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Full text of "Souvenirs entomologiques ... Études sur l'instinct et les murs des insectes .."

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J.-H.  Fabre 


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Souvenirs 

Entomologiques 

(SEPTIÈME    SÉRIE) 

ÉTUDES 

sur  r  Instinct  et  les  Mœurs  des  Insectes 


PARIS 
LIBRAIRIE   CH.   DELAGRAVE 

l5,    RUE     SOUFFLOT,     l5 


SOUVENIRS 

ENTOMOLOGIQUES 


SOCIETE   ANONYME   D  IMPRIMERIE   DE   VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE 
Jules  Bardoux,  Directeur. 


J.-H,  FABRE 


SOUVENIRS 


ENTOMOLOGIQUES 


SEPTIEME     SÉRIE] 


ÉTUDES  SUR  I/INSTINCT  ET  LES  MŒURS  DES  INSECTES 


PARIS 

LIBRAIRIE    GH.    RELAGRAVE 

i'6,     RUE     SOUFFLOT,     15 


SOUVENIRS 

ENTOMOLOGIQUES 

(septième   série) 


LE     SCARITE     GEANT 


Le  métier  de  la  guerre  est  peu  favorable  aux  talents. 
Voyez  le  Carabe,  fougueux  batailleur  parmi  la  gent 
insecte.  Que  sait-il  faire?  En  industrie,  rien  ou  peu  s'en 
faut.  L'inepte  massacreur  est  néanmoins  superbe  en 
son  justaucorps,  de  richesse  inouïe.  Il  a  l'éclat  de  la 
pyrite  cuivreuse,  de  l'or,  du  bronze  florentin.  S'il  s'ha- 
bille de  noir,  il  rehausse  le  sombre  costume  par  un 
fulgurant  ourlet  d'améthyste.  Sur  les  élytres,  ajustées 
en  cuirasse,  il  porte  chaînettes  de  bosselures  et  de  points 
enfoncés. 

De  belle  prestance  d'ailleurs,  svelte,  serré  à  la  taille, 
le  Carabe  est  la  gloire  de  nos  collections,  mais  pour  le 
regard  seul.  C'est  un  frénétique  égorgeur,  rien  de  plus. 
Ne  lui  demandons  pas  davantage.  La  sagesse  antique 
représentait  Hercule,  le  dieu  de  la  force,  avec  une  tête 
d'idiot.  Le  mérite  n'est  pas  grand,  en  efî"et,  s'il  se  borne 
à  la  force  brutale.  Et  c'est  le  cas  du  Carabe. 

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2  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

A  le  voir  si  richement  paré,  qui  ne  désirerait  trouver 
en  lui  un  beau  sujet  d'étude,  digne  de  l'histoire,  comme 
les  humbles  nous  en  prodiguent?  De  ce  féroce  fouilleur 
d'entrailles  n'attendons  rien  de  pareil.  Son  art  est  de 
tuer. 

Le  voir  en  sa  besogne  de  forban  est  sans  difficulté.  Je 
l'élève  dans  une  ample  volière  avec  couche  de  sable 
frais.  Quelques  tessons  répandus  à  la  surface  servent 
d'abri  sous  roche;  une  touffe  de  gazon  implantée  au 
centre  fait  bocage  et  réjouit  l'établissement. 

Trois  espèces  composent  la  population  :  la  triviale 
Jardinière  ou  Carabe  doré,  hôte  habituel  des  jardins; 
le  Procuste  coriace,  sombre  et  puissant  explorateur  des 
fourrés  herbeux  au  pied  des  murailles  ;  le  rare  Carabe 
pourpré,  qui  ceint  de  violet  métallique  l'ébène  de  ses 
élytres.  Je  les  nourris  avec  des  escargots  dont  j'enlève 
en  partie  la  coquille. 

Blottis  d'abord  pêle-mêle  sous  les  tessons,  les  Cara- 
bes accourent  au  misérable,  qui  désespérément  sort  et 
rentre  ses  cornes.  Ils  sont  trois  à  la  fois,  ils  sont  quatre, 
cinq,  à  lui  dévorer  en  premier  lieu  le  bourrelet  du  man- 
teau, tigré  d'atomes  calcaires.  C'est  le  morceau  préféré. 
De  leurs  mandibules,  solides  tenailles,  ils  happent  au 
milieu  de  l'écume;  ils  tiraillent,  ils  arrachent  un  lam- 
beau et  se  retirent  à  l'écart  pour  le  déglutir  à  l'aise. 

Cependant  les  pattes,  ruisselantes  de  viscosité,  en- 
gluent des  grains  de  sable  et  se  chaussent  de  lourdes 
guêtres,  fort  embarrassantes,  auxquelles  linsecte  n'ac- 
corde attention.  Tout  alourdi,  embourbé,  il  revient  en 
trébuchant  à  la  proie,  prélève  un  autre  morceau.  11 
songera  plus  tard  à  se  lustrer  les  bottes.  D'autres  ne 
bougent,  se  gorgent  sur  place,   tout  l'avant  du  corps 


LE    SCARITE   GÉANT  3 

noyé  dans  l'écume.  La  ripaille  dure  des  heures  entières. 
Les  attablés  ne  quittent  la  pièce  que  lorsque  le  ventre 
distendu  soulève  le  toit  des  élytres  et  montre  à  décou- 
vert les  nudités  du  croupion. 

Plus  amis  des  recoins  ténébreux,  les  Procustes  font 
bande  à  part.  Ils  entraînent  l'escargot  dans  leur  re- 
paire, sous  l'abri  d'un  tesson,  et  là,  paisiblement,  en 
commun,  dépècent  le  mollusque.  Ils  affectionnent  la 
limace,  d'équarrissage  plus  aisé  que  le  colimaçon,  dé- 
fendu par  son  test;  ils  estiment  morceau  friand  la  Tes- 
tacelle,  qui  porte  tout  au  bout  postérieur  de  l'échiné 
une  écaille  calcaire,  contournée  en  bonnet  phrygien. 
La  venaison  est  de  chair  plus  ferme,  moins  affadie  par 
la  bave. 

Se  repaître  en  glouton  d'un  escargot  que  j'ai  moi- 
même  privé  de  protection  en  lui  brisant  la  coquille,  n'a 
rien  dont  puisse  se  glorifier  un  belliqueux;  mais  voici 
où  se  révèle  l'audace  du  Carabe.  A  la  Jardinière,  mise 
en  appétit  par  un  jeûne  de  quelques  jours,  je  présente 
le  Hanneton  des  pins,  dans  sa  pleine  vigueur.  C'est  un 
colosse  à  côté  du  Carabe  doré;  c'est  un  bœuf  en  face  du 
loup. 

La  bête  de  proie  rôde  autour  du  pacifique,  choisit 
son  moment.  Elle  s'élance,  recule  hésitante,  revient  à 
la  charge.  Yoici  le  géant  culbuté.  Incontinent  l'autre 
lui  ronge,  lui  fouille  le  ventre.  Si  cela  se  passait  dans 
un  monde  de  titre  plus  élevé,  ce  serait  un  spectacle  à 
donner  la  chair  de  poule  que  celui  du  Carabe  plongeant 
à  demi  dans  le  gros  Hanneton  et  lui  extirpant  les  en- 
trailles. 

Je  soumets  Féventreur  àcurée  plus  difficultueuse.  La 
proie  est,  cette  fois,  TOrycte  nasicorne,  le  robuste  Rhi- 


4  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

nocéros,  géant  invincible,  dirait-on,  sous  le  couvert  de 
son  armure.  Mais  le  vénateur  connaît  le  point  faible  du 
bardé  de  corne,  la  peau  fine  défendue  par  les  élytres.  A 
force  d'assauts,  repris  par  l'agresseur  aussitôt  que  re- 
poussés par  l'assailli,  le  Carabe  parvient  à  soulever 
un  peu  la  cuirasse  et  à  glisser  la  tête  par-dessous.  Du 
moment  que  les  pinces  ont  fait  entaille  dans  la  peau 
vulnérable,  le  Rhinocéros  est  perdu.  Il  ne  restera  bien- 
tôt du  colosse  qu'une  lamentable  carcasse  vide. 

Qui  désirerait  lutte  plus  atroce,  doit  la  demander  au 
Calosome  sycophante,  le  plus  beau  de  nos  insectes  car- 
nassiers, le  plus  majestueux  de  costume  et  de  taille.  Ce 
prince  des  Carabes  est  le  bourreau  des  chenilles.  Les  plus 
robustes  de  croupe  ne  lui  en  imposent  pas. 

Sa  prise  de  corps  avec  l'énorme  chenille  du  Grand- 
Paon  est  à  voir  une  fois;  mais  en  une  séance  de  pa- 
reilles horreurs,  on  est  rebuté.  Contorsions  de  la  bête 
éventrée,  qui,  d'un  brusque  coup  de  reins,  soulève  le 
bandit,  le  laisse  retomber,  dessus,  dessous,  sans  par- 
venir à  lui  faire  lâcher  prise;  tripailles  vertes  répan- 
dues à  terre,  pantelantes;  trépignements  de  l'égorgeur 
ivre  de  carnage,  s'abreuvant  aux  sources  d'une  horrible 
plaie,  voilà  les  traits  sommaires  du  combat.  Si  l'ento- 
mologie n'avait  d'autres  scènes  à  nous  montrer,  sans 
le  moindre  regret  je  renoncerais  à  l'insecte. 

Au  repu  offrez  le  lendemain  la  Sauterelle  verte,  le 
Dectique  à  front  blanc,  l'un  et  l'autre  adversaires  sé- 
rieux, armés  de  puissantes  ganaches.  Sur  ces  pansus, 
]a  tuerie  va  recommencer,  aussi  ardente  que  la  veille. 
Elle  recommencera  plus  tard  sur  le  Hanneton  des  pins, 
sur  rOrycte  nasicorne,  avec  l'atroce  tactique  usitée  des 
Carabes.  Mieux  que  ces  derniers,  le  Calosome  est  au 


LE    SCARITE    GÉANT  5 

fait  du  point  faible  des  cuirassés,  sous  le  couvert  des 
élytres.  Et  cela  durera  tant  qu'on  lui  fournira  des  vic- 
times, car  ce  buveur  de  sang  n'est  jamais  assouvi. 

D'acres  exhalaisons,  produits  d'un  tempérament 
brûlé,  accompagnent  cette  frénésie  de  carnage.  Les  Ca- 
rabes élaborent  des  humeurs  caustiques;  le  Procuste 
lance  à  qui  le  saisit  un  jet  vinaigré;  le  Calosome  em- 
puantit les  doigts  d'un  relent  de  droguerie;  certains, 
tels  les  Brachines,  connaissent  les  explosifs,  et,  d'une 
arquebusade,  brûlent  la  moustache  à  l'agresseur. 

Distillateurs  de  corrosifs,  canonniers  au  picrate,  bom- 
bardiers à  la  dynamite,  eux  tous,  les  violents,  si  bien 
doués  pour  la  bataille,  que  savent-ils  faire  en  dehors 
de  la  tuerie?  Rien.  Nul  art,  nulle  industrie,  pas  même 
chez  la  larve,  qui  pratique  le  métier  de  l'adulte  et  mé- 
dite ses  mauvais  coups  en  vagabondant  sous  les  pierres. 
C'est  cependant  à  un  de  ces  ineptes  guerroyeurs  que  je 
vais  aujourd'hui  m'adresser  de  préférence,  entraîné 
par  certaine  question  à  résoudre.  Yoici  la  chose. 

Vous  venez  de  surprendre  tel  ou  tel  autre  insecte, 
immobile  sur  un  rameau,  dans  les  béatitudes  du  soleil. 
Votre  main  se  lève,  ouverte,  prête  à  s'abattre  et  à  le 
saisir.  A  peine  avez-vous  fait  le  geste  qu'il  se  laisse 
choir.  C'est  un  cuirassé  d'élytres,  lent  à  dégager  les 
ailes  de  leur  étui  de  corne,  ou  bien  un  incomplet,  dé- 
pourvu de  membranes  alaires.  Incapable  de  prompte 
fuite,  l'insecte  surpris  se  laisse  tomber.  Vous  le  cher- 
chez, souvent  peine  inutile,  parmi  les  herbages.  Si  vous 
le  trouvez,  il  est  étendu  sur  le  dos,  les  pattes  repliées, 
ne  bougeant  plus. 

Il  fait  le  mort,  dit-on;  il  ruse  pour  se  tirer  d'affaire. 
L'homme  certainement  lui  est  inconnu;  en  son  petit 


6  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

monde,  nous  ne  comptons  pour  rien.  Que  lui  importent 
nos  chasses  d'enfant  ou  de  savant?  Il  n'a  cure  du  col- 
lectionneur et  de  sa  longue  épingle;  mais  il  connaît  le 
danger  en  général;  il  appréhende  son  naturel  ennemi, 
l'oiseau  insectivore,  qui  le  gobe  d'un  coup  de  bec.  Pour 
dérouter  l'assaillant,  il  gît  sur  le  dos,  contracte  les 
pattes  et  simule  la  mort.  En  cet  état,  l'oiseau,  ou  tout 
autre  persécuteur,  le  dédaignera,  et  la  vie  sera  sauve. 

A  ce  qu'on  assure,  ainsi  raisonnerait  l'insecte  brus- 
quement surpris.  Cette  ruse  est  depuis  longtemps  célè- 
bre. Autrefois  deux  compagnons,  à  bout  de  ressources, 
vendirent  la  peau  de  l'ours  avant  d'avoir  mis  l'animal 
à  terre.  La  rencontre  tourne  mal;  il  faut  fuir  à  la 
hâte.  L'un  d'eux  bronche,  tombe,  retient  le  souffle  et 
fait  le  mort.  L'ours  arrive,  tourne  et  retourne  l'homme, 
l'explore  de  la  patte  et  des  naseaux,  le  flaire  au  visage. 
«  Il  sent  déjà  mauvais,  »  dit-il,  et  sans  plus  s'en  re- 
tourne. Cet  ours  était  un  naïf. 

L'oiseau  ne  serait  pas  dupe  de  ce  grossier  stratagème. 
En  ce  bienheureux  temps  où  la  découverte  d'un  nid 
est  un  événement  majeur,  à  nul  autre  pareil,  je  n'ai 
jamais  vu  mes  moineaux,  mes  verdiers,  refuser  un  cri- 
quet parce  qu'il  ne  remuait  plus,  une  mouche  parce 
qu'elle  était  morte.  Toute  becquée  qui  ne  se  démène 
pas  est  très  bien  acceptée,  pourvu  qu'elle  soit  fraîche  et 
de  bon  goût. 

S'il  compte,  en  effet,  sur  les  apparences  de  la  mort, 
l'insecte  me  semble  donc  mal  inspiré.  Mieux  avisé  que 
l'ours  de  la  fable,  l'oiseau,  de  sa  prunelle  perspicace,  à 
l'instant  reconnaîtra  la  supercherie  et  passera  outre.  Si 
d'ailleurs  l'objet  était  réellement  un  défunt,  frais  en- 
core, le  coup  de  bec  n'en  serait  pas  moins  donné. 


LE    SCARITE    GÉANT  7 

Des  doutes  me  viennent,  plus  pressants,  si  je  consi- 
dère à  quelles  graves  conséquences  conduirait  l'astuce 
de  l'insecte.  Il  fait  le  mort,  dit  le  langage  populaire, 
peu  soucieux  de  peser  la  valeur  de  ses  termes;  il  fait  le 
mort,  répète  le  langage  savant,  heureux  de  trouver  là 
certaines  éclaircies  de  raison  chez  la  bete.  Qu'y  a-t-il 
de  vrai  dans  ce  dire  unanime,  trop  peu  réfléchi  d'un 
côté,  et  de  l'autre  trop  enclin  aux  lubies  théoriques? 

Les  arguments  de  la  logique  ici  ne  suffiraient  pas. 
Il  est  indispensable  de  faire  parler  l'expérience,  qui 
seule  peut  fournir  valide  réponse.  Mais,  parmi  les  in- 
sectes, à  qui  s'adresser  tout  d'abord? 


Un  souvenir  me  vient,  remontant  à  une  quarantaine 
d'années.  Tout  heureux  de  mon  récent  triomphe  uni- 
A^rsitaire,  je  faisais  halte  à  Cette,  à  mon  retour  de  Tou- 
louse où  je  venais  de  passer  mon  examen  de  licence  es 
sciences  naturelles.  L'occasion  était  belle  de  voir  encore 
une  fois  la  flore  des  bords  de  la  mer,  qui,  peu  d'années 
avant,  faisait  mes  délices  autour  du  merveilleux  golfe 
d'Ajaccio.  C'eût  été  sottise  que  de  ne  pas  en  profiter.  Un 
grade  ne  confère  pas  le  droit  de  ne  plus  étudier.  Si  l'on 
a  vraiment  un  peu  de  feu  sacré  dans  les  veines,  on  reste 
écolier  toute  sa  vie,  non  des  livres,  pauvre  ressource, 
mais  de  la  grande,  de  l'inépuisable  école  des  choses. 

Un  jour  donc,  en  juillet,  dans  le  frais  silence  de  l'aube, 
j'herborisais  sur  la  plage  de  Cette.  Pour  la  première 


8  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

fois,  je  récoltais  le  Liseron  soldanelle,  qui  traîne,  sur 
la  limite  des  embruns,  ses  cordons  à  feuilles  d'un  vert 
lustré  et  ses  grandes  clochettes  roses.  Retiré  dans  sa 
coquille  blanche,  aplatie,  fortement  carénée,  un  curieux 
colimaçon,  V Hélix  explanata,  sommeillait,  par  groupes, 
sur  les  gramens. 

Les  sables  secs  et  mouvants  montraient  çà  et  là  de 
longues  séries  d'empreintes,  rappelant,  en  petit  et  sous 
une  autre  forme,  les  traces  des  oisillons  sur  la  neige, 
cause  de  doux  émois  en  mes  jeunes  années.  Que  signi- 
fient ces  empreintes  ? 

Je  les  suis,  chasseur  à  la  piste  d'un  nouveau  genre. 
Chaque  fois,  à  leur  point  terminal,  j'exhume,  en  fouil- 
lant à  peu  de  profondeur,  un  superbe  carabique,  dont 
le  nom  seul  m'était  à  peu  près  connu.  C'est  le  Scarite 
géant  [Scarites  gigas,  Fab.). 

Je  le  fais  marcher  sur  le  sable.  Il  reproduit  exacte- 
ment les  traces  qui  m'ont  donné  l'éveil.  C'est  bien  lui 
qui,  en  qucte  de  gibier,  la  nuit,  a,  de  ses  doigts,  marqué 
la  piste.  Avant  le  jour,  il  est  rentré  dans  son  repaire, 
et  nul  maintenant  ne  se  montre  à  découvert. 

Un  autre  trait  de  mœurs  s'impose  à  mon  attention. 
Tracassé  un  moment,  puis  mis  à  terre  sur  le  dos,  de 
longtemps  il  ne  remue.  Nul  encore  parmi  les  autres 
insectes,  objets  d'ailleurs  d'un  superficiel  examen  sous 
ce  rapport,  ne  m'avait  montré  pareille  persistance  dans 
l'immobilité.  Ce  détail  se  grave  si  bien  dans  ma  mé- 
moire que,  quarante  ans  après,  désireux  d'expérimenter 
les  insectes  experts  dans  l'art  de  simuler  la  mort,  je 
songe  immédiatement  au  Scarite. 

Un  ami  m'en  fait  parvenir  une  douzaine  de  Cette,  de 
la  plage  même  où  jadis  j'avais  passé  délicieuse  matinée 


j 


LE    SCARITE    GEANT  9 

en  compagnie  de  cet  habile  mime  des  morts.  Ils  m'ar- 
rivent  en  parfait  état,  pêle-mêle  avec  des  Pimélies  {Pi- 
melia  bipunclata,  Fab.),  leurs  compatriotes  dessables 
maritimes.  De  celles-ci,  troupeau  lamentable,  beaucoup 
sont  éventrées,  vidées  à  fond;  d'autres  n'ont  plus  que 
des  moignons  de  pattes;  quelques-unes,  rares,  sont 
sans  blessures. 

Il  fallait  s'y  attendre  avec  ces  carabiques,  giboyeurs 
effrénés.  De  tragiques  événements  se  sont  passés  dans 
la  boite  pendant  le  trajet  de  Cette  à  Sérignan.  Les  Sca- 
rites  ont  fait  bombance,  à  ventre  que  veux-tu,  des  pai- 
sibles Pimélies. 

Leurs  traces  que  je  suivais  autrefois  sur  les  lieux 
mêmes  étaient  le  témoignage  de  leurs  rondes  noctur- 
nes, apparemment  à  la  recherche  de  la  proie,  la  Pimé- 
lie  pansue,  dont  toute  la  défense  consiste  en  une  forte 
armure  d'élytres  soudées.  Mais  que  peut  telle  cuirasse 
contre  les  atroces  tenailles  du  forban  î 

C'est,  en  effet,  un  rude  chasseur,  que  ce  Nemrod  du 
littoral.  Tout  noir  et  brillant,  ainsi  qu'un  bijou  de  jais, 
il  a  le  corps  coupé  en  deux  par  un  fort  étranglement 
de  la  taille.  Son  arme  d'attaque  consiste  en  deux  pinces 
d'extraordinaire  vigueur.  Nul  de  nos  insectes  ne  l'égale 
en  puissance  de  mandibules.  Il  faut  en  excepter  le  Cerf- 
volant,  bien  mieux  outillé,  ou  pour  mieux  dire  décoré, 
car  les  pinces  en  ramure  de  cerf  de  l'hôte  des  chênes 
sont  des  atours  de  la  parure  masculine,  et  non  une  pa- 
noplie de  bataille. 

Le  brutal  carabique,  éventreur  de  Pimélies,  connaît 
sa  force.  Si  je  le  harcèle  un  peu  sur  la  table,  il  se  met 
aussitôt  en  posture  de  défense.  Bien  cambré  sur  ses 
courtes  pattes,  celles  d'avant  surtout,  dentelées  en  rà- 


dO  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQLES 

teaux  de  fouille,  il  se  disloque  en  deux  pièces,  pour  ainsi 
dire,  à  la  faveur  de  l'étranglement  qui  le  scinde  après 
le  corselet;  il  relève  fièrement  la  moitié  antérieure  du 
corps,  son  large  thorax  taillé  en  cœur,  sa  tête  massive, 
ouvrant  en  plein  les  menaçantes  tenailles.  Il  en  impose 
alors.  Il  fait  davantage  :  il  a  Faudace  de  courir  sus  au 
doigt  qui  vient  de  le  toucher.  Voilà  certes  un  sujet  d'in- 
timidation non  facile.  J'y  regarde  à  deux  fois  avant  de 
le  manier. 

Je  loge  mes  étrangers  partie  sous  cloche  en  toile  mé- 
tallique, partie  dans  des  hocaux,  tous  avec  couche  de 
sahle.  Sans  tarder,  chacun  se  creuse  un  terrier.  L'in- 
secte infléchit  fortement  sa  tète,  et  de  la  pointe  des 
mandibules,  rassemblées  en  un  pic,  rudement  pioche, 
laboure,  excave.  Les  pattes  d'avant,  dilatées  et  armées 
de  crocs,  cueillent  les  déblais  poudreux  en  une  brassée 
qui  se  refoule  au  dehors  à  reculons.  Ainsi  s'élève  une 
taupinée  sur  le  seuil  du  clapier.  La  demeure  rapidement 
s'approfondit  et  par  une  douce  pente  atteint  le  fond  du 
bocal. 

Arrêté  dans  le  sens  de  la  profondeur,  le  Scarite  tra- 
vaille alors  contre  la  paroi  de  verre  et  continue  son 
ouvrage  dans  le  sens  horizontal  jusqu'à  lui  donner  près 
de  trois  décimètres  de  développement  en  totalité. 

Cette  disposition  de  la  galerie,  presque  en  entier  sous 
le  couvert  immédiat  du  verre,  m'est  très  utile  pour  sui- 
vre l'insecte  dans  l'intimité  du  chez  soi.  Si  je  veux 
assister  à  ses  manœuvres  souterraines,  il  me  suffit  de 
soulever  le  manchon  opaque  dont  j'ai  soin  d'envelop- 
per le  bocal,  afin  d'éviter  à  la  bête  l'importunité  de  la 
lumière. 

Lorsque  le  logis  est  jugé  de  longueur  suffisante,  le 


LE    SCARITE    GEANT  U 

Scarite  revient  h  l'entrée,  qu'il  travaille  avec  plus  de 
soin  que  le  reste.  Il  en  fait  un  entonnoir,  un  gouffre  à 
déclivité  mouvante.  C'est  en  grand,  et  de  façon  plus  rus- 
tique, le  cratère  du  Fourmi-Lion.  Cette  embouchure  se 
continue  par  un  plan  incliné,  entretenu  libre  de  tout 
éboiilis.  Au  bas  de  la  pente  est  le  vestibule  de  la  galerie 
horizontale.  Là,  d'habitude,  se  tient  le  vénateur,  immo- 
bile, les  tenailles  à  demi  ouvertes.  11  attend. 

Quelque  chose  bruit  là-haut.  C'est  un  gibier  que  je 
viens  d'introduire,  une  Cigale,  somptueux  morceau.  Le 
somnolent  trappeur  aussitôt  se  réveille;  il  agite  les 
palpes,  qui  frémissent  de  convoitise.  Avec  prudence, 
pas  à  pas,  il  remonte  son  plan  incliné.  Un  coup  d'œil 
est  jeté  au  dehors.  La  Cigale  est  vue. 

Le  Scarite  s'élance  de  son  puits,  accourt,  la  saisit  et 
l'entraîne  à  reculons.  La  lutte  est  brève  avec  le  traque- 
nard de  l'entrée,  qui  bâille  en  entonnoir  pour  recevoir 
une  proie  même  volumineuse  et  qui  se  rétrécit  en  un 
précipice  croulant  où  toute  résistance  est  paralysée.  La 
pente  est  fatale  :  qui  en  franchit  le  seuil  ne  peut  plus 
éviter  l'égorgeoir. 

Tête  première,  la  Cigale  plonge  dans  le  gouffre,  où 
par  saccades  l'entraîne  le  ravisseur.  Elle  est  introduite 
dans  le  tunnel  surbaissé.  Là,  faute  d'espace,  cesse  tout 
trémoussement  des  ailes.  Elle  arrive  dans  la  salle  d'é- 
quarrissage,  à  l'extrémité  du  couloir.  Quelque  temps, 
alors,  le  Scarite  la  travaille  de  ses  pinces  pour  l'immo- 
biliser à  fond,  crainte  d'une  fuite;  puis  il  remonte  à 
Fembouchure  du  charnier. 

Ce  n'est  pas  tout  que  de  posséder  venaison  copieuse  ; 
il  s'agit  maintenant  de  la  consommer  en  paix.  La  porte 
est  donc  fermée  aux  importuns,  c'est-à-dire  que  l'insecte 


12  SOUVEiNIRS   ENTOMOLOGIQUES 

comble  Fentrée  du  souterrain  avec  sa  taupinée  de  dé- 
blais. Ces  précautions  prises,  il  redescend  et  s'attable. 
Il  ne  rouvrira  sa  cachette  et  ne  refera  le  gouffre  de 
l'entrée  que  plus  tard,  lorsque  la  Cigale  sera  digérée  et 
que  reviendra  la  faim.  Laissons  le  goinfre  à  sa  curée. 

La  courte  matinée  passée  avec  lui,  en  son  lieu  d'ori- 
gine, ne  m'a  pas  permis  de  l'observer  en  chasse,  sur  les 
sables  de  la  plage  ;  mais  les  faits  recueillis  en  captivité 
suffisent  à  nous  renseigner.  Ils  nous  montrent,  dans  le 
Scarite,  un  audacieux  que  n'intimident  ni  la  taille  ni  la 
vigueur  de  l'adversaire. 

Nous  venons  de  le  voir  remonter  de  dessous  terre, 
courir  sus  aux  passants,  les  saisir  à  distance  et  les  en- 
traîner violemment  dans  son  coupe-gorge.  La  Cétoine 
dorée,  le  Hanneton  vulgaire,  sont  pour  lui  médiocre 
butin.  Il  ose  s'attaquer  à  la  Cigale,  il  ose  porter  ses 
crocs  sur  le  corpulent  Hanneton  des  pins.  C'est  un  té- 
méraire, prêt  à  tous  les  mauvais  coups. 

Dans  les  conditions  naturelles,  il  ne  doit  pas  déployer 
moins  d'audace.  Au  contraire,  les  lieux  familiers,  les 
mouvements  libres,  l'espace  sans  limites,  l'atmosphère 
salée  chère  à  ses  habitudes,  exaltent  le  belliqueux. 

Il  s'est  creusé  dans  le  sable  une  retraite  à  large 
embouchure  croulante.  Ce  n'est  pas,  à  l'exemple  du 
Fourmi-Lion,  pour  attendre,  au  fond  de  son  enton- 
noir, le  passage  d'une  proie  qui  trébuche  sur  la  pente 
mobile  et  roule  dans  le  gouffre.  Le  Scarite  méprise  ces 
petits  moyens  de  braconnier,  ces  pièges  d'oiseleur;  il 
lui  faut  la  chasse  à  courre. 

Ses  longues  pistes  sur  le  sable  nous  parlent  de  ron- 
des nocturnes  à  la  recherche  de  la  grosse  venaison,  la 
Pimélie  souvent,  le  Scarabée  semi-ponctué  parfois.  La 


LE    SGAIUTE    GÉANT  13 

trouvaille  n'est  pas  consommée  sur  place.  Pour  en  jouir 
à  l'aise,  il  faut  l'obscure  tranquillité  du  manoir  souter- 
rain. La  capture,  saisie  par  une  patte  au  moyen  des 
tenailles,  est  donc  violemment  entraînée. 

Si  des  précautions  n'étaient  prises,  l'introduction  dans 
le  terrier  serait  impraticable  avec  une  énorme  proie  qui 
désespérément  résiste.  Mais  l'entrée  du  souterrain  est 
un  ample  cratère,  à  parois  croulantes.  Si  gros  qu'il 
soit,  l'appréhendé,  tiraillé  d'en  bas,  pénètre  et  culbute 
dans  le  gouffre.  Des  éboulis  aussitôt  l'ensevelissent,  le 
paralysent.  Le  coup  est  fait.  Le  forban  va  fermer  sa 
porte  et  vider  le  ventre  à  sa  pièce. 


^^^t  /x 


iiL  I  S  R  A  R  Y|:3tr: 


II 


LA    SIMULATION     DE     LA     MORT 

C'est  le  farouche  Scarite,  Faudacieux  éventreur,  que 
nous  interrogerons  le  premier  sur  la  mort  simulée.  Pro- 
voquer son  état  d'inertie  est  affaire  des  plus  simples  : 
je  le  manie  un  instant,  je  le  roule  entre  les  doigts;  mieux 
encore,  je  le  laisse  tomber  sur  la  table,  à  deux  ou  trois 
reprises,  d'une  faible  élévation.  La  commotion  du  choc 
reçue  et  renouvelée  s'il  y  a  lieu,  je  mets  l'insecte  sur 
le  dos. 

Cela  suffit  :  le  gisant  plus  ne  remue,  comme  trépassé. 
Il  a  les  pattes  repliées  contre  le  ventre,  les  antennes 
étalées  en  croix,  les  tenailles  ouvertes.  Une  montre  à 
côté  me  donne  la  minute  précise  du  début  et  de  la  fin 
de  l'épreuve.  Il  ne  s'agit  plus  que  d'attendre,  et  surtout 
de  s'armer  de  patience,  car  l'immobilité  de  l'insecte  est 
de  durée  fastidieuse  pour  l'observateur  aux  aguets  de 
l'événement. 

La  pose  inerte  est  très  variable  de  persistance  dans 
la  même  journée,  les  mômes  conditions  atmosphéri- 
ques et  avec  le  même  sujet,  sans  que  je  puisse  démê- 
ler les  causes  qui  l'abrègent  ou  la  prolongent.  Sonder 
les  intluences  extérieures,  si  nombreuses  et  parfois  si 
faibles,  intervenant  ici;   scruter  surtout  les  intimes 


LA    SIMULATION    DE    LA   MOUT  V6 

impressions  de  la  bote,  ce  sont  là  secrets  impénétra- 
bles. Bornons-nous  à  l'enregistrement  des  résultats. 

L'immobilité  se  maintient  assez  souvent  une  cinquan- 
taine de  minutes;  dans  certains  cas  même,  elle  dépasse 
une  heure.  La  durée  la  plus  fréquente  est  en  moyenne 
de  vingt  minutes.  Si  rien  ne  trouble  Finsecte,  si  je  le 
couvre  d'une  cloche  de  verre,  à  Tabri  des  mouches, 
importunes  visiteuses  dans  la  chaude  saison  où  j'opère, 
l'inertie  est  parfaite  :  nul  frémissement  ni  des  tarses, 
ni  des  palpes,  ni  des  antennes.  C'est  bien,  dans  toute 
son  inertie,  le  simulacre  de  la  mort. 

Enfin  l'apparent  trépassé  ressuscite.  Les  tarses  trem- 
blotent, ceux  d'avant  les  premiers;  les  palpes  et  les 
antennes  lentement  oscillent,  c'est  le  prélude  du  réveil. 
Les  pattes  maintenant  gesticulent.  L'animal  se  coude 
un  peu  sur  sa  ceinture  étranglée;  il  s'arc-boute  sur  la 
tète  et  le  dos,  il  se  retourne.  Le  voilà  qui  trottine  et 
décampe,  prêt  à  redevenir  mort  apparent  si  je  renou- 
velle ma  tactique  d'un  choc. 

Recommençons  à  l'instant.  Le  frais  ressuscité  est 
pour  la  seconde  fois  immobile,  couché  sur  le  dos.  11 
prolonge  sa  posture  de  mort  plus  longtemps  qu'il  ne 
l'avait  fait  au  début.  A  son  réveil,  je  reprends  l'épreuve 
une  troisième,  une  quatrième,  une  cinquième  fois,  sans 
intervalles  de  repos.  La  durée  de  l'immobilité  va  crois- 
sant. Citons  les  chiffres.  Les  cinq  épreuves  consécuti- 
ves, de  la  première  à  la  dernière,  ont  duré  respective- 
ment 17  minutes,  puis  20,  23,  33  et  50  minutes.  Du 
quart  d'heure,  la  pose  de  la  mort  atteint  presque  l'heure 
entière. 

Sans  être  constants,  semblables  faits  reviennent  à 
nombreuses  reprises  dans  mes  expérimentations ,  avec 


16  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

des  durées  variables,  bien  entendu.  Ils  nous  disent  qu'en 
général  le  Scarite  prolonge  davantage  sa  pose  inerte  à 
mesure  que  l'épreuve  se  répète.  Est-ce  affaire  d'accou- 
tumance, est-ce  une  aggravation  de  ruse  dans  l'espoir 
de  lasser  enfin  un  ennemi  trop  tenace?  Conclure  serait 
prématuré  :  l'interrogatoire  de  Finsecte  n'est  pas  encore 
suffisant. 

Attendons.  N'allons  pas  d'ailleurs  nous  figurer  qu'il 
soit  possible  de  continuer  ainsi  jusqu'à  épuisement  de 
notre  patience.  Tôt  ou  tard,  ahuri  par  mes  tracasseries, 
le  Scarite  se  refuse  à  faire  le  mort.  A  peine  mis  sur  le 
dos  après  un  choc,  il  se  retourne  et  fuit,  comme  s'il 
jugeait  désormais  inutile  un  stratagème  de  si  peu  de 
succès. 

A  s'en  tenir  le,  les  apparences  seraient  bien  que  l'in- 
secte, roué  mystificateur,  cherche,  comme  moyen  de 
défense,  à  duper  qui  l'attaque.  Il  contrefait  le  mort;  il 
recommence ,  plus  tenace  en  sa  supercherie  à  mesure 
que  l'agression  se  répète;  il  renonce  à  sa  ruse  quand 
il  la  juge  vaine.  Mais  ce  n'est  encore  qu'interrogatoire 
sans  malice.  A  notre  tour  de  faire  intervenir  un  ques- 
tionnaire adroit  et  de  duper  le  dupeur  s'il  y  a  réelle- 
ment tromperie. 

L'insecte  expérimenté  gît  sur  la  table.  Il  sent  sous 
lui  corps  dur,  de  fouille  impraticable.  Faute  d'espoir 
dans  un  refuge  souterrain,  travail  facile  à  ses  vigoureux 
et  prestes  outils,  le  Scarite  se  tient  coi  dans  sa  pose 
mortuaire,  une  heure  s'il  le  faut.  S'il  reposait  sur  le 
sable,  l'arène  mobile  qui  lui  est  si  familière,  ne  repren- 
drait-il pas  son  activité  plus  rapidement,  ne  trahirait-il 
pas  au  moins  par  quelques  trémoussements  son  désir 
de  se  dérober  dans  le  sous-sol  ? 


LA   SIMULATION    DE    LA   MOUT  17 

Je  m'y  attendais.  Me  voilà  détrompé.  Que  je  le  dépose 
sur  le  bois,  le  verre,  le  sable,  le  terreau,  l'insecte  ne 
modifie  en  rien  sa  tactique.  Sur  une  surl'ce  d'excava- 
tion aisée,  il  prolonge  son  immobilité  aussi  longtemps 
que  sur  une  surface  inattaquable. 

Cette  indifférence  sur  la  nature  de  l'appui  entre-bâille 
la  porte  au  doute;  ce  qui  suit  l'ouvre  toute  grande.  Le 
patient  est  sur  ]a  table,  devant  moi,  qui  l'observe  de 
près.  De  ses  yeux  luisants,  obombrés  des  antennes,  il 
me  voit,  lui  aussi;  il  me  regarde,  il  m'observe,  si  cette 
façon  de  parler  est  ici  permise.  Que  peut  bien  être  l'im- 
pression visuelle  de  l'insecte  en  face  de  cette  énormité, 
l'homme?  Comment  le  nain  toise-t-il  le  monstrueux 
monument  de  notre  corps  ?  Vu  du  fond  de  Tinfiniment 
petit,  l'immense  n'est  peut-être  rien. 

N'allons  pas  si  loin  :  admettons  que  l'insecte  me 
regarde,  me  reconnaît  pour  son  persécuteur.  Tant  que 
je  serai  là,  le  méfiant  ne  bougera  pas.  S'il  s'y  décide, 
ce  sera  après  avoir  lassé  ma  patience.  Eloignons-nous 
donc.  Alors,  toute  ruse  étant  devenue  inutile,  il  s'em- 
pressera de  se  remettre  sur  pattes  et  de  déguerpir. 

Je  vais  dix  pas  plus  loin,  à  l'autre  bout  de  la  salle^ 
Je  me  dissimule,  ne  remue,  crainte  de  troubler  le  si- 
lence. L'insecte  se  relèvera-t-il  ?  Mais  non,  mes  pré- 
cautions sont  vaines.  Isolé,  abandonné  à  lui-même, 
parfaitement  tranquille,  l'insecte  reste  immobile  aussi 
longtemps  que  dans  mon  étroit  voisinage. 

Peut-être  m'a-t-il  aperçu,  le  clairvoyant,  dans  mon 
coin,  à  l'autre  bout  de  la  pièce;  peut-être  un  subtil  odo- 
rat lui  a-t-il  révélé  ma  présence.  Alors  faisons  mieux. 
Je  couvre  le  Scarite  d'une  cloche  qui  le  garantisse  des 
mouches  tracassières,  et  je  quitte  la  salle,  je  descends 


18  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

dans  le  jardin.  Plus  rien  autour  de  lui  de  nature  à  l'in- 
quiéter. Portes  et  fenêtres  sont  closes.  Aucun  bruit  du 
dehors,  aucune  cause  d'émoi  à  l'intérieur.  Que  va-t-il 
advenir  au  milieu  de  cette  profonde  paix? 

Rien  de  plus,  rien  de  moins  qu'à  l'ordinaire.  Après 
des  vingt,  des  quarante  minutes  d'attente  au  dehors, 
je  remonte  et  reviens  à  mon  insecte.  Je  le  retrouve  tel 
que  je  l'avais  laissé,  étendu  immobile  sur  le  dos. 

Cette  épreuve,  maintes  fois  reprise  avec  des  sujets 
diirérents,  projette  vive  lumière  sur  la  question.  Elle 
afhrme,  de  façon  expresse,  que  l'attitude  mortuaire 
n'est  pas  une  supercherie  de  l'insecte  en  danger.  Ici  rien 
n'intimide  l'animal.  Autour  de  lui  tout  est  silence,  iso- 
lement, repos.  S'il  persiste  dans  son  immobilité,  ce  ne 
saurait  être  maintenant  pour  duper  un  ennemi.  A  n'en 
pas  douter,  autre  chose  est  enjeu. 

D'ailleurs  en  quoi  des  artifices  spéciaux  de  défense 
lui  seraient-ils  nécessaires?  Je  comprendrais  un  faible, 
un  pacifique  pauvrement  défendu,  ayant  recours,  dans 
le  péril,  à  des  ruses;  lui,  belliqueux  forban,  si  bien  cui- 
rassé, je  ne  le  comprends  pas.  Aucun  insecte  de  ses 
plages  n'est  de  force  à  lui  résister.  Les  plus  vigoureux, 
le  Scarabée  et  la  Pimélie,  races  débonnaires,  loin  de  le 
molester,  garnissent  de  proie  son  terrier. 

Serait-il  menacé  par  l'oiseau?  C'est  très  douteux.  En 
sa  qualité  de  Carabique,  il  est  saturé  d'àcretés  qui  doi- 
vent faire  de  son  corps  becquée  peu  engageante.  Du 
reste,  il  est  blotti  de  jour  au  fond  d'un  terrier  où  nul 
ne  le  voit,  ne  le  soupçonne;  il  n'en  sort  que  la  nuit, 
alors  que  l'oiseau  n'inspecte  plus  le  rivage.  Donc  pas 
de  bec  à  redouter. 

Et  ce  bourreau  des  Pimélies,  à  Toccasion  même  des 


LA   SIMULATION   DE   LA   MOIlï  19 

Scai'abées,  ce  brutal  que  rien  ne  menace,  serait  poltron 
au  point  de  faire  le  mort  à  la  moindre  alerte!  Je  me 
permets  d'en  douter  de  plus  en  plus. 

Ainsi  me  le  conseille  le  Scarite  lisse  [Scarites  lam- 
rjatus,  Fab.),  hôte  des  mêmes  plages.  Le  premier  est 
un  géant;  le  deuxième,  en  comparaison,  est  un  nain. 
Même  forme  d'ailleurs,  même  costume  de  jais,  même 
armure,  mêmes  mœurs  de  brigandage.  Eh  bien,  le 
Scarite  lisse,  malgré  sa  faiblesse,  son  exiguïté,  ignore 
presque  l'artifice  de  la  mort  simulée.  Tracassé  un  mo- 
ment, puis  mis  sur  le  dos,  aussitôt  il  se  relève  et  fuit. 
A  peine  j'obtiens  quelques  secondes  d'immobilité  :  une 
seule  fois,  dompté  par  mon  insistance,  le  nain  reste 
inerte  un  quart  d'heure. 

Que  nous  sommes  loin  du  géant,  immobile  aussitôt 
culbuté  sur  le  dos  et  ne  se  relevant  parfois  qu'après  une 
heure  d'inaction  !  C'est  l'inverse  de  ce  qui  devrait  se 
passer  si  réellement  la  mort  apparente  était  une  ruse 
de  défense.  kx\  géant,  rassuré  par  sa  force,  de  dédaigner 
cette  posture  de  poltron;  au  nain  timide  d'y  vite  recou- 
rir. Et  c'est  précisément  le  contraire.  Qu'y  a-t-il  donc 
là-dessous? 

Essayons  l'influence  du  péril.  Quel  ennemi  mettre  en 
présence  du  gros  Scarite,  immobile  sur  le  dos?  Je  ne 
lui  en  connais  pas.  Suscitons  alors  un  semblant  d'agres- 
seur. Les  mouches  me  mettent  sur  la  voie. 

J'ai  dit  leur  importun! té  dans  le  courant  de  mes 
recherches,  à  l'époque  des  chaleurs.  Si  je  ne  fais  inter- 
venir une  cloche  ou  si  je  n'y  veille  avec  assiduité,  il  est 
rare  que  l'acariâtre  diptère  ne  se  pose  sur  mon  sujet  et 
ne  l'explore  de  la  trompe.  Laissons  faire  cette  fois. 

A  peine  la  mouche  a-t-elle  effleuré  de  la  patte  ce  sem- 


20  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

blant  de  cadavre,  que  les  tarses  du  Scarite  frémissent, 
comme  secoués  par  une  légère  commotion  galvanique. 
Si  le  visiteur  ne  fait  que  passer,  les  choses  ne  vont  pas 
plus  loin;  mais  s'il  persiste,  au  voisinage  surtout  de 
la  bouche,  humide  de  salive  et  de  sucs  alimentaires 
dégorgés,  le  tracassé  promptement  gigote,  se  retourne, 
s'enfuit. 

Peut-être  n'a-t-il  pas  jugé  opportun  de  prolonger  sa 
supercherie  devant  un  adversaire  aussi  méprisable.  Il 
reprend  l'activité  parce  qu'il  a  reconnu  la  nullité  du 
péril.  Adressons-nous  alors  à  un  autre  importun,  redou- 
table de  vigueur  et  de  taille.  J'ai  précisément  sous  la 
main  le  grand  Capricorne,  puissant  de  griffes  et  de 
mandibules.  Le  haut  encorné  est  un  pacifique,  je  le  sais 
bien;  mais  le  Scarite  ne  le  connaît  pas;  sur  les  sables 
de  la  plage,  il  ne  s'est  jamais  trouvé  en  présence  de  tel 
colosse,  capable  d'en  imposer  à  de  moins  timides  que 
lui.  La  crainte  de  l'inconnu  ne  fera  qu'aggraver  la  situa- 
tion. 

Guidé  par  le  bout  de  ma  paille,  le  Capricorne  met  la 
patte  sur  l'insecte  gisant.  Les  tarses  du  Scarite  aussitôt 
frémissent.  Si  le  contact  se  prolonge,  se  multiplie, 
tourne  à  l'agression,  le  mort  se  remet  sur  jambes  et 
détale.  Rien  autre  que  ne  m'aient  déjà  appris  les  titilla- 
tions du  diptère.  Dans  l'imminence  d'un  péril,  d'autant 
plus  à  craindre  qu'il  est  inconnu,  la  fourberie  du  simu- 
lacre de  la  mort  disparait,  remplacée  par  la  fuite. 

L'épreuve  suivante  a  sa  petite  valeur.  Je  choque  d'un 
corps  dur  le  pied  de  la  table  où  se  trouve  l'insecte 
étendu  sur  le  dos.  La  secousse  est  très  légère,  insuffi- 
sante pour  ébranler  la  table  de  façon  sensible.  Tout  se 
borne  aux  intimes  vibrations  d'un  corps  élastique  cho- 


LA    SIMULATION    DE    LA    MORT  21 

que.  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  troubler  rimmobi- 
lité  de  l'insecte.  A  chaque  percussion,  les  tarses  s'iniîé- 
chissent,  tremblotent  un  instant. 

Pour  en  finir,  citons  l'effet  de  la  lumière.  Jusqu'ici  le 
patient  a  été  expérimente  dans  la  pénombre  de  mon 
cabinet,  hors  de  l'insolation  directe.  Sur  la  fenêtre,  le 
soleil  donne  en  plein.  Que  fera  l'insecte  immobile  si  je 
le  transporte  d'ici  là,  de  ma  table  sur  la  fenêtre,  en  vive 
clarté?  C'estàTinstant  reconnu.  Aussitôt,  sous  les  rayons 
directs  du  soleil,  le  Scarite  se  retourne  et  déguerpit. 

C'en  est  assez.  Patient  persécuté,  tu  viens  de  trahir 


Bupreste  téiiébriou, 

à  demi  ton  secret.  Quand  la  mouche  te  taquine,  te  tarit 
la  lèvre  visqueuse,  te  traite  en  cadavre  dont  elle  vou- 
drait bien  puiser  les  sucs  ;  quand  apparaît  à  ton  re- 
gard terrifié  le  monstrueux  Capricorne,  qui  te  pose  la 
patte  sur  le  ventre  comme  pour  prendre  possession 
d'une  proie;  quand  la  table  frémit,  c'est-à-dire  quand 
pour  toi  le  sol  tremble,  miné  peut-être  par  quelque 
envahisseur  du  terrier  ;  quand  une  vive  lumière  t'inonde, 
favorable  aux  desseins  de  tes  ennemis  et  dangereuse 
à  ta  sécurité  d'insecte  ami  des  ténèbres,  c'est  alors,  en 
vérité,  qu'il  conviendrait  de  ne  remuer,  si  réellement, 
lorsqu'un  péril  te  menace,  ta  ressource  est  de  faire  le 
mort. 

En   ces  moments   critiques,  tu  tressailles,  au  con- 


22  SOUVE.MRS   ENTOMOLOGIQUES 

traire  ;  tu  t'agites,  tu  reprends  la  station  normale,  tu 
décampes.  Ta  fourberie  est  éventée,  ou,  pour  mieux 
dire,  il  n'y  a  pas  de  ruse.  Ton  inertie  n'est  pas  simulée, 
elle  est  réelle.  C'est  un  état  de  torpeur  momentanée  où 
te  plonge  ta  délicate  nervosité.  Un  rien  t'y  fait  tomber, 
un  rien  t'en  retire,  et  surtout  un  bain  de  lumière,  sou- 
verain stimulant  de  Faction. 

Sous  le  rapport  de  la  longue  immobilité  à  la  suite 
d'un  émoi,  je  trouve  un  émule  du  Scarite  géant  dans 
un  gros  Bupreste  noir,  à  corselet  enfariné,  ami  du  pru- 
nellier, de  l'abricotier,  de  l'aubépine.  C'est  le  Cajmodis 
tenehrionh,  Lin.  En  certains  cas,  je  le  vois,  les  pattes 
étroitement  repliées,  les  antennes  rabattues,  prolonger 
au  delà  d'une  heure  sa  pose  inerte  sur  le  dos.  En  d'au- 
tres, l'insecte  s'entête  à  fuir,  influencé  apparemment  par 
des  conditions  atmosphériques  dont  je  n'ai  pas  le  secret. 
Une  ou  deux  minutes  d'immobilité,  c'est  alors  tout  ce 
que  j'obtiens. 

Redisons-le  :  chez  mes  divers  sujets,  l'attitude  morte 
est  très  variable  de  durée,  régie  qu'elle  est  par  une 
foule  de  circonstances  insoupçonnées.  Profitons  des  occa- 
sions bonnes,  assez  fréquentes.  Je  soumets  le  Bupreste 
ténébrion  aux  diverses  épreuves  subies  par  le  Scarite 
géant.  Les  résultats  sont  les  mêmes.  Qui  connaît  les 
premiers  connaît  les  seconds.  Inutile  de  s'y  arrêter. 

Je  mentionnerai  seulement  la  promptitude  avec  la- 
quelle le  Bupreste,  immobile  à  l'ombre,  reprend  l'acti- 
vité lorsque  je  le  transporte  de  ma  table  au  plein  soleil 
de  la  fenêtre.  En  quelques  secondes  de  ce  bain  chaud  et 
lumineux,  l'insecte  entr'ouvre  les  élytres,  dont  il  fait 
levier,  et  se  retourne,  prompt  à  prendre  l'essor  si  ma 
main  ne  le  happe  à  l'instant.  C'est  un  passionné   de 


LA    SIMULATION   DE    LA   MORT  23 

lumière,  un  fervent  de  l'insolation,  dont  il  se  grise,  sur 
Técorce  de  ses  prunelliers,  dans  les  après-midi  les  plus 
chaudes. 

Cet  amour  des  températures  tropicales  me  suscite  la 
question  que  voici  :  qu'adviendrait-il  si  je  refroidissais 
l'animal  dans  sa  pose  immobile?  J'entrevois  une  prolon- 
gation de  l'inertie.  Le  refroidissement,  bien  entendu, 
ne  doit  pas  être  considérable ,  car  alors  arriverait  la 
léthargie  où  tombent,  engourdis  par  le  froid,  les  insec- 
tes aptes  à  passer  l'hiver. 

Il  faut,  au  contraire,  que  le  Bupreste  conserve  du 
mieux  la  plénitude  de  vie.  L'abaissement  de  tempéra- 
ture sera  doux,  très  modéré,  et  tel  que  l'insecte,  en  de 
pareilles  conditions  de  climat,  conserve  ses  moyens 
d'action  dans  la  vie  courante.  Je  dispose  d'un  frigo- 
rifique convenable.  C'est  l'eau  de  mon  puits,  dont  la 
température,  en  été,  est  d'une  douzaine  de  degrés 
au-dessous  de  celle  de  l'air  ambiant. 

Le  Bupreste,  dont  je  viens  de  provoquer  à  l'instant 
l'inertie  par  quelques  chocs,  est  installé  sur  le  dos  au 
fond  d'un  petit  bocal  que  je  bouche  de  façon  herméti- 
que et  que  j'immerge  dans  un  baquet  plein  de  cette  eau 
fraîche.  Pour  maintenir  le  bain  dans  sa  fraîcheur  ini- 
tiale, je  le  renouvelle  peu  à  peu,  en  prenant  bien  garde 
de  ne  pas  ébranler  le  bocal  où  gît  le  patient  dans  sa 
posture  de  mort. 

Le  résultat  me  dédommage  de  mes  soins.  Au  bout  de 
cinq  heures  sous  Feau,  l'insecte  ne  bouge  encore.  Je 
dis  cinq  heures,  cinq  longues  heures,  et  je  pourrais 
certainement  dire  davantage  si  ma  patience  lassée 
n'avait  mis  fin  à  l'épreuve.  Mais  cela  suffit  pour  écar- 
ter toute  idée  de  supercherie  de  la  part  de  la  bête. 


24  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

L'insecte,  c'est  hors  de  doute,  ne  fait  pas  ici  le  mort.  Il 
est  réellement  somnolent,  immobilisé  par  un  trouble 
intime  que  mes  tracasseries  ont  provoqué  au  début  et 
que  la  fraîcheur  ambiante  prolonge  au  delà  des  habi- 
tuelles limites. 

Par  semblable  séjour  dans  l'eau  fraîche  du  puits, 
j'essaye  sur  le  Scarite  géant  l'effet  d'une  légère  dimi- 
nution de  température.  Le  résultat  ne  répond  pas  aux 
espérances  que  me  donnait  le  Bupreste.  Je  ne  parviens 
pas  à  dépasser  cinquante  minutes  d'inertie.  Sans  l'ar- 
tifice du  refroidissement,  bien  des  fois  j'avais  obtenu 
immobilité  aussi  longue. 

C'était  à  prévoir.  Le  Bupreste,  ami  des  brûlantes 
insolations,  est  impressionné  par  le  bain  froid  dans  une 
autre  mesure  que  ne  l'est  le  Scarite,  rôdeur  de  nuit  et 
hôte  du  sous-sol.  Quelques  degrés  de  chaleur  en  moins 
surprennent  le  frileux  et  laissent  indifférent  l'habitué 
des  fraîcheurs  souterraines. 

D'autres  essais  dans  cette  voie  ne  m'en  apprennent 
pas  davantage.  Je  vois  l'état  inerte  persister  tantôt  plus, 
tantôt  moins,  suivant  que  l'insecte  recherche  ou  fuit  le 
soleil.  Changeons  de  méthode. 

Je  fais  évaporer  dans  un  bocal  quelques  gouttes 
d'éther  sulfurique  et  j'y  introduis  à  la  fois  un  Géotrupe 
stercoraire  et  un  Bupreste  ténébrion  capturés  le  jour 
môme.  En  quelques  instants,  les  deux  sujets  sont 
immobiles,  hypnotisés  par  les  vapeurs  éthérées.  Je  me 
hâte  de  les  retirer  et  de  les  mettre  à  l'air  libre,  sur 
le  dos. 

Leur  pose  est  exactement  celle  qu'ils  auraient  prise 
sous  rinfluence  d'un  choc  ou  de  toute  autre  cause  d'é- 
moi. Le  Bupreste  a  les  pattes  régulièrement  repliées 


LA   SIMULATION    DE    LA   MORT  25 

contre  la  poitrine  et  le  ventre;  le  Géotrupe  a  les  siennes 
étalées,  tendues  en  désordre,  rigides  et  comme  prises 
de  catalepsie.  Sont-ils  morts?  sont-ils  vivants?  On  ne 
saurait  le  dire. 

Ils  ne  sont  pas  morts.  Au  bout  d'une  paire  de  minu- 
tes, les  tarses  du  Géotrupe  tremblotent,  les  palpes  fré- 
missent, les  antennes  mollement  oscillent.  Puis  les 
pattes  antérieuses  remuent,  et  un  quart  d'heure  ne 
s'est  pas  écoulé  que  les  autres  pattes  se  démènent. 
Exactement  de  la  môme  façon  se  réveillerait  l'activité 
de  l'insecte  immobilisé  par  la  commotion  d'un  choc. 


Bupreste  bronzé. 

Quant  au  Bupreste,  il  est  dans  une  inertie  si  profonde 
et  si  prolongée  que  tout  d'abord  je  le  crois  réellement 
mort.  Dans  la  nuit,  il  se  remet,  et  je  le  retrouve  le  len- 
demain avec  son  activité  ordinaire.  L'épreuve  de  l'éther, 
que  j'ai  eu  soin  d'arrêter  aussitôt  produit  TefiTet  désiré, 
ne  lui  a  pas  été  fatale;  mais  elle  a  eu  pour  lui  des  con- 
séquences bien  autrement  graves  que  pour  le  Géotrupe. 
Le  plus  sensible  à  l'émoi  du  choc,  à  l'abaissement  de 
température,  a  été  aussi  le  plus  sensible  à  l'action  de 
l'éther. 

Ainsi  s'expliquerait  par  de  délicates  différences  dans 
l'impressionnabilité  ,  l'énorme  écart  que  je  constate 
entre  les  deux  insectes  sous  le  rapport  de  l'inertie  pro- 
voquée par  un  choc  ou  le  maniement  entre  les  doigts. 
Tandis  que  le  Bupreste  se  tient  immobile  près  d'une 


26  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

heure,  le  Géotrupe  violemment  s'agite  au  bout  d'une 
paire  de  minutes.  Et  encore  je  n'atteins  que  rarement 
cette  limite. 

En  quoi  le  Géotrupe  a-t-il,  pour  se  défendre,  moins 
besoin  du  stratagème  de  la  mort  simulée  que  le  noir 
Bupreste,  si  bien  protégé  par  sa  configuration  massive 
et  son  armure,  dure  au  point  de  défier  la  pointe  de  Fé- 
pingie  et  même  de  l'aiguille?  Nous  serions  harcelés  de 
la  même  question  par  une  multitude  d'insectes,  gardant 
les  uns  l'immobilité  et  les  autres  non,  sans  qu'il  nous 
soit  possible  d'entrevoir  ce  qui  adviendra  d'après  le 
genre  du  patient,  sa  configuration,  sa  manière  de  vivre. 

Le  Bupreste  ténébrion,  par  exemple,  a  l'inertie 
tenace.  En  sera-t-il  de  même,  à  cause  de  la  parité  de 
structure,  des  autres  membres  du  même  groupe?  Pas 
du  tout.  Le  hasard  des  trouvailles  me  vaut  le  Bupreste 
éclatant  [Biqjrestis  rutïlaiu,  Fab.)  et  le  Bupreste  à  neuf 
points  [Ptosima  novemmacidata,  Fab.).  Le  premier  est 
rebelle  à  toutes  mes  tentatives.  La  splendide  bête  s'a- 
griffeà  mes  doigts,  âmes  pinces,  et  s'obstine  à  se  relever 
aus>sitôt  couchée  sur  le  dos.  Le  second  facilement  s'im- 
mobilise ;  mais  combien  brève  sa  pose  de  mort!  Quatre 
à  cinq  minutes  au  plus. 

Un  Mélasome  que  je  rencontre  fréquemment  sous  les 
pierrailles  des  collines  voisines,  V  Omocrates  abbreviatus, 
Oliv.,  persiste  dans  l'immobilité  au  delà  d'une  heure. 
C'est  un  rival  du  Scarite.  N'oublions  pas  d'ajouter  que 
fort  souvent  le  réveil  se  fait  en  peu  de  minutes. 

Serait-ce  à  sa  qualité  de  ténébrionide  qu'il  doit  sa 
longue  inertie?  Nullement,  car  voici  du  môme  groupe 
la  Pimélie  biponctuée  qui  fait  la  culbute  sur  son  dos 
arrondi  et  se  remet  sur  pieds  aussitôt  renversée;  voici 


LA    SIMULATION    DE    LA    MORT  27 

un  Blaps  [Blaps  similis,  Latr.),  qui,  impuissant  à  se 
retourner  avec  son  échine  plate,  sa  corpulence,  ses 
élytres  souciées,  désespérément  s'agite  après  une  minute 
ou  deux  d'inertie. 

Les  coléoptères  à  pattes  courtes ,  trottant  menu, 
devraient,  semble-t-il,  suppléer  par  la  ruse,  mieux  que 
les  autres,  à  leur  incapacité  d'une  fuite  rapide.  Les  faits 
ne  répondent  pas  à  cette  prévision,  si  bien  fondée  en 
apparence.  J'ai  consulté  les  genres  Ghrysomèle,  Escar- 
bot,  Silphe,  Gléone,  Bolboceras,  Cétoine,  Hopplie,  Coc- 
cinelle, etc.  Presque  toujours,  quelques  minutes,  quel- 
ques secondes,  suffisent  au  retour  de  Tactivité.  Divers 
même  se  refusent  obstinément  à  faire  le  mort. 

Autant  faut-il  en  dire  des  coléoptères  bien  doués  pour 
la  fuite  pédestre.  Il  y  en  a  qui  gardent  quelques  ins- 
tants l'immobilité;  il  y  en  a,  de  plus  nombreux  encore, 
qui  se  démènent  indomptables.  En  somme,  nul  guide 
qui  puisse  nous  dire  à  l'avance  :  «  Celui-ci  prend  aisé- 
ment la  pose  des  morts,  ce  deuxième  hésite,  ce  troi- 
sième refuse.  )>  Rien  que  de  vagues  probabilités  tant 
que  l'expérience  n'a  pas  dit  son  mot.  De  cette  mêlée 
confuse  dégagerons -nous  une  conclusion  où  l'esprit 
puisse  trouver  repos?  Je  Tespère. 


III 


L  HYPNOSE.     LE     SUICIDE 

On  n'imite  pas  l'inconnu,  on  ne  contrefait  pas  l'i- 
gnoré; c'est  de  pleine  évidence.  Pour  simuler  la  mort, 
il  faudrait  donc  une  certaine  connaissance  de  la  mort. 

Eh  bien,  l'insecte,  disons  mieux,  l'animal  quel  qu'il 
soit,  a-t-il  le  pressentiment  d'une  vie  limitée?  lui  arrive- 
t-il  d'agiter,  dans  sa  fruste  cervelle,  la  troublante  ques- 
tion d'une  fin?  J'ai  beaucoup  fréquenté  la  bête,  j'ai 
vécu  dans  son  intimité,  et  je  n'ai  jamais  rien  observé 
qui  m'autorise  à  répondre  oui.  Cette  inquiétude  de  la 
dernière  heure,  à  la  fois  notre  tourment  et  notre  gran- 
deur, est  épargnée  à  l'animal,  de  destinée  plus  humble. 

Comme  l'enfant  encore  dans  les  limbes  de  l'incon- 
science, il  jouit  du  présent  sans  songer  à  l'avenir; 
affranchi  des  amertumes  d'une  fin  en  perspective,  il  vit 
dans  la  douce  quiétude  de  l'ignorance.  A  nous  seuls  de 
prévoir  la  brièveté  des  jours,  à  nous  seuls  d'interroger 
anxieusement  la  fosse  du  dernier  sommeil. 

Du  reste,  cet  aperçu  de  l'inévitable  ruine  demande 
certaine  maturité  d'esprit  et  se  trouve  parla  d'éclosion 
assez  tardive.  J'en  ai  eu  cette  semaine  un  exemple 
touchant. 

Un  gentil  minet,  joie  de  la  maisonnée,  après  avoir 
traîné  languissant  une  paire  de  jours,  venait  de  mou- 
rir dans  la  nuit.   Au  matin,  les  enfants  le  trouvèrent 


L'HYPNOSE.   --   LE   SUICIDE  29 

raide  étendu  au  fond  de  sa  corbeille.  Désolation  de 
tous.  Anna  surtout,  lillette  de  quatre  ans,  considérait 
d'un  œil  pensif  le  petit  ami  avec  lequel  elle  avait  tant 
joué.  Elle  le  caressait  de  la  main,  l'appelait,  lui  pré- 
sentait quelques  gouttes  de  lait  dans  une  tasse.  «  Minet 
boude,  disait-elle;  il  ne  veut  plus  démon  déjeuner.  Il 
dort.  Jamais  je  ne  l'ai  vu  dormir  comme  cela.  Quand 
se  réveillera-t-il?  » 

Ces  naïvetés  devant  l'âpre  problème  de  la  mort  me 
serraient  le  cœur.  A  la  hâte,  je  détournai  l'enfant  de 
ce  spectacle,  et  je  fis  en  cachette  inhumer  le  défunt. 
Minet  n'apparaissant  plus  désormais  autour  de  la  table 
à  l'heure  du  repas ,  l'affligée  comprit  enfin  qu'elle 
avait  vu  son  ami  dormir  d'un  sommeil  profond  dont 
rien  ne  réveille.  Pour  la  première  fois  venait  d'entrer 
en  son  esprit  une  vague  idée  de  la  mort. 

L'insecte  a-t-il  l'insigne  honneur  de  savoir  ce  qu'i- 
gnorent nos  jeunes  années,  alors  que  la  réflexion  déjà 
s'épanouit,  bien  supérieure,  dans  sa  faiblesse,  à  l'obtus 
intellect  de  la  bête?  A-t-il  la  prévision  d'une  hn,  attri- 
but pour  lui  importun  et  inutile?  Avant  de  conclure, 
consultons,  non  la  haute  science,  guide  suspect,  mais 
le  dindon,  éminemment  véridique. 

J'évoque  un  des  plus  vifs  souvenirs  que  m'ait  laissés 
mon  court  passage  au  collège  royal  de  Rodez.  Ainsi 
disait-on  alors;  aujourd'hui  on  dit  lycée,  tant  les  cho- 
ses se  perfectionnent. 

Le  saint  jeudi  venu,  la  version  faite  et  la  décade  de 
racines  grecques  apprise,  nous  descendions  là-bas,  au 
fond  de  la  vallée,  par  bandes  d'étourdis.  La  culotte 
retroussée  jusqu'aux  genoux,  nous  exploitions,  naïfs 
pêcheurs,  les  eaux  tranquilles  de  la  rivière,  l'Aveyron. 


30  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Notre  espoir  était  la  loche,  pas  plus  grosse  que  le  petit 
doigt,  mais  alléchante  par  son  immobilité  sur  le  sable, 
parmi  les  herbages.  Nous  comptions  bien  la  larder 
avec  notre  trident,  une  fourchette. 

Cette  pêche  miraculeuse,  objet  de  tant  de  cris  de 
triomphe  en  un  moment  de  succès,  bien  rarement  nous 
advenait  :  la  loche,  la  coquine,  voyait  venir  la  four- 
chette et  en  trois  coups  de  queue  disparaissait. 

On  trouvait  dédommagement  auprès  des  pommiers 
des  pelouses  voisines.  De  tout  temps  la  pomme  a  fait  la 
joie  de  la  gaminaille,  surtout  quand  elle  est  cueillie  sur 
un  arbre  qui  ne  vous  appartient  pas.  Les  poches  se 
bourraient  du  fruit  défendu. 

Une  autre  distraction  nous  attendait.  Les  troupeaux 
de  dindons  n'étaient  pas  rares,  vagabondant  à  leur 
guise  et  grugeant  le  criquet  à  l'entour  des  fermes.  Si 
nul  surveillant  ne  se  montrait,  la  partie  était  belle. 
Chacun  de  nous  s'emparait  d'un  dindon,  lui  mettait 
la  tête  sous  l'aile,  le  balançait  un  instant  dans  cette 
posture,  puis  le  déposait  à  terre,  couché  sur  le  flanc. 
L'oiseau  ne  bougeait  plus.  Toute  la  bande  dindon- 
nière  subissait  notre  manipulation  d'endormeurs,  et  la 
pelouse  prenait  l'aspect  d'un  champ  de  carnage  semé 
de  morts  et  de  mourants. 

Gare  alors  à  la  fermière.  Les  gloussements  des  oi- 
seaux harcelés  lui  avaient  révélé  nos  maléfices.  Elle 
accourait,  armée  d'un  fouet.  Mais  les  bonnes  jambes 
que  nous  avions  alors!  les  beaux  éclats  de  rire,  der- 
rière les  haies,  favorables  à  la  fuite  ! 

Délicieux  temps  des  dindons  endormis,  retrouverai- 
je  mon  habileté  d'alors?  Ce  n'est  plus  aujourd'hui  es- 
pièglerie d'écolier,    c'est  grave  recherche.  Justement 


L'HVPXOSE.    —    Ll-    SUICIDE  31 

j'ai  le  sujet  qu'il  me  faut  :  une  dinde,  prochaine  victime 
des  joies  de  Noël.  Je  recommence  avec  elle  la  manipula- 
tion qui  si  bien  me  réussissait  sur  les  bords  de  TAvey- 
ron.  Je  lui  engage  profondément  la  tête  sous  l'aile,  et, 
tout  en  la  maintenant  des  deux  mains  en  cette  posture, 
je  balance  avec  douceur  Foiseau  de  haut  en  bas  une 
paire  de  minutes. 

L'étrange  effet  est  produit;  mes  manœuvres  d'enfant 
n'aboutissaient  pas  mieux.  Déposé  à  terre  sur  le  flanc 
et  abandonné  à  lui-même,  mon  sujet  est  une  masse 
inerte.  On  le  prendrait  pour  mort  si  le  plumage,  se 
gonflant  un  peu,  se  dégonflant,  ne  trahissait  le  souffle 
respiratoire.  On  dirait  vraiment  un  trépassé  qui,  en 
une  suprême  convulsion,  a  retiré  sous  le  ventre  ses 
pattes  refroidies,  à  doigts  recroquevillés.  Le  spectacle 
a  tournure  tragique,  et  je  me  sens  gagné  d'un  certain 
émoi  devant  les  résultats  de  mes  maléfices.  Pauvre 
dindon  !  s'il  ne  se  réveillait  plus  1 

N'ayons  crainte  :  il  se  réveille,  il  se  redresse,  titu- 
bant un  peu  il  est  vrai,  la  queue  pendante  et  l'air  pe- 
naud. Cela  passe  vite,  rien  n'en  reste.  En  peu  d'instants, 
l'oiseau  est  redevenu  ce  qu'il  était  avant  l'épreuve. 

Cette  torpeur,  moyen  terme  entre  le  vrai  sommeil  et 
la  mort,  est  de  durée  variable.  Provoquée  sur  ma  dinde 
à  plusieurs  reprises,  avec  de  convenables  intervalles  de 
repos,  l'immobilité  persiste  tantôt  une  demi-heure  et 
tantôt  quelques  minutes.  Ici,  comme  pour  l'insecte, 
l'embarras  serait  grand  de  démêler  les  causes  de  ces 
différences.  La  pintade  me  réussit  mieux  encore.  La 
torpeur  est  de  si  longue  durée  que  l'inquiétude  me 
vient  sur  l'état  de  l'oiseau.  Le  plumage  ne  trahit  point 
le  souffle  de  la  respiration.  Je  me  demande,  anxieux. 


32  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

si  l'oiseau  n'est  pas  réellement  mort.  Du  pied  je  le 
déplace  un  peu  sur  le  sol.  Le  patient  ne  remue.  Je 
recommence.  Le  voici  qui  dégage  la  tête,  se  relève, 
s'équilibre  et  fuit.  La  léthargie  a  dépassé  la  demi-heure. 

A  l'oie  maintenant.  Je  n'en  ai  point.  Le  jardinier 
mon  voisin  me  confie  la  sienne.  On  me  l'amène  qui 
se  dandine  et  remplit  ma  demeure  des  raucités  de  son 
clairon.  Peu  après,  complet  silence  :  le  robuste  palmi- 
pède gît  à  terre,  la  tête  engagée  sous  l'aile.  Son  immo- 
bilité est  aussi  profonde,  aussi  prolongée  que  celle  du 
dindon  et  de  la  pintade. 

C'est  le  tour  de  la  poule,  c'est  le  tour  du  canard.  Ils 
succombent,  eux  aussi,  mais,  ce  me  semble,  avec  moins 
de  persistance.  Est-ce  que  mes  manœuvres  d'endormeur 
seraient  moins  efficaces  sur  les  petits  que  sur  les  gros? 
Si  j'en  crois  le  pigeon,  cela  pourrait  bien  être.  Il  ne 
cède  à  mon  art  que  pour  une  paire  de  minutes  de  som- 
meil. Un  oisillon,  un  verdier,  est  plus  rebelle  encore  : 
je  n'obtiens  de  lui  qu'une  somnolence  de  quelques  se- 
condes. 

Il  paraîtrait  donc  qu'à  mesure  que  l'activité  s'affine 
dans  un  corps  de  moindre  volume,  la  torpeur  a  moins 
de  prise.  L'insecte  nous  l'a  déjà  fait  entrevoir.  Le  Sca- 
rite  géant  ne  reaiue  d'une  heure,  lorsque  le  Scarite 
lisse,  un  nain,  lasse  mon  insistance  à  le  culbuter;  le 
gros  Bupreste  ténébrion  obéit  à  mes  manœuvres  pour 
une  longue  période,  lorsque  le  Bupreste  éclatant,  encore 
un  nain,  obstinément  s'y  refuse. 

Laissons  à  l'écart,  comme  trop  peu  étudiée,  l'in- 
fluence de  la  masse  corporelle,  et  retenons  simplement 
ceci  :  par  un  artifice  très  simple,  il  est  possible  de  met- 
tre l'oiseau  dans  un  état  de  mort  apparente.  Mon  oie, 


L'HYPNOSE.   —   LE    SUICIDE  33 

mon  dindon  et  les  autres  rusent-ils  dans  le  dessein  de 
duper  leur  tourmenteur?  Certainement  nul  d'eux  ne 
songe  à  faire  le  mort;  ils  sont  en  vérité  plongés  dans 
une  profonde  torpeur;  en  un  mot,  ils  sont  hypnotisés. 
Depuis  longtemps  ces  faits  sont  connus,  les  premiers 
peut-être  en  date  dans  la  science  de  l'hypnose  ou  du 
sommeil  artificiel.  Comment  nous,  petits  écoliers  de 
Rodez,  avions-nous  appris  le  secret  du  sommeil  du 
dindon?  Ce  n'était  pas,  à  coup  sûr,  dans  nos  livres. 
Yenu  on  ne  sait  d'où,  indestructible  comme  tout  ce 
qui  est  entré  dans  les  jeux  de  l'enfant,  cela  se  trans 
mettait  de  temps  immémorial  d'un  initié  à  l'autre. 

Aujourd'hui  les  choses  ne  se  passent  pas  autrement, 
dans  mon  village  de  Sérignan,  où  sont  nombreux  les 
jeunes  adeptes  dans  l'art  d'endormir  la  poulaille.  La 
science  a  parfois  des  origines  bien  humbles.  Rien  ne 
dit  qu'une  gaminerie  de  petits  désœuvrés  ne  soit  le 
point  de  départ  de  nos  connaissances  sur  l'hypnose. 

Je  viens  de  pratiquer  sur  des  insectes  des  manœu- 
vres en  apparence  aussi  puériles  que  celles  d'autrefois 
sur  les  dindons,  lorsque  la  fermière,  à  notre  poursuite, 
faisait  claquer  le  fouet.  Gardons-nous  de  sourire  :  der- 
rière ces  naïvetés  se  dresse  grave  question. 

L'état  de  mes  insectes  ressemble  singulièrement  à 
celui  de  ma  volaille.  De  part  et  d'autre,  c'est  l'image 
de  la  mort,  l'inertie,  la  contraction  des  membres  con- 
vulsés. De  part  et  d'autre  encore,  l'immobilité  se  dis- 
sipe avant  l'heure  par  l'intervention  d'un  stimulant,  le 
bruit  s'il  s'agit  de  l'oiseau,  la  lumière  s'il  s'agit  de  Fin- 
secte.  Le  silence,  l'ombre,  la  tranquillité,  la  prolongent. 
Elle  est  de  durée  très  variable  d'une  espèce  à  l'autre, 
et  semble  croître  avec  la  corpulence. 

3 


34  SOUVENIRS   ENïOMOLOGIQUES 

Parmi  nous,  très  inégalement  aptes  au  sommeil  pro- 
voqué, l'hypnotiseur  est  obligé  de  choisir  ses  sujets.  Il 
réussit  avec  l'un,  avec  l'autre  non.  De  môme,  parmi 
les  insectes,  un  choix  est  nécessaire,  car  tous  sont  loin 
de  répondre  aux  essais  de  l'expérimentateur.  Mes  sujets 
d'élite  ont  été  le  Scarite  géant  et  le  Bupreste  ténébrion  ; 
mais  combien  d'autres  ont  résisté,  absolument  indomp- 
tables, ou  n'ont  fait  que  brève  station  dans  l'immobilité  ! 

Lejretour  de  l'insecte  à  l'état  actif  présente  certaines 
particularités  bien  dignes  d'attention.  Le  mot  du  pro- 
blème est  là.  Revenons  un  moment  aux  patients  qui  ont 
subi  l'épreuve  des  vapeurs  éthérées.  Ceux-là  sont  réel- 
.lement  hypnotisés.  Ils  ne  restent  pas  immobiles  par 
ruse,  là-dessus  aucun  doute  possible;  ils  sont  en  vérité 
sur  le  seuil  de  la  mort;  et  si  je  ne  les  retirais  à  temps 
du  bocal  où  se  sont  évaporées  quelques  gouttes  d'éther, 
jamais  plus  ils  ne  reviendraient  de  la  torpeur  dont  l'ul- 
time degré  est  la  mort. 

Or  quels  signes  chez  eux  préludent  au  retour  de  l'ac- 
tivité? Nous  le  savons  :  les  tarses  tremblotent,  les  palpes 
frémissent,  les  antennes  oscillent.  L'homme  qui  sort 
d'un  profond  sommeil  s'étire  les  membres,  bâille,  se 
frotte  les  paupières.  Revenu  du  sommeil  de  l'éther,  l'in- 
secte a  pareillement  sa  manière  de  reprendre  ses  sens  : 
il  agite  ses  menus  doigts  et  ses  organes  les  plus  mobiles. 

Considérons  maintenant  un  insecte,  qui,  commotionné 
par  un  choc,  troublé  par  un  émoi  quelconque,  est  sensé 
faire  le  mort,  renversé  sur  le  dos.  Le  retour  à  l'activité 
s'annonce  exactement  de  la  môme  manière  et  dans  le 
même  ordre  qu'après  l'action  stupéfiante  de  l'éther. 
D'abord  les  tarses  tremblotent;  puis  mollement  oscil- 
lent les  palpes  et  les  antennes. 


L'HYPNOSE.  —   LE   SUICIDE  35 

Si  vraiment  ranimai  rusait,  quel  besoin  aurait-il  de 
ces  minutieux  préliminaires  du  réveil?  Une  fois  le  dan- 
ger disparu  ou  jugé  tel,  que  ne  se  met-il  rapidement  sur 
pieds  pour  déguerpir  au  plus  vite,  au  lieu  de  s'attarder 
en  des  simulacres  intempestifs?  J'ai  la  certitude  que, 
l'ours  parti,  le  compagnon  qui  faisait  le  mort  sous  les 
naseaux  de  la  bête  ne  s'avisa  pas  de  s'étirer  longtemps, 
de  se  frotter  les  yeux.  A  l'instant  debout,  il  prit  la  fuite. 

Et  l'insecte  pousserait  l'astuce  jusqu'à  contrefaire  le 
ressuscité  dans  les  moindres  détails  I  Non,  mille  fois 
non  :  ce  serait  insensé.  Ces  frémissements  des  tarses, 
ces  préludes  des  palpes  et  des  antennes,  sont  l'affirma- 
tion évidente  d'une  torpeur  réelle,  touchant  à  sa  fm, 
torpeur  semblable  à  celle  qu'a  provoquée  l'éther,  mais 
moins  intense  ;  ils  démontrent  que  l'insecte  immobilisé 
par  mes  artifices  ne  fait  pas  le  mort,  comme  le  dit  le 
langage  populaire  et  comme  le  répètent  les  théories  à 
la  mode.  Il  est  réellement  hypnotisé. 

Un  choc  qui  le  commotionne,  une  frayeur  soudaine 
qui  le  saisit,  le  mettent  dans  une  somnolence  pareille  à 
celle  de  l'oiseau  balancé  un  moment,  avec  la  tête  sous 
l'aile.  Une  brusque  terreur  nous  immobilise  nous- 
mêmes,  parfois  nous  tue.  Pourquoi  l'organisme  de  l'in- 
secte, de  subtile  délicatesse,  ne  fléchirait-il,  lui  aussi, 
sous  les  étreintes  de  la  peur  et  temporairement  ne  suc- 
comberait? Si  l'émoi  est  léger,  l'insecte  se  contracte  un 
instant,  se  remet  vite  et  détale;  s'il  est  profond,  sur- 
vient l'hypnose  avec  sa  longue  immobilité. 

L'insecte,  qui  ne  sait  rien  de  la  mort  et  par  consé- 
quent ne  peut  la  contrefaire,  ne  sait  rien  non  plus  du 
suicide,  moyen  désespéré  de  couper  court  à  de  trop 
grandes  misères,  xlucun  exemple  authentique  n'a  ja- 


36  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

mais  été  donné,  que  je  sache,  (Fiin  animal  quelconque 
se  délivrant  lui-même  de  la  vie.  Que  les  mieux  doués  en 
qualités  affectives  se  laissent  quelquefois  dépérir  de 
chagrin,  accordé;  mais  de  là  à  se  poignarder  soi-même, 
à  se  couper  la  gorge,  il  y  a  loin. 

Cependant  le  souvenir  me  vient  du  suicide  du  Scor- 
pion, affirmé  par  les  uns,  nié  par  les  autres.  Qu'y  a-t-il 
de  vrai  dans  l'histoire  du  Scorpion  qui,  entouré  d'un 
cercle  de  feu,  met  fin  à  son  supplice  en  se  piquant  de 
son  dard  empoisonné?  Voyons  à  notre  tour. 

Les  circonstances  me  servent  bien.  J'élève  en  ce  mo- 
ment, en  de  larges  terrines,  avec  lit  de  sable  et  abri  de 
tessons,  une  affreuse  ménagerie  qui  ne  répond  guère  à 
ce  que  j'en  attendais  pour  l'étude  des  mœurs.  J'en  tire- 
rai parti  d'une  autre  manière.  C'est  le  gros  Scorpion 
blanc  du  Midi,  le  Buthiis  Occitanus,  au  nombre  d'une 
paire  de  douzaines.  L'odieuse  bote  abonde,  toujours 
isolée,  sous  les  pierres  plates  des  collines  voisines,  aux 
lieux  sablonneux  les  mieux  ensoleillés.  Elle  a  réputa- 
tion détestable. 

Sur  les  effets  de  sa  piqûre  je  n'ai  personnellement 
rien  à  dire,  ayant  toujours  évité,  avec  un  peu  de  pru- 
dence, le  danger  oii  peuvent  m'exposer  mes  relations 
avec  les  redoutables  captifs  de  mon  cabinet.  Ne  sachant 
rien  par  moi-môme,  je  fais  parler  les  gens,  les  bûche- 
rons surtout,  qui,  de  loin  en  loin,  sont  victimes  de  leur 
imprévoyance.  L'un  d'eux  me  raconte  ceci  : 

((  La  soupe  mangée,  je  sommeillais  un  moment 
parmi  mes  fagots,  quand  une  douleur  vive  me  réveilla. 
C'était  comme  la  piqûre  d'une  aiguille  rougie  au  feu. 
J'envoie  la  main.  Ça  y  est,  quelque  chose  remue.  Un 
Scorpion  s'était  glissé  sous  mon  pantalon  et  m'avait 


L'HYPNOSE.    —    LE   SUICIDE  37 

piqué  au  bas  du  mollet.  La  vilaine  bêle  avait  bien  la 
longueur  du  doigt.  Comme  ça,  Monsieur,  comme  ça.  » 

Et,  joignant  le  geste  à  la  parole,  le  brave  homme 
étendait  son  long  index.  Cette  dimension  ne  m'étonnait 
pas  :  en  mes  chasses,  j'en  avais  vu  de  pareilles. 

«  Je  voulus  reprendre  mon  travail,  continuait-il,  mais 
des  sueurs  froides  venaient,  la  jambe  s'enflait  à  vue  d'œil. 
Elle  devint  grosse  comme  ça.  Monsieur;  comme  ça.  » 

Nouvelle  mimique.  Notre  homme  étale  les  deux 
mains  à  distance  autour  de  la  jambe  de  façon  à  figurer 
Tampleur  d'un  barillet. 

«  Oui,  comme  ça,  Monsieur,  comme  ça;  j'eus  grand'- 
peine  à  revenir  chez  moi,  bien  que  la  distance  ne  fût 
que  d'un  quart  de  lieue.  L'enflure  montait,  montait. 
Le  lendemain,  elle  avait  monté  jusque-là.  » 

Un  geste  m'indique  la  hauteur  de  l'aisselle. 

«  Oui,  Monsieur,  pendant  trois  jours  je  fus  incapa- 
ble de  me  tenir  debout.  Je  patientais  de  mon  mieux,  la 
jambe  étendue  sur  une  chaise.  Des  compresses  d'alcali 
mirent  fin  à  la  chose,  et  voilà.  Monsieur,  voilà.  » 

Un  autre  bûcheron,  ajoute-t-il,  fut  également  piqué 
au  bas  de  la  jambe.  Il  fagotait  assez  loin  et  n'eut  pas 
la  force  de  regagner  sa  maison.  Il  s'aftala  au  bord  du 
chemin.  Des  passants  le  portèrent  à  califourchon  sur  les 
épaules,  à  la  cabro  morto,  moussu  ;  à  la  cabro  morto! 

Le  dire  du  rustique  narrateur,  plus  versé  dans  la 
mimique  que  dans  la  parole,  ne  me  semble  pas  exagéré. 
La  piqûre  du  Scorpion  blanc  est  pour  l'homme  accident 
très  sérieux.  Piqué  par  son  pareil,  le  Scorpion  lui- 
même  rapidement  succombe.  Ici  j'ai  mieux  que  des 
témoignages  étrangers  :  j'ai  mes  propres  observations. 

J'extrais  de  ma  ménagerie  deux  vigoureux  sujets  et 


38  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

je  les  mets  en  présence  au  fond  d'un  bocal  sur  une  cou- 
che de  sable.  Excités  du  bout  d'une  paille  qui  les  ramène 
l'an  devant  l'autre  à  mesure  qu'ils  reculent,  les  deux 
harcelés  se  décident  au  duel.  Il  s'attribuent  mutuelle- 
ment, sans  doute,  les  ennuis  dont  je  suis  moi-même 
la  cause.  Les  pinces,  armes  défensives,  se  déploient  en 
demi-cercle  et  s'ouvrent  pour  tenir  l'adversaire  à  dis- 
tance; les  queues,  en  de  brusques  détentes,  se  projet- 
tent en  avant  par-dessus  le  dos;  les  ampoules  à  venin 
s'entre-choquent,  une  fine  gouttelette,  limpide  comme 
de  l'eau,  perle  à  la  pointe  du  dard. 

L'assaut  est  bref.  L'un  des  Scorpions  est  atteint  en 
plein  par  l'arme  empoisonnée  de  l'autre.  C'est  fini  : 
en  peu  de  minutes  le  blessé  succombe.  Le  vainqueur, 
fort  tranquillement,  se  met  à  lui  ronger  l'avant  du  cé- 
phalothorax, ou,  en  termes  moins  rébarbatifs,  le  point 
où  nous  cherchons  une  tète  et  ne  trouvons  que  l'entrée 
d'un  ventre.  Les  bouchées  sont  petites,  mais  de  longue 
durée.  Quatre  à  cinq  jours,  presque  sans  disconti- 
nuer, le  cannibale  grignote  le  confrère  occis.  Manger 
le  vaincu,  voilà  de  la  bonne  guerre,  la  seule  excusable. 
Les  nôtres,  de  peuple  à  peuple,  tant  qu'on  ne  fera  pas 
boucaner  les  viandes  des  champs  de  bataille  comme 
provisions,  je  ne  les  comprends  pas. 

Nous  voilà  renseignés  de  façon  authentique  :  la  piqûre 
du  Scorpion  est  promptement  fatale  au  Scorpion  lui- 
même.  Arrivons  au  suicide,  tel  qu'on  nous  le  raconte. 
Entouré  d'un  cercle  de  braise,  l'animal,  à  ce  qu'on  dit, 
se  poignarde  de  son  dard  et  trouve  dans  la  mort  volon- 
taire la  fm  de  sa  torture.  Ce  serait  bien  beau  de  la  part 
de  la  brute,  si  c'était  vrai.  Nous  allons  voir. 

Au  centre  d'une  enceinte  de  charbons  allumés,  je 


L'ftYPNOSE.    —    LE   SUICIDE  39 

dépose  le  plus  gros  sujet  de  ma  ménagerie.  Le  soufllet 
active  l'incandescence.  Aux  premières  morsures  de  la 
chaleur,  l'animal  tourne  à  reculons  dans  le  cercle  de 
feu.  Par  mégarde,  il  se  heurte  à  la  barrière  ardente. 
C'est  alors,  d'un  coté,  de  l'autre,  au  hasard,  recul  désor- 
donné qui  renouvelle  le  contact  cuisant.  A  chaque  essai 
de  fuite,  la  brûlure  reprend  plus  vive.  L'animal  est 
affolé.  Il  avance  et  se  rôtit;  il  recule  et  se  rôtit.  Déses- 
péré, furieux,  il  brandit  son  arme,  la  convolute  en 
crosse,  la  détend,  la  couche,  la  relève  avec  telle  préci- 
pitation et  tel  désordre  qu'il  m'est  impossible  d'en  sui- 
vre exactement  l'escrime. 

Le  moment  serait  venu  de  s'affranchir  de  la  torture 
par  un  coup  de  stylet.  Voici  qu'en  effet,  d'un  spasme 
brusque,  le  torturé  s'immobilise,  étendu  à  plat,  tout  de 
son  long.  Plus  de  mouvement,  l'inertie  est  complète. 
Le  Scorpion  est-il  mort?  On  le  dirait  vraiment.  Peut- 
être  s'est-il  lardé  d'un  coup  d'aiguillon  qui  m'a  échappé 
dans  le  tumulte  des  derniers  efforts.  Si  réellement  il 
s'est  poignardé,  s'il  a  eu  recours  au  suicide,  il  est  mort 
à  n'en  pas  douter  :  nous  venons  de  voir  avec  quelle 
promptitude  il  succombe  à  son  propre  venin. 

Dans  mon  incertitude,  je  cueille  du  bout  des  pinces 
l'apparent  trépassé,  et  je  le  dépose  sur  un  lit  de  sable 
frais.  Une  heure  plus  tard,  le  prétendu  mort  ressuscite, 
vigoureux  comme  avant  l'épreuve.  Je  recommence  avec 
un  second,  avec  un  troisième  sujet.  Mêmes  résultats. 
Après  des  affolements  de  désespéré,  môme  soudaine 
inertie  de  l'animal,  qui  s'étale  à  plat  comme  foudroyé  : 
même  retour  à  la  vie  sur  la  fraîcheur  du  sable. 

Il  est  à  croire  que  les  inventeurs  du  Scorpion  se 
suicidant  ont  été  dupes  de  cette  brusque  défaillance,  de 


40  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

ce  spasme  foudroyant  où  la  haute  température  de  l'en- 
ceinte plonge  la  bote  exaspérée.  Trop  vite  convaincus, 
ils  ont  laissé  le  patient  se  rôtir.  Moins  crédules  et  reti- 
rant assez  tôt  l'animal  de  son  cercle  de  feu,  ils  auraient 
vu  le  Scorpion,  mort  en  apparence,  reprendre  vie  et 
affirmer  ainsi  sa  profonde  ignorance  du  suicide. 

En  dehors  de  l'homme,  nul  des  vivants  ne  connaît 
l'ultime  ressource  d'une  fin  A^olontaire,  parce  que  nul 
n'a  connaissance  de  la  mort.  Quant  h  nous,  se  sentir  en 
puissance  de  se  dérober  aux  misères  delà  vie  est  noble 
prérogative,  excellente  à  méditer  comme  signe  de  notre 
élévation  au-dessus  de  la  plèbe  animale;  mais,  au  fond, 
lâcheté  quand  du  possible  on  passe  à  l'acte. 

Qui  se  propose  d'en  venir  là,  devrait  au  moins  se 
répéter  ce  que  disait,  il  y  a  vingt-cinq  siècles,  Gonfucius, 
le  grand  philosople  des  faces  jaunes.  Surprenant  dans 
les  bois  un  inconnu  qui  fixait  à  une  branche  d'arbre 
une  corde  pour  se  pendre,  le  sage  chinois  lui  tint,  en 
abrégé,  ce  langage  : 

«  Si  grands  que  soient  vos  malheurs,  le  plus  grand 
serait  de  succomber  au  désespoir.  Tous  les  autres  peu- 
vent se  réparer,  celui-là  est  irréparable.  Ne  croyez  pas 
que  tout  soit  perdu  pour  vous  et  tâchez  de  vous  convain- 
cre d'une  vérité  rendue  incontestable  par  l'expérience 
des  siècles.  Cette  vérité,  la  voici  :  tant  qu'un  homme 
jouit  de  la  vie,  rien  n'est  désespéré  pour  lai.  Il  peut 
passer  de  la  plus  grande  peine  à  la  plus  grande  joie,  du 
plus  grand  malheur  à  la  plus  haute  félicité.  Reprenez 
courage,  et,  comme  si  vous  commenciez  dès  aujour- 
d'hui à  connaître  le  prix  de  la  vie,  efforcez-vous  d'en 
mettre  à  profit  tous  les  instants.  » 

Cette   philosophie   terre   à  terre,   à  la  chinoise,  ne 


L'HYPNOSE.   —    LE    SUICIDE  4t 

manque  pas  de  mérite.  Elle  rappelle   cette  autre  du 

fabuliste  : 

...  Qu'on  me  rende  impotent, 
Cul-de-jatte,  goutteux,  manchot,  pourvu  qu'en  somme 
Je  vive,  c'est  assez  :  je  suis  plus  que  content. 

Eh  oui,  le  fabuliste  et  le  philosophe  Kong-fou-tsé  ont 
raison  :  la  vie  est  sérieuse  chose  qu'on  ne  rejette  pas 
sur  le  premier  buisson  venu  ainsi  qu'une  guenille  en- 
combrante. Nous  devons  la  considérer  non  comme  un 
plaisir,  non  comme  une  peine,  mais  comme  un  devoir 
dont  il  faut  s'acquitter  de  son  mieux  tant  que  congé  ne 
nous  est  pas  donné. 

Devancer  ce  congé  est  lâcheté,  sottise.  Le  pouvoir  de 
disparaître  à  son  gré  par  la  trappe  de  la  mort  ne  nous 
autorise  pas  à  déserter;  mais  il  nous  ouvre  certaines 
perspectives  complètement  étrangères  à  Fanimal. 

Seuls  nous  savons  comment  se  terminent  les  fêtes  de 
la  vie,  seuls  nous  prévoyons  notre  fin,  seuls  nous  avons 
le  culte  des  morts.  De  ces  grandes  choses,  nul  autre  ne 
soupçonne  rien.  Quand  une  science  de  mauvais  aloi 
hautement  le  proclame,  quand  elle  nous  affirme  qu'un 
misérable  insecte  a  pour  supercherie  la  simulation  de 
la  mort,  exigeons  d'elle  d'y  regarder  de  plus  près  et  de 
ne  pas  confondre  l'hypnose  par  la  frayeur  avec  le  simu- 
lacre d'un  état  inconnu  de  la  bete. 

A  nous  seuls  la  vision  nette  d'une  fin,  à  nous  seuls 
le  superbe  instinct  de  l'au  delà.  Ici,  pour  sa  modeste 
part,  intervient  la  voix  de  l'entomologie,  disant  :  «  Ayez 
confiance;  jamais  instinct  n'a  fait  faillite  à  ses  pro- 
messes. » 


IV 


LES     VIEUX     CHARANf.ONS 

En  hiver,  alors  que  Finsecte  chôme,  la  numismatique 
me  vaut  quelques  délicieux  moments.  Volontiers  j'in- 
terroge ses  rondelles  de  métal,  archives  des  misères 
qu'on  appelle  l'Histoire.  En  ce  sol  de  Provence,  où  le 
Grec  planta  Folivier  et  le  Latin  la  loi,  le  paysan  les 
rencontre,  clairsemées  un  peu  de  partout,  quand  il 
retourne  sa  glèhe.  Il  me  les  apporte,  me  consulte  sur 
leur  valeur  pécuniaire,  jamais  sur  leur  signification. 

Que  lui  importe  l'inscription  de  sa  trouvaille!  On 
pâtissait  jadis,  on  pâtit  aujourd'hui,  on  pâtira  dans  l'a- 
venir; en  cela,  pour  lui,  se  résume  Tllistoire.  Le  reste 
est  futilité,  passe-temps  des  oisifs. 

Je  n'ai  pas  cette  haute  philosophie  de  l'indifférence 
aux  choses  du  passé.  Je  gratte  du  ho  ut  de  l'ongle  la  ron- 
delle monétaire,  je  la  dépouille  avec  ménagement  de 
son  écorce  terreuse,  je  la  scrute  de  la  loupe,  je  cherche 
à  déchiffrer  sa  légende.  La  satisfaction  n'est  pas  petite 
lorsque  le  disque  de  hronze  ou  d'argent  a  parlé.  Je  viens 
de  lire  un  feuillet  de  l'humanité,  non  dans  les  livres, 
narrateurs  suspects,  mais  dans  des  archives  en  quelque 
sorte  vivantes,  contemporaines  des  personnages  et  des 
faits. 

Cette  goutte  d'argent,  aplatie  sous  le  coup  du  poin- 


LES    VIEUX   CHARANÇONS  43 

çon,  me  parle  des  Voconces;  VOOC,  —  VOCViNT,  dit  la 
légende.  Elle  me  vient  de  la  petite  ville  voisine,  Vaison, 
où  Pline  le  Naturaliste  se  rendait  parfois  en  villégiature. 
Là  peut-être,  à  la  table  de  son  hôte,  le  célèbre  compi- 
lateur, a-t-il  apprécié  le  bec-figue,  si  fameux  parmi  les 
gourmets  de  Rome,  et  toujours  de  grand  renom  aujour- 
d'hui sous  le  vocable  de  grasset,  parmi  les  gourmets 
provençaux.  Il  est  fâcheux  que  ma  goutte  d'argent  ne 
dise  rien  de  ces  événements,  plus  mémorables  qu'une 
bataille. 

Elle  montre  d'un  coté  une  tête,  et  de  l'autre  un  che- 
val au  galop;  le  tout  d'une  barbare  incorrection.  L'en- 
fant qui,  pour  la  première  fois,  s'exerce  de  la  pointe 
d'un  caillou  sur  le  mortier  frais  des  murailles,  ne  grave 
pas  dessin  plus  informe.  Non,  pour  sur,  ces  valeureux 
Allobroges  n'étaient  pas  des  artistes. 

Combien  supérieurs  leur  étaient  les  étrangers  venus 
de  Phocée!  Voici  un  drachme  des  Massaliètes,  massa- 
AiHTox.  A  l'avers,  une  tète  de  Diane  d'Ephèse,  joufllue, 
mafflue,  lippue.  Front  fuyant,  surmonté  d'un  diadème; 
chevelure  abondante,  déversée  sur  la  nuque  en  cascade 
de  frisons;  pendeloques  aux  oreilles,  collier  de  perles, 
arc  appendu  aux  épaules.  Ainsi  devait  se  parer  l'idole 
sous  les  mains  des  dévotes  syriennes. 

En  vérité,  ce  n'est  pas  beau.  C'est  somptueux  si  l'on 
veut,  après  tout  préférable  aux  oreilles  d'âne  que  les 
élégantes  de  nos  jours  font  balancer  sur  leur  coiffure. 
Quel  singulier  travers  que  la  mode ,  si  féconde  en 
moyens  d'enlaidir  I  Le  négoce  ignore  le  beau,  nous  dit 
cette  divinité  des  trafiquants;  il  lui  préfère  le  profit, 
agrémenté  du  luxe.  Ainsi  parle  le  .drachme. 

Pour  revers,  un  lion  qui  griffe  la  terre  et  rugit  à  pleine 


44  SOUVENIRS    ENTOMOL  OGIQUES 


gueule.  Elle  ne  date  pas  d'aujourdhui,  cette  sauvagerie 
qui  symbolise  la  puissance  par  quelque  brute  redouta- 
])le,  comme  si  le  mal  était  la  souveraine  expression  de 
la  force.  Kaigle,  le  lion  et  autres  bandits  figurent  sou- 
vent au  revers  des  monnaies.  La  réalité  ne  suffît  pas. 
L'imagination  invente  des  monstruosités,  le  centaure, 
le  dragon,  l'hippogriffe,  la  licorne,  l'aigle  à  double  tête. 

Les  inventeurs  de  ces  emblèmes  sont-ils  bien  supé- 
rieurs au  Peau-Rouge  qui  célèbre  les  prouesses  de  son 
scalp  avec  une  patte  d'ours,  une  aile  de  faucon,  une 
canine  de  jaguar  implantée  dans  la  chevelure?  Il  est 
permis  d'en  douter. 

A  ces  horreurs  héraldiques  combien  est  préférable  le 
revers  de  notre  pièce  d'argent  récemment  mise  en  cir- 
culation! Il  y  a  là  une  semeuse  qui,  d'une  main  alerte, 
au  soleil  levant,  jette  dans  le  sillon  le  bon  grain  de  l'i- 
dée. C'est  très  simple  et  c'est  grand;  cela  fait  penser. 

Le  drachme  marseillais  a  pour  tout  mérite  son  superbe 
relief.  L'artiste  qui  en  grava  les  coins  était  un  maître 
du  burin;  mais  le  souffle  inspirateur  lui  manquait.  Sa 
Diane  joufflue  est  une  maritorne  de  paillards. 

Voici  la  N  AMAS  AT  des  Yolsques,  devenue  la  colonie 
de  Nîmes.  Cote  à  côte  les  profîls  d'Auguste  et  de  son 
ministre  Agrippa.  Le  premier,  avec  son  dur  sourcil, 
son  crâne  plat,  son  nez  cassé  de  rapace,  m'inspire  mé- 
diocre confiance,  bien  que  le  doux  Virgile  ait  dit  de 
lai  :  Deiis  nobis  hxc  otia  fecit.  Le  succès  fait  les  dieux. 
S'il  n'eût  réussi  dans  ses  projets  criminels,  Auguste  le 
divin  serait  resté  Octave  le  scélérat. 

Sonministre  m'agrée  mieux.  C'était  un  grand  remueur 
de  pierres  qui,  avec  ses  maçonneries,  ses  aqueducs» 
ses  routes,  vint  civiliser  un  peu  les  rustiques  Yolsques. 


LES    VIEUX   CHARANÇONS  4;j 

Non  loin  de  mon  village,  nne  magnifique  route  traverse 
la  plaine  en  ligne  droite  à  partir  des  rives  de  l'Aygues, 
et  monte  là-haut,  fastidieuse  de  longueur  et  de  mono- 
tonie, pour  franchir  les  collines  sérignanaises,  sous  la 
protection  d'un  puissant  oppidum,  devenu  bien  plus 
tard  le  vieux  château,  le  Castelas. 

C'est  un  tronçon  de  la  voie  d'Agrippa,  qui  mettait  en 
communication  Marseille  et  Vienne.  Le  majestueux 
ruban,  vieux  de  vingt  siècles,  est  toujours  fréquenté. 
On  n'y  voit  plus  le  petit  fantassin  brun  des  légions 
romaines  ;  on  y  voit  le  paysan  qui  se  rend  au  marché 
d'Orange  avec  son  troupeau  de  moutons  ou  sa  bande  de 
porcelets  indisciplinés.  A  mon  avis,  c'est  préférable. 

Retournons  le  gros  sou  à  patine  verte.  COL.  NEM., 
colonie  de  Nîmes,  nous  enseigne  le  revers.  La  légende 
s'accompagne  d'un  crocodile  enchaîné  à  un  palmier 
oii  sont  appendues  des  couronnes.  C'est  un  emblème  de 
l'Egypte  conquise  par  les  vétérans  fondateurs  de  la 
colonie.  La  bête  du  Nil  grince  des  dents  au  pied  de 
l'arbre  familier.  Elle  nous  parle  d'Antoine,  le  noceur; 
elle  nous  raconte  Cléopâtre,  dont  le  nez  aurait  changé 
la  face  du  monde  s'il  eût  été  camus.  Par  les  souvenirs 
qu'il  éveille,  le  reptile  à  croupe  écailleuse  est  une 
superbe  leçon  d'histoire. 

Ainsi  longtemps  se  poursuivraient,  très  variées  sans 
sortir  de  mon  étroit  voisinage,  les  hautes  leçons  de  la 
numismatique  des  métaux.  Mais  il  en  est  une  autre, 
bien  supérieure  et  moins  coûteuse,  nous  racontant,  avec 
ses  médailles,  les  fossiles,  l'histoire  de  la  vie.  C'est  la 
numismatique  des  pierres. 

A  lui  seul,  le  bord  de  ma  fenêtre,  confident  des  vieux 
âges,  m'entretient  d'un  monde  disparu.  C'est,  à  la  lettre, 


46  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

un  ossuaire,  dont  chaque  parcelle  garde  l'empreinte  des 
vies  passées.  Ce  bloc  de  pierre  a  vécu.  Pointes  d'oursin, 
dents  et  vertèbres  de  poissons,  débris  de  coquillages, 
éclats  de  madrépores,  y  forment  une  pâte  des  morts. 
Examinée  un  moellon  après  l'autre,  ma  demeure  se 
résoudrait  en  un  reliquaire,  en  une  friperie  des  anti- 
ques vivants. 

La  couche  rocheuse  d'où  Ton  extrait  ici  les  matériaux 
de  construction  couvre,  de  sa  puissante  carapace,  la 
majeure  partie  des  plateaux  voisins.  Là  fouille  le  car- 
rier depuis  on  ne  sait  combien  de  siècles,  depuis  l'é- 
poque peut-être  où  Agrippa  y  faisait  tailler  des  dalles 
cyclopéennes  pour  les  gradins  et  la  façade  du  théâtre 
d'Orange. 

Journellement  le  pic  y  met  à  découvert  de  curieux 
fossiles.  Les  plus  remarquables  sont  des  dents,  merveil- 
leuses de  poli  au  sein  de  leur  grossière  gangue,  aussi 
luisantes  d'émail  qu'à  l'état  de  fraîcheur.  Il  s'en  ren- 
contre de  formidables,  triangulaires,  finement  créne- 
lées sur  le  bord,  presque  de  l'ampleur  de  la  main. 

Quel  gouffre  que  la  gueule  armée  d'un  pareil  râtelier, 
à  rangées  multiples,  échelonnées  presque  au  fond  du 
gosier;  quelles  bouchées  happées,  dilacérées  par  cet 
engrenage  de  cisailles  !  Le  frisson  vous  prend  rien  qu'à 
reconstruire  par  la  pensée  cette  épouvantable  machine 
de  destruction.  Le  monstre  ainsi  outillé  en  prince  de 
la  mort  appartenait  à  la  série  des  squales.  La  paléon- 
tologie l'appelle  Carcharodon  megalodon.  Le  requin 
d'aujourd'hui ,  terreur  des  mers,  en  donne  une  idée 
approximative,  autant  que  le  nain  peut  donner  une 
idée  du  géant. 

Dans  la  même  pierre  abondent  d'autres  squales,  tous 


LES    VIEUX    CHARANÇONS  47 

féroces  gosiers.  On  y  trouve  des  Oxyrhines  [Oxyrhina 
xuphodon,  Agass.),  à  dents  façonnées  en  couperets 
pointus;  des  Hémipristis (^£'??2z)?nsm  serra,  Agass.),  qui 
se  garnissent  la  mâchoire  de  crics  javanais,  courbes  et 
dentelés;  des  Lamies  [Lamia  dentlculata,  Agass.),  qui 
se  hérissent  la  gueule  de  stylets  tlexueux,  acérés,  aplatis 
d'un  côté,  convexes  de  l'autre;  desNotidanes  [Notidaniis 
primigenius,  Agass.),  dont  les  dents  déprimées  se  cou- 
ronnent de  dentelures  rayonnantes. 

Cet  arsenal  dentaire,  témoignage  éloquent  des  vieil- 
les tueries,  vaut  bien  le  Crocodile  de  Nîmes,  la  Diane 
de  Marseille,  le  Cheval  de  Yaison.  Avec  sa  panoplie  de 
carnage,  il  me  raconte  comment  l'extermination  est 
venue  de  tout  temps  émonder  le  trop-plein  de  la  vie;  il 
me  dit  :  «  Au  lieu  môme  où  tu  médites  sur  un  éclat  de 
pierre,  un  bras  de  mer  s'étendait  jadis,  peuplé  de  belli- 
queux dévorants  et  de  paisibles  dévorés.  Un  long  golfe 
occupait  le  futur  emplacement  de  la  vallée  du  Rhône. 
Non  loin  de  ta  demeure  déferlaient  ses  vagues.  » 

Voici,  en  effet,  les  falaises  du  rivage,  de  telle  conser- 
vation qu'en  me  recueillant  je  crois  entendre  tonner  la 
volute  des  flots.  Oursins,  Lithodomes,  Pétricoles,  Pho- 
lades,  ont  laissé  là  leur  signature  sur  le  roc.  Ce  sont  des 
niches  hémisphériques  où  pourrait  se  loger  le  poing,  des 
cellules  rondes,  des  cabines  avec  étroit  pertuispar  où  le 
reclus  recevait  l'ondée  de  l'eau  renouvelée  et  chargée 
de  nourriture.  Parfois  Tantique  habitant  s'y  trouve, 
minéralisé,  intact  jusqu'aux  moindres  détails  de  ses 
stries,  de  ses  lamelles,  fragile  ornementation;  plus  sou- 
vent, il  a  disparu,  dissous,  et  sa  maison  s'est  remplie 
d'une  fine  boue  marine,  durcie  en  noyau  calcaire. 
Dans   cette  anse  tranquille,  quelque  remous  a  re- 


48  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

cueilli  à  la  ronde  et  noyé  au  sein  de  la  vase,  devenue 
marne,  des  amoncellements  énormes  de  coquillages,  de 
toute  forme,  de  toute  grosseur.  C'est  un  cimetière  de 
mollusques,  avec  des  collines  pour  tumulus.  J'en  ex- 
hume des  huîtres  longues  d'une  coudée  et  du  poids  de 
deux  à  trois  kilogrammes.  On  remuerait  à  la  pelle, 
dans  rimmense  amas,  les  Peignes,  les  Cônes,  les  Cy- 
thérées,  les  Mactres,  les  Murex,  les  Turritelles,  les  Mi- 
tres et  autres  d'interminable  énumération.  La  stupeur 
vous  prend  devant  la  fougue  vitale  d'autrefois,  capable 
de  fournir,  en  un  recoin,  tel  amas  de  reliques. 

La  nécropole  à  coquilles  nous  affirme  en  outre  que 
le  temps,  patient  rénovateur  de  l'orde  des  choses,  a 
moissonné  non  seulement  l'individu,  être  précaire,  mais 
encore  l'espèce.  Aujourd'hui  la  mer  voisine,  la  Méditer- 
ranée, n'a  presque  rien  d'identique  avec  la  population 
du  golfe  disparu.  Pour  trouver  quelques  traits  de  simi- 
litude entre  le  présent  et  Je  passé,  il  faudrait  les  cher- 
cher dans  les  mers  tropicales. 

Le  climat  s'est  donc  refroidi;  le  soleil  lentement 
s'éteint,  les  espèces  périssent.  Ainsi  me  parle  la  numis- 
matique des  pierres  sur  le  bord  de  ma  fenêtre. 

Sans  quitter  mon  champ  d'observation,  si  modeste, 
si  restreint,  et  néanmoins  si  riche,  consultons  encore  la 
pierre,  et  cette  fois  au  sujet  de  l'insecte. 

Aux  environs  d'Apt  abonde  une  étrange  roche  qui  se 
délite  par  feuillets,  semblables  à  des  lames  de  carton 
blanchâtre.  Cela  brûle  avec  flamme  fuligineuse  et  odeur 
de  bitume  ;  cela  s'est  déposé  au  fond  de  grands  lacs  fré- 
quentés des  crocodiles  et  des  tortues  géantes.  Ces  lacs, 
l'œil  humain  ne  les  a  jamais  vus,  leurs  cuvettes  sont 
remplacées  par  le  dos  des  collines;  leurs  boues,  paisi- 


LES    VIEUX    CHARANÇONS  40 

blement  déposées  en  minces  assises,  sont  devenues 
puissants  bancs  de  roche. 

Détachons-en  une  dalle  et  subdivisons-la  en  lamelles 
avec  la  pointe  d'un  couteau,  travail  aussi  facile  que  s'il 
s'agissait  de  séparer  l'un  de  l'autre  des  cartonnages 
superposés.  Ce  faisant,  nous  compulsons  un  volume 
extrait  de  la  bibliothèque  des  montagnes,  nous  feuille- 
tons un  livre  magnifiquement  illustré. 

