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Full text of "Sujets et paysages"

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HENRI DE RÉGNIER ^^^^•''- 



Sujets et Paysages 



PARIS 
SOCIÉTÉ DV MERGVRE DE FRANCE 

XXTI, RTE DE CONDÉ, XXYI 



SUJETS ET PAYSAGES 



DU MÊME AUTEUR 

Poésie 

, PHËmEns POÈMES i vol . 

POÈMES I vol . 

LES JEUX RUSTIQUES ET DIVINS I VOl . 

LES MP.DAILLES d'aRGILE I VOl . 

LA GITE DES EAUX. . . , I VOl . 

LA SANDALE AILEE I VOl. 

Roman 

LA CA NNE DE JASPE , . . , , I VOl . 

LA DOUBLK MAITRESSE ,.,.,... I VOl . 

LES AMANTS SINGULIERS I VOl . 

LK BON PLAISIR I VOl. 

LE MARIAGE DE MINUIT , I VOl . 

LE8 VAnANCES d'uN JEUNE HOMME SAGE I VOl. 

LES RENCONTRES DE M. DE BREOT I VOl. 

LE PASSÉ VIVANT I VOl, 

Littérature 

FIGURES ET CARACTERES I VOl . 

SUJETS ET PAYSAGES I VOl . 

EEÏiUlBâES VÉNITIENNES I VOl. 



HENRI DE RÉGNIER 



Sujets et Paysages 



QUATRIÈME ÉDITION • 



PARIS 
SOCIÉTÉ DV MERGVRE DE FRANGE 

XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI 
MCMVl 



4 



^s^Ç^.^C,^ 




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE l 



Quinze exemplaires sur Japon impérial, numérotés de i à i5 

Quarante-neuf exemplaires sur Hollande^ numérotés de jô à 64 

et trois exemplaires sur Chine, marqués A, B, C, 



JUSTIFICATION DU TIRAGE : 




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. 



I 
PAYS ET PAYSAGES 



UARBRE EN FLEURS 



Je suis allé rendre visite au grand magnolier des 
Champs-Elysées qui épanouit au soleil d'avril le 
houquet de ses fleurs soudaines, délicieuses et 
magnifiques. Elles sont l'annonce du printemps, 
mais c'est moins au nôtre qu'elles font penser qu'à 
celui de climats plus ardents et plus généreux où 
la nature est sans incertitudes et sans réserves. 
Ici, ces floraisons subites surprennent et inquiètent 
un peu . Elles sont faites pour des ciels plus sûrs . 

Il n'en est pas moins beau ce magnolier triom- 
phal et imprudent I II donne des désirs de Toyage 
et des idées de départ. On irait plus loin, si l'on 
suivait son conseil, que ne le permettent les vacances 
pascales, bonnes tout au plus à un petit tour de 
France. Il évoque des terres lointaines et dans 
mon souvenir je retrouve sa grâce exotique. Ses 
pareils embaumaient un air respiré jadis ailleurs . 
A sa vue j'ai revécu quelques journées passées 
en Louisiane, sur la fin d'un voyage en Amérique, 
à cette Nouvelle-Orléans dont les magnolias bor- 
dent les avenues plantées et odorantes. 



SUJETS ET PAYSAGES 



Néanmoins oe que j'aimais le mieux de la chaude 
ville créole c'était son centre resserré, les rues mal 
bâties et mal pavées de son vieux quartier, rues 
étroites et en arcades^ qui sentent le port et la 
savane et où, bien qu'on ne fût qu'au printemps, 
la chaleur était déjà forte et humide. La Nouvelle- 
Orléans n'est américaine qu'à demi. Elle est restée 
coloniale, si l'on peut dire. Elle a gardé quelque 
chose de ses origines françaises et espagnoles. 
Elle a une avenue Napoléon, et neuf rues qui por- 
tent le nom des neuf Muses. Son hôtel de ville, 
qui est l'ancien palais du gouverneur, s'appelle 
le Cabildo. Certes, il y a bien, çà et là, quelques 
maisons à quinze étages, mais aussi que d'agréa- 
bles masures I Que d'airs de chez nous, dont on 
ressent là-bas l'impression attendrie et un peu mé- 
lancolique ! Que cela ressemble peu à une Chicago 
ou à une New-York, cette ville provinciale d'une 
ancienne France d'Outre-mer 1 

Allez, pour vous en rendre compte, au petit res- 
taurant de M"*® Bezaudon. On y entre par une 
porte verte à claire-voie. La salle est sombre, la 
nappe blanche, l'argenterie terne, le service mo- 
deste et lent et la cuisine admirable. L'aspect du 
lieu est méridional et bordelais, avec une bonho- 
mie d'auberge à la française. L'eau de Vais y rem- 
place l'eau du Mississipi, seulement on vous y sert 
des crabes mous, et ce poisson, qu'on vous pré- 
sente, et qui est exquis, s'appelle du pompano* 



L AHBRB KN FLEURS 



Cela seul vous rappelle que vous êtes au pays des 
Nalchez et des Muscogulges, à quelques pas du 
Meschacébé.., 



Je ne prétends point tirer vanité d'avoir mangé 
les crabes mous et le pompano de Thonnéte M°*« Be- 
zaudon et je n'entends pas mériter par là le beau 
titre de voyageur. Ces faciles exploits de passant 
qui se déplace sont à la portée de tous et trop 
communs pour valoir à qui les accomplit aucune 
considération particulière. Il importe de la réser- 
ver aux voyageurs véritables, je veux dire à ceux 
qui se hasardent dans Finconnu des pays inex- 
plorés et dangereux et qui font preuve de har- 
diesse et de courage. Il en faut, en effet, pour se 
risquer ainsi aux chances d'un départ souvent sans 
retour. 11 faut même plus ; il faut une- sorte de voca- 
tion physique et morale, car les forces de Tâme ne 
sont pas moins nécessaires en pareilles entreprises 
que les forces du corps. L'explorateur résume en 
|ui cette double vertu. 

Notre époque nous propose de beaux types de 
cette race d'hommes, en même temps aventureux et 
pratiques, obstinés et hardis, vrais voyageurs ceux- 
là, et qui méritent notre admiration. Si l'Angleterre 
a son Livingstone et la Suède son Nanssen, nous 
avons, nous, des Brazza,des Bonvalot et des Mar- 



SUJETS ET PASSAGES 



chand, sans parler de bien 4'autres encore. Quel- 
ques-uns ont payé de leur sang rajudace de leurs 
tentatives. Tous ont dépensé leur vie à ce dur 
labeur et, si tous n'y ont pas également réussi, ils 
n'en ont pas moins donité par leur exemple des 
leçons d'énergie qui ne seront pas perdues . 

C'çst pourquoi nous gommas curieux du récit de 
leurs expéditions. Leurs carnets de voyage et leurs 
journaux de route sont des documents précieux, 
bien que l'attrait en soit parfois sévère et un peu 
moqotone; .mais ils ont une valeur de vérité, ils 
nous ouvrent une première vue sur les contrées que 
d'autres nous décriront ensuite avec plus de pitto- 
resque et de couleur. Ces riouveaujç venus repas- 
seront à leur tour par où les premiers auront passé ; 
mais, moins occupés qu'eux des difficultés de la 
route, ils en observeront mieux les. détails et nous 
offriront un tableau plus complet et- plus achevé de 
ce que leurs devanciers ont seulement esquissé au 
hasard des campements et parmi les soucis de l'étape ; 
mais ce spnt ceux-là, tout de même, qui préparent 
le^j voiçsaiiix touristes de l'avenir». C'est pourquoi 
leurs relations doivent prendre et gs^rder une place 
honoiiable dans la grande bibliothèque des voyages. 
Elles ont droit de vivre à côté d^s chefs-d'œuvre 
littéraires qui nous peignent, en un langage plus 

! éclatant et avec des nuances plus subtiles, la figure 

f des pays lointains. 



^^^AR^HK Eîf PLEURS 



Les plus boânx livres de Toyages n'ont pas, en 
effet, été écrits par des voyageurs de profession. 
Les leurs valent surtout par Tabondance des ren- 
seignements, lu, véracité des témoignages, l'intérêt 
des lieux visités, la difficulté qu'il y avait d'y par- 
venir» C'est ce ^ue nous devons à un Cook ou à un 
Bougainville, fiomme à un Nanssen ou un Mungo- 
Park, mais no«s demandons encore quelque chose 
de plus. Nous voulons non seulement que le nar- 
rateur ait vujdes choses curieuses, mais encore 
qu'il soit capable de nous les faire voir. Il faut qu'il 
nous rapporta et nous représente les spectacles 
qu'il est allé ichercher pour nous à l'autre bout 
de la terre. Il: nous doit non point un catalogue 
d'observations ni un répertoire de faits, mais une 
sorte de miroir magique ^ui évoque à nos yeux 
des images viyanttes ei précisesv II y faut de l'art. 

Notre temps^ s'est mis en devoir de nous satis- 
faire à cet égôrd. La facilité d'aller partout aug- 
mente de jour en jour. Les points les plus divers 
du globe communiquent maintenant entre eux par 
des voies régulières et commodes. Aussi le nombre 
des voyageuns volontaires s'est-il singulièrement 
accru. Grâce à eux> une littérature est née. Les 
artistes se sont mis à courir le monde. Ecrivains, 
poètes, philosophes même ont rivalisé d'ardeur. 



l4 SUJETS ET PAYSAGES 



Lisie sont imprégnés de parfums exotiques et de 
lumières lointaines. L'Italie a fourni à SCendhal 
sa Chartreuse de Parme et les Goncourt en ont 
rapporté Iqwv Madame Gervaisais.T^^wive^ se sont 
contentés de nous raconter simplement ce qu'ils 
avaient observé et senti; tous se sont enrichis au 
spectacle des choses et à la diversité des horizons. 
Le voyage, en effet, a sa vertu spéciale, ses 
mélancolies et ses joies particulières, qu*il est bon 
d'avoir éprouvées. Il renouvelle les pensées et, 
transplantées, comme ce magnolier des Champs- 
Elysées, elles s'épanouissent en fleurs odorantes et 
inattendues qui y montent des racines même de 
notre être. 

1902. 



VILLAS A VENDRE 



Je ne connais rien de plus mélancolique que les 
villas à vendre. II y en a beaucoup le long de la 
petite plage où je me promène chaque jour, et je 
ne les regarde jamais sans penser aux humbles 
déceptions qui, peu à peu» ont amené les proprié- 
taires de ces bicoques d'été à leur infliger le désa- 
veu del'écriteau. Là bâtisse est un piège où se laisse 
prendre facilement le bourgeois français. On est 
tenté par Tagrément du lieu, le prix modeste du 
terrain, le plan ingénieux de Farchitecle, et Ton se 
trouve ainsi possesseur d^n cottage anglais, d'un 
chalet normand ou d'un castel gothique que leurs 
inconvénients insoupçonnés et I-obligation d'y 
revenir chaque année vous rendent odieux et pour 
lesquels on cherche désespérément un amateur de 
villégiature chez soi. C'est ainsi que de nombreux 
« Mon Désir » et d'innombrables « Mon Repos » 
forment le troupeau lamentable des villas àvendre> 
si tristes et si pénibles à voir, car elles représen- 
tent le déboire d'une illusion et la fin d'une fan- 
taisie. 



l6 SUJETS ET PAYSAGES 



Il n'y a pas, du reste, que les villas des plages 
qui subissent la destinée de l'encan, et j'en sais 
une, plus noble et plus illustre, dont parfois on 
remet le sort en question. C'est la villa Médicis. 
Le maintien ou la suppression de l'Ecole de Rome, 
qu'elle abrite, partage périodiquement Topinion. 
Ceux-ci en affirment, ceux-là en nient l'utilité^ 
et les arguments semblent tour à tour valables, 
car une pareille institution a ses mérites et ses 
défauts; aussi est-ce le total, et non l'énumération 
des uns et des autres qui doit importer et l'em- 
porter, et je ne me prétends pas assez bon arith- 
méticien pour tenter d'établir la balance. Cepen- 
dant il me semble entrevoir un point de vue très 
simple et très général qui pourrait paraître justi- 
fier l'existence de la fondation médicéenne. 

Il ne saurait être, en effet, inutile ou nuisible à 
des jeunes gens qui se destinent à l'exercice des 
arts de passer quelques années de leur jeunesse à 
l'écart des agitations du temps, à l'abri du besoin 
immédiat, dans des conditions propices à la ré- 
flexion et au travail et dans un lieu admirable, car 
c'en est un que cette villa Médicis, au flanc de sa 
colline romaine, parmi ses jardins d'où la Cité éter- 
nelle apparaît à la vue en sa grandeur morose et 
superbe. 

Qu'ils y viennent donc, ces jeunes gens, et qu'on 
les y laisse vivre à leur grél Qu'on n'exige pas 
d'eux les « envois » traditionnels! Qu'ils n'aient 



VILLAS A VENDRE I7 



point à prouver qu'ils ont appris là-bas quelque 
chose de nouveau. L'important serait qu'à leur 
retour ils sussent mieux ce qu'ils savaient déjà. Ce 
qu'ils ont à apprendre durant cette retraite, c'est 
eux-mêmes. L'utilité du séjour à Rome n'est pas 
technique, elle est psychologique. Qu'on ne leur 
donne ni enseignement, ni direction, et que, de 
cette école de l'esprit, ils ne rapportent pas l'es- 
prit de l'Ecole! 

C'est pourquoi, si j'avais à choisir un adminis- 
trateur à cette colonie artistique, je ne choisirais 
ni un peintre, ni un sculpteur, ni un musicien, 
mais simplement un homme aimable^ instruit et 
intelligent, qui aurait pour tâôhe de rendre agréa- 
ble et hospitalière notre villa nationale, dont il 
serait comme une sorte de Médicis moderne et 
bienveillant, sans action, sans parti pris et, par- 
tant, sans tyrannie* 



Ainsi conçue, l'Ecole de Rome n'aurait plus de 
raison pour exclure du nombre de ses membres, 
comme elle l'a fait jusqu'à présent, les écrivains. 
Est-il juste de leur refuser le privilège dont jouis- 
sent les artistes? Eux aussi pourraient tirer projSt 
d'un séjour à Rome. Leur jeunesse aurait aussi 
besoin de loisir et de méditation, et l'Etat devrait 
également en fournir le moyen à quelques-uns 

2. 



l8 SUJETS ET PAYSAGES 



d'entre eux. Mais si Ton veut laisser au pinceau, 
à Tébauchoir et au clavier la villa Médicis qui 
serait trop petite pour contenir ces nouveaux 
venus, il ne serait pas difficile de leur trouver 
ailleurs un abri convenable. 11 n'en manque pas 
dans cette même Italie. Son sol n'est-il point par- 
tout couvert de ces demeures construites pour 
la fastueuse vie d'autrefois, et maintenant trop 
vastes pour celle d'aujourd'hui, et qui se prê- 
teraient merveilleusement à l'existence en com- 
mun? 

Chacune des cités italiennes n'est-elle pas entou- 
rée ainsi de la couronne de ses villas ? Florence a 
les siennes. Elles se dressent, graves et charman- 
tes, sur les pentes des collines toscanes. De leurs 
jardins fleuris,elles dominent la ville du Lis rouge* 
Ses campaniles leur envoient le son de leurs clo- 
ches «harmonieuses. Est-ce parmi celles-là que nous 
choisirons? Mais, à défaut des florentines, n'a- 
vons-nous pas aussi les vénitiennes? Elles parent 
les rives de la molle Brenta de leurs colonnades 
bâties par Palladio et de leurs vergers pampres où 
s'écaillent, dans l'air humide et doux, leurs statues 
rongées de mousses. Et Venise elle-même n'offri- 
rait-elle pas dans un de ses nombreux palais une 
retraite appropriée au loisir intelligent et à l'acti- 
vité des pensées ? Où mieux rêver en paix que 
parmi le silence marin de la lagune, à moins qu'on 
ne lui préfère les eaux pures et bleues des lacs lom- 



VILLAS A VENDRE IQ 



bards ? Cependant, si nous voulons que noire villa 
ne s'éloigne pas trop de sa sœur médicéenne, 
cherchons-la aux environs de Rome méme^ sur les 
collines d'Albano ou de Frascati. Elle y existe 
sûrement. 

N'est-elle pas désignée d'avance pour que la 
France y héberge quelques-uns de ses jeunes écri- 
vains, cette villa d'Esté dont on a annoncé la mise 
en vente par Tarchiduc d'Autriche qui en est pro- 
priétaire? Et ne serait-ce pas une bonne occasion de 
compléter et d'étendre à la littérature le privilège 
réservé jusqu'à présent aux arts? Cette fin ne serait 
pas indigne de la noble demeure qui a vu Cha- 
teaubriand, Michelet et Taine venir rêver dans ses 
jardins, dont les perspectives vivent aux gouaches 
d'Hubert Robert et dont les hauts cyprès dressent 
leur feuillage rouge dans les sanguines de Frago- 
nard. 



C'est en voiture, et par son bois d'oliviers, qu'il 
faut aborder Tivoli. Les vieux arbres ombragent 
la route en lacet qui monte la colline. Montée tra- 
gique, si l'on peut dire, car je ne connais rien de 
plus douloureux que l'aspect de ces troncs tordus 
comme d'une souffrance végétale, crevassés, fendus 
et qui semblent porter en eux la marque de l'effort 
accompli à pousser en ce sol avare et dur. Ils en 



20 SUJETS ET PAYSAGES 



gardent, en leur forme, un air de torture et de 
misère qui contraste singulièrement avec leur 
délicat feuillage argenté. C'est par ce chemin qu'il 
faudra mener les jeunes élèves de la future Ecole, 
et je voudrais qu'ils comprissent, à la vue de ces 
arbres, la le^on qu'ils leur donnent. Ne leur ensei- 
gnent-ils pas, en un vivant symbole, que l'Art 
n'est pas uniquement un plaisir et un jeu? N'a-t-il 
pas ses difficultés et ses tourments et n'est-ce pas à 
ce prix que l'esprit produit ses fruits abondants et 
savoureux, pareils à ces petites olives qui pointent 
toutes luisantes, parmi le clair feuillage, au-dessus 
des troncs déchirés, et d'où sortira l'huile bien- 
faisante et douce où se nourrit la flamme qui 
éclaire et réjouit? 

Mais bientôt on est distrait de cette impression 
sérieuse etgrave par la pureté de l'air qu'on respire, 
la beauté de la lumière et le pittoresque de la petite 
ville qu'on traverse et que domine, debout sur son 
rocher, la ruine du Temple de la Sybille. Sur une 
place encombrée de mendiants, devant un portail 
ouvert, un gardien vend les billets d'entrée. Voici 
une cour entourée d'une colonnade. Un corridor 
obscur, qui descend en pente brusque, conduit à 
une suite de salles vides, décorées de peintures 
mythologiques, d*où une porte donne accès à une 
terrasse qui longe la façade de la villa. Bâtie au 
seizième siècle par les princes de la maison d'Esté, 
elle est de ce beau style italien noble à la fois et 



VILLAS A VENDRE 



rustique, mais le temps Ta dépouillée de tout son 
luxe intérieur. La vraie beauté qui lui reste est à 
cette balustrade de pierre. Venez vous y accouder. 

En étages, s'étend un jardin merveilleux et pro- 
fond d'où s'exhale un frais parfum de feuillage et 
d'eau. La grande cascade qui s'écroule au-dessous 
de vous, en une masse argentée et suspendue, 
rejaillit jusqu'à la hauteur de vos yeux en un jet 
d'eau puissant qu'accompagne le jet de verdure 
immobile de hauts cyprès. Entre ces arbres appa- 
raissent des statues, des vases et des bassins où 
mènent des rampes et des escaliers. Suivez ces 
allées couvertes, au détour desquelles murmurent 
des fontaines vives. Faites le tour de ces trois 
bassins carrés où l'eau, dans chacun, est d'une 
couleur différente, ici, verte ou bleue, là, presque 
noire, rien ne démentira cette première impression 
de surprise et de mélancolie que vous auront don- 
née les célèbres jardins. 

Certes, vous vous plairez à la variété quelquefois 
baroque des ornements, à la diversité des perspec- 
tives, à l'ingéniosité du détail, mais cet amusement 
ne sera que superficiel. Quelque chose d'âpre et de 
mortel se dégage de cette fête des yeux. Peu à peu, 
vous vous laisserez gagner par la solitude et le 
silence. Oui, ce lieu fut peut-être autrefois un lieu 
de plaisir. La main de l'homme l'a disposé jadis 
pour l'agrément des heures et le divertissement du 
regard, c'est elle qui en a combiné l'artifice, mais 



22 SUJETS ET PAYSAGES 



à celte première beauté s'en est peu à peu ajoutée 
une autre, plus efficace et plus mystérieuse, et c'est 
celle-là qui fait des jardins d'Esté ce qu'ils sont 
aujourd'hui, non plus seulement quelque jeu prin- 
cier, mais l'œuvre commune et unique de l'art, de 
la nature et du temps. 



C'est Ig temps, en effet, qui les a portés, ces 
jardins, à leur point de perfection. C'est lui qui a 
accru lii taille énorme de ces cyprès, qui a mordu 
la bordure de marbre de ces bassins, qui a effrité 
ces statues. C'est lui qui a renversé ce Silène qui 
gît àronibre des vieux rouvres, sa face rieuse et 
avinée tournée vers le ciel entrevu par les bleus 
iulersLices de l'épais feuillage. Sur son corps sans 
membres, le lierre vivant se mêle au lierre sculpté. 
Debout, il n'était peut-être qu'une figure médiocre 
due a qu Laïque ciseau inhabile; couché ainsi, il est 
devenu un bloc charmant et énigmatique. Comme à 
lui, n'est-ce point leur heureuse décrépitude qui 
donne à ces jardins leur charme pénétrant? C'est 
jualement en cet état que les maintenait l'archiduc 
lointain qui en était le possesseur indifférent, et 
c'est ce caractère qu'il lenr faudrait conserver s'ils 
passaient à d'autres mains et s'ils devenaient un 
prouiuaoir pour des jeunes gens méditatifs. C'est 



VILLAS A VENDRE 23 



tels qu^ils sont qu'ils pourraient être précieux à 
leurs nouveaux hôtes. 

La jeunesse, en effet, aune prédilection singulière 
pour les lieux de tristesse et de mélancolie. Il sem- 
ble que ces âmes neuTes prennent à ce contact une 
activité particulière. Elles y sentent mieux leur 
ressort et leur force. Mais il est bien peu probable 
que la villa d'Esté devienne jamais le complément 
logique de la villa Médicis. Les jeunes écrivains 
continueront à sefournir,à leurs dépens,de solitude 
et de loisir, sans que TEtat s'occupe d'eux davan- 
tage qu'il ne Ta fait jusqu'alors. C'est dommage. 
J'aurais imaginé volontiers un Paul Bourget ou un 
Maurice Barrés de demain promenant les rêveries 
incertaines de leurs vingt ans sous les ombrages 
des jardins d'Esté et y laissant venir à eux des 
pensées fécondes et sérieuses. Je les eusse souhai- 
tés, accoudés au balustre de pierre, respirant l'a- 
mère odeur qui, d'en bas, monte des buis sombres 
et des cyprès verts, et écoutant longuement et déli- 
deuseiuent le murmure des cascades, des jets d'eau 
et des fontaines dont le passant de ces beaux lieux 
emporte à jamais dans sa mémoire le bruit humide^ 
harmonieux et frais. 



MAISONS DE POETES 



La maison de rancienne rue des Noyers, qui 
porte le numéro 67 du boulevard Saint-Germain et 
où e^L in' Alfredde Musset, va probablement dispa- 
raître. Certes ces destructions sont regrettables, 
car tout ce qui peut contribuer à rappeler à notre 
esprit le souvenir d'un charmant poète est précieux 
et mérite d'être conservé. Je sais bien que l'auteur 
des A'aifs et de Rolla a d'autre sauvegarde contre 
Foubli qu^une plaque de marbre au mur d'un 
immeuble décrépit. Ses vers lui assurent une place 
toujours vive dans notre mémoire. Ses amours 
môme lui en ont redonné une dans notre curiosité. 
I Récemment, en effet, l'amoureux a en quelque 

' sorte remis le poète à la mode. Sa liaison avec une 

femme célèbre a été le sujet de plusieurs livres et 
d'articles innombrables. On a analysé, étudié, com- 
mcîilé celte aventure de jeunesse avec un sérieux 
et une minutie qu'elle ne comportait peut-être pas. 
On eti li même philosophé. Le détail rétrospectif 
de celte passion romanesque a amusé notre ima- 
gination. Elle aime à songer au Musset d'alors 



MAISONS DE POÈTES â5 



ardent, sensuel et irrité. Sa figure est séduisante 
et se détache sur un beau décor de couleur ita- 
lienne. 

Je ne sais si le charme du lieu où elle se passa 
n'a pas aidéun peu à Tintérêt de Taventure. Venise 
aservi nos deux amants romantiques et nous a 
rendus plus sensibles à ce qu'ils souffrirent l'un 
de Tautre. Leur histoire en a pris je ne sais quoi 
d'exotique et de lointain, et nous en imaginerions 
assez aisément les héros parés à la façon d'autre- 
fois : Lui, du manteau rouge, du tricorne et de la 
perruque; Elle, avec la jupe brodée, l'éventail et le 
masque des personnages que l'on voit aux tableaux 
de Longhi. Et même cet ajustement semblerait 
mieux leur convenir que la robe et la redingote 
de i836. 

Cette sorte d'illusion et de prestige est si vraie 
qu'il nous faut un effort pour réduire à sa juste 
proportion ce drame qui est aussi une comédie et 
nous apercevoir qu'il n'y eut là, après tout, qu'un 
malentendu sentimental entre deux êtres réunis un 
instant par leur fantaisie et séparés ensuite parleurs 
caractères. Ce fut cette différence de natures qui 
rendit si inquiètes et si tourmentées les relations de 
la jeune Berrichonne qu'était George Sand et du 
jeune Parisien qu'était Alfred de Musset, bien que 
les masques de Venise leur eussent, un moment, 
l'un à l'autre, caché leurs véritables visages. 



26 SUJETS ET PAYSAGES 



Cerlaînes maisons natales de poètes et d'écri- 
vains parlent fortement à l'imagination. Leur vue 
nous émeut et nous fait rêver, tant il semble qu'el- 
les aient été destinées, de tout temps, à l'événe- 
ment qui les a illustrées à jamais. Elles y parais- 
sent, pour ainsi dire, prêtes d'avance. A Saînt- 
Malo, celle où naquit Chateaubriand communi- 
que cette impression. Il y a parfois entre le lieu et 
l'homme une affinité mystérieuse. L'un semble 
approprié à l'autre par une sorte de convenance 
fraternelle. 

La maison natale d'Alfred de Musset n'est point 
de celles qui font songer. Elle n'a rien de particu- 
lier que le souvenir qui la distingue. J'ai quelque 
peine à m'y intéresser. C'est là, pourtant, que 
vécut, enfant, celui qui devint le prestigieux ado- 
lescent des Contes d'Espagne et d* Italie^ le jeune 
homme de Venise. Tout cela ne parvient pas à 
animer pour moi ces pierres. Elles me restent in- 
différentes. 

Il y a des êtres qui ont l'air d'avoir choisi où ils 
veulent naître. Alfred de Musset n'est pas de ceux- 
là. J'imagine volontiers plutôt pour qu'il y vînt 
au monde quelque maisonnette galante, quelque 
folie, comme, au dix-huitième, siècle, on en bâtis- 



MAISONS DE POETES %J 



sait aux barrières de Paris, coquettes et d'un rococo 
rustique, et dont le silence serait plein de vieux 
airs de danses, avec un jardin de roses et de buis, 
à Todeur amère et douce, et qui serait pareil au 
décor d'une des comédies ou d'un des proverbes 
du poète; mais Musset n'a pas eu la chance hau- 
taine d'un Chateaubriand, il n'a point assorti son 
lieu de naissance à son génie. 

D'ailleurs, l'endroit où nous naissons nous est 
imposé par le hasard. C'est ppurquoi les maisons 
natales célèbres ne nous parlent que rarement. Les 
maisons mortuaires illustres sont, à mon sens, 
plus pathétiques. Elles ont, à tout le moins, une 
certaine mélancolie qui leur vient de l'existence 
notoire qui s'y est terminée» On y a rêvé aux an- 
nées vécues et à l'œuvre accomplie. L'homme y a 
apporté avec lui ses souvenirs et ses regrets et la 
demeure garde quelque chose de vivant. Elle est 
éloquente par elle-même. Elle n'a pas besoin d'in- 
téresser nos yeux pour émouvoir notre pensée. A 
la maison de la rue des Noyers, où naquit Musset, 
je préfère ce triste logis de la rue du Mont-Thabor 
où habita et mourut le Musset vieilli, sombre et 
désenchanté, le Musset dont les lèvres ne tou- 
chaient plus qu'à la coupe empoisonnée. 



Il est pourtant une autre sorte de demeures fa- 



28 SUJETS ET PAYSAGES 



meuses, ni natales ni mortuaires, celles-là, et qui 
n'ont point la mélancolie des unesouTinsignifiance 
des autres. Elles représentent, dans la vie du poète 
dont elles évoquent le souvenir, ces relâches et ces 
complaisances qu'il y a parfois dans les destinées, 
une certaine faveur momentanée du sort qui semble 
permettre aux vivants de disposer à leur gré d'eux- 
mêmes. Aces instants que Thomme croit aisément 
durables, il éprouve le besoin de se ménager de 
quoi jouir de ce repos et de cette accalmie. 

Volontiers il se bâtit un toit pour y abriter cette 
fortune inespérée. Il rêve de fixer son existence 
en quelque endroit au goût de son esprit. Il y a, 
de par le monde, quelques-unes de ces maisons de 
poètes. Il faut les visiter avec soin. Elles sont tou- 
chantes et instructives. Elle nous apprennent, de 
celui qui les habita et les choisit hbrement,le genre 
d'horizon qui plaisait le plus à ses yeux, et ce qui 
lui paraissait le plus propre à l'agrément familier 
de la vie. 

J'aimerais à dresser la carte de ces demeures 
poétiques. Je les chercherais où elles sont, à la 
campagne ou la ville. J'aimerais y pouvoir marquer 
la villa d'Horace à Tibur et celle de Virgile au 
Pausilippe, comme le cottage où Edgar Poe, à 
Fordham, goûta quelques mois de bonheur et la 
maison de Weimar où Gœthe acheva noblement sa 
longue vie. Je ne manquerais pas d y indiquer ce 
petit château de la Poissonnière, où vécut Ronsard, 



MAISONS DE POETES 29 



au cœur de son Vendômois. Le temps Ta respecté. 
La vieille cheminée sculptée semble attendre la 
flambée d'automne. Les lieux d'alentour portent 
encore les noms que le poète a chantés en ses vers. . . 
La Fontaine Bellerie épand encore son onde où se 
mirait le pin que le poète plantait « en Thonneur 
de Gybèle ». Allez boire à son eau, un jour d'été, 
quand nos charmants paysages de France pnt toute 
leur grâce fraîche et précise, leur charme mûr. 



Je suis allé récemment à Ferrare. C'est une 
petite ville bizarre et triste. Sa cathédrale dresse 
une hautaine façade lombarde. Le château des 
Ducs est entouré d'une eau verte qui reflète ses 
murs rougeâtres. Le musée montre en ses vitrines 
les médailles de bronze, où Pisano et Matteo de 
Pastis ont ciselé les profils étranges des Princes de 
la maison d'Esté. Le pas résonne sur les dalles 
des rues désertes. L'une d'elles va au palais Schif- 
fanoia peint de fresques singulières. Une autre 
à une petite maison de pierre, aux fenêtres étroi- 
tes. A sa porte, j'ai tiré sur la chaîne d'une son- 
nette qui résistait au branle. Une vieille femme est 
venue ouvrir tenant à la main un trousseau de clés. 
Dans le vestibule, un buste d'homme barbu vous 
accueille. Saluez! c'est Ludovico Ariosto, l'auteur 

3. 



3o SUJETS ET PAYSAGES 



du Roland furieux. Nous sommes dans la maison 
de TArioste. 

C'est lui-même qui a composé le distique latin 
qu'on peut lire au-dessus de l'entrée. Il y dit que sa 
maison est petite mais non pauvre : parva sed non 
sordida, et il ajoute fièrement qu'elle a été faite 
pour lui, et qu'il l'a payée de ses deniers. Ce simple 
logis le contente. Voyons-le. Le temps l'a privé 
deîS meubles qui le garnissaient, mais la disposi- 
tion des pièces est restée la même. Un escalier 
étroit y monte. L'une de ses marches de brique a 
conservé encore un lambeau de son revêtement de 
bois. Le pied de T Arioste s'est posé là. Le poète a 
dormi dans cette chambre et a travaillé dans cette 
autre. Ses regards sont allés à ce plafond ingénieu- 
sement sculpté. Voici, dans une vitrine, quelques 
éditions anciennes de son poème, quelques auto- 
graphes de sa main. C'est par ces petits traits iné- 
gaux qu'il évoquait le Paladin Furieux. 

Fut-ce vraiment un grand poète que l'Arioste? Il 
faudrait le lire en sa langue originale, mais, en tous 
cas, il eut l'esprit plein de belles légendes chevale- 
resques et féeriques, l'imagination pompeuse, ga- 
lante et héroïque. Il aima les combats, les aventu- 
res, les rencontres et les enchantements. Nous som- 
mes dans la maison de l'Enchanteur lui-même, de 
celui qui a conduit, de chant en chant, de strophe en 
strophe, le long de son épopée, la brillante caval- 
cade de ses héroïnes et de ses chevaliers. La vieille 



MAISONS DE POETES 3l 



femme qui nous attend remue ses clés comme si 
elle voulait nous ouvrir l'entrée de quelque souter- 
rain dont les dédales nous mèneraient dans le 
monde fantastique du poète de Roland. C'est au 
jardin tout simplement qu'elle veut nous conduire. 
Il est petit et potager. 

Il n'y pousse point de forêt magique; on ne voit 
pas, marquée sur le sable des allées, l'empreinte 
du sabot des destriers ! II ne croît dans le jardin de 
l'Arioste que des plantes ordinaires, mais il me 
semble pourtant y respirer, dans le silence de sa 
solitude, l'odeur d'un laurier invisible. 

1903. 



FUMÉES 



Août 190 3. 

Il y a quelques semaines, ratlenlîon universelle 
était tournée vers la double fumée qui, deux fois 
par jour, annonçait au monde, dans le ciel romain, 
que le Conclave assemblé n'avait pas encore élu le 
nouveau Pontife. A peine a-t-elle cessé, cette fumée 
yaticane, qu'une autre monte à l'horizon, mais 
celle-là n'est plus réglée par la main des hommes. 
Elle ne s'élève pas, prompte et fugitive, faite de 
papier brûlé. Elle est épaisse et sulfureuse, mêlée de 
flammes et de bruit. Elle n'est pas un présage de 
paix et de concorde; elle est un signe de fléau. Ce 
n'est plus le Vatican qui délibère, c'est le Vésuve 
qui menace. 

Si les astronomes ne nous prédisent pas tout à 
fait la fin du monde, ils nous annoncent au moins 
de fâcheux événements cosmiques. La vieille force 
volcanique se réveille et tressaille. La lave bouil- 



FUMÉES 33 

lonne et roule sur les pentes de la montagne 
convulsîve. Naples surveille avec anxiété le cône 
redoutable. 

Nulle terre, cependant, ne semble moins faite 
pour le malheur et la catastrophe que cette lumi- 
neuse Campanie et ce golfe napolitain aux cour- 
bes nobles et pures. Ce pays fortuné ne donne 
vraiment que des pensées de plaisir et de joie, 
et nous associerions plus facilement Tidée de 
cataclysme à n'importe quel autre paysage qu'à 
celui-là. Il y a certains aspects tragiques du sol 
qui semblent en harmonie, d'avance, avec les sur- 
prises de la nature. Ils ont je ne sais quoi de sinis- 
tre, une âpreté particulière, qui est déjà comme 
un indice de bouleversement probable, mais cette 
terre de Naples, elle, n'a gardé de son caractère 
volcanique qu'une grâce ardente et chaude. 

A parcourir ces lieux admirables, on y éprouve 
partout un sentiment de sécurité et d'allégresse. 
Les lignes y sont douces et simples ; les couleurs 
riches et vives. C'est la contrée épicurienne. Pour 
arbres : le pin, l'olivier, l'oranger, le citronnier. 
Liés les uns aux autres par des guirlandes de 
pampres, ils semblent parés pour une fête dansante. 
C'est ici le pays des « fruits d'or », des fruits d'or 
rouge et des fruits d'or jaune. L'odeur de fleurs 
délicieuses s'y mêle au sain parfum de la mer. 

Elle baigne, cette mer, une ville voluptueuse où 
la pauvreté même et la misère ont leur gaieté et 



SUJETS ET PATSA6ES 



leur pittoresque. Certes, la dangereuse montagne 
est là, mais en apparence inoffensive. Qui pourrait 
croire qu'elle, qui porte des vignes, et, fertile, 
mûrit le raisin, elle . puisse avoir des ivresses brû- 
lantes ? Et pourtant Findolente couve des fureurs 
ignées. Elle vomit rouge, parfois. Elle est capable 
de grands désastres. On coiinatt ses antiques 
méfaits. On en annonce de prochains. Qui sait si 
Pompéi, ensevelie et retrouvée, ne va pas dispa- 
raître de nouveau sous la lave, après une exhu- 
mation éphémère?. . . Evoquons^ une fois encore, 
la cité jadis souterraine et que nous serons peut- 
être les derniers à avoir visitée... 



J'étais à Naples au printemps dernier et je la par- 
courais avec joie. Avant de voir la Ville morte, je 
voulais voir la Ville vivante. J'allais en entendre la 
rumeur à San-Martino, d'où Ton a Naples à ses 
pieds et, pour mieux dire, à son oj^eille. C'est un 
lieu singulier que cette Chartreuse avec son cloître 
gracieux où, sur les balustrades, reposent des têtes 
de morts sculptées dans le marbre. Chacune a son 
expression particulière, et l'une d'elles porte une 
couronne de laurier. Je la regardais en allant au 
petit balcon d'où Ton domine la Cité joyeuse. Là, 
son cri continuel et divers vous arrive en un bour- 
donnement lointain, et on hésite à redescendre 



FUMÉES 35 

dans ce qui, de loin, vous- envoie cette sourde et 
forte clameur. Mais Naples n'est point que mouve- 
ment et agitation. Elle a ses endroits de silence. 
Son musée est plein de marbres et de bronzes 
admirables. Les quatre Danseuses d'Herculanum 
y dressent leurs nobles attitudes. Il me semblait 
qu'elles allaient me prendre par la main pour m'in- 
troduire dans la vie antique et qu'elles me mène- 
raient jusqu'au seuil de leur ville ténébreuse... 

Après avoir passé la nuit dans l'hôtel qui s'élève 
au milieu de la campagne déserte, le matin, je suis 
entré à Pompéi. J'ai suivi le chemin qui conduit 
aux ruines, j'ai passé par la porte Marine. J'ai vu, 
sur les dalles plates des rues, les ornières creusées 
par les roues des chars ; j'ai visité les divers quar- 
tiers, le forum, les temples, les maisons. Je me 
suis arrêté auprès des fontaines sèches. Il y en- a 
une où l'on distingue encore, sur la margelle, la 
marque des mains appuyées, quand on s'y penchait 
pour boire bouche à bouche avec le petit masque 
sculpté dont les lèvres de pierre laissaient couler 
un filet d'eau. Ailleurs, voici, encore à leur place, 
dans le cellier ou la boutique, les amphores de vin 
et les jarres d'huile. Il faisait chaud sous un ciel 
gris qui semblait répandre sur les choses une cen- 
dre transparente. Le petit jardin propret et méti- 
culeux de la maison des Vettii m'a charmé ; c'est 
l'endroit gracieux de Pompéi ; puis j'ai erré long- 
temps au hasard, des Thermes à la voie des Tom- 



30 SUJETS ET PAYSAGES 



beaux et à la villa de Diomède, étonné, attentif et 
curieux. 

La curiosité est, en effet, le sentiment principal 
que l'on éprouve et que Ton satisfait à Pompéi. 
Ces ruines manquent de beauté. Nettoyées, correc- 
tes, elles ont un air didactique. Elles sont comme 
les pièces démonstratives d'une leçon en plein air. 
Il est vrai qu'on les a dépouillées de presque tout 
ce qu'elles contenaient de précieux. Les stucs peints 
ont été enlevés ; les statues ont été emportées. 
Il ne reste que je ne sais quoi de net, d'instructif, 
qui intéresse, mais qui n'émeut pas. 

On a bien fait peut-être... Le Vésuve, après 
tout, est un voisin peu sûr. Qu'il recouvre de nou- 
veau la cité morte, ce ne sera pas un malheur déplo- 
rable. Elle a donné ce qu'elle contenait de vivant, 
ses petits bronzes, ses objets familiers, ses mosaï- 
ques et ses charmantes peintures. Elle s'est assez 
montrée pour apprendre ce qu'elle était, et le sou- 
venir qu'on en garde est moins celui de la disposi- 
tion de ses rues et de l'aspect de ses pierres que 
telle figure à demi effacée, que telle arabesque 
rompue qui ornent encore quelque pan de mur où 
se promène, agile et vif, un petit lézard couleur de 
cendre. 



FUMÉES 87 



A vrai dire, cette déception des yeux devant ces 
vestiges du monde antique, ce n'est pas seulement 
à Pompéi qu'on la ressent. Je l'ai éprouvée aussi 
à Rome. Je mets à part, bien entendu, l'admirable 
Panthéon d' Agrippa, qui, lui, n'est pas une ruine. 
C'est un monument sinon intact, mais dont, du 
moins, l'aspect général a conservé sa forme. J'en 
excepte également les Arcs de triomphe, nobles et 
grands, et le Colisée, qui, en sa destruction par- 
tielle, a conservé quelque chosedelui-même.Pourle 
reste, avouons-le, les autres grands débris romains 
ne sont que des amas indistincts. Le Palatin, les 
Thermes de Caracalla ne semblent guère des œuvres 
dues à la main de l'homme. Leur masse fait penser 
plutôt à des singularités naturelles, à des falaises 
écroulées, à des grottes. Le Forum est un chaos. 
On n'a pas plus l'impression de ce que pouvait être 
ce lieu célèbre qu'on ne retrouve dans un squelette 
la physionomie du vivant qu'il a été. Le Forum 
actuel, fouillé, creusé, excavé, fait songer à un 
vaste rébus archéologique. Les savants cherchent 
le mot de l'énigme, mais le'passant s'arrête décou- 
ragé et incertain devant ces pierres innombrables, 
étiquetées et classées, en leur désordre incohérent. 

Je suis loin pourtant de vouloir nier le haut 
intérêt de ces recherches souterraines. Je note 

4 



38 SUJETS ET PAYSAGES 



simplement la déception du promeneur en quête 
de pittoresque et qui souhaite d'emporter dans sa 
mémoire des images de grandeur et de beauté. 
A celui-ci, la Rome d'aujourd'hui fera regretter la 
Rome d'autrefois, telle que nous l'ont dépeinte les 
voyageurs et les artistes de jadis, au temps où le 
Forum romanum n'était plus que le Campo Vac* 
cino. Sa vaste étendue était couverte d'herbe; quel- 
ques colonnes s'y dressaient çà et là; quelques 
débris soulevaient la terre mystérieuse. Ailleurs, 
les murs disjoints n'étaient pas encore consolidés 
de crampons de fer. Les plantes grimpantes et 
parasites animaient ces vieilles pierres de leur ver- 
dure et de leurs fleurs. Le lierre s'enroulait aux 
chapiteaux. Toutes ces ruines n'avaient point cet 
air surveillé qu'elles ont maintenant, cet air de 
bibelots informes et gigantesques, entourés de 
barrières et de grilles avec tourniquet. A présent, 
elles semblent comme isolées du sol où elles repo- 
sent. On les dirait prêtes pour l'exportation et on 
imagine le jour où quelque milliardaire américain 
achètera le Colisée ou les Thermes deCaracalla pour 
les transporter dans son parc et en orner ses jar- 
dins ; et peut-être aura-t-il l'heureuse fantaisie de 
les laisser de nouveau envahir par les mousses, 
par toute cette flore élégante et minuscule qui 
pousse aux joints des blocs et aux fissures des 
dalles, et ils reprendront alors l'aspect que leur 
donnaient, dans leurs sanguines ou leurs eaux- 



FUMÉES Hg 

fortes, où ils représentaient si ingénieusement et 
si pittoresqqement la Rome de ja4is, les Hubert 
Robert et les Piranèse. 



Ce n'est pas à Rome ni à Pompéi qu'il faut 
chercher la beauté des ruines antiques. Quittons 
Naples pour Sorrente et traversons sa presqu'île 
jusqu'à Amalfi. C'est une des plus belles routes 
du monde que cette route qui suit, au flanc de la 
montagne, le rivage escarpé de la mer, où on laisse 
derrière soi les îles de là Sirène, vertes sur le 
flot bleu. Amalfi est délicieux, avec son port étroit, 
ses couvents. Allons plus Join. Voici Salerne et 
son golfe arrondi ; puis la côte s'abaisse, la mon- 
tagne s'écarte. Le sol devient humide et plat. Les 
buffles gris aux cornes courbes enfoncent leurs 
sabots dans le terrain spongieux. La contrée est 
marécageuse. La fièvre habite l'air amolli. Le train 
s'arrête à une petite gare en rase campagne. Quel- 
ques pauvres maisons se groupent alentour... 
C'est Pœstum. 

Il ne reste rien de la ville qui s'éleva jadis en ce 
licu^ rien si ce n'est les trois temples qui sont l'hon- 
neur de cette mélancolique solitude. Le temple de 
Cérès, le temple de la Paix et le temple de Nep- 
tune. Celui-là, debout, supporte de ses colonnes 
harmonieuses ef renflées un fronton à demi détruit. 



40 SUJETS ET PAYSAGES 



C'est tout; mais comment dire la force, la tristesse 
et la beauté de cette ruine de marbre, posée sur 
l'horizon de la mer ! Et pourtant, cette mer est 
grise et uniforme, le ciel est lourd et laisse tomber 
de larges gouttes de pluie. Une bande de corbeaux 
criards tourbillonne et croasse. Que doit-ce donc 
être quand le soleil luit et que l'azur rayonne ! 
Même aujourd'hui, dans cet air terne, ce temple 
semble comme lumineux en son marbre couleur de 
miel. Il communique à l'esprit une sorte de joie 
grave et souriante. Il est sur la terre italique la 
première rencontre de la Grèce. On salue en lui la 
beauté. 

Le temple de Neptune, c'est pour lui que j'ai 
frémi, quand j'ai lu dans les journaux l'annonce 
des menaces du Vésuve. Certes, il n'a pas à redou- 
ter du volcan la lave et le feu, mais il a à craindre 
autre chose. Si la terre en tremblant allait ébranler 
ses colonnes et jeter bas son fronton ! Si une de 
ces brusques contractions du sol, qui sont comme 
les sursauts d'un mauvais rêve terrestre, allait 
effondrer le sanctuaire du dieu marin ! Il me sem- 
ble le voir vaciller et s'abîmer parmi les grandes 
acanthes vertes qui l'entourent et qui feraient à 
sa chute une couronne de leurs larges feuilles 
découpées. La solitude fiévreuse et triste, dont 
il est la dernière gloire, perdrait jusqu'à son nomi 
et la vieille Pœstum, qui survit encore en ses tem- 
ples, achèverait de mourir dans son air mal 



FUMÉES /{ I 

sain où tourne Taugure ailé d'un vol de corbeaux. 
Heureusement, et souhaitons-le, les présages, 
encore cette fois, auront été vains I Pompéi et 
Paestum dureront pour la curiosité des touristes et 
rémerveillement des rêveurs, Tune en son intérêt 
passionnant, l'autre en son émouvante beauté. La 
Ville et le Temple satisferont différemment les uns 
et les autres. La fumée vésuvienne se dissipera, 
comme s'est envolée la fumée vaticane, pour long- 
temps, et le nouveau Pontife, qui a vu s'écrouler 
le campanile de Venise, ne verra pas tomber le 
temple de Pœstum. 



II 



Avril 1906. 

Je me souviens de l'avoir vue, un matin de prin- 
temps, sortir de la mer Tyrrhénienne, cette petite 
île d'Ustica que les secousses volcaniques ravagent 
en ce moment et que ses habitants épouvantés 
abandonnent. Pauvre petite île qui bientôt peut- 
être aura disparu de la surface des eaux. Je ne 
connais d'elle que son aspect entrevu dans la 
lumière admirable d'une matinée marine. 

Les voyageurs, en effet, ne visitent guère Uslica. 
Qu'a-t-elle,du reste, à leur offrir? Elle ne contient 
ni ruines, ni curiosités . En vain les BaBdeker aver- 



4 2 SUJBITS ET PAYSAGES 



lissent que le géologue peut y étudier d'intéres- 
santes cavernes et qu'on y rencontre beaucoup de 
coquillages fossiles. Cette promesse ne suffit pas 
à attirer les touristes, pas plus que l'assurance 
qu'il s'y trouve deux montagnes, la Falconiera, à 
Test, et la Quadriga di Mezzo, à l'ouest. Il est juste 
d'ajouter comme raison à cet isolement qu'Ustica 
sert de Heu de déportation. Qu'importe, cependant, 
l'air y est-il moins pur^ le soleil moins doux? Elle 
m'a semblé belle cette Ustica, aperçue un moment 
au-dessus des flots bleus. Elle était pour moi Tan- 
nonce de la terre proche. Je Tai saluée avec joie à 
l'horizon avant que s'y dessinât la côte merveilleuse 
où rit Palerme et sa Conque d'Or. 

Aussi reste-t-elle liée dans mon esprit au souve- 
nir d'heures déjà lointaines, mais toujours déli- 
cieuses. Son nom sonore et rauque évoque dans 
ma mémoire toute la Sicile. D'autres noms se 
mêlent au sien, et chacun d'eux suscite à mes yeux 
quelque éclatante et vive image de beauté. 



C'est une très ordinaire rue de faubourg qui 
conduit de Palerme au cloître et à l'église de Mon- 
reale. Un tramway électrique la parcourt entre des 
maisons sans caractère. Ce n'est plus la Palerme 
hautaine et noble, avecses palais à fenêtres grillées, 
ses carrefours ornés de statues, son air de ville 



FUMÂBS 43 

orgueilleuse et grave* Ici, c'est une Palerme popu- 
laire et pauvre qui se continue de chaque côté de 
la route et disperse, devant la voiture qui nous 
mène, sa marmaille déguenillée. 

Ce n'est que lorsqu'on arrive à Rocca que le 
chemin se relève et commence à monter en lacet. 
Le long de sa pente rapide des jardinets en terrasse 
dominent la route. Parfois, à un tournant,se dresse 
quelque fontaine de style baroque. Bientôt les 
rampes deviennent plus abruptes. Les cailloux 
roulent sous les pas de chevaux. L'attelage souffle. 
Soudain, l'on se trouve sur la place d'une petite 
ville. L'air est pur et le ciel clair. C'est la fin d'une 
belle journée. Les cloches sonnent au double cam- 
panile. Les hautes portes de bronze sont ouvertes. 

Elle est vaste et magnifique, cette cathédrale de 
Monreale. Ses dix-huit colonnes de granit soutien- 
nent fièrement sa votite en ogive. Au moment où 
nous entrons, on célèbre un office. L'immense 
nef, toute retentissante de chants, vibre harmo- 
nieusement en sa noble architecture, mais ce ne 
sont pas ces voix qui la rendent vivante, ce sont 
les personnages sacrés des mosaïques qui l'ani- 
ment de leurs poses variées et de leurs costumes 
aux couleurs éclatantes. Leur nombre étonne, 
mais comme on les comprendrait mieux si l'on 
pouvait les contempler dans le silence I Ces cloches 
et ces cantiques troublent la rêverie et dérangent 
le mystérieux langage de gestes et , d'attitudes 



44 SUJETS ET PAYSAGES 



que parlent dans la pierre colorée ces apôtres, ces 
patriarches et ces saints... 

Aussi, est-ce dans le cloître, qui est proche de 
Téglise, que nous sommes allés attendre que la 
cérémonie fût terminée. Peu à peu, en effet, les 
cloches se ralentirent et cessèrent de sonner. Sans 
doute, l'office était fini. La vaste nef solitaire était 
redevenue silencieuse. Elle devait être bien belle à 
présent. 

Oui, mais qu'il était beau aussi ce cloître désert 
en son calme charmant et triste I La courbe des 
arceaux semblait reposer avec tant de paresse sur 
l'appui des chapiteaux I A un angle,la vasque d'une 
fontaine supportait une colonne si délicieusement 
torse ! Au-dessus du préau, la couleur du ciel était 
si délicate I II régnait là tant de paix et tant de 
douceur I 

Nous y sommes restés longtemps et nous y 
serions restés plus longtemps encore si, par une 
porte ouverte au bout d'une des galeries, n'était 
venu doucement et jusqu'à nous un parfum de 
fleurs invisibles. Ah ! qu'elles avaient raison de 
nous appeler vers le jardin où elles poussaient 1 
Il n'était pas grand, certes. D'humbles allées 
entouraient ses modestes plates-bandes. Une 
balustrade de pierre le bornait et invitait à s'ac- 
couder. 

N'est-ce pas un des charmes du voyage que d y 
rencontrer parfois, par hasard, un de ces lieux où 



FUMÉES 4^ 

Ton voudrait demeurertoujours? Leur vue procure 
à Tesprit - en curiosité une impression de repos 
précieuse et inattendue. La vie un peu errante et 
inquiète que Ton, mène vous fait goûter d'autant* 
mieux ces rapides désirs de séjour. Tout à l'heure, 
on cherchait la nouveauté, maintenant on ne peut 
plus détacher ses yeux du spectacle qui les ravît. 
Un mystérieux attrait retient et enchaîne soudain. 
Certaine couleur du ciel, certaines formes des cho- 
ses, un point de la vaste terre est devenu, en une 
minute, et à jamais, cher et familier. 

C'est ce que j'ai éprouvé dans ce petit jardin de 
Monreale où, comme d'un balcon suspendu, Ton 
découvrait le plus beau et le plus doux paysage, 
cette verte vallée de la Conque d'Or qui, de là, 
s'étend vers Palerme et la mer, et d'où montait, 
dans l'air pur et tendre du printemps de Sicile, 
l'odeur déjà nocturne des orangers. 



Je n'ai pas ressenti, à Taormine, ce plaisir si 
doucement mêlé de regret du petit jardin de Mon- 
reale. Il y a des lieux qui, pour admirables qu'ils 
soient, ne font qu'intéresser les yeux sans toucher 
le cœur. Ils se fixent dans le souvenir sans que 
rien s'ajoute à leur beauté. On retient l'ordre de 
leurs lignes, l'éclat de leurs couleurs. On leur sait 

4, 



4^ SCJKTS KT PAYSAGES 

eré d'exister, mais on n'a poar eux ni tendresse 
ni prédilection. Cest ainsi que j^ai conservé daas 
ma mémoire la magniâcence élégante da paysag'e 
taorminien. 

Nnl doute, néanmoins, qu*il ne soit un des plus 
nobles et des plus parfaits que Ton puisse rêver. 
Ne suffirait-il pas, d'ailleurs, pour en attester la 
noblesse, que les Grecs l'aient choisi pour y situer 
le théâtre dont les ruines s> voient encore? Elles 
nous afârmeat en quelque sorte par leur présence 
rharmonie naturelle de ce qui les entoure. 

Elles font plus encore cependant; elles donnent 
au site,dont elles complètent la splendeurlumineuse 
et linéaire^un accent particulier. Elles nous procu- 
rent en effet celte émotion forte et amère que nous 
communique le spectacle de toute destruction. Ces 
marbres épars, ces colonnes renversées, ces arca- 
des rompues suscitent dans l'esprit une invincible 
mélancolie. L'impression de tristesse grave qui se 
dégage de ces débris est même presque indépen- 
dante des souvenirs qui s*y rattachent. Qu'ils aient 
été un temple, un théâtre ou un palais, les restes 
de quelque chose qui fut grand nous émeuvent 
presque également. Ils nous parlent le même lan- 
gage ; ils nous offrent la même leçon. 

