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Full text of "Suora Scolastica : histoire qui émut tout Naples en 1740"

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Ki^toi-re  awi  énvu.i  tout  S^ap'f*» 
par 

M.  DE  STENDHAL 


|1)  ar  t  e 

ânsbé  coq,  LZBBâIEE 

Rue  Bonaparte,   N°    3(> 


H  OM  ZZI 


y 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

Universityof  Ottawa 


http://www.archive.org/details/suorascolasticaOOsten 


BQOt^JLBT^Qék 


Exemplaire  sur  Hollande  pur  fil 


IMP.     KAPP 
PARIS-VANVES 


u/i^^-e    a-  ^a   '2>tiMt.-  ûà-Sa  -M^o^cé 


't\/^t\tS 


l'V'iiM.SC' 


m  1740 
par 

M.  DE  STEITPHAL 
3lx)ant-proî)06  be  ^'n>^g  ÎPfbrage 


|I  ariô 

ANDRÉ  OOa,   LIBRAIRE 
Rue  Bonaparte,   N°    36 


M  OU  ZXI 


AVA\T-PROPOS 


Henri  Beyle  avait  promis  par  écrit,  le  21 
mars  18^2,  à  Bonnaire,  directeur  de  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  de  lui  livrer  avant 
un  an  la  matière  de  deux  volumes  de 
«  Contes  et  Romans  ».  Chaque  nouvelle  de- 
vait parvenir  tous  les  deux  mois  à  la  revue  ; 
celle-ci  avait  f autorisation  de  la  publier 
sous  la  signature  «  Stendhal  ». 

C'était,  en  somme,  une  reprise  de  la  série 
de  nouvelles  qui  avait  commencé  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  le  1"  mars 
1837 ,  par  /'Histoire  de  Vittoria  Accoram- 


Vlll 


boni,  duchesse  de  Bracciano,  et  s^ était 
interrompue,  le  1"  mars  1839,  avec  l'Ah- 
besse  de  Castro. 

Dans  V intervalle,  Beyle  avait  repris  la 
gérance  du  consulat  de  Civita-Vecchia  ;  il 
avait  publié  la  Chartreuse  de  Parme,  qui 
avait  définitivement  établi  sa  réputation 
d'écrivain  ;  par  contre,  la  maladie  l'avait 
durement  éprouvé  :  en  mars  iSUi  il  s'était, 
selon  sa  propre  expression,  «  colleté  avec 
le  néant  » .  Après  cette  attaque,  il  avait  obtenu 
un  congé  pour  raison  de  santé  et  quitté 
Civita-Vecchia  le  22  octobre  iSUi. 

Rentré  à  Paris  le  8  novembre,  Stendhal 
reprit  ses  projets  de  1839, 

Il  semble  d'après  une  note,  d'ailleurs 
obscure,  du  manuscrit  de  Suora  Scolastica, 
que  Voffre  de  la  Revue  des  Deux  Mondes 
a  été  faite  le  15  mars  18à2.  Déjà,  cepen- 
dant, avant  que  fût  intervenu  le  traité  avec 


IX 


Bonnaire,  Beyle  avait  remis  en  œuvre  les 
matériaux  préparés  en  mars  et  en  avril  1839. 
Il  pensait  composer  les  deux  volumes  promis 
avec  quatre  nouvelles  :  i"  Suora  Scolastica  ; 
2°  Mademoiselle  de  Vanghen  la  Juive, 
époque  actuelle  ;  3'  Trop  de  faveur  tue, 
histoire  de  Florence;  W  le  Chevalier  de 
Saint-Ismier. 

Au  commencement  de  mars,  Suora  Sco- 
lastica est  déjà  sur  le  chantier;  c'est  elle 
qui  doit  être  achevée  la  première.  Stendhal 
note  le  15  mars  cette  «  maxime  »  de  «  ne 
lire  des  nouveautés,  par  exemple  les  histoires 
2  et  3,  que  Suora  Scolastica  finie  ».  Selon 
sa  coutume,  «  pour  prendre  le  ton  »,  il 
achète  en  face  de  chez  lui  une  brochure  in- 
titulée le  Couvent  de  Bajano,  chronique 
du  XVI'  siècle,  avec  une  préface  de  Paul 
Lacroix  (Paris,  Fournier,  1829). 

