Ki^toi-re awi énvu.i tout S^ap'f*»
par
M. DE STENDHAL
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ânsbé coq, LZBBâIEE
Rue Bonaparte, N° 3(>
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Universityof Ottawa
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Exemplaire sur Hollande pur fil
IMP. KAPP
PARIS-VANVES
u/i^^-e a- ^a '2>tiMt.- ûà-Sa -M^o^cé
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l'V'iiM.SC'
m 1740
par
M. DE STEITPHAL
3lx)ant-proî)06 be ^'n>^g ÎPfbrage
|I ariô
ANDRÉ OOa, LIBRAIRE
Rue Bonaparte, N° 36
M OU ZXI
AVA\T-PROPOS
Henri Beyle avait promis par écrit, le 21
mars 18^2, à Bonnaire, directeur de la
Revue des Deux Mondes, de lui livrer avant
un an la matière de deux volumes de
« Contes et Romans ». Chaque nouvelle de-
vait parvenir tous les deux mois à la revue ;
celle-ci avait f autorisation de la publier
sous la signature « Stendhal ».
C'était, en somme, une reprise de la série
de nouvelles qui avait commencé dans la
Revue des Deux Mondes, le 1" mars
1837 , par /'Histoire de Vittoria Accoram-
Vlll
boni, duchesse de Bracciano, et s^ était
interrompue, le 1" mars 1839, avec l'Ah-
besse de Castro.
Dans V intervalle, Beyle avait repris la
gérance du consulat de Civita-Vecchia ; il
avait publié la Chartreuse de Parme, qui
avait définitivement établi sa réputation
d'écrivain ; par contre, la maladie l'avait
durement éprouvé : en mars iSUi il s'était,
selon sa propre expression, « colleté avec
le néant » . Après cette attaque, il avait obtenu
un congé pour raison de santé et quitté
Civita-Vecchia le 22 octobre iSUi.
Rentré à Paris le 8 novembre, Stendhal
reprit ses projets de 1839,
Il semble d'après une note, d'ailleurs
obscure, du manuscrit de Suora Scolastica,
que Voffre de la Revue des Deux Mondes
a été faite le 15 mars 18à2. Déjà, cepen-
dant, avant que fût intervenu le traité avec
IX
Bonnaire, Beyle avait remis en œuvre les
matériaux préparés en mars et en avril 1839.
Il pensait composer les deux volumes promis
avec quatre nouvelles : i" Suora Scolastica ;
2° Mademoiselle de Vanghen la Juive,
époque actuelle ; 3' Trop de faveur tue,
histoire de Florence; W le Chevalier de
Saint-Ismier.
Au commencement de mars, Suora Sco-
lastica est déjà sur le chantier; c'est elle
qui doit être achevée la première. Stendhal
note le 15 mars cette « maxime » de « ne
lire des nouveautés, par exemple les histoires
2 et 3, que Suora Scolastica finie ». Selon
sa coutume, « pour prendre le ton », il
achète en face de chez lui une brochure in-
titulée le Couvent de Bajano, chronique
du XVI' siècle, avec une préface de Paul
Lacroix (Paris, Fournier, 1829).
Cependant, la nouvelle que Stendhal pré-
parait avait déjà été réalisée, da moins en par-
tie, en 1839. Beyle écrivait à la comtesse de
Tascher, le 16 mars : « Je viens d'inventer
la Sœur Scolastica, religieuse à Naples en
17Ù0, laquelle, étant dans /'in pace du
couvent de San Felicioso, ne veut pas suivre
son amant. »
Suora Scolastica, dans son premier
état {1839), fut composée en même temps
qu'une autre nouvelle, dont une partie seule-
ment a été rédigée : Trop de faveur tue ;
ce dernier fragment a été publié par M.
d'Oppeln-Bronikowski {avec des additions
de Véditeur lui-même) dans la Revue de
Paris des 15 décembre 1912 et 1" janvier
1913. Les deux nouvelles sont proches
parentes, toutes deux ont une source com-
mune, le Couvent de Bajano, et certes les
aventures des héros de Scolastica rappellent
plutôt le XVI' siècle que 17U0. Les deux
XI
contes furent abandonnés en avril i839,
Stendhal s^ étant trouvé « frappé de stérilité,
comme disent les dévots ». Mais il avait
achevé le 28 mars la Chartreuse de
Parme.
Lorsque Stendhal, après de deux ans d'in-
tervalle, reprit Suora Scolastica, il fut vrai-
semblablement frappé de cet anachronisme qui
transportait les mœurs du XVI' siècle dans
celles, fussent-elles italiennes, du XVIIP. Il
ajouta donc à son texte, pour donner au récit
plus de couleur locale, des détails historiques
relevés dans la Storia del Reame di Napoli
dal 1734 al 1825, de Colletta. Et il eut
V intention d'avertir le lecteur, au commen-
cement d'une préface qu'il abandonna au
bout de quelques lignes : « Tous les fous qui
souhaitent un gouvernement raisonnable ne
savent guère ce qu'ils font ; non seuleme?it à
Vavenir le gouvernement ne les amusera
XII
plus par des sommes énormes dépensées en
fêtes et en cérémonies, mais encore, n'étant
jamais ridiculement injustes ou barbares, ces
gouvernements rendent impossible et im-
probable toute histoire intéressante. Celle
qu'on va lire et qui, je pense, ne sera point
trop intéressante puisqu'elle s'est passée en
un siècle prétendu raisonnable, eut lieu à
Naples sous Charles III, fils de Philippe V
et d*une Farnèse. Ce n'est guère qu'une
cause célèbre. »
Stendhal ajouta au texte de 1839 autre
chose que des détails historiques ; il modifia
le plan de son récit. L'histoire était celle-ci :
En 17 W, au milieu des intrigues de la
cour de Naples et des conflits d'intérêts
familiaux, deux jeunes gens., Gennarino
de Las Flores et Bosalinde d'Atella,
s'aiment. Gennarino est le cadet de sa famille,
et Rosalinde a des frères ; il leur est donc
XIII
impossible de se marier, car ils ne pour-
raient soutenir un rang digne de leur
noblesse. Rosalinde, selon l'usage, est desti-
née à finir ses jours dans un cloître noble ;
cependant, elle pourrait demeurer dans le
monde si elle consentait à épouser le vieux
duc Vargas del Pardo ; mais si Vargas a un
passé glorieux et une immense fortune, il
a aussi 68 ans, porte perruque et prise du
tabac d'Espagne. Rosalinde refuse le riche
parti ; elle est conduite au couvent. La
clôture conventuelle n'empêche pas les jeunes
amants de se revoir; ils sont dénoncés et em-
prisonnés. Une confrontation solennelle ne
donne aucun résultat; cependant les deux
jeunes gens sont maintenus en prison. Gen-
narino réussit à s'échapper, il pénètre
jusqu'au cachot oà gémit la sœur Scolastique,
mais « ne peut la décider à le suivre.
Alors il lui déclare que, puisqu'elle le met au
XIV
désespoir, il commettra le crime affreux et
duquel on n'a pas le temps de se repentir,
de se donner la mort. Scolastique pleure
beaucoup, mais ne veut pas le suivre. Le
jeune amant sort désespéré, cherche un lieu
écarté et sy tue. Scolastique, désespérée, est
condamnée à passer vingt ans dans l'in pace ;
elle y meurt au bout de deux mois » .
Le dénouement de cette histoire, un peu
rapide, excluait d'intéressants développe-
ments psychologiques. La première partie, où
jouent les mille intrigues de l'ambition dans
les petites cours italiennes, se trouvait ba-
lancée par une deuxième, remplie seulement
d'aventures romanesques, sans plus; et le
rôle du duc Vargas del Pardo — qui rap-
pelle à certains égards le comte Mosca de la
Chartreuse de Parme — se réduisait à
presque rien. Stendhal modifia donc le
dénouement : il donna au vieux duc un rôle
XV
prépondérant. Gennarino une fois éliminé
par les circonstances elles-mêmes, Vargas
prend la direction de Vintrigue, sauve de la
prison la sœur Scolastique, et finit par
l'épouser.
En même temps que le plan se modifie,
la pensée de Stendhal se précise; l'intérêt
psychologique de son conte le presse ; il note
des points à développer : les petitesses ré-
pétées de la cour napolitaine qui irritent et
portent à son paroxysme l'amour de Genna-
rino et l'amènent à commettre des folies ;
les intrigues du clergé auprès de la famille
de Rosalinde, qui préparent le rôle si im-
portant de Vautorité ecclésiastique dans la
deuxième partie du conte ; l'intervention du
vieux duc auprès de la jeune religieuse et
le mariage final ; et même, en achevant le
dernier canevas, Stendhal se recommande
finement à lui-même de rendre le jeune Gen-
XVI
narino « un peu ridicule, autrement Rosa-
linde doit se tuer après lui ».
Beyle en était à ce point dans son travail
de composition et de revision, lorsque la
mort le saisit. Il laissait Suora Scolastica
dans l'état suivant :
1° Une partie^ complètement rédigée en
1839, mais revisée en 18^2, reliée en un
volume avec les trois autres fragments de
nouvelles dont j'ai parlé plus haut : le Che-
valier de Saint-Ismier, le Chasseur vert
{Mlle de Vanghen), et Trop de faveur tue.
Ce fragment comprend quatre-vingt-treize
feuillets, réunion de morceaux divers, dictés
séparément, puis réunis et rajustés après
coup.
A ces quatre-vingt-treize feuillets s'' ajoutent
onze autres feuillets, que Stendhal appelle
lui-même des « débris » ; ces débris, vrai-
semblablement écartés lors de la revision de
XVII
18Ù2, se retrouvent, sous d'autres formes ^
dans la partie principale.
2° Six cahiers non reliés , dictés et cor-
rigés entre le 15 et le 22 mars 18à2. Ces
cahiers représentent certainement la pensée
dernière de Stendhal ; ils sont, à n'en pas
douter, la partie du texte la plus proche de
Vétat définitif de l'ouvrage. Mais, parmi
eux, se trouvent deux fragments qui ne sont
que des plans plus ou moins développés.
J'ai repris Suora Scolastica telle que
l'avait laissée Stendhal le jour de sa mort,
œuvre incomplète et fragmentée, dont la fin
était seulement encore à l'état de plan dé-
taillé. Et, respectant les intentions du maître,
j'ai rajusté la rédaction de i8^2 à celle de
1839, celle-ci d'ailleurs déjà minutieusement
revue par Stendhal.
Ma tâche était particulièrement délicate.
Le texte n'est pas autographe^ il a été dicté.
XVIII
et c'est te même copiste qu'employa Henri
Beyle en i839 et en i8U2. Heureusement,
des dates inscrites dans les marges, com-
plétées par quelques notes au crayon jetées
par Stendhal, m'ont permis de souder en-
semble les fragments épars.
A ussi n'ai-je pas pu adopter le texte des pre-
mières pages publiées par Casimir Stryienski
(Soirées du Stendhal-Club, p. 132-135);
car je retrouve, dans les marges, diverses
notes autographes : a Dicté le 16 mars
18U2,.. — Dicté le 18 mars... » Et ces dates
se retrouvent précisément sur les cahiers
isolés, que j'ai utilisés avant tout pour éta-
blir le texte de la présente édition.
La première partie de la nouvelle, ainsi
que je l'ai déjà dit, est complètement rédi-
gée ; si elle ne représente pas le texte défini-
tif, du moins forme-t-elle un tout relative-
ment homogène ; mais je ne veux ni estimer^
XIX
ni même conjecturer, les parties que le maî-
tre aurait ou corrigées, ou développées, ou
supprimées. Il me suffit de prévenir le lec-
teur que ces pages ne sont vraisemblable-
ment pas l'expression de la pensée définitive
de l'auteur; celui-ci, à plusieurs reprises,
note son intention de donner nplus d'esprit »
et « plus de piquant » à son style.
Cette première partie s'arrête au moment
oh Gennarino vient de délivrer la sœur Sco-
lastique, dans des conditions particulièrement
périlleuses. Le texte s'interrompt brusque-
ment et nous n'avons plus, pour compléter la
nouvelle, que deux fragments de plans ; le pre-
mier, d'ailleurs assez développé, commence
par les mots : « Le duc de Vargas songeait
plus que jamais à la disparition de la
malheureuse Rosalinde... » et se termine
par : a Soignez les pauvres empoisonnées. »
(Pages iii à 128 de la présente édition.) Le
XX
second plan est seulement une ébauche que
Stendhal avait écrite le 17 mars i8à2, et
qu'il avait fait mettre au net le 21, trente
heures peut-être avant sa mort.
Telle est cette Suora Scolasiica, ina-
chevée, mais dans laquelle est imprimée, et
combien puissamment, la marque de Sten-
dhal. Suprême effort qui ne laisse nullement
entrevoir la catastrophe imminente et qui
manifeste, au contraire, un génie robuste et
un cerveau toujours en pleine possession de
lui-même.
Le lecteur excusera ces quelques pages :
elles sont le résumé, un peu aride peut-être
(mais pourquoi développer davantage, au
risque d'être moins clair?), le résumé de
mes nombreuses recherches à la poursuite du
texte le plus fidèle. J'ai cru essentiel de
décrire la genèse de l'œuvre, afin de ne pas
trahir son auteur, et de manifester égale-
XXI
ment que mon rôle s'est borné à une pieuse
liaison des textes, sans me permettre une
retouche ou une correction que n'ait indiquée
ou voulue Stendhal lui-même.
Il est étrange qu'une pareille tâche n'ait
jamais séduit mes devanciers. Casimir
Stryienski avait cependant connu Suora
Scolastica; il en a transcrit quelques pages
dans la première série des Soirées du Sten-
dhal-Club (2' édition, Paris, 1905, p. i27-
iUi). Mais, non content d'adopter, sans le
moindre esprit critique, le premier texte qui
lui tombait sous les yeux {le plus facile
d'ailleurs à transcrire), il note, avec une
étrange désinvolture : « Le fragment que
voici est tout ce qui nous est parvenu de
cette histoire... » Quinze pages in-12 ne re-
présentent pas « tout ce qui nous est par-
venu » d'une nouvelle dont le manuscrit
compte près de deux cents feuillets !
XXTI
Est-ce cette affirmation qui a caché aux
éditeurs, toujours en quête de textes inconnus,
la dernière œuvre de Stendhal? Pourtant,
M. Frédéric d' Oppeln-Bronikowski a dû au
moins feuilleter Suora Scolastica, ne serait-
ce que pour publier deux fragments con-
servés dans le même manuscrit : le Cheva-
lier de Saint-Ismier et Trop de faveur tue
{qu'il intitule Trop de faveur nuit). Et
d'ailleurs, il a donné à la Neue Freie
Presse de Vienne (numéro du 2à décembre
4 9 H) une traduction intitulée : Suora
Scolastica. Nachgelassene Novelle von
Stendhal (Henri Beyle). Aus dem Manu-
scriptbande. Zum erstenmal veroflentlich
von Friedrich v. Oppeln-Bronikowski.
Peut-être ce fragment est-il le même que
celui des Soirées du Stendhal-Club. Je
l'ignore, n'ayant pu avoir sous les yeux le
numéro du journal viennois.
XXIII
Nous aurions personnellement mauvaise
grâce à nous plaindre, car la négligence des
premiers éditeurs nous a permis, à mon ami
André Coq et à moi, de donner un cadre
digne d'elle à une œuvre que seule la mort
Joudroyante de Stendhal a laissée inachevée.
Henry Débraye.
J3réfacc
A Naples, où je me trouvais en 1824,
j'entendis parler dans le monde de l'his-
toire de Suora Scolastica et du chanoine
Cybo. Curieux comme je l'étais, on peut
penser si je fis des questions. Mais per-
sonne ne voulut me répondre un peu
clairement : on avait peur de se compro-
mettre.
A Naples, jamais on ne parle un peu
clairement de politique. En voici la rai-
son : une famille napolitaine, composée
par exemple de trois fils, d'une fille, du
père et de la mère, appartient à trois
partis différents qui, à Naples, prennent
le nom de conspirations. Ainsi, la fille
est du parti de son amant ; chacun des fils
est à une conspiration différente ; le père
et la mère parlent, en soupirant, de la
cour qui régnait lorsqu'ils avaient vingt
ans. Il suit de cet isolement des individus
que jamais on ne parle sérieusement po-
litique. A la moindre assertion un peu
tranchée et sortant du lieu commun, vous
voyez autour de vous deux ou trois figures
pâlir.
Mes questions sur ce nom baroque
n'ayant aucun succès dans le monde, je
crus que l'histoire de Suora Scolastica
rappelait quelque histoire horrible de Fan
1820, par exemple.
Une veuve de quarante ans, rien moins
que belle, mais fort bonne femme, me
louait la moitié de sa petite maison, si-
tuée dans une ruelle, à cent pas du char-
mant jardin de Chiaja, au pied de la mon-
tagne qui couronne, en cet endroit-là, la
villa de la princesse Florida, femme du
vieux roi. C'est peut-être le seul quartier
de Naples un peu tranquille.