C'est  un  manuscrit  de  la  nature,  bien  supérieur  d'in- 
térêt au  papyrus  de  l'Egypte.  Presque  à  chaque  page 
des  figures  ;  mieux  que  cela  :  des  réalités  converties  en 
images. 

Sur  cette  page  s'étalent  des  poissons,  au  hasard  grou- 
pés. On  les  prendrait  pour  une  friture  à  l'huile  de 
naphte.  Epines,  nageoires,  chaîne  des  vertèbres,  osse- 
lets de  la  tête,  cristallin  de  l'œil  devenu  globule  noir, 
tout  y  est,  en  son  naturel  arrangement.  Une  seule  chose 
manque  :  la  chair. 

N'importe  :  le  plat  de  goujons  a  si  bonne  apparence, 
que  le  désir  vous  prend  de  gratter  un  peu  du  bout 
du  doigt  et  de  goûter  cette  conserve  archimillénaire. 
Passons-nous  la  fantaisie  ;  mettons-nous  sous  la  dent 
un  peu  de  cette  friture  minérale  assaisonnée  de  pétrole. 

Aucune  légende  autour  de  l'image.  La  réflexion  y 
supplée.  Elle  nous  dit  :  «  Ces  poissons  ont  vécu  là,  en 
bandes  nombreuses,  dans  des  eaux  paisibles.  Des  crues 
sont  survenues,  soudaines,  qui  les  ont  asphyxiés  de 
leurs  flots  épaissis  de  limon.  Ensevelis  aussitôt  dans 
la  vase  et  soustraits  de  la  sorte  aux  agents  de  destruc- 
tion, ils  ont  traversé  la  durée,  ils  la  traverseront  indé- 
finiment sous  le  couvert  de  leur  suaire.  » 

Les  mêmes  crues  amenaient  des  terres  voisines,  ba- 


50  SOUVENIRS   ENÏOMOLOGIQUES 

layées  par  les  eaux  pluviales,  une  foule  de  débris,  soit 
de  la  plante,  soit  de  Fanimal,  si  bien  que  le  dépôt  lacus- 
tre nous  entretient  aussi  des  choses  terrestres.  C'est  un 
registre  général  de  la  vie  d'alors. 

Tournons  une  page  de  notre  dalle,  ou  plutôt  de  notre 
album.  Il  s'y  trouve  des  semences  ailées,  des  feuilles 
dessinées  en  brunes  empreintes.  L'herbier  de  pierre 
rivalise  de  netteté  botanique  avec  un  herbier  normal. 

Il  nous  répète  ce  que  nous  enseignaient  les  coquil- 
lages :  le  monde  change,  le  soleil  faiblit.  La  végétation 
de  la  Provence  actuelle  n'est  pas  celle  d'autrefois;  elle 
n'a  plus  les  palmiers,  les  lauriers  suant  le  camphre,  les 
araucarias  empanachés,  et  tant  d'autres  arbres  et  ar- 
bustes dont  les  équivalents  appartiennent  aux  régions 
chaudes. 

Feuilletons  toujours.  Voici  maintenant  des  insectes. 
Les  plus  fréquents  sont  des  diptères,  médiocres  de 
taille,  souvent  très  humbles  moucherons.  Les  dents  des 
grands  squales  nous  étonnaient  par  leur  doux  poli  au 
milieu  des  rudesses  de  leur  gangue  calcaire.  Que  dire 
de  ces  frôles  moucherons  enchâssés  intacts  dans  leur 
reliquaire  de  marne  !  La  débile  créature  que  nos  doigts 
ne  saisiraient  pas  sans  l'écraser,  gît,  non  déformée, 
sous  le  poids  des  montagnes  ! 

Les  six  pattes  fluettes,  qu'un  rien  désarticule,  les 
voilà  étalées  sur  la  pierre,  correctes  de  forme  et  d'ar- 
rangement, dans  l'attitude  de  l'insecte  au  repos.  Rien 
n'y  manque,  pas  môme  la  double  griffette  des  doigts. 
Les  deux  ailes,  les  voilà  déployées.  Le  fin  réseau  de 
leurs  nervures  peut  s'étudier  à  la  loupe  aussi  bien  que 
sur  le  diptère  de  collection,  embroché  d'une  épingle. 
Les  panaches  antennaires  n'ont  rien  perdu  de  leur  sub- 


LES    VIEUX   CHARANÇONS  51 

tile  élégance;  le  ventre  laisse  dénombrer  les  anneaux, 
bordés  d'une  rangée  d'atomes  qui  furent  des  cils. 

La  carcasse  d'un  mastodonte,  bravant  la  durée  dans 
son  lit  de  sable,  nous  étonne  déjà  ;  un  moucheron  d'ex- 
([uise  délicatesse,  conservé  intact  dans  l'épaisseur  du 
roc,  nous  tourneboule  la  pensée. 

Certes,  le  moustique  ne  venait  pas  de  loin,  apporté 
par  les  crues.  Avant  l'arrivée,  le  tumulte  d'un  filet  d'eau 
l'aurait  réduit  à  ce  néant  dont  il  était  si  près.  Il  a  vécu 
sur  les  rives  du  lac.  Tué  parles  joies  d'un  matin,  grand 
âge  des  moucherons,  il  est  tombé  du  haut  de  son  jonc, 
et  le  noyé  a  disparu  à  l'instant  dans  les  catacombes  li- 
moneuses. 

Ces  autres,  ces  trapus,  à  dures  élytres  convexes,  les 
plus  nombreux  après  le  diptère,  quels  sont-ils?  Leur  tête 
exiguë,  prolongée  en  trompe,  nous  le  dit  très  bien.  Ce 
sont  des  coléoptères  proboscidiens,  des  rhyncophores, 
en  termes  moins  revêches,  des  Charançons.  11  y  en  a  de 
petits,  de  moyens,  de  gros,  pareils  en  dimensions  à  leurs 
similaires  d'aujourd'hui. 

Leur  pose  sur  la  plaquette  calcaire  n'a  pas  la  correc- 
tion de  celle  du  moustique.  Les  pattes  sont  emmêlées 
à  l'aventure;  le  bec,  le  rostre,  tantôt  se  dissimule  sous 
la  poitrine  et  tantôt  se  projette  en  avant.  Ceux-ci  le 
montrent  de  profil,  ceux-là,  plus  fréquents,  le  tendent 
de  côté  par  l'effet  d'une  torsion  du  col. 

Ces  disloqués,  ces  contorsionnés,  n'ont  pas  eu  l'ense- 
velissement soudain  et  paisible  du  diptère.  Si  divers  ont 
vécu  sur  les  plantes  du  rivage,  les  autres,  la  majorité, 
proviennent  des  environs,  amenés  par  les  eaux  pluviales, 
qui  leur  ont  faussé  les  articulations  à  travers  l'obstacle 
des  brindilles  et  des  pierrailles.  Une  cuirasse  robuste  a 


52  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

gardé  le  corps  indemne,  mais  les  fmes  jointures  des 
membres  ont  cédé  quelque  peu,  et  le  suaire  de  boue  a  reçu 
les  noyés  tels  que  les  avait  faits  le  désordre  du  trajet. 

Ces  étrangers,  venus  deloinpeut-etre,  nous  fournissent 
précieux  renseignement.  Ils  nous  disent  que,  si  les  bords 
du  lac  avaient  le  moustique  pour  principal  représentant 
de  la  classe  des  insectes,  les  bois  avaient  le  charançon. 

En  dehors  de  la  famille  porte-trompe,  les  feuillets  de 
ma  roche  aptésienne  ne  me  montrent  presque  plus  rien, 
en  effet,  notamment  dans  la  série  des  coléoptères.  Où 
sont  les  autres  groupes  terrestres,  le  Carabe,  le  Bou- 
sier, le  Capricorne,  que  le  lavage  des  pluies,  indifférent 
dans  ses  récoltes,  aurait  conduit  au  lac  tout  comme  le 
Charançon?  Pas  le  moindre  vestige  de  ces  tribus,  si 
prospères  aujourd'hui. 

Où  sont  l'Hydrophile,  le  Gyrin,  le  Dytique,  habitants 
des  eaux?  Pour  ces  lacustres,  la  chance  était  grande  de 
nous  parvenir  momifiés  entre  deux  feuillets  de  marne. 
S'il  y  en  avait  alors,  ils  vivaient  dans  le  lac,  dont  les 
boues  auraient  conservé  ces  vêtus  de  corne  encore  plus 
intégralement  que  les  petits  poissons  et  surtout  le  dip- 
tère. Eh  bien,  de  ces  coléoptères  aquatiques,  nul  ves- 
tige non  plus. 

Où  étaient-ils,  ces  absents  du  reliquaire  géologique? 
Où  étaient  ceux  des  broussailles,  des  pelouses,  des 
troncs  vermoulus  :  Capricornes,  taraudeurs  du  bois; 
Scarabées,  exploiteurs  de  la  bouse;  Carabes,  éventreurs 
de  gibier?  Les  uns  et  les  autres  étaient  dans  les  limbes 
du  devenir.  Le  présent  de  cette  époque  ne  le  possédait 
pas;  le  futur  les  attendait.  Le  Charançon,  si  j'en  crois 
les  modestes  archives  qu'il  m'est  loisible  de  consulter, 
serait  donc  l'aîné  des  Coléoptères. 


LES    VIEUX   CHARANÇONS  53 

En  ses  débuts,  la  vie  façonna  des  éirangetés  qui  se- 
raient de  criantes  dissonances  dans  l'actuelle  harmonie. 
Quand  elle  inventa  le  saurien,  elle  se  complut  d'abord 
en  des  monstres  de  quinze  à  vingt  mètres  de  longueur. 
Elle  leur  mit  des  cornes  sur  le  nez  et  sur  les  yeux,  leur 
pava  le  dos  de  fantastiques  écailles,  leur  creusa  la  nu- 
que en  sacoche  épineuse  où  la  tête  rentrait  comme  dans 
un  capuchon. 

Elle  essaya  môme,  sans  grand  succès  d'ailleurs,  de 
leur  donner  des  ailes.  Après  ces  horreurs,  la  fougue 
procréatrice  calmée,  devait  venir  le  gracieux  lézard  vert 
de  nos  haies. 

Quand  elle  inventa  l'oiseau,  elle  lui  mit  au  bec  les 
dents  pointues  du  reptile,  lui  appendit  au  croupion  une 
longue  queue  empennée.  Ces  créatures  indécises,  trou- 
blantes de  hideur,  étaient  le  prélude  lointain  du  rouge- 
gorge  et  de  la  colombe. 

Pour  tous  ces  primitifs,  crâne  très  réduit,  cervelle 
d'idiot.  La  brute  antique  est  avant  tout  une  atroce  ma- 
chine qui  happe,  un  ventre  qui  digère.  L'intellect  ne 
compte  pas  encore.  Gela  viendra  plus  tard. 

Le  Charançon,  à  sa  manière,  répète  un  peu  ces  aber- 
rations. Voyez  l'extravagant  appendice  de  sa  petite  tête. 
C'est  ici  mufle  épais  et  court,  ailleurs  trompe  robuste, 
ronde  ou  taillée  à  quatre  pans.  C'est,  autre  part,  calu- 
met insensé,  de  la  finesse  d'un  crin,  de  la  longueur  du 
corps  et  au  delà.  Au  bout  de  ce  bizarre  outil,  dans 
l'embouchure  terminale,  les  fines  cisailles  des  mandi- 
bules; sur  les  côtés,  les  antennes,  enchâssant  leur  pre- 
mier article  dans  une  rainure. 

A  quoi  bon  ce  rostre,  ce  bec,  ce  nez  caricatural?  Où 
rinsecte  en  a-t-il  trouvé  le  modèle?  Nulle  part.  Il  en 


54  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

est  rinventeur,  il  en  garde  le  monopole.  En  dehors  de 
sa  famille,  aucun  coléoptère  ne  se  livre  à  ces  excentri- 
cités buccales. 

Remarquez  encore  l'exiguïté  de  la  tête,  bulbe  à  peine 
renflé  à  la  base  de  la  trompe.  Que  peut-il  y  avoir  là  de- 
dans ?  Un  bien  pauvre  outillage  nerveux,  signe  d'ins- 
tincts très  bornés.  Avant  de  les  avoir  vus  à  l'œuvre,  on 
fait  peu  de  cas  de  ces  microcéphales  sous  le  rapport  de 
l'intellect;  on  les  classe  parmi  les  obtus,  les  privés  d'in- 
dustrie. Ces  prévisions  ne  seront  guère  démenties. 

Si  le  Curculionide  est  peu  glorifié  par  ses  talents,  ce 
n'est  pas  un  motif  de  le  dédaigner.  Comme  nous  l'affir- 
ment les  schistes  lacustres,  il  était  à  l'avant-garde  des 
cuirassés  d'élytres;  il  devançait,  de  longues  étapes,  les 
industrieux  en  incubation  dans  les  contingences  du 
possible.  Il  nous  parle  de  formes  initiales,  si  bizarres 
parfois  ;  il  est  dans  son  petit  monde  ce  que  sont  dans 
un  monde  supérieur  l'oiseau  à  mandibules  dentées  et 
le  saurien  à  sourcils  encornés. 

En  légions  toujours  prospères,  il  est  parvenu  jusqu'à 
nous  sans  modifier  sa  caractéristique.  Il  est  aujourd'hui 
ce  qu'il  était  aux  vieilles  époques  des  continents;  les 
images  de  feuillets  calcaires  hautement  l'affirment.  Sous 
telle  et  telle  autre  de  ces  images,  je  me  risquerais  à 
mettre  le  nom  du  genre,  parfois  même  celui  de  l'espèce. 

La  permanence  des  instincts  doit  accompagner  la 
permanence  des  formes.  En  consultant  le  Curculio- 
nide moderne,  nous  aurons  donc  un  chapitre  très  ap- 
proximatif sur  la  biologie  de  ses  prédécesseurs,  alors 
que  la  Provence  ombrageait  de  palmiers  ses  vastes  lacs 
à  crocodiles.  L'histoire  du  présent  nous  racontera  l'his- 
toire du  passé. 


LE     LARIN     MACULE 

Larin,  dénomination  vague,  incapable  de  renseigner. 
Le  terme  sonne  bien.  C'est  déjà  quelque  chose  que  de 
ne  pas  affliger  Foreille  avec  une  expectoration  de  rau- 
cités;  mais  le  lecteur  novice  désirerait  mieux.  Il  vou- 
drait que  le  nom,  en  syllabes  euphoniques,  lui  donnât 
bref  signalement  de  l'insecte  dénommé.  Ce  lui  serait 
un  guide  dans  l'immense  cohue. 

Volontiers  je  partage  cet  avis,  tout  en  reconnaissant 
combien  serait  ardue  une  nomenclature  rationnelle, 
distribuant  aux  bêtes  des  noms  et  des  prénoms  mérités. 
Notre  ignorance  nous  condamne  à  l'indécis,  souvent 
même  à  des  non-sens.  Voyez  en  effet. 

Que  signifie  Larin?  Le  lexique  grec  nous  dit  :  Aap-.vôç, 
engraissé,  replet.  L'insecte  objet  de  ce  chapitre  a-t-il 
droit  à  pareil  vocable?  Nullement.  Il  est  pansu,  j'en 
conviens,  comme  le  sont  en  général  les  Charançons, 
mais  sans  mériter  plus  qu'un  autre  un  certificat  d'obé- 
sité. 

Creusons  plus  avant.  Aapo;  signifie  beau,  poli,  élé- 
gant. Y  sommes-nous  cette  fois?  Pas  encore.  Certes,  le 
Larin  n'est  pas  dépourvu  d'élégance,  mais  combien 
d'autres  le  dépassent  en  beauté  de  costume  parmi  les 
Coléoptères  à  trompe  !  Nos  oseraies  en  nourrissent  d'en- 


56  SOUVENIRS   EMOMOLOGIQUES 

farinés  de  fleur  de  soufre,  de  galonnés  de  céruse,  de 
poudrés  de  vert-malachite.  Ils  laissent  aux  doigts  une 
poussière  d'écaillés  qui  semble  cueillie  sur  l'aile  des 
papillons.  Nos  vignes,  nos  peupliers,  en  possèdent  de 
supérieurs,  pour  l'éclat  métallique,  à  la  pyrite  cui- 
vreuse ;  les  pays  équatoriaux  en  fournissent  d'une 
somptuosité  sans  égale,  vrais  bijoux  à  côté  desquels 
pâliraient  les  merveilles  de  nos  écrins.  Non,  le  modeste 
Larin  n'a  pas  droit  à  la  superbe  glorification.  A  d'au- 
tres que  lui,  dans  la  famille  des  porte-bec,  reviendrait 
le  titre  de  beau. 

Si,  mieux  renseigné,  son  parrain  l'avait  dénommé 
d'après  les  mœurs,  il  l'aurait  appelé  :  exploiteur  de 
fonds  d'artichaut.  Le  groupe  des  Larins,  en  effet,  établit 
sa  famille  dans  le  culot  charnu  des  Carduacées,  char- 
don, onoporde,  centaurée,  carline,  carde  et  autres  qui, 
par  la  structure  et  la  saveur,  rappellent  de  près  ou  de 
loin  l'artichaut  de  nos  tables.  C'est  sa  spécialité,  son 
domaine.  Le  Larin  est  préposé  à  l'émondage  de  l'enva- 
hissant et  féroce  chardon. 

Donnez  un  coup  d'œil  aux  pompons  roses,  blancs  ou 
bleus  d'une  carduacée.  Des  insectes  à  long  bec  grouil- 
lent, gauchement  plongent  dans  l'amas  de  fleurettes. 
Qui  sont-ils?  Des  Larins.  Ouvrez  le  pompon,  fendez-en 
la  base  charnue.  Surpris  par  l'air  et  la  lumière,  des 
vers  grassouillets,  blancs,  sans  pattes,  y  dodelinent 
inquiets,  isolés  chacun  dans  une  niche.  Que  sont  ces 
vers?  Des  larves  de  Larin. 

L'exactitude  réclame  ici  une  restriction.  Quelques 
autres  Curculionides,  voisins  de  ceux  dont  l'histoire  va 
nous  occuper,  affectionnent,  eux  aussi,  pour  leur  fa- 
mille, les  réceptacles  charnus  à  goût  de  topinambour. 


LE    LARIN   MACULÉ  57 

N'importe  :  les  dominant  en  nombre,  en  fréquence,  en 
taille  avantageuse,  les  Larins,  dans  ma  région  du  moins, 
sont  les  exterminateurs  attitrés  des  têtes  de  chardon. 
Voilà  le  lecteur  renseigné,  autant  qu'il  est  en  mon 
pouvoir. 

Au  bord  des  chemins,  tout  l'été,  tout  l'automne, 
jusqu'à  la  venue  des  froids,  abonde  le  plus  élégant  des 
chardons  méridionaux.  Ses  jolies  fleurs  bleues,  grou- 
pées en  têtes  rondes  et  piquantes,  lui  ont  valu  le  nom 
botanique  (ÏBchinops^  par  allusion  au  hérisson  roulé 
en  boule.  C'est  le  hérisson,  en  efl'et.  Mieux  encore  : 
c'est  l'oursin  des  mers  implanté  sur  une  tige  et  devenu 
iïlobe  d'azur. 

Sous  un  rideau  de  fleurettes  épanouies  en  étoiles,  le 
gracieux  pompon  dissimule  les  mille  dards  de  ses  écail" 
les.  Qui  le  touche  d'un  doigt  non  circonspect  est  surpris 
de  telles  rudesses  sous  d'innocentes  apparences.  Le 
feuillage  qui  l'accompagne,  vert  en  dessus,  blanc  et  co- 
tonneux en  dessous,  avertit  du  moins  l'inexpérimenté  : 
il  se  découpe  en  lobes  pointus ,  dont  chacun  porte  au 
bout  une  aiguille  d'extrême  acuité. 

Ce  chardon  est  le  patrimoine  du  Larin  maculé  [Lari- 
nus  maculosus,  Sch.),  qui,  par  nébulosités  interrompues, 
se  poudre  le  dos  de  jaunâtre.  Le  Curculionide  en  pâture 
très  sobrement  le  feuillage.  Juin  n'est  pas  terminé  que^ 
pour  l'établissement  de  sa  famille,  il  en  exploite  les 
têtes,  vertes  alors,  grosses  comme  des  pois,  au  plus 
comme  des  cerises.  Deux  à  trois  semaines,  le  travail  de 
peuplement  se  continue  sur  des  globes  de  jour  en  jour 
plus  bleus  et  plus  volumineux. 

Au  gai  soleil  de  la  matinée  des  couples  s'y  forment, 
très  pacifiques.  Les  préludes   matrimoniaux,  enlace- 


58  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

ments  de  leviers  articulés,  ont  des  gaucheries  rustiques. 
Des  pattes  d'avant,  père  Larin  maîtrise  son  épousée; 
des  tarses  d'arrière,  par  intervalles  et  d'une  friction 
douce,  il  lui  brosse  les  flancs.  Avec  ces  molles  caresses 
alternent  des  secousses  brusques,  des  trémoussements 
fougueux.  Cependant  la  patiente,  pour  ne  pas  perdre 
du  temps,  travaille  du  bec  son  capitule  et  prépare  la 
niche  de  l'œuf.  Môme  en  pleine  noce,  le  souci  de  la 
famille  ne  laisse  repos  à  cette  laborieuse. 

A  quoi  peut  bien  servir  le  rostre  du  Curculionide,  ce 
nez  paradoxal  coQime  n'oseraient  s'en  permettre  les 
extravagances  du  mardi  gras?  Nous  allons  l'apprendre 
avec  tout  le  loisir  désirable.  Mes  sujets,  captifs  d'une 
cloche  en  toile  métallique,  travaillent  au  soleil,  sur  le 
rebord  de  ma  fenêtre. 

Un  couple  vient  de  se  disjoindre.  Insoucieux  de  ce 
qui  va  maintenant  se  passer,  le  mâle  se  retire  et  va 
pâturer  un  peu,  non  sur  les  têtes  bleues,  morceaux 
de  choix  réservés  aux  jeunes,  mais  sur  les  feuilles,  où, 
d'un  labour  superficiel,  le  bec  prélève  sobres  bouchées. 
La  mère  reste  en  place,  continuant  la  fouille  déjà  com- 
mencée. 

Plongé  en  plein  dans  la  sphère  de  fleurons,  le  rostre 
disparait.  D'ailleurs  peu  de  mouvements  de  l'insecte  ; 
tout  au  plus  quelques  lentes  enjambées  dans  un  sens, 
puis  dans  l'autre.  Ce  n'est  pas  ici  besogne  de  vrille, 
qui  vire;  c'est  travail  de  pal,  de  poinçon,  qui  tena- 
cement  s'enfonce.  Les  mandibules,  fines  cisailles  de 
l'outil,  mordent,  creusent,  et  c'est  tout.  A  la  iin,  le 
rostre  pioche,  c'est-à-dire  que,  s'infléchissant  sur  sa 
base,  il  extirpe,  soulève  et  ramène  un  peu  en  dehors 
les   fleurons   arrachés.   De  là  proviendra  le  petit  ex- 


LE    LARIN    MACULE  o9 

haussement  de  niveau  qu'on  remarque  en  tout  point 
peuplé.  Ce  travail  d'excavation  dure  un  gros  quart 
d'heure. 

Alors  la  mère  se  retourne,  du  bout  du  ventre  retrouve 
l'entrée  du  puits  et  met  en  place  Fœuf.  De  quelle  ma- 
nière? L'abdomen  de  la  pondeuse  est  beaucoup  trop 
volumineux,  trop  obtus  pour  s'engager  dans  Fétroit 
défilé  et  déposer  l'œuf  au  fond  directement.  Un  outil 
spécial,  une  sonde  conduisant  le  germe  au  point  requis, 
€st  donc  ici  d'absolue  nécessité.  Cette  sonde,  l'insecte 
n'en  possède  pas  d'apparente,  etjene  vois  dégainer  rien 
de  pareil,  tant  les  choses  se  passent  avec  prestesse  et 
discrétion. 

IV'importe,  ma  conviction  est  formelle  :  pour  loger 
l'œuf  au  fond  du  puits  que  le  rostre  vient  de  forer,  la 
mère  doit  posséder  un  pal  conducteur,  un  tube  rigide, 
tenu  en  réserve,  invisible,  dans  la  trousse  de  la  pon- 
deuse. A  l'occasion  d'exemples  plus  concluants,  on 
reviendra  sur  ce  curieux  sujet. 

Un  premier  point  est  acquis  :  le  rostre  du  Curcu- 
lionide,  ce  nez  jugé  d'abord  caricatural,  est  en  réalité 
outillage  des  tendresses  maternelles.  L'extravagant  de- 
vient le  régulier,  l'indispensable.  Puisqu'il  porte  man- 
dibules et  autres  pièces  buccales  à  l'extrémité ,  sa 
fonction,  cela  va  de  soi,  est  démanger;  mais  à  cette 
fonction  s'en  adjoint  une  autre  de  plus  haute  impor- 
tance. L'hétéroclite  trocart  prépare  les  voies  à  la  ponte, 
il  est  le  collaborateur  de  l'oviducte. 

Et  cet  outil,  caractéristique  de  la  corporation,  est  si 
honorable  que  le  père  n'hésite  pas  à  s'en  glorifier,  bien 
qu'inhabile  à  forer  les  loges  familiales.  A  l'exemple  de 
sa  compagne,  il  porte  foret  lui  aussi,  mais  de  dimen- 


60  SOUVENIRS   EN ÏOMOLOGIQUES 

sions  moindres,  comme  il  convient  à  la  modestie  de 
son  rôle. 

Un  second  point  nous  est  révélé.  Afin  d'introduire 
les  germes  aux  points  opportuns,  il  est  de  règle  que 
l'insecte  inocalateur  soit  doué  d'un  outil  à  double  fonc- 
tion, qui,  à  la  fois,  ouvre  le  passage  et  y  guide  les  œufs. 
Tel  est  le  cas  de  la  Cigale,  de  la  Sauterelle,  de  la  Ten- 
thrède,  duLeucospis,  de  l'Ichneumon,  tous  porteurs  de 
sabre,  de  scie,  de  sonde  au  bout  de  l'abdomen. 

Le  Curculionide  divise  le  travail  et  le  répartit  entre 
deux  outils,  dont  l'un,  à  l'avant,  est  la  tarière  perfora- 
trice, et  dont  l'autre,  à  l'arrière,  dissimulé  dans  le  corps 
et  dégainé  à  l'instant  de  la  ponte,  est  le  tube  direc- 
teur. En  dehors  des  Charançons,  cet  étrange  mécanisme 
m'est  inconnu. 

L'œuf  mis  en  place,  —  et  c'est  rapidement  fait,  grâce 
au  travail  préliminaire  du  foret,  — la  mère  revient  au 
point  peuplé.  Elle  tasse  un  peu  les  matériaux  ébranlés, 
elle  refoule  légèrement  les  fleurons  extirpés  ;  puis,  sans 
autrement  insister,  s'éloigne.  Parfois  môme,  elle  se 
dispense  de  ces  précautions. 

Quelques  heures  plus  tard,  j'examine  les  capitules 
exploités,  reconnaissables  à  un  certain  nombre  de 
taches  flétries  et  légèrement  saillantes,  dont  chacune  est 
la  hutte  d'un  œuf.  De  la  pointe  du  canif,  j'extrais  le  petit 
amas  fané,  je  l'ouvre.  A  la  base,  dans  une  logette  ronde, 
creusée  dans  la  substance  du  globule  central,  réceptacle 
du  capitule,  se  trouve  Fœuf,  assez  volumineux,  jaune 
et  ovalaire. 

Il  est  enveloppé  d'une  matière  brune  provenant  des 
tissus  meurtris  par  l'outil  de  la  pondeuse  ainsi  que  des 
exsudations  de  la  blessure  concrétées  en  mastic.  Cette 


LE    LARIN    MACULE  61 

enveloppe  s'élève  en  cône  irrégulier  et  se  termine  par 
des  fleurons  desséchés.  Au  centre  de  la  houppe  se  voit 
d'ordinaire  un  pertuis,  qui  pourrait  hien  être  un  soupi- 
rail d'aération. 

Lenomhre  d'oeufs  confiés  à  un  seul  capitule  est  facile 
h  reconnaître  sans  ruiner  le  logis  :  il  suffit  de  compter 
les  macules  jaunâtres  irrégulièrement  distribuées  sur  le 
fond  bleu.  J'en  trouve  jusqu'à  cinq,  six  et  davantage, 
même  sur  telle  tête  moindre  qu'une  cerise.  Chacune 
recouvre  un  œuf.  Tous  ces  germes  proviennent-ils  d'une 
seule  mère?  C'est  possible.  Ils  peuvent  avoir  aussi  des 
origines  diverses,  car  il  n'est  pas  rare  de  surprendre 
deux  mères  occupées  à  la  fois  de  leur  ponte  sur  le  même 
globe. 

Parfois  les  points  travaillés  se  touchent  presque.  La 
pondeuse,  à  ce  qu'il  semble,  a  sa  numération  très  bor- 
née ,  incapable  de  tenir  compte  des  occupants.  Elle 
plonge  son  trocart  sans  prendre  garde  que,  tout  à  côté, 
la  place  est  déjà  prise.  Trop,  beaucoup  trop  de  convives, 
en  général,  au  chiche  banquet  du  chardon  bleu.  Trois 
au  plus  y  trouveront  de  quoi  vivre.  Les  précoces  pros- 
péreront ;  les  retardataires  succomberont  faute  de  place 
à  la  table  commune. 

En  une  semaine  éclosent  les  vermisseaux,  corpus- 
cules blancs,  à  tête  rousse.  Supposons-les  au  nombre 
de  trois,  cas  fréquent.  Qu'ont-ils  en  leur  garde-manger, 
les  petits?  Presque  rien.  L'Echinops  est  une  exception 
parmi  les  carduacées.  Ses  fleurs  ne  reposent  point 
sur  un  réceptacle  charnu,  étalé  en  fond  d'artichaut. 
Ouvrons  un  capitule.  Au  centre,  comme  support  com- 
mun, se  trouve  un  noyau  rond  et  ferme,  un  globule  à 
peine  gros  comme   un  grain  de   poivre,  et  porté  au 


62  SOUVENIRS  ENTOMOLOGIQUES 

bout  d'une  colonnette,  continuation  de  l'axe  du  rameau. 
Voilà  tout. 

Maigres,  très  maigres  provisions  pour  trois  convives. 
En  volume,  il  n'y  a  pas  de  quoi  suffire  aux  premiers 
repas  d'un  seul;  encore  moins,  tant  c'est  coriace  et  peu 
substantiel,  de  quoi  fournir  aux  réserves  de  la  trans- 
formation les  belles  nappes  graisseuses  qui  donnent 
au  ver  apparence  beurrée. 

C'est  toutefois  en  ce  mesquin  globule  et  la  colonnette 
son  support  que  les  trois  commensaux  trouvent,  leur 
vie  durant,  de  quoi  se  restaurer,  grandir.  Nulle  part 
ailleurs  la  dent  n'est  portée,  et  encore  l'attaque  est- 
elle  d'extrême  discrétion.  C'est  ratissé  à  la  surface, 
ébréché  et  non  consommé  à  fond. 

De  rien  faire  beaucoup,  nourrir  avec  une  miette  trois 
panses  faméliques,  parfois  quatre,  serait  miracle  inad- 
missible. Le  secret  de  l'alimentation  est  ailleurs  que 
dans  le  peu  de  matière  solide  disparue.  Informons- 
nous  mieux. 

Je  mets  à  découvert  quelques  larves  déjà  grandelettes 
et  j'installe  habitations  et  habitants  dans  des  tubes  en 
verre.  De  la  loupe,  longtemps  j'épie  les  séquestrés.  Je 
ne  parviens  pas  à  les  voir  mordre  sur  le  globule  cen- 
tral déjà  ébréché,  ni  sur  l'axe,  entaillé  lui  aussi.  De  ces 
surfaces  rabotées  je  ne  sais  depuis  quand,  de  ce  qui 
paraissait  être  le  pain  quotidien,  les  mandibules  ne 
détachent  la  moindre  parcelle.  Tout  au  plus,  la  bouche 
un  moment  s'y  accole,  puis  recule,  inquiète,  dédai- 
gneuse. C'est  visible  :  le  mets  ligneux,  très  frais  encore, 
ne  convient  pas. 

La  démonstration  se  complète  par  le  dénouement  de 
mes  expériences.  En  vain  dans  les  tubes  de  verre,  clos 


LE    LARL\    MACULÉ 


63 


d'un  tampon  de  coton  mouillé,  je  maintiens  les  têtes 
d'Echinops  en  état  de  fraîcheur,  mes  essais  d'éducation 
ne  réussissent  une  seule  fois.  Du  moment  que  le  capi- 
tule est  détaché  de  la  plante,  ses  habitants  périssent  de 
famine,  que  mes  soins  interviennent  ou  n'interviennent 
pas.  Ils  languissent  tous  au  cœur  de  la  boule  natale  et 
linalement  succombent,  nïmporte  le  récipient  de  mes 


Cellules  du  Lariu  maculé,  sur  Echinops  Ritro. 


récoltes,  tube,  bocal,  boîte  en  fer-blanc.  Plus  tard,  lors- 
que la  période  d'alimentation  aura  pris  fin,  il  me  sera 
très  facile,  au  contraire,  de  garder  les  vers  en  excellent 
état  et  de  suivre  à  souhait  leurs  préparatifs  de  nym- 
phose. 

Cet  échec  dit  :  la  larve  du  Larin  maculé  ne  se  nour- 
rit pas  d'aliments  solides;  il  lui  faut  le  brouet  clair  de 
la  sève.  Elle  met  en  perce  le  tonnelet  de  son  cellier 
d'azur,  c'est-à-dire  qu'elle  entaille,  avec  ménagement, 
l'axe  du  capitule  ainsi  que  le  noyau  central. 


64  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Sur  ces  blessures  superficielles^  remises  à  vif  par  de 
nouveaux  coups  de  rabot  à  mesure  que  la  cicatrisation 
les  dessèche,  elle  lape  les  suintements  du  chardon, 
afflux  venu  des  racines.  Tant  que  la  boule  bleue  est  sur 
pied,  bien  vivante,  la  sève  monte,  les  tonnelets  dis- 
joints transpirent,  et  le  ver  y  cueille  de  la  lèvre  breu- 
vage nourrissant.  Mais,  détaché  du  rameau,  privé  de  sa 
source,  le  cellier  tarit.  Du  coup,  à  bref  délai,  périt 
la  larve.  Ainsi  s'expliquent  les  mortels  dénouements 
de  mes  éducations. 

Lécher  les  exsudations  d'une  plaie  suffit  aux  larves 
du  Larin.  La  méthode  usitée  est  dès  lors  évidente.  Les 
nouveau-nés,  éclos  sur  le  globe  central,  prennent  place 
autour  de  l'axe,  proportionnant  leur  distance  au  nom- 
bre des  convives.  Là  chacun  décortique,  entaille  des 
mandibules  la  portion  en  face  de  lui  et  fait  sourdre 
l'humeur  nourricière.  Si  la  source  tarit  par  la  cicatri- 
sation, de  nouvelles  morsures  la  ravivent. 

Mais  l'attaque  se  fait  avec  circonspection.  La  colonne 
centrale  et  son  chapiteau  rond  sont  les  maîtresses  pièces 
du  globe.  Trop  profondément  compromise,  la  solive 
céderait  au  vent  et  ruinerait  la  demeure.  De  l'aqueduc 
aussi  il  faut  respecter  les  canaux,  si  l'on  veut  jusqu'à  la 
fin  obtenir  suintement  convenable.  Seraient-ils  trois, 
seraient-ils  quatre,  les  vers  s'abstiennent  donc  de  rabo- 
ter trop  avant. 

Leurs  entailles,  discrets  coups  de  racloir,  ne  com- 
promettent ni  la  solidité  de  l'édifice  ni  le  fonctionne- 
ment des  vaisseaux;  aussi  l'inflorescence,  malgré  ses 
ravageurs,  garde-t-elle  fort  bon  aspect.  Elle  s'épanouit 
comme  à  l'ordinaire;  seulement,  sur  le  joli  tapis  bleu 
font  tache  des  espaces  jaunâtres,  de  jour  en  jour  plus 


LE   LARIN   MACULE  65 

étendus.  En  chacun  de  ces  points,  sous  le  couvert  des 
fleurons  morts,  un  ver  est  établi.  Autant  de  macules 
jaunies,  autant  de  consommateurs  attablés. 

Les  ileurons,  avons-nous  dit,  ont  pour  support  com- 
mun, pour  réceptacle,  la  tête  ronde  surmontant  l'axe. 
C'est  sur  ce  globule  que  débutent  les  vermisseaux.  Ils 
attaquent  quelques  tleurons  par  la  base,  les  extirpent 
sans  les  endommager  et  les  refoulent  d'un  coup  d'écliine. 
L'emplacement  défriché  s'entame  un  peu,  s'ébrèche  et 
devient  la  première  buvette. 

Que  deviennent  les  pièces  arrachées?  Sont-elles,  dé- 
combres gênants,  rejetées  à  terre?  L'animalcule  s'en 
garde  bien.  Ce  serait  mettre  à  nu,  sous  les  yeux  de  l'en- 
nemi, sa  croupe  dodue,  morceau  petit,  mais  alléchant. 

Refoulés  en  arrière ,  les  matériaux  de  défrichement 
restent  intacts,  groupés  l'un  contre  l'autre  dans  leur 
naturelle  position.  Pas  une  écaille,  pas  un  fétu  ne  choit 
à  terre.  Au  moyen  d'une  glu,  qui  fait  vite  prise  et  ré- 
siste à  la  pluie,  l'ensemble  des  pièces  détachées  est 
cimenté  à  la  base  en  un  faisceau  continu,  de  façon  que 
l'inflorescence  se  conserve  intacte,  abstraction  faite  de 
la  teinte  jaunie  aux  points  blessés.  A  mesure  que  le  ver 
grandit,  d'autres  fleurons  sont  fauchés  et  prennent  rang, 
à  côté  des  autres,  dans  la  toiture  qui,  par  degrés,  se 
gonfle  et  finalement  devient  gibbosité. 

Ainsi  s'obtient  demeure  tranquille,  à  l'abri  des  intem- 
péries et  des  coups  de  soleil.  Là  dedans,  en  sécurité, 
Termite  s'abreuve  à  sa  futaille;  il  devient  gros  et  gras. 
Je  le  soupçonnais  bien,  que  la  larve  saurait,  par  son 
industrie,  suppléer  à  la  sommaii'e  installation  de  l'œuf. 
Oii  les  soins  maternels  manquent,  le  ver  a  pour  sauve- 
garde des  talents  spéciaux. 

5 


66  SOUVENIRS    ENTOIVIOLOGIQUES 

Rien,  néanmoins,  dans  le  ver  du  Larin  maculé,  ne 
révèle  rtiabile  constructeur  de  paillottes.  C'est  un  menu 
boudin,  d'un  jaunâtre  ferrugineux,  fortement  recourbé 
en  crochet.  Nul  vestige  de  pattes;  nul  outillage  autre 
que  la  bouche  et  le  pôle  opposé,  actif  auxiliaire.  De 
quoi  peut  être  capable  ce  petit  cylindre  de  beurre 
ranci?  Le  voira  l'œuvre  est  sans  difficulté  au  moment 
propice. 

J'ouvre  à  demi  quelques  cellules  vers  le  milieu  du 
mois  d'août,  alors  que  la  larve,  sa  pleine  croissance 
acquise,  travaille  à  consolider,  à  badigeonner  le  logis 
en  vue  de  la  prochaine  nymphose.  Les  coques  éven- 
trées,  mais  adhérant  toujours  au  capitule  natal,  sont 
disposées  en  file  dans  un  tube  de  verre  qui  me  permet- 
tra d'assister  au  travail  sans  troubler  le  constructeur. 
Le  résultat  ne  se  fait  pas  attendre. 

A  l'état  de  repos,  le  ver  est  un  crochet  dont  les  extré- 
mités de  très  près  s'avoisinent.  De  temps  à  autre,  je  le 
vois  mettre  en  contact  intime  les  deux  bouts  opposés 
et  fermer  le  circuit.  Alors,  — n'allons  pas  nous  scanda- 
liser de  sa  méthode ,  ce  serait  méconnaître  les  saintes 
naïvetés  de  la  vie,  —  alors,  des  mandibules,  il  cueille 
très  proprement  sur  l'orifice  stercoral  une  gouttelette 
pareille  de  grosseur  à  une  médiocre  tète  d'épingle.  C'est 
un  fluide  d'un  blanc  trouble,  filant,  visqueux,  analogue 
d'aspect  aux  larmes  poisseuses  qu'exsudent,  quand  on 
les  rompt,  les  galles  cornues  du  térébinthe. 

Le  ver  étale  sa  gouttelette  sur  les  bords  de  la  brèche 
faite  à  sa  demeure;  il  la  distribue  de-ci,  de-là,  parcimo- 
nieusement; il  la  pousse,  l'insinue  dans  les  déchirures. 
Puis,  attaquant  les  fleurons  du  voisinage,  il  en  extirpe 
des  lambeaux  d'écaillés,  des  tronçons  de  poils. 


LE   LARIN   MACULÉ  67 

Cela  ne  lui  suffit  pas.  Il  ratisse  l'axe  et  le  noyau  cen- 
tral de  l'inflorescence;  il  en  détache  des  miettes,  des 
atomes.  Labeur  pénible,  car  les  mandibules  sont  cour- 
tes et  coupent  mal.  Elles  arrachent  plutôt  qu'elles  ne 
taillent. 

Le  tout  est  distribué  sur  le  mastic  encore  frais.  Cela 
fait,  vivement  le  ver  se  trémousse,  se  bande  en  crochet, 
se  débande;  il  roule,  il  glisse  dans  sa  cabine  pour  ag- 
glutiner les  matériaux  et  lisser  la  muraille  du  tampon 
de  sa  croupe  ronde. 

Ces  coups  de  presse  et  de  polissoir  donnés,  le  voici 
de  nouveau  qui  se  boucle  en  circuit  fermé.  Une  seconde 
gouttelette  blanche  apparaît  à  l'issue  de  l'usine.  Ainsi 
qu'elles  le  feraient  d'une  bouchée  ordinaire ,  les  man- 
dibules happent  le  honteux  produit,  et  le  môme  travail 
recommence  :  enduit  à  la  glu  d'abord,  puis  incrusta- 
tion de  parcelles  ligneuses. 

Après  un  certain  nombre  de  truelles  cle  ciment  ainsi 
dépensées,  l'animal  se  tient  immobile;  il  semble  renon- 
cer à  une  entreprise  trop  au-dessus  de  ses  moyens.  Au 
bout  de  vingt-quatre  heures,  les  coques  ouvertes  bâil- 
lent toujours.  Il  s'est  fait  essai  de  restauration,  et  non 
clôture  sérieuse.  La  besogne  est  trop  onéreuse. 

Que  manque-t-il?  Non  les  matériaux  ligneux,  moel- 
lons qu'il  est  toujours  loisible  d'extraire  à  la  ronde, 
mais  bien  le  mastic  agglutinateur,  dont  la  fabrique 
chôme.  Et  pourquoi  chôme-t-elle?  C'est  tout  simple  : 
parce  que  la  tête  de  chardon,  détachée  de  la  tige,  a  les 
vaisseaux  taris  et  ne  fournit  plus  de  vivres,  origine  de 
tout. 

Le  Chaldéen  à  barbe  frisée  bâtissait  avec  des  tablet- 
tes de  boue  cuites  au  four  et  cimentées  de  bitume.  Le 


08  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Gurculionide  du  chardon  bleu  possédait,  bien  avant 
l'homme,  le  secret  de  l'asphalte.  Bien  mieux  :  pour 
mettre  sa  méthode  en  pratique  dans  des  conditions  de 
célérité  et  d'économie  inconnues  des  entrepreneurs 
babyloniens,  il  avait,  il  a  toujours  à  lui  sa  source  de 
bitume. 

Que  peut  bien  être  cet  agglutinatif  ?  J'ai  dit  son  appa- 
rition en  gouttes  d'opale  au  déversoir  intestinal.  Durcie, 
résinihée  par  le  contact  de  Fair,  la  matière  tourne  au 
fauve  rougeâtre,  si  bien  que  l'intérieur  de  la  cellule 
semble  d'abord  enduit  avec  de  la  gelée  de  coing.  La  co- 
loration finale  est  le  brun  terne,  sur  lequel  tranchent 
des  atomes  pâles,  débris  ligneux  amalgamés. 

La  première  idée  qui  vient  à  l'esprit,  c'est  d'attribuer 
la  glu  du  Larin  à  quelque  sécrétion  spéciale ,  analogue 
à  celle  de  la  soie,  mais  travaillant  au  pôle  opposé.  Y 
aurait-il,  en  effet,  à  l'arrière  du  ver,  des  glandes  à  vis- 
cosité? J'ouvre  une  larve  en  pleine  occupation  de  ma- 
çonnerie. Les  choses  sont  autres  que  je  ne  l'imaginais  : 
aucun  appareil  glandulaire  n'accompagne  le  bout  infé- 
rieur du  canal  digestif. 

Rien  de  visible  non  plus  dans  le  ventricule.  Seuls, 
les  tubes  de  Malpighi,  assez  gros  et  au  nombre  de 
quatre,  révèlent,  par  leur  teinte  opaline,  un  contenu  ap- 
préciable; seule,  la  portion  terminale  de  l'intestin  est 
gonflée  d'une  pulpe  qui  nettement  frappe  le  regard. 

C'est  une  matière  demi-fluide,  visqueuse,  filante  et 
d'un  blanc  trouble.  J'y  reconnais  en  abondance  des  cor- 
puscules opaques,  semblabes  à  une  fine  poussière  de 
craie,  qui  se  dissolvent  avec  effervescence  dans  l'acide 
azotique  et  sont  par  conséquent  dee  produits  uriques. 

Cette  pulpe  si  molle,  voilà  bien,  à  n'en  pas  douter,  le 


LE   LâIUN   macule  69 

mastic  que  le  ver  expulse  et  recueille  par  gouttelettes; 
le  rectum ,  voilà  bien  l'entrepôt  à  bitume.  La  parité 
d'aspect,  de  coloration,  de  viscosité  filante,  ne  me  laisse 
indécis  :  le  ver  agglutine,  cimente,  fait  œuvre  d'art  avec 
les  écoulements  de  son  égout. 

Est-ce  en  vérité  résidu  excrémentiel?  Des  doutes  sont 
permis.  Les  quatre  vaisseaux  de  Malpighi  qui  ont  versé 
dans  le  rectum  des  urates  en  poudre,  pourraient  bien  y 
verser  d'autres  matériaux.  En  général,  ils  ne  semblent 
pas  avoir  des  rôles  bien  exclusifs.  Pourquoi  ne  seraient- 
ils  pas  chargés  de  fonctions  diverses  dans  un  organisme 
pauvre  en  outillage?  Ils  se  gonflent  de  bouillie  calcaire 
pour  fournir  au  ver  da  Capricorne  de  quoi  murer  la  porte 
de  sa  loge  avec  une  plaque  de  marbre.  Rien  de  surpre- 
nant s'ils  se  gorgent  aussi  de  la  viscosité  qui  devient 
l'asphalte  du  Larin. 

En  ce  cas  embarrassant,  l'explication  que  voici  peut- 
être  suffirait.  La  larve  du  Larin,  nous  le  savons,  suit  un 
régime  très  léger  :  des  lampées  de  sève  an  lieu  d'ali- 
ments solides.  Aussi  pas  de  résidus  grossiers.  En  aucun 
moment,  je  n'observe  des  immondices  dans  la  loge  :  la 
netteté  y  est  parfaite. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  toute  la  nourriture  soit  assi- 
milée. Il  y  a  certainement  des  scories  sans  valeur  nutri- 
tive, mais  subtiles  et  voisines  de  la  fluidité.  Le  goudron 
qui  cimente  et  calfeutre  ne  serait-il  que  cela?  Pourquoi 
pas?  Alors  le  ver  bâtirait  avec  ses  excréments;  de  son 
ordure  il  ferait  gracieux  logis. 

Ici  nos  répugnances  doivent  se  taire.  Oii  voulez- vous 
que  le  reclus  prenne  pour  son  coffret?  Sa  niche  est  son 
monde.  Au  delà,  rien  ne  lui  est  connu,  rien  ne  lui  vient 
en  aide.  Il  doit  périr  s'il  ne  trouve  en  lui-même  sa  pro- 


70  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

vision  de  ciment.  Diverses  chenilles,  non  assez  riches 
pour  se  permettre  le  luxe  d'un  cocon  parfait,  savent 
feutrer  leurs  poils  avec  un  peu  de  soie.  Lui,  l'indigent, 
privé  de  filature,  doit  recourir  à  l'intestin,  son  unique 
auxiliaire. 

Cette  méthode  stercorale  montre  une  fois  de  plus 
combien  la  nécessité  est  ingénieuse.  Avec  son  ordure 
se  bâtir  luxueux  palais  est  trouvaille  des  plus  méritoi- 
res. L'insecte  seul  en  était  capable.  Du  reste,  la  larve 
du  Larin  n'a  pas  le  monopole  de  cette  architecture, 
non  décrite  dans  Yitruve.  Bien  d'autres,  mieux  four- 
nies en  moellons,  celles  des  Onitis,  des  Onthophages, 
des  Cétoines,  par  exemple,  la  dépassent,  et  de  beau- 
coup, pour  l'élégance  de  leurs  édifices  excrémentiels. 

Parachevé,  aux  approches  de  la  nymphose,  le  manoir 
du  Larin  est  une  niche  ovalaire  qui  mesure  une  quin- 
zaine de  millimètres  de  longueur  sur  dix  de  largeur.  Sa 
structure  serrée  lui  permet  de  résister  presque  à  la 
pression  des  doigts.  Son  grand  diamètre  est  parallèle 
à  Taxe  du  capitule.  Lorsque,  chose  non  rare,  trois  cel- 
lules sont  groupées  sur  le  même  support,  leur  ensem- 
ble a  quelque  peu  l'aspect  du  fruit  du  ricin,  à  trois 
coques  hispides. 

L'extérieur  de  la  loge  est  un  rustique  hérissement 
d'écaillés,  de  débris  pileux  et  surtout  de  fleurons  en- 
tiers, jaunis,  arrachés  de  leur  base  et  refoulés  à  dis- 
tance tout  en  gardant  leur  naturelle  coordination.  Dans 
l'épaiseur  de  la  muraille  prédomine  le  mastic.  A  l'in- 
térieur, la  paroi  est  polie,  badigeonnée  d'une  laque  brun 
rougeàtre  et  semée  de  miettes  ligneuses  incrustées. 
Enfin  le  goudron  est  d'excellente  qualité.  Il  fait  de  l'ou- 
vrage solide  torchis,  etdeplus  il  est  hydrofuge  ;  immer 


LE   LARIiN   MACULE  71 

gée  dans  Teaii,  la  cellule  ne  laisse  l'humide  transsuder 
à  l'intérieur. 

En  somme,  la  loge  du  Larinest  confortable  demeure, 
douée  d'abord  d'une  souplesse  de  cuir  mou  qui  laisse 
libre  jeu  au  travail  d'accroissement,  puis,  à  force  de 
ciment,  durcie  en  coque  où  sera  permise  la  tranquille 
somnolence  des  transformations.  La  flexible  tente  du 
début  devient  rigide  manoir. 

C'est  là,  me  disais-je,  que  l'adulte  passera  Thiver, 
protégé  contre  l'humidité,  plus  à  craindre  que  le  froid. 
Je  me  troQipais.  En  fm  septembre,  la  plupart  des  loges 
sont  vides,  bien  que  leur  support,  le  chardon  bleu, 
pressé  d'épanouir  ses  derniers  capitules,  soit  toujours 
en  assez  bon  état.  Le  charançon  est  parti,  dans  toute 
la  fraîcheur  de  son  costume  enfariné  ;  il  a  eflractionné 
parle  haut  sa  cellule,  qui  bâille  maintenant  en  forme 
d'outre  tronquée.  Quelques  retardataires  sont  encore 
chez  eux,  mais  disposés  à  décamper,  si  je  m'en  rap- 
porte à  leur  prestesse  lorsque  ma  curiosité  leur  vaut 
libération  fortuite. 

Venus  les  âpres  mois  de  décembre  et  de  janvier,  je 
ne  trouve  plus  une  loge  habitée.  Toute  la  population  a 
émigré.  En  quels  points  a-t-elle  pris  refuge? 

Je  ne  sais  au  juste.  Dans  les  amas  de  pierrailles  peut- 
être,  sous  le  couvert  des  feuilles  mortes,  à  l'abri  des 
touffes  de  gramens  qui  chaussent  l'aubépine  des  haies. 
Pour  un  Charançon,  la  campagne  abonde  en  stations 
hivernales.  Ne  nous  mettons  pas  en  peine  de  l'émigré  : 
il  saura  bien  se  tirer  d'affaire. 

C'est  égal  :  devant  cet  exode,  ma  première  impres- 
sion est  la  surprise.  Quitter  un  logis  excellent  pour  un 
abri  fortuit,  de  sécurité  douteuse,  me  semble  coup  de 


72  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

tête  mal  inspiré.  La  bête  manquerait-elle  de  prudence? 
Non  :  elle  a  des  motifs  sérieux  de  déguerpir  au  plus 
vite  lorsque  vient  l'arrière-saison.  Yoici  la  chose. 

En  hiver,  l'Echinops  est  une  ruine  brune  que  la  bise 
arrache  de  sa  base,  couche  à  terre  et  réduit  en  loques 
en  la  roulant  dans  la  fange  des  chemins.  Quelques 
journées  de  mauvais  temps  font  du  beau  chardon  bleu 
détritus  lamentable. 

Que  deviendrait  le  Curculionide  sur  cet  appui  jouet 
des  vents?  Son  tonnelet  goudronné  résisterait-il  aux 
assauts  de  la  tourmente,  au  roulis  sur  les  rudesses  du 
sol,  aux  macérations  prolongées  dans  les  llaques  des 
neiges  fondues  ? 

Le  Larin  connaît,  par  avance,  les  périls  d'un  support 
erratique;  avisé  par  l'almanach  de  l'instinct,  il  prévoit 
l'hiver  et  ses  misères.  Aussi  déménage-t-il  lorsqu'il  en 
est  temps  encore  ;  il  quitte  sa  loge  pour  un  abri  stable 
où  ne  seront  plus  à  craindre  les  vicissitudes  d'un  domi- 
cile roulant  à  l'aventure. 

L'abandon  du  coffret  n'est  pas  de  sa  part  hâte  témé- 
raire; c'est  clairvoyance  dans  les  choses  de  l'avenir. 
Tout  à  l'heure,  en  effet,  un  deuxième  Larin  nous  ap- 
prendra que  si  le  support  est  sans  péril,  solidement 
iixé  en  terre,  la  loge  natale  n'est  quittée  qu'au  retour 
de  la  belle  saison. 

En  terminant,  peut-être  convient-il  de  mentionner 
un  fait  très  humble  d'apparence,  mais  fort  exception- 
nel, une  seule  fois  observé  dans  mes  relations  avec  le 
Larin  maculé.  Avec  notre  pénurie  de  documents  authen- 
tiques sur  ce  que  devient  l'instinct  alors  que  changent 
les  conditions  de  la  vie,  nous  aurions  tort  de  négliger 
ces  menues  trouvailles. 


LE   LARIN   MACULÉ  73 

Large  part  faite  à  Fanatomie,  précieuse  auxiliaire, 
que  savons-nous  de  la  bete?  A  peu  près  rien.  Au  lieu 
de  gonfler  avec  ce  rien  d'abracadabrantes  vessies,  gla- 
nons des  faits  bien  observés,  si  humbles  soient-ils.  De 
leur  faisceau  pourra  jaillir  un  jour  franche  et  calme 
lueur,  bien  préférable  aux  embrasements  d'artifice  des 
théories,  qui  nous  éblouissent  un  moment  pour  nous 
laisser  après  dans  des  ténèbres  plus  noires. 


Cellule  anormale  du  Larin  maculé. 


Ce  modique  détail,  le  voici.  Par  accident,  du  globe 
bleu,  sa  demeure  réglementaire,  un  œuf  est  tombé  dans 
l'aisselle  d'une  feuille  à  mi-hauteur  de  la  tige.  Admet- 
tons encore,  si  bon  nous  semble,  que  la  mère,  soit 
inadvertance,  soit  intention,  l'a  déposé  elle-même  en 
ce  point.  Qu'adviendra-t-il  du  germe  en  de  telles  con- 
ditions si  éloignées  des  règles?  Ce  que  j'ai  sous  les  yeux 
nous  l'apprend. 

Le  ver,  fidèle  aux  usages,  n'a  pas  manqué  d'entailler 


74  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Taxe  du  chardon,  qui,  de  sa  blessure,  laissera  suinter 
l'humeur  nourricière.  Comme  défense,  il  s'est  construit 
une  outre  pareille  de  forme  et  d'ampleur  à  celle  qu'il 
aurait  obtenue  sur  les  flancs  du  capitule.  Une  seule 
chose  manque  au  nouvel  édifice  :  c'est  la  toiture  de 
fleurons  morts  qui  hérissent  l'habituelle  paillotte. 

Les  moellons  floraux  lui  manquant,  le  constructeur 
à  très  bien  su  s'en  passer.  Il  a  mis  à  profit  la  base  de  la 
feuille,  dont  une  oreillette  est  engagée,  comme  appui, 
dans  la  muraille  du  logis;  il  a  extrait  de  cette  base  ainsi 
que  de  la  tige  les  parcelles  ligneuses  qu'il  lui  fallait 
noyer  dans  le  mastic.  Bref,  sinon  qu'il  est  nu  au  lieu 
d'être  palissade,  l'ouvrage  accolé  à  la  tige  ne  diffère 
pas  de  l'ouvrage  dissimulé  sous  les  fleurons  secs  du 
capitule. 

On  fait  grand  cas  des  ambiances  comme  agents  modi- 
ficateurs. Les  voici  à  l'œuvre,  ces  ambiances  tant  renom- 
mées. Un  insecte  est  dépaysé  autant  qu'il  peut  l'être, 
sans  quitter  néanmoins  la  plante  nourricière,  ce  qui 
serait  l'inévitable  fin.  Au  lieu  d'une  boule  de  fleurs  ser- 
rées, il  a  pour  atelier  l'aisselle  bâillante  d'une  feuille  ; 
au  lieu  de  poils,  molle  toison  facile  à  tondre,  il  a  pour 
matériaux  les  féroces  dentelures  du  chardon.  Et  ces 
changements  si  profonds  ne  troublent  pas  les  talents  du 
constructeur;  la  demeure  est  bâtie  conforme  aux  plans 
habituels. 

Il  manque  ici  l'influence  des  siècles,  d'accord.  Mais 
qu'amènerait-elle,  cette  influence?  On  ne  le  voit  pas 
bien.  Le  Gurculionide  né  en  des  lieux  insolites  ne  garde 
trace  aucune  de  l'accident  survenu.  Je  l'extrais  adulte 
de  sa  loge  exceptionnelle.  Il  ne  diffère  pas,  môme  pour 
la  taille,  caractère  de  médiocre  importance,  des  Larins 


LE    LARIN   MACULÉ  75 

nés  aux  points  réglementaires.  Il  a  prospéré  clans  l'ais- 
selle de  la  feuille  comme  il  l'aurait  fait  sur  la  tête  du 
chardon. 

Admettons  que  l'accident  se  répète,  qu'il  devienne 
môme  condition  normale  ;  supposons  que  la  mère  s'a- 
vise d'abandonner  ses  boules  bleues  et  de  confier  indé- 
fmiment  la  ponte  à  l'aisselle  des  feuilles.  Qu'amènera 
ce  changement?  C'est  visible. 

Puisque  le  ver  s'est  développé  une  première  fois  sans 
encombre  dans  le  gîte  étranger  à  ses  habitudes,  il  con- 
tinuera d'y  prospérer  d'une  génération  à  l'autre;  avec 
sa  glu  intestinale,  il  gontlera  toujours  une  outre  défen- 
sive, de  môme  architecture  que  l'ancienne,  mais  privée, 
faute  de  matériaux,  de  la  toiture  en  fleurons  secs;  enfin 
il  restera  de  talent  ce  qu'il  était  au  début. 

Son  exemple  nous  dit  :  l'insecte,  tant  qu'il  peut  s'ac- 
commoder des  nouvelles  conditions  qui  lui  sont  impo- 
sées, travaille  à  sa  manière  ;  s'il  ne  le  peut,  il  succombe 
plutôt  que  de  modifier  son  industrie. 


YI 


LE     LARIN     OURS 


Je  m'en  vais,  dans  la  nuit,  avec  une  lanterne,  explo- 
rer le  paysage.  A  mon  entour,  orbe  de  maigre  lueur 
qui  permet  de  reconnaître  à  peu  près  les  grossièretés 
du  bloc,  mais  laisse  inaperçues  les  finesses  du  détail.  A 
quelques  pas,  l'humble  luminosité  se  diffuse,  s'éteint. 
Plus  loin,  c'est  le  noir  des  ténèbres.  La  lanterne  me 
montre,  et  encore  bien  mal,  un  des  innombrables  dés 
dont  se  compose  la  mosaïque  du  terrain. 

Pour  en  voir  d'autres,  je  me  déplace.  Chaque  fois, 
c'est  le  même  cercle  étroit,  de  vision  douteuse.  Suivant 
quelles  lois,  pour  le  tableau  d'ensemble,  se  groupent 
ces  points  inspectés  un  à  un?  Le  lumignon  est  inca- 
pable de  me  l'apprendre.  Il  faudrait  ici  l'illumination 
du  soleil. 

La  science,  elle  aussi,  procède  à  coups  de  lanterne; 
elle  explore  par  dés  l'inépuisable  mosaïque  des  choses. 
L'huile  trop  souvent  manque  à  la  mèche;  les  verres  ne 
sont  pas  nets.  N'importe  :  celui-là  ne  fait  pas  œuvre 
vaine  qui  le  premier  reconnaît  et  montre  aux  autres 
un  point  de  l'énorme  inconnu. 

Si  loin  que  plonge  notre  jet  de  lumière,  l'orbe  éclairé 
se  heurte  de  tous  côtés  à  la  barrière  du  ténébreux. 
Cernés  par  les  abîmes  de  l'inconnu,  tenons-nous  pour 


LE    LARIN   OURS  77 

satisfaits  s'il  nous  est  donné  d'agrandir  d'un  empan  le 
mesquin  domaine  du  connu.  Nous  tous  chercheurs,  tour- 
mentés du  désir  de  savoir,  déplaçons  donc  notre  lanterne 
d'un  point  à  l'autre;  avec  les  parcelles  explorées  on 
pourra  peut-être  reconstituer  un  fragment  du  tableau. 
Pour  aujourd'hui,  le  changement  de  coup  de  lanterne 
nous  conduit  au  Larin  ours  [Lariniis  ursus,  Fab.),  exploi- 
teur des  carlines.    Que  cette  appellation  d'ours,  mal 


^v- 


Cellule  du  Lariu  ours,  sur  Carlina  corymbosa. 

venue  en  notre  langue,  ne  nous  donne  pas  de  l'insecte 
idée  défavorable.  C'est  là  caprice  de  nomenclateur  à 
bout  de  son  lexique  et  faisant  usage  du  premier  voca- 
ble venu,  déconcerté  qu'il  est  par  l'intarissable  flot  du 
recensement. 

D'autres,  mieux  inspirés,  entrevoyant  une  vague  res- 
semblance entre  l'ornement  sacerdotal,  l'étole,  et  les 
bandelettes  blanches  qui  courent  sur  le  dos  du  Gurcu- 
lionide,  ont  proposé  le  nom  de  Larin  à  étole  [Larinus 
stolatus,  Gmel).  Ce  terme  m'agréerait;  il  fait  très  bien 
image.  L'ours,  un  non-sens,  a  prévalu.  Ainsi  soit  :  Non 
nobis  tantas  componere  lites. 


78  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Le  domaine  de  ce  Charançon  est  la  carline  à  corymbe 
[Carlina  corymboscij  Lin.),  fluet  chardon,  non  dépourvu 
d'élégance,  tout  revêche  qu'il  est.  Ses  capitules,  à  rayons 
coriaces,  vernis  de  jaune,  se  dilatent  en  un  amas  charnu, 
vrai  fond  d'artichaut  que  défend  une  enceinte  de  féroces 
folioles,  largement  soudées  par  la  base.  C'est  au  cœur 
de  ce  culot  de  haut  goût  que  la  larve  est  établie,  tou- 
jours seule. 

A  chacune  sa  propriété  exclusive,  sa  ration  inviolable. 
Quand  un  œuf,  un  seul,  a  été  confié  à  l'amas  de  fleu- 
rons, la  mère  va  continuer  ailleurs;  et  si  quelque  nou- 
velle pondeuse,  par  erreur,  en  prend  possession,  son 
vermisseau  venu  trop  tard  périra,  trouvant  la  place 
prise. 

Cet  isolement  dit  le  mode  d'alimentation.  Le  nour- 
risson de  la  carline  ne  doit  pas  se  sustenter  d'un  brouet 
clair,  comme  le  fait  celui  de  l'Echinops;  car  si  les  pleurs 
d'une  blessure  suffisaient,  il  y  aurait  ici  des  vivres  pour 
plusieurs.  Le  pompon  bleu  nourrit  trois  et  quatre  con- 
vives, sans  autre  perte  de  matière  solide  que  celle 
d'une  légère  entaille.  Avec  de  tels  consommateurs,  si 
réservés  de  la  dent,  le  culot  de  la  carline  en  alimente- 
rait tout  autant. 

C'est  toujours,  au  contraire,  la  ration  d'un  seul. 
Ainsi  déjà  se  devine  que  le  ver  du  Larin  ours  ne  se 
borne  pas  à  lécher  des  exsudations  de  sève,  et  fait  en 
môme  temps  nourriture  de  son  fond  d'artichaut,  maî- 
tresse pièce. 

L'adulte  s'en  nourrit  aussi.  Sur  le  cône  que  recou- 
vrent les  folioles  imbriquées,  il  creuse  d'amples  exca- 
vations où  se  concrète  en  perles  blanches  le  doux 
laitage  de  la  plante.  Mais  ces  reliefs  de  festin,  ces  gâ- 


LE    LARIN    OURS  79 

teaiix  entamés  où  le  Giirculionide  a  pris  sa  réfection, 
sont  dédaignés  quand  il  s'agit  de  la  ponte  en  juin  et 
juillet.  Il  est  alors  fait  choix  de  capitules  intacts,  peu 
développés  encore,  non  épanouis  et  contractés  en  glo- 
bules épineux.  L'intérieur  en  sera  plus  tendre  qu'après 
l'épanouissement. 

La  méthode  est  la  même  que  celle  du  Larin  maculé. 
De  son  foret  rostral  la  mère  pratique  un  sondage  à 
travers  les  écailles,  au  niveau  de  la  base  des  fleurons; 
puis,  au  fond  de  la  galerie,  à  l'aide  de  sa  sonde  conduc- 
trice, elle  installe  son  œuf,  d'un  blanc  d'opale.  Huit 
jours  plus  tard  le  vermisseau  paraît. 

Dans  le  courant  du  mois  d'août,  ouvrons  les  capi- 
tules de  la  carline.  Le  contenu  en  est  très  varié.  Il  y 
a  là  des  larves  de  tout  âge,  des  nymphes  qui,  munies 
d'aspérités  roussâtres,  aux  derniers  segments  surtout, 
vivement  se  trémoussent  et  pirouettent  sur  elles-mêmes 
quand  on  les  trouble;  enfin  des  insectes  parfaits,  non 
parés  encore  de  leurs  étoles  et  autres  ornements  du  cos- 
tume final.  Nous  avons  à  la  fois  sous  les  yeux  de  quoi 
suivre  les  progrès  du  Curculionide. 

Les  folioles  de  l'inflorescence,  robustes  hallebardes, 
se  soudent  par  la  base  et  enveloppent  de  leur  rempart 
une  masse  charnue,  plane  dans  le  haut,  façonnée  en 
cône  inférieurement.  Yoilà  le  garde-manger  du  Larin 
ours. 

Du  fond  de  sa  loge,  le  vermisseau  nouveau-né  immé- 
diatement y  plonge.  Profondément  il  l'attaque.  Sans 
réserve,  ne  respectant  que  la  paroi,  il  s'y  creuse  en  une' 
paire  de  semaines  une  niche  en  pain  de  sucre,  prolon- 
gée jusqu'à  la  rencontre  du  pédoncle.  Cette  niche  a  pour 
ciel  de  lit  une  coupole  de  fleurons  et  de  poils,  refoulés 


80  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

en  haut  et  maintenus  au  moyen  d'un  agglutinatif.  L'é- 
videment  du  fond  d'artichaut  est  complet;  rien  autre 
n'est  respecté  que  la  paroi  écailleuse. 

Comme  le  faisait  prévoir  son  isolement,  le  ver  du 
Larin  ours  est  donc  un  consommateur  d'aliments  soli- 
des. Rien  ne  l'empêche  d'ailleurs  d'adjoindre  à  ce  ré- 
gime le  laitage  des  sucs  extravasés. 

Cette  nourriture,  où  la  matière  solide  prédomine,  en- 
traîne forcément  de  grossiers  déchets,  inconnus  chez 
l'exploiteur  du  chardon  bleu.  Qu'en  fait-il,  l'ermite  de 
la  carline,  claquemuré  dans  une  étroite  cellule  d'où  rien 
ne  peut  se  rejeter  au  dehors?  Il  les  utilise  comme  l'au- 
tre le  fait  de  ses  gouttelettes  visqueuses,  il  en  capitonne 
son  logis. 

Je  le  vois,  courbé  en  cercle,  accoler  la  bouche  à  l'is- 
sue opposée  et  soigneusement  cueillir  les  granules  à 
mesure  que  l'officine  intestinale  les  évacue.  C'est  pré- 
cieux cela,  très  précieux  ;  le  ver  se  gardera  bien  d'en 
laisser  perdre  une  parcelle  :  il  ne  dispose  de  rien  autre 
pour  le  stuc  de  son  domicile. 

Le  crottin  happé  est  donc  à  l'instant  mis  en  place, 
étalé  du  bout  des  mandibules,  comprimé  du  front  et  de 
la  croupe.  Quelques  débris  d'écaillés,  quelques  tronçons 
de  poils,  sont  en  outre  arrachés  là-haut,  au  plafond  non 
cimenté,  et  le  plâtrier,  atome  par  atome,  les  incorpore 
au  mastic  encore  frais. 

Ainsi  s'obtient,  à  mesure  que  l'habitant  grandit,  un 
crépi  qui,  lissé  avec  des  soins  méticuleux,  tapisse  la 
loge  dans  toute  son  étendue.  Avec  le  mur  naturel  que 
fournit  l'écorce  épineuse  de  l'artichaut,  cela  devient 
bastion  robuste,  bien  supérieur,  comme  système  défen- 
sif,  aux  paillottes  du  Larin  maculé. 


LE   LARIN    OURS  81 

La  plante,  d'ailleurs,  se  prête  à  séjour  prolongé.  Elle 
est  fluette,  mais  d'altération  lente  par  la  pourriture.  Les 
vents  ne  la  couchent  pas  dans  les  fanges  du  sol,  soute- 
nue qu'elle  est  par  des  broussailles  et  de  rudes  gramens, 
son  habituel  entourage.  Lorsque  depuis  longtemps  le 
beau  chardon  à  sphères  bleues  se  consume  en  terreau 
sur  le  bord  des  routes,  la  carline,  à  base  imputrescible, 
se  dresse  toujours,  brunie  par  la  mort,  mais  non  déla- 
brée. Autre  condition  excellente  :  ses  capitules,  con- 
tractant leurs  écailles,  font  toiture  et  laissent  difficile 
accès  aux  pluies. 

En  pareil  abri,  rien  à  redouter  de  ce  qui  fait  déguer- 
pir de  ses  outres  le  Larin  maculé  aux  approches  de  la 
mauvaise  saison  :  la  demeure  est  fixe,  et  la  cellule  est 
au  sec.  Le  Larin  ours  ne  méconnaît  pas  ces  avantages; 
il  se  garde  bien  d'imiter  Tautre  et  d'aller  hiverner  sous 
le  couvert  des  feuilles  mortes  et  des  pierrailles.  Il  ne 
bouge  de  chez  lui,  renseigné  d'avance  sur  Tefficacité  de 
son  toit. 

Aux  plus  rudes  jours  de  l'année,  en  janvier,  si  le 
temps  me  permet  de  sortir,  j'ouvre  les  capitules  des 
carlines  rencontrées.  J'y  trouve  toujours  le  Larin,  dans 
la  pleine  fraîcheur  de  son  costume  à  bandelettes.  Il  y 
attend,  engourdi,  que  la  chaleur  et  l'animation  du  mois 
de  mai  reviennent.  Alors  seulement  il  effractionnera  le 
dôme  de  sa  cabine  et  ira  prendre  part  aux  fêtes  du 
renouveau. 

Comme  majesté  de  port  et  magnificence  de  floraison, 
les  jardins  potagers  n'ont  rien  de  supérieur  au  cardon 
et  à  son  proche  parent  l'artichaut.  Leurs  têtes  attei- 
gnent la  grosseur  des  deux  poings.  Au  dehors,  séries 
spirales  d'écaillés  imbriquées,  qui,  sans  être  féroces, 


82  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

divergent  à  la  maturité  en  larges  lames  rigides  et  poin- 
tues. Sous  cette  armure,  renflement  charnu,  hémisphé- 
rique, équivalent  en  grosseur  à  la  moitié  d'une  orange. 

11  s'en  élève  un  amas  serré  de  longs  poils  blancs, 
sorte  de  fourrure  comme  les  animaux  polaires  n'en  pos- 
sèdent pas  de  mieux  fournie.  Cernées  étroitement  par 
ce  pelage,  les  semences  se  couronnent  d'une  aigrette 
plumeuse  qui  double  la  densité  du  hérissement  pileux. 
Au-dessus,  charmant  le  regard,  s'épanouit  l'ample 
houppe  de  fleurs,  teintées  d'un  superbe  bleu-lapis  à 
l'exemple  du  bleuet,  joie  des  moissons. 

Tel  est  le  principal  domaine  d'un  troisième  Larin 
[Larinus  Scolymi,  Oliv.),  gros  Gurculionide ,  trapu, 
ràblot,  enfariné  d'ocre.  Le  cardon,  qui  fournit  à  nos 
tables  les  côtes  charnues  de  son  feuillage  et  dont  les 
capitules  sont  dédaignés,  est  l'habituel  établissement 
de  l'insecte;  mais  si  le  jardinier  laisse  à  l'artichaut 
quelques-unes  de  ses  têtes  tardives,  celles-ci  sont  adop- 
tées du  Larin  avec  le  même  zèle  que  celles  du  cardon. 
Sous  des  noms  différents,  les  deux  plantes  ne  sont  que 
des  variétés  de  culture,  et,  profond  connaisseur,  le  Cha- 
rançon ne  s'y  méprend  pas. 

Sous  le  mordant  soleil  de  juillet,  c'est  un  spectacle  à 
voir  que  celui  d'une  tête  de  cardon  exploitée  par  les 
Larins.  Ivres  de  chaleur,  titubant  affairés  au  milieu  du 
fouillis  des  ileurettes  bleues,  ils  plongent,  pointent  à 
Fair  le  croupion,  descendent,  disparaissent  môme,  tant 
la  foret  pileuse  est  profonde. 

Que  font-ils  là-dessous?  L'observer  directement  n'est 
pas  possible  ;  mais  l'examen  des  lieux  le  dit  lorsque  le 
travail  est  fini.  Entre  les  faisceaux  de  poils,  non  loin 
de  la  base,  ils  défrichent  du  rostre  une  place  pour  l'œuf. 


LE    LARIN   OURS  83 

S'ils  peuvent  atteindre  une  semence,  ils  la  déplument 
de  son  aigrette  et  y  taillent  un  léger  godet,  niche  d'un 
germe.  Les  coups  de  sonde  ne  vont  pas  plus  loin.  Le 
dôme  charnu,  le  culot  savoureux  que  l'on  prendrait 
d'abord  pour  le  morceau  de  prédilection,  n'estjamais 
attaqué  par  les  pondeuses. 

Gomme  il  fallait  s'y  attendre,  un  si  riche  établisse- 
ment comporte  population  nombreuse.  Si  le  capitule 
est  de  belle  taille,  il  n'est  pas  rare  d'y  trouver  une  ving- 
taine et  plus  de  commensaux,  vers  dodus,  à  crâne  roux, 
à  échine  luisante  de  graisse.  Il  y  a  largement  place  pour 
tous. 

Du  reste,  ils  sont  d'humeur  très  casanière.  Loin  de 
divaguer  à  l'aventure  dans  la  copieuse  pro vende  où  iï 
leur  serait  loisible  de  déguster  le  meilleur  et  de  choisir 
les  bouchées,  ils  restent  cantonnés  dans  l'aire  étroite  du 
lieu  d'éclosion.  En  outre,  malgré  leur  corpulence,  ils 
sont  très  sobres,  à  tel  point  qu'en  dehors  des  parcelles 
habitées,  la  tête  florale  garde  toute  sa  vigueur  et  mûrit 
ses  semences  comme  à  l'ordinaire. 

En  ce  temps  de  canicule,  trois  ou  quatre  jours  suffi- 
sent à  l'éclosion.  S'il  est  éloigné  des  graines,  le  jeune 
ver  s'y  achemine  en  glissant  le  long  des  poils,  dont  il 
moissonne  quelques-uns  sur  son  passage.  S'il  est  né  au 
contact  d'une  semence,  il  reste  en  son  godet  natal,  car 
le  point  désiré  est  atteint. 

La  nourriture  consiste,  en  effet,  dans  le  peu  de  grai- 
nes environnantes,  cinq  ou  six,  guère  plus;  et  encore 
Ja  plupart  ne  sont  que  partiellement  consommées.  Il  est 
vrai  que,  devenue  forte,  la  larve  mord  plus  avant  et 
creuse  dans  le  réceptacle  charnu  une  fossette  qui  ser- 
vira de  fondation  à  la  future  cellule.  Les  déchets  nutri- 


84  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

tifs  sont  refoulés  en  arrière,  où  ils  se  prennent  en  un 
monceau  durci,  maintenu  par  la  palissade  des  poils. 

En  somme,  médiocres  frais  de  table  :  une  demi-dou- 
zaine de  semences  non  mûres,  quelques  bouchées  pré- 
levées sur  le  gâteau  du  réceptacle.  Il  faut  que  la  nour- 
riture profite  singulièrement  à  ces  pacifiques  pour  leur 
donner  tel  embonpoint  avec  de  si  modestes  dépenses.  Ré- 
gime sobre  et  tranquille  vaut  mieux  que  festin  inquiet. 

Quinze  jours,  trois  semaines  de  ces  plaisirs  de  table, 
et  voici  notre  ver  devenu  gros  poupard.  Alors  le  béat 
consommateur  se  fait  industriel.  Aux  placides  satisfac- 
tions de  la  panse  succèdent  les  tracas  de  l'avenir.  11 
s'agit  de  se  construire  un  donjon  où  s'accomplira  la 
métamorphose. 

Autour  de  lui,  le  ver  fait  cueillette  de  poils,  qu'il 
tronque  en  fragments  de  longueur  diverse.  Il  les  met 
en  place  du  bout  des  mandibules,  les  cogne  du  front, 
les  foule  par  des  roulements  de  croupe.  Sans  autre 
manipulation,  tout  cela  resterait  enveloppe  croulante, 
exposant  le  reclus  à  un  continuel  travail  de  retouches. 
Mais  le  matelassier  connaît  à  fond  l'original  procédé  de 
son  confrère  de  l'Echinops;  il  possède,  dans  la  termi- 
naison de  l'intestin,  une  usine  à  ciment. 

Si  je  l'élève  dans  un  tube  de  verre  avec  un  morceau 
de  l'artichaut  natal,  je  le  vois  de  temps  à  autre  se  bou- 
cler en  forme  d'anneau  et  cueillir  de  la  dent  une  goutte 
poisseuse  blanchâtre  que  fournit  avec  réserve  l'extré- 
mité postérieure.  iVussitôt  la  glu  est  distribuée  de-ci, 
de-là,  avec  prestesse,  car  cela  fait  vite  prise.  Ainsi  s'ag- 
glutinent les  parcelles  pileuses,  ainsi  le  feutre  sans 
consistance  du  début  devient  solide  bâtisse. 

Terminé,    l'ouvrage  est  une  sorte   de   tourelle  en_ 


LE    LARIN   OURS  85 

chassée  par  la  base  dans  la  fossette  du  réceptacle  où  le 
ver  a  puisé  une  partie  de  sa  nourriture.  L'épaisse  cri- 
nière de  poils  respectés  lui  fait  rempart  au-dessus  et 
sur  les  côtés.  Au  dehors,  c'est  un  édifice  assez  grossier, 
étayé  par  le  pelage  voisin  ;  à  l'intérieur,  c'est  minutieu- 
sement lissé  et  de  partout  enduit  de  la  glu  intestinale, 
devenue  matière  luisante  et  rougeâtre,  pareille  à  un 
vernis  de  laque.  Le  donjon  mesure  uu  centimètre  et 
demi  de  hauteur . 

Sur  la  fin  d'août,  la  plupart  des  reclus  sont  à  l'état 
parfait.  Beaucoup  même  ont  déjà  crevé  la  voûte  du 
logis;  le  rostre  à  Tair,  ils  interrogent  la  saison,  ils 
attendent  l'heure  du  départ.  La  tète  du  cardon  es  t 
alors  complètement  desséchée  sur  sa  tige  flétrie.  Dé- 
pouillons-la de  ses  écailles,  et  avec  des  ciseaux  tondons 
sa  fourrure  aussi  ras  que  possible. 

Notre  préparation  est  vraiment  curieuse.  C'est  une 
sorte  de  brosse  convexe,  çà  et  là  percée  d'amples  alvéo- 
les où  pourrait  s'engager  le  calibre  d'un  crayon  ordi- 
naire. Une  muraille  d'un  brun  rougeâtre,  avec  incrus- 
tations de  débris  pileux,  en  forme  la  paroi.  Chacune  de 
ces  alvéoles  est  la  loge  d'un  Larin  adulte.  Au  premier 
aspect,  on  prendrait  la  chose  pour  le  gâteau  de  quelque 
guêpier  extraordinaire. 

Mentionnons  un  quatrième  sujet  du  même  groupe. 
C'est  le  Larin  Y^arsemé  (Larinus  conspersus,  Sch.),  infé- 
rieur de  taille  aux  trois  précédents  et  de  costume  plus 
simple.  Sur  fond  noir,  il  est  semé  d'étroites  macules 
d'un  jaune  ocreux. 

L'établissement  le  plus  somptueux  que  je  lui  con- 
naisse est  une  majestueuse  horreur  à  laquelle  les  bota- 
nistes ont  donné  le  nom  bijen  significatif  de  chardon 


86  SOCVExMRS   ENTOMOLOGIQIJES 

féroce  {Cirsium  ferox,  D.  C).  Les  garrigues  de  la  Pro- 
vence n'ont,  dans  leur  flore,  rien  qui  l'égale  en  altier 
et  menaçant  aspect. 

En  août,  la  farouche  plante  dresse,  ses  volumineux 
pompons  blancs  et  domine  de  sa  haute  taille  les  cous- 
sins glauques  des  lavandes,  amies  des  friches  caillou- 
teuses. Etalées  en  rosace  au  niveau  du  sol,  les  feuilles 
radicales,  déchiquetées  en  double  rangée  d'étroites  la- 
nières, font  songer  aux  arêtes  d'un  amas  de  gros  pois- 
sons consumés  là  par  le  soleil. 

Ces  lanières  se  fendent  en  deux  moitiés  divergentes 
dont  l'une  regarde  le  haut  et  l'autre  le  bas,  comme  pour 
menacer  de  tous  côtés  le  passant.  Le  tout,  de  Ja  base  à 
la  cime,  est  un  arsenal  redoutable,  un  trophée  de  pi- 
quants, de  pointes  de  clou,  de  dards  mieux  acérés  que 
des  aiguilles. 

A  quoi  bon  cette  sauvage  panoplie?  Sa  discordance 
avec  l'habituelle  végétation  donne  plus  de  relief  aux 
élégances  des  végétaux  voisins.  C'est  une  note  disso- 
nante dont  l'aigreur  concourt  à  l'harmonie  de  l'en- 
semble. L'altier  chardon  est  vraiment  superbe,  mo- 
numental, au  milieu  des  humilités  du  thym  et  des 
lavandes. 

D'autres  verraient  dans  ce  fouillis  de  hallebardes  un 
moyen  de  défense.  Qu'a-t-il  à  défendre,  le  féroce  char- 
don, pour  se  hérisser  de  la  sorte?  Ses  semences?  Je 
doute,  en  effet,  que  le  Chardonneret,  éplucheur  attitré 
des  Carduacées,  ose  prendre  pied  sur  l'horrible  arsenal. 
Il  s'y  embrocherait. 

Un  humble  Charançon  fera  ce  que  l'oiseau  n'oserait 
entreprendre,  et  il  le  fera  mieux.  Il  confiera  sa  ponte 
aux  pompons  blancs  ;  il  détruira  en  germe  la  farouche 


LE    LARIN   OURS  87 

plante,  qui,  non  soumise  à  un  sévère  émondage,  de- 
viendrait calamité  agricole. 

Au  commencement  de  juillet,  je  cueille  une  sommité 
bien  fleurie  du  chardon;  j'en  immerge  la  tige  dans  un 
flacon  plein  d'eau,  et  je  couvre  mon  reveche  bouquet 
d'une  cloche  en  toile  métallique,  après  l'avoir  peuplé 
d'une  douzaine  de  Charançons.  La  pariade  se  fait.  Bien- 
tôt les  pondeuses  plongent  parmi  les  fleurs  et  les  ai- 


grettes. 


Quinze  jours  plus  tard,  chaque  capitule  nourrit  d'une 
à  quatre  larves,  déjà  très  avancées.  Les  choses  marchent 
vite  chez  les  Larins  :  tout  doit  être  terminé  avant  que 
la  tête  des  chardons  se  dessèche.  Septembre  n'est  pas 
terminé  que  l'insecte  a  pris  la  forme  adulte;  mais  il 
reste  encore  à  cette  époque  des  retardataires  représentés 
par  des  nymphes  et  même  par  des  larves. 

Édifiée  sur  le  môme  plan  que  celle  du  Larin  de  l'ar- 
tichaut, la  loge  consiste  en  un  étui  ayant  pour  base  une 
cuvette  creusée  à  la  surface  du  réceptacle.  De  part  et 
d'autre  l'architecture  est  la  même;  le  mode  de  travail 
l'est  aussi.  Un  molleton  de  poils,  empruntés  aux  ai- 
grettes des  semences  et  à  la  crinière  du  réceptacle,  s'a- 
masse autour  du  ver  et  se  cimente  de  laque  intestinale. 

En  dehors  de  ce  douillet  matelas  d'ouate,  s'étale  et 
fait  sommier  une  enceinte  de  granules  excrémentiels. 
L'artiste  n'a  pas  jugé  à  propos  d'utiliser  plus  avanta- 
geusement ses  décombres  digestifs.  Il  a  mieux  à  sa  dis- 
position. Comme  les  autres  Larins,  il  sait,  de  l'ignoble 
égout,  faire  précieuse  officine  de  glu  et  de  vernis. 

Ce  gîte,  si  mollement  rembourré,  sera-t-il  la  demeure 
d'hiver?  Point.  En  janvier,  je  visite  les  vieilles  têtes  de 
chardon;   dans  aucune  je  ne  trouve  le  Curculionide. 


88  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

L'automnale  population  a  émigré.  A  cela,  je  vois  rai- 
son majeure. 

Le  chardon,  maintenant  mort,  dépouillé,  ruine  d'un 
gris  cendré,  est  toujours  debout,  toujours  résiste  à  la 
bise,  tant  il  est  robuste  et  solidement  implanté;  mais 
ses  capitules,  éventrés  par  la  vieillesse,  largement  sont 
ouverts  et  livrent  leur  contenu  aux  inclémences  atmos- 
phériques. La  toison  du  réceptacle  est  une  éponge  qui 
se  gonfle  de  pluie  et  tenacement  garde  Thumidité.  Au- 
tant faut-il  en  dire  du  cardon  et  de  l'artichaut. 

Ce  n'est  plus,  de  part  et  d'autre,  le  fortin  de  la  car- 
line,  emmuré  de  folioles  convergentes;  c'est  une  vaste 
masure  sans  couvert,  livrée  à  l'humidité  et  au  froid. 
Le  pompon  blanc  du  chardon  féroce  et  le  pompon  azuré 
de  l'artichaut  sont,  en  belle  saison,  délicieuses  villas; 
en  hiver,  ils  sont  demeures  inhabitables,  suant  le  moisi. 
La  prudence,  sauvegarde  des  humbles,  conseille  aux 
propriétaires  de  prévenir  le  délabrement  final  et  de 
déménager.  Le  conseil  est  entendu.  A  l'approche  des 
pluies  et  des  froids,  les  deux  Larins  quittent  le  domi- 
cile natal,  et  vont  prendre  leurs  quartiers  d'hiver  ail- 
leurs, je  ne  sais  au  juste. 


VII 


L  INSTINCT     BOTANIQUE 


La  maternité,  soucieuse  de  l'avenir,  est  le  plus  fécond 
stimulant  des  instincts.  C'est  elle  qui,  préparant  le 
vivre  et  le  couvert  de  la  famille,  nous  vaut  les  admi- 
rables prouesses  de  l'hyménoptère  et  du  bousier.  Du 
moment  que  la  mère  se  borne  au  rôle  de  pondeuse  et 
devient  simple  laboratoire  de  germes,  les  talents  indus- 
triels disparaissent,  inutiles. 

Le  Hanneton  du  pin,  l'élégant  empanaché,  fouille  du 
bout  du  ventre  le  sol  sablonneux  et  laborieusement  s'y 
enfonce  jusqu'à  la  tête.  Un  paquet  d'œufs  est  pondu  au 
fond  de  l'excavation.  Et  c'est  tout,  une  fois  la  fosse 
comblée  par  un  négligent  balayage. 

Toujours  chevauchée  de  son  mâle  pendant  les  qua- 
tre semaines  de  juillet,  la  mère  Capricorne  explore  à 
l'aventure  le  tronc  du  chêne;  elle  insinue,  de-ci,  de-là, 
sous  les  écailles  de  Técorce  crevassée,  son  oviducte  ré- 
tractile,  qui  sonde,  palpe,  choisit  les  points  propices. 
Chaque  fois  un  œuf  est  déposé,  à  peine  protégé.  Cela 
fait,  plus  rien  ne  la  concerne. 

La  Cétoine  floricole,  rompant  sa  coque  au  sein  du 
terreau  dans  le  courant  du  mois  d'août,  va  se  restaurer 
sur  les  Heurs,  paresseusement  y  sommeille;  puis  elle 
revient  à  l'amas  de  feuilles  pourries,  y  pénètre  et  sème 


90  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

ses  œufs  aux  points  les  plus  chauds ,  les  mieux  consu- 
més par  la  fermentation.  Ne  lui  demandons  pas  davan- 
tage :  là  se  bornent  ses  talents. 

Dans  l'immense  majorité  des  cas,  ainsi  des  autres, 
faibles  ou  forts,  humbles  ou  somptueux.  Ils  savent  tous 
en  quels  lieux  la  ponte  doit  s'établir,  mais  ils  sont 
profondément  insoucieux  de  ce  qui  va  suivre.  C'est  à  la 
larve  de  se  tirer  d'affaire  par  ses  propres  moyens. 

Celle  du  Hanneton  du  pin  plonge  avant  dans  le  sable, 
à  la  recherche  de  radicelles  tendres,  mortifiées  par  un 
commencement  de  pourriture.  Celle  du  Capricorne, 
traînant  encore  à  l'arrière  la  coque  de  son  œuf,  pour 
première  bouchée  mord  l'immangeable ,  fait  farine  de 
l'écorce  morte  et  s'y  creuse  un  puits,  qui  Tachemine 
au  bois,  sa  nourriture  pendant  trois  ans.  Celle  de 
la  Cétoine,  née  dans  la  masse  des  herbages  décom- 
posés, a  sans  recherches  sous  la  dent  de  quoi  s'ali- 
menter. 

Avec  de  telles  mœurs,  si  rades,  émancipant  la  famille 
dès  la  naissance,  sans  la  moindre  éducation  préalable, 
que  nous  sommes  loin  des  tendresses  du  Copris,  du  Né- 
crophore,  du  Sphex  et  de  tant  d'autres  !  En  dehors  de 
ces  tribus  privilégiées,  rien  à  noter  de  bien  saillant. 
C'est  à  désespérer  l'observateur  en  quête  de  faits  vrai- 
ment dignes  de  l'histoire. 

Les  fils,  il  est  vrai,  souvent  nous  dédommagent  des 
mères  sans  talent.  Dès  l'éclosion,  ils  sont  parfois  d'in- 
géniosité étonnante.  Témoins  nos  Larins.  Que  sait  faire 
la  pondeuse?  Rien  autre  qu'enfouir  des  germes  dans 
les  intlorescences  des  chardons.  Mais  quelle  singulière 
industrie  de  la  part  du  ver  s'édifiant  une  paillotte,  se 
capitonnant  une  cabine,  se  cardant  un  matelas  avec  des 


L'INSTINCT    BOTANIQUE  91 

poils  tondus,  se  créant  une  outre  défensive,  un  donjon 
avec  la  laque  que  lui  élabore  l'intestin  ! 

La  transformation  accomplie,  quelle  clairvoyance  de 
la  part  de  l'insecte  novice  quand  il  abandonne  sa  douil- 
lette demeure  et  va  chercher  refuge  sous  le  grossier  abri 
des  pierrailles,  en  prévision  de  l'hiver  qui  ruinera  la 
villa  natale  !  Nous  avons  l'almanach  du  passé,  qui  nous 
instruit  de  Falmanach  de  l'avenir.  Lui,  privé  d'archives 
sur  la  vicissitude  des  saisons;  lui,  né  en  temps  de  ca- 
nicule, en  plein  embrasement  de  l'été,  il  pressent  d'ins- 
tinct que  cette  période  d'enivrement  solaire  ne  durera 
pas;  il  sait,  sans  jamais  l'avoir  connu,  le  prochain  ef- 
fondrement de  sa  maison;  il  déguerpit  avant  que  le  toit 
croule. 

C'est  beau,  magnifiquement  beau  de  la  part  d'un  Cha- 
rançon. Pour  veiller  ainsi  aux  misères  de  l'avenir,  nous 
pourrions  envier  la  sapience  de  la  bête. 

Si  dépourvue  qu'elle  soit  d'industrie,  la  mère  la  moins 
bien  douée  n'en  soumet  pas  moins  à  la  réflexion  un  inex- 
tricable problème.  Quel  est  son  guide  pour  établir  la 
ponte  en  des  points  où  les  vers  trouveront  nourriture 
à  leur  goût? 

La  Piéride  va  au  chou,  dont  elle-même  elle  n'a  que 
faire.  La  plante,  condensée  en  tête,  n'est  pas  encore 
fleurie.  D'ailleurs  ses  modestes  fleurs  jaunes  n'ont  pas 
plus  d'attrait  pour  le  papillon  qu'une  infinité  d'autres 
partout  répandues.  La  Vanesse  va  à  l'ortie,  où  se  délec- 
teront les  chenilles,  mais  où  l'insecte  adulte  n'a  rien  à 
humer. 

Lorsque,  aux  lueurs  crépusculaires  du  solstice,  le 
Hanneton  du  pin  a  longuement  évolué  en  ballet  nuptial 
autour  de  l'arbre  favori,  il  se  refait  de  ses  fatigues  en 


92  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

broutant  quelques  aiguilles  du  feuillage  ;  puis,  d'un  essor 
fougueux,  il  s'éloigne  à  la  recherche  d'un  terrain  dé- 
nudé, sablonneux,  où  pourrissent  les  radicelles  des  gra- 
mens.  Là,  bien  souvent,  plus  d'arôme  résineux,  plus  de 
pins,  la  joie  du  bel  empanaché;  et  c'est  en  ce  lieu,  oii 
rien  n'est  à  sa  propre  convenance,  que  la  mère,  à  demi 
enterrée,  va  déposer  sa  ponte. 

La  fervente  amie  des  roses  et  des  corymbes  de  l'au- 
bépine, la  Cétoine  dorée,  quitte  le  luxe  des  fleurs  pour 
s'enfouir  dans  l'ignominie  de  la  pourriture.  Elle  va  au 
terreau,  mais  certes  non  affriandée  par  quelque  mets  de 
son  goût.  Ce  n'est  pas  là  qu'on  s'abreuve  de  lampées  de 
miel  et  qu'on  se  grise  d'essences  parfumées.  Un  autre 
mobile  l'amène  à  l'infection. 

Au  premier  abord,  ces  étrangetés  sembleraient  trou- 
ver explication  dans  le  régime  de  la  larve,  régime  dont 
l'adulte  garderait  vivace  souvenir.  Avec  la  feuille  du 
chou  s'est  nourrie  la  chenille  de  la  Piéride;  avec  la 
feuille  de  l'ortie  s'est  nourrie  la  chenille  de  la  Yanesse, 
et  les  deux  papillons,  à  mémoire  fidèle,  exploitent  cha- 
cun la  plante  qui  maintenant  n'est  pour  eux  d'aucune 
valeur,  mais  a  fait  le  régal  de  leur  jeune  âge. 

De  môme  la  Cétoine  plonge  dans  l'amas  de  terreau 
parce  qu'elle  a  réminiscence  des  festins  d'autrefois 
quand  elle  était  ver  au  milieu  des  herbages  fermentes; 
le  Hanneton  du  pin  recherche  les  sables  à  maigres 
touffes  de  gramens,  parce  qu'il  se  souvient  de  ses  juvé- 
niles liesses  sous  terre  parmi  les  radicelles  en  décompo- 
sition. 

Telle  mémoire  serait  à  peu  près  admissible  si  le  ré- 
gime de  l'adulte  était  le  môme  que  celui  de  la  larve.  On 
conçoit  assez  bien  le  Bousier  qui,  s'alimentant  de  crot- 


L'INSTINCT   BOTANIQUE  93 

tin,  en  prépare  des  boîtes  de  conserves  destinées  à  la 
famille.  Le  mets  de  l'âge  mûr  et  celui  de  Fâge  infan- 
tile s'enchaînent  comme  réminiscences  l'un  de  l'autre. 
L'uniformité  résout  très  simplement  le  problème  des 
vivres. 

Mais  que  dire  de  la  Cétoine  passant  des  tleurs  à  l'ab- 
ject détritus  des  feuilles  pourries?  Que  dire  surtout  des 
Hyménoptères  prédateurs?  Ils  se  gonflent  le  jabot  de 
miel,  ils  nourrissent  leurs  petits  de  proie  ! 

Par  quelle  inconcevable  inspiration  le  Cerceris 
laisse-t-il  la  buvette  des  ombelles  fleuries,  suant  le  nec- 
tar, pour  s'en  aller  en  guerre  et  juguler  le  Charançon, 
venaison  de  ses  fils?  Comment  s'expliquer  le  Sphex, 
qui,  sa  réfection  prise  à  la  sucrerie  du  panicaut,  brus- 
quement s'envole ,  impatient  de  poignarder  le  Grillon, 
mets  de  son  ver? 

C'est  affaire  de  souvenir,  s'empressera-t-on  de  ré- 
pondre. 

Ahl  mais  non,  s'il  vous  plaît,  ne  parlez  pas  ici  de 
souvenir;  n'invoquez  pas  la  mémoire  du  ventre.  En  ap- 
titude mnémonique,  l'homme  est  assez  bien  doué.  Qui 
de  nous  cependant  a  gardé  le  moindre  souvenir  du  lait 
de  sa  nourrice?  Si  nous  n'avions  jamais  vu  un  poupon 
entre  les  bras  de  sa  mère,  nous  ne  pourrions  nous  dou- 
ter que  nous  avons  débuté  comme  lui. 

Cette  alimentation  de  la  prime  enfance  ne  se  remé- 
more pas;  elle  nous  est  certifiée  uniquement  par  l'exem- 
ple, par  celui  de  l'agneau  qui,  les  genoux  ployés  et  la 
queue  frétillante,  embouche  la  tétine  et  la  choque  du 
front.  Non,  les  gorgées  du  lait  maternel  n'ont  laissé 
dans  l'esprit  trace  aucune. 

Et  vous  voulez  que  l'insecte,   après  une  révolution 


94  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

qui  l'a  changé  de  fond  en  comble  à  l'intérieur  comme  à 
l'extérieur,  se  souvienne  de  son  premier  aliment,  lors- 
que nous-mêmes,  non  refondus  au  creuset  d'une  méta- 
morphose, nous  restons  à  cet  égard  dans  les  plus  noires 
ténèbres!  Ma  crédulité  ne  peut  aller  jusque-là. 

Comment  alors  la  mère,  dont  le  régime  est  autre, 
discerne-t-elle  ce  qui  convient  à  ses  fils?  Je  l'ignore,  je 
l'ignorerai  toujours.  C'est  là  secret  inviolable.  La  mère 
elle-même  l'ignore.  Que  sait  l'estomac  de  sa  chimie 
savante?  Rien.  Que  sait  le  cœur  de  sa  merveilleuse 
hydraulique?  Rien.  La  pondeuse  n'en  sait  pas  davan- 
tage en  établissant  sa  nitée. 

Et  cette  inconscience  résout  supérieurement  la  diffi- 
cile question  des  vivres.  Un  bel  exemple  nous  est  fourni 
par  les  Larins  que  nous  venons  d'étudier.  Ils  vont  nous 
montrer  avec  quel  tact  botanique  se  fait  le  choix  de  la 
plante  nourricière. 

Confier  la  ponte  à  telle  ou  telle  autre  corbeille  de 
fleurons  n'est  pas  indifférent.  Il  est  indispensable  que 
cette  corbeille  remplisse  certaines  conditions  de  saveur, 
de  stabilité,  de  richesse  pileuse  et  autres  qualités  appré- 
ciées du  ver.  Son  choix  exige  donc  un  net  discernement 
botanique  qui  d'emblée  reconnaît  le  bon  et  le  mauvais, 
accepte  la  trouvaille  ou  la  refuse.  Accordons  quelques 
lignes  à  ces  Curculionides  considérés  dans  leurs  talents 
d'herboristes. 

Dédaigneux  de  la  variété,  le  Larin  maculé  est  un 
spécialiste  d'inébranlable  conviction.  Son  domaine  est 
la  boule  bleue  de  l'Echinops,  domaine  exclusif,  sans 
valeur  pour  les  autres.  Lui  seul  l'apprécie,  lui  seul 
l'exploite,  et  rien  autre,  hors  de  ce  lot,  ne  lui  convient. 

Cette  spécialité,  héritage  immuable  de  la  famille,  doit 


L'INSTINCT    BOTANIQUE  95 

largement  faciliter  les  recherches.  Lorsque,  au  retour 
de  la  chaleur,  l'insecte  quitte  sa  cachette,  non  éloignée 
sans  doute  du  lieu  natal,  aisément  il  trouve,  sur  les 
berges  des  chemins,  la  plante  favorite,  qui  déjà  sur- 
monte de  billes  pâles  l'extrémité  de  ses  rameaux.  Sans 
hésitation,  le  patrimoine  chéri  est  reconnu.  Il  y  grimpe, 
il  s'y  gaudit  en  ébats  nuptiaux,  il  y  attend  que  les  bou- 
les azurées  mûrissent  au  degré  voulu.  Vu  pour  la  pre- 
mière fois,  le  chardon  bleu  lui  est  familier.  Il  était  le 
seul  connu  dans  le  passé,  il  est  le  seul  connu  dans  le 
présent.  Nulle  confusion  possible. 

Le  second  Larin,  l'Ours,  commence  à  varier  sa  flore. 
Je  lui  connais  deux  établissements  :  la  carline  à  corymbe 
dans  la  plaine  et  la  carline  à  feuilles  d'acanthe  sur  les 
flancs  du  Yentoux. 

Pour  qui  s'arrête  à  l'aspect  d'ensemble  et  n'a  pas 
recours  aux  délicates  analyses  florales,  les  deux  plan- 
tes n'ont  rien  de  commun.  L'homme  des  champs,  tout 
perspicace  qu'il  est  dans  la  distinction  des  herbes,  ne 
s'avisera  jamais  d'appeler  l'une  et  Fautre  du  môme  nom 
générique.  Quant  au  civilisé  des  villes,  à  moins  qu'il 
ne  soit  botaniste,  n'en  parlons  pas  :  son  témoignage  ici 
serait  au-dessous  de  rien. 

La  carline  à  corymbe  a  tige  élancée,  fluette;  maigre 
feuillage ,  clairsemé  ;  bouquet  de  fleurs  médiocres , 
avec  réceptade  moindre  que  la  moitié  d'un  gland.  La 
carline  à  feuilles  d'acanthe  étale,  au  niveau  du  sol,  une 
ample  et  féroce  rosace  de  larges  feuilles,  imitant  un 
peu,  par  leurs  découpures,  l'ornement  des  chapiteaux 
corinthiens.  Pas  de  tige.  Au  centre  de  la  corbeille 
foliaire,  une  fleur,  une  seule,  mais  géante,  du  volume 
du  poing. 


96  SOUVExMRS   ENTOMOLOGIQUES 

Les  gens  du  Yentoux  appellent  ce  magnifique  char- 
don Artichaut  de  montagne.  Ils  le  récoltent  et  font  entrer 
dans  la  préparation  d'omelettes,  non  dépourvues  de 
mérite,  la  base  de  la  fleur,  très  charnue,  délicieuse 
même  crue,  imprégnée  d'un  laitage  à  saveur  de  noi- 
sette. 

Ils  l'utilisent  parfois  comme  hygromètre.  Clouée 
sur  le  portail  de  la  bergerie,  la  carline  ferme  sa  fleur 
lorsque  l'air  est  humide;  elle  l'ouvre  en  superbe  soleil 
d'écaillés  dorées  lorsque  l'air  est  sec.  Avec  l'élégance 
en  plus,  c'est  l'équivalent  inverse  de  la  fameuse  rose  de 
Jéricho,  disgracieux  paquet  qui  se  déploie  par  l'humi- 
dité et  se  recroqueville  par  la  sécheresse.  Si  le  rustique 
hygromètre  était  un  étranger,  il  aurait  renom;  trivial 
produit  du  Ventoux,  il  est  ignoré. 

Le  Larin,  lui,  le  connaît  très  bien,  non  comme 
appareil  météorologique,  chose  très  inutile  à  sa  prévision 
du  temps,  mais  comme  provende  de  sa  famille.  Bien 
des  fois,  en  mes  excursions  de  juillet  et  d'août,  j'ai  vu 
le  Charançon  ours  très  affairé  sur  l'artichaut  de  mon- 
tagne, largement  épanoui  au  soleil.  Ce  qu'il  faisait  là 
n'est  pas  douteux  :  il  s'occupait  de  sa  ponte. 

Je  regrette  que  mes  préoccupations  d'alors,  tournées 
vers  la  botanique,  ne  m'aient  pas  permis  de  mieux 
observer  le  travail  de  la  pondeuse.  En  ce  riche  morceau 
la  mère  dépose-t-elle  plusieurs  œufs?  Il  y  a  là  de  quoi 
suffire  à  nombreuse  nichée.  En  met-elle  un  seul,  répé- 
tant ici  ce  qu'elle  fait  sur  la  carline  à  corymbe,  médio- 
cre ration?  Rien  ne  dit  que  l'insecte  ne  soit  versé  quel- 
que peu  dans  l'économie  domestique  et  ne  proportionne 
le  nombre  des  convives  à  l'abondance  des  vivres. 

Si  ce  point  est  obscur,  un  autre  plus  intéressant  est 


L'INSTINCT    BOTANIQUE  97 

en  pleine  lumière  :  le  Larin  ours  est  perspicace  herbo- 
riste. Il  reconnaît  pour  carline,  mets  de  la  famille,  deux 
plantes  très  dissemblables,  que  nul  d'entre  nous,  s'il 
n'est  du  métier,  ne  s'aviserait  de  grouper  ensemble;  il 
accepte  comme  équivalents  botaniques  la  somptueuse 
rosace  large  d'une  coudée,  qui  rayonne  à  terre,  et  le 
mesquin  chardon  qui  se  dresse  fluet. 

Le  Larin  parsemé  étend  davantage  son  domaine.  S'il 
est  privé  du  chardon  féroce,  à  capitules  blancs,  il  recon- 
naît de  bon  aloi  une  autre  horreur  végétale,  mais  cette 
fois  à  capitules  roses.  C'est  le  chardon  lancéolé  {Cir- 
shun  lanceolatum,  Scop.).  La  différence  de  coloration 
des  fleurs  ne  le  fait  pas  hésiter. 

Serait-il  renseigné  par  la  puissance  de  stature,  la 
robusticité  des  piquants?  Non,  car  le  voici  maintenant 
établi  sur  un  humble,  bien  moins  farouche,  le  Cardinis 
nigrescens,  Yill.,  ne  s'élevant  guère  au  delà  d'un  empan. 

Serait-ce  l'ampleur  des  têtes  qui  règle  le  choix?  Pas 
davantage,  car,  non  moins  bien  que  les  volumineuses 
inflorescences  des  trois  chardons  ci-dessus,  sont  adop- 
tés les  chétifs  capitules  du  Carduus  tenuiflorus,  Gart. 

Il  fait  mieux,  le  subtil  connaisseur.  Insoucieux  du 
port,  du  feuillage,  de  l'arôme,  de  la  couleur,  il  exploite 
activement  le  kentrophylle  laineux  [Kentrophylhim 
lanatum,  D.  C),  à  misérables  fleurs  jaunes  que  souille 
la  poudre  des  chemins.  Pour  reconnaître  une  cardua- 
cée  dans  cet  aride  et  disgracieux  végétal,  il  faut  être 
botaniste  ou  charançon. 

Un  quatrième  (Larinm  Scobjmi,  Oliv.),  le  dépasse. 
On  le  voit  à  l'ouvrage  sur  Fartichaut  et  le  cardon  des 
jardins,  l'un  et  l'autre  géants  qui  dressent  à  une  paire 
de  mètres  de  hauteur  leurs  grosses  têtes  bleues.  On  le 


98  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

rencontre  après  sur  une  mesquine  centaurée  [Centaurea 
asj^ercty  Lin.),  traînant  à  terre  ses  âpres  capitules,  moin- 
dres que  le  bout  du  petit  doigt;  on  le  trouve  fondant 
des  colonies  sur  les  divers  chardons  chers  au  Larin 
parsemé,  môme  sur  le  kentrophylle  laineux.  Sa  bota- 
nique, de  végétaux  si  dissemblables,  donne  à  réfléchir. 

En  sa  qualité  de  Charançon,  il  reconnaît  très  bien, 
sans  faire  appel  à  des  essais,  ce  qui  est  culot  d'artichaut 
et  ce  qui  ne  l'est  pas,  ce  qui  convient  à  sa  famille  et  ce 
qui  lui  serait  nuisible;  et  moi,  en  ma  qualité  de  natu- 
raliste, versé  par  une  pratique  assidue  dans  la  flore  de 
mon  pays,  je  n'oserais,  sans  informations  prudentes, 
mordre  sur  tel  fruit,  telle  baie,  si  j'étais  brusquement 
transporté  dans  un  pays  nouveau. 

Il  sait  de  naissance,  et  moi  j'apprends.  Chaque  été, 
avec  une  superbe  audace,  il  va  de  son  chardon  à  divers 
autres  qui,  sans  rapport  d'aspect  entre  eux,  devraient, 
ce  semble,  être  refusés  comme  hôtelleries  suspectes.  Il 
les  accepte  au  contraire,  les  reconnaît  pour  siens  ;  et 
sa  conhance  n'est  jamais  trahie. 

Son  guide  est  l'instinct,  qui  le  renseigne  sans  erreur 
dans  un  cercle  très  borné;  le  mien  est  l'intelligence, 
qui  tâtonne,  cherche,  s'égare,  se  retrouve  et  plane  enfin 
d'une  incomparable  envolée.  Sans  l'avoir  apprise,  le 
Larin  sait  la  flore  des  chardons;  avec  longues  études, 
l'homme  sait  la  flore  du  monde.  Le  domaine  de  l'ins- 
tinct est  un  point;  celui  de  l'intelligence  est  l'univers. 


YIII 


LE     BALANIN     ELEPHANT 


Certaines  de  nos  machines  ont  des  organes  bizarres 
qui,  vus  au  repos,  restent  inexplicables.  Attendons  la 
mise  en  branle,  et  l'appareil  hétéroclite,  mordant  ses 
engrenages,  ouvrant,  refermant  ses  tringles  articulées, 
nous  révélera  combinaison  ingénieuse  où  tout  est 
savamment  disposé  en  prévision  des  effets  à  obtenir. 
Tel  est  le  cas  de  divers  Charançons,  notamment  des 
Balanins,  préposés,  comme  leur  nom  l'indique,  à 
l'exploitation  des  glands,  des  noisettes  et  autres  fruits 
analogues. 

Le  plus  remarquable  de  ma  région  est  le  Balanin 
é\é])hcini{Balafii?iuselephas,  Sch.).  Est-il  bien  dénommé, 
celui-là  !  comme  son  nom  fait  image  !  Ah  !  la  caricatu- 
rale bête,  avec  son  extravagant  calumet!  C'est  menu 
autant  qu'un  crin,  roux,  presque  rectiligne  et  d'une 
longueur  telle  que,  pour  ne  pas  broncher,  entravé  par 
son  instrument,  l'insecte  est  obligé  de  le  porter  tendu, 
ainsi  qu'une  lance  à  l'arrêt.  Que  fait-il  de  ce  pal  déme- 
suré, de  ce  nez  ridicule? 