C'est à quoi je réfléchissais, par cette éclatante 
après-midi deTaormine où j'avais cherché contre 
le soleil Tabri d'un mur à demi éboulé. Jadis, il y 
a très longtemps, des hommes s'étaient arrêtés en 



FtJ&lâBS 4? 

ce même lieu. Us avaient contemplé le magnifique 
panorama delà cote sicilienne. Comme aujourd'hui, 
TEtna se dressait dans ce même ciel étincelant, et 
ils avaient choisi cette place pour y élever la scène 
où devait retentir la voix éternelle des poètes. Ils 
avaient voulu le rnonumènt digne des hôtes qu'il 
attendrait et des légendes héroïques ou divines 
qu'on y devait célébrer. Poiir cela, ils avaient 
creusé le roc et fouillé la terre. Ils avaient employé 
à cette œuvre le calcul et la force. Ils en avaient 
étudié les diffietisionâ et la forme. Ils avaient accu- 
mulé là lés rbatériâUx les plus solides et les plus 
précieux. Et totit lëui* effort avait été vain! 

Le temps en a eu raison, comme il a raison de 
tous les ouvrages humains. Il a disjoint les gradins, 
ébranlé les colonnes^ effrité les marbres. Il a fait 
le silence où retentissaient les paroles des Dieux 
et des Héros, où se lamentaient et s'exaltaient la 
plainte et la colère du Chœur. Les mots sonores et 
hairmonièùx qui portaient aux spectateurs l'ivresse 
tragique ou joyeuse de leurs rythmes ont perdu 
eux-mêmes leuf pouvoir. Le langage qu'ils consti- 
tuaient est devenu, sinon Une langue morte, au 
moins une langue endormie. Elle sommeille sous 
les signes muets de l'écriture, él,si une voix la 
réveillait et eîifaîâait résonner les syllabes oubliées, 
l*écho même de ce lieu n'en reconnaîtrait plus le 
sens et n'en retrouverait plus l'accent dans les bou- 
ches nouvelles qui ne feraient qu'offenser d'une 



48 SUJBTS KT PATSJLGKS 

rumeur barbare la solitude lumineuse de l'antique 
théâtre de Taormine. 



Pendant que j'écris ces pages et que j'essaie 
d'évoquer l'éloquente Taormine et de retrouver 
dans mon souvenir l'odeur des orangers de Mon- 
reale, une redoutable lueur illumine le beau ciel 
d'Italie. Ce n'est plus seulement la pauvre petite 
lie d'Ustica que secoue et disloque le feu souter- 
rain, c'est la grande Naples qu'il menace de ses 
ravages et qu'il couvre d'une cendre de deuil. La 
lave coule le long du Vésuve et s'y fraie des che- 
mins nouveaux. Encore une fois, la dangereuse 
montagne gronde et rugit. Espérons qu'elle s'apai- 
sera bientôt et qu'elle ne causera pas d'irréparables 
malheurs. 

Certes, un volcan est un voisinage toujours péril- 
leux, et la molle Naples doit redouter le sien. Elle 
doit l'aimer aussi, car il donne à son paysage célè- 
bre son aspect particulier. Naples serait moins 
Naples sans cette perpétuelle menace qui la domine. 
La présence du danger donne du prix à la vie. Le 
volcan napolitain est comme les brigands siciliens, 
qui ajoutent au tourisme une pointe d'inquiétude 
savoureuse. En allant visiter les temples d'Agri- 
gente, j'ai demandé au guide qui nous conduisait 
s'il n'aurait pas mieuic valu se faire accompagner 



FUMÉES 49 



par quelques carabiniers. Il a souri et m*a répondu : 
« Que voulez-vous, Monsieur, c'est bien difficile 
à dire : la route est trop sûre pour qu'il vaille la 
peine d'être escorté, mais elle ne l'est pas assez 
pour qu'il soit prudent de ne l'être pas. » 



1-* jn uzx et moi, 

:-- -^r. Z cie dit: 

-r itr !>-:». Celte 

r. ^ it;sc?e des sou- 

.:^' -tr-iieîi« c»récis. 

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j -~ vi tircotit une 

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2L >5r 'pa:5s;r quelque 

^- -^ :iLi vitre, je 

XUL ie jii rue, des 

. ..:, ,lî^ s'jL^îleul et 



SOUVENIR d'aLSACE 5i 



se dispersent. Plus personne. Toula coup apparais- 
sent des têtes de chevaux. Les cavaliers tiennent 
à la main une lance où flotte un petit drapeau... 
J'entends encore le bruit sec des sabots sur les 
pavéSy dans le grand silence, auquel succède un 
autre bruit, aigu et sourd à la fois, lointain, qui se 
rapproche et éclate, fort et strident, en même 
temps que se montrent les premiers casques à 
pointes... Ces soldats, ces tambours^ces fifres, tel 
est le souvenir que j'ai gardé de Tentrée des Prus- 
siens dans la petite ville où j'habitais, lorsque je 
venais d'avoir sept ans. 

« Sans comprendre exactement les événements 
qui avaient amené là ces nouveaux venus, je savais 
fort bien qu'ils étaient Tennemi. C'était luijcn effet, 
mais un armistice, qui venait de se conclure et qui 
annonçait la fin de la guerre, rendit sa présence 
plus incommode que dangereuse. Elle ne se mani- 
festa, au moins pour moi, que par le bruit quoti- 
dien des tambours rauques et des fifres perçants 
qui, devant nos fenêtres,sur la place, réglaient lepas 
des exercices militaires, et par l'intrusion, dans la • 
maison, d'une douzaine de gaillards bottés et cas- 
qués, sentant le suif et le cuir, qui étrillaient leurs 
chevaux dans la cour fet passaient leur temps à 
la cuisine, où ils engouffraient d'énormes pitances 
arrosées de nombreuses bouteilles. D'assez bons 
diables,en somme. Quelques-uns voulaient se fami- 
liariser avec le petit garçon qui leur rappelait peut- 



52 SUJETS £T PAYSAGES 



être des affections laissées au pays, mais, pour moi, 
ils étaient toujours Tenncmi. J'avais cependant 
d'eux moins de crainte que de méfiance. Il me 
semblait qu'ils étaient là moins pour faire du mal 
que pour prendre quelque chose. 

« Cette dernière impression tenait à un petit fait 
dont je me souviens fort bien. Il y avait sur le 
rebord d'une des fenêtres de la maison quelques 
vieux pots de fleurs, et je savais qu'au fond de l'un 
d'eux, sous la terre, on avait caché par précaution 
une somme d'argent. Elle était là, à l'abri d'une 
tige de géranium desséchée. Le pot mystérieux se 
trouvait le troisième de la rangée. Je le considérais 
souvent, très fier de connaître ce grand secret. Il 
me donnait l'idée que mes jouets n'étaient peut-être 
pas en sûreté et j'aurais voulu pour eux une cachette 
aussi bien choisie que ce vieux pot de terre rouge, 
à Tabaudon, sur l'appui d'une croisée. » 



« Vingt ans plus tard — reprit-il après un si- 
lence — je savais depuis longtemps pourquoi ces 
hommes à casques poiutus étaient venus, lorsque 
j'étais enfant, dans cette petite ville de France. Je 
savais qu'en quittant notre sol ensanglanté ces 
étrangers en avaient arraché deux lambeaux meur- 
tris. Deux de nos plus belles provinces étaient 
maintenant allemandes tout en restant françaises de 



SOUVENIR d'alsace 53 

cœur et de souvenir, et j'éprouvais de ce deuil ce 
qu'en éprouvaient tous les Français de mon âge. Je 
n'étais point un « chauvin » si vous voulez, mais je 
pensais que la force ne crée pas un droit définitif. 
Le sort de nos provinces perdues me semblait digne 
de pitié. Je lisais beaucoup Michelet. Vous con- 
naissez son « Tableau de la France ». Il y peint 
d'une façon admirable le visage terrestre de la 
patrie. Il me semblait y voir la double cicatrice dont 
l'avait marqué le fer étranger. 

« Ce fut dans ces sentiments que l'occasion s'of- 
frit à moi d'un voyage et d'un séjour en Alsace. 
Des amis m'invitaient à passer l'été dans une 
habitation qu'ils possédaient dans la montagne 
vosgienne. A cette époque, il fallait un passe- 
port. Cette contrainte, c'était un premier avertis- 
tissement qu'on vivait là-bas sous la lui du plus 
fort. J'en ressentis l'amertume et je me préparai à 
l'émotion de franchir la nouvelle frontière et de 
mettre le pied sur le sol conquis. 

« Pour se rendre où je devais aller, on quittait 
le chemin de fer à Belfort et l'on faisait le reste 
de la route en voiture. A mi-chemin, la frontière. 
C'était auprès d'un village, dont je revois encore 
les pauvres chaumières. A quelques centaines de 
mètres, un poteau noir et blanc annonçait la fin de 
la terre française. 

« Certes, Timpression que j'éprouvai fut pénible. 
Quoi, auparavant, tout ce beau pays qui s'étendait 



54 



devant moi, cette plaine fertile, ces montagnes qui 
s'élevaient à rhorizon étaient à nous! Mais, Tavoue- 
rai-je, mon émotion était moindre que je Tavais 
prévue, plus volontaire qu'instinctive. J'étais très 
jeune et très sensible à l'aspect des choses, et celles 
qui m'environnaient me plaisaient infiniment. Le 
paysage était charmant et ensoleillé. Il faisait beau. 
Un vallon se creusait entre des pentes boisées. Au 
penchant de l'une d'elles apparaissait, parmi les 
sapins, la maison où l'on m'attendait. J'allais y 
retrouver des figures amies. Mon malaise passager 
se dissipait. Cette douce journée ne promettait-elle 
pas un bel été ? 

« Il fut, en ejffet, d'une douceur singulière. Le 
jardin embaumait de roses; les sentiers deschamps 
menaient vers l'ombre des bois. Nous parcourûmes 
en de longues promenades la vallée et la montagne. 
Nous aimions ces horizons soudains et inattendus, 
la solitude, Tair pur de la hauteur, le parfum 
résineux des sapinières. Personne ne troublait nos 
courses tranquilles. J'oubliais que ce sol, que fou- 
laient joyeusement mes pas, était un sol asservi,' et 
il ne fallait rien moins, pour me le rappeler, que la 
rencontre, au détour du chemin, de douaniers alle- 
mands, qui, deux à deux, leur fusil sur Tépaule, 
une fleurette au coin de la bouche ou une baguette 
à la main, nous saluaient en passant d'un pacifique 
bonjour. » 



SOUVENIR d'alsacb 55 



« Cependant — conlinua-l-il — les chaleurs de 
l'été finissant, on songea à quitter la montagne 
pour la plaine. Dans une des petites villes qui la 
parsèment, entre le Rhin et la chaîne des Vosges, 
mes hôtes possédaient une vieille demeure de 
famille. Ce fut là que nous nous transportâmes. 
Le temps des chasses était venu. Tandis que les 
fosils abattaient les Kèvres et les perdrix, je pris 
l'occasion de ce divertissement, où j'avais peu de 
goût, pour continuer mes promenades. A mesure 
que je la visitais mieux et que mes excursions s'é- 
tendaient, mon affection augmentait pour cette 
contrée si riche et si pittoresque etpour ses aspects 
divers. En même temps que ses campagnes, je fré- 
quentais ses villes. Colmar me retint par son musée 
où les bois naïfs et anguleux de Martin Schœn- 
gaûer voisinent avec les deux chefs-d'œuvre de 
Mathias Grunwald, sa Crucifixion^ si prodigieuse- 
ment tragique, et sa Résurrection, plus prodigieuse 
encore, car il est plus facile de représenter la mort 
que de peindre l'immortalité. 

« Strasbourg m'offrit sa cathédrale merveilleuse, 
massive et empourprée. Ce fut au haut de sa flèche 
que se précisa un sentiment, qui peu à peu crois- 
sait en moi depuis que j'avais délaissé les champs 
et les montagnes pour les villes. J'y avais éprouvé 



50 SUJETS ET PAYSAGES 



le contact direct et brutal avec la con que te.Le joug 
militaire s'y montrait dans toute sa rudesse. Le 
vainqueur faisait parade de sa victoire. Strasbourg 
regorgeait de soldats. Sur le trottoir,on se heurtait 
à leur foule mouvante. Il fallait subir leur coudoie- 
ment continuel. C'était pour fuir cet ennui que j'é- 
tais monté à la flèche ; il me semblait que j'y res- 
pirerais plus librement que dans les rues sonores 
du pas éperonné des officiers et du grincement des 
sabres sur les pavés. J'avais donc grimpé les nom- 
breuses marches qui mènent à la plaie-forme. On 
débouchait là en plein ciel. En bas, Strasbourg 
s'étendait. Je regardai longuement la captive. La 
ceinture de ses fortifications la serrait d'une boucle 
de fer. Ses bastions, ses forts, ses retranchements 
dessinaient autour d'elle leur cercle indestructible, 
et cet appareil de défense avait je ne sais quoi de 
durable^ de définitif et de douloureux. 

« Telle était Timpression de malaise et d'éner- 
vement que je rapportais de celte visite en revenant 
chez mes amis. Je me réjouissais de les retrouver 
après celte courte absence. Je rentrais de chez l'En- 
nemi. La vieille demeure montrait son haut toit, 
ses larges fenêtres. Les arbres du jardin dépas- 
saient les murs de leurs cimes encore vertes. J'en- 
trai. Dans la cour, au milieu d'ungroupede cavaliers 
casqués, un gros homme en uniforme descendait 
de cheval et je le vis pénétrer dans la maison. ..Un 
corps de troupes allemandes manœuvrait aux envi- 



SOUVENIR d'aLSACE 67 

rons. Mes hôtes étaient désignés pour log^er le 
général. C'était lui qui venait de mettre pied à 
terre. Je pensai à son large dos, à ses jambes 
lourdes, à sa nuque rouge. Je le détestai violem- 
ment. 



« J'avais tort. Le général X... était un homme 
bien élevé. Il occupait avec ses aides de camp un 
pavillon isolé où il ne rentrait guère que pour se 
coucher. Il se comportait avec réserve et politesse. 
Durant son séjour, il trouva même l'occasion de 
rendre à ses hôtes quelques menus services, si bien 
que, la veille de son départ, il fut invité à dîner. II 
accepta. 

« Son entrée, dans le salon fut ponctuelle et 
automatique. Ses aides de camp et lui étaient en 
grand u niforme. Le général portait au cou une 
décoration. Il parlait français assez bien. Après 
quelques instants de conversation, on passa dans 
la salle à manger. Lé général s'assit, déploya sa ser- 
viette et leva les yeux. Tout à coup sa grosse face 
eut une brusque expression de mécontentement et 
de colère. 

« Devant lui, sur le mur de la salle, dans un 
haut cadre doré, se dressait une figure peinte. Un 
portrait en pied de Tempereur Napoléon III domi- 
nait les convives et, de son regard lointain, regar- 



58 SU/ETS ET PAYSAGES 



daitTAUemand attablé, dont les fortes mains frois- 
saient la serviette dépliée. Il y eut un silence. 
Nous eûmes tous l'impression qu'allait y éclater 
quelque injurieux propos de soudard et de vain- 
queur.., 

« Le gros homme ouvrit la bouche. Ses yeux 
rencontrèrent ceux du maître de la maison. Il con- 
sidéra sa carrure, le ruban rouge de sa bouton- 
nière, Fassielte qu'il caressait doucement et qui, 
au premier mot, eût volé à la tête de Tinsulteur, 
et il trempa sa cuiller dans le potage, tandis que 
son visage, où était apparu un instant le mauvais 
orgueil du vainqueur, reprenait l'expression de 
quelqu'un qui est bien aise de s'asseoir à une bonne 
table après une journée fatigante. 

« Le dîner fut excellent et le général fort aima- 
ble. Il parla de sa famille, de ses enfants, de tout 
ce qui rapproche les hommes les uns des autres, 
de ce qui forme leurs préoccupations communes, 
de ce qui fait oublier les différences de races et de 
nations, mais je ne pouvais, malgré cela, m'empê- 
cher de songer que, vingt ans auparavant, ce bon 
père de famille avait contribué à changer de place 
ces poteaux noirs et blancs qui marquent la fron- 
tière allemande et qu'en entrant en Alsace j'avais 
rencontrés, à quelques lieues de Belfort, dans une 
terre jadis française ; que c'était lui, peut-être, qui 
avait amené des soldats jusqu'à la lointaine petite 
ville, où, enfant, je les avais vus, d'une fenêtre, 



SOUVENIR d'aLSACE Sq 

un matin d'hiver, quand j'avais sept ans, défiler au 
son des tambours et des fifres, et que ces défaites 
et ces maux de ma patrie avaientété pour la sienne 
des joies et des victoires... » 
Mon ami s'était tu un instant. Il ajouta : 
« J'ai oublié le nom du général et celui d'un de 
ses deux aides de camp. Quant à l'autre, c'était un 
grand blond qui parlait beaucoup de Paris. Il s'ap- 
pelait M. de Schwartzkoppen. » 

1904. 



LES DERNIÈRES LETTRES 



L'été nous rend momentanément une habitude 
que nous sommes en train de perdre, je veux dire 
celle d'écrire des lettres, qui sera, sans doute, dans 
quelques années, une coutume que nous nous sou- 
viendrons mélancoliquement avoir pratiquée jadis. 
Ce n'est point que dans la vie quotidienne nous ne 
recourions encore continuellement aux servicesbien- 
veillants, mais irréguliers de la poste. En effet, nous 
timbrons beaucoup d'enveloppes, mais ce qu'elles 
contiennent n'a plus qu'un rapport bien indirect et 
bien lointain avec ce que doit être une lettre au 
sens propre et traditionnel. L'art épistolaire se 
perd, car il n'a presque rien de commun avec 
l'emploi usuel que nous faisons du papier pour 
convenir, par écrit, d'une rencontre ou d'un dîner. 
Encore ce moyen de s'entendre cède-t-il peu à peu 
la place à d'autres plus brefs et plus expéditifs. La 
Lettre se meurt ; la Lettre est morte ! 

On m'a raconté que Cecil Rhodes, homme pra- 
tique et avisé, brûlait, de parti pris et sans même 
les décacheter, les nombreuses lettres qu'il rece- 



I.E8 DERNIERES LETTRES 6l 

vait chaque jour. Il les dédaignait et ne retenait de 
sa correspondance que les télégrammes, persuadé 
qu'eux seuls pouvaient lui apporter quelque chose 
d'intéressant et mériter d'être ouverts. Il méprisait 
d'avance ce que pourraient bien avoir à lui dire 
des gens assez nigauds pour confier leurs pro- 
jets à la paresseuse et ordinaire lenteur des cour- 
riers. Il prévoyait un bavadarge inutile et s'évitait 
ainsi d'entrer en conversation avec des interlocu- 
teurs qui ne savaient point parler net et avec une 
promptitude toute électrique. 

Sans être des Cecil Rhodes, nous suivons invo- 
lontairement son exemple et son usage. Le télé- 
graphe et le téléphone deviennent les moyens de 
communication exclusifs et seront de plus en 
plus Tunique mode de s'entretenir à dislance. A ce 
moment la littérature épistolaire aura vécu, et cette 
fin aura des conséquences peut-être regrettables. 
Dans quelques années le roman par lettres sera un 
artifice de composition anachronique et purement 
conventionnel. Ce genre, à qui nous devons la 
Nouvelle Héloïse et les Liaisons dangereuses, les 
Peints par eux-mêmes, de M. Paul Hervieu, ou le 
Songe d'une Femme, de M. Remy de Gourmont, 
aura fait son temps et ne sera plus du nôtre. Ver- 
rons-nous alors le roman par petits bleus ou la 
nouvelle par cartes pneumatiques? Les grands 
hommes ne laisseront plus de correspondance, et 
quand, pour peindre un monde nouveau, nous sera 

5 



62 SUJETS ET PAYSAGES 



né un nouveau Balzac, publiera-t-on après sa mort 
le recueil complet de ses niessages téléphoniques ou 
un choix de ses meilleurs télégrammes? 



Je m'occupais à penser ainsi par divertissement 
et par oisiveté, car il est amusant de mêler au 
plaisir d'un voyage des pensées vaines et inutiles. 
J'avais quitté Paris pour prendre quelques jours de 
repos. La France est vraiment un pays charmant 
à parcourir. On y est sûr, à chaque pas, de pay- 
sages délicieux ou beaux. Il est rare aussi qu'une 
de nos villes ne contienne quelque monument cu- 
rieux, quelque débris d'histoire qui fasse rêver. 
Que de rencontres agréables pour qui voyage! Ce 
fut ainsi que je me trouvai un matin dans |a petite 
cité bretonne de Vitré, au milieu de ses maisons 
baroques et biscornues qui dégringolent ses rues 
en pentes, et ce fut là que me vint à l'esprit le 
souvenir d'une dame du temps passé qui fut, de 
son temps, une grande écriveuse de lettres et qui 
y gagna d'être un grand écrivain. 

Ce vieil usage avait du bon puîscpi'il lui valut 
l'immortalité sans qu'elle y prît garde et puisqu'il 
nous a conservé, de quelqu'un qui n'est plus depuis 
deux cents ans, une image assez forte et ass,ez 
nette pour que nous la voyions encore vivre en 
noire mémoire, surtout quand nous y aide quelque 



LES DeftNiines lettres 63 

circonstance. On ne peut guère passer par Vitré, 
en effet, sans pensera cette belle et honnête M™«de 
Sévigné, qui y séjourna à plusieurs reprises et qui 
data de son château des Rochers, voisin de là^ 
quelques-unes de ces lettres, parvenues à nous, 
comme pour nous montrer ce qu'était cet art 
d'écrire auquel les femmes renonceront les derniè- 
res ou seront les premières à revenir. 

La route qui mène de Vitré au château des 
Rochers est unie et douce. Certes, elle n'a plus rien 
des mauvais chemins d'autrefois, où se hasardait 
Mme (Je Sévigné pour se rendre à sa solitude de 
Bretagne. Les grands carrosses de jadis ne risque- 
raient plus de s'embourber aux ornières. L'antique 
guimbarde qui me conduit ferait pauvre mine à 
côté de l'ample attelage qui amenait le bon M. de 
Coulanges tenir compagnie à sa nièce, mais elle va 
tout de même au trot de son cheval maigre. La 
campagne est vertCj saine et tranquille. L'horizon 
est gracieux et modéré. On longe des haies et voici 
les arbres d'un parc. Une terrasse domine la route 
qui tourne en contre-bas. Une large pelouse 
d'herbe brûlée par le soleil s'étend ; au bout se 
dresse, parmi de beaux arbres qui l'ombragent, 
une vieille demeure de pierre grise. Ses hauts toits 
bleuissent d'ardoises. L'aspect du lieu est calme, 
grave, et de bon accueil. Les tourelles du château 
ont un air pacifique. Le corps du logis est assez 
vaste. C'est une solitude, mais une solitude agréa- 



04 SUfETS ET PAYSAGES 



ble, juste ce qu'il fallait à l'aimable femme qui s'y 
retirait, non par goût, mais par devoir, à des temps 
prévus et réglés, pour y mettre de Tordre dans ses 
comptes, vérifier Fetat de ses terres, respirer à 
Taise, soigner son corps, lire, se promener, écrire 
des lettres et prier Dieu. 

La chapelle touche le château. C'est une grosse 
tour, ronde et basse, au toit bossue. Le tableau 
d'autel porte les armoiries familiales. Le meuble 
de Toraloire est simple. On n'entend d'autre bruit 
que le balancier de Thorloge qu'on ne voit pas. 
Elle est placée au-dessus, sous le comble. Son 
mouvement rappelle que le temps passe et qu'il en 
a passé depuis l'époque où la bonne Sévigné s'age- 
nouillait là. Elle devait venir à la chapelle par le 
jardin, un beau jardin à la française, qui a gardé 
son ancienne disposition. C'est sur ce jardin que 
donnait de plain-pied la chambre de la châtelaine. 
On y a rassemblé quelques porlraits. Un grand 
lit d'autrefois y occupe une large place avec sa 
courte-pointe de soie jaune que M^^ de Grignan 
broda, dit-on, de ses mains. Ça et là, quelques 
fauteuils . 

Une vitrine montre des papiers jaunis; au bas 
de Tun d'eux, en hauts caractères un peu penchés, 
se lit le nom célèbre qui a signé tant de lettres 
spirituelles, tendres, maternellement passionnées, 
rieuses et charmantes, qui sont dans toutes les mé- 
moires, ces lettres qu'elle écrivait, selon Toccasion 



LES DERNIÈIIES LETTRES 65 

de rheure ou du jour, le souci du moment, avec 
cette verve qui n'est qu'à elle,qui va du bavardage 
à Téloquence par toutes les nuances de la grâce et 
de Tesprit, et qui conservent dans l'imprimé je ne 
sais quoi d'éternellement imprévu et de délicate- 
ment improvisé. De ces lettres, quelques-unes 
furent écrites ici même, entre ces quatre murs, les 
yeux à ce jardin familier, l'oreille au son de la 
grosse horloge de la chapelle qui donnait le signal 
d'ajouter le post-scriplum, de sceller Je pli et de le 
remettre au courrier qui devait l'emporter à tra- 
vers la France; elles le furent sur cette même table 
qui est encore là aujourd'hui et où s'inscrivent au 
registre ouvert à cette intention les visiteurs des 
Rochers, venus rendre hommage à celle qui per- 
sonnifie cet art aimable et suranné qui retrouve 
parmi nous, à la faveur de l'été, un regain mo- 
mentané puisqu'il est, si je puis dire, l'art de l'ab- 
sence, et l'absence est un état qui devient déjà de 
plus en plus rare, car déjà la voix de ceux qu'on 
quitte nous parvient à distance, et on inventera 
bien quelque photographie merveilleuse des corps 
et des pensées qui nous rendra inévitablement et 
partout présents les uns aux autres. 



J'ai toujours aimé les lieux qui nous rendent 
plus vives de^ présences illustres et passées, et j'en 

. 5. 



66 SUJfiTS ET PAYSAGKS 



ai fréquenté avec soin un certain nombre. C'est un 
plaisir d'émotion toute particulière et qui a son 
prix. Je l'ai ressentie aux Rochers, mais j'y ai 
éprouvé aussi que le souvenir d'une Sévigné est 
plus sympathique qu'attrayant. Oh s'intéresse plus 
à elle par raison et par convenance que par tou^ 
autre sentiment. Cette espèce d'indifFëretice affec- 
tueuse vient sans doute de ce que sa vie et son 
caractère manquèrent de romanèsqtle. L'irrépro- 
chable et charmante femme qu'elle fut inspil*e plus 
d'estime que de curiosité. On est bien aise que ses 
Rochers aient été un endroit agréable et cotnmode 
à habiter. On en goûte une sorte de satisfaction 
amicale, et on s'en tient là. D'ailleurs, cette place 
ne sert qu'au décor de sa vie. M™® de Sévigné 
n'est pas d'ici. Elle y vint, l'esprit tout fait et le 
cœur tout formé. 

Quelle différence avec ce qu'on peut éprouver, à 
quelques lieues de là, à Combourg, quand on voit 
au-dessus du village qu'il domine de sa masse 
solide et romantique, se dresser le château où 
Chateaubriand vécut les années les plus troublées 
et les plus pathétiques de sa jeunesse I Comme aux 
Rochers pour M"^^ de Sévigné, on montre à Coni- 
bourgla chambre de Chateaubriand relie est étroite, 
nue, creusée dans les épaisses murailles de pierre 
de la haute tour féodale. C'est un nid* de granit 
d'où prit son vol cette âme orageuse et sublime. 
Ce fut là qu'elle se nourrit de ses premiers rêves. 



LES DERNiÈaES LETTRES 67 

Tout ce qu'on voit à Combourg garde je ne sais 
quoi de grave et de solennel d'avoir servi aux 
songes d^une telle adolescence. 

L'air, les pierres, les arbres sont vénérables. 
L'étang aux eaux plates et endormies mire encore 
la mélancolie de René. Les hirondelles qui coupent 
le vent de leurs ailes tranchantes semblent encore 
celles qu'il voyait s'enfuir avec Tautomne. Toutes 
ces choses restent plus belles d'avoir été vues par 
des yeux qui en conservèrent iiné image de beauté 
et d'amertume. C'est d'elles que data cette vie pro- 
digieuse qui remplit de son récit pompeux et exalté 
les six volumes des Mémoires d'outre-tomôe, ce 
livre toujours étonnant de grandeur, d'orgueil et 
de tristesse, ce livre qui n'est qu'une longue lettre 
que Chateaubrian décrivit directement, du haut de 
sa gloire, à l'adressé de la postérité. 



JULIEN ET SON MAITRE 



Tout n'est-il pas précieux, qui nous rappelle, 
d'une façon ou d'une autre, le souvenir des grands 
hommes? De là cette curiosité qui nous mène aux 
lieux qu'ils ont habités, qui nous retient devant les 
objets qui leur ont appartenu. Ainsi, nous lisons 
avec plaisir les livres où parlent d'eux ceux qui 
furent leurs contemporaine. Quand un de ces con- 
temporains demeure le nôtre et survit assez au 
célèbre disparu pour que son témoignage en prenne 
quelque chose de rare^t de presque unique, avec 
quel intérêt passionné et respectueux ne l'écoutons- 
nous pas ? 

Cet intérêt même, il faut le dire, a quelquefois 
de singulières conséquences. Certes, parmi ces 
témoins du passé, nous préférons celui qui a vécu 
dans l'intimité du personnage sur qui il nous peut 
renseigner. Nous souhaitons qu'il ait été, par son 
caractère et sa situation, en état de bien pénétrer 
ce compagnon illustre ou ce maître glorieux, mais 
notre goût pour ces confidences rétrospectives est 



JULIEN ET SON MAITRE 



néanmoins si vif que nous nous contentons aussi 
de plus humbles apports à notre curiosité admi- 
ralive. 

Qu'un Paul de Musset, par exemple, nous cojite, 
en un livre charmant^, la vie de son frère Alfred, 
nous voilà ravis, mais nous ne serons pas mécon- 
tents non plus d'entendre la vieille gouvernante 
du poète des Nuits nous dire ce qu'elle aura retenu 
durant son séjour chez l'écrivain, de ses allures, de 
ses habitudes et de ses façons. Nous avons eu, il 
y a quelques années, dans les journaux les inter- 
viewas de cette respectable ménagère. Voici aujour- 
d'hui, dans un petit ouvrage paru récemment, les 
souvenirs du brave Julien, qui fut domestique de 
M. de Chateaubriand. 

Il faut reconnaître que Julien ne nous apporte 
sur le grand Breton qu'il eut l'honneur d'approcher 
aucune révélation inattendue et aucun détail bien 
nouveau. En bon serviteur, il n'a pas jugé conve- 
nable d'être indiscfet, même au profit de la posté- 
rité. Il a été fidèle au secret professionnel. A l'imi- 
tation de son maître, il n'a pas écrit de Mémoires 
d'outre^tombe. Il s'est contenté de rédiger un Iti- 
néraire de Paris à Jérusalem. C'est ce document 
curieux que nous offre un jeune érudit, M. Edouard 
Champion, et qu'il commente dans une amusante 
préface. J'y vois bien quelque irrévérence envers 
le plusgrand des romantiques, mais M. de Chateau- 
briand lui-même ne s'en offenserait pas. D'ailleurs 



70 ^ SUJETS ET PAYSAGES 



n'est-ce point lai qui nous a révélé le premier l'exis- 
tence de Julien et de son itinéraire ? 



« Julien, mon domestique et compagnon, a, de 
de son côté, fait son itinéraire auprès du mien », 
écrit M. de Chateaubriand, dans un passage de ses 
mémoires, à propos de son voyage en Terre Sainte. 
A cette mention, déjà si honorable, l'illustre pèle- 
rin ajoute la citation de plusieurs fragments des 
notes en question. Il y a même un endroit où il 
convient que la prose de Julien vaut mieux que la 
sienne. On ne saurait pousser plus loin la politesse. 
Chateaubriand est plein d'indulgence pour ce con- 
frère improvisé. Il est vrai que leurs deux génies 
ne peuvent se nuire. Ils ne se ressemblent pas tout 
à fait. 

Celui de Chateaubriand est trop connu pour que 
j'essaie de le définir, mais celui de Julien vaut la 
peine qu'on en dise quelques mots. Julien est réa- 
liste. Sa préoccupation principale est d'être exact. 
Il rapporte les événements en leur ordre et à leur 
date. Il n'embellit rien et il n'invente pas. Il faut, 
pour inventer et pour embellir, une sorte d'esprit 
qu'il n'a point et que, peut-être bien, il dédaigne ; 
il faut ensuite n'être pas complètement satisfait de 
ce qui vous arrive et de ce qu'on voit, et Julien 
n'est mécontent ni de l'un de Tautre. Il n'a pas de 



JUUZU ET SON MAURE 71 



déceptions, n^ayant pas d'idée préconçue. Il ne 
s'exalte pas et ne se monte point la tête, qu'il a 
bonne, mais qui est une tête ordinaire et celle de 
sa condition. Aussi ne s'exagère-t-il ni les plaisirs, 
ni tes dangers fiu voyage, il se borne à les cons- 
tater impartialement. Des villes où l'on séjourne et 
des pays que l'on traverse, il dit juste ce qu'il lui 
en semble. C'est un homme simple. 

H a son devoir et ses soins, et s'en explique sans 
embarras. Il reste dans sa sphère. Le logis, les 
provisions, les bagages, le concernent plus spécia- 
lement. II y veille. Ce qui ne l'empêche pas de 
regarder autour de lui. Il remarque à sa façon et 
dans samjBsure. Tel costume, tel usage, tel aspect le 
frappent. Il les note. Il est Julien, comme Chateau- 
briand est Chateaubriand . 

Il est plus mèm&, et c'est par là qu'il vaut. Il est 
représentatif. Il incarne un des deux points de vue 
humains dont son maître résume l'autre. Julien est 
réaliste, pratique, terre à terre, comme M. de Cha- 
teaubriand est Imaginatif, rêveur, idéaliste. Toutes 
proportions gardées, il y a entre eux la même 
espèciB de différence qu'entre Sancho Pança et Don 
Quichotte, L'un porte la lance, l'autre la besace. 
M. de Chateaubriand va aux Lieux Saints, Julien 
ne va qu'à Jérusalem. D'ailleurs, ils s'accordent 
fort bien. Chacun reste dans sa nature et se con- 
forme à son génie, l'un à sa chateaubriance, l'autre 
à son julianisme. 



72 SUJETS ET PAYSAGES 



Il y a des julianistes^et ils sont nombreux. Aussi 
je ne doute pas qu^on ne puisse préférer l'itiné- 
raire de Julien à celui de Chateaubriand. On trou- 
verait dans le premier de ces deux ouvrages une 
simplicitéjUne bonhomie,une naïveté qui manquent 
sûrement au second. Je ne suis pas bien certain, 
par exemple, qu'un Stendhal, qui détestait les 
phrases sonores et le lyrisme romantique, n'«ât pas 
été de ceux qui eussent pris un vif plaisir au récit 
de Julien. Ses fautes de français et d'orthographe 
n'eussent point effarouché le paradoxal ironiste qui 
proclamait le Gode civil bien écrit. Du reste, n'eût- 
il point pensé ainsi véritablement qu'il eût été très 
capable de le feindre par affectation. L'auteur de 
Rouge et Noir se croyait en effet un réaliste strict, 
quand il n'était qu'un romantique minutieux, mais 
l'esthétique de Julien l'eût enchanté, comme plus 
conforme à ses principes littéraires que celle du 
chantre d'Atala. 

Mettons-les en présence dans un passage au 
hasard des deux itinéraires, et ce contraste fonda- 
mental apparaîtra. 

Voici, par exemple que, dans l'Adriatique, une 
tempête assaille le navire qui porte nos voyageurs. 
Julien la subit courageusement. 11 constate que la 
mer est grosse et le vent furieux. Gomme l'équi- 



»»r, ■ ■** \ .. 



JULIEN ET SON MAITRE 78 

page est insuffisant, il faut aider à la manœuvre, 
Julien s*y prête de bon cœur et met bravement 
habit bas. Le moment est dur, mais, en somme, 
comme il le dit dans son humble langage, « le 
danger est plus efiFrayant par Tidée qu'on se forme 
que d'y être exposé ». Telle est la tempête de 
Julien. 

Celle de M. de Chateaubriand est plus grande et 
plus grandiose et il en dessine un tableau plus co- 
loré. Il remarque tout d'abord « cette petite lumière 
que Ton suspend, dans la chambre du capitaine, au 
pied d'une image de la sainte Vierge », puis la mer 
s'enfle, le vent mugit., et voici la prière des matelots 
qui s'élève, au milieu des torrents de pluie et des 
coups de tonnerre. Telle est la tempête de M. de 
Chateaubriaiid. 

Elles sont toutes deux vraies, ces deux tempêtes, 
et chacun des spectateurs a vu dans la sienne ce 
qu'il était capable d'y voir ! Il en sera de même dans 
tous les endroits où Ton s'avisera d'opposer les 
deux textes et c'est cette divergence qui rend leur 
lecture instructive. Cette double et contraire ten- 
dance de j'esprit des hommes, dont je parlais tout 
à l'heure, s'y montre partout nettement. Il ne faut 
jamais perdre une occasion de la signaler et d'y 
revenir, car c'est elle qui sépare l'humanité en deux 
groupes irréconciliables. 

Elle apparaît ici en un contraste amusant et, 
pour une fois, j'ajouterai dans sa juste hiérarchie, 

6- 



74 SUJBTS ET PAYSAGES 



car, de même que la réalité ne doit être que la ser- 
vante de la poésie, Julien n'est-il pas le serviteur 
de M. de Chateaubriand ? 



Il serait dommage que l'itinéraire de l'honnête 
Julien servît à autre chose qu'à ce que je viens de 
dire et que, de quelques petits désaccords de 
dates et de faits entre le maître et le valet, on en 
conclue par trop en faveur de l'un et au détriment 
de l'autre. Ce serait d'ailleurs offenser les mânes 
de ce brave garçon qui semble avoir été fidèle, 
dévoué et point sot, car, enfin, pris en lui-même 
et dégagé de la noble colonne littéraire autour de 
laquelle il s'enroule comme une branche de lierre, 
son petit ouvrage n'est pas sans mérite. La langue 
ni l'orthographe n'en sont peut-être pas irrépro- 
chables, mais il est composé avec soin et avec 
sérieux. Il a même je ne sais quoi de classique, car 
il rappelle assez le tour de récit des anciens voya- 
geurs du dix-septième et du dix-huitième siècle. 
En effet, la relation de voyage, telle que l'en- 
tendaient les Chardin, les Tavernier ou les Cook, 
ne se souciait guère de littérature. On narrait, rap- 
portait, décrivait sans recherche et sans ornement. 
L'important, pour ces voyageurs d'autrefois, était 
de consigner le plus de renseignements qu'ils pou- 
vaient sur les pays qu'ils parcouraient, d'en retenir 



JULIEN ET SON MAITRE 75 

les usag'es,Ies coutumes Jes religions, les industries 
et les singularités. Us y ajoutaient les péripéties et 
les événements de la route. C'est ce que fait Char- 
din en Perse ou Tavernier aux Grandes Indes. 
C'est ce que fait Julien, et, s'il est inférieur à ces 
illustres devanciers, la faute en est au sujet de ses 
récits. 

Au lieu d'être allé à Constanlinople, à Jérusalem 
ou à Tunis, qu'il se fût embarqué pour des mers 
lointaines et des terres inconnues, il aurait su, 
aussi bien qu'un autre, en raconter les particula- 
rités et les prodiges ! Au lieu de l'Itinéraire de 
Julien, nous aurions les Voyages de Julien, qui 
seraient peut-être un livre estimé et conservé en 
bonne place dans les bibliothèques. Le Destin en a 
disposé autrement. La gloire de Julien n'en est pas 
moins durable. Le voilà classé au rang des servi- 
teurs célèbres. « Julien, qui ne se perd pas dans les 
nues... », disait de lui son illustre maître, qui s'y 
perdait volontiers, car il y voyait, lui, les formes 
insaisissables et mouvantes de ses désirs et de ses 
rêves. 

1904. 



UNE VISITE AU LABYRINTHE 



Elle a subi un siège plus long que celui de Port- 
Arthur, cette petite ville marine qui montre à nos 
yeux, en ce beau matin de juin, ses antiques 
murailles, ses maisons blanches et son port que 
défend toujours la vieille forteresse vénitienne où 
Ton distingue, sur une plaque de marbre incrustée 
dans sa pierre jaune, l'emblème ailé du Lion de 
Saint-Marc. Les Turcs ont assiégé pendant plus de 
vingt ans cette Candie qui, une fois prise, resta 
musulmane jusqu'à nos jours, depuis le 4 octobre 
1669, où elle tomba aux mains des infidèles, malgré 
la flotteque Louis XIV envoyaà son secours, mal- 
gré le courage du duc de Beaufort, qui périt dans 
une sortie et dont le corps ne futjamais retrouvé... 

J'avais souvent désiré voir ce lieu où se passa 
une des plus singulières aventures de guerre du 
dix-septième siècle, et le hasard d'un voyage en 
Méditerranée m'y avait conduit, mais mes souve- 
nirs d'histoire de France se taisaient un peu main- 
tenant devant la beauté du spectacle naturel qui 
s'étendait à ma vue. L'île célèbre apparaissait dans 



UNE VISITE AU LABYIVINTHE 77 

une lumière transparente et radieuse au-dessus 
d^une mer d^un bleu délicat et pur. Une haute 
montagne occupait Thorizon et dressait dans le 
ciel sa cime neigeuse. Nous croisions des barques 
qui sortaient du port. Leurs voiles latines s'en- 
flaient d'un vent léger. Les galères du Roi Très 
Chrétien et de la Sérénissime République en durent 
rencontrer de pareilles qui venaient à leur rencon- 
tre, quand elles amenaient, à Candie assiégée, des 
renforts contre le Croissant. 

Il reste peu de chose de la Candie d'autrefois 
dans la Candie d'aujourd'hui, sinon la vieille forte- 
resse qui protège le môle, et les fortifications, dont 
une partie subsiste. Pourtant, sur une place om- 
bragée de platanes, une fontaine rappelle la domi- 
nation de Venise. Quatre lions supportent sur leur 
dos une vasque de marbre d'où l'eau s'écoule dans 
un bassin dont les parois extérieures sont curieu- 
semient sculptées de tritons et de sirènes qui dan- 
sent et jouent. Il y a beaucoup de monde sur cette 
place ensoleillée, une foule bigarrée et remuante 
qui s'agite dans la poussière, car c'est l'heure du 
marché. On vend des viandes, des légumes et des 
fruits. Les petits ânes martèlent le sol de leurs 
sabots durs. Il y en a qui portent de bizarres 
outres en peau de porc. Elles conservent encore la 
forme de l'animal ou en sont plutôt là caricature 
gonflée et distendue. L'île est fertile en vins, 
mais c'est de l'eau qu'il faudrait surtout aux gosiers 



78 SUJETS ET PAYSAGES 



desséchés par la chaleur. Il fait chaud à GandijB, et 
le minaret de la mosquée pointe dans un ciel brû- 
lant où il semble fondre et s'amenuiser encore. Il 
est l'heure de chercher un peu d'ombre. Heureu- 
sement Candie a un musée, et c'est là que nous 
nous réfugierons. 



Le musée de Candie ne paraît pas d'abord offrir 
un bien grand intérêt. Les premières salles con- 
tiennent quelques fragments de statues antiques. 
Elles s'alignent le long du mur, tristement, infor- 
mes ou frustes. Elles ne sont plus de l'art et ne sem- 
blent presque plus que de la matière. Çà et là, un 
débris plus significatif . On reconnaît la forme d'un 
membre ou d'un corps, et l'on passe découragé. 
Mais voici une autre salle, plus vaste et garnie de 
vitrines; au fond, des fresques encadrées de bois 
attirent l'attention. 

Il y a une de ces fresques qui est étrange et déli- 
cieuse. Elle représente des dauphins. Ils sont des- 
sinés avec une exactitude savante. A côté d'eux, 
dans un autre panneau, est figuré un taureau. La 
bête fonce sur un personnage qui se trouve devant 
lui, tandis que, sur son dos, une sorte d'acrobate 
exécute une voltige aérienne. Plus loin, c'est 
encore un taureau ou du moins sa tête sculptée 
dans un bloc de gypse avec une extraordinaire 



UNE VISJT* AU LABYRINTHE 79 

puissance. Alentour sont des urnes, des coupes, 
d'une forme et d'une ornementation originales, 
puis des bijoux curieux et ingénieusement travail- 
lés. Enfin voici deux figurines, étonnantes, celles- 
là, et dont l'aspect déconcerte... 

Elles sont faites de terre peinte et vernissée et 
ont la grandeur de poupées d'enfant. Leurs visa- 
ges grossiers et expressifs minaudent. Elles portent 
des robes en gaîne évasée, ornées de fanfreluches 
et de volants et complétées par une sorte de pouf. 
Leur taille menue est comme serrée dans un cor- 
set. Leur corsage décolleté montre en son échan- 
crure leur gorge ronde. Ces petites personnes 
ont l'air mignard et coquet. Elles sont très vieilles 
pourtant : elles vivaient au temps des dieux, au 
temps où régnait en Crète le roi Minos. Elles sont 
contemporaines de Pasiphaé. Elles sont les pre- 
miers témoins qui soient parvenus jusqu'à nous de 
ce vieil âge fabuleux et, après tant d'années, elles 
ont revu le jour, pimpantes et un peu prétentieu- 
ses, très fières d'être habillées presque à la mode 
d'hier ou d'aujourd'hui, quoique leur costume datât 
de bien plus de mille ans. 

Et il y a encore quelque chose de plus curieux en 
leur rencontre, c'est qu'on peut aller voir tout près 
d'ici le lieu où elles habitaient. Le palais qu'elles 
embellissaient de leurs grâces maniérées existe en- 
core. Il est sorti de terre avec elles. Un magicien a 
frappé le sol de sa baguette, et l'antique demeure du 



8o SUJETS ET PAYSAGES 



vieux roi crétois est réapparue au jour. Les cham- 
bres où Thésée reçut d'Ariane le fil sauveur reten- 
tiront, si nous le voulons, de l'écho de nos pas. 
Saluons les deux petites précieuses qui nous regar- 
dent de leurs yeux d'émail et allons visiter le Laby- 
rinthe ! 



Il n'y a qu'une voiture à Candie au service des 
voyageurs. C'est un vieux landau branlant, mais 
c'est lui qui nous mènera à l'une des plus curieuses 
découvertes de l'archéologie contemporaine. La 
routen'est pas très longue jusqu'à Cnossos, où sont 
les fouilles. Elle traverse un pays de soleil et de 
lumière qu'argenté la pâle verdure des oliviers. Au 
bout d'une heure, la voiture s'arrête en plein champ 
au pied d'une petite éminence. Çà et là, des tran- 
chées coupent le sol. Des files d'ânes transportent 
de la terre. Un sentier monte au sommet de l'es- 
planade. Nous sommes «chez le roi Minos. 

Son palais couvrait le flanc de la colline et 
dominait une petite vallée. Le paysage qui Ten- 
toure est calme et gracieux. Au loin, au delà d'un 
pli de terrain, on aperçoit la ligne bleue de la mer. 
L'endroit est silencieux et désert. Tout d'abord on 
est déçu. Quoi, c'est donc tout : quelques débris de 
murs à fleur de terre, des excavations I puis, peu 
à peu, cela prend vie et, àmesure que l'on parcourt 



XJNB VISITE AU LABYRINTHE 8l 

ce lieu étrange, la demeure royale se reconstruit 
dans la pensée^ son plan se découvre, son organi- 
sation apparaît et, de détail en détail, une impres- 
sion d'ensemble se forme. 

Il était vaste et compliqué le palais du roi Minos, 
le palais delà Hache, comme on l'appelait, le Laby- 
rinthe ! Il se composait de salles nombreuses et de 
chambres innombrables, dont quelques-unes encore 
presque intactes, avec les étroites cours qui les 
éclairaient et les escaliers qui les faisaient commu- 
niquer entre elles. Les murs en étaient revêtus de 
fresques à sujets et à personnages. Outre ces 
appartements, il y avait aussi ce qu'on pourrait 
appeler les annexes, c'est-à-dire les greniers pour 
les grains, les celliers pour les huiles et les vins. 
Les grandes jarres et les grandes amphores de 
terre cuite sont toujours debout à leur place. Il y 
avait aussi Tarsenal et les archives, où les comptes 
étaient gravés sur des lames de gypse en caractè- 
res encore indéchiffrables. Tout cela était fermé de 
portes solides, dont on distingue l'emplacement. 

C'est au milieu de ce palais que vivait le monar- 
que légendaire. Sans doute il s'asseyait sur ce trône 
de pierre I Le siège est lisse et le dossier s'incurve 
commodément. Là, sans doute, les serviteurs 
venaient rapporter au maître le détail de la mai- 
son. Il les écoutait les yeux fixés à la muraille que 
des fresques revêtaient de leurs couleurs vives et 
fraîches, tandis qu'au dehors les gardes armés 

5. 



82 SUJETS ET PAYSAGES 



veillaient à la sécurité du palais et que, dans les 
chambres nombreuses, les femmes se paraient de 
boucles et de colliers, fardaient leurs visages et 
s'attifaient de ces robes singulières, à volants et à 
fanfreluches, de ces corsages décolletés qu'on leur 
voit dans ces curieuses petites figurines d'émail du 
musée de Candie, et qui donnent une idée si inat- 
tendue des modes d'un temps sur lequel nous n'a- 
vions aucun renseignement avant que M. Evans 
eût soulevé le voile qui nous cachait l'étoiftiante 
surprise que nous a value sa divination de savant. 



C'est avec M. Evans qu'il faut visiter le Laby- 
rinthe, car nul mieux que lui n'en connaît les 
détours. Il faut l'aller trouver dans la maison qu'il 
habite, non loin de l'emplacement des fouilles et sur 
laquelle flotte le pavillon d'Angleterre. On y est 
reçu par un homme courtois et charmant, à la 
moustache grisonnante, aux yeux fins et doux. 
M. Evans est propriétaire du palais de Minos ! Il 
a acheté, il y a longtemps déjà, la colline merveil- 
leuse, mais les travaux qu'il y a entrepris ne datent, 
je crois, que de cinq ou six ans. Pour les diriger, 
il s'est installé là. Tout lui passe par les mains. 

Non seulement il fait déblayer le Labyrinthe, 
mais il examine le moindre fragment que l'on dé- 
couvre. Ces fragments encombrent sa maison. Us 



UNE VISITE AU LABYRINTHE 83 

remplissent des corbeilles, garnissent des tiroirs. 
Patiemment, il les étudie, les assemble. Les mor- 
ceaux informes redeviennent le vase qu'ils étaient; 
les parcelles d'or refont le collier qu'elles compo- 
saient. Par ses soins, la vie de cet antique passé se 
reconstitue peu à peu. Il est le magicien qui Ta fait 
sortir de l'oubli, magicien exquis et simple qui n'a 
pour baguette que sa canne de bois noir dont il 
frappe, en marchant, le sol comme s'il voulait 
réveiller l'existence souterraine de ce qui s'y cache 
encore... 

Il faut l'été brûlant et ses fièvres pour chasser 
M. Evans de sa maison de Cnossos. En ce com- 
mencement de juin, la chaleur est encore suppor- 
table ; cependant, la nuit, il faut déjà quitter la 
vallée etchercherun lieu plusélevé. C'est dansune 
tente qu'il nous montre, à mi-côte d'une colline 
proche, que va dormir le savant. J'imagine son 
sommeil pleinde rêves fabuleux. Le roi Minos doit 
visiterses songes. Ariane et Thésée lui apparais- 
sent-ils ? Entend-il rugir le Minotaure ? La curio- 
sité des voyageurs est indiscrète. 

La voiture nous attend, mais je ne partirai pas 
sans avoir cueilli ces deux fleurettes jaunes qui 
poussent là entre les pierres. Ce sont les mêmes 
que celles qu'imitaient dans l'or des bijoux les 
artisans d'il y a tant d'années. Elles croissent au- 
jourd'hui comme autrefois, comme elles croîtront 
toujours lorsque la terre aura recouvert de nou- 



1 



86 SUJETS ET PAYSAGES 



et elles exercent un» peu sur l'imagination la même 
sorte de prestige. 

Pour satisfaire cette curiosité du passé qui aiguil- 
lonne l'archéologue, il lui importe, tout d'abord, de 
trouver le point où il fixera sa recherche. PKemière 
difficulté déjà ! Les lieux principaux qui furent 
des centres de civilisation antique ont presque tous 
leurs occupants. Ce sont des fiefs (fontre lesquels 
il est malaisé d'entreprendre. Ajoutez qu'il y a, en 
matière de fouilles, un équilibre européen. Chaque 
grande nation prétend,dans les pays d'archéologie, 
à des enclaves réservées où elle est représentée 
par un de ses savants notoires qu'elle soutient et 
qu'elle protège. Les rivalités et les concurrences 
internationales se montrent là comme ailleurs. 

J'ai vu, en Crète, à Cnossos, où M. Evans a 
exhumé l'authentique palais du roi Minos, et d'où 
il a tiré d'étonnantes peintures et des figurines sin- 
gulières, le pavillon anglais qui flottait fièrement 
sur l'acropole du monarque fabuleux, et je suis 
certain que, dans la partie de l'île concédée aux 
travaux des savants italiens, leur drapeau devait 
également déployer, dans l'azur crétois, ses cou- 
leurs protectrices. 

Partout ailleurs, il en est de même. Fouiller la 
terre est un privilège, et c'est ainsi que notre Ecole 
française d'Athènes détient celui de creuser le riche 
sol de Délos, l'Apollonienne, comme elle a déjà 
exploré les ruines de Delphes, où la pioche de nos 



PROPOS D*ÉTÉ 87 



ouvriers a fait merveille dans le terrain sacré du 
plus glorieux sanctuaire de THellade. 



C'est à Tun de ses points les moins illustres qu'il 
m'est arrivé, l'an dernier, au cours d'une croi- 
sière en Méditerranée, de toucher, pour la première 
fois, la terre de Grèce, car c'est vraiment un lieu 
assez misérable et assez insignifiant que ce petit 
port de Katakolon, dont je revois nettement, dans 
mon souvenir, le môle de pierre jaune, le triste 
quai, les maisons basses le long de Tunique rue où 
se promenaient, pour seul pittoresque, quelques 
vieillards en fustanelles. L'unique charme de l'en- 
droit était l'extrême pureté de l'air et de la lumière 
et la pensée que les montagnes bleuâtres qui se 
dessinaient à l'horizon étaient les montagnes de 
l'Arcadie, où se trouvaient Olympie, ses ruines 
célèbres et son vallon fameux. 

Un petit chemin de fer y conduit en quelques 
heures. 11 traverse un pays agréable et bien cul- 
tivé. Les oliviers y poussent leurs troncs noueux 
et leur feuillage argenté. La vigne y croît. Son rai- 
sin séché est le principal produit de la contrée. La 
campagne matinale se déroule. Les champs sont 
fleuris de grands pavots rouges, et c'est à travers 
ce paysage gracieux et sobre que l'on atteint Pyr- 
gos pour, de là, gagner Olympie. 



88 SUJETS ET PAYSAGES 



La gare où l'on s'arrête est solitaire au bord 
d'une route poudreuse. Çà et là, quelques maisons. 
Un chien aboie et court dans la poussière. La 
montée est rude à gravir. sous l'éblouissant soleil 
de midi jusqu'à l'hôtel où l'on déjeune. Certes, la 
nourriture qu'on y sert ne fera pas de nous des 
athlètes et des coureurs, aussi est-ceàpas lents que 
nous nous dirigeons vers l'emplacement des ruines. 

La chaleur est vraiment extrême. Elle accable le 
paysage. Il est simple et grave. Un cercle de col- 
lines borne l'horizon; au delà, des montagnes loin- 
taines et noblement colorées. L'impression est 
harmonieuse. Le chemin descend vers la plaine, 
abrupt et rocailleux, et, sur un pont de bois, tra- 
verse un torrent à sec*. Ce torrent sans eau, c'est 
le fleuve Alphée. Un troupeau de moutons y pié- 
tine dans le sable fauve qui est de la couleur des 
laines. Le berger est assis, non loin de là, à l'om- 
bre d'un grand pin. Sur une flûte, l'homme joue 
un air doux et rauque. Parfois un bêlement se 
mêle à sa chanson mélancolique qui s'interrompt, 
reprend et vibre dans le silence lumineux. 



Rien ne demeure plus debout des temples et des 
sanctuaires qui faisaient la gloire d'Olympie. Ren- 
versés par les tremblements de terre, saccagés par 
les barbares, recouverts par les inondations du 



PROPOS d'Été 89 



fleuve Alphée, il a fallu la bêche et la pioche pour 
remettre au jour leurs débris. Lentement, nous 
errons parmi les vestiges sacrés. Ici, était le temple 
de Zeus,là,le sanctuaire d'Héra. D'énormes blocs 
épars, de longues dalles rompues, émergent de 
rherbe qui les en^icveîit et où s'allongent des colon- 
nes renversées. Les pas foulent une poussière de 
marbre pulvérisé qui scintille au soleil. Parfois, un 
grand nuage qui passe dans le ciel fait une ombre 
momentanée. L'atmosphère est orageuse et molle. 
Quelle tristesse en ces ruines illustres,, en ce vafllon 
fermé et sablonneux ! 