Cependant,  la  nouvelle  que  Stendhal  pré- 


parait  avait  déjà  été  réalisée,  da  moins  en  par- 
tie, en  1839.  Beyle  écrivait  à  la  comtesse  de 
Tascher,  le  16  mars  :  «  Je  viens  d'inventer 
la  Sœur  Scolastica,  religieuse  à  Naples  en 
17Ù0,  laquelle,  étant  dans  /'in  pace  du 
couvent  de  San  Felicioso,  ne  veut  pas  suivre 
son  amant.  » 

Suora  Scolastica,  dans  son  premier 
état  {1839),  fut  composée  en  même  temps 
qu'une  autre  nouvelle,  dont  une  partie  seule- 
ment a  été  rédigée  :  Trop  de  faveur  tue  ; 
ce  dernier  fragment  a  été  publié  par  M. 
d'Oppeln-Bronikowski  {avec  des  additions 
de  Véditeur  lui-même)  dans  la  Revue  de 
Paris  des  15  décembre  1912  et  1"  janvier 
1913.  Les  deux  nouvelles  sont  proches 
parentes,  toutes  deux  ont  une  source  com- 
mune, le  Couvent  de  Bajano,  et  certes  les 
aventures  des  héros  de  Scolastica  rappellent 
plutôt  le  XVI'  siècle  que  17U0.  Les  deux 


XI 


contes  furent  abandonnés  en  avril  i839, 
Stendhal  s^ étant  trouvé  «  frappé  de  stérilité, 
comme  disent  les  dévots  ».  Mais  il  avait 
achevé  le  28  mars  la  Chartreuse  de 
Parme. 

Lorsque  Stendhal,  après  de  deux  ans  d'in- 
tervalle, reprit  Suora  Scolastica,  il  fut  vrai- 
semblablement frappé  de  cet  anachronisme  qui 
transportait  les  mœurs  du  XVI'  siècle  dans 
celles,  fussent-elles  italiennes,  du  XVIIP.  Il 
ajouta  donc  à  son  texte,  pour  donner  au  récit 
plus  de  couleur  locale,  des  détails  historiques 
relevés  dans  la  Storia  del  Reame  di  Napoli 
dal  1734  al  1825,  de  Colletta.  Et  il  eut 
V intention  d'avertir  le  lecteur,  au  commen- 
cement d'une  préface  qu'il  abandonna  au 
bout  de  quelques  lignes  :  «  Tous  les  fous  qui 
souhaitent  un  gouvernement  raisonnable  ne 
savent  guère  ce  qu'ils  font  ;  non  seuleme?it  à 
Vavenir    le   gouvernement   ne    les   amusera 


XII 


plus  par  des  sommes  énormes  dépensées  en 
fêtes  et  en  cérémonies,  mais  encore,  n'étant 
jamais  ridiculement  injustes  ou  barbares,  ces 
gouvernements  rendent  impossible  et  im- 
probable toute  histoire  intéressante.  Celle 
qu'on  va  lire  et  qui,  je  pense,  ne  sera  point 
trop  intéressante  puisqu'elle  s'est  passée  en 
un  siècle  prétendu  raisonnable,  eut  lieu  à 
Naples  sous  Charles  III,  fils  de  Philippe  V 
et  d*une  Farnèse.  Ce  n'est  guère  qu'une 
cause  célèbre.  » 

Stendhal  ajouta  au  texte  de  1839  autre 
chose  que  des  détails  historiques  ;  il  modifia 
le  plan  de  son  récit.  L'histoire  était  celle-ci  : 

En  17 W,  au  milieu  des  intrigues  de  la 
cour  de  Naples  et  des  conflits  d'intérêts 
familiaux,  deux  jeunes  gens.,  Gennarino 
de  Las  Flores  et  Bosalinde  d'Atella, 
s'aiment.  Gennarino  est  le  cadet  de  sa  famille, 
et  Rosalinde  a  des  frères  ;  il  leur  est  donc 


