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Souvenirs littéraires
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ALPHONSE LE M ERRE, EDITEUR
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Souvenirs littéraires
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Souvenirs littéraires
ToA'RJS
ALPHONSE LEMERRE, EDITEUR
23-p, PASSAGE CHOISEUL, 23-31
M DCCC XCIV
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Uous me les ave\ souvent demandes, ces Souvenirs
littéraires : les voici enfin, et je vous les dédie. Seu-
lement, il aurait fallu avoir votre plume pour les
écrire.
É. G.
Souvenirs littéraires
i^jmovucrio^Ni
)p\wf^{ es hasards de ma vie, mon goût et une
@ ^kêyl étoile heureuse, m'ont permis d'ap-
âîâ^S/l procher de bien des hommes célèbres
de mon temps. Plusieurs même m'ont aimé. Je
crois donc acquitter une dette de reconnaissance
en racontant ce qu'ils m'ont révélé de leur carac-
tère et de leur vie. Chacun de nous, d'ailleurs,
est le témoin et le juge de son siècle; cheun a le
droit de dire ce qu'il a vu près de lui, dans son
horizon, si limité qu'il soit. Pour quelques-uns,
SOUVENIRS LITTERAIRES
c'est même un devoir; car c'est avec ces témoi-
gnages que se fait l'histoire d'une époque.
Je remplis ce devoir à cette heure, en recueil-
lant, à la fin de ma carrière, les souvenirs que
m'ont laissés quelques-uns de mes contemporains
les plus en vue dans les lettres et les arts. Leur
fortune a été diverse, leur gloire inégale. La mort
ne les a pas encore mis tous à leur place : les uns
ont été déifiés, les autres calomniés ; l'oubli même
menace d'effacer quelques traits de leur physio-
nomie véritable. Je tâcherai de rester dans la jus-
tice en les appréciant, et d'éviter le boswellisme
en les racontant. Je me bornerai, du reste, aux
rapports personnels que j'ai eus avec eux. Mes
amis seront les garants de ma sincérité. Ils savent
que je n'ai jamais cherché que la justice, — ou
du moins ce que j'ai cru tel, — et que mon seul
but est la vérité.
Avant de parler des hommes célèbres que j'ai
fréquentés, au risque de me vieillir encore plus,
je dirai quelques mots de ceux que j'ai pu entre-
voir dans ma prime jeunesse, Chateaubriand,
Béranger, Lamennais.
Je n'ai vu Chateaubriand que deux fois : la
première à Notre-Dame, lors des conférences du
P. Lacordaire, vers 1840. A la sortie de l'église,
un groupe d'étudiants, dont je faisais partie, le
reconnut; nous le suivîmes en silence et respec-
tueusement. Mais arrivés au pont Neuf, des accla-
INTRODU CTION
mations s'élevèrent peu à peu; on cria : « Vive
Chateaubriand! » Les passants s'arrêtèrent. Cha-
teaubriand monta dans un des cabriolets qui sta-
tionnaient sur le quai, et échappa lentement à
cette ovation improvisée, en nous saluant avec
une grâce émue.
Quelques années après, je regardais des gra-
vures sur le quai Voltaire, quand je vis passer
près de moi un vieillard que je reconnus bien
vite : c'était lui. Petit, grêle, la tête forte, trop
forte même pour sa taille, une badine à la main,
serré dans une redingote noire, d'une tenue très
soignée, élégante, il marchait allègrement. Il vit
à mon regard que je le reconnaissais, et il ébaucha
un salut que je m'empressai de lui rendre. Son
regard était beau et plein de feu ; celui de Cousin
me l'a rappelé. Où allait-il ainsi?
C'était un jour de printemps. Plus tard, en li-
sant les Enchantements de Trudence, je me suis fi-
guré qu'il allait à un de ces rendez-vous, près du
Jardin des Plantes, que Sainte-Beuve a été le
premier à nous révéler.
J'espérais toujours le revoir et lui être pré-
senté. A cette époque, je méditais un roman, —
que je n'ai jamais écrit, comme il advient trop
souvent de tant de projets de la vingtième année.
— Mais j'en avais composé d'avance la dédicace :
c'était toujours cela. Sur l'exemplaire qui lui était
destiné, je devais écrire ces vers :
SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Acceptez cet humble présent,
Le disciple l'offre au grand maître.
De René c'est un fils peut-être...
Que l'aïeul bénisse l'enfant !
L'aïeul n'a rien eu à bénir; le roman ne vint
pas à terme, et Chateaubriand mourut en 1848.
Quant à Béranger, je ne l'ai aperçu qu'une
seule fois, au Salon Carré du musée du Louvre. Je
le reconnus tout de suite, quoique je ne l'eusse
jamais vu. Mais il ressemblait tellement à ses in-
nombrables portraits que l'on ne pouvait s'y mé-
prendre. Je le suivis quelque temps sans affecta-
tion, jusqu'à ce qu'il remarquât mon insistance,
pourtant discrète, à le suivre de mes regards. Je
ne le voyais pas sans émotion. Il avait été un des
poètes favoris de mon enfance : mon père chan-
tait ses chansons, — et les imitait même, —
sous la Restauration, s'il vous plait. J'avais tou-
jours rêvé de l'approcher et de lui apporter mes
premières poésies. Je savais qu'il aimait la jeu-
nesse et qu'il l'accueillait avec bonté. Je ne lui
avais pas préparé un quatrain comme à Chateau-
briand, mais je devais lui adresser une belle lettre
qui commencerait ainsi : « Monsieur, je suis
poète, j'ai dix-huit ans, et je ne veux pas mourir
sans vous connaître, etc. »
Je n'eus pas plus l'occasion de lui écrire cette
lettre que je n'eus celle d'envoyer mes vers-dédi-
INTRODUCTION
cace à Chateaubriand ; me? poèmes restèrent dans
les limbes où dormait mon roman. Mais, plus
tard, quand je racontai à Mme Tastu, dont Bé-
ranger était l'ami, mon intention et le début de
cette épître projetée, elle en rit beaucoup et re-
grettait fort que je ne la lui eusse pas adressée.
Elle prétendait que rien au monde n'aurait plus
amusé Béranger, et qu'il eût accueilli certaine-
ment avec la plus grande bienveillance l'auteur
de la lettre, et le jeune poète de dix-huit ans, qui
ne voulait pas mourir sans le voir.
Il mourut lui-même pendant que j'étais en
Orient, et au moment où j'aurais pu enfin lui
faire hommage de mon premier poème. Mais je
n'avais plus dix-huit ans, et j'aurais manqué mon
effet.
C'est en 1843 ou J^44 9ue J'eus l'honneur
d'être présenté à Lamennais, chez le général Bau-
drand, ancien gouverneur du duc d'Orléans. Le
général était l'allié de ma famille : un de mes
grands-oncles avait épousé sa sœur. Lui-même
avait épousé, sur le tard, une ravissante jeune
femme, Mlle de Charlus, dont la mère était An-
glaise, et qui réunissait la grâce française au sé-
rieux de la race anglo-saxonne. Elle s'était plu à
rassembler dans son salon les hommes célèbres
les plus divers, et même les plus disparates d'opi-
nions et de génie : Guizot, Arago, Humboldt,
Lamennais, Liszt, l'abbé de Guerry, Ary Scheffer.
SOUVEN'IRS LITTÉRAIRES
Ce dernier avait fait d'elle un portrait charmant;
il l'épousa quand elle devint veuve du général
Baudrand.
La réunion était grave, comme on le pense
bien : une table de whist ou de trictrac pour le
général et ses vieux compagnons d'armes, un jeu
d'échecs pour l'abbé de Lamennais. Cependant
Liszt se mettait quelquefois au piano, ou bien
l'on essayait un timide quadrille pour amuser
les deux jeunes filles de M. Guizot, sous l'œil de
leur grand'mère. J'eus l'honneur de faire de temps
en temps la partie d'échecs de Lamennais. Il
n'était pas de première force, mais il n'aimait
pas perdre; j'étais bien le partner qu'il lui fallait.
Souvent, après la partie, il s'esquivait sans bruit,
et Mme Baudrand me priait de l'accompagner
sans en avoir l'air; elle craignait de le voir s'aven-
turer seul dans la rue, à cette heure avancée du
soir, et surtout ayant à traverser le boulevard à
la hauteur de la Madeleine. Il fallait agir de ruse;
car l'abbé, soit par discrétion, pour ne déranger
personne, soit par cet amour-propre qu'ont
presque tous les vieillards, qui n'aiment pas qu'on
leur rappelle leur âge par trop de prévenances,
préférait partir sans qu'on s'occupât de lui. Je
partais donc aussi, mais non avec lui; je le rejoi-
gnais dans l'escalier ou dans la cour; nous sor-
tions ensemble et je finissais par lui faire accepter
mon bras de la rue Saint-Florentin, où demeu-
INTRODUCTION
rait le général, jusqu'à la rue Tronchet, où il
occupait un modeste quatrième. Il craignait les
visites et les importuns. Pour arriver jusqu'à lui,
il fallait être armé d'un laisser-passer.
J'ai gardé longtemps un petit carré de papier
où il avait écrit de sa nette et ferme écriture cette
recommandation à son concierge : zM. Vincent
est prié de laisser monter £M. Edouard Grenier, por-
teur de ce billet. Un amateur d'autographes me
l'a pris. Je n'ai plus de ce grand écrivain que le
souvenir des heures passées avec lui et l'image
vivante de cette figure si originale. Les ans n'ont
pu l'effacer de ma mémoire. Il était petit, lui
aussi, exigu, si l'on peut dire, mince d'épaules et
maigre; une redingote brune, qui rappelait va-
guement la soutane, enveloppait ses membres
grêles; de longs cheveux gris rejetés en arrière
semblaient alourdir sa tête mélancolique, habi-
tuellement penchée sur sa poitrine; un double
sillon se creusait entre ses sourcils épais au-dessus
de ses yeux qu'il tenait baissés, comme tous les
méditatifs. Il parlait peu d'ordinaire; mais quand
il s'animait, sa parole devenait éloquente et forte.
Il travaillait alors à son Esquisse d'une philo-
sophie.
En marchant à côté de cet homme illustre, je
ne pouvais m'empêcher de songer à sa destinée
étrange, de l'admirer et de le plaindre. La dou-
leur était empreinte sur toute sa personne. Il était
SOUVENIRS LITTÉRAIRES
entré dans les ordres sans la vocation, sans la
discipline d'esprit préparatoire. L'imagination
l'entraînait, et elle a sa logique, comme la raison.
Il cherchait la vérité, et, quoi qu'on en ait dit, il
fut le martyr de sa sincérité. Après avoir possédé
la foi la plus entière, il avait quitté l'Église et
abjuré son hautain dogmatisme pour suivre la
raison, — sa raison à lui, — et elle lui avait fait
faire du chemin. De la légitimité et de la théo-
cratie, il avait passé à la démocratie et à la répu-
blique, accomplissant ainsi cette courbe qui
semble fatale à notre époque, et que tant d'au-
tres génies contemporains ont dû parcourir
comme lui dans le ciel de la pensée, Chateau-
briand, Lamartine, Victor Hugo. Parti du sanc-
tuaire, il avait écrit les "Paroles d'un croyant; prêtre,
il était devenu l'ami de George Sand et de Bé-
ranger. On a dit qu'il avait été égaré par son
orgueil blessé, que Rome l'avait humilié, que son
ambition avait été déçue. Je n'en crois rien. Il
ne fut que logique. Il est vrai que dans la Divine
Comédie, Dante fait dire au diable : ce Tu ne sa-
vais donc pas que j'étais logicien? » Mais Dieu
seul voit le fond des cœurs. Celui dont je parle
fut malheureux, inquiet, tourmenté par son génie
et toujours de bonne foi; il chercha la justice et
la vérité, il fut pauvre, charitable et vraiment
humble; car il a voulu dormir dans la fosse com-
mune, tandis que son compatriote Chateaubriand
INTRODUCTION
repose à part dans l'orgueilleuse solitude du
Grand-Bé. Paix à sa cendre ignorée!
Ceci dit en forme de prologue, je passe aux
écrivains que j'ai plus particulièrement connus,
et je commence par le plus grand de tous : La-
martine.
"sr
i.
LcA&fcA'BJTICr^E
e n'ai connu Lamartine que tard, en
1848. Ii avait été le charme et l'idole
de ma jeunesse, comme il le fut de
tous mes contemporains, nés en même temps
que les éMcditations. Je l'admirais en silence et
de loin, n'étant pas de ceux qui forcent la porte
des grands hommes, sous prétexte d'admiration.
Une fois, cependant, j'avais été tenté de lui ré-
véler mon existence et mon cuite. C'était à l'oc-
casion de la mort de sa fille. J'avais seize ans,
et je venais de lire son Voyage en Orient. Cer-
taines pages m'avaient profondément ému; je
les avais mouillées de mes larmes. J'essayai de
traduire en vers les sentiments que m'inspirait
LAMARTINE II
cette mort si touchante de Julia. Mais une crainte
pieuse m'arrêta : j'eus peur de réveiller une telle
douleur au cœur du père, et je n'osai adresser à
un si grand poète des vers de commençant, si
peu dignes de lui et du sujet. Je me tus donc et
je gardai pour moi mon effusion lyrique ina-
chevée.
Plus tard, à la Chambre des députés, j'eus la
bonne fortune de voir enfin Lamartine à la tri-
bune et de l'entendre dans les luttes oratoires de
la coalition, en 1859. Son éloquence me ravit à
l'égal de sa poésie. Mais il fallait une révolution
pour qu'il me fût permis de l'approcher. Cette
révolution arriva en 1848; et voici comment
j'eus enfin le bonheur de le voir de plus près et
de lui parler.
J'avais été chargé d'une mission en Allemagne
par le ministère des Finances, en 1847. A la nou-
velle des journées de Février, qui me surprit à
Vienne, je m'étais hâté de rentrer à Paris. J'y ar-
rivais à peine, que je reçus une visite bien inat-
tendue. Un inconnu, d'âge mûr, de tenue fort
correcte, la figure fraîche et rasée, le regard fin,
le chef orné d'une perruque blonde, se présenta
lui-même, sous le prétexte de me demander des
renseignements sur cette Allemagne d'où j'arri-
vais et dont on lui avait dit que j'avais une con-
naissance toute spéciale. Je me prêtai à son désir,
tout en me demandant quel était ce personnage.
12 SOUVENIRS LITTERAIRES
Il m'interrogea assez longuement; je lui répondis
de mon mieux. Il paraît que l'examen tourna en
ma faveur, car, après une causerie de plus d'une
heure, il se leva en me disant qu'il était le baron
d'Eckstein, l'ami de M. de Lamartine, qui l'avait
prié de l'aider à reconstituer ses légations d'outre-
Rhin, en lui trouvant des jeunes gens sachant
l'allemand et connaissant l'Allemagne : « Je viens
de sa part, ajouta-t-il, vous demander si vous
voulez bien faire partie de cette nouvelle diplo-
matie républicaine. On lui a parlé de vous avec
éloge, et je vois qu'on ne l'a pas trompé. Allez le
voir demain au ministère; je le préviendrai de
votre visite; il sera heureux de vous voir. »
Je dis au baron d'Eckstein combien cette ou-
verture me faisait plaisir, puisqu'elle réalisait un
de mes vœux les plus chers, et le lendemain je
me rendis au boulevard des Capucines : on de-
vine avec quelle émotion et dans quels senti-
ments.
On se ferait difficilement une idée de l'aspect
de Paris à cette époque. Tout était en ébullition.
Le Gouvernement provisoire siégeait en perma-
nence à l'Hôtel de Ville, et Lamartine, qui en
était l'orateur acclamé et sans cesse réclamé, avait
à peine le temps dans la journée de passer une
heure ou deux à son ministère, situé alors boule-
vard des Capucines. Je le trouvai dans un de ces
moments de répit. Il me reçut sur-le-champ, me
LAMARTINE I]
fit asseoir en face de lui, et je pus contempler
enfin cette noble figure de tout près. Grand,
maigre, élancé, portant la tête haute, le regard
droit, la voix sonore, le geste large, il semblait
fait pour le gouvernement des hommes et pour
le porter légèrement : rien d'agité ni de compassé ;
une sorte d'allégresse héroïque l'animait. Il m'ac-
cueillit avec une affabilité charmante et par des
paroles trop flatteuses. J'ai su depuis que c'était
son habitude : il voyait tout en beau et en grand.
Je lui exprimai mon émotion, mon bonheur de
le voir enfin, à cette heure où il était l'espoir et
le salut de la France, après en avoir été l'enchan-
teur poétique; j'ajoutai que je n'avais pas besoin
de lui dire avec quelle joie je servirais sous ses
ordres une politique inaugurée avec tant d'éclat
par le manifeste à l'Europe qu'il venait à peine de
publier. Il me fit quelques questions sur les pays
que je venais de visiter et me congédia en me
promettant de me rappeler très prochainement
pour m'annoncer la place qu'il me destinait dans
sa diplomatie.
Cette nomination ne fut pas aussi prompte
qu'il l'avait pensé et que je l'espérais. Elle tarda
plus d'un mois.
En attendant, j'avais de quoi m'occuper et me
distraire : Paris offrait le plus curieux et le plus
étrange des spectacles. Je l'ai dit, rien ne peut en
donner une idée. L'Hôtel de Ville était comme le
14 SOLVENIRS LITTÉRAIRES
cratère d'un volcan. Tous les éléments révolution-
naires encore en fusion y bouillonnaient au grand
jour, prêts à déborder sur la France et l'Europe.
Le Gouvernement provisoire était la seule et
frêle digue qui contînt encore les partis. Tantôt
il avait la force de s'opposer à leurs efforts, tantôt
il avait la faiblesse d'y céder pour donner à l'anar-
chie une apparence de légalité. Ouverte ou ca-
chée, la lutte était partout, même au sein du
pouvoir.
L'Hôtel de Ville avait l'air d'une ruche; la
place regorgeait de monde, et c'était un va-et-
vient perpétuel sur les escaliers du vieux palais,
témoin de tant de révolutions. Pourtant on n'y
entrait qu'en vertu d'une mission expresse ou
muni d'un laisser-passer. J'en avais un qui m'avait
été donné par un de mes amis, fort avant dans
le mouvement ; Bixio, homme rare, dont j'aurai à
parler plus tard. Je m'en servais presque tous les
jours; je m'asseyais dans un coin de la grande
salle, et j'assistais aux manifestations. On appe-
lait ainsi l'irruption d'une bande quelconque de
citoyens qui venaient poser une question et sou-
vent même un ultimatum aux détenteurs du pou-
voir. Il y en avait de tout genre, de ces manifes-
tations. Le comique s'y mêlait au tragique, et la
niaiserie y coudoyait l'héroïsme. Le flot popu-
laire venait battre à chaque instant la salle où se
tenait le Gouvernement provisoire. Vacillant,
LAMARTINE If
sans défense, il avait l'air d'un navire en perdition
destiné à disparaître dans la tempête. Il ne résis-
tait qu'en se laissant aller à la dérive et aux coups
de vent des factions déchaînées.
Lamartine seul gardait tout son sang-froid,
son bon sens, bien plus admirable qu'on ne croit,
et surtout le courage de ses opinions. Il avait à
lutter à la fois contre le jacobinisme de Ledru-
Rollin et le socialisme de Louis Blanc, sans
compter les utopies ardentes de la multitude, et
son héroïsme faisait face à tous les dangers,
comme son éloquence répondait à tous les so-
phismes. Je ne l'ai pas vu le jour du « drapeau
rouge » . Mais que de fois ne i'ai-je pas vu répondre
aux différentes députations qui se succédaient à
l'Hôtel de Ville presque sans interruption ! Arago,
Marie, le vieux Dupont de l'Eure, Pagnerre même,
prenaient bien la parole. Mais la foule deman-
dait, exigeait Lamartine; on eût dit qu'elle n'était
venue vraiment que pour le voir et l'entendre.
On allait donc le chercher. Il venait, calme,
noble, la tête haute; il demandait à ses collègues
quelle était la question du moment et l'objet des
réclamations populaires.
Le silence se faisait tout à coup dans la foule.
Alors, tout de suite, presque sans se recueillir, il
prenait la parole, et de sa belle voix sonore, avec
le geste de l'autorité et de la conviction, il impro-
visait une réponse toujours admirable d' éleva-
l6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
tion et de justesse, et la foule l'acclamait et s'en
retournait contente et calmée. Il y a ici-bas peu
de spectacle aussi grand, aussi rare, que de voir
ainsi l'éloquence du génie unie à l'héroïsme du
caractère, et je remercie le ciel de m'avoir permis
de le-contempler.
Je me rappelle surtout la journée du 17 mars,-
quand le parti populaire donna la réplique à la
manifestation de la veille, dite des ce bonnets à
poil ». Plus de cent mille ouvriers défilèrent de-
vant le Gouvernement provisoire. Les chefs de
clubs avaient pris la tête et porté la parole, en
essayant d'intimider le Gouvernement ou du
moins de le diviser, faussant ainsi les intentions
du peuple, qui venait au contraire apporter son
adhésion et affirmer sa confiance dans le Gou-
vernement, en le remerciant de sa résistance de
la veille aux demandes de la bourgeoisie.
Quand l'immense procession eut fini de s'é-
couler, les membres du Gouvernement restés
seuls dans la grande salle s'interrogèrent, avec
une anxiété bien naturelle, sur le sens véritable
et les conséquences possibles de cette journée
confuse. De temps en temps des ouvriers ren-
traient un à un, en demandant avec indignation
s'il était vrai que les porte-paroles eussent menacé
le Gouvernement, et affirmaient avec chaleur que
le peuple était venu au contraire pour l'appuyer
et l'encourager.
LAMARTINE 17
Je vois encore Lamartine, calme, grave, im-
passible, les bras croisés, disant : ce Quel que soit
le sens de cette manifestation, nous n'en sommes
pas moins à la merci des conspirateurs et des fac-
tieux, ils peuvent nous jeter par les fenêtres, si
bon leur semble. Quant à moi, je suis bien dé-
cidé : je ne sortirai d'ici que les pieds en avant. »
Et, dans sa bouche, ce n'étaient pas de vaines
paroles.
Ici-bas, rien ne dure : cette dictature de l'élo-
quence, cette popularité du génie ne pouvaient
avoir qu'un temps. Il fut court. Les conserva-
teurs, remis de leur frayeur, ne pardonnèrent pas
à Lamartine de n'avoir pas voulu se séparer de
Ledru-Rollin ; et le peuple, égaré par les sophismes
de Louis Blanc et les excitations des chefs de
clubs, se lassa d'attendre et de l'entendre. On a
blâmé Lamartine de cette ligne de conduite, et
on a eu tort. Certes, s'il eût été un vulgaire am-
bitieux, la partie était belle : il n'avait qu'un mot
à dire et à répudier son collègue, et toute la
France l'acclamait. Oui, mais à Paris, c'était le
signal de la guerre civile, c'étaient les journées de
Juin, trois mois plus tôt. L'idée d'acheter le pou-
voir au prix du sang de ses concitoyens l'eût fait
frémir d'horreur. Il y sacrifia sa popularité, et il
dut le prévoir. Cependant, qui sait? peut-être
eut-il aussi sa part d'illusion. Il put se dire qu'il
reconquerrait facilement cette faveur populaire
l8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
en dominant par l'ascendant de son génie cette
assemblée qu'on allait élire. S'il en est ainsi, il se
trompait. Dans la vie, et surtout en révolution,
la même vague ne vous reprend jamais.
Avant de partir pour Constantinople, où il
m'avait nommé secrétaire d'ambassade, j'allai le
remercier chez lui; il demeurait alors rue de l'Uni-
versité. Il me présenta à Mme de Lamartine. Une
jeune femme était là, dans l'ombre, timide et
simplement vêtue. J'ai oublié son nom. On m'a
dit depuis que c'était l'original de Geneviève, l'un
des récits du poète. C'est le seul souvenir que
j'aie gardé de cette première visite.
Les années passèrent. La République tomba,
l'Empire s'éleva. Je ne voulus pas le servir. J'allai
en Orient, et je n'entrai réellement dans un com-
merce suivi avec ce grand homme qu'en 18^7,
à mon retour de Moldavie, et au moment où
j'allais publier mon premier poème. Que de
changements depuis ma dernière entrevue! La
République était morte, la liberté aussi, l'Empire
régnait et semblait établi pour de longs jours.
Lamartine avait connu toutes les amertumes :
l'ingratitude, l'abandon, la ruine, — une double
ruine, — celle de sa fortune et celle de ses idées.
La vieillesse aussi était venue. Mais il ne pliait
pas. Je le trouvai debout, faisant face à tous les
coups du sort, et aussi calme dans l'adversité que
je l'avais vu au temps de ses triomphes. Pour ra-
LAMARTINE I9
cheter la fortune des siens compromise par le
désordre de ses affaires, il s'était mis à la tâche,
et avait attelé son génie à un travail surhumain.
Il habitait alors rue Vilie-l'Evêque le rez-de-
chaussée d'une maison occupée à présent par une
des annexes du ministère de l'Intérieur. On fran-
chissait la cour et l'on entrait dans un salon
oblong assez étroit. Là, tous les soirs, on était
sûr de trouverM.de Lamartine jusqu'à dix heures,
se reposant de son travail du jour dans la cau-
serie de quelques amis fidèles ou d'étrangers de
distinction qui ne voulaient pas traverser Paris
sans le voir. Il publiait alors ses Entreliens llrré-
raires, où il a enfoui tant de pages merveilleuses
et trop oubliées. Il se faisait réveiller à cinq heures
en toute saison, prenait une tasse de thé, et se
mettait à l'ouvrage jusqu'à midi sans désemparer.
La table de sa petite chambre et même le parquet
se jonchaient bientôt de feuilles couvertes de son
élégante et rapide écriture : jamais de rature. Ce
qu'il produisait ainsi dans ces six ou sept heures
matinales tient du prodige. Il improvisait la
plume à la main avec la même facilité qu'à la
tribune, et Dieu me pardonne si j'ajoute que le
poète lui-même jouissait du même don. J'ai vu
le carnet où chaque matin, en se promenant dans
les bois de Saint-Point, il écrivit au crayon son
poème de Jocelyn. Tout est du premier jet, pas
de repentir ou de correction; c'est la netteté
20 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
même, tout coule de source avec cette grâce
heureuse et légère, et cette abondance magnifique
qui est le caractère de son génie.
A midi, sa journée de travail était finie; il dé-
jeunait alors, vaquait à ses affaires, se promenait,
lisait. Le soir, il ne sortait jamais, même pour
aller au théâtre, qu'il adorait, disait-il. Il était
d'une rare sobriété, presque végétarienne, buvait
à peine de vin. Comme j'admirais un jour la
constance de ses habitudes de travail matinal, et
que je lui demandais s'il s'était accoutumé à ce
lever de cinq heures en toute saison : « Jamais,
me répondit-il; cela me coûte autant que le pre-
mier jour. » Quelle leçon pour les paresseux !
Le soir, l'étroit salon était toujours ouvert.
Mme de Lamartine naturellement en faisait les
honneurs, mais avec une discrétion qui ressem-
blait presque à de la timidité. Elle semblait s'ef-
facer devant le maître de la maison, comme si
elle ne portait pas aussi ce grand nom, comme
si elle n'était pas la moitié de cette illustre des-
tinée, la compagne des jours heureux et le bon
génie, le bon conseil, la consolation des jours
mauvais. Retirée dans un coin, d'une mise tou-
jours simple, comme en deuil, grave, triste même,
elle prenait peu de part à la conversation. Mais
ses moindres paroles témoignaient de son cuire
pour M. de Lamartine. Le malheur et l'ingra-
titude des hommes n'avaient fait qu'agrandir
L AMARTIN E 2 I
cette religion; et pourtant à certains mots on
pouvait soupçonner que la prêtresse jugeait le
dieu. Elle avait souffert avec lui, et peut-être par
lui. Si elle n'approuvait peut-être pas tout, elle
ne blâmait jamais. Il y avait quelque chose de
maternel dans son indulgence attristée et ma-
gnanime. Avait-elle été jolie? Il eût été difficile
de répondre. On ne voyait plus, à cette époque,
sous des cheveux noirs, qu'une toute petite figure
sillonnée de rides, si pâle, si mince, si atténuée
qu'elle me faisait penser malgré moi à ces fleurs
desséchées qu'on a oubliées entre les pages d'un
livre. A ses côtés, les deux nièces de Lamartine,
Mme de Pierreclos et Mlle Valentine de Cessia,
la suppléaient comme maîtresse de maison avec
toute la grâce de la jeunesse. Mme de Pierreclos,
vive, spirituelle, exubérante, avait quelque chose
de l'abondance géniale de la race; Mlle Valentine,
plus jeune, grande, élancée, pleine de grâce et
d'amabilité, offrait le type achevé de la distinc-
tion aristocratique. Quant au maître de la maison,
s'il n'était pas accaparé par un de ses admira-
teurs et surtout une de ses admiratrices, il causait
peu ordinairement. Assis sur le canapé entre ses
deux levrettes, il semblait à peine suivre la con-
versation et s'y intéresser. Souvent aussi il se
promenait dans la longueur du salon, évitant le
petit lustre qu'il touchait presque du front, les
mains dans les poches de son large pantalon à
2 2 SOU V EN 1RS LITTÉRAIRES
blouse, sans rien dire, absorbé dans ses pen-
sées. Puis tout à coup, sans interrompre sa pro-
menade, il lançait en passant un mot, une phrase
qui résumait ou éclairait la conversation. Par
exemple, je causais un soir de Marseille avec
Autran. Lamartine nous entendit et, sans s'ar-
rêter, de sa belle voix sonore il nous dit : « Mar-
seille, c'est le quai de la France. » Je lui répondis
en citant ses vers, ceux qui terminent cette admi-
rable pièce qu'il adressait à l'Académie de Mar-
seille, la veille de son départ pour l'Orient :
Et toi, Marseille, assise aux portes de la France, etc.
Parmi les plus fidèles visiteurs de ces dernières
années, je me rappelle son grand ami Dargaud,
Vallette le philosophe, Préault le sculpteur, les
peintres Huet et Rudder, Hubert Saladin, le gé-
néral Caillé et sa charmante femme, Mme Dam-
rémont, la sœur du maréchal Baraguay-d'Hilliers,
avec Mme de Chamailles, sa Elle, Ronchaud,
Emile Ollivier, Laguéronnière, Mme de Peyronnct
et ses ravissantes jeunes filles, le ministre protes-
tant Martin Paschoud, M.. Chamboran, M. de
Mareste, d'autres encore que j'oublie. Nadaud et
Vivier venaient aussi parfois égayer cette gran-
deur déchue et ses rares courtisans.
Le plus fidèle et le plus fréquent était Dargaud.
Je l'y ai toujours rencontré. Je suis sûr qu'il écri-
LAMARTINE 2]
vait ou pour le moins notait ses entretiens de
chaque jour avec Lamartine. On a dû en retrouver
des fragments dans ses papiers, et il serait bien à
désirer qu'on les publiât. Il était bien plus jeune
que son grand ami. Il avait l'air de se regarder
d'avance comme l'exécuteur testamentaire, l'hé-
ritier présomptif des intentions littéraires et des
causeries de Lamartine. Peut-être avait-il eu la
maladresse de lui laisser voir cette ambition. En
tout cas, il eut la maladresse de mourir avant lui.
J'entends encore Lamartine, quelques années
après, s'écrier avec un demi-sourire : « Ce pauvre
Dargaud! il espérait bien m'enterrer. »
Quand il écrivit son Entretien littéraire sur
Machiavel, il n'avait pas ses œuvres sous la main.
J'en avais un exemplaire d'une édition compacte
en un seul volume; je le lui apportai, et il le lut
comme il lisait presque tout, à coup de pouce,
en parcourant les pages d'un regard rapide; il
marquait seulement en marge d'un grand trait
de crayon les passages qu'il voulait citer. Rien
n'était plus caractéristique. Devant un homme,
un paysage, une question, il ne s'astreignait pas
à l'étude, à un examen approfondi. Il jetait un
regard, se fiait à son instinct, reconstruisait tout
dans son imagination et concluait. Il n'étudiait
pas, il devinait, et cet instinct divinateur était
vraiment prodigieux. S'il l'a égaré quelquefois,
en d'autres moments il l'a fait toucher à la pro-
24 SOUVENIRS LITTERAIRES
phétie. Qu'on se rappelle son discours sur les
fortifications de Paris, où il a peint d'avance la
Commune, et celui sur la rentrée des cendres de
Napoléon, où il prévoit et prédit le retour de
l'Empire, et cela en 1840.
A propos de Machiavel, je lui demandai ce
qu'il pensait du buste du secrétaire Florentin qui
est aux Offices. Il n'en avait pas gardé souvenir.
Je me rappelai que Lanfrey en avait une photo-
graphie. J'allai la chercher et la lui apportai. Il
la regarda un instant : « Ça, s'écria-t-il avec mé-
pris, un portrait de Machiavel! Jamais!» Et,
dans sa colère, je vis le moment où il allait jeter
à terre et briser le cadre et la photographie,
comme s'ils lui appartenaient. Je me hâtai de la
reprendre de ses mains pour pouvoir la rendre à
Lanfrey. Si j'ai cité ce mouvement et si j'en ai été
frappé, c'est qu'il me prouva une fois de plus la
rapidité et la sûreté de son jugement dans cer-
tains cas. Il avait, comme je l'ai dit, des intuitions
étonnantes et souvent infaillibles. Je ne sais si le
buste de Florence porte encore aux Offices la
même attribution; mais Lamartine avait raison:
ce n'est pas le portrait de Machiavel, c'est celui
d'un duc de Bourgogne. J'en ai acquis la certi-
tude plus tard, à l'une de nos expositions rétro-
spectives.
A part ces jugements d'instinct et ces éclairs
d'intuition, il ne possédait pas le vrai sens cri-
LAMARTINE 2f
tique, celui qui nous fait voir la réalité sous son
vrai jour, qui la reçoit sans prévention, l'étudié,
l'analyse et l'accepte telle qu'elle est, la pénètre
et s'en pénètre surtout, sans y mettre du sien, en
cherchant la vérité qui se cache sous ses mobiles
apparences. Son imagination s'interposait entre
son regard et les choses, et ne lui en permet-
tait pas toujours la claire vision. Ses paysages
d'Orient ne ressemblent en rien à ceux qu'a si
bien vus et si bien décrits Chateaubriand. C'est
que Chateaubriand les voyait en artiste et Lamar-
tine en poète. Il en était de même pour les évé-
nements et les hommes, et leurs œuvres d'histoire
s'en ressentent : on comprend très bien l'excla-
mation de Chateaubriand à la lecture des Giron-
dins. « Le malheureux! il a doré la guillotine! »
Cette impossibilité de s'en tenir à la nature, cette
faculté d'embellissement involontaire se retrou-
vent dans presque toutes ses descriptions et ses
portraits. Nous pouvons en juger par ceux de
nos contemporains que nous avons connus et
qu'il a dépeints. Il a fait, par exemple, dans son
cours de littérature, un portrait de Louis de Ron-
chaud au physique qui est aussi loin de la réalité
que possible; au moral, il n'a rien dit de trop :
l'homme, l'ami, l'écrivain méritaient les éloges
charmants qu'il lui prodigue à juste titre, et du
poète il eût pu dire encore davantage.
Ce prisme qui lui faisait jeter ainsi sur toutes
20 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
choses un arc-en-ciel de bienveillance et de
beauté ne provenait pas seulement de son ima-
gination : il l'avait aussi dans le cœur. Le fond
de sa nature, sa qualité maîtresse, comme on dit
à présent, était la magnificence et la générosité.
C'est ce qui fit de lui le héros de 1848, l'impro-
visateur inspiré de tant de beaux discours, de si
admirables poésies que tout le monde connaît,
et l'auteur ignoré de tant de bienfaits inconnus,
et aussi, hélas! pourquoi ne pas le dire? le vieil-
lard indigent des dernières années qui tendait la
main à la France oublieuse.
Puisque j'ai fait allusion à cette triste et su-
prême période de sa vie, qu'il me soit permis de
donner ici les explications les plus plausibles de
cette ruine, telles du moins que je me les suis
données dans le temps à moi-même, ou que je les
ai recueillies dans son entourage. La première at-
teinte portée à sa fortune fut peut-être ce fastueux
voyage en Orient, quoiqu'il ait prétendu qu'il ne
lui avait coûté en tout que deux cent mille francs.
La politique, qui le prit à son retour, n'était pas
faite pour réparer cette première brèche; la révo-
lution de 1848, qui ruinait tout le inonde, ne
pouvait qu'aggraver cet arriéré. On le voyait au
pouvoir, on croyait à sa richesse, on savait, en
tout cas, son inépuisable charité, et toutes les
misères, vrais ou fausses, s'adressaient à lui,
comme toutes les espérances. Ce qu'il donna
LAMARTINE 2~j
durant le court règne de sa popularité est in-
croyable : Mme de Lamartine m'avoua un jour
que leurs aumônes de quelques mois, en 1848,
avaient dépassé cent mille francs. Peut-être, en
liquidant sa situation après le coup d'État, n'eût-
elle eu rien d'irréparable. Mais la confiance en
son génie et son travail, et, il faut le dire aussi,
son infatuation étrange à l'endroit de sa science
financière, l'emportèrent et le précipitèrent dans
l'abîme. Il voyait les Girardin, les Mirés, les Pe-
reire, élever de rapides et colossales fortunes. Il
se croyait de force à les imiter et à les dépasser.
Ne m'a-t-il pas dit à moi-même et sérieusement :
ce Je n'ai jamais étudié que deux choses, l'éco-
nomie politique et les finances?» Je n'ai pu
m'empêcher de sourire en entendant ces paroles
et j'ai fait sourire en les citant parfois. Mais, qui
sait? peut-être étaient-elles vraies, autant qu'elles
étaient sincères. Je l'ai déjà dit : il se fiait presque
toujours à son intuition, et s'il a dû étudier
quelque chose par exception, ce devaient être
les questions relevant de la science et de l'expé-
rience, où cet instinct divinatoire devait s'appuyer
au moins sur des connaissances acquises. Cette
illusion à l'endroit de sa capacité financière et de
son génie spéculateur n'était pas le seul danger
de cette noble nature: sa bonté de cœur, jointe
à ses habitudes de patronage et de grand sei-
gneur, lui faisait acheter autour de Saint-Point
28 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
ou de Mâcon toutes les vignes que leurs proprié-
taires obérés venaient lui offrir; et il les payait
sans voir et sans compter. Il alla plus loin même :
il vint un moment où il achetait en bloc, dans le
Maçonnais, des récoltes sur pied, convaincu
qu'il faisait une spéculation magnifique et qu'il
en revendrait le produit avec un grand bénéfice.
Il n'en fallait pas tant pour tarir sa fortune et
celle des siens.
Il lutta longtemps avec un courage qu'on n'a
pas assez connu et admiré. Comme Walter Scott,
il voulut combler ce déficit avec sa plume. C'est
alors qu'il écrivit le Conseiller du peuple et ses
Entretiens littéraires, sans compter ses différentes
histoires, ses souvenirs et ses romans. Quand ses
amis virent qu'il allait succomber à la tâche, ils
lui suggérèrent l'idée d'une souscription. Il s'y
refusa. Plus tard, il consentit enfin. Mais l'heure
était passée. La France était lasse d'entendre les
plaintes du grand homme déchu. Son nom lui
était devenu un remords. Serait-ce calomnier
l'Empire, le gouvernement d'alors, que de sup-
poser qu'il voyait cette déchéance sans trop de
peine? Les ouvriers avaient eu la généreuse
et grande pensée de donner au Lamartine de
1848 une journée de travail. C'eût été la plus
noble des souscriptions. L'empereur ou ses mi-
nistres ne permirent pas cette manifestation tou-
chante. Napoléon s'inscrivit pour dix mille francs,
LAMARTINE 29
assez pour humilier et pas assez pour sauver.
Comme on l'espérait peut-être, ce patronage
impérial arrêta net le bon vouloir des républi-
cains et la souscription ouverte. Plus tard, mais
trop tard, les Chambres votèrent une pension
viagère et la Ville offrit le chalet de la Muette.
Lamartine put donc se reposer un peu et attendre
la mort.
Saint-Point lui restait encore cependant. Il
n'avait pu se résoudre à vendre le tombeau de sa
fille et de sa mère. Il allait s'y retremper les mois
d'été et d'automne. Il m'y avait invité souvent.
Je tenais à voir le poète dans son cadre naturel.
J'y allai en octobre 1867. f>arti de Mâcon de
bonne heure, j'arrivai à Saint-Point avant le dé-
jeuner. Le site est charmant. C'est bien le nid
d'un poète. On aperçoit de loin la tourelle du
château. Je ne pus la voir sans émotion, et je me
récitai les premiers vers de son épître à Victor
Hugo, écrits aux jours heureux de sa jeunesse :
Je sais sur la colline
Une blanche maison.
Un rocher la domine;
Un buisson d'aubépine
Est tout son horizon.
A gauche du château, sur le même mamelon,
s'élève la jolie église du village qui touche le
parc; des vergers descendent en pente vcr-
2.
"JO SOUVENIRS LITTÉRAIRES
doyante vers la plaine, dont le fond est tapissé
de pâturages et coupé par un ruisseau que bor-
dent des chênes entremêlés de saules libres, d'une
élégance de forme admirable. C'est à travers ce
rideau de beaux arbres qu'on aperçoit Saint-
Point au détour de la route.
Le maître de la maison était souffrant et
même encore retenu au lit par ses rhumatismes.
Il voulut bien me voir néanmoins et me fit l'ac-
cueil le plus cordial. Je lui remis une branche de
buis cueillie la veille dans le Jura, à Prat, un
vieux château désert qui avait appartenu à son
grand-père; j'osai même y joindre quelques vers
que m'avaient inspirés ces ruines où il avait joué
dans sa jeunesse. Il me remercia de cette atten-
tion et me parla de ses projets littéraires. Il avait
en tête, me dit-il, de faire un poème ou plutôt
un roman dans le genre d'Hermann et Vororhée.
La cloche du déjeuner interrompit notre entre-
tien, et il me remit aux bons soins et à l'aimable
hospitalité de ses deux nièces, Mme de Coppens
et Mlle Valentine de Cessia, qui l'entouraient de
leurs attentions et de leur tendresse. Trois beaux
enfants égayaient la table. C'étaient ceux d'une
autre nièce, Mme de Sennevier, dont le mari était
consul général à Palerme. Après le déjeuner,
Mlle Valentine, accompagnée des enfants, me fit
voir les appartements, le cabinet de travail de
Lamartine, le joli balcon circulaire dont la balus-
LAMARTINE } I
trade était envahie par une troupe de paons
d'une blancheur éclatante; puis le parc, le bois
et le chêne isolé sous lequel il composa Jocelyn,
et qui est peut-être celui de sa première zMédita-
lion :
Souvent sur la montagne, à l'ombre d'un vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m'assieds, etc.
Notre excursion se termina par une visite à la
jolie église byzantine, qui n'est séparée du parc
que par le mur du cimetière. Ce mur est percé
d'une arcade à jour sous laquelle on a creusé le
caveau de la famille, de manière que les tom-
beaux reposent à la fois dans le cimetière du vil-
lage et dans le parc du château. La devise du
poète est gravée sur Parcade : Speravit anima mea.
La statue de Mme de Lamartine, par Adam Salo-
mon, orne le caveau qui contenait déjà les restes
de sa fille adorée. C'est là que doit reposer aussi
son père. Et ce sera bientôt, me dis-je tristement
à moi-même, en regardant ce terrain funèbre.
Je n'avais que trop raison. Moins de dix-huit
mois après, on l'y ramenait à son tour.
A quatre heures, je prenais congé de Saint-
Point et de ses hôtes, et je revins à Mâcon par un
ciel pur d'automne et le premier croissant de la
lune, emportant un triste et doux souvenir et la
plus poétique impression de mon court pèleri-
32 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
nage. En partant, l'on m'avait dit : « Au revoir, à
Paris »; et naturellement l'hiver suivant, après
cette visite, je fus plus assidu et encore mieux
accueilli au chalet. Je retrouvai Lamartine affaibli
et plus silencieux. Ce silence qui m'avait déjà
frappé à Saint-Point et cette répugnance à parler,
que j'avais mise alors sur le compte de la maladie,
s'étaient encore aggravés. Était-ce parti pris, las-
situde ou affaiblissement des organes? Qui le
dira? Voici ce que j'écrivais à mon frère à la
date du mois de mars 1868. Qu'on me permette
cette citation; ces quelques lignes rendent bien
mon impression d'alors, mon attendrissement et
mon culte :
J'ai vu souvent M. de Lamartine, cet hiver. J'y vais par
piété, une piété attendrie; il faut savoir être fidèle. Cela
m'est facile, d'ailleurs : j'ai toujours eu le culte des ruines,
et, hélas! ce n'est plus qu'une ruine désormais. Au lieu de
parler avec une abondance souvent amère de sa situation et
de revenir toujours sur ses affaires, comme il y a deux ans,
il a pris maintenant l'attitude du silence, — ou plutôt le
silence s'est établi de lui-même dans cette belle intelligence,
comme il se fait dans toutes les solitudes et parmi les débris
des temples abandonnés. Il vous accueille, vous reconnaît,
vous le prouve par un geste, plus rarement par un mot, vous
écoute, suit la conversation sans rien dire et ne témoigne
l'intérêt qu'il y prend que par un rire franc et intelligent. Il
rit toujours juste, comme je le disais hier soir à Ollivier et à
Dupont-White en sortant du chalet. Evidemment, ce noble
et rare esprit est encore là ; il est seulement à l'état latent, ce
n'est qu'une éclipse. Son intelligence, comme ces feux en-
dormis sous la cendre, ne fait que sommeiller sous le poids
des années et l'amas de douleurs, de calomnies et de gloire
LAMARTINE 33
que la vie a amoncelés sur elle. Mais que de tristesse quand
on pense quel orateur, quel poète est enseveli dans ce morne
silence! Pauvre cher grand homme! pourquoi n'est-il pas
mort sous les sabots d'un cheval le jour où nous avons
manqué être écrasés tous les deux par un équipage au tour-
nant du pont Royal; ou plutôt pourquoi n'est-il pas tombé
sous les balles des factieux en 1848? Il serait resté une des
plus grandes figures de l'histoire. Quelle que soit sa fin,
l'avenir lui gardera toujours sa place au premier rang parmi
les plus beaux génies de notre âge.
Cette taciturnité mystérieuse ne fit que s'ac-
croître jusqu'à sa mort. Quels étaient les rêves,
les images, les souvenirs qui hantaient durant ces
longues heures muettes cette tête naguère si belle
et si puissante, et maintenant affaissée? Nul ne
le sait. Ce silence avait, du reste, sa grandeur.
Un soir, Mlle Valentine s'était mise à lire à haute
voix, devant lui, quelques pages de Jocelyn.
Quand elle eut fini et qu'elle leva les yeux sur
son oncle, quelle ne fut pas sa surprise et son
émotion : la figure du poète était inondée des
larmes qu'il avait versées en silence à la lecture
de ses vers. D'où pouvaient venir ces larmes?
Était-ce le regret de ses dons évanouis, l'évoca-
tion de sa jeunesse et de sa force désormais épui-
sées? C'est un secret qui est resté entre lui et
Dieu. Mais quel tableau touchant!
Les dernières paroles que j'entendis de cette
bouche jadis si éloquente furent des mots chers
aux poètes. J'étais venu prendre congé de lui en
^4 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
quittant Paris, au mois de mai 1868. Je le trouvai
dans sa chambre à coucher, assis au coin de la
cheminée, morne et la tête penchée, près de sa
nièce, fidèle et admirable compagne, tristes et
silencieux tous les deux. En m'informant de sa
santé, je lui dis que les beaux jours allaient re-
venir et que j'espérais pour lui l'influence bien-
faisante du printemps. « Oui, bégaya-t-il, le
printemps, les hirondelles... » Et il ne put achever
sa pensée; et cette tête, jadis si belle, retomba
sur sa poitrine après cet effort. Les larmes me
vinrent aux yeux, et je me hâtai de reprendre la
parole pour jeter bien vite un voile sur cette dé-
chéance et cet état plus douloureux pour les
autres que pour le malade lui-même. J'abrégeai
ma visite, et, comme Mlle Valentine m'accompa-
gnait quelques pas, j'osai lui dire que ce n'était
plus lui, qu'elle n'avait devant les yeux qu'une
lente agonie et que la mort serait un bienfait.
« Oh! non, me répondit la noble femme avec
élan, non ! le garder toujours ! même ainsi ! »
Elle n'eut pas longtemps à le garder : Lamar-
tine s'éteignit, le 28 février de l'année suivante,
au milieu de ses soins et de ses larmes. La mort
fit pour lui ce qu'elle n'accorde pas à tout le
monde : elle lui rendit sa beauté; et ce noble
visage, défiguré par l'âge et la maladie, reprit à
l'instant, avec la majesté de la mort, sa physiono-
mie primitive et le sceau que lui avait imprimé le
LAMARTINE "] f
génie. Tout le monde fut admis à le voir. Adam
Salomon en fit une photographie et de Rudder un
dessin. On oublia de prendre son masque et je le
regrette. Je l'eusse mis à côté de celui de Mira-
beau et de celui de Gœthe, qu'Ary Scheffer m'a
donné. Le 3 mars, le cercueil partit pour Saint-
Point, sous la conduite pieuse de Louis de Ron-
chaud et d'un petit-neveu du poète, M. de Mon-
therot. Un groupe d'amis ou d'anciens collègues,
parmi lesquels je reconnus Garnier-Pagès, Henri
Martin et Arnaud de l'Ariège, Emile Augier en
académicien, étaient réunis sur le quai avec quel-
ques chroniqueurs de journaux. On se découvrit
quand le convoi s'ébranla. Et ce fut tout. Nul
discours, nul adieu. Lamartine avait voulu que le
silence qui s'était fait autour de ses dernières
années l'accompagnât dans la mort. C'était bien,
c'était mieux. Et c'est ainsi qu'il quitta ce Paris,
qui avait été pour lui si oublieux, si ingrat, on
pourrait même dire si dur et si outrageux par mo-
ments. Mais la justice se lève tôt ou tard, et elle
a commencé pour Lamartine. La postérité remet
tout à sa vraie place, et son centenaire l'a bien
prouvé : il a été un triomphe.
Telles ont été la fin et les dernières années de
cet homme extraordinaire. Si j'écrivais ici un por-
trait littéraire ou une biographie, j'aurais à mon-
trer en détail le grand rôle qu'il a joué dans la
poésie et la politique de notre siècle. J'aurais à
36 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
examiner ses œuvres une à une et à développer
ses opinions politiques dans leur suite, qui est
bien plus logique qu'on ne le pense, comme l'a si
bien prouvé L. de Ronchaud dans la préface de
ses discours. Mais je dois me borner. Je n'ai voulu
retracer en ces quelques pages que mes souvenirs
personnels, les impressions laissées par ce grand
homme dans ma mémoire et dans mon cœur.
D'autres ont déjà dit, d'autres diront encore
mieux son génie et son influence et la place qu'il
a tenue dans notre histoire. Ma tâche est plus
facile et plus humble : elle suffit à mes forces.
Je ne voudrais pas quitter cependant cette
noble figure sans rassembler encore au hasard
quelques traits que je n'ai pas su faire entrer dans
cette esquisse rapide. Je voudrais signaler surtout
certaines disparates apparentes du caractère de
Lamartine, qui ont pu donner le change quelque-
fois aux étrangers et même à ceux qui ont eu le
bonheur de l'approcher. On l'a taxé par exemple
de vanité, d'infatuation littéraire ou personnelle.
Je dois avouer qu'il y prêtait parfois, mais avec
une candeur qui désarmait. Souvent, en me pro-
menant avec lui dans le petit jardin du chalet, je
le voyais s'approcher de la grille sous prétexte de
voir le mont Valérien ou les cimes du bois de
Boulogne; il ne lui déplaisait pas — et c'était
visible — de s'exposer à la curiosité et à l'admi-
ration des promeneurs qui passaient sur le bou-
LAMARTINE 37
levard. Il humait ainsi encore quelque bouffée de
cette popularité qu'il avait respirée jadis à pleins
poumons. Autre exemple : en montrant son buste
par le comte d'Orsay, qui ornait l'extrémité du
petit salon de la rue Ville-TÊvêque, il lui échap-
pait de dire naïvement: « Regardez! Oui, voilà
ce beau front, ces traits purs; comme ils sont
bien rendus! » Mais il ne faut pas s'y méprendre :
ce n'était pas la fatuité d'un snob, il ne pensait
pas qu'il était question de lui, il en parlait comme
s'il s'était agi d'un autre et comme il eût parlé
d'un autre. Il s'oubliait, j'en suis sûr, comme il le
faisait avec tant d'ingénuité pour ses vers. Le soir
de la première représentation de son drame de
Toussaint-Louverture, il rentra de bonne heure
chez lui. ce Mais ce n'est pas fini, lui dit-on. Com-
ment la pièce a-t-elle marché? — C'est ennuyeux
comme la pluie ! » répond-il tranquillement. Et
il s'assied sans plus de détail, et avec la plus par-
faite et sincère indifférence. Un autre soir, et ceci
est la contre-partie, il était question d'un nouveau
recueil de ses poésies. Ponsard était présent.
« J'espère bien, lui dit-il, que vous n'avez pas
oublié telle pièce de vers? — Laquelle? demanda
Lamartine, je ne m'en souviens plus. » Alors
Ponsard se meta la réciter. Lamartine l'écoute et
l'interrompt de temps en temps par des exclama-
tions admiratives, des bravos, comme si la pièce
eût été de Ponsard. Voilà les deux côtés de la
SOUVENIRS LITTERAIRES
médaille. Il était aussi sincère dans l'applaudis-
sement que dans le blâme.
Il avait l'âme trop grande pour ne pas être
modeste. A moi ne m'a-t-il pas dit un jour triste-
ment : « Je n'ai pas la grande imagination ! » Et
comme je répliquais par Jocelyn et la Chute d'un
cAnge : « Non, insista-t-il, je le sens bien, ce n'est
pas la grande imagination ! » Il voulait dire sans
doute qu'il n'était qu'un lyrique, qu'il n'avait pas,
comme Shakespeare et Molière, la faculté supé-
rieure de l'imagination, ce don suprême du génie
créateur, qui lègue à la postérité des types com-
plets et immortels.
Il aimait les jeunes talents et il les accueillait
avec une bonté magnifique et sincère. Ses éloges,
cependant, dépassaient quelquefois la mesure et
pouvaient égarer. J'étais là quand l'auteur delà
éMort du Juif errant lui dit que ce qui l'avait le
plus touché dans les articles qu'on avait consa-
crés à son poème, c'était d'avoir été regardé
comme un écho lointain de Jocelyn. « Oh! dit
tranquillement Lamartine, c'est bien plus beau
que Jocelyn. » Le jeune auteur rougit de honte et
d'indignation, comme s'il entendait un blas-
phème, et répliqua vivement : « Vous me feriez
croire que vous ne m'avez pas lu, monsieur de
Lamartine, ou que vous me prenez pour un sot. »
Le grand poète le calma, et l'on parla d'autre
chose.
LAMARTINE JC)
Un matin, je le trouvai lisant Un été dans le
Sahara, de Fromentin. « Eh bien, qu'en dites-
vous? lui dis-je. — C'est un écrivain accompli, »
me répondit-il avec son grand geste et sa belle
voix d'orateur. Je me hâtai d'aller le redire à Fro-
mentin, comme on le pense bien.
De Saint- Victor, il prétendait qu'on ne pouvait
le lire qu'avec des lunettes bleues.
Il n'aimait pas La Fontaine, ni André Chénier,
ni même Musset, peut-être, je le crains. Il admi-
rait cependant Voltaire, dans ses vers légers sur-
tout. Je ne sais ce qu'il pensait de Molière. Je
doute qu'il l'appréciât. Le coté gaulois de l'esprit
français lui échappait complètement. Son goût
était plein de contrastes et d'inattendu.
Sa conversation était sérieuse, forte, éloquente,
ou d'une simplicité charmante. Nulle phraséolo-
gie sentimentale ou poétique. Il employait même
parfois des expressions et — que mes lectrices
me le pardonnent, — des jurons populaires. Cela
me frappa en 1848. Était-ce une simple habi-
tude de gentilhomme campagnard rapportée de
Saint-Point ou une affectation de l'homme poli-
tique qui voulait échapper au cliché du Lamartine
élégiaque et éthéré des premières années de la
Restauration? Je ne décide pas. On a dit qu'il
n'était pas spirituel; dans le sens étroit et parisien
du mot, c'est possible. Mais il avait plus et mieux
que de l'esprit, ou du moins il avait celui qu'ont
40 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
tous les hommes de génie, des vues perçantes,
des mots profonds et éclatants, des idées origi-
nales venues de haut, des idées rapides qui illu-
minaient tout à coup l'horizon de la pensée.
Quand on a la flamme, on a aussi les étincelles.
Qu'on se rappelle cette jolie réponse à ceux qui
lui demandaient où il siégerait à la Chambre des
députés : ce Au plafond! » Et à ceux qui lui
reprochaient d'user de la réclame : « Dieu lui-
même a besoin qu'on le sonne ! » Musset, qui
avait tant d'esprit, aurait-il mieux trouvé?
En somme, peu d'hommes reçurent du ciel des
dons plus magnifiques; peu d'hommes ont eu
une destinée plus glorieuse. Sans doute la fin en
a été assombrie par l'infortune et l'abandon.
Mais quelle fin n'est pas triste? Quel coucher de
soleil n'est pas mélancolique? Et puis n'est-ce pas
le sceau de toute vraie gloire? Lamartine lui-
même ne dit-il pas quelque part qu'il y a une
harmonie sublime entre ces trois mots : gloire,
génie, infortune? Ne l'avait-il pas prédite dès sa
jeunesse, cette loi fatale de tout grand poète?
Qu'on se rappelle l'ode à Manoël des Tremières
zMcditations :
On dirait que le ciel aux cœurs plus magnanimes
Réserve plus de maux.
Il semble, du reste, qu'il a toujours eu l'intuition
de son avenir, même politique. A Athènes, en
LAMARTINE 4I
1832, un soir qu'il rêvait sur l'Acropole, à l'ombre
du Parthénon, il eut comme une révélation de ce
que lui gardait la vie : Être orateur et poète!
s'écriait-il, le beau serait de réunir les deux destinées.
V^iil homme ne l'a fait. Il réalisa ce rêve et il y
ajouta une autre gloire, plus rare encore, celle de
gouverner une nation comme la France et de la
sauver d'elle-même dans une heure de péril. Mais,
là encore, n'a-t-il pas été prophète et n'a-t-il pas
dépeint sa brève dictature de 1848 dans les deux
vers de son épître à Walter Scott écrits en 1 83 1 :
Et le pouvoir, rapide et brûlant météore,
En tombant sur nos fronts nous juge et nous dévore.
Et, puisque j'ai cité ces vers, je finirai par ceux
qu'il adressait il y a trois quarts de siècle à un
poète malheureux :
Ceux qui l'ont méconnu pleureront le grand homme.
Dans la même pièce, il lui disait encore:
Quand nous ne sommes plus, notre ombre a des autels.
Le centenaire qu'on vient de célébrer avec tant
d'éclat en est la preuve et le glorieux commen-
taire.
L'avenir ne le démentira pas. La gloire du
poète aura peut-être des éclipses; le nom n'en
42 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
aura pas. Il rayonnera toujours dans l'histoire, au
milieu de ses émules, et son génie gardera tou-
jours sa place. Musset fut un esprit charmant et
un grand poète. Hugo fut un grand poète et un
grand artiste. Lamartine fut un grand poète, un
grand orateur, un grand citoyen; je pourrais
ajouter : lui seul donne l'idée d'une grande âme.
De quel homme peut-on en dire autant?
:^w^{
II
HEC^d^I HEI^E
E fis sa connaissance d'une façon sin-
gulière. J'entends encore le rire jeune
et frais de sa vieille et charmante amie,
Mme Jaubert, quand je lui contai cette histoire
qui l'amusait fort et qu'elle se plaisait à me faire
répéter.
En revenant d'Allemagne, à la fin de l'année
1 838, un de mes premiers soins avait été de cher-
cher, à Paris, un cabinet de lecture qui reçût des
journaux allemands, et où je pusse continuer à
suivre, même de loin, le mouvement politique et
littéraire du pays que je venais de quitter avec
tant de regrets. J'en avais trouvé un, place Lou-
vois. J'y allais fréquemment. Un jour je m'assis à
44 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
la table verte recouverte de journaux, entre deux
lecteurs que je ne regardai pas tout d'abord. Mais
l'un attira bientôt mon attention par une toux
obstinée, presque aussi fatigante pour les autres
que pour lui. Mon autre voisin finit par s'en im-
patienter et, à une quinte plus forte que les pré-
cédentes, se mit à faire un chut! très distinct. La
quinte passée, le calme se rétablit, mais pas long-
temps; la toux ne tarda pas à recommencer; elle
fut suivie d'un chut! plus impératif. Le pauvre
cacochyme, irrité, se tourna vers le chuteur et lui
demanda assez vivement : « Est-ce à moi, mon-
sieur, que s'adresse ce chut? » Mon second voisin,
ainsi interpellé, baissant le journal qu'il tenait
tout près de ses yeux, comme un myope, regarda
son interpellateur avec une surprise vraie ou
feinte très comique, et lui répondit de l'air du
monde le plus étonné : « Oh ! monsieur, je croyais
que c'était un chien. » Je partis d'un éclat de rire
et regardai avec curiosité l'auteur de cette repartie
inattendue. C'était un homme frisant la quaran-
taine, de taille moyenne, assez replet, sans barbe,
avec de longs cheveux blonds, le front haut, des
yeux clignotants à demi fermés, surtout quand il
lisait, sans vraie distinction; rien qui trahît le
poète ou l'artiste, ou même l'homme du monde;
un bon bourgeois du Nord, avec un léger accent
tudesque. C'était Henri Heine. En entendant
mon éclat de rire, il rit aussi, et, m'adressant la
H E N R I H E I N E 4Ç
parole en français, se mit à me donner quelques
explications sur son erreur, sans doute pour con-
vaincre mon autre voisin de sa bonne foi à l'égard
du chien supposé. Puis la conversation continua
entre nous à voix basse, et, comme je tenais la
Ga\ene d'oAugsbourg, où il écrivait, il me demanda
ce que je pensais de la correspondance de Paris
marquée d'un certain signe. Je lui en fis l'éloge
naïvement, ne me doutant guère que je parlais à
l'auteur même. Je m'apprêtais à sortir et je venais
de le saluer, quand il se leva aussi et sortit avec
moi. Dans la rue, la conversation reprit de plus
belle. Il avait l'air aussi étonné que ravi de voir
un jeune Français au courant de l'Allemagne et
familiarisé avec sa langue ; il me demanda mon
nom, me dit le sien et me pria de l'aller voir. Je
répondis à sa politesse par quelques mots d'éloge
bien sincères et mon admiration pour ses Lieder,
et j'allai le voir. Lui aussi vint chez moi, et bien
plus souvent. Il ne se passait guère de semaine
qu'il ne grimpât dans ma mansarde d'étudiant. Et
voilà comment j'entrai en commerce régulier et
je puis dire très intime avec Henri Heine.