Ma veuve avait un vieux galant, au-
quel je fis la cour toute une semaine. Un
jour que nous courions la ville ensemble
et qu'il me montrait les endroits où les
lazzaroni s'étaient battus contre les
troupes du général Championnet et le
carrefour où ils avaient brûlé vif le duc
de ***, je lui demandai brusquement, et
d'un air simple, pourquoi on faisait un
tel mystère de Thistoire de la Suora Sco-
lastica et du chanoine Gybo. Il me répon-
dit tranquillement :
— Les titres de duc et de prince que
portaient les personnages de cette histoire
sont portés, de nos jours, par leurs des-
cendants qui, peut-être, se fâcheraient de
voir leurs noms mêlés à une histoire
aussi tragique et aussi triste pour tout
le monde.
— L'affaire ne s'est donc pas passée
en 1820?
— Que dites-vous? 1820? me dit mon
Napolitain, riant aux éclats de cette date
récente. Que dites-vous? 1820? répéta-t-il
avec cette vivacité peu polie de l'Italie,
qui choque si fort le Français de Paris.
)) Si vous voulez avoir le sens commun,
continua-t-il, dites : 1745, l'année qui
suivit la bataille de Velletri et confirma
à notre grand Don Carlos la possession
de Naples. Dans ce pays-ci, on l'appelait
Charles VII, et plus tard, en Espagne,
où il a fait de si grandes choses, on l'a
appelé Charles III. C'est lui qui a apporté
le grand nez des Farnèse dans notre fa-
mille royale.
» On n'aimerait pas, aujourd'hui, à
nommer de son vrai nom l'archevêque
qui faisait trembler tout le monde à Na-
ples, lorsqu'il fut consterné, à son tour,
par le nom fatal de Velletri. Les Alle-
mands, campés sur la montagne autour
de Velletri, tentèrent de surprendre dans
le palais Ginetti, qu'il habitait, notre
grand Don Carlos.
» C'est un moine qui passe pour avoir
écrit l'anecdote dont vous parlez. La
jeune religieuse que l'on désigne par le
nom de Suora Scolastica appartenait à
la famille du duc d'Atella. Le même écri-
vain fait preuve d'une haine passionnée
pour l'archevêque d'alors, grand poli-
tique qui fit agir dans toute cette affaire
le chanoine Gybo. Peut-être le moine
était-il un protégé du jeune Don Genna-
rino, des marquis de Las Flores, qui
passe pour avoir disputé le cœur de Rosa-
linde à Don Carlos lui-même, roi fort
galant, et au vieux duc Vargas del Pardo,
qui passe pour avoir été le seigneur le
plus riche de son temps. 11 y avait sans
doute, dans l'histoire de cette catastrophe,
des choses qui pouvaient profondément
offenser quelque personnage encore puis-
sant en 1760, époque où l'on croit que
le moine écrivit, car il se garde bien de
conter net. Son verbiage est étonnant;
il s'exprime toujours par des maximes
générales, sans doute d'une moralité par-
faite, mais qui n'apprennent rien. Sou-
vent, il faut fermer le manuscrit pour
réfléchir à ce que le bon père a voulu
dire. Par exemple, lorsqu'il arrive à la
mort de Don Gennarino, à peine com-
prend-on ce qu'il a voulu faire en-
tendre.
» Je pourrai peut-être, d'ici à quelques
jours, vous faire prêter ce manuscrit, car
il est si impatientant aue je ne vous con-
seillerais pas de l'acheter. 11 y a deux ans
que, dans l'étude du notaire B..., on ne
le vendait pas moins de quatre du-
cats. »
Huit jours après, je possédais ce ma-
nuscrit, qui est peut-être le plus impa-
tientant du monde. A chaque instant,
l'auteur recommence en d'autres termes
le récit qu'il vient d'achever ; d'abord, le
malheureux lecteur s'imagine qu'il s'agit
d'un nouveau fait. La confusion finit par
être si grande que l'on ne se figure plus
de quoi il est question.
Il faut savoir qu'en 1842 un Milanais,
un Napolitain, qui, dans toute leur vie,
n'ont peut-être pas prononcé cent paroles
de suite en langue florentine, trouvent
beau, quand ils impriment, de se servir
de cette langue étrangère. L'excellent gé-
néral GoUetta, le ;"lus grand historien de
ce siècle, avait un peu cette manie, qui
souvent arrête son lecteur.
Le terrible manuscrit intitulé Suora
Scolastiça n'avait pas moins de trois cent
dix pages. Je me souviens que j'en ré-
crivis certaines pages, pour être sûr du
sens que j'adoptais.
Une fois que je sus bien cette anecdote,
je me gardai de faire des questions di-
rectes. Après avoir prouvé, par un long
bavardage, que j'avais pleine connais-
sance d'un fait, je demandai quelques
éclaircissements, de l'air le plus indiffé-
rent.
A quelque temps de là, l'un des grands
personnages qui, deux mois auparavant,
avait refusé de répondre à mes ques-
tions, me procura un petit manuscrit, de
soixante pages, qui n'entre pas dans le
fil de la narration, mais donne des détails
pittoresques sur certains faits. Ce ma-
nuscrit fournit des détails vrais sur la
jalousie forcenée.
Par les paroles de son aumônier,
qu'avait séduit l'archevêque, la princesse
Dona Ferdinanda d'Atella apprit, à la
fois, que ce n'était pas d'elle qu'était
amoureux le jeune Don Gennarino, que
c'était sa belle-fille Rosalinde qu'il ai-
mait.
10
Elle se vengea de sa rivale, qu'elle
croyait aimée du roi Don Carlos, en in-
spirant une jalousie atroce à Don Genna-
rino de Las Flores.
Vous savez qu'en 1700 Louis XIV, privé
des grands hommes qui étaient nés en
même temps que lui, et rapetissé par
Mme de Maintenon, eut le fol orgueil d'en-
voyer régner en Espagne un enfant, le duc
d'Anjou, qui plus tard fut Philippe V, fou,
brave et dévot. Il valait bien mieux, comme
12
le proposaient les étrangers, réunir à la
France la Belgique et le Milanais.
La France eut des malheurs, mais son
roi qui, jusque-là, n'avait trouvé que des
succès faciles et une gloire de comédie,
montra une vraie grandeur dans les infor-
tunes. La victoire de Denain et le fameux
verre d'eau tombé sur la robe de la duchesse
de Marlborough donnèrent à la France une
paix assez glorieuse.
Vers ce temps, Philippe V, qui régnait
toujours en Espagne, perdit la reine son
épouse. Cet événement et sa vertu monacale
le rendirent presque fou. Dans cet état, il
sut chercher dans un grenier, à Parme, faire
arriver en Espagne, et enfin épouser la cé-
lèbre Elisabeth Farnèse. Cette grande reine
montra du génie au milieu des puérilités
orgueilleuses de l'Espagne, qui depuis sont
devenues si célèbres en Europe et, sous le
nom vénéré d'étiquette espagnole, ont été
imitées par tous les trônes d'Europe.
13
Cette reine, Elisabeth Farnèse, passa
quinze ans de sa vie sans perdre de vue plus
de dix minutes par jour son fou de mari.
Cette cour, si misérable au milieu de ses
fausses grandeurs, a trouvé un peintre
homme de génie, le génie sombre du carac-
tère espagnol, le duc de Saint-Simon, le
seul historien qu'ait produit jusqu'ici le
génie français. Il donne le détail curieux de
tous les soins que se donna la reine Elisa-
beth Farnèse afin de parvenir un jour à
lancer une armée espagnole et conquérir
pour un des deux fils puînés qu'elle avait
donnés à Philippe V, quelqu'une des prin-
cipautés de ce pays-là. Elle pouvait par ce
moyen éviter la triste vie qui attend une
reine douairière d'Espagne et trouver un
refuge après la mort de Philippe V.
Les fils que le roi avait eus de sa
première femme étaient complètement
imbéciles, comme il convient à des princes
légitimes élevés par la Sainte Inquisition.
14
Un des favoris qui régneraient sur celui des
deux qui serait roi pouvait très bien lui
faire trouver nécessaire et politique de jeter
en prison la reine Farnèse, dont le bon sens
sévère et l'activité choquaient l'indolence
espagnole.
Don Carlos, le fils aîné de la reine Elisa-
beth, passa en Italie en 1734. La bataille de
Bitonto, facilement gagnée, le mit sur le
trône de Naples. Mais en 1743 l'Autriche
l'attaqua sérieusement; le 10 août 1744, il
se trouvait dans la petite ville de Velletri, à
douze lieues de Rome, avec sa petite armée
espagnole. Il était aux pieds du mont Arte-
misio, à deux lieues à peine d'une petite
armée autrichienne mieux placée que la
sienne.
Le i4 du mois d'août, au petit jour, Don
Carlos fut surpris dans sa chambre par une
compagnie d'Autrichiens, Le duc de Vargas
del Pardo, que la reine, en dépit des efforts
du grand aumônier, avait placé auprès de
15
son fils, le saisit par les jambes et le hissa
jusqu'à la fenêtre, qui était à dix pieds du
plancher, pendant que les grenadiers autri-
chiens enfonçaient la porte à coups de
crosse, en criant au prince, avec tout le
respect possible, qu'ils le suppliaient de se
rendre.
Vargas sauta par la fenêtre après son
prince, trouva deux chevaux, le fit monter
à cheval, courut à l'infanterie, campée à
un quart de lieue.
— Votre prince est perdu, dit-il aux Espa-
gnols, si vous ne vous souvenez que vous
êtes Espagnols. Il s'agit de tuer deux mille
de ces hérétiques d'Autrichiens qui veulent
faire prisonnier le fils de votre bonne
reine.
Toute la valeur espagnole fut réveillée par
ce peu de mots. Ils commencèrent par pas-
ser au fil de l'épée les quatre compagnies
qui revenaient de Velletri, où elles avaient
essayé de surprendre le prince. Par bon-
16
heur, Vargas trouva un vieux général qui,
ne se souvenant de la façon absurde dont
on faisait la guerre en 1744, n'eut pas l'idée
baroque d'éteindre la colère des braves
Espagnols en leur commandant des manœu-
vres savantes. Enfin, l'on tua, à la bataille
de Velletri, trois mille cinq cents hommes
à l'armée autrichienne.
Dès lors, Don Carlos fut vraiment roi de
Naples.
La reine Farnèse envoya un de ses favoris
dire à Don Carlos, qui n'était connu que
par son amour pour la chasse, que les Au-
trichiens étaient surtout insupportables aux
gens de Naples à cause de leur mesquinerie
et de leur avarice :
— Prenez-leur quelques millions, à ces
négociants toujours défiants, et occupés de
la sensation du moment ; amusez-les avec
leur argent, mais ne soyez pas un roi
soliveau.
M
Don Carlos, quoique élevé par les prêtres
et dans toutes les rigueurs de l'étiquette, se
trouva ne pas manquer d'intelligence. Il
réunit une cour brillante, il chercha à s'at-
tacher par des faveurs singulières les jeunes
seigneurs qui sortaient du collège lors de
sa première venue à Naples et qui n'avaient
pas plus de vingt ans à l'époque de la ba-
taille de Velletri. Plusieurs de ces jeunes
gens s'étaient fait tuer dans les rues de Vel-
letri, lors de la surprise, pour que leur roi,
aussi jeune qu'eux, ne fût pas fait prisonnier.
Le roi tira parti de tous les essais de
conspiration que l'Autriche essaya de sou-
doyer. Ses juges appelèrent d'infâmes traîtres
les nigauds, partisans-nés de tous les pou-
voirs qui ont quelques années de date.
Don Carlos ne fit exécuter aucune des
sentences de mort, mais il accepta la con-
fiscation de beaucoup de belles terres. Le
génie napolitain, qui aime naturellement
tout ce qui est fastueux et brillant, expliqua
18
aux seigneurs de la cour que, pour plaire à
ce jeune roi, il fallait faire beaucoup de
dépense. Le roi laissa se ruiner tous les sei-
gneurs que son ministre Tanucci lui dénon-
çait comme secrètement dévoués à la maison
d'Autriche. 11 ne fut contrecarré que par
Acquaviva, archevêque de Naples, et le seul
ennemi réellement dangereux que Don
Carlos trouva dans son nouveau royaume.
Les fêtes que donna Don Carlos dans
l'hiver de 1745, au retour de la bataille de
Velletri, furent vraiment magnifiques et lui
gagnèrent l'esprit des Napolitains autant
que son bonheur à la guerre. La tranquillité
et l'aisance renaissaient de toutes parts.
Lorsque arriva l'époque du grand gala et
du grand baisemain tenu au château pour
célébrer le jour de sa naissance, Charles III
distribua de belles terres aux grands sei-
gneurs qu'il savait lui être dévoués. Dans
l'intimité. Don Carlos, qui savait régner,
donnait des ridicules aux maîtresses de
- 19
l'archevêque et aux femmes âgées qui
regrettaient le gouvernement ridicule de
l'Autriche.
Le roi distribua deux ou trois titres de
duc aux jeunes seigneurs qu'il voyait dé-
penser plus que leur revenu, car Don Car-
los, naturellement grand, avait en horreur
les gens qui, sur le principe autrichien,
cherchent à faire des économies.
Le jeune roi avait de l'esprit, des senti-
ments élevés, et scandait bien ses mots.
Quant à la masse du peuple, elle était tout
étonnée que le gouvernement ne lui fît pas
toujours du mal. Elle aimait les fêtes du
roi et elle s'accoutumait fort bien à payer
des impôts dont le produit, au lieu d être
transporté à Madrid ou en Autriche, était
distribué en partie aux jeunes gens qui s'a-
musaient et aux jeunes femmes. En vain
l'archevêque, soutenu par tous les vieillards
et toutes les femmes qui n'étaient plus
jeunes, faisait insinuer dans tous les ser-
50
mons que le genre de vie de la cour con-
duisait à l'abomination de la désolation.
Toutes les fois que le roi ou la reine sortaient
du palais, les cris de joie et les vivats du
peuple s'entendaient à plus d'un quart de
lieue de distance. Gomment donner une idée
des cris de ce peuple naturellement criard
et qui se trouvait alors réellement content ?. . .
«
* «
Cet hiver qui suivit la bataille de Velletri,
plusieurs seigneurs de la cour de France
étaient venus, sous prétexte de santé, passer
l'hiver à Naples. Ils étaient bienvenus au
château ; les plus riches seigneurs se fai-
saient un devoir de les inviter à toutes leurs
fêtes ; l'antique gravité espagnole et les ri-
gueurs de l'étiquette, qui proscrivaient les
visites du matin faites aux jeunes femmes
et qui défendaient absolument à celles-ci de
recevoir les hommes en l'absence de deux
ou trois duègnes choisies par les maris,
21
semblaient céder un peu devant la facilité des
mœurs françaises. Huit ou dix femmes d'une
rare beauté se partageaient tous les hom-
mages ; mais le jeune roi, fin connaisseur,
soutenait que la plus belle personne de sa
cour était la jeune Rosalinde, fille du prince
d'Atella. Ce prince, ancien général autri-
chien, personnage fort triste, fort prudent,
fort lié avec l'archevêque, avait passé sans
paraître au château les quatre années du
règne de Don Carlos qui s'étaient écoulées
avant la bataille décisive de Velletri. Le roi
n'avait vu le prince d'Atella que le jour des
deux baisemains de nécessité obligée, savoir
celui du jour onomastique de la naissance
du roi et celui du jour de sa fête. Mais les
fêtes charmantes données par le roi lui
faisaient des partisans, même au sein des
familles les plus dévouées aux droits de l'Au-
triche, comme on disait alors à Naples. Le
prince d'Atella avait cédé malgré lui aux
instances de Dona Ferdinanda, sa seconde
22
femme, en lui permettant de paraître au
palais et se faire suivre par sa fille, cette
belle Rosalinde que le roi Don Carlos pro-
clamait la plus belle personne de son
royaume.
Le prince d'Atella se voyait trois fils d'un
premier lit, dont l'établissement dans le
monde lui donnait beaucoup de soucis. Les
titres que portaient ces fils, tous ducs ou
princes, lui semblaient trop imposants pour
la médiocre fortune qu'il pouvait leur laisser.
Ces pensées chagrinantes devinrent encore
plus poignantes lorsqu'à l'occasion de la
fête de la reine, le roi fit une nombreuse
promotion de sous-lieutenants dans ses
troupes : les fils du prince d'Atella n'y fu-
rent pas compris, par la raison toute simple
qu'ils n'avaient rien demandé ; mais la jeune
Rosalinde, leur sœur, ayant suivi sa belle-
mère dans une visite que celle-ci fit au
palais le lendemain du gala, la reine dit à
Rosalinde qu'elle avait remarqué, la der-
23
nière fois qu'on jouait aux petits jeux au
palais, qu'elle n'avait point de gages à
donner.
— Quoique les jeunes filles ne portent
pas de diamants, j'espère, lui dit-elle, que,
comme gage d'amitié de votre reine et par
mon ordre exprès, vous voudrez bien por-
ter cette bague.
Et la reine lui remit une bague ornée
d'un diamant valant plusieurs centaines de
ducats.
Cette bague fut un cruel sujet d'embar-
ras pour le vieux prince d'Atella : son ami
l'archevêque le menaça de faire refuser
l'absolution par tous les prêtres du diocèse,
à l'époque de Pâques, à sa fille Rosalinde
si elle portait la bague illégale. Par l'avis
de son vieux aumônier, le prince offrit à
l'archevêque le mezzo termine de faire fabri-
quer une bague aussi semblable que pos-
sible à l'aide d'un diamant pris dans le
majorât dont jouissent les princes d'Atella.