Des gouttes de pluie sont tombées durant notre 
promenade. Elles s'écrasaient larges sur la pierre 
torride où elles séchaient aussitôt. Elles avivaient 
un instant la verdure de l'herbe, puis le soleil 
reparut plus brûlant, tandis que nous reprenions 
notre marche en cette solitude aride où nous 
nous arrêtions parfois pour écouter la sourde 
rumeur des abeilles. Elles volaient là, innombra- 
bles, actives, bourdonnantes, et leur bruit ailé était 
si fort qu'il emplissait à lui tout seul toute reten- 
due du silence. 

Toute Olympie, heureusement, n'est pas en cette 
prairie désolée, en cet amas confus de blocs frustes 
et de fragments indistincts. On a transporté au 
musée, qui s'élève à quelque distance, celles qui, 
parmi toutes ces pierres, portaient trace de scul- 
pture. C'est là qu'on les trouve, dans le vaste han- 



90 SUJETS ET PAYSAGES 



g'ar construit pour les abriter, et qu'on peut les 
voir, soigneusement classées et savamment étique- 
tées : chapiteaux, mufles de liojis d'un rude et beau 
travail, frontons où s'inscrivent en relief de nobles 
figures héroïques et divines, tout ce qui échappa à 
la destruction. 

De toutes les statues qui ornaient les temples 
des dieux^ une seule nous apparaît encore, sinon 
intacte, du moins suffisamment préservée, pour 
qu'on puisse juger de sa beauté primitive. C'est 
celle d'Hermès, par Praxitèle. Dieu subtil et ingé- 
nieux, il a déjoué l'injure des siècles et le voici, 
debout encore, dans sa grâce virile et dans sa force, 
de même que sa sœur, elle non plus, la sublime 
Victoire, n'a pas été vaincue par le temps. Si elle 
n'a plus de visage et si ses ailes sont brisées, son 
corps mutilé est toujours le corps d'une déesse, 

Hermès, et vous, Victoire, -c'est votre double 
image qu'on emporte dans l'esprit en quittant ces 
lieux mélancoliques, et dans le murmure, Olympie, 
de tant d'abeilles qui bourdonnent parmi les mar- 
bres brisés, on croit entendre encore comme le 
battement lointain et glorieux des grandes ailes 
invisibles qui, au soir des jeux, éventaient le front 
en sueur de tes héros couronnés I 



Après la chaude journée d' Olympie, quel plaisir 



PROPOS D ETE 9 1 



de reprendre la mer, au matin, dans un air frais 
et lumineux, et de longer, durant tout le jour, les 
côtes changeantes et montagneuses du golfe de 
Lépante et de Corinthel Tantôt ellps se rappro- 
chent, tantôt elles s'éloignent. De blanches villes 
se montrent, puis disparaissent. C'est Fatras, 
escale des navires ; c'est Itéa, porte de 'Delphes ; 
c'est Missolonghi, au nom romantique I 

Il fait beau. L'ardeur du soleil n'éteint pas la 
vivacité saine de l'air marin. La lumière change 
avec les heures. Elle s'enrichit vers le soir. A la 
nuit, nous serons devant Corinthe, et demain nous 
passerons l'isthme. 

Longtemps, des dauphins ont accompagné le 
navire. Leurs corps rigides et lisses sont comme du 
bronze vivant et se détendent en un saut courbe, 
au-dessus du flot où ils replongent. Plus bleu et 
plus transparent à mesure que le jour baisse, d'in- 
nombrables méduses y nagent. On les voit dans 
l'eau, molles, dissoutes, semblables à des morceaux 
d'une glace irisée et fondante. Elles flottent, lai- 
teuses, nacrées et inconsistantes, opales fluides du 
collier d'Amphitrite. 

Je les ai retrouvées ici, ces méduses du golfe 
de Corinthe, sur la petite plage de Bretagne, où 
je passe l'été, comme j'y ai retrouvé un peu de la 
transparente lumière de Grèce, mais elles n'y sont 
plus irisées et changeantes. Leurs masses glaireuses 
ont perdu leurs nuances avec le flot qui les a appor- 



92 SUJETS BT PAYSAGES 



tées et les a abandonnées sur la grève. Inertes, 
immondes et glauques,elles y font penser aux fien- 
tes de quelque fabuleux bétail marin. C'est comme 
si les troupeaux de Neptune avaient laissé sur le 
sable leurs vestiges nocturnes. 

Telles qu'elles sont, ces méduses, elles amusent 
les nombreux enfants qui jouent sur la plage. Ils 
les poussent du pied ou les tracassent de leurs 
pelles, car, ici, tout ce petit monde, en tricot ou 
en toile blanche, est armé de bêches et de seaux. 
On dirait une nuée de jeunes archéologues occu- 
pés à fouiller l'emplacement de quelque cité mysté- 
rieuse ; ils creusent, déblaient, déterrent de vieux 
morceaux de bois, des coquillages et des galets; 
ils ont l'air doctes et affairés, ainsi que de vrais 
savants, et, comme le soleil de midi sur le sable 
est vif aux yeux, plus d'un portent des lunettes 
bleues ou noires, ce qui leur donne un aspect de 
gravité plus scientifique encore, et peut-être que 
certains d'entre eux préludent ainsi, en leurs jeux, 
à de glorieuses destinées et à de beaux avenirs 
archéologiques. 

1905. 



UHIVER MARIN 



Il semble que l'hiver terrestre ait perdu de ses 
rigueurs. Il y a renoncé, du moins à Paris, depuis 
des années. Pour nous, il se fait pluvieux et doux. 
Il gèle à peine quelques jours. L'hiver terrestre 
semble avoir émoussé son arme aiguë : le froid. 
Par contre, l'hiver marin a gardé la sienne: lèvent. 

Le vent est le maître de la mer. C'est lui qui la 
gonfle de colères subites et implacables. Ecoutez- 
le ruer les lames sur nos côtes . Il les précipite aux 
falaises de la Manche, aux granits de la Bretagne, 
aux pla|°^es méditerranéennes, partout où s'oppose 
à son eflFort le promontoire, l'anse ou le rivage . 
L'écume jaillit^ le galet roule, le rocher résiste, 
la vague déferle. C*est le combat éternel de la terre 
et du flot. Qu'importerait si la mer était déserte, 
mais des milliers de vaisseaux,de navires et de bar- 
ques subissent ses dangereux caprices. En vain 
les phares et les signaux multiplient leurs avertis- 
sements. On n^évite pas l'inévitable. Le vent des 
cieux est plus fort que la prudence de l'homme ; le 
hasard déjoue son industrie; la catastrophe guette 



94 SUJETS ET PAYSAGES 



pour le saisir une erreur de ses calculs ou une fai- 
•blesse de sa vigilance. 

L'élément redoutable fait son œuvre aveugle, 
La mer compte des victimes de plus. Nous vivons 
dans un temps où Thorame s'imagine aisément 
avoir discipliné et asservi les grandes forces natu- 
relles. N'a-t-il pas dompté la mer ! Le flot qui détruit 
tout n'est-il pas impuissant contre ces masses acti- 
ves et mouvantes de fer et d'acier qui le coupent 
de leur étrave et le battent de leur hélice! Certes^ 
dans une tempête, les chances sont davantage pour 
l'homme que lorsqu'il montait la trirème grecque^ 
la caravelle espagnole ou la barque dieppoise, et 
cependant il suffit encore d'un coup de barre mal 
calculé ou d'un feu mal observé pour produire 
cette chose horrible et simple qu'est un naufrage. 



Le naufrage a tenu une grande place dans^'ima- 
gination antique. Il était sans doute une circon- 
stance assez commune, car il devint un des lieux 
communs du poème ou du récit. Il y figurait même 
comme un épisode presque nécessaire. Il servait à 
éprouver le héros ou à s'en défaire. C'était un des 
moyens littéraires les plus usuels et les plus utiles. 
Nous lui devons des beautés admirables . C'est le 
naufrage qui jette Ulysse nu sur le rivage de l'île 
aux frais ruisseaux où Nausicaa, la fille du roi, et 



l'hiver marin 95 



ses compagnes diligentes lavaient le linge royal 
dans Tonde paisible. C'est un naufrage qui mène 
Hélène en Egypte, où elle passe le temps de la 
guerre de Troie pendant que les Grecs et les Troyens 
s'égorgent pour une vaine image de sa beauté. 
Cest encore la tempête qui conduit à Carlhage le 
pieux Enée, que Didon chercha à retenir auprès 
d'elle. C'est à la mer aussi qu'Iphigénie enTauride 
demande des victimes pour Tautel de Diane san- 
guinaire. Le Naufragé est un des héros de Timagi- 
nation antique. Il y est tragique et romanesque 
ou, personnage de comédie, il revient quand il ne 
faudrait pas qu'il revienne et il dénoue par son 
retour des situations embrouillées. 

Si les épigrammes de V Anthologie grecque célè- 
brent maintes fois le naufrage et lui tressent des 
couronnes d'algues et de coquilles, le conteur 
oriental des Mille et une Nuits ne l'oublie pas non 
plus. Sindbad le Marin tente sept fois les dangers 
de la mer et sept fois elle lui est funeste et favora- 
ble. Les naufrages du bon Sindl3ab sont remarqua- 
bles, non moins par leurs circonstances, toujours 
prodigieuses, que par les aventures extraordinaires 
qui en sont la suite. Nul doute que,plus tard,rhon- 
nête marchand de Bagdad n'eût abordé l'île shakes- 
pearienne où régnait Prospéro et où rampait Cali- 
ban. Il se fût mieux entendu avec eux qu'avec 
Robinson Crusoë, autre naufragé illustre. Celui-là 
est probe et laborieux, mais son île manque de 



gÔ SUJ-ETS ET PAYSAGES 



merveilleux. Ariel y est remplacé par Vendredi, et 
le perroquet est le seul oiseau Rock qu'y eût trouvé 
Sindbad. Mais, par contre,Robinson ofiFreun spec- 
tacle de haut enseignement. Il représente l'homme 
solitaire en face de sa volonté. Certes, depuis les 
poèmes de Tantiquité jusqu'aux romans du dernier 
siècle, les flots ont jeté àla côte bien des vaisseaux^ 
mais, parmi tant de naufragés imaginaires, Ulysse, 
Sindbad et Robinson, saluons la douce, naïve et 
tendre Virginie, leur sœur, qui parfuma la mer 
profonde, de sa jeunesse, de son amour et de sa 
beauté. 



La mer n^a presque plus de rôle dans le roman 
moderne. Elle y sert de toile de fond et de décor. 
Les héros ne s'y hasardent plus guère que sous la 
conduite de Pierre Loti. Seul le roman feuilleton 
fait encore quelque usage des catastrophes marines. 
Le naufragé a cessé d'être un type littéraire. Il faut 
remonter au romantisme pour retrouver sa pré- 
sence. Le voici sur le Radeau de la Méduse, hâve 
et affamé. Le voici dans la Barque de Don Juan 
de Delacroix, sombre et fatidique. Je crois bien 
que Victor Hugo, dans VHomme qui rit, a dé- 
crit la dernière tempête et le dernier naufrage. 
Relisez ces pages admirables toutes pleines du fra- 
cas des lames et des plaintes du vent. Elles sont 



L HIVER MARIN 97 



comme le suprême écho d'une ancienne tradition 
du roman. Non que les romanciers d'à présent 
ne peignent, comme autrefois, la nature, mais ils 
en préfèrent les aspects plus simples et plus ordi- 
naires. Quel écrivain songerait à mêler ses person- 
nages à un tremblement de terre ou à une éruption 
volcanique ? 

Le cataclysme, démodé en art, appartient main- 
tenant aux journaux et est devenu l'affaire des 
reporters. Ce sont eux qui nous renseignent sur 
les accidents de la nature. C'est à eux que l'on 
confie volontiers ce genre de tragique avec le 
soin de nous en rendre compte. De nos jours, 
Voltaire ne chanterait pas la secousse de Lisbonne; 
Daniel de Foë ne décrirait plus la peste de Lon- 
dres. Le récit des gazettes, suffirait à l'un et à 
Tautre. Les gens d'aujourd'hui ne veulent pas 
admettre que de pareils faits puissent leur devenir 
personnels. Ils les tiennent, en pensée, soigneu- 
sement au dehors de leur existence. Cela fait par- 
tie de ce qu'on lit, et non de ce qui arrive. Dans 
un journal, passe encore, quoique cela contrarie 
leur optimisme utilitaire ; mais dans un roman, fait 
à leur ressemblance, ils ne pardonneraient pas à 
l'auteur d'aventurer leur image en des circonstan- 
ces si improbables et si hasardeuses. N'est-ce point 
assez des malheurs et des risques ordinaires à 
rhomme sans lui rappeler qu'il en existe d'autres 
encore et que la nature a, pour détruire ce qu'elle 

7 



gS SUJETS KT PAYSAGES 



a produit, des ressources imperceptibles, gigan- 
tesques et imprévues ? 



La vérité est, jusqu'à un certain point, qu'on ne 
naufrage plus. J'entends par là que les chances du 
péril marin sont singulièrement diminuées. Certes, 
pour le pêcheur, pour le marinier, pour le petit 
peuple de la mer, le danger est demeuré à peu près 
le même qu'aux siècles passés. L'écueil,le courant, 
la bourrasque demeurent toujours redoutables. 
Charybde et Scylla sont éternels. Par contre, les 
grands paquebots, les villes flottantes sont relati- 
vement sûres. La vapeur est leur sauvegarde. Ils 
partent et ils arrivent au jour dit. Leur route même 
est tracée d'avance. Je médisais cela. Tan dernier, 
au moment de traverser l'Atlantiqne, et une fois 
enfermé dans les énormes flancs du bateau qui 
m'emmenait. On y vivait d'une vie confortable, 
méthodique et mouvante à cause d'une houle peu 
agréable qui secouait fort. Malgré tout, on conservait 
une grande impression de paix et de sécurité. 

L'hélice grondait et faisait vibrer les parois des 
cabines. Les vagues avaient beau s'amonceler à 
l'horizon, aucun doute ne venait de leur impuis- 
sance. Qu'importait donc la mauvaise humeur des 
flots I Ce fut ainsi qu'après sept jours et sept nuits 
d'une navigation laborieuse^ on arriva, un après- 



L HIVER MARIN QQ 



midi, à la hauteur de Terre-Neuve. Le ciel était 
gris, froid et bas sur une mer sombre et agitée. 
Un léger malaise arrêtait les causeries. Nous étions 
dans les parages où, quelques années auparavant, 
avait sombré la Bourgogne, et nous regardions 
mélancoliquement les canots et les radeaux de 
sauvetage. Ils étaient bien petits pour tant de 
monde que contenait le vaste steamer, matelots, 
officiers, domestiques, passagers et émigrants. Il y 
avait plusieurs centaines de ceux-là entassés à l'ar- 
rière et, parmi eux, de mauvais visages italiens et 
des faces brutales et inquiétantes. 

A ce moment, Thorizon rétrécit son cercle terne. 
Une vapeur froide se répandit dans l'air et Tépais- 
sitpeu à peu. Le brouillard commençait. La sirène 
se mit à pousser son cri anxieux et rauque, répété 
à intervalles égaux et, involontairement, nous pen- 
sions à Tobscur et invisible danger que rien ne peut 
conjurer, ni la force des machines, ni la solidité 
des coques, ni la vigilance des vigies, au hasard 
mystérieux qui heurte l'un contre l'autre, en un 
brusque abordage, deux des passants de la mer, à 
cette chance improbable, mais possible, qui est et 
restera encore longtemps le vrai risque nautique, 

le véritable péril marin. 

1901. 



AU PAYS DE L'AVENIR 



Les grandes Expositions universelles, comme 
celle de Saint-Louis, sur laquelle nous renseigne 
M. Paul Adam en ses admirables Vues d'Amérique, 
ont leur importance et leur raison d'être. Elles 
montrent, en effet, le point exact où en est, à tel 
instant, TefFort humain. Elles rassemblent, en leur 
dernier perfectionnement, en leur forme la plus 
récente, tous les moyens et tous les objets par 
lesquels l'homme entretient, simplifie, améliore et 
embellit son existence. Elles marquent où il est 
parvenu dans l'utilisation de la nature. Si c'est ià 
leur enseignement pour un esprit positif, pour un 
esprit imaginatif, elles sont de plus un prétexte à 
conjectures, car, du résultat actuel, il conclura aux 
possibilités prochaines. 

Ce n'est pas seulement dans les salles et les gale- 
ries de l'Exposition de Saint-Louis que le visiteur 
prendra ce qu'on pourrait appeler une leçon d'ave- 
venir. Qu'il aille plus loin, qu'il parcoure les villes 
de l'Union, énormes, populeuses, actives : Nev*^- 
York, sur son île rocheuse qu'elle recouvre de ses 



AU PAYS DE L AVENIR 



constructions innombrables ; Chicago, auprès de 
son lac qu'elle assombrit de ses fumées ; San-Fran- 
cisco, qui enserre peu à peu les eaux de sa baie 
admirable ; partout il verra un spectacle instructif 
et intéressant. Ne nous a-t-on pas répété souvent 
que ces grandes villes américaines étaient des indi- 
cations provisoires de ce que seront les cités futu- 
res ? On nous les a représentées comme prophétiques 
d'une manière de vivre qui deviendrait la nôtre 
dans un temps plus ou moins éloigné çt selon le 
progrès d'une évolution inévitable. 

C'est cette occasion de devancer en quelque sorte 
le présent qui est l'attrait principal d'un voyage 
aux Etats-Unis. Aussi, si l'on n'éprouve pas un 
goût très vif ou au moins suffisant pour ces spécu- 
lations, ou plus exactement ces « anticipations >;, il 
vaut peut-être mieux ne pas se hasarder en outre- 
mer. Si, au lieu dp cette curiosité de l'avenir, on a 
le culte du passé, ce n'est pas là qu'il faut aller. A 
ceux qui sont en cette disposition d'esprit, la moin- 
dre petite ville d'Italie, avec son campanile, son 
cloître, sa fontaine,est plus émouvante et plus sug- 
gestive que là plus vaste des cités américaines,avec 
ses ponts de fer, ses blocs de maisons, ses avenues 
droites, ses « buildings » à vingt étages où s'at- 
teste l'effort du grand peuple qui s'appelle lui-même 
— orgueilleusement et modestement à la fois — le 
peuple de demain. 



SUJETS ET PAYSAGES 



Le voyage prend une place de plus en plus im- 
portante dans nos mœurs contemporaines» Il n'est 
plus un accident; il est un usage. Il est un des 
plaisirs modernes. C'est à lui que nous demandons 
le repos de nos soucis et Tagrément de nos loisirs. 
Il doit nous faire sortir de nous-mêmes et nous 
distraire de nos pensées ordinaires. Il faut qu'il 
ajoute à nos souvenirs et enrichisse notre mémoire. 
Nous voulons en rapporter des impressions diver- 
ses et il n'en est pas une que nous désirions autant 
qu'il nous donne que l'étonnement. 

Le goût de la surprise est très fort chez tous les 
hommes. L'inattendu est une des sensations qu'ils 
recherchent le plus dans la vie. N'est-ce point pour 
y trouver quelque chose d'imprévu qu'ils parcou- 
rent un journal, feuillettent un livre, regardent 
une œuvre d'art ? Il est donc naturel que le voyage 
n'échappe pas à cette exigence, et quel pays, plus 
que celui qu'on nomme le Nouveau-Monde, semble 
propre à satisfaire en nous notre souhait d'être 
étonnés ? 

Comme [tant d'autres, j'ai connu ce sentiment 
d'attente en m'embarquant, il y a quelques années, 
pour les Etats-Unis. J'étais disposé, en arrivant là- 
bas, à me croire transporté dans un pays enchanté 
où les magiciens étaient des ingénieurs, des savants 



AU PAYS DE l'avenir I03 

et des inventeurs. Grâce à'eux, on ne vivait pas là 
comme ailleurs. Ils avaient changé les conditions 
d'existence auxquelles nous sommes habitués et en 
avaient créé d'autres plus pratiques et plus commo- 
des. J'étais prêt aies admirer et à leur rendre hom- 
mage. Je ne demandais pas mieux que d'allonger 
la jambe et d'égaler le pas qu'ils avaient fait dans 
le temps. 



Certes, je ne veux pas prétendre que la jeune 
Amérique ne»soit, sur bien des points, en avance 
sur notre vieille Europe, mais l'écart entre elle et 
nous, pour être considérable, est moins sensible 
qu'on ne s'y attend de loin. Je parle moins, bien 
entendu, pour celui qui a étudié le mécanisme orga- 
nique de la grande république que pour le pas- 
sant qui n'en juge qu« l'apparence et, sans en con- 
naître les rouages, n'en voit que le mouvement. 
Pour celui-là, une ville d'Amérique, comme New- 
York ou Chicago, est encore une ville d'aujour- 
d'hui. Elle est, je veux bien, énorme et puissante, 
et prouve une activité surabondante, mais les élé- 
ments qui la composent existent également dans un 
Londres ou un Paris. La différence ne vient que de 
l'exagération de certains détails, mais cette exagé- 
ration même ne suffit pas à nous donner cette sen- 
sation d'étonnement à quoi je faisais allusion tout 



I04 SUJETS ET PAYSAGES 



à l'heure. Il est évident, néanmoins, que, pour des 
esprits perspicaces et anticipa teurs, il y a là des 
indices qui leur fournissent de quoi conjecturer, 
mais ce n'est point là encore l'image de la cité 
future, et c'est encore à l'imagination qu'il en faut 
emprunter la vision prématurée. 

Un écrivain anglais, M. Wells, dans un curieux 
livre paru il y a quelques années, s'est chargé de 
nous peindre cette image, et le tableau en est sin- 
gulier. Grâce à lui nous avons cette ville de l'ave- 
nir, grande comme un de nos départements et 
dont les parties seront reliées entre elles par des 
voies mobiles qui éviteront aux habitants de mar- 
cher, de même que des téléphones merveilleux leur 
épargneront de se voir. C'est là que l'humanité 
prochaine vivra sa vie simplifiée et vraiment prati- 
que, où la cuisine et le balayage se feront par des 
moyens mécaniques; mais, quelque séduisante que 
soit cetle perspective, il ne faut pas penser en voir 
déjà la réalisation, même dans les industrieuses 
agglomérations américaines. Tout s'y passe à peu 
près comme ici, et c'est justement ce qui nous déçoit 
quand le hasard et la curiosité nous y conduisent... 

Je Tai éprouvée, cette déception, lorsqu'en me 
promenant dans la Cinquième Avenue je voyais les 
bons nègres, vêtus de blanc, ramasser avec un 
balai et une corbeille ce que les chevaux laissaient 
tomber derrière eux, et je ne pouvais me persua- 
der que ces sombres et souriants employés dévoie- 



AU PAYS DE L*A VENIR I05 

rie fussent des personnages de chair et d'os au lieu 
qu'ils fussent, comme ils Tauraient dû être au pays 
d'Edison, des automates de linge et d^ébène, habi- 
les à une tâche toujours la même et sans cesse 
renouvelée et qu'eussent accomplie aussi bien à 
leur place des machines à forme humaine. 



Cette sensation d'étonnement si chère au voya- 
geur, ce n'est donc pas au5c cités de l'avenir qu'il 
la faut demander, mais bien aux villes du passé. 
Là seulement il éprouvera ce transport hors de 
son temps^quiest un des jeux les plus recherchés 
par l'âme moderne. Il faut convenir, du reste, que 
le passé a laissé plus de traces de ce qui a été, que 
le présent ne fournit d'indices de ce que sera le 
futur. Il est plus facile de se souvenir que d'antici- 
per, et, à ceux qui préfèrent le retour en arrière à 
la marche en avant, les lieux ne manquent pas qui 
gardent intact le décor des vieux âges. . . 

Il est arrivé à tout voyageur une de ces rencon- 
tres mystérieuses où il a. ressenti ce qu'on pourrait 
appeler la surprise du passé. Il y a,en effet, de parle 
monde, un certain nombre d^endroits choisis qui ont 
échappé à la loi du changement où tout se détruit 
ou se transforme. AilleurSjle temps a fait son œuvre. 
Il a abattu, modifié, renouvelé. Là, au contraire, il 
s'est contenté d'embellir les choses. Il a respecté 



I05 SUJETS BT PAYSAGES 



une de ses œuvres et Fa laissée à récart,comme pour 
témoigner de lui-même. Il y a, dans le hasard, des 
volontés obscures, mais certaines,et c'est à elles que 
nous devons ces lieux exceptionnels et voulus. Ils 
sont comme les pierres éparses d'un collier dont 
le fil est rompu, mais dont chacune porte gravée la 
figure d'une époque. 

Chaque pays garde soigneusement un de ces 
ornements délicats sur ses parures plus neuves. 
C'est ainsi que la Belgique conserve le joyau lim- 
pide de Bruges, la délicieuse Bruges, aux lents 
canaux inutiles; que l'Allemagne a Nuremberg; que 
l'Italie s'enorgueillit de l'éblouissante Venise, de la 
sombre Sienne ou de l'humble Assise. Et d'autres 
encore, qu'il serait trop long de nommer, offrent 
au passant la fleur de passé dont il vient respirer 
un instant le parfum évocateur et mélancolique I 

Cette sorte de bouquet, ne faudrait-il pas vrai- 
ment en préserver l'arôme et les couleurs ? Ne con- 
viendrait-il pas de les lier, ces villes uniques, par 
un pacte international qui les mettrait en dehors 
et au-dessus du sort des Etats dont elles font par- 
tie ? Pourquoi ne pas les incorporer à une sorte de 
patrie fictive et idéale et les soustraire ainsi aux 
dangers qui les menacent ? Elles jouiraient d'une 
neutralité consentie qui assurerait leur conserva- 
tion. Elles deviendraient, par un accord commun, 
des lieux intangibles et sûrs. On y transporterait 
les œuvres d'art disséminées dans les collections 



AU PAYS DE LAVKNIR IO7 



publiques et particulières qui y trouveraient enfin 
un abri définitif. Bruges serait un musée de Tart 
flamand. Le germanique aurait son asile à Nu- 
remberg. Venise, Florence ou Sienne réuniraient 
les trésors de Titalien. Chaque pays consacre- 
rait ainsi une ou plusieurs de ses villes au culte du 
passé. Dans les autres, on se contenterait de sau- 
ver ce qu'on pourrait des monuments d'autrefois et 
on les laisserait libres de se développer à leur guise, 
de s'enchevêtrer dans les réseaux de fils électriques, 
de construire des maisons de verre et de fer, et de 
préparer l'avenir hygiénique, mécanique et auto- 
matique auquel, paraît-il, nous avons droit. 

La réserve de ces enclaves du passé n'est peut- 
être pas aussi chimérique qu'elle paraît en son uto- 
pie à rebours. N'est-ce pas à un sentiment ana- 
logue que les Américains ont obéi à leur façon en 
découpant dans un de leurs plus pittoresques ter- 
ritoires ce qu'ils appellent le « Parc National » ? 
Ils ont ainsi mis à part de la civilisation un coin 
de nature et lui ont gardé son aspect primitif et 
originel. Là, ni usines, ni bâtisses utilitaires, seu- 
lement la beauté des arbres, la majesté des feuilla- 
ges, le silence ou le mouvement des eaux, les figu- 
res du rocher, le souvenir de la terre sauvage, qui 
fut jadis un nouveau monde, ce monde d'où sort 
maintenant l'annonce et l'esquisse d'un monde 
nouveau... 



I08 SUJETS ET PAYSAGES 



Quand on passe en balre-mer, un des plaisirs 
que Ton vous annonce avec le plus d'insistance est 
celui de pouvoir parcourir commodément d'im- 
menses étendues. Le voyage en chemin de fer n'a, 
vous dit-on, aucun des inconvénients qu'il présente 
en Europe. Vous ne serez point prisonnier dans 
votre wagon sans air et sans place. Vous y dor- 
mirez comme dans votre chambre. Vous pourrez 
nvanger et fumer à l'aise. Vous vivrez agréable- 
ment et luxueusement. Les énormes locomotives 
vous traîneront rapidement à travers les plaines de 
rUnion; elles vous feront franchir des montagnes. 
Vous irez des lacs aux forêts, de l'Atlantique au 
Pacifique, et vous n'aurez qu'à regafrder le spec- 
tacle changeant des paysages et des climats. 

C'est sur ces promesses que j'ai traversé deux 
fois en sa largeur et par des routes différentes le 
continent. Certes, la nature américaine n'est pas 
sans beautés. On sent dans ses interminables plai- 
nes et dans ses vastes prairies les charmes de la 
monotonie, et la solitude des déserts de sable de 
PArizona n'est pas sans grandeur. Le mirage y fait 
luire une eau imaginaire, qui apparaît lointaine et 
fugitive à travers les innombrables troncs épineux 
des cactus vierges. Les montagnes violettes fer- 
ment l'horizon. 



AU PAYS DE L AVENIR lOg 

Les pins de la Californie et les chênes verts de 
la Louisiane sont de nobles arbres. L'onde jaune 
duMississîpi coule pleine, forte et puissante. L'eau 
du Grand Lac Salé est bleue et grise. Le Michigan 
étale ou dresse ses flots variables. Certes, cette 
terre dut être jadis grandiose et superbe,quand les 
fleuves, les savanes, les forêts et les lacs l'occu- 
paient seuls. Partout où on la retrouve en sa soli- 
tude primitive, elle est ainsi. Les Villes Tout gâ- 
tée. Les Villes sont la laideur de T Amérique et 
elles s'y multiplient de jour en jour. Il y en a qui 
ne font que de naître et qui, dans dix ans, seront 
immenses. L'extraordinaire Chicago est un exem- 
ple de ces croissances subites et indéfinies. Elle 
est d'hier et elle semble déjà éternelle. Elle est la 
Carthage des affaires comme New-York en est la 
Rome. 

Rien de plus laid que New- York et Chicago, car 
elles n'ont point cet air provisoire qui fait pardon- 
ner à nos villes d'Europe leurs docks et leurs usines 
qui y semblent surajoutés. Là-bas, docks et usines 
sont la ville elle-même qui en reste enfumée et 
bruyante avec je ne sais quoi de méthodique dû 
au numérotage des rues et à la division par carrés 
des maisons. 11 y a là du parti pris. Cela se voit à 
la façon dont cette disposition se reproduit par- 
tout de la grande cité à la petite ville et presque 
au moindre village. Allez à l'est ou à l'ouest, il en 
est partout de même. 



110 SUJETS ET PAYSAGES 



D'ordinaire, en voyage rapproche des villes est 
émouvante. Le train ralentit. Une petite curiosité 
s'éveille en vous. La route a en effet des surprises 
délicieuses. Un souvenir illustre,un monument célè- 
bre excite notre pensée au passage. Là, c'est un clo- 
cher, ici, c'est une tour. Souvent le site suffit àchar- 
mer. Le dessin des villes sur le ciel est un plaisir. 
Souvenez- vous de Rouen apparue avec la Seine qui 
se courbe pour la refléter plus gracieusement. Qui 
oubliera Pise entrevue ou Venise aperçue? Et d'au- 
tres dont on sait à peine le nom et où Ton passe 
sans s'arrêter en emportant dans sa mémoire Ti- 
mage' précise et vague à la fois de quelque détail 
d'architecture et de couleur? 

Ces petites joies sont ce qui manque le plus en 
Amérique. Surtout ne vous fiez pas aux noms pit- 
toresques et cocasses. Ils ne le sont que sur la 
carte. Voici Memphis et Mechanicville. Ne vous y 
fiez pas, non plus qu'à Bàton-Rouge ou à Ithaque. 
Toutes sont pareilles en une même laideur de 
bâtisse hâtive et utilitaire. Washington elle-même, 
la ville officielle, la ville la plus « architecturée » 
de l'Union, vous contentera encore moins, si vous 
aimez autre chose qu'une maladroite copie de l'an- 
tique comme l'est le Capîtole washingtonieri. Il est 
vrai que, si vous avez l'esprit bien fait, vous ne 
manquerez pas d'admirer robéIisque,qui est un des 
ornements de la cité présidentielle. Il est très haut, 
fait eu marbre de Maryland.On y peut monter, et 






AU, PAYS DE L'AVENIR 



sa pointe, Baedeker ne vous le laissera pas ignorer, 
est en aluminium. 



A cette première déception s'en ajoute une 
autre. 

Ces commodités du voyage qu'on vous promet- 
tait ne sont point telles que vous les imaginiez. Si 
vous êtes confiant à ce qu'on vous en a dit, vous 
risquerez de vous en mal trouver. Dormirez-vous 
sur l'affreuse couchette qu'on vous donnera dans 
un wagon qui en contient bien au moins une tren- 
taine, toutes occupées, car le train dit « limité x) 
est d'ordinaire plein jusqu'à sa dernière place? 
Vous serez étouffé sous l'abri d'un lourd rideau. 
Quand vous en sortirez, vous trouverez la toilette 
commune accaparée par un gentleman qui ne se 
pressera point. Ce même gentleman, vous le retrou- 
verez au fumoir et à la salle à manger ou à son 
siège, devant sa petite table portative, buvant du 
soda ou du whisky ou jouant aux cartes avec un 
partenaire. 

Certes l'étroit wagon français où l'on est enfermé 
huit au plus vaut mieux. On n'y subit que ses voi- 
sins. Ici, on a successivement pour voisins tous les 
voyageurs. Et cela dure quatre ou cinq jours, sans 
compter qu'au bout de ce temps le nègre de ser- 
vice s'est familiarisé avec vous, si l'on a eu la fai- 



SUJETS ET PAYSAGES 



blesse de ne le point traiter à TAméricaine, c'est-à- 
dire fort mal. 

Je sais bien qu'il y a moyen de parer au plus 
désagréable. On peutlouer une sorte de petite cabine 
où Ton est seul. On y a un lit et un divan, mais il 
faut être averti que cette précaution est nécessaire. 
Et, pendant ce temps, Ténorme locomotive souffle 
et s'efforce. Son sifflet rauque et enroué domine le 
bruit des essieux. Les milles succèdent aux milles. 
On se lève et on se couche. Les paysages et les sai- 
sons changent. Vous vous êtes embarqué à New- 
York dans la neige et vous trouverez le printemps 
à San-Francisco. Une rose valait là un dollar, ici, 
elles poussent en pleine terre et personne ne songe 
à les cueillir; mais il'en vient d'aussi belles chez 
nous. 



Un séjour en Amérique ne nous apprend guère, 
au fond, ce que sont les Américains. A peine pou- 
vez-vous démêler le trait commun, la ressemblance 
indéfinissable qu'il y a entre eux et qui fait que, 
malgré la diversité des origines, ils composent un 
même peuple. Ce ne sont point les individus qui 
renseignent le mieux sur un pays. Toute la vie an- 
tique n'est-elle pas présente dans la solitude d'une 
Pompéi? Elle s'évoque avec une intensité et une 
précision merveilleuses dans les rues et les mai- 



AU PAYS DE l'avenir I 1 3 

sons de la ville déserte. Que saurions-nous de 
plus, si celte ruine silencieusement vivante n'était 
pas morte depuis dix-neuf cents ans? Aussi, 
ai-je souvent imaginé, en parcourant les bruyantes 
cités delà république d'outre-mer, que l'une d'elles 
devînt tout à coup une Pompéi soudaine et gigan- 
tesque. Prenons, si vous voulez, quelque New- York 
ou quelque Chicago et supposons que la vie s'y soit 
arrêtée subitement et que ses habitants l'aient 
quittée pour quelque exode mystérieux. 

La voilà *au bord de la mer ou sur la rive de 
quelque immense lac, avec son port plein de vais- 
seaux et ses quais encombrés de marchandises. 
Ses maisons élevées à vingt étages bordent les rues 
sillonnées de railsau-dessus desquels s'entrecroisent 
les fils innombrables du télégraphe et du téléphone. 
Les quartiers la divisent en blocs réguliers. Les 
boutiques sont ouvertes, les bureaux éclairés. Là- 
bas, de hautes cheminées d'usines finissent de 
fumer. Les vastes hôtels ojffrent leurs mille chambres 
vides. Les ascenseurs sont sous pression. Tout le 
décor est demeuré intact; il ne manque que les 
acteurs. Voici les gares aux amples verrières par 
où ils ont dû partir pour aller, sans doute plus 
loin, construire quelque ville pareille à celle-ci. 

Tâchons maintenant d'imaginer ce qui n'est 
plus, à l'aide de ce qui est. Certes, la vie en ces 
lieux dut être singulièrement active, brutale et 
forte. Tout y est disposé pour le travail, tout y fut 



Il4 SUJETS ET PAYSAGES 



ménagé pour éviter la perte du temps et y simpli- 
fier les actes inutiles, c'est-à-dire ceux qui ne pro- 
duisent ni ouvrage ni profit. L'homme a pu donner 
ici son maximum d'activité. Comme ils durent être 
énergiquement et ingénieusement pratiques ceux 
qui construisirent à leur image cette cité, avec ses 
gares, ses docks, ses usines, ses offices, tout ce 
formidable appareil de trafic et d'industrie, debout 
en son silence plein encore de rumeur et de mou- 
vement, avec son port et ses bassins, et son pont 
qui traverse un bras de mer et jette d'une rive à 
l'autre sa route de métal. Ville étrange et qui sem- 
blerait être en sa solitude éloquente, à qui la par- 
court en rêve, une sorte de Pompéi de l'Utile et 
du Pratique. . 



Cette impression d'activité presque surhumaine 
est celle qu'on ressent tout d'abord en arrivant aux 
Etats-Unis. Elle se dégage de l'aspect des villes 
comme de celui des habitants. L'Américain garde 
en sa démarche et en ses gestes la marque de cette 
habitude séculaire que tout confirme autour de lui. 
Là-bas, il n'y a guère d'oisifs. Le sport y est le 
travail des paresseux. L'Amérique est une terre 
de labeur, et quelle laborieuse persistance n'a-t-il 
pas fallu pour créer cette civilisation qui nous 
étonne aujourd'hui, autant par l'œuvre entreprise 



AU PAYS DE L AVENIR 



Il5 



que par l'œuvre accomplie I II n'est pas en effet de 
tâche plus grandiose que celle qui consista à mettre 
en valeur, non pas une contrée, mais un monde. 
C'est justement peut-être à cette tâche que les Amé- 
ricains doivent cette énergie qui, loin de diminuer 
avecle succès, semble s'accroître chaque jour avec 
lui. C'est grâce à une étonnante aptitude qu'ils ont 
pu faire ce qu'ils ont fait. 

Parcourez l'étendue du vaste empire, allez au 
nord, au sud, à l'est ou à l'ouest, partout vous 
y observerez le même spectacle, partout l'activité 
américaine a triomphé de la nature et du climat. 
Elle a ensemencé la solitude et trouvé à chaque sol 
sa fécondité. Elle en a fait sortir ce qu'il conte- 
nait, or ou blé ! Elle a utilisé la pierre, la plante, 
l'arbre, Tanimal, l'air, l'eau et l'homme. Rien ne 
l'a rebutée ni découragée. Elle a employé à cette 
œuvre les éléments humains les plus disparates. 
Terre d'émigrants, elle n'impose à ses hôtes qu'un 
seul devoir, celui du travail. Libre à chacun de l'ac- 
complir où et comme il lui platt. Travailler est la 
grande loi qui régit ce peuple. Personne ne songe 
à s'y dérober. La richesse même né semble pas 
permettre l'oisiveté. Aux lieux où l'ardeur et la 
langueur du climat conseillent la paresse, l'Améri- 
cain reste actif. Partout il apporte avec lui cette 
fièvre des affaires qui le surexcite et l'anime. Don- 
nez-lui une ville molle et lasse comme l'était la 
Nouvelle-Orléans, demi-espagnole, demi-française, 



Il6 SUJETS ET PAYSAGES 



il la transforme à son image. Il résiste à l'air par- 
fumé et à Todeur charmante des magnolias. Il 
américanise tout. 

Ce goût effréné du travail a eu pour conséquence 
en Amérique d'en perfectionner les instruments. II 
ne suffit pas de produire beaucoup, il faut pro- 
duire vite et bien. Aussi faut-il que l'outil aide la 
main et seconde sa force et son adresse. Cette néces- 
sité a fait l'Américain extrêmement industrieux à 
tout simplifier, à tout rendre plus rapide et plus 
facile. Le temps, c'est de l'argent, et la richesse est 
le but de l'effort. Elle est, pour un homme de là- 
bas, le signe visible de sa valeur personnelle. 

On vaut par ce qu'on a, car on en peut conclure 
à ce qu'on est. Ils sont logiques. 



J'ai souvent entendu dire que l'Amérique était un 
bien singulier pays. On nous en cite volontiers 
maints exemples qui, à distance, nous semblent 
avoir raison. Il ne faudrait point pourtant en croire 
ces anecdotes. Il en est d'inventées et, même vraies, 
elles ne prouvent pas ce qu'elles voudraient prou- 
ver. Les traits qu'on nous rapporte ne paraissent 
bizarres ou excentriques que parce qu'ils sont déta- 
chés d'un ensemble d'usages et d'habitudes que 
nous ignorons. Ces particularités, mises à leur place, 
ont un tout autre sens. Les Américains, au contraire, 



AU PAYS DE L AVENIR II7 



m'ont paru s'être composé une manière de vivre 
très log-ique et très rationnelle. La vie américaine 
est un tout fort bien coordonné . Elle peut déplaire, 
mais il faut reconnaître qu'elle ne peut guère être 
autre que ce qu'elle est. 

Tout ce qui nous en semble singulier est par- 
faitement naturel et s'explique de soi. Il suffît 
pour cela d'avoir passé quelque temps sur la terre 
du travail. Je sais bien qu'on s'expose à y figurer 
le personnage de l'oisif et du flâneur. C'est même 
cet état exceptionnel où l'on se trouve être, qui 
cause la sorte de malaise que Ton ressent au 
milieu de l'activité universelle qui vous entoure. 
On est vraiment dépaysé et superflu, malgré le bon 
accueil qu'on reçoit, et on est un peu honteux de 
n'avoir ni bureau, ni affaires, ni aucune autre occu- 
pation que celle de voir. Joignez à cela que les 
villes américaines manquent de pittoresque et de 
monuments. Reste la nature. 

C'est en elle que le voyageur trouve ses vrais 
plaisirs. Ils sont dans l'immensité des horizons, 
la grandeur et la beauté des eaux, soit qu'elles 
coulent en fleuves élargis, soit qu'elles s'écroulent 
en Niagara torrentueux et superbe. Puis c'est la 
forêt, pins de Californie ou cyprières de la Loui- 
siane, et la plaine, et la prairie avec ses flots 
d'herbe et ses étendues solitaires. Tout cela, il le 
faudrait voir en ses quatre saisons, glacé ou lumi- 
neuXy âpre ou brûlant. L'Amérique en a même 

8. 



Il8 SUJETS ET PAYSAGES 



une cinquième, celle qu'on appelle là-bas l'Eté 
indien et qui teint les feuillages de pourpres admi- 
rables, ces feuillages que le président Mac Kinley 
a voulu regarder une dernière fois avant de mou- 
rir, quand, de son lit, où Ton venait de panser 
ses blessures, il disait, en désignant la fenêtre 
qu'on allait fermer : « Laissez-moi voir ces arbres, 
ils sont si beaux ! » 

Car rien, ni l'ambition, ni la grandeur, ni le 
pouvoir, ni tout ce qu'il a pu réaliser en sa vie de 
ce qu'il a voulu ou désiré, ne peut détruire au cœur 
de l'homme le regret que survive à sa durée ce 
qui dure plus que lui-même et se renouvelle éter- 
nellement, quand il n'est plus et où il n'est pas. 



Un Français qui voyage n'est point sans enten- 
dre souvent parler de la France. La courtoisie du 
bon accueil y est bien pour quelque chose, mais 
cette courtoisie même est un obstacle à pénétrer 
au delà de ce qu'elle exprime. Savoir d'un étran- 
ger le vrai sentiment qu'il a de nous est malaisé. 
D'autant plus que parler de la France à un Fran- 
çais passe pour un risque assez délicat. La diffi- 
culté en est rendue plus grande par notre renom 
bien établi de vanité nationale. Cette réputation fait 
que rinterlocuteur se précautionne encore davan- 
tage. Cette vanité qu'il nous suppose, il ne 



AU PAYS DE L AVENIR II9 

veut pas la heurter et il préfère plutôt la satisfaire 
parce qu'il compte qu'en échange nous respecte- 
rons la sienne, qui n'est pas moindre que celle 
qu'il nous prête, bien à tort, à mon avis, car si je 
n'ai jamais vu un Anglais ou un Allemand qui ne 
fût fier de son pays, je n'ai guère, par contre, ren- 
contré de Français qui ne semblât un peu être hon- 
teux du sien . 

Ecoutez deux Français s'entretenir de la France 
et supposez qu'un étranger les écoute. Qu'en- 
tendra- 1- il? Ce ne sont que doléances ou récri- 
minations sans fin. Tout y passe : commerce, 
industrie, administration et politique ; rien qui 
échappe à leur critique impitoyable. Ils sont durs 
aux hommes et aux choses, si] durs que l'auditeur 
étranger conclura d'après eux à notre déclin irré- 
médiable et à notre décadence définitive. 

Ce mécontentement si habituel du Français con- 
tre la France vient, je le veux bien croire, de la 
haute idée qu'il se fait de ce qu'elle devrait être. 
Prenons que ce sentiment seul le porte à mécon- 
naître ainsi ce qu'elle est. Admettons donc que 
cette manie de dénigrement ait pour origine un 
patriotique souci. Mais qu'il y a donc loin de cette 
maussade humeur à la clairvoyance raisonnable de 
gens qui veulent savoir exactement ce qui en est 
pour ne pas rester où l'on en est ! Ce débînage 
systématique est une des tares les plus graves du 
Français d'aujourd'hui et fait préférer de beaucoup 



SUJETS ET PAYSAGES 



à sa grincheuse hypocondrie le jugement net, rude 
ou brutal de l'étranger. 



J'ai dit tout à l'heure que ce jugement n^était 
pas facile à obtenir, mais on y parvient sans trop 
de peine, en certains cas. J'ai observé ce que j'a- 
vance dans un voyage aux Etats-Unis. Les Amé- 
ricains sont curieux de ce qu'on pense d'eux; et 
n'hésitent pas, en retour, à nous donner leur opi- 
nion à notre sujet. Je passe naturellement les avis 
négligeables, ceux qui ne reposent que sur ces ouï- 
dire qui existent de nations à nations et qui ne 
sont que des formules sommaires et vaines. A ce 
compte, les deux épithètes courantes de theatrical 
and hysterical ne feraient de nous, aux yeux des 
Américains, que des cabotins et des agités. Mais ce 
n'est pas de pareils propos qu'il s'agit; ils ne nous 
renseigneraient pas sur la figure que fait notre 
France, vue du dehors, à distance et pour ainsi 
dire en perspective. 

Interrogez, écoutez les gens de là-bas et rési- 
gnez-vous vite à comprendre que, pour eux, nous 
valons moins par ce que nous sommes que par ce 
que nous avons été. Notre passé nous sert mieux 
en leur estime que notre présent. 

Ils ont pour nous la considération rétrospective 
qu'on doit à un peuple dont le rôle historique est 



AU PAYS DK L AVENIR 121 

terminé. Jugés d'après notre force actuelle, nous 
leur semblons peu de chose. Nous sommes le pays 
des petites affaires et des petits profits. Notre vie 
leur paraît lente et engourdie, nos villes mignonnes 
et coquettes, notre territoire exigu. Leur optique à 
notre égard est de nous voir en miniature, comme 
ils se voient, eux, en grossissement. 

Ne croyez pas qu'il y ait là malveillance ou parti 
pris. Loin de là ! L'Américain n'est point hostile, 
et ce n'est pas sa faute si vous êtes pour lui l'ai- 
mable citoyen d'une petite nation, grande jadis, 
mais qui ne lui en impose guère, car elle ne compte 
plus dans le trafic de l'univers que pour une part 
diminuée. Ajoutez qu il ne vous en trouve pas trop 
à plaindre. N'avez-vous point le plaisir d'habiter 
un joli coin de la terre et de fournir au monde 
civilisé ses cuisiniers, ses modistes, ses couturières 
— et même ses livres et ses tableaux ! 



L'Art, c'est là notre dernière supériorité, la force 
qui nous reste, notre suprême crédit. La France, à 
l'étranger, vit et compte par son art. Nos livres 
sont lus et étudiés. Nos classiques voisinent avec 
nos auteurs d'aujourd'hui. Il y a bien dans tout 
cela un peu de confusion, mais beaucoup d'un 
enthousiasme réel. La France littéraire et artistique 
intéresse l'Amérique. La France politique lui est 



SUJETS ET PAYSAGES 



indifférente. Un nouveau siège de Paris Témouvraît 
moins que Tincendie du Théâtre-Français. 

Les Américains ont confiance en nos peintres 
pour représenter leurs visages ou pour distraire 
leurs yeux par d'habiles couleurs ou par des for- 
mes ingénieuses. N'est-ce point Puvis de Cha van- 
nes qui a décoré le grand escalier de la bibliothè- 
que de Boston de panneaux admirables dont la 
seule vue prépare à la méditation et au silence ? 
Tout ce qui louche à l'art français est respecté et 
admiré en outre-mer. Ses procédés y sont imités, 
ses maîtres y sont en honneur. 



La peinture est fort en faveur en Amérique. Il 
s'y forme de grandes collections éclectiques, car 
il n'existe pas d'art national proprement dit. Peut- 
être n'y a-t-il encore que des amateurs et pas de 
public. Les artistes ne se sentent pas en commu- 
nication avec la foule, mais c'est là un mal univer- 
sel. Si la masse, acharnée à la production inces- 
sante de la richesse, est profondément matérielle, 
ce n'est point là un fait purement américain. Je 
vois au contraire, là-bas, un vaste effort intellec- 
tuel : revues innombrables, collèges gigantesques, 
bibliothèques, qui mettent à la portée de tous les 
outils de la pensée. Il faudrait maintenant un 
grand poète et un grand peintre qui crée un cou- 



AU PAYS DE l'avenir 123 

rant dans ce vaste remous. L'Amérique ne sera 
complète qu^ainsi. 

L'heure approche.Déjà même, maintenant, le cas 
d'un Edgar Poe ne se reproduirait plus. Cet être 
miraculeux futTescIave d'une civilisation qui n'avait 
que faire de lui. L'Amérique d'autrefois fut marâtre 
pour ce fils admirable qu'elle ne pouvait pas com- 
prendre. Elle fit de lui le plus solitaire des hommes; 
il n'eut de ressource qu'en lui-même et il tira toute 
son œuvre de la substance atavique de son esprit, 
si Ton peut dire. Il fut réfractaire à son temps. Il 
eut le sort naturel d'un homme, soucieux unique- 
ment de beauté dans une époque plus préoccupée 
de morale pratique ou religieuse que d'esthétique. 
Une pareille société est plus favorable à un propa- 
gateur d'idées comme Emerson qu'à un poète ' 
comme Edgard Poe. Il est plus facile d'y établir 
une secte que d'y attirer l'attention sur une inven- 
tion d'image, de rythme ou de pensée. Les choses 
ont changé depuis lors, mais l'Amérique n'est pas 
encore prête pour l'art pur. 

Un grand poète à sa façon y a pourtant vécu, de 
nos jours, d'accord avec ce qui l'entourait; mais sa 
poésie fut un alliage étrange, et si le vieux Walt 
Whitman a pu donner cet exemple unique, la cause 
en est qu'il était un poète populaire dans le plus 
large sens. Son œuvre, c'est le peuple se chantant 
lui-même en ses admirations et ses enthousiasmes, 
en ses industries et ses découvertes, ses métiers et 



124 SUJETS KT PAYSAGES 



ses travaux, se cliantant dans sa terre même, ses 
fleuves, ses forêts, ses montagnes et ses prairies, 
en ses villes, en ses outils et ses armes. Figure 
grandiose et fruste que cet homme éloquent et rude, 
plein de gravité et d'enfantillage, et qui, en son 
lyrisme Yankee, donne à la fois l'idée d'un Pindare 
transatlantique et d'un Frère Jonathan inspiré. 

Par contre le plus grand peintre qu'ait produit 
l'Amérique, je veux dire James Mac Neil Whistler, 
avait passé l'Atlantique une fois pour toutes, et était 
resté sur notre vieux continent.il avait un atelier à 
Londres et un atelier à Paris. En réalité, il n'était 
d'aucun pays; il habitait un [monde particulier, ce 
parfait souverain d'un royaume pictural, puisqu'il 
avait le don de tout voir selon une optique per- 
sonnelle, sous un aspect qu'on peut appeler whist- 
lérien et qui fut à ses yeux le seul vrai. 



Si avec le Portrait de ma Mère, de Whistler, 
l'Amérique a donné à l'un de nos musées un de 
ses plus nobles chefs-d'œuvre, nous avons fourni à 
ses collections de nombreuses merveilles de nos 
maîtres. Tel cet Homme à la Houe de J. -F. Millet 
qui, détruit, nous avait-on annoncé, durant le récent 
désastre californien, aurait, paraît-ilj été heureuse- 
ment préservé du danger qu'il a couru, 

L'Homme à fa Houe! Qui ne se souvient de cette 



AU PAYS DK l'avenir 125 

rude et rustique figure de paysan, solitaire en un 
âpre paysage ? Sur le sillon brun, Thomme se 
dresse, vêtu de pauvre toile, appuyé au manche de 
son hoyau. Sa face brute et dure dît les longues 
années de labeur monotone et ingrat. Son poing 
déformé exprime la fatigue du même geste obsti- 
nément recommencé. Ses sabots pesants le fixent 
de leur entrave à la glèbe tenace du sol natal. Il 
est fait pour mourir où il a vécu. Il semble accom- 
plir un seul acte immuable et éternel. En lui, le 
grand artiste que fut Millet a représenté les desti- 
nées pareilles d'innombrables êtres identiques. Il 
est une image du travail en sa condition la plus 
morne et la plus bornée. Il est l'esclave d'un inva- 
riable esclavage. 

Cette douloureuse effigie humaine avait tenté 
cependant la fantaisie du millionnaire californien, 
qui en était devenu le possesseur; il l'avait achetée 
d'un nombre respectable de dollars. Certes, je 
suppose bien que la valeur picturale de Tœuvre, la 
force expressive et savante du dessin, de même que 
la célébrité du peintre l'avaient porté surtout à 
acquérir cette toile renommée. Il avait voulu aussi 
sans doute se prouver à lui-même et montrer à 
autrui la puissance de sa richesse en devenant le 
maître d'un tableau digne des musées les plus répu- 
tés, mais je ne puis néanmoins pas m'imaginer 
qu'il n'ait obéi aussi à quelque suggestion plus 
secrète et plus profonde en suspendant au mur de 



120 SUJETS ET PAYSAGES 



son palais de San-Francîsco cette image significa- 
tive. 

N'était-ce pas pour notre amateur un spectacle 
instructif et vivant que cet Homme à la Houe ? 
Son pauvre hoyau, son geste naïf ne symbolisent- 
ils pas le travail chétif où s'use notre vieux monde, 
où il emploie ses forces inefficaces, où il épuise peti- 
tement son énergie timide en un labeur minutieux 
et isolé ? Ne prend-on pas mieux, à regarder ce 
tâcheron mesquin, un juste orgueil d'être né du 
bon côté de la terre, de celui où Teffort humain 
est le plus hardi, le plus fécond, le plus actif, en 
cette Amérique où .le douloureux chef-d'œuvre du 
grand peintre réaliste que fut J.-F. Millet devient 
comme l'allégorie piteuse de notre séculaire rou- 
tine? 



Ce n'est pas à San-Francisco cependant qu'il faut 
aller — qu'il fallait aller, devrait-on dire, hélas! — 
si l'on veut admirer en tout son prodige l'extra- 
ordinaire activité américaine et la contempler en 
son paroxysme le plus typique. C'est ailleurs, c'est 
à New- York, c'est à Chicago surtout, c'est dans les 
cités du fer et du feu, comme Pittsburg, qu'il faut 
chercher le spectacle du travail américain en sa 
plus audacieuse et brutale intensité. 

Certes, je ne veux pas dire par là que San-Fran- 



AU PAYS DE L AVENIR I27 

cisco soit une ville d'oisiveté, de plaisance et de 
loisir. Comme ses autres sœurs de l'Union, elle 
avait ses usines et ses entrepôts, ses buildings 
gigantesques, ses rues sillonnées de car5 incessants, 
son peuple d'ouvriers, de commis, de marchands 
et de spéculateurs, mais elle devait à la beauté du 
site où elle est située, à son climat délicieux, à son ^ 
soleil éclatant, aux eaux magnifiques de la baie où 
elle se mirait, un aspect de joie et que n'ont pas ses 
rivales du nord, de l'est ou du centre. 

