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Full text of "Souvenirs littéraires"

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ÈVOUcAT{V     GT^EU^IET^ 


Souvenirs  littéraires 


TqA\IS 
ALPHONSE     LE  M  ERRE,    EDITEUR 

23-3I,     PASSAGE     CHOISEUL,     2']-^\ 
M    DCCC    XCIV 


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Souvenirs  littéraires 


T>  U     MÊME     <A  UT  E  U  %. 
(a  la  même  librairie) 


Petits  Poèmes,  5e  édition 1  vol. 

Amicis 1  vol. 

Francine,  2e  édition 1  vol. 

Poèmes  épars 1  vol. 

Penseroso 1  vol. 

EtL    'P%ÊT^l%v4TIOeXJ 
Poésies  complètes,  édition  elzévirienne. 


Tous  droits  réserves 


ÉVOUcAKJ)     GT^EC^IEll 


Souvenirs  littéraires 


ToA'RJS 

ALPHONSE     LEMERRE,    EDITEUR 

23-p,    PASSAGE    CHOISEUL,    23-31 

M    DCCC    XCIV 


oA    qA\VÈT>E    'Bvi'RJZMiE 


Uous  me  les  ave\  souvent  demandes,  ces  Souvenirs 
littéraires  :  les  voici  enfin,  et  je  vous  les  dédie.  Seu- 
lement, il  aurait  fallu  avoir  votre  plume  pour  les 
écrire. 

É.  G. 


Souvenirs    littéraires 


i^jmovucrio^Ni 


)p\wf^{  es  hasards  de  ma  vie,  mon  goût  et  une 
@  ^kêyl  étoile  heureuse,  m'ont  permis  d'ap- 
âîâ^S/l  procher  de  bien  des  hommes  célèbres 
de  mon  temps.  Plusieurs  même  m'ont  aimé.  Je 
crois  donc  acquitter  une  dette  de  reconnaissance 
en  racontant  ce  qu'ils  m'ont  révélé  de  leur  carac- 
tère et  de  leur  vie.  Chacun  de  nous,  d'ailleurs, 
est  le  témoin  et  le  juge  de  son  siècle;  cheun  a  le 
droit  de  dire  ce  qu'il  a  vu  près  de  lui,  dans  son 
horizon,  si  limité  qu'il  soit.  Pour  quelques-uns, 


SOUVENIRS     LITTERAIRES 


c'est  même  un  devoir;  car  c'est  avec  ces  témoi- 
gnages que  se  fait  l'histoire  d'une  époque. 

Je  remplis  ce  devoir  à  cette  heure,  en  recueil- 
lant, à  la  fin  de  ma  carrière,  les  souvenirs  que 
m'ont  laissés  quelques-uns  de  mes  contemporains 
les  plus  en  vue  dans  les  lettres  et  les  arts.  Leur 
fortune  a  été  diverse,  leur  gloire  inégale.  La  mort 
ne  les  a  pas  encore  mis  tous  à  leur  place  :  les  uns 
ont  été  déifiés,  les  autres  calomniés  ;  l'oubli  même 
menace  d'effacer  quelques  traits  de  leur  physio- 
nomie véritable.  Je  tâcherai  de  rester  dans  la  jus- 
tice en  les  appréciant,  et  d'éviter  le  boswellisme 
en  les  racontant.  Je  me  bornerai,  du  reste,  aux 
rapports  personnels  que  j'ai  eus  avec  eux.  Mes 
amis  seront  les  garants  de  ma  sincérité.  Ils  savent 
que  je  n'ai  jamais  cherché  que  la  justice,  —  ou 
du  moins  ce  que  j'ai  cru  tel,  —  et  que  mon  seul 
but  est  la  vérité. 

Avant  de  parler  des  hommes  célèbres  que  j'ai 
fréquentés,  au  risque  de  me  vieillir  encore  plus, 
je  dirai  quelques  mots  de  ceux  que  j'ai  pu  entre- 
voir dans  ma  prime  jeunesse,  Chateaubriand, 
Béranger,  Lamennais. 

Je  n'ai  vu  Chateaubriand  que  deux  fois  :  la 
première  à  Notre-Dame,  lors  des  conférences  du 
P.  Lacordaire,  vers  1840.  A  la  sortie  de  l'église, 
un  groupe  d'étudiants,  dont  je  faisais  partie,  le 
reconnut;  nous  le  suivîmes  en  silence  et  respec- 
tueusement. Mais  arrivés  au  pont  Neuf,  des  accla- 


INTRODU  CTION 


mations  s'élevèrent  peu  à  peu;  on  cria  :  «  Vive 
Chateaubriand!  »  Les  passants  s'arrêtèrent.  Cha- 
teaubriand monta  dans  un  des  cabriolets  qui  sta- 
tionnaient sur  le  quai,  et  échappa  lentement  à 
cette  ovation  improvisée,  en  nous  saluant  avec 
une  grâce  émue. 

Quelques  années  après,  je  regardais  des  gra- 
vures sur  le  quai  Voltaire,  quand  je  vis  passer 
près  de  moi  un  vieillard  que  je  reconnus  bien 
vite  :  c'était  lui.  Petit,  grêle,  la  tête  forte,  trop 
forte  même  pour  sa  taille,  une  badine  à  la  main, 
serré  dans  une  redingote  noire,  d'une  tenue  très 
soignée,  élégante,  il  marchait  allègrement.  Il  vit 
à  mon  regard  que  je  le  reconnaissais,  et  il  ébaucha 
un  salut  que  je  m'empressai  de  lui  rendre.  Son 
regard  était  beau  et  plein  de  feu  ;  celui  de  Cousin 
me  l'a  rappelé.  Où  allait-il  ainsi? 

C'était  un  jour  de  printemps.  Plus  tard,  en  li- 
sant les  Enchantements  de  Trudence,  je  me  suis  fi- 
guré qu'il  allait  à  un  de  ces  rendez-vous,  près  du 
Jardin  des  Plantes,  que  Sainte-Beuve  a  été  le 
premier  à  nous  révéler. 

J'espérais  toujours  le  revoir  et  lui  être  pré- 
senté. A  cette  époque,  je  méditais  un  roman,  — 
que  je  n'ai  jamais  écrit,  comme  il  advient  trop 
souvent  de  tant  de  projets  de  la  vingtième  année. 
—  Mais  j'en  avais  composé  d'avance  la  dédicace  : 
c'était  toujours  cela.  Sur  l'exemplaire  qui  lui  était 
destiné,  je  devais  écrire  ces  vers  : 


SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 


Acceptez  cet  humble  présent, 
Le  disciple  l'offre  au  grand  maître. 
De  René  c'est  un  fils  peut-être... 
Que  l'aïeul  bénisse  l'enfant  ! 


L'aïeul  n'a  rien  eu  à  bénir;  le  roman  ne  vint 
pas  à  terme,  et  Chateaubriand  mourut  en  1848. 

Quant  à  Béranger,  je  ne  l'ai  aperçu  qu'une 
seule  fois,  au  Salon  Carré  du  musée  du  Louvre.  Je 
le  reconnus  tout  de  suite,  quoique  je  ne  l'eusse 
jamais  vu.  Mais  il  ressemblait  tellement  à  ses  in- 
nombrables portraits  que  l'on  ne  pouvait  s'y  mé- 
prendre. Je  le  suivis  quelque  temps  sans  affecta- 
tion, jusqu'à  ce  qu'il  remarquât  mon  insistance, 
pourtant  discrète,  à  le  suivre  de  mes  regards.  Je 
ne  le  voyais  pas  sans  émotion.  Il  avait  été  un  des 
poètes  favoris  de  mon  enfance  :  mon  père  chan- 
tait ses  chansons,  —  et  les  imitait  même,  — 
sous  la  Restauration,  s'il  vous  plait.  J'avais  tou- 
jours rêvé  de  l'approcher  et  de  lui  apporter  mes 
premières  poésies.  Je  savais  qu'il  aimait  la  jeu- 
nesse et  qu'il  l'accueillait  avec  bonté.  Je  ne  lui 
avais  pas  préparé  un  quatrain  comme  à  Chateau- 
briand, mais  je  devais  lui  adresser  une  belle  lettre 
qui  commencerait  ainsi  :  «  Monsieur,  je  suis 
poète,  j'ai  dix-huit  ans,  et  je  ne  veux  pas  mourir 
sans  vous  connaître,  etc.  » 

Je  n'eus  pas  plus  l'occasion  de  lui  écrire  cette 
lettre  que  je  n'eus  celle  d'envoyer  mes  vers-dédi- 


INTRODUCTION 


cace  à  Chateaubriand  ;  me?  poèmes  restèrent  dans 
les  limbes  où  dormait  mon  roman.  Mais,  plus 
tard,  quand  je  racontai  à  Mme  Tastu,  dont  Bé- 
ranger  était  l'ami,  mon  intention  et  le  début  de 
cette  épître  projetée,  elle  en  rit  beaucoup  et  re- 
grettait fort  que  je  ne  la  lui  eusse  pas  adressée. 
Elle  prétendait  que  rien  au  monde  n'aurait  plus 
amusé  Béranger,  et  qu'il  eût  accueilli  certaine- 
ment avec  la  plus  grande  bienveillance  l'auteur 
de  la  lettre,  et  le  jeune  poète  de  dix-huit  ans,  qui 
ne  voulait  pas  mourir  sans  le  voir. 

Il  mourut  lui-même  pendant  que  j'étais  en 
Orient,  et  au  moment  où  j'aurais  pu  enfin  lui 
faire  hommage  de  mon  premier  poème.  Mais  je 
n'avais  plus  dix-huit  ans,  et  j'aurais  manqué  mon 
effet. 

C'est  en  1843  ou  J^44  9ue  J'eus  l'honneur 
d'être  présenté  à  Lamennais,  chez  le  général  Bau- 
drand,  ancien  gouverneur  du  duc  d'Orléans.  Le 
général  était  l'allié  de  ma  famille  :  un  de  mes 
grands-oncles  avait  épousé  sa  sœur.  Lui-même 
avait  épousé,  sur  le  tard,  une  ravissante  jeune 
femme,  Mlle  de  Charlus,  dont  la  mère  était  An- 
glaise, et  qui  réunissait  la  grâce  française  au  sé- 
rieux de  la  race  anglo-saxonne.  Elle  s'était  plu  à 
rassembler  dans  son  salon  les  hommes  célèbres 
les  plus  divers,  et  même  les  plus  disparates  d'opi- 
nions et  de  génie  :  Guizot,  Arago,  Humboldt, 
Lamennais,  Liszt,  l'abbé  de  Guerry,  Ary  Scheffer. 


SOUVEN'IRS     LITTÉRAIRES 


Ce  dernier  avait  fait  d'elle  un  portrait  charmant; 
il  l'épousa  quand  elle  devint  veuve  du  général 
Baudrand. 

La  réunion  était  grave,  comme  on  le  pense 
bien  :  une  table  de  whist  ou  de  trictrac  pour  le 
général  et  ses  vieux  compagnons  d'armes,  un  jeu 
d'échecs  pour  l'abbé  de  Lamennais.  Cependant 
Liszt  se  mettait  quelquefois  au  piano,  ou  bien 
l'on  essayait  un  timide  quadrille  pour  amuser 
les  deux  jeunes  filles  de  M.  Guizot,  sous  l'œil  de 
leur  grand'mère.  J'eus  l'honneur  de  faire  de  temps 
en  temps  la  partie  d'échecs  de  Lamennais.  Il 
n'était  pas  de  première  force,  mais  il  n'aimait 
pas  perdre;  j'étais  bien  le  partner  qu'il  lui  fallait. 
Souvent,  après  la  partie,  il  s'esquivait  sans  bruit, 
et  Mme  Baudrand  me  priait  de  l'accompagner 
sans  en  avoir  l'air;  elle  craignait  de  le  voir  s'aven- 
turer seul  dans  la  rue,  à  cette  heure  avancée  du 
soir,  et  surtout  ayant  à  traverser  le  boulevard  à 
la  hauteur  de  la  Madeleine.  Il  fallait  agir  de  ruse; 
car  l'abbé,  soit  par  discrétion,  pour  ne  déranger 
personne,  soit  par  cet  amour-propre  qu'ont 
presque  tous  les  vieillards,  qui  n'aiment  pas  qu'on 
leur  rappelle  leur  âge  par  trop  de  prévenances, 
préférait  partir  sans  qu'on  s'occupât  de  lui.  Je 
partais  donc  aussi,  mais  non  avec  lui;  je  le  rejoi- 
gnais dans  l'escalier  ou  dans  la  cour;  nous  sor- 
tions ensemble  et  je  finissais  par  lui  faire  accepter 
mon  bras  de  la  rue  Saint-Florentin,  où  demeu- 


INTRODUCTION 


rait  le  général,  jusqu'à  la  rue  Tronchet,  où  il 
occupait  un  modeste  quatrième.  Il  craignait  les 
visites  et  les  importuns.  Pour  arriver  jusqu'à  lui, 
il  fallait  être  armé  d'un  laisser-passer. 

J'ai  gardé  longtemps  un  petit  carré  de  papier 
où  il  avait  écrit  de  sa  nette  et  ferme  écriture  cette 
recommandation  à  son  concierge  :  zM.  Vincent 
est  prié  de  laisser  monter  £M.  Edouard  Grenier,  por- 
teur de  ce  billet.  Un  amateur  d'autographes  me 
l'a  pris.  Je  n'ai  plus  de  ce  grand  écrivain  que  le 
souvenir  des  heures  passées  avec  lui  et  l'image 
vivante  de  cette  figure  si  originale.  Les  ans  n'ont 
pu  l'effacer  de  ma  mémoire.  Il  était  petit,  lui 
aussi,  exigu,  si  l'on  peut  dire,  mince  d'épaules  et 
maigre;  une  redingote  brune,  qui  rappelait  va- 
guement la  soutane,  enveloppait  ses  membres 
grêles;  de  longs  cheveux  gris  rejetés  en  arrière 
semblaient  alourdir  sa  tête  mélancolique,  habi- 
tuellement penchée  sur  sa  poitrine;  un  double 
sillon  se  creusait  entre  ses  sourcils  épais  au-dessus 
de  ses  yeux  qu'il  tenait  baissés,  comme  tous  les 
méditatifs.  Il  parlait  peu  d'ordinaire;  mais  quand 
il  s'animait,  sa  parole  devenait  éloquente  et  forte. 
Il  travaillait  alors  à  son  Esquisse  d'une  philo- 
sophie. 

En  marchant  à  côté  de  cet  homme  illustre,  je 
ne  pouvais  m'empêcher  de  songer  à  sa  destinée 
étrange,  de  l'admirer  et  de  le  plaindre.  La  dou- 
leur était  empreinte  sur  toute  sa  personne.  Il  était 


SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 


entré  dans  les  ordres  sans  la  vocation,  sans  la 
discipline  d'esprit  préparatoire.  L'imagination 
l'entraînait,  et  elle  a  sa  logique,  comme  la  raison. 
Il  cherchait  la  vérité,  et,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  il 
fut  le  martyr  de  sa  sincérité.  Après  avoir  possédé 
la  foi  la  plus  entière,  il  avait  quitté  l'Église  et 
abjuré  son  hautain  dogmatisme  pour  suivre  la 
raison,  —  sa  raison  à  lui,  —  et  elle  lui  avait  fait 
faire  du  chemin.  De  la  légitimité  et  de  la  théo- 
cratie, il  avait  passé  à  la  démocratie  et  à  la  répu- 
blique, accomplissant  ainsi  cette  courbe  qui 
semble  fatale  à  notre  époque,  et  que  tant  d'au- 
tres génies  contemporains  ont  dû  parcourir 
comme  lui  dans  le  ciel  de  la  pensée,  Chateau- 
briand, Lamartine,  Victor  Hugo.  Parti  du  sanc- 
tuaire, il  avait  écrit  les  "Paroles  d'un  croyant;  prêtre, 
il  était  devenu  l'ami  de  George  Sand  et  de  Bé- 
ranger.  On  a  dit  qu'il  avait  été  égaré  par  son 
orgueil  blessé,  que  Rome  l'avait  humilié,  que  son 
ambition  avait  été  déçue.  Je  n'en  crois  rien.  Il 
ne  fut  que  logique.  Il  est  vrai  que  dans  la  Divine 
Comédie,  Dante  fait  dire  au  diable  :  ce  Tu  ne  sa- 
vais donc  pas  que  j'étais  logicien?  »  Mais  Dieu 
seul  voit  le  fond  des  cœurs.  Celui  dont  je  parle 
fut  malheureux,  inquiet,  tourmenté  par  son  génie 
et  toujours  de  bonne  foi;  il  chercha  la  justice  et 
la  vérité,  il  fut  pauvre,  charitable  et  vraiment 
humble;  car  il  a  voulu  dormir  dans  la  fosse  com- 
mune, tandis  que  son  compatriote  Chateaubriand 


INTRODUCTION 


repose  à   part   dans    l'orgueilleuse   solitude  du 
Grand-Bé.  Paix  à  sa  cendre  ignorée! 

Ceci  dit  en  forme  de  prologue,  je  passe  aux 
écrivains  que  j'ai  plus  particulièrement  connus, 
et  je  commence  par  le  plus  grand  de  tous  :  La- 
martine. 


"sr 


i. 


LcA&fcA'BJTICr^E 


e  n'ai  connu  Lamartine  que  tard,  en 
1848.  Ii  avait  été  le  charme  et  l'idole 
de  ma  jeunesse,  comme  il  le  fut  de 
tous  mes  contemporains,  nés  en  même  temps 
que  les  éMcditations.  Je  l'admirais  en  silence  et 
de  loin,  n'étant  pas  de  ceux  qui  forcent  la  porte 
des  grands  hommes,  sous  prétexte  d'admiration. 
Une  fois,  cependant,  j'avais  été  tenté  de  lui  ré- 
véler mon  existence  et  mon  cuite.  C'était  à  l'oc- 
casion de  la  mort  de  sa  fille.  J'avais  seize  ans, 
et  je  venais  de  lire  son  Voyage  en  Orient.  Cer- 
taines pages  m'avaient  profondément  ému;  je 
les  avais  mouillées  de  mes  larmes.  J'essayai  de 
traduire  en  vers  les  sentiments  que  m'inspirait 


LAMARTINE  II 


cette  mort  si  touchante  de  Julia.  Mais  une  crainte 
pieuse  m'arrêta  :  j'eus  peur  de  réveiller  une  telle 
douleur  au  cœur  du  père,  et  je  n'osai  adresser  à 
un  si  grand  poète  des  vers  de  commençant,  si 
peu  dignes  de  lui  et  du  sujet.  Je  me  tus  donc  et 
je  gardai  pour  moi  mon  effusion  lyrique  ina- 
chevée. 

Plus  tard,  à  la  Chambre  des  députés,  j'eus  la 
bonne  fortune  de  voir  enfin  Lamartine  à  la  tri- 
bune et  de  l'entendre  dans  les  luttes  oratoires  de 
la  coalition,  en  1859.  Son  éloquence  me  ravit  à 
l'égal  de  sa  poésie.  Mais  il  fallait  une  révolution 
pour  qu'il  me  fût  permis  de  l'approcher.  Cette 
révolution  arriva  en  1848;  et  voici  comment 
j'eus  enfin  le  bonheur  de  le  voir  de  plus  près  et 
de  lui  parler. 

J'avais  été  chargé  d'une  mission  en  Allemagne 
par  le  ministère  des  Finances,  en  1847.  A  la  nou- 
velle des  journées  de  Février,  qui  me  surprit  à 
Vienne,  je  m'étais  hâté  de  rentrer  à  Paris.  J'y  ar- 
rivais à  peine,  que  je  reçus  une  visite  bien  inat- 
tendue. Un  inconnu,  d'âge  mûr,  de  tenue  fort 
correcte,  la  figure  fraîche  et  rasée,  le  regard  fin, 
le  chef  orné  d'une  perruque  blonde,  se  présenta 
lui-même,  sous  le  prétexte  de  me  demander  des 
renseignements  sur  cette  Allemagne  d'où  j'arri- 
vais et  dont  on  lui  avait  dit  que  j'avais  une  con- 
naissance toute  spéciale.  Je  me  prêtai  à  son  désir, 
tout  en  me  demandant  quel  était  ce  personnage. 


12  SOUVENIRS     LITTERAIRES 

Il  m'interrogea  assez  longuement;  je  lui  répondis 
de  mon  mieux.  Il  paraît  que  l'examen  tourna  en 
ma  faveur,  car,  après  une  causerie  de  plus  d'une 
heure,  il  se  leva  en  me  disant  qu'il  était  le  baron 
d'Eckstein,  l'ami  de  M.  de  Lamartine,  qui  l'avait 
prié  de  l'aider  à  reconstituer  ses  légations  d'outre- 
Rhin,  en  lui  trouvant  des  jeunes  gens  sachant 
l'allemand  et  connaissant  l'Allemagne  :  «  Je  viens 
de  sa  part,  ajouta-t-il,  vous  demander  si  vous 
voulez  bien  faire  partie  de  cette  nouvelle  diplo- 
matie républicaine.  On  lui  a  parlé  de  vous  avec 
éloge,  et  je  vois  qu'on  ne  l'a  pas  trompé.  Allez  le 
voir  demain  au  ministère;  je  le  préviendrai  de 
votre  visite;  il  sera  heureux  de  vous  voir.  » 

Je  dis  au  baron  d'Eckstein  combien  cette  ou- 
verture me  faisait  plaisir,  puisqu'elle  réalisait  un 
de  mes  vœux  les  plus  chers,  et  le  lendemain  je 
me  rendis  au  boulevard  des  Capucines  :  on  de- 
vine avec  quelle  émotion  et  dans  quels  senti- 
ments. 

On  se  ferait  difficilement  une  idée  de  l'aspect 
de  Paris  à  cette  époque.  Tout  était  en  ébullition. 
Le  Gouvernement  provisoire  siégeait  en  perma- 
nence à  l'Hôtel  de  Ville,  et  Lamartine,  qui  en 
était  l'orateur  acclamé  et  sans  cesse  réclamé,  avait 
à  peine  le  temps  dans  la  journée  de  passer  une 
heure  ou  deux  à  son  ministère,  situé  alors  boule- 
vard des  Capucines.  Je  le  trouvai  dans  un  de  ces 
moments  de  répit.  Il  me  reçut  sur-le-champ,  me 


LAMARTINE  I] 


fit  asseoir  en  face  de  lui,  et  je  pus  contempler 
enfin  cette  noble  figure  de  tout  près.  Grand, 
maigre,  élancé,  portant  la  tête  haute,  le  regard 
droit,  la  voix  sonore,  le  geste  large,  il  semblait 
fait  pour  le  gouvernement  des  hommes  et  pour 
le  porter  légèrement  :  rien  d'agité  ni  de  compassé  ; 
une  sorte  d'allégresse  héroïque  l'animait.  Il  m'ac- 
cueillit avec  une  affabilité  charmante  et  par  des 
paroles  trop  flatteuses.  J'ai  su  depuis  que  c'était 
son  habitude  :  il  voyait  tout  en  beau  et  en  grand. 
Je  lui  exprimai  mon  émotion,  mon  bonheur  de 
le  voir  enfin,  à  cette  heure  où  il  était  l'espoir  et 
le  salut  de  la  France,  après  en  avoir  été  l'enchan- 
teur poétique;  j'ajoutai  que  je  n'avais  pas  besoin 
de  lui  dire  avec  quelle  joie  je  servirais  sous  ses 
ordres  une  politique  inaugurée  avec  tant  d'éclat 
par  le  manifeste  à  l'Europe  qu'il  venait  à  peine  de 
publier.  Il  me  fit  quelques  questions  sur  les  pays 
que  je  venais  de  visiter  et  me  congédia  en  me 
promettant  de  me  rappeler  très  prochainement 
pour  m'annoncer  la  place  qu'il  me  destinait  dans 
sa  diplomatie. 

Cette  nomination  ne  fut  pas  aussi  prompte 
qu'il  l'avait  pensé  et  que  je  l'espérais.  Elle  tarda 
plus  d'un  mois. 

En  attendant,  j'avais  de  quoi  m'occuper  et  me 
distraire  :  Paris  offrait  le  plus  curieux  et  le  plus 
étrange  des  spectacles.  Je  l'ai  dit,  rien  ne  peut  en 
donner  une  idée.  L'Hôtel  de  Ville  était  comme  le 


14  SOLVENIRS     LITTÉRAIRES 

cratère  d'un  volcan.  Tous  les  éléments  révolution- 
naires encore  en  fusion  y  bouillonnaient  au  grand 
jour,  prêts  à  déborder  sur  la  France  et  l'Europe. 

Le  Gouvernement  provisoire  était  la  seule  et 
frêle  digue  qui  contînt  encore  les  partis.  Tantôt 
il  avait  la  force  de  s'opposer  à  leurs  efforts,  tantôt 
il  avait  la  faiblesse  d'y  céder  pour  donner  à  l'anar- 
chie une  apparence  de  légalité.  Ouverte  ou  ca- 
chée, la  lutte  était  partout,  même  au  sein  du 
pouvoir. 

L'Hôtel  de  Ville  avait  l'air  d'une  ruche;  la 
place  regorgeait  de  monde,  et  c'était  un  va-et- 
vient  perpétuel  sur  les  escaliers  du  vieux  palais, 
témoin  de  tant  de  révolutions.  Pourtant  on  n'y 
entrait  qu'en  vertu  d'une  mission  expresse  ou 
muni  d'un  laisser-passer.  J'en  avais  un  qui  m'avait 
été  donné  par  un  de  mes  amis,  fort  avant  dans 
le  mouvement  ;  Bixio,  homme  rare,  dont  j'aurai  à 
parler  plus  tard.  Je  m'en  servais  presque  tous  les 
jours;  je  m'asseyais  dans  un  coin  de  la  grande 
salle,  et  j'assistais  aux  manifestations.  On  appe- 
lait ainsi  l'irruption  d'une  bande  quelconque  de 
citoyens  qui  venaient  poser  une  question  et  sou- 
vent même  un  ultimatum  aux  détenteurs  du  pou- 
voir. Il  y  en  avait  de  tout  genre,  de  ces  manifes- 
tations. Le  comique  s'y  mêlait  au  tragique,  et  la 
niaiserie  y  coudoyait  l'héroïsme.  Le  flot  popu- 
laire venait  battre  à  chaque  instant  la  salle  où  se 
tenait  le  Gouvernement  provisoire.    Vacillant, 


LAMARTINE  If 


sans  défense,  il  avait  l'air  d'un  navire  en  perdition 
destiné  à  disparaître  dans  la  tempête.  Il  ne  résis- 
tait qu'en  se  laissant  aller  à  la  dérive  et  aux  coups 
de  vent  des  factions  déchaînées. 

Lamartine  seul  gardait  tout  son  sang-froid, 
son  bon  sens,  bien  plus  admirable  qu'on  ne  croit, 
et  surtout  le  courage  de  ses  opinions.  Il  avait  à 
lutter  à  la  fois  contre  le  jacobinisme  de  Ledru- 
Rollin  et  le  socialisme  de  Louis  Blanc,  sans 
compter  les  utopies  ardentes  de  la  multitude,  et 
son  héroïsme  faisait  face  à  tous  les  dangers, 
comme  son  éloquence  répondait  à  tous  les  so- 
phismes.  Je  ne  l'ai  pas  vu  le  jour  du  «  drapeau 
rouge  » .  Mais  que  de  fois  ne  i'ai-je  pas  vu  répondre 
aux  différentes  députations  qui  se  succédaient  à 
l'Hôtel  de  Ville  presque  sans  interruption  !  Arago, 
Marie,  le  vieux  Dupont  de  l'Eure,  Pagnerre  même, 
prenaient  bien  la  parole.  Mais  la  foule  deman- 
dait, exigeait  Lamartine;  on  eût  dit  qu'elle  n'était 
venue  vraiment  que  pour  le  voir  et  l'entendre. 
On  allait  donc  le  chercher.  Il  venait,  calme, 
noble,  la  tête  haute;  il  demandait  à  ses  collègues 
quelle  était  la  question  du  moment  et  l'objet  des 
réclamations  populaires. 

Le  silence  se  faisait  tout  à  coup  dans  la  foule. 
Alors,  tout  de  suite,  presque  sans  se  recueillir,  il 
prenait  la  parole,  et  de  sa  belle  voix  sonore,  avec 
le  geste  de  l'autorité  et  de  la  conviction,  il  impro- 
visait une  réponse  toujours  admirable  d' éleva- 


l6  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

tion  et  de  justesse,  et  la  foule  l'acclamait  et  s'en 
retournait  contente  et  calmée.  Il  y  a  ici-bas  peu 
de  spectacle  aussi  grand,  aussi  rare,  que  de  voir 
ainsi  l'éloquence  du  génie  unie  à  l'héroïsme  du 
caractère,  et  je  remercie  le  ciel  de  m'avoir  permis 
de  le-contempler. 

Je  me  rappelle  surtout  la  journée  du  17  mars,- 
quand  le  parti  populaire  donna  la  réplique  à  la 
manifestation  de  la  veille,  dite  des  ce  bonnets  à 
poil  ».  Plus  de  cent  mille  ouvriers  défilèrent  de- 
vant le  Gouvernement  provisoire.  Les  chefs  de 
clubs  avaient  pris  la  tête  et  porté  la  parole,  en 
essayant  d'intimider  le  Gouvernement  ou  du 
moins  de  le  diviser,  faussant  ainsi  les  intentions 
du  peuple,  qui  venait  au  contraire  apporter  son 
adhésion  et  affirmer  sa  confiance  dans  le  Gou- 
vernement, en  le  remerciant  de  sa  résistance  de 
la  veille  aux  demandes  de  la  bourgeoisie. 

Quand  l'immense  procession  eut  fini  de  s'é- 
couler, les  membres  du  Gouvernement  restés 
seuls  dans  la  grande  salle  s'interrogèrent,  avec 
une  anxiété  bien  naturelle,  sur  le  sens  véritable 
et  les  conséquences  possibles  de  cette  journée 
confuse.  De  temps  en  temps  des  ouvriers  ren- 
traient un  à  un,  en  demandant  avec  indignation 
s'il  était  vrai  que  les  porte-paroles  eussent  menacé 
le  Gouvernement,  et  affirmaient  avec  chaleur  que 
le  peuple  était  venu  au  contraire  pour  l'appuyer 
et  l'encourager. 


LAMARTINE  17 


Je  vois  encore  Lamartine,  calme,  grave,  im- 
passible, les  bras  croisés,  disant  :  ce  Quel  que  soit 
le  sens  de  cette  manifestation,  nous  n'en  sommes 
pas  moins  à  la  merci  des  conspirateurs  et  des  fac- 
tieux, ils  peuvent  nous  jeter  par  les  fenêtres,  si 
bon  leur  semble.  Quant  à  moi,  je  suis  bien  dé- 
cidé :  je  ne  sortirai  d'ici  que  les  pieds  en  avant.  » 
Et,  dans  sa  bouche,  ce  n'étaient  pas  de  vaines 
paroles. 

Ici-bas,  rien  ne  dure  :  cette  dictature  de  l'élo- 
quence, cette  popularité  du  génie  ne  pouvaient 
avoir  qu'un  temps.  Il  fut  court.  Les  conserva- 
teurs, remis  de  leur  frayeur,  ne  pardonnèrent  pas 
à  Lamartine  de  n'avoir  pas  voulu  se  séparer  de 
Ledru-Rollin  ;  et  le  peuple,  égaré  par  les  sophismes 
de  Louis  Blanc  et  les  excitations  des  chefs  de 
clubs,  se  lassa  d'attendre  et  de  l'entendre.  On  a 
blâmé  Lamartine  de  cette  ligne  de  conduite,  et 
on  a  eu  tort.  Certes,  s'il  eût  été  un  vulgaire  am- 
bitieux, la  partie  était  belle  :  il  n'avait  qu'un  mot 
à  dire  et  à  répudier  son  collègue,  et  toute  la 
France  l'acclamait.  Oui,  mais  à  Paris,  c'était  le 
signal  de  la  guerre  civile,  c'étaient  les  journées  de 
Juin,  trois  mois  plus  tôt.  L'idée  d'acheter  le  pou- 
voir au  prix  du  sang  de  ses  concitoyens  l'eût  fait 
frémir  d'horreur.  Il  y  sacrifia  sa  popularité,  et  il 
dut  le  prévoir.  Cependant,  qui  sait?  peut-être 
eut-il  aussi  sa  part  d'illusion.  Il  put  se  dire  qu'il 
reconquerrait  facilement  cette  faveur  populaire 


l8  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

en  dominant  par  l'ascendant  de  son  génie  cette 
assemblée  qu'on  allait  élire.  S'il  en  est  ainsi,  il  se 
trompait.  Dans  la  vie,  et  surtout  en  révolution, 
la  même  vague  ne  vous  reprend  jamais. 

Avant  de  partir  pour  Constantinople,  où  il 
m'avait  nommé  secrétaire  d'ambassade,  j'allai  le 
remercier  chez  lui;  il  demeurait  alors  rue  de  l'Uni- 
versité. Il  me  présenta  à  Mme  de  Lamartine.  Une 
jeune  femme  était  là,  dans  l'ombre,  timide  et 
simplement  vêtue.  J'ai  oublié  son  nom.  On  m'a 
dit  depuis  que  c'était  l'original  de  Geneviève,  l'un 
des  récits  du  poète.  C'est  le  seul  souvenir  que 
j'aie  gardé  de  cette  première  visite. 

Les  années  passèrent.  La  République  tomba, 
l'Empire  s'éleva.  Je  ne  voulus  pas  le  servir.  J'allai 
en  Orient,  et  je  n'entrai  réellement  dans  un  com- 
merce suivi  avec  ce  grand  homme  qu'en  18^7, 
à  mon  retour  de  Moldavie,  et  au  moment  où 
j'allais  publier  mon  premier  poème.  Que  de 
changements  depuis  ma  dernière  entrevue!  La 
République  était  morte,  la  liberté  aussi,  l'Empire 
régnait  et  semblait  établi  pour  de  longs  jours. 
Lamartine  avait  connu  toutes  les  amertumes  : 
l'ingratitude,  l'abandon,  la  ruine,  —  une  double 
ruine,  —  celle  de  sa  fortune  et  celle  de  ses  idées. 
La  vieillesse  aussi  était  venue.  Mais  il  ne  pliait 
pas.  Je  le  trouvai  debout,  faisant  face  à  tous  les 
coups  du  sort,  et  aussi  calme  dans  l'adversité  que 
je  l'avais  vu  au  temps  de  ses  triomphes.  Pour  ra- 


LAMARTINE  I9 

cheter  la  fortune  des  siens  compromise  par  le 
désordre  de  ses  affaires,  il  s'était  mis  à  la  tâche, 
et  avait  attelé  son  génie  à  un  travail  surhumain. 
Il  habitait  alors  rue  Vilie-l'Evêque  le  rez-de- 
chaussée  d'une  maison  occupée  à  présent  par  une 
des  annexes  du  ministère  de  l'Intérieur.  On  fran- 
chissait la  cour  et  l'on  entrait  dans  un  salon 
oblong  assez  étroit.  Là,  tous  les  soirs,  on  était 
sûr  de  trouverM.de  Lamartine  jusqu'à  dix  heures, 
se  reposant  de  son  travail  du  jour  dans  la  cau- 
serie de  quelques  amis  fidèles  ou  d'étrangers  de 
distinction  qui  ne  voulaient  pas  traverser  Paris 
sans  le  voir.  Il  publiait  alors  ses  Entreliens  llrré- 
raires,  où  il  a  enfoui  tant  de  pages  merveilleuses 
et  trop  oubliées.  Il  se  faisait  réveiller  à  cinq  heures 
en  toute  saison,  prenait  une  tasse  de  thé,  et  se 
mettait  à  l'ouvrage  jusqu'à  midi  sans  désemparer. 
La  table  de  sa  petite  chambre  et  même  le  parquet 
se  jonchaient  bientôt  de  feuilles  couvertes  de  son 
élégante  et  rapide  écriture  :  jamais  de  rature.  Ce 
qu'il  produisait  ainsi  dans  ces  six  ou  sept  heures 
matinales  tient  du  prodige.  Il  improvisait  la 
plume  à  la  main  avec  la  même  facilité  qu'à  la 
tribune,  et  Dieu  me  pardonne  si  j'ajoute  que  le 
poète  lui-même  jouissait  du  même  don.  J'ai  vu 
le  carnet  où  chaque  matin,  en  se  promenant  dans 
les  bois  de  Saint-Point,  il  écrivit  au  crayon  son 
poème  de  Jocelyn.  Tout  est  du  premier  jet,  pas 
de  repentir  ou  de  correction;  c'est  la  netteté 


20  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

même,  tout  coule  de  source  avec  cette  grâce 
heureuse  et  légère,  et  cette  abondance  magnifique 
qui  est  le  caractère  de  son  génie. 

A  midi,  sa  journée  de  travail  était  finie;  il  dé- 
jeunait alors,  vaquait  à  ses  affaires,  se  promenait, 
lisait.  Le  soir,  il  ne  sortait  jamais,  même  pour 
aller  au  théâtre,  qu'il  adorait,  disait-il.  Il  était 
d'une  rare  sobriété,  presque  végétarienne,  buvait 
à  peine  de  vin.  Comme  j'admirais  un  jour  la 
constance  de  ses  habitudes  de  travail  matinal,  et 
que  je  lui  demandais  s'il  s'était  accoutumé  à  ce 
lever  de  cinq  heures  en  toute  saison  :  «  Jamais, 
me  répondit-il;  cela  me  coûte  autant  que  le  pre- 
mier jour.  »  Quelle  leçon  pour  les  paresseux  ! 

Le  soir,  l'étroit  salon  était  toujours  ouvert. 
Mme  de  Lamartine  naturellement  en  faisait  les 
honneurs,  mais  avec  une  discrétion  qui  ressem- 
blait presque  à  de  la  timidité.  Elle  semblait  s'ef- 
facer devant  le  maître  de  la  maison,  comme  si 
elle  ne  portait  pas  aussi  ce  grand  nom,  comme 
si  elle  n'était  pas  la  moitié  de  cette  illustre  des- 
tinée, la  compagne  des  jours  heureux  et  le  bon 
génie,  le  bon  conseil,  la  consolation  des  jours 
mauvais.  Retirée  dans  un  coin,  d'une  mise  tou- 
jours simple,  comme  en  deuil,  grave,  triste  même, 
elle  prenait  peu  de  part  à  la  conversation.  Mais 
ses  moindres  paroles  témoignaient  de  son  cuire 
pour  M.  de  Lamartine.  Le  malheur  et  l'ingra- 
titude des   hommes  n'avaient   fait   qu'agrandir 


L  AMARTIN  E  2  I 


cette  religion;  et  pourtant  à  certains  mots  on 
pouvait  soupçonner  que  la  prêtresse  jugeait  le 
dieu.  Elle  avait  souffert  avec  lui,  et  peut-être  par 
lui.  Si  elle  n'approuvait  peut-être  pas  tout,  elle 
ne  blâmait  jamais.  Il  y  avait  quelque  chose  de 
maternel  dans  son  indulgence  attristée  et  ma- 
gnanime. Avait-elle  été  jolie?  Il  eût  été  difficile 
de  répondre.  On  ne  voyait  plus,  à  cette  époque, 
sous  des  cheveux  noirs,  qu'une  toute  petite  figure 
sillonnée  de  rides,  si  pâle,  si  mince,  si  atténuée 
qu'elle  me  faisait  penser  malgré  moi  à  ces  fleurs 
desséchées  qu'on  a  oubliées  entre  les  pages  d'un 
livre.  A  ses  côtés,  les  deux  nièces  de  Lamartine, 
Mme  de  Pierreclos  et  Mlle  Valentine  de  Cessia, 
la  suppléaient  comme  maîtresse  de  maison  avec 
toute  la  grâce  de  la  jeunesse.  Mme  de  Pierreclos, 
vive,  spirituelle,  exubérante,  avait  quelque  chose 
de  l'abondance  géniale  de  la  race;  Mlle  Valentine, 
plus  jeune,  grande,  élancée,  pleine  de  grâce  et 
d'amabilité,  offrait  le  type  achevé  de  la  distinc- 
tion aristocratique.  Quant  au  maître  de  la  maison, 
s'il  n'était  pas  accaparé  par  un  de  ses  admira- 
teurs et  surtout  une  de  ses  admiratrices,  il  causait 
peu  ordinairement.  Assis  sur  le  canapé  entre  ses 
deux  levrettes,  il  semblait  à  peine  suivre  la  con- 
versation et  s'y  intéresser.  Souvent  aussi  il  se 
promenait  dans  la  longueur  du  salon,  évitant  le 
petit  lustre  qu'il  touchait  presque  du  front,  les 
mains  dans  les  poches  de  son  large  pantalon  à 


2  2  SOU  V  EN  1RS     LITTÉRAIRES 

blouse,  sans  rien  dire,  absorbé  dans  ses  pen- 
sées. Puis  tout  à  coup,  sans  interrompre  sa  pro- 
menade, il  lançait  en  passant  un  mot,  une  phrase 
qui  résumait  ou  éclairait  la  conversation.  Par 
exemple,  je  causais  un  soir  de  Marseille  avec 
Autran.  Lamartine  nous  entendit  et,  sans  s'ar- 
rêter, de  sa  belle  voix  sonore  il  nous  dit  :  «  Mar- 
seille, c'est  le  quai  de  la  France.  »  Je  lui  répondis 
en  citant  ses  vers,  ceux  qui  terminent  cette  admi- 
rable pièce  qu'il  adressait  à  l'Académie  de  Mar- 
seille, la  veille  de  son  départ  pour  l'Orient  : 

Et  toi,  Marseille,  assise  aux  portes  de  la  France,  etc. 

Parmi  les  plus  fidèles  visiteurs  de  ces  dernières 
années,  je  me  rappelle  son  grand  ami  Dargaud, 
Vallette  le  philosophe,  Préault  le  sculpteur,  les 
peintres  Huet  et  Rudder,  Hubert  Saladin,  le  gé- 
néral Caillé  et  sa  charmante  femme,  Mme  Dam- 
rémont,  la  sœur  du  maréchal  Baraguay-d'Hilliers, 
avec  Mme  de  Chamailles,  sa  Elle,  Ronchaud, 
Emile  Ollivier,  Laguéronnière,  Mme  de  Peyronnct 
et  ses  ravissantes  jeunes  filles,  le  ministre  protes- 
tant Martin  Paschoud,  M..  Chamboran,  M.  de 
Mareste,  d'autres  encore  que  j'oublie.  Nadaud  et 
Vivier  venaient  aussi  parfois  égayer  cette  gran- 
deur déchue  et  ses  rares  courtisans. 

Le  plus  fidèle  et  le  plus  fréquent  était  Dargaud. 
Je  l'y  ai  toujours  rencontré.  Je  suis  sûr  qu'il  écri- 


LAMARTINE  2] 


vait  ou  pour  le  moins  notait  ses  entretiens  de 
chaque  jour  avec  Lamartine.  On  a  dû  en  retrouver 
des  fragments  dans  ses  papiers,  et  il  serait  bien  à 
désirer  qu'on  les  publiât.  Il  était  bien  plus  jeune 
que  son  grand  ami.  Il  avait  l'air  de  se  regarder 
d'avance  comme  l'exécuteur  testamentaire,  l'hé- 
ritier présomptif  des  intentions  littéraires  et  des 
causeries  de  Lamartine.  Peut-être  avait-il  eu  la 
maladresse  de  lui  laisser  voir  cette  ambition.  En 
tout  cas,  il  eut  la  maladresse  de  mourir  avant  lui. 
J'entends  encore  Lamartine,  quelques  années 
après,  s'écrier  avec  un  demi-sourire  :  «  Ce  pauvre 
Dargaud!  il  espérait  bien  m'enterrer.  » 

Quand  il  écrivit  son  Entretien  littéraire  sur 
Machiavel,  il  n'avait  pas  ses  œuvres  sous  la  main. 
J'en  avais  un  exemplaire  d'une  édition  compacte 
en  un  seul  volume;  je  le  lui  apportai,  et  il  le  lut 
comme  il  lisait  presque  tout,  à  coup  de  pouce, 
en  parcourant  les  pages  d'un  regard  rapide;  il 
marquait  seulement  en  marge  d'un  grand  trait 
de  crayon  les  passages  qu'il  voulait  citer.  Rien 
n'était  plus  caractéristique.  Devant  un  homme, 
un  paysage,  une  question,  il  ne  s'astreignait  pas 
à  l'étude,  à  un  examen  approfondi.  Il  jetait  un 
regard,  se  fiait  à  son  instinct,  reconstruisait  tout 
dans  son  imagination  et  concluait.  Il  n'étudiait 
pas,  il  devinait,  et  cet  instinct  divinateur  était 
vraiment  prodigieux.  S'il  l'a  égaré  quelquefois, 
en  d'autres  moments  il  l'a  fait  toucher  à  la  pro- 


24  SOUVENIRS     LITTERAIRES 

phétie.  Qu'on  se  rappelle  son  discours  sur  les 
fortifications  de  Paris,  où  il  a  peint  d'avance  la 
Commune,  et  celui  sur  la  rentrée  des  cendres  de 
Napoléon,  où  il  prévoit  et  prédit  le  retour  de 
l'Empire,  et  cela  en  1840. 

A  propos  de  Machiavel,  je  lui  demandai  ce 
qu'il  pensait  du  buste  du  secrétaire  Florentin  qui 
est  aux  Offices.  Il  n'en  avait  pas  gardé  souvenir. 
Je  me  rappelai  que  Lanfrey  en  avait  une  photo- 
graphie. J'allai  la  chercher  et  la  lui  apportai.  Il 
la  regarda  un  instant  :  «  Ça,  s'écria-t-il  avec  mé- 
pris, un  portrait  de  Machiavel!  Jamais!»  Et, 
dans  sa  colère,  je  vis  le  moment  où  il  allait  jeter 
à  terre  et  briser  le  cadre  et  la  photographie, 
comme  s'ils  lui  appartenaient.  Je  me  hâtai  de  la 
reprendre  de  ses  mains  pour  pouvoir  la  rendre  à 
Lanfrey.  Si  j'ai  cité  ce  mouvement  et  si  j'en  ai  été 
frappé,  c'est  qu'il  me  prouva  une  fois  de  plus  la 
rapidité  et  la  sûreté  de  son  jugement  dans  cer- 
tains cas.  Il  avait,  comme  je  l'ai  dit,  des  intuitions 
étonnantes  et  souvent  infaillibles.  Je  ne  sais  si  le 
buste  de  Florence  porte  encore  aux  Offices  la 
même  attribution;  mais  Lamartine  avait  raison: 
ce  n'est  pas  le  portrait  de  Machiavel,  c'est  celui 
d'un  duc  de  Bourgogne.  J'en  ai  acquis  la  certi- 
tude plus  tard,  à  l'une  de  nos  expositions  rétro- 
spectives. 

A  part  ces  jugements  d'instinct  et  ces  éclairs 
d'intuition,  il  ne  possédait  pas  le  vrai  sens  cri- 


LAMARTINE  2f 


tique,  celui  qui  nous  fait  voir  la  réalité  sous  son 
vrai  jour,  qui  la  reçoit  sans  prévention,  l'étudié, 
l'analyse  et  l'accepte  telle  qu'elle  est,  la  pénètre 
et  s'en  pénètre  surtout,  sans  y  mettre  du  sien,  en 
cherchant  la  vérité  qui  se  cache  sous  ses  mobiles 
apparences.  Son  imagination  s'interposait  entre 
son  regard  et  les  choses,  et  ne  lui  en  permet- 
tait pas  toujours  la  claire  vision.  Ses  paysages 
d'Orient  ne  ressemblent  en  rien  à  ceux  qu'a  si 
bien  vus  et  si  bien  décrits  Chateaubriand.  C'est 
que  Chateaubriand  les  voyait  en  artiste  et  Lamar- 
tine en  poète.  Il  en  était  de  même  pour  les  évé- 
nements et  les  hommes,  et  leurs  œuvres  d'histoire 
s'en  ressentent  :  on  comprend  très  bien  l'excla- 
mation de  Chateaubriand  à  la  lecture  des  Giron- 
dins. «  Le  malheureux!  il  a  doré  la  guillotine!  » 
Cette  impossibilité  de  s'en  tenir  à  la  nature,  cette 
faculté  d'embellissement  involontaire  se  retrou- 
vent dans  presque  toutes  ses  descriptions  et  ses 
portraits.  Nous  pouvons  en  juger  par  ceux  de 
nos  contemporains  que  nous  avons  connus  et 
qu'il  a  dépeints.  Il  a  fait,  par  exemple,  dans  son 
cours  de  littérature,  un  portrait  de  Louis  de  Ron- 
chaud  au  physique  qui  est  aussi  loin  de  la  réalité 
que  possible;  au  moral,  il  n'a  rien  dit  de  trop  : 
l'homme,  l'ami,  l'écrivain  méritaient  les  éloges 
charmants  qu'il  lui  prodigue  à  juste  titre,  et  du 
poète  il  eût  pu  dire  encore  davantage. 

Ce  prisme  qui  lui  faisait  jeter  ainsi  sur  toutes 


20  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

choses  un  arc-en-ciel  de  bienveillance  et  de 
beauté  ne  provenait  pas  seulement  de  son  ima- 
gination :  il  l'avait  aussi  dans  le  cœur.  Le  fond 
de  sa  nature,  sa  qualité  maîtresse,  comme  on  dit 
à  présent,  était  la  magnificence  et  la  générosité. 
C'est  ce  qui  fit  de  lui  le  héros  de  1848,  l'impro- 
visateur inspiré  de  tant  de  beaux  discours,  de  si 
admirables  poésies  que  tout  le  monde  connaît, 
et  l'auteur  ignoré  de  tant  de  bienfaits  inconnus, 
et  aussi,  hélas!  pourquoi  ne  pas  le  dire?  le  vieil- 
lard indigent  des  dernières  années  qui  tendait  la 
main  à  la  France  oublieuse. 

Puisque  j'ai  fait  allusion  à  cette  triste  et  su- 
prême période  de  sa  vie,  qu'il  me  soit  permis  de 
donner  ici  les  explications  les  plus  plausibles  de 
cette  ruine,  telles  du  moins  que  je  me  les  suis 
données  dans  le  temps  à  moi-même,  ou  que  je  les 
ai  recueillies  dans  son  entourage.  La  première  at- 
teinte portée  à  sa  fortune  fut  peut-être  ce  fastueux 
voyage  en  Orient,  quoiqu'il  ait  prétendu  qu'il  ne 
lui  avait  coûté  en  tout  que  deux  cent  mille  francs. 
La  politique,  qui  le  prit  à  son  retour,  n'était  pas 
faite  pour  réparer  cette  première  brèche;  la  révo- 
lution de  1848,  qui  ruinait  tout  le  inonde,  ne 
pouvait  qu'aggraver  cet  arriéré.  On  le  voyait  au 
pouvoir,  on  croyait  à  sa  richesse,  on  savait,  en 
tout  cas,  son  inépuisable  charité,  et  toutes  les 
misères,  vrais  ou  fausses,  s'adressaient  à  lui, 
comme  toutes  les  espérances.  Ce  qu'il  donna 


LAMARTINE  2~j 


durant  le  court  règne  de  sa  popularité  est  in- 
croyable :  Mme  de  Lamartine  m'avoua  un  jour 
que  leurs  aumônes  de  quelques  mois,  en  1848, 
avaient  dépassé  cent  mille  francs.  Peut-être,  en 
liquidant  sa  situation  après  le  coup  d'État,  n'eût- 
elle  eu  rien  d'irréparable.  Mais  la  confiance  en 
son  génie  et  son  travail,  et,  il  faut  le  dire  aussi, 
son  infatuation  étrange  à  l'endroit  de  sa  science 
financière,  l'emportèrent  et  le  précipitèrent  dans 
l'abîme.  Il  voyait  les  Girardin,  les  Mirés,  les  Pe- 
reire,  élever  de  rapides  et  colossales  fortunes.  Il 
se  croyait  de  force  à  les  imiter  et  à  les  dépasser. 
Ne  m'a-t-il  pas  dit  à  moi-même  et  sérieusement  : 
ce  Je  n'ai  jamais  étudié  que  deux  choses,  l'éco- 
nomie politique  et  les  finances?»  Je  n'ai  pu 
m'empêcher  de  sourire  en  entendant  ces  paroles 
et  j'ai  fait  sourire  en  les  citant  parfois.  Mais,  qui 
sait?  peut-être  étaient-elles  vraies,  autant  qu'elles 
étaient  sincères.  Je  l'ai  déjà  dit  :  il  se  fiait  presque 
toujours  à  son  intuition,  et  s'il  a  dû  étudier 
quelque  chose  par  exception,  ce  devaient  être 
les  questions  relevant  de  la  science  et  de  l'expé- 
rience, où  cet  instinct  divinatoire  devait  s'appuyer 
au  moins  sur  des  connaissances  acquises.  Cette 
illusion  à  l'endroit  de  sa  capacité  financière  et  de 
son  génie  spéculateur  n'était  pas  le  seul  danger 
de  cette  noble  nature:  sa  bonté  de  cœur,  jointe 
à  ses  habitudes  de  patronage  et  de  grand  sei- 
gneur, lui  faisait  acheter  autour  de  Saint-Point 


28  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

ou  de  Mâcon  toutes  les  vignes  que  leurs  proprié- 
taires obérés  venaient  lui  offrir;  et  il  les  payait 
sans  voir  et  sans  compter.  Il  alla  plus  loin  même  : 
il  vint  un  moment  où  il  achetait  en  bloc,  dans  le 
Maçonnais,  des  récoltes  sur  pied,  convaincu 
qu'il  faisait  une  spéculation  magnifique  et  qu'il 
en  revendrait  le  produit  avec  un  grand  bénéfice. 
Il  n'en  fallait  pas  tant  pour  tarir  sa  fortune  et 
celle  des  siens. 

Il  lutta  longtemps  avec  un  courage  qu'on  n'a 
pas  assez  connu  et  admiré.  Comme  Walter  Scott, 
il  voulut  combler  ce  déficit  avec  sa  plume.  C'est 
alors  qu'il  écrivit  le  Conseiller  du  peuple  et  ses 
Entretiens  littéraires,  sans  compter  ses  différentes 
histoires,  ses  souvenirs  et  ses  romans.  Quand  ses 
amis  virent  qu'il  allait  succomber  à  la  tâche,  ils 
lui  suggérèrent  l'idée  d'une  souscription.  Il  s'y 
refusa.  Plus  tard,  il  consentit  enfin.  Mais  l'heure 
était  passée.  La  France  était  lasse  d'entendre  les 
plaintes  du  grand  homme  déchu.  Son  nom  lui 
était  devenu  un  remords.  Serait-ce  calomnier 
l'Empire,  le  gouvernement  d'alors,  que  de  sup- 
poser qu'il  voyait  cette  déchéance  sans  trop  de 
peine?  Les  ouvriers  avaient  eu  la  généreuse 
et  grande  pensée  de  donner  au  Lamartine  de 
1848  une  journée  de  travail.  C'eût  été  la  plus 
noble  des  souscriptions.  L'empereur  ou  ses  mi- 
nistres ne  permirent  pas  cette  manifestation  tou- 
chante. Napoléon  s'inscrivit  pour  dix  mille  francs, 


LAMARTINE  29 


assez  pour  humilier  et  pas  assez  pour  sauver. 
Comme  on  l'espérait  peut-être,  ce  patronage 
impérial  arrêta  net  le  bon  vouloir  des  républi- 
cains et  la  souscription  ouverte.  Plus  tard,  mais 
trop  tard,  les  Chambres  votèrent  une  pension 
viagère  et  la  Ville  offrit  le  chalet  de  la  Muette. 
Lamartine  put  donc  se  reposer  un  peu  et  attendre 
la  mort. 

Saint-Point  lui  restait  encore  cependant.  Il 
n'avait  pu  se  résoudre  à  vendre  le  tombeau  de  sa 
fille  et  de  sa  mère.  Il  allait  s'y  retremper  les  mois 
d'été  et  d'automne.  Il  m'y  avait  invité  souvent. 
Je  tenais  à  voir  le  poète  dans  son  cadre  naturel. 
J'y  allai  en  octobre  1867.  f>arti  de  Mâcon  de 
bonne  heure,  j'arrivai  à  Saint-Point  avant  le  dé- 
jeuner. Le  site  est  charmant.  C'est  bien  le  nid 
d'un  poète.  On  aperçoit  de  loin  la  tourelle  du 
château.  Je  ne  pus  la  voir  sans  émotion,  et  je  me 
récitai  les  premiers  vers  de  son  épître  à  Victor 
Hugo,  écrits  aux  jours  heureux  de  sa  jeunesse  : 

Je  sais  sur  la  colline 
Une  blanche  maison. 
Un  rocher  la  domine; 
Un  buisson  d'aubépine 
Est  tout  son  horizon. 

A  gauche  du  château,  sur  le  même  mamelon, 
s'élève  la  jolie  église  du  village  qui  touche  le 
parc;   des  vergers    descendent    en    pente  vcr- 

2. 


"JO  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

doyante  vers  la  plaine,  dont  le  fond  est  tapissé 
de  pâturages  et  coupé  par  un  ruisseau  que  bor- 
dent des  chênes  entremêlés  de  saules  libres,  d'une 
élégance  de  forme  admirable.  C'est  à  travers  ce 
rideau  de  beaux  arbres  qu'on  aperçoit  Saint- 
Point  au  détour  de  la  route. 

Le  maître  de  la  maison  était  souffrant  et 
même  encore  retenu  au  lit  par  ses  rhumatismes. 
Il  voulut  bien  me  voir  néanmoins  et  me  fit  l'ac- 
cueil le  plus  cordial.  Je  lui  remis  une  branche  de 
buis  cueillie  la  veille  dans  le  Jura,  à  Prat,  un 
vieux  château  désert  qui  avait  appartenu  à  son 
grand-père;  j'osai  même  y  joindre  quelques  vers 
que  m'avaient  inspirés  ces  ruines  où  il  avait  joué 
dans  sa  jeunesse.  Il  me  remercia  de  cette  atten- 
tion et  me  parla  de  ses  projets  littéraires.  Il  avait 
en  tête,  me  dit-il,  de  faire  un  poème  ou  plutôt 
un  roman  dans  le  genre  d'Hermann  et  Vororhée. 
La  cloche  du  déjeuner  interrompit  notre  entre- 
tien, et  il  me  remit  aux  bons  soins  et  à  l'aimable 
hospitalité  de  ses  deux  nièces,  Mme  de  Coppens 
et  Mlle  Valentine  de  Cessia,  qui  l'entouraient  de 
leurs  attentions  et  de  leur  tendresse.  Trois  beaux 
enfants  égayaient  la  table.  C'étaient  ceux  d'une 
autre  nièce,  Mme  de  Sennevier,  dont  le  mari  était 
consul  général  à  Palerme.  Après  le  déjeuner, 
Mlle  Valentine,  accompagnée  des  enfants,  me  fit 
voir  les  appartements,  le  cabinet  de  travail  de 
Lamartine,  le  joli  balcon  circulaire  dont  la  balus- 


LAMARTINE  }  I 


trade  était  envahie  par  une  troupe  de  paons 
d'une  blancheur  éclatante;  puis  le  parc,  le  bois 
et  le  chêne  isolé  sous  lequel  il  composa  Jocelyn, 
et  qui  est  peut-être  celui  de  sa  première  zMédita- 
lion  : 

Souvent  sur  la  montagne,  à  l'ombre  d'un  vieux  chêne, 
Au  coucher  du  soleil,  tristement  je  m'assieds,  etc. 

Notre  excursion  se  termina  par  une  visite  à  la 
jolie  église  byzantine,  qui  n'est  séparée  du  parc 
que  par  le  mur  du  cimetière.  Ce  mur  est  percé 
d'une  arcade  à  jour  sous  laquelle  on  a  creusé  le 
caveau  de  la  famille,  de  manière  que  les  tom- 
beaux reposent  à  la  fois  dans  le  cimetière  du  vil- 
lage et  dans  le  parc  du  château.  La  devise  du 
poète  est  gravée  sur  Parcade  :  Speravit  anima  mea. 
La  statue  de  Mme  de  Lamartine,  par  Adam  Salo- 
mon,  orne  le  caveau  qui  contenait  déjà  les  restes 
de  sa  fille  adorée.  C'est  là  que  doit  reposer  aussi 
son  père.  Et  ce  sera  bientôt,  me  dis-je  tristement 
à  moi-même,  en  regardant  ce  terrain  funèbre. 

Je  n'avais  que  trop  raison.  Moins  de  dix-huit 
mois  après,  on  l'y  ramenait  à  son  tour. 

A  quatre  heures,  je  prenais  congé  de  Saint- 
Point  et  de  ses  hôtes,  et  je  revins  à  Mâcon  par  un 
ciel  pur  d'automne  et  le  premier  croissant  de  la 
lune,  emportant  un  triste  et  doux  souvenir  et  la 
plus  poétique  impression  de  mon  court  pèleri- 


32  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

nage.  En  partant,  l'on  m'avait  dit  :  «  Au  revoir,  à 
Paris  »;  et  naturellement  l'hiver  suivant,  après 
cette  visite,  je  fus  plus  assidu  et  encore  mieux 
accueilli  au  chalet.  Je  retrouvai  Lamartine  affaibli 
et  plus  silencieux.  Ce  silence  qui  m'avait  déjà 
frappé  à  Saint-Point  et  cette  répugnance  à  parler, 
que  j'avais  mise  alors  sur  le  compte  de  la  maladie, 
s'étaient  encore  aggravés.  Était-ce  parti  pris,  las- 
situde ou  affaiblissement  des  organes?  Qui  le 
dira?  Voici  ce  que  j'écrivais  à  mon  frère  à  la 
date  du  mois  de  mars  1868.  Qu'on  me  permette 
cette  citation;  ces  quelques  lignes  rendent  bien 
mon  impression  d'alors,  mon  attendrissement  et 
mon  culte  : 

J'ai  vu  souvent  M.  de  Lamartine,  cet  hiver.  J'y  vais  par 
piété,  une  piété  attendrie;  il  faut  savoir  être  fidèle.  Cela 
m'est  facile,  d'ailleurs  :  j'ai  toujours  eu  le  culte  des  ruines, 
et,  hélas!  ce  n'est  plus  qu'une  ruine  désormais.  Au  lieu  de 
parler  avec  une  abondance  souvent  amère  de  sa  situation  et 
de  revenir  toujours  sur  ses  affaires,  comme  il  y  a  deux  ans, 
il  a  pris  maintenant  l'attitude  du  silence,  —  ou  plutôt  le 
silence  s'est  établi  de  lui-même  dans  cette  belle  intelligence, 
comme  il  se  fait  dans  toutes  les  solitudes  et  parmi  les  débris 
des  temples  abandonnés.  Il  vous  accueille,  vous  reconnaît, 
vous  le  prouve  par  un  geste,  plus  rarement  par  un  mot,  vous 
écoute,  suit  la  conversation  sans  rien  dire  et  ne  témoigne 
l'intérêt  qu'il  y  prend  que  par  un  rire  franc  et  intelligent.  Il 
rit  toujours  juste,  comme  je  le  disais  hier  soir  à  Ollivier  et  à 
Dupont-White  en  sortant  du  chalet.  Evidemment,  ce  noble 
et  rare  esprit  est  encore  là  ;  il  est  seulement  à  l'état  latent,  ce 
n'est  qu'une  éclipse.  Son  intelligence,  comme  ces  feux  en- 
dormis sous  la  cendre,  ne  fait  que  sommeiller  sous  le  poids 
des  années  et  l'amas  de  douleurs,  de  calomnies  et  de  gloire 


LAMARTINE  33 


que  la  vie  a  amoncelés  sur  elle.  Mais  que  de  tristesse  quand 
on  pense  quel  orateur,  quel  poète  est  enseveli  dans  ce  morne 
silence!  Pauvre  cher  grand  homme!  pourquoi  n'est-il  pas 
mort  sous  les  sabots  d'un  cheval  le  jour  où  nous  avons 
manqué  être  écrasés  tous  les  deux  par  un  équipage  au  tour- 
nant du  pont  Royal;  ou  plutôt  pourquoi  n'est-il  pas  tombé 
sous  les  balles  des  factieux  en  1848?  Il  serait  resté  une  des 
plus  grandes  figures  de  l'histoire.  Quelle  que  soit  sa  fin, 
l'avenir  lui  gardera  toujours  sa  place  au  premier  rang  parmi 
les  plus  beaux  génies  de  notre  âge. 


Cette  taciturnité  mystérieuse  ne  fit  que  s'ac- 
croître jusqu'à  sa  mort.  Quels  étaient  les  rêves, 
les  images,  les  souvenirs  qui  hantaient  durant  ces 
longues  heures  muettes  cette  tête  naguère  si  belle 
et  si  puissante,  et  maintenant  affaissée?  Nul  ne 
le  sait.  Ce  silence  avait,  du  reste,  sa  grandeur. 
Un  soir,  Mlle  Valentine  s'était  mise  à  lire  à  haute 
voix,  devant  lui,  quelques  pages  de  Jocelyn. 
Quand  elle  eut  fini  et  qu'elle  leva  les  yeux  sur 
son  oncle,  quelle  ne  fut  pas  sa  surprise  et  son 
émotion  :  la  figure  du  poète  était  inondée  des 
larmes  qu'il  avait  versées  en  silence  à  la  lecture 
de  ses  vers.  D'où  pouvaient  venir  ces  larmes? 
Était-ce  le  regret  de  ses  dons  évanouis,  l'évoca- 
tion de  sa  jeunesse  et  de  sa  force  désormais  épui- 
sées? C'est  un  secret  qui  est  resté  entre  lui  et 
Dieu.  Mais  quel  tableau  touchant! 

Les  dernières  paroles  que  j'entendis  de  cette 
bouche  jadis  si  éloquente  furent  des  mots  chers 
aux  poètes.  J'étais  venu  prendre  congé  de  lui  en 


^4  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

quittant  Paris,  au  mois  de  mai  1868.  Je  le  trouvai 
dans  sa  chambre  à  coucher,  assis  au  coin  de  la 
cheminée,  morne  et  la  tête  penchée,  près  de  sa 
nièce,  fidèle  et  admirable  compagne,  tristes  et 
silencieux  tous  les  deux.  En  m'informant  de  sa 
santé,  je  lui  dis  que  les  beaux  jours  allaient  re- 
venir et  que  j'espérais  pour  lui  l'influence  bien- 
faisante du  printemps.  «  Oui,  bégaya-t-il,  le 
printemps,  les  hirondelles...  »  Et  il  ne  put  achever 
sa  pensée;  et  cette  tête,  jadis  si  belle,  retomba 
sur  sa  poitrine  après  cet  effort.  Les  larmes  me 
vinrent  aux  yeux,  et  je  me  hâtai  de  reprendre  la 
parole  pour  jeter  bien  vite  un  voile  sur  cette  dé- 
chéance et  cet  état  plus  douloureux  pour  les 
autres  que  pour  le  malade  lui-même.  J'abrégeai 
ma  visite,  et,  comme  Mlle  Valentine  m'accompa- 
gnait quelques  pas,  j'osai  lui  dire  que  ce  n'était 
plus  lui,  qu'elle  n'avait  devant  les  yeux  qu'une 
lente  agonie  et  que  la  mort  serait  un  bienfait. 
«  Oh!  non,  me  répondit  la  noble  femme  avec 
élan,  non  !  le  garder  toujours  !  même  ainsi  !  » 

Elle  n'eut  pas  longtemps  à  le  garder  :  Lamar- 
tine s'éteignit,  le  28  février  de  l'année  suivante, 
au  milieu  de  ses  soins  et  de  ses  larmes.  La  mort 
fit  pour  lui  ce  qu'elle  n'accorde  pas  à  tout  le 
monde  :  elle  lui  rendit  sa  beauté;  et  ce  noble 
visage,  défiguré  par  l'âge  et  la  maladie,  reprit  à 
l'instant,  avec  la  majesté  de  la  mort,  sa  physiono- 
mie primitive  et  le  sceau  que  lui  avait  imprimé  le 


LAMARTINE  "]  f 


génie.  Tout  le  monde  fut  admis  à  le  voir.  Adam 
Salomon  en  fit  une  photographie  et  de  Rudder  un 
dessin.  On  oublia  de  prendre  son  masque  et  je  le 
regrette.  Je  l'eusse  mis  à  côté  de  celui  de  Mira- 
beau et  de  celui  de  Gœthe,  qu'Ary  Scheffer  m'a 
donné.  Le  3  mars,  le  cercueil  partit  pour  Saint- 
Point,  sous  la  conduite  pieuse  de  Louis  de  Ron- 
chaud  et  d'un  petit-neveu  du  poète,  M.  de  Mon- 
therot.  Un  groupe  d'amis  ou  d'anciens  collègues, 
parmi  lesquels  je  reconnus  Garnier-Pagès,  Henri 
Martin  et  Arnaud  de  l'Ariège,  Emile  Augier  en 
académicien,  étaient  réunis  sur  le  quai  avec  quel- 
ques chroniqueurs  de  journaux.  On  se  découvrit 
quand  le  convoi  s'ébranla.  Et  ce  fut  tout.  Nul 
discours,  nul  adieu.  Lamartine  avait  voulu  que  le 
silence  qui  s'était  fait  autour  de  ses  dernières 
années  l'accompagnât  dans  la  mort.  C'était  bien, 
c'était  mieux.  Et  c'est  ainsi  qu'il  quitta  ce  Paris, 
qui  avait  été  pour  lui  si  oublieux,  si  ingrat,  on 
pourrait  même  dire  si  dur  et  si  outrageux  par  mo- 
ments. Mais  la  justice  se  lève  tôt  ou  tard,  et  elle 
a  commencé  pour  Lamartine.  La  postérité  remet 
tout  à  sa  vraie  place,  et  son  centenaire  l'a  bien 
prouvé  :  il  a  été  un  triomphe. 

Telles  ont  été  la  fin  et  les  dernières  années  de 
cet  homme  extraordinaire.  Si  j'écrivais  ici  un  por- 
trait littéraire  ou  une  biographie,  j'aurais  à  mon- 
trer en  détail  le  grand  rôle  qu'il  a  joué  dans  la 
poésie  et  la  politique  de  notre  siècle.  J'aurais  à 


36  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

examiner  ses  œuvres  une  à  une  et  à  développer 
ses  opinions  politiques  dans  leur  suite,  qui  est 
bien  plus  logique  qu'on  ne  le  pense,  comme  l'a  si 
bien  prouvé  L.  de  Ronchaud  dans  la  préface  de 
ses  discours.  Mais  je  dois  me  borner.  Je  n'ai  voulu 
retracer  en  ces  quelques  pages  que  mes  souvenirs 
personnels,  les  impressions  laissées  par  ce  grand 
homme  dans  ma  mémoire  et  dans  mon  cœur. 
D'autres  ont  déjà  dit,  d'autres  diront  encore 
mieux  son  génie  et  son  influence  et  la  place  qu'il 
a  tenue  dans  notre  histoire.  Ma  tâche  est  plus 
facile  et  plus  humble  :  elle  suffit  à  mes  forces. 

Je  ne  voudrais  pas  quitter  cependant  cette 
noble  figure  sans  rassembler  encore  au  hasard 
quelques  traits  que  je  n'ai  pas  su  faire  entrer  dans 
cette  esquisse  rapide.  Je  voudrais  signaler  surtout 
certaines  disparates  apparentes  du  caractère  de 
Lamartine,  qui  ont  pu  donner  le  change  quelque- 
fois aux  étrangers  et  même  à  ceux  qui  ont  eu  le 
bonheur  de  l'approcher.  On  l'a  taxé  par  exemple 
de  vanité,  d'infatuation  littéraire  ou  personnelle. 
Je  dois  avouer  qu'il  y  prêtait  parfois,  mais  avec 
une  candeur  qui  désarmait.  Souvent,  en  me  pro- 
menant avec  lui  dans  le  petit  jardin  du  chalet,  je 
le  voyais  s'approcher  de  la  grille  sous  prétexte  de 
voir  le  mont  Valérien  ou  les  cimes  du  bois  de 
Boulogne;  il  ne  lui  déplaisait  pas  —  et  c'était 
visible  —  de  s'exposer  à  la  curiosité  et  à  l'admi- 
ration des  promeneurs  qui  passaient  sur  le  bou- 


LAMARTINE  37 


levard.  Il  humait  ainsi  encore  quelque  bouffée  de 
cette  popularité  qu'il  avait  respirée  jadis  à  pleins 
poumons.  Autre  exemple  :  en  montrant  son  buste 
par  le  comte  d'Orsay,  qui  ornait  l'extrémité  du 
petit  salon  de  la  rue  Ville-TÊvêque,  il  lui  échap- 
pait de  dire  naïvement:  «  Regardez!  Oui,  voilà 
ce  beau  front,  ces  traits  purs;  comme  ils  sont 
bien  rendus!  »  Mais  il  ne  faut  pas  s'y  méprendre  : 
ce  n'était  pas  la  fatuité  d'un  snob,  il  ne  pensait 
pas  qu'il  était  question  de  lui,  il  en  parlait  comme 
s'il  s'était  agi  d'un  autre  et  comme  il  eût  parlé 
d'un  autre.  Il  s'oubliait,  j'en  suis  sûr,  comme  il  le 
faisait  avec  tant  d'ingénuité  pour  ses  vers.  Le  soir 
de  la  première  représentation  de  son  drame  de 
Toussaint-Louverture,  il  rentra  de  bonne  heure 
chez  lui.  ce  Mais  ce  n'est  pas  fini,  lui  dit-on.  Com- 
ment la  pièce  a-t-elle  marché? —  C'est  ennuyeux 
comme  la  pluie  !  »  répond-il  tranquillement.  Et 
il  s'assied  sans  plus  de  détail,  et  avec  la  plus  par- 
faite et  sincère  indifférence.  Un  autre  soir,  et  ceci 
est  la  contre-partie,  il  était  question  d'un  nouveau 
recueil  de  ses  poésies.  Ponsard  était  présent. 
«  J'espère  bien,  lui  dit-il,  que  vous  n'avez  pas 
oublié  telle  pièce  de  vers?  —  Laquelle?  demanda 
Lamartine,  je  ne  m'en  souviens  plus.  »  Alors 
Ponsard  se  meta  la  réciter.  Lamartine  l'écoute  et 
l'interrompt  de  temps  en  temps  par  des  exclama- 
tions admiratives,  des  bravos,  comme  si  la  pièce 
eût  été  de  Ponsard.  Voilà  les  deux  côtés  de  la 


SOUVENIRS     LITTERAIRES 


médaille.  Il  était  aussi  sincère  dans  l'applaudis- 
sement que  dans  le  blâme. 

Il  avait  l'âme  trop  grande  pour  ne  pas  être 
modeste.  A  moi  ne  m'a-t-il  pas  dit  un  jour  triste- 
ment :  «  Je  n'ai  pas  la  grande  imagination  !  »  Et 
comme  je  répliquais  par  Jocelyn  et  la  Chute  d'un 
cAnge  :  «  Non,  insista-t-il,  je  le  sens  bien,  ce  n'est 
pas  la  grande  imagination  !  »  Il  voulait  dire  sans 
doute  qu'il  n'était  qu'un  lyrique,  qu'il  n'avait  pas, 
comme  Shakespeare  et  Molière,  la  faculté  supé- 
rieure de  l'imagination,  ce  don  suprême  du  génie 
créateur,  qui  lègue  à  la  postérité  des  types  com- 
plets et  immortels. 

Il  aimait  les  jeunes  talents  et  il  les  accueillait 
avec  une  bonté  magnifique  et  sincère.  Ses  éloges, 
cependant,  dépassaient  quelquefois  la  mesure  et 
pouvaient  égarer.  J'étais  là  quand  l'auteur  delà 
éMort  du  Juif  errant  lui  dit  que  ce  qui  l'avait  le 
plus  touché  dans  les  articles  qu'on  avait  consa- 
crés à  son  poème,  c'était  d'avoir  été  regardé 
comme  un  écho  lointain  de  Jocelyn.  «  Oh!  dit 
tranquillement  Lamartine,  c'est  bien  plus  beau 
que  Jocelyn.  »  Le  jeune  auteur  rougit  de  honte  et 
d'indignation,  comme  s'il  entendait  un  blas- 
phème, et  répliqua  vivement  :  «  Vous  me  feriez 
croire  que  vous  ne  m'avez  pas  lu,  monsieur  de 
Lamartine,  ou  que  vous  me  prenez  pour  un  sot.  » 
Le  grand  poète  le  calma,  et  l'on  parla  d'autre 
chose. 


LAMARTINE  JC) 


Un  matin,  je  le  trouvai  lisant  Un  été  dans  le 
Sahara,  de  Fromentin.  «  Eh  bien,  qu'en  dites- 
vous?  lui  dis-je.  —  C'est  un  écrivain  accompli,  » 
me  répondit-il  avec  son  grand  geste  et  sa  belle 
voix  d'orateur.  Je  me  hâtai  d'aller  le  redire  à  Fro- 
mentin, comme  on  le  pense  bien. 

De  Saint- Victor,  il  prétendait  qu'on  ne  pouvait 
le  lire  qu'avec  des  lunettes  bleues. 

Il  n'aimait  pas  La  Fontaine,  ni  André  Chénier, 
ni  même  Musset,  peut-être,  je  le  crains.  Il  admi- 
rait cependant  Voltaire,  dans  ses  vers  légers  sur- 
tout. Je  ne  sais  ce  qu'il  pensait  de  Molière.  Je 
doute  qu'il  l'appréciât.  Le  coté  gaulois  de  l'esprit 
français  lui  échappait  complètement.  Son  goût 
était  plein  de  contrastes  et  d'inattendu. 

Sa  conversation  était  sérieuse,  forte,  éloquente, 
ou  d'une  simplicité  charmante.  Nulle  phraséolo- 
gie sentimentale  ou  poétique.  Il  employait  même 
parfois  des  expressions  et  —  que  mes  lectrices 
me  le  pardonnent,  —  des  jurons  populaires.  Cela 
me  frappa  en  1848.  Était-ce  une  simple  habi- 
tude de  gentilhomme  campagnard  rapportée  de 
Saint-Point  ou  une  affectation  de  l'homme  poli- 
tique qui  voulait  échapper  au  cliché  du  Lamartine 
élégiaque  et  éthéré  des  premières  années  de  la 
Restauration?  Je  ne  décide  pas.  On  a  dit  qu'il 
n'était  pas  spirituel;  dans  le  sens  étroit  et  parisien 
du  mot,  c'est  possible.  Mais  il  avait  plus  et  mieux 
que  de  l'esprit,  ou  du  moins  il  avait  celui  qu'ont 


40  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

tous  les  hommes  de  génie,  des  vues  perçantes, 
des  mots  profonds  et  éclatants,  des  idées  origi- 
nales venues  de  haut,  des  idées  rapides  qui  illu- 
minaient tout  à  coup  l'horizon  de  la  pensée. 
Quand  on  a  la  flamme,  on  a  aussi  les  étincelles. 
Qu'on  se  rappelle  cette  jolie  réponse  à  ceux  qui 
lui  demandaient  où  il  siégerait  à  la  Chambre  des 
députés  :  ce  Au  plafond!  »  Et  à  ceux  qui  lui 
reprochaient  d'user  de  la  réclame  :  «  Dieu  lui- 
même  a  besoin  qu'on  le  sonne  !  »  Musset,  qui 
avait  tant  d'esprit,  aurait-il  mieux  trouvé? 

En  somme,  peu  d'hommes  reçurent  du  ciel  des 
dons  plus  magnifiques;  peu  d'hommes  ont  eu 
une  destinée  plus  glorieuse.  Sans  doute  la  fin  en 
a  été  assombrie  par  l'infortune  et  l'abandon. 
Mais  quelle  fin  n'est  pas  triste?  Quel  coucher  de 
soleil  n'est  pas  mélancolique?  Et  puis  n'est-ce  pas 
le  sceau  de  toute  vraie  gloire?  Lamartine  lui- 
même  ne  dit-il  pas  quelque  part  qu'il  y  a  une 
harmonie  sublime  entre  ces  trois  mots  :  gloire, 
génie,  infortune?  Ne  l'avait-il  pas  prédite  dès  sa 
jeunesse,  cette  loi  fatale  de  tout  grand  poète? 
Qu'on  se  rappelle  l'ode  à  Manoël  des  Tremières 
zMcditations  : 

On  dirait  que  le  ciel  aux  cœurs  plus  magnanimes 
Réserve  plus  de  maux. 

Il  semble,  du  reste,  qu'il  a  toujours  eu  l'intuition 
de  son  avenir,  même  politique.  A  Athènes,  en 


LAMARTINE  4I 


1832,  un  soir  qu'il  rêvait  sur  l'Acropole,  à  l'ombre 
du  Parthénon,  il  eut  comme  une  révélation  de  ce 
que  lui  gardait  la  vie  :  Être  orateur  et  poète! 
s'écriait-il,  le  beau  serait  de  réunir  les  deux  destinées. 
V^iil  homme  ne  l'a  fait.  Il  réalisa  ce  rêve  et  il  y 
ajouta  une  autre  gloire,  plus  rare  encore,  celle  de 
gouverner  une  nation  comme  la  France  et  de  la 
sauver  d'elle-même  dans  une  heure  de  péril.  Mais, 
là  encore,  n'a-t-il  pas  été  prophète  et  n'a-t-il  pas 
dépeint  sa  brève  dictature  de  1848  dans  les  deux 
vers  de  son  épître  à  Walter  Scott  écrits  en  1 83 1  : 

Et  le  pouvoir,  rapide  et  brûlant  météore, 

En  tombant  sur  nos  fronts  nous  juge  et  nous  dévore. 

Et,  puisque  j'ai  cité  ces  vers,  je  finirai  par  ceux 
qu'il  adressait  il  y  a  trois  quarts  de  siècle  à  un 
poète  malheureux  : 

Ceux  qui  l'ont  méconnu  pleureront  le  grand  homme. 
Dans  la  même  pièce,  il  lui  disait  encore: 

Quand  nous  ne  sommes  plus,  notre  ombre  a  des  autels. 

Le  centenaire  qu'on  vient  de  célébrer  avec  tant 
d'éclat  en  est  la  preuve  et  le  glorieux  commen- 
taire. 

L'avenir  ne  le  démentira  pas.   La  gloire  du 
poète  aura  peut-être  des  éclipses;  le  nom  n'en 


42  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

aura  pas.  Il  rayonnera  toujours  dans  l'histoire,  au 
milieu  de  ses  émules,  et  son  génie  gardera  tou- 
jours sa  place.  Musset  fut  un  esprit  charmant  et 
un  grand  poète.  Hugo  fut  un  grand  poète  et  un 
grand  artiste.  Lamartine  fut  un  grand  poète,  un 
grand  orateur,  un  grand  citoyen;  je  pourrais 
ajouter  :  lui  seul  donne  l'idée  d'une  grande  âme. 
De  quel  homme  peut-on  en  dire  autant? 


:^w^{ 


II 


HEC^d^I    HEI^E 


E  fis  sa  connaissance  d'une  façon  sin- 
gulière. J'entends  encore  le  rire  jeune 
et  frais  de  sa  vieille  et  charmante  amie, 
Mme  Jaubert,  quand  je  lui  contai  cette  histoire 
qui  l'amusait  fort  et  qu'elle  se  plaisait  à  me  faire 
répéter. 

En  revenant  d'Allemagne,  à  la  fin  de  l'année 
1 838,  un  de  mes  premiers  soins  avait  été  de  cher- 
cher, à  Paris,  un  cabinet  de  lecture  qui  reçût  des 
journaux  allemands,  et  où  je  pusse  continuer  à 
suivre,  même  de  loin,  le  mouvement  politique  et 
littéraire  du  pays  que  je  venais  de  quitter  avec 
tant  de  regrets.  J'en  avais  trouvé  un,  place  Lou- 
vois.  J'y  allais  fréquemment.  Un  jour  je  m'assis  à 


44  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

la  table  verte  recouverte  de  journaux,  entre  deux 
lecteurs  que  je  ne  regardai  pas  tout  d'abord.  Mais 
l'un  attira  bientôt  mon  attention  par  une  toux 
obstinée,  presque  aussi  fatigante  pour  les  autres 
que  pour  lui.  Mon  autre  voisin  finit  par  s'en  im- 
patienter et,  à  une  quinte  plus  forte  que  les  pré- 
cédentes, se  mit  à  faire  un  chut!  très  distinct.  La 
quinte  passée,  le  calme  se  rétablit,  mais  pas  long- 
temps; la  toux  ne  tarda  pas  à  recommencer;  elle 
fut  suivie  d'un  chut!  plus  impératif.  Le  pauvre 
cacochyme,  irrité,  se  tourna  vers  le  chuteur  et  lui 
demanda  assez  vivement  :  «  Est-ce  à  moi,  mon- 
sieur, que  s'adresse  ce  chut?  »  Mon  second  voisin, 
ainsi  interpellé,  baissant  le  journal  qu'il  tenait 
tout  près  de  ses  yeux,  comme  un  myope,  regarda 
son  interpellateur  avec  une  surprise  vraie  ou 
feinte  très  comique,  et  lui  répondit  de  l'air  du 
monde  le  plus  étonné  :  «  Oh  !  monsieur,  je  croyais 
que  c'était  un  chien.  »  Je  partis  d'un  éclat  de  rire 
et  regardai  avec  curiosité  l'auteur  de  cette  repartie 
inattendue.  C'était  un  homme  frisant  la  quaran- 
taine, de  taille  moyenne,  assez  replet,  sans  barbe, 
avec  de  longs  cheveux  blonds,  le  front  haut,  des 
yeux  clignotants  à  demi  fermés,  surtout  quand  il 
lisait,  sans  vraie  distinction;  rien  qui  trahît  le 
poète  ou  l'artiste,  ou  même  l'homme  du  monde; 
un  bon  bourgeois  du  Nord,  avec  un  léger  accent 
tudesque.  C'était  Henri  Heine.  En  entendant 
mon  éclat  de  rire,  il  rit  aussi,  et,  m'adressant  la 


H  E  N  R  I     H  E  I  N  E  4Ç 


parole  en  français,  se  mit  à  me  donner  quelques 
explications  sur  son  erreur,  sans  doute  pour  con- 
vaincre mon  autre  voisin  de  sa  bonne  foi  à  l'égard 
du  chien  supposé.  Puis  la  conversation  continua 
entre  nous  à  voix  basse,  et,  comme  je  tenais  la 
Ga\ene  d'oAugsbourg,  où  il  écrivait,  il  me  demanda 
ce  que  je  pensais  de  la  correspondance  de  Paris 
marquée  d'un  certain  signe.  Je  lui  en  fis  l'éloge 
naïvement,  ne  me  doutant  guère  que  je  parlais  à 
l'auteur  même.  Je  m'apprêtais  à  sortir  et  je  venais 
de  le  saluer,  quand  il  se  leva  aussi  et  sortit  avec 
moi.  Dans  la  rue,  la  conversation  reprit  de  plus 
belle.  Il  avait  l'air  aussi  étonné  que  ravi  de  voir 
un  jeune  Français  au  courant  de  l'Allemagne  et 
familiarisé  avec  sa  langue  ;  il  me  demanda  mon 
nom,  me  dit  le  sien  et  me  pria  de  l'aller  voir.  Je 
répondis  à  sa  politesse  par  quelques  mots  d'éloge 
bien  sincères  et  mon  admiration  pour  ses  Lieder, 
et  j'allai  le  voir.  Lui  aussi  vint  chez  moi,  et  bien 
plus  souvent.  Il  ne  se  passait  guère  de  semaine 
qu'il  ne  grimpât  dans  ma  mansarde  d'étudiant.  Et 
voilà  comment  j'entrai  en  commerce  régulier  et 
je  puis  dire  très  intime  avec  Henri  Heine. 

