. Du pied je le
déplace un peu sur le sol. Le patient ne remue. Je
recommence. Le voici qui dégage la tête, se relève,
s'équilibre et fuit. La léthargie a dépassé la demi-heure.
A l'oie maintenant. Je n'en ai point. Le jardinier
mon voisin me confie la sienne. On me l'amène qui
se dandine et remplit ma demeure des raucités de son
clairon. Peu après, complet silence : le robuste palmi-
pède gît à terre, la tête engagée sous l'aile. Son immo-
bilité est aussi profonde, aussi prolongée que celle du
dindon et de la pintade.
C'est le tour de la poule, c'est le tour du canard. Ils
succombent, eux aussi, mais, ce me semble, avec moins
de persistance. Est-ce que mes manœuvres d'endormeur
seraient moins efficaces sur les petits que sur les gros?
Si j'en crois le pigeon, cela pourrait bien être. Il ne
cède à mon art que pour une paire de minutes de som-
meil. Un oisillon, un verdier, est plus rebelle encore :
je n'obtiens de lui qu'une somnolence de quelques se-
condes.
Il paraîtrait donc qu'à mesure que l'activité s'affine
dans un corps de moindre volume, la torpeur a moins
de prise. L'insecte nous l'a déjà fait entrevoir. Le Sca-
rite géant ne reaiue d'une heure, lorsque le Scarite
lisse, un nain, lasse mon insistance à le culbuter; le
gros Bupreste ténébrion obéit à mes manœuvres pour
une longue période, lorsque le Bupreste éclatant, encore
un nain, obstinément s'y refuse.
Laissons à l'écart, comme trop peu étudiée, l'in-
fluence de la masse corporelle, et retenons simplement
ceci : par un artifice très simple, il est possible de met-
tre l'oiseau dans un état de mort apparente. Mon oie,
L'HYPNOSE. — LE SUICIDE 33
mon dindon et les autres rusent-ils dans le dessein de
duper leur tourmenteur? Certainement nul d'eux ne
songe à faire le mort; ils sont en vérité plongés dans
une profonde torpeur; en un mot, ils sont hypnotisés.
Depuis longtemps ces faits sont connus, les premiers
peut-être en date dans la science de l'hypnose ou du
sommeil artificiel. Comment nous, petits écoliers de
Rodez, avions-nous appris le secret du sommeil du
dindon? Ce n'était pas, à coup sûr, dans nos livres.
Yenu on ne sait d'où, indestructible comme tout ce
qui est entré dans les jeux de l'enfant, cela se trans
mettait de temps immémorial d'un initié à l'autre.
Aujourd'hui les choses ne se passent pas autrement,
dans mon village de Sérignan, où sont nombreux les
jeunes adeptes dans l'art d'endormir la poulaille. La
science a parfois des origines bien humbles. Rien ne
dit qu'une gaminerie de petits désœuvrés ne soit le
point de départ de nos connaissances sur l'hypnose.
Je viens de pratiquer sur des insectes des manœu-
vres en apparence aussi puériles que celles d'autrefois
sur les dindons, lorsque la fermière, à notre poursuite,
faisait claquer le fouet. Gardons-nous de sourire : der-
rière ces naïvetés se dresse grave question.
L'état de mes insectes ressemble singulièrement à
celui de ma volaille. De part et d'autre, c'est l'image
de la mort, l'inertie, la contraction des membres con-
vulsés. De part et d'autre encore, l'immobilité se dis-
sipe avant l'heure par l'intervention d'un stimulant, le
bruit s'il s'agit de l'oiseau, la lumière s'il s'agit de Fin-
secte. Le silence, l'ombre, la tranquillité, la prolongent.
Elle est de durée très variable d'une espèce à l'autre,
et semble croître avec la corpulence.
3
34 SOUVENIRS ENïOMOLOGIQUES
Parmi nous, très inégalement aptes au sommeil pro-
voqué, l'hypnotiseur est obligé de choisir ses sujets. Il
réussit avec l'un, avec l'autre non. De môme, parmi
les insectes, un choix est nécessaire, car tous sont loin
de répondre aux essais de l'expérimentateur. Mes sujets
d'élite ont été le Scarite géant et le Bupreste ténébrion ;
mais combien d'autres ont résisté, absolument indomp-
tables, ou n'ont fait que brève station dans l'immobilité !
Lejretour de l'insecte à l'état actif présente certaines
particularités bien dignes d'attention. Le mot du pro-
blème est là. Revenons un moment aux patients qui ont
subi l'épreuve des vapeurs éthérées. Ceux-là sont réel-
.lement hypnotisés. Ils ne restent pas immobiles par
ruse, là-dessus aucun doute possible; ils sont en vérité
sur le seuil de la mort; et si je ne les retirais à temps
du bocal où se sont évaporées quelques gouttes d'éther,
jamais plus ils ne reviendraient de la torpeur dont l'ul-
time degré est la mort.
Or quels signes chez eux préludent au retour de l'ac-
tivité? Nous le savons : les tarses tremblotent, les palpes
frémissent, les antennes oscillent. L'homme qui sort
d'un profond sommeil s'étire les membres, bâille, se
frotte les paupières. Revenu du sommeil de l'éther, l'in-
secte a pareillement sa manière de reprendre ses sens :
il agite ses menus doigts et ses organes les plus mobiles.
Considérons maintenant un insecte, qui, commotionné
par un choc, troublé par un émoi quelconque, est sensé
faire le mort, renversé sur le dos. Le retour à l'activité
s'annonce exactement de la môme manière et dans le
même ordre qu'après l'action stupéfiante de l'éther.
D'abord les tarses tremblotent; puis mollement oscil-
lent les palpes et les antennes.
L'HYPNOSE. — LE SUICIDE 35
Si vraiment ranimai rusait, quel besoin aurait-il de
ces minutieux préliminaires du réveil? Une fois le dan-
ger disparu ou jugé tel, que ne se met-il rapidement sur
pieds pour déguerpir au plus vite, au lieu de s'attarder
en des simulacres intempestifs? J'ai la certitude que,
l'ours parti, le compagnon qui faisait le mort sous les
naseaux de la bête ne s'avisa pas de s'étirer longtemps,
de se frotter les yeux. A l'instant debout, il prit la fuite.
Et l'insecte pousserait l'astuce jusqu'à contrefaire le
ressuscité dans les moindres détails I Non, mille fois
non : ce serait insensé. Ces frémissements des tarses,
ces préludes des palpes et des antennes, sont l'affirma-
tion évidente d'une torpeur réelle, touchant à sa fm,
torpeur semblable à celle qu'a provoquée l'éther, mais
moins intense ; ils démontrent que l'insecte immobilisé
par mes artifices ne fait pas le mort, comme le dit le
langage populaire et comme le répètent les théories à
la mode. Il est réellement hypnotisé.
Un choc qui le commotionne, une frayeur soudaine
qui le saisit, le mettent dans une somnolence pareille à
celle de l'oiseau balancé un moment, avec la tête sous
l'aile. Une brusque terreur nous immobilise nous-
mêmes, parfois nous tue. Pourquoi l'organisme de l'in-
secte, de subtile délicatesse, ne fléchirait-il, lui aussi,
sous les étreintes de la peur et temporairement ne suc-
comberait? Si l'émoi est léger, l'insecte se contracte un
instant, se remet vite et détale; s'il est profond, sur-
vient l'hypnose avec sa longue immobilité.
L'insecte, qui ne sait rien de la mort et par consé-
quent ne peut la contrefaire, ne sait rien non plus du
suicide, moyen désespéré de couper court à de trop
grandes misères, xlucun exemple authentique n'a ja-
36 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
mais été donné, que je sache, (Fiin animal quelconque
se délivrant lui-même de la vie. Que les mieux doués en
qualités affectives se laissent quelquefois dépérir de
chagrin, accordé; mais de là à se poignarder soi-même,
à se couper la gorge, il y a loin.
Cependant le souvenir me vient du suicide du Scor-
pion, affirmé par les uns, nié par les autres. Qu'y a-t-il
de vrai dans l'histoire du Scorpion qui, entouré d'un
cercle de feu, met fin à son supplice en se piquant de
son dard empoisonné? Voyons à notre tour.
Les circonstances me servent bien. J'élève en ce mo-
ment, en de larges terrines, avec lit de sable et abri de
tessons, une affreuse ménagerie qui ne répond guère à
ce que j'en attendais pour l'étude des mœurs. J'en tire-
rai parti d'une autre manière. C'est le gros Scorpion
blanc du Midi, le Buthiis Occitanus, au nombre d'une
paire de douzaines. L'odieuse bote abonde, toujours
isolée, sous les pierres plates des collines voisines, aux
lieux sablonneux les mieux ensoleillés. Elle a réputa-
tion détestable.
Sur les effets de sa piqûre je n'ai personnellement
rien à dire, ayant toujours évité, avec un peu de pru-
dence, le danger oii peuvent m'exposer mes relations
avec les redoutables captifs de mon cabinet. Ne sachant
rien par moi-môme, je fais parler les gens, les bûche-
rons surtout, qui, de loin en loin, sont victimes de leur
imprévoyance. L'un d'eux me raconte ceci :
(( La soupe mangée, je sommeillais un moment
parmi mes fagots, quand une douleur vive me réveilla.
C'était comme la piqûre d'une aiguille rougie au feu.
J'envoie la main. Ça y est, quelque chose remue. Un
Scorpion s'était glissé sous mon pantalon et m'avait
L'HYPNOSE. — LE SUICIDE 37
piqué au bas du mollet. La vilaine bêle avait bien la
longueur du doigt. Comme ça, Monsieur, comme ça. »
Et, joignant le geste à la parole, le brave homme
étendait son long index. Cette dimension ne m'étonnait
pas : en mes chasses, j'en avais vu de pareilles.
« Je voulus reprendre mon travail, continuait-il, mais
des sueurs froides venaient, la jambe s'enflait à vue d'œil.
Elle devint grosse comme ça. Monsieur; comme ça. »
Nouvelle mimique. Notre homme étale les deux
mains à distance autour de la jambe de façon à figurer
Tampleur d'un barillet.
« Oui, comme ça, Monsieur, comme ça; j'eus grand'-
peine à revenir chez moi, bien que la distance ne fût
que d'un quart de lieue. L'enflure montait, montait.
Le lendemain, elle avait monté jusque-là. »
Un geste m'indique la hauteur de l'aisselle.
« Oui, Monsieur, pendant trois jours je fus incapa-
ble de me tenir debout. Je patientais de mon mieux, la
jambe étendue sur une chaise. Des compresses d'alcali
mirent fin à la chose, et voilà. Monsieur, voilà. »
Un autre bûcheron, ajoute-t-il, fut également piqué
au bas de la jambe. Il fagotait assez loin et n'eut pas
la force de regagner sa maison. Il s'aftala au bord du
chemin. Des passants le portèrent à califourchon sur les
épaules, à la cabro morto, moussu ; à la cabro morto!
Le dire du rustique narrateur, plus versé dans la
mimique que dans la parole, ne me semble pas exagéré.
La piqûre du Scorpion blanc est pour l'homme accident
très sérieux. Piqué par son pareil, le Scorpion lui-
même rapidement succombe. Ici j'ai mieux que des
témoignages étrangers : j'ai mes propres observations.
J'extrais de ma ménagerie deux vigoureux sujets et
38 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
je les mets en présence au fond d'un bocal sur une cou-
che de sable. Excités du bout d'une paille qui les ramène
l'an devant l'autre à mesure qu'ils reculent, les deux
harcelés se décident au duel. Il s'attribuent mutuelle-
ment, sans doute, les ennuis dont je suis moi-même
la cause. Les pinces, armes défensives, se déploient en
demi-cercle et s'ouvrent pour tenir l'adversaire à dis-
tance; les queues, en de brusques détentes, se projet-
tent en avant par-dessus le dos; les ampoules à venin
s'entre-choquent, une fine gouttelette, limpide comme
de l'eau, perle à la pointe du dard.
L'assaut est bref. L'un des Scorpions est atteint en
plein par l'arme empoisonnée de l'autre. C'est fini :
en peu de minutes le blessé succombe. Le vainqueur,
fort tranquillement, se met à lui ronger l'avant du cé-
phalothorax, ou, en termes moins rébarbatifs, le point
où nous cherchons une tète et ne trouvons que l'entrée
d'un ventre. Les bouchées sont petites, mais de longue
durée. Quatre à cinq jours, presque sans disconti-
nuer, le cannibale grignote le confrère occis. Manger
le vaincu, voilà de la bonne guerre, la seule excusable.
Les nôtres, de peuple à peuple, tant qu'on ne fera pas
boucaner les viandes des champs de bataille comme
provisions, je ne les comprends pas.
Nous voilà renseignés de façon authentique : la piqûre
du Scorpion est promptement fatale au Scorpion lui-
même. Arrivons au suicide, tel qu'on nous le raconte.
Entouré d'un cercle de braise, l'animal, à ce qu'on dit,
se poignarde de son dard et trouve dans la mort volon-
taire la fm de sa torture. Ce serait bien beau de la part
de la brute, si c'était vrai. Nous allons voir.
Au centre d'une enceinte de charbons allumés, je
L'ftYPNOSE. — LE SUICIDE 39
dépose le plus gros sujet de ma ménagerie. Le soufllet
active l'incandescence. Aux premières morsures de la
chaleur, l'animal tourne à reculons dans le cercle de
feu. Par mégarde, il se heurte à la barrière ardente.
C'est alors, d'un coté, de l'autre, au hasard, recul désor-
donné qui renouvelle le contact cuisant. A chaque essai
de fuite, la brûlure reprend plus vive. L'animal est
affolé. Il avance et se rôtit; il recule et se rôtit. Déses-
péré, furieux, il brandit son arme, la convolute en
crosse, la détend, la couche, la relève avec telle préci-
pitation et tel désordre qu'il m'est impossible d'en sui-
vre exactement l'escrime.
Le moment serait venu de s'affranchir de la torture
par un coup de stylet. Voici qu'en effet, d'un spasme
brusque, le torturé s'immobilise, étendu à plat, tout de
son long. Plus de mouvement, l'inertie est complète.
Le Scorpion est-il mort? On le dirait vraiment. Peut-
être s'est-il lardé d'un coup d'aiguillon qui m'a échappé
dans le tumulte des derniers efforts. Si réellement il
s'est poignardé, s'il a eu recours au suicide, il est mort
à n'en pas douter : nous venons de voir avec quelle
promptitude il succombe à son propre venin.
Dans mon incertitude, je cueille du bout des pinces
l'apparent trépassé, et je le dépose sur un lit de sable
frais. Une heure plus tard, le prétendu mort ressuscite,
vigoureux comme avant l'épreuve. Je recommence avec
un second, avec un troisième sujet. Mêmes résultats.
Après des affolements de désespéré, môme soudaine
inertie de l'animal, qui s'étale à plat comme foudroyé :
même retour à la vie sur la fraîcheur du sable.
Il est à croire que les inventeurs du Scorpion se
suicidant ont été dupes de cette brusque défaillance, de
40 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
ce spasme foudroyant où la haute température de l'en-
ceinte plonge la bote exaspérée. Trop vite convaincus,
ils ont laissé le patient se rôtir. Moins crédules et reti-
rant assez tôt l'animal de son cercle de feu, ils auraient
vu le Scorpion, mort en apparence, reprendre vie et
affirmer ainsi sa profonde ignorance du suicide.
En dehors de l'homme, nul des vivants ne connaît
l'ultime ressource d'une fin A^olontaire, parce que nul
n'a connaissance de la mort. Quant h nous, se sentir en
puissance de se dérober aux misères delà vie est noble
prérogative, excellente à méditer comme signe de notre
élévation au-dessus de la plèbe animale; mais, au fond,
lâcheté quand du possible on passe à l'acte.
Qui se propose d'en venir là, devrait au moins se
répéter ce que disait, il y a vingt-cinq siècles, Gonfucius,
le grand philosople des faces jaunes. Surprenant dans
les bois un inconnu qui fixait à une branche d'arbre
une corde pour se pendre, le sage chinois lui tint, en
abrégé, ce langage :
« Si grands que soient vos malheurs, le plus grand
serait de succomber au désespoir. Tous les autres peu-
vent se réparer, celui-là est irréparable. Ne croyez pas
que tout soit perdu pour vous et tâchez de vous convain-
cre d'une vérité rendue incontestable par l'expérience
des siècles. Cette vérité, la voici : tant qu'un homme
jouit de la vie, rien n'est désespéré pour lai. Il peut
passer de la plus grande peine à la plus grande joie, du
plus grand malheur à la plus haute félicité. Reprenez
courage, et, comme si vous commenciez dès aujour-
d'hui à connaître le prix de la vie, efforcez-vous d'en
mettre à profit tous les instants. »
Cette philosophie terre à terre, à la chinoise, ne
L'HYPNOSE. — LE SUICIDE 4t
manque pas de mérite. Elle rappelle cette autre du
fabuliste :
... Qu'on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme
Je vive, c'est assez : je suis plus que content.
Eh oui, le fabuliste et le philosophe Kong-fou-tsé ont
raison : la vie est sérieuse chose qu'on ne rejette pas
sur le premier buisson venu ainsi qu'une guenille en-
combrante. Nous devons la considérer non comme un
plaisir, non comme une peine, mais comme un devoir
dont il faut s'acquitter de son mieux tant que congé ne
nous est pas donné.
Devancer ce congé est lâcheté, sottise. Le pouvoir de
disparaître à son gré par la trappe de la mort ne nous
autorise pas à déserter; mais il nous ouvre certaines
perspectives complètement étrangères à Fanimal.
Seuls nous savons comment se terminent les fêtes de
la vie, seuls nous prévoyons notre fin, seuls nous avons
le culte des morts. De ces grandes choses, nul autre ne
soupçonne rien. Quand une science de mauvais aloi
hautement le proclame, quand elle nous affirme qu'un
misérable insecte a pour supercherie la simulation de
la mort, exigeons d'elle d'y regarder de plus près et de
ne pas confondre l'hypnose par la frayeur avec le simu-
lacre d'un état inconnu de la bete.
A nous seuls la vision nette d'une fin, à nous seuls
le superbe instinct de l'au delà. Ici, pour sa modeste
part, intervient la voix de l'entomologie, disant : « Ayez
confiance; jamais instinct n'a fait faillite à ses pro-
messes. »
IV
LES VIEUX CHARANf.ONS
En hiver, alors que Finsecte chôme, la numismatique
me vaut quelques délicieux moments. Volontiers j'in-
terroge ses rondelles de métal, archives des misères
qu'on appelle l'Histoire. En ce sol de Provence, où le
Grec planta Folivier et le Latin la loi, le paysan les
rencontre, clairsemées un peu de partout, quand il
retourne sa glèhe. Il me les apporte, me consulte sur
leur valeur pécuniaire, jamais sur leur signification.
Que lui importe l'inscription de sa trouvaille! On
pâtissait jadis, on pâtit aujourd'hui, on pâtira dans l'a-
venir; en cela, pour lui, se résume Tllistoire. Le reste
est futilité, passe-temps des oisifs.
Je n'ai pas cette haute philosophie de l'indifférence
aux choses du passé. Je gratte du ho ut de l'ongle la ron-
delle monétaire, je la dépouille avec ménagement de
son écorce terreuse, je la scrute de la loupe, je cherche
à déchiffrer sa légende. La satisfaction n'est pas petite
lorsque le disque de hronze ou d'argent a parlé. Je viens
de lire un feuillet de l'humanité, non dans les livres,
narrateurs suspects, mais dans des archives en quelque
sorte vivantes, contemporaines des personnages et des
faits.
Cette goutte d'argent, aplatie sous le coup du poin-
LES VIEUX CHARANÇONS 43
çon, me parle des Voconces; VOOC, — VOCViNT, dit la
légende. Elle me vient de la petite ville voisine, Vaison,
où Pline le Naturaliste se rendait parfois en villégiature.
Là peut-être, à la table de son hôte, le célèbre compi-
lateur, a-t-il apprécié le bec-figue, si fameux parmi les
gourmets de Rome, et toujours de grand renom aujour-
d'hui sous le vocable de grasset, parmi les gourmets
provençaux. Il est fâcheux que ma goutte d'argent ne
dise rien de ces événements, plus mémorables qu'une
bataille.
Elle montre d'un coté une tête, et de l'autre un che-
val au galop; le tout d'une barbare incorrection. L'en-
fant qui, pour la première fois, s'exerce de la pointe
d'un caillou sur le mortier frais des murailles, ne grave
pas dessin plus informe. Non, pour sur, ces valeureux
Allobroges n'étaient pas des artistes.
Combien supérieurs leur étaient les étrangers venus
de Phocée! Voici un drachme des Massaliètes, massa-
AiHTox. A l'avers, une tète de Diane d'Ephèse, joufllue,
mafflue, lippue. Front fuyant, surmonté d'un diadème;
chevelure abondante, déversée sur la nuque en cascade
de frisons; pendeloques aux oreilles, collier de perles,
arc appendu aux épaules. Ainsi devait se parer l'idole
sous les mains des dévotes syriennes.
En vérité, ce n'est pas beau. C'est somptueux si l'on
veut, après tout préférable aux oreilles d'âne que les
élégantes de nos jours font balancer sur leur coiffure.
Quel singulier travers que la mode , si féconde en
moyens d'enlaidir I Le négoce ignore le beau, nous dit
cette divinité des trafiquants; il lui préfère le profit,
agrémenté du luxe. Ainsi parle le .drachme.
Pour revers, un lion qui griffe la terre et rugit à pleine
44 SOUVENIRS ENTOMOL OGIQUES
gueule. Elle ne date pas d'aujourdhui, cette sauvagerie
qui symbolise la puissance par quelque brute redouta-
])le, comme si le mal était la souveraine expression de
la force. Kaigle, le lion et autres bandits figurent sou-
vent au revers des monnaies. La réalité ne suffît pas.
L'imagination invente des monstruosités, le centaure,
le dragon, l'hippogriffe, la licorne, l'aigle à double tête.
Les inventeurs de ces emblèmes sont-ils bien supé-
rieurs au Peau-Rouge qui célèbre les prouesses de son
scalp avec une patte d'ours, une aile de faucon, une
canine de jaguar implantée dans la chevelure? Il est
permis d'en douter.
A ces horreurs héraldiques combien est préférable le
revers de notre pièce d'argent récemment mise en cir-
culation! Il y a là une semeuse qui, d'une main alerte,
au soleil levant, jette dans le sillon le bon grain de l'i-
dée. C'est très simple et c'est grand; cela fait penser.
Le drachme marseillais a pour tout mérite son superbe
relief. L'artiste qui en grava les coins était un maître
du burin; mais le souffle inspirateur lui manquait. Sa
Diane joufflue est une maritorne de paillards.
Voici la N AMAS AT des Yolsques, devenue la colonie
de Nîmes. Cote à côte les profîls d'Auguste et de son
ministre Agrippa. Le premier, avec son dur sourcil,
son crâne plat, son nez cassé de rapace, m'inspire mé-
diocre confiance, bien que le doux Virgile ait dit de
lai : Deiis nobis hxc otia fecit. Le succès fait les dieux.
S'il n'eût réussi dans ses projets criminels, Auguste le
divin serait resté Octave le scélérat.
Sonministre m'agrée mieux. C'était un grand remueur
de pierres qui, avec ses maçonneries, ses aqueducs»
ses routes, vint civiliser un peu les rustiques Yolsques.
LES VIEUX CHARANÇONS 4;j
Non loin de mon village, nne magnifique route traverse
la plaine en ligne droite à partir des rives de l'Aygues,
et monte là-haut, fastidieuse de longueur et de mono-
tonie, pour franchir les collines sérignanaises, sous la
protection d'un puissant oppidum, devenu bien plus
tard le vieux château, le Castelas.
C'est un tronçon de la voie d'Agrippa, qui mettait en
communication Marseille et Vienne. Le majestueux
ruban, vieux de vingt siècles, est toujours fréquenté.
On n'y voit plus le petit fantassin brun des légions
romaines ; on y voit le paysan qui se rend au marché
d'Orange avec son troupeau de moutons ou sa bande de
porcelets indisciplinés. A mon avis, c'est préférable.
Retournons le gros sou à patine verte. COL. NEM.,
colonie de Nîmes, nous enseigne le revers. La légende
s'accompagne d'un crocodile enchaîné à un palmier
oii sont appendues des couronnes. C'est un emblème de
l'Egypte conquise par les vétérans fondateurs de la
colonie. La bête du Nil grince des dents au pied de
l'arbre familier. Elle nous parle d'Antoine, le noceur;
elle nous raconte Cléopâtre, dont le nez aurait changé
la face du monde s'il eût été camus. Par les souvenirs
qu'il éveille, le reptile à croupe écailleuse est une
superbe leçon d'histoire.
Ainsi longtemps se poursuivraient, très variées sans
sortir de mon étroit voisinage, les hautes leçons de la
numismatique des métaux. Mais il en est une autre,
bien supérieure et moins coûteuse, nous racontant, avec
ses médailles, les fossiles, l'histoire de la vie. C'est la
numismatique des pierres.
A lui seul, le bord de ma fenêtre, confident des vieux
âges, m'entretient d'un monde disparu. C'est, à la lettre,
46 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
un ossuaire, dont chaque parcelle garde l'empreinte des
vies passées. Ce bloc de pierre a vécu. Pointes d'oursin,
dents et vertèbres de poissons, débris de coquillages,
éclats de madrépores, y forment une pâte des morts.
Examinée un moellon après l'autre, ma demeure se
résoudrait en un reliquaire, en une friperie des anti-
ques vivants.
La couche rocheuse d'où Ton extrait ici les matériaux
de construction couvre, de sa puissante carapace, la
majeure partie des plateaux voisins. Là fouille le car-
rier depuis on ne sait combien de siècles, depuis l'é-
poque peut-être où Agrippa y faisait tailler des dalles
cyclopéennes pour les gradins et la façade du théâtre
d'Orange.
Journellement le pic y met à découvert de curieux
fossiles. Les plus remarquables sont des dents, merveil-
leuses de poli au sein de leur grossière gangue, aussi
luisantes d'émail qu'à l'état de fraîcheur. Il s'en ren-
contre de formidables, triangulaires, finement créne-
lées sur le bord, presque de l'ampleur de la main.
Quel gouffre que la gueule armée d'un pareil râtelier,
à rangées multiples, échelonnées presque au fond du
gosier; quelles bouchées happées, dilacérées par cet
engrenage de cisailles ! Le frisson vous prend rien qu'à
reconstruire par la pensée cette épouvantable machine
de destruction. Le monstre ainsi outillé en prince de
la mort appartenait à la série des squales. La paléon-
tologie l'appelle Carcharodon megalodon. Le requin
d'aujourd'hui , terreur des mers, en donne une idée
approximative, autant que le nain peut donner une
idée du géant.
Dans la même pierre abondent d'autres squales, tous
LES VIEUX CHARANÇONS 47
féroces gosiers. On y trouve des Oxyrhines [Oxyrhina
xuphodon, Agass.), à dents façonnées en couperets
pointus; des Hémipristis (^£'??2z)?nsm serra, Agass.), qui
se garnissent la mâchoire de crics javanais, courbes et
dentelés; des Lamies [Lamia dentlculata, Agass.), qui
se hérissent la gueule de stylets tlexueux, acérés, aplatis
d'un côté, convexes de l'autre; desNotidanes [Notidaniis
primigenius, Agass.), dont les dents déprimées se cou-
ronnent de dentelures rayonnantes.
Cet arsenal dentaire, témoignage éloquent des vieil-
les tueries, vaut bien le Crocodile de Nîmes, la Diane
de Marseille, le Cheval de Yaison. Avec sa panoplie de
carnage, il me raconte comment l'extermination est
venue de tout temps émonder le trop-plein de la vie; il
me dit : « Au lieu môme où tu médites sur un éclat de
pierre, un bras de mer s'étendait jadis, peuplé de belli-
queux dévorants et de paisibles dévorés. Un long golfe
occupait le futur emplacement de la vallée du Rhône.
Non loin de ta demeure déferlaient ses vagues. »
Voici, en effet, les falaises du rivage, de telle conser-
vation qu'en me recueillant je crois entendre tonner la
volute des flots. Oursins, Lithodomes, Pétricoles, Pho-
lades, ont laissé là leur signature sur le roc. Ce sont des
niches hémisphériques où pourrait se loger le poing, des
cellules rondes, des cabines avec étroit pertuispar où le
reclus recevait l'ondée de l'eau renouvelée et chargée
de nourriture. Parfois Tantique habitant s'y trouve,
minéralisé, intact jusqu'aux moindres détails de ses
stries, de ses lamelles, fragile ornementation; plus sou-
vent, il a disparu, dissous, et sa maison s'est remplie
d'une fine boue marine, durcie en noyau calcaire.
Dans cette anse tranquille, quelque remous a re-
48 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
cueilli à la ronde et noyé au sein de la vase, devenue
marne, des amoncellements énormes de coquillages, de
toute forme, de toute grosseur. C'est un cimetière de
mollusques, avec des collines pour tumulus. J'en ex-
hume des huîtres longues d'une coudée et du poids de
deux à trois kilogrammes. On remuerait à la pelle,
dans rimmense amas, les Peignes, les Cônes, les Cy-
thérées, les Mactres, les Murex, les Turritelles, les Mi-
tres et autres d'interminable énumération. La stupeur
vous prend devant la fougue vitale d'autrefois, capable
de fournir, en un recoin, tel amas de reliques.
La nécropole à coquilles nous affirme en outre que
le temps, patient rénovateur de l'orde des choses, a
moissonné non seulement l'individu, être précaire, mais
encore l'espèce. Aujourd'hui la mer voisine, la Méditer-
ranée, n'a presque rien d'identique avec la population
du golfe disparu. Pour trouver quelques traits de simi-
litude entre le présent et Je passé, il faudrait les cher-
cher dans les mers tropicales.
Le climat s'est donc refroidi; le soleil lentement
s'éteint, les espèces périssent. Ainsi me parle la numis-
matique des pierres sur le bord de ma fenêtre.
Sans quitter mon champ d'observation, si modeste,
si restreint, et néanmoins si riche, consultons encore la
pierre, et cette fois au sujet de l'insecte.
Aux environs d'Apt abonde une étrange roche qui se
délite par feuillets, semblables à des lames de carton
blanchâtre. Cela brûle avec flamme fuligineuse et odeur
de bitume ; cela s'est déposé au fond de grands lacs fré-
quentés des crocodiles et des tortues géantes. Ces lacs,
l'œil humain ne les a jamais vus, leurs cuvettes sont
remplacées par le dos des collines; leurs boues, paisi-
LES VIEUX CHARANÇONS 40
blement déposées en minces assises, sont devenues
puissants bancs de roche.
Détachons-en une dalle et subdivisons-la en lamelles
avec la pointe d'un couteau, travail aussi facile que s'il
s'agissait de séparer l'un de l'autre des cartonnages
superposés. Ce faisant, nous compulsons un volume
extrait de la bibliothèque des montagnes, nous feuille-
tons un livre magnifiquement illustré.
C'est un manuscrit de la nature, bien supérieur d'in-
térêt au papyrus de l'Egypte. Presque à chaque page
des figures ; mieux que cela : des réalités converties en
images.
Sur cette page s'étalent des poissons, au hasard grou-
pés. On les prendrait pour une friture à l'huile de
naphte. Epines, nageoires, chaîne des vertèbres, osse-
lets de la tête, cristallin de l'œil devenu globule noir,
tout y est, en son naturel arrangement. Une seule chose
manque : la chair.
N'importe : le plat de goujons a si bonne apparence,
que le désir vous prend de gratter un peu du bout
du doigt et de goûter cette conserve archimillénaire.
Passons-nous la fantaisie ; mettons-nous sous la dent
un peu de cette friture minérale assaisonnée de pétrole.
Aucune légende autour de l'image. La réflexion y
supplée. Elle nous dit : « Ces poissons ont vécu là, en
bandes nombreuses, dans des eaux paisibles. Des crues
sont survenues, soudaines, qui les ont asphyxiés de
leurs flots épaissis de limon. Ensevelis aussitôt dans
la vase et soustraits de la sorte aux agents de destruc-
tion, ils ont traversé la durée, ils la traverseront indé-
finiment sous le couvert de leur suaire. »
Les mêmes crues amenaient des terres voisines, ba-
50 SOUVENIRS ENÏOMOLOGIQUES
layées par les eaux pluviales, une foule de débris, soit
de la plante, soit de Fanimal, si bien que le dépôt lacus-
tre nous entretient aussi des choses terrestres. C'est un
registre général de la vie d'alors.
Tournons une page de notre dalle, ou plutôt de notre
album. Il s'y trouve des semences ailées, des feuilles
dessinées en brunes empreintes. L'herbier de pierre
rivalise de netteté botanique avec un herbier normal.
Il nous répète ce que nous enseignaient les coquil-
lages : le monde change, le soleil faiblit. La végétation
de la Provence actuelle n'est pas celle d'autrefois; elle
n'a plus les palmiers, les lauriers suant le camphre, les
araucarias empanachés, et tant d'autres arbres et ar-
bustes dont les équivalents appartiennent aux régions
chaudes.
Feuilletons toujours. Voici maintenant des insectes.
Les plus fréquents sont des diptères, médiocres de
taille, souvent très humbles moucherons. Les dents des
grands squales nous étonnaient par leur doux poli au
milieu des rudesses de leur gangue calcaire. Que dire
de ces frôles moucherons enchâssés intacts dans leur
reliquaire de marne ! La débile créature que nos doigts
ne saisiraient pas sans l'écraser, gît, non déformée,
sous le poids des montagnes !
Les six pattes fluettes, qu'un rien désarticule, les
voilà étalées sur la pierre, correctes de forme et d'ar-
rangement, dans l'attitude de l'insecte au repos. Rien
n'y manque, pas môme la double griffette des doigts.
Les deux ailes, les voilà déployées. Le fin réseau de
leurs nervures peut s'étudier à la loupe aussi bien que
sur le diptère de collection, embroché d'une épingle.
Les panaches antennaires n'ont rien perdu de leur sub-
LES VIEUX CHARANÇONS 51
tile élégance; le ventre laisse dénombrer les anneaux,
bordés d'une rangée d'atomes qui furent des cils.
La carcasse d'un mastodonte, bravant la durée dans
son lit de sable, nous étonne déjà ; un moucheron d'ex-
([uise délicatesse, conservé intact dans l'épaisseur du
roc, nous tourneboule la pensée.
Certes, le moustique ne venait pas de loin, apporté
par les crues. Avant l'arrivée, le tumulte d'un filet d'eau
l'aurait réduit à ce néant dont il était si près. Il a vécu
sur les rives du lac. Tué parles joies d'un matin, grand
âge des moucherons, il est tombé du haut de son jonc,
et le noyé a disparu à l'instant dans les catacombes li-
moneuses.
Ces autres, ces trapus, à dures élytres convexes, les
plus nombreux après le diptère, quels sont-ils? Leur tête
exiguë, prolongée en trompe, nous le dit très bien. Ce
sont des coléoptères proboscidiens, des rhyncophores,
en termes moins revêches, des Charançons. 11 y en a de
petits, de moyens, de gros, pareils en dimensions à leurs
similaires d'aujourd'hui.
Leur pose sur la plaquette calcaire n'a pas la correc-
tion de celle du moustique. Les pattes sont emmêlées
à l'aventure; le bec, le rostre, tantôt se dissimule sous
la poitrine et tantôt se projette en avant. Ceux-ci le
montrent de profil, ceux-là, plus fréquents, le tendent
de côté par l'effet d'une torsion du col.
Ces disloqués, ces contorsionnés, n'ont pas eu l'ense-
velissement soudain et paisible du diptère. Si divers ont
vécu sur les plantes du rivage, les autres, la majorité,
proviennent des environs, amenés par les eaux pluviales,
qui leur ont faussé les articulations à travers l'obstacle
des brindilles et des pierrailles. Une cuirasse robuste a
52 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
gardé le corps indemne, mais les fmes jointures des
membres ont cédé quelque peu, et le suaire de boue a reçu
les noyés tels que les avait faits le désordre du trajet.
Ces étrangers, venus deloinpeut-etre, nous fournissent
précieux renseignement. Ils nous disent que, si les bords
du lac avaient le moustique pour principal représentant
de la classe des insectes, les bois avaient le charançon.
En dehors de la famille porte-trompe, les feuillets de
ma roche aptésienne ne me montrent presque plus rien,
en effet, notamment dans la série des coléoptères. Où
sont les autres groupes terrestres, le Carabe, le Bou-
sier, le Capricorne, que le lavage des pluies, indifférent
dans ses récoltes, aurait conduit au lac tout comme le
Charançon? Pas le moindre vestige de ces tribus, si
prospères aujourd'hui.
Où sont l'Hydrophile, le Gyrin, le Dytique, habitants
des eaux? Pour ces lacustres, la chance était grande de
nous parvenir momifiés entre deux feuillets de marne.
S'il y en avait alors, ils vivaient dans le lac, dont les
boues auraient conservé ces vêtus de corne encore plus
intégralement que les petits poissons et surtout le dip-
tère. Eh bien, de ces coléoptères aquatiques, nul ves-
tige non plus.
Où étaient-ils, ces absents du reliquaire géologique?
Où étaient ceux des broussailles, des pelouses, des
troncs vermoulus : Capricornes, taraudeurs du bois;
Scarabées, exploiteurs de la bouse; Carabes, éventreurs
de gibier? Les uns et les autres étaient dans les limbes
du devenir. Le présent de cette époque ne le possédait
pas; le futur les attendait. Le Charançon, si j'en crois
les modestes archives qu'il m'est loisible de consulter,
serait donc l'aîné des Coléoptères.
LES VIEUX CHARANÇONS 53
En ses débuts, la vie façonna des éirangetés qui se-
raient de criantes dissonances dans l'actuelle harmonie.
Quand elle inventa le saurien, elle se complut d'abord
en des monstres de quinze à vingt mètres de longueur.
Elle leur mit des cornes sur le nez et sur les yeux, leur
pava le dos de fantastiques écailles, leur creusa la nu-
que en sacoche épineuse où la tête rentrait comme dans
un capuchon.
Elle essaya môme, sans grand succès d'ailleurs, de
leur donner des ailes. Après ces horreurs, la fougue
procréatrice calmée, devait venir le gracieux lézard vert
de nos haies.
Quand elle inventa l'oiseau, elle lui mit au bec les
dents pointues du reptile, lui appendit au croupion une
longue queue empennée. Ces créatures indécises, trou-
blantes de hideur, étaient le prélude lointain du rouge-
gorge et de la colombe.
Pour tous ces primitifs, crâne très réduit, cervelle
d'idiot. La brute antique est avant tout une atroce ma-
chine qui happe, un ventre qui digère. L'intellect ne
compte pas encore. Gela viendra plus tard.
Le Charançon, à sa manière, répète un peu ces aber-
rations. Voyez l'extravagant appendice de sa petite tête.
C'est ici mufle épais et court, ailleurs trompe robuste,
ronde ou taillée à quatre pans. C'est, autre part, calu-
met insensé, de la finesse d'un crin, de la longueur du
corps et au delà. Au bout de ce bizarre outil, dans
l'embouchure terminale, les fines cisailles des mandi-
bules; sur les côtés, les antennes, enchâssant leur pre-
mier article dans une rainure.
A quoi bon ce rostre, ce bec, ce nez caricatural? Où
rinsecte en a-t-il trouvé le modèle? Nulle part. Il en
54 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
est rinventeur, il en garde le monopole. En dehors de
sa famille, aucun coléoptère ne se livre à ces excentri-
cités buccales.
Remarquez encore l'exiguïté de la tête, bulbe à peine
renflé à la base de la trompe. Que peut-il y avoir là de-
dans ? Un bien pauvre outillage nerveux, signe d'ins-
tincts très bornés. Avant de les avoir vus à l'œuvre, on
fait peu de cas de ces microcéphales sous le rapport de
l'intellect; on les classe parmi les obtus, les privés d'in-
dustrie. Ces prévisions ne seront guère démenties.
Si le Curculionide est peu glorifié par ses talents, ce
n'est pas un motif de le dédaigner. Comme nous l'affir-
ment les schistes lacustres, il était à l'avant-garde des
cuirassés d'élytres; il devançait, de longues étapes, les
industrieux en incubation dans les contingences du
possible. Il nous parle de formes initiales, si bizarres
parfois ; il est dans son petit monde ce que sont dans
un monde supérieur l'oiseau à mandibules dentées et
le saurien à sourcils encornés.
En légions toujours prospères, il est parvenu jusqu'à
nous sans modifier sa caractéristique. Il est aujourd'hui
ce qu'il était aux vieilles époques des continents; les
images de feuillets calcaires hautement l'affirment. Sous
telle et telle autre de ces images, je me risquerais à
mettre le nom du genre, parfois même celui de l'espèce.
La permanence des instincts doit accompagner la
permanence des formes. En consultant le Curculio-
nide moderne, nous aurons donc un chapitre très ap-
proximatif sur la biologie de ses prédécesseurs, alors
que la Provence ombrageait de palmiers ses vastes lacs
à crocodiles. L'histoire du présent nous racontera l'his-
toire du passé.
LE LARIN MACULE
Larin, dénomination vague, incapable de renseigner.
Le terme sonne bien. C'est déjà quelque chose que de
ne pas affliger Foreille avec une expectoration de rau-
cités; mais le lecteur novice désirerait mieux. Il vou-
drait que le nom, en syllabes euphoniques, lui donnât
bref signalement de l'insecte dénommé. Ce lui serait
un guide dans l'immense cohue.
Volontiers je partage cet avis, tout en reconnaissant
combien serait ardue une nomenclature rationnelle,
distribuant aux bêtes des noms et des prénoms mérités.
Notre ignorance nous condamne à l'indécis, souvent
même à des non-sens. Voyez en effet.
Que signifie Larin? Le lexique grec nous dit : Aap-.vôç,
engraissé, replet. L'insecte objet de ce chapitre a-t-il
droit à pareil vocable? Nullement. Il est pansu, j'en
conviens, comme le sont en général les Charançons,
mais sans mériter plus qu'un autre un certificat d'obé-
sité.
Creusons plus avant. Aapo; signifie beau, poli, élé-
gant. Y sommes-nous cette fois? Pas encore. Certes, le
Larin n'est pas dépourvu d'élégance, mais combien
d'autres le dépassent en beauté de costume parmi les
Coléoptères à trompe ! Nos oseraies en nourrissent d'en-
56 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES
farinés de fleur de soufre, de galonnés de céruse, de
poudrés de vert-malachite. Ils laissent aux doigts une
poussière d'écaillés qui semble cueillie sur l'aile des
papillons. Nos vignes, nos peupliers, en possèdent de
supérieurs, pour l'éclat métallique, à la pyrite cui-
vreuse ; les pays équatoriaux en fournissent d'une
somptuosité sans égale, vrais bijoux à côté desquels
pâliraient les merveilles de nos écrins. Non, le modeste
Larin n'a pas droit à la superbe glorification. A d'au-
tres que lui, dans la famille des porte-bec, reviendrait
le titre de beau.
Si, mieux renseigné, son parrain l'avait dénommé
d'après les mœurs, il l'aurait appelé : exploiteur de
fonds d'artichaut. Le groupe des Larins, en effet, établit
sa famille dans le culot charnu des Carduacées, char-
don, onoporde, centaurée, carline, carde et autres qui,
par la structure et la saveur, rappellent de près ou de
loin l'artichaut de nos tables. C'est sa spécialité, son
domaine. Le Larin est préposé à l'émondage de l'enva-
hissant et féroce chardon.
Donnez un coup d'œil aux pompons roses, blancs ou
bleus d'une carduacée. Des insectes à long bec grouil-
lent, gauchement plongent dans l'amas de fleurettes.
Qui sont-ils? Des Larins. Ouvrez le pompon, fendez-en
la base charnue. Surpris par l'air et la lumière, des
vers grassouillets, blancs, sans pattes, y dodelinent
inquiets, isolés chacun dans une niche. Que sont ces
vers? Des larves de Larin.
L'exactitude réclame ici une restriction. Quelques
autres Curculionides, voisins de ceux dont l'histoire va
nous occuper, affectionnent, eux aussi, pour leur fa-
mille, les réceptacles charnus à goût de topinambour.
LE LARIN MACULÉ 57
N'importe : les dominant en nombre, en fréquence, en
taille avantageuse, les Larins, dans ma région du moins,
sont les exterminateurs attitrés des têtes de chardon.
Voilà le lecteur renseigné, autant qu'il est en mon
pouvoir.
Au bord des chemins, tout l'été, tout l'automne,
jusqu'à la venue des froids, abonde le plus élégant des
chardons méridionaux. Ses jolies fleurs bleues, grou-
pées en têtes rondes et piquantes, lui ont valu le nom
botanique (ÏBchinops^ par allusion au hérisson roulé
en boule. C'est le hérisson, en efl'et. Mieux encore :
c'est l'oursin des mers implanté sur une tige et devenu
iïlobe d'azur.
Sous un rideau de fleurettes épanouies en étoiles, le
gracieux pompon dissimule les mille dards de ses écail"
les. Qui le touche d'un doigt non circonspect est surpris
de telles rudesses sous d'innocentes apparences. Le
feuillage qui l'accompagne, vert en dessus, blanc et co-
tonneux en dessous, avertit du moins l'inexpérimenté :
il se découpe en lobes pointus , dont chacun porte au
bout une aiguille d'extrême acuité.
Ce chardon est le patrimoine du Larin maculé [Lari-
nus maculosus, Sch.), qui, par nébulosités interrompues,
se poudre le dos de jaunâtre. Le Curculionide en pâture
très sobrement le feuillage. Juin n'est pas terminé que^
pour l'établissement de sa famille, il en exploite les
têtes, vertes alors, grosses comme des pois, au plus
comme des cerises. Deux à trois semaines, le travail de
peuplement se continue sur des globes de jour en jour
plus bleus et plus volumineux.
Au gai soleil de la matinée des couples s'y forment,
très pacifiques. Les préludes matrimoniaux, enlace-
58 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
ments de leviers articulés, ont des gaucheries rustiques.
Des pattes d'avant, père Larin maîtrise son épousée;
des tarses d'arrière, par intervalles et d'une friction
douce, il lui brosse les flancs. Avec ces molles caresses
alternent des secousses brusques, des trémoussements
fougueux. Cependant la patiente, pour ne pas perdre
du temps, travaille du bec son capitule et prépare la
niche de l'œuf. Môme en pleine noce, le souci de la
famille ne laisse repos à cette laborieuse.
A quoi peut bien servir le rostre du Curculionide, ce
nez paradoxal coQime n'oseraient s'en permettre les
extravagances du mardi gras? Nous allons l'apprendre
avec tout le loisir désirable. Mes sujets, captifs d'une
cloche en toile métallique, travaillent au soleil, sur le
rebord de ma fenêtre.
Un couple vient de se disjoindre. Insoucieux de ce
qui va maintenant se passer, le mâle se retire et va
pâturer un peu, non sur les têtes bleues, morceaux
de choix réservés aux jeunes, mais sur les feuilles, où,
d'un labour superficiel, le bec prélève sobres bouchées.
La mère reste en place, continuant la fouille déjà com-
mencée.
Plongé en plein dans la sphère de fleurons, le rostre
disparait. D'ailleurs peu de mouvements de l'insecte ;
tout au plus quelques lentes enjambées dans un sens,
puis dans l'autre. Ce n'est pas ici besogne de vrille,
qui vire; c'est travail de pal, de poinçon, qui tena-
cement s'enfonce. Les mandibules, fines cisailles de
l'outil, mordent, creusent, et c'est tout. A la iin, le
rostre pioche, c'est-à-dire que, s'infléchissant sur sa
base, il extirpe, soulève et ramène un peu en dehors
les fleurons arrachés. De là proviendra le petit ex-
LE LARIN MACULE o9
haussement de niveau qu'on remarque en tout point
peuplé. Ce travail d'excavation dure un gros quart
d'heure.
Alors la mère se retourne, du bout du ventre retrouve
l'entrée du puits et met en place Fœuf. De quelle ma-
nière? L'abdomen de la pondeuse est beaucoup trop
volumineux, trop obtus pour s'engager dans Fétroit
défilé et déposer l'œuf au fond directement. Un outil
spécial, une sonde conduisant le germe au point requis,
€st donc ici d'absolue nécessité. Cette sonde, l'insecte
n'en possède pas d'apparente, etjene vois dégainer rien
de pareil, tant les choses se passent avec prestesse et
discrétion.
IV'importe, ma conviction est formelle : pour loger
l'œuf au fond du puits que le rostre vient de forer, la
mère doit posséder un pal conducteur, un tube rigide,
tenu en réserve, invisible, dans la trousse de la pon-
deuse. A l'occasion d'exemples plus concluants, on
reviendra sur ce curieux sujet.
Un premier point est acquis : le rostre du Curcu-
lionide, ce nez jugé d'abord caricatural, est en réalité
outillage des tendresses maternelles. L'extravagant de-
vient le régulier, l'indispensable. Puisqu'il porte man-
dibules et autres pièces buccales à l'extrémité , sa
fonction, cela va de soi, est démanger; mais à cette
fonction s'en adjoint une autre de plus haute impor-
tance. L'hétéroclite trocart prépare les voies à la ponte,
il est le collaborateur de l'oviducte.
Et cet outil, caractéristique de la corporation, est si
honorable que le père n'hésite pas à s'en glorifier, bien
qu'inhabile à forer les loges familiales. A l'exemple de
sa compagne, il porte foret lui aussi, mais de dimen-
60 SOUVENIRS EN ÏOMOLOGIQUES
sions moindres, comme il convient à la modestie de
son rôle.
Un second point nous est révélé. Afin d'introduire
les germes aux points opportuns, il est de règle que
l'insecte inocalateur soit doué d'un outil à double fonc-
tion, qui, à la fois, ouvre le passage et y guide les œufs.
Tel est le cas de la Cigale, de la Sauterelle, de la Ten-
thrède, duLeucospis, de l'Ichneumon, tous porteurs de
sabre, de scie, de sonde au bout de l'abdomen.
Le Curculionide divise le travail et le répartit entre
deux outils, dont l'un, à l'avant, est la tarière perfora-
trice, et dont l'autre, à l'arrière, dissimulé dans le corps
et dégainé à l'instant de la ponte, est le tube direc-
teur. En dehors des Charançons, cet étrange mécanisme
m'est inconnu.
L'œuf mis en place, — et c'est rapidement fait, grâce
au travail préliminaire du foret, — la mère revient au
point peuplé. Elle tasse un peu les matériaux ébranlés,
elle refoule légèrement les fleurons extirpés ; puis, sans
autrement insister, s'éloigne. Parfois môme, elle se
dispense de ces précautions.
Quelques heures plus tard, j'examine les capitules
exploités, reconnaissables à un certain nombre de
taches flétries et légèrement saillantes, dont chacune est
la hutte d'un œuf. De la pointe du canif, j'extrais le petit
amas fané, je l'ouvre. A la base, dans une logette ronde,
creusée dans la substance du globule central, réceptacle
du capitule, se trouve Fœuf, assez volumineux, jaune
et ovalaire.
Il est enveloppé d'une matière brune provenant des
tissus meurtris par l'outil de la pondeuse ainsi que des
exsudations de la blessure concrétées en mastic. Cette
LE LARIN MACULE 61
enveloppe s'élève en cône irrégulier et se termine par
des fleurons desséchés. Au centre de la houppe se voit
d'ordinaire un pertuis, qui pourrait hien être un soupi-
rail d'aération.
Lenomhre d'oeufs confiés à un seul capitule est facile
h reconnaître sans ruiner le logis : il suffit de compter
les macules jaunâtres irrégulièrement distribuées sur le
fond bleu. J'en trouve jusqu'à cinq, six et davantage,
même sur telle tête moindre qu'une cerise. Chacune
recouvre un œuf. Tous ces germes proviennent-ils d'une
seule mère? C'est possible. Ils peuvent avoir aussi des
origines diverses, car il n'est pas rare de surprendre
deux mères occupées à la fois de leur ponte sur le même
globe.
Parfois les points travaillés se touchent presque. La
pondeuse, à ce qu'il semble, a sa numération très bor-
née , incapable de tenir compte des occupants. Elle
plonge son trocart sans prendre garde que, tout à côté,
la place est déjà prise. Trop, beaucoup trop de convives,
en général, au chiche banquet du chardon bleu. Trois
au plus y trouveront de quoi vivre. Les précoces pros-
péreront ; les retardataires succomberont faute de place
à la table commune.
En une semaine éclosent les vermisseaux, corpus-
cules blancs, à tête rousse. Supposons-les au nombre
de trois, cas fréquent. Qu'ont-ils en leur garde-manger,
les petits? Presque rien. L'Echinops est une exception
parmi les carduacées. Ses fleurs ne reposent point
sur un réceptacle charnu, étalé en fond d'artichaut.
Ouvrons un capitule. Au centre, comme support com-
mun, se trouve un noyau rond et ferme, un globule à
peine gros comme un grain de poivre, et porté au
62 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
bout d'une colonnette, continuation de l'axe du rameau.
Voilà tout.
Maigres, très maigres provisions pour trois convives.
En volume, il n'y a pas de quoi suffire aux premiers
repas d'un seul; encore moins, tant c'est coriace et peu
substantiel, de quoi fournir aux réserves de la trans-
formation les belles nappes graisseuses qui donnent
au ver apparence beurrée.
C'est toutefois en ce mesquin globule et la colonnette
son support que les trois commensaux trouvent, leur
vie durant, de quoi se restaurer, grandir. Nulle part
ailleurs la dent n'est portée, et encore l'attaque est-
elle d'extrême discrétion. C'est ratissé à la surface,
ébréché et non consommé à fond.
De rien faire beaucoup, nourrir avec une miette trois
panses faméliques, parfois quatre, serait miracle inad-
missible. Le secret de l'alimentation est ailleurs que
dans le peu de matière solide disparue. Informons-
nous mieux.
Je mets à découvert quelques larves déjà grandelettes
et j'installe habitations et habitants dans des tubes en
verre. De la loupe, longtemps j'épie les séquestrés. Je
ne parviens pas à les voir mordre sur le globule cen-
tral déjà ébréché, ni sur l'axe, entaillé lui aussi. De ces
surfaces rabotées je ne sais depuis quand, de ce qui
paraissait être le pain quotidien, les mandibules ne
détachent la moindre parcelle. Tout au plus, la bouche
un moment s'y accole, puis recule, inquiète, dédai-
gneuse. C'est visible : le mets ligneux, très frais encore,
ne convient pas.
La démonstration se complète par le dénouement de
mes expériences. En vain dans les tubes de verre, clos
LE LARL\ MACULÉ
63
d'un tampon de coton mouillé, je maintiens les têtes
d'Echinops en état de fraîcheur, mes essais d'éducation
ne réussissent une seule fois. Du moment que le capi-
tule est détaché de la plante, ses habitants périssent de
famine, que mes soins interviennent ou n'interviennent
pas. Ils languissent tous au cœur de la boule natale et
linalement succombent, nïmporte le récipient de mes
Cellules du Lariu maculé, sur Echinops Ritro.
récoltes, tube, bocal, boîte en fer-blanc. Plus tard, lors-
que la période d'alimentation aura pris fin, il me sera
très facile, au contraire, de garder les vers en excellent
état et de suivre à souhait leurs préparatifs de nym-
phose.
Cet échec dit : la larve du Larin maculé ne se nour-
rit pas d'aliments solides; il lui faut le brouet clair de
la sève. Elle met en perce le tonnelet de son cellier
d'azur, c'est-à-dire qu'elle entaille, avec ménagement,
l'axe du capitule ainsi que le noyau central.
64 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Sur ces blessures superficielles^ remises à vif par de
nouveaux coups de rabot à mesure que la cicatrisation
les dessèche, elle lape les suintements du chardon,
afflux venu des racines. Tant que la boule bleue est sur
pied, bien vivante, la sève monte, les tonnelets dis-
joints transpirent, et le ver y cueille de la lèvre breu-
vage nourrissant. Mais, détaché du rameau, privé de sa
source, le cellier tarit. Du coup, à bref délai, périt
la larve. Ainsi s'expliquent les mortels dénouements
de mes éducations.
Lécher les exsudations d'une plaie suffit aux larves
du Larin. La méthode usitée est dès lors évidente. Les
nouveau-nés, éclos sur le globe central, prennent place
autour de l'axe, proportionnant leur distance au nom-
bre des convives. Là chacun décortique, entaille des
mandibules la portion en face de lui et fait sourdre
l'humeur nourricière. Si la source tarit par la cicatri-
sation, de nouvelles morsures la ravivent.
Mais l'attaque se fait avec circonspection. La colonne
centrale et son chapiteau rond sont les maîtresses pièces
du globe. Trop profondément compromise, la solive
céderait au vent et ruinerait la demeure. De l'aqueduc
aussi il faut respecter les canaux, si l'on veut jusqu'à la
fin obtenir suintement convenable. Seraient-ils trois,
seraient-ils quatre, les vers s'abstiennent donc de rabo-
ter trop avant.
Leurs entailles, discrets coups de racloir, ne com-
promettent ni la solidité de l'édifice ni le fonctionne-
ment des vaisseaux; aussi l'inflorescence, malgré ses
ravageurs, garde-t-elle fort bon aspect. Elle s'épanouit
comme à l'ordinaire; seulement, sur le joli tapis bleu
font tache des espaces jaunâtres, de jour en jour plus
LE LARIN MACULE 65
étendus. En chacun de ces points, sous le couvert des
fleurons morts, un ver est établi. Autant de macules
jaunies, autant de consommateurs attablés.
Les ileurons, avons-nous dit, ont pour support com-
mun, pour réceptacle, la tête ronde surmontant l'axe.
C'est sur ce globule que débutent les vermisseaux. Ils
attaquent quelques tleurons par la base, les extirpent
sans les endommager et les refoulent d'un coup d'écliine.
L'emplacement défriché s'entame un peu, s'ébrèche et
devient la première buvette.
Que deviennent les pièces arrachées? Sont-elles, dé-
combres gênants, rejetées à terre? L'animalcule s'en
garde bien. Ce serait mettre à nu, sous les yeux de l'en-
nemi, sa croupe dodue, morceau petit, mais alléchant.
Refoulés en arrière , les matériaux de défrichement
restent intacts, groupés l'un contre l'autre dans leur
naturelle position. Pas une écaille, pas un fétu ne choit
à terre. Au moyen d'une glu, qui fait vite prise et ré-
siste à la pluie, l'ensemble des pièces détachées est
cimenté à la base en un faisceau continu, de façon que
l'inflorescence se conserve intacte, abstraction faite de
la teinte jaunie aux points blessés. A mesure que le ver
grandit, d'autres fleurons sont fauchés et prennent rang,
à côté des autres, dans la toiture qui, par degrés, se
gonfle et finalement devient gibbosité.
Ainsi s'obtient demeure tranquille, à l'abri des intem-
péries et des coups de soleil. Là dedans, en sécurité,
Termite s'abreuve à sa futaille; il devient gros et gras.
Je le soupçonnais bien, que la larve saurait, par son
industrie, suppléer à la sommaii'e installation de l'œuf.
Oii les soins maternels manquent, le ver a pour sauve-
garde des talents spéciaux.
5
66 SOUVENIRS ENTOIVIOLOGIQUES
Rien, néanmoins, dans le ver du Larin maculé, ne
révèle rtiabile constructeur de paillottes. C'est un menu
boudin, d'un jaunâtre ferrugineux, fortement recourbé
en crochet. Nul vestige de pattes; nul outillage autre
que la bouche et le pôle opposé, actif auxiliaire. De
quoi peut être capable ce petit cylindre de beurre
ranci? Le voira l'œuvre est sans difficulté au moment
propice.
J'ouvre à demi quelques cellules vers le milieu du
mois d'août, alors que la larve, sa pleine croissance
acquise, travaille à consolider, à badigeonner le logis
en vue de la prochaine nymphose. Les coques éven-
trées, mais adhérant toujours au capitule natal, sont
disposées en file dans un tube de verre qui me permet-
tra d'assister au travail sans troubler le constructeur.
Le résultat ne se fait pas attendre.
A l'état de repos, le ver est un crochet dont les extré-
mités de très près s'avoisinent. De temps à autre, je le
vois mettre en contact intime les deux bouts opposés
et fermer le circuit. Alors, — n'allons pas nous scanda-
liser de sa méthode , ce serait méconnaître les saintes
naïvetés de la vie, — alors, des mandibules, il cueille
très proprement sur l'orifice stercoral une gouttelette
pareille de grosseur à une médiocre tète d'épingle. C'est
un fluide d'un blanc trouble, filant, visqueux, analogue
d'aspect aux larmes poisseuses qu'exsudent, quand on
les rompt, les galles cornues du térébinthe.
Le ver étale sa gouttelette sur les bords de la brèche
faite à sa demeure; il la distribue de-ci, de-là, parcimo-
nieusement; il la pousse, l'insinue dans les déchirures.
Puis, attaquant les fleurons du voisinage, il en extirpe
des lambeaux d'écaillés, des tronçons de poils.
LE LARIN MACULÉ 67
Cela ne lui suffit pas. Il ratisse l'axe et le noyau cen-
tral de l'inflorescence; il en détache des miettes, des
atomes. Labeur pénible, car les mandibules sont cour-
tes et coupent mal. Elles arrachent plutôt qu'elles ne
taillent.
Le tout est distribué sur le mastic encore frais. Cela
fait, vivement le ver se trémousse, se bande en crochet,
se débande; il roule, il glisse dans sa cabine pour ag-
glutiner les matériaux et lisser la muraille du tampon
de sa croupe ronde.
Ces coups de presse et de polissoir donnés, le voici
de nouveau qui se boucle en circuit fermé. Une seconde
gouttelette blanche apparaît à l'issue de l'usine. Ainsi
qu'elles le feraient d'une bouchée ordinaire , les man-
dibules happent le honteux produit, et le môme travail
recommence : enduit à la glu d'abord, puis incrusta-
tion de parcelles ligneuses.
Après un certain nombre de truelles cle ciment ainsi
dépensées, l'animal se tient immobile; il semble renon-
cer à une entreprise trop au-dessus de ses moyens. Au
bout de vingt-quatre heures, les coques ouvertes bâil-
lent toujours. Il s'est fait essai de restauration, et non
clôture sérieuse. La besogne est trop onéreuse.
Que manque-t-il? Non les matériaux ligneux, moel-
lons qu'il est toujours loisible d'extraire à la ronde,
mais bien le mastic agglutinateur, dont la fabrique
chôme. Et pourquoi chôme-t-elle? C'est tout simple :
parce que la tête de chardon, détachée de la tige, a les
vaisseaux taris et ne fournit plus de vivres, origine de
tout.
Le Chaldéen à barbe frisée bâtissait avec des tablet-
tes de boue cuites au four et cimentées de bitume. Le
08 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Gurculionide du chardon bleu possédait, bien avant
l'homme, le secret de l'asphalte. Bien mieux : pour
mettre sa méthode en pratique dans des conditions de
célérité et d'économie inconnues des entrepreneurs
babyloniens, il avait, il a toujours à lui sa source de
bitume.
Que peut bien être cet agglutinatif ? J'ai dit son appa-
rition en gouttes d'opale au déversoir intestinal. Durcie,
résinihée par le contact de Fair, la matière tourne au
fauve rougeâtre, si bien que l'intérieur de la cellule
semble d'abord enduit avec de la gelée de coing. La co-
loration finale est le brun terne, sur lequel tranchent
des atomes pâles, débris ligneux amalgamés.
La première idée qui vient à l'esprit, c'est d'attribuer
la glu du Larin à quelque sécrétion spéciale , analogue
à celle de la soie, mais travaillant au pôle opposé. Y
aurait-il, en effet, à l'arrière du ver, des glandes à vis-
cosité? J'ouvre une larve en pleine occupation de ma-
çonnerie. Les choses sont autres que je ne l'imaginais :
aucun appareil glandulaire n'accompagne le bout infé-
rieur du canal digestif.
Rien de visible non plus dans le ventricule. Seuls,
les tubes de Malpighi, assez gros et au nombre de
quatre, révèlent, par leur teinte opaline, un contenu ap-
préciable; seule, la portion terminale de l'intestin est
gonflée d'une pulpe qui nettement frappe le regard.
C'est une matière demi-fluide, visqueuse, filante et
d'un blanc trouble. J'y reconnais en abondance des cor-
puscules opaques, semblabes à une fine poussière de
craie, qui se dissolvent avec effervescence dans l'acide
azotique et sont par conséquent dee produits uriques.
Cette pulpe si molle, voilà bien, à n'en pas douter, le
LE LâIUN macule 69
mastic que le ver expulse et recueille par gouttelettes;
le rectum , voilà bien l'entrepôt à bitume. La parité
d'aspect, de coloration, de viscosité filante, ne me laisse
indécis : le ver agglutine, cimente, fait œuvre d'art avec
les écoulements de son égout.
Est-ce en vérité résidu excrémentiel? Des doutes sont
permis. Les quatre vaisseaux de Malpighi qui ont versé
dans le rectum des urates en poudre, pourraient bien y
verser d'autres matériaux. En général, ils ne semblent
pas avoir des rôles bien exclusifs. Pourquoi ne seraient-
ils pas chargés de fonctions diverses dans un organisme
pauvre en outillage? Ils se gonflent de bouillie calcaire
pour fournir au ver da Capricorne de quoi murer la porte
de sa loge avec une plaque de marbre. Rien de surpre-
nant s'ils se gorgent aussi de la viscosité qui devient
l'asphalte du Larin.
En ce cas embarrassant, l'explication que voici peut-
être suffirait. La larve du Larin, nous le savons, suit un
régime très léger : des lampées de sève an lieu d'ali-
ments solides. Aussi pas de résidus grossiers. En aucun
moment, je n'observe des immondices dans la loge : la
netteté y est parfaite.
Ce n'est pas à dire que toute la nourriture soit assi-
milée. Il y a certainement des scories sans valeur nutri-
tive, mais subtiles et voisines de la fluidité. Le goudron
qui cimente et calfeutre ne serait-il que cela? Pourquoi
pas? Alors le ver bâtirait avec ses excréments; de son
ordure il ferait gracieux logis.
Ici nos répugnances doivent se taire. Oii voulez- vous
que le reclus prenne pour son coffret? Sa niche est son
monde. Au delà, rien ne lui est connu, rien ne lui vient
en aide. Il doit périr s'il ne trouve en lui-même sa pro-
70 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
vision de ciment. Diverses chenilles, non assez riches
pour se permettre le luxe d'un cocon parfait, savent
feutrer leurs poils avec un peu de soie. Lui, l'indigent,
privé de filature, doit recourir à l'intestin, son unique
auxiliaire.
Cette méthode stercorale montre une fois de plus
combien la nécessité est ingénieuse. Avec son ordure
se bâtir luxueux palais est trouvaille des plus méritoi-
res. L'insecte seul en était capable. Du reste, la larve
du Larin n'a pas le monopole de cette architecture,
non décrite dans Yitruve. Bien d'autres, mieux four-
nies en moellons, celles des Onitis, des Onthophages,
des Cétoines, par exemple, la dépassent, et de beau-
coup, pour l'élégance de leurs édifices excrémentiels.
Parachevé, aux approches de la nymphose, le manoir
du Larin est une niche ovalaire qui mesure une quin-
zaine de millimètres de longueur sur dix de largeur. Sa
structure serrée lui permet de résister presque à la
pression des doigts. Son grand diamètre est parallèle
à Taxe du capitule. Lorsque, chose non rare, trois cel-
lules sont groupées sur le même support, leur ensem-
ble a quelque peu l'aspect du fruit du ricin, à trois
coques hispides.
L'extérieur de la loge est un rustique hérissement
d'écaillés, de débris pileux et surtout de fleurons en-
tiers, jaunis, arrachés de leur base et refoulés à dis-
tance tout en gardant leur naturelle coordination. Dans
l'épaiseur de la muraille prédomine le mastic. A l'in-
térieur, la paroi est polie, badigeonnée d'une laque brun
rougeàtre et semée de miettes ligneuses incrustées.
Enfin le goudron est d'excellente qualité. Il fait de l'ou-
vrage solide torchis, etdeplus il est hydrofuge ; immer
LE LARIiN MACULE 71
gée dans Teaii, la cellule ne laisse l'humide transsuder
à l'intérieur.
En somme, la loge du Larinest confortable demeure,
douée d'abord d'une souplesse de cuir mou qui laisse
libre jeu au travail d'accroissement, puis, à force de
ciment, durcie en coque où sera permise la tranquille
somnolence des transformations. La flexible tente du
début devient rigide manoir.
C'est là, me disais-je, que l'adulte passera Thiver,
protégé contre l'humidité, plus à craindre que le froid.
Je me troQipais. En fm septembre, la plupart des loges
sont vides, bien que leur support, le chardon bleu,
pressé d'épanouir ses derniers capitules, soit toujours
en assez bon état. Le charançon est parti, dans toute
la fraîcheur de son costume enfariné ; il a eflractionné
parle haut sa cellule, qui bâille maintenant en forme
d'outre tronquée. Quelques retardataires sont encore
chez eux, mais disposés à décamper, si je m'en rap-
porte à leur prestesse lorsque ma curiosité leur vaut
libération fortuite.
Venus les âpres mois de décembre et de janvier, je
ne trouve plus une loge habitée. Toute la population a
émigré. En quels points a-t-elle pris refuge?
Je ne sais au juste. Dans les amas de pierrailles peut-
être, sous le couvert des feuilles mortes, à l'abri des
touffes de gramens qui chaussent l'aubépine des haies.
Pour un Charançon, la campagne abonde en stations
hivernales. Ne nous mettons pas en peine de l'émigré :
il saura bien se tirer d'affaire.
C'est égal : devant cet exode, ma première impres-
sion est la surprise. Quitter un logis excellent pour un
abri fortuit, de sécurité douteuse, me semble coup de
72 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
tête mal inspiré. La bête manquerait-elle de prudence?
Non : elle a des motifs sérieux de déguerpir au plus
vite lorsque vient l'arrière-saison. Yoici la chose.
En hiver, l'Echinops est une ruine brune que la bise
arrache de sa base, couche à terre et réduit en loques
en la roulant dans la fange des chemins. Quelques
journées de mauvais temps font du beau chardon bleu
détritus lamentable.
Que deviendrait le Curculionide sur cet appui jouet
des vents? Son tonnelet goudronné résisterait-il aux
assauts de la tourmente, au roulis sur les rudesses du
sol, aux macérations prolongées dans les llaques des
neiges fondues ?
Le Larin connaît, par avance, les périls d'un support
erratique; avisé par l'almanach de l'instinct, il prévoit
l'hiver et ses misères. Aussi déménage-t-il lorsqu'il en
est temps encore ; il quitte sa loge pour un abri stable
où ne seront plus à craindre les vicissitudes d'un domi-
cile roulant à l'aventure.
L'abandon du coffret n'est pas de sa part hâte témé-
raire; c'est clairvoyance dans les choses de l'avenir.
Tout à l'heure, en effet, un deuxième Larin nous ap-
prendra que si le support est sans péril, solidement
iixé en terre, la loge natale n'est quittée qu'au retour
de la belle saison.
En terminant, peut-être convient-il de mentionner
un fait très humble d'apparence, mais fort exception-
nel, une seule fois observé dans mes relations avec le
Larin maculé. Avec notre pénurie de documents authen-
tiques sur ce que devient l'instinct alors que changent
les conditions de la vie, nous aurions tort de négliger
ces menues trouvailles.
LE LARIN MACULÉ 73
Large part faite à Fanatomie, précieuse auxiliaire,
que savons-nous de la bete? A peu près rien. Au lieu
de gonfler avec ce rien d'abracadabrantes vessies, gla-
nons des faits bien observés, si humbles soient-ils. De
leur faisceau pourra jaillir un jour franche et calme
lueur, bien préférable aux embrasements d'artifice des
théories, qui nous éblouissent un moment pour nous
laisser après dans des ténèbres plus noires.
Cellule anormale du Larin maculé.
Ce modique détail, le voici. Par accident, du globe
bleu, sa demeure réglementaire, un œuf est tombé dans
l'aisselle d'une feuille à mi-hauteur de la tige. Admet-
tons encore, si bon nous semble, que la mère, soit
inadvertance, soit intention, l'a déposé elle-même en
ce point. Qu'adviendra-t-il du germe en de telles con-
ditions si éloignées des règles? Ce que j'ai sous les yeux
nous l'apprend.
Le ver, fidèle aux usages, n'a pas manqué d'entailler
74 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Taxe du chardon, qui, de sa blessure, laissera suinter
l'humeur nourricière. Comme défense, il s'est construit
une outre pareille de forme et d'ampleur à celle qu'il
aurait obtenue sur les flancs du capitule. Une seule
chose manque au nouvel édifice : c'est la toiture de
fleurons morts qui hérissent l'habituelle paillotte.
Les moellons floraux lui manquant, le constructeur
à très bien su s'en passer. Il a mis à profit la base de la
feuille, dont une oreillette est engagée, comme appui,
dans la muraille du logis; il a extrait de cette base ainsi
que de la tige les parcelles ligneuses qu'il lui fallait
noyer dans le mastic. Bref, sinon qu'il est nu au lieu
d'être palissade, l'ouvrage accolé à la tige ne diffère
pas de l'ouvrage dissimulé sous les fleurons secs du
capitule.
On fait grand cas des ambiances comme agents modi-
ficateurs. Les voici à l'œuvre, ces ambiances tant renom-
mées. Un insecte est dépaysé autant qu'il peut l'être,
sans quitter néanmoins la plante nourricière, ce qui
serait l'inévitable fin. Au lieu d'une boule de fleurs ser-
rées, il a pour atelier l'aisselle bâillante d'une feuille ;
au lieu de poils, molle toison facile à tondre, il a pour
matériaux les féroces dentelures du chardon. Et ces
changements si profonds ne troublent pas les talents du
constructeur; la demeure est bâtie conforme aux plans
habituels.
Il manque ici l'influence des siècles, d'accord. Mais
qu'amènerait-elle, cette influence? On ne le voit pas
bien. Le Gurculionide né en des lieux insolites ne garde
trace aucune de l'accident survenu. Je l'extrais adulte
de sa loge exceptionnelle. Il ne diffère pas, môme pour
la taille, caractère de médiocre importance, des Larins
LE LARIN MACULÉ 75
nés aux points réglementaires. Il a prospéré clans l'ais-
selle de la feuille comme il l'aurait fait sur la tête du
chardon.
Admettons que l'accident se répète, qu'il devienne
môme condition normale ; supposons que la mère s'a-
vise d'abandonner ses boules bleues et de confier indé-
fmiment la ponte à l'aisselle des feuilles. Qu'amènera
ce changement? C'est visible.
Puisque le ver s'est développé une première fois sans
encombre dans le gîte étranger à ses habitudes, il con-
tinuera d'y prospérer d'une génération à l'autre; avec
sa glu intestinale, il gontlera toujours une outre défen-
sive, de môme architecture que l'ancienne, mais privée,
faute de matériaux, de la toiture en fleurons secs; enfin
il restera de talent ce qu'il était au début.
Son exemple nous dit : l'insecte, tant qu'il peut s'ac-
commoder des nouvelles conditions qui lui sont impo-
sées, travaille à sa manière ; s'il ne le peut, il succombe
plutôt que de modifier son industrie.
YI
LE LARIN OURS
Je m'en vais, dans la nuit, avec une lanterne, explo-
rer le paysage. A mon entour, orbe de maigre lueur
qui permet de reconnaître à peu près les grossièretés
du bloc, mais laisse inaperçues les finesses du détail. A
quelques pas, l'humble luminosité se diffuse, s'éteint.
Plus loin, c'est le noir des ténèbres. La lanterne me
montre, et encore bien mal, un des innombrables dés
dont se compose la mosaïque du terrain.
Pour en voir d'autres, je me déplace. Chaque fois,
c'est le même cercle étroit, de vision douteuse. Suivant
quelles lois, pour le tableau d'ensemble, se groupent
ces points inspectés un à un? Le lumignon est inca-
pable de me l'apprendre. Il faudrait ici l'illumination
du soleil.
La science, elle aussi, procède à coups de lanterne;
elle explore par dés l'inépuisable mosaïque des choses.
L'huile trop souvent manque à la mèche; les verres ne
sont pas nets. N'importe : celui-là ne fait pas œuvre
vaine qui le premier reconnaît et montre aux autres
un point de l'énorme inconnu.
Si loin que plonge notre jet de lumière, l'orbe éclairé
se heurte de tous côtés à la barrière du ténébreux.
Cernés par les abîmes de l'inconnu, tenons-nous pour
LE LARIN OURS 77
satisfaits s'il nous est donné d'agrandir d'un empan le
mesquin domaine du connu. Nous tous chercheurs, tour-
mentés du désir de savoir, déplaçons donc notre lanterne
d'un point à l'autre; avec les parcelles explorées on
pourra peut-être reconstituer un fragment du tableau.