24
Dona Ferdinanda se montra profondément
irritée.
Irritée de cette soustraction que l'on pré-
tendait faire à son écrin, elle prétendait que
le diamant qu'on lui enlevait fût remplacé
par la bague donnée par la reine. Le prince,
monté par une vieille duègne de la maison
et qui formait sa camarilla, fut d'avis que
cette entrée de la bague de Rosalinde dans
l'écrin du majorât pouvait, après la mort
de lui, prince, la priver de la propriété de
la bague et, si la reine s'apercevait de la
substitution, ôterait à sa fille le moyen de
jurer sur le sang de San Gennaro que la
bague était toujours en son pouvoir, ce que
d'ailleurs elle pouvait prouver en courant
la prendre au palais de son père.
Ce différend, que Rosalinde ne prit pas à
cœur, troubla pendant quinze jours tout
l'intérieur de la maison du prince. Enfin,
par les conseils de son aumônier, la bague
de la reine fut déposée entre les mains de la
25
vieille Litta, la doyenne des duègnes de la
maison.
La manie qu'ont les Napolitains des fa-
milles nobles de se regarder comme des
princes indépendants et ayant des intérêts
opposés fait qu'il ne règne aucune affection
entre frère et sœur et que leurs intérêts sont
toujours décidés par les règles de la poli-
tique la plus stricte.
« »
Le prince d'Atella était amoureux de sa
femme, fort gaie, fort imprudente, et qui
avait trente-six ans de moins que lui. Pendant
les fêtes brillantes qui suivirent la fameuse
bataille de Velletri, la princesse Dona Fer-
dinanda d'Atella eut le plaisir de se voir
environnée par tout ce qu'il y avait de plus
brillant parmi les jeunes gens de la cour.
Nous ne dissimulerons pas qu'elle devait ce
succès à sa jeune belle-fille, qui n'était autre
que cette jeune Rosalinde, que le roi procla-
26
mait la plus jolie femme de sa cour. Les
jeunes gens qui entouraient la princesse
d'Atella étaient bien sûrs de se trouver
côte à côte avec le roi, et même de se voir
adresser la parole pour peu qu'ils ani-
massent la conversation par des pensées
amusantes, car le roi qui, pour suivre les
ordres de la reine, sa mère, et pour mériter
les respects des Espagnols, ne parlait jamais
quand il se trouvait auprès d'une femme
qui lui plaisait, oubliait son métier et parlait
à peu près comme un autre homme qui
aurait passé pour fort sérieux.
Mais ce n'était point la présence du roi
dans son cercle qui rendait la princesse
<l'Atella si heureuse à la cour : c'était les
attentions continuelles du jeune Gennarino,
des marquis de Las Flores. Ces marquis
étaient fort nobles, puisqu'ils appartenaient
à la famille Médina (^eli, d'Espagne, d'où
ils étaient venus à Naples, il n'y avait guère
qu'un siècle. Mais le marquis, père de Don
27
Gennarino, passait pour le gentilhomme de
la cour le moins riche. Son fils n'avait que
vingt-deux ans, il était élégant, beau, mais
il y avait dans sa physionomie quelque chose
de grave et de hautain qui trahissait son
origine espagnole. Depuis qu'il ne manquait
à aucune fête de la cour, il déplaisait à
Rosalinde, dont il était passionnément
amoureux, mais à laquelle il se gardait
bien d'adresser jamais une parole, dans la
crainte de voir la princesse sa belle-mère
cesser tout à coup de l'amener à la cour.
Pour éviter cet accident qui eût été terrible
pour son amour, il faisait une cour assidue
à la princesse. C'était une femme un peu
forte (il est vrai qu'elle avait trente-deux
ans), mais son caractère, toujours pas-
sionné pour quelque chose, toujours enjoué,
lui donnait l'air jeune. Ce caractère servait
les projets de Gennarino qui, à tout prix,
voulait se corriger de cet air hautain et
dédaigneux qui déplaisait à Rosalinde.
28
Gennarino ne lui avait pas adressé trois
fois la parole, mais aucun des sentiments
de Rosalinde n'était un mystère pour lui :
lorsqu'il cherchait à prendre les manières
gaies, ouvertes, et même un peu étourdies,
des jeunes seigneurs de la cour de France,
il voyait un air de contentement dans les
yeux de Rosalinde. Une fois même, il avait
surpris un sourire et un geste expressif,
comme il achevait de raconter devant la
reine une anecdote, assez triste au fond,
mais dont il avait expliqué les circonstances
avec l'air tout désintéressé et nullement
tragique qu'y eût mis un Français.
La reine, qui avait le même âge que
Rosalinde, c'est-à-dire vingt ans, ne put
s'empêcher de faire compliment à Gennarino
sur l'absence de l'air tragique et espagnol
qu'elle était charmée de ne pas avoir trouvé
dans son récit. Gennarino regarda Rosalinde
comme pour lui dire : « C'est dans le désir
de vous plaire que je cherche à me défaire
29
de l'air de hauteur naturel à ma famille. »
Rosalinde le comprit, et sourit de telle façon
que si Gennarino n'eût pas été éperdument
amoureux lui-même, il eût bien compris
qu'il était aimé.
La princesse d'Atella ne perdait pas des
yeux la belle figure du jeune homme, mais
elle n'avait garde de deviner ce qui se pas-
sait en lui : elle n'avait pas l'âme qu'il faut
pour saisir les choses de cette finesse ; la
princesse n'allait pas plus loin que la con-
templation des traits et de la grâce presque
féminine de toute la personne de Gennarino.
Ses cheveux, qu'il portait longs selon la
mode que Don Carlos avait apportée d'Es-
pagne, étaient d'un blond chatoyant, et
leurs boucles dorées retombaient sur son
cou mince et gracieux comme celui d'une
jeune tille.
A Naples, il n'est pas rare de rencontrer
des yeux d'une forme magnifique et qui
rappelle celle des plus belles statues
30
grecques ; mais ces yeux n'expriment que
le contentement d'une bonne santé, ou tout
au plus une nuance de menace ; jamais l'air
hautain que Gennarino ne pouvait s'empê-
cher d'avoir encore quelquefois n'allait
jusqu'à la menace. Quand ses yeux se permet-
taient de regarder longuement Rosalinde,
ils prenaient l'expression de la mélancolie;
et même un observateur délicat eût pu con-
clure qu'il avait un caractère faible et incer-
tain, quoique dévoué jusqu'à la folie. Ce trait
était assez difficile à deviner, ses larges sour-
cils souvent rapprochés amortissaient l'éclat
et la douceur de ses yeux bleus.
Le roi, qui ne manquait point de finesse
quand son cœur était pris, remarqua fort
bien que les yeux de Rosalinde, dans les
moments où ils espéraient n'être pas ob-
servés par sa belle-mère, qu'elle craignait
beaucoup, se fixaient avec complaisance sur
les beaux cheveux de Gennarino. Elle n'osait
pas s'arrêter de même sur ses yeux bleus,
31
elle eût craint d'être surprise dans cette
sing^ulière occupation.
Le roi eut la magnanimité de n'être pas
jaloux de Gennarino ; peut-être aussi croyait-
il qu'un roi jeune, généreux et victorieux
ne doit pas craindre de rivaux. Un obser-
vateur délicat n'eut pas loué avant tout
cette beauté parfaite des plus belles médailles
siciliennes que l'on admirait généralement
dans Rosalinde, elle avait plutôt un de ces
visages qu'on n'oublie jamais. On pouvait
dire que son âme éclatait sur son front, dans
les contours délicats de la bouche la plus
touchante. Sa taille était frêle et élancée
comme si elle eût trop vite grandi: il y
avait même dans son geste, dans ses atti-
tudes, encore quelque chose de la grâce de
l'enfance ; mais sa physionomie annonçait
une intelligence vive et surtout un esprit
gai qui se rencontre bien rarement avec la
beauté grecque et empêche cette sorte de niai-
serie attentive que l'on peut quelquefois lui
32
reprocher. Ses cheveux noirs descendaient en
larges bandeaux sur ses joues, elle avait des
yeux couronnés de longs sourcils, et c'était
ce trait qui avait séduit le roi et à la louange
duquel il revenait souvent.
Don Gennarino avait un défaut marqué
dans le caractère, il était sujet à s'exagérer
les avantages de ses rivaux et alors il était
jaloux jusqu'à la fureur ; il était jaloux du
roi Don Carlos. Malgré tous les soins que
prenait Rosalinde pour lui faire comprendre
qu'il ne devait pas être jaloux de ce puis-
sant rival, Gennarino pâlissait tout à coup
lorsqu'il entendait le roi dire quelque chose
de vraiment aimable devant Rosalinde.
C'était par un principe de jalousie que Gen-
narino trouvait tant de plaisir à être le plus
possible avec le roi : il étudiait son carac-
tère et les signes d'amour pour Rosalinde
qui pourraient lui échapper. Le roi prit cette
assiduité pour de l'attachement et s'en laissa
charmer.
33
Gennarino était également jaloux du duc
Vargas del Pardo, grand chambellan et
favori intime de Don Carlos, qui autrefois
lui avait été si utile dans la nuit qui précéda
la bataille de Velletri. Ce duc passait pour le
seigneur le plus riche de la cour de Naples.
Tous ces avantages étaient ternis par son âge :
il avait soixante-huit ans; ce désavantage ne
l'avait point empêché de devenir amoureux
de la belle Rosalinde. Il est vrai qu'il était fort
bel homme, qu'il montait à cheval avec
beaucoup de grâce ; il avait des idées de
dépense fort bizarres et prodiguait sa for-
tune avec une rare générosité. La bizarrerie
de ces dépenses, qui étonnaient toujours,
contribuait aussi à le rajeunir et renou-
velait sans cesse sa faveur auprès du roi.
Ce duc voulait faire de tels avantages à sa
femme dans le contrat qu'il comptait
présenter au prince d'Atella qu'il mettrait
celui-ci dans l'impossibilité de refuser.
Don Gennarino, qu'à la cour on appelait
34
il Francese, était en effet fort gai, fort
étourdi, et ne manquait pas de se faire
l'ami de tous les jeunes seigneurs français
qui visitaient l'Italie. Le roi le distinguait,
car ce prince n'oubliait jamais que, si la
cour de France s'écartait un jour de cet
esprit d'insouciante légèreté qui semblait
diriger ses démarches, elle pourrait, par la
moindre démonstration sur le Rhin, attirer
l'attention de cette toute-puissante mai-
son d'Autriche qui menaçait sans cesse
d'engloutir Naples. Nous ne dissimulerons
point que la faveur fort réelle du roi ne
poussa un peu loin quelquefois la légèreté
du caractère de Don Gennarino.
Un jour qu'il se promenait à pied sur le
pont de la Madeleine, qui est la grande
route du Vésuve, avec le marquis de Cha-
rost, arrivé de Versailles depuis deux mois,
il prit fantaisie à ces deux jeunes gens de
monter jusqu'à la maison de l'ermite que
l'on aperçoit sur la montagne, à mi-chemin
35
du Vésuve. Monter à pied jusque-là était
impraticable, car il faisait déjà chaud;
envoyer un de leurs laquais chercher des
chevaux à Naples était bien long.
A ce moment Don Gennarino aperçut à
une centaine de pas devant eux un domes-
tique à cheval dont il ne reconnut pas la
livrée. Il s'approcha du domestique en lui
faisant compliment sur la beauté du cheval
andalou qu'il conduisait en laisse.
— Fais mes compliments à ton maître,
et apprends-lui qu'il m'a prêté ses deux
chevaux pour aller là-haut jusqu'à la
maison de l'ermite. Dans deux heures, ils
seront au palais de ton maître ; un des gens
de la maison d'Atella sera chargé de tous
mes remerciements.
Le domestique à cheval se trouva être un
ancien soldat espagnol; il regardait Don
Gennarino avec humeur et ne faisait au-
cune disposition pour descendre de cheval.
Don Gennarino le tira par la basque de sa
36
livrée et le retint par l'épaule, de façon
qu'il ne tombât pas tout à fait. Il sauta
adroitement sur le cheval que le domes-
tique en livrée abandonnait malgré lui, et
il offrit le magnifique cheval andalou con-
duit en laisse au marquis de Charost.
Au moment où celui-ci se mettait en
selle, Don Gennarino, qui retenait le cheval
par la bride, sentit le froid d'un poignard
qui lui effleurait le bras gauche. C'était le
vieux domestique espagnol qui marquait
son opposition au changement de route
des deux chevaux.
— Dis à ton maître, lui dit Don Genna-
rino avec sa gaieté ordinaire, que je lui
présente bien mes compliments et que dans
deux heures un des hommes des écuries
du prince d'Atella lui ramènera ses deux
chevaux, que l'on aura eu soin de ne pas
mener trop vite. Ce charmant andalou va
procurer une promenade charmante à mon
ami.
37
Comme le domestique furieux s'appro-
chait de Don Gennarino comme pour lui
donner un second coup de poignard, les
deux jeunes gens partirent au galop en
éclatant de rire.
Deux heures après, en revenant du Vé-
suve, Don Gennarino chargea un des pale-
freniers de son père de s'informer du nom
que pouvait porter le maître des chevaux
et de les ramener chez lui en lui présentant
les compliments et les remerciements de
Don Gennarino. Une heure après, ce pale-
frenier se présenta tout pâle et vint ra-
conter à Don Gennarino que ces chevaux
appartenaient à l'archevêque, qui lui avait
fait dire qu'il n'acceptait pas les compli-
ments de l'indiscret.
Au bout de trois jours, ce petit incident
était devenu une affaire; tout Naples par-
lait de la colère de l'archevêque.
Il y eut un bal à la cour. Don Gennarino,
qui était un des danseurs les plus em-
38
pressés, y parut comme à l'ordinaire, et il
donnait le bras à la princesse Dona Ferdi-
nanda d'Atella, qu'il faisait promener dans
les salons ainsi que sa belle-fille, Dona
Rosalinde, lorsque le roi l'appela.
— Raconte-moi ta nouvelle étourderie et
l'histoire des deux chevaux que tu as em-
pruntés à l'archevêque.
Après avoir raconté en deux mots l'aven-
ture que le lecteur a vue quelques pages
plus haut, Don Gennarino ajouta :
— Quoique je ne reconnusse pas la li-
vrée, je ne doutais pas que le propriétaire
des chevaux ne fût un de mes amis. Je
puis prouver que pareille chose m'est arri-
vée : on a pris sur la promenade des che-
vaux de l'écurie de mon père dont je me
sers. L'an passé, j'ai pris, sur cette même
route du Vésuve, un cheval appartenant au
baron de Salerne qui, quoique bien plus
âgé que moi, n'a eu garde de se fâcher de
la plaisanterie, car c'est un homme d'esprit
39
et un grand philosophe, comme le sait
Votre Majesté. Dans tous les cas, et au pis
du pis, il s'agit de croiser l'épée un mo-
ment, car j'ai fait présenter mes compli-
ments, et au fond il ne peut y avoir que
moi offensé par le refus de les recevoir que
l'on m'a fait chez l'archevêque. L'homme
des écuries de mon père prétend que ces
chevaux n'appartiennent pas à Son Emi-
nence, qui ne s'en est jamais servi.
— Je te défends de donner aucune suite
à cette affaire, reprit le roi d'un air sévère.
Je te permets tout au plus de faire renou-
veler tes compliments, si chez Son Emi-
nence on a le hon esprit de vouloir les
accepter.
Deux jours après, l'affaire était bien plus
grave : l'archevêque prétendait que le roi
s'exprimait d'un tel ton sur son compte
que les jeunes gens de la cour saisissaient
5
40
avec plaisir l'occasion de lui faire offense.
D'un autre côté, la princesse d'Atella pre-
nait hautement le parti du beau jeune
homme qui la faisait danser à tous les bals.
Elle démontrait fort bien qu'il n'avait pas
reconnu la livrée du domestique qui con-
duisait les chevaux. Par un hasard qu'on
n'expliquait pas, cet habit de livrée se
trouvait au pouvoir d'un des domestiques
de Don Gennarino, et en fait cette livrée
n'était pas celle de l'archevêque.
Enfin, Don Gennarino était bien éloigné
de refuser au propriétaire qui prenait de
l'humeur si mal à propos de croiser le fer
avec lui. Don Gennarino était même tout
disposé d'aller dire à l'archevêque qu'il
aurait été au désespoir si les chevaux em-
pruntés si lestement se fussent trouvés lui
appartenir.
L'affaire dont nous parlons embarrassait
fort sérieusement le roi Don Carlos. Par
les soins de l'archevêque, tous les prêtres
41
de Naples, au moyen des entretiens qu'ils
ont dans les confessionnaux, répandaient
le bruit que les jeunes gens de la cour,
adonnés à un genre de vie impie, cher-
chaient à insulter la livrée de l'archevêque.
Le roi se rendit de bon matin à son
palais de Portici. Il y avait fait appeler
secrètement ce même baron de Salerne que
Don Gennarino avait nommé dans sa pre-
mière réponse au roi. C'était un homme
de la première qualité et fort riche, qui
passait pour le premier génie du pays. Il
était extrêmement méchant et semblait sai-
sir toutes les occasions de dire du mal du
gouvernement du roi ; il faisait venir de
Paris le Mercure galant, ce qui l'avait confir-
mé dans sa réputation de génie supérieur.