XIII 


impossible  de  se  marier,  car  ils  ne  pour- 
raient soutenir  un  rang  digne  de  leur 
noblesse.  Rosalinde,  selon  l'usage,  est  desti- 
née à  finir  ses  jours  dans  un  cloître  noble  ; 
cependant,  elle  pourrait  demeurer  dans  le 
monde  si  elle  consentait  à  épouser  le  vieux 
duc  Vargas  del  Pardo  ;  mais  si  Vargas  a  un 
passé  glorieux  et  une  immense  fortune,  il 
a  aussi  68  ans,  porte  perruque  et  prise  du 
tabac  d'Espagne.  Rosalinde  refuse  le  riche 
parti  ;  elle  est  conduite  au  couvent.  La 
clôture  conventuelle  n'empêche  pas  les  jeunes 
amants  de  se  revoir;  ils  sont  dénoncés  et  em- 
prisonnés. Une  confrontation  solennelle  ne 
donne  aucun  résultat;  cependant  les  deux 
jeunes  gens  sont  maintenus  en  prison.  Gen- 
narino  réussit  à  s'échapper,  il  pénètre 
jusqu'au  cachot  oà  gémit  la  sœur  Scolastique, 
mais  «  ne  peut  la  décider  à  le  suivre. 
Alors  il  lui  déclare  que,  puisqu'elle  le  met  au 


XIV 


désespoir,  il  commettra  le  crime  affreux  et 
duquel  on  n'a  pas  le  temps  de  se  repentir, 
de  se  donner  la  mort.  Scolastique  pleure 
beaucoup,  mais  ne  veut  pas  le  suivre.  Le 
jeune  amant  sort  désespéré,  cherche  un  lieu 
écarté  et  sy  tue.  Scolastique,  désespérée,  est 
condamnée  à  passer  vingt  ans  dans  l'in  pace  ; 
elle  y  meurt  au  bout  de  deux  mois  » . 

Le  dénouement  de  cette  histoire,  un  peu 
rapide,  excluait  d'intéressants  développe- 
ments psychologiques.  La  première  partie,  où 
jouent  les  mille  intrigues  de  l'ambition  dans 
les  petites  cours  italiennes,  se  trouvait  ba- 
lancée par  une  deuxième,  remplie  seulement 
d'aventures  romanesques,  sans  plus;  et  le 
rôle  du  duc  Vargas  del  Pardo  —  qui  rap- 
pelle à  certains  égards  le  comte  Mosca  de  la 
Chartreuse  de  Parme  —  se  réduisait  à 
presque  rien.  Stendhal  modifia  donc  le 
dénouement  :  il  donna  au  vieux  duc  un  rôle 


XV 


prépondérant.  Gennarino  une  fois  éliminé 
par  les  circonstances  elles-mêmes,  Vargas 
prend  la  direction  de  Vintrigue,  sauve  de  la 
prison  la  sœur  Scolastique,  et  finit  par 
l'épouser. 

En  même  temps  que  le  plan  se  modifie, 
la  pensée  de  Stendhal  se  précise;  l'intérêt 
psychologique  de  son  conte  le  presse  ;  il  note 
des  points  à  développer  :  les  petitesses  ré- 
pétées de  la  cour  napolitaine  qui  irritent  et 
portent  à  son  paroxysme  l'amour  de  Genna- 
rino et  l'amènent  à  commettre  des  folies  ; 
les  intrigues  du  clergé  auprès  de  la  famille 
de  Rosalinde,  qui  préparent  le  rôle  si  im- 
portant de  Vautorité  ecclésiastique  dans  la 
deuxième  partie  du  conte  ;  l'intervention  du 
vieux  duc  auprès  de  la  jeune  religieuse  et 
le  mariage  final  ;  et  même,  en  achevant  le 
dernier  canevas,  Stendhal  se  recommande 
finement  à  lui-même  de  rendre  le  jeune  Gen- 


XVI 


narino  «  un  peu  ridicule,  autrement  Rosa- 
linde  doit  se  tuer  après  lui  ». 

Beyle  en  était  à  ce  point  dans  son  travail 
de  composition  et  de  revision,  lorsque  la 
mort  le  saisit.  Il  laissait  Suora  Scolastica 
dans  l'état  suivant  : 

1°  Une  partie^  complètement  rédigée  en 
1839,  mais  revisée  en  18^2,  reliée  en  un 
volume  avec  les  trois  autres  fragments  de 
nouvelles  dont  j'ai  parlé  plus  haut  :  le  Che- 
valier de  Saint-Ismier,  le  Chasseur  vert 
{Mlle  de  Vanghen),  et  Trop  de  faveur  tue. 