Pour aujourd'hui, le changement de coup de lanterne
nous conduit au Larin ours [Lariniis ursus, Fab.), exploi-
teur des carlines. Que cette appellation d'ours, mal
^v-
Cellule du Lariu ours, sur Carlina corymbosa.
venue en notre langue, ne nous donne pas de l'insecte
idée défavorable. C'est là caprice de nomenclateur à
bout de son lexique et faisant usage du premier voca-
ble venu, déconcerté qu'il est par l'intarissable flot du
recensement.
D'autres, mieux inspirés, entrevoyant une vague res-
semblance entre l'ornement sacerdotal, l'étole, et les
bandelettes blanches qui courent sur le dos du Gurcu-
lionide, ont proposé le nom de Larin à étole [Larinus
stolatus, Gmel). Ce terme m'agréerait; il fait très bien
image. L'ours, un non-sens, a prévalu. Ainsi soit : Non
nobis tantas componere lites.
78 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Le domaine de ce Charançon est la carline à corymbe
[Carlina corymboscij Lin.), fluet chardon, non dépourvu
d'élégance, tout revêche qu'il est. Ses capitules, à rayons
coriaces, vernis de jaune, se dilatent en un amas charnu,
vrai fond d'artichaut que défend une enceinte de féroces
folioles, largement soudées par la base. C'est au cœur
de ce culot de haut goût que la larve est établie, tou-
jours seule.
A chacune sa propriété exclusive, sa ration inviolable.
Quand un œuf, un seul, a été confié à l'amas de fleu-
rons, la mère va continuer ailleurs; et si quelque nou-
velle pondeuse, par erreur, en prend possession, son
vermisseau venu trop tard périra, trouvant la place
prise.
Cet isolement dit le mode d'alimentation. Le nour-
risson de la carline ne doit pas se sustenter d'un brouet
clair, comme le fait celui de l'Echinops; car si les pleurs
d'une blessure suffisaient, il y aurait ici des vivres pour
plusieurs. Le pompon bleu nourrit trois et quatre con-
vives, sans autre perte de matière solide que celle
d'une légère entaille. Avec de tels consommateurs, si
réservés de la dent, le culot de la carline en alimente-
rait tout autant.
C'est toujours, au contraire, la ration d'un seul.
Ainsi déjà se devine que le ver du Larin ours ne se
borne pas à lécher des exsudations de sève, et fait en
môme temps nourriture de son fond d'artichaut, maî-
tresse pièce.
L'adulte s'en nourrit aussi. Sur le cône que recou-
vrent les folioles imbriquées, il creuse d'amples exca-
vations où se concrète en perles blanches le doux
laitage de la plante. Mais ces reliefs de festin, ces gâ-
LE LARIN OURS 79
teaiix entamés où le Giirculionide a pris sa réfection,
sont dédaignés quand il s'agit de la ponte en juin et
juillet. Il est alors fait choix de capitules intacts, peu
développés encore, non épanouis et contractés en glo-
bules épineux. L'intérieur en sera plus tendre qu'après
l'épanouissement.
La méthode est la même que celle du Larin maculé.
De son foret rostral la mère pratique un sondage à
travers les écailles, au niveau de la base des fleurons;
puis, au fond de la galerie, à l'aide de sa sonde conduc-
trice, elle installe son œuf, d'un blanc d'opale. Huit
jours plus tard le vermisseau paraît.
Dans le courant du mois d'août, ouvrons les capi-
tules de la carline. Le contenu en est très varié. Il y
a là des larves de tout âge, des nymphes qui, munies
d'aspérités roussâtres, aux derniers segments surtout,
vivement se trémoussent et pirouettent sur elles-mêmes
quand on les trouble; enfin des insectes parfaits, non
parés encore de leurs étoles et autres ornements du cos-
tume final. Nous avons à la fois sous les yeux de quoi
suivre les progrès du Curculionide.
Les folioles de l'inflorescence, robustes hallebardes,
se soudent par la base et enveloppent de leur rempart
une masse charnue, plane dans le haut, façonnée en
cône inférieurement. Yoilà le garde-manger du Larin
ours.
Du fond de sa loge, le vermisseau nouveau-né immé-
diatement y plonge. Profondément il l'attaque. Sans
réserve, ne respectant que la paroi, il s'y creuse en une'
paire de semaines une niche en pain de sucre, prolon-
gée jusqu'à la rencontre du pédoncle. Cette niche a pour
ciel de lit une coupole de fleurons et de poils, refoulés
80 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
en haut et maintenus au moyen d'un agglutinatif. L'é-
videment du fond d'artichaut est complet; rien autre
n'est respecté que la paroi écailleuse.
Comme le faisait prévoir son isolement, le ver du
Larin ours est donc un consommateur d'aliments soli-
des. Rien ne l'empêche d'ailleurs d'adjoindre à ce ré-
gime le laitage des sucs extravasés.
Cette nourriture, où la matière solide prédomine, en-
traîne forcément de grossiers déchets, inconnus chez
l'exploiteur du chardon bleu. Qu'en fait-il, l'ermite de
la carline, claquemuré dans une étroite cellule d'où rien
ne peut se rejeter au dehors? Il les utilise comme l'au-
tre le fait de ses gouttelettes visqueuses, il en capitonne
son logis.
Je le vois, courbé en cercle, accoler la bouche à l'is-
sue opposée et soigneusement cueillir les granules à
mesure que l'officine intestinale les évacue. C'est pré-
cieux cela, très précieux ; le ver se gardera bien d'en
laisser perdre une parcelle : il ne dispose de rien autre
pour le stuc de son domicile.
Le crottin happé est donc à l'instant mis en place,
étalé du bout des mandibules, comprimé du front et de
la croupe. Quelques débris d'écaillés, quelques tronçons
de poils, sont en outre arrachés là-haut, au plafond non
cimenté, et le plâtrier, atome par atome, les incorpore
au mastic encore frais.
Ainsi s'obtient, à mesure que l'habitant grandit, un
crépi qui, lissé avec des soins méticuleux, tapisse la
loge dans toute son étendue. Avec le mur naturel que
fournit l'écorce épineuse de l'artichaut, cela devient
bastion robuste, bien supérieur, comme système défen-
sif, aux paillottes du Larin maculé.
LE LARIN OURS 81
La plante, d'ailleurs, se prête à séjour prolongé. Elle
est fluette, mais d'altération lente par la pourriture. Les
vents ne la couchent pas dans les fanges du sol, soute-
nue qu'elle est par des broussailles et de rudes gramens,
son habituel entourage. Lorsque depuis longtemps le
beau chardon à sphères bleues se consume en terreau
sur le bord des routes, la carline, à base imputrescible,
se dresse toujours, brunie par la mort, mais non déla-
brée. Autre condition excellente : ses capitules, con-
tractant leurs écailles, font toiture et laissent difficile
accès aux pluies.
En pareil abri, rien à redouter de ce qui fait déguer-
pir de ses outres le Larin maculé aux approches de la
mauvaise saison : la demeure est fixe, et la cellule est
au sec. Le Larin ours ne méconnaît pas ces avantages;
il se garde bien d'imiter Tautre et d'aller hiverner sous
le couvert des feuilles mortes et des pierrailles. Il ne
bouge de chez lui, renseigné d'avance sur Tefficacité de
son toit.
Aux plus rudes jours de l'année, en janvier, si le
temps me permet de sortir, j'ouvre les capitules des
carlines rencontrées. J'y trouve toujours le Larin, dans
la pleine fraîcheur de son costume à bandelettes. Il y
attend, engourdi, que la chaleur et l'animation du mois
de mai reviennent. Alors seulement il effractionnera le
dôme de sa cabine et ira prendre part aux fêtes du
renouveau.
Comme majesté de port et magnificence de floraison,
les jardins potagers n'ont rien de supérieur au cardon
et à son proche parent l'artichaut. Leurs têtes attei-
gnent la grosseur des deux poings. Au dehors, séries
spirales d'écaillés imbriquées, qui, sans être féroces,
82 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
divergent à la maturité en larges lames rigides et poin-
tues. Sous cette armure, renflement charnu, hémisphé-
rique, équivalent en grosseur à la moitié d'une orange.
11 s'en élève un amas serré de longs poils blancs,
sorte de fourrure comme les animaux polaires n'en pos-
sèdent pas de mieux fournie. Cernées étroitement par
ce pelage, les semences se couronnent d'une aigrette
plumeuse qui double la densité du hérissement pileux.
Au-dessus, charmant le regard, s'épanouit l'ample
houppe de fleurs, teintées d'un superbe bleu-lapis à
l'exemple du bleuet, joie des moissons.
Tel est le principal domaine d'un troisième Larin
[Larinus Scolymi, Oliv.), gros Gurculionide , trapu,
ràblot, enfariné d'ocre. Le cardon, qui fournit à nos
tables les côtes charnues de son feuillage et dont les
capitules sont dédaignés, est l'habituel établissement
de l'insecte; mais si le jardinier laisse à l'artichaut
quelques-unes de ses têtes tardives, celles-ci sont adop-
tées du Larin avec le même zèle que celles du cardon.
Sous des noms différents, les deux plantes ne sont que
des variétés de culture, et, profond connaisseur, le Cha-
rançon ne s'y méprend pas.
Sous le mordant soleil de juillet, c'est un spectacle à
voir que celui d'une tête de cardon exploitée par les
Larins. Ivres de chaleur, titubant affairés au milieu du
fouillis des ileurettes bleues, ils plongent, pointent à
Fair le croupion, descendent, disparaissent môme, tant
la foret pileuse est profonde.
Que font-ils là-dessous? L'observer directement n'est
pas possible ; mais l'examen des lieux le dit lorsque le
travail est fini. Entre les faisceaux de poils, non loin
de la base, ils défrichent du rostre une place pour l'œuf.
LE LARIN OURS 83
S'ils peuvent atteindre une semence, ils la déplument
de son aigrette et y taillent un léger godet, niche d'un
germe. Les coups de sonde ne vont pas plus loin. Le
dôme charnu, le culot savoureux que l'on prendrait
d'abord pour le morceau de prédilection, n'estjamais
attaqué par les pondeuses.
Gomme il fallait s'y attendre, un si riche établisse-
ment comporte population nombreuse. Si le capitule
est de belle taille, il n'est pas rare d'y trouver une ving-
taine et plus de commensaux, vers dodus, à crâne roux,
à échine luisante de graisse. Il y a largement place pour
tous.
Du reste, ils sont d'humeur très casanière. Loin de
divaguer à l'aventure dans la copieuse pro vende où iï
leur serait loisible de déguster le meilleur et de choisir
les bouchées, ils restent cantonnés dans l'aire étroite du
lieu d'éclosion. En outre, malgré leur corpulence, ils
sont très sobres, à tel point qu'en dehors des parcelles
habitées, la tête florale garde toute sa vigueur et mûrit
ses semences comme à l'ordinaire.
En ce temps de canicule, trois ou quatre jours suffi-
sent à l'éclosion. S'il est éloigné des graines, le jeune
ver s'y achemine en glissant le long des poils, dont il
moissonne quelques-uns sur son passage. S'il est né au
contact d'une semence, il reste en son godet natal, car
le point désiré est atteint.
La nourriture consiste, en effet, dans le peu de grai-
nes environnantes, cinq ou six, guère plus; et encore
Ja plupart ne sont que partiellement consommées. Il est
vrai que, devenue forte, la larve mord plus avant et
creuse dans le réceptacle charnu une fossette qui ser-
vira de fondation à la future cellule. Les déchets nutri-
84 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
tifs sont refoulés en arrière, où ils se prennent en un
monceau durci, maintenu par la palissade des poils.
En somme, médiocres frais de table : une demi-dou-
zaine de semences non mûres, quelques bouchées pré-
levées sur le gâteau du réceptacle. Il faut que la nour-
riture profite singulièrement à ces pacifiques pour leur
donner tel embonpoint avec de si modestes dépenses. Ré-
gime sobre et tranquille vaut mieux que festin inquiet.
Quinze jours, trois semaines de ces plaisirs de table,
et voici notre ver devenu gros poupard. Alors le béat
consommateur se fait industriel. Aux placides satisfac-
tions de la panse succèdent les tracas de l'avenir. 11
s'agit de se construire un donjon où s'accomplira la
métamorphose.
Autour de lui, le ver fait cueillette de poils, qu'il
tronque en fragments de longueur diverse. Il les met
en place du bout des mandibules, les cogne du front,
les foule par des roulements de croupe. Sans autre
manipulation, tout cela resterait enveloppe croulante,
exposant le reclus à un continuel travail de retouches.
Mais le matelassier connaît à fond l'original procédé de
son confrère de l'Echinops; il possède, dans la termi-
naison de l'intestin, une usine à ciment.
Si je l'élève dans un tube de verre avec un morceau
de l'artichaut natal, je le vois de temps à autre se bou-
cler en forme d'anneau et cueillir de la dent une goutte
poisseuse blanchâtre que fournit avec réserve l'extré-
mité postérieure. iVussitôt la glu est distribuée de-ci,
de-là, avec prestesse, car cela fait vite prise. Ainsi s'ag-
glutinent les parcelles pileuses, ainsi le feutre sans
consistance du début devient solide bâtisse.
Terminé, l'ouvrage est une sorte de tourelle en_
LE LARIN OURS 85
chassée par la base dans la fossette du réceptacle où le
ver a puisé une partie de sa nourriture. L'épaisse cri-
nière de poils respectés lui fait rempart au-dessus et
sur les côtés. Au dehors, c'est un édifice assez grossier,
étayé par le pelage voisin ; à l'intérieur, c'est minutieu-
sement lissé et de partout enduit de la glu intestinale,
devenue matière luisante et rougeâtre, pareille à un
vernis de laque. Le donjon mesure uu centimètre et
demi de hauteur .
Sur la fin d'août, la plupart des reclus sont à l'état
parfait. Beaucoup même ont déjà crevé la voûte du
logis; le rostre à Tair, ils interrogent la saison, ils
attendent l'heure du départ. La tète du cardon es t
alors complètement desséchée sur sa tige flétrie. Dé-
pouillons-la de ses écailles, et avec des ciseaux tondons
sa fourrure aussi ras que possible.
Notre préparation est vraiment curieuse. C'est une
sorte de brosse convexe, çà et là percée d'amples alvéo-
les où pourrait s'engager le calibre d'un crayon ordi-
naire. Une muraille d'un brun rougeâtre, avec incrus-
tations de débris pileux, en forme la paroi. Chacune de
ces alvéoles est la loge d'un Larin adulte. Au premier
aspect, on prendrait la chose pour le gâteau de quelque
guêpier extraordinaire.
Mentionnons un quatrième sujet du même groupe.
C'est le Larin Y^arsemé (Larinus conspersus, Sch.), infé-
rieur de taille aux trois précédents et de costume plus
simple. Sur fond noir, il est semé d'étroites macules
d'un jaune ocreux.
L'établissement le plus somptueux que je lui con-
naisse est une majestueuse horreur à laquelle les bota-
nistes ont donné le nom bijen significatif de chardon
86 SOCVExMRS ENTOMOLOGIQIJES
féroce {Cirsium ferox, D. C). Les garrigues de la Pro-
vence n'ont, dans leur flore, rien qui l'égale en altier
et menaçant aspect.
En août, la farouche plante dresse, ses volumineux
pompons blancs et domine de sa haute taille les cous-
sins glauques des lavandes, amies des friches caillou-
teuses. Etalées en rosace au niveau du sol, les feuilles
radicales, déchiquetées en double rangée d'étroites la-
nières, font songer aux arêtes d'un amas de gros pois-
sons consumés là par le soleil.
Ces lanières se fendent en deux moitiés divergentes
dont l'une regarde le haut et l'autre le bas, comme pour
menacer de tous côtés le passant. Le tout, de Ja base à
la cime, est un arsenal redoutable, un trophée de pi-
quants, de pointes de clou, de dards mieux acérés que
des aiguilles.
A quoi bon cette sauvage panoplie? Sa discordance
avec l'habituelle végétation donne plus de relief aux
élégances des végétaux voisins. C'est une note disso-
nante dont l'aigreur concourt à l'harmonie de l'en-
semble. L'altier chardon est vraiment superbe, mo-
numental, au milieu des humilités du thym et des
lavandes.
D'autres verraient dans ce fouillis de hallebardes un
moyen de défense. Qu'a-t-il à défendre, le féroce char-
don, pour se hérisser de la sorte? Ses semences? Je
doute, en effet, que le Chardonneret, éplucheur attitré
des Carduacées, ose prendre pied sur l'horrible arsenal.
Il s'y embrocherait.
Un humble Charançon fera ce que l'oiseau n'oserait
entreprendre, et il le fera mieux. Il confiera sa ponte
aux pompons blancs ; il détruira en germe la farouche
LE LARIN OURS 87
plante, qui, non soumise à un sévère émondage, de-
viendrait calamité agricole.
Au commencement de juillet, je cueille une sommité
bien fleurie du chardon; j'en immerge la tige dans un
flacon plein d'eau, et je couvre mon reveche bouquet
d'une cloche en toile métallique, après l'avoir peuplé
d'une douzaine de Charançons. La pariade se fait. Bien-
tôt les pondeuses plongent parmi les fleurs et les ai-
grettes.
Quinze jours plus tard, chaque capitule nourrit d'une
à quatre larves, déjà très avancées. Les choses marchent
vite chez les Larins : tout doit être terminé avant que
la tête des chardons se dessèche. Septembre n'est pas
terminé que l'insecte a pris la forme adulte; mais il
reste encore à cette époque des retardataires représentés
par des nymphes et même par des larves.
Édifiée sur le môme plan que celle du Larin de l'ar-
tichaut, la loge consiste en un étui ayant pour base une
cuvette creusée à la surface du réceptacle. De part et
d'autre l'architecture est la même; le mode de travail
l'est aussi. Un molleton de poils, empruntés aux ai-
grettes des semences et à la crinière du réceptacle, s'a-
masse autour du ver et se cimente de laque intestinale.
En dehors de ce douillet matelas d'ouate, s'étale et
fait sommier une enceinte de granules excrémentiels.
L'artiste n'a pas jugé à propos d'utiliser plus avanta-
geusement ses décombres digestifs. Il a mieux à sa dis-
position. Comme les autres Larins, il sait, de l'ignoble
égout, faire précieuse officine de glu et de vernis.
Ce gîte, si mollement rembourré, sera-t-il la demeure
d'hiver? Point. En janvier, je visite les vieilles têtes de
chardon; dans aucune je ne trouve le Curculionide.
88 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
L'automnale population a émigré. A cela, je vois rai-
son majeure.
Le chardon, maintenant mort, dépouillé, ruine d'un
gris cendré, est toujours debout, toujours résiste à la
bise, tant il est robuste et solidement implanté; mais
ses capitules, éventrés par la vieillesse, largement sont
ouverts et livrent leur contenu aux inclémences atmos-
phériques. La toison du réceptacle est une éponge qui
se gonfle de pluie et tenacement garde Thumidité. Au-
tant faut-il en dire du cardon et de l'artichaut.
Ce n'est plus, de part et d'autre, le fortin de la car-
line, emmuré de folioles convergentes; c'est une vaste
masure sans couvert, livrée à l'humidité et au froid.
Le pompon blanc du chardon féroce et le pompon azuré
de l'artichaut sont, en belle saison, délicieuses villas;
en hiver, ils sont demeures inhabitables, suant le moisi.
La prudence, sauvegarde des humbles, conseille aux
propriétaires de prévenir le délabrement final et de
déménager. Le conseil est entendu. A l'approche des
pluies et des froids, les deux Larins quittent le domi-
cile natal, et vont prendre leurs quartiers d'hiver ail-
leurs, je ne sais au juste.
VII
L INSTINCT BOTANIQUE
La maternité, soucieuse de l'avenir, est le plus fécond
stimulant des instincts. C'est elle qui, préparant le
vivre et le couvert de la famille, nous vaut les admi-
rables prouesses de l'hyménoptère et du bousier. Du
moment que la mère se borne au rôle de pondeuse et
devient simple laboratoire de germes, les talents indus-
triels disparaissent, inutiles.
Le Hanneton du pin, l'élégant empanaché, fouille du
bout du ventre le sol sablonneux et laborieusement s'y
enfonce jusqu'à la tête. Un paquet d'œufs est pondu au
fond de l'excavation. Et c'est tout, une fois la fosse
comblée par un négligent balayage.
Toujours chevauchée de son mâle pendant les qua-
tre semaines de juillet, la mère Capricorne explore à
l'aventure le tronc du chêne; elle insinue, de-ci, de-là,
sous les écailles de Técorce crevassée, son oviducte ré-
tractile, qui sonde, palpe, choisit les points propices.
Chaque fois un œuf est déposé, à peine protégé. Cela
fait, plus rien ne la concerne.
La Cétoine floricole, rompant sa coque au sein du
terreau dans le courant du mois d'août, va se restaurer
sur les Heurs, paresseusement y sommeille; puis elle
revient à l'amas de feuilles pourries, y pénètre et sème
90 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
ses œufs aux points les plus chauds , les mieux consu-
més par la fermentation. Ne lui demandons pas davan-
tage : là se bornent ses talents.
Dans l'immense majorité des cas, ainsi des autres,
faibles ou forts, humbles ou somptueux. Ils savent tous
en quels lieux la ponte doit s'établir, mais ils sont
profondément insoucieux de ce qui va suivre. C'est à la
larve de se tirer d'affaire par ses propres moyens.
Celle du Hanneton du pin plonge avant dans le sable,
à la recherche de radicelles tendres, mortifiées par un
commencement de pourriture. Celle du Capricorne,
traînant encore à l'arrière la coque de son œuf, pour
première bouchée mord l'immangeable , fait farine de
l'écorce morte et s'y creuse un puits, qui Tachemine
au bois, sa nourriture pendant trois ans. Celle de
la Cétoine, née dans la masse des herbages décom-
posés, a sans recherches sous la dent de quoi s'ali-
menter.
Avec de telles mœurs, si rades, émancipant la famille
dès la naissance, sans la moindre éducation préalable,
que nous sommes loin des tendresses du Copris, du Né-
crophore, du Sphex et de tant d'autres ! En dehors de
ces tribus privilégiées, rien à noter de bien saillant.
C'est à désespérer l'observateur en quête de faits vrai-
ment dignes de l'histoire.
Les fils, il est vrai, souvent nous dédommagent des
mères sans talent. Dès l'éclosion, ils sont parfois d'in-
géniosité étonnante. Témoins nos Larins. Que sait faire
la pondeuse? Rien autre qu'enfouir des germes dans
les intlorescences des chardons. Mais quelle singulière
industrie de la part du ver s'édifiant une paillotte, se
capitonnant une cabine, se cardant un matelas avec des
L'INSTINCT BOTANIQUE 91
poils tondus, se créant une outre défensive, un donjon
avec la laque que lui élabore l'intestin !
La transformation accomplie, quelle clairvoyance de
la part de l'insecte novice quand il abandonne sa douil-
lette demeure et va chercher refuge sous le grossier abri
des pierrailles, en prévision de l'hiver qui ruinera la
villa natale ! Nous avons l'almanach du passé, qui nous
instruit de Falmanach de l'avenir. Lui, privé d'archives
sur la vicissitude des saisons; lui, né en temps de ca-
nicule, en plein embrasement de l'été, il pressent d'ins-
tinct que cette période d'enivrement solaire ne durera
pas; il sait, sans jamais l'avoir connu, le prochain ef-
fondrement de sa maison; il déguerpit avant que le toit
croule.
C'est beau, magnifiquement beau de la part d'un Cha-
rançon. Pour veiller ainsi aux misères de l'avenir, nous
pourrions envier la sapience de la bête.
Si dépourvue qu'elle soit d'industrie, la mère la moins
bien douée n'en soumet pas moins à la réflexion un inex-
tricable problème. Quel est son guide pour établir la
ponte en des points où les vers trouveront nourriture
à leur goût?
La Piéride va au chou, dont elle-même elle n'a que
faire. La plante, condensée en tête, n'est pas encore
fleurie. D'ailleurs ses modestes fleurs jaunes n'ont pas
plus d'attrait pour le papillon qu'une infinité d'autres
partout répandues. La Vanesse va à l'ortie, où se délec-
teront les chenilles, mais où l'insecte adulte n'a rien à
humer.
Lorsque, aux lueurs crépusculaires du solstice, le
Hanneton du pin a longuement évolué en ballet nuptial
autour de l'arbre favori, il se refait de ses fatigues en
92 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
broutant quelques aiguilles du feuillage ; puis, d'un essor
fougueux, il s'éloigne à la recherche d'un terrain dé-
nudé, sablonneux, où pourrissent les radicelles des gra-
mens. Là, bien souvent, plus d'arôme résineux, plus de
pins, la joie du bel empanaché; et c'est en ce lieu, oii
rien n'est à sa propre convenance, que la mère, à demi
enterrée, va déposer sa ponte.
La fervente amie des roses et des corymbes de l'au-
bépine, la Cétoine dorée, quitte le luxe des fleurs pour
s'enfouir dans l'ignominie de la pourriture. Elle va au
terreau, mais certes non affriandée par quelque mets de
son goût. Ce n'est pas là qu'on s'abreuve de lampées de
miel et qu'on se grise d'essences parfumées. Un autre
mobile l'amène à l'infection.
Au premier abord, ces étrangetés sembleraient trou-
ver explication dans le régime de la larve, régime dont
l'adulte garderait vivace souvenir. Avec la feuille du
chou s'est nourrie la chenille de la Piéride; avec la
feuille de l'ortie s'est nourrie la chenille de la Yanesse,
et les deux papillons, à mémoire fidèle, exploitent cha-
cun la plante qui maintenant n'est pour eux d'aucune
valeur, mais a fait le régal de leur jeune âge.
De môme la Cétoine plonge dans l'amas de terreau
parce qu'elle a réminiscence des festins d'autrefois
quand elle était ver au milieu des herbages fermentes;
le Hanneton du pin recherche les sables à maigres
touffes de gramens, parce qu'il se souvient de ses juvé-
niles liesses sous terre parmi les radicelles en décompo-
sition.
Telle mémoire serait à peu près admissible si le ré-
gime de l'adulte était le môme que celui de la larve. On
conçoit assez bien le Bousier qui, s'alimentant de crot-
L'INSTINCT BOTANIQUE 93
tin, en prépare des boîtes de conserves destinées à la
famille. Le mets de l'âge mûr et celui de Fâge infan-
tile s'enchaînent comme réminiscences l'un de l'autre.
L'uniformité résout très simplement le problème des
vivres.
Mais que dire de la Cétoine passant des tleurs à l'ab-
ject détritus des feuilles pourries? Que dire surtout des
Hyménoptères prédateurs? Ils se gonflent le jabot de
miel, ils nourrissent leurs petits de proie !
Par quelle inconcevable inspiration le Cerceris
laisse-t-il la buvette des ombelles fleuries, suant le nec-
tar, pour s'en aller en guerre et juguler le Charançon,
venaison de ses fils? Comment s'expliquer le Sphex,
qui, sa réfection prise à la sucrerie du panicaut, brus-
quement s'envole , impatient de poignarder le Grillon,
mets de son ver?
C'est affaire de souvenir, s'empressera-t-on de ré-
pondre.
Ahl mais non, s'il vous plaît, ne parlez pas ici de
souvenir; n'invoquez pas la mémoire du ventre. En ap-
titude mnémonique, l'homme est assez bien doué. Qui
de nous cependant a gardé le moindre souvenir du lait
de sa nourrice? Si nous n'avions jamais vu un poupon
entre les bras de sa mère, nous ne pourrions nous dou-
ter que nous avons débuté comme lui.
Cette alimentation de la prime enfance ne se remé-
more pas; elle nous est certifiée uniquement par l'exem-
ple, par celui de l'agneau qui, les genoux ployés et la
queue frétillante, embouche la tétine et la choque du
front. Non, les gorgées du lait maternel n'ont laissé
dans l'esprit trace aucune.
Et vous voulez que l'insecte, après une révolution
94 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
qui l'a changé de fond en comble à l'intérieur comme à
l'extérieur, se souvienne de son premier aliment, lors-
que nous-mêmes, non refondus au creuset d'une méta-
morphose, nous restons à cet égard dans les plus noires
ténèbres! Ma crédulité ne peut aller jusque-là.
Comment alors la mère, dont le régime est autre,
discerne-t-elle ce qui convient à ses fils? Je l'ignore, je
l'ignorerai toujours. C'est là secret inviolable. La mère
elle-même l'ignore. Que sait l'estomac de sa chimie
savante? Rien. Que sait le cœur de sa merveilleuse
hydraulique? Rien. La pondeuse n'en sait pas davan-
tage en établissant sa nitée.
Et cette inconscience résout supérieurement la diffi-
cile question des vivres. Un bel exemple nous est fourni
par les Larins que nous venons d'étudier. Ils vont nous
montrer avec quel tact botanique se fait le choix de la
plante nourricière.
Confier la ponte à telle ou telle autre corbeille de
fleurons n'est pas indifférent. Il est indispensable que
cette corbeille remplisse certaines conditions de saveur,
de stabilité, de richesse pileuse et autres qualités appré-
ciées du ver. Son choix exige donc un net discernement
botanique qui d'emblée reconnaît le bon et le mauvais,
accepte la trouvaille ou la refuse. Accordons quelques
lignes à ces Curculionides considérés dans leurs talents
d'herboristes.
Dédaigneux de la variété, le Larin maculé est un
spécialiste d'inébranlable conviction. Son domaine est
la boule bleue de l'Echinops, domaine exclusif, sans
valeur pour les autres. Lui seul l'apprécie, lui seul
l'exploite, et rien autre, hors de ce lot, ne lui convient.
Cette spécialité, héritage immuable de la famille, doit
L'INSTINCT BOTANIQUE 95
largement faciliter les recherches. Lorsque, au retour
de la chaleur, l'insecte quitte sa cachette, non éloignée
sans doute du lieu natal, aisément il trouve, sur les
berges des chemins, la plante favorite, qui déjà sur-
monte de billes pâles l'extrémité de ses rameaux. Sans
hésitation, le patrimoine chéri est reconnu. Il y grimpe,
il s'y gaudit en ébats nuptiaux, il y attend que les bou-
les azurées mûrissent au degré voulu. Vu pour la pre-
mière fois, le chardon bleu lui est familier. Il était le
seul connu dans le passé, il est le seul connu dans le
présent. Nulle confusion possible.
Le second Larin, l'Ours, commence à varier sa flore.
Je lui connais deux établissements : la carline à corymbe
dans la plaine et la carline à feuilles d'acanthe sur les
flancs du Yentoux.
Pour qui s'arrête à l'aspect d'ensemble et n'a pas
recours aux délicates analyses florales, les deux plan-
tes n'ont rien de commun. L'homme des champs, tout
perspicace qu'il est dans la distinction des herbes, ne
s'avisera jamais d'appeler l'une et Fautre du môme nom
générique. Quant au civilisé des villes, à moins qu'il
ne soit botaniste, n'en parlons pas : son témoignage ici
serait au-dessous de rien.
La carline à corymbe a tige élancée, fluette; maigre
feuillage , clairsemé ; bouquet de fleurs médiocres ,
avec réceptade moindre que la moitié d'un gland. La
carline à feuilles d'acanthe étale, au niveau du sol, une
ample et féroce rosace de larges feuilles, imitant un
peu, par leurs découpures, l'ornement des chapiteaux
corinthiens. Pas de tige. Au centre de la corbeille
foliaire, une fleur, une seule, mais géante, du volume
du poing.
96 SOUVExMRS ENTOMOLOGIQUES
Les gens du Yentoux appellent ce magnifique char-
don Artichaut de montagne. Ils le récoltent et font entrer
dans la préparation d'omelettes, non dépourvues de
mérite, la base de la fleur, très charnue, délicieuse
même crue, imprégnée d'un laitage à saveur de noi-
sette.
Ils l'utilisent parfois comme hygromètre. Clouée
sur le portail de la bergerie, la carline ferme sa fleur
lorsque l'air est humide; elle l'ouvre en superbe soleil
d'écaillés dorées lorsque l'air est sec. Avec l'élégance
en plus, c'est l'équivalent inverse de la fameuse rose de
Jéricho, disgracieux paquet qui se déploie par l'humi-
dité et se recroqueville par la sécheresse. Si le rustique
hygromètre était un étranger, il aurait renom; trivial
produit du Ventoux, il est ignoré.
Le Larin, lui, le connaît très bien, non comme
appareil météorologique, chose très inutile à sa prévision
du temps, mais comme provende de sa famille. Bien
des fois, en mes excursions de juillet et d'août, j'ai vu
le Charançon ours très affairé sur l'artichaut de mon-
tagne, largement épanoui au soleil. Ce qu'il faisait là
n'est pas douteux : il s'occupait de sa ponte.
Je regrette que mes préoccupations d'alors, tournées
vers la botanique, ne m'aient pas permis de mieux
observer le travail de la pondeuse. En ce riche morceau
la mère dépose-t-elle plusieurs œufs? Il y a là de quoi
suffire à nombreuse nichée. En met-elle un seul, répé-
tant ici ce qu'elle fait sur la carline à corymbe, médio-
cre ration? Rien ne dit que l'insecte ne soit versé quel-
que peu dans l'économie domestique et ne proportionne
le nombre des convives à l'abondance des vivres.
Si ce point est obscur, un autre plus intéressant est
L'INSTINCT BOTANIQUE 97
en pleine lumière : le Larin ours est perspicace herbo-
riste. Il reconnaît pour carline, mets de la famille, deux
plantes très dissemblables, que nul d'entre nous, s'il
n'est du métier, ne s'aviserait de grouper ensemble; il
accepte comme équivalents botaniques la somptueuse
rosace large d'une coudée, qui rayonne à terre, et le
mesquin chardon qui se dresse fluet.
Le Larin parsemé étend davantage son domaine. S'il
est privé du chardon féroce, à capitules blancs, il recon-
naît de bon aloi une autre horreur végétale, mais cette
fois à capitules roses. C'est le chardon lancéolé {Cir-
shun lanceolatum, Scop.). La différence de coloration
des fleurs ne le fait pas hésiter.
Serait-il renseigné par la puissance de stature, la
robusticité des piquants? Non, car le voici maintenant
établi sur un humble, bien moins farouche, le Cardinis
nigrescens, Yill., ne s'élevant guère au delà d'un empan.
Serait-ce l'ampleur des têtes qui règle le choix? Pas
davantage, car, non moins bien que les volumineuses
inflorescences des trois chardons ci-dessus, sont adop-
tés les chétifs capitules du Carduus tenuiflorus, Gart.
Il fait mieux, le subtil connaisseur. Insoucieux du
port, du feuillage, de l'arôme, de la couleur, il exploite
activement le kentrophylle laineux [Kentrophylhim
lanatum, D. C), à misérables fleurs jaunes que souille
la poudre des chemins. Pour reconnaître une cardua-
cée dans cet aride et disgracieux végétal, il faut être
botaniste ou charançon.
Un quatrième (Larinm Scobjmi, Oliv.), le dépasse.
On le voit à l'ouvrage sur Fartichaut et le cardon des
jardins, l'un et l'autre géants qui dressent à une paire
de mètres de hauteur leurs grosses têtes bleues. On le
98 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
rencontre après sur une mesquine centaurée [Centaurea
asj^ercty Lin.), traînant à terre ses âpres capitules, moin-
dres que le bout du petit doigt; on le trouve fondant
des colonies sur les divers chardons chers au Larin
parsemé, môme sur le kentrophylle laineux. Sa bota-
nique, de végétaux si dissemblables, donne à réfléchir.
En sa qualité de Charançon, il reconnaît très bien,
sans faire appel à des essais, ce qui est culot d'artichaut
et ce qui ne l'est pas, ce qui convient à sa famille et ce
qui lui serait nuisible; et moi, en ma qualité de natu-
raliste, versé par une pratique assidue dans la flore de
mon pays, je n'oserais, sans informations prudentes,
mordre sur tel fruit, telle baie, si j'étais brusquement
transporté dans un pays nouveau.
Il sait de naissance, et moi j'apprends. Chaque été,
avec une superbe audace, il va de son chardon à divers
autres qui, sans rapport d'aspect entre eux, devraient,
ce semble, être refusés comme hôtelleries suspectes. Il
les accepte au contraire, les reconnaît pour siens ; et
sa conhance n'est jamais trahie.
Son guide est l'instinct, qui le renseigne sans erreur
dans un cercle très borné; le mien est l'intelligence,
qui tâtonne, cherche, s'égare, se retrouve et plane enfin
d'une incomparable envolée. Sans l'avoir apprise, le
Larin sait la flore des chardons; avec longues études,
l'homme sait la flore du monde. Le domaine de l'ins-
tinct est un point; celui de l'intelligence est l'univers.
YIII
LE BALANIN ELEPHANT
Certaines de nos machines ont des organes bizarres
qui, vus au repos, restent inexplicables. Attendons la
mise en branle, et l'appareil hétéroclite, mordant ses
engrenages, ouvrant, refermant ses tringles articulées,
nous révélera combinaison ingénieuse où tout est
savamment disposé en prévision des effets à obtenir.
Tel est le cas de divers Charançons, notamment des
Balanins, préposés, comme leur nom l'indique, à
l'exploitation des glands, des noisettes et autres fruits
analogues.
Le plus remarquable de ma région est le Balanin
é\é])hcini{Balafii?iuselephas, Sch.). Est-il bien dénommé,
celui-là ! comme son nom fait image ! Ah ! la caricatu-
rale bête, avec son extravagant calumet! C'est menu
autant qu'un crin, roux, presque rectiligne et d'une
longueur telle que, pour ne pas broncher, entravé par
son instrument, l'insecte est obligé de le porter tendu,
ainsi qu'une lance à l'arrêt. Que fait-il de ce pal déme-
suré, de ce nez ridicule?
Ici, j'en vois qui haussent les épaules. Si l'unique but
de la vie est, en effet, de gagner de l'argent par des
moyens quelconques, avouables ou non, de pareilles
questions sont insensées.
100 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Heureusement d'autres se trouvent aux yeux de qui
rien n'est petit dans le majestueux problème des choses.
Ils savent de quelle humble pâte se pétrit le pain de
ridée, non moins nécessaire que celui de la moisson;
ils savent que laboureurs et questionneurs nourrissent
le monde avec des miettes accumulées.
Laissons prendre en pitié la demande et continuons.
Sans le voir à l'œuvre, on soupçonne déjà dans le bec
paradoxal du Balanin un foret analogue à ceux dont
nous faisons usage pour trouer les corps les plus durs.
Deux pointes de diamant, les mandibules, en forment
l'armature terminale. 'A l'exemple des Larins, mais dans
des conditions plus difficultueuses, le Gurculionide sait
s'en servir pour préparer les voies à l'installation de
l'œuf.
Mais, si fondé qu'il soit, le soupçon n'est pas certitude.
Je ne connaîtrai le secret qu'en assistant au travail.
Le hasard, serviteur de qui patiemment le sollicite,
me vaut dans la première quinzaine d'octobre la ren-
contre du Balanin à l'ouvrage. Ma surprise est grande,
car, à cette époque tardive, a pris fin, en général, toute
industrieuse activité. Aux premiers froids, la saison
entomologique est close.
Il fait précisément aujourd'hui un temps sauvage ; la
bise hurle, glaciale, gerçant les lèvres. Il faut avoir foi
robuste pour aller, en pareille journée , inspecter les
broussailles. Cependant, si le Charançon à long tube
exploite les glands, comme j'en ai l'idée, le moment
presse de s'informer. Les glands, verts encore, ont ac-
quis toute leur grosseur. Dans deux ou trois semaines,
ils auront le brun marron de la maturité parfaite, bien-
tôt suivie de la chute.
LE BALAMN ÉLÉPHANT lOi
Ma folle tournée me vaut im succès. Sur les chênes
verts, je surprends un Balanin, la trompe à demi enga-
gée dans un gland. L'observer avec les soins requis
n'est pas possible au milieu des secousses du branchage
battu par le mistral. Je détache le rameau et le couche
doucement à terre. L'insecte ne prend pas garde au
déménagement, il continue sa besogne. Je m'accrou-
pis à côté, abrité de la tourmente derrière une touffe
du taillis, et je regarde faire.
Chaussé de sandales adhésives qui lui permettront plus
tard, dans mes appareils, d'escalader avec prestesse une
lame verticale de verre, le Balanin est solidement fixé
sur la courbure lisse et déclive du gland. Il travaille de
son vilebrequin. Avec lenteur et gaucherie, il se déplace
autour de son pal implanté ; il décrit une demi-circon-
férence dont le centre est le point de forage, puis revient
sur ses pas, décrit une demi-circonférence inverse. Et
cela se répète à nombreuses reprises. Ainsi faisons-
nous lorsque, d'un mouvement alternatif du poignet,
nous pratiquons un trou dans le bois avec un poinçon.
Petit à petit, le rostre plonge. Au bout d'une heure,
il a disparu en entier. Suit un court repos. Enfin l'ins-
trument est retiré. Queva-t-il advenir? Rien autre pour
cette fois. Le Balanin abandonne son puits, gravement
se retire; il se blottit parmi les feuilles mortes. Pour
aujourd'hui, je n'en apprendrai pas davantage.
Mais l'éveil est donné. En des journées calmes, plus
favorables à la chasse, je reviens sur les lieux, et je pos-
sède bientôt de quoi peupler mes volières. Prévoyant
de sérieuses difficultés en raison de la lenteur du tra-
vail, je préfère l'étude à domicile, avec le loisir indéfini
du chez soi.
102 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
La précaution s'est trouvée excellente. Si j'avais voulu
continuer comme j'avais débuté, et observer dans la
liberté des bois les manœuvres du Balanin, jamais,
en me supposant même bien servi par les trouvailles,
je n'aurais eu la patience de suivre jusqu'au bout le
choix du gland, le forage et la ponte, tant Finsecte est
méticuleux et lent en ses affaires. On en jugera tout
à l'heure.
Trois espèces de chênes composent les taillis hantés
par mon Gurculionide : le chêne vert et le chêne pubes-
cent, qui deviendraient de beaux arbres si le bûcheron
leur en donnait le temps ; enfin le chêne kermès, mi-
sérable broussaille. Le premier, le plus abondant des
trois, est le préféré du Balanin. Les glands en sont fer-
mes, allongés, de volume moyen, avec cupule à faibles
rugosités. Ceux du chêne pubescent sont en général mal
venus, courts, flétris de rides et sujets à chute préma-
turée. L'aridité des collines sérignanaises leur est défa-
vorable. Aussi ne sont-ils acceptés du Charançon que
faute de mieux.
Le kermès , arbuste nain , chêne dérisoire franchi
d'une enjambée, fait contraste à son humilité par le
luxe de ses glands, qui se gonflent en gros' ovoïdes, et
se hérissent d'après écailles sur la cupule. Le Balanin
n'a pas de meilleur établissement. C'est robuste demeure
et copieux magasin.
Quelques rameaux des trois chênes, bien munis de
glands, sont disposés sous le dôme de mes volières en
toile métallique, et plongés par le bout dans un verre
d'eau qui maintiendra la fraîcheur. Des couples, en
nombre convenable, y sont intallés; enfin les appareils
prennent place sur les fenêtres de mon cabiiiet, en plein
LE BALANIN ELEPHANT 103
soleil la majeure partie du jour. Armons-nous main-
tenant de patience et surveillons à toute heure. Nous
serons dédommagés. L'exploitation du gland mérite
d'être vue.
Les choses ne traînent pas trop en longueur. Le sur-
lendemain de ces préparatifs, j'arrive au moment pré-
cis où la hesogne commence. La mère, plus forte de
taille que le mâle et plus longuement outillée en vile-
brequin, inspecte son gland, en vue de la ponte sans
doute.
Elle le parcourt pas à pas, de la pointe à la queue,
en dessus, en dessous. Sur la cupule rugueuse la marche
est aisée ; elle serait impraticable sur le reste de la sur-
face si la plante des pieds n'était chaussée de patins
adhésifs, de semelles en brosse qui donnent équilibre
en toute position. Sans broncher le moins du monde,
Finsecte déambule donc, avec la même aisance, en haut,
en bas et sur les côtés de son glissant appui.
Le choix est fait ; le gland est reconnu de bonne qualité.
11 s'agit d'y pratiquer le trou de sonde. Le pal, à cause
de sa longueur excessive, est de manœuvre pénible.
Pour obtenir le meilleur effet mécanique, il faut dresser
l'instrument suivant la normale à la convexité de la
pièce, et ramener sous l'ouvrier l'encombrant outil qui,
hors des heures du travail, se porte en avant,
A cet effet, l'animal se guindé sur les pattes d'ar-
rière, se dresse sur le trépied du bout des élytres et des
tarses postérieurs. Rien de bizarre comme l'étrange
sondeur, debout et ramenant vers lui sa flamberge
nasale.
Ça y est : le pal est dressé d'aplomb. Le forage com-
mence. La méthode est celle que j'ai vue en usage dans
104 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
le bois, le jour de la forte bise. Très lentement l'insecte
vire, de droite à gauche, puis de gauche à droite tour
à tour. Sa percerette n'est pas une lame spirale de tire-
bouchon qui s'enfonce par l'effet d'un mouvement ro-
tatoire toujours de môme sens; c'est un trocart qui
progresse par morsures, par érosion alternative dans
un sens et dans l'autre.
Avant de continuer, donnons place à un fait accidentel,
trop frappant pour être négligé. A diverses reprises, il
m'arrive de trouver l'insecte mort sur son chantier. Le
défunt est dans une pose étrange, qui prêterait à rire
si la mort n'était toujours événement grave, surtout
quand elle survient, brusque, en plein travail.
Le pal sondeur est implanté dans le gland juste par
son extrémité ; l'ouvrage commençait. Au sommet de
ce pal, mortel poteau, le Balanin est suspendu en l'air,
à angle droit, loin des surfaces d'appui. Il est sec, tré-
passé depuis je ne sais combien de jours. Les pattes sont
rigides et contractées sous le ventre. En leur supposant
la souplesse et l'extension qu'elles avaient à l'état de
vie, elles ne pourraient, de bien s'en faut, atteindre
l'appui du gland. Qu'est-il donc survenu, capable d'em-
paler le malheureux, ainsi qu'un insecte de nos col-
lections qu'on s'aviserait d'épingler par la tête?
Il est survenu un accident d'atelier. A cause de la
longueur de sa percerette, le Balanin commence en tra-
vaillant debout, dressé sur les pattes postérieures. Ad-
mettons une glissade, une fausse manœuvre des deux
grappins d'adhésion, et le maladroit à l'instant perd
terre, entraîné par l'élasticité de la sonde qu'il a fallu
forcer un peu et fléchir au début. Ainsi porté à distance
de sa base, le suspendu vainement se démène en l'air ;
LE BALANIN ÉLÉPHANT 105
nulle part, ses tarses, harpons de salut, ne trouvent à
griffer. Il succombe exténué au bout de son pal, faute
d'appui pour se dégager. Gomme les ouvriers de nos
usines, le Balanin éléphant est parfois, lui aussi, victime
de sa mécanique. Souhaitons-lui bonne chance, sanda-
les fermes, attentives aux glissades, et poursuivons.
Cette fois, la mécanique marche à souhait, mais avec
telle lenteur que la descente du pal, amplifiée par la
loupe, ne peut être reconnue. Et l'insecte vire toujours,
se repose, reprend. Une heure, deux heures se passent,
énervantes d'attention soutenue, car je tiens à voir la'
manœuvre à l'instant précis oii le Balanin retirera la
sonde, se retournera et logera son œuf à l'embouchure
du puits. C'est du moins ainsi que je prévois les évé-
nements.
Deux heures s'écoulent, épuisent ma patience. Je me
concerte avec la maisonnée. A tour de rôle, trois d'en-
tre nous, se relayant, surveilleront sans interruption
l'obstinée bête dont il me faut, coûte que coûte, le secret.
Bien m'en prit de faire appel à des auxiliaires, me
prêtant leurs yeux et leur attention. Au bout de huit
heures, huit interminables heures, vers la tombée de
la nuit, la sentinelle au guet m'appelle. L'insecte fait
mine d'en avoir fini. Il recule, en effet, il extrait son
vilebrequin avec ménagement, crainte de le fausser.
Yoilà l'outil dehors, de nouveau pointé en avant, en
ligne droite.
C'est le moment... Hélas! non. Encore une fois je
suis volé : mes huit heures de surveillance n'ont pas
abouti. Le Balanin décampe, abandonne le gland sans
utiliser le sondage. Certes oui : à bon droit je me mé-
fiais de l'observation en plein bois. De pareilles sta-
106 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
lions, parmi les chênes verts, sous les morsures du
soleil, seraient supplice intolérable.
Tout le mois d'octobre, avec le concours d'auxiliaires
au besoin, je relève de nombreux forages non suivis de
ponte. La durée de l'opération varie beaucoup. Elle est
en général d'une paire d'heures, parfois elle atteint ou
même dépasse la demi-journée.
Dans quel but ces puits si dispendieux et bien des
fois non peuplés? Informons-nous au préalable de l'em-
placement de l'œuf, des premières bouchées du ver, et
peut-être viendra la réponse.
Les glands peuplés restent sur le chêne, enchâssés
dans leur cupule comme si rien d'anormal ne se passait
au détriment des cotylédons. Avec un peu d'attention,
aisément on les reconnaît. Non loin de la cupule, sur
l'enveloppe lisse, verte encore, un petit point se voit,
vraie piqûre de subtile aiguille. Une étroite aréole
brune, produit de la mortification, ne tarde pas à le
cerner. C'est l'embouchure du forage. D'autres fois,
mais plus rarement, le pertuis est pratiqué à travers
la cupule elle-même.
Choisissons les glands de perforation récente, c'est-
à-dire à piqûre pâle, non encore entourée de l'aréole
brune qu'amènera le temps. Décortiquons-les. Divers
ne contiennent rien d'étranger : le Balanin les a forés
sans leur confier sa ponte. Ils représentent les glands
travaillés des heures et des heures dans mes volières
et non utilisés après. Beaucoup contiennent un œuf.
Or, si distante que soit l'entrée du puits, au-dessus
de la cupule, cet œuf est constamment tout au fond, à la
base de la masse cotylédonnaire. H y a là, fourni par
la cupule, un souple molleton qu'imbibe de sapides
LE BALAMN ÉLÉPHANT 107
exsudations l'extrémité du pédoncule, source nourri-
cière. Je vois un jeune ver, éclos sous mes yeux, mor-
diller, pour premières bouchées, ce tendre amas coton-
neux, cette fraîche brioche assaisonnée de tanin.
Pareille friandise, juteuse, de digestion facile comme
le sont les matières organiques naissantes, ne se trouve
que là; et c'est uniquement là, entre la cupule et la
base des cotylédons, que le Balanin établit son œuf.
L'insecte sait à merveille où se trouvent les morceaux
les mieux appropriés à la faiblesse d'estomac du nou-
veau-né.
Au-dessus est le pain relativement grossier des coty-
lédons. Réconforté à la buvette des premières heures,
le vermisseau s'y engage, non directement, mais par le
défilé qu'a ouvert la sonde de la mère, défilé bourré
de miettes, de débris à demi mâchés. Avec cette se-
moule légère, préparée en colonne de longueur conve-
nable, les forces viennent; le ver plonge alors en plein
dans la ferme substance du gland.
Ces données expliquent la tactique de la pondeuse.
Quel est son but lorsque, avant de procéder au forage,
elle inspecte son gland, dessus, dessous, d'avant, d'ar-
rière, avec des soins méticuleux? Elle s'informe si le
fruit n'est pas déjà peuplé. Certes, le garde-manger est
riche, non assez néanmoins pour deux. Jamais, en effet,
je n'ai trouvé deux larves dans le même gland. Une
seule, toujours une seule, digère le copieux morceau
et le convertit en farinette olivâtre avant de le quitter
et de descendre en terre. Du pain cotylédonnaire, il
reste au plus un insignifiant croûton. La règle est : à
chaque ver sa miche, à chaque consommateur sa ration
d'un gland.
108 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Avant de lui confier l'œuf, il convient alors d'exami-
ner d'abord la pièce, de reconnaître s'il y a déjà un oc-
cupant. Or cet occupant possible est au fond d'une
crypte, à la base du gland, sous le couvert d'une cupule
hérissée d'écaillés. Rien de secret comme cette cachette.
Aucun a^il ne devinerait un reclus si la surface du gland
ne portait subtile piqûre.
Ce point, tout juste visible, est mon guide. Présent,
il me dit que le fruit est peuplé, ou du moins a subi
des essais relatifs à la ponte; absent, il m'affirme que
nul n'a pris possession de la pièce. Le Balanin, à n'en
pas douter, est renseigné de la même manière.
Je vois les choses de haut, d'un vaste regard, secouru
au besoin de la loupe. Que je tourne un instant l'objet
entre les doigts, et l'inspection est faite. Lui, l'investi-
gateur à courte vue, est obligé de braquer un peu de
partout son microscope avant d'apercevoir de façon
précise le point révélateur. L'intérêt de sa famille lui
impose d'ailleurs des recherches autrement scrupuleu-
ses que celles de ma curiosité. Aussi prolonge-t-il à
l'excès son examen du gland.
C'est fait : le gland est reconnu bon. Le foret plonge,
des heures durant travaille; puis, bien des fois, l'in-
secte s'en va, dédaigneux de son ouvrage. La ponte ne
suit pas le coup de sonde. A quoi bon tel effort, de si
longue durée? Serait-ce la simple mise en perce d'une
pièce où le Balanin s'abreuve, se réconforte? Le chalu-
meau du bec descendrait-il dans les profondeurs de la
futaille pour y puiser, aux bons coins, quelques gor-
gées d'un breuvage nutritif? L'entreprise serait-elle
affaire d'alimentation personnelle?
Tout d'abord, je l'ai cru, assez surpris du reste de
LE BALANIN ÉLÉPHANT 109
tant de persévérance en vue d'une lampée. Cette idée,
je l'ai abandonnée, instruit par les mâles. Eux aussi
possèdent long rostre, capable d'ouvrir un puits s'il le
fallait; néanmoins je n'en vois jamais se camper sur
un gland et le travailler de la percerette. Pourquoi tant
de peine? A ces sobres un rien suffit. Labourer super-
ficiellement du bout de la trompe une feuille tendre,
c'est assez pour le sustenter.
Si eux, les désœuvrés à qui sont permis les loisirs de
la table, n'en demandent pas davantage, que sera-ce
des mères, affairées à la ponte? Ont-elles bien le temps
de boire et de manger? Non, le gland perforé n'est pas
une buvette où l'on s'attarde en d'interminables siro-
tages. Que le bec, plongé dans le fruit, en prélève mo-
dique bouchée, c'est possible; mais certainement cette
miette n'est pas le but proposé.
Le vrai but, je crois l'entrevoir. L'œuf, avons-nous
dit, est toujours à la base du gland, au sein d'une sorte
d'ouate qu'humectent les suintements du pédoncule. A
l'éclosion, le vermisseau, incapable encore d'attaquer
la ferme substance des cotylédons, mâche le feutre dé-
licat du fond de la cupule et s'alimente de ses humeurs.
Mais avec l'âge du fruit, cette brioche gagne en con-
sistance, se modifie en saveur, en quantité de purée.
Le tendre se raffermit, l'humecté se dessèche. Il est
une période oii sont remplies à point les conditions de
bien-être du nouveau-né. Plus tôt, les choses ne seraient
pas au degré voulu de préparation ; plus tard, elles se-
raient trop mûres.
Au dehors, sur la verte écorce du gland, rien n'indi-
que les progrès de cette cuisine intérieure. Pour ne pas
servir au vermisseau mets fâcheux, la mère, non suffi-
HO SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
samment renseignée par la vue de la pièce, est donc
obligée de déguster d'abord, du bout de la trompe, ce
qu'il y a au fond de la soute aux vivres.
La nourrice, avant de présenter au poupon la cueil-
lerée de bouillie, l'éprouve du bout des lèvres. Ainsi
fait, avec non moins de tendresse, la mère Balanin.Elle
plonge la sonde au fond du pot, s'informe du contenu
avant de le léguer au fils. Si le mets est reconnu satis-
faisant, l'œuf est pondu; dans le cas contraire, le son-
dage est abandonné sans plus. Ainsi s'expliquent les
coups de percerette dont il n'est tiré aucun parti après
laborieux travail. Le pain mollet du fond, soigneuse-
ment expertisé, ne s'est pas trouvé en l'état requis.
Quels difficiles, quels méticuleux que ces Balanins,
quand il s'agit de la première bouchée de la famille !
Colloquer l'œuf en un point où le nouveau-né trou-
vera mets juteux et léger, de digestion facile, ne suffît
pas à ces prévoyants. Leurs soins vont au delà. Un
terme moyen serait utile qui acheminerait la petite
larve de la friandise des premières heures au régime
du pain dur. Ce terme moyen est dans la galerie, ou-
vrage de la sonde maternelle. Là sont des miettes, des
parcelles mâchées par les cisailles de la trompe. En
outre, les parois du canal, mortifiées, attendries-, con-
viennent mieux que le reste aux faibles mandibules
du novice.
Avant de mordre sur les cotylédons, c'est, en effet,
dans ce canal que s'engage le ver. Il s'alimente de la
semoule trouvée en chemin ; il cueille les atomes bru-
nis qui pendent aux murailles; enfin, fortifié à point,
il entame la miche de l'amande, y plonge, y disparait.
L'estomac est prêt. Le reste est béate consommation.
LE BALAMN ÉLÉPIIAXT {[[
Cette nourricerie tiibiilaire doit avoir certaine lon-
gueur pour satisfaire aux besoins du premier âge; aussi
la more travaille-t-elle du vilebrequin en conséquence.
Si le coup de sonde devait se borner à déguster la ma-
tière, à reconnaître le degré de maturité à la base du
gland, l'opération serait beaucoup plus brève, entreprise
non loin de cette base, à travers la cupule. Cet avantage
n'est pas méconnu : il m'arrive de surprendre l'insecte
travaillant le godet écailleux.
Je ne vois là qu'un essai de la pondeuse pressée d'al-
ler aux informations. Si le gland convient, le forage sera
recommencé plus haut, en dehors de la cupule. Lors-
que l'œuf doit être pondu, la règle est, en effet, de forer
le gland lui-même, aussi haut que possible, autant que
le permet la longueur de l'outil.
Dans quel but ce long trou de sonde, non achevé tou-
jours en une demi-journée? A quoi bon cette tenace
persévérance lorsque, non loin du pédoncule, à frais
bien moindres de temps et de fatigue, la percerette at-
teindrait le point désiré, la source vive oii doit s'abreu-
ver le ver naissant? La mère a ses raisons de s'exténuer
de la sorte : ce faisant, elle atteint le lieu réglemen-
taire, la base du gland, et du coup, résultat de haute
valeur, elle prépare au fils long sachet de farine.
Yétilles, tout cela! Non, s'il vous plaît, mais grandes
choses, nous parlant des soins infinis qui président à
la conservation des moindres , nous témoignant d'une
logique supérieure, régulatrice des moindres détails.
Si bien inspiré comme éducateur, le Balanin a son
rôle et mérite des égards. C'est du moins l'avis du merle,
qui, sur la fin de l'automne, les baies commençant à
manquer, volontiers fait régal de l'insecte à long bec.
112 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
C'est petite bouchée, mais de haut goût; cela fait diver-
sion aux âpretés de l'olive non encore domptée par le
froid.
Et que serait, sans le merle et ses émules, le réveil
des bois au printemps! Disparaisse riiomme, aboli par
ses sottises, et les fêtes du renouveau ne seront pas
moins solennelles, célébrées par la fanfare du merle.
Au rôle très méritoire de régaler l'oiseau, joie des
forêts, le Balanin en adjoint un autre : celui de modé-
rer l'encombrement végétal. Comme tous les forts vrai-
ment dignes de leur puissance, le chêne est généreux :
il donne des glands par boisseaux. Que ferait la terre
de ces prodigalités? Faute de place, la forêt s'étoufferait
elle-même; l'excès y ruinerait le nécessaire.
Mais, du moment que les vivres abondent, accourent
de toutes parts des consommateurs empressés d'équi-
librer la fougueuse production. Le mulot, un indigène,
thésaurise le gland dans un tas de pierrailles, à côté de.
son matelas de foin. Un étranger, le geai, nous arrive
de loin, par bandes, averti je ne sais comme. Quelques
semaines il festoie d'une chêne à l'autre, il témoigne
ses allégresses, ses émois, par des cris de chat qui s'é-
trangle; puis, sa mission accomplie, il remonte vers le
nord, d'où il était venu.
Le Balanin les a devancés tous. Il a confié sa ponte
aux glands encore verts. Ceux-ci maintenant gisent à
terre, brunis avant l'heure et percés d'un trou rond
par où la larve est sortie après avoir consommé le con-
tanu. Sous un seul chêne, aisément s'emplirait un pa-
nier de ces ruines vides. Mieux que le geai, mieux que
le mulot, le Curculionide a travaillé au débarras du
trop-plein.
LE BALANIN ÉLÉPHANT H3
Bientôt l'homme arrive, dans l'intérêt de son porc.
En mon village, c'est événement majeur lorsque le
tambour municipal annonce pour tel jour l'ouverture
de la glandée dans les bois communaux. La veille, les
plus zélés vont inspecter les lieux, se choisir bonne
place. Le lendemain, au petit jour, toute la famille es
là. Le père bat d'une gaule les hautes branches ; la mère,
à grand tablier de toile qui permet d'entrer dans l'épais
seur des fourrés, cueille sur l'arbre ce que la main peu
atteindre; les enfants ramassent à terre. Et les paniers
s'emplissent, puis les corbeilles, puis les sacs.
Après les joies du mulot, du geai, du charançon et
de tant d'autres, voici celles de l'homme, calculant
combien de lard lui vaudra sa récolte. Un regret se
mêle à la fête : c'est de voir tant de glands répandus à
terre, percés, gâtés, bons à rien. L'homme peste contre
l'auteur du dégât. A l'entendre, la forêt est à lui seul;
pour son porc seul les chênes fructifient.
Mon ami, lui dirais-je, le garde forestier ne peut ver-
baliser contre le délinquant, et c'est fort heureux, car
notre égoïsme, enclin à ne voir dans la glandée qu'une
guirlande de saucisses, aurait des suites fâcheuses. Le
chêne convie tout un monde à l'exploitation de ses
fruits. Nous prélevons la part la plus grosse, parce
que nous sommes les plus forts. C'est là notre unique
droit.
Mais au-dessus immensément domine l'équitable ré-
partition entre les divers consommateurs, tous ayant
leur rôle, petit ou grand, en ce monde. S'il est excellent
que le merle siffle et réjouisse les frondaisons prin taniè-
res, ne trouvons pas mauvais que des glands soient
vermoulus. Là se prépare le dessert de l'oiseau, le
8
Ii4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Balanin, fine bouchée qui met de la graisse au crou-
pion et de belles sonorités au gosier.
Laissons chanter le merle et revenons à l'œuf du
Curculionide. Nous savons où il est : à la base du gland,
parmi ce que l'amande a de plus tendre et de plus
juteux. Comment a-t-il été logé là, si loin du point
d'entrée situé au-dessus des bords de la cupule? Très
petite question, c'est vrai, puérile même si l'on veut.
Ne la dédaignons pas : la science se fait avec des pué-
rilités.
Le premier qui frotta un morceau d'ambre sur sa
manche et reconnut après que ledit morceau attirait les
fétus de paille, ne soupçonnait certes pas les merveil-
les électriques de nos jours. Naïvement, il s'amusait.
Repris, sondé de toutes les manières, le jeu d'enfant
est devenu l'une des puissances du monde.
L'observateur ne doit rien négliger : il ne sait ja-
mais ce qui pourra éclore du fait le plus humble. Je
me renouvelle donc la demande : par quels moyens
l'œuf du Balanin a-t-il pris place si loin du point
d'entrée?
Pour qui ne connaîtrait pas encore l'emplacement de
l'œuf, mais saurait que le ver attaque d'abord le gland
par la base, la réponse serait celle-ci : l'œuf est pondu
à l'entrée du canal, à la superficie, et le vermisseau,
rampant dans la galerie forée par la mère , gagne de
lui-même ce point reculé où se trouvent les aliments
du premier âge.
Avant des données suffisantes, cette explication est
d'abord la mienne; mais l'erreur promptement se dis-
sipe. Je cueille le gland lorsque la mère se retire après
avoir appliqué un instant le bout du ventre sur Forifice
LE BALANIN ÉLÉPHANT 11",
du canal que le rostre vient de creuser. L'œuf, semble-
t-il, doit être là, à l'entrée, tout près de la surface... Eh
bien, non : il n'y est pas ; il est à l'autre extrémité du
couloir. Si j'osais me le permettre, je dirais qu'il y
est descendu comme une pierre tombe au fond d'un
puits.
Abandonnons vite cette sotte idée : le canal, infi-
niment étroit, encombré de râpure, rend impossible
pareille descente. D'ailleurs, suivant la direction du
pédoncule, droite ou renversée, la chute dans tel gland
devrait être ascension dans un autre.
Une seconde explication se présente, non moins pé-
rilleuse. On se dit : « Le coucou pond son œuf sur le
gazon, n'importe où; il le cueille avec le bec et va le
déposer ainsi dans le nid étroit de la fauvette. » Le Bala-
nin aurait-il méthode analogue? se servirait-il du rostre
pour conduire son œuf à la base du gland? Je ne vois
pas dans l'insecte d'autre outil capable d'atteindre cette
profonde cachette.
Et cependant, hâtons-nous de rejeter la bizarre ex-
plication, ressource désespérée. Jamais le Balanin ne
dépose son œuf à découvert pour le happer ensuite du
bec. Le ferait-il, que le germe délicat infailliblement
périrait, écrasé dans le refoulement à travers un subtil
canal à demi obstrué.
Mon embarras est grand. Il sera partagé par tout
lecteur versé dans la structure du Charançon. La Sau-
terelle possède un sabre, instrument de ponte qui des-
cend en terre et sème les œufs à la profondeur voulue ;
le Leucospis est doué d'une sonde qui s'insinue à travers
la maçonnerie du Chalicodome et conduit l'œuf dans le
cocon de la grosse larve somnolente; mais lui, le Bala-
116 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
nin, n'a rien de ces flamberges, de ces dagues, de ces
lardoires; il n'a rien au bout du ventre, absolument
rien. Et cependant il lui suffit d'appliquer rextrémité
abdominale sur l'étroit orifice du puits pour que l'œuf
soit aussitôt logé là-bas, tout au fond.
L'anatomie nous dira le mot de l'énigme, indéchif-
frable autrement. J'ouvre la pondeuse. Ce que j'ai sous
les yeux m'ébahit. Il y a là, occupant toute la longueur
du corps, une machine étrange, un pal roux, corné, ri-
gide ; je dirais presque un rostre, tant il ressemble à
celui de la tête. C'est un tube, menu comme un crin,
un peu évasé entromblon à l'extrémité libre, renflé en
ampoule ovalaire au point d'origine.
Yoilà l'outil de la ponte, l'équivalent de la percerette
en dimension. Autant le bec perforateur plonge, autant
peut plonger la sonde aux œufs, bec intérieur. Lors-
qu'il travaille son gland, l'insecte choisit le point d'at-
taque de façon que les deux instruments complémen-
taires puissent l'un et l'autre atteindre le point désiré,
la base de l'amande.
Le reste maintenant s'explique de lui-même. Le tra-
vail du vilebrequin fini, la galerie prête, la mère se
retourne et met sur l'embouchure le bout de l'abdomen.
Elle dégaine, elle fait saillir sa mécanique interne, qui,
sans difficulté, s'enfonce à travers des râpures mou-
vantes. Rien n'apparaît de la sonde conductrice, tant
elle fonctionne avec prestesse et discrétion; rien n'ap-
paraît non plus lorsque, l'œuf mis en place, l'instru-
ment remonte et rentre à mesure dans le ventre. C'est
fini ; la pondeuse s'en va, et nous n'avons rien vu de ses
petits secrets.
N'avais-je pas raison d'insister? Un fait insignifiant
LE BALAiMN ÉLÉPHANT H7
en apparence vient de m'apprendre de façon authen-
tique ce que déjà faisaient soupçonner les Larins. Les
Charançons à longue trompe ont une sonde intérieure '
un rostre abdominal que rien au dehors ne trahit;
ils possèdent, dans les secrets du ventre, l'analogue
du sabre de la Sauterelle et de la lardoire de Flch-
neumon.
IX
LE BÂLA?;iN DES NOISETTES
S'il suffit, pour être heureux, d'avoir gîte paisible, bon
estomac et vivres assurés, celui-ci vraiment est an heu-
reux, mieux que le célèbre rat qui s'était retiré dans un
fromage de Hollande. L'ermite du fabuliste avait con-
servé quelques relations avec le monde, source d'ennuis.
Un jour, des députés du peuple rat s'en vinrent lui de-
mander une aumône légère. Le reclus écouta leurs
doléances d'une oreille mal disposée ; il dit ne pouvoir
les assister, promit des prières, et sans plus ferma la
porte.
Si dur qu'il fût à la disette des autres, cette visite
d'affamés dut quelque peu lui troubler la digestion;
l'histoire ne le dit pas, mais il est permis de le croire.
L'ermite du naturaliste n'a pas ces désagréments. Sa
demeure est un logis inviolable, un coffre d'une seule
pièce, sans porte ni guichet oii puisse frapper l'impor-
tun en détresse. Là dedans, quiétude parfaite; rien n'y
arrive des bruits, des soucis du dehors. Excellent gîte,
ni trop chaud, ni trop froid, tranquille, fermé à tous.
Table excellente aussi, et somptueuse. Que faut-il da-
vantage? Le béat se fait gros et gras.
Chacun le connaît. Qui de nous, cassant une noisette
entre ses bonnes molaires d'adolescent, n'a mordu sur
LE BALANIN DES NOISETTES 119
quelque chose d'amer, de giutineux? Pouah I c'est le
ver des noisettes. Surmontons notre répugnance et
voyons la bete de près. Elle en vaut la peine.
C'est un ver replet, grassouillet, fléchi en arc, sans
pattes et d'un blanc laiteux, sauf la tête, coiffée de corne
jaunâtre. Extrait de sa loge et déposé sur la table, cela
remue, se recourbe et frétille sans parvenir à se dépla-
cer. La locomotion lui est refusée. Qu'en ferait-il dans
son étroite niche? C'est, du reste, un trait commun à
la tribu des Charançons, tous passionnés sédentaires en
leur âge de larve. Tel est l'ermite dont l'histoire va
suivre, le reclus à croupe rondelette et luisante, le ver
du Balanin des noisettes [Balaninus nucum, Lin.).
L'amande de la noisette est son gâteau, pièce copieuse
dont il dédaigne habituellement les reliefs, tant les vi-
vres excèdent les limites de l'embonpoint. Il y a là lar-
gement, pour un seul, de quoi mener douce vie trois à
quatre semaines ; mais ce serait disette avec deux con-
vives. Aussi les provisions sont-elles scrupuleusement
rationnées : à chaque noisette son ver, pas davantage.
Bien rarement il m'est arrivé d'en rencontrer deux.
Le tard venu, fils de quelque mère mal renseignée, s'é-
tait attablé à côté de l'autre sans grand profit. Le gâteau
touchait à sa fm; et puis l'intrus, tout faible encore,
semblait avoir été mal accueilli du vigoureux proprié-
taire, jaloux de son bien. Gela se voyait : le malingre
surnuméraire était destiné à périr. Non plus que le rat
du fromage, le Charançon ne connaît l'assistance entre
pareils. Chacun pour soi ; c'est la loi bestiale, féroce,
même dans une coquille de noisette.
La demeure est bastion de continuité parfaite , sans
joint, sans fissure par où pourrait se glisser un enva-
J20 SOUVENIRS ExNTOMOLOGIQUES
hisseur. Le noyer compose la coque de son fruit avec
deux valves assemblées, laissant entre elles une ligne
de moindre résistance; le noisetier construit ses tonne-
lets avec une douve unique, qui se recourbe en voûte
partout de force égale. Comment le ver du Balanin a-t-il
trouvé accès dans cette forteresse?
A la surface , aussi lisse que marbre poli , le regard
ne discerne rien qui puisse expliquer l'entrée d'un ex-
ploiteur venu du dehors. On conçoit la surprise et les
naïves imaginations de ceux qui, les premiers, remar-
quèrent le singulier contenu de la noisette intacte, sans
ouverture aucune. Le ver dodu qui vivait là dedans
ne pouvait être un étranger. Il était donc né du fruit
même, sous l'intluence d'une mauvaise lune. C'était
un fils de la pourriture couvée par un brouillard.
Fidèle conservateur des vieilles croyances, le pay-
san d'aujourd'hui met toujours les noisettes véreuses
et autres fruits gâtés par l'insecte sur le compte de la
lune et d'un mauvais air qui passe. Et cela durera ainsi
indéfiniment, tant que l'école rurale ne donnera place
d'honneur à la gaie, à la vivifiante étude des champs.
A ces âneries substituons le réel. Le ver est certaine-
ment un étranger, un envahisseur; et s'il est entré, c'est
qu'il a trouvé quelque part un passage. Ce défilé, qui
échappe au premier examen, cherchons-le en nous ai-
dant d'une loupe.
La recherche n'est pas longue. La base de la noisette
s'étale en une large dépression pâle et rugueuse où la
cupule se rattachait. Sur les confins de cette aire, un
peu en dehors, brunit un point subtil. Voilà l'entrée du
château fort, voilà le mot de l'énigme.
Sans autre informé, le reste suit, très clairement
LE BALANIN DES NOISETTES 12t
interprète au moyen des données fournies par le Balanin
élépiiant. Le Curculionide des noisettes est, lui aussi,
porteur d'un vilebrequin buccal, toujours démesure de
longueur, mais cette fois un peu courbe.
En imagination, je vois très bien l'insecte qui, à
Texemple de son congénère des glands, se dresse sur le
trépied du bout des élytres et des tarses postérieurs; il
prend une pose digne d'être portraiturée par un crayon
ami des extravagances; il implante d'aplomb sa méca-
nique; patiemment il vire, revire.
C'est dur, très dur, car le fruit est choisi voisin de sa
maturité, afm de fournir au ver nourriture plus savou-
reuse et plus abondante; c'est épais et résistant, beau-
coup plus que la peau d'un gland. Si l'autre met une
demi-journée à forer son défilé, quelles ne doivent pas
être la lenteur et l'opiniâtre patience de celui-ci ! Peut-
être son pal est-il de trempe spéciale. Nous savons amor-
cer nos forets de façon à user le granit; lui de même,
sans doute, donne à sa lardoire tailloir triplement durci.
Lente ou rapide , la tarière descend à la base de la
noisette, où se trouvent tissus plus tendres, plus riches
en laitage; elle plonge obliquement, fait trajet assez
long afin de préparer au ver colonne de semoule, pro-
pice à la première éducation. Sondeurs de noisettes et
sondeurs de glands ont mêmes délicats préparatifs en
vue de la famille.
Vient enfin la mise en place de l'œuf, tout au fond du
puits. Ici se répète l'originale méthode déjà connue.
Avec un rostre d'arrière, équivalant en longueur h celui
d'avant et tenu dans les secrets du ventre jusqu'au mo-
ment de s'en servir, la pondeuse introduit son œuf à la
base de l'amande.
t
L I a R A
122 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Ces soins de nourricerie, je ne les vois qu'en esprit,
mais de façon très claire , renseigné que je suis par
l'examen de la noisette devenue berceau, et surtout par
la méthode du Balanin des glands. Je désirerais mieux
toutefois, je voudrais assister au travail, ambition de
peu d'espérance.
Dans ma région, en effet, le noisetier est rare, et son
exploiteur attitré fait à peu près défaut. Essayons tout
de même avec les six noisetiers que j'ai plantés autre-
fois dans l'enclos. Il s'agit tout d'abord de les peupler
en conséquence.
Un vallon du Gard, moins brûlé que les collines sé-
rignanaises, me vaut quelques couples de Tinsecte. Ils
m'arrivent par la poste en fm avril, alors que la noi-
sette, toute pâle encore, tendre et comprimée, com-
mence à émerger de son enveloppe cupulaire. L'amande
n'est pas formée, de bien s'en faut; il y en a l'ébauche,
l'espoir.
Dans la matinée, par un temps superbe, je dépose
les étrangers sur le feuillage de mes noisetiers. Le
voyage ne les a pas trop éprouvés. Ils sont magnifiques
en leur modeste costume roux. Aussitôt libres, ils ou-
vrent à demi les élytres, déploient les ailes, les refer-
ment, les étalent encore sans prendre l'essor. Ce sont
simples exercices d'assouplissement, favorables au ré-
veil des forces après longue incarcération. J'augure bien
de ces liesses au soleil : mes colons ne déserteront pas.
Cependant les noisettes de jour en jour se gontlent,
deviennent pour les enfants affriolante tentation. Elles
sont à la portée des plus petits, si heureux de s'en bour-
rer les poches et de les gruger après en les cassant en-
tre deux pierres. Recommandation expresse est faite de
LE BALANLN DES NOISETTES 123
ne pas y toucher. Pour cette année, en faveur des Cha-
rançons dont je désire connaître l'histoire, les joies de
la récolte seront supprimées.