Je l'ai dit : rien dans son extérieur ne révélait
le poétique et charmant esprit que ce nom évoque
désormais. Sa conversation était vive, spirituelle,
aisée, quoiqu'il parlât le français avec accent et
parfois même avec incorrection. Je vais sans doute
étonner bien du monde, en Allemagne et en
46 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
France, en ajoutant que, tout en étant un causeur
alerte et possédant bien des finesses de notre
langue, il n'était pas capable de l'écrire tout seul
avec sûreté et de manière à présenter son œuvre
sans retouches devant le public français. J'ai
reçu bien des billets de lui : pas un qui ne portât,
par quelque faute ou négligence, la marque de
son origine étrangère. Et, quant à ses articles
écrits et parus dans la T{evue des Veux-zMondes,
je sais par expérience que, bien que signés de
son nom, ils avaient toujours été traduits de l'al-
lemand en français par un autre, ou que, s'il avait
voulu se charger lui-même de ce travail, cette
traduction avait dû forcément être toujours revue
et corrigée par un écrivain français. Avant moi,
il avait eu recours à Lœwe-Weimar, Gérard de
Nerval; plus tard, après moi, ce fut Saint-René
Taillandier et sans doute d'autres encore que je
n'ai pas connus. Il mettait beaucoup d'art et de
coquetterie à dissimuler cette insuffisance et à
faire croire au public des deux côtés du Rhin qu'il
écrivait aussi bien en français qu'en allemand.
Il y a réussi, et j'aurai sans doute grand'peine à
détruire cette légende en rétablissant ici la pure
et simple vérité. Mais ma remarque n'en subsiste
pas moins, comme disait je ne sais plus quel
savant obstiné.
Henri Heine avait du reste l'art de se draper et
de se peindre dans ses écrits, prose ou vers, un
HENRIHEINE 47
peu trop à son avantage, et il s'y donnait parfois
une attitude qui jurait avec la réalité. C'est ainsi
qu'il laissait croire qu'il était né en 1801, pour
pouvoir dire en plaisantant qu'il était le premier
homme du siècle, tandis qu'en réalité il datait de
1797; c'est ainsi que, d'après ses confidences
écrites, les Allemands pouvaient le croire un don
Juan parisien, un Byron de notre grand monde.
Sans doute il était reçu dans des salons très dis-
tingués, comme tout étranger marquant l'est tou-
jours à Paris. Mais, malgré tout son esprit, il n'y
fit pas de conquêtes : il n'était pas taillé en Ado-
nis, quoi qu'en dise Théophile Gautier, ni même
vêtu en dandy, comme on vient de le voir. D'ail-
leurs, ses goûts en amour ne le portaient pas dans
ces régions. Il se gardait bien de dire avec Bé-
ranger :
Je suis du peuple ainsi que mes amours,
mais il mettait le second hémistiche en pratique.
Sa fameuse Mathilde, Frau Mathilde, qu'il venait
d'épouser et qu'il peignait aux Allemands comme
un type de parisienne élégante et spirituelle,
était simplement une bonne fille, à plantureuse
beauté, dont il s'était amouraché et qu'il avait
trouvée, je ne sais où, sur le pavé de Paris ou dans
le fond de quelque boutique interlope de nos pas-
sages. Il avait fini par l'installer chez lui; il en
48 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
était très épris et fort jaloux, la laissait peu voir,
et naturellement il finit par l'épouser. Elle était
sans esprit et sans instruction, belle et indolente
comme une odalisque. Je trouve dans une de mes
lettres de 1839 ce paragraphe irrévérencieux :
« Je viens de me promener aux Champs-Elysées
avec H. Heine. Le grand homme a été assom-
mant et sa femme bête comme une oie. » Je de-
mande pardon de ce document réaliste, mais je
prie le lecteur de ne pas oublier que je n'avais pas
vingt ans, que l'adolescence avec ses jugements
sans appel et son intolérance superbe mérite
qu'on lui applique aussi le mot de La Fontaine :
« Cet âge est sans pitié. »
Pour en revenir à Mme Mathilde, j'ajouterai
qu'elle ne put jamais apprendre un mot d'alle-
mand. Elle savait vaguement que M. Heine,
comme elle l'appelait toujours, était un grand
poète. Mais je doute fort qu'elle sût ce que c'était
qu'un poète. Ils vivaient très simplement, dans
un appartement du faubourg Poissonnière : les
Allemands ont rarement le besoin du confortable
et le goût de l'élégance.
Heine ne les avait pas. L'intérieur était très
bourgeois. Près de la porte d'entrée il y avait un
portrait du poète gravé en Allemagne, qui le
représentait à l'âge de vingt-cinq ans, probable-
ment après la publication de son cBuch der Lieder.
Une grande figure oblongue, le cou nu, inondé
HENRIHEINE 49
de longues tresses. Il était sans doute exagéré; en
tout cas il ne ressemblait plus, — si toutefois il
avait jamais ressemblé; — l'artiste y avait mis
une forte dose de convention, il s'était trop rap-
pelé le portrait d'Albert Diirer. Le reste de l'ap-
partement ne m'a laissé aucun souvenir particu-
lier, si ce n'est celui de son apparence bourgeoise
et du perroquet de Frau Mathilde. J'y allai peu du
reste. Je vis tout de suite que Henri Heine préfé-
rait me voir chez moi. J'ai dit qu'il était fort
jaloux. Il avait presque l'âge d'Arnolphe, et
quoique Frau Mathilde ne fût plus une Agnès, il
pouvait craindre de rencontrer un Horace dans
tout jeune étudiant de mon âge.
Il grimpait donc l'escalier étroit de ma man-
sarde sur le pont Neuf, et il y venait fréquem-
ment. Dans les premiers temps de notre connais-
sance, j'avais été — et je devais l'être — très
flatté de cet empressement d'un homme de son
âge et de sa valeur. J'avais pu croire que c'était
pour les charmes de ma conversation qu'il pre-
nait cette peine; mon amour-propre avait facile-
ment accepté cette interprétation. Mais je dus en
rabattre. Je m'aperçus bientôt du vrai motif de
ses visites. Tantôt c'était une poésie qu'il me
priait de lui traduire, tantôt des articles de la
Ga\eue d'oiugsbourg, pour les montrer, me disait-
il, à son amie la princesse Belgiojoso que j'avais
vue un jour de courses au Champ de Mars et qui
fO SOUVENIRS LITTÉRAIRES
m'avait inspiré la plus vive admiration. Il le savait
et m'avait promis de me présenter à la princesse.
Grâce à cette amorce, j'avalais l'hameçon, c'est-
à-dire que je me mettais à traduire articles et
poésies, complaisamment, par amitié, pour le roi
de Prusse, comme on dit. Plus tard, bien long-
temps après, j'ai découvert pour qui je traduisais
ces articles de la Gajette et pourquoi leur auteur
tenait tant à les voir tournés en français : ce
n'était pas pour les beaux yeux de la princesse,
ces grands yeux cruels, comme les appelait
Musset; non, c'était pour ceux de M. Guizot.
Henri Heine touchait quatre mille francs par an
sur les fonds secrets, et il fallait de temps en
temps montrer au ministre qu'il avait mérité cette
haute paye. Il me faisait donc probablement tra-
duire les articles qui étaient surtout favorables à
la France. Les papiers trouvés aux Tuileries en
1848 m'expliquèrent tout le mystère. J'en fus du
reste pour mes frais de traduction : jamais Heine
ne me présenta à la princesse.
Malgré la distance que l'âge, la célébrité et le
talent mettaient naturellement entre nous, nos
relations s'établirent sur un pied de parfaite éga-
lité. Cela pourra paraître singulier, je le confesse.
Cependant rien ne s'explique plus facilement.
H. Heine d'abord n'était pas alors le Henri
Heine qu'il est maintenant à nos yeux. Il venait
de publier à Hambourg la cinquième édition de
HENRI HEINE f I
son Livre des Chants et la première des Toesies
nouvelles, qui n'étaient pas encore traduites ni
l'une ni l'autre en français. Il achevait son livre
sur l'Allemagne. Quoique célèbre, il était encore
très discuté en Allemagne, où il avait force en-
nemis politiques et littéraires. En France, où il
avait à lutter contre la critique acerbe et puissante
de son compatriote Bœrne, il n'était connu que
d'une élite, grâce à ses T{eisebilder, traduits par
Lœwe-Weimar, et à ses articles publiés dans la
T{evue des Veux-zMondes. Quant à sa personne,
on l'a vu, elle n'avait rien de bien imposant, et
quoiqu'il fût très préoccupé de lui et fort suscep-
tible, il était bon enfant et sans façon dans le
commerce habituel de la vie. On se trouvait donc
porté à le traiter familièrement, hélas! pasfami-
lionnairement, comme il l'a écrit si plaisamment
de son compatriote et coreligionnaire Roth-
schild. Puis son scepticisme, sa raillerie n'avaient
pas de prise sur moi : j'étais alors tout imbu de
mes lectures de la Bible de Luther, et ardemment
préoccupé de la recherche de la vérité religieuse :
Heine ne me paraissait pas assez sérieux sur ce
chapitre, et je me permettais de le lui reprocher.
De plus, à tort ou à raison, son caractère, son
rôle politique, ses opinions flottantes, ne m'inspi-
raient pas le respect que je ressentais pour son
talent. Enfin, il était mon obligé, il avait besoin
de moi. Je lui rendais un grand service en le tra-
<)2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
duisant ainsi, et gratuitement; car, dans ce temps-
là, c'était une rareté de rencontrer un Français
lettré sachant l'allemand. De plus, tout en ayant
pour ses poésies une très grande et légitime ad-
miration, j'en avais une bien plus grande encore
pour celles de Gœthe, et je le lui disais avec
preuves à l'appui. Cela me donnait barre sur lui.
Même quand je louais ses Lieder, je me servais de
Gœthe comme point de départ et de comparai-
son, et je n'y mettais nulle malice : — « Ce que
j'admire le plus en vous, lui disais-je, c'est qu'a-
près Gœthe, le plus clair, le plus limpide de vos
poètes, vous avez su donner à la poésie allemande
cette même clarté, avec un air de négligence et
de laisser-aller spirituel qu'elle ne connaissait pas
encore. Vous avez fait en Allemagne à cet égard
ce que Byron a fait en Angleterre et Musset en
France. » Je crois encore maintenant que cet
éloge est dans la stricte vérité. Mais cette justice
ne lui plaisait guère; il ne voulait pas du second
rang, et quoique moningénuité et ma jeunesse eus-
sent dû le désarmer, il ne dédaignait pas de cher-
cher à ébranler ma conviction: il attaquait Gœthe,
sans doute pour voir comment je le défendrais;
puis, impatienté de cette admiration et du rang
suprême que j'accordais à ce grand génie, il avait
fini par se moquer de ma préférence et, pour se
venger de Gœthe et de moi, il m'avait décoché
un sarcasme comme il aimait à le faire; il avait
HENRI HEINE 5"J
trouvé bon de m'aflfubler d'un sobriquet : il m'ap-
pelait — j'en demande pardon à Goethe et au
lecteur — le périr Gœrhe français. Je lui répondis
d'abord que, petit ou grand, il n'y avait pas de
Goethe en France et que probablement, hélas! il
n'y en aurait jamais. Mais qu'en revanche nous
avions un Henri Heine dans la personne d'Alfred
de Musset. On comprend que cette réplique du
périt Gœrhe français n'était pas faite pour l'apai-
ser. Quant à cette appellation si malicieuse, je
n'ai pas besoin de montrer ce que cette ironie
avait d'écrasant pour moi. Mais comme je n'avais
encore rien écrit, rien publié, je la portais plus
légèrement alors que je ne le ferais à présent que
j'ai montré mes prétentions et mon insuffisance.
Je l'ai toujours sentie, cette insuffisance, et dès
le début même; ne disais-je pas dans mon pre-
mier poème :
Je n'ai pas cet orgueil de me croire poète.
Le monde a dévoré ma jeunesse, et puis Dieu
Ne m'avait pas au front marqué d'un doigt de feu.
De la gloire en naissant il m'a donné la fièvre,
Mais le charbon divin n'a pas touché ma lèvre :
Comme un aiglon blessé que tente l'infini,
J'ouvre en vain l'aile au vent, je mourrai près du nid.
Henri Heine n'avait jamais vu de mes vers; il
ignorait même si j'en faisais. Cela me laissait ma
liberté entière vis-à-vis de lui, — et j'en usais lar-
^4 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
gement, comme on vient de le voir. Souvent dans
nos promenades, ou dans nos causeries au coin
du feu chez moi, excité par la contradiction ou
emporté par la jeunesse et des rêves d'ambition
sans issue, je me laissais aller à la fougue de mes
dix-neuf ans; je lui montrais l'état de l'Alle-
magne, le malaise politique de ce grand peuple
inerte et morcelé, et tous les éléments de révolu-
tion, d'incendie qui n'attendaient qu'un mot, un
rayon de soleil, une flèche enflammée pour écla-
ter et changer la face de l'Europe. « Oh! si j'étais
vous! lui disais-je. Vous avez le levier en main et
vous ne savez pas soulever ce monde! » Heine
m'écoutait. Ce langage le flattait et l'irritait à la
fois; car il eût, certes, aimé jouer ce rôle. Mais
il sentait comme moi qu'il n'avait ni le caractère,
ni la force d'esprit nécessaires. Les sceptiques et
les railleurs ne sont pas des chefs de peuples,
ni des initiateurs; ils ne sont pas même des
révolutionnaires. La foi seule transporte les mon-
tagnes.
En effet, c'est par là qu'il péchait, par le ca-
ractère, et, à ce propos, le dernier vers de l'épi-
taphe si comique d'cArta Troll me revient à
l'esprit :
Pas de talent, mais un caractère.
En retournant le vers et la pensée, on aurait le
HENRIHEINE ^
jugement qu'on pourrait porter sur l'auteur lui-
même : un grand talent, mais peu de caractère.
Le vers allemand qui précède celui-là, et qui est
une parodie si drôle du style du roi Louis de Ba-
vière, est malheureusement intraduisible; il pour-
rait également s'appliquer à Henri Heine, avec
une légère variante toutefois : manchmal auch
gesmnken habend. Il suffirait de lire geschunden.
Ceux qu'il a blessés et écorchés tout vifs me
comprendront à merveille. Mais j'oublie que j'ai
affaire à des lecteurs français.
En revanche, du coté de l'esprit et de l'imagi-
nation, outre le don poétique, il était merveil-
leusement doué. C'était un archer redoutable;
son carquois était plein de flèches, souvent em-
poisonnées ; il atteignait l'ennemi en plein amour-
propre et souvent en plein cœur. Il n'a que trop
dépensé son temps, sa verve et son génie à des
luttes personnelles et inutiles. Et pourtant c'est
le même homme qui s'écriait dans ses T{eisebil-
der : « Hélas ! on ne devrait, au fond, écrire contre
personne en ce monde. » Que n'a-t-il suivi cette
maxime! En politique, en philosophie et en his-
toire, il a voulu marquer sa trace; — elle est déjà
disparue. Mais l'humoriste et le poète en ont
laissé une, et celle-là est immortelle.
Un jour, j'étais au café Foy avec Ch. Brenot,
l'aimable bibliothécaire du Palais-Royal, et nous
causions bien tranquillement dans un coin, quand
f6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
des voix s'élevèrent tout à coup d'une autre par-
tie de la salle; c'était une dispute et assez vive.
Je levai les yeux et je reconnus Henri Heine, de-
bout, un journal à la main, aux prises avec deux
messieurs à tenue militaire dont l'un était man-
chot. Brenot me dit que c'était le général Le-
sourd, je crois, avec un colonel de ses amis; je
me levai bien vite et j'accourus au secours du
poète. Il était furieux, et il y avait de quoi. En
quête d'un journal, il avait quitté sa place, et
quand il avait voulu y revenir, il l'avait trouvée
occupée par les deux vieux officiers. Sans doute
il s'y était mal pris pour la réclamer : on l'avait
envoyé promener. Il s'était fâché, et le général, le
regardant du haut en bas, l'avait tout bonnement
appelé imbécile. De là fureur et tumulte : « Moi,
imbécile! criait Henri Heine avec autant de sur-
prise que d'indignation. Savez-vous à qui vous le
dites? » Il était hors de lui. J'arrivai à ce mo-
ment-là; je le pris par le bras, l'entraînai de notre
côté et tâchai de le calmer en lui disant à qui il
avait affaire, qu'il ne seyait pas à un homme
comme lui de se colleter avec un vieux grognard
qui avait perdu un bras à Waterloo, une vieille
culotte de peau qui n'entendait sans doute rien à
la poésie ni à la politesse, et qui certes n'avait
pas lu son chant immortel des Veux Grenadiers,
etc. Je le ramenai à notre table, je le présentai à
Brenot comme le premier poète vivant de l'Ai-
HENRI HEINE fj
lemagne. Il se calma enfin. Nous sortîmes, et il
ne fut plus question de rien.
Ce n'est pas qu'il manquât de courage. Il avait
celui de tous les hommes d'imagination. D'ail-
leurs, il se battait au besoin. Un an ou deux aupa-
ravant, il avait eu un duel avec un Allemand qu'il
avait insulté dans son honneur et qui passa le
Rhin pour le provoquer. Un de mes amis fut son
témoin; il me raconta l'affaire. Henri Heine fit
très bonne contenance, et fut gai et spirituel,
chemin faisant. Comme il avait plu et qu'il y
avait de la boue sur le terrain, Henri Heine dit
plaisamment : ce Le chemin de l'honneur est bien
sale. » On échangea deux balles, et l'on en resta
là. Pourquoi n'en a-t-il pas été de même avec
Pouschkine, hélas!
Outre les articles de la Galette d'cAugsbourg,
que je traduisais si bien, — soi-disant pour la
princesse Belgiojoso, — et qui ont contribué à
former dans l'édition française les volumes de
Lutèce et ses Lettres de Taris, j'ai encore traduit
pour Henri Heine un choix de ses premières
poésies lyriques, le début d'un roman juif, le
T{abbi de 'Baccarach, et deux de ses poèmes pu-
bliés en allemand vers 1844: l'un s'appelle Ger-
mania, conte d'hiver, et l'autre cAtta Troll. Ce
dernier seul fut accepté et parut dans la T^evue
des Veux-zMondes en mars 1847, sous le nom
d'Henri Heine naturellement. Il eut un grand
^8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
succès, et il le conserve à juste titre. C'est une
fleur de malice et de fantaisie poétique qui tranche
sur les articles ordinaires de la grave revue. J'eus
des luttes à supporter avec l'auteur pour cette
traduction comme pour les autres. Il s'obstinait
à vouloir faire passer dans le français des audaces de
mots, des accouplements étranges que l'allemand
peut se permettre, — car cette langue molle,
souple et riche, se plie à tout sous la main d'un
grand artiste, — mais que la langue française,
cette gueuse fier e, comme on l'a dit, ne peut ac-
cepter à aucun prix. Je ne pouvais faire entendre
raison à Henri Heine sur ce chapitre-là. Il s'en
était fait un système, qu'il a exposé dans la pré-
face de ses %eisehilier. Il prétend que c'est un
moyen de rajeunir notre langue et d'étendre nos
idées; mais, systématique ou naturel, ce goût des
alliances des mots bizarres et incompatibles le
rendait intraitable. Il tenait à ses mots et s'y
cramponnait en désespéré. Bcerne, je crois, l'avait
appelé worikrœmer, et il l'était en effet, du moins
comme un joaillier littéraire. Les mots l'attiraient
et le fascinaient. Il ne lisait les journaux, je crois,
qu'avec deux préoccupations : voir si l'on parlait
de lui et y trouver des mots, même des bons
mots. Il avait certes assez d'esprit pour en tirer
de son propre fonds, mais il ne dédaignait pas
de recueillir les mots des autres pour les monter
et les sertir mieux. Je lui disais qu'il était trop
HENRI HEINE ^9
bijoutier, trop ciseleur parfois, que le goût fran-
çais ne tolérait pas certaines audaces comme le
goût allemand, que notre langue n'aimait pas à
être malmenée et brutalisée. Il cédait quelquefois,
mais rarement. En fin de compte, comme c'était
son affaire et qu'il signait de son nom, après avoir
soulagé ma conscience littéraire par mes obser-
vations, je cédais aussi et le laissais libre d'ajou-
ter à mon texte ses incongruités et ses audaces
germaniques. Et qui sait? il avait peut-être raison.
Il montrait ainsi ou laissait deviner son origine
étrangère; c'était une coquetterie de plus et la
meilleure manière d'accréditer la légende qu'il
était son propre traducteur.
En 1847, après la publication à'&ttta Troll,
j'allai prendre congé d'Henri Heine; je partais
avec une mission pour l'Allemagne. Il me donna
des lettres de recommandation, une pour sa
sœur, mariée à Hambourg, une pour son frère,
journaliste à Vienne, une autre pour H. Laube,
à Leipzig; enfin une dernière pour son ami Varn-
hagen d'Ense, le mari de la célèbre Rahel. Comme
je n'écris pas ici mes Mémoires, je n'ai pas à racon-
ter l'accueil que je trouvai chez ses amis et dans
sa famille. Il fut très cordial. Du reste, je ne passai
qu'une soirée à Hambourg, chez sa sœur, et je
ne vis son frère de Vienne qu'une seule fois : il
ne m'a pas laissé de souvenir bien distinct. Il ré-
digeait alors le Fremdenblan, une feuille gouver-
60 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
nementale. Mais il n'y en avait pas d'autre en
Autriche, à cette époque. Depuis, on l'a fait
baron. Son frère en eût bien ri.
H. Laube non plus n'a pas laissé de trace dans
ma mémoire, quoiqu'il fût un littérateur intéres-
sant. Varnhagen seul, avec qui j'eus des relations
suivies pendant près de deux ans, devint un ami
pour moi, malgré la différence de nos âges. Je
parlerai plus tard avec détail de cet homme si ai-
mable et si distingué, quand je raconterai mes
relations avec la célèbre Bettina d'Arnim.
La révolution de 1848 me ramena en France.
Je ne fis qu'entrevoir Henri Heine, à mon retour,
durant les quelques semaines que je passai à Pa-
ris avant d'aller rejoindre le poste diplomatique
où Lamartine venait de m'appeier. Je restai deux
ans à l'étranger. Le coup d'État et l'Empire, que
mes opinions ne me permettaient pas de servir,
me firent des loisirs que je pus consacrer aux
lettres. Je revis donc Henri Heine à Paris. Il était
déjà bien souffrant et atteint de cette cruelle ma-
ladie qui devait l'emporter après l'avoir martyrisé
plus de six ans. La paralysie faciale lui avait pres-
que entièrement fermé les deux yeux; mais son
humeur n'était pas changée, sa gaieté même
n'était pas entamée. Je le retrouvai aussi mordant,
aussi sarcastique, aussi vivant par l'esprit qu'au-
paravant. La souffrance ne l'avait pas abattu et
encore moins attendri sur lui-même ou sur les
HENRI HEINE 6 I
autres. Il supporta jusqu'à la fin son martyre avec
une vaillance admirable, sans pose, sans phrase
et sans faiblesse, et cet homme, qui avait si peu
de caractère dans la vie, sut en avoir devant la
mort. Son esprit garda dans cette épreuve toute
sa finesse et sa lucidité, toute sa gaieté même,
mais une gaieté qui avait quelque chose de démo-
niaque. Elle ne respectait ni les hommes ni les
dieux, et son sarcasme atteignait tous les Olympes
et les Sinaïs. Il ne s'arrêtait devant rien. La flèche
partait; peu lui importait si elle devait ricocher
jusqu'à lui et revenir le blesser : l'archer avait
atteint son but, il était content et il riait de son
adresse, même quand il avait frappé un ami au
cœur.
J'avais été épargné jusque-là, ou du moins je
n'avais eu à subir que ces railleries qu'on accepte
d'un ami et surtout d'un malade; mais mon tour
était venu, il ne devait pas plus m'épargner que
tant d'autres, et, comme tant d'autres, je fus
obligé, malgré son état misérable, de l'abandon-
ner à son esprit d'injustice et de violence outra-
geuse. Voici à quelle occasion :
Depuis longtemps, Henri Heine me tourmen-
tait pour me faire promettre de lui traduire son
Livre des Chants et ses Nouvelles Toésies. J'avais
résisté, trouvant bien difficile, sinon impossible,
de rendre en français ces jolis diminutifs du lan-
gage de l'amour, Ueb liebchen, etc.; puis, cette
02 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
délicieuse simplicité de la poésie allemande ne
devenait-elle pas quelquefois un peu plate et sans
grâce dans notre prose sèche et nue, surtout sans
la musique du rythme et de la rime? J'eus beau lui
répéter que notre langue était rebelle à la traduc-
tion des poètes, surtout des poètes lyriques; que
nous ne pouvions les rendre ni en vers ni en
prose, — en vers, à cause du boulet de la rime
que le vers français traîne fatalement à son der-
nier pied; que la France était, sous ce rapport-là,
déshéritée et inférieure à ses voisins, qui tous se
passent, au besoin, de la rime; que nous étions
réduits, par conséquent, à nous contenter d'imi-
tations sans posséder jamais de vraies traductions
poétiques, n'en déplaise à nos innombrables tra-
ducteurs d'Horace; que pour la prose, elle ne
donnait jamais — et dans toutes les langues —
qu'un calque pâle, une gravure terne de l'œuvre
lyrique sans sa couleur, son mouvement, sa forme,
sa vie enfin. Je lui citai le mot des Italiens, si
vrai : Traduttore, rraditore. Ce fut en vain. Je ne
pus le convaincre, même en m'armant de son joli
mot sur les traductions des poètes en prose, qu'il
avait appelées lui-même: un clair de lune empaillé.
Rien n'y fit : il eut réponse à tout. De guerre las,
je finis par consentir et je lui promis de traduire
ses poésies, à mon temps et à mes heures. Je m'y
attelai donc, mais trop lentement au gré de l'au-
teur, car un beau jour l'impatience le prit; il
HENRI HEINE 6~]
m'écrivit une letxre où il me rappelait ma pro-
messe, mais d'une façon si blessante, si injurieuse,
qu'il ne m'était plus possible de la tenir, ni même
de continuer mes relations avec lui sans manquer
tout à fait de dignité.
Je lui répondis simplement qu'il abusait de son
état et que je pardonnais au malade, mais que,
puisqu'il aimait mieux perdre un ami — et un
ami utile — qu'un bon mot, il ne serait pas sur-
pris si je m'éloignais de lui, à regret, pour ne
plus m'exposer à ses sarcasmes outrageants; et,
pour lui prouver son injustice et ma bonne foi,
je lui renvoyai en même temps ce que je lui avais
déjà traduit de ses poésies.
J'espérais qu'il reviendrait sur sa vivacité. J'at-
tendis en vain; il ne me répondit pas; et nos rela-
tions furent brisées. Je ne devais plus le revoir.
A quelque temps de là je partis pour l'Orient, et
c'est en Moldavie que j'appris sa mort (février
18^6). Elle me fut amère. J'espérais toujours le
revoir et être à même de lui prouver que mon
amitié survivait à son injustice; la mort a cela de
cruel, entre autres cruautés, qu'elle ne permet
plus de réparer le mal ni à celui qui l'a fait ni à
celui qui en a souffert.
Pauvre Henri Heine ! je n'ai jamais pu lire sans
attendrissement certain passage des %eisebilder,
écrit dans toute la force et l'éclat de sa jeunesse.
Les poètes ont parfois d'étranges intuitions de
64 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
l'avenir. Voyait-il celui qui lui était destiné? On
le croirait vraiment en lisant ces lignes écrites
en 1828:
Les malades sont plus distingués que les gens bien por-
tants. Car il n'y a que le malade qui soit un homme. Ses
membres racontent une histoire de souffrances. Ils en sont
spiritualisés. Je crois même que par la souffrance et ses luttes
douloureuses les animaux pourraient parvenir à l'état
d'homme.
Telles furent mes relations avec ce poète de
premier ordre, étrange figure composée de tant
de traits divers et opposés. Tous les contrastes,
en effet, se trouvaient réunis dans l'homme
comme dans le poète : héroïque contre la dou-
leur physique, faible et irritable comme un en-
fant devant la moindre critique littéraire, ironique
et moqueur envers ses ennemis, ses amis et
lui-même, amoureux de la reine de Saba et pas-
sionnément épris d'une grisette parisienne; ne
croyant à rien et partant en guerre contre les
institutions et les idoles; n'épargnant personne
et voulant être épargné; vindicatif et amer avec
des retours de bonhomie; riant du mal fait par
lui comme s'il était méchant; sacrifiant tout à un
bon mot; s'élevant à la plus haute poésie et des-
cendant aux plaisanteries les plus vulgaires ; esprit
d'Ariel dans un corps de Philistin; enfin, comme
il disait de lui-même, choucroute arrosée d' ambrai-
HENRI HEINE 6f
sic. Si Préault a pu spirituellement appeler Mus-
set Mlle Byron, on pourrait dire avec autant de
raison qu'Henri Heine était aussi de la famille
du noble lord. Les esprits s'enchaînent et s'en-
gendrent plus qu'on ne croit. Henri Heine serait-il
tout Henri Heine sans les Volkslieder et sans le
Von Juan de Byron? Il y est contenu tout entier,
esprit, poésie, sarcasme; — Mais Byron a de plus
le haut vol et la grandeur. — L'un est un ar-
change, l'autre un lutin; il y a la proportion de
Méphisto à Satan.
Je me suis interdit, et avec raison, dans ces
notes légères et ces souvenirs, d'entrer dans l'exa-
men approfondi des œuvres de ces hommes cé-
lèbres que j'ai connus. Ces appréciations critiques
me mèneraient trop loin; elles demanderaient
des volumes. Je veux me borner à donner ici une
idée de leur personne, de l'impression qu'elle m'a
laissée dans les rapports que j'ai eus avec eux.
On me trouvera sévère, peut-être, dans ce que je
viens d'écrire sur Henri Heine. Mais je n'ai dit
que ce que ma mémoire et ma conscience me
permettaient, me commandaient même de dire.
Quoique nous nous soyons mal quittés, le sou-
venir de ses longues souffrances, de nos vieilles
relations amicales, mon admiration pour le poète
et ma pitié pour le malade m'obligeraient à la
justice, si je n'y étais pas enclin par nature. Et,
à ce propos, qu'il me soit permis de faire une
66 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
profession de foi qui s'applique à toutes les pages
qui suivront. Après Heine j'aurai à peindre, de
face ou de profil, bien d'autres figures remar-
quables : George Sand, Musset, Nodier, Méri-
mée, Victor Hugo, Alfred de Vigny, Barbier,
d'autres encore. Eh bien, je parlerai d'eux avec
une entière sincérité, comme je viens de le faire
du poète allemand. Le sine ira et studio de Tacite
sera ma devise. Je pourrai me tromper, sans
doute, dans mes appréciations, mais ce sera sans
le vouloir. Je ne dirai que la vérité ou ce que j'ai
cru la vérité. Si je verse d'un côté, ce sera plutôt
du côté de la charité et de l'affection ; mais la jus-
tice, je l'espère, n'aura pas à en pâtir. Par bon-
heur, — ou par malheur, comme on voudra, —
mon cœur respecte la liberté de mon jugement,
et mon esprit garde ce qu'il a de clairvoyance à
l'égard des objets de mes tendresses. Je vois les
défauts de ceux que j'aime, et, Dieu merci, cela
ne m'empêche pas de les aimer. Au contraire.
Un dernier mot encore.
D'où nous vient cette ardente curiosité pour
tout ce qui touche les hommes de génie ou même
de talent? ce désir passionné de pénétrer dans
leur intimité; de connaître leur figure, leurs habi-
tudes, de les voir enfin, même par les yeux d'un
autre? Sans doute c'est dans l'espérance de mieux
comprendre leurs œuvres, de surprendre le mo-
bile secret de leur pensée et de leur inspiration,
HENRI HEINE 6j
en un mot de toucher le fond même de leur na-
ture, et surtout d'arriver jusqu'à la source cachée
d'où jaillit pour eux cette chose étrange, qui s'ap-
pelle le don et qui fait leur génie? Mais, hélas!
j'en ai fait l'expérience, cette poursuite est vaine.
Nous ne voyons que les dehors, les apparences,
ce qui les rend semblables aux autres hommes.
Eux-mêmes n'ont pas la claire vision de l'étincelle
divine qu'ils ont reçue d'en haut et qui les met
au-dessus de l'humanité; humble ou superbe, nul
de nous ne se connaît : l'âme est un hôte voilé,
un prisonnier sublime qui s'agite en nous et
cherche à briser les barreaux de sa geôle. Dans la
foule, il est résigné, et ne se trahit obscurément
que par des habitudes; dans l'élite il se révèle de
deux façons au grand jour : par des actes avec
les héros, par des œuvres avec les poètes et les
artistes. Mais l'hôte divin reste toujours invisible ;
le monde n'entend que sa voix; souvent même il
n'en a que l'écho affaibli et défiguré.
III
CHcAT{LES CNIOVIET^ ET MUSSET
'ai eu de bonne heure le désir de faire
la connaissance de Charles Nodier :
j'en trouve la preuve dans une lettre
datée du mois de janvier 1840, où je lui deman-
dais la faveur d'être reçu par lui, à titre de com-
patriote et d'apprenti poète. Cette lettre était
accompagnée d'un choix de mes poésies d'alors,
en guise de passeport et de pièces à l'appui.
J'avais vingt ans, des visées littéraires très ambi-
tieuses, comme il est naturel à cet âge, mais en
même temps, ce qui est plus rare, une grande
défiance de mes forces. Soit modestie, soit crainte
de ne pas recevoir une réponse favorable, je
gardai la lettre et ses annexes dans mon tiroir,
CHARLES NODIER ET MUSSET 69
avec d'autres paperasses de la vingtième année.
Oh! ces tiroirs de la première jeunesse! Quels
trésors ne contiennent-ils pas? Que de joyaux et
de fleurs on y renferme! Et quand plus tard on
les rouvre, on n'y trouve plus que des petits
cailloux et des bouquets fanés!... Passons.
Je gardai donc ma lettre et mes poésies, et
j'attendis une circonstance heureuse qui pût me
rapprocher du célèbre écrivain. Ces hasards se
rencontrent plus facilement à Paris qu'ailleurs.
En effet, ce même hiver de 1840, notre député,
M. Clément, du Doubs, m'ayant introduit auprès
de son ami et compatriote M. Droz, c'est grâce
à ce digne académicien, l'auteur de YcArt d'être
heureux, que je pus connaître enfin Charles
Nodier.
J'avais trouvé dans la maison de M. Droz l'ac-
cueil le plus cordial. On y dansait quelquefois le
dimanche; on se serait cru en province. Rien de
plus patriarcal que cette famille. L'excellent aca-
démicien était le sérieux, la gravité même. Sa
maigreur, son crâne chauve, ses yeux profonds,
son nez aquilin lui donnaient une vague ressem-
blance avec certains oiseaux méditatifs des grands
lacs. Il parlait peu. Peut-être était-il timide. Je
me rappelle qu'un jour, étant en visite chez lui,
on annonça M. Berryer. Le grand orateur était
candidat à l'Académie française. Je voulus me
retirer, naturellement. M. Droz me retint. M. Ber-
70 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
ryer entra et me parut aussi embarrassé que son
hôte, et l'embarras se fût prolongé jusqu'à la
gêne, si je n'avais été là. Je revenais de l'Alle-
magne, et M. Droz, après m'avoir présenté, me
mit sur le chapitre de mes voyages d'outre-Rhin.
Cela rompit la glace; la conversation s'établit,
et M. Berryer partit sans qu'il eût été question
de l'Académie, ou même des ouvrages de l'aca-
démicien, dont il venait solliciter la voix. Il est
vrai qu'il n'avait pas encore publié son Histoire
de Louis XVI, sur laquelle Berryer aurait pu
s'étendre. Je ne me rappelle qu'un détail de cette
conversation, c'est l'aveu fait par le grand ora-
teur légitimiste, qu'il n'était jamais monté à la
tribune sans être intimidé et mal à son aise
pendant les cinq premières minutes de son dis-
cours.
Comme M. Droz était né à Besançon et qu'il
était membre de l'Académie, où il avait eu le
bonheur — ou le malheur, comme on voudra
— d'être préféré à Lamartine en 1824, je crus
pouvoir, à ce double titre, lui demander un jour
de vouloir bien me donner un mot d'introduction
auprès de son compatriote et confrère Charles
Nodier. Je ne sais dans quels termes ils vivaient
tous les deux. Peut-être étaient-ils brouillés, ou
au moins en froid, comme j'eus lieu de le sup-
poser plus tard; en tout cas, il me sembla que
ma demande embarrassait un peu M. Droz. Il ne
CHARLES NODIER ET MUSSET 71
me refusa pas cependant ce me donna la lettre
désirée. J'ignore quel en était le contenu; mais
l'accueil qu'elle me procura à l'Arsenal fut char-
mant. Je trouvai un vieillard plein de grâce et
d'esprit; sa haute taille légèrement courbée, ses
traits amaigris, sa pâleur, son regard fatigué
qu'animait parfois un éclair malicieux, son sou-
rire attristé, la lenteur de son accent resté franc-
comtois, faisaient à Nodier une physionomie ori-
ginale et très attachante. Je fus enchanté de son
accueil. Mais pour donner une idée plus vive de
cet accueil et de l'impression qu'il me laissa, je
ferai mieux de copier ici un fragment de la lettre
que j'écrivis à mon frère à cette occasion; elle est
datée du 3 1 mars 1840 :
Le lendemain de ma visite- à M. Mignet, je me dirigeai
vers l'Arsenal avec la lettre de M. Droz. Là, je fus plus
heureux : l'accueil que je reçus n'eut rien de froid et de
diplomatique comme celui de la veille. Je trouvai un excel-
lent homme qui aime et qui sait accueillir les jeunes gens.
Charles Nodier me reçut avec une simplicité et une affabilité
qui me touchèrent. Sous une figure triste et déjà vieillie, il
cache un esprit et un cœur toujours jeunes, où l'on pressent
des trésors de sensibilité et d'imagination. La conversation
fut rapide, ailée, entraînante. Des nouveaux poids et me-
sures elle passa au grec, du grec aux littératures du Nord,
de là au protestantisme et à la Bible, que sais-je encore? Je
ne saurais te donner une idée de la grâce pittoresque, de
l'élégance continue de sa parole, comme de la fraîcheur, de
l'imprévu de ses idées. Je n'ai jamais entendu causer ainsi;
j'étais ravi. Un contraste inattendu qui ajoute encore du
piquant et du singulier à ce charme, c'est que toutes ces
72 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
choses si fines, si spirituelles, revêtues d'un langage si lim-
pide, vous sont dites avec l'accent traînard le plur pur de la
Franche-Comté. L'œil éprouve la même surprise que l'oreille.
Si vous considérez votre interlocuteur, ce causeur qui vous
entraîne par l'élan et la jeunesse de ses idées, vous vous
trouvez en face d'une physionomie terne et endormie, et
n'était son œil bleu qui se réveille de temps en temps sous
un large sourcil gris, vous vous croiriez devant un somnam-
bule et le jouet d'une illusion...
Je suis retourné à l'Arsenal. Il m'a invité à ses réunions
du dimanche ; je me garde bien d'y manquer. Rien de plus
simple et de plus cordial. On y joue, on chante, on fait de
la musique, on danse même aussi parfois. On y cause sur-
tout et d'une façon charmante. V. Hugo, Lamartine, Musset
ont passé par là et y ont laissé un parfum de génie et de
poésie.
Mais pourquoi chercher si loin, et dans le passé? Elle est
là, la poésie. C'est la fille de Nodier, Mme Mennessier, qui
réalise pour le plaisir des yeux et des oreilles toute la grâce
et l'esprit de son père. Amaury Duval vient de faire son
portrait; mais le charme n'y est pas : la peinture toute seule
ne peut le rendre; il y faudrait encore la poésie et la mu-
sique qu'elle comprend si bien elle-même ; car elle compose
et fait des vers charmants. En outre, elle a une voix de
contralto magnifique. Il faut l'entendre chanter la Captive,
de V. Hugo, mise en musique par Reber! Je n'ai pas encore
osé l'aborder et causer avec elle : elle est toujours si entou-
rée ! et ils sont là un groupe de jeunes femmes et d'habitués
si gais, si rieurs, qu'ils effarouchent ma timidité susceptible.
Je ne cause qu'avec Nodier et Mmc Nodier, laquelle a beau-
coup d'esprit aussi. J'ai montré de mes vers à Ch. Nodier,
l'autre jour. Il a paru content. Mais je le trouve trop indul-
gent, et je lui ai fait moi-même la critique de ma poésie, en
lui détaillant les imperfections que j'y voyais et qu'il y avait
mieux vues que moi sans doute.
C'est ainsi qu'il me fut donné d'assister aux
CHARLES NODIER ET MUSSET 7 ' j
dernières de ces réunions si célèbres et si char-
mantes de l'Arsenal.
Elles n'étaient plus sans doute à cette époque
ce qu'elles avaient été dix et quinze ans plus tôt,
quand l'Arsenal était le rendez-vous de l'école
romantique naissante. La bataille était gagnée
désormais. Les grands chefs s'étaient dispersés.
Sans doute Lamartine, Hugo, Sainte-Beuve, Du-
mas, Musset, de Vigny, — dont quelques-uns
retrouvèrent du reste Nodier à l'Académie, —
étaient restés dans les meilleurs rapports d'amitié
avec lui, mais ils ne venaient plus guère aux
réunions du dimanche. Sauf les jours de bal, ces
réunions gardaient un grand caractère d'intimité.
On y retrouvait toujours les mêmes figures de
vieux et de jeunes amis. Les vieux se groupaient
autour de la table de jeu de Nodier : c'étaient
M. deCailleux, le directeur des musées; le baron
Taylor, le fameux fondateur de la Société des
artistes; Jal, l'historiographe; Soulier, le père
d'Eudore; Vieillard, un autre bibliothécaire de
l'Arsenal; l'abbé Receveur, professeur à la Sor-
bonne; d'autres encore que j'ai oubliés. Les jeunes
formaient un cercle plus animé et se groupaient
autour de Mme Nodier et de sa charmante fille,
escortées d'un état-major de jeunes amies, rieuses
et spirituelles comme elles, Mmcs Bixio, Jal, Tous-
senel, Gaume, Rossigneux, Mlles Pelletier, qui
m'avaient d'abord intimidé, comme on l'a vu.
74 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Mais je finis par m'apprivoiser, et par me mêler
au groupe des jeunes causeurs qui papillonnaient
autour des dames : c'étaient Dauzats, Amaury-
Duvai, Reber, Hetzel, Laverdant, Bixio et les
Francs-Comtois Wey, Marmier et Gigoux. Voilà,
pour le fond et l'ordinaire, les habitués et les
plus fidèles. Mais presque toujours il survenait
des visiteurs irréguliers, erratiques, des astres
provinciaux dont on ne pouvait pas calculer le
passage ou le retour à l'Arsenal, comme Weiss,
le bibliothécaire de Besançon, et Jasmin, le poète
d'Agen; ou bien des Parisiens comme Arvers, à
qui on faisait réciter son fameux sonnet écrit sur
l'album de la fille de la maison et composé pour
elle, disait-il; Dumas, le premier du nom, qui
apportait sa gaieté étincelante et son inépuisable
esprit; Sainte-Beuve, Hugo, Musset, de Vigny,
qui faisaient de rares et courtes apparitions. Sur
la fin de la soirée, on se groupait autour du piano,
dans un enfoncement en face de la cheminée,
qui avait peut-être servi d'alcôve à Sully. Reber
se mettait à jouer quelques-unes de ses compo-
sitions ou improvisait, à moins qu'il n'accompa-
gnât Mme Mennessier chantant une de ses mélo-
dies à lui, ou ses compositions à elle, car la fille
de Nodier avait reçu tous les dons en naissant.
Outre sa beauté si originale et l'esprit le plus
rare, elle était musicienne accomplie, et poète
comme son père; on en verra la preuve tout à
CHARLES NODIER LT MUSSET 7^
l'heure. Elle avait mis en musique plusieurs poé-
sies de Victor Hugo et de Musset; et c'est à cette
occasion que Musset, pour la remercier, lui avait
adressé dès 1833 ces beaux vers qui commencent
ainsi :
Madame, il est heureux celui dont la pensée
A pu servir de sœur à la vôtre un seul jour.
Quant à Hugo, il avait subi le même charme,
témoin ces vers faits pour elle et sans doute à
la même époque :
Madame, autour de vous tant de grâce étincelle, etc.
En carnaval, le grand salon se transformait :
on y dansait en costumes le mardi gras. Rien de
plus charmant et de plus gai. Je vois encore le
grand Dumas faisant vis-à-vis à son jeune fils,
déjà étincelant d'esprit. Je fis la connaissance du
père d'une façon originale : je venais de danser
avec l'aînée des filles du général baron Pelletier,
celle qui devint plus tard Mme de Villers, et je la
reconduisais à sa place quand, se tournant vers
moi, elle me dit : « Oh! monsieur, voulez-vous
me rendre un grand service et m'aider à avoir un
vrai bonheur? Ce serait de me faire danser avec
Alexandre Dumas ! » J'aurais pu lui répondre
que j'étais un inconnu pour lui; mais confiant
dans ma bonne étoile et surtout dans la galan-
j6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
terie et la bonhomie du grand romancier, sans
prendre le temps d'une présentation en règle,
j'allai droit à lui, je lui exprimai l'admiration et
le désir de ma jolie danseuse, et le bon géant,
qui était costumé en Mascariile, ce soir-là, alla
l'inviter tout de suite avec une bonne grâce par-
faite. Puisque je viens de parler de Dumas et que
je ne l'ai pas connu assez pour lui consacrer un
chapitre particulier, je saisis cette occasion pour
dire que, le 3 1 décembre de chaque année, j'avais
le bonheur de le voir à souper chez Alexandre
Bixio, qui réunissait toujours ses amis ce jour-là.
On se mettait à table à minuit pour saluer la
nouvelle année. Alexandre Dumas n'y manquait
jamais, et y était toujours d'un entrain, d'une
verve et d'un esprit merveilleux. Je n'ai jamais
vu feu d'artifice pareil, même chez son fils, et
c'est beaucoup dire.
J'ai dit que Nodier aimait la jeunesse, et qu'il
avait bien voulu écouter et encourager mes rê-
veries poétiques. Je lui confiai donc mes travaux
et mes projets. Il y en avait de bien ambitieux
et que je craignais moi-même de ne pas pouvoir
réaliser, entre autres un certain grand drame fan-
tastique que je n'ai jamais achevé, ce Puisque
vous l'avez conçu, me disait-il, vous pouvez l'exé-
cuter : courage! » — Au printemps de 1843,
parmi les vers que je lui apportais un jour, figu-
rait un sonnet à l'adresse de Musset. « Laissez-
CHARLES NODIER ET MUSSET 77
le-moi, me dit Nodier, il peut nous rendre un
vrai service : depuis quelque temps Musset nous
néglige et semble nous oublier; votre sonnet
pourra le ramener. Ma fille va le lui envoyer, et
il faudra bien que l'ingrat revienne, ou dise pour-
quoi il nous boude. » Je laissai naturellement le
sonnet entre les mains de Nodier, enchanté qu'il
voulût bien se charger de le faire parvenir à son
adresse. Mme Mennessier, en effet, l'envoya sur
l'heure à Musset avec une lettre d'elle, comme
elle savait les écrire, et le lendemain j'en recevais
une de Musset me remerciant de ma poésie et
s'excusant de ne pas me répondre dans cette
langue des vers, que je parlais si bien, ajoutait-il
gracieusement. A quoi tient la gloire? S'il m'avait
répondu en vers, je serais célèbre. Quoi qu'il en
soit, mon sonnet l'avait réveillé; il était accouru
à l'Arsenal, avait revu ses deux amis, et, le jour
suivant, c'est par un sonnet qu'il remerciait
Mmc Mennessier de son appel amical. Mmc Men-
nessier lui répondit sur le même ton. Musset ré-
pliqua bien vite, le jour même. Bref, trois jours
de suite il y eut un rapide échange entre les deux
poètes, amis d'enfance. Tout le monde connaît
les trois sonnets de Musset; peut-être me saura-
t-on gré de publier ici les réponses inédites de sa
correspondante et de donner ce dialogue poé-
tique en son entier.
Voici le premier sonnet de Musset :
78 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
« Je vous ai vue enfant, maintenant que j'y pense,
Fraîche comme une rose et le cœur dans les yeux.
— Je vous ai vu bambin, boudeur et paresseux,
Vous aimiez lord Byron, les grands vers et la danse. »
Ainsi nous revenaient les jours de notre enfance,
Et nous parlions déjà le langage des vieux.
Ce jeune souvenir riait entre nous deux,
Léger comme un écho, gai comme l'espérance.
Le lâche craint le temps parce qu'il fait mourir ;
Il croit son mur gâté lorsqu'une fleur y pousse.
O voyageur ami, père du souvenir!
C'est ta main consolante et si sage et si douce
Qui consacre à jamais un pas fait sur la mousse,
Le hochet d'un enfant, un regard, un soupir.
Mme Mennessier répondit par le sonnet suivant
La fleur de la jeunesse est-elle refleurie
Sous les rayons dorés du soleil d'autrefois ?
Mon beau passé perdu connaît-il votre voix,
Et vient-il, l'étourdi, railler ma rêverie ?
Par la chute des jours mon âme endolorie
A laissé ses chansons aux épines des bois.
Du fardeau maternel j'ai soulevé le poids,
J'ai vécu, j'ai souffert, et je me suis guérie.
Hélas ! qu'il est donc loin le printemps écoulé !
Que d'étés ont séché son vert gazon foulé !
Que de rudes hivers ont refroidi sa sève !
Mais de votre amitié le doux germe envolé
A retouvé sa place, et mon cœur consolé
En recueille les fleurs au chemin que j'achève.
CHARLES NODIER ET MUSSET 79
A quoi Musset répliqua le jour même :
Quand, par un jour de pluie, un oiseau de passage
Jette au hasard un cri dans un chemin perdu,
Au bord des bois fleuris, dans son nid de feuillage
Le rossignol pensif a parfois répondu.
Ainsi fut mon appel par le vôtre entendu,
Et vous me répondez dans notre cher langage ;
Ce charme triste et doux, tant aimé d'un autre âge,
Ce pur toucher du cœur, vous me l'avez rendu.
Etait-ce donc bien vous? si bonne et si jolie.
Vous parlez de regrets et de mélancolie?
— Et moi peut-être aussi, j'avais un cœur blessé.
Aimer n'importe quoi, c'est un peu de folie...
Qui nous rapportera le bouquet d'Ophélie
De la rive inconnue où les flots l'ont laissé?
Réponse de Mme Mennessier :
Ce doux bouquet mouillé qui s'effeuille à nos yeux
Et que jamais la main n'a pu reprendre ou suivre,
Ne le regrettons pas ! J'ai lu dans un vieux livre
Que son nœud détaché voulait parler d'adieux.
Du foyer paternel, vous, l'esprit radieux,
Dans l'ardente mêlée où le triomphe enivre,
Vous vous souvenez donc qu'en essayant de vivre
Ensemble nous étions partis d'un vol joyeux ?
Nous avons traversé la merveilleuse plaine
Où la fleur du jeune âge, amicale et sereine,
Dit : « La vie est charmante et l'avenir béni. »
Puis je vous vis monter quand je perdis haleine.
A la cime des monts votre aile souveraine
Allait chercher son aire, et je gardais mon nid.
80 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
La correspondance finit par ce dernier sonnet
de Musset, reçu le soir même à l'Arsenal:
Vous les regrettiez presque en me les envoyant
Ces vers, beaux comme un rêve et purs comme l'aurore.
« Ce malheureux garçon, disiez-vous en riant,
Va se croire obligé de me répondre encore. »
Bonjour, ami sonnet, si doux, si bienveillant,
Poésie, amitié que le vulgaire ignore,
Gentil bouquet de fleurs de larmes tout brillant
Que dans un noble cœur un soupir fait éclore !
Oui, nous avons ensemble, à peu près, commencé
A songer ce grand songe où le monde est bercé.
J'ai perdu des procès bien chers, et j'en appelle.
Mais en vous écoutant tout regret a cessé.
Meure mon triste cœur, quand ma pauvre cervelle
Ne saura plus sentir le charme du passé !
Les admirateurs de Musset ne m'en voudront
pas, je l'espère, de leur avoir fait relire une fois
de plus ces trois sonnets, en les mettant dans le
cadre naturel où ils ont pris naissance; MmcMen-
nessier-Nodier me pardonnera sans doute aussi
d'avoir publié ses vers à elle dans ce glorieux et
redoutable voisinage, et tout le monde com-
prendra que j'aie tenu à revendiquer l'honneur
d'avoir été la cause obscure de ce dialogue poé-
tique.
Après cet échange si affectueux et si rapide,
Musset naturellement revint souvent à l'Arsenal
visiter son vieil ami et sa fille. C'est alors que je
CHARLES NODIER ET MUSSET 8l
lui fus présente et que je fis sa connaissance. J'eus
enfin l'occasion de lui exprimer de vive voix, et
mieux que par mon sonnet, toute l'admiration
que m'inspiraient ses poésies. Je lui racontai
qu'elles avaient fait mes délices dès l'âge de douze
ans, sur les bancs de l'école, à Fontenay-aux-
Roses, où nous nous arrachions les cahiers ma-
nuscrits qui les contenaient pour les copier à
tour de rôle. Je lui disais comment depuis quel-
ques années je m'étais fait à Paris et surtout en
province le commis voyageur de sa gloire. Il
m'en parut touché. Il n'était pas encore gâté
sous ce rapport-là; il n'était connu et aimé que
d'une élite. Nous sommes en 1845, ne l'oublions
pas. La T{evue des Tfeux-éMondes, où il publiait
ses vers et ses proverbes en prose, n'avait pas
alors son énorme public d'aujourd'hui. Dix ans
plus tard, M. de iMontalembert, quoique l'un des
fondateurs du Correspondant, me disait un jour :
« N'est-ce pas une honte pour la France qu'une
Revue comme celle des T)eux-zMondes n'ait pas
plus de six mille abonnés? » De plus, il y avait
trois ans à peine que les poésies de Musset ve-
naient d'être réunies pour la première fois dans
la Bibliothèque Charpentier.
La vogue et la grande réputation du poète ne
datent que du succès du Caprice au Théâtre-
Français, quand il y fut joué et révélé au public
par Mme Allan, à son retour de Russie. Que de
- g :: oa le parti pr n égard! Or
m;
le me : qw Lamartine
Hugc : : : :
ron
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fiança t ses ieux grands
On a bien changé depuis; on est même
allé trop loin dans - contra nie
"bie. Le pub :emporain oscille toujours
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remet toute ch sa pi.: i : suis bien
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D sembla
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mue je]
5 corre.
CHARLES NODIER ET MUSSET 8]
et d'une démarche sinon aisée, du moins toujours
assurée. Le portrait qui le rend le plus fidèle-
ment à cette époque (1843) est une lithogra-
phie de Gavarni. Il est en pied, debout, s'ap-
puyant sur une canne, un manteau sur l'épaule.
L'attitude et la figure sont d'une ressemblance
parfaite; ce simple coup de crayon rappelle infi-
niment mieux le Musset de cette époque que le
pastel de Landelle fait quelques années plus tard
et dans un parti pris regrettable d'idéalisation.
L'aimable peintre y a mis un peu trop du sien.
J'ai dit qu'il parlait peu et sans phrases. Une
seule fois je le vis s'animer dans la conversation;
c'était à propos de la Lucrèce de Ponsard, alors
dans toute la vivacité de son succès. Je retrouvai
le vieux romantique. Cette réaction semi-clas-
sique l'irritait: « C'est un défi, disait-il; est-ce
que nous ne le relèverons pas? Il faut y répon-
dre. » Peut-être y avait-il dans ce dépit, où il
n'entrait d'ailleurs nulle jalousie de poète, autre
chose en jeu qu'une doctrine d'art ou une affaire
de goût. Dans son discours de réception à l'Aca-
démie, Musset, il me semble, fit assez bon mar-
ché du romantisme de sa jeunesse. Il y avait
donc d'autres raisons. Il faudrait chercher la
femme, selon le précepte connu, et Rachel, alors
dans tout l'éclat de sa gloire, que les deux poètes
poursuivaient de la même admiration, nous don-
nerait peut-être le mot de cette énigme.
84 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Revenons à Nodier.
Malgré sa santé déjà gravement atteinte, il se
sentit réveillé par cet échange de sonnets, et il
écrivit alors ces jolies stances, — imprimées
dans les œuvres de Musset, — que tout le monde
a lues, ainsi que l'exquise réponse du jeune
poète. Mais ce que tout le monde ignore, c'est
le sens exact des deux premiers vers de la pièce
de Nodier. Je vais en donner l'explication :
J'ai lu ta vive odyssée
Cadencée.
J'ai lu tes sonnets aussi,
Dieu merci!
Les sonnets, on vient de les lire et de voir à
quelle occasion ils ont été écrits. Mais la vive
Odyssée, où est-elle? Il n'en est pas trace dans
l'œuvre de Musset. Je vais dire ce qu'il en est :
A cette époque (mai 1843), Musset avait fait
avec son frère, Hetzel et un autre ami, une
excursion dans les environs de Paris, à Pontchar-
train, je crois. Il paraît qu'elle avait été fort gaie
et semée d'incidents comiques que le poète, mis
en verve par le voyage et l'entrain de ses com-
pagnons, eut la fantaisie de célébrer en petits
vers rapides et familiers. J'ai lu la pièce entière
dans le temps, et elle avait amusé tout le monde
à l'Arsenal. Je comprends toutefois que l'auteur
n'ait pas tenu à lui faire les honneurs de la pu-
CHARLES NODIER ET MUSSET 8f
blicité dans le second recueil de ses Toésies nou-
velles, qu'il fit paraître en 18^0 chez Charpen-
tier, pas plus qu'il n'a publié ses vers d'enfant
terrible sur Mélanie Waldor et Paul Foucher val-
sant ensemble, qui étaient dans toutes nos mé-
moires à cette époque. Du voyage à Pontchar-
train il ne m'est resté que des lambeaux, le début
par exemple :
Paul, un soir, par la grande rive
Arrive,
Croyant voir madame Aubernon,
Mais non.
Où faut-il, en quittant Versaille,
Qu'on aille?
— Retrouver Hetzel à Meudon?
— Va donc !
Et ils partent dans la carriole d'Obeuf, l'ami
d'Hetzel, soupent et couchent à l'auberge :
Alors arrivent des punaises
Bien aises
De pouvoir d'un jeune étranger
Manger !
En voilà assez pour donner une idée du ton et
du rythme de Y Odyssée à laquelle Nodier faisait
allusion*. On voit qu'en écrivant à Musset, il
* Cette pièce a été retrouvée depuis et publié en entier, chez
Fischbacher, dans l'Année des Poètes de Ch. Fuster.
86 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
avait pris la même allure et presque le même
mètre que son jeune ami.
Je ne demande pas pardon de cette digression
un peu longue sur Musset : on me saura gré de
cet éclaircissement, qui épargnera des veilles aux
commentateurs futurs de ses œuvres. On com-
prendra, du reste, que j'eusse à cœur de reven-
diquer l'honneur insigne et inattendu, que m'a
donné le hasard, d'avoir été la cause très humble
des trois sonnets et de la %éponse à Nodier. Sans
moi ils ne fussent pas venus au monde.
Cette réponse de Musset, écrite dans ce joli
rythme inégal, à vive allure qu'il aimait tant,
renferme le tableau le plus vrai et le plus piquant
de l'Arsenal de 1830, avec le portrait le plus
délicieux du vieux Nodier :
Si jamais ta tête qui penche
Devient blanche,
Ce sera comme l'amandier,
Cher Nodier.
Ce qui le blanchit n'est pas l'âge
Ni l'orage,
C'est la fraîche rosée en pleurs
Dans ses fleurs.
Hélas! oui, sa tête penchait: sa santé, depuis
longtemps ébranlée, commençait à donner de
vives inquiétudes. Il gardait la chambre et quel-
quefois le lit. Quand il pouvait se lever, il faisait
CHARLES NODIER ET MUSSET 87
porter son fauteuil sur le balcon de l'Arsenal
qui regarde la Seine. L'île Louviers d'alors, avec
ses maigres peupliers, formait le premier plan;
à l'horizon, en face, le dôme du Panthéon s'en-
levait sur le ciel et dominait toute la ville du
haut de sa montagne. C'est là que je le trouvai,
une après-midi, se réchauffant aux pâles rayons
d'un soleil d'automne. Je m'assis près de lui.
Une petite fleur rose avait poussé entre deux
dalles disjointes du vieux balcon. Il me la fit re-
marquer. « Elle durera plus que moi, sans doute,
me dit-il doucement. En tout cas, nous ne pas-
serons pas l'hiver. » Je voudrais pouvoir redire
toutes les choses charmantes et poétiques que la
petite fleur inspira au vieux malade, qui pres-
sentait sa fin si nettement et qui l'envisageait
avec une si touchante, résignation. Si je n'ai pu
retenir les paroles mêmes, j'ai gardé jusqu'à ce
jour l'impression attendrie et charmée que me
causa cette dernière entrevue. Car la conversa-
tion de Nodier avait un charme à part, et c'est
le cas d'employer ce mot de charme dans tout
son sens; celui de sa plume si souple, si enla-
çante, était certes bien grand, mais sa causerie
le dépassait. Il y avait de tout, dans cette parole :
de la finesse et de la naïveté, de l'esprit et de la
bonhomie, quelque chose de désabusé et cepen-
dant de jeune encore. Il contait à ravir, et c'était
un délice de l'entendre.
88 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Cette conversation devait être la dernière. Le
pauvre malade avait raison. En janvier 1844, ^
s'alita pour ne plus se relever. Un jour que j'al-
lais prendre de ses nouvelles, je rencontrai F. Wey
dans l'escalier. Nous entrâmes dans le grand
salon. Les portes de la chambre à coucher de
Nodier étaient ouvertes. Un prêtre était là, près
du lit; le malade recevait l'extrême-onction. Je
m'agenouillai dans un coin du salon, où j'avais
dansé et ri tant de fois, et où je ne devais plus
revenir. Trois jours après, je suivais son convoi.
J'allai jusqu'au cimetière. Hetzel me fit monter
avec lui dans une des voitures de deuil, où il y
avait déjà deux de ses amis. L'un était Tony
Johannot, l'autre Balzac.
C'était la première fois que je voyais de près
le grand romancier. Il était replet et assez lourd
de tournure; rien de remarquable dans sa figure,
encadrée de longs cheveux noirs, si ce n'étaient
deux yeux magnifiques, pleins de lumière et d'in-
telligence. Il prit la parole, et, tout le long du
chemin jusqu'au Père-Lachaise, il nous parla de
Nodier en excellents termes, appréciant l'homme
et l'écrivain avec une rare sagacité et une par-
faite justice. Il nous exposa sa fameuse théorie
des maréchaux de France littéraires, au rang des-
quels il n'hésitait pas à mettre celui dont nous
suivions le cercueil. Il parlait avec verve et abon-
dance. On sentait la conviction profonde qu'il
CHARLES NODIER ET MUSSET 89
avait de la grandeur de l'esprit, comme de la
place que l'artiste et l'écrivain doivent occuper
dans notre société moderne. Par moments, dans
la chaleur qu'il mettait à défendre cette idée, on
sentait l'accent d'une plaidoirie intéressée, et il
s'y mêlait une pointe d'amertume, qui trahissait
le sentiment naïf de sa valeur personnelle et de
son propre génie méconnu.
On a beaucoup écrit sur Nodier; on a essayé
souvent de le peindre en pied, comme écrivain
et comme homme; on le tentera encore: rien
n'est plus difficile. Comment caractériser ce ta-
lent et son influence dans sa fuyante complexité
et la variété déconcertante de ses œuvres? Il a
touché à tout, à la poésie, à l'histoire, au roman,
à la philologie, à la critique, à la politique, à la
lexicologie, à l'entomologie, au fantastique, que
sais-je encore? « Il y avait dix hommes dans
Nodier, » a écrit Lamartine. — On croit le saisir,
il vous échappe. S'il est l'Arioste de la phrase,
comme l'a dit Sainte-Beuve, il est encore plus
sûrement le Protée de la littérature. Il réunit tous
les contrastes : il a tous les doutes et toutes les
croyances; il allie l'exaltation à la nonchalance,
l'enthousiasme au désenchantement, la poésie au
bon sens moqueur, la rêverie aux saillies de l'es-
prit le plus vif, les naïvetés de l'enfant à l'ironie
désabusée du vieillard. Il est classique et roman-
tique, werthérien et catholique, royaliste et révo-
90 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
lutionnaire, érudit et poète : il est Nodier, enfin,
et ce mot seul peut le définir. Sa plume a laissé
des œuvres exquises, sans doute, et quelques
pages qui ne périront pas ; mais pas un livre qui
le contienne en entier. Excursif, curieux, papil-
lonnant, il s'est dispersé et volatilisé, pour ainsi
dire. Il n'a pas su se condenser et se traduire
lui-même dans une création unique, souveraine.