Je  l'ai  dit  :  rien  dans  son  extérieur  ne  révélait 
le  poétique  et  charmant  esprit  que  ce  nom  évoque 
désormais.  Sa  conversation  était  vive,  spirituelle, 
aisée,  quoiqu'il  parlât  le  français  avec  accent  et 
parfois  même  avec  incorrection.  Je  vais  sans  doute 
étonner  bien  du   monde,  en  Allemagne  et  en 


46  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

France,  en  ajoutant  que,  tout  en  étant  un  causeur 
alerte  et  possédant  bien  des  finesses  de  notre 
langue,  il  n'était  pas  capable  de  l'écrire  tout  seul 
avec  sûreté  et  de  manière  à  présenter  son  œuvre 
sans  retouches  devant  le  public  français.  J'ai 
reçu  bien  des  billets  de  lui  :  pas  un  qui  ne  portât, 
par  quelque  faute  ou  négligence,  la  marque  de 
son  origine  étrangère.  Et,  quant  à  ses  articles 
écrits  et  parus  dans  la  T{evue  des  Veux-zMondes, 
je  sais  par  expérience  que,  bien  que  signés  de 
son  nom,  ils  avaient  toujours  été  traduits  de  l'al- 
lemand en  français  par  un  autre,  ou  que,  s'il  avait 
voulu  se  charger  lui-même  de  ce  travail,  cette 
traduction  avait  dû  forcément  être  toujours  revue 
et  corrigée  par  un  écrivain  français.  Avant  moi, 
il  avait  eu  recours  à  Lœwe-Weimar,  Gérard  de 
Nerval;  plus  tard,  après  moi,  ce  fut  Saint-René 
Taillandier  et  sans  doute  d'autres  encore  que  je 
n'ai  pas  connus.  Il  mettait  beaucoup  d'art  et  de 
coquetterie  à  dissimuler  cette  insuffisance  et  à 
faire  croire  au  public  des  deux  côtés  du  Rhin  qu'il 
écrivait  aussi  bien  en  français  qu'en  allemand. 
Il  y  a  réussi,  et  j'aurai  sans  doute  grand'peine  à 
détruire  cette  légende  en  rétablissant  ici  la  pure 
et  simple  vérité.  Mais  ma  remarque  n'en  subsiste 
pas  moins,  comme  disait  je  ne  sais  plus  quel 
savant  obstiné. 

Henri  Heine  avait  du  reste  l'art  de  se  draper  et 
de  se  peindre  dans  ses  écrits,  prose  ou  vers,  un 


HENRIHEINE  47 


peu  trop  à  son  avantage,  et  il  s'y  donnait  parfois 
une  attitude  qui  jurait  avec  la  réalité.  C'est  ainsi 
qu'il  laissait  croire  qu'il  était  né  en  1801,  pour 
pouvoir  dire  en  plaisantant  qu'il  était  le  premier 
homme  du  siècle,  tandis  qu'en  réalité  il  datait  de 
1797;  c'est  ainsi  que,  d'après  ses  confidences 
écrites,  les  Allemands  pouvaient  le  croire  un  don 
Juan  parisien,  un  Byron  de  notre  grand  monde. 
Sans  doute  il  était  reçu  dans  des  salons  très  dis- 
tingués, comme  tout  étranger  marquant  l'est  tou- 
jours à  Paris.  Mais,  malgré  tout  son  esprit,  il  n'y 
fit  pas  de  conquêtes  :  il  n'était  pas  taillé  en  Ado- 
nis, quoi  qu'en  dise  Théophile  Gautier,  ni  même 
vêtu  en  dandy,  comme  on  vient  de  le  voir.  D'ail- 
leurs, ses  goûts  en  amour  ne  le  portaient  pas  dans 
ces  régions.  Il  se  gardait  bien  de  dire  avec  Bé- 
ranger  : 

Je  suis  du  peuple  ainsi  que  mes  amours, 

mais  il  mettait  le  second  hémistiche  en  pratique. 
Sa  fameuse  Mathilde,  Frau  Mathilde,  qu'il  venait 
d'épouser  et  qu'il  peignait  aux  Allemands  comme 
un  type  de  parisienne  élégante  et  spirituelle, 
était  simplement  une  bonne  fille,  à  plantureuse 
beauté,  dont  il  s'était  amouraché  et  qu'il  avait 
trouvée,  je  ne  sais  où,  sur  le  pavé  de  Paris  ou  dans 
le  fond  de  quelque  boutique  interlope  de  nos  pas- 
sages. Il  avait  fini  par  l'installer  chez  lui;  il  en 


48  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

était  très  épris  et  fort  jaloux,  la  laissait  peu  voir, 
et  naturellement  il  finit  par  l'épouser.  Elle  était 
sans  esprit  et  sans  instruction,  belle  et  indolente 
comme  une  odalisque.  Je  trouve  dans  une  de  mes 
lettres  de  1839  ce  paragraphe  irrévérencieux  : 
«  Je  viens  de  me  promener  aux  Champs-Elysées 
avec  H.  Heine.  Le  grand  homme  a  été  assom- 
mant et  sa  femme  bête  comme  une  oie.  »  Je  de- 
mande pardon  de  ce  document  réaliste,  mais  je 
prie  le  lecteur  de  ne  pas  oublier  que  je  n'avais  pas 
vingt  ans,  que  l'adolescence  avec  ses  jugements 
sans  appel  et  son  intolérance  superbe  mérite 
qu'on  lui  applique  aussi  le  mot  de  La  Fontaine  : 
«  Cet  âge  est  sans  pitié.  » 

Pour  en  revenir  à  Mme  Mathilde,  j'ajouterai 
qu'elle  ne  put  jamais  apprendre  un  mot  d'alle- 
mand. Elle  savait  vaguement  que  M.  Heine, 
comme  elle  l'appelait  toujours,  était  un  grand 
poète.  Mais  je  doute  fort  qu'elle  sût  ce  que  c'était 
qu'un  poète.  Ils  vivaient  très  simplement,  dans 
un  appartement  du  faubourg  Poissonnière  :  les 
Allemands  ont  rarement  le  besoin  du  confortable 
et  le  goût  de  l'élégance. 

Heine  ne  les  avait  pas.  L'intérieur  était  très 
bourgeois.  Près  de  la  porte  d'entrée  il  y  avait  un 
portrait  du  poète  gravé  en  Allemagne,  qui  le 
représentait  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  probable- 
ment après  la  publication  de  son  cBuch  der  Lieder. 
Une  grande  figure  oblongue,  le  cou  nu,  inondé 


HENRIHEINE  49 


de  longues  tresses.  Il  était  sans  doute  exagéré;  en 
tout  cas  il  ne  ressemblait  plus,  —  si  toutefois  il 
avait  jamais  ressemblé;  —  l'artiste  y  avait  mis 
une  forte  dose  de  convention,  il  s'était  trop  rap- 
pelé le  portrait  d'Albert  Diirer.  Le  reste  de  l'ap- 
partement ne  m'a  laissé  aucun  souvenir  particu- 
lier, si  ce  n'est  celui  de  son  apparence  bourgeoise 
et  du  perroquet  de  Frau  Mathilde.  J'y  allai  peu  du 
reste.  Je  vis  tout  de  suite  que  Henri  Heine  préfé- 
rait me  voir  chez  moi.  J'ai  dit  qu'il  était  fort 
jaloux.  Il  avait  presque  l'âge  d'Arnolphe,  et 
quoique  Frau  Mathilde  ne  fût  plus  une  Agnès,  il 
pouvait  craindre  de  rencontrer  un  Horace  dans 
tout  jeune  étudiant  de  mon  âge. 

Il  grimpait  donc  l'escalier  étroit  de  ma  man- 
sarde sur  le  pont  Neuf,  et  il  y  venait  fréquem- 
ment. Dans  les  premiers  temps  de  notre  connais- 
sance, j'avais  été  —  et  je  devais  l'être  —  très 
flatté  de  cet  empressement  d'un  homme  de  son 
âge  et  de  sa  valeur.  J'avais  pu  croire  que  c'était 
pour  les  charmes  de  ma  conversation  qu'il  pre- 
nait cette  peine;  mon  amour-propre  avait  facile- 
ment accepté  cette  interprétation.  Mais  je  dus  en 
rabattre.  Je  m'aperçus  bientôt  du  vrai  motif  de 
ses  visites.  Tantôt  c'était  une  poésie  qu'il  me 
priait  de  lui  traduire,  tantôt  des  articles  de  la 
Ga\eue  d'oiugsbourg,  pour  les  montrer,  me  disait- 
il,  à  son  amie  la  princesse  Belgiojoso  que  j'avais 
vue  un  jour  de  courses  au  Champ  de  Mars  et  qui 


fO  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

m'avait  inspiré  la  plus  vive  admiration.  Il  le  savait 
et  m'avait  promis  de  me  présenter  à  la  princesse. 
Grâce  à  cette  amorce,  j'avalais  l'hameçon,  c'est- 
à-dire  que  je  me  mettais  à  traduire  articles  et 
poésies,  complaisamment,  par  amitié,  pour  le  roi 
de  Prusse,  comme  on  dit.  Plus  tard,  bien  long- 
temps après,  j'ai  découvert  pour  qui  je  traduisais 
ces  articles  de  la  Gajette  et  pourquoi  leur  auteur 
tenait  tant  à  les  voir  tournés  en  français  :  ce 
n'était  pas  pour  les  beaux  yeux  de  la  princesse, 
ces  grands  yeux  cruels,  comme  les  appelait 
Musset;  non,  c'était  pour  ceux  de  M.  Guizot. 
Henri  Heine  touchait  quatre  mille  francs  par  an 
sur  les  fonds  secrets,  et  il  fallait  de  temps  en 
temps  montrer  au  ministre  qu'il  avait  mérité  cette 
haute  paye.  Il  me  faisait  donc  probablement  tra- 
duire les  articles  qui  étaient  surtout  favorables  à 
la  France.  Les  papiers  trouvés  aux  Tuileries  en 
1848  m'expliquèrent  tout  le  mystère.  J'en  fus  du 
reste  pour  mes  frais  de  traduction  :  jamais  Heine 
ne  me  présenta  à  la  princesse. 

Malgré  la  distance  que  l'âge,  la  célébrité  et  le 
talent  mettaient  naturellement  entre  nous,  nos 
relations  s'établirent  sur  un  pied  de  parfaite  éga- 
lité. Cela  pourra  paraître  singulier,  je  le  confesse. 
Cependant  rien  ne  s'explique  plus  facilement. 

H.  Heine  d'abord  n'était  pas  alors  le  Henri 
Heine  qu'il  est  maintenant  à  nos  yeux.  Il  venait 
de  publier  à  Hambourg  la  cinquième  édition  de 


HENRI     HEINE  f  I 


son  Livre  des  Chants  et  la  première  des  Toesies 
nouvelles,  qui  n'étaient  pas  encore  traduites  ni 
l'une  ni  l'autre  en  français.  Il  achevait  son  livre 
sur  l'Allemagne.  Quoique  célèbre,  il  était  encore 
très  discuté  en  Allemagne,  où  il  avait  force  en- 
nemis politiques  et  littéraires.  En  France,  où  il 
avait  à  lutter  contre  la  critique  acerbe  et  puissante 
de  son  compatriote  Bœrne,  il  n'était  connu  que 
d'une  élite,  grâce  à  ses  T{eisebilder,  traduits  par 
Lœwe-Weimar,  et  à  ses  articles  publiés  dans  la 
T{evue  des  Veux-zMondes.  Quant  à  sa  personne, 
on  l'a  vu,  elle  n'avait  rien  de  bien  imposant,  et 
quoiqu'il  fût  très  préoccupé  de  lui  et  fort  suscep- 
tible, il  était  bon  enfant  et  sans  façon  dans  le 
commerce  habituel  de  la  vie.  On  se  trouvait  donc 
porté  à  le  traiter  familièrement,  hélas!  pasfami- 
lionnairement,  comme  il  l'a  écrit  si  plaisamment 
de    son   compatriote   et    coreligionnaire  Roth- 
schild. Puis  son  scepticisme,  sa  raillerie  n'avaient 
pas  de  prise  sur  moi  :  j'étais  alors  tout  imbu  de 
mes  lectures  de  la  Bible  de  Luther,  et  ardemment 
préoccupé  de  la  recherche  de  la  vérité  religieuse  : 
Heine  ne  me  paraissait  pas  assez  sérieux  sur  ce 
chapitre,  et  je  me  permettais  de  le  lui  reprocher. 
De  plus,  à  tort  ou  à  raison,  son  caractère,  son 
rôle  politique,  ses  opinions  flottantes,  ne  m'inspi- 
raient pas  le  respect  que  je  ressentais  pour  son 
talent.  Enfin,  il  était  mon  obligé,  il  avait  besoin 
de  moi.  Je  lui  rendais  un  grand  service  en  le  tra- 


<)2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

duisant  ainsi,  et  gratuitement;  car,  dans  ce  temps- 
là,  c'était  une  rareté  de  rencontrer  un  Français 
lettré  sachant  l'allemand.  De  plus,  tout  en  ayant 
pour  ses  poésies  une  très  grande  et  légitime  ad- 
miration, j'en  avais  une  bien  plus  grande  encore 
pour  celles  de  Gœthe,  et  je  le  lui  disais  avec 
preuves  à  l'appui.  Cela  me  donnait  barre  sur  lui. 
Même  quand  je  louais  ses  Lieder,  je  me  servais  de 
Gœthe  comme  point  de  départ  et  de  comparai- 
son, et  je  n'y  mettais  nulle  malice  :  —  «  Ce  que 
j'admire  le  plus  en  vous,  lui  disais-je,  c'est  qu'a- 
près Gœthe,  le  plus  clair,  le  plus  limpide  de  vos 
poètes,  vous  avez  su  donner  à  la  poésie  allemande 
cette  même  clarté,  avec  un  air  de  négligence  et 
de  laisser-aller  spirituel  qu'elle  ne  connaissait  pas 
encore.  Vous  avez  fait  en  Allemagne  à  cet  égard 
ce  que  Byron  a  fait  en  Angleterre  et  Musset  en 
France.  »  Je  crois  encore  maintenant  que  cet 
éloge  est  dans  la  stricte  vérité.  Mais  cette  justice 
ne  lui  plaisait  guère;  il  ne  voulait  pas  du  second 
rang,  et  quoique  moningénuité  et  ma  jeunesse  eus- 
sent dû  le  désarmer,  il  ne  dédaignait  pas  de  cher- 
cher à  ébranler  ma  conviction:  il  attaquait  Gœthe, 
sans  doute  pour  voir  comment  je  le  défendrais; 
puis,  impatienté  de  cette  admiration  et  du  rang 
suprême  que  j'accordais  à  ce  grand  génie,  il  avait 
fini  par  se  moquer  de  ma  préférence  et,  pour  se 
venger  de  Gœthe  et  de  moi,  il  m'avait  décoché 
un  sarcasme  comme  il  aimait  à  le  faire;  il  avait 


HENRI     HEINE  5"J 


trouvé  bon  de  m'aflfubler  d'un  sobriquet  :  il  m'ap- 
pelait —  j'en  demande  pardon  à  Goethe  et  au 
lecteur  —  le  périr  Gœrhe  français.  Je  lui  répondis 
d'abord  que,  petit  ou  grand,  il  n'y  avait  pas  de 
Goethe  en  France  et  que  probablement,  hélas!  il 
n'y  en  aurait  jamais.  Mais  qu'en  revanche  nous 
avions  un  Henri  Heine  dans  la  personne  d'Alfred 
de  Musset.  On  comprend  que  cette  réplique  du 
périt  Gœrhe  français  n'était  pas  faite  pour  l'apai- 
ser. Quant  à  cette  appellation  si  malicieuse,  je 
n'ai  pas  besoin  de  montrer  ce  que  cette  ironie 
avait  d'écrasant  pour  moi.  Mais  comme  je  n'avais 
encore  rien  écrit,  rien  publié,  je  la  portais  plus 
légèrement  alors  que  je  ne  le  ferais  à  présent  que 
j'ai  montré  mes  prétentions  et  mon  insuffisance. 
Je  l'ai  toujours  sentie,  cette  insuffisance,  et  dès 
le  début  même;  ne  disais-je  pas  dans  mon  pre- 
mier poème  : 


Je  n'ai  pas  cet  orgueil  de  me  croire  poète. 

Le  monde  a  dévoré  ma  jeunesse,  et  puis  Dieu 

Ne  m'avait  pas  au  front  marqué  d'un  doigt  de  feu. 

De  la  gloire  en  naissant  il  m'a  donné  la  fièvre, 

Mais  le  charbon  divin  n'a  pas  touché  ma  lèvre  : 

Comme  un  aiglon  blessé  que  tente  l'infini, 

J'ouvre  en  vain  l'aile  au  vent,  je  mourrai  près  du  nid. 


Henri  Heine  n'avait  jamais  vu  de  mes  vers;  il 
ignorait  même  si  j'en  faisais.  Cela  me  laissait  ma 
liberté  entière  vis-à-vis  de  lui,  —  et  j'en  usais  lar- 


^4  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

gement,  comme  on  vient  de  le  voir.  Souvent  dans 
nos  promenades,  ou  dans  nos  causeries  au  coin 
du  feu  chez  moi,  excité  par  la  contradiction  ou 
emporté  par  la  jeunesse  et  des  rêves  d'ambition 
sans  issue,  je  me  laissais  aller  à  la  fougue  de  mes 
dix-neuf  ans;  je  lui  montrais  l'état  de  l'Alle- 
magne, le  malaise  politique  de  ce  grand  peuple 
inerte  et  morcelé,  et  tous  les  éléments  de  révolu- 
tion, d'incendie  qui  n'attendaient  qu'un  mot,  un 
rayon  de  soleil,  une  flèche  enflammée  pour  écla- 
ter et  changer  la  face  de  l'Europe.  «  Oh!  si  j'étais 
vous!  lui  disais-je.  Vous  avez  le  levier  en  main  et 
vous  ne  savez  pas  soulever  ce  monde!  »  Heine 
m'écoutait.  Ce  langage  le  flattait  et  l'irritait  à  la 
fois;  car  il  eût,  certes,  aimé  jouer  ce  rôle.  Mais 
il  sentait  comme  moi  qu'il  n'avait  ni  le  caractère, 
ni  la  force  d'esprit  nécessaires.  Les  sceptiques  et 
les  railleurs  ne  sont  pas  des  chefs  de  peuples, 
ni  des  initiateurs;  ils  ne  sont  pas  même  des 
révolutionnaires.  La  foi  seule  transporte  les  mon- 
tagnes. 

En  effet,  c'est  par  là  qu'il  péchait,  par  le  ca- 
ractère, et,  à  ce  propos,  le  dernier  vers  de  l'épi- 
taphe  si  comique  d'cArta  Troll  me  revient  à 
l'esprit  : 

Pas  de  talent,  mais  un  caractère. 
En  retournant  le  vers  et  la  pensée,  on  aurait  le 


HENRIHEINE  ^ 


jugement  qu'on  pourrait  porter  sur  l'auteur  lui- 
même  :  un  grand  talent,  mais  peu  de  caractère. 
Le  vers  allemand  qui  précède  celui-là,  et  qui  est 
une  parodie  si  drôle  du  style  du  roi  Louis  de  Ba- 
vière, est  malheureusement  intraduisible;  il  pour- 
rait également  s'appliquer  à  Henri  Heine,  avec 
une  légère  variante  toutefois  :  manchmal  auch 
gesmnken  habend.  Il  suffirait  de  lire  geschunden. 
Ceux  qu'il  a  blessés  et  écorchés  tout  vifs  me 
comprendront  à  merveille.  Mais  j'oublie  que  j'ai 
affaire  à  des  lecteurs  français. 

En  revanche,  du  coté  de  l'esprit  et  de  l'imagi- 
nation, outre  le  don  poétique,  il  était  merveil- 
leusement doué.  C'était  un  archer  redoutable; 
son  carquois  était  plein  de  flèches,  souvent  em- 
poisonnées ;  il  atteignait  l'ennemi  en  plein  amour- 
propre  et  souvent  en  plein  cœur.  Il  n'a  que  trop 
dépensé  son  temps,  sa  verve  et  son  génie  à  des 
luttes  personnelles  et  inutiles.  Et  pourtant  c'est 
le  même  homme  qui  s'écriait  dans  ses  T{eisebil- 
der  :  «  Hélas  !  on  ne  devrait,  au  fond,  écrire  contre 
personne  en  ce  monde.  »  Que  n'a-t-il  suivi  cette 
maxime!  En  politique,  en  philosophie  et  en  his- 
toire, il  a  voulu  marquer  sa  trace;  —  elle  est  déjà 
disparue.  Mais  l'humoriste  et  le  poète  en  ont 
laissé  une,  et  celle-là  est  immortelle. 

Un  jour,  j'étais  au  café  Foy  avec  Ch.  Brenot, 
l'aimable  bibliothécaire  du  Palais-Royal,  et  nous 
causions  bien  tranquillement  dans  un  coin,  quand 


f6  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

des  voix  s'élevèrent  tout  à  coup  d'une  autre  par- 
tie de  la  salle;  c'était  une  dispute  et  assez  vive. 
Je  levai  les  yeux  et  je  reconnus  Henri  Heine,  de- 
bout, un  journal  à  la  main,  aux  prises  avec  deux 
messieurs  à  tenue  militaire  dont  l'un  était  man- 
chot. Brenot  me  dit  que  c'était  le  général  Le- 
sourd,  je  crois,  avec  un  colonel  de  ses  amis;  je 
me  levai  bien  vite  et  j'accourus  au  secours  du 
poète.  Il  était  furieux,  et  il  y  avait  de  quoi.  En 
quête  d'un  journal,  il  avait  quitté  sa  place,  et 
quand  il  avait  voulu  y  revenir,  il  l'avait  trouvée 
occupée  par  les  deux  vieux  officiers.  Sans  doute 
il  s'y  était  mal  pris  pour  la  réclamer  :  on  l'avait 
envoyé  promener.  Il  s'était  fâché,  et  le  général,  le 
regardant  du  haut  en  bas,  l'avait  tout  bonnement 
appelé  imbécile.  De  là  fureur  et  tumulte  :  «  Moi, 
imbécile!  criait  Henri  Heine  avec  autant  de  sur- 
prise que  d'indignation.  Savez-vous  à  qui  vous  le 
dites?  »  Il  était  hors  de  lui.  J'arrivai  à  ce  mo- 
ment-là; je  le  pris  par  le  bras,  l'entraînai  de  notre 
côté  et  tâchai  de  le  calmer  en  lui  disant  à  qui  il 
avait  affaire,  qu'il  ne  seyait  pas  à  un  homme 
comme  lui  de  se  colleter  avec  un  vieux  grognard 
qui  avait  perdu  un  bras  à  Waterloo,  une  vieille 
culotte  de  peau  qui  n'entendait  sans  doute  rien  à 
la  poésie  ni  à  la  politesse,  et  qui  certes  n'avait 
pas  lu  son  chant  immortel  des  Veux  Grenadiers, 
etc.  Je  le  ramenai  à  notre  table,  je  le  présentai  à 
Brenot  comme  le  premier  poète  vivant  de  l'Ai- 


HENRI     HEINE  fj 


lemagne.  Il  se  calma  enfin.  Nous  sortîmes,  et  il 
ne  fut  plus  question  de  rien. 

Ce  n'est  pas  qu'il  manquât  de  courage.  Il  avait 
celui  de  tous  les  hommes  d'imagination.  D'ail- 
leurs, il  se  battait  au  besoin.  Un  an  ou  deux  aupa- 
ravant, il  avait  eu  un  duel  avec  un  Allemand  qu'il 
avait  insulté  dans  son  honneur  et  qui  passa  le 
Rhin  pour  le  provoquer.  Un  de  mes  amis  fut  son 
témoin;  il  me  raconta  l'affaire.  Henri  Heine  fit 
très  bonne  contenance,  et  fut  gai  et  spirituel, 
chemin  faisant.  Comme  il  avait  plu  et  qu'il  y 
avait  de  la  boue  sur  le  terrain,  Henri  Heine  dit 
plaisamment  :  ce  Le  chemin  de  l'honneur  est  bien 
sale.  »  On  échangea  deux  balles,  et  l'on  en  resta 
là.  Pourquoi  n'en  a-t-il  pas  été  de  même  avec 
Pouschkine,  hélas! 

Outre  les  articles  de  la  Galette  d'cAugsbourg, 
que  je  traduisais  si  bien,  —  soi-disant  pour  la 
princesse  Belgiojoso,  —  et  qui  ont  contribué  à 
former  dans  l'édition  française  les  volumes  de 
Lutèce  et  ses  Lettres  de  Taris,  j'ai  encore  traduit 
pour  Henri  Heine  un  choix  de  ses  premières 
poésies  lyriques,  le  début  d'un  roman  juif,  le 
T{abbi  de  'Baccarach,  et  deux  de  ses  poèmes  pu- 
bliés en  allemand  vers  1844:  l'un  s'appelle  Ger- 
mania,  conte  d'hiver,  et  l'autre  cAtta  Troll.  Ce 
dernier  seul  fut  accepté  et  parut  dans  la  T^evue 
des  Veux-zMondes  en  mars  1847,  sous  le  nom 
d'Henri  Heine  naturellement.  Il  eut  un  grand 


^8  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

succès,  et  il  le  conserve  à  juste  titre.  C'est  une 
fleur  de  malice  et  de  fantaisie  poétique  qui  tranche 
sur  les  articles  ordinaires  de  la  grave  revue.  J'eus 
des  luttes  à  supporter  avec  l'auteur  pour  cette 
traduction  comme  pour  les  autres.  Il  s'obstinait 
à  vouloir  faire  passer  dans  le  français  des  audaces  de 
mots,  des  accouplements  étranges  que  l'allemand 
peut  se  permettre,  —  car  cette  langue  molle, 
souple  et  riche,  se  plie  à  tout  sous  la  main  d'un 
grand  artiste,  —  mais  que  la  langue  française, 
cette  gueuse  fier e,  comme  on  l'a  dit,  ne  peut  ac- 
cepter à  aucun  prix.  Je  ne  pouvais  faire  entendre 
raison  à  Henri  Heine  sur  ce  chapitre-là.  Il  s'en 
était  fait  un  système,  qu'il  a  exposé  dans  la  pré- 
face de  ses  %eisehilier.  Il  prétend  que  c'est  un 
moyen  de  rajeunir  notre  langue  et  d'étendre  nos 
idées;  mais,  systématique  ou  naturel,  ce  goût  des 
alliances  des  mots  bizarres  et  incompatibles  le 
rendait  intraitable.  Il  tenait  à  ses  mots  et  s'y 
cramponnait  en  désespéré.  Bcerne,  je  crois,  l'avait 
appelé  worikrœmer,  et  il  l'était  en  effet,  du  moins 
comme  un  joaillier  littéraire.  Les  mots  l'attiraient 
et  le  fascinaient.  Il  ne  lisait  les  journaux,  je  crois, 
qu'avec  deux  préoccupations  :  voir  si  l'on  parlait 
de  lui  et  y  trouver  des  mots,  même  des  bons 
mots.  Il  avait  certes  assez  d'esprit  pour  en  tirer 
de  son  propre  fonds,  mais  il  ne  dédaignait  pas 
de  recueillir  les  mots  des  autres  pour  les  monter 
et  les  sertir  mieux.  Je  lui  disais  qu'il  était  trop 


HENRI     HEINE  ^9 


bijoutier,  trop  ciseleur  parfois,  que  le  goût  fran- 
çais ne  tolérait  pas  certaines  audaces  comme  le 
goût  allemand,  que  notre  langue  n'aimait  pas  à 
être  malmenée  et  brutalisée.  Il  cédait  quelquefois, 
mais  rarement.  En  fin  de  compte,  comme  c'était 
son  affaire  et  qu'il  signait  de  son  nom,  après  avoir 
soulagé  ma  conscience  littéraire  par  mes  obser- 
vations, je  cédais  aussi  et  le  laissais  libre  d'ajou- 
ter à  mon  texte  ses  incongruités  et  ses  audaces 
germaniques.  Et  qui  sait?  il  avait  peut-être  raison. 
Il  montrait  ainsi  ou  laissait  deviner  son  origine 
étrangère;  c'était  une  coquetterie  de  plus  et  la 
meilleure  manière  d'accréditer  la  légende  qu'il 
était  son  propre  traducteur. 

En  1847,  après  la  publication  à'&ttta  Troll, 
j'allai  prendre  congé  d'Henri  Heine;  je  partais 
avec  une  mission  pour  l'Allemagne.  Il  me  donna 
des  lettres  de  recommandation,  une  pour  sa 
sœur,  mariée  à  Hambourg,  une  pour  son  frère, 
journaliste  à  Vienne,  une  autre  pour  H.  Laube, 
à  Leipzig;  enfin  une  dernière  pour  son  ami  Varn- 
hagen  d'Ense,  le  mari  de  la  célèbre  Rahel.  Comme 
je  n'écris  pas  ici  mes  Mémoires,  je  n'ai  pas  à  racon- 
ter l'accueil  que  je  trouvai  chez  ses  amis  et  dans 
sa  famille.  Il  fut  très  cordial.  Du  reste,  je  ne  passai 
qu'une  soirée  à  Hambourg,  chez  sa  sœur,  et  je 
ne  vis  son  frère  de  Vienne  qu'une  seule  fois  :  il 
ne  m'a  pas  laissé  de  souvenir  bien  distinct.  Il  ré- 
digeait alors  le  Fremdenblan,  une  feuille  gouver- 


60  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

nementale.  Mais  il  n'y  en  avait  pas  d'autre  en 
Autriche,  à  cette  époque.  Depuis,  on  l'a  fait 
baron.  Son  frère  en  eût  bien  ri. 

H.  Laube  non  plus  n'a  pas  laissé  de  trace  dans 
ma  mémoire,  quoiqu'il  fût  un  littérateur  intéres- 
sant. Varnhagen  seul,  avec  qui  j'eus  des  relations 
suivies  pendant  près  de  deux  ans,  devint  un  ami 
pour  moi,  malgré  la  différence  de  nos  âges.  Je 
parlerai  plus  tard  avec  détail  de  cet  homme  si  ai- 
mable et  si  distingué,  quand  je  raconterai  mes 
relations  avec  la  célèbre  Bettina  d'Arnim. 

La  révolution  de  1848  me  ramena  en  France. 
Je  ne  fis  qu'entrevoir  Henri  Heine,  à  mon  retour, 
durant  les  quelques  semaines  que  je  passai  à  Pa- 
ris avant  d'aller  rejoindre  le  poste  diplomatique 
où  Lamartine  venait  de  m'appeier.  Je  restai  deux 
ans  à  l'étranger.  Le  coup  d'État  et  l'Empire,  que 
mes  opinions  ne  me  permettaient  pas  de  servir, 
me  firent  des  loisirs  que  je  pus  consacrer  aux 
lettres.  Je  revis  donc  Henri  Heine  à  Paris.  Il  était 
déjà  bien  souffrant  et  atteint  de  cette  cruelle  ma- 
ladie qui  devait  l'emporter  après  l'avoir  martyrisé 
plus  de  six  ans.  La  paralysie  faciale  lui  avait  pres- 
que entièrement  fermé  les  deux  yeux;  mais  son 
humeur  n'était  pas  changée,  sa  gaieté  même 
n'était  pas  entamée.  Je  le  retrouvai  aussi  mordant, 
aussi  sarcastique,  aussi  vivant  par  l'esprit  qu'au- 
paravant. La  souffrance  ne  l'avait  pas  abattu  et 
encore  moins  attendri  sur  lui-même  ou  sur  les 


HENRI     HEINE  6  I 


autres.  Il  supporta  jusqu'à  la  fin  son  martyre  avec 
une  vaillance  admirable,  sans  pose,  sans  phrase 
et  sans  faiblesse,  et  cet  homme,  qui  avait  si  peu 
de  caractère  dans  la  vie,  sut  en  avoir  devant  la 
mort.  Son  esprit  garda  dans  cette  épreuve  toute 
sa  finesse  et  sa  lucidité,  toute  sa  gaieté  même, 
mais  une  gaieté  qui  avait  quelque  chose  de  démo- 
niaque. Elle  ne  respectait  ni  les  hommes  ni  les 
dieux,  et  son  sarcasme  atteignait  tous  les  Olympes 
et  les  Sinaïs.  Il  ne  s'arrêtait  devant  rien.  La  flèche 
partait;  peu  lui  importait  si  elle  devait  ricocher 
jusqu'à  lui  et  revenir  le  blesser  :  l'archer  avait 
atteint  son  but,  il  était  content  et  il  riait  de  son 
adresse,  même  quand  il  avait  frappé  un  ami  au 
cœur. 

J'avais  été  épargné  jusque-là,  ou  du  moins  je 
n'avais  eu  à  subir  que  ces  railleries  qu'on  accepte 
d'un  ami  et  surtout  d'un  malade;  mais  mon  tour 
était  venu,  il  ne  devait  pas  plus  m'épargner  que 
tant  d'autres,  et,  comme  tant  d'autres,  je  fus 
obligé,  malgré  son  état  misérable,  de  l'abandon- 
ner à  son  esprit  d'injustice  et  de  violence  outra- 
geuse.  Voici  à  quelle  occasion  : 

Depuis  longtemps,  Henri  Heine  me  tourmen- 
tait pour  me  faire  promettre  de  lui  traduire  son 
Livre  des  Chants  et  ses  Nouvelles  Toésies.  J'avais 
résisté,  trouvant  bien  difficile,  sinon  impossible, 
de  rendre  en  français  ces  jolis  diminutifs  du  lan- 
gage de  l'amour,  Ueb  liebchen,  etc.;  puis,  cette 


02  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

délicieuse  simplicité  de  la  poésie  allemande  ne 
devenait-elle  pas  quelquefois  un  peu  plate  et  sans 
grâce  dans  notre  prose  sèche  et  nue,  surtout  sans 
la  musique  du  rythme  et  de  la  rime?  J'eus  beau  lui 
répéter  que  notre  langue  était  rebelle  à  la  traduc- 
tion des  poètes,  surtout  des  poètes  lyriques;  que 
nous  ne  pouvions  les  rendre  ni  en  vers  ni  en 
prose,  —  en  vers,  à  cause  du  boulet  de  la  rime 
que  le  vers  français  traîne  fatalement  à  son  der- 
nier pied;  que  la  France  était,  sous  ce  rapport-là, 
déshéritée  et  inférieure  à  ses  voisins,  qui  tous  se 
passent,  au  besoin,  de  la  rime;  que  nous  étions 
réduits,  par  conséquent,  à  nous  contenter  d'imi- 
tations sans  posséder  jamais  de  vraies  traductions 
poétiques,  n'en  déplaise  à  nos  innombrables  tra- 
ducteurs d'Horace;  que  pour  la  prose,  elle  ne 
donnait  jamais  —  et  dans  toutes  les  langues  — 
qu'un  calque  pâle,  une  gravure  terne  de  l'œuvre 
lyrique  sans  sa  couleur,  son  mouvement,  sa  forme, 
sa  vie  enfin.  Je  lui  citai  le  mot  des  Italiens,  si 
vrai  :  Traduttore,  rraditore.  Ce  fut  en  vain.  Je  ne 
pus  le  convaincre,  même  en  m'armant  de  son  joli 
mot  sur  les  traductions  des  poètes  en  prose,  qu'il 
avait  appelées  lui-même:  un  clair  de  lune  empaillé. 
Rien  n'y  fit  :  il  eut  réponse  à  tout.  De  guerre  las, 
je  finis  par  consentir  et  je  lui  promis  de  traduire 
ses  poésies,  à  mon  temps  et  à  mes  heures.  Je  m'y 
attelai  donc,  mais  trop  lentement  au  gré  de  l'au- 
teur, car  un  beau  jour  l'impatience  le  prit;  il 


HENRI     HEINE  6~] 


m'écrivit  une  letxre  où  il  me  rappelait  ma  pro- 
messe, mais  d'une  façon  si  blessante,  si  injurieuse, 
qu'il  ne  m'était  plus  possible  de  la  tenir,  ni  même 
de  continuer  mes  relations  avec  lui  sans  manquer 
tout  à  fait  de  dignité. 

Je  lui  répondis  simplement  qu'il  abusait  de  son 
état  et  que  je  pardonnais  au  malade,  mais  que, 
puisqu'il  aimait  mieux  perdre  un  ami  —  et  un 
ami  utile  —  qu'un  bon  mot,  il  ne  serait  pas  sur- 
pris si  je  m'éloignais  de  lui,  à  regret,  pour  ne 
plus  m'exposer  à  ses  sarcasmes  outrageants;  et, 
pour  lui  prouver  son  injustice  et  ma  bonne  foi, 
je  lui  renvoyai  en  même  temps  ce  que  je  lui  avais 
déjà  traduit  de  ses  poésies. 

J'espérais  qu'il  reviendrait  sur  sa  vivacité.  J'at- 
tendis en  vain;  il  ne  me  répondit  pas;  et  nos  rela- 
tions furent  brisées.  Je  ne  devais  plus  le  revoir. 
A  quelque  temps  de  là  je  partis  pour  l'Orient,  et 
c'est  en  Moldavie  que  j'appris  sa  mort  (février 
18^6).  Elle  me  fut  amère.  J'espérais  toujours  le 
revoir  et  être  à  même  de  lui  prouver  que  mon 
amitié  survivait  à  son  injustice;  la  mort  a  cela  de 
cruel,  entre  autres  cruautés,  qu'elle  ne  permet 
plus  de  réparer  le  mal  ni  à  celui  qui  l'a  fait  ni  à 
celui  qui  en  a  souffert. 

Pauvre  Henri  Heine  !  je  n'ai  jamais  pu  lire  sans 
attendrissement  certain  passage  des  %eisebilder, 
écrit  dans  toute  la  force  et  l'éclat  de  sa  jeunesse. 
Les  poètes  ont  parfois  d'étranges  intuitions  de 


64  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

l'avenir.  Voyait-il  celui  qui  lui  était  destiné?  On 
le  croirait  vraiment  en  lisant  ces  lignes  écrites 
en  1828: 


Les  malades  sont  plus  distingués  que  les  gens  bien  por- 
tants. Car  il  n'y  a  que  le  malade  qui  soit  un  homme.  Ses 
membres  racontent  une  histoire  de  souffrances.  Ils  en  sont 
spiritualisés.  Je  crois  même  que  par  la  souffrance  et  ses  luttes 
douloureuses  les  animaux  pourraient  parvenir  à  l'état 
d'homme. 


Telles  furent  mes  relations  avec  ce  poète  de 
premier  ordre,  étrange  figure  composée  de  tant 
de  traits  divers  et  opposés.  Tous  les  contrastes, 
en  effet,  se  trouvaient  réunis  dans  l'homme 
comme  dans  le  poète  :  héroïque  contre  la  dou- 
leur physique,  faible  et  irritable  comme  un  en- 
fant devant  la  moindre  critique  littéraire,  ironique 
et  moqueur  envers  ses  ennemis,  ses  amis  et 
lui-même,  amoureux  de  la  reine  de  Saba  et  pas- 
sionnément épris  d'une  grisette  parisienne;  ne 
croyant  à  rien  et  partant  en  guerre  contre  les 
institutions  et  les  idoles;  n'épargnant  personne 
et  voulant  être  épargné;  vindicatif  et  amer  avec 
des  retours  de  bonhomie;  riant  du  mal  fait  par 
lui  comme  s'il  était  méchant;  sacrifiant  tout  à  un 
bon  mot;  s'élevant  à  la  plus  haute  poésie  et  des- 
cendant aux  plaisanteries  les  plus  vulgaires  ;  esprit 
d'Ariel  dans  un  corps  de  Philistin;  enfin,  comme 
il  disait  de  lui-même,  choucroute  arrosée  d' ambrai- 


HENRI     HEINE  6f 


sic.  Si  Préault  a  pu  spirituellement  appeler  Mus- 
set Mlle  Byron,  on  pourrait  dire  avec  autant  de 
raison  qu'Henri  Heine  était  aussi  de  la  famille 
du  noble  lord.  Les  esprits  s'enchaînent  et  s'en- 
gendrent plus  qu'on  ne  croit.  Henri  Heine  serait-il 
tout  Henri  Heine  sans  les  Volkslieder  et  sans  le 
Von  Juan  de  Byron?  Il  y  est  contenu  tout  entier, 
esprit,  poésie,  sarcasme;  —  Mais  Byron  a  de  plus 
le  haut  vol  et  la  grandeur.  —  L'un  est  un  ar- 
change, l'autre  un  lutin;  il  y  a  la  proportion  de 
Méphisto  à  Satan. 

Je  me  suis  interdit,  et  avec  raison,  dans  ces 
notes  légères  et  ces  souvenirs,  d'entrer  dans  l'exa- 
men approfondi  des  œuvres  de  ces  hommes  cé- 
lèbres que  j'ai  connus.  Ces  appréciations  critiques 
me  mèneraient  trop  loin;  elles  demanderaient 
des  volumes.  Je  veux  me  borner  à  donner  ici  une 
idée  de  leur  personne,  de  l'impression  qu'elle  m'a 
laissée  dans  les  rapports  que  j'ai  eus  avec  eux. 
On  me  trouvera  sévère,  peut-être,  dans  ce  que  je 
viens  d'écrire  sur  Henri  Heine.  Mais  je  n'ai  dit 
que  ce  que  ma  mémoire  et  ma  conscience  me 
permettaient,  me  commandaient  même  de  dire. 
Quoique  nous  nous  soyons  mal  quittés,  le  sou- 
venir de  ses  longues  souffrances,  de  nos  vieilles 
relations  amicales,  mon  admiration  pour  le  poète 
et  ma  pitié  pour  le  malade  m'obligeraient  à  la 
justice,  si  je  n'y  étais  pas  enclin  par  nature.  Et, 
à  ce  propos,  qu'il  me  soit  permis  de  faire  une 


66  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

profession  de  foi  qui  s'applique  à  toutes  les  pages 
qui  suivront.  Après  Heine  j'aurai  à  peindre,  de 
face  ou  de  profil,  bien  d'autres  figures  remar- 
quables :  George  Sand,  Musset,  Nodier,  Méri- 
mée, Victor  Hugo,  Alfred  de  Vigny,  Barbier, 
d'autres  encore.  Eh  bien,  je  parlerai  d'eux  avec 
une  entière  sincérité,  comme  je  viens  de  le  faire 
du  poète  allemand.  Le  sine  ira  et  studio  de  Tacite 
sera  ma  devise.  Je  pourrai  me  tromper,  sans 
doute,  dans  mes  appréciations,  mais  ce  sera  sans 
le  vouloir.  Je  ne  dirai  que  la  vérité  ou  ce  que  j'ai 
cru  la  vérité.  Si  je  verse  d'un  côté,  ce  sera  plutôt 
du  côté  de  la  charité  et  de  l'affection  ;  mais  la  jus- 
tice, je  l'espère,  n'aura  pas  à  en  pâtir.  Par  bon- 
heur, —  ou  par  malheur,  comme  on  voudra,  — 
mon  cœur  respecte  la  liberté  de  mon  jugement, 
et  mon  esprit  garde  ce  qu'il  a  de  clairvoyance  à 
l'égard  des  objets  de  mes  tendresses.  Je  vois  les 
défauts  de  ceux  que  j'aime,  et,  Dieu  merci,  cela 
ne  m'empêche  pas  de  les  aimer.  Au  contraire. 

Un  dernier  mot  encore. 

D'où  nous  vient  cette  ardente  curiosité  pour 
tout  ce  qui  touche  les  hommes  de  génie  ou  même 
de  talent?  ce  désir  passionné  de  pénétrer  dans 
leur  intimité;  de  connaître  leur  figure,  leurs  habi- 
tudes, de  les  voir  enfin,  même  par  les  yeux  d'un 
autre?  Sans  doute  c'est  dans  l'espérance  de  mieux 
comprendre  leurs  œuvres,  de  surprendre  le  mo- 
bile secret  de  leur  pensée  et  de  leur  inspiration, 


HENRI     HEINE  6j 


en  un  mot  de  toucher  le  fond  même  de  leur  na- 
ture, et  surtout  d'arriver  jusqu'à  la  source  cachée 
d'où  jaillit  pour  eux  cette  chose  étrange,  qui  s'ap- 
pelle le  don  et  qui  fait  leur  génie?  Mais,  hélas! 
j'en  ai  fait  l'expérience,  cette  poursuite  est  vaine. 
Nous  ne  voyons  que  les  dehors,  les  apparences, 
ce  qui  les  rend  semblables  aux  autres  hommes. 
Eux-mêmes  n'ont  pas  la  claire  vision  de  l'étincelle 
divine  qu'ils  ont  reçue  d'en  haut  et  qui  les  met 
au-dessus  de  l'humanité;  humble  ou  superbe,  nul 
de  nous  ne  se  connaît  :  l'âme  est  un  hôte  voilé, 
un  prisonnier  sublime  qui  s'agite  en  nous  et 
cherche  à  briser  les  barreaux  de  sa  geôle.  Dans  la 
foule,  il  est  résigné,  et  ne  se  trahit  obscurément 
que  par  des  habitudes;  dans  l'élite  il  se  révèle  de 
deux  façons  au  grand  jour  :  par  des  actes  avec 
les  héros,  par  des  œuvres  avec  les  poètes  et  les 
artistes.  Mais  l'hôte  divin  reste  toujours  invisible  ; 
le  monde  n'entend  que  sa  voix;  souvent  même  il 
n'en  a  que  l'écho  affaibli  et  défiguré. 


III 


CHcAT{LES    CNIOVIET^  ET  MUSSET 


'ai  eu  de  bonne  heure  le  désir  de  faire 
la  connaissance  de  Charles  Nodier  : 
j'en  trouve  la  preuve  dans  une  lettre 
datée  du  mois  de  janvier  1840,  où  je  lui  deman- 
dais la  faveur  d'être  reçu  par  lui,  à  titre  de  com- 
patriote et  d'apprenti  poète.  Cette  lettre  était 
accompagnée  d'un  choix  de  mes  poésies  d'alors, 
en  guise  de  passeport  et  de  pièces  à  l'appui. 
J'avais  vingt  ans,  des  visées  littéraires  très  ambi- 
tieuses, comme  il  est  naturel  à  cet  âge,  mais  en 
même  temps,  ce  qui  est  plus  rare,  une  grande 
défiance  de  mes  forces.  Soit  modestie,  soit  crainte 
de  ne  pas  recevoir  une  réponse  favorable,  je 
gardai  la  lettre  et  ses  annexes  dans  mon  tiroir, 


CHARLES     NODIER     ET     MUSSET  69 

avec  d'autres  paperasses  de  la  vingtième  année. 
Oh!  ces  tiroirs  de  la  première  jeunesse!  Quels 
trésors  ne  contiennent-ils  pas?  Que  de  joyaux  et 
de  fleurs  on  y  renferme!  Et  quand  plus  tard  on 
les  rouvre,  on  n'y  trouve  plus  que  des  petits 
cailloux  et  des  bouquets  fanés!...  Passons. 

Je  gardai  donc  ma  lettre  et  mes  poésies,  et 
j'attendis  une  circonstance  heureuse  qui  pût  me 
rapprocher  du  célèbre  écrivain.  Ces  hasards  se 
rencontrent  plus  facilement  à  Paris  qu'ailleurs. 
En  effet,  ce  même  hiver  de  1840,  notre  député, 
M.  Clément,  du  Doubs,  m'ayant  introduit  auprès 
de  son  ami  et  compatriote  M.  Droz,  c'est  grâce 
à  ce  digne  académicien,  l'auteur  de  YcArt  d'être 
heureux,  que  je  pus  connaître  enfin  Charles 
Nodier. 

J'avais  trouvé  dans  la  maison  de  M.  Droz  l'ac- 
cueil le  plus  cordial.  On  y  dansait  quelquefois  le 
dimanche;  on  se  serait  cru  en  province.  Rien  de 
plus  patriarcal  que  cette  famille.  L'excellent  aca- 
démicien était  le  sérieux,  la  gravité  même.  Sa 
maigreur,  son  crâne  chauve,  ses  yeux  profonds, 
son  nez  aquilin  lui  donnaient  une  vague  ressem- 
blance avec  certains  oiseaux  méditatifs  des  grands 
lacs.  Il  parlait  peu.  Peut-être  était-il  timide.  Je 
me  rappelle  qu'un  jour,  étant  en  visite  chez  lui, 
on  annonça  M.  Berryer.  Le  grand  orateur  était 
candidat  à  l'Académie  française.  Je  voulus  me 
retirer,  naturellement.  M.  Droz  me  retint.  M.  Ber- 


70  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

ryer  entra  et  me  parut  aussi  embarrassé  que  son 
hôte,  et  l'embarras  se  fût  prolongé  jusqu'à  la 
gêne,  si  je  n'avais  été  là.  Je  revenais  de  l'Alle- 
magne, et  M.  Droz,  après  m'avoir  présenté,  me 
mit  sur  le  chapitre  de  mes  voyages  d'outre-Rhin. 
Cela  rompit  la  glace;  la  conversation  s'établit, 
et  M.  Berryer  partit  sans  qu'il  eût  été  question 
de  l'Académie,  ou  même  des  ouvrages  de  l'aca- 
démicien, dont  il  venait  solliciter  la  voix.  Il  est 
vrai  qu'il  n'avait  pas  encore  publié  son  Histoire 
de  Louis  XVI,  sur  laquelle  Berryer  aurait  pu 
s'étendre.  Je  ne  me  rappelle  qu'un  détail  de  cette 
conversation,  c'est  l'aveu  fait  par  le  grand  ora- 
teur légitimiste,  qu'il  n'était  jamais  monté  à  la 
tribune  sans  être  intimidé  et  mal  à  son  aise 
pendant  les  cinq  premières  minutes  de  son  dis- 
cours. 

Comme  M.  Droz  était  né  à  Besançon  et  qu'il 
était  membre  de  l'Académie,  où  il  avait  eu  le 
bonheur  —  ou  le  malheur,  comme  on  voudra 
—  d'être  préféré  à  Lamartine  en  1824,  je  crus 
pouvoir,  à  ce  double  titre,  lui  demander  un  jour 
de  vouloir  bien  me  donner  un  mot  d'introduction 
auprès  de  son  compatriote  et  confrère  Charles 
Nodier.  Je  ne  sais  dans  quels  termes  ils  vivaient 
tous  les  deux.  Peut-être  étaient-ils  brouillés,  ou 
au  moins  en  froid,  comme  j'eus  lieu  de  le  sup- 
poser plus  tard;  en  tout  cas,  il  me  sembla  que 
ma  demande  embarrassait  un  peu  M.  Droz.  Il  ne 


CHARLES     NODIER     ET     MUSSET  71 

me  refusa  pas  cependant  ce  me  donna  la  lettre 
désirée.  J'ignore  quel  en  était  le  contenu;  mais 
l'accueil  qu'elle  me  procura  à  l'Arsenal  fut  char- 
mant. Je  trouvai  un  vieillard  plein  de  grâce  et 
d'esprit;  sa  haute  taille  légèrement  courbée,  ses 
traits  amaigris,  sa  pâleur,  son  regard  fatigué 
qu'animait  parfois  un  éclair  malicieux,  son  sou- 
rire attristé,  la  lenteur  de  son  accent  resté  franc- 
comtois,  faisaient  à  Nodier  une  physionomie  ori- 
ginale et  très  attachante.  Je  fus  enchanté  de  son 
accueil.  Mais  pour  donner  une  idée  plus  vive  de 
cet  accueil  et  de  l'impression  qu'il  me  laissa,  je 
ferai  mieux  de  copier  ici  un  fragment  de  la  lettre 
que  j'écrivis  à  mon  frère  à  cette  occasion;  elle  est 
datée  du  3 1  mars  1840  : 

Le  lendemain  de  ma  visite-  à  M.  Mignet,  je  me  dirigeai 
vers  l'Arsenal  avec  la  lettre  de  M.  Droz.  Là,  je  fus  plus 
heureux  :  l'accueil  que  je  reçus  n'eut  rien  de  froid  et  de 
diplomatique  comme  celui  de  la  veille.  Je  trouvai  un  excel- 
lent homme  qui  aime  et  qui  sait  accueillir  les  jeunes  gens. 
Charles  Nodier  me  reçut  avec  une  simplicité  et  une  affabilité 
qui  me  touchèrent.  Sous  une  figure  triste  et  déjà  vieillie,  il 
cache  un  esprit  et  un  cœur  toujours  jeunes,  où  l'on  pressent 
des  trésors  de  sensibilité  et  d'imagination.  La  conversation 
fut  rapide,  ailée,  entraînante.  Des  nouveaux  poids  et  me- 
sures elle  passa  au  grec,  du  grec  aux  littératures  du  Nord, 
de  là  au  protestantisme  et  à  la  Bible,  que  sais-je  encore?  Je 
ne  saurais  te  donner  une  idée  de  la  grâce  pittoresque,  de 
l'élégance  continue  de  sa  parole,  comme  de  la  fraîcheur,  de 
l'imprévu  de  ses  idées.  Je  n'ai  jamais  entendu  causer  ainsi; 
j'étais  ravi.  Un  contraste  inattendu  qui  ajoute  encore  du 
piquant  et  du  singulier  à  ce  charme,  c'est  que  toutes  ces 


72  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

choses  si  fines,  si  spirituelles,  revêtues  d'un  langage  si  lim- 
pide, vous  sont  dites  avec  l'accent  traînard  le  plur  pur  de  la 
Franche-Comté.  L'œil  éprouve  la  même  surprise  que  l'oreille. 
Si  vous  considérez  votre  interlocuteur,  ce  causeur  qui  vous 
entraîne  par  l'élan  et  la  jeunesse  de  ses  idées,  vous  vous 
trouvez  en  face  d'une  physionomie  terne  et  endormie,  et 
n'était  son  œil  bleu  qui  se  réveille  de  temps  en  temps  sous 
un  large  sourcil  gris,  vous  vous  croiriez  devant  un  somnam- 
bule et  le  jouet  d'une  illusion... 

Je  suis  retourné  à  l'Arsenal.  Il  m'a  invité  à  ses  réunions 
du  dimanche  ;  je  me  garde  bien  d'y  manquer.  Rien  de  plus 
simple  et  de  plus  cordial.  On  y  joue,  on  chante,  on  fait  de 
la  musique,  on  danse  même  aussi  parfois.  On  y  cause  sur- 
tout et  d'une  façon  charmante.  V.  Hugo,  Lamartine,  Musset 
ont  passé  par  là  et  y  ont  laissé  un  parfum  de  génie  et  de 
poésie. 

Mais  pourquoi  chercher  si  loin,  et  dans  le  passé?  Elle  est 
là,  la  poésie.  C'est  la  fille  de  Nodier,  Mme  Mennessier,  qui 
réalise  pour  le  plaisir  des  yeux  et  des  oreilles  toute  la  grâce 
et  l'esprit  de  son  père.  Amaury  Duval  vient  de  faire  son 
portrait;  mais  le  charme  n'y  est  pas  :  la  peinture  toute  seule 
ne  peut  le  rendre;  il  y  faudrait  encore  la  poésie  et  la  mu- 
sique qu'elle  comprend  si  bien  elle-même  ;  car  elle  compose 
et  fait  des  vers  charmants.  En  outre,  elle  a  une  voix  de 
contralto  magnifique.  Il  faut  l'entendre  chanter  la  Captive, 
de  V.  Hugo,  mise  en  musique  par  Reber!  Je  n'ai  pas  encore 
osé  l'aborder  et  causer  avec  elle  :  elle  est  toujours  si  entou- 
rée !  et  ils  sont  là  un  groupe  de  jeunes  femmes  et  d'habitués 
si  gais,  si  rieurs,  qu'ils  effarouchent  ma  timidité  susceptible. 
Je  ne  cause  qu'avec  Nodier  et  Mmc  Nodier,  laquelle  a  beau- 
coup d'esprit  aussi.  J'ai  montré  de  mes  vers  à  Ch.  Nodier, 
l'autre  jour.  Il  a  paru  content.  Mais  je  le  trouve  trop  indul- 
gent, et  je  lui  ai  fait  moi-même  la  critique  de  ma  poésie,  en 
lui  détaillant  les  imperfections  que  j'y  voyais  et  qu'il  y  avait 
mieux  vues  que  moi  sans  doute. 


C'est  ainsi  qu'il  me  fut  donné  d'assister  aux 


CHARLES     NODIER     ET     MUSSET  7  ' j 

dernières  de  ces  réunions  si  célèbres  et  si  char- 
mantes de  l'Arsenal. 

Elles  n'étaient  plus  sans  doute  à  cette  époque 
ce  qu'elles  avaient  été  dix  et  quinze  ans  plus  tôt, 
quand  l'Arsenal  était  le  rendez-vous  de  l'école 
romantique  naissante.  La  bataille  était  gagnée 
désormais.  Les  grands  chefs  s'étaient  dispersés. 
Sans  doute  Lamartine,  Hugo,  Sainte-Beuve,  Du- 
mas, Musset,  de  Vigny,  —  dont  quelques-uns 
retrouvèrent  du  reste  Nodier  à  l'Académie,  — 
étaient  restés  dans  les  meilleurs  rapports  d'amitié 
avec  lui,  mais  ils  ne  venaient  plus  guère  aux 
réunions  du  dimanche.  Sauf  les  jours  de  bal,  ces 
réunions  gardaient  un  grand  caractère  d'intimité. 
On  y  retrouvait  toujours  les  mêmes  figures  de 
vieux  et  de  jeunes  amis.  Les  vieux  se  groupaient 
autour  de  la  table  de  jeu  de  Nodier  :  c'étaient 
M.  deCailleux,  le  directeur  des  musées;  le  baron 
Taylor,  le  fameux  fondateur  de  la  Société  des 
artistes;  Jal,  l'historiographe;  Soulier,  le  père 
d'Eudore;  Vieillard,  un  autre  bibliothécaire  de 
l'Arsenal;  l'abbé  Receveur,  professeur  à  la  Sor- 
bonne;  d'autres  encore  que  j'ai  oubliés.  Les  jeunes 
formaient  un  cercle  plus  animé  et  se  groupaient 
autour  de  Mme  Nodier  et  de  sa  charmante  fille, 
escortées  d'un  état-major  de  jeunes  amies,  rieuses 
et  spirituelles  comme  elles,  Mmcs  Bixio,  Jal,  Tous- 
senel,  Gaume,  Rossigneux,  Mlles  Pelletier,  qui 
m'avaient  d'abord  intimidé,  comme  on  l'a  vu. 


74  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Mais  je  finis  par  m'apprivoiser,  et  par  me  mêler 
au  groupe  des  jeunes  causeurs  qui  papillonnaient 
autour  des  dames  :  c'étaient  Dauzats,  Amaury- 
Duvai,  Reber,  Hetzel,  Laverdant,  Bixio  et  les 
Francs-Comtois  Wey,  Marmier  et  Gigoux.  Voilà, 
pour  le  fond  et  l'ordinaire,  les  habitués  et  les 
plus  fidèles.  Mais  presque  toujours  il  survenait 
des  visiteurs  irréguliers,  erratiques,  des  astres 
provinciaux  dont  on  ne  pouvait  pas  calculer  le 
passage  ou  le  retour  à  l'Arsenal,  comme  Weiss, 
le  bibliothécaire  de  Besançon,  et  Jasmin,  le  poète 
d'Agen;  ou  bien  des  Parisiens  comme  Arvers,  à 
qui  on  faisait  réciter  son  fameux  sonnet  écrit  sur 
l'album  de  la  fille  de  la  maison  et  composé  pour 
elle,  disait-il;  Dumas,  le  premier  du  nom,  qui 
apportait  sa  gaieté  étincelante  et  son  inépuisable 
esprit;  Sainte-Beuve,  Hugo,  Musset,  de  Vigny, 
qui  faisaient  de  rares  et  courtes  apparitions.  Sur 
la  fin  de  la  soirée,  on  se  groupait  autour  du  piano, 
dans  un  enfoncement  en  face  de  la  cheminée, 
qui  avait  peut-être  servi  d'alcôve  à  Sully.  Reber 
se  mettait  à  jouer  quelques-unes  de  ses  compo- 
sitions ou  improvisait,  à  moins  qu'il  n'accompa- 
gnât Mme  Mennessier  chantant  une  de  ses  mélo- 
dies à  lui,  ou  ses  compositions  à  elle,  car  la  fille 
de  Nodier  avait  reçu  tous  les  dons  en  naissant. 

Outre  sa  beauté  si  originale  et  l'esprit  le  plus 
rare,  elle  était  musicienne  accomplie,  et  poète 
comme  son  père;  on  en  verra  la  preuve  tout  à 


CHARLES     NODIER     LT    MUSSET  7^ 

l'heure.  Elle  avait  mis  en  musique  plusieurs  poé- 
sies de  Victor  Hugo  et  de  Musset;  et  c'est  à  cette 
occasion  que  Musset,  pour  la  remercier,  lui  avait 
adressé  dès  1833  ces  beaux  vers  qui  commencent 
ainsi  : 

Madame,  il  est  heureux  celui  dont  la  pensée 
A  pu  servir  de  sœur  à  la  vôtre  un  seul  jour. 

Quant  à  Hugo,  il  avait  subi  le  même  charme, 
témoin  ces  vers  faits  pour  elle  et  sans  doute  à 
la  même  époque  : 

Madame,  autour  de  vous  tant  de  grâce  étincelle,  etc. 

En  carnaval,  le  grand  salon  se  transformait  : 
on  y  dansait  en  costumes  le  mardi  gras.  Rien  de 
plus  charmant  et  de  plus  gai.  Je  vois  encore  le 
grand  Dumas  faisant  vis-à-vis  à  son  jeune  fils, 
déjà  étincelant  d'esprit.  Je  fis  la  connaissance  du 
père  d'une  façon  originale  :  je  venais  de  danser 
avec  l'aînée  des  filles  du  général  baron  Pelletier, 
celle  qui  devint  plus  tard  Mme  de  Villers,  et  je  la 
reconduisais  à  sa  place  quand,  se  tournant  vers 
moi,  elle  me  dit  :  «  Oh!  monsieur,  voulez-vous 
me  rendre  un  grand  service  et  m'aider  à  avoir  un 
vrai  bonheur?  Ce  serait  de  me  faire  danser  avec 
Alexandre  Dumas  !  »  J'aurais  pu  lui  répondre 
que  j'étais  un  inconnu  pour  lui;  mais  confiant 
dans  ma  bonne  étoile  et  surtout  dans  la  galan- 


j6  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

terie  et  la  bonhomie  du  grand  romancier,  sans 
prendre  le  temps  d'une  présentation  en  règle, 
j'allai  droit  à  lui,  je  lui  exprimai  l'admiration  et 
le  désir  de  ma  jolie  danseuse,  et  le  bon  géant, 
qui  était  costumé  en  Mascariile,  ce  soir-là,  alla 
l'inviter  tout  de  suite  avec  une  bonne  grâce  par- 
faite. Puisque  je  viens  de  parler  de  Dumas  et  que 
je  ne  l'ai  pas  connu  assez  pour  lui  consacrer  un 
chapitre  particulier,  je  saisis  cette  occasion  pour 
dire  que,  le  3  1  décembre  de  chaque  année,  j'avais 
le  bonheur  de  le  voir  à  souper  chez  Alexandre 
Bixio,  qui  réunissait  toujours  ses  amis  ce  jour-là. 
On  se  mettait  à  table  à  minuit  pour  saluer  la 
nouvelle  année.  Alexandre  Dumas  n'y  manquait 
jamais,  et  y  était  toujours  d'un  entrain,  d'une 
verve  et  d'un  esprit  merveilleux.  Je  n'ai  jamais 
vu  feu  d'artifice  pareil,  même  chez  son  fils,  et 
c'est  beaucoup  dire. 

J'ai  dit  que  Nodier  aimait  la  jeunesse,  et  qu'il 
avait  bien  voulu  écouter  et  encourager  mes  rê- 
veries poétiques.  Je  lui  confiai  donc  mes  travaux 
et  mes  projets.  Il  y  en  avait  de  bien  ambitieux 
et  que  je  craignais  moi-même  de  ne  pas  pouvoir 
réaliser,  entre  autres  un  certain  grand  drame  fan- 
tastique que  je  n'ai  jamais  achevé,  ce  Puisque 
vous  l'avez  conçu,  me  disait-il,  vous  pouvez  l'exé- 
cuter :  courage!  »  —  Au  printemps  de  1843, 
parmi  les  vers  que  je  lui  apportais  un  jour,  figu- 
rait un  sonnet  à  l'adresse  de  Musset.  «  Laissez- 


CHARLES     NODIER     ET     MUSSET  77 

le-moi,  me  dit  Nodier,  il  peut  nous  rendre  un 
vrai  service  :  depuis  quelque  temps  Musset  nous 
néglige  et  semble  nous  oublier;  votre  sonnet 
pourra  le  ramener.  Ma  fille  va  le  lui  envoyer,  et 
il  faudra  bien  que  l'ingrat  revienne,  ou  dise  pour- 
quoi il  nous  boude.  »  Je  laissai  naturellement  le 
sonnet  entre  les  mains  de  Nodier,  enchanté  qu'il 
voulût  bien  se  charger  de  le  faire  parvenir  à  son 
adresse.  Mme  Mennessier,  en  effet,  l'envoya  sur 
l'heure  à  Musset  avec  une  lettre  d'elle,  comme 
elle  savait  les  écrire,  et  le  lendemain  j'en  recevais 
une  de  Musset  me  remerciant  de  ma  poésie  et 
s'excusant  de  ne  pas  me  répondre  dans  cette 
langue  des  vers,  que  je  parlais  si  bien,  ajoutait-il 
gracieusement.  A  quoi  tient  la  gloire?  S'il  m'avait 
répondu  en  vers,  je  serais  célèbre.  Quoi  qu'il  en 
soit,  mon  sonnet  l'avait  réveillé;  il  était  accouru 
à  l'Arsenal,  avait  revu  ses  deux  amis,  et,  le  jour 
suivant,  c'est  par  un  sonnet  qu'il  remerciait 
Mmc  Mennessier  de  son  appel  amical.  Mmc  Men- 
nessier lui  répondit  sur  le  même  ton.  Musset  ré- 
pliqua bien  vite,  le  jour  même.  Bref,  trois  jours 
de  suite  il  y  eut  un  rapide  échange  entre  les  deux 
poètes,  amis  d'enfance.  Tout  le  monde  connaît 
les  trois  sonnets  de  Musset;  peut-être  me  saura- 
t-on  gré  de  publier  ici  les  réponses  inédites  de  sa 
correspondante  et  de  donner  ce  dialogue  poé- 
tique en  son  entier. 

Voici  le  premier  sonnet  de  Musset  : 


78  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

«  Je  vous  ai  vue  enfant,  maintenant  que  j'y  pense, 
Fraîche  comme  une  rose  et  le  cœur  dans  les  yeux. 
—  Je  vous  ai  vu  bambin,  boudeur  et  paresseux, 
Vous  aimiez  lord  Byron,  les  grands  vers  et  la  danse.  » 

Ainsi  nous  revenaient  les  jours  de  notre  enfance, 
Et  nous  parlions  déjà  le  langage  des  vieux. 
Ce  jeune  souvenir  riait  entre  nous  deux, 
Léger  comme  un  écho,  gai  comme  l'espérance. 

Le  lâche  craint  le  temps  parce  qu'il  fait  mourir  ; 
Il  croit  son  mur  gâté  lorsqu'une  fleur  y  pousse. 
O  voyageur  ami,  père  du  souvenir! 

C'est  ta  main  consolante  et  si  sage  et  si  douce 
Qui  consacre  à  jamais  un  pas  fait  sur  la  mousse, 
Le  hochet  d'un  enfant,  un  regard,  un  soupir. 

Mme  Mennessier  répondit  par  le  sonnet  suivant 

La  fleur  de  la  jeunesse  est-elle  refleurie 
Sous  les  rayons  dorés  du  soleil  d'autrefois  ? 
Mon  beau  passé  perdu  connaît-il  votre  voix, 
Et  vient-il,  l'étourdi,  railler  ma  rêverie  ? 

Par  la  chute  des  jours  mon  âme  endolorie 
A  laissé  ses  chansons  aux  épines  des  bois. 
Du  fardeau  maternel  j'ai  soulevé  le  poids, 
J'ai  vécu,  j'ai  souffert,  et  je  me  suis  guérie. 

Hélas  !  qu'il  est  donc  loin  le  printemps  écoulé  ! 
Que  d'étés  ont  séché  son  vert  gazon  foulé  ! 
Que  de  rudes  hivers  ont  refroidi  sa  sève  ! 

Mais  de  votre  amitié  le  doux  germe  envolé 

A  retouvé  sa  place,  et  mon  cœur  consolé 

En  recueille  les  fleurs  au  chemin  que  j'achève. 


CHARLES     NODIER     ET     MUSSET  79 

A  quoi  Musset  répliqua  le  jour  même  : 

Quand,  par  un  jour  de  pluie,  un  oiseau  de  passage 
Jette  au  hasard  un  cri  dans  un  chemin  perdu, 
Au  bord  des  bois  fleuris,  dans  son  nid  de  feuillage 
Le  rossignol  pensif  a  parfois  répondu. 

Ainsi  fut  mon  appel  par  le  vôtre  entendu, 

Et  vous  me  répondez  dans  notre  cher  langage  ; 

Ce  charme  triste  et  doux,  tant  aimé  d'un  autre  âge, 

Ce  pur  toucher  du  cœur,  vous  me  l'avez  rendu. 

Etait-ce  donc  bien  vous?  si  bonne  et  si  jolie. 

Vous  parlez  de  regrets  et  de  mélancolie? 

—  Et  moi  peut-être  aussi,  j'avais  un  cœur  blessé. 

Aimer  n'importe  quoi,  c'est  un  peu  de  folie... 
Qui  nous  rapportera  le  bouquet  d'Ophélie 
De  la  rive  inconnue  où  les  flots  l'ont  laissé? 

Réponse  de  Mme  Mennessier  : 

Ce  doux  bouquet  mouillé  qui  s'effeuille  à  nos  yeux 
Et  que  jamais  la  main  n'a  pu  reprendre  ou  suivre, 
Ne  le  regrettons  pas  !  J'ai  lu  dans  un  vieux  livre 
Que  son  nœud  détaché  voulait  parler  d'adieux. 

Du  foyer  paternel,  vous,  l'esprit  radieux, 
Dans  l'ardente  mêlée  où  le  triomphe  enivre, 
Vous  vous  souvenez  donc  qu'en  essayant  de  vivre 
Ensemble  nous  étions  partis  d'un  vol  joyeux  ? 

Nous  avons  traversé  la  merveilleuse  plaine 
Où  la  fleur  du  jeune  âge,  amicale  et  sereine, 
Dit  :  «  La  vie  est  charmante  et  l'avenir  béni.  » 

Puis  je  vous  vis  monter  quand  je  perdis  haleine. 
A  la  cime  des  monts  votre  aile  souveraine 
Allait  chercher  son  aire,  et  je  gardais  mon  nid. 


80  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

La  correspondance  finit  par  ce  dernier  sonnet 
de  Musset,  reçu  le  soir  même  à  l'Arsenal: 

Vous  les  regrettiez  presque  en  me  les  envoyant 

Ces  vers,  beaux  comme  un  rêve  et  purs  comme  l'aurore. 

«  Ce  malheureux  garçon,  disiez-vous  en  riant, 

Va  se  croire  obligé  de  me  répondre  encore.  » 

Bonjour,  ami  sonnet,  si  doux,  si  bienveillant, 
Poésie,  amitié  que  le  vulgaire  ignore, 
Gentil  bouquet  de  fleurs  de  larmes  tout  brillant 
Que  dans  un  noble  cœur  un  soupir  fait  éclore  ! 

Oui,  nous  avons  ensemble,  à  peu  près,  commencé 
A  songer  ce  grand  songe  où  le  monde  est  bercé. 
J'ai  perdu  des  procès  bien  chers,  et  j'en  appelle. 

Mais  en  vous  écoutant  tout  regret  a  cessé. 

Meure  mon  triste  cœur,  quand  ma  pauvre  cervelle 

Ne  saura  plus  sentir  le  charme  du  passé  ! 

Les  admirateurs  de  Musset  ne  m'en  voudront 
pas,  je  l'espère,  de  leur  avoir  fait  relire  une  fois 
de  plus  ces  trois  sonnets,  en  les  mettant  dans  le 
cadre  naturel  où  ils  ont  pris  naissance;  MmcMen- 
nessier-Nodier  me  pardonnera  sans  doute  aussi 
d'avoir  publié  ses  vers  à  elle  dans  ce  glorieux  et 
redoutable  voisinage,  et  tout  le  monde  com- 
prendra que  j'aie  tenu  à  revendiquer  l'honneur 
d'avoir  été  la  cause  obscure  de  ce  dialogue  poé- 
tique. 

Après  cet  échange  si  affectueux  et  si  rapide, 
Musset  naturellement  revint  souvent  à  l'Arsenal 
visiter  son  vieil  ami  et  sa  fille.  C'est  alors  que  je 


CHARLES     NODIER     ET     MUSSET  8l 

lui  fus  présente  et  que  je  fis  sa  connaissance.  J'eus 
enfin  l'occasion  de  lui  exprimer  de  vive  voix,  et 
mieux  que  par  mon  sonnet,  toute  l'admiration 
que  m'inspiraient  ses  poésies.  Je  lui  racontai 
qu'elles  avaient  fait  mes  délices  dès  l'âge  de  douze 
ans,  sur  les  bancs  de  l'école,  à  Fontenay-aux- 
Roses,  où  nous  nous  arrachions  les  cahiers  ma- 
nuscrits qui  les  contenaient  pour  les  copier  à 
tour  de  rôle.  Je  lui  disais  comment  depuis  quel- 
ques années  je  m'étais  fait  à  Paris  et  surtout  en 
province  le  commis  voyageur  de  sa  gloire.  Il 
m'en  parut  touché.  Il  n'était  pas  encore  gâté 
sous  ce  rapport-là;  il  n'était  connu  et  aimé  que 
d'une  élite.  Nous  sommes  en  1845,  ne  l'oublions 
pas.  La  T{evue  des  Tfeux-éMondes,  où  il  publiait 
ses  vers  et  ses  proverbes  en  prose,  n'avait  pas 
alors  son  énorme  public  d'aujourd'hui.  Dix  ans 
plus  tard,  M.  de  iMontalembert,  quoique  l'un  des 
fondateurs  du  Correspondant,  me  disait  un  jour  : 
«  N'est-ce  pas  une  honte  pour  la  France  qu'une 
Revue  comme  celle  des  T)eux-zMondes  n'ait  pas 
plus  de  six  mille  abonnés?  »  De  plus,  il  y  avait 
trois  ans  à  peine  que  les  poésies  de  Musset  ve- 
naient d'être  réunies  pour  la  première  fois  dans 
la  Bibliothèque  Charpentier. 

La  vogue  et  la  grande  réputation  du  poète  ne 
datent  que  du  succès  du  Caprice  au  Théâtre- 
Français,  quand  il  y  fut  joué  et  révélé  au  public 
par  Mme  Allan,  à  son  retour  de  Russie.  Que  de 


-   g  ::   oa  le  parti  pr  n  égard!  Or 

m; 

le  me  :  qw  Lamartine 

Hugc       :  :  :      : 

ron 

La  ig ..  :     ait  pic  s  ~  lise,  plus 

fiança  t  ses  ieux  grands 

On  a  bien  changé  depuis;  on  est  même 

allé  trop  loin  dans  -  contra  nie 

"bie.  Le  pub  :emporain  oscille  toujours 

d\  Mais  la  postérité  est  là  qui 

remet  toute  ch  sa  pi.:  i  :  suis  bien 

celle  qu'elle  :  !        :  k  Musset. 

Le  /:-   r  .iv.ii:   ; 

très  corre  igné  de  tenue,  sans  que  rien 

cependar 

:  comme  alourdis.  H  parlait  pe 

il  étal:  ins  la 

ce 

fangl  .  ::  :        I 

D  sembla 

; 

mue  je] 

5  corre. 


CHARLES     NODIER     ET     MUSSET  8] 

et  d'une  démarche  sinon  aisée,  du  moins  toujours 
assurée.  Le  portrait  qui  le  rend  le  plus  fidèle- 
ment à  cette  époque  (1843)  est  une  lithogra- 
phie de  Gavarni.  Il  est  en  pied,  debout,  s'ap- 
puyant  sur  une  canne,  un  manteau  sur  l'épaule. 
L'attitude  et  la  figure  sont  d'une  ressemblance 
parfaite;  ce  simple  coup  de  crayon  rappelle  infi- 
niment mieux  le  Musset  de  cette  époque  que  le 
pastel  de  Landelle  fait  quelques  années  plus  tard 
et  dans  un  parti  pris  regrettable  d'idéalisation. 
L'aimable  peintre  y  a  mis  un  peu  trop  du  sien. 

J'ai  dit  qu'il  parlait  peu  et  sans  phrases.  Une 
seule  fois  je  le  vis  s'animer  dans  la  conversation; 
c'était  à  propos  de  la  Lucrèce  de  Ponsard,  alors 
dans  toute  la  vivacité  de  son  succès.  Je  retrouvai 
le  vieux  romantique.  Cette  réaction  semi-clas- 
sique l'irritait:  «  C'est  un  défi,  disait-il;  est-ce 
que  nous  ne  le  relèverons  pas?  Il  faut  y  répon- 
dre. »  Peut-être  y  avait-il  dans  ce  dépit,  où  il 
n'entrait  d'ailleurs  nulle  jalousie  de  poète,  autre 
chose  en  jeu  qu'une  doctrine  d'art  ou  une  affaire 
de  goût.  Dans  son  discours  de  réception  à  l'Aca- 
démie, Musset,  il  me  semble,  fit  assez  bon  mar- 
ché du  romantisme  de  sa  jeunesse.  Il  y  avait 
donc  d'autres  raisons.  Il  faudrait  chercher  la 
femme,  selon  le  précepte  connu,  et  Rachel,  alors 
dans  tout  l'éclat  de  sa  gloire,  que  les  deux  poètes 
poursuivaient  de  la  même  admiration,  nous  don- 
nerait peut-être  le  mot  de  cette  énigme. 


84  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

Revenons  à  Nodier. 

Malgré  sa  santé  déjà  gravement  atteinte,  il  se 
sentit  réveillé  par  cet  échange  de  sonnets,  et  il 
écrivit  alors  ces  jolies  stances,  —  imprimées 
dans  les  œuvres  de  Musset, —  que  tout  le  monde 
a  lues,  ainsi  que  l'exquise  réponse  du  jeune 
poète.  Mais  ce  que  tout  le  monde  ignore,  c'est 
le  sens  exact  des  deux  premiers  vers  de  la  pièce 
de  Nodier.  Je  vais  en  donner  l'explication  : 

J'ai  lu  ta  vive  odyssée 

Cadencée. 
J'ai  lu  tes  sonnets  aussi, 

Dieu  merci! 

Les  sonnets,  on  vient  de  les  lire  et  de  voir  à 
quelle  occasion  ils  ont  été  écrits.  Mais  la  vive 
Odyssée,  où  est-elle?  Il  n'en  est  pas  trace  dans 
l'œuvre  de  Musset.  Je  vais  dire  ce  qu'il  en  est  : 

A  cette  époque  (mai  1843),  Musset  avait  fait 
avec  son  frère,  Hetzel  et  un  autre  ami,  une 
excursion  dans  les  environs  de  Paris,  à  Pontchar- 
train,  je  crois.  Il  paraît  qu'elle  avait  été  fort  gaie 
et  semée  d'incidents  comiques  que  le  poète,  mis 
en  verve  par  le  voyage  et  l'entrain  de  ses  com- 
pagnons, eut  la  fantaisie  de  célébrer  en  petits 
vers  rapides  et  familiers.  J'ai  lu  la  pièce  entière 
dans  le  temps,  et  elle  avait  amusé  tout  le  monde 
à  l'Arsenal.  Je  comprends  toutefois  que  l'auteur 
n'ait  pas  tenu  à  lui  faire  les  honneurs  de  la  pu- 


CHARLES     NODIER     ET     MUSSET  8f 

blicité  dans  le  second  recueil  de  ses  Toésies  nou- 
velles, qu'il  fit  paraître  en  18^0  chez  Charpen- 
tier, pas  plus  qu'il  n'a  publié  ses  vers  d'enfant 
terrible  sur  Mélanie  Waldor  et  Paul  Foucher  val- 
sant ensemble,  qui  étaient  dans  toutes  nos  mé- 
moires à  cette  époque.  Du  voyage  à  Pontchar- 
train  il  ne  m'est  resté  que  des  lambeaux,  le  début 
par  exemple  : 

Paul,  un  soir,  par  la  grande  rive 

Arrive, 
Croyant  voir  madame  Aubernon, 

Mais  non. 

Où  faut-il,  en  quittant  Versaille, 

Qu'on  aille? 
—  Retrouver  Hetzel  à  Meudon? 

—  Va  donc  ! 

Et  ils  partent  dans  la  carriole  d'Obeuf,  l'ami 
d'Hetzel,  soupent  et  couchent  à  l'auberge  : 

Alors  arrivent  des  punaises 

Bien  aises 
De  pouvoir  d'un  jeune  étranger 

Manger  ! 

En  voilà  assez  pour  donner  une  idée  du  ton  et 
du  rythme  de  Y  Odyssée  à  laquelle  Nodier  faisait 
allusion*.  On  voit  qu'en  écrivant  à  Musset,  il 


*  Cette  pièce  a  été  retrouvée  depuis  et  publié   en   entier,   chez 
Fischbacher,  dans  l'Année  des  Poètes  de  Ch.  Fuster. 


86  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

avait  pris  la  même  allure  et  presque  le  même 
mètre  que  son  jeune  ami. 

Je  ne  demande  pas  pardon  de  cette  digression 
un  peu  longue  sur  Musset  :  on  me  saura  gré  de 
cet  éclaircissement,  qui  épargnera  des  veilles  aux 
commentateurs  futurs  de  ses  œuvres.  On  com- 
prendra, du  reste,  que  j'eusse  à  cœur  de  reven- 
diquer l'honneur  insigne  et  inattendu,  que  m'a 
donné  le  hasard,  d'avoir  été  la  cause  très  humble 
des  trois  sonnets  et  de  la  %éponse  à  Nodier.  Sans 
moi  ils  ne  fussent  pas  venus  au  monde. 

Cette  réponse  de  Musset,  écrite  dans  ce  joli 
rythme  inégal,  à  vive  allure  qu'il  aimait  tant, 
renferme  le  tableau  le  plus  vrai  et  le  plus  piquant 
de  l'Arsenal  de  1830,  avec  le  portrait  le  plus 
délicieux  du  vieux  Nodier  : 


Si  jamais  ta  tête  qui  penche 

Devient  blanche, 
Ce  sera  comme  l'amandier, 

Cher  Nodier. 

Ce  qui  le  blanchit  n'est  pas  l'âge 

Ni  l'orage, 
C'est  la  fraîche  rosée  en  pleurs 

Dans  ses  fleurs. 


Hélas!  oui,  sa  tête  penchait:  sa  santé,  depuis 
longtemps  ébranlée,  commençait  à  donner  de 
vives  inquiétudes.  Il  gardait  la  chambre  et  quel- 
quefois le  lit.  Quand  il  pouvait  se  lever,  il  faisait 


CHARLES     NODIER    ET     MUSSET  87 

porter  son  fauteuil  sur  le  balcon  de  l'Arsenal 
qui  regarde  la  Seine.  L'île  Louviers  d'alors,  avec 
ses  maigres  peupliers,  formait  le  premier  plan; 
à  l'horizon,  en  face,  le  dôme  du  Panthéon  s'en- 
levait sur  le  ciel  et  dominait  toute  la  ville  du 
haut  de  sa  montagne.  C'est  là  que  je  le  trouvai, 
une  après-midi,  se  réchauffant  aux  pâles  rayons 
d'un  soleil  d'automne.  Je  m'assis  près  de  lui. 
Une  petite  fleur  rose  avait  poussé  entre  deux 
dalles  disjointes  du  vieux  balcon.  Il  me  la  fit  re- 
marquer. «  Elle  durera  plus  que  moi,  sans  doute, 
me  dit-il  doucement.  En  tout  cas,  nous  ne  pas- 
serons pas  l'hiver.  »  Je  voudrais  pouvoir  redire 
toutes  les  choses  charmantes  et  poétiques  que  la 
petite  fleur  inspira  au  vieux  malade,  qui  pres- 
sentait sa  fin  si  nettement  et  qui  l'envisageait 
avec  une  si  touchante,  résignation.  Si  je  n'ai  pu 
retenir  les  paroles  mêmes,  j'ai  gardé  jusqu'à  ce 
jour  l'impression  attendrie  et  charmée  que  me 
causa  cette  dernière  entrevue.  Car  la  conversa- 
tion de  Nodier  avait  un  charme  à  part,  et  c'est 
le  cas  d'employer  ce  mot  de  charme  dans  tout 
son  sens;  celui  de  sa  plume  si  souple,  si  enla- 
çante, était  certes  bien  grand,  mais  sa  causerie 
le  dépassait.  Il  y  avait  de  tout,  dans  cette  parole  : 
de  la  finesse  et  de  la  naïveté,  de  l'esprit  et  de  la 
bonhomie,  quelque  chose  de  désabusé  et  cepen- 
dant de  jeune  encore.  Il  contait  à  ravir,  et  c'était 
un  délice  de  l'entendre. 


88  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

Cette  conversation  devait  être  la  dernière.  Le 
pauvre  malade  avait  raison.  En  janvier  1844,  ^ 
s'alita  pour  ne  plus  se  relever.  Un  jour  que  j'al- 
lais prendre  de  ses  nouvelles,  je  rencontrai  F.  Wey 
dans  l'escalier.  Nous  entrâmes  dans  le  grand 
salon.  Les  portes  de  la  chambre  à  coucher  de 
Nodier  étaient  ouvertes.  Un  prêtre  était  là,  près 
du  lit;  le  malade  recevait  l'extrême-onction.  Je 
m'agenouillai  dans  un  coin  du  salon,  où  j'avais 
dansé  et  ri  tant  de  fois,  et  où  je  ne  devais  plus 
revenir.  Trois  jours  après,  je  suivais  son  convoi. 
J'allai  jusqu'au  cimetière.  Hetzel  me  fit  monter 
avec  lui  dans  une  des  voitures  de  deuil,  où  il  y 
avait  déjà  deux  de  ses  amis.  L'un  était  Tony 
Johannot,  l'autre  Balzac. 

C'était  la  première  fois  que  je  voyais  de  près 
le  grand  romancier.  Il  était  replet  et  assez  lourd 
de  tournure;  rien  de  remarquable  dans  sa  figure, 
encadrée  de  longs  cheveux  noirs,  si  ce  n'étaient 
deux  yeux  magnifiques,  pleins  de  lumière  et  d'in- 
telligence. Il  prit  la  parole,  et,  tout  le  long  du 
chemin  jusqu'au  Père-Lachaise,  il  nous  parla  de 
Nodier  en  excellents  termes,  appréciant  l'homme 
et  l'écrivain  avec  une  rare  sagacité  et  une  par- 
faite justice.  Il  nous  exposa  sa  fameuse  théorie 
des  maréchaux  de  France  littéraires,  au  rang  des- 
quels il  n'hésitait  pas  à  mettre  celui  dont  nous 
suivions  le  cercueil.  Il  parlait  avec  verve  et  abon- 
dance. On  sentait  la  conviction  profonde  qu'il 


CHARLES     NODIER     ET     MUSSET  89 

avait  de  la  grandeur  de  l'esprit,  comme  de  la 
place  que  l'artiste  et  l'écrivain  doivent  occuper 
dans  notre  société  moderne.  Par  moments,  dans 
la  chaleur  qu'il  mettait  à  défendre  cette  idée,  on 
sentait  l'accent  d'une  plaidoirie  intéressée,  et  il 
s'y  mêlait  une  pointe  d'amertume,  qui  trahissait 
le  sentiment  naïf  de  sa  valeur  personnelle  et  de 
son  propre  génie  méconnu. 