Quelles idées telle défense peut-elle faire germer en
ces naïfs? S'ils étaient d'âge à me comprendre, je leur
dirais : « Mes amis, gardez- vous de la grande ensorce-
leuse, la science. Si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise,
quelqu'un d'entre vous se laissait séduire, qu'il se tienne
pour averti : en échange des petits secrets qu'elle nous
livre, elle exige de nous des sacrifices autrement sérieux
qu'une poignée de noisettes. »
La défense est comprise; les fruits tentateurs sont à
peu près respectés. De mon côté, assidûment je les
visite. Soins inutiles : je ne parviens pas à surprendre
un Balanin en travail persévérant de forage. Tout au
plus, au déclin du soleil, m'arrive-t-il d'en voir un qui,
hautement guindé, essaye d'implanter sa mécanique.
Le peu que je constate ne m'apprend rien de nouveau;
le Balanin des glands me l'a déjà montré.
C'est du reste brève tentative. L'insecte est en recher-
ches et n'a pas encore trouvé ce qui lui convient. Peut-
être le troueur de noisettes opère-t-il de nuit.
Sous un autre rapport, je suis mieux avantagé. Quel-
ques noisettes, des premières peuplées, sont en réserve
dans mon cabinet et soumises à de fréquentes visites.
Mon assiduité me vaut un succès.
Au commencement d'août, deux larves quittent leur
coffre sous mes yeux. Longtemps, sans doute, de la
pointe des mandibules, patient ciseau, elles ont buriné
la dure paroi. Le trou de sortie s'achève lorsque je m'a-
perçois de la prochaine évasion. Une fine poussière
tombe en guise de copeaux.
124 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
La lucarne de libération ne se confond pas avec le
fm pertuis de l'entrée. Peut-être, tant que dure le tra-
vail, convient-il de ne pas obstruer ce soupirail par où
se faitTaération de la demeure. Cette lucarne est située
à la base du fruit, tout près de l'aire rugueuse par où
la noisette adhère à sa cupule. En cette région, où s'éla-
borent, jusqu'à parfaite maturité, des matériaux nais-
sants, la densité est un peu moindre qu'ailleurs. Le
point à perforer est donc excellemment choisi : là se
rencontrera la moindre résistance.
Sans auscultation préalable, sans coups de sonde
explorateurs, le reclus connaît le point faible de sa pri-
son. Rudement il y travaille, confiant dans le succès.
Où le premier coup de pic est donné, les autres sui-
vent, sans se perdre en essais. La constance est la force
des faibles.
C'est fait : le jour pénètre dans le coffre. La fenêtre
s'ouvre, ronde, un peu évasée à l'intérieur et soigneu-
sement polie dans tout le pourtour de son embrasure.
A disparu sous le polissoir de la dent toute aspérité
qui pourrait troubler tantôt la difficile sortie. Les trous
de nos filières en acier ont à peine précision plus rigou-
reuse.
Le terme de filière vient ici bien à propos : la larve
se libère, en effet, par une opération de tréfilage. Sem-
blable au fil de laiton qui passe en s'amoindrissant à
travers un orifice trop étroit pour son diamètre, elle
franchit la lucarne de la coque en s'atténuant. Le fil
métallique est violemment tiré par les pinces de l'ou-
vrier ou par les rotations de la machine; il conserve
après le calibre réduit que l'opération lui a donné. Le
ver connaît autre méthode : il s'étire de lui-même par
LE BALAMN DES NOISETTES 12:;
ses propres efforts; et, tout aussitôt le déiilé franchi, il
revient à sa grosseur naturelle. Ces différences écartées,
la similitude est frappante.
Le trou de sortie a très exactement l'ampleur de la
tête, qui, rigide, casquée de corne, ne se prête pas à
la déformation. Oii le crâne a passé, il faut que le corps
passe, si obèse qu'il soit. Lorsque la libération est ter-
minée, c'est vive surprise devoir quel volumineux cylin-
dre, quel ver corpulent a trouvé passage dans l'exigu
pertuis. Si Ton n'avait été témoin de l'exode, on ne
soupçonnerait jamais pareil exploit de gymnastique.
L'orifice, disons-nous, est travaillé sur l'exact dia-
mètre de la tête. Or, cette tète inflexible, pour laquelle
seule l'ampleur du trou a été calculée, représente au
plus le tiers de la largeur du corps. Gomment le triple
trouve-t-il passage dans le simple?
Yoici la tête dehors, sans difficulté aucune : la porte
est faite sur son patron. Suit le col, un peu plus ample :
une minime contraction le dégage. C'est le tour de la
poitrine, c'est le tour de la dodue bedaine. Maintenant
la manœuvre est des plus ardues. L'animal est dépourvu
de pattes. Il n'a rien, ni crocs, ni cils raides qui puis-
sent lui fournir appui. C'est un flasque boudin qui, de
lui-même, doit franchir le détroit, si disproportionné.
Ce qui se passe à l'intérieur de la noisette m'échappe,
dérobé par l'opacité delà coque; ce que je vois à l'ex-
térieur est fort simple et me renseigne sur l'invisible.
D'arrière en avant le sang de l'animal afflue ; les humeurs
de l'organisation se déplacent et s'accumulent dans la
partie déjà émergée, qui se gonfle, devient hydropique
jusqu'à prendre de cinq à six fois le diamètre de la tête.
Sur la margelle du puits ainsi se forme un gros
126 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
bourrelet, un ceinturon d'énergie qui, par sa dilatation
et son propre ressort, extrait petit à petit les anneaux
suivants, diminués à mesure de volume au moyen de
l'émigration de leur contenu fluide.
C'est lent et très laborieux. L'animal, dans sa partie
libre, se courbe, se redresse, oscille. Ainsi faisons-nous
osciller un clou pour l'extraire de son alvéole. Les man-
dibules bâillent largement, se referment, bâillent encore
sans intention de saisir. Ce sont les ahan! dont l'exté-
nué accompagne ses efforts, de même que le bûcheron
accompagne ses coups de cognée.
Ahan! fait le ver, et le boudin monte d'un cran. Pen-
dant que le bourrelet extracteur se gonfle et tend ses
muscles, il va de soi que la partie encore dans la coque
se tarit de ses humeurs jusqu'aux limites du possible,
en les faisant affluer dans la partie libre. Ainsi est rendu
possible l'engagement dans la filière.
Encore un coup de levier du ceinturon gonflé; encore
un bâillement, ahan ! Ça y est. Le ver glisse sur la
coque et se laisse choir.
Une des noisettes qui viennent de me montrer ce
spectacle avait été cueillie sur sa branche quelques
heures avant. Le ver serait donc tombé à terre du haut
du noisetier. Toute proportion gardée, pour nous sem-
blable chute serait horrible écrasement; pour lui, si
plastique, si souple d'échiné, c'est événement de rien.
Peu lui importe de faire sa culbute dans le monde du
sommet de l'arbuste, ou de déménager paisiblement un
peu plus tard, lorsque la noisette gît à terre, détachée
par la maturité.
Sans retard, aussitôt libre, il explore le sol dans un
étroit rayon, chercheun point de fouille aisée, le trouve,
LE BALAMIN DES NOISETTES 127
.pioche de la mâchoire, manamvre de la croupe et s'en-
terre. A une profondeur médiocre, une niche ronde est
pratiquée par le refoulement des matériaux poudreux. •
Là se passera la mauvaise saison, là s'attendra la résur-
rection du printemps.
Si la présomption me venait de conseiller le Bala-
nin, mieux versé que pas un dans ses affaires de
Curculionide, je lui dirais : « Quitter maintenant la
noisette est une sottise. Plus tard, quand reviendra le
festival d'avril et que les noisetiers feront succéder
aux pendeloques des chatons les pistils roses des fruits
naissants, à la bonne heure; mais aujourd'hui, en ce
temps d'incendie solaire qui impose le chômage aux
plus vaillants, à quoi bon abandonner une demeure
où l'on est si bien, pour dormir toute la morte saison
de l'été?
« Où trouver meilleur gîte que la boîte de la noisette
lorsque viendront les pluies de l'automne et les frimas
de F hiver? En quelle solitude plus tranquille pourrait
se faire le délicat travail de la transformation?
« Le sous-sol est d'ailleurs plein de dangers. C'est
humide et froid; par ses rugosités, c'est d'un contact
pénible à une peau fine comme la tienne. Là couve un
redoutable ennemi, un cryptogame qui s'implante sur
toute larve enfouie. Dans mes bocaux d'éducation, j'ai
grand'peine à défendre les enterrées. Tôt ou tard, con-
tre la paroi de verre s'élèvent des houppes blanches,
des fusées cotonneuses dont la base enlace et tarit un
pauvre ver devenu granule de plâtre : c'est le mycélium
d'une Sphériacée à qui est dévolu, comme champ d'ex-
ploitation, le corps des insectes en travail de nymphose
sous terre. Dans la noisette, cellule hygiénique, affran-
128 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
chie des germes ravageurs, rien de pareil n'est à redou-
ter. Pourquoi la quitter? »
A ces raisons, le Balanin répond par un refus. Il
déménage, et il n'a pas tort. Sur le sol, où gît la noi-
sette, est tout d'abord à craindre le mulot, grand thé-
sauriseur de noyaux. En son tas de pierrailles, il amasse
tout ce que lui valent ses rondes nocturnes; puis à loi-
sir, d'une dent patiente, il perce la coque d'un petit
trou par où s'extrait l'amande.
La noisette rencontrée est la bienvenue : c'est un
morceau de haut goût. Yidée par le Charançon, elle
n'est que plus précieuse : au lieu de son contenu habi-
tuel, elle renferme le ver du Balanin, grasse andouil-
lette qui fait heureuse diversion au régime des fari-
neux. Crainte du mulot, on descend donc sous terre.
Un motif plus grave encore conseille le départ. Il
ferait bon dormir, c'est vrai, dans l'inexpugnable don-
jon de la noisette; mais il convient aussi de songer à la
libération de l'insecte futur. La larve du Capricorne,
oubliant la prudence, quitte l'intérieur du chêne et
vient à la surface s'exposer aux recherches du pic; elle
émigré vers le périlleux afin de préparer une voie de
sortie par oii émergera le haut encorné, non apte lui-
même à se frayer un chemin.
Semblable précaution est nécessaire au ver du Curcu-
lionide. Alors qu'il est dans sa pleine vigueur de mâ-
choires, sans attendre la somnolence pendant laquelle les
graisses amassées se fondront en une organisation nou-
velle, il perce le coffre d'où l'adulte serait incapable de
sortir par ses propres moyens ; il sort, s'enfonce en terre.
L'avenir est sagement prévu; de l'hypogée actuelle,
l'adulte pourra sans encombre reniontcr au grand jour.
LE BALANIN DES NOISETTES 129
S'il prenait dans la noisette sa forme définitive, le
Balanin, disons-nous, serait incapable de se libérer lui-
même. Cependant, de sa percerette, il parvient très
bien à forer la coque lorsqu'il s'agit d'établir l'anif. En
quoi serait-il empêché de faire en sens inverse ce qu'il
sait opérer de dehors en dedans? Un peu de réllexion
montre l'énorme difliculté.
Pour mettre l'œuf en place, un subtil canalicule, du
calibre du vilebrequin, suffit. Pour donner passage au
rigide Charançon adulte, il faudrait une baie relative-
ment énorme. La matière à percer est très dure, à tel
point que la larve, avec les puissantes gouges de ses
mandibules, ne fore que juste de quoi laisser passer la
tète. Le reste de l'animal doit suivre par d'exténuants
efforts.
Comment, avec son délicat fleuret, l'insecte parvien-
drait-il à s'ouvrir porte suffisante, lorsque le ver, bien
mieux outillé, peine tant à se pratiquer médiocre
hublot? Au moyen de perforations rangées en ligne
circulaire, ne pourrait-il faire sauter une rondelle de
l'ampleur voulue? A la rigueur, c'est possible, avec
dépense prodigieuse de patience, qualité dont l'insecte
ne manque guère.
Mais ici longueur de temps ne suffit pas : à l'intérieur
de la noisette, l'outil perforateur est de manœuvre abso^
lument impraticable. Il est si long que, pour l'implanter
au point de forage, le Balanin est obligé de se dresser
debout quand il travaille au dehors. Faute de large,
sous la voûte surbaissée de la coque, cette position et
les virements alternatifs ne sont plus possibles.
Si patient qu'il soit et s! bien outillé qu'on le sup-
pose au bout de son fleuret, l'insecte périrait dans le
9
J30 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
coffre, empêché de faire usage de son vilebrequin par
l'étroitesse du logis. Il succomberait victime de sa trop
longue mécanique, excellente quand il faut loger l'œuf,
mais très encombrante si l'incarcéré devait travailler
lui-même à sa libération.
Avec un rostre non exagéré, un simple poinçon court
et robuste, il est à croire que le Balanin, encore à l'état
de larve, n'abandonnerait pas la noisette malgré le
péril du mulot. C'est un délicieux laboratoire pour la
refonte de la métamorphose. La coque, il est vrai, est
à la surface du sol, sans abri, exposée à la bise. Mais
qu'importe le froid pourvu que l'onsoit au sec? L'insecte
redoute peu les gelées. Il ne dort que mieux son doux
sommeil quand à la torpeur du renouvellement de l'être
s'ajoute la torpeur d'une basse température.
J'en suis persuadé : porteur d'une vrille moins encom-
brante, le Balanin ne déménagerait pas, aussitôt con-
sommée l'amande de sa noisette. Ma conviction a pour
base les mœurs d'autres Gurculionides, en particulier
du Gymnetron thapsicola, Germ., exploiteur des capsules
d'un bouillon-blanc, le Verhascum thopms, Lin. , hôte
habituel des terres cultivées. Comme logis, ces capsules
sont, sous un moindre volume, à peu près l'équivalent
de la noisette.
Elles sont disposées en robustes coques, formées de
deux pièces étroitement assemblées, sans communica-
tion aucune avec le dehors. Un Charançon, humble de
taille, modeste de costume, en prend possession en mai
et juin et y loge sa larve , qui ronge le placenta du
fruit, chargé de semences non mûres.
En août, la plante est desséchée, roussie par le soleil,
mais toujours dressée et surmontée de son compact
LE BALANLN DES NOISETTES 131
fuseau de capsules. Ouvrons quelques-unes de ces co-
ques, presque aussi solides qu'un noyau de cerise. Le
Charançon s'y trouve à l'état adulte. Ouvrons-les en
hiver : le Gymnetron n'est pas sorti. Ouvrons-les une
dernière fois en avril : le petit Curculionide est tou-
jours dans sa demeure.
Cependant, dans le voisinage, de nouveaux bouillons-
blancs ont poussé; ils fleurissent; leurs coques attei-
gnent convenable degré de maturité : c'est le moment
de partir et d'aller établir sa famille. Seulement alors
le solitaire démolit son ermitage, sa capsule, qui Ta si
bien protégé jusqu'ici.
Et comment cela? — C'est tout simple. Son rostre
est un bref poinçon, de manœuvre par conséquent aisée,
même dans l'exiguïté d'une cellule. La coque est d'ail-
leurs de médiocre résistance. C'est une enveloppe de
parchemin très sec plutôt qu'une paroi de bois dur. Le
reclus enfonce son pic courtement emmanché; il perce,
il cogne et fait crouler en plâtras la muraille. Mainte-
nant, vivent les joies du soleil! vivent les fleurs jaunes,
à étamines hérissées de poils violets !
En raison de l'outillage, là de longueur exagérée sous
un plafond trop bas, ici de brève dimension conforme
à l'espace disponible dans le logis, ne sont-ils pas bien
inspirés l'un et l'autre, le premier en quittant la noisette
prématurément, alors que les fortes cisailles du ver le
permettent, le second en persistant les trois quarts de
l'année dans la sécurité de sa coque, pour n'en sortir
qu'au moment des noces sur la plante amie? Ainsi se
révèle, jusque chez les moindres, l'impeccable logique
des instincts.
LE RHYNCHITE DU PEUPLIER
Insinuer sa ponte en des points où les vers trouve-
ront nourriture à leur convenance, varier quelquefois
le régime avec un tact botanique de merveilleuse sûreté,
là se borne en général le savoir de la mère Curculio-
nide. Chez elle peu ou point d'industrie. Les délicates-
ses de la layette et du biberon ne la concernent pas. A
cette rustique maternité, je ne connais qu'une excep-
tion, apanage de certains Charançons qui, pour doter
les jeunes d'une conserve alimentaire, savent rouler
une feuille, à la fois logement et ration.
Parmi ces préparateurs de saucisses végétales , le
plus habile est le Rhynchite du peuplier [Rhi/nchites
populi, Lin.), humble de taille, mais splendide de cos-
tume. 11 a sur le dos les rutilances de l'or et du cuivre;
sur le ventre, le bleu de l'indigo. Qui désirerait le voir
opérer n'a qu'à visiter, au bord des prairies, sur la fin
du mois de mai, les ramilles inférieures du vulgaire
peuplier noir.
Tandis que, là-haut, les souffles caressants printa-
niers agitent la majestueuse quenouille de verdure et
font trembloter le feuillage sur des queues aplaties, en
bas, dans une couche d'air calme, les tendres pousses
de l'année sont au repos.
LE RHYNCHITE DU PEUPLIER 133
Là surtout, loin des hauteurs agitées, contraires aux
laborieux, travaille le Rhyuchite. L'atelier se trouvant
de la sorte à hauteur de l'homme, rien d'aisé comme
de suivre les manœuvres du rouleur.
Aisé oui, mais bien pénible, sous un soleil étourdis-
sant, si l'on veut suivre l'insecte dans le détail de ses
méthodes, dans les progrès de son ouvrage. C'est, de
plus, très dispendieux en courses, mangeuses de temps;
c'est d'ailleurs peu favorable aux observations précises,
qui demandent loisir indéfini, visites assidues à toute
heure du jour. L'étude au milieu des aises du chez soi
est bien préférable; mais il faut, avant tout, que l'ani-
mal s'y prête.
Le Rhynchite remplit excellemment cette condition.
C'est un pacifique, un zélé, qui travaille sur ma table
avec le môme entrain que sur son peuplier. Quelques
pousses tendres implantées dans du sable frais, sous
cloche en toile métallique, et renouvelées à mesure
qu'elles se fanent, remplacent l'arbre dans mon cabi-
net. Non intimidé en rien, le Charançon s'y livre à
son industrie jusque sous le verre de ma loupe. Il me
fournit autant de rouleaux que je peux en désirer.
Suivons-le dans son travail. Sur la pousse de l'an-
née, issue par faisceaux à la base du tronc, la pièce
à rouler est choisie, non parmi les feuilles inférieures,
déjà d'un vert correct et d'une texture ferme; non plus
parmi les feuilles terminales, en voie de croissance.
En haut, c'est trop jeune, insuffisant d'ampleur; en
bas, c'est trop vieux, trop coriace, trop laborieux à
dompter.
La feuille choisie appartient aux rangs intermédiai-
res. D'un vert douteux encore, où le jaune domine,
134 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
tendre et lustrée de vernis, elle a, de guère s'en faut,
les dimensions finales. Ses dentelures se gonflent en
délicats bourrelets glanduleux d'où transpire un peu
de cette viscosité qui goudronne les bourgeons au mo-
ment où leurs écailles se disjoignent.
Un mot maintenant de l'outillage. Les pattes sont
armées de doubles griffe ttes en crocs de romaine. Le
dessous des tarses porte épaisse brosse de cils blancs.
Avec cette chaussure, l'insecte grimpe très prestement
sur les parois verticales les plus glissantes ; il peut, le
dos en bas, stationner, courir à la façon des mouches
sur le plafond d'une cloche de verre. A ce trait seul se
devine le subtil équilibre que lui imposera son travail.
Sans être exagéré, comme celui desBalanins, le bec,
le rostre courbe et vigoureux, se dilate au bout en spa-
tule que terminent de fines cisailles. C'est un excellent
poinçon dont le rôle intervient tout le premier.
En l'état, effectivement, la feuille ne peut s'enrouler.
C'est une lame vivante qui, par l'afflux de la sève et la
tonicité des tissus, reprendrait la configuration plane
à mesure que l'insecte travaillerait à l'incurver. Le
nain n'est pas de force à dompter pareille pièce, à la
convoluter tant qu'elle gardera les ressorts de la vie.
C'est évident à nos yeux; c'est évident aussi aux yeux
du Charançon.
Comment obtenir le degré d'inerte souplesse requis
en la circonstance ? Nous dirions : « Il faut détacher la
feuille, la laisser choir à terre, puis la manipuler sur le
sol quand elle sera fanée à point. » Mieux avisé que nous
en ce genre d'affaires, le Gurculionide ne partage pas
notre avis. Il se dit: « A terre, au milieu des embarras
du gazon, mon travail serait impraticable. Il me faut
LE RHYNCHITE DU PEUPLIER
135
les coudées franches; il me faut la suspension dans l'air,
où rien ne fait obstacle.
« Condition plus grave : ma larve refuserait saucisse
rance et desséchée; elle exige nourriture conservant
quelque fraîcheur. Le rouleau que je lui destine ne doit
pas être feuille morte, mais feuille affaiblie, non privée
Rouleau du Rhynchite du peuplier.
en plein des sucs que l'arbre lui verse. Il me faut sevrer
ma pièce, et non la tuer à fond, de manière que la mou-
rante persiste à sa place le peu de jours que durera
l'extrême jeunesse du ver. »
La mère, son choix fait, se campe donc sur la queue
de la feuille, et là, patiemment, elle plonge le rostre, le
tourne avec une insistance qui dénote le haut intérêt
de ce coup de poinçon. Une petite plaie s'ouvre, assez
profonde, devenue bientôt point mortifié.
C'est fini : les aqueducs de la sève sont rompus, ne
j36 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
laissent parvenir au limbe que de maigres suintements.
Au point blessé, la feuille cède sous le poids; elle pen-
che suivant la verticale, se flétrit un peu et ne tarde
pas à prendre la souplesse requise. Le moment de la
travailler est venu.
Ce coup de poinçon représente, avec bien moins de
science toutefois, le coup de dard de l'hyménoptère
prédateur. Ce dernier veut pour ses fils une proie tan-
tôt morte et tantôt paralysée ; il sait, avec la précision
d'un anatomiste consommé, en quels points il convient
de plonger l'aiguillon pour obtenir soit mort soudaine,
soit simple abolition des mouvements.
Le Rhyncliite désire pour les siens une feuille as-
souplie, demi-vivante, paralysée en quelque sorte, qui
se laisse aisément façonner en rouleau; il connaît à
merveille la cordelette, le pétiole, où sont rassemblés
en un menu paquet les vaisseaux dispensateurs de l'é-
nergie foliaire; et c'est là, uniquement là, jamais ail-
leurs, qu'il insinue sa percerette. D'un seul coup, à peu
de frais, s'obtient ainsi la ruine de l'aqueduc. Où donc
le porte-bec a-t-il appris son judicieux métier de taris-
seur de sources?
La feuille du peuplier est un rhombe irrogulier, une
lance dont les côtés se dilatent en ailerons pointus.
C'est par l'un de ces deux angles latéraux, celui de
droite ou celui de gauche indiftcremment, que débute
la confection du rouleau.
Malgré la position pendante de la feuille, qui laisse
d'égal accès le dessus et le dessous du limbe, l'insecte
ne manque jamais de prendre position au-dessus. Il a
ses motifs, dictés par les lois de la mécanique. La face
supérieure de la pièce, plus lisse et moins rebelle à la
LE RHYNCHITE DU PEUPLIER 137
llexion, doit se trouver en dedans de la volute; la face
inférieure, de plus grand ressort à cause de ses fortes
nervures, doit occuper le dehors. La statique du Cha-
rançon à petite cervelle concorde avec celle des sa-
vants.
Le voici à l'ouvrage. Il est placé sur la ligne d'enrou-
lement, trois pattes sur la partie déjà roulée, les trois
opposées sur la partie libre. D'ici comme de là, solide-
ment fixé avec ses griffettes et ses brosses, il prend ap-
pui sur les pattes d'un côté tandis qu'il fait effort avec
les pattes de l'autre. Les deux moitiés de la machine
alternent comme moteurs, de manière que tantôt le
cylindre formé progresse sur la lame libre, et que tan-
tôt, au contraire, la lame libre se meut et s'applique
sur le rouleau déjà fait.
Ces alternatives n'ont, du reste, rien de régulier;
elles dépendent de circonstances connues de l'animal
seul. Peut-être n'est-ce qu'un moyen de se reposer un
peu sans suspendre un travail incompatible avec des
interruptions. De même nos deux mains mutuellement
se soulagent en prenant à tour de rôle la charge trans-
portée.
Il faut avoir assisté, des heures durant, à la tension
obstinée des pattes, qui tremblotent exténuées et sont
menacées de tout remettre en question si l'une d'elles
lâche prise mal à propos; il faut avoir vu avec quelle
prudence le routeur ne dégage une griffe que lorsque
les cinq autres sont fermement ancrées, pour se faire
image exacte de la difficulté vaincue. D'ici ce sont trois
points d'appui, de là trois points de traction; et les six,
un à un, petit à petit se déplacent sans laisser un ins-
tant leur système mécanique faiblir. Pour un moment
138 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
d'oubli, de lassitude, la pièce rebelle déroule sa volute,
échappe au manipulateur.
Le travail s'accomplit en outre dans une position peu
commode. La feuille pend, très oblique ou même verti-
cale. La surface en est vernissée, aussi lisse que verre.
Mais l'ouvrier est chaussé en conséquence. Avec ses se-
melles en brosse, il escalade le vertical et le poli; avec
ses douze crocs de romaine, il harponne le glissant.
Ce bel outillage n'enlève pas à l'opération toute sa
difficulté. Avec la loupe j'ai de la peine à suivre les
progrès de l'enroulement. Les aiguilles d'une montre
ne marchent pas avec plus de lenteur. Longtemps, au
même point, l'insecte stationne, les griffettes toujours
fixées; il attend que le pli soit dompté et ne réagisse
plus. Ici, en effet, aucun encollage qui fasse prise et
maintienne soudées les nouvelles surfaces en contact.
La stabilité dépend de la seule flexion acquise.
Aussi n'est-il pas rare que l'élasticité de la pièce ne
surmonte les efforts de l'ouvrier et ne déroule en partie
l'ouvrage plus ou moins avancé. Tenacement, avec la
môme impassible lenteur, l'insecte recommence, remet
en place la partie insoumise. Non, ce n'est pas le Cha-
rançon qui se laisse émouvoir par l'insuccès ; il sait
trop bien de quoi sont capables patience et longueur de
temps.
D'habitude, le Rhynchite travaille à reculons. Sa
ligne finie, il se garde bien d'abandonner le pli qu'il
vient de faire et de revenir au point de départ pour en
commencer un autre. La partie ployée en dernier lieu
n'est pas encore suffisamment assujettie ; livrée trop
tôt à elle-même, elle pourrait se rebeller, s'étaler à
nouveau.
LE RHYNCHITE DU PEUPLIER 130
L'insecte insiste donc en ce point extrôme, plus ex-
posé que les autres; puis, sans lâcher prise, il s'ache-
mine à reculons vers Fautre hout, toujours avec pa-
tiente lenteur. Ainsi se donne au pli frais surcroît de
iixité et se prépare le pli qui suit. A l'extrémité de la
ligne, nouvelle station prolongée et nouveau recul. De
même le soc de lahour alterne le travail des sillons.
Plus rarement, lorsque sans doute la feuille est re-
connue de flaccidité sans péril, l'insecte abandonne,
sans le retoucher en sens inverse, le pli qu'il vient de
faire, et grimpe vite au point initial pour en pratiquer
un autre.
Enfin nous y sommes. Allant et revenant de haut en
bas et de bas en haut, l'insecte, à force de tenace dex-
térité, a roulé sa feuille. Il en est à l'extrême bord du
limbe, à Fangie latéral, l'opposé de celui par où l'ou-
vrage a commencé. C'est ici la clef de voûte d'où dé-
pend la stabilité du reste. Le Rhynchite redouble de
soins et de patience.
Du bout du rostre, dilaté en spatule, il presse, un
point après l'autre, le bord à fixer, de même que 1^
tailleur dompte avec son fer les lèvres récalcitrantes
d'une couture. Longtemps, très longtemps, il comprime,
immobile; il attend convenable adhésion. Point par
point, tout le liséré de l'angle est méticuleusement
scellé.
Comment s'obtient l'adhésion? Si quelque fil inter-
venait, on prendrait volontiers le rostre pour une ma-
chine à coudre, implantant d'aplomb son aiguille dans
l'étoffe. Mais la comparaison n'est pas permise : il
n'est fait emploi d'aucun filament en ce travail. L'ex-
plication de l'adhérence est ailleurs.
140 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
La feuille est jeune, avons-nous dit; les fins bourre-
lets de ses dentelures sont des glandes où larmoient des
traces de glu. Ce peu de viscosité, c'est la colle, la cire
à cacheter. Par la pression du bec, l'insecte la fait sour-
dre plus abondante des glandules. Il lui suffit alors de
maintenir le sceau en place et d'attendre que le cachet
visqueux ait pris consistance. C'est, en son ensemble,
notre méthode de sceller une lettre. Pour peu que cela
tienne, la feuille, dénuée de ressort à mesure qu'elle se
fane davantage, bientôt ne réagira plus et gardera d'elle-
même l'enroulement imposé.
L'ouvrage est terminé. C'est un cigare du diamètre
d'une forte paille et d'un pouce environ de longueur. 11
pend d'aplomb au bout du pétiole meurtri et coudé. La
journée entière n'a pas été de trop pour le confection-
ner. Après un bref relâche, la mère entreprend une
seconde feuille, et, travaillant de nuit, obtient autre
rouleau. Deux dans les vingt-quatre heures, c'est tout
pour les plus laborieuses.
Or, quel est le but de la rouleuse? Se préparerait-
elle des conserves à son usage personnel? Evidem-
ment non : jamais l'insecte, s'il ne s'agit que de lui-
même, n'accorde tels soins aux préparatifs du man-
ger. C'est en vue seule de la famille qu'il thésaurise
industrie usement. Le cigare du Rhynchite est la dot de
l'avenir.
Déployons-le. Entre les couches du rouleau, voici un
œuf; souvent en voici deux, trois et même quatre. Ils
sont ovalaires, légèrement jaunes et semblables à de
fines perles d'ambre. Leur adhésion avec la feuille est
très faible; la moindre secousse les détache. Ils sont
repartis sans ordre, plus ou moins reculés dans l'épais-
LE RHYNGHITE DU PEUPLIER 141
seur du cigare, et toujours isolés, un par un. Il s'en
trouve au centre de la volute , presque sur l'angle où
débute l'enroulerflent; il s'en rencontre entre les diver-
ses couches, jusqu'au voisinage du Lord cacheté à la
glu avec le sceau du rostre.
Sans interrompre le travail du rouleau, sans relâcher
la tension de ses griffes, la pondeuse les a déposés entre
les lèvres du pli en formation, à mesure qu'elle les sen-
tait venir, mûris à point, au bout de Foviducte. Elle
procrée en plein labeur d'atelier, entre les rouages de
la machine qui se détraquerait pour un moment de re«
pos. Manufacture et ponte marchent de concert. De vie
courte, deux ou trois semaines, de famille coûteuse à
établir, la mère Rhynchite craindrait de perdre son
temps en relevailles.
Ce n'est pas tout : sur la même feuille, non loin du
rouleau qui péniblement se convolute, presque toujours
se tient le mâle. Que fait-il là, le désœuvré? Assiste-t-il
au travail en simple curieux qui,- passant d'aventure,
s'est arrêté pour voir fonctionner la mécanique? S'inté-
resse-t-il à l'ouvrage? Des velléités lui viendraient-elles
de donner au besoin un coup d'épaule?
On le dirait bien. De temps à autre, je le vois se ran-
ger à la suite de la manufacturière, dans le sillon du
pli, s'agriffer'au cylindre et collaborer un peu. Mais
cela se fait sans zèle et gauchement. Un demi-tour de
roue à peine, et c'est assez pour lui. Ce ne sont pas là
ses affaires. Il s'éloigne, à l'autre bout de la feuille; il
attend, il regarde.
ïenons-lui compte de cet essai, car l'aide paternelle
pour l'établissement de la famille est très rare chez les
insectes; félicitons-le de son renfort, mais pas outre
142 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
mesure : son coup d'épaule est intéressé. C'est pour lui
un moyen de déclarer sa flamme et de faire valoir ses
mérites.
Yoici qu'en eff'et, après divers refus malgré les avan-
ces d'une brève collaboration au rouleau, l'impatient
est accepté. Les choses se passent sur le chantier de
travail. Une dizaine de minutes, l'enroulement est sus-
pendu, mais les pattes de l'ouvrière, âprement con-
tractées, se gardent bien de lâcher prise : leur efl'ort
cessant, la volute aussitôt se déroulerait. Pas de chô-
mage pour cette brève fête, la seule joie de l'animal.
L'arrêt de la machine, toujours en tension pour mam-
tenir dompté le récalcitrant rouleau, est de courte du-
rée. Sans quitter la feuille, le mâle se retire dans le
voisinage, et le travail reprend. Tôt ou tard, avant que
les scellés soient mis à l'ouvrage, nouvelle visite de
l'oisif, qui, sous prétexte de collaboration, accourt,
implante un instant les griffes sur la pièce roulante,
s'enhardit et recommence ses exploits avec le même
entrain que si rien encore ne s'était passé.
Et cela se répète des trois, des quatre fois durant la
confection d'un seul cigare, à tel point qu'on se de-
mande si chaque germe déposé n'exige pas le concours
direct de l'insatiable empressé.
Certes, des couples se forment, nombreux, au soleil,
sur les feuilles non encore piquées. Là vraiment les
ébats nuptiaux sont des fêtes que n'altèrent pas les sé-
vères exigences du travail. On se gaudit sans réserve,
on se bouscule entre rivaux, on pâture la demi-épais-
seur d'une feuille qui se laboure de traits dénudés rap-
pelant une capricieuse écriture. Avant les fatigues de
l'atelier, les liesses en joyeuse compagnie.
LE RHYNCHITE DU PEUPLIER U3
D'après les règles entomologiques, ce festival fini,
tout devrait rentrer dans le calme, et chaque mère de-
vrait désormais travailler à ses cigares sans dérange-
ment. Ce qui est la loi générale ici fléchit. Je n'ai jamais
vu façonner un rouleau sans qu'un mâle fût aux aguets
dans le voisinage; et si j'avais la patience d'attendre,
je ne manquerais pas d'assister à de multiples pariades.
Ces noces réitérées pour chaque germe me déroutent.
Où, sur la foi des livres, j'attendais l'unité, je constate
l'indéfini.
Ce cas n'est pas isolé. J'en mentionnerai un second
plus frappant encore. 11 m'est fourni par le Capricorne
[Cerambi/x héros). J'en élève quelques couples en vo-
lière, avec des quartiers de poire pour nourriture et des
rondins de chêne pour l'étahlissement des œufs. La
pariade dure presque tout le mois de juillet. Pendant
([uatre semaines , le haut encorné ne cesse de chevau-
cher sa compagne, qui, enlacée de son cavalier, erre à
sa guise et choisit de la pointe de l'oviducte les fissu-
res de l'écorce favorables au dépôt des œufs.
De loin en loin, le Cérambyx met pied à terre, va se
restaurer au quartier de poire. Puis subitement il tré-
pigne comme affolé ; d'un élan frénétique il revient, se
remet en selle et reprend sa position, dont largement il
use, de jour, de nuit, à toute heure.
Au moment de la mise en place d'un œuf, il se tient
coi; de sa langue poilue, il lustre le dos de la pondeuse,
caresse de Capricorne; mais l'instant d'après il renou-
velle ses tentatives, le plus souvent suivies de succès.
Ce n'est jamais fini !
Ainsi pendant un mois la pariade persiste; elle ne
cesse que lorsque les ovaires sont épuisés. Alors, usés
144 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Fim et l'autre, n'ayant plus rien à faire sur le tronc du
chêne, les deux conjoints se séparent, languissent quel-
ques jours et périssent.
Que conclure de cette extraordinaire persistance chez
le Gérambyx, le Rhynchite et bien d'autres? Simplement
ceci : nos vérités sont provisoires; battues en brèche
par les vérités de demain, elles s'embroussaillent de
tant de faits contradictoires que le dernier mot du sa-
voir est le doute.
XI
LE RHYNCHITE DE LA VIGNE
Au printemps , tandis que se travaillent en rouleaux
les feuilles du peuplier, un autre Rhynchite, magnifi-
que de costume lui aussi, manufacture en cigares les
feuilles de la vigne. Il est un peu plus gros, d'un vert
doré métallique virant au bleu. S'il avait taille plus
avantageuse, le splendide Charançon de la vigne occu-
perait rang très honorable parmi les bijoux de Fento-
mologie.
Pour attirer les regards, il a mieux que son éclat :
il a son industrie, qui lui vaut la haine du vigneron,
jaloux de son bien. Le paysan le connaît; il le désigne
môme d'un nom spécial, honneur rarement accordé au
monde des petites bêtes.
Le vocabulaire rural est riche concernant les plantes;
il est très pauvre concernant les insectes. Une douzaine
ou deux de vocables, d'inextricable confusion par leur
généralité, représentent toute la nomenclature entomo-
logique en idiome provençal, si expressif cependant, si
fécond lorsqu'il s'agit du végétal, parfois mauvais brin
d'herbe que l'on croirait connu du botaniste seul.
Avant tout, l'homme de la glèbe s'informe de la
plante, la grande nourrice; le reste lui est indifférent.
Superbe parure, curieuses mœurs, merveilles de l'ins-
10
U6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
tinct, tout cela ne lui dit rien. Mais toucher à sa vigne,
manger l'herbe d'autrui, quel crime abominable ! Yite
un nom, vrai carcan appendu au col du malfaiteur!
Cette fois, le paysan provençal s'est mis en frais d'un
terme spécial : il a nommé Bécarii le rouleur de ciga-
res. L'expression savante et l'expression rurale pleine-
ment concordent ici. Rhynchite et Bécaru s'équivalent;
l'un et l'autre font allusion au long bec de l'insecte.
Mais combien le terme du vigneron, dans sa lucide
simplicité, est plus correct que le nom scientifique,
énoncé dans sa plénitude, avec son complément obli-
gatoire relatif à l'espèce ! Je me tourneboule la cervelle
sans parvenir à démêler le motif qui a fait donner au
rouleur de cigares de la vigne le nom de Rhynchite du
bouleau [Rhynchites hetuleti, Fab.).
S'il y a en effet un Curculionide exploiteur du bou-
leau, ce n'est certainement pas le môme que celui des
vignobles; les deux feuilles à travailler sont des pièces
trop dissemblables de forme et d'ampleur pour conve-
nir au môme ouvrier.
Enregistreurs de signalements , vous qui , sous l'œil
méticuleux de la loupe, décrivez des formes et rédigez
les actes de l'état civil des bêtes , avant de donner des
noms et prénoms à vos empalés, informez-vous un peu
de leur façon de vivre. Ce faisant, vous y verrez plus
clair, vous éviterez d'odieux contresens, et vous épar-
gnerez au novice des hésitations pareilles à celles qui
l'obsèdent quand il se voit contraint d'étiqueter Rhyn-
chite du bouleau un Charançon des pampres. Volon-
tiers on excuse syllabes rocailleuses et croassement de
consonnes; ou rejette exaspéré une appellation qui
dénature les faits.
LE RHYNGHIÏE DE LA VIGNE 147
En son ouvrage, le Rhynclnte de la vigne suit la mé-
thode de celui du peuplier. La feuille est d'abord piquée
du rostre en un point du pétiole, ce qui provoque arrôt
de la sève et souplesse du limbe fané. L'enroulement
débute par l'angle de l'un des lobes inférieurs, la face
Rouleau du Rhynchite de la vigne.
supérieure, verte et lisse, en dedans, la face inférieure,
cotonneuse et à fortes nervures, en dehors.
Mais l'ampleur de la feuille et ses profondes sinuosi-
tés presque jamais ne permettent travail régulier d'un
bout à l'autre de la pièce. Alors des plis brusques se
pratiquent qui changent, à diverses reprises, le sens de
l'enroulement, et laissent au dehors tantôt la face verte,
tantôt la face cotonneuse, sans ordre appréciable, comme
au hasard.
J48 SOUVENIRS ExNTOMOLOGIQUES
Avec la feuille de peuplier, de forme simple, d'éten-
due médiocre, se manufacture élégant rouleau; avec la
feuille de vigne, d'ampleur encombrante, de contour
compliqué, s'obtient cigare informe, paquet sans cor-
rection.
Ce n'est pas défaut de talent, c'est difficulté de ma-
nipuler, de maîtriser pareille pièce. L'artifice mécani-
que est, en effet, le même que pour la feuille de peuplier.
Trois pattes par ici et trois pattes par là sur les lèvres
du pli, le Bécaru prend appui d'un côté et fait effort de
l'autre.
Comme son émule cigarier, il travaille à reculons,
ayant sous les yeux ce qui, plié à l'instant môme et peu
solide encore, exigera peut-être des retouches immé-
diates. Le résultat est ainsi surveillé tant qu'il n'a pas
fait preuve de stabilité.
Comme lui, par la pression du rostre, il scelle les
dentelures de la couche finale. Ici pas d'aggiutinatif
sué par les bords de la feuille, mais il y a bourre coton-
neuse dont les poils s'enchevêtrent et donnent adhésion.
En son ensemble, la méthode est donc la môme pour,
les deux Rliynchites.
Les mœurs familiales ne changent pas non plus.
Tandis que la mère patiemment enroule sa volute, le
père se tient à proximité, sur la même feuille. Il
regarde faire. Puis le voici qui accourt à la hâte, se
range dans le pli et donne, auxiliaire bénévole, le con-
cours de ses grappins. Lui non plus n'est pas un aide
bien assidu. Sa brève collaboration est un prétexte
pour lutiner la travailleuse et parvenir à ses fins à force
d'insistance.
Use retire satisfait. Surveillons-le. Avant que le rou-
LE RHYNCniïE DE LA VIGNE 140
leaii soit terminé, nous le verrons maintes fois revenir,
animé des mômes intentions, rarement dédaignées. Inu-
tile d'insister davantage sur ces pariades indéfiniment
renouvelées, contraires à nos données classiques sur
Fun des points les plus délicats de la physiologie de
rinsecte. Pour marquer du sceau de la vie les centai-
nes de germes de la mère Bombyx, les trente mille et
plus de la mère Abeille, une seule fois le père intervient
directement. Cette intervention, le Curculionide la ré-
clame presque pour chaque germe. A qui de droit je
livre le curieux problème.
Déroulons un cigare de fraîche date. Les œufs, fines
perles d'ambre, sont disséminés, un par un, à des pro-
fondeurs très variables de la volute. J'en compte en
général plusieurs, de cinq à huit. La multiplicité des
convives, tant dans le rouleau du peuplier que dans
celui de la vigne, affirme extrême sobriété.
Les deux routeurs de feuilles ont l'éclosion rapide :
au bout de cinq à six jours naît le vermisseau. Alors
commencent pour l'observateur les difficultés du novi-
ciat en matière d'éducation larvaire; et ces difficultés
sont d'autant plus agaçantes que rien ne les annonçait.
La marche à suivre semble ici des plus simples en effet.
Puisque les rouleaux sont à la fois gîte et nourriture,
il suffit de les cueillir, les uns sur la vigne, les autres
sur le peuplier, et de les mettre dans des bocaux, où
l'on puisera aux heures jugées opportunes. Ce qui s'ac-
complissait en plein air, au milieu des troubles atmos-
phériques, ne s'accomplira que mieux sous le paisible
abri du verre. Donc aucun doute sur un facile succès.
Mais qu'est ceci? De temps à autre je déroule quel-
ques cigares pour m'informer de l'état de leur contenu.
150 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Ce que je vois me rend tout anxieux sur le sort de ma
nourricerie. Les jeunes larvées sont fort loin de prospé-
rer. J'en trouve de languissantes, qui maigrissent, se
ratatinent en un globule ridé; j'en trouve de mortes.
En vain je patiente : les semaines s'écoulent, et pas un
de mes vers ne grossit, ne donne signe de vigueur. De
jour en jour ma double population diminue, se résout
en moribonds. Quand vient juillet, rien ne me reste de
vivant dans les bocaux.
Tout a péri. Et de quoi? De famine, oui, de famine,
dans un grenier d'abondance. Cela se voit au peu de
matière consommée. Les rouleaux sont presque intacts ;
tout au plus, au sein de leurs plis, je constate quelques
ératlures, traces d'une dent dédaigneuse. Probablement
les vivres se sont trouvés trop arides, rendus imman-
geables par la dessiccation.
Si, dans les conditions naturelles, les ardeurs du soleil
les durcissent le jour, les brouillards et la rosée les ra-
mollissent la nuit. Ainsi se maintient, au cœur de la
volute, une colonne de mie tendre nécessaire aux déli-
cats nourrissons. Le séjour dans l'atmosphère toujours
sèche des bocaux a fait, au contraire, du rouleau un
croûton trop rassis dont les vers n'ont pas voulu. L'in-
succès vient de là.
L'année d'après je recommence, mieux avisé cette
fois. Les rouleaux, me disais-je, restent appendus quel-
ques jours à la vigne et au peuplier. La piqûre faite au
pétiole n'a pas rompu en plein les aqueducs de la sève;
un maigre afflux persiste, qui maintient quelque temps
un peu de souplesse dans le limbe, surtout au centre de
la volute, non exposé à l'insolation. De la sorte le nou-
veau-né a sous la dent des vivres frais. Il grossit, se
LE RHYNCniTE DE LA VIGNE 151
fait vigoureux, acquiert estomac apte à se satisfaire
d'une nourriture moins tendre.
Cependant le rouleau de jour en jour brunit, tourne
à l'aride. S'il restait indéfiniment suspendu au rameau,
et si, cas fréquent, l'humidité nocturne venait à faire
défaut, la dessiccation le gagnerait en plein, et son hôte
périrait, comme il a péri dans mes bocaux. Mais tôt ou
tard l'agitation par le vent le détache, le fait tomber à
terre.
Cette chute est le salut du ver, bien loin encore de sa
complète croissance. Au pied du peuplier, sous les her-
bages de la prairie soumise à de fréquents arrosages,
le sol est toujours humide; au pied du cep, la terre,
obombrée par les pampres, conserve assez bien la fraî-
cheur des dernières ondées. Gisant sur Thumecté et
préservé des violences d'une insolation directe, le vivre
du Rhynchite se conserve en l'état de souplesse voulue.
Ainsi je raisonnais, méditant nouvel essai, et les
faits sont venus confirmer la justesse de mes prévi-
sions. Maintenant les choses marchent à souhait.
De préférence aux rouleaux verts, de fabrication ré-
cente, je cueille les cigares brunis, qui prochainement
doivent choir à terre. Plus âgée, la larve de ces derniers
est d'éducation moins délicate. Enfin la récolte est ins-
tallée dans des bocaux comme précédemment, mais sur
un lit de sable humide. Sans rien plus, le succès est
complet.
Malgré la moisissure, qui cette fois envahit les amas
de cigares et semble devoir tout compromettre, les lar-
ves prospèrent, grandissent sans encombre. La pourri-
ture leur agrée, cette pourriture dont je me méfiais
tant au début, lorsque, pour l'éviter, je tenais au sec
152 SOUVENIRS ENTOMOLO GIQUES
mes récoltes. Je les vois mordre à pleines mandibules
sur des loques en décomposition, ruines faisandées de
la feuille devenue presque terreau.
Je ne m'étonne plus si, dans mes premiers essais,
mes pensionnaires se sont laissés mourir de faim. Con-
seillé par une hygiène mal entendue, je veillais au bon
état des vivres, dans une atmosphère exempte de moisi.
Il fallait, au contraire, laisser agir la fermentation, qui
mortifie les tissus coriaces, exalte les saveurs.
Six semaines plus tard, vers le milieu de juin, les
rouleaux les plus vieux sont des masures, ne conser-
vant guère de leur enroulement que la couche exté-
rieure, toiture défensive. Ouvrons la ruine. A l'inté-
rieur, délabrement complet, mélange de reliefs informes
et de granules noirs, semblables à une fine poudre de
chasse; au dehors, enveloppe croulante, çà et là percée
de trous. Ces ouvertures disent que les habitants sont
partis, descendus en terre.
Je les trouve, en effet, dans les couches de sable frais
dont les bocaux sont garnis. Sous la poussée de l'échiné,
ils s'y sont creusé chacun une niche ronde, parcimo-
nieuse d'espace, où, ramassé sur lui-môme, le ver se
recueille et se prépare à la nouvelle vie.
Bien que formée de parcelles sablonneuses, la paroi
de la cellule n'est pas croulante. Avant de s'endormir
du sommeil de la transformation, le reclus a jugé pru-
dent de consolider sa demeure. Avec un peu de soin,
je peux isoler l'habitacle sous forme d'un globule de la
grosseur d'un pois.
Je reconnais alors que ses matériaux sont cimentés
au moyen d'un produit gommeux qui, lluide au mo-
ment de son émission, a pénétré assez avant et a soudé
LE RHYNCHITE DE LA VIGNE 153
les grains sablonneux en une muraille d'une certaine
épaisseur. Ce produit, incolore et de peu d'abondance,
me laisse hésitant sur son origine. Il ne vient certes
pas de glandes analogues aux tubes à soie des chenil-
les; le ver du Charançon ne possède rien de pareil.
C'est alors une contribution du canal digestif, par l'ori-
fice d'entrée ou celui de sortie. Lequel des deux?
Sans résoudre à fond cette question de ciment, un
autre Curculionide fournit réponse assez probable. C'est
le Brac/iycerus algirus, Fab., disgracieux insecte, lour-
daud, tout hérissé de tubercules terminés en grifTe. Il
est d'un noir de suie et presque toujours souillé de terre
quand on le rencontre au printemps. Ce costume pou-
dreux dénote un terrassier.
Le Brachycère, en effet, hante le sous-sol, à la re-
cherche de l'ail, nourriture exclusive de sa larve. Dans
mon humble jardin potager, l'ail, cher aux Provençaux,
a son coin réservé. Au moment de la récolte, en juillet,
la plupart des tètes me donnent un superbe ver, gras à
lard, qui s'est creusé vaste niche dans un bulbille, un
seul, sans toucher aux autres. C'est le ver du Brachy-
cère, inventeur de Vaioli bien avant les cuisiniers de
la Provence.
L'ail cru, disait Raspail, est le camphre des pauvres.
Le camphre soit, mais non le pain. Ce paradoxe revient
réalité chez notre ver, passionné de cette haute épice
au point de ne s'alimenter d'autre chose, sa vie durant.
Comment, avec ce régime de feu, s'amasse-t-il de si
belles nappes de graisse? C'est son secret, et tous les
goûts sont de ce monde.
Son bulbille consommé, Tamateur d'essence alliacée
plonge plus avant en terre, crainte peut-être de l'arra-
154 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
chage dont le moment ne tardera pas à venir. Il pré-
vient les ennuis que lui vaudrait le maraîcher; il des-
cend, loin de la tête natale.
J'en ai élevé une douzaine dans un bocal à demi plein
de sable. Quelques-uns se sont établis contre la paroi
même, ce qui me permet d'entrevoir vaguement de
quelle manière les choses se passent dans la cellule sou-
terraine. Le constructeur est courbé en arc qui, par
moments, se resserre et devient cercle. Il me semble
alors lui voir cueillir du bout des mandibules, comme
le font les Larins, une gouttelette poisseuse qui perle à
l'extrémité d'arrière. Il l'infiltré dans la paroi de sable;
il en badigeonne le verre, où la matière se fige en traî-
nées nuageuses, blanches et jaunâtres.
En somme, l'aspect du ciment mis en place et le peu
que j'entrevois des manœuvres du ver me portent à
croire que le Brachycère solidifiant sa cabine emploie
la méthode du Larin construisant sa paillotte. Il con-
naît, lui aussi, l'original secret de l'intestin transformé
en usine de mortier hydraulique. L'aggloméré sableux
obtenu de la sorte forme une coque assez solide, oiî
l'insecte, devenu adulte en août, continue de séjourner
jusqu'aux approches de la saison de l'ail.
Cette méthode pourrait bien être générale chez les
divers Curculionides qui, à l'état de larve, de nymphe
ou d'adulte, passent une partie de l'année blottis dans
une coque souterraine. Les routeurs de feuilles, notam
ment le Rhynchite du peuplier et celui de la vigne, si
parcimonieux qu'ils soient en aggiutinatif, ont sans
doute dans rintestin leur entrepôt de ciment, car il
leur serait difficile de trouver mieux. Laissons cepen-
dant une porte ouverte au doute et continuons.
LE RllYiXCHIÏE DE LA VIGNE 155
Pour la première fois, vers la fin d'août, quatre mois
après la manipulation des cigares, j'extrais de sa coque
le Rbynchite du peuplier sous sa forme adulte. Je l'cx-
iiume avec toutes les rutilances d'or et de cuivre; mais
le magnifique, si je ne l'avais dérangé, aurait som-
meillé dans son castel souterrain jusqu'aux nouvelles
feuilles de son arbre, en avril.
J'en exhume d'autres mous et tout blancs, dont les
llasques élytres bâillentpour laisser étaler les ailes chif-
fonnées. Les plus avancés de ces pâles ressuscitants
ont, violent contraste, le rostre d'un noir intense avec
des reflets violets. Dans les premiers jours de sa forme
hnale, le Scarabée durcit et colore d'abord ses instru-
ments de travail : brassards dentelés et chaperon à cré-
nelures rayonnantes. Le Charançon pareillement durcit
et colore en premier lieu son poinçon. Ces laborieux
m'intéressent avec leurs préparatifs. A peine le reste
du corps se fige, se cristallise, que déjà l'outillage de la
future besogne acquiert robusticité exceptionnelle par
une trempe précoce, longtemps prolongée.
Des coques rompues, j'extrais aussi des nymphes et
des larves. Ces dernières apparemment ne franchiront,
de cette année, la première étape. A quoi bon se pres-
ser? La larve, tout aussi bien que l'adulte, peut-être
mieux, est apte aux somnolences dans les rudesses de
rhiver. Quand le peuplier déploiera ses bourgeons vis-
queux et que le grillon fera sonner dans les pelouses les
premiers couplets de sa mélopée, tous seront prêts,
retardataires et précoces ; fidèles à l'appel du renouveau,
tous sortiront de terre, empressés d'escalader l'arbre
ami et de recommencer au soleil les fêtes des feuilles
roulées.
156 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
En ses terres caillouteuses, assoiffées, où les rouleaux
alimentaires promptement se dessèchent, le Rhyncliite
de la vigne est plus tardif, exposé qu'il est à des chô-
mages faute de vivres ramollis à point. C'est en sep-
tembre, octobre, que j'obtiens les premiers adultes,
splendides bijoux enfermés, jusqu'au printemps, dans
leur écrin, la coque souterraine. A cette époque abon-
dent, inhumées, la nymphe et les larves. Bien des vers
même n'ont pas encore abandonné leurs rouleaux;
mais, d'après leur taille, ils ne tarderont guère. Aux
premiers froids, le tout va s'engourdir et différer la
suite de l'évolution jusqu'à la fin des mauvais jours.
XII
AUTRES ROULEURS DE FEUILLES
L'industrie de l'insecte est- elle déterminée par la
conformation de l'outillage disponible? en est-elle, au
contraire, indépendante? Est-ce la structure organique
qui régit les instincts, ou bien les diverses aptitudes
remontent- elles à des origines inexplicables par les
seules données de l'anatomie? A ces questions vont
répondre deux autres routeurs de feuilles, l'Apodère du
noisetier {Apodenis corijU, Lin.) et FAttelabe curculio-
noïde [Attelabus ciirculionoïdes , Lin.), l'un et l'autre
fervents émules des cigariers qui travaillent le peuplier
et la vigne.
D'après le lexique grec, le terme d'Apodère signifie-
rait Yécorché. Est-ce bien cela qu'avait en vue l'auteur
de l'expression? Mes quelques livres dépareillés de
naturaliste villageois ne me permettent pas de répon-
dre. Toujours est-il que je m'explique le mot par la
couleur de l'insecte.
L'Apodère est un excorié, étalant à nu ses misères
sanglantes. Il est d'un rouge vermillon, aussi vif que
celui de la cire d'Espagne. C'est une goutte de sang
artériel figée sur le vert sombre d'une feuille.
A ce criant costume, rare parmi les insectes, s'ad-
joignent d'autres caractères non moins insolites. Les
lo8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Curculionicles sont tous microcéphales. Celui-ci exagère
encore la stupide réduction : il ne garde de la tête que
le strict indispensable, comme s'il essayait de s'en pas-
ser. Le crâne où se loge sa pauvre cervelle est un mes-
quin granule luisant, d'un noir de jais. En avant, pas
de bec, mais un mufle très court et large; en arrière,
un cou disgracieux, qu'on s'imaginerait avoir été serré
par quelque licol étrangleur.
Haut de jambes, gauche d'allures, il déambule pas à
pas sur sa feuille, qu'il perce de lucarnes rondes. La
matière prélevée est sa nourriture. Etrange bête, ma
foi; souvenir peut-être d'un moule antique, mis au
rebut par les progrès de la vie.
Trois Apodères seulement figurent dans la faune
européenne. Le mieux connu est celui du noisetier.
C'est de Inique je vais m'occuper. Je le trouve ici, non
sur le noisetier, son légitime domaine, mais bien sur
le verne, l'aulne glutineux. Ce changement d'exploita-
tion mérite brève étude.
Ma région ne convient guère au noisetier ; le climat
trop chaud et trop sec lui est défavorable. Sur les hau-
tes croupes du Yentoax, il s'en trouve de clairsemés;
dans la plaine, en dehors des jardins où quelques pieds
sont admis, on n'en voit plus. L'arbuste nourricier
manquant, l'insecte, sans devenir impossible, est du
moins d'une extrême rareté.
Depuis si longtemps que je bats sur un parapluie
renversé les broussailles de ma contrée, voici pour la
première fois notre Apodère. Trois printemps de file,
j'observe sur le verne le Curculionide rouge et son
ouvrage. Un arbre, un seul, toujours le même dans les
oseraies de l'Aygues, me fournit ce rouleur de feuilles,
AUTRES ROULEURS DE FEUILLES lo9
que je vois vivant pour la première fois. A la ronde,
les autres vernes en sont tous privés, ne seraient-ils
distants que de quelques pas. Il y a là, sur ce privilé-
gié, petite colonie accidentelle, bourgade d'étrangers,
qui s'acclimatent avant d'étendre leur domaine.
Comment sont-ils venus ici? A n'en pas douter, par
la voie du torrent. Les géographes définissent l'Aygues
un cours d'eau. Témoin oculaire, je l'appellerais plus
correctement cours de galets. Entendons-nous : je ne
veux pas dire que les galets laissés à sec y ruissellent
d'eux-mêmes; la faible déclivité ne permet pas telle
avalanche. Mais qu'il pleuve, et ils ruisselleront. x\lors,
de ma demeure, à deux kilomètres de distance, j'en-
tends le fracas des pierrailles entre-choquées.
La majeure partie de Tannée, l'Aygues est une vaste
nappe de galets blancs; du torrent, il ne reste que le
lit, sillon de largeur énorme, comparable à celui du
puissant voisin, le Rhône. Que des pluies tenaces sur-
viennent, que les neiges fondent du côté des Alpes, et
le sillon altéré s'emplit pour quelques jours, gronde,
déborde au loin et déplace en tumulte ses bancs de
cailloux. Revenez une semaine après. Au vacarme
diluvien a succédé le silence. Les eaux terribles ont
disparu, laissant sur les rives, comme trace de leur
bref passage, de misérables flaques boueuses, bientôt
bues par le soleil.
Ces crues soudaines amènent mille glanures vivantes
balayées sur les flancs des montagnes. Le lit de l'Aygues
à sec est un champ d'herborisation très curieux. On
peut y faire récolte de nombreuses espèces végétales
descendues des régions élevées, les unes temporaires,
abolies sans descendance en une saison, les autres per-
r-b^"* "î^
160 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
sistantes, s'accommodant du nouveau climat. Elles
viennent de loin, elles viennent de haut, ces dépaysées;
pour cueillir telle d'entre elles en son véritable giron,
il faudrait gravir le Yentoux, dépasser la ceinture des
hêtres et atteindre l'altitude où se termine la végétation
ligneuse.
A son tour, la zoologie étrangère est représentée dans
les oseraies, où le calme ne subit de trouble que lors
des crues exceptionnelles de durée. Mon attention se
porte surtout sur le mollusque terrestre, le casanier
par excellence. En temps d'orage, quand gronde le ton-
nerre, lou tambour di cacalauso, comme dit le Proven-
çal, sortir de son manoir, anfractuosité de la roche, et
venir brouter devant sa porte herbes, mousses, lichens
attendris par l'ondée, c'est, en déplacement, tout ce
que se permet l'escargot. Pour le faire voyager, celui-
là, il faut un cataclysme !
Les folles crues de l'Aygues y parviennent. Elles
amènent dans mes parages et déposent dans les fourrés
d'osiers le plus gros de nos escargots, VHelix pomatiaSy
gloire de la Bourgogne. Roulé par les averses sur les
pentes herbues des montagnes, l'expatrié brave l'im-
mersion sous le couvert hermétique de son opercule
calcaire ; il résiste aux chocs à la faveur de sa robuste
coquille. Il arrive d'étape en étape, d'oseraie en ose-
raie. Il descend môme jusqu'au Rhône et peuple l'île
des Rats et l'île du Colombier en face de l'embouchure
de l'Aygues.
D'où vient-il, ce migrateur contraint, qu'on cherche-
rait inutilement ailleurs sur les terres de l'olivier? Il
aime température modérée, verts gazons, fraîcheur des
ombres. Son lieu d'origine n'est certes pas ici ; il est
AUTRES ROULEURS DE FEUILLES 161
au loin sur les montagnes, dernières gibbosités des
Alpes. L'exil du montagnard paraît doux néanmoins.
Le gros escargot prospère assez bien dans les fouillis
d'amarines, aux bords du torrent.
L'Apodère, lui non plus, n'est pas un indigène. C'est
un naufragé, venu des hauteurs fertiles en noisetiers.
\'\
-yfm^:':^^
' Rouleau de TApodère, sur le veriie.
11 a fait le voyage en batelet, c'est-à-dire dans la coque
de feuille où naît le ver. L'esquif étroitement clos a
rendu la traversée possible. ^Atterri en un point des
rives, l'insecte a troué son habitacle au solstice d'été;
et, ne trouvant pas son arbre favori, il s'est établi sur
le verne. Là il a fait souche, fidèle au même arbre
depuis trois ans que je suis en relation avec lui. Il est
probable, du reste, que l'origine de la bourgade remonte
plus haut.
L'histoire de cet étranger m'intéresse. Pour lui sont
11
162 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
changées les conditions primordiales de la vie : climat
et nourriture. Ses ancêtres vivaient sous un ciel tem-
péré ; ils pâturaient la feuille du noisetier ; ils manu-
facturaient en cylindre une pièce rendue familière par
Fusage constant des générations passées. Lui, le dé-
paysé, vit sous un ciel torride; il pâture la feuille de
verne, dont la saveur et les propriétés nutritives doi-
vent différer de celles du mets familial ; il travaille une
pièce inconnue, voisine cependant de la pièce réglemen-
taire par la forme et l'ampleur. Ce trouble du régime
et du climat, quels changements a-t-il provoqués dans
lés traits de la bete?
Absolument aucun. En vain je promène la loupe
sur l'exploiteur du verne et sur l'exploiteur du noise-
tier, celui-ci venu par correspondance du fond de la
Corrèze, je ne vois pas entre eux la moindre différence,
même pour les humbles détails. L'industrie serait-
elle modifiée dans sa méthode? Sans avoir encore vu le
travail fait avec une feuille de noisetier, hardiment je
l'affirme pareil à celui qui s'obtient avec une feuille
de verne.
Changez les vivres et le climat, changez les maté-
riaux à travailler; s'il peut s'accommoder des nouveau-
tés qui lui sont imposées, l'insecte persiste immuable
dans son art, ses mœurs, son organisation; s'il ne le
peut, il périt. Être ce qu'on était ou ne pas être, voilà
ce que nous dit, après tant d'autres, le naufragé du
torrent.
Yoyons-le à l'œuvre sur le verne, et nous saurons
comment il travaille sur le noisetier. L'Apodère ne
connaît pas la méthode du Rhynchitc qui, pour obtenir
llaccidité de la pièce à rouler, pique profondément la
AUTRES ROULEURS DE FEUILLES 1G3
queue de la feuille. Le manufacturier rouge a procédé
spécial, sans rapport avec celui de la piqûre.
Le changement de méthode aurait -il pour cause
l'absence du rostre, du fin poinçon apte à plonger dans
l'étroit pétiole? C'est possible, mais non certain, car le
mutle, excellente cisaille, pourrait d'une morsure sec-
tionner à demi le pétiole et obtenir effet équivalent. Je
préfère voir dans le nouveau procédé un des moyens
connus isolément de chaque spécialiste. Ne jugeons
jamais de l'ouvrage d'après l'outil. L'insecte est un
habile qui sait faire emploi d'un instrument quelcon-
que, môme défectueux.
Toujours est-il que, des mandibules, l'Apodère tran-
che transversalement la feuille de verne, à quelque dis-
tance de la base du limbe. Tout est coupé nettement,
même la nervure médiane. Reste seul intact le bord
extrême, oii pend flétri le grand lambeau détaché.
Ce lambeau, majeure part de la feuille, est alors plié
en deux suivant la grosse nervure, la face verte ou su-
périeure en dedans; puis, à partir de la pointe, le dou-
ble feuillet est roulé en un cylindre. L'orifice d'en haut
se clôt avec la partie du limbe que l'entaille a respectée;
l'orifice d'en bas, avec les bords de la feuille refoulés en
dedans.
Le gracieux tonnelet pendille vertical, se balance au
moindre souffle. Il a pour cerceau la nervure médiane,
qui fait saillie au bout supérieur. Entre les deux feuillets
superposés, vers le centre de la volute, est logé l'œuf,
d'un roux de résine et, cette fois, unique.
Les rares cylindres dont j'ai pu disposer ne me per-
mettent pas des détails circonstanciés sur l'évolution
de leur hôte. Ce qu'ils m'apprennent de plus intéressant,
164 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
c'est que le ver, sa croissance terminée, ne descend pas
en terre, comme le font les autres. Il reste dans son ton-
nelet, que l'agitation de Fair ne tarde pas à faire choir
parmi les herbages. Sous ce couvert, à demi pourri, la
sécurité manquerait lors du mauvais temps. Le Cha-
rançon rouge le sait. Il se hâte de prendre la forme
adulte, de revêtir sa casaque vermillon, et vers le com-
mencement de l'été il abandonne son rouleau, devenu
masure. Il trouvera meilleur refuge sous les vieilles
écorces soulevées.
L'Attelabe curculionoïde n'est pas moins expert dans
Fart de confectionner un barillet avec une feuille. Con-
cordance curieuse : le nouveau tonnelier est rouge
comme l'autre, ou, plus exactement, carminé. Rostre
très court, dilaté en mufle. Là cessent les ressemblan-
ces. Le premier s'étire quelque peu, a membres dégagés;
le second est un courtaud, ramassé en globule. On est
tout surpris de son ouvrage, peu compatible, semble-
rait-il, avec un ouvrier de tournure gônée, maladroite.
Et ce n'est pas une pièce docile qu'il travaille : il
roule les feuilles du chêne vert, récentes, il est vrai,
non trop rigides encore. C'est tout de môme coriace,
rebelle à la flexion, lent à se faner. Des quatre routeurs
que je connais, le plus petit, FAttelabe, a le lot le plus
ingrat; et c'est lui, le nain si gauche d'aspect, qui cons-
truit néanmoins, à force de patience, le plus élégant
logis.
D'autres fois il exploite le chêne commun, le chêne
rouvre, à feuilles plus amples, plus profondément en-
taillées que celles de l'yeuse. Sur les pousses du prin-
temps, il fait choix des feuilles supérieures, de grandeur
moyenne, de consistance médiocre. Si l'emplacement
AUTRES ROULEURS DE FEUILLES 1G5
lui convient, cinq, six barillets et davantage pendillent
au même rameau.
Qu'il s'établisse sur l'yeuse ou sur le chêne commun,
l'insecte, à quelque distance de la base de la feuille,
commence par inciser le limbe à droite et à gauche de la
nervure médiane, tout en respectant celle-ci, qui four-
nira solide point d'attache. Alors reparaît la méthode
de l'Apodère : la feuille, rendue plus maniable par la
\
y
Rouleau de l'Attelabe, sur le chêne vert.
double incision, est pliée suivant sa longueur, la face
supérieure en dedans. Tous ces routeurs, cigariers et
tonneliers, savent comment se dompte l'élasticité d'une
feuille au moyen de la piqûre ou de l'incision; tous
sont versés à fond dans le principe de statique qui veut
sur la convexité de la courbure la face de plus grand
ressort.
Entre les deux lames en contact, Fœuf est déposé,
cette fois encore seul. Alors la pièce double est roulée
de la pointe terminale vers le point d'attache. Les den-
telures, les sinuosités du dernier pli, sont scellées par
la patiente pression du mufle; les deux embouchures
du cylindre sont closes au moyen du refoulement des
166 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
bords. C'est fini. Le barillet est terminé, long d'un cen-
timètre environ, cerclé à l'extrémité fixe par la nervure
médiane. C'est petit, mais solide, non dépourvu de
grâce.
Le tonnelier courtaud a ses mérites, que je serais
désireux de mieux mettre en lumière en assistant au
travail. Ce que je parviens à voir dans les champs, sur
le chantier môme, se réduit à peu près à rien. Maintes
fois je surprends l'insecte sur son fût, immobile, le
mufle appliqué contre les douves de la pièce.
Que fait-il là? Il sommeille au soleil; il attend que le
dernier pli de l'ouvrage ait acquis stabilité sous une
pression prolongée. Si je l'examine de trop près, aussi-
tôt, rassemblant les pattes sous le ventre, il se laisse
choir.
Mes visites n'aboutissant guère, j'essaye l'éducation
en domesticité. L'Attelabe s'y prête très bien : il tra-
vaille sous mes cloches avec autant de zèle que sur son
chêne. Ce que j'apprends alors m'enlève tout espoir de
suivre en leurs détails les manœuvres de Fenroulement.
L'Attelabe est un ouvrier nocturne.
Bien avant dans la nuit, vers les neuf ou dix heures,
sont donnés les coups de ciseaux qui entaillent la
feuille; le lendemain matin, le barillet est terminé.
A la douteuse clarté d'une lampe et à des heures indues
réclamées par le sommeil, le délicat tour de main de
l'ouvrier m'échapperait. N'y songeons plus.
Ces habitudes nocturnes ont leur motif, qu'il me
semble entrevoir. La feuille du chêne, celle de l'yeuse
surtout, est autrement rebelle que la feuille de l'aulne,
du peuplier, de la vigne. Travaillée de jour, sous les
rayons brûlants du soleil, elle ajouterait aux difficultés
AUTRES ROULEURS DE FEUILLES 167
d'une médiocre souplesse celles d'un commencement
de dessiccation. Au contraire, visitée de la rosée, dans
la fraîcheur de la nuit, elle se maintiendra llexible,
elle obéira convenablement aux efforts du rouleur, et
le barillet sera prêt quand le soleil viendra, d'un coup
de feu, stabiliser en sa forme l'ouvrage encore frais.
Si différents entre eux, les quatre routeurs de feuilles
viennent de nous dire que l'industrie n'est pas affaire
de structure organique, que l'outil ne décide pas du
genre de travail. Doués d'une trompe ou d'un mutle,
hauts de pattes ou trotte-menu, élancés ou courtauds,
poinçonneurs ou découpeurs, ils parviennent tous les
quatre au môme résultat, le rouleau, gîte et garde-
manger du ver.
Ils nous disent : l'instinct a son origine autre part
que dans l'organe. Il remonte plus haut; il est inscrit
dans le code primordial de la vie. Loin d'être asservi à
l'outillage, c'est lui-même qui le domine, apte à l'em-
ployer tel quel, avec la même habileté, ici pour un ou-
vrage et là pour un autre.
Le petit tonnelier du chêne ne termine pas là ses
révélations. L'ayant assez fréquenté, je sais combien il
est difficile sur la qualité des vivres. Desséchés, il les
refuse absolument, dût-il périr d'inanition. Il les veut
tendres, marines dans l'humide, mortifiés par un com-
mencement de pourriture, assaisonnés même d'un peu
de moisi. Je les lui cuisine à son goût en les tenant
dans un bocal sur lit de sable mouillé.
Ainsi traité, le vermisseau éclos en juin rapidement
grossit. Deux mois lui suffisent pour devenir une belle
larve d'un jaune orangé, qui vivement, avec la brus-
querie d'un ressort, détend sa courbure et s'agite dans
108 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
sa loge effractionnée. Remarquons sa forme svelte, bien
moins replète que celle des autres Charançons en géné-
ral. A lui seul, ce défaut de corpulence larvaire dénote
un adulte d'exceptionnelle catégorie. Je n'en dirai pas
davantage sur le compte du ver : son signalement serait
de médiocre intérêt.
Ceci mérite mieux examen. Nous sommes en lin
septembre ; nous venons de subir un été extraordinaire
par sa température torride et son aridité. La canicule
ne veut plus finir. Dans l'Ardèche, le Bordelais, le
Roussillon, les forêts flambent; du côté des Alpes, des
villages entiers sont brûlés ; devant ma porte, un pas-
sant, de son allumette négligemment rejetée, incendie
les champs voisins. Ce n'est plus une saison, c'est un
embrasement.
Que doit faire l'Attelabe en tel désastre? Il est à son
aise, il prospère dans mes appareils, qui lui tiennent les
vivres ramollis; mais au pied de son chêne, parmi les
broussailles à feuillage recroquevillé comme par l'ha-
leine d'un four, sur la terre calcinée, que doit-il deve-
nir, le pauvret? Allons nous informer.
Sous les chênes qu'il exploitait en juin, je parviens
à trouver, parmi les feuilles mortes, une douzaine de
ses petits barils. Ils ont conservé la couleur verte, tant
la dessiccation les a promptement saisis. Cela craque,
cela se met en poudre sous la pression des doigts.
J'ouvre un tonnelet. Au centre est le vermisseau,
d'aspect convenable, mais combien petit ! A peine dé-
passe-t-il la taille qu'il avait au sortir de l'œuf. Est-il
mort, est-il vivant, ce point jaune? L'immobilité le dit
mort, la coloration non fanée le dit vivant. Je romps
un second baril, un troisième. Au centre, toujours un
AUTRES ROULEURS DE FEUILLES 169
vermisseau jaune, immobile et tout petit comme le sont
les nouveau-nés. Tenons-nous-en là; conservons le
reste de ma récolte pour une expérience qui me vient
à l'esprit.
Avec leur immobilité de momie, les vermisseaux sont-
ils réellement trépassés? Non, car si je les pique de la
pointe d'une aiguille, aussitôt ils se trémoussent. Leur
état est un simple arrêt d'évolution. Dans leur étui
récemment roulé, appendu encore à l'arbre et recevant
un peu de sève, ils ont trouvé l'aliment nécessaire à
leurs premiers progrès ; puis le barillet est tombé à
terre, où rapidement il s'est desséché.
Alors, dédaigneux de sa dure victuaille, le ver a cessé
de manger et de croître. Qui dort dîne, s'est-il dit; et
il attend, dans la torpeur, que la pluie vienne lui ra-
mollir sa miche.
Cette pluie, après laquelle bêtes et gens soupirent
depuis quatre mois, il est en mon pouvoir de la réaliser,
du moins dans les limites des besoins d'un Charançon.
Je mets flotter à la surface de l'eau les tonnelets arides
qui me restent. Quand ils sont imbibés à point, je les
transvase dans un tube dé verre, fermé à l'un et l'autre
bout avec un tampon de coton mouillé qui maintiendra
l'atmosphère humide.
Le résultat de mes artifices mérite mention. Les en-
dormis se réveillent, consomment l'intérieur delà miche
ramollie et rattrapent si bien le temps perdu qu'en peu
de semaines ils ont la taille de ceux qui n'ont pas subi
d'arrêt dans mes bocaux à demi pleins de terre humide.
Cette aptitude à suspendre la vie de longs mois,
lorsque les provisions n'ont plus la souplesse requise,
ne se retrouve pas ohez les autres routeurs de feuilles.
170 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
En fin août, trois mois après l'éclosion, nul vivant
dans les cigares de la vigne tenus au sec. La mortalité
est plus rapide encore dans les cigares du peuplier
desséchés. Quant aux cylindres de l'aulne, faute de
matériaux en nombre suffisant, je n'ai pu les interro-
ger sur l'endurance de leurs hôtes.