Comme elles, en effet, elle ne laissait pas à l'es- 
prit cette impression de malaise et d'angoisse qu'ins- 
pire par exemple une Chicago. Celle-là aussi, 
cependant, dresse au bord des eaux son formidable 
décor d'activité et de labeur. Auprès de son Michi- 
gan, elle étale ses bâtisses colossales, que longent 
ses locomotives sifflantes avec l'air de crustacés de 
métal sortis du lac riverain. Dans un ciel venteux, 
elle fait tourbillonner ses fumées charbonneuses. 
Elle est la reine au sombre visage d'un pays au 
rude climat, tandis qu'aux rives du Pacifique la 
belle San-Francisco reflétait dans une onde heu- 
reuse sa face de lumière ensoleillée, toute couronnée 
de fruits et de fleurs. 



Ce fut justement après un séjour à Chicago que je 
fis route vers San-Francisco. Je quittais sans regret 



128 SUJETS ET PAYSAGES 



la noire cité où, bien qu'on fût déjà au milieu d'a- 
vril, l'hiver sévissait avec rigueur. A travers les 
vitres du wagon qui m'emportait, je regardais 
fuir les interminables plaines glacées que nous 
parcourions. Elles se succédèrent ainsi, monoto- 
nes et plaies jusqu'à ce qu'elles commençassent 
à s'élever lentement. Le train, d'une allure ralen- 
tie, gravissait les Montagnes-Rocheuses. Je n'ou- 
blierai jamais la tristesse de ce voyage sous un ciel 
gris, à travers une morne contrée. Parfois les wagons 
s'engageaint sous les tunnels à claire- voie des chasse- 
neige. On s'arrêtait à des stations isolées. Alentour, 
le désert, puis, de nouveau, l'étendue vague de lieux 
sans noms, le souffle de la machine dans la nuit. 

Je l'entends encore,ce souffle, haletant sur la rude 
pente de la Sierra de Californie. Là, la voie se 
contourne dangereusement, surplombe l'abîme, se 
glisse dans l'interstice des vallées, mais la nature a 
changé d'aspect. Les pics neigeux dominent les 
forêts de pins et étincellent dans un ciel froid et 
clair vers qui montent les jets brûlants des geysers 
d'eau chaude. Cependant le convoi se met à descen- 
dre. Les freins grinçants modèrent la course verti- 
gineuse. Peu après, la montagne s'adoucit. Une tié- 
deur délicieuse pénètre par les vitres baissées. Un 
soleil vif rayonne. La molle plaine californiennecom- 
mence et, le long des talus, des petites fleurs vio- 
lettes se pressent, printanières et délicates. 

C'est avec cette impression de printemps subit^ 



AU PAYS DE L AVENIR 1 29 

au sortir des frimas de Chicago, que je suis arrivé 
au bord de la baie harmonieuse où s'élève San- 
FranciscOjà Oakland,où Ton quitte le wagon pour 
le bac qui vous transportera sur la rive opposée. 
Comme on est bien, pour contempler ce noble pay- 
sage, sur le large pont de Vénorme ferry-boat qui 
coupe lourdement Teau transparente et bleue! Dans 
Tair lumineux où volent de blanches mouettes, San- 
Francisco apparaît. Elle était, à cette fin de jour- 
née d*avril où je la vis, tout empourprée d'une 
lueur vermeille. Elle semblait une ville d'or. On 
eût dit qu'elle conservait le reflet aérien du fauve 
métal qui avait attiré jadis en ces mêmes lieux les 
chercheurs de pépites, à qui elle a dû sa naissance 
et sa première prospérité. 



Ce n'est plus guère maintenant qu'aux savoureux 
et succulents métaux de ses fruits que le sol cali- 
fornien doit son actuelle richesse. Si l'or s'est 
épuisé au sablon de ses rivières et aux filons de ses 
mines, il éclate au soleil, dans l'écorce lisse des 
oranges et des citrons, des ananas et des bananes 
que produisent avec une incomparable abondance 
les vergers de la côte pacifique. Récolte merveil- 
leuse que San-Francisco dispense avec largesse aux 
contrées moins favorisées de l'Union, qu'elle cultive 
et conserve avec art et dont elle enferme le goi^t et 



l3o SUJETS ET PAYSAGES 



Tarome en des boîtes et des flacons hermétiques, 
de même que, des fleurs admirables de la terre 
californienne, elle extrait et débite les essences et 
les parfums ! 

C'est cette force, d'ailleurs, et cette exubérance 
végétales qui rendent si belle la campagne et les 
jardins qui environnent San-Francisco. Nulle part 
je n'ai vu de rosiers porter de plus innombrables 
roses I Des maisons ainsi enguirlandées succom- 
baient presque sous ce poids odorant; mais, pour 
les admirer, il fallait quitter la ville même, aller 
dans la banlieue qui ceint la baie de ses villas 
répandues ou agglomérées, car San-Francisco elle- 
même était une ville comme toutes les villes d'Amé- 
rique, une ville sans beauté architecturale ni monu- 
mentale et qui ne devait son charme qu'au prestige 
de la lumière. 

C'est sous cette même lumière, sous ce même 
soleil que se dressera bientôt la cité nouvelle que 
l'énergie américaine va relever sur les ruines de la 
cité détruite. Le sol turbulent supportera de nou- 
veau les lourdes bâtisses commerciales dont les 
vingt étages reposeront sur des assises plus capa- 
bles de résister à quelque secousse terrestre comme 
celle qui vient de causer tant de ruines. Déjà l'œu- 
vre réparatrice ^st commencée. Bientôt San-Fran- 
cisco off'rira au voyageur son aspect neuf. Les rues 
montreront à ses yeux étonnés leur même animation 
populeuse. Les cars emporteront sur leurs rails la 



AU PAYS DE l'avenir i3i 

même foule active et affairée, et U Homme à la Houe 
reprendra sur le mur de quelque palais de Califor- 
nia-A venue son ancienne place. Le nouveau monde, 
une fois de plus, se sera montré fidèle à son prin- 
cipe d^activité et d'énergie pratiques, et nous aura 
appris comment on s'y prend pour réduire un 
désastre à Tindispensable et une catastrophe à son 
minimum. 



Une des curiosités de l'ancienne San-Francisco 
était son quartier chinois. Nous ne connaissons 
guère la Chine que par son art. C'est lui qui nous 
la configure. De là, le tort de n'avoir d'elle qu'une 
notion abrégée, toute pittoresque. Pour beaucoup, 
afin de ne pas dire pour la plupart, les Chinois ne 
sont que des cuiseurs de* porcelaines ou des fon- 
deurs de bronzes. Nous ne distinguons, de cette 
immense quantité d'hommes confondue dans un 
lointain indécis, que quelques silhouettes familières, 
de même que les paysages de la terre du thé se 
résument à notre esprit par l'image de quelque pa- 
gode baroque ou de quelque jonque saugrenue. 
Nous croirions presque volontiers que les dragons 
des panses de potiches y chauffent au soleil leurs 
ventres écailleux et que les poissons des fleuves y 
sont pareils à ceux qui empruntent au jade humide 
la substance de leurs formes fabuleuses. Et les 



l32 SUJETS ET PAYSAGES 



quelques Chinois que nous voyons passer, çà et là, 
contribuent encore à cette illusion tant ils ont Tair, 
avec leurs robes mandarines et leurs nattes sautil- 
lantes, de jouer, pour notre plaisir, les personna- 
ges inofFensifs de quelque contrée de songe. 



Il est assez difficile de fixer à combien d'hom- 
mes réunis commence une foule. En faut-il dix, 
cent ou mille ? Prenons qu'une foule s'amalgame 
en toute assemblée au moment où la diversité per- 
sonnelle cesse pour faire place à une unité diversi- 
fiée. J'ai donc observé une foule au théâtre chinois 
de San-Francisco. Elle donnait non pas l'impres- 
sion du nombre, mais de l'innombrable. Ces quel- 
ques centaines de faces jaunes m'apparaissaient 
tout un peuple ; mieux, toute une race. La res- 
semblance générale et comme jumelle des visages 
aidait à cette illusion d'indéfini. L'uniformité du 
costume y contribuait aussi. Les Chinois d'Améri- 
que portent tous la blouse sombre à gros boutons, 
le chapeau de feutre rond d'où sort la natte, les 
chaussures blanches à semelles épaisses. Il y ea 
a trente mille à San-Francisco d'ainsi vêtus pour 
errer dans les rues, s'asseoir aux boutiques, emplir 
de leur activité silencieuse le quartier de la grande 
ville américaine où ils vivent à l'écart. 



AU PAYS DE l'avenir i33 

Ils ont en eux, en effet, une force d'isolement 
extraordinaire, L'Amérique, qui est la grande assi- 
milatrice, rebute à se confondre cette population 
réfractaire. Elle, qui a su unir les races les plus 
disparates, en leur laissant leur part d'individualité, 
n'a rien pu faire du Chinois. Allemands, Polonais, 
Français, Italiens se sont américanisés suffisam- 
ment pour entrer comme forces constituantes dans 
la grande communauté d'outre-mer. Les Chinois 
y demeurent parasites. Fait de maisons construites 
à l'américaine, le quartier qu'ils habitent n'a rien 
qui le distingue trop à première vue. A peine, çà 
et là, quelques lanternes ballonnées, quelques 
enseignes aux caractères peints, quelques boutiques 
où se vendent les objets dont ils usent et les nour- 
ritures qu'ils préfèrent. Us vont et viennent, muets 
et indifiFérents. On vous laisse entrer et voir. La 
porte des maisons est ouverte. La plupart sont 
pauvres et sordides. Ce sont des logis misérables. 
Un détail vous frappe : le peu de place qu'il faut 
à ces gens pour vivre et dormir. Ils sont destinés 
àpuUuler.Us sont, pour ainsi dire, madréporiques. 
Dans une chambre où tiendraient avec peine deux 
Anglo-Saxons, dix Chinois s'accommodent. Ils 
emboîtent leurs mouvements, enchevêtrent leurs 
habitudes, superposent leurs sommeils. Chose sin- 
gulière, ce tassement humain est méthodique. Nul 
bruit. Rien de plus tranquille que ces taudis que 
des Anglais empliraient de coups de poing et des 



l34 SUJETS ET PAYSAGES 



Italiens de coups de couteau. La rue, elle aussi, 
est silencieuse. L'éternelle grimace de la fig'ure 
jaune fait du reste qu'on distingue mal si elle pleure 
ou si elle rit. Et pourtant, à parcourir ces rues 
populeuses, on sent un étrange malaise qui com- 
mence par une sorte de gêne et finit par une espèce 
d'angoisse. Je ne sais comment le définir exacte- 
ment malgré que je l'aie ressenti. C'est le senti- 
ment d'une solitude complète, absolue ; un dépay- 
sement inconnu. Gela ne tient pas au décor qui est 
quelconque et à, peine exotique. Cela vient du voi- 
sinage, même indistinct, de cette humanité si diffé- 
rente, du contact avec je ne sais quoi d'inexplica- 
ble. J'en eus la certitude à ce théâtre. Ce qui m'y 
fascinait ce n'était ni le costume bigarré, ni la dé* 
clamation des acteurs, ni le fracas des instruments. 
C'était simplement la vue, de l'estrade où je me 
trouvais, des faces tournées vers moi et qui n'étaient 
point seulement les figures d'êtres étrangers, mais 
le visage même, bien plutôt, de toute une race 
mystérieuse. 



C'est la nuit qu'il faut visiter la « China-tow^n » 
de San-Francisco. Les quelques lanternes qui en 
forment à peu près tout le pittoresque sont allu- 
mées. Le théâtre joue, les fumeries d'opium sont 
ouvertes. La petite lampe,où le fumeur étendu cuit, 



AU PAYS DE L* AVENIR l35 

au bout d'une longue aiguille, la boulette huileuse 
dunarcotique, grésille et palpite. La substance mer- 
veilleuse se consume ensuite en quelques bouffées. 
Une fumée légère et odorante remplit la salle basse. 
Plus loin, voici un temple. Rien ne le désigne guère 
à l'extérieur. L'intérieur en est sombre et doré. Des 
oriflammes multicolores pendent le longdes hampes 
ea faisceaux. Les dieux somnolent. Les bâtonnets 
d'encens brûlent devant eux au fond de leurs niches 
sculptées. Nous revoici dans le décor de la Chine 
qui nous est familière par ses peintures et ses poti- 
ches. 

Mais nous revenons aux rues américaines. Les 
cars glissent sur les rails. Le rauque sifflet d'un 
ferry-boat s'enroue là-bas sur la baie. Les hautes 
niasses des navires à quai se dessinent en noir sur 
la nuit claire. L'un d'eux, demain peut-être, le 
Golden-Gate franchi, voguera sur la mer Pacifi- 
que, vers cette Chine énîgmatique qui est, de nos 
jours encore, la dernière terre fabuleuse et qui 
fasse rêver les poètes. Elle est aussi une de celles 
qui font penser les politiques, car elle attire les 
convoitises européennes. Chacun voudrait toucher 
au monstre engourdi, n'était la crainte de son sur- 
saut ; de telle sorte que le vieil empire du Milieu 
conserve encore à nos esprits sa forme de Chimère 
Dragonienne sous laquelle, de tout temps, il s'est 
symbolisé. Peut-être, pourtant, la fin de la Chine 
est-elle proche, et faut-il se hâter de la visiter, si 



l36 SUJETS ET PAYSAGES 



Ton veut jouir encore de son mystère ? Mais, sans 
aller si loin, je préférerai toujours en lire l'attitude 
suprême dans l'étonnant livre de Paul Claudel, la 
Connaissance de l'Est, où l'auteur de Tête à! Or a 
fixé en quelques proses lapidaires et définitives la 
rêverie qu'a provoquée en lui la terre des supplices, 
des temples, des jardins et des jades. 



LA SEMAINE DES ARBRES 



Chaque année, durant une semaine environ, a 
lieu à Versailles une fête silencieuse et magnifique. 
Pour y assister, il n'est besoin d'aucune autorisa- 
tion et d'aucun privilège. Elle est publique et natu- 
relle. Il suffit, pour en être librement témoin, de 
franchir la haute grille dorée qui sépare la place 
d'Armes de la Cour d'honneur, dont le sol, inégal et 
dur aux pas, est doux à Tœil par les nuances déli- 
cates et variées de ses pavés de grès, de longer la 
chapelle, de traverser le vestibule et de s'avancer 
jusqu'au parterre d'eau qui mire en ses bassins 
plats ses nobles statues de bronze, et d'où l'on 
domine un des plus admirables spectacles qu'il soit 
possible de contempler. 

Quelles que soient, en effet, l'heure et la saison, 
c'est toujours un lieu sans pareil que ces jardins 
de Versailles, avec leur double rampe harmonieuse 
et leur perspective que termine le Grand Canal et 
qu'encadre l'ombrage régulier des arbres, mais il 
est un instant où ils atteignent une beauté insolite 
et particulièrement splendideet où ils donnent aux 

9. 



l38 SUJETS ET PAYSAGES 

yeux une fête incomparable et qui est comme le 
moment de leur gloire suprême et parfaite, celui 
où l'automne, prince de Tannée, les visite et y pro- 
mène sa mélancolie sous sa couronne de feuilles 
d'or. 

A Versailles, l'automne est souverain. Son scep- 
tre y crée une féerie. Pour le recevoir, les arbres 
se teintent des plus riches et des plus somptueuses 
couleurs, se dorent, s'empourprent de feuillages 
fastueux, jonchent les allées et les bassins, emplis"* 
sent la solitude de l'éclat de leur parure. Jamais 
Versailles n*est plus royal qu'en ces jours d'apo- 
théose, qui durent peu et qu'il ne faut pas laisser 
passer sans en alleradmirer l'éblouissante brièveté, 
car c'en est bientôt fait de cette prodigieuse pyro- 
technie végétale. Comme un feu d'artifice, auquel 
elle ressemble, il n'en reste bientôt plus que des 
branches noires et dénudées. Le prestige s'est éva- 
noui. La splendeur s'est éteinte. La semaine de.s 
arbres est terminée. 



Je voudrais qu'elle fût annoncée^ cette semaine 
des arbres à Versailles, comme on affiche les Gran- 
des Eaux, et qu'on avertît les Parisiens du merveiK 
leux spectacle qui leur est offert si près d'eux. Beau- 
coup l'ignorent; mais il a pourtant ses fidèles et 
ses habitués qui n'y manquent pas. Les « Versail- 



LÀ SEMAINE DES ARBRES iSq 

lisants » sont nombreux. Le royal jardin et le royal 
palais ont reconquis leur place dans l'admiration 
publique. Que dis-je, la beauté de Versailles est 
officielle ! Elle fait partie de ce que la France mon- 
tre à ses hôtes de marque pour leur donner bonne 
idée d'elle-même. Le goût français a repris le che- 
min de Versailles. Longtemps délaissé, Versailles 
est actuellement en faveur. 

Il n^en fut pas toujours ainsi. Versailles fut 
démodé. Le promeneur romantiqup, épris cepen- 
dant de pittoresque et de passé, ne s'y hasardait 
guère. Il préférait les ruines moyenâgeuses. Le 
donjon et le clocher lui plaisaient plus que la co- 
lonne et le fronton. La nature régentée par Le Nôtre 
lui semblait froide et indifférente. Le Romantisme 
n'aima pas les jardins. Il préférait les sites naturels 
aux perspectives volontaires. Voyez les poètes. 
Lamartine chante la montagne et le lac, Hugo, la 
forêt et la mer, Vigny, le ciel et les grands horizons. 
Si Alfred de Musset s'arrête un instant sur les 
trois marches de rose, c'est pour y madrigaliser 
ironiquement. Seul Théophile Gautier salue Ver- 
sailles d'un mélancolique sonnet. 

Le Naturalisme ne goûta pas davantage Versailles 
et sa beauté si noble, si grave. Elle n'offrait aux 
observateurs de l'Ecole de Médan aucun « document 
humain». Du restCjqu' avaient-ils besoin de rêverie? 
Et à quoi bon fréquenter le passé ? La peinture de 
la vie moderne suffisait à leur ambition. A cette 



l40 SUJETS ET PAYSAGES 



époque, le décor des Halles centrales intéressait 
plus que celui de Trianon. Qu'était, auprès du Ven- 
tre de Paris, ce qui avait été le Cœur de la France? 
Je me souviens très bien de Versailles, en ces 
années de mépris et d'abandon. Vraiment, il tom- 
bait en ruines. Sa façade s'eflFritait. Ses fontaines 
et ses bassins se délabraient. Ses statues moussues 
devenaient informes. Il n'avait guère pour visiteur 
que le bon peuple des dimanches, et c'était en vain 
qu'il offrait aux esprits ingrats et détournés son 
silence et sa magnifique solitude. 



Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il s'est fait en France 
depuis lors, en art et enlittérature,un retour vers le 
classicisme; cependant il faut reconnaître, toutefois, 
que le goût français a évolué dans ce sens et qu'il 
s'est formé peu à peu une meilleure compréhension 
de notre âge classique. Cette disposition,d'ailleurs, 
est la conséquence de notre souci actuel de ne rien 
négliger et de ne rien mépriser de notre passé 
national, de le considérer comme un tout composé 
de parties diverses, mais dont chacune a sa valeur 
respective et proportionnelle et dont l'ensemble 
représente une force que nous continuons. 

C'est ainsi que Versailles est rentré en honneur. 
Il a pris pour nous sa signification définitive et 
véritable. Certes, c'est par ce que sa beauté a de 



LA SEMAINE DES ARBRES ]4l 

rétrospectif qu'il nous émeut tout d'abord. C'est le 
lieu historique qui nous attire. Ce sont les souvenirs 
qui s'y évoquent qui nous y retiennent. Il nous 
rapproche du passé dont il est le décor persistant 
et, à ce point de vue, il surexcite puissamment 
l'imagination. 

Qui ne s'est plu à y^ venir rêver aux événements 
et aux personnages dont il fut le témoin etleséjour? 
Ils y revivent pour nous et peuplent ses galeries et 
ses allées d'ombres grandioses ou gracieuses. Ce 
palais, ces jardins qui leur furent familiers nous 
aident à les mieux comprendre. Construits et or- 
donnés selon leur goût, ils nous montrent leurs 
préférences d'art et de nature, ce qui plaisait à leurs 
yeux, ce qui satisfaisait leurs esprits. Ils attestent 
leur idéal de hiérarchie, de discipline. 

Mais Versailles — son parc et son château — Ver- 
sailles n'est pas seulement évocateur et instructif. 
Il n'est pas seulement une leçon de passé. En 
dehors de tout souvenir, il vaut par lui-même. Il 
présente au regard une beauté actuelle et propre. Il 
est un assemblage prodigieux de lignes et de cou- 
leurs, un des lieux du monde oîi Teau, la pierre, 
les arbres s'unissent en une harmonie admirable 
pour offrir un spectacle unique, et c'est sous cet 
aspect aussi qu'il nous est cher. 

Ce n'est pas que par les ombres qui le hantent 
qu'il est magique. Il a en lui un autre sortilège, 
celui de son silence et de sa majesté, celui de 



l42 8UJETS ST PAYSAGES 



ses eaux et de ses feuillages. Il a son atmosphère 
de grandeur et de mélancolie; on y respire un air 
que Ton ne respire pas ailleurs, et c'est en automne 
surtout, quand ses feuilles se dorent et s'empour- 
prent, qu'il communique à ceux qui fréquentent 
ses ombrages son ivresse magnifique et triste. 



J y ai passé quelques heures, durant une journée 
du commencement de cet octobre. Le temps était 
gris et froid, et la fête des arbres n'était pas com^ 
mencée. A peine quelques-uns jaunissaient déjà. 
La plupart conservaient encore leur verdure écla- 
tante et solide. L'heure n'était pas encore venue 
où elle se nuance et se colore. L'automne n'avait 
pas fait son œuvre . Il y avait dans l'air immobile 
comme une impression de repos et d'attente. Pour- 
tant, les grands peupliers qui sont au bout du 
Grand Canal dressaient leur dorure lointaine et 
disaient que l'instant approchait de la merveilleuse 
féerie annuelle. On sentait qu'elle allait commencer 
bientôt et que seuls ne s'y mêleraient pas les ifs et 
les buis taillés, immuables en leurs vçrtes pyrami- 
des, et indifférents aux saisons. 

Certes, si elle prend à Versailles une splendeur 
deur particulière, cette saison d'automne, partout 
elle a sa fête des arbres. Avant de les dépouiller, 
elle les décore d'une richesse suprême et brève. 



LA SEMAINE DES ARBRES l43 

Paris même a sa part dans ce luxe végétal. Ses 
Tuileries, son Luxembourg, son bois de Boulogne 
ont aussi leur semaine de gloire. Ses avenues y 
participent également, mais tout cela n'est que 
pour nous avertir et pour nous inviter à nous ren- 
dre où la fête véritable a lieu, en ce Versailles voi- 
sin qui nous attend dans le flamboiement de ses 
feuillages mirés en ses eaux, pour nous convier à 
visiter, en Tun de ses plus mystérieux royaumes, 
le bel automne, prince de Tannée, dont il emporte 
le sceptre et la couronne sous son manteau tissé 
de brume et de soleil. 

1906. 



II 
GENS ET CHOSES D'AUTREFOIS 



IC 



LA GUERRE ET LES FEMMES 



Il y ajdaiîsrAlihanach Jïaçhette pour 1902, une 
page curieusp. Elle pous reoseigne sur les Prm- 
cessesy chefs de régiment^ et npus en montre quel- 
ques-unes 3pus le costupie et ^yep les insignes de 
leur grade. Nqijs y voyons, par exemple, que la 
princesse Clémentine de Saxe-Cobpi^rg est colonelle 
d'un régimen|; d'in%nterie bulgare et que la reine 
douairière d'Italie cpiiimande un bataillon de chas- 
seurs hessois. Malgré qu'elle en porte la tunique, 
son aspect n'a rien de particulièrement guerrier, 
non plus que celui de Timpératrice A^gusta-Victo- 
ria d'Allemagne. De l'unifpripie de ses cuirassiers 
blancs, elle s'pst cofjfiposé une toilette élégante sous 
le tricorne emplumé qui la coiffe. 

Il n'en est pas ainsi pour la princesse . Victoria 
4e Schaumbourg-Lippe et pour la princesse de 
Saxe-Meiningen. Ces deux sœurs de l'empereur 
Guillaume \l ont §ur leurs portraits une tournure 
martiale qui dpit plaire à leur illustre frère. Si la 
princesse Charlotte de Saxe a bon air sous son 
casque à plumes retombantes, la princesse Victoria 



l48 SUJETS ET PAYSAGES 



de Schaumbourg a dans sa tenue je ne sais quoi de 
plus militaire. Le ceinturon boucle sa taille. Elle 
regarde fixement devant elle, comme dans le rang, 
sous la visière du casque à pointe. Il ne lui manque 
que le fusil ou le sabre. 

C'est surlagarde du sien que la princesse Marie de 
Roumanie appuie fièrement ses mains qui sortent 
de manches galonnées. Elle est vêtue du dolmaû à 
brandebourgs de son régiment de hussards; mais 
je ne pense pas que cette jolie colonelle ait jamais 
songé à tirer la lame du fourreau et à conduire la 
charge, pas plus qu'aucune des royales personnes 
qui portent comme elle Tatour guerrier. Tout cela 
est heureusement honorifique, fait pour le terrain 
de revue et non pour le champ de bataille. C'est 
un jeu où elles s'amusent au bruit des tambours et 
aux sonneries des clairons, mais elles ne connaîtront 
jamais l'odeur de la poudre et le sifflement des 
balles, car, malgré l'uniforme qui les militarise si 
pittoresquement, elles sont femmes et, comme fem- 
mes, doivent avoir horreur du sang versé, même 
pour une cause juste. C'est alors qu'on les verrait, 
toutes ces belliqueuses, dépouiller un costume qui 
ne leur siérait plus, et il n'y en aurait pas une qui 
ne préférât aux attributs dont elles s'étaient impru- 
demment parées, le seul insigne qui convienne à 
une femme, quand le canon tonne et que le sang 
coule, le brassard consolateur de la Croix-Rouge. 



LA GUERRE ET LES FEMMES ll[^ 



Il n'en fut point toujours ainsi. L'histoire ne man- 
que pas de princesses ayant aimé la guerre, sinon 
pour elle-même, du moins pour ses résultats de 
gloire et de conquêtes. Elles y voyaient une des 
conséquences naturelles de la politique et de Tart 
de gouverner, et elles en acceptaient le spectacle 
comme une nécessité d'où il y avait à tirer, en 
somme, plus d'honneur que de regret. Si ce point 
de vue existe encore, peut-être, chez les souverai- 
nes d'aujourd'hui, les femmes ne pensent plus de 
même. Le temps est loin où la rumeur des combats 
plaisait à leurs oreilles et où plus d'une ne dédai- 
gna pas de tirer l'épée. Je ne compte pas parmi 
elles une Jeanne Hachette et une Jeanne d'Arc, que 
des circonstances particulières conduisirent l'une à 
la tête des armées du royaume, l'autre au mur de 
sa ville assiégée, ni les légendaires Amazones de 
l'antiquité, mais je parle de celles dont Pattrait des 
batailles tenta l'humeur farouche et vaillante. 

La liste serait assez longue à dresser du ba- 
taillon des femmes capitaines. J'en citerai seule- 
ment, pour l'exemple, cette singulière Catalina 
de Erauso, dont nous avons les mémoires authen- 
tiques, que traduisit magistralement José-Maria de 
Heredia. Nous y lisons, de la bouche même de 
l'héroïne espagnole, comment, de nonne, elle devint 



l5o SUJETS ET PAYSAGES 



soldat, prit Thabit masculin, s'embarqua pour les 
Grandes Indes, y guerroya de longues années, 
conquit à la pointe de Fépée le grade d'alferez, tua 
de sa main beaucoup de gens et mourut, on ne sait 
tt*op où ni comment, après avoir mené la dure vie 
des armes. Elle vivait encore en i645, car, à cette 
époque, Fray Nicolas de Rentira, de l'Ordre des 
Capucins, la rencontra à la Vera-Cruz, d'où elle 
raccompagna àMexico.La Nonne Alferez était alors, 
au dire du révérend, âgée de cinquante ans envi- 
ron, « bien bâtie, bien en chair, de visage basané, 
avec quelques poils de moustache ». 

Ce fut presque une contemporaine de Taventu- 
rière espagnole que cette princesse française, stir 
qui M°*® Arvède Barlné a publié urié étude excel- 
lente, cette Grande Mademoiselle, dont la jeu- 
nesse turbulente fut d'un teinps où là guerre n'ef- 
frayait pas les femmes. Là Fronde fut riche en 
héroïnes et celle-là y figura à côté des Longiieville 
etdesMontbazon.il aurait fallu, pour rester à l'écart 
de ce mouvement d'ambitions et d'intrigues, que la 
Grande Mademoiselle fût ce qu'elle n'était pas. Or, 
elle avait dans l'esprit je ne sais quoi de hardi et de 
viril. Quand elle naquit, le 29 mai 1Ô29, Louis XIII 
n'avait pas d'héritier de sa couronne. L'enfant 
qu'attendait Gaston d'Orléans, frère du Roi, pou- 
vait être Roi un jour. Ce fut une fille, mais elle 
garda en elle quelque chose du garçon (Ju'il lui 
manqua d'être. Elle le prouva par la suite» 



L\ GUÈUtXB ET LES ti-EMMES l5l 



Il faut lire dans le livre de M™*Arvède Barine le 
récit de la jeunesse de la Grâtide Mademoiselle et 
des influences qui la formêrentj fet d'où elle sortit, 
à la fois romanesque et hautaiiie, avec celte curieuse 
circonstance que, jeune, elle fut plus politique que 
sentimentale.Celle qui devait plus tard,'par amour, 
épouser en Lauzun un cadet de Gascogne eut 
d'abord de plus hauts projets. Toute alliance moin- 
dre que royale ou souveraine lui semblait indigne 
d'elle. Il ne fallait pas moins [qu'un trône pour 
asseoir une personne de son importance. Ainsi 
considérable à ses propres yeux, elle ne négligeait 
rien de ce qui pouvait la rendre telle à ceux des 
autres. Le temps se chargea de lui fournir des 
occasions où elle pût montrer ce qu'elle prétendait 
être, c'ést-à-dire quelqu'un d'admirable non seu- 
lement par sa naissance, mais encore par son génie. 

Le sien, il faut le dire, était singulièrement mé- 
diocre. Le cardinal Malzarin la traitait de « brouil- 
lonne » et il avait raisofa. Sa vanité ne pouvait que 
la conduire à des aventures dangereuses. Il est vrai 
que, pour se gouverner sagement dans une époque 
de troubles comme celle-là, il eût fallu une sagesse 
bien au-dessus de l'ordinaire. La Grande Made- 
moiseUc prit donc part à la folie commune. D'ail- 



l52 SUJETS ET PAYSAGES 



leurs, elle s'y comporta sans bassesse et même 
noblement. Elle avait Tâme généreuse et roreille 
attentive au bruit de sa gloire. Elle l'écoutait dans 
Tacclamation populaire et la voulut appuyer de la 
voix du canon. 

La première expédition militaire de Mademoiselle 
fut presque pacifique. Orléans, menacé à la fois 
par les troupes royales et par celles du prince de 
Condé, Mademoiselle, au défaut, de son père, alla 
au secours de la ville.EUe partit pour cette chevau- 
chée, « en habit gris tout couvert d^or ». Les Fron- 
deurs la reçurent en chef d'armée. Elle monta à 
cheval et prit le commandement. Elle présida le 
conseil de guerre. 

A Orléans, elle trouva les portes fermées. On 
voulait d'elle, mais non des troupes qui l'accompa- 
gnaient. Elle entra seule. On lui fit fête. A son 
retour à Paris, elle fut reçue en triomphe. Son parti 
l'accabla de louanges. Condé dit d'une marche 
ordonnée par elle que Gustave-Adolphe n'eût pas 
fait mieux. 

Elle fut reconnaissante à Condé de cette flatterie 
et, quelques jours après, lui sauva la vie. Atta- 
qué dans le faubourg Saint-Antoine par l'armée 
royale, il était perdu. Cette fois. Mademoiselle paya 
bravement de sa personne. Elle arracha aux gens 
de l'Hôtel de Ville l'ordre d'ouvrir les portes aux 
débris de la Fronde et fit tirer pour eux le canon de 
la Bastille. Ce jour-là,eIle vit le sang couler. En se 



LA GUERRE ET LEâ FEMMES I03 

rendant au faubourg, elle rencontra un cavalier en 
pourpoint blanc,aveuglé par une horrible blessure 
et que deux cavaliers, saignants aussi, menaient 
parla main. C'était La Rochefoucauld. Elle vit' 
Gondé, poussiéreux et sanglant, sa cuirasse pleine 
de coups et tout fumant du combat. 



Ce combat du faubourg Saint-Antoine fut la 
grande journée militaire de la Grande Mademoi- 
selle. Le lendemain en fut dur. La Fronde agoni- 
sait, et avec elle tombait cette sorte de fièvre qui 
avait transporté notre princesse. L'accès fini, elle 
prit peur. En vain, elle avait pensé un instant à 
lever une armée à ses frais et à tenir la campagne. 
11 fallut se mettre à Tabri. Elle quitta Paris furtive- 
ment. Elle se croyait poursuivie et sur le point d'être 
arrêtée. La frayeur la talonna. Elle ne respira que 
dans son château de Saint-Fargeau.On y arriva vers 
les deux heures du matin : « On mit pied à terre, 
dit-elle dans ses Mémoires, le pont étant rompu. 
J'entrai dans une vieille maison où il n'y avait ni 
portes ni fenêtres et de l'herbe jusqu'aux genoux 
dans là cour. La peur, l'horreur et le chagrin me 
saisirent à tel point que je me mis à pleurer. » 

Ne lui en voulons point de cette faiblesse. Ces 
larmes adoucissent sa figure d'héroïne vaine et 
pompeuse. Elle crut bien faire et s'acquérir de la 

10. 



l54 SUJETS ET PAYSAGES 



gloire et, pour la juger, îl faut rentrer dans les 
idées de son temps, qui ne sotit plus celles dii nôtre. 
Le rôle des femmes de guerre est termine. Aussi 
ëprouvé-je quelque peine à voir des princesses d'au- 
jourd'hui se parer de l'habit militaire. Cela me sem- 
ble anachronique. C'est aux hommes qu'il faut 
laisser l'uniforme et c'est à eux seuls que demeure 
le droit de le porter, parce qu'il n'est pas sur eux 
l'indice d'un goût, mais qu'il est l'insigne d'un 
devoir. 

1901. 



feOtjVENiRS DES iLES 



Juin 1902. 

J'ai chez moi iiri petit portrait tjtie j'àithe beau- 
coup. Polir iibus garder le sbtiveiiirdu digiiè homme 
qu'il représente et qui fut quelcjué arriêre-grand- 
ôncle, officier dans un régiiîiènt de raiiciehne 
France, on n'eut recours iii aux piiiceâux déliés 
ni aiix fines couleurs. Un peu d'encre noire et 
de papier blanc ont suffi à l!ârliste inconnu, naïf 
et habile à la fois, pour tracéi- une figure exacte 
et déliciatement vivante. C'est, en eflet, un de ces 
portraits en silhouetté ou, pour mieux dire? 
à la silhouette, comme on s'aniùsa à en faire au 
dix-huitièmë siècle. La mode était alors à ces 
petites effigies de lanterne magique qui sont 
comme l'ortibre du inodéle, et celle-là est sin- 
gulièrement exj>ressive. Le profil du personnage 
se découpé avec une netteté et une vérité particu- 
lières. Oii distingue les traits du visage qu'eilcadte 
une perruque dont la queue, liouée d'iln rubari, 
semble ornée d'un petit papillon obscur. Rien ne 
manqué, ni lé jabot eii toile d'àrai^nëej ni la dfeu- 



l56 SUJETS ET PAYSAGES 



telle des manchettes. L'habit est militaire. Petit 
bonhomme debout dans son carré de papier, 
bien campé sur ses bons souliers à boucles, le mol- 
let tendu, une main tenant un tricorne emplumé, 
l'autre appuyée au pommeau d'une canne à gland, 
il est là, comme jadis et pour toujours, élégant et 
coquet, grave et noir. 

J'aime beaucoup cette silhouette à la française, 
et son profil à l'encre m'a souvent fait rêver. Je 
sais à peu près ce que fut, de son vivant, celui 
qu'elle représente. Capitaine dans un régiment du 
Roi, sa compagnie tint longtemps garnison aux 
Iles, à Saint-Domingue ou à la Martinique. J'en 
trouvais à ce portrait un sens particulier, et il me 
semblait que cette noire figurine convenait parfaite- 
ment à quelqu'un qui avait vécu chez les nègres. 
J'y voyais comme une sorte de brevet colonial, et 
cette idée plaisante me divertissait infiniment; mais 
aujourd'hui, j'éprouve à regarder ce dessin une 
impression toute nouvelle et mélancolique, et il me 
semble maintenant funéraire et tracé là avec de la 
cendre. 

L'île lointaine où ce petit personnage d^autrefois 
se promena, la canne à la main, l'épée au côté et 
le tricorne en tète, et qu'il foula du pas tranquille 
de ses bons souliers à boucles dans les rues de 
Saint-Pierre ou de Fort-de-France, qui s'appelait 
alors Fort-Royal, n'est plus qu'un lieu de ruine et 
de mort, une terre de panique et de désolation où 



SOUVENIRS DES ILES IO7 



des ruisseaux de lave et de boue ardente coulent 
d'un cratère incandescept, sous un ciel voilé de 
fumée et dans un air empesté de soufre et de 
cadavres. 

Et qui sait si un jour ne viendra point où, aban- 
donnée de ses habitants, il n^y restera pas pour 
seule forme humaine la statue de bronze qui 
dresse dans la avane de Fort-de-France sa grâce 
mélancolique, car Tunique statue, je crois bien, 
qui ait jamais été érigée sur ce sol lointain est 
celle d'une femme, et d'une femme dont la des- 
tinée merveilleuse et singulière dut faire rêver 
souvent les petites créoles de la Martinique qui, 
hier encore, se promenaient sans souci autour 
du socle où se montre l'image impériale et roma- 
nesque de Joséphine de Beauharnais. 

Ce fut en effet à la Martinique, au lieu appelé les 
Trois-Islets, que naquit, le 28 juin 1768, de Joseph- 
Gaspard Tascher de La Pagerie et de Rose-Glaire 
des Vergers de Sonnois, l'enfant qui devait être 
un jour Impératrice des Français. M. de la Page- 
rie n'était pas riche. Une sucrerie en mauvais état, 
quinze à vingt nègres, des dettes et une pension 
de la Cour, de quatre cent cinquante livres. On 
vivait petitement, dans la flânerie et la paresse de 
Texistence créole, mais facilement à cause de la 
beauté du climat, parmi les fleurs, les oiseaux et 
les plantes d'une nature abondante et heureuse. 
L'enfant grandit,et la jeune fille qu'elle devint n'é- 



l58 SUJETS KT PAYSAGES 



tait pas belle. Elle avait le corps loiird, la figure 
large, la taille épaisse. Elle dansait mal, chantait 
médiocrement en s'accompagnant sur la guitare. 
Ce fut celle-là, pourtant, que la fortune viiit pren- 
dre par la main au bout du monde, pour la mener 
au sommet d'une des plus étranges aventures qui 
aient été vécues. Il est vrai que sa montée rie fut 
pas brusqué et éclatante, mais bien au contraire 
par des voies détournées et curieusement tracées. 
Je ne veux point rapporter ici lès circonstances et 
les événements de cette vie surprfenarite dont le 
roman finit en de l'histoire et dont tirte série de 
hasards fut l'enchaîneriicnt à la fois extraordinaire 
et naturel. 

Ne semblait-elle pas destinée, cette jeune créole, 
à vivre et à mourir dans TAntille natale, et ne fut- 
ce point déjà un coiip inespéré du sort qu'urie in- 
trigue de famille l'eût conduite en France pour y 
épouser le jeune Alexandre de Beauharnàis, sous- 
lieutenant à la première compagnie de mousque- 
taires ? Mais quelle distance à parcourir entre le 
sous-lieu tenant Beauharnàis et le général Boriaparte ! 
Que d'événements entre le i3 décembre 1770, date 
de son mariage^ et le mois de vendémàire an II, 
où elle rencoiitra pour la première fois celui qui 
devait placer sur ses épaules de femme le manteau 
semé d'abeilles d'or et mettre sur son front la cou- 
ronne impériale, parce que, comme il le lui avait 
écrit dans une lettre qu'on a conservée, fcUe exerçait 



SOUVENIRS DBS ILES l5g 



sur lui « un étrafagé jioiivoirw.Gsir elle était belle 
alors^ d'une beauté qufe lui avait doniiéc la vie, 
d'une grâce qui étâil tiëe cri elle et qui s'était affir- 
mée par les tnâlheiirs, par les angoisses, par l'à- 
inour,par la mort même qu'elle avait entrevue aux 
heures sombres de la Terreur et quelle craignait, 
parce qu'elle ne lui stvait pas reconnu la figure vraie 
de son destiii; 



Si Joséphine dé Beatiharnais a trouvé son bio- 
graphe en M. Frédéric Massoii, dont je relisais, 
en écrivant ces pages, le livre si fortement docu- 
menté et si complet, elle avait rencontré son 
peintre en Pierre-Paul Prud'hon. Ce Prud'hon, 
qui fut tin grand artiste, semblait prédestiné à 
sentir ce qii'ôn pourrait appeler la grâce joséphi- 
nienne, faitedesouplesse,d'éIégance et de langueur. 
Comment n'alirait-il pas rendu ce visage charmant 
et délicatementétrange, et qui était ce que la beauté 
mêmeavait pour lui déplus séduisant! Au besoin, il 
enaut*ait inventé les lignes. Prud'hon est le peintre 
du sourire joséphinièn. Il y a, entre l'artiste et le 
modèle, une sorte d'entente mystérieuse. L'art de 
Prud'hon semblait fait pour Joséphine. De même, 
le dessin puissant et robuste, la couleur grave et 
solide d'un David semblent convenir au profil 
napoléonien. 



l60 SUJETS ET PAYSAGES 



J'ai voulu revoir, au musée du Louvre, radmira- 
ble portrait que Prud'hon a peint de celle qui fut, si 
l'on peut dire, en quelque sorte, sa Joconde impé- 
riale. Elle est là, dans tout son charme de mélan- 
colie et de paresse. Sous la longue robe de tulle 
pailleté d'or,que rehausse Técharpe rouge, le corps 
est souple et flexible. Le visage fin, pâle et délicat, 
sous les boucles de cheveux, sourit d'un sourire 
lointain, indifférent et tendrement triste. Le bras 
accoudé soutient la tête lasse. Elle est distraite. 
Elle écoute un frisson de verdure et un bruit d'eau. 
A quoi pense-t-elle? peut-être à l'île chaude et par- 
fumée, au milieu des mers, à cette Martinique où 
elle est née^oùelle est retournée une seule fois pour 
n'y plus revenir. Certes, Joséphine conserva le 
souvenir de son pays natal. Elle aima à s'entourer 
d'objets qui le lui rappelaient. Elle aimait les 
coraux éclatants et les volières remplies d'oiseaux 
exotiques. 

Quand, en 1796, elle loue l'hôtel de la rue Chan- 
tereine, et qu'elle s'occupe de rafraîchir son mobi- 
lier, nous savons que, parmi les meubles divers 
qui le composent, elle possède un secrétaire et une 
table à écrire en bois de noyer de la Guadeloupe. 
Plus tard, elle s'intéressera à ceux qui ont soigné 
son enfance. C'est ainsi qu'une vieille mulâtresse, 
qui l'a nourrie, sera affranchie par ordre de l'Em- 
pereur et touchera une pension annuelle de 
5oo francs. 



SOUVEr»fIRS DES ILES l6l 



Peut-être, à certains moments, oubliera-t-ellc 
son origine ? Je doute, en effet, qu'elle s'en sou- 
vienne dans la toile de David, qui la représente 
aux côtés de TEmpereur, le jour du Sacre. Une 
pompe inouïe Tenvironne. Le bourdon gronde, 
Tencens fume. Elle est perdue dans l'apothéose de 
rhomme qui l'a aimée, mais il veut qu'elle en ait 
sa part, et pendant que le canon tonne, que les 
cloches sonnent à volées, et que les acclamations 
éclatent, il lui murmure à l'oreille avec un sourire: 
« Eh bien, petite créole, êtes-vous contente ? » Et 
je pensais à cela dans cette même salle du Louvre, 
devant le vaste tableau de David, immobile et 
vivant, et en évoquant l'étrange destinée de cette 
fille des îles, dont la lointaine statue de bronze, 
dans la savane de Fort-de-France, sera peut-être 
un jour seule gardienne d'un rocher plus désert 
que celui où mourut l'homme extraordinaire par 
qui elle devint impératrice et reine, à cause de ce 
sourire charmant dont Prud'hon nous a conservé 
la ligne indécise, la courbe incertaine et la grâce 
insinuante et fatiguée. 



CAYLUS 



Il y eut en France une ëpo(Jue mémorable à 
laquelle songent en rêve les collectionneurs qui, 
comme cela s'est vu à certaines ventes récentes, 
payent vingt mille francs une petite table Louis XV 
et quarante mille francs un meuble de Beauvais. 
Les temps sontloin ,en effet, où les merveilles mé- 
prisées de Tart du dix-huitième siècle s'empoussié- 
raient dans les greniers des châteaux et pourris- 
saient dans les arrière-boutiques des brocanteurs. 
Tous ces objets charmants ont repris, dans le goût 
national, la place qu'ils méritaient. 

Leur grâce démodée, qui longtemps ne tenta 
plus personne, a retrouvé des adorateurs fervents, 
mais ceux qui les aiment le plus passionnément et 
se les disputent dans la folie des enchères doivent 
tout de même regretter un peu Tépoque légendaire 
où, en feuilletant les cartons des marchands et en 
visitant les revendeurs,on avait des chances de ren- 
contrer l'occasion inattendue et de faire la trou- 
vaille inespérée. Si cet âge d'or de la Curiosité — 
où il suffisait de quelques pièces de monnaie pour 



GAYLUS l63 

acquérir une terre cuite de Clodion ou une san- 
^ine de Wattcau — est déjà lointain, nous en 
avons pourtant connu encore des survivants. Ed- 
mond de Goricotirt n'àvàit-il pas acheté quelques 
centaines de francs le magnifique dessin de Moreau 
le Jeune qui replréseritè la revue de là Maison du 
Roi dans la plaine des Sablons, et qu'il rapporta 
chez lui trioinphalement, noué dans une serviette, 
avec son cadre d'or aux armes royales ! 

Chose singulière ! plus le nombre de ce que j'ap- 
pellerais les objets de qualité a diminué, plus celui 
des amateurs s'est accru. Ils continuent leur re- 
cherche, toujours dans l'attente de quelque miracle. 
Ils vont, le long des boutiques, emplies de contre- 
façons, toujours eh quête de la trouvaille authen- 
tique. On les rencontre du quai Voltaire à la rue 
de Châteaudun, attentifs, anxieux et pleins d'es- 
poir. Ils ont râison,rien n'est impossible au hasard, 
et le hasard se plaît parfois encore à favoriser l'un 
des leurs. Ces ëxeniples eiitretiennent chez eux le 
feu sacré. M. GabrieJ Hanotaux ne trouva-t-il pas, 
chez uii antiquaire, ces précieux Cahiers de Ma^ 
demoiselle d'Aamale que M. lé comte d'Hausson- 
ville et lui onl publiés, et qiii, par leurs curieux 
détails sur Louis XIV et sur deM"^^ de Maintenon, 
complètent si heureusement les célèbres et char- 
mants souvenirs de M°^® de Caylus. 



l64 SUJETS ET PAYSAGES 



Caylus ! Ce n'est point seulement à la mémoire 
du Roi et de la Grande Favorite qu'est lié ce nom 
de Caylus. Il en évoque un autre, où se résume ce 
que Tartdu dix-huilième siècle eut déplus élégant 
et de plus délicieux, celui du grand peintre Antoine 
Watteau, ce Watteau, dont les dessins dédaignés 
connurent l'injure ducartonà six sous où des mains 
intelligentes les vinrent recueillir jadis, comme 
aujourd'hui furent tirés de l'oubli des cahiers où 
M^^^ d'Aumale écrivait ce qu'elle savait des choses 
et des gens. 

Ce fut aussi dans la boîte d'un bouquiniste 
qu Edmond et Jules de Concourt découvrirent la 
vie, qu'on croyait perdue, d'Antoine Watteau par 
son ami le comte de Caylus. 

Il n'était pas né pourtant pour être écrivain, ce 
brillantfils de la brillante marquise de Caylus, aussi 
fut-il d'abord tout autre chose. Il ne fallut rien 
moins que la paix pour faire de ce fougueux jeune 
homme, blessé à quinze ans à Malplaquet, remar- 
qué pour sa bravoure en Catalogne et au siège de 
Fribourg, un amateur d'antiques, et un graveur. 
Ayant quitté un métier qu'il n'aimait que pour se 
battre, le comte de Caylus voyagea pour se dis- 
traire. Ne pouvant plus rompre des membres, il 
s'intéressa aux ravages que le temps fait subir à 
ceux des héros de marbre. Les fragments des sta- 



i65 



tues que la pioche exhumait du sol lui causaient 
sans doute une sorte de satisfaction guerrière. C'é- 
taient encore là des blessés, et dont quelques-uns 
avaient été des dieux ! Et si, ,d'antiquaire, M. de 
Caylus se fit graveur, ce fut sans doute une façon 
d'utiliser en burin la pointe de son épéc. 

M . de Caylus apportait aux choses de Tart les 
restes d'une humeur militaire. Il aimait à comman- 
der, et s'il se mêlait volontiers aux artistes, c^était 
pour leur apprendre, à sa manière, l'exercice du 
beau. Telfut l'homme que rencontra en 17 14 Antoine 
Watteau. Certes M. de Caylus admira le peintre 
charmant dont il devint le protecteur et l'ami, mais 
il le trouvait, comme il le dit lui-même : « Un peu 
berger », et il me semble voir dans ce mot de 
M . de Caylus un rien de pitié et de dédain pour ce 
mélancolique, dont il ne comprit pas sans doute la 
çrâce délicate, pour ce peintre de petits sujets qui 
ne cherchait point à se hausser de Cythère à l'O- 
lympe. M. de Caylus avait l'âme pompeuse. J'en 
juge par le tombeau qu'il s'était choisi et qui est 
maintenant au musée du Louvre. C'est une sorte 
de sarcophage antique en porphyre, soutenu par 
des pattes de lion. 

Ni le tombeau de marbre rouge, ni les innom- 
brables pièces qu'il grava avec plus de bonne 
volonté que de talent, ni les écrits où s'exerça sa 



j66 sujets et paysages 



plume, n'eussent sauvé de l'oubli le npQf cle M. de 
Gaylus, si l'amitié d'Antoine Watteau ne lui eût 
assuré l'immortalité. Et cependant,de tous les amis 
du peintre, M. de Gaylus n'pst peut-être pas celui à 
qui il doit le plus. Certes, M. de Gaylus fut utile à 
Watteau, sinon en son art, du moins en plusieurs 
circonstances de sa vie. Mais je ne crois pas qu'il 
y eut jamais entre eux liaison de cœur. N'cst-il pas 
assez singulier que Watteau n'ait jamais peint 
le portrait de M. de Gaylus, quand il n'a pas 
manqué de représenter la plupart de ses autres 
amis? Nous avons, en effet, de sa main, le vieux 
sculpteur Pater, et Vleugels, et Antoine delà Roque 
et l'abbé Haranger. Nous avons M. de Julienne. 

Dp celui-là, Watteau a laissé deux portraits ad- 
mirables qui nous rendjent la belle figure et la belle 
tournure de cet ami charmant qui fut un type des 
pljijs curieux de l'amateur d'art au dix-huitième 
siècle. 

Personnage sympathique que ce M. de Julienne, 
qui possédait aux Gobelins une nianufacture de 
drap, célèbre, comme il est dit quelque part, 
« par son escarlate orangée dont l'œil avait peine 
à soutenir l'éclat ». Ce drapier avait du goût pour 
les arts. Il réunissait des tableaux. Il vint chez 
Watteau et devint son ami jusqu'à sa mort. Car 
c'est par les soins de M. de Julienne que Watteau 
obtint la petite maison de Nogent, où il passa les 
derniers temps de sa courte vie. 



lOy 



La biographie très complète et très documentée 
de Watteau, par M. Virgile Josz, nous renseigne 
sur les amis très différents que furent, pour le 
peintre, Cayliis et Julienne, L'avantage n'y est pas 
à Caylus. Il suffit, pour s'en assurer, de voir 
ce que chacui^ d'eux fit pour son ami. Watteau 
mort, M. dp Juliepne luf éleva ce monument 
iaappréciable qui s'appelle les Figures de diffé- 
rents caractères j vaste recueil qui renferme, gravés, 
une réunion des plus bieaux dessins du maître, 
hommage pipux rendu à sa mémoire et à son génie. 
Quant à M. de Gaylus, il se conteiita, à une séance 
deTAcadémie, de prononcer l'éloge de son protégé, 
éloge qui conamence par cette phrase qui est peut- 
être à retenir : « Loin de blâmer ceifx qui ont 
écrit avapt moi }a vie d'Antoine Watteau, je leur 
sais au coptraire bon gré des sentiments qui les 
ont fait agir. Il me paraît seulement qu'ils ont i;n 
peu trop accordé à la louangie... » 

* 

Il ife faudrait pa^ crpirp que cette vie de Wat- 
teau par M. d.e Caylus soit ce qup nous appelons 
un éreinteipent. Leg ri^stnctions de M. de Caylus 
Tiennent pli^s de ^Q^ caraptère que d'îautre chose 
et ne sont peut-étrp J^ien qu'une petite rancune 
contre l'indépendance .de Watteau, vis-à-vis des 
conseils que le comte ne djBvait pas manquer de lui 
donner et que l'artiste ne suivait guère; malgré 



l68 SUJETS ET PAYSAGES 



cela, cette notice est infiniment précieuse. Elle 
forme,avec les notes de M. de Julienne et celles du 
marchand de tableaux Gersaint, tout ce que nous 
savons sur le grand peintre des Fêtes Galantes. Elle 
nous donne le détail de sa vie. 

Elle n'a rien de romanesque ni d'héroïque, cette 
vie d'Antoine Watteau. Les événements en sont 
fort simples et les voici en leur suite ordinaire : 
la naissance obscure à Valenciennes, la vocation 
lente et incertaine, les débuts difficiles, l'arrivée à 
Paris, les séjours dans Tatelier de Gillot et d'Au- 
dran, le travail misérable; puis, peu à peu, la for- 
mation, timide d'abord et enfin éclatante, d'une ori- 
ginalité, ce qui, du petit peintre d'arabesques et de 
singeries, fit le grand maître des figures et des 
expressions, le poète des jardins et des perspecti- 
ves, des ombrages légers et des eaux profondes, 
des robes de satin et des habits de soie, des nuques 
et des mains de TlndifFérent et delà Finette, de la 
joie, du sourire et de l'amour. 

Cette œuvre délicieuse et un peu féerique de 
Watteau, on la pourrait croire, à première vue» 
œuvre de loisir et de bonheur. N'imaginons pas le 
peintre d'après sa peinture. Watteau fut un mélan- 
colique et presque un hypocondre. Anxieux et ma- 
ladif, il vécut à l'écart et comme dans une perpé- 
tuelle inquiétude. C'est cette inquiétude et ce trou- 
ble que nous apprend Caylus, et c'est cette sorte 
d'intimité où il nous met avec Watteau qui fait la 



CAYLUS 169 

valeur de sa biographie. Il nous fait pénétrer en 
ces logis, dont le peintre changeait si souvent, où 
il n'avait guère pour mobilier que son chevalet et 
quelques hardes, et ce pot rempli d'huile grasse 
où trempaient ses pinceaux mal nettoyés qui suf- 
firent aux mains habiles du grand artiste pour créer 
un monde poétique et éternel, une de ces îles de 
songe comme Shakespeare en a rêvé une, qui sont 
en dehors du temps et où les Pèlerins de rEmbar- 
(imment pour Cythère pourraient rencontrer les 
Nymphes dansantes du Printemps de Botticelli. 