On  a  beaucoup  écrit  sur  Nodier;  on  a  essayé 
souvent  de  le  peindre  en  pied,  comme  écrivain 
et  comme  homme;  on  le  tentera  encore:  rien 
n'est  plus  difficile.  Comment  caractériser  ce  ta- 
lent et  son  influence  dans  sa  fuyante  complexité 
et  la  variété  déconcertante  de  ses  œuvres?  Il  a 
touché  à  tout,  à  la  poésie,  à  l'histoire,  au  roman, 
à  la  philologie,  à  la  critique,  à  la  politique,  à  la 
lexicologie,  à  l'entomologie,  au  fantastique,  que 
sais-je  encore?  «  Il  y  avait  dix  hommes  dans 
Nodier,  »  a  écrit  Lamartine.  —  On  croit  le  saisir, 
il  vous  échappe.  S'il  est  l'Arioste  de  la  phrase, 
comme  l'a  dit  Sainte-Beuve,  il  est  encore  plus 
sûrement  le  Protée  de  la  littérature.  Il  réunit  tous 
les  contrastes  :  il  a  tous  les  doutes  et  toutes  les 
croyances;  il  allie  l'exaltation  à  la  nonchalance, 
l'enthousiasme  au  désenchantement,  la  poésie  au 
bon  sens  moqueur,  la  rêverie  aux  saillies  de  l'es- 
prit le  plus  vif,  les  naïvetés  de  l'enfant  à  l'ironie 
désabusée  du  vieillard.  Il  est  classique  et  roman- 
tique, werthérien  et  catholique,  royaliste  et  révo- 


90  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

lutionnaire,  érudit  et  poète  :  il  est  Nodier,  enfin, 
et  ce  mot  seul  peut  le  définir.  Sa  plume  a  laissé 
des  œuvres  exquises,  sans  doute,  et  quelques 
pages  qui  ne  périront  pas  ;  mais  pas  un  livre  qui 
le  contienne  en  entier.  Excursif,  curieux,  papil- 
lonnant, il  s'est  dispersé  et  volatilisé,  pour  ainsi 
dire.  Il  n'a  pas  su  se  condenser  et  se  traduire 
lui-même  dans  une  création  unique,  souveraine. 
Sa  conversation  seule  l'a  exprimé,  seule  elle  don- 
nait l'idée  de  cette  nature  si  originale  et  si  mer- 
veilleusement douée.  C'est  à  lui  surtout  qu'il 
faut  appliquer  le  mot  de  Marmontelsur  Diderot: 
«  Qui  ne  l'a  connu  que  par  ses  livres,  ne  l'a  pas 
connu.  » 


IV 


GEO\GE    SqA^V 


'étais  encore  un  enfant  quand  j'enten- 
dis pour  la  première  fois  prononcer  le 
nom  de  George  Sand;  c'était  sous  les 
tilleuls  du  préau  de  la  pension  Morin,  à  Fontenay- 
aux-Roses,  laquelle  est  maintenant  Sainte-Barbe- 
des-Champs.  —  Une  pension  bien  curieuse,  qui 
ne  ressemblait  à  nulle  autre,  et  dont  j'aimerais 
bien  parler  plus  en  détail.  —  Mais  ce  n'est  pas 
mon  thème  aujourd'hui,  et  il  faut  savoir  se 
borner.  Un  jour  donc,  vers  Tannée  1853,  si  je  ne 
me  trompe,  un  grand,  qui  revenait  de  passer  son 
congé  du  dimanche  à  Paris,  nous  raconta  qu'on  y 
parlait  beaucoup  d'un  roman  nommé  Indiana; 
que  l'auteur  était  une  jeune  femme,  qu'elle  fumait 


Q2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

des  cigares  et  s'habillait  en  homme.  Il  n'en  fallait 
pas  tant  pour  éveiller  notre  curiosité  et  exciter 
notre  imagination.  Plus  tard  on  nous  la  dit  liée 
avec  Alfred  de  Musset,  qui  n'était  pas  un  inconnu 
pour  nous,  car  nous  avions  lu  —  en  cachette, 
naturellement  —  ses  Contes  d'Espagne  et  d'Italie, 
et  Hippolyte  Monpou,  notre  professeur  de  mu- 
sique, avait  composé  plusieurs  de  ses  romances, 
qu'il  nous  faisait  chanter.  Ce  pauvre  Monpou!  Je 
ne  puis  m'empêcher  d'ouvrir  ici  une  parenthèse. 
Je  le  vois  encore  avec  ses  longs  cheveux,  sa  figure 
colorée,  ses  yeux  bleus  et  son  air  enthousiaste.  Il 
était  pour  nous  le  type  achevé  du  romantisme  qui 
rayonnait  alors.  Il  venait  deux  fois  par  semaine  de 
Paris  pour  nous  donner  des  leçons  de  chant  et  de 
solfège.  Le  solfège  était  un  peu  négligé,  et  quant 
au  chant,  après  nous  avoir  seriné  quelques  chœurs 
de  Gliïck  ou  de  Spontini,  il  ne  manquait  pas  de 
nous  dicter  des  romances  du  jour,  et  surtout  les 
siennes.  Souvent  même  nous  en  avions  la  pri- 
meur :  il  les  essayait  sur  nous  avant  de  les  livrer 
au  public.  Il  a  dû  en  composer  plus  d'une  dans 
la  patache  Rabourdin,  qui  seule  alors  faisait  le 
trajet  de  Fontenay-aux-Roses  à  Paris.  Comme  il 
n'avait  pas  eu  le  temps  de  les  noter  en  chemin, 
il  les  écrivait,  en  arrivant,  à  la  craie  sur  le  tableau 
noir  qui  servait  à  nos  exercices  scolaires. 

Les  paroles  étaient  toujours  empruntées  aux 
poètes  du  jour,  comme  les  Veux  (Archers,  la  'Ronde 


GEORGE    SA  ND  93 


du  Sabar,  de  Victor  Hugo;  le  Lever,  l'oAndalouse, 
de  Musset.  Je  me  hâte  d'ajouter  que  le  texte  était 
légèrement  modifié  et  mis  à  la  portée  de  notre 
âge,  quand  il  le  fallait.  Ainsi  le  jeune  professeur 
nous  dictait  :  Une  oAndalouse  au  teint  bruni,  c'est  la 
maîtresse  qu'on  me  donne.  Mais  nous  rétablissions 
le  texte  en  chantant.  Nous  le  connaissions  parfai- 
tement, non  par  le  volume,  que  le  rigide  censeur 
n'eût  pas  toléré  entre  nos  mains,  —  cette  institu- 
tion sanitaire  ne  nous  permettait  que  Casimir 
Delavigne  et  Lamartine,  —  mais  par  des  copies 
manuscrites  des  poètes  contemporains,  qui  circu- 
laient parmi  nous,  à  l'insu  de  nos  pions.  Les 
élèves  de  la  classe  de  rhétorique,  les  grands, 
avaient  des  cahiers  remplis  de  poésies  choisies  de 
Victor  Hugo,  Vigny,  A.  Barbier,  Mme  Tastu  et 
Alfred  de  Musset;  ces  cahiers  circulaient  mysté- 
rieusement, et  les  petits  les  recopiaient  à  leur 
tour.  Je  me  rappelle  encore  l'impression  que  me 
firent  la  Curée  et  l'Idole,  Von  Tae\  et  Tortia.  Il  y 
avait  certains  vers  qui  me  ravissaient  et  me  don- 
naient un  frisson  de  plaisir  singulier.  Pourquoi 
ceux-là  plutôt  que  d'autres  ?  Mystère.  Par  exemple, 
je  raffolais  de  ce  passage  de  Von  Tae\: 

Et  le  bruit 
De  ses  éperons  d'or  se  perdit  dans  la  nuit. 

Je  ne  me  lassais  pas  de  me  le  répéter.  C'était 


94  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

un  enchantement.  Quelle  belle  chose  que  la  jeu- 
nesse! 

Quelques  années  plus  tard,  j'avais  fini  mes 
études;  j'étais  revenu  d'Allemagne  et  j'essayais 
de  faire  mon  droit  à  Paris,  —  avec  peine,  je 
l'avoue.  Je  ne  rêvais  qu'à  mes  projets  littéraires, 
et  entre  autres  à  ce  fameux  roman,  qui  n'a  jamais 
été  achevé,  et  que  je  devais  envoyer  à  Chateau- 
briand et  à  Béranger  avec  de  si  belles  dédicaces. 
J'ai  dit  que  j'y  rêvais,  et  c'est  le  vrai  mot.  Je  n'en 
avais  pas  écrit  une  seule  ligne  :  je  le  portais  dans 
ma  tête  avec  beaucoup  d'autres  projets  plus  ou 
moins  ambitieux.  Un  jour  j'en  parlai  à  un  de  mes 
bons  amis  de  Fontenay-aux-Roses,  Achille  Fou- 
quier,  qui  a  publié  de  si  jolis  récits  de  chasse  et 
de  voyage.  Je  lui  racontai  mon  plan,  mes  per- 
sonnages, mes  idées,  —  ou  du  moins  ce  que 
j'appelais  ainsi.  Il  y  prit  intérêt. 

«  Tu  devrais  en  parler  à  George  Sand,  me 
dit-il. 

—  Mais  je  ne  la  connais  pas. 

—  Moi,  je  l'ai  vue  quelquefois  chez  Mme  Mar- 
liani,  qui  est  une  amie  de  ma  mère,  répliqua-t-il. 
Si  tu  veux,  je  parlerai  de  toi  à  Mme  Marliani,  et 
elle  te  présentera  à  Mme  Sand.  » 

J'acceptai  avec  enthousiasme,  comme  on  le 
pense  bien,  et  nous  allâmes  rue  Grange-Batelière, 
où  Mmc  Marliani  occupait  un  très  bel  apparte- 
ment. C'était  une  femme  aimable,  qui  avait  dû 


GEORGE    SAND  9^ 


être  belle.  Son  mari  était  consul  général  d'Es- 
pagne à  Paris.  Italien  de  naissance,  comme  le 
général  Cialdini,  il  avait  fait  comme  lui,  et  pris 
du  service  en  Espagne  après  1830.  Plus  tard,  sous 
l'Empire,  l'Italie  délivrée,  il  rentra  dans  son  pays 
natal,  s'y  remaria  et  y  mourut  sénateur.  J'ai 
même  connu  sa  seconde  femme  à  Florence.  Mais 
revenons  à  la  première. 

Elle  m'accueillit  avec  une  grande  bonté,  me 
fit  causer  de  mes  ouvrages  futurs,  de  mon  roman 
surtout.  Je  ne  m'en  tirai  pas  trop  mal  à  son  gré, 
paraît-il,  car  à  quelques  jours  de  là  j'appris  par 
Henri  Heine  que  chez  Mme  Sand  il  avait  entendu 
parler  de  moi  très  gracieusement  par  cette  bonne 
et  aimable  «  consulesse  ».  J'allai  la  remercier. 

«  J'ai  parlé  de  vous  à  Mme  Sand,  en  effet,  me 
dit-elle.  Elle  dîne  chez  moi  après-demain.  Venez 
de  bonne  heure,  avant  que  le  monde  arrive;  je 
vous  présenterai,  et  vous  aurez  ainsi  le  temps  de 
causer  avec  elle.  » 

Je  la  quittai  la  joie  dans  l'âme,  une  joie  tumul- 
tueuse, pleine  de  trouble  et  d'espoir. 

Voir  George  Sand!  approcher  de  cette  femme 
célèbre,  dont  les  romans,  et  surtout  les  Lettres 
d'un  voyageur,  avaient  fasciné  notre  imagination 
et  enivré  notre  cœur!  Voir  de  près  cette  grande 
Lélia  mystérieuse,  dont  les  amours  nous  préoc- 
cupaient autant  que  le  génie,  et  qui  n'apparais- 
sait à  nos  yeux  qu'entourée  d'hommes  célèbres, 


C)6  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

comme  Sandeau,  Musset,  Mérimée,  Lamennais, 
Chopin!  Quelle  émotion  pour  une  tête  et  un 
cœur  de  vingt  ans!  Puis  comment  retenir  l'ima- 
gination sur  la  pente  des  rêves  ardents?  Si  en 
me  voyant,  en  m'écoutant,  ses  grands  yeux  noirs 
s'abaissaient  sur  moi  avec  curiosité,  avec  sympa- 
thie, peut-être  !  Qui  sait?  Après  tous  les  orages  de 
sa  jeunesse,  qu'attend-elle?  Que  cherche-t-elle  à 
présent?  Qui  peut  la  toucher?  Peut-être  une  ad- 
miration passionnée,  un  premier  amour,  la  fraî- 
cheur d'âme  d'un  adolescent...  On  voit  le  thème, 
et  ma  pauvre  tête  exaltée  le  brodait  d'arabesques 
sans  nombre.  J'avais  vingt  ans,  qu'on  ne  l'oublie 
pas! 

Cette  agitation  ne  fit  que  s'accroître  jusqu'au 
soir,  quand  je  vis  s'approcher  l'heure  fixée  pour 
ma  présentation.  Je  me  vois  encore  arpentant  à 
grands  pas  l'allée  du  Luxembourg,  devant  la  Pé- 
pinière, et  cherchant  en  vain  à  m'apaiser.  C'était 
le  2  février  1840.  Le  soleil  était  doux  comme  au 
printemps,  pas  de  nuages  au  ciel;  les  cygnes  vo- 
guaient sur  les  bassins;  des  bandes  d'enfants 
bariolés  jouaient  sous  les  arbres  effeuillés.  — 
ce  C'est  donc  pour  ce  soir,  me  disais-je  ;  je  la  verrai, 
enfin!  Je  lui  parlerai  de  mon  roman...  Non!  je 
l'entretiendrai  plutôt  de  son  Essai  sur  le  drame 
fantastique,  qui  vient  de  paraître,  011  elle  compare 
Faust,  éManfred  et  les  oAieux  de  Mickiewicz.  J'es- 
sayerai de  lui  prouver  combien  elle  est  sévère  et 


GEORGE    SAND  97 


même  injuste  pour  Gœthe.  Je  lui  dirai  combien, 
malgré  tour,  cet  article  m'a  enthousiasmé,  puisque 
après  l'avoir  lu  je  n'ai  eu  rien  de  plus  pressé  que 
de  lui  exposer  mes  réserves  dans  une  longue 
lettre  que  je  n'ai  pas  osé  lui  envoyer.  Je  lui  dirai 
surtout  combien  je  suis  heureux  de  la  voir,  de  lui 
être  enfin  présenté,  et  tant  d'autres  choses  qui 
pourront  l'intéresser,  la  toucher.  »  Puis  faisant  un 
retour  sur  moi-même  et  sur  ma  vie  présente,  si 
vide,  si  inquiète,  j'ajoutais  tout  bas  :  «  Allons,  de- 
main, tout  cela  sera  peut-être  changé.  Qui  sait? 
Voici  peut-être  mon  dernier  jour  de  liberté, 
d'isolement  et  d'obscurité.  Ce  sera  ma  délivrance 
et  mon  hégire.  » 

La  génération  actuelle,  si  peu  enthousiaste,  si 
railleuse  et  si  sceptique  même,  aura  peine  à  com- 
prendre ce  qui  précède;  elle  accueillera  sans 
doute  d'un  sourire  moqueur  cette  confidence 
arriérée  d'un  vieillard.  Mais  ce  qui.  reste  de  mes 
contemporains,  —  happy  few! —  ceux  qui  ont 
pu  applaudir  Rachel,  Pauline  Garcia  et  George 
Sand,  me  la  pardonneront  sans  doute,  et  peut- 
être  m'en  sauront-ils  gré.  On  aime  toujours  à  se 
retrouver  jeune,  même  dans  le  miroir  du  voisin. 

Le  soir  venu,  après  un  rapide  et  frugal  dîner, 
au  moment  de  rentrer  chez  moi,  je  rencontrai  un 
de  mes  bons  amis  de  Fontenay,  Edmond  La- 
fayette,  que  je  forçai  d'assister  à  ma  toilette. 
Nous  restâmes  longtemps  à  causer,  trop  long- 


98  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

temps,  car  après  m'être  fait  friser  par  l'illustre 
Galabert,  je  n'arrivai  chez  Mme  Marliani  que  vers 
dix  heures,  ce  Comme  vous  venez  tard!  »  me  dit- 
elle.  Effectivement,  dans  ce  temps-là,  c'était  tard, 
et  le  salon  était  déjà  rempli  de  monde.  Je  distin- 
guai trois  groupes  en  entrant.  Un  seul  attira  sur- 
tout mon  attention  :  ce  fut  celui  qui  s'était  formé 
autour  du  sopha.  Une  femme  pâle,  vêtue  de  noir, 
une  cigarette  aux  lèvres,  en  occupait  le  centre. 
Je  la  reconnus  :  c'était  elle. 

Le  cœur  me  battait  bien  fort  quand  la  maî- 
tresse de  la  maison  me  prit  par  la  main  et  me 
présenta  à  son  amie.  Je  m'inclinai  sans  oser  lever 
les  yeux  et  sans  rien  dire,  heureusement,  car  c'est 
ce  qu'il  y  avait  de  mieux  à  faire,  si  je  ne  me 
trompe.  Que  dire,  en  effet,  qui  n'eût  été  une  ba- 
nalité déplorable?  MmeSand  se  souleva  lentement 
du  fond  des  coussins  où  elle  était  blottie,  ôta  gra- 
vement la  cigarette  de  ses  lèvres,  et,  sans  me  rien 
dire  non  plus,  regarda  ma  tête  frisée,  me  fit  un 
petit  salut  et  reprit  sa  place.  Adieu  les  beaux 
rêves  et  les  beaux  discours  que  j'avais  si  bien 
préparés! 

Je  m'assis  non  loin  d'elle,  et  je  la  dévorai  des 
yeux.  Je  la  trouvai  à  la  fois  moins  belle  et  plus 
jeune  que  je  ne  m'y  attendais.  N'était-elle  pas 
déjà  célèbre  quand  j'étais  encore  sur  les  bancs 
de  l'école,  à  Fontenay?  et  il  me  semblait  en  être 
sorti  depuis  si  longtemps!  Le  fait  est  qu'elle  avait 


GEORGE    SAND  99 


trente-six  ans  à  peine.  Courte  et  replète  de  taille, 
vêtue  simplement  d'une  robe  noire  montante,  la 
tête  attirait  toute  l'attention,  et  dans  la  tête  les 
yeux.  Ils  étaient  magnifiques,  peut-être  un  peu 
rapprochés,  grands,  à  larges  paupières  et  noirs, 
mais  nullement  brillants:  on  eût  dit  du  marbre 
dépoli  ou  plutôt  du  velours;  ce  qui  donnait  au 
regard  quelque  chose  d'étrange,  de  terne  et  même 
de  froid.  Ce  ton  mat  de  la  prunelle  était-il  natu- 
rel, ou  devait-on  l'attribuer  à  son  habitude 
d'écrire  longtemps,  la  nuit,  à  la  lumière?  Je 
l'ignore,  mais  ce  fut  ce  qui  me  frappa  tout  d'a- 
bord. Le  front  haut,  encadré  de  cheveux  noirs 
qui  se  divisaient  en  deux  simples  bandeaux,  ces 
beaux  yeux  calmes,  surmontés  de  fins  sourcils, 
donnaient  à  sa  physionomie  un  grand  caractère 
de  force  et  de  noblesse  que  le  bas  de  la  figure  ne 
soutenait  pas  assez.  En  effet,  le  nez  était  un  peu 
charnu,  le  dessin  en  était  mou,  sans  belle  ligne, 
vu  de  face  surtout;  la  bouche  manquait  de 
finesse  aussi;  le  menton  petit,  mais  appuyé 
déjà  sur  un  sous-menton  trop  apparent,  ce 
qui  donne  de  la  lourdeur  au  bas  du  visage.  Du 
reste,  une  extrême  simplicité  de  parole,  d'atti- 
tude et  de  geste.  Telle  m'apparut  Mme  Sand,  ce 
soir-là. 

Du  cercle  qui  l'entourait  je  ne  pus  me  faire 
nommer  que  deux  personnes,  Chopin,  son  ami 
d'alors,  et  Emmanuel  Arago,  qui  devait  être  mon 


IOO  SOUVENIRS     LITTERAIRES 

chef,  huit  ans  plus  tard,  à  l'ambassade  de  Berlin. 
A  ses  pieds,  sur  un  tabouret,  était  assise  une  pe- 
tite fille  de  onze  à  douze  ans,  aux  cheveux  noirs, 
à  la  figure  un  peu  forte,  sans  autre  grâce  qu'une 
expression  de  naïveté  enfantine  :  c'était  Solange, 
sa  fille.  Maurice  était  absent. 

Après  ma  courte  et  muette  présentation,  la 
causerie  qu'elle  avait  interrompue  reprit  dans  le 
groupe  de  Mme  Sand;  on  parlait  des  coiffures 
masculines,  et  on  en  était  arrivé  aux  queues  de  la 
fin  du  dernier  siècle;  l'on  faisait  naturellement 
force  plaisanteries  sur  ces  saucissons  ficelés  qu'on 
s'était  ingénié  à  porter  sur  le  dos.  J'avais  bien 
envie  de  prendre  la  défense  de  ces  queues  de  rat 
si  grotesques,  en  disant  que  les  vieux  paysans  de 
mon  pays  en  portaient  encore,  et  qu'aux  enterre- 
ments ils  les  dénouaient  en  signe  de  deuil,  et 
qu'alors  leurs  longs  cheveux  blancs  se  déroulaient 
en  ondes  sur  leurs  épaules,  et  non  sans  grâce. 
Mme  Sand  m'eût  peut-être  regardé  et  approuvé 
d'un  mot.  Mais  je  n'osai  pas  élever  la  voix;  les 
grands  yeux  noirs  et  le  cercle  m'avaient  trop 
intimidé. 

Le  monde  était  venu  peu  à  peu,  et  le  salon 
s'était  rempli.  Le  groupe  du  canapé  dut  se  dis- 
perser. Comme  je  ne  connaissais  personne,  je 
ne  fus  pas  dérangé  dans  mon  rôle  d'observateur; 
j'observai  donc  et  je  fis  la  revue  du  salon.  Tout 
d'abord  je  remarquai  une  femme  jeune  encore, 


GEORGE    SAND  IOI 


avec  de  longues  boucles  blondes  retombant  le 
long  des  joues,  ce  qu'on  appelait  autrefois  des 
repentirs,  —  une  douce  et  jolie  figure  de  fille 
d'Albion.  Du  moins  je  le  croyais.  Mais  je  me 
trompais,  elle  n'était  Anglaise  que  par  alliance; 
c'était  une  Italienne,  et  je  fus  bien  surpris  quand 
on  me  dit  son  nom  :  la  comtesse  Guiccioli,  la 
maîtresse  de  Byron!  Je  n'en  croyais  pas  mes 
yeux:  la  Guiccioli,  qui  était  célèbre  en  1817, 
deux  ans  avant  ma  naissance?  était-ce  possible? 

Le  vrai  peut  quelquefois  n'être  pas  vraisemblable, 

a  dit  Boileau,  et  jamais  ce  vers  du  vieux  poète 
classique  ne  s'est  mieux  vérifié,  à  mes  yeux,  qu'en 
l'appliquant  à  la  maîtresse  du  grand  poète  roman- 
tique. Oui,  c'était  elle,  belle,  souriante  et  jeune 
encore  malgré  ses  quarante  ans  bien  sonnés. 
L'idée  que  Byron,  le  grand  Byron,  une  de  mes 
idoles,  avait  reposé  sa  belle  tête  sur  ces  blanches 
épaules,  —  car  elle  était  décolletée,  et  elle  n'avait 
pas  tort,  —  l'idée  que  la  main  qui  a  écrit  tant  de 
chefs-d'œuvre  impérissables  avait  joué  avec  ces 
boucles  blondes  me  rendait  cette  apparition  à  la 
fois  odieuse  et  sacrée.  «  Quand  on  est  veuve  d'un 
pareil  amour,  me  disais-je,  on  devrait  disparaître 
du  monde;  il  ne  reste  plus  d'autre  asile  que  la  soli- 
tude et  la  mort.  »  On  reconnaît  là  l'intolérance  et 
l'imagination  de  la  jeunesse.  En  tout  cas,  ce  n'était 

6. 


102  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

pas  sa  façon  de  penser,  à  elle,  car  elle  vécut  et  se  re- 
maria même.  Elle  épousa  plus  tard,  comme  on  le 
sait,  le  marquis  de  Boissy,  le  pair  de  France  à  la 
fois  ridicule  et  spirituel,  dont  les  boutades  déses- 
péraient le  chancelier  Pasquier.  Quand  de  mau- 
vais plaisants  ou  des  maladroits  lui  demandaient 
si  sa  femme  était  parente  de  la  célèbre  comtesse 
Guiccioli  de  Ravenne,  il  ne  manquait  pas  de 
répondre  :  «  C'est  elle-même,  monsieur,  l'an- 
cienne maîtresse  de  Byron.  » 

Tous  les  moindres  incidents  de  cette  soirée, 
pour  moi  si  mémorable,  sont  restés  gravés  dans 
mon  souvenir.  On  servait  le  thé  quand  un  grand 
bel  homme  entra  avec  un  joli  adolescent  de  seize 
ans,  svelte,  aux  cheveux  noirs  séparés  sur  le  mi- 
lieu de  la  tête  et  retombant  en  boucles  sur  les 
épaules  :  c'était  Maurice  Dudevant,  conduit  par 
Bocage,  le  célèbre  acteur.  Un  autre  retardataire 
arriva  encore  après  eux  :  un  petit  homme  pâle,  à 
longue  barbe  noire,  avec  une  expression  de  dou- 
ceur et  de  bonhomie  bien  rare  dans  notre  monde 
civilisé,  ce  Ah!  voilà  le  voyageur!  »  s'écria-t-on. 
On  l'entoura;  on  lui  serrait  les  mains;  George 
Sand  lui  sauta  au  cou  et  lui  donna  un  bon  gros 
baiser  sur  les  deux  joues.  C'était  Calamatta,  le 
graveur.  Quand  il  fut  un  peu  seul,  je  m'approchai 
et  je  lui  parlai  de  mon  camarade  Achille  Menotti, 
le  fils  du  pendu  de  Modène,  son  compatriote  et 
son  ami.  Chopin  vint  nous  rejoindre,  et  nous 


GEORGE    SAND  IO] 


causâmes  quelque  temps.  La  nuit  s'avançait;  peu 
à  peu  le  salon  devenait  clairsemé.  Minuit  sonnait 
quand  je  sortis  avec  Caiamatta,  la  tête  encore  en 
feu  de  tout  ce  que  j'avais  vu  dans  cette  soirée  si 
pleine  d'émotions. 

Sans  doute  elle  m'avait  apporté  une  grande 
déception.  Je  n'avais  rien  su  dire  à  Mme  Sand,  et 
elle  m'avait  à  peine  remarqué.  Il  n'y  aurait  pas 
d'hégire.  Mon  beau  rêve  retombait  platement  à 
terre,  après  un  essor  si  ardent,  si  ambitieux. 
Mais  si  j'en  ressentais  quelque  chagrin,  il  était  du 
moins  sans  amertume.  Je  n'avais  pas  le  sot  or- 
gueil d'en  vouloir  à  la  destinée  ou  à  George  Sand 
de  cette  déconvenue. 

Il  est  des  natures  heureuses  qui  ont  le  don  de 
faire  de  beaux  rêves,  et,  en  même  temps,  le  don 
plus  rare  encore  d'accepter  sans  trop  souffrir  les 
démentis  que  la  vie  ne  manque  pas  de  leur  infli- 
ger. Sous  la  douche  d'eau  froide  de  la  réalité,  leur 
raison  se  réveille  et  les  ramène  bien  vite  au  sen- 
timent du  vrai  et  du  possible.  Tout  échec  a  sa 
raison  d'être  et  provient  de  causes  qui  l'expli- 
quent. Il  faut  savoir  les  chercher  et  les  voir;  et 
comprendre,  n'est-ce  pas  pardonner?  Je  me  rendis 
compte  tout  de  suite  de  l'effet  que  j'avais  dû  pro- 
duire sur  Mme  Sand  :  elle  n'avait  vu,  et  n'avait  pu 
voir  en  moi,  qu'un  petit  jeune  homme  frisé  fort 
insignifiant,  et  quelle  que  fût  la  protestation 
secrète  de  mon  orgueil,  je  devais  lui  pardonner 


104  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

d'avoir  méconnu  un  mérite  que  je  n'avais  pas  eu 
l'esprit  de  lui  montrer. 

Je  revins  naturellement  chez  Mme  Marliani  et 
j'y  revis  souvent  Mme  Sand  avec  ses  deux  enfants. 
Nous  jouions  quelquefois  au  billard  dans  une  pe- 
tite pièce,  derrière  le  salon.  Rien  de  plus  simple 
que  toute  sa  manière  d'être.  Nulle  coquetterie, 
nulle  prétention,  nulle  pose;  elle  était  le  naturel 
et  la  modestie  mêmes.  En  pensant  à  son  amour 
du  théâtre,  à  ses  amitiés  d'artistes  et  d'acteurs, 
on  eût  pu  s'attendre  chez  elle  à  un  peu  d'attitude 
et  de  manières  étudiées.  Il  n'y  en  avait  pas  trace. 
En  outre,  rien  dans  toute  sa  personne  ne  trahis- 
sait la  fièvre  et  l'exaltation  poétique  de  Lélia  et 
des  Lettres  d'un  voyageur.  Tout  se  passait  à  l'in- 
térieur; le  feu  couvait  sous  ce  front  si  calme  et 
ces  beaux  yeux  froids,  si  tranquilles,  qui  n'en 
laissaient  rien  paraître.  Elle  causait  peu,  sans 
éclat,  sans  esprit  même,  et  elle  le  savait.  D'ordi- 
naire elle  était  silencieuse,  et  parfois  au  point  de 
gêner  ses  hôtes  ou  ses  visiteurs.  On  connaît  son 
histoire  avec  Th.  Gautier,  qui  était  venu  la  voir 
à  Nohant  et  à  qui  elle  ne  souffla  mot.  Il  crut  lui 
avoir  déplu  et  se  disposait  à  partir;  quand  elle 
l'apprit,  elle  en  fut  désolée,  l'envoya  bien  vite 
chercher  :  «  Vous  ne  lui  avez  donc  pas  dit  que 
j'étais  une  bête!  »  répétait-elle  au  messager  qui 
était,  je  crois,  Alexandre  Dumas  fils.  Le  trait  do- 
minant de  sa  nature  était  évidemment  le  senti- 


GEORGE     SAND  IO^ 


ment  maternel.  Il  formait  le  fond  de  son  caractère 
pour  qui  sait  lire;  il  est  visible  dans  ses  œuvres, 
et  même  dans  ses  amours. 

Deux  souvenirs  me  restent  encore  d'elle,  datant 
de  la  même  année  et  toujours  du  même  salon. 
Un  soir,  on  était  en  petit  comité.  Solange  était 
couchée,  Maurice  était  resté  avec  sa  mère;  il  était 
vraiment  joli  garçon  avec  ses  seize  ans  et  ses 
longs  cheveux.  Quelqu'un  dit  que  M.  de  Bonne- 
chose  allait  venir.  L'idée  vint  à  Mme  Sand,  qui  a 
toujours  aimé  les  déguisements  et  la  mascarade, 
d'improviser  une  petite  scène  comique  au  détri- 
ment du  visiteur  annoncé,  lequel  était  myope  et 
de  plus  fort  distrait.  Vite,  on  affuble  Maurice 
d'une  robe  noire  quelconque  et  d'une  résille;  on 
lui  pique  une  rose  rouge  dans  les  cheveux.  Le 
voilà  transformé  en  une  jeune  Espagnole  fort 
jolie,  ma  foi.  M.  de  Bonnechose  entre  parmi  les 
rires  étouffés;  il  vient  s'asseoir  près  de  la  fausse 
Clara  Gazul,  qui  est  censée  ne  pas  savoir  un 
mot  de  français,  et  aussitôt  il  s'escrime  dans  un 
castillan  douteux  auprès  de  la  belle  étrangère. 
Maurice  garda  un  moment  son  sérieux,  mais 
finit  par  éclater  de  rire  au  nez  de  son  assidu. 
Tout  le  monde  en  fit  autant,  et  M.  de  Bonne- 
chose  lui-même  se  mêla  de  bonne  grâce  à  la 
gaieté  générale,  quand  il  reconnut  enfin  son 
erreur. 

L'autre  souvenir  se  rattache  à  Chopin.  Oserai- 


IOÔ  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

je  l'avouer?  Je  ne  connaissais  alors  que  bien 
imparfaitement  les  compositions  de  ce  génie  mé- 
lancolique et  si  profond.  Mais  sa  célébrité,  sa 
liaison  avec  Mrae  Sand,  et  le  charme  de  sa  per- 
sonne me  le  faisaient  rechercher,  et  je  causais  de 
préférence  avec  lui.  Il  était  déjà  souffrant  de  la 
maladie  qui  devait  l'emporter.  On  connaît  sa 
figure  pâle,  tourmentée,  sans  barbe,  ombragée 
de  cheveux  bruns. 

Nous  causions  donc  un  soir  chez  Mme  Marliani 
dans  un  coin  du  salon,  de  l'Allemagne  que  je  ve- 
nais de  quitter,  de  ses  grands  musiciens  et  de  ses 
poètes.  Mme  Sand,  son  éternelle  cigarette  aux 
lèvres,  se  promenait  dans  la  diagonale  du  salon, 
en  passant  et  repassant  près  de  nous.  Tout  à 
coup,  laporte  s'ouvre  à  deux  battants.  On  annonce 
Mmela  baronne X...  et  une  grosse,  lourde  femme, 
empanachée,  entre  à  grand  froufrou.  Mme  Sand 
était  devant  nous  à  cet  instant  :  elle  se  retourne 
et  dit  à  demi-voix  ces  simples  mots  :  «  Oh!  la 
femme!  »  Il  m'est  impossible  de  rendre  le  mé- 
pris, le  dépit  concentré  contenu  dans  cette  brève 
exclamation,  et  l'accent  avec  lequel  elle  fut  pro- 
noncée. Chopin  ne  put  s'empêcher  de  sourire 
tristement.  Que  voulait-elle  dire?  Parlait-elle  en 
général,  ou  s'adressait-elle  au  cas  particulier? 
Cette  sortie  s'appliquait-elle  à  la  baronne?  ou 
bien  cette  vieille  femme  ridicule  était-elle  à  ses 
yeux  le  type  et  le  résumé  des  travers  de  son  sexe? 


GEORGE    SAND 


IO7 


Je  n'ai  pu  le  deviner.  Mais  je  n'ai  jamais  oublié 
l'expression  qu'elle  y  avait  mise.  Elle  ne  s'occupa 
plus  de  la  baronne,  er,  comme  si  elle  ne  soup- 
çonnait pas  même  sa  présence,  elle  reprit  sa  pro- 
menade solitaire.  A  un  certain  moment,  arrivée 
devant  nous,  elle  vit  que  Chopin  s'animait  un 
peu  en  causant  avec  moi  ;  sa  sollicitude  s'en  émut  ; 
elle  s'arrêta,  et  sans  rien  dire,  d'un  geste  presque 
maternel,  elle  vint  poser  sa  fine  et  blanche  main 
sur  les  cheveux  de  son  ami,  comme  pour  le  cal- 
mer ou  le  rappeler  à  la  prudence.  J'en  fus  atten- 
dri, et  je  m'empressai  de  reprendre  la  conversation 
sur  un  ton  plus  tranquille.  O  George!  combien 
j'aurais  donné  pour  que  cette  même  main  se  posât 
sur  mon  front! 

Les  années  passèrent  :  la  révolution  de  1848 
arriva,  je  quittai  Paris;  à  mon  retour,  Mnic  Mar- 
liani  était  morte,  et  ce  fut  chez  nos  amis  com- 
muns Hetzel  et  Bixio  que  je  revis  quelquefois 
MmeSand.  Elle  était  toujours  simple,  calme,  mais 
déjà  visiblement  vieillie.  En  18^7,  à  mon  retour 
de  Moldavie,  je  pus  enfin  lui  faire  hommage  de 
mon  premier  poème  :  La  éMort  du  Juif  errant. 
Elle  me  répondit  par  une  lettre,  dont  je  suis  bien 
fâché  de  ne  pouvoir  donner  le  texte.  Je  la  gar- 
dais précieusement  dans  une  cassette  arabe  que 
Mme  Tastu  m'avait  rapportée  de  Bagdad  et  qui  a 
été  brûlée  par  la  Commune,  en  1S71,  avec  tous 
les  autographes  qu'elle  contenait.  Sa  cendre  s'est 


Io8  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

mêlée  à  celle  de  la  lettre  que  j'avais  reçue  de 
Musset,  sans  compter  tant  d'autres  signées  de 
noms  illustres.  De  celle-ci,  je  ne  me  rappelle  que 
cette  phrase  :  ce  Votre  poème  réunit  deux  qua- 
lités qui  vont  rarement  ensemble  :  la  grandeur 
et  la  fraîcheur.  Je  n'aurais  pas  compris  ainsi  cette 
légende,  ajoutait-elle,  mais  je  reconnais  à  l'ar- 
tiste le  droit  absolu  de  traiter  son  sujet  en  toute 
liberté.  » 

J'allai  la  remercier  de  cette  appréciation  si 
flatteuse.  Elle  demeurait  alors  rue  Racine,  sans 
doute  afin  d'être  plus  proche  de  l'Odéon,  où  elle 
faisait  jouer  une  de  ses  pièces  rustiques  sous  la 
direction  de  Bocage,  je  crois.  On  n'arrivait  pas 
facilement  jusqu'à  elle  :  sa  porte  était  barricadée 
et  ses  visiteurs  étaient  passés  au  crible.  On  fil- 
trait, pour  ainsi  dire,  le  flot  des  admirations 
qu'elle  inspirait.  Elle  n'y  était  pour  rien  sans 
doute.  Son  entourage  seul  avait  dû  organiser  ce 
système  de  douanes,  qui  est,  d'ailleurs,  absolu- 
ment nécessaire  à  la  porte  de  tout  travailleur  cé- 
lèbre; et  il  avait  bien  raison  :  le  temps  de  George 
Sand  était  précieux;  il  fallait  le  ménager.  En  en- 
trant, je  fus  donc  reçu  et  interrogé  par  un  homme 
dont  la  physionomie  n'avait  rien  de  remarquable 
et  qui  touchait  à  l'âge  mûr.  C'était  Manceau,  le 
graveur,  devenu  son  secrétaire,  son  factotum  et 
son  ami.  Après  quelques  mots  d'explication,  il 
me  laissa    passer    et    m'introduisit    auprès    de 


GEORGE     SA  ND  I  OO 


Mmc  Sand;  je  pus  enfin  lui  dire  combien  j'étais 
touché  de  sa  lettre  et  reconnaissant. 

Depuis,  je  lui  envoyai  tous  mes  ouvrages  à 
mesure  qu'ils  paraissaient.  Elle  me  répondit  tou- 
jours :  ses  éloges  comme  ses  critiques  portaient 
la  marque  d'une  entière  sincérité  et  d'un  point 
de  vue  tout  personnel.  Ces  lettres,  si  intéressantes 
pour  moi,  ont  péri  comme  la  première  dans  la 
même  catastrophe  et  avec  celles  de  Lamartine, 
de  Nodier,  de  Heine,  de  Mérimée,  de  Montalem- 
bert,  d'Augier,  de  Ponsard,  de  Mme  d'Agoult  et 
d'autres  encore.  Je  ne  m'en  suis  jamais  consolé. 

Il  me  reste  cependant  un  autographe  de 
Mme  Sand.  C'est  une  lettre  que  j'ai  trouvée  dans 
les  papiers  de  mon  frère.  J'ignore  comment  elle 
était  tombée  dans  ses  mains.  J'ignore  même  à 
qui  elle  est  adressée;  elle  date  sans  doute  de  la 
fin  de  i86f,  et  doit  avoir  été  écrite  peu  de  temps 
après  la  mort  de  Manceau.  Comme  elle  ne  figure 
pas  dans  sa  correspondance  publiée,  je  la  donne 
ici;  elle  est  si  simple,  si  belle,  si  touchante,  qu'il 
serait  dommage  d'en  priver  ses  admirateurs  et  sa 
mémoire  : 


Excellente  amie,  je  vous  embrasse  et  je  vous  remercie.  Je 
suis  à  Noliant.  Maurice  est  venu  me  chercher  à  Palaiseau. 
où  depuis  quatre  mois  j'assistais  sans  espoir  à  une  agonie. 
Je  suis  tellement  fatiguée,  maintenant,  que  je  suis  comme 
abrutie.  J'ai  fermé  les  yeux  de  mon  pauvre  cher  ami,  j'ai 
croisé  ses  mains,  je  l'ai  mis  dans  sa  tombe,  après  l'avoir  gardé 


IIO  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

seule  pendant  deux  nuits  et  trois  jours,  endormi  pour  jamais. 
Je  crois  à  l'immortalité,  au  bonheur  et  au  renouvellement 
après  cette  triste  vie  déchirante. 

Je  vous  aime. 

G.  Sand. 

Les  photographies  qui  restent  de  Mme  Sand 
ont  été  faites  dans  les  dernières  années  de  sa  vie 
et  ne  donnent  d'elle  qu'une  image  imparfaite,  je 
dirai  même  pénible  pour  ceux  qui,  comme  moi, 
l'ont  vue  encore  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté 
mûrissante.  Elle  avait  changé  sa  coiffure,  ses  ban- 
deaux étaient  plus  relevés,  et  le  fer  frisait  ses 
cheveux  à  petites  ondes;  les  yeux  s'étaient  rape- 
tisses; le  bas  de  la  figure  ne  s'était  pas  ennobli 
et  la  photographie  traduit  tout  cela  platement; 
ce  n'est  pas  le  vrai  George  Sand.  Il  faut  le  cher- 
cher dans  ses  portraits  gravés  :  il  a  été  représenté 
fidèlement  à  trois  époques  successives  et  par  trois 
maîtres  différents.  Le  premier  de  ces  portraits, 
et  le  meilleur  à  bien  des  égards,  est  une  fine  gra- 
vure de  Calamatta,  d'après  une  esquisse  de  De- 
lacroix. George  Sand  est  représentée  en  homme, 
en  redingote  1850,  une  cravate  lâche  au  cou,  les 
yeux  superbes,  exagérés  peut-être,  avec  de  larges 
paupières.  L'expression  en  est  lourde  et  triste.  Il 
date  de  1857.  L'autre  est  la  reproduction  à  la 
manière  noire  du  grand  portrait  de  Charpentier, 
—  et  non  Champmartin,  comme  l'écrit  Maxime 
Du  Camp, — qui  a  figuré  à  l'Exposition  de  1839 


GEORGE    SA  ND  III 


ou  1840.  Elle  est  presque  en  pied,  debout,  vêtue 
de  noir,  une  fleur  rouge  dans  les  cheveux.  Evi- 
demment idéalisée,  c'est  Lélia.  Le  troisième  est 
un  dessin  de  grandeur  naturelle  de  Couture. 
C'est  le  George  Sand  de  la  maturité;  celui-là 
est  très  réel,  très  vrai  et  dans  la  juste  mesure 
de  l'idéalisation.  L'impression  en  est  forte  et 
grande  :  on  y  sent  l'ampleur  et  la  puissance  de 
l'écrivain. 

Il  y  a  bien  encore  un  autre  portrait  dû  au  burin 
de  Calamatta  et  dessiné  par  lui  seul  cette  fois-ci. 
La  coiffure  est  formée  de  bandelettes  qui  enca- 
drent le  visage  et  le  costume  est  une  espèce  de 
robe  à  l'antique.  Très  beau  de  gravure  assuré- 
ment, il  est  lourd  de  dessin  et  d'expression.  Quant 
à  la  statue  qu'on  lui  a  élevée  au  foyer  du  Théâtre- 
Français,  et  qui  est  de  Clésinger,  cette  femme 
aux  pieds  nus,  ni  antique  ni  moderne,  ni  idéale 
ni  réelle,  à  la  face  inerte,  sans  caractère  ni  flamme, 
ne  donne  qu'une  idée  fausse  du  beau  génie  dont 
elle  doit  transmettre  les  traits  à  la  postérité.  Et 
pourtant,  dira-t-on  plus  tard,  cette  statue  a  été 
faite  de  son  temps,  presque  de  son  vivant  et  par 
son  gendre  enfin!  Que  de  présomptions  de  vérité 
et  de  sincérité!  Eh  bien,  malgré  tout  cela,  la  vé- 
rité n'est  pas  là.  Du  reste,  j'en  dirai  autant  de 
deux  autres  bustes  qui  figurent  dans  la  même 
galerie  :  je  ne  retrouve  ni  Ponsard  ni  Musset  dans 
leur  effigie  de  marbre.  Alors  que  penser  de  la  res- 


112  souvenirs  littèra: 

semblance  des  bustes  de  Molière  et  de  Rotrou, 
si  beaux  d'ailleurs,  et  qui  ont  été  sculptés  cent 
ans  après  leur  mort?...  Pour  moi,  je  m'en  tiens 
aux  emprei: ites  prises  se:  nature  après  décès,  et 
encore  tout  le  monde  n'y  garde  pas  sa  ressem- 
blance avec  l'expression  de  calme  et  de  grandeur 
.a  mort  y  ajoute  parfois,  comme  on  peut  l'ad- 
mirer dans  les  masques  de  Mirabeau,  de  Napo- 
léon et  de  Goethe. 

En  relisantles  pages  qui  précèdent,  je  les  tic 
bien  longues  et  insignifiantes  et  j'aurais  dû  peut- 
é::e  les  épargner  au  public.  Elles  ne  contiennent 
en  somme  que  la  description  de  George  Sand 
vers  :  840  e:  L'impression  qu'elle  fit  sur  mes  vingt 
ans.  Comme  tous  les  faiseurs  de  mémoires,  je 
m'y  raconte  surtout.  Encore  si  j'avais  vu  M^Sand 
ailleurs  qu'à  Paris  et  loin  de  la  vie  factice  et  ba- 
nale ces  s;  ions!  C'est  un  de  mes  regrets  de  n'avoir 
pas  eu  la  bonne  fortune  de  la  contempler  à 
hant.  dans  sa  Vallée  Noire,  son  vrai  cadre  naturel, 
était  tout  elle-:::.  tu  milieu  de  sa 

vie  de  campagne,  de  famille,  de  bienfaisance  et 
de  travail! 


G  E  O  R  G  E    S  A  113 


*        * 


Pour  retenir  l'attention  du  lecteur,  je  parlerai 
encore  de  deux  de  ses  amis,  les  plus  célèbres,  ce 
qui  me  permettra  d'être  un  peu  plus  intéressant, 
je  l'espère,  avant  de  finir  cette  causerie. 

Un  des  traits  les  plus  frappants  de  cette  femme 
extraordinaire,  c'est  l'impression  si  forte  qu'elle 
a  laissée  sur  tous  ceux  qui  l'ont  approchée,  et 
l'empreinte  ineffaçable  qu'en  ont  gardée  ceux  qui 
l'ont  aimée.  J'en  ai  connu  plusieurs  :  Musset, 
Sandeau,  Chopin.  Mallefille.  Je  laisse  de  côté 
Mérimée  qui  ne  l'a  pas  aimée  et  qui  n'a  eu  avec 
elle  pour  ainsi  dire  qu'une  brève  rencontre,  un 
choc  rapide  et  passager.  Je  ne  parlerai  que  de 
Musset  et  Sandeau. 

Tous  deux  ne  purent  l'oublier,  et  leur  blessure 
fut  toujours  à  vif.  Je  n'ai  jamais  entendu  Musset 
prononcer  son  nom.  Mais  Sandeau  n'avait  pas  la 
même  réserve.  Tantôt  il  la  portait  aux  nues. 
tantôt  il  la  foulait  aux  pieds;  une  muse  ou  une 
gourgandine  :  il  n'y  avait  pas  de  milieu.  Je  me 
rappelle  qu'un  jour  à  Bellevue,  sur  le  balcon  de 


114  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

sa  jolie  maison,  devant  cette  vue  admirable  de  la 
vallée  de  la  Seine,  nous  causions  de  Mme  Sand. 
Elle  vivait  encore.  Je  venais  de  lire  un  de  ses  der- 
niers romans  dans  la  T{evue  des  Deux-zMondes ;  je 
lui  parlais  avec  admiration  de  cette  source  iné- 
puisable d'invention  et  de  style  :  «  C'est  l'honneur 
de  votre  génération,  lui  dis-je  tranquillement.  — 
C'est  l'honneur  de  l'esprit  humain  !  »  reprit  impé- 
tueusement Sandeau,  d'un  air  et  d'un  accent  en- 
flammés, en  faisant  un  grand  geste  qui  ressem- 
blait à  un  serment  solennel.  On  le  voit,  tout  en 
gardant  rancune  à  la  femme  il  était  pénétré  de  la 
supériorité  de  son  génie.  Il  avait  été  le  premier 
à  en  saluer  l'éclosion.  On  sait  qu'à  leur  arrivée  à 
Paris,  après  avoir  écrit  ensemble  le  pâle  et  faible 
roman  de  T{ose  et  'Blanche,  Mme  Sand  fit  à  elle 
seule  Indiana,  qu'elle  rapporta  de  Nohant  où  elle 
allait  toujours  passer  quelques  mois.  Sandeau 
devait  revoir  le  roman  et  le  corriger.  Quand  il 
en  eut  fini  la  lecture,  il  fut  stupéfait  de  la  perfec- 
tion de  l'œuvre  et  du  talent  de  l'ouvrier.  Il  n'y 
avait  rien  à  ajouter,  rien  à  retrancher.  Il  le  lui  dit 
loyalement,  et  sans  nulle  jalousie  ;  il  voulut  qu'elle 
y  mît  son  nom  à  elle,  à  elle  seule.  Ils  avaient  signé 
leur  premier  roman  Jules  Sand.  Indiana  fut  signée 
George  Sand,  et  voilà  comment  naquit  ce  nom 
désormais  immortalisé.  Quant  à  Jules  Sandeau, 
il  reprit  le  sien  tout  entier  en  publiant  zMariana 
et  {Madame  de  Sommerville.    Leur  collaboration 


GEORGE    SAND  I  If 


avait  fini;  désormais  séparés  de  cœur  comme  de 
talent,  ils  coururent  la  même  carrière  sans  jamais 
plus  se  rencontrer. 

Jules  Sandeau,  que  je  n'ai  vraiment  connu  que 
dans  ses  dernières  années,  avait  beaucoup  d'es- 
prit, beaucoup  plus  que  ses  romans  n'en  mon- 
trent assurément.  Il  y  mettait  plutôt  son  cœur  et 
ses  rêves.  Dans  la  conversation,  il  était  calme, 
simple,  aimable.  Son  commerce  était  d'une  grande 
douceur.  Il  ne  se  dépensait  pas  en  monologues 
brillants  et  verveux,  comme  tant  de  ses  confrères  ; 
mais  des  remarques  fines,  des  saillies  profondes 
lui  échappaient  tout  à  coup.  Le  fond  était  assez 
amer  et  découragé,  surtout  vers  la  fin,  mais  la 
forme  était  toujours  gracieuse  et  spirituelle. 
Qu'on  se  rappelle  ce  passage  de  son  discours  à 
l'Académie  en  réponse  à  C.  Doucet,  succédant 
à  A.  de  Vigny  :  «  Vous  regrettez,  monsieur,  de 
n'avoir  pas  vécu  dans  l'intimité  de  M.  de  Vigny; 
mais  personne  n'y  a  jamais  vécu,  —  pas  même 
lui.  » 

Il  avait  une  tête  fine;  ses  yeux  étaient  beaux 
et  bons,  je  veux  dire  pleins  de  bonté.  Lehmann 
en  a  fait  un  joli  crayon.  L'âge  l'avait  empâté 
pourtant  et  déchevelé;  il  fumait  continuellement; 
la  paresse  et  le  découragement  l'avaient  alourdi. 
Mais  on  devinait  qu'il  avait  dû  être  charmant 
dans  sa  jeunesse.  Un  petit  portrait  fait  d'après 
lui  au  crayon  en  1 85 1  ou  1832  par  Mme  Sand, 


Il6  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

—  oui,  Mme  Sand,  vous  avez  bien  lu,  —  était 
pendu  près  de  la  glace,  à  gauche,  dans  le  joli 
salon  du  pavillon  Mazarin  qu'il  occupait  en  qua- 
lité de  bibliothécaire.  Je  le  vois  encore,  une  ma- 
gnifique touffe  de  cheveux  en  forme  de  toupet  à 
la  Louis-Philippe  couronnait  son  front  et  sa  fi- 
gure imberbe.  «  Il  n'y  a  que  nous  autres  chauves, 
me  disait-il,  pour  avoir  eu  autant  de  cheveux.  » 
Qu'est  devenu  ce  petit  portrait?  Sandeau  est 
mort,  Mme  Sandeau  est  morte,  leur  fils  aussi  est 
mort;  d'autres  hôtes  habitent  le  pavillon  Mazarin, 
et  sans  doute  d'autres  portraits  figurent  autour 
de  la  même  glace. 

Cette  mort  de  ce  fils,  un  fils  unique,  jeune 
officier  de  marine  plein  d'espérances,  brisa  tout  à 
fait  Sandeau;  il  ne  fit  plus  que  végéter.  Les  jours 
de  réception  de  sa  femme,  il  fuyait  le  salon.  Re- 
tiré dans  un  étroit  petit  cabinet,  couché  sur  un 
divan,  enveloppé  d'un  nuage  de  fumée,  il  n'était 
accessible  qu'à  quelques  amis  intimes  comme 
Ê.  Augier,  Hetzel  et  quelques  autres.  Il  ne  tra- 
vailla plus  ou  du  moins  que  rarement  et  pénible- 
ment. Le  jeudi  il  sortait  de  sa  torpeur  pour  as- 
sister aux  séances  de  l'Académie.  Il  s'y  plaisait  : 
«  C'est  une  douce  chose  que  d'être  de  l'Académie 
dans  sa  vieillesse,  »  me  disait-il.  Son  élection  l'avait 
ravi.  Je  dînai  avec  lui  ce  jour-là  chez  Alexandre 
Bixio.  Il  était  rayonnant  et  ne  cachait  pas  son 
bonheur.  Le  cas  est  général  du  reste.  Je  n'ai  pas 


GEORGE    SAND  I  17 


vu  un  seul  des  élus  qui  n'exuhâr.  Il  paraît  que 
c'est  bien  bon,  —  et  voilà  pourquoi  l'Académie 
ne  chômera  jamais  de  candidats.  Être  parfaite- 
ment heureux  tout  un  jour,  songez  donc! 

Après  déjeuner,  il  allait  jusqu'au  Palais-Royal 
prendre  son  café  et  lire  les  journaux.  Je  l'y  ac- 
compagnais quelquefois.  Un  jour  il  voulut  s'as- 
seoir sur  un  banc  du  jardin  au  milieu  des  enfants 
qui  jouaient.  En  le  quittant  je  me  retournai  :  il 
était  affaissé,  lourd,  un  vieillard,  une  ruine.  J'eus 
le  cœur  serré  en  pensant  à  ce  qu'il  avait  été  et  à 
ce  qu'il  allait  devenir  :  l'isolement,  le  dégoût  de 
tout,  la  vieillesse  du  corps  et  de  l'âme,  est-ce  donc 
ainsi  qu'il  faut  finir?  Il  mourut  quelque  temps 
après,  et  sans  peine,  je  suppose,  il  ne  tenait  plus  à  la 
vie.  J'essayais  parfois  de  le  relever,  de  le  ranimer, 
de  l'encourager  à  quelques  travaux;  il  secouait 
la  tête  et  me  répondait  tristement  :  «  Non,  c'est 
fini;  je  n'ai  pas  l'âme  remontante,  comme  vous.  » 

Il  travaillait  lentement,  difficilement;  il  était 
trop  méticuleux;  les  scrupules  l'embroussail- 
laient;  il  ne  pouvait  avancer  :  il  était  de  ces  ti- 
morés littéraires  dont  Flaubert  est  le  type. 
Ceux-là  ne  sont  pas  les  amants  de  la  muse,  ils 
en  sont  les  victimes.  Sandeau  restait  une  heure 
sur  une  phrase.  Un  soir,  à  Bellevue,  je  cau- 
sais avec  Mme  Sandeau  et  deux  ou  trois  amis, 
dans  un  coin  de  leur  vaste  salon.  Sandeau  fumait 
dans  l'autre  coin,  tout  seul  à  ruminer  en  silence  : 


I  1 8  SOUVENIRS     LITTÉRAIRbS 

tout  à  coup  il  m'interpelle  pour  me  demander  si 
on  pouvait  dire  :  «  Son  bonheur  lui  souriait  dans 
tous  les  yeux.  »  Je  lui  répondis  par  levers  de  Ché- 
nier  dans  la  jeune  Captive  : 

Ma  bienvenue  au  jour  me  rit  dans  tous  les  yeux, 

et  je  le  grondai  doucement  de  ses  timorités  super- 
flues. Je  n'osai  pas  lui  donner  Mme  Sand  pour 
modèle,  naturellement  :  c'eût  été  cruel.  Mais  j'in- 
sistai sur  les  avantages  d'un  travail  plus  libre, 
plus  confiant,  plus  rapide,  sauf  à  y  revenir  par 
des  retouches.  En  effet,  pendant  qu'on  cisèle  une 
phrase,  la  pensée  se  refroidit,  s'impatiente;  elle  a 
trop  attendu  son  tour  et  souvent  on  ne  la  retrouve 
plus  quand  on  revient  à  elle.  La  pensée  est  femme. 
Ce  travail  compassé  et  timide  n'est  plus  de  la 
peinture,  c'est  de  la  mosaïque.  Les  grands  maî- 
tres ont  la  main  déliée  et  plus  large;  ils  laissent 
couler  la  source,  —  à  moins  qu'ils  ne  la  captent 
et  ne  la  rétrécissent,  pour  la  faire  jaillir  plus  haut 
et  retomber  en  jet  d'eau  lumineux,  comme  on  le 
voit  chez  certains  grands  artistes,  La  Bruyère  en 
tête.  De  nos  jours,  entre  la  facilité  et  l'abondance 
magnifique  de  Lamartine  et  de  George  Sand, 
par  exemple,  et  le  labeur  méticuleux  et  inquiet 
de  Flaubert  et  de  Sandeau,  il  y  a  eu  des  génies 
heureux,  comme  Mérimée  et  Musset,  qui  ont 
touché  à  la  perfection  du  premier  coup  et  sans 


GEORGE    SAND  I  IO. 


efforts.  Mme  Sand,  puisqu'il  est  question  d'elle, 
est,  en  effet,  le  contraire  de  ces  écrivains  transis. 
Jules  Lemaître  a  célébré  en  paroles  charmantes 
ce  ruissellement  copieux  et  bienfaisant,  cette  Lactea 
ubertas,  Caro  a  admirablement  défini  cette  faci- 
lité abondante  de  son  style,  tout  en  ajoutant  avec 
finesse  qu'elle  était  aussi  un  piège  et  un  danger. 
Sa  phrase  court  limpide  et  tranquille,  sûre  de  sa 
route  et  ne  s'en  préoccupant  pas.  De  même  pour 
la  composition;  je  doute  qu'elle  prît  la  peine  de 
faire  un  plan  d'avance;  du  moins,  pour  certains 
de  ses  romans,  ce  n'est  que  trop  visible.  Chemin 
faisant,  elle  battait  les  buissons  pour  en  faire 
sortir  les  idées  et  les  images,  et  elles  sortaient  en 
foule.  Quant  au  but  du  voyage,  elle  s'en  inquié- 
tait peu;  on  arrive  toujours  quelque  part.  Cette 
méthode  est  bien  dangereuse,  et  je  ne  la  conseil- 
lerais à  personne.  Mais  si  elle  est  pleine  de  périls, 
elle  a  un  immense  avantage  :  on  garde  la  fraîcheur 
du  style,  car  l'auteur  s'amuse  d'abord  lui-même 
en  amusant  les  autres. 

J'ai  promis  de  parler  encore  de  Musset,  j'y 
arrive  :  il  est  difficile  d'écrire  sur  Mme  Sand  sans 
qu'il  soit  question  de  ce  grand  poète.  Le  siècle  a 
retenti  du  bruit  de  leurs  amours,  et  leurs  griefs 
ont  laissé  une  trace  ineffaçable  dans  notre  litté- 
rature contemporaine.  Chacun  d'eux  a  eu  ses 
partisans  qui  ont  envenimé  et  prolongé  la  que- 
relle. Qui  ne  se  rappelle  parmi  les  lettrés  le  tu- 


120  SOUVENIRS  LITTERAIRES 

multe  soulevé,  il  y  a  plus  de  trente  ans,  par  le 
roman  de  Mme  Sand,  Elle  et  Lui?  Nous  sommes 
plus  calmes  à  présent.  La  jeune  génération  a 
d'autres  soucis  :  elle  enveloppe  les  deux  amants 
et  les  deux  écrivains  dans  la  même  indifférence, 
quelques-uns  osent  dire  le  même  dédain...  Pau- 
vres petits!  —  Continuons. 

Il  y  a  deux  versions  sur  Mme  Sand,  Tune  qui  la 
représente  comme  la  Pulchérie  de  Lclia,  l'autre 
comme  Lélia  elle-même,  froide,  insensible,  im- 
matérielle. La  vérité  est,  sans  doute,  entre  les 
deux.  Je  ne  déciderai  pas.  Je  l'ai  appelée  un  jour 
la  fille  de  Rousseau  et  de  Mme  de  Warens.  Caro, 
qui  a  bien  voulu  recueillir  le  mot  et  le  citer  dans 
sa  belle  étude  sur  George  Sand,  n'en  a  désigné 
l'auteur  que  par  ce  mot  vague  et  flatteur  :  un 
homme  d'esprit.  Or,  comme  ce  signalement  ne 
suffit  pas  pour  me  faire  reconnaître,  —  même 
par  mes  amis,  —  je  revendique  ici  la  paternité 
de  ce  mot  qui  me  paraît  très  juste,  et  je  dirais 
même  profond,  si  je  n'en  étais  l'auteur.  En  effet, 
ne  tient-elle  pas  de  Rousseau  la  magie  du  style, 
l'amour  de  la  nature  et  le  penchant  aux  rêveries 
sociales  et  humanitaires  ?  et  la  Lclia  de  la  réalité 
ne  fut-elle  pas,  ainsi  que  Mme  de  Warens,  bonne, 
aimante,  charitable,  maternelle,  et,  par  nature 
comme  par  son  éducation,  trop  indifférente  aux 
jugements  de  l'opinion?  Je  pourrais  aller  plus 
loin,  mais  c'est  inutile.  Contentons-nous  d'in- 


GEORGE    SAN  D  121 


sister  sur  le  côté  maternel  dont  j'ai  déjà  indiqué 
la  prédominance  dans  son  caractère.  Maternelle, 
elle  le  fut  déjà  avec  Sandeau  qui  avait  sept  ans 
de  moins  qu'elle.  Elle  le  fut  avec  Musset  qui 
n'avait  que  vingt  ans,  et  également  avec  Chopin, 
plus  âgé,  mais  toujours  souffrant.  Elle  les  aima 
et  les  traita  comme  des  malades.  Lucrei^ia  Floriani 
et  Elle  et  Lui  en  disent  long  sur  ce  chapitre.  Mais 
à  vingt  ans,  on  demande  autre  chose  que  des  ma- 
ternités et  des  soins  chez  une  maîtresse;  rien  que 
la  différence  d'âge  et  de  caractère  expliquerait 
déjà  bien  des  choses.  Mme  Sand  avait  sur  ces 
jeunes  hommes  une  double  supériorité  :  celle  des 
années  et  celle  d'une  raison  plus  froide.  Ajoutez-y 
le  charme  féminin  et  l'ascendant  d'un  génie  au 
moins  égal,  et  l'on  comprendra  la  lassitude  d'un 
côté,  et  de  l'autre  le  déchirement,  l'exaspération 
de  la  rupture.  Si  la  correspondance  de  Mme  Sand 
avec  Musset,  et  de  Musset  avec  elle,  existe  encore 
en  entier,  et  si  elle  était  jamais  publiée,  —  et  elle 
devrait  l'être,  —  je  suis  sûr  que  tous  les  deux  au- 
raient à  la  fois  raison  et  tort,  comme  il  advient 
presque  toujours  en  pareille  aventure.  En  tout 
cas,  elle  ne  pourrait  que  leur  faire  honneur  à  l'un 
et  à  l'autre.  Déjà  de  leur  vivant  ils  s'étaient  par- 
donné. Il  en  reste  des  témoignages  immortels  : 
les  Lettres  d'un  voyageur  et  le  Souvenir,  et  même 
la  5\uit  d'Octobre.  Pourquoi  ne  pas  achever  de 
tout  nous  dire?  Nous  sommes  la  postérité  pour 


122  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

eux  à  cette  heure.  Le  nom  de  Musset  ne  paraît 
pas  même  dans  la  volumineuse  correspondance 
qu'on  a  publiée  de  Mme  Sand  avec  ses  amis.  Est- 
ce  admissible?  Pourquoi  ne  pas  combler  cette  la- 
cune inacceptable  ?  Ces  lettres  n'ont  pas  dû  périr. 
En  tout  cas,  pour  celles  de  Musset,  nous  en  avons 
eu  un  avant-goût  dans  Elle  et  Lui  :  les  fragments 
des  lettres  de  Laurent  de  Fauvel  que  cite  Mme  Sand 
trahissent  leur  origine;  si  elles  ne  donnent  pas  le 
texte  même,  elles  en  ont  tout  l'esprit  :  le  passage 
où  il  est  question  du  gilet  est  évidemment  du 
Musset  le  plus  pur.  Le  hasard,  d'ailleurs,  a  remis 
entre  mes  mains  la  copie  de  quelques  lettres  de 
Musset  à  Mme  Sand,  écrites  à  l'époque  de  leur 
rupture,  copie  prise  sur  les  originaux  par  une 
amie  de  Mme  Sand  et  avec  son  autorisation.  Je 
crois  rendre  service  à  la  mémoire  du  poète  en 
prenant  la  liberté  d'en  donner  quelques  extraits. 
Ils  portent  bien  l'empreinte  de  son  génie,  et  le 
font  revivre  dans  ce  qu'il  avait  de  plus  humain, 
de  plus  sincère  et  de  plus  éloquent. 

rOn  a  reproché  amèrement  à  Mme  Sand  la  pu- 
blication de  son  roman  Elle  et  Lui.  Mais,  dès  le 
début  de  leur  séparation,  Musset  avait  l'idée  d'un 
pareil  ouvrage.  Il  en  parle  à  plusieurs  reprises 
dans  ses  lettres  datées  de  1833  : 

Je  m'en  vais  faire  un  roman.  J'ai  bien  envie  d'écrire  notre 
histoire.  Il  me  semble  que  cela  me  guérirait  et  m'élèverait 
le  cœur.  Je  voudrais  te  bâtir  un  autel,  fût-ce  avec  mes  os. 


GEORGE    SAND  I2f 


Et  plus  tard  : 

Mais  je  ne  mourrai  pas  sans  avoir  fait  un  livre  sur  moi,  sur 
toi  surtout.  Non,  ma  belle  fiancée,  tu  ne  te  coucheras  pas  dans 
cette  froide  terre  sans  qu'elle  sache  qui  elle  a  porté.  Je  te  le 
jure  par  ma  jeunesse  et  par  mon  génie!... 

Ce  qui  serait  plus  curieux  encore  dans  cette 
correspondance,  si  on  la  publiait  en  entier,  ce  se- 
rait d'y  voir,  comme  dans  ces  ruches  de  cristal  où 
l'on  peut  suivre  le  travail  des  abeilles,  les  mou- 
vements désordonnés  et  contraires  de  sa  passion. 
Nulle  part  on  ne  trouverait  un  plus  bel  exem- 
plaire de  cette  façon  forcenée  d'aimer,  comme  le 
dit  M.  Brunetière,  qui  distingue  la  génération  ro- 
mantique. Musset  reconnaît  d'abord  ses  torts,  il 
les  confesse  ingénument,  il  se  résigne  à  en  subir 
les  conséquences,  il  va  même  jusqu'à  aimer  son 
rival,  du  moins  il  le  croit  : 

Lorsque  j'ai  vu  le  pauvre  Pagello,  j'y  ai  reconnu  la  bonne 
partie  de  moi-môme,  mais  pure  et  exempte  des  souillures 
irréparables  qui  l'ont  empoisonnée  en  moi.  C'est  pourquoi 
j'ai  compris  qu'il  fallait  partir... 

Il  quitte  Paris,  il  va  à  Baden.  Là,  dans  la  soli- 
tude, les  souvenirs  ardents  reviennent,  sa  tête 
s'exalte,  il  est  dévoré  de  regrets,  il  la  désire,  il 
l'aime  plus  que  jamais.  Mirabeau,  dans  sa  prison, 
n'a  rien  écrit  de  plus  enflammé  : 

Jamais  homme  n'a  aimé  comme  je  t'aime;  je  suis  perdu, 
vois-tu,  je  suis  noyé,  inondé  d'amour...  Je  t'aime,  ô  ma  chair 


124  SOUVENIRS  LITTÉRAIRES 

et  mes  os  et  mon  sang!  Je  meurs  d'amour,  d'un  amour  sans 
fin,  sans  nom,  insensé,  désespéré,  perdu.  Tu  es  aimée,  ido- 
lâtrée, jusqu'à  mourir.  Non,  je  ne  guérirai  pas,  non,  je 
n'essayerai  pas  de  vivre.  Je  me  soucie  bien  de  ce  qu'ils  di- 
sent! Ils  diront  que  tu  as  un  autre  amant.  Je  le  sais  bien. 
J'en  meurs.  Mais  j'aime,  j'aime.  Qu'ils  ne  m'empêchent  pas 
de  t'aimer!  etc. 

Et  plus  loin  : 

Il  ne  fallait  pas  nous  revoir,  maintenant  c'est  fini.  Je  m'étais 
dit  qu'il  fallait  prendre  un  autre  amour,  oublier  le  tien,  avoir 
du  courage.  J'essayais,  mais  tu  le  sais  bien,  n'est-ce  pas?  ces 
belles  créatures,  je  les  hais,  elles  me  dégoûtent  avec  leurs 
diamants  et  leurs  velours.  Je  les  embrasse,  après  je  me  rince 
la  bouche  et  je  deviens  furieux.  Je  n'aime  pas  .les  Vénus,  ô 
mon  amour!  Ce  que  j'aime,  c'est  la  petite  robe  noire,  le 
nœud  de  ton  soulier,  ton  col,  tes  yeux.  Tiens,  je  suis  fou, 
—  mais  tu  m'as  permis  de  t'aimer... 

Il  revient  à  son  idée  de  roman  à  faire  avec  leur 
histoire;  mais  il  ne  connaît  pas  assez  sa  vie  en 
détail.  Alors  il  lui  propose  d'aller  la  retrouver 
dans  le  Berry,  caché  aux  environs  de  Moulins  ou 
de  Châteauroux;  elle  y  viendrait  le  voir,  seule,  à 
cheval;  on  le  croirait  bien  loin,  en  Allemagne,  et 
il  y  aurait  eu  là  quelques  beaux  moments.  Ce  qui 
est  caractéristique,  c'est  que  la  lettre  est  signée 
Franck,  le  héros  de  la  Coupe  et  les  lèvres. 

Il  rentre  à  Paris;  il  est  plus  calme,  à  en  juger 
par  ce  fragment  : 

«  Dites-moi,  monsieur,  est-ce  vrai  que  Mme  Sand  soit  une 
femme  adorable  ?  »  Telle  est  l'honnête  question  qu'une  belle 
bête  m'adressait  l'autre  soir.  La  chère  créature  ne  l'a  pas  ré- 


GEORGE    SAND  I2f 


pétée  moins  de  trois  fois,  —  pour  voir  apparemment  si  je 
varierais  ma  réponse.  «  Chante,  mon  brave  coq,  me  disais-je 
tout  bas,  tu  ne  me  feras  pas  renier,  comme  saint  Pierre.  » 

Il  part  pour  la  campagne,  et  de  là  il  demande, 
il  espère  un  rendez-vous  —  d'ami.  —  Il  lui  est 
refusé,  on  ne  lui  permet  pas  de  revenir  à  Paris  :  il 
y  a  une  promesse  fatale  : 

Que  je  revienne  à  Paris,  cela  te  choquera,  et  lui  aussi! 
J'avoue  que  je  n'en  suis  plus  à  ménager  personne.  Qu'il 
souffre,  qu'il  souffre,  qu'il  souffre,  lui  qui  m'a  appris  à 
souffrir! 

Puis  l'apaisement  se  fait  :  ils  se  sont  revus.  Le 
pauvre  Musset  a  enfin  obtenu  une  dernière  en- 
trevue, —  d'ami  toujours,  —  un  rendez-vous 
d'adieux.  Il  remercie  George  Sand  par  une  der- 
nière lettre,  calme,  attendrie,  presque  fraternelle. 
Elle  commence  par  la  note  adoucie,  pardonnante, 
du  Souvenir  et  de  la  C^Çuit  d'Octobre  : 

Je  t'envoie  ce  dernier  adieu,  ma  bien-aimée,  et  je  te  l'en- 
voie avec  confiance,  non  sans  douleur,  mais  sans  désespoir. 
Les  angoisses  cruelles,  les  luttes  poignantes,  les  larmes  amères 
ont  fait  place  en  moi  à  une  compagne  bien  chère,  la  pâle  et 
douce  mélancolie.  Ce  matin,  après  une  nuit  tranquille,  je 
l'ai  trouvée  au  chevet  de  mon  lit,  avec  un  doux  sourire  sur 
les  lèvres.  C'est  l'amie  qui  part  avec  moi  ;  elle  porte  au  front 
ton  dernier  baiser. 

La  lettre  continue  ainsi  sur  ce  ton  de  résigna- 
tion, de  rassérénement  et  de  tendresse.  Il  est  ré- 
concilié avec  elle  et  avec  lui-même.  Il  accepte  la 


126  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

destinée;  puis  le  ton  s'élève;  il  devient  plus  ly- 
rique, plus  grandiloquent.  La  lettre  se  termine 
par  une  prosopopée  pleine  de  fierté  et  de  con- 
fiance dans  l'immortalité  de  leur  amour;  il  tres- 
saille d'orgueil  à  la  pensée  que  la  postérité  répé- 
tera leurs  noms  avec  ceux  des  amants  immortels  qui 
n'en  ont  quun  à  eux  deux,  comme  l{pméo  et  Juliette, 
comme  Héloïse  et  oAbeilard. 

Et  il  en  sera  ainsi,  son  espoir  ne  sera  pas  déçu. 
Laissons  là  les  récriminations,  les  vaines  recher- 
ches sur  les  griefs  vrais  ou  faux  et  leur  origine 
probable.  A  quoi  bon  prendre  parti  entre  ces 
cœurs  déchirés?  Ils  ont  aimé,  ils  ont  souffert  l'un 
par  l'autre,  puis  ils  se  sont  pardonné.  Faisons 
comme  eux. 

Ceux  qui  ont  vécu  savent  que  dans  ces  crises 
de  la  passion  les  torts  engendrent  les  torts,  qu'ils 
sont  fatalement  mutuels,  même  quand  le  combat 
est  inégal  et  la  culpabilité  incertaine.  Le  tort  su- 
prême, d'ailleurs,  le  crime  inexpiable,  —  inévi- 
table même,  hélas!  —  n'est-il  pas  de  n'être  plus 
aimé  quand  on  aime  encore,  —  et  réciproque- 
ment? Y  a-t-il  des  juges  du  procès,  et  où  sont-ils? 
Je  n'en  vois  que  deux  :  le  temps  qui  apaise  tout, 
en  faisant  tout  oublier,  et  la  calme  postérité  qui 
doit  tout  comprendre. 


V 


m£%imî:E    —    ScAIV^JTE-'BEUVE 


y\^G  u  moment  de  parler  de  Mérimée  avec 
la  sincérité  que  j'ai  montrée  vis-à-vis 
de  H.  Heine,  je  ne  puis  m'empêcher 
de  sourire,  et  d'aller  au-devant  d'une  objection 
que  je  prévois.  Le  Mérimée  que  je  vais  dépeindre 
ne  ressemble  guère  à  celui  de  la  légende  qui  s'est 
faite  autour  de  son  nom,  et  ici,  comme  pour 
H.  Heine,  j'irai  à  l'encontre  de  l'opinion  com- 
mune. On  pourra  donc  croire  de  ma  part  à  un 
parti  pris  de  paradoxe,  à  un  besoin  de  dire  coûte 
que  coûte  du  nouveau  dans  ces  Souvenirs,  afin  de 
leur  donner  plus  de  piquant.  Rien  ne  serait  plus 
injuste.  Je  dis  mes  impressions,  je  raconte  ce  que 
j'ai  vu,  avec  une  entière  franchise.  Libre  de  toute 


128  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

attache,  dégagé  par  mon  âge  de  toute  prétention, 
je  ne  dépends  que  de  ma  mémoire  et  je  n'aspire 
qu'à  la  vérité:  si  je  me  trompe,  c'est  avec  une 
entière  bonne  foi.  Le  paradoxe  ne  m'a  jamais 
plu,  —  surtout  écrit;  —  c'est  un  procédé  d'esprit 
trop  facile.  Passe  encore  dans  la  conversation, 
où  il  réveille  les  idées,  en  appelant  la  contradic- 
tion. Il  fait  alors  l'office  du  brochet  dans  les 
étangs.  Encore  ne  faut-il  pas  en  abuser;  laissons-le 
aux  gens  d'esprit  secondaire  qui  n'ont  que  ce 
moyen  de  briller,  ou  aux  virtuoses  de  la  causerie 
en  humeur  de  tirer  leur  feu  d'artifice. 

Il  est  souvent  difficile  de  remonter  aux  origines 
de  ses  plus  chères  affections,  à  plus  forte  raison 
de  ses  simples  connaissances.  Je  ne  sais  pas  bien 
où  et  quand  je  vis  Mérimée  pour  la  première  fois. 
C'est  sans  doute  dans  le  salon  d'Alexandre  Bixio, 
vers  1843.  Mérimée  demeurait  alors  rue  Jacob, 
n°  18,  dans  la  maison  occupée  depuis  par  la 
librairie  Hetzel.  Plus  tard,  il  vint  habiter,  rue  de 
Lille,  au  coin  de  la  rue  du  Bac,  le  )"2  actuel,  ou 
je  demeurais  moi-même.  Notre  propriétaire  était 
son  cousin,  M.  Fresnel,  le  frère  du  célèbre  ingé- 
nieur. Ce  voisinage  facilita  nos  relations.  J'allais 
le  voir  de  temps  en  temps  :  on  le  trouvait  d'ordi- 
naire lisant,  une  cigarette  aux  lèvres,  ou  fumant 
une  longue  pipe  en  merisier,  les  pieds  dans  des 
babouches  turques,  et  drapé  dans  une  magni- 
fique robe  de  chambre  japonaise  ou  chinoise  à 


MÉRIMÉE    —    SAINTE-BEUVE  I  29 

grands  ramages.  On  traversait  d'abord  la  salle  à 
manger  qui  était  fort  simple,  quoique  ornée  de 
tableaux  remarquables,  presque  tous  espagnols, 
et  Ton  entrait  dans  un  grand  salon  transformé  en 
cabinet  de  travail,  où  se  tenait  Mérimée,  tel  que 
je  viens  de  le  décrire.  Les  parois  de  ce  salon  très 
élevé  étaient  tapissées  jusqu'au  plafond  de  rayons 
en  vieux  chêne,  garnis  de  livres  les  plus  rares; 
peu  ou  point  de  bibelots,  sauf  quelques  souvenirs 
de  voyages,  et  deux  cornets  du  Japon  superbes 
sur  la  cheminée  ;  de  vastes  sièges,  tou  t  capitonnés, 
sans  bois  apparent,  un  divan  dans  le  fond  d'une 
espèce  d'alcôve,  une  foule  de  coussins  brodés 
dans  tous  les  coins;  au  milieu,  un  bureau  en  bois 
de  rose,  style  Louis  XV,  orné  de  cuivres  fins  et 
couvert  de  brochures,  avec  quelques  presse- 
papiers,  presque  tous  d'exquis  objets  d'art  ou  de 
curiosité,  entre  autres  un  bronze  antique  admi- 
rable, représentant  un  jeune  Faune  se  retournant 
à  demi  pour  jouer  avec  sa  queue.  Il  est  là,  sur 
ma  table,  à  demi  calciné  par  l'incendie  qui  a 
brûlé  notre  maison  le  23  mai  1 871  ;  je  le  regarde 
en  écrivant  ces  lignes,  et  je  voudrais  bien  qu'il 
pût  me  donner  le  secret  du  style  de  son  premier 
propriétaire. 

Mérimée  était  grand,  maigre  et  svelte;  sa  fi- 
gure, toujours  soigneusement  rasée,  n'avait  rien 
de  remarquable,  si  ce  n'est  un  vaste  front  et  deux 
yeux  gris,  enfoncés  sous  l'arcade  sourcilière,  qui 


I^O  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

était  surmontée  de  sourcils  épais  et  déjà  grison- 
nants. Cette  tête  osseuse,  aux  pommettes  sail- 
lantes, au  nez  un  peu  gros  du  bout,  n'était  rien 
moins  qu'aristocratique;  mais  une  tenue  toujours 
très  soignée  lui  donnait,  malgré  tout,  un  air  de 
distinction  mondaine.  Son  accueil  était  d'une 
courtoisie  parfaite,  quoiqu'un  peu  froide  :  on  se 
trouvait  devant  un  gentleman  accompli.  Il  avait 
en  effet  dans  son  abord  quelque  chose  de  légè- 
rement anglaisé;  sa  parole  était  lente,  le  ton 
égal,  le  débit  presque  hésitant;  rien  de  vif,  d'ac- 
centué; il  riait  à  peine,  même  quand  il  contait 
les  histoires  les  plus  drolatiques  ou  les  plus  crous- 
tilleuses.  Un  vernis  de  réserve  et  de  froide  dis- 
tinction ne  le  quittait  jamais,  même  entre  hommes 
et  avec  des  intimes.  Le  contraste  de  sa  tenue 
avec  sa  parole,  surtout  quand  il  abordait  les  su- 
jets les  plus  scabreux,  donnait  un  piquant  singu- 
lier à  ce  qu'il  racontait.  On  a  dit  qu'il  affectait 
d'être  cynique;  non,  il  n'affectait  rien  :  il  avait 
trop  de  goût  pour  cela.  Seulement,  il  ne  craignait 
pas  de  l'être,  et  il  ne  reculait  pas  devant  le  mot 
propre,  —  ou  malpropre,  comme  on  voudra.  Il 
pensait  sans  doute  là-dessus  comme  Montaigne, 
qui,  au  moment  de  lâcher  quelque  crudité,  dit 
simplement  :  «  Il  faut  laisser  aux  femmes  cette 
vaine  superstition  de  paroles.  » 

J'ignore  ce  qu'il  était  avec  les  femmes  dans 
l'intimité;  Y  Inconnue  aurait  pu  nous  le  dire.  Mais, 


MÉRIMÉE     —    SAINTE-BEUVE  I]I 

au  fond,  j'ai  toujours  soupçonné  qu'une  grande 
timidité  se  cachait  sous  ce  masque  de  froideur  et 
d'impassibilité.  Les  hommes,  sous  ce  rapport-là, 
sont  en  général  beaucoup  plus  timides  qu'on  ne 
le  croit.  Mérimée  poussait  à  l'excès  cette  étrange 
hypocrisie  parisienne,  qui,  de  peur  du  ridicule, 
évite  à  tout  prix  l'expression,  même  voilée,  d'une 
sensibilité  vraie  ou  d'un  bon  sentiment.  Le  Pari- 
sien a  tellement  horreur  de  tout  ce  qui  peut  res- 
sembler à  une  pose  vertueuse  qu'il  préfère  donner 
le  change,  en  affectant  la  moquerie,  l'indifférence 
ou  même  le  cynisme.  Au  fond,  le  diable  n'y 
gagne  rien.  Le  Français  de  Paris  est  bien  meilleur 
qu'il  ne  veut  le  paraître.  Les  étrangers  sont  tou- 
jours dupes  de  cette  hypocrisie  à  rebours;  ils 
nous  prennent  au  mot,  nous  condamnent  sur  nos 
propres  aveux,  sans  soupçonner  le  vrai  dessous 
des  cartes  :  de  là  viennent  tant  de  jugements 
étranges  sur  le  caractère  français  étudié  à  Paris. 
Chez  Mérimée,  cette  ironie  n'avait  rien  d'agres- 
sif et  d'étalé;  elle  s'alliait  avec  le  respect  de  l'opi- 
nion des  autres.  On  se  sentait  toujours  en  face 
d'un  homme  bien  élevé,  même  au  milieu  de  ses 
plus  grandes  crudités  de  langage.  Il  pouvait  cho- 
quer, il  ne  blessait  pas.  J'avais  vingt-quatre  ans, 
j'étais  idéaliste  et  républicain,  épris  de  poésie  et 
préoccupé  de  religion  :  il  le  savait  ou  l'avait  de- 
viné; jamais  il  ne  me  fit  subir  la  moindre  mo- 
querie ou  même  une  de  ces  légères  taquineries 


11,2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

qui  eussent  été  permises  à  un  homme  de  son  âge, 
de  son  talent,  de  sa  renommée,  et  si  supérieur 
de  toute  façon.  De  son  scepticisme  en  politique 
et  en  religion,  il  était  facile  de  retrouver  les  ori- 
gines et  les  causes  :  sa  mère,  qui  ne  l'avait  pas 
fait  baptiser,  lui  avait  légué  son  incroyance,  et 
l'amitié  de  Stendhal  n'avait  pu  que  l'affermir  dans 
cette  voie.  Il  ne  faut  pas  oublier,  d'ailleurs,  que  la 
Restauration,  par  son  intolérance,  avait  fait  re- 
fluer vers  Voltaire  toute  cette  partie  de  la  jeu- 
nesse que  Chateaubriand  n'avait  pas  ramenée  à 
l'Église,  ou  que  Lamartine  ne  berçait  plus  de  ses 
harmonies  religieuses.  Quant  à  la  politique,  il 
était  trop  artiste,  trop  aristocrate  d'esprit,  pour 
l'aimer.  On  a  fait  de  lui  un  type  de  courtisan; 
bien  à  tort.  S'il  devint  sénateur  de  l'Empire  et  fa- 
milier des  Tuileries,  il  le  dut  à  l'attachement  de 
la  jeune  souveraine,  qu'il  avait  connue  enfant.  Sa 
courtisanerie  ne  fut  qu'une  fidélité  d'amitié  et  de 
dévouement.  Sa  tenue  vis-à-vis  de  l'empereur  et 
ses  jugements  sur  sa  politique  en  sont  la  preuve; 
il  ne  fut  jamais  aveuglé  comme  tant  d'autres.  On 
n'est  pas  sceptique  pour  rien,  et  il  faut  bien  avoir 
les  qualités  de  ses  défauts. 