Sa conversation seule l'a exprimé, seule elle don-
nait l'idée de cette nature si originale et si mer-
veilleusement douée. C'est à lui surtout qu'il
faut appliquer le mot de Marmontelsur Diderot:
« Qui ne l'a connu que par ses livres, ne l'a pas
connu. »
IV
GEO\GE SqA^V
'étais encore un enfant quand j'enten-
dis pour la première fois prononcer le
nom de George Sand; c'était sous les
tilleuls du préau de la pension Morin, à Fontenay-
aux-Roses, laquelle est maintenant Sainte-Barbe-
des-Champs. — Une pension bien curieuse, qui
ne ressemblait à nulle autre, et dont j'aimerais
bien parler plus en détail. — Mais ce n'est pas
mon thème aujourd'hui, et il faut savoir se
borner. Un jour donc, vers Tannée 1853, si je ne
me trompe, un grand, qui revenait de passer son
congé du dimanche à Paris, nous raconta qu'on y
parlait beaucoup d'un roman nommé Indiana;
que l'auteur était une jeune femme, qu'elle fumait
Q2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
des cigares et s'habillait en homme. Il n'en fallait
pas tant pour éveiller notre curiosité et exciter
notre imagination. Plus tard on nous la dit liée
avec Alfred de Musset, qui n'était pas un inconnu
pour nous, car nous avions lu — en cachette,
naturellement — ses Contes d'Espagne et d'Italie,
et Hippolyte Monpou, notre professeur de mu-
sique, avait composé plusieurs de ses romances,
qu'il nous faisait chanter. Ce pauvre Monpou! Je
ne puis m'empêcher d'ouvrir ici une parenthèse.
Je le vois encore avec ses longs cheveux, sa figure
colorée, ses yeux bleus et son air enthousiaste. Il
était pour nous le type achevé du romantisme qui
rayonnait alors. Il venait deux fois par semaine de
Paris pour nous donner des leçons de chant et de
solfège. Le solfège était un peu négligé, et quant
au chant, après nous avoir seriné quelques chœurs
de Gliïck ou de Spontini, il ne manquait pas de
nous dicter des romances du jour, et surtout les
siennes. Souvent même nous en avions la pri-
meur : il les essayait sur nous avant de les livrer
au public. Il a dû en composer plus d'une dans
la patache Rabourdin, qui seule alors faisait le
trajet de Fontenay-aux-Roses à Paris. Comme il
n'avait pas eu le temps de les noter en chemin,
il les écrivait, en arrivant, à la craie sur le tableau
noir qui servait à nos exercices scolaires.
Les paroles étaient toujours empruntées aux
poètes du jour, comme les Veux (Archers, la 'Ronde
GEORGE SA ND 93
du Sabar, de Victor Hugo; le Lever, l'oAndalouse,
de Musset. Je me hâte d'ajouter que le texte était
légèrement modifié et mis à la portée de notre
âge, quand il le fallait. Ainsi le jeune professeur
nous dictait : Une oAndalouse au teint bruni, c'est la
maîtresse qu'on me donne. Mais nous rétablissions
le texte en chantant. Nous le connaissions parfai-
tement, non par le volume, que le rigide censeur
n'eût pas toléré entre nos mains, — cette institu-
tion sanitaire ne nous permettait que Casimir
Delavigne et Lamartine, — mais par des copies
manuscrites des poètes contemporains, qui circu-
laient parmi nous, à l'insu de nos pions. Les
élèves de la classe de rhétorique, les grands,
avaient des cahiers remplis de poésies choisies de
Victor Hugo, Vigny, A. Barbier, Mme Tastu et
Alfred de Musset; ces cahiers circulaient mysté-
rieusement, et les petits les recopiaient à leur
tour. Je me rappelle encore l'impression que me
firent la Curée et l'Idole, Von Tae\ et Tortia. Il y
avait certains vers qui me ravissaient et me don-
naient un frisson de plaisir singulier. Pourquoi
ceux-là plutôt que d'autres ? Mystère. Par exemple,
je raffolais de ce passage de Von Tae\:
Et le bruit
De ses éperons d'or se perdit dans la nuit.
Je ne me lassais pas de me le répéter. C'était
94 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
un enchantement. Quelle belle chose que la jeu-
nesse!
Quelques années plus tard, j'avais fini mes
études; j'étais revenu d'Allemagne et j'essayais
de faire mon droit à Paris, — avec peine, je
l'avoue. Je ne rêvais qu'à mes projets littéraires,
et entre autres à ce fameux roman, qui n'a jamais
été achevé, et que je devais envoyer à Chateau-
briand et à Béranger avec de si belles dédicaces.
J'ai dit que j'y rêvais, et c'est le vrai mot. Je n'en
avais pas écrit une seule ligne : je le portais dans
ma tête avec beaucoup d'autres projets plus ou
moins ambitieux. Un jour j'en parlai à un de mes
bons amis de Fontenay-aux-Roses, Achille Fou-
quier, qui a publié de si jolis récits de chasse et
de voyage. Je lui racontai mon plan, mes per-
sonnages, mes idées, — ou du moins ce que
j'appelais ainsi. Il y prit intérêt.
« Tu devrais en parler à George Sand, me
dit-il.
— Mais je ne la connais pas.
— Moi, je l'ai vue quelquefois chez Mme Mar-
liani, qui est une amie de ma mère, répliqua-t-il.
Si tu veux, je parlerai de toi à Mme Marliani, et
elle te présentera à Mme Sand. »
J'acceptai avec enthousiasme, comme on le
pense bien, et nous allâmes rue Grange-Batelière,
où Mmc Marliani occupait un très bel apparte-
ment. C'était une femme aimable, qui avait dû
GEORGE SAND 9^
être belle. Son mari était consul général d'Es-
pagne à Paris. Italien de naissance, comme le
général Cialdini, il avait fait comme lui, et pris
du service en Espagne après 1830. Plus tard, sous
l'Empire, l'Italie délivrée, il rentra dans son pays
natal, s'y remaria et y mourut sénateur. J'ai
même connu sa seconde femme à Florence. Mais
revenons à la première.
Elle m'accueillit avec une grande bonté, me
fit causer de mes ouvrages futurs, de mon roman
surtout. Je ne m'en tirai pas trop mal à son gré,
paraît-il, car à quelques jours de là j'appris par
Henri Heine que chez Mme Sand il avait entendu
parler de moi très gracieusement par cette bonne
et aimable « consulesse ». J'allai la remercier.
« J'ai parlé de vous à Mme Sand, en effet, me
dit-elle. Elle dîne chez moi après-demain. Venez
de bonne heure, avant que le monde arrive; je
vous présenterai, et vous aurez ainsi le temps de
causer avec elle. »
Je la quittai la joie dans l'âme, une joie tumul-
tueuse, pleine de trouble et d'espoir.
Voir George Sand! approcher de cette femme
célèbre, dont les romans, et surtout les Lettres
d'un voyageur, avaient fasciné notre imagination
et enivré notre cœur! Voir de près cette grande
Lélia mystérieuse, dont les amours nous préoc-
cupaient autant que le génie, et qui n'apparais-
sait à nos yeux qu'entourée d'hommes célèbres,
C)6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
comme Sandeau, Musset, Mérimée, Lamennais,
Chopin! Quelle émotion pour une tête et un
cœur de vingt ans! Puis comment retenir l'ima-
gination sur la pente des rêves ardents? Si en
me voyant, en m'écoutant, ses grands yeux noirs
s'abaissaient sur moi avec curiosité, avec sympa-
thie, peut-être ! Qui sait? Après tous les orages de
sa jeunesse, qu'attend-elle? Que cherche-t-elle à
présent? Qui peut la toucher? Peut-être une ad-
miration passionnée, un premier amour, la fraî-
cheur d'âme d'un adolescent... On voit le thème,
et ma pauvre tête exaltée le brodait d'arabesques
sans nombre. J'avais vingt ans, qu'on ne l'oublie
pas!
Cette agitation ne fit que s'accroître jusqu'au
soir, quand je vis s'approcher l'heure fixée pour
ma présentation. Je me vois encore arpentant à
grands pas l'allée du Luxembourg, devant la Pé-
pinière, et cherchant en vain à m'apaiser. C'était
le 2 février 1840. Le soleil était doux comme au
printemps, pas de nuages au ciel; les cygnes vo-
guaient sur les bassins; des bandes d'enfants
bariolés jouaient sous les arbres effeuillés. —
ce C'est donc pour ce soir, me disais-je ; je la verrai,
enfin! Je lui parlerai de mon roman... Non! je
l'entretiendrai plutôt de son Essai sur le drame
fantastique, qui vient de paraître, 011 elle compare
Faust, éManfred et les oAieux de Mickiewicz. J'es-
sayerai de lui prouver combien elle est sévère et
GEORGE SAND 97
même injuste pour Gœthe. Je lui dirai combien,
malgré tour, cet article m'a enthousiasmé, puisque
après l'avoir lu je n'ai eu rien de plus pressé que
de lui exposer mes réserves dans une longue
lettre que je n'ai pas osé lui envoyer. Je lui dirai
surtout combien je suis heureux de la voir, de lui
être enfin présenté, et tant d'autres choses qui
pourront l'intéresser, la toucher. » Puis faisant un
retour sur moi-même et sur ma vie présente, si
vide, si inquiète, j'ajoutais tout bas : « Allons, de-
main, tout cela sera peut-être changé. Qui sait?
Voici peut-être mon dernier jour de liberté,
d'isolement et d'obscurité. Ce sera ma délivrance
et mon hégire. »
La génération actuelle, si peu enthousiaste, si
railleuse et si sceptique même, aura peine à com-
prendre ce qui précède; elle accueillera sans
doute d'un sourire moqueur cette confidence
arriérée d'un vieillard. Mais ce qui. reste de mes
contemporains, — happy few! — ceux qui ont
pu applaudir Rachel, Pauline Garcia et George
Sand, me la pardonneront sans doute, et peut-
être m'en sauront-ils gré. On aime toujours à se
retrouver jeune, même dans le miroir du voisin.
Le soir venu, après un rapide et frugal dîner,
au moment de rentrer chez moi, je rencontrai un
de mes bons amis de Fontenay, Edmond La-
fayette, que je forçai d'assister à ma toilette.
Nous restâmes longtemps à causer, trop long-
98 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
temps, car après m'être fait friser par l'illustre
Galabert, je n'arrivai chez Mme Marliani que vers
dix heures, ce Comme vous venez tard! » me dit-
elle. Effectivement, dans ce temps-là, c'était tard,
et le salon était déjà rempli de monde. Je distin-
guai trois groupes en entrant. Un seul attira sur-
tout mon attention : ce fut celui qui s'était formé
autour du sopha. Une femme pâle, vêtue de noir,
une cigarette aux lèvres, en occupait le centre.
Je la reconnus : c'était elle.
Le cœur me battait bien fort quand la maî-
tresse de la maison me prit par la main et me
présenta à son amie. Je m'inclinai sans oser lever
les yeux et sans rien dire, heureusement, car c'est
ce qu'il y avait de mieux à faire, si je ne me
trompe. Que dire, en effet, qui n'eût été une ba-
nalité déplorable? MmeSand se souleva lentement
du fond des coussins où elle était blottie, ôta gra-
vement la cigarette de ses lèvres, et, sans me rien
dire non plus, regarda ma tête frisée, me fit un
petit salut et reprit sa place. Adieu les beaux
rêves et les beaux discours que j'avais si bien
préparés!
Je m'assis non loin d'elle, et je la dévorai des
yeux. Je la trouvai à la fois moins belle et plus
jeune que je ne m'y attendais. N'était-elle pas
déjà célèbre quand j'étais encore sur les bancs
de l'école, à Fontenay? et il me semblait en être
sorti depuis si longtemps! Le fait est qu'elle avait
GEORGE SAND 99
trente-six ans à peine. Courte et replète de taille,
vêtue simplement d'une robe noire montante, la
tête attirait toute l'attention, et dans la tête les
yeux. Ils étaient magnifiques, peut-être un peu
rapprochés, grands, à larges paupières et noirs,
mais nullement brillants: on eût dit du marbre
dépoli ou plutôt du velours; ce qui donnait au
regard quelque chose d'étrange, de terne et même
de froid. Ce ton mat de la prunelle était-il natu-
rel, ou devait-on l'attribuer à son habitude
d'écrire longtemps, la nuit, à la lumière? Je
l'ignore, mais ce fut ce qui me frappa tout d'a-
bord. Le front haut, encadré de cheveux noirs
qui se divisaient en deux simples bandeaux, ces
beaux yeux calmes, surmontés de fins sourcils,
donnaient à sa physionomie un grand caractère
de force et de noblesse que le bas de la figure ne
soutenait pas assez. En effet, le nez était un peu
charnu, le dessin en était mou, sans belle ligne,
vu de face surtout; la bouche manquait de
finesse aussi; le menton petit, mais appuyé
déjà sur un sous-menton trop apparent, ce
qui donne de la lourdeur au bas du visage. Du
reste, une extrême simplicité de parole, d'atti-
tude et de geste. Telle m'apparut Mme Sand, ce
soir-là.
Du cercle qui l'entourait je ne pus me faire
nommer que deux personnes, Chopin, son ami
d'alors, et Emmanuel Arago, qui devait être mon
IOO SOUVENIRS LITTERAIRES
chef, huit ans plus tard, à l'ambassade de Berlin.
A ses pieds, sur un tabouret, était assise une pe-
tite fille de onze à douze ans, aux cheveux noirs,
à la figure un peu forte, sans autre grâce qu'une
expression de naïveté enfantine : c'était Solange,
sa fille. Maurice était absent.
Après ma courte et muette présentation, la
causerie qu'elle avait interrompue reprit dans le
groupe de Mme Sand; on parlait des coiffures
masculines, et on en était arrivé aux queues de la
fin du dernier siècle; l'on faisait naturellement
force plaisanteries sur ces saucissons ficelés qu'on
s'était ingénié à porter sur le dos. J'avais bien
envie de prendre la défense de ces queues de rat
si grotesques, en disant que les vieux paysans de
mon pays en portaient encore, et qu'aux enterre-
ments ils les dénouaient en signe de deuil, et
qu'alors leurs longs cheveux blancs se déroulaient
en ondes sur leurs épaules, et non sans grâce.
Mme Sand m'eût peut-être regardé et approuvé
d'un mot. Mais je n'osai pas élever la voix; les
grands yeux noirs et le cercle m'avaient trop
intimidé.
Le monde était venu peu à peu, et le salon
s'était rempli. Le groupe du canapé dut se dis-
perser. Comme je ne connaissais personne, je
ne fus pas dérangé dans mon rôle d'observateur;
j'observai donc et je fis la revue du salon. Tout
d'abord je remarquai une femme jeune encore,
GEORGE SAND IOI
avec de longues boucles blondes retombant le
long des joues, ce qu'on appelait autrefois des
repentirs, — une douce et jolie figure de fille
d'Albion. Du moins je le croyais. Mais je me
trompais, elle n'était Anglaise que par alliance;
c'était une Italienne, et je fus bien surpris quand
on me dit son nom : la comtesse Guiccioli, la
maîtresse de Byron! Je n'en croyais pas mes
yeux: la Guiccioli, qui était célèbre en 1817,
deux ans avant ma naissance? était-ce possible?
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable,
a dit Boileau, et jamais ce vers du vieux poète
classique ne s'est mieux vérifié, à mes yeux, qu'en
l'appliquant à la maîtresse du grand poète roman-
tique. Oui, c'était elle, belle, souriante et jeune
encore malgré ses quarante ans bien sonnés.
L'idée que Byron, le grand Byron, une de mes
idoles, avait reposé sa belle tête sur ces blanches
épaules, — car elle était décolletée, et elle n'avait
pas tort, — l'idée que la main qui a écrit tant de
chefs-d'œuvre impérissables avait joué avec ces
boucles blondes me rendait cette apparition à la
fois odieuse et sacrée. « Quand on est veuve d'un
pareil amour, me disais-je, on devrait disparaître
du monde; il ne reste plus d'autre asile que la soli-
tude et la mort. » On reconnaît là l'intolérance et
l'imagination de la jeunesse. En tout cas, ce n'était
6.
102 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
pas sa façon de penser, à elle, car elle vécut et se re-
maria même. Elle épousa plus tard, comme on le
sait, le marquis de Boissy, le pair de France à la
fois ridicule et spirituel, dont les boutades déses-
péraient le chancelier Pasquier. Quand de mau-
vais plaisants ou des maladroits lui demandaient
si sa femme était parente de la célèbre comtesse
Guiccioli de Ravenne, il ne manquait pas de
répondre : « C'est elle-même, monsieur, l'an-
cienne maîtresse de Byron. »
Tous les moindres incidents de cette soirée,
pour moi si mémorable, sont restés gravés dans
mon souvenir. On servait le thé quand un grand
bel homme entra avec un joli adolescent de seize
ans, svelte, aux cheveux noirs séparés sur le mi-
lieu de la tête et retombant en boucles sur les
épaules : c'était Maurice Dudevant, conduit par
Bocage, le célèbre acteur. Un autre retardataire
arriva encore après eux : un petit homme pâle, à
longue barbe noire, avec une expression de dou-
ceur et de bonhomie bien rare dans notre monde
civilisé, ce Ah! voilà le voyageur! » s'écria-t-on.
On l'entoura; on lui serrait les mains; George
Sand lui sauta au cou et lui donna un bon gros
baiser sur les deux joues. C'était Calamatta, le
graveur. Quand il fut un peu seul, je m'approchai
et je lui parlai de mon camarade Achille Menotti,
le fils du pendu de Modène, son compatriote et
son ami. Chopin vint nous rejoindre, et nous
GEORGE SAND IO]
causâmes quelque temps. La nuit s'avançait; peu
à peu le salon devenait clairsemé. Minuit sonnait
quand je sortis avec Caiamatta, la tête encore en
feu de tout ce que j'avais vu dans cette soirée si
pleine d'émotions.
Sans doute elle m'avait apporté une grande
déception. Je n'avais rien su dire à Mme Sand, et
elle m'avait à peine remarqué. Il n'y aurait pas
d'hégire. Mon beau rêve retombait platement à
terre, après un essor si ardent, si ambitieux.
Mais si j'en ressentais quelque chagrin, il était du
moins sans amertume. Je n'avais pas le sot or-
gueil d'en vouloir à la destinée ou à George Sand
de cette déconvenue.
Il est des natures heureuses qui ont le don de
faire de beaux rêves, et, en même temps, le don
plus rare encore d'accepter sans trop souffrir les
démentis que la vie ne manque pas de leur infli-
ger. Sous la douche d'eau froide de la réalité, leur
raison se réveille et les ramène bien vite au sen-
timent du vrai et du possible. Tout échec a sa
raison d'être et provient de causes qui l'expli-
quent. Il faut savoir les chercher et les voir; et
comprendre, n'est-ce pas pardonner? Je me rendis
compte tout de suite de l'effet que j'avais dû pro-
duire sur Mme Sand : elle n'avait vu, et n'avait pu
voir en moi, qu'un petit jeune homme frisé fort
insignifiant, et quelle que fût la protestation
secrète de mon orgueil, je devais lui pardonner
104 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
d'avoir méconnu un mérite que je n'avais pas eu
l'esprit de lui montrer.
Je revins naturellement chez Mme Marliani et
j'y revis souvent Mme Sand avec ses deux enfants.
Nous jouions quelquefois au billard dans une pe-
tite pièce, derrière le salon. Rien de plus simple
que toute sa manière d'être. Nulle coquetterie,
nulle prétention, nulle pose; elle était le naturel
et la modestie mêmes. En pensant à son amour
du théâtre, à ses amitiés d'artistes et d'acteurs,
on eût pu s'attendre chez elle à un peu d'attitude
et de manières étudiées. Il n'y en avait pas trace.
En outre, rien dans toute sa personne ne trahis-
sait la fièvre et l'exaltation poétique de Lélia et
des Lettres d'un voyageur. Tout se passait à l'in-
térieur; le feu couvait sous ce front si calme et
ces beaux yeux froids, si tranquilles, qui n'en
laissaient rien paraître. Elle causait peu, sans
éclat, sans esprit même, et elle le savait. D'ordi-
naire elle était silencieuse, et parfois au point de
gêner ses hôtes ou ses visiteurs. On connaît son
histoire avec Th. Gautier, qui était venu la voir
à Nohant et à qui elle ne souffla mot. Il crut lui
avoir déplu et se disposait à partir; quand elle
l'apprit, elle en fut désolée, l'envoya bien vite
chercher : « Vous ne lui avez donc pas dit que
j'étais une bête! » répétait-elle au messager qui
était, je crois, Alexandre Dumas fils. Le trait do-
minant de sa nature était évidemment le senti-
GEORGE SAND IO^
ment maternel. Il formait le fond de son caractère
pour qui sait lire; il est visible dans ses œuvres,
et même dans ses amours.
Deux souvenirs me restent encore d'elle, datant
de la même année et toujours du même salon.
Un soir, on était en petit comité. Solange était
couchée, Maurice était resté avec sa mère; il était
vraiment joli garçon avec ses seize ans et ses
longs cheveux. Quelqu'un dit que M. de Bonne-
chose allait venir. L'idée vint à Mme Sand, qui a
toujours aimé les déguisements et la mascarade,
d'improviser une petite scène comique au détri-
ment du visiteur annoncé, lequel était myope et
de plus fort distrait. Vite, on affuble Maurice
d'une robe noire quelconque et d'une résille; on
lui pique une rose rouge dans les cheveux. Le
voilà transformé en une jeune Espagnole fort
jolie, ma foi. M. de Bonnechose entre parmi les
rires étouffés; il vient s'asseoir près de la fausse
Clara Gazul, qui est censée ne pas savoir un
mot de français, et aussitôt il s'escrime dans un
castillan douteux auprès de la belle étrangère.
Maurice garda un moment son sérieux, mais
finit par éclater de rire au nez de son assidu.
Tout le monde en fit autant, et M. de Bonne-
chose lui-même se mêla de bonne grâce à la
gaieté générale, quand il reconnut enfin son
erreur.
L'autre souvenir se rattache à Chopin. Oserai-
IOÔ SOUVENIRS LITTÉRAIRES
je l'avouer? Je ne connaissais alors que bien
imparfaitement les compositions de ce génie mé-
lancolique et si profond. Mais sa célébrité, sa
liaison avec Mrae Sand, et le charme de sa per-
sonne me le faisaient rechercher, et je causais de
préférence avec lui. Il était déjà souffrant de la
maladie qui devait l'emporter. On connaît sa
figure pâle, tourmentée, sans barbe, ombragée
de cheveux bruns.
Nous causions donc un soir chez Mme Marliani
dans un coin du salon, de l'Allemagne que je ve-
nais de quitter, de ses grands musiciens et de ses
poètes. Mme Sand, son éternelle cigarette aux
lèvres, se promenait dans la diagonale du salon,
en passant et repassant près de nous. Tout à
coup, laporte s'ouvre à deux battants. On annonce
Mmela baronne X... et une grosse, lourde femme,
empanachée, entre à grand froufrou. Mme Sand
était devant nous à cet instant : elle se retourne
et dit à demi-voix ces simples mots : « Oh! la
femme! » Il m'est impossible de rendre le mé-
pris, le dépit concentré contenu dans cette brève
exclamation, et l'accent avec lequel elle fut pro-
noncée. Chopin ne put s'empêcher de sourire
tristement. Que voulait-elle dire? Parlait-elle en
général, ou s'adressait-elle au cas particulier?
Cette sortie s'appliquait-elle à la baronne? ou
bien cette vieille femme ridicule était-elle à ses
yeux le type et le résumé des travers de son sexe?
GEORGE SAND
IO7
Je n'ai pu le deviner. Mais je n'ai jamais oublié
l'expression qu'elle y avait mise. Elle ne s'occupa
plus de la baronne, er, comme si elle ne soup-
çonnait pas même sa présence, elle reprit sa pro-
menade solitaire. A un certain moment, arrivée
devant nous, elle vit que Chopin s'animait un
peu en causant avec moi ; sa sollicitude s'en émut ;
elle s'arrêta, et sans rien dire, d'un geste presque
maternel, elle vint poser sa fine et blanche main
sur les cheveux de son ami, comme pour le cal-
mer ou le rappeler à la prudence. J'en fus atten-
dri, et je m'empressai de reprendre la conversation
sur un ton plus tranquille. O George! combien
j'aurais donné pour que cette même main se posât
sur mon front!
Les années passèrent : la révolution de 1848
arriva, je quittai Paris; à mon retour, Mnic Mar-
liani était morte, et ce fut chez nos amis com-
muns Hetzel et Bixio que je revis quelquefois
MmeSand. Elle était toujours simple, calme, mais
déjà visiblement vieillie. En 18^7, à mon retour
de Moldavie, je pus enfin lui faire hommage de
mon premier poème : La éMort du Juif errant.
Elle me répondit par une lettre, dont je suis bien
fâché de ne pouvoir donner le texte. Je la gar-
dais précieusement dans une cassette arabe que
Mme Tastu m'avait rapportée de Bagdad et qui a
été brûlée par la Commune, en 1S71, avec tous
les autographes qu'elle contenait. Sa cendre s'est
Io8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
mêlée à celle de la lettre que j'avais reçue de
Musset, sans compter tant d'autres signées de
noms illustres. De celle-ci, je ne me rappelle que
cette phrase : ce Votre poème réunit deux qua-
lités qui vont rarement ensemble : la grandeur
et la fraîcheur. Je n'aurais pas compris ainsi cette
légende, ajoutait-elle, mais je reconnais à l'ar-
tiste le droit absolu de traiter son sujet en toute
liberté. »
J'allai la remercier de cette appréciation si
flatteuse. Elle demeurait alors rue Racine, sans
doute afin d'être plus proche de l'Odéon, où elle
faisait jouer une de ses pièces rustiques sous la
direction de Bocage, je crois. On n'arrivait pas
facilement jusqu'à elle : sa porte était barricadée
et ses visiteurs étaient passés au crible. On fil-
trait, pour ainsi dire, le flot des admirations
qu'elle inspirait. Elle n'y était pour rien sans
doute. Son entourage seul avait dû organiser ce
système de douanes, qui est, d'ailleurs, absolu-
ment nécessaire à la porte de tout travailleur cé-
lèbre; et il avait bien raison : le temps de George
Sand était précieux; il fallait le ménager. En en-
trant, je fus donc reçu et interrogé par un homme
dont la physionomie n'avait rien de remarquable
et qui touchait à l'âge mûr. C'était Manceau, le
graveur, devenu son secrétaire, son factotum et
son ami. Après quelques mots d'explication, il
me laissa passer et m'introduisit auprès de
GEORGE SA ND I OO
Mmc Sand; je pus enfin lui dire combien j'étais
touché de sa lettre et reconnaissant.
Depuis, je lui envoyai tous mes ouvrages à
mesure qu'ils paraissaient. Elle me répondit tou-
jours : ses éloges comme ses critiques portaient
la marque d'une entière sincérité et d'un point
de vue tout personnel. Ces lettres, si intéressantes
pour moi, ont péri comme la première dans la
même catastrophe et avec celles de Lamartine,
de Nodier, de Heine, de Mérimée, de Montalem-
bert, d'Augier, de Ponsard, de Mme d'Agoult et
d'autres encore. Je ne m'en suis jamais consolé.
Il me reste cependant un autographe de
Mme Sand. C'est une lettre que j'ai trouvée dans
les papiers de mon frère. J'ignore comment elle
était tombée dans ses mains. J'ignore même à
qui elle est adressée; elle date sans doute de la
fin de i86f, et doit avoir été écrite peu de temps
après la mort de Manceau. Comme elle ne figure
pas dans sa correspondance publiée, je la donne
ici; elle est si simple, si belle, si touchante, qu'il
serait dommage d'en priver ses admirateurs et sa
mémoire :
Excellente amie, je vous embrasse et je vous remercie. Je
suis à Noliant. Maurice est venu me chercher à Palaiseau.
où depuis quatre mois j'assistais sans espoir à une agonie.
Je suis tellement fatiguée, maintenant, que je suis comme
abrutie. J'ai fermé les yeux de mon pauvre cher ami, j'ai
croisé ses mains, je l'ai mis dans sa tombe, après l'avoir gardé
IIO SOUVENIRS LITTÉRAIRES
seule pendant deux nuits et trois jours, endormi pour jamais.
Je crois à l'immortalité, au bonheur et au renouvellement
après cette triste vie déchirante.
Je vous aime.
G. Sand.
Les photographies qui restent de Mme Sand
ont été faites dans les dernières années de sa vie
et ne donnent d'elle qu'une image imparfaite, je
dirai même pénible pour ceux qui, comme moi,
l'ont vue encore dans tout l'éclat de sa beauté
mûrissante. Elle avait changé sa coiffure, ses ban-
deaux étaient plus relevés, et le fer frisait ses
cheveux à petites ondes; les yeux s'étaient rape-
tisses; le bas de la figure ne s'était pas ennobli
et la photographie traduit tout cela platement;
ce n'est pas le vrai George Sand. Il faut le cher-
cher dans ses portraits gravés : il a été représenté
fidèlement à trois époques successives et par trois
maîtres différents. Le premier de ces portraits,
et le meilleur à bien des égards, est une fine gra-
vure de Calamatta, d'après une esquisse de De-
lacroix. George Sand est représentée en homme,
en redingote 1850, une cravate lâche au cou, les
yeux superbes, exagérés peut-être, avec de larges
paupières. L'expression en est lourde et triste. Il
date de 1857. L'autre est la reproduction à la
manière noire du grand portrait de Charpentier,
— et non Champmartin, comme l'écrit Maxime
Du Camp, — qui a figuré à l'Exposition de 1839
GEORGE SA ND III
ou 1840. Elle est presque en pied, debout, vêtue
de noir, une fleur rouge dans les cheveux. Evi-
demment idéalisée, c'est Lélia. Le troisième est
un dessin de grandeur naturelle de Couture.
C'est le George Sand de la maturité; celui-là
est très réel, très vrai et dans la juste mesure
de l'idéalisation. L'impression en est forte et
grande : on y sent l'ampleur et la puissance de
l'écrivain.
Il y a bien encore un autre portrait dû au burin
de Calamatta et dessiné par lui seul cette fois-ci.
La coiffure est formée de bandelettes qui enca-
drent le visage et le costume est une espèce de
robe à l'antique. Très beau de gravure assuré-
ment, il est lourd de dessin et d'expression. Quant
à la statue qu'on lui a élevée au foyer du Théâtre-
Français, et qui est de Clésinger, cette femme
aux pieds nus, ni antique ni moderne, ni idéale
ni réelle, à la face inerte, sans caractère ni flamme,
ne donne qu'une idée fausse du beau génie dont
elle doit transmettre les traits à la postérité. Et
pourtant, dira-t-on plus tard, cette statue a été
faite de son temps, presque de son vivant et par
son gendre enfin! Que de présomptions de vérité
et de sincérité! Eh bien, malgré tout cela, la vé-
rité n'est pas là. Du reste, j'en dirai autant de
deux autres bustes qui figurent dans la même
galerie : je ne retrouve ni Ponsard ni Musset dans
leur effigie de marbre. Alors que penser de la res-
112 souvenirs littèra:
semblance des bustes de Molière et de Rotrou,
si beaux d'ailleurs, et qui ont été sculptés cent
ans après leur mort?... Pour moi, je m'en tiens
aux emprei: ites prises se: nature après décès, et
encore tout le monde n'y garde pas sa ressem-
blance avec l'expression de calme et de grandeur
.a mort y ajoute parfois, comme on peut l'ad-
mirer dans les masques de Mirabeau, de Napo-
léon et de Goethe.
En relisantles pages qui précèdent, je les tic
bien longues et insignifiantes et j'aurais dû peut-
é::e les épargner au public. Elles ne contiennent
en somme que la description de George Sand
vers : 840 e: L'impression qu'elle fit sur mes vingt
ans. Comme tous les faiseurs de mémoires, je
m'y raconte surtout. Encore si j'avais vu M^Sand
ailleurs qu'à Paris et loin de la vie factice et ba-
nale ces s; ions! C'est un de mes regrets de n'avoir
pas eu la bonne fortune de la contempler à
hant. dans sa Vallée Noire, son vrai cadre naturel,
était tout elle-:::. tu milieu de sa
vie de campagne, de famille, de bienfaisance et
de travail!
G E O R G E S A 113
* *
Pour retenir l'attention du lecteur, je parlerai
encore de deux de ses amis, les plus célèbres, ce
qui me permettra d'être un peu plus intéressant,
je l'espère, avant de finir cette causerie.
Un des traits les plus frappants de cette femme
extraordinaire, c'est l'impression si forte qu'elle
a laissée sur tous ceux qui l'ont approchée, et
l'empreinte ineffaçable qu'en ont gardée ceux qui
l'ont aimée. J'en ai connu plusieurs : Musset,
Sandeau, Chopin. Mallefille. Je laisse de côté
Mérimée qui ne l'a pas aimée et qui n'a eu avec
elle pour ainsi dire qu'une brève rencontre, un
choc rapide et passager. Je ne parlerai que de
Musset et Sandeau.
Tous deux ne purent l'oublier, et leur blessure
fut toujours à vif. Je n'ai jamais entendu Musset
prononcer son nom. Mais Sandeau n'avait pas la
même réserve. Tantôt il la portait aux nues.
tantôt il la foulait aux pieds; une muse ou une
gourgandine : il n'y avait pas de milieu. Je me
rappelle qu'un jour à Bellevue, sur le balcon de
114 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
sa jolie maison, devant cette vue admirable de la
vallée de la Seine, nous causions de Mme Sand.
Elle vivait encore. Je venais de lire un de ses der-
niers romans dans la T{evue des Deux-zMondes ; je
lui parlais avec admiration de cette source iné-
puisable d'invention et de style : « C'est l'honneur
de votre génération, lui dis-je tranquillement. —
C'est l'honneur de l'esprit humain ! » reprit impé-
tueusement Sandeau, d'un air et d'un accent en-
flammés, en faisant un grand geste qui ressem-
blait à un serment solennel. On le voit, tout en
gardant rancune à la femme il était pénétré de la
supériorité de son génie. Il avait été le premier
à en saluer l'éclosion. On sait qu'à leur arrivée à
Paris, après avoir écrit ensemble le pâle et faible
roman de T{ose et 'Blanche, Mme Sand fit à elle
seule Indiana, qu'elle rapporta de Nohant où elle
allait toujours passer quelques mois. Sandeau
devait revoir le roman et le corriger. Quand il
en eut fini la lecture, il fut stupéfait de la perfec-
tion de l'œuvre et du talent de l'ouvrier. Il n'y
avait rien à ajouter, rien à retrancher. Il le lui dit
loyalement, et sans nulle jalousie ; il voulut qu'elle
y mît son nom à elle, à elle seule. Ils avaient signé
leur premier roman Jules Sand. Indiana fut signée
George Sand, et voilà comment naquit ce nom
désormais immortalisé. Quant à Jules Sandeau,
il reprit le sien tout entier en publiant zMariana
et {Madame de Sommerville. Leur collaboration
GEORGE SAND I If
avait fini; désormais séparés de cœur comme de
talent, ils coururent la même carrière sans jamais
plus se rencontrer.
Jules Sandeau, que je n'ai vraiment connu que
dans ses dernières années, avait beaucoup d'es-
prit, beaucoup plus que ses romans n'en mon-
trent assurément. Il y mettait plutôt son cœur et
ses rêves. Dans la conversation, il était calme,
simple, aimable. Son commerce était d'une grande
douceur. Il ne se dépensait pas en monologues
brillants et verveux, comme tant de ses confrères ;
mais des remarques fines, des saillies profondes
lui échappaient tout à coup. Le fond était assez
amer et découragé, surtout vers la fin, mais la
forme était toujours gracieuse et spirituelle.
Qu'on se rappelle ce passage de son discours à
l'Académie en réponse à C. Doucet, succédant
à A. de Vigny : « Vous regrettez, monsieur, de
n'avoir pas vécu dans l'intimité de M. de Vigny;
mais personne n'y a jamais vécu, — pas même
lui. »
Il avait une tête fine; ses yeux étaient beaux
et bons, je veux dire pleins de bonté. Lehmann
en a fait un joli crayon. L'âge l'avait empâté
pourtant et déchevelé; il fumait continuellement;
la paresse et le découragement l'avaient alourdi.
Mais on devinait qu'il avait dû être charmant
dans sa jeunesse. Un petit portrait fait d'après
lui au crayon en 1 85 1 ou 1832 par Mme Sand,
Il6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
— oui, Mme Sand, vous avez bien lu, — était
pendu près de la glace, à gauche, dans le joli
salon du pavillon Mazarin qu'il occupait en qua-
lité de bibliothécaire. Je le vois encore, une ma-
gnifique touffe de cheveux en forme de toupet à
la Louis-Philippe couronnait son front et sa fi-
gure imberbe. « Il n'y a que nous autres chauves,
me disait-il, pour avoir eu autant de cheveux. »
Qu'est devenu ce petit portrait? Sandeau est
mort, Mme Sandeau est morte, leur fils aussi est
mort; d'autres hôtes habitent le pavillon Mazarin,
et sans doute d'autres portraits figurent autour
de la même glace.
Cette mort de ce fils, un fils unique, jeune
officier de marine plein d'espérances, brisa tout à
fait Sandeau; il ne fit plus que végéter. Les jours
de réception de sa femme, il fuyait le salon. Re-
tiré dans un étroit petit cabinet, couché sur un
divan, enveloppé d'un nuage de fumée, il n'était
accessible qu'à quelques amis intimes comme
Ê. Augier, Hetzel et quelques autres. Il ne tra-
vailla plus ou du moins que rarement et pénible-
ment. Le jeudi il sortait de sa torpeur pour as-
sister aux séances de l'Académie. Il s'y plaisait :
« C'est une douce chose que d'être de l'Académie
dans sa vieillesse, » me disait-il. Son élection l'avait
ravi. Je dînai avec lui ce jour-là chez Alexandre
Bixio. Il était rayonnant et ne cachait pas son
bonheur. Le cas est général du reste. Je n'ai pas
GEORGE SAND I 17
vu un seul des élus qui n'exuhâr. Il paraît que
c'est bien bon, — et voilà pourquoi l'Académie
ne chômera jamais de candidats. Être parfaite-
ment heureux tout un jour, songez donc!
Après déjeuner, il allait jusqu'au Palais-Royal
prendre son café et lire les journaux. Je l'y ac-
compagnais quelquefois. Un jour il voulut s'as-
seoir sur un banc du jardin au milieu des enfants
qui jouaient. En le quittant je me retournai : il
était affaissé, lourd, un vieillard, une ruine. J'eus
le cœur serré en pensant à ce qu'il avait été et à
ce qu'il allait devenir : l'isolement, le dégoût de
tout, la vieillesse du corps et de l'âme, est-ce donc
ainsi qu'il faut finir? Il mourut quelque temps
après, et sans peine, je suppose, il ne tenait plus à la
vie. J'essayais parfois de le relever, de le ranimer,
de l'encourager à quelques travaux; il secouait
la tête et me répondait tristement : « Non, c'est
fini; je n'ai pas l'âme remontante, comme vous. »
Il travaillait lentement, difficilement; il était
trop méticuleux; les scrupules l'embroussail-
laient; il ne pouvait avancer : il était de ces ti-
morés littéraires dont Flaubert est le type.
Ceux-là ne sont pas les amants de la muse, ils
en sont les victimes. Sandeau restait une heure
sur une phrase. Un soir, à Bellevue, je cau-
sais avec Mme Sandeau et deux ou trois amis,
dans un coin de leur vaste salon. Sandeau fumait
dans l'autre coin, tout seul à ruminer en silence :
I 1 8 SOUVENIRS LITTÉRAIRbS
tout à coup il m'interpelle pour me demander si
on pouvait dire : « Son bonheur lui souriait dans
tous les yeux. » Je lui répondis par levers de Ché-
nier dans la jeune Captive :
Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux,
et je le grondai doucement de ses timorités super-
flues. Je n'osai pas lui donner Mme Sand pour
modèle, naturellement : c'eût été cruel. Mais j'in-
sistai sur les avantages d'un travail plus libre,
plus confiant, plus rapide, sauf à y revenir par
des retouches. En effet, pendant qu'on cisèle une
phrase, la pensée se refroidit, s'impatiente; elle a
trop attendu son tour et souvent on ne la retrouve
plus quand on revient à elle. La pensée est femme.
Ce travail compassé et timide n'est plus de la
peinture, c'est de la mosaïque. Les grands maî-
tres ont la main déliée et plus large; ils laissent
couler la source, — à moins qu'ils ne la captent
et ne la rétrécissent, pour la faire jaillir plus haut
et retomber en jet d'eau lumineux, comme on le
voit chez certains grands artistes, La Bruyère en
tête. De nos jours, entre la facilité et l'abondance
magnifique de Lamartine et de George Sand,
par exemple, et le labeur méticuleux et inquiet
de Flaubert et de Sandeau, il y a eu des génies
heureux, comme Mérimée et Musset, qui ont
touché à la perfection du premier coup et sans
GEORGE SAND I IO.
efforts. Mme Sand, puisqu'il est question d'elle,
est, en effet, le contraire de ces écrivains transis.
Jules Lemaître a célébré en paroles charmantes
ce ruissellement copieux et bienfaisant, cette Lactea
ubertas, Caro a admirablement défini cette faci-
lité abondante de son style, tout en ajoutant avec
finesse qu'elle était aussi un piège et un danger.
Sa phrase court limpide et tranquille, sûre de sa
route et ne s'en préoccupant pas. De même pour
la composition; je doute qu'elle prît la peine de
faire un plan d'avance; du moins, pour certains
de ses romans, ce n'est que trop visible. Chemin
faisant, elle battait les buissons pour en faire
sortir les idées et les images, et elles sortaient en
foule. Quant au but du voyage, elle s'en inquié-
tait peu; on arrive toujours quelque part. Cette
méthode est bien dangereuse, et je ne la conseil-
lerais à personne. Mais si elle est pleine de périls,
elle a un immense avantage : on garde la fraîcheur
du style, car l'auteur s'amuse d'abord lui-même
en amusant les autres.
J'ai promis de parler encore de Musset, j'y
arrive : il est difficile d'écrire sur Mme Sand sans
qu'il soit question de ce grand poète. Le siècle a
retenti du bruit de leurs amours, et leurs griefs
ont laissé une trace ineffaçable dans notre litté-
rature contemporaine. Chacun d'eux a eu ses
partisans qui ont envenimé et prolongé la que-
relle. Qui ne se rappelle parmi les lettrés le tu-
120 SOUVENIRS LITTERAIRES
multe soulevé, il y a plus de trente ans, par le
roman de Mme Sand, Elle et Lui? Nous sommes
plus calmes à présent. La jeune génération a
d'autres soucis : elle enveloppe les deux amants
et les deux écrivains dans la même indifférence,
quelques-uns osent dire le même dédain... Pau-
vres petits! — Continuons.
Il y a deux versions sur Mme Sand, Tune qui la
représente comme la Pulchérie de Lclia, l'autre
comme Lélia elle-même, froide, insensible, im-
matérielle. La vérité est, sans doute, entre les
deux. Je ne déciderai pas. Je l'ai appelée un jour
la fille de Rousseau et de Mme de Warens. Caro,
qui a bien voulu recueillir le mot et le citer dans
sa belle étude sur George Sand, n'en a désigné
l'auteur que par ce mot vague et flatteur : un
homme d'esprit. Or, comme ce signalement ne
suffit pas pour me faire reconnaître, — même
par mes amis, — je revendique ici la paternité
de ce mot qui me paraît très juste, et je dirais
même profond, si je n'en étais l'auteur. En effet,
ne tient-elle pas de Rousseau la magie du style,
l'amour de la nature et le penchant aux rêveries
sociales et humanitaires ? et la Lclia de la réalité
ne fut-elle pas, ainsi que Mme de Warens, bonne,
aimante, charitable, maternelle, et, par nature
comme par son éducation, trop indifférente aux
jugements de l'opinion? Je pourrais aller plus
loin, mais c'est inutile. Contentons-nous d'in-
GEORGE SAN D 121
sister sur le côté maternel dont j'ai déjà indiqué
la prédominance dans son caractère. Maternelle,
elle le fut déjà avec Sandeau qui avait sept ans
de moins qu'elle. Elle le fut avec Musset qui
n'avait que vingt ans, et également avec Chopin,
plus âgé, mais toujours souffrant. Elle les aima
et les traita comme des malades. Lucrei^ia Floriani
et Elle et Lui en disent long sur ce chapitre. Mais
à vingt ans, on demande autre chose que des ma-
ternités et des soins chez une maîtresse; rien que
la différence d'âge et de caractère expliquerait
déjà bien des choses. Mme Sand avait sur ces
jeunes hommes une double supériorité : celle des
années et celle d'une raison plus froide. Ajoutez-y
le charme féminin et l'ascendant d'un génie au
moins égal, et l'on comprendra la lassitude d'un
côté, et de l'autre le déchirement, l'exaspération
de la rupture. Si la correspondance de Mme Sand
avec Musset, et de Musset avec elle, existe encore
en entier, et si elle était jamais publiée, — et elle
devrait l'être, — je suis sûr que tous les deux au-
raient à la fois raison et tort, comme il advient
presque toujours en pareille aventure. En tout
cas, elle ne pourrait que leur faire honneur à l'un
et à l'autre. Déjà de leur vivant ils s'étaient par-
donné. Il en reste des témoignages immortels :
les Lettres d'un voyageur et le Souvenir, et même
la 5\uit d'Octobre. Pourquoi ne pas achever de
tout nous dire? Nous sommes la postérité pour
122 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
eux à cette heure. Le nom de Musset ne paraît
pas même dans la volumineuse correspondance
qu'on a publiée de Mme Sand avec ses amis. Est-
ce admissible? Pourquoi ne pas combler cette la-
cune inacceptable ? Ces lettres n'ont pas dû périr.
En tout cas, pour celles de Musset, nous en avons
eu un avant-goût dans Elle et Lui : les fragments
des lettres de Laurent de Fauvel que cite Mme Sand
trahissent leur origine; si elles ne donnent pas le
texte même, elles en ont tout l'esprit : le passage
où il est question du gilet est évidemment du
Musset le plus pur. Le hasard, d'ailleurs, a remis
entre mes mains la copie de quelques lettres de
Musset à Mme Sand, écrites à l'époque de leur
rupture, copie prise sur les originaux par une
amie de Mme Sand et avec son autorisation. Je
crois rendre service à la mémoire du poète en
prenant la liberté d'en donner quelques extraits.
Ils portent bien l'empreinte de son génie, et le
font revivre dans ce qu'il avait de plus humain,
de plus sincère et de plus éloquent.
rOn a reproché amèrement à Mme Sand la pu-
blication de son roman Elle et Lui. Mais, dès le
début de leur séparation, Musset avait l'idée d'un
pareil ouvrage. Il en parle à plusieurs reprises
dans ses lettres datées de 1833 :
Je m'en vais faire un roman. J'ai bien envie d'écrire notre
histoire. Il me semble que cela me guérirait et m'élèverait
le cœur. Je voudrais te bâtir un autel, fût-ce avec mes os.
GEORGE SAND I2f
Et plus tard :
Mais je ne mourrai pas sans avoir fait un livre sur moi, sur
toi surtout. Non, ma belle fiancée, tu ne te coucheras pas dans
cette froide terre sans qu'elle sache qui elle a porté. Je te le
jure par ma jeunesse et par mon génie!...
Ce qui serait plus curieux encore dans cette
correspondance, si on la publiait en entier, ce se-
rait d'y voir, comme dans ces ruches de cristal où
l'on peut suivre le travail des abeilles, les mou-
vements désordonnés et contraires de sa passion.
Nulle part on ne trouverait un plus bel exem-
plaire de cette façon forcenée d'aimer, comme le
dit M. Brunetière, qui distingue la génération ro-
mantique. Musset reconnaît d'abord ses torts, il
les confesse ingénument, il se résigne à en subir
les conséquences, il va même jusqu'à aimer son
rival, du moins il le croit :
Lorsque j'ai vu le pauvre Pagello, j'y ai reconnu la bonne
partie de moi-môme, mais pure et exempte des souillures
irréparables qui l'ont empoisonnée en moi. C'est pourquoi
j'ai compris qu'il fallait partir...
Il quitte Paris, il va à Baden. Là, dans la soli-
tude, les souvenirs ardents reviennent, sa tête
s'exalte, il est dévoré de regrets, il la désire, il
l'aime plus que jamais. Mirabeau, dans sa prison,
n'a rien écrit de plus enflammé :
Jamais homme n'a aimé comme je t'aime; je suis perdu,
vois-tu, je suis noyé, inondé d'amour... Je t'aime, ô ma chair
124 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
et mes os et mon sang! Je meurs d'amour, d'un amour sans
fin, sans nom, insensé, désespéré, perdu. Tu es aimée, ido-
lâtrée, jusqu'à mourir. Non, je ne guérirai pas, non, je
n'essayerai pas de vivre. Je me soucie bien de ce qu'ils di-
sent! Ils diront que tu as un autre amant. Je le sais bien.
J'en meurs. Mais j'aime, j'aime. Qu'ils ne m'empêchent pas
de t'aimer! etc.
Et plus loin :
Il ne fallait pas nous revoir, maintenant c'est fini. Je m'étais
dit qu'il fallait prendre un autre amour, oublier le tien, avoir
du courage. J'essayais, mais tu le sais bien, n'est-ce pas? ces
belles créatures, je les hais, elles me dégoûtent avec leurs
diamants et leurs velours. Je les embrasse, après je me rince
la bouche et je deviens furieux. Je n'aime pas .les Vénus, ô
mon amour! Ce que j'aime, c'est la petite robe noire, le
nœud de ton soulier, ton col, tes yeux. Tiens, je suis fou,
— mais tu m'as permis de t'aimer...
Il revient à son idée de roman à faire avec leur
histoire; mais il ne connaît pas assez sa vie en
détail. Alors il lui propose d'aller la retrouver
dans le Berry, caché aux environs de Moulins ou
de Châteauroux; elle y viendrait le voir, seule, à
cheval; on le croirait bien loin, en Allemagne, et
il y aurait eu là quelques beaux moments. Ce qui
est caractéristique, c'est que la lettre est signée
Franck, le héros de la Coupe et les lèvres.
Il rentre à Paris; il est plus calme, à en juger
par ce fragment :
« Dites-moi, monsieur, est-ce vrai que Mme Sand soit une
femme adorable ? » Telle est l'honnête question qu'une belle
bête m'adressait l'autre soir. La chère créature ne l'a pas ré-
GEORGE SAND I2f
pétée moins de trois fois, — pour voir apparemment si je
varierais ma réponse. « Chante, mon brave coq, me disais-je
tout bas, tu ne me feras pas renier, comme saint Pierre. »
Il part pour la campagne, et de là il demande,
il espère un rendez-vous — d'ami. — Il lui est
refusé, on ne lui permet pas de revenir à Paris : il
y a une promesse fatale :
Que je revienne à Paris, cela te choquera, et lui aussi!
J'avoue que je n'en suis plus à ménager personne. Qu'il
souffre, qu'il souffre, qu'il souffre, lui qui m'a appris à
souffrir!
Puis l'apaisement se fait : ils se sont revus. Le
pauvre Musset a enfin obtenu une dernière en-
trevue, — d'ami toujours, — un rendez-vous
d'adieux. Il remercie George Sand par une der-
nière lettre, calme, attendrie, presque fraternelle.
Elle commence par la note adoucie, pardonnante,
du Souvenir et de la C^Çuit d'Octobre :
Je t'envoie ce dernier adieu, ma bien-aimée, et je te l'en-
voie avec confiance, non sans douleur, mais sans désespoir.
Les angoisses cruelles, les luttes poignantes, les larmes amères
ont fait place en moi à une compagne bien chère, la pâle et
douce mélancolie. Ce matin, après une nuit tranquille, je
l'ai trouvée au chevet de mon lit, avec un doux sourire sur
les lèvres. C'est l'amie qui part avec moi ; elle porte au front
ton dernier baiser.
La lettre continue ainsi sur ce ton de résigna-
tion, de rassérénement et de tendresse. Il est ré-
concilié avec elle et avec lui-même. Il accepte la
126 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
destinée; puis le ton s'élève; il devient plus ly-
rique, plus grandiloquent. La lettre se termine
par une prosopopée pleine de fierté et de con-
fiance dans l'immortalité de leur amour; il tres-
saille d'orgueil à la pensée que la postérité répé-
tera leurs noms avec ceux des amants immortels qui
n'en ont quun à eux deux, comme l{pméo et Juliette,
comme Héloïse et oAbeilard.
Et il en sera ainsi, son espoir ne sera pas déçu.
Laissons là les récriminations, les vaines recher-
ches sur les griefs vrais ou faux et leur origine
probable. A quoi bon prendre parti entre ces
cœurs déchirés? Ils ont aimé, ils ont souffert l'un
par l'autre, puis ils se sont pardonné. Faisons
comme eux.
Ceux qui ont vécu savent que dans ces crises
de la passion les torts engendrent les torts, qu'ils
sont fatalement mutuels, même quand le combat
est inégal et la culpabilité incertaine. Le tort su-
prême, d'ailleurs, le crime inexpiable, — inévi-
table même, hélas! — n'est-il pas de n'être plus
aimé quand on aime encore, — et réciproque-
ment? Y a-t-il des juges du procès, et où sont-ils?
Je n'en vois que deux : le temps qui apaise tout,
en faisant tout oublier, et la calme postérité qui
doit tout comprendre.
V
m£%imî:E — ScAIV^JTE-'BEUVE
y\^G u moment de parler de Mérimée avec
la sincérité que j'ai montrée vis-à-vis
de H. Heine, je ne puis m'empêcher
de sourire, et d'aller au-devant d'une objection
que je prévois. Le Mérimée que je vais dépeindre
ne ressemble guère à celui de la légende qui s'est
faite autour de son nom, et ici, comme pour
H. Heine, j'irai à l'encontre de l'opinion com-
mune. On pourra donc croire de ma part à un
parti pris de paradoxe, à un besoin de dire coûte
que coûte du nouveau dans ces Souvenirs, afin de
leur donner plus de piquant. Rien ne serait plus
injuste. Je dis mes impressions, je raconte ce que
j'ai vu, avec une entière franchise. Libre de toute
128 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
attache, dégagé par mon âge de toute prétention,
je ne dépends que de ma mémoire et je n'aspire
qu'à la vérité: si je me trompe, c'est avec une
entière bonne foi. Le paradoxe ne m'a jamais
plu, — surtout écrit; — c'est un procédé d'esprit
trop facile. Passe encore dans la conversation,
où il réveille les idées, en appelant la contradic-
tion. Il fait alors l'office du brochet dans les
étangs. Encore ne faut-il pas en abuser; laissons-le
aux gens d'esprit secondaire qui n'ont que ce
moyen de briller, ou aux virtuoses de la causerie
en humeur de tirer leur feu d'artifice.
Il est souvent difficile de remonter aux origines
de ses plus chères affections, à plus forte raison
de ses simples connaissances. Je ne sais pas bien
où et quand je vis Mérimée pour la première fois.
C'est sans doute dans le salon d'Alexandre Bixio,
vers 1843. Mérimée demeurait alors rue Jacob,
n° 18, dans la maison occupée depuis par la
librairie Hetzel. Plus tard, il vint habiter, rue de
Lille, au coin de la rue du Bac, le )"2 actuel, ou
je demeurais moi-même. Notre propriétaire était
son cousin, M. Fresnel, le frère du célèbre ingé-
nieur. Ce voisinage facilita nos relations. J'allais
le voir de temps en temps : on le trouvait d'ordi-
naire lisant, une cigarette aux lèvres, ou fumant
une longue pipe en merisier, les pieds dans des
babouches turques, et drapé dans une magni-
fique robe de chambre japonaise ou chinoise à
MÉRIMÉE — SAINTE-BEUVE I 29
grands ramages. On traversait d'abord la salle à
manger qui était fort simple, quoique ornée de
tableaux remarquables, presque tous espagnols,
et Ton entrait dans un grand salon transformé en
cabinet de travail, où se tenait Mérimée, tel que
je viens de le décrire. Les parois de ce salon très
élevé étaient tapissées jusqu'au plafond de rayons
en vieux chêne, garnis de livres les plus rares;
peu ou point de bibelots, sauf quelques souvenirs
de voyages, et deux cornets du Japon superbes
sur la cheminée ; de vastes sièges, tou t capitonnés,
sans bois apparent, un divan dans le fond d'une
espèce d'alcôve, une foule de coussins brodés
dans tous les coins; au milieu, un bureau en bois
de rose, style Louis XV, orné de cuivres fins et
couvert de brochures, avec quelques presse-
papiers, presque tous d'exquis objets d'art ou de
curiosité, entre autres un bronze antique admi-
rable, représentant un jeune Faune se retournant
à demi pour jouer avec sa queue. Il est là, sur
ma table, à demi calciné par l'incendie qui a
brûlé notre maison le 23 mai 1 871 ; je le regarde
en écrivant ces lignes, et je voudrais bien qu'il
pût me donner le secret du style de son premier
propriétaire.
Mérimée était grand, maigre et svelte; sa fi-
gure, toujours soigneusement rasée, n'avait rien
de remarquable, si ce n'est un vaste front et deux
yeux gris, enfoncés sous l'arcade sourcilière, qui
I^O SOUVENIRS LITTÉRAIRES
était surmontée de sourcils épais et déjà grison-
nants. Cette tête osseuse, aux pommettes sail-
lantes, au nez un peu gros du bout, n'était rien
moins qu'aristocratique; mais une tenue toujours
très soignée lui donnait, malgré tout, un air de
distinction mondaine. Son accueil était d'une
courtoisie parfaite, quoiqu'un peu froide : on se
trouvait devant un gentleman accompli. Il avait
en effet dans son abord quelque chose de légè-
rement anglaisé; sa parole était lente, le ton
égal, le débit presque hésitant; rien de vif, d'ac-
centué; il riait à peine, même quand il contait
les histoires les plus drolatiques ou les plus crous-
tilleuses. Un vernis de réserve et de froide dis-
tinction ne le quittait jamais, même entre hommes
et avec des intimes. Le contraste de sa tenue
avec sa parole, surtout quand il abordait les su-
jets les plus scabreux, donnait un piquant singu-
lier à ce qu'il racontait. On a dit qu'il affectait
d'être cynique; non, il n'affectait rien : il avait
trop de goût pour cela. Seulement, il ne craignait
pas de l'être, et il ne reculait pas devant le mot
propre, — ou malpropre, comme on voudra. Il
pensait sans doute là-dessus comme Montaigne,
qui, au moment de lâcher quelque crudité, dit
simplement : « Il faut laisser aux femmes cette
vaine superstition de paroles. »
J'ignore ce qu'il était avec les femmes dans
l'intimité; Y Inconnue aurait pu nous le dire. Mais,
MÉRIMÉE — SAINTE-BEUVE I]I
au fond, j'ai toujours soupçonné qu'une grande
timidité se cachait sous ce masque de froideur et
d'impassibilité. Les hommes, sous ce rapport-là,
sont en général beaucoup plus timides qu'on ne
le croit. Mérimée poussait à l'excès cette étrange
hypocrisie parisienne, qui, de peur du ridicule,
évite à tout prix l'expression, même voilée, d'une
sensibilité vraie ou d'un bon sentiment. Le Pari-
sien a tellement horreur de tout ce qui peut res-
sembler à une pose vertueuse qu'il préfère donner
le change, en affectant la moquerie, l'indifférence
ou même le cynisme. Au fond, le diable n'y
gagne rien. Le Français de Paris est bien meilleur
qu'il ne veut le paraître. Les étrangers sont tou-
jours dupes de cette hypocrisie à rebours; ils
nous prennent au mot, nous condamnent sur nos
propres aveux, sans soupçonner le vrai dessous
des cartes : de là viennent tant de jugements
étranges sur le caractère français étudié à Paris.
Chez Mérimée, cette ironie n'avait rien d'agres-
sif et d'étalé; elle s'alliait avec le respect de l'opi-
nion des autres. On se sentait toujours en face
d'un homme bien élevé, même au milieu de ses
plus grandes crudités de langage. Il pouvait cho-
quer, il ne blessait pas. J'avais vingt-quatre ans,
j'étais idéaliste et républicain, épris de poésie et
préoccupé de religion : il le savait ou l'avait de-
viné; jamais il ne me fit subir la moindre mo-
querie ou même une de ces légères taquineries
11,2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
qui eussent été permises à un homme de son âge,
de son talent, de sa renommée, et si supérieur
de toute façon. De son scepticisme en politique
et en religion, il était facile de retrouver les ori-
gines et les causes : sa mère, qui ne l'avait pas
fait baptiser, lui avait légué son incroyance, et
l'amitié de Stendhal n'avait pu que l'affermir dans
cette voie. Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que la
Restauration, par son intolérance, avait fait re-
fluer vers Voltaire toute cette partie de la jeu-
nesse que Chateaubriand n'avait pas ramenée à
l'Église, ou que Lamartine ne berçait plus de ses
harmonies religieuses. Quant à la politique, il
était trop artiste, trop aristocrate d'esprit, pour
l'aimer. On a fait de lui un type de courtisan;
bien à tort. S'il devint sénateur de l'Empire et fa-
milier des Tuileries, il le dut à l'attachement de
la jeune souveraine, qu'il avait connue enfant. Sa
courtisanerie ne fut qu'une fidélité d'amitié et de
dévouement. Sa tenue vis-à-vis de l'empereur et
ses jugements sur sa politique en sont la preuve;
il ne fut jamais aveuglé comme tant d'autres. On
n'est pas sceptique pour rien, et il faut bien avoir
les qualités de ses défauts.
Il contait fort bien, comme on le pense, sans
geste et lentement. Rien de plus intéressant que
ses souvenirs et anecdotes de voyage; la Corse
et l'Espagne y figuraient au premier plan. J'ai re-
tenu plus d'un de ces récits qu'il nous faisait sous
MÉRIMÉE — SAINTE-BEUVE I "}]
Louis-Philippe, et qu'il n'eût pas fait dix ans plus
tard, assurément; mais qui peut prévoir l'avenir,
surtout en France?
Il était vraiment bon et obligeant, et c'est ici
que commence le Mérimée nouveau, ou trop peu
connu, que j'ai promis. Ses amis, et il en eut beau-
coup, connaissaient bien cette exquise bonté.
Est-ce à ce propos que Renan a écrit sur lui cette
phrase, qui fait rêver : « Mérimée eût été un
homme de premier ordre, s'il n'eût pas eu d'amis ;
ses amis se l'approprièrent»? Est-ce une allusion
à ses amis des Tuileries, de l'Institut ou du monde,
ou bien à sa conduite si courageuse, trop coura-
geuse même, dans l'affaire Libri? Renan ne s'est
pas expliqué, et il est trop tard pour lui demander
les motifs de ce jugement singulier. En tout cas
il contient un bien grand éloge. Oui, ce sceptique
aimait obliger, et sa bonté était sérieuse, efficace
et sans bruit; j'en ai eu plusieurs fois la preuve.