Il semble qu'une monographie de VVatteau eût 
dû tenter les Goncourt. Le sujet semblait leur 
appartenir. Dans leur Art au dix-huitième siècle ^ 
ils ne donnent sur le peintre de Valenciennes que 
quelques pages, brillantes d'ailleurs, et quelques 
notes succinctes. Faut-il s'en plaindre? L'étude de 
M. Virgile Josz est très complète. Du reste, ne 
voyons-nous pas M. Pierre de Nolhac reprendre 
et rectifier certains sujets d'histoire traités par les 
frères historiens avec plus de talent que d'exacti- 
tude ? Néanmoins, il resteï'a aux amateurs d'Au- 
teuil l'honneur d'avoir été des premiers à goûter 
l'art de notre dix-huitième siècle et d'avoir su, 
avant l'heure, payer trois francs un crayon de Bou- 
cher, un pastel de La Tour ou une sanguine de 
Watteau ! 

1903. 
11 



DEUX SACRES 



J'ai connu, quand j'étais enfant, un vieux prêtre 
dont j'ai conservé un souvenir délicieux. Il s'ap- 
pelait Talibé d'A... et était curé de la petite ville 
de P... C'était, à cette époque, }xu vieillard maigre, 
au visage orné d'un nez de bonne râpe, avec des 
yeux malicieux et tendres. Je le revois, la soutane 
bien brossée, marchant de son pas sec sur le pavé 
pointu de la Grand'Rue, qui sonnait sous ses sou- 
liers à boucles, souvent une main dans sa ceinture, 
où il palpait sans doute l'écaillé polie de sa taba- 
ti,ère, son rabat un peu de travers, car il avait des 
mouvements brusques et beaucoup de yivacité. 

L'abbé d'A... avait cette particularité de détes- 
ter les chiens et je me rappelle encore comment, 
quand il était arrêté sur la place à causer avec l'un 
pu Tautre de ses paroissiens, il détachait, sans s'in- 
terrompre, au moindre roquet qui se hasardait trop 
près de lui, un délicat coup de talon. 

L'abbé d'A... était, depuis de longues années, 
curé de P... Il n'avait jamais voulu quitter la petite 



i 



DEUX SACRES I7I 



ville où il était né. Sa distinction de tiaissance, 
de manières et d'esprit eût pu le mener aisément 
aux dignités et aux honneurs ecclésiastiques, mais 
il leur préféra cette cure tnodeste et tranquille d'où 
il ne voulut pas sortir et où il mourut, il y a déjà 
bien longtemps. 

Ce fut par amitié pour ma famille, avec laquelle 
la sienne était liée, que l'abbé d'A. .. consentit, un 
été, à me donnerquelques leçons de latin, pendant 
les vacances que je passais à P...Ces leçons avaient 
lieu, plusieurs fois par semaine, au presbytère. 
C'était une vieille et vaste bâtisse, construite au 
dix-septième siècle et qui ouvrait sur un cloître 
attenant à Téglise. L'abbé d'A... me recevait dans 
une grande salle voûtée, fraîche et sonore, dont les 
hautes fenêtres donnaient sur un jardin. Je trouvais 
le bon abbé assis sur une chaise de paille, à côté 
d'une table où sa tabatière ouverte voisinait avec 
quelque De Viris. J'étais fort distrait et tout m'in- 
téressait plus que là leçon^surtout les dessins d'eau 
qui marquaient le carrelage qu'on venait d'arroser. 
Leurs méandres sinueux m'enchantaient et je les 
suivais de l'œil, par-dessus les pages de mon livre. 

Quand j'avais traduit, tant bien que mail, quel- 
ques phrases, l'abbé d'A..., fier de son succès et 
indulgent à ma paresse, prenait une prise qu'il 
aspirait en se renversant au dossier de sa chaise 
dans un équilibre que j'admirais fort, puis il pas- 
sait son doigt entre son cou et son rabat, me regar- 



172 SUJETS ET PAYSAGES 



dait en riant et commençait à me raconter des 
histoires. 

Il en savait de toutes sortes, de pieuses, d'ins- 
tructives et d'amusantes; mais il y en avait une 
entre toutes que je lui redemandais souvent. C'était 
le récit du sacre de Charles X à Reims, auquel il 
avait assisté comme enfant de chœur. Ce récit me 
charmait tout particulièrement, sans doute parce 
que les souvenirs que l'abbé d'A... avait gardés de 
cet événement historique étaient ceux d'un enfant 
et qu'ils allaient droit à l'enfant à qui il s'adres- 
sait. Ils étaient à ma portée. Peut-être bien que le 
bon abbé d'A... y avait peu à peu ajouté quelque 
chose, mais j'étais tout oreilles pour l'entendre. Je 
l'écoutais avec une attention extrême dire les cos- 
tumes, l'encens, les orgues, la vaste cathédrale 
pleine de la pompe liturgique et royale. Mais ce que 
j'attendais avec le plus d'impatience, c'était le trait 
par lequel il terminait invariablement son récit : 
comment les enfants de chœur, eh cachette, avaient 
vidé le vin des burettes, parce qu'ils avaient très 
soif et qu'il faisait très chaud; et ce vin, l'abbé 
d'A... ne manquait jamais de faire à mes yeux 
semblant de le boire et de l'avaler, en renversant 
la tête en arrière, ce qui faisait à son cou maigre, 
serré de près par son rabat, mouvoir sa pomme 
d'Adam. Et cela me paraissait également surpre- 
nant et merveilleux! 



DEUX SACHES 178 



Si le Sacre du Roi Charles X â Reims avait laissé 
un vif souvenir dans la nàémoire du bon abbé d'A... 
il n'a pas laissé dans l'art du temps de chef-d'œuvre 
comparable à celui où le peintre David fit vivre à 
jamais pour nos yeux le Couronnement de Napoléon 
à Notre-Dame. 

Je le revoyais récemment au musée, ce tableau 
justement célèbre, et, tout en Tadmirant, je me 
demandais pourquoi c'est toujoiirs uniquement aux 
peintres que Ton s'adresse pour éterniser ces grands 
spectacles pittoresques. Pourquoi, à côté du témoi- 
gnage pictural, ne pas solliciter aussi le témoignage 
littéraire ? La force de représentation des mots est 
égale à celle des couleurs. La page vaut le tableau. 
La phrase, comme laligne,est un dessin. Le papier 
où Ton écrit est aussi évocateur que la toile sur 
laquelle on peint. La plume vaut le pinceau. 

Notez bien qu'il n'yaurait pas là lieu à un travail 
d'historiographe qui loue et flagorne à gages; il s'a- 
girait tout au contraire d'une œuvre exclusivement 
descriptive. Pas d'ode, de cantate, ni de dithyrambe, 
mais simplement une fresque verbale due à la seule 
puissance des mots. Comme les couleurs, ils ont la 
propriété de rendre durable Téphémère. Ce qui a 
été subsiste par eux en sa forme et son mouvement. 
C'est pourquoi il me semble qu'il serait juste, pour 

11. 



\ 



174 SUJETS ET PAYSAGES 



garder en la mémoire des temps les grandes scènes 
de la vie publique des nations, d'avoir recours non 
seulement au peintre, mais à Técrivain, et de pou- 
voir, par exemple, au tableau d*Un David, joindre 
la page d'un Chateaubriand. 



Il est vrai que le hasard se charge parfois, de la 
façon la plus amusante, de remédier aux impré- 
voyances officielles. N'est-ce pas ainsi qufe nous 
trouvons dans les Mémoires de Gœthe une bien 
curieuse description du couronnement de l'empe- 
reur Joseph II à Francfort, en 1764? Certes, le 
jeune Gœthe, à quinze ans,n'avait reçu de personne 
l'ordre de tenir registre de ces fêtes dont il nous 
a laissé un si intéressant tableau. Seulement il a le 
goût de tout voir et l'art de bien voir. Il est déjà, 
ce qu'il sera plus tard, avide de ce qui peut lui 
apporter une sensation ou une connaissance nou- 
velles, et c'est ainsi que toute sa vie il ne cessera 
de s'enrichir l'esprit et d'étendre son intelligence 
atout savoir et à tout comprendre. Aussi, dès l'an- 
nonce du couronnement impérial, le voici en cam- 
pagne. Ce jeune Allemand eût fait un reporter 
admirable. Rien ne se passe qu'il n'y assiste, et à 
la meilleure place; il note scrupuleusement le moin- 
dre détail ; chacun satisfait son amour du pittores- 
que, car il voit revivre devant lui les coutumes 



DEUX SACRES 176 



électorales de la vieille Allemagne et l'antique 
cérémonial de l'Empire germanique. 

Voici d'abord l'entrée des commissaires impé- 
riaux, puis celle des ambassadeurs, puis celle des 
électeurs. Celui de Mayence l'émut particulièrement. 
Dans les rues pleines de hauts personnages, ce ne 
sont que carrosses, chapeaux à plumes, manteaux 
à l'espagnole, cortèges et canonnades. Puis, la 
veille de l'élection, on fait sortir de la ville tous les 
étrangers, car les bourgeois de Francfort peuvent 
seuls être témoins de cette Solennité. Elle précédait 
de peu celle de l'arrivée du nouvel élu. 

Elle fut magnifique, cette arrivée, au branle des 
cloches et au bruit des canons, et le jeune Gœthe 
l'admire fort. Le carrosse impérial, tout en glaces 
et garni à l'intérieur de velours rouge, le surprend 
par sa splendeur quand il paraît, entouré des gar- 
des, des pages, du grand connétable et des maré- 
chaux de l'empire suivis des hallebardiers qui sont 
en noir et en rouge. Mais tout cela n'est encore que 
le prélude. Attendons le jour du couronnement. 

Ce fut le 3 avril 1764 qu'il eut lieu. Le jeune 
Gœthe a sa place à une fenêtre haute de l'Hôtel 
de Ville. C'est de là qu'il vit l'Empereur sortir de 
la cathédrale. « Du point élevé où j'étais, nous 
dit-il, les ambassadeurs, les électeurs, l'Empereur, 
ne semblaient faire qu'une seule masse mue par 
une seule volonté et étincelante d'or et de pierre- 
ries. » Mais cette vue ne lui suffit pas. <:( Je cou- 



176 SUJETS ET PAYSAGES 

naissais l'Hôtel de Ville comme une souris, » 
ajoute-t-il; aussi parvient-il à se glisser jusqu'au 
haut du grand escalier par où l'Empereur doit 
monter. Il le voit de près. Il admire les joyaux de 
Charlemagne, la robe longue de brocart pourpre, 
la couronne trop grande et qu'on avait été obligé 
de rembourrer, la dalmatique et l'étole qu'on avait 
dû rétrécir sans pouvoir la proportionnera la taille 
mince et souple du jeune Roi, ce qui lui donnait 
un air de déguisement dont il ne pouvait s'em- 
pêcher de rire. De là, l'observateur ne fait qu'un 
bond dans sa mansarde. L'Empereur est au balcon 
où on l'acclame. On jette des monnaies au peuple. 
On se presse et on se bouscule. C*est un beau spec- 
tacle, mais il en est un autre qui appelle notre 
infatigable Gœthe.Il se faufile jusqu'à la porte delà 
salle où est dressé le festin. Il aperçoit l'Empereur à 
table servi par quarante-quatre comtes de l'Empire 
qui vont eux-mêmes chercher les plats aux cuisines. 
Bien plus, il pénètre dans la salle même. Un offi- 
cier qu'il connaît lui donne à porter une pièce d'ar- 
genterie. Il a tout vu et il a faim, aussi va-t-il ter- 
miner par un bon repas une si belle journée. 

Ce n'est pas tout. Le soir, Francfort estilluminé. 
Les ambassadeurs ont cherché à se surpasser. La 
maison du baron de Plotho est décorée de la façon 
la plus baroque. Celle du prince Esterhazy Test 
féeriquement. Sous des guirlandes de fleurs en feu 
et des candélabres suspendus, on distribue des sau- 



DEUX SACHES I77 



cissons et du vin du Rhin. Le jeune Goethe est 
heureux. « Une partie de la nuit s'écoula dans un 
ineffable sentiment d'amour et d'amitié. » Il faut 
dire qu'il contemplait toutes ces belles choses en 
compagnie de Gretchen, cette Gretchen qui fut le 
premier amour du grand poète. Il lui donnait le 
bras, et il ajoute ce trait, d'une naïveté et d'une 
prudence sigœthiennes, et quidéjà peint assez bien 
l'intelligent égoïste de Weimar : « Je m'étais affu- 
blé de manière à être méconnaissable, et ma char- 
mante Gretchen ne s'était point offensée de cette 
précaution. » Ah! monsieur Goethe, vous êtes un 
homme ! — vous êtes tout l'Homme! 

1902. 



UNE FICHE 



La fiche dont il s'agit n'appartient pas au dos- 
sier du Grand-Orient, car l'officier qu'elle concerne 
est mort depuis plus de cent ans. Ce fut en effet le 
5 septembre i8o3 que mourut, àTârente, en Italie, 
le général Choderlos de Laclos, qui fut un des 
hommes les plus mal jugés par son temps et les 
plus suspects à la postérité. 

Auteur d'un livre fameux, les Liaisons dange-- 
relises^ qui sont un des chefs-d'œuvre (?u roman 
français, politicien mêlé aux intrigues de la Révo- 
lution, général de la République, Laclos est de- 
meuré longtemps un personnage énigmatique où 
l'écrivain, l'agitateur et le militaire se confondaient 
en une figure équivoque et complexe qui inspirait 
plus de curiosité que de confiance. Malgré des ta- 
lents indéniables, Laclos était mal noté dans l'opi- 
nion. Sa fiche était mauvaise et ce n'est que de nos 
jours que Ton s'est avisé de chercher jusqu'à 'quel 
point cet homme singulier et mystérieux méritait 
la sorte de discrédit qui pesait sur sa mémoire. 
Cette enquête délicate et difficile fut conduite 



UNE FJGHE 179 



depuis une vingtaine d'années avec patience et 
attention et elle aboutit aujourd'hui. Son résultat 
a de quoi satisfaire les nombreux admirateurs de 
Laclos. Nous sommes éclairés maintenant sur le 
sens et la portée exacts du livre admirable et 
détestable qui, s'il établit la renommée de son 
auteur, contribua aussi à en déterminer la réputa- 
tion, et nous savons combien Laclos eut à souffrir 
de la gloire qu'il s'était acquise par cet ouvrage 
périlleux et retentissant. Désormais, la vie litté- 
raire, politique et militaire de l'auteur des Liaisons 
n'a plus de secrets pour nous. Elle est tout entière 
dans la forte et définitive étude que M. Emile 
Dard a publiée sur Choderlos de Laclos, général 
et romancier français . 

C'est au livre de M. Emile Dard que devra re- 
courir quiconque voudra se faire une idée vraie de 
ce que fut cet homme étrange que ses Lettres à sa 
famille^ mises au jour par M. de Chauvigny, nous 
révèlent cœur délicat et généreux, et que son Essai 
sur les Femmes j retrouvé et publié par M. Edouard 
Champion, nous montre esprit utopique et mora- 
lisateur, ce Laclos, à la fois violent et subtil, 
méthodique et hardi, qui sut tour à tour, selon les 
circonstances de sa vie, rimer un conte galant ou 
fomenter une émeute, qui s'occupait en même 
temps de l'invention des « boulets creux » et du 
numérotage des rues de Paris, qui sut commander 
rartillcrie de l'armée du Rhin et dessiner, d'une 



l8o SUJKTS ET PAYSAGES 



plume ai^ë et cruelle, les figures impérissables de 
M™« de Merteuil et du vicomte de Valmorit. 



Laclos avait quarante ans en 1782, quand il fit 
paraître les Liaisons dangereuses et, depuis ving^t 
ans, il servait dans Tartillerie. Il était entré dans 
ce corps au sortir de TEcole de la Fère et y avait 
obtenu tous ses grades jusqu'à celui de capitaine. 
Sa carrière avait été unie et laborieuse. C'était un 
officier de valeur qui devait tout à son application. 
Il aimait son métier et ne négligeait rien pour s'y 
perfectionner. A cet égard, le témoignage de ses 
chefs est formel. Laclos est réputé pour son apti- 
tude et ses mérites. Nous avons les rapports des 
inspecteurs. Partout où il séjourne, à Strasbourg, 
à Grenoble, à Besançon, à Valence, à Toul^l'éloge 
l'accompagne. Sa conduite privée est excellente 
et ses mœurs « dignes d'applaudissement ». 

Laclos n'est pas seulement bon officier, il est 
homme de bonne compagnie. Il fréquente la meil- 
leure et y est goûté, quoique un peu froid. Il a des 
talents et fait des vers agréables qu'insère TA/ma- 
nach des Muses. Certes il n'est point insensible 
aux faveurs d'Apollon, cependant celles de Mars 
lui agréeraient davantage. Il désire la gloire, et il 
préférerait celle des armes à celle de la plume,mais 
les occasions lui manquent à prouver son courage 



UNE FICHE l8l 



et sa capacité, et c'est faute de mieux qu'il est 
amené à demander aux lettres cette renommée dont 
il est avide et que réclame son cœur d'ambitieux. 

Ce fut ainsi que le projet lui vint de composer, 
comme ill'a dit lui-même, « un ouvrage qui reten- 
tît sur la terre quand il y aurait paru ». Pour 
cela, il fallait plus que les sujets qu'il avait traités 
jusqu'alors. Il ne s'agissait plus d'une épître ou 
d'une chanson. Laclos, en eflFet, pouvait donner 
mieux. Il y avait en lui autre chose qu'un faiseur 
de couplets. Il y avait un moraliste et un satiriste. 
11 y avait un observateur profond de son temps et 
un profond connaisseur d'âmes. Il avait vu et il 
essaya de décrire ce qu'il avait retenu. Il fit appel 
moins à son imagination qu'à sa mémoire. 

J'aime à me représenter Laclos à ce moment 
décisif de sa vie. Il a choisi son sujet. Ils sont là, 
devant lui, les héros de la sombre histoire qu'il va 
conter.Chacun emprunte sa main pour s'exprimer. 
Il écrit sous leur dictée ces lettres redoutables où 
ils rusent, s'avouent, s'expliquent, s'agitent et ajou- 
tent une touche au tableau où ils apparaîtront 
vivants. Et lui, il les voit, les écoute^ leur obéit... 
Et c'est ainsi que naît peu à peu le livre vengeur 
qu'il veut lancer à la face de son siècle et dont il 
le veut marquer au visage, comme d'une mouche 
faite d'ordure, de boue et de sang... 



12 



l82 SUJETS ET PAYSAGES 



Le scandale d'un pareil livre égala son succès. 
Le nom de Laclos courut de bouche en bouche et 
les Liaisons furent dans toutes les mains. En appa- 
rence, ce roman ne se distinguait pas des romans 
licencieux de l'époque. 11 rappelait l'élégance sca- 
breuse des écrits d'un Grébillon fils ou d'un Duclos, 
mais les gens avisés s'aperçurent vite qu'il ne s'a- 
gissait pas là seulement des jeux d'une imagina- 
tion perverse. L'auteur était allé plus loin. Il dé- 
nonçait un certain état des mœurs et de l'esprit 
du temps. Il révélait la présence de la méchanceté 
dans l'amour. Voilà donc où en pouvait arriver la 
vanité des roués I Voilà donc à quels artifices ils 
avaient recours pour satisfaire leur besoin de 
conquêtes I Quoi, cette société si aimable, si polie, 
si délicate se prêtait à de pareils méfaits! 

C'était elle qui avait fourni des figures comme 
Valmont et Merteuil. Et ce n'étaient point là des 
personnages qui sentaient l'invention; ils avaient 
au contraire un tel air de vérité que l'on en pou- 
vait nommer les modèles. Mais de quel droit cet 
audacieux, sorti on ne savait d'où, venait-il signa- 
ler ce vice contemporain? De quoi se mêlait ce 
petit officier de province et pourquoi s'avisait-il de 
troubler les gens de plaisir dans l'exercice de leurs 
divertissements et d'avertir de leur danger? D'ail- 



UNE FICHE l83 



leurs le moyen de le faire taire était bien simple. 
Il suffisait de retourner contre lui l'arme qu'il avait 
dirigée contre d'autres. 

C'est ce qui fut fait,et Laolos sentit vite la pointe 
de la flèche empoisonnée qu'on lui renvoyait. Où 
donc ce M. de Laclos avait-il appris à peindre le 
mal avec tant de perfection et de vérité, sinon en 
lui-même ? Cet observateur n'avait eu qu'à s'obser- 
ver pour représenter Valmont au naturel. II avait 
tracé son propre portrait, et ce qu'il avait donné 
comme un tableau des mœurs du temps n'était 
que le miroir des siennes. 

Laclos n'échappa point à cette identification. Il 
y prétait par certains traits de son visage et de son 
caractère. C'était un grand monsieur taciturne et 
resserré et, comme on a dit de lui, « spirituel sans 
être aimable ». Ses portraits nous le montrent 
sérieux et ironique, avec un air de secret et de hau- 
teur. Que méditait-il, cet inconnu d*hier, aujour- 
d'hui célèbre, et d'une célébrité qui, née dans le 
scandale, s'achevait dans là méfiance? 

A partir de ce moment, Laclos était suspect et 
le demeura. La période obscure et tranquille de sa 
vie était terminée. Les tracasseries commencèrenté 
Il commit des imprudences. Partout où iJ allait, il 
traînait derrière lui l'ombre de Valmont. Elle 
faillit l'empêcher d'épouser la jeune fille qu'il ai^ 
maît. Il se maria pourtant. Après son mariage, il 
resta encore quelques années au service, puis il 



l84 SUJETS ET PAYSAGES 



finit par donner sa démission. Nous sommes en 
1788. A ce moment Laclos est pauvre. Il cherche 
UD emploi pour faire vivre sa famille. Ecrira-t-il 
cette suite aux Liaisons dangereuses qu'il proje- 
tait de composer? Prendra-t-il du service en Tur- 
quie, comme il en a, un moment, l'intention? Non. 
Le duc d'Orléans a besoin d'un secrétaire de ses 
commandements. La charge est donnée à Laclos. 



La Révolution trouva Laclos installé au Palais- 
Royal. L'ambitieux déçu avait une revanche à 
prendre. Les événements s'y prêtaient et Laclos s y 
mêla avec cette ardeur froide qui lui était propre. 
Le rôle qu'il joua à cette époque est trop complexe 
et trop délicat pour que j'essaie de le résumer, et 
je renvoie aux curieux chapitres où M. Emile Dard 
nous en donne le détail. Je n'en veux retenir qu'un 
trait, qui est à l'honneur de Laclos. Il sortit de ce 
bain révolutionnaire, si favorable à la pèche en eau 
trouble, pauvre et les mains nettes et, je le suppo- 
serais volontiers, dégoûté de la politique en géné- 
ral et de la sienne également, car, après Téchec 
de ses espérances et de son parti, il se fit nommer 
commissaire à l'armée de Châlons, puis comman- 
dant de celle qui se formait aux Pyrénées. Ses 
fonctions militaires ne lui évitèrent pas la prisonet, 



UNE FICHE l85 



incarcéré à T Abbaye, il n'en sortit qu'au lo ther- 
midor. 

C'est à cette époque que se rapportent les Lettres 
publiées par M. de Chauvîgny. Elles sont intéres- 
santes et instructives. Val mont était un mari fidèle 
et amoureux, et un tendre père. Les malheurs l'a- 
vaient guéri de bien des ambitions. Il ne désirait 
que revoir ceux qui lui étaient chers et vivre en 
paix auprès d'eux. , 

Ce fut loin d'eux pourtant qu'il acheva son exis- 
tence. Malgré tant de traverses, Laclos est tou- 
jours, et malgré l'âge qui vient, l'officier d'autre- 
fois, qui rêvait de gloire et de lauriers. Le canon 
l'appelle aux frontières. C'est dans l'artillerie, où il 
a fait sesr premières armes, qu'il veut recevoir le 
baptême du feu, mais là encore il subit les effets 
de la suspicion qu'il inspirait et il ne fallut rien 
moins que l'intervention de Bonaparte pour qu'il 
obtînt ce qu'il demandait. Sa malchance le pour- 
suit à l'armée du Rhin qu'il quitte, quelques mois 
avant la victoire d'Hohenlinden, pour l'armée d'I- 
talie, où il traîne de Turin à Milan, et de Milan à 
cette brûlante et malsaine Tarente où il meurt 
épuisé de fatigue et de fièvre. 

Telle fut, en son abrégé, la vie de ce Choderlos 
de Laclos, dont M. Emile Dard nous raconte, dans 
le détail le plus exact, les circonstances curieuses 
et les ambitions déçues. Des gloires qu'il rechercha, 
Laclos ne connut que la gloire littéraire, et encore 



SUJETS ET PAYSAGES 



en connut-il plus les amertumes que les douceurs. 
Auteur d'un livre fameux, il lui dut le discrédit 
moral qu'il ne parvint jamais à dissiper, ni par 
ses talents, ni même par ses vertus, car il eut les 
siennes, cet homme redouté et inquiétant, dont la 
figure équivoque ne nous apparut longtemps que 
comme éclairée par la lueur de cette lanterne avec 
laquelle Valmont, dans le célèbre roman, parcourt 
les corridors du château de M"« de Rosemonde, 
la main aux clés, l'oreille aux portes pour y épier 
le battement des cœurs qu'ont troublés ses détes- 
tables artifices, dont le moindre n'a pas été d'iden- 
tifier son personnage fictif au personnage réel, qui 
s'en distingue maintenant, depuis que M. Emile 
Dard nous en a montré le vrai visage, à la juste 
lumière de l'histoire. 



III 
SUJETS D'HIER ET D'AUJOURD'HUI 



ROMANTIQUES 



J'étais, il y a quelque temps, à l'ouverture de 
TExposition des Artistes indépendants et, comme 
la foule qui s'y pressait empêchait de voir les 
tableaux, je .m'amusais à regarder les visages. Il 
y en avait d'intéressants, car, outre le public com- 
posite qui formait la cohue des curieux, la circons- 
tance avait amené là, des ateliers de Montmartre 
et de Montparnasse, beaucoup de jeunes gens. Ils 
avaient délaissé, ce jour-là, les pinceaux et la 
palette, et ils promenaient, à travers les salles 
encombrées, leur flânerie de spectateurs et leurs 
inquiétudes d'exposants. Tous, ils étaient recon- 
naissables à cette expression particulière que donne 
aux physionomies la pratique de l'art, mais, comme 
s*ils eussent craint de ne point cependant se distin- 
guer assez du commun, ils avaient, eût-on dit, 
cherché, par le caractère de leur coiffure et de leur 
vêtement, à bien marquer à tous les yeux l'indica- 
tion de leur état. 

C'est aux modes romantiques que cette jeunesse 
artiste m'a bien semblé avoir emprunté la coupe 

12. 



igO SUJETS ET PAYSAGES 



de ses pantalons, l'ajustement de ses habits et la 
forme de ses chapeaux* Elle paraît avoir pris ses 
modèles aux vignettes de Devéria et aux planches 
de Gavarni. Je crois d'ailleurs qu'en cela elle a 
obéi non seulement à son goût du pittoresque, 
mais peut-être aussi à un sentiment plus incons- 
cient, mais non moins réel. 

Le romantisme, en effet, nous a laissé de beaux 
souvenirs de liberté, de hardiesse et dlindépen- 
dance, aussi rien n'est-il plus naturel à des jeunes 
gens que de se sentir en sympathie avec les modes 
d'une époque qui a représenté magnifiquement des 
aspirations qu'ils partagent avec elle, du fait même 
de leur jeunesse. 

C'est donc sans doute cette communauté d'idées 
et de désirs qui nous vaut de voir, cravatés haut 
et giletés de velours, nos Delacroix de demain et 
de nous retourner avec plaisir sur leur passage 
pour admirer leurs airs de Jeunes-France et leurs 
allures mil huit cent trente. 

Certes, ce n'est pas moi qui reprocherai à nos 
jeunes artistes d'aujourd'hui d'avoir adopté ces 
modes d'autrefois^ surtout si elles sont pour eux 
un moyen de s'entretenir en des idées d'indépen- 
dance et d'originalité. Si la couleur d'un gilet et la 
forme d'un chapeau peuvent les aider à mieux con- 
server présent à leur esprit ce louable souci, ils 
ont raison d'user de ce stratagème innocent. Cha- 
cun a les siens. Dans l'une des scènes de son beau 



ROMANTIQUES IQI 



roman, la Lueur sur la cime, si plein de passion 
et de pensée, si romantique et si moderne à la fois, 
si vivant de caractères et de style, M. Jacques 
Vontade ne nous r^pporte-t-il pas que Hogarth, le 
grand peintre anglais, avait fait incruster dans sa 
palette une arabesque en cuivre, de la forme d'un 
S : c^était un mémento, et il l'appelait la ligne de 
beauté. Elle lui rappelait de chercher à donner à 
ses figures de la flexibilité et de la souplesse. 



Ce n'est pas seulement auprès des jeunes artistes 
que le Romantisme jouit de la faveur actuelle : le 
public entier s'intéresse à cette déjà lointaine et 
curieuse époque. Après le discrédit momentané que 
lui fit subir successivement la triple réaction par- 
nassienne, naturaliste et symboliste, le Romantisme 
a retrouvé des partisans et des admirateurs . Ses 
belles œuvres ont pris leur juste place dans notre 
littérature nationale et maintiennent Tattenlion 
sur la noble période littéraire qu'elles ont illustrée. 
D'autres productions même, d'un mérite moins 
éclatant, ne nous sont pas indifférentes, car elles 
ajoutent leurs nuances particulières à la couleur 
générale d'un temps dont aucune manifestation 
ne nous semble tout à fait inutile, si elle peut nous 
en mieux faire connaître l'esprit. Tel est le Shylock 



192 SUJETS ET PAYSAGES 



! 



d'Alfred de Vigny, qu'a représenté la Comédie- 
Française. 

Il serait peut-être exagéré de dire que cette 
adaptation du Marchand de Venise^ du grand 
Shakespeare, soit une des œuvres les plus impor- 
tantes du grand Vigny. La délicieuse et cruelle fan- 
taisie shakespearienne y apparaît un peu étriquée. 
Elle a perdu son aisance souveraine et sa hardiesse 
incomparable. Le vers timide et maladroit de l'a- 
daptateur ne contient que bien peu des images qui 
abondent au texte original, mais, quoi qu'il en 
soit, l'essai scénique d'Alfred de Vigny nous rensei- 
gne au moins sur la façon dont, aux premières 
années du Romantisme, on croyait devoir encore 
classiciser Shakespeare pour le rendre tolérableaux 
spectateurs français. Le Shylock de Vigny a donc 
un intérêt historique, à défaut d'une haute valeur 
littéraire. Que le public prenne plaisir à ce spec- 
tacle, j'y vois un indice précieux I 

En effet, ce goût de l'époque romantique nous 
mènera sans doute à quelque chose qui serait à 
souhaiter. Ne serait-il pas curieux de commencer 
,à reconstituer la mise en scène du théâtre roman- 
tique telle qu'elle était lors des représentations 
originales? Pourquoi, par exemple, ne pas nous 
donner un Hernani conforme à celui qui apparut 
aux yeux étonnés des contemporains? Le costume 
au théâtre a ses modes comme ailleurs. Nous nous 
en sommes aperçus au moment de la reprise d!An- 



ROMANTIQUES igS 



gelo. M°»« Sarah Bernhardt a joué la Tisbé dans 
un costume fort différent de celui que portait jadis, 
dans le même rôle, M"« Mars. Des gravures repro- 
duites par les journaux illustrés ont permis la 
comparaison, et, justement, au moyen de ces gra- 
vures de jadis, il serait aisé de rendre aujourd'hui 
aux pièces romantiques l'aspect qu'elles eurent 
autrefois. Il y aurait, dans ces reconstitutions 
rétrospectives, quelque chose qui ne déplairait 
peutrêtre pas aux amateurs de théâtre, s'ils res- 
semblent aux amateurs de livres, qui préfèrent les 
feuillets des éditions originales aux pages des plus 
somptueuses réimpressions. 



Ce retour au Romantisme, qui est réel, s'est fait, 
il faut l'avouer, plus par les personnes que par les 
livres. Il est plus psychologique que littéraire. En 
effet, il a coïncidé avec la publication de nombreux 
documents biographiques ou sentimentaux sur les 
héros romantiques, car le moment est arrivé pour 
eux où les archives laissent consulter leurs dos- 
siers et où les tiroirs laissent pénétrer leurs secrets. 

Depuis dix ans, nous avons fêté beaucoup d'an- 
niversaires. 

Nous avons vu célébrer les centenaires de 
Michelet,de Balzac, de Vigny, de Hugo, de Dumas, 
de George Sand. Il y a eu des cérémonies, des 



194 SUJETS ET PAYSAGES 



discours, des statues. Il y a eu des révélations. La 
façon de respecter la mémoire des grands hommes 
varie avec le temps. A mesure qu'ils entrent dans 
la postérité, les devoirs de la discrétion semblent 
diminuer, tandis qu'augmentent les droits de la 
vérité, et cette évolution de sentiment nous a valu 
de passionnantes divulgations. 

Les lettres ont eu une part importante à cette 
sorte de mise en lumière de certaines grandes 
figures du Romantisme. Ce sont les Lettres à VÉ- 
trangère^ qui nous ont montré un Balzac, sinon 
nouveau, du moins encore plus balzacien que nous 
ne pouvions l'imaginer» Ce sont les Lettres à la 
Fiancée^ qui nous ont appris un Hugo jeune et 
charmant, avant que, en d'autres lettres encore, 
nous le vissions disputant son bonheur et son hon- 
neur à un Sainte-Beuve, qui nous initie dans les 
siennes aux tourments de son amour sournois et 
aux misères de son cœur rancunier. Ce sont des 
lettres aussi qui nous ont ému une fois encore sur 
la lamentable histoire d'amour où le jeune Musset 
et la belle Sand blessèrent si cruellement l'une à 
l'autre leurs âmes incompatibles et différentes. 

Certes, ces diverses publications, si nous pas- 
sons outre à ce qu'elles peuvent avoir eu malgré 
tout d'un peu choquant, ont contribué heureuse- 
ment à nous attirer plus familièrement vers les 
héros du Romantisme. En nous mêlant ainsi à leur 
vie, nous y avons pris un goût plus vif pour leur 



ROMANTIQUES IQÔ 



œuvre, nous avons mieux compris l'état d'esprit 
où elles avaient été composées, et si, tout d'abord, 
c'est notre curiosité qui a été flattée, nous avons 
tiré ensuite de cette fréquentation de leur intimité 
un profit d'intelligence, et il y en a un réel à bien 
connaître cette époque si glorieuse et si féconde, 
dont l'entrain magnifique, Tardeur généreuse, l'in- 
dépendance hardie, ont rendu obligatoires dans les 
lettres et Fart français les qualités qu'elle j^a appor- 
tées et dont, s'ils n'en portent, hélas! que les fleurs 
intermittentes, ils conservent du moins la sève 
«ecrète. 



Parmi les amants romantiques dont on s'occupe 
volontiers aujourd'hui, il en est un que Ton regrette 
un peu d'y rencontrer : c'est Alfred de Vigny. 
Vigny, en effet, fut un homme réservé qui, durant 
toute sa vie, chercha à demeurer à l'écart de la 
curiosité publique. Ce n'est pas lui qui, comme 
Sainte-Beuve, eût préparé pour la postérité les 
révélations hypocrites d'un livre d'amour! Il méri- 
tait donc d'échapper au sort de ses illustres con- 
temporains, mais il comptait sans les biographes. 
Ce sont eux qui nous ont découvert les orages 
douloureux de sa passion pour la comédienne 
Marie Dorval, passion cruelle et presque tragique 
puisqu'elle aboutit, chez le grand poète de la Go- 



SUJETS ET PAYSAGES 



1ère de Samsoriy à Tamertume et au désespoir. 

Certes, Alfred de Vigny fut toujours un pessi- 
miste, mais rinfidélité de son amie ajouta en lui le 
désenchantement du cœur aux désillusions de l'es- 
prit. Il ne guérit jamais de cette blessure. Il l'em- 
porta dans la retraite et la solitude où il s'enferma 
jusqu'à la fin de. son existence. Ame grave et 
sérieuse, il souffrit plus qu'un autre. Il n'eut pas les 
consolations d'intelligence que trouva un Sainte- 
Beuve dans un travail acharné et varié, ni les puis- 
santes diversions du prodigieux labeur où Balzac 
oubliait, dans la merveilleuse fièvre de son inven- 
tion incessante, les obstacles qui le séparaient de 
l'Etrangère, comme George Sand elle-même oubliait 
en ses cent romans celui qu'elle avait vécu jadis 
dans l'atmosphère passionnée de Venise. 

Du reste, ce fut une singulière destinée que celle 
d'Alfred de Vigny. Précurseur du Romantisme, il 
laissa à d'autres le soin de réaliser pleinement ce 
qu'il avait entrevu et dont il avait donné, le pre- 
mier, d'éclatantes indications. Il y avait chez lui 
une sorte de fierté orgueilleuse qui le portait à 
s'isoler. S'il n'avait rien d'un chef d'école, il n'avait 
rien d'un disciple. De l'un, il lui manquait la cha- 
leur communicative, de l'autre, la docilité obéis- 
sante. Sa gloire a conservé de cet isolement je ne 
sais quoi de très pur et d'un peu hautain. Si, 
comme dans la délicieuse fable du Marchand de 
Venise^ la poésie était venue à lui sous la figure 



ROMANTIQUES I97 



de Portia, précédée des trois coffrets scellés, Tun 
d'or, Tautre d'argent, l'autre de plomb, c'est celui- 
là qu'il aurait, comme le jeune Bassanîo, touché 
de sa baguette, et le portrait qu'il y eût trouvé eût 
été non point l'image de la Muse bruyante qu'ap- 
plaudit le succès et qu'escorte l'acclamation, mais 
celle de la Muse silencieuse et grave qui, selon le 
vers du poète : 

Marche à travers les champs, une fleur à la main. 

1905. 



LUI ET NOUS 



Ce qu'il y eut de plus singulier dans le cente- 
naire de Victor Hugo, célébré à la fin du mois de 
février 1902, c'est qu'il y manqua Victor Hugo. 
Rien n'eût paru plus naturel que de l'y voir assis- 
ter vivant. Hugo « à cent ans » n'eût point étonné. 
Il était de la race des gens qui vivent leur siècle et 
c'était, si l'on peut dire,rintention de la nature que 
Hugo vécût le sien. 

Quoi qu'il fût né, comme il la dit lui-même 
quelque part, « sans couleur et sans voix », Hugo 
était de corps vivace et sain, et les forces lui vin- 
rent avec la vie. La vieillesse même, qui d'ordi- 
naire détruit, lui fut longtemps inoffensive. Elle 
paracheva en lui l'homme. A quarante ans, Hugo 
était robuste; à cinquante, il donne dans ses por- 
traits ridée d'une vigueur ramassée et durable; à 
soixante, il apparaît plus solide encore avec sa 
barbe blanche et sa chevelure épaisse et courte; à 
soixante-dix ans, il a je ne sais quoi d'éternel; à 
quatre-vingts, il eut de la peine à mourir. 

Quelqu'un qui l'a vu sur son lit de mort nous a 



LUI ET NOUS ig9 



raconté qu'il avait Pair d'avoir été emporté par sur- 
prise, déraciné comme par un « coup de vent ». Le 
mot est beau — il est de M°^« Judith Gautier — et 
il semblé juste. 

Pourquoi n'aurait-il pas duré davantage et pres- 
que indéfiniment, ce vieillard étonnant et magni- 
fique qui, après tant d'oeuvres, gardait encore 
quinze volumes en portefeuille, qui étaient comme 
l'épargne de son génie, et dont la publication pos- 
thume fit de lui une sorte d'auteur d'outre-tombe 
et de confrère de l'au-delà, qui continuait, du fond 
des ombres, à la fois invisible et présent, son 
mystérieux métier de gloire. Victor Hugo était 
plutôt disparu que mort; aussi cela nous eût-il 
paru tout simple qu'il revînt parmi nous, et nous 
fûmes presque surpris qu'il ne fût plus là, pour être 
le témoin des fêtes dont on honora le souvenir de 
sa naissance séculaire. 

Certes la présence du maître eût donné à ces 
cérémonies un élan et une chaleur qu'elles n'eu- 
rent pas. J'imagine que M. Hanotaux, qui porta 
la parole au nom de l'Académie, ne parla pas avec 
rémotion qu'il eût ressentie à être écouté d'un tel 
auditeur. Messieurs de la Comédie Française eus- 
sent mis à jouer les Burgraves un feu particulier, 
s'ils avaient su, au fond d'une loge, glorieux, cente- 
naire et attentif, le vieillard illustre qui eût si bien 
pu être vivant qu'on s'étonne un peu qu'il ne soit 
qu'immortel. 



SUJETS ET PAYSAGES 



Le Victor Hugo des dernières années est en effet 
une figure singulièrement présente et fanailière, 
même à ceux qui ne Tout pas réellement connu. 
Les visiteurs du salon de la rue de Clichy et de Thô- 
tel de l'avenue d'Eylau sont encore nombreux 
aujourd'hui, et les souvenirs qu'ils ont gardés du 
maître concordent assez exactement. Deux traits 
principaux les frappèrent : son orgueil démesuré 
et sa charmante politesse. L'une faisait passer l'au- 
tre et elle aidait à corriger les disparates, car la 
compagnie était fort mêlée chez Victor Hugo. 
Populaire, sa popularité lui valait des admirations 
bien diverses. Il les acceptait toutes. Dom Pedro, 
empereur du Brésil^ y rencontrait le cocher Moore. 
Cet automédon n'était pas le seul poète que fré- 
quentât Victor Hugo. Leconte de Lisle s'y mon- 
trait assidu et, avec lui, les Parnassiens. C'était la 
garde d'honneur. 

Les Parnassiens furent, si l'on peut dire, des 
romantiques raisonnables, et leur place était là. 
C'est sur l'enclume du grand forgeron du vers 
français que tous aiguisèrent leur outil poétique : 
Leconte de Lisle, sa hache coupante ; Théodore de 
Banville, le fer de ses flèches; José-Maria de Here- 
dia n'y affina-t-il pas la dague sûre qu'il plantait 
au cœur du sonnet? Sully Prud'homme y amincit 



LUI ET NOUS 



la pointe du fuseau avec lequel il fila ses vers, et 
François Coppée l'aiguille diligente avec laquelle 
il broda ses Intimités. Catulle Mendès y repassa les 
ciseaux adroits dont il découpait ses images. Tous 
étaient les tributaires directs du grand devancier. 
Aussi le Parnasse vécut-il en bonne intelligence 
avec rOlympe, dont Hugo était à lui seul tous les 
dieux. 

Certes, ce Hugo triomphal et vieilli, tel qu'il 
apparut aux poètes du Parnasse et qu'ils en con- 
servèrent le souvenir, est grandiose et magnifique. 
C'est le génie terminant sa longue journée dans l'a- 
pothéose de sa gloire et la suprématie de sa renom- 
mée; mais il en est un autre, antérieur, qui m'in- 
téresse peut-être davantage, le Hugo actif, subtil et 
avisé, attentif à toutes les formes de la pensée con- 
temporaine et prêt à se les assimiler pour en tirer 
la substance de son verbe inépuisable et capable 
d'exprimer tout. C'est, en effet, cette faculté d'ex- 
pression qui fut peut-être le trait foncier du génie 
de Hugo. Il était l'interprète, 1' « écho sonore », 
comme il Ta dit lui-même et cela, non seulement 
par nature, mais aussi par volonté. Nul plus que 
lui, si l'on peut dire, ne s'appropria son temps. 11 
fut une espèce de ruche d'idées, emplie de tous les 
miels et dont le bourdonnement était sa voix. On 
peut dire de Hugo qu'il s'est nourri de son siècle. 
II fut une sorte de parasite gigantesque. Il confis- 
qua tout à son profit, mais il en fit quelque chose 



SUJETS ET PAYSAGES 



de particulier, de personnel et d^unique parce qu'il 
était un grand poète. Et, si les Parnassiens lui 
durent plus qu'ils ne lui servirent, c'est qu'ils vin- 
rent à un moment tardif où l'habile Mercure que 
fut Hugo était devenu un Jupiter perdu en ses 
propres nuées et satisfait de son tonnerre. 



Victor Hugo rêva certainement de continuer 
après sa mort la tyrannie littéraire qu'il exerçait 
de son vivant. La réserve d'œuvres qu'il gardait, 
pour être publiées après lui, en est la preuve. L'ef- 
fet en fut moindre qu'on n'eût pu croire. Sauf l'ad- 
mirable Fin de Satan, elles n'ajoutent pas beau* 
coup à sa gloire, sinon que les merveilleuses Choses 
vues révélèrent Thomme perspicace qu'il était ou 
plutôt qu'il avait été au temps où il se pourvoyait 
de tout pour faire de tout la matière universelle de 
son œuvre. Au moment où Victor Hugo mourut, 
vers 1886, commençaient à se montrer en littérature 
ce que j'appellerais des « choses à voir ». Des 
idées nouvelles circulaient, sourdes encore, mais 
déjà vivaces, et qui, avant de se réaliser, cher- 
chaient à se définir. Les jeunes gens d'alors en 
étaient à une double lassitude : d'un côté, le bruyant 
et boueux triomphe du NaturaHsme; de l'autre, 
la sévère et rigide technique des Parnassiens. Ils 



LUI ET NOUS ao3 



sentaient une œuvre à entreprendre, et qui était 
considérable et difficile. 

11 fallait désembourber la prose et revivifier la 
poésie. 

Les adversaires du mouvement étaient les Natu- 
ralistes et les Parnassiens, qui partageaient une 
même erreur, celle de croire que, de part et d'au- 
tre, ils avaient établi un art définitif. Or, aux pro- 
cédés plastiques du Parnasse, les nouveaux venus 
opposaient des procédés musicaux, et aux procé- 
dés descriptifs du Naturalisme, ils voulaient subs- 
tituer une interprétation idéaliste de la vie. Il fallait 
restituer l'idée au roman et le symbole au poème. 
Peu à peu, ces désirs prirent corps. L'état d'esprit 
qu'on a appelé un peu confusément le Symbolisme 
était créé. 



Les changements d'orientation littéraire ne vont 
pas sans polémiques. Il y en eut, pendant une di- 
zaine d'années, de violentes. Ce fut le conflit inévita- 
ble du passé et de l'avenir dans le présent. Hugo 
joua un rôle dans cette afl'aire ou, plutôt, on le lui 
fil jouer. II y servit de massue. On dressa son 
œuvre comme un obstacle à toutes les tentatives de 
nouveautés et on en tira contre les novateurs un 
double argument. Selog certains, tout ce qu'ils ten- 
taient se trouvait déjà d'avance dans Hugo ; s'ils 



204 8UJLTS ET PAYSAGES 



essayaient quelque chose qui n'y fût pas, ces inno- 
vations étaient déclarées déraisonnables et dange- 
reuses. Hugo était le bout du monde : au delà, les 
ténèbres. Cette tactique irritante eut pour résultat 
de créer dans la jeunesse d'alors une certaine mau- 
vaise humeur contre le grand poète. Au parti pris, 
on répondit par le parti pris, ce qui est toujours 
fâcheux, mais ce qui se trouvait nécessaire . II fal- 
lait écarter ce fantôme redoutable dont la lourde 
gloire voilait comme une nuée opaque l'accès des 
mers interdites et passer outre à cet Âdamastor, 
quittes, une fois Tépouvantail dissipé, à demander 
pardon à la grande ombre paternelle. 

Tout cela, d'ailleurs, n'eut qu'un temps et les 
choses se remirent au point d'elles-mêmes, le jour 
où Ton convint que la poésie ne s'arrête pas et 
qu'elle évolue continuellement et librement, que, 
si grand et si génial que soit un homme, il ne la 
contient pas tout entière et ne peut, au plus, que la 
détenir momentanément. La poésie, en effet, si elle 
est une et éternelle en son essence, est variable en 
ses formes et indéfiniment changeante. De même 
que les Parnassiens eurent raison à leur heure, le 
Symbolisme n'eut pas tort à la sienne. Aussi Hugo 
n'a-t-il plus aucun des ennemis temporaires qu'on 
lui avait faits. Son œuvre charme, étonne, ravit 
instruit, mais n'opprime plus. Elle n'est plus un 
argument ni une arme contre personne. Elle est à 
tous. Elle ne compromet plus l'existence de la poé- 



LUI ET NOUS 205 



sie et laisse au contraire les poètes vivre à son 
ombre. Aussi ont-ils fêté avec joie le grand cente- 
naire. Allons donc à Lui, puisqu'il nous permet 
d'être Nous. Du reste, la querelle ne fut que 
momentanée. Hugo même, jusqu'à un certain point, 
resta en dehors de Tescarmouche. Si nous ne vou- 
lûmes pas reconnaître ce qu'on voulait qu'il fût, 
nous n^allâmes pas jusqu'à méconnaître ce qu'il 
était, et comme quelqu'un d'alors le disait de lui, 
familièrement et plaisamment : « Le bonhomme a 
du bon. » 



13 



LE SAULE ET LE LAURIER 

Février 1906. 

Si riieure semble bien choisie pour élever un 
monument à Alfred de Musset, la saison peut pa- 
raître moins propice à Tinaugurer... N'eût-il pas 
été préférable d'attendre quelque belle journée de 
printemps pour cette cérémonie? Il y eût fallu un 
clair soleil d'avril ou de mai qui caressât de ses 
tièdes rayons le visage de marbre du poète char- 
mant et toujours jeune à qui Ton rend enfin un 
hommage mérité et attendu. Alfred de Musset ne 
compte guère actuellement que des admirateurs. 
Sa gloire est plus vivante et plus fraîche que 
jamais. Un solide laurier mêle ses rameaux à ceux 
du saule mélancolique que le poète voulut comme 
emblème à sa destinée et dont le feuillage s'est 
paré d'une verdure nouvelle. 

Je ne veux pas dire parla que Tauteur des Nuits 
ait jamais été oublié. La fortune littéraire lui a été 
constante. Enfant précoce et merveilleux du Roman- 
tisme, il en demeura un des poètes les plus lus. Si 
son œuvre n'eut pas la popularité grandiose de 
celle d'un Hugo ou d'un Lamartine, elle'a joui pour- 



LE SAULE ET LE LAURIER 2O7 

tant très largement de la faveur publique. Je n'en 
veux pour preuve que les nombreuses éditions qui 
en furent faites. Massives ou minuscules, élégantes 
ou humbles, elles attestent lafidélité de la postérité 
à Tun de ses poètes préférés. 

Cette vogue très universelle, très soutenue, d'Al- 
fred de Musset, cette vogue, j'ajoute très juste, eut 
ceci d'assez particulier qu'elle tint moins peut-être 
à son talent qu'à la nature de ce talent, et ce fut 
cette circonstance qui lui valut une bonne part de 
son succès et un bon nombre de ses lecteurs. Pour 
beaucoup d'entre eux, en effet — peut-être pas les 
plus raffinés, mais certainement pas les moins 
enthousiastes — il représentait très exactement ce 
que l'on demande le plus volontiers à un poète : 
la passion et la mélancolie. Or, ces deux sentiments 
étaient, d'une façon naturelle et spontanée, le fond 
même de son inspiration. Ils animent et remplis- 
sent toute son œuvre, et c'est ce qui explique l'ac- 
cueil qu'elle reçut et qu'elle continua à recevoir 
du public quand les lettrés, plus exigeants et plus 
changeants, s'en furent momentanémentdétournés. 

Ce fut ainsi qu'Alfred de Musset demeura le poète 
de ceux qui demandent surtout à la poésie une 
émotion sentimentale. Ce furent eux qui maintin- 
rent sa gloire. Du reste,il faut dire qu'en obéissant 
à cet instinct et à ce goût ils voyaient juste et 
avaient raison. Ils sentaient en leur poète aimé ce 
qu'il avait d'immortel et d'unique, cette flamme 



208 SUJETS ET PAYSAGES 

de jeunesse et de printemps dont la cendre brûle 
en ses poèmes et qui fait ressembler sa Muse à 
quelque Psyché passionnée dont la lampe d'argile 
rouge aurait la forme d'un cœur. 



Si les poètes de l'Ecole du Parnasse vouèrent 
un culte à VictorHugo, leur sentiment pour Alfred 
de Musset fut assez différent. Envers lui, ils mani- 
festèrent plutôt du dédain et presque de Thostilité. 
Le malentendu était d'ailleurs à peu près inévita- 
ble. La théorie parnassienne, belle, du reste, et non 
sans dignité, prescrivait à l'écrivain des devoirs 
stricts dont le principal était l'impassibilité. 

L'impassibilité, certes, n'est point Tennemie de 
l'émotion, mais elle commande d'en éviter l'ex- 
pression directe et personnelle. Elle doit préexister 
au poème, mais ne pas coexister avec lui. Ce pré- 
cepte seul eût suffi à éloigner les Parnassiens d'Al- 
fred de Musset, chez qui l'émotion et l'expression 
se confondent au point que l'une influe souvent sur 
l'autire. De plus, Alfred de Musset est le plus per- 
sonnel des poètes et les Parnassiens voyaient à 
cette subjectivité presque continuelle une sorte 
d'impudeur blâmable. 

A ces motifs de divergences s'en joignait un 
autre qui avait à cette époque son importance cl 
qui est le point où l'objection parnassienne eut le 



LE SAULE ET LE LAURIER 200 

plus de valeur et de vérité. Les vers d'Alfred de 
Musset, souvent sublimes ou charmants, sont par- 
fois presque détestables. Le grand poète, il faut 
Tavouer, n'est pas toujours un versificateur, im- 
peccable. Il a dans la forme une négligence, un 
laisser-aller qui va loin. Chez les Parnassiens, le 
souci de la métrique fut constant. La question tech. 
nique du vers jouaun grand rôle dans leurs préoc- 
cupations artistiques, et ce rigorisme ^formel, qui 
eut sa raison d'être et son utilité, les rendit sévères 
aux faiblesses de rime et d'expression du chantre 
de Rolla. 

J'ai entendu plus d'une fois Leconte de Lisie, 
qui représentait l'esprit du Parnasse dans sa plus 
haute intransigeance, constater ces faiblesses du 
métier chez Alfred de Musset. Si le grand poète 
que fut lui aussi Leconte de Lisle parlait noble- 
ment et admirablement de poésie, il parlait aussi 
très volontiers de versification. Il trouvait au 
« mauvais vers «'un comique qui Tenchantait et 
il avait la mémoire armée des citations les plus 
cocasses et les plus irrésistibles. Ces exemples, il 
en prenait partout, mais c'était de préférence aux 
auteurs de tragédies de la fin du dix-huitième siècle 
et de l'Empire qu'il les empruntait. 

Ces auteurs médiocres et pompeux lui fournis- 
saient des merveilles d'inexactitude et d'impropriété 
Mais il ne se contentait pas de cette gerbe et de ce 
bouquet, il y joignait des fleurs plus fraîches et 

i3. 



SUJETS ET PAYSAGES 



plus récentes, comme celte fleur d'églantier qui, 
dans une des Nuits d'Alfred de Musset, « sent ses 
bourgeons éclore»,et il respirait avec délice l'odeur 
de ce phénomène botanique, dû peut-être d'ail- 
leurs moins à une inadvertance de l'écrivain qu'à 
une coquille du prote, qui aurait changé en «bour- 
geons » le mot« boutons », qui était, certes, sinon 
sur le manuscrit, mais sûrement dans l'esprit du 
poète. 



J'ai rapporté ce petit fait pour montrer le genre 
de chicane que les Parnassiens cherchèrent à Alfred 
de Musset et qui n'était que la conséquence d'une 
divergence esthétique plus sérieuse et plus profonde. 
La même divergence fondamentale exista entre 
Musset et les écrivains de l'Ecole symboliste. Ceux- 
ci, soucieux de donner à la poésie du mystère et 
de la musique, une sorte de loihtain, de vague et 
d'indécis où l'idée n'apparût que voilée des arti- 
fices de l'allusion ou de l'allégorie, fréquentèrent 
peu chez le poète des Nuits. La voix puissante, 
farouche, magnifique, et pour ainsi dire univer- 
selle, de Hugo les attira davantage que la com- 
plainte amoureuse du jeune héros romantique. Le 
chant sévère et pur d'Alfred de Vigny, les mysté- 
rieux et énigmatiques murmures de Gérard de Ner- 
val les retinrent plus encore et, si l'influence indi- 



LE SAULE ET LE LAURIER 



recte du Romantisme se fit sentir en eux, ce fut 
surtout par Técho que leur en apporta Baudelaire 
en ses poèmes prestigieux et Théodore de Banville 
en ses improvisations harmonieuses. 