Ici,  j'en  vois  qui  haussent  les  épaules.  Si  l'unique  but 
de  la  vie  est,  en  effet,  de  gagner  de  l'argent  par  des 
moyens  quelconques,  avouables  ou  non,  de  pareilles 
questions  sont  insensées. 


100  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

Heureusement  d'autres  se  trouvent  aux  yeux  de  qui 
rien  n'est  petit  dans  le  majestueux  problème  des  choses. 
Ils  savent  de  quelle  humble  pâte  se  pétrit  le  pain  de 
ridée,  non  moins  nécessaire  que  celui  de  la  moisson; 
ils  savent  que  laboureurs  et  questionneurs  nourrissent 
le  monde  avec  des  miettes  accumulées. 

Laissons  prendre  en  pitié  la  demande  et  continuons. 
Sans  le  voir  à  l'œuvre,  on  soupçonne  déjà  dans  le  bec 
paradoxal  du  Balanin  un  foret  analogue  à  ceux  dont 
nous  faisons  usage  pour  trouer  les  corps  les  plus  durs. 
Deux  pointes  de  diamant,  les  mandibules,  en  forment 
l'armature  terminale. 'A  l'exemple  des  Larins,  mais  dans 
des  conditions  plus  difficultueuses,  le  Gurculionide  sait 
s'en  servir  pour  préparer  les  voies  à  l'installation  de 
l'œuf. 

Mais,  si  fondé  qu'il  soit,  le  soupçon  n'est  pas  certitude. 
Je  ne  connaîtrai  le  secret  qu'en  assistant  au  travail. 

Le  hasard,  serviteur  de  qui  patiemment  le  sollicite, 
me  vaut  dans  la  première  quinzaine  d'octobre  la  ren- 
contre du  Balanin  à  l'ouvrage.  Ma  surprise  est  grande, 
car,  à  cette  époque  tardive,  a  pris  fin,  en  général,  toute 
industrieuse  activité.  Aux  premiers  froids,  la  saison 
entomologique  est  close. 

Il  fait  précisément  aujourd'hui  un  temps  sauvage  ;  la 
bise  hurle,  glaciale,  gerçant  les  lèvres.  Il  faut  avoir  foi 
robuste  pour  aller,  en  pareille  journée ,  inspecter  les 
broussailles.  Cependant,  si  le  Charançon  à  long  tube 
exploite  les  glands,  comme  j'en  ai  l'idée,  le  moment 
presse  de  s'informer.  Les  glands,  verts  encore,  ont  ac- 
quis toute  leur  grosseur.  Dans  deux  ou  trois  semaines, 
ils  auront  le  brun  marron  de  la  maturité  parfaite,  bien- 
tôt suivie  de  la  chute. 


LE    BALAMN   ÉLÉPHANT  lOi 

Ma  folle  tournée  me  vaut  im  succès.  Sur  les  chênes 
verts,  je  surprends  un  Balanin,  la  trompe  à  demi  enga- 
gée dans  un  gland.  L'observer  avec  les  soins  requis 
n'est  pas  possible  au  milieu  des  secousses  du  branchage 
battu  par  le  mistral.  Je  détache  le  rameau  et  le  couche 
doucement  à  terre.  L'insecte  ne  prend  pas  garde  au 
déménagement,  il  continue  sa  besogne.  Je  m'accrou- 
pis à  côté,  abrité  de  la  tourmente  derrière  une  touffe 
du  taillis,  et  je  regarde  faire. 

Chaussé  de  sandales  adhésives  qui  lui  permettront  plus 
tard,  dans  mes  appareils,  d'escalader  avec  prestesse  une 
lame  verticale  de  verre,  le  Balanin  est  solidement  fixé 
sur  la  courbure  lisse  et  déclive  du  gland.  Il  travaille  de 
son  vilebrequin.  Avec  lenteur  et  gaucherie,  il  se  déplace 
autour  de  son  pal  implanté  ;  il  décrit  une  demi-circon- 
férence dont  le  centre  est  le  point  de  forage,  puis  revient 
sur  ses  pas,  décrit  une  demi-circonférence  inverse.  Et 
cela  se  répète  à  nombreuses  reprises.  Ainsi  faisons- 
nous  lorsque,  d'un  mouvement  alternatif  du  poignet, 
nous  pratiquons  un  trou  dans  le  bois  avec  un  poinçon. 

Petit  à  petit,  le  rostre  plonge.  Au  bout  d'une  heure, 
il  a  disparu  en  entier.  Suit  un  court  repos.  Enfin  l'ins- 
trument est  retiré.  Queva-t-il  advenir?  Rien  autre  pour 
cette  fois.  Le  Balanin  abandonne  son  puits,  gravement 
se  retire;  il  se  blottit  parmi  les  feuilles  mortes.  Pour 
aujourd'hui,  je  n'en  apprendrai  pas  davantage. 

Mais  l'éveil  est  donné.  En  des  journées  calmes,  plus 
favorables  à  la  chasse,  je  reviens  sur  les  lieux,  et  je  pos- 
sède bientôt  de  quoi  peupler  mes  volières.  Prévoyant 
de  sérieuses  difficultés  en  raison  de  la  lenteur  du  tra- 
vail, je  préfère  l'étude  à  domicile,  avec  le  loisir  indéfini 
du  chez  soi. 


102  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

La  précaution  s'est  trouvée  excellente.  Si  j'avais  voulu 
continuer  comme  j'avais  débuté,  et  observer  dans  la 
liberté  des  bois  les  manœuvres  du  Balanin,  jamais, 
en  me  supposant  même  bien  servi  par  les  trouvailles, 
je  n'aurais  eu  la  patience  de  suivre  jusqu'au  bout  le 
choix  du  gland,  le  forage  et  la  ponte,  tant  Finsecte  est 
méticuleux  et  lent  en  ses  affaires.  On  en  jugera  tout 
à  l'heure. 

Trois  espèces  de  chênes  composent  les  taillis  hantés 
par  mon  Gurculionide  :  le  chêne  vert  et  le  chêne  pubes- 
cent,  qui  deviendraient  de  beaux  arbres  si  le  bûcheron 
leur  en  donnait  le  temps  ;  enfin  le  chêne  kermès,  mi- 
sérable broussaille.  Le  premier,  le  plus  abondant  des 
trois,  est  le  préféré  du  Balanin.  Les  glands  en  sont  fer- 
mes, allongés,  de  volume  moyen,  avec  cupule  à  faibles 
rugosités.  Ceux  du  chêne  pubescent  sont  en  général  mal 
venus,  courts,  flétris  de  rides  et  sujets  à  chute  préma- 
turée. L'aridité  des  collines  sérignanaises  leur  est  défa- 
vorable. Aussi  ne  sont-ils  acceptés  du  Charançon  que 
faute  de  mieux. 

Le  kermès ,  arbuste  nain ,  chêne  dérisoire  franchi 
d'une  enjambée,  fait  contraste  à  son  humilité  par  le 
luxe  de  ses  glands,  qui  se  gonflent  en  gros'  ovoïdes,  et 
se  hérissent  d'après  écailles  sur  la  cupule.  Le  Balanin 
n'a  pas  de  meilleur  établissement.  C'est  robuste  demeure 
et  copieux  magasin. 

Quelques  rameaux  des  trois  chênes,  bien  munis  de 
glands,  sont  disposés  sous  le  dôme  de  mes  volières  en 
toile  métallique,  et  plongés  par  le  bout  dans  un  verre 
d'eau  qui  maintiendra  la  fraîcheur.  Des  couples,  en 
nombre  convenable,  y  sont  intallés;  enfin  les  appareils 
prennent  place  sur  les  fenêtres  de  mon  cabiiiet,  en  plein 


LE    BALANIN   ELEPHANT  103 

soleil  la  majeure  partie  du  jour.  Armons-nous  main- 
tenant de  patience  et  surveillons  à  toute  heure.  Nous 
serons  dédommagés.  L'exploitation  du  gland  mérite 
d'être  vue. 

Les  choses  ne  traînent  pas  trop  en  longueur.  Le  sur- 
lendemain de  ces  préparatifs,  j'arrive  au  moment  pré- 
cis où  la  hesogne  commence.  La  mère,  plus  forte  de 
taille  que  le  mâle  et  plus  longuement  outillée  en  vile- 
brequin, inspecte  son  gland,  en  vue  de  la  ponte  sans 
doute. 

Elle  le  parcourt  pas  à  pas,  de  la  pointe  à  la  queue, 
en  dessus,  en  dessous.  Sur  la  cupule  rugueuse  la  marche 
est  aisée  ;  elle  serait  impraticable  sur  le  reste  de  la  sur- 
face si  la  plante  des  pieds  n'était  chaussée  de  patins 
adhésifs,  de  semelles  en  brosse  qui  donnent  équilibre 
en  toute  position.  Sans  broncher  le  moins  du  monde, 
Finsecte  déambule  donc,  avec  la  même  aisance,  en  haut, 
en  bas  et  sur  les  côtés  de  son  glissant  appui. 

Le  choix  est  fait  ;  le  gland  est  reconnu  de  bonne  qualité. 
11  s'agit  d'y  pratiquer  le  trou  de  sonde.  Le  pal,  à  cause 
de  sa  longueur  excessive,  est  de  manœuvre  pénible. 
Pour  obtenir  le  meilleur  effet  mécanique,  il  faut  dresser 
l'instrument  suivant  la  normale  à  la  convexité  de  la 
pièce,  et  ramener  sous  l'ouvrier  l'encombrant  outil  qui, 
hors  des  heures  du  travail,  se  porte  en  avant, 

A  cet  effet,  l'animal  se  guindé  sur  les  pattes  d'ar- 
rière, se  dresse  sur  le  trépied  du  bout  des  élytres  et  des 
tarses  postérieurs.  Rien  de  bizarre  comme  l'étrange 
sondeur,  debout  et  ramenant  vers  lui  sa  flamberge 
nasale. 

Ça  y  est  :  le  pal  est  dressé  d'aplomb.  Le  forage  com- 
mence. La  méthode  est  celle  que  j'ai  vue  en  usage  dans 


104  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

le  bois,  le  jour  de  la  forte  bise.  Très  lentement  l'insecte 
vire,  de  droite  à  gauche,  puis  de  gauche  à  droite  tour 
à  tour.  Sa  percerette  n'est  pas  une  lame  spirale  de  tire- 
bouchon  qui  s'enfonce  par  l'effet  d'un  mouvement  ro- 
tatoire  toujours  de  môme  sens;  c'est  un  trocart  qui 
progresse  par  morsures,  par  érosion  alternative  dans 
un  sens  et  dans  l'autre. 

Avant  de  continuer,  donnons  place  à  un  fait  accidentel, 
trop  frappant  pour  être  négligé.  A  diverses  reprises,  il 
m'arrive  de  trouver  l'insecte  mort  sur  son  chantier.  Le 
défunt  est  dans  une  pose  étrange,  qui  prêterait  à  rire 
si  la  mort  n'était  toujours  événement  grave,  surtout 
quand  elle  survient,  brusque,  en  plein  travail. 

Le  pal  sondeur  est  implanté  dans  le  gland  juste  par 
son  extrémité  ;  l'ouvrage  commençait.  Au  sommet  de 
ce  pal,  mortel  poteau,  le  Balanin  est  suspendu  en  l'air, 
à  angle  droit,  loin  des  surfaces  d'appui.  Il  est  sec,  tré- 
passé depuis  je  ne  sais  combien  de  jours.  Les  pattes  sont 
rigides  et  contractées  sous  le  ventre.  En  leur  supposant 
la  souplesse  et  l'extension  qu'elles  avaient  à  l'état  de 
vie,  elles  ne  pourraient,  de  bien  s'en  faut,  atteindre 
l'appui  du  gland.  Qu'est-il  donc  survenu,  capable  d'em- 
paler le  malheureux,  ainsi  qu'un  insecte  de  nos  col- 
lections qu'on  s'aviserait  d'épingler  par  la  tête? 

Il  est  survenu  un  accident  d'atelier.  A  cause  de  la 
longueur  de  sa  percerette,  le  Balanin  commence  en  tra- 
vaillant debout,  dressé  sur  les  pattes  postérieures.  Ad- 
mettons une  glissade,  une  fausse  manœuvre  des  deux 
grappins  d'adhésion,  et  le  maladroit  à  l'instant  perd 
terre,  entraîné  par  l'élasticité  de  la  sonde  qu'il  a  fallu 
forcer  un  peu  et  fléchir  au  début.  Ainsi  porté  à  distance 
de  sa  base,  le  suspendu  vainement  se  démène  en  l'air  ; 


LE    BALANIN   ÉLÉPHANT  105 

nulle  part,  ses  tarses,  harpons  de  salut,  ne  trouvent  à 
griffer.  Il  succombe  exténué  au  bout  de  son  pal,  faute 
d'appui  pour  se  dégager.  Gomme  les  ouvriers  de  nos 
usines,  le  Balanin  éléphant  est  parfois,  lui  aussi,  victime 
de  sa  mécanique.  Souhaitons-lui  bonne  chance,  sanda- 
les fermes,  attentives  aux  glissades,  et  poursuivons. 

Cette  fois,  la  mécanique  marche  à  souhait,  mais  avec 
telle  lenteur  que  la  descente  du  pal,  amplifiée  par  la 
loupe,  ne  peut  être  reconnue.  Et  l'insecte  vire  toujours, 
se  repose,  reprend.  Une  heure,  deux  heures  se  passent, 
énervantes  d'attention  soutenue,  car  je  tiens  à  voir  la' 
manœuvre  à  l'instant  précis  oii  le  Balanin  retirera  la 
sonde,  se  retournera  et  logera  son  œuf  à  l'embouchure 
du  puits.  C'est  du  moins  ainsi  que  je  prévois  les  évé- 
nements. 

Deux  heures  s'écoulent,  épuisent  ma  patience.  Je  me 
concerte  avec  la  maisonnée.  A  tour  de  rôle,  trois  d'en- 
tre nous,  se  relayant,  surveilleront  sans  interruption 
l'obstinée  bête  dont  il  me  faut,  coûte  que  coûte,  le  secret. 

Bien  m'en  prit  de  faire  appel  à  des  auxiliaires,  me 
prêtant  leurs  yeux  et  leur  attention.  Au  bout  de  huit 
heures,  huit  interminables  heures,  vers  la  tombée  de 
la  nuit,  la  sentinelle  au  guet  m'appelle.  L'insecte  fait 
mine  d'en  avoir  fini.  Il  recule,  en  effet,  il  extrait  son 
vilebrequin  avec  ménagement,  crainte  de  le  fausser. 
Yoilà  l'outil  dehors,  de  nouveau  pointé  en  avant,  en 
ligne  droite. 

C'est  le  moment...  Hélas!  non.  Encore  une  fois  je 
suis  volé  :  mes  huit  heures  de  surveillance  n'ont  pas 
abouti.  Le  Balanin  décampe,  abandonne  le  gland  sans 
utiliser  le  sondage.  Certes  oui  :  à  bon  droit  je  me  mé- 
fiais de  l'observation  en  plein  bois.  De  pareilles  sta- 


106  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

lions,  parmi  les  chênes  verts,  sous  les  morsures  du 
soleil,  seraient  supplice  intolérable. 

Tout  le  mois  d'octobre,  avec  le  concours  d'auxiliaires 
au  besoin,  je  relève  de  nombreux  forages  non  suivis  de 
ponte.  La  durée  de  l'opération  varie  beaucoup.  Elle  est 
en  général  d'une  paire  d'heures,  parfois  elle  atteint  ou 
même  dépasse  la  demi-journée. 

Dans  quel  but  ces  puits  si  dispendieux  et  bien  des 
fois  non  peuplés?  Informons-nous  au  préalable  de  l'em- 
placement de  l'œuf,  des  premières  bouchées  du  ver,  et 
peut-être  viendra  la  réponse. 

Les  glands  peuplés  restent  sur  le  chêne,  enchâssés 
dans  leur  cupule  comme  si  rien  d'anormal  ne  se  passait 
au  détriment  des  cotylédons.  Avec  un  peu  d'attention, 
aisément  on  les  reconnaît.  Non  loin  de  la  cupule,  sur 
l'enveloppe  lisse,  verte  encore,  un  petit  point  se  voit, 
vraie  piqûre  de  subtile  aiguille.  Une  étroite  aréole 
brune,  produit  de  la  mortification,  ne  tarde  pas  à  le 
cerner.  C'est  l'embouchure  du  forage.  D'autres  fois, 
mais  plus  rarement,  le  pertuis  est  pratiqué  à  travers 
la  cupule  elle-même. 

Choisissons  les  glands  de  perforation  récente,  c'est- 
à-dire  à  piqûre  pâle,  non  encore  entourée  de  l'aréole 
brune  qu'amènera  le  temps.  Décortiquons-les.  Divers 
ne  contiennent  rien  d'étranger  :  le  Balanin  les  a  forés 
sans  leur  confier  sa  ponte.  Ils  représentent  les  glands 
travaillés  des  heures  et  des  heures  dans  mes  volières 
et  non  utilisés  après.  Beaucoup  contiennent  un  œuf. 

Or,  si  distante  que  soit  l'entrée  du  puits,  au-dessus 
de  la  cupule,  cet  œuf  est  constamment  tout  au  fond,  à  la 
base  de  la  masse  cotylédonnaire.  H  y  a  là,  fourni  par 
la  cupule,  un  souple  molleton  qu'imbibe  de  sapides 


LE   BALAMN   ÉLÉPHANT  107 

exsudations  l'extrémité  du  pédoncule,  source  nourri- 
cière. Je  vois  un  jeune  ver,  éclos  sous  mes  yeux,  mor- 
diller, pour  premières  bouchées,  ce  tendre  amas  coton- 
neux, cette  fraîche  brioche  assaisonnée  de  tanin. 

Pareille  friandise,  juteuse,  de  digestion  facile  comme 
le  sont  les  matières  organiques  naissantes,  ne  se  trouve 
que  là;  et  c'est  uniquement  là,  entre  la  cupule  et  la 
base  des  cotylédons,  que  le  Balanin  établit  son  œuf. 
L'insecte  sait  à  merveille  où  se  trouvent  les  morceaux 
les  mieux  appropriés  à  la  faiblesse  d'estomac  du  nou- 
veau-né. 

Au-dessus  est  le  pain  relativement  grossier  des  coty- 
lédons. Réconforté  à  la  buvette  des  premières  heures, 
le  vermisseau  s'y  engage,  non  directement,  mais  par  le 
défilé  qu'a  ouvert  la  sonde  de  la  mère,  défilé  bourré 
de  miettes,  de  débris  à  demi  mâchés.  Avec  cette  se- 
moule légère,  préparée  en  colonne  de  longueur  conve- 
nable, les  forces  viennent;  le  ver  plonge  alors  en  plein 
dans  la  ferme  substance  du  gland. 

Ces  données  expliquent  la  tactique  de  la  pondeuse. 
Quel  est  son  but  lorsque,  avant  de  procéder  au  forage, 
elle  inspecte  son  gland,  dessus,  dessous,  d'avant,  d'ar- 
rière, avec  des  soins  méticuleux?  Elle  s'informe  si  le 
fruit  n'est  pas  déjà  peuplé.  Certes,  le  garde-manger  est 
riche,  non  assez  néanmoins  pour  deux.  Jamais,  en  effet, 
je  n'ai  trouvé  deux  larves  dans  le  même  gland.  Une 
seule,  toujours  une  seule,  digère  le  copieux  morceau 
et  le  convertit  en  farinette  olivâtre  avant  de  le  quitter 
et  de  descendre  en  terre.  Du  pain  cotylédonnaire,  il 
reste  au  plus  un  insignifiant  croûton.  La  règle  est  :  à 
chaque  ver  sa  miche,  à  chaque  consommateur  sa  ration 
d'un  gland. 


108  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Avant  de  lui  confier  l'œuf,  il  convient  alors  d'exami- 
ner d'abord  la  pièce,  de  reconnaître  s'il  y  a  déjà  un  oc- 
cupant. Or  cet  occupant  possible  est  au  fond  d'une 
crypte,  à  la  base  du  gland,  sous  le  couvert  d'une  cupule 
hérissée  d'écaillés.  Rien  de  secret  comme  cette  cachette. 
Aucun  a^il  ne  devinerait  un  reclus  si  la  surface  du  gland 
ne  portait  subtile  piqûre. 

Ce  point,  tout  juste  visible,  est  mon  guide.  Présent, 
il  me  dit  que  le  fruit  est  peuplé,  ou  du  moins  a  subi 
des  essais  relatifs  à  la  ponte;  absent,  il  m'affirme  que 
nul  n'a  pris  possession  de  la  pièce.  Le  Balanin,  à  n'en 
pas  douter,  est  renseigné  de  la  même  manière. 

Je  vois  les  choses  de  haut,  d'un  vaste  regard,  secouru 
au  besoin  de  la  loupe.  Que  je  tourne  un  instant  l'objet 
entre  les  doigts,  et  l'inspection  est  faite.  Lui,  l'investi- 
gateur à  courte  vue,  est  obligé  de  braquer  un  peu  de 
partout  son  microscope  avant  d'apercevoir  de  façon 
précise  le  point  révélateur.  L'intérêt  de  sa  famille  lui 
impose  d'ailleurs  des  recherches  autrement  scrupuleu- 
ses que  celles  de  ma  curiosité.  Aussi  prolonge-t-il  à 
l'excès  son  examen  du  gland. 

C'est  fait  :  le  gland  est  reconnu  bon.  Le  foret  plonge, 
des  heures  durant  travaille;  puis,  bien  des  fois,  l'in- 
secte s'en  va,  dédaigneux  de  son  ouvrage.  La  ponte  ne 
suit  pas  le  coup  de  sonde.  A  quoi  bon  tel  effort,  de  si 
longue  durée?  Serait-ce  la  simple  mise  en  perce  d'une 
pièce  où  le  Balanin  s'abreuve,  se  réconforte?  Le  chalu- 
meau du  bec  descendrait-il  dans  les  profondeurs  de  la 
futaille  pour  y  puiser,  aux  bons  coins,  quelques  gor- 
gées d'un  breuvage  nutritif?  L'entreprise  serait-elle 
affaire  d'alimentation  personnelle? 

Tout  d'abord,  je  l'ai  cru,  assez  surpris  du  reste  de 


LE    BALANIN   ÉLÉPHANT  109 

tant  de  persévérance  en  vue  d'une  lampée.  Cette  idée, 
je  l'ai  abandonnée,  instruit  par  les  mâles.  Eux  aussi 
possèdent  long  rostre,  capable  d'ouvrir  un  puits  s'il  le 
fallait;  néanmoins  je  n'en  vois  jamais  se  camper  sur 
un  gland  et  le  travailler  de  la  percerette.  Pourquoi  tant 
de  peine?  A  ces  sobres  un  rien  suffit.  Labourer  super- 
ficiellement du  bout  de  la  trompe  une  feuille  tendre, 
c'est  assez  pour  le  sustenter. 

Si  eux,  les  désœuvrés  à  qui  sont  permis  les  loisirs  de 
la  table,  n'en  demandent  pas  davantage,  que  sera-ce 
des  mères,  affairées  à  la  ponte?  Ont-elles  bien  le  temps 
de  boire  et  de  manger?  Non,  le  gland  perforé  n'est  pas 
une  buvette  où  l'on  s'attarde  en  d'interminables  siro- 
tages.  Que  le  bec,  plongé  dans  le  fruit,  en  prélève  mo- 
dique bouchée,  c'est  possible;  mais  certainement  cette 
miette  n'est  pas  le  but  proposé. 

Le  vrai  but,  je  crois  l'entrevoir.  L'œuf,  avons-nous 
dit,  est  toujours  à  la  base  du  gland,  au  sein  d'une  sorte 
d'ouate  qu'humectent  les  suintements  du  pédoncule.  A 
l'éclosion,  le  vermisseau,  incapable  encore  d'attaquer 
la  ferme  substance  des  cotylédons,  mâche  le  feutre  dé- 
licat du  fond  de  la  cupule  et  s'alimente  de  ses  humeurs. 

Mais  avec  l'âge  du  fruit,  cette  brioche  gagne  en  con- 
sistance, se  modifie  en  saveur,  en  quantité  de  purée. 
Le  tendre  se  raffermit,  l'humecté  se  dessèche.  Il  est 
une  période  oii  sont  remplies  à  point  les  conditions  de 
bien-être  du  nouveau-né.  Plus  tôt,  les  choses  ne  seraient 
pas  au  degré  voulu  de  préparation  ;  plus  tard,  elles  se- 
raient trop  mûres. 

Au  dehors,  sur  la  verte  écorce  du  gland,  rien  n'indi- 
que les  progrès  de  cette  cuisine  intérieure.  Pour  ne  pas 
servir  au  vermisseau  mets  fâcheux,  la  mère,  non  suffi- 


HO  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

samment  renseignée  par  la  vue  de  la  pièce,  est  donc 
obligée  de  déguster  d'abord,  du  bout  de  la  trompe,  ce 
qu'il  y  a  au  fond  de  la  soute  aux  vivres. 

La  nourrice,  avant  de  présenter  au  poupon  la  cueil- 
lerée  de  bouillie,  l'éprouve  du  bout  des  lèvres.  Ainsi 
fait,  avec  non  moins  de  tendresse,  la  mère  Balanin.Elle 
plonge  la  sonde  au  fond  du  pot,  s'informe  du  contenu 
avant  de  le  léguer  au  fils.  Si  le  mets  est  reconnu  satis- 
faisant, l'œuf  est  pondu;  dans  le  cas  contraire,  le  son- 
dage est  abandonné  sans  plus.  Ainsi  s'expliquent  les 
coups  de  percerette  dont  il  n'est  tiré  aucun  parti  après 
laborieux  travail.  Le  pain  mollet  du  fond,  soigneuse- 
ment expertisé,  ne  s'est  pas  trouvé  en  l'état  requis. 
Quels  difficiles,  quels  méticuleux  que  ces  Balanins, 
quand  il  s'agit  de  la  première  bouchée  de  la  famille  ! 

Colloquer  l'œuf  en  un  point  où  le  nouveau-né  trou- 
vera mets  juteux  et  léger,  de  digestion  facile,  ne  suffît 
pas  à  ces  prévoyants.  Leurs  soins  vont  au  delà.  Un 
terme  moyen  serait  utile  qui  acheminerait  la  petite 
larve  de  la  friandise  des  premières  heures  au  régime 
du  pain  dur.  Ce  terme  moyen  est  dans  la  galerie,  ou- 
vrage de  la  sonde  maternelle.  Là  sont  des  miettes,  des 
parcelles  mâchées  par  les  cisailles  de  la  trompe.  En 
outre,  les  parois  du  canal,  mortifiées,  attendries-,  con- 
viennent mieux  que  le  reste  aux  faibles  mandibules 
du  novice. 

Avant  de  mordre  sur  les  cotylédons,  c'est,  en  effet, 
dans  ce  canal  que  s'engage  le  ver.  Il  s'alimente  de  la 
semoule  trouvée  en  chemin  ;  il  cueille  les  atomes  bru- 
nis qui  pendent  aux  murailles;  enfin,  fortifié  à  point, 
il  entame  la  miche  de  l'amande,  y  plonge,  y  disparait. 
L'estomac  est  prêt.  Le  reste  est  béate  consommation. 


LE   BALAMN   ÉLÉPIIAXT  {[[ 

Cette  nourricerie  tiibiilaire  doit  avoir  certaine  lon- 
gueur pour  satisfaire  aux  besoins  du  premier  âge;  aussi 
la  more  travaille-t-elle  du  vilebrequin  en  conséquence. 
Si  le  coup  de  sonde  devait  se  borner  à  déguster  la  ma- 
tière, à  reconnaître  le  degré  de  maturité  à  la  base  du 
gland,  l'opération  serait  beaucoup  plus  brève,  entreprise 
non  loin  de  cette  base,  à  travers  la  cupule.  Cet  avantage 
n'est  pas  méconnu  :  il  m'arrive  de  surprendre  l'insecte 
travaillant  le  godet  écailleux. 

Je  ne  vois  là  qu'un  essai  de  la  pondeuse  pressée  d'al- 
ler aux  informations.  Si  le  gland  convient,  le  forage  sera 
recommencé  plus  haut,  en  dehors  de  la  cupule.  Lors- 
que l'œuf  doit  être  pondu,  la  règle  est,  en  effet,  de  forer 
le  gland  lui-même,  aussi  haut  que  possible,  autant  que 
le  permet  la  longueur  de  l'outil. 

Dans  quel  but  ce  long  trou  de  sonde,  non  achevé  tou- 
jours en  une  demi-journée?  A  quoi  bon  cette  tenace 
persévérance  lorsque,  non  loin  du  pédoncule,  à  frais 
bien  moindres  de  temps  et  de  fatigue,  la  percerette  at- 
teindrait le  point  désiré,  la  source  vive  oii  doit  s'abreu- 
ver le  ver  naissant?  La  mère  a  ses  raisons  de  s'exténuer 
de  la  sorte  :  ce  faisant,  elle  atteint  le  lieu  réglemen- 
taire, la  base  du  gland,  et  du  coup,  résultat  de  haute 
valeur,  elle  prépare  au  fils  long  sachet  de  farine. 

Yétilles,  tout  cela!  Non,  s'il  vous  plaît,  mais  grandes 
choses,  nous  parlant  des  soins  infinis  qui  président  à 
la  conservation  des  moindres ,  nous  témoignant  d'une 
logique  supérieure,  régulatrice  des  moindres  détails. 

Si  bien  inspiré  comme  éducateur,  le  Balanin  a  son 
rôle  et  mérite  des  égards.  C'est  du  moins  l'avis  du  merle, 
qui,  sur  la  fin  de  l'automne,  les  baies  commençant  à 
manquer,  volontiers  fait  régal  de  l'insecte  à  long  bec. 


112  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

C'est  petite  bouchée,  mais  de  haut  goût;  cela  fait  diver- 
sion aux  âpretés  de  l'olive  non  encore  domptée  par  le 
froid. 

Et  que  serait,  sans  le  merle  et  ses  émules,  le  réveil 
des  bois  au  printemps!  Disparaisse  riiomme,  aboli  par 
ses  sottises,  et  les  fêtes  du  renouveau  ne  seront  pas 
moins  solennelles,  célébrées  par  la  fanfare  du  merle. 

Au  rôle  très  méritoire  de  régaler  l'oiseau,  joie  des 
forêts,  le  Balanin  en  adjoint  un  autre  :  celui  de  modé- 
rer l'encombrement  végétal.  Comme  tous  les  forts  vrai- 
ment dignes  de  leur  puissance,  le  chêne  est  généreux  : 
il  donne  des  glands  par  boisseaux.  Que  ferait  la  terre 
de  ces  prodigalités?  Faute  de  place,  la  forêt  s'étoufferait 
elle-même;  l'excès  y  ruinerait  le  nécessaire. 

Mais,  du  moment  que  les  vivres  abondent,  accourent 
de  toutes  parts  des  consommateurs  empressés  d'équi- 
librer la  fougueuse  production.  Le  mulot,  un  indigène, 
thésaurise  le  gland  dans  un  tas  de  pierrailles,  à  côté  de. 
son  matelas  de  foin.  Un  étranger,  le  geai,  nous  arrive 
de  loin,  par  bandes,  averti  je  ne  sais  comme.  Quelques 
semaines  il  festoie  d'une  chêne  à  l'autre,  il  témoigne 
ses  allégresses,  ses  émois,  par  des  cris  de  chat  qui  s'é- 
trangle; puis,  sa  mission  accomplie,  il  remonte  vers  le 
nord,  d'où  il  était  venu. 

Le  Balanin  les  a  devancés  tous.  Il  a  confié  sa  ponte 
aux  glands  encore  verts.  Ceux-ci  maintenant  gisent  à 
terre,  brunis  avant  l'heure  et  percés  d'un  trou  rond 
par  où  la  larve  est  sortie  après  avoir  consommé  le  con- 
tanu.  Sous  un  seul  chêne,  aisément  s'emplirait  un  pa- 
nier de  ces  ruines  vides.  Mieux  que  le  geai,  mieux  que 
le  mulot,  le  Curculionide  a  travaillé  au  débarras  du 
trop-plein. 


LE   BALANIN   ÉLÉPHANT  H3 

Bientôt  l'homme  arrive,  dans  l'intérêt  de  son  porc. 
En   mon  village,    c'est  événement  majeur  lorsque  le 
tambour  municipal  annonce  pour  tel  jour  l'ouverture 
de  la  glandée  dans  les  bois  communaux.  La  veille,  les 
plus  zélés  vont  inspecter  les  lieux,  se   choisir  bonne 
place.  Le  lendemain,  au  petit  jour,  toute  la  famille  es 
là.  Le  père  bat  d'une  gaule  les  hautes  branches  ;  la  mère, 
à  grand  tablier  de  toile  qui  permet  d'entrer  dans  l'épais 
seur  des  fourrés,  cueille  sur  l'arbre  ce  que  la  main  peu 
atteindre;  les  enfants  ramassent  à  terre.  Et  les  paniers 
s'emplissent,  puis  les  corbeilles,  puis  les  sacs. 

Après  les  joies  du  mulot,  du  geai,  du  charançon  et 
de  tant  d'autres,  voici  celles  de  l'homme,  calculant 
combien  de  lard  lui  vaudra  sa  récolte.  Un  regret  se 
mêle  à  la  fête  :  c'est  de  voir  tant  de  glands  répandus  à 
terre,  percés,  gâtés,  bons  à  rien.  L'homme  peste  contre 
l'auteur  du  dégât.  A  l'entendre,  la  forêt  est  à  lui  seul; 
pour  son  porc  seul  les  chênes  fructifient. 

Mon  ami,  lui  dirais-je,  le  garde  forestier  ne  peut  ver- 
baliser contre  le  délinquant,  et  c'est  fort  heureux,  car 
notre  égoïsme,  enclin  à  ne  voir  dans  la  glandée  qu'une 
guirlande  de  saucisses,  aurait  des  suites  fâcheuses.  Le 
chêne  convie  tout  un  monde  à  l'exploitation  de  ses 
fruits.  Nous  prélevons  la  part  la  plus  grosse,  parce 
que  nous  sommes  les  plus  forts.  C'est  là  notre  unique 
droit. 

Mais  au-dessus  immensément  domine  l'équitable  ré- 
partition entre  les  divers  consommateurs,  tous  ayant 
leur  rôle,  petit  ou  grand,  en  ce  monde.  S'il  est  excellent 
que  le  merle  siffle  et  réjouisse  les  frondaisons  prin taniè- 
res, ne  trouvons  pas  mauvais  que  des  glands  soient 
vermoulus.  Là  se  prépare   le  dessert  de  l'oiseau,   le 

8 


Ii4  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Balanin,  fine  bouchée  qui  met  de  la  graisse  au  crou- 
pion et  de  belles  sonorités  au  gosier. 

Laissons  chanter  le  merle  et  revenons  à  l'œuf  du 
Curculionide.  Nous  savons  où  il  est  :  à  la  base  du  gland, 
parmi  ce  que  l'amande  a  de  plus  tendre  et  de  plus 
juteux.  Comment  a-t-il  été  logé  là,  si  loin  du  point 
d'entrée  situé  au-dessus  des  bords  de  la  cupule?  Très 
petite  question,  c'est  vrai,  puérile  même  si  l'on  veut. 
Ne  la  dédaignons  pas  :  la  science  se  fait  avec  des  pué- 
rilités. 

Le  premier  qui  frotta  un  morceau  d'ambre  sur  sa 
manche  et  reconnut  après  que  ledit  morceau  attirait  les 
fétus  de  paille,  ne  soupçonnait  certes  pas  les  merveil- 
les électriques  de  nos  jours.  Naïvement,  il  s'amusait. 
Repris,  sondé  de  toutes  les  manières,  le  jeu  d'enfant 
est  devenu  l'une  des  puissances  du  monde. 

L'observateur  ne  doit  rien  négliger  :  il  ne  sait  ja- 
mais ce  qui  pourra  éclore  du  fait  le  plus  humble.  Je 
me  renouvelle  donc  la  demande  :  par  quels  moyens 
l'œuf  du  Balanin  a-t-il  pris  place  si  loin  du  point 
d'entrée? 

Pour  qui  ne  connaîtrait  pas  encore  l'emplacement  de 
l'œuf,  mais  saurait  que  le  ver  attaque  d'abord  le  gland 
par  la  base,  la  réponse  serait  celle-ci  :  l'œuf  est  pondu 
à  l'entrée  du  canal,  à  la  superficie,  et  le  vermisseau, 
rampant  dans  la  galerie  forée  par  la  mère ,  gagne  de 
lui-même  ce  point  reculé  où  se  trouvent  les  aliments 
du  premier  âge. 

Avant  des  données  suffisantes,  cette  explication  est 
d'abord  la  mienne;  mais  l'erreur  promptement  se  dis- 
sipe. Je  cueille  le  gland  lorsque  la  mère  se  retire  après 
avoir  appliqué  un  instant  le  bout  du  ventre  sur  Forifice 


LE   BALANIN   ÉLÉPHANT  11", 

du  canal  que  le  rostre  vient  de  creuser.  L'œuf,  semble- 
t-il,  doit  être  là,  à  l'entrée,  tout  près  de  la  surface...  Eh 
bien,  non  :  il  n'y  est  pas  ;  il  est  à  l'autre  extrémité  du 
couloir.  Si  j'osais  me  le  permettre,  je  dirais  qu'il  y 
est  descendu  comme  une  pierre  tombe  au  fond  d'un 
puits. 

Abandonnons  vite  cette  sotte  idée  :  le  canal,  infi- 
niment étroit,  encombré  de  râpure,  rend  impossible 
pareille  descente.  D'ailleurs,  suivant  la  direction  du 
pédoncule,  droite  ou  renversée,  la  chute  dans  tel  gland 
devrait  être  ascension  dans  un  autre. 

Une  seconde  explication  se  présente,  non  moins  pé- 
rilleuse. On  se  dit  :  «  Le  coucou  pond  son  œuf  sur  le 
gazon,  n'importe  où;  il  le  cueille  avec  le  bec  et  va  le 
déposer  ainsi  dans  le  nid  étroit  de  la  fauvette.  »  Le  Bala- 
nin  aurait-il  méthode  analogue?  se  servirait-il  du  rostre 
pour  conduire  son  œuf  à  la  base  du  gland?  Je  ne  vois 
pas  dans  l'insecte  d'autre  outil  capable  d'atteindre  cette 
profonde  cachette. 

Et  cependant,  hâtons-nous  de  rejeter  la  bizarre  ex- 
plication, ressource  désespérée.  Jamais  le  Balanin  ne 
dépose  son  œuf  à  découvert  pour  le  happer  ensuite  du 
bec.  Le  ferait-il,  que  le  germe  délicat  infailliblement 
périrait,  écrasé  dans  le  refoulement  à  travers  un  subtil 
canal  à  demi  obstrué. 

Mon  embarras  est  grand.  Il  sera  partagé  par  tout 
lecteur  versé  dans  la  structure  du  Charançon.  La  Sau- 
terelle possède  un  sabre,  instrument  de  ponte  qui  des- 
cend en  terre  et  sème  les  œufs  à  la  profondeur  voulue  ; 
le  Leucospis  est  doué  d'une  sonde  qui  s'insinue  à  travers 
la  maçonnerie  du  Chalicodome  et  conduit  l'œuf  dans  le 
cocon  de  la  grosse  larve  somnolente;  mais  lui,  le  Bala- 


116  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

nin,  n'a  rien  de  ces  flamberges,  de  ces  dagues,  de  ces 
lardoires;  il  n'a  rien  au  bout  du  ventre,  absolument 
rien.  Et  cependant  il  lui  suffit  d'appliquer  rextrémité 
abdominale  sur  l'étroit  orifice  du  puits  pour  que  l'œuf 
soit  aussitôt  logé  là-bas,  tout  au  fond. 

L'anatomie  nous  dira  le  mot  de  l'énigme,  indéchif- 
frable autrement.  J'ouvre  la  pondeuse.  Ce  que  j'ai  sous 
les  yeux  m'ébahit.  Il  y  a  là,  occupant  toute  la  longueur 
du  corps,  une  machine  étrange,  un  pal  roux,  corné,  ri- 
gide ;  je  dirais  presque  un  rostre,  tant  il  ressemble  à 
celui  de  la  tête.  C'est  un  tube,  menu  comme  un  crin, 
un  peu  évasé  entromblon  à  l'extrémité  libre,  renflé  en 
ampoule  ovalaire  au  point  d'origine. 

Yoilà  l'outil  de  la  ponte,  l'équivalent  de  la  percerette 
en  dimension.  Autant  le  bec  perforateur  plonge,  autant 
peut  plonger  la  sonde  aux  œufs,  bec  intérieur.  Lors- 
qu'il travaille  son  gland,  l'insecte  choisit  le  point  d'at- 
taque de  façon  que  les  deux  instruments  complémen- 
taires puissent  l'un  et  l'autre  atteindre  le  point  désiré, 
la  base  de  l'amande. 

Le  reste  maintenant  s'explique  de  lui-même.  Le  tra- 
vail du  vilebrequin  fini,  la  galerie  prête,  la  mère  se 
retourne  et  met  sur  l'embouchure  le  bout  de  l'abdomen. 
Elle  dégaine,  elle  fait  saillir  sa  mécanique  interne,  qui, 
sans  difficulté,  s'enfonce  à  travers  des  râpures  mou- 
vantes. Rien  n'apparaît  de  la  sonde  conductrice,  tant 
elle  fonctionne  avec  prestesse  et  discrétion;  rien  n'ap- 
paraît non  plus  lorsque,  l'œuf  mis  en  place,  l'instru- 
ment remonte  et  rentre  à  mesure  dans  le  ventre.  C'est 
fini  ;  la  pondeuse  s'en  va,  et  nous  n'avons  rien  vu  de  ses 
petits  secrets. 

N'avais-je  pas  raison  d'insister?  Un  fait  insignifiant 


LE    BALAiMN   ÉLÉPHANT  H7 

en  apparence  vient  de  m'apprendre  de  façon  authen- 
tique ce  que  déjà  faisaient  soupçonner  les  Larins.  Les 
Charançons  à  longue  trompe  ont  une  sonde  intérieure  ' 
un  rostre  abdominal  que  rien  au  dehors  ne  trahit; 
ils  possèdent,  dans  les  secrets  du  ventre,  l'analogue 
du  sabre  de  la  Sauterelle  et  de  la  lardoire  de  Flch- 
neumon. 


IX 


LE     BÂLA?;iN     DES     NOISETTES 

S'il  suffit,  pour  être  heureux,  d'avoir  gîte  paisible,  bon 
estomac  et  vivres  assurés,  celui-ci  vraiment  est  an  heu- 
reux, mieux  que  le  célèbre  rat  qui  s'était  retiré  dans  un 
fromage  de  Hollande.  L'ermite  du  fabuliste  avait  con- 
servé quelques  relations  avec  le  monde,  source  d'ennuis. 
Un  jour,  des  députés  du  peuple  rat  s'en  vinrent  lui  de- 
mander une  aumône  légère.  Le  reclus  écouta  leurs 
doléances  d'une  oreille  mal  disposée  ;  il  dit  ne  pouvoir 
les  assister,  promit  des  prières,  et  sans  plus  ferma  la 
porte. 

Si  dur  qu'il  fût  à  la  disette  des  autres,  cette  visite 
d'affamés  dut  quelque  peu  lui  troubler  la  digestion; 
l'histoire  ne  le  dit  pas,  mais  il  est  permis  de  le  croire. 
L'ermite  du  naturaliste  n'a  pas  ces  désagréments.  Sa 
demeure  est  un  logis  inviolable,  un  coffre  d'une  seule 
pièce,  sans  porte  ni  guichet  oii  puisse  frapper  l'impor- 
tun en  détresse.  Là  dedans,  quiétude  parfaite;  rien  n'y 
arrive  des  bruits,  des  soucis  du  dehors.  Excellent  gîte, 
ni  trop  chaud,  ni  trop  froid,  tranquille,  fermé  à  tous. 
Table  excellente  aussi,  et  somptueuse.  Que  faut-il  da- 
vantage? Le  béat  se  fait  gros  et  gras. 

Chacun  le  connaît.  Qui  de  nous,  cassant  une  noisette 
entre  ses  bonnes  molaires  d'adolescent,  n'a  mordu  sur 


LE   BALANIN   DES   NOISETTES  119 

quelque  chose  d'amer,  de  giutineux?  Pouah  I  c'est  le 
ver  des  noisettes.  Surmontons  notre  répugnance  et 
voyons  la  bete  de  près.  Elle  en  vaut  la  peine. 

C'est  un  ver  replet,  grassouillet,  fléchi  en  arc,  sans 
pattes  et  d'un  blanc  laiteux,  sauf  la  tête,  coiffée  de  corne 
jaunâtre.  Extrait  de  sa  loge  et  déposé  sur  la  table,  cela 
remue,  se  recourbe  et  frétille  sans  parvenir  à  se  dépla- 
cer. La  locomotion  lui  est  refusée.  Qu'en  ferait-il  dans 
son  étroite  niche?  C'est,  du  reste,  un  trait  commun  à 
la  tribu  des  Charançons,  tous  passionnés  sédentaires  en 
leur  âge  de  larve.  Tel  est  l'ermite  dont  l'histoire  va 
suivre,  le  reclus  à  croupe  rondelette  et  luisante,  le  ver 
du  Balanin  des  noisettes  [Balaninus  nucum,  Lin.). 

L'amande  de  la  noisette  est  son  gâteau,  pièce  copieuse 
dont  il  dédaigne  habituellement  les  reliefs,  tant  les  vi- 
vres excèdent  les  limites  de  l'embonpoint.  Il  y  a  là  lar- 
gement, pour  un  seul,  de  quoi  mener  douce  vie  trois  à 
quatre  semaines  ;  mais  ce  serait  disette  avec  deux  con- 
vives. Aussi  les  provisions  sont-elles  scrupuleusement 
rationnées  :  à  chaque  noisette  son  ver,  pas  davantage. 

Bien  rarement  il  m'est  arrivé  d'en  rencontrer  deux. 
Le  tard  venu,  fils  de  quelque  mère  mal  renseignée,  s'é- 
tait attablé  à  côté  de  l'autre  sans  grand  profit.  Le  gâteau 
touchait  à  sa  fm;  et  puis  l'intrus,  tout  faible  encore, 
semblait  avoir  été  mal  accueilli  du  vigoureux  proprié- 
taire, jaloux  de  son  bien.  Gela  se  voyait  :  le  malingre 
surnuméraire  était  destiné  à  périr.  Non  plus  que  le  rat 
du  fromage,  le  Charançon  ne  connaît  l'assistance  entre 
pareils.  Chacun  pour  soi  ;  c'est  la  loi  bestiale,  féroce, 
même  dans  une  coquille  de  noisette. 

La  demeure  est  bastion  de  continuité  parfaite ,  sans 
joint,  sans  fissure  par  où  pourrait  se  glisser  un  enva- 


J20  SOUVENIRS   ExNTOMOLOGIQUES 

hisseur.  Le  noyer  compose  la  coque  de  son  fruit  avec 
deux  valves  assemblées,  laissant  entre  elles  une  ligne 
de  moindre  résistance;  le  noisetier  construit  ses  tonne- 
lets avec  une  douve  unique,  qui  se  recourbe  en  voûte 
partout  de  force  égale.  Comment  le  ver  du  Balanin  a-t-il 
trouvé  accès  dans  cette  forteresse? 

A  la  surface ,  aussi  lisse  que  marbre  poli ,  le  regard 
ne  discerne  rien  qui  puisse  expliquer  l'entrée  d'un  ex- 
ploiteur venu  du  dehors.  On  conçoit  la  surprise  et  les 
naïves  imaginations  de  ceux  qui,  les  premiers,  remar- 
quèrent le  singulier  contenu  de  la  noisette  intacte,  sans 
ouverture  aucune.  Le  ver  dodu  qui  vivait  là  dedans 
ne  pouvait  être  un  étranger.  Il  était  donc  né  du  fruit 
même,  sous  l'intluence  d'une  mauvaise  lune.  C'était 
un  fils  de  la  pourriture  couvée  par  un  brouillard. 

Fidèle  conservateur  des  vieilles  croyances,  le  pay- 
san d'aujourd'hui  met  toujours  les  noisettes  véreuses 
et  autres  fruits  gâtés  par  l'insecte  sur  le  compte  de  la 
lune  et  d'un  mauvais  air  qui  passe.  Et  cela  durera  ainsi 
indéfiniment,  tant  que  l'école  rurale  ne  donnera  place 
d'honneur  à  la  gaie,  à  la  vivifiante  étude  des  champs. 

A  ces  âneries  substituons  le  réel.  Le  ver  est  certaine- 
ment un  étranger,  un  envahisseur;  et  s'il  est  entré,  c'est 
qu'il  a  trouvé  quelque  part  un  passage.  Ce  défilé,  qui 
échappe  au  premier  examen,  cherchons-le  en  nous  ai- 
dant d'une  loupe. 

La  recherche  n'est  pas  longue.  La  base  de  la  noisette 
s'étale  en  une  large  dépression  pâle  et  rugueuse  où  la 
cupule  se  rattachait.  Sur  les  confins  de  cette  aire,  un 
peu  en  dehors,  brunit  un  point  subtil.  Voilà  l'entrée  du 
château  fort,  voilà  le  mot  de  l'énigme. 

Sans  autre  informé,  le  reste  suit,  très  clairement 


LE    BALANIN   DES   NOISETTES  12t 

interprète  au  moyen  des  données  fournies  par  le  Balanin 
élépiiant.  Le  Curculionide  des  noisettes  est,  lui  aussi, 
porteur  d'un  vilebrequin  buccal,  toujours  démesure  de 
longueur,  mais  cette  fois  un  peu  courbe. 

En  imagination,  je  vois  très  bien  l'insecte  qui,  à 
Texemple  de  son  congénère  des  glands,  se  dresse  sur  le 
trépied  du  bout  des  élytres  et  des  tarses  postérieurs;  il 
prend  une  pose  digne  d'être  portraiturée  par  un  crayon 
ami  des  extravagances;  il  implante  d'aplomb  sa  méca- 
nique; patiemment  il  vire,  revire. 

C'est  dur,  très  dur,  car  le  fruit  est  choisi  voisin  de  sa 
maturité,  afm  de  fournir  au  ver  nourriture  plus  savou- 
reuse et  plus  abondante;  c'est  épais  et  résistant,  beau- 
coup plus  que  la  peau  d'un  gland.  Si  l'autre  met  une 
demi-journée  à  forer  son  défilé,  quelles  ne  doivent  pas 
être  la  lenteur  et  l'opiniâtre  patience  de  celui-ci  !  Peut- 
être  son  pal  est-il  de  trempe  spéciale.  Nous  savons  amor- 
cer nos  forets  de  façon  à  user  le  granit;  lui  de  même, 
sans  doute,  donne  à  sa  lardoire  tailloir  triplement  durci. 

Lente  ou  rapide ,  la  tarière  descend  à  la  base  de  la 
noisette,  où  se  trouvent  tissus  plus  tendres,  plus  riches 
en  laitage;  elle  plonge  obliquement,  fait  trajet  assez 
long  afin  de  préparer  au  ver  colonne  de  semoule,  pro- 
pice à  la  première  éducation.  Sondeurs  de  noisettes  et 
sondeurs  de  glands  ont  mêmes  délicats  préparatifs  en 
vue  de  la  famille. 

Vient  enfin  la  mise  en  place  de  l'œuf,  tout  au  fond  du 
puits.  Ici  se  répète  l'originale  méthode  déjà  connue. 
Avec  un  rostre  d'arrière,  équivalant  en  longueur  h  celui 
d'avant  et  tenu  dans  les  secrets  du  ventre  jusqu'au  mo- 
ment de  s'en  servir,  la  pondeuse  introduit  son  œuf  à  la 
base  de  l'amande. 


t 


L  I  a  R  A 


122  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Ces  soins  de  nourricerie,  je  ne  les  vois  qu'en  esprit, 
mais  de  façon  très  claire ,  renseigné  que  je  suis  par 
l'examen  de  la  noisette  devenue  berceau,  et  surtout  par 
la  méthode  du  Balanin  des  glands.  Je  désirerais  mieux 
toutefois,  je  voudrais  assister  au  travail,  ambition  de 
peu  d'espérance. 

Dans  ma  région,  en  effet,  le  noisetier  est  rare,  et  son 
exploiteur  attitré  fait  à  peu  près  défaut.  Essayons  tout 
de  même  avec  les  six  noisetiers  que  j'ai  plantés  autre- 
fois dans  l'enclos.  Il  s'agit  tout  d'abord  de  les  peupler 
en  conséquence. 

Un  vallon  du  Gard,  moins  brûlé  que  les  collines  sé- 
rignanaises,  me  vaut  quelques  couples  de  Tinsecte.  Ils 
m'arrivent  par  la  poste  en  fm  avril,  alors  que  la  noi- 
sette, toute  pâle  encore,  tendre  et  comprimée,  com- 
mence à  émerger  de  son  enveloppe  cupulaire.  L'amande 
n'est  pas  formée,  de  bien  s'en  faut;  il  y  en  a  l'ébauche, 
l'espoir. 

Dans  la  matinée,  par  un  temps  superbe,  je  dépose 
les  étrangers  sur  le  feuillage  de  mes  noisetiers.  Le 
voyage  ne  les  a  pas  trop  éprouvés.  Ils  sont  magnifiques 
en  leur  modeste  costume  roux.  Aussitôt  libres,  ils  ou- 
vrent à  demi  les  élytres,  déploient  les  ailes,  les  refer- 
ment, les  étalent  encore  sans  prendre  l'essor.  Ce  sont 
simples  exercices  d'assouplissement,  favorables  au  ré- 
veil des  forces  après  longue  incarcération.  J'augure  bien 
de  ces  liesses  au  soleil  :  mes  colons  ne  déserteront  pas. 

Cependant  les  noisettes  de  jour  en  jour  se  gontlent, 
deviennent  pour  les  enfants  affriolante  tentation.  Elles 
sont  à  la  portée  des  plus  petits,  si  heureux  de  s'en  bour- 
rer les  poches  et  de  les  gruger  après  en  les  cassant  en- 
tre deux  pierres.  Recommandation  expresse  est  faite  de 


LE   BALANLN    DES   NOISETTES  123 

ne  pas  y  toucher.  Pour  cette  année,  en  faveur  des  Cha- 
rançons dont  je  désire  connaître  l'histoire,  les  joies  de 
la  récolte  seront  supprimées. 

Quelles  idées  telle  défense  peut-elle  faire  germer  en 
ces  naïfs?  S'ils  étaient  d'âge  à  me  comprendre,  je  leur 
dirais  :  «  Mes  amis,  gardez- vous  de  la  grande  ensorce- 
leuse, la  science.  Si  jamais,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise, 
quelqu'un  d'entre  vous  se  laissait  séduire,  qu'il  se  tienne 
pour  averti  :  en  échange  des  petits  secrets  qu'elle  nous 
livre,  elle  exige  de  nous  des  sacrifices  autrement  sérieux 
qu'une  poignée  de  noisettes.  » 

La  défense  est  comprise;  les  fruits  tentateurs  sont  à 
peu  près  respectés.  De  mon  côté,  assidûment  je  les 
visite.  Soins  inutiles  :  je  ne  parviens  pas  à  surprendre 
un  Balanin  en  travail  persévérant  de  forage.  Tout  au 
plus,  au  déclin  du  soleil,  m'arrive-t-il  d'en  voir  un  qui, 
hautement  guindé,  essaye  d'implanter  sa  mécanique. 
Le  peu  que  je  constate  ne  m'apprend  rien  de  nouveau; 
le  Balanin  des  glands  me  l'a  déjà  montré. 

C'est  du  reste  brève  tentative.  L'insecte  est  en  recher- 
ches et  n'a  pas  encore  trouvé  ce  qui  lui  convient.  Peut- 
être  le  troueur  de  noisettes  opère-t-il  de  nuit. 

Sous  un  autre  rapport,  je  suis  mieux  avantagé.  Quel- 
ques noisettes,  des  premières  peuplées,  sont  en  réserve 
dans  mon  cabinet  et  soumises  à  de  fréquentes  visites. 
Mon  assiduité  me  vaut  un  succès. 

Au  commencement  d'août,  deux  larves  quittent  leur 
coffre  sous  mes  yeux.  Longtemps,  sans  doute,  de  la 
pointe  des  mandibules,  patient  ciseau,  elles  ont  buriné 
la  dure  paroi.  Le  trou  de  sortie  s'achève  lorsque  je  m'a- 
perçois de  la  prochaine  évasion.  Une  fine  poussière 
tombe  en  guise  de  copeaux. 


124  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

La  lucarne  de  libération  ne  se  confond  pas  avec  le 
fm  pertuis  de  l'entrée.  Peut-être,  tant  que  dure  le  tra- 
vail, convient-il  de  ne  pas  obstruer  ce  soupirail  par  où 
se  faitTaération  de  la  demeure.  Cette  lucarne  est  située 
à  la  base  du  fruit,  tout  près  de  l'aire  rugueuse  par  où 
la  noisette  adhère  à  sa  cupule.  En  cette  région,  où  s'éla- 
borent, jusqu'à  parfaite  maturité,  des  matériaux  nais- 
sants, la  densité  est  un  peu  moindre  qu'ailleurs.  Le 
point  à  perforer  est  donc  excellemment  choisi  :  là  se 
rencontrera  la  moindre  résistance. 

Sans  auscultation  préalable,  sans  coups  de  sonde 
explorateurs,  le  reclus  connaît  le  point  faible  de  sa  pri- 
son. Rudement  il  y  travaille,  confiant  dans  le  succès. 
Où  le  premier  coup  de  pic  est  donné,  les  autres  sui- 
vent, sans  se  perdre  en  essais.  La  constance  est  la  force 
des  faibles. 

C'est  fait  :  le  jour  pénètre  dans  le  coffre.  La  fenêtre 
s'ouvre,  ronde,  un  peu  évasée  à  l'intérieur  et  soigneu- 
sement polie  dans  tout  le  pourtour  de  son  embrasure. 
A  disparu  sous  le  polissoir  de  la  dent  toute  aspérité 
qui  pourrait  troubler  tantôt  la  difficile  sortie.  Les  trous 
de  nos  filières  en  acier  ont  à  peine  précision  plus  rigou- 
reuse. 

Le  terme  de  filière  vient  ici  bien  à  propos  :  la  larve 
se  libère,  en  effet,  par  une  opération  de  tréfilage.  Sem- 
blable au  fil  de  laiton  qui  passe  en  s'amoindrissant  à 
travers  un  orifice  trop  étroit  pour  son  diamètre,  elle 
franchit  la  lucarne  de  la  coque  en  s'atténuant.  Le  fil 
métallique  est  violemment  tiré  par  les  pinces  de  l'ou- 
vrier ou  par  les  rotations  de  la  machine;  il  conserve 
après  le  calibre  réduit  que  l'opération  lui  a  donné.  Le 
ver  connaît  autre  méthode  :  il  s'étire  de  lui-même  par 


LE    BALAMN   DES   NOISETTES  12:; 

ses  propres  efforts;  et,  tout  aussitôt  le  déiilé  franchi,  il 
revient  à  sa  grosseur  naturelle.  Ces  différences  écartées, 
la  similitude  est  frappante. 

Le  trou  de  sortie  a  très  exactement  l'ampleur  de  la 
tête,  qui,  rigide,  casquée  de  corne,  ne  se  prête  pas  à 
la  déformation.  Oii  le  crâne  a  passé,  il  faut  que  le  corps 
passe,  si  obèse  qu'il  soit.  Lorsque  la  libération  est  ter- 
minée, c'est  vive  surprise  devoir  quel  volumineux  cylin- 
dre, quel  ver  corpulent  a  trouvé  passage  dans  l'exigu 
pertuis.  Si  Ton  n'avait  été  témoin  de  l'exode,  on  ne 
soupçonnerait  jamais  pareil  exploit  de  gymnastique. 

L'orifice,  disons-nous,  est  travaillé  sur  l'exact  dia- 
mètre de  la  tête.  Or,  cette  tète  inflexible,  pour  laquelle 
seule  l'ampleur  du  trou  a  été  calculée,  représente  au 
plus  le  tiers  de  la  largeur  du  corps.  Gomment  le  triple 
trouve-t-il  passage  dans  le  simple? 

Yoici  la  tête  dehors,  sans  difficulté  aucune  :  la  porte 
est  faite  sur  son  patron.  Suit  le  col,  un  peu  plus  ample  : 
une  minime  contraction  le  dégage.  C'est  le  tour  de  la 
poitrine,  c'est  le  tour  de  la  dodue  bedaine.  Maintenant 
la  manœuvre  est  des  plus  ardues.  L'animal  est  dépourvu 
de  pattes.  Il  n'a  rien,  ni  crocs,  ni  cils  raides  qui  puis- 
sent lui  fournir  appui.  C'est  un  flasque  boudin  qui,  de 
lui-même,  doit  franchir  le  détroit,  si  disproportionné. 

Ce  qui  se  passe  à  l'intérieur  de  la  noisette  m'échappe, 
dérobé  par  l'opacité  delà  coque;  ce  que  je  vois  à  l'ex- 
térieur est  fort  simple  et  me  renseigne  sur  l'invisible. 
D'arrière  en  avant  le  sang  de  l'animal  afflue  ;  les  humeurs 
de  l'organisation  se  déplacent  et  s'accumulent  dans  la 
partie  déjà  émergée,  qui  se  gonfle,  devient  hydropique 
jusqu'à  prendre  de  cinq  à  six  fois  le  diamètre  de  la  tête. 

Sur  la  margelle  du  puits   ainsi  se  forme  un  gros 


126  SOUVENIRS  ENTOMOLOGIQUES 

bourrelet,  un  ceinturon  d'énergie  qui,  par  sa  dilatation 
et  son  propre  ressort,  extrait  petit  à  petit  les  anneaux 
suivants,  diminués  à  mesure  de  volume  au  moyen  de 
l'émigration  de  leur  contenu  fluide. 

C'est  lent  et  très  laborieux.  L'animal,  dans  sa  partie 
libre,  se  courbe,  se  redresse,  oscille.  Ainsi  faisons-nous 
osciller  un  clou  pour  l'extraire  de  son  alvéole.  Les  man- 
dibules bâillent  largement,  se  referment,  bâillent  encore 
sans  intention  de  saisir.  Ce  sont  les  ahan!  dont  l'exté- 
nué accompagne  ses  efforts,  de  même  que  le  bûcheron 
accompagne  ses  coups  de  cognée. 

Ahan!  fait  le  ver,  et  le  boudin  monte  d'un  cran.  Pen- 
dant que  le  bourrelet  extracteur  se  gonfle  et  tend  ses 
muscles,  il  va  de  soi  que  la  partie  encore  dans  la  coque 
se  tarit  de  ses  humeurs  jusqu'aux  limites  du  possible, 
en  les  faisant  affluer  dans  la  partie  libre.  Ainsi  est  rendu 
possible  l'engagement  dans  la  filière. 

Encore  un  coup  de  levier  du  ceinturon  gonflé;  encore 
un  bâillement,  ahan  !  Ça  y  est.  Le  ver  glisse  sur  la 
coque  et  se  laisse  choir. 

Une  des  noisettes  qui  viennent  de  me  montrer  ce 
spectacle  avait  été  cueillie  sur  sa  branche  quelques 
heures  avant.  Le  ver  serait  donc  tombé  à  terre  du  haut 
du  noisetier.  Toute  proportion  gardée,  pour  nous  sem- 
blable chute  serait  horrible  écrasement;  pour  lui,  si 
plastique,  si  souple  d'échiné,  c'est  événement  de  rien. 
Peu  lui  importe  de  faire  sa  culbute  dans  le  monde  du 
sommet  de  l'arbuste,  ou  de  déménager  paisiblement  un 
peu  plus  tard,  lorsque  la  noisette  gît  à  terre,  détachée 
par  la  maturité. 

Sans  retard,  aussitôt  libre,  il  explore  le  sol  dans  un 
étroit  rayon,  chercheun  point  de  fouille  aisée,  le  trouve, 


LE   BALAMIN   DES   NOISETTES  127 

.pioche  de  la  mâchoire,  manamvre  de  la  croupe  et  s'en- 
terre. A  une  profondeur  médiocre,  une  niche  ronde  est 
pratiquée  par  le  refoulement  des  matériaux  poudreux.  • 
Là  se  passera  la  mauvaise  saison,  là  s'attendra  la  résur- 
rection du  printemps. 

Si  la  présomption  me  venait  de  conseiller  le  Bala- 
nin,  mieux  versé  que  pas  un  dans  ses  affaires  de 
Curculionide,  je  lui  dirais  :  «  Quitter  maintenant  la 
noisette  est  une  sottise.  Plus  tard,  quand  reviendra  le 
festival  d'avril  et  que  les  noisetiers  feront  succéder 
aux  pendeloques  des  chatons  les  pistils  roses  des  fruits 
naissants,  à  la  bonne  heure;  mais  aujourd'hui,  en  ce 
temps  d'incendie  solaire  qui  impose  le  chômage  aux 
plus  vaillants,  à  quoi  bon  abandonner  une  demeure 
où  l'on  est  si  bien,  pour  dormir  toute  la  morte  saison 
de  l'été? 

«  Où  trouver  meilleur  gîte  que  la  boîte  de  la  noisette 
lorsque  viendront  les  pluies  de  l'automne  et  les  frimas 
de  F  hiver?  En  quelle  solitude  plus  tranquille  pourrait 
se  faire  le  délicat  travail  de  la  transformation? 

«  Le  sous-sol  est  d'ailleurs  plein  de  dangers.  C'est 
humide  et  froid;  par  ses  rugosités,  c'est  d'un  contact 
pénible  à  une  peau  fine  comme  la  tienne.  Là  couve  un 
redoutable  ennemi,  un  cryptogame  qui  s'implante  sur 
toute  larve  enfouie.  Dans  mes  bocaux  d'éducation,  j'ai 
grand'peine  à  défendre  les  enterrées.  Tôt  ou  tard,  con- 
tre la  paroi  de  verre  s'élèvent  des  houppes  blanches, 
des  fusées  cotonneuses  dont  la  base  enlace  et  tarit  un 
pauvre  ver  devenu  granule  de  plâtre  :  c'est  le  mycélium 
d'une  Sphériacée  à  qui  est  dévolu,  comme  champ  d'ex- 
ploitation, le  corps  des  insectes  en  travail  de  nymphose 
sous  terre.  Dans  la  noisette,  cellule  hygiénique,  affran- 


128  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

chie  des  germes  ravageurs,  rien  de  pareil  n'est  à  redou- 
ter. Pourquoi  la  quitter?  » 

A  ces  raisons,  le  Balanin  répond  par  un  refus.  Il 
déménage,  et  il  n'a  pas  tort.  Sur  le  sol,  où  gît  la  noi- 
sette, est  tout  d'abord  à  craindre  le  mulot,  grand  thé- 
sauriseur de  noyaux.  En  son  tas  de  pierrailles,  il  amasse 
tout  ce  que  lui  valent  ses  rondes  nocturnes;  puis  à  loi- 
sir, d'une  dent  patiente,  il  perce  la  coque  d'un  petit 
trou  par  où  s'extrait  l'amande. 

La  noisette  rencontrée  est  la  bienvenue  :  c'est  un 
morceau  de  haut  goût.  Yidée  par  le  Charançon,  elle 
n'est  que  plus  précieuse  :  au  lieu  de  son  contenu  habi- 
tuel, elle  renferme  le  ver  du  Balanin,  grasse  andouil- 
lette  qui  fait  heureuse  diversion  au  régime  des  fari- 
neux. Crainte  du  mulot,  on  descend  donc  sous  terre. 

Un  motif  plus  grave  encore  conseille  le  départ.  Il 
ferait  bon  dormir,  c'est  vrai,  dans  l'inexpugnable  don- 
jon de  la  noisette;  mais  il  convient  aussi  de  songer  à  la 
libération  de  l'insecte  futur.  La  larve  du  Capricorne, 
oubliant  la  prudence,  quitte  l'intérieur  du  chêne  et 
vient  à  la  surface  s'exposer  aux  recherches  du  pic;  elle 
émigré  vers  le  périlleux  afin  de  préparer  une  voie  de 
sortie  par  oii  émergera  le  haut  encorné,  non  apte  lui- 
même  à  se  frayer  un  chemin. 

Semblable  précaution  est  nécessaire  au  ver  du  Curcu- 
lionide.  Alors  qu'il  est  dans  sa  pleine  vigueur  de  mâ- 
choires, sans  attendre  la  somnolence  pendant  laquelle  les 
graisses  amassées  se  fondront  en  une  organisation  nou- 
velle, il  perce  le  coffre  d'où  l'adulte  serait  incapable  de 
sortir  par  ses  propres  moyens  ;  il  sort,  s'enfonce  en  terre. 
L'avenir  est  sagement  prévu;  de  l'hypogée  actuelle, 
l'adulte  pourra  sans  encombre  reniontcr  au  grand  jour. 


LE   BALANIN   DES   NOISETTES  129 

S'il  prenait  dans  la  noisette  sa  forme  définitive,  le 
Balanin,  disons-nous,  serait  incapable  de  se  libérer  lui- 
même.  Cependant,  de  sa  percerette,  il  parvient  très 
bien  à  forer  la  coque  lorsqu'il  s'agit  d'établir  l'anif.  En 
quoi  serait-il  empêché  de  faire  en  sens  inverse  ce  qu'il 
sait  opérer  de  dehors  en  dedans?  Un  peu  de  réllexion 
montre  l'énorme  difliculté. 

Pour  mettre  l'œuf  en  place,  un  subtil  canalicule,  du 
calibre  du  vilebrequin,  suffit.  Pour  donner  passage  au 
rigide  Charançon  adulte,  il  faudrait  une  baie  relative- 
ment énorme.  La  matière  à  percer  est  très  dure,  à  tel 
point  que  la  larve,  avec  les  puissantes  gouges  de  ses 
mandibules,  ne  fore  que  juste  de  quoi  laisser  passer  la 
tète.  Le  reste  de  l'animal  doit  suivre  par  d'exténuants 
efforts. 

Comment,  avec  son  délicat  fleuret,  l'insecte  parvien- 
drait-il à  s'ouvrir  porte  suffisante,  lorsque  le  ver,  bien 
mieux  outillé,  peine  tant  à  se  pratiquer  médiocre 
hublot?  Au  moyen  de  perforations  rangées  en  ligne 
circulaire,  ne  pourrait-il  faire  sauter  une  rondelle  de 
l'ampleur  voulue?  A  la  rigueur,  c'est  possible,  avec 
dépense  prodigieuse  de  patience,  qualité  dont  l'insecte 
ne  manque  guère. 

Mais  ici  longueur  de  temps  ne  suffit  pas  :  à  l'intérieur 
de  la  noisette,  l'outil  perforateur  est  de  manœuvre  abso^ 
lument  impraticable.  Il  est  si  long  que,  pour  l'implanter 
au  point  de  forage,  le  Balanin  est  obligé  de  se  dresser 
debout  quand  il  travaille  au  dehors.  Faute  de  large, 
sous  la  voûte  surbaissée  de  la  coque,  cette  position  et 
les  virements  alternatifs  ne  sont  plus  possibles. 

Si  patient  qu'il  soit  et  s!  bien  outillé  qu'on  le  sup- 
pose au  bout  de  son  fleuret,  l'insecte  périrait  dans  le 

9 


J30  SOUVENIRS  ENTOMOLOGIQUES 

coffre,  empêché  de  faire  usage  de  son  vilebrequin  par 
l'étroitesse  du  logis.  Il  succomberait  victime  de  sa  trop 
longue  mécanique,  excellente  quand  il  faut  loger  l'œuf, 
mais  très  encombrante  si  l'incarcéré  devait  travailler 
lui-même  à  sa  libération. 

Avec  un  rostre  non  exagéré,  un  simple  poinçon  court 
et  robuste,  il  est  à  croire  que  le  Balanin,  encore  à  l'état 
de  larve,  n'abandonnerait  pas  la  noisette  malgré  le 
péril  du  mulot.  C'est  un  délicieux  laboratoire  pour  la 
refonte  de  la  métamorphose.  La  coque,  il  est  vrai,  est 
à  la  surface  du  sol,  sans  abri,  exposée  à  la  bise.  Mais 
qu'importe  le  froid  pourvu  que  l'onsoit  au  sec?  L'insecte 
redoute  peu  les  gelées.  Il  ne  dort  que  mieux  son  doux 
sommeil  quand  à  la  torpeur  du  renouvellement  de  l'être 
s'ajoute  la  torpeur  d'une  basse  température. 

J'en  suis  persuadé  :  porteur  d'une  vrille  moins  encom- 
brante, le  Balanin  ne  déménagerait  pas,  aussitôt  con- 
sommée l'amande  de  sa  noisette.  Ma  conviction  a  pour 
base  les  mœurs  d'autres  Gurculionides,  en  particulier 
du  Gymnetron  thapsicola,  Germ.,  exploiteur  des  capsules 
d'un  bouillon-blanc,  le  Verhascum  thopms,  Lin. ,  hôte 
habituel  des  terres  cultivées.  Comme  logis,  ces  capsules 
sont,  sous  un  moindre  volume,  à  peu  près  l'équivalent 
de  la  noisette. 

Elles  sont  disposées  en  robustes  coques,  formées  de 
deux  pièces  étroitement  assemblées,  sans  communica- 
tion aucune  avec  le  dehors.  Un  Charançon,  humble  de 
taille,  modeste  de  costume,  en  prend  possession  en  mai 
et  juin  et  y  loge  sa  larve ,  qui  ronge  le  placenta  du 
fruit,  chargé  de  semences  non  mûres. 

En  août,  la  plante  est  desséchée,  roussie  par  le  soleil, 
mais  toujours  dressée  et  surmontée  de  son  compact 


LE    BALANLN    DES   NOISETTES  131 

fuseau  de  capsules.  Ouvrons  quelques-unes  de  ces  co- 
ques, presque  aussi  solides  qu'un  noyau  de  cerise.  Le 
Charançon  s'y  trouve  à  l'état  adulte.  Ouvrons-les  en 
hiver  :  le  Gymnetron  n'est  pas  sorti.  Ouvrons-les  une 
dernière  fois  en  avril  :  le  petit  Curculionide  est  tou- 
jours dans  sa  demeure. 

Cependant,  dans  le  voisinage,  de  nouveaux  bouillons- 
blancs  ont  poussé;  ils  fleurissent;  leurs  coques  attei- 
gnent convenable  degré  de  maturité  :  c'est  le  moment 
de  partir  et  d'aller  établir  sa  famille.  Seulement  alors 
le  solitaire  démolit  son  ermitage,  sa  capsule,  qui  Ta  si 
bien  protégé  jusqu'ici. 

Et  comment  cela?  —  C'est  tout  simple.  Son  rostre 
est  un  bref  poinçon,  de  manœuvre  par  conséquent  aisée, 
même  dans  l'exiguïté  d'une  cellule.  La  coque  est  d'ail- 
leurs de  médiocre  résistance.  C'est  une  enveloppe  de 
parchemin  très  sec  plutôt  qu'une  paroi  de  bois  dur.  Le 
reclus  enfonce  son  pic  courtement  emmanché;  il  perce, 
il  cogne  et  fait  crouler  en  plâtras  la  muraille.  Mainte- 
nant, vivent  les  joies  du  soleil!  vivent  les  fleurs  jaunes, 
à  étamines  hérissées  de  poils  violets  ! 

En  raison  de  l'outillage,  là  de  longueur  exagérée  sous 
un  plafond  trop  bas,  ici  de  brève  dimension  conforme 
à  l'espace  disponible  dans  le  logis,  ne  sont-ils  pas  bien 
inspirés  l'un  et  l'autre,  le  premier  en  quittant  la  noisette 
prématurément,  alors  que  les  fortes  cisailles  du  ver  le 
permettent,  le  second  en  persistant  les  trois  quarts  de 
l'année  dans  la  sécurité  de  sa  coque,  pour  n'en  sortir 
qu'au  moment  des  noces  sur  la  plante  amie?  Ainsi  se 
révèle,  jusque  chez  les  moindres,  l'impeccable  logique 
des  instincts. 


LE     RHYNCHITE     DU     PEUPLIER 


Insinuer  sa  ponte  en  des  points  où  les  vers  trouve- 
ront nourriture  à  leur  convenance,  varier  quelquefois 
le  régime  avec  un  tact  botanique  de  merveilleuse  sûreté, 
là  se  borne  en  général  le  savoir  de  la  mère  Curculio- 
nide.  Chez  elle  peu  ou  point  d'industrie.  Les  délicates- 
ses de  la  layette  et  du  biberon  ne  la  concernent  pas.  A 
cette  rustique  maternité,  je  ne  connais  qu'une  excep- 
tion, apanage  de  certains  Charançons  qui,  pour  doter 
les  jeunes  d'une  conserve  alimentaire,  savent  rouler 
une  feuille,  à  la  fois  logement  et  ration. 

Parmi  ces  préparateurs  de  saucisses  végétales  ,  le 
plus  habile  est  le  Rhynchite  du  peuplier  [Rhi/nchites 
populi,  Lin.),  humble  de  taille,  mais  splendide  de  cos- 
tume. 11  a  sur  le  dos  les  rutilances  de  l'or  et  du  cuivre; 
sur  le  ventre,  le  bleu  de  l'indigo.  Qui  désirerait  le  voir 
opérer  n'a  qu'à  visiter,  au  bord  des  prairies,  sur  la  fin 
du  mois  de  mai,  les  ramilles  inférieures  du  vulgaire 
peuplier  noir. 

Tandis  que,  là-haut,  les  souffles  caressants  printa- 
niers  agitent  la  majestueuse  quenouille  de  verdure  et 
font  trembloter  le  feuillage  sur  des  queues  aplaties,  en 
bas,  dans  une  couche  d'air  calme,  les  tendres  pousses 
de  l'année  sont  au  repos. 


LE  RHYNCHITE   DU   PEUPLIER  133 

Là  surtout,  loin  des  hauteurs  agitées,  contraires  aux 
laborieux,  travaille  le  Rhyuchite.  L'atelier  se  trouvant 
de  la  sorte  à  hauteur  de  l'homme,  rien  d'aisé  comme 
de  suivre  les  manœuvres  du  rouleur. 

Aisé  oui,  mais  bien  pénible,  sous  un  soleil  étourdis- 
sant, si  l'on  veut  suivre  l'insecte  dans  le  détail  de  ses 
méthodes,  dans  les  progrès  de  son  ouvrage.  C'est,  de 
plus,  très  dispendieux  en  courses,  mangeuses  de  temps; 
c'est  d'ailleurs  peu  favorable  aux  observations  précises, 
qui  demandent  loisir  indéfini,  visites  assidues  à  toute 
heure  du  jour.  L'étude  au  milieu  des  aises  du  chez  soi 
est  bien  préférable;  mais  il  faut,  avant  tout,  que  l'ani- 
mal s'y  prête. 

Le  Rhynchite  remplit  excellemment  cette  condition. 

C'est  un  pacifique,  un  zélé,  qui  travaille  sur  ma  table 
avec  le  môme  entrain  que  sur  son  peuplier.  Quelques 
pousses  tendres  implantées  dans  du  sable  frais,  sous 
cloche  en  toile  métallique,  et  renouvelées  à  mesure 
qu'elles  se  fanent,  remplacent  l'arbre  dans  mon  cabi- 
net. Non  intimidé  en  rien,  le  Charançon  s'y  livre  à 
son  industrie  jusque  sous  le  verre  de  ma  loupe.  Il  me 
fournit  autant  de  rouleaux  que  je  peux  en  désirer. 

Suivons-le  dans  son  travail.  Sur  la  pousse  de  l'an- 
née, issue  par  faisceaux  à  la  base  du  tronc,  la  pièce 
à  rouler  est  choisie,  non  parmi  les  feuilles  inférieures, 
déjà  d'un  vert  correct  et  d'une  texture  ferme;  non  plus 
parmi  les  feuilles  terminales,  en  voie  de  croissance. 
En  haut,  c'est  trop  jeune,  insuffisant  d'ampleur;  en 
bas,  c'est  trop  vieux,  trop  coriace,  trop  laborieux  à 
dompter. 

La  feuille  choisie  appartient  aux  rangs  intermédiai- 
res. D'un  vert  douteux  encore,  où  le  jaune  domine, 


134  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

tendre  et  lustrée  de  vernis,  elle  a,  de  guère  s'en  faut, 
les  dimensions  finales.  Ses  dentelures  se  gonflent  en 
délicats  bourrelets  glanduleux  d'où  transpire  un  peu 
de  cette  viscosité  qui  goudronne  les  bourgeons  au  mo- 
ment où  leurs  écailles  se  disjoignent. 

Un  mot  maintenant  de  l'outillage.  Les  pattes  sont 
armées  de  doubles  griffe ttes  en  crocs  de  romaine.  Le 
dessous  des  tarses  porte  épaisse  brosse  de  cils  blancs. 
Avec  cette  chaussure,  l'insecte  grimpe  très  prestement 
sur  les  parois  verticales  les  plus  glissantes  ;  il  peut,  le 
dos  en  bas,  stationner,  courir  à  la  façon  des  mouches 
sur  le  plafond  d'une  cloche  de  verre.  A  ce  trait  seul  se 
devine  le  subtil  équilibre  que  lui  imposera  son  travail. 

Sans  être  exagéré,  comme  celui  desBalanins,  le  bec, 
le  rostre  courbe  et  vigoureux,  se  dilate  au  bout  en  spa- 
tule que  terminent  de  fines  cisailles.  C'est  un  excellent 
poinçon  dont  le  rôle  intervient  tout  le  premier. 

En  l'état,  effectivement,  la  feuille  ne  peut  s'enrouler. 
C'est  une  lame  vivante  qui,  par  l'afflux  de  la  sève  et  la 
tonicité  des  tissus,  reprendrait  la  configuration  plane 
à  mesure  que  l'insecte  travaillerait  à  l'incurver.  Le 
nain  n'est  pas  de  force  à  dompter  pareille  pièce,  à  la 
convoluter  tant  qu'elle  gardera  les  ressorts  de  la  vie. 
C'est  évident  à  nos  yeux;  c'est  évident  aussi  aux  yeux 
du  Charançon. 

Comment  obtenir  le  degré  d'inerte  souplesse  requis 
en  la  circonstance  ?  Nous  dirions  :  «  Il  faut  détacher  la 
feuille,  la  laisser  choir  à  terre,  puis  la  manipuler  sur  le 
sol  quand  elle  sera  fanée  à  point.  »  Mieux  avisé  que  nous 
en  ce  genre  d'affaires,  le  Gurculionide  ne  partage  pas 
notre  avis.  Il  se  dit:  «  A  terre,  au  milieu  des  embarras 
du  gazon,  mon  travail  serait  impraticable.  Il  me  faut 


LE   RHYNCHITE   DU  PEUPLIER 


135 


les  coudées  franches;  il  me  faut  la  suspension  dans  l'air, 
où  rien  ne  fait  obstacle. 

«  Condition  plus  grave  :  ma  larve  refuserait  saucisse 
rance  et  desséchée;  elle  exige  nourriture  conservant 
quelque  fraîcheur.  Le  rouleau  que  je  lui  destine  ne  doit 
pas  être  feuille  morte,  mais  feuille  affaiblie,  non  privée 


Rouleau  du  Rhynchite  du  peuplier. 

en  plein  des  sucs  que  l'arbre  lui  verse.  Il  me  faut  sevrer 
ma  pièce,  et  non  la  tuer  à  fond,  de  manière  que  la  mou- 
rante persiste  à  sa  place  le  peu  de  jours  que  durera 
l'extrême  jeunesse  du  ver.  » 

La  mère,  son  choix  fait,  se  campe  donc  sur  la  queue 
de  la  feuille,  et  là,  patiemment,  elle  plonge  le  rostre,  le 
tourne  avec  une  insistance  qui  dénote  le  haut  intérêt 
de  ce  coup  de  poinçon.  Une  petite  plaie  s'ouvre,  assez 
profonde,  devenue  bientôt  point  mortifié. 

C'est  fini  :  les  aqueducs  de  la  sève  sont  rompus,  ne 


j36  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

laissent  parvenir  au  limbe  que  de  maigres  suintements. 
Au  point  blessé,  la  feuille  cède  sous  le  poids;  elle  pen- 
che suivant  la  verticale,  se  flétrit  un  peu  et  ne  tarde 
pas  à  prendre  la  souplesse  requise.  Le  moment  de  la 
travailler  est  venu. 

Ce  coup  de  poinçon  représente,  avec  bien  moins  de 
science  toutefois,  le  coup  de  dard  de  l'hyménoptère 
prédateur.  Ce  dernier  veut  pour  ses  fils  une  proie  tan- 
tôt morte  et  tantôt  paralysée  ;  il  sait,  avec  la  précision 
d'un  anatomiste  consommé,  en  quels  points  il  convient 
de  plonger  l'aiguillon  pour  obtenir  soit  mort  soudaine, 
soit  simple  abolition  des  mouvements. 

Le  Rhyncliite  désire  pour  les  siens  une  feuille  as- 
souplie, demi-vivante,  paralysée  en  quelque  sorte,  qui 
se  laisse  aisément  façonner  en  rouleau;  il  connaît  à 
merveille  la  cordelette,  le  pétiole,  où  sont  rassemblés 
en  un  menu  paquet  les  vaisseaux  dispensateurs  de  l'é- 
nergie foliaire;  et  c'est  là,  uniquement  là,  jamais  ail- 
leurs, qu'il  insinue  sa  percerette.  D'un  seul  coup,  à  peu 
de  frais,  s'obtient  ainsi  la  ruine  de  l'aqueduc.  Où  donc 
le  porte-bec  a-t-il  appris  son  judicieux  métier  de  taris- 
seur  de  sources? 

La  feuille  du  peuplier  est  un  rhombe  irrogulier,  une 
lance  dont  les  côtés  se  dilatent  en  ailerons  pointus. 
C'est  par  l'un  de  ces  deux  angles  latéraux,  celui  de 
droite  ou  celui  de  gauche  indiftcremment,  que  débute 
la  confection  du  rouleau. 

Malgré  la  position  pendante  de  la  feuille,  qui  laisse 
d'égal  accès  le  dessus  et  le  dessous  du  limbe,  l'insecte 
ne  manque  jamais  de  prendre  position  au-dessus.  Il  a 
ses  motifs,  dictés  par  les  lois  de  la  mécanique.  La  face 
supérieure  de  la  pièce,  plus  lisse  et  moins  rebelle  à  la 


LE   RHYNCHITE    DU   PEUPLIER  137 

llexion,  doit  se  trouver  en  dedans  de  la  volute;  la  face 
inférieure,  de  plus  grand  ressort  à  cause  de  ses  fortes 
nervures,  doit  occuper  le  dehors.  La  statique  du  Cha- 
rançon à  petite  cervelle  concorde  avec  celle  des  sa- 
vants. 

Le  voici  à  l'ouvrage.  Il  est  placé  sur  la  ligne  d'enrou- 
lement, trois  pattes  sur  la  partie  déjà  roulée,  les  trois 
opposées  sur  la  partie  libre.  D'ici  comme  de  là,  solide- 
ment fixé  avec  ses  griffettes  et  ses  brosses,  il  prend  ap- 
pui sur  les  pattes  d'un  côté  tandis  qu'il  fait  effort  avec 
les  pattes  de  l'autre.  Les  deux  moitiés  de  la  machine 
alternent  comme  moteurs,  de  manière  que  tantôt  le 
cylindre  formé  progresse  sur  la  lame  libre,  et  que  tan- 
tôt, au  contraire,  la  lame  libre  se  meut  et  s'applique 
sur  le  rouleau  déjà  fait. 

Ces  alternatives  n'ont,  du  reste,  rien  de  régulier; 
elles  dépendent  de  circonstances  connues  de  l'animal 
seul.  Peut-être  n'est-ce  qu'un  moyen  de  se  reposer  un 
peu  sans  suspendre  un  travail  incompatible  avec  des 
interruptions.  De  même  nos  deux  mains  mutuellement 
se  soulagent  en  prenant  à  tour  de  rôle  la  charge  trans- 
portée. 

Il  faut  avoir  assisté,  des  heures  durant,  à  la  tension 
obstinée  des  pattes,  qui  tremblotent  exténuées  et  sont 
menacées  de  tout  remettre  en  question  si  l'une  d'elles 
lâche  prise  mal  à  propos;  il  faut  avoir  vu  avec  quelle 
prudence  le  routeur  ne  dégage  une  griffe  que  lorsque 
les  cinq  autres  sont  fermement  ancrées,  pour  se  faire 
image  exacte  de  la  difficulté  vaincue.  D'ici  ce  sont  trois 
points  d'appui,  de  là  trois  points  de  traction;  et  les  six, 
un  à  un,  petit  à  petit  se  déplacent  sans  laisser  un  ins- 
tant leur  système  mécanique  faiblir.  Pour  un  moment 


138  SOUVENIRS   ENTOMO  LOGIQUES 

d'oubli,  de  lassitude,  la  pièce  rebelle  déroule  sa  volute, 
échappe  au  manipulateur. 

Le  travail  s'accomplit  en  outre  dans  une  position  peu 
commode.  La  feuille  pend,  très  oblique  ou  même  verti- 
cale. La  surface  en  est  vernissée,  aussi  lisse  que  verre. 
Mais  l'ouvrier  est  chaussé  en  conséquence.  Avec  ses  se- 
melles en  brosse,  il  escalade  le  vertical  et  le  poli;  avec 
ses  douze  crocs  de  romaine,  il  harponne  le  glissant. 

Ce  bel  outillage  n'enlève  pas  à  l'opération  toute  sa 
difficulté.  Avec  la  loupe  j'ai  de  la  peine  à  suivre  les 
progrès  de  l'enroulement.  Les  aiguilles  d'une  montre 
ne  marchent  pas  avec  plus  de  lenteur.  Longtemps,  au 
même  point,  l'insecte  stationne,  les  griffettes  toujours 
fixées;  il  attend  que  le  pli  soit  dompté  et  ne  réagisse 
plus.  Ici,  en  effet,  aucun  encollage  qui  fasse  prise  et 
maintienne  soudées  les  nouvelles  surfaces  en  contact. 
La  stabilité  dépend  de  la  seule  flexion  acquise. 

Aussi  n'est-il  pas  rare  que  l'élasticité  de  la  pièce  ne 
surmonte  les  efforts  de  l'ouvrier  et  ne  déroule  en  partie 
l'ouvrage  plus  ou  moins  avancé.  Tenacement,  avec  la 
môme  impassible  lenteur,  l'insecte  recommence,  remet 
en  place  la  partie  insoumise.  Non,  ce  n'est  pas  le  Cha- 
rançon qui  se  laisse  émouvoir  par  l'insuccès  ;  il  sait 
trop  bien  de  quoi  sont  capables  patience  et  longueur  de 
temps. 

D'habitude,  le  Rhynchite  travaille  à  reculons.  Sa 
ligne  finie,  il  se  garde  bien  d'abandonner  le  pli  qu'il 
vient  de  faire  et  de  revenir  au  point  de  départ  pour  en 
commencer  un  autre.  La  partie  ployée  en  dernier  lieu 
n'est  pas  encore  suffisamment  assujettie  ;  livrée  trop 
tôt  à  elle-même,  elle  pourrait  se  rebeller,  s'étaler  à 
nouveau. 


LE  RHYNCHITE  DU  PEUPLIER  130 

L'insecte  insiste  donc  en  ce  point  extrôme,  plus  ex- 
posé que  les  autres;  puis,  sans  lâcher  prise,  il  s'ache- 
mine à  reculons  vers  Fautre  hout,  toujours  avec  pa- 
tiente lenteur.  Ainsi  se  donne  au  pli  frais  surcroît  de 
iixité  et  se  prépare  le  pli  qui  suit.  A  l'extrémité  de  la 
ligne,  nouvelle  station  prolongée  et  nouveau  recul.  De 
même  le  soc  de  lahour  alterne  le  travail  des  sillons. 

Plus  rarement,  lorsque  sans  doute  la  feuille  est  re- 
connue de  flaccidité  sans  péril,  l'insecte  abandonne, 
sans  le  retoucher  en  sens  inverse,  le  pli  qu'il  vient  de 
faire,  et  grimpe  vite  au  point  initial  pour  en  pratiquer 
un  autre. 

Enfin  nous  y  sommes.  Allant  et  revenant  de  haut  en 
bas  et  de  bas  en  haut,  l'insecte,  à  force  de  tenace  dex- 
térité, a  roulé  sa  feuille.  Il  en  est  à  l'extrême  bord  du 
limbe,  à  Fangie  latéral,  l'opposé  de  celui  par  où  l'ou- 
vrage a  commencé.  C'est  ici  la  clef  de  voûte  d'où  dé- 
pend la  stabilité  du  reste.  Le  Rhynchite  redouble  de 
soins  et  de  patience. 

Du  bout  du  rostre,  dilaté  en  spatule,  il  presse,  un 
point  après  l'autre,  le  bord  à  fixer,  de  même  que  1^ 
tailleur  dompte  avec  son  fer  les  lèvres  récalcitrantes 
d'une  couture.  Longtemps,  très  longtemps,  il  comprime, 
immobile;  il  attend  convenable  adhésion.  Point  par 
point,  tout  le  liséré  de  l'angle  est  méticuleusement 
scellé. 

Comment  s'obtient  l'adhésion?  Si  quelque  fil  inter- 
venait, on  prendrait  volontiers  le  rostre  pour  une  ma- 
chine à  coudre,  implantant  d'aplomb  son  aiguille  dans 
l'étoffe.  Mais  la  comparaison  n'est  pas  permise  :  il 
n'est  fait  emploi  d'aucun  filament  en  ce  travail.  L'ex- 
plication de  l'adhérence  est  ailleurs. 


140  SOUVENIRS  ENTOMOLOGIQUES 

La  feuille  est  jeune,  avons-nous  dit;  les  fins  bourre- 
lets de  ses  dentelures  sont  des  glandes  où  larmoient  des 
traces  de  glu.  Ce  peu  de  viscosité,  c'est  la  colle,  la  cire 
à  cacheter.  Par  la  pression  du  bec,  l'insecte  la  fait  sour- 
dre plus  abondante  des  glandules.  Il  lui  suffit  alors  de 
maintenir  le  sceau  en  place  et  d'attendre  que  le  cachet 
visqueux  ait  pris  consistance.  C'est,  en  son  ensemble, 
notre  méthode  de  sceller  une  lettre.  Pour  peu  que  cela 
tienne,  la  feuille,  dénuée  de  ressort  à  mesure  qu'elle  se 
fane  davantage,  bientôt  ne  réagira  plus  et  gardera  d'elle- 
même  l'enroulement  imposé. 

L'ouvrage  est  terminé.  C'est  un  cigare  du  diamètre 
d'une  forte  paille  et  d'un  pouce  environ  de  longueur.  11 
pend  d'aplomb  au  bout  du  pétiole  meurtri  et  coudé.  La 
journée  entière  n'a  pas  été  de  trop  pour  le  confection- 
ner. Après  un  bref  relâche,  la  mère  entreprend  une 
seconde  feuille,  et,  travaillant  de  nuit,  obtient  autre 
rouleau.  Deux  dans  les  vingt-quatre  heures,  c'est  tout 
pour  les  plus  laborieuses. 

Or,  quel  est  le  but  de  la  rouleuse?  Se  préparerait- 
elle  des  conserves  à  son  usage  personnel?  Evidem- 
ment non  :  jamais  l'insecte,  s'il  ne  s'agit  que  de  lui- 
même,  n'accorde  tels  soins  aux  préparatifs  du  man- 
ger. C'est  en  vue  seule  de  la  famille  qu'il  thésaurise 
industrie usement.  Le  cigare  du  Rhynchite  est  la  dot  de 
l'avenir. 

Déployons-le.  Entre  les  couches  du  rouleau,  voici  un 
œuf;  souvent  en  voici  deux,  trois  et  même  quatre.  Ils 
sont  ovalaires,  légèrement  jaunes  et  semblables  à  de 
fines  perles  d'ambre.  Leur  adhésion  avec  la  feuille  est 
très  faible;  la  moindre  secousse  les  détache.  Ils  sont 
repartis  sans  ordre,  plus  ou  moins  reculés  dans  l'épais- 


LE   RHYNGHITE   DU    PEUPLIER  141 

seur  du  cigare,  et  toujours  isolés,  un  par  un.  Il  s'en 
trouve  au  centre  de  la  volute ,  presque  sur  l'angle  où 
débute  l'enroulerflent;  il  s'en  rencontre  entre  les  diver- 
ses couches,  jusqu'au  voisinage  du  Lord  cacheté  à  la 
glu  avec  le  sceau  du  rostre. 

Sans  interrompre  le  travail  du  rouleau,  sans  relâcher 
la  tension  de  ses  griffes,  la  pondeuse  les  a  déposés  entre 
les  lèvres  du  pli  en  formation,  à  mesure  qu'elle  les  sen- 
tait venir,  mûris  à  point,  au  bout  de  Foviducte.  Elle 
procrée  en  plein  labeur  d'atelier,  entre  les  rouages  de 
la  machine  qui  se  détraquerait  pour  un  moment  de  re« 
pos.  Manufacture  et  ponte  marchent  de  concert.  De  vie 
courte,  deux  ou  trois  semaines,  de  famille  coûteuse  à 
établir,  la  mère  Rhynchite  craindrait  de  perdre  son 
temps  en  relevailles. 

Ce  n'est  pas  tout  :  sur  la  même  feuille,  non  loin  du 
rouleau  qui  péniblement  se  convolute,  presque  toujours 
se  tient  le  mâle.  Que  fait-il  là,  le  désœuvré?  Assiste-t-il 
au  travail  en  simple  curieux  qui,- passant  d'aventure, 
s'est  arrêté  pour  voir  fonctionner  la  mécanique?  S'inté- 
resse-t-il  à  l'ouvrage?  Des  velléités  lui  viendraient-elles 
de  donner  au  besoin  un  coup  d'épaule? 

On  le  dirait  bien.  De  temps  à  autre,  je  le  vois  se  ran- 
ger à  la  suite  de  la  manufacturière,  dans  le  sillon  du 
pli,  s'agriffer'au  cylindre  et  collaborer  un  peu.  Mais 
cela  se  fait  sans  zèle  et  gauchement.  Un  demi-tour  de 
roue  à  peine,  et  c'est  assez  pour  lui.  Ce  ne  sont  pas  là 
ses  affaires.  Il  s'éloigne,  à  l'autre  bout  de  la  feuille;  il 
attend,  il  regarde. 

ïenons-lui  compte  de  cet  essai,  car  l'aide  paternelle 
pour  l'établissement  de  la  famille  est  très  rare  chez  les 
insectes;  félicitons-le  de  son  renfort,  mais  pas  outre 


142  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

mesure  :  son  coup  d'épaule  est  intéressé.  C'est  pour  lui 
un  moyen  de  déclarer  sa  flamme  et  de  faire  valoir  ses 
mérites. 

Yoici  qu'en  eff'et,  après  divers  refus  malgré  les  avan- 
ces d'une  brève  collaboration  au  rouleau,  l'impatient 
est  accepté.  Les  choses  se  passent  sur  le  chantier  de 
travail.  Une  dizaine  de  minutes,  l'enroulement  est  sus- 
pendu, mais  les  pattes  de  l'ouvrière,  âprement  con- 
tractées, se  gardent  bien  de  lâcher  prise  :  leur  efl'ort 
cessant,  la  volute  aussitôt  se  déroulerait.  Pas  de  chô- 
mage pour  cette  brève  fête,  la  seule  joie  de  l'animal. 

L'arrêt  de  la  machine,  toujours  en  tension  pour  mam- 
tenir  dompté  le  récalcitrant  rouleau,  est  de  courte  du- 
rée. Sans  quitter  la  feuille,  le  mâle  se  retire  dans  le 
voisinage,  et  le  travail  reprend.  Tôt  ou  tard,  avant  que 
les  scellés  soient  mis  à  l'ouvrage,  nouvelle  visite  de 
l'oisif,  qui,  sous  prétexte  de  collaboration,  accourt, 
implante  un  instant  les  griffes  sur  la  pièce  roulante, 
s'enhardit  et  recommence  ses  exploits  avec  le  même 
entrain  que  si  rien  encore  ne  s'était  passé. 

Et  cela  se  répète  des  trois,  des  quatre  fois  durant  la 
confection  d'un  seul  cigare,  à  tel  point  qu'on  se  de- 
mande si  chaque  germe  déposé  n'exige  pas  le  concours 
direct  de  l'insatiable  empressé. 

Certes,  des  couples  se  forment,  nombreux,  au  soleil, 
sur  les  feuilles  non  encore  piquées.  Là  vraiment  les 
ébats  nuptiaux  sont  des  fêtes  que  n'altèrent  pas  les  sé- 
vères exigences  du  travail.  On  se  gaudit  sans  réserve, 
on  se  bouscule  entre  rivaux,  on  pâture  la  demi-épais- 
seur d'une  feuille  qui  se  laboure  de  traits  dénudés  rap- 
pelant une  capricieuse  écriture.  Avant  les  fatigues  de 
l'atelier,  les  liesses  en  joyeuse  compagnie. 


LE  RHYNCHITE  DU  PEUPLIER        U3 

D'après  les  règles  entomologiques,  ce  festival  fini, 
tout  devrait  rentrer  dans  le  calme,  et  chaque  mère  de- 
vrait désormais  travailler  à  ses  cigares  sans  dérange- 
ment. Ce  qui  est  la  loi  générale  ici  fléchit.  Je  n'ai  jamais 
vu  façonner  un  rouleau  sans  qu'un  mâle  fût  aux  aguets 
dans  le  voisinage;  et  si  j'avais  la  patience  d'attendre, 
je  ne  manquerais  pas  d'assister  à  de  multiples  pariades. 
Ces  noces  réitérées  pour  chaque  germe  me  déroutent. 
Où,  sur  la  foi  des  livres,  j'attendais  l'unité,  je  constate 
l'indéfini. 

Ce  cas  n'est  pas  isolé.  J'en  mentionnerai  un  second 
plus  frappant  encore.  11  m'est  fourni  par  le  Capricorne 
[Cerambi/x  héros).  J'en  élève  quelques  couples  en  vo- 
lière, avec  des  quartiers  de  poire  pour  nourriture  et  des 
rondins  de  chêne  pour  l'étahlissement  des  œufs.  La 
pariade  dure  presque  tout  le  mois  de  juillet.  Pendant 
([uatre  semaines ,  le  haut  encorné  ne  cesse  de  chevau- 
cher sa  compagne,  qui,  enlacée  de  son  cavalier,  erre  à 
sa  guise  et  choisit  de  la  pointe  de  l'oviducte  les  fissu- 
res de  l'écorce  favorables  au  dépôt  des  œufs. 

De  loin  en  loin,  le  Cérambyx  met  pied  à  terre,  va  se 
restaurer  au  quartier  de  poire.  Puis  subitement  il  tré- 
pigne comme  affolé  ;  d'un  élan  frénétique  il  revient,  se 
remet  en  selle  et  reprend  sa  position,  dont  largement  il 
use,  de  jour,  de  nuit,  à  toute  heure. 

Au  moment  de  la  mise  en  place  d'un  œuf,  il  se  tient 
coi;  de  sa  langue  poilue,  il  lustre  le  dos  de  la  pondeuse, 
caresse  de  Capricorne;  mais  l'instant  d'après  il  renou- 
velle ses  tentatives,  le  plus  souvent  suivies  de  succès. 
Ce  n'est  jamais  fini  ! 

Ainsi  pendant  un  mois  la  pariade  persiste;  elle  ne 
cesse  que  lorsque  les  ovaires  sont  épuisés.  Alors,  usés 


144  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Fim  et  l'autre,  n'ayant  plus  rien  à  faire  sur  le  tronc  du 
chêne,  les  deux  conjoints  se  séparent,  languissent  quel- 
ques jours  et  périssent. 

Que  conclure  de  cette  extraordinaire  persistance  chez 
le  Gérambyx,  le  Rhynchite  et  bien  d'autres?  Simplement 
ceci  :  nos  vérités  sont  provisoires;  battues  en  brèche 
par  les  vérités  de  demain,  elles  s'embroussaillent  de 
tant  de  faits  contradictoires  que  le  dernier  mot  du  sa- 
voir est  le  doute. 


XI 


LE     RHYNCHITE     DE    LA     VIGNE 

Au  printemps ,  tandis  que  se  travaillent  en  rouleaux 
les  feuilles  du  peuplier,  un  autre  Rhynchite,  magnifi- 
que de  costume  lui  aussi,  manufacture  en  cigares  les 
feuilles  de  la  vigne.  Il  est  un  peu  plus  gros,  d'un  vert 
doré  métallique  virant  au  bleu.  S'il  avait  taille  plus 
avantageuse,  le  splendide  Charançon  de  la  vigne  occu- 
perait rang  très  honorable  parmi  les  bijoux  de  Fento- 
mologie. 

Pour  attirer  les  regards,  il  a  mieux  que  son  éclat  : 
il  a  son  industrie,  qui  lui  vaut  la  haine  du  vigneron, 
jaloux  de  son  bien.  Le  paysan  le  connaît;  il  le  désigne 
môme  d'un  nom  spécial,  honneur  rarement  accordé  au 
monde  des  petites  bêtes. 

Le  vocabulaire  rural  est  riche  concernant  les  plantes; 
il  est  très  pauvre  concernant  les  insectes.  Une  douzaine 
ou  deux  de  vocables,  d'inextricable  confusion  par  leur 
généralité,  représentent  toute  la  nomenclature  entomo- 
logique  en  idiome  provençal,  si  expressif  cependant,  si 
fécond  lorsqu'il  s'agit  du  végétal,  parfois  mauvais  brin 
d'herbe  que  l'on  croirait  connu  du  botaniste  seul. 

Avant  tout,  l'homme  de  la  glèbe  s'informe  de  la 
plante,  la  grande  nourrice;  le  reste  lui  est  indifférent. 
Superbe  parure,  curieuses  mœurs,  merveilles  de  l'ins- 

10 


U6  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

tinct,  tout  cela  ne  lui  dit  rien.  Mais  toucher  à  sa  vigne, 
manger  l'herbe  d'autrui,  quel  crime  abominable  !  Yite 
un  nom,  vrai  carcan  appendu  au  col  du  malfaiteur! 

Cette  fois,  le  paysan  provençal  s'est  mis  en  frais  d'un 
terme  spécial  :  il  a  nommé  Bécarii  le  rouleur  de  ciga- 
res. L'expression  savante  et  l'expression  rurale  pleine- 
ment concordent  ici.  Rhynchite  et  Bécaru  s'équivalent; 
l'un  et  l'autre  font  allusion  au  long  bec  de  l'insecte. 

Mais  combien  le  terme  du  vigneron,  dans  sa  lucide 
simplicité,  est  plus  correct  que  le  nom  scientifique, 
énoncé  dans  sa  plénitude,  avec  son  complément  obli- 
gatoire relatif  à  l'espèce  !  Je  me  tourneboule  la  cervelle 
sans  parvenir  à  démêler  le  motif  qui  a  fait  donner  au 
rouleur  de  cigares  de  la  vigne  le  nom  de  Rhynchite  du 
bouleau  [Rhynchites  hetuleti,  Fab.). 

S'il  y  a  en  effet  un  Curculionide  exploiteur  du  bou- 
leau, ce  n'est  certainement  pas  le  môme  que  celui  des 
vignobles;  les  deux  feuilles  à  travailler  sont  des  pièces 
trop  dissemblables  de  forme  et  d'ampleur  pour  conve- 
nir au  môme  ouvrier. 

Enregistreurs  de  signalements ,  vous  qui ,  sous  l'œil 
méticuleux  de  la  loupe,  décrivez  des  formes  et  rédigez 
les  actes  de  l'état  civil  des  bêtes ,  avant  de  donner  des 
noms  et  prénoms  à  vos  empalés,  informez-vous  un  peu 
de  leur  façon  de  vivre.  Ce  faisant,  vous  y  verrez  plus 
clair,  vous  éviterez  d'odieux  contresens,  et  vous  épar- 
gnerez au  novice  des  hésitations  pareilles  à  celles  qui 
l'obsèdent  quand  il  se  voit  contraint  d'étiqueter  Rhyn- 
chite du  bouleau  un  Charançon  des  pampres.  Volon- 
tiers on  excuse  syllabes  rocailleuses  et  croassement  de 
consonnes;  ou  rejette  exaspéré  une  appellation  qui 
dénature  les  faits. 


LE   RHYNGHIÏE   DE    LA   VIGNE  147 

En  son  ouvrage,  le  Rhynclnte  de  la  vigne  suit  la  mé- 
thode de  celui  du  peuplier.  La  feuille  est  d'abord  piquée 
du  rostre  en  un  point  du  pétiole,  ce  qui  provoque  arrôt 
de  la  sève  et  souplesse  du  limbe  fané.  L'enroulement 
débute  par  l'angle  de  l'un  des  lobes  inférieurs,  la  face 


Rouleau  du  Rhynchite  de  la  vigne. 


supérieure,  verte  et  lisse,  en  dedans,  la  face  inférieure, 
cotonneuse  et  à  fortes  nervures,  en  dehors. 

Mais  l'ampleur  de  la  feuille  et  ses  profondes  sinuosi- 
tés presque  jamais  ne  permettent  travail  régulier  d'un 
bout  à  l'autre  de  la  pièce.  Alors  des  plis  brusques  se 
pratiquent  qui  changent,  à  diverses  reprises,  le  sens  de 
l'enroulement,  et  laissent  au  dehors  tantôt  la  face  verte, 
tantôt  la  face  cotonneuse,  sans  ordre  appréciable,  comme 
au  hasard. 


J48  SOUVENIRS   ExNTOMOLOGIQUES 

Avec  la  feuille  de  peuplier,  de  forme  simple,  d'éten- 
due médiocre,  se  manufacture  élégant  rouleau;  avec  la 
feuille  de  vigne,  d'ampleur  encombrante,  de  contour 
compliqué,  s'obtient  cigare  informe,  paquet  sans  cor- 
rection. 

Ce  n'est  pas  défaut  de  talent,  c'est  difficulté  de  ma- 
nipuler, de  maîtriser  pareille  pièce.  L'artifice  mécani- 
que est,  en  effet,  le  même  que  pour  la  feuille  de  peuplier. 
Trois  pattes  par  ici  et  trois  pattes  par  là  sur  les  lèvres 
du  pli,  le  Bécaru  prend  appui  d'un  côté  et  fait  effort  de 
l'autre. 

Comme  son  émule  cigarier,  il  travaille  à  reculons, 
ayant  sous  les  yeux  ce  qui,  plié  à  l'instant  môme  et  peu 
solide  encore,  exigera  peut-être  des  retouches  immé- 
diates. Le  résultat  est  ainsi  surveillé  tant  qu'il  n'a  pas 
fait  preuve  de  stabilité. 

Comme  lui,  par  la  pression  du  rostre,  il  scelle  les 
dentelures  de  la  couche  finale.  Ici  pas  d'aggiutinatif 
sué  par  les  bords  de  la  feuille,  mais  il  y  a  bourre  coton- 
neuse dont  les  poils  s'enchevêtrent  et  donnent  adhésion. 
En  son  ensemble,  la  méthode  est  donc  la  môme  pour, 
les  deux  Rliynchites. 

Les  mœurs  familiales  ne  changent  pas  non  plus. 
Tandis  que  la  mère  patiemment  enroule  sa  volute,  le 
père  se  tient  à  proximité,  sur  la  même  feuille.  Il 
regarde  faire.  Puis  le  voici  qui  accourt  à  la  hâte,  se 
range  dans  le  pli  et  donne,  auxiliaire  bénévole,  le  con- 
cours de  ses  grappins.  Lui  non  plus  n'est  pas  un  aide 
bien  assidu.  Sa  brève  collaboration  est  un  prétexte 
pour  lutiner  la  travailleuse  et  parvenir  à  ses  fins  à  force 
d'insistance. 

Use  retire  satisfait.  Surveillons-le.  Avant  que  le  rou- 


LE    RHYNCniïE    DE   LA   VIGNE  140 

leaii  soit  terminé,  nous  le  verrons  maintes  fois  revenir, 
animé  des  mômes  intentions,  rarement  dédaignées.  Inu- 
tile d'insister  davantage  sur  ces  pariades  indéfiniment 
renouvelées,  contraires  à  nos  données  classiques  sur 
Fun  des  points  les  plus  délicats  de  la  physiologie  de 
rinsecte.  Pour  marquer  du  sceau  de  la  vie  les  centai- 
nes de  germes  de  la  mère  Bombyx,  les  trente  mille  et 
plus  de  la  mère  Abeille,  une  seule  fois  le  père  intervient 
directement.  Cette  intervention,  le  Curculionide  la  ré- 
clame presque  pour  chaque  germe.  A  qui  de  droit  je 
livre  le  curieux  problème. 

Déroulons  un  cigare  de  fraîche  date.  Les  œufs,  fines 
perles  d'ambre,  sont  disséminés,  un  par  un,  à  des  pro- 
fondeurs très  variables  de  la  volute.  J'en  compte  en 
général  plusieurs,  de  cinq  à  huit.  La  multiplicité  des 
convives,  tant  dans  le  rouleau  du  peuplier  que  dans 
celui  de  la  vigne,  affirme  extrême  sobriété. 

Les  deux  routeurs  de  feuilles  ont  l'éclosion  rapide  : 
au  bout  de  cinq  à  six  jours  naît  le  vermisseau.  Alors 
commencent  pour  l'observateur  les  difficultés  du  novi- 
ciat en  matière  d'éducation  larvaire;  et  ces  difficultés 
sont  d'autant  plus  agaçantes  que  rien  ne  les  annonçait. 
La  marche  à  suivre  semble  ici  des  plus  simples  en  effet. 