Je ne citerai qu'un exemple. Il y avait dans notre
maison, à l'étage supérieur, sous une mansarde
voisine de la mienne, un pauvre diable dont j'ai
oublié le nom, lequel possédait un triptyque
qu'il attribuait à Alonso Cano : c'était tout ce
qu'il possédait, sans doute. Il désirait le vendre,
— mais très cher, naturellement, — soit à l'État,
soit aux Rothschild. J'en parlai à Mérimée; il
vint le voir, lui donna des lettres pour Walewski,
et finalement le recommanda si bien qu'il le tira
134 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
de la misère; et tout cela sans fanfare, sans espoir
de réclame. Je fus le seul confident de cette
bonne action; et il savait bien que je n'écrivais
pas dans les journaux, mon pauvre diable de
voisin non plus.
En janvier 18^4, pendant la guerre de Crimée,
j'acceptai d'être le secrétaire de l'hospodar de
Moldavie, la même place que j'avais refusée auprès
du roi Jérôme, deux ans auparavant, après le
coup d'Etat. J'allai dire adieu à Mérimée, la veille
de mon départ, ce Puisque vous allez en Molda-
vie, me dit-il, rendez-moi donc un service. Il y a
beaucoup de tziganes dans ce pays-là. Tâchez de
me rapporter le Tarer en roumain ou dans le dia-
lecte des bohémiens de Moldavie. » Je le lui pro-
mis de grand cœur, en ajoutant toutefois que je
craignais fort de ne pas trouver de tziganes sa-
chant le Tarer et l'alphabet. Et, de fait, je n'ai
pas pu faire sa commission.
Le soir du même jour, j'étais en train de fer-
mer ma malle, j'entends sonner; je vais ouvrir.
C'était Mérimée, revêtu de sa belle robe de
chambre japonaise, qui venait m'offrir une lettre
pour un de ses amis de Moldavie, Basile Alecsan-
dri, un homme charmant, me dit-il, le premier
poète de son pays, et avec qui il avait voyagé en
Espagne. N'était-ce pas charmant d'attention? Je
le remerciai avec effusion. Je ne pouvais qu'être
très sensible à cette marque d'intérêt et d'amitié
MÉRIMÉE — SAINTE-BEUVE I "} f
qu'il me donnait ainsi presque à la dernière
heure.
Il devait m'en donner une autre plus méritoire
et plus difficile, quelque dix ans après, en 1864,
si je ne me trompe. Il était sénateur alors, mais
il n'avait rien changé à ses habitudes et à son
installation. De temps en temps, des gens bien
mis, envoyés par la police, venaient demander à
parler au cocher de M. le sénateur; d'autres, plus
francs, allaient droit au but et s'enquéraient si
M. Mérimée avait un équipage; le concierge, qui
avait le mot, invariablement répondait oui. Et on
en restait là. Si j'ai introduit ici notre concierge,
c'est qu'il joue un rôle important et déplorable
dans l'histoire que j'ai à raconter maintenant.
Mérimée venait de faire imprimer, sans la publier
toutefois, une plaquette tirée à très petit nombre
d'exemplaires, et portant sur la couverture, pour
seul titre, les lettres H. B. C'était une étude bio-
graphique assez libre sur son ami Stendhal. Elle
est bien connue, et elle a même été réimprimée,
en partie, dans les derniers volumes de Mérimée.
Un de mes amis de province, grand admira-
teur de Mérimée et de Stendhal, m'écrivit en me
priant instamment de lui procurer cette brochure,
ou du moins de lui en faciliter la lecture. Je ne
trouvai rien de plus simple que de recourir à la
source et d'en parler à Mérimée. Il m'exprima
ses regrets de ne pouvoir m'en donner un exem-
I 36 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
plaire, vu qu'il ne lui en restait plus qu'un seul.
Mais il ajouta gracieusement qu'il me le prêterait
volontiers. Il me permit même, sur ma demande,
d'en prendre copie, et je sortis de chez lui avec
le précieux et unique exemplaire. N'ayant pas le
temps de faire cette copie moi-même, j'eus la
malencontreuse idée d'en confier l'exécution à
notre concierge, l'honnête Barrau, qui avait une
assez belle écriture. Barrau se mit à l'ouvrage et
achevait cette copie, quand il lui arriva le même
accident qu'à Paul-Louis Courier avec le manu-
scrit de Longus. Seulement ce ne fut pas l'encrier
qu'il renversa sur le texte, ce fut sa lampe avec
tous ses godets pleins d'huile épaisse, — et une
huile de portier, — horreur! — Qu'on juge de
ma contrariété et de ma colère, quand il m'avoua
ce malheur, en me remettant la brochure ainsi
déshonorée! Elle était complètement méconnais-
sable. Je crus d'abord que tout pouvait encore
se réparer. Je courus bien vite à la Bibliothèque
impériale, où l'on m'indiqua une détacheuse qui
remédiait à ces sortes d'accidents. A la vue de la
tache graisseuse, elle m'avoua l'impuissance, de
son art : l'huile, avec toutes ses impuretés, avait
pénétré de part en part le papier, les caractères
de toutes les pages et jusqu'à la couverture; car
Barrau, pour cacher les suites de sa faute, s'était
mis à frotter si bien la tache primitive que le
texte même était devenu illisible. Ne voulant à
MÉRIMÉE — SAINTE-BEUVE I jj
aucun prix rendre à Mérimée la brochure dans un
aussi horrible état,
Et que méconnaîtrait l'œil même de son père,
je ne vis qu'un moyen : c'était de la faire réim-
primer, à un seul exemplaire naturellement. J'allai
chez les Didot. Là, M. Hyacinthe, à qui je contai
ma mésaventure, me prouva que mon idée n'était
pas si bonne ni si praticable que je le pensais, et
qu'il serait bien difficile, par exemple, de procé-
der si vite à cette réimpression, et surtout de la
maintenir à l'état d'exemplaire unique; que du
reste il y aurait pour la maion Didot matière à
scrupule dans cette réimpression clandestine d'un
opuscule, faite à l'insu de l'auteur, même avec les
intentions les plus délicates, comme dans la cir-
constance présente. L'excellent homme me con-
seilla paternellement d'aller tout bonnement
trouver Mérimée et de lui conter mon malheur,
en me confiant à sa courtoisie et à ma bonne foi.
Je vis qu'il n'y avait pas d'autre parti à prendre
et je le pris.
Il était bien plus grand qu'on ne peut se le fi-
gurer, ce malheur: une circonstance imprévue et
cruelle l'avait agrandi, à mon désespoir, et l'avait
en quelque sorte envenimé. Il s'agissait de bien
autre chose que d'un exemplaire unique dété-
rioré! Au moment où Barrau finissait ma copie,
8.
1^8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
et laissait sur l'original la marque indélébile de sa
maladresse, la brochure H. B. avait circulé et fait
scandale. La presse s'en était emparée, surtout la
presse républicaine, heureuse de tirer à boulets
rouges sur le sénateur de l'Empire, en dénonçant
son immoralité, son cynisme, etc. Eugène Pelle-
tan en particulier venait de fulminer un article
terrible, paru le jour même où je cherchais avec
tant de peines et si peu de succès à réparer la
faute de mon copiste. Mérimée, qui connaissait
mes opinions et mes relations républicaines, ne
pouvait-il pas croire que c'était grâce à une ma-
ladresse, ou même à une indiscrétion de ma part,
que le dernier exemplaire de H. B. avait filtré
jusque dans les journaux de l'opposition? Tout
autre soupçon plus grave était impossible; mais
n'était-ce pas déjà assez, trop même, que de ris-
quer de passer pour la cause involontaire de la
tempête d'indignation, vraie ou fausse, qui venait
d'éclater sur la tête du sénateur? Au sortir de la
maison Didot, je pris mon courage à deux mains
et je montai chez Mérimée avec la malheureuse
brochure. Il fut parfait, reçut mes excuses et mes
explications en souriant, et après quelques sobres
paroles de dédain à l'endroit des journalistes si
vertueux, il m'assura qu'il n'avait jamais songé
un seul instant à m'incriminer; il remit l'exem-
plaire dans le tiroir d'où il était sorti pour mon
malheur, me tendit la main, et tout fut dit.
MÉRIMÉE — SAINTE-BEUVE l]C}
Il y a de cela bientôt trente ans. Chose cu-
rieuse, et qui prouve bien que la vertu est toujours
récompensée : on a élevé une statue à E. Peiletan,
et Mérimée n'en a pas encore.
Nos relations ne souffrirent nullement de cet
incident désagréable; au contraire, elles n'en de-
vinrent que plus amicales. J'en trouve la preuve
dans un billet qu'il écrivit pour moi et dont j'ai
gardé la copie. Voici à quelle occasion : en 1867,
à la fin de l'automne, je reçus, un beau jour, à
ma grande surprise, les cinq volumes du Tort-
'Hpyal de Sainte-Beuve, avec la mention : de la
part de l'auteur. Comme je n'avais pas l'honneur
d'être connu du célèbre critique, il y avait erreur
évidemment; son intention sans aucun doute
était d'adresser son ouvrage à un de mes nom-
breux homonymes, A. Grenier, ancien élève de
l'École Normale, professeur en province, puis
appelé à Paris par le coup d'État, et présentement
rédacteur en chef d'un journal gouvernemental.
Cet homonyme qui ne donnait pas son adresse
à Paris, — et pour cause apparemment, — m'avait
été révélé déjà par plusieurs lettres de province,
contenant des réclamations et des notes arriérées
qu'on ne manquait pas de m'envoyer rue de Lille,
parce que mon nom figurait dans le Bottin avec
la mention : homme de lettres. Il n'y a pas jus-
qu'au brevet de la Légion d'honneur, qui lui était
destiné, que je ne fusse obligé de renvoyer un
I40 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
jour, et de reporter moi-même à la grande-chan-
cellerie, vu qu'il était libellé avec mes nom, pré-
nom et qualités, et que je me trouvais ainsi bien
et dûment décoré, à mon insu. Les bureaux de
la Légion d'honneur avaient fait comme la poste :
ils avaient consulté le Bottin. Rien ne peut rendre
la stupéfaction du chef de bureau quand je lui
prouvai son erreur. Bref, on le voit, il n'est sorte
de désagréments que mon homonyme de jour-
naliste ne m'eût attirés jusqu'alors. En recevant
les cinq volumes de Sainte-Beuve à sa place, je
les regardai comme une compensation qui m'était
due par le sort, puisqu'ils m'offraient une occa-
sion de voir enfin Sainte-Beuve de plus près, en
lui reportant ses volumes égarés dans mes mains.
Je descendis chez Mérimée et lui racontai cette
erreur de son confrère et collègue, ce Voulez-vous
un mot pour lui? » me dit Mérimée. Comme on
le pense bien, je m'empressai d'accepter. Il s'assit
à son joli bureau Louis XV, et voici la lettre
qu'il me remit à l'instant même, tout ouverte;
je la trouvai si aimable qu'avant de la remettre à
Sainte-Beuve, je la copiai. En voici le texte :
Mon cher ami,
M. Éd. Grenier, qui vous remettra cette lettre, craint
d'avoir intercepté un présent de vous qui ne lui est pas des-
tiné. Il vient s'en expliquer avec vous. Il en est tout à fait
digne pourtant, et vous ne pourriez mieux placer vos œuvres.
MÉRIMÉE — SAINTE-BEUVE I4I
Je vous prie de vouloir bien l'accueillir comme vous recevez
les gens d'esprit et mes amis.
Mille compliments et amitiés.
Prosper Mérimée.
Armé de cette aimable lettre d'introduction,
je me rendis rue Montparnasse, chez Sainte-
Beuve. A cette époque (novembre 1867), il était
au pinacle de son talent et de sa réputation.
Chose inattendue! il était même devenu popu-
laire, au point de vue politique. Son discours au
Sénat, où il avait pris la défense des idées libé-
rales et parlé du diocèse de la raison, lui avait
rallié l'opinion de la jeunesse et toute la presse
opposante. Sa santé, qui déclinait visiblement,
son labeur littéraire continu, et le talent sans cesse
agrandi qu'il montrait tous les lundis, avaient eu
enfin raison de toutes les hostilités. Il était en
pleine gloire, et il en eût joui sans mélange, si
la maladie et la vieillesse n'avaient pas été là
pour l'avertir de sa fin prochaine. En effet, il
n'avait plus que deux ans à vivre.
En traversant le jardin du Luxembourg, je re-
voyais en pensée la vaste carrière et la marche si
longtemps vagabonde de cet esprit chercheur et
inquiet, ses débuts de poète et de romancier,
ses amours et la légende de ses déguisements
étranges, son labeur obstiné et fixé enfin dans la
critique, où il s'était fait une place à part, unique
142 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
et incontestablement supérieure. Je me rappelais
son progrès incessant vers la perfection: com-
ment, du style maniéré et précieux des débu
il avait fini par arriver à l'aisance et à la simpli-
cité des maîtres : et, chose étrange! ce qui l'avait
amené là était ce qui en a tué tant d'autres : la
production forcée ; cette obligation de remplir à
jour fixe, chaque lundi, un feuilleton de journal,
avait rendu son style plus fluide, plus net. plus
naturel: la source plus abondante coulait plus
claire et plus rapide: ou bien encore je le com-
parais à ces arbres fruitiers que la taille annuelle
a contournés et gênés, et qui, rendus à e_
mêmes et délivrés du sécateur, poussent libre-
ment leurs branches et finissent par se couvrir de
fleurs et de fruits avec l'âge. L'esprit de Sair.
Beuve avait fait de même : l'espalier était devenu
plein-vent, et sa verte vieillesse nous forçait d'ad-
mirer l'abondance de ses fruits de plus en plus
savoureux.
Cet esprit de Sainte-Beuve, me disais-je, si
ondoyant, si divers, n'est peut-être pas un esprit
foncièrement libéral: il est plus et moins : c'est
un esprit libre. Avec une rare clairvoyance, il
s'est jugé à la fin comme il jugeait les autres: il a
eu l'art de connaître ses limites et de s'y en-
fermer. Il n'aborde pas tous les sujets: au fond,
il n'est grand qu'avec les petits ou les secondaires.
C'est un critique de genre, mais accompli. Les
MÉRIMÉE — SAINTE-BEI 143
grandes lignes lui font peur, et les grandes figures
aussi. Il évite les génies; aussi ne les prend-il que
de biais, jamais de face, excepté Chateaubriand
cependant. Comme les anciens navigateurs grecs
et romains, il côtoya toujours le rivage et ne s'a-
ventura jamais en pleine mer. Mais quel compa-
gnon de route délicieux, sûr, varié, fin et profond !
On ne se lasse pas de lire ses Lundis, et on les re-
lira toujours : « Un causeur irrésistible, » me
disait un jour Mme d'Agoult, en parlant de sa per-
sonne et de sa conversation.
Tout en rêvant ainsi, j'étais arrivé au n° 1 1 de
la rue Montparnasse. Je sonnai: une élégante sou-
brette à l'œil noir, une fleur dans les cheveux,
vint m'ouvrir. Je dis l'objet de ma visite. Le secré-
taire de Sainte-Beuve, M. Troubat, descendit. Je
lui remis la lettre de Mérimée, et je fus introduit
dans le cabinet de travail du grand critique, une
pièce au premier, basse de plafond, et remplie de
livres et de cartons. Le maître était assis à une
table couverte de papiers. Je l'avais rencontré
une fois ou deux déjà, il y avait longtemps, plus
de vingt-cinq ans, et je ne l'avais pas revu depuis.
Je le trouvai changé, — ce qui est naturel, —
mais changé en mieux, — ce qui Test moins. Ses
cheveux roux avaient blanchi, sa tête pointue
était dissimulée sous une calotte noire, d'épais
sourcils ombrageaient ses yeux, son visage, d'une
laideur ingrate autrefois, avait pris plus d'am-
144 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
pleur par le développement des joues, et s'était
revêtu, avec les années, d'un air de bonhomie et
de finesse qu'il était loin de posséder jadis. La
vieillesse lui avait réussi; elle lui avait fait une
physionomie plus aimable et plus puissante. Sa
figure comme son talent y avaient gagné.
Il me reçut avec une grande bienveillance.
J'avais préparé mon entrée par un mot. J'ai dit
que A. Grenier, le normalien, était directeur d'un
journal; or cette feuille s'appelait la Situation.
Le mot était tout trouvé : ce Je ne suis pas le Gre-
nier de la Situation, lui dis-je, je suis Edouard
Grenier, le poète que vous avez couronné à
l'Académie, et je rapporte ce qui ne m'appartient
pas. Voici votre Tort-T{pyal qui s'est trompé d'a-
dresse, et, pour récompense honnête, je vous de-
manderai d'échanger les cinq volumes de prose
contre votre volume de poésies, quoique je l'aie
déjà depuis longtemps. — Vous aurez les deux,
me répondit-il. Gardez la prose et j'y ajouterai
les vers. Le hasard a eu plus d'esprit que moi, ce
qui lui arrive souvent, et je lui sais gré de vous
avoir envoyé mon Tort-T{pyal. »
Je le remerciai, naturellement, et je lui racontai
en souriant comment, à l'âge de douze ans, j'avais
pleuré sur Joseph Delorme, à la pension de
Fontenay-aux-Roses, quand je me relevais la nuit,
en cachette, pour lire ses poésies, à la pâle clarté
de la veilleuse du dortoir. « Mais je connais Fon-
MÉRIMÉE — SAINTE-BEUVE 1 4^
tenay, s'écria- t-il, j'y ai été aussi; j'allais voir
George Farcy, qui était votre professeur. » Ec
nous voilà échangeant nos souvenirs de ces temps
lointains et de ce pauvre Farcy, tué dans les jour-
nées de Juillet 1830, et dont la tombe resta si
longtemps à l'angle de l'hôtel de Nantes, au mi-
lieu de la place du Carrousel. Puis je lui de-
mandai des nouvelles de sa santé, en lui disant
combien la jeunesse et tous les lettrés s'y intéres-
saient : « Je ne vais pas bien, me répondit-il;
pour préciser et parler en bon français, je vous
avouerai que je pisse du sang. » Je cherchai à le
rassurer sur ce cas d'hématurie assez fréquent et
souvent sans danger, et je pris congé de lui. Je
ne devais plus le revoir : il mourut deux ans
après.
On va me trouver d'un optimisme bien banal
et d'une indulgence aveugle et pleine de fadeur
pour Mérimée et Sainte-Beuve. Quoi! dira-t-on,
pas une ombre au tableau? Je laisse de côté
l'homme, chez Sainte-Beuve, je l'ai trop peu
connu. J'avouerai pourtant qu'il m'inspire peu de
sympathie. Même dans ses écrits, il laisse percer
trop de faiblesses et de passions; il a des haines,
ce qui est permis, mais il a aussi des perfidies, ce
qui ne l'est pas. Il a fait plusieurs éditions de ses
amitiés, des éditions revues et surtout corrigées;
il tire plusieurs épreuves de ses portraits, — et il
y en a qui vont jusqu'à la manière noire. Il ne se
I 46 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
console pas de ne pas être un grand poète; il saisit
toutes les occasions de citer ses propres vers,
même à côté de ceux de Lamartine ou de Musset
(voir les articles sur Mmes Tastu et Valmore). Lui
qui a un tact si fin, un goût si sûr, si aiguisé, il ne
voit pas le ridicule où il s'expose de gaieté de
cœur, en se donnant ce redoutable voisinage. Il a
des notes et des notules où, sans avoir l'air d'y
toucher, il dépose un pétard de dynamite, de
quoi faire sauter toute une réputation, et même
une gloire. — Balzac, de Vigny, Barbier et La-
prade en savent quelque chose. — On peut donc
aimer, savourer l'écrivain; quant à l'homme, c'est
autre chose. Aussi, je me permettrai de dire de
lui, en particularisant le vers de Shakespeare et
en m'arrêtant au premier hémistiche :
Man delights me not, sir.
Mais, quoi? tout le monde ne peut avoir une
grande âme, et n'est-ce pas déjà beaucoup que
d'être un grand esprit?
Je reviens à Mérimée.
Il ne devait guère survivre à Sainte-Beuve. Sa
santé était bien altérée aussi, la poitrine était
prise, il toussait, et, malgré ses séjours à Cannes,
chaque hiver, il déclinait visiblement. Au mois
d'août 1869, ie Partais pour la campagne, j'allai
lui dire adieu. Il revenait de Saint-Cloud, où il
MÉRIMÉE SAINTE-BEUVE I 47
avait été quelque temps au château l'hôte de
l'empereur et de l'impératrice, et il s'était trouvé
assez bien de ce séjour. Mais le retour à Paris lui
avait été fatal. Il venait de passer une nuit ter-
rible à lutter contre l'étouffement, quand je me
présentai chez lui. Malgré cela, il se montra char-
mant, et sa conversation fut on ne peut plus inté-
ressante. J'admirais en silence ce stoïcisme si
aimable, cette force d'âme si bien dissimulée, et
une tendre compassion se mêlait à mon admira-
tion muette. Il me prêta un numéro du Journal
des Savants, ou il avait écrit un article sur un pré-
tendu fils d'Elisabeth de Russie, et il me raconta
le sujet d'une nouvelle qu'il venait de composer
sur une étrange donnée, et à la suite d'une ga-
geure faite avec l'impératrice. C'est celle qui
porte le nom de Lokis'. La souveraine d'alors ve-
nait de lire des nouvelles écrites par un officier
de marine, et qui toutes roulaient sur des situa-
tions très risquées. Elle avait défié Mérimée de
faire plus et mieux dans ce genre. Il s'était mis à
l'œuvre, et je ne doute pas qu'il ait gagné le pari
avec Lokis. La Chambre bleue a peut-être la même
origine, et elle s'en ressent.
J'ai oublié de dire que j'avais eu le bonheur
de faire un grand plaisir à Mérimée en lui révé-
lant l'opinion que Gœthe avait exprimée sur ses
premiers ouvrages, et que j'avais trouvée dans
ses Entretiens avec Eckermann. Cet ouvrage n'était
I48 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
pas encore traduit en français, et, quoique Mé-
rimée fût familiarisé avec presque toutes les lan-
gues de l'Europe, y compris le russe, il savait peu
l'allemand, et personne ne lui avait encore parlé
de ce jugement porté sur lui par le plus grand
génie de notre époque. J'ai eu du reste la même
bonne fortune avec Eugène Delacroix, comme je
le conterai plus tard. Mérimée, on le comprend,
m'avait su le meilleur gré de cette révélation;
quoique en pleine réputation, en pleine gloire
dans son pays, on n'est pas fâché de recevoir,
même tardivement, de semblables témoignages
et d'apprendre une pareille confirmation de son
talent. De tels échos, venant de si loin et de si
haut, sont toujours les bienvenus; et les messa-
gers de ces bonnes nouvelles ne le sont pas
moins. Je vis donc Mérimée plus souvent; j'eus
même l'honneur de l'aider dans quelques-uns de
ses travaux d'ordre inférieur.
Le voyant si malade, je lui avais offert mes ser-
vices, au moins pour corriger des épreuves; il
accepta. Il surveillait alors une édition du 'Baron
de Fœnesre et des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné.
Mon métier de versificateur et mon instinct de
poète me fournirent facilement quelques correc-
tions ou variantes dans ce texte si négligé des
Tragiques; il suffisait parfois d'un simple change-
ment de mots et de ponctuation pour éclaircir
tout à coup le sens de ces vers obscurs et parfois
MÉRIMÉE — SAINTE-BEUVE 1 49
superbes. Je pris goût à ce travail, heureux
d'obliger un si galant homme et un si grand
écrivain.
La guerre de 1870 arriva; avant d'aller rejoin-
dre ma mère en Franche-Comté, la veille de mon
départ, je descendis prendre congé de Mérimée,
et lui rendre un exemplaire du "Baron de Fœnesre
qu'il m'avait prié d'annoter; c'était le 27 juillet.
Je le trouvai assis près de la fenêtre ouverte,
occupé à finir une aquarelle d'après une esquisse
de son père. Il était très adroit à ce genre de pein-
tures dont il donnait des leçons à l'impératrice,
après en avoir reçu lui-même de mon frère. Il
admirait beaucoup le talent d'aquarelliste de mon
frère et se plaisait à se dire son élève. Je possède
encore deux de ces aquarelles à lui, Mérimée, re-
présentant les pins-parasols de la Provence; l'une
d'elles est signée avec cette dédicace : oA zM. Jules
Grenier, son élève indigne T. cMérimée. Je le priai
de ne pas interrompre son travail; je m'assis près
de lui, et nous causâmes de choses et d'autres, de
l'Académie, et surtout enfin de cette guerre qu'on
venait de déclarer si follement. Je ne lui cachai
pas ma douleur et mon anxiété. Je connaissais
l'Allemagne, sa force et sa haine invétérée, et
j'étais plein de noirs pressentiments. A ma
grande surprise, je vis que Mérimée les parta-
geait. Il envisageait aussi cette guerre avec une
tristesse profonde et sans illusions. Peut-être
IfO SOUVENIRS LITTÉRAIRES
avait-il pu constater mieux que moi, et de plus
près, sinon la force de la Prusse, du moins la fai-
blesse de la France, et surtout celle de son gou-
vernement. En tout cas, il me parla en patriote
et non en courtisan. Peut-être aussi, se sentant si
sûr et si proche de sa fin, ne s'intéressait-il plus
aux personnes, et les grandes questions seules le
touchaient encore. Tout en parlant ainsi, il con-
tinuait à peindre. Je regardais cette tête osseuse,
ce front puissant, ces rares cheveux gris, ces yeux
plus enfoncés, ces pommettes plus saillantes,
toute cette figure amaigrie que la souffrance
avait encore creusée, et je me demandais si je le
reverrais à mon retour. Je ne sais s'il devina ma
pensée; mais quand je me levai, et qu'en lui ser-
rant la main je lui dis : « Au revoir! » il me re-
garda d'un air doux et souriant, et me tenant
encore la main, il dit tranquillement : « Non,
c'est adieu qu'il faut dire; vous ne me retrouverez
pas. » Je me récriai, comme on fait, et comme
on doit faire en pareille occurrence. Il haussa les
épaules : « Non, répliqua-t-il, c'est bien fini : je
vois venir la mort et j'y suis préparé. Adieu! »
Il avait raison : je ne devais plus le revoir.
Quelques jours après cette entrevue qu'il pré-
voyait si bien devoir être la dernière, il partit
pour Cannes avec ses deux fidèles compagnes,
les vieilles misses Lagden, qu'on disait ses soeurs
de lait, et avec qui, en tout cas, il avait été élevé.
MÉRIMÉE — SAINTE-BEUVE Ifl
Elles ne le quittaient pas; à Paris, on les voyait
glisser sans bruit comme des ombres dans l'ap-
partement que j'ai décrit; elles allaient et venaient
sans que personne eût l'air de remarquer leur
présence; à Cannes, elles habitaient la même
maison que leur vieil ami; elles l'escortaient à la
promenade, l'une portant l'arc, l'autre les flèches
caraïbes avec lesquelles Mérimée s'exerçait à
abattre les pommes de pins-parasols. Ce trio si
original est resté légendaire à Cannes.
C'est dans cette ville, comme il l'avait prévu,
qu'il mourut, un ou deux mois après avoir quitté
Paris, et non sans avoir connu les premiers désas-
tres de cette guerre qu'il déplorait. Il repose au
cimetière des protestants, où ses amies anglaises
l'ont déposé; l'une d'elles est même enterrée à
ses pieds. Un nom seul et deux dates gravées sur
une simple stèle marquent la place où dort le
grand écrivain.
Je n'hésite pas à lui donner cette épithète qu'il
ne faut pas prodiguer; il la mérite. Son style est
le plus pur, le plus net et le plus simple de notre
siècle; la jeune génération actuelle ne pourrait
pas choisir un meilleur modèle. Sa prose avec celle
de Musset, de Fromentin et de Renan est, à mon
sens, la plus belle prose moderne de notre langue.
Comme les grands classiques du xvne siècle, il
n'a jamais fait une phrase pour le plaisir des yeux
ou des oreilles; il ne se préoccupait que de la
If2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
pensée, et son coloris si net, si vrai, est toujours
d'une rare sobriété; il ne vise jamais à l'effet, et
il l'atteint toujours. Chose étrange! ce prosateur,
qu'on dit si sec de style et de cœur, a le sens poé-
tique le plus exquis, témoin la GuiJlcl et la Vénus
d'Ille. Il goûtait peu les vers, surtout les vers fran-
çais : aussi reprochait-il à Augier de ne pas écrire
toutes ses comédies en prose. Un de mes succès
les plus chers a été de lui faire lire et de lui avoir
vu aimer mon poème de Séméia que l'Académie
venait de couronner. Il en appréciait surtout la
fin parce qu'elle rentrait dans cet artifice poé-
tique qu'il aimait et par lequel la pensée flotte
indécise entre deux mondes, le réel et le fantas-
tique.
Mérimée écrivait toujours la nuit, comme
Mme Sand, et souvent assez tard. Aussi ne se
levait-il guère qu'à midi. Je ne suis jamais rentré
chez moi passé minuit sans voir sa fenêtre éclairée
par sa lampe de travail. Quand je revins à Paris,
après la guerre et la Commune, je ne devais plus
le revoir, ni lui, ni sa lampe, ni même la maison :
tout avait péri. Mérimée était mort, et la maison
n'était qu'un monceau de ruines calcinées. Les
tableaux de Mérimée, sa belle bibliothèque qu'il
léguait à l'Institut, nos meubles, nos manuscrits,
nos souvenirs avaient disparu. Je l'estimais heu-
reux de n'être pas comme moi le témoin de ce
désastre stupide dont nous étions victimes tous
MÉRIMÉE — SAINTE-BEUVE If}
les deux. En errant dans ces décombres, où je
cherchais à retrouver quelques débris de ce petit
appartement que j'avais habité trente ans, j'espé-
rais toujours revoir une cassette arabe en bois de
fer que Mme Tastu m'avait rapportée de Bagdad,
et qui contenait les lettres que m'avaient écrites
tant d'illustres contemporains, chères reliques,
l'honneur de ma vie. Le pétrole en avait eu raison
comme de tout le reste. Je ne trouvai dans les
cendres que le bronze antique du petit Faune que
j'avais souvent admiré sur le bureau de Mérimée;
les flammes l'avaient respecté à demi : l'épidémie
était bien entamé, mais, tout exfolié qu'il fût, il
gardait encore son joli galbe et la grâce de son
mouvement si naturel*. Je le pris non sans émo-
tion, et je l'ai gardé précieusement; j'ai, du reste,
avoué mon pieux larcin aux héritiers de Mérimée,
qui m'ont absous. Je le léguerai au musée de
Besançon, qui a déjà recueilli l'œuvre de mon
frère, et j'y joindrai l'aquarelle qui porte la dédi-
cace et le nom de l'illustre écrivain.
* Il est gravé dans l'étude si intéressante et si consciencieuse sur
Mérimée que Maurice Tourneux a publiée chez Charavay.
W
VI
LE VI5^E\ "BT^IZEUX
ans ces légères esquisses, tracées au
courant de la plume, je n'aurai pas
toujours à dire des choses neuves, à
révéler des lettres ou des poésies inédites, comme
je l'ai fait à propos de Nodier, de George Sand
et de Musset, ou bien à contredire les légendes
pareilles à celles qui étaient accréditées sur Henri
Heine et Mérimée. Cette bonne fortune, qui ré-
veille et pique l'attention, me fera souvent défaut
dans la suite de ces souvenirs. Je n'en espère pas
moins que le lecteur voudra encore me suivre
dans le cours de ces notes rétrospectives, grâce
aux noms célèbres ou connus que je vais lui rap-
peler.
LE DINER BRIZEUX Iff
Le dîner Brizeux! mais personne n'en a parlé,
ni entendu parler; quel journal en a jamais fait
mention? Est-ce qu'il y a eu un dîner Brizeux? Il
a existé pourtant, il existe même encore, mais ses
beaux jours sont passés : la mort a fait là son
œuvre parmi les convives, comme partout ail-
leurs. Et ces convives, bien que peu nombreux,
n'étaient pas les premiers venus : il y avait là de
bons et grands cœurs, des hommes de talent,
deux illustres poètes, et de fidèles amants de la
poésie, qui tenaient à se réunir, au moins une fois
par an, pour réveiller et célébrer, le verre en main,
la mémoire du poète breton dont ils avaient été
les amis.
C'était d'abord Auguste Barbier, le contem-
porain et l'émule de Brizeux dont le poème de
éMarie avait suivi de si près les ïambes; c'était
Victor de Laprade, le poète panthéiste d'instinct
et catholique d'éducation; c'était Saint-René Tail-
landier, le critique éminent de la %evue des Veux-
zMondes, qui avait débuté par un poème, avant
d'être professeur de littérature à Aix, où il re-
cueillit Brizeux mourant, et qui, après lui avoir
fermé les yeux, s'était fait un pieux devoir de ra-
conter la vie et de célébrer les œuvres de son
ami; c'était encore Auguste Lacaussade, le pur
et délicat poète des Épaves, l'admirable traducteur
en vers de Léopardi ; enfin le dernier, ihe last and
rhe least, c'était moi, qui avais connu et aimé
If6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Brizeux, dans le monde, bien avant d'avoir rien
publié, et même composé quoi que ce soit qui
ressemblât à une tentative poétique. Voilà tout;
car nous n'étions que cinq. Encore fallait-il at-
tendre que Laprade fût à Paris, et qu'il eût quitté
Lyon ou sa chère Provence, pour nous asseoir à
ces agapes fraternelles.
Presque toujours nous commandions notre
dîner au café Caron; car nous habitions tous les
cinq la rive gauche, et nous tenions à y rester :
nous n'en rougissions pas. Le café Desmares
n'existant plus, et le café d'Orsay étant trop loin
de la rue Jacob qu'habitaient Barbier et Laprade,
le café Caron était tout indiqué comme le seul local
possible de notre dîner d'amis. Nous nous instal-
lions donc dans notre réduit habituel : un petit
salon de l'entresol bas et étouffant, où nous res-
tions jusqu'à minuit à causer de toutes choses et
surtout de littérature. Chacun avait une anec-
dote, un souvenir sur Brizeux. On se quittait, en
se donnant rendez-vous à l'année prochaine, avec
la pieuse pensée que les mânes de Brizeux de-
vaient tressaillir d'aise à cette commémoration
intime de braves gens et de bons esprits, qui ne
l'oubliaient pas, au milieu du tourbillon parisien
et des mille soucis de la vie.
C'est dans le monde, en effet, chez A. Bixio,
que j'avais rencontré Brizeux. Pour lui du moins
je puis remonter avec certitude aux origines de
LE DINER BRIZEUX If7
notre connaissance. Vers 1845, dans cet hospita-
lier salon du quai Malaquais, que Mme Bixio pré-
sidait avec une grâce si charmante, je vis entrer
un soir un petit homme mince, inélégant, aux
cheveux jaunes, aux moustaches rousses, au teint
brouillé, sans autre physionomie qu'un air gauche
et sauvage. On l'accueillit chaleureusement :
c'était Brizeux qui revenait d'Italie. Il adorait ce
pays : il en aimait le soleil, les ruines poétiques,
le petit vin toscan, la vie facile et libre; pauvre
et fier, il y vivait à sa guise, et, chose qui n'éton-
nera que les personnes peu au courant des cer-
velles poétiques, il y composait ses poèmes bre-
tons, comme sans doute, en revanche, il devait
rimer en Bretagne ses impressions et ses regrets
d'Italie.
Je connaissais depuis plus de dix ans ses poé-
sies; elles figuraient dans ces cahiers d'anthologie
dont j'ai parlé, et que nous copiions avec tant de
ferveur à la pension de Fontenay-aux-Roses. J'ai-
mais surtout son poème de éMarie qui est resté
son chef-d'œuvre, comme il est advenu des ïambes
pour Barbier. Je pus donc lui en parler avec cha-
leur et sincérité. Il n'était pas gâté par les éloges,
quoique son début eût été accueilli très favora-
blement. Mais le succès de ses autres poèmes
avait été décroissant. Sainte-Beuve, qui l'avait
loué dans le principe, s'était refroidi à son égard ;
on eût dit qu'un vent de jalousie avait soufflé sur
1^8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
le poète des Consolations, quand il parlait de
cMarie. Même dans ses éloges, il perçait une pointe
d'aigreur, comme s'il ne pouvait pardonner à
Brizeux d'avoir trouvé du premier coup ce ton
familier et naturel que lui, Sainte-Beuve, avait
rêvé d'inaugurer dans la poésie française, à côté
des grands lyriques. Quelquefois, dans le salon
de Bixio, au milieu des causeries et des danses,
nous nous isolions dans un coin pour parler d'art,
de poésie, de cette Italie que je ne connaissais
pas encore, ou bien de l'Allemagne d'où je reve-
nais, et que Brizeux ignorait complètement. Je
ne lui avais jamais fait la confidence de mes essais
ou de mes ambitions poétiques; il croyait n'avoir
affaire qu'à un jeune mondain, curieux des choses
de l'esprit. Aussi rien n'égala sa surprise, sa stu-
péfaction même, quand, à mon retour d'Orient,
en 1 8^7, il put lire mon premier poème, La zMort
au Juif errant. Il en fut transporté. Sans doute il
dut faire bien des réserves sur la forme; lui qui
était si châtié, si pur, si artiste dans ses vers, il
dut trouver que les miens étaient parfois trop
négligés et trahissaient l'inexpérience du débu-
tant. Mais la pensée première du poème, les dé-
veloppements philosophiques, la scène du Coly-
sée et la peinture de Rome l'avaient vivement
frappé : « Quoi! disait-il à Bixio, c'est Grenier
qui a fait cela! le petit Grenier qui dansait! » Il
n'en revenait pas. Il me le dit avec sa fougue or-
LE DINLR BRIZEUX 1^9
dinaire et sa vivacité un peu sauvage. Je reçus à
cette époque bien des encouragements, bien des
éloges parlés ou écrits; je n'ai pas oublié ceux
de Brizeux. Lamartine et Laprade, comme s'ils
s'étaient donné le mot, me pressaient tous deux
de reprendre ce même thème et de le développer
en vingt-quatre chants : ce sera le plus beau
poème moderne, me disaient-ils. Je me suis bien
gardé de suivre leur conseil, et j'ai eu raison.
D'abord y a-t-il un poème moderne possible?
Puis l'unique originalité de ma composition est
dans sa brièveté idyllique. Brizeux, qui méditait
les 'Bretons dans ce temps-là, ne m'eût pas donné
ce conseil. Il était à même de savoir ce qu'il en
coûtait de vouloir faire un poème épique à notre
époque. Voltaire lui-même l'a appris à ses dépens
et nous l'a enseigné; il faut bien que la Henriade
serve à quelque chose.
Et à propos de cette Henriade, si acclamée
d'abord, si méprisée ensuite, il me survient une
réflexion que je ne puis retenir : à quelle illusion
l'homme le plus spirituel ne peut-il pas se livrer
quand il s'agit de lui-même! Voltaire n'a-t-il pas
écrit dans sa correspondance, en propres lettres,
ces mots étonnants : Je me trompe fort, ou je suis
né pour l'épique? Comment ne pas rire, cette fois,
du grand moqueur et de son aveuglement sur
lui-même? Les choses et le temps se permettent
avec nous d'étranges ironies dont le comique dé-
IÔO SOUVENIRS LITTÉRAIRES
passe de beaucoup toutes nos petites inventions
humaines.
Pour montrer à quel point Brizeux était vrai-
ment artiste et combien sa conscience littéraire
était grande et naïve, j'ajouterai encore un détail
personnel : Je le rencontrai un jour sur le quai
Voltaire, du côté de la Seine, les mains dans
les poches, la tête enfoncée dans le col de son
paletot, qu'il avait relevé suivant sa coutume, et
plongé dans une profonde rêverie. Je l'abordai :
ce Ah! me dit-il, je pensais à vous; je cherchais
à mettre en un seul vers ce qui vous en a coûté
deux :
... Je ne veux pas, et surtout aujourd'hui,
Me faire le bourreau des jugements d'autrui.
C'est une belle pensée, continua-t-il, qui mérite-
rait d'être enfermée dans un seul vers et frappée
comme une médaille; je m'y essayais. » Je le
remerciai et je lui dis combien j'étais étonné et
touché de voir un poète comme lui s'occuper
ainsi d'un de mes vers. En effet, dans ma longue
carrière de versificateur, c'est une des choses
qui m'ont le plus flatté, et tout artiste le com-
prendra.
Pauvre cher Brizeux ! Je n'avais plus guère de
temps à le voir; ses jours étaient comptés. Depuis
longtemps sa santé était chancelante. Il ne sortait
LE DINER BRIZEUX l6l
plus. Inquiet de son absence prolongée, j'allai le
voir, un jour de l'hiver 1 8^8, avec un de nos
amis communs, E. de Séligny. Il demeurait alors
à l'hôtel Sainte-Marie, rue de Rivoli. Nous le
trouvâmes au lit; sa table de nuit couverte de
fioles et de drogues; il était seul, sans garde-
malade, dans une chambre nue du dernier étage!
J'eus le cœur serré en voyant cet abandon. Le
pauvre malade eut un rayon de joie à notre arri-
vée : ses traits amaigris se ranimèrent un mo-
ment. Il voulut causer, malgré une toux fréquente
qui faisait mal à entendre. De peur de le fatiguer,
nous abrégeâmes cette triste visite, en nous pro-
mettant — et à lui aussi — de la renouveler bien-
tôt, et nous lui dîmes : Au revoir ! Que de fois
dans la vie on prononce ce mot-là sans pouvoir
le réaliser! Il en fut ainsi avec Brizeux. Je ne
le revis plus. Deux jours après notre visite, son
demi-frère, Boyer, venait le chercher, et il alla
mourir à Montpellier dans les bras de Saint-René
Taillandier.
Sur ces cinq convives que rassemblait la mé-
moire d'un poète qui n'avait pas été académicien,
il y en avait trois qui l'étaient, — ou qui le de-
vinrent, — Laprade, Barbier et Saint René Tail-
landier. C'était comme la revanche de Brizeux
et une protestation posthume contre l'oubli de
la docte assemblée (vieux style). Pourquoi ne pas
le dire? Cet oubli, cet injuste dédain avait laissé
IÔ2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
une blessure au cœur du poète breton. Il se disait
que s'il eût été duc et pair, non seulement on
l'eût accueilli avec joie, on fût même allé au-
devant de ses vœux. Mais Brizeux était pauvre et
lier, il n'était que poète, et l'Académie se con-
tenta de le couronner; elle se crut quitte envers
lui. Plus tard, après sa mort, elle parut regretter
sa rigueur; ce regret tardif l'honore, je le veux
bien : elle se fût honorée encore plus en admet-
tant parmi ses élus le talent si pur, si élevé, si
français de Brizeux; elle le ferait à présent, j'en
suis sûr.
L'avenir lui réservait d'ailleurs un honneur plus
grand, que sa modestie n'eût jamais rêvé et qui
a dû faire tressaillir ses os : trente ans après sa
mort, le 9 septembre 1888, sa ville natale, Lo-
rient, inaugurait sa statue, et le plus illustre de
ses compatriotes vivants, un académicien, M. Re-
nan, prononçait son éloge et félicitait la Bretagne
« de reconnaître par des honneurs publics cette vie
si désintéressée, si haute et si pure ».
Ces Souvenirs intimes, je l'ai dit, ne sont ni
des biographies ni des portraits littéraires en
pied. Ce sont des notes légères, ou je donne mes
impressions personnelles sur les hommes distin-
gués ou célèbres que j'ai connus; je n'ai donc
pas la tâche, encore moins la prétention de ra-
conter la vie et d'apprécier les œuvres des trois
immortels qui faisaient partie de notre groupe
LE DINER BRIZEUX l6]
amical du dîner Brizeux. Je me bornerai à tracer
d'eux un simple crayon.
Ce qui distinguait et caractérisait ce groupe,
c'était la cordialité, l'estime et le respect mutuels,
l'absence totale d'envie ou de préoccupation in-
téressée. Rien de la coterie ou de la petite cha-
pelle littéraire. On se réunissait pour se revoir,
se parler et parler d'un ami défunt. Il n'y avait
pas là ce qui se trouve, hélas! trop souvent dans
ces sortes de réunions, des médiocrités qui cher-
chent un tremplin pour bondir plus haut, ou des
premiers sujets heureux de se faire un piédestal
avec les hommages intéressés d'inférieurs ambi-
tieux. Nous ne formions pas davantage un cé-
nacle; il n'y avait là que des amis, et la droiture,
la sincérité, la candeur même y présidaient. Quelle
nature, en effet, fut jamais plus candide que Bar-
bier ou Saint-René Taillandier? Ce dernier en
portait le caractère écrit sur sa belle et douce
figure. Il était le seul des cinq qui ne fût pas
poète, quoiqu'il eût tenté de l'être au début, à ce
qu'il paraît, car je n'ai jamais pu mettre la main
sur son poème de 'Béatrix, et c'est aussi bien, me
dit un bon juge. Mais Saint-René aimait la poésie
autant que nous, plus que nous, peut-être : le re-
gret n'avive-t-ii pas la passion? L'absence et l'exil
n'augmentent-ils pas souvent l'amour de la patrie,
de l'ingrate patrie? Il s'était retiré et confiné
dans la critique et l'histoire littéraire; il semblait
164 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
même l'avoir fait afin de pouvoir mieux rendre
justice aux poètes. Il savait l'allemand et s'appli-
quait à révéler à la France la littérature d'outre-
Rhin dans des études pleines de conscience et de
science, où je n'avais à regretter parfois qu'un
manque de mesure ou de proportion. La distance
lui grossissait les objets. Le temps seul remet les
choses au point.
Comme il m'avait succédé, en qualité de tra-
ducteur, auprès d'Henri Heine, nous échangions
nos souvenirs sur ce grand poète et ce grand iro-
nique. Il nous en conta un jour un trait bien ca-
ractéristique. Henri Heine venait de publier chez
Lévy ses œuvres traduites en français, — non pas
par lui, et pour cause, comme je l'ai dit. — Il y
avait mis une préface, où il ne citait que Gérard
de Nerval parmi ceux qui l'avaient aidé dans
cette transposition d'une langue à l'autre. Le bon
Saint-René, qui avait été son dernier traducteur,
lui reprocha doucement de ne l'avoir pas cité
après Gérard de Nerval : « Oh! lui répondit
Henri Heine, cher monsieur Taillandier, comment
voulez-vous que je misse votre nom si digne, si
honorable, le nom d'un futur académicien, à côté
de celui d'un pendu? » Que répondre à une pa-
reille défaite? Rien, et c'est ce que fit Saint-René.
Il nous contait aussi qu'ayant écrit plusieurs ar-
ticles pour la T{evue des Veux-zMondes, il deman-
dait un jour le règlement de son compte au
LE DINER BRIZEUX l6f
directeur. — Ceci se passait sous Louis-Philippe;
la "Revue n'avait alors que cinq ou six mille abon-
nés. M. Buloz lui offrit de le payer avec une ac-
tion de la Revue. Saint-René, qui venait de se
marier, eût préféré quelque argent comptant; il
n'osa refuser le terrible directeur, c'eût été douter
de l'avenir de la Revue; il accepta tristement l'ac-
tion offerte, ne se doutant guère qu'on lui mettait
une fortune dans la main. Quelques années après,
l'action de cinq mille francs rapportait six ou
sept mille francs par an, et la Revue avait plus de
vingt-cinq mille abonnés. Chose singulière! la
"Revue dut sa prospérité à l'Empire, qui fit refluer
tout l'intérêt du public et tous les écrivains vers
la littérature. Je me rappelle que M. Buloz, après
le coup d'État, furieux des entraves imposées à la
presse, me disait un jour qu'il voulait transporter
sa Revue à Genève, et faire de là la guerre à
Napoléon, ne se doutant pas, malgré la sûreté
et la finesse de son flair habituel, que la Revue
allait prochainement devoir son succès agrandi
à ce régime abhorré. « Ne déménagez pas, lui
dis-je, on ne vous suivra pas à Genève; au lieu
de la Revue des Veux-zMondes, vous n'y feriez
plus qu'une seconde Revue suisse. » Comme
j'avais raison !
Auguste Barbier était notre doyen; il avait été
le plus ancien, le plus fidèle ami de Brizeux; la
présidence lui revenait de droit. Mais avec sa
l66 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
simplicité d'âme et sa modestie habituelle, il pa-
raissait vouloir s'effacer devant Laprade, plus
jeune que lui, et qui l'avait précédé à l'Académie.
Du reste, pourquoi parler de présidence? Il n'y
avait rien de solennel dans notre petite réunion;
la plus franche cordialité y régnait, et, chose
assez singulière, la plus entière égalité, malgré la
différence de talent et de réputation des convives.
Chose plus singulière encore, on y avait peu
d'esprit, et l'on en faisait encore moins. On cau-
sait simplement, à la bonne franquette. Barbier,
Laprade, et Saint-René même, plus mêlé à la lit-
térature courante, n'étaient pas des causeurs bril-
lants, à facettes et à paradoxes. Quelquefois, si
un trait leur échappait, ce n'était pas un mot à
effet, c'était une pensée. Du reste, sauf Musset
et surtout H. Heine, tous les poètes que j'ai con-
nus n'étaient pas ce que le monde appelle des
hommes spirituels; Lamartine, Hugo et de Vigny
ne font pas exception à cette remarque. Brizeux
avait des boutades, des bizarreries, de l'humour,
plutôt que de l'esprit à la parisienne. Les grandes
flammes souvent ne donnent pas d'étincelles;
l'esprit de société n'est que la petite monnaie de
l'intelligence, et les millionnaires peuvent se
passer de billon.
C'est chez Laurent Pichat que je vis Barbier
pour la première fois. Pauvre Pichat! il était mil-
lionnaire, lui, de fait et en réalité, et il faisait le
LE DINER BRIZEUX 1 67
meilleur emploi de sa fortune. Comme poète, il
n'a pas eu la renommée qu'il méritait, et je suis
heureux de pouvoir le dire ici en passant. Le po-
litique finit par dévorer le poète; il fut un des
plus honorables combattants et précurseurs de
la République; il paya de son argent, et même
de sa personne, car je me rappelle être allé le voir
à Sainte-Pélagie sous l'Empire. La République
acclamée, il entra au Sénat; mais la maladie
attrista ses derniers jours et obscurcit son esprit
pétillant; elle finit même par atteindre plus que
ses facultés, elle gagna son cœur; malgré les ad-
mirables dévouements qui l'entouraient, l'aigreur
l'avait envahi. Dans les derniers temps, l'âme
était morte avant le corps : je ne connais rien de
plus triste.
Auguste Barbier, lui, garda jusqu'à la fin son
bon cœur et sa belle âme. Une seule chose faiblit
en lui avec l'âge, ce fut le talent. Après l'écla-
tante aurore des Limbes et la lumière d'Italie qui
brille encore dans le Tianto, son ciel poétique se
voila, et son déclin fut obscurci de nuages. Toute
proportion gardée, il eut, en petit, le même sort
que le grand Corneille. En 1830, il avait reçu
comme un coup de soleil de Juillet, et cet accès
de fièvre poétique passé, il était redevenu le bon,
l'excellent homme que nous avons connu, aimant
le beau, le grand, le bien, surtout le bien. Sa na-
ture si morale, si honnête, qui lui avait dicté de
l68 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
si beaux accents d'indignation vertueuse dans sa
jeunesse, avait pris le dessus avec l'âge. Le côté
artiste, déjà faible en commençant, n'avait pas
progressé. La grande inspiration disparue, la
verve printanière épuisée, il n'était plus resté,
oserai-jeledire? qu'une sorte de poète en retraite,
un amant fidèle des Muses, presque un amateur,
se délassant dans de petits vers légers, ou s'es-
sayant encore sans succès aux grands élans de la
poésie lyrique. Mais quelle âme droite, pleine
des meilleurs sentiments, incapable de compro-
missions et de défaillance! Une âme d'hermine,
sévère, implacable envers toutes les lâchetés de
la politique ou les sophismes qui offensaient son
idéal de pureté et de justice! Un type touchant
et rare de la probité intellectuelle et de la con-
science en toute chose.
Malgré la différence d'âge, notre connaissance
s'était vite transformée en sympathie et en ami-
tié. Nous avions tant de points de contact et de
goûts communs! l'horreur de l'Empire, l'amour
de la Pologne, la même admiration pour deux
poètes favoris : Shakespeare et André Chénier.
Puis nous étions voisins et nous voisinions, chose
difficile à Paris. J'allais donc souvent m'asseoir
au coin de sa cheminée, et il me montrait ses
croquis de paysages qui remontaient à son voyage
d'Italie avec Brizeux; car il dessinait agréable-
ment, d'un crayon un peu sec et méticuleux, dans
LE DINER BRIZEUX I 69
le genre trop minutieux et étriqué qui était de
mode dans sa jeunesse; et je lui disais en riant
que ses croquis me rappelaient ceux de Gœthe
et de Gessner. Il n'en comprenait pas moins le
faire plus large de la nouvelle école ; et il m'en
donna une preuve qui me fut bien chère, quand
je lui fis voir les dessins et les aquarelles de mon
frère. La beauté de la lumière, la sincérité de
l'impression, la poésie des soleils couchants qu'il
y reconnut, l'avaient tellement charmé que, pour
exprimer son admiration, il n'avait trouvé rien de
mieux que de surnommer Claude-Jules Grenier
le l^o i du ciel.
Le trait principal de son caractère était la bon-
homie, la modestie, la simplicité. Je cherchais
quelquefois dans cette physionomie placide, sur
cette figure soigneusement rasée et respirant la
bonté, dans ces yeux, qu'il avait beaux du reste,
à retrouver un peu de cette flamme qui rappelât
le poète ardent de l'Idole et de la Curée. Elle avait
disparu. Il ne s'animait que lorsqu'il s'agissait de
flétrir un acte malhonnête en politique ou un
succès frelaté en littérature. Le reste du temps il
était le type du bon bourgeois de Paris : il eût
passé toute sa vie dans le notariat, auquel sa
famille l'avait destiné, qu'il n'eût pas été diffé-
rent. Rien n'indiquait que l'enthousiasme, le feu
sacré avait passé par là. Ce n'est pas une critique
que je fais : Dieu m'en garde ! Je ne trouve rien
10
I70 SOUVENIRS LITTERAIRES
de plus désagréable, de plus mesquin qu'un ar-
tiste, un poète affichant au dehors ses dons inté-
rieurs, et se faisant par son costume et ses ma-
nières le Barnum de sa réputation. J'ai eu bien
delà peine à pardonner ce travers à Barbey d'Au-
revilly, et je ne le pardonne pas à Baudelaire que
je n'ai pas connu. Il faut le laisser à ceux qui n'ont
pas de talent.
La modestie de Barbier était extrême et tou-
chante. Il semblait avoir oublié le grand cri qu'il
avait poussé en 1850, et les échos retentissants
qui l'avaient accueilli et répété. Il fallait le presser,
le forcer pour le mettre sur ce chapitre, comme
il fallut le presser pour le décidera figurer parmi
les candidats à l'Académie, et même plus tard à
accepter la croix d'honneur qu'il n'avait pas de-
mandée. Les deux histoires sont curieuses.
Pour celle qui regarde son élection à l'Acadé-
mie, personne, pas même lui, ne la sait mieux
que moi; car je fus cause en grande partie de
cette élection. Je prie le lecteur d'attendre l'ex-
plication que je vais donner de cette dernière
phrase, et je le supplie de me faire assez de crédit
pour ne pas croire un instant que j'aie la ridi-
cule prétention de jouer ici le rôle de Warwick
littéraire. Mais je dois dire ici la vérité, et la
voici :
A la fin de l'hiver 1 869, j'étais un jour chez
M.deMontalembert, déjà bien malade. Je le vois
LE DINER BRI Z EUX I7I
encore couché sur le simple lit de sangles dressé
dans un coin de sa bibliothèque, ou il recevait
ses amis. On causa de l'Académie : un fauteuil
était vacant, celui de J.-J. Ampère. On discu-
tait les titres des candidats. Je pris la défense de
Th. Gautier qui était sur les rangs, mais je le fis
sans succès : on le trouvait trop bonapartiste; à
cette époque, la majorité de l'Académie était
dans l'opposition.
ce Eh bien, repris-je, prenez un autre poète;
j'en sais un qui ne sera pas agréable aux Tui-
leries.
— Et lequel? fit Montalembert.
— L'auteur des ïambes, Auguste Barbier.
— Mais il est mort!
— Nullement, répondis-je, il n'est qu'oublié;
je l'ai vu hier et en parfaite santé.
— Mais alors, s'écria Montalembert, c'est bien
l'homme qu'il nous faut, celui qui a dit : Sois
maudit, à V^apolcon! Voilà le vrai candidat et le
digne successeur d'Ampère! »
Et tout de suite les meneurs de l'Académie,
tous hostiles à l'Empire, Guizot, Thiers et Mon-
talembert, se déclarèrent pour -Barbier, qui ne
se douta jamais de la part que j'avais eue à
sa candidature, et par conséquent à son élec-
tion. Je ne pouvais lui raconter ce dialogue sans
lui montrer à quelle profondeur d'oubli il était
descendu, même parmi les lettrés, et combien
I72 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
l'éclipsé de sa gloire était complète, puisqu'elle
avait été jusqu'à faire croire à sa mort. Averti de
ces bonnes dispositions, Barbier se mit en cam-
pagne, posa sa candidature et fit ses visites. Dans
sa naïveté de poète, il alla trouver d'abord Sainte-
Beuve, son ami et son critique des premiers jours,
mais alors sénateur et dévoué à l'Empire. Sainte-
Beuve le reçut assez mai, le découragea fort, lui
prouva qu'il allait au-devant d'un échec assuré;
bref, le bon Barbier, très perplexe et à demi con-
vaincu, se retirait presque décidé à suivre ses
conseils et à quitter la partie, quand au moment
de sortir, et tenant la porte entr'ouverte, le grand
critique, touché de la candeur du poète, ou peut-
être même pris d'un remords, se mit à lui dire :
« Après tout, présentez-vous tout de même; on
n'est jamais sûr de rien en fait d'élection. »
Et voilà comment Barbier devint académi-
cien.
Je doute que Sainte-Beuve fût heureux de
l'avoir pour confrère; il le lui fit sentir, et il orna
d'une de ces petites notes aigres-douces, qu'il ai-
mait à coudre aux nouvelles éditions de ses pre-
mières critiques, l'article sur Barbier qu'on peut
lire au tome II de ses Tortraits contemporains.
Cette note est curieuse à plus d'un titre. Je vais
la citer en entier : « Musset, dans une bambo-
chade inédite (le Songe du T{eviewer), donne
l'idée de Barbier comme d'un petit homme qui
LE DINER BRIZEUX ]J]
marche entre quatre grandes diablesses de méta-
phores qui le tiennent au collet et ne le lâchent
pas.
Et quatre métaphores
Ont étouffé Barbier. »
Telle est la note de Sainte-Beuve. Je n'ai ja-
mais pu mettre la main sur ces vers de Musset,
cette bambochade est encore inédite, je crois,
comme le dit Sainte-Beuve. Il aurait bien dû nous
la donner en entier, ou du moins citer tout le
quatrain relatif à Barbier. Peut-être avait-il ses
raisons de nous en priver : il y figurait lui-même
avec Barbier et tant d'autres rédacteurs de la
T{evue des Tïeux-zMondes et de la %evue de Taris
d'alors. Musset lui-même ne s'y ménageait pas,
Il y avait un vers qui nous montrait
Sainte-Beuve au lutrin.
Malheureusement, le reste du quatrain me
manque. Grâce à la mémoire d'un de mes spiri-
tuels contemporains, M. Champin, je puis ajouter
ici quelques bribes éparses du Songe du T{eviewer.
Les voici à tout hasard et s. g. d. g. :
Fontaney sert la messe
A Saint-Thomas d'Aquin;
George Sand est abbesse
Dans un pays lointain.
10.
174 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Chez les filles de joie
Musset s'est abruti ;
Ampère en bas de soie
Pour l'Afrique est parti.
Planche est gendarme en Chine,
Magnin vend de l'onguent;
Le monde est en ruine,
Buloz n'a plus d'argent.
Maintenant je cède la parole à Y Intermédiaire;
à ses correspondants bénévoles de compléter,
de rectifier, s'il y a lieu, ces rimes folles de Mus-
set que Sainte-Beuve nous a signalées, et que je
suis heureux de remettre en lumière.
L'autre histoire de la décoration, que j'oublie
de raconter, est plus brève. En 1878, un aimable
ministre de l'Instruction publique, M. Bardoux,
s'aperçut que Barbier manquait à la Légion d'hon-
neur. Sans prévenir ou faire pressentir le poète,
il signa le décret de sa nomination, et, un beau
matin, Barbier apprit qu'il était décoré d'office.
Il prit mal la chose; il était très vif, il s'emporta,
et ne parlait pas moins que de protester publi-
quement en renvoyant au ministre son cadeau
inattendu. Mézières s'entremit en bon confrère,
et chercha à le calmer. Nous vînmes à la res-
cousse; pour ma part, je lui fis peur surtout du
bruit que ferait l'affaire, s'il persistait dans son
refus : je lui fis valoir que la chose au fond n'avait
pas d'importance, que son puritanisme paraîtrait
LE DINER BRIZHUX I 7 f
exagéré, et qu'il ne pouvait guère répondre par
une rudesse à la bonne intention du ministre;
enfin, qu'après tout, il n'était pas forcé de porter
sa décoration, s'il n'en voulait pas. Il me répon-
dait que la Légion d'honneur était une institu-
tion monarchique, une invention de Bonaparte,
une fausse noblesse contraire à toute notion vrai-
ment républicaine; que, si le ruban rouge devait
exister, il devait être seulement le signe du sang
versé pour la patrie et remplacer les sabres
d'honneur de la République; qu'il ne voyait,
d'ailleurs, aucune corrélation entre une belle
œuvre d'art et la récompense d'une belle action;
que Balzac n'avait pas été décoré, et que per-
sonne ne s'avisait de demander si Musset était
chevalier ou Lamartine officier. Il n'avait peut-
être pas tort. Mais, comme il était très sincère et
très modeste, il finit par se rendre à nos raisons
et il garda le silence — et la croix.
A la fin de l'année 1881, sa santé déclinait vi-
siblement. Quand j'allais le voir, je le trouvais au
coin du feu, toussant péniblement. On songea à
l'envoyer dans le Midi, à Nice. Il quitta Paris
avec peine, quoiqu'il fût accompagné par une
filleule bien-aimée qui l'aimait comme un père.
Je lui avais promis de l'aller voir là-bas, et je
tins ma promesse. Le 12 février 1882, je le re-
voyais à Nice. Il était temps : ses jours, ses heures
mêmes étaient comptés. Il savait son état, et il
17^ SOUVENIRS LITTÉRAIRES
m'en parla avec la simplicité et la sérénité d'un
vrai sage. Il parut tout heureux de me revoir, me
demanda si j'avais des nouvelles de Laprade, qui
était à Cannes et malade comme lui. ce II n'a pas
pu venir me voir, me dit-il, et je ne puis aller
à lui. Dites-lui que jusqu'au dernier moment je
l'ai aimé, et ce dernier moment est venu. »
Ai-je besoin de dire combien je fus ému de
revoir ainsi ce cher et excellent ami, et combien
ces paroles me touchèrent? Je le quittai pouvant
à peine cacher mes larmes. Je fus sans doute le
dernier ami qu'il reçut : il mourut le lendemain.
Mais, comme je l'ai dit, ses derniers jours, les
souffrances de la maladie, les affres mêmes de
l'agonie, lui furent adoucis par la tendresse et le
dévouement de sa filleule, Mme Hons-Olivier,
qui avait quitté, pour le suivre et le soigner,
Paris, sa maison, son mari et ses enfants. Comme
Lamartine, comme Barbey d'Aurevilly, Auguste
Barbier eut à son chevet de mort un ange de
pitié et de tendresse qui lui ferma les yeux. Que
Dieu bénisse ces âmes charmantes de femmes dé-
vouées qui aiment les poètes, qui les entourent
jusqu'à leur dernière heure de soins, de prières et
de larmes, et les aident à franchir ainsi le seuil de
l'autre vie! Et puissent tous les poètes avoir cette
consolation suprême!