Il était fort lié avec l'archevêque, qui avait
même voulu être le parrain de son fils. (Ce
fils, par parenthèse, prit au sérieux les senti-
ments libéraux dont son père faisait parade,
au moyen de quoi il fut pendu en 1792.)
42
A l'époque dont nous parlons, le baron
de Salerne voyait le roi Charles III dans le
plus grand mystère et lui rendait compte de
bien des choses. Le roi le consultait sou-
vent sur ceux de ses actes qui pouvaient
être appréciés par la haute société de
Naples. D'après l'avis du baron, le lende-
main le bruit se répandit dans toute la
société de Naples qu'un jeune parent du
cardinal, qui logeait au palais archiépis-
copal, ayant ouï dire à sa grande terreur
que Don Gennarino était aussi adroit sur
les armes qu'à tous les autres exercices,
qu'il s'était déjà trouvé dans trois ren-
contres qui en général s'étaient terminées
d'une façon peu avantageuse pour ses ad-
versaires, et c'était par suite de ses ré-
flexions profondes sur les tristes vérités
énoncées plus haut que le jeune parent de
l'archevêque, dont le courage n'égalait pas
la haute naissance, après avoir eu la sus-
ceptibilité de se fâcher de l'emprunt des
43
chevaux, avait eu la prudence de déclarer
qu'ils appartenaient à son oncle.
Le soir du même jour, Don Gennarino
alla témoigner au cardinal tout le désespoir
qu'il aurait éprouvé si les chevaux s'étaient
trouvés lui appartenir.
Au bout de la semaine, le parent du car-
dinal, dont on sut le véritable nom, était
couvert de ridicule et fut obligé de quitter
Naples. Un mois après, Don Gennarino fut
fait sous-lieutenant au i*^' régiment des
grenadiers de la garde, et le roi, qui eut
l'air d'apprendre que sa fortune n'égalait
pas sa haute naissance, lui envoya trois
chevaux superbes, choisis dans ses haras.
Cette marque de faveur eut un éclat
singulier, car le roi Don Carlos, qui don-
nait beaucoup, passait pour avare grâce
aux bruits répandus par le clergé. Dans
cette occasion, l'archevêque fut puni des
faux bruits qu'il faisait courir; le peuple
crut qu'un gentilhomme d'une famille
44
assez pauvre, qui passait pour l'avoir bravé,
était si utile aux desseins secrets du roi
que ce prince sortait de son caractère au
point de lui envoyer en cadeau trois che-
vaux, de la plus rare beauté. Il se détachait
du cardinal comme d'un homme dans le
malheur.
L'archevêque, considérant que tous les
accidents qui pourraient arriver à Don
Gennarino ne pourraient qu'augmenter sa
célébrité, résolut d'attendre pour se venger
les occasions favorables ; mais comme cette
âme ardente ne pouvait vivre sans donner
une action quelconque au violent dépit
qui la dévorait, tous les confessionnaux
de Naples eurent ordre de répandre le bruit
qu'à l'époque de la bataille de Velletri le
roi était bien loin d'avoir fait preuve de
courage ; c'était le duc Vargas del Pardo
qui avait tout dirigé et qui, avec le carac-
tère violent et brusque qu'on lui connais-
sait, avait conduit le roi par force dans
45
les endroits périlleux où il avait paru.
Le roi, qui n'était pas un héros, fut extrê-
mement sensible à cette nouvelle calomnie,
qui eut un cours infini dans Naples. La
nouvelle faveur de Don Gennarino en parut
un instant ébranlée. Sans la mauvaise
plaisanterie d'emprunter des chevaux à un
inconnu sur la grande route du Vésuve, à
laquelle Don Gennarino avait eu l'impru-
dence de se livrer, personne n'eût eu l'idée
de rappeler les particularités de la bataille
de Velletri, que le roi avait le tort de rap-
peler un peu trop souvent dans ses allocu-
tions aux troupes.
Le roi avait ordonné au jeune sous-
lieulenant Don Gennarino d'aller visiter
son haras de *** et de lui faire connaître le
nombre de chevaux tout noirs qu'on pour-
rait en tirer pour un nouvel escadron de
chevau-légers de la reine qu'il formait
alors.
Les tempêtes domestiques que l'humeur
46
lenace de la princesse Dona Ferdinanda
avait causées dans la famille du prince d'A-
tella avaient mal disposé ce vieillard, déjà
fort irrité du manque d'état de ses trois
fils. L'histoire du diamant emprunté à son
écrin et non remplacé avait aussi laissé
beaucoup d'humeur à la princesse, et
comme elle supposait que son mari ne
serait pas fâché de faire croire à ses amis
du clergé qu'il avait la main forcée par la
faveur extraordinaire dont la jeune reine
poursuivait sa femme, et qu'il voulait tirer
parti de cet incident pour engager la prin-
cesse à solliciter de l'emploi pour ses trois
fils, la princesse profita de la première
visite du matin que lui fit Don Gennarino
au moment même où il apprit son pro-
chain départ pour le haras de ***, la prin-
cesse, disons-nous, qui avait un faible fort
réel, voyant que de plusieurs jours elle ne
le rencontrerait pas à la cour, se déclara
indisposée. Un de ses objets était aussi de
47
contrarier son mari qui, dans l'affaire de
la bague donnée par la reine, avait pris
une décision qui dans le fond n'était pas
en sa faveur : quoique la princesse eût
trente-deux ans, c'est-à-dire trente-six ans
de moins que son mari, elle pouvait encore
espérer d'inspirer du goût au jeune Don
Gennarino. Quoique un peu forte, elle était
encore jolie ; son caractère contribuait
surtout à lui continuer la réputation de
jeunesse ; elle était fort gaie, fort impru-
dente, fort passionnée à la moindre affaire
où il lui semblait que sa haute naissance
n'était pas assez ménagée.
Pendant les fêtes brillantes de l'hiver de
17^0, elle s'était vue toujours environnée à
la cour par tout ce qu'il y avait de plus
brillant dans la jeunesse de Naples. Elle
avait distingué surtout le jeune Don Genna-
rino, qui joignait à des manières fort nobles
et même un peu altières, à l'espagnole, la
figure la plus gracieuse et la plus gaie. Ses
48
manières Adves et familières, à la française,
semblaient surtout délicieuses à la princesse
Dona Ferdinanda chez un descendant d'une
des branches de la famille Médina Geli, qui
n'était transplantée à Naples que depuis
cent cinquante ans.
Gennarino avait les cheveux et les mous-
taches d'un beau blond et des yeux bleus fort
expressifs. La princesse était surtout char-
mée de cette nuance, qui lui semblait
une preuve évidente de la descendance
d'une famille gothe. Elle rappelait souvent
que déjà deux fois Don Gennarino, fidèle
surtout à l'audace et à la bravoure des
Goths, ses aïeux, avait été blessé par des
frères ou des époux appartenant à des fa^
milles dans le sein desquelles il avait porté
le désordre. Gennarino, rendu prudent par
ces petits accidents, n'adressait la parole
que fort rarement à la jeune Rosalinde,
quoique celle-ci fût sans cesse à côté de sa
belle-mère. Quoique Gennarino n'eût ja-
49
mais parlé à Rosalinde dans les moments
où sa belle-mère ne pouvait pas entendre
très distinctement ce qu'il lui disait, Rosa-
linde n'en était pas moins certaine qu'elle
était aimée de ce jeune homme, et Genna-
rino avait à peu près la même certitude
sur les sentiments qu'il inspirait à Ro-
salinde.
Il serait assez difficile de faire com-
prendre, au milieu de cette France qui
plaisante de tout, la profonde et religieuse
discrétion qui cachait tous les sentiments
dans ce royaume de Naples qui venait
d'être soumis pendant cent dix ans aux
caprices et à toute la tyrannie des vice-rois^
espagnols.
*
* #
Gennarino sentit vivement, en partant
pour le haras, le cruel malheur de ne pou-
voir adresser même un seul mot à Rosa-
linde. Non seulement il était jaloux du roi,
qui ne prenait aucun soin de cacher son
50
admiration pour elle, mais encore depuis
peu son extrême assiduité à la cour l'avait
mis à même de pénétrer un secret fort
bien gardé : ce même duc Vargas del
Pardo, qui autrefois avait été si utile à
Don Carlos le jour de la bataille de Vel-
letri, s'était imaginé que la faveur toute-
puissante dont il jouissait à la cour et son
énorme fortune de deux cent mille piastres
de rente pouvaient faire oublier à une
jeune fille ses soixante-huit ans et la brus-
querie originale de son caractère. Il avait
formé le projet de demander au prince
d'Atella la main de sa fille, il offrirait de se
charger de la fortune de ses trois beaux-
frères. Le duc. fort soupçonneux, comme il
convient à un vieux Espagnol, n'était arrêté
que par l'amour du roi, dont il ne con-
naissait pas exactement toute la portée.
Don Carlos sacrifierait-il une fantaisie à
l'idée de se brouiller à jamais avec un
favori qui l'aidait à porter tout le poids des
51
affaires, et auquel jusqu'ici il n'avait pas
hésité un instant de sacrifier tous les mi-
nistres qui avaient choqué l'orgueil de Var-
gas ? ou bien ce prince, vaincu par la
mélancolie douce, mêlée pourtant à quelque
gaieté, qui formait le caractère de Rosalinde,
avait-il enfin rencontré une vraie passion P
Ce fut cette incertitude sur l'amour du
roi et sur celui du duc del Pardo qui
jetèrent Gennarino, voyageant pour se
rendre au haras, dans un chagrin tel qu'il
n'avait jamais rien éprouvé de semblable.
Alors, seulement, il tomba dans toutes les
incertitudes des vraies passions ; à peine
eut-il été trois jours sans voir Rosalinde qu'il
lui arriva de douter d'une chose dont il se
croyait si sûr à Naples : l'émotion qu'il
croyait lire dans les yeux de Rosalinde
lorsqu'elle venait à l'apercevoir, et la
contrariété évidente qui la saisissait lorsque
sa belle-mère donnait des marques trop
claires de son goût violent pour Gennarino.
5^
Le jeune Gennarino avait été assez adroit
pour persuader à la princesse d'Atella que
c'était à elle que s'adressaient ses hom-
mages; mais, dans le fait, il était amoureux
de la jeune Rosalinde, et, qui plus est, ja-
loux. Ce même duc Vargas del Pardo, qui
autrefois avait été si utile à Don Carlos
dans la nuit qui précéda la bataille de Vel-
letri et qui maintenant jouissait de la plus
haute faveur auprès de ce jeune roi, avait
été touché des grâces naïves de la jeune
Rosalinde d'Atella, et surtout de l'air simple
et de bonne foi qui brillait dans son regard.
Il lui avait fait une cour majestueuse,
comme il convient à un homme qui est
trois fois grand d'Espagne, Mais il prenait
du tabac et portait perruque ; ce sont préci-
sément les deux grands sujets d'horreur
pour les jeunes filles de Naples et, quoique
Rosalinde eût une dot de vingt mille francs
peut-être et n'eût dans la vie d'autre per-
spective que d'entrer au noble couvent de
53
San Petite, situé dans la partie la plus
élevée de-la rue de Tolède, alors à la mode,
et qui servait de tombeau aux jeunes filles
de la plus haute noblesse, elle ne put jamais
se résoudre à comprendre les regards pas-
sionnés du duc del Pardo. Au contraire,
elle comprenait fort bien les yeux que lui
faisait Don Gennarino dans les moments où
il n'était pas observé par la princesse
d'Atella; il n'était même pas sûr que la
jeune Rosalinde ne répondît point quelque-
fois aux regards de Gennarino .
A la vérité, cet amour n'avait pas le sens
commun ; à la vérité, la maison de Las
Flores marquait parmi les plus nobles ;
mais le vieux duc de ce nom, père de
Don Gennarino, avait trois fils et, suivant
l'usage du pays, il s'était arrangé de façon
que l'aîné eût quinze mille ducats de
rente (environ cinquante mille francs),
tandis que les deux cadets devaient se
contenter d'une pension de vingt ducats par
54
mois avec un logement dans les palais à la
ville et à la campagne. Sans être précisé-
ment d'accord, Don Gennarino et la jeune
Rosalinde employaient toute leur adresse à
dérober leurs sentiments à la princesse
d'Atella : sa coquetterie n'eût jamais par-
donné au jeune marquis les fausses idées
qu'elle s'était formées.
Le vieux général, son mari, fut plus clair-
voyant qu'elle; à la dernière fête donnée
cet hiver-là par le roi Don Carlos, il comprit
fort bien que Don Gennarino, déjà célèbre
par plus d'une aventure, avait entrepris de
plaire à sa femme ou à sa fille; l'un lui
convenait aussi peu que l'autre.
Le lendemain, après le déjeuner, il or-
donna à sa fille Rosalinde de monter en
voiture avec lui et, sans lui adresser une
seule parole, la conduisit au noble couvent
de San Petito. C'est à ce couvent, alors fort
à la mode, qu'appartient cette façade magni-
fique que l'on voit à gauche dans la partie
55
la plus élevée de la rue de Tolède près le
magnifique palais des Studi. Ces murs,
d'une immense étendue, que l'on côtoie si
longtemps lorsque l'on se promène dans la
plaine du Vomero, au-dessus de l'Arenella,
n'ont d'autre objet que d'éloigner les yeux
profanes des jardins de San Petito.
Le prince n'ouvrit la bouche que pour
présenter sa fille à sa sœur, la sévère
Dona ***. Il dit à la jeune Rosalinde, comme
un renseignement qu'il lui donnait par
complaisance et dont elle devait lui savoir
gré, qu'elle ne sortirait plus du couvent de
San Petito qu'une fois dans sa vie, la veille
du jour ou elle ferait profession.
Rosalinde ne fut point étonnée de tout ce
qui lui arrivait, elle savait bien qu'à moins
d'un miracle elle ne devait pas s'attendre à
se marier, et dans ce moment elle eût eu
horreur d'épouser le duc Vargas del Pardo.
D'ailleurs, elle avait passé plusieurs années
pensionnaire dans ce couvent de San Petito
56
où on la ramenait en ce moment, et tous
les souvenirs qu'elle en avait gardés étaient
gais et amusants. Le premier jour, elle ne
fut donc point trop affligée de son état ;
mais dès le lendemain, elle sentit qu'elle ne
reverrait jamais le jeune Don Gennarino et,
malgré tout l'enfantillage de son âge, cette
idée commença à l'affliger profondément.
D'enjouée et d'étourdie qu'elle était, en
moins de quinze jours elle put compter
parmi les filles les moins résignées et les
plus tristes du couvent. Vingt fois par jour
peut-être elle pensait à ce Don Gennarino
qu'elle ne devait plus revoir, tandis que
lorsqu'elle était dans le palais de son père,
l'idée de cet aimable jeune homme ne lui
apparaissait qu'une ou deux fois par jour.
Trois semaines après son arrivée au cou-
vent, il lui arriva, à la prière du soir, de
réciter sans faute les litanies de la Vierge,
et la maîtresse des novices lui donna pour
le lendemain la permission de monter pour
57
la première fois au belvédère : c'est ainsi
qu'on appelle cette immense galerie que les
religieuses ornent à l'envi de dorures et de
tableaux et qui occupe la partie supérieure
du côté de la façade du couvent de San
Petito qui donne sur la rue de Tolède.
Rosalinde fut enchantée de revoir cette
double file de belles voitures qui, à l'heure
du cours, occupaient cette partie supérieure
de la rue de Tolède. Elle reconnut la plu-
part des voitures et des dames qui les occu-
paient. Cette vue l'amusait et l'affligeait à la
fois.
Mais comment peindre le trouble qui
s'empara de son âme lorsqu'elle reconnut
un jeune homme arrêté sous une porte
cochère, agitant avec une sorte d'affectation
un bouquet de fleurs magnifiques? C'était
Don Gennarino, qui, depuis que Rosalinde
avait été enlevée au monde, venait tous les
jours en ce lieu dans l'espoir qu'elle paraî-
trait au belvédère des nobles religieuses et
58
comme il savait qu'elle aimait beaucoup les
fleurs, pour attirer ses regards et se faire
remarquer d'elle, il avait soin de se munir
d'un bouquet des fleurs les plus rares.
Don Gennarino éprouva un mouvement
de joie marqué lorsqu'il se vit reconnu;
bientôt, il lui fit des signes auxquels Rosa-
linde se garda bien de répondre ; puis elle
réfléchit que, d'après la règle de saint Be-
noît que l'on suit dans le couvent de San
Petito, il pourrait bien se passer quelques
semaines avant qu'on ne lui permît de
reparaître au belvédère. Elle y avait trouvé
une foule de religieuses fort gaies; toutes, ou
presque toutes, faisaient des signes à leurs
amis, et ces dames paraissaient assez em-
barrassées de la présence de cette jeune
fille en voile blanc qui pouvait être étonnée
de cette attitude peu religieuse et en parler
au dehors. 11 faut savoir qu'à Naples, dès la
première enfance, les jeunes filles ont l'ha-
bitude de parler avec les doigts, dont les
59
diverses positions forment les lettres. On
les voit ainsi, dans les salons, discourir en
silence avec un jeune homme arrêté à
vingt pas d'elles, pendant que leurs parents
font la conversation à haute voix
Gennarino tremblait que la vocation de
Rosalinde ne fût sincère. Il s'était retiré un
peu en arrière, gous la porte cochère, et de
là il lui disait avec le langage des enfants :
— Depuis que je ne vous vois plus, je
suis malheureux. Dans le couvent, êtes- vous
heureuse? Avez- vous la liberté de venir
souvent au belvédère? Aimez- vous toujours
les fleurs ?