Puisque  les  rouleaux  sont  à  la  fois  gîte  et  nourriture, 
il  suffit  de  les  cueillir,  les  uns  sur  la  vigne,  les  autres 
sur  le  peuplier,  et  de  les  mettre  dans  des  bocaux,  où 
l'on  puisera  aux  heures  jugées  opportunes.  Ce  qui  s'ac- 
complissait en  plein  air,  au  milieu  des  troubles  atmos- 
phériques, ne  s'accomplira  que  mieux  sous  le  paisible 
abri  du  verre.  Donc  aucun  doute  sur  un  facile  succès. 

Mais  qu'est  ceci?  De  temps  à  autre  je  déroule  quel- 
ques cigares  pour  m'informer  de  l'état  de  leur  contenu. 


150  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Ce  que  je  vois  me  rend  tout  anxieux  sur  le  sort  de  ma 
nourricerie.  Les  jeunes  larvées  sont  fort  loin  de  prospé- 
rer. J'en  trouve  de  languissantes,  qui  maigrissent,  se 
ratatinent  en  un  globule  ridé;  j'en  trouve  de  mortes. 
En  vain  je  patiente  :  les  semaines  s'écoulent,  et  pas  un 
de  mes  vers  ne  grossit,  ne  donne  signe  de  vigueur.  De 
jour  en  jour  ma  double  population  diminue,  se  résout 
en  moribonds.  Quand  vient  juillet,  rien  ne  me  reste  de 
vivant  dans  les  bocaux. 

Tout  a  péri.  Et  de  quoi?  De  famine,  oui,  de  famine, 
dans  un  grenier  d'abondance.  Cela  se  voit  au  peu  de 
matière  consommée.  Les  rouleaux  sont  presque  intacts  ; 
tout  au  plus,  au  sein  de  leurs  plis,  je  constate  quelques 
ératlures,  traces  d'une  dent  dédaigneuse.  Probablement 
les  vivres  se  sont  trouvés  trop  arides,  rendus  imman- 
geables par  la  dessiccation. 

Si,  dans  les  conditions  naturelles,  les  ardeurs  du  soleil 
les  durcissent  le  jour,  les  brouillards  et  la  rosée  les  ra- 
mollissent la  nuit.  Ainsi  se  maintient,  au  cœur  de  la 
volute,  une  colonne  de  mie  tendre  nécessaire  aux  déli- 
cats nourrissons.  Le  séjour  dans  l'atmosphère  toujours 
sèche  des  bocaux  a  fait,  au  contraire,  du  rouleau  un 
croûton  trop  rassis  dont  les  vers  n'ont  pas  voulu.  L'in- 
succès vient  de  là. 

L'année  d'après  je  recommence,  mieux  avisé  cette 
fois.  Les  rouleaux,  me  disais-je,  restent  appendus  quel- 
ques jours  à  la  vigne  et  au  peuplier.  La  piqûre  faite  au 
pétiole  n'a  pas  rompu  en  plein  les  aqueducs  de  la  sève; 
un  maigre  afflux  persiste,  qui  maintient  quelque  temps 
un  peu  de  souplesse  dans  le  limbe,  surtout  au  centre  de 
la  volute,  non  exposé  à  l'insolation.  De  la  sorte  le  nou- 
veau-né a  sous  la  dent  des  vivres  frais.  Il  grossit,  se 


LE   RHYNCniTE   DE    LA    VIGNE  151 

fait  vigoureux,  acquiert  estomac  apte  à  se  satisfaire 
d'une  nourriture  moins  tendre. 

Cependant  le  rouleau  de  jour  en  jour  brunit,  tourne 
à  l'aride.  S'il  restait  indéfiniment  suspendu  au  rameau, 
et  si,  cas  fréquent,  l'humidité  nocturne  venait  à  faire 
défaut,  la  dessiccation  le  gagnerait  en  plein,  et  son  hôte 
périrait,  comme  il  a  péri  dans  mes  bocaux.  Mais  tôt  ou 
tard  l'agitation  par  le  vent  le  détache,  le  fait  tomber  à 
terre. 

Cette  chute  est  le  salut  du  ver,  bien  loin  encore  de  sa 
complète  croissance.  Au  pied  du  peuplier,  sous  les  her- 
bages de  la  prairie  soumise  à  de  fréquents  arrosages, 
le  sol  est  toujours  humide;  au  pied  du  cep,  la  terre, 
obombrée  par  les  pampres,  conserve  assez  bien  la  fraî- 
cheur des  dernières  ondées.  Gisant  sur  Thumecté  et 
préservé  des  violences  d'une  insolation  directe,  le  vivre 
du  Rhynchite  se  conserve  en  l'état  de  souplesse  voulue. 

Ainsi  je  raisonnais,  méditant  nouvel  essai,  et  les 
faits  sont  venus  confirmer  la  justesse  de  mes  prévi- 
sions. Maintenant  les  choses  marchent  à  souhait. 

De  préférence  aux  rouleaux  verts,  de  fabrication  ré- 
cente, je  cueille  les  cigares  brunis,  qui  prochainement 
doivent  choir  à  terre.  Plus  âgée,  la  larve  de  ces  derniers 
est  d'éducation  moins  délicate.  Enfin  la  récolte  est  ins- 
tallée dans  des  bocaux  comme  précédemment,  mais  sur 
un  lit  de  sable  humide.  Sans  rien  plus,  le  succès  est 
complet. 

Malgré  la  moisissure,  qui  cette  fois  envahit  les  amas 
de  cigares  et  semble  devoir  tout  compromettre,  les  lar- 
ves prospèrent,  grandissent  sans  encombre.  La  pourri- 
ture leur  agrée,  cette  pourriture  dont  je  me  méfiais 
tant  au  début,  lorsque,  pour  l'éviter,  je  tenais  au  sec 


152  SOUVENIRS    ENTOMOLO  GIQUES 

mes  récoltes.  Je  les  vois  mordre  à  pleines  mandibules 
sur  des  loques  en  décomposition,  ruines  faisandées  de 
la  feuille  devenue  presque  terreau. 

Je  ne  m'étonne  plus  si,  dans  mes  premiers  essais, 
mes  pensionnaires  se  sont  laissés  mourir  de  faim.  Con- 
seillé par  une  hygiène  mal  entendue,  je  veillais  au  bon 
état  des  vivres,  dans  une  atmosphère  exempte  de  moisi. 
Il  fallait,  au  contraire,  laisser  agir  la  fermentation,  qui 
mortifie  les  tissus  coriaces,  exalte  les  saveurs. 

Six  semaines  plus  tard,  vers  le  milieu  de  juin,  les 
rouleaux  les  plus  vieux  sont  des  masures,  ne  conser- 
vant guère  de  leur  enroulement  que  la  couche  exté- 
rieure, toiture  défensive.  Ouvrons  la  ruine.  A  l'inté- 
rieur, délabrement  complet,  mélange  de  reliefs  informes 
et  de  granules  noirs,  semblables  à  une  fine  poudre  de 
chasse;  au  dehors,  enveloppe  croulante,  çà  et  là  percée 
de  trous.  Ces  ouvertures  disent  que  les  habitants  sont 
partis,  descendus  en  terre. 

Je  les  trouve,  en  effet,  dans  les  couches  de  sable  frais 
dont  les  bocaux  sont  garnis.  Sous  la  poussée  de  l'échiné, 
ils  s'y  sont  creusé  chacun  une  niche  ronde,  parcimo- 
nieuse d'espace,  où,  ramassé  sur  lui-môme,  le  ver  se 
recueille  et  se  prépare  à  la  nouvelle  vie. 

Bien  que  formée  de  parcelles  sablonneuses,  la  paroi 
de  la  cellule  n'est  pas  croulante.  Avant  de  s'endormir 
du  sommeil  de  la  transformation,  le  reclus  a  jugé  pru- 
dent de  consolider  sa  demeure.  Avec  un  peu  de  soin, 
je  peux  isoler  l'habitacle  sous  forme  d'un  globule  de  la 
grosseur  d'un  pois. 

Je  reconnais  alors  que  ses  matériaux  sont  cimentés 
au  moyen  d'un  produit  gommeux  qui,  lluide  au  mo- 
ment de  son  émission,  a  pénétré  assez  avant  et  a  soudé 


LE   RHYNCHITE    DE   LA   VIGNE  153 

les  grains  sablonneux  en  une  muraille  d'une  certaine 
épaisseur.  Ce  produit,  incolore  et  de  peu  d'abondance, 
me  laisse  hésitant  sur  son  origine.  Il  ne  vient  certes 
pas  de  glandes  analogues  aux  tubes  à  soie  des  chenil- 
les; le  ver  du  Charançon  ne  possède  rien  de  pareil. 
C'est  alors  une  contribution  du  canal  digestif,  par  l'ori- 
fice d'entrée  ou  celui  de  sortie.  Lequel  des  deux? 

Sans  résoudre  à  fond  cette  question  de  ciment,  un 
autre  Curculionide  fournit  réponse  assez  probable.  C'est 
le  Brac/iycerus  algirus,  Fab.,  disgracieux  insecte,  lour- 
daud, tout  hérissé  de  tubercules  terminés  en  grifTe.  Il 
est  d'un  noir  de  suie  et  presque  toujours  souillé  de  terre 
quand  on  le  rencontre  au  printemps.  Ce  costume  pou- 
dreux dénote  un  terrassier. 

Le  Brachycère,  en  effet,  hante  le  sous-sol,  à  la  re- 
cherche de  l'ail,  nourriture  exclusive  de  sa  larve.  Dans 
mon  humble  jardin  potager,  l'ail,  cher  aux  Provençaux, 
a  son  coin  réservé.  Au  moment  de  la  récolte,  en  juillet, 
la  plupart  des  tètes  me  donnent  un  superbe  ver,  gras  à 
lard,  qui  s'est  creusé  vaste  niche  dans  un  bulbille,  un 
seul,  sans  toucher  aux  autres.  C'est  le  ver  du  Brachy- 
cère, inventeur  de  Vaioli  bien  avant  les  cuisiniers  de 
la  Provence. 

L'ail  cru,  disait  Raspail,  est  le  camphre  des  pauvres. 
Le  camphre  soit,  mais  non  le  pain.  Ce  paradoxe  revient 
réalité  chez  notre  ver,  passionné  de  cette  haute  épice 
au  point  de  ne  s'alimenter  d'autre  chose,  sa  vie  durant. 
Comment,  avec  ce  régime  de  feu,  s'amasse-t-il  de  si 
belles  nappes  de  graisse?  C'est  son  secret,  et  tous  les 
goûts  sont  de  ce  monde. 

Son  bulbille  consommé,  Tamateur  d'essence  alliacée 
plonge  plus  avant  en  terre,  crainte  peut-être  de  l'arra- 


154  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

chage  dont  le  moment  ne  tardera  pas  à  venir.  Il  pré- 
vient les  ennuis  que  lui  vaudrait  le  maraîcher;  il  des- 
cend, loin  de  la  tête  natale. 

J'en  ai  élevé  une  douzaine  dans  un  bocal  à  demi  plein 
de  sable.  Quelques-uns  se  sont  établis  contre  la  paroi 
même,  ce  qui  me  permet  d'entrevoir  vaguement  de 
quelle  manière  les  choses  se  passent  dans  la  cellule  sou- 
terraine. Le  constructeur  est  courbé  en  arc  qui,  par 
moments,  se  resserre  et  devient  cercle.  Il  me  semble 
alors  lui  voir  cueillir  du  bout  des  mandibules,  comme 
le  font  les  Larins,  une  gouttelette  poisseuse  qui  perle  à 
l'extrémité  d'arrière.  Il  l'infiltré  dans  la  paroi  de  sable; 
il  en  badigeonne  le  verre,  où  la  matière  se  fige  en  traî- 
nées nuageuses,  blanches  et  jaunâtres. 

En  somme,  l'aspect  du  ciment  mis  en  place  et  le  peu 
que  j'entrevois  des  manœuvres  du  ver  me  portent  à 
croire  que  le  Brachycère  solidifiant  sa  cabine  emploie 
la  méthode  du  Larin  construisant  sa  paillotte.  Il  con- 
naît, lui  aussi,  l'original  secret  de  l'intestin  transformé 
en  usine  de  mortier  hydraulique.  L'aggloméré  sableux 
obtenu  de  la  sorte  forme  une  coque  assez  solide,  oiî 
l'insecte,  devenu  adulte  en  août,  continue  de  séjourner 
jusqu'aux  approches  de  la  saison  de  l'ail. 

Cette  méthode  pourrait  bien  être  générale  chez  les 
divers  Curculionides  qui,  à  l'état  de  larve,  de  nymphe 
ou  d'adulte,  passent  une  partie  de  l'année  blottis  dans 
une  coque  souterraine.  Les  routeurs  de  feuilles,  notam 
ment  le  Rhynchite  du  peuplier  et  celui  de  la  vigne,  si 
parcimonieux  qu'ils  soient  en  aggiutinatif,  ont  sans 
doute  dans  rintestin  leur  entrepôt  de  ciment,  car  il 
leur  serait  difficile  de  trouver  mieux.  Laissons  cepen- 
dant une  porte  ouverte  au  doute  et  continuons. 


LE    RllYiXCHIÏE    DE    LA   VIGNE  155 

Pour  la  première  fois,  vers  la  fin  d'août,  quatre  mois 
après  la  manipulation  des  cigares,  j'extrais  de  sa  coque 
le  Rbynchite  du  peuplier  sous  sa  forme  adulte.  Je  l'cx- 
iiume  avec  toutes  les  rutilances  d'or  et  de  cuivre;  mais 
le  magnifique,  si  je  ne  l'avais  dérangé,  aurait  som- 
meillé dans  son  castel  souterrain  jusqu'aux  nouvelles 
feuilles  de  son  arbre,  en  avril. 

J'en  exhume  d'autres  mous  et  tout  blancs,  dont  les 
llasques  élytres  bâillentpour  laisser  étaler  les  ailes  chif- 
fonnées. Les  plus  avancés  de  ces  pâles  ressuscitants 
ont,  violent  contraste,  le  rostre  d'un  noir  intense  avec 
des  reflets  violets.  Dans  les  premiers  jours  de  sa  forme 
hnale,  le  Scarabée  durcit  et  colore  d'abord  ses  instru- 
ments de  travail  :  brassards  dentelés  et  chaperon  à  cré- 
nelures  rayonnantes.  Le  Charançon  pareillement  durcit 
et  colore  en  premier  lieu  son  poinçon.  Ces  laborieux 
m'intéressent  avec  leurs  préparatifs.  A  peine  le  reste 
du  corps  se  fige,  se  cristallise,  que  déjà  l'outillage  de  la 
future  besogne  acquiert  robusticité  exceptionnelle  par 
une  trempe  précoce,  longtemps  prolongée. 

Des  coques  rompues,  j'extrais  aussi  des  nymphes  et 
des  larves.  Ces  dernières  apparemment  ne  franchiront, 
de  cette  année,  la  première  étape.  A  quoi  bon  se  pres- 
ser? La  larve,  tout  aussi  bien  que  l'adulte,  peut-être 
mieux,  est  apte  aux  somnolences  dans  les  rudesses  de 
rhiver.  Quand  le  peuplier  déploiera  ses  bourgeons  vis- 
queux et  que  le  grillon  fera  sonner  dans  les  pelouses  les 
premiers  couplets  de  sa  mélopée,  tous  seront  prêts, 
retardataires  et  précoces  ;  fidèles  à  l'appel  du  renouveau, 
tous  sortiront  de  terre,  empressés  d'escalader  l'arbre 
ami  et  de  recommencer  au  soleil  les  fêtes  des  feuilles 
roulées. 


156  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

En  ses  terres  caillouteuses,  assoiffées,  où  les  rouleaux 
alimentaires  promptement  se  dessèchent,  le  Rhyncliite 
de  la  vigne  est  plus  tardif,  exposé  qu'il  est  à  des  chô- 
mages faute  de  vivres  ramollis  à  point.  C'est  en  sep- 
tembre, octobre,  que  j'obtiens  les  premiers  adultes, 
splendides  bijoux  enfermés,  jusqu'au  printemps,  dans 
leur  écrin,  la  coque  souterraine.  A  cette  époque  abon- 
dent, inhumées,  la  nymphe  et  les  larves.  Bien  des  vers 
même  n'ont  pas  encore  abandonné  leurs  rouleaux; 
mais,  d'après  leur  taille,  ils  ne  tarderont  guère.  Aux 
premiers  froids,  le  tout  va  s'engourdir  et  différer  la 
suite  de  l'évolution  jusqu'à  la  fin  des  mauvais  jours. 


XII 


AUTRES     ROULEURS     DE    FEUILLES 


L'industrie  de  l'insecte  est- elle  déterminée  par  la 
conformation  de  l'outillage  disponible?  en  est-elle,  au 
contraire,  indépendante?  Est-ce  la  structure  organique 
qui  régit  les  instincts,  ou  bien  les  diverses  aptitudes 
remontent- elles  à  des  origines  inexplicables  par  les 
seules  données  de  l'anatomie?  A  ces  questions  vont 
répondre  deux  autres  routeurs  de  feuilles,  l'Apodère  du 
noisetier  {Apodenis  corijU,  Lin.)  et  FAttelabe  curculio- 
noïde  [Attelabus  ciirculionoïdes ,  Lin.),  l'un  et  l'autre 
fervents  émules  des  cigariers  qui  travaillent  le  peuplier 
et  la  vigne. 

D'après  le  lexique  grec,  le  terme  d'Apodère  signifie- 
rait Yécorché.  Est-ce  bien  cela  qu'avait  en  vue  l'auteur 
de  l'expression?  Mes  quelques  livres  dépareillés  de 
naturaliste  villageois  ne  me  permettent  pas  de  répon- 
dre. Toujours  est-il  que  je  m'explique  le  mot  par  la 
couleur  de  l'insecte. 

L'Apodère  est  un  excorié,  étalant  à  nu  ses  misères 
sanglantes.  Il  est  d'un  rouge  vermillon,  aussi  vif  que 
celui  de  la  cire  d'Espagne.  C'est  une  goutte  de  sang 
artériel  figée  sur  le  vert  sombre  d'une  feuille. 

A  ce  criant  costume,  rare  parmi  les  insectes,  s'ad- 
joignent d'autres  caractères  non  moins  insolites.  Les 


lo8  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Curculionicles  sont  tous  microcéphales.  Celui-ci  exagère 
encore  la  stupide  réduction  :  il  ne  garde  de  la  tête  que 
le  strict  indispensable,  comme  s'il  essayait  de  s'en  pas- 
ser. Le  crâne  où  se  loge  sa  pauvre  cervelle  est  un  mes- 
quin granule  luisant,  d'un  noir  de  jais.  En  avant,  pas 
de  bec,  mais  un  mufle  très  court  et  large;  en  arrière, 
un  cou  disgracieux,  qu'on  s'imaginerait  avoir  été  serré 
par  quelque  licol  étrangleur. 

Haut  de  jambes,  gauche  d'allures,  il  déambule  pas  à 
pas  sur  sa  feuille,  qu'il  perce  de  lucarnes  rondes.  La 
matière  prélevée  est  sa  nourriture.  Etrange  bête,  ma 
foi;  souvenir  peut-être  d'un  moule  antique,  mis  au 
rebut  par  les  progrès  de  la  vie. 

Trois  Apodères  seulement  figurent  dans  la  faune 
européenne.  Le  mieux  connu  est  celui  du  noisetier. 
C'est  de  Inique  je  vais  m'occuper.  Je  le  trouve  ici,  non 
sur  le  noisetier,  son  légitime  domaine,  mais  bien  sur 
le  verne,  l'aulne  glutineux.  Ce  changement  d'exploita- 
tion mérite  brève  étude. 

Ma  région  ne  convient  guère  au  noisetier  ;  le  climat 
trop  chaud  et  trop  sec  lui  est  défavorable.  Sur  les  hau- 
tes croupes  du  Yentoax,  il  s'en  trouve  de  clairsemés; 
dans  la  plaine,  en  dehors  des  jardins  où  quelques  pieds 
sont  admis,  on  n'en  voit  plus.  L'arbuste  nourricier 
manquant,  l'insecte,  sans  devenir  impossible,  est  du 
moins  d'une  extrême  rareté. 

Depuis  si  longtemps  que  je  bats  sur  un  parapluie 
renversé  les  broussailles  de  ma  contrée,  voici  pour  la 
première  fois  notre  Apodère.  Trois  printemps  de  file, 
j'observe  sur  le  verne  le  Curculionide  rouge  et  son 
ouvrage.  Un  arbre,  un  seul,  toujours  le  même  dans  les 
oseraies  de  l'Aygues,  me  fournit  ce  rouleur  de  feuilles, 


AUTRES   ROULEURS   DE    FEUILLES  lo9 

que  je  vois  vivant  pour  la  première  fois.  A  la  ronde, 
les  autres  vernes  en  sont  tous  privés,  ne  seraient-ils 
distants  que  de  quelques  pas.  Il  y  a  là,  sur  ce  privilé- 
gié, petite  colonie  accidentelle,  bourgade  d'étrangers, 
qui  s'acclimatent  avant  d'étendre  leur  domaine. 

Comment  sont-ils  venus  ici?  A  n'en  pas  douter,  par 
la  voie  du  torrent.  Les  géographes  définissent  l'Aygues 
un  cours  d'eau.  Témoin  oculaire,  je  l'appellerais  plus 
correctement  cours  de  galets.  Entendons-nous  :  je  ne 
veux  pas  dire  que  les  galets  laissés  à  sec  y  ruissellent 
d'eux-mêmes;  la  faible  déclivité  ne  permet  pas  telle 
avalanche.  Mais  qu'il  pleuve,  et  ils  ruisselleront.  x\lors, 
de  ma  demeure,  à  deux  kilomètres  de  distance,  j'en- 
tends le  fracas  des  pierrailles  entre-choquées. 

La  majeure  partie  de  Tannée,  l'Aygues  est  une  vaste 
nappe  de  galets  blancs;  du  torrent,  il  ne  reste  que  le 
lit,  sillon  de  largeur  énorme,  comparable  à  celui  du 
puissant  voisin,  le  Rhône.  Que  des  pluies  tenaces  sur- 
viennent, que  les  neiges  fondent  du  côté  des  Alpes,  et 
le  sillon  altéré  s'emplit  pour  quelques  jours,  gronde, 
déborde  au  loin  et  déplace  en  tumulte  ses  bancs  de 
cailloux.  Revenez  une  semaine  après.  Au  vacarme 
diluvien  a  succédé  le  silence.  Les  eaux  terribles  ont 
disparu,  laissant  sur  les  rives,  comme  trace  de  leur 
bref  passage,  de  misérables  flaques  boueuses,  bientôt 
bues  par  le  soleil. 

Ces  crues  soudaines  amènent  mille  glanures  vivantes 
balayées  sur  les  flancs  des  montagnes.  Le  lit  de  l'Aygues 
à  sec  est  un  champ  d'herborisation  très  curieux.  On 
peut  y  faire  récolte  de  nombreuses  espèces  végétales 
descendues  des  régions  élevées,  les  unes  temporaires, 
abolies  sans  descendance  en  une  saison,  les  autres  per- 


r-b^"*  "î^ 


160  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

sistantes,  s'accommodant  du  nouveau  climat.  Elles 
viennent  de  loin,  elles  viennent  de  haut,  ces  dépaysées; 
pour  cueillir  telle  d'entre  elles  en  son  véritable  giron, 
il  faudrait  gravir  le  Yentoux,  dépasser  la  ceinture  des 
hêtres  et  atteindre  l'altitude  où  se  termine  la  végétation 
ligneuse. 

A  son  tour,  la  zoologie  étrangère  est  représentée  dans 
les  oseraies,  où  le  calme  ne  subit  de  trouble  que  lors 
des  crues  exceptionnelles  de  durée.  Mon  attention  se 
porte  surtout  sur  le  mollusque  terrestre,  le  casanier 
par  excellence.  En  temps  d'orage,  quand  gronde  le  ton- 
nerre, lou  tambour  di  cacalauso,  comme  dit  le  Proven- 
çal, sortir  de  son  manoir,  anfractuosité  de  la  roche,  et 
venir  brouter  devant  sa  porte  herbes,  mousses,  lichens 
attendris  par  l'ondée,  c'est,  en  déplacement,  tout  ce 
que  se  permet  l'escargot.  Pour  le  faire  voyager,  celui- 
là,  il  faut  un  cataclysme  ! 

Les  folles  crues  de  l'Aygues  y  parviennent.  Elles 
amènent  dans  mes  parages  et  déposent  dans  les  fourrés 
d'osiers  le  plus  gros  de  nos  escargots,  VHelix pomatiaSy 
gloire  de  la  Bourgogne.  Roulé  par  les  averses  sur  les 
pentes  herbues  des  montagnes,  l'expatrié  brave  l'im- 
mersion sous  le  couvert  hermétique  de  son  opercule 
calcaire  ;  il  résiste  aux  chocs  à  la  faveur  de  sa  robuste 
coquille.  Il  arrive  d'étape  en  étape,  d'oseraie  en  ose- 
raie.  Il  descend  môme  jusqu'au  Rhône  et  peuple  l'île 
des  Rats  et  l'île  du  Colombier  en  face  de  l'embouchure 
de  l'Aygues. 

D'où  vient-il,  ce  migrateur  contraint,  qu'on  cherche- 
rait inutilement  ailleurs  sur  les  terres  de  l'olivier?  Il 
aime  température  modérée,  verts  gazons,  fraîcheur  des 
ombres.  Son  lieu  d'origine  n'est  certes  pas  ici  ;  il  est 


AUTRES    ROULEURS    DE    FEUILLES  161 

au  loin  sur  les  montagnes,  dernières  gibbosités  des 
Alpes.  L'exil  du  montagnard  paraît  doux  néanmoins. 
Le  gros  escargot  prospère  assez  bien  dans  les  fouillis 
d'amarines,  aux  bords  du  torrent. 

L'Apodère,  lui  non  plus,  n'est  pas  un  indigène.  C'est 
un  naufragé,  venu  des  hauteurs  fertiles  en  noisetiers. 


\'\ 


-yfm^:':^^ 


'     Rouleau  de  TApodère,  sur  le  veriie. 

11  a  fait  le  voyage  en  batelet,  c'est-à-dire  dans  la  coque 
de  feuille  où  naît  le  ver.  L'esquif  étroitement  clos  a 
rendu  la  traversée  possible.  ^Atterri  en  un  point  des 
rives,  l'insecte  a  troué  son  habitacle  au  solstice  d'été; 
et,  ne  trouvant  pas  son  arbre  favori,  il  s'est  établi  sur 
le  verne.  Là  il  a  fait  souche,  fidèle  au  même  arbre 
depuis  trois  ans  que  je  suis  en  relation  avec  lui.  Il  est 
probable,  du  reste,  que  l'origine  de  la  bourgade  remonte 
plus  haut. 
L'histoire  de  cet  étranger  m'intéresse.  Pour  lui  sont 

11 


162  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

changées  les  conditions  primordiales  de  la  vie  :  climat 
et  nourriture.  Ses  ancêtres  vivaient  sous  un  ciel  tem- 
péré ;  ils  pâturaient  la  feuille  du  noisetier  ;  ils  manu- 
facturaient en  cylindre  une  pièce  rendue  familière  par 
Fusage  constant  des  générations  passées.  Lui,  le  dé- 
paysé, vit  sous  un  ciel  torride;  il  pâture  la  feuille  de 
verne,  dont  la  saveur  et  les  propriétés  nutritives  doi- 
vent différer  de  celles  du  mets  familial  ;  il  travaille  une 
pièce  inconnue,  voisine  cependant  de  la  pièce  réglemen- 
taire par  la  forme  et  l'ampleur.  Ce  trouble  du  régime 
et  du  climat,  quels  changements  a-t-il  provoqués  dans 
lés  traits  de  la  bete? 

Absolument  aucun.  En  vain  je  promène  la  loupe 
sur  l'exploiteur  du  verne  et  sur  l'exploiteur  du  noise- 
tier, celui-ci  venu  par  correspondance  du  fond  de  la 
Corrèze,  je  ne  vois  pas  entre  eux  la  moindre  différence, 
même  pour  les  humbles  détails.  L'industrie  serait- 
elle  modifiée  dans  sa  méthode?  Sans  avoir  encore  vu  le 
travail  fait  avec  une  feuille  de  noisetier,  hardiment  je 
l'affirme  pareil  à  celui  qui  s'obtient  avec  une  feuille 
de  verne. 

Changez  les  vivres  et  le  climat,  changez  les  maté- 
riaux à  travailler;  s'il  peut  s'accommoder  des  nouveau- 
tés qui  lui  sont  imposées,  l'insecte  persiste  immuable 
dans  son  art,  ses  mœurs,  son  organisation;  s'il  ne  le 
peut,  il  périt.  Être  ce  qu'on  était  ou  ne  pas  être,  voilà 
ce  que  nous  dit,  après  tant  d'autres,  le  naufragé  du 
torrent. 

Yoyons-le  à  l'œuvre  sur  le  verne,  et  nous  saurons 
comment  il  travaille  sur  le  noisetier.  L'Apodère  ne 
connaît  pas  la  méthode  du  Rhynchitc  qui,  pour  obtenir 
llaccidité  de  la  pièce  à  rouler,  pique  profondément  la 


AUTRES   ROULEURS   DE   FEUILLES  1G3 

queue  de  la  feuille.  Le  manufacturier  rouge  a  procédé 
spécial,  sans  rapport  avec  celui  de  la  piqûre. 

Le  changement  de  méthode  aurait -il  pour  cause 
l'absence  du  rostre,  du  fin  poinçon  apte  à  plonger  dans 
l'étroit  pétiole?  C'est  possible,  mais  non  certain,  car  le 
mutle,  excellente  cisaille,  pourrait  d'une  morsure  sec- 
tionner à  demi  le  pétiole  et  obtenir  effet  équivalent.  Je 
préfère  voir  dans  le  nouveau  procédé  un  des  moyens 
connus  isolément  de  chaque  spécialiste.  Ne  jugeons 
jamais  de  l'ouvrage  d'après  l'outil.  L'insecte  est  un 
habile  qui  sait  faire  emploi  d'un  instrument  quelcon- 
que, môme  défectueux. 

Toujours  est-il  que,  des  mandibules,  l'Apodère  tran- 
che transversalement  la  feuille  de  verne,  à  quelque  dis- 
tance de  la  base  du  limbe.  Tout  est  coupé  nettement, 
même  la  nervure  médiane.  Reste  seul  intact  le  bord 
extrême,  oii  pend  flétri  le  grand  lambeau  détaché. 

Ce  lambeau,  majeure  part  de  la  feuille,  est  alors  plié 
en  deux  suivant  la  grosse  nervure,  la  face  verte  ou  su- 
périeure en  dedans;  puis,  à  partir  de  la  pointe,  le  dou- 
ble feuillet  est  roulé  en  un  cylindre.  L'orifice  d'en  haut 
se  clôt  avec  la  partie  du  limbe  que  l'entaille  a  respectée; 
l'orifice  d'en  bas,  avec  les  bords  de  la  feuille  refoulés  en 
dedans. 

Le  gracieux  tonnelet  pendille  vertical,  se  balance  au 
moindre  souffle.  Il  a  pour  cerceau  la  nervure  médiane, 
qui  fait  saillie  au  bout  supérieur.  Entre  les  deux  feuillets 
superposés,  vers  le  centre  de  la  volute,  est  logé  l'œuf, 
d'un  roux  de  résine  et,  cette  fois,  unique. 

Les  rares  cylindres  dont  j'ai  pu  disposer  ne  me  per- 
mettent pas  des  détails  circonstanciés  sur  l'évolution 
de  leur  hôte.  Ce  qu'ils  m'apprennent  de  plus  intéressant, 


164  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

c'est  que  le  ver,  sa  croissance  terminée,  ne  descend  pas 
en  terre,  comme  le  font  les  autres.  Il  reste  dans  son  ton- 
nelet, que  l'agitation  de  Fair  ne  tarde  pas  à  faire  choir 
parmi  les  herbages.  Sous  ce  couvert,  à  demi  pourri,  la 
sécurité  manquerait  lors  du  mauvais  temps.  Le  Cha- 
rançon rouge  le  sait.  Il  se  hâte  de  prendre  la  forme 
adulte,  de  revêtir  sa  casaque  vermillon,  et  vers  le  com- 
mencement de  l'été  il  abandonne  son  rouleau,  devenu 
masure.  Il  trouvera  meilleur  refuge  sous  les  vieilles 
écorces  soulevées. 

L'Attelabe  curculionoïde  n'est  pas  moins  expert  dans 
Fart  de  confectionner  un  barillet  avec  une  feuille.  Con- 
cordance curieuse  :  le  nouveau  tonnelier  est  rouge 
comme  l'autre,  ou,  plus  exactement,  carminé.  Rostre 
très  court,  dilaté  en  mufle.  Là  cessent  les  ressemblan- 
ces. Le  premier  s'étire  quelque  peu,  a  membres  dégagés; 
le  second  est  un  courtaud,  ramassé  en  globule.  On  est 
tout  surpris  de  son  ouvrage,  peu  compatible,  semble- 
rait-il, avec  un  ouvrier  de  tournure  gônée,  maladroite. 

Et  ce  n'est  pas  une  pièce  docile  qu'il  travaille  :  il 
roule  les  feuilles  du  chêne  vert,  récentes,  il  est  vrai, 
non  trop  rigides  encore.  C'est  tout  de  môme  coriace, 
rebelle  à  la  flexion,  lent  à  se  faner.  Des  quatre  routeurs 
que  je  connais,  le  plus  petit,  FAttelabe,  a  le  lot  le  plus 
ingrat;  et  c'est  lui,  le  nain  si  gauche  d'aspect,  qui  cons- 
truit néanmoins,  à  force  de  patience,  le  plus  élégant 
logis. 

D'autres  fois  il  exploite  le  chêne  commun,  le  chêne 
rouvre,  à  feuilles  plus  amples,  plus  profondément  en- 
taillées que  celles  de  l'yeuse.  Sur  les  pousses  du  prin- 
temps, il  fait  choix  des  feuilles  supérieures,  de  grandeur 
moyenne,  de  consistance  médiocre.  Si  l'emplacement 


AUTRES    ROULEURS   DE   FEUILLES  1G5 

lui  convient,  cinq,  six  barillets  et  davantage  pendillent 
au  même  rameau. 

Qu'il  s'établisse  sur  l'yeuse  ou  sur  le  chêne  commun, 
l'insecte,  à  quelque  distance  de  la  base  de  la  feuille, 
commence  par  inciser  le  limbe  à  droite  et  à  gauche  de  la 
nervure  médiane,  tout  en  respectant  celle-ci,  qui  four- 
nira solide  point  d'attache.  Alors  reparaît  la  méthode 
de  l'Apodère  :  la  feuille,  rendue  plus  maniable  par  la 


\ 


y 


Rouleau  de  l'Attelabe,  sur  le  chêne  vert. 

double  incision,  est  pliée  suivant  sa  longueur,  la  face 
supérieure  en  dedans.  Tous  ces  routeurs,  cigariers  et 
tonneliers,  savent  comment  se  dompte  l'élasticité  d'une 
feuille  au  moyen  de  la  piqûre  ou  de  l'incision;  tous 
sont  versés  à  fond  dans  le  principe  de  statique  qui  veut 
sur  la  convexité  de  la  courbure  la  face  de  plus  grand 
ressort. 

Entre  les  deux  lames  en  contact,  Fœuf  est  déposé, 
cette  fois  encore  seul.  Alors  la  pièce  double  est  roulée 
de  la  pointe  terminale  vers  le  point  d'attache.  Les  den- 
telures, les  sinuosités  du  dernier  pli,  sont  scellées  par 
la  patiente  pression  du  mufle;  les  deux  embouchures 
du  cylindre  sont  closes  au  moyen  du  refoulement  des 


166  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

bords.  C'est  fini.  Le  barillet  est  terminé,  long  d'un  cen- 
timètre environ,  cerclé  à  l'extrémité  fixe  par  la  nervure 
médiane.  C'est  petit,  mais  solide,  non  dépourvu  de 
grâce. 

Le  tonnelier  courtaud  a  ses  mérites,  que  je  serais 
désireux  de  mieux  mettre  en  lumière  en  assistant  au 
travail.  Ce  que  je  parviens  à  voir  dans  les  champs,  sur 
le  chantier  môme,  se  réduit  à  peu  près  à  rien.  Maintes 
fois  je  surprends  l'insecte  sur  son  fût,  immobile,  le 
mufle  appliqué  contre  les  douves  de  la  pièce. 

Que  fait-il  là?  Il  sommeille  au  soleil;  il  attend  que  le 
dernier  pli  de  l'ouvrage  ait  acquis  stabilité  sous  une 
pression  prolongée.  Si  je  l'examine  de  trop  près,  aussi- 
tôt, rassemblant  les  pattes  sous  le  ventre,  il  se  laisse 
choir. 

Mes  visites  n'aboutissant  guère,  j'essaye  l'éducation 
en  domesticité.  L'Attelabe  s'y  prête  très  bien  :  il  tra- 
vaille sous  mes  cloches  avec  autant  de  zèle  que  sur  son 
chêne.  Ce  que  j'apprends  alors  m'enlève  tout  espoir  de 
suivre  en  leurs  détails  les  manœuvres  de  Fenroulement. 
L'Attelabe  est  un  ouvrier  nocturne. 

Bien  avant  dans  la  nuit,  vers  les  neuf  ou  dix  heures, 
sont  donnés  les  coups  de  ciseaux  qui  entaillent  la 
feuille;  le  lendemain  matin,  le  barillet  est  terminé. 
A  la  douteuse  clarté  d'une  lampe  et  à  des  heures  indues 
réclamées  par  le  sommeil,  le  délicat  tour  de  main  de 
l'ouvrier  m'échapperait.  N'y  songeons  plus. 

Ces  habitudes  nocturnes  ont  leur  motif,  qu'il  me 
semble  entrevoir.  La  feuille  du  chêne,  celle  de  l'yeuse 
surtout,  est  autrement  rebelle  que  la  feuille  de  l'aulne, 
du  peuplier,  de  la  vigne.  Travaillée  de  jour,  sous  les 
rayons  brûlants  du  soleil,  elle  ajouterait  aux  difficultés 


AUTRES    ROULEURS    DE    FEUILLES  167 

d'une  médiocre  souplesse  celles  d'un  commencement 
de  dessiccation.  Au  contraire,  visitée  de  la  rosée,  dans 
la  fraîcheur  de  la  nuit,  elle  se  maintiendra  llexible, 
elle  obéira  convenablement  aux  efforts  du  rouleur,  et 
le  barillet  sera  prêt  quand  le  soleil  viendra,  d'un  coup 
de  feu,  stabiliser  en  sa  forme  l'ouvrage  encore  frais. 

Si  différents  entre  eux,  les  quatre  routeurs  de  feuilles 
viennent  de  nous  dire  que  l'industrie  n'est  pas  affaire 
de  structure  organique,  que  l'outil  ne  décide  pas  du 
genre  de  travail.  Doués  d'une  trompe  ou  d'un  mutle, 
hauts  de  pattes  ou  trotte-menu,  élancés  ou  courtauds, 
poinçonneurs  ou  découpeurs,  ils  parviennent  tous  les 
quatre  au  môme  résultat,  le  rouleau,  gîte  et  garde- 
manger  du  ver. 

Ils  nous  disent  :  l'instinct  a  son  origine  autre  part 
que  dans  l'organe.  Il  remonte  plus  haut;  il  est  inscrit 
dans  le  code  primordial  de  la  vie.  Loin  d'être  asservi  à 
l'outillage,  c'est  lui-même  qui  le  domine,  apte  à  l'em- 
ployer tel  quel,  avec  la  même  habileté,  ici  pour  un  ou- 
vrage et  là  pour  un  autre. 

Le  petit  tonnelier  du  chêne  ne  termine  pas  là  ses 
révélations.  L'ayant  assez  fréquenté,  je  sais  combien  il 
est  difficile  sur  la  qualité  des  vivres.  Desséchés,  il  les 
refuse  absolument,  dût-il  périr  d'inanition.  Il  les  veut 
tendres,  marines  dans  l'humide,  mortifiés  par  un  com- 
mencement de  pourriture,  assaisonnés  même  d'un  peu 
de  moisi.  Je  les  lui  cuisine  à  son  goût  en  les  tenant 
dans  un  bocal  sur  lit  de  sable  mouillé. 

Ainsi  traité,  le  vermisseau  éclos  en  juin  rapidement 
grossit.  Deux  mois  lui  suffisent  pour  devenir  une  belle 
larve  d'un  jaune  orangé,  qui  vivement,  avec  la  brus- 
querie d'un  ressort,  détend  sa  courbure  et  s'agite  dans 


108  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

sa  loge  effractionnée.  Remarquons  sa  forme  svelte,  bien 
moins  replète  que  celle  des  autres  Charançons  en  géné- 
ral. A  lui  seul,  ce  défaut  de  corpulence  larvaire  dénote 
un  adulte  d'exceptionnelle  catégorie.  Je  n'en  dirai  pas 
davantage  sur  le  compte  du  ver  :  son  signalement  serait 
de  médiocre  intérêt. 

Ceci  mérite  mieux  examen.  Nous  sommes  en  lin 
septembre  ;  nous  venons  de  subir  un  été  extraordinaire 
par  sa  température  torride  et  son  aridité.  La  canicule 
ne  veut  plus  finir.  Dans  l'Ardèche,  le  Bordelais,  le 
Roussillon,  les  forêts  flambent;  du  côté  des  Alpes,  des 
villages  entiers  sont  brûlés  ;  devant  ma  porte,  un  pas- 
sant, de  son  allumette  négligemment  rejetée,  incendie 
les  champs  voisins.  Ce  n'est  plus  une  saison,  c'est  un 
embrasement. 

Que  doit  faire  l'Attelabe  en  tel  désastre?  Il  est  à  son 
aise,  il  prospère  dans  mes  appareils,  qui  lui  tiennent  les 
vivres  ramollis;  mais  au  pied  de  son  chêne,  parmi  les 
broussailles  à  feuillage  recroquevillé  comme  par  l'ha- 
leine d'un  four,  sur  la  terre  calcinée,  que  doit-il  deve- 
nir, le  pauvret?  Allons  nous  informer. 

Sous  les  chênes  qu'il  exploitait  en  juin,  je  parviens 
à  trouver,  parmi  les  feuilles  mortes,  une  douzaine  de 
ses  petits  barils.  Ils  ont  conservé  la  couleur  verte,  tant 
la  dessiccation  les  a  promptement  saisis.  Cela  craque, 
cela  se  met  en  poudre  sous  la  pression  des  doigts. 

J'ouvre  un  tonnelet.  Au  centre  est  le  vermisseau, 
d'aspect  convenable,  mais  combien  petit  !  A  peine  dé- 
passe-t-il  la  taille  qu'il  avait  au  sortir  de  l'œuf.  Est-il 
mort,  est-il  vivant,  ce  point  jaune?  L'immobilité  le  dit 
mort,  la  coloration  non  fanée  le  dit  vivant.  Je  romps 
un  second  baril,  un  troisième.  Au  centre,  toujours  un 


AUTRES   ROULEURS    DE    FEUILLES  169 

vermisseau  jaune,  immobile  et  tout  petit  comme  le  sont 
les  nouveau-nés.  Tenons-nous-en  là;  conservons  le 
reste  de  ma  récolte  pour  une  expérience  qui  me  vient 
à  l'esprit. 

Avec  leur  immobilité  de  momie,  les  vermisseaux  sont- 
ils  réellement  trépassés?  Non,  car  si  je  les  pique  de  la 
pointe  d'une  aiguille,  aussitôt  ils  se  trémoussent.  Leur 
état  est  un  simple  arrêt  d'évolution.  Dans  leur  étui 
récemment  roulé,  appendu  encore  à  l'arbre  et  recevant 
un  peu  de  sève,  ils  ont  trouvé  l'aliment  nécessaire  à 
leurs  premiers  progrès  ;  puis  le  barillet  est  tombé  à 
terre,  où  rapidement  il  s'est  desséché. 

Alors,  dédaigneux  de  sa  dure  victuaille,  le  ver  a  cessé 
de  manger  et  de  croître.  Qui  dort  dîne,  s'est-il  dit;  et 
il  attend,  dans  la  torpeur,  que  la  pluie  vienne  lui  ra- 
mollir sa  miche. 

Cette  pluie,  après  laquelle  bêtes  et  gens  soupirent 
depuis  quatre  mois,  il  est  en  mon  pouvoir  de  la  réaliser, 
du  moins  dans  les  limites  des  besoins  d'un  Charançon. 
Je  mets  flotter  à  la  surface  de  l'eau  les  tonnelets  arides 
qui  me  restent.  Quand  ils  sont  imbibés  à  point,  je  les 
transvase  dans  un  tube  dé  verre,  fermé  à  l'un  et  l'autre 
bout  avec  un  tampon  de  coton  mouillé  qui  maintiendra 
l'atmosphère  humide. 

Le  résultat  de  mes  artifices  mérite  mention.  Les  en- 
dormis se  réveillent,  consomment  l'intérieur  delà  miche 
ramollie  et  rattrapent  si  bien  le  temps  perdu  qu'en  peu 
de  semaines  ils  ont  la  taille  de  ceux  qui  n'ont  pas  subi 
d'arrêt  dans  mes  bocaux  à  demi  pleins  de  terre  humide. 

Cette  aptitude  à  suspendre  la  vie  de  longs  mois, 
lorsque  les  provisions  n'ont  plus  la  souplesse  requise, 
ne  se  retrouve  pas  ohez  les  autres  routeurs  de  feuilles. 


170  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

En  fin  août,  trois  mois  après  l'éclosion,  nul  vivant 
dans  les  cigares  de  la  vigne  tenus  au  sec.  La  mortalité 
est  plus  rapide  encore  dans  les  cigares  du  peuplier 
desséchés.  Quant  aux  cylindres  de  l'aulne,  faute  de 
matériaux  en  nombre  suffisant,  je  n'ai  pu  les  interro- 
ger sur  l'endurance  de  leurs  hôtes. 

Des  quatre  rouleurs  de  feuilles,  le  plus  menacé  par 
la  sécheresse  est  celui  du  chêne.  Son  tonnelet  tombe  et 
repose  sur  un  sol  d'aridité  extrême  hors  des  temps  de 
pluie;  en  outre,  à  cause  de  ses  minimes  dimensions,  il 
est  tari  jusqu'au  centre  au  premier  coup  de  soleil. 

Le  terrain  du  vignoble  est  aride  pareillement;  mais 
il  y  a  de  l'ombre  sous  les  pampres,  et  l'opulent  cigare 
est  d'épaisseur  à  garder  dans  sa  partie  centrale,  bien 
mieux  que  ne  le  fait  le  maigre  barillet,  un  peu  de  la 
fraîcheur  indispensable  au  ver.  Sous  le  rapport  de  l'abs- 
tinence prolongée,  le  Rhynchite  de  la  vigne  ne  peut 
supporter  les  comparaisons  avec  le  fabricant  de  barils. 
Encore  moins  ne  le  pourrait  le  Rhynchite  du  peuplier. 
Pour  celui-ci,  le  plus  souvent,  le  danger  du  sec  est  nul, 
malgré  l'exiguïté  du  rouleau,  mesquine  queue  de  rat. 
La  chute  de  ce  rouleau  se  fait  d'habitude  au  bord  d'un 
fossé,  sur  l'humide  sol  des  prairies.  L'exploiteur  de 
l'aulne  n'est  guère  en  péril  non  plus  :  au  pied  de  son 
arbre,  ami  des  raisselets,  il  trouve  la  fraîcheur  néces- 
saire au  bon  état  du  cylindre  nourricier.  Mais  quand 
il  exploite  le  noisetier,  j'ignore  quelles  conditions  le 
tirent  d'affaire. 

Ces  derniers  temps,  les  journaux,  retentissants  échos 
de  toutes  les  sottises,  faisaient  quelque  bruit  sur  les 
prouesses  stomacales  de  certains  pauvres  diables  qui, 
pour  gagner  leur  pain,  jeûnaient  des  trente  et  quarante 


AUTRES    ROULEURS    DE    FEUILLES  171 

jours.   Comme  do  règle  en  choses  de  badauderie,  des 
admirateurs  se  trouvaient,  encourageant  ces  misères. 

Or  voici  bien  mieux,  ô  snobs  de  l'abstinence  !  Une 
bestiole  de  rien,  non  célébrée  parles  journaux,  un  ver- 
misseau né  de  ravant-veille,  prend  quelques  bouchées; 
puis,  ses  vivres  se  trouvant  trop  secs,  de  quatre  mois 
et  plus  ne  mange  plus.  Et  ce  n'est  pas  ici  efTet  de  lan- 
gueur maladive;  la  béte  jeûne  en  pleine  fringale  de  la 
croissance,  alors  que  Festomac,  mieux  que  jamais, 
réclame  copieuse  alimentation.  LeRotifère,  inerte,  des- 
séché toute  une  saison  parmi  les  mousses  de  son  toit, 
se  remet  à  tournoyer  dans  une  goutte  d'eau.  Le  ver  de 
l'Attelabe,  voisin  de  la  mort  pendant  quatre  à  cinq 
mois,  reprend  animation  et  mange  en  goulu  si  je  lui 
mouille  son  pain.  Qu'est  donc  la  vie,  capable  de  pa- 
reilles haltes? 


XIII 

LE  RHYNCHITE  DU  PRUNELLIER 

Non  moins  habiles  que  les  Charançons  de  la  vigne  et 
du  peuplier  dans  Fart  de  rouler  des  feuilles,  FAttelabe 
et  l'Apodère  nous  ont  démontré  qu'avec  un  outillage 
dissemblable  l'industrie  peut  rester  la  même;  ils  nous 
ont  affirmé  compatibles  la  parité  des  aptitudes  et  la  di- 
versité des  organes.  Inversement,  avec  les  mêmes  outils 
peuvent  s'exercer  des  métiers  différents;  l'identité  des 
formes  n'impose  pas  l'équivalence  des  instincts. 

Qui  dit  cela?  Qui  met  en  avant  cette  proposition  sub- 
versive? Cet  audacieux  est  le  Rhynchite  du  prunellier 
[Rhtjnchites  aiiratus,  Scop.). 

Rivalisant  d'éclat  métallique  avec  les  exploiteurs  de 
la  vigne  et  du  peuplier,  il  possède,  exactement  comme 
ces  derniers,  poinçon  courbe  qu'on  dirait  propre  à  pi- 
quer la  queue  d'une  feuille,  puis  à  fixer  les  bords  de  la 
pièce  roulée;  il  a  forme  trapue,  apte,  semble-t-il,  au 
travail  dans  l'étroit  sillon  d'un  pli;  il  possède  sandales 
à  crampons,  donnant  appui  stable  sur  les  surfaces  glis- 
santes. A  qui  connaît  les  cigariers,  il  suffit  de  le  voir 
pour  l'appeler  aussitôt  du  môme  nom  générique.  Les 
nomenclateurs  ne  s'y  sont  pas  mépris  :  ils  sont  unani- 
mes à  le  nommer  Rhynchite.  A  juger  du  métier  d'après 
l'aspect  du  travailleur,  on  n'hésite  pas  :  on  fait  de  ce 


LE   RHVNGHITE    DU   PRUNELLIER  173 

troisième  Rliynchite  un  émule  des  autres,  on  le  classe 
dans  la  corporation  des  rouleurs  de  feuilles. 

Eh  bien,  ici  l'extérieur  profondément  nous  trompe, 
nous  sommes  dupes  d'une  identité  de  structure.  Quant 
aux  mœurs,  le  Rhynchite  du  prunellier  n'a  rien  de  com- 
mun avec  les  deux  que  lui  associe  la  nomenclature, 
basée  sur  le  seul  caractère  des  formes.  Bien  mieu;x,  tant 
qu'on  ne  Fa  pas  vu  à  l'ouvrage,  nul  ne  soupçonnerait 
quelle  est  sa  profession.  Il  travaille  exclusivement  le 
fruit  du  prunellier;  il  faut  à  son  ver,  pour  ration,  la  pe- 
tite amande,  et  pour  logis,  Fétroit  noyau  de  la  prunelle. 

Yoici  donc  qu'inexpert  au  métier  de  ses  confrères, 
sans  rien  changer  à  l'outillage ,  le  pareil  des  manufac- 
turiers en  cigares  se  fait  perforateur  de  coffrets  ;  avec  le 
môme  poinçon  dont  se  servent  ses  proches  pour  fixer  le 
dernier  pli  d'un  rouleau,  il  creuse  une  fossette  à  la  sur- 
face d'une  coque  dure  comme  l'ivoire.  L'outil  assem- 
bleur d'une  lame  flexible  corrode  maintenant  l'indomp- 
table et  fonctionne  en  pic  excavateur.  Chose  plus 
étrange  :  après  la  rude  besogne  du  burin,  il  dresse  au- 
dessus  de  Fœuf  une  petite  merveille,  dont  nous  aurons 
lieu  d'admirer  Fexquise  délicatesse. 

Le  ver  ne  m'étonne  pas  moins.  Il  change  de  régime. 
Hôte  de  la  vigne  et  du  peuplier,  il  consommait  une 
feuille;  hôte  du  prunellier,  il  s'alimente  de  farineux.  Il 
change  ses  moyens  de  libération.  Lorsque,  toute  la 
croissance  acquise,  le  moment  est  venu  de  descendre 
en  terre,  les  deux  premiers  n'ont  devant  eux  qu'un  obs- 
tacle sans  résistance,  la  couche  superficielle  de  l'étui 
foliacé,  ramollie,  rainée  parla  pourriture;  le  troisième, 
à  l'exemple  du  Balanin  des  noisettes,  doit  perforer  une 
muraille  d'exceptionnelle  solidité. 


174  SOUVENIRS  ENTOMOLOGIQUES 

Que  d'étranges  oppositions  ne  relèverions-nous  pas 
en  ce  genre  de  faits,  si  les  mœurs  du  groupe  Rhynchite 
nous  étaient  mieux  connues?  Un  quatrième  exemple 
m'est  familier  [Rhynchites  Bacc/mSy  Lin.).  Identique 
de  forme  avec  les  fabricants  de  cigares  et  les  exploi- 
teurs de  noyaux,  digne  enfin  sous  tous  les  rapports  de 
l'appellation  de  Rhynchite,  que  sait-il  faire,  celai-ci? 
Roule-t-il  des  feuilles?  Non.  Établit-il  son  ver  dans  le 
coffre  d'une  amande?  Non. 

Il  a  métier  fort  simple,  car  sa  méthode  se  réduit  à 
inoculer  la  ponte,  un  peu  de-ci,  un  peu  de-là,  dans  la 
chair  encore  verte  des  abricots.  Ici  nulle  difficulté  à 
vaincre,  et  de  la  sorte  nul  art  tant  chez  le  ver  que  chez 
la  mère.  Le  rostre  donne  un  coup  de  sonde  dans  une 
matière  de  faible  résistance,  l'œuf  est  introduit  au  fond 
de  la  plaie,  et  c'est  tout.  L'installation  de  la  famille  est 
des  plus  sommaires;  elle  remet  en  mémoire  la  pratique 
des  Larins. 

Le  ver,  de  son  côté,  n'a  pas  à  se  mettre  en  frais  de 
talents.  Qu'en  ferait-il?  Il  se  nourrit  de  la  pulpe  du 
fruit,  qui  tombe  bientôt  à  terre  et  s'y  convertit  en  une 
marmelade.  Dans  ce  milieu  diffluent,  la  vie  est  facile  : 
un  laitage  de  pourri  baigne  le  nourrisson.  Quand  l'heure 
vient  de  se  réfugier  dans  le  sous-sol ,  le  saturé  de  con- 
fitures n'a  pas  de  voile  à  déchirer,  pas  de  muraille  à 
trouer  :  la  chair  de  l'abricot  est  devenue  pincée  de 
poussière  brune. 

Autrefois  les  Anthidies,  les  uns  ourdi sseurs  de  coton- 
nades, les  autres  pétrisseurs  de  résine,  me  soumettaient 
question  ardue.  Plus  tard  sont  venus  les  Bousiers  des 
pampas,  les  Phanées,  préparant  pour  conserves  ali- 
mentaires, ceux-ci  des  gâteaux   de  bouse  moulés  en 


LE   RHYXCHITE   DU   PRUNELLIER  175 

forme  de  poire,  ceux-là  des  pièces  de  charcuterie  tenues 
au  frais  dans  des  jarres  d'argile.  De  part  et  d'autre, 
m'était  proposée  cette  difficulté  :  des  mœurs,  des  in- 
dustries sans  rapport  entre  elles,  peuvent-elles  s'expli- 
quer du  moment  qu'on  admet  une  origine  commune 
pour  ces  divers  industriels,  si  voisins  de  conformation 
d'ailleurs?  La  demande  reparait,  plus  pressante,  avec 
les  quatre  Rhynchites. 

Que  l'influence  des  milieux  ait  quelque  peu  modifié 
l'extérieur,  que  la  lumière  ait  accentué  la  coloration, 
que  la  quantité  des  vivres  ait  modérément  varié  la 
taille,  que  le  climat  chaud  ou  froid  ait  éclairci  ou  rendu 
plus  épais  le  pelage,  tous  ces  changements  et  bien  d'au- 
tres encore,  si  cela  peut  faire  plaisir  à  quelqu'un,  aisé- 
ment je  les  concède;  mais,  de  grâce,  élevons-nous  plus 
haut,  ne  réduisons  pas  le  monde  des  vivants  à  une  col- 
lection de  tubes  digestifs,  à  un  assortiment  de  ventres 
qui  s'emplissent  et  se  vident. 

Songeons  au  coup  de  pouce  magistral  qui  met  tout 
en  branle  dans  la  machine  animale  ;  interrogeons  les 
instincts,  dominateurs  des  formes;  remettons-nous  en 
mémoire  la  superbe  expression  de  l'antiquité  :  mens 
agitât  molem;  et  nous  comprendrons  l'inextricable  dif- 
ficulté où  se  trouve  la  théorie  pour  nous  expliquer 
comment  il  se  fait  que  de  quatre  insectes,  aussi  pareils 
de  forme  que  le  sont  entre  elles  des  gouttes  d'eau,  deux 
convolutent  des  feuilles,  un  autre  burine  des  noyaux, 
un  dernier  exploite  la  marmelade  d'un  fruit  pourri. 

S'il  y  a  filiation  entre  eux,  s'ils  sont  en  effet  parents, 
comme  semblerait  l'affirmer  leur  air  de  famille  si  bien 
accentué,  lequel  a  commencé  la  lignée?  Serait-ce  le 
routeur  de  feuilles? 


176  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

A  moins  de  se  contenter  de  rêveries,  nul  n'admettra 
que  le  manipulateur  de  cigares  se  soit  un  jour  lassé  de 
son  rouleau  et,  fol  innovateur,  se  soit  mis  à  trouer  le 
coffre  d'un  noyau.  De  telles  industries,  si  disparates,  ne 
s'appellent  pas  l'une  l'autre.  Les  feuilles  ne  leur  man- 
quant jamais,  les  premiers  routeurs  ont  passé  peut-être 
d'un  végétal  à  d'autres  plus  ou  moins  similaires  ;  mais 
renoncer  à  la  volute  de  feuillage,  d'acquisition  si  facile, 
et  devenir,  rien  ne  les  y  obligeant,  acharnés  rongeurs 
de  bois  dur,  c'eût  été  de  leur  part  idiot.  Aucune  raison 
acceptable  n'expliquerait  l'abandon  du  premier  métier. 
De  telles  folies  sont  inconnues  dans  le  monde  de  l'in- 
secte. 

L'exploiteur  de  la  prunelle  refuse  à  son  tour  de  se 
reconnaître  comme  l'inspirateur  da  cigarier.  «  Moi, 
dit-il,  moi  renier  ma  petite  prune  bleue,  si  savoureuse 
dans  son  âpreté!  moi,  ciseleur  de  coupes,  délaisser 
mon  burin,  et,  en  un  moment  d'extravagance,  me  faire 
ployeur  de  feuilles  !  Et  pour  qui  me  prend-on?  Mon  ver 
raffole  de  l'amande  farineuse;  devant  tout  autre  mets, 
et  surtout  devant  le  maigre,  l'insipide  rouleau  de  mon 
collègue  du  peuplier,  il  se  laisserait  périr  de  faim. 
Tant  qu'il  y  a  eu  des  prunelles  ou  des  fruits  approchants, 
ma  race,  s'en  trouvant  bien,  n'a  pas  commis  la  sottise 
d'y  renoncer  pour  une  feuille.  Tant  qu'il  y  en  aura, 
nous  y  resterons  ftdèles,  et  si  jamais  elles  manquent, 
nous  périrons  jusqu'au  dernier.  » 

L'amateur  de  l'abricot  n'est  pas  moins  affirmatif. 
Lui,  d'installation  si  facile  dans  une  molle  chair,  s'est 
bien  gardé  de  conseiller  à  ses  iils  la  pénible  besogne 
d'une  coque  perforée,  d'une  feuille  domptée  en  cigare. 
Suivant  les  lieux,  suivant  l'abondance  des  fruits,  pas- 


LE    RIIYNCHITE    DU   PRUNELLIER  177 

ser  de  l'abricot  à  la  prune,  à  la  pèche,  à  la  cerise  même, 
voilà  les  plus  audacieuses  innovations.  Mais  comment 
admettre  que  ces  passionnés  de  pulpe,  très  satisfaits  de 
leur  grasse  vie,  indéfiniment  possible  autrefois  comme 
aujourd'hui,  se  soient  jamais  risqués  à  laisser  le  tendre 
pour  le  dur,  le  juteux  pour  l'aride,  l'aisé  pour  le  diffî- 
cultueux? 

Aucun  des  quatre  n'est  la  souche  de  la  lignée.  L'an- 
cêtre commun  serait-il  alors  un  inconnu,  plaqué  peut- 
être  dans  les  feuillets  de  schiste  dont  nous  consultions 
au  début  les  vénérables  archives?  S'y  trouverait-il,  qu'il 
ne  nous  apprendrait  rien.  La  bibliothèque  de  pierres 
conserve  les  formes  et  ne  garde  pas  les  instincts;  elle 
ne  dit  rien  des  industries,  parce  que,  ne  cessons  de  le 
répéter,  l'outil  de  Tinsecte  ne  renseigne  pas  sur  le  mé- 
tier. Avec  le  même  rostre,  le  Gurculionide  peut  exercer 
des  professions  très  différentes. 

Ce  que  faisait  l'ancêtre  des  Rhynchites,  nous  ne  le 
savons  pas,  et  n'avons  nul  espoir  de  le  savoir  un  jour. 
Alors  la  théorie  prend  pied  sur  le  vague  terrain  des 
suppositions.  Admettons  -que...,  dit -elle;  imaginons 
que...,  il  pourrait  se  faire  que...,  etc.  Théorie,  ma  mie, 
c'est  là  moyen  commode  d'arriver  à  telle  conséquence 
que  l'on  veut.  Avec  un  bouquet  d'hypothèses  convena- 
blement choisies,  sans  être  subtil  logicien,  je  me  ferais 
fort  de  vous  démontrer  que  le  blanc  est  le  noir,  que 
l'obscur  est  le  clair. 

Trop  ami  des  vérités  tangibles,  indiscutables,  je  ne 
vous  suivrai  pas  dans  vos  fallacieuses  suppositions.  Il 
me  faut  des  faits  authentiques,  bien  observés,  scrupu- 
leusement sondés.  Or  qu'avez-vous  sur  la  genèse  des 
instincts?  Rien,  puis  rien,  toujours  rien. 

12 


178  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Vous  croyez  avoir  bâti  monument  en  blocs  cyclopéens, 
et  vous  n'avez  édifié  qu'un  château  de  cartes,  croulant 
au  souflle  des  réalités.  Le  Rhynchite  réel,  et  non  celui 
de  l'imagination,  l'insecte,  qu'il  est  loisible  à  chacun 
d'observer  et  d'interroger,  en  sa  naïve  sincérité  ose  vous 
le  dire. 

Il  vous  dit  :  «  Mes  industries  si  opposées  ne  peuvent 
dériver  l'une  de  l'autre.  Nos  talents  ne  sont  pas  le  legs 
d'un  ancêtre  commun,  car,  pour  nous  laisser  tel  héri- 
tage, l'initiateur  originel  aurait  dû  être  versé  à  la  fois 
dans  des  arts  incompatibles  :  celui  des  feuilles  roulées^ 
celui  des  noyaux  mis  en  perce,  celui  des  fruits  confits^ 
sans  compter  le  reste  que  vous  ignorez  encore.  S'il  s'est 
trouvé  inhabile  à  tout  faire,  il  a  dû,  pour  le  moins,  avec 
le  temps,  abandonner  un  premier  métier  et  en  appren- 
dre un  second,  puis  un  troisième,  puis  une  foule  d'au- 
tres dont  la  connaissance  est  réservée  aux  observateurs 
futurs.  Eh  bien,  pratiquer  plusieurs  industries  à  la  fois, 
ou  encore  de  spécialiste  en  tel  genre  se  faire  spécialiste 
en  tel  autre  genre  tout  différent,  foi  de  Rhynchite,  ce 
sont-là  choses  insensées  pour  des  hôtes.   » 

Ainsi  parle  le  Curculionide.  Complétons  son  dire. 
Les  instincts  des  trois  corps  de  métier  dont  il  est  fait  ici 
l'historique  ne  pouvant  en  aucune  façon  se  ramener  à 
une  origine  commune,  les  Rhynchites  correspondants, 
malgré  leur  extrême  ressemblance  de  structure,  ne 
sauraient  être  les  ramihcations  d'une  même  souche. 
Chacune  de  leurs  races  est  un  médaillon  indépendant, 
frappé  d'un  coin  spécial  dans  l'atelier  des  formes  et  des 
aptitudes.  Qu'est-ce  donc  lorsque,  aux  dissemblances 
des  instincts,  s'ajoutent  les  dissemblances  des  formes  ! 

Assez  philosophe.  Faisons  plus  intime  connaissance 


LE   RHYNCIIITE   DU    PRUNELLIER  170 

avec  rexploileur  des  prunelles.  Vers  la  fin  de  juillet, 
gTas  à  point,  le  ver  sort  de  son  noyau  et  descend  en 
terre.  Il  refoule  du  dos  et  du  front  la  poudre  environ- 
nante, il  s'y  ménage  niche  ronde,  qu'un  agglutinatif 
fourni  par  le  constructeur  consolide  un  peu,  de  façon  à 
prévenir  l'écroulement.  Semblables  préparatifs  de  nym- 
phose et  d'hivernation  sont  usités  du  Rhynchite  de  la 
vigne  et  de  celui  du  peuplier;  mais  ceux-ci  sont  plus 
précoces  dans  leur  évolution.  Septembre  n'est  pas  ter- 
miné qu'ils  ont  acquis,  en  majorité,  la  forme  adulte.  Je 
les  vois  reluire  dans  le  sable  de  mes  bocaux  ainsi  que 
des  pépites  vivantes.  Ces  globules  d'or  ont  prévision  de 
la  saison  froide,  d'approche  rapide  :  ils  ne  bougent  en 
général  de  leurs  souterrains.  Cependant,  séduits  par  de 
violents  coups  de  soleil,  les  derniers  de  l'année,  quelques 
Rhynchites  du  peuplier  remontent  à  l'air  libre ,  vien- 
nent s'informer  des  événements  climatériques.  Aux  pre- 
miers souffles  de  la  bise,  ces  aventureux  se  réfugieront 
sous  les  écorces  mortes,  peut-être  môme  périront-ils. 
L'hôte  du  prunellier  n'a  pas  cette  hâte.  L'automne 
touche  à  la  fm,  et  mes  enfouis  sont  toujours  à  l'état  de 
larves.  Qu'importe  ce  retard!  Tous  seront  prêts  quand 
l'arbuste  chéri  se  couvrira  de  fleurs.  Dès  le  mois  de  mai, 
en  effet,  l'insecte  abonde  sur  les  prunelliers. 

C'est  l'époque  des  liesses  insoucieuses.  Le  fruit  trop 
petit  encore,  de  noyau  sans  consistance  et  d'amande  en 
gelée  hyaline,  ne  conviendrait  pas  au  ver,  mais  il  fait 
le  régal  de  l'adulte,  qui,  d'un  mouvement  insensible, 
sans  aucune  manœuvre  de  vilebrequin,  plonge  sa  per- 
cerette  dans  la  pulpe,  l'enfonce  à  demi,  se  tient  là 
immobile  et  délicieusement  s'abreuve.  Le  jus  du  pru- 
neau s'extravase  sur  la  margelle  du  puits. 


180  SOUVENIRS  ENTOMOLOGIQUES 

Cet  amour  de  l'acerbe  prunelle  n'est  pas  exclusif.- 
Dans  mes  volières,  alors  môme  que  le  fruit  réglemen- 
taire est  présent,  le  Rhynchite  doré  accepte  très  bien  la 
cerise  verte  ainsi  que  la  prune  cultivée  à  peine  parve- 
nue à  la  grosseur  d'une  olive.  11  refuse  absolument, 
quoique  ronds  et  petits  ainsi  que  des  prunelles,  les  fruits 
du  cerisier  mahaleb ,  ou  cerisier  de  Sainte-Lucie,  sau- 
vageon fréquent  dans  les  broussailles  du  voisinage.  Leur 
saveur  de  droguerie  le  rebute. 

Quand  il  s'agit  de  l'œuf,  je  ne  parviens  pas  à  lui  faire 
accepter  la  prune  cultivée.  En  des  moments  de  pénurie, 
la  cerise  ordinaire  semble  moins  lui  répugner.  Si  l'es- 
tomac de  la  mère  est  satisfait  d'une  pulpe  astringente 
quelconque,  celui  du  ver  réclame  une  amande  douce 
dans  un  coffret  étroit,  de  médiocre  résistance.  Celle  du 
cerisier,  assaisonnée  d'acide  prussique  et  quelque  peu 
amère,  n'est  acceptée  qu'avec  hésitation  ;  celle  du  pru- 
nier, renfermée  dans  un  noyau  dont  la  forte  paroi  op- 
poserait trop  pénible  obstacle  d'abord  à  l'entrée,  puis  à 
la  sortie  du  ver,  est  absolument  dédaignée.  La  pondeuse, 
très  au  courant  de  ses  affaires  de  ménage,  refuse  donc 
pour  sa  famille  tout  fruit  à  noyau  autre  que  la  prunelle. 

Yoyons-la  à  l'ouvrage.  Dans  la  première  quinzaine 
de  juin,  la  ponte  est  en  pleine  activité.  A  cette  époque, 
les  prunelles  commencent  à  se  colorer  de  violacé.  Elles 
sont  fermes,  à  peu  près  de  la  grosseur  d'un  pois,  ce  qui 
n'est  pas  loin  du  volume  final.  Le  noyau  est  ligneux, 
résiste  au  couteau;  l'amande  a  pris  consistance. 

Les  fruits  attaqués  présentent  deux  genres  de  fosset- 
tes, brunies  par  des  tissus  mortifiés.  Les  unes,  les  plus 
nombreuses,  sont  des  entonnoirs  peu  profonds,  presque 
toujours  comblés  par  une  larme  de  gomme  durcie.  En 


LE   RIIYNCHITE   DU    PRUNELLIER  181 

ces  points,  l'insecte  a  pris  simplement  réfection,  sans 
dépasser  la  demi-épaisseur  à  peu  près  de  la  couche  pul- 
peuse. Plus  tard,  les  exsudations  de  la  blessure  ont 
rempli  la  cavité  d'un  tampon  gommeux. 

Les  autres  fossettes,  plus  amples  et  irrégulièrement 
polygonales,  plongent  jusqu'au  noyau.  Leur  ouverture 
mesure  près  de  quatre  millimètres,  et  leurs  parois,  au 
lieu  d'être  obliques  comme  celles  des  exploitations  ali- 
mentaires, se  dressent  perpendiculairement  sur  le  noyau 
mis  à  nu.  Remarquons  encore  un  détail  dont  nous  ver- 
rons tout  à  l'heure  l'importance  :  il  est  rare  d'y  trouver 
de  la  gomme,  contenu  habituel  des  autres  cavités.  Ces 
fossettes,  libres  d'obstruction,  sont  des  établissements 
de  famille.  J'en  compte  deux,  trois,  quatre  sur  la  même 
prunelle,  parfois  une  seule.  Très  fréquemment,  elles 
sont  accompagnées  d'érosions  superficielles  en  enton- 
noir où  le  Charançon  s'est  repu. 

Les  amples  fossettes  descendant  jusqu'au  noyau  con- 
stituent une  sorte  de  cratères  irréguliers,  au  centre  des- 
quels s'élève  toujours  un  mamelon  de  pulpe  brune.  Il 
n'est  pas  rare  de  distinguer  avec  la  loupe  une  fine  per- 
foration au  sommet  de  ce  cône  central;  d'autres  fois 
l'orifice  est  clos,  mais  de  façon  lâche  qui  laisse  soupçon- 
ner des  relations  avec  les  profondeurs. 

Coupons  ce  cône  suivant  son  axe.  A  sa  base  est  un 
mignon  godet  hémisphérique  creusé  dans  l'épaisseur 
du  noyau.  Là,  sur  un  lit  de  subtile  poussière  provenant 
du  travail  d'érosion,  repose  un  œuf  jaune,  ovalaire,  d'un 
millimètre  environ  dans  son  plus  grand  diamètre.  Au- 
dessus  de  l'œuf  se  dresse,  comme  toit  défensif,  le  cône 
de  marmelade  brune,  percé  dans  toute  sa  longueur  d'un 
canalicule,  tantôt  en  plein  libre  et  tantôt  à  demi  obstrué. 


182  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

La  structure  de  Touvragenous  dit  la  marche  de  Topé- 
ration.  Dans  la  couche  charnue  de  la  prunelle,  la  mère, 
consommant  la  substance  ou  la  rejetant  s'il  yen  a  trop 
pour  son  .appétit,  pratique  d'abord  une  fosse  à  parois 
dressées,  et  met  totalement  à  nu,  sur  le  noyau,  une 
aire  d'ampleur  convenable.  Puis,  au  centre  de  l'aire, 
elle  burine  de  son  poinçon  une  petite  coupe  plongeant 
à  mi-épaisseur  de  la  coque.  Là,  sur  un  fin  matelas  de 
râpure,  l'œuf  est  pondu.  Enfin,  comme  système  de  dé- 
fense, la  pondeuse  dresse  au-dessus  du  godet  et  de  son 
contenu  une  toiture  pointue,  un  mamelon  de  marme- 
lade fournie  par  les  parois  de  la  fosse. 

L'insecte  travaillant  très  bien  en  captivité  pourvu 
qu'on  lui  accorde  ampleur  d'espace,  soleil  et  rameau 
garni  de  prunelles,  il  est  aisé  d'assister  aux  manœuvres 
de  la  pondeuse;  mais  ce  qu'on  retire  d'une  observation 
assidue  se  réduit  à  bien  peu. 

La  journée  presque  entière,  la  mère  se  tient  campée 
en  un  point  du  fruit,  immobile  et  le  rostre  plongé  dans 
la  pulpe.  D'ordinaire,  nul  mouvement  de  sa  part,  rien 
qui  trahisse  des  efforts. 

De  temps  à  autre,  un  mâle  la  visite,  lui  grimpe  sur 
le  dos,  l'enlace  et  très  doucement  la  berce  en  oscillant 
lui-même.  Sans  se  laisser  détourner  de  son  grave  tra- 
vail, l'enlacée  obéit  passivement  au  roulis.  C'est  un 
moyen  peut-être  de  tromper  les  longues  heures  néces- 
saires à  l'établissement  d'un  œuf. 

En  voir  davantage  est  bien  difficile.  Le  rostre  fonc- 
tionne dans  les  mystères  de  la  pulpe,  et  à  mesure  que 
la  fosse  s'ouvre,  s'amplifie,  l'excavatrice  la  masque  de 
son  avant.  Le  creux  est  prêt.  La  mère  se  retire  et  se 
retourne.  J'entrevois  un  instant  au  fond  du  cratère  le 


LE   RHYNCHITE   DU   PRUNELLIER  183 

noyau  mis  à  découvert,  et  au  centre  de  l'aire  dénudée, 
une  petite  coupe.  Aussitôt  l'œuf  déposé  dans  ce  godet, 
nouveau  retournement,  et  plus  rien  n'est  visible  jus- 
qu'à la  fin  de  l'ouvrage. 

De  quelle  façon  s'y  prend  la  pondeuse  pour  dresser 
au-dessus  de  l'œuf  un  amoncellement  défensif,  un  cône, 
un  obélisque  assez  incorrect  de  forme,  mais  si  curieux 
par  son  étroit  canal  de  cheminée?  Comment  surtout 
parvient-elle  à  ménager  dans  la  molle  masse  ce  défilé 
de  communication?  Ce  sont  là  détails  qu'il  ne  faut 
guère  songer  à  surprendre,  tant  l'insecte  travaille  avec 
discrétion.  Bornons-nous  à  savoir  que  le  rostre  seul, 
sans  intervention  des  pattes,  creuse  le  cratère  et  y  dresse 
le  cône  central. 

Avec  les  chaleurs  de  juin,  moins  d'une  semaine  suffit 
à  l'éclosion.  La  bonne  fortune,  sollicitée  du  reste  par 
des  essais  à  fatiguer  le  peu  que  j'ai  de  patience,  me 
vaut  intéressant  spectacle.  J'ai  sous  les  yeux  un  nou- 
veau-né. Il  vient  de  rejeter  la  dépouille  de  l'œuf;  il 
s'agite,  très  affairé,  dans  sa  coupe  poudreuse.  Pourquoi 
tel  émoi?  Yoici  :  pour  atteindre  l'amande,  sa  ration, 
l'animalcule  doit  achever  la  fossette,  la  convertir  en 
lucarne  d'introduction. 

Besogne  énorme  pour  un  point  de  glaire.  Mais  ce 
débile  point  a  trousse  de  charpentier;  ses  mandibules, 
fines  gouges,  ont  reçu,  dès  le  germe,  la  trempe  néces- 
saire. Le  vermisseau  se  met  incontinent  à  l'ouvrage.  Le 
lendemain,  par  un  subtil  pertuis  où  s'engagerait  à 
peine  une  aiguille  médiocre,  il  a  pénétré  en  terre  pro- 
mise, il  est  en  possession  de  l'amande. 

Une  autre  bonne  fortune  me  dit  en  partie  l'utilité  du 
cône  central  percé  en  cheminée.  La  mère,  creusant  la 


184  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

fosse  clans  la  chair  de  la  prunelle,  boit  les  sucs  extrava- 
s6s,  mange  la  pulpe.  C'est  la  façon  la  plus  directe  de 
faire  disparaître  les  déblais  sans  se  déranger  du  travail. 
Quand  elle  burine  à  la  surface  du  noyau  le  godet  qui 
doit  recevoir  l'œuf,  elle  laisse  en  place  la  fine  vermou- 
lure, matière  excellente  comme  couchette  du  germe, 
mais  non  utilisable  comme  aliment. 

Le  vermisseau,  de  son  côté,  que  fera-t-il  de  sa  pou- 
dre ligneuse  à  mesure  qu'il  approfondit  la  fossette  pour 
gagner  F  amande?  Eparpiller  les  déblais  aux  alentours 
n'est  pas  possible  :  l'espace  manque  ;  s'en  nourrir,  les 
loger  dans  l'estomac  est  moins  possible  encore  :  ce  n'est 
pas  avec  cette  aride  semoule  que  se  prennent  les  pre- 
mières bouchées  quand  on  attend  le  laitage  d'une 
amande. 

Le  ver  naissant  a  méthode  meilleure.  De  quelques 
poussées  de  l'échiné,  il  refoule  au  dehors,  par  la  che- 
minée du  cône,  les  déblais  encombrants.  Il  m'arrive  de 
voir,  en  effet,  un  point  blanc  et  poudreux  au  sommet  du 
mamelon  central.  Ce  mamelon  canaliculé  est  donc  un 
ascenseur  par  où  sont  évacués  les  déblais  de  l'excava- 
tion. 

Là  ne  peut  se  borner  l'utilité  de  la  curieuse  pièce  : 
l'insecte,  toujours  économe,  ne  s'est  pas  mis  en  frais 
d'un  haut  obélisque  creux  dans  le  seul  but  de  préparer 
une  voie  aux  atomes  de  poussière  gênant  le  ver  dans 
son  travail.  Avec  moindres  dépenses,  le  môme  résultat 
pouvait  s'obtenir,  et  le  Curculionide  est  trop  bien  avisé 
pour  construire  le  complexe  lorsque  le  simple  suffit. 
Liformons-nous  mieux. 

Il  est  d'évidence  que  l'œuf,  déposé  dans  un  godet  à 
la  surface  du  noyau,  a  besoin  d'une  toiture  défensive. 


LE   RHYNCHITE   DU   PRUNELLIEII  185 

En  outre,  le  vermisseau,  travaillant  tout  à  l'heure  le 
fond  de  sa  coupe  pour  atteindre  l'amande,  réclamera 
une  porte  de  débarras  en  son  étroit  logis.  Une  menue 
coupole,  surbaissée,  avec  lucarne  pour  l'évacuation  des 
balayures,  remplirait,  semble-t-il,  toutes  les  conditions 
voulues.  Pourquoi  donc  alors  le  luxe  de  cette  cheminée 
pyramidale  qui  s'élève  jusqu'au  niveau  supérieur  de  la 
fosse,  ainsi  que  se  dresse  un  cône  d'éruption  au  centre 
d'un  cratère  volcanique? 

Les  cratères  de  la  prunelle  ont  leurs  laves,  c'est-à-dire 
leurs  aftlux  de  gomme,  qui  pleure  des  divers  points 
blessés,  puis  se  durcit  en  blocs.  Telle  coulée  encombre 
toute  excavation  où  l'insecte  n'a  fait  que  prendre  nour- 
riture. Les  grandes  fosses  à  cône  central  en  sont,  au 
contraire,  dépourvues,  ou  n'en  présentent  que  de  mai- 
gres pleurs  sur  leurs  parois. 

La  pondeuse,  cela  saute  aux  yeux,  a  pris  certaines 
précautions  pour  défendre  le  gîte  de  l'œuf  contre  l'in- 
vasion de  la  gomme.  Elle  a  d'abord  donné  plus  d'am- 
pleur à  la  cavité  afin  d'éloigner  convenablement  du 
germe  la  perfide  muraille,  ^uant  le  visqueux;  elle  a  de 
plus  creusé  la  pulpe  jusqu'au  noyau,  elle  a  dénudé  à 
fond  une  aire  de  parfaite  netteté  d'oii  plus  rien  de  dan- 
gereux ne  peut  sourdre. 

Ce  n'est  pas  encore  assez  :  distantes  et  dressées  à  pic 
sur  le  nu,  les  parois  de  la  fosse  sont  toujours  à  crain- 
dre. Dans  quelques  prunelles  et  dans  certains  cas,  peut- 
être  donneront-elles  de  la  gomme  en  surabondance.  Le 
seul  moyen  de  conjurer  le  péril  est  d'élever  au-dessus 
de  l'œuf,  jusqu'au  niveau  supérieur  du  cratère,  une  bar- 
ricade capable  d'arrêter  la  coulée.  Telle  est  la  raison  du 
cône  central.  S'il  y  a  éruption  copieuse,  la  gomme  corn- 


186  SOUVENIRS  ENTOMOLOGIQUE S 

Liera  l'espace  annulaire,  mais  du  moins  elle  ne  couvrira 
pas  le  point  où  gît  l'œuf.  Le  haut  obélisque,  insubmer- 
sible, est  donc  ouvrage  défensif  de  très  ingénieuse 
invention. 

Cet  obélisque  est  creux  suivant  son  axe.  Nous  venons 
de  le  voir  servir  d'ascenseur  aux  déblais  que  le  jeune 
ver  refoule  en  dehors  quand  il  approfondit  la  cuvette 
natale  et  la  convertit  en  un  couloir  donnant  accès  dans 
le  noyau.  Mais  c'est  là  rôle  très  secondaire;  un  autre 
lui  revient,  d'importance  majeure. 

Tout  germe  respire.  Dans  sa  coupe  à  matelas  de  ver- 
moulure, l'œuf  du  Rhynchite  exige  l'accès  de  l'air,  accès 
très  modéré  sans  doute,  mais  enfin  jamais  nul.  Par  le 
défilé  de  son  toit  conique,  l'air  lui  arrive  et  se  renou- 
velle, même  si  de  mauvaises  chances  ont  rempli  le 
cratère  de  gomme. 

Tout  être  vivant  respire.  Le  vermisseau  vient  d'entrer 
dans  la  coque  du  fruit  en  pratiquant  une  ouverture 
comme  n'en  feraient  pas  d'aussi  précises  nos  plus  sub- 
tiles percerettes.  Il  est  maintenant  dans  un  coffret  her- 
métique, dans  un  tonnelet  imperméable,  goudronné 
en  outre  de  pulpe  gommeuse.  Il  lui  faut  de  l'air  cepen- 
dant, encore  plus  qu'à  l'œuf. 

Eh  bien,  l'aération  se  fait  par  le  soupirail  que  le  ver 
a  pratique  à  travers  l'épaisseur  du  noyau.  Si  menue 
que  soit  la  lucarne  respiratoire,  elle  suffit,  à  la  condi- 
tion qu'elle  ne  se  bouche  pas.  Rien  de  pareil  n'est  à 
craindre,  même  avec  un  excès  de  gomme.  Au-dessus 
du  soupirail  se  dresse  le  cône  défensif,  continuant,  par 
son  canal,  la  communication  avec  le  dehors. 

J'ai  désiré  savoir  comment  se  conduiraient,  dans  une 
atmosphère  très  limitée  et  non  renouvelable,  des  reclus 


LE   RIIYISCHITE    DU   PllUNELLIER  187 

plus  vigoureux  que  rermite  de  la  prunelle.  Il  me  les 
faut  en  cette  période  de  repos  qui  précède  la  métamor- 
phose. Alors  l'animal  a  terminé  sa  croissance;  il  ne 
prend  plus  de  nourriture,  il  est  à  peu  près  inerte.  Il  vit 
aux  moindres  frais,  comparable  à  la  semence  qui  germe. 
Pour  lui,  le  besoin  d'air  est  réduit  jusqu'aux  limites  du 
possible. 

Indifférent  au  choix,  j'utilise  ce  que  j'ai  sous  la  main. 
Et  d'abord  les  larves  du  Brachyçère,  le  Charançon  con- 
sommateur de  l'ail.  Depuis  une  semaine,  elles  ont 
abandonné  lebulbille  rongé  et  sont  descendues  en  terre, 
oii,  immobiles  dans  leur  niche,  elles  se  préparent  à  la 
transformation.  J'en  mets  six  dans  un  tube  de  verre, 
scellé  par  un  bout  à  la  lampe  d'émailleur.  Je  les  sépare 
l'une  de  l'autre  au  moyen  de  cloisons  de  liège,  de  façon 
à  ménager  pour  chacune  une  loge  comparable  d'am- 
pleur à  la  niche  naturelle.  Ainsi  garni,  le  tube  est 
fermé  avec  un  excellent  bouchon  auquel  se  superpose 
une  couche  de  cire  d'Espagne.  La  clôture  est  parfaite. 
Aucun  échange  gazeux  n'est  possible  entre  l'intérieur 
et  l'extérieur;  enfin  chaque  larve  est  strictement  réduite 
à  la  petite  atmosphère  que  je  lui  ai  mesurée  à  peu  près 
sur  la  capacité  des  loges  souterraines. 

Semblables  préparations  sont  faites ,  les  unes  avec 
des  larves  de  Cétoine  extraites  de  leurs  coques  à  mé- 
tamorphose, les  autres  avec  des  nymphes  du  même 
insecte.  Que  deviendront  ces  divers  emmurés,  à  vie 
latente,  suspendue,  la  moins  exigeante  en  aération? 

Deux  semaines  après,  le  spectacle  est  concluant.  Mes 
tubes  ne  contiennent  plus  qu'une  odieuse  bouillie  ca- 
davérique. L'exhalation  aqueuse  n'a  pu  se  faire,  l'air- 
renouvelé  n'est  pas  venu  assainir  le  local,  vivifier  larves 


i88  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

et  nymphes;  et  tout  a  péri,  tout  est  tombé  en  pourri- 
ture. 

Le  coffret  de  la  prunelle,  malgré  sa  fermeture  her- 
métique, n'est  pas  récipient  aussi  rigoureux  que  mes 
prisons  de  verre.  Il  s'y  tait  des  échanges  gazeux,  puis- 
que Famande,  corps  vivant  elle  aussi,  s'y  maintient 
prospère.  Mais  ce  qui  suffit  à  la  vie  d'une  semence 
doit  être  insuffisant  lorsqu'il  s'agit  de  la  vie  bien  plus 
active  de  Fanimal.  Le  ver  du  Rhynchite,  pendant  les 
quelques  semaines  qu'il  met  à  gruger  son  amande, 
serait  donc  fort  compromis  s'il  n'avait  d'autres  res- 
sources respiratoires  que  l'atmosphère  si  limitée  et  si 
peu  renouvelable  du  noyau. 

Tout  semble  affirmer  que  si  le  soupirail,  œuvre  de 
son  burin,  venait  à  se  boucher  d'une  larme  dégomme, 
le  reclus  périrait,  ou  du  moins  traînerait  vie  languis- 
sante, incapable  d'émigrer  en  terre  au  moment  voulu. 
Le  soupçon  mérite  d'être  confirmé. 

Je  prépare  en  conséquence  une  poignée  de  prunelles; 
je  fais  moi-même  ce  qui  serait  advenu  naturellement 
sans  les  précautions  de  la  pondeuse.  Je  noie  le  cratère 
et  son  cône  central  sous  une  goutte  de  gomme  arabi- 
que en  dissolution  épaisse.  Ma  préparation  visqueuse 
équivaut  au  produit  du  prunellier.  La  goutte  durcie, 
j'en  ajoute  d'autres  jusqu'à  ce  que  l'extrémité  du  cône 
disparaisse  dans  l'épaisseur  de  l'enduit.  Quant  au  reste 
àsi  fruit,  il  est  laissé  tel  quel. 

Gela  fait,  attendons,  mais  en  laissant  les  prunelles  à 
l'air  libre  comme  elles  le  sont  sur  larbuste.  Là  ne  se 
ramolliront  pas  les  concrétions  gommeuses,  ce  qui  ne 
manquerait  pas  d'arriver  dans  un  bocal,  à  la  faveur  de 
la  seule  humidité  fournie  par  les  fruits. 


LE   RHYNGIIITE   DU   PRUNELLIER  189 

Sur  la  fin  de  juillet,  des  prunelles  laissées  en  l'état 
naturel  me  donnent  les  premiers  cmigrants;  l'exode  se 
poursuit  une  partie  du  mois  d'août.  L'orifice  de  sortie 
est  un  trou  rond,  très  net,  comparable  à  celui  du  Bala- 
nin  des  noisettes.  Exactement  comme  le  ver  de  ce  der- 
nier, l'émigrant  se  passe  à  la  filière  et  se  délivre  par 
une  gymnastique  qui  gonfle  la  portion  du  corps  déjà 
extraite  au  moyen  des  humeurs  refoulées  de  la  portion 
encore  prisonnière. 

La  lucarne  de  délivrance  parfois  se  confond  avec  le 
fin  pertuis  d'entrée;  plus  souvent  elle  est  à  côté;  au 
grand  jamais  elle  ne  se  trouve  en  dehors  de  l'aire  nue 
qui  forme  le  fond  du  cratère.  Il  répugne  au  ver,  paraît- 
il,  de  rencontrer  sous  les  mandibules  la  molle  pulpe  de 
la  prunelle.  Excellent  pour  buriner  le  bois  dur,  l'outil 
s'empêtrerait  peut-être  dans  une  masse  glutineuse. 
Cela  devrait  se  remuer  avec  une  cuiller,  et  non  avec 
une  gouge  à  tarauder.  Toujours  est-il  que  la  sortie  s'o- 
père toujours  en  un  point  de  l'aire  si  bien  nettoyée  par 
la  pondeuse.  Là,  ni  gomme  ni  grasse  pulpe,  contraires 
au  bon  fonctionnement  de  l'outil. 

En  même  temps,  que  se  passe-t-il  avec  les  prunelles 
gommées?  Rien  du  tout.  J'attends  un  mois  :  rien  encore. 
J'en  attends  deux,  trois,  quatre  :  rien,  toujours  rien. 
Aucun  ver  ne  sort  de  mes  préparations.  Enfin,  en  dé- 
cembre, je  me  décide  à  voir  ce  qui  est  advenu  là 
dedans.  Je  casse  les  noyaux  dont  j'ai  obturé  le  soupi- 
rail avec  de  la  gomme. 

La  plupart  renferment  un  vermisseau  mort,  dessé- 
ché tout  jeune.  Quelques-uns  contiennent  une  larve 
vivante,  bien  développée,  mais  de  peu  de  vigueur.  La 
bête,  on  le  voit,  a  pâti,  non  de  nourriture,  car  l'amande 


190  SOUVENIRS   ENTOMO  LOGIQUES 

est  presque  en  entier  consommée,  mais  d'un  autre 
besoin  non  satisfait.  Enfin  un  petit  nombre  me  mon- 
tre larvée  vivante  et  trou  de  sortie  régulièrement  pra- 
tiqué. Ces  privilégiées,  emmurées  de  gomme  peut- 
être  lorsqu'elles  avaient  déjà  leur  entière  croissance, 
ont  eu  la  force  de  perforer  le  coffre;  mais,  trouvant  au- 
dessus  du  bois  l'odieux  mastic,  œuvre  de  mes  perfi- 
dies, elles  se  sont  obstinément  refusées  à  trouer  plus 
avant.  L'obstacle  gommeux  les  a  arrêtées  net  ;  et  il 
n'est  pas  dans  leurs  usages  d'aller  essayer  la  délivrance 
ailleurs.  Hors  de  l'aire  nue,  fond  du  cratère,  elles  ren- 
contreraient infailliblement  la  pulpe,  non  moins  détes- 
tée que  la  gomme.  En  somme,  de  la  collection  de  lar- 
ves soumises  à  mes  artifices,  aucune  n'a  prospéré  ;  la 
clôture  de  gomme  leur  a  été  fatale. 

Ce  résultat  met  fin  à  mes  hésitations  :  le  cône  dressé 
au  centre  de  la  fosse  est  nécessaire  à  la  vie  du  ver 
reclus  dans  le  noyau.  Son  canal  est  une  cheminée  d'aé- 
ration. 

Chaque  espèce  assurément  possède  son  art  particu- 
lier de  conserver  des  rapports  avec  l'extérieur,  lorsque 
la  larve  vit  dans  un  milieu  où  le  renouvellement  de 
l'air  serait  trop  difficultueux  ou  môme  impossible  si 
des  précautions  n'étaient  prises.  En  général,  une  fissure, 
un  couloir  plus  ou  moins  libre  et  ouvrage  habituel  du 
ver,  suffisent  à  l'aération  de  la  demeure.  Parfois  c'est 
lanière  elle-même  qui  veille  à  ces  exigences  de  l'hygiène, 
et  alors  la  méthode  suivie  est  frappante  d'ingéniosité. 
Rappelons,  à  ce  sujet,  les  merveilles  des  Bousiers. 

Le  Scarabée  sacré  moule  en  forme  de  poire  la  miche 
de  son  ver;  le  Copris  espagnol  la  façonne  en  ovoïde. 
C'est   compact,    homogène,    imperméable  à  l'air  tout 


LE    RHYNCHITE    DU   PRUiNELLIER  191 

autant  qu'un  ouvrage  de  stuc.  Respirer  en  ces  logis 
serait  à  coup  sûr  très  difficultueux,  mais  le  danger  est 
prévu.  Regardons  au  bout  du  mamelon  de  la  poire  et 
au  pôle  supérieur  de  l'ovoïde.  Pour  peu  que  l'on  réflé- 
chisse, la  surprise  et  l'admiration  vous  gagnent. 

Il  y  a  là,  et  seulement  là,  non  plus  la  pâte  imperméa- 
ble du  reste  de  l'ouvrage,  mais  un  tampon  filandreux, 
un  disque  de  grossier  velours  hérissé  de  fibrilles,  une 
rondelle  de  feutre  lâche  à  travers  laquelle  peuvent  s'ef- 
fectuer les  échanges  gazeux.  Un  filtre  y  remplace  la 
matière  compacte.  L'aspect  seul  dit  assez  la  fonction 
de  ce  point.  Si  des  doutes  venaient,  voici  de  quoi  les 
dissiper. 

Je  vernis,  en  plusieurs  couches,  l'aire  fibrilleuse;  je 
prive  le  filtre  de  sa  porosité,  sans  rien  modifier  autre 
part.  Maintenant  laissons  faire.  Quand  vient  l'époque 
de  la  sortie,  aux  premières  pluies  automnales,  cassons 
les  pilules.  Elles  ne  contiennent  plus  que  des  cadavres 
desséchés. 

Un  œuf  que  l'on  vernit  est  frappé  de  mort;  mis  sous 
la  couveuse,  il  reste  inerte  caillou.  Le  poulet  a  péri  en 
son  germe.  De  même  périssent  le  Scarabée,  le  Copris 
et  les  autres  quand  on  a  vernissé  la  rondelle  de  feutre 
faisant  ofiice  de  soupirail  respiratoire. 

Cette  méthode  d'un  tampon  perméable  est  reconnue  de 
telle  efficacité,  qu'elle  se  généralise  chez  les  pilulaires 
des  régions  les  plus  éloignées.  Le  Phanée  splendide,  le 
Bolbites  onitoïde  de  Buenos-Ayres,  s'y  adonnent  avec 
le  môme  zèle  que  les  Bousiers  de  la  Provence. 

Un  des  hôtes  des  pampas  fait  usage  d'un  autre  pro- 
cédé, imposé  par  la  matière  qu'il  manipule.  C'est  le 
Phanée  Milon,"  artiste  potier  et  préparateur  de  char- 


192  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

cuterie.  Avec  de  l'argile  très  fine,  il  fabrique  une  gourde 
au  centre  de  laquelle  est  placé  un  godiveau  rond, 
fourni  par  les  sanies  d'un  cadavre.  Le  ver  à  qui  sont 
destinées  ces  victuailles  éclôt  dans  un  étage  supérieur, 
séparé  de  la  soute  aux  vivres  par  une  cloison  d'argile. 

Comment  respirera  ce  ver,  dans  sa  loge  d'en  haut 
d'abord,  puis  dans  la  pièce  d'en  bas,  quand  il  aura  per- 
foré le  plancher  et  atteint  le  pâté  froid?  La  demeure  est 
une  poterie,  une  jarre  de  brique  dont  la  paroi  mesure 
parfois  un  travers  de  doigt  d'épaisseur.  A  travers  pa- 
reille enceinte,  l'accès  de  l'air  est  absolument  impos- 
sible. La  mère,  qui  le  savait,  a  disposé  les  choses  en 
conséquence.  Suivant  l'axe  du  col  de  la  gourde,  elle 
a  ménagé  un  étroit  défilé  par  où  les  fluides  gazeux 
peuvent  aller  et  venir.  Sans  recourir  à  Tobstruction  au 
moyen  d'un  vernis  ou  d'autre  chose,  il  est  tout  clair 
que  ce  menu  canal  est  une  cheminée  d'aération. 

Exposé  sur  son  fruit  au  péril  de  la  gomme,  le  Rhyn- 
chite  dépasse  en  délicates  précautions  le  charcutier  des 
pampas.  Sur  le  point  oii  repose  l'œuf,  il  dresse  un  obé- 
lisque, l'équivalent  du  col  de  la  gourde  dans  l'ouvrage 
du  Phanée;  pour  donner  de  l'air  au  germe,  il  laisse 
creux,  comme  le  fait  le  potier,  l'axe  du  mamelon.  De 
part  et  d'autre,  le  ver  nouveau-né  doit,  en  ses  débuts, 
faire  rude  besogne  :  l'un  burine  le  noyau,  l'autre  per- 
fore cloison  de  brique.  Les  voilà  tous  deux  arrivés,  le 
premier  sur  son  amande,  le  second  sur  son  godiveau. 
Derrière  eux,  ils  ont  laissé  lucarne  ronde  qui  fait  suite 
au  canal  ouvrage  de  la  mère.  Ainsi  est  assurée  la  com- 
munication de  l'intérieur  de  l'établissement  avec  l'at- 
mosphère extérieure. 

La  comparaison  ne  peut  plus  se  poursuivre,   tant 


LE   RHYNCHIÏE    DU    PRUNELLIER  193 

rincliislrie  du  Rhynchite  en  danger  d'asphyxie  par  la 
gomme  dépasse  l'industrie  de  l'autre,  en  parfaite  sécu- 
rité dans  son  pot  d'argile.  Le  Gurculionide  doit  se  préoc- 
cuper des  terribles  exsudations  qui  menacent  de  le  sub- 
merger, de  l'étouffer.  La  pondeuse  élève  donc  d'abord 
le  cùne  défensif,  la  cheminée  d'aération,  à  une  hau- 
teur que  la  coulée  gommeuse  n'atteindra  pas  ;  ensuite, 
autour  de  ce  rempart  de  marmelade,  elle  pratique  vaste 
circonvallation,  qui  laisse  à  distance  la  paroi  suant  la 
matière  dangereuse.  Si  l'éruption  est  trop  forte,  la  vis- 
cosité s'amassera  dans  le  cratère  sans  mettre  en  péril 
l'orifice  respiratoire. 

Si  le  Rhynchite  et  ses  émules  en  moyens  défensifs 
contre  les  périls  d'asphyxie  ont  appris  d'eux-mêmes 
leur  industrie,  par  degrés,  en  passant  d'une  méthode 
de  peu  de  succès  à  une  autre  plus  satisfaisante  ;  s'ils 
sont  réellement  fils  de  leurs  œuvres,  n'hésitons  pas, 
dût  l'amour-propre  en  souffrir  :  reconnaissons -les 
comme  des  ingénieurs  capables  d'en  remontrer  à  nos 
diplômés;  proclamons  le  Charançon  microcéphale  un 
puissant  cerveau,  prodigieux  inventeur. 

Vous  n'osez  aller  jusque-là;  vous  préférez  recourir 
aux  chances  du  hasard.  Ah!  la  mesquine  ressource 
que  le  hasard  lorsqu'il  s'agit  de  combinaisons  aussi 
rationnelles  !  Autant  vaudrait  lancer  en  l'air  les  carac- 
tères de  l'alphabet  et  s'attendre  à  les  voir  former,  en 
retombant,  tel  vers  choisi  dans  un  poème  ! 

Au  lieu  de  matagraboliser  en  son  entendement  des 
concepts  tortueux,  combien  il  est  plus  simple,  et  sur- 
tout plus  véridique,  de  dire  :  «  Un  Ordre  souverain 
régente  la  matière.  »  C'est  ce  que  nous  affirme,  en  son 
humilité,  le  Charançon  de  la  prunelle. 

13 


XIV 


LES  CRIOCERES 


Intraitable  disciple  de  saint  Thomas,  avant  de  dire 
oui,  je  veux  voir  et  toucher,  non  une  fois,  mais  deux, 
trois,  indéfiniment,  jusqu'à  ce  que  mon  incrédulité  ploie 
sous  le  faix  des  témoignages.  Eh  oui,  la  conformation 
ne  décide  pas  des  instincts,  l'outillage  n'impose  pas  le 
métier.  Après  les  Rhynchites,  voici  maintenant  les  Crio- 
cères  qui  nous  le  certifient.  J'en  interroge  trois,  tous 
fréquents,  trop  fréquents  dans  mon  enclos.  Sans  re- 
cherches en  saison  convenable,  je  les  ai  sous  les  yeux 
toutes  les  fois  que  je  désire  leur  demander  un  rensei- 
gnement. 

Le  premier  est  le  Criocère  du  lis.  Puisque  le  latin 
dans  ses  mots  brave  l'honnêteté,  disons  son  nom  scien- 
tifique, Crioceris  merdigera,  Lin.,  mais  ne  le  traduisons 
pas,  et  surtout  ne  le  répétons  pas.  La  décence  nous  le 
défend.  Je  n'ai  jamais  compris  quelle  nécessité  il  y  avait, 
en  histoire  naturelle,  d'affliger  d'un  terme  odieux  telle 
élégante  fleur,  tel  gracieux  animal. 

Il  est  superbe,  en  effet,  notre  Criocère,  si  maltraité 
par  la  nomenclature.  Bien  pris  de  forme,  ni  trop  gros 
ni  trop  petit,  il  est  d'un  magnifique  rouge  corail,  avec 
la  tcte  et  les  pattes  d'un  noir  de  jais.  Chacun  le  con- 
naît, pour  peu  qu'au  printemps  il  ait  donné  un  coup 


LES  GRIOGÉRES  19o 

d'œil  au  lis,  dont  la  hampe  déjà  s'annonce  au  centre  de 
la  rosace  de  feuilles.  Un  Coléoptère,  de  taille  au-dessous 
de  la  moyenne  et  d'un  vermillon  comparable  à  celui  de 
la  cire  d'Espagne,  stationne  sur  la  plante.  Votre  main 
s'avance  pour  le  saisir.  Aussitôt,  paralysé  de  panique, 
il  se  laisse  tomber  à  terre. 

Attendons  quelques  jours  et  revenons  au  lis,  qui  pe- 
tit à  petit  s'allonge,  commence  à  montrer  ses  boutons, 
rassemblés  en  paquet.  L'insecte  rouge  y  est  toujours. 
En  outre,  les  feuilles,  profondément  ébréchées,  rédui- 
tes en  loques,  sont  souillées  de  petits  monceaux  d'une 
ordure  verdàtre.  On  dirait  qu'un  maléfice  a  broyé  le 
feuillage,  puis  l'a  semé  de-ci,  de-là,  en  éclaboussures 
de  marmelade. 

Or  cet  immondice  se  déplace,  lentement  chemine. 
Surmontons  notre  répugnance,  et  du  bout  d'une  paille 
sondons  les  monceaux.  Nous  mettons  à  découvert,  nous 
déshabillons  une  larve  disgracieuse,  pansue,  colorée 
d'orangé  pâle.  C'est  le  ver  du  Criocère. 

La  flanelle  dont  nous  venons  de  le  dépouiller  serait 
d'origine  inavouable  autre  part  que  chez  l'insecte, 
industriel  sans  vergogne.  Ce  pourpoint  est  obtenu,  en 
effet,  avec  les  excréments  de  la  bete.  Au  lieu  de  fienter 
en  bas,  méthode  surannée,  le  ver  du  Criocère  fiente  en 
haut  et  reçoit  sur  l'échiné  les  matériaux  résiduels  de 
l'intestin,  matériaux  qui  progressent  d'arrière  en  avant 
à  mesure  que  se  plaque  nouveau  bourrelet  à  la  suite  des 
autres.  Réaumur  a  décrit  avec  complaisance  de  quelle 
façon  la  couverture  s'avance  du  croupion  à  la  tète  au 
moyen  de  glissements  sur  des  plans  inclinés,  modifica- 
tions de  l'échiné  ondulante.  Inutile  de  revenir  après  le 
maître  sur  cette  mécanique  stercorale. 


196  SOUVENIRS  ENTOMOLOGIQUES 

Nous  voilà  renseignés  sur  les  motifs  qui  ont  valu 
au  Criocère  du  lis  prénom  honteux,  relégué  dans  les 
archives  officielles  :  de  ses  déjections,  le  ver  se  fait 
tunique. 

Une  fois  le  vêtement  parachevé  et  recouvrant  en  en- 
tier la  hôte  à  la  face  dorsale,  l'atelier  de  confection  ne 
chôme  pas  pour  cela.  A  l'arrière,  de  moment  en  mo- 
ment, un  nouvel  ourlet  s'ajoute,  mais  à  l'avant  aussi 
l'excès  qui  déborde  se  détache  par  son  propre  poids. 
L'habit  de  fiente  est  en  continuelle  réparation,  rajeuni 
et  prolongé  d'un  bout,  vieilli  et  rogné  de  l'autre. 

Parfois  aussi  l'étoffe  est  trop  épaisse,  et  ramoncelle- 
ment  chavire.  Le  dénudé  n'a  souci  de  la  casaque  per- 
due; son  intestin  complaisant  ne  tarde  pas  à  réparer 
le  désastre. 

Soit  par  les  rognures,  conséquence  de  l'excès  d'am- 
pleur d'une  pièce  toujours  sur  le  métier,  soit  par  acci- 
dents qui  font  choir  tout  ou  partie  de  la  charge,  le  ver 
du  Criocère  laisse  donc  sur  son  passage  des  amas  de 
souillures,  si  bien  que  le  lis,  symbole  de  pureté,  devient 
réceptacle  à  vidanges.  Lorsque  le  feuillage  est  brouté, 
la  hampe,  sous  les  morsures  du  ver,  perd  son  écorce  et 
se  résout  en  quenouillle  dépenaillée.  Les  ffeurs,  alors 
épanouies,  ne  sont  pas  même  épargnées  :  leurs  belles 
coupes  d'ivoire  se  changent  en  latrines. 

L'auteur  du  méfait  est  précoce  en  souillures.  Je  tenais 
à  voir  ses  débuts,  sa  première  assise  de  l'édifice  ordu- 
rier.  Fait-il  apprentissage?  s'y  prend-il  d'abord  mal, 
puis  un  peu  mieux,  puis  bien?  Me  voici  renseigné  :  pas 
de  noviciat,  pas  d'essais  maladroits;  du  premier  coup 
la  manœuvre  est  parfaite,  le  produit  expulsé  s'étale  sur 
le  croupion.  Disons  ce  que  j'ai  vu. 


LES    CRIOCERES  197 

La  ponte  a  lieu  en  mai.  Les  03ufs  sont  déposés  à  la 
face  inférieure  des  feuilles,  en  courtes  traînées  de  trois 
à  six  en  moyenne.  Ils  sont  cylindriques,  arrondis  aux 
deux  bouts,  d'un  rouge  orangé  vif,  luisants  et  vernis 
d\m  enduit  glutineux  qui  les  fait  adhérer  à  la  feuille  dans 
toute  leur  longueur.  L'éclosion  demande  une  dizaine  de 
jours.  La  coque  de  l'œuf,  un  peu  ridée,  mais  toujours 
d'une  vive  coloration  orangée,  reste  en  place  de  façon 
que  le  groupe  de  la  ponte  se  conserve  tel  qu'il  était  au 
début,  abstraction  faite  de  son  aspect  légèrement  flétri. 

La  jeune  larve  mesure  un  millimètre  et  demi  de  lon- 
gueur. Tête  et  pattes  noires,  le  reste  du  corps  d'un 
roux  ambré  terne.  Sur  le  premier  segment  du  thorax, 
écharpe  brune,  interrompue  au  milieu;  enfm  un  petit 
point  noir  sur  chaque  flanc,  en  arrière  du  troisième 
segment.  Tel  est  le  costume  initial.  Plus  tard,  le  jaune 
orangé  y  remplacera  la  pâle  teinte  d'ambre.  La  bestiole, 
fortement  obèse,  adhère  à  la  feuille  avec  ses  courtes 
pattes,  et  de  plus  avec  l'arrière-train,  qui  fait  office  de 
levier  et  pousse  en  avant  la  panse  rondelette.  C'est  un 
cul-de-jatte. 

Sans  tarder,  les  vermisseaux  issus  d'un  même  groupe 
se  mettent  à  pâturer,  chacun  à  côté  de  la  dépouille  de 
son  œuf.  Là,  isolément,  ils  rongent  et  se  creusent  une 
fossette  dans  l'épaisseur  de  la  feuille,  mais  en  respec- 
tant Tépiderme  de  la  face  opposée.  Ainsi  est  réservé  un 
plancher  translucide,  un  appui  qui  permet  de  con- 
sommer, sans  danger  de  culbute,  la  paroi  de  l'excava- 
tion. 

A  la  recherche  de  bouchées  meilleures,  paresseuse- 
ment ils  se  déplacent.  J'en  vois  de  disséminés  à  l'a- 
venture, de  groupés  en  petit  nombre  dans  la  môme 


198  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

tranchée;  mais  je  n'en  observe  jamais  broutant  de 
front  économiquement,  comme  le  raconte  Réaumur. 
Nul  ordre,  nulle  entente  entre  commensaux,  quoique 
contemporains  et  sortis  de  la  même  fde  d'œufs.  Nul 
souci  non  plus  d'économie  :  le  lis  est  si  généreux  ! 

Cependant  la  panse  se  gonfle  et  l'intestin  travaille. 
Ça  y  est.  Je  vois  évacuer  la  première  pelote  de  l'habit. 
C'est  peu  et  diffluent,  comme  le  comporte  l'extrême 
jeune  âge.  La  mesquine  coulée  n'en  est  pas  moins  uti- 
lisée et  méthodiquement  mise  en  place  tout  au  bout 
postérieur  de  l'échiné.  Laissons  faire.  Dans  moins  d'une 
journée,  pièce  par  pièce,  le  vermisseau  se  sera  confec- 
tionné un  complet. 

En  son  coup  d'essai,  l'artiste  est  un  maître.  Si  son 
molleton  infantile  est  déjà  excellent,  que  sera-ce  de  la 
future  houppelande  lorsque  l'étoffe,  mûrie  à  point,  sera 
de  qualité  meilleure?  Passons  outre;  nous  en  savons 
assez  sur  le  talent  de  cet  industriel  en  flanelles  de  fiente. 

A  quoi  bon  Torde  casaque  ?  Le  ver  en  fait-il  usage 
pour  se  tenir  au  frais,  se  garer  des  coups  du  soleil? 
C'est  possible  :  un  tendre  épiderme  n'a  pas  à  redouter 
des  gerçures  sous  pareil  cataplasme  émollient.  Le  but 
du  ver  est-il  de  rebuter  ses  ennemis?  C'est  possible 
encore  :  qui  oserait  porter  la  dent  sur  l'immonde  mon- 
ceau? Serait-ce,  tout  simplement,  caprice  de  mode,  ba- 
roque fantaisie?  Je  ne  dirais  pas  non. 