Le jour même de l'enterrement, je me hâtai
d'aller porter à Cannes le message pieux dont
LE DINER BR1ZEUX IJJ
Barbier m'avait charge pour Laprade. Je craignais
d'arriver trop tard et d'être devancé auprès du
malade par la funèbre nouvelle, qui ne pouvait
que lui être funeste. Je voulais le préparer et je
tremblais d'avoir à lui annoncer la mort de son
ami. Mais Laprade était si dangereusement ma-
lade qu'il ne recevait personne; ses enfants,
accourus près de lui, ne laissaient pénétrer jusqu'à
leur père ni amis ni nouvelles; il ne savait donc
rien. Averti cependant de mon arrivée, il fit une
exception pour moi et voulut me voir. Je le trou-
vai au lit, comme Barbier, et les traits aussi alté-
rés; je le crus perdu comme lui. Sa belle tête,
aux traits fins, amaigris par la souffrance, se
tourna vers moi affectueusement; il me prit la
main et, après m'avoir exprimé tout le plaisir que
lui causait ma visite, croyant que j'arrivais direc-
tement de Paris, il me dit ces propres paroles :
« Vous irez voir bientôt Barbier à Nice, j'espère
qu'il va mieux que moi. Nous ne nous verrons
plus, sans doute, car je suis condamné. Faites-lui
toutes mes tendresses et dites-lui que je l'ai aimé
jusqu'au dernier moment. »
Ces paroles, les mêmes que j'avais entendues
deux jours auparavant de la bouche de Barbier
mourant, cet adieu d'un mourant à un mort qu'il
croyait encore vivant, ce double écho si tendre
qui traversait deux tombes, l'une entrouverte,
l'autre déjà fermée, ce double message d'amitié
I78 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
posthume ou agonisante m'émurent jusqu'au
fond de l'âme. On le comprendra.
Je ne pus rien lui répondre : je l'embrassai et
je le quittai, croyant bien que je l'avais vu, lui
aussi, pour la dernière fois. Je ne me trompais
que de peu. Laprade ne survécut à Barbier que
d'une année.
Auguste Barbier devait me laisser un témoi-
gnage touchant de sa confiance et de son amitié :
outre qu'il me léguait son portrait et la petite
gravure des ^Moissonneurs de Mercuri, il me nom-
mait son exécuteur testamentaire littéraire avec
Lacaussade. Il nous confiait le soin de publier
tous ses manuscrits, sans nous donner la liberté
d'y faire un choix ou des coupures. La tâche était
difficile, et notre piété affectueuse fut quelquefois
en conflit avec notre goût personnel, comme le
respect que nous portions à la mémoire du poète
le fut avec le devoir qu'il nous avait imposé. En
effet, pourquoi ne pas le dire? Barbier était en-
core moins artiste dans sa prose que dans ses
vers, où l'inspiration l'emportait d'un coup d'aile
vigoureux au-dessus des petites règles qui gou-
vernent la langue et même la grammaire. Dans
la prose, il en va autrement, et là la négligence
du vieux poète était extrême et sans compensa-
tion. Les poésies mêmes qu'il nous priait, ou plu-
tôt qu'il nous enjoignait de publier, se ressen-
taient de ce laisser-aller; elles n'avaient rien qui
LE DINER BRIZEUX I 79
pût ajourer à la gloire de l'auteur des Limbes et
du Tianto. Un cas de conscience littéraire se po-
sait ainsi devant nous, ses exécuteurs testamen-
taires. Pouvions-nous faire un choix? Non, le
testament était formel; nous n'étions pas libres;
il fallait donc tout publier, même l'inutile et le
dangereux. Que faire en pareil cas? où est la
vraie piété? Nous avons pensé, Lacaussade et
moi, qu'elle était dans l'obéissance au vœu du
testateur, non une obéissance aveugle qui eût
touché à la trahison, mais une obéissance rai-
sonnée, laissant place au discernement. Nous
obéîmes donc, avec le ferme propos de reprendre
en détail la liberté qu'on nous avait déniée en
bloc. Et c'est ainsi que nous avons compris notre
tâche : corriger les petites fautes sans toucher aux
grandes lignes, respecter l'arbre en l'échenillant
de notre mieux. Je ne vois pas ce que gagnerait
la vérité ou, s'il y a lieu, la postérité, à laisser voir
des fautes de grammaire ou de prosodie dans le
nachlass d'un auteur, tandis que je vois très bien
ce que l'auteur pourrait y perdre. On nous a re-
proché, Monselet entre autres, d'avoir ainsi tout
publié sans faire un choix dans les œuvres pos-
thumes de Barbier. Je lui ai répondu que notre
liberté n'était pas libre, puisque Barbier lui-même
nous avait lié les mains, et que nous étions,
Lacaussade et moi, les premiers à le regretter.
Chose singulière! dans un siècle où tous nos
l8o SOUVENIRS LITTÉRAIRES
grands poètes, Lamartine, Hugo, de Vigny, Mus-
set, ont été aussi de grands prosateurs, parmi les
quatre poètes et demi qui formaient le diner Bri-
zeux (ce demi s'appliquera à moi ou à Saint-René,
comme on voudra), il n'y en avait qu'un sachant
manier la prose aussi bien que les vers : c'était
Lacaussade. Saint-René Taillandier, dont c'était
l'instrument habituel, s'en servait agréablement,
utilement, mais sans éclat. Sainte-Beuve disait de
lui : « Il fait mou et rond. » C'est trop sévère.
Mais Sainte-Beuve ne craignait pas d'être dur.
C'est là son moindre défaut. Il en eût dit autant
de Laprade qu'il n'aimait pas, et avec qui il eut
maille à partir. N'oublions pas que Saint-René et
Laprade avaient longuement professé. Or, l'ha-
bitude de l'enseignement, comme du reste toute
action oratoire, donne à la pensée, et surtout à
l'expression de la pensée, un tour particulier, le
tour éloquent ou disert, en tout cas démonstratif,
avec un besoin de développements, qui n'est pas
toujours compatible avec la précision, la fermeté,
l'éclat et la couleur de la grande prose écrite.
Cela explique pourquoi il y a si peu d'orateurs,
sans parler des avocats, qui soient de remarquables
écrivains. La prose de Laprade n'est intéressante
et originale que dans sa correspondance. On en
jugera quand elle sera publiée : rien ne ressemble
moins à ses vers. Pour Barbier, son style en prose
est aussi loin que possible de la vigueur de ses
LE DINER BRI Z EUX l8l
premiers vers; il esc d'une mollesse et souvent
d'une négligence singulières. Je l'ai dit : il n'était
pas artiste, même en vers; et la prose ne peut se
passer d'art; c'est une masse informe qui a plus
besoin de lumière que la poésie, un océan de
mots où les idées risquent de se noyer : il faut
leur frayer la route en droite ligne, les enchaîner
sans les confondre, les tenir en rangs serrés et les
surveiller sans cesse, si on veut arriver à bon port.
Le poète lyrique bondit, voie et franchit l'espace
d'un trait, comme les dieux d'Homère. Pour
achever toute ma pensée, et puisque je suis dans
les images, je dirai que la prose est tout un or-
chestre à conduire, tandis que la poésie, qu'elle
soit trompette héroïque, harpe éolienne, haut-
bois idyllique, ou tout ce qu'on voudra, n'a be-
soin que d'un instrument pour faire vibrer les
oreilles et le cœur : l'Apollon Musagète n'a
qu'une lyre à la main.
Si H. Heine m'avait présenté à la princesse
Belgiojoso, comme il me l'avait promis vers 1 840,
j'aurais fait la connaissance de Laprade quinze ou
seize ans plus tôt. A cette époque, il était déjà
admis et bien vu dans ce milieu aussi aristocra-
tique que littéraire. Grand, élancé, joli brun,
poète, homme du monde, il devait y faire bonne
figure. Il rencontra, sans doute, dans ces parages
Alfred de Musset, déjà sur le déclin, quoiqu'ils
fussent à peu près du même âge, et je ne sais si
IÔ2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
je me trompe beaucoup en pensant qu'ils durent
peu sympathiser. Plus d'une rivalité les séparait:
leur esprit et leur talent divergeaient trop. Au
fond, Laprade n'aimait pas Musset, même comme
poète, et Musset devait bien le lui rendre. Le
sort, qui est le plus grand des ironistes, avait dé-
cidé, cependant, que Laprade remplacerait Mus-
set à l'Académie, et qu'il ferait son éloge urbi et
orbi. A vrai dire, cet éloge s'en ressent un peu.
La première fois que je vis Laprade, et encore
de loin, ce fut à une soirée donnée par Considé-
rant à la 'Démocratie pacifique, rue de Tournon.
Il y récita des vers sur la éMort d'un Chêne, je
crois, qui furent très applaudis. Je lui fis compli-
ment comme tout le monde, mais nos relations
ne devinrent amicales et intimes que lorsque je
me révélai à mon tour comme poète par la pu-
blication, en 18^7, de La £\îort du Juif errant.
J'ai dit ce qu'il m'écrivit alors, et le conseil bien-
veillant, mais dangereux, qu'il me donnait, ainsi
que Lamartine. Depuis ce moment, une étroite
amitié nous unit. Quand l'hiver nous ramenait
tous deux à Paris, nous passions peu de jours
sans nous voir. Presque tous les matins, nous dé-
jeunions ensemble au café Caron; de là date la
fondation de notre dîner Brizeux. Plus tard, aux
mois rigoureux, nous nous retrouvions sur la cote
d'azur, à Cannes, ou à Monte-Carlo, avec Hetzel,
Chenavard et Pontmartin. Et c'étaient alors des
LE DINER BRIZEUX l8}
déjeuners et de causeries sans fin. C'est dans une
de ces rencontres, aux bords ensoleillés de la
Méditerranée, qu'il me présenta à la belle et poé-
tique duchesse de La Roche-Guyon, qui est res-
tée une de mes plus chères amitiés. Elle venait
alors demander au soleil de Provence la guérison
d'un fils adoré...
J'eus lieu de le présenter à mon tour à une
belle étrangère qui a laissé un ouvrage dans
notre langue, et un souvenir charmé à plusieurs
de nos hommes d'État ou de lettres : je veux par-
ler de Mmc Hollond, qui fut l'amie des Rémusat
et des d'Haussonville, des Ary Scheffer et des
Mohl, et qui nous a donné une traduction de
Channing. Mariée à M. Robert Hollond, fort in-
signifiant mais fort riche, qui savait à peine deux
mots de français, et qui s'en consolait en culti-
vant assidûment le claret et le whisky, elle s'était
faite Parisienne, et avait réussi à se créer un salon,
rue d'Astorg, où son mari jouait un rôle très
effacé, et même muet, à moins qu'il ne ronflât,
mais où elle aimait à réunir tout ce qui avait un
nom par la naissance ou le talent. Elle était
atteinte de cette manie, de ce goût anglais pour
tout ce qui fait ie bruit du moment et devient
l'objet de la curiosité du monde, en un mot pour
ce qu'on appelait alors un lion. En février iS^S,
Laprade, venant d'être élu académicien à la place
de Musset, était naturellement le lion de la se-
184 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
maine. Mme Hollond, sachant que nous étions
très liés, me pria instamment de lui amener le
nouvel académicien. Je m'empressai de lui obéir :
je lui présentai Laprade; elle l'accueillit avec
force démonstrations admiratives, et l'invita sur-
le-champ à dîner devant moi. Mais sa joie de le
posséder et de le produire fut si grande qu'elle en
oublia de m'inviter aussi. En sortant, Laprade,
fort choqué de cette invitation unique, me fit
presque des excuses de m'avoir attiré cette im-
pertinence plus que britannique. Je lui répondis,
en riant, que cet oubli était la preuve la plus
flatteuse pour lui de l'effet produit par sa visite,
puisqu'il faisait perdre ainsi du premier coup le
sentiment des convenances aune belle étrangère;
et je ne remis plus les pieds chez Mme Hollond,
naturellement.
J'y avais pourtant passé quelques soirées très
agréables : le monde qu'elle recevait était des plus
intéressants et des plus distingués. La verve de
Mme Mohl, l'esprit charmant de M. de Rémusat
auraient suffi pour faire de son salon un salon à
part. Je me rappelle, entre autres soirées, celle où
Henri Martin nous lut une tragédie de sa façon,
— oui, une tragédie en cinq actes et en vers,
Vercingétorix. Il y avait peu d'élus, six ou sept
personnes, tout au plus. J'étais assis à côté de
Mme d'Haussonville, fort vive et fort distraite,
comme on sait. Henri Martin lisait mal; l'intérêt
LE DINER BRIZEUX l8y
languissait parfois; ma belle voisine s'agitair, se
tournait vers moi, me regardait en face, en ayant
l'air de me dire : « Y comprenez-vous quelque
chose? Cela vous intéresse-t-il? » J'avoue qu'il
me fallut une grande force d'âme pour garder
mon sérieux. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est
que les vers du bon et honnête historien n'étaient
pas plus mauvais que bien d'autres, et ne trahis-
saient nullement l'inexpérience et la gaucherie
auxquelles je m'attendais. Ils valaient bien sa
prose.
En voilà assez. Retournons au café Caron.
Peut-être, en parlant des poètes qui formaient
notre petit groupe du dîner Brizeux, aurais-je dû
essayer de caractériser leur talent. Cela m'eût
entraîné trop loin. Je me bornerai à une simple
remarque : c'est que tous, y compris Brizeux lui-
même, nous relevions d'un jeune ancêtre com-
mun dont l'influence, à partir de 1820, domine
toute la poésie moderne. Je veux parler d'André
Chénier. Invisible dans Lamartine, dont les
zMéditations sont presque contemporaines de
l'apparition des poésies posthumes d'André, ca-
chée avec un art infini chez Victor Hugo, cette
influence est déjà plus sensible chez Alfred de
Vigny; elle éclate au grand jour avec Barbier et
Brizeux. zMavie procède des Idylles et des Élégies,
comme les Ïambes de Barbier des derniers vers du
prisonnier de Saint-Lazare.
1 86 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Ce cher dîner Brizeux! il n'aura pas duré
longtemps, quoiqu'il existe encore. Il est bien
menacé : il va avoir le sort de toutes les choses
d'ici-bas; ses instants sont comptés. Barbier, La-
prade, Saint-René Taillandier ne sont plus; leur
place est vide. Des cinq convives du début, deux
seuls restent encore, Lacaussade et moi. L'âge a
blanchi nos cheveux : il nous avertit. Nous n'en
continuons pas moins chaque année notre dîner
commémoratif. Puis ce tête-à-tête cessera aussi,
et le dernier survivant lèvera seul son verre, le
16 avril, en portant un toast silencieux et soli-
taire à la mémoire de l'auteur de zMarie, jusqu'à
l'heure où il ira à son tour rejoindre les autres
convives disparus du dîner Brizeux.
VII
qAUTOU\VE UcACcAVÊiMIE
Njîy i je parlais de l'Académie aujourd'hui
*ij et des souvenirs qu'elle m'a laissés?
§£P*§ J'espère que mes lecteurs voudront
bien faire avec moi, sans trop de fatigue, ce petit
voyage autour de l'Académie. On côtoyé souvent
les îles sans y aborder; cela n'empêche pas d'en
parler, — au contraire. On n'en voit que les
grands aspects: de loin les petitesses disparais-
sent. Côtoyons donc l'Académie.
Je n'y suis pas entré, mais j'en ai fait un peu
le tour à diverses reprises. Cette circumnaviga-
tion, d'ailleurs, me permettra d'esquisser encore
quelques grandes figures, et de parler en passant
de divers écrivains qui ne méritent pas une étude
1 88 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
particulière, ou que je n'ai fait qu'entrevoir. J'ai
eu des prix, — et même des voix, — à l'Aca-
démie : l'occasion m'a donc été donnée de voir
de près beaucoup d'immortels, en qualité de
juges ou de patrons. Si je n'ai pas pénétré dans
le temple, j'ai été admis dans l'atrium, je connais
le vestibule; la porte du sanctuaire s'est même
entr'ouverte un instant devant moi, et j'ai pu
jeter un coup d'oeil sur ses mystères. J'en garde
un souvenir reconnaissant et amusé. Je suis donc
en bonne posture pour parler de l'Académie,
comme il convient.
Le premier contact que j'eus avec la docte
assemblée eut lieu en 1860, à l'occasion des prix
Monthyon. Mes amis avaient décidé que je devais
présenter mon premier recueil des Têtus poèmes
au choix de l'Académie. Ils avaient eu raison. La
commission, dont M. Guizot était le rapporteur,
avait conclu en ma faveur, et mon volume devait
représenter la poésie parmi les œuvres couron-
nées, suivant les termes du testament de M. de
Monthyon, comme étant les plus utiles aux mœurs !
On m'avertit de cette décision favorable, et je
m'en réjouissais, quand un second avis me par-
vint de la même main amie; elle m'écrivait de
me tenir sur mes gardes, de ne pas m'endormir
sur ce premier succès, vu que j'avais des concur-
rents redoutables, entre autres M. de Beauchêne,
auteur d'une Vie de Louis XVII, lequel s'agitait
AUTOUR DE L'ACADÉMIE 1 89
beaucoup pour faire invalider à son profit, par
un vote de l'Académie plénière, les conclusions
du rapporteur de la commission. « Allez voir vos
juges, me disait-on, défendez-vous, sinon vous
risquez de perdre votre procès gagné en première
instance. » Je ne me le fis pas dire deux fois :
cette idée d'aller voir de près les immortels me
souriait trop pour que j'eusse la moindre hésita-
tion; je me mis donc en campagne, et je com-
mençai naturellement par M. Guizotdont le rap-
port était ainsi menacé d'un échec, suivant l'avis
bienveillant qui m'était parvenu.
Je trouvai M. Guizot dans sa petite maison de
la rue Ville-l'Évêque, assis à son bureau, travail-
lant devant le buste en bronze de Washington
qui le dominait, entouré de livres et de papiers.
Je reconnus cette belle tête, aux grands yeux in-
telligents et dominateurs, que j'avais admirée à
la tribune, vingt ans auparavant, dans les luttes
de la coalition. Le temps l'avait respectée, comme
il arrive aux figures dont la beauté repose sur
une ossature harmonieuse et des traits réguliers.
Cet homme célèbre, cet orateur accompli, cet
historien, ce penseur, qui avait tous les dehors
et presque tous les dons de l'homme d'État, et
dont la raideur officielle et la hauteur apparente
étaient légendaires, vu de près et chez lui, était
le plus affable et le plus aimable des hommes.
Ce contraste est plus fréquent qu'on ne pense.
1 1
IQO SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Il y a forcément du théâtral dans l'orateur et
dans l'homme politique; il lui faut un masque
rigide sur la figure pour la cacher, et un cothurne
d'airain aux pieds pour le grandir; ne doit-il pas
se faire voir et se faire entendre de loin?
Il me reçut avec une aménité charmante, me
rassura, me dit que nous faisions cause commune
et qu'il me défendrait en défendant son rapport;
il ajouta même, avec une nuance de fierté visible,
qu'il ne croirait jamais que l'Académie se permît
d'invalider un de ses rapports. Il avait raison :
j'eus le prix.
En attendant, je continuai mes visites. Je ne
ferai mention que de deux ou trois, avant de
parler de la visite qui m'intéressait le plus, je
veux dire celle à Alfred de Vigny.
J'allai d'abord chez M. Lebrun, l'auteur de
{Marie Smart, un grand vieillard au teint coupe-
rosé, aux manières de cour, visiblement sur son
déclin. Je lui parlai de ses vers, et particulière-
ment de son Voyage en Grèce, dont j'avais heureu-
sement lu quelques fragments : cela fait toujours
tant de plaisir aux poètes ! Je sortis, convaincu
qu'il voterait pour le jeune confrère qui connais-
sait si bien les œuvres de ses devanciers. De là,
je me rendis chez M. Biot, l'illustre savant. J'y
reçus l'accueil le plus bienveillant. Il m'assura
qu'il avait lu mes Terits poèmes avec un grand
plaisir, ajoutant avec grâce que l'Académie n'avait
AUTOUR DE l/ACADÉMIE
I9I
pas souvent la bonne fortune de couronner de si
bons vers. Je trouvai charmant, comme on le
pense bien, cet aimable savant dont la tête belle
et puissante me frappa par sa ressemblance avec
celle du grand Goethe, qui m'était si familière : car
je possédais un des rares exemplaires du masque
pris sur sa figure, le jour de sa mort; ce plâtre
m'avait été donné par Ary Scheffer, qui le tenait
de la grande-duchesse de Weimar.
Je ne fus pas aussi heureux dans ma troisième
visite, chez M. Viennet. La gouvernante fit quel-
ques difficultés pour m'annoncer, prétendant que
son maître ne pouvait me recevoir, qu'il était in-
disposé, malade, quand tout à coup une voix
s'éleva de la chambre voisine, une forte voix
irritée qui clamait : « Non, non, je ne suis pas
malade! laissez entrer! qu'est-ce qu'on me veut?»
Et je fus introduit auprès de l'ancien pair de
France. Je vis un vieillard en robe de chambre,
rude et sec, aux traits creusés, au geste raide, qui
me demanda brusquement l'objet de ma visite.
Je le lui dis : « Ah ! c'est vous, s'exclama-t-il, qui
avez écrit La zMort du Juif errant! Je ne voterai
pas pour vous; vous êtes un romantique! » J'es-
sayai de l'adoucir; sa colère m'amusait : je me
rabattis sur le style et mon respect de la langue.
Mais je plaidai en vain les circonstances atté-
nuantes. Malheureusement, je ne pouvais pas lui
citer un vers de ses fables ou de sa Frcmciade ; je
IQ2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
ne les avais pas lues. Je dus battte en retraite et
je regagnais la porte que l'irascible vieillard me
criait encore d'une voix forte, comme si j'étais
un candidat attendant sa succession : « Adieu,
monsieur, sachez que je ne suis pas malade; je ne
suis jamais malade ! » Le bonhomme avait cepen-
dant une maladie étrange, une cécité morale in-
curable : il se croyait aussi spirituel que Voltaire
et s'estimait le premier poète de l'époque.
En me rendant rue des Écuries-d'Artois, chez
Alfred de Vigny, je me rappelais avoir déjà vu
ce poète exquis, vingt ans auparavant, chez de
jeunes et aimables Américaines de Boston,
Mlles de Prêt. Il était alors dans tout l'éclat de sa
force et de son talent. Je me demandais si l'âge,
et le silence où il s'était enseveli, n'avaient pas
fait de lui aussi un vieillard comme ceux de ses
confrères que je venais de visiter avec des for-
tunes diverses. En 1840, il avait déjà dépassé la
quarantaine, mais on ne lui aurait donné que
trente ans. Une tournure et une tenue élégantes,
de beaux cheveux blonds retombant sur le cou,
de courts favoris, le nez aristocratique, la bouche
fine et les yeux pleins de douceur, tel était le
souvenir qui m'était resté de l'homme du monde.
Mllcs de Prêt m'avaient forcé à écrire quelques
vers sur leur album, — c'était la grande mode
alors que ces albums. — Je m'étais exécuté; mais
mes rimes avaient eu pour voisine de page une
AUTOUR DE L'ACADÉMIE 10}
poésie d'Alfred de Vigny, et j'en étais à la fois
honteux et flatté. C'est sans doute à cette circon-
stance, comme à ma grande jeunesse, que j'at-
tribue la maladresse que j'eus alors de ne pas
profiter de l'occasion qui m'était offerte d'appro-
cher de plus près le poète de zMoïse et d'Eloa. Il
est vrai que son attitude froide et réservée n'était
pas très encourageante et ne facilitait guère une
connaissance plus intime. Malgré ma grande ad-
miration et mon désir secret, je ne fis donc alors
qu'entrevoir Alfred de Vigny.
Puis, comme la pensée a d'involontaires sou-
bresauts, tout en cheminant, un autre souvenir
de ma jeunesse se mit à rire dans ma mémoire
en songeant à la femme du poète. Je ne l'avais
aperçue qu'une ou deux fois; elle sortait peu;
elle était sans beauté, commune même, il me
semble. Mais il y avait sur elle une légende qui
nous avait bien amusés; la voici : elle était la fille
d'un colonel anglais qui avait servi dans l'Inde,
et elle devait être fort riche quand Alfred de
Vigny demanda sa main. Le mariage accompli,
l'héritière se trouva pauvre et la réalité fut loin
de répondre aux espérances que la jeune femme
avait laissé entrevoir, ou fait concevoir. Le
noble poète, à coup sûr, ne lui fit pas de re-
proches; mais elle, la pauvre femme, s'en fit de
cruels, et, pour expliquer ce mécompte, on pré-
tendait qu'elle s'était jetée au cou de son mari
194 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
en lui disant dans son jargon : « Oh! je avé
trompé vo, parce que je aimé vo ! » Vrai ou faux,
ce mot si drôle et d'un comique si profond était
passé en proverbe dans le monde spirituel et
moqueur de l'Arsenal, et il m'était revenu à la
pensée au moment où je sonnais à la porte du
grand poète.
Le domestique m'introduisit dans un salon et
j'attendis avec une certaine émotion la venue du
maître. Ce salon m'eût paru meublé de la façon
la plus simple, je dirais même la plus bourgeoise,
si le regard n'avait pas été invinciblement attiré
et retenu par un magnifique portrait du temps
de Louis XIV qui surmontait le canapé. C'était
le portrait de Regnard dans toute sa beauté,
peint par Rigaud : on eût dit un Byron en per-
ruque. Sur le mur, en face, s'étalait une carte de
l'Italie supérieure couverte d'épingles multico-
lores avec drapeaux, indiquant la position des
armées française et autrichienne dans la guerre
de l'année précédente. Je ne pus m'empêcher de
sourire de cette exhibition inusitée dans un salon
et chez un poète; l'intention en était trop évi-
dente : on voulait rappeler aux visiteurs le capi-
taine de la garde royale et les aspirations mili-
taires de la jeunesse du maître de céans. Sur un
guéridon dormaient quelques livres épars, parmi
lesquels j'eus l'agréable surprise de reconnaître
le volume de mes Terirs poèmes; il était même
AUTOUR DE L'ACADÉMIE 195"
ouvert, et il avait été lu, car je remarquai des
coups de crayon en marge de plusieurs passages :
était-ce une critique ou une approbation que ces
signes muets ? Je me promis bien de le demander
au noble académicien.
11 vint enfin et me surprit dans cette lecture et
cette méditation. Je lui fis mes excuses de cette
indiscrétion et j'osai lui demander le sens qu'il
avait attaché à ces coups de crayon : « Ces
marques ne sont nullement improbatives, me
dit-il, au contraire. Voyez ce vers de l'Elkovan :
L'implacable soleil penche son front pâli.
J'ai souligné implacable; l'épithète est heureuse;
c'est celle qui convenait. » Puis il me parla de
mes poésies avec éloge et m'assura de son vote le
plus gracieusement du monde.
Sa voix était douce, insinuante ; sa physionomie
avait gardé sa noblesse et son caractère; il por-
tait toujours ses cheveux longs, enroulés sur le
cou; ils étaient devenus gris de blonds qu'ils
étaient jadis, ce qui ne changeait presque pas la
nuance. Il penchait légèrement la tête en par-
lant. Bref, je le retrouvai presque tel que je l'avais
vu autrefois, mais avec l'attristement obligé et la
lassitude que les années amènent forcément avec
elles, même chez les plus récalcitrants. Au cours
de la conversation, je lui fis part d'un de mes
I96 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
projets poétiques, un poème sur Jeanne d'Arc,
non pas en alexandrins et à la façon épique et
solennelle, mais bien sous une forme plus mo-
derne, plus souple, une suite de petits tableaux,
d'idylles, en vers de huit pieds, comme le Ro-
mancero du Cid. Il m'en détourna avec une cer-
taine vivacité. Je me laissai convaincre. Je le
regrette à présent. Je persiste à croire que c'est
sous cette forme seule qu'il y aurait moyen de
traduire en poésie cette adorable figure de Jeanne
d'Arc que tous les arts se sont efforcés de repré-
senter, sans avoir pu jamais la rendre dans sa
beauté naïve, unique et souveraine. Si j'étais plus
jeune, je risquerais l'aventure. Il y a des tenta-
tives si nobles que même les failures, comme dit
le poète d'Endymion, honorent l'artiste qui s'y est
exposé. Et cependant en dehors des objections
techniques ou philosophiques, comme celles que
de Vigny pouvait avoir, il y en a une plus pro-
fonde, plus intime, que je n'ai jamais pu réfuter
ou refouler victorieusement et qui persiste en
dépit de moi-même : c'est l'idée que Jeanne
d'Arc partage avec l'Évangile le privilège d'ha-
biter une région supérieure à la poésie. Elle dé-
passe l'art. Là où l'art n'a plus sa liberté, là 011 il
ne peut et ne doit rien ajouter, où il ne trans-
forme pas à sa guise, il perd son droit et ses fa-
cultés. Il est vaincu d'avance par la grandeur et
la divine simplicité de la réalité. C'est ce que
AUTOUR DE L'ACADÉMIE \Ç)~J
j'ai dû répondre un jour à Msr Dupanloup qui
me demandait, par une lettre aussi flatteuse que
brève, de chanter Jeanne d'Arc, comme j'avais
chanté la liberté. Mais revenons à Vigny; ma
visite n'est pas terminée.
A propos du poème épique, il amena la con-
versation sur le Ramayana et les livres sanscrits;
il se déploya avec une visible complaisance sur
ce sujet peu banal alors, et peut-être aussi avec
le désir d'étonner son jeune visiteur par sa con-
naissance de cette poésie lointaine et peu ex-
plorée. Je le laissai aller, sans lui marquer,
comme j'en étais tenté d'abord, que je n'étais
pas tout à fait novice en pareille matière, et que
l'Allemagne et l'Angleterre m'avaient déjà mis
au courant de cette littérature exotique. Il y avait
longtemps que j'avais lu et que je possédais la
Sakontala d'Hirzel et le résumé du Ramayana
des Indische Sagen d'Holtzmann. Cependant, à
à la fin, je ne pus m'empêcher de lui montrer
par un mot que je l'avais compris et suivi avec
l'intérêt d'un initié. L'amour-propre est toujours
bavard, et il faut une longue étude, une longue
pratique des hommes et des choses pour lui ap-
prendre à vivre et à savoir se taire.
En me reconduisant, Alfred de Vigny me
montra, dans une armoire vitrée formant biblio-
thèque, une série de petits cahiers, de calepins,
remplis de notes qu'il écrivait au jour le jour.
I98 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
C'est de là sans doute qu'est tiré le volume si
précieux que nous a donné son jeune ami et léga-
taire L. Ratisbonne, sous le titre de Journal d'un
poète.
Telle fut ma visite à Alfred de Vigny. Je sortis
enchanté, croyant bien fermement que ce ne se-
rait pas la dernière. Je me trompais. Il mourut
deux ou trois ans après, et comme j'attendais tou-
jours que j'eusse un nouvel ouvrage à lui offrir,
je laissai passer les jours où j'aurais pu le revoir.
Je l'ai amèrement regretté; il me semblait
qu'il aurait pu m'aimer, que ma jeune admira-
tion lui aurait fait du bien, car il portait visible
dans toute sa personne l'empreinte de la tristesse,
du découragement, d'une sorte d'amertume hau-
taine envers la destinée. On sentait en lui plu-
sieurs ambitions trompées. Il portait sans doute
ces déceptions avec une grande noblesse, avec
une fierté de gentilhomme pauvre et de génie
méconnu, mais qui n'était pas sans raideur d'at-
titude.
Il avait conscience qu'il n'était pas à sa vraie
place dans la vie et dans la gloire; il s'était fait
du silence dans sa vieillesse une seconde tour
d'ivoire, et il s'y préparait par la solitude et
l'abandon au grand nirvana dont il était l'adepte.
Quoiqu'il eût adopté pour devise son beau vers :
Seul, le silence est grand, et le reste est faiblesse,
AUTOUR DE L'ACADÉMIE 1 99
il n'en écrivait pas moins pour la postérité. Son
dernier volume contient peut-être ses plus belles
poésies : elles sont immortelles. Il lui arrive
maintenant, comme à Shelley, une gloire pos-
thume, qu'il prévoyait peut-être, qu'il espérait à
coup sûr. La jeune génération s'est chargée de
lui payer, et lui payera largement de plus en plus,
la dette que ses contemporains ont incomplète-
ment acquittée.
Ajoutons que malgré quelques légères fai-
blesses, le caractère, chez lui, est à la hauteur du
talent, et c'est un éloge que l'on ne peut pas
adresser à tous les poètes, malheureusement. Je
garde de cette noble et touchante figure un sou-
venir attendri, heureux de l'avoir fait revivre un
moment aux yeux de ses nombreux admirateurs.
Voilà mes premiers pas autour de l'Académie;
ma seconde étape eut lieu sept ans plus tard, en
1867, à l'occasion du prix de poésie. L'Académie,
qui de tout temps et sous tous les régimes se
complaît dans une opposition — légère et inno-
cente — au gouvernement, quel qu'il soit, avait
trouvé bon de faire une niche à l'Empire en pro-
posant pour sujet du concours de poésie la zMort
de Lincoln. Un républicain et un président de ré-
publique, quelle bonne aubaine ! Quelle mine
d'allusions désagréables et de satire indirecte!
Je suppose que c'étaient Montalembert et Ville-
200 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
main qui, dans leur haine de Napoléon III,
avaient soufflé cette idée à l'Académie.
Cette idée me sourit aussi parce que j'avais
l'Empire en horreur et que le coup d'État avait été
une des grandes douleurs de ma vie. Les généra-
tions actuelles, qui vivent sous un régime de
liberté et même de licence, ne peuvent se faire
une idée de la compression qui pesait sur nous à
cette époque; toutes les issues étaient fermées,
on étouffait. Ceci dit pour expliquer, ou excuser,
si l'on veut, le sentiment de l'Académie, — et le
mien. — Je concourus donc, et j'eus le prix.
Mais avant d'entrer dans les détails, au risque de
scandaliser l'Académie et les poètes, je dirai en
toute sincérité ce que je pense de ces concours
de poésie et de cette institution académique.
Je la trouve détestable, parfaitement antilitté-
raire, et surtout antipoétique. Elle n'est bonne
qu'à encourager, à susciter des versificateurs, et
nullement des poètes. Qui dit poésie, dit liberté,
— liberté dans le choix du sujet, liberté dans la
forme et les idées; — puis à qui appartient-il,
sinon au poète, au créateur, de trouver, de dé-
cider si telle idée est poétique ou non? Or, une
assemblée — même de quarante immortels —
où il y a trois ou quatre poètes tout au plus,
comment peut-elle trouver des sujets propres à
la poésie? Fût-elle inventée par les trois ou quatre
poètes académiciens, l'idée choisie n'en est pas
AUTOUR DE L ACADEMIE 2QI
moins imposée aux concurrents, et par consé-
quent étrangère à leur propre inspiration. Aussi
les trois quarts du temps le sujet proposé n'est-il
qu'oratoire, et nullement poétique. La éMort de
Lincoln, par exemple, en est la preuve. Qu'y a-t-il
là de poétique, je vous le demande? C'est ma-
tière à un prix d'histoire ou d'éloquence, rien de
plus. On n'en peut tirer qu'un panégyrique en
vers, une sorte d'oraison funèbre en alexandrins.
C'est de cette façon que j'essayai de sortir de ce
mauvais pas. En face d'un pareil sujet, la muse se
voile et s'envole; tout poète en conviendra.
Cela ne m'empêcha pas de concourir, comme
je l'ai dit, et pour des raisons qui n'avaient nul
rapport avec la vraie poésie. Moi aussi, je voulais
faire pièce à l'Empire et lui dire des vérités désa-
gréables; en outre, l'avouerai-je? j'étais curieux
de voir si l'Académie aurait le courage de les
couronner et de leur donner sa consécration.
Toute ma composition n'avait pour but que de
faire résonner sous la coupole de l'Institut —
malgré la méchanceté des rimes — les derniers
vers de mon poème :
Et l'avenir mettra ton Image et ton nom
Plus haut que les Césars, — auprès de Washington.
J'y réussis, mais ce ne fut pas sans peine, comme
on va le voir.
M. Villemain, le secrétaire perpétuel de l'Aca-
202 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
demie française, avait infiniment d'esprit; mais
cette vive et belle intelligence avait des éclipses :
elle s'obscurcissait par moments. Je ne sais quels
nuages passèrent devant ses yeux quand la com-
mission eut décerné le prix à ma composition,
— comme on dit au collège, — et que l'on eut
décacheté le pli qui contenait ma devise et mon
nom. Il fut pris de scrupules à certains passages,
et me demanda de les retrancher ou d'y faire
quelque changement... J'y consentis sans peine.
Il avait vu quelque chose de malséant pour la
Russie dans deux ou trois vers, où je disais que
la libre Amérique semblait avoir été inventée
pour servir de contrepoids à l'énorme empire des-
potique des tsars,
Qui sur trois continents pose ses pieds glacés.
Nous étions loin de l'alliance russe alors; mais
Villemain se rappelait sans doute qu'il avait mé-
rité les bonnes grâces d'Alexandre en 181 f. Inde
irœ. Il fut donc convenu que je comparaîtrais de-
vant la commission du prix de poésie, afin de
procéder aux changements désirés par lui et ac-
ceptés par moi. Le lendemain, l'excellent M. Pin-
gard père me conduisit, malgré sa goutte, dans
un vestibule donnant sur une petite salle où se
tenaient les membres de la commission, et me
pria d'attendre. J'entendais le murmure confus
AUTOUR DE L'/\CADÉM!E 20^
d'une discussion à travers les murs. Enfin je fus
introduit dans le sein de l'aréopage; il ne se com-
posait que de cinq ou six juges assis autour d'une
table à tapis vert : M. Villemain présidait. Il
exposa l'affaire et conclut en me demandant de
retrancher deux vers. Je répondis que je change-
rais tout ce qu'on voudrait, que je supprimerais
quatre, huit, ou même douze vers au besoin, mais
que je ne pouvais pas biffer deux vers sans blesser
les lois de la prosodie française. On ne compre-
nait pas mon objection : une discussion s'éleva;
elle devenait confuse, quand une voix s'éleva
disant : ce Mais monsieur a raison; on ne peut pas
retrancher deux vers seuls sans commettre la
faute d'accumuler quatre rimes du même sexe
dans les alexandrins restants. Il faut donc suppri-
mer quatre vers et les multiples de quatre. » Je
bénis mon défenseur inconnu, — un confrère en
poésie sans doute, — j'appris en sortant que
c'était M. de Pongerville, le traducteur de Lucrèce.
Bref, on maintint mon texte, malgré M. Ville-
main, et ma pièce n'en fut pas moins lue en en-
tier, et fort bien lue, par M. Legouvé.
Deux ans après, en 1869, je concourus encore,
et j'eus encore le prix de poésie. Quelle inconsé-
quence! dira-t-on, et quelle entorse à ma théorie
subversive sur ces sortes de concours, telle que
je viens de l'exposer! Mais non, l'inconséquence
n'est qu'apparente. Cette année-là, sous je ne sais
204 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
quelle influence intelligente et heureuse, l'Aca-
démie n'avait pas donné de sujet; elle laissait
les poètes libres de lui adresser leur œuvre sans
étiquette officielle. Je venais d'achever un petit
poème, Sémeia, qui m'avait tenté autant par
l'extrême difficulté de son exécution que par sa
poésie orientale et son allure fantastique. Méri-
mée, qui prisait peu les vers, en fut très frappé,
sans doute précisément à cause de ce fantastique
et de la difficulté vaincue. Il m'en fit compliment,
et le bon Sandeau s'empressa de m'écrire séance
tenante que j'avais remporté le prix. Seméia m'at-
tira bien d'autres témoignages; mais je me rap-
pelle surtout ces deux-là avec plaisir.
Cette fois-là, je n'eus pas le moindre démêlé
avec M. Villemain. Il me tendit seulement un
petit piège que j'évitai facilement. Comme il
était chargé, en qualité de secrétaire perpétuel,
de donner le résultat des concours et de proclamer
les gagnants de cette loterie, il me demanda,
pour m'éprouver sans doute, de lui réciter les vers
que je trouvais les meilleurs dans mon petit
poème. Je lui répondis que je ne savais pas un
seul de mes vers par cœur, — ce qui était la vé-
rité. « Et pourquoi cela? dit-il. — Pour ne pas
m'encombrer inutilement, » répondis-je. Il parut
satisfait de ma réplique et n'insista pas.
C'était une figure singulière que ce M. Ville-
main, et je ne devrais pas le quitter sans en faire
AUTOUR DE L ACADÉMIE 20f
un loger crayon. On saie combien il était difforme
et laid; un teint cadavérique et des traits incohé-
rents; mais la flamme de l'intelligence brillait
dans ses yeux, et une certaine dignité dans ies
manières rappelait l'ancien grand-maître de l'Uni-
versité et l'ami de M. de Narbonne. A côté de
cela, nul goût et nul besoin d'élégance; son ap-
partement au palais Mazarin était un vrai bouge:
des livres et des liasses de papier éparpillés par-
tout, pas de tapis, l'ignoble carrelage rouge à
demi usé, des murs nus et sales au badigeon dé-
fraîchi; une vraie tanière de savant. Son succes-
seur, M. Patin, eut toutes les peines à nettoyer
cette écurie d'Augias et à l'embellir. Le très
aimable secrétaire perpétuel d'à présent en a fait
un des plus élégants appartements de Paris. Il
voulait faire de ce salon le point de réunion des
candidats et des immortels, me disait-il un jour.
A-t-il réussi? Les candidats viennent bien sans
doute, mais la difficulté est d'amener les acadé-
miciens. Il n'y a pas, parmi ces soi-disant con-
frères, l'union, la cohésion que le vulgaire sup-
pose; on se voit aux séances et cela suffit; au
sortir de là, chacun rentre dans son monde et y
reste. Il en était du moins ainsi, il y a quelques
années. Je me souviens de l'amertume avec
laquelle Laprade s'en ouvrit un jour avec moi; il
avait cru, en étant élu à l'Académie, qu'il entrait
dans un salon où tout le monde était sur un pied
I .2
2o6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
d'égalité et d'intimité au moins apparente. « C'est
à peine, me disait-il, si certains de mes confrères,
même ceux qui ont voté pour moi, ont l'air de
me reconnaître. » Et je lui répondais : « Mon ami,
tous les Olympes se ressemblent et les dieux sont
ainsi; chacun a son atmosphère et son empire
qui lui suffisent. Les hommes seuls ont des frères
et des amis. »
Outre les relations académiques qui m'avaient
mis en contact avec M. Villemain, j'avais l'hon-
neur de le rencontrer dans sa famille, chez
Mme Desmousseaux de Givré et sa fille la mar-
quise de Boispéan. Je ne l'ai pas entendu dans sa
chaire ou à la tribune; mais dans un salon ou chez
lui, il était un causeur merveilleux, et j'ai pu juger
de ce que j'appellerai son éloquence de table ou
de cabinet. Il fallait l'entendre sur les Turcs et les
Grecs! et quelquefois aussi sur ses confrères! il
avait des mots terribles ; je ne veux pas les re-
dire. Je me rappelle surtout un dîner chez Mme de
Boispéan, où il fut étincelant de verve, de mé-
chanceté et d'esprit. Malgré sa laideur, il vous
laissait l'impression d'un grand seigneur de l'in-
telligence; on pensait à Caliban qui aurait volé
l'esprit d'Ariel.
Après ces deux succès au concours de l'Aca-
démie, des amis trop bienveillants et trop pressés
me poussaient à poser ma candidature. Je fis la
sourde oreille, trouvant mes titres trop légers, —
AUTOUR DE L'ACADÉMIE 207
quoique académiques, — et j'étais en train de
composer mon poème de éMarcel, quand la
guerre, la funeste guerre de 1870, fut déclarée.
Je n'ai pas à dire ici mes sentiments ; j'étais navré,
je connaissais trop bien la force et la haine de
l'Allemagne, comme je l'ai dit en parlant de
Mérimée. J'achevai brusquement mon poème.
Aussitôt qu'un peu de calme rentra dans ma vie,
à la conclusion de la paix, et que les Prussiens
eurent quitté la vallée du Doubs, je revins à Paris
pour voir les ruines de ma demeure; je ne son-
geais guère à l'Académie, quand une circonstance
imprévue me fit tourner les yeux de ce côté.
J'étais allé voir A. Cochin à la préfecture de Ver-
sailles, ou l'amitié de M. Thiers venait de l'ap-
peler. Cochin, que j'avais connu en Allemagne
et retrouvé chez M. de Montalembert, avait lu et
très apprécié mes Tetits poèmes. J'eus l'agréable
surprise de trouver mon volume sur le bureau du
jeune préfet. « Quelle bonne note pour tous les
deux! lui dis-je en riant. — Vous avez plus de
succès que vous ne le supposez, me répondit-il.
Msr Dupanloup est venu me voir hier ; il a trouvé
votre volume sur ma table, il l'a ouvert, s'est mis
à le lire en commençant par La zMori du Juif
errant, il l'a lu jusqu'au bout, et savez-vous ce
qu'il m'a dit en refermant le volume? « Pourquoi
« M. Edouard Grenier n'est-il pas de l'Aca-
« demie? »
208 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Je remerciai Cochin de cet aimable reportage,
comme on dit à présent, et je lui dis que je m'en
autoriserais pour aller voir l'évêque d'Orléans et
faire connaissance avec lui. J'y allai, en effet : il
demeurait alors dans un couvent du faubourg
Saint-Germain, dont j'ai oublié le nom. Je fus
reçu par un grand vieillard à bec d'aigle, au teint
animé et couperosé, qui voulut bien me confirmer
le dire de Cochin et me répéter son exclamation
à lui: a Je vous l'avouerai franchement, continua-
t-il, je n'avais rien lu de vous : je cédai à un
simple mouvement de curiosité en prenant en
main votre volume, et j'ai été entraîné. Oui,
monsieur, vous devriez être des nôtres; présentez-
vous, je vous donne ma voix d'avance. »
A quelque temps de là, il y eut un fauteuil va-
cant. Malheureusement j'avais perdu mon meil-
leur, mon plus zélé et actif patron à l'Académie:
M. de Montalembert. Que de fois, en 1869, ne
m'avait-il pas dit : « Dans un an ou deux vous
serez notre confrère! » Il comptait sans la mort:
on peut être un grand orateur et un mauvais pro-
phète. — Avant d'écrire ma lettre de candida-
ture, j'allai voir l'évêque d'Orléans qui m'encou-
ragea fort, puis M. de Rémusat, alors ministre
des Affaires étrangères à Versailles, sous la prési-
dence de M. Thiers. On le sait, c'est dans cette
ville, et dans le palais de Louis XIV, que s'était
réfugié presque tout le gouvernement de la nais-
AUTOUR DE L'ACADÉMIE 209
santc Republique. Après avoir fait antichambre
quelque temps, à coté de M. de Noailles qui allait
partir pour Rome comme ambassadeur, je fus
introduit auprès du ministre. Je le trouvai accoudé
tristement dans un coin de son bureau, la tête
dans ses deux mains, plongé dans une profonde
et sans doute amère méditation. J'aimais et j'ad-
mirais M. de Rémusat; je l'avais rencontré dans
le monde, je l'avais vu brillant, spirituel, profond
même avec grâce : un esprit vraiment français et
charmant. Je me souviens surtout d'un déjeuner
que je fis à côté de lui, un jour, au café d'Orsay;
il est impossible d'être plus intéressant, plus
varié, plus fin qu'il ne se montra dans cette heure
de libre causerie. Il goûtait fort la poésie, et me
prouva, à diverses reprises, qu'il connaissait et
appréciait mes œuvres. Avec M. Vitet et M. de
Montalembert, il était un de mes meilleurs sou-
tiens à l'Académie.
Il m'accueillit donc avec une aimable familia-
rité. En me reconnaissant, il avait cru d'abord
voir venir à lui l'ancien secrétaire d'ambassade de
1848, qui n'avait pas voulu servir l'Empire, et
qui venait, sans doute, redemander un poste au
ministre des Affaires étrangères de la troisième
République. Je me hâtai de le détromper : ce II
s'agit de l'Académie, lui dis-je. — Ah! l'Acadé-
mie! » me répondit-il, avec un ton singulier où
il entrait autant de surprise que de douce ironie,
12.
2IO SOUVENIRS LITTÉRAIRES
comme s'il s'éveillait d'un rêve et se disait à lui-
même : Est-ce qu'il y a encore une Académie? et
il y a donc des gens qui songent à y entrer? —
Il ne m'en promit pas moins sa voix et le con-
cours le plus amical. Après avoir causé quelque
temps des difficultés de l'heure présente et des
blessures de la France, je le quittai attristé, ému
et reconnaissant.
Je n'eus pas à lui rappeler sa promesse, au
contraire; je lui écrivis, trois jours après, ainsi
qu'à l'évêque d'Orléans, pour les dégager de leur
parole. Je ne me présentai pas, et peut-être eus-je
tort ; mais j'ai toujours été plus docile aux conseils
de mes amis qu'à ceux de mon amour-propre ou
de ma raison. En revenant de Versailles, j'étais
allé voir Hetzel à qui je fis part de mon projet de
candidature. « Ne fais rien, me dit-il, avant que
je n'aie consulté là-dessus M. Legouvé; nul ne
connaît mieux que lui ce pays-là. » M. Legouvé
répondit que je n'avais nulle chance, et que je
n'aurais pas deux voix. Il se trompait, puisque
j'étais assuré déjà de celles de Msr Dupanloup et
de M. de Rémusat, et que je pouvais espérer
celles de MM. Guizot, Vitet, Sandeau, John Le-
moinne, Augier, Barbier, et peut-être d'autres
encore. Mais je m'inclinai, je m'abstins, et je n'y
pensai plus.
Je n'y pensais pas davantage, cinq ou six ans
après, quand un beau jour je reçus en Franche-
AUTOUR DE L'ACADÉMIE 211
Comté une lettre signée d'un de mes bons amis
de l'Académie, qui, au nom de plusieurs de ses
confrères, me conviait à poser ma candidature au
fauteuil de M. Patin, non pas dans l'espérance de
lui succéder, me disaient-ils, mais pour poser un
jalon, recueillir quelques voix et forcer ainsi
l'Académie à songer à moi dans l'avenir.
J'obéis encore, comme toujours, à cette voix
amie; je me rendis à cet appel; je revins à Paris,
l'élection devant avoir lieu dans une quinzaine de
jours, je me hâtai de faire mes visites, et sans la
moindre illusion, car les engagements étaient pris
et l'élu désigné d'avance et sûr de son succès.
Mais j'étais enchanté de faire encore une fois et
plus complètement le tour de l'Académie en toute
liberté.
Ces visites obligatoires doivent être très pé-
nibles pour un candidat sérieux qui croit toucher
au fauteuil et le mériter; mais il en est tout autre-
ment quand ce n'est qu'un galop d'essai et que
l'on n'a pas plus d'illusion que je n'en avais sur
le résultat final de la course. Alors ce n'est plus
une corvée, c'est une promenade dans le pays de
l'intelligence, une interview permise, une curio-
sité honnête qui se satisfait honnêtement.
Ma première visite, avant de rentrer à Paris,
avait été pour le duc d'Aumale, qui commandait
à Besançon le 7e corps d'armée : son accueil
fut charmant et du meilleur augure. Quoique
212 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
M§r Dupanloup crût devoir bouder l'Académie
depuis l'élection de Littré, et n'y vînt plus
le jeudi, j'allai le voir à Chaville, où il était en
villégiature. Il me dit, et il le répéta aux autres
candidats, qu'il m'eût donné sa voix, s'il n'eût
pas rompu avec l'Académie. A Paris, je vis mes
amis John Lemoinne, Augier, Sandeau, Laprade,
Barbier, C. Rousset, Méztères et Saint-René Tail-
landier, qui, en effet, votèrent pour moi, sauf Au-
gier et Sandeau, engagés envers A. Houssaye, qui
avait été directeur du Théâtre-Français, et qui, à
ce titre, pouvait compter sur les voix nombreuses
du clan des auteurs dramatiques. Le candidat sé-
rieux était M. Boissier, dont l'élection était assu-
rée et qui fut élu finalement. E. Manuel représen-
tait avec moi la poésie dans ce tournoi littéraire
peu émouvant, puisque l'issue en était connue d'a-
vance. Cette élection eut une singularité qui ne
s'est pas renouvelée depuis, si je ne me trompe :
un des immortels, M. Legouvé, je crois, avait fait
adopter une nouvelle procédure à l'Académie
française; il l'avait décidée à faire précéder l'élec-
tion de la discussion des titres candidataires,
comme cela a lieu à l'Académie des sciences. Le
jeudi avant l'élection, je fus donc discuté, comme
tous les autres concurrents, mais je le fus dans les
conditions les plus favorable. Saint-René Tail-
landier était directeur et présidait la séance. Quand
mon tour fut venu, Laprade énuméra mes titres,
AUTOUR DE L'ACADÉMIE 2 I 3
le bon Auguste Barbier l'appuya avec chaleur, et,
pour conclure, Saint-René cita quelques-unes de
mes meilleures pièces, entre autres les stances sur
le drapeau tricolore tirées de zMarcel. Cette lec-
ture, très bien faite, fit sensation, et le duc d'Au-
male ne craignit pas de s'écrier : « C'est de la
grande poésie! » (M'accusera-t-on encore d'être
trop modeste?) A la séance d'élection, le jeudi
suivant, j'allai attendre le résultat des votes à la
bibliothèque de l'Institut, auprès de mon vieil ami
Ludovic Lalanne, et John Lemoinne vint nous
l'annoncer : M. Boissier était élu. A. Houssaye
avait eu 1 1 voix, Éd. Grenier 7 et Manuel 1, au
premier tour.
Il y a de cela bien des années. On me deman-
dera peut-être pourquoi je n'ai pas continué à
me présenter. Les occasions ne m'ont certes pas
manqué. Ce qui m'a manqué, je vais le dire : c'est
un second appel de mes amis. Je l'attendais tou-
jours, à chaque fauteuil vacant, convaincu qu'ils
m'avertiraient encore à la première bonne occa-
sion, comme ils venaient de le faire à la mort de
M. Patin. Ils laissèrent échapper cette occasion.
J'étais trop fier pour réveiller leur négligence et
leur reprocher cet oubli. Les années passèrent;
la mort me prit un à un tous les académiciens qui
pouvaient songer à moi. Des immortels qui me
donnèrent leurs voix en 1877, — en y compre-
nant Msr Dupanloup, — il n'en reste plus à cette
214 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
heure que deux, M. le duc d'Aumale et Mézières.
Maintenant il est trop tard : on ne passe pas à
l'ancienneté dans cette compagnie-là. Je rencon-
trai, ces jours derniers, un académicien de ma
connaissance qui n'avait pas voté pour moi; il
me dit banalement, ou peut-être avec malice :
ce Eh bien, vous ne songez plus à nous?
— Non, lui répondis-je, je vise plus haut.
— Comment? répliqua-t-il, à demi suffoqué,
plus haut que l'Académie?
— Oui, je vise à m'en passer. »
Et je le laissai stupéfait et scandalisé; il était
de ceux qui ne peuvent se passer de distinctions
et d'honneurs officiels.
Je reviens sur les visites que je fis lors de cette
première et unique candidature. Il en est trois ou
quatre qui m'ont laissé un vif et amusant souve-
nir, et je demande la permission de les raconter
en détail. Commençons par M. de Loménie. Je
m'étais présenté deux fois et inutilement chez
lui; la troisième fois je demandai au concierge à
quelle heure je pourrais rencontrer son locataire
invisible. Il m'indiqua une heure pour le lende-
main, et je fus exact, sans être plus heureux que
les trois fois précédentes. Je laissai échapper un
mouvement de désappointement et d'impatience.
Le lendemain je revenais à la charge, et, cette
fois-là, j'étais enfin introduit. L'accueil que je
reçus fut des plus inattendus. Je trouvai un petit
AUTOUR DE L'ACADÉMIE 2!f
homme très animé, en colère même, qui me dit
à brûle-pourpoint : « Vous vous êtes plaint, mon-
sieur, de ne pas me trouver chez moi hier; mais,
sachez-le, nous ne sommes pas aux ordres des
candidats; j'ai autre chose à faire qu'à les rece-
voir : je suis professeur au Collège de France, ré-
pétiteur à l'École polytechnique, etc. » Je le laissai
achever son énumération et lui répondis froide-
ment que si j'avais insisté de la sorte et redoublé
mes tentatives de visites, c'est que je croyais rem-
plir un devoir et non exercer un droit, que je m'é-
tais figuré que, nous autres candidats, nous étions
obligés de nous présenter devant nos juges; mais
que s'il en était autrement, je ne pousserais pas
plus loin l'importunité et que j'avais l'honneur
de le saluer, en lui faisant mes excuses. Le petit
homme se calma subitement; il sentit sans doute
l'inconvenance de sa sortie, et me pria de m'as-
seoir. Je ne voulus pas être dur à mon tour, j'y
consentis, et, sans parler de l'Académie, je le
priai, puisque j'avais l'honneur de le voir, de
vouloir bien me dire oii il en était de son travail
sur Mirabeau, dont nous attendions la publica-
tion avec tant d'impatience, moi le premier qui
avais un culte pour ce grand homme; et la con-
versation s'engagea dans cette direction. Le petit
homme était tout à fait radouci et semblait avoir
oublié sa vivacité première quand je me levai; il
me reconduisit jusque sur l'escalier, et là, à ma
2 I 6 SOU V EN 1RS LITTÉRAIRES
grande stupéfaction, je l'entendis me dire en bais-
sant la voix : « Ne dites rien au concierge, je vous
en prie. » Je le rassurai bien vite, en lui répon-
dant que je ne parlais à la loge que suivant la
consigne écrite, en montant, jamais en descen-
dant, et j'allai rire à mon aise de cette singulière
visite sous les arbres voisins du Luxembourg.
Quelle différence avec l'accueil que je trouvai
rue d'Aumale, chez M. Mignet! Je me rappelais,
en montant l'escalier, celui qu'il m'avait fait au
ministère du boulevard des Capucines, trente-
six ans auparavant, et dont j'avais été si peu sa-
tisfait, comme je l'ai raconté dans mon article sur
Nodier. Je craignais de retrouver chez l'illustre
historien vieilli la même froideur diplomatique
que m'avait montrée le jeune et beau directeur
des Archives, dans ma jeunesse. Il n'y eut rien de
pareil; au contraire. Rien de plus aimable, de
plus encourageant que la façon dont je fus reçu
par M. Mignet. Il était à travailler; sa tête, belle
encore, était ombragée d'une visière verte qui ne
la défigurait même pas; il s'en désaffubla pour
causer avec moi, et je reconnus que l'âge avait
pu atteindre et creuser ses traits sans en détruire
la beauté native. Je lui rappelai ma visite de
1841, et nous causâmes, en riant mélancolique-
ment, de ces temps lointains. Je sortis enchanté;
je le revis quelquefois encore chez M. Thiers; et
ceci m'amène à parler de l'hôtel de la place Saint-
AUTOUR DE L'ACADÉMIE 217
Georges où j'avais aussi à faire ma visite offi-
cielle.
Je n'avais jamais approché M. Thiers, er,
comme on le pense bien, c'était un des hommes
que j'avais le plus à cœur de voir enfin de près.
L'illustre homme d'État n'était plus président à
cette époque (1877). Après avoir fondé et gou-
verné la République, il n'avait plus que son siège
à la Chambre et son fauteuil à l'Académie. Il
m'avait fait dire qu'il me verrait avec plaisir le
dimanche soir, jour où il recevait particulière-
ment ses amis. Lanfrey me présenta; je retrouvai
quelques figures de connaissance, M. Barthé-
lémy Saint-Hilaire, M. Mignet, E. Bersot et É. de
Girardin. M. Thiers me reprocha de m'y prendre
si tard pour cette élection : « Vous nous trouvez
tous engagés, » me dit-il. Il m'invita à revenir le
dimanche, et je me fis un plaisir de me rendre à
cette aimable invitation. Je revins en effet toutes
les semaines. Ce salon était bien intéressant :
outre la douzaine d'amis qui faisaient le fond de
ces réunions dominicales, on y voyait passer tout
ce que Paris et l'étranger avaient d'illustre ou de
connu. De tous les points de l'horizon politique
européen on venait voir M. Thiers, — M. le pré-
sident, — comme chacun l'appelait. On se grou-
pait d'ordinaire autour de lui, en restant debout
pour l'écouter dans son inépuisable et charmante
causerie. Au premier rang, je vois encore les trois
2l8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
jeunes Charmes qu'il aimait particulièrement,
Bersotet Lanfrey, quelquefois Emile de Girardin.
Sur un canapé près de la cheminée, Mme Thiers
essayait de tenir tête à la princesse Troubetskoy,
dont la jolie et très jeune fille ne paraissait guère
s'amuser dans ce grand salon sérieux. Mlle Dosne,
assise sous la grande glace, causait avec de vieux
amis comme Barthélémy Saint-Hilaire et Mignet.
Le soir de ma présentation, je la vis se pencher
vers son voisin Bersot en me regardant; je devinai
qu'elle lui demandait qui était cette nouvelle
figure, et j'entendis mon très cher et très spiri-
tuel ami lui répondre simplement : « C'est
Edouard Grenier; il a fait de jolis vers. » Or, je
ne sais si tous mes confrères sont comme moi,
mais je ne sais rien de plus exaspérant que ce soi-
disant éloge, pis à mes yeux que tous les dénigre-
ments : Faire des vers, même jolis, n'est-ce pas un
métier, un passe-temps, un ridicule parfois? Le
mot poète dit tout autre chose, et c'est une di-
gnité, même quand on ne figure pas au premier
rang. Voilà ce que je me promis bien de dire à
Bersot en sortant, et je le fis. Il rit de ma suscep-
tibilité, cita Yirritabile genus d'Horace, me serra
la main en m'appelant : Poète! et il m'appela
ainsi jusqu'à son dernier jour. Cher et héroïque
Bersot! n'aurai-je pas l'occasion de parler de vous
plus au long et de dire toute l'admiration et
l'amitié que je vous ai vouées par delà la mort?
AUTOUR DE L ACADÉMIE 2 1 9
— Ce soir-là, comme je sortais avec Bersor,
M. Thiers nous accompagna, ou plutôt l'accom-
pagna jusqu'à la porte du vestibule; il fut char-
mant pour le directeur de l'École normale, et fai-
sant allusion à son passage au ministère de
l'Instruction publique : « Moi aussi, lui disait-il,
je suis des vôtres, j'ai l'honneur d'être ou d'avoir
été un universitaire comme vous. »
J'ai réservé pour la fin le récit de ma visite à
Victor Hugo; elle vaut la peine d'être contée, et
elle me fournira l'occasion de parler de cet
étrange et merveilleux génie.
J'avais entrevu à peine une fois ou deux Victor
Hugo, dans ma jeunesse, à l'Arsenal. Il avait
alors quarante ans, la figure rasée comme un ac-
teur, ou plutôt comme un prêtre, et de fait il en
avait assez l'air : de longs cheveux noirs plats, un
teint pâle, les traits manquant de décision et de
noblesse, rien de remarquable et de beau, si ce
n'est le front haut et large, — signe certain du
génie, dit-il lui-même quelque part. Sous le rap-
port physique, il était visiblement inférieur à
Lamartine, de Vigny et Musset. Plus tard, la
barbe blanche et la vieillesse le mirent en meil-
leure apparence et lui firent une physionomie
d'Homère moderne et clairvoyant. C'est sous cet
aspect ennobli que je le retrouvai rue de Clichy,
où il demeurait alors, quand je lui fis ma visite
de candidat. On m'avait indiqué comme heure
220 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
d'audience huit heures et demie du soir; je fus
exact, comme on le pense bien. On m'introduisit
dans un salon sombre contigu à la salle à manger,
et d'où je pus, sans distinguer les voix et les pa-
roles, reconnaître à l'animation de la causerie et
au bruit des fourchettes que les convives étaient
nombreux et que l'on touchait au dessert. Je
m'assis sur un sopha, en face d'un fauteuil go-
thique exhaussé et recouvert d'un dais, avec de
vagues allures de trône. J'eus le loisir de le con-
templer; la porte de la salle à manger s'ouvrit
enfin, et Victor Hugo parut. Je me levai et m'ex-
cusai en quelques mots de lui imposer ce déran-
gement. Le maître me fit asseoir à côté de lui et
me dit ces propres paroles d'une voix profonde,
lente, bien accentuée, et sur un ton légèrement
emphatique : « Monsieur Grenier, je suis bien
aise de vous voir : Vacquerie m'a parlé de vous,
Vacquerie vous a lu. Je voterai néanmoins pour
Arsène Houssaye : il a de grands titres littéraires.