Ce  fragment  comprend  quatre-vingt-treize 
feuillets,  réunion  de  morceaux  divers,  dictés 
séparément,  puis  réunis  et  rajustés  après 
coup. 

A  ces  quatre-vingt-treize  feuillets  s'' ajoutent 
onze  autres  feuillets,  que  Stendhal  appelle 
lui-même  des  «  débris  »  ;  ces  débris,  vrai- 
semblablement écartés  lors  de  la  revision  de 


XVII 


18Ù2,  se  retrouvent,  sous  d'autres  formes ^ 
dans  la  partie  principale. 

2°  Six  cahiers  non  reliés ,  dictés  et  cor- 
rigés entre  le  15  et  le  22  mars  18à2.  Ces 
cahiers  représentent  certainement  la  pensée 
dernière  de  Stendhal  ;  ils  sont,  à  n'en  pas 
douter,  la  partie  du  texte  la  plus  proche  de 
Vétat  définitif  de  l'ouvrage.  Mais,  parmi 
eux,  se  trouvent  deux  fragments  qui  ne  sont 
que  des  plans  plus  ou  moins  développés. 

J'ai  repris  Suora  Scolastica  telle  que 
l'avait  laissée  Stendhal  le  jour  de  sa  mort, 
œuvre  incomplète  et  fragmentée,  dont  la  fin 
était  seulement  encore  à  l'état  de  plan  dé- 
taillé. Et,  respectant  les  intentions  du  maître, 
j'ai  rajusté  la  rédaction  de  i8^2  à  celle  de 
1839,  celle-ci  d'ailleurs  déjà  minutieusement 
revue  par  Stendhal. 

Ma  tâche  était  particulièrement  délicate. 
Le  texte  n'est  pas  autographe^  il  a  été  dicté. 


XVIII 


et  c'est  te  même  copiste  qu'employa  Henri 
Beyle  en  i839  et  en  i8U2.  Heureusement, 
des  dates  inscrites  dans  les  marges,  com- 
plétées par  quelques  notes  au  crayon  jetées 
par  Stendhal,  m'ont  permis  de  souder  en- 
semble les  fragments  épars. 

A  ussi  n'ai-je  pas  pu  adopter  le  texte  des  pre- 
mières pages  publiées  par  Casimir  Stryienski 
(Soirées  du  Stendhal-Club,  p.  132-135); 
car  je  retrouve,  dans  les  marges,  diverses 
notes  autographes  :  a  Dicté  le  16  mars 
18U2,..  — Dicté  le  18  mars...  »  Et  ces  dates 
se  retrouvent  précisément  sur  les  cahiers 
isolés,  que  j'ai  utilisés  avant  tout  pour  éta- 
blir le  texte  de  la  présente  édition. 

La  première  partie  de  la  nouvelle,  ainsi 
que  je  l'ai  déjà  dit,  est  complètement  rédi- 
gée ;  si  elle  ne  représente  pas  le  texte  défini- 
tif, du  moins  forme-t-elle  un  tout  relative- 
ment homogène  ;  mais  je  ne  veux  ni  estimer^ 


XIX 


ni  même  conjecturer,  les  parties  que  le  maî- 
tre aurait  ou  corrigées,  ou  développées,  ou 
supprimées.  Il  me  suffit  de  prévenir  le  lec- 
teur que  ces  pages  ne  sont  vraisemblable- 
ment pas  l'expression  de  la  pensée  définitive 
de  l'auteur;  celui-ci,  à  plusieurs  reprises, 
note  son  intention  de  donner  nplus  d'esprit  » 
et  «  plus  de  piquant  »  à  son  style. 