Nous  avons  eu  la  crinoline,  Tinsensô  blindage  en 
cercles  d'acier  ;  nous  avons  toujours  l'extravagant  tuyau 
de  poêle,  qui  prétend  nous  mouler  la  tête  en  son  rigide 
étui.  Soyons  indulgents  pour  le  fienteiir,  ne  médisons 
pas  de  ses  excentricités  en  choses  de  vestiaire.  Nous 
avons  les  nôtres. 


LES    CRIOCÈRES  i99 

Pour  se  reconnaître  un  peu  en  cette  question  déli- 
cate, interrogeons  les  proches  alliés  du  Criocère  du  lis. 
En  mon  arpent  de  cailloux,  j'ai  planté  un  carré  d'asper- 
ges. La  récolte,  sous  le  rapport  culinaire,  ne  me  dé- 
dommagera jamais  de  mes  soins  :  j'en  suis  dédommagé 
d\me  autre  façon.  Sur  les  maigres  pousses  que  je  laisse 
librement  se  déployer  en  panaches  de  fme  verdure, 
abondent,  au  printemps,  deux  Criocères,  le  champêtre 
[Criocens  campeslnSj,  Lin.),  et  celui  à  douze  points  {C?'io- 
ceris  1^2-punctata,  Lin.).  Excellente  aubaine,  bien  pré- 
férable à  une  botte  d'asperges. 

Le  premier  a  costume  tricolore,  non  dépourvu  de 
mérite.  Élytres  bleues,  galonnées  de  blanc  sur  le  bord 
externe  et  ornées  chacune  de  trois  cocardes  blanches; 
corselet  rouge  avec  disque  bleu  au  centre.  Ses  œufs,  oli- 
vâtres et  cylindriques,  au  lieu  d'être  couchés  par  petits 
groupes  linéaires  suivant  les  usages  de  l'habitant  du  lis, 
sont  isolés  l'un  de  l'autre  et  dressés,  par  l'un  de  leurs 
bouts,  sur  les  feuilles  de  Fasperge,  sur  les  ramuscules, 
sur  les  fleurs  en  bouton,  un  peu  de  partout,  sans  ordre. 

Quoique  vivant  à  l'air  libre  sur  le  feuillage  de  sa 
plante  et  de  la  sorte  exposée  aux  divers  périls  qui  peu- 
vent menacer  le  ver  du  lis,  la  larve  du  Criocère  cham- 
pêtre ignore  à  fond  l'art  de  se  mettre  à  couvert  sous  une 
couche  d'ordure.  Sa  vie  durant,  elle  reste  nue,  toujours 
d'une  netteté  parfaite. 

Elle  est  d'un  jaune  verdâtre  clair,  assez  corpulente 
en  arrière,  atténuée  en  avant.  Son  principal  organe  de 
locomotion  est  le  bout  de  l'intestin,  qui  fait  hernie,  se 
recourbe  en  doigt  flexible,  enlace  le  rameau,  soutient 
la  bète  et  la  pousse  en  avant.  A  elles  seules,  les  vraies 
pattes,  courtes  et  placées  trop  avant  par  rapport  à  la 


200  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

longueur  du  corps,  bien  difficilement  pourraient-elles 
traîner  la  lourde  masse  qui  vient  après.  Leur  auxi- 
liaire, le  doigt  anal,  est  remarquable  de  vigueur.  Sans 
autre  appui,  la  larve  se  renverse,  la  tête  en  bas,  et  reste 
suspendue  quand  elle  déménaged'un  brin  de  cordelette 
à  l'autre.  Ce  cul-de-jatte  est  un  funambule,  un  acro- 
bate consommé,  évoluant  sans  crainte  de  chute  dans  le 
menu  feuillage. 

Au  repos,  la  posture  est  curieuse.  La  lourde  croupe 
repose  sur  la  paire  de  pattes  postérieures,  et  surtout 
sur  le  doigt  crochu,  terminaison  de  l'intestin.  L'avant 
se  relève  en  gracieuse  courbure,  la  petite  tête  noire  se 
dresse,  et  l'animal  a  quelque  peu  l'aspect  de  l'antique 
sphinx  accroupi.  Cette  pose  est  fréquente,  au  soleil, 
dans  les  moments  de  sieste  et  de  béate  digestion. 

Facile  proie  que  ce  ver  nu,  grassouillet,  sans  défense, 
somnolant  aux  ardeurs  d'une  radieuse  journée.  Divers 
moucherons,  humbles  de  taille,  mais  peut-être  terribles 
de  perfidie,  hantent  le  feuillage  de  l'asperge.  Le  ver  du 
Criocère,  immobile  dans  sa  posture  de  sphinx,  n'a  pas 
l'air  d'y  prendre  garde,  môme  lorsqu'ils  viennent  bour- 
donner au-dessus  de  sa  croupe.  Seraient-ils  aussi  inof- 
fensifs que  semblent  le  dire  leurs  paisibles  ébats?  C'est 
fort  douteux  :  la  plèbe  diptère  n'est  pas  là  uniquement 
pour  humer  les  maigres  exsudations  de  la  plante.  Ex- 
perte en  mauvais  coups,  elle  est  sans  doute  accourue 
dans  un  autre  but. 

Et  en  effet,  sur  la  plupart  des  larves  du  Criocère, 
voici,  solidement  collés  à  la  peau,  certains  points  blancs, 
très  petits,  d'un  blanc  de  porcelaine.  Serait-ce  le  semis 
d'un  bandit,  la  ponte  d'un  moucheron? 

Je  cueille  les  vers  marqués  de  ces  stigmates  blancs  et 


LES  GRIOCERES  201 

les  élève  en  captivité.  Un  mois  plus  tard,  vers  le  milieu 
de  juin,  ils  se  llétrissent,  se  rident,  tournent  au  brun. 
Il  en  reste  une  dépouille  aride  qui  se  déchire  à  l'un  ou 
Tautre  bout  et  laisse  émerger  à  demi  une  pupe  de  dip- 
tère. Quelques  jours  après  éclôt  le  parasite. 

C'est  un  moucheron  grisâtre,  âprement  hérissé  de 
cils  clairsemés,  moitié  moindre  e^  dimensions  que 
la  Mouche  domestique,  dont  il  a  quelque  peu  l'aspect. 
Il  appartient  à  la  série  des  Tachinaires,  qui,  si  fréquem- 
ment, sous  leur  forme  de  larve,  vivent  dans  le  corps  des 
chenilles. 

Les  points  blancs  semés  sur  le  ver  du  Criocère  étaient 
bien  la  ponte  de  l'odieux  Diptère.  La  vermine  née  de 
ces  œufs  a  troué  la  panse  du  patient.  Par  de  subtiles 
blessures,  peu  douloureuses  et  presque  aussitôt  cicatri- 
sées, elle  a  pénétré  dans  le  corps,  au  sein  des  humeurs 
qui  baignent  les  entrailles.  Tout  d'abord  l'envahi  ne  s'est 
pas  trouvé  compromis  ;  il  a  continué  sa  gymnastique 
de  funambule,  ses  ventrées  au  pâturage,  ses  siestes  au 
soleil,  comme  si  rien  de  sérieux  ne  s'était  passé. 

Élevées  en  tube  de  verre  et  souvent  scrutées  de  la 
loupe,  mes  larves  à  parasites  ne  trahissent  aucune 
inquiétude.  C'est  qu'ils  sont  d'une  infernale  discrétion, 
en  leurs  débuts,  les  fils  du  Tachinaire!  Jusqu'au  mo- 
ment oii  ils  se  trouvent  prêts  pour  la  transformation, 
leur  pièce  doit  durer,  toujours  fraîche,  toujours  vivante. 
Ils  se  gorgent  donc  des  réserves  de  l'avenir,  des  grais- 
ses, des  économies  que  le  Criocère  s'amasse  en  vue  de 
la  refonte  d'oîi  proviendra  l'insecte  parfait  ;  ils  consom- 
ment le  non-nécessaire  à  la  vie  du  moment,  et  se  gar- 
dent bien  de  toucher  aux  organes  actuellement  indis- 
pensables. D'une  morsure  là-dessus,  l'hôte  périrait,  et 


202  SOUVENIRS    EiNTOMOLOGIQlES 

eux  aussi.  Vers  la  fin  de  leur  croissance,  la  prudence 
et  la  discrétion  ne  s'imposant  plus,  ils  vident  à  fond 
Fexploité ,  ne  laissant  que  la  peau ,  qui  leur  servira 
d'abri. 

Une  satisfaction  m'est  donnée  dans  ces  atroces  bom- 
bances :  je  vois  le  Tacliinaire  soumis,  à  son  tour,  à 
sévère  émondage.  Combien  étaient-ils  sur  l'écliine  de 
la  larve?  Peut-être  huit,  dix  et  plus.  Un  seul  mouche- 
ron, toujours  un  seul,  sort  de  la  peau  de  la  victime,  car 
le  morceau  est  trop  petit  pour  suffire  à  la  nourriture 
de  plusieurs.  Que  sont  devenus  les  autres?  Y  a-t-il 
eu  bataille  entre  eux  dans  les  flancs  du  misérable?  Se 
sont-ils  mutuellement  dévorés,  ne  laissant  survivre  que 
le  plus  vigoureux  ou  le  mieux  servi  par  les  chances  de 
la  lutte?  Ou  bien  encore  l'un  d'eux,  plus  précoce,  se 
trouvant  maître  de  la  place ,  les  autres  ont-ils  préféré 
périr  au  dehors  plutôt  que  de  pénétrer  dans  un  ver 
déjà  occupé,  oii  la  famine  sévirait  rien  qu'avec  deux 
convives?  Je  suis  pour  l'extermination  mutuelle.  Chair 
de  son  pareil  ou  chair  d'un  étranger,  ce  doit  être  tout 
un  sous  les  crocs  de  la  vermine  grouillant  dans  le 
ventre  du  Criocère. 

Si  féroce  que  soit  la  concurrence  entre  ces  bandits, 
la  race  ne  menace  pas  de  s'éteindre.  Je  passe  en  revue 
l'innombrable  troupeau  de  mon  carre  d'asperges.  Une 
bonne  moitié  porte ,  sur  sa  peau  verdâtre ,  des  œufs  de 
ïachinaire,  très  nettement  visibles  en  menus  stigmates 
blancs.  Les  maculés  m'affirment  une  panse  déjà  enva- 
hie ou  sur  le  point  de  l'être.  D'autre  part,  il  est  dou- 
teux que  les  indemnes  se  maintiennent  tous  en  cet  état. 
Le  malfaiteur  ne  cesse  de  rôder  sur  les  panaches  verts, 
épiant  l'occasion  favorable.  Bien  des  larves  non  ponc- 


LES    GRIOCÈRES  203 

tuées   de  blanc   aujourcriiui  le  seront  demain   ou   un 
autre  jour,  tant  que  durera  la  saison  du  Diptère. 

J'évalue  que  Timmense  majorité  du  troupeau  sera 
finalement  infestée.  Mes  éducations  en  disent  long  sur 
ce  point.  Si  je  ne  fais  sélection  attentive  au  moment  de 
peupler  mes  cloches,  si  je  cueille  au  hasard  les  rameaux 
peuplés  de  larves,  j'obtiens  bien  peu  de  Criocères  adul- 
tes; la  presque  totalité  se  résout  en  nuée  de  mouche- 
rons. 

S'il  nous  était  possible  d'entrer  efficacement  en  lutte 
contre  un  insecte,  je  conseillerais  aux  cultivateurs  d'as- 
perges de  recourir  au  Tachinaire,  sans  me  faire  d'ail- 
leurs illusion  sur  les  résultats  de  la  méthode.  Les  goûts 
exclusifs  de  l'auxiliaire  entomologique  nous  font  tour- 
ner dans  un  cercle  vicieux  :  le  remède  conjure  le  mal, 
mais  le  mal  est  indispensable  au  remède.  Pour  nous 
délivrer  des  ravageurs  de  l'asperge,  il  faudrait  beau- 
coup de  Tachinaires  ;  et  pour  obtenir  beaucoup  de  Ta- 
chinaires,  il  faudrait  d'abord  beaucoup  de  ravageurs. 
La  balance  naturelle  équilibre  les  choses  dans  leur 
ensemble.  Si  le  Criocère  abonde,  survient  nombreux 
le  moucheron  qui  le  réduit;  si  le  premier  se  fait 
rare,  le  second  diminue,  mais  toujours  prêt  à  devenir 
légion  pour  réprimer  ]' excès  de  l'autre  en  un  retour 
de  prospérité. 

Sous  son  épais  manteau  d'ordure,  le  Criocère  du  lis 
est  affranchi  des  misères  si  fatales  à  son  confrère  des 
asperges.  Dépouillez-le  de  sa  casaque,  vous  ne  trouve- 
rez jamais  sur  sa  peau  les  terribles  stigmates  blancs. 
Le  procédé  de  préservation  est  très  efficace. 

Ne  pourrait-on  trouver  système  défensif  de  môme 
valeur  sans  recourir  à  l'odieuse  souillure?  Mais  si  :  il 


204  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

suffirait  de  se  loger  sous  un  couvert  où  ne  serait  plus 
à  craindre  la  ponte  du  Diptère.  C'est  ce  que  pratique  le 
Criocère  à  douze  points,  vivant  pêle-mêle  avec  le  Grio- 
cère  champêtre,  dont  il  diffère  par  sa  taille  un  peu  plus 
grande,  et  surtout  par  son  costume  en  entier  d'un  rouge 
ferrugineux  avec  douze  points  noirs  symétriquement 
distribués  sur  les  élytres. 

Ses  œufs,  d'un  olivâtre  foncé,  cylindriques,  pointus 
à  l'un  des  pôles  et  tronqués  à  l'autre,  ressemblent  beau- 
coup à  ceux  du  Criocère  champêtre,  et,  comme  ces  der- 
niers, se  dressent  normalement  à  la  surface' d'appui  par 
leur  extrémité  tronquée.  Aisément  on  confondrait  les 
deux  pontes  si  l'on  n'avait  pour  guide  la  place  occu- 
pée. Le  Criocère  champêtre  fixe  ses  œufs  sur  les  feuilles 
et  les  menus  rameaux;  l'autre  les  implante  exclusive- 
ment sur  les  fruits  encore  verts,  globules  de  la  grosseur 
d'un  pois. 

C'est  aux  vermisseaux  de  s'ouvrir  subtil  passage  et 
de  pénétrer  eux-mêmes  dans  le  fruit,  dont  ils  consom- 
ment la  pulpe.  En  chaque  globule  une  larve,  pas  plus, 
car  la  ration  serait  insuffisante.  A  bien  des  reprises, 
cependant,  je  vois  sur  le  même  fruit  deux  œufs,  trois, 
quatre.  Le  premier  ver  éclos  est  le  favorisé.  Il  devient 
propriétaire  de  la  pilule,  propriétaire  intolérant  capable 
de  tordre  le  cou  à  qui  viendrait  s'attabler  à  ses  côtés. 
Partout  et  toujours  l'implacable  concurrence. 

Le  ver  du  Criocère  à  douze  points  est  d'un  blanc  terne, ^ 
avec  écharpe  noire  interrompue  sur  le  premier  segme^nt 
du  thorax.  Ce  sédentaire  n'a  rien  des  talents  de  Tacro- 
batc  pâturant  sur  le  mobile  feuillage  de  l'asperge;  il  ne 
sait  pas  empoigner  avec  son  derrière,  converti  en  doigt 
capable  d'enlacer.  Dans  sa  boite,  que  ferait-il  de  cette 


LES   GRIOGÈRES  20:i 

prérogative,  lui  l'ami  du  repos,  destiué  à  prendre  graisse 
sans  déambuler  en  quête  de  nourriture?  Dans  le  même 
groupe,  à  chacun  ses  dons,  suivant  le  genre  de  vie  qui 
l'attend. 

Le  fruit  envahi  ne  tarde  pas  à  choir  en  terre.  De  jour 
en  jour,  il  perd  sa  coloration  verte  à  mesure  que  la 
pulpe  se  consomme.  Il  devient  enfin  joli  globe  d'opale 
diaphane,  tandis  que  les  fruits  non  atteints  mûrissent 
sur  la  plante  et  se  colorent  d'un  riche  vermillon. 

N'ayant  plus  rien  à  consommer  sous  la  peau  de  sa 
pilule,  le  ver  alors  perce  le  ballon  et  descend  en  terre. 
Les  Tachinaires  l'ont  épargné.  Sa  boîte  d'opale,  F  épi- 
derme  coriace  du  fruit,  lui  a  valu  le  salut,  tout  aussi 
bien,  peut-être  môme  mieux,  que  ne  l'aurait  fait  une 
immonde  casaque. 


XV 

LES     CRIOCÈRES     (SUITe) 

Le  Criocère,  en  son  globe  d'opale,  a  trouvé  le  salut. 
Le  salut?  Ah  !  la  malencontreuse  expression  que  je  viens 
d'employer  là!  Est-il  quelqu'un  au  monde  qui  puisse  se 
flatter  d'échapper  à  l'exploiteur? 

Yers  le  milieu  de  juillet,  époque  où  le  Criocère  à 
douze  points  remonte  de  dessous  terre  avec  la  forme 
adulte,  mes  bocaux  d'éducation  me  donnent,  par  nuées, 
un  tout  petit  Ilyménoptère,  un  Ghalcidien  fluet,  élégant, 
d'un  noir  bleu,  sans  tarière  apparente.  A-t-il  un  nom, 
le  mesquin?  Les  nomenclateurs  Tont-ils  enregistré?  Je 
ne  sais,  et  médiocrement  m'en  soucie;  l'essentiel  est 
d'apprendre  que  le  couvert  du  fruit  de  l'asperge,  devenu 
ballon  d'opale  lorsque  le  ver  l'avide,  n'a  pas  sauvegardé 
le  reclus.  Le  Moucheron  tachinaire  est  seul  à  tarir  sa 
victime;  lui,  Tinfime,  banquette  en  compagnie.  Ils  sont 
des  vingt  et  plus  à  exploiter  le  ver. 

Lorsque  tout  semblait  présager  vie  tranquille,  un 
nain  parmi  les  nains  se  présente,  expressément  préposé 
à  l'extermination  d'un  insecte  défendu  d'abord  par  le 
coffret  du  fruit,  puis  par  la  coque ,  œuvre  souterraine 
du  ver.  Manger  le  Criocère  à  douze  points  est  sa  raison 
d'être,  sa  fonction.  A  quel  moment  et  de  quelle  manière 
a-t-il  fait  le  coup?  Je  l'ignore. 


LES    CRIOGERES  207 

Toujours  est-il  que,  fier  de  son  rôle  et  trouvant  la 
vie  douce,  il  roule  en  crosse  les  antennes,  les  fait  oscil- 
ler; il  se  frotte  les  tarses  Tun  contre  l'autre,  signe  de 
satisfaction;  il  se  brosse  le  ventre.  Je  le  vois  à  peine,  et 
c'est  un  agent  de  Tuniverselle  extermination,  un  rouage 
de  ce  pressoir  sans  pitié  qui  écrase  la  vie,  la  foule  ainsi 
qu'une  vendange. 

La  tyrannie  du  ventre  fait  du  mbnde  une  caverne  de 
brigands.  Manger,  c'est  tuer.  Alambiquée  dans  la  cucur- 
bite  de  Testomac,  la  vie  enlevée  par  massacre  devient 
la  vie  acquise.  Tout  se  remet  en  fusion,  tout  recom- 
mence dans  l'insatiable  creuset  de  la  mort. 

L'homme,  au  point  de  vue  du  manger,  le  premier 
des  brigands,  fait  consommation  de  tout  ce  qui  vit  ou 
pourrait  vivre.  Yoici  une  bouchée  de  pain,  la  sainte 
nourriture.  Gela  représente  un  certain  nombre  de  grains 
de  froment  ne  demandant  qu'à  germer,  verdoyer  au 
soleil,  s'allonger  en  chaumes  et  se  couronner  d'épis.  Ils 
sont  morts  pour  nous  faire  vivre. 

Yoici  des  œufs.  Laissés  en  paix  à  la  poule,  ils  auraient 
fait  entendre  le  doux  pépiement  des  poussins.  Ils  sont 
morts  pour  nous  faire  vivre.  Voici  de  la  chair  de  bœuf, 
de  mouton,  de  volaille.  Horreur!  cela  Heure  le  sang, 
cela  parle  d'égorgement.  Si  l'on  y  songeait,  on  n'oserait 
se  mettre  à  table,  cet  autel  d'atroces  holocaustes. 

Que  de  vies  l'hirondelle,  pour  ne  citer  que  les  plus 
pacifiques,  ne  moissonne-t-elle  pas  dans  le  seul  essor 
d'une  journée!  Du  matin  au  soir,  elle  engouffre tipules, 
cousins,  moucherons,  dansant  joyeux  dans  un  rayon  de 
soleil.  Rapide  comme  un  trait,  elle  passe,  et  les  dan- 
seurs sont  décimés.  Ils  périssent;  puis,  sous  la  conque  de 
la  nichée,  ils  retombent,  lamentables  ruines,  en  guano 


208  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

dont  héritera  le  gazon.  Ainsi  de  tous,  tant  qu'il  y  en  a, 
grands  et  petits,  d'un  bout  à  Tautre  de  la  série  animale. 
Un  perpétuel  massacre  perpétue  le  flot  de  la  vie. 

Navré  de  ces  tueries,  le  penseur  se  prend  à  rêver  d'un 
état  de  choses  qui  nous  affranchirait  des  horreurs  de 
la  gueule.  Cet  idéal  d'innocence,  tel  que  peut  l'entre- 
voir notre  pauvre  nature,  n'est  pas  une  impossibilité; 
il  se  réalise  en  partie  pour  nous  tous,  gens  et  bêtes. 

Respirer  est  le  plus  impérieux  des  besoins.  Nous 
vivons  d'air  avant  de  vivre  de  pain  ;  et  cela  s'accomplit 
tout  seul,  sans  lutte  pénible,  sans  labeur  coûteux,  pres- 
que à  notre  insu.  Nous  n'allons  pas,  armés  en  guerre, 
à  la  conquête  de  l'air  par  rapine,  violence,  ruse,  négoce, 
travciil  acharné;  le  souverain  élément  vital  vient  de  lui- 
même  en  nous;  il  nous  pénètre  et  nous  anime.  Sans 
préoccupation  aucune  à  ce  sujet,  chacun  en  a  sa  large 
part. 

Pour  comble  de  perfection,  c'est  gratuit.  Et  cela  du- 
rera ainsi  indéfiniment  tant  que  le  fisc,  toujours  ingé- 
nieux, n'aura  pas  inventé  des  robinets  de  distribution 
et  des  cloches  pneumatiques  où  l'air  nous  serait  rationné 
à  tant  le  coup  de  piston.  Espérons  que  ce  progrès  de  la 
science  nous  sera  épargné,  car  alors,  misère  de  nous,  ce 
serait  la  fin;  la  contribution  aurait  tué  le  contribuable. 

En  ses  jours  de  gaieté,  la  chimie  nous  promet  pour 
l'avenir  des  pilules  oii  sera  concentrée  la  quintessence 
alimentaire.  Ces  drogues  savantes,  élaboration  des  cor- 
nues, ne  mettraient  pas  fin  à  ce  souhait  :  avoir  un  esto- 
mac pas  plus  onéreux  que  le  poumon,  et  se  nourrir 
comme  on  respire. 

La  plante  connaît  en  partie  ce  secret  :  elle  puise  paci- 
fiquement son  charbon  dans  l'atmosphère,  où  chaque 


LES   CRIOCÈRES  209 

feuille  s'imprègne  de  quoi  s'accroître  et  verdir.  Mais 
le  végétal  n'agit  point;  de  là  son  innocente  vie.  Il  faut 
à  l'action  épice  fortement  relevée,  conquise  par  la  lutte. 
L'animal  agit,  donc  il  tue.  Premier  degré  peut-être 
d'une  intelligence  qui  se  connaît,  l'homme,  ne  méritant 
pas  mieux,  partage  avec  la  brute  la  tyrannie  du  ventre 
comme  mobile  irrésistible  de  l'action. 

Mais  où  donc  me  suis-je  fourvc^yé!  Un  point  animé, 
grouillant  dans  la  panse  d'un  ver,  nous  parle  du  bri- 
gandage de  la  vie  !  Comme  il  sait  bien  son  métier  d'ex- 
terminateur, celui-là!  En  vain  le  Criocère  prend  refuge 
dans  un  coffre  inexpugnable,  son  bourreau  se  fait  si 
petit  qu'il  parvient  à  l'atteindre. 

Précautionnez-vous,  misérables  vers,  stationnez  sur 
les  rameaux  en  posture  de  sphinx  menaçants,  abritez- 
vous  dans  les  mystères  d'une  boite,  cuirassez-vous  d'une 
armure  de  fiente,  vous  n'en  payerez  pas  moins  votre 
tribut  dans  l'implacable  mêlée;  il  se  trouvera  toujours 
des  inoculateurs  qui,  variant  de  ruse,  de  taille,  d'outil- 
lage, vous  larderont  de  leurs  germes  mortels. 

L'hôte  du  lis,  avec  son  immonde  méthode,  n'est  pas 
môme  à  l'abri.  Son  ver  est  assez  souvent  la  proie  d'un 
autre  Tachinaire,  plus  gros  que  celui  du  Criocère 
champêtre.  Le  parasite,  j'en  ai  la  conviction,  n'a  pas 
semé  ses  œufs  sur  la  victime  tant  que  celle-ci  s'est 
trouvée  couverte  de  la  repoussante  casaque  ;  mais  un 
moment  d'imprudence  lui  fournit  occasion  favorable. 
Quand  vient  l'heure  de  s'enfouir  en  terre  pour  s'y 
transformer,  le  ver  se  dépouille  de  son  manteau,  dans 
le  but  peut-être  de  s'alléger  lors  de  la  descente  du  haut 
de  la  plante,  ou  bien  encore  dans  le  but  de  prendre  un 
bain  de  ce  bon  soleil  dont  il  a  joui  si  peu  jusqu'ici  sous 

14 


210  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQ  LES 

son  humide  couverture.  Cette  promenade  à  nu  sur  les 
feuilles,  dernière  joie  de  la  vie  larvaire,  est  fatale  au 
vagabond.  Survient  le  Tachinaire,  qui,  trouvant  une 
peau  nette,  luisante  d'embonpoint,  s'empresse  d'y  pla- 
quer ses  œufs. 

Le  relevé  des  indemnes  et  des  envahis  fournit  ren- 
seignement conforme  à  ce  que  faisaient  prévoir  les 
genres  de  vie.  Le  plus  exposé  aux  parasites  est  le  Crio- 
cère  champêtre,  dont  la  lai'Ve  vit  à  l'air  libre,  sans  pro- 
tection aucune.  Vient  après  le  Criocère  à  douze  points, 
établi,  en  son  premier  âge,  dans  le  fruit  de  l'asperge. 
Le  plus  favorisé  est  le  Criocère  du  lis,  qui,  ver,  se  fait 
houppelande  de  ses  déjections. 

Pour  la  seconde  fois,  nous  voici  donc  en  présence  de 
trois  insectes  que  l'on  dirait  issus  d'un  même  moule^ 
tant  ils  se  ressemblent  sous  le  rapport  de  la  conforma- 
tion. N'étaient  des  costumes  différents  et  des  tailles  non 
pareilles,  on  ne  saurait  comment  les  distinguer  l'un  de 
l'autre.  Et  cette  profonde  similitude  des  formes  s'ac- 
compagne d'une  non  moins  profonde  dissemblance 
des  instincts. 

Le  fienteur  qui  se  souille  le  dos  ne  peut  avoir  inspiré 
Termite  retiré  au  net  dans  son  ballon  ;  l'habitant  du 
fruit  de  l'asperge  n'a  pas  conseillé  au  troisième  de  vivre 
à  découvert  et  d'errer  en  acrobate  sur  le  feuillage. 
Aucun  des  trois  n'a  été  l'initiateur  des  mœurs  des 
deux  autres.  Tout  cela  me  parait  clair  comme  eau  de 
roche.  S'ils  sont  issus  d'une  môme  souche,  comment 
donc  ont-ils  acquis  des  talents  si  disparates  ? 

En  outre,  ces  talents  se  sont-ils  développés  par  de- 
grés? Le  Criocère  du  lis  est  en  mesure  de  nous  l'appren- 
dre. Son  ver,  tourmenté  par  le  Tachinaire,  s'est  avisé 


LES   CRIOGÈRES  211 

autrefois,  admettons-le,  de  s'ouvrir  en  dessus  la  bou- 
tonnière stercorale.  Par  accident,  sans  but  déterminé, 
il  s'est  déversé  sur  le  dos  le  contenu  de  l'intestin.  La 
mouche  proprette  a  hésité  devant  l'immondice.  Le  ver, 
en  sa  malice,  a  reconnu,  avec  le  temps,  le  parti  qu'il 
pouvait  tirer  de  son  cataplasme,  elce  qui  était  au  début 
souillure  non  préméditée  est  devenu  prudente  habitude. 

D'un  succès  à  l'autre,  les  siècles  aidant,  cela  va  sans 
dire,  car  il  faut  toujours  des  siècles  en  de  telles  inven- 
tions, la  casaque  de  fiente  s'est  étendue  de  l'arrière  à 
l'avant,  jusque  sur  le  front.  Se  trouvant  bien  de  sa 
méthode,  narguant  le  parasite  sous  sa  couverture,  le  ver 
a  fait  loi  rigoureuse  de  ce  qui  était  fortuit,  et  le  Griocère 
a  transmis  fidèlement  à  ses  fils  la  repoussante  tunique. 

Jusque-là,  pas  mal.  Maintenant  les  choses  s'embrouil- 
lent. Si  l'insecte  est  vraiment  l'inventeur  de  ses  moyens 
défensifs,  s'il  a  trouvé  lui-même  combien  il  est  avanta- 
geux de  se  dissimuler  sous  l'ordure,  ^''exige  de  son 
ingéniosité  la  persistance  de  la  ruse  jusqu'au  moment 
précis  de  s'enfouir.  Bien  à  l'avance,  il  se  déshabille, 
au  contraire;  il  erre  nu,  prend  l'air  sur  le  feuillage, 
alors  que  sa  panse  rebondie  mieux  que  jamais  peut 
tenter  le  Diptère.  Il  oublie  à  fond,  en  sa  dernière  jour- 
née, la  prudence  que  lui  a  value  le  long  apprentissage 
des  siècles. 

Ce  revirement  soudain,  cette  insouciance  devant  le 
péril,  me  disent  :  «  L'insecte  n'oublie  rien,  parce  qu'il  n'a 
rien  appris,  parce  qu'il  n'a  rien  inventé.  A  la  distribu- 
tion des  instincts,  il  a  eu  pour  sa  part  la  casaque,  dont 
il  ignore  les  mérites  tout  en  profitant  de  ses  avantages. 
Il  n'a  pas  acquis  par  degrés,  suivis  d'un  brusque  arrêt 
au  moment  le  plus  périlleux  et  le  plus  apte  à  lui  inspi- 


212  SOUVENIRS   ENTOMO  LOGIQUES 

rer  méfiance;  il  s'est  trouvé  doué  tel  quel  dès  le  début, 
inhabile  à  rien  changer  dans  la  tactique  contre  le  Ta- 
chinaire  et  autres  ennemis. 

Ne  nous  hâtons  pas  néanmoins  d'accorder  au  vête- 
ment d'ordure  un  rôle  exclusivement  protecteur  contre 
le  parasite.  On  ne  voit  pas  bien  en  quoi  le  ver  du  lis  mé- 
rite mieux  que  celui  de  l'asperge,  dépourvu  de  tout  art 
défensif.  Peut-être  est-il  moins  fécond  et,  en  dédomma- 
gement de  la  pauvreté  des  ovaires,  possède-t-il  une 
industrie  qui  sauvegarde  la  race.  Rien  ne  dit  non  plus 
que  la  molle  couverture  ne  soit  en  môme  temps  un  abri 
qui  garantit  du  soleil  un  épidémie  trop  sensible.  Et  si 
c'était  simple  parure,  falbalas  de  coquetterie  larvaire, 
cela  ne  m'étonnerait  pas.  L'insecte  a  des  goûts  dont  les 
nôtres  ne  peuvent  être  juges.  Concluons  par  un  doute 
et  passons. 

Mai  n'est  pas  fini  que  le  ver,  mûr  à  point,  quitte  le 
lis  et  s'enfouit  au  pied  de  la  plante,  à  une  faible  pro- 
fondeur. Du  front  et  de  la  croupe  il  refoule  la  terre,  il 
s'y  pratique  une  niche  ronde,  de  la  grosseur  d'un  pois. 
Pour  faire  du  logis  une  pilule  creuse,  non  exposée  à 
s'écrouler,  il  lui  reste  à  imbiber  la  paroi  d'un  aggluti- 
natif  qui  rapidement  fasse  prise  avec  le  sable. 

Pour  assister  à  ce  travail  de  consolidation,  j'exhume 
des  loges  non  achevées  et  j'y  pratique  une  ouverture 
qui  me  permette  de  voir  le  ver  à  l'œuvre.  Le  reclus  est 
à  l'instant  à  la  fenêtre.  Un  flot  écumeux  lui  sort  de  la 
bouche,  pareil  à  des  blancs  d'œuf  battus.  Il  salive,  cra- 
che abondamment;  il  fait  mousser  son  produit  et  le 
dépose  sur  les  bords  de  la  brèche.  En  quelques  jets 
d'écume,  l'ouverture  est  bouchée. 

Je  cueille  d'autres  vers  au  moment  de  leur  inhuma- 


LES  CRIOCERES  213 

tion  et  je  les  établis  dans  des  tubes  de  verre  avec  quel- 
ques menues  parcelles  de  papier  qui  leur  serviront  de 
point  d'appui.  Là  plus  de  sable,  plus  de  matériaux  de 
construction  autres  que  les  crachats  de  la  béte  et  mes 
rares  miettes  de  papier.  Dans  ces  conditions,  la  loge 
pilulaire  est-elle  possible? 

Oui,  elle  l'est,  et  sans  grandes  difficultés.  Prenant 
appui  un  peu  sur  le  verre,  un  peu  sur  le  papier,  la  larve 
se  met  à  saliver  autour  d'elle,  à  écumer  copieusement. 
En  une  séance  de  quelques  heures,  elle  a  disparu  dans 
une  coque  solide.  C'est  blanc  comme  neige,  et  très  po- 
reux; on  dirait  un  globule  en  albumine  soufflée.  Ainsi, 
pour  agglutiner  le  sable  en  niche  pilulaire,  la  larve  fait 
emploi  d'une  matière  albuminoïde  mousseuse. 

Maintenant  ouvrons  le  ver  constructeur.  Autour  de 
l'œsophage,  assez  long  et  mou,  pas  de  glandes  sali- 
vaires,  pas  de  tubes  à  soie.  Le  ciment  écumeux  n'est 
donc  ni  de  la  soie  ni  de  la  salive.  Un  organe  s'impose 
à  l'attention  :  c'est  le  jabot,  très  volumineux,  irréguliè- 
rement gonflé  de  bosselures  qui  le  rendent  difforme.  Il 
est  plein  d'un  fluide  incolore  et  visqueux.  Voilà  certai- 
nement la  matière  à  crachats  mousseux,  l'agglutinât  if 
qui  relie  entre  eux  les  grains  de  sable  et  les  consolide 
en  un  assemblage  sphérique. 

Quand  viennent  les  préparatifs  de  la  transformation, 
la  poche  stomacale,  n'ayant  plus  à  fonctionner  comme 
laboratoire  digestif,  sert  à  l'insecte  d'usine,  d'entrepôt 
pour  des  usages  variés.  Les  Sitaris  y  accumulent  les 
décombres  uriques;  les  Capricornes  y  amassent  la 
bouillie  crayeuse  qui  deviendra  clôture  de  pierre  à  l'en- 
trée de  la  loge;  les  chenilles  y  tiennent  en  réserve  les 
poudres,  les  gommes  dont  elles  fortifient  le  cocon;  les 


214  SOUVEMRS   ExNTOMOLOGIQUES 

hyménoptères  y  puisent  le  vernis  de  laque  employé 
comme  tapisserie  à  l'intériem^  de  l'édifice  de  soie.  Yoici 
maintenant  le  Criocère  du  lis  qui  l'utilise  comme  maga- 
sin de  ciment  écumeux.  Quel  organe  complaisant  que 
cette  poche  digestive  ! 

Les  deux  Griocères  de  l'asperge  sont  pareillement 
d'habiles  cracheurs,  dignes  émules  de  leur  congénère 
du  lis  en  fait  de  constructions.  De  part  et  d'autre,  chez 
les  trois,  les  coques  souterraines  ont  même  forme, 
même  structure. 

Lorsque,  après  une  station  de  deux  mois  sous  terre, 
le  Criocère  du  lis  remonte  à  la  surface  avec  sa  forme 
adulte,  une  question  botanique  reste  à  résoudre  pour 
compléter  l'histoire  de  Finsecte.  On  est  alors  en  pleine 
canicule.  Les  lis  ont  fait  leur  temps.  Un  bâton  dessé- 
ché, sans  feuilles,  surmonté  de  quelques  capsules  déla- 
brées, c'est  tout  ce  qui  reste  de  la  magnifique  plante 
printanière.  Seul,  l'oignon  écailleux  persiste  à  quelque 
profondeur.  Là,  suspendant  sa  végétation,  il  attend  les 
tenaces  pluies  automnales  qui  lui  redonneront  vigueur 
et  le  feront  épanouir  en  un  bouquet  de  feuilles. 

Comment  vit  le  Criocère  pendant  l'été,  avant  le  re- 
tour de  la  verdure  chère  à  sa  race?  Jeûne-t-il  au  fort  des 
chaleurs?  Si  l'abstinence  est  sa  règle  en  cette  saison  de 
pénurie  végétale,  pourquoi  sort-il  de  dessous  terre, 
pourquoi  abandonne-t-il  sa  coque,  oii  si  tranquillement 
il  sommeillerait,  affranchi  du  manger?  Serait-ce  le  be- 
soin de  nourriture  qui  le  chasse  du  sous-sol  et  le  fait 
venir  au  soleil  dès  que  les  élytres  ont  pris  leur  couleur 
vermillon?  C'est  très  probable.  Allons  du  reste  aux 
informations. 

Sur  les  tiges  ruinées  de  mes  lis  blancs,  je  trouve  une 


LES   GRIOGÈUES  21 


portion  couverte  d'un  peu  cVecorcc  verte.  Je  la  sers  aux 
prisonniers  de  mes  bocaux,  sortis  de  leur  couche  de 
sable  depuis  une  paire  de  jours.  Ils  l'attaquent  avec  un 
appétit  très  concluant;  le  morceau  vert  est  dénudé  jus- 
qu'au bois.  Bientôt,  pour  l'offrir  à  mes  affamés,  rien 
ne  me  reste  de  l'aliment  réglementaire.  Je  sais  que  tous 
les  lis,  indigènes  ou  exotiques,  lis  martagon,  lis  de 
Chalcédoine,  lis  tigré  et  tant  a'autres  sont  de  leur 
goût;  je  n'ignore  pas  que  la  fritillaire  couronne  impé- 
riale et  la  fritillaire  de  Perse  sont  également  bien  ac- 
ceptées; mais  la  plupart  de  ces  plantes  délicates  ont 
refusé  l'hospitalité  de  mon  arpent  de  cailloux,  et  celles 
dont  la  culture  m'est  à  peu  près  possible  sont  mainte- 
nant aussi  délabrées  que  le  vulgaire  lis.  Rien  n'en  reste 
de  vert. 

En  botanique,  le  lis  donne  son  nom  à  la  famille  des 
Liliacées,  dont  il  est  le  chef  de  file.  Qui  se  nourrit  du 
lis  devrait  accepter  aussi,  faute  de  mieux,  les  autres 
plantes  du  même  groupe.  C'est  tout  d'abord  mon  avis; 
ce  n'est  pas  celui  du  Griocère,  plus  versé  que  moi  dans 
les  vertus  des  plantes. 

La  famille  des  Liliacées  se  subdivise  en  trois  tribus  : 
celle  des  lis,  celle  des  asphodèles  et  celle  des  asperges. 
De  la  tribu  asphodèle  rien  ne  convient  à  mes  affamés. 
Ils  se  laissent  périr  d'inanition  sur  les  feuilles  des  gen- 
res suivants,  les  seuls  que  m'aient  permis  d'expérimen- 
ter les  humbles  ressources  de  mon  enclos  :  asphodèle, 
funkia,  agapanthe,  tritéledia,  hémérocalle,  tritoma, 
ail,  ornithogale,  scille,  jacinthe,  muscari.  Je  signale 
à  qui  de  droit  ce  profond  dédain  du  Griocère  pour  les 
asphodèles.  L'opinion  d'une  hôte  n'est  pas  à  dédaigner; 
elle  nous  dit  qu'on  obtiendrait  arrangement  plus  na- 


216  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

turel  en  isolant  davantage  la  série  asphodèle  de  la 
série  lis. 

Dans  la  première  tribu  prennent  place  d'abord  le  clas- 
sique lis  blanc,  la  plante  préférée  de  l'insecte;  puis  les 
autres  lis  et  les  fritillaires,  aliment  presque  aussi  bien 
recherché;  enfin  les  tulipes,  que  la  saison  trop  avancée 
ne  m'a  pas  permis  de  soumettre  à  l'appréciation  du 
Criocère. 

La  troisième  tribu  me  réservait  vive  surprise.  Le 
Criocère  rouge  a  mordu,  mais  d'une  dent  très  dédai- 
gneuse, sur  le  feuillage  de  l'asperge,  mets  favori  du  Crio- 
cère champêtre  et  du  Criocère  à  douze  points.  Il  s'est 
repu,  au  contraire,  avec  délice  du  muguet  [Convallaria 
maudis)  et  du  sceau  de  Salomon  [Polygonatum  vul- 
gare)^  l'un  et  l'autre  si  différents  du  lis  pour  tout  regard 
non  exercé  aux  scrupules  de  l'analyse  botanique. 

11  a  fait  mieux  :  il  a  brouté,  avec  toutes  les  appa- 
rences d'un  estomac  satisfait,  une  féroce  liane,  le  Smi- 
lax  aspera,  qui  s'enchevêtre  dans  les  haies  à  l'aide  de 
ses  vrilles  en  tire-bouchon  et  donne,  en  l'arrière-saison, 
d'élégantes  grappes  de  petites  baies  rouges,  ornement 
des  crèches  de  la  Noël.  Les  feuilles  à  développement 
complet  sont  trop  dures  pour  lui,  trop  coriaces;  il  lui 
faut  les  tendres  sommités  à  feuillage  naissant.  Cette 
précaution  prise,  je  la  nourris  avec  le  reveche  buisson 
tout  aussi  bien  qu'avec  le  lis. 

Le  smilax  accepté  me  donne  confiance  dans  le  petit 
houx  [Riiscus  aculeatus)^  autre  arbuste  de  rude  consti- 
tution, admis  aux  joies  familiales  de  la  Noël  à  cause  de 
sa  belle  verdure  et  de  ses  fruits  rouges,  semblables  à  de 
grosses  perles  de  corail.  Pour  ne  pas  rebuter  le  consom- 
mateur avec  un  feuillage  trop  dur,  je  fais  choix  de  jeu- 


LES   GUIOGÈRES  217 

lies  pousses,  venues  de  germination  et  portant  encore 
appendue  à  la  base  la  semence  ronde,  gourde  nourri- 
cière. Mes  précautions  n'aboutissent  pas  :  l'insecte  re- 
fuse obstinément  le  petit  houx,  sur  lequel  je  croyais 
pouvoir  compter  après  l'acceptation  du  smilax. 

Nous  avons  notre  botanique,  le  Criocère  a  la  sienne, 
plus  subtile  dans  Tappréciation  des  affinités.  Son  do- 
maine comprend  deux  groupes  très  naturels,  celui  du 
lis  et  celui  du  smilax,  devenu,  par  les  progrès  de  la 
science,  famille  des  Smilacées.  Dans  ces  deux  groupes, 
il  reconnaît  pour  siens  certains  genres,  les  plus  nomi 
breux;  il  renie  les  autres,  qui  peut-être  exigeraient 
revision  avant  de  prendre  place  définitive  dans  le  clas- 
sement. 

Le  goût  exclusif  de  l'asperge,  l'un  des  principaux  re- 
présentants des  Smilacées,  caractérise  les  deux  autres 
Criocères,  exploiteurs  passionnés  de  l'asperge  cultivée. 
.Je  les  trouve  aussi,  assez  fréquemment,  sur  l'asperge 
sauvage  [Asparagus  acutifolius),  âpre  arbuste,  à  longues 
et  tlexibles  tiges,  très  rameuses,  que  le  vigneron  pro- 
vençal emploie,  sous  le  nom  de  roumiéu,  pour  faire 
filtre  au-devant  du  robinet  de  la  cuve  à  vendange  et 
empêcher  le  marc  d'obstruer  la  sortie.  Hors  de  ces  deux 
plantes,  les  deux  Criocères  refusent  tout  absolument, 
même  lorsque,  en  juillet,  ils  remontent  de  terre  avec 
Festomac  famélique  que  leur  a  valu  le  long  jeûne  de 
la  transformation.  Sur  la  même  asperge  sauvage  vit, 
dédaigneux  du  reste,  un  quatrième  Criocère  [Crioceris 
jmracenthesis),  le  plus  petit  du  groupe.  Je  ne  connais 
pas  suffisamment  ses  mœurs  pour  en  dire  plus  long  sur 
son  compte. 

Ces  détails  botaniques  nous  disent  que  les  Criocères, 


218  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

d'éclosion  précoce,  en  plein  été,  n'ont  pas  à  redouter  la 
famine.  Si  celui  du  lis  ne  trouve  plus  sa  plante  favorite, 
il  peut  brouter  ici  le  sceau  de  Salomon  et  le  smilax, 
ailleurs  le  muguet  et,  je  n'en  doute  pas,  quelques  au- 
tres végétaux  de  la  même  famille.  Les  trois  autres  sont 
mieux  favorisés.  Lear  plante  nourricière  est  debout, 
toujours  verte,  toujours  bien  feuillée  jusqu'à  la  fin  de 
l'arrière-saison.  L'asperge  sauVage  même,  indomptable 
par  les  grands  froids,  se  maintient  en  pleine  vigueur 
toute  l'année.  Des  ressources  tardives  sont  d'ailleurs 
superflues.  Après  brève  période  d'émancipation  estivale, 
les  divers  Criocères  prennent  leurs  quartiers  d'hiver,  se 
terrent  sous  les  feuilles  mortes. 


XVI 


LA     CICADELLE     ECUMEUSE 


En  avril,  lorsque  nous  arrivent  l'hirondelle  et  le 
coucou,  inspectons  un  peu  les  champs,  le  regard  à  terre 
comme  doit  le  faire  l'observateur  attentif  aux  choses  de 
l'insecte;  nous  ne  pouvons  manquer  de  voir,  d'ici,  de 
là,  sur  les  herbages,  de  petits  amas  d'écume  blanche. 
Cela  se  prendrait  volontiers  pour  un  jet  de  salive  mous- 
seuse venu  des  lèvres  d'un  passant;  mais  c'est  en  tel 
nombre  qu'on  renonce  bientôt  à  celte  première  idée. 
Jamais  salive  humaine  ne  suffirait  à  pareille  dépense 
d'écume,  même  en  y  mettant  la  puérile  et  dégoûtante 
application  d'un  désœuvré. 

Tout  en  reconnaissant  que  l'homme  n'est  pour  rien 
en  la  chose,  le  paysan  du  Nord  n'a  pas  renoncé  à  l'ap- 
pellation dictée  par  l'aspect  :  il  nomme  salive  de  cou- 
cou les  étranges  flocons,  en  souvenir  de  l'oiseau  dont 
la  note  sonne  alors  le  réveil  printanier.  Le  migrateur 
inhabile  aux  fatigues  et  aux  joies  du  nid  la  rejette,  dit- 
on,  à  l'aventure  lorsqu'il  inspecte  au  vol  les  demeures 
d'autrui  pour  trouver  où  déposer  son  œuf. 

Si  l'interprétation  est  probante  en  faveur  de  la  puis- 
sance salivaire  du  Coucou,  elle  donne  pauvre  idée  de 
l'interprétateur.  C'est  pire  encore  avec  cette  autre  déno- 


220  SOUVENIRS   ENTOMOLO  GIQUES 

mination  populaire,  salive  de  grenouille.  Bonnes  gens  ! 
que  viennent  faire  ici  la  grenouille  et  sa  bave? 

Plus  malin,  le  paysan  de  Provence  connaît,  lui  aussi, 
l'écume  printanière,  mais  il  se  garde  bien  de  lui  donner 
un  nom  extravagant.  Mes  rustiques  voisins,  interrogés 
sur  la  salive  de  grenouille  et  la  salive  de  coucou,  se 
mettent  à  sourire,  ne  voyant  dans  ces  mots  qu'une 
mauvaise  plaisanterie.  A  mes  questions  sur  la  nature 
de  TafTaire,  ils  répondent  :  «  Nous  ne  savons  pas.  » 

A  la  bonne  heure  :  voilà  une  réponse  comme  je  les 
aime,  non  entortillée  d'explications  biscornues. 

Voulons-nous  connaître  le  réel  auteur  de  ces  crachats? 
—  Avec  une  paille ,  fouillons  dans  l'amas  écumeux. 
Nous  en  extrairons  une  bestiole  jaunâtre,  pansue,  tra- 
pue, à  configuration  de  Cigale  qui  serait  dépourvue 
d'ailes.  Voilà  l'ouvrière  de  l'écume. 

Déposée  à  nu  sur  une  autre  feuille,  elle  brandit,  par 
oscillations  de  bas  en  haut,  le  bout  pointu  de  sa  panse 
rondelette.  A  cela  se  trahit  déjà  la  curieuse  machine 
que  nous  allons  voir  fonctionner  tout  à  l'heure.  Plus 
âgé  et  travaillanl  toujours  sous  le  couvert  de  son 
écume,  l'animalcule  devient  nymphe,  se  colore  de  vert 
et  se  fait  des  moignons  d'ailes  appliqués  en  écharpe  sur 
les  flancs.  De  sa  tête  obtuse,  au  moment  du  travail, 
fait  saillie  en  dessous  une  percerette,  un  bec  analogue 
à  celui  des  Cigales. 

Sous  sa  forme  adulte,  c'est,  en  effet,  une  sorte  de  Ci- 
gale de  dimensions  très  réduites;  aussi  l'entomologiste 
capable  de  s'affranchir  des  vétilles  nominales  appelle- 
t-il  l'insecte  tout  bonnement  Cicadelle  écumeuse.  A  ce 
nom  euphonique,  diminutif  de  celui  de  Cigale  (C?c«f/a), 
on  a  substitué  l'aifreux  Aphrophora.  La  science  offi- 


LA   CIGADELLE    ÉCUMEUSE  221 

cielle  (lit  :  Aphrophora  spimiarïa,  signi liant  porte-écume 
écumeuse.  L'oreille  n'a  pas  gagne  à  ce  perfectionnement. 
Contentons-nous  de  Cicadelle,  qui  respecte  le  tympan 
et  ne  redouble  l'écume. 

J'ai  consulté  mes  quelques  livres  sur  les  mœurs  de 
la  Cicadelle.  Ils  me  disent  que  l'insecte  pique  les  plan- 
tes et  fait  extravaser  la  sève  en  flocons  écumeux.  Sous 
ce  couvert  la  hôte  vit  au  frais.  Le  plus  riche  en  docu- 
ments, compilation  récente,  m'apprend  ceci  :  il  faut  se 
lever  de  grand  matin,  visiter  ses  cultures,  cueillir  tout 
brin  spumeux  et  l'immerger  aussitôt  dans  un  chaudron 
d'eau  bouillante. 

Fichtre  !  ma  pauvre  Cicadelle  !  tu  n'as  qu'à  te  bien 
tenir.  L'auteur  n'y  va  pas  de  main  morte.  Je  le  vois  se 
lever  avant  l'aube,  allumer  un  fourneau  roulant  et  pro- 
mener son  enfer  au  milieu  des  luzernes,  des  trèfles,  des 
pois,  pour  t'ébouillanter  sur  place.  Il  aura  du  travail. 
J'ai  en  mémoire  certain  carré  de  sainfoin  dont  pres- 
que chaque  tige  avait  ses  flocons  d'écume.  S'il  eût  été 
nécessaire  de  recourir  à  la  méthode  de  la  marmite, 
autant  valait  faucher  le  tout  et  convertir  la  récolte 
en  tisane. 

Pourquoi  ces  brutalités?  Tu  es  donc  bien  terrible 
aux  récoltes,  mignonne  cigalette?  On  t'accuse  d'épuiser 
la  plante  attaquée.  Ma  foi,  c'est  vrai  :  tu  l'épuisés  à 
peu  près  comme  la  puce  le  fait  du  chien.  Mais  toucher 
à  l'herbe  d'autrui,  tu  le  sais  bien,  le  fabuliste  l'a  dit  : 
c'est  crime  abominable;  c'est  forfait  que  seul  peut  ex- 
pier le  supplice  de  l'eau  bouillante. 

Laissons  l'entomologie  agricole  et  ses  propos  d'exter- 
mination; à  l'écouter,  l'insecte  n'aurait  pas  le  droit 
de  vivre.  Incapable  d'agir  en  propriétaire  féroce,  qui 


222  SOUVENIRS   EMOMOLOGIQUES 

rêve  massacre  pour  un  pruneau  véreux,  je  livre,  béné- 
vole, à  la  Cicadelle  mes  quelques  rangées  de  fèves  et  de 
pois;  elle  me  laissera  ma  part,  j'en  suis  persuadé. 

Et  puis,  les  humbles  ne  sont  pas  les  moins  riches  en 
talents,  en  inventions  originales  propres  à  nous  rensei- 
gner sur  l'inépuisable  variété  des  instincts.  La  Cicadelle, 
en  particulier,  a  ses  recettes  de  limonadière.  Deman- 
dons-lui par  quels  procédés  elle  parvient  à  si  bien  faire 
mousser  son  produit,  car  les  livres  à  marmite  bouil- 
lante et  salive  de  coucou  se  taisent  sur  ce  sujet,  le  seul 
digne  de  Thistoire. 

L'amas  écumeux,  sans  forme  bien  précise,  ne  dépasse 
guère  le  volume  d'une  noisette.  Il  est  remarquable  par 
sa  persistance  alors  même  que  l'insecte  n'y  travaille 
plus.  Privé  de  son  fabricant,  qui  ne  manquerait  pas  de 
l'entretenir,  et  déposé  dans  un  verre  de  montre,  il  se 
conserve  sans  évaporation,  sans  ruine  des  bulles,  au 
delà  de  vingt-quatre  heures.  Cette  stabilité  est  frap- 
pante, en  comparaison  de  la  promptitude  avec  laquelle 
se  dissipe,  par  exemple,  la  mousse  de  savon. 

Pareille  durée  est  nécessaire  à  la  Cicadelle,  qui  s'é- 
puiserait en  produits  continuellement  renouvelés  si  son 
ouvrage  était  de  la  vulgaire  écume.  Une  fois  la  couver- 
ture huileuse  obtenue,  il  convient  que  l'insecte  quelque 
temps  se  repose  sans  autre  souci  que  de  s'abreuver  et 
grandir.  Aussi  l'humeur  convertie  en  mousse  a-t-elle 
certaine  viscosité,  propice  à  la  longue  conservation. 
C'est  légèrement  onctueux,  cela  lile  sous  le  doigt  à  la 
manière  d'une  faible  dissolution  de  gomme. 

Les  bulles  sont  petites,  régulières,  toutes  d'égal  cali- 
bre. On  voit  qu'elles  ont  été  scrupuleusement  jaugées 
une  à  une;  on  soupçonne  une  burette  chargée  d'en 


LA   CICADELLE    EGUMEUSE  223 

mesurer  le  volume.  A  la  façon  de  nos  officines  de  phar- 
macopée, l'insecte  doit  avoir  son  comple-goultes. 

Invisible  au  sein  de  l'écume,  est  ordinairement  blot- 
tie une  seule  Cicadelle  ;  parfois  il  s'y  en  trouve  deux, 
trois  et  davantage.  C'est  alors  société  fortuite,  résultat 
d'un  voisinage  qui  fusionne  en  édifice  commun  les  tra- 
vaux individuels. 

Assistons  au  début  de  l'ouvrage;  aidés  d'une  loupe, 
suivons  le  procédé  de  la  bète.  Le  suçoir  implanté  jus- 
qu'à la  base  et  les  six  courtes  pattes  bien  ancrées,  la 
Cicadelle  est  immobile,  ]e  ventre  à  plat  sur  la  feuille 
exploitée. 

On  s'attend  à  voir  sourdre  de  la  margelle  du  puits 
un  suintement  spumeux,  rendu  tel  par  le  jeu  de  l'outil 
dont  les  lancettes,  montant  et  descendant  tour  à  tour, 
frottant  l'une  contre  l'autre  à  l'exemple  de  celles  de  la 
Cigale,  feraient  mousser  la  sève  extravasée.  L'écume, 
semble-t-il,  doit  sortir  toute  faite  de  la  piqûre.  C'est 
ainsi  que  l'admet  l'histoire  courante  de  la  Cicadelle; 
c'est  ainsi  que  je  me  le  figurais  moi-même  sur  la  foi 
des  auteurs. 

Grossière  erreur  que  tout  cela  :  la  réalité  est  bien  au- 
trement ingénieuse.  Ce  qui  monte  du  puits  est  un  liquide 
très  limpide,  sans  plus  trace  d'écume  que  dans  une 
larme  de  rosée.  Pareillement,  la  Cigale,  outillée  de 
môme  manière,  fait  sourdre  du  point  où  elle  s'abreuve 
une  humeur  claire,  sans  vestige  aucun  de  mousse.  Mal- 
gré sa  dextérité  à  siphoner  les  liqueurs,  l'appareil  buc- 
cal de  la  Cicadelle  est  donc  étranger  à  la  confection 
du  matelas  huileux.  Il  fournit  la  matière  première, 
un  autre  outil  le  travaille.  Lequel?  Patientons,  et  nous 
allons  le  savoir. 


224  SOUVENIRS   ENTOMO  LOGIQUE  S 

Le  liquide  clair  insensiblement  monte  et  se  glisse 
sous  l'insecte,  qui  se  trouve  enfin  à  demi  noyé.  Sans 
retard,  le  travail  commence.  Pour  faire  mousser  le 
blanc  d'œuf,  nous  avons  deux  méthodes  :  le  battage, 
qui  divise  l'humeur  visqueuse  en  minces  lames  et  lui 
fait  enclore  de  Fair  dans  un  réseau  de  cellules  ;  l'insuf- 
flation, qui  injecte  de  l'air  par  bulles  au  sein  de  la  masse. 
De  ces  deux  moyens,  c'est  le  second,  plus  doux  et  plus 
élégant,  que  la  Cicadelle  met  en  œuvre.  Elle  souffle  son 
écume. 

Mais  comment  souffler?  L'insecte  en  paraît  incapable, 
dépourvu  qu'il  est  de  tout  mécanisme  aérifère  analo- 
gue à  celui  des  poumons.  Respirer  avec  des  trachées  et 
fonctionner  comme  soufflet  sont  actes  incompatibles. 

D'accord,  mais  croyons  bien  que  si,  pour  exercer  son 
industrie,  l'insecte  a  besoin  d'un  jet  d'air,  la  machine 
soufflante  ne  manquera  pas,  très  ingénieusement  con- 
çue. Cette  machine,  la  Cicadelle  la  possède  au  bout  du 
ventre,  à  la  terminaison  de  l'intestin.  Là,  fendue  lon- 
guement en  forme  d'Y,  bâille  et  se  ferme  tour  à  tour 
une  pochette  dont  les  deux  lèvres  rapprochées  font  clô- 
ture hermétique. 

Cela  dit,  suivons  la  manœuvre.  L'insecte  relève  le 
bout  du  ventre  hors  du  bain  oii  il  est  noyé.  La  poche 
s'ouvre,  hume  l'air  atmosphérique,  s'emplit,  se  referme 
et  plonge,  riche  de  sa  prise.  Au  sein  du  liquide,  une 
contraction  se  fait  dans  l'appareil.  L'air  captif  jaillit 
comme  d'une  tuyère  et  donne  une  première  bulle  d'é- 
cume. Aussitôt  la  poche  aérifère  remonte  à  l'air  libre, 
bâille,  se  charge  de  nouveau  et  redescend  fermée,  pour 
s'immerger  de  nouveau  et  insuffler  son  gaz.  Nouvel 
orbe  d'écume. 


LA    CICADELLE   EGUMEUSE  52;j 

Avec  une  régularité  de  chronomètre,  de  seconde  en 
seconde,  ainsi  la  machine  souftlante  oscille  de  bas  en 
haut  pour  ouvrir  sa  soupape  et  s'emplir  d'air,  de  haut 
en  bas  pour  replonger  dans  le  liquide  et  y  lancer  son 
contenu  aérien.  Telle  est  la  burette  à  mesurer  le  gaz, 
le  compte-gouttes  qui  nous  rend  compte  de  l'égalité  des 
orbes  écumeux. 

Ulysse,  aimé  des  dieux,  avait  reçu  d'Eole,  dispensa- 
teur des  tempêtes,  des  outres  oîi  les  vents  étaient  pri- 
sonniers. L'indiscrétion  de  l'équipage,  qui  dénoua  les 
outres  pour  en  connaître  le  contenu,  déchaîna  une  tour- 
mente où  la  flotte  périt.  Ces  outres  mythologiques, 
gonflées  de  vent,  je  les  ai  vues  en  mon  jeune  âge. 

Un  métallurgiste  ambulant,  fils  de  la  Calabre,  avait 
établi  entre  deux  pierres  le  creuset  oii  devaient  se  re- 
fondre une  soupière  et  des  assiettes  en  étain.  Éole  souf- 
flait, Eole  représenté  par  un  garçonnet  brun  qui,  assis 
sur  les  talons  et  manœuvrant  d'une  poussée  alternative, 
Tune  à  droite  et  l'autre  à  gauche,  deux  outres  en  peau  de 
bouc,  lançait  l'air  sur  le  foyer.  Ainsi  devaient  procéder 
les  antiques  fondeurs  de  bronze  antérieurs  à  l'histoire, 
dont  je  trouve  les  ateliers  et  les  scories  cuivreuses  sar 
les  collines  voisines  de  ma  demeure  :  ils  activaient  leurs 
fourneaux  avec  des  peaux  soufflantes. 

La  machine  de  mon  Eole  est  d'une  naïve  simplicité. 
La  dépouille  d'un  bouc,  toute  velue  encore,  en  fait  les 
frais.  C'est  un  sac  noué  en  bas  sur  une  tuyère,  ouvert 
en  haut  et  garni,  pour  lèvres,  de  deux  planchettes  qui, 
se  rapprochant,  ferment  la  capacité.  Ces  deux  lèvres  ri- 
gides sont  munies  chacune  d'une  anse  de  cuir  où  s'en- 
gagent d'une  part  le  pouce,  et  d'autre  part  les  quatre 


doigts  restants. 


15 


226  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

La  main  remonte  et  s'ouvre;  le  sac  entre-bâille  ses 
lèvres  et  s'emplit  d'air.  La  main  baisse  et  se  ferme  en 
rapprochant  les  planchettes;  le  sac  refoulé  se  clôt  et 
lance  son  contenu  par  la  tuyère.  Du  jeu  alternatif  des 
deux  outres  résulte  un  souffle  continu. 

A  part  la  continuité,  condition  défavorable  quand  il 
faut  débiter  le  gaz  par  petites  bulles,  la  soufflerie  de  la 
Gicadelle  fonctionne  comme  celle  du  métallurgiste 
calabrais.  C'est  une  pochette  souple,  à  lèvres  rigides, 
qui  tour  à  tour  s'écartent  et  se  rapprochent,  bâillent 
pour  laisser  l'air  entrer,  se  ferment  pour  le  tenir  captif. 
La  contraction  des  parois  remplace  le  refoulement  de 
l'outre  et  fait  du  contenu  gazeux  un  souffle  lorsque  la 
pochette  est  immergée. 

Celui-là  certes  eut  heureuse  inspiration  qui  le  pre- 
mier s'avisa  d'enfermer  le  vent  dans  un  sac  comme 
la  mythologie  le  raconte  d'Eole.  La  peau  de  bique 
devenue  soufflerie  nous  valut  les  métaux,  matière  par 
excellence  de  l'outil. 

Dans  cet  art  de  lancer  de  l'air,  source  énorme  de  pro- 
grès, la  Cicadelle  nous  a  devancés.  Elle  soufflait  son 
écume  avant  que  Tubalcaïn  s'avisât  d'activer  le  feu  de 
sa  forge  avec  une  poche  de  cuir.  Elle  est  la  première 
en  date  dans  l'invention  des  machines  soufflantes. 

Lorsque,  bulle  à  bulle,  l'enveloppe  écumeuse  couvre 
l'insecte  sous  une  épaisseur  que  le  bout  du  ventre,  se 
relevant,  ne  peut  plus  atteindre,  la  prise  d'air  devient 
impossible,  et  le  travail  de  la  mousse  s'arrête.  Cependant 
le  poinçon  extracteur  de  sève  continue  de  fonctionner 
comme  l'exige  l'alimentation.  D'habitude  alors,  dans  la 
partie  déclive,  le  liquide  surabondant,  non  converti  en 
écume,  s'amasse  et  forme  une  larme  de  parfaite  limpidité. 


LA   CIGADELLE   ÉGUMEUSE  227 

A  cette  humeur  claire  que  manque-t-il  pour  blanchir 
et  mousser?  Rien  que  de  l'air  insufflé,  dirait -on.  Il 
m'est  loisible  de  substituer  mes  arlifices  à  l'appareil 
injecteur  de  la  Gicadelle.  Je  mets  entre  les  lèvres  un 
tube  de  verre  très  effilé,  et  par  bouffées  délicates  je 
lance  mon  souffle  dans  l'épaisseur  de  la  goutte.  A  ma 
vive  surprise,  le  liquide  ne  mousse  pas.  De  l'eau  pure, 
venant  de  la  fontaine,  me  donnerait  le  même  résultat. 

Au  lieu  d'une  écume  abondante,  tenace,  lente  à  se 
dissiper,  pareille  à  celle  dont  se  couvre  l'insecte,  je 
n'obtiens  qu'un  maigre  anneau  de  bulles,  crevées  aus- 
sitôt qu'apparues.  Môme  échec  avec  le  liquide  qu'au 
début  de  l'installation  la  Gicadelle  s'amasse  sous  le 
ventre  avant  de  faire  travailler  la  soufflerie.  Que  man- 
que-t-il de  part  et  d'autre?  Le  produit  écumeux  et  son 
liquide  générateur  vont  nous  le  dire. 

Le  premier  est  onctueux  au  toucher,  mucilagineux  et 
filant  comme  le  serait,  par  exemple,  une  faible  disso- 
lution d'albumine;  le  second  a  la  nette  fluidité  de  l'eau 
pure.  Donc' la  Gicadelle  n'extrait  pas  de  son  puits  une 
humeur  apte  à  mousser  par  le  seul  effet  de  la  pochette 
soufflante;  aux  exsudations  de  la  piqûre  elle  adjoint 
quelque  chose,  un  principe  visqueux  qui  donne  adhé- 
sion et  rend  l'écume  possible,  de  môme  que  l'enfant 
ajoute  du  savon  à  l'eau  qu'il  gonflera  en  globes  diaprés 
au  bout  d'une  paille. 

Où  donc  est  la  savonnerie  de  l'insecte,  l'usine  à  prin- 
cipe mousseux?  Évidemment  au  fond  de  la  pochette 
soufflante  elle-môme.  Là  se  termine  l'intestin;  là  peu- 
vent se  déverser,  par  doses  infinitésimales,  des  produits 
albuminoïdes,  fournis  soit  par  le  canal  digestif,  soit 
par  des  glandes  spéciales.  Ghaque  bouffée  lancée  s'ac- 


228  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

compagne  ainsi  d'an  peu  d'adhésif,  qui  se  diffuse  dans 
l'eau  et  la  rend  visqueuse,  apte  à  maintenir  l'air  cap- 
tif en  des  orbes  permanents.  La  Cicadelle  se  couvre 
d'une  mousseline  dont  l'intestin  est  en  partie  le  ma- 
nufacturier. 

Cette  méthode  nous  ramène  àlindustrie  de  l'habitant 
du  lis,  le  ver  fienteur  qui  se  fait  immonde  casaque;  mais 
qu'il  y  a  loin  de  son  monceau  d'ordure  sur  Féchine  au 
matelas  gazeux  de  la  Cicadelle  ! 

Un  autre  fait,  d'explication  plus  ardue,  attire  Tat- 
tention.  Une  foule  de  plantes  basses,  herbacées,  où  tra- 
vaille en  avril  la  première  poussée  de  la  sève,  convien- 
nent à  l'insecte  spumeux,  sans  distinction  d'espèce,  ni 
de  genre,  ni  de  famille.  Je  ferais  presque  le  relevé  de 
toute  la  végétation  non  ligneuse  de  mon  voisinage  en 
cataloguant  les  végétaux  où  peut  se  rencontrer,  plus  ou 
moins  abondante,  l'écume  de  la  bestiole.  Quelques 
épreuves  nous  renseigneront  sur  l'indifférence  de  la 
Cicadelle  quant  à  la  nature  et  aux  propriétés  de  la 
plante  adoptée  comme  établissement. 

Du  bout  d'un  pinceau,  je  cueille  l'insecte  au  sein  de 
son  écume  et  le  dépose  sur  un  autre  herbage  quelcon- 
que, de  saveur  inverse;  au  doux  je  fais  succéder  le 
violent,  au  fade  le  pimenté,  au  sucré  l'amer.  Sans  hési- 
tation aucune,  le  nouveau  campement  s'accepte  et  se 
met  à  mousser. 

Yenue,  par  exemple,  de  la  fève,  à  saveur  neutre,  la 
Cicadelle  prospère  très  bien  sur  les  euphorbes  gonfles 
de  brûlant  laitage,  en  particulier  sur  V Euphorbia  se?'- 
rata,  l'une  de  ses  demeures  favorites.  Pareillement  très 
satisfaite,  elle  passe  des  fortes  épices  de  l'euphorbe  aux 
insipidités  de  la  fève. 


LA   CIGADELLE   ÉCUMEUSE  220 

Cette  indifférence  étonne  quand  on  songe  avec  quel 
scrupule  les  autres  insectes  sont  fidèles  à  leur  plante. 
Il  y  a  certes  des  estomacs  faits  exprès  pour  boire  le  cor- 
rosif et  brouter  le  toxique.  La  chenille  de  l'Achcrontie 
Atropos  se  repaît  du  feuillage  de  la  pomme  de  terre, 
assaisonné  de  solanine;  la  chenille  du  Sphinx  des 
tithymales  pâture  ici  la  grande  euphorbe  [Euphorbia 
characias)^  dont  le  lait  produit  sur  la  langue  à  peu 
près  l'effet  d'un  fer  rouge;  mais  de  ces  narcotiques,  de 
ces  causticités,  ni  l'une  ni  l'autre  ne  passerait  aux 
fadeurs. 

Gomment  fait  la  Cicadelle  pour  s'alimenter  de  tout, 
car  évidemment  elle  se  nourrit,  tout  en  faisant  mous- 
ser son  écume?  Je  la  vois  prospérer,  soit  d'elle-même, 
soit  par  mes  artifices,  sur  le  vulgaire  bouton  d'or  des 
prairies  {Ranunculus  acris),  dont  la  saveur  n'a  d'égale 
que  celle  du  piment  rouge  ;  sur  le  gouet  [Arum  ita- 
licum)^  qui  brûle  les  lèvres  rien  qu'avec  une  parcelle 
de  son  feuillage;  sur  la  clématite  des  haies  [Clematis 
vitalba)^  la  fameuse  herbe  aux  gueux,  qui  rubéfie  la 
peau  et  produit  les  ulcères  exploités  par  la  cour  des 
Miracles. 

Après  ces  poivres  de  Cayenne ,  elle  accepte ,  sans 
transition,  le  bénin  sainfoin,  la  sarriette  parfumée, 
l'amer  pissenlit,  le  doux  panicaut,  enfin  tout  ce  que  je 
lui  sers  de  savoureux  ou  d'insipide. 

En  réalité,  cette  étrange  généralisation  de  la  buvette 
pourrait  bien  n'être  qu'apparente.  Quand  elle  met  en 
perce  telle  herbe  ou  telle  autre,  d'espèce  quelconque, 
la  Cicadelle  ne  fait  sourdre  qu'un  liquide  à  peu  près 
neutre,  tel  que  les  racines  le  puisent  dans  le  sol;  elle 
n'admet  pas  à  sa  fontaine  les  humeurs  travaillées  en 


230  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

principes  essentiels.  Ce  qui  pleure  sous  le  coup  de  poin- 
çon de  l'insecte,  ce  qui  perle  au  bas  de  l'amas  d'écume 
est  un  liquide  d'une  parfaite  limpidité. 

Je  cueille  cette  goutte  sur  l'euphorbe,  le  gouet,  la 
clématite,  le  bouton  d'or.  Je  m'attendais  à  une  eau  de 
feu,  caustique  comme  le  suc  de  ces  diverses  plantes. 
Eh  bien,  ce  n'est  pas  cela;  toute  saveur  manque.  C'est 
de  l'eau  ou  guère  plus.  D'un  réservoir  de  vitriol  il  est 
sorti  l'insipide. 

Si  je  blesse  l'euphorbe  avec  la  pointe  d'une  fine 
aiguille,  ce  qui  monte  de  la  piqûre  est  un  pleur  blanc, 
laiteux,  d'odieuse  âcreté.  Quand  la  Cicadelle  plonge 
son  trocart,  c'est  une  humeur  fade  et  claire  qui  suinte. 
Les  deux  opérations  semblent  puiser  à  des  sources  dif- 
férentes. 

Comment  s'y  prend  la  bête  pour  extraire  le  limpide 
et  l'inoffensif  du  môme  barillet  d'où  mon  aiguille  amène 
le  laiteux  et  le  caustique?  Avec  son  instrument,  incom- 
parable alambic,  dédoublerait-elle  la  farouche  liqueur, 
admettant  le  neutre  et  refusant  le  pimenté?  Siphone- 
rait-elle  certains  vaisseaux  où  la  sève,  non  encore  éla- 
borée, est  dépourvue  de  ses  virulences  finales?  La  fine 
anatomie  végétale  est  aux  abois  devant  le  coup  de 
pompe  de  la  bestiole.  Je  renonce  au  problème. 

Quand  elle  exploite  les  euphorbes,  cas  fréquent,  la 
Cicadelle  a  grave  motif  de  ne  pas  admettre  à  sa  fontaine 
tout  ce  que  fournirait  une  simple  saignée  comme  en 
pratique  mon  aiguille.  Le  lait  de  la  plante  lui  serait 
fatal. 

Je  cueille  ce  qui  dégoutte  d'une  tige  coupée  et  j'y 
installe  une  Cicadelle.  L'insecte  n'est  pas  à  son  aise, 
cela  se  voit  à  ses  efforts  pour  se  tirer  de  là.  Mon  pinceau 


LA   GICADELLE   ÉCIMEUSE  231 

ramène  le  fuyard  dans  la  mare  de  lait,  riche  en  gomme 
élastique  dissoute.  Bientôt  le  caoutchouc  se  fige  en 
grumeaux  pareils  à  des  miettes  de  fromage  blanc;  les 
pattes  de  l'animal  se  chaussent  de  guêtres  qui  semblent 
faites  de  caséine  ;  un  enduit  gommeux  obstrue  les  sou- 
piraux respiratoires;  peut-être  môme  la  peau,  d'extrême 
délicatesse,  est-elle  endolorie  par  la  causticité  du  lai- 
tage, sorte  de  vésicatoire.  Maintenue  quelque  temps  dans 
ce  milieu,  la  Cicadelle  périt. 

Ainsi  périrait-elle  si  sa  percerette,  agissant  à  la  ma- 
nière d'une  simple  aiguille,  amenait  au  dehors  le  lait 
de  l'euphorbe.  Un  triage  est  donc  fait,  qui  laisse  l'eau 
presque  pure  surgir  de  la  source  où  se  puise  de  quoi 
faire  de  l'écume.  Un  drainage  subtil,  dont  le  mécanisme 
échappe  à  notre  curiosité,  un  jeu  de  pompe  de  délica- 
tesse inouïe,  réalise  cette  merveille  épuratoire. 

Yenue  de  la  mare  empestée  ou  du  clair  ruisseau, 
d'une  liqueur  vénéneuse  ou  d'une  bénigne  infusion,  l'eau 
est  toujours  de  l'eau,  à  propriétés  identiques,  lors- 
qu'elle est  dépouillée  de  ses  impuretés  par  la  distilla- 
tion. De  même,  fournie  par  l'euphorbe  ou  par  la  fève, 
la  clématite  ou  le  sainfoin,  la  renoncule  ou  la  bour- 
rache, la  sève  est  de  même  nature  aqueuse  lorsque  le 
siphon  de  la  Cicadelle,  par  un  triage  qu'envieraient  nos 
alambics,  en  a  distrait  les  produits  spéciaux,  si  varia- 
bles d'une  plante  à  l'autre. 

Ainsi  s'expliquerait  comment  l'insecte  fait  mousser 
son  écume  sur  la  première  herbe  venue.  Tout  lui  est 
bon,  parce  que  son  appareil  ramène  toute  sève  à  de 
l'eau  claire.  L'incomparable  puisatier  sait  faire  sour- 
dre le  limpide  du  trouble,  et  l'inoffensif  du  toxique. 

A  la  rigueur,  le  puits  de  la  bête  ne  fournit  pas  de 


232  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

l'eau  pure.  Mise  évaporer  dans  un  verre  de  montre,  la 
goutte  limpide  qui  suinte  de  l'amas  d'écume  donne  un 
maigre  résidu  blanc,  qui  se  dissout  avec  effervescence 
dans  l'acide  azotique.  Ce  résidu  pourrait  bien  être  du 
carbonate  de  potasse.  J'y  soupçonne  aussi  des  traces 
d'albumine. 

Evidemment,  au  fond  de  la  piqûre  la  Cicadelle  trouve 
de  quoi  s'alimenter.  Or  que  consomme-t-elle?  Suivant 
toute  apparence,  quelques  lampées  à  base  d'albumine, 
car  la  chétive  n'est  elle-même,  pour  la  majeure  part, 
qu'un  granule  de  semblable  matière.  Ce  principe  abonde 
dans  toutes  les  plantes,  et  il  est  à  croire  que  l'insecte 
en  fait  largement  usage  pour  suffire  à  la  dépense  de  l'é- 
lément visqueux  nécessaire  à  la  formation  de  l'écume. 
Perfectionné  dans  le  canal  digestif  et  lancé  par  l'intes- 
tin à  mesure  que  la  pochette  soufflante  expulse  sa  bulle 
d'air,  quelque  produit  albuminoïde  pourrait  bien  don- 
ner au  liquide  l'aptitude  à  se  gonfler  en  mousse  de  lon- 
gue conservation. 

Si  l'on  se  demande  quel  avantage  la  Cicadelle  retir(? 
de  son  amas  d'écume,  une  réponse  aussitôt  vient  très 
plausible  :  sous  cette  couverture,  l'insecte  se  tient  au 
frais  et  se  dérobe  aux  regards  de  ses  persécuteurs;  il  y 
brave  les  coups  de  soleil  et  les  atteintes  des  parasites. 

Ainsi  fait,  sous  le  manteau  de  son  immondice,  le 
Criocère  du  lis,  qui  néanmoins,  à  son  grand  détriment, 
rejette  son  orde  casaque  et  descend  à  nu  de  la  plante 
sur  le  sol,  où  il  doit  s'enterrer  pour  y  baver  sa  coque. 
En  ce  moment  critique,  le  Diptère  le  guette  et  lui  confie 
ses  œufs,  germe  d'une  vermine  qui  lui  rongera  les  flancs. 

Mieux  avisée,  la  Cicadelle  ne  connaît  pas  les  périls 
du  déménagement.  Soumise  à  des  retouches  sommai- 


LA   CICADELLE    ÉCUMEUSE  233 

res  qui  jamais  ne  suspendent  son  activité,  elle  prend  la 
forme  adulte  au  sein  même  de  son  bastion,  à  l'abri  d'un 
rempart  visqueux  capable  de  rebuter  tout  assaillant.  Là, 
parfaite  sécurité  quand  l'heure  difficile  est  venue  de 
s'arracher  de  sa  vieille  peau  et  d'en  revêtir  une  autre, 
toute  neuve  et  mieux  enjolivée;  là,  profonde  paix  pour 
l'excoriation  et  pour  l'étalage  des  atours  de  l'âge  mûr. 

L'insecte  n'émerge  de  sa  fraîche  mousseline  que 
devenu  adulte  sous  forme  d'une  mignonne  Cigale  ba- 
riolée de  brun.  Apte  alors  à  des  bonds  énormes  et 
brusques,  qui  la  projettent  loin  de  l'agresseur,  elle 
mène  vie  facile,  peu  troublée  par  l'ennemi. 

En  vérité,  comme  système  défensif,  le  donjon  d'é- 
cume est  magnifique  invention,  bien  supérieure  à  l'ab- 
ject ouvrage  de  l'exploiteur  du  lis.  Chose  étrange  :  ce 
système  n'a  pas  d'imitateurs  parmi  les  races  les  plus 
étroitement  apparentées  avec  la  souffleuse  d'écume  ! 

En  sa  forme  de  larve,  le  Criocère  de  l'asperge  est 
ravagé  par  le  Diptère,  faute  de  s'habiller  de  fiente  à 
l'exemple  de  son  congénère  du  lis.  De  même  sur  les 
herbages,  sur  les  arbres  déployant  leurs  tendres  feuilles, 
abondent  d'autres  Cicadelles,  non  moins  exposées  au 
péril  de  la  fauvette  cherchant  tendre  becquée  pour  ses 
petits,  et  pas  une  d'elles,  tant  qu'il  y  en  a,  ne  s'avise  de 
faire  mousser  la  sève  extravaséepar  la  piqûre  du  suçoir. 

Elles  ont  bien  la  pompe  élévatoire,  travaillant  chez 
toutes  de  façon  pareille;  mais  elles  ne  savent  faire 
machine  soufflante  du  bout  de  l'intestin.  Pourquoi? 
Parce  que  les  instincts  ne  s'acquièrent  pas.  Ce  sont  des 
aptitudes  originelles,  accordées  ici  et  refusées  là,  sans 
que  le  temps,  en  une  lente  incubation,  puisse  les  sus- 
citer, ni  une  organisation  similaire  les  imposer. 


XVII 


LES     CLYTHRES 


Le  Ci'iocère  du  lis  s'habille;  de  son  ordure  il  se  fait 
molleton,  ignominieux,  mais  excellent  contre  le  para- 
site et  les  coups  de  soleil.  L'artisan  en  elbeuf  fécal  n'a 
guère  d'imitateurs.  Le  Bernard -l'ermite  s'habille  ;  il 
choisit,  à  sa  mesure,  dans  la  friperie  du  mollusque,  une 
coquille  vide,  ébréchée  par  la  vague;  il  y  glisse  son  mi- 
sérable ventre,  qu'il  n'a  pas  eu  le  talent  de  durcir;  il 
laisse  au  dehors  ses  deux  gros  poings  inégaux,  armes 
de  boxe  à  gantelets  de  pierre.  Encore  un  dont  l'exemple 
est  rarement  suivi. 

A  quelques  exceptions  près,  d'autant  plus  remarqua- 
bles qu'elles  sont  moins  nombreuses,  l'animal,  en  effet, 
est  affranchi  du  besoin  de  se  vêtir.  Doué,  sans  frais  indus- 
triels, de  ce  qui  lui  est  nécessaire,  il  ignore  l'art  d'ajou- 
ter un  supplément  défensif  à  sa  naturelle  enveloppe. 

L'oiseau  n'a  pas  à  se  préoccuper  de  son  plumage,  la 
bête  à  poil  de  sa  fourrure,  le  reptile  de  ses  écailles, 
le  colimaçon  de  sa  coquille,  le  carabe  de  son  justau- 
corps. Nulle  ingéniosité  de  leur  part  dans  un  but  de 
protection  contre  les  inclémences  de  l'air.  Bourre,  du- 
vet, écailles,  nacre  et  autres  pièces  du  vestiaire  de  la 
bête,  tout  cela  se  produit  de  lui-même,  sur  un  métier 
de  marche  spontanée. 


LES   GLYTHRES  235 

De  son  côté,  riiomme  est  nu,  et  les  sévérités  du  climat 
lui  font  obligation  d'une  peau  artificielle  qui  protège  la 
sienne.  De  cette  misère  est  née  l'une  de  nos  plus  belles 
industries. 

Celui-là  fut  l'inventeur  du  vêtement  qui,  grelottant 
de  froid,  s'avisa  le  premier  d'écorcher  l'ours  et  de  se 
couvrir  les  épaules  de  la  dépouille  de  la  bète.  Dans  un 
avenir  lointain,  à  ce  primitif  manteau  devait,  par  de- 
grés, succéder  le  tissu,  œuvre  de  notre  art.  Mais  sous 
un  ciel  clément,  la  traditionnelle  feuille  du  figuier,  voile 
pudique,  a  longtemps  suffi.  Loin  des  civilisés,  elle  suffit 
encore  de  nos  jours,  avec  son  complément  ornemental, 
Tarete  de  poisson  en  travers  du  cartilage  du  nez,  la 
plume  rouge  dans  la  chevelure,  la  cordelette  autour 
des  reins.  N'oublions  pas  l'enduit  au  beurre  rance,  qui 
garantit  du  moustique  et  nous  ramène  à  l'onguent  du 
ver  en  méfiance  contre  le  Tachinaire. 

Au  premier  rang  des  animaux  protégés  contre  les 
injures  de  l'air  sans  l'intervention  d'une  industrie,  sont 
les  vêtus  de  poils,  les  habillés  sans  frais  de  pelages,  de 
toisons,  de  fourrures.  Parmi  ces  casaques  naturelles,  il 
en  est  de  superbes,  dépassant  en  douceur  nos  plus 
moelleux  velours. 

Malgré  les  progrès  du  tissage,  l'homme  en  est  tou- 
jours jaloux.  Aujourd'hui,  comme  aux  temps  des  abris 
sous  roche,  il  fait  grand  cas,  l'hiver,  des  pelleteries.  En 
toute  saison,  il  les  tient  en  haute  estime  comme  acces- 
soire ornemental;  il  se  glorifie  de  coudre  à  son  costume 
un  lambeau  de  quelque  misérable  écorché.  L'hermine 
des  rois  et  de  la  justice,  les  queues  de  lapin  blanc  dont 
l'universitaire  se  pare  l'épaule  gauche  les  jours  de  so- 
lennité, reportent  la  pensée  à  l'âge  des  cavernes. 


236  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUE  S 

Sous  une  forme  moins  sommaire,  les  velus  continuent 
d'ailleurs  à  nous  vêtir.  Nos  draperies  sont  des  poils  en- 
trelacés. De  tout  temps,  sans  espoir  de  trouver  mieux, 
l'homme  s'est  couvert  aux  dépens  de  la  bête  poilue. 

L'oiseau,  calorifère  plus  actif  et  d'entretien  plus  déli- 
cat, s'enveloppe  de  plumes  régulièrement  imbriquées, 
se  fait,  autour  du  corps,  épais  matelas  d'air  que  main- 
tiennent le  duvet  et  Fédredon.  Il  a  sur  le  croupion  le 
pot  à  cosmétique,  l'ampoule  aux  huiles  de  toilette,  la 
verrue  graisseuse  où  puise  le  bec  pour  lustrer  les  plu- 
mes une  à  une  et  les  rendre  imperméables  à  l'humi- 
dité. Grand  dépensier  d'énergie  à  cause  des  exigences  du 
vol,  il  est,  par  excellence,  le  frileux,  mieux  apte  que 
tout  autre  à  la  conservation  de  la  chaleur. 

Au  lent  reptile  suffit  l'écaillé,  qui  préserve  des  bles- 
sîants  contacts,  mais  n'a  qu'un  rôle  à  peu  près  nul  comme 
obstacle  aux  variations  de  température. 

Dans  son  milieu  liquide,  bien  mieux  constant  que 
l'air,  le  poisson  n'exige  pas  davantage.  Sans  effort  de  sa 
part,  sans  violente  dépense  motrice,  le  nageur  est  équi- 
libré par  la  seule  pression  de  l'eau.  Un  bain  de  tempé- 
rature peu  variable  lui  laisse  ignorer  les  frimas  et  les 
torrides  saisons. 

De  même,  le  mollusque,  en  majeure  partie  hôte  des 
mers,  mène  existence  béate  dans  sa  coquille,  forteresse 
défensive  plutôt  que  vêtement.  Enfm  le  crustacé  se 
borne  à  faire  armure  de  sa  peau  minéralisée. 

Chez  tous,  du  poilu  à  l'encroûté,  l'habit  véritable, 
l'habit  ouvrage  d'une  industrie  spéciale,  n'existe  pas 
encore.  Le  poil,  la  plume,  l'écaillé,  la  coquille,  la  cui- 
rasse pierreuse,  ne  demandent  pas  intervention  de  celui 
qui  les  porte;  ce  sont  là  produits  naturels,  et  non  con- 


LES   CLYTHRES  237 

fections  artilicielles  de  la  bote.  Pour  trouver  de  réels 
confectionneurs,  aptes  à  se  mettre  sur  le  dos  ce  que 
l'organisation  leur  refuse,  il  faut  descendre  de  Tliomme 
à  certains  insectes. 

Dérision  du  vêtement,  dont  nous  sommes  si  fiers, 
venu  de  la  bave  d'une  chenille  ou  du  poil  d'un  mouton 
imbécile  :  parmi  ses  inventeurs  est  tout  d'abord  le  Crio- 
cère,  à  casaque  de  fiente!  Dans  l'art  de  se  vêtir,  il  a 
devancé  l'Esquimau,  qui  racle  les  boyaux  du  veau  ma- 
rin et  s'y  taille  un  complet;  il  a  devancé  notre  ancêtre 
le  Troglodyte,  qui  emprunta  la  pelisse  de  son  contem- 
porain Fours  des  cavernes.  Nous  en  étions  encore  à  la 
feuille  de  figuier,  qu'il  excellait  déjà  dans  l'industrie  du 
molleton,  à  la  fois  assembleur  de  la  matière  première 
et  fournisseur  de  ladite  matière. 

Pour  des  raisons  d'économie  et  d'acquisition  facile, 
son  abject  procédé,  très  élégamment  modifié  du  reste, 
convient  à  la  tribu  des  Glythres  et  des  Cryptocéphales, 
gracieux  coléoptères,  superbes  de  coloris.  Leur  larve, 
vermisseau  nu,  se  fabrique  un  pot  allongé,  dans  lequel 
elle  vit  exactement  comme  l'escargot  dans  sa  coquille. 
Pour  habit  et  pour  demeure,  la  craintive  fait  usage 
d'une  jarre,  mieux  que  cela,  d'une  élégante  amphore, 
produit  de  son  art. 

De  là  dedans,  jamais  elle  ne  sort.  Si  quelque  chose 
l'inquiète,  d'un  brusque  recul  elle  rentre  en  plein  dans 
son  urne,  dont  l'ouverture  se  ferme  avec  le  disque  du 
crâne  aplati.  La  tranquillité  revenue,  elle  aventure  au 
dehors  la  tête  et  les  trois  segments  munis  de  pattes, 
mais  se  garde  bien  de  sortir  le  reste,  plus  délicat  et 
accroché  au  fond. 

D'un  pas  menu,  alourdi  par  le  faix,  elle  chemine  en 


238  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

relevant  à  Farrière  sa  poterie  suivant  l'oblique.  Elle 
fait  songer  à  Diogène,  trimbalant  son  habitation,  un 
tonneau  en  terre  cuite.  C'est  de  manœuvre  assez  péni- 
ble à  cause  du  poids,  c'est  sujet  à  chavirer  par  suite  du 
centre  de  gravité  trop  élevé.  Gela  progresse  tout  de 
même,  en  oscillant  ainsi  qu'un  bonnet  coquettement 
penché  sur  l'oreille.  [A  peu  près  ainsi  déambule,  avec 
culbutes  répétées,  l'un  de  nos  mollusques  terrestres,  le 
Bulime,  dont  la  coquille  s'allonge  en  tourelle. 

La  jarre  de  la  Clythre  a  bonne  tournure  et  fait  hon- 
neur à  la  céramique  de  l'insecte.  C'est  résistant  sous  le 
doigt,  d'aspect  terreux,' lisse  comme  stuc  à  l'intérieur, 
relevé  au  dehors  de  fines  nervures  obliques  et  symétri- 
ques qui  sont  les  traces  des  accroissements  successifs. 
L'arrière  se  dilate  un  peu  et  s'arrondit  au  bout  en  une 
double  bosselure  de  faible  relief.  Ces  deux  saillies  ter- 
minales, le  sillon  médian  qui  les  sépare,  les  nervures 
d'accroissement  qui  se  correspondent  à  droite  et  à  gau- 
che, témoignent  d'un  ouvrage  binaire  oii  le  construc- 
teur a  suivi  les  règles  de  la  symétrie ,  première  condi- 
tion du  beau. 

La  partie  antérieure  faiblement  s'atténue  et  se  tron- 
que de  façon  oblique,  ce  qui  permet  au  pot  de  se  rele- 
ver et  de  prendre  appui  sur  l'échiné  de  l'animal  en 
marche.  Enfin  l'embouchure  est  ronde ,  à  margelle 
émoussée. 

Bien  embarrassé  serait  celui  qui,  pour  la  première 
fois,  parmi  les  pierrailles,  au  pied  des  chênes,  trouve- 
rait un  de  ces  pots  et  s'en  demanderait  l'origine.  Est-ce 
le  noyau  d'un  fruit  inconnu,  vidé  de  son  amande  parla 
dent  patiente  du  mulot?  Est-ce  une  capsule  végétale 
dont  l'opercule  est  tombé  en  laissant  choir  les  semen- 


LES   CLVTHRES  230 

ces?  Cela  possède  toute  la  correction,  la  grâce  des  œu- 
vres de  la  plante. 

Renseigné  sur  l'origine  de  l'objet,  il  n'hésiterait  pas 
moins  sur  la  nature  des  matériaux,  ou  plutôt  de  leur 
ciment.  L'eau  ne  ramollit  pas,  ne  désagrège  pas  la  co- 
que. Cela  doit  être,  sinon,  pour  une  averse,  le  vêtement 
du  ver  tomberait  en  bouillie.  Le  feu  n'a  pas  grand  effet 
non  plus.  Exposée  à  la  flamme  d'une  bougie,  la  jarre, 


.# 


Coque  de  la  Clythre  Coque  du  Cryptocéphale 

à  quatre  points.  à  deux  points. 

sans  se  déformer,  perd  sa  coloration  brune  et  prend  la 
teinte  d'une  terre  ferrugineuse  calcinée.  La  base  de  la 
matière  est  par  conséquent  de  nature  minérale.  Reste  à 
savoir  quel  est  le  mastic  qui  brunit  l'élément  terreux, 
l'agglutine  et  lui  donne  solidité. 

Le  ver  est  méfiant.  Au  moindre  émoi,  il  rentre  dans  sa 
coque,  de  longtemps  ne  bouge.  Soyons  aussi  patient  que 
lui.  Nous  parviendrons  bien,  un  jour  ou  l'autre,  à  le 
surprendre  en  travail.  Je  le  surprends,  en  effet.  D'une 
soudaine  reculade,  il  rentre  dans  son  pot,  y  disparaît 
en  entier.  Au  bout  d'un  instant,  il  reparait,  les  mandi- 
bules chargées  d'une  pelote  brune.  Il  la  pétrit,  Tamal- 


240  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

game  avec  un  peu  de  terre  cueillie  sur  le  seuil  de  son 
logis  ;  il  malaxe  à  point  la  composition ,  puis  la  dresse 
artistement  en  mince  lame  sur  la  margelle  de  l'étui. 

Les  pattes  ne  prennent  part  à  la  besogne.  Seules  tra- 
vaillent les  mandibules  et  les  palpes,  à  la  fois  baquet, 
truelle,  pétrissoir  et  appareil  de  laminage. 

De  nouveau  il  recule,  rentre;  de  nouveau  il  revient 
avec  une  seconde  motte,  préparée  et  mise  en  œuvre  de 
la  même  façon.  A  cinq  ou  six  reprises,  il  recommence 
de  la  sorte,  jusqu'à  ce  que  tout  le  pourtour  de  Tembou- 
chure  ait  reçu  un  ourlet  d'accroissement. 

La  composition  du  potier  a  double  élément,  on  le 
voit.  L'un,  la  première  terre  venue,  argileuse  autant 
que  possible,  est  cueilli  sur  le  seuil  de  l'atelier;  l'autre 
est  pris  au  fond  môme  du  pot,  car,  toutes  les  fois  que 
le  ver  remonte,  je  lui  vois  aux  dents  la  pelote  brune. 
Qu'y  a-t-il  dans  l'arrière -magasin?  Si  l'observation 
directe  ne  peut  guère  l'apprendre,  du  moins  cela  se 
devine . 

Remarquons  que  la  poterie  est  absolument  close  en 
arrière,  sans  la  moindre  soupape  où  puissent  se  soula- 
ger les  misères  physiologiques  dont  le  ver  n'est  certai- 
nement pas  affranchi.  Que  deviennent  les  déjections  de 
l'encoffré;,  qui  jamais  ne  sort  de  chez  lui?  Eh  bien,  elles 
sont  évacuées  au  fond  du  pot.  Par  un  doux  mouvement 
de  croupe,  le  produit  est  étalé  sur  la  paroi,  ce  qui  for- 
tifie d'autant  l'habit  et  lui  met  doublure  de  velours. 

C'est  mieux  que  doublure;  c'est  précieux  entrepôt  de 
mastic.  Quand  il  veut  restaurer  sa  coque,  l'amplifier  à 
sa  taille,  de  jour  en  jour  croissante,  le  ver  cure  sa  fosse, 
procède  à  la  vidange.  Il  se  retourne  et  cueille  au  fond, 
une  à  une,  du  bout  des  mandibules,  les  pelotes  brunes 


LES   GLYTIIRES  241 

qu'il  lui  suffira  de  malaxer  avec  un  peu  de  terre  pour 
en  faire  pâte  céramique  de  première  qualité. 

Remarquons  encore  que,  semblable  à  nos  toupins, 
l'ouvrage  du  ver  est  pansu  en  arrière  et  d'un  diamètre 
intérieur  plus  grand  que  celui  de  l'emboucbure.  Cet 
excès  d'ampleur  est  d'évidente  utilité.  Il  permet  à 
l'animal  de  se  boucler  et  de  se  retourner  quand  be- 
soin est  d'utiliser  en  nouvelle  assise  le  contenu  du  dé- 
potoir. 

Un  vêtement  ne  doit  être  ni  trop  court  ni  trop  étroit. 
Il  ne  suffit  pas  d'y  ajouter  une  pièce  qui  le  prolonge 
à  mesure  que  le  corps  croît  en  longueur;  il  faut  aussi 
veiller  à  l'ampleur  qui  ne  gène  pas  l'habillé  et  lui  laisse 
liberté  de  mouvements. 

Le  colimaçon  et  tous  les  mollusques  à  coquille  tur- 
binée  augmentent  graduellement  le  diamètre  de  leur 
rampe  à  vis  de  façon  que  la  dernière  spire  soit  toujours 
à  l'exacte  mesure  de  leur  état  actuel.  Les  tours  infé- 
rieurs, ceux  du  premier  âge,  devenus  trop  étroits,  ne 
sont  pas  abandonnés,  il  est  vrai;  ils  deviennent  pièces 
de  débarras  où  s'abritent,  étirés  en  maigre  appendice, 
les  organes  de  médiocre  importance  pour  la  vie  active. 
C'est  dans  l'étage  supérieur,  d'espace  croissant,  que  se 
loge  l'essentiel  de  la  bête. 

Le  gros  Bulime  tronqué,  ami  des  murailles  croulan- 
tes et  des  roches  calcaires  qui  surplombent  au  soleil, 
sacrifie  à  l'utile  les  élégances  du  régulier.  Lorsque  les 
tours  inférieurs  cessent  d'avoir  l'ampleur  nécessaire, 
il  les  abandonne  en  plein  et  remonte  plus  haut,  dans 
la  rampe  spacieuse  de  formation  récente.  D'une  solide 
cloison,  il  ferme  en  arrière  la  partie  occupée;  puis, 
choquant  les  pierrailles,  il  casse,  il  détache  la  partie 

16 


242  SOUVENIRS  ENTOMOLOGIQUES 

superflue,  masure  inhabitable.  La  coquille  tronquée  y 
perd  en  correction;  elle  y  gagne  en  légèreté. 

La  Clythre  ne  fait  cas  du  procédé  du  Bulime.  Elle 
méprise  aussi  celui  de  nos  couturières,  qui  fendent  le 
vêtement  trop  étroit,  puis  intercalent  entre  les  lèvres 
de  l'ouverture  une  pièce  de  largeur  convenable.  Casser 
le  pot  devenu  insuffisant  serait  brutalité  dispendieuse 
en  matière  ;  le  fendre  en  long  et  lui  donner  supplément 
d'ampleur  au  moyen  d'une  bande  intercalée  serait  res- 
source imprudente,  qui  laisserait  accès  au  péril  pendant 
les  lenteurs  de  la  réparation.  L'ermite  de  la  jarre  a 
mieux  que  tout  cela.  Il  sait  agrandir  son  froc  tout  en 
le  laissant,  sauf  l'ampleur,  ce  qu'il  était  avant. 

Sa  paradoxale  méthode  consiste  en  ceci  :  de  la  dou- 
blure faire  étoffe,  reporter  au  dehors  ce  qui  était  en 
dedans.  Petit  à  petit,  à  mesure  que  le  besoin  s'en  fait 
sentir,  le  ver  racle  donc,  décortique  à  l'intérieur  la 
paroi  de  sa  coque.  Réduits  en  pâte  liante  au  moyen  d'un 
peu  de  mastic  fourni  par  l'intestin,  les  gravats  sont  ap- 
pliqués sur  toute  la  surface  externe,  jusqu'à  l'extrémité 
postérieure  que,  sans  trop  de  peine  et  sans  déménager, 
le  ver  peut  atteindre  grâce  à  sa  parfaite  souplesse  d'é- 
chine. 

Ce  retournement  de  l'habit  se  fait  avec  une  délicate 
précision  qui  garde  aux  nervures  ornementales  leur 
arrangement  symétrique;  enfin  il  augmente  la  capacité 
par  un  graduel  transfert  de  la  matière  de  l'intérieur  à 
l'extérieur.  Ce  procédé  de  rajeunir  le  vieux  est  de  telle 
correction  que  rien  n'est  mis  au  rebut,  rien  ne  reste 
inutile,  pas  même  les  nippes  du  nouveau-né,  nippes 
toujours  incrustées  en  clef  de  voûte  au  pôle  initial  de 
l'édihce. 


LES   GLVTIIRES  243 

S'il  n'y  avait  apport  de  nouveaux  matériaux,  il  est 
visible  que  l'amplification  du  pot  se  ferait  aux  dépens 
de  l'épaisseur.  Devenue  trop  mince  à  force  d'être  retour- 
née pour  gagner  de  l'espace,  la  coque,  tôt  ou  tard,  man- 
querait de  la  solidité  désirable.  Le  ver  y  veille.  Il  a  de- 
vant lui  autant  de  terre  qu'il  peut  en  désirer;  il  a,  dans 
un  arrière-magasin,  du  mastic,  dont  l'usine  ne  chôme 
jamais.  Rien  ne  l'empêche  d'épaissir  l'ouvrage  à  son 
gré  et  d'ajouter  aux  raclures  internes  de  la  coque  tel 
complément  qu'il  juge  à  propos. 

Toujours  vêtu  à  son  exacte  mesure,  ni  trop  au  large 
ni  trop  à  l'étroit,  le  ver,  quand  viennent  les  froids,  clôt 
l'embouchure  de  sa  poterie  avec  un  couvercle  de  la 
même  composition  mixte,  pâte  de  terre  et  de  ciment 
stercoral.  Alors  il  se  retourne,  prend  ses  dispositifs 
pour  la  transformation,  la  tète  au  fond  du  pot,  l'arrière 
vers  l'entrée,  qui  ne  doit  plus  s'ouvrir.  Devenu  adulte, 
en  avril  et  mai,  lorsque  l'yeuse  se  couvre  de  ramilles 
tendres,  il  sort  de  sa  coque  en  l'effractionnant  au  bout 
postérieur.  Suivent  les  jours  de  liesse  sur  le  feuillage, 
au  soleil  modéré  des  matinées. 

Le  pot  de  la  Clythre  est  ouvrage  d'exécution  assez 
délicate.  Je  vois  très  bien  comment  le  ver  l'allonge  et 
l'amplifie;  je  ne  peux  m'imaginer  de  quelle  façon  il  le 
commence.  S'il  n'a  rien  qui  lui  serve  de  moule  et  de 
base,  comment  s'y  prend-il  pour  assembler  en  correcte 
coupe  les  premières  assises  de  pâte? 

Nos  potiers  ont  le  tour,  le  plateau  qui  soutient  la 
pièce  en  rotation,  l'outillage  qui  détermine  le  profil. 
Lui,  céramiste  exceptionnel,  travaillerait-il  sans  base 
et  sans  guide?  Cela  me  parait  d'insurmontable  diffi- 
culté. Je  sais  l'insecte  capable  de  bien  des  prouesses  en 


244  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

industrie;  cependant,  avant  d'admettre  la  jarre  fondée 
sur  rien,  il  conviendrait  de  voir  à  l'ouvrage  l'artiste 
nouveau-né.  Peut-être  a-t-il  des  ressources  léguées 
par  la  mère;  peut-être  se  trouve-t-il  dans  l'œuf  des  par- 
ticularités qui  donneront  le  mot  de  l'énigme.  Elevons 
l'insecte,  recueillons  sa  ponte,  et  la  céramique  du  dé- 
but nous  dira  ses  secrets. 

Sous  des  cloches  en  toile  métallique,  avec  lit  de  sable 
et  flacon  plein  d'eau  où  plongent  de  jeunes  pousses  de 
lyeuse,  renouvelées  à  mesure  qu'elles  se  fanent,  j'éta- 
blis trois  espèces  de  Clythres,  fréquentes  Tune  et  l'au- 
tre sur  le  chêne  vert,  savoir  :  la  Glythre  à  longs  pieds 
[Clythra  loncjipes ^  Fab.),  la  Clythre  à  quatre  points 
[Clythra  qiiadrijyunctata,  Lin.)  et  la  Clythre  taxicorne 
[Clythra  taxicornis,  Fab.). 

Je  monte  une  seconde  ménagerie  avec  des  Crypto- 
céphales,  si  voisins  des  Clythres.  Les  sujets  en  sont  :  le 
Cryptocéphale  de  l'yeuse  [Cryjjtocephalus  ilicn,  Oliv.), 
le  Cryptocéphale  à  deux  ^ou\i?>  [Cryptocephalus  bipiinc- 
tatuSy  Lin.),  enfin  le  Cryptocéphale  doré  [Cryptocepha- 
liis  hypochœridis,  Lin.),  à  splendide  costume.  Aux  deux 
premiers  je  sers  des  ramilles  d'yeuse;  au  troisième,  des 
capitules  d'une  centaurée  [Centaiirea  asperà)^  plante 
favorite  de  ce  bijou  vivant. 

Rien  de  saillant  dans  les  mœurs  de  mes  captifs,  qui, 
le  matin,  fort  tranquilles,  broutent,  les  cinq  premiers 
leur  feuillage  de  chêne,  et  le  sixième  ses  fleurs  de  cen- 
taurée. Le  soleil  devenu  vif,  ils  volent  du  bouquet  cen- 
tral au  treillis,  du  treillis  au  bouquet  central,  et,  très 
agités,  errent  dans  les  hauteurs  de  la  cloche. 

A  tout  instant  des  couples  se  forment.  On  se  lutine, 
on  se  prend  sans  préliminaires,  on  se  quitte  sans  re- 


LES    GLYTHRES  24:; 

grcts,  on  recommence  ailleurs.  La  vie  est  douce,  et  cha- 
cun a  de  quoi  choisir.  Divers  insistent.  Hissés  sur  le 
dos  de  la  patiente,  qui  baisse  la  tète  et  semble  étran- 
gère à  l'orage  passionnel,  véhémentement  ils  la  se- 
couent par  brusques  intermittences.  Ainsi  se  déclare 
la  flamme  de  l'énamouré,  ainsi  se  gagne  le  consente- 
ment de  l'indécise. 

La  pose  du  couple  peut  alors  nous  renseigner  sur 
l'utilité  d'un  certain  détail  organique  particulier  aux 
Glythres.  En  diverses  espèces,  mais  non  dans  toutes, 
les  mâles  ont  les  pattes  antérieures  d'une  longueur  dé- 
mesurée. A  quoi  bon  ces  bras  extravagants,  ces  étran- 
ges grappins  hors  de  proportion  avec  l'insecte?  Les  Sau- 
terelles, les  Criquets,  allongent  leurs  membres  d'arrière, 
en  font  des  leviers  favorables  au  bond.  Ici  rien  de  tel  : 
ce  sont  les  membres  antérieurs  qui  s'exagèrent,  et  leur 
excès  n'a  pas  de  rôle  dans  la  locomotion.  L'animal,  au 
repos  ou  bien  en  marche,  paraît  môme  embarrassé  de 
ces  échasses  insolites,  que  gauchement  il  coude,  ras- 
semble de  son  mieux,  ne  sachant  trop  qu'en  faire. 

Mais  attendons  la  pariade,  et  l'extravagant  va  deve- 
nir le  rationnel.  Le  couple  se  dispose  en  forme  de  T. 
Le  mâle,  dressé  verticalement  ou  à  peu  près,  figure  la 
branche  transversale,  et  la  femelle  l'axe  de  la  lettre 
culbutée.  Pour  avoir  stabilité  en  sa  posture,  si  con- 
traire à  l'habituelle  statique  des  appariés,  le  mâle  pro- 
jette en  avant  ses  longs  grappins,  ancres  d'appui  qui 
s'agriffent  aux  épaules  de  la  femelle,  au  bord  antérieur 
du  corselet  et  môme  sur  la  tête. 

En  ce  moment,  le  seul  qui  compte  dans  la  vie  de 
Finsecte  adulte,  il  fait  bon,  en  vérité,  être  à  longs  bras, 
à  longues  mains,  Chjthra  longimana,  Chjthra  longipes, 


246  SOUVExMRS   EXTOMOLOGIQUES 

comme  dit  lanomenclaUire.  Quoique  leur  dénomination 
se  taise  sur  ce  sujet,  la  Glythre  taxicorne,  la  Clytlire  à 
six  taches  (6\  sexmaculata,  Fab.)^et  bien  d'autres  en- 
core ont  recours  aux  mêmes  moyens  d'équilibre  :  elles 
exagèrent  à  outrance  leurs  membres  antérieurs. 

La  difficulté  de  l'accouplement  dans  une  position 
transversale  est-elle  le  motif  de  longs  grappins  projetés 
à  distance?  Ne  soyons  pas  trop  affirmatifs,  car  voici  la 
Glythre  à  quatre  points  qui  nous  donnerait  un  démenti 
formel.  Le  mâle  conserve  à  ses  pattes  d'avant  dimen- 
sions modestes,  conformes  aux  habituelles  règles;  il  se 
met  de  travers  comme  les  autres  et  parvient  néanmoins 
•sans  encombre  à  ses  fins.  Il  lui  suffit  de  modifier  un  peu 
sa  gymnastique  d'enlacement.  Autant  faut-il  en  dire 
des  divers  Cryptocéphales,  tous  courtauds  de  membres. 
En  tout  se  révèlent  des  ressources  spéciales,  connues 
des  uns  et  ignorées  des  autres. 


XVIII 

LES     CLYTHRES     (l'œUF 


Laissons  les  bras  longs  ou  courts  s'escrimer  amoureu- 
sement à  leur  g-uise,  et  arrivons  à  l'œuf,  but  principal 
de  mes  éducations.  La  Clythre  taxicorne  est  la  plus  pré- 
coce; je  la  vois  à  l'œuvre  dans  les  derniers  jours  de  mai. 
Ah!  la  singulière  ponte,  capable  de  dérouter!  Est-ce 
bien  un  groupe  d'œufs?  Ne  serait-ce  pas  plutôt  un  bou- 
quet de  plantules  cryptogamiques?  J'hésite  jusqu'au 
moment  où  je  surprends  la  mère  s'aidant  des  pattes  pos- 
térieures pour  achever  d'extraire  de  l'oviducte  l'étrange 
germe,  lent  et  peut-être  pénible  à  venir. 

C'est  bien  la  ponte  delà  Clythre  taxicorne.  Assemblés 
par  faisceaux  d'une  à  trois  douzaines,  et  fixés  chacun 
au  moyen  d'un  menu  filament  hyalin  qui  les  dépasse  un 
peu  en  longueur,  les  œufs  forment  une  sorte  d'ombelle 
renversée,  qui  pendille  tantôt  au  treillis  de  la  cloche, 
tantôt  au  feuillage  des  rameaux  nourriciers.  Au  moindre 
souffle,  le  graineux  bouquet  tremblote. 

On  connaît  la  ponte  de  l'Hémerobe,  objet  de  tant  de 
méprises  pour  les  regards  non  exercés.  Le  petit  névro- 
ptère  aux  yeux  d'or  dresse  sur  une  feuille  un  en- 
semble de  longues  colonnettes  aussi  subtiles  qu'un  fil 
d'araignée  et  portant  chacune  un  œuf  en  guise  de  cha- 
piteau. Le  tout  figure  assez  bien  une  houppe  de  quelque 


248  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

moissisure  longuement  pédiculée.  Rappelons  aussi  chez 
les  Eumènes  l'œuf  pendulaire  qui  oscille  au  bout  d'un 
filauient,  sauvegarde  du  ver  en  ses  premières  bouchées 
dans  le  tas  d'un  gibier  périlleux.  La  Glythre  taxicorne 
nous  fournit  un  troisième  exemple  d'œufs  à  fil  suspen- 
seur,  mais  rien  jusqu'ici  ne  peut  me  faire  soupçonner  le 
rôle,  l'utilité  de  ce  cordon.  Si  les  intentions  de  la  pon- 
deuse m'échappent,  je  peux  du  moins  décrire  son  ou- 
vrage avec  quelques  détails. 