Sans doute il a trempé dans cette orgie de l'Em-
pire; mais je ne lui en veux pas : j'ai de l'indul-
gence pour les autres, je n'en ai pas pour moi. »
Il fit une pause; j'en profitai pour lui dire qu'il
n'aurait pas besoin d'indulgence à mon égard,
vu que je n'avais jamais changé d'opinion. Ce
qui était un peu dur pour mon interlocuteur, j'en
conviens; mais il y avait dans la petite harangue
du maître certains mots que j'avais trouvés mal-
AUTOUR DE L ACADEMIE 221
sonnants, et j'étais un peu crête, je l'avoue, et
mal disposé aussi bien par le ton que par les pa-
roles. Il reprit : « Je vais rarement à l'Académie;
quelques amis veulent bien encore me consulter,
mais j'y vais sans plaisir. L'Académie n'est pas
ce qu'elle devrait être; M. Guizot l'a pervertie et
il l'a perdue, comme il a perverti et perdu la mo-
narchie. » Il continua quelque temps sur ce thème
en enflant la voix. Quand il se tut, je crus devoir
lui répondre que si j'avais eu la présomption de
me présenter, c'était sur la pressante invitation
de quelques-uns de ses confrères, et que j'avais
vu dans cette candidature improvisée l'occasion
rêvée depuis mon enfance d'avoir l'honneur de
l'approcher. Il s'inclina, et, comme il ne repre-
nait pas la parole, je me levai; il se leva aussi et
voulut me reconduire non seulement à la porte
du salon, mais même jusqu'à celle du vestibule,
malgré mes supplications. Arrivé sur le seuil, je
ne pus m'empêcher de lui dire : « Je suis désolé
de ne pouvoir compter sur l'honneur que m'au-
rait fait votre suffrage; je n'ai qu'une consolation,
c'est que les autres poètes de l'Académie m'ont
promis leurs voix et, ajoutai-je en accentuant ma
phrase, non sans malice, Lamartine eût voté pour
moi. » Je saluai profondément, sans voir l'effet
de ces dernières paroles, et je redescendis tout
attristé d'avoir vu un homme d'un si rare génie
ignorer que la simplicité est la seule attitude
222 SOUVENIRS LITTERAIRES
digne des grands de ce monde, et que la vieil-
lesse n'a de grâce et de refuge que dans l'aménité
et la bonhomie.
Je n'ai jamais revu Victor Hugo; mais j'ai as-
sisté à ses funérailles, — une vraie apothéose
digne de lui, car elle était à la fois grandiose et
ridicule; le grotesque s'y mêlait aux plus nobles
sentiments, comme dans ses œuvres. Cette halte
du cercueil sous l'Arc de Triomphe, ce long
convoi que suivait tout un peuple, ce tombeau
confié au Panthéon, tout cela avait de la grandeur
dans l'idée, mais dans l'exécution que de lacunes,
de surcharges, de puérilités, de besoin de pa-
raître, — disons le mot, — que de mascarade et
de parade! Rien du sentiment religieux et du re-
cueillement que commande la mort. C'était une
fête, un spectacle qu'un peuple entier se donnait
à lui-même, en divinisant une de ses idoles. Si le
sérieux et l'émotion réelle dominaient dans ces
solennités funéraires de la démocratie, elles au-
raient une grandeur que les cérémonies officielles
de la royauté n'ont jamais possédée, parce qu'il
n'y a rien de plus grand sous le ciel que l'âme de
tout un peuple se manifestant librement dans
un seul et héroïque sentiment de gratitude et
d'amour.
Je n'ai pas la prétention de juger un homme
— et surtout un tel homme — sur une seule en-
trevue. J'ai dit simplement mon impression. Des
AUTOUR DL L ACADÉMIE 2 2}
amis à moi, qui le fréquentaient à Paris et dans
l'exil, m'ont affirmé qu'il savait être simple et par-
faitement aimable. Je le veux bien. Peut-être même
l'aurais-je aimé comme j'ai aimé Lamartine, si je
l'avais vu de plus près; j'en doute cependant. A le
juger de loin, et dans sa longue carrière d'homme
public, il me semble que l'âme n'était pas à la
hauteur du génie, et l'homme me paraît inférieur
à sa gloire. Quant au poète, personne ne l'admire
plus que moi; non pas à sa façon, quand il dit de
Shakespeare qu'il l'admire comme une brute : je
l'admire avec discernement; l'amour n'est pas
forcément aveugle et la brute ne peut s'élever à
l'admiration. On se fait une fausse idée de ce sen-
timent si noble, si fécond. L'admiration est le dé-
ploiement des plus rares facultés de l'homme;
c'est l'exaltation de la raison, le sursum corda vers
le sublime, qu'il nous soit révélé par un acte
d'héroïsme ou une œuvre de génie, par une image
de l'art ou un aspect de la nature; c'est l'épa-
nouissement de l'esprit dans la lumière et l'amour;
c'est une communion des âmes qui rapproche les
plus humbles des plus grands en les faisant boire
à la même coupe; c'est le ravissement de la
pensée devant la beauté apparue; c'est le buisson
ardent derrière lequel on entrevoit le Dieu; en
un mot et plus simplement, l'admiration est un
acte de foi et d'amour qui élève l'homme au-
dessus de lui-même, en le mettant face à face avec
224 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
la perfection réalisée. Or, Hugo la réalise sou-
vent : je parle ici seulement de ses poèmes lyri-
ques; car sa grandeur est là et non ailleurs. Là, il
règne en maître et par droit de naissance; dans
ses autres œuvres, la volonté a trop de part. Là,
dans le lyrisme, ce plus grand des assembleurs de
mots, cet étonnant remueur d'images, ce prodi-
gieux dompteur de la langue, est dans son élé-
ment et sa véritable nature. Artiste accompli et
maître souverain de la forme, quand il a à
exprimer un sentiment vrai, il arrive à la beauté
suprême. La postérité pourra faire avec ses vers
un volume unique, à part, qui vivra autant que la
langue française. Peut-on dire davantage? Mais
le proclamer, comme on Ta fait, le plus grand
poète de tous les temps, c'est pousser le patrio-
tisme jusqu'à l'aveuglement et le culte jusqu'au
blasphème; il ne l'est pas même de notre siècle :
il faudrait d'abord en exiler Goethe, Byron et
Lamartine.
Victor Hugo m'a entraîné trop loin; ce puis-
sant génie vous fascine; on a peine à le quitter
des yeux. Revenons, s'il en est temps encore, à
l'Académie, et finissons ce voyage au long cours,
— au trop long cours.
Ma candidature eut un épilogue qui m'a laissé
le meilleur souvenir. Quelques jours après l'élec-
tion, j'étais un soir au Théâtre-Français, à l'or-
chestre; en sortant durant l'entr'acte, je longeais
u rou r de i. a i a d i m ie > :<;
les baignoires les plus rapprochées de la scène,
quand, dans la pénombre de l'une d'elles, je vis
une main qui me faisait un geste de salut et
d'appel. Je m'approchai, et je reconnus la mâle
et noble figure du duc d'Aumale qui me souriait :
« Venez donc, me dit-il, que je vous fasse com-
pliment! Sept voix! mais c'est très beau, c'est une
superbe entrée de jeu. Voyons, quels sont donc
les six autres? car je suis des sept et au premier
rang. » Je remerciai de mon mieux et j'essayai le
dénombrement des six complices de mon aimable
et auguste interlocuteur. Au nom de Cuvelier-
Fleury, le prince m'arrêta : « Croyez-vous? » me
dit-il d'un air de doute un peu narquois. Il avait
raison ; son ex-précepteur n'avait pas voté comme
lui, en effet; mais je l'ignorais alors. J'essayai de
défendre mon opinion en disant que M. Cuvelier-
Fleury avait reçu mes remerciements et Mme Cu-
velier-Fleury aussi. « Bah! dit le prince, on reçoit
toujours des remerciements, et les femmes ne
savent pas toujours ce que font leurs maris. » Et
nous nous mîmes à parler des élections, et, Dieu
me pardonne, de la perfidie académique. Je lui
contai le plus bel exemple que je connusse, l'a-
venture d'Eugène Delacroix, dont j'avais entendu
le récit de la bouche même du héros, ou plutôt
de la victime, comme on voudra. La première
fois qu'Eugène Delacroix se présenta à l'Académie
des beaux-arts, il n'obtint qu'une seule voix, et
2 2Ô SOUVENIRS LITTÉRAIRES
cinq des votants vinrent lui serrer la main, chacun
d'eux lui disant ou lui faisant entendre qu'il avait
voté pour lui. Or il y avait là au moins quatre
faux frères. Mais ce n'est pas tout, et voici le plus
beau de l'histoire : Un jour que Delacroix racon-
tait cette anecdote peu édifiante dans un salon,
un petit homme se leva indigné en s'écriant :
« Ah! c'est trop fort! Sur vos cinq amis, il y avait
cinq menteurs; car c'est moi seul, moi, Auber,
qui ai voté pour vous! » Le duc connaissait-il
l'histoire? ou bien eut-il la bonne grâce d'avoir
l'air de l'ignorer? En tout cas, il en rit franche-
ment. L'entr'acte allait finir; je m'inclinai et pris
congé, très touché et très enchanté, comme on le
pense bien, de la bonne fortune de cette entrevue
inattendue. Mais mon épilogue ne s'arrête pas là.
Voici qui est plus extraordinaire. L'année der-
nière, passant un soir devant la même baignoire,
je fus encore arrêté par le même geste bienveil-
lant et la même aimable causerie. Le prince
m'avait encore reconnu ; et pourtant il m'avait vu
seulement deux fois dans sa vie, en 1877, et il y
avait quinze ans de cela! Je fus confondu. En vé-
rité, cette mémoire des princes tient du prodige.
Un dernier mot. Il ne faudrait pas prendre au
pied de la lettre la phrase un peu vive que j'ai
écrite tout à l'heure sur le peu de bonne foi des
académiciens : il serait injuste de généraliser. Il
y a des hommes trop polis, trop bienveillants.
AUTOUR DE L ACADÉMIE 227
des amis même, qui vous disent sincèrement de
temps à autre : « Vous devez être des nôtres;
votre moment viendra : patientez! nous pensons
à vous. » On remercie, on patiente, et le moment
ne vient jamais. Il ne faut pas leur en vouloir : ils
ont pensé à autre chose, ou à un autre candidat qui
faisait mieux l'affaire du moment. Peut-être sur-
tout ont-ils craint d'engager un ami dans une ten-
tative aventureuse dont nul ne peut prévoir l'issue
et qui peut être un échec. Car il y a une for-
tune académique qui plane invisible sous la cou-
pole du palais Mazarin (elle vient peut-être de ce
grand politique ou de l'autre cardinal, le fonda-
teur). Parfois on la croirait aveugle, et elle semble
distribuer ses faveurs un peu au hasard. Elle a ses
caprices; tout dépend du jour avec elle. Règle
générale, à part quelques grandes individualités
qui s'imposent, on ne vote pas pour quelqu'un,
on vote contre quelqu'un; l'important pour le
candidat est donc d'avoir un concurrent que l'on
veut écarter. Voilà le secret de bien des élections.
Ce jour-là, si l'on entre dans le détail, quelle
agitation plus ou moins déguisée! que de ma-
nœuvres sourdes ou visibles! que de mines et de
contre-mines! C'est pis qu'à la Chambre des dé-
putés. Là le virus de la passion est dilué dans la
masse et noyé dans le nombre. Ici, à l'Académie,
il se concentre dans quarante têtes, — moins
une, — et il y a plus de partis qu'au Parlement :
228 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
monarchiques et républicains, athées et cléricaux,
critiques et dramaturges, hommes d'Etat et jour-
nalistes, évêques et universitaires, orateurs et
philosophes, érudits et poètes, ducs et plébéiens,
vieux et jeunes, que sais-je encore? Maintenant
mêlez tout cela et cherchez à calculer les mille
combinaisons qui peuvent résulter suivant l'occa-
sion de tous ces éléments divers et hostiles; car
un seul et même individu peut appartenir à la
fois à dix de ces catégories. N'est-ce pas à jeter
sa langue aux chiens? C'est ce que je fais, en de-
mandant pardon au lecteur et à l'Académie de
ce long bavardage sur cet intéressant et inépui-
sable sujet.
Wr
vni
m
VIII
T0^dSc4\V ET qAUGIE\
ou s allons sortir aujourd'hui des salons
et des relations plus ou moins factices
de la société et du monde, comme
aussi des admirations que l'âge et un passé glo-
rieux rendent forcément respectueuses; nous en-
trons dans la bonne et franche camaraderie, dans
les amitiés d'égal à égal, sinon par le talent, du
moins par l'âge et par le goût, ces amitiés de la
vingtième année, de plain-pied et de plein cœur,
qui ont peut-être encore plus de saveur que celles
du collège, parce qu'elles sont nées d'un attrait
et d'un choix mutuels, et contractées dans la li-
berté, puis aussi parce qu'ayant déjà la solidité
2^0 SOJVENIRS LITTÉRAIRES
des amitiés viriles, elles gardent encore toute la
fraîcheur et la vivacité de l'adolescence.
Je cherche dans ces pages légères à ne pas
tomber dans le sentimental et l'élégiaque; cepen-
dant ces retours sur le passé ne peuvent être
qu'une revue funèbre et un défilé de morts. C'est
en vain que j'essaye d'égayer ces Souvenirs par
des anecdotes, des joyeusetés de mots ou de faits,
par des malices même : la réalité est toujours là.
Cela n'empêche pas la mort d'avoir accompli
son œuvre implacable; et la solitude vous rap-
pelle forcément les vides que le temps a faits
autour de vous. On peut rire et causer le long de
la voie Appienne : elle n'en est pas moins bordée
de tombeaux.
On me pardonnera ces réflexions moroses;
elles sont bien de mise, hélas! au début de ce
chapitre, où je vais parler des compagnons de
ma jeunesse, Ponsard, Augier, Reynaud, Henry
Thénard, Couture, Meissonier, Hetzel, John Le-
moinne, tous disparus. Je reste seul, rhe lasr and
the leasr, pour raconter nos joyeuses réunions
d'autrefois... Eh bien, racontons!... Turpureos
spargam flores !
Nous étions, vers 1843, un grouPe de jeunes
aspirants à la gloire, — quelques-uns même
l'avaient déjà atteinte, et en plein, — qui nous
réunissions tous les vendredis pour dîner modes-
tement chez la mère Morel, place de l'Opéra-
PONSÀRD ET AUCIEF 2]l
Comique. Après le dîner, on allait finir la soirée
chez Henry Thénard, le seul riche de la bande,
rue de Tournon, où il habitait un très bel appar-
tement, et qui se faisait avec une bonne grâce
parfaite le Mécène de toutes ces jeunes célébrités,
présentes ou futures. Ces dîners et ces soirées
étaient d'une cordialité, d'une gaieté charmantes ;
on y était sérieux, on y était fou, on y était élo-
quent, spirituel, et même, ô bonheur! on pouvait
y être bête! Il y avait alors à Paris — comme
toujours — une mode ou une maladie de l'esprit
régnante : le calembour approximatif. Dieu sait
les inepties, les insanités que les gens les plus
spirituels sacrifiaient aux pieds de ce Moloch stu-
pide! C'était à qui serait le plus idiot dans ce
genre, et de rire! Je l'ai déjà dit : c'est une belle
chose que la jeunesse! Du reste, Gœthe ne
raconte-t-il pas que de son temps le même tra-
vers sévissait chez ses jeunes contemporains, qui
venaient de découvrir Shakespeare et s'étudiaient
à parler en concetd comme Horatio et Mercutio?
Il y avait cependant aussi des jours où l'on était
sérieux : je me souviens du dîner où Ponsard
nous lut son cAgnès de zAféranie, que nous atten-
dions avec une impatience un peu inquiète : après
l'immense succès de Lucrèce, tout était à craindre.
Le second succès est toujours plus difficile : l'envie
est éveillée, l'attente du public est surexcitée et
plus exigeante. De fait, oAgnès paya pour Lucrèce.
2^2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
La seconde pièce d'Augier eut la même fortune.
Quoique Ponsard fût un lecteur médiocre, nous
trouvâmes les vers très beaux. Pour moi, ce que
je trouvai plus beau que les vers, et j'en garde un
souvenir attendri, ce fut l'attitude, à cette lec-
ture, d'un de nos invités. Il avait la tête dans ses
mains pour mieux écouter. La pièce finie, il écarta
ses mains pour applaudir avec nous, et je vis son
visage inondé de larmes d'admiration. C'était
Latour Saint-Ybars, un émule de Ponsard en tra-
gédie, qui se voyait ainsi couper le laurier sous
le pied, ou du moins qui le croyait, et n'en admi-
rait qu'avec plus de sincérité l'œuvre de son
rival. Quel brave cœur! et ce trait-là ne vaut-il
pas mieux qu'une tragédie, bonne ou mauvaise?
Du reste, il n'y avait là, autour de cette table,
que de braves gens. Au lendemain de Lucrèce et
de son triomphe, on en avait fait une arme de
guerre contre Hugo, et l'on avait baptisé la nou-
velle tentative : V école du bon sens. Mon frère pré-
tendait avec raison qu'on aurait dû l'appeler
V école du bon cœur. Nulle rivalité, nulle jalousie :
on vient de le voir. Il est vrai que les aptitudes
étaient diverses et divergentes. Ponsard et Augier
s'étaient partagé la scène; Ponsard n'avait pas
encore déchaussé le cothurne tragique et glissé
vers la comédie. D'ailleurs, Augier, plus jeune,
s'inclinait alors devant Ponsard, témoin la belle
pièce de vers qu'il avait dédiée à son ami, qu'il
PONSARD ET AUGIER 2^
nous dit un jour au dessert, et qui commence
ainsi :
Jeune homme fortuné, pour qui la Muse antique
N'a de charmes secrets ni de voile pudique, etc.
On le voit, le stupide approximatif ne régnait
pas seul en maître à nos dîners, et il n'étouffait
ni les mouvements du cœur ni les œuvres de
l'esprit.
Je me suis demandé souvent à quel titre j'avais
été admis à ce que j'appellerai ce cénacle, faute
d'un meilleur mot, et le lecteur se fait sans doute
la même question. C'est Hetzel qui m'y avait
introduit, et cela me fournit l'occasion, ardem-
ment désirée, de parler en détail de ce vif et
charmant esprit, de cet homme distingué et
excellent, qui fut une de mes meilleures et plus
tendres amitiés.
L'amour n'a pas seul le privilège des coups de
foudre : l'amitié les connaît aussi. Pourquoi le
cœur, même en dehors de l'amour, n'aurait-il pas
ses inspirations comme l'esprit? Les sympathies
subites en sont la preuve. Il s'en établit une très
vive entre Hetzel et moi, dès la première ren-
contre; elle devint vite de l'amitié, une amitié in-
time, qui a duré toute sa vie, et qui durera encore
toute la mienne.
C'est à l'Arsenal, chez Nodier, que je le vis
pour la première fois; nous sortîmes ensemble, et,
2}4 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
comme nous demeurions tous deux au faubourg
Saint-Germain, nous revînmes à pied, le long des
quais, en causant. J'avais vingt-quatre ans, lui
près de trente ans, ce qui fait une grande diffé-
rence à cette époque de la vie. Je subis tout de
suite l'ascendant de son âge et de son esprit, qui
était très fin, très insinuant et charmeur. Il m'en-
gagea à l'aller voir, j'y allai dès le lendemain, et
nous voilà liés pour la vie.
Tout le monde l'a connu à Paris : c'était à cette
époque un grand garçon qui donnait l'idée de la
beauté et de l'élégance, sans être régulièrement
beau et réellement élégant dans l'acception ordi-
naire du mot. Sa tenue était un peu trop person-
nelle et risquait de friser la singularité : il affec-
tait, par exemple, de porter des cravates et un
chapeau d'une forme inusitée : que de peines
nous avons eues pour le guérir de ce chapeau!
Il tenait alors beaucoup à échapper aux conven-
tions mondaines. Pourtant il avait trop dégoût
et d'esprit pour ne pas finir par s'y plier et s'ha-
biller comme tout le monde. Sa figure avait de
la noblesse et de la finesse à la fois; il portait
toute sa barbe, une jolie barbe légère d'une
nuance vénitienne, et ce qui l'encadrait encore
mieux et achevait de lui donner un caractère de
jeunesse et de fierté, c'était une forêt de cheveux
qu'il rejetait en arrière. Mais son charme et sa
séduction n'étaient pas là : ils venaient plutôt du
P ' .) N S A R D l T A U G I E R 2 ] f
moral, de la grâce de ses paroles, de la finesse de
ses aperçus, de la délicatesse presque féminine de
ses sentiments. Il avait su mettre du cœur dans son
esprit, ce qui est une rareté à Paris, et, de plus,
il apportait dans sa conversation une certaine
vaillance à secouer les préjugés, qui donnait à
ses idées un tour d'agréable paradoxe. Serviable,
généreux, toujours prêt à payer de sa personne
et de son argent, très ardent en politique, répu-
blicain de naissance, ami de vieux carbonari, il
avait le pied dans plusieurs mondes différents.
Par son état d'éditeur qui le mettait en rapport
d'affaires et d'amitié avec les premiers écrivains
de l'époque, Balzac, Gavarni, Nodier, Musset,
Mmc Sand, et plus tard Victor Hugo et Lamar-
tine, son esprit naturel s'était affiné et affermi au
contact de ces divers génies, tandis que son goût
littéraire s'était développé dans un large éclec-
tisme. Il écrivait aussi, quoique éditeur, sous
le pseudonyme de P.-J. Stahl, et avec une grande
facilité et beaucoup de talent; il eût fait un
excellent journaliste, et, malgré les œuvres
exquises qu'il a laissées, il n'a pas donné toute
sa mesure; il y avait en Jui du Sterne et du No-
dier, et l'on sent qu'il était le contemporain et
l'ami de Gavarni et de Musset. Comme tant
d'autres, il n'a pas rempli toute sa destinée ni
montré toute sa valeur; elle dépasse son renom
et ses œuvres. On en aurait une idée plus corn-
2^6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
plète, si on publiait jamais sa correspondance;
on serait surpris de voir la diversité et l'étendue
de son influence, — même en politique. Il était
l'ami de Gambetta et son trait d'union avec les
vieux républicains, et certains conservateurs qu'il
attirait à la république. L'élection des sénateurs
inamovibles s'est faite en partie dans un coin de
son cabinet. On le verra peut-être un jour. Bref,
Hetzel était une figure originale et un esprit char-
mant. Tel il m'était apparu dès le premier jour.
On comprend la sympathie qu'il m'inspira. Nous
avions en outre des ressemblances de nature, des
concordances inattendues : le même son de voix,
les mêmes yeux bleus fatigués, le même teint, les
mêmes sentiments, les mêmes goûts, soit en po-
litique, soit en littérature. Mais comme il était
plus âgé, qu'il avait une plus grande expérience
de la vie, il me domina naturellement tout de
suite : il aimait à dominer, d'ailleurs. Il ne se subal-
ternisait jamais et ne s'inclinait devant personne :
il ne fit qu'une exception : seul, le général Cavai-
gnac lui révéla et sut lui inspirer le sentiment du
respect auquel sa nature était invinciblement re-
belle. Devant tous les autres, et même les plus
grands, il gardait son franc-parler et son libre
arbitre. Il agissait ainsi comme éditeur et ne se
gênait pas pour imposer des corrections à tout
le monde. Il publiait alors (1843) ^ 'Diable à
Taris, avec le concours des premiers écrivains de
PONSARD ET AUGIER 1^~]
l'époque; je suis sûr qu'il a dû corriger Balzac, et
je ne répondrais pas qu'il n'eût traité de même
Mme Sand et Musset. Cette franchise lui fit bien
des ennemis, — surtout parmi les petits. Il avait
un autre tort à leurs yeux. Il m'avoua un jour
avoir payé plus de dix mille francs de copie à ces
mêmes petits écrivains pour des articles qu'il
acceptait et qu'il n'imprimait pas. — « C'est
autant d'ennemis que tu te payes, lui disais-je;
ton argent ne les console pas de voir leur prose
dédaignée et remplacée par la tienne ; leur amour-
propre ne te le pardonnera jamais. » Et j'avais
raison, — autant du moins qu'on pouvait avoir
raison avec lui, — moi surtout qu'il traitait en
enfant. Il m'appelait même son petit-fils dans le
monde; cela dura quelques années, mais un jour
il s'aperçut que ma barbe grisonnait, et que par
conséquent, cette filiation le vieillirait trop, et il
cessa tout à coup cette adoption devenue dange-
reuse. Pauvre cher Hetzel! il vit avec peine la
jeunesse le quitter; dans les dernières années, il
me disait avec une mélancolie naïve et une con-
viction dont je ne pouvais m'empêcher de sou-
rire : « Je n'étais pas fait pour vieillir, moi! » —
Comme s'il y avait des gens faits pour cela! on
n'en trouve pas, même parmi ceux qui n'ont pas
eu de jeunesse.
La révolution de 1848 qu'il salua avec bonheur
mit ses amis au pouvoir; il fut quelque temps aux
238 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Affaires étrangères avec Lamartine, et même secré-
taire du général Cavaignac à la présidence. Il eut
le bon esprit de refuser un poste diplomatique
qu'on lui offrait. Quoique très souple d'esprit et
très fin, sa nature n'était pas faite pour la diplo-
matie et pour le séjour à l'étranger. Il dut pour-
tant le connaître et le subir, ce séjour à l'étranger,
quand Napoléon, porté au pouvoir par le suffrage
universel, crut qu'il avait besoin d'un parjure et
d'un coup d'Etat pour s'y perpétuer. Hetzel fut
exilé, comme tant d'autres. Il alla aussi peu loin
de Paris que possible, — à Bruxelles, — et jusqu'à
l'amnistie je l'y allai voir chaque année, surtout
pendant ses villégiatures de Spa. Il avait fini par
aimer ce joli coin de terre, et ses ouvrages le
prouvent surabondamment. Mais il ne pouvait
vivre loin de Paris, et il y revenait en permission
le plus qu'il pouvait. Il se précipitait alors dans
tous les plaisirs parisiens dont il était sevré là-bas;
il allait même régulièrement au bal de l'Opéra,
et comme il ne savait pas être seul nulle part, il
m'y traînait tous les samedis soirs. Nous n'y ren-
contrions plus comme autrefois Balzac au fond du
foyer, en habit bleu à boutons d'or, entouré d'un
essaim de dominos de tout âge, où la femme de
trente ans, et même de quarante, ne manquait
pas. Le grand romancier était mort en iSj'o. Plus
tard, revenu de l'exil, Hetzel fut obligé d'aller
passer les hivers dans le Midi; il allait de prcfé-
PONSARD F. TAUGIER. 2 "} O,
renccà Monaco, où de chères amitiés rappelaient
et le retenaient. Nous nous y retrouvions avec
Chenavard, Laprade, Pontmartin et d'autres cé-
lébrités de passage, et nous y faisions de gais
dîners qui nous rappelaient ceux de la mère
Morel. Seulement le meilleur des convives d'alors
nous manquait : la jeunesse.
Revenons à ce point de départ.
Naturellement Ponsard était le centre de ces
réunions d'antan, — avec Augier et Meissonier,
bien entendu, — tous les trois déjà en pleine cé-
lébrité. J'aurais donc dû commencer par lui. Mais
je me suis laissé aller au plaisir de parler d'abord
d'Hetzel, qui m'avait introduit dans ce milieu
d'élite. Tous ceux qui l'ont connu me le pardon-
neront. Quant à Ponsard, tout le monde connaît
son aventure, et comment il fut bombardé dans
la gloire par ses amis et ses inventeurs : je ne vais
donc pas redire ici l'histoire de Lucrèce, de sa dé-
couverte à Vienne par Ch. Reynaud et de son
succès à Paris. Mais je puis raconter un détail qui
précéda l'arrivée de Ponsard, et que je crois iné-
dit. On sait l'admirable propagande d'amis en-
thousiastes à laquelle Achille Ricourt, et surtout
Charles Reynaud, se livrèrent à Paris pour y
fiire connaître l'œuvre de leur ami de province.
Un jour de l'hiver 1843, ^ Y eut un grand dîner
chez Ch. Ledru en l'honneur de la trouvaille lit-
téraire importée à Paris par Reynaud, son descu-
240 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
brador, et de laquelle on commençait à parler
beaucoup. Ch. Ledru avait réuni un public d'élite :
Jules Janin, Alexandre Dumas, Considérant, d'au-
tres encore dont le nom m'échappe, et naturelle-
ment Reynaud, Ricourt et quelques-uns de leurs
jeunes amis, parmi lesquels F. Champin, de qui
je tiens ces détails. Au dessert, Reynaud se leva
et récita en entier et de mémoire toute la Lucrèce.
Quand on l'interrompait pour l'applaudir en di-
sant : « Beau, très beau! » il répondait : « Non,
c'est admirable, divin, sublime! » Alexandre
Dumas, qui le croyait l'auteur de la pièce, disait
à son voisin : « Nous autres, poètes, nous sommes
tous bien vaniteux, mais celui-ci passe tout, c'est
monstrueux : je n'ai rien vu de pareil en fait d'or-
gueil! — Eh! ce n'est pas l'auteur, lui fut-il
répondu, c'est seulement un ami de l'auteur.
— Un ami! reprenait Dumas stupéfait, un ami!
C'est impossible! Un ami qui sait par cœur, un
ami qui récite, qui s'exalte ainsi, qui se fait le
clairon, le commis voyageur de la gloire d'un
autre, c'est plus grand et plus beau que nature!
Je n'ai jamais vu cela. »
Ch. Reynaud avait la figure de son âme, une
belle et bonne figure, de beaux yeux, le teint
coloré, la physionomie ouverte et heureuse. Il est
mort jeune encore, en laissant un volume de
poésies et un autre de voyages; il a laissé aussi à
tous ceux qui l'ont connu l'image d'un noble et
PONSARD ET AUGIER 24I
charmant caractère, de ceux qui font honneur à
la nature humaine.
Achille Ricourt était tout autre. Bien plus âgé
d'abord, puisqu'il avait été garde du corps sous
la Restauration, nous disait-il, — mais est-ce une
raison pour le croire? il avait tant d'imagination!
— Il était notre doyen à tous; la plupart dataient
de 18 14 ou des environs, sauf Augier et moi qui
étions les plus jeunes. Ricourt, avec ses cheveux
abondants et bouclés, encore noirs, sa figure
ravagée, vif et toujours monté au ton de l'enthou-
siasme, familier avec tout le monde, et débutant
presque par le tutoiement, me rappelait le neveu
de T{ameau. Il en était peut-être le petit-fils. Il
était alors le directeur du journal VoAriiste. Après
avoir découvert et proné Ponsard, il se mit en
tête et en quête de découvrir une rivale à Rachel.
Il s'était improvisé professeur de déclamation, je
crois, et on ne le rencontrait pas sans qu'il vous
dît avec emphase : « Avez-vous vu Agar? Il faut
aller voir Agar! Agar est sublime! » Plus tard,
j'ai perdu sa trace.
Avant nos réunions chez Henri Thénard et le
dîner de la mère Morel, je connaissais déjà Meis-
sonier, John Lemoinne et Augier pour les avoir
rencontrés chez Hetzel ou ailleurs. Mais ce fut à
ce dîner que je fis la connaissance de. Ponsard et
que j'y ébauchai l'amitié qui nous lia jusqu'à la
fin de sa vie.
«4
242 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Comme elle fut singulière et tragique, cette
vie, si cachée à l'aurore, si radieuse à midi, si
triste, si tourmentée au déclin! Et il semblait si
peu fait pour cette destinée orageuse! Timide, un
peu gauche de tournure, comme tous les timides,
la figure sans distinction ni beauté, sauf les yeux
qui annonçaient l'intelligence et la bonté, il avait
été visité par la muse, ou le démon des vers, si
Ton veut, dans un coin de la France où il devait
avocasser obscurément ou bien végéter dans les
ténèbres d'une étude d'avoué, comme son père.
Arraché, malgré sa famille, à cet avenir et à sa
province par l'enthousiasme d'un ami dévoué,
acclamé à Paris comme chef d'école, et porté par
le succès jusqu'à la gloire, quel début! et quel
bonheur ce début ne promettait-il pas! Je me
rappelle ces commencements radieux : j'assistai à
la première représentation de Lucrèce. Ce fut un
triomphe. Victor Hugo, dont les 'Bur graves ve-
naient d'échouer, sentit très bien que ce succès
était dirigé contre lui : il formula son jugement
par une brève sentence dite à un de mes amis :
« Ce n'est pas un accroissement littéraire. » Il
avait peut-être raison. Lucrèce, où le romantisme
pouvait réclamer sa part autant que le classicisme,
André Chénier aussi bien que Corneille, n'en fut
pas moins un événement littéraire, et l'on put
espérer un instant que ce serait le signal et le dé-
but d'un renouvellement dramatique. La réaction
PONSARD ET AUGIER 24]
se fie vite, et dès sa seconde pièce, oAgnès de
zMcranie. Le succès revint à Ponsard avec ses
comédies bourgeoises et ses tragédies modernes,
Charlotte Corday et le Lion amoureux. Mais le
drame était entré dans sa vie de poète; les pas-
sions s'étaient emparées de cette nature si hon-
nête, si naïve, mais faible et ardente. L'amour,
puis l'entraînement du jeu s'ajoutèrent aux émo-
tions de la scène et aux angoisses de ces pre-
mières représentations où l'on risque en une soirée
le travail de toute une année, — et souvent même
la gloire déjà acquise. Sans pénétrer dans la vie
privée et déchirer tous les voiles, on me permettra
de faire allusion à une liaison que tout le monde
a connue. Je ne parle pas de Rachel, qui n'a été
qu'un épisode fort court, et peut-être l'objet d'un
culte malheureux, mais d'une femme d'une rare
beauté et d'un sang illustre, petite-nièce et cou-
sine d'empereurs. Inutile de dire son nom, n'est-ce
pas? ou plutôt ses noms, car par droit de nais-
sance et par droit de conquête, je veux dire de
mariage, elle a porté presque tous les noms des
différentes nations de l'Europe : par ses parents
elle unissait ceux de France et d'Angleterre, et
par ses alliances successives ceux d'Allemagne,
d'Italie et d'Espagne. La Russie manque; mais
l'avenir est là, et il ne faut désespérer et jurer de
rien. Cette princesse attacha donc Ponsard à son
char, — avec d'autres encore qui lui faisaient une
244 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
sorte de cour, où figuraient des peintres, des
hommes politiques et des romanciers comme Eu-
gène Sue. Ponsard en fut le poète. Que de tenta-
tives il fit pour m'y introduire! Je refusai obsti-
nément : mon amitié pressentait trop bien que
cette influence serait funeste à son talent et à son
caractère. Paris l'entourait d'ailleurs d'autres pé-
rils : il jouait, et naturellement il perdait. Un
jour, ce fut de si fortes sommes qu'il fut poussé
au désespoir. L'empereur averti vint à son se-
cours. Et je me rappelais tristement un mot d'un
de nos dîners qui nous avait fait tant rire. C'était
en 1848. Ponsard avait voté pour Cavaignac
comme nous tous; il était exaspéré du succès du
prétendant dont il ne connaissait pas encore la
cousine, et un jour, chez la mère Morel, il s'ex-
prima vertement, plus que vertement, sur le
compte du prince-président, en l'appelant une
moucheà...fiente(ombredeCambronne! pardon,
j'ai faibli!). Augier, de sa belle voix grave, lui
riposta vivement : ce Est-ce qu'il s'est posé sur
tôt? » Et les rires éclatèrent, comme on le pense
bien. Hélas! Augier était prophète: la mouche
d'or devait se poser un jour sur le pauvre Pon-
sard.
L'humiliation de ce bienfait ne le corrigea
pas : il recommença à jouer; il perdit encore, et
cette fois-ci ce furent des amis qui lui tendirent
la main et le dégagèrent. Mais il eut des jours
PONSARD ET AUGIER 24f
d'angoisses et de remords terribles, avant qu'il
eût avoué la triste vérité et que ses amis se fus-
sent concertés pour le tirer de la peine. Je le vois
encore rue du Pré-aux-Clercs, les rideaux tirés,
dans une complète obscurité, ayant horreur du
jour et parlant de se jeter à la Seine. J'allai
trouver Bixio, qui avec cinq autres amis, à dix
mille francs par tête, réunit la somme nécessaire,
que Ponsard, d'ailleurs, leur remboursa ponc-
tuellement : car il était l'honnêteté même, et à la
moindre rentrée il ne songeait qu'à s'acquitter
envers ses amis. Que de fois ne l'ai- je pas accom-
pagné le soir au Théâtre-Français où il allait s'in-
former du chiffre de la recette, quand on jouait
une de ses pièces ! Le hasard me fit le témoin d'un
de ces remboursements. C'était la dernière année
de sa vie; il succombait à la terrible maladie qui
devait l'emporter, un cancer intestinal. Il ne quit-
tait plus le lit. J'étais allé le voir dans sa petite
maison de Passy quelques jours après la représen-
tation de Galilée (mars 1 867). Je m'assis près de
son chevet. Le pauvre malade prit un portefeuille
contenant quelques billets de banque : « Dix mille
francs, me dit-il, avec lesquels je pourrai éteindre
la moitié de ma dette envers deux amis. » Il me
pria en conséquence de vouloir prévenir les en-
fants de Bixio qu'il tenait cinq mille francs à leur
disposition, destinant le restant à un autre de ses
créanciers sauveurs. Je lui répondis que je con-
14.
246 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
naissais trop les sentiments des Bixio pour ne pas
prendre sur moi l'assurance qu'ils tiendraient à
honneur de passer les derniers. J'achevais à peine
de parler quand le prince Jérôme-Napoléon entra.
Comme il faisait partie du syndicat amical des
six sauveurs, Ponsard dit à Son Altesse combien
il était heureux de pouvoir rembourser à moitié
deux de ses créances, le priant d'accepter les cinq
mille francs que je venais de refuser; le prince
ne refusa pas, lui; il prit les billets et les mit tran-
quillement dans sa poche. Je restai stupéfait et
je sortis indigné. Comment n'avait-il pas eu le
même sentiment et les mêmes paroles que moi
dans une pareille occurrence? N'était-ce donc
pas à lui de passer le dernier? A quoi lui servait-
il d'être altesse et sur les marches du trône?
Mais j'ai anticipé : revenons en arrière. Cette
vie d'émotions extrêmes, de passions et d'orages,
n'était pas faite pour la nature foncièrement
droite et honnête de Ponsard. Ses amis le senti-
rent et lui aussi. Comment le sortir de ces écueils
et l'empêcher de s'y briser tout à fait? Une jeune
femme, à l'âme tendre et généreuse, se rencontra
qui voulut entreprendre ce sauvetage en tendant
la main au pauvre naufragé. Ponsard fut touché
de cette grâce et de cette vaillance; il se reprit à
la vie, à l'espérance, au travail. Le mariage eut
lieu à une petite chapelle de la rue de Clichy.
Le poète en frac bleu et pantalon gris, suivant
TONSARD ET AUGHR 247
la mode d'alors, conduisit sa jeune femme à
l'autel, entouré de ses vieux amis. Une existence
nouvelle recommença pour lui, dans la paix, le
travail, la tendresse mutuelle, le bonheur enfin.
Ce bonheur fut court, hélas! comme tous les
bonheurs humains : on eût dit que la destinée
l'attendait là, et ne lui avait permis de refaire sa
vie que pour la briser plus cruellement : une
affreuse, une implacable maladie, le cancer, se
déclara. Il ne put pas même assister à son der-
nier succès, Galilée, et la mort le prit tout vivant,
en pleines forces, en plein talent, en plein bon-
heur.
Il fut très regretté, car il était sincèrement et
tendrement aimé, et il le méritait. Notre connais-
sance, inaugurée à notre dîner Morel, s'était vite
transformée en amitié. Je le rencontrais d'ailleurs
souvent dans le monde, chez des amis communs :
Bixio, Lamartine, Mme d'Agoult. C'est dans le
salon de celle-ci qu'il fit sa dernière lecture, Ga-
lilée, malgré son état de souffrance déjà bien
visible. J'avais de son amitié un témoignage qui
m'était infiniment précieux. Il m'avait donné
toutes ses pièces, au fur et à mesure de leur publi-
cation, chaque fois avec une dédicace amicale,
et chaque fois la dédicace prenait une nuance
plus affectueuse; la dernière était d'une tendresse
et d'une estime vraiment touchantes. J'avais fait
relier toutes ces brochures en un beau volume,
248 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
où je pouvais relire et montrer avec joie ce cres-
cendo d'amitié. Je ne l'ai plus : la Commune l'a
brûlé en 1871, avec tant d'autres trésors du
cœur ou de l'art, ainsi que je l'ai déjà dit et dé-
ploré.
Ce qui nous avait rapprochés, outre une sym-
pathie naturelle, c'était sans doute aussi et sur-
tout la confidence que je lui avais faite de mes
essais poétiques. Je crois l'avoir dit ailleurs, j'avais
commencé un grand diable de poème fantas-
tique, dans le genre de Faust et de éManfred.
intitulé Stéphen, dont je n'ai publié que le pro-
logue, et qui est resté inachevé. Avant de me
hasarder plus avant, je voulus savoir si les mor-
ceaux en étaient bons, et je m'en ouvris un jour
à Ponsard. Sans doute l'auteur de Lucrèce et de
l'Honneur et l'cArgent n'était pas le juge indiqué
pour se prononcer sur une œuvre d'un genre si
différent, si exotique, dirai-je même. Je le choisis
précisément à cause de cette incompétence appa-
rente. Je désirais surtout savoir ce qu'il penserait
de la forme, des vers, et j'étais curieux de voir
l'effet que lui produirait le fond. Cet effet fut
meilleur que je ne pouvais le prévoir. Ponsard
m'encouragea fort, me fit quelques remarques de
détail au crayon, et, en me rendant le manuscrit,
me dit : « Avant tout, mon cher ami, il y a là un
poète. » Puis il me fit quelques critiques dont je
reconnus la justesse, mais dont je ne sus pas pro-
: E R
fiter, puisque l'œuvre resta inach i . . — i
aussi bien.
Je consultai aussi Augier une autre fois, mais
pour un autre . une r :i trois
actes et en vers, dont le sujet malh
lit antique. Augier me rendit le :
me disant rondement : « Tu
la scène, et le fond n'est p nent con-
struit. » Il avait raison et je le sentis. Cependant
je voulus tenter L'aventure air rer.
nié ma pièce et l'avoir rédv uivanc
le conseil de M. Legouvé, je la présentai au
Théâtre-Français. Je fus admis î i'honr s la
lire devant le Comité, m. a mal que
sonfl ta :ce pour les auditeurs
comme pour le lecteur, qui e nscience. Ré-
gnier était un de mes patiemment
les premières scène : tout à coup il se
chauffer Les pieds à la cheminée Tout
en continuant de lire, je compris que
que ma pièce ne pu; je me déu
d'en finir, en lisant encore plus vite et plus n:
Je fus refusé, en effet : la - . on
me fit pa- ins un petit cabinet attenant au
salon du Comité. La délibe bt pas
longue. Le directeur Thierry vint me déhvrei
me dire do : ">mplimer.:5.
quemap:. ittéraii
mais que la science de la scène y : trop d I -
2fO SOUVEN'IRS LITTÉRAIRES
faut : « Laissez-moi venir à l'école chez vous, lui
répondis-je, en me donnant mes entrées. » Il me
les accorda sur-le-champ; c'est plus que ma pièce
ne méritait.
Je ne sais si j'ai bien donné une juste idée de
Ponsard, de cette nature attachante et modeste,
de cette destinée touchante. Peut-être aurais-je
dû ne pas rappeler ses faiblesses ; mais elles n'en-
tachent en rien son caractère, ni son honneur :
elles ne font que préciser l'image qui doit nous
rester de l'homme et du poète. Je ne crois pas
que la sincérité soit incompatible avec l'amitié et
la piété que l'on doit aux morts. Quant au juge-
ment sévère, au discrédit que la jeunesse actuelle
inflige à ses œuvres, elle fait pour lui ce que nous
avons fait pour Casimir Delavigne, et peut-être les
fils ont-ils tort, comme leurs pères. D'où vien-
nent ces ingratitudes, qui se succèdent comme
les générations et les flots changeants de la mer?
L'esprit a-t-il donc des modes comme la toilette?
L'injustice est-elle le ferment indispensable de
toute production nouvelle? La méconnaissance
du passé est-elle la condition nécessaire de l'avè-
nement de l'avenir? Il y aurait bien des choses à
dire là-dessus, et cela nous entraînerait trop loin.
Pour ce qui regarde Ponsard, je crois que la cause
principale de cette défaveur remonte à la forme
choisie par lui dans ses comédies. L'alexandrin,
malgré l'exemple de Molière et quelques brii-
RONSARD F. TAU G 1ER 2 ) I
lants succès de nos jours, est désormais complè-
tement inapte à être la langue de notre comédie
contemporaine. Depuis Marivaux et Beaumar-
chais, la cause est gagnée. Le vers, au théâtre,
n'est plus possible que pour le drame et les
grands sentiments. C'est le cothurne moderne
de la haute poésie dramatique. Augier l'a com-
pris après ses trois premières comédies, et, sauf
deux brillantes exceptions, il n'écrivit plus que
des comédies en prose, — et l'on sait avec quel
succès.
Une profonde et inaltérable amitié unit ces
deux poètes jusqu'au dernier jour, sans que ja-
mais le moindre nuage, la plus légère ombre de
jalousie se mêlât à leur rivalité. Ces amitiés-là
sont l'honneur des lettres. Ils vécurent ainsi côte
à côte, la main dans la main; mais quelle diffé-
rence dans leur destinée! Autant l'existence de
Ponsard fut agitée, orageuse, douloureuse, au-
tant celle d' Augier fut calme, heureuse et ca-
chée, consacrée tout entière à la vie intime, et
surtout au travail et à son art. Sans doute, il
ne traversa pas le théâtre et la célébrité en Elia-
cin. Il fut jeune, et il ne ressemblait pas pour
rien à Henri IV. M. Villemain, qui n'était pas
toujours indulgent, me dit un jour avec un cer-
tain accent dépréciateur et dédaigneux : « M. Au-
gier est un homme de plaisir. — Oui, lui répon-
disse, comme Molière. » L'irascible secrétaire
2f2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
perpétuel me lança un regard terrible et me tourna
le dos, oubliant qu'il était bossu. Je ne sais au
juste ce qui s'était passé entre eux; mais M. Vil-
lemain n'aimait pas Augier, et celui-ci le lui ren-
dait bien. « Je ne remettrai plus les pieds à l'Aca-
démie tant que ce vieux singe y sera, » m'avait-il
dit un jour. — On raconte qu'à je ne sais quelle
réception où Augier présidait comme directeur,
et avait par conséquent à ses côtés le secrétaire
perpétuel, M. Villemain se plaignit de sa santé,
et eut l'imprudence de faire entendre à son voisin
qu'il aurait bientôt à faire son éloge, vu qu'il ne
tarderait pas à mourir : « Je ne vous le conseille
pas ! » lui répondit Augier. J'aurais voulu voir la
figure de M. Villemain à cette boutade. Et c'est
peut-être là l'origine de leur brouille.
Le fond du caractère d'Augier fut la modéra-
tion, le scepticisme souriant et la droiture; comme
la raison, la mesure et le bon sens formaient la
base de son intelligence et de son esprit étin-
celant et robuste. Il fut toujours un excellent
camarade, un ami sûr, mais sans expansion, sans
tendresse, du moins apparente, mais non sans
dévouement. En politique, son scepticisme se dé-
ployait à l'aise, et on le comprend. Camarade de
classe du duc d'Aumale, il devint l'ami du prince
Napoléon-Jérôme, et le protégé de Napoléon 1 1 1
et de l'impératrice. C'est même à la représenta-
tion d'une de ses pièces à l'Odéon que se mani-
PONSARD ET AUGIER 2f}
festèrent les premiers symptômes d'opposition
publique aux deux époux couronnés. Sauf une
brochure sur le suffrage universel et une candida-
ture au Conseil général, il s'abstint d'entrer dans
la mêlée politique. Il se contenta d'y toucher
dans ses pièces par la création de personnages
qui resteront, au moins comme types de certains
caractères modernes.
Nous ne nous sommes jamais perdus de vue :
l'hiver, je le retrouvais à Paris; l'été, nous nous
rencontrions parfois au bord des lacs delà Suisse,
et le printemps, j'allais le voir à sa jolie maison
de Croissy. C'est là qu'il finit, il y a trois ans, —
déjà! — cette vie heureuse et glorieuse, entouré
des soins et de la tendresse de sa famille et de sa
digne et charmante femme, qui l'adoraient. Il eut
deux convois, l'un à Croissy, intime, avec quel-
ques amis et parents, et l'autre à Paris, avec toute
la pompe due à un homme célèbre. J'assistai à
tous les deux. Il repose dans le petit cimetière de
La Ceile-Saint-Cloud, qui est caché au milieu de
ces collines et de ces bois charmants.
Des amis de 1843, tro*s seulement restaient
encore et assistaient à ce convoi; ils se serrèrent
silencieusement et tristement la main au sortir du
cimetière : c'étaient Meissonier, John Lemoinne
et moi. Au moment où j'écris ces lignes, Meisso-
nier a suivi Augier et John vient de les rejoindre :
il n'en reste plus qu'un.
2^4 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Je dirai peu de choses sur Meissonier, — et
pour deux raisons : la première, c'est que si je
parlais de l'artiste, il y aurait trop à dire, et l'on
pourrait contester ma compétence; la seconde,
c'est que, tout en me bornant à l'homme, je n'au-
rais rien à révéler de nouveau, rien de particulier
et d'intéressant à signaler. Du reste, sur ce sujet,
Alexandre Dumas a tout dit et d'une façon supé-
rieure. Je l'avouerai d'ailleurs, — avec ou sans
humilité, comme on voudra, — ce grand peintre
ne fut jamais pour moi qu'un camarade : il était
seulement l'ami de mes amis, mais, à proprement
parler, il ne fut pas le mien. Nos natures sympa-
thisaient peu; nous n'avions pas le même carac-
tère, ni la même éducation, ni les mêmes idées.
Par exemple, je n'ai jamais pu lui faire com-
prendre, à la dernière Exposition, que lui, pré-
sident du jury des récompenses, ne pouvait pas se
décerner des prix à lui-même; que la France, qui
recevait l'Europe et ses artistes, devait s'effacer
et se mettre hors concours; que c'était une règle
de savoir-vivre et d'hospitalité; enfin qu'on ne
devait jamais être juge et partie. Il ne voulut
rien entendre, il se fâcha, prétendit qu'il était
meilleur patriote que moi, et que la France devait
affirmer toujours et partout sa supériorité, etc. Il
ne voulut jamais en démordre, se mit en colère,
et comme nous déjeunions ensemble au café
Caron avec Camille Depret, il jeta sa serviette
PONSARD ET AUGIER 2 f f
sur la table, prit son chapeau et sortit en mau-
gréant. Je dirai plus : outre cette différence dans
la manière de voir, j'ai cru toujours distinguer
chez Meissonier un sentiment particulier à mon
égard qu'il avait peine à dissimuler, je veux dire
une certaine surprise et un mécontentement se-
cret de me voir, moi inconnu, sans titre et sans
gloire, accueilli et traité d'égal à égal dans cette
intimité de jeunes gens célèbres, qui sans doute,
à son sens, devaient former une espèce d'Olympe
ouvert seulement à des dieux. Il n'en fit pas moins
mon portrait, — non par amitié, mais à la suite
d'un pari qu'il perditcontre John Lemoinneetmoi.
Il s'exécuta galamment. Je n'ai qu'un regret, c'est
qu'il ne se soit pas contenté d'un simple crayon,
au lieu d'un petit portrait à l'huile. Car je trouve
qu'il affligeait ses portraits à l'huile d'une teinte
un peu trop brique. John et moi, nous nous en
sommes ressentis. Dans ce portrait, j'ai l'air d'un
jeune ivrogne et John d'un vieux juif. A cette
date (1846) j'avais vingt-sept ans et John trente
et un. Il y a deux ans, en 1891, c'est-à-dire qua-
rante-cinq ans après, comme j'étais un jour chez
John Lemoinne et que je regardais son portrait,
il me dit avec son ironie tranquille : « Il com-
mence à me ressembler, ne trouves-tu pas? »
Je ne voudrais pas laisser le lecteur sur ces
derniers détails, qui pourraient prendre à ses yeux
l'apparence — très fausse — de mesquinerie et
2^6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
de rancune à l'égard de Meissonier. J'aime mieux
finir en racontant qu'ayant été voir chez Petit
l'exposition qu'il y fit de son œuvre presque com-
plète, peu d'années avant sa fin, j'en sortais ébloui
et transporté de tant de labeur, de volonté, de
talent et de chefs-d'œuvre accumulés, quand je
rencontrai le maître. Je lui dis mon impression
avec chaleur en lui serrant la main : « Ce n'est
pas seulement l'honneur de votre vie qui est là,
lui dis-je, c'est l'honneur et la gloire de notre
école moderne. » Le dieu parut content.
Il était le plus petit — par la taille — de notre
réunion. John Lemoinne même était plus grand;
mais Meissonier avait la carrure d'un athlète et
John la gracilité d'un éphèbe. C'est avec Lamen-
nais le plus mince, le plus frêle exemplaire de
notre humanité que j'aie connu: je parle de John
Lemoinne. Il avait le front superbe, de beaux
yeux où, par moments, le regard trahissait la sen-
sibilité de son cœur que toute sa tenue cherchait
à démentir; une tenue de jeune Anglais réservé
et froid qui lui venait de son origine maternelle
sans doute. Il tenait de cette même origine le
trait d'humour et d'ironie un peu âpre parfois qui
traversait son esprit, très français du reste. Son
style est un modèle de clarté, d'élégance et de
force incisive. Nous avons eu beaucoup de peine
à lui faire réunir quelques-uns de ses articles de
Revue pour les publier. Ils ont paru sous le titre
PONSARD ET AUOIER l')']
d'Essais de critique et d'histoire. Ces deux volumes
renferment de petits chefs-d'œuvre. Qui les con-
naît dans le grand public? Mais il était de L'élite
et ne s'adressait qu'à l'élite. Cependant sa voix
dans les grandes circonstances perçait le bruit de
la mêlée et portait la vérité au loin, quelque pé-
rilleuse qu'elle fut. Nul ne connaissait mieux que
lui l'Angleterre, l'Italie et l'Espagne; car dans ce
temps-là on ne s'improvisait pas journaliste.
Comme l'a dit si bien, au lendemain de sa mort,
un de ses plus dignes successeurs, Francis Char-
mes, a il a été l'exemple et l'honneur du journa-
lisme autant par son talentque par son caractère. »
Sa conversation était simple, enjouée, pleine de
traits incisifs et rapides. Il ne cherchait jamais à
produire de l'effet, à éblouir par une voix ou une
verve éclatante, comme tant d'autres causeurs
renommés, encore moins à poser en oracle avec
quelques profondes maximes. Il était naturel et
naturellement spirituel. Combien de ses mots ont
fait leur chemin dans le monde, et souvent sous
des noms d'emprunt! La fameuse phrase : « La
France est assez riche pour payer sa gloire, » est
de lui et non de M. Guizot, à qui on continuera
de l'attribuer encore et toujours.
Il avait le cœur grand et bon, qui s'exprimait
par des actes et non par des paroles. J'en citerai
une preuve qui m'est personnelle. Quelqu'un qui
le touchait de très près, son frère ou son neveu,
2^8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
se mariait le jour même et à l'heure où avait lieu
une élection à l'Académie; c'était celle où j'étais
candidat. Il savait bien que je ne serais pas élu ;
mais il m'avait promis sa voix, et il voulut tenir
sa parole, en venant à l'Académie, et il renonça
à être le témoin du futur pour ne pas manquer à
un ami. Ce même jour, un autre ami, Mézières,
frappé parla plus cruelle des douleurs, eut le cou-
rage de quitter son foyer désolé pour m'apporter
aussi sa voix et la preuve de son attachement. De
pareils témoignages ne valent-ils pas une élection
heureuse?
Que de fois n'ai-je pas été voir John au Journal
des Débats, dans la petite chambre de la rue des
Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois, où il compo-
sait ses articles! Cette entrée sordide de la vieille
maison, cet escalier carrelé où deux siècles ont
amassé leur poussière humide, cette odeur d'im-
primerie et de bureaux obscurs me faisaient pé-
nétrer comme dans un autre monde. Nous sor-
tions ensemble, et je respirais avec délices, dès
le seuil, l'air et la lumière qui caressaient la co-
lonnade du Louvre. Nous allions au jardin des
Tuileries voir les enfants jouer, ou aux Champs-
Elysées passer les belles dames dans leurs frin-
gants équipages ; nous parlions de liberté, de la
France, de l'avenir. Nous étions jeunes alors.
Cher John! c'est par toi que je veux clore ces
pages consacrées à nos réunions d'autrefois, toi
PONSARD ET AUGIER 2 f 9
(jue j'ai aimé pendant plus de quarante ans, toi
qui m'aimais avec cette sensibilité que tu t'effor-
çais en vain de cacher; car tu avais cette pudeur
des âmes fières que le monde croit hautaines et
froides, et qui ne se révèlent que dans l'intimité
et par le dévouement. Le monde a connu ton
rare esprit, tes connaissances variées, ton talent
exquis d'écrivain, ton sentiment de l'honneur,
ton courage devant l'opinion et devant l'émeute
triomphante. Mais moi, j'ai connu ton cœur, et
il était à la hauteur de ton esprit et de ton carac-
tère. Enfin, cher et tendre ami, tu es mort pau-
vre! Et le temps présent n'a-t-il pas fait de cette
simple phrase le plus magnifique des éloges?
Dors en paix! Ta cendre est à peine refroidie.
Si je n'ai pas pu te rendre les devoirs suprêmes
et t'accompagner à ta dernière demeure, comme
je l'ai fait pour Ponsard, Augier, Hetzel, mes re-
grets et mes larmes t'ont suivi de loin. J'étais
avec ta digne femme et tes chères enfants, au
premier rang de ceux qui te pleuraient. Ma pen-
sée reste agenouillée sur ta tombe et la visitera
souvent... Turpureos spargam flores!
^p-
IX
QUcATUO\ FÉéMIU^l^
g^-^/T"»*) fX>
o i l a bien des chapitres, tous ou presque
tous consacrés à des hommes plus ou
moins célèbres; ne serait-ce pas une
honte pour moi, et pour notre génération, si
j'étais forcé de m'en tenir à cette seule moitié de
l'espèce humaine, et si, après Mme Sand, je ne
pouvais pas faire une place dans ces Souvenirs à
des femmes célèbres ou illustres? Grâce à Dieu,
j'ai eu le bonheur d'en connaître quelques-unes,
— sans parler des vivantes, — de les voir de
près, de les aimer, et même d'en être aimé.
Et pour que ce dernier mot ne fasse pas sou-
rire et ne prête pas à l'équivoque, je commen-
QUATUOR FÉMININ 26 l
ccrai cette série par le portrait de la plus honnête
et la plus vaillante des femmes, Mme Tastu.
Elle était déjà âgée, infirme et bien lasse quand
je l'ai connue; mais l'intelligence, la droiture et
la bonne conscience rayonnaient dans ses grands
beaux yeux, qui devaient, hélas ! se voiler bientôt.
Il y avait déjà longtemps qu'elle ne publiait plus
rien : mais le poète survivait en elle à toutes les
vicissitudes de sa vie errante et aux atteintes de
la vieillesse. La source divine qui avait enivre sa
jeunesse coulait toujours sous les glaces de l'âge
et continuait à charmer ses heures; mais elle cou-
lait silencieuse. Le monde ne l'entendait plus et
ne connaissait plus sa voix; son fils seul et ses
amis en recueillaient les échos. Chose rare et
peut-être sans exemple, jamais elle n'avait été
plus poète. Son talent n'avait fait que grandir et
se développer dans l'ombre où le sort avait ense-
veli sa vie. J'espère en fournir la preuve tout à
l'heure.
C'est à Paris que je vis, pour la première fois,
Mme Tastu, et le milieu dans lequel je la rencon-
trai est si curieux, si éloigné de toutes les idées
qu'éveille ce mot de Taris, que je crois devoir
m'arrêterici pour le dépeindre. Cette parenthèse
pourra servir à l'instruction de la province et de
l'étranger; elle pourra même rectifier l'opinion
de quelques Parisiens endurcis, et trop exclusifs,
qui ignorent de combien de mondes différents
2Ô2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
se compose cet univers étrange qui a nom
Paris.
IL y a de tout à Paris, même de la province,
— si l'on veut entendre par province la vie hon-
nête, l'amour de la famille, les vertus patriarcales
et le tranquille bonheur de la vieille bourgeoisie
française, — mais, bien entendu, sans y joindre les
étroitesses de la petite ville; on n'habite pas im-
punément la grande, et rien n'empêche à Paris
d'être à la fois très intelligent et très honnête, —
heureusement pour la France. Ma bonne étoile
m'avait fait rencontrer cette province parisienne
dans la famille d'un de mes camarades du mi-
nistère. Léon Chazal, surnuméraire comme moi
vers l'an 1842, m'avait présenté à ses parents.
Son père était un peintre de fleurs fort distingué,
très estimé, à figure fine et recueillie : le profil
d'Érasme par Holbein le rappelle étonnamment.
Sa mère était l'amie intime de Mme Tastu et de
Mme Saint-Saëns. Ces trois dames, veuves toutes
trois de bonne heure, unies depuis longtemps
par la plus tendre intimité, consacrèrent leur vie
entière à l'éducation de leurs enfants. Leur pensée
unique et journalière fut de leur former le cœur
et l'esprit, et d'en faire des hommes; elles y réus-
sirent pleinement. Des deux fils de Mme Chazal,
l'un devint un peintre distingué comme son père,
et l'autre un de ces directeurs de ministère qui
sont la force et l'honneur de l'administration
QUATUOR FÉMININ 26}
française. Le fils unique de Minc Tastu devint
consul général et ministre plénipotentiaire. Celui
de Mme Saint-Saëns est ce que Ton sait, le plus
original et le plus savant de nos compositeurs :
il est Camille Saint-Saëns.
Ces trois familles se réunissaient souvent à
l'atelier des Chazal, rue Carnot; on jouait la co-
médie, on dansait. Il n'y a pas de plus charmant
salon qu'un atelier, quand on sait le transformer
en salle de bal ou de théâtre. Rue du Jardinet,
chez Mme Saint-Saëns, on faisait de la musique,
— naturellement, — on exécutait les œuvres du
jeune Camille, qui préludait alors, par des con-
certos et même des symphonies mélodiques dans
le genre de Mozart, à la magnifique symphonie
en ut mineur de sa maturité et à Samson et T>alila.