Des quatre rouleurs de feuilles, le plus menacé par
la sécheresse est celui du chêne. Son tonnelet tombe et
repose sur un sol d'aridité extrême hors des temps de
pluie; en outre, à cause de ses minimes dimensions, il
est tari jusqu'au centre au premier coup de soleil.
Le terrain du vignoble est aride pareillement; mais
il y a de l'ombre sous les pampres, et l'opulent cigare
est d'épaisseur à garder dans sa partie centrale, bien
mieux que ne le fait le maigre barillet, un peu de la
fraîcheur indispensable au ver. Sous le rapport de l'abs-
tinence prolongée, le Rhynchite de la vigne ne peut
supporter les comparaisons avec le fabricant de barils.
Encore moins ne le pourrait le Rhynchite du peuplier.
Pour celui-ci, le plus souvent, le danger du sec est nul,
malgré l'exiguïté du rouleau, mesquine queue de rat.
La chute de ce rouleau se fait d'habitude au bord d'un
fossé, sur l'humide sol des prairies. L'exploiteur de
l'aulne n'est guère en péril non plus : au pied de son
arbre, ami des raisselets, il trouve la fraîcheur néces-
saire au bon état du cylindre nourricier. Mais quand
il exploite le noisetier, j'ignore quelles conditions le
tirent d'affaire.
Ces derniers temps, les journaux, retentissants échos
de toutes les sottises, faisaient quelque bruit sur les
prouesses stomacales de certains pauvres diables qui,
pour gagner leur pain, jeûnaient des trente et quarante
AUTRES ROULEURS DE FEUILLES 171
jours. Comme do règle en choses de badauderie, des
admirateurs se trouvaient, encourageant ces misères.
Or voici bien mieux, ô snobs de l'abstinence ! Une
bestiole de rien, non célébrée parles journaux, un ver-
misseau né de ravant-veille, prend quelques bouchées;
puis, ses vivres se trouvant trop secs, de quatre mois
et plus ne mange plus. Et ce n'est pas ici efTet de lan-
gueur maladive; la béte jeûne en pleine fringale de la
croissance, alors que Festomac, mieux que jamais,
réclame copieuse alimentation. LeRotifère, inerte, des-
séché toute une saison parmi les mousses de son toit,
se remet à tournoyer dans une goutte d'eau. Le ver de
l'Attelabe, voisin de la mort pendant quatre à cinq
mois, reprend animation et mange en goulu si je lui
mouille son pain. Qu'est donc la vie, capable de pa-
reilles haltes?
XIII
LE RHYNCHITE DU PRUNELLIER
Non moins habiles que les Charançons de la vigne et
du peuplier dans Fart de rouler des feuilles, FAttelabe
et l'Apodère nous ont démontré qu'avec un outillage
dissemblable l'industrie peut rester la même; ils nous
ont affirmé compatibles la parité des aptitudes et la di-
versité des organes. Inversement, avec les mêmes outils
peuvent s'exercer des métiers différents; l'identité des
formes n'impose pas l'équivalence des instincts.
Qui dit cela? Qui met en avant cette proposition sub-
versive? Cet audacieux est le Rhynchite du prunellier
[Rhtjnchites aiiratus, Scop.).
Rivalisant d'éclat métallique avec les exploiteurs de
la vigne et du peuplier, il possède, exactement comme
ces derniers, poinçon courbe qu'on dirait propre à pi-
quer la queue d'une feuille, puis à fixer les bords de la
pièce roulée; il a forme trapue, apte, semble-t-il, au
travail dans l'étroit sillon d'un pli; il possède sandales
à crampons, donnant appui stable sur les surfaces glis-
santes. A qui connaît les cigariers, il suffit de le voir
pour l'appeler aussitôt du môme nom générique. Les
nomenclateurs ne s'y sont pas mépris : ils sont unani-
mes à le nommer Rhynchite. A juger du métier d'après
l'aspect du travailleur, on n'hésite pas : on fait de ce
LE RHVNGHITE DU PRUNELLIER 173
troisième Rliynchite un émule des autres, on le classe
dans la corporation des rouleurs de feuilles.
Eh bien, ici l'extérieur profondément nous trompe,
nous sommes dupes d'une identité de structure. Quant
aux mœurs, le Rhynchite du prunellier n'a rien de com-
mun avec les deux que lui associe la nomenclature,
basée sur le seul caractère des formes. Bien mieu;x, tant
qu'on ne Fa pas vu à l'ouvrage, nul ne soupçonnerait
quelle est sa profession. Il travaille exclusivement le
fruit du prunellier; il faut à son ver, pour ration, la pe-
tite amande, et pour logis, Fétroit noyau de la prunelle.
Yoici donc qu'inexpert au métier de ses confrères,
sans rien changer à l'outillage , le pareil des manufac-
turiers en cigares se fait perforateur de coffrets ; avec le
môme poinçon dont se servent ses proches pour fixer le
dernier pli d'un rouleau, il creuse une fossette à la sur-
face d'une coque dure comme l'ivoire. L'outil assem-
bleur d'une lame flexible corrode maintenant l'indomp-
table et fonctionne en pic excavateur. Chose plus
étrange : après la rude besogne du burin, il dresse au-
dessus de Fœuf une petite merveille, dont nous aurons
lieu d'admirer Fexquise délicatesse.
Le ver ne m'étonne pas moins. Il change de régime.
Hôte de la vigne et du peuplier, il consommait une
feuille; hôte du prunellier, il s'alimente de farineux. Il
change ses moyens de libération. Lorsque, toute la
croissance acquise, le moment est venu de descendre
en terre, les deux premiers n'ont devant eux qu'un obs-
tacle sans résistance, la couche superficielle de l'étui
foliacé, ramollie, rainée parla pourriture; le troisième,
à l'exemple du Balanin des noisettes, doit perforer une
muraille d'exceptionnelle solidité.
174 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Que d'étranges oppositions ne relèverions-nous pas
en ce genre de faits, si les mœurs du groupe Rhynchite
nous étaient mieux connues? Un quatrième exemple
m'est familier [Rhynchites Bacc/mSy Lin.). Identique
de forme avec les fabricants de cigares et les exploi-
teurs de noyaux, digne enfin sous tous les rapports de
l'appellation de Rhynchite, que sait-il faire, celai-ci?
Roule-t-il des feuilles? Non. Établit-il son ver dans le
coffre d'une amande? Non.
Il a métier fort simple, car sa méthode se réduit à
inoculer la ponte, un peu de-ci, un peu de-là, dans la
chair encore verte des abricots. Ici nulle difficulté à
vaincre, et de la sorte nul art tant chez le ver que chez
la mère. Le rostre donne un coup de sonde dans une
matière de faible résistance, l'œuf est introduit au fond
de la plaie, et c'est tout. L'installation de la famille est
des plus sommaires; elle remet en mémoire la pratique
des Larins.
Le ver, de son côté, n'a pas à se mettre en frais de
talents. Qu'en ferait-il? Il se nourrit de la pulpe du
fruit, qui tombe bientôt à terre et s'y convertit en une
marmelade. Dans ce milieu diffluent, la vie est facile :
un laitage de pourri baigne le nourrisson. Quand l'heure
vient de se réfugier dans le sous-sol , le saturé de con-
fitures n'a pas de voile à déchirer, pas de muraille à
trouer : la chair de l'abricot est devenue pincée de
poussière brune.
Autrefois les Anthidies, les uns ourdi sseurs de coton-
nades, les autres pétrisseurs de résine, me soumettaient
question ardue. Plus tard sont venus les Bousiers des
pampas, les Phanées, préparant pour conserves ali-
mentaires, ceux-ci des gâteaux de bouse moulés en
LE RHYXCHITE DU PRUNELLIER 175
forme de poire, ceux-là des pièces de charcuterie tenues
au frais dans des jarres d'argile. De part et d'autre,
m'était proposée cette difficulté : des mœurs, des in-
dustries sans rapport entre elles, peuvent-elles s'expli-
quer du moment qu'on admet une origine commune
pour ces divers industriels, si voisins de conformation
d'ailleurs? La demande reparait, plus pressante, avec
les quatre Rhynchites.
Que l'influence des milieux ait quelque peu modifié
l'extérieur, que la lumière ait accentué la coloration,
que la quantité des vivres ait modérément varié la
taille, que le climat chaud ou froid ait éclairci ou rendu
plus épais le pelage, tous ces changements et bien d'au-
tres encore, si cela peut faire plaisir à quelqu'un, aisé-
ment je les concède; mais, de grâce, élevons-nous plus
haut, ne réduisons pas le monde des vivants à une col-
lection de tubes digestifs, à un assortiment de ventres
qui s'emplissent et se vident.
Songeons au coup de pouce magistral qui met tout
en branle dans la machine animale ; interrogeons les
instincts, dominateurs des formes; remettons-nous en
mémoire la superbe expression de l'antiquité : mens
agitât molem; et nous comprendrons l'inextricable dif-
ficulté où se trouve la théorie pour nous expliquer
comment il se fait que de quatre insectes, aussi pareils
de forme que le sont entre elles des gouttes d'eau, deux
convolutent des feuilles, un autre burine des noyaux,
un dernier exploite la marmelade d'un fruit pourri.
S'il y a filiation entre eux, s'ils sont en effet parents,
comme semblerait l'affirmer leur air de famille si bien
accentué, lequel a commencé la lignée? Serait-ce le
routeur de feuilles?
176 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
A moins de se contenter de rêveries, nul n'admettra
que le manipulateur de cigares se soit un jour lassé de
son rouleau et, fol innovateur, se soit mis à trouer le
coffre d'un noyau. De telles industries, si disparates, ne
s'appellent pas l'une l'autre. Les feuilles ne leur man-
quant jamais, les premiers routeurs ont passé peut-être
d'un végétal à d'autres plus ou moins similaires ; mais
renoncer à la volute de feuillage, d'acquisition si facile,
et devenir, rien ne les y obligeant, acharnés rongeurs
de bois dur, c'eût été de leur part idiot. Aucune raison
acceptable n'expliquerait l'abandon du premier métier.
De telles folies sont inconnues dans le monde de l'in-
secte.
L'exploiteur de la prunelle refuse à son tour de se
reconnaître comme l'inspirateur da cigarier. « Moi,
dit-il, moi renier ma petite prune bleue, si savoureuse
dans son âpreté! moi, ciseleur de coupes, délaisser
mon burin, et, en un moment d'extravagance, me faire
ployeur de feuilles ! Et pour qui me prend-on? Mon ver
raffole de l'amande farineuse; devant tout autre mets,
et surtout devant le maigre, l'insipide rouleau de mon
collègue du peuplier, il se laisserait périr de faim.
Tant qu'il y a eu des prunelles ou des fruits approchants,
ma race, s'en trouvant bien, n'a pas commis la sottise
d'y renoncer pour une feuille. Tant qu'il y en aura,
nous y resterons ftdèles, et si jamais elles manquent,
nous périrons jusqu'au dernier. »
L'amateur de l'abricot n'est pas moins affirmatif.
Lui, d'installation si facile dans une molle chair, s'est
bien gardé de conseiller à ses iils la pénible besogne
d'une coque perforée, d'une feuille domptée en cigare.
Suivant les lieux, suivant l'abondance des fruits, pas-
LE RIIYNCHITE DU PRUNELLIER 177
ser de l'abricot à la prune, à la pèche, à la cerise même,
voilà les plus audacieuses innovations. Mais comment
admettre que ces passionnés de pulpe, très satisfaits de
leur grasse vie, indéfiniment possible autrefois comme
aujourd'hui, se soient jamais risqués à laisser le tendre
pour le dur, le juteux pour l'aride, l'aisé pour le diffî-
cultueux?
Aucun des quatre n'est la souche de la lignée. L'an-
cêtre commun serait-il alors un inconnu, plaqué peut-
être dans les feuillets de schiste dont nous consultions
au début les vénérables archives? S'y trouverait-il, qu'il
ne nous apprendrait rien. La bibliothèque de pierres
conserve les formes et ne garde pas les instincts; elle
ne dit rien des industries, parce que, ne cessons de le
répéter, l'outil de Tinsecte ne renseigne pas sur le mé-
tier. Avec le même rostre, le Gurculionide peut exercer
des professions très différentes.
Ce que faisait l'ancêtre des Rhynchites, nous ne le
savons pas, et n'avons nul espoir de le savoir un jour.
Alors la théorie prend pied sur le vague terrain des
suppositions. Admettons -que..., dit -elle; imaginons
que..., il pourrait se faire que..., etc. Théorie, ma mie,
c'est là moyen commode d'arriver à telle conséquence
que l'on veut. Avec un bouquet d'hypothèses convena-
blement choisies, sans être subtil logicien, je me ferais
fort de vous démontrer que le blanc est le noir, que
l'obscur est le clair.
Trop ami des vérités tangibles, indiscutables, je ne
vous suivrai pas dans vos fallacieuses suppositions. Il
me faut des faits authentiques, bien observés, scrupu-
leusement sondés. Or qu'avez-vous sur la genèse des
instincts? Rien, puis rien, toujours rien.
12
178 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Vous croyez avoir bâti monument en blocs cyclopéens,
et vous n'avez édifié qu'un château de cartes, croulant
au souflle des réalités. Le Rhynchite réel, et non celui
de l'imagination, l'insecte, qu'il est loisible à chacun
d'observer et d'interroger, en sa naïve sincérité ose vous
le dire.
Il vous dit : « Mes industries si opposées ne peuvent
dériver l'une de l'autre. Nos talents ne sont pas le legs
d'un ancêtre commun, car, pour nous laisser tel héri-
tage, l'initiateur originel aurait dû être versé à la fois
dans des arts incompatibles : celui des feuilles roulées^
celui des noyaux mis en perce, celui des fruits confits^
sans compter le reste que vous ignorez encore. S'il s'est
trouvé inhabile à tout faire, il a dû, pour le moins, avec
le temps, abandonner un premier métier et en appren-
dre un second, puis un troisième, puis une foule d'au-
tres dont la connaissance est réservée aux observateurs
futurs. Eh bien, pratiquer plusieurs industries à la fois,
ou encore de spécialiste en tel genre se faire spécialiste
en tel autre genre tout différent, foi de Rhynchite, ce
sont-là choses insensées pour des hôtes. »
Ainsi parle le Curculionide. Complétons son dire.
Les instincts des trois corps de métier dont il est fait ici
l'historique ne pouvant en aucune façon se ramener à
une origine commune, les Rhynchites correspondants,
malgré leur extrême ressemblance de structure, ne
sauraient être les ramihcations d'une même souche.
Chacune de leurs races est un médaillon indépendant,
frappé d'un coin spécial dans l'atelier des formes et des
aptitudes. Qu'est-ce donc lorsque, aux dissemblances
des instincts, s'ajoutent les dissemblances des formes !
Assez philosophe. Faisons plus intime connaissance
LE RHYNCIIITE DU PRUNELLIER 170
avec rexploileur des prunelles. Vers la fin de juillet,
gTas à point, le ver sort de son noyau et descend en
terre. Il refoule du dos et du front la poudre environ-
nante, il s'y ménage niche ronde, qu'un agglutinatif
fourni par le constructeur consolide un peu, de façon à
prévenir l'écroulement. Semblables préparatifs de nym-
phose et d'hivernation sont usités du Rhynchite de la
vigne et de celui du peuplier; mais ceux-ci sont plus
précoces dans leur évolution. Septembre n'est pas ter-
miné qu'ils ont acquis, en majorité, la forme adulte. Je
les vois reluire dans le sable de mes bocaux ainsi que
des pépites vivantes. Ces globules d'or ont prévision de
la saison froide, d'approche rapide : ils ne bougent en
général de leurs souterrains. Cependant, séduits par de
violents coups de soleil, les derniers de l'année, quelques
Rhynchites du peuplier remontent à l'air libre , vien-
nent s'informer des événements climatériques. Aux pre-
miers souffles de la bise, ces aventureux se réfugieront
sous les écorces mortes, peut-être môme périront-ils.
L'hôte du prunellier n'a pas cette hâte. L'automne
touche à la fm, et mes enfouis sont toujours à l'état de
larves. Qu'importe ce retard! Tous seront prêts quand
l'arbuste chéri se couvrira de fleurs. Dès le mois de mai,
en effet, l'insecte abonde sur les prunelliers.
C'est l'époque des liesses insoucieuses. Le fruit trop
petit encore, de noyau sans consistance et d'amande en
gelée hyaline, ne conviendrait pas au ver, mais il fait
le régal de l'adulte, qui, d'un mouvement insensible,
sans aucune manœuvre de vilebrequin, plonge sa per-
cerette dans la pulpe, l'enfonce à demi, se tient là
immobile et délicieusement s'abreuve. Le jus du pru-
neau s'extravase sur la margelle du puits.
180 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Cet amour de l'acerbe prunelle n'est pas exclusif.-
Dans mes volières, alors môme que le fruit réglemen-
taire est présent, le Rhynchite doré accepte très bien la
cerise verte ainsi que la prune cultivée à peine parve-
nue à la grosseur d'une olive. 11 refuse absolument,
quoique ronds et petits ainsi que des prunelles, les fruits
du cerisier mahaleb , ou cerisier de Sainte-Lucie, sau-
vageon fréquent dans les broussailles du voisinage. Leur
saveur de droguerie le rebute.
Quand il s'agit de l'œuf, je ne parviens pas à lui faire
accepter la prune cultivée. En des moments de pénurie,
la cerise ordinaire semble moins lui répugner. Si l'es-
tomac de la mère est satisfait d'une pulpe astringente
quelconque, celui du ver réclame une amande douce
dans un coffret étroit, de médiocre résistance. Celle du
cerisier, assaisonnée d'acide prussique et quelque peu
amère, n'est acceptée qu'avec hésitation ; celle du pru-
nier, renfermée dans un noyau dont la forte paroi op-
poserait trop pénible obstacle d'abord à l'entrée, puis à
la sortie du ver, est absolument dédaignée. La pondeuse,
très au courant de ses affaires de ménage, refuse donc
pour sa famille tout fruit à noyau autre que la prunelle.
Yoyons-la à l'ouvrage. Dans la première quinzaine
de juin, la ponte est en pleine activité. A cette époque,
les prunelles commencent à se colorer de violacé. Elles
sont fermes, à peu près de la grosseur d'un pois, ce qui
n'est pas loin du volume final. Le noyau est ligneux,
résiste au couteau; l'amande a pris consistance.
Les fruits attaqués présentent deux genres de fosset-
tes, brunies par des tissus mortifiés. Les unes, les plus
nombreuses, sont des entonnoirs peu profonds, presque
toujours comblés par une larme de gomme durcie. En
LE RIIYNCHITE DU PRUNELLIER 181
ces points, l'insecte a pris simplement réfection, sans
dépasser la demi-épaisseur à peu près de la couche pul-
peuse. Plus tard, les exsudations de la blessure ont
rempli la cavité d'un tampon gommeux.
Les autres fossettes, plus amples et irrégulièrement
polygonales, plongent jusqu'au noyau. Leur ouverture
mesure près de quatre millimètres, et leurs parois, au
lieu d'être obliques comme celles des exploitations ali-
mentaires, se dressent perpendiculairement sur le noyau
mis à nu. Remarquons encore un détail dont nous ver-
rons tout à l'heure l'importance : il est rare d'y trouver
de la gomme, contenu habituel des autres cavités. Ces
fossettes, libres d'obstruction, sont des établissements
de famille. J'en compte deux, trois, quatre sur la même
prunelle, parfois une seule. Très fréquemment, elles
sont accompagnées d'érosions superficielles en enton-
noir où le Charançon s'est repu.
Les amples fossettes descendant jusqu'au noyau con-
stituent une sorte de cratères irréguliers, au centre des-
quels s'élève toujours un mamelon de pulpe brune. Il
n'est pas rare de distinguer avec la loupe une fine per-
foration au sommet de ce cône central; d'autres fois
l'orifice est clos, mais de façon lâche qui laisse soupçon-
ner des relations avec les profondeurs.
Coupons ce cône suivant son axe. A sa base est un
mignon godet hémisphérique creusé dans l'épaisseur
du noyau. Là, sur un lit de subtile poussière provenant
du travail d'érosion, repose un œuf jaune, ovalaire, d'un
millimètre environ dans son plus grand diamètre. Au-
dessus de l'œuf se dresse, comme toit défensif, le cône
de marmelade brune, percé dans toute sa longueur d'un
canalicule, tantôt en plein libre et tantôt à demi obstrué.
182 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
La structure de Touvragenous dit la marche de Topé-
ration. Dans la couche charnue de la prunelle, la mère,
consommant la substance ou la rejetant s'il yen a trop
pour son .appétit, pratique d'abord une fosse à parois
dressées, et met totalement à nu, sur le noyau, une
aire d'ampleur convenable. Puis, au centre de l'aire,
elle burine de son poinçon une petite coupe plongeant
à mi-épaisseur de la coque. Là, sur un fin matelas de
râpure, l'œuf est pondu. Enfin, comme système de dé-
fense, la pondeuse dresse au-dessus du godet et de son
contenu une toiture pointue, un mamelon de marme-
lade fournie par les parois de la fosse.
L'insecte travaillant très bien en captivité pourvu
qu'on lui accorde ampleur d'espace, soleil et rameau
garni de prunelles, il est aisé d'assister aux manœuvres
de la pondeuse; mais ce qu'on retire d'une observation
assidue se réduit à bien peu.
La journée presque entière, la mère se tient campée
en un point du fruit, immobile et le rostre plongé dans
la pulpe. D'ordinaire, nul mouvement de sa part, rien
qui trahisse des efforts.
De temps à autre, un mâle la visite, lui grimpe sur
le dos, l'enlace et très doucement la berce en oscillant
lui-même. Sans se laisser détourner de son grave tra-
vail, l'enlacée obéit passivement au roulis. C'est un
moyen peut-être de tromper les longues heures néces-
saires à l'établissement d'un œuf.
En voir davantage est bien difficile. Le rostre fonc-
tionne dans les mystères de la pulpe, et à mesure que
la fosse s'ouvre, s'amplifie, l'excavatrice la masque de
son avant. Le creux est prêt. La mère se retire et se
retourne. J'entrevois un instant au fond du cratère le
LE RHYNCHITE DU PRUNELLIER 183
noyau mis à découvert, et au centre de l'aire dénudée,
une petite coupe. Aussitôt l'œuf déposé dans ce godet,
nouveau retournement, et plus rien n'est visible jus-
qu'à la fin de l'ouvrage.
De quelle façon s'y prend la pondeuse pour dresser
au-dessus de l'œuf un amoncellement défensif, un cône,
un obélisque assez incorrect de forme, mais si curieux
par son étroit canal de cheminée? Comment surtout
parvient-elle à ménager dans la molle masse ce défilé
de communication? Ce sont là détails qu'il ne faut
guère songer à surprendre, tant l'insecte travaille avec
discrétion. Bornons-nous à savoir que le rostre seul,
sans intervention des pattes, creuse le cratère et y dresse
le cône central.
Avec les chaleurs de juin, moins d'une semaine suffit
à l'éclosion. La bonne fortune, sollicitée du reste par
des essais à fatiguer le peu que j'ai de patience, me
vaut intéressant spectacle. J'ai sous les yeux un nou-
veau-né. Il vient de rejeter la dépouille de l'œuf; il
s'agite, très affairé, dans sa coupe poudreuse. Pourquoi
tel émoi? Yoici : pour atteindre l'amande, sa ration,
l'animalcule doit achever la fossette, la convertir en
lucarne d'introduction.
Besogne énorme pour un point de glaire. Mais ce
débile point a trousse de charpentier; ses mandibules,
fines gouges, ont reçu, dès le germe, la trempe néces-
saire. Le vermisseau se met incontinent à l'ouvrage. Le
lendemain, par un subtil pertuis où s'engagerait à
peine une aiguille médiocre, il a pénétré en terre pro-
mise, il est en possession de l'amande.
Une autre bonne fortune me dit en partie l'utilité du
cône central percé en cheminée. La mère, creusant la
184 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
fosse clans la chair de la prunelle, boit les sucs extrava-
s6s, mange la pulpe. C'est la façon la plus directe de
faire disparaître les déblais sans se déranger du travail.
Quand elle burine à la surface du noyau le godet qui
doit recevoir l'œuf, elle laisse en place la fine vermou-
lure, matière excellente comme couchette du germe,
mais non utilisable comme aliment.
Le vermisseau, de son côté, que fera-t-il de sa pou-
dre ligneuse à mesure qu'il approfondit la fossette pour
gagner F amande? Eparpiller les déblais aux alentours
n'est pas possible : l'espace manque ; s'en nourrir, les
loger dans l'estomac est moins possible encore : ce n'est
pas avec cette aride semoule que se prennent les pre-
mières bouchées quand on attend le laitage d'une
amande.
Le ver naissant a méthode meilleure. De quelques
poussées de l'échiné, il refoule au dehors, par la che-
minée du cône, les déblais encombrants. Il m'arrive de
voir, en effet, un point blanc et poudreux au sommet du
mamelon central. Ce mamelon canaliculé est donc un
ascenseur par où sont évacués les déblais de l'excava-
tion.
Là ne peut se borner l'utilité de la curieuse pièce :
l'insecte, toujours économe, ne s'est pas mis en frais
d'un haut obélisque creux dans le seul but de préparer
une voie aux atomes de poussière gênant le ver dans
son travail. Avec moindres dépenses, le môme résultat
pouvait s'obtenir, et le Curculionide est trop bien avisé
pour construire le complexe lorsque le simple suffit.
Liformons-nous mieux.
Il est d'évidence que l'œuf, déposé dans un godet à
la surface du noyau, a besoin d'une toiture défensive.
LE RHYNCHITE DU PRUNELLIEII 185
En outre, le vermisseau, travaillant tout à l'heure le
fond de sa coupe pour atteindre l'amande, réclamera
une porte de débarras en son étroit logis. Une menue
coupole, surbaissée, avec lucarne pour l'évacuation des
balayures, remplirait, semble-t-il, toutes les conditions
voulues. Pourquoi donc alors le luxe de cette cheminée
pyramidale qui s'élève jusqu'au niveau supérieur de la
fosse, ainsi que se dresse un cône d'éruption au centre
d'un cratère volcanique?
Les cratères de la prunelle ont leurs laves, c'est-à-dire
leurs aftlux de gomme, qui pleure des divers points
blessés, puis se durcit en blocs. Telle coulée encombre
toute excavation où l'insecte n'a fait que prendre nour-
riture. Les grandes fosses à cône central en sont, au
contraire, dépourvues, ou n'en présentent que de mai-
gres pleurs sur leurs parois.
La pondeuse, cela saute aux yeux, a pris certaines
précautions pour défendre le gîte de l'œuf contre l'in-
vasion de la gomme. Elle a d'abord donné plus d'am-
pleur à la cavité afin d'éloigner convenablement du
germe la perfide muraille, ^uant le visqueux; elle a de
plus creusé la pulpe jusqu'au noyau, elle a dénudé à
fond une aire de parfaite netteté d'oii plus rien de dan-
gereux ne peut sourdre.
Ce n'est pas encore assez : distantes et dressées à pic
sur le nu, les parois de la fosse sont toujours à crain-
dre. Dans quelques prunelles et dans certains cas, peut-
être donneront-elles de la gomme en surabondance. Le
seul moyen de conjurer le péril est d'élever au-dessus
de l'œuf, jusqu'au niveau supérieur du cratère, une bar-
ricade capable d'arrêter la coulée. Telle est la raison du
cône central. S'il y a éruption copieuse, la gomme corn-
186 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUE S
Liera l'espace annulaire, mais du moins elle ne couvrira
pas le point où gît l'œuf. Le haut obélisque, insubmer-
sible, est donc ouvrage défensif de très ingénieuse
invention.
Cet obélisque est creux suivant son axe. Nous venons
de le voir servir d'ascenseur aux déblais que le jeune
ver refoule en dehors quand il approfondit la cuvette
natale et la convertit en un couloir donnant accès dans
le noyau. Mais c'est là rôle très secondaire; un autre
lui revient, d'importance majeure.
Tout germe respire. Dans sa coupe à matelas de ver-
moulure, l'œuf du Rhynchite exige l'accès de l'air, accès
très modéré sans doute, mais enfin jamais nul. Par le
défilé de son toit conique, l'air lui arrive et se renou-
velle, même si de mauvaises chances ont rempli le
cratère de gomme.
Tout être vivant respire. Le vermisseau vient d'entrer
dans la coque du fruit en pratiquant une ouverture
comme n'en feraient pas d'aussi précises nos plus sub-
tiles percerettes. Il est maintenant dans un coffret her-
métique, dans un tonnelet imperméable, goudronné
en outre de pulpe gommeuse. Il lui faut de l'air cepen-
dant, encore plus qu'à l'œuf.
Eh bien, l'aération se fait par le soupirail que le ver
a pratique à travers l'épaisseur du noyau. Si menue
que soit la lucarne respiratoire, elle suffit, à la condi-
tion qu'elle ne se bouche pas. Rien de pareil n'est à
craindre, même avec un excès de gomme. Au-dessus
du soupirail se dresse le cône défensif, continuant, par
son canal, la communication avec le dehors.
J'ai désiré savoir comment se conduiraient, dans une
atmosphère très limitée et non renouvelable, des reclus
LE RIIYISCHITE DU PllUNELLIER 187
plus vigoureux que rermite de la prunelle. Il me les
faut en cette période de repos qui précède la métamor-
phose. Alors l'animal a terminé sa croissance; il ne
prend plus de nourriture, il est à peu près inerte. Il vit
aux moindres frais, comparable à la semence qui germe.
Pour lui, le besoin d'air est réduit jusqu'aux limites du
possible.
Indifférent au choix, j'utilise ce que j'ai sous la main.
Et d'abord les larves du Brachyçère, le Charançon con-
sommateur de l'ail. Depuis une semaine, elles ont
abandonné lebulbille rongé et sont descendues en terre,
oii, immobiles dans leur niche, elles se préparent à la
transformation. J'en mets six dans un tube de verre,
scellé par un bout à la lampe d'émailleur. Je les sépare
l'une de l'autre au moyen de cloisons de liège, de façon
à ménager pour chacune une loge comparable d'am-
pleur à la niche naturelle. Ainsi garni, le tube est
fermé avec un excellent bouchon auquel se superpose
une couche de cire d'Espagne. La clôture est parfaite.
Aucun échange gazeux n'est possible entre l'intérieur
et l'extérieur; enfin chaque larve est strictement réduite
à la petite atmosphère que je lui ai mesurée à peu près
sur la capacité des loges souterraines.
Semblables préparations sont faites , les unes avec
des larves de Cétoine extraites de leurs coques à mé-
tamorphose, les autres avec des nymphes du même
insecte. Que deviendront ces divers emmurés, à vie
latente, suspendue, la moins exigeante en aération?
Deux semaines après, le spectacle est concluant. Mes
tubes ne contiennent plus qu'une odieuse bouillie ca-
davérique. L'exhalation aqueuse n'a pu se faire, l'air-
renouvelé n'est pas venu assainir le local, vivifier larves
i88 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
et nymphes; et tout a péri, tout est tombé en pourri-
ture.
Le coffret de la prunelle, malgré sa fermeture her-
métique, n'est pas récipient aussi rigoureux que mes
prisons de verre. Il s'y tait des échanges gazeux, puis-
que Famande, corps vivant elle aussi, s'y maintient
prospère. Mais ce qui suffit à la vie d'une semence
doit être insuffisant lorsqu'il s'agit de la vie bien plus
active de Fanimal. Le ver du Rhynchite, pendant les
quelques semaines qu'il met à gruger son amande,
serait donc fort compromis s'il n'avait d'autres res-
sources respiratoires que l'atmosphère si limitée et si
peu renouvelable du noyau.
Tout semble affirmer que si le soupirail, œuvre de
son burin, venait à se boucher d'une larme dégomme,
le reclus périrait, ou du moins traînerait vie languis-
sante, incapable d'émigrer en terre au moment voulu.
Le soupçon mérite d'être confirmé.
Je prépare en conséquence une poignée de prunelles;
je fais moi-même ce qui serait advenu naturellement
sans les précautions de la pondeuse. Je noie le cratère
et son cône central sous une goutte de gomme arabi-
que en dissolution épaisse. Ma préparation visqueuse
équivaut au produit du prunellier. La goutte durcie,
j'en ajoute d'autres jusqu'à ce que l'extrémité du cône
disparaisse dans l'épaisseur de l'enduit. Quant au reste
àsi fruit, il est laissé tel quel.
Gela fait, attendons, mais en laissant les prunelles à
l'air libre comme elles le sont sur larbuste. Là ne se
ramolliront pas les concrétions gommeuses, ce qui ne
manquerait pas d'arriver dans un bocal, à la faveur de
la seule humidité fournie par les fruits.
LE RHYNGIIITE DU PRUNELLIER 189
Sur la fin de juillet, des prunelles laissées en l'état
naturel me donnent les premiers cmigrants; l'exode se
poursuit une partie du mois d'août. L'orifice de sortie
est un trou rond, très net, comparable à celui du Bala-
nin des noisettes. Exactement comme le ver de ce der-
nier, l'émigrant se passe à la filière et se délivre par
une gymnastique qui gonfle la portion du corps déjà
extraite au moyen des humeurs refoulées de la portion
encore prisonnière.
La lucarne de délivrance parfois se confond avec le
fin pertuis d'entrée; plus souvent elle est à côté; au
grand jamais elle ne se trouve en dehors de l'aire nue
qui forme le fond du cratère. Il répugne au ver, paraît-
il, de rencontrer sous les mandibules la molle pulpe de
la prunelle. Excellent pour buriner le bois dur, l'outil
s'empêtrerait peut-être dans une masse glutineuse.
Cela devrait se remuer avec une cuiller, et non avec
une gouge à tarauder. Toujours est-il que la sortie s'o-
père toujours en un point de l'aire si bien nettoyée par
la pondeuse. Là, ni gomme ni grasse pulpe, contraires
au bon fonctionnement de l'outil.
En même temps, que se passe-t-il avec les prunelles
gommées? Rien du tout. J'attends un mois : rien encore.
J'en attends deux, trois, quatre : rien, toujours rien.
Aucun ver ne sort de mes préparations. Enfin, en dé-
cembre, je me décide à voir ce qui est advenu là
dedans. Je casse les noyaux dont j'ai obturé le soupi-
rail avec de la gomme.
La plupart renferment un vermisseau mort, dessé-
ché tout jeune. Quelques-uns contiennent une larve
vivante, bien développée, mais de peu de vigueur. La
bête, on le voit, a pâti, non de nourriture, car l'amande
190 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
est presque en entier consommée, mais d'un autre
besoin non satisfait. Enfin un petit nombre me mon-
tre larvée vivante et trou de sortie régulièrement pra-
tiqué. Ces privilégiées, emmurées de gomme peut-
être lorsqu'elles avaient déjà leur entière croissance,
ont eu la force de perforer le coffre; mais, trouvant au-
dessus du bois l'odieux mastic, œuvre de mes perfi-
dies, elles se sont obstinément refusées à trouer plus
avant. L'obstacle gommeux les a arrêtées net ; et il
n'est pas dans leurs usages d'aller essayer la délivrance
ailleurs. Hors de l'aire nue, fond du cratère, elles ren-
contreraient infailliblement la pulpe, non moins détes-
tée que la gomme. En somme, de la collection de lar-
ves soumises à mes artifices, aucune n'a prospéré ; la
clôture de gomme leur a été fatale.
Ce résultat met fin à mes hésitations : le cône dressé
au centre de la fosse est nécessaire à la vie du ver
reclus dans le noyau. Son canal est une cheminée d'aé-
ration.
Chaque espèce assurément possède son art particu-
lier de conserver des rapports avec l'extérieur, lorsque
la larve vit dans un milieu où le renouvellement de
l'air serait trop difficultueux ou môme impossible si
des précautions n'étaient prises. En général, une fissure,
un couloir plus ou moins libre et ouvrage habituel du
ver, suffisent à l'aération de la demeure. Parfois c'est
lanière elle-même qui veille à ces exigences de l'hygiène,
et alors la méthode suivie est frappante d'ingéniosité.
Rappelons, à ce sujet, les merveilles des Bousiers.
Le Scarabée sacré moule en forme de poire la miche
de son ver; le Copris espagnol la façonne en ovoïde.
C'est compact, homogène, imperméable à l'air tout
LE RHYNCHITE DU PRUiNELLIER 191
autant qu'un ouvrage de stuc. Respirer en ces logis
serait à coup sûr très difficultueux, mais le danger est
prévu. Regardons au bout du mamelon de la poire et
au pôle supérieur de l'ovoïde. Pour peu que l'on réflé-
chisse, la surprise et l'admiration vous gagnent.
Il y a là, et seulement là, non plus la pâte imperméa-
ble du reste de l'ouvrage, mais un tampon filandreux,
un disque de grossier velours hérissé de fibrilles, une
rondelle de feutre lâche à travers laquelle peuvent s'ef-
fectuer les échanges gazeux. Un filtre y remplace la
matière compacte. L'aspect seul dit assez la fonction
de ce point. Si des doutes venaient, voici de quoi les
dissiper.
Je vernis, en plusieurs couches, l'aire fibrilleuse; je
prive le filtre de sa porosité, sans rien modifier autre
part. Maintenant laissons faire. Quand vient l'époque
de la sortie, aux premières pluies automnales, cassons
les pilules. Elles ne contiennent plus que des cadavres
desséchés.
Un œuf que l'on vernit est frappé de mort; mis sous
la couveuse, il reste inerte caillou. Le poulet a péri en
son germe. De même périssent le Scarabée, le Copris
et les autres quand on a vernissé la rondelle de feutre
faisant ofiice de soupirail respiratoire.
Cette méthode d'un tampon perméable est reconnue de
telle efficacité, qu'elle se généralise chez les pilulaires
des régions les plus éloignées. Le Phanée splendide, le
Bolbites onitoïde de Buenos-Ayres, s'y adonnent avec
le môme zèle que les Bousiers de la Provence.
Un des hôtes des pampas fait usage d'un autre pro-
cédé, imposé par la matière qu'il manipule. C'est le
Phanée Milon," artiste potier et préparateur de char-
192 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
cuterie. Avec de l'argile très fine, il fabrique une gourde
au centre de laquelle est placé un godiveau rond,
fourni par les sanies d'un cadavre. Le ver à qui sont
destinées ces victuailles éclôt dans un étage supérieur,
séparé de la soute aux vivres par une cloison d'argile.
Comment respirera ce ver, dans sa loge d'en haut
d'abord, puis dans la pièce d'en bas, quand il aura per-
foré le plancher et atteint le pâté froid? La demeure est
une poterie, une jarre de brique dont la paroi mesure
parfois un travers de doigt d'épaisseur. A travers pa-
reille enceinte, l'accès de l'air est absolument impos-
sible. La mère, qui le savait, a disposé les choses en
conséquence. Suivant l'axe du col de la gourde, elle
a ménagé un étroit défilé par où les fluides gazeux
peuvent aller et venir. Sans recourir à Tobstruction au
moyen d'un vernis ou d'autre chose, il est tout clair
que ce menu canal est une cheminée d'aération.
Exposé sur son fruit au péril de la gomme, le Rhyn-
chite dépasse en délicates précautions le charcutier des
pampas. Sur le point oii repose l'œuf, il dresse un obé-
lisque, l'équivalent du col de la gourde dans l'ouvrage
du Phanée; pour donner de l'air au germe, il laisse
creux, comme le fait le potier, l'axe du mamelon. De
part et d'autre, le ver nouveau-né doit, en ses débuts,
faire rude besogne : l'un burine le noyau, l'autre per-
fore cloison de brique. Les voilà tous deux arrivés, le
premier sur son amande, le second sur son godiveau.
Derrière eux, ils ont laissé lucarne ronde qui fait suite
au canal ouvrage de la mère. Ainsi est assurée la com-
munication de l'intérieur de l'établissement avec l'at-
mosphère extérieure.
La comparaison ne peut plus se poursuivre, tant
LE RHYNCHIÏE DU PRUNELLIER 193
rincliislrie du Rhynchite en danger d'asphyxie par la
gomme dépasse l'industrie de l'autre, en parfaite sécu-
rité dans son pot d'argile. Le Gurculionide doit se préoc-
cuper des terribles exsudations qui menacent de le sub-
merger, de l'étouffer. La pondeuse élève donc d'abord
le cùne défensif, la cheminée d'aération, à une hau-
teur que la coulée gommeuse n'atteindra pas ; ensuite,
autour de ce rempart de marmelade, elle pratique vaste
circonvallation, qui laisse à distance la paroi suant la
matière dangereuse. Si l'éruption est trop forte, la vis-
cosité s'amassera dans le cratère sans mettre en péril
l'orifice respiratoire.
Si le Rhynchite et ses émules en moyens défensifs
contre les périls d'asphyxie ont appris d'eux-mêmes
leur industrie, par degrés, en passant d'une méthode
de peu de succès à une autre plus satisfaisante ; s'ils
sont réellement fils de leurs œuvres, n'hésitons pas,
dût l'amour-propre en souffrir : reconnaissons -les
comme des ingénieurs capables d'en remontrer à nos
diplômés; proclamons le Charançon microcéphale un
puissant cerveau, prodigieux inventeur.
Vous n'osez aller jusque-là; vous préférez recourir
aux chances du hasard. Ah! la mesquine ressource
que le hasard lorsqu'il s'agit de combinaisons aussi
rationnelles ! Autant vaudrait lancer en l'air les carac-
tères de l'alphabet et s'attendre à les voir former, en
retombant, tel vers choisi dans un poème !
Au lieu de matagraboliser en son entendement des
concepts tortueux, combien il est plus simple, et sur-
tout plus véridique, de dire : « Un Ordre souverain
régente la matière. » C'est ce que nous affirme, en son
humilité, le Charançon de la prunelle.
13
XIV
LES CRIOCERES
Intraitable disciple de saint Thomas, avant de dire
oui, je veux voir et toucher, non une fois, mais deux,
trois, indéfiniment, jusqu'à ce que mon incrédulité ploie
sous le faix des témoignages. Eh oui, la conformation
ne décide pas des instincts, l'outillage n'impose pas le
métier. Après les Rhynchites, voici maintenant les Crio-
cères qui nous le certifient. J'en interroge trois, tous
fréquents, trop fréquents dans mon enclos. Sans re-
cherches en saison convenable, je les ai sous les yeux
toutes les fois que je désire leur demander un rensei-
gnement.
Le premier est le Criocère du lis. Puisque le latin
dans ses mots brave l'honnêteté, disons son nom scien-
tifique, Crioceris merdigera, Lin., mais ne le traduisons
pas, et surtout ne le répétons pas. La décence nous le
défend. Je n'ai jamais compris quelle nécessité il y avait,
en histoire naturelle, d'affliger d'un terme odieux telle
élégante fleur, tel gracieux animal.
Il est superbe, en effet, notre Criocère, si maltraité
par la nomenclature. Bien pris de forme, ni trop gros
ni trop petit, il est d'un magnifique rouge corail, avec
la tcte et les pattes d'un noir de jais. Chacun le con-
naît, pour peu qu'au printemps il ait donné un coup
LES GRIOGÉRES 19o
d'œil au lis, dont la hampe déjà s'annonce au centre de
la rosace de feuilles. Un Coléoptère, de taille au-dessous
de la moyenne et d'un vermillon comparable à celui de
la cire d'Espagne, stationne sur la plante. Votre main
s'avance pour le saisir. Aussitôt, paralysé de panique,
il se laisse tomber à terre.
Attendons quelques jours et revenons au lis, qui pe-
tit à petit s'allonge, commence à montrer ses boutons,
rassemblés en paquet. L'insecte rouge y est toujours.
En outre, les feuilles, profondément ébréchées, rédui-
tes en loques, sont souillées de petits monceaux d'une
ordure verdàtre. On dirait qu'un maléfice a broyé le
feuillage, puis l'a semé de-ci, de-là, en éclaboussures
de marmelade.
Or cet immondice se déplace, lentement chemine.
Surmontons notre répugnance, et du bout d'une paille
sondons les monceaux. Nous mettons à découvert, nous
déshabillons une larve disgracieuse, pansue, colorée
d'orangé pâle. C'est le ver du Criocère.
La flanelle dont nous venons de le dépouiller serait
d'origine inavouable autre part que chez l'insecte,
industriel sans vergogne. Ce pourpoint est obtenu, en
effet, avec les excréments de la bete. Au lieu de fienter
en bas, méthode surannée, le ver du Criocère fiente en
haut et reçoit sur l'échiné les matériaux résiduels de
l'intestin, matériaux qui progressent d'arrière en avant
à mesure que se plaque nouveau bourrelet à la suite des
autres. Réaumur a décrit avec complaisance de quelle
façon la couverture s'avance du croupion à la tète au
moyen de glissements sur des plans inclinés, modifica-
tions de l'échiné ondulante. Inutile de revenir après le
maître sur cette mécanique stercorale.
196 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Nous voilà renseignés sur les motifs qui ont valu
au Criocère du lis prénom honteux, relégué dans les
archives officielles : de ses déjections, le ver se fait
tunique.
Une fois le vêtement parachevé et recouvrant en en-
tier la hôte à la face dorsale, l'atelier de confection ne
chôme pas pour cela. A l'arrière, de moment en mo-
ment, un nouvel ourlet s'ajoute, mais à l'avant aussi
l'excès qui déborde se détache par son propre poids.
L'habit de fiente est en continuelle réparation, rajeuni
et prolongé d'un bout, vieilli et rogné de l'autre.
Parfois aussi l'étoffe est trop épaisse, et ramoncelle-
ment chavire. Le dénudé n'a souci de la casaque per-
due; son intestin complaisant ne tarde pas à réparer
le désastre.
Soit par les rognures, conséquence de l'excès d'am-
pleur d'une pièce toujours sur le métier, soit par acci-
dents qui font choir tout ou partie de la charge, le ver
du Criocère laisse donc sur son passage des amas de
souillures, si bien que le lis, symbole de pureté, devient
réceptacle à vidanges. Lorsque le feuillage est brouté,
la hampe, sous les morsures du ver, perd son écorce et
se résout en quenouillle dépenaillée. Les ffeurs, alors
épanouies, ne sont pas même épargnées : leurs belles
coupes d'ivoire se changent en latrines.
L'auteur du méfait est précoce en souillures. Je tenais
à voir ses débuts, sa première assise de l'édifice ordu-
rier. Fait-il apprentissage? s'y prend-il d'abord mal,
puis un peu mieux, puis bien? Me voici renseigné : pas
de noviciat, pas d'essais maladroits; du premier coup
la manœuvre est parfaite, le produit expulsé s'étale sur
le croupion. Disons ce que j'ai vu.
LES CRIOCERES 197
La ponte a lieu en mai. Les 03ufs sont déposés à la
face inférieure des feuilles, en courtes traînées de trois
à six en moyenne. Ils sont cylindriques, arrondis aux
deux bouts, d'un rouge orangé vif, luisants et vernis
d\m enduit glutineux qui les fait adhérer à la feuille dans
toute leur longueur. L'éclosion demande une dizaine de
jours. La coque de l'œuf, un peu ridée, mais toujours
d'une vive coloration orangée, reste en place de façon
que le groupe de la ponte se conserve tel qu'il était au
début, abstraction faite de son aspect légèrement flétri.
La jeune larve mesure un millimètre et demi de lon-
gueur. Tête et pattes noires, le reste du corps d'un
roux ambré terne. Sur le premier segment du thorax,
écharpe brune, interrompue au milieu; enfm un petit
point noir sur chaque flanc, en arrière du troisième
segment. Tel est le costume initial. Plus tard, le jaune
orangé y remplacera la pâle teinte d'ambre. La bestiole,
fortement obèse, adhère à la feuille avec ses courtes
pattes, et de plus avec l'arrière-train, qui fait office de
levier et pousse en avant la panse rondelette. C'est un
cul-de-jatte.
Sans tarder, les vermisseaux issus d'un même groupe
se mettent à pâturer, chacun à côté de la dépouille de
son œuf. Là, isolément, ils rongent et se creusent une
fossette dans l'épaisseur de la feuille, mais en respec-
tant Tépiderme de la face opposée. Ainsi est réservé un
plancher translucide, un appui qui permet de con-
sommer, sans danger de culbute, la paroi de l'excava-
tion.
A la recherche de bouchées meilleures, paresseuse-
ment ils se déplacent. J'en vois de disséminés à l'a-
venture, de groupés en petit nombre dans la môme
198 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
tranchée; mais je n'en observe jamais broutant de
front économiquement, comme le raconte Réaumur.
Nul ordre, nulle entente entre commensaux, quoique
contemporains et sortis de la même fde d'œufs. Nul
souci non plus d'économie : le lis est si généreux !
Cependant la panse se gonfle et l'intestin travaille.
Ça y est. Je vois évacuer la première pelote de l'habit.
C'est peu et diffluent, comme le comporte l'extrême
jeune âge. La mesquine coulée n'en est pas moins uti-
lisée et méthodiquement mise en place tout au bout
postérieur de l'échiné. Laissons faire. Dans moins d'une
journée, pièce par pièce, le vermisseau se sera confec-
tionné un complet.
En son coup d'essai, l'artiste est un maître. Si son
molleton infantile est déjà excellent, que sera-ce de la
future houppelande lorsque l'étoffe, mûrie à point, sera
de qualité meilleure? Passons outre; nous en savons
assez sur le talent de cet industriel en flanelles de fiente.
A quoi bon Torde casaque ? Le ver en fait-il usage
pour se tenir au frais, se garer des coups du soleil?
C'est possible : un tendre épiderme n'a pas à redouter
des gerçures sous pareil cataplasme émollient. Le but
du ver est-il de rebuter ses ennemis? C'est possible
encore : qui oserait porter la dent sur l'immonde mon-
ceau? Serait-ce, tout simplement, caprice de mode, ba-
roque fantaisie? Je ne dirais pas non.
Nous avons eu la crinoline, Tinsensô blindage en
cercles d'acier ; nous avons toujours l'extravagant tuyau
de poêle, qui prétend nous mouler la tête en son rigide
étui. Soyons indulgents pour le fienteiir, ne médisons
pas de ses excentricités en choses de vestiaire. Nous
avons les nôtres.
LES CRIOCÈRES i99
Pour se reconnaître un peu en cette question déli-
cate, interrogeons les proches alliés du Criocère du lis.
En mon arpent de cailloux, j'ai planté un carré d'asper-
ges. La récolte, sous le rapport culinaire, ne me dé-
dommagera jamais de mes soins : j'en suis dédommagé
d\me autre façon. Sur les maigres pousses que je laisse
librement se déployer en panaches de fme verdure,
abondent, au printemps, deux Criocères, le champêtre
[Criocens campeslnSj, Lin.), et celui à douze points {C?'io-
ceris 1^2-punctata, Lin.). Excellente aubaine, bien pré-
férable à une botte d'asperges.
Le premier a costume tricolore, non dépourvu de
mérite. Élytres bleues, galonnées de blanc sur le bord
externe et ornées chacune de trois cocardes blanches;
corselet rouge avec disque bleu au centre. Ses œufs, oli-
vâtres et cylindriques, au lieu d'être couchés par petits
groupes linéaires suivant les usages de l'habitant du lis,
sont isolés l'un de l'autre et dressés, par l'un de leurs
bouts, sur les feuilles de Fasperge, sur les ramuscules,
sur les fleurs en bouton, un peu de partout, sans ordre.
Quoique vivant à l'air libre sur le feuillage de sa
plante et de la sorte exposée aux divers périls qui peu-
vent menacer le ver du lis, la larve du Criocère cham-
pêtre ignore à fond l'art de se mettre à couvert sous une
couche d'ordure. Sa vie durant, elle reste nue, toujours
d'une netteté parfaite.
Elle est d'un jaune verdâtre clair, assez corpulente
en arrière, atténuée en avant. Son principal organe de
locomotion est le bout de l'intestin, qui fait hernie, se
recourbe en doigt flexible, enlace le rameau, soutient
la bète et la pousse en avant. A elles seules, les vraies
pattes, courtes et placées trop avant par rapport à la
200 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
longueur du corps, bien difficilement pourraient-elles
traîner la lourde masse qui vient après. Leur auxi-
liaire, le doigt anal, est remarquable de vigueur. Sans
autre appui, la larve se renverse, la tête en bas, et reste
suspendue quand elle déménaged'un brin de cordelette
à l'autre. Ce cul-de-jatte est un funambule, un acro-
bate consommé, évoluant sans crainte de chute dans le
menu feuillage.
Au repos, la posture est curieuse. La lourde croupe
repose sur la paire de pattes postérieures, et surtout
sur le doigt crochu, terminaison de l'intestin. L'avant
se relève en gracieuse courbure, la petite tête noire se
dresse, et l'animal a quelque peu l'aspect de l'antique
sphinx accroupi. Cette pose est fréquente, au soleil,
dans les moments de sieste et de béate digestion.
Facile proie que ce ver nu, grassouillet, sans défense,
somnolant aux ardeurs d'une radieuse journée. Divers
moucherons, humbles de taille, mais peut-être terribles
de perfidie, hantent le feuillage de l'asperge. Le ver du
Criocère, immobile dans sa posture de sphinx, n'a pas
l'air d'y prendre garde, môme lorsqu'ils viennent bour-
donner au-dessus de sa croupe. Seraient-ils aussi inof-
fensifs que semblent le dire leurs paisibles ébats? C'est
fort douteux : la plèbe diptère n'est pas là uniquement
pour humer les maigres exsudations de la plante. Ex-
perte en mauvais coups, elle est sans doute accourue
dans un autre but.
Et en effet, sur la plupart des larves du Criocère,
voici, solidement collés à la peau, certains points blancs,
très petits, d'un blanc de porcelaine. Serait-ce le semis
d'un bandit, la ponte d'un moucheron?
Je cueille les vers marqués de ces stigmates blancs et
LES GRIOCERES 201
les élève en captivité. Un mois plus tard, vers le milieu
de juin, ils se llétrissent, se rident, tournent au brun.
Il en reste une dépouille aride qui se déchire à l'un ou
Tautre bout et laisse émerger à demi une pupe de dip-
tère. Quelques jours après éclôt le parasite.
C'est un moucheron grisâtre, âprement hérissé de
cils clairsemés, moitié moindre e^ dimensions que
la Mouche domestique, dont il a quelque peu l'aspect.
Il appartient à la série des Tachinaires, qui, si fréquem-
ment, sous leur forme de larve, vivent dans le corps des
chenilles.
Les points blancs semés sur le ver du Criocère étaient
bien la ponte de l'odieux Diptère. La vermine née de
ces œufs a troué la panse du patient. Par de subtiles
blessures, peu douloureuses et presque aussitôt cicatri-
sées, elle a pénétré dans le corps, au sein des humeurs
qui baignent les entrailles. Tout d'abord l'envahi ne s'est
pas trouvé compromis ; il a continué sa gymnastique
de funambule, ses ventrées au pâturage, ses siestes au
soleil, comme si rien de sérieux ne s'était passé.
Élevées en tube de verre et souvent scrutées de la
loupe, mes larves à parasites ne trahissent aucune
inquiétude. C'est qu'ils sont d'une infernale discrétion,
en leurs débuts, les fils du Tachinaire! Jusqu'au mo-
ment oii ils se trouvent prêts pour la transformation,
leur pièce doit durer, toujours fraîche, toujours vivante.
Ils se gorgent donc des réserves de l'avenir, des grais-
ses, des économies que le Criocère s'amasse en vue de
la refonte d'oîi proviendra l'insecte parfait ; ils consom-
ment le non-nécessaire à la vie du moment, et se gar-
dent bien de toucher aux organes actuellement indis-
pensables. D'une morsure là-dessus, l'hôte périrait, et
202 SOUVENIRS EiNTOMOLOGIQlES
eux aussi. Vers la fin de leur croissance, la prudence
et la discrétion ne s'imposant plus, ils vident à fond
Fexploité , ne laissant que la peau , qui leur servira
d'abri.
Une satisfaction m'est donnée dans ces atroces bom-
bances : je vois le Tacliinaire soumis, à son tour, à
sévère émondage. Combien étaient-ils sur l'écliine de
la larve? Peut-être huit, dix et plus. Un seul mouche-
ron, toujours un seul, sort de la peau de la victime, car
le morceau est trop petit pour suffire à la nourriture
de plusieurs. Que sont devenus les autres? Y a-t-il
eu bataille entre eux dans les flancs du misérable? Se
sont-ils mutuellement dévorés, ne laissant survivre que
le plus vigoureux ou le mieux servi par les chances de
la lutte? Ou bien encore l'un d'eux, plus précoce, se
trouvant maître de la place , les autres ont-ils préféré
périr au dehors plutôt que de pénétrer dans un ver
déjà occupé, oii la famine sévirait rien qu'avec deux
convives? Je suis pour l'extermination mutuelle. Chair
de son pareil ou chair d'un étranger, ce doit être tout
un sous les crocs de la vermine grouillant dans le
ventre du Criocère.
Si féroce que soit la concurrence entre ces bandits,
la race ne menace pas de s'éteindre. Je passe en revue
l'innombrable troupeau de mon carre d'asperges. Une
bonne moitié porte , sur sa peau verdâtre , des œufs de
ïachinaire, très nettement visibles en menus stigmates
blancs. Les maculés m'affirment une panse déjà enva-
hie ou sur le point de l'être. D'autre part, il est dou-
teux que les indemnes se maintiennent tous en cet état.
Le malfaiteur ne cesse de rôder sur les panaches verts,
épiant l'occasion favorable. Bien des larves non ponc-
LES GRIOCÈRES 203
tuées de blanc aujourcriiui le seront demain ou un
autre jour, tant que durera la saison du Diptère.
J'évalue que Timmense majorité du troupeau sera
finalement infestée. Mes éducations en disent long sur
ce point. Si je ne fais sélection attentive au moment de
peupler mes cloches, si je cueille au hasard les rameaux
peuplés de larves, j'obtiens bien peu de Criocères adul-
tes; la presque totalité se résout en nuée de mouche-
rons.
S'il nous était possible d'entrer efficacement en lutte
contre un insecte, je conseillerais aux cultivateurs d'as-
perges de recourir au Tachinaire, sans me faire d'ail-
leurs illusion sur les résultats de la méthode. Les goûts
exclusifs de l'auxiliaire entomologique nous font tour-
ner dans un cercle vicieux : le remède conjure le mal,
mais le mal est indispensable au remède. Pour nous
délivrer des ravageurs de l'asperge, il faudrait beau-
coup de Tachinaires ; et pour obtenir beaucoup de Ta-
chinaires, il faudrait d'abord beaucoup de ravageurs.
La balance naturelle équilibre les choses dans leur
ensemble. Si le Criocère abonde, survient nombreux
le moucheron qui le réduit; si le premier se fait
rare, le second diminue, mais toujours prêt à devenir
légion pour réprimer ]' excès de l'autre en un retour
de prospérité.
Sous son épais manteau d'ordure, le Criocère du lis
est affranchi des misères si fatales à son confrère des
asperges. Dépouillez-le de sa casaque, vous ne trouve-
rez jamais sur sa peau les terribles stigmates blancs.
Le procédé de préservation est très efficace.
Ne pourrait-on trouver système défensif de môme
valeur sans recourir à l'odieuse souillure? Mais si : il
204 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
suffirait de se loger sous un couvert où ne serait plus
à craindre la ponte du Diptère. C'est ce que pratique le
Criocère à douze points, vivant pêle-mêle avec le Grio-
cère champêtre, dont il diffère par sa taille un peu plus
grande, et surtout par son costume en entier d'un rouge
ferrugineux avec douze points noirs symétriquement
distribués sur les élytres.
Ses œufs, d'un olivâtre foncé, cylindriques, pointus
à l'un des pôles et tronqués à l'autre, ressemblent beau-
coup à ceux du Criocère champêtre, et, comme ces der-
niers, se dressent normalement à la surface' d'appui par
leur extrémité tronquée. Aisément on confondrait les
deux pontes si l'on n'avait pour guide la place occu-
pée. Le Criocère champêtre fixe ses œufs sur les feuilles
et les menus rameaux; l'autre les implante exclusive-
ment sur les fruits encore verts, globules de la grosseur
d'un pois.
C'est aux vermisseaux de s'ouvrir subtil passage et
de pénétrer eux-mêmes dans le fruit, dont ils consom-
ment la pulpe. En chaque globule une larve, pas plus,
car la ration serait insuffisante. A bien des reprises,
cependant, je vois sur le même fruit deux œufs, trois,
quatre. Le premier ver éclos est le favorisé. Il devient
propriétaire de la pilule, propriétaire intolérant capable
de tordre le cou à qui viendrait s'attabler à ses côtés.
Partout et toujours l'implacable concurrence.
Le ver du Criocère à douze points est d'un blanc terne, ^
avec écharpe noire interrompue sur le premier segme^nt
du thorax. Ce sédentaire n'a rien des talents de Tacro-
batc pâturant sur le mobile feuillage de l'asperge; il ne
sait pas empoigner avec son derrière, converti en doigt
capable d'enlacer. Dans sa boite, que ferait-il de cette
LES GRIOGÈRES 20:i
prérogative, lui l'ami du repos, destiué à prendre graisse
sans déambuler en quête de nourriture? Dans le même
groupe, à chacun ses dons, suivant le genre de vie qui
l'attend.
Le fruit envahi ne tarde pas à choir en terre. De jour
en jour, il perd sa coloration verte à mesure que la
pulpe se consomme. Il devient enfin joli globe d'opale
diaphane, tandis que les fruits non atteints mûrissent
sur la plante et se colorent d'un riche vermillon.
N'ayant plus rien à consommer sous la peau de sa
pilule, le ver alors perce le ballon et descend en terre.
Les Tachinaires l'ont épargné. Sa boîte d'opale, F épi-
derme coriace du fruit, lui a valu le salut, tout aussi
bien, peut-être môme mieux, que ne l'aurait fait une
immonde casaque.
XV
LES CRIOCÈRES (SUITe)
Le Criocère, en son globe d'opale, a trouvé le salut.
Le salut? Ah ! la malencontreuse expression que je viens
d'employer là! Est-il quelqu'un au monde qui puisse se
flatter d'échapper à l'exploiteur?
Yers le milieu de juillet, époque où le Criocère à
douze points remonte de dessous terre avec la forme
adulte, mes bocaux d'éducation me donnent, par nuées,
un tout petit Ilyménoptère, un Ghalcidien fluet, élégant,
d'un noir bleu, sans tarière apparente. A-t-il un nom,
le mesquin? Les nomenclateurs Tont-ils enregistré? Je
ne sais, et médiocrement m'en soucie; l'essentiel est
d'apprendre que le couvert du fruit de l'asperge, devenu
ballon d'opale lorsque le ver l'avide, n'a pas sauvegardé
le reclus. Le Moucheron tachinaire est seul à tarir sa
victime; lui, Tinfime, banquette en compagnie. Ils sont
des vingt et plus à exploiter le ver.
Lorsque tout semblait présager vie tranquille, un
nain parmi les nains se présente, expressément préposé
à l'extermination d'un insecte défendu d'abord par le
coffret du fruit, puis par la coque , œuvre souterraine
du ver. Manger le Criocère à douze points est sa raison
d'être, sa fonction. A quel moment et de quelle manière
a-t-il fait le coup? Je l'ignore.
LES CRIOGERES 207
Toujours est-il que, fier de son rôle et trouvant la
vie douce, il roule en crosse les antennes, les fait oscil-
ler; il se frotte les tarses Tun contre l'autre, signe de
satisfaction; il se brosse le ventre. Je le vois à peine, et
c'est un agent de Tuniverselle extermination, un rouage
de ce pressoir sans pitié qui écrase la vie, la foule ainsi
qu'une vendange.
La tyrannie du ventre fait du mbnde une caverne de
brigands. Manger, c'est tuer. Alambiquée dans la cucur-
bite de Testomac, la vie enlevée par massacre devient
la vie acquise. Tout se remet en fusion, tout recom-
mence dans l'insatiable creuset de la mort.
L'homme, au point de vue du manger, le premier
des brigands, fait consommation de tout ce qui vit ou
pourrait vivre. Yoici une bouchée de pain, la sainte
nourriture. Gela représente un certain nombre de grains
de froment ne demandant qu'à germer, verdoyer au
soleil, s'allonger en chaumes et se couronner d'épis. Ils
sont morts pour nous faire vivre.
Yoici des œufs. Laissés en paix à la poule, ils auraient
fait entendre le doux pépiement des poussins. Ils sont
morts pour nous faire vivre. Voici de la chair de bœuf,
de mouton, de volaille. Horreur! cela Heure le sang,
cela parle d'égorgement. Si l'on y songeait, on n'oserait
se mettre à table, cet autel d'atroces holocaustes.
Que de vies l'hirondelle, pour ne citer que les plus
pacifiques, ne moissonne-t-elle pas dans le seul essor
d'une journée! Du matin au soir, elle engouffre tipules,
cousins, moucherons, dansant joyeux dans un rayon de
soleil. Rapide comme un trait, elle passe, et les dan-
seurs sont décimés. Ils périssent; puis, sous la conque de
la nichée, ils retombent, lamentables ruines, en guano
208 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
dont héritera le gazon. Ainsi de tous, tant qu'il y en a,
grands et petits, d'un bout à Tautre de la série animale.
Un perpétuel massacre perpétue le flot de la vie.
Navré de ces tueries, le penseur se prend à rêver d'un
état de choses qui nous affranchirait des horreurs de
la gueule. Cet idéal d'innocence, tel que peut l'entre-
voir notre pauvre nature, n'est pas une impossibilité;
il se réalise en partie pour nous tous, gens et bêtes.
Respirer est le plus impérieux des besoins. Nous
vivons d'air avant de vivre de pain ; et cela s'accomplit
tout seul, sans lutte pénible, sans labeur coûteux, pres-
que à notre insu. Nous n'allons pas, armés en guerre,
à la conquête de l'air par rapine, violence, ruse, négoce,
travciil acharné; le souverain élément vital vient de lui-
même en nous; il nous pénètre et nous anime. Sans
préoccupation aucune à ce sujet, chacun en a sa large
part.
Pour comble de perfection, c'est gratuit. Et cela du-
rera ainsi indéfiniment tant que le fisc, toujours ingé-
nieux, n'aura pas inventé des robinets de distribution
et des cloches pneumatiques où l'air nous serait rationné
à tant le coup de piston. Espérons que ce progrès de la
science nous sera épargné, car alors, misère de nous, ce
serait la fin; la contribution aurait tué le contribuable.
En ses jours de gaieté, la chimie nous promet pour
l'avenir des pilules oii sera concentrée la quintessence
alimentaire. Ces drogues savantes, élaboration des cor-
nues, ne mettraient pas fin à ce souhait : avoir un esto-
mac pas plus onéreux que le poumon, et se nourrir
comme on respire.
La plante connaît en partie ce secret : elle puise paci-
fiquement son charbon dans l'atmosphère, où chaque
LES CRIOCÈRES 209
feuille s'imprègne de quoi s'accroître et verdir. Mais
le végétal n'agit point; de là son innocente vie. Il faut
à l'action épice fortement relevée, conquise par la lutte.
L'animal agit, donc il tue. Premier degré peut-être
d'une intelligence qui se connaît, l'homme, ne méritant
pas mieux, partage avec la brute la tyrannie du ventre
comme mobile irrésistible de l'action.
Mais où donc me suis-je fourvc^yé! Un point animé,
grouillant dans la panse d'un ver, nous parle du bri-
gandage de la vie ! Comme il sait bien son métier d'ex-
terminateur, celui-là! En vain le Criocère prend refuge
dans un coffre inexpugnable, son bourreau se fait si
petit qu'il parvient à l'atteindre.
Précautionnez-vous, misérables vers, stationnez sur
les rameaux en posture de sphinx menaçants, abritez-
vous dans les mystères d'une boite, cuirassez-vous d'une
armure de fiente, vous n'en payerez pas moins votre
tribut dans l'implacable mêlée; il se trouvera toujours
des inoculateurs qui, variant de ruse, de taille, d'outil-
lage, vous larderont de leurs germes mortels.
L'hôte du lis, avec son immonde méthode, n'est pas
môme à l'abri. Son ver est assez souvent la proie d'un
autre Tachinaire, plus gros que celui du Criocère
champêtre. Le parasite, j'en ai la conviction, n'a pas
semé ses œufs sur la victime tant que celle-ci s'est
trouvée couverte de la repoussante casaque ; mais un
moment d'imprudence lui fournit occasion favorable.
Quand vient l'heure de s'enfouir en terre pour s'y
transformer, le ver se dépouille de son manteau, dans
le but peut-être de s'alléger lors de la descente du haut
de la plante, ou bien encore dans le but de prendre un
bain de ce bon soleil dont il a joui si peu jusqu'ici sous
14
210 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ LES
son humide couverture. Cette promenade à nu sur les
feuilles, dernière joie de la vie larvaire, est fatale au
vagabond. Survient le Tachinaire, qui, trouvant une
peau nette, luisante d'embonpoint, s'empresse d'y pla-
quer ses œufs.
Le relevé des indemnes et des envahis fournit ren-
seignement conforme à ce que faisaient prévoir les
genres de vie. Le plus exposé aux parasites est le Crio-
cère champêtre, dont la lai'Ve vit à l'air libre, sans pro-
tection aucune. Vient après le Criocère à douze points,
établi, en son premier âge, dans le fruit de l'asperge.
Le plus favorisé est le Criocère du lis, qui, ver, se fait
houppelande de ses déjections.
Pour la seconde fois, nous voici donc en présence de
trois insectes que l'on dirait issus d'un même moule^
tant ils se ressemblent sous le rapport de la conforma-
tion. N'étaient des costumes différents et des tailles non
pareilles, on ne saurait comment les distinguer l'un de
l'autre. Et cette profonde similitude des formes s'ac-
compagne d'une non moins profonde dissemblance
des instincts.
Le fienteur qui se souille le dos ne peut avoir inspiré
Termite retiré au net dans son ballon ; l'habitant du
fruit de l'asperge n'a pas conseillé au troisième de vivre
à découvert et d'errer en acrobate sur le feuillage.
Aucun des trois n'a été l'initiateur des mœurs des
deux autres. Tout cela me parait clair comme eau de
roche. S'ils sont issus d'une môme souche, comment
donc ont-ils acquis des talents si disparates ?
En outre, ces talents se sont-ils développés par de-
grés? Le Criocère du lis est en mesure de nous l'appren-
dre. Son ver, tourmenté par le Tachinaire, s'est avisé
LES CRIOGÈRES 211
autrefois, admettons-le, de s'ouvrir en dessus la bou-
tonnière stercorale. Par accident, sans but déterminé,
il s'est déversé sur le dos le contenu de l'intestin. La
mouche proprette a hésité devant l'immondice. Le ver,
en sa malice, a reconnu, avec le temps, le parti qu'il
pouvait tirer de son cataplasme, elce qui était au début
souillure non préméditée est devenu prudente habitude.
D'un succès à l'autre, les siècles aidant, cela va sans
dire, car il faut toujours des siècles en de telles inven-
tions, la casaque de fiente s'est étendue de l'arrière à
l'avant, jusque sur le front. Se trouvant bien de sa
méthode, narguant le parasite sous sa couverture, le ver
a fait loi rigoureuse de ce qui était fortuit, et le Griocère
a transmis fidèlement à ses fils la repoussante tunique.
Jusque-là, pas mal. Maintenant les choses s'embrouil-
lent. Si l'insecte est vraiment l'inventeur de ses moyens
défensifs, s'il a trouvé lui-même combien il est avanta-
geux de se dissimuler sous l'ordure, ^''exige de son
ingéniosité la persistance de la ruse jusqu'au moment
précis de s'enfouir. Bien à l'avance, il se déshabille,
au contraire; il erre nu, prend l'air sur le feuillage,
alors que sa panse rebondie mieux que jamais peut
tenter le Diptère. Il oublie à fond, en sa dernière jour-
née, la prudence que lui a value le long apprentissage
des siècles.
Ce revirement soudain, cette insouciance devant le
péril, me disent : « L'insecte n'oublie rien, parce qu'il n'a
rien appris, parce qu'il n'a rien inventé. A la distribu-
tion des instincts, il a eu pour sa part la casaque, dont
il ignore les mérites tout en profitant de ses avantages.
Il n'a pas acquis par degrés, suivis d'un brusque arrêt
au moment le plus périlleux et le plus apte à lui inspi-
212 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
rer méfiance; il s'est trouvé doué tel quel dès le début,
inhabile à rien changer dans la tactique contre le Ta-
chinaire et autres ennemis.
Ne nous hâtons pas néanmoins d'accorder au vête-
ment d'ordure un rôle exclusivement protecteur contre
le parasite. On ne voit pas bien en quoi le ver du lis mé-
rite mieux que celui de l'asperge, dépourvu de tout art
défensif. Peut-être est-il moins fécond et, en dédomma-
gement de la pauvreté des ovaires, possède-t-il une
industrie qui sauvegarde la race. Rien ne dit non plus
que la molle couverture ne soit en môme temps un abri
qui garantit du soleil un épidémie trop sensible. Et si
c'était simple parure, falbalas de coquetterie larvaire,
cela ne m'étonnerait pas. L'insecte a des goûts dont les
nôtres ne peuvent être juges. Concluons par un doute
et passons.
Mai n'est pas fini que le ver, mûr à point, quitte le
lis et s'enfouit au pied de la plante, à une faible pro-
fondeur. Du front et de la croupe il refoule la terre, il
s'y pratique une niche ronde, de la grosseur d'un pois.
Pour faire du logis une pilule creuse, non exposée à
s'écrouler, il lui reste à imbiber la paroi d'un aggluti-
natif qui rapidement fasse prise avec le sable.
Pour assister à ce travail de consolidation, j'exhume
des loges non achevées et j'y pratique une ouverture
qui me permette de voir le ver à l'œuvre. Le reclus est
à l'instant à la fenêtre. Un flot écumeux lui sort de la
bouche, pareil à des blancs d'œuf battus. Il salive, cra-
che abondamment; il fait mousser son produit et le
dépose sur les bords de la brèche. En quelques jets
d'écume, l'ouverture est bouchée.
Je cueille d'autres vers au moment de leur inhuma-
LES CRIOCERES 213
tion et je les établis dans des tubes de verre avec quel-
ques menues parcelles de papier qui leur serviront de
point d'appui. Là plus de sable, plus de matériaux de
construction autres que les crachats de la béte et mes
rares miettes de papier. Dans ces conditions, la loge
pilulaire est-elle possible?
Oui, elle l'est, et sans grandes difficultés. Prenant
appui un peu sur le verre, un peu sur le papier, la larve
se met à saliver autour d'elle, à écumer copieusement.
En une séance de quelques heures, elle a disparu dans
une coque solide. C'est blanc comme neige, et très po-
reux; on dirait un globule en albumine soufflée. Ainsi,
pour agglutiner le sable en niche pilulaire, la larve fait
emploi d'une matière albuminoïde mousseuse.
Maintenant ouvrons le ver constructeur. Autour de
l'œsophage, assez long et mou, pas de glandes sali-
vaires, pas de tubes à soie. Le ciment écumeux n'est
donc ni de la soie ni de la salive. Un organe s'impose
à l'attention : c'est le jabot, très volumineux, irréguliè-
rement gonflé de bosselures qui le rendent difforme. Il
est plein d'un fluide incolore et visqueux. Voilà certai-
nement la matière à crachats mousseux, l'agglutinât if
qui relie entre eux les grains de sable et les consolide
en un assemblage sphérique.
Quand viennent les préparatifs de la transformation,
la poche stomacale, n'ayant plus à fonctionner comme
laboratoire digestif, sert à l'insecte d'usine, d'entrepôt
pour des usages variés. Les Sitaris y accumulent les
décombres uriques; les Capricornes y amassent la
bouillie crayeuse qui deviendra clôture de pierre à l'en-
trée de la loge; les chenilles y tiennent en réserve les
poudres, les gommes dont elles fortifient le cocon; les
214 SOUVEMRS ExNTOMOLOGIQUES
hyménoptères y puisent le vernis de laque employé
comme tapisserie à l'intériem^ de l'édifice de soie. Yoici
maintenant le Criocère du lis qui l'utilise comme maga-
sin de ciment écumeux. Quel organe complaisant que
cette poche digestive !
Les deux Griocères de l'asperge sont pareillement
d'habiles cracheurs, dignes émules de leur congénère
du lis en fait de constructions. De part et d'autre, chez
les trois, les coques souterraines ont même forme,
même structure.
Lorsque, après une station de deux mois sous terre,
le Criocère du lis remonte à la surface avec sa forme
adulte, une question botanique reste à résoudre pour
compléter l'histoire de Finsecte. On est alors en pleine
canicule. Les lis ont fait leur temps. Un bâton dessé-
ché, sans feuilles, surmonté de quelques capsules déla-
brées, c'est tout ce qui reste de la magnifique plante
printanière. Seul, l'oignon écailleux persiste à quelque
profondeur. Là, suspendant sa végétation, il attend les
tenaces pluies automnales qui lui redonneront vigueur
et le feront épanouir en un bouquet de feuilles.