Rosalinde le regardait fixement, mais
ne répondait pas. Tout à coup, elle dis-
parut, soit qu'elle eût été appelée par la
maîtresse des novices, soit qu'elle eût été
offensée du peu de mots que Don Gennarino
lui avait adressés. Celui-ci resta fort affligé.
Il monta dans ce joli bois qui domine
Naples et qu'on appelle l'Arenella. Là s'étend
60
le mur d'enceinte de l'immense jardin du
couvent de San Petito. En continuant sa
promenade mélancolique, il arriva à la
plaine du Vomero, qui domine Naples et la
mer; il alla jusqu'à une lieue de là, au
magnifique château du duc Vargas del
Pardo. Ce château était une forteresse du
moyen âge, aux murs noirs et crénelés;
il était célèbre dans Naples par son aspect
sombre et par la manie qu'avait le duc de
s'y faire servir uniquement par des domes-
tiques venus d'Espagne, et tous aussi âgés
que lui. Il disait que, quand il était en ce
lieu, il se croyait en Espagne, et, pour
augmenter l'illusion, il avait fait couper
tous les arbres d'alentour. Toutes les fois
que son service auprès du roi le lui per-
mettait, le duc venait prendre l'air dans
son château de San Nicola.
Cet édifice sombre augmenta encore la
tristesse de Don Gennarino. Comme il s'en
revenait, suivant tristement l'enceinte du
61
jardin de San Pelito, une idée le saisit :
— Sans doute elle aime encore les fleurs, se
dit-il; les religieuses doivent en faire cul-
tiver dans cet immense jardin ; il doit y
avoir des jardiniers, il faut que je parvienne
à les connaître.
Dans ce lieu fort désert, il y avait une
petite osteria (cabaret) ; il y entra ; mais il
n'avait pas songé, au milieu de l'ardeur que
lui donna son idée, que ses habits étaient
beaucoup trop magnifiques pour ce lieu, et
il vit avec chagrin que sa présence excitait
une surprise mêlée de beaucoup de défiance ;
alors, il feignit une grande fatigue, il se fit
bon enfant avec les maîtres de la maison
et les gens du peuple qui vinrent boire
quelques brocs de vin. Ses manières ou-
vertes lui firent pardonner ses vêtements
un peu trop riches pour la circonstance.
Gennarino ne dédaigna point de boire, avec
l'hôte et les amis de l'hôte, les vins un peu
plus fins qu'il faisait venir. Enfin, après
62
une heure de travail, il vit que sa présence
n'effarouchait plus. On se mit à plaisanter
sur les nobles religieuses de San Petito et
sur les visites que quelques-unes d'entre
elles recevaient par-dessus les murs du
jardin.
Gennarino s'assura qu'une telle chose,
dont on parlait beaucoup à Naples, existait
en effet. Ces bons paysans du Vomero en
plaisantaient, mais ne s'en montraient
point trop scandalisés.
— Ces pauvres jeunes filles ne viennent
pas là par vocation, comme dit notre curé,
mais bien parce qu'on les chasse du palais
de leurs pères pour tout donner à leur frère
aîné; il est donc bien naturel qu'elles cher-
chent à s'amuser. Mais c'est ce qui est
devenu bien difficile sous l'abbesse actuelle,
Madame Angela Maria, des marquis deCastro
Pignano, qui s'est mis dans la tête de faire
la cour au roi et de faire entrer la couronne
ducale dans la famille de son neveu en tour-
63
mentant ces pauvres filles, qui de leur vie
n'ont songé sérieusement à faire des vœux
à Dieu et à la Madone. C'est un plaisir de
voir la gaieté avec laquelle elles courent
dans le jardin; on dirait que ce sont de
vraies pensionnaires et non pas des reli-
gieuses que l'on oblige à des vœux sérieux,
et qui les damneront si elles ne songent
uniquement à les remplir. Dernièrement,
pour honorer leur grande noblesse, l'arche-
vêque de Naples vient encore de leur obtenir
de la cour de Rome le privilège de faire des
vœux à seize ans au lieu de dix-sept, et il y
a eu de grandes réjouissances dans le cou-
vent au sujet de l'insigne honneur que ce
privilège fait à ces pauvres petites.
— Mais vous parlez du jardin, dit Gen-
narino ; il me semble bien petit.
— Gomment, petit? s'écria-t-on de toutes
parts ; on voit bien que vous n'y avez >
jamais regardé : il y a plus de trente
arpents, et maestro Beppo, le jardinier en
64
chef, a quelquefois plus de douze ouvriers
à sa solde.
— Et ce jardinier en chef sera quelque
beau jeune homme? s'écria Don Gennarino
en riant.
— Vous connaissez bien l'abbesse de Cas-
tro Pignano 1 s'écria-t-on de toutes parts.
Elle serait bien femme à souffrir de tels abus !
Le seigneur Beppo a dû prouver qu'il avait
soixante-dix ans; il sortait de chez le mar-
quis de Las Flores, qui a ce beau jardin
à Ceri.
Gennarino sauta de joie.
— Qu'avez-vous donc? lui dirent ses
nouveaux amis.
— Ce n'est rien ; je suis si fatigué !
Il avait reconnu dans le seigneur Beppo
un ancien jardinier de son père. 11 s'enquit
adroitement pendant le reste de la soirée
du logement de ce seigneur Beppo, jardi-
nier en chef, et de la façon dont on pouvait
le voir.
65
Il le vit en effet dès le lendemain; le
vieux jardinier pleura de joie en recon-
naissant le cadet des enfants de son maître,
le marquis de Las Flores, qu'il avait si
souvent porté dans ses bras. Gennarino se
plaignit de l'avarice de son père et fit en-
tendre que cent ducats le tireraient d'un
embarras extrême.
Deux jours après, la novice Rosalinde,
que maintenant on appelait la sœur Sco-
lastique, se promenait seule dans le beau
parterre situé sur la droite du jardin; le
vieux Beppo s'approcha d'elle :
— J'ai bien connu, lui dit le jardinier, la
noble famille des princes d'Atella. Dans
ma jeunesse je fus employé dans leur jar-
din, et, si mademoiselle veut le permettre,
je lui donnerai une belle rose que j'ai là,
enveloppée dans des feuilles de vigne, mais
c'est sous la condition que mademoiselle
voudra bien ne l'ouvrir que lorsqu'elle sera
chez elle, et seule.
66
Rosalinde prit la rose sans presque re-
mercier; elle la mit dans son sein et s'ache-
mina pensive vers sa cellule. Comme elle
était fille de prince destinée à devenir une
religieuse de première classe, cette cellule
était composée de trois pièces. A peine
entrée, Rosalinde alluma sa lampe; elle
voulut prendre la belle rose qu'elle avait
cachée dans son sein, mais le calice de la
fleur lui resta dans la main en se détachant
de la tige et au milieu de la fleur, caché
sous les feuilles, elle trouva le billet sui-
vant ; son cœur battit avec force, mais elle
ne se fit aucun scrupule de le lire :
« Je suis bien peu riche, ainsi que vous,
belle Rosalinde ; car si l'on vous sacrifie à
l'établissement de vos frères, moi aussi,
comme vous n'ignorez pas peut-être, je ne
suis que le troisième fils du marquis de
Las Flores. Depuis que je vous ai perdue, le
roi m'a fait cornette dans sa garde, et à
cette occasion mon père m'a déclaré que
67
moi, mes gens et mes chevaux nous serions
logés et nourris au palais de la famille,
mais que du reste je devais songer à vivre
avec la pension de dix ducats par mois
qui, dans notre famille, a toujours été
donnée aux cadets.
)) Ainsi, chère Rosalinde, nous sommes
aussi pauvres et aussi déshérités l'un que
l'autre. Mais pensez-vous qu'il soit indis-
pensable et de notre devoir étroit d'être
malheureux toute notre vie? La position
désespérée où l'on nous place me donne la
hardiesse de vous dire que nous nous ai-
mons et que la cruelle avarice de nos
parents ne doit point avoir une complice
dans nos volontés. Je finirai par vous
épouser, un homme de ma naissance trou-
vera bien les moyens de vivre. Je ne crains
au monde que votre extrême piété. En
entretenant une correspondance avec
moi, gardez- vous bien de vous considérer
comme une religieuse infidèle à ses vœux ;
68
bien loin de là : vous êtes une jeune femme
que l'on veut séparer du mari que son
cœur a choisi. Daignez avoir du courage,
et surtout ne pas vous irriter contre moi ;
je n'ai point envers vous une hardiesse
inconvenante, mais mon cœur est navré
par la possibilité de passer quinze jours
sans vous voir, et j'ai de l'amour. Dans les
fêtes où nous nous rencontrions dans ces
temps heureux de ma vie, le respect
m'eût empêché de donner à mes sentiments
un langage aussi franc, mais qui sait si
j'aurai l'occasion de vous écrire une se-
conde lettre? Ma cousine, la sœur ***, que
je vais voir aussi souvent que je le puis,
m'a dit qu'il se passera peut-être quinze
jours avant que vous ayez la permission de
remonter au belvédère. Tous les jours je
serai, à la même heure, dans la rue de
Tolède, peut-être déguisé, car je puis être
reconnu et plaisanté par mes nouveaux ca-
marades les officiers du régiment des gardes.
69
» Si vous saviez comme ma vie est dif-
férente et désagréable depuis que je vous
ai perdue ! Je n'ai dansé qu'une fois, et
encore parce que la princesse d'Atella est
venue me chercher jusqu'à ma place.
)) Notre pauvreté fait que nous aurons
besoin de tout le monde ; soyez très polie,
et même affectueuse, avec tous les gens de
service : le vieux jardinier Beppo m'a été
utile uniquement parce qu'il a été em-
ployé vingt ans de suite dans les jardins
de mon père, à Ceri,
» N'aurez-vous point horreur de ce que
je vais vous dire? Sur le bord de la mer,
dans les Calabres, à quatre-vingts lieues
de Naples, ma mère possède une terre qui
est affermée six cents ducats. Ma mère a de
la tendresse pour moi et, si je le lui de-
mandais bien sérieusement, elle ferait en
sorte que l'intendant de la maison m'affer-
merait cette terre moyennant la même
somme de six cents ducats par an. Comme
70
l'on m'annonce une pension de cent vingt
ducats, je n'aurais donc à payer chaque
année que quatre cent quatre-vingts ducats,
et nous ferions les bénéfices du fermier. Il
est vrai que, comme cette résolution serait
considérée comme peu honorable, je serais
obligé de prendre le nom de cette terre,
qui s'appelle ***.
» Mais je n'ose continuer. L'idée que je
viens de vous laisser entrevoir vous choque
peut-être : quoi donc ! quitter pour jamais
le séjour de la noble ville de Naples? Je
suis un téméraire même d'y penser. Con-
sidérez toutefois que je puis aussi espérer
la mort d'un de mes frères aînés.
» Adieu, chère Rosalinde. Vous me trou-
verez peut-être bien sérieux : vous n'avez
pas d'idée des réflexions qui me passent
par la tête depuis trois semaines que je vis
loin de vous, il me semble que ce n'est pas
vivre. Dans tous les cas, pardonnez-moi
mes folies. »
71
Rosalinde ne répondit point à cette pre-
mière lettre, qui fut suivie de plusieurs
autres. La plus grande faveur que dans ce
temps elle accorda à Gennarino fut de lui
envoyer une fleur par le vieux Beppo, qui
était devenu l'ami de la soeur Scolastique,
peut-être parce qu'il avait toujours à lui
raconter quelque trait de la première jeu-
nesse de Gennarino.
Celui-ci passait sa vie à errer autour des
murs du couvent, il n'allait plus dans le
monde ; on ne le voyait à la cour que lors-
qu'il était sous les armes, sa vie était fort
triste, et il n'eut pas besoin de beaucoup
exagérer pour persuader à la sœur Scolas-
tique qu'il désirait la mort.
11 était tellement malheureux par cet
amour étrange qui s'était emparé de son
cœur qu'il osa écrire à son amie que cet
entretien si froid par écrit ne lui procurait
plus aucun bonheur. Il avait besoin de
l'entretenir de vive voix et d'obtenir à Tins-
72
tant même les réponses à mille choses qu'il
avait à lui dire. Il proposait à son
amie de se venir placer dans le jardin du
couvent, sous la fenêtre, accompagné de
Beppo.
Après bien des sollicitations, Rosalinde
fut attendrie : il fut admis dans le jardin.
Ces entrevues eurent un tel charme pour
les amants qu'elles se renouvelèrent bien
plus souvent que la prudence ne le permet-
tait. La présence du vieux Beppo fut trou-
vée inutile ; il laissait ouvert le guichet de
la porte de service du jardin, et Gennarino
fermait ce guichet en sortant.
Suivant un usage établi par saint Benoît
lui-même, dans un siècle de trouble et oii
chacun était obligé de se garder, à trois
heures du matin, au moment où les reli-
gieuses se rendaient au chœur pour chanter
les matines, elles devaient faire une ronde
dans les cours et jardins du monastère.
Voici comment cet usage était suivi au
73
couvent de San Petite : les religieuses nobles
ne se levaient point à trois heures du
matin, mais payaient de pauvres filles qui
en leur place chantaient les matines, tandis
qu'on ouvrait la porte d'une petite maison
située dans le jardin et oij logeaient trois
vieux soldats, âgés de plus de soixante-dix
ans. Ces soldats, bien armés, étaient
censés se promener dans les jardins et y
lançaient plusieurs gros chiens qui restaient
enchaînés toute la journée.
D'ordinaire, ces visites se passaient fort
tranquillement ; mais une belle nuit, les
chiens firent un tel tapage que tout le cou-
vent eut peur. Les soldats, qui s'étaient
recouchés après avoir lâché les chiens,
accoururent en toute hâte pour faire preuve
de présence, et lâchèrent plusieurs coups
de fusil. L'abbesse eut peur pour le duché
de sa famille.
C'était Gennarino qui s'était oublié en
faisant la conversation sous la fenêtre de
74
Rosalinde ; il eut assez de peine à échapper,
mais il était suivi de si près par les chiens
furieux qu'il ne put fermer la porte, et le
lendemain l'abbesse Angela Custode fut
profondément scandalisée en apprenant que
les chiens du couvent avaient parcouru
tous les bois de l'Arenella et une partie de
la plaine du Vomero. Il était évident pour
elle que la porte du jardin s'était trouvée
ouverte au moment du grand bruit qu'a-
vaient fait les chiens.
Soigneuse de l'honneur du couvent, l'ab-
besse dit que des voleurs s'étaient introduits
dans le jardin par la négligence des vieux
gardiens, qu'elle chassa et remplaça par
d'autres, ce qui causa une sorte de révolu-
tion dans le couvent, car plusieurs reli-
gieuses se plaignirent de cette mesure
tyrannique.
Ce jardin n'était point solitaire la nuit ;
mais l'on se contentait d'y passer et l'on
n'y séjournait point ; le seul Don Gennarino,
75
trop amoureux pour demander à sa maî-
tresse de monter chez elle, avait été sur le
point de compromettre toutes les amours
du couvent. Dès le lendemain matin cepen-
dant, il lui fit parvenir une longue lettre :
il sollicitait la permission de monter chez
elle, mais il ne put l'obtenir qu'après que
Rosalinde eut inventé un moyen de rendre
moins cruelles les réclamations de sa
conscience.
Comme nous l'avons dit, sa cellule,
comme celle de toutes les filles de prince
destinées à devenir des religieuses nobles de
première classe, était composée de trois
pièces. La dernière de ces trois pièces,
dans laquelle on n'entrait jamais, n'était
séparée d'un magasin de lingerie que par
une simple cloison en bois, Gennarino
parvint à déplacer un des panneaux de
cette cloison d'un pied de large à peu
près et d'une hauteur pareille; presque
toutes les nuits, après s'être introduit dans
76
le couvent par le jardin, il passait la tête
par cette sorte de fenêtre et avait de longs
entretiens avec son amie.
Ce bonheur durait depuis longtemps, et
déjà Gennarino sollicitait d'autres faveurs,
lorsque deux religieuses, déjà d'un certain
âge, et qui recevaient aussi leurs amants
parle jardin, furent frappées de la bonne
mine du jeune marquis et résolurent de
l'enlever à cette petite novice insignifiante.
Ces dames parlèrent à Gennarino et, pour
donner une couleur honnête à la conversa-
tion, commencèrent à lui faire des reproches
sur sa façon de s'introduire dans le jardin
et dans la sainte clôture d'un couvent de
filles.
A peine Gennarino eut-il compris leurs
prétentions qu'il leur déclara qu'il ne fai-
sait pas l'amour par pénitence, mais pour
s'amuser, et qu'ainsi il les priait de le lais-
ser à ses affaires.
Cette réponse, fort malhonnête, et que
77
dans les mêmes lieux l'on ne se permettrait
plus aujourd'hui, alluma une fureur telle-
ment aveugle chez les deux religieuses
âgées que, malgré l'heure indue, — il était
alors près de deux heures du matin, —
elles n'hésitèrent pas à aller réveiller l'ab-
besse.