Cette  première  partie  s'arrête  au  moment 
oh  Gennarino  vient  de  délivrer  la  sœur  Sco- 
lastique,  dans  des  conditions  particulièrement 
périlleuses.   Le   texte  s'interrompt  brusque- 
ment et  nous  n'avons  plus,  pour  compléter  la 
nouvelle,  que  deux  fragments  de  plans  ;  le  pre- 
mier, d'ailleurs  assez  développé,  commence 
par  les  mots  :  «  Le  duc  de  Vargas  songeait 
plus    que   jamais    à    la    disparition  de  la 
malheureuse  Rosalinde...  »  et    se    termine 
par  :  a  Soignez  les  pauvres  empoisonnées.  » 
(Pages  iii  à  128  de  la  présente  édition.)  Le 


XX 

second  plan  est  seulement  une  ébauche  que 
Stendhal  avait  écrite  le  17  mars  i8à2,  et 
qu'il  avait  fait  mettre  au  net  le  21,  trente 
heures  peut-être  avant  sa  mort. 

Telle  est  cette  Suora  Scolasiica,  ina- 
chevée, mais  dans  laquelle  est  imprimée,  et 
combien  puissamment,  la  marque  de  Sten- 
dhal. Suprême  effort  qui  ne  laisse  nullement 
entrevoir  la  catastrophe  imminente  et  qui 
manifeste,  au  contraire,  un  génie  robuste  et 
un  cerveau  toujours  en  pleine  possession  de 
lui-même. 

Le  lecteur  excusera  ces  quelques  pages  : 
elles  sont  le  résumé,  un  peu  aride  peut-être 
(mais  pourquoi  développer  davantage,  au 
risque  d'être  moins  clair?),  le  résumé  de 
mes  nombreuses  recherches  à  la  poursuite  du 
texte  le  plus  fidèle.  J'ai  cru  essentiel  de 
décrire  la  genèse  de  l'œuvre,  afin  de  ne  pas 
trahir  son  auteur,  et  de  manifester  égale- 


XXI 


ment  que  mon  rôle  s'est  borné  à  une  pieuse 
liaison  des  textes,  sans  me  permettre  une 
retouche  ou  une  correction  que  n'ait  indiquée 
ou  voulue  Stendhal  lui-même. 

Il  est  étrange  qu'une  pareille  tâche  n'ait 
jamais  séduit  mes  devanciers.  Casimir 
Stryienski  avait  cependant  connu  Suora 
Scolastica;  il  en  a  transcrit  quelques  pages 
dans  la  première  série  des  Soirées  du  Sten- 
dhal-Club (2'  édition,  Paris,  1905,  p.  i27- 
iUi).  Mais,  non  content  d'adopter,  sans  le 
moindre  esprit  critique,  le  premier  texte  qui 
lui  tombait  sous  les  yeux  {le  plus  facile 
d'ailleurs  à  transcrire),  il  note,  avec  une 
étrange  désinvolture  :  «  Le  fragment  que 
voici  est  tout  ce  qui  nous  est  parvenu  de 
cette  histoire...  »  Quinze  pages  in-12  ne  re- 
présentent pas  «  tout  ce  qui  nous  est  par- 
venu »  d'une  nouvelle  dont  le  manuscrit 
compte  près  de  deux  cents  feuillets  ! 


XXTI 


Est-ce  cette  affirmation  qui  a  caché  aux 
éditeurs,  toujours  en  quête  de  textes  inconnus, 
la  dernière  œuvre  de  Stendhal?  Pourtant, 
M.  Frédéric  d' Oppeln-Bronikowski  a  dû  au 
moins  feuilleter  Suora  Scolastica,  ne  serait- 
ce  que  pour  publier  deux  fragments  con- 
servés dans  le  même  manuscrit  :  le  Cheva- 
lier de  Saint-Ismier  et  Trop  de  faveur  tue 
{qu'il  intitule  Trop  de  faveur  nuit).  Et 
d'ailleurs,  il  a  donné  à  la  Neue  Freie 
Presse  de  Vienne  (numéro  du  2à  décembre 
4 9 H)  une  traduction  intitulée  :  Suora 
Scolastica.  Nachgelassene  Novelle  von 
Stendhal  (Henri  Beyle).  Aus  dem  Manu- 
scriptbande.  Zum  erstenmal  veroflentlich 
von  Friedrich  v.  Oppeln-Bronikowski. 
Peut-être  ce  fragment  est-il  le  même  que 
celui  des  Soirées  du  Stendhal-Club.  Je 
l'ignore,  n'ayant  pu  avoir  sous  les  yeux  le 
numéro  du  journal  viennois. 