Comment vit le Criocère pendant l'été, avant le re-
tour de la verdure chère à sa race? Jeûne-t-il au fort des
chaleurs? Si l'abstinence est sa règle en cette saison de
pénurie végétale, pourquoi sort-il de dessous terre,
pourquoi abandonne-t-il sa coque, oii si tranquillement
il sommeillerait, affranchi du manger? Serait-ce le be-
soin de nourriture qui le chasse du sous-sol et le fait
venir au soleil dès que les élytres ont pris leur couleur
vermillon? C'est très probable. Allons du reste aux
informations.
Sur les tiges ruinées de mes lis blancs, je trouve une
LES GRIOGÈUES 21
portion couverte d'un peu cVecorcc verte. Je la sers aux
prisonniers de mes bocaux, sortis de leur couche de
sable depuis une paire de jours. Ils l'attaquent avec un
appétit très concluant; le morceau vert est dénudé jus-
qu'au bois. Bientôt, pour l'offrir à mes affamés, rien
ne me reste de l'aliment réglementaire. Je sais que tous
les lis, indigènes ou exotiques, lis martagon, lis de
Chalcédoine, lis tigré et tant a'autres sont de leur
goût; je n'ignore pas que la fritillaire couronne impé-
riale et la fritillaire de Perse sont également bien ac-
ceptées; mais la plupart de ces plantes délicates ont
refusé l'hospitalité de mon arpent de cailloux, et celles
dont la culture m'est à peu près possible sont mainte-
nant aussi délabrées que le vulgaire lis. Rien n'en reste
de vert.
En botanique, le lis donne son nom à la famille des
Liliacées, dont il est le chef de file. Qui se nourrit du
lis devrait accepter aussi, faute de mieux, les autres
plantes du même groupe. C'est tout d'abord mon avis;
ce n'est pas celui du Griocère, plus versé que moi dans
les vertus des plantes.
La famille des Liliacées se subdivise en trois tribus :
celle des lis, celle des asphodèles et celle des asperges.
De la tribu asphodèle rien ne convient à mes affamés.
Ils se laissent périr d'inanition sur les feuilles des gen-
res suivants, les seuls que m'aient permis d'expérimen-
ter les humbles ressources de mon enclos : asphodèle,
funkia, agapanthe, tritéledia, hémérocalle, tritoma,
ail, ornithogale, scille, jacinthe, muscari. Je signale
à qui de droit ce profond dédain du Griocère pour les
asphodèles. L'opinion d'une hôte n'est pas à dédaigner;
elle nous dit qu'on obtiendrait arrangement plus na-
216 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
turel en isolant davantage la série asphodèle de la
série lis.
Dans la première tribu prennent place d'abord le clas-
sique lis blanc, la plante préférée de l'insecte; puis les
autres lis et les fritillaires, aliment presque aussi bien
recherché; enfin les tulipes, que la saison trop avancée
ne m'a pas permis de soumettre à l'appréciation du
Criocère.
La troisième tribu me réservait vive surprise. Le
Criocère rouge a mordu, mais d'une dent très dédai-
gneuse, sur le feuillage de l'asperge, mets favori du Crio-
cère champêtre et du Criocère à douze points. Il s'est
repu, au contraire, avec délice du muguet [Convallaria
maudis) et du sceau de Salomon [Polygonatum vul-
gare)^ l'un et l'autre si différents du lis pour tout regard
non exercé aux scrupules de l'analyse botanique.
11 a fait mieux : il a brouté, avec toutes les appa-
rences d'un estomac satisfait, une féroce liane, le Smi-
lax aspera, qui s'enchevêtre dans les haies à l'aide de
ses vrilles en tire-bouchon et donne, en l'arrière-saison,
d'élégantes grappes de petites baies rouges, ornement
des crèches de la Noël. Les feuilles à développement
complet sont trop dures pour lui, trop coriaces; il lui
faut les tendres sommités à feuillage naissant. Cette
précaution prise, je la nourris avec le reveche buisson
tout aussi bien qu'avec le lis.
Le smilax accepté me donne confiance dans le petit
houx [Riiscus aculeatus)^ autre arbuste de rude consti-
tution, admis aux joies familiales de la Noël à cause de
sa belle verdure et de ses fruits rouges, semblables à de
grosses perles de corail. Pour ne pas rebuter le consom-
mateur avec un feuillage trop dur, je fais choix de jeu-
LES GUIOGÈRES 217
lies pousses, venues de germination et portant encore
appendue à la base la semence ronde, gourde nourri-
cière. Mes précautions n'aboutissent pas : l'insecte re-
fuse obstinément le petit houx, sur lequel je croyais
pouvoir compter après l'acceptation du smilax.
Nous avons notre botanique, le Criocère a la sienne,
plus subtile dans Tappréciation des affinités. Son do-
maine comprend deux groupes très naturels, celui du
lis et celui du smilax, devenu, par les progrès de la
science, famille des Smilacées. Dans ces deux groupes,
il reconnaît pour siens certains genres, les plus nomi
breux; il renie les autres, qui peut-être exigeraient
revision avant de prendre place définitive dans le clas-
sement.
Le goût exclusif de l'asperge, l'un des principaux re-
présentants des Smilacées, caractérise les deux autres
Criocères, exploiteurs passionnés de l'asperge cultivée.
.Je les trouve aussi, assez fréquemment, sur l'asperge
sauvage [Asparagus acutifolius), âpre arbuste, à longues
et tlexibles tiges, très rameuses, que le vigneron pro-
vençal emploie, sous le nom de roumiéu, pour faire
filtre au-devant du robinet de la cuve à vendange et
empêcher le marc d'obstruer la sortie. Hors de ces deux
plantes, les deux Criocères refusent tout absolument,
même lorsque, en juillet, ils remontent de terre avec
Festomac famélique que leur a valu le long jeûne de
la transformation. Sur la même asperge sauvage vit,
dédaigneux du reste, un quatrième Criocère [Crioceris
jmracenthesis), le plus petit du groupe. Je ne connais
pas suffisamment ses mœurs pour en dire plus long sur
son compte.
Ces détails botaniques nous disent que les Criocères,
218 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
d'éclosion précoce, en plein été, n'ont pas à redouter la
famine. Si celui du lis ne trouve plus sa plante favorite,
il peut brouter ici le sceau de Salomon et le smilax,
ailleurs le muguet et, je n'en doute pas, quelques au-
tres végétaux de la même famille. Les trois autres sont
mieux favorisés. Lear plante nourricière est debout,
toujours verte, toujours bien feuillée jusqu'à la fin de
l'arrière-saison. L'asperge sauVage même, indomptable
par les grands froids, se maintient en pleine vigueur
toute l'année. Des ressources tardives sont d'ailleurs
superflues. Après brève période d'émancipation estivale,
les divers Criocères prennent leurs quartiers d'hiver, se
terrent sous les feuilles mortes.
XVI
LA CICADELLE ECUMEUSE
En avril, lorsque nous arrivent l'hirondelle et le
coucou, inspectons un peu les champs, le regard à terre
comme doit le faire l'observateur attentif aux choses de
l'insecte; nous ne pouvons manquer de voir, d'ici, de
là, sur les herbages, de petits amas d'écume blanche.
Cela se prendrait volontiers pour un jet de salive mous-
seuse venu des lèvres d'un passant; mais c'est en tel
nombre qu'on renonce bientôt à celte première idée.
Jamais salive humaine ne suffirait à pareille dépense
d'écume, même en y mettant la puérile et dégoûtante
application d'un désœuvré.
Tout en reconnaissant que l'homme n'est pour rien
en la chose, le paysan du Nord n'a pas renoncé à l'ap-
pellation dictée par l'aspect : il nomme salive de cou-
cou les étranges flocons, en souvenir de l'oiseau dont
la note sonne alors le réveil printanier. Le migrateur
inhabile aux fatigues et aux joies du nid la rejette, dit-
on, à l'aventure lorsqu'il inspecte au vol les demeures
d'autrui pour trouver où déposer son œuf.
Si l'interprétation est probante en faveur de la puis-
sance salivaire du Coucou, elle donne pauvre idée de
l'interprétateur. C'est pire encore avec cette autre déno-
220 SOUVENIRS ENTOMOLO GIQUES
mination populaire, salive de grenouille. Bonnes gens !
que viennent faire ici la grenouille et sa bave?
Plus malin, le paysan de Provence connaît, lui aussi,
l'écume printanière, mais il se garde bien de lui donner
un nom extravagant. Mes rustiques voisins, interrogés
sur la salive de grenouille et la salive de coucou, se
mettent à sourire, ne voyant dans ces mots qu'une
mauvaise plaisanterie. A mes questions sur la nature
de TafTaire, ils répondent : « Nous ne savons pas. »
A la bonne heure : voilà une réponse comme je les
aime, non entortillée d'explications biscornues.
Voulons-nous connaître le réel auteur de ces crachats?
— Avec une paille , fouillons dans l'amas écumeux.
Nous en extrairons une bestiole jaunâtre, pansue, tra-
pue, à configuration de Cigale qui serait dépourvue
d'ailes. Voilà l'ouvrière de l'écume.
Déposée à nu sur une autre feuille, elle brandit, par
oscillations de bas en haut, le bout pointu de sa panse
rondelette. A cela se trahit déjà la curieuse machine
que nous allons voir fonctionner tout à l'heure. Plus
âgé et travaillanl toujours sous le couvert de son
écume, l'animalcule devient nymphe, se colore de vert
et se fait des moignons d'ailes appliqués en écharpe sur
les flancs. De sa tête obtuse, au moment du travail,
fait saillie en dessous une percerette, un bec analogue
à celui des Cigales.
Sous sa forme adulte, c'est, en effet, une sorte de Ci-
gale de dimensions très réduites; aussi l'entomologiste
capable de s'affranchir des vétilles nominales appelle-
t-il l'insecte tout bonnement Cicadelle écumeuse. A ce
nom euphonique, diminutif de celui de Cigale (C?c«f/a),
on a substitué l'aifreux Aphrophora. La science offi-
LA CIGADELLE ÉCUMEUSE 221
cielle (lit : Aphrophora spimiarïa, signi liant porte-écume
écumeuse. L'oreille n'a pas gagne à ce perfectionnement.
Contentons-nous de Cicadelle, qui respecte le tympan
et ne redouble l'écume.
J'ai consulté mes quelques livres sur les mœurs de
la Cicadelle. Ils me disent que l'insecte pique les plan-
tes et fait extravaser la sève en flocons écumeux. Sous
ce couvert la hôte vit au frais. Le plus riche en docu-
ments, compilation récente, m'apprend ceci : il faut se
lever de grand matin, visiter ses cultures, cueillir tout
brin spumeux et l'immerger aussitôt dans un chaudron
d'eau bouillante.
Fichtre ! ma pauvre Cicadelle ! tu n'as qu'à te bien
tenir. L'auteur n'y va pas de main morte. Je le vois se
lever avant l'aube, allumer un fourneau roulant et pro-
mener son enfer au milieu des luzernes, des trèfles, des
pois, pour t'ébouillanter sur place. Il aura du travail.
J'ai en mémoire certain carré de sainfoin dont pres-
que chaque tige avait ses flocons d'écume. S'il eût été
nécessaire de recourir à la méthode de la marmite,
autant valait faucher le tout et convertir la récolte
en tisane.
Pourquoi ces brutalités? Tu es donc bien terrible
aux récoltes, mignonne cigalette? On t'accuse d'épuiser
la plante attaquée. Ma foi, c'est vrai : tu l'épuisés à
peu près comme la puce le fait du chien. Mais toucher
à l'herbe d'autrui, tu le sais bien, le fabuliste l'a dit :
c'est crime abominable; c'est forfait que seul peut ex-
pier le supplice de l'eau bouillante.
Laissons l'entomologie agricole et ses propos d'exter-
mination; à l'écouter, l'insecte n'aurait pas le droit
de vivre. Incapable d'agir en propriétaire féroce, qui
222 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES
rêve massacre pour un pruneau véreux, je livre, béné-
vole, à la Cicadelle mes quelques rangées de fèves et de
pois; elle me laissera ma part, j'en suis persuadé.
Et puis, les humbles ne sont pas les moins riches en
talents, en inventions originales propres à nous rensei-
gner sur l'inépuisable variété des instincts. La Cicadelle,
en particulier, a ses recettes de limonadière. Deman-
dons-lui par quels procédés elle parvient à si bien faire
mousser son produit, car les livres à marmite bouil-
lante et salive de coucou se taisent sur ce sujet, le seul
digne de Thistoire.
L'amas écumeux, sans forme bien précise, ne dépasse
guère le volume d'une noisette. Il est remarquable par
sa persistance alors même que l'insecte n'y travaille
plus. Privé de son fabricant, qui ne manquerait pas de
l'entretenir, et déposé dans un verre de montre, il se
conserve sans évaporation, sans ruine des bulles, au
delà de vingt-quatre heures. Cette stabilité est frap-
pante, en comparaison de la promptitude avec laquelle
se dissipe, par exemple, la mousse de savon.
Pareille durée est nécessaire à la Cicadelle, qui s'é-
puiserait en produits continuellement renouvelés si son
ouvrage était de la vulgaire écume. Une fois la couver-
ture huileuse obtenue, il convient que l'insecte quelque
temps se repose sans autre souci que de s'abreuver et
grandir. Aussi l'humeur convertie en mousse a-t-elle
certaine viscosité, propice à la longue conservation.
C'est légèrement onctueux, cela lile sous le doigt à la
manière d'une faible dissolution de gomme.
Les bulles sont petites, régulières, toutes d'égal cali-
bre. On voit qu'elles ont été scrupuleusement jaugées
une à une; on soupçonne une burette chargée d'en
LA CICADELLE EGUMEUSE 223
mesurer le volume. A la façon de nos officines de phar-
macopée, l'insecte doit avoir son comple-goultes.
Invisible au sein de l'écume, est ordinairement blot-
tie une seule Cicadelle ; parfois il s'y en trouve deux,
trois et davantage. C'est alors société fortuite, résultat
d'un voisinage qui fusionne en édifice commun les tra-
vaux individuels.
Assistons au début de l'ouvrage; aidés d'une loupe,
suivons le procédé de la bète. Le suçoir implanté jus-
qu'à la base et les six courtes pattes bien ancrées, la
Cicadelle est immobile, ]e ventre à plat sur la feuille
exploitée.
On s'attend à voir sourdre de la margelle du puits
un suintement spumeux, rendu tel par le jeu de l'outil
dont les lancettes, montant et descendant tour à tour,
frottant l'une contre l'autre à l'exemple de celles de la
Cigale, feraient mousser la sève extravasée. L'écume,
semble-t-il, doit sortir toute faite de la piqûre. C'est
ainsi que l'admet l'histoire courante de la Cicadelle;
c'est ainsi que je me le figurais moi-même sur la foi
des auteurs.
Grossière erreur que tout cela : la réalité est bien au-
trement ingénieuse. Ce qui monte du puits est un liquide
très limpide, sans plus trace d'écume que dans une
larme de rosée. Pareillement, la Cigale, outillée de
môme manière, fait sourdre du point où elle s'abreuve
une humeur claire, sans vestige aucun de mousse. Mal-
gré sa dextérité à siphoner les liqueurs, l'appareil buc-
cal de la Cicadelle est donc étranger à la confection
du matelas huileux. Il fournit la matière première,
un autre outil le travaille. Lequel? Patientons, et nous
allons le savoir.
224 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUE S
Le liquide clair insensiblement monte et se glisse
sous l'insecte, qui se trouve enfin à demi noyé. Sans
retard, le travail commence. Pour faire mousser le
blanc d'œuf, nous avons deux méthodes : le battage,
qui divise l'humeur visqueuse en minces lames et lui
fait enclore de Fair dans un réseau de cellules ; l'insuf-
flation, qui injecte de l'air par bulles au sein de la masse.
De ces deux moyens, c'est le second, plus doux et plus
élégant, que la Cicadelle met en œuvre. Elle souffle son
écume.
Mais comment souffler? L'insecte en paraît incapable,
dépourvu qu'il est de tout mécanisme aérifère analo-
gue à celui des poumons. Respirer avec des trachées et
fonctionner comme soufflet sont actes incompatibles.
D'accord, mais croyons bien que si, pour exercer son
industrie, l'insecte a besoin d'un jet d'air, la machine
soufflante ne manquera pas, très ingénieusement con-
çue. Cette machine, la Cicadelle la possède au bout du
ventre, à la terminaison de l'intestin. Là, fendue lon-
guement en forme d'Y, bâille et se ferme tour à tour
une pochette dont les deux lèvres rapprochées font clô-
ture hermétique.
Cela dit, suivons la manœuvre. L'insecte relève le
bout du ventre hors du bain oii il est noyé. La poche
s'ouvre, hume l'air atmosphérique, s'emplit, se referme
et plonge, riche de sa prise. Au sein du liquide, une
contraction se fait dans l'appareil. L'air captif jaillit
comme d'une tuyère et donne une première bulle d'é-
cume. Aussitôt la poche aérifère remonte à l'air libre,
bâille, se charge de nouveau et redescend fermée, pour
s'immerger de nouveau et insuffler son gaz. Nouvel
orbe d'écume.
LA CICADELLE EGUMEUSE 52;j
Avec une régularité de chronomètre, de seconde en
seconde, ainsi la machine souftlante oscille de bas en
haut pour ouvrir sa soupape et s'emplir d'air, de haut
en bas pour replonger dans le liquide et y lancer son
contenu aérien. Telle est la burette à mesurer le gaz,
le compte-gouttes qui nous rend compte de l'égalité des
orbes écumeux.
Ulysse, aimé des dieux, avait reçu d'Eole, dispensa-
teur des tempêtes, des outres oîi les vents étaient pri-
sonniers. L'indiscrétion de l'équipage, qui dénoua les
outres pour en connaître le contenu, déchaîna une tour-
mente où la flotte périt. Ces outres mythologiques,
gonflées de vent, je les ai vues en mon jeune âge.
Un métallurgiste ambulant, fils de la Calabre, avait
établi entre deux pierres le creuset oii devaient se re-
fondre une soupière et des assiettes en étain. Éole souf-
flait, Eole représenté par un garçonnet brun qui, assis
sur les talons et manœuvrant d'une poussée alternative,
Tune à droite et l'autre à gauche, deux outres en peau de
bouc, lançait l'air sur le foyer. Ainsi devaient procéder
les antiques fondeurs de bronze antérieurs à l'histoire,
dont je trouve les ateliers et les scories cuivreuses sar
les collines voisines de ma demeure : ils activaient leurs
fourneaux avec des peaux soufflantes.
La machine de mon Eole est d'une naïve simplicité.
La dépouille d'un bouc, toute velue encore, en fait les
frais. C'est un sac noué en bas sur une tuyère, ouvert
en haut et garni, pour lèvres, de deux planchettes qui,
se rapprochant, ferment la capacité. Ces deux lèvres ri-
gides sont munies chacune d'une anse de cuir où s'en-
gagent d'une part le pouce, et d'autre part les quatre
doigts restants.
15
226 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
La main remonte et s'ouvre; le sac entre-bâille ses
lèvres et s'emplit d'air. La main baisse et se ferme en
rapprochant les planchettes; le sac refoulé se clôt et
lance son contenu par la tuyère. Du jeu alternatif des
deux outres résulte un souffle continu.
A part la continuité, condition défavorable quand il
faut débiter le gaz par petites bulles, la soufflerie de la
Gicadelle fonctionne comme celle du métallurgiste
calabrais. C'est une pochette souple, à lèvres rigides,
qui tour à tour s'écartent et se rapprochent, bâillent
pour laisser l'air entrer, se ferment pour le tenir captif.
La contraction des parois remplace le refoulement de
l'outre et fait du contenu gazeux un souffle lorsque la
pochette est immergée.
Celui-là certes eut heureuse inspiration qui le pre-
mier s'avisa d'enfermer le vent dans un sac comme
la mythologie le raconte d'Eole. La peau de bique
devenue soufflerie nous valut les métaux, matière par
excellence de l'outil.
Dans cet art de lancer de l'air, source énorme de pro-
grès, la Cicadelle nous a devancés. Elle soufflait son
écume avant que Tubalcaïn s'avisât d'activer le feu de
sa forge avec une poche de cuir. Elle est la première
en date dans l'invention des machines soufflantes.
Lorsque, bulle à bulle, l'enveloppe écumeuse couvre
l'insecte sous une épaisseur que le bout du ventre, se
relevant, ne peut plus atteindre, la prise d'air devient
impossible, et le travail de la mousse s'arrête. Cependant
le poinçon extracteur de sève continue de fonctionner
comme l'exige l'alimentation. D'habitude alors, dans la
partie déclive, le liquide surabondant, non converti en
écume, s'amasse et forme une larme de parfaite limpidité.
LA CIGADELLE ÉGUMEUSE 227
A cette humeur claire que manque-t-il pour blanchir
et mousser? Rien que de l'air insufflé, dirait -on. Il
m'est loisible de substituer mes arlifices à l'appareil
injecteur de la Gicadelle. Je mets entre les lèvres un
tube de verre très effilé, et par bouffées délicates je
lance mon souffle dans l'épaisseur de la goutte. A ma
vive surprise, le liquide ne mousse pas. De l'eau pure,
venant de la fontaine, me donnerait le même résultat.
Au lieu d'une écume abondante, tenace, lente à se
dissiper, pareille à celle dont se couvre l'insecte, je
n'obtiens qu'un maigre anneau de bulles, crevées aus-
sitôt qu'apparues. Môme échec avec le liquide qu'au
début de l'installation la Gicadelle s'amasse sous le
ventre avant de faire travailler la soufflerie. Que man-
que-t-il de part et d'autre? Le produit écumeux et son
liquide générateur vont nous le dire.
Le premier est onctueux au toucher, mucilagineux et
filant comme le serait, par exemple, une faible disso-
lution d'albumine; le second a la nette fluidité de l'eau
pure. Donc' la Gicadelle n'extrait pas de son puits une
humeur apte à mousser par le seul effet de la pochette
soufflante; aux exsudations de la piqûre elle adjoint
quelque chose, un principe visqueux qui donne adhé-
sion et rend l'écume possible, de môme que l'enfant
ajoute du savon à l'eau qu'il gonflera en globes diaprés
au bout d'une paille.
Où donc est la savonnerie de l'insecte, l'usine à prin-
cipe mousseux? Évidemment au fond de la pochette
soufflante elle-môme. Là se termine l'intestin; là peu-
vent se déverser, par doses infinitésimales, des produits
albuminoïdes, fournis soit par le canal digestif, soit
par des glandes spéciales. Ghaque bouffée lancée s'ac-
228 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
compagne ainsi d'an peu d'adhésif, qui se diffuse dans
l'eau et la rend visqueuse, apte à maintenir l'air cap-
tif en des orbes permanents. La Cicadelle se couvre
d'une mousseline dont l'intestin est en partie le ma-
nufacturier.
Cette méthode nous ramène àlindustrie de l'habitant
du lis, le ver fienteur qui se fait immonde casaque; mais
qu'il y a loin de son monceau d'ordure sur Féchine au
matelas gazeux de la Cicadelle !
Un autre fait, d'explication plus ardue, attire Tat-
tention. Une foule de plantes basses, herbacées, où tra-
vaille en avril la première poussée de la sève, convien-
nent à l'insecte spumeux, sans distinction d'espèce, ni
de genre, ni de famille. Je ferais presque le relevé de
toute la végétation non ligneuse de mon voisinage en
cataloguant les végétaux où peut se rencontrer, plus ou
moins abondante, l'écume de la bestiole. Quelques
épreuves nous renseigneront sur l'indifférence de la
Cicadelle quant à la nature et aux propriétés de la
plante adoptée comme établissement.
Du bout d'un pinceau, je cueille l'insecte au sein de
son écume et le dépose sur un autre herbage quelcon-
que, de saveur inverse; au doux je fais succéder le
violent, au fade le pimenté, au sucré l'amer. Sans hési-
tation aucune, le nouveau campement s'accepte et se
met à mousser.
Yenue, par exemple, de la fève, à saveur neutre, la
Cicadelle prospère très bien sur les euphorbes gonfles
de brûlant laitage, en particulier sur V Euphorbia se?'-
rata, l'une de ses demeures favorites. Pareillement très
satisfaite, elle passe des fortes épices de l'euphorbe aux
insipidités de la fève.
LA CIGADELLE ÉCUMEUSE 220
Cette indifférence étonne quand on songe avec quel
scrupule les autres insectes sont fidèles à leur plante.
Il y a certes des estomacs faits exprès pour boire le cor-
rosif et brouter le toxique. La chenille de l'Achcrontie
Atropos se repaît du feuillage de la pomme de terre,
assaisonné de solanine; la chenille du Sphinx des
tithymales pâture ici la grande euphorbe [Euphorbia
characias)^ dont le lait produit sur la langue à peu
près l'effet d'un fer rouge; mais de ces narcotiques, de
ces causticités, ni l'une ni l'autre ne passerait aux
fadeurs.
Gomment fait la Cicadelle pour s'alimenter de tout,
car évidemment elle se nourrit, tout en faisant mous-
ser son écume? Je la vois prospérer, soit d'elle-même,
soit par mes artifices, sur le vulgaire bouton d'or des
prairies {Ranunculus acris), dont la saveur n'a d'égale
que celle du piment rouge ; sur le gouet [Arum ita-
licum)^ qui brûle les lèvres rien qu'avec une parcelle
de son feuillage; sur la clématite des haies [Clematis
vitalba)^ la fameuse herbe aux gueux, qui rubéfie la
peau et produit les ulcères exploités par la cour des
Miracles.
Après ces poivres de Cayenne , elle accepte , sans
transition, le bénin sainfoin, la sarriette parfumée,
l'amer pissenlit, le doux panicaut, enfin tout ce que je
lui sers de savoureux ou d'insipide.
En réalité, cette étrange généralisation de la buvette
pourrait bien n'être qu'apparente. Quand elle met en
perce telle herbe ou telle autre, d'espèce quelconque,
la Cicadelle ne fait sourdre qu'un liquide à peu près
neutre, tel que les racines le puisent dans le sol; elle
n'admet pas à sa fontaine les humeurs travaillées en
230 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
principes essentiels. Ce qui pleure sous le coup de poin-
çon de l'insecte, ce qui perle au bas de l'amas d'écume
est un liquide d'une parfaite limpidité.
Je cueille cette goutte sur l'euphorbe, le gouet, la
clématite, le bouton d'or. Je m'attendais à une eau de
feu, caustique comme le suc de ces diverses plantes.
Eh bien, ce n'est pas cela; toute saveur manque. C'est
de l'eau ou guère plus. D'un réservoir de vitriol il est
sorti l'insipide.
Si je blesse l'euphorbe avec la pointe d'une fine
aiguille, ce qui monte de la piqûre est un pleur blanc,
laiteux, d'odieuse âcreté. Quand la Cicadelle plonge
son trocart, c'est une humeur fade et claire qui suinte.
Les deux opérations semblent puiser à des sources dif-
férentes.
Comment s'y prend la bête pour extraire le limpide
et l'inoffensif du môme barillet d'où mon aiguille amène
le laiteux et le caustique? Avec son instrument, incom-
parable alambic, dédoublerait-elle la farouche liqueur,
admettant le neutre et refusant le pimenté? Siphone-
rait-elle certains vaisseaux où la sève, non encore éla-
borée, est dépourvue de ses virulences finales? La fine
anatomie végétale est aux abois devant le coup de
pompe de la bestiole. Je renonce au problème.
Quand elle exploite les euphorbes, cas fréquent, la
Cicadelle a grave motif de ne pas admettre à sa fontaine
tout ce que fournirait une simple saignée comme en
pratique mon aiguille. Le lait de la plante lui serait
fatal.
Je cueille ce qui dégoutte d'une tige coupée et j'y
installe une Cicadelle. L'insecte n'est pas à son aise,
cela se voit à ses efforts pour se tirer de là. Mon pinceau
LA GICADELLE ÉCIMEUSE 231
ramène le fuyard dans la mare de lait, riche en gomme
élastique dissoute. Bientôt le caoutchouc se fige en
grumeaux pareils à des miettes de fromage blanc; les
pattes de l'animal se chaussent de guêtres qui semblent
faites de caséine ; un enduit gommeux obstrue les sou-
piraux respiratoires; peut-être môme la peau, d'extrême
délicatesse, est-elle endolorie par la causticité du lai-
tage, sorte de vésicatoire. Maintenue quelque temps dans
ce milieu, la Cicadelle périt.
Ainsi périrait-elle si sa percerette, agissant à la ma-
nière d'une simple aiguille, amenait au dehors le lait
de l'euphorbe. Un triage est donc fait, qui laisse l'eau
presque pure surgir de la source où se puise de quoi
faire de l'écume. Un drainage subtil, dont le mécanisme
échappe à notre curiosité, un jeu de pompe de délica-
tesse inouïe, réalise cette merveille épuratoire.
Yenue de la mare empestée ou du clair ruisseau,
d'une liqueur vénéneuse ou d'une bénigne infusion, l'eau
est toujours de l'eau, à propriétés identiques, lors-
qu'elle est dépouillée de ses impuretés par la distilla-
tion. De même, fournie par l'euphorbe ou par la fève,
la clématite ou le sainfoin, la renoncule ou la bour-
rache, la sève est de même nature aqueuse lorsque le
siphon de la Cicadelle, par un triage qu'envieraient nos
alambics, en a distrait les produits spéciaux, si varia-
bles d'une plante à l'autre.
Ainsi s'expliquerait comment l'insecte fait mousser
son écume sur la première herbe venue. Tout lui est
bon, parce que son appareil ramène toute sève à de
l'eau claire. L'incomparable puisatier sait faire sour-
dre le limpide du trouble, et l'inoffensif du toxique.
A la rigueur, le puits de la bête ne fournit pas de
232 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
l'eau pure. Mise évaporer dans un verre de montre, la
goutte limpide qui suinte de l'amas d'écume donne un
maigre résidu blanc, qui se dissout avec effervescence
dans l'acide azotique. Ce résidu pourrait bien être du
carbonate de potasse. J'y soupçonne aussi des traces
d'albumine.
Evidemment, au fond de la piqûre la Cicadelle trouve
de quoi s'alimenter. Or que consomme-t-elle? Suivant
toute apparence, quelques lampées à base d'albumine,
car la chétive n'est elle-même, pour la majeure part,
qu'un granule de semblable matière. Ce principe abonde
dans toutes les plantes, et il est à croire que l'insecte
en fait largement usage pour suffire à la dépense de l'é-
lément visqueux nécessaire à la formation de l'écume.
Perfectionné dans le canal digestif et lancé par l'intes-
tin à mesure que la pochette soufflante expulse sa bulle
d'air, quelque produit albuminoïde pourrait bien don-
ner au liquide l'aptitude à se gonfler en mousse de lon-
gue conservation.
Si l'on se demande quel avantage la Cicadelle retir(?
de son amas d'écume, une réponse aussitôt vient très
plausible : sous cette couverture, l'insecte se tient au
frais et se dérobe aux regards de ses persécuteurs; il y
brave les coups de soleil et les atteintes des parasites.
Ainsi fait, sous le manteau de son immondice, le
Criocère du lis, qui néanmoins, à son grand détriment,
rejette son orde casaque et descend à nu de la plante
sur le sol, où il doit s'enterrer pour y baver sa coque.
En ce moment critique, le Diptère le guette et lui confie
ses œufs, germe d'une vermine qui lui rongera les flancs.
Mieux avisée, la Cicadelle ne connaît pas les périls
du déménagement. Soumise à des retouches sommai-
LA CICADELLE ÉCUMEUSE 233
res qui jamais ne suspendent son activité, elle prend la
forme adulte au sein même de son bastion, à l'abri d'un
rempart visqueux capable de rebuter tout assaillant. Là,
parfaite sécurité quand l'heure difficile est venue de
s'arracher de sa vieille peau et d'en revêtir une autre,
toute neuve et mieux enjolivée; là, profonde paix pour
l'excoriation et pour l'étalage des atours de l'âge mûr.
L'insecte n'émerge de sa fraîche mousseline que
devenu adulte sous forme d'une mignonne Cigale ba-
riolée de brun. Apte alors à des bonds énormes et
brusques, qui la projettent loin de l'agresseur, elle
mène vie facile, peu troublée par l'ennemi.
En vérité, comme système défensif, le donjon d'é-
cume est magnifique invention, bien supérieure à l'ab-
ject ouvrage de l'exploiteur du lis. Chose étrange : ce
système n'a pas d'imitateurs parmi les races les plus
étroitement apparentées avec la souffleuse d'écume !
En sa forme de larve, le Criocère de l'asperge est
ravagé par le Diptère, faute de s'habiller de fiente à
l'exemple de son congénère du lis. De même sur les
herbages, sur les arbres déployant leurs tendres feuilles,
abondent d'autres Cicadelles, non moins exposées au
péril de la fauvette cherchant tendre becquée pour ses
petits, et pas une d'elles, tant qu'il y en a, ne s'avise de
faire mousser la sève extravaséepar la piqûre du suçoir.
Elles ont bien la pompe élévatoire, travaillant chez
toutes de façon pareille; mais elles ne savent faire
machine soufflante du bout de l'intestin. Pourquoi?
Parce que les instincts ne s'acquièrent pas. Ce sont des
aptitudes originelles, accordées ici et refusées là, sans
que le temps, en une lente incubation, puisse les sus-
citer, ni une organisation similaire les imposer.
XVII
LES CLYTHRES
Le Ci'iocère du lis s'habille; de son ordure il se fait
molleton, ignominieux, mais excellent contre le para-
site et les coups de soleil. L'artisan en elbeuf fécal n'a
guère d'imitateurs. Le Bernard -l'ermite s'habille ; il
choisit, à sa mesure, dans la friperie du mollusque, une
coquille vide, ébréchée par la vague; il y glisse son mi-
sérable ventre, qu'il n'a pas eu le talent de durcir; il
laisse au dehors ses deux gros poings inégaux, armes
de boxe à gantelets de pierre. Encore un dont l'exemple
est rarement suivi.
A quelques exceptions près, d'autant plus remarqua-
bles qu'elles sont moins nombreuses, l'animal, en effet,
est affranchi du besoin de se vêtir. Doué, sans frais indus-
triels, de ce qui lui est nécessaire, il ignore l'art d'ajou-
ter un supplément défensif à sa naturelle enveloppe.
L'oiseau n'a pas à se préoccuper de son plumage, la
bête à poil de sa fourrure, le reptile de ses écailles,
le colimaçon de sa coquille, le carabe de son justau-
corps. Nulle ingéniosité de leur part dans un but de
protection contre les inclémences de l'air. Bourre, du-
vet, écailles, nacre et autres pièces du vestiaire de la
bête, tout cela se produit de lui-même, sur un métier
de marche spontanée.
LES GLYTHRES 235
De son côté, riiomme est nu, et les sévérités du climat
lui font obligation d'une peau artificielle qui protège la
sienne. De cette misère est née l'une de nos plus belles
industries.
Celui-là fut l'inventeur du vêtement qui, grelottant
de froid, s'avisa le premier d'écorcher l'ours et de se
couvrir les épaules de la dépouille de la bète. Dans un
avenir lointain, à ce primitif manteau devait, par de-
grés, succéder le tissu, œuvre de notre art. Mais sous
un ciel clément, la traditionnelle feuille du figuier, voile
pudique, a longtemps suffi. Loin des civilisés, elle suffit
encore de nos jours, avec son complément ornemental,
Tarete de poisson en travers du cartilage du nez, la
plume rouge dans la chevelure, la cordelette autour
des reins. N'oublions pas l'enduit au beurre rance, qui
garantit du moustique et nous ramène à l'onguent du
ver en méfiance contre le Tachinaire.
Au premier rang des animaux protégés contre les
injures de l'air sans l'intervention d'une industrie, sont
les vêtus de poils, les habillés sans frais de pelages, de
toisons, de fourrures. Parmi ces casaques naturelles, il
en est de superbes, dépassant en douceur nos plus
moelleux velours.
Malgré les progrès du tissage, l'homme en est tou-
jours jaloux. Aujourd'hui, comme aux temps des abris
sous roche, il fait grand cas, l'hiver, des pelleteries. En
toute saison, il les tient en haute estime comme acces-
soire ornemental; il se glorifie de coudre à son costume
un lambeau de quelque misérable écorché. L'hermine
des rois et de la justice, les queues de lapin blanc dont
l'universitaire se pare l'épaule gauche les jours de so-
lennité, reportent la pensée à l'âge des cavernes.
236 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUE S
Sous une forme moins sommaire, les velus continuent
d'ailleurs à nous vêtir. Nos draperies sont des poils en-
trelacés. De tout temps, sans espoir de trouver mieux,
l'homme s'est couvert aux dépens de la bête poilue.
L'oiseau, calorifère plus actif et d'entretien plus déli-
cat, s'enveloppe de plumes régulièrement imbriquées,
se fait, autour du corps, épais matelas d'air que main-
tiennent le duvet et Fédredon. Il a sur le croupion le
pot à cosmétique, l'ampoule aux huiles de toilette, la
verrue graisseuse où puise le bec pour lustrer les plu-
mes une à une et les rendre imperméables à l'humi-
dité. Grand dépensier d'énergie à cause des exigences du
vol, il est, par excellence, le frileux, mieux apte que
tout autre à la conservation de la chaleur.
Au lent reptile suffit l'écaillé, qui préserve des bles-
sîants contacts, mais n'a qu'un rôle à peu près nul comme
obstacle aux variations de température.
Dans son milieu liquide, bien mieux constant que
l'air, le poisson n'exige pas davantage. Sans effort de sa
part, sans violente dépense motrice, le nageur est équi-
libré par la seule pression de l'eau. Un bain de tempé-
rature peu variable lui laisse ignorer les frimas et les
torrides saisons.
De même, le mollusque, en majeure partie hôte des
mers, mène existence béate dans sa coquille, forteresse
défensive plutôt que vêtement. Enfm le crustacé se
borne à faire armure de sa peau minéralisée.
Chez tous, du poilu à l'encroûté, l'habit véritable,
l'habit ouvrage d'une industrie spéciale, n'existe pas
encore. Le poil, la plume, l'écaillé, la coquille, la cui-
rasse pierreuse, ne demandent pas intervention de celui
qui les porte; ce sont là produits naturels, et non con-
LES CLYTHRES 237
fections artilicielles de la bote. Pour trouver de réels
confectionneurs, aptes à se mettre sur le dos ce que
l'organisation leur refuse, il faut descendre de Tliomme
à certains insectes.
Dérision du vêtement, dont nous sommes si fiers,
venu de la bave d'une chenille ou du poil d'un mouton
imbécile : parmi ses inventeurs est tout d'abord le Crio-
cère, à casaque de fiente! Dans l'art de se vêtir, il a
devancé l'Esquimau, qui racle les boyaux du veau ma-
rin et s'y taille un complet; il a devancé notre ancêtre
le Troglodyte, qui emprunta la pelisse de son contem-
porain Fours des cavernes. Nous en étions encore à la
feuille de figuier, qu'il excellait déjà dans l'industrie du
molleton, à la fois assembleur de la matière première
et fournisseur de ladite matière.
Pour des raisons d'économie et d'acquisition facile,
son abject procédé, très élégamment modifié du reste,
convient à la tribu des Glythres et des Cryptocéphales,
gracieux coléoptères, superbes de coloris. Leur larve,
vermisseau nu, se fabrique un pot allongé, dans lequel
elle vit exactement comme l'escargot dans sa coquille.
Pour habit et pour demeure, la craintive fait usage
d'une jarre, mieux que cela, d'une élégante amphore,
produit de son art.
De là dedans, jamais elle ne sort. Si quelque chose
l'inquiète, d'un brusque recul elle rentre en plein dans
son urne, dont l'ouverture se ferme avec le disque du
crâne aplati. La tranquillité revenue, elle aventure au
dehors la tête et les trois segments munis de pattes,
mais se garde bien de sortir le reste, plus délicat et
accroché au fond.
D'un pas menu, alourdi par le faix, elle chemine en
238 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
relevant à Farrière sa poterie suivant l'oblique. Elle
fait songer à Diogène, trimbalant son habitation, un
tonneau en terre cuite. C'est de manœuvre assez péni-
ble à cause du poids, c'est sujet à chavirer par suite du
centre de gravité trop élevé. Gela progresse tout de
même, en oscillant ainsi qu'un bonnet coquettement
penché sur l'oreille. [A peu près ainsi déambule, avec
culbutes répétées, l'un de nos mollusques terrestres, le
Bulime, dont la coquille s'allonge en tourelle.
La jarre de la Clythre a bonne tournure et fait hon-
neur à la céramique de l'insecte. C'est résistant sous le
doigt, d'aspect terreux,' lisse comme stuc à l'intérieur,
relevé au dehors de fines nervures obliques et symétri-
ques qui sont les traces des accroissements successifs.
L'arrière se dilate un peu et s'arrondit au bout en une
double bosselure de faible relief. Ces deux saillies ter-
minales, le sillon médian qui les sépare, les nervures
d'accroissement qui se correspondent à droite et à gau-
che, témoignent d'un ouvrage binaire oii le construc-
teur a suivi les règles de la symétrie , première condi-
tion du beau.
La partie antérieure faiblement s'atténue et se tron-
que de façon oblique, ce qui permet au pot de se rele-
ver et de prendre appui sur l'échiné de l'animal en
marche. Enfin l'embouchure est ronde , à margelle
émoussée.
Bien embarrassé serait celui qui, pour la première
fois, parmi les pierrailles, au pied des chênes, trouve-
rait un de ces pots et s'en demanderait l'origine. Est-ce
le noyau d'un fruit inconnu, vidé de son amande parla
dent patiente du mulot? Est-ce une capsule végétale
dont l'opercule est tombé en laissant choir les semen-
LES CLVTHRES 230
ces? Cela possède toute la correction, la grâce des œu-
vres de la plante.
Renseigné sur l'origine de l'objet, il n'hésiterait pas
moins sur la nature des matériaux, ou plutôt de leur
ciment. L'eau ne ramollit pas, ne désagrège pas la co-
que. Cela doit être, sinon, pour une averse, le vêtement
du ver tomberait en bouillie. Le feu n'a pas grand effet
non plus. Exposée à la flamme d'une bougie, la jarre,
.#
Coque de la Clythre Coque du Cryptocéphale
à quatre points. à deux points.
sans se déformer, perd sa coloration brune et prend la
teinte d'une terre ferrugineuse calcinée. La base de la
matière est par conséquent de nature minérale. Reste à
savoir quel est le mastic qui brunit l'élément terreux,
l'agglutine et lui donne solidité.
Le ver est méfiant. Au moindre émoi, il rentre dans sa
coque, de longtemps ne bouge. Soyons aussi patient que
lui. Nous parviendrons bien, un jour ou l'autre, à le
surprendre en travail. Je le surprends, en effet. D'une
soudaine reculade, il rentre dans son pot, y disparaît
en entier. Au bout d'un instant, il reparait, les mandi-
bules chargées d'une pelote brune. Il la pétrit, Tamal-
240 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
game avec un peu de terre cueillie sur le seuil de son
logis ; il malaxe à point la composition , puis la dresse
artistement en mince lame sur la margelle de l'étui.
Les pattes ne prennent part à la besogne. Seules tra-
vaillent les mandibules et les palpes, à la fois baquet,
truelle, pétrissoir et appareil de laminage.
De nouveau il recule, rentre; de nouveau il revient
avec une seconde motte, préparée et mise en œuvre de
la même façon. A cinq ou six reprises, il recommence
de la sorte, jusqu'à ce que tout le pourtour de Tembou-
chure ait reçu un ourlet d'accroissement.
La composition du potier a double élément, on le
voit. L'un, la première terre venue, argileuse autant
que possible, est cueilli sur le seuil de l'atelier; l'autre
est pris au fond môme du pot, car, toutes les fois que
le ver remonte, je lui vois aux dents la pelote brune.
Qu'y a-t-il dans l'arrière -magasin? Si l'observation
directe ne peut guère l'apprendre, du moins cela se
devine .
Remarquons que la poterie est absolument close en
arrière, sans la moindre soupape où puissent se soula-
ger les misères physiologiques dont le ver n'est certai-
nement pas affranchi. Que deviennent les déjections de
l'encoffré;, qui jamais ne sort de chez lui? Eh bien, elles
sont évacuées au fond du pot. Par un doux mouvement
de croupe, le produit est étalé sur la paroi, ce qui for-
tifie d'autant l'habit et lui met doublure de velours.
C'est mieux que doublure; c'est précieux entrepôt de
mastic. Quand il veut restaurer sa coque, l'amplifier à
sa taille, de jour en jour croissante, le ver cure sa fosse,
procède à la vidange. Il se retourne et cueille au fond,
une à une, du bout des mandibules, les pelotes brunes
LES GLYTIIRES 241
qu'il lui suffira de malaxer avec un peu de terre pour
en faire pâte céramique de première qualité.
Remarquons encore que, semblable à nos toupins,
l'ouvrage du ver est pansu en arrière et d'un diamètre
intérieur plus grand que celui de l'emboucbure. Cet
excès d'ampleur est d'évidente utilité. Il permet à
l'animal de se boucler et de se retourner quand be-
soin est d'utiliser en nouvelle assise le contenu du dé-
potoir.
Un vêtement ne doit être ni trop court ni trop étroit.
Il ne suffit pas d'y ajouter une pièce qui le prolonge
à mesure que le corps croît en longueur; il faut aussi
veiller à l'ampleur qui ne gène pas l'habillé et lui laisse
liberté de mouvements.
Le colimaçon et tous les mollusques à coquille tur-
binée augmentent graduellement le diamètre de leur
rampe à vis de façon que la dernière spire soit toujours
à l'exacte mesure de leur état actuel. Les tours infé-
rieurs, ceux du premier âge, devenus trop étroits, ne
sont pas abandonnés, il est vrai; ils deviennent pièces
de débarras où s'abritent, étirés en maigre appendice,
les organes de médiocre importance pour la vie active.
C'est dans l'étage supérieur, d'espace croissant, que se
loge l'essentiel de la bête.
Le gros Bulime tronqué, ami des murailles croulan-
tes et des roches calcaires qui surplombent au soleil,
sacrifie à l'utile les élégances du régulier. Lorsque les
tours inférieurs cessent d'avoir l'ampleur nécessaire,
il les abandonne en plein et remonte plus haut, dans
la rampe spacieuse de formation récente. D'une solide
cloison, il ferme en arrière la partie occupée; puis,
choquant les pierrailles, il casse, il détache la partie
16
242 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
superflue, masure inhabitable. La coquille tronquée y
perd en correction; elle y gagne en légèreté.
La Clythre ne fait cas du procédé du Bulime. Elle
méprise aussi celui de nos couturières, qui fendent le
vêtement trop étroit, puis intercalent entre les lèvres
de l'ouverture une pièce de largeur convenable. Casser
le pot devenu insuffisant serait brutalité dispendieuse
en matière ; le fendre en long et lui donner supplément
d'ampleur au moyen d'une bande intercalée serait res-
source imprudente, qui laisserait accès au péril pendant
les lenteurs de la réparation. L'ermite de la jarre a
mieux que tout cela. Il sait agrandir son froc tout en
le laissant, sauf l'ampleur, ce qu'il était avant.
Sa paradoxale méthode consiste en ceci : de la dou-
blure faire étoffe, reporter au dehors ce qui était en
dedans. Petit à petit, à mesure que le besoin s'en fait
sentir, le ver racle donc, décortique à l'intérieur la
paroi de sa coque. Réduits en pâte liante au moyen d'un
peu de mastic fourni par l'intestin, les gravats sont ap-
pliqués sur toute la surface externe, jusqu'à l'extrémité
postérieure que, sans trop de peine et sans déménager,
le ver peut atteindre grâce à sa parfaite souplesse d'é-
chine.
Ce retournement de l'habit se fait avec une délicate
précision qui garde aux nervures ornementales leur
arrangement symétrique; enfin il augmente la capacité
par un graduel transfert de la matière de l'intérieur à
l'extérieur. Ce procédé de rajeunir le vieux est de telle
correction que rien n'est mis au rebut, rien ne reste
inutile, pas même les nippes du nouveau-né, nippes
toujours incrustées en clef de voûte au pôle initial de
l'édihce.
LES GLVTIIRES 243
S'il n'y avait apport de nouveaux matériaux, il est
visible que l'amplification du pot se ferait aux dépens
de l'épaisseur. Devenue trop mince à force d'être retour-
née pour gagner de l'espace, la coque, tôt ou tard, man-
querait de la solidité désirable. Le ver y veille. Il a de-
vant lui autant de terre qu'il peut en désirer; il a, dans
un arrière-magasin, du mastic, dont l'usine ne chôme
jamais. Rien ne l'empêche d'épaissir l'ouvrage à son
gré et d'ajouter aux raclures internes de la coque tel
complément qu'il juge à propos.
Toujours vêtu à son exacte mesure, ni trop au large
ni trop à l'étroit, le ver, quand viennent les froids, clôt
l'embouchure de sa poterie avec un couvercle de la
même composition mixte, pâte de terre et de ciment
stercoral. Alors il se retourne, prend ses dispositifs
pour la transformation, la tète au fond du pot, l'arrière
vers l'entrée, qui ne doit plus s'ouvrir. Devenu adulte,
en avril et mai, lorsque l'yeuse se couvre de ramilles
tendres, il sort de sa coque en l'effractionnant au bout
postérieur. Suivent les jours de liesse sur le feuillage,
au soleil modéré des matinées.
Le pot de la Clythre est ouvrage d'exécution assez
délicate. Je vois très bien comment le ver l'allonge et
l'amplifie; je ne peux m'imaginer de quelle façon il le
commence. S'il n'a rien qui lui serve de moule et de
base, comment s'y prend-il pour assembler en correcte
coupe les premières assises de pâte?
Nos potiers ont le tour, le plateau qui soutient la
pièce en rotation, l'outillage qui détermine le profil.
Lui, céramiste exceptionnel, travaillerait-il sans base
et sans guide? Cela me parait d'insurmontable diffi-
culté. Je sais l'insecte capable de bien des prouesses en
244 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
industrie; cependant, avant d'admettre la jarre fondée
sur rien, il conviendrait de voir à l'ouvrage l'artiste
nouveau-né. Peut-être a-t-il des ressources léguées
par la mère; peut-être se trouve-t-il dans l'œuf des par-
ticularités qui donneront le mot de l'énigme. Elevons
l'insecte, recueillons sa ponte, et la céramique du dé-
but nous dira ses secrets.
Sous des cloches en toile métallique, avec lit de sable
et flacon plein d'eau où plongent de jeunes pousses de
lyeuse, renouvelées à mesure qu'elles se fanent, j'éta-
blis trois espèces de Clythres, fréquentes Tune et l'au-
tre sur le chêne vert, savoir : la Glythre à longs pieds
[Clythra loncjipes ^ Fab.), la Clythre à quatre points
[Clythra qiiadrijyunctata, Lin.) et la Clythre taxicorne
[Clythra taxicornis, Fab.).
Je monte une seconde ménagerie avec des Crypto-
céphales, si voisins des Clythres. Les sujets en sont : le
Cryptocéphale de l'yeuse [Cryjjtocephalus ilicn, Oliv.),
le Cryptocéphale à deux ^ou\i?> [Cryptocephalus bipiinc-
tatuSy Lin.), enfin le Cryptocéphale doré [Cryptocepha-
liis hypochœridis, Lin.), à splendide costume. Aux deux
premiers je sers des ramilles d'yeuse; au troisième, des
capitules d'une centaurée [Centaiirea asperà)^ plante
favorite de ce bijou vivant.
Rien de saillant dans les mœurs de mes captifs, qui,
le matin, fort tranquilles, broutent, les cinq premiers
leur feuillage de chêne, et le sixième ses fleurs de cen-
taurée. Le soleil devenu vif, ils volent du bouquet cen-
tral au treillis, du treillis au bouquet central, et, très
agités, errent dans les hauteurs de la cloche.
A tout instant des couples se forment. On se lutine,
on se prend sans préliminaires, on se quitte sans re-
LES GLYTHRES 24:;
grcts, on recommence ailleurs. La vie est douce, et cha-
cun a de quoi choisir. Divers insistent. Hissés sur le
dos de la patiente, qui baisse la tète et semble étran-
gère à l'orage passionnel, véhémentement ils la se-
couent par brusques intermittences. Ainsi se déclare
la flamme de l'énamouré, ainsi se gagne le consente-
ment de l'indécise.
La pose du couple peut alors nous renseigner sur
l'utilité d'un certain détail organique particulier aux
Glythres. En diverses espèces, mais non dans toutes,
les mâles ont les pattes antérieures d'une longueur dé-
mesurée. A quoi bon ces bras extravagants, ces étran-
ges grappins hors de proportion avec l'insecte? Les Sau-
terelles, les Criquets, allongent leurs membres d'arrière,
en font des leviers favorables au bond. Ici rien de tel :
ce sont les membres antérieurs qui s'exagèrent, et leur
excès n'a pas de rôle dans la locomotion. L'animal, au
repos ou bien en marche, paraît môme embarrassé de
ces échasses insolites, que gauchement il coude, ras-
semble de son mieux, ne sachant trop qu'en faire.
Mais attendons la pariade, et l'extravagant va deve-
nir le rationnel. Le couple se dispose en forme de T.
Le mâle, dressé verticalement ou à peu près, figure la
branche transversale, et la femelle l'axe de la lettre
culbutée. Pour avoir stabilité en sa posture, si con-
traire à l'habituelle statique des appariés, le mâle pro-
jette en avant ses longs grappins, ancres d'appui qui
s'agriffent aux épaules de la femelle, au bord antérieur
du corselet et môme sur la tête.
En ce moment, le seul qui compte dans la vie de
Finsecte adulte, il fait bon, en vérité, être à longs bras,
à longues mains, Chjthra longimana, Chjthra longipes,
246 SOUVExMRS EXTOMOLOGIQUES
comme dit lanomenclaUire. Quoique leur dénomination
se taise sur ce sujet, la Glythre taxicorne, la Clytlire à
six taches (6\ sexmaculata, Fab.)^et bien d'autres en-
core ont recours aux mêmes moyens d'équilibre : elles
exagèrent à outrance leurs membres antérieurs.
La difficulté de l'accouplement dans une position
transversale est-elle le motif de longs grappins projetés
à distance? Ne soyons pas trop affirmatifs, car voici la
Glythre à quatre points qui nous donnerait un démenti
formel. Le mâle conserve à ses pattes d'avant dimen-
sions modestes, conformes aux habituelles règles; il se
met de travers comme les autres et parvient néanmoins
•sans encombre à ses fins. Il lui suffit de modifier un peu
sa gymnastique d'enlacement. Autant faut-il en dire
des divers Cryptocéphales, tous courtauds de membres.
En tout se révèlent des ressources spéciales, connues
des uns et ignorées des autres.
XVIII
LES CLYTHRES (l'œUF
Laissons les bras longs ou courts s'escrimer amoureu-
sement à leur g-uise, et arrivons à l'œuf, but principal
de mes éducations. La Clythre taxicorne est la plus pré-
coce; je la vois à l'œuvre dans les derniers jours de mai.
Ah! la singulière ponte, capable de dérouter! Est-ce
bien un groupe d'œufs? Ne serait-ce pas plutôt un bou-
quet de plantules cryptogamiques? J'hésite jusqu'au
moment où je surprends la mère s'aidant des pattes pos-
térieures pour achever d'extraire de l'oviducte l'étrange
germe, lent et peut-être pénible à venir.
C'est bien la ponte delà Clythre taxicorne. Assemblés
par faisceaux d'une à trois douzaines, et fixés chacun
au moyen d'un menu filament hyalin qui les dépasse un
peu en longueur, les œufs forment une sorte d'ombelle
renversée, qui pendille tantôt au treillis de la cloche,
tantôt au feuillage des rameaux nourriciers. Au moindre
souffle, le graineux bouquet tremblote.
On connaît la ponte de l'Hémerobe, objet de tant de
méprises pour les regards non exercés. Le petit névro-
ptère aux yeux d'or dresse sur une feuille un en-
semble de longues colonnettes aussi subtiles qu'un fil
d'araignée et portant chacune un œuf en guise de cha-
piteau. Le tout figure assez bien une houppe de quelque
248 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
moissisure longuement pédiculée. Rappelons aussi chez
les Eumènes l'œuf pendulaire qui oscille au bout d'un
filauient, sauvegarde du ver en ses premières bouchées
dans le tas d'un gibier périlleux. La Glythre taxicorne
nous fournit un troisième exemple d'œufs à fil suspen-
seur, mais rien jusqu'ici ne peut me faire soupçonner le
rôle, l'utilité de ce cordon. Si les intentions de la pon-
deuse m'échappent, je peux du moins décrire son ou-
vrage avec quelques détails.
Les œufs, d'un brun-café et lisses, ont la configuration
d'un dé à coudre. Par transparence, on voit dans l'épais-
seur de leur enveloppe cinq zones circuMres plus fon-
cées que le reste et donnant à peu près l'image des cer-
ceaux d'un tonnelet. Le bout rattaché au fil suspenseur
est légèrement conique ; l'autre est brusquement tronqué,
et la section s'y creuse en embouchure circulaire. Une
bonne loupe distingue à l'intérieur, un peu au delà de
la margelle, une fine membrane blanche, tondue ainsi
que la peau d'un tambour.
De plus, du bord de Forifice s'élève un large onglet
membraneux, délicat et blanchâtre, que l'on prendrait
pour un couvercle soulevé. Il n'y a pas néanmoins de
soulèvement d'opercule effectué après la ponte. J'ai
assisté à la sortie de l'œuf hors de l'oviducte; il est en
ce moment-là ce qu'il sera plus tard, avec une colora-
tion moins foncée cependant. N'importe : je ne peux
croire qu'une machine aussi compHquée puisse progres-
ser, toutes voiles déployées, dans les détroits mater-
nels. Je me ligure que l'appendice operculaire reste
abaissé et clôt l'embouchure jusqu'au moment de la
venue au jour. Alors seulement il se soulève.
Guidé par la structure un peu moins complexe de
LES GLYTHIIES (L'ŒUF) 240
l'œuf des autres Clytlires et des Gryptocéphales, je me
suis avisé d'énucléer l'étrange germe. Tant bien que
mal, j'y suis parvenu. Sous l'étui d'un brun-café, for-
mant barillet cinq fois cerclé, se trouve une membrane
blancbe. C'est elle que l'on voit par l'embouchure et
que j'ai comparée à une peau de tambour. J'y reconnais
OEufs de la Clythre taxicorne.
la tunique réglementaire, l'enveloppe habituelle de tout
œuf d'insecte. Le reste, le tonnelet brun, défoncé par un
bout et porteur d'un couvercle soulevé, serait donc un
tégument accessoire, une sorte de coquille exeeption-
nelle, dont je ne connais encore d'autre exemple.
La Clythre à longs pieds et la Clythre à quatre points
ne connaissent pas le groupement de la ponte par fais-
ceaux pédicellés. En juin, du haut de la ramée où elles
pâturent, l'une et l'autre laissent négligemment tomber
250 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
leurs œufs à terre, un par un, de-çà, de-là, à Faventiire
et à longs intervalles, sans le moindre souci de leur
installation. On dirait des granules excrémentiels, indi-
gnes d'intérêt et rejetés au hasard. L'officine à germes
et l'officine à crottins sèment leurs produits avec la
même indifférence.
Portons néanmoins la loupe sur le corpuscule outra-
geusement traité. C'est une merveille d'élégance. Pour
les deux espèces de Clytlires, les œufs ont la forme d'el-
lipsoïdes tronqués, mesurant un millimètre de longueur
environ. Ceux de la Clytlire à longs pieds sont d'un
brun très foncé et rappellent un dé à coudre, comparai-
son d'autant plus juste qu'ils sont criblés de fossettes
quadrangulaires, rangées en séries spirales se croisant
avec une exquise précision.
Ceux de la Clythre à quatre points ont une teinte pâle.
Ils sont couverts d'écaillés convexes, imbriquées en
séries obliques, terminées en pointe à leur extrémité
inférieure, qui est libre et plus ou moins divergente.
Cet assemblage écailleux a quelque peu l'aspect d'un
cône de houblon. Œuf bien étrange, en vérité, peu fait
pour glisser doucement dans les défilés des ovaires. A
coup sur, ce n'est pas hérissé de la sorte qu'ils descen-
dent des gaines natales, si délicates; c'est au voisinage
de la terminaison de l'oviducte qu'ils reçoivent leur
revêtement d'écaillés.
Pour les trois Cryptocéphalcs élevés dans mes volières,
la ponte est plus tardive; l'époque en est lin juin et juil-
let. Comme chez les Clythres, même défaut de soins
maternels, même semis au hasard du haut des capitules
de la centaurée et des rameaux de l'yeuse. La forme
générale de l'œuf est toujours celle d'un ellipsoïde tron-
LES GLYTIIUES (L'OEUF'
\l'A
que. Les ornements varient. Ils consistent en huit côtes
lamelleuses, lobées, tournant en tire-bouchon pour les
œufs du Cryptocéphale doré et pour ceux du Cryptocé-
phale de l'yeuse, en séries spirales de fossettes pour ceux
du Cryptocéphale à deux points.
Que peut bien être cette enveloppe, si remarquable
d'élégance, avec ses lames hélicoïdales, ses fossettes de
dé à coudre, ses écailles de cône de houblon? Quelques
menus faits accidentels me mettent sur la voie. D'abord
OEuf de la Clythre
à longs pieds.
OEuf de la Clythre
à quatre points.
j'acquiers la certitude que l'œuf ne descend pas des
ovaires tel que je le recueille à terre. Son ornementation,
incompatible avec de doux glissements, me l'affirmait
déjà; maintenant j'en ai la preuve évidente.
Pêle-mêle avec les œufs normaux soit du Cryptocé-
phale doré, soit de la Clythre à longs pieds, j'en trouve
d'autres ne différant en rien de ce que nous montrent
habituellement les œufs d'insecte. Ce sont des œufs par-
faitement lisses, à tunique molle, d'un jaune pâle. Au-
cun autre insecte que la Clythre étudiée ou le Crypto-
céphale ne se trouvant sous la même cloche, je ne peux
me méprendre sur l'origine de mes trouvailles.
D'ailleurs, si des doutes restaient, ils seraient dissi-
252 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUE S
pés par les documents que voici. Outre les œufs jaunes
et nus, il s'en trouve dont la base est enchâssée dans
une cupule brune à fossettes, œuvre évidente, suivant
la cloche, soit du Cryptocéphale à deux points, soit de
la Glythre à longs pieds, mais œuvre inachevée, qui a
revêtu à demi l'œuf, tel qu'il est venu des ovaires, puis,
la matière enveloppante manquant ou l'outillage fonc-
tionnant mal, l'a laissé franchir le seuil terminal sous
Taspect d'un gland implanté dans sa cupule.
Rien de gracieux comme cet œaïf jaune que supporte
OEuf du Cryptocéphale doré.
un artistique coquetier. Rien de plus concluant aussi
pour nous renseigner sur le point où se travaille le bi-
jou. C'est dans le cloaque, carrefour commun de l'ovi-
ducte et de l'intestin, que l'oiseau enveloppe son œuf
d'une coque calcaire et l'embellit souvent de teintes ma-
gnifiques, le vert-d'olive pour le rossignol, le bleu-de-
ciel pour le motteux, le rose tendre pour l'hypolaïs. C'est
aussi dans le cloaque que la Clythre et le Cryptocéphale
élaborent l'élégante armure de leurs œufs.
Reste à déterminer la matière employée. D'après l'as-
pect corné, il est à croire que le tonnelet de la Clythre
taxicorne et les écailles de la Clythre à quatre points
proviennent d'une sécrétion spéciale dont, à mon vif
LES CLYÏIIRES (LTH-ÏF) 2o3
regret maintenant qu'il est trop tard, j'ai négligé de re-
chercher l'appareil au voisinage du cloaque. Quant à la
chose si joliment travaillée par la Clythre à longs pieds
et par les Cryptocéphales, avouons-le sans fausse honte :
c'est de la matière fécale.
La preuve en est donnée par certaines pièces, peu
rares chez le Cryptocéphale doré, oii l'hahituelle colo-
ration hrune est remplacée par une franche coloration
verte, signe d'une pulpe végétale. Avec le temps, ces
A B
OEuf du Cryptocéphale à deux points.
A. OEuf nu. — B. OEuf dans une coque incomplète.
o3ufs verts brunissent et deviennent semblables aux au-
tres, sans doute par le fait d'une oxydation qui achève
de dénaturer le produit du travail digestif. Arrivé mou
et tout nu dans le cloaque, l'œuf s'y praline artistement
dans les scories de l'intestin, de même que l'œuf de la
poule s'y recouvre d'une coquille avec des exsudations
calcaires.
Materiem superabat opus, nam Mulciber iiJic
."Equoracelàrat...
disait Ovide, dans sa description du palais du soleil.
Le poète disposait des métaux précieux et des gemmes
254 SOUVENIRS EXTOMOLOGIQUES
pour édifier son imag-inaire merveille. De quoi dispose
la Clythre pour obtenir son idéal bijou? Elle dispose de
cette matière honteuse dont le nom est banni du langage
décent. Et quel est le Mulciber, le Yulcain, l'artiste cise-
leur qui burine avec tant d'élégance le revêtement de
l'œuf? C'est l'égout terminal. Le cloaque lamine, gau-
fre, tord en spirales, grave en mailles de fossettes,
assemble en armure écailleuse, tant la nature se rit de
nos mesquines appréciations et sait convertir le sordide
en gracieux.
Pour l'oiseau, la coquille de l'œuf est cellule défensive
temporaire qui, à l'éclosion, se rompt, s'abandonne, dé-
sormais inutile. Faite de matière cornée ou de pâte ster-
corale, la coque de la Clythre et du Cryptocéphale est,
au contraire, abri permanent, que l'insecte ne quittera
jamais tant qu'il restera larve. Ici le ver naît avec un
vêtement tout confectionné, d'une rare élégance et juste
à sa taille, vêtement qu'il lui suffira d'agrandir petit à
petit d'après l'originale méthode exposée plus haut. En
avant, la coque, configurée en tonnelet ou bien en dé à
coudre, est ouverte. Donc rien à fracturer, rien à rejeter
lors de l'éclosion, si ce n'est l'enveloppe proprement
dite de l'œuf. Aussitôt cette membrane rompue, l'ani-
malcule est au jour, avec une belle casaque ciselée, hé-
ritage de la mère.
Faisons un rêve insensé, imaginons des oiselets qui gar-
deraient intacte la coquille de l'œuf, moins une ouverture
pour le passage de la tête, et qui, leur vie durant, en res-
teraient vêtus, à la condition de l'agrandir eux-mêmes
proportionnellement à leur croissance. Ce rêve absurde,
notre ver le réalise : il est habillé de la coque de son œuf,
amplifiée par degrés à mesure qu'il grandit lui-même.
LES CLYÏHRES (L'OEUF) 2o:i
En juillet, toutes mes récoltes sont écloses, isolées
chacune dans une ample tasse recouverte d'une lame de
verre qui modérera Févaporation. Quelle intéressante
famille j'ai là! Ma vermine grouille parmi les débris vé-
gétaux variés dont j'ai meublé le local. Tout cela che-
mine à pas menus, traîne sa coque obliquement relevée,
en sort à demi, brusquement y rentre; tout cela culbute
rien que pour escalader une feuille de mousse, se relève,
se remet en marche et cherche à l'aventure.
La faim, à n'en plus douter, est cause de cette agita-
tion. Que donnera mes affamés? Ils sont végétariens.
Là-dessus, l'incertitude n'est pas permise, mais cela ne
suffit pas à régler le menu. Dans les conditions natu-
relles, que doit-il se passer? Les éducations en volière
me montrent les œufs disséminés au hasard sur le sol.
La mère les laisse tomber négligemment, de-çà et de-là,
du haut des rameaux où elle se restaure en échancrant
avec sobriété quelque feuille tendre. La Clythre taxi-
corne prolonge les siens d'un pédicelle et les fixe par
bouquets sur le feuillage. Sans que je puisse décider
encore, faute d'observations directes, si le nouveau-né
tronque lui-même le fil suspenseur, ou bien si la rup-
ture de ce fil est le simple résultat de la dessiccation, tôt
ou tard ces œufs gisent à terre comme les autres.
Hors de mes cloches, les mêmes choses doivent se
passer : œufs de Clythres et de Gryptocéphales sont dis-
séminés à terre, au-dessous de l'arbre ou de la plante
qui nourrit l'adulte.
Or que trouve-t-on sous le couvert d'un chêne? Du
gazon, des feuilles mortes, plus ou moins marinées par
la pourriture, des brindilles sèches engainées de lichens,
des pierrailles à coussinets de mousse, enfin du terreau,
256 SOUVENIRS EXTOMOLOGIQUES
ultime résidu des matières végétales travaillées par les
ans. Sous les touffes de la centaurée oi^i paît le Crypto-
céphale doré, noir matelas des divers débris de la plante.
J'essaye un peu de tout, mais rien ne répond de façon
bien nette à mes espérances. Je constate néanmoins, un
peu de-ci, un peu de-là, quelques boucbées dédaigneu-
ses, qui suflisent à me renseigner sur les premières as-
sises ajoutées par le ver à son étui natal. Sauf la Clythre
taxicorne, dont l'œuf à pédicelle suspensem^ semble dé-
noter des mœurs un peu à part, je vois mes divers pen-
sionnaires commencer le prolongement de leur coque
avec une pâte brune, pareille d'aspect à celle dont la
fabrication et l'usage nous sont déjà connus. Rebutés
par un aliment non à leur convenance, éprouvés peut-
être aussi par une saison d'exceptionnelle aridité, mes
jeunes potiers renoncent bientôt à l'ouvrage; ils péris-
sent après avoir mis légère bordure à leur pot.
Seule, la Clythre à longs pieds prospère et me dédom-
mage largement de mes tracas de nourricier. Je lui sers
des écailles de vieilles écorces, cueillies sur le premier
arbre venu, le chêne, l'olivier, le figuier, et bien d'autres,
écailles que je fais ramollir par un court séjour dans
l'eau. Les croûtons subéreux ne sont pas cependant ce
que consomment mes pensionnaires. Le véritable ali-
ment, le beurre de la tartine, est à la surface. Il y a là
un peu de tout ce que valent aux vieux troncs les ébau-
ches de la vie végétale, de tout ce qui défriche la dé-
crépitude pour en faire le perpétuel rajeunissement.
Il y a des rosettes de mousse, à peine hautes d'une
ligne, qui sommeillaient arides sous l'implacable soleil
de la canicule, et que le bain dans un verre d'eau a sur-
le-champ réveillées. Elles étalent maintenant leur cycle
LES CLVTIIRES (L'ŒUF) 257
de folioles vertes, lustrées, rendues à la vie pour quel-
ques heures. Il y a des eftlorescences lépreuses, à farine
blanche ou jaune; de menus lichens qui rayonnent en
lanières cendrées et se couvrent de scutelies glauques
cerclées de blanc, grands yeux ronds qui semblent re-
garder du fond des limbes où la matière morte se revi-
vifie. Il y a des collema, qu'une ondée gonfle en som-
bres boursouflures, tremblotantes comme de la gélatine ;
des sphéries dont les pustules font saillie en mamelles
d'ébène, pleines de myriades de sachets à huit élégantes
Clythre à longs pieds. — Continuation de la coque
sur la base fournie par l'œuf.
semences. Un coup de microscope donné au contenu de
l'une de ces mamelles, point tout juste perceptible, nous
découvre un monde stupéfiant : l'infini des richesses
procréatrices dans un atome. Ah! que la vie est belle,
même sur un éclat d'écorce pourrie, pas plus grand que
l'ongle 1 Quel jardin! quel trésor!
Yoilà le meilleur des pâturages essayés. Mes Glythres
y paissent, groupées en troupeaux denses lorsque des
points sont trouvés plus plantureux que les autres. On
prendrait cet amas pour des pincées de certaines graines
brunes et sculptées, telles qu'en fournit le muflier par
exemple; mais ces graines s'ébranlent, oscillent; pour
peu qu'une remue, les coques s'entre-choquent. D'autres
errent, à la recherche d'une bonne place, titubant et cul-
17
2o8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUE S
butant sous le poids de la casaque; elles vagabondent à
l'aventure dans ce monde si grand, si spacieux, le fond
de ma tasse.
Deux semaines ne sont pas écoulées qu'un liséré,
dressé sur la margelle, double déjà la coquille de la
Clytlire à longs pieds, afin de maintenir la capacité de
la poterie en rapport avec la taille du ver, de jour en
jour grandi. La partie récente, ouvrage de la larve, très
nettement se distingue de la coque initiale, produit de
la pondeuse : elle est lisse dans toute son étendue,
tandis que le reste est orné de fossettes en rangées
spirales.
Rabotée à l'intérieur à mesure qu'elle devient trop
étroite, la jarre à la fois s'amplifie et s'allonge. La pous-
sière extraite, de nouveau pétrie en mortier, est reportée
à l'extérieur, un peu de partout, et forme un crépi sous
lequel disparaissent, à la longue, les élégances du début.
Le clief-d'œuvre à fossettes est noyé sous une couche de
badigeon; non toujours en plein cependant, même lors-
que l'ouvrage arrive à ses finales dimensions. En pro-
menant une loupe attentive entre les deux bosselures du
fond, il n'est pas rare d'y voir, incrustés dans la masse
terreuse, les restes de la coque de l'œuf. C'est la marque
de fabrique du potier. L'arrangement des crêtes hélicoï-
dales, le nombre et la forme des fossettes, permettent
d'y lire à peu près le nom du fabricant, Clythre ou Cryp-
locéphale.
Au début, je ne pouvais concevoir le manipulateur de
pâte céramique fonder lui-même sa poterie, en ouvrager
les premiers linéaments. Mes doutes avaient raison.
Ver de Clythre et ver de Cryptocépbale ont en héritage
maternel une coquille, un vêtement qu'il leur suffit
LES CLYTHRES (L'OEUF) 2o9
cFagrandir. De naissance, ils sont riches d'une layette,
base de leur trousseau. Ils ramplifient, mais sans
en imiter l'artistique élégance. L'âge fort renonce
aux dentelles dont la mère se complaît à vêtir le nou-
veau-né.
XIX
LA MARE
Délice de ma prime enfance, la mare est encore spec-
tacle dont mes vieux ans ne peuvent se lasser. Quelle
animation en ce monde verdoyant des conferves! Par
légions noires, sur la tiède vase des bords, le petit têtard
du crapaud se repose et frétille; entre deux eaux, le
triton à ventre orangé mollement navigue du large avi-
ron de sa queue aplatie ; parmi les joncs stationnent les
flottilles des Phryganes, à demi sorties de leurs étuis,
tantôt mignon fagot de bûchettes, tantôt tourelles de
menus coquillages.
Aux lieux profonds plonge le Dytique, muni de ses
réserves respiratoires : au bout des élytres, bulle d'air,
et sous la poitrine, lamelle gazeuse qui resplendit ainsi
qu'une cuirasse d'argent; à la surface, vire et revire le
ballet des Gyrins, perles miroitantes ; à côté patine in-
submersible l'attroupement des Hydromètres, qui glis-
sent par brassées transversales semblables à celles du
cordonnier en travail de couture.
Voici les Notonectes, qui nagent sur le dos avec deux
rames étalées en croix; les Nëpes aplaties, à tournure
de scorpion; voici, sordidement vùtue de boue, la larve
de la plus grande de nos Libellules, si curieuse par sa
façon d'avancer : elle s'emplit d'eau Farrière-train, vaste
LA mari: 2GI
entonnoir, l'expulse, et progresse d'autant par le recul
de sa pièce hydraulique.
Le mollusque, gent paisible, abonde. Au fond, les Pa-
ladines ventrues discrètement soulèvent un peu leur
opercule, entr'ouvrent le volet de leur habitation; à
ileur d'eau, dans les clairières du jardin aquatique, lui-
ment l'air Physes, Limnées et Planorbes. Des Sangsues
noires se contorsionnent sur leur proie, un tronçon de
lombric; des milliers de vermisseaux rougeâtres, qui
deviendront moustiques, vont tournoyant et se recour-
bent en manière d'élégants dauphins.
Oui, couvée par le soleil, une nappe stagnante, de
quelques pas d'étendue, est un monde immense, iné-
puisable trésor d'observation pour l'homme studieux,
émerveillement pour l'enfant qui, lassé de sa barque
en papier, s'avise de regarder un peu ce qui se passe
au sein de l'eau. Disons les souvenirs que m'a laissés la
première mare, alors que l'idée commençait à poindre
dans ma cervelle de sept ans.