Les  œufs,  d'un  brun-café  et  lisses,  ont  la  configuration 
d'un  dé  à  coudre.  Par  transparence,  on  voit  dans  l'épais- 
seur de  leur  enveloppe  cinq  zones  circuMres  plus  fon- 
cées que  le  reste  et  donnant  à  peu  près  l'image  des  cer- 
ceaux d'un  tonnelet.  Le  bout  rattaché  au  fil  suspenseur 
est  légèrement  conique  ;  l'autre  est  brusquement  tronqué, 
et  la  section  s'y  creuse  en  embouchure  circulaire.  Une 
bonne  loupe  distingue  à  l'intérieur,  un  peu  au  delà  de 
la  margelle,  une  fine  membrane  blanche,  tondue  ainsi 
que  la  peau  d'un  tambour. 

De  plus,  du  bord  de  Forifice  s'élève  un  large  onglet 
membraneux,  délicat  et  blanchâtre,  que  l'on  prendrait 
pour  un  couvercle  soulevé.  Il  n'y  a  pas  néanmoins  de 
soulèvement  d'opercule  effectué  après  la  ponte.  J'ai 
assisté  à  la  sortie  de  l'œuf  hors  de  l'oviducte;  il  est  en 
ce  moment-là  ce  qu'il  sera  plus  tard,  avec  une  colora- 
tion moins  foncée  cependant.  N'importe  :  je  ne  peux 
croire  qu'une  machine  aussi  compHquée  puisse  progres- 
ser, toutes  voiles  déployées,  dans  les  détroits  mater- 
nels. Je  me  ligure  que  l'appendice  operculaire  reste 
abaissé  et  clôt  l'embouchure  jusqu'au  moment  de  la 
venue  au  jour.  Alors  seulement  il  se  soulève. 

Guidé  par  la  structure  un  peu  moins  complexe  de 


LES   GLYTHIIES   (L'ŒUF)  240 

l'œuf  des  autres  Clytlires  et  des  Gryptocéphales,  je  me 
suis  avisé  d'énucléer  l'étrange  germe.  Tant  bien  que 
mal,  j'y  suis  parvenu.  Sous  l'étui  d'un  brun-café,  for- 
mant barillet  cinq  fois  cerclé,  se  trouve  une  membrane 
blancbe.  C'est  elle  que  l'on  voit  par  l'embouchure  et 
que  j'ai  comparée  à  une  peau  de  tambour.  J'y  reconnais 


OEufs  de  la  Clythre  taxicorne. 


la  tunique  réglementaire,  l'enveloppe  habituelle  de  tout 
œuf  d'insecte.  Le  reste,  le  tonnelet  brun,  défoncé  par  un 
bout  et  porteur  d'un  couvercle  soulevé,  serait  donc  un 
tégument  accessoire,  une  sorte  de  coquille  exeeption- 
nelle,  dont  je  ne  connais  encore  d'autre  exemple. 

La  Clythre  à  longs  pieds  et  la  Clythre  à  quatre  points 
ne  connaissent  pas  le  groupement  de  la  ponte  par  fais- 
ceaux pédicellés.  En  juin,  du  haut  de  la  ramée  où  elles 
pâturent,  l'une  et  l'autre  laissent  négligemment  tomber 


250  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

leurs  œufs  à  terre,  un  par  un,  de-çà,  de-là,  à  Faventiire 
et  à  longs  intervalles,  sans  le  moindre  souci  de  leur 
installation.  On  dirait  des  granules  excrémentiels,  indi- 
gnes d'intérêt  et  rejetés  au  hasard.  L'officine  à  germes 
et  l'officine  à  crottins  sèment  leurs  produits  avec  la 
même  indifférence. 

Portons  néanmoins  la  loupe  sur  le  corpuscule  outra- 
geusement traité.  C'est  une  merveille  d'élégance.  Pour 
les  deux  espèces  de  Clytlires,  les  œufs  ont  la  forme  d'el- 
lipsoïdes tronqués,  mesurant  un  millimètre  de  longueur 
environ.  Ceux  de  la  Clytlire  à  longs  pieds  sont  d'un 
brun  très  foncé  et  rappellent  un  dé  à  coudre,  comparai- 
son  d'autant  plus  juste  qu'ils  sont  criblés  de  fossettes 
quadrangulaires,  rangées  en  séries  spirales  se  croisant 
avec  une  exquise  précision. 

Ceux  de  la  Clythre  à  quatre  points  ont  une  teinte  pâle. 
Ils  sont  couverts  d'écaillés  convexes,  imbriquées  en 
séries  obliques,  terminées  en  pointe  à  leur  extrémité 
inférieure,  qui  est  libre  et  plus  ou  moins  divergente. 
Cet  assemblage  écailleux  a  quelque  peu  l'aspect  d'un 
cône  de  houblon.  Œuf  bien  étrange,  en  vérité,  peu  fait 
pour  glisser  doucement  dans  les  défilés  des  ovaires.  A 
coup  sur,  ce  n'est  pas  hérissé  de  la  sorte  qu'ils  descen- 
dent des  gaines  natales,  si  délicates;  c'est  au  voisinage 
de  la  terminaison  de  l'oviducte  qu'ils  reçoivent  leur 
revêtement  d'écaillés. 

Pour  les  trois  Cryptocéphalcs  élevés  dans  mes  volières, 
la  ponte  est  plus  tardive;  l'époque  en  est  lin  juin  et  juil- 
let. Comme  chez  les  Clythres,  même  défaut  de  soins 
maternels,  même  semis  au  hasard  du  haut  des  capitules 
de  la  centaurée  et  des  rameaux  de  l'yeuse.  La  forme 
générale  de  l'œuf  est  toujours  celle  d'un  ellipsoïde  tron- 


LES   GLYTIIUES    (L'OEUF' 


\l'A 


que.  Les  ornements  varient.  Ils  consistent  en  huit  côtes 
lamelleuses,  lobées,  tournant  en  tire-bouchon  pour  les 
œufs  du  Cryptocéphale  doré  et  pour  ceux  du  Cryptocé- 
phale  de  l'yeuse,  en  séries  spirales  de  fossettes  pour  ceux 
du  Cryptocéphale  à  deux  points. 

Que  peut  bien  être  cette  enveloppe,  si  remarquable 
d'élégance,  avec  ses  lames  hélicoïdales,  ses  fossettes  de 
dé  à  coudre,  ses  écailles  de  cône  de  houblon?  Quelques 
menus  faits  accidentels  me  mettent  sur  la  voie.  D'abord 


OEuf  de  la  Clythre 
à  longs  pieds. 


OEuf  de  la  Clythre 
à  quatre  points. 


j'acquiers  la  certitude  que  l'œuf  ne  descend  pas  des 
ovaires  tel  que  je  le  recueille  à  terre.  Son  ornementation, 
incompatible  avec  de  doux  glissements,  me  l'affirmait 
déjà;  maintenant  j'en  ai  la  preuve  évidente. 

Pêle-mêle  avec  les  œufs  normaux  soit  du  Cryptocé- 
phale doré,  soit  de  la  Clythre  à  longs  pieds,  j'en  trouve 
d'autres  ne  différant  en  rien  de  ce  que  nous  montrent 
habituellement  les  œufs  d'insecte.  Ce  sont  des  œufs  par- 
faitement lisses,  à  tunique  molle,  d'un  jaune  pâle.  Au- 
cun autre  insecte  que  la  Clythre  étudiée  ou  le  Crypto- 
céphale ne  se  trouvant  sous  la  même  cloche,  je  ne  peux 
me  méprendre  sur  l'origine  de  mes  trouvailles. 

D'ailleurs,  si  des  doutes  restaient,  ils  seraient  dissi- 


252  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUE  S 

pés  par  les  documents  que  voici.  Outre  les  œufs  jaunes 
et  nus,  il  s'en  trouve  dont  la  base  est  enchâssée  dans 
une  cupule  brune  à  fossettes,  œuvre  évidente,  suivant 
la  cloche,  soit  du  Cryptocéphale  à  deux  points,  soit  de 
la  Glythre  à  longs  pieds,  mais  œuvre  inachevée,  qui  a 
revêtu  à  demi  l'œuf,  tel  qu'il  est  venu  des  ovaires,  puis, 
la  matière  enveloppante  manquant  ou  l'outillage  fonc- 
tionnant mal,  l'a  laissé  franchir  le  seuil  terminal  sous 
Taspect  d'un  gland  implanté  dans  sa  cupule. 

Rien  de  gracieux  comme  cet  œaïf  jaune  que  supporte 


OEuf  du  Cryptocéphale  doré. 

un  artistique  coquetier.  Rien  de  plus  concluant  aussi 
pour  nous  renseigner  sur  le  point  où  se  travaille  le  bi- 
jou. C'est  dans  le  cloaque,  carrefour  commun  de  l'ovi- 
ducte  et  de  l'intestin,  que  l'oiseau  enveloppe  son  œuf 
d'une  coque  calcaire  et  l'embellit  souvent  de  teintes  ma- 
gnifiques, le  vert-d'olive  pour  le  rossignol,  le  bleu-de- 
ciel  pour  le  motteux,  le  rose  tendre  pour  l'hypolaïs.  C'est 
aussi  dans  le  cloaque  que  la  Clythre  et  le  Cryptocéphale 
élaborent  l'élégante  armure  de  leurs  œufs. 

Reste  à  déterminer  la  matière  employée.  D'après  l'as- 
pect corné,  il  est  à  croire  que  le  tonnelet  de  la  Clythre 
taxicorne  et  les  écailles  de  la  Clythre  à  quatre  points 
proviennent  d'une  sécrétion  spéciale  dont,  à  mon  vif 


LES    CLYÏIIRES    (LTH-ÏF)  2o3 

regret  maintenant  qu'il  est  trop  tard,  j'ai  négligé  de  re- 
chercher l'appareil  au  voisinage  du  cloaque.  Quant  à  la 
chose  si  joliment  travaillée  par  la  Clythre  à  longs  pieds 
et  par  les  Cryptocéphales,  avouons-le  sans  fausse  honte  : 
c'est  de  la  matière  fécale. 

La  preuve  en  est  donnée  par  certaines  pièces,  peu 
rares  chez  le  Cryptocéphale  doré,  oii  l'hahituelle  colo- 
ration hrune  est  remplacée  par  une  franche  coloration 
verte,  signe  d'une  pulpe  végétale.  Avec  le  temps,  ces 


A  B 

OEuf  du  Cryptocéphale  à  deux  points. 
A.  OEuf  nu.  —  B.  OEuf  dans  une  coque  incomplète. 

o3ufs  verts  brunissent  et  deviennent  semblables  aux  au- 
tres, sans  doute  par  le  fait  d'une  oxydation  qui  achève 
de  dénaturer  le  produit  du  travail  digestif.  Arrivé  mou 
et  tout  nu  dans  le  cloaque,  l'œuf  s'y  praline  artistement 
dans  les  scories  de  l'intestin,  de  même  que  l'œuf  de  la 
poule  s'y  recouvre  d'une  coquille  avec  des  exsudations 
calcaires. 

Materiem  superabat  opus,  nam  Mulciber  iiJic 
."Equoracelàrat... 

disait  Ovide,  dans  sa  description  du  palais  du  soleil. 
Le  poète  disposait  des  métaux  précieux  et  des  gemmes 


254  SOUVENIRS   EXTOMOLOGIQUES 

pour  édifier  son  imag-inaire  merveille.  De  quoi  dispose 
la  Clythre  pour  obtenir  son  idéal  bijou?  Elle  dispose  de 
cette  matière  honteuse  dont  le  nom  est  banni  du  langage 
décent.  Et  quel  est  le  Mulciber,  le  Yulcain,  l'artiste  cise- 
leur qui  burine  avec  tant  d'élégance  le  revêtement  de 
l'œuf?  C'est  l'égout  terminal.  Le  cloaque  lamine,  gau- 
fre, tord  en  spirales,  grave  en  mailles  de  fossettes, 
assemble  en  armure  écailleuse,  tant  la  nature  se  rit  de 
nos  mesquines  appréciations  et  sait  convertir  le  sordide 
en  gracieux. 

Pour  l'oiseau,  la  coquille  de  l'œuf  est  cellule  défensive 
temporaire  qui,  à  l'éclosion,  se  rompt,  s'abandonne,  dé- 
sormais inutile.  Faite  de  matière  cornée  ou  de  pâte  ster- 
corale,  la  coque  de  la  Clythre  et  du  Cryptocéphale  est, 
au  contraire,  abri  permanent,  que  l'insecte  ne  quittera 
jamais  tant  qu'il  restera  larve.  Ici  le  ver  naît  avec  un 
vêtement  tout  confectionné,  d'une  rare  élégance  et  juste 
à  sa  taille,  vêtement  qu'il  lui  suffira  d'agrandir  petit  à 
petit  d'après  l'originale  méthode  exposée  plus  haut.  En 
avant,  la  coque,  configurée  en  tonnelet  ou  bien  en  dé  à 
coudre,  est  ouverte.  Donc  rien  à  fracturer,  rien  à  rejeter 
lors  de  l'éclosion,  si  ce  n'est  l'enveloppe  proprement 
dite  de  l'œuf.  Aussitôt  cette  membrane  rompue,  l'ani- 
malcule est  au  jour,  avec  une  belle  casaque  ciselée,  hé- 
ritage de  la  mère. 

Faisons  un  rêve  insensé,  imaginons  des  oiselets  qui  gar- 
deraient intacte  la  coquille  de  l'œuf,  moins  une  ouverture 
pour  le  passage  de  la  tête,  et  qui,  leur  vie  durant,  en  res- 
teraient vêtus,  à  la  condition  de  l'agrandir  eux-mêmes 
proportionnellement  à  leur  croissance.  Ce  rêve  absurde, 
notre  ver  le  réalise  :  il  est  habillé  de  la  coque  de  son  œuf, 
amplifiée  par  degrés  à  mesure  qu'il  grandit  lui-même. 


LES   CLYÏHRES    (L'OEUF)  2o:i 

En  juillet,  toutes  mes  récoltes  sont  écloses,  isolées 
chacune  dans  une  ample  tasse  recouverte  d'une  lame  de 
verre  qui  modérera  Févaporation.  Quelle  intéressante 
famille  j'ai  là!  Ma  vermine  grouille  parmi  les  débris  vé- 
gétaux variés  dont  j'ai  meublé  le  local.  Tout  cela  che- 
mine à  pas  menus,  traîne  sa  coque  obliquement  relevée, 
en  sort  à  demi,  brusquement  y  rentre;  tout  cela  culbute 
rien  que  pour  escalader  une  feuille  de  mousse,  se  relève, 
se  remet  en  marche  et  cherche  à  l'aventure. 

La  faim,  à  n'en  plus  douter,  est  cause  de  cette  agita- 
tion. Que  donnera  mes  affamés?  Ils  sont  végétariens. 
Là-dessus,  l'incertitude  n'est  pas  permise,  mais  cela  ne 
suffit  pas  à  régler  le  menu.  Dans  les  conditions  natu- 
relles, que  doit-il  se  passer?  Les  éducations  en  volière 
me  montrent  les  œufs  disséminés  au  hasard  sur  le  sol. 
La  mère  les  laisse  tomber  négligemment,  de-çà  et  de-là, 
du  haut  des  rameaux  où  elle  se  restaure  en  échancrant 
avec  sobriété  quelque  feuille  tendre.  La  Clythre  taxi- 
corne  prolonge  les  siens  d'un  pédicelle  et  les  fixe  par 
bouquets  sur  le  feuillage.  Sans  que  je  puisse  décider 
encore,  faute  d'observations  directes,  si  le  nouveau-né 
tronque  lui-même  le  fil  suspenseur,  ou  bien  si  la  rup- 
ture de  ce  fil  est  le  simple  résultat  de  la  dessiccation,  tôt 
ou  tard  ces  œufs  gisent  à  terre  comme  les  autres. 

Hors  de  mes  cloches,  les  mêmes  choses  doivent  se 
passer  :  œufs  de  Clythres  et  de  Gryptocéphales  sont  dis- 
séminés à  terre,  au-dessous  de  l'arbre  ou  de  la  plante 
qui  nourrit  l'adulte. 

Or  que  trouve-t-on  sous  le  couvert  d'un  chêne?  Du 
gazon,  des  feuilles  mortes,  plus  ou  moins  marinées  par 
la  pourriture,  des  brindilles  sèches  engainées  de  lichens, 
des  pierrailles  à  coussinets  de  mousse,  enfin  du  terreau, 


256  SOUVENIRS   EXTOMOLOGIQUES 

ultime  résidu  des  matières  végétales  travaillées  par  les 
ans.  Sous  les  touffes  de  la  centaurée  oi^i  paît  le  Crypto- 
céphale  doré,  noir  matelas  des  divers  débris  de  la  plante. 
J'essaye  un  peu  de  tout,  mais  rien  ne  répond  de  façon 
bien  nette  à  mes  espérances.  Je  constate  néanmoins,  un 
peu  de-ci,  un  peu  de-là,  quelques  boucbées  dédaigneu- 
ses, qui  suflisent  à  me  renseigner  sur  les  premières  as- 
sises ajoutées  par  le  ver  à  son  étui  natal.  Sauf  la  Clythre 
taxicorne,  dont  l'œuf  à  pédicelle  suspensem^  semble  dé- 
noter des  mœurs  un  peu  à  part,  je  vois  mes  divers  pen- 
sionnaires commencer  le  prolongement  de  leur  coque 
avec  une  pâte  brune,  pareille  d'aspect  à  celle  dont  la 
fabrication  et  l'usage  nous  sont  déjà  connus.  Rebutés 
par  un  aliment  non  à  leur  convenance,  éprouvés  peut- 
être  aussi  par  une  saison  d'exceptionnelle  aridité,  mes 
jeunes  potiers  renoncent  bientôt  à  l'ouvrage;  ils  péris- 
sent après  avoir  mis  légère  bordure  à  leur  pot. 

Seule,  la  Clythre  à  longs  pieds  prospère  et  me  dédom- 
mage largement  de  mes  tracas  de  nourricier.  Je  lui  sers 
des  écailles  de  vieilles  écorces,  cueillies  sur  le  premier 
arbre  venu,  le  chêne,  l'olivier,  le  figuier,  et  bien  d'autres, 
écailles  que  je  fais  ramollir  par  un  court  séjour  dans 
l'eau.  Les  croûtons  subéreux  ne  sont  pas  cependant  ce 
que  consomment  mes  pensionnaires.  Le  véritable  ali- 
ment, le  beurre  de  la  tartine,  est  à  la  surface.  Il  y  a  là 
un  peu  de  tout  ce  que  valent  aux  vieux  troncs  les  ébau- 
ches de  la  vie  végétale,  de  tout  ce  qui  défriche  la  dé- 
crépitude pour  en  faire  le  perpétuel  rajeunissement. 

Il  y  a  des  rosettes  de  mousse,  à  peine  hautes  d'une 
ligne,  qui  sommeillaient  arides  sous  l'implacable  soleil 
de  la  canicule,  et  que  le  bain  dans  un  verre  d'eau  a  sur- 
le-champ  réveillées.  Elles  étalent  maintenant  leur  cycle 


LES    CLVTIIRES    (L'ŒUF)  257 

de  folioles  vertes,  lustrées,  rendues  à  la  vie  pour  quel- 
ques heures.  Il  y  a  des  eftlorescences  lépreuses,  à  farine 
blanche  ou  jaune;  de  menus  lichens  qui  rayonnent  en 
lanières  cendrées  et  se  couvrent  de  scutelies  glauques 
cerclées  de  blanc,  grands  yeux  ronds  qui  semblent  re- 
garder du  fond  des  limbes  où  la  matière  morte  se  revi- 
vifie. Il  y  a  des  collema,  qu'une  ondée  gonfle  en  som- 
bres boursouflures,  tremblotantes  comme  de  la  gélatine  ; 
des  sphéries  dont  les  pustules  font  saillie  en  mamelles 
d'ébène,  pleines  de  myriades  de  sachets  à  huit  élégantes 


Clythre  à  longs  pieds.  —  Continuation  de  la  coque 
sur  la  base  fournie  par  l'œuf. 


semences.  Un  coup  de  microscope  donné  au  contenu  de 
l'une  de  ces  mamelles,  point  tout  juste  perceptible,  nous 
découvre  un  monde  stupéfiant  :  l'infini  des  richesses 
procréatrices  dans  un  atome.  Ah!  que  la  vie  est  belle, 
même  sur  un  éclat  d'écorce  pourrie,  pas  plus  grand  que 
l'ongle  1  Quel  jardin!  quel  trésor! 

Yoilà  le  meilleur  des  pâturages  essayés.  Mes  Glythres 
y  paissent,  groupées  en  troupeaux  denses  lorsque  des 
points  sont  trouvés  plus  plantureux  que  les  autres.  On 
prendrait  cet  amas  pour  des  pincées  de  certaines  graines 
brunes  et  sculptées,  telles  qu'en  fournit  le  muflier  par 
exemple;  mais  ces  graines  s'ébranlent,  oscillent;  pour 
peu  qu'une  remue,  les  coques  s'entre-choquent.  D'autres 
errent,  à  la  recherche  d'une  bonne  place,  titubant  et  cul- 

17 


2o8  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUE S 

butant  sous  le  poids  de  la  casaque;  elles  vagabondent  à 
l'aventure  dans  ce  monde  si  grand,  si  spacieux,  le  fond 
de  ma  tasse. 

Deux  semaines  ne  sont  pas  écoulées  qu'un  liséré, 
dressé  sur  la  margelle,  double  déjà  la  coquille  de  la 
Clytlire  à  longs  pieds,  afin  de  maintenir  la  capacité  de 
la  poterie  en  rapport  avec  la  taille  du  ver,  de  jour  en 
jour  grandi.  La  partie  récente,  ouvrage  de  la  larve,  très 
nettement  se  distingue  de  la  coque  initiale,  produit  de 
la  pondeuse  :  elle  est  lisse  dans  toute  son  étendue, 
tandis  que  le  reste  est  orné  de  fossettes  en  rangées 
spirales. 

Rabotée  à  l'intérieur  à  mesure  qu'elle  devient  trop 
étroite,  la  jarre  à  la  fois  s'amplifie  et  s'allonge.  La  pous- 
sière extraite,  de  nouveau  pétrie  en  mortier,  est  reportée 
à  l'extérieur,  un  peu  de  partout,  et  forme  un  crépi  sous 
lequel  disparaissent,  à  la  longue,  les  élégances  du  début. 
Le  clief-d'œuvre  à  fossettes  est  noyé  sous  une  couche  de 
badigeon;  non  toujours  en  plein  cependant,  même  lors- 
que l'ouvrage  arrive  à  ses  finales  dimensions.  En  pro- 
menant une  loupe  attentive  entre  les  deux  bosselures  du 
fond,  il  n'est  pas  rare  d'y  voir,  incrustés  dans  la  masse 
terreuse,  les  restes  de  la  coque  de  l'œuf.  C'est  la  marque 
de  fabrique  du  potier.  L'arrangement  des  crêtes  hélicoï- 
dales, le  nombre  et  la  forme  des  fossettes,  permettent 
d'y  lire  à  peu  près  le  nom  du  fabricant,  Clythre  ou  Cryp- 
locéphale. 

Au  début,  je  ne  pouvais  concevoir  le  manipulateur  de 
pâte  céramique  fonder  lui-même  sa  poterie,  en  ouvrager 
les  premiers  linéaments.  Mes  doutes  avaient  raison. 
Ver  de  Clythre  et  ver  de  Cryptocépbale  ont  en  héritage 
maternel  une    coquille,  un  vêtement  qu'il  leur  suffit 


LES    CLYTHRES    (L'OEUF)  2o9 

cFagrandir.  De  naissance,  ils  sont  riches  d'une  layette, 
base  de  leur  trousseau.  Ils  ramplifient,  mais  sans 
en  imiter  l'artistique  élégance.  L'âge  fort  renonce 
aux  dentelles  dont  la  mère  se  complaît  à  vêtir  le  nou- 
veau-né. 


XIX 


LA     MARE 


Délice  de  ma  prime  enfance,  la  mare  est  encore  spec- 
tacle dont  mes  vieux  ans  ne  peuvent  se  lasser.  Quelle 
animation  en  ce  monde  verdoyant  des  conferves!  Par 
légions  noires,  sur  la  tiède  vase  des  bords,  le  petit  têtard 
du  crapaud  se  repose  et  frétille;  entre  deux  eaux,  le 
triton  à  ventre  orangé  mollement  navigue  du  large  avi- 
ron de  sa  queue  aplatie  ;  parmi  les  joncs  stationnent  les 
flottilles  des  Phryganes,  à  demi  sorties  de  leurs  étuis, 
tantôt  mignon  fagot  de  bûchettes,  tantôt  tourelles  de 
menus  coquillages. 

Aux  lieux  profonds  plonge  le  Dytique,  muni  de  ses 
réserves  respiratoires  :  au  bout  des  élytres,  bulle  d'air, 
et  sous  la  poitrine,  lamelle  gazeuse  qui  resplendit  ainsi 
qu'une  cuirasse  d'argent;  à  la  surface,  vire  et  revire  le 
ballet  des  Gyrins,  perles  miroitantes  ;  à  côté  patine  in- 
submersible l'attroupement  des  Hydromètres,  qui  glis- 
sent par  brassées  transversales  semblables  à  celles  du 
cordonnier  en  travail  de  couture. 

Voici  les  Notonectes,  qui  nagent  sur  le  dos  avec  deux 
rames  étalées  en  croix;  les  Nëpes  aplaties,  à  tournure 
de  scorpion;  voici,  sordidement  vùtue  de  boue,  la  larve 
de  la  plus  grande  de  nos  Libellules,  si  curieuse  par  sa 
façon  d'avancer  :  elle  s'emplit  d'eau  Farrière-train,  vaste 


LA    mari:  2GI 

entonnoir,  l'expulse,  et  progresse  d'autant  par  le  recul 
de  sa  pièce  hydraulique. 

Le  mollusque,  gent  paisible,  abonde.  Au  fond,  les  Pa- 
ladines  ventrues  discrètement  soulèvent  un  peu  leur 
opercule,  entr'ouvrent  le  volet  de  leur  habitation;  à 
ileur  d'eau,  dans  les  clairières  du  jardin  aquatique,  lui- 
ment  l'air  Physes,  Limnées  et  Planorbes.  Des  Sangsues 
noires  se  contorsionnent  sur  leur  proie,  un  tronçon  de 
lombric;  des  milliers  de  vermisseaux  rougeâtres,  qui 
deviendront  moustiques,  vont  tournoyant  et  se  recour- 
bent en  manière  d'élégants  dauphins. 

Oui,  couvée  par  le  soleil,  une  nappe  stagnante,  de 
quelques  pas  d'étendue,  est  un  monde  immense,  iné- 
puisable trésor  d'observation  pour  l'homme  studieux, 
émerveillement  pour  l'enfant  qui,  lassé  de  sa  barque 
en  papier,  s'avise  de  regarder  un  peu  ce  qui  se  passe 
au  sein  de  l'eau.  Disons  les  souvenirs  que  m'a  laissés  la 
première  mare,  alors  que  l'idée  commençait  à  poindre 
dans  ma  cervelle  de  sept  ans. 

Dans  mon  pauvre  village  natal,  inclément  de  saison, 
avare  de  sol,  comment  gagner  sa  vie?  Le  propriétaire  de 
quelques  arpents  de  pelouse  élève  des  moutons.  Aux 
meilleurs  endroits  de  son  bien,  il  gratte  le  terrain  de  la 
pointe  de  l'araire;  il  l'aplanit  en  gradins  que  retien- 
nent des  murs  de  pierrailles.  L'âne  y  transporte  à  pane- 
rées  le  fumier  de  l'étable.  Alors  excellemment  vient  la 
pomme  de  terre,  qui,  bouillie  et  servie  toute  chaude 
dans  un  corbillon  en  paille  tressée,  est  la  principale  res- 
source en  hiver. 

Si  la  récolte  dépasse  les  besoins  de  la  maisonnée, 
avec  le  surplus  se  nourrit  un  porc,  la  précieuse  bète, 
trésor  de  lard  et  de  jambon.  Le  troupeau  fournit  du 


262  SOUVENIRS  ENTOMOLOGIQUES 

beurre  et  du  caillé;  le  jardin  a  des  choux,  des  raves,  et 
même  quelques  ruches  dans  le  coin  le  mieux  abrité. 
Avec  telles  richesses  on  peut  voir  venir. 

Mais  nous,  nous  n'avons  rien,  rien  que  la  maison- 
nette, héritage  maternel,  et  le  jardinet  attenant.  Les 
maigres  ressources  du  ménage  s'épuisent.  Il  est  temps 
d'y  veiller,  et  au  plus  vite.  Qu'entreprendre?  Apre  ques- 
tion qu'agitaient  un  soir  le  père  et  la  mère. 

Caché  sous  l'escabelle  du  bûcheron,  Petit-Poucel 
écoutait  ses  parents  vaincus  par  la  misère.  Tout  en 
ayant  l'ai-r  de  dormir,  les  coudes  sur  la  table,  j'écoute 
aussi,  non  de  navrants  desseins,  mais  de  beaux  projets 
dont  j'ai  le  cœur  tout  réjoui.  Voici  l'affaire. 

Au  bas  du  village,  près  de  l'église,  au  point  où  les 
eaux  de  la  grande  fontaine  voûtée  s'échappent  de  leur 
déversoir  souterrain  et  vont  rejoindre  le  ruisseau  du 
vallon,  un  industrieux,  retour  de  la  guerre,  vient  de 
monter  une  petite  fonderie  de  suif.  Il  cède  à  vil  prix 
les  résidus  de  ses  bassines,  les  graillons  puant  la  chan- 
delle. Il  dit  sa  marchandise  excellente  pour  engraisser 
les  canards. 

«  Si  nous  élevions  des  canards,  fait  la  mère;  ils  se 
vendent  bien  à  la  ville.  Henri  les  garderait,  les  condui- 
rait au  ruisseau. 

—  Soit,  répond  le  père,  élevons  des  canards.  Bien 
qu'il  y  ait  certaines  difficultés  à  l'entreprise,  essayons.  » 

Cette  nuit-là,  je  fis  des  rêves  de  paradis  :  j'étais  avec 
mes  canetons,  habillés  de  velours  jaune;  je  les  condui- 
sais à  la  mare,  j'assistais  à  leur  bain,  je  les  ramenais, 
portant  dans  un  panier  les  plus  fatigués.  Une  paire  de 
mois  après,  les  oisillons  de  mes  rêves  étaient  une  réa- 
lité, au  nombre  de  vingt-quatre.  Deux  poules  les  avaient 


LA   MARE  263 

couvés,  Tune,  la  grosse  noire,  hôte  de  la  maison,  l'autre 
prêtée  par  une  voisine. 

Pour  les  élever,  la  première  suffit,  tant  elle  est  soi- 
gneuse de  sa  famille  d'adoption.  Tout  d'abord  les  choses 
marchent  à  souhait  :  un  baquet  avec  deux  travers  de 
doigt  d'eau  fait  office  de  mare.  Les  jours  de  soleil,  les 
canetons  s'y  baignent  sous  l'œil  anxieux  de  la  poule. 

Encore  une  quinzaine,  et  le  baquet  devient  insuffisant. 
Il  ne  s'y  trouve  ni  cressons  peuplés  de  menus  coquilla- 
ges, ni  vers  et  têtards,  friands  morceaux.  L'heure  est 
venue  des  plongeons  et  des  recherches  dans  le  fouillis 
des  herbes  aquatiques  ;  pour  nous  aussi  est  venue  l'heure 
des  difficultés. 

Certes  le  meunier,  voisin  du  ruisseau ,  a  de  beaux 
canards,  d'élevage  aisé,  peu  coûteux;  le  fondeur  de 
suif,  qui  vante  ses  graillons,  en  a  pareillement,  favo- 
risé qu'il  est  des  eaux  perdues  de  la  fontaine,  au  bas  du 
village;  mais  nous,  tout  là-haut,  aux  étages  supérieurs, 
comment  procurer  à  nos  couvées  les  ébats  aquatiques? 
En  été,  à  peine  avons-nous  de  l'eau  pour  boire. 

Près  de  la  maison,  sous  une  niche  en  pierres  de  taille, 
suinte  une  maigre  source,  au  fond  d'une  cuvette  creu- 
sée dans  le  roc.  Nous  sommes  quatre  ou  cinq  familles  à 
puiser  là  dedans  avec  des  seaux  en  cuivre.  Quand  l'â- 
ne sse  du  maître  d'école  a  bu  et  que  le  voisinage  a  fait 
sa  provision  de  la  journée,  la  cuvette  est  à  sec.  11  faut 
attendre  vingt-quatre  heures  pour  qu'elle  se  remplisse 
encore.  Non,  ce  n'est  pas  dans  ce  trou  que  se  plairaient 
et  surtout  que  seraient  tolérés  les  canards. 

Reste  le  ruisseau.  Y  descendre  avec  la  bande  d'oisil- 
lons est  périlleux.  En  chemin,  à  travers  le  village,  se 
ferait  rencontre  de  chats,  hardis  ravisseurs  de  petite 


âG4  SOUVENIRS   ENTOMO  LOGIQ  UES 

volaille;  quelque  roquet  hargneux  pourrait  effrayer  le 
troupeau,  le  disperser,  et  ce  serait  grave  embarras  que 
(le  le  rassembler  au  complet.  Évitons  le  tumulte  ;  réfu- 
gions-nous en  lieux  paisibles,  isolés. 

Sur  les  hauteurs,  le  sentier  qui  passe  derrière  le  châ- 
teau fait,  non  bien  loin,  coude  brusque  et  se  dilate  en 
une  petite  plaine  au  bord  des  prés.  Il  longe  un  coteau 
rocheux  d'oi^i  pleure,  au  niveau  de  Tesplanade,  un  filet 
d'eau,  origine  d'une  mare  de  quelque  étendue.  Là,  tout 
le  jour,  profonde  solitude.  Les  canetons  y  seront  bien, 
et  le  trajet  se  fera  sans  encombre  par  un  sentier  désert. 

A  toi,  petit,  de  les  conduire  en  ce  lieu  de  délices.  Ah! 
le  beau  jour  que  celui  de  mes  débuts  comme  pasteur  de 
canards!  Pourquoi  faut-il  qu'il  y  ait  une  ombre  à  la  séré- 
nité de  telles  joies!  Les  rapports  trop  fréquents  de  mon 
tendre  épiderme  avec  les  rudesses  du  sol  m'ont  valu  au 
talon  une  grosse  et  douloureuse  ampoule.  Voudrais-je 
mettre  les  souliers,  en  réserve  dans  un  coin  de  l'armoire 
pour  les  jours  de  fête  et  les  dimanches,  je  ne  le  pour- 
rais. Pieds  nus,  au  milieu  des  pierrailles,  il  faut  aller, 
la  jambe  traînante  et  le  talon  compromis  relevé. 

Allons,  clopin-clopant  et  gaule  en  main,  derrière  les 
canards.  Eux  aussi,  les  pauvrets,  ont  la  sandale  sensi- 
ble; ils  boitent,  ils  pépient,  fatigués.  Ils  refuseraient 
d'avancer  si,  de  distance  en  distance,  on  ne  faisait  halte 
sous  le  couvert  d'un  frêne. 

Enfin  nous  y  sommes.  Pour  mes  oisillons,  l'endroit 
est  des  meilleurs  :  eau  peu  profonde,  tiède,  entrecoupée 
de  mottes  boueuses,  îlots  verdoyants.  Aussitôt  commen- 
cent les  ébats  du  bain.  Les  canetons  claquent  du  bec  et 
farfouillent;  ils  tamisent  les  gorgées,  rejettent  le  bouil- 
lon clair,  gardent  les  bons  morceaux.  Aux  flaques  pro- 


LA   MARE  26:; 

fondes,  ils  pointent  le  croupion  en  l'air  et  barbotent  eu 
bas.  Ils  soutbeureux,  et  c'est  bénédiction  que  de  les  voir 
à  l'ouvrage.  Laissons-les  faire.  A  mon  tour  de  jouir  de 
la  mare.  * 

Qu'est  ceci?  Sur  la  boue  mollement  reposent  des  cor- 
dons noueux,  couleur  de  suie.  On  les  prendrait  pour  des 
fils  de  laine  tels  qu'on  les  tire  d'un  vieux  bas  défait. 
Quelque  bergère  tricotant  des  cbaussettes  noires,  et  trou- 
vant son  ouvrage  mal  réussi,  aurait-elle  recommencé 
le  travail  et  rejeté  là,  d'un  geste  d'impatience,  le  fil 
ondulé  en  mailles  par  le  jeu  des  aiguilles?  On  le  dirait 
en  vérité. 

Je  cueille  dans  le  creux  de  la  main  un  bout  de  ces 
cordons.  C'estvisqueux,  d'extrême  mollesse,  cela  glisse, 
insaisissable,  entre  les  doigts.  Quelques  nœuds  se  crè- 
vent, épanchent  leur  contenu.  Il  en  sort  un  globule  noir. 
gros  comme  une  tête  d'épingle  et  suivi  d'une  queue 
aplatie.  J'y  reconnais,  en  très  petit,  un  objet  qui  m'est 
familier,  le  têtard,  famille  du  crapaud.  J'en  ai  assez. 
Laissons  tranquilles  les  cordons  noueux. 

Ceux-ci  m'agréent  mieux.  Ils  tournent  en  rond  à  la 
surface  de  l'eau,  et  leur  échine  noire  reluit  au  soleil.  Si 
je  lève  la  main  pour  les  saisir,  à  l'instant  ils  disparais- 
sent, je  ne  sais  oi^i.  C'est  dommage  ;  je  voudrais  bien  les 
voir  de  près  et  les  faire  virer  dans  un  petit  bassin  que 
je  leur  préparerais. 

Regardons  au  fond  de  l'eau  en  écartant  ces  paquets 
de  filasse  verte  d'où  montent  des  perles  d'air  s'amas- 
sant  en  écume.  Il  y  a  de  tout  là-dessous.  Je  vois  de  jo- 
lies coquilles  à  tours  serrés,  aplaties  ainsi  que  des  len- 
tilles; j'aperçois  des  vermisseaux  porteurs  d'aigrettes, 
de  houppes  ;  j'en  distingue  avec  de  mois  ailerons  toujours 


266  SOUVENIRS   ENÏOMOLOGIQUES 

en  mouvement  sur  le  dos.  Que  fait  là  tout  ce  monde? 
comment  s'appelle-t-il?  Je  ne  sais.  Et  longtemps  je  re- 
garde, gagné  par  l'incompréhensible  mystère  des  eaux. 

Au  point  où  la  mare  dégoutte  dans  la  prairie  voisine 
sont  des  aulnes  où  je  fais  superbe  trouvaille.  C'est  un 
scarabée,  pas  bien  gros,  oli!  non,  moindre  qu'un  noyau 
de  cerise,  mais  d'un  bleu  ineffable.  Les  anges,  au  pa- 
radis, doivent  porter  robe  de  cette  couleur.  Je  mets  la 
splendide  bestiole  dans  un  escargot  mort,  que  je  tam- 
ponne avec  une  feuille.  A  loisir,  à  la  maison,  j'admire- 
rai ce  bijou  vivant.  D'autres  distractions  m'appellent. 

La  fontaine  alimentant  la  mare  pleure  du  roc,  limpide 
et  froide.  L'eau  s'amasse  d'abord  dans  une  cuvette 
grande  comme  le  creux  des  deux  mains,  puis  se  dé- 
verse et  ruisselle.  Cette  chute  demande  un  moulin,  cela 
va  de  soi. 

Deux  bouts  de  paille,  artistement  croisés  sur  un  axe, 
fournissent  la  machine;  des  pierres  plates  dressées  sur 
la  tranclie  donnent  les  appuis.  Très  beau  succès  :  le 
moulin  excellemment  vire.  Mon  triomphe  serait  com- 
plet si  je  pouvais  le  faire  partager.  Faute  d'autres  ca- 
marades, j'y  convie  les  canetons. 

Tout  lasse  en  ce  pauvre  monde,  même  le  moulin  à 
deux  pailles.  Trouvons  autre  chose,  combinons  un  bar- 
rage qui  retiendra  les  eaux  et  donnera  bassin.  Pour  la 
maçonnerie,  les  pierres  ne  manquent  pas.  Je  choisis  les 
plus  convenables,  je  casse  les  trop  grosses.  En  cette 
récolte  de  moellons,  voici  que  soudain  s'oublie  l'entre- 
prise du  barrage. 

Sur  l'un  des  blocs  cassés,  au  fond  d'une  cavité  où 
pourrait  se  loger  mon  poing,  quelque  chose  reluit,  sem- 
blable à  du  verre.  Le  creux  est  tapissé  de  facettes  assem- 


LA    MARE  2G7 

blées  six  par  six,  qui  lancent  des  éclairs,  miroitent  au 
soleil.  Les  jours  de  fête,  j'ai  vu  quelque  chose  d'appro- 
chant lorsque,  dans  ses  pendeloques,  à  la  clarté  des 
cierges,  le  lustre  de  l'ég-lise  allume  ses  étoiles. 

Entre  enfants,  en  été,  sur  la  paille  des  aires,  j'ai  ouï 
parler  de  trésors  qu'un  dragon  garde  sous  terre.  Dans 
ma  pensée  s'éveillent  ces  trésors  ;  confus,  mais  glorieux, 
sonne  dans  ma  mémoire  le  nom  de  pierreries.  Je  songe 
à  la  couronne  des  rois,  aux  colliers  des  princesses.  En 
cassant  des  cailloux  aurais-je  découvert,  mais  bien  plus 
riche,  ce  qui  brille  tout  petit  à  la  bague  de  ma  mère?  Il 
m'en  faut  d'autres. 

Le  dragon  des  trésors  souterrains  m'est  généreux.  Il 
me  livre  ses  diamants  en  telle  quantité,  que  je  suis  pos- 
sesseur d'un  amas  de  pierrailles  oi^i  scintillent  des  grou- 
pes superbes.  Il  fait  davantage  :  il  me  livre  son  or. 

Le  filet  d'eau  ruisselant  du  rocher  tombe  sur  un  lit 
de  sable  fin  qu'il  soulève  en  remous.  Si  je  me  penche  du 
côté  du  jour,  j'aperçois  au  point  de  la  chute  tourbillon- 
ner comme  une  limaille  d'or.  Est-ce  bien  le  fameux 
métal  dont  on  fait  les  louis,  si  rares  à  la  maison?  On 
le  dirait,  tant  cela  reluit. 

Je  mets  une  pincée  de  sable  dans  le  creux  de  la  main. 
Les  parcelles  brillantes  y  sont  nombreuses,  mais  si 
petites  qu'il  me  faut  les  cueillir  du  bout  d'une  paille 
humectée  de  salive.  Laissons  cela  :  c'est  trop  menu  et 
trop  ennuyeux  à  récolter.  Les  morceaux  gros  et  de  va- 
leur doivent  se  trouver  plus  avant,  dans  l'épaisseur  du 
roc.  On  reviendra  plus  tard,  on  pétarderala  montagne. 

Je  casse  encore  des  pierres.  Oh  !  la  singulière  chose 
qui,  tout  d'une  pièce,  vient  de  se  détacher!  Cela  tourne 
en  spire  comme  certains  escargots  plats  qui,  en  temps 


268  SOUVENIRS   ENTOMOLO GIQUES 

de  pluie,  sortent  des  fentes  des  vieux  murs.  Avec  ses 
cotes  noueuses,  cela  ressemble  à  une  petite  corne  de 
bélier.  Coquillage  ou  corne  de  mouton,  c'est  très  curieux. 
Comment  se  fait-il  qu'il  y  ait  de  ces  clioses-là  dans  la 
pierre? 

Curiosités  et  richesses  me  gonflent  les  poches  de  cail- 
loux. Il  se  fait  tard,  et  les  canetons  sont  repus.  Allons, 
mes  petits,  rentrons.  En  mes  joies,  l'ampoule  du  talon 
est  oubliée. 

Le  retour  est  une  fête.  Une  voix  me  berce,  intradui- 
sible, plus  douce  que  le  langage  et  vague  comme  le 
rêve.  Elle  me  parle  pour  la  première  fois  des  mystères 
de  la  mare;  elle  glorifie  l'insecte  paradisiaque  que  j'en- 
tends grouiller  dans  l'escargot  mort,  sa  cage  provisoire; 
elle  chuchote  les  secrets  du  roc,  la  limaille  d'or,  la  joail- 
lerie à  facettes,  la  corne  de  bélier  changée  en  pierre. 

Ah!  pauvre  naïf,  refoule  tes  joies!  J'arrive.  Mes  po- 
ches sont  aperçues  faisant  bosse,  outrageusement  bour- 
rées de  pierres.  Sous  le  poids  et  les  aspérités  de  la  charge, 
l'étoffe  a  cédé  : 

((  Mauvais  drôle,  fait  le  père  à  la  vue  du  dégât,  je 
t'envoie  garder  les  canards,  et  tu  t'amuses  à  ramasser 
des  pierres,  comme  s'il  n'y  en  avait  pas  assez  autour  de 
la  maison  !  Vite  1  jette  au  loin  tes  cailloux.  » 

Navré,  j'obéis.  Diamants,  poudre  d'or,  corne  pétri- 
fiée, scarabée  du  paradis,  vont  rejoindre  un  tas  de  ba- 
layures devant  la  porte. 

La  mère  se  lamente.  «  Elevez  des  enfants  pour  les 
voir  après  si  mal  tourner.  Tu  me  feras  mourir  de  cha- 
grin. Les  herbes,  passe  encore,  c'est  bon  pour  les  la- 
pins. Mais  les  pierres,  qui  te  déchirent  les  poches;  les 
bètes,  qui  de  leur  venin  te  feront  venir  du  mal  aux 


LA    MARE  209 

mains,  que  veux-tu  en  faire,   innocent!   Pas  possible, 
quelqu'un  t'a  jeté  un  mauvais  sorti  » 

En  votre  simplicité,  pauvre  mère,  oui,  vous  aviez  rai- 
son :  un  mauvais  sort  m'avait  été  jeté,  je  le  reconnais 
aujourd'hui.  Quand  on  a  tant  de  peine  à  gagner  son 
morceau  de  pain,  affmer  son  intelligence  n'est-ce  pas  se 
rendre  plus  apte  à  pâtir?  Pour  les  naufragés  de  la  vie, 
à  quoi  bon  le  tourment  d'apprendre  î 

A  cette  heure  tardive,  me  voilà  bien  avancé  :  guetté 
par  la  misère  et  sachant  que  les  diamants  de  la  fontaine 
aux  canetons  étaient  du  cristal  de  roche,  la  poudre  d'or 
du  mica,  la  corne  de  pierre  une  ammonite,  le  scarabée 
d'azur  une  Hoplie  !  Méfions-nous  des  fêtes  du  savoir,  nous 
les  pauvres;  creusons  notre  sillon  de  bœuf  dans  les 
champs  du  trivial,  fuyons  les  tentations  de  la  mare, 
surveillons  nos  canards,  et  laissons  à  d'autres,  favorisés 
de  la  fortune,  le  tracas  d'expliquer  la  machine  du  monde, 
si  le  cœur  leur  en  dit. 

Eh  bien,  non  !  — Seul  des  vivants,  l'homme  a  l'appétit 
du  savoir;  seul  il  interroge  le  mystère  des  choses.  Du 
moindre  d'entre  nous  s'élèvent  des  pourquoi,  noble  tour- 
ment inconnu  de  la  bête.  S'ils  parlent  en  nous  avec  plus 
d'insistance,  avec  plus  d'impérieuse  autorité,  s'ils  nous 
détournent  du  lucre,  unique  but  de  la  vie  aux  yeux  de 
la  plupart,  convient-il  de  s'en  plaindre?  Gardons-nous- 
en  bien  ;  ce  serait  renier  le  meilleur  de  nos  dons. 

Efforçons-nous,  au  contraire,  dans  la  mesure  de  nos 
aptitudes,  de  faire  jaillir  quelques  lueurs  de  l'énorme 
inconnu;  interrogeons,  questionnons,  arrachons,  de-ci, 
de-là,  quelques  lambeaux  de  vérité.  Nous  succomberons 
àla  peine;  dans  une  société  si  mal  coordonnée,  peut- 


270  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQL  E  S 

être  finirons-nous  sur  un  grabat.  Allons  de  l'avant,  tout 
de  même  ;  notre  consolation  sera  d'avoir  augmenté  d'un 
atome  la  masse  du  connu,  incomparable  trésor  de  l'hu- 
manité. 

Puisque  ce  modeste  lot  m'est  dévolu,  je  reviens  donc 
à  la  mare,  malgré  les  admonestations  sensées  et  les 
pleurs  amers  qu'elle  me  valut  autrefois.  J'y  reviens, 
non  à  celle  des  petits  canards,  si  fleurie  d'illusions  : 
telle  mare  ne  se  rencontre  pas  deux  fois  dans  la  vie.  Il 
faut  étrenner  sa  première  culotte  et  ses  premières  idées 
pour  avoir  chance  pareille. 

Bien  d'autres,  depuis  ces  temps  lointains,  ont  été  ren- 
contrées, supérieures  en  richesses,  et  d'ailleurs  explo- 
rées d'un  regard  quelque  peu  mûri  par  l'expérience. 
Passionnément  je  les  ai  fouillées  du  filet,  j'ai  remué 
leur  vase,  j'ai  saccagé  leurs  algues  chevelues.  Nulle,  en 
mes  souvenirs,  ne  vaut  la  première,  glorifiée  dans  ses 
joies  et  ses  déboires  par  la  merveilleuse  perspective 
des  années. 

Nulle  non  plus  ne  conviendrait  à  mes  projets  d'au- 
jourd'hui. Leur  monde  est  trop  vaste.  Je  me  perdrais 
dans  leurs  immensités  où  librement,  au  soleil,  l'animé 
pullule.  Comme  l'Océan,  ce  sont  des  infinis  de  fécon- 
dité. Et  puis,  toute  surveillance  assidue,  non  troublée 
parle  passant,  devient  impraticable  du  moment  qu'il 
faut  opérer  sur  la  voie  publique.  Ce  qu'il  me  faut,  c'est 
nne  mare  très  réduite,  parcimonieusement  peuplée  à 
ma  guise,  une  mare  artificielle,  tenue  en  permanence 
sur  ma  table  de  travail. 

Dans  un  coin  du  tiroir  a  été  oubliée  une  pièce  de 
vingt  francs.  Je  peux  en  disposer  sans  trop  compro- 
mettre l'équilibre  du  budget  domestique.  Faisons  cette 


Là    mark  271 

largesse  à  la  science,  qui,  je  le  crains  bien,  m'en  aura 
peu  d'obligation.  Le  luxe  d'outillage  peut  convenir  aux 
laboratoires  où  s'interrogent  à  grands  frais  la  cellule  et 
la  fibre  du  mort;  il  est  d'utilité  douteuse  quand  il  faut 
étudier  les  actes  du  vivant.  Les  secrets  de  la  vie  sont 
pour  le  simple,  l'improvisé,  de  prix  nul. 

Que  m'ont  coûté  les  meilleurs  résultats  de  mes  études 
sur  les  instincts?  Rien  autre  que  du  temps,  et  surtout  de 
la  patience.  Mes  vingt  francs,  prodigue  débours,  sont 
donc  bien  aventurés  si  j'en  fais  emploi  pour  l'acquisi- 
tion d'un  appareil  d'étude.  Comme  aperçus  nouveaux, 
ils  ne  me  rapporteront  rien;  j'en  ai  le  pressentiment. 
Essayons  toutefois. 

Le  forgeron  m'assemble  en  charpente  de  cage  quel- 
ques tringles  de  fer.  Le  menuisier,  vitrier  à  l'occasion, 
car  dans  mon  village  il  faut  faire  un  peu  de  tout  pour 
joindre  les  deux  bouts  de  l'année,  assoit  la  charpente 
sur  un  socle  de  bois  et  la  munit  pour  couvercle  d'une 
planchette  mobile;  dans  les  quatre  faces  latérales,  il  en- 
châsse des  carreaux  de  vitre  épais.  Yoilà  l'appareil  prêt, 
avec  fond  de  tôle  goudronnée  et  robinet  d'épuisement. 
Les  constructeurs  se  montrent  satisfaits  de  leur  ou- 
vrage, singulière  nouveauté  dans  leurs  ateliers,  où  bien 
des  curieux  se  demandent  à  quels  usages  doit  me  servir 
la  petite  auge  de  verre.  La  chose  fait  quelque  bruit. 
D'aucuns  prétendent  qu'elle  est  destinée  à  conserver  ma 
provision  d'huile  d'olive  et  remplace  chez  moi  le  réci- 
pient usité  ici,  l'urne  creusée  dans  un  bloc  de  pierre. 
Qu'auraient-ils  pensé  de  mon  détraquement  d'esprit, 
CCS  utihtaires,  s'ils  avaient  su  que  mon  coûteux  engin 
devait  uniquement  me  servir  à  regarder  dans  l'eau  de 
misérables  betes  ! 


272  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Forgeron  et  vitrier  sont  contents  de  leur  travail.  Je 
suis  moi-même  satisfait.  En  sa  rusticité,  l'appareil  ne 
manque  pas  d'élégance.  Il  fait  très  bien,  posé  sur  une 
petite  table,  devant  une  fenêtre  visitée  du  soleil  la  ma- 
jeure partie  du  jour.  Sa  contenance  est  d'une  cinquan- 
taine de  litres.  Comment  l'appellerons-nous?  Aquarium? 
Non,  ce  serait  trop  prétentieux,  et  bien  à  tort  rappelle- 
rait le  joujou  aquatique  à  rocailles,  cascatelles  et  pois- 
sons rouges  de  la  badauderie  bourgeoise.  Aux  choses 
sérieuses  conservons  leur  gravité;  ne  faisons  pas  de 
mon  auge  d'étude  une  futilité  de  salon.  Donnons-lui  le 
nom  de  mare  vitrée. 

Je  la  meuble  d'un  monceau  de  ces  incrustations  cal- 
caires dont  certaines  sources  du  voisinage  engainant 
les  touffes  mortes  des  joncs.  C'est  léger,  fistuleux  et 
donne  la  vague  image  d'un  récif  madréporique.  C'est, 
de  plus,  velouté  d'un  court  byssus  vert,  prairie  naissante 
de  minimes  conferves.  Je  compte  sur  cette  humble  vé- 
gétation pour  maintenir  l'eau  dans  un  état  convenable 
de  salubrité,  sans  recourir  à  des  renouvellements  qui, 
par  leur  fréquence,  troubleraient  le  travail  de  mes  colo- 
nies. Hygiène  et  tranquillité  sont  ici  les  premiers  fac- 
teurs du  succès. 

Or,  la  mare  peuplée  ne  tardera  pas  à  s'imprégner  de 
gaz  irrespirables,  d'efiluvcs  putrides  et  autres  scories 
de  l'animal;  elle  deviendra  une  sentine  où  la  vie  aura 
tué  la  vie.  A  mesure  qu'ils  se  forment,  ces  résidus  doi- 
vent disparaître,  brûlés  et  assainis;  de  leurs  ruines 
oxydées  doit  même  renaître  le  gaz  vivifiant  consommé, 
afin  que  l'eau  conserve  immuable  richesse  en  élément 
respirable.  En  son  officine  de  cellules  vertes,  le  végétal 
réalise  celte  épuration. 


LA    MARE  273 

Lorsque  le  soleil  donne  dans  la  mare  vitrée,  c'est  un 
spectacle  à  voir  que  celui  du  travail  de  l'algue.  Le  récif 
à  tapis  vert  s'illumine  d'une  infinité  de  points  scintil- 
lants et  prend  l'aspect  d'une  féerique  pelote  de  velours 
où  par  milliers  seraient  implantées  des  épingles  à  tète 
de  diamant.  De  l'exquise  joaillerie,  sans  discontinuer, 
des  perles  se  détachent,  aussitôt  remplacées  par  d'au- 
tres sur  récrin  générateur;  d'une  molle  ascension  elles 
s'élèvent,  pareilles  à  des  globules  de  lumière.  Il  en  fuse 
de  partout.  C'est  un  feu  d'artifice  continuel  tiré  au  sein 
de  l'eau. 

La  chimie  nous  dit  :  à  la  faveur  de  sa  matière  verte 
et  du  stimulant  des  rayons  solaires,  l'algue  décompose 
le  gaz  carbonique  dont  l'eau  s'est  imprégnée  par  la  res- 
piration de  ses  habitants  et  la  corruption  des  déchets 
organiques;  elle  garde  le  charbon,  qui  s'élabore  en  nou- 
veaux tissus;  elle  exhale  l'oxygène  en  fines  bulles.  Celles- 
ci  partiellement  se  dissolvent  dans  l'eau  et  partiellement 
gagnent  la  surface,  où  leur  écume  rend  à  l'atmosphère 
le  gaz  respirable  surabondant.  Avec  la  partie  dissoute 
vivent  les  populations  de  la  mare  et  disparaissent  oxy- 
dés les  malsains  produits. 

Tout  vieil  habitué  que  je  suis,  je  prends  intérêt  à  cette 
triviale  merveille  d'un  paquet  de  conferves  perpétuant 
l'hygiène  dans  une  eau  stagnante  ;  je  regarde  d'un  œil 
ravi  l'inépuisable  jet  de  fusées  huileuses;  j'entrevois  en 
imagination  les  temps  antiques  où  l'algue,  premier-né 
des  végétaux,  ébauchait  pour  les  vivants  une  atmos- 
phère respirable,  alors  que  les  boues  continentales  com- 
mençaient d'émerger.  Ce  que  j'ai  sous  les  yeux,  entre 
les  carreaux  de  mon  auge,  me  raconte  l'histoire  delà 
planète  s'enveloppant  d'air  pur. 

18 


XX 


LA     PHRYGAXE 


Qui  logerai-je  dans  mon  auge  vitrée,  maintenne  en 
salubrité  permanente  par  le  travail  de  l'algue?  J'y  met- 
trai la  Phrygane,  habile  à  se  vêtir.  Parmi  les  insectes 
qui  s'habillent,  bien  peu  la  dépassent  en  ingéniosité 
d'accoutrement.  Les  eaux  de  mon  voisinage  m'en  livrent 
cinq  ou  six  espèces,  ayant  chacune  son  art  spécial.  Une 
seule  aura  pour  aujourd'hui  les  honneurs  de  l'histoire. 

Elle  me  vient  des  eaux  dormantes,  à  fond  boueux, 
encombrées  de  menus  roseaux.  Autant  qu'on  peut  en 
juger  d'après  la  demeure  seule,  ce  serait,  disent  les 
maîtres  spécialistes,  le  Limnopkilus  flamcornis.  Son 
ouvrage  a  valu  à  toute  la  corporation  le  joli  nom  de 
Phrygane,  terme  grec  signifiant  morceau  de  bois,  bû- 
chette. De  façon  non  moins  expressive,  le  paysan  pro- 
vençal la  nomme  loii  porto-fais,  Ion  porto-canèu.  C'est 
la  bestiole  des  eaux  dormantes  portant  un  fagot  en 
menus  chaumes,  débris  du  roseau. 

Son  fourreau,  maison  ambulante,  est  œuvre  compo- 
site et  barbare,  amoncellement  cyclopéen  où  l'art  cède  la 
place  à  l'informe  robusticité.  Les  matériaux  en  sont  très 
variés,  à  tel  point  qu'on  s'imaginerait  avoir  sous  les 
yeux  le  travail  de  constructeurs  dissemblables,  si  de  fré- 
quentes transitions  n'avertissaient  du  contraire. 


LA   PHRYGANE  275 

Chez  les  jeunes,  les  novices,  cela  débute  par  une  sorte 
de  panier  profond  en  vannerie  rustique.  L'osier  employé, 
de  nature  à  peu  près  toujours  la  même,  n'est  autre  que 
des  tronçons  de  radicelles  rigides,  longtemps  rouies  et 
décortiquées  sous  les  eaux.  La  petite  larve  qui  a  fait 
trouvaille  de  pareils  filaments  les  scie  de  la  mandibule, 
les  débite  en  baguettes  droites,  qu'elle  fixe  une  à  une 
sur  le  bord  de  son  panier,  toujours  en  travers,  perpen- 
diculairement à  l'axe  de  l'ouvrage. 

Représentons-nous  un  cercle  enveloppé  d'un  hérisse- 
ment de  tangentes,  ou  mieux  un  polygone  dont  les 
côtés  seraient  de  part  et  d'autre  prolongés.  Sur  cet 
assemblage  de  droites  étageons-en  d'autres  par  assises 
répétées,  sans  nous  préoccuper  d'une  orientation  com- 
mune; nous  obtiendrons  une  sorte  de  fascine  hirsute 
dont  les  osiers  déborderaient  de  tous  côtés.  Tel  est  le 
bastion  du  jeune  âge,  système  défensif  excellent  avec 
sa  pilosité  continue  de  hallebardes,  mais  de  manœuvre 
pénible  à  travers  le  fouillis  des  herbes  aquatiques. 

Tôt  ou  tard  le  ver  renonce  à  cette  espèce  de  chausse- 
trape  s'accrochant  de  partout.  Il  était  vannier,  mainte- 
nant il  se  fait  charpentier;  il  construit  en  poutrelles  et 
solives,  c'est-à-dire  en  rondins  hgneux,  brunis  sous  les 
eaux,  souvent  de  la  grosseur  d'une  forte  paille,  longs 
d'un  travers  de  doigt  plus  ou  moins,  tels  que  le  hasard 
les  fournit. 

Du  reste,  il  y  a  de  tout  dans  cette  friperie  :  fragments 
de  chaume,  tubes  de  jonc,  débris  de  ramille,  tronçons 
de  menue  tige  quelconque,  éclats  de  bois,  lopins  d'é- 
corce,  graines  volumineuses,  notamment  semences  de 
l'iris  des  marais,  tombées  rougeâtres  de  leurs  capsules, 
et  maintenant  noires  comme  charbon. 


276  SOUVENIRS  ENTOMOLOGIQUES 

L'hétéroclite  coUectioQ  s'écliafaude  au  hasard.  Des 
pièces  sont  fixées  en  long-,  d'autres  en  travers,  d'autres 
obliquement.  Des  angles  rentrent,  des  angles  sortent 
en  brusques  anfractuosités  ;  le  gros  se  mélange  au  menu, 
le  correct  avoisine  l'informe.  Ce  n'est  pas  un  édifice, 
c'est  un  amoncellement  insensé.  Parfois  un  beau  désor- 
dre est  un  efïét  de  l'art.  Ce  n'est  pas  ici  le  cas  :  l'ouvrage 
de  la  Phrygane  est  objet  inavouable. 

Et  ce  fol  entassement  succède  sans  transition  à  la 
régulière  vannerie  du  début.  La  fascine  de  la  jeune  larve 
ne  manquait  pas  d'une  certaine  élégance,  avec  ses  fines 
lattes,  toutes  méthodiquement  empilées  entravers;  et 
voici  que  le  constructeur,  grandi,  expérimenté,  devenu, 
croirait-on,  plus  habile,  abandonne  le  devis  coordonné 
pour  en  adopter  un  autre,  sauvage  et  confus. 

Entre  les  deux  systèmes,  nul  degré  de  transition; 
sur  le  panier  du  début  brusquement  se  dresse  l'extra- 
vagant monceau.  Si  l'on  ne  trouvait  fréquemment  les 
deux  genres  d'ouvrage  superposés,  on  n'oserait  leur 
accorder  origine  commune.  Seule  leur  jonction  les  ra- 
mène à  l'unité,  malgré  le  disparate. 

Mais  le  double  étage  n'est  pas  de  durée  indéfinie. 
Devenu  grandelet  et  logé  à  sa  guise  dans  un  amas  de 
solives,  le  ver  renonce  au  panier  du  jeune  Age,  devenu 
trop  étroit  et  faix  embarrassant.  Il  tronque  son  fourreau, 
il  en  détache  et  abandonne  l'arrière,  œuvre  du  début. 
En  déménageant  plus  haut  et  plus  au  large,  il  sait,  par 
une  rupture,  alléger  sa  mobile  maison.  Reste  seul  l'étage 
supérieur,  que  prolonge  à  l'embouchure,  à  mesure  qu'il 
en  est  besoin,  la  même  architecture  en  poutrelles  sans 
ordre. 

Avec  ces  étuis,  odieux  fagots,  s'en  trouvent  d'autres, 


LA   PHIUGANE 


277 


tout  aussi  fréquents,  d'exquise  élégance  et  composés 
en  entier  de  menus  coquillages.  Sortent-ils  du  même 
atelier?  Il  faut  dos  preuves  bien  évidentes  pour  le 
croire.  Ici  c'est  l'ordre  avec  ses  beautés,  là  le  désordre 
avec  ses  laideurs;  d'une  part  les  délicatesses  d'une  mar- 


queterie en  coquilles,  de  l'autre  les  rudesses  d'un  amas 
de  rondins.  Le  tout  néanmoins  provient  du  même  ouvrier. 
Les  preuves  en  surabondent.  Sur  tel  étui  déplaisant 
au  regard  par  la  confusion  de  ses  pièces  ligneuses,  par- 
fois  des  placages   se  montrent,  réguliers  et  faits   de 


Fourreaux  de  Phrygane  eu  coquillages. 

coquilles;  de  même  à  tel  chef-d'œuvre  en  coquillage  il 
n'est  pas  rare  de  voir  accolé  un  odieux  enchevêtrement 
de  solives.  On  éprouve  quelque  dépit  à  voir  le  bel  étui 
déparé  de  cette  barbare  façon. 

Ces  mélanges  nous  disent  que  la  rustique  amonce- 
leuse  de  poutres  excelle,  à  l'occasion,  dans  l'art  de  gra- 
cieux pavés  en  coquilles,  et  qu'elle  pratique  indifTérem- 
ment  la  brutale  charpente  et  la  délicate  marqueterie. 


278  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

En  ce  dernier  cas,  le  fourreau  se  compose  avant  tout 
de  Planorbes,  choisis  parmi  les  moindres  et  disposés  à 
plat.  Sans  être  d'une  scrupuleuse  régularité,  l'ouvrage, 
bien  réussi,  ne  manque  pas  de  mérite.  Les  jolies  spires, 
à  tours  serrés,  plaquées  l'une  contre  l'autre  au  même 
niveau,  font  un  ensemble  d'excellent  aspect.  Jamais 
pèlerin  revenant  de  Saint-Jacques-de-Compostelle  n'a 
mis  sur  ses  épaules  camail  mieux  agencé. 

Mais  trop  souvent  reparaît  la  fougue  de  la  Pbrygane. 
insoucieuse  des  proportions.  Le  volumineux  s'associe 
au  petit,  l'exagéré  brusquement  se  dresse,  au  grand 
dommage  de  l'ordre.  A  côté  de  minimes  Planorbes, 
grands  au  plus  comme  une  lentille,  d'autres  sont  fixés, 
de  l'ampleur  de  l'ongle,  impossibles  à  correctement 
encastrer.  Ils  débordent  les  parties  régulières,  en  gâtent 
le  fini. 

Pour  comble  de  désordre,  aux  spires  plates  la  Pbry- 
gane adjoint  toute  coquille  morte  sans  distinction  d'es- 
pèce, au  hasard  des  trouvailles,  pourvu  qu'elle  ne  soit 
pas  de  volume  excessif.  Dans  sa  collection  de  bric-à- 
brac,  je  relève  des  Physes,  des  Paludines,  desLimnées, 
des  Ambrettes  et  même  des  Pisidics,  mignons  coffrets 
à  deux  valves. 

Le  coquillage  terrestre,  entraîné  dans  le  fossé  par  les 
eaux  pluviales  après  la  mort  de  l'habitant,  est  accepté 
non  moins  bien.  Dans  l'ouvrage  en  défroques  du  mol- 
lusque, je  trouve  incrustés  les  fuseaux  des  Glausilies, 
les  tonnelets  des  Maillots,  les  turbines  des  Hélices  de 
petite  taille,  les  volutes  bâillantes  des  Vitrines,  les  tou- 
relles des  Bulimes,  hôtes  des  prairies. 

En  somme,  la  Pbrygane  bâtit  avec  un  peu  de  tout, 
venu  de  la  plante  ou  du  mollusque  mort.  Parmi  les  dé- 


LA   PHRYGANE  279 

cliels  si  variés  de  ]a  mare,  les  seuls  matériaux  refusés 
sont  les  graviers.  De  la  construction  sont  exclus,  avec 
un  soin  bien  rarement  en  défaut,  la  pierre  et  le  caillou. 
C'est  ici  question  d'hydrostatique  sur  laquelle  nous  al- 
lons revenir  tout  à  l'heure.  Pour  le  moment,  tâchons 
d'assister  à  l'édification  du  fourreau. 

Dans  un  verre  à  boire  qui,  par  sa  faible  capacité,  me 
rendra  l'observation  plus  facile  et  plus  précise,  je  loge 
trois  ou  quatre  Phryganes  extraites  à  l'instant  de  leurs 
fourreaux  avec  tous  les  ménagements  possibles.  Après 
bien  des  tentatives  qui  m'ont  enfin  enseigné  la  bonne 
voie,  je  mets  à  leur  disposition  deux  genres  de  maté- 
riaux, de  qualités  opposées  :  le  souple  et  le  rigide,  le 
mol  et  le  dur.  C'est  d'une  part  une  plante  aquatique 
vivante,  cresson  par  exemple,  ou  bien  ombrelle  d'eau, 
munie  à  sa  base  d'un  bouquet  touffu  de  radicelles  blan- 
ches ayant  à  peu  près  la  grosseur  d'un  crin  de  cheval. 
Dans  cette  tendre  chevelure,  la  Phrygane,  à  régime 
végétarien,  trouvera  à  la  fois  de  quoi  construire  et  de 
quoi  s'alimenter.  C'est,  d'autre  part,  un  petit  fagot  de 
brindilles  ligneuses,  bien  sèches,  régulières  et  du  cali- 
bre d'une  forte  épingle.  Les  deux  approvisionnements 
sont  côte  à  côte,  emmêlent  leurs  fils  et  leurs  baguettes. 
Dans  l'ensemble,  à  sa  convenance,  la  bête  choisira. 

Quelques  heures  plus  tard,  les  émois  de  la  dénudation 
passés,  la  Phrygane  travaille  à  se  refaire  un  étui.  Elle 
s'installe  en  travers  d'un  faisceau  de  radicelles  enche- 
vêtrées, que  les  pattes  rassemblent  et  que  le  mouvement 
ondulatoire  de  la  croupe  vaguement  coordonne.  Ainsi 
s'obtient,  privé  de  consistance  et  mal  déterminé,  une 
sorte  de  ceinturon  suspenseur,  un  étroit  hamac  à  multi- 
ples points  d'attache,  car  les  divers  brins  qui  le  compo- 


280  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

sent  sont  respectés  de  la  dent  et  se  continuent,  de  pro- 
che en  proche,  avec  les  gros  cordons  des  racines.  Voilà, 
sans  frais,  la  hase  d'appui,  convenablement  fixée  par 
des  amarres  naturelles.  Quelques  fils  de  soie,  çà  et  là 
distribués,  cimentent  un  peu  le  fragile  assemblage. 

A  l'œuvre  de  construction  maintenant.  Soutenue  par 
le  ceinturon  suspenseur,  la  Phrygane  s'allonge  et  pro- 
jette en  avant  les  pattes  intermédiaires  qui,  plus  longues 
que  les  autres,  sont  les  grappins  destinés  à  saisir  l'éloi- 
gné. Elle  rencontre  un  bout  de  radicelle,  s'y  cramponne, 
remonte  plus  haut  que  le  point  saisi,  comme  si  elle 
aunaitla  pièce  d'après  une  longueur  requise  ;  puis,  d'un 
coup  de  mandibules,  fins  ciseaux,  elle  tranche  le  fil. 

A  l'instant,  bref  recul  qui  ramène  la  bête  au  niv^eau 
du  hamac.  Le  tronçon  détaché  est  en  travers  de  la  poi- 
trine, maintenu  par  les  pattes  antérieures,  qui  le  tour- 
nent, le  retournent,  le  brandissent,  le  couchent,  le 
relèvent,  comme  s'informant  de  la  meilleure  position  à 
lui  donner.  Ces  pattes  d'avant,  les  plus  courtes  des  trois 
paires,  sont  de  petits  bras  admirables  de  dextérité.  Leur 
moindre  longueur  les  met  en  prompte  collaboration 
avec  les  mandibules  et  la  filière,  outils  primordiaux; 
leur  prestesse  leur  donne  large  part  dans  l'ouvrage. 
Leur  fine  articulation  terminale,  à  doigt  mobile  et  cro- 
chu, est  pour  la  Phrygane  l'analogue  de  notre  main. 

Ce  sont  les  pattes  industrieuses.  Celles  de  la  seconde 
paire,  exceptionnelles  de  longueur,  ont  pour  fonction 
de  harponner  les  matériaux  à  distance,  d'ancrer  l'ou- 
vrière quand  elle  mesure  sa  pièce  et  la  détache  d'un 
coup  de  cisailles.  Enfin  les  pattes  d'arrière,  de  longueur 
moyenne,  fournissent  appui  lorsque  les  autres  travail- 
lent. 


f 


LA    PHRVGAXE  281 

La  Phrygane,  disons-nous,  tenant  appliqué  en  tra- 
vers sur  la  poitrine  le  morceau  qu'elle  vient  de  détacher, 
recule  un  peu  sur  son  hamac  de  suspension  jusqu'à  ce 
que  la  filière  soit  au  niveau  de  l'appui  que  lui  fournis- 
sent les  radicelles  confusément  rapprochées.  Avec  brus- 
querie elle  manœuvre  sa  pièce,  elle  en  cherche  à  peu 
près  le  milieu,  de  façon  que  les  deux  bouts  débordent 
également  de  droite  et  de  gauche;  elle  fait  choix  de 
l'emplacement,  et  aussitôt  la  filière  travaille,  tandis  que 
les  petites  pattes  d'avant  maintiennent  le  morceau  im- 
mobile dans  sa  position  transversale. 

A  l'aide  d'un  peu  de  soie,  la  soudure  s'opère  dans  la 
région  médiane  du  brin  et  sur  une  certaine  longueur, 
autant  que  le  permet,  de  droite  et  de  gauche,  la  flexion 
de  la  tête. 

Sans  tarder,  de  la  même  manière  se  harponnent  à 
distance,  se  mesurent,  se  taillent  et  se  mettent  en  place 
d'autres  brins.  A  mesure  que  le  voisinage  se  dégarnit, 
la  récolte  se  fait  à  des  portées  plus  longues,  et  la  Phry- 
gane se  projette  davantage  hors  de  son  appui,  où  ne 
restent  inclus  que  les  derniers  anneaux.  Curieuse  gym- 
nastique alors  que  celle  de  cette  molle  échine  se  tour- 
mentant et  ondulant  suspendue,  tandis  que  les  grappins 
sondent  les  environs  à  la  recherche  d'un  fil. 

Tant  de  peine  a  pour  résultat  une  sorte  de  manchon 
en  cordelettes  blanches.  L'ouvrage  est  de  faible  consis- 
tance et  d'arrangement  peu  régulier.  D'après  les  ma- 
nœuvres du  constructeur,  j'entrevois  cependant  que 
l'édifice  ne  serait  pas  dépourvu  de  mérite  si  les  maté- 
riaux s'y  prêtaient  mieux.  La  Phrygane  apprécie  assez 
bien  la  dimension  de  ses  pièces  au  moment  de  les  tail- 
ler; elle  leur  donne  à  toutes  à  peu  près  même  longueur; 


.V 


i^.^o03  ^ 


282  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUE  S 

elle  les  oriente  sur  la  margelle  du  manchon  toujours 
dans  le  sens  transversal;  elle  les  fixe  par  le  milieu. 

Ce  n'est  pas  tout  :  la  manière  de  travailler  vient  lar- 
gement en  aide  à  la  coordination  générale.  Quand  il 
construit  avec  des  briques  l'étroit  canal  d'une  cheminée 
d'usine,  le  maçon  se  tient  au  centre  de  sa  tourelle,  et  de 
proche  en  proche  établit  de  nouvelles  assises  en  tour- 
nant sur  lui-même.  La  Phrygane  opère  de  même. 

Elle  pirouette  dans  son  étui;  elle  y  prend,  sans  gêne 
aucune,  telle  position  qu'elle  veut,  de  façon  à  mettre  sa 
filière  bien  en  face  du  point  à  cimenter.  Nulle  torsion 
du  col  pour  obliquer  vers  la  droite  ou  vers  la  gauche; 
nul  renversement  de  la  nuque  pour  atteindre  les  points 
d'arrière.  La  bête  a  constamment  devant  elle,  à  l'exacte 
portée  de  ses  outils,  l'emplacement  où  doit  se  fixer  la 
pièce. 

Quand  le  morceau  est  soudé,  elle  tourne  un  peu  de 
côté,  d'une  longueur  équivalente  à  celle  de  la  précé- 
dente soudure,  et  là,  sur  une  étendue  à  peu  près  tou- 
jours la  même,  étendue  déterminée  par  l'oscillation  que 
la  tête  peut  se  permettre,  elle  fixe  le  morceau  suivant. 

De  ces  diverses  conditions  devrait  résulter  un  édifice 
géométriquement  coordonné,  ayant  pour  ouverture  un 
polygone  régulier.  Comment  alors  se  fait-il  que  le  man- 
chon en  brins  de  radicelles  soit  si  confus,  si  gauchement 
agencé?  Le  voici. 

L'ouvrière  a  du  talent,  mais  les  matériaux  se  prêtent 
mal  à  un  ouvrage  correct.  Les  radicelles  fournissent  des 
tronçons  très  inégaux  de  forme  et  de  calibre.  Il  y  en  a 
de  gros  et  de  menus,  de  droits  et  de  sinueux,  de  simples 
et  de  ramifiés.  De  ces  morceaux  disparates  faire  assem- 
blage régulier  n'est  guère  possible,  d'autant  plus  que 


LA   PHRYGANE  283 

la  riiryganc  ne  semble  pas  accorder  à  son  mauclion 
importance  bien  gTande.  C'est  pour  elle  ouvrage  provi- 
soire, à  la  hâte  confectionné  pour  se  mettre  vite  à  cou- 
vert. Les  choses  pressent,  et  des  filaments  bien  tendres, 
tranchés  d'un  coup  des  mandibules,  sont  d'une  récolte 
plus  rapide  et  d'un  assemblage  plus  aisé  que  ne  le  se- 
raient des  solives,  exigeant  patient  travail  de  la  scie. 

L'incorrect  manchon,  que  maintiennent  en 'place  de 
nombreuses  amarres,  est  enfm  une  base  sur  laquelle  va 
bientôt  s'élever  construction  solide  et  définitive.  A  bref 
délai,  l'ouvrage  du  début  doit  disparaître,  croulant  en 
ruines  ;  le  nouveau,  monument  durable,  persistera  même 
après  le  départ  du  propriétaire. 

L'éducation  en  verre  à  boire  me  fournit  un  autre 
mode  d'établissement  initial.  Pour  matériaux,  la  Phry- 
gane  reçoit  cette  fois  quelques  tiges  bien  feuillées  de 
potamot  [Potamogeton  densum)  et  un  paquet  de  menues 
ramilles  sèches.  Elle  se  campe  sur  une  feuille,  que  les 
cisailles  mandibulaires  coupent  transversalement  à  demi. 
La  portion  respectée  sera  lanière  d'attache  et  fournira 
la  stabilité  nécessaire  aux  manœuvres  du  début. 

Sur  une  feuille  voisine  un  segment  est  taillé  en  plein, 
anguleux  et  de  belle  ampleur.  L'étoffe  abonde,  l'écono- 
mie est  inutile.  Une  soudure  à  la  soie  fixe  la  pièce  au 
lambeau  non  détaché  en  plein.  En  trois  ou  quatre  opé- 
rations pareilles,  la  Phrygane  est  entourée  d'un  cornet 
dont  l'embouchure  s'évase  en  larges  festons  anguleux, 
très  irréguliers.  Le  travail  des  cisailles  se  poursuit;  de 
nouvelles  pièces  sont  fixées  de  proche  en  proche  à  l'in- 
térieur de  l'évasement,  non  loin  du  bord,  si  bien  que 
le  cornet  s'allonge,  se  contracte  et  finit  par  envelopper 
l'animal  d'une  légère  draperie  à  pans  llottants. 


284  SOUVENIRS   ENTOMO  LOGIQUES 

Ainsi  vêtue  de  façon  provisoire,  soit  avec  la  fine  soierie 
du  potamot,  soit  avec  le  lainage  que  lui  ont  fourni  les 
radicelles  du  cresson,  la  Phrygane  songe  à  construire 
fourreau  plus  solide.  L'étui  actuel  lui  servira  de  base 
pour  la  robuste  construction.  Mais  les  matériaux  néces- 
saires sont  rarement  dans  un  étroit  voisinage;  il  faut 
aller  à  leur  rechercbe,  il  faut  se  déplacer,  ce  qui  n'a 
pas  été  fait  jusqu'ici.  A  cet  effet,  la  Pbrygane  rompt 
ses  amarres,  c'est-à-dire  les  radicelles  qui  maintiennent 
fixe  le  manchon,  ou  bien  la  feuille  de  potamot  à  demi 
taillée  sur  laquelle  s'est  dressé  le  cornet. 

La  voici  libre.  L'étroitesse  de  la  mare  artificielle,  le 
verre  à  boire,  la  met  bientôt  en  rapport  avec  ce  qu'elle 
cherche.  C'est  un  petit  fagot  de  brindilles  sèches,  que  j'ai 
choisies  régulières  et  de  menu  diamètre.  Avec  plus  de 
soin  qu'elle  n'en  mettait  à  l'exploitation  des  fines  raci- 
nes, la  charpentière  mesure  sur  le  soliveau  une  lon- 
gueur à  sa  convenance.  Le  degré  d'extension  du  corps 
pour  atteindre  le  point  où  se  fera  la  rupture  lui  fournit 
renseignement  métrique  assez  précis. 

Le  morceau  est  patiemment  scié  des  mandibules,  saisi 
des  pattes  antérieures  et  maintenu  en  travers  sous  le 
cou.  Un  mouvement  de  recul  de  la  Pbrygane  rentrant 
chez  soi  amène  la  pièce  au  bord  du  manchon.  Alors 
recommencent,  exactement  de  la  même  manière,  les  ma- 
nœuvres usitées  pour  l'ouvrage  en  tronçons  de  radicelles. 
Jusqu'à  hauteur  réglementaire,  ainsi  s'échafaudent  les 
bûchettes,  pareilles  de  longueur,  largement  soudées  en 
leur  milieu  et  libres  aux  deux  extrémités. 

Avec  les  matériaux  de  choix  mis  à  son  service,  la 
charpentière  a  construit  ouvrage  de  quelque  élégance. 
Les  soliveaux  sont  tous  rangés  en  travers  parce  que 


LA    PHRYGANE  28o 

celte  orientation  est  la  plus  commode  pour  le  transport 
et  la  mise  en  place  ;  ils  sont  fixés  par  le  milieu  parce  que 
les  deux  bras  maintenant  le  rondin  lorsque  la  filière  tra- 
vaille doivent  avoir  de  part  et  d'autre  égale  prise  ;  cha- 
que soudure  porte  sur  une  longueur  sensiblement  con- 
stante parce  qu'elle  équivaut  à  l'ampleur  de  flexion  de 
la  tête  s'inclinant  d'ici,  puis  de-là,  lorsque  la  soie  se 
dégorge;  l'ensemble  prend  configuration  polygonale, 
rapprochée  du  pentagone,  parce  que,  d'une  pièce  à 
la  suivante,  la  Phrygane  pirouette  sur  elle-même  d'un 
arc  correspondant  à  l'étendue  d'une  soudure.  La  régu- 
larité de  la  méthode  fait  la  régularité  de  l'ouvrage; 
mais  il  faut,  bien  entendu,  que  les  matériaux  se  prêtent 
à  l'exacte  coordination. 

Dans  sa  mare  naturelle,  la  Phrygane  n'a  pas  souvent 
à  sa  disposition  les  solives  de  choix  que  je  lui  offre  dans 
le  verre  à  boire;  elle  rencontre  un  peu  de  tout;  et  ce  peu 
de  tout,  elle  remploie  tel  quel.  Morceaux  de  bois,  gros- 
ses semences,  coquillages  vides,  bouts  de  chaume,  frag- 
ments informes,  prennent  place  vaille  que  vaille  dans 
la  construction,  tels  qu'ils  sont  rencontrés,  sans  retou- 
ches de  la  scie;  et  de  cet  amalgame,  fruit  du  hasard, 
résulte  un  édifice  d'incorrection  choquante. 

L'ouvrière  en  cliarpenterie  n'est  pas  oublieuse  de  ses 
talents;  les  belles  pièces  lui  ont  fait  défaut.  Qu'elle  fasse 
trouvaille  d'un  chantier  convenable,  et  du  coup  elle  re- 
vient à  l'architecture  correcte,  dont  elle  porte  en  elle- 
même  les  devis.  Avec  de  petits  Planorbes  morts,  tous  d'é- 
gale ampleur,  elle  fait  superbe  étui  en  placage  ;  avec  un 
pinceau  de  fines  racines,  réduites  par  la  pourriture  à  leur 
axe  ligneux,  droit  et  rigide,  elle  manufacture  d'élégan- 
tes fascines  où  notre  vannerie  trouverait  des  modèles. 


286  SOUVENIRS    ENÏOMOLOGIQL  ES 

Yoyons-la  à  l'ouvrage  quand  elle  est  dans  lïmpossi- 
bilité  de  travailler  la  solive,  sa  pièce  préférée.  Inutile 
de  lui  offrir  des  moellons  grossiers,  nous  reviendrions 
aux  rustiques  fourreaux.  Sa  propension  à  faire  usage 
des  semences  noyées,  de  celles  de  l'iris  par  exemple,  me 
suscite  l'idée  d'essayer  les  graines.  Je  fais  choix  du  riz, 
qui  par  sa  dureté  sera  l'équivalent  du  bois,  et  qui  par 
sa  belle  blancheur,  sa  forme  ovoïde,  se  prêtera  à  bâtisse 
artistique. 

Mes  Phryganes  dénudées  ne  peuvent,  c'est  évident, 
commencer  leur  ouvrage  avec  de  pareils  moellons.  Où 
fixeraient-elles  leur  première  assise?  Une  base  leur  est 
indispensable,  de  construction  rapide  et  peu  onéreuse. 
Elle  leur  est  encore  fournie  par  un  manchon  temporaire 
en  radicelles  de  cresson.  Sur  cet  appui  viennent  après 
les  grains  de  riz,  qui,  groupés  les  uns  sur  les  autres^ 
droits  ou  obliques,  donnent  enfin  magnifique  tourelle 
d'ivoire.  Après  les  étuis  en  menus  Planorbes,  c'est  ce 
que  l'industrie  phryganienne  m'a  fourni  de  plus  élé- 
gant. Un  bel  ordre  est  revenu,  parce  que  les  matériaux 
identiques  entre  eux  et  réguliers  sont  venus  en  aide  à 
la  correcte  méthode  de  l'ouvrière. 

Les  deux  démonstrations  suffisent.  Grains  de  riz  et 
bûchettes  établissent  que  la  Phrygane  n'est  pas  l'inepte 
annoncé  parles  extravagantes  constructions  de  la  mare. 
Ces  entassements  de  cyclope,  ces  assemblages  insensés, 
sont  les  suites  inévitables  de  trouvailles  fortuites,  qu'on 
utilise  tant  bien  que  mal  sans  en  avoir  le  choix.  La  char- 
penlière  aquatique  possède  elle  aussi  son  art,  ses  princi- 
pes d'ordre.  Bien  servie  par  la  fortune,  elle  sait  très  bien 
ouvrer  du  beau;  mal  servie,  elle  fait  comme  tant  d'autres  : 
clic  manufacture  du  laid.  Misère  conduit  à  laideur. 


LA    PHRYGANE  287 

Sous  un  autre  aspect,  la  Phrygane  mérite  attention. 
Avec  une  persévérance  que  ne  lassent  point  les  épreu- 
ves répétées,  elle  se  refait  un  étui  lorsque  je  la  dénude. 
C'est  en  opposition  avec  les  usages  de  la  généralité  des 
insectes,  qui  ne  recommencent  pas  la  chose  faite,  mais 
simplement  la  continuent  d'après  les  règles  habituelles, 
sans  tenir  compte  des  parties  ruinées  ou  disparues.  Ex- 
ception bien  frappante  :  la  Phrygane  recommence.  D'où 
lui  vient  cette  aptitude? 

J'apprends  d'abord  que,  pour  une  vive  alerte,  aisément 
elle  quitte  son  fourreau.  Sur  les  lieux  de  pêche,  je  loge 
mon  butin  dans  des  boîtes  en  fer-blanc,  sans  autre  hu- 
midité que  celle  dont  mes  captures  sont  imbibées.  L'a- 
mas est  légèrement  tassé  afin  d'éviter  fâcheux  tumulte 
et  d'occuper  du  mieux  l'espace  disponible.  Nul  autre  soin 
de  ma  part.  Cela  suffît  pour  conserver  les  Phryganes  en 
bon  état  pendant  les  deux  ou  trois  heures  que  me  pren- 
nent la  pèche  et  le  retour. 

A  mon  arrivée,  je  trouve  que  beaucoup  d'entre  elles 
ont  quitté  leurs  demeures.  Elles  grouillent  nues  parmi 
les  étuis  vides  et  ceux  dont  l'habitant  n'est  pas  sorti. 
C'est  pitié  de  voir  ces  délogées  traîner  leur  ventre  nu 
et  leur  frêle  toison  respiratoire  sur  le  hérissement  des 
bûchettes.  Le  mal  d'ailleurs  n'est  pas  grand.  Je  verse 
le  tout  dans  la  mare  vitrée. 

Nulle  ne  reprend  possession  des  fourreaux  inoccupés. 
Peut-être  serait-il  trop  long  d'en  trouver  un  exactement 
à  sa  taille.  Il  est  jugé  préférable  de  renoncer  aux  vieilles 
nippes  et  de  se  faire  de  toutes  pièces  étui  neuf.  Les  cho- 
ses ne  traînent  pas  en  longueur.  Du  jour  au  lendemain, 
avec  les  matériaux  dont  l'auge  en  verre  abonde,  fagots 
de  ramilles  et  touffes  de  cresson,  toutes  les  dénudées  se 


288  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

sont  créé  domicile  du  moins  temporaire  et  sous  forme 
de  manchon  en  radicules. 

Le  manque  d'eau  et  les  émois  de  la  cohue  dans  les 
boîtes  ont  profondément  troublé  les  captives,  qui,  dans 
l'imminence  d'un  grave  danger,  se  sont  empressées  de 
déguerpir  en  abandonnant  l'encombrante  casaque,  de 
port  difficultueux.  Elles  se  sont  dépouillées  pour  mieux 
fuir.  L'effroi  survenu  ne  saurait  être  de  mon  fait  :  les 
naïfs  ne  sont  pas  si  nombreux  qui  prennent  intérêt  aux 
choses  de  la  mare;  et  la  Phrygane  n'a  pas  été  précau- 
tionnée contre  leurs  perfidies.  Le  brusque  abandon  de  la 
case  a  certainement  un  autre  motif  que  les  tracasseries 
de  l'homme. 

Ce  motif,  le  vrai,  je  l'entrevois.  Au  début,  la  mare 
vitrée  était  occupée  par  une  douzaine  de  Dytiques,  si 
curieux  dans  leurs  manœuvres  de  plongeurs.  Un  jour, 
sans  songer  à  mal  et  faute  d'un  autre  logis,  je  leur 
adjoins  une  paire  de  poignées  de  Phryganes.  Étourdi, 
qu'avais-je  fait  là!  Les  forbans,  retirés  dans  les  anfrac- 
tuosités  des  rocailles,  ont  à  l'instant  connaissance  de  la 
manne  qui  vient  de  leur  échoir. 

Ils  remontent  à  grands  coups  d'aviron;  ils  accourent, 
se  jettent  sur  la  troupe  des  charpentières.  Chaque  bandit 
happe  un  fourreau  par  le  milieu,  travaille  à  l'éventrer 
en  arrachant  coquilles  et  bûchettes.  Tandis  que  se  pour- 
suit la  farouche  énucléation  dans  le  but  d'atteindre  le 
friand  morceau  inclus  là  dedans,  la  Phrygane,  serrée 
de  près,  apparaît  à  l'embouchure  de  l'étui,  se  glisse 
dehors  et  vite  décampe  sous  les  yeux  du  Dytique,  qui 
n'a  pas  l'air  de  s'en  apercevoir. 

La  première  ligne  de  ce  volume  l'a  déjà  dit  :  le  métier 
de  tueur  se  passe  d'intellect.  Le  brutal  éventreur  de 


•     LA   PIIRYGANE  289 

fourreaux  ne  voit  pas  la  blanche  anclouillette  qui  lui 
glisse  entre  les  pattes,  lui  passe  sous  les  crocs  et  s'en- 
fuit éperdue.  11  continue  d'arraclier  la  toiture  et  de  dé- 
chirer la  doublure  de  soie.  La  brèche  faite,  il  est  tout 
penaud  de  ne  rien  trouver  de  ce  qu'il  attendait. 

Pauvre  sot!  A  ta  barbe,  la  persécutée  est  sortie,  et  tu 
ne  l'as  pas  vue.  Elle  s'est  laissée  choir  au  fond,  elle  a 
pris  refuge  dans  les  mystères  de  la  rocaille.  Si  les  évé- 
nements se  passaient  dans  les  vastes  étendues  d'une 
mare,  il  est  clair  qu'avec  leur  système  de  prompt  démé- 
nagement la  plupart  des  appréhendées  se  tireraient  d'af- 
faire. Enfuies  au  loin  et  remises  de  la  chaude  alerte, 
elles  se  reconstruiraient  un  fourreau,  et  tout  serait  fini 
jusqu'à  nouvelle  attaque,  encore  déjouée  au  moyen  de 
la  même  ruse. 

Dans  mon  auge  étroite,  les  faits  tournent  davantage 
au  tragique.  Quand  les  fourreaux  ont  été  ruinés,  quand 
les  Phryganes  trop  lentes  à  déguerpir  ont  été  grugées, 
les  Dytiques  regagnent  les  rocailles  du  fond.  Là  tôt  ou 
tard  se  passent  des  choses  lamentables.  Les  fuyardes 
toutes  nues  se  rencontrent,  succulents  morceaux  aus- 
sitôt mis  en  pièces  et  dévorés.  Dans  les  vingt-quatre 
heures,  rien  de  vivant  ne  me  reste  de  mon  troupeau  de 
Phryganes.  Pour  continuer  mes  études  il  me  fallut 
loger  les  Dytiques  ailleurs. 

Dans  les  conditions  naturelles,  la  Phrygane  a  ses 
exploiteurs,  dont  le  plus  redoutable  est  apparemuient  le 
Dytique.  Si,  pour  déjouer  l'assaut  du  brigand,  elle  s'est 
avisée  d'abandonner  son  fourreau  en  toute  hâte,  certes 
sa  tactique  ne  manque  pas  d'opportunité  ;  mais  alors  une 
condition  exceptionnelle  s'impose  :  c'est  l'aptitude  à  re- 
commencer l'ouvrage.  Ce  don  extraordinaire  du  recom- 

19 


290  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

mencement,  elle  le  possède  à  un  haut  degré.  Volontiers 
j'en  vois  Torigine  dans  les  persécutions  du  Dytique  et 
autres  forbans.  Nécessité  est  mère  d'industrie. 

Certaines  Phryganes  des  genres  Sericostoma  et  Lep- 
toceras  s'habillent  de  grains  de  sable  et  ne  quittent  pas 
le  fond  du  ruisseau.  Sur  un  fond  net,  balayé  par  le  cou- 
rant, elles  déambulent  d'un  banc  de  verdure  à  l'autre, 
non  désireuses  de  venir  à  la  surface  flotter  et  naviguer 
dans  les  joies  du  soleil.  Les  assembleuses  de  bûches  et 
de  coquilles  sont  mieux  avantagées.  Elles  peuvent  indé- 
finiment se  maintenir  à  fleur  d'eau  sans  autre  soutien 
que  leur  esquif,  s'y  reposer  par  flottilles  insubmersibles, 
s'y  déplacer  même  en  manœuvrant  de  l'aviron. 

D'où  leur  vient  ce  privilège?  Faut-il  voir  dans  le  fagot 
de  bûchettes  une  sorte  de  radeau  à  densité  moindre  que 
celle  du  liquide?  Les  coquilles,  toujours  vides  et  pou- 
vant contenir  quelques  bulles  d'air  dans  leur  rampe, 
seraient- elles  des  flotteurs?  Les  grosses  solives  qui,  si 
disgracieusement,  rompent  le  peu  de  régularité  de  l'ou- 
vrage, auraient-elles  pour  but  d'alléger  le  trop  lourd? 
Enfin  la  Phrygane,  versée  dans  les  lois  de  l'équilibre, 
ferait-elle  choix  de  ses  pièces,  tantôt  plus  légères  et 
tantôt  plus  lourdes  suivant  le  cas,  de  façon  à  obtenir  un 
ensemble  capable  de  flotter?  Les  faits  que  voici  refusent 
à  la  bète  de  pareils  calculs  hydrostatiques. 

J'extrais  un  certain  nombre  de  Phryganes  de  leurs 
étuis,  et  je  soumets  ces  derniers,  tels  quels,  à  l'épreuve 
de  l'eau.  Formé  en  entier  soit  de  débris  ligneux,  ou  bien 
encore  de  composition  mixte,  pas  un  ne  flotte.  Les  four- 
reaux en  coquilles  descendent  avec  la  rapidité  d'un  gra- 
vier, les  autres  mollement  plongent. 

J'essaye  un  par  un  les  matériaux  isolés.  Aucune  co- 


LA   PHRVGANE  291 

quille  ne  se  maintient  à  la  surface,  même  parmi  les  Pla- 
norbes  que  semblerait  alléger  une  spire  à  tours  multiples. 
Des  débris  ligneux,  deux  parts  sont  à  faire.  Les  uns. 
brunis  par  le  temps  et  saturés  d'humidité,  descendent  au 
fond.  Ce  sont  les  plus  abondants.  Les  autres,  assez  rares, 
plus  récents  et  moins  gorgés  d'eau,  flottent  très  bien. 
La  résultante  générale  est  Timmersion,  comme  en  té- 
moignent les  fourreaux  entiers.  Ajoutons  que  l'animal 
extrait  de  son  étui  est  également  dans  l'impuissance  de 
flotter. 

Pour  stationner  à  la  surface  sans  l'appui  des  herbages, 
comment  donc  fait  la  Phrygane,  elle-même  et  son  étui 
étant  plus  lourds  que  l'eau?  Son  secret  est, bientôt  dé- 
voilé. 

J'en  mets  quelques-unes  à  sec  sur  du  papier  buvard, 
qui  absorbera  l'excès  de  liquide  défavorable  à  l'observa- 
tion. Hors  de  son  séjour  naturel,  la  bête  âprement  che- 
mine, inquiète.  Le  corps  à  demi  sorti  du  fourreau,  cette 
fois  en  entier  ligneux,  elle  s'agrippe  des  pattes  au  plan 
d'appui.  Alors,  se  contractant,  efle  ramène  devers  elle 
le  fourreau,  qui  se  dresse  à  demi  et  parfois  même  prend 
la  position  verticale.  Ainsi  cheminent  les  Bulimes,  sou- 
levant leur  coquille  à  chaque  période  de  reptation. 

Après  une  paire  de  minutes  à  l'air  libre,  je  remets  à 
l'eau  la  Phrygane.  Maintenant  elle  flotte,  mais  comme 
un  cylindre  inférieurement  lesté.  L'étui  se  tient  vertical, 
l'orifice  postérieur  à  fleur  d'eau.  Bientôt  de  cet  orifice 
s'échappe  une  bulle  d'air.  Privé  de  cette  allège,  l'esquif 
immédiatement  plonge. 

Même  résultat  avec  les  Pryganes  à  coquilles.  D'abord 
eUes  flottent,  verticalement  dressées,  puis  s'immergent 
et  descendent,  avec  plus  de  rapidité  que  les  premières. 


292  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

après  avoir  rejeté  une  ou  deux  bulles  d'air  par  la  kicarne 
d'arrière. 

Cela  suffit  :  le  secret  est  connu.  Enveloppées  de  bois 
ou  bien  de  coquilles,  les  Phryganes,  toujours  plus  lour- 
des que  l'eau,  peuvent  se  maintenir  à  la  surface  au 
moyen  d'un  aérostat  temporaire  qui  diminue  la  densité 
de  l'ensemble.  Le  fonctionnement  de  cet  appareil  est  des 
plus  simples. 

Considérons  l'arrière  du  fourreau.  Il  est  tronqué,  béant 
et  muni  d'un  diaphragme  membraneux,  ouvrage  de  la 
filière.  Un  pertuis  rond  occupe  le  centre  de  ce  rideau. 
Par  delà  vient  la  capacité  de  l'étui,  régulière,  à  parois 
lisses  et  capitonnées  de  satin,  quelle  que  soit  la  rudesse 
de  l'extérieur.  Armé  à  l'arrière  de  deux  crocs  qui  mor- 
dent sur  la  doublure  soyeuse,  l'animal  peut  avancer  ou 
reculer  à  sa  guise  à  l'intérieur  du  cylindre,  fixer  ses 
crochets  en  tel  point  qu'il  veut,  et  rester  ainsi  maître  du 
fourreau,  lorsque  les  six  pattes  et  l'avant  manœuvrent 
au  dehors. 

Dans  l'inaction,  le  corps  est  en  plein  rentré;  la  larve 
occupe  toute  la  capacité  tubulaire.  Mais  pour  peu  qu'elle 
se  contracte  vers  l'avant,  ou  mieux  encore  qu'elle  sorte 
en  partie,  un  vide  se  fait  à  la  suite  de  cette  espèce  de 
piston  comparable  à  celui  d'une  pompe.  A  la  faveur  de 
la  lucarne  d'arrière,  soupape  sans  clapet,  ce  vide  aus- 
sitôt se  remplit  d'eau.  Ainsi  se  renouvelle  l'eau  aérée 
autour  des  branchies,  molle  toison  de  cils  répartis  sur 
le  dos  et  le  ventre. 

Ce  coup  de  piston  n'intéresse  que  le  travail  respira- 
toire, il  ne  modifie  pas  la  densité,  ne  change  presque 
rien  au  plus  lourd  que  l'eau.  Pour  obtenir  allégement, 
il  faut  d'abord  monter  à  la  surface.  A  cet  effet,  la  Phry- 


LA   PHRYGANE  293 

gane  escalade  les  herbages  d'un  appui  à  l'autre;  elle 
grimpe,  tenace  dans  son  projet  malgré  les  encombres 
que  lui  vaut  son  fagot  au  milieu  du  fouillis.  Arrivée  au 
but,  elle  émerge  un  peu  le  bout  d'arrière,  et  un  coup  de 
piston  est  donné. 

Le  vide  obtenu  s'emplit  d'air,  Cela  suffit,  l'esquif  et 
le  nautonier  sont  aptes  à  flotter.  Inutile  désormais, 
l'appui  des  herbages  s'abandonne.  C'est  le  moment  des 
évolutions  à  la  surface,  dans  les  félicités  du  soleil. 

Comme  navigateur,  la  Phrygane  n'a  pas  grand  mé- 
rite. Tournoyer  sur  elle-même,  virer  de  bord,  se  dépla- 
cer quelque  peu  par  un  mouvement  de  recul,  c'est  tout 
ce  qu'elle  obtient,  et  encore  de  façon  bien  gauche.  L'a- 
vant du  corps,  issu  hors  de  l'étui,  fait  office  d'aviron. 
A  trois  ou  quatre  reprises,  brusquement  il  se  relève,  se 
fléchit,  retombe  et  fouette  l'eau.  Ces  coups  de  battoir 
répétés  par  intervalles  amènent  l'inhabile  pagayeur  en 
des  parages  nouveaux.  Le  voyage  est  de  long  cours  si 
la  traversée  mesure  un  empan. 

Du  reste,  les  bordées  à  fleur  d'eau  n'entrent  guère 
dans  les  goûts  de  la  Phrygane.  Sont  préférés  les  tré- 
moussements sur  place,  les  stationnements  par  flottilles. 
L'heure  venue  de  regagner  les  tranquillités  du  fond, 
sur  mi  lit  de  vase,  l'animal,  rassasié  de  soleil,  rentre 
en  plein  dans  son  étui,  chasse  d'un  coup  de  piston  l'air 
de  l'arrière-logis.  La  densité  normale  est  reprise,  et 
mollement  le  plongeon  s'accomplit. 

On  le  voit  :  en  construisant  son  fourreau,  la  Phry- 
gane n'a  pas  à  se  préoccuper  de  statique.  Malgré  le 
disparate  de  son  ouvrage,  oii  le  volumineux,  moins 
dense,  semble  équilibrer  le  concentré,  plus  lourd,  elle 
n'a  pas  à  combiner  en  juste  proportion  le  léger  et  le 


294  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

pesant.  C'est  par  d'autres  artifices  qu'elle  monte  à  la 
surface,  qu'elle  flotte,  qu'elle  replonge.  L'ascension  se 
fait  par  l'échelle  des  herbages  aquatiques.  Peu  importe 
alors  la  densité  moyenne  de  l'étui,  pourvu  que  le  faix 
à  traîner  n'excède  pas  les  forces  de  la  bête.  D'ailleurs, 
déplacée  dans  l'eau,  la  charge  est  très  réduite. 

Une  bulle  d'air  admise  dans  la  chambre  d'arrière, 
que  l'animal  cesse  d'occuper,  permet,  sans  autre  ma- 
nœuvre, station  indéfinie  à  la  surface.  Pour  replonger, 
la  Phrygane  n'a  qu'à  rentrer  en  plein  dans  sa  gaine. 
L'air  est  chassé,  et  la  pirogue,  reprenant  sa  densité 
moyenne,  supérieure  à  celle  de  l'eau,  à  l'instant  s'im- 
merge, descend  d'elle-même. 

Donc  nul  choix  de  matériaux  de  la  part  du  construc- 
teur, nul  calcul  d'équilibre,  à  la  seule  condition  de  ne 
pas  admettre  le  caillou.  Tout  lui  est  bon,  le  gros  et  le 
menu,  la  solive  et  la  coquille,  la  graine  et  le  rondin. 
Echafaudé  au  hasard,  tout  cela  fait  inexpugnable  en- 
ceinte. Un  point  seul  est  de  rigueur. 

Il  faut  que  le  poids  de  l'ensemble  dépasse  légèrement 
celui  de  l'eau  déplacée  ;  sinon,  au  fond  de  la  mare,  la 
stabilité  serait  impossible  sans  un  ancrage  perpétuel 
luttant  contre  la  poussée  du  liquide.  De  même  serait 
impraticable  la  prompte  submersion  lorsque  la  tète  apeu- 
rée veut  quitter  la  surface  devenue  périlleuse. 

Cette  condition  majeure  du  plus  lourd  que  Teau 
n'exige  pas  non  plus  discernement  lucide,  car  la  presque 
totalité  de  l'étui  se  construit  au  fond  de  la  mare,  oii  tous 
les  matériaux,  cueillis  au  hasard,  étant  déjà  descendus 
là,  sont  aptes  à  descendre.  Dans  les  fourreaux,  les  quel- 
ques pièces  propres  à  flotter  sont  rares.  Sans  calcul  de 
légèreté  spéciflque,  uniquement  pour  ne  pas  rester  dé- 


LA    PHRYGANE  295 

sœuvrée,  la  Phrygane  les  a  fixés  à  son  fagot  quand  elle 
prenait  ses  ébats  à  la  superficie. 

Nous  avons  nos  sous-marins,  où  l'ingéniosité  de  l'hy- 
draulique déploie  ses  plus  hautes  ressources.  La  Phry- 
gane  a  les  siens,  qui  émergent,  naviguent  à  fleur  d'eau, 
replongent,  s'arrêtent  même  à  mi-profondeur  en  dé- 
pensant par  degrés  l'allège  aérienne.  Et  cet  appareil,  si 
bien  équilibré,  si  savant,  n'exige  rien  de  son  construc- 
teur comme  savoir.  Cela  se  fait  tout  seul,  conforme  aux 
devis  de  l'universelle  Harmonie  des  choses. 


'  o 
fctj  ^^   ^•^ 
..LIERA 


XXI 

LES     PSYCHÉS     (la     PONTe) 

Eq  saison  printanière,  les  vieilles  murailles  et  les 
sentiers  poudreux  ménagent  une  surprise  à  qui  sait 
regarder.  De  mignons  fagots,  sans  motif  apparent,  s'é- 
branlent et  par  soubresauts  cheminent.  L'inerte  s'anime, 
l'immobile  se  meut.  Comment  cela?  Regardons  de  plus 
près,  et  le  moteur  va  se  révéler. 

Dans  la  pièce  en  branle  est  incluse  une  chenille  assez 
forte,  joliment  bariolée  de  noir  et  de  blanc.  En  quête  de 
vivres  ou  bien  à  la  recherche  d'un  point  oii  se  fera  la 
transformation,  elle  se  hâte,  craintive,  enveloppée  d'un 
accoutrement  de  brindilles  d'oii  rien  autre  ne  sort  que 
la  tête  et  l'avant  du  corps,  muni  de  six  courtes  pattes. 
x\u  moindre  émoi,  elle  y  rentre  en  plein  et  plus  ne 
bouge.  Voilà  tout  le  secret  du  petit  amas  broussailleux 
en  vagabondage. 

La  chenille  à  fagot  appartient  au  groupe  des  Psychés, 
dont  le  nom  fait  allusion  à  l'antique  Psyché,  symbole 
de  l'âme.  Que  ce  terme  n'entraîne  pas  la  pensée  plus 
haut  qu'il  ne  convient.  Le  nomenclateur,  ne  voyant 
guère  le  monde  que  par  le  petit  côté,  ne  s'est  préoccupé 
de  l'âme  en  inventant  sa  dénomination.  Il  voulait  sim- 
plement ici  un  nom  gracieux,  et  certes  il  ne  pouvait 
mieux  trouver. 

Pour  se  mettre  à  couvert,  la  frileuse  Psyché,  à  peau 


LES   PSYCHÉS    (LA   PONTE)  297 

nue,  se  construit  un  abri  portatif,  une  chaumière  ambu- 
lante que  la  propriétaire  jamais  n'abandonne  tant  qu'elle 
n'est  pas  devenue  papillon.  C'est  mieux  que  chaumine, 
mieux:  que  roulotte  à  toiture  de  paille  ;  c'est  froc  d'er- 
mite, obtenu  avec  une  bure  d'usage  peu  fréquent.  Le 
paysan  du  Danube  portait  sayon  en  poil  de  chèvre  et 
ceinture  de  joncs  marins.  La  Psyché  a  vêtement  encore 
plus  rustique.  Avec  des  échalas,  elle  se  façonne  un 
complet.  Il  est  vrai  que,  sous  ce  rude  assemblage,  véri- 
table cilice  pour  une  peau  aussi  délicate  que  la  sienne, 
elle  met  épaisse  doublure  de  soie.  La  Clythre  s'habille 
d'une  poterie,  celle-ci  s'habille  d'un  fagot. 

En  avril,  contre  les  murailles  de  mon  observatoire 
principal,  le  fameux  arpent  de  cailloux,  si  riche  en 
bêtes,  je  trouve  appendue  la  Psyché  qui  doit  me  four- 
nir les  documents  les  plus  circonstanciés*.  Elle  est  à 
cette  époque  dans  la  torpeur  de  la  prochaine  métamor- 
phose. Ne  pouvant  lui  demander  autre  chose  pour  le 
moment,  informons-nous  de  la  structure  et  de  la  com- 
position de  son  fagot. 

C'est  un  édifice  assez  régulier,  en  forme  de  fuseau,  de 
quatre  centimètres  à  peu  près  de  longueur.  Les  pièces 
qui  le  composent,  fixées  en  avant,  libres  en  arrière,  sont 
largement  divergentes  et  formeraient  abri  de  peu  d'ef- 
ficacité contre  le  soleil  et  la  pluie,  si  la  recluse  n'avait 
d'autre  protection  que  sa  toiture  de  paille. 

Le  terme  de  paille  me  vient  dicté  par  le  sommaire 
examen  des  apparences,  mais  ce  n'est  pas  là  l'exacte 
expression.  Les  chaumes  de  graminées  sont,  au  con- 
traire, rares,  au  grand  avantage  delà  future  famille  qui, 

1.  PsycJie  unicolor,  Hufnagel  =  Psyché  graminella,  Schiffermûller. 


298  SOUVENIRS    EXTOMOLOGIQUES 

nous  l'apprendrons  plus  tard,  ne  trouverait  rien  à  sa 
convenance  dans  des  soliveaux  fistuleux.  Ce  qui  domine 
consiste  en  débris  de  menues  tiges,  légères,  tendres, 
riches  en  moelle,  comme  en  possèdent  diverses  chico- 
racées.  J'y  reconnais  en  particulier  les  hampes  florales 
de  l'Epervière  piloselle  et  du  Ptérothèque  de  iNîmes. 
Viennent  après  des  tronçons  de  feuilles  de  gramen,  des 
ramuscules  écailleux  fournis  par  le  cyprès,  des  bûchet- 
tes, matériaux  grossiers  adoptés  faute  de  mieux.  Enfin, 
si  les  pièces  préférées,  les  cylindriques,  viennent  à  man- 
quer, le  manteau  se  complète  parfois  avec  une  ample 
pèlerine  en  falbalas,  c'est-à-dire  en  fragments  de  feuil- 
les sèches  d'origine  quelconque. 