XXIII 


Nous  aurions  personnellement  mauvaise 
grâce  à  nous  plaindre,  car  la  négligence  des 
premiers  éditeurs  nous  a  permis,  à  mon  ami 
André  Coq  et  à  moi,  de  donner  un  cadre 
digne  d'elle  à  une  œuvre  que  seule  la  mort 
Joudroyante  de  Stendhal  a  laissée  inachevée. 

Henry  Débraye. 


J3réfacc 


A  Naples,  où  je  me  trouvais  en  1824, 
j'entendis  parler  dans  le  monde  de  l'his- 
toire de  Suora  Scolastica  et  du  chanoine 
Cybo.  Curieux  comme  je  l'étais,  on  peut 
penser  si  je  fis  des  questions.  Mais  per- 
sonne ne  voulut  me  répondre  un  peu 
clairement  :  on  avait  peur  de  se  compro- 
mettre. 


A  Naples,  jamais  on  ne  parle  un  peu 
clairement  de  politique.  En  voici  la  rai- 
son :  une  famille  napolitaine,  composée 
par  exemple  de  trois  fils,  d'une  fille,  du 
père  et  de  la  mère,  appartient  à  trois 
partis  différents  qui,  à  Naples,  prennent 
le  nom  de  conspirations.  Ainsi,  la  fille 
est  du  parti  de  son  amant  ;  chacun  des  fils 
est  à  une  conspiration  différente  ;  le  père 
et  la  mère  parlent,  en  soupirant,  de  la 
cour  qui  régnait  lorsqu'ils  avaient  vingt 
ans.  Il  suit  de  cet  isolement  des  individus 
que  jamais  on  ne  parle  sérieusement  po- 
litique. A  la  moindre  assertion  un  peu 
tranchée  et  sortant  du  lieu  commun,  vous 
voyez  autour  de  vous  deux  ou  trois  figures 
pâlir. 

Mes  questions  sur  ce  nom  baroque 
n'ayant  aucun  succès  dans  le  monde,  je 
crus   que   l'histoire   de  Suora  Scolastica 


rappelait  quelque  histoire  horrible  de  Fan 
1820,  par  exemple. 

Une  veuve  de  quarante  ans,  rien  moins 
que  belle,  mais  fort  bonne  femme,  me 
louait  la  moitié  de  sa  petite  maison,  si- 
tuée dans  une  ruelle,  à  cent  pas  du  char- 
mant jardin  de  Chiaja,  au  pied  de  la  mon- 
tagne qui  couronne,  en  cet  endroit-là,  la 
villa  de  la  princesse  Florida,  femme  du 
vieux  roi.  C'est  peut-être  le  seul  quartier 
de  Naples  un  peu  tranquille. 

Ma  veuve  avait  un  vieux  galant,  au- 
quel je  fis  la  cour  toute  une  semaine.  Un 
jour  que  nous  courions  la  ville  ensemble 
et  qu'il  me  montrait  les  endroits  où  les 
lazzaroni  s'étaient  battus  contre  les 
troupes  du  général  Championnet  et  le 
carrefour  où  ils  avaient  brûlé  vif  le  duc 
de  ***,  je  lui  demandai  brusquement,  et 
d'un  air  simple,  pourquoi  on  faisait  un 


tel  mystère  de  Thistoire  de  la  Suora  Sco- 
lastica  et  du  chanoine  Gybo.  Il  me  répon- 
dit tranquillement  : 

—  Les  titres  de  duc  et  de  prince  que 
portaient  les  personnages  de  cette  histoire 
sont  portés,  de  nos  jours,  par  leurs  des- 
cendants qui,  peut-être,  se  fâcheraient  de 
voir  leurs  noms  mêlés  à  une  histoire 
aussi  tragique  et  aussi  triste  pour  tout 
le  monde. 

—  L'affaire  ne  s'est  donc  pas  passée 
en  1820? 

—  Que  dites-vous?  1820?  me  dit  mon 
Napolitain,  riant  aux  éclats  de  cette  date 
récente.  Que  dites-vous?  1820?  répéta-t-il 
avec  cette  vivacité  peu  polie  de  l'Italie, 
qui  choque  si  fort  le  Français  de  Paris. 