Dans mon pauvre village natal, inclément de saison,
avare de sol, comment gagner sa vie? Le propriétaire de
quelques arpents de pelouse élève des moutons. Aux
meilleurs endroits de son bien, il gratte le terrain de la
pointe de l'araire; il l'aplanit en gradins que retien-
nent des murs de pierrailles. L'âne y transporte à pane-
rées le fumier de l'étable. Alors excellemment vient la
pomme de terre, qui, bouillie et servie toute chaude
dans un corbillon en paille tressée, est la principale res-
source en hiver.
Si la récolte dépasse les besoins de la maisonnée,
avec le surplus se nourrit un porc, la précieuse bète,
trésor de lard et de jambon. Le troupeau fournit du
262 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
beurre et du caillé; le jardin a des choux, des raves, et
même quelques ruches dans le coin le mieux abrité.
Avec telles richesses on peut voir venir.
Mais nous, nous n'avons rien, rien que la maison-
nette, héritage maternel, et le jardinet attenant. Les
maigres ressources du ménage s'épuisent. Il est temps
d'y veiller, et au plus vite. Qu'entreprendre? Apre ques-
tion qu'agitaient un soir le père et la mère.
Caché sous l'escabelle du bûcheron, Petit-Poucel
écoutait ses parents vaincus par la misère. Tout en
ayant l'ai-r de dormir, les coudes sur la table, j'écoute
aussi, non de navrants desseins, mais de beaux projets
dont j'ai le cœur tout réjoui. Voici l'affaire.
Au bas du village, près de l'église, au point où les
eaux de la grande fontaine voûtée s'échappent de leur
déversoir souterrain et vont rejoindre le ruisseau du
vallon, un industrieux, retour de la guerre, vient de
monter une petite fonderie de suif. Il cède à vil prix
les résidus de ses bassines, les graillons puant la chan-
delle. Il dit sa marchandise excellente pour engraisser
les canards.
« Si nous élevions des canards, fait la mère; ils se
vendent bien à la ville. Henri les garderait, les condui-
rait au ruisseau.
— Soit, répond le père, élevons des canards. Bien
qu'il y ait certaines difficultés à l'entreprise, essayons. »
Cette nuit-là, je fis des rêves de paradis : j'étais avec
mes canetons, habillés de velours jaune; je les condui-
sais à la mare, j'assistais à leur bain, je les ramenais,
portant dans un panier les plus fatigués. Une paire de
mois après, les oisillons de mes rêves étaient une réa-
lité, au nombre de vingt-quatre. Deux poules les avaient
LA MARE 263
couvés, Tune, la grosse noire, hôte de la maison, l'autre
prêtée par une voisine.
Pour les élever, la première suffit, tant elle est soi-
gneuse de sa famille d'adoption. Tout d'abord les choses
marchent à souhait : un baquet avec deux travers de
doigt d'eau fait office de mare. Les jours de soleil, les
canetons s'y baignent sous l'œil anxieux de la poule.
Encore une quinzaine, et le baquet devient insuffisant.
Il ne s'y trouve ni cressons peuplés de menus coquilla-
ges, ni vers et têtards, friands morceaux. L'heure est
venue des plongeons et des recherches dans le fouillis
des herbes aquatiques ; pour nous aussi est venue l'heure
des difficultés.
Certes le meunier, voisin du ruisseau , a de beaux
canards, d'élevage aisé, peu coûteux; le fondeur de
suif, qui vante ses graillons, en a pareillement, favo-
risé qu'il est des eaux perdues de la fontaine, au bas du
village; mais nous, tout là-haut, aux étages supérieurs,
comment procurer à nos couvées les ébats aquatiques?
En été, à peine avons-nous de l'eau pour boire.
Près de la maison, sous une niche en pierres de taille,
suinte une maigre source, au fond d'une cuvette creu-
sée dans le roc. Nous sommes quatre ou cinq familles à
puiser là dedans avec des seaux en cuivre. Quand l'â-
ne sse du maître d'école a bu et que le voisinage a fait
sa provision de la journée, la cuvette est à sec. 11 faut
attendre vingt-quatre heures pour qu'elle se remplisse
encore. Non, ce n'est pas dans ce trou que se plairaient
et surtout que seraient tolérés les canards.
Reste le ruisseau. Y descendre avec la bande d'oisil-
lons est périlleux. En chemin, à travers le village, se
ferait rencontre de chats, hardis ravisseurs de petite
âG4 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQ UES
volaille; quelque roquet hargneux pourrait effrayer le
troupeau, le disperser, et ce serait grave embarras que
(le le rassembler au complet. Évitons le tumulte ; réfu-
gions-nous en lieux paisibles, isolés.
Sur les hauteurs, le sentier qui passe derrière le châ-
teau fait, non bien loin, coude brusque et se dilate en
une petite plaine au bord des prés. Il longe un coteau
rocheux d'oi^i pleure, au niveau de Tesplanade, un filet
d'eau, origine d'une mare de quelque étendue. Là, tout
le jour, profonde solitude. Les canetons y seront bien,
et le trajet se fera sans encombre par un sentier désert.
A toi, petit, de les conduire en ce lieu de délices. Ah!
le beau jour que celui de mes débuts comme pasteur de
canards! Pourquoi faut-il qu'il y ait une ombre à la séré-
nité de telles joies! Les rapports trop fréquents de mon
tendre épiderme avec les rudesses du sol m'ont valu au
talon une grosse et douloureuse ampoule. Voudrais-je
mettre les souliers, en réserve dans un coin de l'armoire
pour les jours de fête et les dimanches, je ne le pour-
rais. Pieds nus, au milieu des pierrailles, il faut aller,
la jambe traînante et le talon compromis relevé.
Allons, clopin-clopant et gaule en main, derrière les
canards. Eux aussi, les pauvrets, ont la sandale sensi-
ble; ils boitent, ils pépient, fatigués. Ils refuseraient
d'avancer si, de distance en distance, on ne faisait halte
sous le couvert d'un frêne.
Enfin nous y sommes. Pour mes oisillons, l'endroit
est des meilleurs : eau peu profonde, tiède, entrecoupée
de mottes boueuses, îlots verdoyants. Aussitôt commen-
cent les ébats du bain. Les canetons claquent du bec et
farfouillent; ils tamisent les gorgées, rejettent le bouil-
lon clair, gardent les bons morceaux. Aux flaques pro-
LA MARE 26:;
fondes, ils pointent le croupion en l'air et barbotent eu
bas. Ils soutbeureux, et c'est bénédiction que de les voir
à l'ouvrage. Laissons-les faire. A mon tour de jouir de
la mare. *
Qu'est ceci? Sur la boue mollement reposent des cor-
dons noueux, couleur de suie. On les prendrait pour des
fils de laine tels qu'on les tire d'un vieux bas défait.
Quelque bergère tricotant des cbaussettes noires, et trou-
vant son ouvrage mal réussi, aurait-elle recommencé
le travail et rejeté là, d'un geste d'impatience, le fil
ondulé en mailles par le jeu des aiguilles? On le dirait
en vérité.
Je cueille dans le creux de la main un bout de ces
cordons. C'estvisqueux, d'extrême mollesse, cela glisse,
insaisissable, entre les doigts. Quelques nœuds se crè-
vent, épanchent leur contenu. Il en sort un globule noir.
gros comme une tête d'épingle et suivi d'une queue
aplatie. J'y reconnais, en très petit, un objet qui m'est
familier, le têtard, famille du crapaud. J'en ai assez.
Laissons tranquilles les cordons noueux.
Ceux-ci m'agréent mieux. Ils tournent en rond à la
surface de l'eau, et leur échine noire reluit au soleil. Si
je lève la main pour les saisir, à l'instant ils disparais-
sent, je ne sais oi^i. C'est dommage ; je voudrais bien les
voir de près et les faire virer dans un petit bassin que
je leur préparerais.
Regardons au fond de l'eau en écartant ces paquets
de filasse verte d'où montent des perles d'air s'amas-
sant en écume. Il y a de tout là-dessous. Je vois de jo-
lies coquilles à tours serrés, aplaties ainsi que des len-
tilles; j'aperçois des vermisseaux porteurs d'aigrettes,
de houppes ; j'en distingue avec de mois ailerons toujours
266 SOUVENIRS ENÏOMOLOGIQUES
en mouvement sur le dos. Que fait là tout ce monde?
comment s'appelle-t-il? Je ne sais. Et longtemps je re-
garde, gagné par l'incompréhensible mystère des eaux.
Au point où la mare dégoutte dans la prairie voisine
sont des aulnes où je fais superbe trouvaille. C'est un
scarabée, pas bien gros, oli! non, moindre qu'un noyau
de cerise, mais d'un bleu ineffable. Les anges, au pa-
radis, doivent porter robe de cette couleur. Je mets la
splendide bestiole dans un escargot mort, que je tam-
ponne avec une feuille. A loisir, à la maison, j'admire-
rai ce bijou vivant. D'autres distractions m'appellent.
La fontaine alimentant la mare pleure du roc, limpide
et froide. L'eau s'amasse d'abord dans une cuvette
grande comme le creux des deux mains, puis se dé-
verse et ruisselle. Cette chute demande un moulin, cela
va de soi.
Deux bouts de paille, artistement croisés sur un axe,
fournissent la machine; des pierres plates dressées sur
la tranclie donnent les appuis. Très beau succès : le
moulin excellemment vire. Mon triomphe serait com-
plet si je pouvais le faire partager. Faute d'autres ca-
marades, j'y convie les canetons.
Tout lasse en ce pauvre monde, même le moulin à
deux pailles. Trouvons autre chose, combinons un bar-
rage qui retiendra les eaux et donnera bassin. Pour la
maçonnerie, les pierres ne manquent pas. Je choisis les
plus convenables, je casse les trop grosses. En cette
récolte de moellons, voici que soudain s'oublie l'entre-
prise du barrage.
Sur l'un des blocs cassés, au fond d'une cavité où
pourrait se loger mon poing, quelque chose reluit, sem-
blable à du verre. Le creux est tapissé de facettes assem-
LA MARE 2G7
blées six par six, qui lancent des éclairs, miroitent au
soleil. Les jours de fête, j'ai vu quelque chose d'appro-
chant lorsque, dans ses pendeloques, à la clarté des
cierges, le lustre de l'ég-lise allume ses étoiles.
Entre enfants, en été, sur la paille des aires, j'ai ouï
parler de trésors qu'un dragon garde sous terre. Dans
ma pensée s'éveillent ces trésors ; confus, mais glorieux,
sonne dans ma mémoire le nom de pierreries. Je songe
à la couronne des rois, aux colliers des princesses. En
cassant des cailloux aurais-je découvert, mais bien plus
riche, ce qui brille tout petit à la bague de ma mère? Il
m'en faut d'autres.
Le dragon des trésors souterrains m'est généreux. Il
me livre ses diamants en telle quantité, que je suis pos-
sesseur d'un amas de pierrailles oi^i scintillent des grou-
pes superbes. Il fait davantage : il me livre son or.
Le filet d'eau ruisselant du rocher tombe sur un lit
de sable fin qu'il soulève en remous. Si je me penche du
côté du jour, j'aperçois au point de la chute tourbillon-
ner comme une limaille d'or. Est-ce bien le fameux
métal dont on fait les louis, si rares à la maison? On
le dirait, tant cela reluit.
Je mets une pincée de sable dans le creux de la main.
Les parcelles brillantes y sont nombreuses, mais si
petites qu'il me faut les cueillir du bout d'une paille
humectée de salive. Laissons cela : c'est trop menu et
trop ennuyeux à récolter. Les morceaux gros et de va-
leur doivent se trouver plus avant, dans l'épaisseur du
roc. On reviendra plus tard, on pétarderala montagne.
Je casse encore des pierres. Oh ! la singulière chose
qui, tout d'une pièce, vient de se détacher! Cela tourne
en spire comme certains escargots plats qui, en temps
268 SOUVENIRS ENTOMOLO GIQUES
de pluie, sortent des fentes des vieux murs. Avec ses
cotes noueuses, cela ressemble à une petite corne de
bélier. Coquillage ou corne de mouton, c'est très curieux.
Comment se fait-il qu'il y ait de ces clioses-là dans la
pierre?
Curiosités et richesses me gonflent les poches de cail-
loux. Il se fait tard, et les canetons sont repus. Allons,
mes petits, rentrons. En mes joies, l'ampoule du talon
est oubliée.
Le retour est une fête. Une voix me berce, intradui-
sible, plus douce que le langage et vague comme le
rêve. Elle me parle pour la première fois des mystères
de la mare; elle glorifie l'insecte paradisiaque que j'en-
tends grouiller dans l'escargot mort, sa cage provisoire;
elle chuchote les secrets du roc, la limaille d'or, la joail-
lerie à facettes, la corne de bélier changée en pierre.
Ah! pauvre naïf, refoule tes joies! J'arrive. Mes po-
ches sont aperçues faisant bosse, outrageusement bour-
rées de pierres. Sous le poids et les aspérités de la charge,
l'étoffe a cédé :
(( Mauvais drôle, fait le père à la vue du dégât, je
t'envoie garder les canards, et tu t'amuses à ramasser
des pierres, comme s'il n'y en avait pas assez autour de
la maison ! Vite 1 jette au loin tes cailloux. »
Navré, j'obéis. Diamants, poudre d'or, corne pétri-
fiée, scarabée du paradis, vont rejoindre un tas de ba-
layures devant la porte.
La mère se lamente. « Elevez des enfants pour les
voir après si mal tourner. Tu me feras mourir de cha-
grin. Les herbes, passe encore, c'est bon pour les la-
pins. Mais les pierres, qui te déchirent les poches; les
bètes, qui de leur venin te feront venir du mal aux
LA MARE 209
mains, que veux-tu en faire, innocent! Pas possible,
quelqu'un t'a jeté un mauvais sorti »
En votre simplicité, pauvre mère, oui, vous aviez rai-
son : un mauvais sort m'avait été jeté, je le reconnais
aujourd'hui. Quand on a tant de peine à gagner son
morceau de pain, affmer son intelligence n'est-ce pas se
rendre plus apte à pâtir? Pour les naufragés de la vie,
à quoi bon le tourment d'apprendre î
A cette heure tardive, me voilà bien avancé : guetté
par la misère et sachant que les diamants de la fontaine
aux canetons étaient du cristal de roche, la poudre d'or
du mica, la corne de pierre une ammonite, le scarabée
d'azur une Hoplie ! Méfions-nous des fêtes du savoir, nous
les pauvres; creusons notre sillon de bœuf dans les
champs du trivial, fuyons les tentations de la mare,
surveillons nos canards, et laissons à d'autres, favorisés
de la fortune, le tracas d'expliquer la machine du monde,
si le cœur leur en dit.
Eh bien, non ! — Seul des vivants, l'homme a l'appétit
du savoir; seul il interroge le mystère des choses. Du
moindre d'entre nous s'élèvent des pourquoi, noble tour-
ment inconnu de la bête. S'ils parlent en nous avec plus
d'insistance, avec plus d'impérieuse autorité, s'ils nous
détournent du lucre, unique but de la vie aux yeux de
la plupart, convient-il de s'en plaindre? Gardons-nous-
en bien ; ce serait renier le meilleur de nos dons.
Efforçons-nous, au contraire, dans la mesure de nos
aptitudes, de faire jaillir quelques lueurs de l'énorme
inconnu; interrogeons, questionnons, arrachons, de-ci,
de-là, quelques lambeaux de vérité. Nous succomberons
àla peine; dans une société si mal coordonnée, peut-
270 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQL E S
être finirons-nous sur un grabat. Allons de l'avant, tout
de même ; notre consolation sera d'avoir augmenté d'un
atome la masse du connu, incomparable trésor de l'hu-
manité.
Puisque ce modeste lot m'est dévolu, je reviens donc
à la mare, malgré les admonestations sensées et les
pleurs amers qu'elle me valut autrefois. J'y reviens,
non à celle des petits canards, si fleurie d'illusions :
telle mare ne se rencontre pas deux fois dans la vie. Il
faut étrenner sa première culotte et ses premières idées
pour avoir chance pareille.
Bien d'autres, depuis ces temps lointains, ont été ren-
contrées, supérieures en richesses, et d'ailleurs explo-
rées d'un regard quelque peu mûri par l'expérience.
Passionnément je les ai fouillées du filet, j'ai remué
leur vase, j'ai saccagé leurs algues chevelues. Nulle, en
mes souvenirs, ne vaut la première, glorifiée dans ses
joies et ses déboires par la merveilleuse perspective
des années.
Nulle non plus ne conviendrait à mes projets d'au-
jourd'hui. Leur monde est trop vaste. Je me perdrais
dans leurs immensités où librement, au soleil, l'animé
pullule. Comme l'Océan, ce sont des infinis de fécon-
dité. Et puis, toute surveillance assidue, non troublée
parle passant, devient impraticable du moment qu'il
faut opérer sur la voie publique. Ce qu'il me faut, c'est
nne mare très réduite, parcimonieusement peuplée à
ma guise, une mare artificielle, tenue en permanence
sur ma table de travail.
Dans un coin du tiroir a été oubliée une pièce de
vingt francs. Je peux en disposer sans trop compro-
mettre l'équilibre du budget domestique. Faisons cette
Là mark 271
largesse à la science, qui, je le crains bien, m'en aura
peu d'obligation. Le luxe d'outillage peut convenir aux
laboratoires où s'interrogent à grands frais la cellule et
la fibre du mort; il est d'utilité douteuse quand il faut
étudier les actes du vivant. Les secrets de la vie sont
pour le simple, l'improvisé, de prix nul.
Que m'ont coûté les meilleurs résultats de mes études
sur les instincts? Rien autre que du temps, et surtout de
la patience. Mes vingt francs, prodigue débours, sont
donc bien aventurés si j'en fais emploi pour l'acquisi-
tion d'un appareil d'étude. Comme aperçus nouveaux,
ils ne me rapporteront rien; j'en ai le pressentiment.
Essayons toutefois.
Le forgeron m'assemble en charpente de cage quel-
ques tringles de fer. Le menuisier, vitrier à l'occasion,
car dans mon village il faut faire un peu de tout pour
joindre les deux bouts de l'année, assoit la charpente
sur un socle de bois et la munit pour couvercle d'une
planchette mobile; dans les quatre faces latérales, il en-
châsse des carreaux de vitre épais. Yoilà l'appareil prêt,
avec fond de tôle goudronnée et robinet d'épuisement.
Les constructeurs se montrent satisfaits de leur ou-
vrage, singulière nouveauté dans leurs ateliers, où bien
des curieux se demandent à quels usages doit me servir
la petite auge de verre. La chose fait quelque bruit.
D'aucuns prétendent qu'elle est destinée à conserver ma
provision d'huile d'olive et remplace chez moi le réci-
pient usité ici, l'urne creusée dans un bloc de pierre.
Qu'auraient-ils pensé de mon détraquement d'esprit,
CCS utihtaires, s'ils avaient su que mon coûteux engin
devait uniquement me servir à regarder dans l'eau de
misérables betes !
272 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Forgeron et vitrier sont contents de leur travail. Je
suis moi-même satisfait. En sa rusticité, l'appareil ne
manque pas d'élégance. Il fait très bien, posé sur une
petite table, devant une fenêtre visitée du soleil la ma-
jeure partie du jour. Sa contenance est d'une cinquan-
taine de litres. Comment l'appellerons-nous? Aquarium?
Non, ce serait trop prétentieux, et bien à tort rappelle-
rait le joujou aquatique à rocailles, cascatelles et pois-
sons rouges de la badauderie bourgeoise. Aux choses
sérieuses conservons leur gravité; ne faisons pas de
mon auge d'étude une futilité de salon. Donnons-lui le
nom de mare vitrée.
Je la meuble d'un monceau de ces incrustations cal-
caires dont certaines sources du voisinage engainant
les touffes mortes des joncs. C'est léger, fistuleux et
donne la vague image d'un récif madréporique. C'est,
de plus, velouté d'un court byssus vert, prairie naissante
de minimes conferves. Je compte sur cette humble vé-
gétation pour maintenir l'eau dans un état convenable
de salubrité, sans recourir à des renouvellements qui,
par leur fréquence, troubleraient le travail de mes colo-
nies. Hygiène et tranquillité sont ici les premiers fac-
teurs du succès.
Or, la mare peuplée ne tardera pas à s'imprégner de
gaz irrespirables, d'efiluvcs putrides et autres scories
de l'animal; elle deviendra une sentine où la vie aura
tué la vie. A mesure qu'ils se forment, ces résidus doi-
vent disparaître, brûlés et assainis; de leurs ruines
oxydées doit même renaître le gaz vivifiant consommé,
afin que l'eau conserve immuable richesse en élément
respirable. En son officine de cellules vertes, le végétal
réalise celte épuration.
LA MARE 273
Lorsque le soleil donne dans la mare vitrée, c'est un
spectacle à voir que celui du travail de l'algue. Le récif
à tapis vert s'illumine d'une infinité de points scintil-
lants et prend l'aspect d'une féerique pelote de velours
où par milliers seraient implantées des épingles à tète
de diamant. De l'exquise joaillerie, sans discontinuer,
des perles se détachent, aussitôt remplacées par d'au-
tres sur récrin générateur; d'une molle ascension elles
s'élèvent, pareilles à des globules de lumière. Il en fuse
de partout. C'est un feu d'artifice continuel tiré au sein
de l'eau.
La chimie nous dit : à la faveur de sa matière verte
et du stimulant des rayons solaires, l'algue décompose
le gaz carbonique dont l'eau s'est imprégnée par la res-
piration de ses habitants et la corruption des déchets
organiques; elle garde le charbon, qui s'élabore en nou-
veaux tissus; elle exhale l'oxygène en fines bulles. Celles-
ci partiellement se dissolvent dans l'eau et partiellement
gagnent la surface, où leur écume rend à l'atmosphère
le gaz respirable surabondant. Avec la partie dissoute
vivent les populations de la mare et disparaissent oxy-
dés les malsains produits.
Tout vieil habitué que je suis, je prends intérêt à cette
triviale merveille d'un paquet de conferves perpétuant
l'hygiène dans une eau stagnante ; je regarde d'un œil
ravi l'inépuisable jet de fusées huileuses; j'entrevois en
imagination les temps antiques où l'algue, premier-né
des végétaux, ébauchait pour les vivants une atmos-
phère respirable, alors que les boues continentales com-
mençaient d'émerger. Ce que j'ai sous les yeux, entre
les carreaux de mon auge, me raconte l'histoire delà
planète s'enveloppant d'air pur.
18
XX
LA PHRYGAXE
Qui logerai-je dans mon auge vitrée, maintenne en
salubrité permanente par le travail de l'algue? J'y met-
trai la Phrygane, habile à se vêtir. Parmi les insectes
qui s'habillent, bien peu la dépassent en ingéniosité
d'accoutrement. Les eaux de mon voisinage m'en livrent
cinq ou six espèces, ayant chacune son art spécial. Une
seule aura pour aujourd'hui les honneurs de l'histoire.
Elle me vient des eaux dormantes, à fond boueux,
encombrées de menus roseaux. Autant qu'on peut en
juger d'après la demeure seule, ce serait, disent les
maîtres spécialistes, le Limnopkilus flamcornis. Son
ouvrage a valu à toute la corporation le joli nom de
Phrygane, terme grec signifiant morceau de bois, bû-
chette. De façon non moins expressive, le paysan pro-
vençal la nomme loii porto-fais, Ion porto-canèu. C'est
la bestiole des eaux dormantes portant un fagot en
menus chaumes, débris du roseau.
Son fourreau, maison ambulante, est œuvre compo-
site et barbare, amoncellement cyclopéen où l'art cède la
place à l'informe robusticité. Les matériaux en sont très
variés, à tel point qu'on s'imaginerait avoir sous les
yeux le travail de constructeurs dissemblables, si de fré-
quentes transitions n'avertissaient du contraire.
LA PHRYGANE 275
Chez les jeunes, les novices, cela débute par une sorte
de panier profond en vannerie rustique. L'osier employé,
de nature à peu près toujours la même, n'est autre que
des tronçons de radicelles rigides, longtemps rouies et
décortiquées sous les eaux. La petite larve qui a fait
trouvaille de pareils filaments les scie de la mandibule,
les débite en baguettes droites, qu'elle fixe une à une
sur le bord de son panier, toujours en travers, perpen-
diculairement à l'axe de l'ouvrage.
Représentons-nous un cercle enveloppé d'un hérisse-
ment de tangentes, ou mieux un polygone dont les
côtés seraient de part et d'autre prolongés. Sur cet
assemblage de droites étageons-en d'autres par assises
répétées, sans nous préoccuper d'une orientation com-
mune; nous obtiendrons une sorte de fascine hirsute
dont les osiers déborderaient de tous côtés. Tel est le
bastion du jeune âge, système défensif excellent avec
sa pilosité continue de hallebardes, mais de manœuvre
pénible à travers le fouillis des herbes aquatiques.
Tôt ou tard le ver renonce à cette espèce de chausse-
trape s'accrochant de partout. Il était vannier, mainte-
nant il se fait charpentier; il construit en poutrelles et
solives, c'est-à-dire en rondins hgneux, brunis sous les
eaux, souvent de la grosseur d'une forte paille, longs
d'un travers de doigt plus ou moins, tels que le hasard
les fournit.
Du reste, il y a de tout dans cette friperie : fragments
de chaume, tubes de jonc, débris de ramille, tronçons
de menue tige quelconque, éclats de bois, lopins d'é-
corce, graines volumineuses, notamment semences de
l'iris des marais, tombées rougeâtres de leurs capsules,
et maintenant noires comme charbon.
276 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
L'hétéroclite coUectioQ s'écliafaude au hasard. Des
pièces sont fixées en long-, d'autres en travers, d'autres
obliquement. Des angles rentrent, des angles sortent
en brusques anfractuosités ; le gros se mélange au menu,
le correct avoisine l'informe. Ce n'est pas un édifice,
c'est un amoncellement insensé. Parfois un beau désor-
dre est un efïét de l'art. Ce n'est pas ici le cas : l'ouvrage
de la Phrygane est objet inavouable.
Et ce fol entassement succède sans transition à la
régulière vannerie du début. La fascine de la jeune larve
ne manquait pas d'une certaine élégance, avec ses fines
lattes, toutes méthodiquement empilées entravers; et
voici que le constructeur, grandi, expérimenté, devenu,
croirait-on, plus habile, abandonne le devis coordonné
pour en adopter un autre, sauvage et confus.
Entre les deux systèmes, nul degré de transition;
sur le panier du début brusquement se dresse l'extra-
vagant monceau. Si l'on ne trouvait fréquemment les
deux genres d'ouvrage superposés, on n'oserait leur
accorder origine commune. Seule leur jonction les ra-
mène à l'unité, malgré le disparate.
Mais le double étage n'est pas de durée indéfinie.
Devenu grandelet et logé à sa guise dans un amas de
solives, le ver renonce au panier du jeune Age, devenu
trop étroit et faix embarrassant. Il tronque son fourreau,
il en détache et abandonne l'arrière, œuvre du début.
En déménageant plus haut et plus au large, il sait, par
une rupture, alléger sa mobile maison. Reste seul l'étage
supérieur, que prolonge à l'embouchure, à mesure qu'il
en est besoin, la même architecture en poutrelles sans
ordre.
Avec ces étuis, odieux fagots, s'en trouvent d'autres,
LA PHIUGANE
277
tout aussi fréquents, d'exquise élégance et composés
en entier de menus coquillages. Sortent-ils du même
atelier? Il faut dos preuves bien évidentes pour le
croire. Ici c'est l'ordre avec ses beautés, là le désordre
avec ses laideurs; d'une part les délicatesses d'une mar-
queterie en coquilles, de l'autre les rudesses d'un amas
de rondins. Le tout néanmoins provient du même ouvrier.
Les preuves en surabondent. Sur tel étui déplaisant
au regard par la confusion de ses pièces ligneuses, par-
fois des placages se montrent, réguliers et faits de
Fourreaux de Phrygane eu coquillages.
coquilles; de même à tel chef-d'œuvre en coquillage il
n'est pas rare de voir accolé un odieux enchevêtrement
de solives. On éprouve quelque dépit à voir le bel étui
déparé de cette barbare façon.
Ces mélanges nous disent que la rustique amonce-
leuse de poutres excelle, à l'occasion, dans l'art de gra-
cieux pavés en coquilles, et qu'elle pratique indifTérem-
ment la brutale charpente et la délicate marqueterie.
278 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
En ce dernier cas, le fourreau se compose avant tout
de Planorbes, choisis parmi les moindres et disposés à
plat. Sans être d'une scrupuleuse régularité, l'ouvrage,
bien réussi, ne manque pas de mérite. Les jolies spires,
à tours serrés, plaquées l'une contre l'autre au même
niveau, font un ensemble d'excellent aspect. Jamais
pèlerin revenant de Saint-Jacques-de-Compostelle n'a
mis sur ses épaules camail mieux agencé.
Mais trop souvent reparaît la fougue de la Pbrygane.
insoucieuse des proportions. Le volumineux s'associe
au petit, l'exagéré brusquement se dresse, au grand
dommage de l'ordre. A côté de minimes Planorbes,
grands au plus comme une lentille, d'autres sont fixés,
de l'ampleur de l'ongle, impossibles à correctement
encastrer. Ils débordent les parties régulières, en gâtent
le fini.
Pour comble de désordre, aux spires plates la Pbry-
gane adjoint toute coquille morte sans distinction d'es-
pèce, au hasard des trouvailles, pourvu qu'elle ne soit
pas de volume excessif. Dans sa collection de bric-à-
brac, je relève des Physes, des Paludines, desLimnées,
des Ambrettes et même des Pisidics, mignons coffrets
à deux valves.
Le coquillage terrestre, entraîné dans le fossé par les
eaux pluviales après la mort de l'habitant, est accepté
non moins bien. Dans l'ouvrage en défroques du mol-
lusque, je trouve incrustés les fuseaux des Glausilies,
les tonnelets des Maillots, les turbines des Hélices de
petite taille, les volutes bâillantes des Vitrines, les tou-
relles des Bulimes, hôtes des prairies.
En somme, la Pbrygane bâtit avec un peu de tout,
venu de la plante ou du mollusque mort. Parmi les dé-
LA PHRYGANE 279
cliels si variés de ]a mare, les seuls matériaux refusés
sont les graviers. De la construction sont exclus, avec
un soin bien rarement en défaut, la pierre et le caillou.
C'est ici question d'hydrostatique sur laquelle nous al-
lons revenir tout à l'heure. Pour le moment, tâchons
d'assister à l'édification du fourreau.
Dans un verre à boire qui, par sa faible capacité, me
rendra l'observation plus facile et plus précise, je loge
trois ou quatre Phryganes extraites à l'instant de leurs
fourreaux avec tous les ménagements possibles. Après
bien des tentatives qui m'ont enfin enseigné la bonne
voie, je mets à leur disposition deux genres de maté-
riaux, de qualités opposées : le souple et le rigide, le
mol et le dur. C'est d'une part une plante aquatique
vivante, cresson par exemple, ou bien ombrelle d'eau,
munie à sa base d'un bouquet touffu de radicelles blan-
ches ayant à peu près la grosseur d'un crin de cheval.
Dans cette tendre chevelure, la Phrygane, à régime
végétarien, trouvera à la fois de quoi construire et de
quoi s'alimenter. C'est, d'autre part, un petit fagot de
brindilles ligneuses, bien sèches, régulières et du cali-
bre d'une forte épingle. Les deux approvisionnements
sont côte à côte, emmêlent leurs fils et leurs baguettes.
Dans l'ensemble, à sa convenance, la bête choisira.
Quelques heures plus tard, les émois de la dénudation
passés, la Phrygane travaille à se refaire un étui. Elle
s'installe en travers d'un faisceau de radicelles enche-
vêtrées, que les pattes rassemblent et que le mouvement
ondulatoire de la croupe vaguement coordonne. Ainsi
s'obtient, privé de consistance et mal déterminé, une
sorte de ceinturon suspenseur, un étroit hamac à multi-
ples points d'attache, car les divers brins qui le compo-
280 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
sent sont respectés de la dent et se continuent, de pro-
che en proche, avec les gros cordons des racines. Voilà,
sans frais, la hase d'appui, convenablement fixée par
des amarres naturelles. Quelques fils de soie, çà et là
distribués, cimentent un peu le fragile assemblage.
A l'œuvre de construction maintenant. Soutenue par
le ceinturon suspenseur, la Phrygane s'allonge et pro-
jette en avant les pattes intermédiaires qui, plus longues
que les autres, sont les grappins destinés à saisir l'éloi-
gné. Elle rencontre un bout de radicelle, s'y cramponne,
remonte plus haut que le point saisi, comme si elle
aunaitla pièce d'après une longueur requise ; puis, d'un
coup de mandibules, fins ciseaux, elle tranche le fil.
A l'instant, bref recul qui ramène la bête au niv^eau
du hamac. Le tronçon détaché est en travers de la poi-
trine, maintenu par les pattes antérieures, qui le tour-
nent, le retournent, le brandissent, le couchent, le
relèvent, comme s'informant de la meilleure position à
lui donner. Ces pattes d'avant, les plus courtes des trois
paires, sont de petits bras admirables de dextérité. Leur
moindre longueur les met en prompte collaboration
avec les mandibules et la filière, outils primordiaux;
leur prestesse leur donne large part dans l'ouvrage.
Leur fine articulation terminale, à doigt mobile et cro-
chu, est pour la Phrygane l'analogue de notre main.
Ce sont les pattes industrieuses. Celles de la seconde
paire, exceptionnelles de longueur, ont pour fonction
de harponner les matériaux à distance, d'ancrer l'ou-
vrière quand elle mesure sa pièce et la détache d'un
coup de cisailles. Enfin les pattes d'arrière, de longueur
moyenne, fournissent appui lorsque les autres travail-
lent.
f
LA PHRVGAXE 281
La Phrygane, disons-nous, tenant appliqué en tra-
vers sur la poitrine le morceau qu'elle vient de détacher,
recule un peu sur son hamac de suspension jusqu'à ce
que la filière soit au niveau de l'appui que lui fournis-
sent les radicelles confusément rapprochées. Avec brus-
querie elle manœuvre sa pièce, elle en cherche à peu
près le milieu, de façon que les deux bouts débordent
également de droite et de gauche; elle fait choix de
l'emplacement, et aussitôt la filière travaille, tandis que
les petites pattes d'avant maintiennent le morceau im-
mobile dans sa position transversale.
A l'aide d'un peu de soie, la soudure s'opère dans la
région médiane du brin et sur une certaine longueur,
autant que le permet, de droite et de gauche, la flexion
de la tête.
Sans tarder, de la même manière se harponnent à
distance, se mesurent, se taillent et se mettent en place
d'autres brins. A mesure que le voisinage se dégarnit,
la récolte se fait à des portées plus longues, et la Phry-
gane se projette davantage hors de son appui, où ne
restent inclus que les derniers anneaux. Curieuse gym-
nastique alors que celle de cette molle échine se tour-
mentant et ondulant suspendue, tandis que les grappins
sondent les environs à la recherche d'un fil.
Tant de peine a pour résultat une sorte de manchon
en cordelettes blanches. L'ouvrage est de faible consis-
tance et d'arrangement peu régulier. D'après les ma-
nœuvres du constructeur, j'entrevois cependant que
l'édifice ne serait pas dépourvu de mérite si les maté-
riaux s'y prêtaient mieux. La Phrygane apprécie assez
bien la dimension de ses pièces au moment de les tail-
ler; elle leur donne à toutes à peu près même longueur;
.V
i^.^o03 ^
282 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUE S
elle les oriente sur la margelle du manchon toujours
dans le sens transversal; elle les fixe par le milieu.
Ce n'est pas tout : la manière de travailler vient lar-
gement en aide à la coordination générale. Quand il
construit avec des briques l'étroit canal d'une cheminée
d'usine, le maçon se tient au centre de sa tourelle, et de
proche en proche établit de nouvelles assises en tour-
nant sur lui-même. La Phrygane opère de même.
Elle pirouette dans son étui; elle y prend, sans gêne
aucune, telle position qu'elle veut, de façon à mettre sa
filière bien en face du point à cimenter. Nulle torsion
du col pour obliquer vers la droite ou vers la gauche;
nul renversement de la nuque pour atteindre les points
d'arrière. La bête a constamment devant elle, à l'exacte
portée de ses outils, l'emplacement où doit se fixer la
pièce.
Quand le morceau est soudé, elle tourne un peu de
côté, d'une longueur équivalente à celle de la précé-
dente soudure, et là, sur une étendue à peu près tou-
jours la même, étendue déterminée par l'oscillation que
la tête peut se permettre, elle fixe le morceau suivant.
De ces diverses conditions devrait résulter un édifice
géométriquement coordonné, ayant pour ouverture un
polygone régulier. Comment alors se fait-il que le man-
chon en brins de radicelles soit si confus, si gauchement
agencé? Le voici.
L'ouvrière a du talent, mais les matériaux se prêtent
mal à un ouvrage correct. Les radicelles fournissent des
tronçons très inégaux de forme et de calibre. Il y en a
de gros et de menus, de droits et de sinueux, de simples
et de ramifiés. De ces morceaux disparates faire assem-
blage régulier n'est guère possible, d'autant plus que
LA PHRYGANE 283
la riiryganc ne semble pas accorder à son mauclion
importance bien gTande. C'est pour elle ouvrage provi-
soire, à la hâte confectionné pour se mettre vite à cou-
vert. Les choses pressent, et des filaments bien tendres,
tranchés d'un coup des mandibules, sont d'une récolte
plus rapide et d'un assemblage plus aisé que ne le se-
raient des solives, exigeant patient travail de la scie.
L'incorrect manchon, que maintiennent en 'place de
nombreuses amarres, est enfm une base sur laquelle va
bientôt s'élever construction solide et définitive. A bref
délai, l'ouvrage du début doit disparaître, croulant en
ruines ; le nouveau, monument durable, persistera même
après le départ du propriétaire.
L'éducation en verre à boire me fournit un autre
mode d'établissement initial. Pour matériaux, la Phry-
gane reçoit cette fois quelques tiges bien feuillées de
potamot [Potamogeton densum) et un paquet de menues
ramilles sèches. Elle se campe sur une feuille, que les
cisailles mandibulaires coupent transversalement à demi.
La portion respectée sera lanière d'attache et fournira
la stabilité nécessaire aux manœuvres du début.
Sur une feuille voisine un segment est taillé en plein,
anguleux et de belle ampleur. L'étoffe abonde, l'écono-
mie est inutile. Une soudure à la soie fixe la pièce au
lambeau non détaché en plein. En trois ou quatre opé-
rations pareilles, la Phrygane est entourée d'un cornet
dont l'embouchure s'évase en larges festons anguleux,
très irréguliers. Le travail des cisailles se poursuit; de
nouvelles pièces sont fixées de proche en proche à l'in-
térieur de l'évasement, non loin du bord, si bien que
le cornet s'allonge, se contracte et finit par envelopper
l'animal d'une légère draperie à pans llottants.
284 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
Ainsi vêtue de façon provisoire, soit avec la fine soierie
du potamot, soit avec le lainage que lui ont fourni les
radicelles du cresson, la Phrygane songe à construire
fourreau plus solide. L'étui actuel lui servira de base
pour la robuste construction. Mais les matériaux néces-
saires sont rarement dans un étroit voisinage; il faut
aller à leur rechercbe, il faut se déplacer, ce qui n'a
pas été fait jusqu'ici. A cet effet, la Pbrygane rompt
ses amarres, c'est-à-dire les radicelles qui maintiennent
fixe le manchon, ou bien la feuille de potamot à demi
taillée sur laquelle s'est dressé le cornet.
La voici libre. L'étroitesse de la mare artificielle, le
verre à boire, la met bientôt en rapport avec ce qu'elle
cherche. C'est un petit fagot de brindilles sèches, que j'ai
choisies régulières et de menu diamètre. Avec plus de
soin qu'elle n'en mettait à l'exploitation des fines raci-
nes, la charpentière mesure sur le soliveau une lon-
gueur à sa convenance. Le degré d'extension du corps
pour atteindre le point où se fera la rupture lui fournit
renseignement métrique assez précis.
Le morceau est patiemment scié des mandibules, saisi
des pattes antérieures et maintenu en travers sous le
cou. Un mouvement de recul de la Pbrygane rentrant
chez soi amène la pièce au bord du manchon. Alors
recommencent, exactement de la même manière, les ma-
nœuvres usitées pour l'ouvrage en tronçons de radicelles.
Jusqu'à hauteur réglementaire, ainsi s'échafaudent les
bûchettes, pareilles de longueur, largement soudées en
leur milieu et libres aux deux extrémités.
Avec les matériaux de choix mis à son service, la
charpentière a construit ouvrage de quelque élégance.
Les soliveaux sont tous rangés en travers parce que
LA PHRYGANE 28o
celte orientation est la plus commode pour le transport
et la mise en place ; ils sont fixés par le milieu parce que
les deux bras maintenant le rondin lorsque la filière tra-
vaille doivent avoir de part et d'autre égale prise ; cha-
que soudure porte sur une longueur sensiblement con-
stante parce qu'elle équivaut à l'ampleur de flexion de
la tête s'inclinant d'ici, puis de-là, lorsque la soie se
dégorge; l'ensemble prend configuration polygonale,
rapprochée du pentagone, parce que, d'une pièce à
la suivante, la Phrygane pirouette sur elle-même d'un
arc correspondant à l'étendue d'une soudure. La régu-
larité de la méthode fait la régularité de l'ouvrage;
mais il faut, bien entendu, que les matériaux se prêtent
à l'exacte coordination.
Dans sa mare naturelle, la Phrygane n'a pas souvent
à sa disposition les solives de choix que je lui offre dans
le verre à boire; elle rencontre un peu de tout; et ce peu
de tout, elle remploie tel quel. Morceaux de bois, gros-
ses semences, coquillages vides, bouts de chaume, frag-
ments informes, prennent place vaille que vaille dans
la construction, tels qu'ils sont rencontrés, sans retou-
ches de la scie; et de cet amalgame, fruit du hasard,
résulte un édifice d'incorrection choquante.
L'ouvrière en cliarpenterie n'est pas oublieuse de ses
talents; les belles pièces lui ont fait défaut. Qu'elle fasse
trouvaille d'un chantier convenable, et du coup elle re-
vient à l'architecture correcte, dont elle porte en elle-
même les devis. Avec de petits Planorbes morts, tous d'é-
gale ampleur, elle fait superbe étui en placage ; avec un
pinceau de fines racines, réduites par la pourriture à leur
axe ligneux, droit et rigide, elle manufacture d'élégan-
tes fascines où notre vannerie trouverait des modèles.
286 SOUVENIRS ENÏOMOLOGIQL ES
Yoyons-la à l'ouvrage quand elle est dans lïmpossi-
bilité de travailler la solive, sa pièce préférée. Inutile
de lui offrir des moellons grossiers, nous reviendrions
aux rustiques fourreaux. Sa propension à faire usage
des semences noyées, de celles de l'iris par exemple, me
suscite l'idée d'essayer les graines. Je fais choix du riz,
qui par sa dureté sera l'équivalent du bois, et qui par
sa belle blancheur, sa forme ovoïde, se prêtera à bâtisse
artistique.
Mes Phryganes dénudées ne peuvent, c'est évident,
commencer leur ouvrage avec de pareils moellons. Où
fixeraient-elles leur première assise? Une base leur est
indispensable, de construction rapide et peu onéreuse.
Elle leur est encore fournie par un manchon temporaire
en radicelles de cresson. Sur cet appui viennent après
les grains de riz, qui, groupés les uns sur les autres^
droits ou obliques, donnent enfin magnifique tourelle
d'ivoire. Après les étuis en menus Planorbes, c'est ce
que l'industrie phryganienne m'a fourni de plus élé-
gant. Un bel ordre est revenu, parce que les matériaux
identiques entre eux et réguliers sont venus en aide à
la correcte méthode de l'ouvrière.
Les deux démonstrations suffisent. Grains de riz et
bûchettes établissent que la Phrygane n'est pas l'inepte
annoncé parles extravagantes constructions de la mare.
Ces entassements de cyclope, ces assemblages insensés,
sont les suites inévitables de trouvailles fortuites, qu'on
utilise tant bien que mal sans en avoir le choix. La char-
penlière aquatique possède elle aussi son art, ses princi-
pes d'ordre. Bien servie par la fortune, elle sait très bien
ouvrer du beau; mal servie, elle fait comme tant d'autres :
clic manufacture du laid. Misère conduit à laideur.
LA PHRYGANE 287
Sous un autre aspect, la Phrygane mérite attention.
Avec une persévérance que ne lassent point les épreu-
ves répétées, elle se refait un étui lorsque je la dénude.
C'est en opposition avec les usages de la généralité des
insectes, qui ne recommencent pas la chose faite, mais
simplement la continuent d'après les règles habituelles,
sans tenir compte des parties ruinées ou disparues. Ex-
ception bien frappante : la Phrygane recommence. D'où
lui vient cette aptitude?
J'apprends d'abord que, pour une vive alerte, aisément
elle quitte son fourreau. Sur les lieux de pêche, je loge
mon butin dans des boîtes en fer-blanc, sans autre hu-
midité que celle dont mes captures sont imbibées. L'a-
mas est légèrement tassé afin d'éviter fâcheux tumulte
et d'occuper du mieux l'espace disponible. Nul autre soin
de ma part. Cela suffît pour conserver les Phryganes en
bon état pendant les deux ou trois heures que me pren-
nent la pèche et le retour.
A mon arrivée, je trouve que beaucoup d'entre elles
ont quitté leurs demeures. Elles grouillent nues parmi
les étuis vides et ceux dont l'habitant n'est pas sorti.
C'est pitié de voir ces délogées traîner leur ventre nu
et leur frêle toison respiratoire sur le hérissement des
bûchettes. Le mal d'ailleurs n'est pas grand. Je verse
le tout dans la mare vitrée.
Nulle ne reprend possession des fourreaux inoccupés.
Peut-être serait-il trop long d'en trouver un exactement
à sa taille. Il est jugé préférable de renoncer aux vieilles
nippes et de se faire de toutes pièces étui neuf. Les cho-
ses ne traînent pas en longueur. Du jour au lendemain,
avec les matériaux dont l'auge en verre abonde, fagots
de ramilles et touffes de cresson, toutes les dénudées se
288 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
sont créé domicile du moins temporaire et sous forme
de manchon en radicules.
Le manque d'eau et les émois de la cohue dans les
boîtes ont profondément troublé les captives, qui, dans
l'imminence d'un grave danger, se sont empressées de
déguerpir en abandonnant l'encombrante casaque, de
port difficultueux. Elles se sont dépouillées pour mieux
fuir. L'effroi survenu ne saurait être de mon fait : les
naïfs ne sont pas si nombreux qui prennent intérêt aux
choses de la mare; et la Phrygane n'a pas été précau-
tionnée contre leurs perfidies. Le brusque abandon de la
case a certainement un autre motif que les tracasseries
de l'homme.
Ce motif, le vrai, je l'entrevois. Au début, la mare
vitrée était occupée par une douzaine de Dytiques, si
curieux dans leurs manœuvres de plongeurs. Un jour,
sans songer à mal et faute d'un autre logis, je leur
adjoins une paire de poignées de Phryganes. Étourdi,
qu'avais-je fait là! Les forbans, retirés dans les anfrac-
tuosités des rocailles, ont à l'instant connaissance de la
manne qui vient de leur échoir.
Ils remontent à grands coups d'aviron; ils accourent,
se jettent sur la troupe des charpentières. Chaque bandit
happe un fourreau par le milieu, travaille à l'éventrer
en arrachant coquilles et bûchettes. Tandis que se pour-
suit la farouche énucléation dans le but d'atteindre le
friand morceau inclus là dedans, la Phrygane, serrée
de près, apparaît à l'embouchure de l'étui, se glisse
dehors et vite décampe sous les yeux du Dytique, qui
n'a pas l'air de s'en apercevoir.
La première ligne de ce volume l'a déjà dit : le métier
de tueur se passe d'intellect. Le brutal éventreur de
• LA PIIRYGANE 289
fourreaux ne voit pas la blanche anclouillette qui lui
glisse entre les pattes, lui passe sous les crocs et s'en-
fuit éperdue. 11 continue d'arraclier la toiture et de dé-
chirer la doublure de soie. La brèche faite, il est tout
penaud de ne rien trouver de ce qu'il attendait.
Pauvre sot! A ta barbe, la persécutée est sortie, et tu
ne l'as pas vue. Elle s'est laissée choir au fond, elle a
pris refuge dans les mystères de la rocaille. Si les évé-
nements se passaient dans les vastes étendues d'une
mare, il est clair qu'avec leur système de prompt démé-
nagement la plupart des appréhendées se tireraient d'af-
faire. Enfuies au loin et remises de la chaude alerte,
elles se reconstruiraient un fourreau, et tout serait fini
jusqu'à nouvelle attaque, encore déjouée au moyen de
la même ruse.
Dans mon auge étroite, les faits tournent davantage
au tragique. Quand les fourreaux ont été ruinés, quand
les Phryganes trop lentes à déguerpir ont été grugées,
les Dytiques regagnent les rocailles du fond. Là tôt ou
tard se passent des choses lamentables. Les fuyardes
toutes nues se rencontrent, succulents morceaux aus-
sitôt mis en pièces et dévorés. Dans les vingt-quatre
heures, rien de vivant ne me reste de mon troupeau de
Phryganes. Pour continuer mes études il me fallut
loger les Dytiques ailleurs.
Dans les conditions naturelles, la Phrygane a ses
exploiteurs, dont le plus redoutable est apparemuient le
Dytique. Si, pour déjouer l'assaut du brigand, elle s'est
avisée d'abandonner son fourreau en toute hâte, certes
sa tactique ne manque pas d'opportunité ; mais alors une
condition exceptionnelle s'impose : c'est l'aptitude à re-
commencer l'ouvrage. Ce don extraordinaire du recom-
19
290 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
mencement, elle le possède à un haut degré. Volontiers
j'en vois Torigine dans les persécutions du Dytique et
autres forbans. Nécessité est mère d'industrie.
Certaines Phryganes des genres Sericostoma et Lep-
toceras s'habillent de grains de sable et ne quittent pas
le fond du ruisseau. Sur un fond net, balayé par le cou-
rant, elles déambulent d'un banc de verdure à l'autre,
non désireuses de venir à la surface flotter et naviguer
dans les joies du soleil. Les assembleuses de bûches et
de coquilles sont mieux avantagées. Elles peuvent indé-
finiment se maintenir à fleur d'eau sans autre soutien
que leur esquif, s'y reposer par flottilles insubmersibles,
s'y déplacer même en manœuvrant de l'aviron.
D'où leur vient ce privilège? Faut-il voir dans le fagot
de bûchettes une sorte de radeau à densité moindre que
celle du liquide? Les coquilles, toujours vides et pou-
vant contenir quelques bulles d'air dans leur rampe,
seraient- elles des flotteurs? Les grosses solives qui, si
disgracieusement, rompent le peu de régularité de l'ou-
vrage, auraient-elles pour but d'alléger le trop lourd?
Enfin la Phrygane, versée dans les lois de l'équilibre,
ferait-elle choix de ses pièces, tantôt plus légères et
tantôt plus lourdes suivant le cas, de façon à obtenir un
ensemble capable de flotter? Les faits que voici refusent
à la bète de pareils calculs hydrostatiques.
J'extrais un certain nombre de Phryganes de leurs
étuis, et je soumets ces derniers, tels quels, à l'épreuve
de l'eau. Formé en entier soit de débris ligneux, ou bien
encore de composition mixte, pas un ne flotte. Les four-
reaux en coquilles descendent avec la rapidité d'un gra-
vier, les autres mollement plongent.
J'essaye un par un les matériaux isolés. Aucune co-
LA PHRVGANE 291
quille ne se maintient à la surface, même parmi les Pla-
norbes que semblerait alléger une spire à tours multiples.
Des débris ligneux, deux parts sont à faire. Les uns.
brunis par le temps et saturés d'humidité, descendent au
fond. Ce sont les plus abondants. Les autres, assez rares,
plus récents et moins gorgés d'eau, flottent très bien.
La résultante générale est Timmersion, comme en té-
moignent les fourreaux entiers. Ajoutons que l'animal
extrait de son étui est également dans l'impuissance de
flotter.
Pour stationner à la surface sans l'appui des herbages,
comment donc fait la Phrygane, elle-même et son étui
étant plus lourds que l'eau? Son secret est, bientôt dé-
voilé.
J'en mets quelques-unes à sec sur du papier buvard,
qui absorbera l'excès de liquide défavorable à l'observa-
tion. Hors de son séjour naturel, la bête âprement che-
mine, inquiète. Le corps à demi sorti du fourreau, cette
fois en entier ligneux, elle s'agrippe des pattes au plan
d'appui. Alors, se contractant, efle ramène devers elle
le fourreau, qui se dresse à demi et parfois même prend
la position verticale. Ainsi cheminent les Bulimes, sou-
levant leur coquille à chaque période de reptation.
Après une paire de minutes à l'air libre, je remets à
l'eau la Phrygane. Maintenant elle flotte, mais comme
un cylindre inférieurement lesté. L'étui se tient vertical,
l'orifice postérieur à fleur d'eau. Bientôt de cet orifice
s'échappe une bulle d'air. Privé de cette allège, l'esquif
immédiatement plonge.
Même résultat avec les Pryganes à coquilles. D'abord
eUes flottent, verticalement dressées, puis s'immergent
et descendent, avec plus de rapidité que les premières.
292 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
après avoir rejeté une ou deux bulles d'air par la kicarne
d'arrière.
Cela suffit : le secret est connu. Enveloppées de bois
ou bien de coquilles, les Phryganes, toujours plus lour-
des que l'eau, peuvent se maintenir à la surface au
moyen d'un aérostat temporaire qui diminue la densité
de l'ensemble. Le fonctionnement de cet appareil est des
plus simples.
Considérons l'arrière du fourreau. Il est tronqué, béant
et muni d'un diaphragme membraneux, ouvrage de la
filière. Un pertuis rond occupe le centre de ce rideau.
Par delà vient la capacité de l'étui, régulière, à parois
lisses et capitonnées de satin, quelle que soit la rudesse
de l'extérieur. Armé à l'arrière de deux crocs qui mor-
dent sur la doublure soyeuse, l'animal peut avancer ou
reculer à sa guise à l'intérieur du cylindre, fixer ses
crochets en tel point qu'il veut, et rester ainsi maître du
fourreau, lorsque les six pattes et l'avant manœuvrent
au dehors.
Dans l'inaction, le corps est en plein rentré; la larve
occupe toute la capacité tubulaire. Mais pour peu qu'elle
se contracte vers l'avant, ou mieux encore qu'elle sorte
en partie, un vide se fait à la suite de cette espèce de
piston comparable à celui d'une pompe. A la faveur de
la lucarne d'arrière, soupape sans clapet, ce vide aus-
sitôt se remplit d'eau. Ainsi se renouvelle l'eau aérée
autour des branchies, molle toison de cils répartis sur
le dos et le ventre.
Ce coup de piston n'intéresse que le travail respira-
toire, il ne modifie pas la densité, ne change presque
rien au plus lourd que l'eau. Pour obtenir allégement,
il faut d'abord monter à la surface. A cet effet, la Phry-
LA PHRYGANE 293
gane escalade les herbages d'un appui à l'autre; elle
grimpe, tenace dans son projet malgré les encombres
que lui vaut son fagot au milieu du fouillis. Arrivée au
but, elle émerge un peu le bout d'arrière, et un coup de
piston est donné.
Le vide obtenu s'emplit d'air, Cela suffit, l'esquif et
le nautonier sont aptes à flotter. Inutile désormais,
l'appui des herbages s'abandonne. C'est le moment des
évolutions à la surface, dans les félicités du soleil.
Comme navigateur, la Phrygane n'a pas grand mé-
rite. Tournoyer sur elle-même, virer de bord, se dépla-
cer quelque peu par un mouvement de recul, c'est tout
ce qu'elle obtient, et encore de façon bien gauche. L'a-
vant du corps, issu hors de l'étui, fait office d'aviron.
A trois ou quatre reprises, brusquement il se relève, se
fléchit, retombe et fouette l'eau. Ces coups de battoir
répétés par intervalles amènent l'inhabile pagayeur en
des parages nouveaux. Le voyage est de long cours si
la traversée mesure un empan.
Du reste, les bordées à fleur d'eau n'entrent guère
dans les goûts de la Phrygane. Sont préférés les tré-
moussements sur place, les stationnements par flottilles.
L'heure venue de regagner les tranquillités du fond,
sur mi lit de vase, l'animal, rassasié de soleil, rentre
en plein dans son étui, chasse d'un coup de piston l'air
de l'arrière-logis. La densité normale est reprise, et
mollement le plongeon s'accomplit.
On le voit : en construisant son fourreau, la Phry-
gane n'a pas à se préoccuper de statique. Malgré le
disparate de son ouvrage, oii le volumineux, moins
dense, semble équilibrer le concentré, plus lourd, elle
n'a pas à combiner en juste proportion le léger et le
294 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
pesant. C'est par d'autres artifices qu'elle monte à la
surface, qu'elle flotte, qu'elle replonge. L'ascension se
fait par l'échelle des herbages aquatiques. Peu importe
alors la densité moyenne de l'étui, pourvu que le faix
à traîner n'excède pas les forces de la bête. D'ailleurs,
déplacée dans l'eau, la charge est très réduite.
Une bulle d'air admise dans la chambre d'arrière,
que l'animal cesse d'occuper, permet, sans autre ma-
nœuvre, station indéfinie à la surface. Pour replonger,
la Phrygane n'a qu'à rentrer en plein dans sa gaine.
L'air est chassé, et la pirogue, reprenant sa densité
moyenne, supérieure à celle de l'eau, à l'instant s'im-
merge, descend d'elle-même.
Donc nul choix de matériaux de la part du construc-
teur, nul calcul d'équilibre, à la seule condition de ne
pas admettre le caillou. Tout lui est bon, le gros et le
menu, la solive et la coquille, la graine et le rondin.
Echafaudé au hasard, tout cela fait inexpugnable en-
ceinte. Un point seul est de rigueur.
Il faut que le poids de l'ensemble dépasse légèrement
celui de l'eau déplacée ; sinon, au fond de la mare, la
stabilité serait impossible sans un ancrage perpétuel
luttant contre la poussée du liquide. De même serait
impraticable la prompte submersion lorsque la tète apeu-
rée veut quitter la surface devenue périlleuse.
Cette condition majeure du plus lourd que Teau
n'exige pas non plus discernement lucide, car la presque
totalité de l'étui se construit au fond de la mare, oii tous
les matériaux, cueillis au hasard, étant déjà descendus
là, sont aptes à descendre. Dans les fourreaux, les quel-
ques pièces propres à flotter sont rares. Sans calcul de
légèreté spéciflque, uniquement pour ne pas rester dé-
LA PHRYGANE 295
sœuvrée, la Phrygane les a fixés à son fagot quand elle
prenait ses ébats à la superficie.
Nous avons nos sous-marins, où l'ingéniosité de l'hy-
draulique déploie ses plus hautes ressources. La Phry-
gane a les siens, qui émergent, naviguent à fleur d'eau,
replongent, s'arrêtent même à mi-profondeur en dé-
pensant par degrés l'allège aérienne. Et cet appareil, si
bien équilibré, si savant, n'exige rien de son construc-
teur comme savoir. Cela se fait tout seul, conforme aux
devis de l'universelle Harmonie des choses.
' o
fctj ^^ ^•^
..LIERA
XXI
LES PSYCHÉS (la PONTe)
Eq saison printanière, les vieilles murailles et les
sentiers poudreux ménagent une surprise à qui sait
regarder. De mignons fagots, sans motif apparent, s'é-
branlent et par soubresauts cheminent. L'inerte s'anime,
l'immobile se meut. Comment cela? Regardons de plus
près, et le moteur va se révéler.
Dans la pièce en branle est incluse une chenille assez
forte, joliment bariolée de noir et de blanc. En quête de
vivres ou bien à la recherche d'un point oii se fera la
transformation, elle se hâte, craintive, enveloppée d'un
accoutrement de brindilles d'oii rien autre ne sort que
la tête et l'avant du corps, muni de six courtes pattes.
x\u moindre émoi, elle y rentre en plein et plus ne
bouge. Voilà tout le secret du petit amas broussailleux
en vagabondage.
La chenille à fagot appartient au groupe des Psychés,
dont le nom fait allusion à l'antique Psyché, symbole
de l'âme. Que ce terme n'entraîne pas la pensée plus
haut qu'il ne convient. Le nomenclateur, ne voyant
guère le monde que par le petit côté, ne s'est préoccupé
de l'âme en inventant sa dénomination. Il voulait sim-
plement ici un nom gracieux, et certes il ne pouvait
mieux trouver.
Pour se mettre à couvert, la frileuse Psyché, à peau
LES PSYCHÉS (LA PONTE) 297
nue, se construit un abri portatif, une chaumière ambu-
lante que la propriétaire jamais n'abandonne tant qu'elle
n'est pas devenue papillon. C'est mieux que chaumine,
mieux: que roulotte à toiture de paille ; c'est froc d'er-
mite, obtenu avec une bure d'usage peu fréquent. Le
paysan du Danube portait sayon en poil de chèvre et
ceinture de joncs marins. La Psyché a vêtement encore
plus rustique. Avec des échalas, elle se façonne un
complet. Il est vrai que, sous ce rude assemblage, véri-
table cilice pour une peau aussi délicate que la sienne,
elle met épaisse doublure de soie. La Clythre s'habille
d'une poterie, celle-ci s'habille d'un fagot.
En avril, contre les murailles de mon observatoire
principal, le fameux arpent de cailloux, si riche en
bêtes, je trouve appendue la Psyché qui doit me four-
nir les documents les plus circonstanciés*. Elle est à
cette époque dans la torpeur de la prochaine métamor-
phose. Ne pouvant lui demander autre chose pour le
moment, informons-nous de la structure et de la com-
position de son fagot.
C'est un édifice assez régulier, en forme de fuseau, de
quatre centimètres à peu près de longueur. Les pièces
qui le composent, fixées en avant, libres en arrière, sont
largement divergentes et formeraient abri de peu d'ef-
ficacité contre le soleil et la pluie, si la recluse n'avait
d'autre protection que sa toiture de paille.
Le terme de paille me vient dicté par le sommaire
examen des apparences, mais ce n'est pas là l'exacte
expression. Les chaumes de graminées sont, au con-
traire, rares, au grand avantage delà future famille qui,
1. PsycJie unicolor, Hufnagel = Psyché graminella, Schiffermûller.
298 SOUVENIRS EXTOMOLOGIQUES
nous l'apprendrons plus tard, ne trouverait rien à sa
convenance dans des soliveaux fistuleux. Ce qui domine
consiste en débris de menues tiges, légères, tendres,
riches en moelle, comme en possèdent diverses chico-
racées. J'y reconnais en particulier les hampes florales
de l'Epervière piloselle et du Ptérothèque de iNîmes.
Viennent après des tronçons de feuilles de gramen, des
ramuscules écailleux fournis par le cyprès, des bûchet-
tes, matériaux grossiers adoptés faute de mieux. Enfin,
si les pièces préférées, les cylindriques, viennent à man-
quer, le manteau se complète parfois avec une ample
pèlerine en falbalas, c'est-à-dire en fragments de feuil-
les sèches d'origine quelconque.
Tout incomplet qu'il est, ce relevé nous montre que
la chenille, à part sa prédilection pour les morceaux
riches en moelle, n'a pas des goûts bien exclusifs. Elle
emploie indifféremment tout ce qu'elle rencontre, pourvu
que ce soit léger, bien aride, roui par un long séjour
à l'air, et de dimension conforme à ses devis. Les trou-
vailles, à la condition de convenir à peu près, sont
utilisées telles quelles, sans retouches, sans coups de
scie, pour les ramener à une longueur réglementaire.
La Psyché ne taille pas les lattes de sa toiture ; elle les
cueille comme elle les trouve. Son travail se borne aies
imbriquer les unes à la suite des autres en les fixant par
le bout antérieur.
Pour se prêter aux mouvements de la chenille en
marche, et surtout pour faciliter les manœuvres de la
tête et des pattes quand il faut mettre en place une
pièce nouvelle, l'avant du fourreau nécessite structure
particulière. Là n'est plus licite le revêtement de pou-
trelles qui, parleur longueur et leur rigidité, gêneraient
LES PSYCHES (LA PONTE) 200
rouvrière, lui rendraient même le travail impossible;
Icà s'impose un manchon souple, favorable à la flexion
dans tous les sens.
Et, en effet, l'assemblage de pieux se termine de
façon brusque à quelque distance de l'extrémité anté-
rieure, et s'y trouve remplacé par un col où la trame de
Fourreaux de Psyché r/raminella suspendus par l'extrémité antérieure
à une base d'appui.
soie simplement se hérisse de très menues parcelles
ligneuses, aptes à consolider l'étoffe sans nuire à sa sou-
plesse. Ce collet, dispensateur des mouvements libres,
est de telle importance que les Psychés en font toutes
également emploi, si différent que soit le reste de l'ou-
vrage. Toutes, à l'avant du fagot de bûchettes, possè-
dent un goulot flexible, de doux contact, formé en de-
dans d'un tissu de soie pure et velouté au dehors de
fins débris que la chenille obtient en concassant des
mandibules un fétu quelconque bien sec.
300 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Semblable velours, mais fané, décati, apparemment
pour cause de vétusté, termine en arrière le fourreau,
sous forme d'un assez long appendice nu, bâillant à
l'extrémité.
Maintenant enlevons, arrachons pièce à pièce le cou-
vert de la paillotte. La démolition fournit un nombre
variable de solives ; il m'est arrivé d'en compter quatre-
vingts et au delà. La ruine est alors une gaine cylin-
drique où, d'un bout à l'autre, se retrouve la structure
reconnue à l'avant et à l'arrière, parties naturellement
dénudées. C'est de partout un tissu de soie très solide,
résistant sans rupture à la traction des doigts ; tissu lisse
et d'un blanc superbe à l'intérieur, terne et rugueux à
l'extérieur, où il se hérisse de parcelles ligneuses in-
crustées.
L'occasion viendra de reconnaître par quels moyens
la chenille se façonne vêtement si complexe, où se su-
perposent, dans un ordre précis, le satin d'extrême
finesse en contact direct avec la peau; l'éloffe mixte,
sorte de bure poudrée de ligneux, qui économise la soie
et donne consistance à l'ouvrage; enfin le surtout d^c
lattes imbriquées.
Tout en conservant cette disposition générale en tri-
ple assise, le fourreau présente, d'une espèce à l'autre,
des variations notables dans les détails de structure.
Yoici, par exemple, une seconde Psyché \ la plus tar-
dive des trois que m'ont values les chances des trou-
vailles. C'est en fin juin que je la rencontre, traversant
à la hâte la poussière de quelque sentier, au voisinage
des habitations. En volume ainsi qu'en régularité d'as-
1. Autant qu'on peut en juger d'après le fourreau seul, ce serait
la Psyché febrctla, Boyer de Fonscolombe.
LES PSYCHES (LA PONTE) 301
semblage, ses fourreaux dépassent ceux de l'espèce pré-
cédente. Ils forment couverture dense, à pièces nom-
breuses, où je reconnais tantôt des tronçons fistuleux
de nature variée, tantôt des morceaux de fines pailles,
tantôt encore des lanières provenant de feuilles de
gramen. Sur l'avant, jamais de mantille en feuilles
mortes, encombrante parure qui, sans devenir d'usage
«fr:*»*^
ni-
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'fi 1 . s
Fourreaux de Psyché febrt;tta.
courant, est assez fréquente dans le costume de la pre-
mière espèce. A l'arrière, pas de long vestibule dénudé.
Moins le collet, indispensable à l'embouchure, tout le
reste possède revêtement de soliveaux. C'est peu varié,
mais en somme non dépourvu de grâce dans sa sévère
correction.
La moindre pour la taille et la plus simple de cos-
tume est la troisième S très abondante, dès la fm de l'hi-
ver, contre les murailles et dans les anfractuosités des
1. Fumea comitella, Bruand, et Fumea intermediella, Bruand.
302 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
vieilles écorces de l'olivier, de ryeuse, de l'orme et au-
tres arbres indifféremment. Son fourreau, modeste pa-
quet, ne dépasse guère un centimètre de longueur.
Une douzaine de fétus pourris, glanés à l'aventure et
fixés l'un contre l'aulre dans des directions parallèles,
font, avec la gaine de soie, tous les frais de l'habit. Il
serait difficile de se vêtir plus économiquement.
Cette mesquine, de si peu d'intérêt en apparence ,
nous fournira les premiers documents sur l'étrange
histoire des Psychés. Je la récolte abondante dans les
jours d'avril et l'installe sous cloche en toile métalli-
que. Ce qu'elle mange, je ne le sais : ignorance fâcheuse
en d'autres conditions; mais actuellement je n'ai pas à
me préoccuper des vivres. Arrachées de leurs murailles
et de leurs écorces, oi^i elles s'étaient appendues pour
la transformation, la plupart de mes petites Psychés
sont à l'état chrysalidaire. Quelques-unes sont encore
actives. Elles se hâtent de grimper au sommet du treil-
lis; elles s'y fixent, suivant la verticale, au moyen d'un
petit coussinet de soie, puis tout rentre dans le repos.
Juin touche à sa lin, et les papillons mâles éclosent,
en laissant fenveloppe chrysalidaire à demi engagée
dans le fourreau, qui reste fixé à son point d'attache et
y restera indéfiniment, jusqu'à ce que les intempéries
l'aient ruiné. La sortie se fait par le bout postérieur du
paquet de bûchettes, et ne peut se faire ailleurs. Ayant
scellé pour toujours au support de son choix l'embou-
chure antérieure, vraie porte de la demeure, la chenille
s'est donc retournée de bout en bout, et s'est transformée
dans une position renversée, ce qui a permis à l'adulte
de gagner le dehors par l'issue ménagée à Farrière, la
seule libre en ce moment.
LES PSYCHES (LA PONTE) 30:{
C'est du reste la méthode suivie par toutes les Psy-
chés. Le fourreau a deux ouvertures. Celle d'avant, plus
régulière et de structure mieux soignée, est au service
de la chenille tant que dure l'activité larvaire. Elle se
clôt et se fixe solidement au point de suspension lors-
que vient la nymphose. Celle d'arrière, peu correcte,
dissimulée même par l'affaissement des parois, est au
service du papillon. Elle ne bâille qu'en dernier lieu,
sous la poussée de la chrysalide ou de l'adulte.
Avec leur modeste costume d'un gris cendré uniforme^
Fourreau de Fumea comitella suspendu par Textrémité antérieure
à une base d'appui.
avec leur humble envergure dépassant à peine celle
d'une mouche ordinaire, nos petits papillons ne man-
quent pas de grâce. Ils ont pour antennes de superbes
panaches plumeux; pour bordure des ailes, des fran-
ges filamenteuses. Ils tourbillonnent très affairés sous
la cloche; ils rasent le sol en battant des ailes; ils s'em-
pressent autour de certains fourreaux que rien à l'ex-
térieur ne distingue des autres. Ils y prennent pied, les
auscultant de leurs panaches.
A cette fébrile agitation se reconnaissent les amou-
reux en recherche de l'épousée. Qui d'ici, qui de là,
chacun la trouve. Mais la timide ne sort pas de chez
elle. Très discrètement les choses se passent par le judas
304 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
ouvert à l'extrémité libre du fourreau. Quelque temps le .
mâle stationne sur le seuil de cette lucarne d'arrière, et
c'est fmi : les noces sont terminées. Inutile d'en dire
plus long sur ces épousailles où les intéressés ne se
connaissent pas, ne se voient pas.
Je m'empresse de mettre en tube de verre les quel-
ques fourreaux où viennent de se passer les mystérieux
événements. Quelques jours après, la recluse sort
de l'étui et se montre en toute sa misère. Cette petite
horreur-là un papillon ! On se fait difficilement à l'idée
de pareille indigence. La chenille du début n'était pas
plus humble. D'ailes, il n'y en a pas, absolument pas,
de fourrure soyeuse non plus. Au bout du ventre, un
bourrelet circulaire et touffu, une couronne de velours
blanc sale; sur chaque segment, au milieu du dos, une
grande tache rectangulaire noirâtre, et c'est tout pour
l'ornementation. La mère Psyché renonce aux élégan-
ces que promettait son titre de papillon.
Du centre de la couronne poilue s'élève un long ovi-
ducte composé de deux pièces, l'une rigide formant la
base de l'outil, l'autre molle et flexible, s'engainant dans
la première ainsi qu'une lunette rentre dans son étui.
La pondeuse se recourbe en crochet, agrippe des six
pattes le bout inférieur de son fourreau et plonge sa
sonde dans la lucarne d'arrière, lucarne à rôle multiple
qui permet la consommation des noces clandestines, la
sortie de la fécondée, l'installation des œufs et finale-
lement l'exode de la jeune famille.
Toujours immobile, longtemps la mère stationne, ac-
croupie en croc, au bout libre de son étui. Or que fait-
elle en cette posture de recueillement? Elle loge ses
œufs dans la demeure qu'elle vient de quitter; elle lègue
LES PSYCHÉS (LA PONTE) 305
en héritage aux siens la chaumière maternelle. Une
trentaine d'heures se passent, et Toviducte est enfin re-
tiré. La ponte est finie.
Un peu de bourre, fournie par la couronne du crou-
pion, ferme Thuis et conjure les périls de l'envahisse-
ment. Du seul atour qui lui reste en son extrême indi-
gence, la tendre mère fait barricade à sa nichée. Mieux
encore : elle fait rempart de son corps. Convulsivement
ancrée au seuil du logis, elle périt là, s'y dessèche, dé-
vouée à sa famille même après la mort. Il faut un acci-
dent, un souffle d'air, pour la faire tomber de son poste.
Ouvrons maintenant le fourreau. 11 s'y trouve Ten-
veloppe chrysalidaire, intacte moins la rupture d'avant
par oii la Psyché est sortie. Le mâle, à cause de ses
ailes et de ses panaches, chose très encombrante au
moment de franchir l'étroit défilé, met à profit son état
de chrysalide pour s'acheminer vers la porte du logis
et sortir à demi. Rompant alors sa tunique d'ambre, le
délicat papillon trouve immédiatement devant lui l'es-
pace libre, où l'essor est possible. La mère, dépourvue
d'ailes et de panaches, n'est pas assujettie à pareille pré-
caution. Sa forme cylindrique, nue, peu difl'érente de
celle de la chenille, lui permet de ramper, de s'insinuer
dans l'étroit passage et de sortir sans encombre. Sa
dépouille chrysalidaire est donc laissée tout au fond du
fourreau, bien à couvert sous la toiture de chaume.
Et c'est prudence d'exquise tendresse. Les œufs, en
efl"et, sont encaqués dans le tonnelet, dans la sacoche
parcheminée que forme cette dépouille. La pondeuse a
plongé son oviducte en télescope au fond de ce réci-
pient, et méthodiquement, par couches, l'a rempli de
ses graines. Non satisfaite de léguer à la famille son
20
306 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
domicile, sa couronne de velours, pour comble de sacri-
fice, elle lui lègue sa peau.
Désireux de suivre à l'aise les événements qui ne tar-
deront pas à se passer, j'extrais de son fagot l'un de ces
sacs chrysalidaires bourrés d'œufs et le mets isolé dans
un tube de verre, à côté de son fourreau. L'attente n'est
pas longue. Dans la première semaine de juillet, je
me trouve brusquement en possession de nombreuse^
famille. La promptitude de Féclosion a déjoué ma sur-
veillance. Les nouveau-nés, environ une quarantaine,,
ont eu déjà le temps de se vêtir.
Ils portent coiffure persane, tiare de mage en superbe
ouate blanche. Soyons plus modeste, disons un bonnet
de colon sans mèche; seulement ce bonnet ne se dresse
pas sur la tête, il couvre l'arrière-corps. L'animation
est grande dans le tube, spacieux séjour pour telle ver-
mine. Allègrement on vagabonde , le bonnet relevé,,
presque perpendiculaire à la surface d'appui. Avec pa-
reille tiare et des vivres, la vie doit être douce.
Mais quels sont ces vivres? J'essaye un peu de tout
ce qui végète sur la pierre nue et les vieilles écorces.
Rien n'est accepté. Plus pressées de se vêtir que de
s'alimenter, les Psychés ne font cas de ce que je leur
sers. Mon ignorance d'éleveur sera sans inconvénient,
pourvu que je parvienne à voir avec quels matériaux et
de quelle façon s'ourdissent les premiers linéaments du
bonnet.
Cette ambition m'est permise, car l'outre chrysalidaire
est loin d'avoir épuisé son contenu. J'y trouve, grouil-
lant au milieu des enveloppes chiffonnées des œufs, un
complément de famille aussi nombreux que l'essaim
déjà sorti. La totalité de la ponte est donc de cinq à six
LES PSYCHÉS (LA PONTE) 307
douzaines. Je transvase ailleurs le troupeau précoce déjà
vêtu, et je garde dans le tube les seuls retardataires,
complètement nus. Ils ont la tête d'un roux clair, et le
reste du corps d'un blanc sale. Leur longueur mesure
à peine un millimètre.