Il  contait  fort  bien,  comme  on  le  pense,  sans 
geste  et  lentement.  Rien  de  plus  intéressant  que 
ses  souvenirs  et  anecdotes  de  voyage;  la  Corse 
et  l'Espagne  y  figuraient  au  premier  plan.  J'ai  re- 
tenu plus  d'un  de  ces  récits  qu'il  nous  faisait  sous 


MÉRIMÉE    —    SAINTE-BEUVE  I  "}] 

Louis-Philippe,  et  qu'il  n'eût  pas  fait  dix  ans  plus 
tard,  assurément;  mais  qui  peut  prévoir  l'avenir, 
surtout  en  France? 

Il  était  vraiment  bon  et  obligeant,  et  c'est  ici 
que  commence  le  Mérimée  nouveau,  ou  trop  peu 
connu,  que  j'ai  promis.  Ses  amis,  et  il  en  eut  beau- 
coup, connaissaient  bien  cette  exquise  bonté. 
Est-ce  à  ce  propos  que  Renan  a  écrit  sur  lui  cette 
phrase,  qui  fait  rêver  :  «  Mérimée  eût  été  un 
homme  de  premier  ordre,  s'il  n'eût  pas  eu  d'amis  ; 
ses  amis  se  l'approprièrent»?  Est-ce  une  allusion 
à  ses  amis  des  Tuileries,  de  l'Institut  ou  du  monde, 
ou  bien  à  sa  conduite  si  courageuse,  trop  coura- 
geuse même,  dans  l'affaire  Libri?  Renan  ne  s'est 
pas  expliqué,  et  il  est  trop  tard  pour  lui  demander 
les  motifs  de  ce  jugement  singulier.  En  tout  cas 
il  contient  un  bien  grand  éloge.  Oui,  ce  sceptique 
aimait  obliger,  et  sa  bonté  était  sérieuse,  efficace 
et  sans  bruit;  j'en  ai  eu  plusieurs  fois  la  preuve. 
Je  ne  citerai  qu'un  exemple.  Il  y  avait  dans  notre 
maison,  à  l'étage  supérieur,  sous  une  mansarde 
voisine  de  la  mienne,  un  pauvre  diable  dont  j'ai 
oublié  le  nom,  lequel  possédait  un  triptyque 
qu'il  attribuait  à  Alonso  Cano  :  c'était  tout  ce 
qu'il  possédait,  sans  doute.  Il  désirait  le  vendre, 
—  mais  très  cher,  naturellement,  —  soit  à  l'État, 
soit  aux  Rothschild.  J'en  parlai  à  Mérimée;  il 
vint  le  voir,  lui  donna  des  lettres  pour  Walewski, 
et  finalement  le  recommanda  si  bien  qu'il  le  tira 


134  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

de  la  misère;  et  tout  cela  sans  fanfare,  sans  espoir 
de  réclame.  Je  fus  le  seul  confident  de  cette 
bonne  action;  et  il  savait  bien  que  je  n'écrivais 
pas  dans  les  journaux,  mon  pauvre  diable  de 
voisin  non  plus. 

En  janvier  18^4,  pendant  la  guerre  de  Crimée, 
j'acceptai  d'être  le  secrétaire  de  l'hospodar  de 
Moldavie,  la  même  place  que  j'avais  refusée  auprès 
du  roi  Jérôme,  deux  ans  auparavant,  après  le 
coup  d'Etat.  J'allai  dire  adieu  à  Mérimée,  la  veille 
de  mon  départ,  ce  Puisque  vous  allez  en  Molda- 
vie, me  dit-il,  rendez-moi  donc  un  service.  Il  y  a 
beaucoup  de  tziganes  dans  ce  pays-là.  Tâchez  de 
me  rapporter  le  Tarer  en  roumain  ou  dans  le  dia- 
lecte des  bohémiens  de  Moldavie.  »  Je  le  lui  pro- 
mis de  grand  cœur,  en  ajoutant  toutefois  que  je 
craignais  fort  de  ne  pas  trouver  de  tziganes  sa- 
chant le  Tarer  et  l'alphabet.  Et,  de  fait,  je  n'ai 
pas  pu  faire  sa  commission. 

Le  soir  du  même  jour,  j'étais  en  train  de  fer- 
mer ma  malle,  j'entends  sonner;  je  vais  ouvrir. 
C'était  Mérimée,  revêtu  de  sa  belle  robe  de 
chambre  japonaise,  qui  venait  m'offrir  une  lettre 
pour  un  de  ses  amis  de  Moldavie,  Basile  Alecsan- 
dri,  un  homme  charmant,  me  dit-il,  le  premier 
poète  de  son  pays,  et  avec  qui  il  avait  voyagé  en 
Espagne.  N'était-ce  pas  charmant  d'attention?  Je 
le  remerciai  avec  effusion.  Je  ne  pouvais  qu'être 
très  sensible  à  cette  marque  d'intérêt  et  d'amitié 


MÉRIMÉE    —    SAINTE-BEUVE  I  "}  f 

qu'il  me  donnait  ainsi  presque  à  la  dernière 
heure. 

Il  devait  m'en  donner  une  autre  plus  méritoire 
et  plus  difficile,  quelque  dix  ans  après,  en  1864, 
si  je  ne  me  trompe.  Il  était  sénateur  alors,  mais 
il  n'avait  rien  changé  à  ses  habitudes  et  à  son 
installation.  De  temps  en  temps,  des  gens  bien 
mis,  envoyés  par  la  police,  venaient  demander  à 
parler  au  cocher  de  M.  le  sénateur;  d'autres,  plus 
francs,  allaient  droit  au  but  et  s'enquéraient  si 
M.  Mérimée  avait  un  équipage;  le  concierge,  qui 
avait  le  mot,  invariablement  répondait  oui.  Et  on 
en  restait  là.  Si  j'ai  introduit  ici  notre  concierge, 
c'est  qu'il  joue  un  rôle  important  et  déplorable 
dans  l'histoire  que  j'ai  à  raconter  maintenant. 
Mérimée  venait  de  faire  imprimer,  sans  la  publier 
toutefois,  une  plaquette  tirée  à  très  petit  nombre 
d'exemplaires,  et  portant  sur  la  couverture,  pour 
seul  titre,  les  lettres  H.  B.  C'était  une  étude  bio- 
graphique assez  libre  sur  son  ami  Stendhal.  Elle 
est  bien  connue,  et  elle  a  même  été  réimprimée, 
en  partie,  dans  les  derniers  volumes  de  Mérimée. 

Un  de  mes  amis  de  province,  grand  admira- 
teur de  Mérimée  et  de  Stendhal,  m'écrivit  en  me 
priant  instamment  de  lui  procurer  cette  brochure, 
ou  du  moins  de  lui  en  faciliter  la  lecture.  Je  ne 
trouvai  rien  de  plus  simple  que  de  recourir  à  la 
source  et  d'en  parler  à  Mérimée.  Il  m'exprima 
ses  regrets  de  ne  pouvoir  m'en  donner  un  exem- 


I  36  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

plaire,  vu  qu'il  ne  lui  en  restait  plus  qu'un  seul. 
Mais  il  ajouta  gracieusement  qu'il  me  le  prêterait 
volontiers.  Il  me  permit  même,  sur  ma  demande, 
d'en  prendre  copie,  et  je  sortis  de  chez  lui  avec 
le  précieux  et  unique  exemplaire.  N'ayant  pas  le 
temps  de  faire  cette  copie  moi-même,  j'eus  la 
malencontreuse  idée  d'en  confier  l'exécution  à 
notre  concierge,  l'honnête  Barrau,  qui  avait  une 
assez  belle  écriture.  Barrau  se  mit  à  l'ouvrage  et 
achevait  cette  copie,  quand  il  lui  arriva  le  même 
accident  qu'à  Paul-Louis  Courier  avec  le  manu- 
scrit de  Longus.  Seulement  ce  ne  fut  pas  l'encrier 
qu'il  renversa  sur  le  texte,  ce  fut  sa  lampe  avec 
tous  ses  godets  pleins  d'huile  épaisse,  —  et  une 
huile  de  portier,  —  horreur!  —  Qu'on  juge  de 
ma  contrariété  et  de  ma  colère,  quand  il  m'avoua 
ce  malheur,  en  me  remettant  la  brochure  ainsi 
déshonorée!  Elle  était  complètement  méconnais- 
sable. Je  crus  d'abord  que  tout  pouvait  encore 
se  réparer.  Je  courus  bien  vite  à  la  Bibliothèque 
impériale,  où  l'on  m'indiqua  une  détacheuse  qui 
remédiait  à  ces  sortes  d'accidents.  A  la  vue  de  la 
tache  graisseuse,  elle  m'avoua  l'impuissance,  de 
son  art  :  l'huile,  avec  toutes  ses  impuretés,  avait 
pénétré  de  part  en  part  le  papier,  les  caractères 
de  toutes  les  pages  et  jusqu'à  la  couverture;  car 
Barrau,  pour  cacher  les  suites  de  sa  faute,  s'était 
mis  à  frotter  si  bien  la  tache  primitive  que  le 
texte  même  était  devenu  illisible.  Ne  voulant  à 


MÉRIMÉE    —    SAINTE-BEUVE  I  jj 

aucun  prix  rendre  à  Mérimée  la  brochure  dans  un 
aussi  horrible  état, 

Et  que  méconnaîtrait  l'œil  même  de  son  père, 

je  ne  vis  qu'un  moyen  :  c'était  de  la  faire  réim- 
primer, à  un  seul  exemplaire  naturellement.  J'allai 
chez  les  Didot.  Là,  M.  Hyacinthe,  à  qui  je  contai 
ma  mésaventure,  me  prouva  que  mon  idée  n'était 
pas  si  bonne  ni  si  praticable  que  je  le  pensais,  et 
qu'il  serait  bien  difficile,  par  exemple,  de  procé- 
der si  vite  à  cette  réimpression,  et  surtout  de  la 
maintenir  à  l'état  d'exemplaire  unique;  que  du 
reste  il  y  aurait  pour  la  maion  Didot  matière  à 
scrupule  dans  cette  réimpression  clandestine  d'un 
opuscule,  faite  à  l'insu  de  l'auteur,  même  avec  les 
intentions  les  plus  délicates,  comme  dans  la  cir- 
constance présente.  L'excellent  homme  me  con- 
seilla paternellement  d'aller  tout  bonnement 
trouver  Mérimée  et  de  lui  conter  mon  malheur, 
en  me  confiant  à  sa  courtoisie  et  à  ma  bonne  foi. 
Je  vis  qu'il  n'y  avait  pas  d'autre  parti  à  prendre 
et  je  le  pris. 

Il  était  bien  plus  grand  qu'on  ne  peut  se  le  fi- 
gurer, ce  malheur:  une  circonstance  imprévue  et 
cruelle  l'avait  agrandi,  à  mon  désespoir,  et  l'avait 
en  quelque  sorte  envenimé.  Il  s'agissait  de  bien 
autre  chose  que  d'un  exemplaire  unique  dété- 
rioré! Au  moment  où  Barrau  finissait  ma  copie, 

8. 


1^8  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

et  laissait  sur  l'original  la  marque  indélébile  de  sa 
maladresse,  la  brochure  H.  B.  avait  circulé  et  fait 
scandale.  La  presse  s'en  était  emparée,  surtout  la 
presse  républicaine,  heureuse  de  tirer  à  boulets 
rouges  sur  le  sénateur  de  l'Empire,  en  dénonçant 
son  immoralité,  son  cynisme,  etc.  Eugène  Pelle- 
tan  en  particulier  venait  de  fulminer  un  article 
terrible,  paru  le  jour  même  où  je  cherchais  avec 
tant  de  peines  et  si  peu  de  succès  à  réparer  la 
faute  de  mon  copiste.  Mérimée,  qui  connaissait 
mes  opinions  et  mes  relations  républicaines,  ne 
pouvait-il  pas  croire  que  c'était  grâce  à  une  ma- 
ladresse, ou  même  à  une  indiscrétion  de  ma  part, 
que  le  dernier  exemplaire  de  H.  B.  avait  filtré 
jusque  dans  les  journaux  de  l'opposition?  Tout 
autre  soupçon  plus  grave  était  impossible;  mais 
n'était-ce  pas  déjà  assez,  trop  même,  que  de  ris- 
quer de  passer  pour  la  cause  involontaire  de  la 
tempête  d'indignation,  vraie  ou  fausse,  qui  venait 
d'éclater  sur  la  tête  du  sénateur?  Au  sortir  de  la 
maison  Didot,  je  pris  mon  courage  à  deux  mains 
et  je  montai  chez  Mérimée  avec  la  malheureuse 
brochure.  Il  fut  parfait,  reçut  mes  excuses  et  mes 
explications  en  souriant,  et  après  quelques  sobres 
paroles  de  dédain  à  l'endroit  des  journalistes  si 
vertueux,  il  m'assura  qu'il  n'avait  jamais  songé 
un  seul  instant  à  m'incriminer;  il  remit  l'exem- 
plaire dans  le  tiroir  d'où  il  était  sorti  pour  mon 
malheur,  me  tendit  la  main,  et  tout  fut  dit. 


MÉRIMÉE     —    SAINTE-BEUVE  l]C} 

Il  y  a  de  cela  bientôt  trente  ans.  Chose  cu- 
rieuse, et  qui  prouve  bien  que  la  vertu  est  toujours 
récompensée  :  on  a  élevé  une  statue  à  E.  Peiletan, 
et  Mérimée  n'en  a  pas  encore. 

Nos  relations  ne  souffrirent  nullement  de  cet 
incident  désagréable;  au  contraire,  elles  n'en  de- 
vinrent que  plus  amicales.  J'en  trouve  la  preuve 
dans  un  billet  qu'il  écrivit  pour  moi  et  dont  j'ai 
gardé  la  copie.  Voici  à  quelle  occasion  :  en  1867, 
à  la  fin  de  l'automne,  je  reçus,  un  beau  jour,  à 
ma  grande  surprise,  les  cinq  volumes  du  Tort- 
'Hpyal  de  Sainte-Beuve,  avec  la  mention  :  de  la 
part  de  l'auteur.  Comme  je  n'avais  pas  l'honneur 
d'être  connu  du  célèbre  critique,  il  y  avait  erreur 
évidemment;  son  intention  sans  aucun  doute 
était  d'adresser  son  ouvrage  à  un  de  mes  nom- 
breux homonymes,  A.  Grenier,  ancien  élève  de 
l'École  Normale,  professeur  en  province,  puis 
appelé  à  Paris  par  le  coup  d'État,  et  présentement 
rédacteur  en  chef  d'un  journal  gouvernemental. 
Cet  homonyme  qui  ne  donnait  pas  son  adresse 
à  Paris, — et  pour  cause  apparemment,  —  m'avait 
été  révélé  déjà  par  plusieurs  lettres  de  province, 
contenant  des  réclamations  et  des  notes  arriérées 
qu'on  ne  manquait  pas  de  m'envoyer  rue  de  Lille, 
parce  que  mon  nom  figurait  dans  le  Bottin  avec 
la  mention  :  homme  de  lettres.  Il  n'y  a  pas  jus- 
qu'au brevet  de  la  Légion  d'honneur,  qui  lui  était 
destiné,  que  je  ne  fusse  obligé  de  renvoyer  un 


I40  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

jour,  et  de  reporter  moi-même  à  la  grande-chan- 
cellerie, vu  qu'il  était  libellé  avec  mes  nom,  pré- 
nom et  qualités,  et  que  je  me  trouvais  ainsi  bien 
et  dûment  décoré,  à  mon  insu.  Les  bureaux  de 
la  Légion  d'honneur  avaient  fait  comme  la  poste  : 
ils  avaient  consulté  le  Bottin.  Rien  ne  peut  rendre 
la  stupéfaction  du  chef  de  bureau  quand  je  lui 
prouvai  son  erreur.  Bref,  on  le  voit,  il  n'est  sorte 
de  désagréments  que  mon  homonyme  de  jour- 
naliste ne  m'eût  attirés  jusqu'alors.  En  recevant 
les  cinq  volumes  de  Sainte-Beuve  à  sa  place,  je 
les  regardai  comme  une  compensation  qui  m'était 
due  par  le  sort,  puisqu'ils  m'offraient  une  occa- 
sion de  voir  enfin  Sainte-Beuve  de  plus  près,  en 
lui  reportant  ses  volumes  égarés  dans  mes  mains. 
Je  descendis  chez  Mérimée  et  lui  racontai  cette 
erreur  de  son  confrère  et  collègue,  ce  Voulez-vous 
un  mot  pour  lui?  »  me  dit  Mérimée.  Comme  on 
le  pense  bien,  je  m'empressai  d'accepter.  Il  s'assit 
à  son  joli  bureau  Louis  XV,  et  voici  la  lettre 
qu'il  me  remit  à  l'instant  même,  tout  ouverte; 
je  la  trouvai  si  aimable  qu'avant  de  la  remettre  à 
Sainte-Beuve,  je  la  copiai.  En  voici  le  texte  : 

Mon  cher  ami, 

M.  Éd.  Grenier,  qui  vous  remettra  cette  lettre,  craint 
d'avoir  intercepté  un  présent  de  vous  qui  ne  lui  est  pas  des- 
tiné. Il  vient  s'en  expliquer  avec  vous.  Il  en  est  tout  à  fait 
digne  pourtant,  et  vous  ne  pourriez  mieux  placer  vos  œuvres. 


MÉRIMÉE    —    SAINTE-BEUVE  I4I 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  l'accueillir  comme  vous  recevez 
les  gens  d'esprit  et  mes  amis. 

Mille  compliments  et  amitiés. 

Prosper  Mérimée. 

Armé  de  cette  aimable  lettre  d'introduction, 
je  me  rendis  rue  Montparnasse,  chez  Sainte- 
Beuve.  A  cette  époque  (novembre  1867),  il  était 
au  pinacle  de  son  talent  et  de  sa  réputation. 
Chose  inattendue!  il  était  même  devenu  popu- 
laire, au  point  de  vue  politique.  Son  discours  au 
Sénat,  où  il  avait  pris  la  défense  des  idées  libé- 
rales et  parlé  du  diocèse  de  la  raison,  lui  avait 
rallié  l'opinion  de  la  jeunesse  et  toute  la  presse 
opposante.  Sa  santé,  qui  déclinait  visiblement, 
son  labeur  littéraire  continu,  et  le  talent  sans  cesse 
agrandi  qu'il  montrait  tous  les  lundis,  avaient  eu 
enfin  raison  de  toutes  les  hostilités.  Il  était  en 
pleine  gloire,  et  il  en  eût  joui  sans  mélange,  si 
la  maladie  et  la  vieillesse  n'avaient  pas  été  là 
pour  l'avertir  de  sa  fin  prochaine.  En  effet,  il 
n'avait  plus  que  deux  ans  à  vivre. 

En  traversant  le  jardin  du  Luxembourg,  je  re- 
voyais en  pensée  la  vaste  carrière  et  la  marche  si 
longtemps  vagabonde  de  cet  esprit  chercheur  et 
inquiet,  ses  débuts  de  poète  et  de  romancier, 
ses  amours  et  la  légende  de  ses  déguisements 
étranges,  son  labeur  obstiné  et  fixé  enfin  dans  la 
critique,  où  il  s'était  fait  une  place  à  part,  unique 


142  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

et  incontestablement  supérieure.  Je  me  rappelais 
son  progrès  incessant  vers  la  perfection:  com- 
ment, du  style  maniéré  et  précieux  des  débu 
il  avait  fini  par  arriver  à  l'aisance  et  à  la  simpli- 
cité des  maîtres  :  et,  chose  étrange!  ce  qui  l'avait 
amené  là  était  ce  qui  en  a  tué  tant  d'autres  :  la 
production  forcée  ;  cette  obligation  de  remplir  à 
jour  fixe,  chaque  lundi,  un  feuilleton  de  journal, 
avait  rendu  son  style  plus  fluide,  plus  net.  plus 
naturel:  la  source  plus  abondante  coulait  plus 
claire  et  plus  rapide:  ou  bien  encore  je  le  com- 
parais à  ces  arbres  fruitiers  que  la  taille  annuelle 
a  contournés  et  gênés,  et  qui,  rendus  à  e_ 
mêmes  et  délivrés  du  sécateur,  poussent  libre- 
ment leurs  branches  et  finissent  par  se  couvrir  de 
fleurs  et  de  fruits  avec  l'âge.  L'esprit  de  Sair. 
Beuve  avait  fait  de  même  :  l'espalier  était  devenu 
plein-vent,  et  sa  verte  vieillesse  nous  forçait  d'ad- 
mirer l'abondance  de  ses  fruits  de  plus  en  plus 
savoureux. 

Cet  esprit  de  Sainte-Beuve,  me  disais-je,  si 
ondoyant,  si  divers,  n'est  peut-être  pas  un  esprit 
foncièrement  libéral:  il  est  plus  et  moins  :  c'est 
un  esprit  libre.  Avec  une  rare  clairvoyance,  il 
s'est  jugé  à  la  fin  comme  il  jugeait  les  autres:  il  a 
eu  l'art  de  connaître  ses  limites  et  de  s'y  en- 
fermer. Il  n'aborde  pas  tous  les  sujets:  au  fond, 
il  n'est  grand  qu'avec  les  petits  ou  les  secondaires. 
C'est  un  critique  de  genre,  mais  accompli.  Les 


MÉRIMÉE    —    SAINTE-BEI  143 

grandes  lignes  lui  font  peur,  et  les  grandes  figures 
aussi.  Il  évite  les  génies;  aussi  ne  les  prend-il  que 
de  biais,  jamais  de  face,  excepté  Chateaubriand 
cependant.  Comme  les  anciens  navigateurs  grecs 
et  romains,  il  côtoya  toujours  le  rivage  et  ne  s'a- 
ventura jamais  en  pleine  mer.  Mais  quel  compa- 
gnon de  route  délicieux,  sûr,  varié,  fin  et  profond  ! 
On  ne  se  lasse  pas  de  lire  ses  Lundis,  et  on  les  re- 
lira toujours  :  «  Un  causeur  irrésistible,  »  me 
disait  un  jour  Mme  d'Agoult,  en  parlant  de  sa  per- 
sonne et  de  sa  conversation. 

Tout  en  rêvant  ainsi,  j'étais  arrivé  au  n°  1 1  de 
la  rue  Montparnasse.  Je  sonnai:  une  élégante  sou- 
brette à  l'œil  noir,  une  fleur  dans  les  cheveux, 
vint  m'ouvrir.  Je  dis  l'objet  de  ma  visite.  Le  secré- 
taire de  Sainte-Beuve,  M.  Troubat,  descendit.  Je 
lui  remis  la  lettre  de  Mérimée,  et  je  fus  introduit 
dans  le  cabinet  de  travail  du  grand  critique,  une 
pièce  au  premier,  basse  de  plafond,  et  remplie  de 
livres  et  de  cartons.  Le  maître  était  assis  à  une 
table  couverte  de  papiers.  Je  l'avais  rencontré 
une  fois  ou  deux  déjà,  il  y  avait  longtemps,  plus 
de  vingt-cinq  ans,  et  je  ne  l'avais  pas  revu  depuis. 
Je  le  trouvai  changé,  —  ce  qui  est  naturel,  — 
mais  changé  en  mieux,  —  ce  qui  Test  moins.  Ses 
cheveux  roux  avaient  blanchi,  sa  tête  pointue 
était  dissimulée  sous  une  calotte  noire,  d'épais 
sourcils  ombrageaient  ses  yeux,  son  visage,  d'une 
laideur  ingrate  autrefois,  avait  pris  plus  d'am- 


144  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

pleur  par  le  développement  des  joues,  et  s'était 
revêtu,  avec  les  années,  d'un  air  de  bonhomie  et 
de  finesse  qu'il  était  loin  de  posséder  jadis.  La 
vieillesse  lui  avait  réussi;  elle  lui  avait  fait  une 
physionomie  plus  aimable  et  plus  puissante.  Sa 
figure  comme  son  talent  y  avaient  gagné. 

Il  me  reçut  avec  une  grande  bienveillance. 
J'avais  préparé  mon  entrée  par  un  mot.  J'ai  dit 
que  A.  Grenier,  le  normalien,  était  directeur  d'un 
journal;  or  cette  feuille  s'appelait  la  Situation. 
Le  mot  était  tout  trouvé  :  ce  Je  ne  suis  pas  le  Gre- 
nier de  la  Situation,  lui  dis-je,  je  suis  Edouard 
Grenier,  le  poète  que  vous  avez  couronné  à 
l'Académie,  et  je  rapporte  ce  qui  ne  m'appartient 
pas.  Voici  votre  Tort-T{pyal  qui  s'est  trompé  d'a- 
dresse, et,  pour  récompense  honnête,  je  vous  de- 
manderai d'échanger  les  cinq  volumes  de  prose 
contre  votre  volume  de  poésies,  quoique  je  l'aie 
déjà  depuis  longtemps.  —  Vous  aurez  les  deux, 
me  répondit-il.  Gardez  la  prose  et  j'y  ajouterai 
les  vers.  Le  hasard  a  eu  plus  d'esprit  que  moi,  ce 
qui  lui  arrive  souvent,  et  je  lui  sais  gré  de  vous 
avoir  envoyé  mon  Tort-T{pyal.  » 

Je  le  remerciai,  naturellement,  et  je  lui  racontai 
en  souriant  comment,  à  l'âge  de  douze  ans,  j'avais 
pleuré  sur  Joseph  Delorme,  à  la  pension  de 
Fontenay-aux-Roses,  quand  je  me  relevais  la  nuit, 
en  cachette,  pour  lire  ses  poésies,  à  la  pâle  clarté 
de  la  veilleuse  du  dortoir.  «  Mais  je  connais  Fon- 


MÉRIMÉE    —    SAINTE-BEUVE  1 4^ 

tenay,  s'écria- t-il,  j'y  ai  été  aussi;  j'allais  voir 
George  Farcy,  qui  était  votre  professeur.  »  Ec 
nous  voilà  échangeant  nos  souvenirs  de  ces  temps 
lointains  et  de  ce  pauvre  Farcy,  tué  dans  les  jour- 
nées de  Juillet  1830,  et  dont  la  tombe  resta  si 
longtemps  à  l'angle  de  l'hôtel  de  Nantes,  au  mi- 
lieu de  la  place  du  Carrousel.  Puis  je  lui  de- 
mandai des  nouvelles  de  sa  santé,  en  lui  disant 
combien  la  jeunesse  et  tous  les  lettrés  s'y  intéres- 
saient :  «  Je  ne  vais  pas  bien,  me  répondit-il; 
pour  préciser  et  parler  en  bon  français,  je  vous 
avouerai  que  je  pisse  du  sang.  »  Je  cherchai  à  le 
rassurer  sur  ce  cas  d'hématurie  assez  fréquent  et 
souvent  sans  danger,  et  je  pris  congé  de  lui.  Je 
ne  devais  plus  le  revoir  :  il  mourut  deux  ans 
après. 

On  va  me  trouver  d'un  optimisme  bien  banal 
et  d'une  indulgence  aveugle  et  pleine  de  fadeur 
pour  Mérimée  et  Sainte-Beuve.  Quoi!  dira-t-on, 
pas  une  ombre  au  tableau?  Je  laisse  de  côté 
l'homme,  chez  Sainte-Beuve,  je  l'ai  trop  peu 
connu.  J'avouerai  pourtant  qu'il  m'inspire  peu  de 
sympathie.  Même  dans  ses  écrits,  il  laisse  percer 
trop  de  faiblesses  et  de  passions;  il  a  des  haines, 
ce  qui  est  permis,  mais  il  a  aussi  des  perfidies,  ce 
qui  ne  l'est  pas.  Il  a  fait  plusieurs  éditions  de  ses 
amitiés,  des  éditions  revues  et  surtout  corrigées; 
il  tire  plusieurs  épreuves  de  ses  portraits,  —  et  il 
y  en  a  qui  vont  jusqu'à  la  manière  noire.  Il  ne  se 


I  46  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

console  pas  de  ne  pas  être  un  grand  poète;  il  saisit 
toutes  les  occasions  de  citer  ses  propres  vers, 
même  à  côté  de  ceux  de  Lamartine  ou  de  Musset 
(voir  les  articles  sur  Mmes  Tastu  et  Valmore).  Lui 
qui  a  un  tact  si  fin,  un  goût  si  sûr,  si  aiguisé,  il  ne 
voit  pas  le  ridicule  où  il  s'expose  de  gaieté  de 
cœur,  en  se  donnant  ce  redoutable  voisinage.  Il  a 
des  notes  et  des  notules  où,  sans  avoir  l'air  d'y 
toucher,  il  dépose  un  pétard  de  dynamite,  de 
quoi  faire  sauter  toute  une  réputation,  et  même 
une  gloire.  —  Balzac,  de  Vigny,  Barbier  et  La- 
prade  en  savent  quelque  chose.  —  On  peut  donc 
aimer,  savourer  l'écrivain;  quant  à  l'homme,  c'est 
autre  chose.  Aussi,  je  me  permettrai  de  dire  de 
lui,  en  particularisant  le  vers  de  Shakespeare  et 
en  m'arrêtant  au  premier  hémistiche  : 

Man  delights  me  not,  sir. 

Mais,  quoi?  tout  le  monde  ne  peut  avoir  une 
grande  âme,  et  n'est-ce  pas  déjà  beaucoup  que 
d'être  un  grand  esprit? 

Je  reviens  à  Mérimée. 

Il  ne  devait  guère  survivre  à  Sainte-Beuve.  Sa 
santé  était  bien  altérée  aussi,  la  poitrine  était 
prise,  il  toussait,  et,  malgré  ses  séjours  à  Cannes, 
chaque  hiver,  il  déclinait  visiblement.  Au  mois 
d'août  1869,  ie  Partais  pour  la  campagne,  j'allai 
lui  dire  adieu.  Il  revenait  de  Saint-Cloud,  où  il 


MÉRIMÉE     SAINTE-BEUVE  I  47 


avait  été  quelque  temps  au  château  l'hôte  de 
l'empereur  et  de  l'impératrice,  et  il  s'était  trouvé 
assez  bien  de  ce  séjour.  Mais  le  retour  à  Paris  lui 
avait  été  fatal.  Il  venait  de  passer  une  nuit  ter- 
rible à  lutter  contre  l'étouffement,  quand  je  me 
présentai  chez  lui.  Malgré  cela,  il  se  montra  char- 
mant, et  sa  conversation  fut  on  ne  peut  plus  inté- 
ressante. J'admirais  en  silence  ce  stoïcisme  si 
aimable,  cette  force  d'âme  si  bien  dissimulée,  et 
une  tendre  compassion  se  mêlait  à  mon  admira- 
tion muette.  Il  me  prêta  un  numéro  du  Journal 
des  Savants,  ou  il  avait  écrit  un  article  sur  un  pré- 
tendu fils  d'Elisabeth  de  Russie,  et  il  me  raconta 
le  sujet  d'une  nouvelle  qu'il  venait  de  composer 
sur  une  étrange  donnée,  et  à  la  suite  d'une  ga- 
geure faite  avec  l'impératrice.  C'est  celle  qui 
porte  le  nom  de  Lokis'.  La  souveraine  d'alors  ve- 
nait de  lire  des  nouvelles  écrites  par  un  officier 
de  marine,  et  qui  toutes  roulaient  sur  des  situa- 
tions très  risquées.  Elle  avait  défié  Mérimée  de 
faire  plus  et  mieux  dans  ce  genre.  Il  s'était  mis  à 
l'œuvre,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  ait  gagné  le  pari 
avec  Lokis.  La  Chambre  bleue  a  peut-être  la  même 
origine,  et  elle  s'en  ressent. 

J'ai  oublié  de  dire  que  j'avais  eu  le  bonheur 
de  faire  un  grand  plaisir  à  Mérimée  en  lui  révé- 
lant l'opinion  que  Gœthe  avait  exprimée  sur  ses 
premiers  ouvrages,  et  que  j'avais  trouvée  dans 
ses  Entretiens  avec  Eckermann.  Cet  ouvrage  n'était 


I48  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

pas  encore  traduit  en  français,  et,  quoique  Mé- 
rimée fût  familiarisé  avec  presque  toutes  les  lan- 
gues de  l'Europe,  y  compris  le  russe,  il  savait  peu 
l'allemand,  et  personne  ne  lui  avait  encore  parlé 
de  ce  jugement  porté  sur  lui  par  le  plus  grand 
génie  de  notre  époque.  J'ai  eu  du  reste  la  même 
bonne  fortune  avec  Eugène  Delacroix,  comme  je 
le  conterai  plus  tard.  Mérimée,  on  le  comprend, 
m'avait  su  le  meilleur  gré  de  cette  révélation; 
quoique  en  pleine  réputation,  en  pleine  gloire 
dans  son  pays,  on  n'est  pas  fâché  de  recevoir, 
même  tardivement,  de  semblables  témoignages 
et  d'apprendre  une  pareille  confirmation  de  son 
talent.  De  tels  échos,  venant  de  si  loin  et  de  si 
haut,  sont  toujours  les  bienvenus;  et  les  messa- 
gers de  ces  bonnes  nouvelles  ne  le  sont  pas 
moins.  Je  vis  donc  Mérimée  plus  souvent;  j'eus 
même  l'honneur  de  l'aider  dans  quelques-uns  de 
ses  travaux  d'ordre  inférieur. 

Le  voyant  si  malade,  je  lui  avais  offert  mes  ser- 
vices, au  moins  pour  corriger  des  épreuves;  il 
accepta.  Il  surveillait  alors  une  édition  du  'Baron 
de  Fœnesre  et  des  Tragiques  d'Agrippa  d'Aubigné. 
Mon  métier  de  versificateur  et  mon  instinct  de 
poète  me  fournirent  facilement  quelques  correc- 
tions ou  variantes  dans  ce  texte  si  négligé  des 
Tragiques;  il  suffisait  parfois  d'un  simple  change- 
ment de  mots  et  de  ponctuation  pour  éclaircir 
tout  à  coup  le  sens  de  ces  vers  obscurs  et  parfois 


MÉRIMÉE    —    SAINTE-BEUVE  1 49 

superbes.  Je  pris  goût  à  ce  travail,  heureux 
d'obliger  un  si  galant  homme  et  un  si  grand 
écrivain. 

La  guerre  de  1870  arriva;  avant  d'aller  rejoin- 
dre ma  mère  en  Franche-Comté,  la  veille  de  mon 
départ,  je  descendis  prendre  congé  de  Mérimée, 
et  lui  rendre  un  exemplaire  du  "Baron  de  Fœnesre 
qu'il  m'avait  prié  d'annoter;  c'était  le  27  juillet. 
Je  le  trouvai  assis  près  de  la  fenêtre  ouverte, 
occupé  à  finir  une  aquarelle  d'après  une  esquisse 
de  son  père.  Il  était  très  adroit  à  ce  genre  de  pein- 
tures dont  il  donnait  des  leçons  à  l'impératrice, 
après  en  avoir  reçu  lui-même  de  mon  frère.  Il 
admirait  beaucoup  le  talent  d'aquarelliste  de  mon 
frère  et  se  plaisait  à  se  dire  son  élève.  Je  possède 
encore  deux  de  ces  aquarelles  à  lui,  Mérimée,  re- 
présentant les  pins-parasols  de  la  Provence;  l'une 
d'elles  est  signée  avec  cette  dédicace  :  oA  zM.  Jules 
Grenier,  son  élève  indigne  T.  cMérimée.  Je  le  priai 
de  ne  pas  interrompre  son  travail;  je  m'assis  près 
de  lui,  et  nous  causâmes  de  choses  et  d'autres,  de 
l'Académie,  et  surtout  enfin  de  cette  guerre  qu'on 
venait  de  déclarer  si  follement.  Je  ne  lui  cachai 
pas  ma  douleur  et  mon  anxiété.  Je  connaissais 
l'Allemagne,  sa  force  et  sa  haine  invétérée,  et 
j'étais  plein  de  noirs  pressentiments.  A  ma 
grande  surprise,  je  vis  que  Mérimée  les  parta- 
geait. Il  envisageait  aussi  cette  guerre  avec  une 
tristesse  profonde    et    sans   illusions.    Peut-être 


IfO  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

avait-il  pu  constater  mieux  que  moi,  et  de  plus 
près,  sinon  la  force  de  la  Prusse,  du  moins  la  fai- 
blesse de  la  France,  et  surtout  celle  de  son  gou- 
vernement. En  tout  cas,  il  me  parla  en  patriote 
et  non  en  courtisan.  Peut-être  aussi,  se  sentant  si 
sûr  et  si  proche  de  sa  fin,  ne  s'intéressait-il  plus 
aux  personnes,  et  les  grandes  questions  seules  le 
touchaient  encore.  Tout  en  parlant  ainsi,  il  con- 
tinuait à  peindre.  Je  regardais  cette  tête  osseuse, 
ce  front  puissant,  ces  rares  cheveux  gris,  ces  yeux 
plus  enfoncés,  ces  pommettes  plus  saillantes, 
toute  cette  figure  amaigrie  que  la  souffrance 
avait  encore  creusée,  et  je  me  demandais  si  je  le 
reverrais  à  mon  retour.  Je  ne  sais  s'il  devina  ma 
pensée;  mais  quand  je  me  levai,  et  qu'en  lui  ser- 
rant la  main  je  lui  dis  :  «  Au  revoir!  »  il  me  re- 
garda d'un  air  doux  et  souriant,  et  me  tenant 
encore  la  main,  il  dit  tranquillement  :  «  Non, 
c'est  adieu  qu'il  faut  dire;  vous  ne  me  retrouverez 
pas.  »  Je  me  récriai,  comme  on  fait,  et  comme 
on  doit  faire  en  pareille  occurrence.  Il  haussa  les 
épaules  :  «  Non,  répliqua-t-il,  c'est  bien  fini  :  je 
vois  venir  la  mort  et  j'y  suis  préparé.  Adieu!  » 

Il  avait  raison  :  je  ne  devais  plus  le  revoir. 
Quelques  jours  après  cette  entrevue  qu'il  pré- 
voyait si  bien  devoir  être  la  dernière,  il  partit 
pour  Cannes  avec  ses  deux  fidèles  compagnes, 
les  vieilles  misses  Lagden,  qu'on  disait  ses  soeurs 
de  lait,  et  avec  qui,  en  tout  cas,  il  avait  été  élevé. 


MÉRIMÉE    —    SAINTE-BEUVE  Ifl 

Elles  ne  le  quittaient  pas;  à  Paris,  on  les  voyait 
glisser  sans  bruit  comme  des  ombres  dans  l'ap- 
partement que  j'ai  décrit;  elles  allaient  et  venaient 
sans  que  personne  eût  l'air  de  remarquer  leur 
présence;  à  Cannes,  elles  habitaient  la  même 
maison  que  leur  vieil  ami;  elles  l'escortaient  à  la 
promenade,  l'une  portant  l'arc,  l'autre  les  flèches 
caraïbes  avec  lesquelles  Mérimée  s'exerçait  à 
abattre  les  pommes  de  pins-parasols.  Ce  trio  si 
original  est  resté  légendaire  à  Cannes. 

C'est  dans  cette  ville,  comme  il  l'avait  prévu, 
qu'il  mourut,  un  ou  deux  mois  après  avoir  quitté 
Paris,  et  non  sans  avoir  connu  les  premiers  désas- 
tres de  cette  guerre  qu'il  déplorait.  Il  repose  au 
cimetière  des  protestants,  où  ses  amies  anglaises 
l'ont  déposé;  l'une  d'elles  est  même  enterrée  à 
ses  pieds.  Un  nom  seul  et  deux  dates  gravées  sur 
une  simple  stèle  marquent  la  place  où  dort  le 
grand  écrivain. 

Je  n'hésite  pas  à  lui  donner  cette  épithète  qu'il 
ne  faut  pas  prodiguer;  il  la  mérite.  Son  style  est 
le  plus  pur,  le  plus  net  et  le  plus  simple  de  notre 
siècle;  la  jeune  génération  actuelle  ne  pourrait 
pas  choisir  un  meilleur  modèle.  Sa  prose  avec  celle 
de  Musset,  de  Fromentin  et  de  Renan  est,  à  mon 
sens,  la  plus  belle  prose  moderne  de  notre  langue. 
Comme  les  grands  classiques  du  xvne  siècle,  il 
n'a  jamais  fait  une  phrase  pour  le  plaisir  des  yeux 
ou  des  oreilles;  il  ne  se  préoccupait  que  de  la 


If2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

pensée,  et  son  coloris  si  net,  si  vrai,  est  toujours 
d'une  rare  sobriété;  il  ne  vise  jamais  à  l'effet,  et 
il  l'atteint  toujours.  Chose  étrange!  ce  prosateur, 
qu'on  dit  si  sec  de  style  et  de  cœur,  a  le  sens  poé- 
tique le  plus  exquis,  témoin  la  GuiJlcl  et  la  Vénus 
d'Ille.  Il  goûtait  peu  les  vers,  surtout  les  vers  fran- 
çais :  aussi  reprochait-il  à  Augier  de  ne  pas  écrire 
toutes  ses  comédies  en  prose.  Un  de  mes  succès 
les  plus  chers  a  été  de  lui  faire  lire  et  de  lui  avoir 
vu  aimer  mon  poème  de  Séméia  que  l'Académie 
venait  de  couronner.  Il  en  appréciait  surtout  la 
fin  parce  qu'elle  rentrait  dans  cet  artifice  poé- 
tique qu'il  aimait  et  par  lequel  la  pensée  flotte 
indécise  entre  deux  mondes,  le  réel  et  le  fantas- 
tique. 

Mérimée  écrivait  toujours  la  nuit,  comme 
Mme  Sand,  et  souvent  assez  tard.  Aussi  ne  se 
levait-il  guère  qu'à  midi.  Je  ne  suis  jamais  rentré 
chez  moi  passé  minuit  sans  voir  sa  fenêtre  éclairée 
par  sa  lampe  de  travail.  Quand  je  revins  à  Paris, 
après  la  guerre  et  la  Commune,  je  ne  devais  plus 
le  revoir,  ni  lui,  ni  sa  lampe,  ni  même  la  maison  : 
tout  avait  péri.  Mérimée  était  mort,  et  la  maison 
n'était  qu'un  monceau  de  ruines  calcinées.  Les 
tableaux  de  Mérimée,  sa  belle  bibliothèque  qu'il 
léguait  à  l'Institut,  nos  meubles,  nos  manuscrits, 
nos  souvenirs  avaient  disparu.  Je  l'estimais  heu- 
reux de  n'être  pas  comme  moi  le  témoin  de  ce 
désastre  stupide  dont  nous  étions  victimes  tous 


MÉRIMÉE    —    SAINTE-BEUVE  If} 

les  deux.  En  errant  dans  ces  décombres,  où  je 
cherchais  à  retrouver  quelques  débris  de  ce  petit 
appartement  que  j'avais  habité  trente  ans,  j'espé- 
rais toujours  revoir  une  cassette  arabe  en  bois  de 
fer  que  Mme  Tastu  m'avait  rapportée  de  Bagdad, 
et  qui  contenait  les  lettres  que  m'avaient  écrites 
tant  d'illustres  contemporains,  chères  reliques, 
l'honneur  de  ma  vie.  Le  pétrole  en  avait  eu  raison 
comme  de  tout  le  reste.  Je  ne  trouvai  dans  les 
cendres  que  le  bronze  antique  du  petit  Faune  que 
j'avais  souvent  admiré  sur  le  bureau  de  Mérimée; 
les  flammes  l'avaient  respecté  à  demi  :  l'épidémie 
était  bien  entamé,  mais,  tout  exfolié  qu'il  fût,  il 
gardait  encore  son  joli  galbe  et  la  grâce  de  son 
mouvement  si  naturel*.  Je  le  pris  non  sans  émo- 
tion, et  je  l'ai  gardé  précieusement;  j'ai,  du  reste, 
avoué  mon  pieux  larcin  aux  héritiers  de  Mérimée, 
qui  m'ont  absous.  Je  le  léguerai  au  musée  de 
Besançon,  qui  a  déjà  recueilli  l'œuvre  de  mon 
frère,  et  j'y  joindrai  l'aquarelle  qui  porte  la  dédi- 
cace et  le  nom  de  l'illustre  écrivain. 


*  Il  est  gravé  dans  l'étude  si  intéressante  et  si  consciencieuse  sur 
Mérimée  que  Maurice  Tourneux  a  publiée  chez  Charavay. 


W 


VI 


LE    VI5^E\  "BT^IZEUX 


ans  ces  légères  esquisses,  tracées  au 
courant  de  la  plume,  je  n'aurai  pas 
toujours  à  dire  des  choses  neuves,  à 
révéler  des  lettres  ou  des  poésies  inédites,  comme 
je  l'ai  fait  à  propos  de  Nodier,  de  George  Sand 
et  de  Musset,  ou  bien  à  contredire  les  légendes 
pareilles  à  celles  qui  étaient  accréditées  sur  Henri 
Heine  et  Mérimée.  Cette  bonne  fortune,  qui  ré- 
veille et  pique  l'attention,  me  fera  souvent  défaut 
dans  la  suite  de  ces  souvenirs.  Je  n'en  espère  pas 
moins  que  le  lecteur  voudra  encore  me  suivre 
dans  le  cours  de  ces  notes  rétrospectives,  grâce 
aux  noms  célèbres  ou  connus  que  je  vais  lui  rap- 
peler. 


LE     DINER     BRIZEUX  Iff 

Le  dîner  Brizeux!  mais  personne  n'en  a  parlé, 
ni  entendu  parler;  quel  journal  en  a  jamais  fait 
mention?  Est-ce  qu'il  y  a  eu  un  dîner  Brizeux?  Il 
a  existé  pourtant,  il  existe  même  encore,  mais  ses 
beaux  jours  sont  passés  :  la  mort  a  fait  là  son 
œuvre  parmi  les  convives,  comme  partout  ail- 
leurs. Et  ces  convives,  bien  que  peu  nombreux, 
n'étaient  pas  les  premiers  venus  :  il  y  avait  là  de 
bons  et  grands  cœurs,  des  hommes  de  talent, 
deux  illustres  poètes,  et  de  fidèles  amants  de  la 
poésie,  qui  tenaient  à  se  réunir,  au  moins  une  fois 
par  an,  pour  réveiller  et  célébrer,  le  verre  en  main, 
la  mémoire  du  poète  breton  dont  ils  avaient  été 
les  amis. 

C'était  d'abord  Auguste  Barbier,  le  contem- 
porain et  l'émule  de  Brizeux  dont  le  poème  de 
éMarie  avait  suivi  de  si  près  les  ïambes;  c'était 
Victor  de  Laprade,  le  poète  panthéiste  d'instinct 
et  catholique  d'éducation;  c'était  Saint-René  Tail- 
landier, le  critique  éminent  de  la  %evue  des  Veux- 
zMondes,  qui  avait  débuté  par  un  poème,  avant 
d'être  professeur  de  littérature  à  Aix,  où  il  re- 
cueillit Brizeux  mourant,  et  qui,  après  lui  avoir 
fermé  les  yeux,  s'était  fait  un  pieux  devoir  de  ra- 
conter la  vie  et  de  célébrer  les  œuvres  de  son 
ami;  c'était  encore  Auguste  Lacaussade,  le  pur 
et  délicat  poète  des  Épaves,  l'admirable  traducteur 
en  vers  de  Léopardi  ;  enfin  le  dernier,  ihe  last  and 
rhe  least,  c'était  moi,  qui  avais  connu  et  aimé 


If6  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Brizeux,  dans  le  monde,  bien  avant  d'avoir  rien 
publié,  et  même  composé  quoi  que  ce  soit  qui 
ressemblât  à  une  tentative  poétique.  Voilà  tout; 
car  nous  n'étions  que  cinq.  Encore  fallait-il  at- 
tendre que  Laprade  fût  à  Paris,  et  qu'il  eût  quitté 
Lyon  ou  sa  chère  Provence,  pour  nous  asseoir  à 
ces  agapes  fraternelles. 

Presque  toujours  nous  commandions  notre 
dîner  au  café  Caron;  car  nous  habitions  tous  les 
cinq  la  rive  gauche,  et  nous  tenions  à  y  rester  : 
nous  n'en  rougissions  pas.  Le  café  Desmares 
n'existant  plus,  et  le  café  d'Orsay  étant  trop  loin 
de  la  rue  Jacob  qu'habitaient  Barbier  et  Laprade, 
le  café  Caron  était  tout  indiqué  comme  le  seul  local 
possible  de  notre  dîner  d'amis.  Nous  nous  instal- 
lions donc  dans  notre  réduit  habituel  :  un  petit 
salon  de  l'entresol  bas  et  étouffant,  où  nous  res- 
tions jusqu'à  minuit  à  causer  de  toutes  choses  et 
surtout  de  littérature.  Chacun  avait  une  anec- 
dote, un  souvenir  sur  Brizeux.  On  se  quittait,  en 
se  donnant  rendez-vous  à  l'année  prochaine,  avec 
la  pieuse  pensée  que  les  mânes  de  Brizeux  de- 
vaient tressaillir  d'aise  à  cette  commémoration 
intime  de  braves  gens  et  de  bons  esprits,  qui  ne 
l'oubliaient  pas,  au  milieu  du  tourbillon  parisien 
et  des  mille  soucis  de  la  vie. 

C'est  dans  le  monde,  en  effet,  chez  A.  Bixio, 
que  j'avais  rencontré  Brizeux.  Pour  lui  du  moins 
je  puis  remonter  avec  certitude  aux  origines  de 


LE     DINER     BRIZEUX  If7 

notre  connaissance.  Vers  1845,  dans  cet  hospita- 
lier salon  du  quai  Malaquais,  que  Mme  Bixio  pré- 
sidait avec  une  grâce  si  charmante,  je  vis  entrer 
un  soir  un  petit  homme  mince,  inélégant,  aux 
cheveux  jaunes,  aux  moustaches  rousses,  au  teint 
brouillé,  sans  autre  physionomie  qu'un  air  gauche 
et  sauvage.  On  l'accueillit  chaleureusement  : 
c'était  Brizeux  qui  revenait  d'Italie.  Il  adorait  ce 
pays  :  il  en  aimait  le  soleil,  les  ruines  poétiques, 
le  petit  vin  toscan,  la  vie  facile  et  libre;  pauvre 
et  fier,  il  y  vivait  à  sa  guise,  et,  chose  qui  n'éton- 
nera que  les  personnes  peu  au  courant  des  cer- 
velles poétiques,  il  y  composait  ses  poèmes  bre- 
tons, comme  sans  doute,  en  revanche,  il  devait 
rimer  en  Bretagne  ses  impressions  et  ses  regrets 
d'Italie. 

Je  connaissais  depuis  plus  de  dix  ans  ses  poé- 
sies; elles  figuraient  dans  ces  cahiers  d'anthologie 
dont  j'ai  parlé,  et  que  nous  copiions  avec  tant  de 
ferveur  à  la  pension  de  Fontenay-aux-Roses.  J'ai- 
mais surtout  son  poème  de  éMarie  qui  est  resté 
son  chef-d'œuvre,  comme  il  est  advenu  des  ïambes 
pour  Barbier.  Je  pus  donc  lui  en  parler  avec  cha- 
leur et  sincérité.  Il  n'était  pas  gâté  par  les  éloges, 
quoique  son  début  eût  été  accueilli  très  favora- 
blement. Mais  le  succès  de  ses  autres  poèmes 
avait  été  décroissant.  Sainte-Beuve,  qui  l'avait 
loué  dans  le  principe,  s'était  refroidi  à  son  égard  ; 
on  eût  dit  qu'un  vent  de  jalousie  avait  soufflé  sur 


1^8  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

le  poète  des  Consolations,  quand  il  parlait  de 
cMarie.  Même  dans  ses  éloges,  il  perçait  une  pointe 
d'aigreur,  comme  s'il  ne  pouvait  pardonner  à 
Brizeux  d'avoir  trouvé  du  premier  coup  ce  ton 
familier  et  naturel  que  lui,  Sainte-Beuve,  avait 
rêvé  d'inaugurer  dans  la  poésie  française,  à  côté 
des  grands  lyriques.  Quelquefois,  dans  le  salon 
de  Bixio,  au  milieu  des  causeries  et  des  danses, 
nous  nous  isolions  dans  un  coin  pour  parler  d'art, 
de  poésie,  de  cette  Italie  que  je  ne  connaissais 
pas  encore,  ou  bien  de  l'Allemagne  d'où  je  reve- 
nais, et  que  Brizeux  ignorait  complètement.  Je 
ne  lui  avais  jamais  fait  la  confidence  de  mes  essais 
ou  de  mes  ambitions  poétiques;  il  croyait  n'avoir 
affaire  qu'à  un  jeune  mondain,  curieux  des  choses 
de  l'esprit.  Aussi  rien  n'égala  sa  surprise,  sa  stu- 
péfaction même,  quand,  à  mon  retour  d'Orient, 
en  1 8^7,  il  put  lire  mon  premier  poème,  La  zMort 
au  Juif  errant.  Il  en  fut  transporté.  Sans  doute  il 
dut  faire  bien  des  réserves  sur  la  forme;  lui  qui 
était  si  châtié,  si  pur,  si  artiste  dans  ses  vers,  il 
dut  trouver  que  les  miens  étaient  parfois  trop 
négligés  et  trahissaient  l'inexpérience  du  débu- 
tant. Mais  la  pensée  première  du  poème,  les  dé- 
veloppements philosophiques,  la  scène  du  Coly- 
sée  et  la  peinture  de  Rome  l'avaient  vivement 
frappé  :  «  Quoi!  disait-il  à  Bixio,  c'est  Grenier 
qui  a  fait  cela!  le  petit  Grenier  qui  dansait!  »  Il 
n'en  revenait  pas.  Il  me  le  dit  avec  sa  fougue  or- 


LE     DINLR     BRIZEUX  1^9 


dinaire  et  sa  vivacité  un  peu  sauvage.  Je  reçus  à 
cette  époque  bien  des  encouragements,  bien  des 
éloges  parlés  ou  écrits;  je  n'ai  pas  oublié  ceux 
de  Brizeux.  Lamartine  et  Laprade,  comme  s'ils 
s'étaient  donné  le  mot,  me  pressaient  tous  deux 
de  reprendre  ce  même  thème  et  de  le  développer 
en  vingt-quatre  chants  :  ce  sera  le  plus  beau 
poème  moderne,  me  disaient-ils.  Je  me  suis  bien 
gardé  de  suivre  leur  conseil,  et  j'ai  eu  raison. 
D'abord  y  a-t-il  un  poème  moderne  possible? 
Puis  l'unique  originalité  de  ma  composition  est 
dans  sa  brièveté  idyllique.  Brizeux,  qui  méditait 
les  'Bretons  dans  ce  temps-là,  ne  m'eût  pas  donné 
ce  conseil.  Il  était  à  même  de  savoir  ce  qu'il  en 
coûtait  de  vouloir  faire  un  poème  épique  à  notre 
époque.  Voltaire  lui-même  l'a  appris  à  ses  dépens 
et  nous  l'a  enseigné;  il  faut  bien  que  la  Henriade 
serve  à  quelque  chose. 

Et  à  propos  de  cette  Henriade,  si  acclamée 
d'abord,  si  méprisée  ensuite,  il  me  survient  une 
réflexion  que  je  ne  puis  retenir  :  à  quelle  illusion 
l'homme  le  plus  spirituel  ne  peut-il  pas  se  livrer 
quand  il  s'agit  de  lui-même!  Voltaire  n'a-t-il  pas 
écrit  dans  sa  correspondance,  en  propres  lettres, 
ces  mots  étonnants  :  Je  me  trompe  fort,  ou  je  suis 
né  pour  l'épique?  Comment  ne  pas  rire,  cette  fois, 
du  grand  moqueur  et  de  son  aveuglement  sur 
lui-même?  Les  choses  et  le  temps  se  permettent 
avec  nous  d'étranges  ironies  dont  le  comique  dé- 


IÔO  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

passe  de  beaucoup  toutes  nos  petites  inventions 
humaines. 

Pour  montrer  à  quel  point  Brizeux  était  vrai- 
ment artiste  et  combien  sa  conscience  littéraire 
était  grande  et  naïve,  j'ajouterai  encore  un  détail 
personnel  :  Je  le  rencontrai  un  jour  sur  le  quai 
Voltaire,  du  côté  de  la  Seine,  les  mains  dans 
les  poches,  la  tête  enfoncée  dans  le  col  de  son 
paletot,  qu'il  avait  relevé  suivant  sa  coutume,  et 
plongé  dans  une  profonde  rêverie.  Je  l'abordai  : 
ce  Ah!  me  dit-il,  je  pensais  à  vous;  je  cherchais 
à  mettre  en  un  seul  vers  ce  qui  vous  en  a  coûté 
deux  : 


...  Je  ne  veux  pas,  et  surtout  aujourd'hui, 
Me  faire  le  bourreau  des  jugements  d'autrui. 


C'est  une  belle  pensée,  continua-t-il,  qui  mérite- 
rait d'être  enfermée  dans  un  seul  vers  et  frappée 
comme  une  médaille;  je  m'y  essayais.  »  Je  le 
remerciai  et  je  lui  dis  combien  j'étais  étonné  et 
touché  de  voir  un  poète  comme  lui  s'occuper 
ainsi  d'un  de  mes  vers.  En  effet,  dans  ma  longue 
carrière  de  versificateur,  c'est  une  des  choses 
qui  m'ont  le  plus  flatté,  et  tout  artiste  le  com- 
prendra. 

Pauvre  cher  Brizeux  !  Je  n'avais  plus  guère  de 
temps  à  le  voir;  ses  jours  étaient  comptés.  Depuis 
longtemps  sa  santé  était  chancelante.  Il  ne  sortait 


LE     DINER     BRIZEUX  l6l 

plus.  Inquiet  de  son  absence  prolongée,  j'allai  le 
voir,  un  jour  de  l'hiver  1 8^8,  avec  un  de  nos 
amis  communs,  E.  de  Séligny.  Il  demeurait  alors 
à  l'hôtel  Sainte-Marie,  rue  de  Rivoli.  Nous  le 
trouvâmes  au  lit;  sa  table  de  nuit  couverte  de 
fioles  et  de  drogues;  il  était  seul,  sans  garde- 
malade,  dans  une  chambre  nue  du  dernier  étage! 
J'eus  le  cœur  serré  en  voyant  cet  abandon.  Le 
pauvre  malade  eut  un  rayon  de  joie  à  notre  arri- 
vée :  ses  traits  amaigris  se  ranimèrent  un  mo- 
ment. Il  voulut  causer,  malgré  une  toux  fréquente 
qui  faisait  mal  à  entendre.  De  peur  de  le  fatiguer, 
nous  abrégeâmes  cette  triste  visite,  en  nous  pro- 
mettant —  et  à  lui  aussi  —  de  la  renouveler  bien- 
tôt, et  nous  lui  dîmes  :  Au  revoir  !  Que  de  fois 
dans  la  vie  on  prononce  ce  mot-là  sans  pouvoir 
le  réaliser!  Il  en  fut  ainsi  avec  Brizeux.  Je  ne 
le  revis  plus.  Deux  jours  après  notre  visite,  son 
demi-frère,  Boyer,  venait  le  chercher,  et  il  alla 
mourir  à  Montpellier  dans  les  bras  de  Saint-René 
Taillandier. 

Sur  ces  cinq  convives  que  rassemblait  la  mé- 
moire d'un  poète  qui  n'avait  pas  été  académicien, 
il  y  en  avait  trois  qui  l'étaient,  —  ou  qui  le  de- 
vinrent, —  Laprade,  Barbier  et  Saint  René  Tail- 
landier. C'était  comme  la  revanche  de  Brizeux 
et  une  protestation  posthume  contre  l'oubli  de 
la  docte  assemblée  (vieux  style).  Pourquoi  ne  pas 
le  dire?  Cet  oubli,  cet  injuste  dédain  avait  laissé 


IÔ2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

une  blessure  au  cœur  du  poète  breton.  Il  se  disait 
que  s'il  eût  été  duc  et  pair,  non  seulement  on 
l'eût  accueilli  avec  joie,  on  fût  même  allé  au- 
devant  de  ses  vœux.  Mais  Brizeux  était  pauvre  et 
lier,  il  n'était  que  poète,  et  l'Académie  se  con- 
tenta de  le  couronner;  elle  se  crut  quitte  envers 
lui.  Plus  tard,  après  sa  mort,  elle  parut  regretter 
sa  rigueur;  ce  regret  tardif  l'honore,  je  le  veux 
bien  :  elle  se  fût  honorée  encore  plus  en  admet- 
tant parmi  ses  élus  le  talent  si  pur,  si  élevé,  si 
français  de  Brizeux;  elle  le  ferait  à  présent,  j'en 
suis  sûr. 

L'avenir  lui  réservait  d'ailleurs  un  honneur  plus 
grand,  que  sa  modestie  n'eût  jamais  rêvé  et  qui 
a  dû  faire  tressaillir  ses  os  :  trente  ans  après  sa 
mort,  le  9  septembre  1888,  sa  ville  natale,  Lo- 
rient,  inaugurait  sa  statue,  et  le  plus  illustre  de 
ses  compatriotes  vivants,  un  académicien,  M.  Re- 
nan, prononçait  son  éloge  et  félicitait  la  Bretagne 
«  de  reconnaître  par  des  honneurs  publics  cette  vie 
si  désintéressée,  si  haute  et  si  pure  ». 

Ces  Souvenirs  intimes,  je  l'ai  dit,  ne  sont  ni 
des  biographies  ni  des  portraits  littéraires  en 
pied.  Ce  sont  des  notes  légères,  ou  je  donne  mes 
impressions  personnelles  sur  les  hommes  distin- 
gués ou  célèbres  que  j'ai  connus;  je  n'ai  donc 
pas  la  tâche,  encore  moins  la  prétention  de  ra- 
conter la  vie  et  d'apprécier  les  œuvres  des  trois 
immortels  qui  faisaient  partie  de  notre  groupe 


LE     DINER     BRIZEUX  l6] 


amical  du  dîner  Brizeux.  Je  me  bornerai  à  tracer 
d'eux  un  simple  crayon. 

Ce  qui  distinguait  et  caractérisait  ce  groupe, 
c'était  la  cordialité,  l'estime  et  le  respect  mutuels, 
l'absence  totale  d'envie  ou  de  préoccupation  in- 
téressée. Rien  de  la  coterie  ou  de  la  petite  cha- 
pelle littéraire.  On  se  réunissait  pour  se  revoir, 
se  parler  et  parler  d'un  ami  défunt.  Il  n'y  avait 
pas  là  ce  qui  se  trouve,  hélas!  trop  souvent  dans 
ces  sortes  de  réunions,  des  médiocrités  qui  cher- 
chent un  tremplin  pour  bondir  plus  haut,  ou  des 
premiers  sujets  heureux  de  se  faire  un  piédestal 
avec  les  hommages  intéressés  d'inférieurs  ambi- 
tieux. Nous  ne  formions  pas  davantage  un  cé- 
nacle; il  n'y  avait  là  que  des  amis,  et  la  droiture, 
la  sincérité,  la  candeur  même  y  présidaient.  Quelle 
nature,  en  effet,  fut  jamais  plus  candide  que  Bar- 
bier ou  Saint-René  Taillandier?  Ce  dernier  en 
portait  le  caractère  écrit  sur  sa  belle  et  douce 
figure.  Il  était  le  seul  des  cinq  qui  ne  fût  pas 
poète,  quoiqu'il  eût  tenté  de  l'être  au  début,  à  ce 
qu'il  paraît,  car  je  n'ai  jamais  pu  mettre  la  main 
sur  son  poème  de  'Béatrix,  et  c'est  aussi  bien,  me 
dit  un  bon  juge.  Mais  Saint-René  aimait  la  poésie 
autant  que  nous,  plus  que  nous,  peut-être  :  le  re- 
gret n'avive-t-ii  pas  la  passion?  L'absence  et  l'exil 
n'augmentent-ils  pas  souvent  l'amour  de  la  patrie, 
de  l'ingrate  patrie?  Il  s'était  retiré  et  confiné 
dans  la  critique  et  l'histoire  littéraire;  il  semblait 


164  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

même  l'avoir  fait  afin  de  pouvoir  mieux  rendre 
justice  aux  poètes.  Il  savait  l'allemand  et  s'appli- 
quait à  révéler  à  la  France  la  littérature  d'outre- 
Rhin  dans  des  études  pleines  de  conscience  et  de 
science,  où  je  n'avais  à  regretter  parfois  qu'un 
manque  de  mesure  ou  de  proportion.  La  distance 
lui  grossissait  les  objets.  Le  temps  seul  remet  les 
choses  au  point. 

Comme  il  m'avait  succédé,  en  qualité  de  tra- 
ducteur, auprès  d'Henri  Heine,  nous  échangions 
nos  souvenirs  sur  ce  grand  poète  et  ce  grand  iro- 
nique. Il  nous  en  conta  un  jour  un  trait  bien  ca- 
ractéristique. Henri  Heine  venait  de  publier  chez 
Lévy  ses  œuvres  traduites  en  français,  —  non  pas 
par  lui,  et  pour  cause,  comme  je  l'ai  dit.  —  Il  y 
avait  mis  une  préface,  où  il  ne  citait  que  Gérard 
de  Nerval  parmi  ceux  qui  l'avaient  aidé  dans 
cette  transposition  d'une  langue  à  l'autre.  Le  bon 
Saint-René,  qui  avait  été  son  dernier  traducteur, 
lui  reprocha  doucement  de  ne  l'avoir  pas  cité 
après  Gérard  de  Nerval  :  «  Oh!  lui  répondit 
Henri  Heine,  cher  monsieur  Taillandier,  comment 
voulez-vous  que  je  misse  votre  nom  si  digne,  si 
honorable,  le  nom  d'un  futur  académicien,  à  côté 
de  celui  d'un  pendu?  »  Que  répondre  à  une  pa- 
reille défaite?  Rien,  et  c'est  ce  que  fit  Saint-René. 
Il  nous  contait  aussi  qu'ayant  écrit  plusieurs  ar- 
ticles pour  la  T{evue  des  Veux-zMondes,  il  deman- 
dait un  jour  le  règlement  de  son  compte  au 


LE     DINER     BRIZEUX  l6f 

directeur.  —  Ceci  se  passait  sous  Louis-Philippe; 
la  "Revue  n'avait  alors  que  cinq  ou  six  mille  abon- 
nés. M.  Buloz  lui  offrit  de  le  payer  avec  une  ac- 
tion de  la  Revue.  Saint-René,  qui  venait  de  se 
marier,  eût  préféré  quelque  argent  comptant;  il 
n'osa  refuser  le  terrible  directeur,  c'eût  été  douter 
de  l'avenir  de  la  Revue;  il  accepta  tristement  l'ac- 
tion offerte,  ne  se  doutant  guère  qu'on  lui  mettait 
une  fortune  dans  la  main.  Quelques  années  après, 
l'action  de  cinq  mille  francs  rapportait  six  ou 
sept  mille  francs  par  an,  et  la  Revue  avait  plus  de 
vingt-cinq  mille  abonnés.  Chose  singulière!  la 
"Revue  dut  sa  prospérité  à  l'Empire,  qui  fit  refluer 
tout  l'intérêt  du  public  et  tous  les  écrivains  vers 
la  littérature.  Je  me  rappelle  que  M.  Buloz,  après 
le  coup  d'État,  furieux  des  entraves  imposées  à  la 
presse,  me  disait  un  jour  qu'il  voulait  transporter 
sa  Revue  à  Genève,  et  faire  de  là  la  guerre  à 
Napoléon,  ne  se  doutant  pas,  malgré  la  sûreté 
et  la  finesse  de  son  flair  habituel,  que  la  Revue 
allait  prochainement  devoir  son  succès  agrandi 
à  ce  régime  abhorré.  «  Ne  déménagez  pas,  lui 
dis-je,  on  ne  vous  suivra  pas  à  Genève;  au  lieu 
de  la  Revue  des  Veux-zMondes,  vous  n'y  feriez 
plus  qu'une  seconde  Revue  suisse.  »  Comme 
j'avais  raison  ! 

Auguste  Barbier  était  notre  doyen;  il  avait  été 
le  plus  ancien,  le  plus  fidèle  ami  de  Brizeux;  la 
présidence  lui  revenait  de  droit.  Mais  avec  sa 


l66  SOUVENIRS  LITTÉRAIRES 

simplicité  d'âme  et  sa  modestie  habituelle,  il  pa- 
raissait vouloir  s'effacer  devant  Laprade,  plus 
jeune  que  lui,  et  qui  l'avait  précédé  à  l'Académie. 
Du  reste,  pourquoi  parler  de  présidence?  Il  n'y 
avait  rien  de  solennel  dans  notre  petite  réunion; 
la  plus  franche  cordialité  y  régnait,  et,  chose 
assez  singulière,  la  plus  entière  égalité,  malgré  la 
différence  de  talent  et  de  réputation  des  convives. 
Chose  plus  singulière  encore,  on  y  avait  peu 
d'esprit,  et  l'on  en  faisait  encore  moins.  On  cau- 
sait simplement,  à  la  bonne  franquette.  Barbier, 
Laprade,  et  Saint-René  même,  plus  mêlé  à  la  lit- 
térature courante,  n'étaient  pas  des  causeurs  bril- 
lants, à  facettes  et  à  paradoxes.  Quelquefois,  si 
un  trait  leur  échappait,  ce  n'était  pas  un  mot  à 
effet,  c'était  une  pensée.  Du  reste,  sauf  Musset 
et  surtout  H.  Heine,  tous  les  poètes  que  j'ai  con- 
nus n'étaient  pas  ce  que  le  monde  appelle  des 
hommes  spirituels;  Lamartine,  Hugo  et  de  Vigny 
ne  font  pas  exception  à  cette  remarque.  Brizeux 
avait  des  boutades,  des  bizarreries,  de  l'humour, 
plutôt  que  de  l'esprit  à  la  parisienne.  Les  grandes 
flammes  souvent  ne  donnent  pas  d'étincelles; 
l'esprit  de  société  n'est  que  la  petite  monnaie  de 
l'intelligence,  et  les  millionnaires  peuvent  se 
passer  de  billon. 

C'est  chez  Laurent  Pichat  que  je  vis  Barbier 
pour  la  première  fois.  Pauvre  Pichat!  il  était  mil- 
lionnaire, lui,  de  fait  et  en  réalité,  et  il  faisait  le 


LE     DINER     BRIZEUX  1 67 

meilleur  emploi  de  sa  fortune.  Comme  poète,  il 
n'a  pas  eu  la  renommée  qu'il  méritait,  et  je  suis 
heureux  de  pouvoir  le  dire  ici  en  passant.  Le  po- 
litique finit  par  dévorer  le  poète;  il  fut  un  des 
plus  honorables  combattants  et  précurseurs  de 
la  République;  il  paya  de  son  argent,  et  même 
de  sa  personne,  car  je  me  rappelle  être  allé  le  voir 
à  Sainte-Pélagie  sous  l'Empire.  La  République 
acclamée,  il  entra  au  Sénat;  mais  la  maladie 
attrista  ses  derniers  jours  et  obscurcit  son  esprit 
pétillant;  elle  finit  même  par  atteindre  plus  que 
ses  facultés,  elle  gagna  son  cœur;  malgré  les  ad- 
mirables dévouements  qui  l'entouraient,  l'aigreur 
l'avait  envahi.  Dans  les  derniers  temps,  l'âme 
était  morte  avant  le  corps  :  je  ne  connais  rien  de 
plus  triste. 

Auguste  Barbier,  lui,  garda  jusqu'à  la  fin  son 
bon  cœur  et  sa  belle  âme.  Une  seule  chose  faiblit 
en  lui  avec  l'âge,  ce  fut  le  talent.  Après  l'écla- 
tante aurore  des  Limbes  et  la  lumière  d'Italie  qui 
brille  encore  dans  le  Tianto,  son  ciel  poétique  se 
voila,  et  son  déclin  fut  obscurci  de  nuages.  Toute 
proportion  gardée,  il  eut,  en  petit,  le  même  sort 
que  le  grand  Corneille.  En  1830,  il  avait  reçu 
comme  un  coup  de  soleil  de  Juillet,  et  cet  accès 
de  fièvre  poétique  passé,  il  était  redevenu  le  bon, 
l'excellent  homme  que  nous  avons  connu,  aimant 
le  beau,  le  grand,  le  bien,  surtout  le  bien.  Sa  na- 
ture si  morale,  si  honnête,  qui  lui  avait  dicté  de 


l68  SOUVENIRS  LITTÉRAIRES 

si  beaux  accents  d'indignation  vertueuse  dans  sa 
jeunesse,  avait  pris  le  dessus  avec  l'âge.  Le  côté 
artiste,  déjà  faible  en  commençant,  n'avait  pas 
progressé.  La  grande  inspiration  disparue,  la 
verve  printanière  épuisée,  il  n'était  plus  resté, 
oserai-jeledire?  qu'une  sorte  de  poète  en  retraite, 
un  amant  fidèle  des  Muses,  presque  un  amateur, 
se  délassant  dans  de  petits  vers  légers,  ou  s'es- 
sayant  encore  sans  succès  aux  grands  élans  de  la 
poésie  lyrique.  Mais  quelle  âme  droite,  pleine 
des  meilleurs  sentiments,  incapable  de  compro- 
missions et  de  défaillance!  Une  âme  d'hermine, 
sévère,  implacable  envers  toutes  les  lâchetés  de 
la  politique  ou  les  sophismes  qui  offensaient  son 
idéal  de  pureté  et  de  justice!  Un  type  touchant 
et  rare  de  la  probité  intellectuelle  et  de  la  con- 
science en  toute  chose. 

Malgré  la  différence  d'âge,  notre  connaissance 
s'était  vite  transformée  en  sympathie  et  en  ami- 
tié. Nous  avions  tant  de  points  de  contact  et  de 
goûts  communs!  l'horreur  de  l'Empire,  l'amour 
de  la  Pologne,  la  même  admiration  pour  deux 
poètes  favoris  :  Shakespeare  et  André  Chénier. 
Puis  nous  étions  voisins  et  nous  voisinions,  chose 
difficile  à  Paris.  J'allais  donc  souvent  m'asseoir 
au  coin  de  sa  cheminée,  et  il  me  montrait  ses 
croquis  de  paysages  qui  remontaient  à  son  voyage 
d'Italie  avec  Brizeux;  car  il  dessinait  agréable- 
ment, d'un  crayon  un  peu  sec  et  méticuleux,  dans 


LE     DINER     BRIZEUX  I  69 

le  genre  trop  minutieux  et  étriqué  qui  était  de 
mode  dans  sa  jeunesse;  et  je  lui  disais  en  riant 
que  ses  croquis  me  rappelaient  ceux  de  Gœthe 
et  de  Gessner.  Il  n'en  comprenait  pas  moins  le 
faire  plus  large  de  la  nouvelle  école  ;  et  il  m'en 
donna  une  preuve  qui  me  fut  bien  chère,  quand 
je  lui  fis  voir  les  dessins  et  les  aquarelles  de  mon 
frère.  La  beauté  de  la  lumière,  la  sincérité  de 
l'impression,  la  poésie  des  soleils  couchants  qu'il 
y  reconnut,  l'avaient  tellement  charmé  que,  pour 
exprimer  son  admiration,  il  n'avait  trouvé  rien  de 
mieux  que  de  surnommer  Claude-Jules  Grenier 
le  l^o i  du  ciel. 

Le  trait  principal  de  son  caractère  était  la  bon- 
homie, la  modestie,  la  simplicité.  Je  cherchais 
quelquefois  dans  cette  physionomie  placide,  sur 
cette  figure  soigneusement  rasée  et  respirant  la 
bonté,  dans  ces  yeux,  qu'il  avait  beaux  du  reste, 
à  retrouver  un  peu  de  cette  flamme  qui  rappelât 
le  poète  ardent  de  l'Idole  et  de  la  Curée.  Elle  avait 
disparu.  Il  ne  s'animait  que  lorsqu'il  s'agissait  de 
flétrir  un  acte  malhonnête  en  politique  ou  un 
succès  frelaté  en  littérature.  Le  reste  du  temps  il 
était  le  type  du  bon  bourgeois  de  Paris  :  il  eût 
passé  toute  sa  vie  dans  le  notariat,  auquel  sa 
famille  l'avait  destiné,  qu'il  n'eût  pas  été  diffé- 
rent. Rien  n'indiquait  que  l'enthousiasme,  le  feu 
sacré  avait  passé  par  là.  Ce  n'est  pas  une  critique 
que  je  fais  :  Dieu  m'en  garde  !  Je  ne  trouve  rien 

10 


I70  SOUVENIRS     LITTERAIRES 

de  plus  désagréable,  de  plus  mesquin  qu'un  ar- 
tiste, un  poète  affichant  au  dehors  ses  dons  inté- 
rieurs, et  se  faisant  par  son  costume  et  ses  ma- 
nières le  Barnum  de  sa  réputation.  J'ai  eu  bien 
delà  peine  à  pardonner  ce  travers  à  Barbey  d'Au- 
revilly, et  je  ne  le  pardonne  pas  à  Baudelaire  que 
je  n'ai  pas  connu.  Il  faut  le  laisser  à  ceux  qui  n'ont 
pas  de  talent. 

La  modestie  de  Barbier  était  extrême  et  tou- 
chante. Il  semblait  avoir  oublié  le  grand  cri  qu'il 
avait  poussé  en  1850,  et  les  échos  retentissants 
qui  l'avaient  accueilli  et  répété. Il  fallait  le  presser, 
le  forcer  pour  le  mettre  sur  ce  chapitre,  comme 
il  fallut  le  presser  pour  le  décidera  figurer  parmi 
les  candidats  à  l'Académie,  et  même  plus  tard  à 
accepter  la  croix  d'honneur  qu'il  n'avait  pas  de- 
mandée. Les  deux  histoires  sont  curieuses. 

Pour  celle  qui  regarde  son  élection  à  l'Acadé- 
mie, personne,  pas  même  lui,  ne  la  sait  mieux 
que  moi;  car  je  fus  cause  en  grande  partie  de 
cette  élection.  Je  prie  le  lecteur  d'attendre  l'ex- 
plication que  je  vais  donner  de  cette  dernière 
phrase,  et  je  le  supplie  de  me  faire  assez  de  crédit 
pour  ne  pas  croire  un  instant  que  j'aie  la  ridi- 
cule prétention  de  jouer  ici  le  rôle  de  Warwick 
littéraire.  Mais  je  dois  dire  ici  la  vérité,  et  la 
voici  : 

A  la  fin  de  l'hiver  1 869,  j'étais  un  jour  chez 
M.deMontalembert,  déjà  bien  malade.  Je  le  vois 


LE    DINER     BRI Z EUX  I7I 

encore  couché  sur  le  simple  lit  de  sangles  dressé 
dans  un  coin  de  sa  bibliothèque,  ou  il  recevait 
ses  amis.  On  causa  de  l'Académie  :  un  fauteuil 
était  vacant,  celui  de  J.-J.  Ampère.  On  discu- 
tait les  titres  des  candidats.  Je  pris  la  défense  de 
Th.  Gautier  qui  était  sur  les  rangs,  mais  je  le  fis 
sans  succès  :  on  le  trouvait  trop  bonapartiste;  à 
cette  époque,  la  majorité  de  l'Académie  était 
dans  l'opposition. 

ce  Eh  bien,  repris-je,  prenez  un  autre  poète; 
j'en  sais  un  qui  ne  sera  pas  agréable  aux  Tui- 
leries. 

—  Et  lequel?  fit  Montalembert. 

—  L'auteur  des  ïambes,  Auguste  Barbier. 

—  Mais  il  est  mort! 

—  Nullement,  répondis-je,  il  n'est  qu'oublié; 
je  l'ai  vu  hier  et  en  parfaite  santé. 

—  Mais  alors,  s'écria  Montalembert,  c'est  bien 
l'homme  qu'il  nous  faut,  celui  qui  a  dit  :  Sois 
maudit,  à  V^apolcon!  Voilà  le  vrai  candidat  et  le 
digne  successeur  d'Ampère!  » 

Et  tout  de  suite  les  meneurs  de  l'Académie, 
tous  hostiles  à  l'Empire,  Guizot,  Thiers  et  Mon- 
talembert, se  déclarèrent  pour -Barbier,  qui  ne 
se  douta  jamais  de  la  part  que  j'avais  eue  à 
sa  candidature,  et  par  conséquent  à  son  élec- 
tion. Je  ne  pouvais  lui  raconter  ce  dialogue  sans 
lui  montrer  à  quelle  profondeur  d'oubli  il  était 
descendu,  même  parmi  les  lettrés,   et  combien 


I72  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

l'éclipsé  de  sa  gloire  était  complète,  puisqu'elle 
avait  été  jusqu'à  faire  croire  à  sa  mort.  Averti  de 
ces  bonnes  dispositions,  Barbier  se  mit  en  cam- 
pagne, posa  sa  candidature  et  fit  ses  visites.  Dans 
sa  naïveté  de  poète,  il  alla  trouver  d'abord  Sainte- 
Beuve,  son  ami  et  son  critique  des  premiers  jours, 
mais  alors  sénateur  et  dévoué  à  l'Empire.  Sainte- 
Beuve  le  reçut  assez  mai,  le  découragea  fort,  lui 
prouva  qu'il  allait  au-devant  d'un  échec  assuré; 
bref,  le  bon  Barbier,  très  perplexe  et  à  demi  con- 
vaincu, se  retirait  presque  décidé  à  suivre  ses 
conseils  et  à  quitter  la  partie,  quand  au  moment 
de  sortir,  et  tenant  la  porte  entr'ouverte,  le  grand 
critique,  touché  de  la  candeur  du  poète,  ou  peut- 
être  même  pris  d'un  remords,  se  mit  à  lui  dire  : 
«  Après  tout,  présentez-vous  tout  de  même;  on 
n'est  jamais  sûr  de  rien  en  fait  d'élection.  » 

Et  voilà  comment  Barbier  devint  académi- 
cien. 

Je  doute  que  Sainte-Beuve  fût  heureux  de 
l'avoir  pour  confrère;  il  le  lui  fit  sentir,  et  il  orna 
d'une  de  ces  petites  notes  aigres-douces,  qu'il  ai- 
mait à  coudre  aux  nouvelles  éditions  de  ses  pre- 
mières critiques,  l'article  sur  Barbier  qu'on  peut 
lire  au  tome  II  de  ses  Tortraits  contemporains. 
Cette  note  est  curieuse  à  plus  d'un  titre.  Je  vais 
la  citer  en  entier  :  «  Musset,  dans  une  bambo- 
chade  inédite  (le  Songe  du  T{eviewer),  donne 
l'idée  de  Barbier  comme  d'un  petit  homme  qui 


LE    DINER     BRIZEUX  ]J] 

marche  entre  quatre  grandes  diablesses  de  méta- 
phores qui  le  tiennent  au  collet  et  ne  le  lâchent 
pas. 

Et  quatre  métaphores 
Ont  étouffé  Barbier.  » 

Telle  est  la  note  de  Sainte-Beuve.  Je  n'ai  ja- 
mais pu  mettre  la  main  sur  ces  vers  de  Musset, 
cette  bambochade  est  encore  inédite,  je  crois, 
comme  le  dit  Sainte-Beuve.  Il  aurait  bien  dû  nous 
la  donner  en  entier,  ou  du  moins  citer  tout  le 
quatrain  relatif  à  Barbier.  Peut-être  avait-il  ses 
raisons  de  nous  en  priver  :  il  y  figurait  lui-même 
avec  Barbier  et  tant  d'autres  rédacteurs  de  la 
T{evue  des  Tïeux-zMondes  et  de  la  %evue  de  Taris 
d'alors.  Musset  lui-même  ne  s'y  ménageait  pas, 
Il  y  avait  un  vers  qui  nous  montrait 

Sainte-Beuve  au  lutrin. 

Malheureusement,  le  reste  du  quatrain  me 
manque.  Grâce  à  la  mémoire  d'un  de  mes  spiri- 
tuels contemporains,  M.  Champin,  je  puis  ajouter 
ici  quelques  bribes  éparses  du  Songe  du  T{eviewer. 
Les  voici  à  tout  hasard  et  s.  g.  d.  g.  : 

Fontaney  sert  la  messe 
A  Saint-Thomas  d'Aquin; 
George  Sand  est  abbesse 
Dans  un  pays  lointain. 


10. 


174  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

Chez  les  filles  de  joie 
Musset  s'est  abruti  ; 
Ampère  en  bas  de  soie 
Pour  l'Afrique  est  parti. 

Planche  est  gendarme  en  Chine, 
Magnin  vend  de  l'onguent; 
Le  monde  est  en  ruine, 
Buloz  n'a  plus  d'argent. 

Maintenant  je  cède  la  parole  à  Y  Intermédiaire; 
à  ses  correspondants  bénévoles  de  compléter, 
de  rectifier,  s'il  y  a  lieu,  ces  rimes  folles  de  Mus- 
set que  Sainte-Beuve  nous  a  signalées,  et  que  je 
suis  heureux  de  remettre  en  lumière. 

L'autre  histoire  de  la  décoration,  que  j'oublie 
de  raconter,  est  plus  brève.  En  1878,  un  aimable 
ministre  de  l'Instruction  publique,  M.  Bardoux, 
s'aperçut  que  Barbier  manquait  à  la  Légion  d'hon- 
neur. Sans  prévenir  ou  faire  pressentir  le  poète, 
il  signa  le  décret  de  sa  nomination,  et,  un  beau 
matin,  Barbier  apprit  qu'il  était  décoré  d'office. 
Il  prit  mal  la  chose;  il  était  très  vif,  il  s'emporta, 
et  ne  parlait  pas  moins  que  de  protester  publi- 
quement en  renvoyant  au  ministre  son  cadeau 
inattendu.  Mézières  s'entremit  en  bon  confrère, 
et  chercha  à  le  calmer.  Nous  vînmes  à  la  res- 
cousse; pour  ma  part,  je  lui  fis  peur  surtout  du 
bruit  que  ferait  l'affaire,  s'il  persistait  dans  son 
refus  :  je  lui  fis  valoir  que  la  chose  au  fond  n'avait 
pas  d'importance,  que  son  puritanisme  paraîtrait 


LE     DINER     BRIZHUX  I 7 f 

exagéré,  et  qu'il  ne  pouvait  guère  répondre  par 
une  rudesse  à  la  bonne  intention  du  ministre; 
enfin,  qu'après  tout,  il  n'était  pas  forcé  de  porter 
sa  décoration,  s'il  n'en  voulait  pas.  Il  me  répon- 
dait que  la  Légion  d'honneur  était  une  institu- 
tion monarchique,  une  invention  de  Bonaparte, 
une  fausse  noblesse  contraire  à  toute  notion  vrai- 
ment républicaine;  que,  si  le  ruban  rouge  devait 
exister,  il  devait  être  seulement  le  signe  du  sang 
versé  pour  la  patrie  et  remplacer  les  sabres 
d'honneur  de  la  République;  qu'il  ne  voyait, 
d'ailleurs,  aucune  corrélation  entre  une  belle 
œuvre  d'art  et  la  récompense  d'une  belle  action; 
que  Balzac  n'avait  pas  été  décoré,  et  que  per- 
sonne ne  s'avisait  de  demander  si  Musset  était 
chevalier  ou  Lamartine  officier.  Il  n'avait  peut- 
être  pas  tort.  Mais,  comme  il  était  très  sincère  et 
très  modeste,  il  finit  par  se  rendre  à  nos  raisons 
et  il  garda  le  silence  —  et  la  croix. 