))  Si  vous  voulez  avoir  le  sens  commun, 
continua-t-il,  dites  :  1745,  l'année  qui 
suivit  la  bataille  de  Velletri  et  confirma 


à  notre  grand  Don  Carlos  la  possession 
de  Naples.  Dans  ce  pays-ci,  on  l'appelait 
Charles  VII,  et  plus  tard,  en  Espagne, 
où  il  a  fait  de  si  grandes  choses,  on  l'a 
appelé  Charles  III.  C'est  lui  qui  a  apporté 
le  grand  nez  des  Farnèse  dans  notre  fa- 
mille royale. 

»  On  n'aimerait  pas,  aujourd'hui,  à 
nommer  de  son  vrai  nom  l'archevêque 
qui  faisait  trembler  tout  le  monde  à  Na- 
ples, lorsqu'il  fut  consterné,  à  son  tour, 
par  le  nom  fatal  de  Velletri.  Les  Alle- 
mands, campés  sur  la  montagne  autour 
de  Velletri,  tentèrent  de  surprendre  dans 
le  palais  Ginetti,  qu'il  habitait,  notre 
grand  Don  Carlos. 

»  C'est  un  moine  qui  passe  pour  avoir 
écrit  l'anecdote  dont  vous  parlez.  La 
jeune  religieuse  que  l'on  désigne  par  le 
nom    de  Suora  Scolastica  appartenait  à 


la  famille  du  duc  d'Atella.  Le  même  écri- 
vain fait  preuve  d'une  haine  passionnée 
pour  l'archevêque  d'alors,  grand  poli- 
tique qui  fit  agir  dans  toute  cette  affaire 
le  chanoine  Gybo.  Peut-être  le  moine 
était-il  un  protégé  du  jeune  Don  Genna- 
rino,  des  marquis  de  Las  Flores,  qui 
passe  pour  avoir  disputé  le  cœur  de  Rosa- 
linde  à  Don  Carlos  lui-même,  roi  fort 
galant,  et  au  vieux  duc  Vargas  del  Pardo, 
qui  passe  pour  avoir  été  le  seigneur  le 
plus  riche  de  son  temps.  11  y  avait  sans 
doute,  dans  l'histoire  de  cette  catastrophe, 
des  choses  qui  pouvaient  profondément 
offenser  quelque  personnage  encore  puis- 
sant en  1760,  époque  où  l'on  croit  que 
le  moine  écrivit,  car  il  se  garde  bien  de 
conter  net.  Son  verbiage  est  étonnant; 
il  s'exprime  toujours  par  des  maximes 
générales,  sans  doute  d'une  moralité  par- 


faite,  mais  qui  n'apprennent  rien.  Sou- 
vent, il  faut  fermer  le  manuscrit  pour 
réfléchir  à  ce  que  le  bon  père  a  voulu 
dire.  Par  exemple,  lorsqu'il  arrive  à  la 
mort  de  Don  Gennarino,  à  peine  com- 
prend-on ce  qu'il  a  voulu  faire  en- 
tendre. 

»  Je  pourrai  peut-être,  d'ici  à  quelques 
jours,  vous  faire  prêter  ce  manuscrit,  car 
il  est  si  impatientant  aue  je  ne  vous  con- 
seillerais pas  de  l'acheter.  11  y  a  deux  ans 
que,  dans  l'étude  du  notaire  B...,  on  ne 
le  vendait  pas  moins  de  quatre  du- 
cats. » 

Huit  jours  après,  je  possédais  ce  ma- 
nuscrit, qui  est  peut-être  le  plus  impa- 
tientant du  monde.  A  chaque  instant, 
l'auteur  recommence  en  d'autres  termes 
le  récit  qu'il  vient  d'achever  ;  d'abord,  le 
malheureux  lecteur  s'imagine  qu'il  s'agit 


d'un  nouveau  fait.  La  confusion  finit  par 
être  si  grande  que  l'on  ne  se  figure  plus 
de  quoi  il  est  question. 

Il  faut  savoir  qu'en  1842  un  Milanais, 
un  Napolitain,  qui,  dans  toute  leur  vie, 
n'ont  peut-être  pas  prononcé  cent  paroles 
de  suite  en  langue  florentine,  trouvent 
beau,  quand  ils  impriment,  de  se  servir 
de  cette  langue  étrangère.  L'excellent  gé- 
néral GoUetta,  le  ;"lus  grand  historien  de 
ce  siècle,  avait  un  peu  cette  manie,  qui 
souvent  arrête  son  lecteur. 