Mme Tastu nous invitait à dîner pour célébrer la
Saint-Eugène, la fête de son fils, et nous récitait
au dessert quelques vers inédits ou composés
pour la circonstance. Rien de simple, de bon et
de charmant comme ces réunions. Les jeunes
femmes des deux frères Chazal vinrent plus tard
y apporter un renouveau de gaieté, de charme et
d'esprit. Rue Carnot, à l'atelier, les jeunes amis
amenaient leurs soeurs : peu d'apprêt, nulle pré-
tention, nulle rivalité; la simplicité de la pro-
vince relevée par l'élégance de Paris et le goût
de l'art. Quelles bonnes soirées j'ai passées là !
Quels déguisements fantastiques, soit pour les
264 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
bals costumés de la mi-carême, soit pour les
charades ou les bouffonneries théâtrales impro-
visées ! On s'amusait pour s'amuser, pour se dé-
lasser des travaux du jour; on était jeune, on
était gai, heureux; et les trois mères ravies assis-
taient avec joie et orgueil aux gaietés bruyantes
de leurs enfants.
Toutes les trois avaient la même élévation
morale, le même bon sens si rare, ce sens qu'on
appelle commun et qui l'est si peu; Mnie Chazal
avec plus de bonhomie dans la finesse, Mme Saint-
Saëns avec plus d'inattendu et une allure plus
primesautière, Mme Tastu avec plus d'ampleur
d'intelligence, plus de culture et de dons natu-
rels. Sa vie errante à la suite de son fils, jeté aux
quatre coins de l'horizon par les exigences de sa
carrière diplomatique, avait encore élargi son
horizon intellectuel. D'une nature pondérée, rai-
sonnable, elle n'était pas calme : elle ressentait
tout fortement; on n'est poète qu'à ce prix; vive,
très vive, passionnée pour ses idées et la justice,
elle apportait dans la discussion une franchise
ardente, pour ainsi dire, et j'ajouterai même
quelque chose de dominateur qui eût semblé
toucher presque à l'intolérance si elle n'eût été
la modestie et l'équité en personne. Son esprit
était viril, et sa conversation pleine, forte, nour-
rie, dépassait de beaucoup l'idée qu'on pouvait se
faire d'elle d'après ses premières poésies. C'était,
QUATUOR FÉMININ 26^
il est vrai, des poésies de jeune fille, et l'histoire
en est curieuse. Je ne sais si Sainte-Beuve l'a
contée : je n'ai pas ses Tortraits sous la main. En
tout cas, la voici.
Son père, M. Voïart, fier du talent de sa fille,
avait publié, sans la prévenir, quelques-uns de
ses premiers vers. La jeune poétesse tout étonnée,
et sans doute fâchée de cette indiscrétion pater-
nelle, écrivit une fort belle lettre à son père, où
elle lui posait nettement le dilemme suivant :
Veut-il une fille qui se marie un jour? alors,
qu'il s'abstienne d'appeler le jugement du public
sur des essais incomplets. Ou bien veut-il une
fille qui devienne célèbre? alors, elle ne se ma-
riera pas, elle travaillera : « Et j'aurai du talent,
je te le promets,» ajoutait-elle vaillamment.
M. Voïart ne put s'empêcher de montrer cette
lettre à l'éditeur du journal qui avait imprimé les
vers de sa fille. Citait M. Tastu; il fut si frappé
de la ferme et droite raison contenue dans cette
lettre, qu'il demanda à être présenté à Mlle Voïart,
\et qu'il l'épousa. \
Le mariage n'empêcha pas Mme Tastu de pro-
dume^encore des œuvres poétiques : mais, femme
et mèreTeHe^ne put consacrer à la muse que de
rares instants et unç/faible part de son âme. Elle
traversa dès lors la publicité, modestement, pu-
diquement voilée, ne donnant au monde que ce
qu'une~hônnête femme peut lui donner, et gar-
266 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
dant pour les siens et ses amis tout ce qu'une
fière et tendre nature possède de trésors réservés.
Il y eut là sans doute un sacrifice: mais il fut
bravement accepté et fidèlement accompli. La
noble femme ne le regrettait même pas; elle di-
sait avec une candeur touchante : « Mon talent
eût été peut-être plus grand, si je n'avais pas été
épouse et mère : car ce que Molière a dit de la
peinture s'applique encore mieux à la poésie :
Et les emplois de feu demandent tout un homme. »
J'ai fait allusion à sa vie errante; elle com-
mença de bonne heure. Son fils étant consul de
France à Saint-Sébastien, quelque temps avant
les mariages espagnols en 1847, elle alla le voir,
et elle assista aux fêtes données à l'innocente
Isabelle qui était venue prendre les bains de mer
à Saint-Sébastien avec sa mère et sa sœur, la fu-
ture duchesse de Montpensier. Mme Tastu eut là
l'occasion de vérifier la définition de Voltaire :
« Les Basques sont un petit peuple qui danse au
haut des Pyrénées. » Elle aimait à raconter les
impressions de ce premier voyage : des villages
entiers descendant des montagnes en dansant et
en chantant, les bœufs blancs aux cornes dorées
traînant les matériaux des pavillons destinés aux
princesses; les corbeilles de fleurs, les vols de
colombes venant se poser sur les genoux de la
QUATUOR FÉMININ 267
jeune reine, les acclamations de ce peuple en-
joué, et tout cela au milieu des danses et des
rires. Une lettre de son mari la rappela à Paris :
M. Tastu était tombé malade; il mourut deux
ans après.
En 18^0, elle allait rejoindre son fils, consul à
Larnaca, dans l'île de Chypre. Cet Orient si cher
aux poètes modernes, visité et chanté par les
plus grands d'entre eux, cet Orient qui fut le rêve
de notre jeune génération, la charma à son tour
dès le début. Cette vie si nouvelle, plus libre dé-
sormais, surtout le bonheur de la passer tout en-
tière avec son fils, la ramenèrent aux inspirations
et aux goûts poétiques de sa jeunesse. Elle se
remit à chanter, mais avec un art plus savant et
un accent plus ferme. On en jugera quand ses
Toésies posthumes seront publiées. Je ne doute
pas qu'il n'en soit de Mme Tastu comme d'Alfred
de Vigny, et que ses derniers vers ne paraissent
les meilleurs.
Mais tout n'est pas rose, — même en Orient;
— elle eut à souffrir des fièvres qui régnent tou-
jours à Chypre, et elle en fut presque terrassée.
Par bonheur son fils fut nommé à Jassy, et ils
purent rentrer en France avant d'aller en Mol-
davie. C'était l'époque de la guerre de Crimée ;
les provinces danubiennes étaient envahies par
les Russes; les agents politiques de France et
d'Angleterre durent se retirer devant eux, — ou
268 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
plutôt devant leurs injonctions formelles. Eugène
Tastu, obéissant aux ordres de son ministre, s'ar-
rêta à Lemberg en Galicie, pour attendre les évé-
nements. Le voyage de Jassy à Lemberg par
Czernowitz, dans une mauvaise calèche juive,
traînée par trois chevaux, fut extrêmement pé-
nible. Il dura vingt-quatre heures, et il faisait
vingt degrés de froid. Je me souviens aussi de
cet hiver; car un mois plus tard, en janvier 18^4,
je faisais le même voyage en sens inverse et par
trente-deux degrés de froid. Je comprends mieux
que personne ce que souffrit la pauvre Mme Tastu ;
elle ne cessait de répéter à son fils : « Que j'ai
froid aux yeux! » Ni l'un ni l'autre ne pouvait
comprendre alors le sérieux de cette plainte et
quelle gravité l'avenir lui donnerait. Ce voyage
devait lui coûter la vue.
Je n'eus pas le bonheur de la rencontrera cette
époque; elle quittait la Moldavie au moment
même où j'y arrivais pour remplacer le prince
Soutzo, comme secrétaire intime de l'hospodar
de Moldavie, S. A. Grégoire Ghyka. Elle passa
l'hiver à Paris, tandis que son fils regagnait seul
son poste à Jassy, les Russes ayant enfin évacué
les Principautés durant le siège de Sébastopol. Les
jours que j'ai passés à Jassy avec Eugène Tastu
m'ont laissé de bien chers souvenirs; j'ai cherché
à les rendre dans un livre qui est écrit, mais qui
ne paraîtra qu'après moi. Quoique ces jours-là
QUATUOR FÉMININ 269
soient déjà bien lointains, j'y parle en toute
liberté de plusieurs personnes dont les enfants
vivent encore. J'y parle aussi trop de moi-même
sans doute, mais j'ai mes raisons pour cela, comme
on le comprendra en me lisant. On verra la
tendre amitié qui réunissait alors au consulat de
France Basile Alecsandri, Jean Cantacuzène,
Tastu et moi. La France régnait alors en Moldavie
sans conteste, d'abord par cette intelligente jeu-
nesse moldave, toute française de cœur, que diri-
geait le consul, et puis surtout par le prince que
je maintenais avec Tastu dans la ferveur de ses
aspirations libérales et de son dévouement à la
France. Que les temps sont changés depuis que
Napoléon III a eu l'étrange idée de mettre sur le
trône de ces beaux pays un Hohenzollern! Il
était dit que, même à cette époque et en petit,
cette grande incapacité serait déjà fatale à notre
influence, en Orient comme partout. Cette douce
intimité fut brusquement interrompue par la no-
mination de Tastu à Bagdad comme consul gé-
nérai : l'hospodar de Moldavie m'ayant chargé
d'une mission près de la Sublime Porte, j'eus le
bonheur de pouvoir accompagner mon ami jus-
qu'à Constantinople. Ce voyage fut fort acci-
denté; il nous fallut traverser la Dobroudja et
côtoyer le Danube dont les deux rives opposées
étaient occupées par les armées turque et russe;
nous pûmes enfin gagner la Sulina, nous embar-
27O SOUVENIRS LITTÉRAIRES
quer et arriver à Stamboul, où M. Thouvenel
nous fit le meilleur accueil; mais ce ne sont pas
mes voyages que j'ai à raconter ici; c'est celui
de Mme Tastu. Elle s'embarqua à Marseille pour
rejoindre son fils à Smyrne, et de là tous les
deux s'acheminèrent pendant un mois par terre,
et pendant dix jours en kellek sur le Tigre, pour
gagner enfin Bagdad. De nouvelles épreuves
attendaient là nos pauvres amis. Ces longs
voyages, ces fatigues excessives au pays du soleil,
avaient achevé ce que le froid de la Bukovine
avait si tristement commencé : la vue de Mme Tastu
baissa de jour en jour; bientôt elle ne vit plus
qu'une partie des objets, puis une ombre grise les
enveloppa, enfin une heure vint, une heure lamen-
table! où la pauvre mère dit doucement à son
fils, et le cœur déchiré : « Je ne te vois plus, mon
enfant. »
Ils passèrent ainsi trois ans à Bagdad, seuls,
parqués loin du monde, n'ayant pour société que
le chancelier du consulat qui était Français; un
détail dira tout : Mme Tastu était la seule femme
européenne de la ville. La pauvre aveugle n'avait
donc personne à recevoir; nulle distraction à at-
tendre. Cette double solitude, faite à la fois par
la cécité et par l'éloignement, ne pouvait être
supportée que par une âme forte et profonde
comme la sienne, habituée à la vie intérieure et
heureusement visitée par les rêves de la poésie.
QUATUOR FÉMININ 27 I
La délivrance arriva enfin, — du moins la déli-
vrance d'une partie de ces misères : E. Tastu
reçut la nouvelle de son changement; il était
nommé à Belgrade. Il revenait en Europe, sa
mère et lui rentraient dans le monde civilisé.
Quelle joie! — oui, mais que de peines encore
les attendaient avant de toucher au but! C'était
l'époque des massacres de Damas, et la route de
terre était interdite. Nos deux exilés partirent
pour l'Europe en s'embarquant sur le bateau du
consulat anglais qui descendait le Tigre et qui
les déposa à Bassorah, — de là à Bouschir, sur la
frégate anglaise en station dans le golfe Persi-
que; puis, après un mois d'attente, il leur fallut
descendre jusqu'à Bombay, remonter jusqu'à
Suez dont l'isthme n'était pas encore percé, y
prendre le chemin de fer jusqu'à Alexandrie, où
ils purent enfin s'embarquer pour Marseille, et,
comme me le disait un jour Lamartine, « Mar-
seille, c'est le quai de la France! »
A Paris, à peine reposée de ces longs voyages,
à travers tant de peuples étrangers dont elle igno-
rait la langue et ne voyait pas les visages,
Mme Tastu eut à subir l'opération de la cataracte
sur les deux yeux, qui ne réussit qu'à moitié : elle
ne recouvra qu'un œil, et encore par quelles souf-
frances continues ce succès fut-il acheté! Son fils
avait dû regagner son poste en la confiant aux
soins de ses amis. Je la vis souvent durant cette
272 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
cruelle période; je lui servais parfois de lecteur.
C'est par moi qu'elle connut ainsi les dernières
poésies de Mme Desbordes-Valmore, pour qui elle
avait la plus grande admiration; une tendre
amitié avait uni ces deux poètes dont les âmes
étaient aussi différentes que les talents. Il y aurait
un beau parallèle à faire de ces deux natures si
diversement exquises : l'une toute à la raison, au
devoir; l'autre vibrant comme une harpe éolienne
à tous les vents de la passion et de l'inquiétude.
Un autre le fera. Achevons la vie de Mme Tastu
et son odyssée : qui le croirait? celle-ci n'est pas
encore finie.
En 1861, elle repartit avec son fils pour Bel-
grade. Là, à la suite d'une émeute, les Turcs bom-
bardèrent la ville; il fallut déménager, et au mi-
lieu d'un bombardement la chose est encore plus
difficile, plus désagréable que d'habitude; à tra-
vers mille dangers, son fils parvint à l'établir à
Semlin, sur la rive gauche du Danube, où elle
resta jusqu'à la pacification qui délivra Belgrade
de sa garnison turque. En 1863, Eugène Tastu
étant nommé agent politique en Egypte, sa mère
l'y suivit. Là, à Alexandrie, elle eut des jours
calmes, et elle eut le plaisir de voir et d'accueillir
sous le drapeau de la France tous les voyageurs
de distinction qui venaient visiter l'Egypte, et qui
tous gardèrent d'elle et de son hospitalité les meil-
leurs souvenirs. Je citerai entre autres le prince
QUATUOR FÉMININ 27}
Napoléon, le prince Murât, le duc de Luynes,
MM. de Vogiié et de Saulcy. L'Egypte fut la der-
nière étape de Mme Tastu : elle revint à Paris,
en 186^, avec son fils nommé ministre plénipo-
tentiaire et mis en disponibilité; elle y subit le
siège, puis ils se retirèrent à Palaiseau où, entourée
jusqu'au dernier jour de l'amour de son fils et de
la tendresse de ses amis, elle finit, dans le calme
des champs et la paix du cœur, cette vie si agitée,
si errante, le 1 1 janvier 188^.
J'ai promis de donner une idée et comme un
avant-goût de ses Toésies posthumes. Je ne puis
mieux faire, il me semble, qu'en transcrivant ici
une pièce qu'elle nous récita à l'un de ces dîners
de famille où les amis avaient aussi leur place.
Elle porte la date du Ier janvier 1869, une ann^e
avant la date terrible, avant le siège de Paris et
la Commune, et je la copie en janvier 1893, au
moment où la France piétine dans la boue et les
ténèbres, sans voir le droit chemin et l'issue. Che
la diritta via era smarrina, dit Dante. Elle a plus
que jamais besoin d'entendre de fermes et nobles
accents comme ceux que je vais lui révéler :
XEMEWBEIU
kAux amis, le Ier janvier iSùg.
Heure dernière de l'année,
Tu n'es plus celle que ma voix,
274 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Aujourd'hui faible et surannée,
Se plut à chanter autrefois !
Hélas! chaque jour nous enlève
Quelque parcelle du beau rêve
Que garde l'avenir jaloux.
Après eux l'espoir et le doute
Ne laissent qu'un mot sur la route :
Souvenez-vous !
Oui, des leçons trop tôt venues,
Des nœuds trop souvent déliés,
Des vérités trop tard connues,
Des devoirs trop vite oubliés,
De tout ce qui passe sur terre,
De tout ce qui dort au-dessous,
De tout ce qu'il faut dire ou taire,
Souvenez-vous !
Car voici le mois de colère,
Le sombre, le terrible mois
Qui, sous le glaive populaire,
Voit tomber les têtes des rois !
Ici, la pieuse victime
Nous jette un pardon magnanime;
Là-bas, deux mots trop faits pour nous
L'un, Ne touche^ pas à la hache!
L'autre, où le mystère se cache :
Souvenez-vous !
Ah ! ne touchez pas à la hache !
Malheur à qui lève le bras !
Car le sang nous lègue une tache
Qui creuse et ne s'efface pas.
Loyaux enfants d'une patrie
Moins souvent frappée et flétrie
Par des traîtres que par des fous,
De peur que cette tache noire
Ne salisse encor notre histoire,
Souvenez-vous !
QUATUOR FÉMININ 27^
Jeunes femmes, dans vos familles,
Où tant d'espoirs vous sont commis,
Faites des mères de vos filles,
Faites des Français de vos fils !
Vous qui m'écoutez, jeunes hommes,
Songez que le temps où nous sommes
Du bien fait la tâche de tous;
Haines, regrets, vaine espérance,
Oubliez tout! mais de la France
Souvenez-vous !
Qui sait si dans son cours rapide
L'année, à son prochain retour,
Ne verra pas ma place vide
Au banquet qui marque ce jour?
Alors, si du cœur à l'oreille
Quelque chose monte et réveille
Comme un écho lointain et doux,
Amis, de cette vieille mère,
Qui vous aima, qui vous fut chère,
Souvenez-vous !
Mme Tastu n'était pas républicaine; elle tenait
avant tout au principe d'autorité, qu'il s'appelât
Bourbon ou Napoléon; nous avons eu bien des
discussions là-dessus, et de fort vives parfois,
mais l'amour de la France nous réunissait, et je
n'oubliais pas qu'elle avait été la première, dans sa
jeunesse, à chanter la Liberté et la Patrie (voir les
Oiseaux du sacre et le Serment des Suisses), quand
des poètes qui sont devenus depuis les coryphées
de la démocratie triomphante chantaient encore
les lys et la royauté reconquise. Cette pièce de
T^emember, avec sa fin si touchante, nous émut
276 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
profondément : je me rappelle encore que lors-
qu'elle eut fini de nous la dire avec sa voix trem-
blante, à la fois grave et attristée, tout le monde
se leva pour aller l'embrasser. Elle fut aussi sur-
prise que touchée de son succès, et je veux la
quitter enfin sur ce souvenir qui, je l'espère, don-
nera d'elle à la jeune génération une image
moins effacée, plus virile et plus digne de cette
noble et généreuse nature.
Mme Tastu était de taille moyenne, assez re-
plète, elle avait un front superbe, de beaux yeux
trop saillants, le nez aquilin : Mlle Meyer a fait
d'elle, jeune encore, un beau portrait où l'on re-
trouve la touche et le charme de Prud'hon.
En passant maintenant à Mme d'Agoult, j'ai
l'air d'avoir cherché un contraste. Rien de plus
dissemblable, en effet, que ces deux figures et ces
deux destinées; mais ce n'est pas ma faute si je
les rapproche ainsi; les oppositions sont données
par la vie avant d'être recherchées par l'art.
Je n'ai connu Mme d'Agoult que dans sa vieil-
lesse : elle avait de beaux cheveux blancs relevés
à la Marie Stuart, des yeux bleus restés très jeunes,
un grand air qui lui prêtait une taille plus élevée
que sa taille réelle. Le trait dominant de toute
sa personne était une distinction apprise, soi-
gneusement entretenue, ajoutée à celle qu'elle
tenait de la nature. Tout dans sa manière d'être
et de paraître trahissait l'art; et, en effet, l'art
qUATUOR FÉMININ 277
joua un grand rôle dans sa vie comme dans ses
écrits. Il en résultait au premier abord une cer-
taine impression qui refroidissait l'atmosphère
autour d'elle, du moins pour les personnes qui
prisent avant tout le naturel. Mais l'accueil était
si flatteur, si nuancé, que le charme opérait quand
même. Puis on se sentait immédiatement en pré-
sence d'une vaste culture et d'une intelligence
supérieure. En quelques mots ailés, rapides, on
arrivait vite aux sommets avec elle. Rien de char-
mant comme un tel entretien : ce mélange de
grande dame et de penseur, cette grâce mondaine
et féminine jointe à la profondeur du philosophe
et à la sagacité de l'historien, donnait un im-
prévu, un piquant, un intérêt singulier à sa con-
versation. Elle le savait et en jouait, en jouissait
elle-même visiblement, comme le fait tout grand
artiste qui excelle dans son art. Je ne sais ce qui
avait attiré son attention sur moi, peut-être la
publication de ÏElkovan dans la T{evue des Veux-
zMondes; en tout cas, vers iS<8, un de ses amis,
qui était aussi le mien, Edmond Adam, m'invita
de sa part à venir la voir le dimanche, dans
l'après-midi, où elle recevait le tout-Paris d'alors,
— du moins celui de l'opposition à l'Empire.
Elle habitait, à cette époque, un petit hôtel près
de l'Arc de Triomphe, qu'on appelait la ^Maison
T{ose. Je fus si bien accueilli que je devins bientôt
un de ses plus assidus visiteurs du dimanche.
r6
278 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Le monde qu'on y rencontrait était, en effet,
bien intéressant; il réunissait — ce qui est rare
dans nos salons — le choix, la variété et la va-
leur personnelle. Peu de femmes, mais toutes re-
marquables par leur beauté ou leur intelligence,
comme Mmes de Brimont, de Pierreclos, Adam,
Coignet, de Gérando, Gagneur, Ponsard. Quant
aux hommes, ils étaient légion; je ne pourrais
suffire à ce dénombrement : son frère le comte
de Flavigny, le prince Napoléon, Grévy, Mi-
chelet, Ollivier, Dupont- White, Mézières, Renan,
H. Martin, H. Carnot; puis les rédacteurs en
chef de journaux ou de revues, Nefftzer, E. Scherer,
Guéroult, Peyrat, Ch. Dolifus; des étrangers de
passage à Paris, comme lord Houghton, ou des
amis de Mazzini; des poètes comme A. de Vigny
et Ponsard; des compositeurs comme Massenet à
son aurore; que sais-je encore? J'en oublie. Et
derrière ce groupe de visiteurs dominicaux, deux
ou trois dévouements de tous les jours, de toutes
les heures, comme E. Ollivier et surtout comme
Tribert et Ronchaud, qui plus tard vinrent de-
meurer dans la même maison que Mme d'Agoult
et former autour de sa vieillesse une façon de
phalanstère de l'intelligence et de l'amitié. Louis
de Ronchaud — et je suis heureux d'avoir l'oc-
casion de parler de cet homme si modeste, si
distingué, qui n'a pas déballé, lui aussi — avait
connu Mme d'Agoult quand il avait vingt ans et
QUATUOR FÉMININ 279
qu'elle habitait Genève avec Liszt, et depuis cette
époque il lui avait voué un culte — désintéressé
— qui ne s'est jamais démenti. Sous des dehors
ingrats, il cachait un esprit très fin, très cultivé,
et surtout un cœur très tendre, avide de dévoue-
ment. Il se partageait en ce moment entre La-
martine et Mme d'Agoult. Celle-ci acceptait ce
culte, dont elle était trop sûre, avec l'indifférence,
je dirais presque avec l'ingratitude d'une Olym-
pienne. Je me permettais un jour de le lui repro-
cher : « Bah ! il est encore trop heureux, » me
répondit-elle avec cette cruauté qui n'appartient
qu'aux femmes et aux dieux. Une autre fois que
je lui dépeignais son fidèle et trop modeste ami
emporté dans l'immortalité malgré lui, entre elle
et Lamartine, elle se mit à rire de l'image :
« Voilà sa récompense, » dit-elle, très flattée au
fond d'être ainsi mise dans l'empyrée à côté du
grand poète. Elle sentait cependant tout le prix
de cet admirable dévouement; car elle dédia à
Ronchaud ses Souvenirs dans une préface tou-
chante où, chose rare chez elle, il y a même de
l'émotion.
J'ai mêlé ici, dans cette énumération des élus
de ces réunions dominicales, ceux de la Maison
Rose et ceux de la rue Circulaire qui suivirent, et
enfin ceux de la rue du Général-Foy, où Mme d'A-
goult transporta son salon, et ce que j'appelais
ses Vêpres laïques, qui durèrent jusqu'à sa mort.
280 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
A la Maison Rose, ses deux filles, Mmes de Char-
nacé et Blandine, qui devint bientôt Mme É. Olli-
vier, faisaient les honneurs avec elle et offraient
la tasse de thé sacramentelle aux habitués. Peu
de conversations générales; on se fragmentait en
petits apartés; rien ne ressemblait moins aux
conférences ou aux conciliabules politiques,
quoique la politique y jouât le premier rôle. Sous
l'Empire, il fallait bien parler à huis clos, puis-
qu'il n'y avait pas de tribune et que la presse était
muselée. Je l'ai dit, rien ne peut donner à la gé-
nération présente, grandie dans la licence, l'idée
de la compression d'alors. On ne se séparait qu'à
l'heure du diner; on redescendait les Champs-
Elysées par petits groupes, deux à deux ou à
trois. Que de fois ne suis-je pas revenu avec
Dupont-White, Nefftzer, Ch. Dollfus ou H. Car-
not! Ce dernier me frappait par sa modestie tou-
chante : on eût dit qu'il ployait sous le poids du
grand nom qu'il portait; il me rappelait par son
attitude celle des petits-fils de Lafayette qui
avaient été mes camarades de classe, et celle des
petits-fils de Gœthe que j'avais connus à Rome.
Ni Carnot, ni Dupont-White, quand nous pas-
sions devant le palais de l'Elysée, ne se doutaient
que leurs enfants, à tous deux, y seraient un jour
à la place d'un Bonaparte. Quelle chose éton-
nante que la vie!
La conversion vraie ou fausse de l'Empire
QUATUOR FÉMININ 28 I
aux idées libérales, qui amena (;. Ollivier au
pouvoir, redonna un lustre et une animation
nouvelle au salon de Mme d'Agoult. Le jeune
ministre qui avait été son gendre, et qui s'était
remarié avec une jeune femme d'une rare dis-
tinction, ne fut que plus assidu à ces réunions:
et s'il y eut quelques désertions de républicains
intraitables, il y eut aussi des recrues parmi les
adorateurs du soleil levant; ce fut l'apogée de
ce salon; puis vint la guerre, et Mme d'Agoult
mourut.
Je n'ai pas à raconter sa vie; elle est connue,
et elle-même a pris soin de la raconter au public,
— du moins en partie, — jusqu'à son mariage.
Les Souvenirs sont peut-être son meilleur ouvrage
avec son histoire de la T^evolurion de 184.8. La
femme y apparaît davantage; elle y laisse percer
un peu de son cœur, en parlant de sa famille et
de son enfance. On est heureux de trouver dans
ces pages un être humain au lieu de froides
abstractions, et une personne vivante au lieu
d'une pure intelligence. Mais la confidence s'ar-
rête au moment le plus intéressant et le plus dif-
ficile, j'en conviens, quand la jeune femme
rompit d'une manière si éclatante avec la société
et sa famille, en quittant tout pour suivre un ar-
tiste célèbre. En un mot, l'histoire cesse à l'heure
où le roman commence; et c'est le roman que
nous voulons connaître. Elle me lut la préface de
16.
202 SOUVENIRS LITTERAIRES
ces Souvenirs à Saint-Lupicin, chez Ronchaud,
et me demanda même conseil à ce sujet : com-
ment les finir? car il n'y avait qu'un seul volume
d'écrit. La réponse était délicate. — « Tout dire
ou ne rien dire, » lui répondis-je. Elle hésita long-
temps, et la mort vint qui trancha la question
en lui imposant le silence. La mort est coutu-
mière du fait : elle est la grande donneuse de so-
lutions.
Sous le nom de Daniel Stem, Mme d'Agoult
s'est essayée dans presque tous les genres litté-
raires : histoire, drame, roman, dialogues philo-
sophiques, maximes, poésie même, — ici à tort :
elle n'avait ni le talent appris, ni le talent inné;
la technique était trop faible et l'élan lyrique
manquait. Elle n'est vraiment supérieure que dans
l'histoire, surtout celle de 1848, où elle s'échauffe
au feu des événements récents ou aux confi-
dences des acteurs principaux dont elle a re-
cueilli les informations. En somme, elle formait
un contraste absolu avec son ex-amie George
Sand, qui était tout sentiment, imagination et
don naturel. Chez Daniel Stern, l'intelligence
dominait tout et l'art remplaçait la nature; de là
sa froideur. Sa devise était : In altà solitudine, si
je ne me trompe; c'est un aveu.
Cet esprit si ferme, cette belle et vaste intelli-
gence étaient intermittents : ils avaient leurs
éclipses comme les phares tournants; et, chose
QUATUOR FÉMININ 2?>}
étrange, au sortir de ces crises, ils n'avaient rien
perdu de leur force et de leur lumière. Chaque
printemps, dans les dernières années surtout,
Mme d'Agoult tombait malade, sa raison s'obs-
curcissait, et elle devenait invisible à ses amis. Le
délire de la persécution s'emparait d'elle, et elle
vivait dans une terreur secrète et sans cause. Puis,
une fois guérie, elle reparaissait chez elle, rouvrait
sa porte et son salon, et on la retrouvait telle
qu'on Pavait quittée, comme si elle revenait d'un
voyage. Voyage étrange et terrible en effet dans
ces pays inconnus où notre pauvre raison s'égare,
le plus souvent pour n'en pas revenir.
Elle aimait la vie, et pourtant elle la jugeait
sévèrement et avec amertume. Elle avait des ad-
mirateurs et, ce qui est plus rare, des amis. Mais
je doute qu'elle éprouvât elle-même les sentiments
qu'elle savait inspirer; le cœur ne se voyait jamais
à découvert chez elle, et ce qu'elle montrait d'a-
mabilité et de sympathie à ses admirateurs avait
une contre-partie et comme une rançon obligée
quand elle parlait d'eux en leur absence avec
d'autres amis. Je sais par expérience à quoi m'en
tenir moi-même à cet égard. Elle m'accueillait
avec distinction, elle paraissait avoir beaucoup de
goût pour moi. L'Allemagne, que je connaissais
et à qui elle devait sa mère, était notre trait d'u-
nion intellectuel. Un jour que je quittais Paris et
que je lui faisais mes adieux, elle me dit : « Il me
284 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
semble que vous partez bien plus souvent que
vous n'arrivez? » Une autre fois, elle m'écrivait:
« Depuis votre départ, mon salon a perdu de son
électricité. » Tout cela était fort aimable, et peut-
être sincère sur le moment; mon amour-propre
aime à le croire. Mais il fut obligé d'admettre
aussi que je n'étais pas à l'abri de sa verve mo-
queuse et qu'elle l'exerçait sur certains de mes
défauts d'homme ou de poète. Une de mes meil-
leures amies, la plus droite et la plus sincère na-
ture qui ait traversé le monde, ne me laissa aucun
doute à cet égard. Comme mon cœur n'était pas
en jeu et que cela n'atteignait que mon amour-
propre, ces petites trahisons féminines de
Mme d'Agoult ne pouvaient pas gâter le plaisir
que mon esprit trouvait dans cette relation pure-
ment intellectuelle, dont je continuai à savourer
le charme, tout en connaissant bien son insé-
curité.
Quoique sa fortune eût subi bien des vicissi-
tudes et bien des atteintes, surtout dans ses der-
nières années, elle aimait à recevoir ses amis à sa
table, tout au plus trois ou quatre à la fois, et elle
apportait à ces réunions intimes et culinaires la
même coquetterie raffinée que dans sa conversa-
tion : la cuisine était excellente et le service d'une
rare distinction. On était dans le plus parfait sé-
lect. J'ai gardé de ces petits dîners le meilleur
souvenir, comme aussi du séjour que je fis près
QUATUOR 'FÉMININ 28f
d'elle, à Saim-Lupicin, chez Ronchaud, en sep-
tembre 1867. Quelques jours passés ensemble à
la campagne, aux eaux ou en voyage, vous en
apprennent plus, même sur vos amis, que des an-
nées de visites ou de soirées à Paris. Mme d'A-
goult était déjà depuis un mois chez son ami
quand il m'invita à venir le rejoindre; je dus
constater que ma présence apportait une diver-
sion désirée à ce long tête-à-tête. Mmc d'Agoult
avait cette ignorance absolue des nécessités de la
vie, cet oubli des forces et des besoins des autres,
qui caractérise les princes et leur fait une atmos-
phère à part. Rien de singulier et de détestable
comme cet égoïsme naïf qui fait table rase de
l'entourage et prend tranquillement pour soi seul
tout l'air respirable. Sans se rendre compte du
peu de ressources d'un manoir perdu dans les
montagnes du Jura, et même de l'exiguïté delà
fortune de son hôte, elle avait à Saint-Lupicin les
mêmes exigences de grande dame que dans sa
vie de Paris, ou plutôt elle n'exigeait rien, mais
elle se laissait traiter comme une princesse,
n'ayant pas l'air de soupçonner quelles difficultés
sa présence imposait à son dévoué patho. Le
pauvre garçon ne songeait qu'à lui servir le gibier
le plus exquis, les vins les plus recherchés; il me
rappelait le gentilhomme amoureux des Contes
de La Fontaine avec son faucon. Je passai huit
jours près d'eux, et malgré la secrète irritation
286 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
que me causait la vue de cette insouciance
égoïste et la pensée de ses conséquences, ces
huit jours furent charmants. J'en ai fixé l'impres-
sion dans de petits vers adressés à Mme d'Agouit
qui font partie de mon volume de Toèmes épars.
Le manoir de Saint-Lupicin, entouré d'un côté
par des vergers en pente, et de l'autre par un vieux
jardin français, avec charmilles, est un type com-
plet de ces gentilhommières d'autrefois. De plus,
la situation est superbe : à mi-côte des grandes
montagnes, il domine un ravin profond creusé
par un torrent. L'air y est pur et limpide, le si-
lence complet, un vrai nid de poète, et Ronchaud
l'était, poète, et bien plus qu'il ne l'a montré et
que le public, même lettré, ne l'a su. Il l'avait été
de bonne heure et il avait même publié ses vers
de la vingtième année; puis il s'était tu, ou plu-
tôt il n'en appelait plus au public. Je connais de
lui un petit chef-d'œuvre : c'est une poésie sur le
buis, l'arbuste qui tapisse ses montagnes natales.
Malheureusement, je ne l'ai pas. Je voudrais ce-
pendant donner une idée de son talent si pur à
ceux qui ne le connaissent pas encore. Voici des
vers qu'il m'adressa à l'occasion de mon volume
d'cAmicis et qui sont inédits; cela reposera de ma
prose :
QUATUOR FÉMININ 287
./ l':'DOU*A'llcD G%l:ïll E%
Par la brise printanière
Un hôte m'est apporté.
Un oiseau dans la lumière
A mon oreille a chanté.
D'où viens-tu sur ma fenêtre
Te poser, oiseau léger?
Du printemps qui vient de naître
Es-tu le doux messager?
Viens-tu, comme l'hirondelle,
De quelque climat béni,
Où le printemps est fidèle,
Où l'amour t'a fait un nid?
Viens-tu d'une île inconnue
Où, sous des soleils meilleurs,
Tu planais près de la nue,
Tu t'endormais sur des fleurs?
— Tu l'as dit ; ma voix enchante
Les bords aimés du soleil ;
Je suis l'oiseau bleu qui chante
Dans les âmes au réveil.
Je viens de l'île lointaine
Où d'un printemps éternel
Respirent la fraîche haleine
Les poètes, fils du ciel.
J'ai niché sous la ramée
Dans un bocage riant,
Et mon aile est embaumée
Des senteurs de l'Orient.
288 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
De ce ravissant domaine
Où tu passes à l'écart,
Le Dieu qui vers toi m'amène
N'est point l'aveugle hasard.
Mais en volant à ta porte
De la main où j'ai dormi,
Le salut que je t'apporte
Est le salut d'un ami.
— Chante donc sur ma fenêtre,
Oiseau bleu comme les cieux ;
Du printemps qui vient de naître
Sois le héraut gracieux!
Au pays de poésie
Dont le regret m'a suivi,
Jeune aussi, la fantaisie
M'égara fier et ravi.
Mais de mon obscur passage
Tout vestige est effacé...
Plus vieux maintenant, plus sage,
J'aime à songer au passé.
Ton doux chant me le rappelle;
En rêvant, je le revois,
Et la jeunesse éternelle
Me rajeunit à ta voix.
L. DE RONCHAUD.
Ier avril 1868.
Ces vers me serviront de transition pour passer
à un autre et plus grand poète, Mme Ackermann,
que j'ai vue et connue moins que iMme d'Agoult,
mais assez cependant pour la faire figurer dans
QUATUOR FÉMININ 289
cette galerie de femmes célèbres. Je lui fus pré-
senté chez Mme Read. Je ne sais si elle avait lu
mes poésies; en tout cas elle n'avait pas grande
estime pour les poètes sentimentaux, comme elle
les appelait, en parlant même de Lamartine et de
Musset. J'avais donc de quoi me résigner. Elle ne
me montra pas d'abord beaucoup de sympathie :
elle était la franchise en personne, et elle mettait
même une certaine rudesse dans l'expression de
ses sentiments. Elle ne changea à mon égard que
lorsque Sully Prudhomme lui eut récité un jour
mes stances, l'Infini. Depuis cet instant, elle me
regarda d'un autre œil, et je conquis sa sympathie
tout à fait quand elle s'aperçut que je savais l'alle-
mand mieux qu'elle : cette sympathie atteignit son
plus haut point lorsque je lui fis hommage de mon
Tenseroso; elle en fut très frappée, et si bien, que,
quand elle publia à son tour sa petite brochure
de Tensées d'une Solitaire*, elle me la donna
avec une dédicace trop flatteuse à coup sûr : Un
maigre épi pour une gerbe superbe, qu'elle voulut
bien signer de sa plus belle écriture. Il y a là une
double exagération en sens contraire; mais elle me
prouva le chemin que, grâce à Sully Prudhomme
et à mon Tenseroso, j'avais fait dans son estime.
J'allais la voir rue des Feuillantines; on ren-
contraitchezelle des excentriques de talent comme
* Publiée chez A. Lemerre, 1883.
17
29O SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Barbey d'Aurevilly, des savants comme le doc-
teur Letourneau, et des femmes du plus grand
mérite comme Mme Monnier, Mme Coignet et
Mlle Read. Rien de plus simple que son accueil,
si ce n'est son installation et sa personne. Ses
yeux seuls, fort beaux, trahissaient son génie; on
peut en juger par l'admirable portrait que pos-
sède Mlle Read. Rien dans sa conversation non
plus ne révélait la femme qui savait tant de lan-
gues et avait exploré tous les systèmes philoso-
phiques de l'Inde et de la Grèce. Elle n'aimait
pas qu'on lui parlât de ses vers; elle semblait
même repousser le titre de poète : c'est la seule
affectation que je lui aie vue.
Sa vie avait été étrange. Je n'ai pas à la ra-
conter, pusqu'elle a pris soin de le faire elle-même
dans son autobiographie. Je n'ai pas davantage à
apprécier le poète : M. Caro, qui l'a révélée au
grand public, et tant d'autres après lui, ont montré
l'admirable vigueur de ses vers, la fermeté de sa
langue, l'éloquence fougueuse de ses invectives à
un Dieu dont elle semblait nier l'existence. Quand
je les lis, j'entends malgré moi ricaner au fond de
ma mémoire le vers célèbre que Voltaire met si
drôlement dans la bouche de Spinosa :
Mais je crois entre nous que vous n'existez pas.
Les dernières années de la vie de Mme Ackcr-
mann furent attristées par la maladie, et aussi par
QUATUOR FÉMININ 29 I
des dissentiments de famille, et même par des
obsessions qui l'enlevèrent à ses amis et lui ren-
dirent le séjour de Paris impossible. Elle s'évada,
pour ainsi dire, et s'en alla mourir dans ce beau
pays du soleil, à Nice, où elle avait vécu de lon-
gues années, éprise de solitude, de recueillement
et de poésie.
Je ne veux pas quitter cette excellente femme
et ce beau génie sur ces dernières tristesses :
j'aime mieux finir sur une note plue gaie et par
le dernier souvenir qu'elle m'a laissé. Une de
ses admiratrices les plus ferventes m'avait prié
de l'introduire chez elle: je l'avais présentée rue
des Feuillantines. Quoique portant un des plus
beaux noms de la vieille France et vivant en
plein faubourg Saint-Germain, le scepticisme
n'avait pas d'adepte plus convaincu; en outre
elle adorait la poésie. On voit combien de rai-
sons elle avait, et moi aussi, de compter sur l'ac-
cueil bienveillant de l'auteur des Toésies philo-
sophiques. L'accueil ne fut que convenable. A
quelque temps de là je rencontrai Mme Acker-
mann chez Mme Read, et je lui fis quelques
reproches enjoués sur la manière dont elle rece-
vait les grandes dames et mes amies. Elle me
répondit avec humeur qu'elle n'aimait pas ces
grandes dames, ces curieuses blasonnées et bla-
sées. Je plaidai pour mon amie, elle s'anima,
s'emporta même, et allait dire quelque dureté
2C)2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
plus personnelle sur son admiratrice, quand je
l'interrompis en la menaçant de lui fermer la
bouche, ce Et comment cela? me dit-elle toujours
bourrue et défiante. — En vous embrassant! »
fut ma réponse. Et comme elle recommençait à
dire du mal de mon amie, je n'hésitai pas, j'allai
à elle et je l'embrassai sur les deux joues. Rien ne
peut rendre la stupéfaction de la bonne vieille;
sa figure prit une expression vraiment comique :
elle riait et elle était fâchée à la fois. On eût dit
qu'elle n'avait jamais été exposée à pareil traite-
ment. En tout cas, je puis me vanter, je crois,
d'avoir été le dernier homme qui ait embrassé ce
grand confrère.
Si nous passions la frontière maintenant?
J'étais en mission à Berlin en 1847. J'avais une
lettre pour M. de Humboldt signée de F. Arago,
et H. Heine m'en avait donné une pour son vieil
ami Varnhagen d'Ense; j'étais en outre accrédité
par le ministère auprès de l'ambassadeur de
France, et par M. Buloz auprès des correspondants
de la %evue. Je fus donc tout de suite lancé en
plein courant de la société berlinoise, — ou
plutôt des éléments qui auraient pu la composer;
car à cette époque, autant que j'ai pu le voir, il
n'y avait pas de société proprement dite à Berlin.
Il y avait bien des soirées officielles glaciales, des
raouts diplomatiques guindés, mais rien qui res-
semblât aux salons de Paris, à ces assemblées
QUATUOR FÉMININ 293
d'hommes et de femmes distingués qui se réunis-
sent uniquement pour le plaisir de se rencontrer,
de se revoir, de causer, de vivre enfin quelques
heures de cette vie charmante et artificielle qui
s'appelle le monde. L'intelligence, l'esprit, la
beauté, la science avaient assez de représentants
dans cette capitale du Nord pour former de ces
réunions choisies ; il me suffirait de citer des noms
comme ceux de Humboldt, Tieck, Raumer,
Grimm, Ranke, Mme d'Arnim, la duchesse de
Sagan, la comtesse Rossi (Sontag), etc. Les élé-
ments ne manquaient donc pas, on le voit; mais
le goût, l'habitude et la tradition faisaient défaut.
La seule exception, que j'ai pu constater à cette
règle générale, était le salon de Mlle Solmar où
Varnhagen m'avait présenté dès les premiers
jours. Mlle Henriette Solmar était israélite, au
moins de race, et sa figure le révélait au premier
coup d'œil : une forêt de cheveux, noirs encore,
malgré son âge, encadrait son visage pâle et
allongé, sans vraie beauté, où cependant deux
beaux yeux noirs souriaient et montraient tour à
tour la bonté et l'esprit de cette aimable et excel-
lente personne. Outre son intelligence extrême-
ment cultivée, elle était douée, paraît-il, d'un
admirable contralto. Mais de tous les talents de
sa jeunesse, elle n'avait conservé que l'art de
causer, et de faire causer, ce qui est plus rare
qu'on ne croit, — même à Paris.
294 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Elle avait été l'amie de la célèbre Rahel, la
femme de Varnhagen, et depuis son veuvage
Varnhagen avait pris l'habitude de venir prendre
le thé chez elle tous les soirs. La légende prétendait
même qu'il avait voulu l'épouser, et que la spiri-
tuelle Juive l'avait refusé et lui avait redit en riant
la fameuse phrase : « Mais où donc passerez-vous
vos soirées?» Quoi qu'il en soit, Mlle Solmar,
qui habitait un appartement à l'étage supérieur
de la See-Handlung, dont un de ses parents était
le directeur, avait su réunir autour d'elle tous les
soirs un choix d'hommes distingués que bien des
salons lui eussent enviés. On s'y asseyait sous la
lampe autour de la théière, ou bien on faisait un
aparté, on parlait ou on se taisait, liberté entière.
Le français se mêlait à l'allemand, — Mlle Solmar
parlait toutes les langues de l'Europe. — On des-
sinait même; il y avait un album où M. de Stern-
berg avait fait le portrait des visiteurs ou des ha-
bitués, où les poètes déposaient leurs vers, et tout
le monde sa prose. Outre les étrangers de pas-
sage à Berlin, on y rencontrait d'abord et toujours
Varnhagen, comme je l'ai dit; OElsner-Mon-
merqué, moitié Prussien, moitié Français, et sur-
tour Parisien; Alfred de Reumont, l'historien,
quand il n'était pas dans sa chère Italie; le baron
de Sternberg, le romancier, homme bizarre et
grincheux, qui restait des soirées entières dans
un coin sans rien dire, sous prétexte de dessiner;
QUATUOR FÉMININ 2Çf
d'autres encore dont je n'ai pas gardé la mémoire ;
enfin, deux femmes : l'une, Mlle Ludmilla Assing,
la nièce de Varnhagen, qui accompagnait quel-
quefois son oncle; l'autre, Fanny Lewald, qui rê-
vait d'être la George Sand de l'Allemagne, suivie
de son fidèle Stahr. Mais tout ceci m'éloigne de
mon sujet : Mme d'Arnim, la célèbre Bettina, l'en-
fant, la correspondante de Goethe et de Beetho-
ven; j'y arrive enfin.
J'avais parlé plusieurs fois à Varnhagen de mon
désir d'être présenté à cette femme célèbre. Il
avait éludé avec l'adresse diplomatique qui dis-
tinguait cet homme si aimable, cet écrivain hors
ligne, dont j'aimerais à parler plus longuement.
Comme je touchais à la fin de mon séjour à
Berlin et que je revenais un jour sur le regret que
j'avais à partir sans avoir vu Bettina, il me dit en
riant : « Je vous aurais depuis longtemps donné
un mot pour elle, mais elle est si particulière, si
étrange, qu'elle est capable de vous mal recevoir
à cause de moi, car je ne sais trop en quels termes
nous sommes en ce moment. Je ne voudrais
pas vous attirer le désagrément d'un mauvais ac-
cueil. Savez-vous? A votre place, je me présen-
terais tout bonnement moi-même, comme un
voyageur, un Français, qui ne veut pas traverser
Berlin sans avoir l'honneur de la voir. Tentez
l'aventure, je suis sûr qu'elle vous réussira. » Et
elle me réussit en effet.
296 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Le lendemain donc, car je n'avais pas de temps
à perdre, — je partais dans deux jours, — je
sonnais unter den Zelten, chez Mme d'Arnim.
J'attendis quelques instants; la porte s'ouvrit
enfin, — ou plutôt s'entr'ouvrit, — une petite
vieille aux cheveux ébouriffés était devant moi,
me dévisageant avec des yeux bruns interroga-
teurs et inquiets et me demandant brusque-
ment : « Que désirez-vous? » Sa toilette était des
plus simples et assez négligée. Par bonheur, un
détail significatif me sauva de l'horrible méprise
où je pouvais tomber : la petite personne si mo-
destement habillée, qui entre-bâillait ainsi la
porte, avait une plume passée au travers de sa
bouche. Quoique je n'eusse jamais vu de portrait
de Bettina, je ne pouvais pas méconnaître ce signe
caractéristique.
Je m'inclinai et je dis en mon meilleur fran-
çais : « Madame, je suis un jeune Français qui
ne veut pas traverser Berlin sans avoir l'honneur,
etc. » La petite femme me regarda encore atten-
tivement, puis me dit simplement: ce Entrez! je suis
la Bettina. » Et la porte s'ouvrit toute grande, et
je suivis mon guide jusqu'à un cabinet de travail.
Là on m'offrit une chaise, on m'interrogea sur
moi, sur H. Heine, sur Paris, sur la France, sur
Goethe; bref, répondant ou écoutant, je restai trois
heures à causer avec cette femme étrange, — une
vraie fée, il n'y a pas d'autre mot pour la peindre.
QUATUOR FÉMININ 297
Je m'étais excusé naturellement de l'avoir ainsi
dérangée dans son travail : « Ce n'est pas un tra-
vail, m'avait-elle répondu, c'est une lettre, et sa-
vez-vous à qui j'écrivais? au roi. Voici ce que je
lui dis; » et elle se mit à me lire la lettre qui était
à la fois drôle, spirituelle, éloquente et même par-
fois d'une familiarité charmante, en tout cas bien
faite pour égayer l'ennui d'une Majesté, et plaire
au roi de Prusse d'alors, lequel aimait autant l'es-
prit que le vin de Champagne. Cette lettre avait
pour but de déterminer le roi à acheter le château
du baron de Meusebach qui était mal dans ses
affaires. Elle décrivait le castel, les ruines, la cam-
pagne, voltigeait là comme une elfe, avec une
grâce légère, racontait les services rendus par les
ancêtres; puis, pour mieux flatter le roi dans ses
goûts d'homme d'esprit et de savant, elle peignait
la bibliothèque du château avec mille digressions
pleines de fantaisie et d'humour. Je ne sais si
elle réussit avec sa pétition poétique et si Frédéric-
Guillaume acheta le manoir. Cette lettre figure
sans doute dans le livre qu'elle a fait paraître plus
tard sous le titre étrange : Ce livre appartient au
roi. Je n'ai pas le loisir de m'en assurer, et peu
importe d'ailleurs.
11 y a un lied allemand qui dit : « Et si beau
que soit le soleil, il faut à la fin qu'il se couche. »
Si douce, si agréable que soit une causerie, il faut
qu'elle se termine. Je m'étais levé plus d'une fois
«7-
298 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
et toujours j'avais été retenu par une insistance
aussi impérative qu'aimable. Je pris enfin congé
en m'excusant de mon départ fixé au lende-
main. « Attendez, me dit-elle, je veux que vous
emportiez un souvenir de moi. » Elle disparut et
revint avec une demi-douzaine de volumes sous
le bras : c'étaient de ses livres à elle, de ses ou-
vrages; elle en prit un et se mit à écrire quelques
mots sur la première page. Je la remerciai de
mon mieux, en baisant la petite main qui ve-
nait d'écrire ces lignes à mon intention, et je
partis. Mon premier soin en descendant fut de
les lire sous les arbres du Thiergarten. Je ne pus
m'empêcher de rire; les quelques mots écrits lui
ressemblaient bien; elle avait mis en allemand :
« A un ami pas encore assez connu, donné par moi,
la Bettina. » Ce nichi genug gekannten Freund pou-
vait aussi bien exprimer un regret qu'une défiance ;
la coquetterie de la femme s'en accommodait
aussi bien que la prudence de l'écrivain envers
un étranger, un inconnu.
Je croyais bien ne la jamais revoir, et j'avais
éprouvé, en sortant des Zelten, cette émotion si
fréquente, hélas ! dans la vie, quand on quitte une
personne ou un lieu, en se disant tristement : « Je
ne les reverrai plus jamais! » Il n'en devait pas
être ainsi avec Mme d'Arnim. Je comptais sans
les révolutions : celle de 1848 me ramena à Berlin
comme secrétaire d'ambassade. Je retournai donc
QUATUOR F Ê M 1 N I N 2C}(.)
aux Zelren et j'y présentai mon ministre E. Arago,
actuellement ambassadeur en Suisse, pour lequel
elle s'éprit tout de suite de la plus tendre amitié
et qui devint un de ses visiteurs les plus fidèles
et les plus appréciés. Ce Berlin de 1848 offrait le
spectacle le plus curieux pour un observateur. Il
avait eu aussi sa révolution, et le roi avait dû sa-
luer de sa casquette militaire les cadavres des
émeutiers tués par ses soldats. Tout fermentait
de bas en haut. Les officiers de la garde parlaient
déjà de marcher sur Paris; M. de Bismarck poin-
tait; l'empire allemand s'ébauchait à l'assemblée
de Francfort; on en offrait la couronne au roi de
Prusse qui la refusait. Il y avait donc de quoi
causer dans les salons des Zelren; il avait même
fallu faire deux salons, l'un républicain, brave-
ment présidé par Bettina; l'autre monarchique,
tenu par ses trois charmantes filles. La plus ori-
ginale était la dernière, Ghisèle, qui est devenue
Mme H. Grimm. J'ai essayé de les dépeindre dans
un sonnet que je prends ia liberté d'insérer ici, il
rendra mieux que ma prose les caractères de ces
trois sœurs si différentes de nature et de charme :
A MADEMOISELLE MAX tD'*A%cïlIM
Armgart ne nous veut pas avouer qu'elle est reine;
Tout la trahit : le port, le regard et la voix.
La nature, en naissant, l'a faite souveraine ;
Tout se métamorphose en sceptre sous ses doigts.
300 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Ghisèle est une fleur de la forêt lointaine
Qui grandit étonnée à l'ombre de nos toits,
Dieu seul l'a regardée et sa corolle est pleine
Du parfum pénétrant qu'exhalent les grands bois.
Mais vous, vous êtes douce et souriante et bonne.
Vous prenez par la main celui qu'on abandonne ;
Vous volez aux souffrants comme l'abeille aux fleurs.
Vous êtes un bon ange, un tendre et pur génie
Qui console et guérit et dont la main bénie
Verse aux blessés le miel et l'oubli des douleurs.
Ce qui m'intéressait plus que la politique dans
le salon de Mme d'Arnim, c'était la littérature et
surtout sa littérature à elle. Je la mis plusieurs
fois sur le chapitre de sa fameuse correspondance
avec Goethe; elle éludait d'ordinaire mes ques-
tions avec l'agilité de son esprit et la grâce fuyante
d'une fée. Un beau jour cependant que je la pres-
sais un peu plus que de coutume sur l'authenticité
et la sincérité absolue de ces lettres, elle finit par
me dire : « Eh bien, oui, c'est ce que j'aurais
voulu et aimé lui écrire! » Je n'en demandais pas
davantage. Cet aveu confirmait mon impression
première et résout la question.
Pauvre petite fée de Bettina, si frêle, si vive!
Elle avait conservé dans sa vieillesse les allures et
l'attitude de l'adolescence; elle était restée jeune;
c'était toujours V enfant, das Kind, comme on
l'appelait en Allemagne. Un jour que nous cau-
sions de la mort, elle me dit : « Moi, je ne mourrai
QUATUOR FÉMININ ^OI
pas, je m'envolerai! » Elle s'est envolée, en effet,
comme Mme Tastu, Mme d'Agoult et Mme Acker-
mann. Toutes les trois, l'une avec sa foi, l'autre
avec ses doutes, celle-ci avec sa croyance au néant,
celle-là avec ses ailes légères, ont disparu derrière
le rideau qui nous cache les mondes supérieurs,
où nous nous retrouverons tous, il faut l'espérer.
W
**&&&&&&>&&£?*
X
ÊTILOGUE
ftp 'f^ cv
^Tâgf N relisant les chapitres qui précèdent,
rgÇ^ un scrupule me prend et une crainte
s^S aussi. N'aurai-je pas fatigué le lecteur ?
Ne l'aurai-je pas inquiété, dérouté par le nombre
et l'étendue de ces Souvenirs? Tant d'amitiés,
d'admirations si diverses, n'est-ce pas assez, trop
même? Pour moi ce n'est ni trop, ni assez; à quoi
bon avoir tant vécu, si je n'ai pas connu les meil-
leurs de mon temps? A quoi bon tenir une plume,
si ce n'est pour les faire revivre, et montrer ce
qu'il peut y avoir de gemmes et d'or dans le tor-
rent troublé des générations? Et encore me suis-je
fait une loi de ne parler que des morts! — Non,
je n'ai pas tout dit. Que de choses intéressantes,
ÉPILOGUE -jO]
que de figures n'ai-je point passées sous silence!
Dans la littérature, dans l'art, dans la politique
même, que de noms à citer encore, que d'hommes
d'élite ai-je vus, approchés, ou connus, et dont
j'aimerais à parer ces récits! Lanfrey, Gabriel
Charmes, Nadaud, Maupassant, Villemot, Nefft-
zer, Renan, Caro, Tieck, Lenau, Massimo d'Aze-
glio, d'autres encore. Les souvenirs se pressent; ils
m'environnent, et des spectres aux yeux tristes
me regardent et semblent me dire : « Et nous! ne
parleras-tu pas de nous aussi? Nous as-tu donc
oubliés? » — Je suis comme Ulysse au pays des
Cymmériens, quand il évoquait le divin Tirésias,
le glaive étendu sur le fossé du sacrifice, et qu'il
écartait la foule des ombres qui voulaient boire
le sang des victimes, afin de renaître un instant
à la vie.
Et cependant il faut savoir se borner! Boileau
est là qui m'avertit. Je ne prendrai donc que la
fleur de mes derniers souvenirs, et pour mettre
un peu plus de variété dans ces pages, je ferai
une rapide excursion dans la politique et dans
l'art, où j'ai laissé aussi des amis, ou bien des
hommes dont j'aurais été heureux d'être l'ami.
D'ailleurs, la plupart des hommes supérieurs dont
je vais parler ont été aussi des écrivains. Ils ren-
trent donc, au besoin, dans le cadre élargi de ces
Souvenirs spécialement littéraires.
J'ai déjà parlé de Ch. de Rémusat; mais il y a
304 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
trois hommes politiques, d'inégale renommée,
qui me sont restés bien chers : l'un que je n'ai
vu qu'un seul jour et qui m'a laissé d'éternels re-
grets; l'autre, qui m'a aimé et que j'ai aimé pen-
dant plus de vingt ans; le troisième enfin, qui
m'a honoré d'une sympathie très vive, malgré la
différence de nos opinions et de nos caractères,
et qui m'a fait le plus beau compliment qu'on
puisse adresser à un poète de nos jours. Le pre-
mier est M. de Tocqueville; le second est
Alexandre Bixio; le troisième est M. de Monta-
lembert.
En 184g, au mois de juin, je traversais Paris
pour me rendre à mon poste de secrétaire d'am-
bassade en Suisse, où je venais d'être nommé.
M. de Tocqueville était ministre des Affaires
étrangères. Il me reçut fort bien et m'invita à dé-
jeuner pour le lendemain : « J'ai à causer avec
vous, me dit-il, de la Prusse d'où vous venez et de
l'Allemagne que vous connaissez, je le sais. Il y a
deux ans, vous étiez en mission à Berlin, et je de-
vais y aller moi-même, en voyageur; j'avais même
une lettre pour vous, car je comptais sur votre
connaissance du pays et delà langue pour m'aider
dans mes recherches. » Je lui exprimai mon re-
gret de n'avoir pas eu l'honneur de l'approcher
dès cette époque et de travailler un peu plus tôt
sous ses ordres. Je revins donc déjeuner au mi-
nistère le lendemain : c'était le 13 juin. Il n'y
ÉPILOGUE ^Of
avait à table que Mme de Tocqueville, le comte
de Gobineau, chef du cabinet, et son ami Gas-
chon de Molènes. Le déjeuner fut fort gai, jus-
qu'au moment où l'on remit un pli au ministre.
Il l'ouvrit, se leva, dit quelques mots à sa femme
et à son secrétaire, puis, se tournant vers moi :
« Nous ne causerons pas de l'Allemagne; aujour-
d'hui il s'agit de la France et de veiller au salut
de la République. Je vais monter à cheval : il y
a une manifestation et peut-être une émeute dans
les faubourgs. » Ceci dit, il partit suivi de Gobi-
neau et de Molènes.
En effet, ce jour-là, il y eut une manifestation
au Conservatoire des arts et métiers, Ledru-
Rollin en tête. Je restai seul avec Mme de Toc-
queville. J'avais compris que mon devoir était de
chercher à la distraire, et de l'aider à traverser ces
heures d'inquiétude, jusqu'au retour de son mari.
J'admirai cette noble femme dans cette grave
occurrence; elle était Anglaise, et d'une âme
bien trempée. Quoiqu'elle adorât son mari et que
les circonstances fussent menaçantes, pleines de
périls, elle garda, du moins en apparence, une
sérénité admirable, et elle se prêta avec une
bonne grâce parfaite à mes efforts de conversa-
tion dont elle avait deviné l'intention délicate.
Cependant les minutes se traînaient lentes et
lourdes, quand on annonça une visite : c'était
Gustave de Beaumont, le cousin et l'ami intime
306 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
de M. de Tocqueville, qui venait apporter des
nouvelles et rassurer sa cousine. Il nous raconta
l'échaufTourée et son insuccès; puis, avec l'en-
train et la foi d'un optimiste, il nous fit un ta-
bleau très tranquillisant, et trop flatteur, hélas!
de l'avenir de la République en France : « Il y
aura encore bien des journées et des secousses
comme aujourd'hui, disait-il : les volcans ne s'a-
paisent pas tout de suite; puis le calme se fera, et
la démocratie ayant creusé son lit, elle coulera
large et tranquille comme en Amérique. » Il fut
éloquent, très intéressant, et — ce qu'il fallait
surtout à cette heure — très rassurant. M. de
Tocqueville rentra : je les laissai en famille et je
partis le lendemain pour Berne, heureux de cette
journée qui devait me mettre à part dans la mé-
moire de M. et de Mme de Tocqueville, et con-
fiant dans l'avenir qui me permettrait certaine-
ment de les revoir : « Nous nous reverrons, »
m'avait dit le ministre quand je pris congé de lui.
Il n'en fut rien; je ne devais plus le revoir, ni au
ministère, ni ailleurs.
Quand vint l'Empire, M. de Tocqueville se re-
tira en Normandie et j'allai en Orient. J'avais
attendu pour me représenter à lui que j'eusse dé-
buté dans les lettres et que je pusse lui faire hom-
mage, ainsi qu'à sa femme, de mon premier
poème : je ne voulais pas arriver près d'eux les
mains vides. J'eus tort; quand je fus prêt, c'était
rpiLOGUE 307
trop tard; la maladie le prit et la mort l'emporta,
en me laissant au cœur un regret amer de n'avoir
pas revu cet homme qui m'avait inspiré autant
de sympathie que d'admiration, le seul penseur,
le seul historien qui pouvait nous donner une
histoire complète et impartiale de la Révolution.
Il n'a pu en laisser que les bases dans son ou-
vrage de l'vincien 'Régime et la T{cvolution, et quel-
ques fragments épars qui montrent quelle eût été
la grandeur du monument s'il avait pu l'achever.
C'est une perte irréparable, du moins pour notre
génération; car on écrira sur la Révolution jus-
qu'à la consommation des siècles, et les histo-
riens ne lui manqueront pas; mais qui rempla-
cera Tocqueville? Au physique, il était petit,
mince et fluet, comme John Lemoinne et Lamen-
nais, charmant de figure et de jeunesse, malgré
la cinquantaine, le visage rasé, des cheveux noirs
et des yeux bleus, une grâce enfin dans toute sa
personne qui ne se révèle pas chez l'orateur et
l'écrivain, et qu'on ne retrouve que dans sa corres-
pondance. Ses ^Mémoires viennent de paraître. Je
me réjouis de les lire. Quel bonheur ce sera d'en-
tendre parler un honnête homme et un penseur!