A  la  fin  de  l'année  1881,  sa  santé  déclinait  vi- 
siblement. Quand  j'allais  le  voir,  je  le  trouvais  au 
coin  du  feu,  toussant  péniblement.  On  songea  à 
l'envoyer  dans  le  Midi,  à  Nice.  Il  quitta  Paris 
avec  peine,  quoiqu'il  fût  accompagné  par  une 
filleule  bien-aimée  qui  l'aimait  comme  un  père. 
Je  lui  avais  promis  de  l'aller  voir  là-bas,  et  je 
tins  ma  promesse.  Le  12  février  1882,  je  le  re- 
voyais à  Nice.  Il  était  temps  :  ses  jours,  ses  heures 
mêmes  étaient  comptés.  Il  savait  son  état,  et  il 


17^  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

m'en  parla  avec  la  simplicité  et  la  sérénité  d'un 
vrai  sage.  Il  parut  tout  heureux  de  me  revoir,  me 
demanda  si  j'avais  des  nouvelles  de  Laprade,  qui 
était  à  Cannes  et  malade  comme  lui.  ce  II  n'a  pas 
pu  venir  me  voir,  me  dit-il,  et  je  ne  puis  aller 
à  lui.  Dites-lui  que  jusqu'au  dernier  moment  je 
l'ai  aimé,  et  ce  dernier  moment  est  venu.  » 

Ai-je  besoin  de  dire  combien  je  fus  ému  de 
revoir  ainsi  ce  cher  et  excellent  ami,  et  combien 
ces  paroles  me  touchèrent?  Je  le  quittai  pouvant 
à  peine  cacher  mes  larmes.  Je  fus  sans  doute  le 
dernier  ami  qu'il  reçut  :  il  mourut  le  lendemain. 
Mais,  comme  je  l'ai  dit,  ses  derniers  jours,  les 
souffrances  de  la  maladie,  les  affres  mêmes  de 
l'agonie,  lui  furent  adoucis  par  la  tendresse  et  le 
dévouement  de  sa  filleule,  Mme  Hons-Olivier, 
qui  avait  quitté,  pour  le  suivre  et  le  soigner, 
Paris,  sa  maison,  son  mari  et  ses  enfants.  Comme 
Lamartine,  comme  Barbey  d'Aurevilly,  Auguste 
Barbier  eut  à  son  chevet  de  mort  un  ange  de 
pitié  et  de  tendresse  qui  lui  ferma  les  yeux.  Que 
Dieu  bénisse  ces  âmes  charmantes  de  femmes  dé- 
vouées qui  aiment  les  poètes,  qui  les  entourent 
jusqu'à  leur  dernière  heure  de  soins,  de  prières  et 
de  larmes,  et  les  aident  à  franchir  ainsi  le  seuil  de 
l'autre  vie!  Et  puissent  tous  les  poètes  avoir  cette 
consolation  suprême! 

Le  jour  même  de  l'enterrement,  je  me  hâtai 
d'aller  porter  à  Cannes  le  message  pieux  dont 


LE     DINER     BR1ZEUX  IJJ 

Barbier  m'avait  charge  pour  Laprade.  Je  craignais 
d'arriver  trop  tard  et  d'être  devancé  auprès  du 
malade  par  la  funèbre  nouvelle,  qui  ne  pouvait 
que  lui  être  funeste.  Je  voulais  le  préparer  et  je 
tremblais  d'avoir  à  lui  annoncer  la  mort  de  son 
ami.  Mais  Laprade  était  si  dangereusement  ma- 
lade qu'il  ne  recevait  personne;  ses  enfants, 
accourus  près  de  lui,  ne  laissaient  pénétrer  jusqu'à 
leur  père  ni  amis  ni  nouvelles;  il  ne  savait  donc 
rien.  Averti  cependant  de  mon  arrivée,  il  fit  une 
exception  pour  moi  et  voulut  me  voir.  Je  le  trou- 
vai au  lit,  comme  Barbier,  et  les  traits  aussi  alté- 
rés; je  le  crus  perdu  comme  lui.  Sa  belle  tête, 
aux  traits  fins,  amaigris  par  la  souffrance,  se 
tourna  vers  moi  affectueusement;  il  me  prit  la 
main  et,  après  m'avoir  exprimé  tout  le  plaisir  que 
lui  causait  ma  visite,  croyant  que  j'arrivais  direc- 
tement de  Paris,  il  me  dit  ces  propres  paroles  : 
«  Vous  irez  voir  bientôt  Barbier  à  Nice,  j'espère 
qu'il  va  mieux  que  moi.  Nous  ne  nous  verrons 
plus,  sans  doute,  car  je  suis  condamné.  Faites-lui 
toutes  mes  tendresses  et  dites-lui  que  je  l'ai  aimé 
jusqu'au  dernier  moment.  » 

Ces  paroles,  les  mêmes  que  j'avais  entendues 
deux  jours  auparavant  de  la  bouche  de  Barbier 
mourant,  cet  adieu  d'un  mourant  à  un  mort  qu'il 
croyait  encore  vivant,  ce  double  écho  si  tendre 
qui  traversait  deux  tombes,  l'une  entrouverte, 
l'autre  déjà  fermée,  ce  double  message  d'amitié 


I78  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

posthume  ou  agonisante  m'émurent  jusqu'au 
fond  de  l'âme.  On  le  comprendra. 

Je  ne  pus  rien  lui  répondre  :  je  l'embrassai  et 
je  le  quittai,  croyant  bien  que  je  l'avais  vu,  lui 
aussi,  pour  la  dernière  fois.  Je  ne  me  trompais 
que  de  peu.  Laprade  ne  survécut  à  Barbier  que 
d'une  année. 

Auguste  Barbier  devait  me  laisser  un  témoi- 
gnage touchant  de  sa  confiance  et  de  son  amitié  : 
outre  qu'il  me  léguait  son  portrait  et  la  petite 
gravure  des  ^Moissonneurs  de  Mercuri,  il  me  nom- 
mait son  exécuteur  testamentaire  littéraire  avec 
Lacaussade.  Il  nous  confiait  le  soin  de  publier 
tous  ses  manuscrits,  sans  nous  donner  la  liberté 
d'y  faire  un  choix  ou  des  coupures.  La  tâche  était 
difficile,  et  notre  piété  affectueuse  fut  quelquefois 
en  conflit  avec  notre  goût  personnel,  comme  le 
respect  que  nous  portions  à  la  mémoire  du  poète 
le  fut  avec  le  devoir  qu'il  nous  avait  imposé.  En 
effet,  pourquoi  ne  pas  le  dire?  Barbier  était  en- 
core moins  artiste  dans  sa  prose  que  dans  ses 
vers,  où  l'inspiration  l'emportait  d'un  coup  d'aile 
vigoureux  au-dessus  des  petites  règles  qui  gou- 
vernent la  langue  et  même  la  grammaire.  Dans 
la  prose,  il  en  va  autrement,  et  là  la  négligence 
du  vieux  poète  était  extrême  et  sans  compensa- 
tion. Les  poésies  mêmes  qu'il  nous  priait,  ou  plu- 
tôt qu'il  nous  enjoignait  de  publier,  se  ressen- 
taient de  ce  laisser-aller;  elles  n'avaient  rien  qui 


LE     DINER     BRIZEUX  I  79 

pût  ajourer  à  la  gloire  de  l'auteur  des  Limbes  et 
du  Tianto.  Un  cas  de  conscience  littéraire  se  po- 
sait ainsi  devant  nous,  ses  exécuteurs  testamen- 
taires. Pouvions-nous  faire  un  choix?  Non,  le 
testament  était  formel;  nous  n'étions  pas  libres; 
il  fallait  donc  tout  publier,  même  l'inutile  et  le 
dangereux.  Que  faire  en  pareil  cas?  où  est  la 
vraie  piété?  Nous  avons  pensé,  Lacaussade  et 
moi,  qu'elle  était  dans  l'obéissance  au  vœu  du 
testateur,  non  une  obéissance  aveugle  qui  eût 
touché  à  la  trahison,  mais  une  obéissance  rai- 
sonnée,  laissant  place  au  discernement.  Nous 
obéîmes  donc,  avec  le  ferme  propos  de  reprendre 
en  détail  la  liberté  qu'on  nous  avait  déniée  en 
bloc.  Et  c'est  ainsi  que  nous  avons  compris  notre 
tâche  :  corriger  les  petites  fautes  sans  toucher  aux 
grandes  lignes,  respecter  l'arbre  en  l'échenillant 
de  notre  mieux.  Je  ne  vois  pas  ce  que  gagnerait 
la  vérité  ou,  s'il  y  a  lieu,  la  postérité,  à  laisser  voir 
des  fautes  de  grammaire  ou  de  prosodie  dans  le 
nachlass  d'un  auteur,  tandis  que  je  vois  très  bien 
ce  que  l'auteur  pourrait  y  perdre.  On  nous  a  re- 
proché, Monselet  entre  autres,  d'avoir  ainsi  tout 
publié  sans  faire  un  choix  dans  les  œuvres  pos- 
thumes de  Barbier.  Je  lui  ai  répondu  que  notre 
liberté  n'était  pas  libre,  puisque  Barbier  lui-même 
nous  avait  lié  les  mains,  et  que  nous  étions, 
Lacaussade  et  moi,  les  premiers  à  le  regretter. 
Chose  singulière!  dans  un  siècle  où  tous  nos 


l8o  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

grands  poètes,  Lamartine,  Hugo,  de  Vigny,  Mus- 
set, ont  été  aussi  de  grands  prosateurs,  parmi  les 
quatre  poètes  et  demi  qui  formaient  le  diner  Bri- 
zeux  (ce  demi  s'appliquera  à  moi  ou  à  Saint-René, 
comme  on  voudra),  il  n'y  en  avait  qu'un  sachant 
manier  la  prose  aussi  bien  que  les  vers  :  c'était 
Lacaussade.  Saint-René  Taillandier,  dont  c'était 
l'instrument  habituel,  s'en  servait  agréablement, 
utilement,  mais  sans  éclat.  Sainte-Beuve  disait  de 
lui  :  «  Il  fait  mou  et  rond.  »  C'est  trop  sévère. 
Mais  Sainte-Beuve  ne  craignait  pas  d'être  dur. 
C'est  là  son  moindre  défaut.  Il  en  eût  dit  autant 
de  Laprade  qu'il  n'aimait  pas,  et  avec  qui  il  eut 
maille  à  partir.  N'oublions  pas  que  Saint-René  et 
Laprade  avaient  longuement  professé.  Or,  l'ha- 
bitude de  l'enseignement,  comme  du  reste  toute 
action  oratoire,  donne  à  la  pensée,  et  surtout  à 
l'expression  de  la  pensée,  un  tour  particulier,  le 
tour  éloquent  ou  disert,  en  tout  cas  démonstratif, 
avec  un  besoin  de  développements,  qui  n'est  pas 
toujours  compatible  avec  la  précision,  la  fermeté, 
l'éclat  et  la  couleur  de  la  grande  prose  écrite. 
Cela  explique  pourquoi  il  y  a  si  peu  d'orateurs, 
sans  parler  des  avocats,  qui  soient  de  remarquables 
écrivains.  La  prose  de  Laprade  n'est  intéressante 
et  originale  que  dans  sa  correspondance.  On  en 
jugera  quand  elle  sera  publiée  :  rien  ne  ressemble 
moins  à  ses  vers.  Pour  Barbier,  son  style  en  prose 
est  aussi  loin  que  possible  de  la  vigueur  de  ses 


LE     DINER     BRI  Z  EUX  l8l 

premiers  vers;  il  esc  d'une  mollesse  et  souvent 
d'une  négligence  singulières.  Je  l'ai  dit  :  il  n'était 
pas  artiste,  même  en  vers;  et  la  prose  ne  peut  se 
passer  d'art;  c'est  une  masse  informe  qui  a  plus 
besoin  de  lumière  que  la  poésie,  un  océan  de 
mots  où  les  idées  risquent  de  se  noyer  :  il  faut 
leur  frayer  la  route  en  droite  ligne,  les  enchaîner 
sans  les  confondre,  les  tenir  en  rangs  serrés  et  les 
surveiller  sans  cesse,  si  on  veut  arriver  à  bon  port. 
Le  poète  lyrique  bondit,  voie  et  franchit  l'espace 
d'un  trait,  comme  les  dieux  d'Homère.  Pour 
achever  toute  ma  pensée,  et  puisque  je  suis  dans 
les  images,  je  dirai  que  la  prose  est  tout  un  or- 
chestre à  conduire,  tandis  que  la  poésie,  qu'elle 
soit  trompette  héroïque,  harpe  éolienne,  haut- 
bois idyllique,  ou  tout  ce  qu'on  voudra,  n'a  be- 
soin que  d'un  instrument  pour  faire  vibrer  les 
oreilles  et  le  cœur  :  l'Apollon  Musagète  n'a 
qu'une  lyre  à  la  main. 

Si  H.  Heine  m'avait  présenté  à  la  princesse 
Belgiojoso,  comme  il  me  l'avait  promis  vers  1 840, 
j'aurais  fait  la  connaissance  de  Laprade  quinze  ou 
seize  ans  plus  tôt.  A  cette  époque,  il  était  déjà 
admis  et  bien  vu  dans  ce  milieu  aussi  aristocra- 
tique que  littéraire.  Grand,  élancé,  joli  brun, 
poète,  homme  du  monde,  il  devait  y  faire  bonne 
figure.  Il  rencontra,  sans  doute,  dans  ces  parages 
Alfred  de  Musset,  déjà  sur  le  déclin,  quoiqu'ils 
fussent  à  peu  près  du  même  âge,  et  je  ne  sais  si 


IÔ2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

je  me  trompe  beaucoup  en  pensant  qu'ils  durent 
peu  sympathiser.  Plus  d'une  rivalité  les  séparait: 
leur  esprit  et  leur  talent  divergeaient  trop.  Au 
fond,  Laprade  n'aimait  pas  Musset,  même  comme 
poète,  et  Musset  devait  bien  le  lui  rendre.  Le 
sort,  qui  est  le  plus  grand  des  ironistes,  avait  dé- 
cidé, cependant,  que  Laprade  remplacerait  Mus- 
set à  l'Académie,  et  qu'il  ferait  son  éloge  urbi  et 
orbi.  A  vrai  dire,  cet  éloge  s'en  ressent  un  peu. 

La  première  fois  que  je  vis  Laprade,  et  encore 
de  loin,  ce  fut  à  une  soirée  donnée  par  Considé- 
rant à  la  'Démocratie  pacifique,  rue  de  Tournon. 
Il  y  récita  des  vers  sur  la  éMort  d'un  Chêne,  je 
crois,  qui  furent  très  applaudis.  Je  lui  fis  compli- 
ment comme  tout  le  monde,  mais  nos  relations 
ne  devinrent  amicales  et  intimes  que  lorsque  je 
me  révélai  à  mon  tour  comme  poète  par  la  pu- 
blication, en  18^7,  de  La  £\îort  du  Juif  errant. 
J'ai  dit  ce  qu'il  m'écrivit  alors,  et  le  conseil  bien- 
veillant, mais  dangereux,  qu'il  me  donnait,  ainsi 
que  Lamartine.  Depuis  ce  moment,  une  étroite 
amitié  nous  unit.  Quand  l'hiver  nous  ramenait 
tous  deux  à  Paris,  nous  passions  peu  de  jours 
sans  nous  voir.  Presque  tous  les  matins,  nous  dé- 
jeunions ensemble  au  café  Caron;  de  là  date  la 
fondation  de  notre  dîner  Brizeux.  Plus  tard,  aux 
mois  rigoureux,  nous  nous  retrouvions  sur  la  cote 
d'azur,  à  Cannes,  ou  à  Monte-Carlo,  avec  Hetzel, 
Chenavard  et  Pontmartin.  Et  c'étaient  alors  des 


LE     DINER      BRIZEUX  l8} 

déjeuners  et  de  causeries  sans  fin.  C'est  dans  une 
de  ces  rencontres,  aux  bords  ensoleillés  de  la 
Méditerranée,  qu'il  me  présenta  à  la  belle  et  poé- 
tique duchesse  de  La  Roche-Guyon,  qui  est  res- 
tée une  de  mes  plus  chères  amitiés.  Elle  venait 
alors  demander  au  soleil  de  Provence  la  guérison 
d'un  fils  adoré... 

J'eus  lieu  de  le  présenter  à  mon  tour  à  une 
belle  étrangère  qui  a  laissé  un  ouvrage  dans 
notre  langue,  et  un  souvenir  charmé  à  plusieurs 
de  nos  hommes  d'État  ou  de  lettres  :  je  veux  par- 
ler de  Mmc  Hollond,  qui  fut  l'amie  des  Rémusat 
et  des  d'Haussonville,  des  Ary  Scheffer  et  des 
Mohl,  et  qui  nous  a  donné  une  traduction  de 
Channing.  Mariée  à  M.  Robert  Hollond,  fort  in- 
signifiant mais  fort  riche,  qui  savait  à  peine  deux 
mots  de  français,  et  qui  s'en  consolait  en  culti- 
vant assidûment  le  claret  et  le  whisky,  elle  s'était 
faite  Parisienne,  et  avait  réussi  à  se  créer  un  salon, 
rue  d'Astorg,  où  son  mari  jouait  un  rôle  très 
effacé,  et  même  muet,  à  moins  qu'il  ne  ronflât, 
mais  où  elle  aimait  à  réunir  tout  ce  qui  avait  un 
nom  par  la  naissance  ou  le  talent.  Elle  était 
atteinte  de  cette  manie,  de  ce  goût  anglais  pour 
tout  ce  qui  fait  ie  bruit  du  moment  et  devient 
l'objet  de  la  curiosité  du  monde,  en  un  mot  pour 
ce  qu'on  appelait  alors  un  lion.  En  février  iS^S, 
Laprade,  venant  d'être  élu  académicien  à  la  place 
de  Musset,  était  naturellement  le  lion  de  la  se- 


184  SOUVENIRS  LITTÉRAIRES 

maine.  Mme  Hollond,  sachant  que  nous  étions 
très  liés,  me  pria  instamment  de  lui  amener  le 
nouvel  académicien.  Je  m'empressai  de  lui  obéir  : 
je  lui  présentai  Laprade;  elle  l'accueillit  avec 
force  démonstrations  admiratives,  et  l'invita  sur- 
le-champ  à  dîner  devant  moi.  Mais  sa  joie  de  le 
posséder  et  de  le  produire  fut  si  grande  qu'elle  en 
oublia  de  m'inviter  aussi.  En  sortant,  Laprade, 
fort  choqué  de  cette  invitation  unique,  me  fit 
presque  des  excuses  de  m'avoir  attiré  cette  im- 
pertinence plus  que  britannique.  Je  lui  répondis, 
en  riant,  que  cet  oubli  était  la  preuve  la  plus 
flatteuse  pour  lui  de  l'effet  produit  par  sa  visite, 
puisqu'il  faisait  perdre  ainsi  du  premier  coup  le 
sentiment  des  convenances  aune  belle  étrangère; 
et  je  ne  remis  plus  les  pieds  chez  Mme  Hollond, 
naturellement. 

J'y  avais  pourtant  passé  quelques  soirées  très 
agréables  :  le  monde  qu'elle  recevait  était  des  plus 
intéressants  et  des  plus  distingués.  La  verve  de 
Mme  Mohl,  l'esprit  charmant  de  M.  de  Rémusat 
auraient  suffi  pour  faire  de  son  salon  un  salon  à 
part.  Je  me  rappelle,  entre  autres  soirées,  celle  où 
Henri  Martin  nous  lut  une  tragédie  de  sa  façon, 
—  oui,  une  tragédie  en  cinq  actes  et  en  vers, 
Vercingétorix.  Il  y  avait  peu  d'élus,  six  ou  sept 
personnes,  tout  au  plus.  J'étais  assis  à  côté  de 
Mme  d'Haussonville,  fort  vive  et  fort  distraite, 
comme  on  sait.  Henri  Martin  lisait  mal;  l'intérêt 


LE     DINER     BRIZEUX  l8y 

languissait  parfois;  ma  belle  voisine  s'agitair,  se 
tournait  vers  moi,  me  regardait  en  face,  en  ayant 
l'air  de  me  dire  :  «  Y  comprenez-vous  quelque 
chose?  Cela  vous  intéresse-t-il?  »  J'avoue  qu'il 
me  fallut  une  grande  force  d'âme  pour  garder 
mon  sérieux.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est 
que  les  vers  du  bon  et  honnête  historien  n'étaient 
pas  plus  mauvais  que  bien  d'autres,  et  ne  trahis- 
saient nullement  l'inexpérience  et  la  gaucherie 
auxquelles  je  m'attendais.  Ils  valaient  bien  sa 
prose. 

En  voilà  assez.  Retournons  au  café  Caron. 

Peut-être,  en  parlant  des  poètes  qui  formaient 
notre  petit  groupe  du  dîner  Brizeux,  aurais-je  dû 
essayer  de  caractériser  leur  talent.  Cela  m'eût 
entraîné  trop  loin.  Je  me  bornerai  à  une  simple 
remarque  :  c'est  que  tous,  y  compris  Brizeux  lui- 
même,  nous  relevions  d'un  jeune  ancêtre  com- 
mun dont  l'influence,  à  partir  de  1820,  domine 
toute  la  poésie  moderne.  Je  veux  parler  d'André 
Chénier.  Invisible  dans  Lamartine,  dont  les 
zMéditations  sont  presque  contemporaines  de 
l'apparition  des  poésies  posthumes  d'André,  ca- 
chée avec  un  art  infini  chez  Victor  Hugo,  cette 
influence  est  déjà  plus  sensible  chez  Alfred  de 
Vigny;  elle  éclate  au  grand  jour  avec  Barbier  et 
Brizeux.  zMavie  procède  des  Idylles  et  des  Élégies, 
comme  les  Ïambes  de  Barbier  des  derniers  vers  du 
prisonnier  de  Saint-Lazare. 


1 86  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Ce  cher  dîner  Brizeux!  il  n'aura  pas  duré 
longtemps,  quoiqu'il  existe  encore.  Il  est  bien 
menacé  :  il  va  avoir  le  sort  de  toutes  les  choses 
d'ici-bas;  ses  instants  sont  comptés.  Barbier,  La- 
prade,  Saint-René  Taillandier  ne  sont  plus;  leur 
place  est  vide.  Des  cinq  convives  du  début,  deux 
seuls  restent  encore,  Lacaussade  et  moi.  L'âge  a 
blanchi  nos  cheveux  :  il  nous  avertit.  Nous  n'en 
continuons  pas  moins  chaque  année  notre  dîner 
commémoratif.  Puis  ce  tête-à-tête  cessera  aussi, 
et  le  dernier  survivant  lèvera  seul  son  verre,  le 
16  avril,  en  portant  un  toast  silencieux  et  soli- 
taire à  la  mémoire  de  l'auteur  de  zMarie,  jusqu'à 
l'heure  où  il  ira  à  son  tour  rejoindre  les  autres 
convives  disparus  du  dîner  Brizeux. 


VII 


qAUTOU\VE    UcACcAVÊiMIE 


Njîy  i  je  parlais  de  l'Académie  aujourd'hui 
*ij  et  des  souvenirs  qu'elle  m'a  laissés? 
§£P*§  J'espère  que  mes  lecteurs  voudront 
bien  faire  avec  moi,  sans  trop  de  fatigue,  ce  petit 
voyage  autour  de  l'Académie.  On  côtoyé  souvent 
les  îles  sans  y  aborder;  cela  n'empêche  pas  d'en 
parler,  —  au  contraire.  On  n'en  voit  que  les 
grands  aspects:  de  loin  les  petitesses  disparais- 
sent. Côtoyons  donc  l'Académie. 

Je  n'y  suis  pas  entré,  mais  j'en  ai  fait  un  peu 
le  tour  à  diverses  reprises.  Cette  circumnaviga- 
tion, d'ailleurs,  me  permettra  d'esquisser  encore 
quelques  grandes  figures,  et  de  parler  en  passant 
de  divers  écrivains  qui  ne  méritent  pas  une  étude 


1 88  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

particulière,  ou  que  je  n'ai  fait  qu'entrevoir.  J'ai 
eu  des  prix,  —  et  même  des  voix,  —  à  l'Aca- 
démie :  l'occasion  m'a  donc  été  donnée  de  voir 
de  près  beaucoup  d'immortels,  en  qualité  de 
juges  ou  de  patrons.  Si  je  n'ai  pas  pénétré  dans 
le  temple,  j'ai  été  admis  dans  l'atrium,  je  connais 
le  vestibule;  la  porte  du  sanctuaire  s'est  même 
entr'ouverte  un  instant  devant  moi,  et  j'ai  pu 
jeter  un  coup  d'oeil  sur  ses  mystères.  J'en  garde 
un  souvenir  reconnaissant  et  amusé.  Je  suis  donc 
en  bonne  posture  pour  parler  de  l'Académie, 
comme  il  convient. 

Le  premier  contact  que  j'eus  avec  la  docte 
assemblée  eut  lieu  en  1860,  à  l'occasion  des  prix 
Monthyon.  Mes  amis  avaient  décidé  que  je  devais 
présenter  mon  premier  recueil  des  Têtus  poèmes 
au  choix  de  l'Académie.  Ils  avaient  eu  raison.  La 
commission,  dont  M.  Guizot  était  le  rapporteur, 
avait  conclu  en  ma  faveur,  et  mon  volume  devait 
représenter  la  poésie  parmi  les  œuvres  couron- 
nées, suivant  les  termes  du  testament  de  M.  de 
Monthyon,  comme  étant  les  plus  utiles  aux  mœurs  ! 
On  m'avertit  de  cette  décision  favorable,  et  je 
m'en  réjouissais,  quand  un  second  avis  me  par- 
vint de  la  même  main  amie;  elle  m'écrivait  de 
me  tenir  sur  mes  gardes,  de  ne  pas  m'endormir 
sur  ce  premier  succès,  vu  que  j'avais  des  concur- 
rents redoutables,  entre  autres  M.  de  Beauchêne, 
auteur  d'une  Vie  de  Louis  XVII,  lequel  s'agitait 


AUTOUR    DE    L'ACADÉMIE  1 89 

beaucoup  pour  faire  invalider  à  son  profit,  par 
un  vote  de  l'Académie  plénière,  les  conclusions 
du  rapporteur  de  la  commission.  «  Allez  voir  vos 
juges,  me  disait-on,  défendez-vous,  sinon  vous 
risquez  de  perdre  votre  procès  gagné  en  première 
instance.  »  Je  ne  me  le  fis  pas  dire  deux  fois  : 
cette  idée  d'aller  voir  de  près  les  immortels  me 
souriait  trop  pour  que  j'eusse  la  moindre  hésita- 
tion; je  me  mis  donc  en  campagne,  et  je  com- 
mençai naturellement  par  M.  Guizotdont  le  rap- 
port était  ainsi  menacé  d'un  échec,  suivant  l'avis 
bienveillant  qui  m'était  parvenu. 

Je  trouvai  M.  Guizot  dans  sa  petite  maison  de 
la  rue  Ville-l'Évêque,  assis  à  son  bureau,  travail- 
lant devant  le  buste  en  bronze  de  Washington 
qui  le  dominait,  entouré  de  livres  et  de  papiers. 
Je  reconnus  cette  belle  tête,  aux  grands  yeux  in- 
telligents et  dominateurs,  que  j'avais  admirée  à 
la  tribune,  vingt  ans  auparavant,  dans  les  luttes 
de  la  coalition.  Le  temps  l'avait  respectée,  comme 
il  arrive  aux  figures  dont  la  beauté  repose  sur 
une  ossature  harmonieuse  et  des  traits  réguliers. 
Cet  homme  célèbre,  cet  orateur  accompli,  cet 
historien,  ce  penseur,  qui  avait  tous  les  dehors 
et  presque  tous  les  dons  de  l'homme  d'État,  et 
dont  la  raideur  officielle  et  la  hauteur  apparente 
étaient  légendaires,  vu  de  près  et  chez  lui,  était 
le  plus  affable  et  le  plus  aimable  des  hommes. 
Ce  contraste  est  plus  fréquent  qu'on  ne  pense. 


1 1 


IQO  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Il  y  a  forcément  du  théâtral  dans  l'orateur  et 
dans  l'homme  politique;  il  lui  faut  un  masque 
rigide  sur  la  figure  pour  la  cacher,  et  un  cothurne 
d'airain  aux  pieds  pour  le  grandir;  ne  doit-il  pas 
se  faire  voir  et  se  faire  entendre  de  loin? 

Il  me  reçut  avec  une  aménité  charmante,  me 
rassura,  me  dit  que  nous  faisions  cause  commune 
et  qu'il  me  défendrait  en  défendant  son  rapport; 
il  ajouta  même,  avec  une  nuance  de  fierté  visible, 
qu'il  ne  croirait  jamais  que  l'Académie  se  permît 
d'invalider  un  de  ses  rapports.  Il  avait  raison  : 
j'eus  le  prix. 

En  attendant,  je  continuai  mes  visites.  Je  ne 
ferai  mention  que  de  deux  ou  trois,  avant  de 
parler  de  la  visite  qui  m'intéressait  le  plus,  je 
veux  dire  celle  à  Alfred  de  Vigny. 

J'allai  d'abord  chez  M.  Lebrun,  l'auteur  de 
{Marie  Smart,  un  grand  vieillard  au  teint  coupe- 
rosé, aux  manières  de  cour,  visiblement  sur  son 
déclin.  Je  lui  parlai  de  ses  vers,  et  particulière- 
ment de  son  Voyage  en  Grèce,  dont  j'avais  heureu- 
sement lu  quelques  fragments  :  cela  fait  toujours 
tant  de  plaisir  aux  poètes  !  Je  sortis,  convaincu 
qu'il  voterait  pour  le  jeune  confrère  qui  connais- 
sait si  bien  les  œuvres  de  ses  devanciers.  De  là, 
je  me  rendis  chez  M.  Biot,  l'illustre  savant.  J'y 
reçus  l'accueil  le  plus  bienveillant.  Il  m'assura 
qu'il  avait  lu  mes  Terits  poèmes  avec  un  grand 
plaisir,  ajoutant  avec  grâce  que  l'Académie  n'avait 


AUTOUR     DE     l/ACADÉMIE 


I9I 


pas  souvent  la  bonne  fortune  de  couronner  de  si 
bons  vers.  Je  trouvai  charmant,  comme  on  le 
pense  bien,  cet  aimable  savant  dont  la  tête  belle 
et  puissante  me  frappa  par  sa  ressemblance  avec 
celle  du  grand  Goethe,  qui  m'était  si  familière  :  car 
je  possédais  un  des  rares  exemplaires  du  masque 
pris  sur  sa  figure,  le  jour  de  sa  mort;  ce  plâtre 
m'avait  été  donné  par  Ary  Scheffer,  qui  le  tenait 
de  la  grande-duchesse  de  Weimar. 

Je  ne  fus  pas  aussi  heureux  dans  ma  troisième 
visite,  chez  M.  Viennet.  La  gouvernante  fit  quel- 
ques difficultés  pour  m'annoncer,  prétendant  que 
son  maître  ne  pouvait  me  recevoir,  qu'il  était  in- 
disposé, malade,  quand  tout  à  coup  une  voix 
s'éleva  de  la  chambre  voisine,  une  forte  voix 
irritée  qui  clamait  :  «  Non,  non,  je  ne  suis  pas 
malade!  laissez  entrer!  qu'est-ce  qu'on  me  veut?» 
Et  je  fus  introduit  auprès  de  l'ancien  pair  de 
France.  Je  vis  un  vieillard  en  robe  de  chambre, 
rude  et  sec,  aux  traits  creusés,  au  geste  raide,  qui 
me  demanda  brusquement  l'objet  de  ma  visite. 
Je  le  lui  dis  :  «  Ah  !  c'est  vous,  s'exclama-t-il,  qui 
avez  écrit  La  zMort  du  Juif  errant!  Je  ne  voterai 
pas  pour  vous;  vous  êtes  un  romantique!  »  J'es- 
sayai de  l'adoucir;  sa  colère  m'amusait  :  je  me 
rabattis  sur  le  style  et  mon  respect  de  la  langue. 
Mais  je  plaidai  en  vain  les  circonstances  atté- 
nuantes. Malheureusement,  je  ne  pouvais  pas  lui 
citer  un  vers  de  ses  fables  ou  de  sa  Frcmciade  ;  je 


IQ2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

ne  les  avais  pas  lues.  Je  dus  battte  en  retraite  et 
je  regagnais  la  porte  que  l'irascible  vieillard  me 
criait  encore  d'une  voix  forte,  comme  si  j'étais 
un  candidat  attendant  sa  succession  :  «  Adieu, 
monsieur,  sachez  que  je  ne  suis  pas  malade;  je  ne 
suis  jamais  malade  !  »  Le  bonhomme  avait  cepen- 
dant une  maladie  étrange,  une  cécité  morale  in- 
curable :  il  se  croyait  aussi  spirituel  que  Voltaire 
et  s'estimait  le  premier  poète  de  l'époque. 

En  me  rendant  rue  des  Écuries-d'Artois,  chez 
Alfred  de  Vigny,  je  me  rappelais  avoir  déjà  vu 
ce  poète  exquis,  vingt  ans  auparavant,  chez  de 
jeunes  et  aimables  Américaines  de  Boston, 
Mlles  de  Prêt.  Il  était  alors  dans  tout  l'éclat  de  sa 
force  et  de  son  talent.  Je  me  demandais  si  l'âge, 
et  le  silence  où  il  s'était  enseveli,  n'avaient  pas 
fait  de  lui  aussi  un  vieillard  comme  ceux  de  ses 
confrères  que  je  venais  de  visiter  avec  des  for- 
tunes diverses.  En  1840,  il  avait  déjà  dépassé  la 
quarantaine,  mais  on  ne  lui  aurait  donné  que 
trente  ans.  Une  tournure  et  une  tenue  élégantes, 
de  beaux  cheveux  blonds  retombant  sur  le  cou, 
de  courts  favoris,  le  nez  aristocratique,  la  bouche 
fine  et  les  yeux  pleins  de  douceur,  tel  était  le 
souvenir  qui  m'était  resté  de  l'homme  du  monde. 
Mllcs  de  Prêt  m'avaient  forcé  à  écrire  quelques 
vers  sur  leur  album,  —  c'était  la  grande  mode 
alors  que  ces  albums.  —  Je  m'étais  exécuté;  mais 
mes  rimes  avaient  eu  pour  voisine  de  page  une 


AUTOUR     DE     L'ACADÉMIE  10} 

poésie  d'Alfred  de  Vigny,  et  j'en  étais  à  la  fois 
honteux  et  flatté.  C'est  sans  doute  à  cette  circon- 
stance, comme  à  ma  grande  jeunesse,  que  j'at- 
tribue la  maladresse  que  j'eus  alors  de  ne  pas 
profiter  de  l'occasion  qui  m'était  offerte  d'appro- 
cher de  plus  près  le  poète  de  zMoïse  et  d'Eloa.  Il 
est  vrai  que  son  attitude  froide  et  réservée  n'était 
pas  très  encourageante  et  ne  facilitait  guère  une 
connaissance  plus  intime.  Malgré  ma  grande  ad- 
miration et  mon  désir  secret,  je  ne  fis  donc  alors 
qu'entrevoir  Alfred  de  Vigny. 

Puis,  comme  la  pensée  a  d'involontaires  sou- 
bresauts, tout  en  cheminant,  un  autre  souvenir 
de  ma  jeunesse  se  mit  à  rire  dans  ma  mémoire 
en  songeant  à  la  femme  du  poète.  Je  ne  l'avais 
aperçue  qu'une  ou  deux  fois;  elle  sortait  peu; 
elle  était  sans  beauté,  commune  même,  il  me 
semble.  Mais  il  y  avait  sur  elle  une  légende  qui 
nous  avait  bien  amusés;  la  voici  :  elle  était  la  fille 
d'un  colonel  anglais  qui  avait  servi  dans  l'Inde, 
et  elle  devait  être  fort  riche  quand  Alfred  de 
Vigny  demanda  sa  main.  Le  mariage  accompli, 
l'héritière  se  trouva  pauvre  et  la  réalité  fut  loin 
de  répondre  aux  espérances  que  la  jeune  femme 
avait  laissé  entrevoir,  ou  fait  concevoir.  Le 
noble  poète,  à  coup  sûr,  ne  lui  fit  pas  de  re- 
proches; mais  elle,  la  pauvre  femme,  s'en  fit  de 
cruels,  et,  pour  expliquer  ce  mécompte,  on  pré- 
tendait qu'elle  s'était  jetée  au  cou  de  son  mari 


194  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

en  lui  disant  dans  son  jargon  :  «  Oh!  je  avé 
trompé  vo,  parce  que  je  aimé  vo  !  »  Vrai  ou  faux, 
ce  mot  si  drôle  et  d'un  comique  si  profond  était 
passé  en  proverbe  dans  le  monde  spirituel  et 
moqueur  de  l'Arsenal,  et  il  m'était  revenu  à  la 
pensée  au  moment  où  je  sonnais  à  la  porte  du 
grand  poète. 

Le  domestique  m'introduisit  dans  un  salon  et 
j'attendis  avec  une  certaine  émotion  la  venue  du 
maître.  Ce  salon  m'eût  paru  meublé  de  la  façon 
la  plus  simple,  je  dirais  même  la  plus  bourgeoise, 
si  le  regard  n'avait  pas  été  invinciblement  attiré 
et  retenu  par  un  magnifique  portrait  du  temps 
de  Louis  XIV  qui  surmontait  le  canapé.  C'était 
le  portrait  de  Regnard  dans  toute  sa  beauté, 
peint  par  Rigaud  :  on  eût  dit  un  Byron  en  per- 
ruque. Sur  le  mur,  en  face,  s'étalait  une  carte  de 
l'Italie  supérieure  couverte  d'épingles  multico- 
lores avec  drapeaux,  indiquant  la  position  des 
armées  française  et  autrichienne  dans  la  guerre 
de  l'année  précédente.  Je  ne  pus  m'empêcher  de 
sourire  de  cette  exhibition  inusitée  dans  un  salon 
et  chez  un  poète;  l'intention  en  était  trop  évi- 
dente :  on  voulait  rappeler  aux  visiteurs  le  capi- 
taine de  la  garde  royale  et  les  aspirations  mili- 
taires de  la  jeunesse  du  maître  de  céans.  Sur  un 
guéridon  dormaient  quelques  livres  épars,  parmi 
lesquels  j'eus  l'agréable  surprise  de  reconnaître 
le  volume  de  mes  Terirs  poèmes;  il  était  même 


AUTOUR     DE     L'ACADÉMIE  195" 

ouvert,  et  il  avait  été  lu,  car  je  remarquai  des 
coups  de  crayon  en  marge  de  plusieurs  passages  : 
était-ce  une  critique  ou  une  approbation  que  ces 
signes  muets  ?  Je  me  promis  bien  de  le  demander 
au  noble  académicien. 

11  vint  enfin  et  me  surprit  dans  cette  lecture  et 
cette  méditation.  Je  lui  fis  mes  excuses  de  cette 
indiscrétion  et  j'osai  lui  demander  le  sens  qu'il 
avait  attaché  à  ces  coups  de  crayon  :  «  Ces 
marques  ne  sont  nullement  improbatives,  me 
dit-il,  au  contraire.  Voyez  ce  vers  de  l'Elkovan  : 

L'implacable  soleil  penche  son  front  pâli. 

J'ai  souligné  implacable;  l'épithète  est  heureuse; 
c'est  celle  qui  convenait.  »  Puis  il  me  parla  de 
mes  poésies  avec  éloge  et  m'assura  de  son  vote  le 
plus  gracieusement  du  monde. 

Sa  voix  était  douce,  insinuante  ;  sa  physionomie 
avait  gardé  sa  noblesse  et  son  caractère;  il  por- 
tait toujours  ses  cheveux  longs,  enroulés  sur  le 
cou;  ils  étaient  devenus  gris  de  blonds  qu'ils 
étaient  jadis,  ce  qui  ne  changeait  presque  pas  la 
nuance.  Il  penchait  légèrement  la  tête  en  par- 
lant. Bref,  je  le  retrouvai  presque  tel  que  je  l'avais 
vu  autrefois,  mais  avec  l'attristement  obligé  et  la 
lassitude  que  les  années  amènent  forcément  avec 
elles,  même  chez  les  plus  récalcitrants.  Au  cours 
de  la  conversation,  je  lui  fis  part  d'un  de  mes 


I96  SOUVENIRS  LITTÉRAIRES 

projets  poétiques,  un  poème  sur  Jeanne  d'Arc, 
non  pas  en  alexandrins  et  à  la  façon  épique  et 
solennelle,  mais  bien  sous  une  forme  plus  mo- 
derne, plus  souple,  une  suite  de  petits  tableaux, 
d'idylles,  en  vers  de  huit  pieds,  comme  le  Ro- 
mancero du  Cid.  Il  m'en  détourna  avec  une  cer- 
taine vivacité.  Je  me  laissai  convaincre.  Je  le 
regrette  à  présent.  Je  persiste  à  croire  que  c'est 
sous  cette  forme  seule  qu'il  y  aurait  moyen  de 
traduire  en  poésie  cette  adorable  figure  de  Jeanne 
d'Arc  que  tous  les  arts  se  sont  efforcés  de  repré- 
senter, sans  avoir  pu  jamais  la  rendre  dans  sa 
beauté  naïve,  unique  et  souveraine.  Si  j'étais  plus 
jeune,  je  risquerais  l'aventure.  Il  y  a  des  tenta- 
tives si  nobles  que  même  les  failures,  comme  dit 
le  poète  d'Endymion,  honorent  l'artiste  qui  s'y  est 
exposé.  Et  cependant  en  dehors  des  objections 
techniques  ou  philosophiques,  comme  celles  que 
de  Vigny  pouvait  avoir,  il  y  en  a  une  plus  pro- 
fonde, plus  intime,  que  je  n'ai  jamais  pu  réfuter 
ou  refouler  victorieusement  et  qui  persiste  en 
dépit  de  moi-même  :  c'est  l'idée  que  Jeanne 
d'Arc  partage  avec  l'Évangile  le  privilège  d'ha- 
biter une  région  supérieure  à  la  poésie.  Elle  dé- 
passe l'art.  Là  où  l'art  n'a  plus  sa  liberté,  là  011  il 
ne  peut  et  ne  doit  rien  ajouter,  où  il  ne  trans- 
forme pas  à  sa  guise,  il  perd  son  droit  et  ses  fa- 
cultés. Il  est  vaincu  d'avance  par  la  grandeur  et 
la  divine  simplicité  de  la  réalité.  C'est  ce  que 


AUTOUR     DE     L'ACADÉMIE  \Ç)~J 

j'ai  dû  répondre  un  jour  à  Msr  Dupanloup  qui 
me  demandait,  par  une  lettre  aussi  flatteuse  que 
brève,  de  chanter  Jeanne  d'Arc,  comme  j'avais 
chanté  la  liberté.  Mais  revenons  à  Vigny;  ma 
visite  n'est  pas  terminée. 

A  propos  du  poème  épique,  il  amena  la  con- 
versation sur  le  Ramayana  et  les  livres  sanscrits; 
il  se  déploya  avec  une  visible  complaisance  sur 
ce  sujet  peu  banal  alors,  et  peut-être  aussi  avec 
le  désir  d'étonner  son  jeune  visiteur  par  sa  con- 
naissance de  cette  poésie  lointaine  et  peu  ex- 
plorée. Je  le  laissai  aller,  sans  lui  marquer, 
comme  j'en  étais  tenté  d'abord,  que  je  n'étais 
pas  tout  à  fait  novice  en  pareille  matière,  et  que 
l'Allemagne  et  l'Angleterre  m'avaient  déjà  mis 
au  courant  de  cette  littérature  exotique.  Il  y  avait 
longtemps  que  j'avais  lu  et  que  je  possédais  la 
Sakontala  d'Hirzel  et  le  résumé  du  Ramayana 
des  Indische  Sagen  d'Holtzmann.  Cependant,  à 
à  la  fin,  je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  montrer 
par  un  mot  que  je  l'avais  compris  et  suivi  avec 
l'intérêt  d'un  initié.  L'amour-propre  est  toujours 
bavard,  et  il  faut  une  longue  étude,  une  longue 
pratique  des  hommes  et  des  choses  pour  lui  ap- 
prendre à  vivre  et  à  savoir  se  taire. 

En  me  reconduisant,  Alfred  de  Vigny  me 
montra,  dans  une  armoire  vitrée  formant  biblio- 
thèque, une  série  de  petits  cahiers,  de  calepins, 
remplis  de  notes  qu'il  écrivait  au  jour  le  jour. 


I98  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

C'est  de  là  sans  doute  qu'est  tiré  le  volume  si 
précieux  que  nous  a  donné  son  jeune  ami  et  léga- 
taire L.  Ratisbonne,  sous  le  titre  de  Journal  d'un 
poète. 

Telle  fut  ma  visite  à  Alfred  de  Vigny.  Je  sortis 
enchanté,  croyant  bien  fermement  que  ce  ne  se- 
rait pas  la  dernière.  Je  me  trompais.  Il  mourut 
deux  ou  trois  ans  après,  et  comme  j'attendais  tou- 
jours que  j'eusse  un  nouvel  ouvrage  à  lui  offrir, 
je  laissai  passer  les  jours  où  j'aurais  pu  le  revoir. 

Je  l'ai  amèrement  regretté;  il  me  semblait 
qu'il  aurait  pu  m'aimer,  que  ma  jeune  admira- 
tion lui  aurait  fait  du  bien,  car  il  portait  visible 
dans  toute  sa  personne  l'empreinte  de  la  tristesse, 
du  découragement,  d'une  sorte  d'amertume  hau- 
taine envers  la  destinée.  On  sentait  en  lui  plu- 
sieurs ambitions  trompées.  Il  portait  sans  doute 
ces  déceptions  avec  une  grande  noblesse,  avec 
une  fierté  de  gentilhomme  pauvre  et  de  génie 
méconnu,  mais  qui  n'était  pas  sans  raideur  d'at- 
titude. 

Il  avait  conscience  qu'il  n'était  pas  à  sa  vraie 
place  dans  la  vie  et  dans  la  gloire;  il  s'était  fait 
du  silence  dans  sa  vieillesse  une  seconde  tour 
d'ivoire,  et  il  s'y  préparait  par  la  solitude  et 
l'abandon  au  grand  nirvana  dont  il  était  l'adepte. 
Quoiqu'il  eût  adopté  pour  devise  son  beau  vers  : 

Seul,  le  silence  est  grand,  et  le  reste  est  faiblesse, 


AUTOUR     DE     L'ACADÉMIE  1 99 

il  n'en  écrivait  pas  moins  pour  la  postérité.  Son 
dernier  volume  contient  peut-être  ses  plus  belles 
poésies  :  elles  sont  immortelles.  Il  lui  arrive 
maintenant,  comme  à  Shelley,  une  gloire  pos- 
thume, qu'il  prévoyait  peut-être,  qu'il  espérait  à 
coup  sûr.  La  jeune  génération  s'est  chargée  de 
lui  payer,  et  lui  payera  largement  de  plus  en  plus, 
la  dette  que  ses  contemporains  ont  incomplète- 
ment acquittée. 

Ajoutons  que  malgré  quelques  légères  fai- 
blesses, le  caractère,  chez  lui,  est  à  la  hauteur  du 
talent,  et  c'est  un  éloge  que  l'on  ne  peut  pas 
adresser  à  tous  les  poètes,  malheureusement.  Je 
garde  de  cette  noble  et  touchante  figure  un  sou- 
venir attendri,  heureux  de  l'avoir  fait  revivre  un 
moment  aux  yeux  de  ses  nombreux  admirateurs. 

Voilà  mes  premiers  pas  autour  de  l'Académie; 
ma  seconde  étape  eut  lieu  sept  ans  plus  tard,  en 
1867,  à  l'occasion  du  prix  de  poésie.  L'Académie, 
qui  de  tout  temps  et  sous  tous  les  régimes  se 
complaît  dans  une  opposition  —  légère  et  inno- 
cente —  au  gouvernement,  quel  qu'il  soit,  avait 
trouvé  bon  de  faire  une  niche  à  l'Empire  en  pro- 
posant pour  sujet  du  concours  de  poésie  la  zMort 
de  Lincoln.  Un  républicain  et  un  président  de  ré- 
publique, quelle  bonne  aubaine  !  Quelle  mine 
d'allusions  désagréables  et  de  satire  indirecte! 
Je  suppose  que  c'étaient  Montalembert  et  Ville- 


200  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

main  qui,  dans  leur  haine  de  Napoléon  III, 
avaient  soufflé  cette  idée  à  l'Académie. 

Cette  idée  me  sourit  aussi  parce  que  j'avais 
l'Empire  en  horreur  et  que  le  coup  d'État  avait  été 
une  des  grandes  douleurs  de  ma  vie.  Les  généra- 
tions actuelles,  qui  vivent  sous  un  régime  de 
liberté  et  même  de  licence,  ne  peuvent  se  faire 
une  idée  de  la  compression  qui  pesait  sur  nous  à 
cette  époque;  toutes  les  issues  étaient  fermées, 
on  étouffait.  Ceci  dit  pour  expliquer,  ou  excuser, 
si  l'on  veut,  le  sentiment  de  l'Académie,  —  et  le 
mien.  —  Je  concourus  donc,  et  j'eus  le  prix. 
Mais  avant  d'entrer  dans  les  détails,  au  risque  de 
scandaliser  l'Académie  et  les  poètes,  je  dirai  en 
toute  sincérité  ce  que  je  pense  de  ces  concours 
de  poésie  et  de  cette  institution  académique. 

Je  la  trouve  détestable,  parfaitement  antilitté- 
raire, et  surtout  antipoétique.  Elle  n'est  bonne 
qu'à  encourager,  à  susciter  des  versificateurs,  et 
nullement  des  poètes.  Qui  dit  poésie,  dit  liberté, 
—  liberté  dans  le  choix  du  sujet,  liberté  dans  la 
forme  et  les  idées;  —  puis  à  qui  appartient-il, 
sinon  au  poète,  au  créateur,  de  trouver,  de  dé- 
cider si  telle  idée  est  poétique  ou  non?  Or,  une 
assemblée  —  même  de  quarante  immortels  — 
où  il  y  a  trois  ou  quatre  poètes  tout  au  plus, 
comment  peut-elle  trouver  des  sujets  propres  à 
la  poésie?  Fût-elle  inventée  par  les  trois  ou  quatre 
poètes  académiciens,  l'idée  choisie  n'en  est  pas 


AUTOUR     DE     L ACADEMIE  2QI 

moins  imposée  aux  concurrents,  et  par  consé- 
quent étrangère  à  leur  propre  inspiration.  Aussi 
les  trois  quarts  du  temps  le  sujet  proposé  n'est-il 
qu'oratoire,  et  nullement  poétique.  La  éMort  de 
Lincoln,  par  exemple,  en  est  la  preuve.  Qu'y  a-t-il 
là  de  poétique,  je  vous  le  demande?  C'est  ma- 
tière à  un  prix  d'histoire  ou  d'éloquence,  rien  de 
plus.  On  n'en  peut  tirer  qu'un  panégyrique  en 
vers,  une  sorte  d'oraison  funèbre  en  alexandrins. 
C'est  de  cette  façon  que  j'essayai  de  sortir  de  ce 
mauvais  pas.  En  face  d'un  pareil  sujet,  la  muse  se 
voile  et  s'envole;  tout  poète  en  conviendra. 

Cela  ne  m'empêcha  pas  de  concourir,  comme 
je  l'ai  dit,  et  pour  des  raisons  qui  n'avaient  nul 
rapport  avec  la  vraie  poésie.  Moi  aussi,  je  voulais 
faire  pièce  à  l'Empire  et  lui  dire  des  vérités  désa- 
gréables; en  outre,  l'avouerai-je?  j'étais  curieux 
de  voir  si  l'Académie  aurait  le  courage  de  les 
couronner  et  de  leur  donner  sa  consécration. 
Toute  ma  composition  n'avait  pour  but  que  de 
faire  résonner  sous  la  coupole  de  l'Institut  — 
malgré  la  méchanceté  des  rimes  —  les  derniers 
vers  de  mon  poème  : 

Et  l'avenir  mettra  ton  Image  et  ton  nom 

Plus  haut  que  les  Césars,  —  auprès  de  Washington. 

J'y  réussis,  mais  ce  ne  fut  pas  sans  peine,  comme 
on  va  le  voir. 

M.  Villemain,  le  secrétaire  perpétuel  de  l'Aca- 


202  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

demie  française,  avait  infiniment  d'esprit;  mais 
cette  vive  et  belle  intelligence  avait  des  éclipses  : 
elle  s'obscurcissait  par  moments.  Je  ne  sais  quels 
nuages  passèrent  devant  ses  yeux  quand  la  com- 
mission eut  décerné  le  prix  à  ma  composition, 
—  comme  on  dit  au  collège,  —  et  que  l'on  eut 
décacheté  le  pli  qui  contenait  ma  devise  et  mon 
nom.  Il  fut  pris  de  scrupules  à  certains  passages, 
et  me  demanda  de  les  retrancher  ou  d'y  faire 
quelque  changement...  J'y  consentis  sans  peine. 
Il  avait  vu  quelque  chose  de  malséant  pour  la 
Russie  dans  deux  ou  trois  vers,  où  je  disais  que 
la  libre  Amérique  semblait  avoir  été  inventée 
pour  servir  de  contrepoids  à  l'énorme  empire  des- 
potique des  tsars, 

Qui  sur  trois  continents  pose  ses  pieds  glacés. 

Nous  étions  loin  de  l'alliance  russe  alors;  mais 
Villemain  se  rappelait  sans  doute  qu'il  avait  mé- 
rité les  bonnes  grâces  d'Alexandre  en  181  f.  Inde 
irœ.  Il  fut  donc  convenu  que  je  comparaîtrais  de- 
vant la  commission  du  prix  de  poésie,  afin  de 
procéder  aux  changements  désirés  par  lui  et  ac- 
ceptés par  moi.  Le  lendemain,  l'excellent  M.  Pin- 
gard  père  me  conduisit,  malgré  sa  goutte,  dans 
un  vestibule  donnant  sur  une  petite  salle  où  se 
tenaient  les  membres  de  la  commission,  et  me 
pria  d'attendre.  J'entendais  le  murmure  confus 


AUTOUR     DE     L'/\CADÉM!E  20^ 

d'une  discussion  à  travers  les  murs.  Enfin  je  fus 
introduit  dans  le  sein  de  l'aréopage;  il  ne  se  com- 
posait que  de  cinq  ou  six  juges  assis  autour  d'une 
table  à  tapis  vert  :  M.  Villemain  présidait.  Il 
exposa  l'affaire  et  conclut  en  me  demandant  de 
retrancher  deux  vers.  Je  répondis  que  je  change- 
rais tout  ce  qu'on  voudrait,  que  je  supprimerais 
quatre,  huit,  ou  même  douze  vers  au  besoin,  mais 
que  je  ne  pouvais  pas  biffer  deux  vers  sans  blesser 
les  lois  de  la  prosodie  française.  On  ne  compre- 
nait pas  mon  objection  :  une  discussion  s'éleva; 
elle  devenait  confuse,  quand  une  voix  s'éleva 
disant  :  ce  Mais  monsieur  a  raison;  on  ne  peut  pas 
retrancher  deux  vers  seuls  sans  commettre  la 
faute  d'accumuler  quatre  rimes  du  même  sexe 
dans  les  alexandrins  restants.  Il  faut  donc  suppri- 
mer quatre  vers  et  les  multiples  de  quatre.  »  Je 
bénis  mon  défenseur  inconnu,  —  un  confrère  en 
poésie  sans  doute,  —  j'appris  en  sortant  que 
c'était  M.  de  Pongerville,  le  traducteur  de  Lucrèce. 
Bref,  on  maintint  mon  texte,  malgré  M.  Ville- 
main,  et  ma  pièce  n'en  fut  pas  moins  lue  en  en- 
tier, et  fort  bien  lue,  par  M.  Legouvé. 

Deux  ans  après,  en  1869,  je  concourus  encore, 
et  j'eus  encore  le  prix  de  poésie.  Quelle  inconsé- 
quence! dira-t-on,  et  quelle  entorse  à  ma  théorie 
subversive  sur  ces  sortes  de  concours,  telle  que 
je  viens  de  l'exposer!  Mais  non,  l'inconséquence 
n'est  qu'apparente.  Cette  année-là,  sous  je  ne  sais 


204  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

quelle  influence  intelligente  et  heureuse,  l'Aca- 
démie n'avait  pas  donné  de  sujet;  elle  laissait 
les  poètes  libres  de  lui  adresser  leur  œuvre  sans 
étiquette  officielle.  Je  venais  d'achever  un  petit 
poème,  Sémeia,  qui  m'avait  tenté  autant  par 
l'extrême  difficulté  de  son  exécution  que  par  sa 
poésie  orientale  et  son  allure  fantastique.  Méri- 
mée, qui  prisait  peu  les  vers,  en  fut  très  frappé, 
sans  doute  précisément  à  cause  de  ce  fantastique 
et  de  la  difficulté  vaincue.  Il  m'en  fit  compliment, 
et  le  bon  Sandeau  s'empressa  de  m'écrire  séance 
tenante  que  j'avais  remporté  le  prix.  Seméia  m'at- 
tira bien  d'autres  témoignages;  mais  je  me  rap- 
pelle surtout  ces  deux-là  avec  plaisir. 

Cette  fois-là,  je  n'eus  pas  le  moindre  démêlé 
avec  M.  Villemain.  Il  me  tendit  seulement  un 
petit  piège  que  j'évitai  facilement.  Comme  il 
était  chargé,  en  qualité  de  secrétaire  perpétuel, 
de  donner  le  résultat  des  concours  et  de  proclamer 
les  gagnants  de  cette  loterie,  il  me  demanda, 
pour  m'éprouver  sans  doute,  de  lui  réciter  les  vers 
que  je  trouvais  les  meilleurs  dans  mon  petit 
poème.  Je  lui  répondis  que  je  ne  savais  pas  un 
seul  de  mes  vers  par  cœur,  —  ce  qui  était  la  vé- 
rité. «  Et  pourquoi  cela?  dit-il.  —  Pour  ne  pas 
m'encombrer  inutilement,  »  répondis-je.  Il  parut 
satisfait  de  ma  réplique  et  n'insista  pas. 

C'était  une  figure  singulière  que  ce  M.  Ville- 
main,  et  je  ne  devrais  pas  le  quitter  sans  en  faire 


AUTOUR     DE     L ACADÉMIE  20f 

un  loger  crayon.  On  saie  combien  il  était  difforme 

et  laid;  un  teint  cadavérique  et  des  traits  incohé- 
rents; mais  la  flamme  de  l'intelligence  brillait 
dans  ses  yeux,  et  une  certaine  dignité  dans  ies 
manières  rappelait  l'ancien  grand-maître  de  l'Uni- 
versité et  l'ami  de  M.  de  Narbonne.  A  côté  de 
cela,  nul  goût  et  nul  besoin  d'élégance;  son  ap- 
partement au  palais  Mazarin  était  un  vrai  bouge: 
des  livres  et  des  liasses  de  papier  éparpillés  par- 
tout, pas  de  tapis,  l'ignoble  carrelage  rouge  à 
demi  usé,  des  murs  nus  et  sales  au  badigeon  dé- 
fraîchi; une  vraie  tanière  de  savant.  Son  succes- 
seur, M.  Patin,  eut  toutes  les  peines  à  nettoyer 
cette  écurie  d'Augias  et  à  l'embellir.  Le  très 
aimable  secrétaire  perpétuel  d'à  présent  en  a  fait 
un  des  plus  élégants  appartements  de  Paris.  Il 
voulait  faire  de  ce  salon  le  point  de  réunion  des 
candidats  et  des  immortels,  me  disait-il  un  jour. 
A-t-il  réussi?  Les  candidats  viennent  bien  sans 
doute,  mais  la  difficulté  est  d'amener  les  acadé- 
miciens. Il  n'y  a  pas,  parmi  ces  soi-disant  con- 
frères, l'union,  la  cohésion  que  le  vulgaire  sup- 
pose; on  se  voit  aux  séances  et  cela  suffit;  au 
sortir  de  là,  chacun  rentre  dans  son  monde  et  y 
reste.  Il  en  était  du  moins  ainsi,  il  y  a  quelques 
années.  Je  me  souviens  de  l'amertume  avec 
laquelle  Laprade  s'en  ouvrit  un  jour  avec  moi;  il 
avait  cru,  en  étant  élu  à  l'Académie,  qu'il  entrait 
dans  un  salon  où  tout  le  monde  était  sur  un  pied 


I  .2 


2o6  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

d'égalité  et  d'intimité  au  moins  apparente.  «  C'est 
à  peine,  me  disait-il,  si  certains  de  mes  confrères, 
même  ceux  qui  ont  voté  pour  moi,  ont  l'air  de 
me  reconnaître.  »  Et  je  lui  répondais  :  «  Mon  ami, 
tous  les  Olympes  se  ressemblent  et  les  dieux  sont 
ainsi;  chacun  a  son  atmosphère  et  son  empire 
qui  lui  suffisent.  Les  hommes  seuls  ont  des  frères 
et  des  amis.  » 

Outre  les  relations  académiques  qui  m'avaient 
mis  en  contact  avec  M.  Villemain,  j'avais  l'hon- 
neur de  le  rencontrer  dans  sa  famille,  chez 
Mme  Desmousseaux  de  Givré  et  sa  fille  la  mar- 
quise de  Boispéan.  Je  ne  l'ai  pas  entendu  dans  sa 
chaire  ou  à  la  tribune;  mais  dans  un  salon  ou  chez 
lui,  il  était  un  causeur  merveilleux,  et  j'ai  pu  juger 
de  ce  que  j'appellerai  son  éloquence  de  table  ou 
de  cabinet.  Il  fallait  l'entendre  sur  les  Turcs  et  les 
Grecs!  et  quelquefois  aussi  sur  ses  confrères!  il 
avait  des  mots  terribles  ;  je  ne  veux  pas  les  re- 
dire. Je  me  rappelle  surtout  un  dîner  chez  Mme  de 
Boispéan,  où  il  fut  étincelant  de  verve,  de  mé- 
chanceté et  d'esprit.  Malgré  sa  laideur,  il  vous 
laissait  l'impression  d'un  grand  seigneur  de  l'in- 
telligence; on  pensait  à  Caliban  qui  aurait  volé 
l'esprit  d'Ariel. 

Après  ces  deux  succès  au  concours  de  l'Aca- 
démie, des  amis  trop  bienveillants  et  trop  pressés 
me  poussaient  à  poser  ma  candidature.  Je  fis  la 
sourde  oreille,  trouvant  mes  titres  trop  légers,  — 


AUTOUR    DE     L'ACADÉMIE  207 

quoique  académiques,  —  et  j'étais  en  train  de 
composer  mon  poème  de  éMarcel,  quand  la 
guerre,  la  funeste  guerre  de  1870,  fut  déclarée. 
Je  n'ai  pas  à  dire  ici  mes  sentiments  ;  j'étais  navré, 
je  connaissais  trop  bien  la  force  et  la  haine  de 
l'Allemagne,  comme  je  l'ai  dit  en  parlant  de 
Mérimée.  J'achevai  brusquement  mon  poème. 
Aussitôt  qu'un  peu  de  calme  rentra  dans  ma  vie, 
à  la  conclusion  de  la  paix,  et  que  les  Prussiens 
eurent  quitté  la  vallée  du  Doubs,  je  revins  à  Paris 
pour  voir  les  ruines  de  ma  demeure;  je  ne  son- 
geais guère  à  l'Académie,  quand  une  circonstance 
imprévue  me  fit  tourner  les  yeux  de  ce  côté. 
J'étais  allé  voir  A.  Cochin  à  la  préfecture  de  Ver- 
sailles, ou  l'amitié  de  M.  Thiers  venait  de  l'ap- 
peler. Cochin,  que  j'avais  connu  en  Allemagne 
et  retrouvé  chez  M.  de  Montalembert,  avait  lu  et 
très  apprécié  mes  Tetits  poèmes.  J'eus  l'agréable 
surprise  de  trouver  mon  volume  sur  le  bureau  du 
jeune  préfet.  «  Quelle  bonne  note  pour  tous  les 
deux!  lui  dis-je  en  riant.  —  Vous  avez  plus  de 
succès  que  vous  ne  le  supposez,  me  répondit-il. 
Msr  Dupanloup  est  venu  me  voir  hier  ;  il  a  trouvé 
votre  volume  sur  ma  table,  il  l'a  ouvert,  s'est  mis 
à  le  lire  en  commençant  par  La  zMori  du  Juif 
errant,  il  l'a  lu  jusqu'au  bout,  et  savez-vous  ce 
qu'il  m'a  dit  en  refermant  le  volume?  «  Pourquoi 
«  M.  Edouard  Grenier  n'est-il  pas  de  l'Aca- 
«  demie?  » 


208  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Je  remerciai  Cochin  de  cet  aimable  reportage, 
comme  on  dit  à  présent,  et  je  lui  dis  que  je  m'en 
autoriserais  pour  aller  voir  l'évêque  d'Orléans  et 
faire  connaissance  avec  lui.  J'y  allai,  en  effet  :  il 
demeurait  alors  dans  un  couvent  du  faubourg 
Saint-Germain,  dont  j'ai  oublié  le  nom.  Je  fus 
reçu  par  un  grand  vieillard  à  bec  d'aigle,  au  teint 
animé  et  couperosé,  qui  voulut  bien  me  confirmer 
le  dire  de  Cochin  et  me  répéter  son  exclamation 
à  lui:  a  Je  vous  l'avouerai  franchement,  continua- 
t-il,  je  n'avais  rien  lu  de  vous  :  je  cédai  à  un 
simple  mouvement  de  curiosité  en  prenant  en 
main  votre  volume,  et  j'ai  été  entraîné.  Oui, 
monsieur,  vous  devriez  être  des  nôtres;  présentez- 
vous,  je  vous  donne  ma  voix  d'avance.  » 

A  quelque  temps  de  là,  il  y  eut  un  fauteuil  va- 
cant. Malheureusement  j'avais  perdu  mon  meil- 
leur, mon  plus  zélé  et  actif  patron  à  l'Académie: 
M.  de  Montalembert.  Que  de  fois,  en  1869,  ne 
m'avait-il  pas  dit  :  «  Dans  un  an  ou  deux  vous 
serez  notre  confrère!  »  Il  comptait  sans  la  mort: 
on  peut  être  un  grand  orateur  et  un  mauvais  pro- 
phète. —  Avant  d'écrire  ma  lettre  de  candida- 
ture, j'allai  voir  l'évêque  d'Orléans  qui  m'encou- 
ragea fort,  puis  M.  de  Rémusat,  alors  ministre 
des  Affaires  étrangères  à  Versailles,  sous  la  prési- 
dence de  M.  Thiers.  On  le  sait,  c'est  dans  cette 
ville,  et  dans  le  palais  de  Louis  XIV,  que  s'était 
réfugié  presque  tout  le  gouvernement  de  la  nais- 


AUTOUR     DE     L'ACADÉMIE  209 

santc  Republique.  Après  avoir  fait  antichambre 
quelque  temps,  à  coté  de  M.  de  Noailles  qui  allait 
partir  pour  Rome  comme  ambassadeur,  je  fus 
introduit  auprès  du  ministre.  Je  le  trouvai  accoudé 
tristement  dans  un  coin  de  son  bureau,  la  tête 
dans  ses  deux  mains,  plongé  dans  une  profonde 
et  sans  doute  amère  méditation.  J'aimais  et  j'ad- 
mirais M.  de  Rémusat;  je  l'avais  rencontré  dans 
le  monde,  je  l'avais  vu  brillant,  spirituel,  profond 
même  avec  grâce  :  un  esprit  vraiment  français  et 
charmant.  Je  me  souviens  surtout  d'un  déjeuner 
que  je  fis  à  côté  de  lui,  un  jour,  au  café  d'Orsay; 
il  est  impossible  d'être  plus  intéressant,  plus 
varié,  plus  fin  qu'il  ne  se  montra  dans  cette  heure 
de  libre  causerie.  Il  goûtait  fort  la  poésie,  et  me 
prouva,  à  diverses  reprises,  qu'il  connaissait  et 
appréciait  mes  œuvres.  Avec  M.  Vitet  et  M.  de 
Montalembert,  il  était  un  de  mes  meilleurs  sou- 
tiens à  l'Académie. 

Il  m'accueillit  donc  avec  une  aimable  familia- 
rité. En  me  reconnaissant,  il  avait  cru  d'abord 
voir  venir  à  lui  l'ancien  secrétaire  d'ambassade  de 
1848,  qui  n'avait  pas  voulu  servir  l'Empire,  et 
qui  venait,  sans  doute,  redemander  un  poste  au 
ministre  des  Affaires  étrangères  de  la  troisième 
République.  Je  me  hâtai  de  le  détromper  :  ce  II 
s'agit  de  l'Académie,  lui  dis-je.  —  Ah!  l'Acadé- 
mie! »  me  répondit-il,  avec  un  ton  singulier  où 
il  entrait  autant  de  surprise  que  de  douce  ironie, 


12. 


2IO  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

comme  s'il  s'éveillait  d'un  rêve  et  se  disait  à  lui- 
même  :  Est-ce  qu'il  y  a  encore  une  Académie?  et 
il  y  a  donc  des  gens  qui  songent  à  y  entrer?  — 
Il  ne  m'en  promit  pas  moins  sa  voix  et  le  con- 
cours le  plus  amical.  Après  avoir  causé  quelque 
temps  des  difficultés  de  l'heure  présente  et  des 
blessures  de  la  France,  je  le  quittai  attristé,  ému 
et  reconnaissant. 

Je  n'eus  pas  à  lui  rappeler  sa  promesse,  au 
contraire;  je  lui  écrivis,  trois  jours  après,  ainsi 
qu'à  l'évêque  d'Orléans,  pour  les  dégager  de  leur 
parole.  Je  ne  me  présentai  pas,  et  peut-être  eus-je 
tort  ;  mais  j'ai  toujours  été  plus  docile  aux  conseils 
de  mes  amis  qu'à  ceux  de  mon  amour-propre  ou 
de  ma  raison.  En  revenant  de  Versailles,  j'étais 
allé  voir  Hetzel  à  qui  je  fis  part  de  mon  projet  de 
candidature.  «  Ne  fais  rien,  me  dit-il,  avant  que 
je  n'aie  consulté  là-dessus  M.  Legouvé;  nul  ne 
connaît  mieux  que  lui  ce  pays-là.  »  M.  Legouvé 
répondit  que  je  n'avais  nulle  chance,  et  que  je 
n'aurais  pas  deux  voix.  Il  se  trompait,  puisque 
j'étais  assuré  déjà  de  celles  de  Msr  Dupanloup  et 
de  M.  de  Rémusat,  et  que  je  pouvais  espérer 
celles  de  MM.  Guizot,  Vitet,  Sandeau,  John  Le- 
moinne,  Augier,  Barbier,  et  peut-être  d'autres 
encore.  Mais  je  m'inclinai,  je  m'abstins,  et  je  n'y 
pensai  plus. 

Je  n'y  pensais  pas  davantage,  cinq  ou  six  ans 
après,  quand  un  beau  jour  je  reçus  en  Franche- 


AUTOUR     DE     L'ACADÉMIE  211 

Comté  une  lettre  signée  d'un  de  mes  bons  amis 
de  l'Académie,  qui,  au  nom  de  plusieurs  de  ses 
confrères,  me  conviait  à  poser  ma  candidature  au 
fauteuil  de  M.  Patin,  non  pas  dans  l'espérance  de 
lui  succéder,  me  disaient-ils,  mais  pour  poser  un 
jalon,  recueillir  quelques  voix  et  forcer  ainsi 
l'Académie  à  songer  à  moi  dans  l'avenir. 

J'obéis  encore,  comme  toujours,  à  cette  voix 
amie;  je  me  rendis  à  cet  appel;  je  revins  à  Paris, 
l'élection  devant  avoir  lieu  dans  une  quinzaine  de 
jours,  je  me  hâtai  de  faire  mes  visites,  et  sans  la 
moindre  illusion,  car  les  engagements  étaient  pris 
et  l'élu  désigné  d'avance  et  sûr  de  son  succès. 
Mais  j'étais  enchanté  de  faire  encore  une  fois  et 
plus  complètement  le  tour  de  l'Académie  en  toute 
liberté. 

Ces  visites  obligatoires  doivent  être  très  pé- 
nibles pour  un  candidat  sérieux  qui  croit  toucher 
au  fauteuil  et  le  mériter;  mais  il  en  est  tout  autre- 
ment quand  ce  n'est  qu'un  galop  d'essai  et  que 
l'on  n'a  pas  plus  d'illusion  que  je  n'en  avais  sur 
le  résultat  final  de  la  course.  Alors  ce  n'est  plus 
une  corvée,  c'est  une  promenade  dans  le  pays  de 
l'intelligence,  une  interview  permise,  une  curio- 
sité honnête  qui  se  satisfait  honnêtement. 

Ma  première  visite,  avant  de  rentrer  à  Paris, 
avait  été  pour  le  duc  d'Aumale,  qui  commandait 
à  Besançon  le  7e  corps  d'armée  :  son  accueil 
fut  charmant  et  du  meilleur  augure.  Quoique 


212  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

M§r  Dupanloup  crût  devoir  bouder  l'Académie 
depuis  l'élection  de  Littré,  et  n'y  vînt  plus 
le  jeudi,  j'allai  le  voir  à  Chaville,  où  il  était  en 
villégiature.  Il  me  dit,  et  il  le  répéta  aux  autres 
candidats,  qu'il  m'eût  donné  sa  voix,  s'il  n'eût 
pas  rompu  avec  l'Académie.  A  Paris,  je  vis  mes 
amis  John  Lemoinne,  Augier,  Sandeau,  Laprade, 
Barbier,  C.  Rousset,  Méztères  et  Saint-René  Tail- 
landier, qui,  en  effet,  votèrent  pour  moi,  sauf  Au- 
gier et  Sandeau,  engagés  envers  A.  Houssaye,  qui 
avait  été  directeur  du  Théâtre-Français,  et  qui,  à 
ce  titre,  pouvait  compter  sur  les  voix  nombreuses 
du  clan  des  auteurs  dramatiques.  Le  candidat  sé- 
rieux était  M.  Boissier,  dont  l'élection  était  assu- 
rée et  qui  fut  élu  finalement.  E.  Manuel  représen- 
tait avec  moi  la  poésie  dans  ce  tournoi  littéraire 
peu  émouvant,  puisque  l'issue  en  était  connue  d'a- 
vance. Cette  élection  eut  une  singularité  qui  ne 
s'est  pas  renouvelée  depuis,  si  je  ne  me  trompe  : 
un  des  immortels,  M.  Legouvé,  je  crois,  avait  fait 
adopter  une  nouvelle  procédure  à  l'Académie 
française;  il  l'avait  décidée  à  faire  précéder  l'élec- 
tion de  la  discussion  des  titres  candidataires, 
comme  cela  a  lieu  à  l'Académie  des  sciences.  Le 
jeudi  avant  l'élection,  je  fus  donc  discuté,  comme 
tous  les  autres  concurrents,  mais  je  le  fus  dans  les 
conditions  les  plus  favorable.  Saint-René  Tail- 
landier était  directeur  et  présidait  la  séance. Quand 
mon  tour  fut  venu,  Laprade  énuméra  mes  titres, 


AUTOUR     DE     L'ACADÉMIE  2  I  3 

le  bon  Auguste  Barbier  l'appuya  avec  chaleur,  et, 
pour  conclure,  Saint-René  cita  quelques-unes  de 
mes  meilleures  pièces,  entre  autres  les  stances  sur 
le  drapeau  tricolore  tirées  de  zMarcel.  Cette  lec- 
ture, très  bien  faite,  fit  sensation,  et  le  duc  d'Au- 
male  ne  craignit  pas  de  s'écrier  :  «  C'est  de  la 
grande  poésie!  »  (M'accusera-t-on  encore  d'être 
trop  modeste?)  A  la  séance  d'élection,  le  jeudi 
suivant,  j'allai  attendre  le  résultat  des  votes  à  la 
bibliothèque  de  l'Institut,  auprès  de  mon  vieil  ami 
Ludovic  Lalanne,  et  John  Lemoinne  vint  nous 
l'annoncer  :  M.  Boissier  était  élu.  A.  Houssaye 
avait  eu  1 1  voix,  Éd.  Grenier  7  et  Manuel  1,  au 
premier  tour. 

Il  y  a  de  cela  bien  des  années.  On  me  deman- 
dera peut-être  pourquoi  je  n'ai  pas  continué  à 
me  présenter.  Les  occasions  ne  m'ont  certes  pas 
manqué.  Ce  qui  m'a  manqué,  je  vais  le  dire  :  c'est 
un  second  appel  de  mes  amis.  Je  l'attendais  tou- 
jours, à  chaque  fauteuil  vacant,  convaincu  qu'ils 
m'avertiraient  encore  à  la  première  bonne  occa- 
sion, comme  ils  venaient  de  le  faire  à  la  mort  de 
M.  Patin.  Ils  laissèrent  échapper  cette  occasion. 
J'étais  trop  fier  pour  réveiller  leur  négligence  et 
leur  reprocher  cet  oubli.  Les  années  passèrent; 
la  mort  me  prit  un  à  un  tous  les  académiciens  qui 
pouvaient  songer  à  moi.  Des  immortels  qui  me 
donnèrent  leurs  voix  en  1877,  —  en  y  compre- 
nant Msr  Dupanloup,  —  il  n'en  reste  plus  à  cette 


214  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

heure  que  deux,  M.  le  duc  d'Aumale  et  Mézières. 
Maintenant  il  est  trop  tard  :  on  ne  passe  pas  à 
l'ancienneté  dans  cette  compagnie-là.  Je  rencon- 
trai, ces  jours  derniers,  un  académicien  de  ma 
connaissance  qui  n'avait  pas  voté  pour  moi;  il 
me  dit  banalement,  ou  peut-être  avec  malice  : 
ce  Eh  bien,  vous  ne  songez  plus  à  nous? 

—  Non,  lui  répondis-je,  je  vise  plus  haut. 

—  Comment?  répliqua-t-il,  à  demi  suffoqué, 
plus  haut  que  l'Académie? 

—  Oui,  je  vise  à  m'en  passer.  » 

Et  je  le  laissai  stupéfait  et  scandalisé;  il  était 
de  ceux  qui  ne  peuvent  se  passer  de  distinctions 
et  d'honneurs  officiels. 

Je  reviens  sur  les  visites  que  je  fis  lors  de  cette 
première  et  unique  candidature.  Il  en  est  trois  ou 
quatre  qui  m'ont  laissé  un  vif  et  amusant  souve- 
nir, et  je  demande  la  permission  de  les  raconter 
en  détail.  Commençons  par  M.  de  Loménie.  Je 
m'étais  présenté  deux  fois  et  inutilement  chez 
lui;  la  troisième  fois  je  demandai  au  concierge  à 
quelle  heure  je  pourrais  rencontrer  son  locataire 
invisible.  Il  m'indiqua  une  heure  pour  le  lende- 
main, et  je  fus  exact,  sans  être  plus  heureux  que 
les  trois  fois  précédentes.  Je  laissai  échapper  un 
mouvement  de  désappointement  et  d'impatience. 
Le  lendemain  je  revenais  à  la  charge,  et,  cette 
fois-là,  j'étais  enfin  introduit.  L'accueil  que  je 
reçus  fut  des  plus  inattendus.  Je  trouvai  un  petit 


AUTOUR     DE     L'ACADÉMIE  2!f 

homme  très  animé,  en  colère  même,  qui  me  dit 
à  brûle-pourpoint  :  «  Vous  vous  êtes  plaint,  mon- 
sieur, de  ne  pas  me  trouver  chez  moi  hier;  mais, 
sachez-le,  nous  ne  sommes  pas  aux  ordres  des 
candidats;  j'ai  autre  chose  à  faire  qu'à  les  rece- 
voir :  je  suis  professeur  au  Collège  de  France,  ré- 
pétiteur à  l'École  polytechnique,  etc.  »  Je  le  laissai 
achever  son  énumération  et  lui  répondis  froide- 
ment que  si  j'avais  insisté  de  la  sorte  et  redoublé 
mes  tentatives  de  visites,  c'est  que  je  croyais  rem- 
plir un  devoir  et  non  exercer  un  droit,  que  je  m'é- 
tais figuré  que,  nous  autres  candidats,  nous  étions 
obligés  de  nous  présenter  devant  nos  juges;  mais 
que  s'il  en  était  autrement,  je  ne  pousserais  pas 
plus  loin  l'importunité  et  que  j'avais  l'honneur 
de  le  saluer,  en  lui  faisant  mes  excuses.  Le  petit 
homme  se  calma  subitement;  il  sentit  sans  doute 
l'inconvenance  de  sa  sortie,  et  me  pria  de  m'as- 
seoir.  Je  ne  voulus  pas  être  dur  à  mon  tour,  j'y 
consentis,  et,  sans  parler  de  l'Académie,  je  le 
priai,  puisque  j'avais  l'honneur   de  le  voir,   de 
vouloir  bien  me  dire  oii  il  en  était  de  son  travail 
sur  Mirabeau,  dont  nous  attendions  la  publica- 
tion avec  tant  d'impatience,  moi  le  premier  qui 
avais  un  culte  pour  ce  grand  homme;  et  la  con- 
versation s'engagea  dans  cette  direction.  Le  petit 
homme  était  tout  à  fait  radouci  et  semblait  avoir 
oublié  sa  vivacité  première  quand  je  me  levai;  il 
me  reconduisit  jusque  sur  l'escalier,  et  là,  à  ma 


2 I 6  SOU  V  EN  1RS     LITTÉRAIRES 

grande  stupéfaction,  je  l'entendis  me  dire  en  bais- 
sant la  voix  :  «  Ne  dites  rien  au  concierge,  je  vous 
en  prie.  »  Je  le  rassurai  bien  vite,  en  lui  répon- 
dant que  je  ne  parlais  à  la  loge  que  suivant  la 
consigne  écrite,  en  montant,  jamais  en  descen- 
dant, et  j'allai  rire  à  mon  aise  de  cette  singulière 
visite  sous  les  arbres  voisins  du  Luxembourg. 

Quelle  différence  avec  l'accueil  que  je  trouvai 
rue  d'Aumale,  chez  M.  Mignet!  Je  me  rappelais, 
en  montant  l'escalier,  celui  qu'il  m'avait  fait  au 
ministère  du  boulevard  des  Capucines,  trente- 
six  ans  auparavant,  et  dont  j'avais  été  si  peu  sa- 
tisfait, comme  je  l'ai  raconté  dans  mon  article  sur 
Nodier.  Je  craignais  de  retrouver  chez  l'illustre 
historien  vieilli  la  même  froideur  diplomatique 
que  m'avait  montrée  le  jeune  et  beau  directeur 
des  Archives,  dans  ma  jeunesse.  Il  n'y  eut  rien  de 
pareil;  au  contraire.  Rien  de  plus  aimable,  de 
plus  encourageant  que  la  façon  dont  je  fus  reçu 
par  M.  Mignet.  Il  était  à  travailler;  sa  tête,  belle 
encore,  était  ombragée  d'une  visière  verte  qui  ne 
la  défigurait  même  pas;  il  s'en  désaffubla  pour 
causer  avec  moi,  et  je  reconnus  que  l'âge  avait 
pu  atteindre  et  creuser  ses  traits  sans  en  détruire 
la  beauté  native.  Je  lui  rappelai  ma  visite  de 
1841,  et  nous  causâmes,  en  riant  mélancolique- 
ment, de  ces  temps  lointains.  Je  sortis  enchanté; 
je  le  revis  quelquefois  encore  chez  M.  Thiers;  et 
ceci  m'amène  à  parler  de  l'hôtel  de  la  place  Saint- 


AUTOUR     DE     L'ACADÉMIE  217 

Georges  où  j'avais  aussi  à  faire  ma  visite  offi- 
cielle. 

Je  n'avais  jamais  approché  M.  Thiers,  er, 
comme  on  le  pense  bien,  c'était  un  des  hommes 
que  j'avais  le  plus  à  cœur  de  voir  enfin  de  près. 
L'illustre  homme  d'État  n'était  plus  président  à 
cette  époque  (1877).  Après  avoir  fondé  et  gou- 
verné la  République,  il  n'avait  plus  que  son  siège 
à  la  Chambre  et  son  fauteuil  à  l'Académie.  Il 
m'avait  fait  dire  qu'il  me  verrait  avec  plaisir  le 
dimanche  soir,  jour  où  il  recevait  particulière- 
ment ses  amis.  Lanfrey  me  présenta;  je  retrouvai 
quelques  figures  de  connaissance,  M.  Barthé- 
lémy Saint-Hilaire,  M.  Mignet,  E.  Bersot  et  É.  de 
Girardin.  M.  Thiers  me  reprocha  de  m'y  prendre 
si  tard  pour  cette  élection  :  «  Vous  nous  trouvez 
tous  engagés,  »  me  dit-il.  Il  m'invita  à  revenir  le 
dimanche,  et  je  me  fis  un  plaisir  de  me  rendre  à 
cette  aimable  invitation.  Je  revins  en  effet  toutes 
les  semaines.  Ce  salon  était  bien  intéressant  : 
outre  la  douzaine  d'amis  qui  faisaient  le  fond  de 
ces  réunions  dominicales,  on  y  voyait  passer  tout 
ce  que  Paris  et  l'étranger  avaient  d'illustre  ou  de 
connu.  De  tous  les  points  de  l'horizon  politique 
européen  on  venait  voir  M.  Thiers,  —  M.  le  pré- 
sident, —  comme  chacun  l'appelait.  On  se  grou- 
pait d'ordinaire  autour  de  lui,  en  restant  debout 
pour  l'écouter  dans  son  inépuisable  et  charmante 
causerie.  Au  premier  rang,  je  vois  encore  les  trois 


2l8  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

jeunes  Charmes  qu'il  aimait  particulièrement, 
Bersotet  Lanfrey,  quelquefois  Emile  de  Girardin. 
Sur  un  canapé  près  de  la  cheminée,  Mme  Thiers 
essayait  de  tenir  tête  à  la  princesse  Troubetskoy, 
dont  la  jolie  et  très  jeune  fille  ne  paraissait  guère 
s'amuser  dans  ce  grand  salon  sérieux.  Mlle  Dosne, 
assise  sous  la  grande  glace,  causait  avec  de  vieux 
amis  comme  Barthélémy  Saint-Hilaire  et  Mignet. 
Le  soir  de  ma  présentation,  je  la  vis  se  pencher 
vers  son  voisin  Bersot  en  me  regardant;  je  devinai 
qu'elle  lui  demandait  qui  était  cette  nouvelle 
figure,  et  j'entendis  mon  très  cher  et  très  spiri- 
tuel ami  lui  répondre  simplement  :  «  C'est 
Edouard  Grenier;  il  a  fait  de  jolis  vers.  »  Or,  je 
ne  sais  si  tous  mes  confrères  sont  comme  moi, 
mais  je  ne  sais  rien  de  plus  exaspérant  que  ce  soi- 
disant  éloge,  pis  à  mes  yeux  que  tous  les  dénigre- 
ments :  Faire  des  vers,  même  jolis,  n'est-ce  pas  un 
métier,  un  passe-temps,  un  ridicule  parfois?  Le 
mot  poète  dit  tout  autre  chose,  et  c'est  une  di- 
gnité, même  quand  on  ne  figure  pas  au  premier 
rang.  Voilà  ce  que  je  me  promis  bien  de  dire  à 
Bersot  en  sortant,  et  je  le  fis.  Il  rit  de  ma  suscep- 
tibilité, cita  Yirritabile  genus  d'Horace,  me  serra 
la  main  en  m'appelant  :  Poète!  et  il  m'appela 
ainsi  jusqu'à  son  dernier  jour.  Cher  et  héroïque 
Bersot!  n'aurai-je  pas  l'occasion  de  parler  de  vous 
plus  au  long  et  de  dire  toute  l'admiration  et 
l'amitié  que  je  vous  ai  vouées  par  delà  la  mort? 