Ma patience n'est pas longtemps mise à l'épreuve. Le
lendemain, petit à petit, isolés ou par groupes, les ver-
misseaux en retard quittent le sac chrysalidaire. Ils
sortent, sans efïVaclion de l'outre fragile, par la rupture
antérieure que la libération de la mère a fait éclater.
Nul ne l'exploite comme étoffe, bien que fine et ambrée
ainsi qu'une pellicule d'oignon; nul non plus ne fait
emploi d'une subtile ouate qui matelasse l'intérieur du
sac et forme pour les œufs couchette de mollesse exquise.
Ce duvet, dont nous aurons tantôt à rechercher l'ori-
gine, serait, semble-t-il, excellente peluche pour ces
frileux, impatients de se couvrir. Aucun ne l'utilise ; il
n'y en aurait pas assez pour la nichée entière.
Tous vont droit au grossier fagot, que j'ai laissé en
contact avec l'outre chrysalidaire. Les choses pressent.
Avant de faire son entrée dans le monde et d'aller au
pâturage, il faut d'abord se vêtir. Tous, d'égale ardeur,
attaquent donc le vieux fourreau, à la hâte s'habillent
de la défroque de la mère. Il y en a qui ratissent la cou-
che interne, molle et blanche, des pièces ouvertes acci-
dentellement en rigole; il y en a qui pénètrent, auda-
cieux, dans le tunnel d'une tige creuse et vont, dans
les ténèbres, cueillir leur cotonnade. Alors les maté-
riaux sont de premier choix, et la casaque ourdie est de
blancheur éclatante. D'autres mordent en plein dans
l'épaisseur de la pièce et se font vêtement bariolé, où
des atomes bruns déparent le blanc neigeux du reste.
308 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
L'outil de récolte consiste dans les mandibules, façon-
nées en larges cisailles à cinq fortes dents chacune. Par
le rapprochement, les deux rabots dentelés forment un
engrenage apte à saisir et à couper net toute fibre, si
menue qu'elle soit. Vu au microscope, c'est merveilleux
de précision mécanique et de puissance. S'il était outillé
de la sorte proportionnellement à sa taille, le mouton,
au lieu de tondre l'herbe, brouterait les arbres par la
base.
C'est un bien instructif atelier que celui de la vermine
Psyché travaillant à se confectionner un bonnet de
coton. Que de choses à remarquer dans le fini de l'ou-
vrage, dans l'ingéniosité des méthodes suivies! Afin
d'éviter des répétitions, n'en disons rien encore; atten-
dons, pour y revenir, l'exposé des talents d'une seconde
Psyché, de plus grande taille et d'observation plus
facile. Les deux ourdisseuses ont exactement les mêmes
procédés.
Néanmoins, donnons un coup d'œil au fond du coque-
tier, chantier général où j'installe mes nains à mesure
que les fourreaux m'en fournissent. Ils sont là quelques
centaines avec les étuis d'où ils sont issus et un assor-
timent de tigelles tronçonnées, choisies parmi les plus
sèches, les plus riches en moelle. Quelle activité! quelle
étourdissante animation !
Pour voir l'homme, Micromégas se taillait une len-
tille av^c un diamant de son collier; il retenait son
souffle, crainte d'emporter le chétif dans la tempête de
ses narines. A mon tour, je suis le bon géant, venu de
Sirius; je mets à l'œil un verre grossissant, je suspens
la respiration pour ne pas culbuter et balayer mes ou-
vriers en cotonnades. Si j'ai besoin de l'un d'eux pour
LES PSYCHES (LA PONTE) 309
le soumettre au foyer d'une loupe plus forte, je le prends
au gluau, je le happe avec la pointe d'une fine aiguille
passée sur le bord des lèvres. Détourné de sa besogne,
l'animalcule se démène au bout de l'aiguille, se contracte,
se fait petit, lui déjà si petit; il cherche à rentrer, au-
tant que possible, dans son vêtement, encore incomplot,
simple gilet de flanelle ou même étroite écharpe ne lui
couvrant que le haut des épaules. Laissons-le compléter
son habit. Je souffle, et la bête s'engouffre dans le cra-
tère du coquetier.
Et ce point est vivant. Il est industrieux, il est versé
dans l'art du molleton. Orphelin, né du moment, il sait
se tailler dans les nippas de la mère défunte de quoi se
nipper à son tour. Bientôt il va devenir charpentier,
assembleur de soliveaux, pour mettre couvert défensif
à son délicat tissu. Qu'est-ce donc que l'instinct, capa-
ble de susciter telles industries dans un atome!
C'est également vers la fm de juin que j'obtiens, sous
sa forme adulte, la Psyché dont le fourreau se prolonge
en bas par un long vestibule nu. Au moyen d'un cous-
sinet de soie, la plupart des étuis sont fixés au treillis
de la cloche et pendent verticaux ainsi que des stalac-
tites. Quelques-uns n'ont pas quitté le sol. A demi plon-
gés dans le sable, ils se dressent d'aplomb, l'arrière en
l'air, l'avant enseveli et solidement ancré contre la paroi
de la terrine à la faveur d'un empâtement de soie.
Cette inversion exclut la pesanteur comme guide dans
les préparatifs de la chenille, qui, apte à se retourner
dans son logis, a soin, avant de s'immobiliser en chry-
salide, de tourner la tête tantôt en haut, tantôt en bas,
vers la sortie, afin que l'adulte, bien moins libre qu'elle
de mouvements, puisse sans obstacle parvenir au dehors.
310 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
C'est, du reste, la chrysalide elle-même, la chrj^salide
rigide, incapable de se retourner et se mouvant tout
d'une pièce, qui, d'une opiniâtre reptation, achemine le
mâle jusqu'au seuil du fourreau. Elle émerge à demi au
bout da vestibule soyeux, dépourvu de couvert, et là se
rompt en obstruant le pertuis de sa dépouille. Quelque
temps, sur le toit de la chaumine le papillon stationne,
laisse évaporer sa moiteur, ses ailes s'étaler, s'affermir;
enfin il prend l'essor, à la recherche de celle pour qui
le galant s'est fait si beau.
Il porte costume d'un noir intense, sauf le bord des
ailes, qui, privé d'écaillés, reste diaphane. Les antennes,
noires aussi, sont d'amples et gracieux panaches. Am-
plifiées, elles rejetteraient au second rang les élégances
de plumage du marabout et de l'autruche. Le bel empa-
naché, d'un essor tortueux, va d'un fourreau à l'autre,
s'informant des secrets de ces alcôves. Si les choses
marchent au gré de ses désirs, il se fixe, avec un vif fré-
missement d'ailes, sur la pointe du vestibule dénudé.
Suivent les noces, aussi discrètes que celles de la petite
Psyché. Encore un qui ne voit pas, ou tout au plus entre-
voit un instant celle [pour laquelle il a mis plumets de
marabout et manteau de velours noir.
De son côté, la recluse n'est pas moins impatiente.
Les amants ont la vie courte ; ils périssent sous mes
cloches en trois ou quatre jours, de sorte que, par longs
intervalles, jusqu'à l'éclosion de quelque retardataire,
la population féminine manque d'épouseurs. Alors ,
quand le soleil déjà chaud visite la cloche dans la ma-
tinée, j'ai sous les yeux, à multiples reprises, un spec-
tacle des plus singuliers.
L'embouchure du vestibule insensiblement se gonfle,
LES PSYCHÉS (LA PONTE) 311
s'ouvre et laisse sourdre un amas floconneux d'extrême
délicatesse. La toile de l'araignée, cardée et convertie en
ouate, ne donnerait rien d'aussi subtil. C'est une buée
nuageuse. Puis, hors de cet incomparable édredon, font
saillie la tête et l'avant d'une sorte de chenille bien dif-
férente de la primitive assembleuse de pailles.
C'est la maîtresse de céans, c'est la bête nubile qui,
sentant son heure venir et ne recevant pas la visite atten-
due, fait elle-même les avances et se porte, autant qu'il
lui est possible, à la rencontre de son empanaché. Celui-
ci n'accourt pas, et pour cause : il n'y en a plus dans l'é-
tablissement. Deux ou trois heures immobile, la pauvre
délaissée se penche à la lucarne. Enfin, lasse d'attendre,
tout doucement, à reculons, elle rentre chez elle, se
remet en cellule.
Le lendemain, le surlendemain et au delà, tant que
les forces le permettent, elle reparaît à son balcon, tou-
jours dans la matinée, aux rayons d'un soleil caressant,
et toujours sur une couchette de cet édredon incompa-
rable, qui se dissipe, se vaporise presque pour peu que
je fasse éventail de la main. Nul ne vient encore. Une
dernière fois, la bête déçue rentre en son boudoir et
n'en sort plus. Elle y meurt, s'y dessèche, inutile. Je
rends mes cloches responsables de ce crime de lèse-
maternité. Dans la liberté des champs, à n'en pas dou-
ter, un peu plus tôt, un peu plus tard, des épouseurs se
seraient présentés, venus des quatre points du ciel.
Lesdites cloches ont à se reprocher dénouement
-encore plus lamentable. Trop penchée à sa fenêtre, cal-
culant mal l'équilibre entre l'avant du corps émergé et
l'arrière engainé dans le fourreau, la bête se laisse par-
fois choir à terre. C'en est fait de la précipitée et de sa
312 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
descendance. Mais à quelque chose malheur est hon.
Sans effraction du domicile, tels accidents nous mon-
trent la mère Psyché à découvert.
Quelle misère que cette créature, bien plus disgra-
cieuse que la chenille primitive ! Ici la transfiguration
est enlaidissement, le progrès est recul. On a sous les
yeux une sacoche ridée, une andouillette d'un jaunâtre
terreux; et cette hideur-là, pire qu'un asticot, est un
papillon en plein épanouissement de l'âge, un vrai pa-
pillon adulte. C'est la promise du gentil Bombyx noir,
empanaché de marabout ; c'est pour lui la suprême
expression de la beauté. Un proverbe dit : « N'est pas
beau ce qui est beau, mais bien ce que l'on aime ; »
pensée profonde dont la Psyché nous donne éclatante
confirmation.
Décrivons l'andouillette, le laideron. Tête très petite,
mesquin globule qui disparait presque dans le pli du
premier segment. Qu'est-il besoin de crâne et de cer-
veau pour une poche à germes! Aussi la bestiole s'en
passe presque, les réduit à l'expression la plus simple.
Il y a cependant deux taches oculaires noires. Ces yeux
vestigiaires y voient-ils? Pas bien clair assurément. Les
fêtes de la lumière doivent être bien modestes pour cette
casanière, n'apparaissant à sa fenêtre qu'en de rares oc-
casions, lorsque le papillon se fait attendre.
Les pattes sont bien conformées, mais si courtes et si
faibles qu'elles ne sont d'aucune utilité pour la locomo-
tion. Tout le corps est d'un jaune pâle, translucide en
avant, opaque et bourré d'œufs en arrière. En dessous
des premiers segments, une sorte de rabat, c'est-à-dire
une tache noire, vestige d'un jabot vu par transparence.
Un bourrelet de duvet court termine en arrière la partie
LES PSYCHES (LA PONTE) 3i:5
ovig'ère. C'est le reste d'une toison, d'un velours subtil
dont la bête se dépouille en avançant et reculant dans
son étroit logis. Ainsi se forme l'amas floconneux qui
blanchit, en temps de noces, la lucarne d'attente; ainsi
pareillement se meuble d'édredon l'intérieur du fourreau.
Bref, l'animal n'est guère qu'une outre gontlée d'œufs
dans sa majeure partie. Je ne connais rien au-dessous
de cette misère.
L'outre à germes se meut, non avec les vestiges de
pattes, bien entendu, appuis trop courts et trop débiles;
elle se déplace d'une façon qui lui permet d'avancer sur
le dos, sur le ventre, sur le côté indifféremment. Un sil-
lon se creuse au bout postérieur de l'outre, sillon pro-
fond qui segmente, étrangle la bête en deux. Il gagne
vers l'avant, se propage ainsi qu'une onde et parvient à
la tête avec une molle lenteur. Cette ondulation est un
pas. Quand elle se termine, l'animal a progressé d'un
millimètre environ.
Pour aller d'un bout à l'autre d'une boite de cinq
centimètres de longueur et garnie de sable fin, l'andouil-
lette animée met près d'une heure. C'est à la faveur de
pareille reptation qu'elle se déplace dans le fourreau,
quand elle vient sur le seuil du vestibule à la rencontre
de son visiteur et quand elle rentre.
Trois ou quatre jours, à découvert parmi les rudesses
du sol, l'outre ovigère mène vie misérable, rampe à l'a-
venture ou plus souvent stationne. Nul papillon n'}^ prend
garde, l'amoureux passe indifférent. Hors de son domi-
cile, la malheureuse n'a plus d'attraits. Cette froideur a
sa logique. Pourquoi devenir mère si la famille doit être
abandonnée aux inclémences de la voie publique? Tom-
bée par accident de son étui, qui serait devenu le ber-
/^^
314 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
ceau des jeunes, l'errante se fane donc en peu de jours
et périt stérile.
Les fécondes, — et ce sont les plus nombreuses, — les
prudentes qui se sont préservées de pareille chute en
modérant leurs apparitions à la lucarne du fourreau,
rentrent chez elles et ne se montrent plus une fois ter-
minée la visite du papillon sur le seuil du logis. Atten-
dons une quinzaine. Avec des ciseaux, ouvrons alors
î'étui dans toute sa longueur. Au fond, dans la partie la
plus large, à l'opposé du vestibule, est la dépouille chry-
salidaire, long sac ambré, fragile, ouvert à l'extrémité
céphalique, extrémité qui fait face au couloir de sortie.
Dans ce sac, qu'elle remplit ainsi qu'un moule, est main-
tenant la mère, l'andouillette à œufs, ne donnant plus
sig-ne de vie.
De cette gaine ambrée, où se reconnaissent très bien
les caractères habituels d'une chrysalide , la Psyché
adulte est sortie, sous les traits d'un papillon informe,
à tournure de gros asticot; à l'heure actuelle, elle est
rentrée dans la vieille casaque, elle s'y est moulée de
telle façon qu'il devient difficile d'isoler le contenant du
contenu. On prendrait le tout pour un corps unique.
Il est fort probable que cette dépouille, occupant la
plus belle place du logis, était le refuge de la Psyché
quand, lassée d'attendre sur le seuil de son vestibule, elle
regagnait l'appartement du fond. A nombreuses repri-
ses, elle est donc sortie et rentrée. Ces allées et venues,
ces frictions répétées contre les parois d'un couloir étroit,
juste suffisant au passage, ont fini par la dépiler. Elle
avait au début une toison, très légère il est vrai, clairse-
mée, mais enfin vestige d'un costume comme en portent
les papillons. Ce duvet, elle l'a perdu. Qu'en a-t-elle fait?
LES PSYCHES (LA PONTE) 315
L'eider se déplume de son édredon pour faire à sa
couvée moelleuse couchette; les lapins nouveau-nés
reposent sur un matelas que la mère leur carde avec le
plus doux de son pelage, tondu sur le ventre et le cou,
partout où peuvent atteindre les cisailles des incisives.
€ctte tendresse, la Psyché la partage. Voyez en effet.
En avant du sac chrysalidaire est copieux amas d'une
ouate extra-fme, pareille à celle dont quelques flocons
s'épanchaient au dehors lorsque la recluse se mettait à
la fenêtre. Est-ce de la soie? est-ce mousseUne de fila-
ture? Non, mais quelque chose de déKcatesse incompa-
rable. Le microscope y reconnaît la poudre écailleuse,
l'impalpable duvet dont s'habille tout papillon. Pour don-
ner chaud abri aux petites chenilles qui prochainement
vont grouiller dans l'étui, pour leur créer un refuge oii
«lies puissent prendre leurs ébats et se raffermir avant
de faire leur entrée dans le vaste monde, la Psyché
s'est dépitée comme la mère lapine.
Que la dénudation soit un simple résultat mécanique,
un effet non intentionnel de frottements répétés contre
des parois surbaissées, rien ne l'affirme. La maternité,
jusque chez les plus humbles, a ses prévisions. Je me
figure donc l'outre poilue se contorsionnant, allant et
•revenant dans l'étroite galerie ahn de faire tomber sa
toison et de préparer une layette à ses fils. Peut-être
même de ses lèvres, vestige d'une bouche, parvient-elle
à extirper le duvet qui se refuse à se détacher tout seul.
N'importe le moyen de tonte, un monceau d'écailks
et de poils comble le fourreau en avant du sac chrysali-
daire. Pour le moment, c'est une barricade qui défend
l'accès de la demeure, ouverte au bout postérieur; ce
sera bientôt un douillet reposoir où, sortant de l'œuf, les
316 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
petites chenilles quelque temps stationneront. Là, bien
au chaud, dans un molleton d'extrême douceur, se fera
une halte comme préparation à la sortie et au travail
immédiat.
Ce n'est pas que la soie manque; elle abonde, au
contraire. En son temps de fdandière et d'assembleuse
de chaumes, la chenille l'a prodiguée. Toute la paroi du
fourreau est capitonnée d'un épais satin blanc. Mais à
ce tapis luxueux trop compact, combien est préférable
le délicieux édredon, layette des nouveau-nés!
Nous connaissons les préparatifs en vue de la famille.
Maintenant oii sont les œufs? en quel point sont-ils dé-
posés? La plus petite de mes trois Psychés, moins in-
forme que les deux autres et plus libre de mouvements,
sort en plein de son étui. Elle possède long oviducte
qu'elle insinue, par l'orifice de sortie, jusqu'au fond de
la dépouille chrysalidaire, laissée en place sous forme
de sac. Cette dépouille est le récipient de la ponte. L'o-
pération terminée, le sac aux œufs plein, la mère périt
au dehors, accrochée au fourreau.
Les deux autres Psychés, dépourvues d'oviducte en
télescope et n'ayant pour se déplacer qu'une vague rep-
tation, nous montrent des mœurs plus singulières. A leur
égard pourrait se répéter ce qu'on disait des matrones
romaines, modèles des mères de famille : Domi mansit,
lanam fecit. Oui, lanam fe.cit. En réalité, la Psyché ne
file pas la quenouille garnie de laine, du moins elle lè-
gue à ses fils sa toison convertie en amas d'ouate. Oui,
domi mansit; elle ne quitte jamais sa maison, pas même
pour les noces, pas même pour la ponte.
On a vu comment, la visite du mâle reçue, l'informe
papillonne, la disgracieuse andouillette, recule au fond
LES PSYCHES (LA PONTE) 317
(le son étui et rentre dans sa dépouille de chrysalide,
qu'elle remplit exactement, comme si jamais elle n'en
était sortie. Du coup, les œufs sont en place; ils occu-
pent le sac réglementaire, en faveur chez les diverses
Psychés. A quoi hon désormais une ponte? Dans la ri-
goureuse acception du mot, il n'y en a pas, en effet,
c'est-à-dire que les œufs ne quittent pas le sein maternel.
L'outre vivante qui les a engendrés les garde en elle-
même.
Bientôt cette outre se tarit de ses humeurs par Féva-
poration; elle se dessèche tout en restant accolée à l'en-
veloppe chrysalidaire, rigide soutien. Ouvrons l'objet.
Que nous montre la loupe? Quelques filaments trachéens,
de maigres faisceaux musculaires, des ramuscules ner-
veux, enfin les reliques d'une vitalité réduite à sa plus
simple expression. Au total, presque rien. Le reste du
contenu est une masse d'œufs, un aggloméré de germes
au nombre de près de trois cents. Pour tout dire, l'ani-
mal est un ovaire énorme, desservi par le strict néces-
saire à son fonctionnement.
XXII
LES PSYCHÉS (le FOURREAu)
L'éclosion a lieu dans la première quinzaine de juillet.
Les vermisseaux mesurent un peu plus d'un millimètre.
Ils ont la tête et le dessus du premier segment thoraci-
que d'un noir luisant, les deux segments suivants rem-
brunis, et le reste du corps d'un ambré pâle. Dispos d'ail-
leurs, alertes, trottant menu, ils grouillent dans la
peluche spongieuse résultant de la dépouille des œufs.
Les livres me disent que les petites Psychés commen-
cent par dévorai^ leur mère. Je laisse l'odieuse ripaille
sous la responsabilité desdits livres. Je ne vois rien de
pareil, et ne comprends même pas comment l'idée en est
venue. La mère lègue aux fils son fourreau, dont les
chaumes seront exploités pour l'extraction de l'ouate,
matière du premier habit ; de sa défroque chrysalidaire
et de sa peau, elle leur fait double abri pour l'éclosion;
de son duvet, elle leur prépare barricade défensive et
séjour d'attente avant la sortie. Alors tout est donné,
tout est dépensé en vue de l'avenir. Sauf de subtils et
arides lambeaux que ma loupe a de la peine à reconnaî-
tre, rien ne reste qui puisse fournir festin de cannibale
à si nombreuse famille.
Non, petites Psychés, vous ne mangez pas votre mère.
En vain je vous surveille : jamais, soit pour se vêtir, soit
LES PSYCHÉS (LA PONTE) 319
pour s'alimenter, nulle d'entre vous ne porte la dent sur
les reliques de la défunte. La peau maternelle reste in-
tacte, ainsi que les menues ruines, couche musculaire^
réseau des trachées. Reste intact pareillement le sac
laissé par la chrysalide.
Tient le moment d'abandonner l'outre natale. Bien à
l'avance une issue a été ménagée, épargnant aux jeunes
toute violence contre ce qui fut leur mère. Pas de trouée
sacrilège à faire à coups de cisailles; la porte s'ouvre
toute seule. Lorsqu'elle était à l'état d'andouillette mo-
bile, la mère avait les premiers segments d'une trans-
lucidité remarquable, faisant contraste avec le reste du
corps. C'était là signe très probable d'une texture moins
dense, moins résistante qu'ailleurs.
Le signe disait vrai. L'outre aride, en laquelle est
maintenant réduite la mère, a pour col ces anneaux dia-
phanes qui, desséchés, sont devenus d'extrême fragi-
lité. Ce col, cet opercule, tombe-t-il de lui-même? se dé-
tache-t-il sous la poussée des nains impatients de s'en
aller? Je ne sais au juste. Je constate néanmoins que,
pour le faire choir, il suffit de souffler dessus.
En prévision de la sortie, une décollation des plus fa-
ciles, peut-être même spontanée, est donc préparée dès
le vivant de la mère. S'élaborer col délicat afin d'être
aisément décapitée à l'heure voulue et laisser ainsi voie
libre aux jeunes, est dévouement oii les tendresses ma-
ternelles les plus inconscientes se révèlent dans toute
leur sublimité. Ce misérable asticot, ce papillon andouil-
lette, à peine capable de ramper et si clairvoyant dans-
les choses du futur, accable la pensée de qui sait réflé-
chir.
La nichée sort de Foutre natale par la lucarne que
320 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
vient d'ouvrir la chute de la tête. Le sac clirysalidaire,
seconde enveloppe, ne présente aucun obstacle; il est
resté béant depuis que la Psyché adulte en est sortie.
Vient après Famas d'édredon, l'amoncellement de du-
vet dont la mère s'est dépouillée. Là s'arrêtent les petites
chenilles. Bien plus au large que dans le sac d'où elles
viennent, et moelleusement installées, les unes se repo-
sent, les autres se trémoussent, s'exercent à marcher.
Toutes prennent des forces, préparent l'exode au grand
jour.
La halte dans ces délices n'est pas longue. Par petits
essaims, à mesure que la vigueur est venue, elles sor-
tent et se répandent à la surface du fourreau. Le travail
immédiatement commence, travail très pressé, celui de
l'habit. Les premières bouchées viendront après, quand
on sera vêtu.
Montaig^ne, mettant le manteau qu'avait porté son père,
avait une touchante expression. Il disait : « Je m'ha-
bille de mon père. » Les jeunes Psychés pareillement
s'habillent de leur mère; elles se couvrent des nippes de
la défunte, s'y ratissent de quoi se faire vêtement de co-
ton. La matière exploitée est la moelle des tigelles, celle
surtout des morceaux qui, fendus en long, se prêtent
mieux à la récolte. Le vermisseau choisit d'abord un
point à sa convenance. L'ayant trouvé, il cueille, il
rabote des mandibules. Ainsi s'extrait de vieilles solives
une ouate de superbe blancheur.
Le début du vêtement est à remarquer. La bestiole
y fait emploi d'une méthode comme notre industrie n'en
trouverait pas de plus judicieuse. L'ouate est cueillie
par menues pelotes. Gomment fixer ces parcelles à me-
sure que les cisailles mandibulaires les détachent? II faut
LES PSYCHES (LE FOURREAU) 321
un appui, une base à la manufacturière, et cet appui ne
peut être pris sur le corps même de la chenille, car toute
adhérence serait grave embarras et gênerait la liberté
des mouvements. La difficulté se surmonte de façon très
adroite.
Des miettes de peluche sont alors récoltées et reliées
'>i
^;^-r ^
Psyché graminella. — Fourreau initial eu cotouuade.
à mesure l'une à l'autre par des fils de soie. Cela forme
une sorte de guirlande rectiligne oii pendillent, à un
câble commun, les parcelles cueillies. Lorsque ces pré-
paratifs sont jugés suffisants, l'animalcule se passe la
guirlande autour des reins, vers le troisième anneau
du thorax, afin de laisser les six pattes libres; puis il en
noue les deux bouts avec un peu de soie. Le résultat
est un ceinturon, généralement incomplet, mais bientôt
complété avec d'autres miettes, fixées au ruban de soie,
soutien de l'ensemble.
21
322 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Ce ceinturon, voilà la base de l'ouvrage. Désormais,
pour allonger la pièce, l'agrandir jusqu'à parfaite confec-
tion, le ver n'a qu'à fixer, toujours au bord antérieur,
à l'aide de sa filière, tantôt en dessus, tantôt en dessous
ou par côté, les miettes de moelle que les mandibules
ne cessent d'extraire. Rien de mieux imaginé que cette
guirlande initiale étendue à plat, puis bouclée en cein-
turon autour des reins.
Cette base fondée, le métier de tissage est en pleine
action. La pièce ourdie est d'abord menue cordelette
autour de la taille; puis, par l'adjonction de nouvelles
pelotes, toujours au bord antérieur, écliarpe, gilet, ves-
ton court, enfin sac, qui gagne petit à petit en arrière,
non par son propre recul, mais par le fait du tisserand,
qui se glisse plus avant dans la partie du fourreau déjà
faite. En quelques heures, le vêtement est parachevé.
C'est alors un capuchon conique, une cagoule magnifi-
que de blancheur et de fini.
Nous voilà renseignés. Au sortir de la chaumine ma-
ternelle, sans recherches, sans expéditions lointaines si
périlleuses à cet âge, la petite Psyché trouve de quoi se
vêtir dans les tendres soliveaux de la toiture. Les dan-
gers du vagabondage en l'état de nudité lui sont épar-
gnés. Quand elle quittera la maison, elle aura chaud
complet, grâce à la mère, qui prend soin d'installer sa
famille dans le vieux fourreau et lui donne à travailler
des matériaux de choix.
Si le vermisseau se laissait tomber de la masure, si
quelque coup de vent le balayait à distance, le pau-
vret, le plus souvent, serait perdu. Les fétus ligneux,
riches en moelle, secs et rouis à point, ne se trouvent
partout. Alors plus de vêtement possible, et, dans cette
LES PSYCHÉS (LE FOURREAU) 323
misère, la mort à bref délai. Mais si des matériaux con-
venables sont rencontrés, équivalant à ceux qu avait
légués 'a mère, pourquoi l'exilé ne saurait-il en faire
usage? Informons-nous.
J'isole quelques nouveau-nés dans un tube de verre
et leur donne cà exploiter des brins refendus, choisis
parmi les vieilles tiges d'une sorte de pissenlit, le Pte-
rotheca Nemausensis. Déshérités du manoir maternel,
les vermisseaux se montrent très satisfaits de mes pièces.
Sans la moindre hésitation, ils y ratissent superbe moelle
blanche et s'en font délicieuse cagoule, bien plus belle
que celle qu'ils auraient obtenue avec les ruines de la
maison natale, toujours plus ou moins souillée de maté-
riaux brunis, altérés par un long séjour à l'air. Avec le
pissenlit nîmois, épave du dernier printemps, la partie
centrale, mise à nu par mes soins, est au contraire d'un
blanc immaculé, et le bonnet de coton atteint la perfec-
tion de blancheur.
J'obtiens mieux encore avec des rondelles de moelle
de sorgho, empruntées au balai de la cuisine. Cette fois,
l'ouvrage est à points cristallins, miroitants, et semble
une construction en parcelles de sucre. C'est le chef-
d'œuvre de mes mamEÊacturières.
Ces deux succès m'autorisent à varier davantage la
matière première. Faute de nouveau-nés, non toujours
à ma disposition, je fais emploi de vermisseaux que je
déshabille, c'est-à-dire que j'extrais de leur bonnet. Aux
dépouillés je donne, comme unique champ d'exploita-
tion, une bandelette de papier sans colle, facile à effilo-
cher, enfin une lanière de papier buvard.
Ici encore pas d'hésitation. Les vers ratissent avec
entrain cette surface, si nouvelle pour eux, et se confec-
324 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
tionnent un habit de papier. Cadet Roussel, de célèbre
mémoire, en avait un d'étoffe pareille, mais combien
moins fine et soyeuse! Mes habillés de papier sont si
satisfaits de leur textile, qu'ils dédaignent le fourreau
natal, mis plus tard à leur disposition, et continuent de
racler de la charpie sur le produit industriel.
D'autres ne reçoivent rien dans leur tube, mais ils
sont en rapport avec le bouchon de liège fermant la loge
vitrée. Cela suffit. Les déshabillés s'empressent de ra-
tisser le liège, de le débiter en parcelles et de s'en faire
un capuchon granulé, aussi correct d'élégance que si la
race avait toujours fait emploi de pareille matière. La
nouveauté de l'étoffe, taillée peut-être pour la première
fois, n'a rien changé à la coupe de l'habit.
En somme, toute matière végétale, aride, légère et
d'attaque facile, est acceptée. En sera-t-il de même des
matières animales et surtout des matières minérales, à
la condition de posséder degré convenable de ténuité?
Dans une aile de Grand-Paon, relique de mes expérien-
ces sur la télégraphie nuptiale de ce papillon, je dé-
coupe une bandelette sur laquelle j'installe, au fond
d'un tube, deux petites chenilles mises à nu. Rien autre
n'est à la disposition des deux séquestrées. Ce champ
d'écaillés sera pour elles l'unique ressource en dra-
perie.
Devant cette étrange pelouse, l'hésitation est longue.
Au bout de vingt-quatre heures, l'une des chenilles n'a
rien entrepris et semble décidée à se laisser périr dans
sa nudité. L'autre, plus courageuse, ou peut-être moins
compromise lors de la brutale dénudation, quelque
temps explore la bandelette et se décide enfin à l'ex-
ploiter. La journée n'est pas finie, qu'avec les écailles
LES PSYCHÉS (LE FOURREAU) 325
du Grand-Paon elle s'est vêtue de velours gris. Yu la
délicatesse des matériaux, l'ouvrage est d'exquise cor-
rection.
Faisons un pas de plus dans la difficulté. Aux sou-
plesses de l'ouate cueillie sur la plante et du mol duvet
moissonné sur l'aile d'un papillon, substituons les ru-
desses de la pierre. En leur état final, je le sais, les four-
reaux des Psychés sont fréquemment chargés de grains
de sable et de parcelles terreuses; mais ce sont là moel-
lons accidentels, touchés par mégarde de la filière et
associés sans intention à la chaumine. Les délicates
connaissent trop bien les inconvénients d'un oreiller de
cailloux pour rechercher l'appui de la pierre. Le mi-
néral leur répugne, et c'est ce minéral qu'il s'agit main-
tenant de travailler comme lainage.
Je fais choix, il est vrai, de ce que ma collection de
pierres a de mieux proportionné à la faiblesse de mes
vermisseaux. Je dispose d'un échantillon de fer oligiste
écailleux. Rien que sous le coup de balai d'un pinceau,
cela se délite en parcelles presque aussi ténues que la
poussière laissée aux doigts par l'aile d'un papillon. Sur
un lit de cette matière, miroitante ainsi qu'une limaille
d'acier, j'établis quatre jeunes chenilles extraites de leur
habit. Je prévois un échec et j'augmente en conséquence
le nombre des éprouvées.
Ma prévision est juste. La journée se passe, et les
quatre chenilles restent nues. Le lendemain, cependant,
l'une d'elles, une seule, se décide à se vêtir. Son ouvrage
est une tiare à facettes métalliques, oi^i la lumière se
joue en éclairs irisés. C'est très riche, très somptueux,
mais bien lourd et encombrant. La marche est pénible
sous ce faix de métal. Ainsi, dans les cérémonies d'ap-
326 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
parat^ devait progresser l'empereur de Byzance quand
il avait endossé sa dalmatique lamée d'or.
Malheureuse bête ! plus sensée que l'homme, tu n'as
pas choisi de ton plein gré ces ridicules richesses; c'est
moi qui te les ai imposées. Yoici,pour te dédommager,
une rondelle de moelle de sorgho. Refoule en arrière,
rejette vite ta superbe tiare et remplace-la par un bon-
net de coton, plus hygiénique. Ainsi est-il fait le surlen-
demain.
En ses débuts industriels, la Psyché a ses matériaux
de prédilection : charpie végétale cueillie sur tout dé-
bris ligneux bien roui à l'air, charpie que fournit habi-
tuellement la vieille toiture de la chaumine maternelle.
Faute de textile réglementaire, elle sait faire usage du
velours animal, en particulier de la bourre écailleuse
d'un papillon. En cas de nécessité, elle ne recule pas
devant l'insensé : elle tisse le minéral, tant pour elle est
impérieux le besoin de se vêtir.
Ce besoin l'emporte sur celui de l'alimentation. J'en-
lève une jeune chenille de son pâturage, feuille d'éper-
vière très poilue qu'après bien des essais j'ai reconnu
lui agréer comme nourriture par sa lame verte, comme
lainage par sa blanche toison. Je l'enlève, dis-je, de son
réfectoire, la laisse jeûner une paire de jours. Alors je
la dénude et la remets sur sa feuille. Voici qu'insou-
cieuse de manger, malgré son long jeûne, elle travaille
d'abord à se refaire un habit en moissonnant la pilosité
de l'épervière. Les satisfactions de l'appétit viendront
après.
Est-elle donc si frileuse? Nous sommes en pleine cani-
cule. Il tombe une averse de feu qui exalte au délire le
concert des cigales. Dans l'étuve du cabinet où j'inter-
LES PSYCHES (LE FOURREAU) 327
roge mes bêtes, j'ai rejeté chcapeau et cravate, je me
suis mis en manches de chemise; et dans cette fournaise
la Psyché réclame avant tout chaude couverture. Ah!
frileuse ! je vais te satisfaire.
Je l'expose aux rayons directs du soleil, sur le rebord
de la fenêtre. Cette fois, c'en est trop; j'ai dépassé la
mesure. L'insolée se contorsionne, brandit le ventre,
signe de malaise. Le travail de la casaque en poil d'é-
pervière n'est pas pour cela suspendu; il se poursuit,
au contraire, avec plus de hâte que d'habitude. Serait-
ce à cause d'une lumière trop vive? Le sac d'ouate n'est-
il pas une retraite où la chenille s'isole, à Tabri des im-
portunités du grand jour, et doucement digère, somnole?
Tout en conservant chaude température, écartons la
lumière.
Dévêtues au préalable, les petites chenilles sont main-
tenant logées dans une boîte de carton, que j'expose au
meilleur coin de ma fenêtre. La température n'y est pas
loin d'une quarantaine de degrés. N'importe : en une
séance de quelques heures, le sac de molleton est refait.
Le climat sénégalien et le calme de l'obscurité n'ont
rien changé aux habitudes.
Ni le degré de chaleur ni le degré d'illumination ne
rendent compte du pressant besoin de se vêtir. Où faut-il
chercher le motif de cette hâte à s'habiller? Je n'en vois
d'autre que le pressentiment de l'avenir.
La chenille Psyché doit passer l'hiver. Elle ignore
l'abri en commun dans une bourse de soie, la cabine
entre des feuilles rapprochées, la cellule souterraine, la
retraite sous les vieilles écorces soulevées, la toiture de
poils, le cocon, enfin les divers moyens en usage chez
les autres chenilles pour se garantir des intempéries.
328 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Elle doit hiverner, exposée aux injures de l'air. Ce péril
fait son talent.
Elle se construit un toit dont les chaumes imbriqués
et divergents laiss eront égoutter à distance froides rosées
et pleurs des neiges fondues, lorsque le fourreau sera
fixé et suspendu suivant la verticale. Sous ce couvert,
elle ourdit épaisse doublure de soie, qui fera doux mate-
las et rempart contre les atteintes du froid. Ces précau-
tions prises, l'hiver peut venir et la bise souffler : en sa
chaumine, la Psyché dort tranquille.
Mais cela ne s'improvise pas aux approches de la rude
saison. C'est délicat ouvrage, d'exécution lente. Toute
sa vie, la chenille y travaille, perfectionnant, épaissis-
sant, fortifiant sans cesse. Et pour acquérir habileté plus
grande, elle se met en apprentissage aussitôt sortie de
l'œuf. En de légers capuchons de cotonnade, elle pré-
lude au robuste surtout de l'âge fort. De même, la Pro-
cessionnaire du pin, aussitôt éclose, tisse d'abord des
tentes délicates, puis des coupoles de gaze, annonce de
la puissante bourse où la communauté s'enfermera.
L'une et l'autre, nées du jour, sont travaillées par le
pressentiment de l'avenir; elles débutent dans la vie
par l'apprentissage de ce qui doit les sauvegarder un
jour.
Non, la Psyché n'est pas une frileuse, exceptionnelle
parmi tant d'autres chenilles à peau rase; c'est une pré-
voyante. Privée en hiver des abris accordés aux autres,
elle se prépare, dès la naissance, à la construction d'un
domicile, son salut; elle s'y exerce en des fanfreluches
d'ouate proportionnée à sa faiblesse. Sous les feux de
la canicule, les rudesses de l'hiver sont pressenties.
Maintenant elles sont toutes vêtues, mes jeunes chenil-
LES PSYCHÉS (LE FOURREAU) 329
les, au nombre de près d'un millier. Elles errent, inquiè-
tes, dans de larges récipients de verre, fermés d'un
carreau de vitre. Que cherchez-vous, mes petites, qui
balancez, en cheminant, votre gentille cagoule neigeuse?
De la nourriture, cela va de soi. Après tant de fatigues,
il faut se restaurer. Malgré votre nombre, vous ne seriez
pas pour moi trop lourde charge de famille : vous vous
sustentez de si peu! Mais que demandez-vous? Certes
vous ne comptez pas sur moi. Dans la liberté des champs,
vous auriez trouvé des vivres à votre goût bien mieux
que ne pourront le faire mes soins. Puisque le désir
d'apprendre vous met à ma charge, un devoir m'est
imposé : celui de vous nourrir. Que vous faut-il?
C'est un rôle bien difficile que le rôle de providence.
Le pourvoyeur de becquée, songeant au lendemain,
prenant ses précautions afin que la huche soit toujours
à peu près garnie, accomplit la plus méritoire mais
aussi la plus laborieuse des fonctions. Les petits atten-
dent, confiants, persuadés que cela se fait tout seul; lui,
soucieux, s'ingénie, s'exténue, se demandant si la miette
voulue viendra. Ah! que ce métier m'est connu, dans
ses misères et dans ses joies, depuis si longtemps que
je le pratique!
Aujourd'hui me voici la providence d'un millier de
nourrissons imposés par l'étude. J'essaye un peu de
tout. Les feuilles tendres de l'orme paraissent convenir.
Servies la veille, je les trouve le lendemain broutées à
la surface, par petites plaques. Des granules d'impalpa-
ble poudre noire, çà et là disséminés, affirment que l'in-
testin a fonctionné. J'ai là un moment de satisfaction
que comprendra tout éleveur d'un troupeau à régime
inconnu. L'espoir du succès s'affirme : je sais comment
330 SOUVEiNIRS ENTOMOLOGIQ UES
alimenter ma vermine. Ai-je du premier coup rencontré
le meilleur? Je n'ose le croire.
Je continue donc à varier le service, mais les résul-
tats ne répondent guère à mes désirs. Les ouailles re-
fusent mes assortiments de verdure, et finissent même
par se dégoûter des feuilles de l'orme. Je crois tout
perdu, quand une heureuse inspiration me vient. J'ai
reconnu parmi les brindilles du fourreau quelques frag-
ments venus de l'épervière piloselle [Hieracium pilo-
sella). La Psyché fréquente donc cette plante. Pourquoi
ne la brouterait-elle pas? Essayons.
La piloselle étale en abondance ses rosettes dans un
champ caillouteux, tout à côté de mon habitation, au
pied même de la muraille oii si souvent j'ai trouvé des
fourreaux suspendus. J'en récolte une poignée, que je
distribue dans mes diverses bergeries. Cette fois, le pro-
blème des vivres est résolu. Les Psychés aussitôt s'ins-
tallent en troupeaux compacts sur le feuillage poilu
et le broutent avidement par petites plaques où reste
intact l'épiderme de la face opposée.
Laissons-les à leur pâturage, dont elles semblent très
satisfaites, et proposons-nous certaine question de pro-
preté. Comment la petite Psyché se débarrasse-t-elle de
ses déchets digestifs, incluse qu'elle est dans un sac?
On n'ose s'arrêter à l'idée d'immondices rejetées et accu-
mulées au fond du bonnet en peluche de blancheur écla-
tante. L'ordure ne doit pas séjourner sous le couvert de
pareilles élégances. Comment est ménagée la sordide
évacuation?
Malgré sa terminaison en pointe de cône, où la loupe
ne saisit aucune solution de continuité, le sac n'est pas
fermé à l'extrémité postérieure. Son mode de fabrica-
LES PSYCHÉS (LE FOURREAU) 331
lion, au moyen cruiie ceinture dont le bord antérieur
s'accroît à mesure que le bord postérieur est refoulé
d'autant en arrière, suffisamment le démontre. Le bout
d'arrière devient pointu parle simple retrait de l'étoffe,
qui se contracte d'elle-même là où le diamètre atténué
de l'animal ne la distend plus. A la pointe, il y a de la
sorte un pertuis permanent dont les lèvres se maintien-
nent closes. Que la chenille recule un peu, et l'étoffe se
distend, le pertuis bâille, la voie est ouverte, les souil-
lures tombent h terre. Que la chenille fasse, au con-
traire, un pas en avant dans son fourreau, et la porte
de débarras se ferme d'elle-même. Mécanisme très simple
et très ingénieux, comme nos couturières n'en ont pas
imaginé de meilleur concernant les défaillances de la
première culotte.
Cependant le vermisseau grandit, et sa tunique lui va
toujours bien, ni trop grande ni trop petite, juste à sa
taille. Gomment cela? Sur la foi des livres, je m'atten-
dais à voir la chenille fendre en long son étui devenu
trop étroit, et l'amplifier après au moyen d'une pièce
tissée entre les lèvres de l'échancrure. Ainsi font nos
tailleurs, mais ce n'est pas du tout la méthode des Psy-
chés. Elles ont bien mieux. Continuellement elles tra-
vaillent à leur habit, vieux en arrière, récent en avant
et toujours à l'exacte mesure du corps grossi.
Rien de simple comme de suivre les progrès quotidiens
de l'ampleur. Quelques chenilles viennent de se faire
capuchon avec de la moelle de sorgho. L'ouvrage est
des plus beaux, on le dirait ourdi avec des cristaux de
neige. J'isole les gracieuses habillées et leur donne pour
matériaux de tissage des écailles brunes, choisies parmi
ce que les vieilles écorces ont de plus tendre. Du matin
332 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
au soir, le capuchon a pris nouvel aspect : le bout du
cône est toujours d'une blancheur immaculée, mais tout
l'avant est draperie grossière, bien différente de la pelu-
che initiale par sa coloration. Le lendemain, le feutre
de sorgho a totalement disparu et se trouve remplacé,
d'un bout à l'autre du cône, par une bure d'écorce.
Je retire alors les matériaux bruns et leur substitue de
la moelle de sorgho. Cette fois, le sombre, le grossier,
recule petit à petit vers le sommet du capuchon, tandis
que le blanc et le moelleux gagne en largeur à partir
de l'embouchure. La journée ne sera pas finie que l'élé-
gante mitre du début sera refaite en plein.
Aussi souvent qu'on le désire peuvent se répéter ces
alternances. En abrégeant la durée d'exploitation, il est
facile même d'obtenir, avec les deux genres de maté-
riaux, des ouvrages composites, à zones alternatives de
clair et d'obscur.
La Psyché ne suit en aucune manière, on le voit, la
méthode de nos tailleurs, avec échancrure et pièce inter-
calée. Pour avoir habit toujours à sa mesure, elle ne
cesse d'y travailler. Les parcelles cueillies sont cons-
tamment mises en place au bord même du sac, si bien
que la nouvelle draperie est d'ampleur progressive,
conforme à la croissance de la chenille. En même temps,
la vieille étoffe recule, refoulée vers le sommet du cône.
Là, par son propre ressort, elle se contracte et ferme le
manchon. Le surplus se désagrège, tombe en loques et
disparaît graduellement sous les heurts de la vagabonde,
à travers le fouillis des choses rencontrées. Neuf en
avant et vieux en arrière, le fourreau n'est jamais trop
étroit, parce qu'il se renouvelle toujours.
Quand finissent les fortes chaleurs, un moment vient
LES PSYCHES (LE FOURREAU) 333
OÙ la capeline légère n'est plus de saison. Les pluies
automnales menacent, suivies des frimas de l'hiver. Il
est temps de se faire robuste houppelande avec revête-
ment de chaumes rangés en multiples pèlerines hydro-
fuges. Cela débute de façon très incorrecte. Des fétus
d'inégale longueur, des fragments de feuilles sèches,
sont fixés sans ordre en arrière du col, qui doit tou-
Psijche graminella. — Fourreau initial avec changement de matériaux.
jours garder sa souplesse afin de laisser à la chenille
libre flexion dans tous les sens.
Peu nombreux encore, assez courts et disposés aussi
bien en travers qu'en long, au hasard, ces premiers so-
liveaux de la toiture, confusément assemblés, ne trou-
bleront la régularité finale de la construction : ils sont
destinés à disparaître, refoulés en arrière et enfin exclus
par l'accroissement antérieur du sac.
Enfin, mieux choisies et plus longues, les pièces sont
toutes scrupuleusement orientées dans la direction Ion-
334 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
gitudinale. La mise en place d'un chaume se fait avec
une promptitude et une dextérité surprenantes. Si la
solive rencontrée lui convient, la chenille la cueille des
pattes, la tourne, la retourne. Avec les mandibules, elle la
happe par un bout, et en ce point, d'habitude, elle déta-
che quelques parcelles, aussitôt fixées sur le col du sac.
En mettant à nu les surfaces fraîches et rugueuses où la
soie adhérera mieux, peut-être a-t-elle pour but d'obte-
nir lien plus solide. Ainsi, d'un coup de lime, le plom-
bier dénude le point qui doit recevoir la soudure.
Alors, à la force des mâchoires, la chenille soulève
sa poutre, la brandit en l'air et, d'un brusque mouve-
ment de croupe, se la couche sur le dos. Aussitôt la
filière travaille l'extrémité saisie. Et c'est fait : sans
tâtonnements, sans retouches, la pièce est fixée à la
suite des autres, dans la direction requise.
En semblable travail, à loisir et par intermittences,
lorsque le jabot est plein, se dépensent les belles jour-
nées de l'automne. Lorsque les froids arrivent, le domi-
cile est prêt. Quand revient la chaleur, la Psyché se
remet en campagne; elle erre au bord des sentiers, elle
pérégrine sur les pelouses amies, y prend quelques bou-
chées, puis, l'heure venue, fait ses préparatifs de trans-
formation en se suspendant à la muraille.
Ces vagabondages printaniers, alors que depuis long-
temps le fourreau est parachevé, m'ont inspiré le désir
de m'informer si la chenille serait capable de recom-
mencer son travail de sac et de toiture. Je l'extrais de
son fourreau, et je l'installe, complètement nue, sur un
lit de sable fin et sec. Je lui donne pour matériaux de
vieilles tiges de pissenlit nîmois, débitées en tronçons
pareils de longueur aux pièces du fourreau.
LES PSYCHÉS (LE FOURREAU) 335
L'expropriée disparaît sous le monceau de félus li-
gneux, et là s'empresse de filer, en prenant pour points
d'attache de ses cordons tout ce que sa lèvre rencontre,
en Las le lit de sable, en haut le couvert de brindilles.
Ainsi sont reliées, dans un inextricable désordre, les
pièces touchées de la filière, longues ou courtes, légères
Psyché gramindla. — Début du fourreau en brindilles.
ou lourdes, au hasard. Au centre de cet échafaudage
embrouillé se poursuit un travail tout autre que celui
d'une paillotte à construire. La chenille tisse, ne fait
autre chose, n'essaye même pas d'assembler en correcte
toiture les matériaux dont elle dispose.
Propriétaire d'un fourreau parfait, la Psyché, lors-
que l'activité revient avec la belle saison, dédaigne son
ancien métier d'assembleuse de solives, métier pratiqué
avec tant de zèle l'été passé. Alors, une fois l'estomac
336 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
satisfait et les tubes à soie gonfles, elle occupe unique-
ment ses loisirs à capitonner de mieux en mieux son
étui. A son gré, le feutre soyeux de l'intérieur n'est
jamais assez épais, assez douillet. Elle pour la trans-
formation, la famille pour la sécurité, s'en trouveront
bien.
Or, voici que mes malices viennent de la dépouiller.
S'aperçoit-elle du désastre? Ses moyens en soie et en
soliveaux disponibles le lui permettant, songe-t-elle à
refaire le couvert, nécessaire d'abord à son échine fri-
leuse, et puis à sa famille, qui l'exploitera pour son pre-
mier logis? En aucune manière. Elle se glisse sous
l'amas de brindilles tel que je l'ai déposé, et s'y met à
travailler exactement comme elle l'aurait fait dans les
normales conditions.
Cette toiture informe et ce sable sur lequel repose le
chaos de poutrelles représentent maintenant, pour la
Psyché, les parois de la loge réglementaire; et, sans
modifier en rien son travail d'après les exigences de
Taccident, la chenille tapisse les surfaces à sa portée
avec le même zèle qu'elle aurait mis à déposer nou-
velles couches sur le molleton disparu. Au lieu de se
superposer à la légitime enceinte, le tissu actuel ren-
contre les rugosités du sable, l'enchevêtrement désor-
donné des pailles: la filandière n'en tient compte.
L'habitation est plus que ruinée : elle n'existe plus.
N'importe : la chenille continue sa besogne courante;
elle oublie le réel et tapisse l'imaginaire. Tout devrait
l'avertir cependant du manque de toiture. Le sac dont
elle est parvenue à se couvrir, assez habilement du
reste, est d'une flaccidité désastreuse. Cela s'affaisse, se
chifl'onne pour le moindre mouvement de croupe. En
LES PSYCHÉS (LE FOURREAU) 337
outre, c'est alourdi de sable, c'est hérissé de hallebar-
des à contresens, qui mordent sur la poudre du chemin
et empêchent d'avancer. Ainsi ancrée, la chenille s'ex-
ténue en efforts de déplacement. Il lui faut des heures
pour déraper et mouvoir de quelques lignes son encom-
brant domicile.
x\vec son fourreau normal, dont tous les soliveaux
s'imbriquent d'avant en arrière avec une savante préci-
sion, fort dextrement elle chemine. Son assemblage de
pièces, toutes fixées à l'avant et toutes libres à l'arrière,
est un traîneau de forme naviculaire qui, sans difficulté,
s'insinue et se glisse à travers les obstacles. Mais si la
progression est aisée, le recul est impossible, chaque
pièce de la charpente étant, par son extrémité libre,
une cause d'arrêt.
Eh bien, le sac de l'éprouvée est hérissé de lattes diri-
gées de toutes les façons, dans la position même où les
a rencontrées la filière, accolant son fil de-çà, de-là,
indistinctement. Les bouts d'avant sont des éperons
qui mordent dans le sable et neutralisent tout effort pour
avancer; les bouts de côté sontdes râteaux d'insurmon-
table résistance. En de telles conditions, il faut échouer
et périr sur place.
Reviens à l'art dans lequel tu excelles, conseillerais-
je à la chenille; range ton fagot; oriente en long, avec
ordre, les morceaux qui t'encombrent; donne un peu
d'apprêt à ton sac, trop flasque; communique -lui la
rigidité requise avec quelques échalas pour buse; fais
maintenant, dans ton malheur, ce que tu savais si bien
faire autrefois; réveille tes talents de charpentière, et tu
seras sauvée.
Conseils inutiles : le temps de charpenter est fini.
22
338 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
L'heure est venue de tapisser, et l'on tapisse obstiné-
ment, on capitonne une demeure qui n'est plus. Une
lin misérable, la dissection par les fourmis, sera la con-
séquence de cette inflexibilité de l'instinct.
Bien d'autres exemples nous l'avaient déjà dit. Com-
parable au cours d'eau qui ne gravit les pentes et ne
remonte à sa source, l'insecte ne revient pas sur ses
actes. Ce qui est fait est fait et ne se recommence. La
Psyché, l'habile charpentière de tantôt, périra, ne sa-
chant plus mettre en place une solive.
XXIII
LE GRAND -PAON
Ce fut une soirée mémorable. Je l'appellerai la soirée
du Grand-Paon. Qui ne connaît ce superbe papillon, le
plus gros de l'Europe, vêtu de velours marron et cra-
vaté de fourrure blanche? Les ailes, semées de gris et
de brun, traversées d'un zigzag pâle et bordées de blanc
enfumé, ont au centre une tache ronde, un grand œil à
prunelle noire et iris varié, où se groupent, en arcs, le
noir, le blanc, le châtain, le rouge-amaranthe.
Non moins remarquable est la chenille, d'un jaune
indécis. Au sommet de tubercules clairsemés et cou-
ronnés d'une palissade de cils noirs, elle enchâsse des
perles d'un bleu-turquoise. Son robuste cocon brun, si
curieux par son entonnoir de sortie semblable aux nas-
ses des pêcheurs , se trouve habituellement appliqué
contre l'écorce, à la base des vieux amandiers. Le feuil-
lage du même arbre nourrit la chenille.
Or le 6 mai, dans la matinée, une femelle quitte son
cocon en ma présence, sur la table de mon laboratoire
aux bêtes. Je la cloître aussitôt, tout humide des moi-
teurs de l'éclosion, sous une cloche en toile métallique.
D'ailleurs, de ma part, aucun projet particulier la con-
cernant. Je l'incarcère par simple habitude d'observa-
teur, toujours attentif à ce qui peut arriver.
340 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Bien m'en prit. Vers les neuf heures du soir, la mai-
sonnée se couchant, grand remue-ménag-e dans la cham-
bre voisine de la mienne. A demi déshabillé, petit Paul
va, vient, court, saute, trépigne, renverse les chaises,
comme affolé. Je l'entends m'appeler. « Viens vite ,
clame-t-il; viens voir ces papillons, gros comme des
oiseaux! La chambre en est pleine!
J'accours. Il y a de quoi justifier l'enthousiasme de
l'enfant et son exclamation hyperbolique. C'est une
invasion sans exemple encore dans notre demeure, une
invasion de papillons géants. Quatre sont déjà pris et
logés dans une cage à moineaux. D'autres, nombreux,
volent au plafond.
A cette vue, la séquestrée du matin me revient en
mémoire. « Remets tes nippes, petit, dis-je à mon fils;
laisse là ta cage et viens avec moi. Nous allons voir
curieuse chose. »
On redescend pour se rendre dans mon cabinet, qui
occupe l'aile droite de l'habitation. Dans la cuisine, je
rencontre la bonne, ahurie elle aussi des événements
qui se passent. De son tablier, elle pourchasse de gros
papillons, qu'elle a pris d'abord pour des chauves-souris.
Le Grand-Paon, à ce qu'il parait, a pris possession de
ma demeure un peu de partout. Que sera-ce là-haut
auprès de la prisonnière, cause de cette affluence ! Heu-
reusement l'une des deux fenêtres du cabinet est restée
ouverte. Les voies sont libres.
Une bougie à la main, nous pénétrons dans la pièce.
Ce que nous voyons alors est inoubliable. Avec un mol
llic-flac, les grands papillons volent autour de la cloche,
stationnent, partent, reviennent, montent au plafond,
en redescendent. Ils se jettent sur la bougie, l'éteignent
LE GRAND-PAON 341
d'un coup d'aile; ils s'abattent sur nos épaules, s'accro-
chent à nos vêtements, nous frôlent le visage. C'est
l'antre du nécromancien avec son tourbillonnement de
vespertilions. Pour se rassurer, petit Paul me serre la
main plus fort que d'habitude.
Combien sont-ils? Une vingtaine environ. Ajoutons-
y l'appoint des égarés dans la cuisine, la chambre des
enfants et autres pièces de l'habitation, et le total des
accourus se rapprochera de la quarantaine. Ce fut une
soirée mémorable, disais-je, que celle du Grand-Paon.
Venus de tous les points et avertis je ne sais comme,
voici, en effet, quarante amoureux empressés de pré-
senter leurs hommages à la nubile née le matin dans les
mystères de mon cabinet.
Pour aujourd'hui, ne troublons pas davantage l'es-
saim des prétendants. La flamme de la bougie compro-
met les visiteurs, qui s'y jettent étourdiment et s'y rous-
sissent un peu. Demain nous reprendrons cette étude
avec un questionnaire expérimental prémédité.
Maintenant déblayons d'abord le terrain, parlons de
ce qui se répète à toutes les séances pendant les huit
jours de mon observation. Chaque fois c'est à la nuit
noire, entre huit et dix heures du soir, que les papillons
arrivent, un par un. Le temps est orageux, le ciel très
voilé, et l'obscurité si profonde qu'en plein air, dans le
jardin, loin du couvert des arbres, les mains projetées
devant le regard peuvent à peine se distinguer.
A ces ténèbres s'ajoutent, pour les arrivants, les dif-
ficultés de l'accès. La maison est cachée sous de grands
platanes ; elle a pour vestibule extérieur une allée à
épaisse bordure de lilas et de rosiers ; elle est défendue
du mistral par des groupes de pins et des rideaux de
342 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
cyprès. Des massifs d'arbustes buissonnants forment
rempart à quelques pas de la porte. C'est à travers ce
fouillis de branchages, dans une complète obscurité,
que le Grand-Paon doit louvoyer pour atteindre le but
de son pèlerinage.
En de telles conditions, la Chouette n'oserait quitter
le creux de son olivier. Lui, mieux doué avec son opti-
que à facettes que ne l'est l'oiseau nocturne avec ses
gros yeux, va de l'avant sans hésiter, passe et ne se
heurte. Il dirige si bien son essor tortueux que, malgré
les obstacles franchis, il arrive dans un état de fraîcheur
parfaite, ses grandes ailes intactes, sans la moindre éra-
flure. Les ténèbres sont pour lui clarté suffisante.
Même en lui accordant la perception de certains rayons
inconnus des vulgaires rétines, cette vue extraordinaire
ne saurait être ce qui avertit le papillon à distance et le
fait accourir. L'éloignement et les écrans interposés s'y
opposent de façon formelle.
D'ailleurs, à moins de réfractions trompeuses, hors de
cause ici, on va droit à la chose vue, tant les indica-
tions de la lumière sont précises. Or le Grand-Paon fait
parfois erreur, non sur la direction générale à prendre,
' mais sur le lieu précis des événements qui l'attirent. Je
viens de dire que la chambre des enfants, à Topposite
de mon cabinet, qui est à cette heure le véritable but
des visiteurs, se trouvait occupée par des papillons avant
qu'on y pénétrât avec une lumière. Ceux-là certainement
étaient des mal renseignés. Dans la cuisine, même af-
lluence d'hésitants; mais ici la clarté d'une lampe, irré-
sistible séduction des insectes nocturnes, peut avoir
dérouté les accourus.
Ne tenons compte que des lieux ténébreux. Les égarés
LE GRAND-PAON 343
n'y sont pas rares. J'en trouve un peu de partout, au
voisinage du point qu'il s'agit d'atteindre. Ainsi, lorsque
la captive est dans mon cabinet, les papillons n'entrent
pas tous par la fenêtre ouverte, voie directe et sûre, à
trois ou quatre pas de la prisonnière sous cloche. Divers
pénètrent par en bas, errent dans le vestibule, g-ag-nent
au plus l'escalier, route sans issue que barre en haut
une porte fermée.
Ces données nous disent que les conviés aux fêtes
nuptiales ne vont pas droit au but comme ils le feraient
s'ils étaient renseignés par des radiations lumineuses
quelconques, connues ou inconnues de notre physique.
Autre chose les avertit au loin, les achemine au voisi-
nage des lieux précis, puis laisse au vague des recher-
ches et des hésitations la découverte finale. A peu près
ainsi sommes-nous renseignés par l'ouïe et l'odorat,
guides de faible précision quand il faut exactement dé-
terminer le point d'origine du son ou de l'odeur.
Quels sont les appareils d'information du gros papil-
lon en rut, pèlerinant la nuit? On soupçonne les anten-
nes qui, chez les mâles, semblent en effet interroger
l'étendue avec leurs amples feuillets plumeux. Ces su-
perbes panaches sont-ils de simples atours, ou bien ont-
ils en même temps un rôle dans la perception des efflu-
ves qui guident l'énamouré? Une expérience concluante
semble facile. Essayons-la.
Le lendemain de l'invasion, je trouve dans mon cabi-
net huit des visiteurs de la veille. Ils sont campés, immo-
biles, sur les croisillons de la seconde fenêtre, tenue
fermée. Les autres, leur ballet terminé, vers les dix
heures du soir, sont partis par la voie d'entrée, c'est-à-
dire par la première fenêtre, jour et nuit laissée ouverte.
344 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Ces huit persévérants, voilà bien ce qu'il faut à mes
projets.
Avec de fins ciseaux, sans autrement toucher aux pa-
pillons, je coupe les antennes, près de la base. Les am-
putés ne s'inquiètent guère de l'opération. Nul ne bouge,
à peine un battement d'ailes. Condition excellente : la
blessure semble n'avoir rien de grave. Non affolés par
la douleur, les décornés ne répondront que mieux à
mes desseins. La journée s'achève dans une placide
immobilité sur les croisillons de la fenêtre.
Restent à prendre quelques autres dispositifs. Il con-
vient en particulier de changer de local et de ne pas
laisser la femelle sous les yeux des amputés au moment
de reprendre l'essor nocturne, afin de réserver le mérite
des recherches. Je déménage donc la cloche et sa cap-^
tive; je l'installe à terre, sous un porche qui se trouve
de l'autre côté de l'habitation, à une cinquantaine de
mètres de mon cabinet.
La nuit venue, je m'informe une dernière fois de
mes huit opérés. Six sont partis par la fenêtre ouverte ;
deux restent encore, mais tombés sur le parquet et
n'ayant plus la force de se retourner si je les renverse
sur le dos. Ce sont des épuisés, des moribonds. N'allons
pas en accuser ma* chirurgie. Sans l'intervention de
mes ciseaux, cette prompte décrépitude invariablement
se répétera.
Mieux dispos, six sont partis. Reviendront-ils à l'ap-
pât qui les attirait hier? Privés d'antennes, sauront-ils
trouver la cloche, maintenant déposée ailleurs, assez
loin du point primitif?
L'appareil est dans l'obscurité, presque en plein air.
De temps à autre je m'y rends avec une lanterne et un
LE GRAND-PAON 34o
filet. Les visiteurs sont capturés, reconnus, catalogués
et immédiatement lâchés dans une pièce voisine, dont
je ferme la porte. Cette élimination graduelle me per-
mettra exact dénombrement, sans crainte de compter
plusieurs fois le même papillon. En outre, le cachot
provisoire, vaste et nu, ne compromettra nullement les
incarcérés, qui trouveront là retraite tranquille et am-
pleur d'espace. Pareille précaution sera prise dans la
suite de mes recherches.
A dix heures et demie, plus rien n'arrive. La séance
est finie. Total, vingt-cinq mâles cueillis, dont un seul
privé d'antennes. Sur les six opérés d'hier, assez vali-
des pour quitter mon cabinet et se remettre en campa-
gne, un seul est donc revenu à la cloche. Maigre résul-
tat, auquel je n'ose accorder confiance s'il ^me faut
affirmer ou nier le rôle directeur des antennes. Recom-
mençons sur une plus grande échelle.
Le lendemain matin, visite aux prisonniers de la
veille. Ce que je vois n'est pas encourageant. Beaucoup
sont étalés à terre, presque inertes. Saisis entre les
doigts, divers donnent à peine signe de vie. Qu'atten-
dre de ces perclus? Essayons tout de même. Peut-être,
aux heures des rondes amoureuses, reprendront- ils
vigueur.
Les vingt-quatre nouveaux subissent l'amputation
des antennes. L'ancien décorné est mis hors rang, mou-
rant qu'il est ou peu s'en faut. Enfin la porte de la pri-
son est laissée ouverte le reste du jour. Sortira qui
voudra, ira aux fêtes de la soirée qui pourra. Afin de
soumettre les sortants à l'épreuve de la recherche, la
cloche, qu'ils rencontreraient inévitablement sur le seuil
de la porte, est encore changée de place. Je la mets
346 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
dans un appartement de l'aile opposée, au rez-de-chaus-
sée. L'accès de cette pièce est libre, bien entendu.
Des vingt-quatre décornés, seize seulement gagnent
le dehors. Huit restent impuissants. A bref délai, ils
vont périr sur place. Sur les seize partis, combien en
revient-il le soir autour de la cloche? Pas un seul. Mes
captures de cette veillée se réduisent à sept, tous nou-
veaux venus, tous empanachés. Ce résultat semblerait
affirmer que l'ablation des antennes est affaire de quel-
que gravité. Ne concluons pas encore pourtant : un
doute reste, de haute portée.
(( Le bel état où me voici! Devant les autres chiens
oserai-je paraître! » disait Mouflard, le jeune dogue à
qui les gens venaient de couper sans pitié les oreilles.
Mes papillons auraient-ils les appréhensions de maître
Mouflard? Une fois privés de leurs beaux panaches,
n'osent- ils plus paraître au milieu de leurs rivaux et
faire un brin de cour? Est-ce confusion de leur part,
est-ce défaut d'un guide? Ne serait-ce pas plutôt épuise-
ment après une attente qui excède la durée d'une éphé-
mère ardeur? L'expérience va nous le dire.
Le quatrième soir, je prends quatorze papillons, tous
nouveaux et séquestrés à mesure dans une pièce où ils
passeront la nuit. Le lendemain, profitant de leur immo-
bilité diurne, je les dépile un peu au centre du corselet.
Cette légère tonsure n'incommode pas l'insecte, tant la
bourre soyeuse vient avec facilité ; elle ne les prive d'au-
cun organe qui puisse plus tard leur être nécessaire
quand viendra le moment de retrouver la cloche. Pour
les tondus, ce n'est rien; pour moi, ce sera le signe
authentique des accourus répétant leur visite.
Cette fois, pas de débiles, incapables d'essor. A la nuit,
LE GRAND-PAON 347
les quatorze tondus se remettent en campagne. Il va de
soi que la cloche est encore changée de place. En deux
heures, je capture vingt papillons, parmi lesquels deux
tonsurés, pas plus. Quant aux amputés de Tavant-veille,
aucun n'apparaît. Leur période nuptiale est finie, bien
finie.
Sur quatorze marqués d'un point dépilé, deux seule-
ment reviennent. Pourquoi les douze autres s'abstien-
nent-ils, bien que munis de leurs guides présumés, les
panaches antennaires? Pourquoi, d'autre part, les nom-
breux défaillants constatés presque toujours après une
nuit de séquestration? A cela je ne vois qu'une réponse :
le Grand-Paon est promptement usé par les ardeurs de
la pariade.
En vue des noces, unique but de sa vie, le papillon
est doué d'une merveilleuse prérogative. A travers la
distance, les ténèbres, les obstacles, il sait découvrir la
désirée. Quelques heures, pendant deux ou trois soi-
rées, sont accordées à ses recherches, à ses ébats. S'il
ne peut en profiter, tout est fini : la boussole si exacte
se détraque, le fanal si lucide s'éteint. A quoi bon vivre
désormais! Stoïquement alors on se retire dans un coin
et ; l'on dort son dernier sommeil , fin des illusions
comme aussi des misères.
Le Grand-Paon n'est papillon que pour se perpétuer.
Se nourrir lui est inconnu. Si tant d'autres, joyeux con-
vives, volent de fleur en fleur, déroulant la spirale de
leur trompe et la plongeant dans les corolles sucrées,
lui, jeûneur incomparable, aflVanchi pleinement des
servitudes du ventre, n'a pas à se restaurer. Ses pièces
buccales sont de simples ébauches, de vains simulacres,
et non de vrais outils, aptes à fonctionner. Pas une
348 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
lampée n'entre dans son estomac : magnifique préroga-
tive, si elle n'imposait brève durée. A moins d'extinction,
il faut la goutte d'huile à la lampe. Le Grand-Paon y
renonce, mais il lui faut du coup renoncer à longue
vie. Deux ou trois soirées, juste le strict nécessaire à
la rencontre du couple, et c'est tout : le gros papillon a
vécu.
Que signifient alors les décornés ne revenant plus?
Affirment-ils que le défaut d'antennes les a rendus in-
capables de retrouver la cloche où les attend la prison-
nière? Pas du tout. Comme les tonsurés, indemnes d'o-
pération compromettante, ils signifient que leur temps
est fini. Amputés ou intacts, ils sont maintenant hors
de service pour cause d'âge, et le témoignage de leur
absence n'a pas de valeur. Faute du délai nécessaire à
l'expérimentation, le rôle des antennes nous échappe.
Douteux il était avant, douteux il reste après.
Mon incarcérée sous cloche persiste huit jours. Elle
me vaut chaque soir, tantôt en un point, tantôt en un
autre de l'habitation, au gré de mes désirs, un essaim
de visiteurs en nombre variable. Je les prends à mesure
au filet, et les relègue, aussitôt capturés, dans un ap-
partement clos, oii ils passent la nuit. Le lendemain ils
sont marqués, au moins d'une tonsure au thorax.
Le total des accourus en ces huit soirées s'élève à
cent cinquante, nombre stupéfiant si je considère à
quelles recherches il m'a fallu livrer les deux années
suivantes pour récolter les matériaux nécessaires à la
continuation de cette étude. Sans être introuvables dans
mon étroit voisinage, les cocons du Grand-Paon y sont
du moins fort rares, car les vieux amandiers, séjour de
la chenille, n'y abondent pas. Deux hivers je les ai tous
LE GRAND-PAON 3t9
visités, ces arbres décrépits, je les ai inspectés à la base
du tronc, sous le fouillis des durs g-ramens qui les chaus-
sent, et que de fois ne suis-je revenu les mains vides!
Donc mes cent cinquante papillons viennent de loin,
de fort loin, peut-être d'une paire de kilomètres à la
ronde et davantage. Comment ont-ils eu connaissance
des événements de mon cabinet?
Trois agents d'information à distance desservent l'im-
pressionnabilité : la lumière, le son, l'odeur. Est-il per-
mis de parler ici de vision? Que la vue guide les arri-
vants une fois la fenêtre ouverte franchie, rien de mieux.
Mais avant, dans l'inconnu du dehors! Accorder l'œil
fabuleux du lynx , qui voyait à travers les murailles,
ne suffirait pas; il faudrait encore admettre une acuité
visuelle capable de ce prodige à des kilomètres de dis-
tance. De telles énormités ne se discutent pas; on passe
outre.
Le son est également hors de cause. La bête pansue, ca-
pable de convoquer de si loin, est une silencieuse, même
pour l'oreille la plus délicate. Qu'elle ait des vibrations
intimes, des tressaillements passionnels, appréciables
peut-être avec un microphone d'extrême subtilité, à la
rigueur c'est possible; mais rappelons-nous que les vi-
siteurs doivent être renseignés à des distances considé-
rables, à des milliers de mètres. Dans ces conditions, ne
songeons pas à l'acoustique. Ce serait charger le silence
de mettre en émoi les alentours.
Reste l'odeur. Dans le domaine de nos sens, des éma-
nations odorantes, mieux que toute autre chose, expli-
queraient à peu près les papillons accourus, et ne trou-
vant néanmoins qu'après certaines hésitations l'appât
qui les attire. Y aurait-il, en effet, des effluves analo-
350 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
gues à ce que nous appelons odeur, effluves de subtilité
extrême, absolument insensibles pour nous, et néan-
moins capables d'impressionner un odorat mieux doué
que le nôtre? Une expérience est à faire, des plus sim-
ples. Il s'agit de masquer ces effluves, de les étouffer
sous une odeur puissante et tenace, qui s'empare en
maîtresse de l'olfaction. L'excessif neutralisera le très
faible.
Je répands à l'avance de la naphtaline dans l'appar-
tement où les mâles seront conviés le soir. De plus,
sous la cloche, à côté de la femelle, je dispose une large
capsule pleine de la même matière. L'heure des visites
venue, il suffit de se mettre sur le seuil de la pièce pour
percevoir nettement l'odeur d'usine à gaz. Mon artifice
n'aboutit pas. Les papillons arrivent comme d'habi-
tude; ils pénètrent dans l'appartement, traversent son
atmosphère goudronneuse et vont à la cloche avec la
même sûreté de direction que dans un milieu inodore.
Ma confiance dans l'olfaction est ébranlée. De plus,
me voici dans l'impossibilité de continuer. Le neuvième
jour, usée par sa stérile attente, ma prisonnière périt,
après avoir déposé ses œufs inféconds sur le treillis de
la cloche. Faute de sujet, plus rien à faire jusqu'à l'an
prochain.
Cette fois, je prendrai mes précautions, je m'appro-
visionnerai afin de répéter à souhait les épreuves déjà
essayées et celles que je médite. A l'œuvre donc, et
sans tarder.
En été, je fais commerce de chenilles à un sou la
pièce. Le marché sourit à quelques bambins du voisi-
nage, mes habituels fournisseurs. Le jeudi, affranchis
de l'affreux verbe à conjuguer, ils courent les champs^
LE GRAND-PAON 351
trouvent de temps à autre la grosse chenille et me l'ap-
portent agrippée au bout d'un bâton. Ils n'osent la tou-
cher, les pauvres petits; ils sont ébahis de mon audace
lorsque je la saisis des doigts comme ils le feraient eux-
mêmes du familier ver à soie.
Élevée avec des rameaux d'amandier, ma ménagerie
me fournit en peu de jours de superbes cocons. En hi-
ver, des recherches assidues au pied de l'arbre nourri-
cier complètent ma collection. Des amis qui s'intéres-
sent à mes études me viennent en aide. Enfin, à force de
soins, de courses, de pourparlers commerciaux et d'é-
corchures dans les broussailles, je suis possesseur d'un
assortiment de cocons parmi lesquels douze, plus volu-
mineux et plus lourds, m'annoncent des femelles.
Un déboire m'attendait. Mai arrive, mois capricieux
qui met à néant mes préparatifs, cause de tant de tra-
cas. L'hiver nous revient. Le mistral hurle, dilacère les
feuilles naissantes des platanes, en jonche le sol. C'est
le froid de décembre. Il faut rallumer les flambées du
soir, remettre les épais vêtements dont on commençait
à s'alléger.
Mes papillons sont très éprouvés. Les éclosions sont
tardives, me donnent des engourdis. Autour de mes
cloches où les femelles attendent, aujourd'hui l'une,
demain l'autre d'après l'ordre de naissance, peu ou
point de mâles, venus du dehors. Il y en a cependant à
proximité, car les sujets à grands panaches issus de ma
récolte sont déposés dans le jardin aussitôt éclos et re-
connus. Eloignés ou voisins, bien peu arrivent, et sans
fougue. Un moment ils entrent, puis disparaissent, ne
reviennent plus. Les amoureux sont refroidis.
Peut-être aussi la basse température est-elle contraire
352 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
aux effluves informateurs, que le chaud pourrait bien
exalter et le froid amoindrir, comme cela se passe au
sujet des odeurs. Mon année est perdue. Ahl qu'elle est
pénible, l'expérimentation esclave du retour et des ca-
prices d'une courte saison !
Pour la troisième fois, je recommence. J'élève des
chenilles, je cours la campagne à la recherche des co-
cons. Lorsque mai revient, je suis convenablement
pourvu. La saison est belle, répond à mes souhaits. Je
revois les affluences qui m'avaient tant frappé en mes
débuts, lors de la fameuse invasion, origine de mes re-
cherches.