Alexandre Bixio, que 1848 mit en lumière, et
qui fut ministre un instant sous la République,
comme Tocqueville, avait au suprême degré une
qualité politique qui manquait à celui-ci : il était
né conducteur d'hommes, à la façon de Gam-
•308 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
betta; il savait les juger, les prendre et les diriger.
Il eût certainement joué un rôle important et
utile dans la troisième République, et sa mort a
été une grande perte. C'est, avec Hetzel, un des
hommes que j'ai le plus aimés, quoique nos na-
tures fussent essentiellement différentes ; — qui
sait! — peut-être est-ce cette différence qui nous
attira l'un vers l'autre? Je fis sa connaissance de
la façon la plus singulière, ou plutôt elle se fit à
propos d'une idée singulière. J'étais alors (1842)
surnuméraire au ministère des Finances, et très
malheureux dy être. Je n'avais qu'un désir, sortir
de cette geôle le plus vite possible. Je ne sais qui
me suggéra l'idée d'utiliser ma connaissance de
l'Allemagne et de l'allemand en fondant une
lévite germanique. Peut-être H. Heine. Me voilà
en quête des voies et moyens de réaliser ce beau
projet, dont le vrai but était de faciliter mon éva-
sion du ministère. Un de mes bons amis à qui je
m'en ouvris m'offrit de me présenter à Alexandre
Bixio, sous le prétexte qu'il avait fondé la l{evue
des Veux-éMondes, et que, par conséquent, per-
sonne ne pouvait mieux me renseigner. J'ac-
ceptai. Il me présenta rue Jacob; j'y retournai,
j'y revins assidûment tous les vendredis, et même
les autres jours de la semaine. Il y a de cela cin-
quante ans, et j'y vais encore embrasser ses en-
fants et ses petits-enfants le plus souvent qu'il
m'est possible. Ce qu'il y a de plaisant dans l'af-
ÉPILOGUE 309
faire, c'est que je ne soufflai jamais un mot de
mon projet de "Revue germanique à Bixio ; et voilà à
quoi tiennent, et comment naissent souvent, nos
plus chères amitiés, celles qui ont parfois la plus
grande influence sur notre vie!
Bixio avait un salon extrêmement intéressant;
il en eut même deux : l'un avant, l'autre après
1848; le premier plutôt littéraire, le second avec
une teinte plus politique, mais tous les deux très
vivants, pleins d'hommes distingués ou célèbres
et de jolies femmes presque toutes intelligentes;
tous les deux présidés avec un tact parfait et une
grâce exquise par Mme Bixio, qui est restée à mes
yeux le modèle de la maîtresse de maison. Com-
bien je regrette de ne pouvoir m'étendre sur ce
salon! Toute ma jeunesse s'est passée là. Outre
le cercle assidu des amis intimes qui formaient
une coterie, comme dans tout salon, je citerai
seulement les noms des visiteurs que l'on y ren-
contrait : le monde de l'Arsenal d'abord, qui y
reflua après la mort de Nodier, puis des poètes
comme Brizeux, Ponsard, Laurent-Pichat; des sa-
vants comme Saulcy, Chabouillet, La Saussaye;
des écrivains comme Mérimée, Sandeau, Wey,
Hetzel, les deux Dumas, Charton; des peintres
comme Delacroix, Huet, Dauzats, Gigoux; des
causeurs comme Préault, Villemot; plus tard, les
généraux Lamoricière, Bedeau, Trochu, le prince
Napoléon, Manin, Cavour, Cialdini, le comman-
3 IO SOUVENIRS LITTÉRAIRES
deur Nigra, que sais-je encore? Je n'en finirais
pas. Revenons au maître de la maison. Outre ce
tempérament et ce tact politiques, il possédait à
un rare degré deux autres qualités : l'une était le
don de la serviabilité la plus active et, ce qui est
plus rare, la plus clairvoyante; rien de banal dans
sa bonté; toujours prêt à obliger, il n'allait que
jusqu'à une limite fixe, et fixée d'avance par son
jugement et ce qu'il croyait la justice. C'était un
prodigue qui savait s'arrêter. Hetzel, qui était très
généreux et très serviable aussi, ne pouvait s'em-
pêcher d'admirer cette raison qui refrénait ainsi
le premier élan du cœur. L'autre qualité maîtresse
de Bixio était un courage poussé jusqu'à la témé-
rité; il aimait le danger comme d'autres aiment
le plaisir; il s'en faisait un jeu. Passe encore
quand il s'exposait avec Barrai dans une ascen-
sion aérostatique restée célèbre; mais quand il
allait au Jardin des Plantes, on ne pouvait l'em-
pêcher, lui, père de famille, d'entrer dans la cage
des lions ou des panthères. Il tenait cette vail-
lance de sa race, qui était génoise. Son frère
cadet, Nino, resté Italien, d'abord marin comme
Garibaldi, puis général et aide de camp de
Victor-Emmanuel, était de la même trempe. Il a
pu mettre cette qualité en action et son âme à
l'air, dans des aventures de mer et des batailles
rangées; aussi sa vie est tout un roman, où il y a
autant d'Odyssée que d'Iliade : il faisait songer
ÉPILOGUE pi
aux héros, et de plus il avait ce masque de la
beauté italienne que Napoléon a popularisé chez
nous. Son frère Alexandre Bixio était moins
beau, mais aussi intrépide : aux journées de juin
1848, cette vaillance innée ne trouva que trop
son emploi; on sait avec quelle froide bravoure,
ceint de son écharpe de représentant du peuple,
il se mit à la tête d'une compagnie de fantassins
qui pliaient devant une barricade et les ramena
au feu, jusqu'à ce qu'il tombât frappé d'une balle
qui le traversa de part en part. On le crut perdu :
il se rétablit et vécut encore dix-sept ans.
Et si forte était sa vitalité de corps et d'esprit,
sa nature était si bien la vaillance même, que sa
mort surprit tout le monde et consterna ses amis.
Cette mort fut admirable. Je n'étais pas à Paris.
Hetzel m'en écrivit les détails. Cette lettre était
fort belle, je l'avais gardée précieusement; elle a
péri en 1871, avec tant d'autres souvenirs. J'au-
rais aimé la citer. Bixio mourut avec la sérénité
d'un sage et la fermeté d'un stoïque; il garda sa
connaissance jusqu'au dernier moment : lui qui
semblait un incroyant, un railleur, il s'endormit
avec des paroles de foi et d'espérance ultra-
terrestre; un souffle inattendu de spiritualisme
passa sur lui, à cette heure suprême : « Nous
nous reverrons, disait-il à ses enfants et à ses amis
en pleurs; il y a des Champs Élyséens où on se
retrouve... »
312 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Alexandre Bixio ressemblait physiquement à
Charles de Rémusat : on les confondait quelque-
fois. Ils étaient tous les deux très spirituels, et
supérieurs dans la conversation. Chose étrange !
Bixio, dont la parole dans un salon ou une com-
mission parlementaire était pressante, vive, pré-
pondérante, ne put jamais s'habituer à la tribune.
Son intrépidité s'arrêtait là. Soit faiblesse d'or-
gane, soit timidité, il ne se fit pas, dans les dis-
cussions politiques, la place qu'il prenait* d'em-
blée dans un bureau de la Chambre ou dans le
monde. Son influence n'en souffrit pas : elle fut
très grande dans certaines questions, plus grande
qu'on ne peut le supposer. Personne, dans une
ombre discrète, n'a plus contribué au relèvement
de l'Italie, et personne n'eût plus souffert que lui
de voir les deux nations, ses deux patries, aussi
tristement divisées qu'elles le sont aujourd'hui.
Je passe sans transition d'un fils de Voltaire à
un fils des croisés, de Bixio à M. de Montalem-
bert. Le contraste est grand, aussi bien dans le
talent et les opinions que dans les caractères. Ici,
pour moi également, ce n'est plus la même attitude
dans les relations et l'amitié. Avec Bixio, malgré
la différence d'âge et de position, il y avait ca-
maraderie et le tutoiement qui en est le signe et
la langue; avec M. de Montalembert, à la vive
sympathie et à l'estime dont il voulut bien m'ho-
norer, je dus répondre par une réserve, et une
ÉPILOGUE "J 1 ^
déférence qui ne s'adressait pas au titre ni au
rang, mais à la personne même et à la réputa-
tion. Quoiqu'il eût été élu à l'Assemblée consti-
tuante par le département du Doubs, et que je
fusse par conséquent un de ses électeurs, ce n'est
pas à la politique que je dois sa connaissance,
mais à la poésie. Mon premier poème, La éMort
du Juif errant, lui inspira le désir de me voir, et
j'allai chez lui, rue du Bac. Nous étions sous
l'Empire, et il le détestait comme moi; comme
moi, il aimait la France avec passion, et il ne se
consolait pas des malheurs de la Pologne. Au
fond, malgré son éclatant cléricalisme, il aimait
la liberté, — pas de la même manière que moi,
assurément, — en tout cas il croyait l'aimer, et
c'est déjà beaucoup. Je me rappelais ce cri si
éloquent qu'il avait jeté dans sa jeunesse au mi-
lieu des pairs de France stupéfaits : « Je défie qui
que ce soit d'aimer la liberté plus que moi; la
liberté a été l'idole de mon âme. » Voilà bien
déjà des points de contact : une haine commune
et plusieurs mêmes amours; il n'en faut pas tant
d'ordinaire pour créer une sympathie. Le fond
de sa nature, d'ailleurs, était généreux et cheva-
leresque, mais il était passionné; son esprit était
large et très cultivé, mais il était emprisonné dans
des dogmes étroits; il aimait la liberté, mais il
était catholique; de là des inconséquences. Je le
lui disais un jour : « Vous cherchez à unir deux
18
314 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
choses inconciliables par essence : vous voulez
jeter un pont sur deux mondes opposés. C'est
ce qui donne à votre destinée quelque chose de
tragique et pour moi de si attachant. » Il est vrai
qu'à ce moment-là on était loin de prévoir l'atti-
tude de la papauté actuelle, et, l'eussé-je prévue,
je n'en aurais pas moins persisté dans mon opi-
nion. Je lui disais aussi : « Le sort s'est joué de
vous, ludens in orbem : vous êtes un lord anglais
et non un pair de France. » Et, ce qu'il y a de plai-
sant, je ne savais pas à ce moment combien ma
boutade était juste. J'ignorais qu'il était né à
Londres, qu'il avait passé ses années d'enfance
en Angleterre et que son grand-père maternel
était un baron écossais. Je lui disais aussi des vé-
rités, et comme il était généreux et sincère, il sa-
vait les écouter. Un jour, dans mon petit jardin
de Baume, nous parlions de l'Empire, — et sous
l'Empire; — il se mit à stigmatiser de ses sar-
carmes la platitude de la bourgeoisie, qui accep-
tait un pareil joug. Je lui répondis assez vive-
ment : « Eh ! qui le lui a forgé ? qui lui a donné le
mauvais exemple? N'est-ce pas vous, quand vous
avez acclamé le coup d'État avec tout le parti soi-
disant conservateur? » Il s'arrêta, et, se frappant
la poitrine, il me dit simplement: « C'est vrai;
peccavi, frater!y> Une autre fois, je dînais chez
lui, à Paris. On parla de liberté, et de la liberté
du bien surtout, ce qui m'a paru toujours un non-
ÉPILOGUE 3 If
sens. J'essayai de dire que le mot de liberté im-
pliquait nécessairement la faculté du choix, le
droit même de l'erreur. Il répliqua en insistant.
Je fis un geste de surprise et je secouai la tête.
« Qu'avez-vous? dit M. de Montalembert. — Je
pense, répondis-je, que nous ne pouvons nous
entendre : je vois un couteau invisible trancher
la nappe entre nous. » Il me regarda, se mit à
rire de l'image et, comme j'étais son hôte, il n'in-
sista plus. S'il était tolérant de caractère et d'in-
tention, il ne l'était pas toujours d'opinion, et sa
vivacité passionnée vous le faisait sentir; la ré-
sistance le blessait, et il blessait facilement à son
tour; il se servait de la parole comme d'une
épée, il l'a dit lui-même, je crois. J'en eus la
preuve lors de la guerre d'Italie. Là où j'espérais
la liberté et l'indépendance d'un peuple, il ne
voyait que la religion et la papauté : Rome lui
cachait l'Italie. Les lettres que je reçus de lui à
cette époque sont certes très éloquentes, mais
emportées, violentes même. Il avait une nature
d'apôtre, et, comme tous les vrais convaincus, il
aimait à convertir, et d'une façon impérieuse et
militante, — pas assez de Las Casas, trop de duc
d'Albe. — Il avait vécu si longtemps dans les
cathédrales et les couvents avec Sainte Elisabeth
de Hongrie et les zMoines d'Occident qu'il lui en
était resté quelque chose. Ses longs cheveux qui
encadraient sa figure sans barbe, ses mains de
3 I 6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
prélat et ses yeux souvent baissés dans l'attitude
du recueillement, lui prêtaient une apparence qui
rappelait plus le méditatif que l'homme d'action,
le prêtre que le fils des croisés. Nulle morgue
nobiliaire, à moins qu'elle ne se cachât dans
l'espèce d'embarras et de réserve timide de son
abord, où l'humilité du chrétien prenait le pas
sur la fierté du gentilhomme. Il vint me voir à
Baume, et j'eus le plaisir d'apprécier son goût
éclairé en voyant l'horreur que lui inspirèrent le
clocher moderne si extraordinaire de la vieille
église et la statue toute dorée de la Vierge qui
domine la ville. Pour le consoler, je lui fis voir le
Doubs, les rochers de Châtard, enfin ce qui nous
vient de Dieu et ce que l'homme n'a pu gâter. Je
lui rendis sa visite à son château de Maiche, où
je passai plusieurs jours dans sa famille. J'ai
gardé le meilleur souvenir de ce séjour: on en
trouvera la preuve dans l'ouvrage de l'évêque de
Nîmes : zMontalembert en hanche- Comté.
Il était entré de bonne heure à l'Académie, en
18^2, après le coup d'État; il y avait remplacé
le bon et pacifique M. Droz, dont j'ai parlé au
début de ces Souvenirs. Grâce à sa notoriété, à sa
nature vive, impétueuse, il s'y fit vite une place
au premier rang, et il y porta la passion qu'il
mettait en toute chose. Avec M. Guizot et
M. Thiers, il forma un triumvirat souvent divisé
qui, réuni, décidait de toutes les élections. Que
ÉPILOGUE P7
de fois ne m'a-t-il pas dit : « Dans un an ou deux
vous serez des nôtres; vous appartenez de droit
à l'Académie qui vous a couronné! » Mais il me
le disait peu de temps avant sa mort, et, lui dis-
paru, sa prophétie ne s'est pas réalisée. Pour que
les prophéties se réalisent, il faut que les pro-
phètes s'en mêlent un peu. Il aimait, en effet,
beaucoup mes poésies, et j'en donnerai la preuve
en citant le compliment qu'il me fit et auquel
j'ai fait allusion en commençant; il m'avait écrit
un jour : « Vous êtes le digne fils d'André Ché-
nier. » N'est-ce pas le plus bel éloge que puisse
recevoir un poète de nos jours? Et cela vaut bien
le fauteuil qu'il me promettait.
Tout ceci regarde le Montalembert des der-
nières années de 1 8^8 à 1 870 ; car il y a plusieurs
Montalembert en politique, et en religion même;
comme l'a dit Scherer, sa mobilité généreuse et
passionnée lui fit parcourir plusieurs phases. Il
régna sur l'Église en France jusqu'à ce qu'il fût
dépossédé par Veuillot : à clérical, clérical et
demi. S'il avait vécu, il triompherait à présent.
« Il faut vivre longtemps, » disait dernièrement
le plus éloquent de nos jeunes écrivains; ce le
succès est de durer, » disait Jeanne d'Arc. M. de
Montalembert ne devait pas atteindre la vieillesse :
une affreuse maladie le fit longuement souffrir.
Il mourut au printemps de 1870 et n'eut pas à
voir l'écrasement de la France. Mais il eut la dou-
3 1 8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
leur de voir l'Église consacrer l'infaillibilité du
pape, et le courage de protester au milieu de ses
souffrances contre ce qu'il appelait l'absolutisme
de Rome. Je le vois encore couché sur un petit
lit de camp, dans sa bibliothèque, où il recevait
ses amis et dictait ses lettres. L'abbé Besson, qui
fut depuis évêque de Nîmes, et l'une des plus
fortes têtes de l'Église, était parti pour Rome à
l'occasion du Concile, et y avait subi bien vite
l'influence irrésistible de la Ville éternelle et du
Vatican. « Écrivez donc à l'abbé, me disait-il;
dites-lui qu'il dévie, qu'il se perd, et que le Con-
cile est en train de perdre l'Église : il va faire du
pape une idole. »
Il a laissé de nombreux ouvrages; mais sa
vraie valeur n'est pas là : il ne fut de premier
ordre qu'à la tribune. Chez lui l'écrivain est infé-
rieur à l'orateur : le fond de ses idées est souvent
contestable, et le style n'est pas empreint d'une
marque assez originale. Il ne possède pas la
bonne et forte langue de Veuillot, ni le relief,
l'éclat et l'esprit étincelant de Joseph de Maistre,
pour ne prendre mes points de comparaison que
chez les modernes et dans son école. Mais, tel
qu'il fut, homme public ou privé, il m'est resté
comme une figure originale et attachante : il a sa
place marquée dans notre histoire et, puisqu'il
m'a aimé, il devait en avoir une dans ces Souve-
nirs.
ÉPILOGUE 3 19
J'ai prononcé le nom de l'évêque de Nîmes, et
je ne puis passer à côté de lui sans saluer du
cœur et de la main cet homme éminent qui fut
un de mes meilleurs amis. Nous étions compa-
triotes, nos berceaux se touchaient, nos mères
étaient amies, et, tout enfants, nous avions joué
ensemble. Il a écrit d'innombrables volumes,
prêché d'innombrables sermons, et, comme tant
d'autres, il est mort sans avoir donné la mesure
de toute sa valeur. Doué d'une mémoire prodi-
gieuse, d'une vaste intelligence très ornée, grand
scholar, comme disent les Anglais, plein de gaieté
et d'esprit, sans nulle morgue sacerdotale, très
large d'idées, très bon, très charitable, vrai con-
naisseur et conducteur d'hommes, comme tous
les grands pasteurs, il vécut à Besançon de lon-
gues, trop longues années, dans des emplois su-
balternes où le cardinal Matthieu le confinait
sans profit pour l'Eglise; tout en reconnaissant
son rare mérite, le cardinal trouvait commode de
s'en servir. Il eût dû être évêque dix ans plus tôt :
mais il était ami de Montalembert, et par consé-
quent mal noté à la nonciature, où régnait Veuil-
lot. J'en sais quelque chose. En 1870, de graves
personnages bisontins, sachant que je connaissais
le ministre des Cultes Ê. Ollivier, me sollicitèrent
vivement de lui parler de l'abbé Besson, comme
d'un épiscopable hors ligne. Je ne me fis pas prier.
E. Ollivier se prêta à cette ouverture de la meil-
^20 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
leure grâce du monde. Mais, quelques jours
après, il m'apprit qu'il s'était heurté contre l'hos-
tilité de Veuillot et les préventions de la noncia-
ture. L'abbé ne fut nommé évêque que sous la
présidence du maréchal de Mac-Mahon. Il dé-
ploya à Nîmes toutes ses qualités de cœur et
d'esprit; les protestants mêmes le pleurent en-
core; à Rome, sa situation grandissait d'année en
année; il est certain qu'il serait aujourd'hui car-
dinal et qu'il jouerait un grand rôle dans l'évolu-
tion actuelle de l'Eglise.
Un nouveau groupe, à présent : autre théâtre,
autres acteurs. La scène se passe à Versailles,
sous l'Empire toujours. Quatre hommes, quatre
amis, sont réunis autour d'une table frugale, dans
un modeste appartement de la rue de la Chan-
cellerie, tous différents de caractère, mais unis
d'opinions et de sympathie. L'un est un ancien
saint-simonien, un apôtre; l'autre, un théologien;
le troisième, un moraliste; le dernier, un poète. A
l'exception de celui-ci, tous sont devenus journa-
listes : il s'agit de Charton, de Scherer et de Ber-
sot. Par suite de l'infinie complexité de la nature
humaine et de la destinée, l'apôtre s'est fait vul-
garisateur de la science et de l'art, une sorte de
maître d'école par la plume; le théologien est
devenu critique littéraire, et le moraliste, jour-
naliste militant, en attendant qu'il dirigeât l'Ecole
normale d'où il était sorti. C'est le poète, c'est
ÉPILOGUE 321
moi, qui ai eu l'idée de cette réunion mensuelle
amicale, et c'est Bersot qui a voulu l'inaugurer.
Sous la lourde compression de l'Empire, dans
cette atmosphère étouffante du despotisme où
toute la vie publique, toute la liberté se réfu-
giaient dans le foyer et l'intimité, on se figure faci-
lement le plaisir et le besoin de ces réunions, où
l'on peut mettre à l'air ses opinions, ses idées, ses
sentiments, son âme enfin. Et quand une table
réunit trois ou quatre causeurs pareils, on s'ima-
gine facilement le charme et l'entrain de ces con-
versations. Quels propos de table on écrirait, —
en France surtout, — si Asmodée voulait se don-
ner la peine de les recueillir, un seul soir seule-
ment, en se promenant au-dessus de Paris, — et
j'ajouterai de Versailles, puisque c'est de Ver-
sailles qu'il s'agit en ce moment!
• Je ne sais où j'avais fait la connaissance de
Scherer, chez Mme d'Agoult, probablement. En
tout cas, c'est avec lui que je fus le moins lié;
il n'était guère liant, d'ailleurs. Il y avait dans
son accueil et dans toute son apparence une froi-
deur qu'il avait gardée sans doute du temps où
il était ministre protestant. Peut-être aussi lui
venait-elle de ses luttes théologiques et de ses va-
riations dans la foi. Je n'ai pas à écrire sa vie,
même en sommaire; elle a été racontée par
M. Gréard dans une admirable monographie. Je
tiens seulement à marquer ici quelques traits de
•}22 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
cette figure originale, plus attachante qu'on ne le
suppose. Rien de plus recommandable d'abord,
de plus touchant et de plus rare à notre époque
que les esprits qui cherchent la vérité avant tout,
et qui tiennent à mettre leur vie d'accord avec
leurs opinions; pour moi, il n'y a rien de plus
tragique que les drames de la conscience; et Sche-
rer en est un type dans le protestantisme, comme
Lamennais dans l'Église catholique.
Le sort lui infligea d'autres épreuves plus
cruelles encore : il perdit un fils plein d'espé-
rance et d'avenir. Je lui témoignai toute ma
sympathie à cette funèbre occasion. Il n'a jamais
su combien elle était sincère et profonde; peut-
être au moins l'avait-il deviné. La lettre suivante
me donne le droit de le penser :
2<) novembre 1SS2.
Cher poète,
Votre volume et votre lettre m'ont attristé. Oh ! sans qu'il
y ait de votre faute assurément, mais vous m'avez fait sentir
toutes les limites qui m'entourent et m'emprisonnent. Voila
un ami, sympathique entre tous, et auquel j'aimerais témoi-
gner les sentiments qu'il m'inspire ; voici un recueil de poésies
que je connais assez pour être sûr qu'elles me plairaient, eh
bien, quand verrai-je l'un, quand lirai-je les autres? Je suis
si peu maître de mon temps! Les devoirs, les engagements
me laissent l'esprit si peu libre! Je ne me plains pas, mais
j'ai le sentiment d'être débordé, l'amertume d'être obligé de
ne point faire les choses qui me seraient le plus douces. Je
n'en sais guère parmi celles-là qui me charmeraient plus que
ÉPILOGUE 323
des journées de vrai loisir passées à vous lire et a me livrer
aux pensées que vous éveilleriez en moi. C'est égal, vous
dites : « Pourtant, si le cœur vous en disait... » Et je ré-
ponds : Pourtant, si le moment s'en trouvait, là-bas, à Men-
ton, par exemple, où je vais aller passer six semaines! Mais.
hélas! j'ai appris à ne pas compter sur mes rêves...
A vous bien affectueusement.
Ed. Scherer.
Edmond Scherer avait une figure distinguée,
un peu en coup de vent, de beaux yeux bleus, le
nez fort, des cheveux blancs sur un teint frais
qui lui donnaient l'air d'un marquis légèrement
poudré; rien du prédicant, si ce n'est un peu de
raideur, comme je l'ai dit.
Celui que j'ai le plus connu, le plus longue-
ment vu et le plus aimé de ces trois hommes émi-
nents, c'est Charton. Notre connaissance remon-
tait très haut, à 1845. ^e l'avais rencontré chez
Bixio, et j'avais été charmé par cette parole
chaude, émue, qui portait la conviction parce
qu'elle en était pleine, par cette modestie, cette
variété de connaissances, cette haute raison où
l'on sentait que le cœur tenait autant de place
que l'intelligence. Je l'ai appelé un jour le meil-
leur et le plus charmant des hommes, et je n'avais
pas tort. Notre sympathie, d'ailleurs, fut mu-
tuelle et instantanée, et les années ne firent
que l'accentuer. Quand il se retira à Versailles,
j'allai le voir souvent. Je ne pouvais oublier qu'il
324 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
avait été le premier à m'encourager, à applaudir
mes essais poétiques, au risque de dépasser la
mesure et de me faire trop illusion sur moi-même.
Après avoir lu La zMort au Juif errant, il m'écrivit
son contentement, son admiration même : ce Je
ne vois pas, osait-il me dire, ce qui vous sépare
des plus grands! » Heureusement que je le voyais
très bien, moi. Cette hyperbole ne me prouva
que l'excès de son amitié, puisqu'elle allait ainsi
jusqu'à l'aveuglement, et mon cœur profita du
moins de tout ce que perdait ma vanité.
Si c'est Charton que j'ai le plus aimé, Bersot
fut à coup sûr celui que j'ai le plus admiré. Et
comment en eût-il été autrement? Qui de mes
contemporains — s'il en reste encore — ne se
rappelle cette noble et triste figure de martyr?
Qui ne le revoit, la tête inclinée, le doigt posé
sur la cicatrice de sa joue, où l'affreux cancer
couvait toujours et le rongeait tout vivant? Et il
était là, causant et jouant avec vous, et toujours
souriant malgré la torture! Quel héroïsme! Et
cette torture dura des années, et l'illusion, cette
providence des malades, ne lui était pas permise!
Il se savait condamné à mort, et il attendait son
heure, simplement, stoïquement, travaillant sans
cesse. Y a-t-il un plus bel exemple de force d'âme
et de grandeur morale? J'ai assisté à son convoi.
Je l'avais vu trois jours auparavant, toujours le
même; il se savait perdu et à bref délai; on pou-
ÉPILOGUE 327
vaic calculer la marche de l'horrible maladie; il a
pu prévoir l'heure fatale... C'est bien lui qui a
regardé la mort en face! Pauvre et admirable
Bersot! Il a légué à Scherer le soin de rassembler
et de publier le meilleur de ses œuvres. Scherer
Ta fait. Sous le titre de Un moraliste, on a la quin-
tessence de cet esprit exquis. C'est un trésor qu'il
a légué à tous les lecteurs intelligents, comme sa
vie est un exemple, un sursum corda pour tous
ceux qui savent encore reconnaître et admirer la
vraie grandeur morale.
J'avais encore d'autres amis à Versailles, et je
ne devrais pas quitter cette ville sans les saluer au
moins d'un mot. Je ne citerai que Mme de Villers
et Emile Deschamps : il ne faut pas oublier les
poètes, ce serait d'un mauvais exemple. J'ai parlé
tout au long de Mme de Villers dans une revue
de province. Quant à É. Deschamps, lui aussi,
hélas! était devenu un objet de pitié et d'admi-
ration : il était aveugle! Il n'en restait pas moins
aimable, trop aimable même; il dépassait la me-
sure; et sa politesse, son désir de plaire allaient
jusqu'à l'hyperbole et l'outrance. Il n'écrivait pas
au plus petit poète sans l'encenser et l'exalter,
comme le faisait Victor Hugo. Mais chez lui,
nul calcul; c'était le besoin de plaire et de faire
plaisir. Sa formule ordinaire dans ses lettres à ses
confrères, de quelque degré qu'ils fussent, n'était
pas moins que : « Mon cher grand poète! » J'en
«9
326 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
pourrais donner des preuves. Cela me contristait
pour lui et pour moi. Mais je pris le parti d'en
rire, en me rappelant le mot du Régent à Dubois,
au bal masqué : « L'abbé, tu me déguises trop! »
Je n'ai pas connu son frère Antony, et je le
regrette; il avait un talent élevé, plus sérieux, et
il eût pris une belle place dans la pléiade roman-
tique, si sa santé n'avait pas arrêté son essor. Le
voile qui obscurcit peu à peu les yeux de son
frère s'étendit sur lui aussi, et plus tristement en-
core ; il fut atteint dans la source même de la lu-
mière, — dans la raison.
Il faudrait finir, et j'ai peine à le faire, tant
d'autres figures m'attirent encore! Puisque j'ai
fait une excursion dans la politique, pourquoi
n'en tenterais-je pas une dans l'art? 11 touche de
plus près la littérature. Je vais donc, avant de
terminer, parler de quatre peintres que j'ai eu le
bonheur de connaître; — j'aurais pu dire l'hon-
neur, car rien n'honore plus que certaines ami-
tiés.
En pensant à ces hommes célèbres dont je vais
évoquer la mémoire, j'éprouve un sentiment de
sérénité, de joie intime que l'esprit ne connaît
que bien rarement, mais qu'il éprouve toutes les
fois qu'il est en présence du bon, du beau et du
grand. Je vais parler de nobles natures qui ont su
vivre dans les hautes et pures régions de l'idéal,
et montrer aux philistins du monde, comme aux
ÉPILOGUE 327
bohèmes de l'atelier, ce qu'il peut y avoir de
grandeur dans le culte et la pratique de l'art,
quand il est exercé par des hommes tels que Fro-
mentin, Gleyre, Ary Scheffer et Delacroix. Je
ne raconterai pas leur vie : elle est connue, elle a
été écrite. Je dirai seulement l'impression person-
nelle qu'ils m'ont laissée; je n'apprendrai rien
de nouveau sur eux, mais j'aurai le plaisir de les
rappeler, de les évoquer, de les revoir et de leur
apporter encore une fois l'hommage de mon ad-
miration et de mes regrets.
Fromentin est le premier dont j'aie fait la con-
naissance, et cela bien avant qu'il ne fût peintre,
et même à une époque où il ne se doutait guère
qu'il le serait un jour. Je le rencontrai vers 1842,
à une table d'hôte de la rue de Seine qui mérite-
rait d'avoir une histoire, tant elle eut d'hôtes cé-
lèbres dans ses diverses transformations. Cette
popotte, comme nous l'appelions, dirigée par la
famille Balèche, avait été fondée par d'anciens
élèves d'Henri IV, comme É. Augier, Barbaroux
et G. Gay-Lussac. Ce dernier, mon camarade de
prison au ministère, m'y avait introduit. La nour-
riture y était très simple et très bonne; la pen-
sion d'un prix très modique; les convives très
jeunes. Aussi quel entrain! quelle gaieté! Parmi
eux je ne citerai que Bataillard, un excellent
garçon, admirateur et ami de Michelet, qui tra-
vaillait toujours à une histoire des Tziganes qui
^28 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
est encore à paraître; Pron, fils du général baron
Pron, futur préfet du futur Empire, et déjà bona-
partiste; puis Albert Aubert, ancien normalien,
rédacteur au National, le premier en date de ces
transfuges de la rue d'Ulm dans la politique et
la littérature, bien avant le glorieux exode des
Prévost-Paradoi et des About : voix perçante, mé-
tallique, esprit vif et paradoxal, il était terrible
dans la discussion; enfin Fromentin, déjà réservé,
fin et distingué. Il faisait son droit alors et n'avait
pas encore découvert le Sahara et le Sahel, d'où
il devait revenir avec un double talent. Nous
nous liâmes très vite. Je ne sais s'il avait déjà
vécu son roman àeD ominique, mus sa distinction
native, l'incertitude de sa vocation, la finesse de
son esprit m'avaient attiré vers lui dès le premier
jour. Plus tard, il partit pour l'Afrique, moi pour
l'Allemagne et l'Orient; la vie nous sépara. Mais
j'avais gardé de lui le plus sympathique des sou-
venirs, et quand nous nous retrouvâmes, quand
j'allai lui porter le grand témoignage de Lamar-
tine, comme je l'ai raconté dans les premières
pages de ces récits, quand nous allions renouer
et resserrer les liens d'amitié de notre jeunesse,
la mort le prit avant l'âge et l'enleva à l'admira-
tion de tous et à l'affection de ceux qui l'avaient
connu. Plus tard encore, quand j'allai en Afrique
à mon tour, ce merveilleux pays le rappela si
vivement à ma mémoire, que je lui consacrai les
ÉPILOGUE 329
vers suivants; ils diront mieux que ma prose les
sentiments qu'il m'avait inspirés :
O Fromentin! ami de mes jeunes années!
La vie a pu disjoindre un jour nos destinées,
lu longtemps, trop longtemps, écartant nos chemin.,
Sans diviser nos cœurs, séparer nos deux mains.
Mais plus tard, mûrs tous deux, quand nous nous rencontrante ;,
Quel élan mutuel a rapproché nos âmes !
Hélas! le sort jaloux avait compté tes jours!
N'importe! je t'ahnai, je t'aimerai toujours;
Toujours le souvenir de ta tête pensive,
Et l'admiration que le regret avive
Pour ton œuvre charmante et tes nobles efforts,
Te feront une place à part parmi mes morts.
Et ce n'est pas ici, dans ce Sahel d'Afrique
Qu'illustra ta palette et ta plume magique,
O peintre deux fois peintre, ô poète accompli!
Que pour toi dans mon cœur peut commencer l'oubli.
Charles Gleyre est un des plus nobles exem-
plaires de dignité et d'élévation morales que j'aie
rencontrés, un des rares hommes, à ma con-
naissance, qui n'ait jamais fait de compromis
avec sa conscience. — Quel éloge! — Pauvre,
stoïque, fier, indépendant, républicain de nais-
sance et de conviction, sacrifiant tout à la vérité
et à son culte de l'art, sévère pour lui-même, il
avait le droit de l'être pour les autres, et sa mi-
santhropie en usait parfois. Mais si un vieux levain
de protestantisme aigrissait à son insu certains
de ses jugements, il était de bonne foi et cher-
chait toujours la justice. Mon frère a dit un jour
330 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
sur lui un mot qui renferme la plus belle des
louanges : « On ne le quitte jamais sans se sentir
meilleur ou sans vouloir le devenir. »
Il fuyait le monde; ses seules récréations
étaient la causerie de quelques rares amis en dé-
jeunant au café d'Orsay, le matin, ou une partie
d'échecs, le soir. Il parlait peu, écrivait encore
moins : je n'ai qu'une lettre de lui. J'allais le voir
à son atelier de la rue du Bac, surtout quand il
avait un portrait de femme à peindre et qu'il
fallait tenir son modèle éveillé par un bout de
conversation. Il travaillait lentement, à petites
touches; rien de la fougue de Delacroix. Dirai-je
ici toute ma pensée? Je ne suis qu'un profane, et
on la prendra pour ce qu'elle vaut : mais je me
suis demandé parfois s'il était né peintre, et si la
nature n'avait pas plutôt fait de lui un penseur,
un méditatif, qu'un artiste. Il paraissait subir son
métier et l'aimer peu; il n'avait pas un tempéra-
ment de coloriste, et son crayon était bien supé-
rieur à sa palette. N'en peut-on pas dire autant
de M. Ingres? et il aimait son art, celui-là, et avec
passion, avec jalousie! Gleyre en sait quelque
chose; on connaît l'histoire du panneau de Dam-
pierre peint par Gleyre et dont Ingres exigea la
destruction. Pour moi, je donnerais toutes les
peintures d'Ingres pour ses petits portraits au
crayon. Il n'a de génie que là. Avec Gleyre, il en
allait un peu de même, ses esquisses valent mieux
ÉPILOGUE 33 I
que ses peintures achevées. Il restait des mois
entiers sur la même figure, et quand on furetait
dans son atelier, on trouvait, tournées vers la mu-
raille, d'admirables esquisses, la plupart au fusain,
qui attendaient leur tour pour passer sur le che-
valet du peintre. On peut les voir dans la très
précieuse collection qu'il a léguée à son digne
ami, Charles Clément. Il y avait là des trésors
d'idées, d'impressions et de poésie, qui ne de-
mandaient qu'un peu de travail pour recevoir
leur expression définitive, et qui attestaient à la
fois la fécondité de l'esprit et la paresse de la
main chez le maître qui les avait créés. Que de
fois ne l'ai- je pas gourmande de cette paresse,
ou plutôt de sa lenteur ! Il s'était attaché à moi,
malgré la différence de nos caractères, et me
raillait à son tour doucement de mon optimisme
en tout, et particulièrement à l'égard de la femme.
Sur ce chapitre-là, il était d'une inexorable sévé-
rité : était-ce l'implacable ressentiment d'une
expérience malheureuse, le parti pris d'un stoïque
insensible, ou l'austérité d'un puritain? Je n'ai pu
le deviner. Un jour qu'il trahissait ainsi par quel-
ques mots sceptiques son mépris de la femme,
je ne pus m'empêcher de lui dire : « Mais que
vous ont-elles donc fait, pour que vous les jugiez
ainsi? » Il se mit à sourire tristement, et ce fut
toute sa réponse.
Je le répète, je n'écris pas sa vie, je ne décris
-}}2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
pas ses œuvres : Charles Clément l'a fait, et il
n'y a pas à y revenir. Mais que je voudrais donc
pouvoir, en ces quelques lignes, laisser un crayon
durable de cette noble et triste figure qui me
rappelait, par son amour de la solitude et son
austérité un peu farouche, et surtout par sa gran-
deur morale, quelques traits du caractère de son
grand ancêtre, Michel-Ange !
J'étais encore enfant quand je vis Ary SchefTer
pour la première fois. Mon grand-père était venu
nous voir à la pension de Fontenay-aux-Roses, et
nous avait emmenés à Paris pour assister aux
fêtes en l'honneur des trois glorieuses journées.
C'était en 1 831 ou 1832. Louis-Philippe venait
de rétablir Napoléon sur la colonne Vendôme.
Le jour de l'inauguration, on nous offrit des
places sur le balcon de l'appartement du général
Baudrand, qui demeurait alors rue Castiglione.
Ce qui me frappa le plus dans cet appartement,
ce fut le portrait d'une jeune femme, Mme Bau-
drand, toute vêtue de blanc, une figure idéale,
poétique, pareille à celles qu'on voit dans les
keepsakes anglais. Mes douze ans en furent très
impressionnés. Je ne vis pas le modèle ce jour-là.
On me montra seulement le peintre, causant
avec le général dans le salon. Mon attention fut
bientôt attirée par le spectacle du dehors : la
place Vendôme, les boulevards et les rues adja-
centes étaient noirs de têtes; un peuple entier
ÉPILOGUE 33 ]
était là qui attendait qu'on enlevât le voile qui
recouvrait la statue. Quand il tomba et qu'on
aperçut la figure impériale se dessinant sur le ciel,
une acclamation immense, prolongée, s'éleva de
partout. Un cri de : « Vive l'Empereur! » jaillit
de la ville entière. Cette clameur de millions de
voix semblait sortir des pavés. Jamais je n'en en-
tendis de pareille. Moi-même, pauvre innocent,
je sentis bondir mon cœur dans ma poitrine, et
je criai aussi : « Vive l'Empereur! » comme les
autres. Que Dieu me pardonne ! ce fut la première
et la dernière fois. Je n'avais pas encore l'âge de
raison.
Plus tard, dix ans plus tard, je revis SchefTer,
toujours chez le général Baudrand, dans ce salon
de la rue Saint-Florentin, dont j'ai parlé à propos
de Lamennais. A la mort du général, il épousa sa
veuve, et j'allai les voir rue Chaptal. Mme Ary
SchefTer ne ressemblait plus guère au beau por-
trait de la rue Castiglione; la maladie plus que
l'âge avait creusé sa fine et noble figure. Elle se
mourait lentement, et elle ne se résignait pas. Je
l'entends encore me dire : « Me voici sous son
toit, je puis l'aimer enfin, et je vais mourir ! »
Elle mourut en effet peu de temps après, et Ary
SchefTer resta seul avec sa fille, Mme Marjolin,
qui ne quitta jamais son père qu'elle adorait. Il
méritait ce culte aussi bien par son caractère que
par son talent. Chose singulière, et que nous re-
i9.
^34 SOUVENIRS LITTÉRAIRtS
trouvons chez Delacroix, ce caractère et ce talent
ne concordaient point, et ils avaient tous deux
une physionomie, une apparence qui n'auraient
jamais révélé leur génie propre et intime d'artiste,
même à l'observateur le plus pénétrant. Avec sa
figure énergique et en coup de vent, son regard
froid, même un peu dur, on n'eût jamais soup-
çonné dans A. ScheflFer le peintre sentimental des
zMar guérites et des {Mignons. Il avait d'abord
cherché la couleur avec Delacroix, puis le dessin
avec Ingres; enfin, il s'était fait une manière à
lui qui traduisait suffisamment ses aspirations
idéalistes, où la poésie jouait un plus grand rôle
que la peinture, au dire de certains critiques. Je
n'ai pas à juger le peintre : l'homme me suffit,
et il y en eut peu de plus généreux, de plus ou-
verts à toutes les nobles causes, à toutes les
grandes idées. On rencontrait chez lui les exilés,
les proscrits de tous les pays, depuis Krasinski,
le poète anonyme de la Pologne, jusqu'à Manin,
le dictateur de Venise. C'est dans son atelier,
peuplé de chefs-d'œuvre et dont les parois étaient
tapissées des portraits de tous les grands hommes
modernes peints par lui, que j'ai entendu Liszt,
Franchomme et Mme Viardot. J'y vois encore, au
piano, Gounod, débutant, qui nous chantait dé-
licieusement avec une voix cassée ses premières
mélodies sur les vers de Musset. C'est là égale-
ment que je rencontrai Renan. Lui aussi débu-
ÉPILOGUE 33f
tait : c'était un jeune homme mince, timide, d'une
conversation charmante où, sous un voile de ré-
serve et de modestie, on sentait circuler une
fouie d'idées originales. Quand il sortit, resté
seul avec A. ScherTer qui continuait de peindre,
je lui demandai qui était ce jeune homme. —
« Il s'appelle Renan, me répondit-il; retenez bien
son nom ; vous l'entendrez souvent : c'est le
sceptique. » Plus tard, ScherTer eût a'jouté : « C'est
le remueur d'idées, c'est le poète et l'artiste ac-
compli. »
La veille de mon départ pour la Moldavie, à
la fin de l'année 18^4, je dînai chez lui en belle
et même illustre compagnie. J'y causai longue-
ment avec Manin, et surtout avec ma jolie voi-
sine, la fille d'Henri ScherTer, étincelante de fraî-
cheur et de grâce, que je devais retrouver à mon
retour mariée avec M. Renan, qui était aussi un
des convives. Ce retour n'eut lieu que deux ans
après. Je n'avais pas pu voir la grande Exposition
universelle de 18 j'y, et j'en demandai des nou-
velles à Ary ScherTer, lors de ma première visite;
naturellement, il ne s'agissait entre nous que de
l'exposition de peinture, où chaque maître était
représenté par l'ensemble de ses œuvres réunies
à cette occasion. « Un seul y a gagné, me ré-
pondit-il, c'est Delacroix; il a écrasé tout le
monde. » De la part d'un rival et d'un admira-
teur d'Ingres, l'aveu était tout ce qu'il y avait de
3)6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
plus flatteur, et je m'empressai d'aller redire ces
bonnes paroles à Delacroix.
Elles me serviront de transition pour passer à
ce grand peintre. Je le rencontrais souvent chez
Bixio. En voyant un homme du monde parfaite-
ment correct, au teint pâle, à la chevelure noire
bien peignée, à la parole douce, fine et mesurée,
à l'attitude modeste et distinguée, en l'entendant
surtout exprimer son admiration pour de purs et
beaux génies, comme Virgile, Racine et le Tasse,
on n'eût jamais soupçonné qu'on était en face
du plus romantique des peintres, du plus fou-
gueux des coloristes, du traducteur par le crayon
ou le pinceau de Dante, de Goethe et de Sha-
kespeare. Sa littérature, car il écrivit aussi, pré-
sente le même contraste : son style est classique;
forme et idée, tout y est correct et plein de me-
sure, même quand il expose et défend des idées
nouvelles. J'ai compris plus tard, en le voyant
travailler, d'où venait cette opposition singulière :
c'est qu'il causait et écrivait avec son esprit et
qu'il peignait avec son tempérament. Or ce tem-
pérament était bilieux et fiévreux. Il se mettait
devant sa toile dès l'aurore et à jeun; il ne pre-
nait de nourriture que quand il avait fini sa tâche,
ou que le jour tombait. Son esprit voyait et ai-
mait le beau, même le beau classique; mais sa
main nerveuse et agitée ne lui permettait pas
toujours de le rendre, et elle l'emportait dans sa
ÉPILOGUE 337
fougue vers le bizarre et même parfois le laid. Ce
qu'il cherchait à rendre surtout, c'était le drame,
le mouvement, la passion dans les figures, et
dans le paysage la vérité de l'impression. Per-
sonne n'a peint la mer comme lui. Je me rappelle
une barque de naufragés, peut-être une esquisse
de sa barque de Von Juan, que j'admirais parti-
culièrement, et que j'aurais bien voulu pouvoir
acheter; mais une bonne raison m'arrêtait : j'étais
étudiant et pauvre. Quelques années après, cau-
sant un jour avec lui, je lui demandai ce qu'elle
était devenue : « C'est un Russe qui l'a achetée,
me dit-il. — Oserai-je vous demander combien?
— Quatre cents francs, » fut la réponse. Voilà
comment on payait la peinture dans ce temps-là,
et la peinture d'un maître! Aussi les peintres
d'alors, même ceux qui avaient du génie, ne bâ-
tissaient ni hôtels ni palais.
J'eus le bonheur de causer deux grands plaisirs
à Delacroix : le premier, en lui redisant l'opinion
d'Ary Scheffer sur l'Exposition de i8yy, ainsi
que je viens de le raconter; le second, en lui ap-
prenant l'éloge que Gœthe avait fait de ses litho-
graphies composées sur le Faust, traduit par
Stapffer, éloge que Delacroix ignorait complète-
ment, quoiqu'il remontât à une quinzaine d'an-
nées. Mais il ne figurait pas dans les œuvres de
Gœthe; il nous a été transmis seulement parles
soins d'Eckermann. Or, les Entretiens avec Gœthe
3^8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES
n'étaient pas encore traduits en français, et j'eus
la joie de lui révéler la page où le grand poète
parle du jeune peintre français avec tant de sym-
pathie et de satisfaction. On se rappellera peut-
être que j'avais eu la même bonne fortune avec
Mérimée. Il n'est pas mal de savoir les langues
étrangères; cela fait toujours plaisir à soi, et quel-
quefois aux autres.
Delacroix aimait à écrire. J'ai vu des esquisses
de lui où, sur les marges, avec le crayon ou la
plume, il avait noté non seulement les couleurs
et les teintes, mais encore des incidents de sa vie
ou de sa pensée. Il m'a même dit un jour, en dé-
jeunant près de moi au café d'Orsay, qu'il écri-
vait tous les soirs ce qui l'avait frappé dans la
journée. Ces carnets ou registres si précieux
n'ont pas dû périr. Espérons que la postérité n'en
sera pas privée. Tout ce qui vient d'un homme
de génie est le patrimoine de l'humanité*.
Mon frère avait la plus grande admiration pour
Delacroix; il avait été son élève. Et lui aussi, il
a été un peintre! et j'oserais même ajouter un
artiste accompli, s'il avait mis en tableaux les
rares qualités de ses études. Cher frère, c'est par
toi que je veux terminer ces trop longs Souvenirs.
Personne de nos jours n'a rendu avec plus de
poésie la beauté du ciel, n'a mieux saisi les
* Ce journal a été conservé. Il vient même de paraître chez Pion,
depuis que ces lignes sont écrites.
ÉPILOGUE 339
nuances de la lumière et les aspects changeants
de ces scènes aériennes. Je ne puis voir un soleil
couchant sans penser à toi. Puisque j'ai parlé de
Fromentin, de Gleyre, d'Ary SchefTeret de Dela-
croix, qui tous t'ont estimé ou aimé, qu'il me soit
permis de joindre ton nom à ces noms célèbres!
Peut-être même, qui sait? n'ai-je évoqué ce
groupe de peintres que pour avoir l'occasion de
parler encore de mon frère. Il n'a pas été connu ;
le monde n'a pu apprécier son talent exquis
qu'après sa mort, — et le monde oublie si vite!
De nouvelles générations s'élèvent avec d'autres
besoins, d'autres visées. La gloire a passé à coté
de Claude-Jules Grenier. Peut-être l'a-t-il trop
dédaignée; elle se venge alors et vous condamne
à l'oubli. Mais si le monde a ses lois, l'amour
n'est pas forcé de les subir; l'affection fraternelle
a ses droits et ses devoirs; le cœur peut et doit
protester toujours, et contre l'injustice du sort la
revendication est éternelle.
HyèreSj iS<j2-yj,
Sr+A
TABLE
DES NOMS DE PERSONNES CITES DANS CE VOLUME
Abeilard. 126.
About (Edm.). 328.
Ackermann (Mmc). 288-292.
Adam (Edm.). 277.
— (M,,,e J.). 278.
Agar (M"'e). 241 .
Agoult (Ctesse d'). 109, 143,
247, 276-286.
Allan-Despréaux (Mme). 81.
Alecsandri (B.). 134, 269.
Ampère (J.-J.). 171, 174.
Arago (Fr.). 5, 15, 298.
— (Emm.). 99, 298.
Arc (Jeanne d'). 196.
Arnaud de l'Ariège. 35.
Arnim (M",e Beltina d'). 160.
232-303.
Arnim (Mlles d'). 299.
Arvers. 74.
Augier (Emile). 3 s, 109, 152,
229-259, 327.
Auber. 226.
Aubigné (Agrippa d'). 148.
Aumale (duc d'). 211, 213,
214, 225.
Autran (J.). 22.
Azeglio (Massimo d'). 303.
B
Balzac (H. de). 88, 175, 235,
237.
342
TABLE DES NOMS DE PERSONNES
Baraguay-d'Hilliers. 327.
Barbaroux. 327.
Barbey d'Aurevilly. 176.
Barbier (Aug.). 66, 93, 155,
163, 165, 167, 170, 172,
177, 178, 185, 186.
Bardoux. 174.
Barrai. 3 10.
Barthélémy Sf-Hilaire. 217.
Baudrand (Gal). 56.
Baudrand (Mme). 6.
Bataillard. 317.
Beauchêne (de). 188.
Bedeau (Gal). 309.
Belgiojoso (Pesse). 49, 57, 181.
Béranger. 2, 4, 8, 47, 94.
Berryer. 69.
Bersot (E.). 217, 320-324.
Besson (évêque). 318, 319.
Biot. 190.
Bixio (Al.). 74, 76, 128, 156,
M7, 3°4, 3°7-312-
Bixio (Mme). 73.
Bœrne. 51, 58.
Boileau. 303.
Boispéan (M,se de). 206.
Boissier. 213.
Boissy (M,s de). 102.
Bonnechose (de). 10^.
Brenot (Ch.). <$ 5.
Brimont (Mme de). 278.
Brizeux. 154-186, 309.
Buloz. 165, 292.
Byron (lord). 47, 65, 101,
194, 224.
Caillé (Gal). 22.
Cailleux (de). 73.
Calamatta. 102, 103.
Cantacuzène (Jean). 269.
Carnot (Hipp.). 278, 280.
Caro (E.). 120, 292, 309.
Cavaignac (Gal). 236, 238,
244.
Cavour (Cte de). 309.
Cessia (Mlle de). 21, 30, 34.
Chabouillet (A.). 309.
Chamboran. 22.
Champin (F.). 173.
Champmartin. 1 10.
Channing. 183.
Charlus (Mlle de). 5.
Charmes (G. X. F.). 218.
Charmes (G.) 303 .
Charmes (F's). 257.
Charnacé (Mme de). 280.
Chamailles (Mme de) 22.
Charpentier. 1 10.
Charton. 309, 320, 323, 234.
Chateaubriand. 2, 3, 8, 25,
94, M2-
Chazal (Mme). 262, 264.
Chazal (Léon). 262.
Chenavard. 182.
Chénier (André). 39, 11S,
162, .85, 242, 317.
Chopin. 90, 99, 105, 107,
1 13, 121.
Cialdini (Gal). 95, 309.
Clément (du Doubs). 331.
Clésinger. 1 1 1 .
Coignet (Mme). 278, 292.
Considérant (Vor). 182.
Corneille (Pierre). 167, 242.
Coppens (Mme de). 30.
Courier (P.-L ). 1 34.
CITÉS DANS CE VOLUML
Hî
Coulure. 1 1 1 .
Cuvilier-Fleury. 225.
D
Damrémont (Mme de). 22.
Dante. 3 36.
Dargaud. 22, 23 .
Dauzats. 74.
Delacroix (E.). 216, 225, 309,
Delavigne (C,r). 93, 250.
Depret (C,Ic). 354.
Desbordes- Valmore (Mme).
146.
Deschamps (E.). 32 5.
Desmousseaux de Givré. 206.
Diderot. 90.
Didot (H.). 137.
Dollfus (C). 278, 280.
Dosne (M,le). 320.
Doucet (C). 218.
Droz (J.). 69, 70, 3 16.
Du Camp (M.). 1 10.
Dudevant (Mce). 102, 105.
Dudevant (Solange). 100.
Dumas (Al.). 74 à 76, 240,
309.
Dumas (fils). 104, 309.
Dupanloup (évêq.). 197, 2 1 c,
213.
Dupont de l'Eure. 1 5.
Dupont-White. 32, 278, 280.
Duval (A.). 72.
Eckermann. 147, 327.
Eckstein (B°" d'). 12.
Farcy (G.). 145.
Flaubert (G.). 117, 118.
Flavigny (Cte de). 278.
Fontaney. 173.
Foucher (P1). 85.
Fouquier (Ach.). 94.
Franchomme. 3 34.
Fresnel. 128.
Fromentin. 39, 151, 327 à
329.
Gagneur (Mme). 278.
Gambetta. 236, 309.
Garcia (Pauline). 73 .
Garibaldi. 309.
Gautier (Th.). 47, 104, 171,
Gay-Lussac (G.). 327.
Gavarni. 83 , 235.
Gerando (Mme de). 278.
Gérard de Nerval. 46, 164.
Ghyka (Pce). 268.
Gigoux (F.). 74, 309.
Girardin (É. de). 247.
Gessner. 169.
Gleyre. 329 a 332.
Gluck (Ch.). 92.
Gobineau (Cte de). 305.
Goethe (W.). 55, 52, 53, 97,
1 12, 147, 169, 224, 23 !.
Gounod. 334.
Gréard. 321.
Grenier (Cl.-J.). 149, 169.
Grévy (J.). 278.
Guéroult. 278.
344
TABLE DES NOMS DE PERSONNES
Guerry (abbé de). $.
Guiccioli (C'^"). 101.
Guizot (F.). 5, 6, s°, »7S
188, 189, 257, 281.
H
Haussonville (Cle d'). 183.
Heine (H.). 43 à 67, 109.
127, 154, i64> '88.
Héloïse. 127.
Hetzel (J.)- 74, 84, 88, 182,
2*°> 233, 237 à 259.
Hollond (Mme). 183, 184.
Holtzmann. 197.
Homère. 181.
Hons-Olivier (Mme). 176.
Horace. 61.
Houghton (lord). 273.
Houssaye (H.). 21;.
Huet (P ). 22.
Hugo (Vor). 8, 42, 66, 72 à
75, 82, 83, 166, .80, 185,
219, 222, 224.
Humboldt (A. de). 5, 298,
292.
Ingres. 324.
Jal. 73.
Janin (J.). 240.
Jasmin. 74.
Johannot (Tony) 88.
K
Krasinski. 334.
La Bruyère. 1 1 8.
Lacordaire. 2.
Lafayette (Edm.). 97.
Lacaussade (A.). 178, 179,
186.
Lagden (misses). 1 <,o.
Laguéronnière. 22.
Lamartine. 8 à 42, 72, 73,
92, 109, 132, 146, 160,
166, 180, i8<i, 219, 223,
271 .
Lamartine (Mme de). 18, 20,
27.
Lamoricière (Gal). 309.
Laprade (Vor de). 159, l6,>
176, 180, 185, 205, 238.
La Roche -Guyon (Desse de).
183.
Lamennais (F.). 2, s, 6-
Lanfrey (P.). 24, 303.
La Saussaye (de). 309.
Laube (H.). 59, 60.
Laurent Pichat. 166.
Laverdant. 74«
Lebrun (P.). 190-
Ledru (Ch.). 239.
Ledru-Rollin. 30^.
Legouvé (E.). 203, 210, 249.
Lemoinne (John). 230, 255
à 258.
Lenau. 303.
Lesourd (Gal). $6.
Lewald (Fanny). 294.
Liszt, s, 6, 279, 334.
Lceve-Weimar. 46.
Loménie (de). 2 14-
CITÉS DANS CE VOLUME
34f
Luther. 51.
Luynes ('lue de). 273.
M
Machiavel. 24.
Maistre (J. de). 21, 318.
Mallefille. 113.
M anceau. 108, 109.
Manin. 309.
Manoël. 40.
Manuel (E.). 213.
Mareste. 22.
Marie. 15.
Marjolin (Mme). 333.
Marliani (M",e). 94, 98, 106,
1 14.
Marmier (X.). 74.
Marmontel. 90.
Martin (Henri). 2^, i°4, 278.
Massenet. 278.
Maupassant (G. de). 303.
Mazzini. 2^8.
Meissonier. 230, 254.
Mennessier- Nodier (Mme).
72, 77, 80.
Menotte (Ach.). 1 02.
Mézières (A.). 1 74, 2 14, 278.
Michel-Ange. 332.
Michelet. 278, 327.
Mickiewicz. 96.
Mignet. 71, 216, 217.
Mirabeau. 35, 112, 123, 215.
Mirés. 27.
Mohl (Mme). 184.
Molènes (G. de). 305.
Molière. 39, 1 1 2.
Monpou (H.). 92.
Montalembert (Cte de). 81,
109, 199, 208, 304, 3 12
à 318.
Montherot (de). 3 5.
Murât (prince). 273.
Musset (Alf. de). 39, 42, 53,
6 6 , 6 8 à 9 o , iii, 113, 119,
131, 145, 154, M8, 172,
I 80, 181, 219.
N
Nadaud (G.). 303.
Napoléon Ier. 1 1 2.
Napoléon III. 200, 252.
Napoléon (Jme). 205, 246,
278.
Narbonne (C,e de). 3C5.
Nefftzer. 278, 280, 303.
Nigra. 309.
Noailles (duc de) 209.
Nodier (Ch.). 66, 68 à 90,
109, 154, 333-
O
OElsner-Monmerqué. 294.
Ollivier (É.). 22, 32, 278,
281, 319.
Orsay (Cte d'). 37.
Paguerre. 1 5.
Paschoud (Martin). 22.
Pasquier (chancelier). 101
Patin. 205.
Pelletan (E.). 138, 139.
Pelletier (M,les). 73-
Pereire (E.). 27.
H6
TABLE DES NOMS DE PERSONNES
Peyrat. 278.
Peyronnet (M,ne de). 22.
Pierreclos M,ne de), ai, 278.
Pingard. 202.
Planche (G.). 174-
Pongerville (de). 205.
Ponsard (Fis). 27, 83, 109,
m, 229 à 259.
Ponsard (Mme). 278.
Pontmartin (de). 182.
Pouschkine. 57.
Préault (A.). 22, 65.
Prévost-Paradol. 328.
Pron (Bon). 328.
R
Rachel. 85, 97, 241, 243.
Rahel. $9, 293.
Ratisbonne. 198.
Read (Mmes). 291.
Reber. 73, 74.
Receveur (abbé). 73.
Regnard. 194-
Rémusat (Ch. de). 183, 208,
209, 303.
Renan (E.). 133, M1* IÔ2'
278, 3°3> 334-
Reumont (A.). 294.
Reynaud (Ch.). 230, 239,
240.
Ricourt (Ach.). 239, 241.
Rigault (H.). 194-
Ronchaud(L. de). 22,25, 36,
278.
Rossi (Clessc). 293.
Rossigneux. 73.
Rothschild. 51, 133-
Rotrou. 112.
Rousset (C). 212,
Rudder (de). 22.
Sagan (Desse de). 293.
Sainte-Beuve. 3, 89, 127-153,
157-158, 172, 180.
Saint-René Taillandier. 46,
155, 161, 163, 180, 182,
212.
Saint-Saëns (Mme). 262.
Saint-Saëns (Ci,le). 263.
Saint-Victor. 39.
Saladin (Hubert). 22.
Sand (G.). 8, 66, 82, 93"126'
154, 173, 260.
Sandeau (J.). 96> M3> l f4-
Sandeau (Mme). 116, 1.17.
Saulcy (de). 273, 309.
Scheffer (Ary). $, 3 5> 9«-
Scherer(Edm.). 278, 320-3 28,
325.
Seligny (E. de). 161.
Sennevier (Mme de). 30.
Shakespeare. 146, 168, 336.
Shelley. 199-
Spontini. 92.
Solmar (Hiette). 293, 294-
Stahr (A.). 294.
Sterne. 23 5.
Sternberg (Bon de). 294.
Sully. 74.
Sully Prudhomme. 389.
Tacite. 66.
TaMu (Mme.A.). 9î, 107, '46,
261-276.
CITÉS DANS CE VOLUME
347
Tastu (père). 265.
Tastu (fils). 269, 271-272.
Taylor (Bon). 73.
Thénard (H.). 230.
Thierry (Ed.). 249.
Thiers (Ad.). 171, 207, 208,
217, 219.
Tieek (L.). 295, 303.
Tocqueville(Ctede). 304-307.
Tocqueville (Mn,ede). 305.
Tourneux (M.). 153.
Toussenel (Mme). 73 .
Tribert. 278.
Trochu (Gal). 309.
Troubat. 143.
Troubetskoï (Pcssc). 218.
V
Vacquerie. 220.
Vallette. 22.
Varnhagen d'Ense. 59-60,
293, 295.
Veuillot (L.). 3 18.
Viardot (M,,,e). 334.
Vieillard. 73 .
Viennet. 191.
Vigny (Cte Alf. de). 66, 74,
93, 115, 166, 185, 190,
192- 193 , 196- 197, 319,
267, 278.
Villemain. 199, 201, 203,
204, 251.
Villers (Mme de). 75, 325.
Vitet. 209.
Vivier. 22.
Vogué (Mis de). 273.
Voïart. 265 .
Voltaire. 39, 132, 159, 192,
267.
W
Waldor (Mie). 85.
Walewski (Cte), 33.
Warens (Mme de). 120.
Warwick. 170.
Washington. 189, 201.
Weiss. 74.
Wey (Fis). 74, 307, 309.
TABLE
Introduction. Chateaubriand, Béranger, Lamennais. . i
I. Lamartine 10
II. Henri Heine. 43
III. Charles Nodier et Musset 68
IV. George Sand 91
V. Mérimée — Sainte-Beuve 137
VI. Le Dîner Brizeux 154
VII. Autour de l'Académie 187
VIII. Ponsard et Augier 229
IX. Quatuor féminin 260
X. Epilogue 30a
Table des noms de personnes cités dans ce volume. . . . 341
G^^3^rs
oAchevê d'imprimer
le six décembre mil huit cent quatre-vingt-treize
PAR
ALPHONSE LEMERRE
25, RLE DES GRANDS-AUGUSTINS
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