AUTOUR     DE     L   ACADÉMIE  2  1 9 

—  Ce  soir-là,  comme  je  sortais  avec  Bersor, 
M.  Thiers  nous  accompagna,  ou  plutôt  l'accom- 
pagna jusqu'à  la  porte  du  vestibule;  il  fut  char- 
mant pour  le  directeur  de  l'École  normale,  et  fai- 
sant allusion  à  son  passage  au  ministère  de 
l'Instruction  publique  :  «  Moi  aussi,  lui  disait-il, 
je  suis  des  vôtres,  j'ai  l'honneur  d'être  ou  d'avoir 
été  un  universitaire  comme  vous.  » 

J'ai  réservé  pour  la  fin  le  récit  de  ma  visite  à 
Victor  Hugo;  elle  vaut  la  peine  d'être  contée,  et 
elle  me  fournira  l'occasion  de  parler  de  cet 
étrange  et  merveilleux  génie. 

J'avais  entrevu  à  peine  une  fois  ou  deux  Victor 
Hugo,  dans  ma  jeunesse,  à  l'Arsenal.  Il  avait 
alors  quarante  ans,  la  figure  rasée  comme  un  ac- 
teur, ou  plutôt  comme  un  prêtre,  et  de  fait  il  en 
avait  assez  l'air  :  de  longs  cheveux  noirs  plats,  un 
teint  pâle,  les  traits  manquant  de  décision  et  de 
noblesse,  rien  de  remarquable  et  de  beau,  si  ce 
n'est  le  front  haut  et  large,  —  signe  certain  du 
génie,  dit-il  lui-même  quelque  part.  Sous  le  rap- 
port physique,  il  était  visiblement  inférieur  à 
Lamartine,  de  Vigny  et  Musset.  Plus  tard,  la 
barbe  blanche  et  la  vieillesse  le  mirent  en  meil- 
leure apparence  et  lui  firent  une  physionomie 
d'Homère  moderne  et  clairvoyant.  C'est  sous  cet 
aspect  ennobli  que  je  le  retrouvai  rue  de  Clichy, 
où  il  demeurait  alors,  quand  je  lui  fis  ma  visite 
de  candidat.  On  m'avait  indiqué  comme  heure 


220  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

d'audience  huit  heures  et  demie  du  soir;  je  fus 
exact,  comme  on  le  pense  bien.  On  m'introduisit 
dans  un  salon  sombre  contigu  à  la  salle  à  manger, 
et  d'où  je  pus,  sans  distinguer  les  voix  et  les  pa- 
roles, reconnaître  à  l'animation  de  la  causerie  et 
au  bruit  des  fourchettes  que  les  convives  étaient 
nombreux  et  que  l'on  touchait  au  dessert.  Je 
m'assis  sur  un  sopha,  en  face  d'un  fauteuil  go- 
thique exhaussé  et  recouvert  d'un  dais,  avec  de 
vagues  allures  de  trône.  J'eus  le  loisir  de  le  con- 
templer; la  porte  de  la  salle  à  manger  s'ouvrit 
enfin,  et  Victor  Hugo  parut.  Je  me  levai  et  m'ex- 
cusai en  quelques  mots  de  lui  imposer  ce  déran- 
gement. Le  maître  me  fit  asseoir  à  côté  de  lui  et 
me  dit  ces  propres  paroles  d'une  voix  profonde, 
lente,  bien  accentuée,  et  sur  un  ton  légèrement 
emphatique  :  «  Monsieur  Grenier,  je  suis  bien 
aise  de  vous  voir  :  Vacquerie  m'a  parlé  de  vous, 
Vacquerie  vous  a  lu.  Je  voterai  néanmoins  pour 
Arsène  Houssaye  :  il  a  de  grands  titres  littéraires. 
Sans  doute  il  a  trempé  dans  cette  orgie  de  l'Em- 
pire; mais  je  ne  lui  en  veux  pas  :  j'ai  de  l'indul- 
gence pour  les  autres,  je  n'en  ai  pas  pour  moi.  » 
Il  fit  une  pause;  j'en  profitai  pour  lui  dire  qu'il 
n'aurait  pas  besoin  d'indulgence  à  mon  égard, 
vu  que  je  n'avais  jamais  changé  d'opinion.  Ce 
qui  était  un  peu  dur  pour  mon  interlocuteur,  j'en 
conviens;  mais  il  y  avait  dans  la  petite  harangue 
du  maître  certains  mots  que  j'avais  trouvés  mal- 


AUTOUR     DE     L   ACADEMIE  221 

sonnants,  et  j'étais  un  peu  crête,  je  l'avoue,  et 
mal  disposé  aussi  bien  par  le  ton  que  par  les  pa- 
roles. Il  reprit  :  «  Je  vais  rarement  à  l'Académie; 
quelques  amis  veulent  bien  encore  me  consulter, 
mais  j'y  vais  sans  plaisir.  L'Académie  n'est  pas 
ce  qu'elle  devrait  être;  M.  Guizot  l'a  pervertie  et 
il  l'a  perdue,  comme  il  a  perverti  et  perdu  la  mo- 
narchie. »  Il  continua  quelque  temps  sur  ce  thème 
en  enflant  la  voix.  Quand  il  se  tut,  je  crus  devoir 
lui  répondre  que  si  j'avais  eu  la  présomption  de 
me  présenter,  c'était  sur  la  pressante  invitation 
de  quelques-uns  de  ses  confrères,  et  que  j'avais 
vu  dans  cette  candidature  improvisée  l'occasion 
rêvée  depuis  mon  enfance  d'avoir  l'honneur  de 
l'approcher.  Il  s'inclina,  et,  comme  il  ne  repre- 
nait pas  la  parole,  je  me  levai;  il  se  leva  aussi  et 
voulut  me  reconduire  non  seulement  à  la  porte 
du  salon,  mais  même  jusqu'à  celle  du  vestibule, 
malgré  mes  supplications.  Arrivé  sur  le  seuil,  je 
ne  pus  m'empêcher  de  lui  dire  :  «  Je  suis  désolé 
de  ne  pouvoir  compter  sur  l'honneur  que  m'au- 
rait fait  votre  suffrage;  je  n'ai  qu'une  consolation, 
c'est  que  les  autres  poètes  de  l'Académie  m'ont 
promis  leurs  voix  et,  ajoutai-je  en  accentuant  ma 
phrase,  non  sans  malice,  Lamartine  eût  voté  pour 
moi.  »  Je  saluai  profondément,  sans  voir  l'effet 
de  ces  dernières  paroles,  et  je  redescendis  tout 
attristé  d'avoir  vu  un  homme  d'un  si  rare  génie 
ignorer  que  la   simplicité  est  la   seule   attitude 


222  SOUVENIRS  LITTERAIRES 

digne  des  grands  de  ce  monde,  et  que  la  vieil- 
lesse n'a  de  grâce  et  de  refuge  que  dans  l'aménité 
et  la  bonhomie. 

Je  n'ai  jamais  revu  Victor  Hugo;  mais  j'ai  as- 
sisté à  ses  funérailles,  —  une  vraie  apothéose 
digne  de  lui,  car  elle  était  à  la  fois  grandiose  et 
ridicule;  le  grotesque  s'y  mêlait  aux  plus  nobles 
sentiments,  comme  dans  ses  œuvres.  Cette  halte 
du  cercueil  sous  l'Arc  de  Triomphe,  ce  long 
convoi  que  suivait  tout  un  peuple,  ce  tombeau 
confié  au  Panthéon,  tout  cela  avait  de  la  grandeur 
dans  l'idée,  mais  dans  l'exécution  que  de  lacunes, 
de  surcharges,  de  puérilités,  de  besoin  de  pa- 
raître, —  disons  le  mot,  —  que  de  mascarade  et 
de  parade!  Rien  du  sentiment  religieux  et  du  re- 
cueillement que  commande  la  mort.  C'était  une 
fête,  un  spectacle  qu'un  peuple  entier  se  donnait 
à  lui-même,  en  divinisant  une  de  ses  idoles.  Si  le 
sérieux  et  l'émotion  réelle  dominaient  dans  ces 
solennités  funéraires  de  la  démocratie,  elles  au- 
raient une  grandeur  que  les  cérémonies  officielles 
de  la  royauté  n'ont  jamais  possédée,  parce  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  grand  sous  le  ciel  que  l'âme  de 
tout  un  peuple  se  manifestant  librement  dans 
un  seul  et  héroïque  sentiment  de  gratitude  et 
d'amour. 

Je  n'ai  pas  la  prétention  de  juger  un  homme 
—  et  surtout  un  tel  homme  —  sur  une  seule  en- 
trevue. J'ai  dit  simplement  mon  impression.  Des 


AUTOUR     DL     L    ACADÉMIE  2  2} 

amis  à  moi,  qui  le  fréquentaient  à  Paris  et  dans 
l'exil,  m'ont  affirmé  qu'il  savait  être  simple  et  par- 
faitement aimable.  Je  le  veux  bien.  Peut-être  même 
l'aurais-je  aimé  comme  j'ai  aimé  Lamartine,  si  je 
l'avais  vu  de  plus  près;  j'en  doute  cependant.  A  le 
juger  de  loin,  et  dans  sa  longue  carrière  d'homme 
public,  il  me  semble  que  l'âme  n'était  pas  à  la 
hauteur  du  génie,  et  l'homme  me  paraît  inférieur 
à  sa  gloire.  Quant  au  poète,  personne  ne  l'admire 
plus  que  moi;  non  pas  à  sa  façon,  quand  il  dit  de 
Shakespeare  qu'il  l'admire  comme  une  brute  :  je 
l'admire  avec  discernement;  l'amour  n'est  pas 
forcément  aveugle  et  la  brute  ne  peut  s'élever  à 
l'admiration.  On  se  fait  une  fausse  idée  de  ce  sen- 
timent si  noble,  si  fécond.  L'admiration  est  le  dé- 
ploiement des  plus  rares  facultés  de  l'homme; 
c'est  l'exaltation  de  la  raison,  le  sursum  corda  vers 
le  sublime,  qu'il  nous  soit  révélé  par  un  acte 
d'héroïsme  ou  une  œuvre  de  génie,  par  une  image 
de  l'art  ou  un  aspect  de  la  nature;  c'est  l'épa- 
nouissement de  l'esprit  dans  la  lumière  et  l'amour; 
c'est  une  communion  des  âmes  qui  rapproche  les 
plus  humbles  des  plus  grands  en  les  faisant  boire 
à  la  même  coupe;  c'est  le  ravissement  de  la 
pensée  devant  la  beauté  apparue;  c'est  le  buisson 
ardent  derrière  lequel  on  entrevoit  le  Dieu;  en 
un  mot  et  plus  simplement,  l'admiration  est  un 
acte  de  foi  et  d'amour  qui  élève  l'homme  au- 
dessus  de  lui-même,  en  le  mettant  face  à  face  avec 


224  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

la  perfection  réalisée.  Or,  Hugo  la  réalise  sou- 
vent :  je  parle  ici  seulement  de  ses  poèmes  lyri- 
ques; car  sa  grandeur  est  là  et  non  ailleurs.  Là,  il 
règne  en  maître  et  par  droit  de  naissance;  dans 
ses  autres  œuvres,  la  volonté  a  trop  de  part.  Là, 
dans  le  lyrisme,  ce  plus  grand  des  assembleurs  de 
mots,  cet  étonnant  remueur  d'images,  ce  prodi- 
gieux dompteur  de  la  langue,  est  dans  son  élé- 
ment et  sa  véritable  nature.  Artiste  accompli  et 
maître  souverain  de  la  forme,  quand  il  a  à 
exprimer  un  sentiment  vrai,  il  arrive  à  la  beauté 
suprême.  La  postérité  pourra  faire  avec  ses  vers 
un  volume  unique,  à  part,  qui  vivra  autant  que  la 
langue  française.  Peut-on  dire  davantage?  Mais 
le  proclamer,  comme  on  Ta  fait,  le  plus  grand 
poète  de  tous  les  temps,  c'est  pousser  le  patrio- 
tisme jusqu'à  l'aveuglement  et  le  culte  jusqu'au 
blasphème;  il  ne  l'est  pas  même  de  notre  siècle  : 
il  faudrait  d'abord  en  exiler  Goethe,  Byron  et 
Lamartine. 

Victor  Hugo  m'a  entraîné  trop  loin;  ce  puis- 
sant génie  vous  fascine;  on  a  peine  à  le  quitter 
des  yeux.  Revenons,  s'il  en  est  temps  encore,  à 
l'Académie,  et  finissons  ce  voyage  au  long  cours, 
—  au  trop  long  cours. 

Ma  candidature  eut  un  épilogue  qui  m'a  laissé 
le  meilleur  souvenir.  Quelques  jours  après  l'élec- 
tion, j'étais  un  soir  au  Théâtre-Français,  à  l'or- 
chestre; en  sortant  durant  l'entr'acte,  je  longeais 


u  rou  r    de    i.  a  i  a  d  i  m  ie  >  :<; 

les  baignoires  les  plus  rapprochées  de  la  scène, 
quand,  dans  la  pénombre  de  l'une  d'elles,  je  vis 
une  main  qui  me  faisait  un  geste  de  salut  et 
d'appel.  Je  m'approchai,  et  je  reconnus  la  mâle 
et  noble  figure  du  duc  d'Aumale  qui  me  souriait  : 
«  Venez  donc,  me  dit-il,  que  je  vous  fasse  com- 
pliment! Sept  voix!  mais  c'est  très  beau,  c'est  une 
superbe  entrée  de  jeu.  Voyons,  quels  sont  donc 
les  six  autres?  car  je  suis  des  sept  et  au  premier 
rang.  »  Je  remerciai  de  mon  mieux  et  j'essayai  le 
dénombrement  des  six  complices  de  mon  aimable 
et  auguste  interlocuteur.  Au  nom  de  Cuvelier- 
Fleury,  le  prince  m'arrêta  :  «  Croyez-vous?  »  me 
dit-il  d'un  air  de  doute  un  peu  narquois.  Il  avait 
raison  ;  son  ex-précepteur  n'avait  pas  voté  comme 
lui,  en  effet;  mais  je  l'ignorais  alors.  J'essayai  de 
défendre  mon  opinion  en  disant  que  M.  Cuvelier- 
Fleury  avait  reçu  mes  remerciements  et  Mme  Cu- 
velier-Fleury  aussi.  «  Bah!  dit  le  prince,  on  reçoit 
toujours  des  remerciements,  et  les  femmes  ne 
savent  pas  toujours  ce  que  font  leurs  maris.  »  Et 
nous  nous  mîmes  à  parler  des  élections,  et,  Dieu 
me  pardonne,  de  la  perfidie  académique.  Je  lui 
contai  le  plus  bel  exemple  que  je  connusse,  l'a- 
venture d'Eugène  Delacroix,  dont  j'avais  entendu 
le  récit  de  la  bouche  même  du  héros,  ou  plutôt 
de  la  victime,  comme  on  voudra.  La  première 
fois  qu'Eugène  Delacroix  se  présenta  à  l'Académie 
des  beaux-arts,  il  n'obtint  qu'une  seule  voix,  et 


2  2Ô  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

cinq  des  votants  vinrent  lui  serrer  la  main,  chacun 
d'eux  lui  disant  ou  lui  faisant  entendre  qu'il  avait 
voté  pour  lui.  Or  il  y  avait  là  au  moins  quatre 
faux  frères.  Mais  ce  n'est  pas  tout,  et  voici  le  plus 
beau  de  l'histoire  :  Un  jour  que  Delacroix  racon- 
tait cette  anecdote  peu  édifiante  dans  un  salon, 
un  petit  homme  se  leva  indigné  en  s'écriant  : 
«  Ah!  c'est  trop  fort!  Sur  vos  cinq  amis,  il  y  avait 
cinq  menteurs;  car  c'est  moi  seul,  moi,  Auber, 
qui  ai  voté  pour  vous!  »  Le  duc  connaissait-il 
l'histoire?  ou  bien  eut-il  la  bonne  grâce  d'avoir 
l'air  de  l'ignorer?  En  tout  cas,  il  en  rit  franche- 
ment. L'entr'acte  allait  finir;  je  m'inclinai  et  pris 
congé,  très  touché  et  très  enchanté,  comme  on  le 
pense  bien,  de  la  bonne  fortune  de  cette  entrevue 
inattendue.  Mais  mon  épilogue  ne  s'arrête  pas  là. 
Voici  qui  est  plus  extraordinaire.  L'année  der- 
nière, passant  un  soir  devant  la  même  baignoire, 
je  fus  encore  arrêté  par  le  même  geste  bienveil- 
lant et  la  même  aimable  causerie.  Le  prince 
m'avait  encore  reconnu  ;  et  pourtant  il  m'avait  vu 
seulement  deux  fois  dans  sa  vie,  en  1877,  et  il  y 
avait  quinze  ans  de  cela!  Je  fus  confondu.  En  vé- 
rité, cette  mémoire  des  princes  tient  du  prodige. 
Un  dernier  mot.  Il  ne  faudrait  pas  prendre  au 
pied  de  la  lettre  la  phrase  un  peu  vive  que  j'ai 
écrite  tout  à  l'heure  sur  le  peu  de  bonne  foi  des 
académiciens  :  il  serait  injuste  de  généraliser.  Il 
y  a  des  hommes  trop  polis,  trop  bienveillants. 


AUTOUR     DE     L   ACADÉMIE  227 

des  amis  même,  qui  vous  disent  sincèrement  de 
temps  à  autre  :  «  Vous  devez  être  des  nôtres; 
votre  moment  viendra  :  patientez!  nous  pensons 
à  vous.  »  On  remercie,  on  patiente,  et  le  moment 
ne  vient  jamais.  Il  ne  faut  pas  leur  en  vouloir  :  ils 
ont  pensé  à  autre  chose,  ou  à  un  autre  candidat  qui 
faisait  mieux  l'affaire  du  moment.  Peut-être  sur- 
tout ont-ils  craint  d'engager  un  ami  dans  une  ten- 
tative aventureuse  dont  nul  ne  peut  prévoir  l'issue 
et  qui  peut  être  un  échec.  Car  il  y  a  une  for- 
tune académique  qui  plane  invisible  sous  la  cou- 
pole du  palais  Mazarin  (elle  vient  peut-être  de  ce 
grand  politique  ou  de  l'autre  cardinal,  le  fonda- 
teur). Parfois  on  la  croirait  aveugle,  et  elle  semble 
distribuer  ses  faveurs  un  peu  au  hasard.  Elle  a  ses 
caprices;  tout  dépend  du  jour  avec  elle.  Règle 
générale,  à  part  quelques  grandes  individualités 
qui  s'imposent,  on  ne  vote  pas  pour  quelqu'un, 
on  vote  contre  quelqu'un;  l'important  pour  le 
candidat  est  donc  d'avoir  un  concurrent  que  l'on 
veut  écarter.  Voilà  le  secret  de  bien  des  élections. 
Ce  jour-là,  si  l'on  entre  dans  le  détail,  quelle 
agitation  plus  ou  moins  déguisée!  que  de  ma- 
nœuvres sourdes  ou  visibles!  que  de  mines  et  de 
contre-mines!  C'est  pis  qu'à  la  Chambre  des  dé- 
putés. Là  le  virus  de  la  passion  est  dilué  dans  la 
masse  et  noyé  dans  le  nombre.  Ici,  à  l'Académie, 
il  se  concentre  dans  quarante  têtes,  —  moins 
une,  —  et  il  y  a  plus  de  partis  qu'au  Parlement  : 


228  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

monarchiques  et  républicains,  athées  et  cléricaux, 
critiques  et  dramaturges,  hommes  d'Etat  et  jour- 
nalistes, évêques  et  universitaires,  orateurs  et 
philosophes,  érudits  et  poètes,  ducs  et  plébéiens, 
vieux  et  jeunes,  que  sais-je  encore?  Maintenant 
mêlez  tout  cela  et  cherchez  à  calculer  les  mille 
combinaisons  qui  peuvent  résulter  suivant  l'occa- 
sion de  tous  ces  éléments  divers  et  hostiles;  car 
un  seul  et  même  individu  peut  appartenir  à  la 
fois  à  dix  de  ces  catégories.  N'est-ce  pas  à  jeter 
sa  langue  aux  chiens?  C'est  ce  que  je  fais,  en  de- 
mandant pardon  au  lecteur  et  à  l'Académie  de 
ce  long  bavardage  sur  cet  intéressant  et  inépui- 
sable sujet. 


Wr 


vni 


m 


VIII 


T0^dSc4\V    ET   qAUGIE\ 


ou  s  allons  sortir  aujourd'hui  des  salons 
et  des  relations  plus  ou  moins  factices 
de  la  société  et  du  monde,  comme 
aussi  des  admirations  que  l'âge  et  un  passé  glo- 
rieux rendent  forcément  respectueuses;  nous  en- 
trons dans  la  bonne  et  franche  camaraderie,  dans 
les  amitiés  d'égal  à  égal,  sinon  par  le  talent,  du 
moins  par  l'âge  et  par  le  goût,  ces  amitiés  de  la 
vingtième  année,  de  plain-pied  et  de  plein  cœur, 
qui  ont  peut-être  encore  plus  de  saveur  que  celles 
du  collège,  parce  qu'elles  sont  nées  d'un  attrait 
et  d'un  choix  mutuels,  et  contractées  dans  la  li- 
berté, puis  aussi  parce  qu'ayant  déjà  la  solidité 


2^0  SOJVENIRS     LITTÉRAIRES 

des  amitiés  viriles,  elles  gardent  encore  toute  la 
fraîcheur  et  la  vivacité  de  l'adolescence. 

Je  cherche  dans  ces  pages  légères  à  ne  pas 
tomber  dans  le  sentimental  et  l'élégiaque;  cepen- 
dant ces  retours  sur  le  passé  ne  peuvent  être 
qu'une  revue  funèbre  et  un  défilé  de  morts.  C'est 
en  vain  que  j'essaye  d'égayer  ces  Souvenirs  par 
des  anecdotes,  des  joyeusetés  de  mots  ou  de  faits, 
par  des  malices  même  :  la  réalité  est  toujours  là. 
Cela  n'empêche  pas  la  mort  d'avoir  accompli 
son  œuvre  implacable;  et  la  solitude  vous  rap- 
pelle forcément  les  vides  que  le  temps  a  faits 
autour  de  vous.  On  peut  rire  et  causer  le  long  de 
la  voie  Appienne  :  elle  n'en  est  pas  moins  bordée 
de  tombeaux. 

On  me  pardonnera  ces  réflexions  moroses; 
elles  sont  bien  de  mise,  hélas!  au  début  de  ce 
chapitre,  où  je  vais  parler  des  compagnons  de 
ma  jeunesse,  Ponsard,  Augier,  Reynaud,  Henry 
Thénard,  Couture,  Meissonier,  Hetzel,  John  Le- 
moinne,  tous  disparus.  Je  reste  seul,  rhe  lasr  and 
the  leasr,  pour  raconter  nos  joyeuses  réunions 
d'autrefois...  Eh  bien,  racontons!...  Turpureos 
spargam  flores  ! 

Nous  étions,  vers  1843,  un  grouPe  de  jeunes 
aspirants  à  la  gloire,  —  quelques-uns  même 
l'avaient  déjà  atteinte,  et  en  plein,  —  qui  nous 
réunissions  tous  les  vendredis  pour  dîner  modes- 
tement chez  la  mère  Morel,  place  de  l'Opéra- 


PONSÀRD     ET    AUCIEF  2]l 

Comique.  Après  le  dîner,  on  allait  finir  la  soirée 
chez  Henry  Thénard,  le  seul  riche  de  la  bande, 
rue  de  Tournon,  où  il  habitait  un  très  bel  appar- 
tement, et  qui  se  faisait  avec  une  bonne  grâce 
parfaite  le  Mécène  de  toutes  ces  jeunes  célébrités, 
présentes  ou  futures.  Ces  dîners  et  ces  soirées 
étaient  d'une  cordialité,  d'une  gaieté  charmantes  ; 
on  y  était  sérieux,  on  y  était  fou,  on  y  était  élo- 
quent, spirituel,  et  même,  ô  bonheur!  on  pouvait 
y  être  bête!  Il  y  avait  alors  à  Paris  —  comme 
toujours  —  une  mode  ou  une  maladie  de  l'esprit 
régnante  :  le  calembour  approximatif.  Dieu  sait 
les  inepties,  les  insanités  que  les  gens  les  plus 
spirituels  sacrifiaient  aux  pieds  de  ce  Moloch  stu- 
pide!  C'était  à  qui  serait  le  plus  idiot  dans  ce 
genre,  et  de  rire!  Je  l'ai  déjà  dit  :  c'est  une  belle 
chose  que  la  jeunesse!  Du  reste,  Gœthe  ne 
raconte-t-il  pas  que  de  son  temps  le  même  tra- 
vers sévissait  chez  ses  jeunes  contemporains,  qui 
venaient  de  découvrir  Shakespeare  et  s'étudiaient 
à  parler  en  concetd  comme  Horatio  et  Mercutio? 
Il  y  avait  cependant  aussi  des  jours  où  l'on  était 
sérieux  :  je  me  souviens  du  dîner  où  Ponsard 
nous  lut  son  cAgnès  de  zAféranie,  que  nous  atten- 
dions avec  une  impatience  un  peu  inquiète  :  après 
l'immense  succès  de  Lucrèce,  tout  était  à  craindre. 
Le  second  succès  est  toujours  plus  difficile  :  l'envie 
est  éveillée,  l'attente  du  public  est  surexcitée  et 
plus  exigeante.  De  fait,  oAgnès  paya  pour  Lucrèce. 


2^2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

La  seconde  pièce  d'Augier  eut  la  même  fortune. 
Quoique  Ponsard  fût  un  lecteur  médiocre,  nous 
trouvâmes  les  vers  très  beaux.  Pour  moi,  ce  que 
je  trouvai  plus  beau  que  les  vers,  et  j'en  garde  un 
souvenir  attendri,  ce  fut  l'attitude,  à  cette  lec- 
ture, d'un  de  nos  invités.  Il  avait  la  tête  dans  ses 
mains  pour  mieux  écouter.  La  pièce  finie,  il  écarta 
ses  mains  pour  applaudir  avec  nous,  et  je  vis  son 
visage  inondé  de  larmes  d'admiration.  C'était 
Latour  Saint-Ybars,  un  émule  de  Ponsard  en  tra- 
gédie, qui  se  voyait  ainsi  couper  le  laurier  sous 
le  pied,  ou  du  moins  qui  le  croyait,  et  n'en  admi- 
rait qu'avec  plus  de  sincérité  l'œuvre  de  son 
rival.  Quel  brave  cœur!  et  ce  trait-là  ne  vaut-il 
pas  mieux  qu'une  tragédie,  bonne  ou  mauvaise? 
Du  reste,  il  n'y  avait  là,  autour  de  cette  table, 
que  de  braves  gens.  Au  lendemain  de  Lucrèce  et 
de  son  triomphe,  on  en  avait  fait  une  arme  de 
guerre  contre  Hugo,  et  l'on  avait  baptisé  la  nou- 
velle tentative  :  V école  du  bon  sens.  Mon  frère  pré- 
tendait avec  raison  qu'on  aurait  dû  l'appeler 
V école  du  bon  cœur.  Nulle  rivalité,  nulle  jalousie  : 
on  vient  de  le  voir.  Il  est  vrai  que  les  aptitudes 
étaient  diverses  et  divergentes.  Ponsard  et  Augier 
s'étaient  partagé  la  scène;  Ponsard  n'avait  pas 
encore  déchaussé  le  cothurne  tragique  et  glissé 
vers  la  comédie.  D'ailleurs,  Augier,  plus  jeune, 
s'inclinait  alors  devant  Ponsard,  témoin  la  belle 
pièce  de  vers  qu'il  avait  dédiée  à  son  ami,  qu'il 


PONSARD     ET     AUGIER  2^ 

nous  dit  un  jour  au  dessert,  et  qui  commence 
ainsi  : 

Jeune  homme  fortuné,  pour  qui  la  Muse  antique 
N'a  de  charmes  secrets  ni  de  voile  pudique,  etc. 

On  le  voit,  le  stupide  approximatif  ne  régnait 
pas  seul  en  maître  à  nos  dîners,  et  il  n'étouffait 
ni  les  mouvements  du  cœur  ni  les  œuvres  de 
l'esprit. 

Je  me  suis  demandé  souvent  à  quel  titre  j'avais 
été  admis  à  ce  que  j'appellerai  ce  cénacle,  faute 
d'un  meilleur  mot,  et  le  lecteur  se  fait  sans  doute 
la  même  question.  C'est  Hetzel  qui  m'y  avait 
introduit,  et  cela  me  fournit  l'occasion,  ardem- 
ment désirée,  de  parler  en  détail  de  ce  vif  et 
charmant  esprit,  de  cet  homme  distingué  et 
excellent,  qui  fut  une  de  mes  meilleures  et  plus 
tendres  amitiés. 

L'amour  n'a  pas  seul  le  privilège  des  coups  de 
foudre  :  l'amitié  les  connaît  aussi.  Pourquoi  le 
cœur,  même  en  dehors  de  l'amour,  n'aurait-il  pas 
ses  inspirations  comme  l'esprit?  Les  sympathies 
subites  en  sont  la  preuve.  Il  s'en  établit  une  très 
vive  entre  Hetzel  et  moi,  dès  la  première  ren- 
contre; elle  devint  vite  de  l'amitié,  une  amitié  in- 
time, qui  a  duré  toute  sa  vie,  et  qui  durera  encore 
toute  la  mienne. 

C'est  à  l'Arsenal,  chez  Nodier,  que  je  le  vis 
pour  la  première  fois;  nous  sortîmes  ensemble,  et, 


2}4  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

comme  nous  demeurions  tous  deux  au  faubourg 
Saint-Germain,  nous  revînmes  à  pied,  le  long  des 
quais,  en  causant.  J'avais  vingt-quatre  ans,  lui 
près  de  trente  ans,  ce  qui  fait  une  grande  diffé- 
rence à  cette  époque  de  la  vie.  Je  subis  tout  de 
suite  l'ascendant  de  son  âge  et  de  son  esprit,  qui 
était  très  fin,  très  insinuant  et  charmeur.  Il  m'en- 
gagea à  l'aller  voir,  j'y  allai  dès  le  lendemain,  et 
nous  voilà  liés  pour  la  vie. 

Tout  le  monde  l'a  connu  à  Paris  :  c'était  à  cette 
époque  un  grand  garçon  qui  donnait  l'idée  de  la 
beauté  et  de  l'élégance,  sans  être  régulièrement 
beau  et  réellement  élégant  dans  l'acception  ordi- 
naire du  mot.  Sa  tenue  était  un  peu  trop  person- 
nelle et  risquait  de  friser  la  singularité  :  il  affec- 
tait, par  exemple,  de  porter  des  cravates  et  un 
chapeau  d'une  forme  inusitée  :  que  de  peines 
nous  avons  eues  pour  le  guérir  de  ce  chapeau! 
Il  tenait  alors  beaucoup  à  échapper  aux  conven- 
tions mondaines.  Pourtant  il  avait  trop  dégoût 
et  d'esprit  pour  ne  pas  finir  par  s'y  plier  et  s'ha- 
biller comme  tout  le  monde.  Sa  figure  avait  de 
la  noblesse  et  de  la  finesse  à  la  fois;  il  portait 
toute  sa  barbe,  une  jolie  barbe  légère  d'une 
nuance  vénitienne,  et  ce  qui  l'encadrait  encore 
mieux  et  achevait  de  lui  donner  un  caractère  de 
jeunesse  et  de  fierté,  c'était  une  forêt  de  cheveux 
qu'il  rejetait  en  arrière.  Mais  son  charme  et  sa 
séduction  n'étaient  pas  là  :  ils  venaient  plutôt  du 


P  ' .)  N  S  A  R  D     l  T     A  U  G  I  E  R  2  ]  f 

moral,  de  la  grâce  de  ses  paroles,  de  la  finesse  de 
ses  aperçus,  de  la  délicatesse  presque  féminine  de 
ses  sentiments.  Il  avait  su  mettre  du  cœur  dans  son 
esprit,  ce  qui  est  une  rareté  à  Paris,  et,  de  plus, 
il  apportait  dans  sa  conversation  une  certaine 
vaillance  à  secouer  les  préjugés,  qui  donnait  à 
ses  idées  un  tour  d'agréable  paradoxe.  Serviable, 
généreux,  toujours  prêt  à  payer  de  sa  personne 
et  de  son  argent,  très  ardent  en  politique,  répu- 
blicain de  naissance,  ami  de  vieux  carbonari,  il 
avait  le  pied  dans  plusieurs  mondes  différents. 
Par  son  état  d'éditeur  qui  le  mettait  en  rapport 
d'affaires  et  d'amitié  avec  les  premiers  écrivains 
de  l'époque,  Balzac,  Gavarni,  Nodier,  Musset, 
Mmc  Sand,  et  plus  tard  Victor  Hugo  et  Lamar- 
tine, son  esprit  naturel  s'était  affiné  et  affermi  au 
contact  de  ces  divers  génies,  tandis  que  son  goût 
littéraire  s'était  développé  dans  un  large  éclec- 
tisme. Il  écrivait  aussi,  quoique  éditeur,  sous 
le  pseudonyme  de  P.-J.  Stahl,  et  avec  une  grande 
facilité  et  beaucoup  de  talent;  il  eût  fait  un 
excellent  journaliste,  et,  malgré  les  œuvres 
exquises  qu'il  a  laissées,  il  n'a  pas  donné  toute 
sa  mesure;  il  y  avait  en  Jui  du  Sterne  et  du  No- 
dier, et  l'on  sent  qu'il  était  le  contemporain  et 
l'ami  de  Gavarni  et  de  Musset.  Comme  tant 
d'autres,  il  n'a  pas  rempli  toute  sa  destinée  ni 
montré  toute  sa  valeur;  elle  dépasse  son  renom 
et  ses  œuvres.  On  en  aurait  une  idée  plus  corn- 


2^6  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

plète,  si  on  publiait  jamais  sa  correspondance; 
on  serait  surpris  de  voir  la  diversité  et  l'étendue 
de  son  influence,  —  même  en  politique.  Il  était 
l'ami  de  Gambetta  et  son  trait  d'union  avec  les 
vieux  républicains,  et  certains  conservateurs  qu'il 
attirait  à  la  république.  L'élection  des  sénateurs 
inamovibles  s'est  faite  en  partie  dans  un  coin  de 
son  cabinet.  On  le  verra  peut-être  un  jour.  Bref, 
Hetzel  était  une  figure  originale  et  un  esprit  char- 
mant. Tel  il  m'était  apparu  dès  le  premier  jour. 
On  comprend  la  sympathie  qu'il  m'inspira.  Nous 
avions  en  outre  des  ressemblances  de  nature,  des 
concordances  inattendues  :  le  même  son  de  voix, 
les  mêmes  yeux  bleus  fatigués,  le  même  teint,  les 
mêmes  sentiments,  les  mêmes  goûts,  soit  en  po- 
litique, soit  en  littérature.  Mais  comme  il  était 
plus  âgé,  qu'il  avait  une  plus  grande  expérience 
de  la  vie,  il  me  domina  naturellement  tout  de 
suite  :  il  aimait  à  dominer,  d'ailleurs.  Il  ne  se  subal- 
ternisait  jamais  et  ne  s'inclinait  devant  personne  : 
il  ne  fit  qu'une  exception  :  seul,  le  général  Cavai- 
gnac  lui  révéla  et  sut  lui  inspirer  le  sentiment  du 
respect  auquel  sa  nature  était  invinciblement  re- 
belle. Devant  tous  les  autres,  et  même  les  plus 
grands,  il  gardait  son  franc-parler  et  son  libre 
arbitre.  Il  agissait  ainsi  comme  éditeur  et  ne  se 
gênait  pas  pour  imposer  des  corrections  à  tout 
le  monde.  Il  publiait  alors  (1843)  ^  'Diable  à 
Taris,  avec  le  concours  des  premiers  écrivains  de 


PONSARD     ET     AUGIER  1^~] 

l'époque;  je  suis  sûr  qu'il  a  dû  corriger  Balzac,  et 
je  ne  répondrais  pas  qu'il  n'eût  traité  de  même 
Mme  Sand  et  Musset.  Cette  franchise  lui  fit  bien 
des  ennemis,  —  surtout  parmi  les  petits.  Il  avait 
un  autre  tort  à  leurs  yeux.  Il  m'avoua  un  jour 
avoir  payé  plus  de  dix  mille  francs  de  copie  à  ces 
mêmes  petits  écrivains  pour  des  articles  qu'il 
acceptait  et  qu'il  n'imprimait  pas.  —  «  C'est 
autant  d'ennemis  que  tu  te  payes,  lui  disais-je; 
ton  argent  ne  les  console  pas  de  voir  leur  prose 
dédaignée  et  remplacée  par  la  tienne  ;  leur  amour- 
propre  ne  te  le  pardonnera  jamais.  »  Et  j'avais 
raison,  —  autant  du  moins  qu'on  pouvait  avoir 
raison  avec  lui,  —  moi  surtout  qu'il  traitait  en 
enfant.  Il  m'appelait  même  son  petit-fils  dans  le 
monde;  cela  dura  quelques  années,  mais  un  jour 
il  s'aperçut  que  ma  barbe  grisonnait,  et  que  par 
conséquent,  cette  filiation  le  vieillirait  trop,  et  il 
cessa  tout  à  coup  cette  adoption  devenue  dange- 
reuse. Pauvre  cher  Hetzel!  il  vit  avec  peine  la 
jeunesse  le  quitter;  dans  les  dernières  années,  il 
me  disait  avec  une  mélancolie  naïve  et  une  con- 
viction dont  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  sou- 
rire :  «  Je  n'étais  pas  fait  pour  vieillir,  moi!  »  — 
Comme  s'il  y  avait  des  gens  faits  pour  cela!  on 
n'en  trouve  pas,  même  parmi  ceux  qui  n'ont  pas 
eu  de  jeunesse. 

La  révolution  de  1848  qu'il  salua  avec  bonheur 
mit  ses  amis  au  pouvoir;  il  fut  quelque  temps  aux 


238  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Affaires  étrangères  avec  Lamartine,  et  même  secré- 
taire du  général  Cavaignac  à  la  présidence.  Il  eut 
le  bon  esprit  de  refuser  un  poste  diplomatique 
qu'on  lui  offrait.  Quoique  très  souple  d'esprit  et 
très  fin,  sa  nature  n'était  pas  faite  pour  la  diplo- 
matie et  pour  le  séjour  à  l'étranger.  Il  dut  pour- 
tant le  connaître  et  le  subir,  ce  séjour  à  l'étranger, 
quand  Napoléon,  porté  au  pouvoir  par  le  suffrage 
universel,  crut  qu'il  avait  besoin  d'un  parjure  et 
d'un  coup  d'Etat  pour  s'y  perpétuer.  Hetzel  fut 
exilé,  comme  tant  d'autres.  Il  alla  aussi  peu  loin 
de  Paris  que  possible,  —  à  Bruxelles,  —  et  jusqu'à 
l'amnistie  je  l'y  allai  voir  chaque  année,  surtout 
pendant  ses  villégiatures  de  Spa.  Il  avait  fini  par 
aimer  ce  joli  coin  de  terre,  et  ses  ouvrages  le 
prouvent  surabondamment.  Mais  il  ne  pouvait 
vivre  loin  de  Paris,  et  il  y  revenait  en  permission 
le  plus  qu'il  pouvait.  Il  se  précipitait  alors  dans 
tous  les  plaisirs  parisiens  dont  il  était  sevré  là-bas; 
il  allait  même  régulièrement  au  bal  de  l'Opéra, 
et  comme  il  ne  savait  pas  être  seul  nulle  part,  il 
m'y  traînait  tous  les  samedis  soirs.  Nous  n'y  ren- 
contrions plus  comme  autrefois  Balzac  au  fond  du 
foyer,  en  habit  bleu  à  boutons  d'or,  entouré  d'un 
essaim  de  dominos  de  tout  âge,  où  la  femme  de 
trente  ans,  et  même  de  quarante,  ne  manquait 
pas.  Le  grand  romancier  était  mort  en  iSj'o.  Plus 
tard,  revenu  de  l'exil,  Hetzel  fut  obligé  d'aller 
passer  les  hivers  dans  le  Midi;  il  allait  de  prcfé- 


PONSARD     F.  TAUGIER.  2  "}  O, 

renccà  Monaco,  où  de  chères  amitiés  rappelaient 
et  le  retenaient.  Nous  nous  y  retrouvions  avec 
Chenavard,  Laprade,  Pontmartin  et  d'autres  cé- 
lébrités de  passage,  et  nous  y  faisions  de  gais 
dîners  qui  nous  rappelaient  ceux  de  la  mère 
Morel.  Seulement  le  meilleur  des  convives  d'alors 
nous  manquait  :  la  jeunesse. 

Revenons  à  ce  point  de  départ. 

Naturellement  Ponsard  était  le  centre  de  ces 
réunions  d'antan,  —  avec  Augier  et  Meissonier, 
bien  entendu,  —  tous  les  trois  déjà  en  pleine  cé- 
lébrité. J'aurais  donc  dû  commencer  par  lui.  Mais 
je  me  suis  laissé  aller  au  plaisir  de  parler  d'abord 
d'Hetzel,  qui  m'avait  introduit  dans  ce  milieu 
d'élite.  Tous  ceux  qui  l'ont  connu  me  le  pardon- 
neront. Quant  à  Ponsard,  tout  le  monde  connaît 
son  aventure,  et  comment  il  fut  bombardé  dans 
la  gloire  par  ses  amis  et  ses  inventeurs  :  je  ne  vais 
donc  pas  redire  ici  l'histoire  de  Lucrèce,  de  sa  dé- 
couverte à  Vienne  par  Ch.  Reynaud  et  de  son 
succès  à  Paris.  Mais  je  puis  raconter  un  détail  qui 
précéda  l'arrivée  de  Ponsard,  et  que  je  crois  iné- 
dit. On  sait  l'admirable  propagande  d'amis  en- 
thousiastes à  laquelle  Achille  Ricourt,  et  surtout 
Charles  Reynaud,  se  livrèrent  à  Paris  pour  y 
fiire  connaître  l'œuvre  de  leur  ami  de  province. 
Un  jour  de  l'hiver  1843,  ^  Y  eut  un  grand  dîner 
chez  Ch.  Ledru  en  l'honneur  de  la  trouvaille  lit- 
téraire importée  à  Paris  par  Reynaud,  son  descu- 


240  SOUVENIRS  LITTÉRAIRES 

brador,  et  de  laquelle  on  commençait  à  parler 
beaucoup.  Ch.  Ledru  avait  réuni  un  public  d'élite  : 
Jules  Janin,  Alexandre  Dumas,  Considérant, d'au- 
tres encore  dont  le  nom  m'échappe,  et  naturelle- 
ment Reynaud,  Ricourt  et  quelques-uns  de  leurs 
jeunes  amis,  parmi  lesquels  F.  Champin,  de  qui 
je  tiens  ces  détails.  Au  dessert,  Reynaud  se  leva 
et  récita  en  entier  et  de  mémoire  toute  la  Lucrèce. 
Quand  on  l'interrompait  pour  l'applaudir  en  di- 
sant :  «  Beau,  très  beau!  »  il  répondait  :  «  Non, 
c'est  admirable,  divin,  sublime!  »  Alexandre 
Dumas,  qui  le  croyait  l'auteur  de  la  pièce,  disait 
à  son  voisin  :  «  Nous  autres,  poètes,  nous  sommes 
tous  bien  vaniteux,  mais  celui-ci  passe  tout,  c'est 
monstrueux  :  je  n'ai  rien  vu  de  pareil  en  fait  d'or- 
gueil! —  Eh!  ce  n'est  pas  l'auteur,  lui  fut-il 
répondu,  c'est  seulement  un  ami  de  l'auteur. 
—  Un  ami!  reprenait  Dumas  stupéfait,  un  ami! 
C'est  impossible!  Un  ami  qui  sait  par  cœur,  un 
ami  qui  récite,  qui  s'exalte  ainsi,  qui  se  fait  le 
clairon,  le  commis  voyageur  de  la  gloire  d'un 
autre,  c'est  plus  grand  et  plus  beau  que  nature! 
Je  n'ai  jamais  vu  cela.  » 

Ch.  Reynaud  avait  la  figure  de  son  âme,  une 
belle  et  bonne  figure,  de  beaux  yeux,  le  teint 
coloré,  la  physionomie  ouverte  et  heureuse.  Il  est 
mort  jeune  encore,  en  laissant  un  volume  de 
poésies  et  un  autre  de  voyages;  il  a  laissé  aussi  à 
tous  ceux  qui  l'ont  connu  l'image  d'un  noble  et 


PONSARD     ET     AUGIER  24I 

charmant  caractère,  de  ceux  qui  font  honneur  à 
la  nature  humaine. 

Achille  Ricourt  était  tout  autre.  Bien  plus  âgé 
d'abord,  puisqu'il  avait  été  garde  du  corps  sous 
la  Restauration,  nous  disait-il, —  mais  est-ce  une 
raison  pour  le  croire?  il  avait  tant  d'imagination! 
—  Il  était  notre  doyen  à  tous;  la  plupart  dataient 
de  18 14  ou  des  environs,  sauf  Augier  et  moi  qui 
étions  les  plus  jeunes.  Ricourt,  avec  ses  cheveux 
abondants  et  bouclés,  encore  noirs,  sa  figure 
ravagée,  vif  et  toujours  monté  au  ton  de  l'enthou- 
siasme, familier  avec  tout  le  monde,  et  débutant 
presque  par  le  tutoiement,  me  rappelait  le  neveu 
de  T{ameau.  Il  en  était  peut-être  le  petit-fils.  Il 
était  alors  le  directeur  du  journal  VoAriiste.  Après 
avoir  découvert  et  proné  Ponsard,  il  se  mit  en 
tête  et  en  quête  de  découvrir  une  rivale  à  Rachel. 
Il  s'était  improvisé  professeur  de  déclamation,  je 
crois,  et  on  ne  le  rencontrait  pas  sans  qu'il  vous 
dît  avec  emphase  :  «  Avez-vous  vu  Agar?  Il  faut 
aller  voir  Agar!  Agar  est  sublime!  »  Plus  tard, 
j'ai  perdu  sa  trace. 

Avant  nos  réunions  chez  Henri  Thénard  et  le 
dîner  de  la  mère  Morel,  je  connaissais  déjà  Meis- 
sonier,  John  Lemoinne  et  Augier  pour  les  avoir 
rencontrés  chez  Hetzel  ou  ailleurs.  Mais  ce  fut  à 
ce  dîner  que  je  fis  la  connaissance  de. Ponsard  et 
que  j'y  ébauchai  l'amitié  qui  nous  lia  jusqu'à  la 
fin  de  sa  vie. 


«4 


242  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Comme  elle  fut  singulière  et  tragique,  cette 
vie,  si  cachée  à  l'aurore,  si  radieuse  à  midi,  si 
triste,  si  tourmentée  au  déclin!  Et  il  semblait  si 
peu  fait  pour  cette  destinée  orageuse!  Timide,  un 
peu  gauche  de  tournure,  comme  tous  les  timides, 
la  figure  sans  distinction  ni  beauté,  sauf  les  yeux 
qui  annonçaient  l'intelligence  et  la  bonté,  il  avait 
été  visité  par  la  muse,  ou  le  démon  des  vers,  si 
Ton  veut,  dans  un  coin  de  la  France  où  il  devait 
avocasser  obscurément  ou  bien  végéter  dans  les 
ténèbres  d'une  étude  d'avoué,  comme  son  père. 
Arraché,  malgré  sa  famille,  à  cet  avenir  et  à  sa 
province  par  l'enthousiasme  d'un  ami  dévoué, 
acclamé  à  Paris  comme  chef  d'école,  et  porté  par 
le  succès  jusqu'à  la  gloire,  quel  début!  et  quel 
bonheur  ce  début  ne  promettait-il  pas!  Je  me 
rappelle  ces  commencements  radieux  :  j'assistai  à 
la  première  représentation  de  Lucrèce.  Ce  fut  un 
triomphe.  Victor  Hugo,  dont  les  'Bur graves  ve- 
naient d'échouer,  sentit  très  bien  que  ce  succès 
était  dirigé  contre  lui  :  il  formula  son  jugement 
par  une  brève  sentence  dite  à  un  de  mes  amis  : 
«  Ce  n'est  pas  un  accroissement  littéraire.  »  Il 
avait  peut-être  raison.  Lucrèce,  où  le  romantisme 
pouvait  réclamer  sa  part  autant  que  le  classicisme, 
André  Chénier  aussi  bien  que  Corneille,  n'en  fut 
pas  moins  un  événement  littéraire,  et  l'on  put 
espérer  un  instant  que  ce  serait  le  signal  et  le  dé- 
but d'un  renouvellement  dramatique.  La  réaction 


PONSARD     ET     AUGIER  24] 

se  fie  vite,  et  dès  sa  seconde  pièce,  oAgnès  de 
zMcranie.  Le  succès  revint  à  Ponsard  avec  ses 
comédies  bourgeoises  et  ses  tragédies  modernes, 
Charlotte  Corday  et  le  Lion  amoureux.  Mais  le 
drame  était  entré  dans  sa  vie  de  poète;  les  pas- 
sions s'étaient  emparées  de  cette  nature  si  hon- 
nête, si  naïve,  mais  faible  et  ardente.  L'amour, 
puis  l'entraînement  du  jeu  s'ajoutèrent  aux  émo- 
tions de  la  scène  et  aux  angoisses  de  ces  pre- 
mières représentations  où  l'on  risque  en  une  soirée 
le  travail  de  toute  une  année,  —  et  souvent  même 
la  gloire  déjà  acquise.  Sans  pénétrer  dans  la  vie 
privée  et  déchirer  tous  les  voiles,  on  me  permettra 
de  faire  allusion  à  une  liaison  que  tout  le  monde 
a  connue.  Je  ne  parle  pas  de  Rachel,  qui  n'a  été 
qu'un  épisode  fort  court,  et  peut-être  l'objet  d'un 
culte  malheureux,  mais  d'une  femme  d'une  rare 
beauté  et  d'un  sang  illustre,  petite-nièce  et  cou- 
sine d'empereurs.  Inutile  de  dire  son  nom,  n'est-ce 
pas?  ou  plutôt  ses  noms,  car  par  droit  de  nais- 
sance et  par  droit  de  conquête,  je  veux  dire  de 
mariage,  elle  a  porté  presque  tous  les  noms  des 
différentes  nations  de  l'Europe  :  par  ses  parents 
elle  unissait  ceux  de  France  et  d'Angleterre,  et 
par  ses  alliances  successives  ceux  d'Allemagne, 
d'Italie  et  d'Espagne.  La  Russie  manque;  mais 
l'avenir  est  là,  et  il  ne  faut  désespérer  et  jurer  de 
rien.  Cette  princesse  attacha  donc  Ponsard  à  son 
char,  —  avec  d'autres  encore  qui  lui  faisaient  une 


244  SOUVENIRS  LITTÉRAIRES 

sorte  de  cour,  où  figuraient  des  peintres,  des 
hommes  politiques  et  des  romanciers  comme  Eu- 
gène Sue.  Ponsard  en  fut  le  poète.  Que  de  tenta- 
tives il  fit  pour  m'y  introduire!  Je  refusai  obsti- 
nément :  mon  amitié  pressentait  trop  bien  que 
cette  influence  serait  funeste  à  son  talent  et  à  son 
caractère.  Paris  l'entourait  d'ailleurs  d'autres  pé- 
rils :  il  jouait,  et  naturellement  il  perdait.  Un 
jour,  ce  fut  de  si  fortes  sommes  qu'il  fut  poussé 
au  désespoir.  L'empereur  averti  vint  à  son  se- 
cours. Et  je  me  rappelais  tristement  un  mot  d'un 
de  nos  dîners  qui  nous  avait  fait  tant  rire.  C'était 
en  1848.  Ponsard  avait  voté  pour  Cavaignac 
comme  nous  tous;  il  était  exaspéré  du  succès  du 
prétendant  dont  il  ne  connaissait  pas  encore  la 
cousine,  et  un  jour,  chez  la  mère  Morel,  il  s'ex- 
prima vertement,  plus  que  vertement,  sur  le 
compte  du  prince-président,  en  l'appelant  une 
moucheà...fiente(ombredeCambronne!  pardon, 
j'ai  faibli!).  Augier,  de  sa  belle  voix  grave,  lui 
riposta  vivement  :  ce  Est-ce  qu'il  s'est  posé  sur 
tôt?  »  Et  les  rires  éclatèrent,  comme  on  le  pense 
bien.  Hélas!  Augier  était  prophète:  la  mouche 
d'or  devait  se  poser  un  jour  sur  le  pauvre  Pon- 
sard. 

L'humiliation  de  ce  bienfait  ne  le  corrigea 
pas  :  il  recommença  à  jouer;  il  perdit  encore,  et 
cette  fois-ci  ce  furent  des  amis  qui  lui  tendirent 
la  main  et  le  dégagèrent.  Mais  il  eut  des  jours 


PONSARD     ET    AUGIER  24f 

d'angoisses  et  de  remords  terribles,  avant  qu'il 
eût  avoué  la  triste  vérité  et  que  ses  amis  se  fus- 
sent concertés  pour  le  tirer  de  la  peine.  Je  le  vois 
encore  rue  du  Pré-aux-Clercs,  les  rideaux  tirés, 
dans  une  complète  obscurité,  ayant  horreur  du 
jour  et  parlant  de  se  jeter  à  la  Seine.  J'allai 
trouver  Bixio,  qui  avec  cinq  autres  amis,  à  dix 
mille  francs  par  tête,  réunit  la  somme  nécessaire, 
que  Ponsard,  d'ailleurs,  leur  remboursa  ponc- 
tuellement :  car  il  était  l'honnêteté  même,  et  à  la 
moindre  rentrée  il  ne  songeait  qu'à  s'acquitter 
envers  ses  amis.  Que  de  fois  ne  l'ai- je  pas  accom- 
pagné le  soir  au  Théâtre-Français  où  il  allait  s'in- 
former du  chiffre  de  la  recette,  quand  on  jouait 
une  de  ses  pièces  !  Le  hasard  me  fit  le  témoin  d'un 
de  ces  remboursements.  C'était  la  dernière  année 
de  sa  vie;  il  succombait  à  la  terrible  maladie  qui 
devait  l'emporter,  un  cancer  intestinal.  Il  ne  quit- 
tait plus  le  lit.  J'étais  allé  le  voir  dans  sa  petite 
maison  de  Passy  quelques  jours  après  la  représen- 
tation de  Galilée  (mars  1 867).  Je  m'assis  près  de 
son  chevet.  Le  pauvre  malade  prit  un  portefeuille 
contenant  quelques  billets  de  banque  :  «  Dix  mille 
francs,  me  dit-il,  avec  lesquels  je  pourrai  éteindre 
la  moitié  de  ma  dette  envers  deux  amis.  »  Il  me 
pria  en  conséquence  de  vouloir  prévenir  les  en- 
fants de  Bixio  qu'il  tenait  cinq  mille  francs  à  leur 
disposition,  destinant  le  restant  à  un  autre  de  ses 
créanciers  sauveurs.  Je  lui  répondis  que  je  con- 

14. 


246  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

naissais  trop  les  sentiments  des  Bixio  pour  ne  pas 
prendre  sur  moi  l'assurance  qu'ils  tiendraient  à 
honneur  de  passer  les  derniers.  J'achevais  à  peine 
de  parler  quand  le  prince  Jérôme-Napoléon  entra. 
Comme  il  faisait  partie  du  syndicat  amical  des 
six  sauveurs,  Ponsard  dit  à  Son  Altesse  combien 
il  était  heureux  de  pouvoir  rembourser  à  moitié 
deux  de  ses  créances,  le  priant  d'accepter  les  cinq 
mille  francs  que  je  venais  de  refuser;  le  prince 
ne  refusa  pas,  lui;  il  prit  les  billets  et  les  mit  tran- 
quillement dans  sa  poche.  Je  restai  stupéfait  et 
je  sortis  indigné.  Comment  n'avait-il  pas  eu  le 
même  sentiment  et  les  mêmes  paroles  que  moi 
dans  une  pareille  occurrence?  N'était-ce  donc 
pas  à  lui  de  passer  le  dernier?  A  quoi  lui  servait- 
il  d'être  altesse  et  sur  les  marches  du  trône? 

Mais  j'ai  anticipé  :  revenons  en  arrière.  Cette 
vie  d'émotions  extrêmes,  de  passions  et  d'orages, 
n'était  pas  faite  pour  la  nature  foncièrement 
droite  et  honnête  de  Ponsard.  Ses  amis  le  senti- 
rent et  lui  aussi.  Comment  le  sortir  de  ces  écueils 
et  l'empêcher  de  s'y  briser  tout  à  fait?  Une  jeune 
femme,  à  l'âme  tendre  et  généreuse,  se  rencontra 
qui  voulut  entreprendre  ce  sauvetage  en  tendant 
la  main  au  pauvre  naufragé.  Ponsard  fut  touché 
de  cette  grâce  et  de  cette  vaillance;  il  se  reprit  à 
la  vie,  à  l'espérance,  au  travail.  Le  mariage  eut 
lieu  à  une  petite  chapelle  de  la  rue  de  Clichy. 
Le  poète  en  frac  bleu  et  pantalon  gris,  suivant 


TONSARD     ET     AUGHR  247 

la  mode  d'alors,  conduisit  sa  jeune  femme  à 
l'autel,  entouré  de  ses  vieux  amis.  Une  existence 
nouvelle  recommença  pour  lui,  dans  la  paix,  le 
travail,  la  tendresse  mutuelle,  le  bonheur  enfin. 

Ce  bonheur  fut  court,  hélas!  comme  tous  les 
bonheurs  humains  :  on  eût  dit  que  la  destinée 
l'attendait  là,  et  ne  lui  avait  permis  de  refaire  sa 
vie  que  pour  la  briser  plus  cruellement  :  une 
affreuse,  une  implacable  maladie,  le  cancer,  se 
déclara.  Il  ne  put  pas  même  assister  à  son  der- 
nier succès,  Galilée,  et  la  mort  le  prit  tout  vivant, 
en  pleines  forces,  en  plein  talent,  en  plein  bon- 
heur. 

Il  fut  très  regretté,  car  il  était  sincèrement  et 
tendrement  aimé,  et  il  le  méritait.  Notre  connais- 
sance, inaugurée  à  notre  dîner  Morel,  s'était  vite 
transformée  en  amitié.  Je  le  rencontrais  d'ailleurs 
souvent  dans  le  monde,  chez  des  amis  communs  : 
Bixio,  Lamartine,  Mme  d'Agoult.  C'est  dans  le 
salon  de  celle-ci  qu'il  fit  sa  dernière  lecture,  Ga- 
lilée, malgré  son  état  de  souffrance  déjà  bien 
visible.  J'avais  de  son  amitié  un  témoignage  qui 
m'était  infiniment  précieux.  Il  m'avait  donné 
toutes  ses  pièces,  au  fur  et  à  mesure  de  leur  publi- 
cation, chaque  fois  avec  une  dédicace  amicale, 
et  chaque  fois  la  dédicace  prenait  une  nuance 
plus  affectueuse;  la  dernière  était  d'une  tendresse 
et  d'une  estime  vraiment  touchantes.  J'avais  fait 
relier  toutes  ces  brochures  en  un  beau  volume, 


248  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

où  je  pouvais  relire  et  montrer  avec  joie  ce  cres- 
cendo d'amitié.  Je  ne  l'ai  plus  :  la  Commune  l'a 
brûlé  en  1871,  avec  tant  d'autres  trésors  du 
cœur  ou  de  l'art,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit  et  dé- 
ploré. 

Ce  qui  nous  avait  rapprochés,  outre  une  sym- 
pathie naturelle,  c'était  sans  doute  aussi  et  sur- 
tout la  confidence  que  je  lui  avais  faite  de  mes 
essais  poétiques.  Je  crois  l'avoir  dit  ailleurs,  j'avais 
commencé  un  grand  diable  de  poème  fantas- 
tique, dans  le  genre  de  Faust  et  de  éManfred. 
intitulé  Stéphen,  dont  je  n'ai  publié  que  le  pro- 
logue, et  qui  est  resté  inachevé.  Avant  de  me 
hasarder  plus  avant,  je  voulus  savoir  si  les  mor- 
ceaux en  étaient  bons,  et  je  m'en  ouvris  un  jour 
à  Ponsard.  Sans  doute  l'auteur  de  Lucrèce  et  de 
l'Honneur  et  l'cArgent  n'était  pas  le  juge  indiqué 
pour  se  prononcer  sur  une  œuvre  d'un  genre  si 
différent,  si  exotique,  dirai-je  même.  Je  le  choisis 
précisément  à  cause  de  cette  incompétence  appa- 
rente. Je  désirais  surtout  savoir  ce  qu'il  penserait 
de  la  forme,  des  vers,  et  j'étais  curieux  de  voir 
l'effet  que  lui  produirait  le  fond.  Cet  effet  fut 
meilleur  que  je  ne  pouvais  le  prévoir.  Ponsard 
m'encouragea  fort,  me  fit  quelques  remarques  de 
détail  au  crayon,  et,  en  me  rendant  le  manuscrit, 
me  dit  :  «  Avant  tout,  mon  cher  ami,  il  y  a  là  un 
poète.  »  Puis  il  me  fit  quelques  critiques  dont  je 
reconnus  la  justesse,  mais  dont  je  ne  sus  pas  pro- 


:  E  R 

fiter,  puisque  l'œuvre  resta  inach  i    .  .    —  i 
aussi  bien. 

Je  consultai  aussi  Augier  une  autre  fois,  mais 
pour  un  autre  .  une  r  :i  trois 

actes  et  en  vers,  dont  le  sujet  malh 

lit  antique.  Augier  me  rendit  le  : 
me  disant  rondement  :  «  Tu 
la  scène,  et  le  fond  n'est  p  nent  con- 

struit. »  Il  avait  raison  et  je  le  sentis.  Cependant 
je  voulus  tenter  L'aventure  air  rer. 

nié  ma  pièce  et  l'avoir  rédv  uivanc 

le  conseil  de   M.  Legouvé,   je  la  présentai  au 
Théâtre-Français.  Je  fus  admis  î  i'honr  s  la 

lire  devant  le  Comité,  m.  a  mal  que 

sonfl ta  :ce  pour  les  auditeurs 
comme  pour  le  lecteur,  qui  e  nscience.  Ré- 

gnier était  un  de  mes  patiemment 

les  premières  scène  :  tout  à  coup  il  se 

chauffer  Les  pieds  à  la  cheminée   Tout 
en  continuant  de  lire,  je  compris  que 
que  ma  pièce  ne  pu;  je  me  déu 

d'en  finir,  en  lisant  encore  plus  vite  et  plus  n: 

Je  fus  refusé,  en  effet  :  la  -  .  on 

me  fit  pa-  ins  un  petit  cabinet  attenant  au 

salon  du  Comité.  La  délibe  bt  pas 

longue.  Le  directeur  Thierry  vint  me  déhvrei 
me  dire  do  :  ">mplimer.:5. 

quemap:.  ittéraii 

mais  que  la  science  de  la  scène  y  :  trop  d  I  - 


2fO  SOUVEN'IRS     LITTÉRAIRES 

faut  :  «  Laissez-moi  venir  à  l'école  chez  vous,  lui 
répondis-je,  en  me  donnant  mes  entrées.  »  Il  me 
les  accorda  sur-le-champ;  c'est  plus  que  ma  pièce 
ne  méritait. 

Je  ne  sais  si  j'ai  bien  donné  une  juste  idée  de 
Ponsard,  de  cette  nature  attachante  et  modeste, 
de  cette  destinée  touchante.  Peut-être  aurais-je 
dû  ne  pas  rappeler  ses  faiblesses  ;  mais  elles  n'en- 
tachent en  rien  son  caractère,  ni  son  honneur  : 
elles  ne  font  que  préciser  l'image  qui  doit  nous 
rester  de  l'homme  et  du  poète.  Je  ne  crois  pas 
que  la  sincérité  soit  incompatible  avec  l'amitié  et 
la  piété  que  l'on  doit  aux  morts.  Quant  au  juge- 
ment sévère,  au  discrédit  que  la  jeunesse  actuelle 
inflige  à  ses  œuvres,  elle  fait  pour  lui  ce  que  nous 
avons  fait  pour  Casimir  Delavigne,  et  peut-être  les 
fils  ont-ils  tort,  comme  leurs  pères.  D'où  vien- 
nent ces  ingratitudes,  qui  se  succèdent  comme 
les  générations  et  les  flots  changeants  de  la  mer? 
L'esprit  a-t-il  donc  des  modes  comme  la  toilette? 
L'injustice  est-elle  le  ferment  indispensable  de 
toute  production  nouvelle?  La  méconnaissance 
du  passé  est-elle  la  condition  nécessaire  de  l'avè- 
nement de  l'avenir?  Il  y  aurait  bien  des  choses  à 
dire  là-dessus,  et  cela  nous  entraînerait  trop  loin. 
Pour  ce  qui  regarde  Ponsard,  je  crois  que  la  cause 
principale  de  cette  défaveur  remonte  à  la  forme 
choisie  par  lui  dans  ses  comédies.  L'alexandrin, 
malgré  l'exemple  de  Molière  et  quelques   brii- 


RONSARD     F.  TAU  G  1ER  2  )   I 

lants  succès  de  nos  jours,  est  désormais  complè- 
tement inapte  à  être  la  langue  de  notre  comédie 
contemporaine.  Depuis  Marivaux  et  Beaumar- 
chais, la  cause  est  gagnée.  Le  vers,  au  théâtre, 
n'est  plus  possible  que  pour  le  drame  et  les 
grands  sentiments.  C'est  le  cothurne  moderne 
de  la  haute  poésie  dramatique.  Augier  l'a  com- 
pris après  ses  trois  premières  comédies,  et,  sauf 
deux  brillantes  exceptions,  il  n'écrivit  plus  que 
des  comédies  en  prose,  —  et  l'on  sait  avec  quel 
succès. 

Une  profonde  et  inaltérable  amitié  unit  ces 
deux  poètes  jusqu'au  dernier  jour,  sans  que  ja- 
mais le  moindre  nuage,  la  plus  légère  ombre  de 
jalousie  se  mêlât  à  leur  rivalité.  Ces  amitiés-là 
sont  l'honneur  des  lettres.  Ils  vécurent  ainsi  côte 
à  côte,  la  main  dans  la  main;  mais  quelle  diffé- 
rence dans  leur  destinée!  Autant  l'existence  de 
Ponsard  fut  agitée,  orageuse,  douloureuse,  au- 
tant celle  d' Augier  fut  calme,  heureuse  et  ca- 
chée, consacrée  tout  entière  à  la  vie  intime,  et 
surtout  au  travail  et  à  son  art.  Sans  doute,  il 
ne  traversa  pas  le  théâtre  et  la  célébrité  en  Elia- 
cin.  Il  fut  jeune,  et  il  ne  ressemblait  pas  pour 
rien  à  Henri  IV.  M.  Villemain,  qui  n'était  pas 
toujours  indulgent,  me  dit  un  jour  avec  un  cer- 
tain accent  dépréciateur  et  dédaigneux  :  «  M.  Au- 
gier est  un  homme  de  plaisir.  —  Oui,  lui  répon- 
disse, comme  Molière.  »    L'irascible   secrétaire 


2f2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

perpétuel  me  lança  un  regard  terrible  et  me  tourna 
le  dos,  oubliant  qu'il  était  bossu.  Je  ne  sais  au 
juste  ce  qui  s'était  passé  entre  eux;  mais  M.  Vil- 
lemain  n'aimait  pas  Augier,  et  celui-ci  le  lui  ren- 
dait bien.  «  Je  ne  remettrai  plus  les  pieds  à  l'Aca- 
démie tant  que  ce  vieux  singe  y  sera,  »  m'avait-il 
dit  un  jour.  —  On  raconte  qu'à  je  ne  sais  quelle 
réception  où  Augier  présidait  comme  directeur, 
et  avait  par  conséquent  à  ses  côtés  le  secrétaire 
perpétuel,  M.  Villemain  se  plaignit  de  sa  santé, 
et  eut  l'imprudence  de  faire  entendre  à  son  voisin 
qu'il  aurait  bientôt  à  faire  son  éloge,  vu  qu'il  ne 
tarderait  pas  à  mourir  :  «  Je  ne  vous  le  conseille 
pas  !  »  lui  répondit  Augier.  J'aurais  voulu  voir  la 
figure  de  M.  Villemain  à  cette  boutade.  Et  c'est 
peut-être  là  l'origine  de  leur  brouille. 

Le  fond  du  caractère  d'Augier  fut  la  modéra- 
tion, le  scepticisme  souriant  et  la  droiture;  comme 
la  raison,  la  mesure  et  le  bon  sens  formaient  la 
base  de  son  intelligence  et  de  son  esprit  étin- 
celant  et  robuste.  Il  fut  toujours  un  excellent 
camarade,  un  ami  sûr,  mais  sans  expansion,  sans 
tendresse,  du  moins  apparente,  mais  non  sans 
dévouement.  En  politique,  son  scepticisme  se  dé- 
ployait à  l'aise,  et  on  le  comprend.  Camarade  de 
classe  du  duc  d'Aumale,  il  devint  l'ami  du  prince 
Napoléon-Jérôme,  et  le  protégé  de  Napoléon  1 1 1 
et  de  l'impératrice.  C'est  même  à  la  représenta- 
tion d'une  de  ses  pièces  à  l'Odéon  que  se  mani- 


PONSARD     ET    AUGIER  2f} 

festèrent  les  premiers  symptômes  d'opposition 
publique  aux  deux  époux  couronnés.  Sauf  une 
brochure  sur  le  suffrage  universel  et  une  candida- 
ture au  Conseil  général,  il  s'abstint  d'entrer  dans 
la  mêlée  politique.  Il  se  contenta  d'y  toucher 
dans  ses  pièces  par  la  création  de  personnages 
qui  resteront,  au  moins  comme  types  de  certains 
caractères  modernes. 

Nous  ne  nous  sommes  jamais  perdus  de  vue  : 
l'hiver,  je  le  retrouvais  à  Paris;  l'été,  nous  nous 
rencontrions  parfois  au  bord  des  lacs  delà  Suisse, 
et  le  printemps,  j'allais  le  voir  à  sa  jolie  maison 
de  Croissy.  C'est  là  qu'il  finit,  il  y  a  trois  ans,  — 
déjà!  —  cette  vie  heureuse  et  glorieuse,  entouré 
des  soins  et  de  la  tendresse  de  sa  famille  et  de  sa 
digne  et  charmante  femme,  qui  l'adoraient.  Il  eut 
deux  convois,  l'un  à  Croissy,  intime,  avec  quel- 
ques amis  et  parents,  et  l'autre  à  Paris,  avec  toute 
la  pompe  due  à  un  homme  célèbre.  J'assistai  à 
tous  les  deux.  Il  repose  dans  le  petit  cimetière  de 
La  Ceile-Saint-Cloud,  qui  est  caché  au  milieu  de 
ces  collines  et  de  ces  bois  charmants. 

Des  amis  de  1843,  tro*s  seulement  restaient 
encore  et  assistaient  à  ce  convoi;  ils  se  serrèrent 
silencieusement  et  tristement  la  main  au  sortir  du 
cimetière  :  c'étaient  Meissonier,  John  Lemoinne 
et  moi.  Au  moment  où  j'écris  ces  lignes,  Meisso- 
nier a  suivi  Augier  et  John  vient  de  les  rejoindre  : 
il  n'en  reste  plus  qu'un. 


2^4  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Je  dirai  peu  de  choses  sur  Meissonier,  —  et 
pour  deux  raisons  :  la  première,  c'est  que  si  je 
parlais  de  l'artiste,  il  y  aurait  trop  à  dire,  et  l'on 
pourrait  contester  ma  compétence;  la  seconde, 
c'est  que,  tout  en  me  bornant  à  l'homme,  je  n'au- 
rais rien  à  révéler  de  nouveau,  rien  de  particulier 
et  d'intéressant  à  signaler.  Du  reste,  sur  ce  sujet, 
Alexandre  Dumas  a  tout  dit  et  d'une  façon  supé- 
rieure. Je  l'avouerai  d'ailleurs,  —  avec  ou  sans 
humilité,  comme  on  voudra,  —  ce  grand  peintre 
ne  fut  jamais  pour  moi  qu'un  camarade  :  il  était 
seulement  l'ami  de  mes  amis,  mais,  à  proprement 
parler,  il  ne  fut  pas  le  mien.  Nos  natures  sympa- 
thisaient peu;  nous  n'avions  pas  le  même  carac- 
tère, ni  la  même  éducation,  ni  les  mêmes  idées. 
Par  exemple,  je  n'ai  jamais  pu  lui  faire  com- 
prendre, à  la  dernière  Exposition,  que  lui,  pré- 
sident du  jury  des  récompenses,  ne  pouvait  pas  se 
décerner  des  prix  à  lui-même;  que  la  France,  qui 
recevait  l'Europe  et  ses  artistes,  devait  s'effacer 
et  se  mettre  hors  concours;  que  c'était  une  règle 
de  savoir-vivre  et  d'hospitalité;  enfin  qu'on  ne 
devait  jamais  être  juge  et  partie.  Il  ne  voulut 
rien  entendre,  il  se  fâcha,  prétendit  qu'il  était 
meilleur  patriote  que  moi,  et  que  la  France  devait 
affirmer  toujours  et  partout  sa  supériorité,  etc.  Il 
ne  voulut  jamais  en  démordre,  se  mit  en  colère, 
et  comme  nous  déjeunions  ensemble  au  café 
Caron  avec  Camille  Depret,  il  jeta  sa  serviette 


PONSARD     ET     AUGIER  2  f  f 

sur  la  table,  prit  son  chapeau  et  sortit  en  mau- 
gréant. Je  dirai  plus  :  outre  cette  différence  dans 
la  manière  de  voir,  j'ai  cru  toujours  distinguer 
chez  Meissonier  un  sentiment  particulier  à  mon 
égard  qu'il  avait  peine  à  dissimuler,  je  veux  dire 
une  certaine  surprise  et  un  mécontentement  se- 
cret de  me  voir,  moi  inconnu,  sans  titre  et  sans 
gloire,  accueilli  et  traité  d'égal  à  égal  dans  cette 
intimité  de  jeunes  gens  célèbres,  qui  sans  doute, 
à  son  sens,  devaient  former  une  espèce  d'Olympe 
ouvert  seulement  à  des  dieux.  Il  n'en  fit  pas  moins 
mon  portrait,  —  non  par  amitié,  mais  à  la  suite 
d'un  pari  qu'il  perditcontre  John  Lemoinneetmoi. 
Il  s'exécuta  galamment.  Je  n'ai  qu'un  regret,  c'est 
qu'il  ne  se  soit  pas  contenté  d'un  simple  crayon, 
au  lieu  d'un  petit  portrait  à  l'huile.  Car  je  trouve 
qu'il  affligeait  ses  portraits  à  l'huile  d'une  teinte 
un  peu  trop  brique.  John  et  moi,  nous  nous  en 
sommes  ressentis.  Dans  ce  portrait,  j'ai  l'air  d'un 
jeune  ivrogne  et  John  d'un  vieux  juif.  A  cette 
date  (1846)  j'avais  vingt-sept  ans  et  John  trente 
et  un.  Il  y  a  deux  ans,  en  1891,  c'est-à-dire  qua- 
rante-cinq ans  après,  comme  j'étais  un  jour  chez 
John  Lemoinne  et  que  je  regardais  son  portrait, 
il  me  dit  avec  son  ironie  tranquille  :  «  Il  com- 
mence à  me  ressembler,  ne  trouves-tu  pas?  » 

Je  ne  voudrais  pas  laisser  le  lecteur  sur  ces 
derniers  détails,  qui  pourraient  prendre  à  ses  yeux 
l'apparence  —  très  fausse  —  de  mesquinerie  et 


2^6  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

de  rancune  à  l'égard  de  Meissonier.  J'aime  mieux 
finir  en  racontant  qu'ayant  été  voir  chez  Petit 
l'exposition  qu'il  y  fit  de  son  œuvre  presque  com- 
plète, peu  d'années  avant  sa  fin,  j'en  sortais  ébloui 
et  transporté  de  tant  de  labeur,  de  volonté,  de 
talent  et  de  chefs-d'œuvre  accumulés,  quand  je 
rencontrai  le  maître.  Je  lui  dis  mon  impression 
avec  chaleur  en  lui  serrant  la  main  :  «  Ce  n'est 
pas  seulement  l'honneur  de  votre  vie  qui  est  là, 
lui  dis-je,  c'est  l'honneur  et  la  gloire  de  notre 
école  moderne.  »  Le  dieu  parut  content. 

Il  était  le  plus  petit  —  par  la  taille —  de  notre 
réunion.  John  Lemoinne  même  était  plus  grand; 
mais  Meissonier  avait  la  carrure  d'un  athlète  et 
John  la  gracilité  d'un  éphèbe.  C'est  avec  Lamen- 
nais le  plus  mince,  le  plus  frêle  exemplaire  de 
notre  humanité  que  j'aie  connu:  je  parle  de  John 
Lemoinne.  Il  avait  le  front  superbe,  de  beaux 
yeux  où,  par  moments,  le  regard  trahissait  la  sen- 
sibilité de  son  cœur  que  toute  sa  tenue  cherchait 
à  démentir;  une  tenue  de  jeune  Anglais  réservé 
et  froid  qui  lui  venait  de  son  origine  maternelle 
sans  doute.  Il  tenait  de  cette  même  origine  le 
trait  d'humour  et  d'ironie  un  peu  âpre  parfois  qui 
traversait  son  esprit,  très  français  du  reste.  Son 
style  est  un  modèle  de  clarté,  d'élégance  et  de 
force  incisive.  Nous  avons  eu  beaucoup  de  peine 
à  lui  faire  réunir  quelques-uns  de  ses  articles  de 
Revue  pour  les  publier.  Ils  ont  paru  sous  le  titre 


PONSARD     ET     AUOIER  l')'] 

d'Essais  de  critique  et  d'histoire.  Ces  deux  volumes 
renferment  de  petits  chefs-d'œuvre.  Qui  les  con- 
naît dans  le  grand  public?  Mais  il  était  de  L'élite 
et  ne  s'adressait  qu'à  l'élite.  Cependant  sa  voix 
dans  les  grandes  circonstances  perçait  le  bruit  de 
la  mêlée  et  portait  la  vérité  au  loin,  quelque  pé- 
rilleuse qu'elle  fut.  Nul  ne  connaissait  mieux  que 
lui  l'Angleterre,  l'Italie  et  l'Espagne;  car  dans  ce 
temps-là  on  ne  s'improvisait  pas  journaliste. 
Comme  l'a  dit  si  bien,  au  lendemain  de  sa  mort, 
un  de  ses  plus  dignes  successeurs,  Francis  Char- 
mes, a  il  a  été  l'exemple  et  l'honneur  du  journa- 
lisme autant  par  son  talentque  par  son  caractère.  » 
Sa  conversation  était  simple,  enjouée,  pleine  de 
traits  incisifs  et  rapides.  Il  ne  cherchait  jamais  à 
produire  de  l'effet,  à  éblouir  par  une  voix  ou  une 
verve  éclatante,  comme  tant  d'autres  causeurs 
renommés,  encore  moins  à  poser  en  oracle  avec 
quelques  profondes  maximes.  Il  était  naturel  et 
naturellement  spirituel.  Combien  de  ses  mots  ont 
fait  leur  chemin  dans  le  monde,  et  souvent  sous 
des  noms  d'emprunt!  La  fameuse  phrase  :  «  La 
France  est  assez  riche  pour  payer  sa  gloire,  »  est 
de  lui  et  non  de  M.  Guizot,  à  qui  on  continuera 
de  l'attribuer  encore  et  toujours. 

Il  avait  le  cœur  grand  et  bon,  qui  s'exprimait 
par  des  actes  et  non  par  des  paroles.  J'en  citerai 
une  preuve  qui  m'est  personnelle.  Quelqu'un  qui 
le  touchait  de  très  près,  son  frère  ou  son  neveu, 


2^8  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

se  mariait  le  jour  même  et  à  l'heure  où  avait  lieu 
une  élection  à  l'Académie;  c'était  celle  où  j'étais 
candidat.  Il  savait  bien  que  je  ne  serais  pas  élu  ; 
mais  il  m'avait  promis  sa  voix,  et  il  voulut  tenir 
sa  parole,  en  venant  à  l'Académie,  et  il  renonça 
à  être  le  témoin  du  futur  pour  ne  pas  manquer  à 
un  ami.  Ce  même  jour,  un  autre  ami,  Mézières, 
frappé  parla  plus  cruelle  des  douleurs,  eut  le  cou- 
rage de  quitter  son  foyer  désolé  pour  m'apporter 
aussi  sa  voix  et  la  preuve  de  son  attachement.  De 
pareils  témoignages  ne  valent-ils  pas  une  élection 
heureuse? 

Que  de  fois  n'ai-je  pas  été  voir  John  au  Journal 
des  Débats,  dans  la  petite  chambre  de  la  rue  des 
Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois,  où  il  compo- 
sait ses  articles!  Cette  entrée  sordide  de  la  vieille 
maison,  cet  escalier  carrelé  où  deux  siècles  ont 
amassé  leur  poussière  humide,  cette  odeur  d'im- 
primerie et  de  bureaux  obscurs  me  faisaient  pé- 
nétrer comme  dans  un  autre  monde.  Nous  sor- 
tions ensemble,  et  je  respirais  avec  délices,  dès 
le  seuil,  l'air  et  la  lumière  qui  caressaient  la  co- 
lonnade du  Louvre.  Nous  allions  au  jardin  des 
Tuileries  voir  les  enfants  jouer,  ou  aux  Champs- 
Elysées  passer  les  belles  dames  dans  leurs  frin- 
gants équipages  ;  nous  parlions  de  liberté,  de  la 
France,  de  l'avenir.  Nous  étions  jeunes  alors. 

Cher  John!  c'est  par  toi  que  je  veux  clore  ces 
pages  consacrées  à  nos  réunions  d'autrefois,  toi 


PONSARD     ET     AUGIER  2  f  9 

(jue  j'ai  aimé  pendant  plus  de  quarante  ans,  toi 
qui  m'aimais  avec  cette  sensibilité  que  tu  t'effor- 
çais en  vain  de  cacher;  car  tu  avais  cette  pudeur 
des  âmes  fières  que  le  monde  croit  hautaines  et 
froides,  et  qui  ne  se  révèlent  que  dans  l'intimité 
et  par  le  dévouement.  Le  monde  a  connu  ton 
rare  esprit,  tes  connaissances  variées,  ton  talent 
exquis  d'écrivain,  ton  sentiment  de  l'honneur, 
ton  courage  devant  l'opinion  et  devant  l'émeute 
triomphante.  Mais  moi,  j'ai  connu  ton  cœur,  et 
il  était  à  la  hauteur  de  ton  esprit  et  de  ton  carac- 
tère. Enfin,  cher  et  tendre  ami,  tu  es  mort  pau- 
vre! Et  le  temps  présent  n'a-t-il  pas  fait  de  cette 
simple  phrase  le  plus  magnifique  des  éloges? 
Dors  en  paix!  Ta  cendre  est  à  peine  refroidie. 
Si  je  n'ai  pas  pu  te  rendre  les  devoirs  suprêmes 
et  t'accompagner  à  ta  dernière  demeure,  comme 
je  l'ai  fait  pour  Ponsard,  Augier,  Hetzel,  mes  re- 
grets et  mes  larmes  t'ont  suivi  de  loin.  J'étais 
avec  ta  digne  femme  et  tes  chères  enfants,  au 
premier  rang  de  ceux  qui  te  pleuraient.  Ma  pen- 
sée reste  agenouillée  sur  ta  tombe  et  la  visitera 
souvent...  Turpureos  spargam  flores! 


^p- 


IX 


QUcATUO\  FÉéMIU^l^ 


g^-^/T"»*)  fX> 


o  i  l  a  bien  des  chapitres,  tous  ou  presque 
tous  consacrés  à  des  hommes  plus  ou 
moins  célèbres;  ne  serait-ce  pas  une 
honte  pour  moi,  et  pour  notre  génération,  si 
j'étais  forcé  de  m'en  tenir  à  cette  seule  moitié  de 
l'espèce  humaine,  et  si,  après  Mme  Sand,  je  ne 
pouvais  pas  faire  une  place  dans  ces  Souvenirs  à 
des  femmes  célèbres  ou  illustres?  Grâce  à  Dieu, 
j'ai  eu  le  bonheur  d'en  connaître  quelques-unes, 
—  sans  parler  des  vivantes,  —  de  les  voir  de 
près,  de  les  aimer,  et  même  d'en  être  aimé. 
Et  pour  que  ce  dernier  mot  ne  fasse  pas  sou- 
rire et  ne  prête  pas  à  l'équivoque,  je  commen- 


QUATUOR    FÉMININ  26  l 

ccrai  cette  série  par  le  portrait  de  la  plus  honnête 
et  la  plus  vaillante  des  femmes,  Mme  Tastu. 

Elle  était  déjà  âgée,  infirme  et  bien  lasse  quand 
je  l'ai  connue;  mais  l'intelligence,  la  droiture  et 
la  bonne  conscience  rayonnaient  dans  ses  grands 
beaux  yeux,  qui  devaient,  hélas  !  se  voiler  bientôt. 
Il  y  avait  déjà  longtemps  qu'elle  ne  publiait  plus 
rien  :  mais  le  poète  survivait  en  elle  à  toutes  les 
vicissitudes  de  sa  vie  errante  et  aux  atteintes  de 
la  vieillesse.  La  source  divine  qui  avait  enivre  sa 
jeunesse  coulait  toujours  sous  les  glaces  de  l'âge 
et  continuait  à  charmer  ses  heures;  mais  elle  cou- 
lait silencieuse.  Le  monde  ne  l'entendait  plus  et 
ne  connaissait  plus  sa  voix;  son  fils  seul  et  ses 
amis  en  recueillaient  les  échos.  Chose  rare  et 
peut-être  sans  exemple,  jamais  elle  n'avait  été 
plus  poète.  Son  talent  n'avait  fait  que  grandir  et 
se  développer  dans  l'ombre  où  le  sort  avait  ense- 
veli sa  vie.  J'espère  en  fournir  la  preuve  tout  à 
l'heure. 

C'est  à  Paris  que  je  vis,  pour  la  première  fois, 
Mme  Tastu,  et  le  milieu  dans  lequel  je  la  rencon- 
trai est  si  curieux,  si  éloigné  de  toutes  les  idées 
qu'éveille  ce  mot  de  Taris,  que  je  crois  devoir 
m'arrêterici  pour  le  dépeindre.  Cette  parenthèse 
pourra  servir  à  l'instruction  de  la  province  et  de 
l'étranger;  elle  pourra  même  rectifier  l'opinion 
de  quelques  Parisiens  endurcis,  et  trop  exclusifs, 
qui  ignorent  de  combien  de  mondes  différents 


2Ô2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

se  compose    cet    univers   étrange  qui   a    nom 
Paris. 