Par bonheur pour le jeune marquis, les
religieuses dénonciatrices ne l'avaient pas
reconnu ; l'abbesse était sa grand' tante,
sœur cadette de son grand-père; mais, pas-
sionnée pour la gloire et l'avancement de
sa maison, comme elle savait que le jeune
roi Charles 111 était un courageux et sévère
partisan de la règle, elle eût dénoncé au
prince, son neveu, les dangereuses folies de
Gennarino qui, probablement, eût reçu
du service en Espagne, ou du moins en
Sicile.
Les deux religieuses eurent beaucoup de
peine à parvenir jusqu'à l'abbesse et à la
réveiller; mais, aussitôt que cette abbesse
78
dévote et zélée eut compris de quel crime
effroyable il était question, elle courut à la
cellule de la sœur Scolastique.
Gennarino n'avait rien dit à son amie de
sa rencontre avec les deux religieuses âgées,
et il était à s'entretenir tranquillement avec
elle dans la pièce qui touchait à la lingerie,
lorsque Scolastique et lui entendirent ou-
vrir avec fracas la chambre à coucher de ce
petit appartement.
Les deux amants n'étaient éclairés que
par la lumière incertaine des étoiles; leurs
yeux furent tout à coup éblouis par la vive
clarté de huit à dix lampes éclatantes que
l'on portait à la suite de l'abbesse.
Gennarino savait, comme tout le monde
à Naples, à quels périls extrêmes était
exposée une religieuse ou une simple novice
convaincue d'avoir reçu un homme dans
ce petit appartement qu'on appelait sa
cellule. Il n'hésita pas à sauter dans le jardin
par la fenêtre fort élevée de la lingerie.
79
Le crime était évident, Scolastique ne
disait rien pour se justifier ; l'abbesse
Angela Custode l'interrogea sur-le-champ.
L'abbesse, grande fille sèche et pâle de qua-
rante ans et appartenant à la plus haute
noblesse du royaume, avait toutes les qua-
lités morales qu'annoncent ces diverses
circonstances. Elle avait tout le courage
nécessaire pour faire exécuter les sévérités
de la règle, surtout depuis que le jeune roi,
qui avait deviné son métier de roi absolu,
avait déclaré hautement qu'en toutes choses
il voulait la règlCy et la règle dans toute son
exactitude ; enfin l'abbesse Angela Custode
appartenait à la famille de Castro Pignano,
ennemie de celle du prince d'Atella depuis
le roi duc d'Anjou, frère de saint Louis.
La pauvre Scolastique, surprise au milieu
de la nuit par tout ce monde, par toutes ces
lumières, parlant dans sa chambre avec un
jeune homme, se cachait la figure avec les
mains et était tellement pénétrée de honte
80
qu'elle ne songeait pas à faire observer
dans ce premier moment, si décisif pour
elle, les choses qui pouvaient être de la plus
grande importance.
Le peu de mots qu'elle dit lui était tout à
fait défavorable; elle répéta deux fois :
— Mais ce jeune homme est mon époux!
Ce mot, qui donnait à penser des choses
qui n'étaient point, réjouit beaucoup les
deux religieuses dénonciatrices, et ce fut
l'abbesse qui, par esprit de justice, fit remar-
quer que, d'après la disposition des lieux,
le libertin maudit qui avait osé violer la
clôture du couvent ne se trouvait pas du
moins dans lu même chambre que la novice
égarée. Il s'était introduit seulement dans
un des magasins de la lingerie, il avait en
levé une planche de la cloison en bois qui
séparait ce magasin de la chambre de la
novice Scolastique ; sans doute il parlait
avec elle, mais il ne s'était point introduit
chez elle, puisqu'au moment où il avait été
81
surpris et où l'on avait pénétré dans la
seconde chambre de la cellule de Scolastique,
on avait aperçu le libertin dans le magasin
de la lingerie et que c'est de là qu'il s'était
enfui.
La pauvre Scolastique s'était si fort aban-
donnée elle-même, qu'elle se laissa conduire
dans une prison presque tout à fait souter-
raine et dépendant de l'in pace de ce noble
couvent, lequel est creusé dans la roche
assez tendre sur laquelle on voit s'élever
aujourd'hui le magnifique bâtiment des
Studi. On ne devait placer dans cette pri-
son que les religieuses ou novices condam-
nées ou surprises en flagrant délit atroce.
Cette condition était gravée au-dessus de
l'in pace.
Ce n'était point le cas de la novice Scolas-
tique. L'abus que l'on commettait n'échappa
pointa l'abbesse, mais on croyait que le roi
aimait la sévérité, et l'abbesse songeait au
duché de sa famille. Elle pensa qu'elle
82
avait assez fait en faveur de la jeune fille
en faisant observer qu'elle n'avait point
admis précisément dans sa chambre l'af-
freux libertin qui avait cherché à désho-
norer le noble couvent.
Scoiastique, laissée seule dans une petite
chambre creusée dans le roc, à cinq ou six
pieds seulement au-dessus du niveau de la
place voisine, que l'on avait établie en
creusant un peu dans la roche tendre, se
trouva soulagée d'un grand poids quand
elle se vit seule et délivrée de ces lampes
éclatantes qui, en éblouissant ses yeux,
semblaient lui reprocher sa honte.
— Et dans le fait, se disait-elle, laquelle
de ces religieuses si altières a le droit de se
montrer si sévère à mon égard? J'ai reçu
la nuit, mais jamais dans ma chambre, un
jeune homme que j'aime, et que j'espère
épouser. Le bruit public prétend que beau-
coup de ces dames, qui se sont liées envers
le ciel par des vœux, reçoivent des visites
83
la nuit; et depuis que je suis dans ce
couvent, j'ai entrevu des choses qui me
font penser comme le public.
« Ces dames disent publiquement que
San Petito n'est point un couvent comme
l'entend le saint concile de Trente, un lieu
d'abstinence et d'abnégation; c'est tout
simplement une retraite décente dans
laquelle on peut faire vivre avec économie
de pauvres filles de haute naissance qui
ont le malheur d'avoir des frères. On ne
leur demande ni abstinence, ni abnégation,
ni malheurs intérieurs qui viendraient
aggraver gratuitement le malheur d'être
sans fortune. Quant à moi, à la vérité, je
suis arrivée ici avec l'intention d'obéir à
mes parents, mais bientôt Gennarino m'a
aimée, je l'ai aimé, et, quoique fort pauvres
l'un et l'autre, nous avons pensé à nous
marier et à aller vivre dans une petite
campagne à vingt lieues de Naples, sur les
bords de la mer au delà de Salerne. Sa
84
mère lui a dit qu'elle lui ferait donner la
ferme de cette petite terre, qui ne rapporte
que cinq cents ducats à la famille. Sa pension
comme cadet est de quarante ducats par
mois ; on ne pourra guère me refuser, une
fois mariée, la pension que ma famille
m'accorde ici pour se débarrasser de moi ;
et, sortie d'un procès, ce sont encore dix
ducats par mois. Vingt fois nous avons fait
nos calculs; avec toutes ces petites sommes,
nous pouvons vivre, sans gens à notre
livrée, mais fort bien, avec tout ce qui est
nécessaire à la vie physique. Toute la
difficulté consiste à obtenir de l'humeur
altière de nos parents qu'ils nous laissent
vivre comme de simples bourgeois. Gen-
narino pense qu'il suffira, pour tout
aplanir, de prendre un nom étranger à la
famille du duc son père. »
Ces idées, et d'autres du même genre,
vinrent au secours delà pauvre Scolastique.
Mais les religieuses, au nombre de près de
85
cent cinquante, qui remplissaient ce couvent,
considéraient la surprise qui venait d'être
opérée la nuit précédente comme très avan-
tageuse pour la gloire du couvent. Tout
Naples prétendait que ces dames recevaient
la nuit leurs amis particuliers ; eh bien,
l'on avait ici une jeune fille d'une haute
naissance qui ne savait pas se défendre et
que l'on pourrait condamner suivant toute
la sévérité de la règle. La seule précaution à
prendre était de ne lui laisser aiicune com-
munication avec sa famille pendant toute
la durée de la procédure. Quand viendrait
ensuite l'époque du jugement, la famille
aurait beau faire, elle ne pourrait guère
empêcher l'application d'une peine sévère
qui relèverait dans Naples et dans tout le
royaume la réputation un peu attaquée du
noble couvent.
L'abbesse Angela Custode assembla le
chapitre, composé de sept religieuses élues
par toutes les religieuses parmi celles
86
d'entre elles âgées de plus de soixante-dix
ans. La sœur Scolastique refusa de nouveau
de répondre ; on l'envoya dans une chambre
dont la fenêtre unique donnait contre un
mur élevé. Là, elle fut obligée à un silence
absolu et gardée à vue par deux sœurs
converses.
L'étrange accident survenu dans le cou-
vent de San Petito, où toutes les grandes
familles de Naples avaient des parents, fut
bientôt public. L'archevêque demanda un
rapport à l'abbesse, qui raconta les choses
en les atténuant, afin de ne pas compro-
mettre le noble couvent.
Gomme la famille du prince d'Atella tou-
chait à tout ce qu'il y avait de plus grand
dans le royaume, l'archevêque, qui pouvait
renvoyer le procès à sa cour archiépiscopale
{curia archivescovile), crut devoir aller
prendre les ordres du roi. Ce prince, ami
de l'ordre, devint furieux au récit que lui
fit l'archevêque ; et l'on a remarqué depuis
87
que le duc Vargas del Pardo, qui se trouvait
présent lors de l'audience accordée à l'arche-
vêque, entendant parler des déportements
d'une religieuse nommée Dona Scolastica,
à lui inconnue, conseilla au jeune prince
une grande sévérité.
— Que Votre Majesté se rappelle toujours
que qui ne craint pas Dieu ne craint pas
son roi !
A son retour du palais, l'archevêque
saisit son tribunal archiépiscopal de cette
triste cause. Un vicaire général, deux fiscaux
et un secrétaire appartenant à ce tribunal
entrèrent au couvent de San Petito pour
procéder à l'interrogatoire et à l'instruction
du procès. Jamais ces messieurs ne purent
obtenir de la sœur Scolastique d'autre
réponse que celle-ci :
— U n'y a pas de mal dans mon action,
elle est innocente. Je ne pourrai jamais
dire que cela, et je ne dirai que cela.
Après tous les délais prescrits par la loi
88
et encore prolongés par la faveur de
l'abbesse qui, vers la fin du procès, eût
voulu à tout prix éviter ce scandale à son
couvent, le tribunal archiépiscopal, consi-
dérant qu'il n'y avait pas de corps de délit,
c'est-à-dire que les témoins n'avaient pas vu
dans la même chambre la sœur Scolastique
et un homme, mais seulement un homme
s'enfuyant d'une pièce voisine et séparée,
cette sœur fut condamnée à être déposée
dans l'in pace jusqu'à ce qu'elle fasse con-
naître le nom de l'homme qui se trouvait
dans la pièce voisine et avec lequel elle
s'entretenait.
Le lendemain, lorsque Scolastique parut
pour subir un premier jugement devant les
Anciennes, présidées par l'abbesse, celle-ci
parut avoir une toute autre idée de l'affaire.
Elle pensait qu'il serait dangereux pour le
couvent d'entretenir un public malin de ces
désordres intérieurs. Ce public dirait :
Vous punissez une intrigue qui a été mala-
89
droite, et nous savons qu'il en existe des
centaines d'autres. Puisque nous avons
affaire à un jeune roi qui prétend avoir du
caractère et vouloir faire exécuter les lois,
chose que l'on ne vit jamais en ce pays, nous
pouvons profiter de cette mode passagère
pour obtenir une chose qui sera plus utile au
couvent que la condamnation solennelle de
dix pauvres religieuses devant l'archevêque
de Naples et tous les chanoines qu'il aura
appelés pour composer son présidial. Je
veux que l'on punisse l'homme qui a osé
pénétrer dans notre couvent; un seul beau
jeune homme de la cour jeté dans une for-
teresse pour plusieurs années fera plus
d'effet que la condamnation d'une centaine
de religieuses. D'ailleurs, ce sera justice :
l'attaque vient du côté des hommes. La
Scolastique n'a point reçu celui-ci précisé-
ment dans sa chambre, et plût à Dieu que
toutes les religieuses du couvent eussent
autant de prudence! Elle va nous faire
90
connaître le jeune imprudent que je dois
poursuivre à la cour et comme, dans le
fait, elle n'est que fort peu coupable,
nous allons la condamner à quelque peine
légère,
L'abbesse eut beaucoup de peine à ranger
les Anciennes à son avis ; mais enfin sa
naissance, et surtout ses relations à la cour
étaient tellement supérieures aux leurs
qu'elles avaient été obligées de céder. Et
l'abbesse pensait que la séance du tribunal
ne durerait qu'un instant. Mais il en fut
tout autrement.
Scolastique ayant récité ses prières à ge-
noux devant le tribunal, comme c'est
l'usage, n'ajouta que ce peu de paroles :
— Je ne me regarde point comme une
religieuse. J'ai connu ce jeune homme dans
le monde ; quoique fort pauvres l'un et
l'autre, nous avons le projet de nous
marier.
Ce mot, offensant la base du credo du
91
couvent, était le plus grand crime que l'on
piit prononcer dans le noble couvent de
San Petito.
— Mais le nom ! le nom du jeune
homme ! s'écria l'abbesse, interrompant avec
impatience le discours qu'elle supposait
que Scolastique allait prononcer en faveur
du mariage.
Scolastique répondit :
— \ous ne saurez jamais ce nom. Je ne
nuirai jamais par mes paroles à l'homme
qui doit être mon époux.
En effet, quelques instances que pussent
faire l'abbesse et les Anciennes, jamais la
jeune novice ne voulut nommer Gennarino.
L'abbesse alla jusqu'à lui dire : « Tout vous
sera pardonné, et je vous renvoie immé-
diatement dans votre cellule si vous voulez
dire un mot » ; la jeune fille faisait le signe
de la croix, saluait profondément, et fai-
sait signe qu'elle ne pouvait dire un seul
mot.
9-2
Elle savait bien que Gennarino était le
neveu de cette abbesse terrible.
— Si je le nomme, se disait-elle, j'obtiens
pardon et oubli, comme le répètent ces
dames ; mais à lui, tout ce qui peut lui
arriver de moins funeste c'est d'être
envoyé en Sicile ou même en Espagne,
et je ne le reverrai jamais.
L'abbesse fut tellement irritée du silence
invincible de la jeune Scolastique que,
oubliant tous ses projets de clémence, elle
se hâta de faire un rapport au cardinal ar-
chevêque de Naples sur ce qui s'était passé
au couvent la nuit précédente.
Toujours pour plaire au roi, qui voulait
être sévère, l'archevêque prit cette affaire
fort à cœur; mais, ne pouvant rien dé-
couvrir par l'entremise de tous les curés
de la capitale et par celle de tous les obser-
vateurs dépendant directement de l'arche-
vêché, l'archevêque parla de cette affaire
au roi, qui se hâta de la renvoyer à son
93
ministre de la police, lequel dit au roi :
— Il me semble que Votre Majesté ne peut
guère, sans avoir recours au sang, faire un
exemple terrible et qui laisse un long sou-
venir, qu'autant que le jeune homme qui
s'est introduit dans la lingerie du couvent
de San Petito se trouvera appartenir à la
cour ou aux premières familles de Naples.
Le roi étant convenu de cette vérité, le
ministre lui présenta une liste de deux
cent quarante-sept personnes, l'une des-
quelles pouvait être soupçonnée sans trop
d'improbabilité d'avoir pénétré dans le
noble couvent.
Huit jours après, Gennarino fut arrêté
sur la simple observation que, depuis six
mois, il était devenu d'une économie exces-
sive, arrivant presque jusqu'à l'avarice, et
sur ce que, depuis la nuit de l'attentat, sa
façon de vivre semblait avoir entièrement
changé.
Pour juger du degré de confiance que
94
devait obtenir cet indice, le ministre pré-
vint l'abbesse, qui fit retirer pour un
instant la sœur Scolastique de la prison
à demi souterraine où elle passait sa vie.
Gomme elle l'exhortait à répondre avec
sincérité, le ministre de la police entra
dans le parloir de l'abbesse et lui annonça,
en présence de Scolastique, que le jeune
Gennarino de Las Flores venait d'être tué
par les sbires devant lesquels il fuyait.
Scolastique tomba évanouie.
— Notre preuve est faite, s'écria le mi-
nistre triomphant ; et je sais plus en six
mots que Votre Révérence en six mois de
soins.
Mais il fut étonné de l'extrême froideur
avec laquelle la noble abbesse accueillait
son exclamation.
Ge ministre, suivant l'usage de cette
cour, était un petit avocat : en conséquence
de quoi, l'abbesse jugea à propos de prendre
avec lui les plus grands airs de hauteur.
95
Gennarino était son neveu, et elle craignait
que cette imputation, qui allait être mise
directement sous les yeux du roi, ne nuisît
à sa noble famille.
Le ministre, qui se savait exécré de la
noblesse, et n'avait d'espoir pour sa fortune
que dans le roi, suivit franchement l'indice
qu'il venait d'obtenir, malgré toutes les
sollicitations dont le duc de Las Flores sut
l'environner. Cette affaire commença à
faire du bruit à la cour ; le ministre, qui
d'ordinaire voulait éviter le scandale, cette
fois-ci chercha à l'exciter.