Cependant, si Tœuvre en vers d'Alfred de Musset 
subissait successivement le discrédit de la double 
réaction parnassienne et symboliste, son œuvre en 
prose connaissait un sort assez différent. Ce poète 
en effet, souvent inégal, incorrect et négligé, est 
un prosateur délicieux. Là, ses défauts s'atténuent 
et ses qualités se parfont. C'est un conteur, non 
pas tant lorsqu'il poursuit un récit que lorsqu'il le 
divise et le présente en scènes et en tableaux. Alors, 
d'une fable ingénieuse, tragique, délicate ou forte, 
naissent des personnages vivants et éternels. Ce 
qu'ils disent est on ne sait quoi de profond, de sub- 
til, de tendre, d'ironique et de cruel, qui charme 
et émeut à la fois l'esprit et le coeur et contente en 
nous cette fibre secrète qu'y font tressaillir Beau- 
marchais, Marivaux ou Shakespeare. 

Alfred de Musset réalise en son théâtre une de 
ces combinaisons comme les réussit parfois le génie 
français. D'éléments divers, il compose une essence 
mystérieuse et parfaite dont la formule est insaisis- 
sable et dont le parfum ne s'évapore plus. Les per- 
sonnages d'Alfred de Musset sont embaumés de 
la précieuse odeur, la même que les femmes de 
Walteau caressent di l'aile de leurs éventails, sous 
les ombrages de ces beaux parcs où les Camille, les 



SUJETS ET PAYSAGES 



Jacqueline, les Marianne, les Elsbeth de Musset 
pourraient venir accouder derrière elles leurs ca- 
prices, leurs fantaisies et leurs badinages,au socle 
de marbre où se dresse, un doigt sur les lèvres, la . 
statue pensive de TAmour. 



Depuis quelques années, un mouvement très 
marqué porte la critique actuelle à l'étude sérieuse 
et documentée du Romantisme, et d'excellents tra- 
vaux ont été publiés sur les œuvres et les hommes 
de cette belle et si sérieuse époque de notre littéra- 
ture. On en a étudié avec soin les origines, le carac- 
tère et les résultats. 

Citerai-je lesdeux volumes magistraux deM. Fer- 
dinand Brunetière sur Victor Hugo, et le scrupu- 
leux examen que MM. Glachantont fait du théâtre 
hugolien? M. Léon Séché, après avoir fixé plus 
d'un point delà biographie d'Alfred de Vigny, n'a" 
t-il pas entrepris de nous faire mieux connaître 
l'énigmatique Sainte-Beuve? M. René Doumic ne 
professa-t-il pas un cours fort suivi sur Lamartine, 
et n'attendons-nous pas toujours, sur Honoré de 
Balzac, le livre promis de M. Paul Bourget? 

Chacun des grands romantiques a ses servants. 
Si Alfred de Musset ne méritait peut-être pas les 
lourdes sévérités de M. Charles Maurras, il n'a, par 



LE. SAULE ET LE LAURIER 2l3 

contre, qu*à se louer de M. Clouart et de M. La for- 
cade. M'"® Arvède Barine a écrit sur lui des pages 
charmantes et justes. Musset a ainsi largement 
participé à la faveur nouvelle où sont tenus ses 
compagnons de gloire.! La sienne n'a plus guère 
de contradicteurs, et c'est un sentiment d'admi- 
ration unanime qui saluera Thommage de marbre 
rendu à sa mémoire. 

Lès poètes, certes, seront les premiers à y 
applaudir. II semble, en effet, que ce retour au 
Romantisme, dont je parlais tout à l'heure, ne se 
soit pas seulement manifesté par l'intérêt renou- 
velé du public et par l'attention laborieuse descriti- 
ques. Les poètes, eux aussi, paraissent avoir repris 
le chemin que foulèrent les pas de la Muse roman- 
tique... Parmi les plus récents d'entre eux se mar- 
que très nettement un mouvement dans ce sens. 
Certes, le formisme parnassien et l'idéalisme sym- 
boliste survivent encore très vigoureusement et très 
puissamment, mais, chez beaucoup, la poésie tend 
à redevenir une poésie d'expression directe, une 
poésie sentimentale et personnelle. Avec elle, l'élo- 
quence, le pathétique, le lyrisme subjectif réappa- 
raissent. Un romantisme juvénile semble renaître à 
leurs accents. 

Qu'ils nous rendent un Hugo ou un Musset, nous 
ne nous en plaindrons pas, et leur couronne n'en 
sera pas moins belle s'il se mêle à son laurier quel- 
ques feuilles du chêne robuste et quelques feuilles 



ai4 SUJETS ET PAYSAGES 



du saule frissonnant qu'a conservés jusqu'à nous 
le riche sol romantique où ils plantent aussi à leur 
tour Tarbustede leur gloire future I 



VILLIERS 



M. Remy de Gourmont, dans le second volume 
de ses Promenades littéraires y a publié sur Villiers 
deTIsle-Adamun carnet dénotes du plus haut inté- 
rêt, où se dessine en traits familiers la figure extra- 
ordinaire de Fauteur des Contes cruels et de UEve 
future. 

Le souvenir de Villiers de TIsle-Adam a, si je 
puis dire, quelque chose de toujours actuel. Ne fut- 
il pas un exemple mémorable des caprices de la 
gloire, car, si cette déesse incertaine a pour quel- 
ques-uns d'aimables empressements et de char- 
mantes prévenances, elle a aussi pour d'autres de 
fâcheuses injustices et d'âpres rigueurs ; et il est 
bon de ne point considérer seulement le sort de 
ceux à qui elle fut délicatement favorable et mer-' 
veilleusement bienveillante. 

C'est à quoi sont portés d'instinct les jeunes 
gens qui débutent dans les lettres. Ils sont enclins 
à imaginer à ce qu'ils entreprennent les circons- 
tances les plus heureuses et les issues les plus par- 
faites. Ils ont plaisir à constater que le métier 



2l6 SUJETS ET PAYSAGES 



d'écrire a parfois de promptes et brillantes fortunes 
et que la gloire sait être, quand elle veut, accueil- 
lante et facile. Aussi suivent-ils ardemment de 
leur espoir les privilégiés qui personnifient à leurs 
yeux ce qu'ils souhaitent de devenir à leur tour. 
La jeunesse aime le succès des autres parce qu'elle 
y augure le sien. Il ne s'agit pas ici de décourager 
cette belle confiance, mais ne faudrait-il pas l'aver- 
tir pourtant qu'il n'en est point toujours ainsi et 
qu'il y a, dans les lettres, de rudes et d'avares 
destinées, instructives aussi à leur façon ? 

Qui veut écrire doit en envisager les conséquen- 
ces, et elles sont diverses. Le jeu de la plume est 
un jeu dangereux, car le talent ne garantit rien et 
le génie même n'est pas une sauvegarde. Il faut 
savoir les risques avant de se hasarder au chemin. 
On s'évite ainsi de dures surprises et on s'épargne 
d'amers regrets. Du reste, les avertissements ne 
manquent pas et, en ce sens, je ne connais pas 
d'exemple plus frappant que celui de Villiers de 
risle-Adam. 

Regardez sa silhouette, tragique et les bras en 
croix sur Thorizon littéraire, se dresser au carre- 
four des vocations. Qu'elle détourne les indécis et 
qu'elle instruise les imprudents. 



Ce serait un point curieux à éclaircir que de sa- 



viLLiEns 217 

voir par quel détour l'illustre et antique maison des 
Villiers de TIsle-Adam, dont les généalogistes pla- 
cent Textinction à la fin du seizième siècle, se 
trouvait représentée encore au milieu du dix-neu- 
vième en la personne inattendue de l'auteur des 
Contes cruels. Peui'èire quelque rameau obscur du 
vieux tronc féodal et guerrier avait-il persévéré 
jusqu'à nous ? Quoi qu'il en fût de cette descen- 
dance, Villiers y croyait fermement. D'ailleurs, 
cette parenté héroïque lui convenait à merveille. Il 
avait l'âme noble, hautaine et ambitieuse. Il y avait 
en lui du chevalier des anciens âges, et ce fut en 
conquérant qu'il quitta sa Bretagne natale pour 
venir à Paris revendiquer la seule place qui lui 
parût naturellement la sienne, celle d'un prince de 
l'esprit. Ce fut donc en prétendant à la gloire qu'il 
se présenta dès l'abord, et il apportait avec lui, 
comme preuve de la légitimité de son droit, l'argu- 
ment suprême et sans réplique : le génie. 

Car, il faut le dire, Villiers de l'IsIe-Adam 
donna à ceux qui le connurent, au temps déjà loin- 
tain de sa jeunesse, l'idée même du génie. Les 
témoignages, à cet égard, sont unanimes et nul 
doute qu'il apparut alors comme un personnage 
extraordinaire. Je me suis demandé souvent à 
quoi tenait cette impression presque magique 
que ressentirent tous ceux qui l'approchèrent 
à cette époque et qui dura par la suite, si bien 
que je l'éprouvai à mon tour, quand je le rencon- 

14 



2l8 SUJETS ET PAYSAGES 



Irai, vingt-cinq ans plus tard, vieilli et lassé, et 
sans cette première flamme qui avait tant ébloui 
naguère. La raison de ce prestige qu'il exerça au- 
tour de lui est dans ce que Villiers de TIsle-Adam 
fut, toute sa vie, un causeur surprenant. La parole 
n'est-elle pas, par excellence, l'instrument de magie 
et d'illusion? Ce fut donc dans ses conversations 
que les amis de Villiers prirent de lui Tidée souve- 
raine qu'ils en gardèrent. Sans doute, il y réalisait 
momentanément les projets de ses rêves. Quelles 
œuvres ébaucha-t-il ainsi en de féeriques improvi- 
sations ? Je rignore; mais il est certain que, pour 
ceux qui Técoutaient, il paraissait promis à une 
gloire inévitable et prochaine de par la certitude 
évidente de son génie, et cependant le temps pas- 
sait, les années fuyaient et on continuait à rencon- 
trer, errant,pauvre et inspiré, le magicien nocturne, 
celui qui devait ajouter à Tillustration de sa race 
une couronne suprême et immortelle, dont son 
geste familier semblait désigner par avance la 
place à son front. 



Les paroles s'envolent, les écrits restent. Villiers 
de risle-Adam a laissé une œuvre, et c'est en elle 
qu il nous faut chercher désormais cette impression 
du génie que donnait sa parole vivante. Qu'eu 
reste-t-il en son verbe écrit ? La flamme y couve- 



VILLIERS 219 

t-elle SOUS la cendre? Les livres ne mentent pas. 
Interrogeons-les. 

II suffit d^avoir la les Contes cruels^ Axel onV Eve 
future pour se sentir en présence d'un esprit hau- 
tain et original, d'un imaginatif puissant et d'un 
railleur aigu, car Villiers futdoubIe.il fut un inven- 
teur de fictions grandioses ou bouffonnes et, dans 
les unes comme dans les autres, un philosophe 
et un poète. Fut-il véritablement un homme de 
génie ? Je ne sais, mais il y avait en lui, à tout 
le moins, de quoi attirer l'attention du siècle, 
d'autant mieux qu'à ces dons de pensée s'ajoutait 
un indéniable et prestigieux pouvoir de style. Vil- 
liers a du grand écrivain. Il en a la sonorité, l'am- 
pleur, la force et Tharmonie. Ces qualités, après 
tout, né sont pas si fréquentes chez ceux qui écri- 
vent pour ne point mériter quelque considération 
à qui les possède comme les eut Villiers de Tlsle- 
Adam, magnifiquement et au plus haut point. 

Ainsi donc, dans l'impression qu'il produisait 
et dans la conscience qu'il avait de sa propre valeur, 
tout n'était pas illusion. Villiers ne pouvait-il donc 
pas, aux heures où chacun à soi-même calcule en 
secret son avenir, s'en préjuger un favorable et 
glorieux, surtout lorsque, au temps de sa jeunesse, 
il en voyait déjà comme la certitude dans l'admi- 
ration passionnée de ses compagnons d'alors? et 
même, par la suite, quand il eut pu constater Tin- 
différence du public pour les beaux livres qu'il si- 



SUJETS ET PAYSAGES 



gnait de son nom obscur et retentissant, ne pouvait- 
il pas espérer encore un de ces revirements par 
où la fortune se platt à compenser en une fois ses 
retards et ses négligences ? 

Il n'en fut rien. Une singulière malchance s'a- 
charna sur lui jusqu'au dernier jour, comme pour 
le façonner à servir d'exemple fameux et complet 
des caprices de la gloire. Elle ne lui laissa pas 
même l'âpre jouissance d'être totalement ignoré ou 
de n'être connu que de quelques-uns. Il fut pres- 
que célèbre, d'une célébrité douteuse et vague. La 
mort même qui, souvent, rectifie le jugement con- 
temporain, laissa subsister l'erreur établie, et Vil- 
liers de TIsle-Adam continue à promener parmi 
nous son ombre voilée, brumeuse et sourdement 
étincelante . 



Il était déjà presque cette ombre quand je Pai vu, 
il y a une douzaine d'années, vers la fin de sa vie, 
et c'est tel qu'il m'est apparu que je le revois en 
souvenir, avec sa face cendreuse aux yeux bleu 
clair, terminée par une pointe de barbe et surmon- 
tée d'une lourde chevelure grisonnante, l'air las, 
avec parfois un sursaut et un éclair dans le regard. 
C'était donc là ce qu'avait fait la fatigue de penser 
et de vivre du triomphant jeune seigneur d'autre- 
fois, qui, du fond des landes bretonnes, était venu 



conquérir Paris et imposer à tous Fadmiration 
de ses rêves et de son génie ! Si, de ce génie, il 
avait donné mille preuves parlées, n'en avait-il pas, 
après tout, laissé le témoignage écrit? N'est-il point 
frémissant aux pages d'Aœé'lou de l'Eve future? 
Pourquoi Tépoque avait-elle feint de ne se point 
apercevoir que ce passant était un visiteur de mar- 
que? 11 ne demandait qu'à être écouté parce qu'il 
avait de quoi convaincre. Son temps se boucha 
pour ainsi dire les oreilles à cette voix qu'il ne 
voulait pas entendre. 

Tout fut vain. Quelles nobles forces de corps et 
d'esprit s'usèrent ainsi ! Et l'on souffrait à cette 
injustice en voyant passer, vieilli et courbé d'un 
labeur ingrat, cet homme qui, doué de dons magni- 
fiques, n'avait pu fléchir les antipathies de la desti- 
née. Quoi, cette bouche éloquente, où abondaient 
des paroles merveilleuses et profondes, avait, plus 
d'une fois, manqué de pain ! Cette main, habile 
aux phrases délicates et harmonieuses, avait par 
nécessité ganté le gant fourré pour donner des 
leçons de boxe à des oisifs! La vie n'avait pas seu- 
lement été pour lui pénible et difficile, elle avait été 
tragique. Tel livre, qu'on nommait, tout vibrant de 
lyrisme et d'ironie, avait été écrit, dit-on, couché à 
plat ventre sur le plancher nu d'une chambre 
déméublée I C'est ainsi qu'il allait par la ville, à la 
fois vénérable et douloureux à voir, beau d'obsti- 
nation et de foi à son rêve, avertissement redou- 



SUJETS ET PAYSAGES 



table et hautain à ceux qui le rencontraient au 
moment où, jeunes et inconnus, ils partaient eux 
aussi à la recherche de la gloire I Aussi est-ce pour 
ceux-là que j'ai voulu évoquer ici cette figure fati- 
dique. On est trop porté à ne voir dans Tart qu'un 
divertissement glorieux et facile, une sorte de mé- 
tier agréable et ingénieux. Ce n'était pas sans doute 
l'avis de Villiers de l'Isle-Adam, car il estla preuve 
qu'un homme non sans génie et qui sait écrire peut 
très bien, tout de même, manquer mourir de faim. 



BEYLE ET BARBEY 



Le mardi 22 mars 1842, à sept heures du soir, 
au coin du boulevard et de la rue Neuve-des-Capu- 
cînes, en face du ministère des Affaires Etrangères, 
un passant s'affaissa lourdement sur le trottoir. 
C'était un gros homme, d'une soixantaine d'années, 
bien vêtu, le ruban rouge à la boutonnière, le torse 
solide, les épaules fortes, l'encolure courte, le visage 
large, avec des favoris et un toupet teints, du ven- 
tre et la main belle. On le releva et on le porta 
d'abord dans une boutique voisine, puis rue Neuve- 
des-Petits-Champs, où il logeait et où il expira, le 
lendemain, à deux heures du matin, sans souffrir 
et sans avoir prononcé un seul mot. Après un ser- 
vice funèbre célébré à l'église de l'Assomption, le 
corps fut conduit au cimetière Montparnasse. Trois 
personnes seulement accompagnèrent le cercueil. 
L'une des trois était Prosper Mérimée. 

Celui qu'un si mince cortège menait en terre n'é- 
tait pourtant point un personnage ordinaire, quoi- 
que les journaux annonçassent sa mort comme celle 
d'un certain M. Bayle, plus connu dans le monde 



2 2/j SUJETS ET PAYSAGES 



lilléraire sous le pseudonyme de Frédéric Styn- 
dalL Le défunt n'était rien moins qu'Henry Beyle, 
dit Stendhal, Tun des écrivains les plus singuliers 
de son temps et un homme dont la vie et Tœuvre 
passionnent encore Beylistes et Stendhaliens et 
intéressent ceux qui admirent, sans une familiarité 
aussi particulière, ce délicieux et libre esprit. 

Nous leur devons beaucoup, du reste, à ces Sten- 
dhaliens et à ces Beylistes. Sans eux nous n'aurions 
ni le véritable Beyle, ni Stendhal tout entier. A la 
Chartreuse de Parme et aux Mémoires d'un Tou- 
riste, à ce que publia, de son vivant, Tauteur de 
V Amour, ils ont ajouté de nombreux ouvrages iné- 
dits et que ni le fidèle Colomb, ni le négligent Mé- 
rimée, n'avaient cru bon de mettre au jour. Ces 
deux premiers Stendhaliens firent le nécessaire et 
s'en tinrent là. Ils recueillirent quelques pages dis- 
persées, formèrent un premier recueil de lettres, 
puis déposèrent l'amas des manuscrits à la Biblio" 
thèque de Grenoble. C'est là que vinrent les cher- 
cher dans la poussière des cartons M. Casimir 
Stryenski et M. Jean de Mitty. Rien ne rebuta 
leur patience, et il faut les admirer de celle qu'ils 
mirent à débrouiller ce désordre. Ni les difficultés 
de Pécriture, ni Ténigme des abréviations ne les 
arrêtèrent. Ils ont tout déchiffré. Nous devons 
beaucoup à ce travail ; M. Stryenski nous a donné 
Lamielj M. Jean de Mitty Lucien Leuwen, œuvres 
inachevées, mais esquisses précieuses. Ce n'est pas 



BEYLE KT BARBEY 2 2.5 

tout. Nous avons eu successivement le Journal^ les 
Souvenirs d'Egotisme^ la Vie d'Henri Brulard^ 
livres charmants qui sont du Stendhal et qui sont 
du Beyie, qui ont une valeur double, littéraire et 
biographique, qui nous renseignent sur cette vie si 
diverse, si abondante, si mystérieuse, si passion- 
nante et si passionnée, pleine de travail, de voya- 
ges, de plaisirs, d'ennuis, vie d'homme d'action et 
d'observateur, de soldat et de diplomate, de fonc- 
tionnaire et de dandy, vie d'écrivain surtout, car 
Beyle vécut la plume à la main. Les papiers de 
Grenoble l'attestent. Nul homme ne s'est plus noté 
que lui, comme s'il eût senti en lui-même je ne sais 
quoi d'insaisissable et de fuyant qu'il s'acharnait à 
fixer et dont je ne veux pour preuve que son atten- 
tion à se regarder vivre. 

C'est ce soin qui nous a valu des livreç comme 
le Journal ou V Henry Brulard, Certes le style en 
est cursif et négligé, mais incorrections pour incor- 
rections, je les aime autant impromptues que labo- 
rieuses. Stendhal, quand il s'applique, n'arrive 
souvent qu'à mal écrire. Qu'importe d'ailleurs; ce 
qui le sauve, c'est son souci d'être clair, d'être vrai. 
Il l'est dans le Journal^ au jour le jour, et presque 
heure par heure; il l'est dans V Henry Brulard, 
autrement et à distance, si Ton peut dire. Ici 
comme là, il est à l'aise. Pas de public, pas même 
ces « happy few » à qui il destine et à qui il adresse 
sa Chartreuse de Parme. Dans le Journal ^ il écrit 

14. 



226 SUJETS ET PAYSAGES 



pour se souvenir, dans Brulard, il écrit ce dont 
il se souvient. 

Là, il se prend de loin, du plus loin de lui-même, 
au temps de son enfance et de sa première jeu- 
nesse, et il n'est plus jeune quand il tente ce retour 
mélancolique vers le passé, mais la mélancolie de 
Beyle est assez particulière; elle ne s'attendrit pas. 
Il n'est pas dupe du charme que les jours d'autre- 
fois ont dans la mémoire. Il ne se prête guère à 
cette sorte d'illusion par laquelle ils nous abusent 
d'ordinaire. Il les revit sans complaisance. Les 
figures qui ont entouré son enfance lui apparais- 
sent avec leurs défauts et leurs grimaces. Il se 
souvient des rides du visage paternel. Il n'a pas 
gardé de tout cela que des images, il retrouve les 
sentiments qu'il éprouvait alors; je crois même 
qu'il les complète et y ajoute, mais cela ne touche 
point à leur vérité. 

On a dit qu'il ne fallait pas le croire entièrement, 
qu'il exagérait certaines choses et qu'il en rappor- 
tait certaines autres inexactement, que telle date 
est erronée, que tel fait est douteux. Je le veux 
bien, mais ce qui reste acquis et ce qui rend un 
pareil livre infiniment précieux, c'est qu'il nous 
donne l'enfance et la jeunesse de Beyle, et qu'il 
fournit tout de même un solide point d'appui bio- 
graphique. 

Pendant longtemps, elle est demeurée assez 
incertaine celte biographie de Beyle. On avait déjà 



BÊVLE ET BARBEY 227 



jugé son œuvre et dît sur elle ce qu'il fallait, que 
sa vie demeurait mal connue en plus d'un point. 
Il fallait s'en rapporter à la Notice de Colomb et à 
TH. B de Mérimée. Ce n'est que depuis les publi- 
cations stendhaliennes qu'on a en mains les docu- 
ments indispensables. Grâce à eux, M. Arthur Ghu- 
quet a pu mener à bien le travail de nous donner 
une biographie complète de l'auleur de la Char- 
treuse de Parme. Il l'a fait en un gros volume qui ras- 
semble et coordonne tout ce qu'on sait de Stendhal 
en profitant des travaux préliminaires de M. Cor- 
dier, de M. Stryenski et de M. Fargues. L'ouvrage 
de M. Arthur Chuquet est donc utile et intéressant, 
très abondant et très exact. J'en aime mieux la 
partie biographique que la partie critique. On peut 
juger les œuvres de Stendhal autrement que 
M. Chuquet, mais on peut se fier à lui pour le reste. 
Il renseigne avec sûreté, car il s'est renseigné lui- 
même avec précision. 

Ce qu'il faut dire pourtant^ après l'avoir lu, c'est 
que le principal biographe de Stendhal reste encore 
Stendhal lui-même, non seulement dans les livres 
que nous avons cités, mais dans la plupart de ses 
ouvrages, d'une façon plus ou moins ouverte ou 
détournée, car Stendhal a constamment mêlé sa 
vie à son œuvre. 

M. Chuquet est donc allé chercher Stendhal par- 
tout où il était. Le voici maintenant devant nous, 
nous le savons à peu près tout entier. Le connais- 



228 SUJETS ET PAYSAGES 



sons-nous beaucoup mieux? Nous avons appris 
comment, quand et qui il a aimé, le détail de son 
existence intima, littéraire, mondaine, militaire, ses 
relations et ses goûts, ses idées, ses désirs. Nous 
avons tous les chiffres de sa personnalité, et la 
somme, il faut Tavouer, en demeure incertaine. 
Qui était-il au fond ? 

Il ne l'a peut-être pas su exactement. J'ai dit qu'il 
y a enluiquelque chose d'insaisissable. C'est vrai. 
C'est pourquoi sans doute il chercha si patiemment 
à se définir à lui-même et que, par une sorte de 
défi ironique, il laissa [ce soin à d'autres en leur 
livrant les innombrables pages griffonnées d'hiéro- 
glyphes qu'on a retrouvées dans les papiers de 
Grenoble et malgré lesquelles il demeure toujours 
énigmatique et mystérieux. 

On est avec lui dans l'incertitude où l'on est 
parfois dans la vie avec les personnes que l'on con- 
naît le mieux. Son personnage n'a pas la rigidité 
posthume que donne la mort. Rien mieux qu'elle 
ne familiarise et ne renseigne. Elle met en perspec- 
tive; le raccourci s'y redresse et la statue s'y fixe. 
Avec Stendhal on a beau prendre l'empreinte de 
ce qu'il fut, ce n'est point un masque que modèle 
le moulage, mais un visage vivant. 

Le livre de M. Chuquet n'en est pas moins utile 
et instructif. Il faut multiplier le plus possible 
ces larges études biographiques. C'est ce qu'a fait 



BEYLE ET BARBEY 229 



M.Eugène Grêlé en choisissant, comme sujet d'une 
thèse de doctorat, Barbey d'Aurevilly. Je crois bien, 
qu'il nous a donné le premier travail biographique 
sérieux que nous ayons sur Tauteur des Diaboli- 
queSf car je mets de côté la lourde compilation de 
Charles Buet, pleine de lacunes et d'erreurs. Du 
reste, M. Grêlé a eu communication du seul docu- 
ment qui rendît possible une telle entreprise, je 
veux dire la correspondance de Barbey d'Aurevilly 
avec Trébulien. M. Grêlé y a puisé discrètement, 
mais sûrement. Même quand il ne la cite pas, on 
sent qu'elle le soutient, le dirige et le 'guide. Elle 
éclaire la vie de Barbey d'Aurevilly de i83o à i85o, 
période obscure et d'autant plus intéressante que 
ce fut celle de la formation de ce singulier génie, 
car c-en fut un que le romancier de C Ensorcelée 
et du Chevalier des Touches^ et il fallut, pour qu'il 
écrivît ces étranges et beaux livres, certaines cir- 
constances sur lesquelles M. Eugène Grêlé nous 
renseigne enfin avec précision et certitude. 

Si Barbey d'Aurevilly avait suivi les traditions 
de sa famille, il n'aurait jamais quitté sa province. 
Ils étaient fortement implantés dans la leur, ces 
Barbey, et tenaient au sol par de solides racines. Ils 
vécurent de père en fils au pays du Cotentin,et c'est 
à Saint-Sauveur-le- Vicomte que naquit, en 1808, 
Jules Barbey d'Aurevilly, de Théophile-Marie-An- 
dré Barbey et d'Erncstine Ango, des Ango de 
Dieppe, de vieille souche normande ceux-là aussi. 



23o SUJETS ET PAYSAGES 



mais d'un bois où Ton fit plus de mâts de navires 
que de manches de charrues. Celui qui fui le grand- 
père du romancier n'était point un homme ordi- 
naire. Il était, nous dit son petit-fils, d'une intolé- 
rable fierté. Elle lui venait sans doute de sa nais- 
sance. Il avait été tenu sur les fonts baptismaux par 
le Comte de Maurepas et par la Duchesse de 
Châteauroux, il avait eu Louis XV pour parrain et 
pour mieux que cela, car il aurait été l'enfant d'une 
des nombreuses maîtresses du roi, mariée à un 
Ango qui accepta de servir de père au rejeton 
royal. Il y eut un temps où ces sortes de choses 
enorgueillissaient fort. Louis- Victor Ango fut un 
personnage taciturne et sourcilleux. « Il dédaigna 
les livres et les plumes ; il a passé dix ans de sa vie 
à se promener de long en large dans son appar- 
tement en enfilade, les mains derrière le dos et 
sans dire un seul mot, pendant que sa femme, qui 
l'adorait comme Dieu, tricotait dans une embra- 
sure de fenêtre et ne se serait pas permis même de 
respirer un peu haut. » 

Les Barbey ne le cédaient en rien aux Ango, 
sinon que leur noblesse était plus récente et ne da- 
tait guère que du milieu du xviii^ siècle, mais depuis 
longtemps la famille vivait noblement sur ses terres 
dont elle ajoutait les noms au sien. Il y eut des 
Barbey du Motel, des Barbey de Taillepied, des 
Barbey de Tesnel, des Barbey d'Aurevilly, comme 
ce Jean-François qui était (^ un Hercule campé sur 



BEYLS ET BARBEY a3l 



des jambes d'Apollon w, et qui mourut en 1829. 
Bouvier hardi et cavalier intrépide, il montait des 
chevaux intraitables dont Tun le traita si mal qu'il 
en mourut, mais pas avant, tout piétiné et meurtri 
qu'il était par les sabots de la bête furieuse, d'avoir 
reparu une dernière fois, la tête bandée de ling-es, 
à la table de w^hist où il s'asseyait chaque soir, et 
d'y avoir joué sa suprême partie, après quoi, il 
attesta « la puissance hémorragique de sa nature » 
par le sang* qui, de sa maison au cimetière, coula 
des jointures du cercueil. 

Le père de Barbey, pour avoir été toute sa vie 
Barbey tout court, n'en fut pas moins non plus un 
personnage de haute mine, sombre et d'humeur dif- 
ficile, inconsolable de s'être trouvé trop jeune pour 
« chouanner », comme son frère Onésime et comme 
la plupart des gentilshommes du pays. Son roya- 
lisme farouclie en garda une plaie secrète. Il ne 
cessa jamais de se plaire au récit de ces aventures 
militaires auxquelles il n'avait pas pu prendre part, 
mais dont il connaissait les acteurs et la chronique. 

C'est au milieu de ces récits que grandit Jules 
Barbey d'Aurevilly, dans la petite ville de Valo- 
gnes, aux vieux hôtels tristes, et c'est là qu'il était 
destiné à vivre, parmi les souvenirs du passé. S'il 
en avait été ainsi, il est à penser qu'ils n'eussent 
jamais eu pour lui le prestige dont les para plus 
tard son imagination. Il eût continué à entendre ces 
vieilles histoires et il les aurait lui-même répétées à 



232 SUJETS ET PAYSAGES 



son tour aux conversations quotidiennes. Il fallut 
pour qu'elles lui apparussent en leur beauté héroï- 
que et singulière qu'il les emportât avec lui en sa 
mémoire. Elles y prirent la couleur romanesque et 
légendaire où elles ont achevé de s'embellir. 

Ce fut la vie qui se chargea de les mettre au 
point. Celle que le jeune Barbey menait à Valognes 
n'était point faite pour satisfaire un jeune homme 
impétueux et passionné. Le livre de M. Grêlé nous 
apprend avec détail les circonstances de la crise 
morale qui y mit fin, comment le fils de Théodore 
Barbey échappa peu à peu à la rude main pater- 
nelle et aux idées familiales. Il faut lire une série 
de chapitres intéressants qui nous montrent Barbey 
d'Aurevilly au Collège Stanislas, à Paris, lié d'a- 
mitié avec Maurice de Guérin, ensuite étudiant en 
droit à Caen, où il rencontra Trébutien et où il 
fonda avec lui la Revue de Caen, qui n'eut que 
quelques numéros, mais qui fut le début de plume 
de celui qui devint un infatigable écrivain et qui, 
pendant quarante ans, ne cessa plus d'écrire ; mais 
le plus curieux de ces révélations est que Barbey 
d'Aurevilly, que nous retrouverons plus tard ca- 
tholique militant et monarchiste convaincu, ait été 
aux heures troubles de sa jeunesse républicain et 
démocrate. Pourtant il en fut ainsi, et le jeune 
homme qui débarqua à Paris en i833 ne ressem- 
blait plus guère à l'adolescent qui, aux longues 
soirées d'hiver, écoutait au coin du feu les exploits 



BEYLE ET BARBEY 233 



de d'Aché ou les prouesses de des Touches. En 
même temps qu'avec les idées de son milieu, il a 
rompu avec la tradition de sa race. Le descendant 
des vieux Normands terriens et sédentaires s'est 
dépaysé, déraciné. 

Henri Beyle passa Tannée 1799 dans un travail 
acharné, tellement qu'il porta les cheveux longs et 
n'alla plus chez le perruquier de peur de perdre 
une demi-heure. Il étudiait les mathématiques pas- 
sionnément, car il avait découvert qu'elles seraient 
pour lui un moyen de quitter Grenoble qu'il détes- 
tait, et de conquérir son indépendance. On l'enver- 
rait à Paris pour l'examen de l'Ecole Polytechni- 
que. Ce fut en effet ainsi que Beyle commença sa 
vie aventureuse. Jamais la province ne le reprit. 
Il fut, lui, le vrai déraciné. Ce qu'il fuyait ce 
n'était pas seulement son père avec qui son carac- 
tère s'accordait mal, c'était une manière de vivre 
et de penser pour laquelle il ne se sentait pas 
fait. Il n'en voulait d'autre que sa fantaisie. Beyle 
n'est point quelqu'un à se satisfaire d'idées cou- 
rantes ; il prétend que les siennes lui soient 
propres. Il veut se faire à lui-même son opinion 
sur toutes choses, les plus frivoles comme les plus 
graves. Pour cela il se débarrasse volontairement 
de tous préjugés. Il veut vivre. Il est curieux de 
tout. II se compose du monde une connaissance 
pratique. Il est attentif au détail de l'existence, aux 



234 SUJETS ET PAYSAGES 



petits « faits vrais ». Il ne veut pas être dupe. 11 
observe, pèse, analyse, compare. L'homme l'inté- 
resse et il est l'homme; aussi cherche-t-il à se bien 
connaître pour mieux connaître les autres, et c'est 
ainsi qu'il va à travers la vie, avide, méfiant, fin, 
voluptueux, tout à lui-même et à la jouissance de 
se sentir vivre fortement 5u délicatement. 

Partout il est le même, dans^les bureaux de Daru 
comme dans son triste consulat de Cîvita-Vecchia, 
sous l'uniforme de lieutenant de dragons comme 
sous l'habit d'adjoint aux Commissaires des guer- 
res, à Paris comme à Moscou, à l'armée victorieuse 
de 1809 comme à l'armée vaincue de 1812, sous 
le clair soleil d'Italie comme sous le ciel neigeux 
de Russie, à Naples comme à Londres, partout 
où les hasards l'ont conduit, dans un salon de Paris 
comme dans une loge de théâtre à Milan, il reste 
constant en son goût de l'indépendance. Il vieillira 
pourtant et, même à cet âge où le passé nous attire 
à lui, il regardera le sien avec clairvoyance et iro- 
nie et lorsqu'à cinquante ans il rédigera les notes 
hardies de la Vie d'Henry Brulard^ ce sera pour 
dissiper cette illusion du souvenir qui nous ramène 
à nôtre enfance comme à un temps dont le regret 
est plus fait de l'oubli des peines que nous y subî- 
mes que de la mémoire du bonheur que nous y avons 
éprouvé. 

Il se peut que si un Barbey d'Aurevilly eût vécu 
une existence aussi mobile que celle d'un Henry 



BEYLE ET BARBEY zS5 



Beyle, il lui serait arrivé de se dépayser complète- 
ment. Il y avait dans le jeune Normand qui vint 
à Paris en i833 tenter la fortune quelque chose de 
hardi et d^aventureux , II en portait la marque au 
visage et dans les yeux. Il avait l'audace, la bravoure 
qui ne demande qu'à s'employer. L'emploi manqua. 
L'existence que mena à Paris Barbey d'Aurevilly 
fut la plus ordinaire du monde. Pauvre, il lui fallut 
gagner son pain; ambitieux, il lui fallut demeurer 
inconnu; hautain, il lui fallut subir les difficultés 
médiocres de la vie littéraire. Ce furent des années 
obscures et tristes pour ce jeune homme tourmenté 
de passion et de mélancolie. C'est l'époque où il 
écrivit la Bague d'Annibal, l'Amour impossible et 
cette Germaine qui ne fut publiée, sous le titre de 
Ce qui ne meurt pas, qu'en 1881, où il collabora 
au Globe et au Moniteur de la Mode, Le petit livre 
sur le Dandysme et Georges Brummel fut re- 
marqué. Barbey d'Aurevilly avait des succès de 
salons. La réputation du causeur précédait la re- 
nommée de l'écrivain. Plus tard elles se confondi- 
rent. Ce fut à ce moment qu'il ajouta à son nom 
celui de d'Aurevilly. C'était comme s'il eût remis 
le pied sur la terre normande. L'heure était pro- 
che, en effet, où la Normandie Fallait reprendre 
tout entier. 11 esquissait le plan de la Vieille Maî- 
tresse. Il composait le Dessous de cartes d'une 
partie de Whist, qui est devenue plus tard Tune 
des Diaboliques* En 1849, Barbey d'Aurevilly a 



SrjETS ET PAYSA(ÎES 



trouvé sa voie. Il sera le Walter Scott de Valo- 
gnes. 

Le réveil du Normand se compléta en lui par 
celui du catholique. 11 aimait toujours, malgré 
tout, cette terre pluvieuse et verte que l'absence 
avait embellie à ses yeux et transformée en son 
souvenir. Les récits dont sa jeunesse avait été nour- 
rie lui revinrent au cœur avec une amplification 
magnifique, tournés à l'épique. I^es des Touches et 
les La Croix-Jugan lui réapparurent et, avec eux, 
les héros du Romancero royaliste de la Chouanne- 
rie dont il allait être le poète puissant et profond. 
Tout cela le ressaisit à jamais. Valognes lui rouvrit 
les portes de ses vieux hôtels aristocratiques et 
déserts. It n'en sortit plus jamais et ce ne fut plus 
que son ombre que nous vîmes errer parmi nous, 
superbe et démodée, avec sa redingote ajustée, 
ses manchettes de dentelles, son jabot et la limou- 
sine de grosse toile à raies, doublée de satin, dont 
il enveloppait sa dignité hautaine de vieux gentil- 
homme de province et d'oncle à histoires. 

Elles sont admirables ces histoires chouannes de 
Barbey d'Aurevilly et il est dommage, vraiment, 
qu'au lieu de passer une partie de son temps à faire 
le coup de fusil contre les idées contemporaines et 
à manier, avec talent du reste, la cravache du pam- 
phlet et la trique de l'éreintement, le grand con- 
teur n'af^pas ajouté à son Ensorcelée et à son Che- 



BEYLE ET BAUBEY 287 



valier des Touches^ ce Gentilhomme de grand 
chemin et cette Tragédie à Vaubadon qu'il pro- 
jeta, mais qu'il n'écrivit point. Ces deux romans 
auraient eu pour héros ce d'Aché, qui fut un 
Chouan de marque et dont M. G. Lenôtre nous a 
raconté, dans son Tournebuty les aventures roma- 
nesques et la fin tragique. Malgré cela Tœuvre nor- 
mande de Barbey d'Aurevilly est considérable. Il 
est le peintre né de ces rudes partisans. Il partage 
leur foi et leurs passions. Il est de cœur avec eux. 
II revit par eux la vie qu'il aurait voulu vivre, et ils 
revivent en lui avec une vérité et une force singu- 
lières. Il a leur sang dans les veines. Il admire leur 
héroïsme et leur habileté, le mélange de courage et 
de ruse qui les caractérise, en Normands qu'ils 
sont. Certes, ils accomplissent des actions hardies 
et dangereuses, mais ils y apportent en même temps 
la prudence et le calcul propres à la race. Ils n'ont 
point de doute sur la bonté de leur cause, mais ils 
la servent en gens avisés qui veulent durer et être 
utiles le plus longtemps possible ; ce sont des cas- 
seurs de tête, mais ce ne sont pas des casse-cous. 
Cela ne les empêche pas d'être héroïques et de 
sacrifier leurvie,quandil le faut, mais s'ils la défen- 
dent bien, ils ne la hasardent pas plus mal. 

C'est pourquoi, les "figures qu'évoque si superbe- 
ment le Cervantes de la Manche que fut Barbey 
d'Aurevilly demeurent, dans l'exagération poéti- 
que, vraies et vivantes. Ces Don Ouichotte de la 



238 SUJETS ET PAYSAGES 



Chouannerie ne sont point seulement des person- 
nages de roman, ils sont des gens de l*histoire. 
Gomme dans le roman espagnol, il y a un moulia 
dans la chronique normande : c'est celui où des 
Touches et ses compagnons attachent le meunier 
qui les a trahis aux ailes tournoyantes qui empor- 
tent son corps, écartelé,dans une mort vengeresse 
et vertigineuse. 

Si ces histoires de d'Aurevilly sont belles, arden- 
tes et farouches, son talent de conteur est admira- 
ble. 11 a le tour et le style, Tart des suspens et des 
eiFets brusques, je ne sais quoi de hautain et de 
robuste dans le langage qui a une saveur de terroir 
et un air de bonne compagnie. C'est un écrivain de 
grande allure. La phrase est longue, coupée d'inci- 
dentes qui sont des parenthèses de conteur, relevée 
de pointes et de traits, cravachée d'épi thètes cin- 
glantes, défendue de parades brèves, bien en garde 
et qui va droit au corps. C'est un style d'outre- 
tombe, un style de Chateaubriand du Cotentin. Ce 
n'est pas lui qui lira chaque matin une page du 
Code civil pour s'apprendre à écrire net et court 
et, cependant, il me semble voir entre Beyle et lui 
plus d'un rapport . 

Certes, ce sont pourtant des personnages bien 
différents que le gentilhomme catholique et le bour- 
geois athée que furent M. d'Aurevilly et M. de 
Stendhal, et cependant ils ont un goût commun, 



â^ 



BEYLE ET BARBEY 289 



celui de l'héroïsme. On a trop vu dans Stendhal 
Tobservateur ironique et le sceptique avisé. Il ne 
fut pas que cela. Au fond, il arme lésâmes violen- 
tes et passionnées, capables d'exaltation et de folie, 
que le désir mène aux actions les plus insensées et 
conduit jusqu'au crime. 

C'est cette sorte d'héroïsme qui lui fit chérir Tlta- 
lie. Il trouva dans le caractère italien cette hardiesse 
exaltée qui lui plaisait tant et qu'il a donnée si 
volontiers aux héros de ses livres. N'est-ce point 
ce que nous voyons, à des degrés divers, dans une 
Mathilde de la Môle et dans une Lamiel? De même 
que Barbey d'Aurevilly, Stendhal fait coexister 
dans ses personnages cette violence de passion avec 
de curieuses prudences. Il en résulte des âmes pro* 
fondes et forcenées, cauteleuses, qui portent dans 
l'action une fougue furieuse et s'y conduisent avec 
une hypocrisie magistrale, tour à tour cyniques et 
sournoises. Pour Stendhal comme pour d'Aure- 
villy, il y a héroïsme dans l'excès^ quel qu'il soit, 
bon ou mauvais, vertueux ou criminel, dans la 
pudeur d'une M"® de Touffedelys, comme dans la 
monstrueuse volonté d'une Hauteclaire Stassin, 
dans l'intrigue compliquée et assassine d'un Julien 
Sorel aussi bien que dans l'aventure amoureuse- 
mentitalienne d'un Fabrice del Dongo. Et ce Fabrice, 
la duchesse Sanseverina ne le délivre-t-elle pas du 
cachot de Parme, comme les compagnons de des 
Touches délivrent le chevalier de la prison de Cou- 



240 SUJETS ET PAYSAGES 



tances? L'Albertine du Rideau cramoisi ne va-t-elle 
pas trouver dans sa chambre d'officier le beau 
vicomte de Brassard, comme Mathilde de la Môle 
reçoit dans sa chambre de jeune fille le sombre 
Julien Sorel ? 

Les ressemblances s'arrêtent là. Rien de plus 
différent d'un roman de Stendhal qu'un roman de 
d'Aurevilly. Cependant, on peut dire qu'ils furent 
tous les deux des romantiques par ce goût de la 
passion et de l'excès, mais, ce que ne faisaient pas 
les romantiques, ils cherchèrent à donner à leurs 
personnages de la vie et de la vérité, l'un par l'exac- 
titude du détail, l'autre par la force de l'évocation. 
Tous deux, ils furent à leur façon des réalistes du 
romanesque et des romantiques du vrai. 

Si Barbey d'Aurevilly a pu lire Stendhal, Sten- 
dhal ne put rien lire de d'Aurevilly. En 1842, ce 
dernier n'avait écrit ni la Vieille Maîtresse ni les 
Diaboliques^ il n'était qu'un jeune homme mélan- 
colique, tourmenté et incertain de lui-même. Peut- 
être qu'en ce soir de mars, où l'apoplexie abattait 
en pleine rue le grand romancier de la Chartreuse 
de Parme^ il passait sur le trottoir opposé, ce Bar- 
bey d'Aurevilly,sans un regard pour ce gros homme 
qu'on emportait,et continua-t-il son chemin sans se 
détourner, les yeux tout à ses rêves, à ces ombres 
normandes qui dessinaient déji leurs silhouettes 
héroïques sur le rideau cramoisi de son imagina- 
tion? 



UNE JOUEUSE 



J'habite en ce moment une de nos petites villes 
de France qui a conservé assez bien son air d'au- 
trefois : vieilles maisons, rues mal pavées, mail 
planté de grands arbres, clocher où une antique 
horloge annonce les quarts et la demie et frappe 
l'heure aux coups brusques de son marteau. La vie 
y est celle de nos provinces. Les mœurs y sont 
plutôt d'hier que d'aujourd'hui. Le souvenir du 
passé y demeure. Aussi y entends-je parfois rap- 
porter de curieux traits de l'existence de jadis, 
dont l'un m'a semblé valoir d'être retenu. 

Il paraît que cette petite ville, maintenant en- 
gourdie dans la monotonie de ses occupations 
quotidiennes, fut, vers le début du dernier siècle, 
atteinte d'un goût du jeu incroyable *et qui allait 
jusqu'à la frénésie et à la fureur. Il y avait là beau- 
coup de petite noblesse et de grosse bourgeoisie. 
Les parties y commençaient dès le matin, se conti- 
nuaient l'après-midi et reprenaient dans la soirée. 
Les femmes surtout se montraient si enragées 
qu'elles en abandonnaient les soins du ménage et 

13 



242 SUJETS ET PAYSAGES 



qu'elles en passaient la charge à leurs maris. On 
voyait ces messieurs trier le linge et commander 
aux cuisines, tandis que ces dames agitaient le 
cornet à dés ou abattaient les atouts au tapis vert. 

Certes, Tancienne France fut joueuse. Les noms 
de ses anciens jeux nous sont restés aux oreilles. La 
liste en est longue, du reversis à Thombre, du pha- 
raon au cavagnol. Nos pères y prenaient un plaisir 
qui était une des occupations réglées de la vie 
d'autrefois. Cependant l'habitude de jouer, trans- 
formée en une épidémie de jeu, est l'indice d'un 
état d'esprit particulier. Sa pratique est significa- 
tive et en voici, je crois, le sens. 

Le jeu n'est, en somme, qu'un dérivé de l'esprit 
de risque et d'aventure puisqu'il est l'imprévu et 
l'incertain, et quoiqu'il se compose d'un mélange de 
calcul et de hasard. Tout joueur ne serait donc, au 
fond, qu'un aventurier en miniature. Par l'inconnu 
des cartes et l'inattendu des dés, il cherche à se 
créer des émotions vives et brusques. Le jeu, c'est 
la catastrophe à domicile et la péripétie au coin du 
feu. 11 implique un désir de surprise. Les petits ren- 
versements de fortune d'une partie sont une image 
réduite des chances et des alternatives \le la Des- 
tinée. Le jeu est un simulacre par lequel nous 
trompons notre appétit de l'aventure. Celle des 
cartes supplée à d'autres et les imite en raccourcis. 

Je ne veux tout de même pas prétendre par là 
que les joueurs et les joueuses de ma petite ville 



UNE JOUEUSE 243 



aient été des héros manques et des héroïnes sans 
occasions, mais ils étaient d'un temps fécond en 
événements excessifs et soudains. Ils avaient vu la 
Révolution etTEmpire et avaient sans doute gardé 
dans Fesprit je ne sais quoi de hasardeux. C'est 
cette habitude de la transe et du risque qu'ils cher- 
chaient peut-être à retrouverdans ce divertissement 
des cartes où ils apportaient un acharnement 
d'âmes oisives et de gens qui ont connu des con- 
jonctures plus passionnantes et plus réelles. 

Ce fut ainsi qu'on jouait en ces Valognes et ces 
Coutances d'après l'ëmigraiion, que nous a si bien 
décrites Barbey d'Aurevilly dans son Chevalier 
des Touches et dans quelques-unes de ses Diabo- 
liques. C'était ainsi que jouait, dans le Lys dans la 
ualléede, Balzac, M. de Mortsauf. N'est-il pas digne, 
celui-là, d'être le partenaire de cette étonnante 
marquise de Combray, dont M. G. Lenôtre nous 
conte la vie authentique et romanesque et qui^ en 
son château de Tournebut, tout en marquant les 
points du jeu où elle distrayait son loisir, en combi- 
nait et en dirigeait un autre dont le gain ne devait 
être rienmoinsque dechanger la face du monde et 
de rendre un royaume à ses rois ? 



Si lechâteau de Tournebut était un lieu singulier, 
M™^ de Combray n'était pas non plus une personne 



244 SUJETS ET PAYSAGES 



ordinaire. Cette vieille femme hautaine, despotique 
et hardiefaisait figure accommodée à sa demeure. 
Royaliste ardente et inébranlable, M"*® de Com- 
bray, après avoir passétant bien que mal à Rouen 
les plus mauvais jours de la Terreur^, était revenue 
en 1796 en son manoir de Tournebut, près de 
Gaillon. Les pires événements n^avaient point été 
de force à ébranler la foi monarchique de M"*® de 
Gombray, ni à intimider son zèle bourbonien ; 
aussi, de retour à son Tournebut, continua-t-elle 
à faire ce qu'elle avait fait à Rouen, où elle logeait 
dans sa maison, en pleine tourmente, toute une 
sainte clientèle de prêtres insermentés et de reli- 
gieuses fugitives. 

Son château devint le refuge naturel des chouans 
traqués et des brigands, comme on disait. Tourne- 
but fut un centre actif de conspiration. Du reste, 
le lieu se prêtait admirablement aux desseins de 
M"^^ de Gombray. Sa solitude, son isolement des 
routes fréquentées, ses issues diverses, son vaste 
logement, le rendaient propre à sa destination, 
d'autant mieux que M™« de Gombray y ajouta ce 
qu'il fallait pour tenir en sûreté ses hôtes secrets. 
Des cachettes pratiquées dans l'épaisseur des murs 
ou le vide des combles pouvaient contenir quatre- 
vingts personnes à l'abri de toute recherche. Ge fut 
là que M™° de Gombray hébergea son monde de 
suspects, d'émissaires, d'agents. La chouannerie 
normande qui, durant le Gonsulat et presque sous 



UNE JOUEUSE ' 2-45 

l'Empire, remua sourdement les provinces de 
rOuest, eut son couvert mis et son lit fait à Tour- 
nebut. 

M"^® de Combray travaillait pour le Roi avec une 
audace admirable. Elle reçut chez elle, tour à tour, 
les enfants perdus et les chefs du parti, Margadel 
ou Hingant de Saint-Maur. Le vicomte d'Aché, 
après l'arrestation de Cadoudal, y demeura plus 
d'un an sous le nom de Deslorières, non point 
caché sous une trappe, mais allant et venant, enten- 
dant la messe que le curé du village venait dire le 
dimanche, dans la chapelle du château, et faisant 
avec la marquise ces interminables parties de car- 
tes qu'elle aimait. 

Il s'en fallut de peu queM^^e de Combray demeu- 
rât à jamais inconnue en son rôle de logeuse de la 
chouannerie ; mais M"'© de Combray avait une fille, 
etce fut d'elle que vint l'événement qui mit aujour 
les menéesde la vieille marquise. Cette jeune femme, 
mariée, et mal mariée, à un certain Acquêt de 
Férolles, joignait au goût d'intrigue de sa mère 
celui de l'action. Des circonstances qui la pous- 
sèrent à agir, il serait trop long de parler ici. 

Ce qu'il y a à dire, c'est que, le 7 juin 1807, 
M«»e Acquêt se trouva dans le petit bois du Ques- 
nay, où la voiture qui portait, d'Alençon à Caen, 
les receltes du département de l'Orne fut arrêtée et 
pillée par une troupe de brigands qui, le coup fait, 
s'éclipsèrent en emportant l'argent. Ces sortes de 

15, 



^46 SUJETS ET PAYSAGES 



guets -apens étaient assez fréquents en ce temps- 
là pour que, comme beaucoup d'autres, celui-là 
demeurât impuni. 

Par malheur, l'enquête fut menée par un poli- 
cier de Rouen, nommé Licquet, homme subtil et 
acharné^ qui fit si bien que, non seulement les 
acteurs de l'embuscade, y compris M"'^ Acquêt, 
qui en avait été l'instigatrice, furent arrêtés et 
écroués à la Conciergerie de Rouen, mais que 
M"^^ de Combray, sans avoir pris une part directe 
à l'affaire, y fut impliquée comme complice. Du 
reste, les débats du procès révélèrent le rôle 
occulte de M"^^ de Combray. Les cachettes du châ- 
teau de Tournebut furent découvertes. M™® Acquêt 
paya de sa tète l'audace de son entreprise. M"** de 
Combray fut condamnée à vingt ans de réclusion 
et à être exposée au pilori. Elle y parut; mais le 
tréteau de justice se changea pourelle en piédestal. 
Les femmes des meilleures familles de Rouen vin- 
rent rendre hommage à celle qui souffrait pour une 
cause que beaucoup d'entre elles avaient servie. 
Durant tout le temps où M™^^ de Combray resta 
montrée aux yeux d'un public plus curieux qu'hos- 
tile, elles ne quittèrent pas le pied de l'échafaud, et 
quelques-unes y déposèrent des couronnes et des 
bouquets de fleurs. 



M"^e de Combray fut renfermée à Bicêtre pour y 



UNE JOUEUSE 247 



subir sa peine. Elle se fit assez bien au régime de 
la prison, qui eut pour elle quelque adoucisse- 
ment . M. Lenôtre nous rapporte qu'on avait per- 
mis à la prisonnière sa table de trictrac, ses cor- 
nets à dés et ses traités de jeux. Le temps passa 
jusqu'à ce que l'événement qu'elle attendait tou- 
jours avec une foi indestructible se produisît enfin. 
La Destinée, cette joueuse, abattit une carte inat- 
tendue. L'Histoire, si l'on peut dire, tourna leRoi. 
M"* de Combray put donc voir la restauration 
d'une monarchie à qui elle avait été si hardiment 
fidèle. Les portes de la prison s'ouvrirent devant la 
vieille chouanne. Louis XVIII la reçut en audience. 
Le jugement du procès fut annulé. Elle rentra 
triomphalement dans son Tournebut, et ce fut là 
qu'elle mourut, quelques années après, toujours 
ardente et solitaire, retirée dans les souvenirs d'une 
vie tragique. 

Tel est à peu près cet épisode de la chouannerie 
normande que nous a conté M. Lenôtre. Son livre 
est instructif. Il nous montre que les agents roya- 
listes de i8o4, tout en gardant de singulières illu- 
sions sur la réussite de leurs projets, ne se trom- 
paient pas entièrement, sinon en fait, du moins en 
principe; ils s'étaient rendu compte des faiblesses 
secrètes du régime consulaire et impérial et ne s'en 
laissaient pas imposer par la façade de sa solidité. 
Ils avaient compris que ce gouvernement, né des 
circonstances, était demeuré, jusqu'à un certain 



2^8 SUJETS ET PAYSAGES 



point, à leur merci. Ils savaient que sa masse vic- 
torieuse s'ébranlerait au moindre échec, parce 
qu'elle était plus fortement bâtie que durablement 
assise et strictement cimentée. La suite prouva que 
leurs prévisions n'étaient pas toutes fausses. Ce 
qui leur fit défaut, ce furent les moyens d'action. 
Les leurs étaient insuffisants, mais ces gens ne 
manquaient ni de juste vue, ni d'énergie indivi- 
duelle. Aussi, M. Lenôtre nous fait-il faire con- 
naissance avec un monde de personnages de tête et 
de main dont les portraits et les caractères sont 
une galerie bien curieuse, et [dont les entreprises 
sont un roman où rien n'est imaginé. 

M. Lenôtre, en effet, est un historien. Seule lui 
plaît la vérité la plus minutieuse. 11 ne hasarde et 
n'avance rien dont il ne soit assuré et qu'il ne 
tienne d'un document certain. Son scrupule sur ce 
point est constant. Nous raconte-t-il Inexécution, 
à Grenelle, du chouan Le Chevalier, et nous veut- 
il dire le temps qu'il faisait ce jour-là, il consulte 
le bulletin de l'Observatoire de Paris du 9 jan- 
vier 1808 et y apprend que l'air était brumeux et 
froid. M. Lenôtre aime l'exactitude et le pittoresque, 
mais il veut que le sien soit vrai, et cependant, dans 
son Tournebut, tout semble être inventé à plaisir. 