Tout  incomplet  qu'il  est,  ce  relevé  nous  montre  que 
la  chenille,  à  part  sa  prédilection  pour  les  morceaux 
riches  en  moelle,  n'a  pas  des  goûts  bien  exclusifs.  Elle 
emploie  indifféremment  tout  ce  qu'elle  rencontre,  pourvu 
que  ce  soit  léger,  bien  aride,  roui  par  un  long  séjour 
à  l'air,  et  de  dimension  conforme  à  ses  devis.  Les  trou- 
vailles, à  la  condition  de  convenir  à  peu  près,  sont 
utilisées  telles  quelles,  sans  retouches,  sans  coups  de 
scie,  pour  les  ramener  à  une  longueur  réglementaire. 
La  Psyché  ne  taille  pas  les  lattes  de  sa  toiture  ;  elle  les 
cueille  comme  elle  les  trouve.  Son  travail  se  borne  aies 
imbriquer  les  unes  à  la  suite  des  autres  en  les  fixant  par 
le  bout  antérieur. 

Pour  se  prêter  aux  mouvements  de  la  chenille  en 
marche,  et  surtout  pour  faciliter  les  manœuvres  de  la 
tête  et  des  pattes  quand  il  faut  mettre  en  place  une 
pièce  nouvelle,  l'avant  du  fourreau  nécessite  structure 
particulière.  Là  n'est  plus  licite  le  revêtement  de  pou- 
trelles qui,  parleur  longueur  et  leur  rigidité,  gêneraient 


LES    PSYCHES    (LA   PONTE)  200 

rouvrière,  lui  rendraient  même  le  travail  impossible; 
Icà  s'impose  un  manchon  souple,  favorable  à  la  flexion 
dans  tous  les  sens. 

Et,  en  effet,  l'assemblage  de  pieux  se  termine  de 
façon  brusque  à  quelque  distance  de  l'extrémité  anté- 
rieure, et  s'y  trouve  remplacé  par  un  col  où  la  trame  de 


Fourreaux  de  Psyché  r/raminella  suspendus  par  l'extrémité  antérieure 
à  une  base  d'appui. 


soie  simplement  se  hérisse  de  très  menues  parcelles 
ligneuses,  aptes  à  consolider  l'étoffe  sans  nuire  à  sa  sou- 
plesse. Ce  collet,  dispensateur  des  mouvements  libres, 
est  de  telle  importance  que  les  Psychés  en  font  toutes 
également  emploi,  si  différent  que  soit  le  reste  de  l'ou- 
vrage. Toutes,  à  l'avant  du  fagot  de  bûchettes,  possè- 
dent un  goulot  flexible,  de  doux  contact,  formé  en  de- 
dans d'un  tissu  de  soie  pure  et  velouté  au  dehors  de 
fins  débris  que  la  chenille  obtient  en  concassant  des 
mandibules  un  fétu  quelconque  bien  sec. 


300  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Semblable  velours,  mais  fané,  décati,  apparemment 
pour  cause  de  vétusté,  termine  en  arrière  le  fourreau, 
sous  forme  d'un  assez  long  appendice  nu,  bâillant  à 
l'extrémité. 

Maintenant  enlevons,  arrachons  pièce  à  pièce  le  cou- 
vert de  la  paillotte.  La  démolition  fournit  un  nombre 
variable  de  solives  ;  il  m'est  arrivé  d'en  compter  quatre- 
vingts  et  au  delà.  La  ruine  est  alors  une  gaine  cylin- 
drique où,  d'un  bout  à  l'autre,  se  retrouve  la  structure 
reconnue  à  l'avant  et  à  l'arrière,  parties  naturellement 
dénudées.  C'est  de  partout  un  tissu  de  soie  très  solide, 
résistant  sans  rupture  à  la  traction  des  doigts  ;  tissu  lisse 
et  d'un  blanc  superbe  à  l'intérieur,  terne  et  rugueux  à 
l'extérieur,  où  il  se  hérisse  de  parcelles  ligneuses  in- 
crustées. 

L'occasion  viendra  de  reconnaître  par  quels  moyens 
la  chenille  se  façonne  vêtement  si  complexe,  où  se  su- 
perposent, dans  un  ordre  précis,  le  satin  d'extrême 
finesse  en  contact  direct  avec  la  peau;  l'éloffe  mixte, 
sorte  de  bure  poudrée  de  ligneux,  qui  économise  la  soie 
et  donne  consistance  à  l'ouvrage;  enfin  le  surtout  d^c 
lattes  imbriquées. 

Tout  en  conservant  cette  disposition  générale  en  tri- 
ple assise,  le  fourreau  présente,  d'une  espèce  à  l'autre, 
des  variations  notables  dans  les  détails  de  structure. 
Yoici,  par  exemple,  une  seconde  Psyché  \  la  plus  tar- 
dive des  trois  que  m'ont  values  les  chances  des  trou- 
vailles. C'est  en  fin  juin  que  je  la  rencontre,  traversant 
à  la  hâte  la  poussière  de  quelque  sentier,  au  voisinage 
des  habitations.  En  volume  ainsi  qu'en  régularité  d'as- 

1.  Autant  qu'on  peut  en  juger  d'après  le  fourreau  seul,  ce  serait 
la  Psyché  febrctla,  Boyer  de  Fonscolombe. 


LES    PSYCHES    (LA   PONTE)  301 

semblage,  ses  fourreaux  dépassent  ceux  de  l'espèce  pré- 
cédente. Ils  forment  couverture  dense,  à  pièces  nom- 
breuses, où  je  reconnais  tantôt  des  tronçons  fistuleux 
de  nature  variée,  tantôt  des  morceaux  de  fines  pailles, 
tantôt  encore  des  lanières  provenant  de  feuilles  de 
gramen.  Sur  l'avant,  jamais  de  mantille  en  feuilles 
mortes,  encombrante  parure  qui,  sans  devenir  d'usage 


«fr:*»*^ 


ni- 


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'fi  1    .  s 


Fourreaux  de  Psyché  febrt;tta. 

courant,  est  assez  fréquente  dans  le  costume  de  la  pre- 
mière espèce.  A  l'arrière,  pas  de  long  vestibule  dénudé. 
Moins  le  collet,  indispensable  à  l'embouchure,  tout  le 
reste  possède  revêtement  de  soliveaux.  C'est  peu  varié, 
mais  en  somme  non  dépourvu  de  grâce  dans  sa  sévère 
correction. 

La  moindre  pour  la  taille  et  la  plus  simple  de  cos- 
tume est  la  troisième  S  très  abondante,  dès  la  fm  de  l'hi- 
ver, contre  les  murailles  et  dans  les  anfractuosités  des 


1.  Fumea  comitella,  Bruand,  et  Fumea  intermediella,  Bruand. 


302  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

vieilles  écorces  de  l'olivier,  de  ryeuse,  de  l'orme  et  au- 
tres arbres  indifféremment.  Son  fourreau,  modeste  pa- 
quet, ne  dépasse  guère  un  centimètre  de  longueur. 
Une  douzaine  de  fétus  pourris,  glanés  à  l'aventure  et 
fixés  l'un  contre  l'aulre  dans  des  directions  parallèles, 
font,  avec  la  gaine  de  soie,  tous  les  frais  de  l'habit.  Il 
serait  difficile  de  se  vêtir  plus  économiquement. 

Cette  mesquine,  de  si  peu  d'intérêt  en  apparence  , 
nous  fournira  les  premiers  documents  sur  l'étrange 
histoire  des  Psychés.  Je  la  récolte  abondante  dans  les 
jours  d'avril  et  l'installe  sous  cloche  en  toile  métalli- 
que. Ce  qu'elle  mange,  je  ne  le  sais  :  ignorance  fâcheuse 
en  d'autres  conditions;  mais  actuellement  je  n'ai  pas  à 
me  préoccuper  des  vivres.  Arrachées  de  leurs  murailles 
et  de  leurs  écorces,  oi^i  elles  s'étaient  appendues  pour 
la  transformation,  la  plupart  de  mes  petites  Psychés 
sont  à  l'état  chrysalidaire.  Quelques-unes  sont  encore 
actives.  Elles  se  hâtent  de  grimper  au  sommet  du  treil- 
lis; elles  s'y  fixent,  suivant  la  verticale,  au  moyen  d'un 
petit  coussinet  de  soie,  puis  tout  rentre  dans  le  repos. 

Juin  touche  à  sa  lin,  et  les  papillons  mâles  éclosent, 
en  laissant  fenveloppe  chrysalidaire  à  demi  engagée 
dans  le  fourreau,  qui  reste  fixé  à  son  point  d'attache  et 
y  restera  indéfiniment,  jusqu'à  ce  que  les  intempéries 
l'aient  ruiné.  La  sortie  se  fait  par  le  bout  postérieur  du 
paquet  de  bûchettes,  et  ne  peut  se  faire  ailleurs.  Ayant 
scellé  pour  toujours  au  support  de  son  choix  l'embou- 
chure antérieure,  vraie  porte  de  la  demeure,  la  chenille 
s'est  donc  retournée  de  bout  en  bout,  et  s'est  transformée 
dans  une  position  renversée,  ce  qui  a  permis  à  l'adulte 
de  gagner  le  dehors  par  l'issue  ménagée  à  Farrière,  la 
seule  libre  en  ce  moment. 


LES   PSYCHES    (LA   PONTE)  30:{ 

C'est  du  reste  la  méthode  suivie  par  toutes  les  Psy- 
chés. Le  fourreau  a  deux  ouvertures.  Celle  d'avant,  plus 
régulière  et  de  structure  mieux  soignée,  est  au  service 
de  la  chenille  tant  que  dure  l'activité  larvaire.  Elle  se 
clôt  et  se  fixe  solidement  au  point  de  suspension  lors- 
que vient  la  nymphose.  Celle  d'arrière,  peu  correcte, 
dissimulée  même  par  l'affaissement  des  parois,  est  au 
service  du  papillon.  Elle  ne  bâille  qu'en  dernier  lieu, 
sous  la  poussée  de  la  chrysalide  ou  de  l'adulte. 

Avec  leur  modeste  costume  d'un  gris  cendré  uniforme^ 


Fourreau  de  Fumea  comitella  suspendu  par  Textrémité  antérieure 
à  une  base  d'appui. 

avec  leur  humble  envergure  dépassant  à  peine  celle 
d'une  mouche  ordinaire,  nos  petits  papillons  ne  man- 
quent pas  de  grâce.  Ils  ont  pour  antennes  de  superbes 
panaches  plumeux;  pour  bordure  des  ailes,  des  fran- 
ges filamenteuses.  Ils  tourbillonnent  très  affairés  sous 
la  cloche;  ils  rasent  le  sol  en  battant  des  ailes;  ils  s'em- 
pressent autour  de  certains  fourreaux  que  rien  à  l'ex- 
térieur ne  distingue  des  autres.  Ils  y  prennent  pied,  les 
auscultant  de  leurs  panaches. 

A  cette  fébrile  agitation  se  reconnaissent  les  amou- 
reux en  recherche  de  l'épousée.  Qui  d'ici,  qui  de  là, 
chacun  la  trouve.  Mais  la  timide  ne  sort  pas  de  chez 
elle.  Très  discrètement  les  choses  se  passent  par  le  judas 


304  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

ouvert  à  l'extrémité  libre  du  fourreau.  Quelque  temps  le  . 
mâle  stationne  sur  le  seuil  de  cette  lucarne  d'arrière,  et 
c'est  fmi  :  les  noces  sont  terminées.  Inutile  d'en  dire 
plus  long  sur  ces  épousailles  où  les  intéressés  ne  se 
connaissent  pas,  ne  se  voient  pas. 

Je  m'empresse  de  mettre  en  tube  de  verre  les  quel- 
ques fourreaux  où  viennent  de  se  passer  les  mystérieux 
événements.  Quelques  jours  après,  la  recluse  sort 
de  l'étui  et  se  montre  en  toute  sa  misère.  Cette  petite 
horreur-là  un  papillon  !  On  se  fait  difficilement  à  l'idée 
de  pareille  indigence.  La  chenille  du  début  n'était  pas 
plus  humble.  D'ailes,  il  n'y  en  a  pas,  absolument  pas, 
de  fourrure  soyeuse  non  plus.  Au  bout  du  ventre,  un 
bourrelet  circulaire  et  touffu,  une  couronne  de  velours 
blanc  sale;  sur  chaque  segment,  au  milieu  du  dos,  une 
grande  tache  rectangulaire  noirâtre,  et  c'est  tout  pour 
l'ornementation.  La  mère  Psyché  renonce  aux  élégan- 
ces que  promettait  son  titre  de  papillon. 

Du  centre  de  la  couronne  poilue  s'élève  un  long  ovi- 
ducte  composé  de  deux  pièces,  l'une  rigide  formant  la 
base  de  l'outil,  l'autre  molle  et  flexible,  s'engainant  dans 
la  première  ainsi  qu'une  lunette  rentre  dans  son  étui. 
La  pondeuse  se  recourbe  en  crochet,  agrippe  des  six 
pattes  le  bout  inférieur  de  son  fourreau  et  plonge  sa 
sonde  dans  la  lucarne  d'arrière,  lucarne  à  rôle  multiple 
qui  permet  la  consommation  des  noces  clandestines,  la 
sortie  de  la  fécondée,  l'installation  des  œufs  et  finale- 
lement  l'exode  de  la  jeune  famille. 

Toujours  immobile,  longtemps  la  mère  stationne,  ac- 
croupie en  croc,  au  bout  libre  de  son  étui.  Or  que  fait- 
elle  en  cette  posture  de  recueillement?  Elle  loge  ses 
œufs  dans  la  demeure  qu'elle  vient  de  quitter;  elle  lègue 


LES   PSYCHÉS    (LA  PONTE)  305 

en  héritage  aux  siens  la  chaumière  maternelle.  Une 
trentaine  d'heures  se  passent,  et  Toviducte  est  enfin  re- 
tiré. La  ponte  est  finie. 

Un  peu  de  bourre,  fournie  par  la  couronne  du  crou- 
pion, ferme  Thuis  et  conjure  les  périls  de  l'envahisse- 
ment. Du  seul  atour  qui  lui  reste  en  son  extrême  indi- 
gence, la  tendre  mère  fait  barricade  à  sa  nichée.  Mieux 
encore  :  elle  fait  rempart  de  son  corps.  Convulsivement 
ancrée  au  seuil  du  logis,  elle  périt  là,  s'y  dessèche,  dé- 
vouée à  sa  famille  même  après  la  mort.  Il  faut  un  acci- 
dent, un  souffle  d'air,  pour  la  faire  tomber  de  son  poste. 

Ouvrons  maintenant  le  fourreau.  11  s'y  trouve  Ten- 
veloppe  chrysalidaire,  intacte  moins  la  rupture  d'avant 
par  oii  la  Psyché  est  sortie.  Le  mâle,  à  cause  de  ses 
ailes  et  de  ses  panaches,  chose  très  encombrante  au 
moment  de  franchir  l'étroit  défilé,  met  à  profit  son  état 
de  chrysalide  pour  s'acheminer  vers  la  porte  du  logis 
et  sortir  à  demi.  Rompant  alors  sa  tunique  d'ambre,  le 
délicat  papillon  trouve  immédiatement  devant  lui  l'es- 
pace libre,  où  l'essor  est  possible.  La  mère,  dépourvue 
d'ailes  et  de  panaches,  n'est  pas  assujettie  à  pareille  pré- 
caution. Sa  forme  cylindrique,  nue,  peu  difl'érente  de 
celle  de  la  chenille,  lui  permet  de  ramper,  de  s'insinuer 
dans  l'étroit  passage  et  de  sortir  sans  encombre.  Sa 
dépouille  chrysalidaire  est  donc  laissée  tout  au  fond  du 
fourreau,  bien  à  couvert  sous  la  toiture  de  chaume. 

Et  c'est  prudence  d'exquise  tendresse.  Les  œufs,  en 
efl"et,  sont  encaqués  dans  le  tonnelet,  dans  la  sacoche 
parcheminée  que  forme  cette  dépouille.  La  pondeuse  a 
plongé  son  oviducte  en  télescope  au  fond  de  ce  réci- 
pient, et  méthodiquement,  par  couches,  l'a  rempli  de 
ses  graines.  Non  satisfaite  de  léguer  à  la  famille  son 

20 


306  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

domicile,  sa  couronne  de  velours,  pour  comble  de  sacri- 
fice, elle  lui  lègue  sa  peau. 

Désireux  de  suivre  à  l'aise  les  événements  qui  ne  tar- 
deront pas  à  se  passer,  j'extrais  de  son  fagot  l'un  de  ces 
sacs  chrysalidaires  bourrés  d'œufs  et  le  mets  isolé  dans 
un  tube  de  verre,  à  côté  de  son  fourreau.  L'attente  n'est 
pas  longue.  Dans  la  première  semaine  de  juillet,  je 
me  trouve  brusquement  en  possession  de  nombreuse^ 
famille.  La  promptitude  de  Féclosion  a  déjoué  ma  sur- 
veillance. Les  nouveau-nés,  environ  une  quarantaine,, 
ont  eu  déjà  le  temps  de  se  vêtir. 

Ils  portent  coiffure  persane,  tiare  de  mage  en  superbe 
ouate  blanche.  Soyons  plus  modeste,  disons  un  bonnet 
de  colon  sans  mèche;  seulement  ce  bonnet  ne  se  dresse 
pas  sur  la  tête,  il  couvre  l'arrière-corps.  L'animation 
est  grande  dans  le  tube,  spacieux  séjour  pour  telle  ver- 
mine. Allègrement  on  vagabonde  ,  le  bonnet  relevé,, 
presque  perpendiculaire  à  la  surface  d'appui.  Avec  pa- 
reille tiare  et  des  vivres,  la  vie  doit  être  douce. 

Mais  quels  sont  ces  vivres?  J'essaye  un  peu  de  tout 
ce  qui  végète  sur  la  pierre  nue  et  les  vieilles  écorces. 
Rien  n'est  accepté.  Plus  pressées  de  se  vêtir  que  de 
s'alimenter,  les  Psychés  ne  font  cas  de  ce  que  je  leur 
sers.  Mon  ignorance  d'éleveur  sera  sans  inconvénient, 
pourvu  que  je  parvienne  à  voir  avec  quels  matériaux  et 
de  quelle  façon  s'ourdissent  les  premiers  linéaments  du 
bonnet. 

Cette  ambition  m'est  permise,  car  l'outre  chrysalidaire 
est  loin  d'avoir  épuisé  son  contenu.  J'y  trouve,  grouil- 
lant au  milieu  des  enveloppes  chiffonnées  des  œufs,  un 
complément  de  famille  aussi  nombreux  que  l'essaim 
déjà  sorti.  La  totalité  de  la  ponte  est  donc  de  cinq  à  six 


LES   PSYCHÉS    (LA   PONTE)  307 

douzaines.  Je  transvase  ailleurs  le  troupeau  précoce  déjà 
vêtu,  et  je  garde  dans  le  tube  les  seuls  retardataires, 
complètement  nus.  Ils  ont  la  tête  d'un  roux  clair,  et  le 
reste  du  corps  d'un  blanc  sale.  Leur  longueur  mesure 
à  peine  un  millimètre. 

Ma  patience  n'est  pas  longtemps  mise  à  l'épreuve.  Le 
lendemain,  petit  à  petit,  isolés  ou  par  groupes,  les  ver- 
misseaux en  retard  quittent  le  sac  chrysalidaire.  Ils 
sortent,  sans  efïVaclion  de  l'outre  fragile,  par  la  rupture 
antérieure  que  la  libération  de  la  mère  a  fait  éclater. 
Nul  ne  l'exploite  comme  étoffe,  bien  que  fine  et  ambrée 
ainsi  qu'une  pellicule  d'oignon;  nul  non  plus  ne  fait 
emploi  d'une  subtile  ouate  qui  matelasse  l'intérieur  du 
sac  et  forme  pour  les  œufs  couchette  de  mollesse  exquise. 
Ce  duvet,  dont  nous  aurons  tantôt  à  rechercher  l'ori- 
gine, serait,  semble-t-il,  excellente  peluche  pour  ces 
frileux,  impatients  de  se  couvrir.  Aucun  ne  l'utilise  ;  il 
n'y  en  aurait  pas  assez  pour  la  nichée  entière. 

Tous  vont  droit  au  grossier  fagot,  que  j'ai  laissé  en 
contact  avec  l'outre  chrysalidaire.  Les  choses  pressent. 
Avant  de  faire  son  entrée  dans  le  monde  et  d'aller  au 
pâturage,  il  faut  d'abord  se  vêtir.  Tous,  d'égale  ardeur, 
attaquent  donc  le  vieux  fourreau,  à  la  hâte  s'habillent 
de  la  défroque  de  la  mère.  Il  y  en  a  qui  ratissent  la  cou- 
che interne,  molle  et  blanche,  des  pièces  ouvertes  acci- 
dentellement en  rigole;  il  y  en  a  qui  pénètrent,  auda- 
cieux, dans  le  tunnel  d'une  tige  creuse  et  vont,  dans 
les  ténèbres,  cueillir  leur  cotonnade.  Alors  les  maté- 
riaux sont  de  premier  choix,  et  la  casaque  ourdie  est  de 
blancheur  éclatante.  D'autres  mordent  en  plein  dans 
l'épaisseur  de  la  pièce  et  se  font  vêtement  bariolé,  où 
des  atomes  bruns  déparent  le  blanc  neigeux  du  reste. 


308  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

L'outil  de  récolte  consiste  dans  les  mandibules,  façon- 
nées en  larges  cisailles  à  cinq  fortes  dents  chacune.  Par 
le  rapprochement,  les  deux  rabots  dentelés  forment  un 
engrenage  apte  à  saisir  et  à  couper  net  toute  fibre,  si 
menue  qu'elle  soit.  Vu  au  microscope,  c'est  merveilleux 
de  précision  mécanique  et  de  puissance.  S'il  était  outillé 
de  la  sorte  proportionnellement  à  sa  taille,  le  mouton, 
au  lieu  de  tondre  l'herbe,  brouterait  les  arbres  par  la 
base. 

C'est  un  bien  instructif  atelier  que  celui  de  la  vermine 
Psyché  travaillant  à  se  confectionner  un  bonnet  de 
coton.  Que  de  choses  à  remarquer  dans  le  fini  de  l'ou- 
vrage,  dans  l'ingéniosité  des  méthodes  suivies!  Afin 
d'éviter  des  répétitions,  n'en  disons  rien  encore;  atten- 
dons, pour  y  revenir,  l'exposé  des  talents  d'une  seconde 
Psyché,  de  plus  grande  taille  et  d'observation  plus 
facile.  Les  deux  ourdisseuses  ont  exactement  les  mêmes 
procédés. 

Néanmoins,  donnons  un  coup  d'œil  au  fond  du  coque- 
tier, chantier  général  où  j'installe  mes  nains  à  mesure 
que  les  fourreaux  m'en  fournissent.  Ils  sont  là  quelques 
centaines  avec  les  étuis  d'où  ils  sont  issus  et  un  assor- 
timent de  tigelles  tronçonnées,  choisies  parmi  les  plus 
sèches,  les  plus  riches  en  moelle.  Quelle  activité!  quelle 
étourdissante  animation  ! 

Pour  voir  l'homme,  Micromégas  se  taillait  une  len- 
tille av^c  un  diamant  de  son  collier;  il  retenait  son 
souffle,  crainte  d'emporter  le  chétif  dans  la  tempête  de 
ses  narines.  A  mon  tour,  je  suis  le  bon  géant,  venu  de 
Sirius;  je  mets  à  l'œil  un  verre  grossissant,  je  suspens 
la  respiration  pour  ne  pas  culbuter  et  balayer  mes  ou- 
vriers en  cotonnades.  Si  j'ai  besoin  de  l'un  d'eux  pour 


LES    PSYCHES    (LA   PONTE)  309 

le  soumettre  au  foyer  d'une  loupe  plus  forte,  je  le  prends 
au  gluau,  je  le  happe  avec  la  pointe  d'une  fine  aiguille 
passée  sur  le  bord  des  lèvres.  Détourné  de  sa  besogne, 
l'animalcule  se  démène  au  bout  de  l'aiguille,  se  contracte, 
se  fait  petit,  lui  déjà  si  petit;  il  cherche  à  rentrer,  au- 
tant que  possible,  dans  son  vêtement,  encore  incomplot, 
simple  gilet  de  flanelle  ou  même  étroite  écharpe  ne  lui 
couvrant  que  le  haut  des  épaules.  Laissons-le  compléter 
son  habit.  Je  souffle,  et  la  bête  s'engouffre  dans  le  cra- 
tère du  coquetier. 

Et  ce  point  est  vivant.  Il  est  industrieux,  il  est  versé 
dans  l'art  du  molleton.  Orphelin,  né  du  moment,  il  sait 
se  tailler  dans  les  nippas  de  la  mère  défunte  de  quoi  se 
nipper  à  son  tour.  Bientôt  il  va  devenir  charpentier, 
assembleur  de  soliveaux,  pour  mettre  couvert  défensif 
à  son  délicat  tissu.  Qu'est-ce  donc  que  l'instinct,  capa- 
ble de  susciter  telles  industries  dans  un  atome! 

C'est  également  vers  la  fm  de  juin  que  j'obtiens,  sous 
sa  forme  adulte,  la  Psyché  dont  le  fourreau  se  prolonge 
en  bas  par  un  long  vestibule  nu.  Au  moyen  d'un  cous- 
sinet de  soie,  la  plupart  des  étuis  sont  fixés  au  treillis 
de  la  cloche  et  pendent  verticaux  ainsi  que  des  stalac- 
tites. Quelques-uns  n'ont  pas  quitté  le  sol.  A  demi  plon- 
gés dans  le  sable,  ils  se  dressent  d'aplomb,  l'arrière  en 
l'air,  l'avant  enseveli  et  solidement  ancré  contre  la  paroi 
de  la  terrine  à  la  faveur  d'un  empâtement  de  soie. 

Cette  inversion  exclut  la  pesanteur  comme  guide  dans 
les  préparatifs  de  la  chenille,  qui,  apte  à  se  retourner 
dans  son  logis,  a  soin,  avant  de  s'immobiliser  en  chry- 
salide, de  tourner  la  tête  tantôt  en  haut,  tantôt  en  bas, 
vers  la  sortie,  afin  que  l'adulte,  bien  moins  libre  qu'elle 
de  mouvements,  puisse  sans  obstacle  parvenir  au  dehors. 


310  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

C'est,  du  reste,  la  chrysalide  elle-même,  la  chrj^salide 
rigide,  incapable  de  se  retourner  et  se  mouvant  tout 
d'une  pièce,  qui,  d'une  opiniâtre  reptation,  achemine  le 
mâle  jusqu'au  seuil  du  fourreau.  Elle  émerge  à  demi  au 
bout  da  vestibule  soyeux,  dépourvu  de  couvert,  et  là  se 
rompt  en  obstruant  le  pertuis  de  sa  dépouille.  Quelque 
temps,  sur  le  toit  de  la  chaumine  le  papillon  stationne, 
laisse  évaporer  sa  moiteur,  ses  ailes  s'étaler,  s'affermir; 
enfin  il  prend  l'essor,  à  la  recherche  de  celle  pour  qui 
le  galant  s'est  fait  si  beau. 

Il  porte  costume  d'un  noir  intense,  sauf  le  bord  des 
ailes,  qui,  privé  d'écaillés,  reste  diaphane.  Les  antennes, 
noires  aussi,  sont  d'amples  et  gracieux  panaches.  Am- 
plifiées, elles  rejetteraient  au  second  rang  les  élégances 
de  plumage  du  marabout  et  de  l'autruche.  Le  bel  empa- 
naché, d'un  essor  tortueux,  va  d'un  fourreau  à  l'autre, 
s'informant  des  secrets  de  ces  alcôves.  Si  les  choses 
marchent  au  gré  de  ses  désirs,  il  se  fixe,  avec  un  vif  fré- 
missement d'ailes,  sur  la  pointe  du  vestibule  dénudé. 
Suivent  les  noces,  aussi  discrètes  que  celles  de  la  petite 
Psyché.  Encore  un  qui  ne  voit  pas,  ou  tout  au  plus  entre- 
voit un  instant  celle  [pour  laquelle  il  a  mis  plumets  de 
marabout  et  manteau  de  velours  noir. 

De  son  côté,  la  recluse  n'est  pas  moins  impatiente. 
Les  amants  ont  la  vie  courte  ;  ils  périssent  sous  mes 
cloches  en  trois  ou  quatre  jours,  de  sorte  que,  par  longs 
intervalles,  jusqu'à  l'éclosion  de  quelque  retardataire, 
la  population  féminine  manque  d'épouseurs.  Alors , 
quand  le  soleil  déjà  chaud  visite  la  cloche  dans  la  ma- 
tinée, j'ai  sous  les  yeux,  à  multiples  reprises,  un  spec- 
tacle des  plus  singuliers. 

L'embouchure  du  vestibule  insensiblement  se  gonfle, 


LES   PSYCHÉS    (LA   PONTE)  311 

s'ouvre  et  laisse  sourdre  un  amas  floconneux  d'extrême 
délicatesse.  La  toile  de  l'araignée,  cardée  et  convertie  en 
ouate,  ne  donnerait  rien  d'aussi  subtil.  C'est  une  buée 
nuageuse.  Puis,  hors  de  cet  incomparable  édredon,  font 
saillie  la  tête  et  l'avant  d'une  sorte  de  chenille  bien  dif- 
férente de  la  primitive  assembleuse  de  pailles. 

C'est  la  maîtresse  de  céans,  c'est  la  bête  nubile  qui, 
sentant  son  heure  venir  et  ne  recevant  pas  la  visite  atten- 
due, fait  elle-même  les  avances  et  se  porte,  autant  qu'il 
lui  est  possible,  à  la  rencontre  de  son  empanaché.  Celui- 
ci  n'accourt  pas,  et  pour  cause  :  il  n'y  en  a  plus  dans  l'é- 
tablissement. Deux  ou  trois  heures  immobile,  la  pauvre 
délaissée  se  penche  à  la  lucarne.  Enfin,  lasse  d'attendre, 
tout  doucement,  à  reculons,  elle  rentre  chez  elle,  se 
remet  en  cellule. 

Le  lendemain,  le  surlendemain  et  au  delà,  tant  que 
les  forces  le  permettent,  elle  reparaît  à  son  balcon,  tou- 
jours dans  la  matinée,  aux  rayons  d'un  soleil  caressant, 
et  toujours  sur  une  couchette  de  cet  édredon  incompa- 
rable, qui  se  dissipe,  se  vaporise  presque  pour  peu  que 
je  fasse  éventail  de  la  main.  Nul  ne  vient  encore.  Une 
dernière  fois,  la  bête  déçue  rentre  en  son  boudoir  et 
n'en  sort  plus.  Elle  y  meurt,  s'y  dessèche,  inutile.  Je 
rends  mes  cloches  responsables  de  ce  crime  de  lèse- 
maternité.  Dans  la  liberté  des  champs,  à  n'en  pas  dou- 
ter, un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  des  épouseurs  se 
seraient  présentés,  venus  des  quatre  points  du  ciel. 

Lesdites  cloches  ont  à  se  reprocher  dénouement 
-encore  plus  lamentable.  Trop  penchée  à  sa  fenêtre,  cal- 
culant mal  l'équilibre  entre  l'avant  du  corps  émergé  et 
l'arrière  engainé  dans  le  fourreau,  la  bête  se  laisse  par- 
fois choir  à  terre.  C'en  est  fait  de  la  précipitée  et  de  sa 


312  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

descendance.  Mais  à  quelque  chose  malheur  est  hon. 
Sans  effraction  du  domicile,  tels  accidents  nous  mon- 
trent la  mère  Psyché  à  découvert. 

Quelle  misère  que  cette  créature,  bien  plus  disgra- 
cieuse que  la  chenille  primitive  !  Ici  la  transfiguration 
est  enlaidissement,  le  progrès  est  recul.  On  a  sous  les 
yeux  une  sacoche  ridée,  une  andouillette  d'un  jaunâtre 
terreux;  et  cette  hideur-là,  pire  qu'un  asticot,  est  un 
papillon  en  plein  épanouissement  de  l'âge,  un  vrai  pa- 
pillon adulte.  C'est  la  promise  du  gentil  Bombyx  noir, 
empanaché  de  marabout  ;  c'est  pour  lui  la  suprême 
expression  de  la  beauté.  Un  proverbe  dit  :  «  N'est  pas 
beau  ce  qui  est  beau,  mais  bien  ce  que  l'on  aime  ;  » 
pensée  profonde  dont  la  Psyché  nous  donne  éclatante 
confirmation. 

Décrivons  l'andouillette,  le  laideron.  Tête  très  petite, 
mesquin  globule  qui  disparait  presque  dans  le  pli  du 
premier  segment.  Qu'est-il  besoin  de  crâne  et  de  cer- 
veau pour  une  poche  à  germes!  Aussi  la  bestiole  s'en 
passe  presque,  les  réduit  à  l'expression  la  plus  simple. 
Il  y  a  cependant  deux  taches  oculaires  noires.  Ces  yeux 
vestigiaires  y  voient-ils?  Pas  bien  clair  assurément.  Les 
fêtes  de  la  lumière  doivent  être  bien  modestes  pour  cette 
casanière,  n'apparaissant  à  sa  fenêtre  qu'en  de  rares  oc- 
casions, lorsque  le  papillon  se  fait  attendre. 

Les  pattes  sont  bien  conformées,  mais  si  courtes  et  si 
faibles  qu'elles  ne  sont  d'aucune  utilité  pour  la  locomo- 
tion. Tout  le  corps  est  d'un  jaune  pâle,  translucide  en 
avant,  opaque  et  bourré  d'œufs  en  arrière.  En  dessous 
des  premiers  segments,  une  sorte  de  rabat,  c'est-à-dire 
une  tache  noire,  vestige  d'un  jabot  vu  par  transparence. 
Un  bourrelet  de  duvet  court  termine  en  arrière  la  partie 


LES   PSYCHES    (LA   PONTE)  3i:5 

ovig'ère.  C'est  le  reste  d'une  toison,  d'un  velours  subtil 
dont  la  bête  se  dépouille  en  avançant  et  reculant  dans 
son  étroit  logis.  Ainsi  se  forme  l'amas  floconneux  qui 
blanchit,  en  temps  de  noces,  la  lucarne  d'attente;  ainsi 
pareillement  se  meuble  d'édredon  l'intérieur  du  fourreau. 
Bref,  l'animal  n'est  guère  qu'une  outre  gontlée  d'œufs 
dans  sa  majeure  partie.  Je  ne  connais  rien  au-dessous 
de  cette  misère. 

L'outre  à  germes  se  meut,  non  avec  les  vestiges  de 
pattes,  bien  entendu,  appuis  trop  courts  et  trop  débiles; 
elle  se  déplace  d'une  façon  qui  lui  permet  d'avancer  sur 
le  dos,  sur  le  ventre,  sur  le  côté  indifféremment.  Un  sil- 
lon se  creuse  au  bout  postérieur  de  l'outre,  sillon  pro- 
fond qui  segmente,  étrangle  la  bête  en  deux.  Il  gagne 
vers  l'avant,  se  propage  ainsi  qu'une  onde  et  parvient  à 
la  tête  avec  une  molle  lenteur.  Cette  ondulation  est  un 
pas.  Quand  elle  se  termine,  l'animal  a  progressé  d'un 
millimètre  environ. 

Pour  aller  d'un  bout  à  l'autre  d'une  boite  de  cinq 
centimètres  de  longueur  et  garnie  de  sable  fin,  l'andouil- 
lette  animée  met  près  d'une  heure.  C'est  à  la  faveur  de 
pareille  reptation  qu'elle  se  déplace  dans  le  fourreau, 
quand  elle  vient  sur  le  seuil  du  vestibule  à  la  rencontre 
de  son  visiteur  et  quand  elle  rentre. 

Trois  ou  quatre  jours,  à  découvert  parmi  les  rudesses 
du  sol,  l'outre  ovigère  mène  vie  misérable,  rampe  à  l'a- 
venture ou  plus  souvent  stationne.  Nul  papillon  n'}^  prend 
garde,  l'amoureux  passe  indifférent.  Hors  de  son  domi- 
cile, la  malheureuse  n'a  plus  d'attraits.  Cette  froideur  a 
sa  logique.  Pourquoi  devenir  mère  si  la  famille  doit  être 
abandonnée  aux  inclémences  de  la  voie  publique?  Tom- 
bée par  accident  de  son  étui,  qui  serait  devenu  le  ber- 


/^^ 


314  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

ceau  des  jeunes,  l'errante  se  fane  donc  en  peu  de  jours 
et  périt  stérile. 

Les  fécondes,  —  et  ce  sont  les  plus  nombreuses,  — les 
prudentes  qui  se  sont  préservées  de  pareille  chute  en 
modérant  leurs  apparitions  à  la  lucarne  du  fourreau, 
rentrent  chez  elles  et  ne  se  montrent  plus  une  fois  ter- 
minée la  visite  du  papillon  sur  le  seuil  du  logis.  Atten- 
dons une  quinzaine.  Avec  des  ciseaux,  ouvrons  alors 
î'étui  dans  toute  sa  longueur.  Au  fond,  dans  la  partie  la 
plus  large,  à  l'opposé  du  vestibule,  est  la  dépouille  chry- 
salidaire,  long  sac  ambré,  fragile,  ouvert  à  l'extrémité 
céphalique,  extrémité  qui  fait  face  au  couloir  de  sortie. 
Dans  ce  sac,  qu'elle  remplit  ainsi  qu'un  moule,  est  main- 
tenant la  mère,  l'andouillette  à  œufs,  ne  donnant  plus 
sig-ne  de  vie. 

De  cette  gaine  ambrée,  où  se  reconnaissent  très  bien 
les  caractères  habituels  d'une  chrysalide ,  la  Psyché 
adulte  est  sortie,  sous  les  traits  d'un  papillon  informe, 
à  tournure  de  gros  asticot;  à  l'heure  actuelle,  elle  est 
rentrée  dans  la  vieille  casaque,  elle  s'y  est  moulée  de 
telle  façon  qu'il  devient  difficile  d'isoler  le  contenant  du 
contenu.  On  prendrait  le  tout  pour  un  corps  unique. 

Il  est  fort  probable  que  cette  dépouille,  occupant  la 
plus  belle  place  du  logis,  était  le  refuge  de  la  Psyché 
quand,  lassée  d'attendre  sur  le  seuil  de  son  vestibule,  elle 
regagnait  l'appartement  du  fond.  A  nombreuses  repri- 
ses, elle  est  donc  sortie  et  rentrée.  Ces  allées  et  venues, 
ces  frictions  répétées  contre  les  parois  d'un  couloir  étroit, 
juste  suffisant  au  passage,  ont  fini  par  la  dépiler.  Elle 
avait  au  début  une  toison,  très  légère  il  est  vrai,  clairse- 
mée, mais  enfin  vestige  d'un  costume  comme  en  portent 
les  papillons.  Ce  duvet,  elle  l'a  perdu.  Qu'en  a-t-elle  fait? 


LES    PSYCHES   (LA  PONTE)  315 

L'eider  se  déplume  de  son  édredon  pour  faire  à  sa 
couvée  moelleuse  couchette;  les  lapins  nouveau-nés 
reposent  sur  un  matelas  que  la  mère  leur  carde  avec  le 
plus  doux  de  son  pelage,  tondu  sur  le  ventre  et  le  cou, 
partout  où  peuvent  atteindre  les  cisailles  des  incisives. 
€ctte  tendresse,  la  Psyché  la  partage.  Voyez  en  effet. 

En  avant  du  sac  chrysalidaire  est  copieux  amas  d'une 
ouate  extra-fme,  pareille  à  celle  dont  quelques  flocons 
s'épanchaient  au  dehors  lorsque  la  recluse  se  mettait  à 
la  fenêtre.  Est-ce  de  la  soie?  est-ce  mousseUne  de  fila- 
ture? Non,  mais  quelque  chose  de  déKcatesse  incompa- 
rable. Le  microscope  y  reconnaît  la  poudre  écailleuse, 
l'impalpable  duvet  dont  s'habille  tout  papillon.  Pour  don- 
ner chaud  abri  aux  petites  chenilles  qui  prochainement 
vont  grouiller  dans  l'étui,  pour  leur  créer  un  refuge  oii 
«lies  puissent  prendre  leurs  ébats  et  se  raffermir  avant 
de  faire  leur  entrée  dans  le  vaste  monde,  la  Psyché 
s'est  dépitée  comme  la  mère  lapine. 

Que  la  dénudation  soit  un  simple  résultat  mécanique, 
un  effet  non  intentionnel  de  frottements  répétés  contre 
des  parois  surbaissées,  rien  ne  l'affirme.  La  maternité, 
jusque  chez  les  plus  humbles,  a  ses  prévisions.  Je  me 
figure  donc  l'outre  poilue  se  contorsionnant,  allant  et 
•revenant  dans  l'étroite  galerie  ahn  de  faire  tomber  sa 
toison  et  de  préparer  une  layette  à  ses  fils.  Peut-être 
même  de  ses  lèvres,  vestige  d'une  bouche,  parvient-elle 
à  extirper  le  duvet  qui  se  refuse  à  se  détacher  tout  seul. 

N'importe  le  moyen  de  tonte,  un  monceau  d'écailks 
et  de  poils  comble  le  fourreau  en  avant  du  sac  chrysali- 
daire. Pour  le  moment,  c'est  une  barricade  qui  défend 
l'accès  de  la  demeure,  ouverte  au  bout  postérieur;  ce 
sera  bientôt  un  douillet  reposoir  où,  sortant  de  l'œuf,  les 


316  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

petites  chenilles  quelque  temps  stationneront.  Là,  bien 
au  chaud,  dans  un  molleton  d'extrême  douceur,  se  fera 
une  halte  comme  préparation  à  la  sortie  et  au  travail 
immédiat. 

Ce  n'est  pas  que  la  soie  manque;  elle  abonde,  au 
contraire.  En  son  temps  de  fdandière  et  d'assembleuse 
de  chaumes,  la  chenille  l'a  prodiguée.  Toute  la  paroi  du 
fourreau  est  capitonnée  d'un  épais  satin  blanc.  Mais  à 
ce  tapis  luxueux  trop  compact,  combien  est  préférable 
le  délicieux  édredon,  layette  des  nouveau-nés! 

Nous  connaissons  les  préparatifs  en  vue  de  la  famille. 
Maintenant  oii  sont  les  œufs?  en  quel  point  sont-ils  dé- 
posés? La  plus  petite  de  mes  trois  Psychés,  moins  in- 
forme que  les  deux  autres  et  plus  libre  de  mouvements, 
sort  en  plein  de  son  étui.  Elle  possède  long  oviducte 
qu'elle  insinue,  par  l'orifice  de  sortie,  jusqu'au  fond  de 
la  dépouille  chrysalidaire,  laissée  en  place  sous  forme 
de  sac.  Cette  dépouille  est  le  récipient  de  la  ponte.  L'o- 
pération terminée,  le  sac  aux  œufs  plein,  la  mère  périt 
au  dehors,  accrochée  au  fourreau. 

Les  deux  autres  Psychés,  dépourvues  d'oviducte  en 
télescope  et  n'ayant  pour  se  déplacer  qu'une  vague  rep- 
tation, nous  montrent  des  mœurs  plus  singulières.  A  leur 
égard  pourrait  se  répéter  ce  qu'on  disait  des  matrones 
romaines,  modèles  des  mères  de  famille  :  Domi  mansit, 
lanam  fecit.  Oui,  lanam  fe.cit.  En  réalité,  la  Psyché  ne 
file  pas  la  quenouille  garnie  de  laine,  du  moins  elle  lè- 
gue à  ses  fils  sa  toison  convertie  en  amas  d'ouate.  Oui, 
domi  mansit;  elle  ne  quitte  jamais  sa  maison,  pas  même 
pour  les  noces,  pas  même  pour  la  ponte. 

On  a  vu  comment,  la  visite  du  mâle  reçue,  l'informe 
papillonne,  la  disgracieuse  andouillette,  recule  au  fond 


LES    PSYCHES    (LA   PONTE)  317 

(le  son  étui  et  rentre  dans  sa  dépouille  de  chrysalide, 
qu'elle  remplit  exactement,  comme  si  jamais  elle  n'en 
était  sortie.  Du  coup,  les  œufs  sont  en  place;  ils  occu- 
pent le  sac  réglementaire,  en  faveur  chez  les  diverses 
Psychés.  A  quoi  hon  désormais  une  ponte?  Dans  la  ri- 
goureuse acception  du  mot,  il  n'y  en  a  pas,  en  effet, 
c'est-à-dire  que  les  œufs  ne  quittent  pas  le  sein  maternel. 
L'outre  vivante  qui  les  a  engendrés  les  garde  en  elle- 
même. 

Bientôt  cette  outre  se  tarit  de  ses  humeurs  par  Féva- 
poration;  elle  se  dessèche  tout  en  restant  accolée  à  l'en- 
veloppe chrysalidaire,  rigide  soutien.  Ouvrons  l'objet. 
Que  nous  montre  la  loupe?  Quelques  filaments  trachéens, 
de  maigres  faisceaux  musculaires,  des  ramuscules  ner- 
veux, enfin  les  reliques  d'une  vitalité  réduite  à  sa  plus 
simple  expression.  Au  total,  presque  rien.  Le  reste  du 
contenu  est  une  masse  d'œufs,  un  aggloméré  de  germes 
au  nombre  de  près  de  trois  cents.  Pour  tout  dire,  l'ani- 
mal est  un  ovaire  énorme,  desservi  par  le  strict  néces- 
saire à  son  fonctionnement. 


XXII 

LES    PSYCHÉS     (le    FOURREAu) 

L'éclosion  a  lieu  dans  la  première  quinzaine  de  juillet. 
Les  vermisseaux  mesurent  un  peu  plus  d'un  millimètre. 
Ils  ont  la  tête  et  le  dessus  du  premier  segment  thoraci- 
que  d'un  noir  luisant,  les  deux  segments  suivants  rem- 
brunis, et  le  reste  du  corps  d'un  ambré  pâle.  Dispos  d'ail- 
leurs, alertes,  trottant  menu,  ils  grouillent  dans  la 
peluche  spongieuse  résultant  de  la  dépouille  des  œufs. 

Les  livres  me  disent  que  les  petites  Psychés  commen- 
cent par  dévorai^  leur  mère.  Je  laisse  l'odieuse  ripaille 
sous  la  responsabilité  desdits  livres.  Je  ne  vois  rien  de 
pareil,  et  ne  comprends  même  pas  comment  l'idée  en  est 
venue.  La  mère  lègue  aux  fils  son  fourreau,  dont  les 
chaumes  seront  exploités  pour  l'extraction  de  l'ouate, 
matière  du  premier  habit  ;  de  sa  défroque  chrysalidaire 
et  de  sa  peau,  elle  leur  fait  double  abri  pour  l'éclosion; 
de  son  duvet,  elle  leur  prépare  barricade  défensive  et 
séjour  d'attente  avant  la  sortie.  Alors  tout  est  donné, 
tout  est  dépensé  en  vue  de  l'avenir.  Sauf  de  subtils  et 
arides  lambeaux  que  ma  loupe  a  de  la  peine  à  reconnaî- 
tre, rien  ne  reste  qui  puisse  fournir  festin  de  cannibale 
à  si  nombreuse  famille. 

Non,  petites  Psychés,  vous  ne  mangez  pas  votre  mère. 
En  vain  je  vous  surveille  :  jamais,  soit  pour  se  vêtir,  soit 


LES   PSYCHÉS    (LA   PONTE)  319 

pour  s'alimenter,  nulle  d'entre  vous  ne  porte  la  dent  sur 
les  reliques  de  la  défunte.  La  peau  maternelle  reste  in- 
tacte, ainsi  que  les  menues  ruines,  couche  musculaire^ 
réseau  des  trachées.  Reste  intact  pareillement  le  sac 
laissé  par  la  chrysalide. 

Tient  le  moment  d'abandonner  l'outre  natale.  Bien  à 
l'avance  une  issue  a  été  ménagée,  épargnant  aux  jeunes 
toute  violence  contre  ce  qui  fut  leur  mère.  Pas  de  trouée 
sacrilège  à  faire  à  coups  de  cisailles;  la  porte  s'ouvre 
toute  seule.  Lorsqu'elle  était  à  l'état  d'andouillette  mo- 
bile, la  mère  avait  les  premiers  segments  d'une  trans- 
lucidité remarquable,  faisant  contraste  avec  le  reste  du 
corps.  C'était  là  signe  très  probable  d'une  texture  moins 
dense,  moins  résistante  qu'ailleurs. 

Le  signe  disait  vrai.  L'outre  aride,  en  laquelle  est 
maintenant  réduite  la  mère,  a  pour  col  ces  anneaux  dia- 
phanes qui,  desséchés,  sont  devenus  d'extrême  fragi- 
lité. Ce  col,  cet  opercule,  tombe-t-il  de  lui-même?  se  dé- 
tache-t-il  sous  la  poussée  des  nains  impatients  de  s'en 
aller?  Je  ne  sais  au  juste.  Je  constate  néanmoins  que, 
pour  le  faire  choir,  il  suffit  de  souffler  dessus. 

En  prévision  de  la  sortie,  une  décollation  des  plus  fa- 
ciles, peut-être  même  spontanée,  est  donc  préparée  dès 
le  vivant  de  la  mère.  S'élaborer  col  délicat  afin  d'être 
aisément  décapitée  à  l'heure  voulue  et  laisser  ainsi  voie 
libre  aux  jeunes,  est  dévouement  oii  les  tendresses  ma- 
ternelles les  plus  inconscientes  se  révèlent  dans  toute 
leur  sublimité.  Ce  misérable  asticot,  ce  papillon  andouil- 
lette,  à  peine  capable  de  ramper  et  si  clairvoyant  dans- 
les  choses  du  futur,  accable  la  pensée  de  qui  sait  réflé- 
chir. 

La  nichée  sort  de  Foutre  natale  par  la  lucarne  que 


320  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

vient  d'ouvrir  la  chute  de  la  tête.  Le  sac  clirysalidaire, 
seconde  enveloppe,  ne  présente  aucun  obstacle;  il  est 
resté  béant  depuis  que  la  Psyché  adulte  en  est  sortie. 
Vient  après  Famas  d'édredon,  l'amoncellement  de  du- 
vet dont  la  mère  s'est  dépouillée.  Là  s'arrêtent  les  petites 
chenilles.  Bien  plus  au  large  que  dans  le  sac  d'où  elles 
viennent,  et  moelleusement  installées,  les  unes  se  repo- 
sent, les  autres  se  trémoussent,  s'exercent  à  marcher. 
Toutes  prennent  des  forces,  préparent  l'exode  au  grand 
jour. 

La  halte  dans  ces  délices  n'est  pas  longue.  Par  petits 
essaims,  à  mesure  que  la  vigueur  est  venue,  elles  sor- 
tent et  se  répandent  à  la  surface  du  fourreau.  Le  travail 
immédiatement  commence,  travail  très  pressé,  celui  de 
l'habit.  Les  premières  bouchées  viendront  après,  quand 
on  sera  vêtu. 

Montaig^ne,  mettant  le  manteau  qu'avait  porté  son  père, 
avait  une  touchante  expression.  Il  disait  :  «  Je  m'ha- 
bille de  mon  père.  »  Les  jeunes  Psychés  pareillement 
s'habillent  de  leur  mère;  elles  se  couvrent  des  nippes  de 
la  défunte,  s'y  ratissent  de  quoi  se  faire  vêtement  de  co- 
ton. La  matière  exploitée  est  la  moelle  des  tigelles,  celle 
surtout  des  morceaux  qui,  fendus  en  long,  se  prêtent 
mieux  à  la  récolte.  Le  vermisseau  choisit  d'abord  un 
point  à  sa  convenance.  L'ayant  trouvé,  il  cueille,  il 
rabote  des  mandibules.  Ainsi  s'extrait  de  vieilles  solives 
une  ouate  de  superbe  blancheur. 

Le  début  du  vêtement  est  à  remarquer.  La  bestiole 
y  fait  emploi  d'une  méthode  comme  notre  industrie  n'en 
trouverait  pas  de  plus  judicieuse.  L'ouate  est  cueillie 
par  menues  pelotes.  Gomment  fixer  ces  parcelles  à  me- 
sure que  les  cisailles  mandibulaires  les  détachent?  II  faut 


LES   PSYCHES    (LE   FOURREAU)  321 

un  appui,  une  base  à  la  manufacturière,  et  cet  appui  ne 
peut  être  pris  sur  le  corps  même  de  la  chenille,  car  toute 
adhérence  serait  grave  embarras  et  gênerait  la  liberté 
des  mouvements.  La  difficulté  se  surmonte  de  façon  très 
adroite. 

Des  miettes  de  peluche  sont  alors  récoltées  et  reliées 


'>i 


^;^-r  ^ 


Psyché  graminella.  —  Fourreau  initial  eu  cotouuade. 

à  mesure  l'une  à  l'autre  par  des  fils  de  soie.  Cela  forme 
une  sorte  de  guirlande  rectiligne  oii  pendillent,  à  un 
câble  commun,  les  parcelles  cueillies.  Lorsque  ces  pré- 
paratifs sont  jugés  suffisants,  l'animalcule  se  passe  la 
guirlande  autour  des  reins,  vers  le  troisième  anneau 
du  thorax,  afin  de  laisser  les  six  pattes  libres;  puis  il  en 
noue  les  deux  bouts  avec  un  peu  de  soie.  Le  résultat 
est  un  ceinturon,  généralement  incomplet,  mais  bientôt 
complété  avec  d'autres  miettes,  fixées  au  ruban  de  soie, 
soutien  de  l'ensemble. 

21 


322  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Ce  ceinturon,  voilà  la  base  de  l'ouvrage.  Désormais, 
pour  allonger  la  pièce,  l'agrandir  jusqu'à  parfaite  confec- 
tion, le  ver  n'a  qu'à  fixer,  toujours  au  bord  antérieur, 
à  l'aide  de  sa  filière,  tantôt  en  dessus,  tantôt  en  dessous 
ou  par  côté,  les  miettes  de  moelle  que  les  mandibules 
ne  cessent  d'extraire.  Rien  de  mieux  imaginé  que  cette 
guirlande  initiale  étendue  à  plat,  puis  bouclée  en  cein- 
turon autour  des  reins. 

Cette  base  fondée,  le  métier  de  tissage  est  en  pleine 
action.  La  pièce  ourdie  est  d'abord  menue  cordelette 
autour  de  la  taille;  puis,  par  l'adjonction  de  nouvelles 
pelotes,  toujours  au  bord  antérieur,  écliarpe,  gilet,  ves- 
ton court,  enfin  sac,  qui  gagne  petit  à  petit  en  arrière, 
non  par  son  propre  recul,  mais  par  le  fait  du  tisserand, 
qui  se  glisse  plus  avant  dans  la  partie  du  fourreau  déjà 
faite.  En  quelques  heures,  le  vêtement  est  parachevé. 
C'est  alors  un  capuchon  conique,  une  cagoule  magnifi- 
que de  blancheur  et  de  fini. 

Nous  voilà  renseignés.  Au  sortir  de  la  chaumine  ma- 
ternelle, sans  recherches,  sans  expéditions  lointaines  si 
périlleuses  à  cet  âge,  la  petite  Psyché  trouve  de  quoi  se 
vêtir  dans  les  tendres  soliveaux  de  la  toiture.  Les  dan- 
gers du  vagabondage  en  l'état  de  nudité  lui  sont  épar- 
gnés. Quand  elle  quittera  la  maison,  elle  aura  chaud 
complet,  grâce  à  la  mère,  qui  prend  soin  d'installer  sa 
famille  dans  le  vieux  fourreau  et  lui  donne  à  travailler 
des  matériaux  de  choix. 

Si  le  vermisseau  se  laissait  tomber  de  la  masure,  si 
quelque  coup  de  vent  le  balayait  à  distance,  le  pau- 
vret, le  plus  souvent,  serait  perdu.  Les  fétus  ligneux, 
riches  en  moelle,  secs  et  rouis  à  point,  ne  se  trouvent 
partout.  Alors  plus  de  vêtement  possible,  et,  dans  cette 


LES  PSYCHÉS  (LE  FOURREAU)        323 

misère,  la  mort  à  bref  délai.  Mais  si  des  matériaux  con- 
venables sont  rencontrés,  équivalant  à  ceux  qu  avait 
légués  'a  mère,  pourquoi  l'exilé  ne  saurait-il  en  faire 
usage?  Informons-nous. 

J'isole  quelques  nouveau-nés  dans  un  tube  de  verre 
et  leur  donne  cà  exploiter  des  brins  refendus,  choisis 
parmi  les  vieilles  tiges  d'une  sorte  de  pissenlit,  le  Pte- 
rotheca  Nemausensis.  Déshérités  du  manoir  maternel, 
les  vermisseaux  se  montrent  très  satisfaits  de  mes  pièces. 
Sans  la  moindre  hésitation,  ils  y  ratissent  superbe  moelle 
blanche  et  s'en  font  délicieuse  cagoule,  bien  plus  belle 
que  celle  qu'ils  auraient  obtenue  avec  les  ruines  de  la 
maison  natale,  toujours  plus  ou  moins  souillée  de  maté- 
riaux brunis,  altérés  par  un  long  séjour  à  l'air.  Avec  le 
pissenlit  nîmois,  épave  du  dernier  printemps,  la  partie 
centrale,  mise  à  nu  par  mes  soins,  est  au  contraire  d'un 
blanc  immaculé,  et  le  bonnet  de  coton  atteint  la  perfec- 
tion de  blancheur. 

J'obtiens  mieux  encore  avec  des  rondelles  de  moelle 
de  sorgho,  empruntées  au  balai  de  la  cuisine.  Cette  fois, 
l'ouvrage  est  à  points  cristallins,  miroitants,  et  semble 
une  construction  en  parcelles  de  sucre.  C'est  le  chef- 
d'œuvre  de  mes  mamEÊacturières. 

Ces  deux  succès  m'autorisent  à  varier  davantage  la 
matière  première.  Faute  de  nouveau-nés,  non  toujours 
à  ma  disposition,  je  fais  emploi  de  vermisseaux  que  je 
déshabille,  c'est-à-dire  que  j'extrais  de  leur  bonnet.  Aux 
dépouillés  je  donne,  comme  unique  champ  d'exploita- 
tion, une  bandelette  de  papier  sans  colle,  facile  à  effilo- 
cher, enfin  une  lanière  de  papier  buvard. 

Ici  encore  pas  d'hésitation.  Les  vers  ratissent  avec 
entrain  cette  surface,  si  nouvelle  pour  eux,  et  se  confec- 


324  SOUVENIRS   ENTOMO  LOGIQUES 

tionnent  un  habit  de  papier.  Cadet  Roussel,  de  célèbre 
mémoire,  en  avait  un  d'étoffe  pareille,  mais  combien 
moins  fine  et  soyeuse!  Mes  habillés  de  papier  sont  si 
satisfaits  de  leur  textile,  qu'ils  dédaignent  le  fourreau 
natal,  mis  plus  tard  à  leur  disposition,  et  continuent  de 
racler  de  la  charpie  sur  le  produit  industriel. 

D'autres  ne  reçoivent  rien  dans  leur  tube,  mais  ils 
sont  en  rapport  avec  le  bouchon  de  liège  fermant  la  loge 
vitrée.  Cela  suffit.  Les  déshabillés  s'empressent  de  ra- 
tisser le  liège,  de  le  débiter  en  parcelles  et  de  s'en  faire 
un  capuchon  granulé,  aussi  correct  d'élégance  que  si  la 
race  avait  toujours  fait  emploi  de  pareille  matière.  La 
nouveauté  de  l'étoffe,  taillée  peut-être  pour  la  première 
fois,  n'a  rien  changé  à  la  coupe  de  l'habit. 

En  somme,  toute  matière  végétale,  aride,  légère  et 
d'attaque  facile,  est  acceptée.  En  sera-t-il  de  même  des 
matières  animales  et  surtout  des  matières  minérales,  à 
la  condition  de  posséder  degré  convenable  de  ténuité? 
Dans  une  aile  de  Grand-Paon,  relique  de  mes  expérien- 
ces sur  la  télégraphie  nuptiale  de  ce  papillon,  je  dé- 
coupe une  bandelette  sur  laquelle  j'installe,  au  fond 
d'un  tube,  deux  petites  chenilles  mises  à  nu.  Rien  autre 
n'est  à  la  disposition  des  deux  séquestrées.  Ce  champ 
d'écaillés  sera  pour  elles  l'unique  ressource  en  dra- 
perie. 

Devant  cette  étrange  pelouse,  l'hésitation  est  longue. 
Au  bout  de  vingt-quatre  heures,  l'une  des  chenilles  n'a 
rien  entrepris  et  semble  décidée  à  se  laisser  périr  dans 
sa  nudité.  L'autre,  plus  courageuse,  ou  peut-être  moins 
compromise  lors  de  la  brutale  dénudation,  quelque 
temps  explore  la  bandelette  et  se  décide  enfin  à  l'ex- 
ploiter. La  journée  n'est  pas  finie,  qu'avec  les  écailles 


LES  PSYCHÉS  (LE  FOURREAU)        325 

du  Grand-Paon  elle  s'est  vêtue  de  velours  gris.  Yu  la 
délicatesse  des  matériaux,  l'ouvrage  est  d'exquise  cor- 
rection. 

Faisons  un  pas  de  plus  dans  la  difficulté.  Aux  sou- 
plesses de  l'ouate  cueillie  sur  la  plante  et  du  mol  duvet 
moissonné  sur  l'aile  d'un  papillon,  substituons  les  ru- 
desses de  la  pierre.  En  leur  état  final,  je  le  sais,  les  four- 
reaux des  Psychés  sont  fréquemment  chargés  de  grains 
de  sable  et  de  parcelles  terreuses;  mais  ce  sont  là  moel- 
lons accidentels,  touchés  par  mégarde  de  la  filière  et 
associés  sans  intention  à  la  chaumine.  Les  délicates 
connaissent  trop  bien  les  inconvénients  d'un  oreiller  de 
cailloux  pour  rechercher  l'appui  de  la  pierre.  Le  mi- 
néral leur  répugne,  et  c'est  ce  minéral  qu'il  s'agit  main- 
tenant de  travailler  comme  lainage. 

Je  fais  choix,  il  est  vrai,  de  ce  que  ma  collection  de 
pierres  a  de  mieux  proportionné  à  la  faiblesse  de  mes 
vermisseaux.  Je  dispose  d'un  échantillon  de  fer  oligiste 
écailleux.  Rien  que  sous  le  coup  de  balai  d'un  pinceau, 
cela  se  délite  en  parcelles  presque  aussi  ténues  que  la 
poussière  laissée  aux  doigts  par  l'aile  d'un  papillon.  Sur 
un  lit  de  cette  matière,  miroitante  ainsi  qu'une  limaille 
d'acier,  j'établis  quatre  jeunes  chenilles  extraites  de  leur 
habit.  Je  prévois  un  échec  et  j'augmente  en  conséquence 
le  nombre  des  éprouvées. 

Ma  prévision  est  juste.  La  journée  se  passe,  et  les 
quatre  chenilles  restent  nues.  Le  lendemain,  cependant, 
l'une  d'elles,  une  seule,  se  décide  à  se  vêtir.  Son  ouvrage 
est  une  tiare  à  facettes  métalliques,  oi^i  la  lumière  se 
joue  en  éclairs  irisés.  C'est  très  riche,  très  somptueux, 
mais  bien  lourd  et  encombrant.  La  marche  est  pénible 
sous  ce  faix  de  métal.  Ainsi,  dans  les  cérémonies  d'ap- 


326  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

parat^  devait  progresser  l'empereur  de  Byzance  quand 
il  avait  endossé  sa  dalmatique  lamée  d'or. 

Malheureuse  bête  !  plus  sensée  que  l'homme,  tu  n'as 
pas  choisi  de  ton  plein  gré  ces  ridicules  richesses;  c'est 
moi  qui  te  les  ai  imposées.  Yoici,pour  te  dédommager, 
une  rondelle  de  moelle  de  sorgho.  Refoule  en  arrière, 
rejette  vite  ta  superbe  tiare  et  remplace-la  par  un  bon- 
net de  coton,  plus  hygiénique.  Ainsi  est-il  fait  le  surlen- 
demain. 

En  ses  débuts  industriels,  la  Psyché  a  ses  matériaux 
de  prédilection  :  charpie  végétale  cueillie  sur  tout  dé- 
bris ligneux  bien  roui  à  l'air,  charpie  que  fournit  habi- 
tuellement la  vieille  toiture  de  la  chaumine  maternelle. 
Faute  de  textile  réglementaire,  elle  sait  faire  usage  du 
velours  animal,  en  particulier  de  la  bourre  écailleuse 
d'un  papillon.  En  cas  de  nécessité,  elle  ne  recule  pas 
devant  l'insensé  :  elle  tisse  le  minéral,  tant  pour  elle  est 
impérieux  le  besoin  de  se  vêtir. 

Ce  besoin  l'emporte  sur  celui  de  l'alimentation.  J'en- 
lève une  jeune  chenille  de  son  pâturage,  feuille  d'éper- 
vière  très  poilue  qu'après  bien  des  essais  j'ai  reconnu 
lui  agréer  comme  nourriture  par  sa  lame  verte,  comme 
lainage  par  sa  blanche  toison.  Je  l'enlève,  dis-je,  de  son 
réfectoire,  la  laisse  jeûner  une  paire  de  jours.  Alors  je 
la  dénude  et  la  remets  sur  sa  feuille.  Voici  qu'insou- 
cieuse de  manger,  malgré  son  long  jeûne,  elle  travaille 
d'abord  à  se  refaire  un  habit  en  moissonnant  la  pilosité 
de  l'épervière.  Les  satisfactions  de  l'appétit  viendront 
après. 

Est-elle  donc  si  frileuse?  Nous  sommes  en  pleine  cani- 
cule. Il  tombe  une  averse  de  feu  qui  exalte  au  délire  le 
concert  des  cigales.  Dans  l'étuve  du  cabinet  où  j'inter- 


LES  PSYCHES  (LE  FOURREAU)        327 

roge  mes  bêtes,  j'ai  rejeté  chcapeau  et  cravate,  je  me 
suis  mis  en  manches  de  chemise;  et  dans  cette  fournaise 
la  Psyché  réclame  avant  tout  chaude  couverture.  Ah! 
frileuse  !  je  vais  te  satisfaire. 

Je  l'expose  aux  rayons  directs  du  soleil,  sur  le  rebord 
de  la  fenêtre.  Cette  fois,  c'en  est  trop;  j'ai  dépassé  la 
mesure.  L'insolée  se  contorsionne,  brandit  le  ventre, 
signe  de  malaise.  Le  travail  de  la  casaque  en  poil  d'é- 
pervière  n'est  pas  pour  cela  suspendu;  il  se  poursuit, 
au  contraire,  avec  plus  de  hâte  que  d'habitude.  Serait- 
ce  à  cause  d'une  lumière  trop  vive?  Le  sac  d'ouate  n'est- 
il  pas  une  retraite  où  la  chenille  s'isole,  à  Tabri  des  im- 
portunités  du  grand  jour,  et  doucement  digère,  somnole? 
Tout  en  conservant  chaude  température,  écartons  la 
lumière. 

Dévêtues  au  préalable,  les  petites  chenilles  sont  main- 
tenant logées  dans  une  boîte  de  carton,  que  j'expose  au 
meilleur  coin  de  ma  fenêtre.  La  température  n'y  est  pas 
loin  d'une  quarantaine  de  degrés.  N'importe  :  en  une 
séance  de  quelques  heures,  le  sac  de  molleton  est  refait. 
Le  climat  sénégalien  et  le  calme  de  l'obscurité  n'ont 
rien  changé  aux  habitudes. 

Ni  le  degré  de  chaleur  ni  le  degré  d'illumination  ne 
rendent  compte  du  pressant  besoin  de  se  vêtir.  Où  faut-il 
chercher  le  motif  de  cette  hâte  à  s'habiller?  Je  n'en  vois 
d'autre  que  le  pressentiment  de  l'avenir. 

La  chenille  Psyché  doit  passer  l'hiver.  Elle  ignore 
l'abri  en  commun  dans  une  bourse  de  soie,  la  cabine 
entre  des  feuilles  rapprochées,  la  cellule  souterraine,  la 
retraite  sous  les  vieilles  écorces  soulevées,  la  toiture  de 
poils,  le  cocon,  enfin  les  divers  moyens  en  usage  chez 
les  autres  chenilles  pour  se  garantir  des  intempéries. 


328  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Elle  doit  hiverner,  exposée  aux  injures  de  l'air.  Ce  péril 
fait  son  talent. 

Elle  se  construit  un  toit  dont  les  chaumes  imbriqués 
et  divergents  laiss  eront  égoutter  à  distance  froides  rosées 
et  pleurs  des  neiges  fondues,  lorsque  le  fourreau  sera 
fixé  et  suspendu  suivant  la  verticale.  Sous  ce  couvert, 
elle  ourdit  épaisse  doublure  de  soie,  qui  fera  doux  mate- 
las et  rempart  contre  les  atteintes  du  froid.  Ces  précau- 
tions prises,  l'hiver  peut  venir  et  la  bise  souffler  :  en  sa 
chaumine,  la  Psyché  dort  tranquille. 

Mais  cela  ne  s'improvise  pas  aux  approches  de  la  rude 
saison.  C'est  délicat  ouvrage,  d'exécution  lente.  Toute 
sa  vie,  la  chenille  y  travaille,  perfectionnant,  épaissis- 
sant, fortifiant  sans  cesse.  Et  pour  acquérir  habileté  plus 
grande,  elle  se  met  en  apprentissage  aussitôt  sortie  de 
l'œuf.  En  de  légers  capuchons  de  cotonnade,  elle  pré- 
lude au  robuste  surtout  de  l'âge  fort.  De  même,  la  Pro- 
cessionnaire du  pin,  aussitôt  éclose,  tisse  d'abord  des 
tentes  délicates,  puis  des  coupoles  de  gaze,  annonce  de 
la  puissante  bourse  où  la  communauté  s'enfermera. 
L'une  et  l'autre,  nées  du  jour,  sont  travaillées  par  le 
pressentiment  de  l'avenir;  elles  débutent  dans  la  vie 
par  l'apprentissage  de  ce  qui  doit  les  sauvegarder  un 
jour. 

Non,  la  Psyché  n'est  pas  une  frileuse,  exceptionnelle 
parmi  tant  d'autres  chenilles  à  peau  rase;  c'est  une  pré- 
voyante. Privée  en  hiver  des  abris  accordés  aux  autres, 
elle  se  prépare,  dès  la  naissance,  à  la  construction  d'un 
domicile,  son  salut;  elle  s'y  exerce  en  des  fanfreluches 
d'ouate  proportionnée  à  sa  faiblesse.  Sous  les  feux  de 
la  canicule,  les  rudesses  de  l'hiver  sont  pressenties. 

Maintenant  elles  sont  toutes  vêtues,  mes  jeunes  chenil- 


LES  PSYCHÉS  (LE  FOURREAU)        329 

les,  au  nombre  de  près  d'un  millier.  Elles  errent,  inquiè- 
tes, dans  de  larges  récipients  de  verre,  fermés  d'un 
carreau  de  vitre.  Que  cherchez-vous,  mes  petites,  qui 
balancez,  en  cheminant,  votre  gentille  cagoule  neigeuse? 
De  la  nourriture,  cela  va  de  soi.  Après  tant  de  fatigues, 
il  faut  se  restaurer.  Malgré  votre  nombre,  vous  ne  seriez 
pas  pour  moi  trop  lourde  charge  de  famille  :  vous  vous 
sustentez  de  si  peu!  Mais  que  demandez-vous?  Certes 
vous  ne  comptez  pas  sur  moi.  Dans  la  liberté  des  champs, 
vous  auriez  trouvé  des  vivres  à  votre  goût  bien  mieux 
que  ne  pourront  le  faire  mes  soins.  Puisque  le  désir 
d'apprendre  vous  met  à  ma  charge,  un  devoir  m'est 
imposé  :  celui  de  vous  nourrir.  Que  vous  faut-il? 

C'est  un  rôle  bien  difficile  que  le  rôle  de  providence. 
Le  pourvoyeur  de  becquée,  songeant  au  lendemain, 
prenant  ses  précautions  afin  que  la  huche  soit  toujours 
à  peu  près  garnie,  accomplit  la  plus  méritoire  mais 
aussi  la  plus  laborieuse  des  fonctions.  Les  petits  atten- 
dent, confiants,  persuadés  que  cela  se  fait  tout  seul;  lui, 
soucieux,  s'ingénie,  s'exténue,  se  demandant  si  la  miette 
voulue  viendra.  Ah!  que  ce  métier  m'est  connu,  dans 
ses  misères  et  dans  ses  joies,  depuis  si  longtemps  que 
je  le  pratique! 

Aujourd'hui  me  voici  la  providence  d'un  millier  de 
nourrissons  imposés  par  l'étude.  J'essaye  un  peu  de 
tout.  Les  feuilles  tendres  de  l'orme  paraissent  convenir. 
Servies  la  veille,  je  les  trouve  le  lendemain  broutées  à 
la  surface,  par  petites  plaques.  Des  granules  d'impalpa- 
ble poudre  noire,  çà  et  là  disséminés,  affirment  que  l'in- 
testin a  fonctionné.  J'ai  là  un  moment  de  satisfaction 
que  comprendra  tout  éleveur  d'un  troupeau  à  régime 
inconnu.  L'espoir  du  succès  s'affirme  :  je  sais  comment 


330  SOUVEiNIRS   ENTOMOLOGIQ  UES 

alimenter  ma  vermine.  Ai-je  du  premier  coup  rencontré 
le  meilleur?  Je  n'ose  le  croire. 

Je  continue  donc  à  varier  le  service,  mais  les  résul- 
tats ne  répondent  guère  à  mes  désirs.  Les  ouailles  re- 
fusent mes  assortiments  de  verdure,  et  finissent  même 
par  se  dégoûter  des  feuilles  de  l'orme.  Je  crois  tout 
perdu,  quand  une  heureuse  inspiration  me  vient.  J'ai 
reconnu  parmi  les  brindilles  du  fourreau  quelques  frag- 
ments venus  de  l'épervière  piloselle  [Hieracium  pilo- 
sella).  La  Psyché  fréquente  donc  cette  plante.  Pourquoi 
ne  la  brouterait-elle  pas?  Essayons. 

La  piloselle  étale  en  abondance  ses  rosettes  dans  un 
champ  caillouteux,  tout  à  côté  de  mon  habitation,  au 
pied  même  de  la  muraille  oii  si  souvent  j'ai  trouvé  des 
fourreaux  suspendus.  J'en  récolte  une  poignée,  que  je 
distribue  dans  mes  diverses  bergeries.  Cette  fois,  le  pro- 
blème des  vivres  est  résolu.  Les  Psychés  aussitôt  s'ins- 
tallent en  troupeaux  compacts  sur  le  feuillage  poilu 
et  le  broutent  avidement  par  petites  plaques  où  reste 
intact  l'épiderme  de  la  face  opposée. 

Laissons-les  à  leur  pâturage,  dont  elles  semblent  très 
satisfaites,  et  proposons-nous  certaine  question  de  pro- 
preté. Comment  la  petite  Psyché  se  débarrasse-t-elle  de 
ses  déchets  digestifs,  incluse  qu'elle  est  dans  un  sac? 
On  n'ose  s'arrêter  à  l'idée  d'immondices  rejetées  et  accu- 
mulées au  fond  du  bonnet  en  peluche  de  blancheur  écla- 
tante. L'ordure  ne  doit  pas  séjourner  sous  le  couvert  de 
pareilles  élégances.  Comment  est  ménagée  la  sordide 
évacuation? 

Malgré  sa  terminaison  en  pointe  de  cône,  où  la  loupe 
ne  saisit  aucune  solution  de  continuité,  le  sac  n'est  pas 
fermé  à  l'extrémité  postérieure.  Son  mode  de  fabrica- 


LES   PSYCHÉS    (LE    FOURREAU)  331 

lion,  au  moyen  cruiie  ceinture  dont  le  bord  antérieur 
s'accroît  à  mesure  que  le  bord  postérieur  est  refoulé 
d'autant  en  arrière,  suffisamment  le  démontre.  Le  bout 
d'arrière  devient  pointu  parle  simple  retrait  de  l'étoffe, 
qui  se  contracte  d'elle-même  là  où  le  diamètre  atténué 
de  l'animal  ne  la  distend  plus.  A  la  pointe,  il  y  a  de  la 
sorte  un  pertuis  permanent  dont  les  lèvres  se  maintien- 
nent closes.  Que  la  chenille  recule  un  peu,  et  l'étoffe  se 
distend,  le  pertuis  bâille,  la  voie  est  ouverte,  les  souil- 
lures tombent  h  terre.  Que  la  chenille  fasse,  au  con- 
traire, un  pas  en  avant  dans  son  fourreau,  et  la  porte 
de  débarras  se  ferme  d'elle-même.  Mécanisme  très  simple 
et  très  ingénieux,  comme  nos  couturières  n'en  ont  pas 
imaginé  de  meilleur  concernant  les  défaillances  de  la 
première  culotte. 

Cependant  le  vermisseau  grandit,  et  sa  tunique  lui  va 
toujours  bien,  ni  trop  grande  ni  trop  petite,  juste  à  sa 
taille.  Gomment  cela?  Sur  la  foi  des  livres,  je  m'atten- 
dais à  voir  la  chenille  fendre  en  long  son  étui  devenu 
trop  étroit,  et  l'amplifier  après  au  moyen  d'une  pièce 
tissée  entre  les  lèvres  de  l'échancrure.  Ainsi  font  nos 
tailleurs,  mais  ce  n'est  pas  du  tout  la  méthode  des  Psy- 
chés. Elles  ont  bien  mieux.  Continuellement  elles  tra- 
vaillent à  leur  habit,  vieux  en  arrière,  récent  en  avant 
et  toujours  à  l'exacte  mesure  du  corps  grossi. 

Rien  de  simple  comme  de  suivre  les  progrès  quotidiens 
de  l'ampleur.  Quelques  chenilles  viennent  de  se  faire 
capuchon  avec  de  la  moelle  de  sorgho.  L'ouvrage  est 
des  plus  beaux,  on  le  dirait  ourdi  avec  des  cristaux  de 
neige.  J'isole  les  gracieuses  habillées  et  leur  donne  pour 
matériaux  de  tissage  des  écailles  brunes,  choisies  parmi 
ce  que  les  vieilles  écorces  ont  de  plus  tendre.  Du  matin 


332  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

au  soir,  le  capuchon  a  pris  nouvel  aspect  :  le  bout  du 
cône  est  toujours  d'une  blancheur  immaculée,  mais  tout 
l'avant  est  draperie  grossière,  bien  différente  de  la  pelu- 
che initiale  par  sa  coloration.  Le  lendemain,  le  feutre 
de  sorgho  a  totalement  disparu  et  se  trouve  remplacé, 
d'un  bout  à  l'autre  du  cône,  par  une  bure  d'écorce. 

Je  retire  alors  les  matériaux  bruns  et  leur  substitue  de 
la  moelle  de  sorgho.  Cette  fois,  le  sombre,  le  grossier, 
recule  petit  à  petit  vers  le  sommet  du  capuchon,  tandis 
que  le  blanc  et  le  moelleux  gagne  en  largeur  à  partir 
de  l'embouchure.  La  journée  ne  sera  pas  finie  que  l'élé- 
gante mitre  du  début  sera  refaite  en  plein. 

Aussi  souvent  qu'on  le  désire  peuvent  se  répéter  ces 
alternances.  En  abrégeant  la  durée  d'exploitation,  il  est 
facile  même  d'obtenir,  avec  les  deux  genres  de  maté- 
riaux, des  ouvrages  composites,  à  zones  alternatives  de 
clair  et  d'obscur. 

La  Psyché  ne  suit  en  aucune  manière,  on  le  voit,  la 
méthode  de  nos  tailleurs,  avec  échancrure  et  pièce  inter- 
calée. Pour  avoir  habit  toujours  à  sa  mesure,  elle  ne 
cesse  d'y  travailler.  Les  parcelles  cueillies  sont  cons- 
tamment mises  en  place  au  bord  même  du  sac,  si  bien 
que  la  nouvelle  draperie  est  d'ampleur  progressive, 
conforme  à  la  croissance  de  la  chenille.  En  même  temps, 
la  vieille  étoffe  recule,  refoulée  vers  le  sommet  du  cône. 
Là,  par  son  propre  ressort,  elle  se  contracte  et  ferme  le 
manchon.  Le  surplus  se  désagrège,  tombe  en  loques  et 
disparaît  graduellement  sous  les  heurts  de  la  vagabonde, 
à  travers  le  fouillis  des  choses  rencontrées.  Neuf  en 
avant  et  vieux  en  arrière,  le  fourreau  n'est  jamais  trop 
étroit,  parce  qu'il  se  renouvelle  toujours. 

Quand  finissent  les  fortes  chaleurs,  un  moment  vient 


LES    PSYCHES    (LE   FOURREAU)  333 

OÙ  la  capeline  légère  n'est  plus  de  saison.  Les  pluies 
automnales  menacent,  suivies  des  frimas  de  l'hiver.  Il 
est  temps  de  se  faire  robuste  houppelande  avec  revête- 
ment de  chaumes  rangés  en  multiples  pèlerines  hydro- 
fuges.  Cela  débute  de  façon  très  incorrecte.  Des  fétus 
d'inégale  longueur,  des  fragments  de  feuilles  sèches, 
sont  fixés  sans  ordre  en  arrière   du  col,  qui  doit  tou- 


Psijche  graminella.  —  Fourreau  initial  avec  changement  de  matériaux. 

jours  garder  sa  souplesse  afin  de  laisser  à  la  chenille 
libre  flexion  dans  tous  les  sens. 

Peu  nombreux  encore,  assez  courts  et  disposés  aussi 
bien  en  travers  qu'en  long,  au  hasard,  ces  premiers  so- 
liveaux de  la  toiture,  confusément  assemblés,  ne  trou- 
bleront la  régularité  finale  de  la  construction  :  ils  sont 
destinés  à  disparaître,  refoulés  en  arrière  et  enfin  exclus 
par  l'accroissement  antérieur  du  sac. 

Enfin,  mieux  choisies  et  plus  longues,  les  pièces  sont 
toutes  scrupuleusement  orientées  dans  la  direction  Ion- 


334  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

gitudinale.  La  mise  en  place  d'un  chaume  se  fait  avec 
une  promptitude  et  une  dextérité  surprenantes.  Si  la 
solive  rencontrée  lui  convient,  la  chenille  la  cueille  des 
pattes,  la  tourne,  la  retourne.  Avec  les  mandibules,  elle  la 
happe  par  un  bout,  et  en  ce  point,  d'habitude,  elle  déta- 
che quelques  parcelles,  aussitôt  fixées  sur  le  col  du  sac. 
En  mettant  à  nu  les  surfaces  fraîches  et  rugueuses  où  la 
soie  adhérera  mieux,  peut-être  a-t-elle  pour  but  d'obte- 
nir lien  plus  solide.  Ainsi,  d'un  coup  de  lime,  le  plom- 
bier dénude  le  point  qui  doit  recevoir  la  soudure. 

Alors,  à  la  force  des  mâchoires,  la  chenille  soulève 
sa  poutre,  la  brandit  en  l'air  et,  d'un  brusque  mouve- 
ment de  croupe,  se  la  couche  sur  le  dos.  Aussitôt  la 
filière  travaille  l'extrémité  saisie.  Et  c'est  fait  :  sans 
tâtonnements,  sans  retouches,  la  pièce  est  fixée  à  la 
suite  des  autres,  dans  la  direction  requise. 

En  semblable  travail,  à  loisir  et  par  intermittences, 
lorsque  le  jabot  est  plein,  se  dépensent  les  belles  jour- 
nées de  l'automne.  Lorsque  les  froids  arrivent,  le  domi- 
cile est  prêt.  Quand  revient  la  chaleur,  la  Psyché  se 
remet  en  campagne;  elle  erre  au  bord  des  sentiers,  elle 
pérégrine  sur  les  pelouses  amies,  y  prend  quelques  bou- 
chées, puis,  l'heure  venue,  fait  ses  préparatifs  de  trans- 
formation en  se  suspendant  à  la  muraille. 

Ces  vagabondages  printaniers,  alors  que  depuis  long- 
temps le  fourreau  est  parachevé,  m'ont  inspiré  le  désir 
de  m'informer  si  la  chenille  serait  capable  de  recom- 
mencer son  travail  de  sac  et  de  toiture.  Je  l'extrais  de 
son  fourreau,  et  je  l'installe,  complètement  nue,  sur  un 
lit  de  sable  fin  et  sec.  Je  lui  donne  pour  matériaux  de 
vieilles  tiges  de  pissenlit  nîmois,  débitées  en  tronçons 
pareils  de  longueur  aux  pièces  du  fourreau. 


LES   PSYCHÉS    (LE   FOURREAU)  335 

L'expropriée  disparaît  sous  le  monceau  de  félus  li- 
gneux, et  là  s'empresse  de  filer,  en  prenant  pour  points 
d'attache  de  ses  cordons  tout  ce  que  sa  lèvre  rencontre, 
en  Las  le  lit  de  sable,  en  haut  le  couvert  de  brindilles. 
Ainsi  sont  reliées,  dans  un  inextricable  désordre,  les 
pièces  touchées  de  la  filière,  longues  ou  courtes,  légères 


Psyché  gramindla.  —  Début  du  fourreau  en  brindilles. 

ou  lourdes,  au  hasard.  Au  centre  de  cet  échafaudage 
embrouillé  se  poursuit  un  travail  tout  autre  que  celui 
d'une  paillotte  à  construire.  La  chenille  tisse,  ne  fait 
autre  chose,  n'essaye  même  pas  d'assembler  en  correcte 
toiture  les  matériaux  dont  elle  dispose. 

Propriétaire  d'un  fourreau  parfait,  la  Psyché,  lors- 
que l'activité  revient  avec  la  belle  saison,  dédaigne  son 
ancien  métier  d'assembleuse  de  solives,  métier  pratiqué 
avec  tant  de  zèle  l'été  passé.  Alors,  une  fois  l'estomac 


336  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

satisfait  et  les  tubes  à  soie  gonfles,  elle  occupe  unique- 
ment ses  loisirs  à  capitonner  de  mieux  en  mieux  son 
étui.  A  son  gré,  le  feutre  soyeux  de  l'intérieur  n'est 
jamais  assez  épais,  assez  douillet.  Elle  pour  la  trans- 
formation, la  famille  pour  la  sécurité,  s'en  trouveront 
bien. 

Or,  voici  que  mes  malices  viennent  de  la  dépouiller. 
S'aperçoit-elle  du  désastre?  Ses  moyens  en  soie  et  en 
soliveaux  disponibles  le  lui  permettant,  songe-t-elle  à 
refaire  le  couvert,  nécessaire  d'abord  à  son  échine  fri- 
leuse, et  puis  à  sa  famille,  qui  l'exploitera  pour  son  pre- 
mier logis?  En  aucune  manière.  Elle  se  glisse  sous 
l'amas  de  brindilles  tel  que  je  l'ai  déposé,  et  s'y  met  à 
travailler  exactement  comme  elle  l'aurait  fait  dans  les 
normales  conditions. 

Cette  toiture  informe  et  ce  sable  sur  lequel  repose  le 
chaos  de  poutrelles  représentent  maintenant,  pour  la 
Psyché,  les  parois  de  la  loge  réglementaire;  et,  sans 
modifier  en  rien  son  travail  d'après  les  exigences  de 
Taccident,  la  chenille  tapisse  les  surfaces  à  sa  portée 
avec  le  même  zèle  qu'elle  aurait  mis  à  déposer  nou- 
velles couches  sur  le  molleton  disparu.  Au  lieu  de  se 
superposer  à  la  légitime  enceinte,  le  tissu  actuel  ren- 
contre les  rugosités  du  sable,  l'enchevêtrement  désor- 
donné des  pailles:  la  filandière  n'en  tient  compte. 

L'habitation  est  plus  que  ruinée  :  elle  n'existe  plus. 
N'importe  :  la  chenille  continue  sa  besogne  courante; 
elle  oublie  le  réel  et  tapisse  l'imaginaire.  Tout  devrait 
l'avertir  cependant  du  manque  de  toiture.  Le  sac  dont 
elle  est  parvenue  à  se  couvrir,  assez  habilement  du 
reste,  est  d'une  flaccidité  désastreuse.  Cela  s'affaisse,  se 
chifl'onne  pour  le  moindre  mouvement  de  croupe.  En 


LES  PSYCHÉS  (LE  FOURREAU)       337 

outre,  c'est  alourdi  de  sable,  c'est  hérissé  de  hallebar- 
des à  contresens,  qui  mordent  sur  la  poudre  du  chemin 
et  empêchent  d'avancer.  Ainsi  ancrée,  la  chenille  s'ex- 
ténue en  efforts  de  déplacement.  Il  lui  faut  des  heures 
pour  déraper  et  mouvoir  de  quelques  lignes  son  encom- 
brant domicile. 

x\vec  son  fourreau  normal,  dont  tous  les  soliveaux 
s'imbriquent  d'avant  en  arrière  avec  une  savante  préci- 
sion, fort  dextrement  elle  chemine.  Son  assemblage  de 
pièces,  toutes  fixées  à  l'avant  et  toutes  libres  à  l'arrière, 
est  un  traîneau  de  forme  naviculaire  qui,  sans  difficulté, 
s'insinue  et  se  glisse  à  travers  les  obstacles.  Mais  si  la 
progression  est  aisée,  le  recul  est  impossible,  chaque 
pièce  de  la  charpente  étant,  par  son  extrémité  libre, 
une  cause  d'arrêt. 

Eh  bien,  le  sac  de  l'éprouvée  est  hérissé  de  lattes  diri- 
gées de  toutes  les  façons,  dans  la  position  même  où  les 
a  rencontrées  la  filière,  accolant  son  fil  de-çà,  de-là, 
indistinctement.  Les  bouts  d'avant  sont  des  éperons 
qui  mordent  dans  le  sable  et  neutralisent  tout  effort  pour 
avancer;  les  bouts  de  côté  sontdes  râteaux  d'insurmon- 
table résistance.  En  de  telles  conditions,  il  faut  échouer 
et  périr  sur  place. 

Reviens  à  l'art  dans  lequel  tu  excelles,  conseillerais- 
je  à  la  chenille;  range  ton  fagot;  oriente  en  long,  avec 
ordre,  les  morceaux  qui  t'encombrent;  donne  un  peu 
d'apprêt  à  ton  sac,  trop  flasque;  communique -lui  la 
rigidité  requise  avec  quelques  échalas  pour  buse;  fais 
maintenant,  dans  ton  malheur,  ce  que  tu  savais  si  bien 
faire  autrefois;  réveille  tes  talents  de  charpentière,  et  tu 
seras  sauvée. 

Conseils  inutiles  :  le  temps  de  charpenter  est  fini. 

22 


338  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

L'heure  est  venue  de  tapisser,  et  l'on  tapisse  obstiné- 
ment, on  capitonne  une  demeure  qui  n'est  plus.  Une 
lin  misérable,  la  dissection  par  les  fourmis,  sera  la  con- 
séquence de  cette  inflexibilité  de  l'instinct. 

Bien  d'autres  exemples  nous  l'avaient  déjà  dit.  Com- 
parable au  cours  d'eau  qui  ne  gravit  les  pentes  et  ne 
remonte  à  sa  source,  l'insecte  ne  revient  pas  sur  ses 
actes.  Ce  qui  est  fait  est  fait  et  ne  se  recommence.  La 
Psyché,  l'habile  charpentière  de  tantôt,  périra,  ne  sa- 
chant plus  mettre  en  place  une  solive. 


XXIII 


LE     GRAND -PAON 


Ce  fut  une  soirée  mémorable.  Je  l'appellerai  la  soirée 
du  Grand-Paon.  Qui  ne  connaît  ce  superbe  papillon,  le 
plus  gros  de  l'Europe,  vêtu  de  velours  marron  et  cra- 
vaté de  fourrure  blanche?  Les  ailes,  semées  de  gris  et 
de  brun,  traversées  d'un  zigzag  pâle  et  bordées  de  blanc 
enfumé,  ont  au  centre  une  tache  ronde,  un  grand  œil  à 
prunelle  noire  et  iris  varié,  où  se  groupent,  en  arcs,  le 
noir,  le  blanc,  le  châtain,  le  rouge-amaranthe. 

Non  moins  remarquable  est  la  chenille,  d'un  jaune 
indécis.  Au  sommet  de  tubercules  clairsemés  et  cou- 
ronnés d'une  palissade  de  cils  noirs,  elle  enchâsse  des 
perles  d'un  bleu-turquoise.  Son  robuste  cocon  brun,  si 
curieux  par  son  entonnoir  de  sortie  semblable  aux  nas- 
ses des  pêcheurs ,  se  trouve  habituellement  appliqué 
contre  l'écorce,  à  la  base  des  vieux  amandiers.  Le  feuil- 
lage du  même  arbre  nourrit  la  chenille. 

Or  le  6  mai,  dans  la  matinée,  une  femelle  quitte  son 
cocon  en  ma  présence,  sur  la  table  de  mon  laboratoire 
aux  bêtes.  Je  la  cloître  aussitôt,  tout  humide  des  moi- 
teurs de  l'éclosion,  sous  une  cloche  en  toile  métallique. 
D'ailleurs,  de  ma  part,  aucun  projet  particulier  la  con- 
cernant. Je  l'incarcère  par  simple  habitude  d'observa- 
teur, toujours  attentif  à  ce  qui  peut  arriver. 


340  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Bien  m'en  prit.  Vers  les  neuf  heures  du  soir,  la  mai- 
sonnée se  couchant,  grand  remue-ménag-e  dans  la  cham- 
bre voisine  de  la  mienne.  A  demi  déshabillé,  petit  Paul 
va,  vient,  court,  saute,  trépigne,  renverse  les  chaises, 
comme  affolé.  Je  l'entends  m'appeler.  «  Viens  vite , 
clame-t-il;  viens  voir  ces  papillons,  gros  comme  des 
oiseaux!  La  chambre  en  est  pleine! 

J'accours.  Il  y  a  de  quoi  justifier  l'enthousiasme  de 
l'enfant  et  son  exclamation  hyperbolique.  C'est  une 
invasion  sans  exemple  encore  dans  notre  demeure,  une 
invasion  de  papillons  géants.  Quatre  sont  déjà  pris  et 
logés  dans  une  cage  à  moineaux.  D'autres,  nombreux, 
volent  au  plafond. 

A  cette  vue,  la  séquestrée  du  matin  me  revient  en 
mémoire.  «  Remets  tes  nippes,  petit,  dis-je  à  mon  fils; 
laisse  là  ta  cage  et  viens  avec  moi.  Nous  allons  voir 
curieuse  chose.  » 

On  redescend  pour  se  rendre  dans  mon  cabinet,  qui 
occupe  l'aile  droite  de  l'habitation.  Dans  la  cuisine,  je 
rencontre  la  bonne,  ahurie  elle  aussi  des  événements 
qui  se  passent.  De  son  tablier,  elle  pourchasse  de  gros 
papillons,  qu'elle  a  pris  d'abord  pour  des  chauves-souris. 

Le  Grand-Paon,  à  ce  qu'il  parait,  a  pris  possession  de 
ma  demeure  un  peu  de  partout.  Que  sera-ce  là-haut 
auprès  de  la  prisonnière,  cause  de  cette  affluence  !  Heu- 
reusement l'une  des  deux  fenêtres  du  cabinet  est  restée 
ouverte.  Les  voies  sont  libres. 

Une  bougie  à  la  main,  nous  pénétrons  dans  la  pièce. 
Ce  que  nous  voyons  alors  est  inoubliable.  Avec  un  mol 
llic-flac,  les  grands  papillons  volent  autour  de  la  cloche, 
stationnent,  partent,  reviennent,  montent  au  plafond, 
en  redescendent.  Ils  se  jettent  sur  la  bougie,  l'éteignent 


LE    GRAND-PAON  341 

d'un  coup  d'aile;  ils  s'abattent  sur  nos  épaules,  s'accro- 
chent à  nos  vêtements,  nous  frôlent  le  visage.  C'est 
l'antre  du  nécromancien  avec  son  tourbillonnement  de 
vespertilions.  Pour  se  rassurer,  petit  Paul  me  serre  la 
main  plus  fort  que  d'habitude. 

Combien  sont-ils?  Une  vingtaine  environ.  Ajoutons- 
y  l'appoint  des  égarés  dans  la  cuisine,  la  chambre  des 
enfants  et  autres  pièces  de  l'habitation,  et  le  total  des 
accourus  se  rapprochera  de  la  quarantaine.  Ce  fut  une 
soirée  mémorable,  disais-je,  que  celle  du  Grand-Paon. 
Venus  de  tous  les  points  et  avertis  je  ne  sais  comme, 
voici,  en  effet,  quarante  amoureux  empressés  de  pré- 
senter leurs  hommages  à  la  nubile  née  le  matin  dans  les 
mystères  de  mon  cabinet. 

Pour  aujourd'hui,  ne  troublons  pas  davantage  l'es- 
saim des  prétendants.  La  flamme  de  la  bougie  compro- 
met les  visiteurs,  qui  s'y  jettent  étourdiment  et  s'y  rous- 
sissent un  peu.  Demain  nous  reprendrons  cette  étude 
avec  un  questionnaire  expérimental  prémédité. 

Maintenant  déblayons  d'abord  le  terrain,  parlons  de 
ce  qui  se  répète  à  toutes  les  séances  pendant  les  huit 
jours  de  mon  observation.  Chaque  fois  c'est  à  la  nuit 
noire,  entre  huit  et  dix  heures  du  soir,  que  les  papillons 
arrivent,  un  par  un.  Le  temps  est  orageux,  le  ciel  très 
voilé,  et  l'obscurité  si  profonde  qu'en  plein  air,  dans  le 
jardin,  loin  du  couvert  des  arbres,  les  mains  projetées 
devant  le  regard  peuvent  à  peine  se  distinguer. 

A  ces  ténèbres  s'ajoutent,  pour  les  arrivants,  les  dif- 
ficultés de  l'accès.  La  maison  est  cachée  sous  de  grands 
platanes  ;  elle  a  pour  vestibule  extérieur  une  allée  à 
épaisse  bordure  de  lilas  et  de  rosiers  ;  elle  est  défendue 
du  mistral  par  des  groupes  de  pins  et  des  rideaux  de 


342  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

cyprès.  Des  massifs  d'arbustes  buissonnants  forment 
rempart  à  quelques  pas  de  la  porte.  C'est  à  travers  ce 
fouillis  de  branchages,  dans  une  complète  obscurité, 
que  le  Grand-Paon  doit  louvoyer  pour  atteindre  le  but 
de  son  pèlerinage. 

En  de  telles  conditions,  la  Chouette  n'oserait  quitter 
le  creux  de  son  olivier.  Lui,  mieux  doué  avec  son  opti- 
que à  facettes  que  ne  l'est  l'oiseau  nocturne  avec  ses 
gros  yeux,  va  de  l'avant  sans  hésiter,  passe  et  ne  se 
heurte.  Il  dirige  si  bien  son  essor  tortueux  que,  malgré 
les  obstacles  franchis,  il  arrive  dans  un  état  de  fraîcheur 
parfaite,  ses  grandes  ailes  intactes,  sans  la  moindre  éra- 
flure.  Les  ténèbres  sont  pour  lui  clarté  suffisante. 

Même  en  lui  accordant  la  perception  de  certains  rayons 
inconnus  des  vulgaires  rétines,  cette  vue  extraordinaire 
ne  saurait  être  ce  qui  avertit  le  papillon  à  distance  et  le 
fait  accourir.  L'éloignement  et  les  écrans  interposés  s'y 
opposent  de  façon  formelle. 

D'ailleurs,  à  moins  de  réfractions  trompeuses,  hors  de 
cause  ici,  on  va  droit  à  la  chose  vue,  tant  les  indica- 
tions de  la  lumière  sont  précises.  Or  le  Grand-Paon  fait 
parfois  erreur,  non  sur  la  direction  générale  à  prendre, 
'  mais  sur  le  lieu  précis  des  événements  qui  l'attirent.  Je 
viens  de  dire  que  la  chambre  des  enfants,  à  Topposite 
de  mon  cabinet,  qui  est  à  cette  heure  le  véritable  but 
des  visiteurs,  se  trouvait  occupée  par  des  papillons  avant 
qu'on  y  pénétrât  avec  une  lumière.  Ceux-là  certainement 
étaient  des  mal  renseignés.  Dans  la  cuisine,  même  af- 
lluence  d'hésitants;  mais  ici  la  clarté  d'une  lampe,  irré- 
sistible séduction  des  insectes  nocturnes,  peut  avoir 
dérouté  les  accourus. 

Ne  tenons  compte  que  des  lieux  ténébreux.  Les  égarés 


LE   GRAND-PAON  343 

n'y  sont  pas  rares.  J'en  trouve  un  peu  de  partout,  au 
voisinage  du  point  qu'il  s'agit  d'atteindre.  Ainsi,  lorsque 
la  captive  est  dans  mon  cabinet,  les  papillons  n'entrent 
pas  tous  par  la  fenêtre  ouverte,  voie  directe  et  sûre,  à 
trois  ou  quatre  pas  de  la  prisonnière  sous  cloche.  Divers 
pénètrent  par  en  bas,  errent  dans  le  vestibule,  g-ag-nent 
au  plus  l'escalier,  route  sans  issue  que  barre  en  haut 
une  porte  fermée. 

Ces  données  nous  disent  que  les  conviés  aux  fêtes 
nuptiales  ne  vont  pas  droit  au  but  comme  ils  le  feraient 
s'ils  étaient  renseignés  par  des  radiations  lumineuses 
quelconques,  connues  ou  inconnues  de  notre  physique. 
Autre  chose  les  avertit  au  loin,  les  achemine  au  voisi- 
nage des  lieux  précis,  puis  laisse  au  vague  des  recher- 
ches et  des  hésitations  la  découverte  finale.  A  peu  près 
ainsi  sommes-nous  renseignés  par  l'ouïe  et  l'odorat, 
guides  de  faible  précision  quand  il  faut  exactement  dé- 
terminer le  point  d'origine  du  son  ou  de  l'odeur. 

Quels  sont  les  appareils  d'information  du  gros  papil- 
lon en  rut,  pèlerinant  la  nuit?  On  soupçonne  les  anten- 
nes qui,  chez  les  mâles,  semblent  en  effet  interroger 
l'étendue  avec  leurs  amples  feuillets  plumeux.  Ces  su- 
perbes panaches  sont-ils  de  simples  atours,  ou  bien  ont- 
ils  en  même  temps  un  rôle  dans  la  perception  des  efflu- 
ves qui  guident  l'énamouré?  Une  expérience  concluante 
semble  facile.  Essayons-la. 

Le  lendemain  de  l'invasion,  je  trouve  dans  mon  cabi- 
net huit  des  visiteurs  de  la  veille.  Ils  sont  campés,  immo- 
biles, sur  les  croisillons  de  la  seconde  fenêtre,  tenue 
fermée.  Les  autres,  leur  ballet  terminé,  vers  les  dix 
heures  du  soir,  sont  partis  par  la  voie  d'entrée,  c'est-à- 
dire  par  la  première  fenêtre,  jour  et  nuit  laissée  ouverte. 


344  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Ces  huit  persévérants,   voilà  bien  ce  qu'il  faut  à  mes 
projets. 

Avec  de  fins  ciseaux,  sans  autrement  toucher  aux  pa- 
pillons, je  coupe  les  antennes,  près  de  la  base.  Les  am- 
putés ne  s'inquiètent  guère  de  l'opération.  Nul  ne  bouge, 
à  peine  un  battement  d'ailes.  Condition  excellente  :  la 
blessure  semble  n'avoir  rien  de  grave.  Non  affolés  par 
la  douleur,  les  décornés  ne  répondront  que  mieux  à 
mes  desseins.  La  journée  s'achève  dans  une  placide 
immobilité  sur  les  croisillons  de  la  fenêtre. 

Restent  à  prendre  quelques  autres  dispositifs.  Il  con- 
vient en  particulier  de  changer  de  local  et  de  ne  pas 
laisser  la  femelle  sous  les  yeux  des  amputés  au  moment 
de  reprendre  l'essor  nocturne,  afin  de  réserver  le  mérite 
des  recherches.  Je  déménage  donc  la  cloche  et  sa  cap-^ 
tive;  je  l'installe  à  terre,  sous  un  porche  qui  se  trouve 
de  l'autre  côté  de  l'habitation,  à  une  cinquantaine  de 
mètres  de  mon  cabinet. 

La  nuit  venue,  je  m'informe  une  dernière  fois  de 
mes  huit  opérés.  Six  sont  partis  par  la  fenêtre  ouverte  ; 
deux  restent  encore,  mais  tombés  sur  le  parquet  et 
n'ayant  plus  la  force  de  se  retourner  si  je  les  renverse 
sur  le  dos.  Ce  sont  des  épuisés,  des  moribonds.  N'allons 
pas  en  accuser  ma*  chirurgie.  Sans  l'intervention  de 
mes  ciseaux,  cette  prompte  décrépitude  invariablement 
se  répétera. 

Mieux  dispos,  six  sont  partis.  Reviendront-ils  à  l'ap- 
pât qui  les  attirait  hier?  Privés  d'antennes,  sauront-ils 
trouver  la  cloche,  maintenant  déposée  ailleurs,  assez 
loin  du  point  primitif? 

L'appareil  est  dans  l'obscurité,  presque  en  plein  air. 
De  temps  à  autre  je  m'y  rends  avec  une  lanterne  et  un 


LE   GRAND-PAON  34o 

filet.  Les  visiteurs  sont  capturés,  reconnus,  catalogués 
et  immédiatement  lâchés  dans  une  pièce  voisine,  dont 
je  ferme  la  porte.  Cette  élimination  graduelle  me  per- 
mettra exact  dénombrement,  sans  crainte  de  compter 
plusieurs  fois  le  même  papillon.  En  outre,  le  cachot 
provisoire,  vaste  et  nu,  ne  compromettra  nullement  les 
incarcérés,  qui  trouveront  là  retraite  tranquille  et  am- 
pleur d'espace.  Pareille  précaution  sera  prise  dans  la 
suite  de  mes  recherches. 

A  dix  heures  et  demie,  plus  rien  n'arrive.  La  séance 
est  finie.  Total,  vingt-cinq  mâles  cueillis,  dont  un  seul 
privé  d'antennes.  Sur  les  six  opérés  d'hier,  assez  vali- 
des pour  quitter  mon  cabinet  et  se  remettre  en  campa- 
gne, un  seul  est  donc  revenu  à  la  cloche.  Maigre  résul- 
tat, auquel  je  n'ose  accorder  confiance  s'il  ^me  faut 
affirmer  ou  nier  le  rôle  directeur  des  antennes.  Recom- 
mençons sur  une  plus  grande  échelle. 

Le  lendemain  matin,  visite  aux  prisonniers  de  la 
veille.  Ce  que  je  vois  n'est  pas  encourageant.  Beaucoup 
sont  étalés  à  terre,  presque  inertes.  Saisis  entre  les 
doigts,  divers  donnent  à  peine  signe  de  vie.  Qu'atten- 
dre de  ces  perclus?  Essayons  tout  de  même.  Peut-être, 
aux  heures  des  rondes  amoureuses,  reprendront- ils 
vigueur. 

Les  vingt-quatre  nouveaux  subissent  l'amputation 
des  antennes.  L'ancien  décorné  est  mis  hors  rang,  mou- 
rant qu'il  est  ou  peu  s'en  faut.  Enfin  la  porte  de  la  pri- 
son est  laissée  ouverte  le  reste  du  jour.  Sortira  qui 
voudra,  ira  aux  fêtes  de  la  soirée  qui  pourra.  Afin  de 
soumettre  les  sortants  à  l'épreuve  de  la  recherche,  la 
cloche,  qu'ils  rencontreraient  inévitablement  sur  le  seuil 
de  la  porte,  est  encore  changée  de  place.  Je  la  mets 


346  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

dans  un  appartement  de  l'aile  opposée,  au  rez-de-chaus- 
sée. L'accès  de  cette  pièce  est  libre,  bien  entendu. 

Des  vingt-quatre  décornés,  seize  seulement  gagnent 
le  dehors.  Huit  restent  impuissants.  A  bref  délai,  ils 
vont  périr  sur  place.  Sur  les  seize  partis,  combien  en 
revient-il  le  soir  autour  de  la  cloche?  Pas  un  seul.  Mes 
captures  de  cette  veillée  se  réduisent  à  sept,  tous  nou- 
veaux venus,  tous  empanachés.  Ce  résultat  semblerait 
affirmer  que  l'ablation  des  antennes  est  affaire  de  quel- 
que gravité.  Ne  concluons  pas  encore  pourtant  :  un 
doute  reste,  de  haute  portée. 

((  Le  bel  état  où  me  voici!  Devant  les  autres  chiens 
oserai-je  paraître!  »  disait  Mouflard,  le  jeune  dogue  à 
qui  les  gens  venaient  de  couper  sans  pitié  les  oreilles. 
Mes  papillons  auraient-ils  les  appréhensions  de  maître 
Mouflard?  Une  fois  privés  de  leurs  beaux  panaches, 
n'osent- ils  plus  paraître  au  milieu  de  leurs  rivaux  et 
faire  un  brin  de  cour?  Est-ce  confusion  de  leur  part, 
est-ce  défaut  d'un  guide?  Ne  serait-ce  pas  plutôt  épuise- 
ment après  une  attente  qui  excède  la  durée  d'une  éphé- 
mère ardeur?  L'expérience  va  nous  le  dire. 

Le  quatrième  soir,  je  prends  quatorze  papillons,  tous 
nouveaux  et  séquestrés  à  mesure  dans  une  pièce  où  ils 
passeront  la  nuit.  Le  lendemain,  profitant  de  leur  immo- 
bilité diurne,  je  les  dépile  un  peu  au  centre  du  corselet. 
Cette  légère  tonsure  n'incommode  pas  l'insecte,  tant  la 
bourre  soyeuse  vient  avec  facilité  ;  elle  ne  les  prive  d'au- 
cun organe  qui  puisse  plus  tard  leur  être  nécessaire 
quand  viendra  le  moment  de  retrouver  la  cloche.  Pour 
les  tondus,  ce  n'est  rien;  pour  moi,  ce  sera  le  signe 
authentique  des  accourus  répétant  leur  visite. 

Cette  fois,  pas  de  débiles,  incapables  d'essor.  A  la  nuit, 


LE    GRAND-PAON  347 

les  quatorze  tondus  se  remettent  en  campagne.  Il  va  de 
soi  que  la  cloche  est  encore  changée  de  place.  En  deux 
heures,  je  capture  vingt  papillons,  parmi  lesquels  deux 
tonsurés,  pas  plus.  Quant  aux  amputés  de  Tavant-veille, 
aucun  n'apparaît.  Leur  période  nuptiale  est  finie,  bien 
finie. 

Sur  quatorze  marqués  d'un  point  dépilé,  deux  seule- 
ment reviennent.  Pourquoi  les  douze  autres  s'abstien- 
nent-ils, bien  que  munis  de  leurs  guides  présumés,  les 
panaches  antennaires?  Pourquoi,  d'autre  part,  les  nom- 
breux défaillants  constatés  presque  toujours  après  une 
nuit  de  séquestration?  A  cela  je  ne  vois  qu'une  réponse  : 
le  Grand-Paon  est  promptement  usé  par  les  ardeurs  de 
la  pariade. 

En  vue  des  noces,  unique  but  de  sa  vie,  le  papillon 
est  doué  d'une  merveilleuse  prérogative.  A  travers  la 
distance,  les  ténèbres,  les  obstacles,  il  sait  découvrir  la 
désirée.  Quelques  heures,  pendant  deux  ou  trois  soi- 
rées, sont  accordées  à  ses  recherches,  à  ses  ébats.  S'il 
ne  peut  en  profiter,  tout  est  fini  :  la  boussole  si  exacte 
se  détraque,  le  fanal  si  lucide  s'éteint.  A  quoi  bon  vivre 
désormais!  Stoïquement  alors  on  se  retire  dans  un  coin 
et  ;  l'on  dort  son  dernier  sommeil ,  fin  des  illusions 
comme  aussi  des  misères. 

Le  Grand-Paon  n'est  papillon  que  pour  se  perpétuer. 
Se  nourrir  lui  est  inconnu.  Si  tant  d'autres,  joyeux  con- 
vives, volent  de  fleur  en  fleur,  déroulant  la  spirale  de 
leur  trompe  et  la  plongeant  dans  les  corolles  sucrées, 
lui,  jeûneur  incomparable,  aflVanchi  pleinement  des 
servitudes  du  ventre,  n'a  pas  à  se  restaurer.  Ses  pièces 
buccales  sont  de  simples  ébauches,  de  vains  simulacres, 
et  non  de  vrais  outils,  aptes  à  fonctionner.    Pas  une 


348  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

lampée  n'entre  dans  son  estomac  :  magnifique  préroga- 
tive, si  elle  n'imposait  brève  durée.  A  moins  d'extinction, 
il  faut  la  goutte  d'huile  à  la  lampe.  Le  Grand-Paon  y 
renonce,  mais  il  lui  faut  du  coup  renoncer  à  longue 
vie.  Deux  ou  trois  soirées,  juste  le  strict  nécessaire  à 
la  rencontre  du  couple,  et  c'est  tout  :  le  gros  papillon  a 
vécu. 