IL  y  a  de  tout  à  Paris,  même  de  la  province, 
—  si  l'on  veut  entendre  par  province  la  vie  hon- 
nête, l'amour  de  la  famille,  les  vertus  patriarcales 
et  le  tranquille  bonheur  de  la  vieille  bourgeoisie 
française,  —  mais,  bien  entendu,  sans  y  joindre  les 
étroitesses  de  la  petite  ville;  on  n'habite  pas  im- 
punément la  grande,  et  rien  n'empêche  à  Paris 
d'être  à  la  fois  très  intelligent  et  très  honnête,  — 
heureusement  pour  la  France.  Ma  bonne  étoile 
m'avait  fait  rencontrer  cette  province  parisienne 
dans  la  famille  d'un  de  mes  camarades  du  mi- 
nistère. Léon  Chazal,  surnuméraire  comme  moi 
vers  l'an  1842,  m'avait  présenté  à  ses  parents. 
Son  père  était  un  peintre  de  fleurs  fort  distingué, 
très  estimé,  à  figure  fine  et  recueillie  :  le  profil 
d'Érasme  par  Holbein  le  rappelle  étonnamment. 
Sa  mère  était  l'amie  intime  de  Mme  Tastu  et  de 
Mme  Saint-Saëns.  Ces  trois  dames,  veuves  toutes 
trois  de  bonne  heure,  unies  depuis  longtemps 
par  la  plus  tendre  intimité,  consacrèrent  leur  vie 
entière  à  l'éducation  de  leurs  enfants.  Leur  pensée 
unique  et  journalière  fut  de  leur  former  le  cœur 
et  l'esprit,  et  d'en  faire  des  hommes;  elles  y  réus- 
sirent pleinement.  Des  deux  fils  de  Mme  Chazal, 
l'un  devint  un  peintre  distingué  comme  son  père, 
et  l'autre  un  de  ces  directeurs  de  ministère  qui 
sont  la   force  et  l'honneur  de  l'administration 


QUATUOR     FÉMININ  26} 

française.  Le  fils  unique  de  Minc  Tastu  devint 
consul  général  et  ministre  plénipotentiaire.  Celui 
de  Mme  Saint-Saëns  est  ce  que  Ton  sait,  le  plus 
original  et  le  plus  savant  de  nos  compositeurs  : 
il  est  Camille  Saint-Saëns. 

Ces  trois  familles  se  réunissaient  souvent  à 
l'atelier  des  Chazal,  rue  Carnot;  on  jouait  la  co- 
médie, on  dansait.  Il  n'y  a  pas  de  plus  charmant 
salon  qu'un  atelier,  quand  on  sait  le  transformer 
en  salle  de  bal  ou  de  théâtre.  Rue  du  Jardinet, 
chez  Mme  Saint-Saëns,  on  faisait  de  la  musique, 
—  naturellement,  —  on  exécutait  les  œuvres  du 
jeune  Camille,  qui  préludait  alors,  par  des  con- 
certos et  même  des  symphonies  mélodiques  dans 
le  genre  de  Mozart,  à  la  magnifique  symphonie 
en  ut  mineur  de  sa  maturité  et  à  Samson  et  T>alila. 
Mme  Tastu  nous  invitait  à  dîner  pour  célébrer  la 
Saint-Eugène,  la  fête  de  son  fils,  et  nous  récitait 
au  dessert  quelques  vers  inédits  ou  composés 
pour  la  circonstance.  Rien  de  simple,  de  bon  et 
de  charmant  comme  ces  réunions.  Les  jeunes 
femmes  des  deux  frères  Chazal  vinrent  plus  tard 
y  apporter  un  renouveau  de  gaieté,  de  charme  et 
d'esprit.  Rue  Carnot,  à  l'atelier,  les  jeunes  amis 
amenaient  leurs  soeurs  :  peu  d'apprêt,  nulle  pré- 
tention, nulle  rivalité;  la  simplicité  de  la  pro- 
vince relevée  par  l'élégance  de  Paris  et  le  goût 
de  l'art.  Quelles  bonnes  soirées  j'ai  passées  là  ! 
Quels  déguisements  fantastiques,  soit  pour  les 


264  SOUVENIRS  LITTÉRAIRES 

bals  costumés  de  la  mi-carême,  soit  pour  les 
charades  ou  les  bouffonneries  théâtrales  impro- 
visées !  On  s'amusait  pour  s'amuser,  pour  se  dé- 
lasser des  travaux  du  jour;  on  était  jeune,  on 
était  gai,  heureux;  et  les  trois  mères  ravies  assis- 
taient avec  joie  et  orgueil  aux  gaietés  bruyantes 
de  leurs  enfants. 

Toutes  les  trois  avaient  la  même  élévation 
morale,  le  même  bon  sens  si  rare,  ce  sens  qu'on 
appelle  commun  et  qui  l'est  si  peu;  Mnie  Chazal 
avec  plus  de  bonhomie  dans  la  finesse,  Mme  Saint- 
Saëns  avec  plus  d'inattendu  et  une  allure  plus 
primesautière,  Mme  Tastu  avec  plus  d'ampleur 
d'intelligence,  plus  de  culture  et  de  dons  natu- 
rels. Sa  vie  errante  à  la  suite  de  son  fils,  jeté  aux 
quatre  coins  de  l'horizon  par  les  exigences  de  sa 
carrière  diplomatique,  avait  encore  élargi  son 
horizon  intellectuel.  D'une  nature  pondérée,  rai- 
sonnable, elle  n'était  pas  calme  :  elle  ressentait 
tout  fortement;  on  n'est  poète  qu'à  ce  prix;  vive, 
très  vive,  passionnée  pour  ses  idées  et  la  justice, 
elle  apportait  dans  la  discussion  une  franchise 
ardente,  pour  ainsi  dire,  et  j'ajouterai  même 
quelque  chose  de  dominateur  qui  eût  semblé 
toucher  presque  à  l'intolérance  si  elle  n'eût  été 
la  modestie  et  l'équité  en  personne.  Son  esprit 
était  viril,  et  sa  conversation  pleine,  forte,  nour- 
rie, dépassait  de  beaucoup  l'idée  qu'on  pouvait  se 
faire  d'elle  d'après  ses  premières  poésies.  C'était, 


QUATUOR     FÉMININ  26^ 

il  est  vrai,  des  poésies  de  jeune  fille,  et  l'histoire 
en  est  curieuse.  Je  ne  sais  si  Sainte-Beuve  l'a 
contée  :  je  n'ai  pas  ses  Tortraits  sous  la  main.  En 
tout  cas,  la  voici. 

Son  père,  M.  Voïart,  fier  du  talent  de  sa  fille, 
avait  publié,  sans  la  prévenir,  quelques-uns  de 
ses  premiers  vers.  La  jeune  poétesse  tout  étonnée, 
et  sans  doute  fâchée  de  cette  indiscrétion  pater- 
nelle, écrivit  une  fort  belle  lettre  à  son  père,  où 
elle  lui  posait  nettement  le  dilemme  suivant  : 
Veut-il  une  fille  qui  se  marie  un  jour?  alors, 
qu'il  s'abstienne  d'appeler  le  jugement  du  public 
sur  des  essais  incomplets.  Ou  bien  veut-il  une 
fille  qui  devienne  célèbre?  alors,  elle  ne  se  ma- 
riera pas,  elle  travaillera  :  «  Et  j'aurai  du  talent, 
je  te  le  promets,»  ajoutait-elle  vaillamment. 
M.  Voïart  ne  put  s'empêcher  de  montrer  cette 
lettre  à  l'éditeur  du  journal  qui  avait  imprimé  les 
vers  de  sa  fille.  Citait  M.  Tastu;  il  fut  si  frappé 
de  la  ferme  et  droite  raison  contenue  dans  cette 
lettre,  qu'il  demanda  à  être  présenté  à  Mlle  Voïart, 
\et  qu'il  l'épousa.  \ 

Le  mariage  n'empêcha  pas  Mme  Tastu  de  pro- 
dume^encore  des  œuvres  poétiques  :  mais,  femme 
et  mèreTeHe^ne  put  consacrer  à  la  muse  que  de 
rares  instants  et  unç/faible  part  de  son  âme.  Elle 
traversa  dès  lors  la  publicité,  modestement,  pu- 
diquement voilée,  ne  donnant  au  monde  que  ce 
qu'une~hônnête  femme  peut  lui  donner,  et  gar- 


266  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

dant  pour  les  siens  et  ses  amis  tout  ce  qu'une 
fière  et  tendre  nature  possède  de  trésors  réservés. 
Il  y  eut  là  sans  doute  un  sacrifice:  mais  il  fut 
bravement  accepté  et  fidèlement  accompli.  La 
noble  femme  ne  le  regrettait  même  pas;  elle  di- 
sait avec  une  candeur  touchante  :  «  Mon  talent 
eût  été  peut-être  plus  grand,  si  je  n'avais  pas  été 
épouse  et  mère  :  car  ce  que  Molière  a  dit  de  la 
peinture  s'applique  encore  mieux  à  la  poésie  : 

Et  les  emplois  de  feu  demandent  tout  un  homme.  » 

J'ai  fait  allusion  à  sa  vie  errante;  elle  com- 
mença de  bonne  heure.  Son  fils  étant  consul  de 
France  à  Saint-Sébastien,  quelque  temps  avant 
les  mariages  espagnols  en  1847,  elle  alla  le  voir, 
et  elle  assista  aux  fêtes  données  à  l'innocente 
Isabelle  qui  était  venue  prendre  les  bains  de  mer 
à  Saint-Sébastien  avec  sa  mère  et  sa  sœur,  la  fu- 
ture duchesse  de  Montpensier.  Mme  Tastu  eut  là 
l'occasion  de  vérifier  la  définition  de  Voltaire  : 
«  Les  Basques  sont  un  petit  peuple  qui  danse  au 
haut  des  Pyrénées.  »  Elle  aimait  à  raconter  les 
impressions  de  ce  premier  voyage  :  des  villages 
entiers  descendant  des  montagnes  en  dansant  et 
en  chantant,  les  bœufs  blancs  aux  cornes  dorées 
traînant  les  matériaux  des  pavillons  destinés  aux 
princesses;  les  corbeilles  de  fleurs,  les  vols  de 
colombes  venant  se  poser  sur  les  genoux  de  la 


QUATUOR     FÉMININ  267 

jeune  reine,  les  acclamations  de  ce  peuple  en- 
joué, et  tout  cela  au  milieu  des  danses  et  des 
rires.  Une  lettre  de  son  mari  la  rappela  à  Paris  : 
M.  Tastu  était  tombé  malade;  il  mourut  deux 
ans  après. 

En  18^0,  elle  allait  rejoindre  son  fils,  consul  à 
Larnaca,  dans  l'île  de  Chypre.  Cet  Orient  si  cher 
aux  poètes  modernes,  visité  et  chanté  par  les 
plus  grands  d'entre  eux,  cet  Orient  qui  fut  le  rêve 
de  notre  jeune  génération,  la  charma  à  son  tour 
dès  le  début.  Cette  vie  si  nouvelle,  plus  libre  dé- 
sormais, surtout  le  bonheur  de  la  passer  tout  en- 
tière avec  son  fils,  la  ramenèrent  aux  inspirations 
et  aux  goûts  poétiques  de  sa  jeunesse.  Elle  se 
remit  à  chanter,  mais  avec  un  art  plus  savant  et 
un  accent  plus  ferme.  On  en  jugera  quand  ses 
Toésies  posthumes  seront  publiées.  Je  ne  doute 
pas  qu'il  n'en  soit  de  Mme  Tastu  comme  d'Alfred 
de  Vigny,  et  que  ses  derniers  vers  ne  paraissent 
les  meilleurs. 

Mais  tout  n'est  pas  rose,  —  même  en  Orient; 
—  elle  eut  à  souffrir  des  fièvres  qui  régnent  tou- 
jours à  Chypre,  et  elle  en  fut  presque  terrassée. 
Par  bonheur  son  fils  fut  nommé  à  Jassy,  et  ils 
purent  rentrer  en  France  avant  d'aller  en  Mol- 
davie. C'était  l'époque  de  la  guerre  de  Crimée  ; 
les  provinces  danubiennes  étaient  envahies  par 
les  Russes;  les  agents  politiques  de  France  et 
d'Angleterre  durent  se  retirer  devant  eux,  —  ou 


268  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 


plutôt  devant  leurs  injonctions  formelles.  Eugène 
Tastu,  obéissant  aux  ordres  de  son  ministre,  s'ar- 
rêta à  Lemberg  en  Galicie,  pour  attendre  les  évé- 
nements. Le  voyage  de  Jassy  à  Lemberg  par 
Czernowitz,  dans  une  mauvaise  calèche  juive, 
traînée  par  trois  chevaux,  fut  extrêmement  pé- 
nible. Il  dura  vingt-quatre  heures,  et  il  faisait 
vingt  degrés  de  froid.  Je  me  souviens  aussi  de 
cet  hiver;  car  un  mois  plus  tard,  en  janvier  18^4, 
je  faisais  le  même  voyage  en  sens  inverse  et  par 
trente-deux  degrés  de  froid.  Je  comprends  mieux 
que  personne  ce  que  souffrit  la  pauvre  Mme  Tastu  ; 
elle  ne  cessait  de  répéter  à  son  fils  :  «  Que  j'ai 
froid  aux  yeux!  »  Ni  l'un  ni  l'autre  ne  pouvait 
comprendre  alors  le  sérieux  de  cette  plainte  et 
quelle  gravité  l'avenir  lui  donnerait.  Ce  voyage 
devait  lui  coûter  la  vue. 

Je  n'eus  pas  le  bonheur  de  la  rencontrera  cette 
époque;  elle  quittait  la  Moldavie  au  moment 
même  où  j'y  arrivais  pour  remplacer  le  prince 
Soutzo,  comme  secrétaire  intime  de  l'hospodar 
de  Moldavie,  S.  A.  Grégoire  Ghyka.  Elle  passa 
l'hiver  à  Paris,  tandis  que  son  fils  regagnait  seul 
son  poste  à  Jassy,  les  Russes  ayant  enfin  évacué 
les  Principautés  durant  le  siège  de  Sébastopol.  Les 
jours  que  j'ai  passés  à  Jassy  avec  Eugène  Tastu 
m'ont  laissé  de  bien  chers  souvenirs;  j'ai  cherché 
à  les  rendre  dans  un  livre  qui  est  écrit,  mais  qui 
ne  paraîtra  qu'après  moi.  Quoique  ces  jours-là 


QUATUOR     FÉMININ  269 

soient  déjà  bien  lointains,  j'y  parle  en  toute 
liberté  de  plusieurs  personnes  dont  les  enfants 
vivent  encore.  J'y  parle  aussi  trop  de  moi-même 
sans  doute,  mais  j'ai  mes  raisons  pour  cela,  comme 
on  le  comprendra  en  me  lisant.  On  verra  la 
tendre  amitié  qui  réunissait  alors  au  consulat  de 
France  Basile  Alecsandri,  Jean  Cantacuzène, 
Tastu  et  moi.  La  France  régnait  alors  en  Moldavie 
sans  conteste,  d'abord  par  cette  intelligente  jeu- 
nesse moldave,  toute  française  de  cœur,  que  diri- 
geait le  consul,  et  puis  surtout  par  le  prince  que 
je  maintenais  avec  Tastu  dans  la  ferveur  de  ses 
aspirations  libérales  et  de  son  dévouement  à  la 
France.  Que  les  temps  sont  changés  depuis  que 
Napoléon  III  a  eu  l'étrange  idée  de  mettre  sur  le 
trône  de  ces  beaux  pays  un  Hohenzollern!  Il 
était  dit  que,  même  à  cette  époque  et  en  petit, 
cette  grande  incapacité  serait  déjà  fatale  à  notre 
influence,  en  Orient  comme  partout.  Cette  douce 
intimité  fut  brusquement  interrompue  par  la  no- 
mination de  Tastu  à  Bagdad  comme  consul  gé- 
nérai :  l'hospodar  de  Moldavie  m'ayant  chargé 
d'une  mission  près  de  la  Sublime  Porte,  j'eus  le 
bonheur  de  pouvoir  accompagner  mon  ami  jus- 
qu'à Constantinople.  Ce  voyage  fut  fort  acci- 
denté; il  nous  fallut  traverser  la  Dobroudja  et 
côtoyer  le  Danube  dont  les  deux  rives  opposées 
étaient  occupées  par  les  armées  turque  et  russe; 
nous  pûmes  enfin  gagner  la  Sulina,  nous  embar- 


27O  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 


quer  et  arriver  à  Stamboul,  où  M.  Thouvenel 
nous  fit  le  meilleur  accueil;  mais  ce  ne  sont  pas 
mes  voyages  que  j'ai  à  raconter  ici;  c'est  celui 
de  Mme  Tastu.  Elle  s'embarqua  à  Marseille  pour 
rejoindre  son  fils  à  Smyrne,  et  de  là  tous  les 
deux  s'acheminèrent  pendant  un  mois  par  terre, 
et  pendant  dix  jours  en  kellek  sur  le  Tigre,  pour 
gagner  enfin  Bagdad.  De  nouvelles  épreuves 
attendaient  là  nos  pauvres  amis.  Ces  longs 
voyages,  ces  fatigues  excessives  au  pays  du  soleil, 
avaient  achevé  ce  que  le  froid  de  la  Bukovine 
avait  si  tristement  commencé  :  la  vue  de  Mme  Tastu 
baissa  de  jour  en  jour;  bientôt  elle  ne  vit  plus 
qu'une  partie  des  objets,  puis  une  ombre  grise  les 
enveloppa,  enfin  une  heure  vint,  une  heure  lamen- 
table! où  la  pauvre  mère  dit  doucement  à  son 
fils,  et  le  cœur  déchiré  :  «  Je  ne  te  vois  plus,  mon 
enfant.  » 

Ils  passèrent  ainsi  trois  ans  à  Bagdad,  seuls, 
parqués  loin  du  monde,  n'ayant  pour  société  que 
le  chancelier  du  consulat  qui  était  Français;  un 
détail  dira  tout  :  Mme  Tastu  était  la  seule  femme 
européenne  de  la  ville.  La  pauvre  aveugle  n'avait 
donc  personne  à  recevoir;  nulle  distraction  à  at- 
tendre. Cette  double  solitude,  faite  à  la  fois  par 
la  cécité  et  par  l'éloignement,  ne  pouvait  être 
supportée  que  par  une  âme  forte  et  profonde 
comme  la  sienne,  habituée  à  la  vie  intérieure  et 
heureusement  visitée  par  les  rêves  de  la  poésie. 


QUATUOR     FÉMININ  27 I 

La  délivrance  arriva  enfin,  —  du  moins  la  déli- 
vrance d'une  partie  de  ces  misères  :  E.  Tastu 
reçut  la  nouvelle  de  son  changement;  il  était 
nommé  à  Belgrade.  Il  revenait  en  Europe,  sa 
mère  et  lui  rentraient  dans  le  monde  civilisé. 
Quelle  joie!  —  oui,  mais  que  de  peines  encore 
les  attendaient  avant  de  toucher  au  but!  C'était 
l'époque  des  massacres  de  Damas,  et  la  route  de 
terre  était  interdite.  Nos  deux  exilés  partirent 
pour  l'Europe  en  s'embarquant  sur  le  bateau  du 
consulat  anglais  qui  descendait  le  Tigre  et  qui 
les  déposa  à  Bassorah,  — de  là  à  Bouschir,  sur  la 
frégate  anglaise  en  station  dans  le  golfe  Persi- 
que;  puis,  après  un  mois  d'attente,  il  leur  fallut 
descendre  jusqu'à  Bombay,  remonter  jusqu'à 
Suez  dont  l'isthme  n'était  pas  encore  percé,  y 
prendre  le  chemin  de  fer  jusqu'à  Alexandrie,  où 
ils  purent  enfin  s'embarquer  pour  Marseille,  et, 
comme  me  le  disait  un  jour  Lamartine,  «  Mar- 
seille, c'est  le  quai  de  la  France!  » 

A  Paris,  à  peine  reposée  de  ces  longs  voyages, 
à  travers  tant  de  peuples  étrangers  dont  elle  igno- 
rait la  langue  et  ne  voyait  pas  les  visages, 
Mme  Tastu  eut  à  subir  l'opération  de  la  cataracte 
sur  les  deux  yeux,  qui  ne  réussit  qu'à  moitié  :  elle 
ne  recouvra  qu'un  œil,  et  encore  par  quelles  souf- 
frances continues  ce  succès  fut-il  acheté!  Son  fils 
avait  dû  regagner  son  poste  en  la  confiant  aux 
soins  de  ses  amis.  Je  la  vis  souvent  durant  cette 


272  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

cruelle  période;  je  lui  servais  parfois  de  lecteur. 
C'est  par  moi  qu'elle  connut  ainsi  les  dernières 
poésies  de  Mme  Desbordes-Valmore,  pour  qui  elle 
avait  la  plus  grande  admiration;  une  tendre 
amitié  avait  uni  ces  deux  poètes  dont  les  âmes 
étaient  aussi  différentes  que  les  talents.  Il  y  aurait 
un  beau  parallèle  à  faire  de  ces  deux  natures  si 
diversement  exquises  :  l'une  toute  à  la  raison,  au 
devoir;  l'autre  vibrant  comme  une  harpe  éolienne 
à  tous  les  vents  de  la  passion  et  de  l'inquiétude. 
Un  autre  le  fera.  Achevons  la  vie  de  Mme  Tastu 
et  son  odyssée  :  qui  le  croirait?  celle-ci  n'est  pas 
encore  finie. 

En  1861,  elle  repartit  avec  son  fils  pour  Bel- 
grade. Là,  à  la  suite  d'une  émeute,  les  Turcs  bom- 
bardèrent la  ville;  il  fallut  déménager,  et  au  mi- 
lieu d'un  bombardement  la  chose  est  encore  plus 
difficile,  plus  désagréable  que  d'habitude;  à  tra- 
vers mille  dangers,  son  fils  parvint  à  l'établir  à 
Semlin,  sur  la  rive  gauche  du  Danube,  où  elle 
resta  jusqu'à  la  pacification  qui  délivra  Belgrade 
de  sa  garnison  turque.  En  1863,  Eugène  Tastu 
étant  nommé  agent  politique  en  Egypte,  sa  mère 
l'y  suivit.  Là,  à  Alexandrie,  elle  eut  des  jours 
calmes,  et  elle  eut  le  plaisir  de  voir  et  d'accueillir 
sous  le  drapeau  de  la  France  tous  les  voyageurs 
de  distinction  qui  venaient  visiter  l'Egypte,  et  qui 
tous  gardèrent  d'elle  et  de  son  hospitalité  les  meil- 
leurs souvenirs.  Je  citerai  entre  autres  le  prince 


QUATUOR     FÉMININ  27} 

Napoléon,  le  prince  Murât,  le  duc  de  Luynes, 
MM.  de  Vogiié  et  de  Saulcy.  L'Egypte  fut  la  der- 
nière étape  de  Mme  Tastu  :  elle  revint  à  Paris, 
en  186^,  avec  son  fils  nommé  ministre  plénipo- 
tentiaire et  mis  en  disponibilité;  elle  y  subit  le 
siège,  puis  ils  se  retirèrent  à  Palaiseau  où,  entourée 
jusqu'au  dernier  jour  de  l'amour  de  son  fils  et  de 
la  tendresse  de  ses  amis,  elle  finit,  dans  le  calme 
des  champs  et  la  paix  du  cœur,  cette  vie  si  agitée, 
si  errante,  le  1 1  janvier  188^. 

J'ai  promis  de  donner  une  idée  et  comme  un 
avant-goût  de  ses  Toésies  posthumes.  Je  ne  puis 
mieux  faire,  il  me  semble,  qu'en  transcrivant  ici 
une  pièce  qu'elle  nous  récita  à  l'un  de  ces  dîners 
de  famille  où  les  amis  avaient  aussi  leur  place. 
Elle  porte  la  date  du  Ier  janvier  1869,  une  ann^e 
avant  la  date  terrible,  avant  le  siège  de  Paris  et 
la  Commune,  et  je  la  copie  en  janvier  1893,  au 
moment  où  la  France  piétine  dans  la  boue  et  les 
ténèbres,  sans  voir  le  droit  chemin  et  l'issue.  Che 
la  diritta  via  era  smarrina,  dit  Dante.  Elle  a  plus 
que  jamais  besoin  d'entendre  de  fermes  et  nobles 
accents  comme  ceux  que  je  vais  lui  révéler  : 

XEMEWBEIU 

kAux  amis,  le  Ier  janvier  iSùg. 

Heure  dernière  de  l'année, 
Tu  n'es  plus  celle  que  ma  voix, 


274  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 


Aujourd'hui  faible  et  surannée, 
Se  plut  à  chanter  autrefois  ! 
Hélas!  chaque  jour  nous  enlève 
Quelque  parcelle  du  beau  rêve 
Que  garde  l'avenir  jaloux. 
Après  eux  l'espoir  et  le  doute 
Ne  laissent  qu'un  mot  sur  la  route  : 
Souvenez-vous  ! 

Oui,  des  leçons  trop  tôt  venues, 
Des  nœuds  trop  souvent  déliés, 
Des  vérités  trop  tard  connues, 
Des  devoirs  trop  vite  oubliés, 
De  tout  ce  qui  passe  sur  terre, 
De  tout  ce  qui  dort  au-dessous, 
De  tout  ce  qu'il  faut  dire  ou  taire, 
Souvenez-vous  ! 

Car  voici  le  mois  de  colère, 
Le  sombre,  le  terrible  mois 
Qui,  sous  le  glaive  populaire, 
Voit  tomber  les  têtes  des  rois  ! 
Ici,  la  pieuse  victime 
Nous  jette  un  pardon  magnanime; 
Là-bas,  deux  mots  trop  faits  pour  nous 
L'un,  Ne  touche^  pas  à  la  hache! 
L'autre,  où  le  mystère  se  cache  : 
Souvenez-vous  ! 

Ah  !  ne  touchez  pas  à  la  hache  ! 
Malheur  à  qui  lève  le  bras  ! 
Car  le  sang  nous  lègue  une  tache 
Qui  creuse  et  ne  s'efface  pas. 
Loyaux  enfants  d'une  patrie 
Moins  souvent  frappée  et  flétrie 
Par  des  traîtres  que  par  des  fous, 
De  peur  que  cette  tache  noire 
Ne  salisse  encor  notre  histoire, 
Souvenez-vous  ! 


QUATUOR     FÉMININ  27^ 

Jeunes  femmes,  dans  vos  familles, 
Où  tant  d'espoirs  vous  sont  commis, 
Faites  des  mères  de  vos  filles, 
Faites  des  Français  de  vos  fils  ! 
Vous  qui  m'écoutez,  jeunes  hommes, 
Songez  que  le  temps  où  nous  sommes 
Du  bien  fait  la  tâche  de  tous; 
Haines,  regrets,  vaine  espérance, 
Oubliez  tout!  mais  de  la  France 
Souvenez-vous  ! 

Qui  sait  si  dans  son  cours  rapide 
L'année,  à  son  prochain  retour, 
Ne  verra  pas  ma  place  vide 
Au  banquet  qui  marque  ce  jour? 
Alors,  si  du  cœur  à  l'oreille 
Quelque  chose  monte  et  réveille 
Comme  un  écho  lointain  et  doux, 
Amis,  de  cette  vieille  mère, 
Qui  vous  aima,  qui  vous  fut  chère, 
Souvenez-vous  ! 


Mme  Tastu  n'était  pas  républicaine;  elle  tenait 
avant  tout  au  principe  d'autorité,  qu'il  s'appelât 
Bourbon  ou  Napoléon;  nous  avons  eu  bien  des 
discussions  là-dessus,  et  de  fort  vives  parfois, 
mais  l'amour  de  la  France  nous  réunissait,  et  je 
n'oubliais  pas  qu'elle  avait  été  la  première,  dans  sa 
jeunesse,  à  chanter  la  Liberté  et  la  Patrie  (voir  les 
Oiseaux  du  sacre  et  le  Serment  des  Suisses),  quand 
des  poètes  qui  sont  devenus  depuis  les  coryphées 
de  la  démocratie  triomphante  chantaient  encore 
les  lys  et  la  royauté  reconquise.  Cette  pièce  de 
T^emember,  avec  sa  fin  si  touchante,  nous  émut 


276  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

profondément  :  je  me  rappelle  encore  que  lors- 
qu'elle eut  fini  de  nous  la  dire  avec  sa  voix  trem- 
blante, à  la  fois  grave  et  attristée,  tout  le  monde 
se  leva  pour  aller  l'embrasser.  Elle  fut  aussi  sur- 
prise que  touchée  de  son  succès,  et  je  veux  la 
quitter  enfin  sur  ce  souvenir  qui,  je  l'espère,  don- 
nera d'elle  à  la  jeune  génération  une  image 
moins  effacée,  plus  virile  et  plus  digne  de  cette 
noble  et  généreuse  nature. 

Mme  Tastu  était  de  taille  moyenne,  assez  re- 
plète, elle  avait  un  front  superbe,  de  beaux  yeux 
trop  saillants,  le  nez  aquilin  :  Mlle  Meyer  a  fait 
d'elle,  jeune  encore,  un  beau  portrait  où  l'on  re- 
trouve la  touche  et  le  charme  de  Prud'hon. 

En  passant  maintenant  à  Mme  d'Agoult,  j'ai 
l'air  d'avoir  cherché  un  contraste.  Rien  de  plus 
dissemblable,  en  effet,  que  ces  deux  figures  et  ces 
deux  destinées;  mais  ce  n'est  pas  ma  faute  si  je 
les  rapproche  ainsi;  les  oppositions  sont  données 
par  la  vie  avant  d'être  recherchées  par  l'art. 

Je  n'ai  connu  Mme  d'Agoult  que  dans  sa  vieil- 
lesse :  elle  avait  de  beaux  cheveux  blancs  relevés 
à  la  Marie  Stuart,  des  yeux  bleus  restés  très  jeunes, 
un  grand  air  qui  lui  prêtait  une  taille  plus  élevée 
que  sa  taille  réelle.  Le  trait  dominant  de  toute 
sa  personne  était  une  distinction  apprise,  soi- 
gneusement entretenue,  ajoutée  à  celle  qu'elle 
tenait  de  la  nature.  Tout  dans  sa  manière  d'être 
et  de  paraître  trahissait  l'art;  et,  en  effet,  l'art 


qUATUOR    FÉMININ  277 


joua  un  grand  rôle  dans  sa  vie  comme  dans  ses 
écrits.  Il  en  résultait  au  premier  abord  une  cer- 
taine impression  qui  refroidissait  l'atmosphère 
autour  d'elle,  du  moins  pour  les  personnes  qui 
prisent  avant  tout  le  naturel.  Mais  l'accueil  était 
si  flatteur,  si  nuancé,  que  le  charme  opérait  quand 
même.  Puis  on  se  sentait  immédiatement  en  pré- 
sence d'une  vaste  culture  et  d'une  intelligence 
supérieure.  En  quelques  mots  ailés,  rapides,  on 
arrivait  vite  aux  sommets  avec  elle.  Rien  de  char- 
mant comme  un  tel  entretien  :  ce  mélange  de 
grande  dame  et  de  penseur,  cette  grâce  mondaine 
et  féminine  jointe  à  la  profondeur  du  philosophe 
et  à  la  sagacité  de  l'historien,  donnait  un  im- 
prévu, un  piquant,  un  intérêt  singulier  à  sa  con- 
versation. Elle  le  savait  et  en  jouait,  en  jouissait 
elle-même  visiblement,  comme  le  fait  tout  grand 
artiste  qui  excelle  dans  son  art.  Je  ne  sais  ce  qui 
avait  attiré  son  attention  sur  moi,  peut-être  la 
publication  de  ÏElkovan  dans  la  T{evue  des  Veux- 
zMondes;  en  tout  cas,  vers  iS<8,  un  de  ses  amis, 
qui  était  aussi  le  mien,  Edmond  Adam,  m'invita 
de  sa  part  à  venir  la  voir  le  dimanche,  dans 
l'après-midi,  où  elle  recevait  le  tout-Paris  d'alors, 
—  du  moins  celui  de  l'opposition  à  l'Empire. 
Elle  habitait,  à  cette  époque,  un  petit  hôtel  près 
de  l'Arc  de  Triomphe,  qu'on  appelait  la  ^Maison 
T{ose.  Je  fus  si  bien  accueilli  que  je  devins  bientôt 
un  de  ses  plus  assidus  visiteurs  du  dimanche. 

r6 


278  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

Le  monde  qu'on  y  rencontrait  était,  en  effet, 
bien  intéressant;  il  réunissait  —  ce  qui  est  rare 
dans  nos  salons  —  le  choix,  la  variété  et  la  va- 
leur personnelle.  Peu  de  femmes,  mais  toutes  re- 
marquables par  leur  beauté  ou  leur  intelligence, 
comme  Mmes  de  Brimont,  de  Pierreclos,  Adam, 
Coignet,  de  Gérando,  Gagneur,  Ponsard.  Quant 
aux  hommes,  ils  étaient  légion;  je  ne  pourrais 
suffire  à  ce  dénombrement  :  son  frère  le  comte 
de  Flavigny,  le  prince  Napoléon,  Grévy,  Mi- 
chelet,  Ollivier,  Dupont- White,  Mézières,  Renan, 
H.  Martin,  H.  Carnot;  puis  les  rédacteurs  en 
chef  de  journaux  ou  de  revues,  Nefftzer,  E.  Scherer, 
Guéroult,  Peyrat,  Ch.  Dolifus;  des  étrangers  de 
passage  à  Paris,  comme  lord  Houghton,  ou  des 
amis  de  Mazzini;  des  poètes  comme  A.  de  Vigny 
et  Ponsard;  des  compositeurs  comme  Massenet  à 
son  aurore;  que  sais-je  encore?  J'en  oublie.  Et 
derrière  ce  groupe  de  visiteurs  dominicaux,  deux 
ou  trois  dévouements  de  tous  les  jours,  de  toutes 
les  heures,  comme  E.  Ollivier  et  surtout  comme 
Tribert  et  Ronchaud,  qui  plus  tard  vinrent  de- 
meurer dans  la  même  maison  que  Mme  d'Agoult 
et  former  autour  de  sa  vieillesse  une  façon  de 
phalanstère  de  l'intelligence  et  de  l'amitié.  Louis 
de  Ronchaud  —  et  je  suis  heureux  d'avoir  l'oc- 
casion de  parler  de  cet  homme  si  modeste,  si 
distingué,  qui  n'a  pas  déballé,  lui  aussi  —  avait 
connu  Mme  d'Agoult  quand  il  avait  vingt  ans  et 


QUATUOR     FÉMININ  279 

qu'elle  habitait  Genève  avec  Liszt,  et  depuis  cette 
époque  il  lui  avait  voué  un  culte  —  désintéressé 
—  qui  ne  s'est  jamais  démenti.  Sous  des  dehors 
ingrats,  il  cachait  un  esprit  très  fin,  très  cultivé, 
et  surtout  un  cœur  très  tendre,  avide  de  dévoue- 
ment. Il  se  partageait  en  ce  moment  entre  La- 
martine et  Mme  d'Agoult.  Celle-ci  acceptait  ce 
culte,  dont  elle  était  trop  sûre,  avec  l'indifférence, 
je  dirais  presque  avec  l'ingratitude  d'une  Olym- 
pienne. Je  me  permettais  un  jour  de  le  lui  repro- 
cher :  «  Bah  !  il  est  encore  trop  heureux,  »  me 
répondit-elle  avec  cette  cruauté  qui  n'appartient 
qu'aux  femmes  et  aux  dieux.  Une  autre  fois  que 
je  lui  dépeignais  son  fidèle  et  trop  modeste  ami 
emporté  dans  l'immortalité  malgré  lui,  entre  elle 
et  Lamartine,  elle  se  mit  à  rire  de  l'image  : 
«  Voilà  sa  récompense,  »  dit-elle,  très  flattée  au 
fond  d'être  ainsi  mise  dans  l'empyrée  à  côté  du 
grand  poète.  Elle  sentait  cependant  tout  le  prix 
de  cet  admirable  dévouement;  car  elle  dédia  à 
Ronchaud  ses  Souvenirs  dans  une  préface  tou- 
chante où,  chose  rare  chez  elle,  il  y  a  même  de 
l'émotion. 

J'ai  mêlé  ici,  dans  cette  énumération  des  élus 
de  ces  réunions  dominicales,  ceux  de  la  Maison 
Rose  et  ceux  de  la  rue  Circulaire  qui  suivirent,  et 
enfin  ceux  de  la  rue  du  Général-Foy,  où  Mme  d'A- 
goult transporta  son  salon,  et  ce  que  j'appelais 
ses  Vêpres  laïques,  qui  durèrent  jusqu'à  sa  mort. 


280  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

A  la  Maison  Rose,  ses  deux  filles,  Mmes  de  Char- 
nacé  et  Blandine,  qui  devint  bientôt  Mme  É.  Olli- 
vier,  faisaient  les  honneurs  avec  elle  et  offraient 
la  tasse  de  thé  sacramentelle  aux  habitués.  Peu 
de  conversations  générales;  on  se  fragmentait  en 
petits  apartés;  rien  ne  ressemblait  moins  aux 
conférences  ou  aux  conciliabules  politiques, 
quoique  la  politique  y  jouât  le  premier  rôle.  Sous 
l'Empire,  il  fallait  bien  parler  à  huis  clos,  puis- 
qu'il n'y  avait  pas  de  tribune  et  que  la  presse  était 
muselée.  Je  l'ai  dit,  rien  ne  peut  donner  à  la  gé- 
nération présente,  grandie  dans  la  licence,  l'idée 
de  la  compression  d'alors.  On  ne  se  séparait  qu'à 
l'heure  du  diner;  on  redescendait  les  Champs- 
Elysées  par  petits  groupes,  deux  à  deux  ou  à 
trois.  Que  de  fois  ne  suis-je  pas  revenu  avec 
Dupont-White,  Nefftzer,  Ch.  Dollfus  ou  H.  Car- 
not!  Ce  dernier  me  frappait  par  sa  modestie  tou- 
chante :  on  eût  dit  qu'il  ployait  sous  le  poids  du 
grand  nom  qu'il  portait;  il  me  rappelait  par  son 
attitude  celle  des  petits-fils  de  Lafayette  qui 
avaient  été  mes  camarades  de  classe,  et  celle  des 
petits-fils  de  Gœthe  que  j'avais  connus  à  Rome. 
Ni  Carnot,  ni  Dupont-White,  quand  nous  pas- 
sions devant  le  palais  de  l'Elysée,  ne  se  doutaient 
que  leurs  enfants,  à  tous  deux,  y  seraient  un  jour 
à  la  place  d'un  Bonaparte.  Quelle  chose  éton- 
nante que  la  vie! 

La   conversion  vraie  ou  fausse    de   l'Empire 


QUATUOR    FÉMININ  28  I 

aux  idées  libérales,  qui  amena  (;.  Ollivier  au 
pouvoir,  redonna  un  lustre  et  une  animation 
nouvelle  au  salon  de  Mme  d'Agoult.  Le  jeune 
ministre  qui  avait  été  son  gendre,  et  qui  s'était 
remarié  avec  une  jeune  femme  d'une  rare  dis- 
tinction, ne  fut  que  plus  assidu  à  ces  réunions: 
et  s'il  y  eut  quelques  désertions  de  républicains 
intraitables,  il  y  eut  aussi  des  recrues  parmi  les 
adorateurs  du  soleil  levant;  ce  fut  l'apogée  de 
ce  salon;  puis  vint  la  guerre,  et  Mme  d'Agoult 
mourut. 

Je  n'ai  pas  à  raconter  sa  vie;  elle  est  connue, 
et  elle-même  a  pris  soin  de  la  raconter  au  public, 
—  du  moins  en  partie,  —  jusqu'à  son  mariage. 
Les  Souvenirs  sont  peut-être  son  meilleur  ouvrage 
avec  son  histoire  de  la  T^evolurion  de  184.8.  La 
femme  y  apparaît  davantage;  elle  y  laisse  percer 
un  peu  de  son  cœur,  en  parlant  de  sa  famille  et 
de  son  enfance.  On  est  heureux  de  trouver  dans 
ces  pages  un  être  humain  au  lieu  de  froides 
abstractions,  et  une  personne  vivante  au  lieu 
d'une  pure  intelligence.  Mais  la  confidence  s'ar- 
rête au  moment  le  plus  intéressant  et  le  plus  dif- 
ficile, j'en  conviens,  quand  la  jeune  femme 
rompit  d'une  manière  si  éclatante  avec  la  société 
et  sa  famille,  en  quittant  tout  pour  suivre  un  ar- 
tiste célèbre.  En  un  mot,  l'histoire  cesse  à  l'heure 
où  le  roman  commence;  et  c'est  le  roman  que 
nous  voulons  connaître.  Elle  me  lut  la  préface  de 

16. 


202  SOUVENIRS     LITTERAIRES 

ces  Souvenirs  à  Saint-Lupicin,  chez  Ronchaud, 
et  me  demanda  même  conseil  à  ce  sujet  :  com- 
ment les  finir?  car  il  n'y  avait  qu'un  seul  volume 
d'écrit.  La  réponse  était  délicate.  —  «  Tout  dire 
ou  ne  rien  dire,  »  lui  répondis-je.  Elle  hésita  long- 
temps, et  la  mort  vint  qui  trancha  la  question 
en  lui  imposant  le  silence.  La  mort  est  coutu- 
mière  du  fait  :  elle  est  la  grande  donneuse  de  so- 
lutions. 

Sous  le  nom  de  Daniel  Stem,  Mme  d'Agoult 
s'est  essayée  dans  presque  tous  les  genres  litté- 
raires :  histoire,  drame,  roman,  dialogues  philo- 
sophiques, maximes,  poésie  même,  —  ici  à  tort  : 
elle  n'avait  ni  le  talent  appris,  ni  le  talent  inné; 
la  technique  était  trop  faible  et  l'élan  lyrique 
manquait.  Elle  n'est  vraiment  supérieure  que  dans 
l'histoire,  surtout  celle  de  1848,  où  elle  s'échauffe 
au  feu  des  événements  récents  ou  aux  confi- 
dences des  acteurs  principaux  dont  elle  a  re- 
cueilli les  informations.  En  somme,  elle  formait 
un  contraste  absolu  avec  son  ex-amie  George 
Sand,  qui  était  tout  sentiment,  imagination  et 
don  naturel.  Chez  Daniel  Stern,  l'intelligence 
dominait  tout  et  l'art  remplaçait  la  nature;  de  là 
sa  froideur.  Sa  devise  était  :  In  altà  solitudine,  si 
je  ne  me  trompe;  c'est  un  aveu. 

Cet  esprit  si  ferme,  cette  belle  et  vaste  intelli- 
gence étaient  intermittents  :  ils  avaient  leurs 
éclipses  comme  les  phares  tournants;  et,  chose 


QUATUOR     FÉMININ  2?>} 

étrange,  au  sortir  de  ces  crises,  ils  n'avaient  rien 
perdu  de  leur  force  et  de  leur  lumière.  Chaque 
printemps,  dans  les  dernières  années  surtout, 
Mme  d'Agoult  tombait  malade,  sa  raison  s'obs- 
curcissait, et  elle  devenait  invisible  à  ses  amis.  Le 
délire  de  la  persécution  s'emparait  d'elle,  et  elle 
vivait  dans  une  terreur  secrète  et  sans  cause.  Puis, 
une  fois  guérie,  elle  reparaissait  chez  elle,  rouvrait 
sa  porte  et  son  salon,  et  on  la  retrouvait  telle 
qu'on  Pavait  quittée,  comme  si  elle  revenait  d'un 
voyage.  Voyage  étrange  et  terrible  en  effet  dans 
ces  pays  inconnus  où  notre  pauvre  raison  s'égare, 
le  plus  souvent  pour  n'en  pas  revenir. 

Elle  aimait  la  vie,  et  pourtant  elle  la  jugeait 
sévèrement  et  avec  amertume.  Elle  avait  des  ad- 
mirateurs et,  ce  qui  est  plus  rare,  des  amis.  Mais 
je  doute  qu'elle  éprouvât  elle-même  les  sentiments 
qu'elle  savait  inspirer;  le  cœur  ne  se  voyait  jamais 
à  découvert  chez  elle,  et  ce  qu'elle  montrait  d'a- 
mabilité et  de  sympathie  à  ses  admirateurs  avait 
une  contre-partie  et  comme  une  rançon  obligée 
quand  elle  parlait  d'eux  en  leur  absence  avec 
d'autres  amis.  Je  sais  par  expérience  à  quoi  m'en 
tenir  moi-même  à  cet  égard.  Elle  m'accueillait 
avec  distinction,  elle  paraissait  avoir  beaucoup  de 
goût  pour  moi.  L'Allemagne,  que  je  connaissais 
et  à  qui  elle  devait  sa  mère,  était  notre  trait  d'u- 
nion intellectuel.  Un  jour  que  je  quittais  Paris  et 
que  je  lui  faisais  mes  adieux,  elle  me  dit  :  «  Il  me 


284  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 


semble  que  vous  partez  bien  plus  souvent  que 
vous  n'arrivez?  »  Une  autre  fois,  elle  m'écrivait: 
«  Depuis  votre  départ,  mon  salon  a  perdu  de  son 
électricité.  »  Tout  cela  était  fort  aimable,  et  peut- 
être  sincère  sur  le  moment;  mon  amour-propre 
aime  à  le  croire.  Mais  il  fut  obligé  d'admettre 
aussi  que  je  n'étais  pas  à  l'abri  de  sa  verve  mo- 
queuse et  qu'elle  l'exerçait  sur  certains  de  mes 
défauts  d'homme  ou  de  poète.  Une  de  mes  meil- 
leures amies,  la  plus  droite  et  la  plus  sincère  na- 
ture qui  ait  traversé  le  monde,  ne  me  laissa  aucun 
doute  à  cet  égard.  Comme  mon  cœur  n'était  pas 
en  jeu  et  que  cela  n'atteignait  que  mon  amour- 
propre,  ces  petites  trahisons  féminines  de 
Mme  d'Agoult  ne  pouvaient  pas  gâter  le  plaisir 
que  mon  esprit  trouvait  dans  cette  relation  pure- 
ment intellectuelle,  dont  je  continuai  à  savourer 
le  charme,  tout  en  connaissant  bien  son  insé- 
curité. 

Quoique  sa  fortune  eût  subi  bien  des  vicissi- 
tudes et  bien  des  atteintes,  surtout  dans  ses  der- 
nières années,  elle  aimait  à  recevoir  ses  amis  à  sa 
table,  tout  au  plus  trois  ou  quatre  à  la  fois,  et  elle 
apportait  à  ces  réunions  intimes  et  culinaires  la 
même  coquetterie  raffinée  que  dans  sa  conversa- 
tion :  la  cuisine  était  excellente  et  le  service  d'une 
rare  distinction.  On  était  dans  le  plus  parfait  sé- 
lect. J'ai  gardé  de  ces  petits  dîners  le  meilleur 
souvenir,  comme  aussi  du  séjour  que  je  fis  près 


QUATUOR  'FÉMININ  28f 

d'elle,  à  Saim-Lupicin,  chez  Ronchaud,  en  sep- 
tembre 1867.  Quelques  jours  passés  ensemble  à 
la  campagne,  aux  eaux  ou  en  voyage,  vous  en 
apprennent  plus,  même  sur  vos  amis,  que  des  an- 
nées de  visites  ou  de  soirées  à  Paris.  Mme  d'A- 
goult  était  déjà  depuis  un  mois  chez  son  ami 
quand  il  m'invita  à  venir  le  rejoindre;  je  dus 
constater  que  ma  présence  apportait  une  diver- 
sion désirée  à  ce  long  tête-à-tête.  Mmc  d'Agoult 
avait  cette  ignorance  absolue  des  nécessités  de  la 
vie,  cet  oubli  des  forces  et  des  besoins  des  autres, 
qui  caractérise  les  princes  et  leur  fait  une  atmos- 
phère à  part.  Rien  de  singulier  et  de  détestable 
comme  cet  égoïsme  naïf  qui  fait  table  rase  de 
l'entourage  et  prend  tranquillement  pour  soi  seul 
tout  l'air  respirable.  Sans  se  rendre  compte  du 
peu  de  ressources  d'un  manoir  perdu  dans  les 
montagnes  du  Jura,  et  même  de  l'exiguïté  delà 
fortune  de  son  hôte,  elle  avait  à  Saint-Lupicin  les 
mêmes  exigences  de  grande  dame  que  dans  sa 
vie  de  Paris,  ou  plutôt  elle  n'exigeait  rien,  mais 
elle  se  laissait  traiter  comme  une  princesse, 
n'ayant  pas  l'air  de  soupçonner  quelles  difficultés 
sa  présence  imposait  à  son  dévoué  patho.  Le 
pauvre  garçon  ne  songeait  qu'à  lui  servir  le  gibier 
le  plus  exquis,  les  vins  les  plus  recherchés;  il  me 
rappelait  le  gentilhomme  amoureux  des  Contes 
de  La  Fontaine  avec  son  faucon.  Je  passai  huit 
jours  près  d'eux,  et  malgré  la  secrète  irritation 


286  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

que  me  causait  la  vue  de  cette  insouciance 
égoïste  et  la  pensée  de  ses  conséquences,  ces 
huit  jours  furent  charmants.  J'en  ai  fixé  l'impres- 
sion dans  de  petits  vers  adressés  à  Mme  d'Agouit 
qui  font  partie  de  mon  volume  de  Toèmes  épars. 
Le  manoir  de  Saint-Lupicin,  entouré  d'un  côté 
par  des  vergers  en  pente,  et  de  l'autre  par  un  vieux 
jardin  français,  avec  charmilles,  est  un  type  com- 
plet de  ces  gentilhommières  d'autrefois.  De  plus, 
la  situation  est  superbe  :  à  mi-côte  des  grandes 
montagnes,  il  domine  un  ravin  profond  creusé 
par  un  torrent.  L'air  y  est  pur  et  limpide,  le  si- 
lence complet,  un  vrai  nid  de  poète,  et  Ronchaud 
l'était,  poète,  et  bien  plus  qu'il  ne  l'a  montré  et 
que  le  public,  même  lettré,  ne  l'a  su.  Il  l'avait  été 
de  bonne  heure  et  il  avait  même  publié  ses  vers 
de  la  vingtième  année;  puis  il  s'était  tu,  ou  plu- 
tôt il  n'en  appelait  plus  au  public.  Je  connais  de 
lui  un  petit  chef-d'œuvre  :  c'est  une  poésie  sur  le 
buis,  l'arbuste  qui  tapisse  ses  montagnes  natales. 
Malheureusement,  je  ne  l'ai  pas.  Je  voudrais  ce- 
pendant donner  une  idée  de  son  talent  si  pur  à 
ceux  qui  ne  le  connaissent  pas  encore.  Voici  des 
vers  qu'il  m'adressa  à  l'occasion  de  mon  volume 
d'cAmicis  et  qui  sont  inédits;  cela  reposera  de  ma 
prose  : 


QUATUOR     FÉMININ  287 


./      l':'DOU*A'llcD     G%l:ïll  E% 


Par  la  brise  printanière 
Un  hôte  m'est  apporté. 
Un  oiseau  dans  la  lumière 
A  mon  oreille  a  chanté. 

D'où  viens-tu  sur  ma  fenêtre 
Te  poser,  oiseau  léger? 
Du  printemps  qui  vient  de  naître 
Es-tu  le  doux  messager? 

Viens-tu,  comme  l'hirondelle, 
De  quelque  climat  béni, 
Où  le  printemps  est  fidèle, 
Où  l'amour  t'a  fait  un  nid? 

Viens-tu  d'une  île  inconnue 
Où,  sous  des  soleils  meilleurs, 
Tu  planais  près  de  la  nue, 
Tu  t'endormais  sur  des  fleurs? 

—  Tu  l'as  dit  ;  ma  voix  enchante 
Les  bords  aimés  du  soleil  ; 
Je  suis  l'oiseau  bleu  qui  chante 
Dans  les  âmes  au  réveil. 

Je  viens  de  l'île  lointaine 
Où  d'un  printemps  éternel 
Respirent  la  fraîche  haleine 
Les  poètes,  fils  du  ciel. 

J'ai  niché  sous  la  ramée 
Dans  un  bocage  riant, 
Et  mon  aile  est  embaumée 
Des  senteurs  de  l'Orient. 


288  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

De  ce  ravissant  domaine 
Où  tu  passes  à  l'écart, 
Le  Dieu  qui  vers  toi  m'amène 
N'est  point  l'aveugle  hasard. 

Mais  en  volant  à  ta  porte 
De  la  main  où  j'ai  dormi, 
Le  salut  que  je  t'apporte 
Est  le  salut  d'un  ami. 

—  Chante  donc  sur  ma  fenêtre, 
Oiseau  bleu  comme  les  cieux  ; 
Du  printemps  qui  vient  de  naître 
Sois  le  héraut  gracieux! 

Au  pays  de  poésie 
Dont  le  regret  m'a  suivi, 
Jeune  aussi,  la  fantaisie 
M'égara  fier  et  ravi. 

Mais  de  mon  obscur  passage 
Tout  vestige  est  effacé... 
Plus  vieux  maintenant,  plus  sage, 
J'aime  à  songer  au  passé. 

Ton  doux  chant  me  le  rappelle; 
En  rêvant,  je  le  revois, 
Et  la  jeunesse  éternelle 
Me  rajeunit  à  ta  voix. 

L.     DE    RONCHAUD. 
Ier  avril  1868. 

Ces  vers  me  serviront  de  transition  pour  passer 
à  un  autre  et  plus  grand  poète,  Mme  Ackermann, 
que  j'ai  vue  et  connue  moins  que  iMme  d'Agoult, 
mais  assez  cependant  pour  la  faire  figurer  dans 


QUATUOR    FÉMININ  289 

cette  galerie  de  femmes  célèbres.  Je  lui  fus  pré- 
senté chez  Mme  Read.  Je  ne  sais  si  elle  avait  lu 
mes  poésies;  en  tout  cas  elle  n'avait  pas  grande 
estime  pour  les  poètes  sentimentaux,  comme  elle 
les  appelait,  en  parlant  même  de  Lamartine  et  de 
Musset.  J'avais  donc  de  quoi  me  résigner.  Elle  ne 
me  montra  pas  d'abord  beaucoup  de  sympathie  : 
elle  était  la  franchise  en  personne,  et  elle  mettait 
même  une  certaine  rudesse  dans  l'expression  de 
ses  sentiments.  Elle  ne  changea  à  mon  égard  que 
lorsque  Sully  Prudhomme  lui  eut  récité  un  jour 
mes  stances,  l'Infini.  Depuis  cet  instant,  elle  me 
regarda  d'un  autre  œil,  et  je  conquis  sa  sympathie 
tout  à  fait  quand  elle  s'aperçut  que  je  savais  l'alle- 
mand mieux  qu'elle  :  cette  sympathie  atteignit  son 
plus  haut  point  lorsque  je  lui  fis  hommage  de  mon 
Tenseroso;  elle  en  fut  très  frappée,  et  si  bien,  que, 
quand  elle  publia  à  son  tour  sa  petite  brochure 
de  Tensées  d'une  Solitaire*,  elle  me  la  donna 
avec  une  dédicace  trop  flatteuse  à  coup  sûr  :  Un 
maigre  épi  pour  une  gerbe  superbe,  qu'elle  voulut 
bien  signer  de  sa  plus  belle  écriture.  Il  y  a  là  une 
double  exagération  en  sens  contraire;  mais  elle  me 
prouva  le  chemin  que,  grâce  à  Sully  Prudhomme 
et  à  mon  Tenseroso,  j'avais  fait  dans  son  estime. 

J'allais  la  voir  rue  des  Feuillantines;  on  ren- 
contraitchezelle  des  excentriques  de  talent  comme 

*  Publiée  chez  A.  Lemerre,  1883. 

17 


29O  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Barbey  d'Aurevilly,  des  savants  comme  le  doc- 
teur Letourneau,  et  des  femmes  du  plus  grand 
mérite  comme  Mme  Monnier,  Mme  Coignet  et 
Mlle  Read.  Rien  de  plus  simple  que  son  accueil, 
si  ce  n'est  son  installation  et  sa  personne.  Ses 
yeux  seuls,  fort  beaux,  trahissaient  son  génie;  on 
peut  en  juger  par  l'admirable  portrait  que  pos- 
sède Mlle  Read.  Rien  dans  sa  conversation  non 
plus  ne  révélait  la  femme  qui  savait  tant  de  lan- 
gues et  avait  exploré  tous  les  systèmes  philoso- 
phiques de  l'Inde  et  de  la  Grèce.  Elle  n'aimait 
pas  qu'on  lui  parlât  de  ses  vers;  elle  semblait 
même  repousser  le  titre  de  poète  :  c'est  la  seule 
affectation  que  je  lui  aie  vue. 

Sa  vie  avait  été  étrange.  Je  n'ai  pas  à  la  ra- 
conter, pusqu'elle  a  pris  soin  de  le  faire  elle-même 
dans  son  autobiographie.  Je  n'ai  pas  davantage  à 
apprécier  le  poète  :  M.  Caro,  qui  l'a  révélée  au 
grand  public,  et  tant  d'autres  après  lui,  ont  montré 
l'admirable  vigueur  de  ses  vers,  la  fermeté  de  sa 
langue,  l'éloquence  fougueuse  de  ses  invectives  à 
un  Dieu  dont  elle  semblait  nier  l'existence.  Quand 
je  les  lis,  j'entends  malgré  moi  ricaner  au  fond  de 
ma  mémoire  le  vers  célèbre  que  Voltaire  met  si 
drôlement  dans  la  bouche  de  Spinosa  : 

Mais  je  crois  entre  nous  que  vous  n'existez  pas. 

Les  dernières  années  de  la  vie  de  Mme  Ackcr- 
mann  furent  attristées  par  la  maladie,  et  aussi  par 


QUATUOR     FÉMININ  29 I 

des  dissentiments  de  famille,  et  même  par  des 
obsessions  qui  l'enlevèrent  à  ses  amis  et  lui  ren- 
dirent le  séjour  de  Paris  impossible.  Elle  s'évada, 
pour  ainsi  dire,  et  s'en  alla  mourir  dans  ce  beau 
pays  du  soleil,  à  Nice,  où  elle  avait  vécu  de  lon- 
gues années,  éprise  de  solitude,  de  recueillement 
et  de  poésie. 

Je  ne  veux  pas  quitter  cette  excellente  femme 
et  ce  beau  génie  sur  ces  dernières  tristesses  : 
j'aime  mieux  finir  sur  une  note  plue  gaie  et  par 
le  dernier  souvenir  qu'elle  m'a  laissé.  Une  de 
ses  admiratrices  les  plus  ferventes  m'avait  prié 
de  l'introduire  chez  elle:  je  l'avais  présentée  rue 
des  Feuillantines.  Quoique  portant  un  des  plus 
beaux  noms  de  la  vieille  France  et  vivant  en 
plein  faubourg  Saint-Germain,  le  scepticisme 
n'avait  pas  d'adepte  plus  convaincu;  en  outre 
elle  adorait  la  poésie.  On  voit  combien  de  rai- 
sons elle  avait,  et  moi  aussi,  de  compter  sur  l'ac- 
cueil bienveillant  de  l'auteur  des  Toésies  philo- 
sophiques. L'accueil  ne  fut  que  convenable.  A 
quelque  temps  de  là  je  rencontrai  Mme  Acker- 
mann  chez  Mme  Read,  et  je  lui  fis  quelques 
reproches  enjoués  sur  la  manière  dont  elle  rece- 
vait les  grandes  dames  et  mes  amies.  Elle  me 
répondit  avec  humeur  qu'elle  n'aimait  pas  ces 
grandes  dames,  ces  curieuses  blasonnées  et  bla- 
sées. Je  plaidai  pour  mon  amie,  elle  s'anima, 
s'emporta  même,  et  allait  dire  quelque  dureté 


2C)2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

plus  personnelle  sur  son  admiratrice,  quand  je 
l'interrompis  en  la  menaçant  de  lui  fermer  la 
bouche,  ce  Et  comment  cela?  me  dit-elle  toujours 
bourrue  et  défiante.  —  En  vous  embrassant!  » 
fut  ma  réponse.  Et  comme  elle  recommençait  à 
dire  du  mal  de  mon  amie,  je  n'hésitai  pas,  j'allai 
à  elle  et  je  l'embrassai  sur  les  deux  joues.  Rien  ne 
peut  rendre  la  stupéfaction  de  la  bonne  vieille; 
sa  figure  prit  une  expression  vraiment  comique  : 
elle  riait  et  elle  était  fâchée  à  la  fois.  On  eût  dit 
qu'elle  n'avait  jamais  été  exposée  à  pareil  traite- 
ment. En  tout  cas,  je  puis  me  vanter,  je  crois, 
d'avoir  été  le  dernier  homme  qui  ait  embrassé  ce 
grand  confrère. 

Si  nous  passions  la  frontière  maintenant? 

J'étais  en  mission  à  Berlin  en  1847.  J'avais  une 
lettre  pour  M.  de  Humboldt  signée  de  F.  Arago, 
et  H.  Heine  m'en  avait  donné  une  pour  son  vieil 
ami  Varnhagen  d'Ense;  j'étais  en  outre  accrédité 
par  le  ministère  auprès  de  l'ambassadeur  de 
France,  et  par  M.  Buloz  auprès  des  correspondants 
de  la  %evue.  Je  fus  donc  tout  de  suite  lancé  en 
plein  courant  de  la  société  berlinoise,  —  ou 
plutôt  des  éléments  qui  auraient  pu  la  composer; 
car  à  cette  époque,  autant  que  j'ai  pu  le  voir,  il 
n'y  avait  pas  de  société  proprement  dite  à  Berlin. 
Il  y  avait  bien  des  soirées  officielles  glaciales,  des 
raouts  diplomatiques  guindés,  mais  rien  qui  res- 
semblât aux   salons  de  Paris,  à  ces  assemblées 


QUATUOR     FÉMININ  293 


d'hommes  et  de  femmes  distingués  qui  se  réunis- 
sent uniquement  pour  le  plaisir  de  se  rencontrer, 
de  se  revoir,  de  causer,  de  vivre  enfin  quelques 
heures  de  cette  vie  charmante  et  artificielle  qui 
s'appelle  le  monde.  L'intelligence,  l'esprit,  la 
beauté,  la  science  avaient  assez  de  représentants 
dans  cette  capitale  du  Nord  pour  former  de  ces 
réunions  choisies  ;  il  me  suffirait  de  citer  des  noms 
comme  ceux  de  Humboldt,  Tieck,  Raumer, 
Grimm,  Ranke,  Mme  d'Arnim,  la  duchesse  de 
Sagan,  la  comtesse  Rossi  (Sontag),  etc.  Les  élé- 
ments ne  manquaient  donc  pas,  on  le  voit;  mais 
le  goût,  l'habitude  et  la  tradition  faisaient  défaut. 
La  seule  exception,  que  j'ai  pu  constater  à  cette 
règle  générale,  était  le  salon  de  Mlle  Solmar  où 
Varnhagen  m'avait  présenté  dès  les  premiers 
jours.  Mlle  Henriette  Solmar  était  israélite,  au 
moins  de  race,  et  sa  figure  le  révélait  au  premier 
coup  d'œil  :  une  forêt  de  cheveux,  noirs  encore, 
malgré  son  âge,  encadrait  son  visage  pâle  et 
allongé,  sans  vraie  beauté,  où  cependant  deux 
beaux  yeux  noirs  souriaient  et  montraient  tour  à 
tour  la  bonté  et  l'esprit  de  cette  aimable  et  excel- 
lente personne.  Outre  son  intelligence  extrême- 
ment cultivée,  elle  était  douée,  paraît-il,  d'un 
admirable  contralto.  Mais  de  tous  les  talents  de 
sa  jeunesse,  elle  n'avait  conservé  que  l'art  de 
causer,  et  de  faire  causer,  ce  qui  est  plus  rare 
qu'on  ne  croit,  —  même  à  Paris. 


294  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Elle  avait  été  l'amie  de  la  célèbre  Rahel,  la 
femme  de  Varnhagen,  et  depuis  son  veuvage 
Varnhagen  avait  pris  l'habitude  de  venir  prendre 
le  thé  chez  elle  tous  les  soirs.  La  légende  prétendait 
même  qu'il  avait  voulu  l'épouser,  et  que  la  spiri- 
tuelle Juive  l'avait  refusé  et  lui  avait  redit  en  riant 
la  fameuse  phrase  :  «  Mais  où  donc  passerez-vous 
vos  soirées?»  Quoi  qu'il  en  soit,  Mlle  Solmar, 
qui  habitait  un  appartement  à  l'étage  supérieur 
de  la  See-Handlung,  dont  un  de  ses  parents  était 
le  directeur,  avait  su  réunir  autour  d'elle  tous  les 
soirs  un  choix  d'hommes  distingués  que  bien  des 
salons  lui  eussent  enviés.  On  s'y  asseyait  sous  la 
lampe  autour  de  la  théière,  ou  bien  on  faisait  un 
aparté,  on  parlait  ou  on  se  taisait,  liberté  entière. 
Le  français  se  mêlait  à  l'allemand,  —  Mlle  Solmar 
parlait  toutes  les  langues  de  l'Europe.  —  On  des- 
sinait même;  il  y  avait  un  album  où  M.  de  Stern- 
berg  avait  fait  le  portrait  des  visiteurs  ou  des  ha- 
bitués, où  les  poètes  déposaient  leurs  vers,  et  tout 
le  monde  sa  prose.  Outre  les  étrangers  de  pas- 
sage à  Berlin,  on  y  rencontrait  d'abord  et  toujours 
Varnhagen,  comme  je  l'ai  dit;  OElsner-Mon- 
merqué,  moitié  Prussien,  moitié  Français,  et  sur- 
tour Parisien;  Alfred  de  Reumont,  l'historien, 
quand  il  n'était  pas  dans  sa  chère  Italie;  le  baron 
de  Sternberg,  le  romancier,  homme  bizarre  et 
grincheux,  qui  restait  des  soirées  entières  dans 
un  coin  sans  rien  dire,  sous  prétexte  de  dessiner; 


QUATUOR     FÉMININ  2Çf 

d'autres  encore  dont  je  n'ai  pas  gardé  la  mémoire  ; 
enfin,  deux  femmes  :  l'une,  Mlle  Ludmilla  Assing, 
la  nièce  de  Varnhagen,  qui  accompagnait  quel- 
quefois son  oncle;  l'autre,  Fanny  Lewald,  qui  rê- 
vait d'être  la  George  Sand  de  l'Allemagne,  suivie 
de  son  fidèle  Stahr.  Mais  tout  ceci  m'éloigne  de 
mon  sujet  :  Mme  d'Arnim,  la  célèbre  Bettina,  l'en- 
fant, la  correspondante  de  Goethe  et  de  Beetho- 
ven; j'y  arrive  enfin. 

J'avais  parlé  plusieurs  fois  à  Varnhagen  de  mon 
désir  d'être  présenté  à  cette  femme  célèbre.  Il 
avait  éludé  avec  l'adresse  diplomatique  qui  dis- 
tinguait cet  homme  si  aimable,  cet  écrivain  hors 
ligne,  dont  j'aimerais  à  parler  plus  longuement. 
Comme  je  touchais  à  la  fin  de  mon  séjour  à 
Berlin  et  que  je  revenais  un  jour  sur  le  regret  que 
j'avais  à  partir  sans  avoir  vu  Bettina,  il  me  dit  en 
riant  :  «  Je  vous  aurais  depuis  longtemps  donné 
un  mot  pour  elle,  mais  elle  est  si  particulière,  si 
étrange,  qu'elle  est  capable  de  vous  mal  recevoir 
à  cause  de  moi,  car  je  ne  sais  trop  en  quels  termes 
nous  sommes  en  ce  moment.  Je  ne  voudrais 
pas  vous  attirer  le  désagrément  d'un  mauvais  ac- 
cueil. Savez-vous?  A  votre  place,  je  me  présen- 
terais tout  bonnement  moi-même,  comme  un 
voyageur,  un  Français,  qui  ne  veut  pas  traverser 
Berlin  sans  avoir  l'honneur  de  la  voir.  Tentez 
l'aventure,  je  suis  sûr  qu'elle  vous  réussira.  »  Et 
elle  me  réussit  en  effet. 


296  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Le  lendemain  donc,  car  je  n'avais  pas  de  temps 
à  perdre,  —  je  partais  dans  deux  jours,  —  je 
sonnais  unter  den  Zelten,  chez  Mme  d'Arnim. 
J'attendis  quelques  instants;  la  porte  s'ouvrit 
enfin,  —  ou  plutôt  s'entr'ouvrit,  —  une  petite 
vieille  aux  cheveux  ébouriffés  était  devant  moi, 
me  dévisageant  avec  des  yeux  bruns  interroga- 
teurs et  inquiets  et  me  demandant  brusque- 
ment :  «  Que  désirez-vous?  »  Sa  toilette  était  des 
plus  simples  et  assez  négligée.  Par  bonheur,  un 
détail  significatif  me  sauva  de  l'horrible  méprise 
où  je  pouvais  tomber  :  la  petite  personne  si  mo- 
destement habillée,  qui  entre-bâillait  ainsi  la 
porte,  avait  une  plume  passée  au  travers  de  sa 
bouche.  Quoique  je  n'eusse  jamais  vu  de  portrait 
de  Bettina,  je  ne  pouvais  pas  méconnaître  ce  signe 
caractéristique. 

Je  m'inclinai  et  je  dis  en  mon  meilleur  fran- 
çais :  «  Madame,  je  suis  un  jeune  Français  qui 
ne  veut  pas  traverser  Berlin  sans  avoir  l'honneur, 
etc.  »  La  petite  femme  me  regarda  encore  atten- 
tivement, puis  me  dit  simplement:  ce  Entrez!  je  suis 
la  Bettina.  »  Et  la  porte  s'ouvrit  toute  grande,  et 
je  suivis  mon  guide  jusqu'à  un  cabinet  de  travail. 
Là  on  m'offrit  une  chaise,  on  m'interrogea  sur 
moi,  sur  H.  Heine,  sur  Paris,  sur  la  France,  sur 
Goethe;  bref,  répondant  ou  écoutant,  je  restai  trois 
heures  à  causer  avec  cette  femme  étrange,  —  une 
vraie  fée,  il  n'y  a  pas  d'autre  mot  pour  la  peindre. 


QUATUOR     FÉMININ  297 

Je  m'étais  excusé  naturellement  de  l'avoir  ainsi 
dérangée  dans  son  travail  :  «  Ce  n'est  pas  un  tra- 
vail, m'avait-elle  répondu,  c'est  une  lettre,  et  sa- 
vez-vous  à  qui  j'écrivais?  au  roi.  Voici  ce  que  je 
lui  dis;  »  et  elle  se  mit  à  me  lire  la  lettre  qui  était 
à  la  fois  drôle,  spirituelle,  éloquente  et  même  par- 
fois d'une  familiarité  charmante,  en  tout  cas  bien 
faite  pour  égayer  l'ennui  d'une  Majesté,  et  plaire 
au  roi  de  Prusse  d'alors,  lequel  aimait  autant  l'es- 
prit que  le  vin  de  Champagne.  Cette  lettre  avait 
pour  but  de  déterminer  le  roi  à  acheter  le  château 
du  baron  de  Meusebach  qui  était  mal  dans  ses 
affaires.  Elle  décrivait  le  castel,  les  ruines,  la  cam- 
pagne, voltigeait  là  comme  une  elfe,  avec  une 
grâce  légère,  racontait  les  services  rendus  par  les 
ancêtres;  puis,  pour  mieux  flatter  le  roi  dans  ses 
goûts  d'homme  d'esprit  et  de  savant,  elle  peignait 
la  bibliothèque  du  château  avec  mille  digressions 
pleines  de  fantaisie  et  d'humour.  Je  ne  sais  si 
elle  réussit  avec  sa  pétition  poétique  et  si  Frédéric- 
Guillaume  acheta  le  manoir.  Cette  lettre  figure 
sans  doute  dans  le  livre  qu'elle  a  fait  paraître  plus 
tard  sous  le  titre  étrange  :  Ce  livre  appartient  au 
roi.  Je  n'ai  pas  le  loisir  de  m'en  assurer,  et  peu 
importe  d'ailleurs. 

11  y  a  un  lied  allemand  qui  dit  :  «  Et  si  beau 
que  soit  le  soleil,  il  faut  à  la  fin  qu'il  se  couche.  » 
Si  douce,  si  agréable  que  soit  une  causerie,  il  faut 
qu'elle  se  termine.  Je  m'étais  levé  plus  d'une  fois 

«7- 


298  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

et  toujours  j'avais  été  retenu  par  une  insistance 
aussi  impérative  qu'aimable.  Je  pris  enfin  congé 
en  m'excusant  de  mon  départ  fixé  au  lende- 
main. «  Attendez,  me  dit-elle,  je  veux  que  vous 
emportiez  un  souvenir  de  moi.  »  Elle  disparut  et 
revint  avec  une  demi-douzaine  de  volumes  sous 
le  bras  :  c'étaient  de  ses  livres  à  elle,  de  ses  ou- 
vrages; elle  en  prit  un  et  se  mit  à  écrire  quelques 
mots  sur  la  première  page.  Je  la  remerciai  de 
mon  mieux,  en  baisant  la  petite  main  qui  ve- 
nait d'écrire  ces  lignes  à  mon  intention,  et  je 
partis.  Mon  premier  soin  en  descendant  fut  de 
les  lire  sous  les  arbres  du  Thiergarten.  Je  ne  pus 
m'empêcher  de  rire;  les  quelques  mots  écrits  lui 
ressemblaient  bien;  elle  avait  mis  en  allemand  : 
«  A  un  ami  pas  encore  assez  connu,  donné  par  moi, 
la  Bettina.  »  Ce  nichi  genug  gekannten  Freund  pou- 
vait aussi  bien  exprimer  un  regret  qu'une  défiance  ; 
la  coquetterie  de  la  femme  s'en  accommodait 
aussi  bien  que  la  prudence  de  l'écrivain  envers 
un  étranger,  un  inconnu. 

Je  croyais  bien  ne  la  jamais  revoir,  et  j'avais 
éprouvé,  en  sortant  des  Zelten,  cette  émotion  si 
fréquente,  hélas  !  dans  la  vie,  quand  on  quitte  une 
personne  ou  un  lieu,  en  se  disant  tristement  :  «  Je 
ne  les  reverrai  plus  jamais!  »  Il  n'en  devait  pas 
être  ainsi  avec  Mme  d'Arnim.  Je  comptais  sans 
les  révolutions  :  celle  de  1848  me  ramena  à  Berlin 
comme  secrétaire  d'ambassade.  Je  retournai  donc 


QUATUOR     F  Ê M  1  N  I  N  2C}(.) 

aux  Zelren  et  j'y  présentai  mon  ministre  E.  Arago, 
actuellement  ambassadeur  en  Suisse,  pour  lequel 
elle  s'éprit  tout  de  suite  de  la  plus  tendre  amitié 
et  qui  devint  un  de  ses  visiteurs  les  plus  fidèles 
et  les  plus  appréciés.  Ce  Berlin  de  1848  offrait  le 
spectacle  le  plus  curieux  pour  un  observateur.  Il 
avait  eu  aussi  sa  révolution,  et  le  roi  avait  dû  sa- 
luer de  sa  casquette  militaire  les  cadavres  des 
émeutiers  tués  par  ses  soldats.  Tout  fermentait 
de  bas  en  haut.  Les  officiers  de  la  garde  parlaient 
déjà  de  marcher  sur  Paris;  M.  de  Bismarck  poin- 
tait; l'empire  allemand  s'ébauchait  à  l'assemblée 
de  Francfort;  on  en  offrait  la  couronne  au  roi  de 
Prusse  qui  la  refusait.  Il  y  avait  donc  de  quoi 
causer  dans  les  salons  des  Zelren;  il  avait  même 
fallu  faire  deux  salons,  l'un  républicain,  brave- 
ment présidé  par  Bettina;  l'autre  monarchique, 
tenu  par  ses  trois  charmantes  filles.  La  plus  ori- 
ginale était  la  dernière,  Ghisèle,  qui  est  devenue 
Mme  H.  Grimm.  J'ai  essayé  de  les  dépeindre  dans 
un  sonnet  que  je  prends  ia  liberté  d'insérer  ici,  il 
rendra  mieux  que  ma  prose  les  caractères  de  ces 
trois  sœurs  si  différentes  de  nature  et  de  charme  : 

A    MADEMOISELLE   MAX    tD'*A%cïlIM 

Armgart  ne  nous  veut  pas  avouer  qu'elle  est  reine; 
Tout  la  trahit  :  le  port,  le  regard  et  la  voix. 
La  nature,  en  naissant,  l'a  faite  souveraine  ; 
Tout  se  métamorphose  en  sceptre  sous  ses  doigts. 


300  SOUVENIRS  LITTÉRAIRES 

Ghisèle  est  une  fleur  de  la  forêt  lointaine 
Qui  grandit  étonnée  à  l'ombre  de  nos  toits, 
Dieu  seul  l'a  regardée  et  sa  corolle  est  pleine 
Du  parfum  pénétrant  qu'exhalent  les  grands  bois. 

Mais  vous,  vous  êtes  douce  et  souriante  et  bonne. 
Vous  prenez  par  la  main  celui  qu'on  abandonne  ; 
Vous  volez  aux  souffrants  comme  l'abeille  aux  fleurs. 

Vous  êtes  un  bon  ange,  un  tendre  et  pur  génie 
Qui  console  et  guérit  et  dont  la  main  bénie 
Verse  aux  blessés  le  miel  et  l'oubli  des  douleurs. 

Ce  qui  m'intéressait  plus  que  la  politique  dans 
le  salon  de  Mme  d'Arnim,  c'était  la  littérature  et 
surtout  sa  littérature  à  elle.  Je  la  mis  plusieurs 
fois  sur  le  chapitre  de  sa  fameuse  correspondance 
avec  Goethe;  elle  éludait  d'ordinaire  mes  ques- 
tions avec  l'agilité  de  son  esprit  et  la  grâce  fuyante 
d'une  fée.  Un  beau  jour  cependant  que  je  la  pres- 
sais un  peu  plus  que  de  coutume  sur  l'authenticité 
et  la  sincérité  absolue  de  ces  lettres,  elle  finit  par 
me  dire  :  «  Eh  bien,  oui,  c'est  ce  que  j'aurais 
voulu  et  aimé  lui  écrire!  »  Je  n'en  demandais  pas 
davantage.  Cet  aveu  confirmait  mon  impression 
première  et  résout  la  question. 

Pauvre  petite  fée  de  Bettina,  si  frêle,  si  vive! 
Elle  avait  conservé  dans  sa  vieillesse  les  allures  et 
l'attitude  de  l'adolescence;  elle  était  restée  jeune; 
c'était  toujours  V enfant,  das  Kind,  comme  on 
l'appelait  en  Allemagne.  Un  jour  que  nous  cau- 
sions de  la  mort,  elle  me  dit  :  «  Moi,  je  ne  mourrai 


QUATUOR     FÉMININ  ^OI 

pas,  je  m'envolerai!  »  Elle  s'est  envolée,  en  effet, 
comme  Mme  Tastu,  Mme  d'Agoult  et  Mme  Acker- 
mann.  Toutes  les  trois,  l'une  avec  sa  foi,  l'autre 
avec  ses  doutes,  celle-ci  avec  sa  croyance  au  néant, 
celle-là  avec  ses  ailes  légères,  ont  disparu  derrière 
le  rideau  qui  nous  cache  les  mondes  supérieurs, 
où  nous  nous  retrouverons  tous,  il  faut  l'espérer. 


W 


**&&&&&&>&&£?* 


X 


ÊTILOGUE 


ftp 'f^    cv 


^Tâgf  N  relisant  les  chapitres  qui  précèdent, 
rgÇ^  un  scrupule  me  prend  et  une  crainte 
s^S  aussi.  N'aurai-je  pas  fatigué  le  lecteur  ? 
Ne  l'aurai-je  pas  inquiété,  dérouté  par  le  nombre 
et  l'étendue  de  ces  Souvenirs?  Tant  d'amitiés, 
d'admirations  si  diverses,  n'est-ce  pas  assez,  trop 
même?  Pour  moi  ce  n'est  ni  trop,  ni  assez;  à  quoi 
bon  avoir  tant  vécu,  si  je  n'ai  pas  connu  les  meil- 
leurs de  mon  temps?  A  quoi  bon  tenir  une  plume, 
si  ce  n'est  pour  les  faire  revivre,  et  montrer  ce 
qu'il  peut  y  avoir  de  gemmes  et  d'or  dans  le  tor- 
rent troublé  des  générations?  Et  encore  me  suis-je 
fait  une  loi  de  ne  parler  que  des  morts!  —  Non, 
je  n'ai  pas  tout  dit.  Que  de  choses  intéressantes, 


ÉPILOGUE  -jO] 

que  de  figures  n'ai-je  point  passées  sous  silence! 
Dans  la  littérature,  dans  l'art,  dans  la  politique 
même,  que  de  noms  à  citer  encore,  que  d'hommes 
d'élite  ai-je  vus,  approchés,  ou  connus,  et  dont 
j'aimerais  à  parer  ces  récits!  Lanfrey,  Gabriel 
Charmes,  Nadaud,  Maupassant,  Villemot,  Nefft- 
zer,  Renan,  Caro,  Tieck,  Lenau,  Massimo  d'Aze- 
glio,  d'autres  encore.  Les  souvenirs  se  pressent;  ils 
m'environnent,  et  des  spectres  aux  yeux  tristes 
me  regardent  et  semblent  me  dire  :  «  Et  nous!  ne 
parleras-tu  pas  de  nous  aussi?  Nous  as-tu  donc 
oubliés?  »  —  Je  suis  comme  Ulysse  au  pays  des 
Cymmériens,  quand  il  évoquait  le  divin  Tirésias, 
le  glaive  étendu  sur  le  fossé  du  sacrifice,  et  qu'il 
écartait  la  foule  des  ombres  qui  voulaient  boire 
le  sang  des  victimes,  afin  de  renaître  un  instant 
à  la  vie. 

Et  cependant  il  faut  savoir  se  borner!  Boileau 
est  là  qui  m'avertit.  Je  ne  prendrai  donc  que  la 
fleur  de  mes  derniers  souvenirs,  et  pour  mettre 
un  peu  plus  de  variété  dans  ces  pages,  je  ferai 
une  rapide  excursion  dans  la  politique  et  dans 
l'art,  où  j'ai  laissé  aussi  des  amis,  ou  bien  des 
hommes  dont  j'aurais  été  heureux  d'être  l'ami. 
D'ailleurs,  la  plupart  des  hommes  supérieurs  dont 
je  vais  parler  ont  été  aussi  des  écrivains.  Ils  ren- 
trent donc,  au  besoin,  dans  le  cadre  élargi  de  ces 
Souvenirs  spécialement  littéraires. 

J'ai  déjà  parlé  de  Ch.  de  Rémusat;  mais  il  y  a 


304  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

trois  hommes  politiques,  d'inégale  renommée, 
qui  me  sont  restés  bien  chers  :  l'un  que  je  n'ai 
vu  qu'un  seul  jour  et  qui  m'a  laissé  d'éternels  re- 
grets; l'autre,  qui  m'a  aimé  et  que  j'ai  aimé  pen- 
dant plus  de  vingt  ans;  le  troisième  enfin,  qui 
m'a  honoré  d'une  sympathie  très  vive,  malgré  la 
différence  de  nos  opinions  et  de  nos  caractères, 
et  qui  m'a  fait  le  plus  beau  compliment  qu'on 
puisse  adresser  à  un  poète  de  nos  jours.  Le  pre- 
mier est  M.  de  Tocqueville;  le  second  est 
Alexandre  Bixio;  le  troisième  est  M.  de  Monta- 
lembert. 

En  184g,  au  mois  de  juin,  je  traversais  Paris 
pour  me  rendre  à  mon  poste  de  secrétaire  d'am- 
bassade en  Suisse,  où  je  venais  d'être  nommé. 
M.  de  Tocqueville  était  ministre  des  Affaires 
étrangères.  Il  me  reçut  fort  bien  et  m'invita  à  dé- 
jeuner pour  le  lendemain  :  «  J'ai  à  causer  avec 
vous,  me  dit-il,  de  la  Prusse  d'où  vous  venez  et  de 
l'Allemagne  que  vous  connaissez,  je  le  sais.  Il  y  a 
deux  ans,  vous  étiez  en  mission  à  Berlin,  et  je  de- 
vais y  aller  moi-même,  en  voyageur;  j'avais  même 
une  lettre  pour  vous,  car  je  comptais  sur  votre 
connaissance  du  pays  et  delà  langue  pour  m'aider 
dans  mes  recherches.  »  Je  lui  exprimai  mon  re- 
gret de  n'avoir  pas  eu  l'honneur  de  l'approcher 
dès  cette  époque  et  de  travailler  un  peu  plus  tôt 
sous  ses  ordres.  Je  revins  donc  déjeuner  au  mi- 
nistère le  lendemain  :  c'était  le  13  juin.  Il  n'y 


ÉPILOGUE  ^Of 

avait  à  table  que  Mme  de  Tocqueville,  le  comte 
de  Gobineau,  chef  du  cabinet,  et  son  ami  Gas- 
chon  de  Molènes.  Le  déjeuner  fut  fort  gai,  jus- 
qu'au moment  où  l'on  remit  un  pli  au  ministre. 
Il  l'ouvrit,  se  leva,  dit  quelques  mots  à  sa  femme 
et  à  son  secrétaire,  puis,  se  tournant  vers  moi  : 
«  Nous  ne  causerons  pas  de  l'Allemagne;  aujour- 
d'hui il  s'agit  de  la  France  et  de  veiller  au  salut 
de  la  République.  Je  vais  monter  à  cheval  :  il  y 
a  une  manifestation  et  peut-être  une  émeute  dans 
les  faubourgs.  »  Ceci  dit,  il  partit  suivi  de  Gobi- 
neau et  de  Molènes. 

En  effet,  ce  jour-là,  il  y  eut  une  manifestation 
au  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  Ledru- 
Rollin  en  tête.  Je  restai  seul  avec  Mme  de  Toc- 
queville. J'avais  compris  que  mon  devoir  était  de 
chercher  à  la  distraire,  et  de  l'aider  à  traverser  ces 
heures  d'inquiétude,  jusqu'au  retour  de  son  mari. 
J'admirai  cette  noble  femme  dans  cette  grave 
occurrence;  elle  était  Anglaise,  et  d'une  âme 
bien  trempée.  Quoiqu'elle  adorât  son  mari  et  que 
les  circonstances  fussent  menaçantes,  pleines  de 
périls,  elle  garda,  du  moins  en  apparence,  une 
sérénité  admirable,  et  elle  se  prêta  avec  une 
bonne  grâce  parfaite  à  mes  efforts  de  conversa- 
tion dont  elle  avait  deviné  l'intention  délicate. 
Cependant  les  minutes  se  traînaient  lentes  et 
lourdes,  quand  on  annonça  une  visite  :  c'était 
Gustave  de  Beaumont,  le  cousin  et  l'ami  intime 


306  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 


de  M.  de  Tocqueville,  qui  venait  apporter  des 
nouvelles  et  rassurer  sa  cousine.  Il  nous  raconta 
l'échaufTourée  et  son  insuccès;  puis,  avec  l'en- 
train et  la  foi  d'un  optimiste,  il  nous  fit  un  ta- 
bleau très  tranquillisant,  et  trop  flatteur,  hélas! 
de  l'avenir  de  la  République  en  France  :  «  Il  y 
aura  encore  bien  des  journées  et  des  secousses 
comme  aujourd'hui,  disait-il  :  les  volcans  ne  s'a- 
paisent pas  tout  de  suite;  puis  le  calme  se  fera,  et 
la  démocratie  ayant  creusé  son  lit,  elle  coulera 
large  et  tranquille  comme  en  Amérique.  »  Il  fut 
éloquent,  très  intéressant,  et  —  ce  qu'il  fallait 
surtout  à  cette  heure  —  très  rassurant.  M.  de 
Tocqueville  rentra  :  je  les  laissai  en  famille  et  je 
partis  le  lendemain  pour  Berne,  heureux  de  cette 
journée  qui  devait  me  mettre  à  part  dans  la  mé- 
moire de  M.  et  de  Mme  de  Tocqueville,  et  con- 
fiant dans  l'avenir  qui  me  permettrait  certaine- 
ment de  les  revoir  :  «  Nous  nous  reverrons,  » 
m'avait  dit  le  ministre  quand  je  pris  congé  de  lui. 
Il  n'en  fut  rien;  je  ne  devais  plus  le  revoir,  ni  au 
ministère,  ni  ailleurs. 