Ce romanesque de l'aventure de M"*^ ^^ Com- 
bray avait, du reste, été senti jadis par Balzac, 
qui avait fait d'elle sa M»»^ de La Chanterie de 
V Envers de l'Histoire contemporaine^ comme il 



UNE JOUEUSR 2/19 



avait fait de renlèvement du sénateur Clément de 
Ris, transformé en Malin de Gondreville, le sujet 
6! Une ténébreuse Affaire, Grâce au livre de M. Le- 
nôtre, qui nous fait connaître d'une façon défi- 
nitive la véritable M™® de Combray, nous voyons 
mieux comment Balzac se servait de la réalité et 
ce qu'en tirait la puissante logique de son génie. 
M°^' de La Chanterie est une M™® de Combray subli- 
mée, et les Frères de la Miséricorde, que la noble 
héroïne réunissait autour d'elle dans la maison de 
la rue Chanoinesse,» ne ressemblent guère tout de 
même aux hôtes que la marquise hébergeait dans 
les « caches « de son château de Tournebut, tout 
en versant de sa main de joueuse les dés de son 
cornet sur la table verte de son tric-trac. 

1901, 



STENDHAL ET LA GUERRE 



II y a quelque temps, durant ces heures de ma- 
laise où battit plus vite le cœur de la France, et 
Tun des soirs les plus anxieux de ces inquiétantes 
journées, j'avais pris au hasard un livre dans ma 
bibliothèque pour y chercher un divertissement 
à de tristes et obsédantes pensées. Le volume que 
j'ouvris était la Chartreuse de Parme, de Sten- 
dhal. C'était justement ce qu'il fallait : de Tironie, 
du sentiment, des personnages malicieux et pas- 
sionnés, des caractères, des aventures, tout ce qui 
en fait à chaque lecture un livre toujours nouveau 
et dont on ne se lasse point 1 

Distraitement, je feuilletais le précieux volume, 
quand je tombai sur les chapitres où le jeune Fa- 
brice del Dongo quitte le château de Grianta, sur 
le beau lac deCôme,pour aller rejoindre les armées 
de Napoléon. 

C'est un des épisodes les plus curieux de l'ou- 
vrage que ce départ du jeune patriote italien, et les 
circonstances actuelles lui donnaient quelque chose 



STENDHAL ET LA GUERRE 25 I 

de particulièrement émouvant et de singulièrement 
approprié. Quelle belle ardeur l'emporte, l'entre- 
prenant garçon, vers le sifflement des balles et le 
grondement du canon I Quel glorieux espoir le 
mène I L'idée de la guerre éveille en son esprit une 
sorte de joie belliqueuse. Il part pour un jeu héroï- 
que dont le danger Texalte et Tenivre. Il est pris 
d'une sorte d'extase juvénile et martiale à penser 
qu'il verra bientôt une bataille. Quel entrain ! Quel 
élan ! Rien ne le décourage des difficultés de la 
route, car il y a loin des campagnes lombardes aux 
plaines de Flandres, mais c'est là qu'il trouvera le 
grand Empereur, celui qui incarne le génie même 
des combats et qui est, aux yeux de l'adolescent 
milanais, comme le Dieu terrestre de la victoire I 
Certes, la désillusion viendra au jeune Fabrice 
del Dongo, et Stendhal nous la conte minutieuse- 
ment et ironiquement; mais au dragon improvisé de 
Waterloo il restera néanmoins, de son équipée mili- 
taire, un beau souvenir, le souvenir d'avoir éprouvé 
une fois un des sentiments humains les plus puis- 
sants et les plus forts, celui que suscite dans les âmes 
ardentes le désir de la gloire guerrière, et qui vaut 
bien d'être payé, comme il arriva à notre Fabrice, 
d'un bon coup de pointe à la cuisse, de quelques 
semaines de lit sur un. grabat de paysans et de 
quelques autres petites déconvenues qui ne l'empê- 
chèrent pas, par la suite, grâce aux soins de la 
duchesse Sanseverinaet du comte Mosca, de devenir 



SUJETS ET PAY AGES 



archevêque de Parme, sous le règne inimitable du 
bon Ranuce-Ernest V. 



Je ne pense pas que ce soit en ce transport d'al- 
légresse et de curiosité que nos jeunes gens d'au- 
jourd'hui aillent à la frontière, s'ils sont appelés à 
la défendre demain parles armes. Le mol de guerre 
n'excite pas en eux la fièvre avide et joyeuse dont 
brûlait le charmant volontaire stendhalien. On est 
plus calme et plus sérieux. 

La guerre n'est plus, de nos jours, un passe- 
temps héroïque. Elle apparaît comme une dure et 
sévère nécessité. D'avance, on en accepte les fati- 
gues et les dangers. Nos soldats marcheront dans 
la boue et la poussière, souffriront la soif et la faim ; 
ils donneront leur sang et leur vie, mais ce sera par 
raisonnement et par devoir. 

J'ajoute tout de suite que je ne vois aucune infé- 
riorité morale à cet état d'esprit. Si l'enthousiasme 
fait des héros, la réflexion en fait aussi. Les deux 
motifs se valent à être braves. D'ailleurs, cette atti- 
tude en face de la guerre n'est pas nouvelle, et elle 
a des précédents. Les soldats de la troisième répu- 
blique seront des défenseurs du sol, comme l'ont 
été ceux de la première. 

Nos recrues de 1905, comme celles de 1792, au- 
raient la forte conscience de la patrie en danger. 



STENDHAL ET LA GUERRE 253 

Ce serait leur point d'appui, comme ce fut celui de 
leurs devanciers de l'autre siècle, et ils y trouve- 
raient la même vertu de résistance. Pour bien se 
battre, il n'est pas nécessaire de savoir qu'on a 
dans sa giberne, selon le mot historique, le bâton 
de maréchal de France ; il suffit de sentir qu'on y 
porte la clé de sa maison ! 

Nos Fabrice ne ressemblent plus à celui que nous 
montre Stendhal. Le sien est de l'époque impériale. 
Il a, comme on l'avait fréquemment en ce temps, 
le sentiment que la guerre est un jeu magnifique et 
terrible, qui se joue avec l'Europe entière pour 
champ. Son Del Dongo est proprement le volon- 
taire napoléonien. Ce qui l'attire sous les drapeaux, 
c'est son goût de l'aventure, sa curiosité ardente 
du péril, le prestige de la gloire. Il ne défend pas 
son foyer. Il obéit à un instinct de conquête, à un 
élan de jeunesse belliqueuse. En cela, il est peint 
excellemment. Et si Stendhal exprime si bien la 
fascination qu'exerçaient sur les jeunes âmes d'a- 
lors les magies du danger et de la victoire, c'est 
qu'il les avait, lui aussi, ressenties. 

L'enthousiasme martial du héros italien de la 
Chartreuse de Parme n'est en vérité qu'une trans- 
position romanesque de ce qu'éprouva le Greno- 
blois Henri Beyle, lorsque, sous le Consulat, il 
partit pour l'Italie rejoindre le régiment de dra- 
gons dont il allait endosser l'uniforme. 

Nous avons, sur ce point, les confidences du sol- 

IG 



254 SUJETS ET PAYSAGES 



dat écrivain. Il y est revenu à maintes reprises en 
ces ouvrages autobiographiques et en ces notes où 
le subtil psychologue exerçait sur lui-même sa 
subtilité et sa clairvoyance. Ce fut là un des sou- 
venirs les plus intenses de sa vie, si pleine de sou- 
venirs, et il semble qu'il ait voulu fixer avec un soin 
particulier ce moment capital de son existence. 

Il avait vingt ans. Il quittait l'étude des mathé- 
matiques, Paris. Il était anxieux, incertain de sa 
destinée. Il avait tous les désirs violents et indécis 
de la jeunesse et ce fut à Milan qu'il commença à 
vivre et à se sentir vivre, délicieusement, libre- 
ment, fortement. Aussi garda-t-il de cet événement 
une impression ineffaçable. Imaginez tout ce qui se 
réunissait pour faire de cette heure une heure 
unique : il était jeune dans un pays nouveau, aux 
mœurs ardentes et passionnées. Il y découvrait, en 
un instant, tout ce qui fait le charme de la vie : 
la lumière, l'amour, l'art, la musique, et tout cela 
se doublait, s'embellissait de la présence proche du 
péril. Le costume qu'il portait rehaussait à sesyeux 
sa propre personne. Le sabre qu'il traînait der- 
rière lui sur les dalles sonores des rues mêlait à 
ses pensées un bruit de bataille. Quoi de pareil 
pour donner du prix aux sensations ! Quelle pré- 
paration au plaisir et au bonheur 1 Quel mélange 
d'orgueil, de mélancolie 1 Quelle saveur eut l'exis- 
tence pour ce sensuel et cet aventureux qui savait 
raisonner sa sensualité I 



STENDHAL ET LA GUERRE 255 

Il en demeura ému à jamais. Les lieux où il avait 
éprouvé ce premier épanouissement de son être lui 
devinrent pour ainsi dire sacrés. C'est de là que 
date l'italianisme de Henri Beyle. C'est en mémoire 
de cette impression de jeunesse, qui secontinua par 
la suite en un amour persistant pour cette terre où 
il était né à lui-même, qu'il voulut qu'on gravât 
sur sa tombe, en épitaphe, ces mots de reconnais- 
sance filiale : Arrigo Beyle^ Milanese. 



Si le vœu de l'auteur des Promenades dans Rome 
a été écouté et si son tombeau porte l'inscription 
qu'il y voulut, il est un autre souhait, formé par 
ses admirateurs et qui va bientôt être accompli. Un 
comité s'est constitué pour ériger à Paris un monu- 
ment à la mémoire de Stendhal. Il aura son buste 
sur une de nos places. 

Ce sera la réparation d^une trop longue injustice, 
quoique l'on puisse prétendre que le vrai métal 
dont on doive honorer un écrivain soit celui qui 
sert à fondre les caractères avec quoi on l'imprime 
et que le véritable hommage qu'il conviendrait de 
lui rendre serait un hommage typographique. Néan- 
moins, à défaut d'une édition convenable de l'œuvre 
complète de Stendhal, il faut applaudir à l'heu- 
reuse initiative des stendhaliens. 

Stendhal mérite certes l'honneur posthume qu'on 



256 SUJETS ET PAYSAGES 



veut lui faire et qu'il a attendu trop longtemps. 
C'était du reste un homme patient et clairvoyant, 
qui savait que sa renommée, pour risquer d'être 
tardive, n'en était pas moins assurée. L'événement 
a vérifié sa prévision. Sa valeur de critique, de 
psychologue, de romancier est reconnue hautement. 
Avec Balzac et George Sand, il est tenu pour un des 
trois grands romanciers de la première moitié du 
dernier siècle. 

Certes, de l'un ni de l'autre il n'a eu l'énorme 
production romanesque, mais il a créé, lui aussi, 
quelques-uns de ces êtres de fiction, si vrais, si 
vivants, si réels qu'ils font partie de cette humanité 
imaginaire où nous avons des affections, des ami- 
tiés et des amours et qui rendent émouvants et 
pathétiques jusqu'aux lieux où ils ont imaginaîre- 
ment vécu. 

J'ai même une curieuse preuve de la force de 
réalité que non seulement acquièrent, mais encore 
communiquent certains personnages romanesques. 
C'est un tableau qu'un de mes amis a rapporté d'Ita- 
lie. La peinture en est assez médiocre et date du 
commencement du xix^ siècle. Elle représente un 
gros homme, au visage ordinaire, vêtu d'un habit 
bleu à larges boutons de métal, le cou serré d'une 
ample cravate de mousseline. Le bonhomme est 
assis et caresse le museau d'un chien noir et blanc. 
Je suis sûr qu'aucun stendhalien ne regarderait 
sans intérêt cette effigie qui est celle d'un certain 



STENDHAL ET LA GUERRE 267 

sigQor Sacco, car ce Sacco fut gouverneur de la 
Chartreuse de Parme, un peu avant l'époque où y 
fut enfermé, à la garde 'de son successeur Fabio 
Conti, le jeune Fabrice del Dongo. Et n'est-ce pas 
la présence dans sa geôle d'un héros de roman 
célèbre qui vaut aujourd'hui au brave fonction- 
naire parmesan d'avoir quitté la boutique du bro- 
canteur et d'être mystérieusement un peu plus 
qu'une vaine image de quelqu'un qui ne fut et qui 
n'est rien ? 

1905. 



TAINE ROMANCIER 



Dans un magistral et vivant portrait de Guizot, 
paru au Gaulois j M. Albert Sorel attirait Fatten- 
tion du public sur la correspondance de M. Taine. 
Elles sont en effet très intéressantes, ces lettres 
du célèbre historien des Origines de la France 
contemporaine^ non seulement par ce qu'elles con- 
tiennent, mais aussi par la manière dont elles sont 
présentées et qui pourrait servir de modèle aux 
publications du même genre. 

Elles ont d'ordinaire je ne sais quoi de déplai- 
sant et ne semblent souvent guère faites pour 
honorer une mémoire illustre. La postérité est 
volontiers indiscrète. 11 y a certains détails de la 
vie d'un homme même public où le public n'a 
aucun droit d'être introduit. Les documents de 
cette espèce pourraient être fournis tout au plus 
à un biographe capable d'en faire un usage déli- 
cat et judicieux, mais il n'est pas sans danger de 
les livrer au commentaire du premier venu. 

Si certaines correspondances évitent ce défaut, 
elles en ont parfois un autre. L'admiration ne va 



'tainr romancier 269 



pas toujours sans quelque fétichisme, et Ton a 
alors de ces recueils qui ne nous font pas grâce 
du moindre billet. Elles compensent leur réserve 
en un sens par une indiscrétion d'une autre sorte, 
car c'en est une que d'abuser de notre intérêt à 
l'égard de tel personnage notoire. Que nous im- 
porte, après tout, la façon dont il acceptait ou 
refusait une invitation à dîner ou dont il s'excusait 
d'un rendez-vous ? Il ne faut pas porter trop loin 
la vénération épistolaire. 

Dans la correspondance de Taîne, par contre, 
je ne vois rien d'inutile ni rien de choquant. On 
en a supprimé tout ce qui devait être supprimé, 
je veux dire par là tout ce qui avait un carac- 
tère strictement intime, et on en a conservé tout ce 
qui pouvait aider à faire connaître ce grand et noble 
esprit. J'ajouterai que pour ceux qui, dans l'écri- 
vain, cherchent l'homme, ces lettres sont également 
précieuses. Elles permettent de l'approcher fami- 
lièrement. Elles donnent à ceux qui n'ont pas fré- 
quenté M. Taine l'impression d'une rencontre ima- 
ginaire. Il semble qu'on le voie vivre et qu'on 
Fentende parler, car c'est, en effet, ce qu'elles con- 
tiennent de parole qui fait le charme des lettres. 
Toute lettre est un fragment de conversation. 
Elle en a presque toujours le tour aisé, l'accent 
vrai. Une lettre se lit moins qu'elle ne s'écoute. 
Par elle, la voix de ceux qui sont loin, la voix de 
ceux qui ne sont plus nous parvient à l'oreille. 



i60 8CJETS ET PAYSAGES 



Les lettres de Taine ne sont pas seulement 
vivantes, elles sont pleines de pensées ingénieuses 
et fortes, d'aperçus éloquents et profonds. Elles 
sont aussi instructives. Groupées avec méthode, 
chaque groupe plécédé d'une notice substantielle 
sur les circonstances où elles furent écrites, elles 
forment une biographie très complète et qui est 
en même temps line autobiographie plus sincère 
et désintéressée que celles que nous lisons d'ordi- 
naire, puisqu'elle est, par sa nature, dépourvue 
de ces précautions que Ton prend volontiers quand 
on se présente soi-même à la postérité. 



Ce second volume de la correspondance de 
Taine comprend les lettres écrites de i853 à 1870. 
En i853, Taine a déjà dépassé sa période de for- 
mation. Les apprentissages de sa jeunesse sont 
terminés. Il est en possession de lui-même. II est 
muni de connaissances vastes et solides. Il peut 
choisir maintenant où se portera son effort. L'heure 
de produire est venue. II a débuté par son étude 
sur les fables de La Fontaine, qui fut sa thèse de 
doctorat. Une dernière fois, il se soumet aux habi- 
tudes scolaires et accepte un sujet imposé. L'Aca- 
démie a mis au concours un essai sur Tite-Livc. 
Taine prend la plume. C'est le véritable commen- 
cement de sa vie littéraire. Seize ans après, il avait 



TAINE ROMANCIEIV 2G I 



écrit ses Philosophes classiques y ses Voyages aux 
Pyrénées et en Italie^ les cinq volumes de la Litté- 
rature anglaise, ses Notes sur Paris, ses Etudes 
sur l'Art, son traité de l'Intelligence et les nom- 
breux articles qui composent les Essais de critique 
et d'histoire. 

Il semble que, pour mener à bien une œuvre 
aussi considérable, un homme ait besoin de tout son 
temps et de toutes ses forces. Le présent volume 
de la correspondance nous renseigne sur les con- 
ditions dans lesquelles Taine accomplit ce labeur 
énorme. Taine n'était pas riche et dut donner 
des leçons pour vivre, leçons, il nous le dit, trou- 
vées difficilement et qui lui causaient une perte de 
temps et une fatigue de corps et auxquelles succé- 
dèrent ensuite un poste d'examinateur à l'école de 
Saint-Gyr et enfin une chaire de professeur à l'é- 
cole des Beaux-Arts. Certes, Taine n'est pas le 
seul écrivain qui dut faire une part aux nécessités 
de la vie. D'autres que lui ont trouvé le moyen de 
sauvegarder leur travail personnel au milieu des 
difficultés de l'existence. On sait à travers quelles 
péripéties a été écrite la Comédie humaine et où 
Balzac prenait les loisirs de son œuvre gigantes- 
que, mais l'effort qu'a donné un Taine n'en est 
pas moins étonnant si l'on songe que, de i855à 
1868, Tétat de sa santé fut, en outre, presque tou- 
jours précaire. Pai: instants, le mal s'aggravait et 
c^était le repos forcé, rimpôssibilité de travailler 

16. 



302 SUJETS ET PAYSAGES 



venue d'un excès de travail, toutes les misères de 
ce qu'on appelle aujourd'hui la neurasthénie. 

Ses lettres nous montrent avec quelle patience 
et quel courage Taine supportait ses maux. Nous y 
voyons à découvert sa hauteur d'âme.Nous y voyons 
aussi son admirable force d'esprit. Nous savons 
mieux, maintenant, que tant de beaux livres, d'une 
construction si solide, d'une logique si puissante, 
d'une pensée si substantielle et qui ont l'air d'avoir 
été composés par un homme maître de son temps 
et de ses nerfs furent l'œuvre de quelqu'un qui eut 
non seulement à satisfaire à des occupations étran- 
gères, mais aussi à lutter contre la maladie et la 
souffrance. 

Qui s'en douterait? Jamais une page accuse-t- 
elle de la lassitude et de la hâte? Quoi de plus sain 
que le style de Taine, ce style mouvementé, abon- 
dant, robuste, où l'idée trouve à chaque fois 
l'image qui la vivifie et le rythme qui la porte; 
ce style qui a mérité au philosophe, au critique, à 
l'historien, l'admiration des artistes^ car il y a un 
artiste en Taine. C'est ce sens artistique, qui s'a- 
joule en lui aux dons les plus complets de l'intel- 
ligence, qui lui a valu sa situation exceptionnelle. 
Taine n'est pas seulement un écrivain qui traite 
des sujets de métaphysique, d'histoire ou de morale, 
c'est un écrivain qui sait écrire, c'est un styliste. 



TAINE ROMANCIER 203 



Il y a, à ce propos,un passage bien curieux dans 
une de ces lettres. Celle-ci n'est adressée ni à 
M. Guizot, ni à M. de Suckau, ni à aucun des 
correspondants ordinaires de Taine. C'est une let- 
tre à soi-même oti, plus exactement, un fragment 
qui figure à la page 269 du volume, sous l'indica- 
tion de Note personnelle. Elle est datée de 1862. 
Taine y examine sa « forme d'esprit » et reconnaît 
qu'elle est française et latine, qu'il classe les idées 
avec progression, oratoirement ; mais il constate 
qu'à cet instinct premier s'en est ajouté en lui un 
autre et il écrit : « J'ai des éclairs, des sensations 
véhémentes, des élans, des mots, des images; mon 
état d'esprit est bien plutôt d^un artiste que d'un 
écrivain. Je tâche d'aligner les idées à la Macaulay 
et en même temps je veux avoir l'impression vive 
de Stendhal, des poètes et des reconstructeurs. ;> 

Taine avait raison. Il y avait en lui un artiste 
et même du poète, sinon un poète, quoiqu'il ait eu 
une fois dans sa vie la fantaisie de faire des vers. 
Il y réussit. Ses douze sonnets sur les chats sont 
ingénieux, mais ne sont qu'un amusement. C'est 
autre part que Taine est poète, par exemple dans 
telles pages descriptives du Voyage en Italie ou 
du Voyage aux Pyrénées^ dans quelques-unes 
de ses lettres datées de Hollande ou d'Allemagne, 



;i64 SUJETS ET PAYSAGES 



dans Tune d'elles où il parle magnifiquement de 
la forêt de Fontainebleau. Taine sent avec force 
les beautés de la nature, mais tout de même les 
paysages l'intéressent moins que l'homme et que la 
société. Ses livres de voyages le prouvent. Certes, 
il sait voir et décrire, mais bien vite il retourne à 
son étude préférée; il note les mœurs, les usages, 
les caractères ; il interroge, il remarque, il s'en- 
quiert. Comme Stendhal, il a le goût des « petits 
faits vrais ». 

C'est ce goût qui le rapproche de l'auteur des 
Mémoires d'un touriste et de la Chartreuse de 
Parme. Comme lui, il est curieux des particulari- 
tés morales et sociales. Tous deux sont des récol- 
teurs de petits faits vrais, seulementl'usage qu'ils en 
font diffère. Taine les coordonne, les généralise, en 
tire des conclusions, une loi. Stendhal les recueille, 
les juxtapose, les individualise et en forme des per- 
sonnages. C'est ainsi qu'il a créé les Julien Sorel, 
les Fabrice del Dongo, les Sanseverina, que Taine 
admirait tant, car il mettait très haut l'œuvre de 
Stendhal et la tenait pour une de celles qui va le 
plus loin dans la connaissance de l'homme. 

Nous savions cette admiration de Taine pour les 
romans de Stendhal, mais ce que nous ignorions 
c'est qu'il s'essaya lui-même une fois à « stendha- 
liser ». C'était en 18G1, dans une de ces périodes de 
demi-repos où sa santé l'obligeait. Pour'se distraire, 
Taine fit le plan d'un roman et en ébaucha les pre- 



TAINE ROMANCIER 265 



miers chapitres. C'est tout ce qui resta de celte ten- 
tative vite abandonnée, avec le titre que Touvrage 
devait porter. Le roman de Taine devait s'appeler 
Etienne Mayran. Il ne l'acheva pas. Il ne se recon- 
naissait pas de facultés créatrices, ainsi que, paraît- 
il, il le disait souvent. Je ne sais ce qu'eût valu 
cette œuvre qu'il eut la modestie de ne pas vouloir 
terminer, mais j'imagine qu'elle n'eût pas été in- 
férieure à celles que beaucoup d'autres n'hésitent 
pas à proposer à notre admiration et qui contri- 
buent à ce roman par jour que produit notre belle 
France avec une inlassable et naïve fécondité. 



UEtienne Mayran de Taine n'aurait pas été 
l'unique exemple d'un roman ayant pour, auteur 
quelqu'un qui n'est pas romancier de profession. 11 
y a eu eGFet un certain nombre de livres célèbres 
qui sont ce qu'on pourrait appeler des productions 
exceptionnelles. Je ne veux pas en dresser la liste 
qui serait longue, mais qu'il soit permis de rappe- 
ler que la Nouvelle Héloïse a, dans l'œuvre de 
Jean-Jacques-Rousseau, celte situation ; et même 
Taustère philosophe se reprochait de contribuer à 
un genre d'ouvrage qu'il condamnait. Encore 
Rousseau était-il un écrivain de métier, tandis que 
c'est à un militaire que nous devons les terribles 
Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos et 



206 SUJETS ET PAYSAGES 



que c'est un homme poliûque qui nous a donné le 
succinct chef-d'œuvre qu'est Adolphe. 

Le Dominique du peintre Fromentin n'esl-il 
pas une étude psychologique fortdistinguée et fort 
délicate ? Qui sait si le roman de Taine n'eût point 
été une œuvre remarquable? Quoi qu'il en eût pu 
être de cet essai, il est une preuve que Taine 
aimait les romans. Il n'est pas le seul des esprits 
graves qui ait montré du goût pour ce genre d'é- 
crits et, pour ne citer que des amis de l'illustre 
auteur des Origines de la France contemporaine ^ 
ne m'a-t-on pas affirmé que le savant M, Berthelol 
ne méprisait nullement notre littérature romanes- 
que ? On sait également le cas un peu exagéré que 
Renan faisait des fictions de George Sand. Quant 
à Balzac, n'est-ce pas M. Albert Sorel qui a écrit 
que ses romans étaient indispensables à une étude 
historique des trente premières années du dix- 
neuvième siècle ? 

Certes, je crois volontiers que M. Albert Sorel 
admirait la valeur documentaire de Balzac, mais je 
suis sûr qu'il admirait également son prodigieux gé- 
nie dramatique et psychologique. D'ailleurs, M. Al- 
bert Sorel a été romancier avant d'être historien. 
Il a écrit la Grande Falaise et le Docteur Egra 
avant de composer l'œuvre forte, puissante et dé- 
finitive qui s'appelle l'Europe et la Révolution. Que 
dis-je, M. Albert Sorel, enlredeux traités de paix, 
ne dédaigna pas de tremper sa plume dans l'en- 



TAINE ROMANCIER 267 



crier balzacien. Lisez la nouvelle qu'il a publiée 
dans la Renaissance latine. C'est un court récit 
intitulé le Baron Bidard, mené avec une maîtrise 
singulière et une étonnante hardiesse de compo- 
sition. C'est très beau. J'y vois la preuve que, de 
toute façon, M. Albert Sorel eût été de TAcadémie, 
et le roman comme l'histoire l'eussent conduit au 
fauteuil qu'il y occupa et qui fut justement celui 
d'Hippolyte Taine, dont nous ne lirons jamais 
V Etienne Mayran^ mais dont il faut relire les let- 
tres si simples et si belles et qui sont d'un noble 
cœur et d'un grand esprit. 



L'HOMME D'ESPRIT 



Il y a certes encore et il y aura toujours en 
France, espérons-le, des gens d'esprit, mais, depuis 
la mort d'Aurélien SchoU, je crois bien que nous 
n'y avons plus d'homme d'esprit, au moins à la 
façon dont il Tétait, et qui semble assez avoir été 
celle qui nous paraît Tesprit même. A ce point de 
vue, Aurélien SchoU était représentatif. Il était d'es- 
prit comme on est de robe ou d'épée. C'était sa 
qualité, et nous voyons, grâce à lui, en quoi elle 
consiste. 

L'homme d'esprit, comme il le fut, et mieux, 
comme nous l'imaginons, n'est point seulement 
celui qui pense, exprime ou écrit des choses fines, 
profondes ou délicates ; il faut avant tout qu'il 
sache les dire et les bien dire. Qu'il écrive ensuite, 
s'il le veut, ce qu'il lui semblera avoir dit de plus 
heureux et de plus singulier, on le lui passe, mais 
l'homme d'espril n'est point fait pour être lu; il est 
fait pour être écoulé. C'est parlé que son esprit a 
toute sa valeur. Ce que nous goûtons de lui c'est sa 
parole et ce que nous voulons c'est que cette ^parole 



l'homme d*espuit 269 



soit prompte, vive, incisive et légère. Verba volant. 
Les mots volent, comme dit le vieux proverbe. 

C'est même à cause de ce je ne sais quoi d'ailé 
et de fugitif que nous permettons si volontiers à 
l'homme d'esprit d'être méchant. On le laisse faire 
avec plaisir et sans trop de remords, verba volant^ 
et, en faveur de ce vol brillant et coloré, on par- 
donne la piqûre et l'aiguillon. 

Il ne faudrait .pourtant pas croire que l'esprit 
consiste uniquement et exclusivement dans l'épi- 
gramme, bien que ce soit peut-être à cet état qu'il 
nous amuse et nous plaise le plus, mais ce n'est 
point là sa marque principale et définitive. Je dirais 
plus précisément et plus généralement qu'il est, en 
somme, une façon brève et juste de juger les gens 
et les choses et de considérer les événements et les 
circonstances de la vie. Il est de la vérité en minia^ 
ture et de la sagesse en raccourci. Il résume dans 
une formule, peint par une image, décide par un 
mot. 

Ajoutons que, pour être du meilleur, il doit nous 
faire rire sans nous donner regret d'avoir ri. C'est 
dire que c'est un art délicat que celui d'être homme 
d'esprit, surtout si l'on y ajoute encore que l'es- 
prit doit être désintéressé, et j'entends par là qu'il 
doit être une sorte de jeu qui se plaît à lui-même. 
L'homme d'esprit ne doit jamais perdre sa partie 
et être toujours prêt à la jouer. Il tient la banque, 
et il faut qu'il paye ou qu'il saute. C'est ce risque. 



ayo SUJETS et paysages 



du reste, qui nous intéresse à lui, et nous aimons à 
le voir gagner, quittes ensuite à lui emprunter ses 
monnaies les mieux frappées et à nous en servir à 
notre tour pour notre plaisir et notre commodité et 
à lui faire en retour un billet dont il touche le mon- 
tant en réputation et en célébrité. 



' Si rhomme d'esprit est donc par nature un cau- 
seur, il ne s'ensuit pas toutefois que tous les cau- 
seurs remarquables aient été des hommes d'esprit 
au sens que nous avons essayé de définir. Il y a en 
effet, comme on disaitjadis,(( toutes sortes d'esprit », 
et celui que nous venons de caractériser n'est 
point d'usage unique et indispensable dans la con- 
versation, quoiqu'il y ait aussi sa place et son mé- 
rite. Le plaisir de la conversation est fait d'élé- 
ments très divers. Il y a, dans la conversation, des 
agréments d'éloquence et de raisonnement, de gra- 
vité et de sérieux, de finesse et de logique. On y 
goûte la conduite du discours, l'élégance des ter- 
mes, la propriété des exemples, le tour des anec- 
dotes et maintes autres qualités de l'esprit qui n'ont 
rien de commun avec l'esprit tel que nous l'enten- 
dions tout à l'heure. 

C'est ce genre d'agrément, sans doute, qu'on 
devait trouver jadis aux entretiens de ce M. de Tré- 
ville, personnage savant et discret, qui ayait fré- 



L HOMME D- ESPRIT 27 I 



quenté les camps et la cour, qui lisait les Pères de 
l'Eglise dans le texte, grand ami de Port-Royal, et 
de qui ses contemporains disaient : « M. deTréville 
parle divinement » et ils ne voulaient point dire 
seulement par là que M. deTréville parlait bien des 
choses de Dieu, ils voulaient aussi marquer par cet 
éloge la perfection qu'il apportait à s'exprimer sur 
toutes choses. 

Sans avoir eu l'avantage de converser avec M. de 
Tréville, je me souviens pourtant d'avoir eu plus 
d'une fois l'occasion d'écouter deux des plus bril- 
lants causeurs de notre temps, très différemment 
délicieux et qui, ni l'un ni l'autre, ne prétendaient 
pour cela à la qualité spéciale d'hommes d'esprit. 
Ils se contentaient d'en avoir beaucoup et, au vieux 
sens du mot, « de toutes les sortes » et, en même 
temps, de sorte très diverse. 

C'est ainsi que les propos d'Alphonse Daudet, 
par exemple, valaient par leur vivacité charmante 
et pittoresque, par la vérité et la justesse de l'ob- 
servation, par leur riche expérience humaine. Il s'y 
ajoutait une fantaisie alerte et une gaieté finement 
malicieuse. Ceux de Stéphane Mallarmé étaient tout 
autres. Ils surprenaient par l'imprévu des idées, 
l'ingéniosité des aperçus, la subtilité des rappro- 
chements, parles arabesques délicates delà pensée. 
L'un faisait songer à ces potiers qui gravent sur 
leurs vases, d'un trait juste, des figures vivantes et 
précises; l'autre, à ces habiles Iresseurs d'osier qui, 



272 SUJETS ET PAYSAGES 



de mille brins patiemment entrelacés, composent 
des corbeilles souples el légères. Tous deux aidaient 
précieusement à bien comprendre ce qui distingue 
quelqu'un qui a de Tespritjde l'homme d'esprit qui 
en a le plus. 



Réellement, quand nous imaginons l'homme 
d'esprit, c'est celui de repartie et de définition, de 
mots, pour tout dire, que nous lui attribuons ins- 
tinctivement. Ce que nous exigeons de lui c'est cette 
faculté de condenser sa pensée en formules conci- 
ses, promptes et légères. Ce sont ses mots qui ont 
rendu célèbre un Aurélien Scholl et il leur a dû de 
passer à nos yeux pour ce type même de l'homme 
d'esprit, comme l'avaient été, auregardde leurs con- 
temporains, un Chamfort ou un Rivarol. 

C'est du dix-huitième siècle, en effet, que nous 
vient cette conception particulière de l'homme d'es- 
prit, car c'est à cette époque, je crois bien, que ce 
genre d'esprit atteignit sa perfection. Ceux qu'on 
pourrait appeler les grands caustiques de ce temps- 
là furent d'admirables diseurs de mots, et c'est 
parce qu'il continuait parmi nous cette tradition 
qu'Aurélien Scholl nous a paru si spirituel et si 
représentatif. 11 faut ajouter que, par ce fait même, 
il était quelque peu anachronique, car ce tour à la 
française est bien délaissé de nos jours. 



L HOMME d'eSPUIT 278 



Aujourd'hui , en effet, la plaisanterie a d'autres 
moyens et d'autres couleurs; elle a pris je ne sais 
quoi d'acre, d'amer et de cocasse, qu'on l'appelle 
la blague ou l'humour. Ce sont elles qui nous diver- 
tissent actuellement. C'est le blagueur et l'humo- 
riste qui tiennent maintenant le rôle de l'homme 
d'esprit et s'acquittent de sa tâche à leur façon. Ils 
y emploient, à cette tâche, il faut le dire, une verve 
outrancière qui a son mérite et sa saveur. Au fond? 
leur but à tous est le même : c'est nous avertir 
de la vie. Seulement, où l'homme d'esprit mettait 
quelque précaution et quelque élégance, ils appor- 
tent une dureté crue ou une ironie sournoise. 

Toute plaisanterie, je le répèle, n'a qu'un même 
sujet : l'homme et ses ridicules, seulement tandis 
que l'homme d'esprit les dégonflait galamment de 
la pointe d'un mot,ou de la chiquenaude d'un apho- 
risme, le blagueur les bouscule d'un croc-en-jambe 
et l'humoriste les pousse rudement du coude. Par 
eux c'est l'entrée, dans l'esprit, du comique avec 
ses grossissements et ses oppositions violentes. 
Eux, sont des railleurs à la voix aigre ou sourde, 
tandis que l'homme d'esprit d'autrefois n'était, à 
le bien prendre, qu'une sorte de médisant un peu 
dédaigneux qui nous enseignait à ne point penser 
trop de bien de nous-mème et des autres. Il nous 
apprenait en outre une sorte de justesse plaisante, 
affinée et malicieuse que nous avons perdue avec 
lui et que remplace mal notre raillerie moderne 



2']f{ SUJETS ET PAYSAGBS 



qui déforme au lieu de définir, qui exagère au lieu 
de mettre au point, qui ricane au lieu de isourire 
et qui fait que nous sommes plus près aujourd'hui 
des farceurs et des facétieux du seizième siècle 
que des aimables caustiques d'il y a un peu plus de 
cent ans. 



Si donc nous n'avons plus en France d'homme 
d'esprit, nous y avons encore des gens d'esprit et 
des gens qui ont de l'esprit. Il se dit continuelle- 
ment en France, partout et sur* tout, des choses 
fines, profondes et délicates, et ceux qui les disent 
n'en font pas métier. L'esprit, chez eux, n'est poiiit 
une profession, ils en assaisonnent leur vie ordi- 
naire et ne sont spirituels qu'à l'occasion, à leur 
heure et à leur jour. L'homme d'esprit est forcé, 
lui, d'en avoir tous les jours et c'est là une dure 
obligation. Je sais bien que la nature l'y seconde. 
On n'entreprend pas de faire métier d'esprit sans 
les dispositions nécessaires. 

Je n'ai vu qu'une fois ou deux Aurélien Scholl,et 
pourtant j'ai été frappé de son air de fatigue. Du 
reste, il a fait son devoir jusqu'au bout mieux que 
personne, et il est mort simplement, en brave 
homme, comme n'importe qui. Tous n'en font pas 
autant à en croire un vieux bouquin que j'ai acheté 
l'autre jour sur le quai,dans la boîte à vingt sous. 



L^HOMME d'esprit 276 



C^est un volume de la collection Helzel, paru en 
1862, signé Emile Colombey. Le litre m'avait sé- 
duit. Cela s'appelle : les Originaux de la dernière 
heure. L'auteur a recueilli patiemment et minu- 
tieusement, dans les histoires, les mémoires, les 
anas et les journaux, ce que des gens de toute sorte 
ont dit avant de mourir. 

Il y a bien là deux cents noms. Tous ceux qui 
figurent dans ce Livre d'or des mots de la fin n'é- 
taient certes pas des hommes d'esprit, mais quel- 
ques-uns en firent preuve à ce moment suprême^ 
ce qui montre que les circonstances suffisent par- 
fois à nous en donner. Cela est d'autant plus vrai 
que, parmi les choses les plus spirituelles qui furent 
dites de par le monde et dont le souvenir s'est con- 
servé, beaucoup l'ont été par des gens qui n'eu- 
rent, peut-être bien, de l'esprit que cette fois-là dans 
leur vie, et ce seul trait, retenu par le hasard, leur 
a valu après tout à peu près la même célébrité que 
celle qu'obtient quelqu'un qui met toute sa vie au 
service de son esprit et cela encore souvent pour 
être dépouillé après sa mort du fruit de son bril- 
lant et vain talent, car si, comme disait Rivarol, il 
y a des pays où l'on se met à deux pour compren- 
dre un bon mot, dans tous on se met toujours au 
moins à quatre pour se l'attribuer. 

1902, 



LA SANDALE 



Avant de ceindre la sandale monastique avec 
laquelle il marche d'un pas régulier sur la route 
blanche delà littérature catholique^ M. J.-K.Huys- 
mans avait chaussé les bottes du naturalisme et 
pataugé jusqu'à l'empeigne dans les terrains vagues 
de Médan. Que M. Huysmans ne m'en veuille pas 
de rappeler celte époque de sa vie littéraire, je 
n'y mets pas de reproche, et, si je le prends à ce 
d6but,c'est pour mieux faire sentir le chemin qu'il 
a parcouru et pour situer exactement le point de 
départ de la curieuse évolution d'esprit qu'il pré- 
sente. L'itinéraire spirituel de M. Huysmans est 
intéressant à relever; il va, si l'on peut dire, de 
Médan à Notre-Dame, de la Bièvre au Jourdain, 
de l'atelier de brochage où travaillaient les sœurs 
Vatard à la cellule libre où Durtal, le héros de ses 
derniers livres, documente des questions d'hagio- 
graphie, d'archéologie religieuse, de symbolique 
chrétienne et de mystique. 

Ce trajet est tout à Thonneur de M. Huysmans, 



LA SANDALE 277 



car il a fait sa route patiemment et sincèrement, 
en bon pèlerin qui va droit devant lui et qui cher- 
clie lui-même son gîte. Il avait fini par en trouver 
un à son gré, 

M. Huysmansn'a donc pas dû quitter sans regret 
Tasile qu'il s'était bâti à Ligugé, en Poitou, à Tom- 
bre de l'abbaye bénédictine dont les religieux 
viennent de s'installer hors de France. On a raconté 
souvent l'établissement de M. Huysmans dans 
cette sorte de presbytère laïc où il habitait cano- 
niquement, parmi ses livres et ses pieux bibelots, 
à deux pas de Téglise et du cloître. Il avait là sa 
règle particulière et son observance personnelle. 
Il était à lui seul tout son ordre et sa propre com- 
munauté, mais il sentait autour de lui l'atmosphère 
conventuelle, qui est la seule qui lui plaise. C'est 
là qu'il vivait loin du siècle, adonné à ses travaux 
d'écrivain, car M. Huysmans contribue à sa façon 
à l'édifice de la littérature catholique, moins sou- 
cieux peut-être d'apporter sa pierre aux assises et 
aux piliers que de sculpter quelque chapiteau orne- 
menté, de peindre quelque verrière éclatante ou 
de contourner quelque gargouille ingénieuse et bis- 
cornue. 

M. Huysmans a dû se mettre en quête de quel- 
que nouvelle retraite et reprendre le chemin de 
Paris, de ce Paris de sa jeunesse et de son âge 
mûr, dont le bruit énorme et profane offusque 
maintenant ses oreilles qui ne se contentent plus 

17 



278 SUJETS ET PAYSAGES 



qu'aux sons du plaiii-chant, de Tor^^^ue cl des clo- 
ches et au concert de leur sainte rumeur. 



M. Huysraans était un esprit indépendant, même 
quand il faisait partie d'une école littéraire en 
vogue il y a quelque vingt ans. J'entends par là 
qu'il prétendait bien rester original et n'accepter 
la théorie du groupe qu'en se l'accommodant à sa 
guise. M. Huysmans fut donc, si l'an peut dire, un 
naturaliste récalcitrant. Je sais bien que, comme 
les autres, il découpa dans la réalité sa « tranche 
de[vie », mais, au lieu de la lever au fil du couteau, 
il la déchiquetait bizarrement. Il ne la cuisait 
dans aucune des Pot-Bouille à la mode, mais il en 
composait minutieusement un ragoût à sauces 
pimentées. 

L'observation de M. Huysmans était d'un carac- 
tère très particulier, ni grossièrement lyrique, ni 
lourdement narquoise ; elle était plutôt mécontente 
et grinchue. Il n'avait devant la vie ni colère, ni 
indifférence, ni pitié, il n'éprouvait pour elle que 
du dégoût, mais un dégoût comme naturel et 
presque involontaire. Le monde moderne, tel qu'il 
est, en ses idées et en ses faits, inspirait à M. Huys- 
mans une horreur insurmontable. L'immondice et 
Tordure de l'existence étaient pour lui un point 
acquis et une certitude qu'il ne cherchait même 



LA SANDALE 27g 



pas à prouver, mais qu'il se contentait de constater 
d'un air sec et piacé, et qu'il excellait à nous faire 
remarquer d'un style cru et incisif et avec une 
verve concentrée et sournoise. 

M. Huysmans est un écrivain ; il a toujours soi- 
gné ses épithètes et il en a vraiment trouvé de 
définitives pour dire la bassesse d'un usage ou la 
laideur d'une architecture, car les êtres et les cho- 
ses lui répugnent également. C'est en vain qu'il 
déguise de son mieux cette répugnance instinctive. 
En vain il cherche à s'intéresser à ce qu'on pour- 
rait appeler la pittoresque du laid. Prenez pour 
exemple les diverses monographies qu'il a publiées 
de certains quartiers de Paris, soit le vieux quar- 
tier Saint-Séverin aux rues tortueuses, soit cette 
Bièvre sur qui il a écrit des pages si expressives. 
Certes il en rend les aspects avec une minutieuse 
précision de relief, mais soyez assurés que l'arrière- 
pensée de M. Huysmans n'est point seulement de 
se distraire par la vue de coins baroques et singu- 
liers ; elle est tout autre. Il pense, au fond, que la 
vie de Thomme a son image exacte dans le décor 
qu'elle se crée et qu'il suffit que l'homme vive 
quelque part,pour qu'il y amène avec lui le plâtras, 
le ruisseau, le cloaque et la guenille, et encore cetle 
ordure humaine sembleplus supportable à M. Huys- 
mans quand elle s'étale ainsi ouvertement que 
lorsqu'elle essaie de se dissimuler avec hypocrisie 
derrière les façades blanchies des quartiers neufs. 



28 SUJETS ET PAYSAGtS 



Ce dégoût ne fut pas, je le répète, chez M. Huys- 
mans, un jeu d'esprit. M. Huysmans n'est pas, à 
proprement parler, un écrivain satirique. Il y a 
chez le satiriste un parti pris qu'il n'a point. Au 
fond, Boileau s'inquiétait sans doute assez peu 
qu'on eût peine à circuler dans les rues encom- 
brées du vieux Paris si leurs embarras lui prê- 
taient un bon motif de rhétorique. Il y a loin du 
Repas ridicule aux étonnantes agapes où M. Huys- 
mans nous mène, à la suite de son M. Folantin, 
dans les restaurants à bas prix, à la recherche d'une 
tranche de bœuf tendre et d'une bouteille de vrai 
vin. Ce que fait l'humble M. Folantin est ce que 
tente aussi le subtil Des Esseintes de M. Huysmans. 
Par là A Rebours et A Vaii l'Eau sont le même 
livre. Rappelons-nous le premier. Des Esseintes ne 
veut, en somme, que substituer à la réalité com- 
mune, qui lui paraît médiocre et vulgaire, une 
réalité choisie. C'est pour cela qu'il se renferme 
dans sa maison solitaire, parmi ses chambres ba- 
roques et diverses où il s'entoure, si l'on peut dire, 
de la quintessence des choses. 

Abien prendre, ce Des Esseintes n'est, après tout, 
que le type de ce qu'on pourrait, appeler le déli- 
cat, c'est-à-dire celui qui choisit, parmi les êtres et 
les choses, ceux ou celles qui lui semblent le mieux 



LA SANDALE 



appropriés à servir de spectacle agréable. Tout 
homme, en ce sens, est un Des Esseintes. C^en est 
être un que préférer boire dans un cristal taillé 
que dans un verre épais, qu'acheter une cravate 
assortie et un tableau bien peint, que voyager, que 
lire. Ce qui fait de Des Esseintes un personnage 
paradoxal, c'est la qualité des objets qui le satis- 
font. Leur rareté est ce qu^il en apprécie aux 
dépens même de leur beauté. C'est là son erreur, et 
M. Huysmans en a senti le danger. 

Quoiqu'il en soit, ce livre est bien curieux. Il a 
indiqué l'instant où M. Huysmans a voulu com- 
battre cette sorte de dégoût qu'il portait si profon- 
dément et si amèrement en lui. Il n'en a point 
trouvé le remède, comme le héros de son roman, 
dans le culte du rare et dans un raffinement mala- 
dif du sens esthétique. Il ne Ta point trouvé dans 
la contemplation des orchidées ou dans Tincrusta- 
tion des pierreries aux dos d'écaillé des tortues, 
ni dans aucun des divertissements dont il a décrit 
dans A Rebours l'étrange répertoire. Il a pris un 
moyen plus simple et plus pratique: il est allé à la 
messe. 



Je ne veux point raconter ici la conversion de 
M. Huysmans. Ce sont choses particulières et 
personnelles sur quoi il est de çiauvais goût de 

17. 



282 SUJETS ET PAYSAGES 



raisonner. Je puis dire pourtant qu'aucune plus 
que la sienne ne paraît logique et naturelle. 
M. Huysmans était, plus qu'on le pourrait penser, 
préparé au catholicisme. Il y est venu à son heure 
par les circuits qu'il a voulu. Là-Bas et En Route 
sont les deux livres qui marquèrent son étape. 
Depuis qu'il a atteint le but, il nous en a donné 
deux autres : la Cathédrale et Sainte Lidwine 
de Schiedam. 

Ce sont deux biographies, si l'on peut dire, l'une 
d'une église, l'autre d'une sainte. 

Dans la première, M. Huysmans ne s'est sou- 
venu d'avoir été romancier que juste assez pour 
relier, par des dialogues, les parties de son ou- 
vr^ue, qui est d'ordre didactique, comme on disait 
jadis» puisque M. Huysmans se propose de nous 
expliquer ce qu'est et ce que doit être une église. 
Il a choisi, comme sujet de son étude, Notre- 
Dauie de Chartres, le sanctuaire de la Vierge 
iu>ire> avec sa crypte, ses deux tours inégales, ses 
(HMlajls, ses piliers et ses vitraux. C'est d'elle 
vivant il nous dit la légende et l'histoire de sa cons- 
lîUvtiou, son sens architectural et symbolique. 
Il nous fiùUirele langage de ses pierres sculptées 
ot vlo ses vitres transparentes. Elle n'est point là, 
vvu\u\e la Notre-Dame du roman de Hugo, pour 
»v.^xeu dramaiîque et pour décor de fond. Non, 
M. Uuvsmausnous la représente en personne, dans 
^.^ suuuiv. ses traits. Elle est l'âme de son livre. 



LA SANDALE 283 



Si avant M. Huysmans on avait déjà beaucoup 
écrit sur la cathédrale de Chartres, il n^en était 
pas de même pour sainte Lidwine de Schiedam. 
Tout ce qu'on savait d'elle se trouve dans quelques 
vieux chroniqueurs. G'esfd'eux que M. Huysmans 
a tiré la substance de son récit. Les maux que la 
sainte souffrit en son corps pour l'expiation des 
péchés des hommes furent eff'royables. M. Huys- 
mans les relate avec une minutie méticuleuse, une 
patience et un soin pieux. Certes, le livre de 
M. Huysmans est profondément chrétien d'esprit 
et d'intention, mais nous sommes loin, avec sa 
Sainte Lidwine de Schiedam^ des vies de saints 
des BoUandistes. M. Huysmans met en sa biogra- 
phie une valeur d'art que les leurs dédaignent assez, 
car si le vieil homme est bien mort en M. Huys- 
mans, l'écrivain lui survit, heureusement, et les 
gouttes d'eau bénite qu'il a laissé tomber dans son 
encrier ne l'empêchent pas de tracer d'une main 
sûre et d'une encre nette ses phrases qui divisent 
ridée en images comme les réseaux de plomb d'un 
vitrail enserrent et juxtaposent les fragments colo- 
rés de la figure translucide. 

igoi. 



SOUVENIRS WHISTLERIENS 



Pour tous ceux qui, fût-ce une fois, ont rencon- 
tré Whistler, il demeure un des personnages ori- 
ginaux de leur mémoire. On pourrait dire qu'il 
laissait son portrait dans l'esprit. On ne l'oubliait 
plus, et je le revois, avec une netteté extrême, 
comme il m'apparut, plus d'un soir, chez Stéphane 
Mallarmé, dans ce salon de la rue de Rome, où 
venait s'asseoir jadis Villiers de l'Isle-Adam, élo- 
quent, sarcastique et halluciné, où Verlaine venait 
reposer sa lourde jambe de rhumatisant, dénouer 
le cache-nez fameux qui s'enroulait à son cou et 
faire miroiter sous la lampe son crâne chauve, 
bizarrement bossue. 

Dans ce lieu de causerie,Whistler n'apportait ni 
l'attitude tragique et hautaine de l'auteur des Con- 
tes cruels, ni l'allure narquoise et populaire du 
poète de Sagesse, La porte ouverte, on voyait 
entrer un homme de petite taille, le plus ordinai- 
rement eu habit noir, sautillant et vif, au visage 
fin, à la chevelure grisonnaule à peine, où se déta- 
chaitj sur le front, une mèche blanche, aux mains 



SOUVENIRS WIIISTLEUIENS 285 



nerveuses, qui, vite, allumait une cigarelte et se 
mettait à parler. 

Il parlait beaucoup, par saccades, et chacune do 
ses phrases se terminait par un coup d'œil rapide 
et Téclat d'un rire sec, et, durant la lonj^ue soirée, 
ce rire ne cessait pas. Il souh'gnait des traits acé- 
rés, des auecdotes comiques, des jugements brefs 
et coupants, des reparties déconcertantes, des 
ripostes promptes et définitives, et, quand l'étrange 
petit homme à la mèche blanche se levait pour 
partir, on avait l'impression d'avoir assisté à un 
chapitre improvisé de son livre, ce livre qu'il avait 
appelé plaisamment : rArt de se faire des enne-' 
mis. 

Des ennemis, certes Whistler ne pouvait man- 
quer d'en avoir, car il était impitoyable pour ses 
confrères et n'épargnait guère que Velasquez, mais 
il avait aussi des amis, tous ceux que séduisait son 
art délicieux et parfait, qui admiraient sa façon 
unique de jouer des lignes et des couleurs, de les 
assembler en harmonies, de faire surgir d'une 
toile des figures mystérieuses et vivantes et qui 
avaient l'air d'être éternelles, tous ceux qui recon- 
naissaient en lui un magicien du pinceau, car c'é- 
tait un enchanteur que ce personnage au rire 
bizarre et qui, à la fois, comme insigne de son 
pouvoir féerique et comme attribut de sa verve 
cinglante, portait à la main, en guise de canne, 
une longue et flexible baguette noire. 



286 SUJETS ET PAYSAGES 



D'entre les amis de Whistler Tun des plus fer- 
vents était Stéphane Mallarmé. Le traducteur des 
poèmes d'Edgar Poe aimait ce qu'il y a de « poës- 
que » dans la peinture whisllérienne,son je ne sais 
quoi d'énigmatique et de surprenant, les aspects 
d'apparitions qu'ont certains portraits du grand 
portraitiste qui semblent vous regarder du lointain 
d'un autre monde. Whistler sentait cette admiration 
de l'auteur de l'Après-midi d'un Faune et ne man- 
quait guère, de passage à Paris, à venir le visiter. 
Ces arrivées soudaines de Whistler charmaient et 
inquiétaient en même temps Stéphane Mallarmé, 
Whistler apportait avec lui quelque chose de 
combatif et d'irascible. Sa conversation, toute 
d'anecdotes, de rancunes, de sarcasmes, troublait 
fort l'indulgence de Stéphane Mallarmé, dont la 
causerie, à Tencontre de celle de son ami, déve- 
loppait d'ordinaire des questions d'art pur, sans 
préoccupation de personnes. 

Non seulement Whistler avait ses opinions sur 
les gens et les disait fort librement, mais il enten- 
dait les faire partager. Mallarmé résistait... Alors 
le terrible rire éclatait tyrannique et impérieux et 
remplissait le tranquille petit salon de la rue de 
Rome où pendaient au mur, à côté du portrait du 
maître de la maison, par Manet, tels paysages im- 



SOUVENIRS WHISTLERIENS 287 

pressîonnistes signés de noms amis, qui excitaient 
la verve irritable de Thôte sans pitié, contre lequel 
Mallarmé défendait ses goûts et ses amitiés. 

Ce fut sans doute dans une conversation de ce 
genre que se passa le petit événement que Mallar^ 
mé racontait en souriant. Whisller avait voulu faire 
de lui un portrait au crayon. On était en hiver. 
Stéphane Mallarmé posait debout, adossé à la che- 
minée. La séance durait depuis un certain temps 
et la chaleur du foj^er commençait à se faire sentir 
désagréablement. Whistler parlait, crayonnait, 
riait. La chaleur augmentait. Chaque fois que le 
poète faisait un mouvement, le peintre lui faisait 
signe de ne pas bouger. La chaleur augmentait 
jusqu'à la brûlure et le crayon allait toujours. En- 
fin Mallarmé n'y tint plus et demanda grâce. Whis- 
tler fit semblant de s'apercevoir seulement du véri- 
table supplice qu'il imposait à son ami et s'excusa 
d'un air narquois. « Il voulait me punir de trop 
aimer les impressionnistes,» disait, plus tard, Mal- 
larmé, et il ajoutait avec respect et tendresse : 
« Ah ! ce Whistler, ce cher Whistler I » 



Avant de s'établir à Londres, Whistler avait 
passé plusieurs années à Paris, dans sa jeunesse ; 
ilrevinty habiter vers la fin de sa vie. Durant ce 
séjour, il loua une maison dans le haut de la rue 



288 SUJETS ET PAYSAGES 



du Bac. C'était, au bout d'une longue allée, un 
pavillon silencieux dont la porte était peinte et 
laquée d'un bleu sombre. En entrant, on se trou- 
vait dans un premier vestibule d'où, par quelques 
marches, on descendait dans un second, sur lequel 
s'ouvrait le salon. 

L'arrangement du logis était simple et élégant. 
Peu de meubles. Une grande cheminée en bois, à 
chenets de cuivre; sur le sol, de fines nattes. Dans 
un coin, un grand piano à queue où s'éparpillaient 
des eaux-fortes du maître. Dans la salle à manger, 
un dressoir orné de porcelaines bleues et blanches 
de la Chine. An plafond, un lustre japonais en 
bronze qui représentait un filet de poche où étaient 
prises des algues et des coquilles. Ces deux pièces 
donnaient sur un jardin planté de quelques beaux 
arbres. 