Ce fut un beau spectacle, et auquel toutes
les dames de la cour voulurent assister,
que celui de la confrontation de Gennarino
de Las Flores, cornette du régiment des
gardes, avec la jeune Rosalinde d'Atella,
maintenant sœur Scolastique, novice à
San Petito.
Les églises intérieure et extérieure du
couvent avaient été magnifiquement ten-
96
dues à cette occasion ; les invitations aux
dames furent faites par le ministre pour
assister à un des actes de la procédure de
Gennarino de Las Flores, cornette aux
gardes. Le ministre laissait entendre que
ce procès entraînerait la peine capitale
pour le jeune Gennarino et une prison
perpétuelle dans l'in pace pour la sœur
Scolastique. Mais l'on savait bien que le
roi n'oserait pas envoyer à la mort pour
une cause si légère un membre de l'illustre
maison de Las Flores.
L'église intérieure de San Petito est or-
née et dorée avec la plus grande magni-
ficence. Beaucoup des nobles religieuses
seraient devenues sur la fin de leurs jours,
si ce n'eût été leur vœu de pauvreté, les
héritières de tout le bien de leur famille ;
dans ce cas-là, l'usage était, dans les fa-
milles consciencieuses, de leur accorder un
quart ou un sixième des revenus des biens
qui leur seraient échus, et cela pendant le
97
reste d'une vie qui n'était jamais bien
longue.
Toutes ces sommes étaient employées à
l'ornement de l'église extérieure, dont l'u-
sage était accordé au public, et de l'église in-
térieure, où les religieuses venaient prier et
célébrer les offices. A San Petito, l'église
intérieure, ou le chœur des religieuses,
était séparée de l'église où le public était
admis par une grille dorée de soixante
pieds de hauteur.
Pour la cérémonie de la confrontation,
l'immense porte de cette grille, qui ne peut
s'ouvrir qu'en présence de l'archevêque de
Naples, avait été ouverte ; toutes les dames
titrées avaient été admises dans le chœur;
l'église extérieure avait été disposée pour
recevoir le trône de l'archevêque, les fem-
mes nobles non titrées, les hommes, et
enfin, derrière une chaîne tendue en travers
de l'église et près de la porte, tout le reste
des fidèles.
98
L'immense voile de soie verte qui garnit
tout l'intérieur de la grille de soixante pieds
de haut et au centre duquel brille le chiffre
colossal de la Madone, formé avec des ga-
lons larges de quatre pouces, avait été
transporté au fond du chœur. Là, après
l'avoir attaché à la voûte, on l'avait relevé.
Le prie-Dieu devant lequel la sœur Scolas-
tique parla était un peu en arrière du point
de la voûte où le grand voile avait été
attaché, et au moment où sa déclaration si
courte fut terminée, ce grand voile, tom-
bant de la voûte, la sépara rapidement du
public et termina la cérémonie d'une façon
imposante et qui laissa dans tous les cœurs
de la crainte et de la tristesse. Il semblait
que la pauvre fille vînt d'être à jamais sépa-
rée des vivants.
Au grand déplaisir des belles dames de
la cour de Naples, la cérémonie de la
confrontation ne dura qu'un instant. Jamais
la jeune Rosalinde, pour parler comme les
99
dames de la cour, n'avait été mieux à son
avantage que dans ce simple habit de
novice. Elle était aussi belle qu'autrefois
quand elle suivait sa belle-mère, la prin-
cesse d'Atella, aux bals de la cour, et sa
physionomie était bien plus touchante :
elle avait beaucoup maigri et pâli.
On l'entendit à peine quand, après un
Veni Creator de la composition de Pergolèse,
chanté par toutes les voix du couvent,
Scolastique, ivre d'amour et de bonheur en
revoyant son ami, qu'elle n'avait point
aperçu depuis près d'un an, prononça ces
mots :
— Je ne connais point monsieur, je ne
l'ai jamais vu.
Le ministre de la police se montra furieux
en entendant ce mot et en voyant tomber
ce voile, ce qui terminait d'une façon si
brusque et en quelque sorte ridicule pour
lui le grand spectacle qu'il avait voulu
donner à la cour. Avant de quitter le cou-
100
vent, il laissa échapper des menaces ter-
ribles.
Don Gennarino, de retour dans sa prison,
fut informé de tout ce qu'avait dit le mi-
nistre. Ses amis ne l'avaient point aban-
donné; ce n'était pas son amour qui le
faisait valoir auprès d'eux ; si l'on ne croit
pas à l'amour passionné dont un homme
de notre âge nous fait confidence, on lui
trouve de la fatuité ; si l'on y croit, on est
jaloux de lui.
Don Gennarino, au désespoir, exposait à
ses amis qu'il était engagé, comme homme
d'honneur, à délivrer la sœur Scolastique
des dangers dans lesquels on l'avait plon-
gée; ce raisonnement fît une impression
profonde sur les amis de Don Genna-
rino.
Le geôlier de la prison dans laquelle il
était enfermé avait une fort jolie femme,
laquelle représenta au protecteur de son
mari que depuis longtemps celui-ci deman-
101
dait que Ton fît des réparations aux murs
extérieurs de la prison. Le fait était notoire
et ne pouvait être mis en doute.
— Eh bien, ajouta cette jolie femme, de
ce fait notoire Votre Excellence peut tirer
occasion de nous accorder une gratification
de mille ducats, laquelle nous enrichirait à
jamais. Les amis du jeune Don Gennarino
de Las Flores, qui est en prison comme
soupçonné seulement d'avoir pénétré de
nuit dans le couvent de San Petito oîi,
comme vous le savez, les plus grands sei-
gneurs de Naples ont leurs maîtresses et
sont bien plus que soupçonnés de pénétrer,
les amis de Don Gennarino, dis-je, offrent
mille ducats à mon mari pour le laisser
échapper. Mon mari sera mis en prison
pour quinze jours ou un mois ; nous vous
demandons votre protection afin qu'il ne
soit pas destitué et qu'on lui rende sa place
au bout de quelque temps.
Le protecteur trouva commode cette façon
102
d'accorder une gratification considérable,
et consentit.
Ce ne fut pas le seul service que le jeune
prisonnier reçut de ses amis. Ils avaient
tous des parentes dans le couvent de San
Petito ; ils redoublèrent d'affection pour
elles et tinrent Don Gennarino parfaitement
informé de tout ce qui arrivait à la sœur
Scolastique.
11 résulta de leurs bons offices qu'une
nuit de tempête, vers les une heure du
matin, dans un moment où les vents fu-
rieux et une pluie à verse semblaient se
disputer l'empire des rues de Naples, Gen-
narino sortit de sa prison tout simplement
par la porte, le geôlier s'étant chargé de
dégrader la terrasse de la prison, par laquelle
il serait censé s'être échappé.
Don Gennarino, aidé d'un seul homme,
déserteur espagnol, brave à trois poils dont
la profession à Naples était d'aider les jeunes
gens dans les entreprises scabreuses. Don
103
Gennarino, disons-nous, profitant du tapage
universel excité par le vent, et d'ailleurs
aidé par Beppo, dont l'amitié ne se démen-
tit point dans cette circonstance périlleuse,
pénétra dans le jardin du couvent. Malgré
le tapage épouvantable causé par la pluie et
par le vent, les chiens du couvent le sen-
tirent et bientôt furent sur lui. Probable-
ment ils l'eussent arrêté s'il eût été seul,
tant ils étaient forts; mais, se plaçant dos à
dos avec le déserteur espagnol, il parvint à
tuer deux de ces chiens et à blesser le troi-
sième.
Les cris de ce dernier attirèrent un gar-
dien. Ce fut en vain que Don Gennarino
lui offrit une bourse et lui parla raison; cet
homme était dévot, avait une grande idée
de l'enfer, et ne manquait pas de courage.
Il se fit blesser en se défendant, on le bâil-
lonna avec un mouchoir et on l'attacha à un
gros olivier.
Le double combat avait pris beaucoup de
104
temps, la tempête semblait se calmer un
peu, et le plus difficile restait encore à faire:
il fallait pénétrer dans le vade in pace.
Il se trouva que les deux sœurs converses
chargées de descendre toutes les vingt-
quatre heures à la sœur Scolastique le pain
et la cruche d'eau que le couvent lui accor-
dait, avaient eu peur cette nuit-là et avaient
mis les verrous à des portes énormes gar-
nies de fer que Gennarino avait pensé pou-
voir ouvrir avec des crochets ou des fausses
clefs. Le déserteur espagnol, habile à grim-
per le long des murs, l'aida à parvenir jus-
qu'au toit du pavillon qui recouvrait les
puits creusés dans le roc de l'Arenella qui
formaient Tin pace du couvent de San Petito.
La terreur des sœurs converses n'en fut
que plus grande lorsqu'elles virent des-
cendre de l'étage supérieur ces deux hommes
couverts de boue qui se précipitèrent sur
elles, les bâillonnèrent et les attachèrent.
Il restait à pénétrer dansl'in pace, ce qui
105
n'était pas chose facile. Gennarino avait
bien pris aux sœurs converses un énorme
trousseau de clefs ; mais il y avait plusieurs
puits, tous également fermés par des trappes,
et les sœurs converses se refusèrent à indi-
quer celui dans lequel la sœur Scolastique
était enfermée. L'Espagnol tirait déjà son
poignard pour les piquer et les faire parler,
mais Don Gennarino, qui connaissait le
caractère d'extrême douceur de Scolastique,
eut peur de lui déplaire par cette violence.
Contre l'avis de l'Espagnol, qui lui répétait
ces mots : « Monseigneur, nous perdons du
temps, et nous n'en serons que d'autant
plus obligés à en venir au sang », Genna-
rino s'obstina à ouvrir tous les puits et à
appeler.
Enfin, après plus de trois quarts d'heure
d'essais infructueux, un faible cri de Deo
grattas répondit à ses cris. Don Gennarino
se précipita dans un escalier tournant qui
avait plus de quatre-vingts marches; et ces
106
marches, taillées dans la roche tendre et
fort usées, étaient fort difficiles à descendre
et formaient presque un sentier fort en pente.
La sœur Scolastique, qui n'avait pas vu
la lumière depuis trente-sept jours, c'est-à-
dire depuis celui de la confrontation avec
Gennarino, fut éblouie par la petite lampe
que portait l'Espagnol. Elle ne comprenait
rien à ce qui lui arrivait ; enfin, lorsqu'elle
reconnut Don Gennarino, couvert de boue
et de beaucoup de taches de sang, elle s'é-
vanouit en se jetant dans ses bras.
Cet accident consternait le jeune homme.
— Il n'y a pas de temps à perdre, s'écria
l'Espagnol, plus expérimenté.
Us prirent à deux la sœur Scolastique,
profondément évanouie, et eurent beaucoup
de peine à la remonter le long de cet esca-
lier à demi détruit. Ce fut l'Espagnol qui
eut la bonne idée, une fois arrivés dans la
chambre habitée par les sœurs converses,
d'envelopper Scolastique, qui à peine repre-
107
nait ses sens, d'un grand manteau d'étoffe
grise qui se trouvait en ce lieu.
On ouvrit les verrous des portes qui don-
naient sur le jardin. L'Espagnol, formant
l'avant-garde, sortit en avant, l'épée à la
main ; Gennarino le suivait, portant Scolas-
tique. Mais ils entendirent dans le jardin
un grand bruit de fort mauvais augure :
c'étaient des soldats.
L'Espagnol avait voulu tuer le gardien,
ce qui avait été repoussé avec horreur par
Gennarino.
— Mais, Excellence, nous sommes sacri-
lèges, puisque nous avons violé la clôture,
et condamnés à mort bien plus sûrement
encore que si nous avions tué. Cet homme
peut nous perdre, il faut le sacrifier.
Rien n'avait pu décider Gennarino.
L'homme, attaché à la hâte, avait délié les
cordes qui le retenaient et était allé réveil-
ler les autres gardiens, et chercher des sol-
dats au poste de la rue de Tolède.
108
— Ce ne sera pas une petite affaire de
nous tirer d'ici, s'écria l'Espagnol, et sur-
tout d'en tirer mademoiselle ! J'avais bien
raison de dire à Votre Excellence qu'il fallait
être trois au moins.
Au bruit de ces paroles, deux soldats se
dressèrent devant eux. L'Espagnol abattit le
premier d'un coup de pointe; le second
voulut abaisser son fusil, mais la branche
d'un arbuste l'arrêta un instant, ce qui
donna le temps à l'Espagnol de l'abattre
également. Mais ce dernier soldat n'était
pas tué net et jeta des cris.
Gennarino s'avançait vers la porte,
portant Scolastique ; il était escorté par l'Es-
pagnol. Gennarino courait, et l'Espagnol
lançait quelques coups d'épée à ceux des
soldats qui s'avançaient trop.
Heureusement, la tempête semblait avoir
recommencé; la pluie, qui tombait à tor-
rents, favorisait celte retraite singulière.
Mais il arriva qu'un soldat, blessé par
109
l'Espagnol, tira son coup de fusil, dont la
balle atteignit légèrement Gennarino au
bras gauche. Huit ou dix soldats accou-
rurent des parties éloignées du jardin au
bruit du coup de feu.
Nous l'avouerons, Gennarino montra de
la bravoure dans cette retraite, mais ce fut
le déserteur espagnol qui fit preuve de
talents militaires.
— INous avons plus de vingt hommes
contre nous : le moindre faux pas, et nous
sommes perdus. Mademoiselle sera condam-
née au poison comme notre complice, elle
ne pourra jamais prouver qu'elle n'était
pas d'accord avec Votre Excellence. Je me
connais dans ces sortes d'affaires; il faut la
cacher dans un fourré et la coucher à terre;
nous la couvrirons du manteau. Pour nous,
laissons-nous voir des soldats et attirons-
les à l'autre extrémité du jardin. Là, nous
tâcherons de leur faire croire que nous
nous sommes sauvés par-dessus le mur ;
110
puis nous reviendrons ici et tâcherons de
sauver mademoiselle.
— Je voudrais bien ne pas te quitter, dit
Scolastique à Gennarino. Je n'ai pas peur,
et je me tiendrai trop heureuse de mourir
avec toi.
Ce furent les premières paroles qu'elle
prononça.
— Je puis marcher, ajouta-t-elle.
Mais la parole lui fut coupée par un coup
de fusil qui partit à deux pas d'elle, mais
qui ne blessa personne. Gennarino la reprit
dans ses bras ; elle était mince et assez
petite, et il la portait sans peine. Un éclair
qui survint lui fit voir douze ou quinze sol-
dats sur la gauche. Il s'enfuit rapidement
vers la droite, et bien lui en prit d'avoir pris
vite sa résolution, car presque au même
moment une douzaine de coups de fusil
vinrent cribler de balles un petit olivier...
m
Le duc de Vargas songeait plus que ja-
mais à la disparition de la malheureuse
Rosalinde. Il avait fait des démarches qui
n'avaient eu aucun succès, car il ne savait
pas qu'elle portait le nom de Suora Scolas-
tica.
Le jour de sa fête survint. Ce jour-là,
son palais était ouvert, et il donnait
audience à tous les officiers de sa connais-
sance. Tous ces militaires en grande tenue
furent bien surpris de voir arriver dans la
première antichambre une femme, qui leur
parut être une sœur converse de quelque
couvent ; et encore, dans le but évident de
n'être pas reconnue à son habit, elle était
enveloppée d'un long voile noir, ce qui lui
donnait l'apparence de quelque veuve de la
classe du peuple accomplissant quelque
pénitence.
Comme les laquais du duc entreprenaient
de la chasser, elle se mit à genoux, tira de
sa poche un long chapelet, et se mit à
112
marmotter des prières. Elle attendit en cet
état que le premier valet de chambre du duc
vînt la saisir par le bras; alors elle lui mon-
tra sans dire mot un fort beau diamant,
puis elle ajouta :
— Je jure sur la Vierge de ne demander
aucune sorte d'aumône à Son Excellence.
Monsieur le duc connaîtra, par ce diamant,
le nom de la personne de la part de laquelle
je me présente.
Toutes ces circonstances excitèrent au
plus haut degré la curiosité du duc, qui se
hâta d'expédier les trois ou quatre per-
sonnes du premier rang qui se trouvaient
à son audience ; puis, avec une politesse
noble et vraiment espagnole, il demanda
la permission aux simples officiers de re-
cevoir avant eux une pauvre religieuse qui
ne lui était nullement connue.
A peine la sœur converse se vit-elle dans
le cabinet du duc, seule avec lui, qu'elle
se mit à genoux.
113
— La pauvre sœur Scolastica est tombée
dans le dernier degré du malheur. Tout le
monde paraît déchaîné contre elle. Elle
m'a chargé de laisser entre les mains de
Votre Excellence cette belle bague. Elle dit
que vous connaissez la personne qui la lui
donna dans des temps plus heureux.
Vous pourriez, par le secours de cette per-
sonne, obtenir pour quelque personne de
votre confiance l'autorisation de venir voir
la sœur Scolastica ; mais, comme elle se
trouve dans Vin pace délia morte, il faudrait
obtenir une permission particulière de
monseigneur Tarchevêque.
Le duc avait reconnu la bague et, malgré
son âge avancé, il était tellement hors de
lui qu'il avait peine à articuler des paroles.
— Dis le nom, dis le nom du couvent où
Rosalinde est retenue.
— San Petito.