Que  signifient  alors  les  décornés  ne  revenant  plus? 
Affirment-ils  que  le  défaut  d'antennes  les  a  rendus  in- 
capables de  retrouver  la  cloche  où  les  attend  la  prison- 
nière? Pas  du  tout.  Comme  les  tonsurés,  indemnes  d'o- 
pération compromettante,  ils  signifient  que  leur  temps 
est  fini.  Amputés  ou  intacts,  ils  sont  maintenant  hors 
de  service  pour  cause  d'âge,  et  le  témoignage  de  leur 
absence  n'a  pas  de  valeur.  Faute  du  délai  nécessaire  à 
l'expérimentation,  le  rôle  des  antennes  nous  échappe. 
Douteux  il  était  avant,  douteux  il  reste  après. 

Mon  incarcérée  sous  cloche  persiste  huit  jours.  Elle 
me  vaut  chaque  soir,  tantôt  en  un  point,  tantôt  en  un 
autre  de  l'habitation,  au  gré  de  mes  désirs,  un  essaim 
de  visiteurs  en  nombre  variable.  Je  les  prends  à  mesure 
au  filet,  et  les  relègue,  aussitôt  capturés,  dans  un  ap- 
partement clos,  oii  ils  passent  la  nuit.  Le  lendemain  ils 
sont  marqués,  au  moins  d'une  tonsure  au  thorax. 

Le  total  des  accourus  en  ces  huit  soirées  s'élève  à 
cent  cinquante,  nombre  stupéfiant  si  je  considère  à 
quelles  recherches  il  m'a  fallu  livrer  les  deux  années 
suivantes  pour  récolter  les  matériaux  nécessaires  à  la 
continuation  de  cette  étude.  Sans  être  introuvables  dans 
mon  étroit  voisinage,  les  cocons  du  Grand-Paon  y  sont 
du  moins  fort  rares,  car  les  vieux  amandiers,  séjour  de 
la  chenille,  n'y  abondent  pas.  Deux  hivers  je  les  ai  tous 


LE    GRAND-PAON  3t9 

visités,  ces  arbres  décrépits,  je  les  ai  inspectés  à  la  base 
du  tronc,  sous  le  fouillis  des  durs  g-ramens  qui  les  chaus- 
sent, et  que  de  fois  ne  suis-je  revenu  les  mains  vides! 
Donc  mes  cent  cinquante  papillons  viennent  de  loin, 
de  fort  loin,  peut-être  d'une  paire  de  kilomètres  à  la 
ronde  et  davantage.  Comment  ont-ils  eu  connaissance 
des  événements  de  mon  cabinet? 

Trois  agents  d'information  à  distance  desservent  l'im- 
pressionnabilité  :  la  lumière,  le  son,  l'odeur.  Est-il  per- 
mis de  parler  ici  de  vision?  Que  la  vue  guide  les  arri- 
vants une  fois  la  fenêtre  ouverte  franchie,  rien  de  mieux. 
Mais  avant,  dans  l'inconnu  du  dehors!  Accorder  l'œil 
fabuleux  du  lynx ,  qui  voyait  à  travers  les  murailles, 
ne  suffirait  pas;  il  faudrait  encore  admettre  une  acuité 
visuelle  capable  de  ce  prodige  à  des  kilomètres  de  dis- 
tance. De  telles  énormités  ne  se  discutent  pas;  on  passe 
outre. 

Le  son  est  également  hors  de  cause.  La  bête  pansue,  ca- 
pable de  convoquer  de  si  loin,  est  une  silencieuse,  même 
pour  l'oreille  la  plus  délicate.  Qu'elle  ait  des  vibrations 
intimes,  des  tressaillements  passionnels,  appréciables 
peut-être  avec  un  microphone  d'extrême  subtilité,  à  la 
rigueur  c'est  possible;  mais  rappelons-nous  que  les  vi- 
siteurs doivent  être  renseignés  à  des  distances  considé- 
rables, à  des  milliers  de  mètres.  Dans  ces  conditions,  ne 
songeons  pas  à  l'acoustique.  Ce  serait  charger  le  silence 
de  mettre  en  émoi  les  alentours. 

Reste  l'odeur.  Dans  le  domaine  de  nos  sens,  des  éma- 
nations odorantes,  mieux  que  toute  autre  chose,  expli- 
queraient à  peu  près  les  papillons  accourus,  et  ne  trou- 
vant néanmoins  qu'après  certaines  hésitations  l'appât 
qui  les  attire.  Y  aurait-il,  en  effet,  des  effluves  analo- 


350  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

gues  à  ce  que  nous  appelons  odeur,  effluves  de  subtilité 
extrême,  absolument  insensibles  pour  nous,  et  néan- 
moins capables  d'impressionner  un  odorat  mieux  doué 
que  le  nôtre?  Une  expérience  est  à  faire,  des  plus  sim- 
ples. Il  s'agit  de  masquer  ces  effluves,  de  les  étouffer 
sous  une  odeur  puissante  et  tenace,  qui  s'empare  en 
maîtresse  de  l'olfaction.  L'excessif  neutralisera  le  très 
faible. 

Je  répands  à  l'avance  de  la  naphtaline  dans  l'appar- 
tement où  les  mâles  seront  conviés  le  soir.  De  plus, 
sous  la  cloche,  à  côté  de  la  femelle,  je  dispose  une  large 
capsule  pleine  de  la  même  matière.  L'heure  des  visites 
venue,  il  suffit  de  se  mettre  sur  le  seuil  de  la  pièce  pour 
percevoir  nettement  l'odeur  d'usine  à  gaz.  Mon  artifice 
n'aboutit  pas.  Les  papillons  arrivent  comme  d'habi- 
tude; ils  pénètrent  dans  l'appartement,  traversent  son 
atmosphère  goudronneuse  et  vont  à  la  cloche  avec  la 
même  sûreté  de  direction  que  dans  un  milieu  inodore. 

Ma  confiance  dans  l'olfaction  est  ébranlée.  De  plus, 
me  voici  dans  l'impossibilité  de  continuer.  Le  neuvième 
jour,  usée  par  sa  stérile  attente,  ma  prisonnière  périt, 
après  avoir  déposé  ses  œufs  inféconds  sur  le  treillis  de 
la  cloche.  Faute  de  sujet,  plus  rien  à  faire  jusqu'à  l'an 
prochain. 

Cette  fois,  je  prendrai  mes  précautions,  je  m'appro- 
visionnerai afin  de  répéter  à  souhait  les  épreuves  déjà 
essayées  et  celles  que  je  médite.  A  l'œuvre  donc,  et 
sans  tarder. 

En  été,  je  fais  commerce  de  chenilles  à  un  sou  la 
pièce.  Le  marché  sourit  à  quelques  bambins  du  voisi- 
nage, mes  habituels  fournisseurs.  Le  jeudi,  affranchis 
de  l'affreux  verbe  à  conjuguer,  ils  courent  les  champs^ 


LE   GRAND-PAON  351 

trouvent  de  temps  à  autre  la  grosse  chenille  et  me  l'ap- 
portent agrippée  au  bout  d'un  bâton.  Ils  n'osent  la  tou- 
cher, les  pauvres  petits;  ils  sont  ébahis  de  mon  audace 
lorsque  je  la  saisis  des  doigts  comme  ils  le  feraient  eux- 
mêmes  du  familier  ver  à  soie. 

Élevée  avec  des  rameaux  d'amandier,  ma  ménagerie 
me  fournit  en  peu  de  jours  de  superbes  cocons.  En  hi- 
ver, des  recherches  assidues  au  pied  de  l'arbre  nourri- 
cier complètent  ma  collection.  Des  amis  qui  s'intéres- 
sent à  mes  études  me  viennent  en  aide.  Enfin,  à  force  de 
soins,  de  courses,  de  pourparlers  commerciaux  et  d'é- 
corchures  dans  les  broussailles,  je  suis  possesseur  d'un 
assortiment  de  cocons  parmi  lesquels  douze,  plus  volu- 
mineux et  plus  lourds,  m'annoncent  des  femelles. 

Un  déboire  m'attendait.  Mai  arrive,  mois  capricieux 
qui  met  à  néant  mes  préparatifs,  cause  de  tant  de  tra- 
cas. L'hiver  nous  revient.  Le  mistral  hurle,  dilacère  les 
feuilles  naissantes  des  platanes,  en  jonche  le  sol.  C'est 
le  froid  de  décembre.  Il  faut  rallumer  les  flambées  du 
soir,  remettre  les  épais  vêtements  dont  on  commençait 
à  s'alléger. 

Mes  papillons  sont  très  éprouvés.  Les  éclosions  sont 
tardives,  me  donnent  des  engourdis.  Autour  de  mes 
cloches  où  les  femelles  attendent,  aujourd'hui  l'une, 
demain  l'autre  d'après  l'ordre  de  naissance,  peu  ou 
point  de  mâles,  venus  du  dehors.  Il  y  en  a  cependant  à 
proximité,  car  les  sujets  à  grands  panaches  issus  de  ma 
récolte  sont  déposés  dans  le  jardin  aussitôt  éclos  et  re- 
connus. Eloignés  ou  voisins,  bien  peu  arrivent,  et  sans 
fougue.  Un  moment  ils  entrent,  puis  disparaissent,  ne 
reviennent  plus.  Les  amoureux  sont  refroidis. 

Peut-être  aussi  la  basse  température  est-elle  contraire 


352  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

aux  effluves  informateurs,  que  le  chaud  pourrait  bien 
exalter  et  le  froid  amoindrir,  comme  cela  se  passe  au 
sujet  des  odeurs.  Mon  année  est  perdue.  Ahl  qu'elle  est 
pénible,  l'expérimentation  esclave  du  retour  et  des  ca- 
prices d'une  courte  saison  ! 

Pour  la  troisième  fois,  je  recommence.  J'élève  des 
chenilles,  je  cours  la  campagne  à  la  recherche  des  co- 
cons. Lorsque  mai  revient,  je  suis  convenablement 
pourvu.  La  saison  est  belle,  répond  à  mes  souhaits.  Je 
revois  les  affluences  qui  m'avaient  tant  frappé  en  mes 
débuts,  lors  de  la  fameuse  invasion,  origine  de  mes  re- 
cherches. 

Chaque  soir,  par  escouades  d'une  douzaine,  d'une 
vingtaine  et  plus,  les  visiteurs  accourent.  La  femelle, 
puissante  matrone  ventrue,  se  tient  agrippée  au  treillis 
de  la  cloche.  Nul  mouvement  de  sa  part,  pas  même  une 
trépidation  d'ailes.  On  la  dirait  indifférente  à  ce  qui  se 
passe.  Nulle  odeur  non  plus,  autant  que  peuvent  en 
juger  les  narines  les  plus  sensibles  de  la  maisonnée; 
nul  bruissement  que  puisse  apprécier  l'ouïe  la  plus  sub- 
tile parmi  les  miens  appelés  en  témoignage.  Immobile, 
recueillie,  elle  attend. 

Les  autres,  par  deux,  par  trois  et  plus,  s'abattent  sur 
le  dôme  de  la  cloche,  vivement  le  parcourent  en  tout 
sens,  le  fouettent  du  bout  des  ailes  en  continuelle  agi- 
tation. Pas  de  rixes  entre  rivaux.  Sans  indice  de  jalousie 
à  l'égard  des  autres  empressés,  chacun  cherche  de  son 
mieux  à  pénétrer  dans  l'enceinte.  Lassés  de  leurs  vai- 
nes tentatives,  ils  s'envolent  et  se  mêlent  au  ballet  de 
la  foule  tourbillonnante.  Quelques  désespérés  s'enfuient 
par  la  fenêtre  ouverte,  de  nouveaux  arrivants  les  rem- 
placent; et  sur  le  dôme  de  la  cloche,  jusque  vers  les  dix 


LE   GRAND-PAON  333 

heures,  les  essais  d'approche  sans  cesse  recommencent, 
bientôt  lassés,  bientôt  repris. 

Chaque  soir,  la  cloche  est  déplacée.  Je  la  mets  au 
nord  et  au  midi,  au  rez-de-chaussée  et  au  premier  étage, 
dans  l'aile  droite  de  l'habitation  ou  cinquante  mètres 
plus  loin  dans  l'aile  gauche,  en  plein  air  ou  dans  le  se- 
cret d'une  pièce  reculée.  Tous  ces  déménagements  brus- 
ques, combinés  de  façon  à  dérouter,  si  possible,  les 
chercheurs,  ne  troublent  en  rien  les  papillons.  Je  perds, 
à  les  duper,  mon  temps  et  mes  malices. 

La  mémoire  des  lieux  n'a  pas  ici  de  rôle.  La  veille, 
par  exemple,  la  femelle  était  installée  en  certaine  pièce 
de  l'habitation.  Les  empanachés  y  sont  venus  voleter 
une  paire  d'heures,  divers  même  y  ont  passé  la  nuit. 
Le  lendemain,  au  coucher  du  soleil,  lorsque  je  démé- 
nage la  cloche,  tous  sont  dehors.  Bien  que  de  durée  éphé- 
mère, les  plus  récents  sont  aptes  à  recommencer  une 
seconde,  une  troisième  fois,  leurs  expéditions  nocturnes. 
Où  iront-ils  tout  d'abord,  ces  vétérans  d'un  jour? 

Ils  sont  renseignés  sur  le  point  exact  du  rendez-vous 
de  la  veille.  Ils  y  reviendront,  croirait-on,  guidés  par 
la  mémoire;  et,  n'y  trouvant  plus  rien,  ils  iront  con- 
tinuer ailleurs  leurs  investigations.  Eh  bien,  non  :  con- 
tre mon  attente,  ce  n'est  pas  cela  du  tout.  Nul  ne  repa- 
raît aux  lieux  si  fréquentés  hier  au  soir,  nul  n'y  fait 
brève  visite.  La  place  est  reconnue  déserte,  sans  infor- 
mation préalable  comme  semblerait  en  exiger  le  sou- 
venir. Un  guide  plus  afiirmatif  que  la  mémoire  les  con- 
voque autre  part. 

Jusqu'ici  la  femelle  a  été  laissée  à  découvert,  sous  les 
mailles  d'une  toile  métallique.  Les  visiteurs,  clairvoyants 
dans  la  nuit  sombre,  pouvaient  la  voir  à  la  vague  lumi- 

23 


354  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

nosité  de  ce  qui  pour  nous  est  ténèbres.  Qu'adviendra- 
t-il  si  je  l'enferme  dans  une  enceinte  opaque?  Suivant 
sa  nature,  cette  enceinte  ne  peut-elle  laisser  libres  ou 
bien  arrêter  les  effluves  informateurs? 

La  physique  nous  prépare  aujourd'hui  la  télégraphie 
sans  fils,  au  moyen  des  ondes  hertziennes.  Le  Grand- 
Paon  nous  aurait-il  devancés  dans  cette  voie?  Pour  met- 
tre en  émoi  les  alentours,  avertir  les  prétendants  à  des 
kilomètres  de  distance,  la  nubile  qui  vient  d'éclore  dis- 
poserait-elle d'ondes  électriques,  magnétiques,  connues 
ou  inconnues,  que  tel  écran  arrête  et  tel  autre  laisse 
passer?  en  un  mot  se  servirait-elle,  à  sa  manière,  d'une 
sorte  de  télégraphe  sans  fils?  A  cela,  je  ne  vois  rien 
d'impossible;  l'insecte  est  coutumier  d'inventions  tout 
aussi  merveilleuses. 

Je  loge  donc  la  femelle  dans  des  boîtes  de  nature  va- 
riée. Il  y  en  a  en  fer-blanc,  en  bois,  en  carton.  Toutes 
sont  hermétiquement  closes,  lutées  même  avec  un  mas- 
tic gras.  Je  fais  également  usage  d'une  cloche  de  verre 
reposant  sur  l'appui  isolateur  d'un  carreau  de  vitre. 

Eh  bien,  dans  ces  conditions  de  rigoureuse  clôture, 
jamais  un  mâle  n'arrive,  jamais  un  seul,  si  favorables 
que  soient  la  douceur  et  le  calme  de  la  soirée.  N'importe 
sa  nature,  métallique  ou  vitreuse,  de  bois  ou  de  carton, 
l'enceinte  close  met  obstacle  infranchissable  aux  effluves 
avertisseurs. 

Une  couche  de  coton  de  deux  travers  de  doigt  d'épais- 
seur a  même  résultat.  Je  loge  la  femelle  dans  un  large 
bocal,  à  l'embouchure  duquel  je  ficelle,  pour  couvercle, 
une  nappe  d'ouate.  Cela  suffit  pour  laisser  le  voisinage 
dans  l'ignorance  des  secrets  de  mon  laboratoire.  Aucun 
mâle  ne  survient. 


LE    GRAND-PAON  355 

Servons-nous,  au  contraire,  de  boîtes  mal  fermées, 
entre-bâillées;  cachons-les  mèmû  alors  dans  un  tiroir, 
dans  une  armoire,  et,  malgré  ce  surcroît  de  mystère,  les 
papillons  arrivent  aussi  nombreux  que  lorsqu'ils  accou- 
raient à  la  cloche  treillissée,  en  évidence  sur  une  table. 
J'ai  gardé  vif  souvenir  d'une  soirée  où  la  recluse  atten- 
dait dans  un  étui  de  chapeau,  au  fond  d'un  placard 
fermé.  Les  arrivants  allaient  à  Tliuis,  le  choquaient  de 
l'aile,  toc- toc,  voulant  entrer.  Pèlerins  de  passage,  ve- 
nus on  ne  sait  d'où  à  travers  champs,  ils  savaient  très 
bien  ce  qu'il  y  avait  là  dedans,  derrière  les  planches. 

Ainsi  est  reconnu  inadmissible  tout  moyen  d'informa- 
tion analogue  à  la  télégraphie  sans  fils,  car  le  premier 
écran  venu,  bon  conducteur  ou  mauvais  conducteur, 
arrête  net  les  signaux  de  la  femelle.  Pour  leur  laisser 
voie  libre  et  les  propager  au  loin,  une  condition  est 
indispensable  :  c'est  l'imparfaite  clôture  de  l'enceinte 
où  la  captive  est  renfermée,  c'est  la  communication  de 
l'atmosphère  intérieure  avec  celle  de  l'extérieur.  Cela 
nous  ramène  à  la  probabilité  d'une  odeur,  démentis  ce- 
pendant par  l'expérience  où  j'ai  fait  intervenir  la  naph- 
taline. 

Mes  ressources  en  cocons  s'épuisent,  et  le  problème 
garde  son  obscurité.  Recommencerai-je  une  quatrième 
année?  J'y  renonce  pour  les  motifs  que  voici  :  un  pa- 
pillon à  noces  nocturnes  est  d'observation  difficultueuse 
si  je  veux  le  suivre  dans  l'intimité  de  ses  actes.  Le  ga- 
lant, pour  aller  à  ses  fins,  n'a  certes  pas  besoin  d'un  lu- 
minaire; mais  mon  infime  vision  humaine  ne  peut  s'en 
passer  la  nuit.  Il  me  faut  au  moins  une  bougie,  souvent 
éteinte  par  l'essaim  tournoyant.  Une  lanterne  m'évite 
ces  éclipses,  mais  sa  louche  clartée,  rayée  de  larges  om- 


3o6  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

bres,  ne  convient  nullement  à  mes  scrupules  d'observa- 
teur, qui  veut  voir  et  bien  voir. 

Ce  n'est  pas  tout.  La  lumière  d'une  lampe  détourne 
les  papillons  de  leur  but,  les  distrait  de  leurs  affaires  et 
compromet  gravement,  si  elle  persiste,  le  succès  de  la 
soirée.  Aussitôt  entrés,  les  visiteurs  accourent  éperdu- 
ment  à  la  flamme,  s'y  grillent  le  duvet,  et  désormais, 
affolés  par  la  brûlure,  sont  des  témoins  suspects.  S'ils 
ne  sont  rôtis,  tenus  à  distance  par  une  enveloppe  de 
verre,  ils  prennent  pied  tout  à  côté  de  la  flamme,  et  là 
ne  bougent  plus,  hypnotisés. 

Un  soir,  la  femelle  était  dans  la  salle  à  manger,  sur 
une  table,  en  face  de  la  fenêtre  ouverte.  Une  lampe  à 
pétrole,  munie  d'un  large  réflecteur  en  émail  blanc,  brû- 
lait appendue  au  plafond.  Des  arrivants,  deux  s'arrêtè- 
rent sur  le  dôme  de  la  cloche,  très  empressés  auprès  de 
la  prisonnière;  sept  autres,  quelques  salutations  données 
en  passant,  allèrent  à  la  lampe,  tournoyèrent  un  peu, 
puis,  fascinés  par  la  gloire  lumineuse  rayonnant  du 
cône  d'opale,  ils  se  campèrent,  immobiles,  sous  le  réflec- 
teur. Déjà  les  mains  des  enfants  se  levaient  pour  les 
saisir.  «  Laissez,  dis- je,  laissez.  Soyons  hospitaliers; 
ne  troublons  pas  les  pèlerins  venus  au  tabernacle  de 
lumière.  » 

De  toute  la  soirée,  nul  des  sept  ne  remua.  Le  lende- 
main, ils  y  étaient  encore.  L'ivresse  de  la  lumière  leur 
avait  fait  oublier  l'ivresse  des  amours. 

Avec  de  tels  passionnés  pour  l'éclat  de  la  flamme, 
l'expérimentation  précise  et  prolongée  est  impraticable 
du  moment  que  l'observateur  a  besoin  d'un  luminaire. 
Je  renonce  au  Grand-Paon  et  à  ses  noces  nocturnes.  Il 
me  faut  un  papillon  de  mœurs  différentes,  habile  comme 


LE   GRAND-PAON  357 

lui  dans  les  prouesses  du  rendez-vous  nuptial,  mais  opé- 
rant de  jour. 

Avant  de  poursuivre  avec  un  sujet  remplissant  ces 
conditions,  laissons  un  moment  l'ordre  chronologique 
et  disons  quelques  mots  d'un  dernier  venu  alors  que  j'a- 
vais mis  Hn  à  mes  recherches.  Il  s'agit  du  Petit-Paon 
[Attaciis pavonia  minor,  Lin.). 

On  m'avait  apporté,  venu  je  ne  sais  d'oii,  un  superbe 
cocon  qu'enveloppait  à  distance  une  ample  chemise  de 
soie  blanche.  De  ce  fourreau,  à  gros  plis  irréguliers, 
aisément  se  dégag^eait  une  coque  pareille  de  conforma- 
tion à  celle  du  Grand-Paon,  mais  de  volume  bien  moin- 
dre. L'extrémité  antérieure,  travaillée  en  nasse  au  moyen 
de  brins  libres  et  convergents  qui  défendent  l'accès  de 
la  demeure  tout  en  permettant  la  sortie  sans  effraction 
de  l'enceinte,  m'indiquait  un  congénère  du  gros  papil- 
lon nocturne;  la  soierie  portait  la  marque  du  filateur. 

Et  en  effet,  en  fin  mars,  le  jour  des  Rameaux,  dans 
la  matinée,  le  cocon  à  nasse  me  donne  une  femelle  du 
Petit-Paon,  aussitôt  séquestrée  sous  cloche  en  toile  mé- 
tallique dans  mon  cabinet.  J'ouvre  la  fenêtre  de  la  pièce 
pour  laisser  l'événement  se  divulger  dans  la  campagne  ; 
il  faut  que  les  visiteurs,  s'il  en  vient,  trouvent  accès 
libre.  La  captive  s'agrippe  au  treillis  et  plus  ne  bouge 
d'une  semaine. 

Elle  est  superbe,  ma  prisonnière,  avec  son  velours 
brun  rayé  de  lignes  ondulées.  Fourrure  blanche  autour 
de  la  nuque;  tache  carminée  au  bout  des  ailes  supé- 
rieures; quatre  grands  y^ux  où  se  groupent,  en  lunules 
concentriques,  le  noir,  le  blanc,  le  rouge  et  l'ocre  jaune. 
C'est  à  peu  près,  avec  coloration  moins  sombre,  la  pa- 
rure du  Grand-Paon.  Trois  ou  quatre  fois  en  ma  vie  j'ai 


358  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

rencontré  ce  papillon,  si  remarquable  de  taille  et  de  cos- 
tume. Le  cocon  m'est  connu  d'hier.  Le  mâle,  je  ne  l'ai 
jamais  vu.  Je  sais  seulement,  d'après  les  livres,  qu'il 
est  moitié  moindre  que  la  femelle,  de  coloration  plus 
vive  et  plus  fleurie,  avec  du  jaune-orangé  aux  ailes 
inférieures. 

Yiendra-t-il,  l'élégant  inconnu,  l'empanaché  que 
j'ignore  encore,  tant  il  semble  rare  dans  ma  contrée?  En 
ses  haies  lointaines,  aura-t-il  avis  de  la  nubile  qui  l'at- 
tend sur  la  table  démon  cabinet?  J'ose  y  compter,  et  j'ai 
raison.  Le  voici  qui  arrive,  plus  tôt  même  que  je  ne  le 
pensais. 

Midi  sonnant,  comme  nous  nous  mettions  à  table,  petit 
Paul,  attardé  parla  préoccupation  des  événements  pro- 
bables, soudain  accourt  nous  rejoindre,  la  joue  allumée. 
Entre  ses  doigts  bat  des  ailes  un  joli  papillon  saisi  à 
l'instant  même,  tandis  qu'il  voletait  en  face  de  mon  cabi- 
net. 11  me  le  montre,  m'interroge  du  regard. 

<(  Holà!  dis-je,  c'est  précisément  le  pèlerin  que  nous 
attendons.  Replions  la  serviette  et  allons  voir  ce  qui  se 
passe.  On  dînera  plus  tard.  » 

Le  dîner  est  oublié  devant  les  merveilles  qui  se  pas- 
sent. Avec  une  inconcevable  ponctualité,  les  empana- 
chés accourent  aux  magiques  convocations  de  la  captive. 
D'un  essor  tortueux,  ils  arrivent  un  par  un.  Tous  sur- 
viennent du  nord.  Ce  détail  a  sa  valeur.  En  effet,  une 
semaine  vient  de  se  passer  avec  sauvage  retour  de  l'hi- 
ver. La  bise  soufflait  tempétueuse,  mortelle  à  Tiuipru- 
dente  floraison  de  l'amandier.  C'était  une  de  ces  fé- 
roces tourmentes  qui,  d'habitude,  servent  ici  de  prélude 
au  printemps.  Aujourd'hui,  la  température  s'est  brus- 
quement radoucie,  mais  le  vent  du  nord  souffle  toujours. 


LE    GRAND-PAON  3o9 

Or,  en  celte  première  séance,  tous  les  papillons  accou- 
rus à  la  prisonnière  entrent  dans  l'enclos  par  le  nord  ; 
ils  suivent  le  courant  de  l'air;  pas  un  ne  le  remonte. 
S'ils  avaient  pour  boussole  une  olfaction  analogue  à  la 
nôtre,  s'ils  étaient  guidés  par  des  atomes  odorants  dis- 
sous dans  l'air,  c'est  en  sens  inverse  que  devrait  se  faire 
leur  arrivée.  Venus  du  midi,  on  pourrait  les  croire  in- 
formés par  les  effluves  que  le  vent  entraîne;  venus  du 
nord,  par  ce  temps  de  mistral,  souverain  balaj^eur  de 
l'atmosphère,  comment  supposer  qu'ils  ont  perçu  à  grande 
distance  ce  que  nous  appelons  une  odeur?  Ce  reflux  des 
molécules  odorifères,  à  contresens  du  torrent  aérien, 
me  semble  inadmissible. 

Pendant  une  paire  d'heures,  par  un  soleil  radieux, 
les  visiteurs  vont  et  viennent  devant  la  façade  du  cabi- 
net. La  plupart  longtemps  cherchent,  explorent  la  mu- 
raille, volent  à  fleur  de  terre.  A  voir  leurs  hésitations, 
on  les  dirait  embarrassés  pour  découvrir  le  point  précis 
où  se  trouve  l'appât  qui  les  attire.  Accourus  de  fort  loin 
sans  erreur,  ils  semblent  imparfaitement  orientés  une 
fois  sur  les  lieux.  Néanmoins  tôt  ou  tard  ils  entrent 
dans  la  pièce  et  saluent  la  captive  sans  bien  insister.  A 
deux  heures,  tout  est  fini.  Il  est  venu  dix  papillons. 

Toute  la  semaine,  chaque  fois  vers  midi,  à  l'heure  de 
^aplus  vive  illumination,  des  papillons  arrivent,  mais  en 
nombre  décroissant.  Le  total  se-  rapproche  de  la  qua- 
rantaine. Je  juge  inutile  de  répéter  des  épreuves  qui 
n'ajouteraient  rien  à  ce  que  je  sais  déjà,  et  me  borne  à 
constater  deux  faits.  En  premier  lieu,  le  Petit-Paon  est 
diurne,  c'est-à-dire  qu'il  célèbre  ses  noces  aux  éblouis- 
santes clartés  du  milieu  du  jour.  Il  lui  faut  le  soleil  en 
plein  rayonnement.  Au  Grand-Paon,  dont  il  est  si  voisin 


360  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

par  sa  forme  d'adulte  et  son  industrie  de  clienille,  il  faut, 
au  contraire,  les  ténèbres  des  premières  heures  de  la 
nuit.  Expliquera  qui  pourra  cette  étrange  opposition  de 
mœurs. 

En  second  lieu,  un  fort  courant  d'air,  balayant  en  sens 
inverse  les  particules  aptes  à  renseigner  l'odorat,  n'em- 
pêche pas  les  papillons  d'arriver  à  l'opposé  du  flux  odo- 
rifère  tel  que  le  conçoit  notre  physique. 

Pour  continuer,  c'est  un  papillon  à  noces  diurnes  qu'il 
me  faudrait;  non  le  Petit-Paon,  intervenu  trop  tard, 
alors  que  je  n'avais  rien  à  lui  demander,  mais  un  autre, 
n'importe  lequel,  pourvu  qu'il  soit  habile  découvreur  de 
fêtes  nuptiales.  Ce  papillon,  l'aurai-je? 


XXIV 


LE     MINIME     A     BANDE 


Oui,  je  l'aurai;  je  l'ai  même  déjà.  Mine  éveillée,  non 
lavée  tous  les  jours,  pieds  nus,  culotte  délabrée  retenue 
avec  une  ficelle,  un  garçonnet  de  sept  ans,  habitué  de  la 
maison  comme  fournisseur  de  navets  et  de  tomates, 
m'arrive  un  matin  avec  son  panier  de  légumes.  Après 
avoir  reçu,  comptés  un  à  un  dans  le  creux  de  la  main, 
les  quelques  sous  attendus  de  sa  mère  comme  prix  de 
Fhortotaille,  il  sort  de  sa  poche  un  objet  trouvé  la  veille 
le  long  d'une  haie,  en  ramassant  de  l'herbe  pour  les 
lapins. 

«  Et  ça,  fait-il  en  me  tendant  l'affaire,  et  ça,  le  prenez- 
vous?  —  Certes  oui,  je  le  prends.  Tâche  d'en  trouver 
d'autres,  le  plus  que  tu  pourras,  et  je  te  promets,  le  di- 
manche, de  bonnes  tournées  sur  les  chevaux  de  bois. 
En  attendant,  mon  ami,  voici  deux  sous  pour  toi.  Crainte 
de  te  tromper  en  rendant  tes  comptes,  ne  les  mélange 
pas  avec  ceux  des  navets;  mets-les  à  part.  »  Épanoui 
de  satisfaction  devant  telle  richesse,  mon  petit  mal  pei- 
gné promet  de  bien  chercher,  entrevoyant  déjà  une  for- 
tune. 

Lui  parti,  j'examine  la  chose.  Elle  en  vaut  la  peine. 
C'est  un  beau  cocon,  de  forme  obtuse,  rappelant  assez 
bien  le  produit  de  nos  magnaneries,  de  consistance  ferme 


362  SOUVEiMUS   ENTOMOLOGIQUES 

et  de  coloration  fauve.  De  brefs  renseignements  glanés 
dans  les  livres  m'affirment  presque  le  Bombyx  du  cliêne. 
Si  c'était  cela,  quelle  aubaine!  Je  pourrais  continuer 
mon  étude,  compléter  peut-être  ce  que  m'a  fait  entrevoir 
le  Grand- Paon. 

Le  Bombyx  du  cliêne  est,  en  effet,  un  papillon  classi- 
que; il  n'est  pas  de  traité  d'entomologie  qui  ne  parle  de 
ses  exploits  en  temps  de  noces.  Une  mère,  dit-on,  vient 
d'éclore  en  captivité,  à  l'intérieur  d'un  appartement 
et  même  dans  le  secret  d'une  boîte.  Elle  est  loin  de  la 
campagne,  dans  le  tumulte  d'une  grande  ville.  L'événe- 
ment est  néanmoins  divulgué  aux  intéressés  dans  les 
bois  et  les  pelouses.  Guidés  par  une  boussole  inconce- 
vable, les  mâles  arrivent,  accourus  des  champs  loin- 
tains ;  ils  vont  au  coffret,  l'auscultent,  virent  et  revirent. 

Ces  merveilles  m'étaient  connues  par  la  lecture  ;  mais 
voir,  de  ses  propres  yeux  voir,  et  du  même  coup  expé- 
rimenter un  peu,  c'est  bien  autre  cliose.  Que  me  réserve 
mon  acquisition  de  deux  sous?  En  sortira-t-il  le  fameux 
Bombyx? 

Appelons-le  de  son  autre  nom,  le  Minime  à  bande. 
Cette  originale  dénomination  de  Minime  est  motivée  par 
le  costume  du  mâle  :  robe  monacale  d'un  roux  modeste. 
Mais  ici  la  bure  est  délicieux  velours,  avec  bande  trans- 
versale pâlie  et  petit  point  blanc  oculé  sur  les  ailes  anté- 
rieures. 

Le  Minime  à  bande  n'est  pas  ici  papillon  trivial,  de 
capture  probable  si,  en  temps  opportun,  le  désir  nous 
vient  de  sortir  avec  un  filet.  Autour  du  village,  dans 
l'enclos  de  ma  solitude  en  particulier,  il  ne  m'est  pas 
arrivé  de  le  voir  après  une  vingtaine  d'années  de  séjour. 
Je  ne  suis  pas  chasseur  fervent,  il  est  vrai;  l'insecte  mort 


LE   MINIME   A   BANDE  363 

des  collections  m'intéresse  fort  peu;  il  me  le  faut  vi- 
vant, dans  l'exercice  de  ses  aptitudes.  Mais,  à  défaut 
du  zèle  du  collectionneur,  j'ai  le  regard  attentif  à  tout 
ce  qui  anime  les  champs.  Un  papillon  si  remarquable  de 
taille  et  de  costume  ne  m'aurait  certes  pas  échappé  si  je 
l'avais  rencontré. 

Le  petit  chercheur  que  j'avais  si  bien  alléché  avec  la 
promesse  des  chevaux  de  bois,  plus  jamais  ne  fit  seconde 
trouvaille.  Pendant  trois  ans,  j'ai  mis  en  réquisition  amis 
et  voisins,  les  jeunes  surtout,  perspicaces  gratteurs  de 
broussailles;  j'ai  gratté  moi-même  beaucoup  sous  les 
amas  de  feuilles  mortes,  j'ai  inspecté  les  tas  de  pierrail- 
les, j'ai  visité  les  troncs  caverneux.  Peines  inutiles  :  le 
précieux  cocon  restait  introuvable.  C'est  assez  dire  que 
le  Minime  à  bande  est  très  rare  autour  de  ma  demeure. 
Le  moment  venu,  on  verra  l'importance  de  ce  détail. 

Gomme  je  le  soupçonnais,  mon  unique  cocon  appar- 
tenait bien  au  célèbre  papillon.  Le  20  août,  il  en  sort 
une  femelle,  corpulente  et  ventrue,  costumée  comme  le 
mâle,  mais  à  robe  plus  claire,  tournant  au  nankin.  Je 
l'établis  sous  cloche  en  toile  métallique,  au  centre  de 
mon  cabinet,  sur  la  grande  table  de  laboratoire,  encom- 
brée de  livres,  bocaux,  terrines,  boîtes,  éprouvettes  et 
autres  engins.  On  connaît  les  lieux,  les  mêmes  que  pour 
le  Grand-Paon.  Deux  fenêtres,  donnant  sur  le  jardin, 
éclairent  la  pièce.  L'une  est  fermée,  l'autre  est  mainte- 
nue jour  et  nuit  ouverte.  G'est  entre  les  deux,  à  la  dis- 
tance de  quatre  à  cinq  mètres,  que  le  papillon  est  étabh, 
dans  la  pénombre. 

Le  reste  de  la  journée  et  le  lendemain  se  passent  sans 
rien  amener  digne  de  mention.  Appendue  par  les  griffes 
d'avant  au  treillis,  du  côté  de  la  lumière,  la  prisonnière 


364  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

est  immobile,  inerte.  Nulle  oscillation  des  ailes,  nul  fré- 
missement des  antennes.  Ainsi  faisait  la  femelle  du 
Grand-Paon. 

La  mère  Bombyx  se  mûrit,  raffermit  ses  tendres  chairs. 
Par  un  travail  dont  noire  science  n'a  pas  la  moindre 
idée,  elle  élabore  un  appât  irrésistible  qui  lui  amènera 
des  visiteurs  des  quatre  coins  du  ciel.  Que  se  passe-t-il 
dans  ce  corps  ventru,  quelles  transmutations  s'y  accom- 
plissent pour  révolutionner  après  les  alentours?  Connus, 
les  arcanes  du  papillon  nous  grandiraient  d'un  empan. 

Le  troisième  jour,  la  mariée  est  prête.  La  fête  éclate 
en  son  plein.  J'étais  dans  le  jardin,  désespérant  déjà  du 
succès,  tant  les  choses  traînaient  en  longueur,  lorsque, 
vers  les  trois  heures  de  l'après-midi,  par  un  temps  très 
chaud  et  un  soleil  radieux,  j'aperçus  une  foule  de  papil- 
lons tourbillonnant  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre  ou- 
verte. 

Ce  sont  les  amoureux  qui  viennent  faire  visite  à  la 
belle.  Les  uns  sortent  de  l'appartement,  d'autres  entrent, 
d'autres  stationnent  sur  le  mur,  s'y  reposent  comme 
harassés  d'un  long  parcours.  J'en  entrevois  qui  vien- 
nent de  loin,  par-dessus  les  murailles,  par-dessus  les 
rideaux  de  cyprès.  Il  en  accourt  de  toutes  les  directions, 
mais  de  plus  en  plus  rares.  J'ai  manqué  le  début  de  la 
convocation,  et  maintenant  les  invités  sont  à  peu  près 
au  complet. 

Allons  là-haut.  Cette  fois,  en  plein  jour,  sans  perdre 
un  détail,  je  revois  le  spectacle  étourdissant  auquel  m'a 
initié  le  gros  papillon  nocturne.  Dans  le  cabinet  vole 
une  nuée  de  mâles,  que  j'évalue  du  regard  à  une  soixan- 
taine, autant  qu'il  est  possible  de  se  reconnaître  dans 
cette  mobile  confusion.  Après  quelques  circuits  autour 


LE   MINIME   A   BANDE  355 

de  la  cloche,  divers  vont  à  la  fenêtre  ouverte,  tout  aus- 
sitôt reviennent,  recommencent  leurs  évolutions.  Les 
plus  empressés  se  posent  sur  la  cloche,  se  harcèlent 
de  la  patte,  se  bousculent,  cherchent  à  se  supplanter 
aux  bons  endroits.  De  l'autre  côté  de  la  barrière,  la 
captive,  sa  grosse  panse  pendante  contre  le  treillis,  at- 
tend, impassible.  Pas  un  signe  d'émoi  de  sa  part  devant 
la  turbulente  cohue. 

Sortant  ou  rentrant,  assidus  à  la  cloche  ou  voletant 
dans  la  salle,  ils  ont  pendant  plus  de  trois  heures  con- 
tinué leur  sarabande  effrénée.  Mais  le  soleil  baisse,  la 
température  fraîchit  un  peu.  Se  refroidit  aussi  l'ardeur 
des  papillons.  Beaucoup  sortent,  ne  rentrent  plus.  D'au- 
tres prennent  position  pour  la  séance  de  demain;  ils  se 
fixent  sur  les  croisillons  de  la  fenêtre  fermée,  ainsi  que 
le  faisaient  les  <jrands-Paons.  La  fête  est  finie  pour 
aujourd'hui.  Elle  reprendra  certainement  demain,  car 
elle  est  encore  sans  résultat  à  cause  du  grillage. 

Mais  non,  hélas!  à  ma  grande  confusion,  elle  ne  re- 
prendra pas,  et  par  ma  faute.  Sur  le  tard,  une  Mante 
religieuse  m'est  apportée,  méritant  attention  à  cause  de 
sa  petite  taille  exceptionnelle.  Préoccupé  des  événe- 
ments de  l'après-midi,  distrait,  j'entrepose  à  la  hâte 
l'insecte  carnassier  sous  la  cloche  de  mon  Bombyx.  L'i- 
dée ne  me  vient  pas  un  instant  que  cette  cohabitation 
puisse  tourner  à  mal.  La  Mante  est  si  fluette,  et  l'autre 
si  corpulente!  Donc  aucune  appréhension  de  ma  part. 

Ah!  que  je  connaissais  mal  la  furie  de  carnage  de  la 
bête  à  grappins!  Le  lendemain,  amère  surprise,  je  trouve 
la  petite  Mante  dévorant  l'énorme  papillon.  La  tête  et 
le  devant  de  la  poitrine  ont  déjà  disparu.  Horrible  bête! 
quel  mauvais  moment  tu  m'as  valu!  Adieu  mes  recher- 


366  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

ches,  caressées  en  imagination  toute  la  nuit;  de  trois 
ans,  faute  de  sujet,  je  ne  pourrai  les  reprendre. 

Que  la  mauvaise  fortune  ne  nous  fasse  pas  oublier  ce- 
pendant le  peu  que  nous  venons  d'apprendre.  Pour  une 
seule  séance,  soixante  miiles  environ  sont  venus.  Con- 
sidérons la  rareté  du  Minime,  remettons-nous  en  mé- 
moire mes  recherches  personnelles  et  celles  de  mes  auxi- 
liaires prolongées  inutilement  des  années  entières,  et  ce 
nombre  nous  causera  stupéfaction.  L'introuvable  est  de- 
venu subitement  multitude  avec  l'appât  d'une  femelle. 

Or  d'où  accouraient-ils?  De  tous  côtés  et  de  fort  loin 
à  n'en  pas  douter.  Depuis  si  longtemps  que  je  l'exploite, 
mon  voisinage  m'est  familier  buisson  par  buisson,  tas 
de  pierres  par  tas  de  pierres,  et  je  peux  affirmer  que  le 
Bombyx  du  chêne  ne  s'y  trouve  pas.  Pour  assembler 
l'essaim  de  mon  cabinet,  il  a  fallu,  de-çà,  de-là,  le  con- 
cours de  toute  la  banlieue,  dans  un  rayon  que  je  n'ose 
déterminer. 

Trois  années  se  passent,  et  la  chance  tenacement  sol- 
licitée me  vaut  enhn  deux  cocons  du  Minime.  L'un  et 
l'autre,  à  quelques  jours  d'intervalle,  vers  le  milieu  du 
mois  d'août,  me  donnent  une  femelle,  chance  qui  me 
permettra  de  varier  et  de  répéter  les  épreuves. 

Je  renouvelle  rapidement  les  expérimentations  oii  le 
Grand-Paon  m'a  déjà  fourni  réponse  très  affirmative. 
Le  pèlerin  de  jour  n'est  pas  moins  habile  que  le  pèlerin 
de  nuit.  Il  déjoue  toutes  mes  malices.  Infailliblement  il 
accourt  à  la  prisonnière,  sous  cloche  en  treillis  métalli- 
que, quel  que  soit  le  point  de  l'habitation  où  l'appareil 
est  installé;  il  sait  la  découvrir  dans  la  cachette  d'un 
placard;  il  la  devine  dans  le  secret  d'une  boite  quelcon- 
que, pourvu  que  la  fermeture  ne  soit  pas  rigoureuse. 


LE   MINIME   A    BANDE  367 

Il  cesse  de  venir,  dépourvu  d'informations,  si  le  coffret 
se  trouve  hermétiquement  clos.  Jusque-là  rien  autre  que 
la  répétition  des  prouesses  du  Grand-Paon. 

Une  boîte  bien  fermée,  dont  le  contenu  aérien  n'a  pas 
de  communication  avec  l'atmosphère  extérieure,  laisse 
le  Minime  dans  la  complète  ignorance  de  la  recluse. 
Pas  un  n'arrive,  même  si  la  boite  est  exposée  en  pleine 
évidence  sur  la  fenêtre.  Ainsi  revient,  plus  pressante, 
l'idée  d'effluves  odorants,  non  transmissibles  à  travers 
une  paroi  de  métal,  de  bois,  de  carton,  de  verre,  n'im- 
porte. 

Interrogé  sur  ce  point,  le  gros  papillon  nocturne  n'a 
pas  été  trompé  par  la  naphtaline  qui  devait,  à  mon 
avis,  masquer,  de  sa  puissante  odeur,  des  émanations 
extrasubtiles,  insensibles  pour  toute  olfaction  humaine. 
L'épreuve  est  reprise  avec  le  Minime.  J'y  prodigue  cette 
fois  tout  le  luxe  d'essence  et  de  puanteurs  que  peuvent 
me  permettre  mes  ressources  en  drogueries. 

Une  dizaine  de  soucoupes  sont  disposées,  partie  à 
l'intérieur  de  la  cloche  en  toile  métallique,  prison  de  la 
femelle,  partie  tout  autour,  en  cercle  continu.  Les  unes 
contiennent  de  la  naphtaline,  d'autres  de  l'essence  de 
lavande  aspic,  d'autres  du  pétrole,  d'autres  finalement 
des  sulfures  alcalins  à  fumet  d'œufs  pourris.  A  moins 
d'asphyxier  la  prisonnière,  je  ne  peux  faire  davantage. 
Ces  dispositifs  sont  pris  dans  la  matinée,  afin  que  l'ap- 
partement soit  à  fond  saturé  quand  viendra  l'heure  des 
convocations. 

L'après-midi,  le  cabinet  est  devenu  odieuse  officine 
oii  dominent  le  pénétrant  arôme  de  l'aspic  et  l'infection 
sulfhydrique.  N'oublions  pas  que  dans  cette  pièce  il  se 
fume,  et  abondamment.  L'usine  à  gaz,  la  tabagie,  la 


368  SOUVENIRS   ENTOMOLOG[QUES 

parfumerie,  la  pétrolerie,  la  chimie  puante,  concertant 
leurs  odeurs,  parviendront-elles  à  dérouter  le  Minime? 

Nullement.  Sur  les  trois  heures,  les  papillons  arri- 
vent, nombreux  comme  d'habitude.  Ils  vont  à  la  cloche, 
que  j'ai  eu  soin  de  recouvrir  d'un  linge  épais  pour  aug- 
menter la  difficulté.  Ne  voyant  rien  une  fois  entrés, 
plongés  dans  une  atmosphère  étrange  où  tout  fumet 
subtil  devrait  être  annihilé,  ils  volent  à  l'enfermée  et 
cherchent  à  la  rejoindre  en  se  glissant  sous  les  plis  du 
linge.  Mes  artifices  n'ont  aucun  résultat. 

Après  cet  échec,  si  net  dans  ses  conséquences  et  ré- 
pétant ce  que  m'avaient  appris  le  Grand-Paon  et  la  naph- 
taline, je  devais,  en  bonne  logique,  renoncer  aux  efflu- 
ves odorants  comme  guide  des  papillons  conviés  aux 
fêtes  nuptiales.  Si  je  ne  l'ai  pas  fait,  j'en  suis  redevable 
à  une  observation  fortuite.  L'imprévu,  le  hasard,  nous 
vaut  parfois  de  ces  surprises  qui  nous  lancent  dans  la 
voie  du  vrai,  inutilement  recherchée  jusqu'alors. 

Une  après-midi,  m'informant  si  la  vue  a  quelque  rôle 
dans  les  recherches,  une  fois  les  papillons  entrés  dans 
l'appartement,  je  loge  la  femelle  dans  une  cloche  en 
verre  et  lui  donne  pour  appui  un  menu  rameau  de 
chêne  à  feuilles  desséchées.  L'appareil  est  disposé  sur 
une  table,  en  face  de  la  fenêtre  ouverte.  En  entrant,  les 
accourus  ne  peuvent  manquer  de  voir  la  prisonnière, 
placée  qu'elle  est  sur  leur  passage.  La  terrine  avec  cou- 
che de  sable,  oii  la  femelle  a  passé  la  nuit  précédente 
et  la  matinée  sous  le  couvert  d'une  cloche  en  toile  mé- 
tallique, m'embarrasse.  Je  la  dépose,  sans  prémédita- 
tion aucune,  à  l'autre  bout  de  la  salle,  sur  le  parquet, 
en  un  coin  où  ne  pénètre  qu'un  demi-jour.  Une  dizaine 
de  pas  la  séparent  de  la  fenêtre. 


LE   MINIME    A    BANDE  369 

Ce  qui  advient  de  ces  préparatifs  me  bouleverse  les 
idées.  Des  arrivants,  nul  ne  s'arrête  à  la  cloche  de  verre, 
où  la  femelle  est  en  évidence,  dans  le  plein  jour.  Ils 
passent  indifférents.  Pas  un  coup  d'œil,  pas  une  infor- 
mation. Ils  volent  tous  là-bas,  à  l'autre  bout  de  la  pièce, 
dans  le  recoin  obscur  où  j'ai  entreposé  la  terrine  et  la 
cloche. 

Ils  prennent  pied  sur  le  dôme  en  treillis,  longtemps 
l'explorent,  battant  des  ailes  et  se  gourmant  un  peu. 
Toute  l'après-midi,  jusqu'au  déclin  du  soleil,  c'est,  au- 
tour du  dôme  désert,  la  sarabande  que  susciterait  la 
réelle  présence  de  la  femelle.  Enfin  ils  partent,  non  tous. 
Il  y  a  des  obstinés  qui  ne  veulent  s'en  aller,  cloués  là 
par  une  attraction  magique. 

Etrange  résultat  vraiment  :  mes  papillons  accourent 
où  il  n'y  a  rien,  y  stationnent,  non  dissuadés  par  les  avis 
répétés  de  la  vue;  ils  passent  sans  le  moindre  arrêt  à 
côté  de  la  cloche  en  verre  où  la  femelle  ne  peut  man- 
quer d'être  aperçue  par  l'un  ou  l'autre  des  allants  et  des 
venants.  Affolés  par  un  leurre,  ils  n'accordent  attention 
au  réel. 

De  quoi  sont-ils  dupes?  Toute  la  nuit  précédente  et 
toute  la  matinée,  la  femelle  a  séjourné  sous  la  cloche 
en  toile  métallique,  tantôt  appendue  au  treillis,  tantôt 
reposant  sur  le  sable  de  la  terrine.  Ce  qu'elle  a  touché, 
surtout  de  son  gros  ventre  apparemment,  s'est  impré- 
gné, à  la  suite  d'un  long  contact,  de  certaines  émana- 
tions. Voilà  son  appât,  son  philtre  amoureux;  voilà  ce 
qui  révolutionne  le  monde  des  Minimes.  Le  sable  quel- 
que temps  le  garde  et  en  diffuse  les  effluves  à  la  ronde. 
C'est  donc  l'odorat  qui  guide  les  papillons,  les  aver- 
tit à  distance.  Subjugués  par  l'olfaction,  ils  ne  tiennent 


370  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

compte  des  renseigiiemenls  de  la  vue;  ils  passent  ou- 
tre devant  la  prison  de  verre  où  la  belle  est  mainte- 
nant captive;  ils  vont  au  treillis,  au  sable,  où  se  sont 
épanchées  les  burettes  magiques;  ils  accourent  au  dé- 
sert où  plus  rien  ne  reste  de  la  magicienne  que  le  té- 
moig'nage  odorant  de  son  séjour. 

L'irrésistible  philtre  demande  un  certain  temps  pour 
être  élaboré.  Je  me  le  représente  comme  une  exhalaison 
qui  petit  à  petit  se  dégage  et  sature  les  objets  en  contact 
avec  l'immobile  ventrue.  Si  la  cloche  de  verre  repose 
en  plein  sur  la  table,  ou  mieux  sur  un  carreau  de  vitre, 
la  communication  entre  l'intérieur  et  l'extérieur  est  in- 
suffisante; et  les  mâles,  ne  percevant  rien  par  l'odorat, 
n'arrivent  pas,  si  longtemps  que  se  prolonge  l'épreuve. 
Actuellement,  je  ne  peux  invoquer  ce  défaut  de  trans- 
missibilité  à  travers  un  écran,  car  si  j'établis  une  large 
communication,  si  je  soutiens  la  cloche  à  distance  du 
support  au  moyen  de  trois  cales,  les  papillons  n'ar- 
rivent pas  tout  d'abord,  quoique  nombreux  dans  l'ap- 
partement. Mais  attendons  une  demi-heure,  plus  on 
moins  :  l'alambic  aux  essences  féminines  travaille,  et 
l'affluence  des  visiteurs  se  fait  comme  à  l'ordinaire. 

En  possession  de  ces  données,  éclaircie  inattendue, 
il  m'est  loisible  de  varier  les  épreuves,  toutes  concluan- 
tes dans  le  même  sens.  Le  matin,  j'établis  la  femelle 
sous  une  cloche  en  treillis  métallique.  Son  reposoir  est 
un  petit  rameau  de  chêne  pareil  au  précédent.  Là, 
immobile,  comme  morte,  elle  stationne  de  longues  heu- 
res, ensevelie  dans  le  paquet  de  feuillage  qui  doit  s'im- 
prégner de  ses  émanations.  Quand  s'approche  le  moment 
des  visites,  je  retire  le  rameau,  saturé  à  point,  et  le 
dépose  sur  une  chaise,  non  loin  de  la  fenêtre  ouverte. 


LE   MINIME    A   BANDE  371 

D'autre  part,  je  laisse  la  femelle  sous  sa  cloche,  bien 
en  évidence  sur  la  table,  au  milieu  de  l'appartement. 

Les  papillons  arrivent,  d'abord  un,  puis  deux,  trois, 
bientôt  cinq  et  six.  Ils  entrent,  sortent,  rentrent,  mon- 
tent, descendent,  vont  et  viennent,  toujours  au  voisi- 
nage de  la  fenêtre  non  loin  de  laquelle  est  la  chaise  avec 
son  rameau  de  chêne.  Aucun  ne  se  dirige  vers  la  grande 
table  où,  quelques  pas  plus  avant  dans  la  pièce,  la  fe- 
melle les  attend  sous  le  dôme  en  treillis.  Ils  hésitent, 
cela  se  voit  clairement;  ils  cherchent. 

Enfin  ils  trouvent.  Et  que  trouvent-ils?  Juste  le  ra- 
meau qui,  la  matinée,  a  servi  de  ht  à  la  matrone  pansue. 
Les  ailes  en  rapide  agitation,  ils  prennent  pied  sur  le 
feuillage;  ils  l'explorent  dessus  et  dessous,  le  sondent, 
le  soulèvent,  le  déplacent,  tant  qu'à  la  fin  le  léger  fagot 
tombe  sur  le  parquet.  Les  sondages  entre  les  feuilles 
ne  continuent  pas  moins.  Sous  le  choc  des  ailes  et  les 
coups  de  griffettes,  maintenant  le  paquet  court  à  terre, 
semblable  au  chiffon  de  papier  qu'un  jeune  chat  fouette 
de  la  patte. 

Tandis  que  le  ramuscule  s'éloigne  avec  sa  bande 
d'investigateurs,  deux  nouveaux  arrivants  surviennent. 
Sur  leur  passage  est  la  chaise,  quelque  temps  support 
de  la  brindille  feuillée.  Ils  s'y  arrêtent  et  ardemment 
cherchent  au  point  même  que  tantôt  recouvrait  le  ra- 
meau. Cependant,  pour  les  uns  et  pour  les  autres,  l'ob- 
jet réel  de  leurs  désirs  est  là,  tout  près,  sous  un  treiUis 
que  j'ai  négligé  de  voiler.  Nul  n'y  prend  garde.  Sur  le 
parquet,  on  continue  de  bousculer  la  couchette  où  la 
femelle  gisait  le  matin;  sur  la  chaise,  on  continue  d'aus- 
culter le  point  où  cette  literie  était  d'abord  entreposée. 
Le  soleil  baisse,  l'heure  de  la  retraite  vient.  D'ailleurs 


372  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

les  effluves  passionnels  s'affaiblissent,  se  dissipent.  Sans 
plus,  les  visiteurs  s'en  vont.  A  demain. 

Les  épreuves  suivantes  m'apprennent  que  toute  ma- 
tière, n'importe  laquelle ,  peut  remplacer  le  rameau 
feuille,  mon  inspirateur  accidentel.  Quelque  temps  à 
l'avance,  je  pose  la  femelle  sur  une  couchette,  tantôt 
de  drap  ou  de  flanelle,  tantôt  d'ouate  ou  de  papier.  Je 
lui  impose  même  la  dureté  d'un  lit  de  camp  en  bois,  en 
verre,  en  marbre,  en  métal.  Tous  ces  objets,  après  un 
contact  de  quelque  durée,  ont  sur  les  mâles  la  même 
puissance  attractive  que  la  mère  Minime  elle-même.  Ils 
conservent  cette  propriété,  les  uns  plus,  les  autres  moins, 
suivant  leur  nature.  Les  meilleurs  sont  l'ouate,  la  fla- 
nelle, la  poussière,  le  sable,  enfin  les  objets  poreux.  Les 
métaux,  le  marbre,  le  verre,  au  contraire,  perdent  vite 
leur  efficacité.  Enfin,  toute  chose  sur  laquelle  la  femelle 
a  stationné  communique  ailleurs  par  contact  ses  vertus 
attractives.  C'est  ainsi  que  les  papillons  accouraient  à  la 
paille  de  la  chaise  après  la  chute  du  rameau  de  chêne. 

Servons-nous  de  l'un  des  meilleurs  lits,  de  la  flanelle 
par  exemple,  et  nous  verrons  curieuse  chose.  Au  fond 
d'une  longue  éprouvette  ou  bien  d'un  bocal  à  étroit 
goulot,  juste  suffisant  pour  le  passage  du  papillon,  je 
mets  un  morceau  de  flanelle,  reposoir  de  la  mère  toute 
la  matinée.  Les  visiteurs  entrent  dans  les  ustensiles,  s'y 
débattent,  ne  savent  plus  sortir.  Je  leur  ai  créé  une  sou- 
ricière où  je  pourrais  les  décimer.  Délivrons  les  malheu- 
reux et  retirons  le  morceau  d'étofle,  que  nous  enferme- 
rons dans  le  secret  absolu  d'une  boîte  bien  close.  Les 
étourdis  reviennent  à  l'éprouvette,  replongent  dans  le 
traquenard.  Ils  sont  attirés  par  les  effluves  que  la  fla- 
nelle imprégnée  a  communiqués  au  verre. 


LE   MINIME   A   BANDE  373 

La  conviction  est  faite.  Pour  convier  aux  noces  les 
papillons  des  alentours,  les  avertir  à  distance  et  les 
diriger,  la  nubile  émet  une  senteur  d'extrême  subtilité, 
insaisissable  par  notre  olfaction.  Les  narines  sur  la  mère 
Minime,  nul  de  mon  entourage  ne  perçoit  la  moindre 
odeur,  même  les  plus  jeunes,  à  sensibilité  non  encore 
émoussée. 

De  cette  quintessence  aisément  s'imprègne  tout  objet 
où  quelque  temps  la  femelle  repose,  et  cet  objet  devient 
dès  lors,  à  lui  seul,  tant  que  ses  effluves  ne  sont  dissi- 
pés, un  centre  d'attraction  aussi  actif  que  la  mère  elle- 
même. 

Rien  de  visible  ne  dénonce  l'appât.  Sur  le  papier,  cou- 
cbette  récente  autour  de  laquelle  s'empressent  les  visi- 
teurs, nulle  trace  appréciable,  nulle  mouillure;  la  sur- 
face est  nette  tout  aussi  bien  qu'avant  l'imprégnation. 

Le  produit  est  d'élaboration  lente  et  doit  s'accumuler 
un  peu  avant  qu'il  se  révèle  dans  sa  pleine  puissance. 
Enlevée  de  son  reposoir  et  placée  ailleurs,  la  femelle 
perd  momentanément  ses  attraits  et  devient  indifférente; 
c'est  au  reposoir,  saturé  par  un  long  contact,  que  les 
arrivants  se  portent.  Mais  les  batteries  se  remontent,  et 
l'abandonnée  reprend  son  pouvoir. 

L'apparition  du  flux  avertisseur  est  plus  ou  moins 
tardive  suivant  l'espèce.  La  récente  éclose  a  besoin  de 
se  mûrir  quelque  tem.ps  et  de  disposer  ses  alambics.  Née 
dans  la  matinée,  la  femelle  du  Grand-Paon  a  des  visi- 
teurs parfois  le  soir  même,  plus  souvent  le  lendemain, 
après  une  quarantaine  d'heures  de  préparatifs.  Celle  du 
Minime  diffère  davantage  les  convocations  ;  ses  bans  de 
mariage  ne  sont  publiés  qu'après  deux  ou  trois  jours 
d'attente. 


374  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Revenons  un  moment  sur  le  rôle  problématique  des 
antennes.  Le  mâle  Minime  en  a  de  somptueuses,  pareil- 
les à  celles  du  Grand-Paon,  son  émule  en  expéditions 
matrimoniales.  Convient-il  de  voir  boussole  directrice 
dans  la  pile  de  leurs  feuillets?  —  Je  recommence,  sans 
trop  y  insister,  mes  amputations  d'autrefois.  Aucun  des 
opérés  ne  revient.  Gardons-nous  de  conclure.  Le  Grand- 
Paon  nous  a  dit  à  quels  motifs,  autrement  sérieux  que 
des  cornes  tronquées,  se  rapporte  le  défaut  de  retour. 

D'ailleurs  un  second  Minime,  le  Bombyx  du  trèfle, 
très  voisin  du  premier  et  comme  lui  superbement  empa- 
naché, nous  soumet  question  très  embarrassante.  11  est 
fréquent  autour  de  ma  demeure;  jusque  dans  mon 
enclos,  je  trouve  son  cocon,  si  facile  à  confondre  avec 
celui  du  Bombyx  du  chêne.  Je  suis  tout  d'abord  dupe 
de  la  ressemblance.  De  six  cocons,  d'où  j'attendais  la 
Minime  à  bande,  il  m'éclôt  sur  la  fm  d'août  six  femel- 
les de  l'autre  espèce.  Eh  bien,  autour  de  ces  six  mères, 
nées  chez  moi,  jamais  un  mâle  n'apparaît,  bien  que  les 
empanachés  soient  présents,  à  n'en  pas  douter,  dans  les 
environs. 

Si  les  antennes  amples  et  plumeuses  sont  vraiment 
des  appareils  d'information  à  distance,  pourquoi  mes 
voisins  somptueusement  encornés  ne  sont-ils  pas  pré- 
venus de  ce  qui  se  passe  dans  mon  cabinet?  Pourquoi 
leurs  beaux  panaches  les  laissent- ils  froids  à  des  évé- 
nements qui  feraient  accourir  en  foule  l'autre  Minime? 
Encore  une  fois,  l'organe  ne  détermine  pas  l'aptitude. 
Tel  est  doué  et  tel  autre  ne  l'est  pas,  malgré  la  parité 
organique. 


XXV 


L  ODORAT 


En  physique,  il  n'est  bruit  aujourd'hui  que  des 
rayons  de  Rœntgen,  qui  traversent  les  corps  opaques 
et  nous  photographient  l'invisible.  Belle  trouvaille, 
mais  combien  humble  en  face  des  étonnements  que  l'a- 
venir nous  réserve  lorsque,  mieux  instruits  du  pourquoi 
des  choses  et  suppléant  par  notre  art  à  la  faiblesse  de 
nos  sens,  nous  pourrons  rivaliser  tant  soit  peu  avec 
l'acuité  sensorielle  de  la  bète. 

Qu'elle  est  enviable,  en  bien  des  cas,  cette  supério- 
rité de  l'animal!  Elle  nous  dit  la  pénurie  de  nos  rensei- 
gnements; elle  nous  affirme  très  médiocre  notre  outil- 
lage impressionnable  ;  elle  nous  certifie  des  sensations 
étrangères  à  notre  nature;  elle  proclame  des  réalités 
qui  nous  stupéfient,  tant  elles  sont  en  dehors  de  nos 
attributs. 

Une  misérable  chenille,  la  Processionnaire  du  pin,  se 
fend  le  dos  en  soupiraux  météorologiques  qui  hument 
le  temps  à  venir,  pressentent  la  bourrasque;  l'oiseau  de 
rapine,  presbyte  inconcevable,  voit  du  haut  des  nues  le 
mulot  tapi  à  terre  ;  les  chauves-souris  aveuglées  guident 
sans  heurt  leur  essor  à  travers  l'inextricable  labyrinthe 
de  fils  que  leur  tendait  Spallanzani  ;  dépaysé  à  des  cent 
lieues  de  distance,  le  pigeon  voyageur  regagne  infailli- 


376  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

blement  son  colombier  à  travers  des  immensités  qu'il 
n'a  jamais  parcourues;  dans  les  limites  de  son  modeste 
coup  d'aile,  une  abeille,  le  Chalicodome,  franchit  égale- 
ment l'inconnu,  accomplit  long  trajet  et  revient  à  son 
amas  de  cellules. 

Qui  n'a  pas  vu  le  chien  cherchant  la  truffe  ignore  une 
des  plus  belles  prouesses  du  sens  olfactif.  Absorbé  dans 
ses  fonctions,  Fanimal  va,  le  nez  auvent,  le  pas  modéré. 
Il  s'arrête,  interroge  le  sol  d'un  coup  de  narines,  eL,  sans 
insister,  gratte  un  peu  de  la  patte.  «  Ça  y  est,  maître, 
semble-t-il  dire  du  regard;  ça  y  est.  Foi  de  chien,  la 
truffe  est  là.  » 

Et  il  dit  vrai.  Le  maître  fouille  au  point  indiqué.  Si  la 
houlette  s'égare,  le  chien  la  fait  remettre  dans  la  bonne 
direction  en  reniflant  un  peu  au  fond  du  trou.  N'ayez 
crainte  des  pierrailles,  des  racines  rencontrées:  en  dépit 
des  écrans  et  de  la  profondeur,  le  tubercule  viendra.  Nez 
de  chien  ne  peut  mentir. 

Subtilité  d'odorat,  dit-on.  Je  veux  bien,  si  l'on  entend 
par  là  que  les  fosses  nasales  de  l'animal  sont  l'organe 
percepteur;  mais  la  chose  perçue^est-elle  toujours  une 
simple  odeur  dans  la  vulgaire  acception  du  terme,  un 
effluve  comme  l'entend  notre  propre  impressionnabi- 
lité?  J'aurais  quelques  raisons  d'en  douter.  Racontons 
la  chose. 

A  diverses  reprises,  j'ai  eu  la  bonne  fortune  d'accom- 
pagner un  chien  des  mieux  experts  en  son  métier.  Cer- 
tes il  ne  payait  pas  de  mine,  Tar-tiste  que  je  désirais  tant 
voir  travailler  :  chien  quelconque,  placide  et  réfléchi, 
disgracieux,  mal  peigné,  non  admissible  aux  intimités 
du  coin  du  feu.  Talent  et  misère  fréquemment  vont  de 
pair. 


L'ODORAT  377 

Son  maître,  célèbre  rabassier^  du  village,  convaincu 
que  mon  dessein  n'était  pas  de  lui  dérober  ses  secrets 
et  de  lui  faire  un  jour  concurrence,  m'admit  en  sa  com- 
pagnie, gracieuseté  non  prodiguée.  Du  moment  que  je 
n'étais  pas  un  apprenti,  mais  un  simple  curieux  qui 
dessinait  et  mettait  par  écrit  les  cboses  végétales  sou- 
terraines, au  lieu  d'apporter  à  la  ville  mon  sachet  de 
trouvailles,  gloire  de  la  dinde  aux  fêtes  de  la  Noël,  l'ex- 
cellent homme  se  prêta  de  son  mieux  à  mes  vues. 

Il  fut  convenu  entre  nous  que  le  chien  agirait  à  sa 
guise,  avec  la  récompense  obligatoire  après  chaque 
découverte,  n'importe  laquelle,  un  croûton  de  pain  gros 
comme  l'ongle.  En  tout  point  gratté  de  la  patte  il  serait 
fouillé,  et  l'objet  indiqué  serait  extrait  sans  préoccupa- 
tion de  sa  valeur  marchande.  Dans  aucun  cas,  Texpé- 
rience  du  maître  ne  devait  intervenir  pour  détourner  la 
bête  d'un  point  où  la  pratique  des  choses  n'indiquerait 
rien  de  commercial,  car  aux  morceaux  de  choix,  accueil- 
lis, bien  entendu,  quand  ils  se  présentaient,  mon  relevé 
botanique  préférait  les  misérables  productions  non  ad- 
mises au  marché. 

Ainsi  conduite,  l'herborisation  souterraine  fut  très 
fructueuse.  De  son  nez  perspicace,  le  chien  me  fit  in- 
différemment récolter  le  gros  et  le  menu,  le  frais  et  le 
pourri,  l'inodore  et  l'odorant,  le  parfumé  et  l'infect. 
J'étais  émerveillé  de  ma  collection,  comprenant  la  ma- 
jeure partie  des  champignons  hypogés  de  mon  voisi- 
nage. 

Quelle  variété  de  structure  et  surtout  de  fumet,  qua- 
lité primordiale  en  cette  question  de  flair!  Il  y  en  a  sans 

1.  Rabasso  est  le  nom  provençal  de  la  truffe.  D'où  le  terme  de 
rabassier  pour  désigner  un  chercheur  de  truffes. 


378  SOUVENIRS    ENTOMO  LOGIQUES 

rien  autre  d'appréciable  qu'un  vague  relent  fungique, 
qui  partout  se  retrouve,  plus  ou  moins  net.  Il  y  en  a 
qui  sentent  la  rave,  le  chou  pourri;  il  y  en  a  de  fétides, 
capables  d'apuantir  l'habitation  du  collectionneur.  Seule 
la  vraie  truffe  possède  l'arôme  cher  aux  gourmets. 

Si  l'odeur  comme  nous  l'entendons  est  son  unique 
guide,  comment  fait  le  chien  pour  se  reconnaître  au  mi- 
lieu de  ces  disparates?  Est-il  averti  du  contenu  du  sol 
par  une  émanation  générale,  l'effluve  fungique,  com- 
mune aux  diverses  espèces?  Alors  surgit  question  bien 
embarrassante. 

J'étais  attentif  aux  champignons  ordinaires,  dont 
beaucoup,  encore  invisibles,  annonçaient  leur  prochaine 
sortie  en  crevassant  le  sol.  Or  en  ces  points,  où  mon 
regard  devinait  le  cryptogame  refoulant  la  terre  sous  la 
poussée  de  son  chapeau,  en  ces  points  où  la  vulgaire 
odeur  fungique  était  certainement  très  prononcée,  je 
n'ai  jamais  vu  le  chien  faire  station.  Il  passait  dédai- 
gneux, sans  reniflement,  sans  coup  de  patte.  La  chose 
cependant  était  sous  terre,  pareille  de  fumet  à  ce  qu'il 
nous  indiquait  parfois. 

Je  revins  de  l'école  du  chien  avec  la  conviction  que  le 
nez  dénonciateur  de  la  truffe  a  pour  guide  mieux  que 
l'odeur  telle  que  nous  la  concevons  d'après  nos  aptitu- 
des olfactives.  Il  doit  percevoir  en  phis  des  effluves  d'un 
autre  ordre,  pleins  de  mystère  pour  nous,  non  outillés  en 
conséquence.  La  lumière  a  ses  rayons  obscurs,  sans 
effet  sur  notre  rétine,  mais  non  apparemment  sur  tou- 
tes. Pourquoi  le  domaine  de  l'odorat  n'aurait-il  pas  ses 
émanations  clandestines,  inconnues  de  notre  sensibilité 
et  perceptibles  avec  une  olfaction  différente? 

Si  le  flair  du.  chien  nous  laisse  perplexes  en  ce  sen^ 


L'ODORAT  379 

qu'il  nous  est  impossible  de  dire  au  juste,  de  soupçon- 
ner môme  ce  qu'il  perçoit,  du  moins  il  nous  aflirme  clai- 
rement quelle  erreur  serait  la  notre  si  nous  rapportions 
tout  à  la  mesure  humaine.  Le  monde  des  sensations 
est  bien  plus  vaste  que  ne  le  disent  les  bornes  de  notre 
impressionnabilité.  Faute  d'organes  assez  subtils,  que 
de  faits  nous  échappent  dans  le  jeu  des  forces  naturelles! 

L'inconnu,  champ  inépuisable  où  s'exercera  l'avenir, 
nous  réserve  des  moissons  auprès  desquelles  l'actuel 
connu  est  mesquine  récolte.  Sous  la  faucille  de  la  science 
tomberont  un  jour  des  gerbes  dont  le  grain  paraîtrait 
aujourd'hui  paradoxe  insensé.  Rêveries  scientifiques? 
—  Non  pas,  s'il  vous  plaît,  mais  réalités  indiscutables, 
positives,  affirmées  par  la  bète,  bien  mieux  avantagée 
que  nous  sous  certains  rapports. 

Malgré  sa  longue  pratique  du  métier,  malgré  l'arôme 
du  tubercule  qu'il  cherche,  le  rahassier  ne  peut  deviner 
la  truffe,  qui  mûrit  l'hiver  sous  terre,  à  un  pan  ou  deux 
de  profondeur;  il  lui  faut  le  concours  du  chien  ou  du 
porc,  dont  l'odorat  scrute  les  secrets  du  sol.  Eh  bien, 
ces  secrets,  divers  insectes  les  connaissent,  mieux  en- 
core que  nos  deux  auxiliaires.  Pour  découvrir  la  tube- 
racée  dont  se  nourrit  leur  famille  de  larves,  ils  possè- 
dent un  flair  d'exceptionnelle  perfection. 

De  truffes  extraites  de  terre  gâtées,  peuplées  de  ver- 
mine et  mises  en  cet  état  dans  un  bocal  avec  couche  de 
sable  frais,  j'ai  obtenu  autrefois  d'abord  un  petit  coléo- 
ptère  roux  [Anisotoma  cinnamomea,  Panz.),  puis  divers 
diptères,  parmi  lesquels  un  Sapromyze  qui,  par  son  mol 
essor,  sa  débile  tournure,  rappelle  le  Scatophaga  scy- 
balaria,  la  mouche  à  velours  fauve,  hôte  paisible  de 
Fexcrément  humain  dans  l'arrière-saison. 


380  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Celle-ci  trouve  sa  truffe  à  la  surface  du  sol,  au  pied 
d'un  mur  ou  d'une  haie,  refuge  habituel  dans  la  cam- 
pagne; mais  l'autre,  comment  sait-elle  en  quel  point, 
sous  terre,  est  la  sienne,  ou  plutôt  celle  de  ses  vers? 
Pénétrer  là  dedans,  se  mettre  en  recherche  dans  les 
profondeurs,  lui  est  interdit.  Ses  frêles  pattes,  que  faus- 
serait un  grain  de  sable  à  remuer;  ses  ailes  d'enver- 
gure encombrante  dans  un  défilé  ;  son  costume  hérissé 
de  soies,  contraires  à  la  douce  glissade,  tout  enfin  s'y 
oppose.  La  Sapromyze  doit  déposer  ses  œufs  à  la  sur- 
face même  du  sol,  mais  au  lieu  précis  qui  recouvre  la 
truffe,  car  les  vermisseaux  périraient  s'ils  devaient  er- 
rer à  l'aventure  jusqu'à  la  rencontre  de  leur  provende, 
toujours  très  clairsemée. 

La  mouche  rahassière  est  donc  informée  par  l'olfac- 
tion des  points  favorables  à  ses  desseins  maternels;  elle 
a  le  flair  du  chien  chercheur  de  truffes,  et  mieux  encore 
sans  doute,  car  elle  sait  de  nature,  n'ayant  rien  appris, 
et  son  rival  n'a  reçu  qu'une  éducation  artificielle. 

Suivre  la  Sapromyze  en  campagne  ne  manquerait  pas 
d'intérêt.  Tel  projet  me  paraît  peu  réalisable.  L'insecte 
est  rare,  prestement  s'envole,  se  dérobe  à  la  vue.  L'ob- 
server de  près,  le  suivre  en  ses  recherches,  demanderait 
grande  perte  de  temps  et  une  assiduité  dont  je  ne  me 
sens  pas  capable.  Un  autre  découvreur  de  champignons 
hypogés  nous  dédommagera  de  ce  que  le  diptère  très 
difficilement  nous  montrerait. 

C'est  un  gentil  scarabée  noir,  à  ventre  pâle  et  ve- 
louté, tout  rond,  gros  comme  un  fort  noyau  de  cerise. 
La  nomenclature  officielle  le  nomme  Bolboceras  Gallicus, 
Muls.  Par  la  friction  du  bout  du  ventre  contre  le  bord 
des  élytres,  il. fait  entendre  un  doux  pépiement  pareil 


L'ODORAT  381 

à  celui  des  oisillons  lorsque  la  mère  arrive  au  nid  avec 
la  becquée.  Le  mâle  a  sur  la  tète  une  gracieuse  corne, 
imitée,  en  petit,  de  celle  du  Copris  espagnol. 

Dupé  par  cette  armure,  j'ai  d'abord  pris  l'insecte 
pour  un  membre  de  la  corporation  des  bousiers,  et  je 
l'ai  élevé  comme  tel  en  volière.  Je  lui  ai  servi  les  frian- 
dises stercorales  les  mieux  appréciées  de  ses  prétendus 
confrères.  Jamais,  au  grand  jamais,  il  n'a  voulu  y  tou- 
cber.  Fi  donc!  de  la  bouse,  à  lui!  Et  pour  qui  le  prend- 
on!  C'est  bien  autre  cliose  que  demande  le  gourmet! 
Il  lui  faut,  non  précisément  la  truffe  de  nos  festins, 
niais  son  équivalent. 

Ce  trait  de  mœurs  ne  m'a  pas  été  connu  sans  patien- 
tes investigations.  A  la  base  méridionale  des  collines  sé- 
rignanaises,  non  loin  du  village,  est  un  bosquet  de  pins 
maritimes  alternant  avec  des  rangées  de  cyprès.  Là, 
vers  la  Toussaint,  après  les  pluies  automnales,  abon- 
dent les  champignons  amis  des  conifères,  en  particu- 
lier le  Lactaire  délicieux,  qui  verdit  aux  points  froissés 
et  pleure  du  sang  quand  on  le  rompt.  Dans  les  journées 
clémentes  de  l'arrière-saison,  c'est  la  promenade  favo- 
rite de  la  maisonnée,  assez  éloignée  pour  exercer  les 
jeunes  jambes,  assez  proche  pour  ne  pas  les  excéder. 

On  y  trouve  de  tout  :  vieux  nids  de  pie,  en  fagots  de 
buissons;  geais  qui  se  chamaillent,  après  avoir  gonflé 
le  jabot  de  glands  sur  les  chênes  du  voisinage;  lapins 
qui  tout  à  coup,  la  petite  queue  blanche  retroussée,  dé- 
talent d'une  toufl^e  de  romarins;  géotrupes  qui  thésau- 
risent pour  l'hiver  et  amoncellent  leurs  déblais  sur  le 
seuil  du  logis.  Et  puis  le  beau  sable,  doux  à  la  main, 
favorable  au  forage  de  tunnels,  à  la  construction  de 
baraquements  que  l'on  tapisse  de  mousse  et  que  l'on 


382  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

surmonte  d'un  bout  de  roseau  en  guise  de  cheminée; 
les  délicieux  goûters  d'une  pomme  au  son  des  harpes 
éoliennes  qui  doucement  sibilent  entre  les  aiguilles  des 
pins  ! 

Oui,  pour  les  enfants,  c'est  vrai  paradis,  où  l'on  se 
rend  en  récompense  de  la  leçon  bien  sue.  Les  grands  y 
trouvent  aussi  leur  part  de  satisfaction.  En  ce  qui  me 
concerne,  j'y  surveille  depuis  de  longues  années  deux 
insectes  sans  parvenir  à  connaître  leurs  intimes  secrets 
de  famille.  L'un  d'eux  est  le  Minotaure  Typhée,  dont 
le  mâle  porte  sur  le  corselet  trois  épieux  dirigés  en 
avant.  Les  anciens  auteurs  l'appelaient  le  Phalangiste, 
à  cause  de  son  armure,  comparable  aux  trois  rangées 
de  lances  de  la  phalange  macédonienne. 

C'est  un  robuste,  insoucieux  de  l'hiver.  Toute  la  mau- 
vaise saison,  pour  peu  que  le  temps  s'adoucisse,  il  sort 
discrètement  de  chez  lui,  à  la  tombée  de  la  nuit,  et 
cueille,  dans  l'étroit  voisinage  de  son  terrier,  quelques 
crottins  de  mouton,  olives  de  vieille  date  qu'a  dessé- 
chées le  soleil  de  l'été.  Il  les  empile  en  chapelet  au  fond 
de  son  garde-manger,  ferme  la  porte  et  consomme.  Les 
victuailles  émiettées,  taries  de  leurs  avares  sucs,  il  re- 
monte à  la  surface  et  renouvelle  ses  provisions.  Ainsi 
se  passe  l'hiver,  exempt  de  chômage,  à  moins  que  le 
temps  ne  soit  trop  dur. 

Le  second  de  mes  surveillés  au  bois  de  pins  est  le 
Bolbocère.  Son  terrier,  disséminé  de-çà,  de-là,  pêle- 
mêle  avec  celui  du  Minotaure,  est  aisé  à  reconnaître. 
Celui  du  Phalangiste  est  surmonté  d'une  volumineuse 
laupinée  dont  les  matériaux  sont  montés  en  cylindre  de 
la  longueur  du  doigt.  Chacun  de  ces  boudins  est  une 
charge  de  déblais  refoulés  au   dehors  par  le  mineur, 


L'ODORAT  383 

poussant  de  Fécliine  en  dessous.  L'orifice  est  en  outre 
fermé  toutes  les  fois  que  l'insecte  est  chez  lui,  appro- 
fondissant le  puits  ou  jouissant  en  paix  de  son  avoir. 

Le  gîte  du  Bolbocère  est  ouvert  et  simplement  en- 
touré d'un  bourrelet  de  sable.  Sa  profondeur  est  médio- 
cre, un  pan  ou  guère  plus.  Il  descend  d'aplomb  dans  un 
sol  très  meuble.  Aussi  est-il  aisé  d'en  faire  l'inspection 
si  l'on  a  soin  de  pratiquer  d'abord  en  avant  une  tran- 
chée qui  permet  après  d'abattre  la  paroi  verticale  tran- 
che par  tranche  avec  la  lame  d'un  couteau.  Le  terrier 
apparaît  alors  dans  toute  son  étendue,  de  l'embouchure 
au  fond,  sous  forme  d'un  demi-canal. 

Souvent  la  demeure  violée  ne  renferme  rien.  L'in- 
secte en  est  parti  de  nuit,  ayant  terminé  là  ses  affai- 
res. Il  est  allé  s'établir  ailleurs.  C'est  un  nomade,  un 
noctambule,  qui,  sans  regret,  quitte  son  domicile  et  à 
peu  de  frais  en  acquiert  un  second.  Souvent  aussi,  au 
fond  du  puits,  se  rencontre  l'insecte,  tantôt  un  mâle, 
tantôt  une  femelle,  et  toujours  isolé.  Les  deux  sexes, 
également  zélés  au  forage  des  terriers,  travaillent  à 
part,  ne  collaborent  pas.  Ce  n'est  pas  ici,  en  effet,  logis 
familial,  nourricerie  de  jeunes;  c'est  manoir  tempo- 
raire, creusé  de  chacun  pour  son  propre  bien-être. 

Parfois  rien  autre  ne  s'y  trouve  que  le  puisatier,  sur- 
pris dans  son  travail  d'excavation  ;  parfois  enfin  —  et 
le  cas  n'est  pas  rare  —  l'ermite  de  la  crypte  enlace  de 
ses  pattes  un  petit  champignon  hypogé,  entier  ou  en- 
tamé. Convulsivement  il  le  serre,  ne  veut  s'en  séparer. 
C'est  son  butin,  son  avoir,  sa  fortune.  Des  miettes 
éparpillées  dénotent  que  nous  l'avons  surpris  festoyant. 

Enlevons-lui  sa  pièce.  Nous  reconnaîtrons  une  sorte 
de  bourse  irrégulière,  anfractueuse,  close  de  partout, 


384  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

variant  de  la  grosseur  d'un  pois  à  celle  d'une  cerise. 
L'extérieur  en  est  roussâtre,  chagriné  de  fuies  verrues; 
l'intérieur  en  est  lisse  et  blanc.  Les  spores,  ovoïdes 
et  diaphanes,  sont  contenues,  en  rangées  de  huit,  dans 
de  longs  sachets.  A  ces  caractères  se  reconnaît  une 
production  cryptogamique  souterraine,  voisine  des  truf- 
fes et  dénommée  par  les  botanistes  Hydnocystis  arena- 
ria,  Tul. 

Le  jour  se  fait  sur  les  mœurs  du  Bolbocère  et  sur 
la  cause  de  ses  terriers  si  fréquemment  renouvelés. 
Dans  le  calme  du  crépuscule,  le  trotte-menu  se  met 
en  campagne,  pépie  doucement,  s'encourage  de  sa 
chanson.  Il  explore  le  sol,  l'interroge  sur  son  contenu, 
exactement  comme  le  chien  à  la  recherche  de  la  truffe. 
L'olfaction  l'avertit  que  le  morceau  désiré  est  là- 
dessous,  recouvert  de  quelques  pouces  de  sable.  Certain 
du  point  précis  où  gît  la  chose,  il  creuse  tout  droit,  d'a- 
plomb, et  l'atteint  infailliblement.  Tant  que  les  vivres 
durent,  il  ne  sort  plus.  Béatement  il  consomme  au 
fond  du  puits,  insoucieux  de  l'orifice  ouvert  ou  à  peine 
obstrué. 

Lorsque  plus  rien  ne  reste,  il  déménage,  en  quête 
d'une  autre  miche,  qui  sera  l'occasion  d'un  nouveau 
terrier  abandonné  à  son  tour.  Autant  de  champignons 
consommés,  autant  de  demeures,  simples  stations  à 
repas,  buffet  du  pèlerin.  /Vinsi  se  passent,  en  liesse  de 
table,  d'un  domicile  à  l'autre,  l'automne  et  le  prin- 
temps, saisons  de  l'Hydnocyste. 

Pour  étudier  de  près,  chez  moi,  l'insecte  rahassier, 
il  me  faudrait  petite  provision  de  son  mets  favori.  Le 
chercher  moi-même,  en  fouillant  au  hasard,  serait  peine 
perdue  ;  le  petit  cryptogame  n'est  pas  si  fréquent  que  je 


L'ODORAT  385 

puisse  me  flatter  de  le  rencontrer  sous  ma  houlette  si 
je  n'ai  pas  un  guide.  Le  chercheur  de  truffes  a  hesoin 
de  son  chien;  mon  indicateur  sera  le  Bolhocère.  Me 
voilà  rabassier  d'un  nouveau  genre.  Je  livre  mon  secret, 
quitte  à  faire  sourire  mon  initiateur  aux  herborisations 
souterraines,  si  jamais  il  apprend  ma  singulière  con- 
currence. 

C'est  en  des  points  restreints,  assez  souvent  par  grou- 
pes, que  viennent  les  champignons  hypogés.  Or,  l'in- 
secte a  passé  là;  de  son  flair  subtil,  il  a  reconnu  l'em- 
placement bon,  car  les  terriers  y  sont  nombreux.  Donc, 
fouillons  au  voisinage  des  trous.  L'indication  est  exacte. 
En  quelque  heures,  grâce  aux  pistes  des  Bolbocères,  je 
suis  possesseur  d'une  poignée  d'Hydnocystes.  C'est  la 
première  fois  que  je  récolte  ce  champignon.  Capturons 
maintenant  l'insecte,  ce  qui  ne  présente  aucune  diffi- 
culté. Il  n'y  a  qu'à  fouiller  les  terriers. 

Le  soir  même  j'expérimente.  Une  ample  terrine  est 
remplie  de  sable  frais,  passé  au  tamis.  A  l'aide  d'une 
baguette  de  la  grosseur  du  doigt,  je  pratique  dans  le 
sable  six  puits  verticaux,  de  deux  décimètres  de  profon- 
deur et  convenablement  espacés.  Un  Hydnocysle  est 
plongé  au  fond  de  chacun  d'eux;  une  fine  paille  le  sur- 
monte, pour  m'indiquer  plus  tard  l'emplacement  précis. 
Enfin  les  six  cavités  sont  comblées  avec  du  sable  tassé. 
Sur  cette  surface  bien  égalisée,  partout  la  même,  abs- 
traction faite  des  six  pailles,  repères  de  valeur  nulle  pour 
l'insecte,  je  lâche  mes  Bolbocères,  maintenus  captifs 
sous  une  cloche  en  toile  métallique.  Ils  sont  huit. 

D'abord  rien  autre  que  l'ennui  inévitable  après  les 
événements  de  l'exhumation,  du  transport  et  du  par- 
cage en  lieux  inconnus.  Mes  dépaysés  cherchent  à  fuir, 

25 


386  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

escaladent  le  treillis,  se  terrent  tout  au  bord  de  Fen- 
ceinte.  La  nuit  vient  et  le  calme  se  fait.  Deux  heures  plus 
tard,  je  les  visite  une  dernière  fois.  Trois  sont  toujours 
terrés  sous  un  mince  rideau  de  sable.  Les  cinq  autres 
ont  creusé  chacun  un  puits  vertical  au  pied  même  des 
pailles  qui  m'indiquent  la  place  des  champignons 
enfouis.  Le  lendemain,  la  sixième  paille  a  son  puits 
comme  les  autres. 

C'est  le  moment  de  voir  ce  qui  se  passe  là-bas.  Le  sa- 
ble est  méthodiquement  enlevé  par  tranches  verticales. 
Au  fond  de  chacun  des  terriers  est  un  Bolbocère,  en 
train  de  manger  sa  truffe,  l'Hydnocyste. 

Répétons  l'épreuve  avec  les  vivres  entamés.  Même 
résultat.  En  une  brève  séance  nocturne,  la  friandise  est 
devinée  sous  terre  et  atteinte  au  moyen  d'une  galerie  qui 
descend  d'aplomb  au  point  où  gît  la  pièce.  Nulle  hési- 
tation, nulle  fouille  d'essai,  dirigée  par  à  peu  près.  Ainsi 
l'affirme  la  surface  du  sol ,  partout  telle  que  je  l'avais 
laissée  en  l'égalisant.  Dirigé  par  la  vue,  l'insecte  n'irait 
pas  plus  droit  à  l'objet  convoité;  il  fouille  toujours  au 
pied  des  pailles,  mes  repères.  Dans  ses  recherches  à 
coups  de  narines,  le  chien  flairant  les  truffes  atteint  à 
peine  ce  degré  de  précision. 

L'Hydnocyste  possède-t-ildonc  odeur  vive,  qui  puisse 
donner  avis  si  formels  au  flair  de  son  consommateur? 
Nullement.  Pour  notre  odorat,  c'est  chose  neutre,  dé- 
pourvue de  tout  caractère  olfactivement  appréciable.  Un 
menu  caillou,  extrait  du  sol,  nous  impressionnerait 
tout  autant  avec  son  vague  relent  de  terre  fraîche.  Comme 
révélateur  des  produits  fungiques  hypogés,  le  Bolbo- 
cère est  ici  l'émule  du  chien.  Il  lui  serait  même  supé- 
rieur s'il  généralisait.  Mais  c'est  un  spécialiste  étroit  : 


L'ODORAT  387 

il  ne  connaît  que  l'Ilydnocyste.  Rien  autre,  que  je  sache, 
ne  lui  agrée,  ne  l'invite  à  fouiller'. 

L'un  et  l'autre  scrutent  le  sous-sol  de  très  près,  à  fleur 
de  terre;  et  robjet  cherché  est  à  médiocre  profondeur. 
Avec  quelque  peu  d'éloig-nement,  ni  le  chien  ni  l'insecte 
ne  percevraient  des  effluves  aussi  subtils,  pas  même 
le  fumet  de  la  truffe.  Pour  impressionner  à  grande  dis- 
tance, sont  nécessaires  des  odeurs  fortes,  capables  d'être 
perçues  de  notre  grossière  olfaction.  Alors  de  tous  cô- 
tés accourent,  venus  de  loin,  les  exploiteurs  de  la  chose 
odorante. 

Si  mes  études  ont  besoin  de  disséqueurs  de  cadavres, 
j'expose  une  taupe  morte  au  soleil,  en  un  coin  reculé  de 
l'enclos.  Dès  que  la  bête  se  ballonne,  gonflée  par  les 
gaz  de  la  putréfaction,  et  que  la  fourrure  commence  à 
se  détacher  de  la  peau  verdie,  surviennent  en  nombre 
silphes  et  dermestes,  escarbots  et  nécrophores,  dont  on 
ne  trouverait  pas  un  seul  dans  le  jardin  ou  même  dans 
le  voisinage  sans  intervention  de  pareil  appât. 

Ils  ont  été  avertis  par  l'olfaction,  bien  loin  à  la  ronde, 
lorsque  moi-même  je  suis  à  l'abri  de  la  puanteur  en  me 
reculant  de  quelques  pas.  En  comparaison  de  leur  odo- 
rat, le  mien  est  misère;  mais  enfin,  pour  moi  comme 
pour  eux,  il  y  a  réellement  ici  ce  que  notre  langage  ap- 
pelle odeur. 

J'obtiens  mieux  encore  avec  la  fleur  de  l'arum  ser- 
pentaire [Arum  dracunculus),  si  étrange  par  sa  forme  et 
son  incomparable  infection.  Figurons-nous  une  ample 
lame  lancéolée,  d'un  pourpre  vineux,  longue  d'une  cou- 

i.  Depuis  que  ces  hgnes  sont  écrites,  je  l'ai  trouvé  consommant 
une  vraie  tubéracée,  le  Tuher  Requienii  TuL,  de  la  grosseur  d'une 
cerise. 


388  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

dée,  qui  inférieurement  se  convolute  en  une  bourse 
ovoïde  de  la  grosseur  d'un  œuf  de  poule.  Par  l'orifice  de 
cette  sacoche  s'élève  du  fond  une  colonne  centrale,  lon- 
gue massue  d'un  vert  livide,  entourée  à  la  base  de  deux 
bracelets,  le  premier  d'ovaires,  le  second  d'étamines. 
Telle  est  sommairement  la  fleur  ou  plutôt  l'inflorescence 
de  l'arum  serpentaire. 

Durant  une  paire  de  jours,  il  s'en  exhale  épouvanta- 
ble odeur  de  charogne,  comme  n'en  donnerait  pas  le 
voisinage  de  quelque  chien  pourri.  Au  gros  de  la  cha- 
leur et  sous  le  vent,  c'est  odieux,  intolérable.  Bravons 
l'atmosphère  apuantie,  approchons-nous,  et  nous  ver- 
rons curieux  spectacle. 

Avertis  par  l'infection,  qui  au  loin  se  propage,  accou- 
rent au  vol  divers  insectes  charcutiers  de  petits  cada- 
vres, crapauds,  couleuvres  et  lézards,  hérissons,  tau- 
pes et  mulots,  que  le  paysan  rencontre  sous  sa  bêche 
et  rejette  éventrés  sur  le  sentier.  Ils  s'abattent  sur 
la  grande  feuille  qui,  teintée  de  pourpre  livide,  pro- 
duit l'effet  d'un  lambeau  de  chair  faisandée;  ils  trépi- 
gnent, grisés  par  la  senteur  cadavérique,  leur  délice; 
ils  roulent  sur  la  déclivité  et  s'engouffrent  dans  la 
bourse.  En  quelques  heures  d'un  soleil  vif,  le  récipient 
est  plein. 

Regardons  là  dedans,  par  l'étroite  embouchure.  Nulle 
part  ailleurs  ne  se  verrait  telle  cohue.  C'est  une  déli- 
rante mêlée  d'échinés  et  de  ventres,  d'élytres  et  de  pattes 
qui  grouille,  roule  sur  elle-même  avec  des  grincements 
d'articulations  accrochées,  se  soulève  et  s'affaisse,  re- 
monte et  replonge,  mise  en  branle  par  un  continuel  re- 
mous. C'est  une  bacchanale,  un  accès  général  de  cleli- 
riiim  tremens. 


L'ODORAT  389 

Quelques-uns,  rares  encore,  émerg-ent  de  la  masse. 
Par  le  mât  central  ou  la  paroi  de  l'enceinte,  ils  grim- 
pent au  goulot.  Yont-ils  prendre  l'essor  et  fuir?  Point. 
Sur  le  seuil  du  gouffre,  presque  libres,  ils  se  laissent  choir 
dans  le  tourbillon,  ressaisis  d'ivresse.  L'appât  est  irré- 
sistible. Nul  n'abandonnera  l'assemblée  que  le  soir,  ou 
même  le  lendemain,  lorsque  se  seront  dissipées  les  fumées 
capiteuses.  Alors  les  emmêlés  se  dégagent  de  leurs  mu- 
tuelles étreintes,  et  lentement,  comme  à  regret,  quittent 
les  lieux,  s'envolent.  Au  fond  de  la  diabolique  bourse 
reste  un  amas  de  morts  et  de  mourants,  de  pattes  arra- 
chées et  d'élytres  disjointes,  suites  inévitables  de  la  fré- 
nétique orgie.  Bientôt  vont  venir  cloportes,  forficules  et 
fourmis,  qui  feront  curée  des  trépassés. 

Que  faisaient-ils  là?  Étaient-ils  prisonniers  de  la  fleur, 
convertie  en  un  traquenard  qui  permet  l'entrée  et  em- 
pêche la  sortie  au  moyen  d'une  palissade  de  cils  conver- 
gents? Non,  ils  n'étaient  pas  prisonniers;  ils  avaient 
toute  liberté  de  s'en  aller,  comme  le  témoigne  l'exode 
final,  qui  se  fait  sans  entrave  aucune.  Dupes  d'une  sen- 
teur fallacieuse,  travaillaient-ils  à  l'établissement  des 
œufs  comme  ils  l'auraient  fait  sous  le  couvert  d'un  ca- 
'davre?  Pas  davantage.  Dans  la  bourse  du  serpentaire, 
nulle  trace  de  ponte.  Ils  étaient  venus,  convoqués  par 
un  fumet  de  bête  crevée,  leur  suprême  délice  ;  la  griserie 
cadavérique  les  avait  saisis,  et  ils  tournoyaient  affolés 
en  un  festival  de  croque-morts. 

Au  plus  fort  de  la  bacchanale,  je  veux  me  rendre 
compte  du  nombre  des  accourus.  J'éventre  la  sacoche 
florale  et  je  transvase  son  contenu  dans  un  flacon.  Tout 
ivres  qu'ils  sont,  beaucoup  m'échapperaient  pendant  le 
recensement,  que  je  désire  exact.  Quelques  gouttes  de 


390  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

sulfure  de  carbone  immobilisent  la  cohue.  Alors  le  dé- 
nombrement constate  au  delà  de  quatre  cents.  Telle 
était  la  houle  vivante  que  je  reg-ardais  grouiller  tantôt 
dans  la  bourse  du  serpentaire. 

Deux  genres,  Dermeste  et  Saprin,  l'un  et  l'autre  fer- 
vents exploiteurs  printaniers  des  détritus  cadavériques, 
à  eux  seuls  composent  la  mêlée.  Voici,  pour  une  seule 
fleur,  le  relevé  complet  des  accourus,  avec  le  nombre  de 
représentants  de  chaque  espèce  : 

Dermestes  Frischii,  Kugl.,  120.  — Dermestes  undula- 
tuSy  Brah.,  90.  —  Dermestes pardalis,  Schoen.,  1.  —  Sci- 
prinus  siibnitidus,  De  Mars. ,  160.  —  Saprinus  maculatus, 
Ros.,  4.  —  Saprinus  detersus,  Illig.,  15.  —  Saprinus  se- 
mip)unctatus.  De  Mars.,  12.  — Saprinus  œneus^Yd^.,  2. 
—  Saprinus  speculifer,  Latr.,  2.  —  Total,  406. 

Tout  autant  que  ce  nombre  énorme,  un  autre  détail 
mérite  attention  :  c'est  l'absence  complète  de  divers  gen- 
res aussi  passionnés  de  petits  cadavres  que  le  sont  les 
Dermestes  et  les  Saprins.  A  mes  charniers  de  taupes 
ne  manquent  Jamais  d'accourir  les  Silphes  et  les  Nécro- 
phores,  SilpJia  sinuata,  Fab.,  —  Silpha  inigosa.  Lin.,  — 
Silpha  obscura,  Lin.,  — Necrophorus  vestigator,  Hersch. 
Le  fumet  du  serpentaire  les  laisse  tous  indifférents.  Nul 
d'entre  eux  n'est  représenté  dans  les  dix  fleurs  que 
j'examine. 

Le  Diptère,  autre  fanatique  de  la  corruption,  ne  l'est 
pas  non  plus.  Diverses  mouches,  les  unes  grises  ou  bleuâ- 
tres, les  autres  d'un  vert  métallique,  surviennent,  il  est 
vrai,  se  posent  sur  le  limbe  de  la  fleur,  pénètrent  même 
dans  la  sacoche  fétide;  mais  presque  aussitôt,  désabu- 
sées, elles  partent.  Restent  seuls  les  Dermestes  et  les 
Saprins.  Pourquoi? 


L'ODORAT  391 

Mon  ami  Bull,  de  son  vivant  honnête  chien  s'il  en  fut, 
entre  bien  d'autres  travers  avait  celui-ci  :  rencontrant 
dans  la  poudre  des  chemins  une  aride  relique  de  taupe, 
aplatie  sous  le  talon  des  passants,  momifiée  par  les  coups 
de  soleil,  il  y  glissait  délicieusement  du  bout  du  nez  à 
la  queue;  il  s'y  frottait,  s'y  refrottait,  secoué  de  spasmes 
nerveux,  sur  un  flanc  puis  sur  l'autre,  à  multiples  repri- 
ses. C'était  son  sachet  de  musc,  son  flacon  d'eau  de  Co- 
logne. Parfumé  à  son  gré,  il  se  relevait,  se  secouait,  et 
le  voilà  parti,  tout  heureux  de  son  cosmétique.  N'en  mé- 
disons pas,  et  surtout  n'en  discutons  pas.  Tous  les  goûts 
sont  de  ce  monde. 

Pourquoi,  parmi  les  insectes  amateurs  de  l'arôme  des 
morts,  certains  n'auraient-ils  pas  semblables  usages? 
Dermestes  et  Saprins  viennent  au  serpentaire;  l'entière 
journée  ils  y  grouillent  en  cohue,  quoique  libres  de  s'en 
aller;  de  nombreux  y  périssent  dans  le  tumulte  de  l'or- 
gie. Ce  qui  les  retient,  ce  n'est  pas  grasse  provende,  car 
la  fleur  ne  leur  fournit  rien  à  manger;  ce  n'est  pas 
affaire  de  ponte,  car  ils  se  gardent  bien  d'établir  leurs 
vers  en  ce  lieu  de  famine.  Que  font-ils  là,  ces  frénéti- 
ques? Apparemment  ils  s'y  grisent  de  fétidité,  comme 
le  faisait  Bull  sur  la  carcasse  d'une  taupe. 

Et  cette  griserie  de  l'odorat  les  attire  de  tous  les 
environs,  de  bien  loin  peut-être,  on  ne  sait  au  juste. 
De  même  les  Nécrophores,  en  quête  d'un  établissement 
de  famille,  accourent  de  la  campagne  à  mes  pourris- 
soirs.  Les  uns  et  les  autres  sont  informés  par  un  fumet 
puissant,  qui  nous  offense  nous-mêmes  à  des  cent  pas, 
plonge  avant  et  les  délecte  à  des  distances  où  cesse  le 
pouvoir  de  notre  olfaction. 

L'Hydnocyste,  régal  du  Bolbocère,  n'a  rien  de  ces  bru- 


392  SOUVENIRS    ENTOMOLOGIQUES 

taies  émanations,  capables  de  se  diffuser  dans  l'espace  ; 
il  est  inodore,  du  moins  pour  nous.  L'insecte  qui  le 
cherche  n'arrive  pas  de  loin,  il  habite  les  lieux  mêmes 
où  gît  le  cryptogame.  Si  faibles  que  soient  les  effluves 
du  morceau  souterrain,  le  gourmet  investigateur,  outillé 
en  conséquence,  a  toute  facilité  de  les  percevoir  :  il 
opère  de  très  près,  au  ras  du  sol.  Le  chien  est  dans  le 
même  cas  :  il  va  scrutant,  le  nez  à  terre.  Et  puis  la  vraie 
truffe,  pièce  essentielle  des  recherches,  possède  un  arôme 
des  mieux  prononcés. 

Mais  que  dire  du  Grand-Paon  et  du  Minime  à  bande, 
venant  à  la  femelle,  éclose  en  captivité?  Ils  accourent 
des  confins  de  l'horizon.  Que  perçoivent-ils  à  cette  dis- 
tance? Est-ce  vraiment  une  odeur  comme  l'entend  notre 
physiologie?  Je  ne  peux  me  résoudre  à  le  croire. 

Le  chien  sent  la  truffe  en  reniflant  à  terre,  tout  près 
du  tubercule;  il  retrouve  son  maître  à  de  grandes  dis- 
tances en  interrogeant  du  flair  les  pistes  laissées.  Mais 
à  des  cent  pas,  à  des  kilomètres  d'éloignement,  la  truffe 
lui  est-elle  révélée?  en  complète  absence  de  piste,  le 
maître  est-il  rejoint?  Non,  certes.  Avec  toute  sa  subtilité 
d'odorat,  le  chien  est  incapable  de  pareille  prouesse, 
réalisée  cependant  par  le  papillon,  que  ne  trouble  ni  la 
distance  ni  le  défaut  de  traces  laissées  dehors  par  la 
femelle  éclose  sur  ma  table. 

Il  est  admis  que  l'odeur,  la  vulgaire  odeur,  celle  qui 
affecte  notre  olfaction,  consiste  en  molécules  émanées 
du  corps  odorant.  La  matière  odorante  se  dissout  et  se 
diffuse  dans  l'air  en  lui  communiquant  son  arôme,  de 
même  que  le  sucre  se  dissout  et  se  diffuse  dans  l'eau 
en  lui  communiquant  sa  douceur.  Odeur  et  saveur  se 
palpent  en  quelque  sorte;  de  part  et  d'autre  il  y  a  con- 


L'ODORAT  393 

tact  entre  les  particules  matérielles  impressionnantes  et 
les  papilles  sensibles  impressionnées. 

Que  l'arum  serpentaire  élabore  violente  essence  dont 
l'air  s'imprèg-ne  et  s'apuantit  à  la  ronde,  jusque-là  rien 
de  plus  simple,  de  plus  lucide.  Ainsi  sont  renseignés  par 
la  diffusion  moléculaire  les  Dermestes  et  les  Saprins, 
passionnés  de  senteurs  cadavériques.  De  même  du  cra- 
paud faisandé  se  dégagent  et  se  disséminent  au  loin  les 
atomes  infects,  joie  du  Nécropliore. 

Mais  de  la  femelle  Bombyx  ou  Grand-Paon,  que  se 
dégage-t-il  matériellement?  Rien  d'après  notre  odorat. 
Et  ce  rien,  lorsque  les  mâles  accourent,  devrait  saturer 
de  ses  molécules  un  orbe  immense,  de  quelques  kilomè- 
tres de  rayon!  Ce  que  ne  peut  faire  l'atroce  puanteur  du 
serpentaire,  l'inodore  maintenant  le  ferait!  Si  divisible 
que  soit  la  matière,  l'esprit  se  refuse  à  telles  conclu- 
sions. Ce  serait  rougir  un  lac  avec  un  grain  de  carmin, 
combler  l'immense  avec  zéro. 

Autre  raison.  Dans  mon  cabinet,  saturé  au  préalable 
d'odeurs  puissantes,  qui  devraient  dominer,  annihiler 
des  effluves  délicats  entre  tous,  les  papillons  mâles  ar- 
rivent sans  le  moindre  indice  de  trouble. 

Un  son  intense  étouffe  la  faible  note,  l'empêche  d'ê- 
tre entendue;  une  vive  lumière  éclipse  la  faible  lumino- 
sité. Ce  sont  des  ondes  de  même  nature.  Mais  le  fracas 
du  tonnerre  ne  peut  faire  pâlir  le  moindre  jet  lumineux; 
comme  aussi  la  gloire  éblouissante  du  soleil  ne  peut 
étouffer  le  moindre  son.  De  nature  différente,  lumière 
et  son  ne  s'influencent  pas. 

L'expérience  avec  l'aspic,  la  naphtaline  et  autres  sem- 
blerait donc  dire  que  l'odeur  reconnaît  deux  genèses.  A 
l'émission  substituons  l'ondulation,  et  le  problème  du 


394  SOUVENIRS   ENTOMOLOGIQUES 

Grand-Paon  s'explique.  Sans  rien  perdre  de  sa  subs- 
tance, un  point  lumineux  ébranle  l'éther  de  ses  vibra- 
tions et  remplit  de  lueur  un  orbe  d'ampleur  indéfinie. 
A  peu  près  ainsi  doit  fonctionner  le  flux  avertisseur  de 
la  mère  Bombyx.  Il  n'émet  pas  des  molécules;  il  vibre, 
il  ébranle  des  ondes  capables  de  se  propager  à  des  dis- 
tances incompatibles  avec  une  réelle  difl"usion  de  la  ma- 
tière. 

En  son  ensemble,  l'olfaction  aurait  ainsi  deux  domai- 
nes :  celui  des  particules  dissoutes  dans  l'air  et  celui  des 
ondes  éthérées.  Le  premier  seul  nous  est  connu.  Il  ap- 
partient également  à  l'insecte.  C'est  lui  qui  renseigne 
le  Saprin  sur  les  fétidités  du  serpentaire,  le  Silphe  et  le 
Nécrophore  sur  les  puanteurs  de  la  taupe. 

Le  second,  bien  supérieur  en  portée  dans  l'espace, 
nous  échappe  complètement,  faute  de  l'outillage  senso- 
riel nécessaire.  Le  Grand-Paon  et  le  Minime  le  connais- 
sent au  moment  des  fêtes  nuptiales.  Bien  d'autres 
doivent  y  participer  à  des  degrés  divers,  suivant  les 
exigences  de  leur  genre  de  vie. 

Comme  la  lumière,  l'odeur  a  ses  rayons  X.  Que  la 
science,  instruite  par  la  bête,  nous  dote  un  jour  du  ra- 
diographe  des  odeurs,  et  ce  nez  artificiel  nous  ouvrira 
tout  un  monde  de  merveilles. 


FIN 


TABLE   DES  MATIÈRES 


Pages. 

I,  —  Le  Scarite  géant 1 

II.  —  La  simulation  de  la  mort 14 

III.  —  L'hypnose.  —  Le  suicide 28 

IV.  —  Les  vieux  charançons 42 

V.  —  Le  Larin  maculé 55 

YI.  —  Le  Larin  ours 76 

VIL  —  L'instinct  botanique 89 

VIII.  —  Le  Balanin  éléphant 99 

IX.  —  Le  Balanin  des  noisettes 118 

X.  —  Le  Rhynchite  du  peuplier 132- 

XI.  —  Le  Rhynchite  delà  vigne 145 

XII.  —  Autres  rouleurs  de  feuilles 157 

XIII.  —  Le  Rhynchite  du  prunellier 172 

XIV.  —  Les  Criocères 194 

XV.  —  Les  Criocères  (suite) 206 

XVI.  —  La  Cicadelle  écumeuse 219 

XVII.  —  Les  Clythres 234 

XVIII.  —  Les  Clythres  (l'œuf) 247 

XIX.  —  La  mare 260 

XX.  —  La  Phrygaue 274 

XXI.  —  Les  Psychés  (la  ponte) 296 

XXIL  —  Les  Psychés  (le  fourreau) 318 

XXIir.  —  Le  Grand-Paon 339 

XXIV.  —  Le  Minime  à  bande ' 361 

XXV.  —  Lodorat 375 


SOCIÉTÉ  ANONYME   D'iMPRIMERIE  DE  VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE 
Jules  Bardoux,  Directeur. 


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In-8°,  broché 2  25 

Les    Auxiliaires.  (Animaux  utiles  à  l'agricul- 
ture.)  In-8°,  broché 2     >) 

Histoire   Naturelle.  (Animaux.)  In-12  cart.  1   25 

(Végétaux.)  In- 12  cart 1    25 

(Terrains  et  Pierres.)  In-12,  cart 2     » 

Arithmétique    agricole.  In-12,  cart.  ...  1   25 

Chimie  agricole.  In-12,  cart 1   25 

Les    Serviteurs.    (Animaux    domestiques.) 

In- 12,  cart 2     )> 

Physique.  (Livre  de  lecture  courante) 2     » 

La  Chimie  de  l'oncle  Paul.  (Lectures cou- 
rantes.) In- 12,  cart 2     » 

Le  Ciel.   (Notions  de  cosmographie.)  In-8°,  br.  2   25 

La  Terre.  (Physique  du  Globe.)  In-8°,  br.   .   .  2  25 

La  Plante.  (Leçons  sur  la  botanique.)  In-8°,  br.  2   25 

Les   Ravageurs.  (Insectes  nuisibles  à  l'agri- 
culture.)   In-S*",    broché »  90 

Lectures    scientifiques    de    Zoologie. 

In- 12,  cart 2     » 

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