C'était sous leur ombrage que Whistler recevait 
en été ses visiteurs. Il ne ressemblait plus au sor- 
cier en habit noir qu'on etjt dit échappé d'un conte 
d'Edgar Poe. C'était un Whistler adouci et cham- 
pêtre, coiffe d'un chapeau de paille et balancé au 
mouvement paresseux du fauteuil à bascule où il 
savourait le repos de l'après-midi. Le grand peintre 
paraissait heureux et détendu. Paris avait accueilli 
et adopté l'artiste glorieux. La rosette d'officier de 
la Légion d'honneur décorait la boutonnière de 
son veston. Un de ses plus beaux tableaux, le por- 
trait de sa mère, venait d'entrer au Musée du 



SOUVENIRS WHISTLERIENS 289 

Luxembourg. Le rire sarcastique et agressif du 
« faiseur d'ennemis » sonnait moins haut et moins 
fréquent dans le jardin ombreux où les moineaux 
sautillaient sur le gravier des allées et sur le gazon 
de la pelouse, tandis que, dans une cage suspen- 
due au mur de la maison, un oiseau d'Amérique, 
celui qu'on appelle le « mocking-bird », Toiseau 
moqueur, répétait au soleil son cri bizarre... 

Y avait-il dans la présence de cet oiseau au nom 
significatif une allusion de Whistler à son propre 
goût de moquerie? Voulait-il faire comprendre par 
là, à ceux qui le venaient voir, qu'ils n'avaient, eux, 
rien à redouter de sa mordante raillerie, leur lais- 
ser entendre qu'il avait mis en cage pour les rece- 
voir ce que son esprit avait d'inquiétant ? Etait-ce 
simplement un souvenir de pays natal, je ne sais, 
mais j'ai gardé une vive impression de ces après- 
midi de dimanche, dans le jardin de la rue du Bac, 
derrière la blanche maison aux nattes fraîches, au 
bout de l'allée silencieuse que suivait chaque jour, 
pour se rendre à son atelier de la rue Notre-Dame- 
des-Champs^ le peintre des « Harmonies » et des 
« Nocturnes », Whistler, le mystérieux ! 



Whistler avait à Paris sa maison, son atelier et 
son école, car il avait ouvert un cours de dessin 
et de peinture. Il semble que ce soit un privilège 

18 



agO SUJETS ET PAYSAGES 



des peintres, des sculpteurs et des musiciens de 
pouvoir enseigner leur art. Ils conseillent et ils ins- 
truisent. Ils communiquent leur métier. Ils exer- 
cent non seulement une influence, mais aussi une 
direction. Ils font des élèves, à qui ils apprennent 
leurs procédés, leurs méthodes. Cela est admis, 
accepté. Que ne dirait-on pas si Ton voyait un 
poète fonder un cours de poésie et demander en 
échange une rétribution à ceux qui viendraient 
écouter ses leçons? Pourtant Tart littéraire s'ap- 
prend comme Fart pictural. Pourquoi alors consen- 
tir à ce que quelqu'un qui a inventé une certaine 
manière de tracer les lignes et d'assembler les 
couleurs en dispense le secret à prix d'argent, 
tandis qu'il paraîtrait singulier que celui qui sait 
ordonner les mots et les idées d'une façon particu- 
lière tirât profit d'en révéler à d'autres l'artifice ? 
C'est ce qui aurait lieu cependant si un poète 
se hasardait à imiter ce que font couramment les 
peintres. 

L'injustice d'un pareil traitement et d'une pa* 
reille opinion est d'enlever ainsi à l'écrivain un 
légitime moyen d'existence, une occasion très na- 
turelle d'utiliser une science qu'il a acquise par son 
travail. Certes, il y aurait quelque hardiesse à 
enfreindre cet usage absurde,mais encore l'oserait- 
on qu'une école de poésie risquerait fort d'être 
déserte ou peu fréquentée. L'essai tenté en démon- 
trerait probablement l'insuccès. C'est dommage. 



SOUVENIRS Wn[STLERI«NS SQI 

car les moyens de vivre réservés aux poètes ne sont 
pas nombreux. 

La poésie est un art ingrat qui ne nourrit guère 
son homme. La peinture vaut mieux, sans doute, 
car, en France^ à l'heure actuelle, on peint plus que 
Ton ne rime. Deux mille tableaux, chaque année, 
remplissent les vastes galeries de la Société natio- 
nale des beaux-arts. Ç'estparmi eux que figurèrent 
parfoisles envois de Whistler, mais si le maître est 
mort, son influence est vivante et il me semble, de salle 
en salle, voir errer Tombre ironique et sautillante 
de ce petit homme à la mèche blanche et au rire 
saccadé, qui répondait un jour à un confrère lui 
avouant naïvement qu'il aurait aimé avoir fait un de 
ses tableaux : « Oh! mon cher, vous le ferez 1 » 

Certes^ Whistler ne s'adressait pas là à un disci- 
ple, il châtiait un imitateur. La différence est grande. 
L'art d'un artiste lui appartient, est sa propriété. 
Il peut inviter à s'asseoir dans son jardin, à en 
goûter les ombrages et les fruits, mais il ne faut 
pas s'y introduire avec de fausses clés, y recevoir 
à sa place, sinon gare le « mockingbird», l'oiseau 
moqueur 1 II faudrait établir une taxe sur l'imita- 
tion. Elle formerait la caisse de retraite des artis- 
tes originaux ! 



GABRIEL D'ANNUNZIO 



Certains palais de Venise ont une « altana ». On 
appelle ainsi une légère construction en bois qui 
domine leur toiture et forme terrasse où Ton peut 
prendre le frais en été et se chauffer au soleil en 
hiver. Ce fut du haut d'une de ces terrasses aériennes 
que j'aperçus, pour la première et la seule fois, il 
y a quelques années, M. Gabriel d'Annunzio. Il 
passait en gondole sur le Grand jCanal. De loin, je 
distinguai un homme jeune encore, aux traits éner- 
giques, à la moustache relevée en pointes har4ies, 
et coiffé d un chapeau marron. 

M. d'Annunzio était déjà fort célèbre. Il avait 
publié quelques-uns de ses plus beaux vers et de ses 
plus beaux romans. II en préparait alors un qui 
devait avoir pour cadre cette Venise, dont il était 
venu revoir le merveilleux et mélancolique décor 
avant d'en fixer les couleurs et les lignes en cette 
prose magnifique et précise où il est maître et dont 
les phrases se composaient déjà sans doute, en sa 
pensée, ce jour-là où il remontait le Grand Canal, 
menant, assises auprès de lui en sa gondole, les 



GABRIEL D*ANNUNZIO 2g 3 



ombres invisibles de Stelio Effrena et de la Fosca- 
carîna, les héros de Tétrange livre qui s'appelle 
le Feu^ el qu'ils remplissent du tragique débat de 
leur passion. 

Depuis cette époque, la réputation de M. d'An- 
nunzio n'a pas cessé de s'accroître, mais c'est vers 
le genre dramatique que s'est porté son principal 
effort. Des trois séries de trois romans qu'il annon- 
çait, une seule est achevée, celle des Romans de 
la Rose. En revanche, les Romans du Lis mdin(\\xQr\i 
et des Romans de la Grenade nous n'avons ni la 
Victoire de l'Homme ni le Triomphe de la Vie. 
Avec le Feu^ l'œuvre romanesque de M. d'Annun- 
zio s'est interrompue, momentanément, car il la 
continuera, j'en suis certain. M. d'Annunzio n'est 
homme à renoncer à aucun de ses dons. M. d'An- 
nunzio aime la gloire et il ne négligera aucun moyen 
de s'acquérir celle qu'il souhaite et qui est d'être 
non seulement un grand écrivain, mais le grand 
écrivain de l'Italie. A ce compte, il entend bien 
étendre sa maîtrise à tous les genres, et c'est pour- 
quoi nous l'avons vu et le reverrons encore tour à 
tour poète, romancier et dramaturge. 

Si lesambitions de M. d'Annunzio sont nombreu- 
ses et diverses, il faut reconnaître qu'il y est 
autorisé par l'éclat et la force de son talent. Il 
faut ajouter aussi qu'il est servi dans ses projets 
par une admirable ténacité. D'origines paysannes, 
il a hérité de l'obstination et de l'ingéniosité de sa 



294 SUJETS ET PAYSAGES 



race. Il est laborieux et persévérant. Il apporte à 
la culture de son sol littéraire une patience et une 
méthode qui en assurent la fécondité, et les graines 
qu'il a semées, pour n'être pas toutes de son pays, 
n'y produisent pas moins des fleurs délicieuses et 
des fruits savoureux. 



M. Gabriel d'Annunzio n'est point en littérature 
ce qu'on pourrait appeler un inventeur ; il est plu$ 
exactement un utilisateur. Je dis utilisçiteur, non 
point pour rabaisser le talent très réel de l'autçur 
des Vierges aux rochers et de la Gioconda, mais 
pour essayer de le définir. Certes, M. d'Annunzio 
utilise, mais en utilisant il transforme. ,A ce qu'il 
emploie, il ajoute de la beauté. De même qu'il 
embellit ce qu'il voit, ce qu^ilsent,ce qu'il observe, 
il embellit également ce qu'il emprunte. 

Peu d'écrivains ont subi plus d'influences que 
M. d'Annunzio; mais, en parlant de lui, le mot 
subir n'est pas juste. Il exprime quelque chose 
d'inconscient ou d'au moins involontaire et s'ap- 
plique mal à M* d'Annun2;io. Cea influences, en 
effet, il ne les subit pas ; il les cherche et va à 
elles, sûr qu'au lieu de lui être néfastes elles lui 
seront profitables et nourricières. Il ne les craint 
pas. Il sait bien qu'il n'a rien à redouter d'elles. Il 
se sent h capacité de les fondre en lui, de Iqs 



GABRIEL D*ANNUNZIO SqB 



assimiler et de Jes rendre, sinon méconnaissables, 
du moins si bien déguisées que la substance qui 
en résulte a comme la couleur et le goût de son 
génie. 

Le sien est fait vraiment des éléments littéraires 
les plus différents, mais il les a si bien unifiés qu'ils 
lui sont devenus comme originaux. On pourrait 
analyser la formation de ce curieux esprit et faire, 
pour ainsi dire, l'expertise des parcelles qui le 
composent. Je ne m'amuserai pas à cette opération 
de littérature légale. Pourquoi déterminer exacte- 
ment ce que M, d'Annunzio doit à Tolstoï, à Nietz- 
sche ou Wagner, et ce dont il est redevable, par 
exemple, à notre littérature française contempo- 
raine, aussi bien aux réalistes d'avant-hier qu'aux 
symbolistes d'hier? M. d'Annunzio connaît à fond 
nos écrivains modernes, aussi bien Concourt que 
Maupassant,Joséphin Péladanque Maurice Barrés. 
Cela est admis,et M. d'Annunzio, lui-même, en con- 
viendrait, comme il nous appartient de convenir 
que M. d^Annunzio a fait un usage magnifique 
des ressources que nous lui avons fournies. 

C'est même, je crois, à cette parenté avec notre 
littérature que M. d'Annunzio doit le succès de 
ses ouvrages, en France. Nous y retrouvions des 
pensées, des sentiments que nous connaissions, 
mais dont nous étions un peu las déjà et qui nous 
revenaient avec lui parés d'une grâce et d'une 
beauté nouvelles. M. d'Annunzio nous apportait 



a 96 SUJETS ET PAYSAGES 



un bouquet dont nous avions en partie fourni les 
graines et dont nous n'ignorions pas les fleurs, 
mais qu'il nous offrait, plus colorées, plus odoran- 
tes de s'être épanouies sous un ciel de lumière et 
de clarté. 



De toute l'œuvre de M. Gabriel d'Annunzio, ce 
sont ses vers que nous connaissons le moins et 
nous n'en possédons guère que les extraits donnés 
par M"*® Jean Dornis dans son intéressante étude 
sur la poésie italienne. Ces fragments suffisent à 
nous montrer que M. d'Annunzio est un poète 
remarquable, ce que nous savions du reste par ses 
romans. 

Les romans de M. d'Annunzio sont en effet des 
romans lyriques. Nous y voyons d'ordinaire, à côté 
de personnages épisodiques,très réels et très puis- 
samment observés, un héros principal auquel 
M. d'Annunzio prête son éloquence, sa sensibilité, 
ses idées, son goût de la passion et de la beauté, 
et qui est tour à tour le TuUio Hermil de F Intrus^ 
le Georges Aurispa du Triomphe de la Mortj le 
Sperelli de F Enfant de Volupté ou le StelioEfïrena 
du Feu. 

Certes les situations et les décors varient, mais 
le héros reste à peu près le même, sous les idées 
diverses qu'il exprime. Qu'il soit tolstoïen, dans 



GABRIEL D ANNUNZIO 297 



rintrus; wagnérien, dans/(9 Triomphe de la Mort; 
nietzschéen, dans le Feu; ce ne sont pour lui que 
des attitudes de pensée. Au fond, pour le héros de 
M. d'Annunzio, le but de la vie semble être le plai- 
sir et Tamour, la passion et la volupté, la beauté 
et la gloire, c'est ce qu'il cherche dans les êtres et 
les choses, ce qu'il cherche dans lui-même. C'est 
cette lueur d'apothéose sensuelle et mentale qui 
illumine toute l'œuvre de M. d'Annunzio de son 
reflet ardent, et c'est cette lumière qui y dissimule 
el y colore ce qu'elle a d'emprunté dans ses ori- 
gines et ses procédés ; c'est elle aussi qui rend 
insensible à ses défauts et à ses faiblesses décompo- 
sition et qui répand sur elle sa magie et son sorti- 
lège. 

Tels qu'ils sont, les romans de M. d'Annunzio 
exercent un attrait singulier. On peut discuter leur 
valeur romanesque, mais on ne peut demeurer 
indifférent à leur valeur lyrique. Ils ont assuré en 
France à M. Gabriel d'Annunzio la sorte de popu- 
larité où peut prétendre un écrivain qui n'est ni 
un pornographe, niunfeuilletonniste, et M. d'An- 
nunzio n'est ni l'un ni l'autre. Il est un artiste, 
mais cependant il n'est pas de ces artistes qui se 
contentent d'une célébrité discrète et restreinte. 
S'il aime la gloire, il aime aussi le succès, et ce suc- 
cès, plus bruyant, plus palpable, il l'ademandéau 
théâtre, qui donne seul, de nos jours, aux réputa- 
tions et aux renommées, l'accès du grand public et 

18. 



SUJETS ET PAYSAGES 



répand plus vite un nom de bouche en bouche 
qu'un livre ne passe de mains en mains. 

C'est à cette préoccupation que nous devons les 
ouvrages dramatiques de M, Gabriel d'Annunzîo. 
Ils sont nombreux déjà et forment une partie 
curieuse de son œuvre. Il faut ajouter aussi que ce 
n'est point celle qui a reçu le meilleur accueil. 
La plupart des pièces de M. d'Annunzio furent 
fort discutées. Sa Gloria eut à souffrir des sifflets 
palermitains. A Rome, sa Francesca de Rimini 
fut assez mai accueillie. Je ne sais si le public de 
Rome et de Palerme lui jeta le « mauvais œil », 
mais du moins il lui prêta la « mauvaise oreille A- 

Le livre réussit à M, d'Annunzio mieux que la 
scène. D'ailleurs ces échecs successifs ont leur expli- 
cation dans la nature même de son talent. On s'en 
rend compte assez aisément si on a lu avec soin 
les romans qu'il a écrits. Ces beaux livres sont d'un 
caractère assez particulier. Je les appellerais volon- 
tiers des romans personnels, et je dis personnels 
pour ne pas dire autobiographiques. Qu'on ne s'y 
trompe point. Avec tous les artifices d'un art raf- 
finé et les précautions nécessaires, M. d'Annunzio 
n'a guèrejamais peint que lui-même. A ce person- 
nage, à la fois unique et divers, il a donné son 
sens de la beauté et de la passion. Il lui a insufflé 
non pas la vie, mais sa vie. Il y a tout d'abord 
ajouté ce qu'il fallait de fiction jusqu'au jour où, 
dans son admirable roman du FeUj il a presque 



GABRIEL D ANNUNZIO 



identifié son héros à lui-même. Là, il a démas- 
qué, si Ton peut dire, son procédé. Son art d'auto- 
biographie lyrique y apparaît à nu. 

M. d'Annunzio aime à vivre. Ses livres lui ser- 
vent à se voir vivre. Il a sans doute raison. En eux 
et par eux, il survivra, ce qui est vivre encore, mais 
ce goût, si puissant en lui, d'apologie personnelle, 
n'est certes pas l'indice d'un tempérament drama- 
tique. 

L'auteur dramatique, comme je me l'imagine, 
possède, au contraire, et doit posséder une sorte 
de don d'hypocrisie. Il faut qu'il soit partout dans 
son oeuvre présent, mais qu'il y demeure invisible, 
sans y avoir de personnage, et qu'il se transforme 
tour à tour en chacun d'eux, non point pour par- 
ler par leur bouche, mais pour qu'ils parlent par 
la sienne. Cette espèce d'abdication souveraine est- 
elle possible à M. d'Annunzio ? 

Je ne le crois pas, mais l'auteur de la Francesca 
ne doit pas penser comme moi. Il a de lui l'idée 
que rien n'échappe à son génie. N'écrivit-il pas à 
un ami qui le répéta aux journaux, au moment où 
le poète terminait justement sa Francesca: «Je ne 
croispas mon ouvrage indigne de Dante. ))M. d'An- 
nunzio avait peut-être raison d'ailleurs. Une mau- 
vaise pièce peut être en même temps un beau poème. 
Je n'en veux pour preuve que sa Ville morte^ que 
le talent de M™^ Sarah Bernhardt ne parvint pas à 
soutenir et qui est pourtant une œuvre étrangement 



300 SUJETS ET PAYSAGES 



belle en son paradoxe tragique superbement déve- 
loppé en un harmonieux et éclatant langage. 

Quoi qu'il en soit, M. d'Annunzio n'a pas tort de 
s'obstiner. Peut-être rencontrera-t-il un jour une 
de ces inspirations entièrement heureuses qui épar- 
gnent à un écrivain ses défauts et l'obligent à ses 
qualités? Peut-être sera-ce là, entre le public et lui, 
ce point de contact qui lui a manqué et d'où naît 
le grand, l'irrésistible succès? 

C'est en cette attente que M. d'Annunzio nous a 
donné le recueil de trois de ses œuvres théâtrales 
sous le titre des Victoires mutilées j par allusion à 
ces statues antiques qui ontdûsubirles outrages du 
temps avant de parvenir jusqu'à nous qui leur ren- 
dons en admiration les injures qu'elles ont souf- 
fertes. M. d'Annunzio montre ainsi une belle con- 
fiance en l'avenir et il faut souhaiter que ses 
prochaines œuvres théâtrales, au lieu de n'être pas 
indignes de Dante, soient tout bonnement dignes 
de Shakespeare. 



LE SOLEIL ROUGE 



Si le premier coup de canon qu'échangèrent les 
flottes russes et japonaises eût en France de longs 
échos, je connais à Paris une maison où ce bruit 
guerrier retentit plus particulièrement que partout 
ailleurs. Le Japon n'est-il pas, pour M«i® Judith 
Gautier — car c'est à elle que je pense, — une se- 
conde patrie ? Certes, on n'est pas plus Française 
que M™®JudithGautier,jen'en veux pour preuve que 
la langue admirable qu'elle écrit avec une pureté 
et une maîtrise héréditaires; mais, ce don littéraire 
qui est le sien, ne Ta-t-elle pas employé principa- 
lement à évoquer ces contrées mystérieuses de 
TExtrême-Orient pour lesquelles son esprit a tou- 
jours montré une heureuse prédilection ? 

La Chine et le Japon sont Tapanage de M°^^ Judith 
Gautier. Elle en connaît, avec une science parfaite 
et une familiarité charmante, les lieux, les mœurs, 
les costumes, les arts. Elle en sait les écritures 
et les langages compliqués. Elle [admire Li-taï-pé 
comme elle admire Victor Hugo. Tout ce qui vient 



302 SUJETS ET PAYSAGES 



de « là-bas » est cher à son cœur et à sa pensée. 
On dirait qu'en des existences antérieures elle a 
vécu sur ces terres lointaines et qu'elle en a rap- 
porté d'éclatants et de délicats souvenirs. Ce sont 
eux qui animent ses romans d'une si étrange beau- 
té, ces romans aux titres énigmaliques qui s'ap- 
pellent la Sœur du soleil ou le Dragon impérial 
et qui comptent parmi les chefs-d'œuvre du roman 
contemporain. 

Si c'est à ses existences orientales que nous 
devons ces beadx livres de M™^ Judith Gautier, 
c'est sa vie parmi nous qu'elle nous a ^racontée 
récemment dans ces deux volumes qu'elle a inti- 
tulés le Collier des jours et le Second Rang du 
Collier. C'est ainsi qu'elle a nommé poétiquement 
le double récit de son enfance et do sa jeunesse, 
ses mémoires, ou plus exactement une suite d'im- 
pressions et de tableaux d'une grâce aisée, précise 
et souriante et qui semblent dessinés, sur la page, 
d'un pinceau trempé délicieusement aux couleurs 
et auxnuances du passé. On dirait un de ces albums 
familiers comme en composent les peintres japo- 
nais, où ils représentent ce qu'ils voient en croquis 
d'une naïveté savante et où se mêlent des visages, 
des animaux, des fleurs, des paysages. C'est un 
peu ainsi que procède M®** Judith Gautier, Elle 
esquisse d'un trait juste les choses et les gens, les 
colorie d'un mot, les nuance d'une épilhète, puis 
elle s'interrompt pour s'amuser à quelque «trabes- 



LE SOLEIL ROUGB ' 3o3 



que... Et Ton s'étonne que ce livre charmant, pares- 
seux, soit imprimé avec nos lettres ordinaires d'im- 
primerie, au lieu de présenter à nos yeux ces beaux 
caractères çxotiqucs qui ressemblent à des algues, 
à des insectes, à des temples, et qui enchevêtrent 
sur Je léger papier de riz leurs configurations mys- 
térieuses et baroques. 



C'est justement à un passage de ces souvenirs 
de M™» Judith Gautier que je songeais en lisant 
dans les journaux les récits de guerre dont le bruit 
nous vient du bout du monde et nous paraît tout 
proche, car ces pays d'Extrême-Orient, longtemps 
fabuleux et presque chimériques, semblent avoir 
perdu leur ancienne distance et leur éloignement 
de légende. Il n*en était pas encore ainsi à l'époque 
où M™® Judith Gautier fit la rencontre inattendue 
qu'elle nous raconte avec tant de grâce et d'émo- 
tion. 

C'était à Londres. Le bon Théophile Gautier y 
avait mené ses enfants à l'occasion d'une exposi- 
tion dont il devait rendre compte dans le Moniteur 
universel. Les jeunes filles se promenaient un jour 
dans les rues, quand un spectacle merveilleux se 
présenta à leur vue. Suivis d'une foule de curieux, 
deux personnages extraordinaires s'avançaient. Ils 
étaient vêtus de longues robes de soie, la taille ser- 



3o4 SUJETS ET PAYSAGES 



rée par une ceinture de brocart tissé d'or qui sou- 
tenait deux sabres croisés aux poig'nées ciselées. 
Leurs visages pâles et singuliers avaient une ex- 
pression de dignité, de grâce mélancolique, de dou- 
ceur et de dédain. Ces deux Japonais en costume 
national, ces deux Samouraïs, pour la jeune prome- 
neuse éblouie de cette vision, c'était tout le Japon, 
avec son mystère, son inconnu^ son parfum, ce 
Japon dont elle devait évoquer si magiquement en 
ses livres l'image héroïque, élégante et vraie ! 

Ce n^est plus sous cet aspect pittoresque et fabu- 
leux que se montrent maintenant dans nos villes 
les Japonais d'aujourd'hui. Ils n'ont plus de quoi 
faire rêver les jeunes filles. Serrés dans leurs re- 
dingotes noires, les yeux abrités de lunettes miroi- 
tantes, seuls ou le plus souvent deux par deux, 
les nouveaux venus n'attirent guère l'attention des 
passants. Discrets et souriants, ils vont, regardent, 
observent, s'informent. Ils ne sont plus, avec leurs 
larges manches flottantes et leurs robes aux teintes 
vives, semblables à de riches papillons humains, 
oisifs et somptueux; non, avec leur teint jaune, ils 
ressemblent plutôt à d'industrieuses abeilles qui 
voltigent, butinentet reparlent vers leur ruche loin- 
taine toute bourdonnante de rumeur [et d'activité. 

Ces deux sortes de visiteurs représentent assez 
bien la différence qu'il y a entre le Japon d'autre- 
fois et le Japon d'aujourd'hui. Certes, celui-ci nous 
intéresse par son effort prodigieux à se moderniser 



LE SOLEIL rouoe: 3o5 



et par la volonté extraordinaire qu'il a employée à 
se transformer, par son énergie à se créer une 
nouvelle figure dans le monde. A ce point de vue, 
il est digne d'admiration, mais ne gardons-nous 
pas tout de même une préférence pour le Japon 
d'autrefois, qui vit pour nous dans le souvenir de 
ce qu'il fut, dans les merveilles de son art? 



C'est par son art que le Japon est populaire chez 
nous. Dès longtemps, il y eut en France une curio- 
sité pour les objets d'Extrême-Orient. Les ama- 
teurs du dix-septième et du dix-huitième siècle 
goûtèrent fort ce qu'on appelait les «chinoiseries », 
nom sous lequel on confondit les bronzes et les 
porcelaines, les laques et les ivoires, les émaux et 
les étoffes, mais ce ne fut que de notre temps que 
commença véritablement la faveur particulière de 
l'art japonais. 

Cette faveur date assez exactement de l'époque 
où le Japon subit la grande crise de son renouvel- 
lement politique et social, du moment où une civi- 
lisation séculaire renonça brusquement à ses an- 
ciennes coutumes, où le Samouraï vendit ses robes 
et ses poignées de sabres pour s'acheter un habit 
noir et pour s'abonner au journal, où les mar- 
chands d'Europe purent pénétrer librement dans 



3o6 SUJETS BT PAYSAGES 



les maisons et en ressortir avec le vase précieux, 
l'estampe rare, la broderie ingénieuse, avec les 
mille riens où s'exerce la patience hardie et délicate 
des artistes et des artisans de là-bas. 

Ce fut alors que se formèrent les grandes collec- 
tions d'Amérique, d'Angleterre et de France, mais 
elles ne retinrent que les objets de premier ordre 
par leur matière, leur antiquité ou leur travail. Or, 
Tart japonais a ceci de particulier qu'il metsa grâce 
et son originalité à tout ce qu'il touche. Il a de 
riches et d'humbles perfections. Il sait également 
tailler un jade ou tresser une vannerie. 

De là, le nombreux public qu'il trouva en Europe, 
sous toutes ses formes et à tous ses degrés de 
richesse ou de simplicité, non seulement auprès des 
amateurs, mais aussi auprès des gens de goût, car il 
n'est pas seulement un art de musée, il est un art 
d'appartement. Ce fut ainsi qu'il pénétra partout, 
passa par toutes les mains, se montra à tous les 
yeux. Il ne fut pas qu'un plaisir, il fut un exemple. 
Nos artistes subirent son influence ; tout le monde 
ressentit son charme exquis et singulier. 

Ce contact quotidien nous apprit à aimer ce pays 
à la fois bizarre et raffiné, ce peuple d'une ima- 
gination si variée ; nous nous habituâmes aux 
images qu'il nous off^rait de lui-même ; nous nous 
familiarisâmes avec ce que son art nous enseignait 
des mœurs, des usages, des coutumes, sans nous 
rendre compte que ces mœurs et ces usages étaient 



LE SOLEIL ROUGE 307 



déjà ceux du passé, que ces images ne représen- 
taient plufiT qu'un Japon disparu et qui n'était pour 
lui-même qu'un souvenir glorieux et déjà lointain. 



Certes, les Japonais d'à présent ont conservé 
quelque chose de Thabileté artistique de jadis. Ils 
savent encore sculpter un ivoire, fondre un bronze, 
peindre une soie. La main y est encore adroite, 
mais on sent que le cœur n'y est plus. L'activité 
et l'ingéniosité de ce peuple si énergique et si fin 
sont ailleurs. Sa préoccupation n'est plus d'em- 
bellir la vie par les mille délicatesses d'un art à la 
fois rare et pratique. D'autres soucis ont remplacé 
celui-là. Le Japon, à l'heure actuelle, est tout 
entier à l'exercice de sa puissance industrielle, 
politique et militaire. Ce qui Tintéresse, ce sont 
ses alliances, ses armées, ses arsenaux, ses flottes, 
car c'est sur la mer que se décident ses destinées. 

Il semble du reste que les vaisseaux de guerre, 
indépendamment de leur nécessité et de leur uti- 
lité patriotiques, doivent plaire à l'imagination 
japonaise. Il y a dans le cuirassé moderne une 
sorte de complication et de singularité qui en fait 
comme un être un peu fantastique. Le Dragon des 
légendes renaît sous une forme nouvelle... Comme 
lui, le cuirassé est rapide, terrible, énigmatique en 
sa carapace d'acier. Il darde à travers la nuit ses 



3o8 SUJETS ET PAYSAGES 



regards électriques. Il crache de la fumée et jette 
du feu. Il y a en lui du monstre et de l'idole. On 
le craint et on l'honore. Il semble être sorti de la 
rêverie guerrière d'un Hokousaï. Les Samouraïs 
d'autrefois, écailleux en leurs armures de laque, 
cachés derrière leurs masques de combat, ne sem- 
bleraient pas déplacés à son bord avec leurs aspects 
de crustacés héroïques. 

Ce ne sont pas des marins de ce genre que le 
Japon moderne fait monter sur ses navires» Les 
Japonais se sont, pour ainsi dire, déjaponisés. Ils 
ont renoncé au faste et au pittoresque. Ce peuple, 
si amoureux jadis de parures éclatantes et de riches 
étoffes, vêt ses soldats et ses matelots de couleurs 
sombres. Aux fantaisies magnifiques des costumes 
a succédé la rigueur des uniformes. La Russie n'a 
pas eu à combattre des estampes vivantes, mais des 
armées disciplinées et une marine redoutable par 
rexcellence de ses engins, le courage de ses équi- 
pages et la science de ses officiers. Un cœur or- 
gueilleux battait sous les tuniques et les vareuses. 
Le Japon ne demandait qu'à faire ses preuves, 
celles de sa nouvelle puissance. Et nous avons vu 
vers l'Orient, monter au ciel l'astre sanglant de la 
guerre, celui que José-Maria de Heredia a évo- 
qué superbement dans un sonnet des Trophées, 
ce soleil que le Daïmio voit, au matin de la ba- 
taille. 



LE SOLEIL ROUGE SoQ 



Poindre, orbe éblouissant^ au-dessus de la mer^ 

tandis 

Que pour couvrir ses yeux dont pas un cil ne bouge. 
Il ouvre d'un seul coup son éventail de fer 
Où dans le satin blanc se lève un soleil rouge. 



LE FUSIL ET LA FOURCHETTE 



Le Français a ceci d'assez particulier qu'il aime 
Paris. Je ne crois pas que T Allemand ait pour Ber- 
lin, TEspagnolpour Madrid et l'Italien pour Rome 
le sentiment que le Français a pour sa capitale. 
Paris est une de nos vanités nationales, et nous 
tenons assez, tant que nous sommes, à ce que Ton 
pense comme nous à ce sujet. Nous éprou- 
vons de la re^nnaissance envers l'étranger qui 
partage notre goût pour la grande ville. Il y a, à 
cet égard, une sorte de suffrage universel auquel 
nous sommes fort sensibles. Aussi, considérons- 
nous, comme une preuve de l'attrait que Paris 
exerce dans le monde entier, les visites impériales, 
royales ou princières, qui nous semblent attester, 
chez des hôtes illustres, le même sentiment qui 
nous amène, au printemps et à l'automne, les tou- 
ristes de toutes nations qui animent nos rues de 
leurs silhouettes cocasses et disparates. C'est ainsi 
que nous apprenons de même avec plaisir la pré- 
sence d'un Empereur en grande étiquette ou d'un 
Roi en demi-incognito» 



LK FUSIL ET LA FOURCHETTE 3ll 

Paris, en effet, a toutes sortes d'accueil, les plu s 
magnifiques et les plus discrets. Il sait acclamer 
d'une voix formidable ou saluer d'une main fami- 
lière. Un souverainy peut vivre, parfaitement libre 
ettranquille,et,une fois ses devoirs officiels accom- 
plis, y mener la vie d'un homme aisé qui a de 
bonnes relations, se promener en voiture et en 
automobile, aller au théâtre et accepter des invita- 
lions de campagne ou de chasse. 

Ce sont ces dernières qu'ils acceptent le plus 
volontiers. Xes rois sont chasseurs. C'est un excel- 
lent exercice. Il n'en est pas qui convienne mieux au 
poumon; il n'en est pas qui ouvre mieux l'appétit. 
Bon fusil et bonne fourchette vont de pair, et je 
ne doute pas qu'après avoir fait, comme de juste, 
le coup du roi, Leurs Majestés ne fassent honneur 
aux côtelettes grillées et à l'omelette aux fines her- 
bes que l'un de leurs hôtes leur fît servir à un dé- 
jeuner dont les journaux ont fidèlement transmis 
le menu. 



J'aime beaucoup, à une table royale, la présence 
de ces côtelettes, et de cette omelette. Elles sont 
significatives et donnent à penser « Elles méritent 
d'être retenues et méditées. Elles nous renseignent^ 
à leur façon, sur l'état actuel de la cuisine française 
et nous éclairent sur son avenir. Elles sont des 



3 12 SUJETS ET PAYSAGES 



arguments à un sujet qui n^est pas sans importance. 

La cuisine, en effet, est une des gloires de la 
France, et une de celles qui dure encore le mieux 
et qui maintient le plus sûrement à Tétranger 
notre vieille réputation de délicatesse et de raffine- 
ment. Elle sert de prétexte à ceux qui veulent nous 
dire du bien de nous. Nous passons encore, pres- 
que partout, pour un peuple qui sait s'habiller — 
les femmes, j'entends — et qui sait manger avec 
finesse et variété, et on nous en complimente vo- 
lontiers. Il est vrai que, cette concession faite, on 
nous demande de reconnaître en échange que nous 
sommes en complète décadence et on s'étonne un 
peu que nous n'en convenions point sans résis- 
tance. 

Il y a quelques années, durant un séjour aux 
Etats-Unis, j'eus l'occasion d'éprouver maintes fois 
cette façon dont on pense de nous et dont on vou- 
drait assez que nous pensassions de nous-mêmes. 
On croit avoir fait suffisamment pour nous amener 
de bon gréa ce point de vue et avoir ménagé, comme 
il le faut, notre susceptibilité nationale, quand on 
nous a concédé notre cuisine et notre vêtement. 
Quelques-uns veulent bien ajouter encore à Thabi- 
leté de nos modistes et au savoir de nos marmitons 
le mérite de notre littérature et, en particulier, de 
notre poésie, mais c'était là une politesse person- 
nelle dont je n'étais pas dupe, et on en revenait 
toujours à l'excellence de notre cuisine, après avoir 



LE FUSIL ET LA FOUnCHETTE 3l3 

cité la misère de notre politique et la pauvri^lé de 
notre diplomatie. 

Ce vieux renom culinaire, c'est le dix-liuilième 
siècle qui nous Ta mérité. La popularité de la cin- 
sine française date véritablement de cette époque. 
Ce fut au temps de la Régence que l'on comment; a 
à manger finement. La cuisine française est née au 
Palais-Royal, dans ces'réduits que le Régcnl avait 
fait installer avec luxe et où tous les ustensiles 
étaient en argent. C'est de là que sortirent les sou- 
pers des roués et d'où se répandirent par toute la 
France les usages d'une gastronomie délicLi le dont 
les principes sont exposés,en i739,dans le curieux 
ouvrage dû au cuisinier Marin, intitulé lt\^ Dons 
de Cornus ou les plaisirs delà table, et pour lequel 
deux Jésuites, les pères Brumoy et Bougea ut, écri- 
virent une préface que l'on peut qualifier de subs- 
tantielle. 

Voici comment s'exprimaient les bons pères : 
« La science ducuisîniermoderneconsiste aujourd*- 
huià décomposer, à faire digérer et à quintesseti- 
cier les viandes, à en tirer des sucs nourrbsanls 
et légers, à les confondre de façon que rien ne 
domine et que tout se fasse sentir,enfinà leur don- 
ner cette union que les peintres donnent aux cou- 
leurs, et à les rendre si homogènes que, de leurs 
différentes saveurs, il ne résulte qu'un goùL fin et 
piquant et, si je l'ose dire, une harmonie de tous 
leurs goûts réunis. » 

19 



3l4 SUJETS ET PAYSAOSS 



C'est sur ce sage propos que se fonda la cuisine 
française moderne. Elle réagissait contre celle du 
dîx-septième siècle, plus faite pour la gloutonnerie 
que pour la gourmandise, où Ton empilait sur le 
même plat des viandesdisparates^oùTon employait 
des ingrédients bizarres, où se mêlaient de l'iris, 
de Teau de roses, du gingembre, de la muscade, 
de Tambre et du tnusc, où l'on pannait les rôtis 
de poudres odoriférantes, où l'ori musquait les 
pâtisseries, où Ton cuisait le 'poisson enveloppé de 
fenouil vert et où Ton saupoudrait certains mets 
avec de la suie. 

Si la délicatesse de la bouche imposa â la cuisine 
du grand siècle la transformation qu'elle subit, 
celle de notre temps devra également se conformer 
à des exigences nouvelles. L'estomac français n'est 
plus maintenant ce qu'il était jadis. Le siècle que 
nous venons de voir finir sera sans doute le der- 
nier où Ton aura pratiqué l'art de manger. La cui- 
sine qui futjongtemps au service delà gourman- 
dise va obéir de plus en plus aux règles de l'hy- 
giène. On se contentera de cuire les aliments au 
lieu de les cuisiner. Le savoir culinaire sera une 
dépendance de la science médicale. Il en sera ainsi 
à mesure que les geuÉ auront davantage le souci, 
non seulement de se guérir des maux qu'ils ont, 
mais de prévenir ceux qu'ils n'ont pas. Ils se 
refuseront aux dangeureuses avances de la gastro- 
nomie. A Tépicuréisme du ventre succédera le stoï- 



LE FUSIL ET LA FOURCHETTE 3l5 

cisme de restomac. Nous serons même des ascètes 
de la bouche, et c'est ce futur état de choses que 
me semble annoncer Tapparition sur une table 
royale de la saine côtelette grillée et de la sage 
omelette aux fines herbes. 



De même, désormais, la fourchette et le fusil 
cesseront leur antique alliance. Le divorce, en fait, 
est déjà accompli du reste. Je suis sûr que, dans 
les grandes battues, la plupart des chasseurs n'ont 
aucune envie de goûter au gibier qu'ils abattent. A 
combien leur médecin n'a-t-il pas interdit Tusage 
indigeste de la viande sauvage ! . . , 

S'ils obéissent par prudence à cette prescription, 
latnajorité des Français ne tarderont pas à y obéir 
aussi par nécessité. Le gibier, en effet, devient 
rare en France ; ce n'est plus un produit naturel 
du pays, mais une production de luxe. Où est le 
temps où chaque sillon cachait son lièvre, où cha- 
que luzerne gîtait sa compagnie de perdrix? Main- 
tenant, lièvres et perdrix n'existent plus guère que 
sur des terrains de chasse soigneusement surveillés, 
dont l'abondance artificielle n'est obtenue que par la 
protection des couvées et la conservation des cou- 
ples, par mille expédients ingénieux et coûteux, 
jusqu'au jour où l'on abat par centaines ces bêtes 
d'élevage qui n'ont plus ni fuite, ni défense. 



3lG SUJETS ET PAYSAGES 



La chasse ainsi pratiquée est exclusivement un 
jeu d'aristocrates.C'est exactement ce qu'elle était, 
pour d'autres causes, à la fin de l'ancien régime. 
Elle n'est plus un plaisir républicain, mais un 
divertissement royak J'ai entendu, à ce propos, un 
grave et savant historien soutenir que la Révo- 
lution française avait été faite en partie contre le 
droit de chasse. Ce privilège était, parmi ceux de 
la noblesse, un des plus impopulaires auprès du 
campagnard et du bourgeois des petites villes. Le 
rêve du cultivateur n'était pas la poule au pot,mais 
la perdrix aux choux. Il voulait pouvoir prendre son 
fusil et pouvoir, sur son champ, bouler librement 
son lièvre. 

Ce droit, il l'a depuis cent ans. Il a fallu un siè- 
cle pour dégiboyer à peu près la France. Actuel- 
lement, la chose est faite. Les terres communales 
n'ont plus guère plume ni poil. La petite propriété 
est également à peu près réduite à la même indi- 
gence. Le chasseur bourgeois n'a plus qu'à tirer en 
l'air s'il veut absolument lâcher son coup de fusil, à 
moins qu'il ne préfère, comme le bon Tartarîn de 
Tarascon, s'exercera cribler sa casquette. Pendant 
ce temps, les riches battues, les tirés abondants, 
fournissent des tableaux de douze ou quinze cents 
pièces, tandis que notre homme rentre le carnier 
vide et ses deux cartouches au canon. Il peut, il 
est vrai, les décharger pour se distraire sur le bon- 
net rouge qu'il a pendu, il y a cent ans, au sommet 



LE FUSIL ET LA FOURCHETTE Siy 

de Tarbre de la liberté. Etait-ce bien la peine, pour 
ce résultat, de guillotiner Louis XVI et de décapi- 
ter André Chénier? 

1902. 



i9. 



L'ENDROIT FRAIS 



Aux Parisiens d'été qui cherchent un endroit 
frais pour y passer à Taise les heures chaudes de 
Taprès-midi, je n'en saurais conseiller un plus 
agréable et plus propice que les salles de scul- 
pture au Musée du Louvre. La chaleur du dehors 
ne pénètre pas les murs épais du vieil édifice. Au 
dedans,il fait bon. Entrons-y parla porte du pavil- 
lon Mollien et suivons la vaste galerie que termine 
le double escalier de pierre où se dresse, sur le 
palier, debout à la proue ébréchée de sa trirème, la 
Victoire de Samothrace. Une fraîcheur délicieuse 
vous surprend là, au sortir de la place du Carrou- 
sel, ardente et ensoleillée. L'air qu'on respire sous 
ces voûtes est léger et caverneux. Est-ce la déesse 
victorieuse qui vous évente au passage de ses ailes 
de pierre éternellement palpitantes ? 

Je ne sais, mais ces salles basses des antiques 
au Louvre conservent en plein Paris estival un cli- 
mat particulier. Les hautes fenêtres les éclairent 
d'unjour discret et sobre. Elles sont désertes et 
silencieuses. Les pas y résonnent sur le pavage 



l'endroit frais 3 19 



froid où l'on ne s'étonnerait pas trop de voir pous- 
ser rherbe aux interstices des dalles. Le long du 
mur rougeâtre, dieux, déesses, héros, s'alignent 
sur leurs socles de brèche jaune, en leur immobi- 
lité divine et glorieuse. Le geste noble soulève la 
draperie de marbre. Beaucoup sont nus. Leur 
nudité même ajoute à l'impression de fraîcheur. 
Ne sont-elles pas rafraîchissantes à voir, ces sta- 
tues tranquilles et pures, quand on vient de la rue 
où Ton a coudoyé au passage des gens en sueur 
sous leurs épais vêtements modernes ? 

Ici, au contraire, les mouvements sont harmo- 
nieux et fixés à jamais dans une attitude immuable- 
Leur vue est un repos. Le lieu qu'elles habitent, 
ces statues, est tout imprégné de leur silence. Il y 
fait frais. Laissons-y passer l'heure chaude. Ces 
dieux sont bienveillants. Je suis sûr qu'ils ne s'of- 
fenseraient pas d'une cigarette discrètement allu- 
mée. Sa fumée leur rappeUeraitl'encens des anciens 
sacrifices. Mais ici on ne tolère pas l'allumette 
înoffensive du promeneur. C'est le seul défaut de 
cet endroitcharmant.L'administration,qui fait sans 
peur cohabiter les chefs-d'œuvre avec ceux qui les 
gardent, craint davantage le tison sans danger du 
fumeur que les lampes perfides qu'elle emploie en 
ses logés et les redoutables popotes qu'elle cuisine 
à ses fourneaux, 



320 



SUJETS ET PAYSAGES 



Ce n'est pas seulement pour en goûter, Tété, 
Fagréable fraîcheur que j'aime ces salles silencieuses 
des antiques, mais aussi pour y suivre certaines 
pensées que me suggère le séjour de ce vieux Lou- 
vre amical et familier. L'art seul y règne désor- 
mais. Les chefs-d'œuvre, par la force exclusive de 
leur présence, chasseront aussi les parasites qui 
compromettent leur sécurité. Les ministères y per- 
dentdu terrain bien qu'ils résistent pied à pied. La 
lutte ne finira que quand on aura déménagé le 
dernier carton et éteint le dernier quinquet à 
réflecteur et, ce jour-là, les trésors du Louvre y 
seront encore à l'étroit. 

Ils sont d'ailleurs presque innombrables, et le 
catalogue, s'il en est jamais fait, sera monumental. 
Tableaux, dessin's, statues, gemmes, émaux,bron- 
zes, faïences, meubles, tapisseries,ivoires s'y accu- 
mulent en bon ordre. C'est tout cela qu'on sent 
autour de soi et au-dessus de soi quand on par- 
court un des plus vastes domaines d'art qui 
existe au monde. La visite du Louvre devrait être 
un des plaisirs de l'été ; c'est sa saison de solitude. 
Et quel voyage vaut celui-là ! L'esprit y prend une 
activité particulière. Les yeux y sont amusés et 
ravis continuellement par la vue de tant d'objets 
singuliers, précieux, délicats et admirables de for- 



l'endroit frais Bat 



mes ou de couleur. Tout nous y apprend la diver- 
sité du génie de Thomme selon les siècles et les 
pays. 

Ce n^est point, pourtant, il faut le dire, la seule 
impression que Ton emporte d'une pareille visite. 
Il en est une autre moins avantageuse à l'humanité 
et que j'éprouve chaque fois au cours d'une pro- 
menade à travers notre grand musée. Ce n^eî^l poiut 
un sentiment d'orgueil à en dénombrer les richesses^ 
c'est, au contraire, un sentiment de suri^ise et 
presque de confusion à le constater si riclie. Bien 
plus, même, je ressens quelque honte à la pensée 
qu'il a fallu créer à l'œuvre d'art un asile dont elle 
ne devait pas avoir besoin. Sa vie aurait ih\ être 
assez assurée pour qu'il fût inutile de la défendre 
et de la protéger ainsi. Ce soin que nous avons 
d'elle est moins peut-être un signe de notre sollici- 
tude qu'une marque de notre barbarie. D'aulant 
plus que, souvent, nos prévenances viennent trop 
tard et que ce n'est plus le chef-d'œuvre intact et 
complet que nous recueillons ainsi, mais son frag- 
ment, son débris ou sa parcelle. 



En effet, rien ne nous renseigne mieux qu'un 
musée sur ce double instinct de l'homme, à la fois 
destructeur aveugle et conservateur minutieux de 
ce qu'il a créé. Il n'hésite pas à détruire et montre 



322 SUJETS ET PAYSAGES 



pour ce qui a survécu à la destruction des tendres- 
ses inattendues. II préserve soigneusement, le len- 
demain, ce que, la veille, il eût brisé sans remords. 
Un musée est la preuve même de cette contradic- 
tion, La plupart des objets qui le composent y sont 
réunis par d'étranges vicissitudes et leur réunion 
disparate témoigne de Tinsécurité des temps. Beau- 
coup en portent la marque matérielle par une cas- 
sure ou quelque dégât. Les plus heureux ont, au 
moins, été enlevés de la place qu'ils occupaient. Ils 
sont là, nomades et dépaysés. Ce tableau et cette 
tapisserie ont quitté le mur qu'ils étaient faits pour 
orner de leur panneau de toile peinte et de leur 
tenture de laine coloriée. Cette châsse provient de 
quelque trésor d'église pillé et dispersé. Chaque 
chose a perdu sa destination primitive et leur assem- 
blage fortuit en un même lieu évoque des idées de 
désordre et de brutalité. Que de rencontres impré- 
vues et de voisinages inopinés ! 

La fresque botticellienne de la villa Lemmi, à 
Florence, retrouve, en ce Louvre hospitalier, la 
frise des archers assyriens du palais de Darius^ à 
Suse. Un casque étrusque de bronze vertj'^ contraste 
avec le morion émaillé du roi Charles IX. La sta- 
tuette d'une prêtresse d'Egypte s'y dresse non loin 
d'une figurine de Clodion ou d'une vierge gothique. 
La Joconde de Léonard de Vinci y sourit à la seconde 
femme de Pierre-Paul Rubens ! Et ces rapproche- 
ments singuliers n'ont-ils pas une signification ? 



l'endroit pa^is 323 



Ne disent-ils pas les dangers que Thomme fait 
courir aux œuvres humaines, même à celles qu'il 
devrait laisser à l'écart de ses luttes et de ses vio- 
lences et qui n'y échappent que par de mystérieux 
hasards ? 

Malgré tout, les chefs-d'œuvre veulent vivre. Il 
y a en eux une sorte de volonté occulte qui les 
défend et les conserve. Ils y emploient des fuses 
merveilleuses et secrètes. Ils déjouent l'incendie et 
le pillage, le poing et le marteau . Fragiles, ils durent, 
en dépit de ce qui les devrait anéantir. La nature 
vient à leur aide. L^urne grecque sort délicate et 
vivante du sol qui l'a préservée. La terre rend les 
statues qu'elle a pieusement recouvertes pendant 
des siècles, et l'homme revoit avec joie et respect 
la déesse ou le dieu qu'il a jadis renversés bien 
qu'ils représentassent pourtant son rêve de force 
et de beauté. 



C'est pourquoi il n'est guère possible de par- 
courir sans mélancolie et sans un peu de honte ce 
lieu expiatoire que l'on nomme un musée, si l'on 
veut bien réfléchir davantage à ce qu'il est qu'à ce 
qu'il paraît. Certes ce •culte tardif rendu à l'œu- 
vre d'art a je ne sais quoi de consolant comme 
une promesse et de rassurant comme un repentir, 



324 SUJETS ET PAY&AGES 



mais tout de même rien ne témoig^ae mieux, à mon 
sens, de la barbarie et de la brutalité natives de 
l'homme envers les choses. Je sais bien qu^il cher- 
che à racheter ses torts par des soins attentifs. 
Tous ces objets qui forment un musée sont numé- 
rotés, étiquetés, époussetés. On ne néglige rien 
pour assurer désormais leur existence. Ils repo- 
sent à Tabri des vitrines et sous l'œil vigilant des 
gardiens. On les visite respectueusement. On parle 
bas en leur présence. On les vénère. Cependant, 
quelque plaisir que nous ayons à les considérer, 
nous ne pouvons nous empêcher de penser que ce 
n'est pas là où nous devrions les voir. De leur 
silence s'élève une rumeur de reproche. 

Il en est pourtant qui ont trouvé là leur asile 
naturel. La vitrine leur convient et semble bien 
leur demeure définitive. L'usage pour lequel ils 
étaient faits a passé. Ils n^ont plus de raisons de 
se mêler à la vie. Il est bien qu'on les ait mis 
ainsi à l'abri; mais combien d'autres semblent 
prisonniers en ces salles ! Les statues surtout 
y sont mal à l'aise. Nous admirons encore leur 
beauté, mais elle n'est plus celle de jadis. Re- 
gardez cette hautaine Victoire de Samothrace, 
qui, debout à la proue de sa trirème de pierre, 
garde l'entrée de ces salles des antiques où l'air est 
si frais, mais où la lumière est parcimonieuse et 
mesurée. Au lieu du triste mur jaune sur lequel 
elle se détache, ne voudriez-vous pas voir derrière 



l'endroit frais Mb 



elle Tazur où elle ouvrait jadis ses ailes palpitan- 
tes? 

N'est-ce point dans ces jardins d'And, parmi 
les verdures et les eaux maintenant détruites, que 
la Nymphe de Jean Goujon devrait encore allonger 
son corps souple et robuste de chasseresse et cares- 
ser de son geste hardi le beau cerf aux cornes 
dorées dont elle flatte amoureusement Tencolure? 
Et c'est peut-être pour les empècherj ces statues^ 
de regagner le lieu natal, que veillent sur elles leis 
bons gardiens, dont les bicornes, les galoiig, Tha- 
bit presque militaire, rappellent également qu'un 
Musée a son origine et sa raison d'être dans la 
turbulence des hommes et dans le tumulte des 
temps. 

T{)oa, 



m 



TABLE 



PAYS ET PAYSAGES 

l'arbhe en fleurs .-......,,,., 7 

VILLAS A VENDRE. , _ . , , l5 

MAISONS DE PORTES ....,., ........ h ... , a4 

FUMÉES , , , . * 32 

SOUVENIR d' ALSACE , 5o 

LES DERNIÈRES LETTRES -.-,...* .... , . . . ♦ 6o 

JULIEN ET SON MAITRE , , . 68 

UNE VISITE AU LABYRINTHE . ,.,*,.,*,.., . . , * 76 

PROPOS d'Été , . , .,,,.,,, \ 85 

l'hiver MARIN .<,-.. ■ , , . , . f^3 

AU PAYS DE l'avenir , . . , ............ 100 

LA semaine DES ARBRES . .-,.,.. 1^7 

GENS ET CHOSES D'AUTREFOIS 

LA GUERRE ET LES FEMMES * - . * , l^J 

SOUVENIRS DES ILES * . * l55 

CAYLUS 163 

DEUX SACRES ,,.,,*,.,.*..,..... ► 1 7Û 

UNE FICHE ,..*,*..^.,. .,,...* 178 



328 



SUJETS D'HIER ET D'AUJOURD'HUI 

ROMANTIQUES , : 189 

LUI ET NOUS. ." . 198 

LE SAULE ET LE LAURIER . 206 

VILLIERS 21 5 

BETLE ET BARBBX 223 

UNE JOUEUSE 241 

STENDHAL ET LA GUERRE 25o 

TAINE ROMANCIER 258 

l'homme d'esprit 268 

LA SANDALE 276 

SOUVENIRS WHISTLERIENS 284 

GABRIEL d'aNNUNZIO 202 

LE SOLEIL ROUGE . . 3o I 

LE FUSIL ET LA FOURCHETTE. 3lO 

l'endroit FRAIS 3 18 



ACHEVÉ D'IMPRIMER 
le douze octobre mil neuf cent six 

PAR 

BLAIS ET ROY 

A POITIERS 

pour le 
MERCVRE 

DE 

FRANCE 



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MERCVRE DE FRANCE 

XXVI, RVB DB CONDé PARIS-VI« 

Pmli le i« et le i5 de chaque mois, et forme dams Tannée six volumes. 

t •♦4A»o^«mi Poésia Thé&tre, Kusiqne, Peinture, Sculpture 
"*^ pffiS^MetHliiSK^ Sciences. Voyages 

'^ F j^iiopijiiie, Sciences occultes 

GrtUque, LAttéretnres étrangères, Rerue de la Quinzaine 

f ^ Riiima de la Quinzaine s'alimente à Tétrançcr auUnt qu'en France; 
eUeoffrêTS nombre considérable de documents, et constitue une sorte d « cn- 
cyclo^ie au jL- le jour » du mouvement universel des idées. Ellese compose 
des rubriques suivantes: ^ „ ,. ^ . «^ 

- • - - Musées et Collections: Auguste Mar- 

inier. 
Chronique du Midi : Paul Souchon. 
Chronique de Bruxelles : G. Eekhond. 
Lettres allemandes : Henri Albert. 
Lettres onp^tewcs.'Henrjr.-D. Davray. 
Lettres italiennes: Ricciotto Canudo. 
Lettres espagnoles: Gomez Carrillo. 
Lettres portugaises : PhiléasLebesgue. 
Lettrss hispano-américaines: Eugc- 

nio Diaz JElomero. 
Lettres néo-çrecques : Demetrins A»- 
teriotis. 

ettres roumaines : Marcel Montan- 
... don. 

Zettres russes: E. Séménoff. 
Lettres polonaises : Michel Mutermilch. 
Lettres néerlandaises: H. MesscU 
Lettres Scandinaves : P. G. La Ghes- 

nais. 
Lettres honaroises : Zrinyi Jànos. 
Lettres tchèques : William Ritter. 
La France jugée à VEtrangsr : Lncile 

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