Quand  vint  l'Empire,  M.  de  Tocqueville  se  re- 
tira en  Normandie  et  j'allai  en  Orient.  J'avais 
attendu  pour  me  représenter  à  lui  que  j'eusse  dé- 
buté dans  les  lettres  et  que  je  pusse  lui  faire  hom- 
mage, ainsi  qu'à  sa  femme,  de  mon  premier 
poème  :  je  ne  voulais  pas  arriver  près  d'eux  les 
mains  vides.  J'eus  tort;  quand  je  fus  prêt,  c'était 


rpiLOGUE  307 

trop  tard;  la  maladie  le  prit  et  la  mort  l'emporta, 
en  me  laissant  au  cœur  un  regret  amer  de  n'avoir 
pas  revu  cet  homme  qui  m'avait  inspiré  autant 
de  sympathie  que  d'admiration,  le  seul  penseur, 
le  seul  historien  qui  pouvait  nous  donner  une 
histoire  complète  et  impartiale  de  la  Révolution. 
Il  n'a  pu  en  laisser  que  les  bases  dans  son  ou- 
vrage de  l'vincien  'Régime  et  la  T{cvolution,  et  quel- 
ques fragments  épars  qui  montrent  quelle  eût  été 
la  grandeur  du  monument  s'il  avait  pu  l'achever. 
C'est  une  perte  irréparable,  du  moins  pour  notre 
génération;  car  on  écrira  sur  la  Révolution  jus- 
qu'à la  consommation  des  siècles,  et  les  histo- 
riens ne  lui  manqueront  pas;  mais  qui  rempla- 
cera Tocqueville?  Au  physique,  il  était  petit, 
mince  et  fluet,  comme  John  Lemoinne  et  Lamen- 
nais, charmant  de  figure  et  de  jeunesse,  malgré 
la  cinquantaine,  le  visage  rasé,  des  cheveux  noirs 
et  des  yeux  bleus,  une  grâce  enfin  dans  toute  sa 
personne  qui  ne  se  révèle  pas  chez  l'orateur  et 
l'écrivain,  et  qu'on  ne  retrouve  que  dans  sa  corres- 
pondance. Ses  ^Mémoires  viennent  de  paraître.  Je 
me  réjouis  de  les  lire.  Quel  bonheur  ce  sera  d'en- 
tendre parler  un  honnête  homme  et  un  penseur! 
Alexandre  Bixio,  que  1848  mit  en  lumière,  et 
qui  fut  ministre  un  instant  sous  la  République, 
comme  Tocqueville,  avait  au  suprême  degré  une 
qualité  politique  qui  manquait  à  celui-ci  :  il  était 
né  conducteur  d'hommes,  à  la  façon  de  Gam- 


•308  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

betta;  il  savait  les  juger,  les  prendre  et  les  diriger. 
Il  eût  certainement  joué  un  rôle  important  et 
utile  dans  la  troisième  République,  et  sa  mort  a 
été  une  grande  perte.  C'est,  avec  Hetzel,  un  des 
hommes  que  j'ai  le  plus  aimés,  quoique  nos  na- 
tures fussent  essentiellement  différentes  ;  —  qui 
sait!  —  peut-être  est-ce  cette  différence  qui  nous 
attira  l'un  vers  l'autre?  Je  fis  sa  connaissance  de 
la  façon  la  plus  singulière,  ou  plutôt  elle  se  fit  à 
propos  d'une  idée  singulière.  J'étais  alors  (1842) 
surnuméraire  au  ministère  des  Finances,  et  très 
malheureux  dy  être.  Je  n'avais  qu'un  désir,  sortir 
de  cette  geôle  le  plus  vite  possible.  Je  ne  sais  qui 
me  suggéra  l'idée  d'utiliser  ma  connaissance  de 
l'Allemagne  et  de  l'allemand  en  fondant  une 
lévite  germanique.  Peut-être  H.  Heine.  Me  voilà 
en  quête  des  voies  et  moyens  de  réaliser  ce  beau 
projet,  dont  le  vrai  but  était  de  faciliter  mon  éva- 
sion du  ministère.  Un  de  mes  bons  amis  à  qui  je 
m'en  ouvris  m'offrit  de  me  présenter  à  Alexandre 
Bixio,  sous  le  prétexte  qu'il  avait  fondé  la  l{evue 
des  Veux-éMondes,  et  que,  par  conséquent,  per- 
sonne ne  pouvait  mieux  me  renseigner.  J'ac- 
ceptai. Il  me  présenta  rue  Jacob;  j'y  retournai, 
j'y  revins  assidûment  tous  les  vendredis,  et  même 
les  autres  jours  de  la  semaine.  Il  y  a  de  cela  cin- 
quante ans,  et  j'y  vais  encore  embrasser  ses  en- 
fants et  ses  petits-enfants  le  plus  souvent  qu'il 
m'est  possible.  Ce  qu'il  y  a  de  plaisant  dans  l'af- 


ÉPILOGUE  309 

faire,  c'est  que  je  ne  soufflai  jamais  un  mot  de 
mon  projet  de  "Revue  germanique  à  Bixio  ;  et  voilà  à 
quoi  tiennent,  et  comment  naissent  souvent,  nos 
plus  chères  amitiés,  celles  qui  ont  parfois  la  plus 
grande  influence  sur  notre  vie! 

Bixio  avait  un  salon  extrêmement  intéressant; 
il  en  eut  même  deux  :  l'un  avant,  l'autre  après 
1848;  le  premier  plutôt  littéraire,  le  second  avec 
une  teinte  plus  politique,  mais  tous  les  deux  très 
vivants,  pleins  d'hommes  distingués  ou  célèbres 
et  de  jolies  femmes  presque  toutes  intelligentes; 
tous  les  deux  présidés  avec  un  tact  parfait  et  une 
grâce  exquise  par  Mme  Bixio,  qui  est  restée  à  mes 
yeux  le  modèle  de  la  maîtresse  de  maison.  Com- 
bien je  regrette  de  ne  pouvoir  m'étendre  sur  ce 
salon!  Toute  ma  jeunesse  s'est  passée  là.  Outre 
le  cercle  assidu  des  amis  intimes  qui  formaient 
une  coterie,  comme  dans  tout  salon,  je  citerai 
seulement  les  noms  des  visiteurs  que  l'on  y  ren- 
contrait :  le  monde  de  l'Arsenal  d'abord,  qui  y 
reflua  après  la  mort  de  Nodier,  puis  des  poètes 
comme  Brizeux,  Ponsard,  Laurent-Pichat;  des  sa- 
vants comme  Saulcy,  Chabouillet,  La  Saussaye; 
des  écrivains  comme  Mérimée,  Sandeau,  Wey, 
Hetzel,  les  deux  Dumas,  Charton;  des  peintres 
comme  Delacroix,  Huet,  Dauzats,  Gigoux;  des 
causeurs  comme  Préault,  Villemot;  plus  tard,  les 
généraux  Lamoricière,  Bedeau,  Trochu,  le  prince 
Napoléon,  Manin,  Cavour,  Cialdini,  le  comman- 


3  IO  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

deur  Nigra,  que  sais-je  encore?  Je  n'en  finirais 
pas.  Revenons  au  maître  de  la  maison.  Outre  ce 
tempérament  et  ce  tact  politiques,  il  possédait  à 
un  rare  degré  deux  autres  qualités  :  l'une  était  le 
don  de  la  serviabilité  la  plus  active  et,  ce  qui  est 
plus  rare,  la  plus  clairvoyante;  rien  de  banal  dans 
sa  bonté;  toujours  prêt  à  obliger,  il  n'allait  que 
jusqu'à  une  limite  fixe,  et  fixée  d'avance  par  son 
jugement  et  ce  qu'il  croyait  la  justice.  C'était  un 
prodigue  qui  savait  s'arrêter.  Hetzel,  qui  était  très 
généreux  et  très  serviable  aussi,  ne  pouvait  s'em- 
pêcher d'admirer  cette  raison  qui  refrénait  ainsi 
le  premier  élan  du  cœur.  L'autre  qualité  maîtresse 
de  Bixio  était  un  courage  poussé  jusqu'à  la  témé- 
rité; il  aimait  le  danger  comme  d'autres  aiment 
le  plaisir;  il  s'en  faisait  un  jeu.  Passe  encore 
quand  il  s'exposait  avec  Barrai  dans  une  ascen- 
sion aérostatique  restée  célèbre;  mais  quand  il 
allait  au  Jardin  des  Plantes,  on  ne  pouvait  l'em- 
pêcher, lui,  père  de  famille,  d'entrer  dans  la  cage 
des  lions  ou  des  panthères.  Il  tenait  cette  vail- 
lance de  sa  race,  qui  était  génoise.  Son  frère 
cadet,  Nino,  resté  Italien,  d'abord  marin  comme 
Garibaldi,  puis  général  et  aide  de  camp  de 
Victor-Emmanuel,  était  de  la  même  trempe.  Il  a 
pu  mettre  cette  qualité  en  action  et  son  âme  à 
l'air,  dans  des  aventures  de  mer  et  des  batailles 
rangées;  aussi  sa  vie  est  tout  un  roman,  où  il  y  a 
autant  d'Odyssée  que  d'Iliade  :  il  faisait  songer 


ÉPILOGUE  pi 

aux  héros,  et  de  plus  il  avait  ce  masque  de  la 
beauté  italienne  que  Napoléon  a  popularisé  chez 
nous.  Son  frère  Alexandre  Bixio  était  moins 
beau,  mais  aussi  intrépide  :  aux  journées  de  juin 
1848,  cette  vaillance  innée  ne  trouva  que  trop 
son  emploi;  on  sait  avec  quelle  froide  bravoure, 
ceint  de  son  écharpe  de  représentant  du  peuple, 
il  se  mit  à  la  tête  d'une  compagnie  de  fantassins 
qui  pliaient  devant  une  barricade  et  les  ramena 
au  feu,  jusqu'à  ce  qu'il  tombât  frappé  d'une  balle 
qui  le  traversa  de  part  en  part.  On  le  crut  perdu  : 
il  se  rétablit  et  vécut  encore  dix-sept  ans. 

Et  si  forte  était  sa  vitalité  de  corps  et  d'esprit, 
sa  nature  était  si  bien  la  vaillance  même,  que  sa 
mort  surprit  tout  le  monde  et  consterna  ses  amis. 
Cette  mort  fut  admirable.  Je  n'étais  pas  à  Paris. 
Hetzel  m'en  écrivit  les  détails.  Cette  lettre  était 
fort  belle,  je  l'avais  gardée  précieusement;  elle  a 
péri  en  1871,  avec  tant  d'autres  souvenirs.  J'au- 
rais aimé  la  citer.  Bixio  mourut  avec  la  sérénité 
d'un  sage  et  la  fermeté  d'un  stoïque;  il  garda  sa 
connaissance  jusqu'au  dernier  moment  :  lui  qui 
semblait  un  incroyant,  un  railleur,  il  s'endormit 
avec  des  paroles  de  foi  et  d'espérance  ultra- 
terrestre; un  souffle  inattendu  de  spiritualisme 
passa  sur  lui,  à  cette  heure  suprême  :  «  Nous 
nous  reverrons,  disait-il  à  ses  enfants  et  à  ses  amis 
en  pleurs;  il  y  a  des  Champs  Élyséens  où  on  se 
retrouve...  » 


312  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

Alexandre  Bixio  ressemblait  physiquement  à 
Charles  de  Rémusat  :  on  les  confondait  quelque- 
fois. Ils  étaient  tous  les  deux  très  spirituels,  et 
supérieurs  dans  la  conversation.  Chose  étrange  ! 
Bixio,  dont  la  parole  dans  un  salon  ou  une  com- 
mission parlementaire  était  pressante,  vive,  pré- 
pondérante, ne  put  jamais  s'habituer  à  la  tribune. 
Son  intrépidité  s'arrêtait  là.  Soit  faiblesse  d'or- 
gane, soit  timidité,  il  ne  se  fit  pas,  dans  les  dis- 
cussions politiques,  la  place  qu'il  prenait*  d'em- 
blée dans  un  bureau  de  la  Chambre  ou  dans  le 
monde.  Son  influence  n'en  souffrit  pas  :  elle  fut 
très  grande  dans  certaines  questions,  plus  grande 
qu'on  ne  peut  le  supposer.  Personne,  dans  une 
ombre  discrète,  n'a  plus  contribué  au  relèvement 
de  l'Italie,  et  personne  n'eût  plus  souffert  que  lui 
de  voir  les  deux  nations,  ses  deux  patries,  aussi 
tristement  divisées  qu'elles  le  sont  aujourd'hui. 

Je  passe  sans  transition  d'un  fils  de  Voltaire  à 
un  fils  des  croisés,  de  Bixio  à  M.  de  Montalem- 
bert.  Le  contraste  est  grand,  aussi  bien  dans  le 
talent  et  les  opinions  que  dans  les  caractères.  Ici, 
pour  moi  également,  ce  n'est  plus  la  même  attitude 
dans  les  relations  et  l'amitié.  Avec  Bixio,  malgré 
la  différence  d'âge  et  de  position,  il  y  avait  ca- 
maraderie et  le  tutoiement  qui  en  est  le  signe  et 
la  langue;  avec  M.  de  Montalembert,  à  la  vive 
sympathie  et  à  l'estime  dont  il  voulut  bien  m'ho- 
norer,  je  dus  répondre  par  une  réserve,  et  une 


ÉPILOGUE  "J  1  ^ 

déférence  qui  ne  s'adressait  pas  au  titre  ni  au 
rang,  mais  à  la  personne  même  et  à  la  réputa- 
tion. Quoiqu'il  eût  été  élu  à  l'Assemblée  consti- 
tuante par  le  département  du  Doubs,  et  que  je 
fusse  par  conséquent  un  de  ses  électeurs,  ce  n'est 
pas  à  la  politique  que  je  dois  sa  connaissance, 
mais  à  la  poésie.  Mon  premier  poème,  La  éMort 
du  Juif  errant,  lui  inspira  le  désir  de  me  voir,  et 
j'allai  chez  lui,  rue  du  Bac.  Nous  étions  sous 
l'Empire,  et  il  le  détestait  comme  moi;  comme 
moi,  il  aimait  la  France  avec  passion,  et  il  ne  se 
consolait  pas  des  malheurs  de  la  Pologne.  Au 
fond,  malgré  son  éclatant  cléricalisme,  il  aimait 
la  liberté,  —  pas  de  la  même  manière  que  moi, 
assurément,  —  en  tout  cas  il  croyait  l'aimer,  et 
c'est  déjà  beaucoup.  Je  me  rappelais  ce  cri  si 
éloquent  qu'il  avait  jeté  dans  sa  jeunesse  au  mi- 
lieu des  pairs  de  France  stupéfaits  :  «  Je  défie  qui 
que  ce  soit  d'aimer  la  liberté  plus  que  moi;  la 
liberté  a  été  l'idole  de  mon  âme.  »  Voilà  bien 
déjà  des  points  de  contact  :  une  haine  commune 
et  plusieurs  mêmes  amours;  il  n'en  faut  pas  tant 
d'ordinaire  pour  créer  une  sympathie.  Le  fond 
de  sa  nature,  d'ailleurs,  était  généreux  et  cheva- 
leresque, mais  il  était  passionné;  son  esprit  était 
large  et  très  cultivé,  mais  il  était  emprisonné  dans 
des  dogmes  étroits;  il  aimait  la  liberté,  mais  il 
était  catholique;  de  là  des  inconséquences.  Je  le 
lui  disais  un  jour  :  «  Vous  cherchez  à  unir  deux 

18 


314  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

choses  inconciliables  par  essence  :  vous  voulez 
jeter  un  pont  sur  deux  mondes  opposés.  C'est 
ce  qui  donne  à  votre  destinée  quelque  chose  de 
tragique  et  pour  moi  de  si  attachant.  »  Il  est  vrai 
qu'à  ce  moment-là  on  était  loin  de  prévoir  l'atti- 
tude de  la  papauté  actuelle,  et,  l'eussé-je  prévue, 
je  n'en  aurais  pas  moins  persisté  dans  mon  opi- 
nion. Je  lui  disais  aussi  :  «  Le  sort  s'est  joué  de 
vous,  ludens  in  orbem  :  vous  êtes  un  lord  anglais 
et  non  un  pair  de  France.  »  Et,  ce  qu'il  y  a  de  plai- 
sant, je  ne  savais  pas  à  ce  moment  combien  ma 
boutade  était  juste.  J'ignorais  qu'il  était  né  à 
Londres,  qu'il  avait  passé  ses  années  d'enfance 
en  Angleterre  et  que  son  grand-père  maternel 
était  un  baron  écossais.  Je  lui  disais  aussi  des  vé- 
rités, et  comme  il  était  généreux  et  sincère,  il  sa- 
vait les  écouter.  Un  jour,  dans  mon  petit  jardin 
de  Baume,  nous  parlions  de  l'Empire,  —  et  sous 
l'Empire;  — il  se  mit  à  stigmatiser  de  ses  sar- 
carmes  la  platitude  de  la  bourgeoisie,  qui  accep- 
tait un  pareil  joug.  Je  lui  répondis  assez  vive- 
ment :  «  Eh  !  qui  le  lui  a  forgé  ?  qui  lui  a  donné  le 
mauvais  exemple?  N'est-ce  pas  vous,  quand  vous 
avez  acclamé  le  coup  d'État  avec  tout  le  parti  soi- 
disant  conservateur?  »  Il  s'arrêta,  et,  se  frappant 
la  poitrine,  il  me  dit  simplement:  «  C'est  vrai; 
peccavi,  frater!y>  Une  autre  fois,  je  dînais  chez 
lui,  à  Paris.  On  parla  de  liberté,  et  de  la  liberté 
du  bien  surtout,  ce  qui  m'a  paru  toujours  un  non- 


ÉPILOGUE  3  If 

sens.  J'essayai  de  dire  que  le  mot  de  liberté  im- 
pliquait nécessairement  la  faculté  du  choix,  le 
droit  même  de  l'erreur.  Il  répliqua  en  insistant. 
Je  fis  un  geste  de  surprise  et  je  secouai  la  tête. 
«  Qu'avez-vous?  dit  M.  de  Montalembert.  —  Je 
pense,  répondis-je,  que  nous  ne  pouvons  nous 
entendre  :  je  vois  un  couteau  invisible  trancher 
la  nappe  entre  nous.  »  Il  me  regarda,  se  mit  à 
rire  de  l'image  et,  comme  j'étais  son  hôte,  il  n'in- 
sista plus.  S'il  était  tolérant  de  caractère  et  d'in- 
tention, il  ne  l'était  pas  toujours  d'opinion,  et  sa 
vivacité  passionnée  vous  le  faisait  sentir;  la  ré- 
sistance le  blessait,  et  il  blessait  facilement  à  son 
tour;  il  se  servait  de  la  parole  comme  d'une 
épée,  il  l'a  dit  lui-même,  je  crois.  J'en  eus  la 
preuve  lors  de  la  guerre  d'Italie.  Là  où  j'espérais 
la  liberté  et  l'indépendance  d'un  peuple,  il  ne 
voyait  que  la  religion  et  la  papauté  :  Rome  lui 
cachait  l'Italie.  Les  lettres  que  je  reçus  de  lui  à 
cette  époque  sont  certes  très  éloquentes,  mais 
emportées,  violentes  même.  Il  avait  une  nature 
d'apôtre,  et,  comme  tous  les  vrais  convaincus,  il 
aimait  à  convertir,  et  d'une  façon  impérieuse  et 
militante,  —  pas  assez  de  Las  Casas,  trop  de  duc 
d'Albe.  —  Il  avait  vécu  si  longtemps  dans  les 
cathédrales  et  les  couvents  avec  Sainte  Elisabeth 
de  Hongrie  et  les  zMoines  d'Occident  qu'il  lui  en 
était  resté  quelque  chose.  Ses  longs  cheveux  qui 
encadraient  sa  figure  sans  barbe,  ses  mains  de 


3  I  6  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

prélat  et  ses  yeux  souvent  baissés  dans  l'attitude 
du  recueillement,  lui  prêtaient  une  apparence  qui 
rappelait  plus  le  méditatif  que  l'homme  d'action, 
le  prêtre  que  le  fils  des  croisés.  Nulle  morgue 
nobiliaire,  à  moins  qu'elle  ne  se  cachât  dans 
l'espèce  d'embarras  et  de  réserve  timide  de  son 
abord,  où  l'humilité  du  chrétien  prenait  le  pas 
sur  la  fierté  du  gentilhomme.  Il  vint  me  voir  à 
Baume,  et  j'eus  le  plaisir  d'apprécier  son  goût 
éclairé  en  voyant  l'horreur  que  lui  inspirèrent  le 
clocher  moderne  si  extraordinaire  de  la  vieille 
église  et  la  statue  toute  dorée  de  la  Vierge  qui 
domine  la  ville.  Pour  le  consoler,  je  lui  fis  voir  le 
Doubs,  les  rochers  de  Châtard,  enfin  ce  qui  nous 
vient  de  Dieu  et  ce  que  l'homme  n'a  pu  gâter.  Je 
lui  rendis  sa  visite  à  son  château  de  Maiche,  où 
je  passai  plusieurs  jours  dans  sa  famille.  J'ai 
gardé  le  meilleur  souvenir  de  ce  séjour:  on  en 
trouvera  la  preuve  dans  l'ouvrage  de  l'évêque  de 
Nîmes  :  zMontalembert  en  hanche- Comté. 

Il  était  entré  de  bonne  heure  à  l'Académie,  en 
18^2,  après  le  coup  d'État;  il  y  avait  remplacé 
le  bon  et  pacifique  M.  Droz,  dont  j'ai  parlé  au 
début  de  ces  Souvenirs.  Grâce  à  sa  notoriété,  à  sa 
nature  vive,  impétueuse,  il  s'y  fit  vite  une  place 
au  premier  rang,  et  il  y  porta  la  passion  qu'il 
mettait  en  toute  chose.  Avec  M.  Guizot  et 
M.  Thiers,  il  forma  un  triumvirat  souvent  divisé 
qui,  réuni,  décidait  de  toutes  les  élections.  Que 


ÉPILOGUE  P7 

de  fois  ne  m'a-t-il  pas  dit  :  «  Dans  un  an  ou  deux 
vous  serez  des  nôtres;  vous  appartenez  de  droit 
à  l'Académie  qui  vous  a  couronné!  »  Mais  il  me 
le  disait  peu  de  temps  avant  sa  mort,  et,  lui  dis- 
paru, sa  prophétie  ne  s'est  pas  réalisée.  Pour  que 
les  prophéties  se  réalisent,  il  faut  que  les  pro- 
phètes s'en  mêlent  un  peu.  Il  aimait,  en  effet, 
beaucoup  mes  poésies,  et  j'en  donnerai  la  preuve 
en  citant  le  compliment  qu'il  me  fit  et  auquel 
j'ai  fait  allusion  en  commençant;  il  m'avait  écrit 
un  jour  :  «  Vous  êtes  le  digne  fils  d'André  Ché- 
nier.  »  N'est-ce  pas  le  plus  bel  éloge  que  puisse 
recevoir  un  poète  de  nos  jours?  Et  cela  vaut  bien 
le  fauteuil  qu'il  me  promettait. 

Tout  ceci  regarde  le  Montalembert  des  der- 
nières années  de  1 8^8  à  1 870 ;  car  il  y  a  plusieurs 
Montalembert  en  politique,  et  en  religion  même; 
comme  l'a  dit  Scherer,  sa  mobilité  généreuse  et 
passionnée  lui  fit  parcourir  plusieurs  phases.  Il 
régna  sur  l'Église  en  France  jusqu'à  ce  qu'il  fût 
dépossédé  par  Veuillot  :  à  clérical,  clérical  et 
demi.  S'il  avait  vécu,  il  triompherait  à  présent. 
«  Il  faut  vivre  longtemps,  »  disait  dernièrement 
le  plus  éloquent  de  nos  jeunes  écrivains;  ce  le 
succès  est  de  durer,  »  disait  Jeanne  d'Arc.  M.  de 
Montalembert  ne  devait  pas  atteindre  la  vieillesse  : 
une  affreuse  maladie  le  fit  longuement  souffrir. 
Il  mourut  au  printemps  de  1870  et  n'eut  pas  à 
voir  l'écrasement  de  la  France.  Mais  il  eut  la  dou- 


3  1  8  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 


leur  de  voir  l'Église  consacrer  l'infaillibilité  du 
pape,  et  le  courage  de  protester  au  milieu  de  ses 
souffrances  contre  ce  qu'il  appelait  l'absolutisme 
de  Rome.  Je  le  vois  encore  couché  sur  un  petit 
lit  de  camp,  dans  sa  bibliothèque,  où  il  recevait 
ses  amis  et  dictait  ses  lettres.  L'abbé  Besson,  qui 
fut  depuis  évêque  de  Nîmes,  et  l'une  des  plus 
fortes  têtes  de  l'Église,  était  parti  pour  Rome  à 
l'occasion  du  Concile,  et  y  avait  subi  bien  vite 
l'influence  irrésistible  de  la  Ville  éternelle  et  du 
Vatican.  «  Écrivez  donc  à  l'abbé,  me  disait-il; 
dites-lui  qu'il  dévie,  qu'il  se  perd,  et  que  le  Con- 
cile est  en  train  de  perdre  l'Église  :  il  va  faire  du 
pape  une  idole.  » 

Il  a  laissé  de  nombreux  ouvrages;  mais  sa 
vraie  valeur  n'est  pas  là  :  il  ne  fut  de  premier 
ordre  qu'à  la  tribune.  Chez  lui  l'écrivain  est  infé- 
rieur à  l'orateur  :  le  fond  de  ses  idées  est  souvent 
contestable,  et  le  style  n'est  pas  empreint  d'une 
marque  assez  originale.  Il  ne  possède  pas  la 
bonne  et  forte  langue  de  Veuillot,  ni  le  relief, 
l'éclat  et  l'esprit  étincelant  de  Joseph  de  Maistre, 
pour  ne  prendre  mes  points  de  comparaison  que 
chez  les  modernes  et  dans  son  école.  Mais,  tel 
qu'il  fut,  homme  public  ou  privé,  il  m'est  resté 
comme  une  figure  originale  et  attachante  :  il  a  sa 
place  marquée  dans  notre  histoire  et,  puisqu'il 
m'a  aimé,  il  devait  en  avoir  une  dans  ces  Souve- 


nirs. 


ÉPILOGUE  3  19 

J'ai  prononcé  le  nom  de  l'évêque  de  Nîmes,  et 
je  ne  puis  passer  à  côté  de  lui  sans  saluer  du 
cœur  et  de  la  main  cet  homme  éminent  qui  fut 
un  de  mes  meilleurs  amis.  Nous  étions  compa- 
triotes, nos  berceaux  se  touchaient,  nos  mères 
étaient  amies,  et,  tout  enfants,  nous  avions  joué 
ensemble.  Il  a  écrit  d'innombrables  volumes, 
prêché  d'innombrables  sermons,  et,  comme  tant 
d'autres,  il  est  mort  sans  avoir  donné  la  mesure 
de  toute  sa  valeur.  Doué  d'une  mémoire  prodi- 
gieuse, d'une  vaste  intelligence  très  ornée,  grand 
scholar,  comme  disent  les  Anglais,  plein  de  gaieté 
et  d'esprit,  sans  nulle  morgue  sacerdotale,  très 
large  d'idées,  très  bon,  très  charitable,  vrai  con- 
naisseur et  conducteur  d'hommes,  comme  tous 
les  grands  pasteurs,  il  vécut  à  Besançon  de  lon- 
gues, trop  longues  années,  dans  des  emplois  su- 
balternes où  le  cardinal  Matthieu  le  confinait 
sans  profit  pour  l'Eglise;  tout  en  reconnaissant 
son  rare  mérite,  le  cardinal  trouvait  commode  de 
s'en  servir.  Il  eût  dû  être  évêque  dix  ans  plus  tôt  : 
mais  il  était  ami  de  Montalembert,  et  par  consé- 
quent mal  noté  à  la  nonciature,  où  régnait  Veuil- 
lot.  J'en  sais  quelque  chose.  En  1870,  de  graves 
personnages  bisontins,  sachant  que  je  connaissais 
le  ministre  des  Cultes  Ê.  Ollivier,  me  sollicitèrent 
vivement  de  lui  parler  de  l'abbé  Besson,  comme 
d'un  épiscopable  hors  ligne.  Je  ne  me  fis  pas  prier. 
E.  Ollivier  se  prêta  à  cette  ouverture  de  la  meil- 


^20  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 


leure  grâce  du  monde.  Mais,  quelques  jours 
après,  il  m'apprit  qu'il  s'était  heurté  contre  l'hos- 
tilité de  Veuillot  et  les  préventions  de  la  noncia- 
ture. L'abbé  ne  fut  nommé  évêque  que  sous  la 
présidence  du  maréchal  de  Mac-Mahon.  Il  dé- 
ploya à  Nîmes  toutes  ses  qualités  de  cœur  et 
d'esprit;  les  protestants  mêmes  le  pleurent  en- 
core; à  Rome,  sa  situation  grandissait  d'année  en 
année;  il  est  certain  qu'il  serait  aujourd'hui  car- 
dinal et  qu'il  jouerait  un  grand  rôle  dans  l'évolu- 
tion actuelle  de  l'Eglise. 

Un  nouveau  groupe,  à  présent  :  autre  théâtre, 
autres  acteurs.  La  scène  se  passe  à  Versailles, 
sous  l'Empire  toujours.  Quatre  hommes,  quatre 
amis,  sont  réunis  autour  d'une  table  frugale,  dans 
un  modeste  appartement  de  la  rue  de  la  Chan- 
cellerie, tous  différents  de  caractère,  mais  unis 
d'opinions  et  de  sympathie.  L'un  est  un  ancien 
saint-simonien,  un  apôtre;  l'autre,  un  théologien; 
le  troisième,  un  moraliste;  le  dernier,  un  poète.  A 
l'exception  de  celui-ci,  tous  sont  devenus  journa- 
listes :  il  s'agit  de  Charton,  de  Scherer  et  de  Ber- 
sot.  Par  suite  de  l'infinie  complexité  de  la  nature 
humaine  et  de  la  destinée,  l'apôtre  s'est  fait  vul- 
garisateur de  la  science  et  de  l'art,  une  sorte  de 
maître  d'école  par  la  plume;  le  théologien  est 
devenu  critique  littéraire,  et  le  moraliste,  jour- 
naliste militant,  en  attendant  qu'il  dirigeât  l'Ecole 
normale  d'où  il  était  sorti.  C'est  le  poète,  c'est 


ÉPILOGUE  321 

moi,  qui  ai  eu  l'idée  de  cette  réunion  mensuelle 
amicale,  et  c'est  Bersot  qui  a  voulu  l'inaugurer. 

Sous  la  lourde  compression  de  l'Empire,  dans 
cette  atmosphère  étouffante  du  despotisme  où 
toute  la  vie  publique,  toute  la  liberté  se  réfu- 
giaient dans  le  foyer  et  l'intimité,  on  se  figure  faci- 
lement le  plaisir  et  le  besoin  de  ces  réunions,  où 
l'on  peut  mettre  à  l'air  ses  opinions,  ses  idées,  ses 
sentiments,  son  âme  enfin.  Et  quand  une  table 
réunit  trois  ou  quatre  causeurs  pareils,  on  s'ima- 
gine facilement  le  charme  et  l'entrain  de  ces  con- 
versations. Quels  propos  de  table  on  écrirait,  — 
en  France  surtout,  —  si  Asmodée  voulait  se  don- 
ner la  peine  de  les  recueillir,  un  seul  soir  seule- 
ment, en  se  promenant  au-dessus  de  Paris,  —  et 
j'ajouterai  de  Versailles,  puisque  c'est  de  Ver- 
sailles qu'il  s'agit  en  ce  moment! 

•  Je  ne  sais  où  j'avais  fait  la  connaissance  de 
Scherer,  chez  Mme  d'Agoult,  probablement.  En 
tout  cas,  c'est  avec  lui  que  je  fus  le  moins  lié; 
il  n'était  guère  liant,  d'ailleurs.  Il  y  avait  dans 
son  accueil  et  dans  toute  son  apparence  une  froi- 
deur qu'il  avait  gardée  sans  doute  du  temps  où 
il  était  ministre  protestant.  Peut-être  aussi  lui 
venait-elle  de  ses  luttes  théologiques  et  de  ses  va- 
riations dans  la  foi.  Je  n'ai  pas  à  écrire  sa  vie, 
même  en  sommaire;  elle  a  été  racontée  par 
M.  Gréard  dans  une  admirable  monographie.  Je 
tiens  seulement  à  marquer  ici  quelques  traits  de 


•}22  SOUVENIRS    LITTÉRAIRES 

cette  figure  originale,  plus  attachante  qu'on  ne  le 
suppose.  Rien  de  plus  recommandable  d'abord, 
de  plus  touchant  et  de  plus  rare  à  notre  époque 
que  les  esprits  qui  cherchent  la  vérité  avant  tout, 
et  qui  tiennent  à  mettre  leur  vie  d'accord  avec 
leurs  opinions;  pour  moi,  il  n'y  a  rien  de  plus 
tragique  que  les  drames  de  la  conscience;  et  Sche- 
rer  en  est  un  type  dans  le  protestantisme,  comme 
Lamennais  dans  l'Église  catholique. 

Le  sort  lui  infligea  d'autres  épreuves  plus 
cruelles  encore  :  il  perdit  un  fils  plein  d'espé- 
rance et  d'avenir.  Je  lui  témoignai  toute  ma 
sympathie  à  cette  funèbre  occasion.  Il  n'a  jamais 
su  combien  elle  était  sincère  et  profonde;  peut- 
être  au  moins  l'avait-il  deviné.  La  lettre  suivante 
me  donne  le  droit  de  le  penser  : 

2<)  novembre  1SS2. 

Cher  poète, 

Votre  volume  et  votre  lettre  m'ont  attristé.  Oh  !  sans  qu'il 
y  ait  de  votre  faute  assurément,  mais  vous  m'avez  fait  sentir 
toutes  les  limites  qui  m'entourent  et  m'emprisonnent.  Voila 
un  ami,  sympathique  entre  tous,  et  auquel  j'aimerais  témoi- 
gner les  sentiments  qu'il  m'inspire  ;  voici  un  recueil  de  poésies 
que  je  connais  assez  pour  être  sûr  qu'elles  me  plairaient,  eh 
bien,  quand  verrai-je  l'un,  quand  lirai-je  les  autres?  Je  suis 
si  peu  maître  de  mon  temps!  Les  devoirs,  les  engagements 
me  laissent  l'esprit  si  peu  libre!  Je  ne  me  plains  pas,  mais 
j'ai  le  sentiment  d'être  débordé,  l'amertume  d'être  obligé  de 
ne  point  faire  les  choses  qui  me  seraient  le  plus  douces.  Je 
n'en  sais  guère  parmi  celles-là  qui  me  charmeraient  plus  que 


ÉPILOGUE  323 

des  journées  de  vrai  loisir  passées  à  vous  lire  et  a  me  livrer 
aux  pensées  que  vous  éveilleriez  en  moi.  C'est  égal,  vous 
dites  :  «  Pourtant,  si  le  cœur  vous  en  disait...  »  Et  je  ré- 
ponds :  Pourtant,  si  le  moment  s'en  trouvait,  là-bas,  à  Men- 
ton, par  exemple,  où  je  vais  aller  passer  six  semaines!  Mais. 
hélas!  j'ai  appris  à  ne  pas  compter  sur  mes  rêves... 

A  vous  bien  affectueusement. 

Ed.    Scherer. 


Edmond  Scherer  avait  une  figure  distinguée, 
un  peu  en  coup  de  vent,  de  beaux  yeux  bleus,  le 
nez  fort,  des  cheveux  blancs  sur  un  teint  frais 
qui  lui  donnaient  l'air  d'un  marquis  légèrement 
poudré;  rien  du  prédicant,  si  ce  n'est  un  peu  de 
raideur,  comme  je  l'ai  dit. 

Celui  que  j'ai  le  plus  connu,  le  plus  longue- 
ment vu  et  le  plus  aimé  de  ces  trois  hommes  émi- 
nents,  c'est  Charton.  Notre  connaissance  remon- 
tait très  haut,  à  1845.  ^e  l'avais  rencontré  chez 
Bixio,  et  j'avais  été  charmé  par  cette  parole 
chaude,  émue,  qui  portait  la  conviction  parce 
qu'elle  en  était  pleine,  par  cette  modestie,  cette 
variété  de  connaissances,  cette  haute  raison  où 
l'on  sentait  que  le  cœur  tenait  autant  de  place 
que  l'intelligence.  Je  l'ai  appelé  un  jour  le  meil- 
leur et  le  plus  charmant  des  hommes,  et  je  n'avais 
pas  tort.  Notre  sympathie,  d'ailleurs,  fut  mu- 
tuelle et  instantanée,  et  les  années  ne  firent 
que  l'accentuer.  Quand  il  se  retira  à  Versailles, 
j'allai  le  voir  souvent.  Je  ne  pouvais  oublier  qu'il 


324  SOUVENIRS  LITTÉRAIRES 

avait  été  le  premier  à  m'encourager,  à  applaudir 
mes  essais  poétiques,  au  risque  de  dépasser  la 
mesure  et  de  me  faire  trop  illusion  sur  moi-même. 
Après  avoir  lu  La  zMort  au  Juif  errant,  il  m'écrivit 
son  contentement,  son  admiration  même  :  ce  Je 
ne  vois  pas,  osait-il  me  dire,  ce  qui  vous  sépare 
des  plus  grands!  »  Heureusement  que  je  le  voyais 
très  bien,  moi.  Cette  hyperbole  ne  me  prouva 
que  l'excès  de  son  amitié,  puisqu'elle  allait  ainsi 
jusqu'à  l'aveuglement,  et  mon  cœur  profita  du 
moins  de  tout  ce  que  perdait  ma  vanité. 

Si  c'est  Charton  que  j'ai  le  plus  aimé,  Bersot 
fut  à  coup  sûr  celui  que  j'ai  le  plus  admiré.  Et 
comment  en  eût-il  été  autrement?  Qui  de  mes 
contemporains  —  s'il  en  reste  encore  —  ne  se 
rappelle  cette  noble  et  triste  figure  de  martyr? 
Qui  ne  le  revoit,  la  tête  inclinée,  le  doigt  posé 
sur  la  cicatrice  de  sa  joue,  où  l'affreux  cancer 
couvait  toujours  et  le  rongeait  tout  vivant?  Et  il 
était  là,  causant  et  jouant  avec  vous,  et  toujours 
souriant  malgré  la  torture!  Quel  héroïsme!  Et 
cette  torture  dura  des  années,  et  l'illusion,  cette 
providence  des  malades,  ne  lui  était  pas  permise! 
Il  se  savait  condamné  à  mort,  et  il  attendait  son 
heure,  simplement,  stoïquement,  travaillant  sans 
cesse.  Y  a-t-il  un  plus  bel  exemple  de  force  d'âme 
et  de  grandeur  morale?  J'ai  assisté  à  son  convoi. 
Je  l'avais  vu  trois  jours  auparavant,  toujours  le 
même;  il  se  savait  perdu  et  à  bref  délai;  on  pou- 


ÉPILOGUE  327 

vaic  calculer  la  marche  de  l'horrible  maladie;  il  a 
pu  prévoir  l'heure  fatale...  C'est  bien  lui  qui  a 
regardé  la  mort  en  face!  Pauvre  et  admirable 
Bersot!  Il  a  légué  à  Scherer  le  soin  de  rassembler 
et  de  publier  le  meilleur  de  ses  œuvres.  Scherer 
Ta  fait.  Sous  le  titre  de  Un  moraliste,  on  a  la  quin- 
tessence de  cet  esprit  exquis.  C'est  un  trésor  qu'il 
a  légué  à  tous  les  lecteurs  intelligents,  comme  sa 
vie  est  un  exemple,  un  sursum  corda  pour  tous 
ceux  qui  savent  encore  reconnaître  et  admirer  la 
vraie  grandeur  morale. 

J'avais  encore  d'autres  amis  à  Versailles,  et  je 
ne  devrais  pas  quitter  cette  ville  sans  les  saluer  au 
moins  d'un  mot.  Je  ne  citerai  que  Mme  de  Villers 
et  Emile  Deschamps  :  il  ne  faut  pas  oublier  les 
poètes,  ce  serait  d'un  mauvais  exemple.  J'ai  parlé 
tout  au  long  de  Mme  de  Villers  dans  une  revue 
de  province.  Quant  à  É.  Deschamps,  lui  aussi, 
hélas!  était  devenu  un  objet  de  pitié  et  d'admi- 
ration :  il  était  aveugle!  Il  n'en  restait  pas  moins 
aimable,  trop  aimable  même;  il  dépassait  la  me- 
sure; et  sa  politesse,  son  désir  de  plaire  allaient 
jusqu'à  l'hyperbole  et  l'outrance.  Il  n'écrivait  pas 
au  plus  petit  poète  sans  l'encenser  et  l'exalter, 
comme  le  faisait  Victor  Hugo.  Mais  chez  lui, 
nul  calcul;  c'était  le  besoin  de  plaire  et  de  faire 
plaisir.  Sa  formule  ordinaire  dans  ses  lettres  à  ses 
confrères,  de  quelque  degré  qu'ils  fussent,  n'était 
pas  moins  que  :  «  Mon  cher  grand  poète!  »  J'en 

«9 


326  SOUVENIRS  LITTÉRAIRES 

pourrais  donner  des  preuves.  Cela  me  contristait 
pour  lui  et  pour  moi.  Mais  je  pris  le  parti  d'en 
rire,  en  me  rappelant  le  mot  du  Régent  à  Dubois, 
au  bal  masqué  :  «  L'abbé,  tu  me  déguises  trop!  » 

Je  n'ai  pas  connu  son  frère  Antony,  et  je  le 
regrette;  il  avait  un  talent  élevé,  plus  sérieux,  et 
il  eût  pris  une  belle  place  dans  la  pléiade  roman- 
tique, si  sa  santé  n'avait  pas  arrêté  son  essor.  Le 
voile  qui  obscurcit  peu  à  peu  les  yeux  de  son 
frère  s'étendit  sur  lui  aussi,  et  plus  tristement  en- 
core ;  il  fut  atteint  dans  la  source  même  de  la  lu- 
mière, —  dans  la  raison. 

Il  faudrait  finir,  et  j'ai  peine  à  le  faire,  tant 
d'autres  figures  m'attirent  encore!  Puisque  j'ai 
fait  une  excursion  dans  la  politique,  pourquoi 
n'en  tenterais-je  pas  une  dans  l'art?  11  touche  de 
plus  près  la  littérature.  Je  vais  donc,  avant  de 
terminer,  parler  de  quatre  peintres  que  j'ai  eu  le 
bonheur  de  connaître;  —  j'aurais  pu  dire  l'hon- 
neur, car  rien  n'honore  plus  que  certaines  ami- 
tiés. 

En  pensant  à  ces  hommes  célèbres  dont  je  vais 
évoquer  la  mémoire,  j'éprouve  un  sentiment  de 
sérénité,  de  joie  intime  que  l'esprit  ne  connaît 
que  bien  rarement,  mais  qu'il  éprouve  toutes  les 
fois  qu'il  est  en  présence  du  bon,  du  beau  et  du 
grand.  Je  vais  parler  de  nobles  natures  qui  ont  su 
vivre  dans  les  hautes  et  pures  régions  de  l'idéal, 
et  montrer  aux  philistins  du  monde,  comme  aux 


ÉPILOGUE  327 

bohèmes  de  l'atelier,  ce  qu'il  peut  y  avoir  de 
grandeur  dans  le  culte  et  la  pratique  de  l'art, 
quand  il  est  exercé  par  des  hommes  tels  que  Fro- 
mentin, Gleyre,  Ary  Scheffer  et  Delacroix.  Je 
ne  raconterai  pas  leur  vie  :  elle  est  connue,  elle  a 
été  écrite.  Je  dirai  seulement  l'impression  person- 
nelle qu'ils  m'ont  laissée;  je  n'apprendrai  rien 
de  nouveau  sur  eux,  mais  j'aurai  le  plaisir  de  les 
rappeler,  de  les  évoquer,  de  les  revoir  et  de  leur 
apporter  encore  une  fois  l'hommage  de  mon  ad- 
miration et  de  mes  regrets. 

Fromentin  est  le  premier  dont  j'aie  fait  la  con- 
naissance, et  cela  bien  avant  qu'il  ne  fût  peintre, 
et  même  à  une  époque  où  il  ne  se  doutait  guère 
qu'il  le  serait  un  jour.  Je  le  rencontrai  vers  1842, 
à  une  table  d'hôte  de  la  rue  de  Seine  qui  mérite- 
rait d'avoir  une  histoire,  tant  elle  eut  d'hôtes  cé- 
lèbres dans  ses  diverses  transformations.  Cette 
popotte,  comme  nous  l'appelions,  dirigée  par  la 
famille  Balèche,  avait  été  fondée  par  d'anciens 
élèves  d'Henri  IV,  comme  É.  Augier,  Barbaroux 
et  G.  Gay-Lussac.  Ce  dernier,  mon  camarade  de 
prison  au  ministère,  m'y  avait  introduit.  La  nour- 
riture y  était  très  simple  et  très  bonne;  la  pen- 
sion d'un  prix  très  modique;  les  convives  très 
jeunes.  Aussi  quel  entrain!  quelle  gaieté!  Parmi 
eux  je  ne  citerai  que  Bataillard,  un  excellent 
garçon,  admirateur  et  ami  de  Michelet,  qui  tra- 
vaillait toujours  à  une  histoire  des  Tziganes  qui 


^28  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

est  encore  à  paraître;  Pron,  fils  du  général  baron 
Pron,  futur  préfet  du  futur  Empire,  et  déjà  bona- 
partiste; puis  Albert  Aubert,  ancien  normalien, 
rédacteur  au  National,  le  premier  en  date  de  ces 
transfuges  de  la  rue  d'Ulm  dans  la  politique  et 
la  littérature,  bien  avant  le  glorieux  exode  des 
Prévost-Paradoi  et  des  About  :  voix  perçante,  mé- 
tallique, esprit  vif  et  paradoxal,  il  était  terrible 
dans  la  discussion;  enfin  Fromentin,  déjà  réservé, 
fin  et  distingué.  Il  faisait  son  droit  alors  et  n'avait 
pas  encore  découvert  le  Sahara  et  le  Sahel,  d'où 
il  devait  revenir  avec  un  double  talent.  Nous 
nous  liâmes  très  vite.  Je  ne  sais  s'il  avait  déjà 
vécu  son  roman  àeD ominique,  mus  sa  distinction 
native,  l'incertitude  de  sa  vocation,  la  finesse  de 
son  esprit  m'avaient  attiré  vers  lui  dès  le  premier 
jour.  Plus  tard,  il  partit  pour  l'Afrique,  moi  pour 
l'Allemagne  et  l'Orient;  la  vie  nous  sépara.  Mais 
j'avais  gardé  de  lui  le  plus  sympathique  des  sou- 
venirs, et  quand  nous  nous  retrouvâmes,  quand 
j'allai  lui  porter  le  grand  témoignage  de  Lamar- 
tine, comme  je  l'ai  raconté  dans  les  premières 
pages  de  ces  récits,  quand  nous  allions  renouer 
et  resserrer  les  liens  d'amitié  de  notre  jeunesse, 
la  mort  le  prit  avant  l'âge  et  l'enleva  à  l'admira- 
tion de  tous  et  à  l'affection  de  ceux  qui  l'avaient 
connu.  Plus  tard  encore,  quand  j'allai  en  Afrique 
à  mon  tour,  ce  merveilleux  pays  le  rappela  si 
vivement  à  ma  mémoire,  que  je  lui  consacrai  les 


ÉPILOGUE  329 

vers  suivants;  ils  diront  mieux  que  ma  prose  les 
sentiments  qu'il  m'avait  inspirés  : 

O  Fromentin!  ami  de  mes  jeunes  années! 

La  vie  a  pu  disjoindre  un  jour  nos  destinées, 

lu  longtemps,  trop  longtemps,  écartant  nos  chemin., 

Sans  diviser  nos  cœurs,  séparer  nos  deux  mains. 

Mais  plus  tard,  mûrs  tous  deux,  quand  nous  nous  rencontrante  ;, 

Quel  élan  mutuel  a  rapproché  nos  âmes  ! 

Hélas!  le  sort  jaloux  avait  compté  tes  jours! 

N'importe!  je  t'ahnai,  je  t'aimerai  toujours; 

Toujours  le  souvenir  de  ta  tête  pensive, 

Et  l'admiration  que  le  regret  avive 

Pour  ton  œuvre  charmante  et  tes  nobles  efforts, 

Te  feront  une  place  à  part  parmi  mes  morts. 

Et  ce  n'est  pas  ici,  dans  ce  Sahel  d'Afrique 

Qu'illustra  ta  palette  et  ta  plume  magique, 

O  peintre  deux  fois  peintre,  ô  poète  accompli! 

Que  pour  toi  dans  mon  cœur  peut  commencer  l'oubli. 

Charles  Gleyre  est  un  des  plus  nobles  exem- 
plaires de  dignité  et  d'élévation  morales  que  j'aie 
rencontrés,  un  des  rares  hommes,  à  ma  con- 
naissance, qui  n'ait  jamais  fait  de  compromis 
avec  sa  conscience.  —  Quel  éloge!  —  Pauvre, 
stoïque,  fier,  indépendant,  républicain  de  nais- 
sance et  de  conviction,  sacrifiant  tout  à  la  vérité 
et  à  son  culte  de  l'art,  sévère  pour  lui-même,  il 
avait  le  droit  de  l'être  pour  les  autres,  et  sa  mi- 
santhropie en  usait  parfois.  Mais  si  un  vieux  levain 
de  protestantisme  aigrissait  à  son  insu  certains 
de  ses  jugements,  il  était  de  bonne  foi  et  cher- 
chait toujours  la  justice.  Mon  frère  a  dit  un  jour 


330  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

sur  lui  un  mot  qui  renferme  la  plus  belle  des 
louanges  :  «  On  ne  le  quitte  jamais  sans  se  sentir 
meilleur  ou  sans  vouloir  le  devenir.  » 

Il  fuyait  le  monde;  ses  seules  récréations 
étaient  la  causerie  de  quelques  rares  amis  en  dé- 
jeunant au  café  d'Orsay,  le  matin,  ou  une  partie 
d'échecs,  le  soir.  Il  parlait  peu,  écrivait  encore 
moins  :  je  n'ai  qu'une  lettre  de  lui.  J'allais  le  voir 
à  son  atelier  de  la  rue  du  Bac,  surtout  quand  il 
avait  un  portrait  de  femme  à  peindre  et  qu'il 
fallait  tenir  son  modèle  éveillé  par  un  bout  de 
conversation.  Il  travaillait  lentement,  à  petites 
touches;  rien  de  la  fougue  de  Delacroix.  Dirai-je 
ici  toute  ma  pensée?  Je  ne  suis  qu'un  profane, et 
on  la  prendra  pour  ce  qu'elle  vaut  :  mais  je  me 
suis  demandé  parfois  s'il  était  né  peintre,  et  si  la 
nature  n'avait  pas  plutôt  fait  de  lui  un  penseur, 
un  méditatif,  qu'un  artiste.  Il  paraissait  subir  son 
métier  et  l'aimer  peu;  il  n'avait  pas  un  tempéra- 
ment de  coloriste,  et  son  crayon  était  bien  supé- 
rieur à  sa  palette.  N'en  peut-on  pas  dire  autant 
de  M.  Ingres?  et  il  aimait  son  art,  celui-là,  et  avec 
passion,  avec  jalousie!  Gleyre  en  sait  quelque 
chose;  on  connaît  l'histoire  du  panneau  de  Dam- 
pierre  peint  par  Gleyre  et  dont  Ingres  exigea  la 
destruction.  Pour  moi,  je  donnerais  toutes  les 
peintures  d'Ingres  pour  ses  petits  portraits  au 
crayon.  Il  n'a  de  génie  que  là.  Avec  Gleyre,  il  en 
allait  un  peu  de  même,  ses  esquisses  valent  mieux 


ÉPILOGUE  33  I 

que  ses  peintures  achevées.  Il  restait  des  mois 
entiers  sur  la  même  figure,  et  quand  on  furetait 
dans  son  atelier,  on  trouvait,  tournées  vers  la  mu- 
raille, d'admirables  esquisses,  la  plupart  au  fusain, 
qui  attendaient  leur  tour  pour  passer  sur  le  che- 
valet du  peintre.  On  peut  les  voir  dans  la  très 
précieuse  collection  qu'il  a  léguée  à  son  digne 
ami,  Charles  Clément.  Il  y  avait  là  des  trésors 
d'idées,  d'impressions  et  de  poésie,  qui  ne  de- 
mandaient qu'un  peu  de  travail  pour  recevoir 
leur  expression  définitive,  et  qui  attestaient  à  la 
fois  la  fécondité  de  l'esprit  et  la  paresse  de  la 
main  chez  le  maître  qui  les  avait  créés.  Que  de 
fois  ne  l'ai- je  pas  gourmande  de  cette  paresse, 
ou  plutôt  de  sa  lenteur  !  Il  s'était  attaché  à  moi, 
malgré  la  différence  de  nos  caractères,  et  me 
raillait  à  son  tour  doucement  de  mon  optimisme 
en  tout,  et  particulièrement  à  l'égard  de  la  femme. 
Sur  ce  chapitre-là,  il  était  d'une  inexorable  sévé- 
rité :  était-ce  l'implacable  ressentiment  d'une 
expérience  malheureuse,  le  parti  pris  d'un  stoïque 
insensible,  ou  l'austérité  d'un  puritain?  Je  n'ai  pu 
le  deviner.  Un  jour  qu'il  trahissait  ainsi  par  quel- 
ques mots  sceptiques  son  mépris  de  la  femme, 
je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  dire  :  «  Mais  que 
vous  ont-elles  donc  fait,  pour  que  vous  les  jugiez 
ainsi?  »  Il  se  mit  à  sourire  tristement,  et  ce  fut 
toute  sa  réponse. 

Je  le  répète,  je  n'écris  pas  sa  vie,  je  ne  décris 


-}}2  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

pas  ses  œuvres  :  Charles  Clément  l'a  fait,  et  il 
n'y  a  pas  à  y  revenir.  Mais  que  je  voudrais  donc 
pouvoir,  en  ces  quelques  lignes,  laisser  un  crayon 
durable  de  cette  noble  et  triste  figure  qui  me 
rappelait,  par  son  amour  de  la  solitude  et  son 
austérité  un  peu  farouche,  et  surtout  par  sa  gran- 
deur morale,  quelques  traits  du  caractère  de  son 
grand  ancêtre,  Michel-Ange  ! 

J'étais  encore  enfant  quand  je  vis  Ary  SchefTer 
pour  la  première  fois.  Mon  grand-père  était  venu 
nous  voir  à  la  pension  de  Fontenay-aux-Roses,  et 
nous  avait  emmenés  à  Paris  pour  assister  aux 
fêtes  en  l'honneur  des  trois  glorieuses  journées. 

C'était  en  1 831  ou  1832.  Louis-Philippe  venait 
de  rétablir  Napoléon  sur  la  colonne  Vendôme. 
Le  jour  de  l'inauguration,  on  nous  offrit  des 
places  sur  le  balcon  de  l'appartement  du  général 
Baudrand,  qui  demeurait  alors  rue  Castiglione. 
Ce  qui  me  frappa  le  plus  dans  cet  appartement, 
ce  fut  le  portrait  d'une  jeune  femme,  Mme  Bau- 
drand, toute  vêtue  de  blanc,  une  figure  idéale, 
poétique,  pareille  à  celles  qu'on  voit  dans  les 
keepsakes  anglais.  Mes  douze  ans  en  furent  très 
impressionnés.  Je  ne  vis  pas  le  modèle  ce  jour-là. 
On  me  montra  seulement  le  peintre,  causant 
avec  le  général  dans  le  salon.  Mon  attention  fut 
bientôt  attirée  par  le  spectacle  du  dehors  :  la 
place  Vendôme,  les  boulevards  et  les  rues  adja- 
centes étaient  noirs  de  têtes;  un  peuple  entier 


ÉPILOGUE  33  ] 

était  là  qui  attendait  qu'on  enlevât  le  voile  qui 
recouvrait  la  statue.  Quand  il  tomba  et  qu'on 
aperçut  la  figure  impériale  se  dessinant  sur  le  ciel, 
une  acclamation  immense,  prolongée,  s'éleva  de 
partout.  Un  cri  de  :  «  Vive  l'Empereur!  »  jaillit 
de  la  ville  entière.  Cette  clameur  de  millions  de 
voix  semblait  sortir  des  pavés.  Jamais  je  n'en  en- 
tendis de  pareille.  Moi-même,  pauvre  innocent, 
je  sentis  bondir  mon  cœur  dans  ma  poitrine,  et 
je  criai  aussi  :  «  Vive  l'Empereur!  »  comme  les 
autres.  Que  Dieu  me  pardonne  !  ce  fut  la  première 
et  la  dernière  fois.  Je  n'avais  pas  encore  l'âge  de 
raison. 

Plus  tard,  dix  ans  plus  tard,  je  revis  SchefTer, 
toujours  chez  le  général  Baudrand,  dans  ce  salon 
de  la  rue  Saint-Florentin,  dont  j'ai  parlé  à  propos 
de  Lamennais.  A  la  mort  du  général,  il  épousa  sa 
veuve,  et  j'allai  les  voir  rue  Chaptal.  Mme  Ary 
SchefTer  ne  ressemblait  plus  guère  au  beau  por- 
trait de  la  rue  Castiglione;  la  maladie  plus  que 
l'âge  avait  creusé  sa  fine  et  noble  figure.  Elle  se 
mourait  lentement,  et  elle  ne  se  résignait  pas.  Je 
l'entends  encore  me  dire  :  «  Me  voici  sous  son 
toit,  je  puis  l'aimer  enfin,  et  je  vais  mourir  !  » 
Elle  mourut  en  effet  peu  de  temps  après,  et  Ary 
SchefTer  resta  seul  avec  sa  fille,  Mme  Marjolin, 
qui  ne  quitta  jamais  son  père  qu'elle  adorait.  Il 
méritait  ce  culte  aussi  bien  par  son  caractère  que 
par  son  talent.  Chose  singulière,  et  que  nous  re- 

i9. 


^34  SOUVENIRS    LITTÉRAIRtS 

trouvons  chez  Delacroix,  ce  caractère  et  ce  talent 
ne  concordaient  point,  et  ils  avaient  tous  deux 
une  physionomie,  une  apparence  qui  n'auraient 
jamais  révélé  leur  génie  propre  et  intime  d'artiste, 
même  à  l'observateur  le  plus  pénétrant.  Avec  sa 
figure  énergique  et  en  coup  de  vent,  son  regard 
froid,  même  un  peu  dur,  on  n'eût  jamais  soup- 
çonné dans  A.  ScheflFer  le  peintre  sentimental  des 
zMar guérites  et  des  {Mignons.  Il  avait  d'abord 
cherché  la  couleur  avec  Delacroix,  puis  le  dessin 
avec  Ingres;  enfin,  il  s'était  fait  une  manière  à 
lui  qui  traduisait  suffisamment  ses  aspirations 
idéalistes,  où  la  poésie  jouait  un  plus  grand  rôle 
que  la  peinture,  au  dire  de  certains  critiques.  Je 
n'ai  pas  à  juger  le  peintre  :  l'homme  me  suffit, 
et  il  y  en  eut  peu  de  plus  généreux,  de  plus  ou- 
verts à  toutes  les  nobles  causes,  à  toutes  les 
grandes  idées.  On  rencontrait  chez  lui  les  exilés, 
les  proscrits  de  tous  les  pays,  depuis  Krasinski, 
le  poète  anonyme  de  la  Pologne,  jusqu'à  Manin, 
le  dictateur  de  Venise.  C'est  dans  son  atelier, 
peuplé  de  chefs-d'œuvre  et  dont  les  parois  étaient 
tapissées  des  portraits  de  tous  les  grands  hommes 
modernes  peints  par  lui,  que  j'ai  entendu  Liszt, 
Franchomme  et  Mme  Viardot.  J'y  vois  encore,  au 
piano,  Gounod,  débutant,  qui  nous  chantait  dé- 
licieusement avec  une  voix  cassée  ses  premières 
mélodies  sur  les  vers  de  Musset.  C'est  là  égale- 
ment que  je  rencontrai  Renan.  Lui  aussi  débu- 


ÉPILOGUE  33f 

tait  :  c'était  un  jeune  homme  mince,  timide,  d'une 
conversation  charmante  où,  sous  un  voile  de  ré- 
serve et  de  modestie,  on  sentait  circuler  une 
fouie  d'idées  originales.  Quand  il  sortit,  resté 
seul  avec  A.  ScherTer  qui  continuait  de  peindre, 
je  lui  demandai  qui  était  ce  jeune  homme.  — 
«  Il  s'appelle  Renan,  me  répondit-il;  retenez  bien 
son  nom  ;  vous  l'entendrez  souvent  :  c'est  le 
sceptique.  »  Plus  tard,  ScherTer  eût  a'jouté  :  «  C'est 
le  remueur  d'idées,  c'est  le  poète  et  l'artiste  ac- 
compli. » 

La  veille  de  mon  départ  pour  la  Moldavie,  à 
la  fin  de  l'année  18^4,  je  dînai  chez  lui  en  belle 
et  même  illustre  compagnie.  J'y  causai  longue- 
ment avec  Manin,  et  surtout  avec  ma  jolie  voi- 
sine, la  fille  d'Henri  ScherTer,  étincelante  de  fraî- 
cheur et  de  grâce,  que  je  devais  retrouver  à  mon 
retour  mariée  avec  M.  Renan,  qui  était  aussi  un 
des  convives.  Ce  retour  n'eut  lieu  que  deux  ans 
après.  Je  n'avais  pas  pu  voir  la  grande  Exposition 
universelle  de  18 j'y,  et  j'en  demandai  des  nou- 
velles à  Ary  ScherTer,  lors  de  ma  première  visite; 
naturellement,  il  ne  s'agissait  entre  nous  que  de 
l'exposition  de  peinture,  où  chaque  maître  était 
représenté  par  l'ensemble  de  ses  œuvres  réunies 
à  cette  occasion.  «  Un  seul  y  a  gagné,  me  ré- 
pondit-il, c'est  Delacroix;  il  a  écrasé  tout  le 
monde.  »  De  la  part  d'un  rival  et  d'un  admira- 
teur d'Ingres,  l'aveu  était  tout  ce  qu'il  y  avait  de 


3)6  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

plus  flatteur,  et  je  m'empressai  d'aller  redire  ces 
bonnes  paroles  à  Delacroix. 

Elles  me  serviront  de  transition  pour  passer  à 
ce  grand  peintre.  Je  le  rencontrais  souvent  chez 
Bixio.  En  voyant  un  homme  du  monde  parfaite- 
ment correct,  au  teint  pâle,  à  la  chevelure  noire 
bien  peignée,  à  la  parole  douce,  fine  et  mesurée, 
à  l'attitude  modeste  et  distinguée,  en  l'entendant 
surtout  exprimer  son  admiration  pour  de  purs  et 
beaux  génies,  comme  Virgile,  Racine  et  le  Tasse, 
on  n'eût  jamais  soupçonné  qu'on  était  en  face 
du  plus  romantique  des  peintres,  du  plus  fou- 
gueux des  coloristes,  du  traducteur  par  le  crayon 
ou  le  pinceau  de  Dante,  de  Goethe  et  de  Sha- 
kespeare. Sa  littérature,  car  il  écrivit  aussi,  pré- 
sente le  même  contraste  :  son  style  est  classique; 
forme  et  idée,  tout  y  est  correct  et  plein  de  me- 
sure, même  quand  il  expose  et  défend  des  idées 
nouvelles.  J'ai  compris  plus  tard,  en  le  voyant 
travailler,  d'où  venait  cette  opposition  singulière  : 
c'est  qu'il  causait  et  écrivait  avec  son  esprit  et 
qu'il  peignait  avec  son  tempérament.  Or  ce  tem- 
pérament était  bilieux  et  fiévreux.  Il  se  mettait 
devant  sa  toile  dès  l'aurore  et  à  jeun;  il  ne  pre- 
nait de  nourriture  que  quand  il  avait  fini  sa  tâche, 
ou  que  le  jour  tombait.  Son  esprit  voyait  et  ai- 
mait le  beau,  même  le  beau  classique;  mais  sa 
main  nerveuse  et  agitée  ne  lui  permettait  pas 
toujours  de  le  rendre,  et  elle  l'emportait  dans  sa 


ÉPILOGUE  337 

fougue  vers  le  bizarre  et  même  parfois  le  laid.  Ce 
qu'il  cherchait  à  rendre  surtout,  c'était  le  drame, 
le  mouvement,  la  passion  dans  les  figures,  et 
dans  le  paysage  la  vérité  de  l'impression.  Per- 
sonne n'a  peint  la  mer  comme  lui.  Je  me  rappelle 
une  barque  de  naufragés,  peut-être  une  esquisse 
de  sa  barque  de  Von  Juan,  que  j'admirais  parti- 
culièrement, et  que  j'aurais  bien  voulu  pouvoir 
acheter;  mais  une  bonne  raison  m'arrêtait  :  j'étais 
étudiant  et  pauvre.  Quelques  années  après,  cau- 
sant un  jour  avec  lui,  je  lui  demandai  ce  qu'elle 
était  devenue  :  «  C'est  un  Russe  qui  l'a  achetée, 
me  dit-il.  —  Oserai-je  vous  demander  combien? 
—  Quatre  cents  francs,  »  fut  la  réponse.  Voilà 
comment  on  payait  la  peinture  dans  ce  temps-là, 
et  la  peinture  d'un  maître!  Aussi  les  peintres 
d'alors,  même  ceux  qui  avaient  du  génie,  ne  bâ- 
tissaient ni  hôtels  ni  palais. 

J'eus  le  bonheur  de  causer  deux  grands  plaisirs 
à  Delacroix  :  le  premier,  en  lui  redisant  l'opinion 
d'Ary  Scheffer  sur  l'Exposition  de  i8yy,  ainsi 
que  je  viens  de  le  raconter;  le  second,  en  lui  ap- 
prenant l'éloge  que  Gœthe  avait  fait  de  ses  litho- 
graphies composées  sur  le  Faust,  traduit  par 
Stapffer,  éloge  que  Delacroix  ignorait  complète- 
ment, quoiqu'il  remontât  à  une  quinzaine  d'an- 
nées. Mais  il  ne  figurait  pas  dans  les  œuvres  de 
Gœthe;  il  nous  a  été  transmis  seulement  parles 
soins  d'Eckermann.  Or,  les  Entretiens  avec  Gœthe 


3^8  SOUVENIRS     LITTÉRAIRES 

n'étaient  pas  encore  traduits  en  français,  et  j'eus 
la  joie  de  lui  révéler  la  page  où  le  grand  poète 
parle  du  jeune  peintre  français  avec  tant  de  sym- 
pathie et  de  satisfaction.  On  se  rappellera  peut- 
être  que  j'avais  eu  la  même  bonne  fortune  avec 
Mérimée.  Il  n'est  pas  mal  de  savoir  les  langues 
étrangères;  cela  fait  toujours  plaisir  à  soi,  et  quel- 
quefois aux  autres. 

Delacroix  aimait  à  écrire.  J'ai  vu  des  esquisses 
de  lui  où,  sur  les  marges,  avec  le  crayon  ou  la 
plume,  il  avait  noté  non  seulement  les  couleurs 
et  les  teintes,  mais  encore  des  incidents  de  sa  vie 
ou  de  sa  pensée.  Il  m'a  même  dit  un  jour,  en  dé- 
jeunant près  de  moi  au  café  d'Orsay,  qu'il  écri- 
vait tous  les  soirs  ce  qui  l'avait  frappé  dans  la 
journée.  Ces  carnets  ou  registres  si  précieux 
n'ont  pas  dû  périr.  Espérons  que  la  postérité  n'en 
sera  pas  privée.  Tout  ce  qui  vient  d'un  homme 
de  génie  est  le  patrimoine  de  l'humanité*. 

Mon  frère  avait  la  plus  grande  admiration  pour 
Delacroix;  il  avait  été  son  élève.  Et  lui  aussi,  il 
a  été  un  peintre!  et  j'oserais  même  ajouter  un 
artiste  accompli,  s'il  avait  mis  en  tableaux  les 
rares  qualités  de  ses  études.  Cher  frère,  c'est  par 
toi  que  je  veux  terminer  ces  trop  longs  Souvenirs. 
Personne  de  nos  jours  n'a  rendu  avec  plus  de 
poésie  la  beauté   du  ciel,  n'a  mieux  saisi  les 

*  Ce  journal  a  été  conservé.  Il  vient  même  de  paraître  chez  Pion, 
depuis  que  ces  lignes  sont  écrites. 


ÉPILOGUE  339 

nuances  de  la  lumière  et  les  aspects  changeants 
de  ces  scènes  aériennes.  Je  ne  puis  voir  un  soleil 
couchant  sans  penser  à  toi.  Puisque  j'ai  parlé  de 
Fromentin,  de  Gleyre,  d'Ary  SchefTeret  de  Dela- 
croix, qui  tous  t'ont  estimé  ou  aimé,  qu'il  me  soit 
permis  de  joindre  ton  nom  à  ces  noms  célèbres! 
Peut-être  même,  qui  sait?  n'ai-je  évoqué  ce 
groupe  de  peintres  que  pour  avoir  l'occasion  de 
parler  encore  de  mon  frère.  Il  n'a  pas  été  connu  ; 
le  monde  n'a  pu  apprécier  son  talent  exquis 
qu'après  sa  mort,  —  et  le  monde  oublie  si  vite! 
De  nouvelles  générations  s'élèvent  avec  d'autres 
besoins,  d'autres  visées.  La  gloire  a  passé  à  coté 
de  Claude-Jules  Grenier.  Peut-être  l'a-t-il  trop 
dédaignée;  elle  se  venge  alors  et  vous  condamne 
à  l'oubli.  Mais  si  le  monde  a  ses  lois,  l'amour 
n'est  pas  forcé  de  les  subir;  l'affection  fraternelle 
a  ses  droits  et  ses  devoirs;  le  cœur  peut  et  doit 
protester  toujours,  et  contre  l'injustice  du  sort  la 
revendication  est  éternelle. 

HyèreSj  iS<j2-yj, 


Sr+A 


TABLE 


DES    NOMS    DE   PERSONNES   CITES    DANS    CE   VOLUME 


Abeilard.   126. 
About  (Edm.).   328. 
Ackermann   (Mmc).  288-292. 
Adam  (Edm.).  277. 

—  (M,,,e  J.).  278. 
Agar  (M"'e).  241 . 

Agoult  (Ctesse  d').   109,  143, 

247,  276-286. 
Allan-Despréaux  (Mme).  81. 
Alecsandri  (B.).   134,  269. 
Ampère  (J.-J.).   171,   174. 
Arago  (Fr.).  5,   15,  298. 

—  (Emm.).  99,  298. 
Arc  (Jeanne  d').   196. 
Arnaud  de  l'Ariège.  35. 


Arnim  (M",e  Beltina  d').  160. 

232-303. 
Arnim  (Mlles  d').  299. 
Arvers.  74. 
Augier  (Emile).  3  s,  109,  152, 

229-259,  327. 
Auber.  226. 

Aubigné  (Agrippa  d').   148. 
Aumale   (duc  d').    211,  213, 

214,  225. 
Autran  (J.).  22. 
Azeglio  (Massimo  d').   303. 

B 

Balzac  (H.  de).  88,  175,  235, 
237. 


342 


TABLE     DES     NOMS     DE     PERSONNES 


Baraguay-d'Hilliers.   327. 

Barbaroux.  327. 

Barbey  d'Aurevilly.   176. 

Barbier  (Aug.).  66,  93,  155, 
163,  165,  167,  170,  172, 
177,   178,   185,   186. 

Bardoux.  174. 

Barrai.  3 10. 

Barthélémy  Sf-Hilaire.  217. 

Baudrand  (Gal).  56. 

Baudrand  (Mme).  6. 

Bataillard.   317. 

Beauchêne  (de).   188. 

Bedeau  (Gal).  309. 

Belgiojoso  (Pesse).  49,  57,  181. 

Béranger.  2,  4,  8,  47,  94. 

Berryer.  69. 

Bersot  (E.).  217,  320-324. 

Besson  (évêque).  318,  319. 

Biot.   190. 

Bixio  (Al.).  74,  76,  128,  156, 

M7,  3°4,  3°7-312- 
Bixio  (Mme).  73. 
Bœrne.   51,  58. 
Boileau.  303. 
Boispéan  (M,se  de).  206. 
Boissier.  213. 
Boissy  (M,s  de).  102. 
Bonnechose  (de).   10^. 
Brenot  (Ch.).  <$  5. 
Brimont  (Mme  de).  278. 
Brizeux.   154-186,  309. 
Buloz.   165,  292. 
Byron    (lord).    47,    65,    101, 

194,  224. 


Caillé  (Gal).  22. 


Cailleux  (de).  73. 
Calamatta.   102,   103. 
Cantacuzène  (Jean).  269. 
Carnot  (Hipp.).  278,  280. 
Caro  (E.).  120,  292,  309. 
Cavaignac    (Gal).    236,    238, 

244. 
Cavour  (Cte  de).  309. 
Cessia  (Mlle  de).  21,  30,  34. 
Chabouillet  (A.).  309. 
Chamboran.  22. 
Champin  (F.).  173. 
Champmartin.  1 10. 
Channing.  183. 
Charlus  (Mlle  de).  5. 
Charmes  (G.  X.  F.).  218. 
Charmes  (G.)  303 . 
Charmes  (F's).  257. 
Charnacé  (Mme  de).  280. 
Chamailles  (Mme  de)  22. 
Charpentier.   1  10. 
Charton.  309,  320,  323,  234. 
Chateaubriand.  2,   3,   8,  25, 

94,  M2- 

Chazal  (Mme).  262,  264. 
Chazal  (Léon).  262. 
Chenavard.   182. 
Chénier    (André).     39,    11S, 

162,   .85,  242,  317. 
Chopin.   90,    99,    105,    107, 

1  13,   121. 
Cialdini  (Gal).  95,  309. 
Clément  (du  Doubs).  331. 
Clésinger.  1  1  1 . 
Coignet  (Mme).  278,  292. 
Considérant  (Vor).   182. 
Corneille  (Pierre).  167,  242. 
Coppens  (Mme  de).  30. 
Courier  (P.-L  ).   1 34. 


CITÉS     DANS     CE     VOLUML 


Hî 


Coulure.  1 1 1 . 
Cuvilier-Fleury.  225. 

D 

Damrémont  (Mme  de).  22. 

Dante.  3  36. 

Dargaud.  22,  23 . 

Dauzats.  74. 

Delacroix  (E.).  216,  225,  309, 

Delavigne  (C,r).  93,  250. 
Depret  (C,Ic).   354. 
Desbordes-  Valmore     (Mme). 

146. 
Deschamps  (E.).  32  5. 
Desmousseaux  de  Givré.  206. 
Diderot.  90. 
Didot  (H.).  137. 
Dollfus  (C).  278,  280. 
Dosne  (M,le).  320. 
Doucet  (C).  218. 
Droz  (J.).  69,  70,  3  16. 
Du  Camp  (M.).  1  10. 
Dudevant  (Mce).   102,   105. 
Dudevant  (Solange).  100. 
Dumas  (Al.).  74  à   76,  240, 

309. 
Dumas  (fils).  104,  309. 
Dupanloup  (évêq.).  197,  2  1  c, 

213. 
Dupont  de  l'Eure.   1 5. 
Dupont-White.  32,  278,  280. 
Duval  (A.).  72. 


Eckermann.  147,  327. 
Eckstein  (B°"  d').   12. 


Farcy  (G.).  145. 
Flaubert  (G.).   117,   118. 
Flavigny  (Cte  de).  278. 
Fontaney.   173. 
Foucher  (P1).  85. 
Fouquier  (Ach.).  94. 
Franchomme.  3  34. 
Fresnel.   128. 

Fromentin.    39,    151,    327   à 
329. 


Gagneur  (Mme).  278. 
Gambetta.  236,  309. 
Garcia  (Pauline).  73 . 
Garibaldi.   309. 
Gautier  (Th.).  47,  104,  171, 
Gay-Lussac  (G.).  327. 
Gavarni.  83 ,  235. 
Gerando  (Mme  de).  278. 
Gérard  de  Nerval.  46,  164. 
Ghyka  (Pce).  268. 
Gigoux  (F.).  74,  309. 
Girardin  (É.  de).  247. 
Gessner.   169. 
Gleyre.  329  a   332. 
Gluck  (Ch.).  92. 
Gobineau  (Cte  de).  305. 
Goethe  (W.).  55,  52,  53,  97, 
1  12,   147,   169,  224,  23  !. 
Gounod.  334. 
Gréard.  321. 

Grenier  (Cl.-J.).   149,   169. 
Grévy  (J.).  278. 
Guéroult.  278. 


344 


TABLE     DES     NOMS     DE     PERSONNES 


Guerry  (abbé  de).   $. 
Guiccioli  (C'^").   101. 
Guizot  (F.).    5,    6,    s°,    »7S 
188,   189,  257,  281. 


H 

Haussonville  (Cle  d').  183. 
Heine   (H.).   43   à    67,    109. 

127,  154,   i64>   '88. 
Héloïse.  127. 
Hetzel  (J.)-  74,  84,  88,  182, 

2*°>  233,  237  à  259. 
Hollond  (Mme).  183,  184. 
Holtzmann.   197. 
Homère.   181. 


Hons-Olivier  (Mme).   176. 

Horace.  61. 

Houghton  (lord).  273. 

Houssaye  (H.).  21;. 

Huet  (P  ).  22. 

Hugo  (Vor).  8,  42,  66,  72  à 

75,  82,  83,  166,  .80,  185, 

219,  222,  224. 
Humboldt  (A.    de).   5,    298, 

292. 


Ingres.   324. 


Jal.  73. 

Janin  (J.).  240. 
Jasmin.  74. 
Johannot  (Tony)  88. 

K 
Krasinski.  334. 


La  Bruyère.   1 1  8. 
Lacordaire.  2. 
Lafayette  (Edm.).  97. 
Lacaussade   (A.).    178,    179, 

186. 
Lagden  (misses).   1  <,o. 
Laguéronnière.  22. 
Lamartine.   8   à    42,   72,    73, 

92,    109,    132,    146,    160, 

166,   180,    i8<i,  219,   223, 

271 . 
Lamartine  (Mme  de).   18,  20, 

27. 
Lamoricière  (Gal).  309. 
Laprade  (Vor  de).    159,   l6,> 

176,  180,  185,  205,  238. 
La   Roche -Guyon   (Desse  de). 

183. 
Lamennais  (F.).  2,  s,  6- 
Lanfrey  (P.).  24,  303. 
La  Saussaye  (de).  309. 
Laube  (H.).  59,  60. 
Laurent  Pichat.   166. 
Laverdant.  74« 
Lebrun  (P.).   190- 
Ledru  (Ch.).  239. 
Ledru-Rollin.  30^. 
Legouvé  (E.).  203,  210,  249. 
Lemoinne  (John).    230,    255 

à  258. 
Lenau.  303. 
Lesourd  (Gal).  $6. 
Lewald  (Fanny).  294. 
Liszt,  s,  6,  279,  334. 
Lceve-Weimar.  46. 
Loménie  (de).  2  14- 


CITÉS     DANS     CE     VOLUME 


34f 


Luther.   51. 

Luynes  ('lue  de).  273. 

M 

Machiavel.  24. 

Maistre  (J.  de).  21,  318. 

Mallefille.   113. 

M  anceau.  108,   109. 

Manin.  309. 

Manoël.  40. 

Manuel  (E.).  213. 

Mareste.  22. 

Marie.  15. 

Marjolin  (Mme).  333. 

Marliani  (M",e).  94,  98,  106, 

1  14. 
Marmier  (X.).  74. 
Marmontel.  90. 
Martin  (Henri).  2^,  i°4,  278. 
Massenet.  278. 
Maupassant  (G.  de).  303. 
Mazzini.  2^8. 
Meissonier.  230,  254. 
Mennessier- Nodier    (Mme). 

72,  77,  80. 
Menotte  (Ach.).   1  02. 
Mézières  (A.).  1  74,  2  14,  278. 
Michel-Ange.  332. 
Michelet.  278,  327. 
Mickiewicz.  96. 
Mignet.  71,  216,  217. 
Mirabeau.  35,  112,  123,  215. 
Mirés.  27. 
Mohl  (Mme).   184. 
Molènes  (G.  de).  305. 
Molière.  39,   1 1  2. 
Monpou  (H.).  92. 
Montalembert   (Cte  de).    81, 


109,    199,   208,   304,    3  12 

à  318. 
Montherot  (de).  3  5. 
Murât  (prince).  273. 
Musset  (Alf.  de).  39,  42,  53, 

6  6 ,  6  8  à  9  o ,  iii,  113,  119, 

131,    145,   154,    M8,    172, 

I  80,   181,  219. 


N 


Nadaud  (G.).  303. 
Napoléon  Ier.  1 1 2. 
Napoléon  III.  200,  252. 
Napoléon   (Jme).    205,    246, 

278. 
Narbonne  (C,e  de).  3C5. 
Nefftzer.  278,  280,  303. 
Nigra.  309. 
Noailles  (duc  de)  209. 
Nodier  (Ch.).  66,   68  à    90, 

109,   154,  333- 


O 


OElsner-Monmerqué.  294. 
Ollivier    (É.).    22,    32,    278, 

281,  319. 
Orsay  (Cte  d').   37. 


Paguerre.  1 5. 
Paschoud  (Martin).  22. 
Pasquier  (chancelier).  101 
Patin.  205. 

Pelletan  (E.).  138,  139. 
Pelletier  (M,les).  73- 
Pereire  (E.).  27. 


H6 


TABLE     DES    NOMS     DE    PERSONNES 


Peyrat.  278. 

Peyronnet  (M,ne  de).  22. 
Pierreclos  M,ne  de),   ai,  278. 
Pingard.  202. 
Planche  (G.).  174- 
Pongerville  (de).  205. 
Ponsard    (Fis).    27,    83,    109, 
m,  229  à  259. 

Ponsard  (Mme).  278. 

Pontmartin  (de).  182. 

Pouschkine.   57. 

Préault  (A.).  22,  65. 

Prévost-Paradol.   328. 

Pron  (Bon).  328. 


R 


Rachel.  85,  97,  241,  243. 

Rahel.   $9,  293. 

Ratisbonne.   198. 

Read  (Mmes).  291. 

Reber.  73,  74. 

Receveur  (abbé).  73. 

Regnard.   194- 

Rémusat  (Ch.  de).  183,  208, 

209,  303. 
Renan  (E.).    133,    M1*    IÔ2' 

278,  3°3>  334- 
Reumont  (A.).  294. 

Reynaud    (Ch.).    230,    239, 
240. 

Ricourt  (Ach.).  239,  241. 

Rigault  (H.).  194- 

Ronchaud(L.  de).  22,25,  36, 

278. 
Rossi  (Clessc).  293. 
Rossigneux.  73. 
Rothschild.  51,  133- 
Rotrou.   112. 


Rousset  (C).  212, 
Rudder  (de).  22. 


Sagan  (Desse  de).  293. 
Sainte-Beuve.  3,  89,  127-153, 

157-158,  172,  180. 
Saint-René   Taillandier.   46, 
155,    161,    163,    180,    182, 
212. 
Saint-Saëns  (Mme).  262. 
Saint-Saëns  (Ci,le).  263. 
Saint-Victor.  39. 
Saladin  (Hubert).  22. 
Sand  (G.).  8,  66,  82,  93"126' 

154,   173,  260. 
Sandeau  (J.).  96>  M3>   l  f4- 
Sandeau  (Mme).  116,  1.17. 
Saulcy  (de).  273,  309. 

Scheffer  (Ary).  $,  3  5>  9«- 
Scherer(Edm.).  278, 320-3  28, 

325. 
Seligny  (E.  de).   161. 
Sennevier  (Mme  de).  30. 
Shakespeare.    146,  168,  336. 
Shelley.  199- 
Spontini.  92. 

Solmar  (Hiette).  293,  294- 
Stahr  (A.).  294. 
Sterne.  23  5. 
Sternberg  (Bon  de).  294. 

Sully.   74. 

Sully  Prudhomme.  389. 


Tacite.  66. 

TaMu  (Mme.A.).  9î,  107,  '46, 
261-276. 


CITÉS     DANS     CE     VOLUME 


347 


Tastu  (père).  265. 
Tastu  (fils).  269,  271-272. 
Taylor  (Bon).  73. 
Thénard  (H.).  230. 
Thierry  (Ed.).  249. 
Thiers  (Ad.).  171,  207,  208, 

217,  219. 
Tieek  (L.).  295,  303. 
Tocqueville(Ctede).  304-307. 
Tocqueville  (Mn,ede).  305. 
Tourneux  (M.).   153. 
Toussenel  (Mme).  73 . 
Tribert.  278. 
Trochu  (Gal).   309. 
Troubat.  143. 
Troubetskoï  (Pcssc).  218. 

V 

Vacquerie.  220. 

Vallette.  22. 

Varnhagen    d'Ense.     59-60, 

293,  295. 
Veuillot  (L.).  3  18. 
Viardot  (M,,,e).  334. 


Vieillard.  73 . 
Viennet.  191. 
Vigny   (Cte  Alf.   de).   66,  74, 

93,    115,    166,     185,    190, 

192-  193  ,    196- 197,    319, 

267,  278. 
Villemain.    199,    201,   203, 

204,  251. 
Villers  (Mme  de).  75,  325. 
Vitet.  209. 
Vivier.  22. 

Vogué  (Mis  de).  273. 
Voïart.  265 . 
Voltaire.  39,   132,    159,    192, 

267. 

W 

Waldor  (Mie).  85. 
Walewski  (Cte),  33. 
Warens  (Mme  de).    120. 
Warwick.  170. 
Washington.   189,  201. 
Weiss.  74. 
Wey  (Fis).  74,  307,   309. 


TABLE 


Introduction.   Chateaubriand,    Béranger,  Lamennais.      .  i 

I.  Lamartine 10 

II.  Henri  Heine. 43 

III.  Charles  Nodier  et  Musset 68 

IV.  George  Sand 91 

V.  Mérimée  —  Sainte-Beuve 137 

VI.  Le  Dîner  Brizeux 154 

VII.  Autour  de  l'Académie 187 

VIII.  Ponsard  et  Augier 229 

IX.  Quatuor  féminin 260 

X.  Epilogue 30a 

Table  des  noms  de  personnes  cités  dans  ce  volume.   .     .     .  341 


G^^3^rs 


oAchevê    d'imprimer 
le  six  décembre  mil  huit  cent  quatre-vingt-treize 

PAR 

ALPHONSE     LEMERRE 

25,     RLE    DES    GRANDS-AUGUSTINS 

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