Chaque soir, par escouades d'une douzaine, d'une
vingtaine et plus, les visiteurs accourent. La femelle,
puissante matrone ventrue, se tient agrippée au treillis
de la cloche. Nul mouvement de sa part, pas même une
trépidation d'ailes. On la dirait indifférente à ce qui se
passe. Nulle odeur non plus, autant que peuvent en
juger les narines les plus sensibles de la maisonnée;
nul bruissement que puisse apprécier l'ouïe la plus sub-
tile parmi les miens appelés en témoignage. Immobile,
recueillie, elle attend.
Les autres, par deux, par trois et plus, s'abattent sur
le dôme de la cloche, vivement le parcourent en tout
sens, le fouettent du bout des ailes en continuelle agi-
tation. Pas de rixes entre rivaux. Sans indice de jalousie
à l'égard des autres empressés, chacun cherche de son
mieux à pénétrer dans l'enceinte. Lassés de leurs vai-
nes tentatives, ils s'envolent et se mêlent au ballet de
la foule tourbillonnante. Quelques désespérés s'enfuient
par la fenêtre ouverte, de nouveaux arrivants les rem-
placent; et sur le dôme de la cloche, jusque vers les dix
LE GRAND-PAON 333
heures, les essais d'approche sans cesse recommencent,
bientôt lassés, bientôt repris.
Chaque soir, la cloche est déplacée. Je la mets au
nord et au midi, au rez-de-chaussée et au premier étage,
dans l'aile droite de l'habitation ou cinquante mètres
plus loin dans l'aile gauche, en plein air ou dans le se-
cret d'une pièce reculée. Tous ces déménagements brus-
ques, combinés de façon à dérouter, si possible, les
chercheurs, ne troublent en rien les papillons. Je perds,
à les duper, mon temps et mes malices.
La mémoire des lieux n'a pas ici de rôle. La veille,
par exemple, la femelle était installée en certaine pièce
de l'habitation. Les empanachés y sont venus voleter
une paire d'heures, divers même y ont passé la nuit.
Le lendemain, au coucher du soleil, lorsque je démé-
nage la cloche, tous sont dehors. Bien que de durée éphé-
mère, les plus récents sont aptes à recommencer une
seconde, une troisième fois, leurs expéditions nocturnes.
Où iront-ils tout d'abord, ces vétérans d'un jour?
Ils sont renseignés sur le point exact du rendez-vous
de la veille. Ils y reviendront, croirait-on, guidés par
la mémoire; et, n'y trouvant plus rien, ils iront con-
tinuer ailleurs leurs investigations. Eh bien, non : con-
tre mon attente, ce n'est pas cela du tout. Nul ne repa-
raît aux lieux si fréquentés hier au soir, nul n'y fait
brève visite. La place est reconnue déserte, sans infor-
mation préalable comme semblerait en exiger le sou-
venir. Un guide plus afiirmatif que la mémoire les con-
voque autre part.
Jusqu'ici la femelle a été laissée à découvert, sous les
mailles d'une toile métallique. Les visiteurs, clairvoyants
dans la nuit sombre, pouvaient la voir à la vague lumi-
23
354 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
nosité de ce qui pour nous est ténèbres. Qu'adviendra-
t-il si je l'enferme dans une enceinte opaque? Suivant
sa nature, cette enceinte ne peut-elle laisser libres ou
bien arrêter les effluves informateurs?
La physique nous prépare aujourd'hui la télégraphie
sans fils, au moyen des ondes hertziennes. Le Grand-
Paon nous aurait-il devancés dans cette voie? Pour met-
tre en émoi les alentours, avertir les prétendants à des
kilomètres de distance, la nubile qui vient d'éclore dis-
poserait-elle d'ondes électriques, magnétiques, connues
ou inconnues, que tel écran arrête et tel autre laisse
passer? en un mot se servirait-elle, à sa manière, d'une
sorte de télégraphe sans fils? A cela, je ne vois rien
d'impossible; l'insecte est coutumier d'inventions tout
aussi merveilleuses.
Je loge donc la femelle dans des boîtes de nature va-
riée. Il y en a en fer-blanc, en bois, en carton. Toutes
sont hermétiquement closes, lutées même avec un mas-
tic gras. Je fais également usage d'une cloche de verre
reposant sur l'appui isolateur d'un carreau de vitre.
Eh bien, dans ces conditions de rigoureuse clôture,
jamais un mâle n'arrive, jamais un seul, si favorables
que soient la douceur et le calme de la soirée. N'importe
sa nature, métallique ou vitreuse, de bois ou de carton,
l'enceinte close met obstacle infranchissable aux effluves
avertisseurs.
Une couche de coton de deux travers de doigt d'épais-
seur a même résultat. Je loge la femelle dans un large
bocal, à l'embouchure duquel je ficelle, pour couvercle,
une nappe d'ouate. Cela suffit pour laisser le voisinage
dans l'ignorance des secrets de mon laboratoire. Aucun
mâle ne survient.
LE GRAND-PAON 355
Servons-nous, au contraire, de boîtes mal fermées,
entre-bâillées; cachons-les mèmû alors dans un tiroir,
dans une armoire, et, malgré ce surcroît de mystère, les
papillons arrivent aussi nombreux que lorsqu'ils accou-
raient à la cloche treillissée, en évidence sur une table.
J'ai gardé vif souvenir d'une soirée où la recluse atten-
dait dans un étui de chapeau, au fond d'un placard
fermé. Les arrivants allaient à Tliuis, le choquaient de
l'aile, toc- toc, voulant entrer. Pèlerins de passage, ve-
nus on ne sait d'où à travers champs, ils savaient très
bien ce qu'il y avait là dedans, derrière les planches.
Ainsi est reconnu inadmissible tout moyen d'informa-
tion analogue à la télégraphie sans fils, car le premier
écran venu, bon conducteur ou mauvais conducteur,
arrête net les signaux de la femelle. Pour leur laisser
voie libre et les propager au loin, une condition est
indispensable : c'est l'imparfaite clôture de l'enceinte
où la captive est renfermée, c'est la communication de
l'atmosphère intérieure avec celle de l'extérieur. Cela
nous ramène à la probabilité d'une odeur, démentis ce-
pendant par l'expérience où j'ai fait intervenir la naph-
taline.
Mes ressources en cocons s'épuisent, et le problème
garde son obscurité. Recommencerai-je une quatrième
année? J'y renonce pour les motifs que voici : un pa-
pillon à noces nocturnes est d'observation difficultueuse
si je veux le suivre dans l'intimité de ses actes. Le ga-
lant, pour aller à ses fins, n'a certes pas besoin d'un lu-
minaire; mais mon infime vision humaine ne peut s'en
passer la nuit. Il me faut au moins une bougie, souvent
éteinte par l'essaim tournoyant. Une lanterne m'évite
ces éclipses, mais sa louche clartée, rayée de larges om-
3o6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
bres, ne convient nullement à mes scrupules d'observa-
teur, qui veut voir et bien voir.
Ce n'est pas tout. La lumière d'une lampe détourne
les papillons de leur but, les distrait de leurs affaires et
compromet gravement, si elle persiste, le succès de la
soirée. Aussitôt entrés, les visiteurs accourent éperdu-
ment à la flamme, s'y grillent le duvet, et désormais,
affolés par la brûlure, sont des témoins suspects. S'ils
ne sont rôtis, tenus à distance par une enveloppe de
verre, ils prennent pied tout à côté de la flamme, et là
ne bougent plus, hypnotisés.
Un soir, la femelle était dans la salle à manger, sur
une table, en face de la fenêtre ouverte. Une lampe à
pétrole, munie d'un large réflecteur en émail blanc, brû-
lait appendue au plafond. Des arrivants, deux s'arrêtè-
rent sur le dôme de la cloche, très empressés auprès de
la prisonnière; sept autres, quelques salutations données
en passant, allèrent à la lampe, tournoyèrent un peu,
puis, fascinés par la gloire lumineuse rayonnant du
cône d'opale, ils se campèrent, immobiles, sous le réflec-
teur. Déjà les mains des enfants se levaient pour les
saisir. « Laissez, dis- je, laissez. Soyons hospitaliers;
ne troublons pas les pèlerins venus au tabernacle de
lumière. »
De toute la soirée, nul des sept ne remua. Le lende-
main, ils y étaient encore. L'ivresse de la lumière leur
avait fait oublier l'ivresse des amours.
Avec de tels passionnés pour l'éclat de la flamme,
l'expérimentation précise et prolongée est impraticable
du moment que l'observateur a besoin d'un luminaire.
Je renonce au Grand-Paon et à ses noces nocturnes. Il
me faut un papillon de mœurs différentes, habile comme
LE GRAND-PAON 357
lui dans les prouesses du rendez-vous nuptial, mais opé-
rant de jour.
Avant de poursuivre avec un sujet remplissant ces
conditions, laissons un moment l'ordre chronologique
et disons quelques mots d'un dernier venu alors que j'a-
vais mis Hn à mes recherches. Il s'agit du Petit-Paon
[Attaciis pavonia minor, Lin.).
On m'avait apporté, venu je ne sais d'oii, un superbe
cocon qu'enveloppait à distance une ample chemise de
soie blanche. De ce fourreau, à gros plis irréguliers,
aisément se dégag^eait une coque pareille de conforma-
tion à celle du Grand-Paon, mais de volume bien moin-
dre. L'extrémité antérieure, travaillée en nasse au moyen
de brins libres et convergents qui défendent l'accès de
la demeure tout en permettant la sortie sans effraction
de l'enceinte, m'indiquait un congénère du gros papil-
lon nocturne; la soierie portait la marque du filateur.
Et en effet, en fin mars, le jour des Rameaux, dans
la matinée, le cocon à nasse me donne une femelle du
Petit-Paon, aussitôt séquestrée sous cloche en toile mé-
tallique dans mon cabinet. J'ouvre la fenêtre de la pièce
pour laisser l'événement se divulger dans la campagne ;
il faut que les visiteurs, s'il en vient, trouvent accès
libre. La captive s'agrippe au treillis et plus ne bouge
d'une semaine.
Elle est superbe, ma prisonnière, avec son velours
brun rayé de lignes ondulées. Fourrure blanche autour
de la nuque; tache carminée au bout des ailes supé-
rieures; quatre grands y^ux où se groupent, en lunules
concentriques, le noir, le blanc, le rouge et l'ocre jaune.
C'est à peu près, avec coloration moins sombre, la pa-
rure du Grand-Paon. Trois ou quatre fois en ma vie j'ai
358 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
rencontré ce papillon, si remarquable de taille et de cos-
tume. Le cocon m'est connu d'hier. Le mâle, je ne l'ai
jamais vu. Je sais seulement, d'après les livres, qu'il
est moitié moindre que la femelle, de coloration plus
vive et plus fleurie, avec du jaune-orangé aux ailes
inférieures.
Yiendra-t-il, l'élégant inconnu, l'empanaché que
j'ignore encore, tant il semble rare dans ma contrée? En
ses haies lointaines, aura-t-il avis de la nubile qui l'at-
tend sur la table démon cabinet? J'ose y compter, et j'ai
raison. Le voici qui arrive, plus tôt même que je ne le
pensais.
Midi sonnant, comme nous nous mettions à table, petit
Paul, attardé parla préoccupation des événements pro-
bables, soudain accourt nous rejoindre, la joue allumée.
Entre ses doigts bat des ailes un joli papillon saisi à
l'instant même, tandis qu'il voletait en face de mon cabi-
net. 11 me le montre, m'interroge du regard.
<( Holà! dis-je, c'est précisément le pèlerin que nous
attendons. Replions la serviette et allons voir ce qui se
passe. On dînera plus tard. »
Le dîner est oublié devant les merveilles qui se pas-
sent. Avec une inconcevable ponctualité, les empana-
chés accourent aux magiques convocations de la captive.
D'un essor tortueux, ils arrivent un par un. Tous sur-
viennent du nord. Ce détail a sa valeur. En effet, une
semaine vient de se passer avec sauvage retour de l'hi-
ver. La bise soufflait tempétueuse, mortelle à Tiuipru-
dente floraison de l'amandier. C'était une de ces fé-
roces tourmentes qui, d'habitude, servent ici de prélude
au printemps. Aujourd'hui, la température s'est brus-
quement radoucie, mais le vent du nord souffle toujours.
LE GRAND-PAON 3o9
Or, en celte première séance, tous les papillons accou-
rus à la prisonnière entrent dans l'enclos par le nord ;
ils suivent le courant de l'air; pas un ne le remonte.
S'ils avaient pour boussole une olfaction analogue à la
nôtre, s'ils étaient guidés par des atomes odorants dis-
sous dans l'air, c'est en sens inverse que devrait se faire
leur arrivée. Venus du midi, on pourrait les croire in-
formés par les effluves que le vent entraîne; venus du
nord, par ce temps de mistral, souverain balaj^eur de
l'atmosphère, comment supposer qu'ils ont perçu à grande
distance ce que nous appelons une odeur? Ce reflux des
molécules odorifères, à contresens du torrent aérien,
me semble inadmissible.
Pendant une paire d'heures, par un soleil radieux,
les visiteurs vont et viennent devant la façade du cabi-
net. La plupart longtemps cherchent, explorent la mu-
raille, volent à fleur de terre. A voir leurs hésitations,
on les dirait embarrassés pour découvrir le point précis
où se trouve l'appât qui les attire. Accourus de fort loin
sans erreur, ils semblent imparfaitement orientés une
fois sur les lieux. Néanmoins tôt ou tard ils entrent
dans la pièce et saluent la captive sans bien insister. A
deux heures, tout est fini. Il est venu dix papillons.
Toute la semaine, chaque fois vers midi, à l'heure de
^aplus vive illumination, des papillons arrivent, mais en
nombre décroissant. Le total se- rapproche de la qua-
rantaine. Je juge inutile de répéter des épreuves qui
n'ajouteraient rien à ce que je sais déjà, et me borne à
constater deux faits. En premier lieu, le Petit-Paon est
diurne, c'est-à-dire qu'il célèbre ses noces aux éblouis-
santes clartés du milieu du jour. Il lui faut le soleil en
plein rayonnement. Au Grand-Paon, dont il est si voisin
360 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
par sa forme d'adulte et son industrie de clienille, il faut,
au contraire, les ténèbres des premières heures de la
nuit. Expliquera qui pourra cette étrange opposition de
mœurs.
En second lieu, un fort courant d'air, balayant en sens
inverse les particules aptes à renseigner l'odorat, n'em-
pêche pas les papillons d'arriver à l'opposé du flux odo-
rifère tel que le conçoit notre physique.
Pour continuer, c'est un papillon à noces diurnes qu'il
me faudrait; non le Petit-Paon, intervenu trop tard,
alors que je n'avais rien à lui demander, mais un autre,
n'importe lequel, pourvu qu'il soit habile découvreur de
fêtes nuptiales. Ce papillon, l'aurai-je?
XXIV
LE MINIME A BANDE
Oui, je l'aurai; je l'ai même déjà. Mine éveillée, non
lavée tous les jours, pieds nus, culotte délabrée retenue
avec une ficelle, un garçonnet de sept ans, habitué de la
maison comme fournisseur de navets et de tomates,
m'arrive un matin avec son panier de légumes. Après
avoir reçu, comptés un à un dans le creux de la main,
les quelques sous attendus de sa mère comme prix de
Fhortotaille, il sort de sa poche un objet trouvé la veille
le long d'une haie, en ramassant de l'herbe pour les
lapins.
« Et ça, fait-il en me tendant l'affaire, et ça, le prenez-
vous? — Certes oui, je le prends. Tâche d'en trouver
d'autres, le plus que tu pourras, et je te promets, le di-
manche, de bonnes tournées sur les chevaux de bois.
En attendant, mon ami, voici deux sous pour toi. Crainte
de te tromper en rendant tes comptes, ne les mélange
pas avec ceux des navets; mets-les à part. » Épanoui
de satisfaction devant telle richesse, mon petit mal pei-
gné promet de bien chercher, entrevoyant déjà une for-
tune.
Lui parti, j'examine la chose. Elle en vaut la peine.
C'est un beau cocon, de forme obtuse, rappelant assez
bien le produit de nos magnaneries, de consistance ferme
362 SOUVEiMUS ENTOMOLOGIQUES
et de coloration fauve. De brefs renseignements glanés
dans les livres m'affirment presque le Bombyx du cliêne.
Si c'était cela, quelle aubaine! Je pourrais continuer
mon étude, compléter peut-être ce que m'a fait entrevoir
le Grand- Paon.
Le Bombyx du cliêne est, en effet, un papillon classi-
que; il n'est pas de traité d'entomologie qui ne parle de
ses exploits en temps de noces. Une mère, dit-on, vient
d'éclore en captivité, à l'intérieur d'un appartement
et même dans le secret d'une boîte. Elle est loin de la
campagne, dans le tumulte d'une grande ville. L'événe-
ment est néanmoins divulgué aux intéressés dans les
bois et les pelouses. Guidés par une boussole inconce-
vable, les mâles arrivent, accourus des champs loin-
tains ; ils vont au coffret, l'auscultent, virent et revirent.
Ces merveilles m'étaient connues par la lecture ; mais
voir, de ses propres yeux voir, et du même coup expé-
rimenter un peu, c'est bien autre cliose. Que me réserve
mon acquisition de deux sous? En sortira-t-il le fameux
Bombyx?
Appelons-le de son autre nom, le Minime à bande.
Cette originale dénomination de Minime est motivée par
le costume du mâle : robe monacale d'un roux modeste.
Mais ici la bure est délicieux velours, avec bande trans-
versale pâlie et petit point blanc oculé sur les ailes anté-
rieures.
Le Minime à bande n'est pas ici papillon trivial, de
capture probable si, en temps opportun, le désir nous
vient de sortir avec un filet. Autour du village, dans
l'enclos de ma solitude en particulier, il ne m'est pas
arrivé de le voir après une vingtaine d'années de séjour.
Je ne suis pas chasseur fervent, il est vrai; l'insecte mort
LE MINIME A BANDE 363
des collections m'intéresse fort peu; il me le faut vi-
vant, dans l'exercice de ses aptitudes. Mais, à défaut
du zèle du collectionneur, j'ai le regard attentif à tout
ce qui anime les champs. Un papillon si remarquable de
taille et de costume ne m'aurait certes pas échappé si je
l'avais rencontré.
Le petit chercheur que j'avais si bien alléché avec la
promesse des chevaux de bois, plus jamais ne fit seconde
trouvaille. Pendant trois ans, j'ai mis en réquisition amis
et voisins, les jeunes surtout, perspicaces gratteurs de
broussailles; j'ai gratté moi-même beaucoup sous les
amas de feuilles mortes, j'ai inspecté les tas de pierrail-
les, j'ai visité les troncs caverneux. Peines inutiles : le
précieux cocon restait introuvable. C'est assez dire que
le Minime à bande est très rare autour de ma demeure.
Le moment venu, on verra l'importance de ce détail.
Gomme je le soupçonnais, mon unique cocon appar-
tenait bien au célèbre papillon. Le 20 août, il en sort
une femelle, corpulente et ventrue, costumée comme le
mâle, mais à robe plus claire, tournant au nankin. Je
l'établis sous cloche en toile métallique, au centre de
mon cabinet, sur la grande table de laboratoire, encom-
brée de livres, bocaux, terrines, boîtes, éprouvettes et
autres engins. On connaît les lieux, les mêmes que pour
le Grand-Paon. Deux fenêtres, donnant sur le jardin,
éclairent la pièce. L'une est fermée, l'autre est mainte-
nue jour et nuit ouverte. G'est entre les deux, à la dis-
tance de quatre à cinq mètres, que le papillon est étabh,
dans la pénombre.
Le reste de la journée et le lendemain se passent sans
rien amener digne de mention. Appendue par les griffes
d'avant au treillis, du côté de la lumière, la prisonnière
364 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
est immobile, inerte. Nulle oscillation des ailes, nul fré-
missement des antennes. Ainsi faisait la femelle du
Grand-Paon.
La mère Bombyx se mûrit, raffermit ses tendres chairs.
Par un travail dont noire science n'a pas la moindre
idée, elle élabore un appât irrésistible qui lui amènera
des visiteurs des quatre coins du ciel. Que se passe-t-il
dans ce corps ventru, quelles transmutations s'y accom-
plissent pour révolutionner après les alentours? Connus,
les arcanes du papillon nous grandiraient d'un empan.
Le troisième jour, la mariée est prête. La fête éclate
en son plein. J'étais dans le jardin, désespérant déjà du
succès, tant les choses traînaient en longueur, lorsque,
vers les trois heures de l'après-midi, par un temps très
chaud et un soleil radieux, j'aperçus une foule de papil-
lons tourbillonnant dans l'embrasure de la fenêtre ou-
verte.
Ce sont les amoureux qui viennent faire visite à la
belle. Les uns sortent de l'appartement, d'autres entrent,
d'autres stationnent sur le mur, s'y reposent comme
harassés d'un long parcours. J'en entrevois qui vien-
nent de loin, par-dessus les murailles, par-dessus les
rideaux de cyprès. Il en accourt de toutes les directions,
mais de plus en plus rares. J'ai manqué le début de la
convocation, et maintenant les invités sont à peu près
au complet.
Allons là-haut. Cette fois, en plein jour, sans perdre
un détail, je revois le spectacle étourdissant auquel m'a
initié le gros papillon nocturne. Dans le cabinet vole
une nuée de mâles, que j'évalue du regard à une soixan-
taine, autant qu'il est possible de se reconnaître dans
cette mobile confusion. Après quelques circuits autour
LE MINIME A BANDE 355
de la cloche, divers vont à la fenêtre ouverte, tout aus-
sitôt reviennent, recommencent leurs évolutions. Les
plus empressés se posent sur la cloche, se harcèlent
de la patte, se bousculent, cherchent à se supplanter
aux bons endroits. De l'autre côté de la barrière, la
captive, sa grosse panse pendante contre le treillis, at-
tend, impassible. Pas un signe d'émoi de sa part devant
la turbulente cohue.
Sortant ou rentrant, assidus à la cloche ou voletant
dans la salle, ils ont pendant plus de trois heures con-
tinué leur sarabande effrénée. Mais le soleil baisse, la
température fraîchit un peu. Se refroidit aussi l'ardeur
des papillons. Beaucoup sortent, ne rentrent plus. D'au-
tres prennent position pour la séance de demain; ils se
fixent sur les croisillons de la fenêtre fermée, ainsi que
le faisaient les <jrands-Paons. La fête est finie pour
aujourd'hui. Elle reprendra certainement demain, car
elle est encore sans résultat à cause du grillage.
Mais non, hélas! à ma grande confusion, elle ne re-
prendra pas, et par ma faute. Sur le tard, une Mante
religieuse m'est apportée, méritant attention à cause de
sa petite taille exceptionnelle. Préoccupé des événe-
ments de l'après-midi, distrait, j'entrepose à la hâte
l'insecte carnassier sous la cloche de mon Bombyx. L'i-
dée ne me vient pas un instant que cette cohabitation
puisse tourner à mal. La Mante est si fluette, et l'autre
si corpulente! Donc aucune appréhension de ma part.
Ah! que je connaissais mal la furie de carnage de la
bête à grappins! Le lendemain, amère surprise, je trouve
la petite Mante dévorant l'énorme papillon. La tête et
le devant de la poitrine ont déjà disparu. Horrible bête!
quel mauvais moment tu m'as valu! Adieu mes recher-
366 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
ches, caressées en imagination toute la nuit; de trois
ans, faute de sujet, je ne pourrai les reprendre.
Que la mauvaise fortune ne nous fasse pas oublier ce-
pendant le peu que nous venons d'apprendre. Pour une
seule séance, soixante miiles environ sont venus. Con-
sidérons la rareté du Minime, remettons-nous en mé-
moire mes recherches personnelles et celles de mes auxi-
liaires prolongées inutilement des années entières, et ce
nombre nous causera stupéfaction. L'introuvable est de-
venu subitement multitude avec l'appât d'une femelle.
Or d'où accouraient-ils? De tous côtés et de fort loin
à n'en pas douter. Depuis si longtemps que je l'exploite,
mon voisinage m'est familier buisson par buisson, tas
de pierres par tas de pierres, et je peux affirmer que le
Bombyx du chêne ne s'y trouve pas. Pour assembler
l'essaim de mon cabinet, il a fallu, de-çà, de-là, le con-
cours de toute la banlieue, dans un rayon que je n'ose
déterminer.
Trois années se passent, et la chance tenacement sol-
licitée me vaut enhn deux cocons du Minime. L'un et
l'autre, à quelques jours d'intervalle, vers le milieu du
mois d'août, me donnent une femelle, chance qui me
permettra de varier et de répéter les épreuves.
Je renouvelle rapidement les expérimentations oii le
Grand-Paon m'a déjà fourni réponse très affirmative.
Le pèlerin de jour n'est pas moins habile que le pèlerin
de nuit. Il déjoue toutes mes malices. Infailliblement il
accourt à la prisonnière, sous cloche en treillis métalli-
que, quel que soit le point de l'habitation où l'appareil
est installé; il sait la découvrir dans la cachette d'un
placard; il la devine dans le secret d'une boite quelcon-
que, pourvu que la fermeture ne soit pas rigoureuse.
LE MINIME A BANDE 367
Il cesse de venir, dépourvu d'informations, si le coffret
se trouve hermétiquement clos. Jusque-là rien autre que
la répétition des prouesses du Grand-Paon.
Une boîte bien fermée, dont le contenu aérien n'a pas
de communication avec l'atmosphère extérieure, laisse
le Minime dans la complète ignorance de la recluse.
Pas un n'arrive, même si la boite est exposée en pleine
évidence sur la fenêtre. Ainsi revient, plus pressante,
l'idée d'effluves odorants, non transmissibles à travers
une paroi de métal, de bois, de carton, de verre, n'im-
porte.
Interrogé sur ce point, le gros papillon nocturne n'a
pas été trompé par la naphtaline qui devait, à mon
avis, masquer, de sa puissante odeur, des émanations
extrasubtiles, insensibles pour toute olfaction humaine.
L'épreuve est reprise avec le Minime. J'y prodigue cette
fois tout le luxe d'essence et de puanteurs que peuvent
me permettre mes ressources en drogueries.
Une dizaine de soucoupes sont disposées, partie à
l'intérieur de la cloche en toile métallique, prison de la
femelle, partie tout autour, en cercle continu. Les unes
contiennent de la naphtaline, d'autres de l'essence de
lavande aspic, d'autres du pétrole, d'autres finalement
des sulfures alcalins à fumet d'œufs pourris. A moins
d'asphyxier la prisonnière, je ne peux faire davantage.
Ces dispositifs sont pris dans la matinée, afin que l'ap-
partement soit à fond saturé quand viendra l'heure des
convocations.
L'après-midi, le cabinet est devenu odieuse officine
oii dominent le pénétrant arôme de l'aspic et l'infection
sulfhydrique. N'oublions pas que dans cette pièce il se
fume, et abondamment. L'usine à gaz, la tabagie, la
368 SOUVENIRS ENTOMOLOG[QUES
parfumerie, la pétrolerie, la chimie puante, concertant
leurs odeurs, parviendront-elles à dérouter le Minime?
Nullement. Sur les trois heures, les papillons arri-
vent, nombreux comme d'habitude. Ils vont à la cloche,
que j'ai eu soin de recouvrir d'un linge épais pour aug-
menter la difficulté. Ne voyant rien une fois entrés,
plongés dans une atmosphère étrange où tout fumet
subtil devrait être annihilé, ils volent à l'enfermée et
cherchent à la rejoindre en se glissant sous les plis du
linge. Mes artifices n'ont aucun résultat.
Après cet échec, si net dans ses conséquences et ré-
pétant ce que m'avaient appris le Grand-Paon et la naph-
taline, je devais, en bonne logique, renoncer aux efflu-
ves odorants comme guide des papillons conviés aux
fêtes nuptiales. Si je ne l'ai pas fait, j'en suis redevable
à une observation fortuite. L'imprévu, le hasard, nous
vaut parfois de ces surprises qui nous lancent dans la
voie du vrai, inutilement recherchée jusqu'alors.
Une après-midi, m'informant si la vue a quelque rôle
dans les recherches, une fois les papillons entrés dans
l'appartement, je loge la femelle dans une cloche en
verre et lui donne pour appui un menu rameau de
chêne à feuilles desséchées. L'appareil est disposé sur
une table, en face de la fenêtre ouverte. En entrant, les
accourus ne peuvent manquer de voir la prisonnière,
placée qu'elle est sur leur passage. La terrine avec cou-
che de sable, oii la femelle a passé la nuit précédente
et la matinée sous le couvert d'une cloche en toile mé-
tallique, m'embarrasse. Je la dépose, sans prémédita-
tion aucune, à l'autre bout de la salle, sur le parquet,
en un coin où ne pénètre qu'un demi-jour. Une dizaine
de pas la séparent de la fenêtre.
LE MINIME A BANDE 369
Ce qui advient de ces préparatifs me bouleverse les
idées. Des arrivants, nul ne s'arrête à la cloche de verre,
où la femelle est en évidence, dans le plein jour. Ils
passent indifférents. Pas un coup d'œil, pas une infor-
mation. Ils volent tous là-bas, à l'autre bout de la pièce,
dans le recoin obscur où j'ai entreposé la terrine et la
cloche.
Ils prennent pied sur le dôme en treillis, longtemps
l'explorent, battant des ailes et se gourmant un peu.
Toute l'après-midi, jusqu'au déclin du soleil, c'est, au-
tour du dôme désert, la sarabande que susciterait la
réelle présence de la femelle. Enfin ils partent, non tous.
Il y a des obstinés qui ne veulent s'en aller, cloués là
par une attraction magique.
Etrange résultat vraiment : mes papillons accourent
où il n'y a rien, y stationnent, non dissuadés par les avis
répétés de la vue; ils passent sans le moindre arrêt à
côté de la cloche en verre où la femelle ne peut man-
quer d'être aperçue par l'un ou l'autre des allants et des
venants. Affolés par un leurre, ils n'accordent attention
au réel.
De quoi sont-ils dupes? Toute la nuit précédente et
toute la matinée, la femelle a séjourné sous la cloche
en toile métallique, tantôt appendue au treillis, tantôt
reposant sur le sable de la terrine. Ce qu'elle a touché,
surtout de son gros ventre apparemment, s'est impré-
gné, à la suite d'un long contact, de certaines émana-
tions. Voilà son appât, son philtre amoureux; voilà ce
qui révolutionne le monde des Minimes. Le sable quel-
que temps le garde et en diffuse les effluves à la ronde.
C'est donc l'odorat qui guide les papillons, les aver-
tit à distance. Subjugués par l'olfaction, ils ne tiennent
370 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
compte des renseigiiemenls de la vue; ils passent ou-
tre devant la prison de verre où la belle est mainte-
nant captive; ils vont au treillis, au sable, où se sont
épanchées les burettes magiques; ils accourent au dé-
sert où plus rien ne reste de la magicienne que le té-
moig'nage odorant de son séjour.
L'irrésistible philtre demande un certain temps pour
être élaboré. Je me le représente comme une exhalaison
qui petit à petit se dégage et sature les objets en contact
avec l'immobile ventrue. Si la cloche de verre repose
en plein sur la table, ou mieux sur un carreau de vitre,
la communication entre l'intérieur et l'extérieur est in-
suffisante; et les mâles, ne percevant rien par l'odorat,
n'arrivent pas, si longtemps que se prolonge l'épreuve.
Actuellement, je ne peux invoquer ce défaut de trans-
missibilité à travers un écran, car si j'établis une large
communication, si je soutiens la cloche à distance du
support au moyen de trois cales, les papillons n'ar-
rivent pas tout d'abord, quoique nombreux dans l'ap-
partement. Mais attendons une demi-heure, plus on
moins : l'alambic aux essences féminines travaille, et
l'affluence des visiteurs se fait comme à l'ordinaire.
En possession de ces données, éclaircie inattendue,
il m'est loisible de varier les épreuves, toutes concluan-
tes dans le même sens. Le matin, j'établis la femelle
sous une cloche en treillis métallique. Son reposoir est
un petit rameau de chêne pareil au précédent. Là,
immobile, comme morte, elle stationne de longues heu-
res, ensevelie dans le paquet de feuillage qui doit s'im-
prégner de ses émanations. Quand s'approche le moment
des visites, je retire le rameau, saturé à point, et le
dépose sur une chaise, non loin de la fenêtre ouverte.
LE MINIME A BANDE 371
D'autre part, je laisse la femelle sous sa cloche, bien
en évidence sur la table, au milieu de l'appartement.
Les papillons arrivent, d'abord un, puis deux, trois,
bientôt cinq et six. Ils entrent, sortent, rentrent, mon-
tent, descendent, vont et viennent, toujours au voisi-
nage de la fenêtre non loin de laquelle est la chaise avec
son rameau de chêne. Aucun ne se dirige vers la grande
table où, quelques pas plus avant dans la pièce, la fe-
melle les attend sous le dôme en treillis. Ils hésitent,
cela se voit clairement; ils cherchent.
Enfin ils trouvent. Et que trouvent-ils? Juste le ra-
meau qui, la matinée, a servi de ht à la matrone pansue.
Les ailes en rapide agitation, ils prennent pied sur le
feuillage; ils l'explorent dessus et dessous, le sondent,
le soulèvent, le déplacent, tant qu'à la fin le léger fagot
tombe sur le parquet. Les sondages entre les feuilles
ne continuent pas moins. Sous le choc des ailes et les
coups de griffettes, maintenant le paquet court à terre,
semblable au chiffon de papier qu'un jeune chat fouette
de la patte.
Tandis que le ramuscule s'éloigne avec sa bande
d'investigateurs, deux nouveaux arrivants surviennent.
Sur leur passage est la chaise, quelque temps support
de la brindille feuillée. Ils s'y arrêtent et ardemment
cherchent au point même que tantôt recouvrait le ra-
meau. Cependant, pour les uns et pour les autres, l'ob-
jet réel de leurs désirs est là, tout près, sous un treiUis
que j'ai négligé de voiler. Nul n'y prend garde. Sur le
parquet, on continue de bousculer la couchette où la
femelle gisait le matin; sur la chaise, on continue d'aus-
culter le point où cette literie était d'abord entreposée.
Le soleil baisse, l'heure de la retraite vient. D'ailleurs
372 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
les effluves passionnels s'affaiblissent, se dissipent. Sans
plus, les visiteurs s'en vont. A demain.
Les épreuves suivantes m'apprennent que toute ma-
tière, n'importe laquelle , peut remplacer le rameau
feuille, mon inspirateur accidentel. Quelque temps à
l'avance, je pose la femelle sur une couchette, tantôt
de drap ou de flanelle, tantôt d'ouate ou de papier. Je
lui impose même la dureté d'un lit de camp en bois, en
verre, en marbre, en métal. Tous ces objets, après un
contact de quelque durée, ont sur les mâles la même
puissance attractive que la mère Minime elle-même. Ils
conservent cette propriété, les uns plus, les autres moins,
suivant leur nature. Les meilleurs sont l'ouate, la fla-
nelle, la poussière, le sable, enfin les objets poreux. Les
métaux, le marbre, le verre, au contraire, perdent vite
leur efficacité. Enfin, toute chose sur laquelle la femelle
a stationné communique ailleurs par contact ses vertus
attractives. C'est ainsi que les papillons accouraient à la
paille de la chaise après la chute du rameau de chêne.
Servons-nous de l'un des meilleurs lits, de la flanelle
par exemple, et nous verrons curieuse chose. Au fond
d'une longue éprouvette ou bien d'un bocal à étroit
goulot, juste suffisant pour le passage du papillon, je
mets un morceau de flanelle, reposoir de la mère toute
la matinée. Les visiteurs entrent dans les ustensiles, s'y
débattent, ne savent plus sortir. Je leur ai créé une sou-
ricière où je pourrais les décimer. Délivrons les malheu-
reux et retirons le morceau d'étofle, que nous enferme-
rons dans le secret absolu d'une boîte bien close. Les
étourdis reviennent à l'éprouvette, replongent dans le
traquenard. Ils sont attirés par les effluves que la fla-
nelle imprégnée a communiqués au verre.
LE MINIME A BANDE 373
La conviction est faite. Pour convier aux noces les
papillons des alentours, les avertir à distance et les
diriger, la nubile émet une senteur d'extrême subtilité,
insaisissable par notre olfaction. Les narines sur la mère
Minime, nul de mon entourage ne perçoit la moindre
odeur, même les plus jeunes, à sensibilité non encore
émoussée.
De cette quintessence aisément s'imprègne tout objet
où quelque temps la femelle repose, et cet objet devient
dès lors, à lui seul, tant que ses effluves ne sont dissi-
pés, un centre d'attraction aussi actif que la mère elle-
même.
Rien de visible ne dénonce l'appât. Sur le papier, cou-
cbette récente autour de laquelle s'empressent les visi-
teurs, nulle trace appréciable, nulle mouillure; la sur-
face est nette tout aussi bien qu'avant l'imprégnation.
Le produit est d'élaboration lente et doit s'accumuler
un peu avant qu'il se révèle dans sa pleine puissance.
Enlevée de son reposoir et placée ailleurs, la femelle
perd momentanément ses attraits et devient indifférente;
c'est au reposoir, saturé par un long contact, que les
arrivants se portent. Mais les batteries se remontent, et
l'abandonnée reprend son pouvoir.
L'apparition du flux avertisseur est plus ou moins
tardive suivant l'espèce. La récente éclose a besoin de
se mûrir quelque tem.ps et de disposer ses alambics. Née
dans la matinée, la femelle du Grand-Paon a des visi-
teurs parfois le soir même, plus souvent le lendemain,
après une quarantaine d'heures de préparatifs. Celle du
Minime diffère davantage les convocations ; ses bans de
mariage ne sont publiés qu'après deux ou trois jours
d'attente.
374 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Revenons un moment sur le rôle problématique des
antennes. Le mâle Minime en a de somptueuses, pareil-
les à celles du Grand-Paon, son émule en expéditions
matrimoniales. Convient-il de voir boussole directrice
dans la pile de leurs feuillets? — Je recommence, sans
trop y insister, mes amputations d'autrefois. Aucun des
opérés ne revient. Gardons-nous de conclure. Le Grand-
Paon nous a dit à quels motifs, autrement sérieux que
des cornes tronquées, se rapporte le défaut de retour.
D'ailleurs un second Minime, le Bombyx du trèfle,
très voisin du premier et comme lui superbement empa-
naché, nous soumet question très embarrassante. 11 est
fréquent autour de ma demeure; jusque dans mon
enclos, je trouve son cocon, si facile à confondre avec
celui du Bombyx du chêne. Je suis tout d'abord dupe
de la ressemblance. De six cocons, d'où j'attendais la
Minime à bande, il m'éclôt sur la fm d'août six femel-
les de l'autre espèce. Eh bien, autour de ces six mères,
nées chez moi, jamais un mâle n'apparaît, bien que les
empanachés soient présents, à n'en pas douter, dans les
environs.
Si les antennes amples et plumeuses sont vraiment
des appareils d'information à distance, pourquoi mes
voisins somptueusement encornés ne sont-ils pas pré-
venus de ce qui se passe dans mon cabinet? Pourquoi
leurs beaux panaches les laissent- ils froids à des évé-
nements qui feraient accourir en foule l'autre Minime?
Encore une fois, l'organe ne détermine pas l'aptitude.
Tel est doué et tel autre ne l'est pas, malgré la parité
organique.
XXV
L ODORAT
En physique, il n'est bruit aujourd'hui que des
rayons de Rœntgen, qui traversent les corps opaques
et nous photographient l'invisible. Belle trouvaille,
mais combien humble en face des étonnements que l'a-
venir nous réserve lorsque, mieux instruits du pourquoi
des choses et suppléant par notre art à la faiblesse de
nos sens, nous pourrons rivaliser tant soit peu avec
l'acuité sensorielle de la bète.
Qu'elle est enviable, en bien des cas, cette supério-
rité de l'animal! Elle nous dit la pénurie de nos rensei-
gnements; elle nous affirme très médiocre notre outil-
lage impressionnable ; elle nous certifie des sensations
étrangères à notre nature; elle proclame des réalités
qui nous stupéfient, tant elles sont en dehors de nos
attributs.
Une misérable chenille, la Processionnaire du pin, se
fend le dos en soupiraux météorologiques qui hument
le temps à venir, pressentent la bourrasque; l'oiseau de
rapine, presbyte inconcevable, voit du haut des nues le
mulot tapi à terre ; les chauves-souris aveuglées guident
sans heurt leur essor à travers l'inextricable labyrinthe
de fils que leur tendait Spallanzani ; dépaysé à des cent
lieues de distance, le pigeon voyageur regagne infailli-
376 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
blement son colombier à travers des immensités qu'il
n'a jamais parcourues; dans les limites de son modeste
coup d'aile, une abeille, le Chalicodome, franchit égale-
ment l'inconnu, accomplit long trajet et revient à son
amas de cellules.
Qui n'a pas vu le chien cherchant la truffe ignore une
des plus belles prouesses du sens olfactif. Absorbé dans
ses fonctions, Fanimal va, le nez auvent, le pas modéré.
Il s'arrête, interroge le sol d'un coup de narines, eL, sans
insister, gratte un peu de la patte. « Ça y est, maître,
semble-t-il dire du regard; ça y est. Foi de chien, la
truffe est là. »
Et il dit vrai. Le maître fouille au point indiqué. Si la
houlette s'égare, le chien la fait remettre dans la bonne
direction en reniflant un peu au fond du trou. N'ayez
crainte des pierrailles, des racines rencontrées: en dépit
des écrans et de la profondeur, le tubercule viendra. Nez
de chien ne peut mentir.
Subtilité d'odorat, dit-on. Je veux bien, si l'on entend
par là que les fosses nasales de l'animal sont l'organe
percepteur; mais la chose perçue^est-elle toujours une
simple odeur dans la vulgaire acception du terme, un
effluve comme l'entend notre propre impressionnabi-
lité? J'aurais quelques raisons d'en douter. Racontons
la chose.
A diverses reprises, j'ai eu la bonne fortune d'accom-
pagner un chien des mieux experts en son métier. Cer-
tes il ne payait pas de mine, Tar-tiste que je désirais tant
voir travailler : chien quelconque, placide et réfléchi,
disgracieux, mal peigné, non admissible aux intimités
du coin du feu. Talent et misère fréquemment vont de
pair.
L'ODORAT 377
Son maître, célèbre rabassier^ du village, convaincu
que mon dessein n'était pas de lui dérober ses secrets
et de lui faire un jour concurrence, m'admit en sa com-
pagnie, gracieuseté non prodiguée. Du moment que je
n'étais pas un apprenti, mais un simple curieux qui
dessinait et mettait par écrit les cboses végétales sou-
terraines, au lieu d'apporter à la ville mon sachet de
trouvailles, gloire de la dinde aux fêtes de la Noël, l'ex-
cellent homme se prêta de son mieux à mes vues.
Il fut convenu entre nous que le chien agirait à sa
guise, avec la récompense obligatoire après chaque
découverte, n'importe laquelle, un croûton de pain gros
comme l'ongle. En tout point gratté de la patte il serait
fouillé, et l'objet indiqué serait extrait sans préoccupa-
tion de sa valeur marchande. Dans aucun cas, Texpé-
rience du maître ne devait intervenir pour détourner la
bête d'un point où la pratique des choses n'indiquerait
rien de commercial, car aux morceaux de choix, accueil-
lis, bien entendu, quand ils se présentaient, mon relevé
botanique préférait les misérables productions non ad-
mises au marché.
Ainsi conduite, l'herborisation souterraine fut très
fructueuse. De son nez perspicace, le chien me fit in-
différemment récolter le gros et le menu, le frais et le
pourri, l'inodore et l'odorant, le parfumé et l'infect.
J'étais émerveillé de ma collection, comprenant la ma-
jeure partie des champignons hypogés de mon voisi-
nage.
Quelle variété de structure et surtout de fumet, qua-
lité primordiale en cette question de flair! Il y en a sans
1. Rabasso est le nom provençal de la truffe. D'où le terme de
rabassier pour désigner un chercheur de truffes.
378 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
rien autre d'appréciable qu'un vague relent fungique,
qui partout se retrouve, plus ou moins net. Il y en a
qui sentent la rave, le chou pourri; il y en a de fétides,
capables d'apuantir l'habitation du collectionneur. Seule
la vraie truffe possède l'arôme cher aux gourmets.
Si l'odeur comme nous l'entendons est son unique
guide, comment fait le chien pour se reconnaître au mi-
lieu de ces disparates? Est-il averti du contenu du sol
par une émanation générale, l'effluve fungique, com-
mune aux diverses espèces? Alors surgit question bien
embarrassante.
J'étais attentif aux champignons ordinaires, dont
beaucoup, encore invisibles, annonçaient leur prochaine
sortie en crevassant le sol. Or en ces points, où mon
regard devinait le cryptogame refoulant la terre sous la
poussée de son chapeau, en ces points où la vulgaire
odeur fungique était certainement très prononcée, je
n'ai jamais vu le chien faire station. Il passait dédai-
gneux, sans reniflement, sans coup de patte. La chose
cependant était sous terre, pareille de fumet à ce qu'il
nous indiquait parfois.
Je revins de l'école du chien avec la conviction que le
nez dénonciateur de la truffe a pour guide mieux que
l'odeur telle que nous la concevons d'après nos aptitu-
des olfactives. Il doit percevoir en phis des effluves d'un
autre ordre, pleins de mystère pour nous, non outillés en
conséquence. La lumière a ses rayons obscurs, sans
effet sur notre rétine, mais non apparemment sur tou-
tes. Pourquoi le domaine de l'odorat n'aurait-il pas ses
émanations clandestines, inconnues de notre sensibilité
et perceptibles avec une olfaction différente?
Si le flair du. chien nous laisse perplexes en ce sen^
L'ODORAT 379
qu'il nous est impossible de dire au juste, de soupçon-
ner môme ce qu'il perçoit, du moins il nous aflirme clai-
rement quelle erreur serait la notre si nous rapportions
tout à la mesure humaine. Le monde des sensations
est bien plus vaste que ne le disent les bornes de notre
impressionnabilité. Faute d'organes assez subtils, que
de faits nous échappent dans le jeu des forces naturelles!
L'inconnu, champ inépuisable où s'exercera l'avenir,
nous réserve des moissons auprès desquelles l'actuel
connu est mesquine récolte. Sous la faucille de la science
tomberont un jour des gerbes dont le grain paraîtrait
aujourd'hui paradoxe insensé. Rêveries scientifiques?
— Non pas, s'il vous plaît, mais réalités indiscutables,
positives, affirmées par la bète, bien mieux avantagée
que nous sous certains rapports.
Malgré sa longue pratique du métier, malgré l'arôme
du tubercule qu'il cherche, le rahassier ne peut deviner
la truffe, qui mûrit l'hiver sous terre, à un pan ou deux
de profondeur; il lui faut le concours du chien ou du
porc, dont l'odorat scrute les secrets du sol. Eh bien,
ces secrets, divers insectes les connaissent, mieux en-
core que nos deux auxiliaires. Pour découvrir la tube-
racée dont se nourrit leur famille de larves, ils possè-
dent un flair d'exceptionnelle perfection.
De truffes extraites de terre gâtées, peuplées de ver-
mine et mises en cet état dans un bocal avec couche de
sable frais, j'ai obtenu autrefois d'abord un petit coléo-
ptère roux [Anisotoma cinnamomea, Panz.), puis divers
diptères, parmi lesquels un Sapromyze qui, par son mol
essor, sa débile tournure, rappelle le Scatophaga scy-
balaria, la mouche à velours fauve, hôte paisible de
Fexcrément humain dans l'arrière-saison.
380 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Celle-ci trouve sa truffe à la surface du sol, au pied
d'un mur ou d'une haie, refuge habituel dans la cam-
pagne; mais l'autre, comment sait-elle en quel point,
sous terre, est la sienne, ou plutôt celle de ses vers?
Pénétrer là dedans, se mettre en recherche dans les
profondeurs, lui est interdit. Ses frêles pattes, que faus-
serait un grain de sable à remuer; ses ailes d'enver-
gure encombrante dans un défilé ; son costume hérissé
de soies, contraires à la douce glissade, tout enfin s'y
oppose. La Sapromyze doit déposer ses œufs à la sur-
face même du sol, mais au lieu précis qui recouvre la
truffe, car les vermisseaux périraient s'ils devaient er-
rer à l'aventure jusqu'à la rencontre de leur provende,
toujours très clairsemée.
La mouche rahassière est donc informée par l'olfac-
tion des points favorables à ses desseins maternels; elle
a le flair du chien chercheur de truffes, et mieux encore
sans doute, car elle sait de nature, n'ayant rien appris,
et son rival n'a reçu qu'une éducation artificielle.
Suivre la Sapromyze en campagne ne manquerait pas
d'intérêt. Tel projet me paraît peu réalisable. L'insecte
est rare, prestement s'envole, se dérobe à la vue. L'ob-
server de près, le suivre en ses recherches, demanderait
grande perte de temps et une assiduité dont je ne me
sens pas capable. Un autre découvreur de champignons
hypogés nous dédommagera de ce que le diptère très
difficilement nous montrerait.
C'est un gentil scarabée noir, à ventre pâle et ve-
louté, tout rond, gros comme un fort noyau de cerise.
La nomenclature officielle le nomme Bolboceras Gallicus,
Muls. Par la friction du bout du ventre contre le bord
des élytres, il. fait entendre un doux pépiement pareil
L'ODORAT 381
à celui des oisillons lorsque la mère arrive au nid avec
la becquée. Le mâle a sur la tète une gracieuse corne,
imitée, en petit, de celle du Copris espagnol.
Dupé par cette armure, j'ai d'abord pris l'insecte
pour un membre de la corporation des bousiers, et je
l'ai élevé comme tel en volière. Je lui ai servi les frian-
dises stercorales les mieux appréciées de ses prétendus
confrères. Jamais, au grand jamais, il n'a voulu y tou-
cber. Fi donc! de la bouse, à lui! Et pour qui le prend-
on! C'est bien autre cliose que demande le gourmet!
Il lui faut, non précisément la truffe de nos festins,
niais son équivalent.
Ce trait de mœurs ne m'a pas été connu sans patien-
tes investigations. A la base méridionale des collines sé-
rignanaises, non loin du village, est un bosquet de pins
maritimes alternant avec des rangées de cyprès. Là,
vers la Toussaint, après les pluies automnales, abon-
dent les champignons amis des conifères, en particu-
lier le Lactaire délicieux, qui verdit aux points froissés
et pleure du sang quand on le rompt. Dans les journées
clémentes de l'arrière-saison, c'est la promenade favo-
rite de la maisonnée, assez éloignée pour exercer les
jeunes jambes, assez proche pour ne pas les excéder.
On y trouve de tout : vieux nids de pie, en fagots de
buissons; geais qui se chamaillent, après avoir gonflé
le jabot de glands sur les chênes du voisinage; lapins
qui tout à coup, la petite queue blanche retroussée, dé-
talent d'une toufl^e de romarins; géotrupes qui thésau-
risent pour l'hiver et amoncellent leurs déblais sur le
seuil du logis. Et puis le beau sable, doux à la main,
favorable au forage de tunnels, à la construction de
baraquements que l'on tapisse de mousse et que l'on
382 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
surmonte d'un bout de roseau en guise de cheminée;
les délicieux goûters d'une pomme au son des harpes
éoliennes qui doucement sibilent entre les aiguilles des
pins !
Oui, pour les enfants, c'est vrai paradis, où l'on se
rend en récompense de la leçon bien sue. Les grands y
trouvent aussi leur part de satisfaction. En ce qui me
concerne, j'y surveille depuis de longues années deux
insectes sans parvenir à connaître leurs intimes secrets
de famille. L'un d'eux est le Minotaure Typhée, dont
le mâle porte sur le corselet trois épieux dirigés en
avant. Les anciens auteurs l'appelaient le Phalangiste,
à cause de son armure, comparable aux trois rangées
de lances de la phalange macédonienne.
C'est un robuste, insoucieux de l'hiver. Toute la mau-
vaise saison, pour peu que le temps s'adoucisse, il sort
discrètement de chez lui, à la tombée de la nuit, et
cueille, dans l'étroit voisinage de son terrier, quelques
crottins de mouton, olives de vieille date qu'a dessé-
chées le soleil de l'été. Il les empile en chapelet au fond
de son garde-manger, ferme la porte et consomme. Les
victuailles émiettées, taries de leurs avares sucs, il re-
monte à la surface et renouvelle ses provisions. Ainsi
se passe l'hiver, exempt de chômage, à moins que le
temps ne soit trop dur.
Le second de mes surveillés au bois de pins est le
Bolbocère. Son terrier, disséminé de-çà, de-là, pêle-
mêle avec celui du Minotaure, est aisé à reconnaître.
Celui du Phalangiste est surmonté d'une volumineuse
laupinée dont les matériaux sont montés en cylindre de
la longueur du doigt. Chacun de ces boudins est une
charge de déblais refoulés au dehors par le mineur,
L'ODORAT 383
poussant de Fécliine en dessous. L'orifice est en outre
fermé toutes les fois que l'insecte est chez lui, appro-
fondissant le puits ou jouissant en paix de son avoir.
Le gîte du Bolbocère est ouvert et simplement en-
touré d'un bourrelet de sable. Sa profondeur est médio-
cre, un pan ou guère plus. Il descend d'aplomb dans un
sol très meuble. Aussi est-il aisé d'en faire l'inspection
si l'on a soin de pratiquer d'abord en avant une tran-
chée qui permet après d'abattre la paroi verticale tran-
che par tranche avec la lame d'un couteau. Le terrier
apparaît alors dans toute son étendue, de l'embouchure
au fond, sous forme d'un demi-canal.
Souvent la demeure violée ne renferme rien. L'in-
secte en est parti de nuit, ayant terminé là ses affai-
res. Il est allé s'établir ailleurs. C'est un nomade, un
noctambule, qui, sans regret, quitte son domicile et à
peu de frais en acquiert un second. Souvent aussi, au
fond du puits, se rencontre l'insecte, tantôt un mâle,
tantôt une femelle, et toujours isolé. Les deux sexes,
également zélés au forage des terriers, travaillent à
part, ne collaborent pas. Ce n'est pas ici, en effet, logis
familial, nourricerie de jeunes; c'est manoir tempo-
raire, creusé de chacun pour son propre bien-être.
Parfois rien autre ne s'y trouve que le puisatier, sur-
pris dans son travail d'excavation ; parfois enfin — et
le cas n'est pas rare — l'ermite de la crypte enlace de
ses pattes un petit champignon hypogé, entier ou en-
tamé. Convulsivement il le serre, ne veut s'en séparer.
C'est son butin, son avoir, sa fortune. Des miettes
éparpillées dénotent que nous l'avons surpris festoyant.
Enlevons-lui sa pièce. Nous reconnaîtrons une sorte
de bourse irrégulière, anfractueuse, close de partout,
384 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
variant de la grosseur d'un pois à celle d'une cerise.
L'extérieur en est roussâtre, chagriné de fuies verrues;
l'intérieur en est lisse et blanc. Les spores, ovoïdes
et diaphanes, sont contenues, en rangées de huit, dans
de longs sachets. A ces caractères se reconnaît une
production cryptogamique souterraine, voisine des truf-
fes et dénommée par les botanistes Hydnocystis arena-
ria, Tul.
Le jour se fait sur les mœurs du Bolbocère et sur
la cause de ses terriers si fréquemment renouvelés.
Dans le calme du crépuscule, le trotte-menu se met
en campagne, pépie doucement, s'encourage de sa
chanson. Il explore le sol, l'interroge sur son contenu,
exactement comme le chien à la recherche de la truffe.
L'olfaction l'avertit que le morceau désiré est là-
dessous, recouvert de quelques pouces de sable. Certain
du point précis où gît la chose, il creuse tout droit, d'a-
plomb, et l'atteint infailliblement. Tant que les vivres
durent, il ne sort plus. Béatement il consomme au
fond du puits, insoucieux de l'orifice ouvert ou à peine
obstrué.
Lorsque plus rien ne reste, il déménage, en quête
d'une autre miche, qui sera l'occasion d'un nouveau
terrier abandonné à son tour. Autant de champignons
consommés, autant de demeures, simples stations à
repas, buffet du pèlerin. /Vinsi se passent, en liesse de
table, d'un domicile à l'autre, l'automne et le prin-
temps, saisons de l'Hydnocyste.
Pour étudier de près, chez moi, l'insecte rahassier,
il me faudrait petite provision de son mets favori. Le
chercher moi-même, en fouillant au hasard, serait peine
perdue ; le petit cryptogame n'est pas si fréquent que je
L'ODORAT 385
puisse me flatter de le rencontrer sous ma houlette si
je n'ai pas un guide. Le chercheur de truffes a hesoin
de son chien; mon indicateur sera le Bolhocère. Me
voilà rabassier d'un nouveau genre. Je livre mon secret,
quitte à faire sourire mon initiateur aux herborisations
souterraines, si jamais il apprend ma singulière con-
currence.
C'est en des points restreints, assez souvent par grou-
pes, que viennent les champignons hypogés. Or, l'in-
secte a passé là; de son flair subtil, il a reconnu l'em-
placement bon, car les terriers y sont nombreux. Donc,
fouillons au voisinage des trous. L'indication est exacte.
En quelque heures, grâce aux pistes des Bolbocères, je
suis possesseur d'une poignée d'Hydnocystes. C'est la
première fois que je récolte ce champignon. Capturons
maintenant l'insecte, ce qui ne présente aucune diffi-
culté. Il n'y a qu'à fouiller les terriers.
Le soir même j'expérimente. Une ample terrine est
remplie de sable frais, passé au tamis. A l'aide d'une
baguette de la grosseur du doigt, je pratique dans le
sable six puits verticaux, de deux décimètres de profon-
deur et convenablement espacés. Un Hydnocysle est
plongé au fond de chacun d'eux; une fine paille le sur-
monte, pour m'indiquer plus tard l'emplacement précis.
Enfin les six cavités sont comblées avec du sable tassé.
Sur cette surface bien égalisée, partout la même, abs-
traction faite des six pailles, repères de valeur nulle pour
l'insecte, je lâche mes Bolbocères, maintenus captifs
sous une cloche en toile métallique. Ils sont huit.
D'abord rien autre que l'ennui inévitable après les
événements de l'exhumation, du transport et du par-
cage en lieux inconnus. Mes dépaysés cherchent à fuir,
25
386 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
escaladent le treillis, se terrent tout au bord de Fen-
ceinte. La nuit vient et le calme se fait. Deux heures plus
tard, je les visite une dernière fois. Trois sont toujours
terrés sous un mince rideau de sable. Les cinq autres
ont creusé chacun un puits vertical au pied même des
pailles qui m'indiquent la place des champignons
enfouis. Le lendemain, la sixième paille a son puits
comme les autres.
C'est le moment de voir ce qui se passe là-bas. Le sa-
ble est méthodiquement enlevé par tranches verticales.
Au fond de chacun des terriers est un Bolbocère, en
train de manger sa truffe, l'Hydnocyste.
Répétons l'épreuve avec les vivres entamés. Même
résultat. En une brève séance nocturne, la friandise est
devinée sous terre et atteinte au moyen d'une galerie qui
descend d'aplomb au point où gît la pièce. Nulle hési-
tation, nulle fouille d'essai, dirigée par à peu près. Ainsi
l'affirme la surface du sol , partout telle que je l'avais
laissée en l'égalisant. Dirigé par la vue, l'insecte n'irait
pas plus droit à l'objet convoité; il fouille toujours au
pied des pailles, mes repères. Dans ses recherches à
coups de narines, le chien flairant les truffes atteint à
peine ce degré de précision.
L'Hydnocyste possède-t-ildonc odeur vive, qui puisse
donner avis si formels au flair de son consommateur?
Nullement. Pour notre odorat, c'est chose neutre, dé-
pourvue de tout caractère olfactivement appréciable. Un
menu caillou, extrait du sol, nous impressionnerait
tout autant avec son vague relent de terre fraîche. Comme
révélateur des produits fungiques hypogés, le Bolbo-
cère est ici l'émule du chien. Il lui serait même supé-
rieur s'il généralisait. Mais c'est un spécialiste étroit :
L'ODORAT 387
il ne connaît que l'Ilydnocyste. Rien autre, que je sache,
ne lui agrée, ne l'invite à fouiller'.
L'un et l'autre scrutent le sous-sol de très près, à fleur
de terre; et robjet cherché est à médiocre profondeur.
Avec quelque peu d'éloig-nement, ni le chien ni l'insecte
ne percevraient des effluves aussi subtils, pas même
le fumet de la truffe. Pour impressionner à grande dis-
tance, sont nécessaires des odeurs fortes, capables d'être
perçues de notre grossière olfaction. Alors de tous cô-
tés accourent, venus de loin, les exploiteurs de la chose
odorante.
Si mes études ont besoin de disséqueurs de cadavres,
j'expose une taupe morte au soleil, en un coin reculé de
l'enclos. Dès que la bête se ballonne, gonflée par les
gaz de la putréfaction, et que la fourrure commence à
se détacher de la peau verdie, surviennent en nombre
silphes et dermestes, escarbots et nécrophores, dont on
ne trouverait pas un seul dans le jardin ou même dans
le voisinage sans intervention de pareil appât.
Ils ont été avertis par l'olfaction, bien loin à la ronde,
lorsque moi-même je suis à l'abri de la puanteur en me
reculant de quelques pas. En comparaison de leur odo-
rat, le mien est misère; mais enfin, pour moi comme
pour eux, il y a réellement ici ce que notre langage ap-
pelle odeur.
J'obtiens mieux encore avec la fleur de l'arum ser-
pentaire [Arum dracunculus), si étrange par sa forme et
son incomparable infection. Figurons-nous une ample
lame lancéolée, d'un pourpre vineux, longue d'une cou-
i. Depuis que ces hgnes sont écrites, je l'ai trouvé consommant
une vraie tubéracée, le Tuher Requienii TuL, de la grosseur d'une
cerise.
388 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
dée, qui inférieurement se convolute en une bourse
ovoïde de la grosseur d'un œuf de poule. Par l'orifice de
cette sacoche s'élève du fond une colonne centrale, lon-
gue massue d'un vert livide, entourée à la base de deux
bracelets, le premier d'ovaires, le second d'étamines.
Telle est sommairement la fleur ou plutôt l'inflorescence
de l'arum serpentaire.
Durant une paire de jours, il s'en exhale épouvanta-
ble odeur de charogne, comme n'en donnerait pas le
voisinage de quelque chien pourri. Au gros de la cha-
leur et sous le vent, c'est odieux, intolérable. Bravons
l'atmosphère apuantie, approchons-nous, et nous ver-
rons curieux spectacle.
Avertis par l'infection, qui au loin se propage, accou-
rent au vol divers insectes charcutiers de petits cada-
vres, crapauds, couleuvres et lézards, hérissons, tau-
pes et mulots, que le paysan rencontre sous sa bêche
et rejette éventrés sur le sentier. Ils s'abattent sur
la grande feuille qui, teintée de pourpre livide, pro-
duit l'effet d'un lambeau de chair faisandée; ils trépi-
gnent, grisés par la senteur cadavérique, leur délice;
ils roulent sur la déclivité et s'engouffrent dans la
bourse. En quelques heures d'un soleil vif, le récipient
est plein.
Regardons là dedans, par l'étroite embouchure. Nulle
part ailleurs ne se verrait telle cohue. C'est une déli-
rante mêlée d'échinés et de ventres, d'élytres et de pattes
qui grouille, roule sur elle-même avec des grincements
d'articulations accrochées, se soulève et s'affaisse, re-
monte et replonge, mise en branle par un continuel re-
mous. C'est une bacchanale, un accès général de cleli-
riiim tremens.
L'ODORAT 389
Quelques-uns, rares encore, émerg-ent de la masse.
Par le mât central ou la paroi de l'enceinte, ils grim-
pent au goulot. Yont-ils prendre l'essor et fuir? Point.
Sur le seuil du gouffre, presque libres, ils se laissent choir
dans le tourbillon, ressaisis d'ivresse. L'appât est irré-
sistible. Nul n'abandonnera l'assemblée que le soir, ou
même le lendemain, lorsque se seront dissipées les fumées
capiteuses. Alors les emmêlés se dégagent de leurs mu-
tuelles étreintes, et lentement, comme à regret, quittent
les lieux, s'envolent. Au fond de la diabolique bourse
reste un amas de morts et de mourants, de pattes arra-
chées et d'élytres disjointes, suites inévitables de la fré-
nétique orgie. Bientôt vont venir cloportes, forficules et
fourmis, qui feront curée des trépassés.
Que faisaient-ils là? Étaient-ils prisonniers de la fleur,
convertie en un traquenard qui permet l'entrée et em-
pêche la sortie au moyen d'une palissade de cils conver-
gents? Non, ils n'étaient pas prisonniers; ils avaient
toute liberté de s'en aller, comme le témoigne l'exode
final, qui se fait sans entrave aucune. Dupes d'une sen-
teur fallacieuse, travaillaient-ils à l'établissement des
œufs comme ils l'auraient fait sous le couvert d'un ca-
'davre? Pas davantage. Dans la bourse du serpentaire,
nulle trace de ponte. Ils étaient venus, convoqués par
un fumet de bête crevée, leur suprême délice ; la griserie
cadavérique les avait saisis, et ils tournoyaient affolés
en un festival de croque-morts.
Au plus fort de la bacchanale, je veux me rendre
compte du nombre des accourus. J'éventre la sacoche
florale et je transvase son contenu dans un flacon. Tout
ivres qu'ils sont, beaucoup m'échapperaient pendant le
recensement, que je désire exact. Quelques gouttes de
390 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
sulfure de carbone immobilisent la cohue. Alors le dé-
nombrement constate au delà de quatre cents. Telle
était la houle vivante que je reg-ardais grouiller tantôt
dans la bourse du serpentaire.
Deux genres, Dermeste et Saprin, l'un et l'autre fer-
vents exploiteurs printaniers des détritus cadavériques,
à eux seuls composent la mêlée. Voici, pour une seule
fleur, le relevé complet des accourus, avec le nombre de
représentants de chaque espèce :
Dermestes Frischii, Kugl., 120. — Dermestes undula-
tuSy Brah., 90. — Dermestes pardalis, Schoen., 1. — Sci-
prinus siibnitidus, De Mars. , 160. — Saprinus maculatus,
Ros., 4. — Saprinus detersus, Illig., 15. — Saprinus se-
mip)unctatus. De Mars., 12. — Saprinus œneus^Yd^., 2.
— Saprinus speculifer, Latr., 2. — Total, 406.
Tout autant que ce nombre énorme, un autre détail
mérite attention : c'est l'absence complète de divers gen-
res aussi passionnés de petits cadavres que le sont les
Dermestes et les Saprins. A mes charniers de taupes
ne manquent Jamais d'accourir les Silphes et les Nécro-
phores, SilpJia sinuata, Fab., — Silpha inigosa. Lin., —
Silpha obscura, Lin., — Necrophorus vestigator, Hersch.
Le fumet du serpentaire les laisse tous indifférents. Nul
d'entre eux n'est représenté dans les dix fleurs que
j'examine.
Le Diptère, autre fanatique de la corruption, ne l'est
pas non plus. Diverses mouches, les unes grises ou bleuâ-
tres, les autres d'un vert métallique, surviennent, il est
vrai, se posent sur le limbe de la fleur, pénètrent même
dans la sacoche fétide; mais presque aussitôt, désabu-
sées, elles partent. Restent seuls les Dermestes et les
Saprins. Pourquoi?
L'ODORAT 391
Mon ami Bull, de son vivant honnête chien s'il en fut,
entre bien d'autres travers avait celui-ci : rencontrant
dans la poudre des chemins une aride relique de taupe,
aplatie sous le talon des passants, momifiée par les coups
de soleil, il y glissait délicieusement du bout du nez à
la queue; il s'y frottait, s'y refrottait, secoué de spasmes
nerveux, sur un flanc puis sur l'autre, à multiples repri-
ses. C'était son sachet de musc, son flacon d'eau de Co-
logne. Parfumé à son gré, il se relevait, se secouait, et
le voilà parti, tout heureux de son cosmétique. N'en mé-
disons pas, et surtout n'en discutons pas. Tous les goûts
sont de ce monde.
Pourquoi, parmi les insectes amateurs de l'arôme des
morts, certains n'auraient-ils pas semblables usages?
Dermestes et Saprins viennent au serpentaire; l'entière
journée ils y grouillent en cohue, quoique libres de s'en
aller; de nombreux y périssent dans le tumulte de l'or-
gie. Ce qui les retient, ce n'est pas grasse provende, car
la fleur ne leur fournit rien à manger; ce n'est pas
affaire de ponte, car ils se gardent bien d'établir leurs
vers en ce lieu de famine. Que font-ils là, ces frénéti-
ques? Apparemment ils s'y grisent de fétidité, comme
le faisait Bull sur la carcasse d'une taupe.
Et cette griserie de l'odorat les attire de tous les
environs, de bien loin peut-être, on ne sait au juste.
De même les Nécrophores, en quête d'un établissement
de famille, accourent de la campagne à mes pourris-
soirs. Les uns et les autres sont informés par un fumet
puissant, qui nous offense nous-mêmes à des cent pas,
plonge avant et les délecte à des distances où cesse le
pouvoir de notre olfaction.
L'Hydnocyste, régal du Bolbocère, n'a rien de ces bru-
392 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
taies émanations, capables de se diffuser dans l'espace ;
il est inodore, du moins pour nous. L'insecte qui le
cherche n'arrive pas de loin, il habite les lieux mêmes
où gît le cryptogame. Si faibles que soient les effluves
du morceau souterrain, le gourmet investigateur, outillé
en conséquence, a toute facilité de les percevoir : il
opère de très près, au ras du sol. Le chien est dans le
même cas : il va scrutant, le nez à terre. Et puis la vraie
truffe, pièce essentielle des recherches, possède un arôme
des mieux prononcés.
Mais que dire du Grand-Paon et du Minime à bande,
venant à la femelle, éclose en captivité? Ils accourent
des confins de l'horizon. Que perçoivent-ils à cette dis-
tance? Est-ce vraiment une odeur comme l'entend notre
physiologie? Je ne peux me résoudre à le croire.
Le chien sent la truffe en reniflant à terre, tout près
du tubercule; il retrouve son maître à de grandes dis-
tances en interrogeant du flair les pistes laissées. Mais
à des cent pas, à des kilomètres d'éloignement, la truffe
lui est-elle révélée? en complète absence de piste, le
maître est-il rejoint? Non, certes. Avec toute sa subtilité
d'odorat, le chien est incapable de pareille prouesse,
réalisée cependant par le papillon, que ne trouble ni la
distance ni le défaut de traces laissées dehors par la
femelle éclose sur ma table.
Il est admis que l'odeur, la vulgaire odeur, celle qui
affecte notre olfaction, consiste en molécules émanées
du corps odorant. La matière odorante se dissout et se
diffuse dans l'air en lui communiquant son arôme, de
même que le sucre se dissout et se diffuse dans l'eau
en lui communiquant sa douceur. Odeur et saveur se
palpent en quelque sorte; de part et d'autre il y a con-
L'ODORAT 393
tact entre les particules matérielles impressionnantes et
les papilles sensibles impressionnées.
Que l'arum serpentaire élabore violente essence dont
l'air s'imprèg-ne et s'apuantit à la ronde, jusque-là rien
de plus simple, de plus lucide. Ainsi sont renseignés par
la diffusion moléculaire les Dermestes et les Saprins,
passionnés de senteurs cadavériques. De même du cra-
paud faisandé se dégagent et se disséminent au loin les
atomes infects, joie du Nécropliore.
Mais de la femelle Bombyx ou Grand-Paon, que se
dégage-t-il matériellement? Rien d'après notre odorat.
Et ce rien, lorsque les mâles accourent, devrait saturer
de ses molécules un orbe immense, de quelques kilomè-
tres de rayon! Ce que ne peut faire l'atroce puanteur du
serpentaire, l'inodore maintenant le ferait! Si divisible
que soit la matière, l'esprit se refuse à telles conclu-
sions. Ce serait rougir un lac avec un grain de carmin,
combler l'immense avec zéro.
Autre raison. Dans mon cabinet, saturé au préalable
d'odeurs puissantes, qui devraient dominer, annihiler
des effluves délicats entre tous, les papillons mâles ar-
rivent sans le moindre indice de trouble.
Un son intense étouffe la faible note, l'empêche d'ê-
tre entendue; une vive lumière éclipse la faible lumino-
sité. Ce sont des ondes de même nature. Mais le fracas
du tonnerre ne peut faire pâlir le moindre jet lumineux;
comme aussi la gloire éblouissante du soleil ne peut
étouffer le moindre son. De nature différente, lumière
et son ne s'influencent pas.
L'expérience avec l'aspic, la naphtaline et autres sem-
blerait donc dire que l'odeur reconnaît deux genèses. A
l'émission substituons l'ondulation, et le problème du
394 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Grand-Paon s'explique. Sans rien perdre de sa subs-
tance, un point lumineux ébranle l'éther de ses vibra-
tions et remplit de lueur un orbe d'ampleur indéfinie.
A peu près ainsi doit fonctionner le flux avertisseur de
la mère Bombyx. Il n'émet pas des molécules; il vibre,
il ébranle des ondes capables de se propager à des dis-
tances incompatibles avec une réelle difl"usion de la ma-
tière.
En son ensemble, l'olfaction aurait ainsi deux domai-
nes : celui des particules dissoutes dans l'air et celui des
ondes éthérées. Le premier seul nous est connu. Il ap-
partient également à l'insecte. C'est lui qui renseigne
le Saprin sur les fétidités du serpentaire, le Silphe et le
Nécrophore sur les puanteurs de la taupe.
Le second, bien supérieur en portée dans l'espace,
nous échappe complètement, faute de l'outillage senso-
riel nécessaire. Le Grand-Paon et le Minime le connais-
sent au moment des fêtes nuptiales. Bien d'autres
doivent y participer à des degrés divers, suivant les
exigences de leur genre de vie.
Comme la lumière, l'odeur a ses rayons X. Que la
science, instruite par la bête, nous dote un jour du ra-
diographe des odeurs, et ce nez artificiel nous ouvrira
tout un monde de merveilles.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
I, — Le Scarite géant 1
II. — La simulation de la mort 14
III. — L'hypnose. — Le suicide 28
IV. — Les vieux charançons 42
V. — Le Larin maculé 55
YI. — Le Larin ours 76
VIL — L'instinct botanique 89
VIII. — Le Balanin éléphant 99
IX. — Le Balanin des noisettes 118
X. — Le Rhynchite du peuplier 132-
XI. — Le Rhynchite delà vigne 145
XII. — Autres rouleurs de feuilles 157
XIII. — Le Rhynchite du prunellier 172
XIV. — Les Criocères 194
XV. — Les Criocères (suite) 206
XVI. — La Cicadelle écumeuse 219
XVII. — Les Clythres 234
XVIII. — Les Clythres (l'œuf) 247
XIX. — La mare 260
XX. — La Phrygaue 274
XXI. — Les Psychés (la ponte) 296
XXIL — Les Psychés (le fourreau) 318
XXIir. — Le Grand-Paon 339
XXIV. — Le Minime à bande ' 361
XXV. — Lodorat 375
SOCIÉTÉ ANONYME D'iMPRIMERIE DE VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE
Jules Bardoux, Directeur.
A LA MEME LIBRAIRIE
Ouvrages de J.-H. FABRE
(Extrait du Catalogue général)
Souvenirs Entomologiques :
i'"^ série. In-8% broché 3 50
2^ — In-8« — 3 50
3^ — In-8° — 3 50
4^ — In-8° — 3 50
5^ — In-8° — 3 50
6^ — In-8° — 3 50
7^ , — In-8« — 3 50
Simples Notions sur la Chimie. In-12.
figures, broché 3 50
Lectures scientifiques sur la Botanique
In-8°, broché 2 25
Les Auxiliaires. (Animaux utiles à l'agricul-
ture.) In-8°, broché 2 >)
Histoire Naturelle. (Animaux.) In-12 cart. 1 25
(Végétaux.) In- 12 cart 1 25
(Terrains et Pierres.) In-12, cart 2 »
Arithmétique agricole. In-12, cart. ... 1 25
Chimie agricole. In-12, cart 1 25
Les Serviteurs. (Animaux domestiques.)
In- 12, cart 2 )>
Physique. (Livre de lecture courante) 2 »
La Chimie de l'oncle Paul. (Lectures cou-
rantes.) In- 12, cart 2 »
Le Ciel. (Notions de cosmographie.) In-8°, br. 2 25
La Terre. (Physique du Globe.) In-8°, br. . . 2 25
La Plante. (Leçons sur la botanique.) In-8°, br. 2 25
Les Ravageurs. (Insectes nuisibles à l'agri-
culture.) In-S*", broché » 90
Lectures scientifiques de Zoologie.
In- 12, cart 2 »
Imp. A. Gaulherin, i3i, rue de Vaugirard, Paris.
^^^^^^H
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^^^^^^^^^^^^^^^^^^H
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