— J'obéirai avec respect aux ordres de
qui t'envoie.
114
— Je serais perdue, ajoute la sœur con-
verse, si mon message était seulement
soupçonné par les supérieurs.
Le duc, jetant les yeux rapidement sur
son bureau, prit un portrait en miniature
du roi, entouré de diamants :
— Ne vous séparez jamais de ce portrait
sacré, qui vous donne le droit d'obtenir
dans tous les cas une audience de Sa Ma-
jesté. Voici une bourse que vous remettrez
à la personne que vous appelez Suora Sco-
lastica. Voici une petite somme qui est pour
vous, et dans tous les cas comptez sur ma
protection.
La bonne religieuse s'arrêtant pour
compter sur une table les pièces d'or conte-
nues dans la bourse :
— Retournez aussi rapidement que vous
pourrez auprès de la pauvre Rosalinde. Ne
comptez pas. Et même je réfléchis à la né-
cessité de vous cacher. Mon valet de
chambre va vous faire sortir par une porte
H5
de mon jardin, une de mes voitures de
suite vous conduira du côté opposé de la
ville. Songez à vous bien cacher. Faites
tout au monde pour venir demain à mon
jardin de l'Arenella, de midi à deux heures.
Là, je suis sûr de mes gens, ils sont tous
Espagnols.
La pâleur mortelle qui couvrait le visage
du duc lorsqu'il reparut devant les officiers
fut une excuse suffisante pour l'excuse qu'il
leur présenta.
— Une affaire, messieurs, m'oblige
à sortir à l'instant. Je ne pourrai avoir
l'honneur de vous remercier et de
vous recevoir que demain matin, à sept
heures.
Le duc de Vargas court au palais de la
reine ; celle-ci répand des larmes en recon-
naissant la bague qu'elle donna jadis à la
jeune Rosalinde. La reine passe chez le roi
avec le duc de Vargas, L'air renversé de
celui-ci touche le roi qui, comme un grand
116
prince qu'il était, fut le premier à ouvrir
un avis raisonnable :
— Il faut songer à ne pas réveiller les
soupçons de l'archevêque, si toutefois, mal-
gré le talisman de mon portrait, la pauvre
sœur converse a pu échapper à ses espions.
Je conçois maintenant pourquoi l'arche-
vêque est allé habiter, il y a quinze jours, sa
chaumière de ***.
— Si Votre Majesté me le permet, je vais
envoyer au port mettre un embargo sur
toutes les barques qui voudraient partir
pour ***. On conduira au château de l'CËuf,
où elles seront bien traitées, toutes les per-
sonnes qui seraient montées sur les barques.
— Va, et reviens, lui dit le roi. Ces me-
sures singulières, qui peuvent donner
matière à parler, ne sont pas du goût de
Tanucci (le premier ministre de Don Car-
los). Mais je ne lui dirai rien de toute cette
affaire ; il n'est déjà que trop irrité contre
l'archevêque.
117
Le duc de Vargas donna des ordres à son
aide de camp et reparut devant le roi, qu'il
trouva donnant des soins à la reine, qui
venait de s'évanouir. Cette princesse, d'un
cœur excellent, s'était figuré que, si la sœur
converse avait été aperçue entrant chez le
duc, Rosalinde était déjà morte par le
poison. Le duc calma entièrement les in-
quiétudes de la reine.
— Par bonheur, l'archevêque n'est pas à
Naples, et, avec le sirocco qu'il fait, il faut
deux heures au moins pour aller à ***. Le
chanoine Cybo, qui, lorsque le cardinal est
hors de Naples, exerce V aller ego, est un
homme sévère jusqu'à la cruauté, mais il
se ferait un scrupule de conscience de faire
donner la mort sans un ordre précis de
son chef.
— .le vais désorganiser le gouvernement
de l'archevêque, dit le roi, en faisant ap
peler ici au palais et en le retenant jusqu'au
soir le chanoine Cybo qui, à son audience
118
de dimanche, m'a demandé la grâce de son
neveu qui vient de tuer un paysan.
Le roi passa dans son cabinet pour
donner des ordres.
— Duc, es-tu sûr de trouver Rosalinde?
dit la reine à Vargas.
— Avec un homme tel que l'archevêque,
je ne suis sûr de rien.
— Tanucci a donc bien raison de nous
débarrasser de cet homme en le faisant
cardinal.
— Oui, dit le duc, mais il faudrait le
laisser ambassadeur à Rome pour nous en
débarrasser ici, et dans ce poste d'ambas-
sadeur il nous jouerait de bien pires tours
là qu'ici.
Le roi étant rentré après cet entretien
rapide, on commença une longue délibéra-
tion à la suite de laquelle le duc de Vargas
obtint la permission d'aller sur-le-champ
au couvent de San Petito savoir des nou-
velles, au nom de la reine, de la jeune Ko-
119
salinde des princes d'Atella, que l'on disait
à la mort. Avant de monter au couvent, le
duc eut soin de passer chez la princesse
Dona Ferdinanda, de laquelle on put croire
qu'il avait appris la nouvelle du danger de
sa belle-fille. L'inquiétude du duc de Var-
gas ne lui permit pas de prolonger autant
qu'il l'aurait dû sa visite au palais d'Atella.
Le duc trouva dans le couvent de San
Petito, à commencer par la converse qui
était à la porte extérieure, un air de
singulière préoccupation. Venant au nom
de la reine, le duc avait le droit d'être ad-
mis sans nul retard auprès de l'abbesse
Angela de Castro Pignano. Or, on le fit
attendre vingt mortelles minutes. Au bas
de la salle on apercevait le commence-
ment d'un escalier tournant qui paraissait
s'enfoncer à de grandes profondeurs. Le
duc crut qu'il ne reverrait jamais la belle
Rosalinde.
L'abbesse parut enfin, dans l'état d'une
10
120
personne hors d'elle-même. Le duc avait
changé son message * :
« Le prince d'Atellaest tombé en apoplexie
hier soir. 11 va fort mal, il veut absolument
voir avant de mourir sa fille Rosalinde et
a fait solliciter auprès de Sa Majesté l'ordre
nécessaire pour tirer la signora Rosalinda
de ce couvent. Par respect pour les privi-
lèges de cette noble maison, le roi a voulu
qu'une non moindre personne que moi,
son grand-chambellan, fût le porteur de
cet ordre. »
A ces mots, l'abbesse tomba aux genoux
du duc de Vargas.
— Je rendrai compte à Sa Majesté elle-
même de ma désobéissance apparente aux
ordres du roi. La position dans laquelle je
parais devant vous, monsieur le duc, est
» Je crois que des scènes aussi révoltantes n'ont ja-
mais eu lieu. Je les attribue à la méchanceté du narra-
teur. {Note de Stendhal.)
121
un témoignage frappant de mon respect
pour votre personne et votre dignité.
— Elle est morte ! s'écria le duc. Mais,
par San Gennaro, je la verrai.
Le duc était tellement hors de lui-même
qu'il tira son épée. Il ouvrit la porte, il
appela son aide de camp, qui était resté
dans un des premiers salons de l'abbesse.
— Tirez votre épée, duc d'Atri ; faites
monter mes deux ordonnances ; il s'agit
ici d'une affaire de vie et de mort. Le roi
m'a chargé d'arrêter la jeune princesse
Rosalinde.
L'abbesse Angela se leva et voulut
prendre la fuite.
— Non, madame, s'écria le duc. Vous ne
me quitterez que pour monter comme
prisonnière au château Saint-Elme. On
conspire, ici.
Dans son trouble mortel, le duc cher-
chait à se créer des excuses pour le viol de
la sainte clôture Le duc se disait : a Si
122
l'abbesse refuse de me conduire, si les
épées nues de mes deux dragons ne l'ef-
fraient pas, je suis comme perdu dans ce
vaste couvent, qui est un monde. »
Par bonheur, le duc, qui serrait fortement
le poignet de l'abbesse, était cependant
fort attentif au mouvement qu'elle pouvait
imprimer ; elle le conduisit à un vaste
escalier qui conduisait à une immense
salle à demi souterraine. Le duc, voyant
ce demi-succès et voyant qu'il n'avait pour
témoins que son aide de camp, le duc
d'Atri, et les deux dragons, dont il enten-
dait les grosses bottes frapper les marches
de l'escalier, jugea convenable d'éclater en
propos menaçants. Enfin il arriva à la salle
sombre dont nous avons parlé et qui était
éclairée par quatre cierges placés sur un
autel. Deux religieuses, jeunes encore,
étaient couchées par terre et paraissaient
mourir dans les convulsions du poison ; trois
autres, placées vingt pas plus loin, étaient
123
aux genoux de leurs confesseurs. Le cha-
noine Cybo, assis sur un fauteuil placé
contre l'autel, semblait impassible quoique
fort pâle ; deux grands jeunes gens, placés
derrière lui, baissaient un peu la tête pour
tâcher de ne pas voir les deux religieuses
qui étaient couchées au pied de l'autel et
dont les longues robes de soie d'un vert
foncé étaient agitées par des mouvements
convulsifs.
Après cette revue rapide de tous les per-
sonnages de cette horrible scène, quel ne
fut pas le ravissement du duc lorsqu'il
aperçut Rosalinde assise sur une chaise de
paille, à six pas derrière les trois confes-
seurs. Par une imprudence bien singulière,
il s'approcha d'elle et lui dit en la tu-
toyant :
— As-tu pris du poison ?
— Non, et je n'en prendrai pas, lui dit-
elle avec assez de sang-froid ; je ne veux
pas imiter ces filles imprudentes.
124
— Madame, vous êtes sauvée ; je vais
vous conduire chez la reine.
— J'ose espérer, monsieur le duc, que
vous n'oublierez point les droits du pré-
sidial de monseigneur l'archevêque, dit
ï'abbé Gybo, assis sur son fauteuil.
Le duc, comprenant à qui il avait affaire,
alla se mettre à genoux devant l'autel et
dit à l'abbé Gybo :
— Monsieur le chanoine grand vicaire,
suivant le dernier concordat, de pareilles
sentences ne sont exécutoires qu'autant que
le roi les a revêtues de sa signature.
L'abbé Gybo se hâta de répondre avec
aigreur >
— Monsieur le duc se livre ici à un ju-
gement téméraire : les pécheresses ici pré-
sentes ont été légalement condamnées,
convaincues de sacrilège ; mais l'Église ne
leur a infligé aucune peine. Je suppose,
d'après ce que vous me dites et les appa-
rences, dont je m'aperçois seulement en
123 .
cet instant, que ces malheureuses ont pris
du poison .
Le duc de Vargas n'entendit qu'à demi
les paroles de l'abbé Gybo, dont la voix
était couverte par celle du duc d'Atri,
agenouillé auprès des deux religieuses qui
s'agitaient sur les dalles de pierre, des dou-
leurs atroces leur ayant fait perdre, à ce
qu'il paraissait, toute conscience de leurs
mouvements. L'une d'elles, qui paraissait
dans le délire, était une fort belle fille de
trente ans. Elle déchirait sa robe sur sa
poitrine et s'écriait :
— A moi ! à moi ! à une fille de ma
naissance !
Le duc se leva et, avec la grâce parfaite
qu'il eût montrée dans le salon de la
reine :
— Est-il bien possible, madame, que votre
santé ne soit nullement altérée?
— Je n'ai pris aucun poison, ce qui
n'empêche pas, monsieur le duc, répondit
126
Rosalinde, que je ne sente fort bien que je
vous dois la vie.
— Je n'ai aucun mérite dans tout ceci,
répliqua le duc. Le roi, prévenu par les avis
de fidèles sujets, m'a fait appeler et m'a dit
que l'on conspirait dans ce couvent. Il fal-
lait prévenir les conspirateurs. Maintenant,
ajouta t-il, en adressant son regard à Rosa-
linde, il ne me reste qu'à prendre vos
ordres. Voulez-vous, madame, aller remer-
cier la reine?
Rosalinde se leva et prit le bras du duc,
qui marcha vers l'escalier. Arrivé à la
porte, Yargas dit au duc d'Atri :
— Je vous charge d'enfermer, chacun
dans une chambre, monsieur Gybo et ces
deux messieurs ici présents. Vous enferme-
rez également à clef madame l'abbesse
Angela. Vous descendrez dans toutes les
prisons et ferez conduire hors du couvent
toutes les prisonnières. Vous ferez enfer-
mer, chacune dans une chambre séparée,
127
les personnes qui tenteraient de s'opposer
aux ordres de Sa Majesté que j'ai l'honneur
de vous transmettre. Sa Majesté veut que
toutes les personnes qui témoigneraient le
désir d'être admises à ses audiences soient
amenées au palais. Sans perdre de temps,
enfermez dans des chambres séparées les
personnes ici présentes. Du reste, je vais
vous envoyer des médecins et un bataillon
de la garde.
Cela dit, il fit signe au duc d'Atri qu'il
désirait lui parler. Arrivé sur l'escalier,
il lui dit :
— Vous sentez bien, mon cher duc, qu'il
ne faut pas que Gybo et l'abbesse s'en-
tendent sur leurs réponses. Dans cinq mi-
nutes, vous aurez un bataillon de la garde,
dont vous prendrez le commandement.
Vous placerez une sentinelle à chacune des
portes donnant accès sur la rue ou sur les
jardins. Qui voudra pourra sortir, mais
l'entrée ne sera permise à personne. Vous
128
ferez fouiller les jardins; tous les conspira-
teurs, y compris les jardiniers, seront mis
en prison dans des chambres séparées. Soi-
gnez les pauvres empoisonnées.
Le roi fut fâché du bataillon du régiment
de Bitonto envoyé par Vargas à la porte du
couvent noble de San Petito.
— Puisque le but était obtenu, à quoi
bon faire du scandale?
— La seule excuse, en présence d'un
clergé aussi arrogant et de la cour de Rome,
qui peut ouvrir à l'ennemi la porte de vos
Etats, était l'accusation de conspiration
flagrante dans le couvent de San Petito.
J'ai cru, quand j'ai vu la figure sévère et
l'œil scrutateur du chanoine Cybo fixé sur
moi, qu'il fallait éloigner à tout prix le
soupçon qu'on avait voulu enlever une
novice. La présence du bataillon de Bitonto
frappe tous les esprits à Naples, même ceux
129
des prêtres, et il porte la conviction d'une
conspiration autrichienne.
— Mais, reprit le roi, voilà Tanucci vive-
ment contrarié. Où trouver un ministre
aussi honnête homme, aussi travailleur, et
qui a refusé des millions de la cour de
Rome ? Veux-tu prendre sa place ?
— Avant tout, je ne veux pas travailler.
Le duc de Vargas fait la fortune de la
sœur converse, qu'il cache sous un faux
nom à Gênes.
Don Gennarino a un accès fou de dévo-
tion, comme la belle Bocca à Capo le
Case.
Rosalinde a la magnanimité de se re-
mettre au couvent. Don Gennarino la croit
persécutée par la sainte Vierge, il la croit
persécutée par le mauvais œil céleste,
désespéré par les refus de Rosalinde qui
refuse de céder avant le mariage, de
130
peur que Gennarino ne soit outré du péché.
Gennarino, troublé par ses soupçons ja-
loux, se donne la mort. Cet accident ôte
presque la raison à Rosalinde, elle se croit
presque frappée du mauvais œil céleste.
Un fanatique essaie de la frapper d'un poi-
gnard.
Elle épouse Vargas quand il a soixante-
neuf ans, et sous la condition que tous les
ans elle passera trois mois au couvent où
Gennarino s'est tué.
Elle pleura beaucoup et fut folle de déses-
poir la veille du mariage. « Si Gennarino
me voit de son séjour céleste, que doit-il
penser de moi ?... »
lin
CETTE ÉDITION ORIGLNALE
IMPRIMÉE EN CARACTÈRE NEUF DIDOT
EST TIRÉE A 88i EXEMPLAIRES
Elle est ornée d'un frontispice et de trois vignettes
sur chine collé de J.-G. Daragnès, gravés sur
bois à la manière romantique parJ.-A . Hoffmann.
Un kxeïiplaire unique sur vieux japon a\'eg une suite
DES BOIS tirée d'essai SANS LA FRISQUETTE, UNE SUITE
DES BOIS TIRÉE A LA SÉPIA SUR VIEUX JAPON, UNE
SUITE DES BOIS TIRÉE SUR CHINE, SIGNÉES PAR l'aR-
TISTE, LES DESSINS ORIGINAUX DE J.-G. DARAGNÈS.
Dix EXEMPLAIRES SUR CHINE, A^^:C UNE SUITE DES BOIS
SUR VIEUX JAPON TIRÉE A LA SÉPIA ET UNE SUITE DES
BOIS SUR CHINE SIGNÉES PAR l' ARTISTE, N"* 1 A 10;
Trente exemplaires sur vieux japon avec une suite des
BOIS SUR VIEUX JAPON SIGNÉE PAR l' ARTISTE, N"^ 11 A 40 ;
Soixante-cinq exemplaires sur vélin teinté romantique
VAN GELDER avec UNE SUITE SUR CHINE, N"» 41 A 105;
Sept cent soixante-quinze exemplaires sur papier de
hollande pur fil, n"^ 106 a 880.
ACHEVÉ d'imprimer EN SEPTEMBRE
MIL NEUF CENT VINGT ET UN, POUR LE
COMPTE DE ANDRÉ COQ, ÉDITEUR A PARIS