Le  terrible  manuscrit  intitulé  Suora 
Scolastiça  n'avait  pas  moins  de  trois  cent 
dix  pages.  Je  me  souviens  que  j'en  ré- 
crivis certaines  pages,  pour  être  sûr  du 
sens  que  j'adoptais. 

Une  fois  que  je  sus  bien  cette  anecdote, 
je  me  gardai  de  faire  des  questions  di- 
rectes. Après  avoir  prouvé,  par  un  long 


bavardage,  que  j'avais  pleine  connais- 
sance d'un  fait,  je  demandai  quelques 
éclaircissements,  de  l'air  le  plus  indiffé- 
rent. 

A  quelque  temps  de  là,  l'un  des  grands 
personnages  qui,  deux  mois  auparavant, 
avait  refusé  de  répondre  à  mes  ques- 
tions, me  procura  un  petit  manuscrit,  de 
soixante  pages,  qui  n'entre  pas  dans  le 
fil  de  la  narration,  mais  donne  des  détails 
pittoresques  sur  certains  faits.  Ce  ma- 
nuscrit fournit  des  détails  vrais  sur  la 
jalousie  forcenée. 

Par  les  paroles  de  son  aumônier, 
qu'avait  séduit  l'archevêque,  la  princesse 
Dona  Ferdinanda  d'Atella  apprit,  à  la 
fois,  que  ce  n'était  pas  d'elle  qu'était 
amoureux  le  jeune  Don  Gennarino,  que 
c'était  sa  belle-fille  Rosalinde  qu'il  ai- 
mait. 


10 

Elle  se  vengea  de  sa  rivale,  qu'elle 
croyait  aimée  du  roi  Don  Carlos,  en  in- 
spirant une  jalousie  atroce  à  Don  Genna- 
rino  de  Las  Flores. 


Vous  savez  qu'en  1700  Louis  XIV,  privé 
des  grands  hommes  qui  étaient  nés  en 
même  temps  que  lui,  et  rapetissé  par 
Mme  de  Maintenon,  eut  le  fol  orgueil  d'en- 
voyer régner  en  Espagne  un  enfant,  le  duc 
d'Anjou,  qui  plus  tard  fut  Philippe  V,  fou, 
brave  et  dévot.  Il  valait  bien  mieux,  comme 


12 

le  proposaient  les  étrangers,  réunir  à  la 
France  la  Belgique  et  le  Milanais. 

La  France  eut  des  malheurs,  mais  son 
roi  qui,  jusque-là,  n'avait  trouvé  que  des 
succès  faciles  et  une  gloire  de  comédie, 
montra  une  vraie  grandeur  dans  les  infor- 
tunes. La  victoire  de  Denain  et  le  fameux 
verre  d'eau  tombé  sur  la  robe  de  la  duchesse 
de  Marlborough  donnèrent  à  la  France  une 
paix  assez  glorieuse. 

Vers  ce  temps,  Philippe  V,  qui  régnait 
toujours  en  Espagne,  perdit  la  reine  son 
épouse.  Cet  événement  et  sa  vertu  monacale 
le  rendirent  presque  fou.  Dans  cet  état,  il 
sut  chercher  dans  un  grenier,  à  Parme,  faire 
arriver  en  Espagne,  et  enfin  épouser  la  cé- 
lèbre Elisabeth  Farnèse.  Cette  grande  reine 
montra  du  génie  au  milieu  des  puérilités 
orgueilleuses  de  l'Espagne,  qui  depuis  sont 
devenues  si  célèbres  en  Europe  et,  sous  le 
nom  vénéré  d'étiquette  espagnole,  ont  été 
imitées  par  tous  les  trônes  d'Europe. 


13 

Cette  reine,  Elisabeth  Farnèse,  passa 
quinze  ans  de  sa  vie  sans  perdre  de  vue  plus 
de  dix  minutes  par  jour  son  fou  de  mari. 
Cette  cour,  si  misérable  au  milieu  de  ses 
fausses  grandeurs,  a  trouvé  un  peintre 
homme  de  génie,  le  génie  sombre  du  carac- 
tère espagnol,  le  duc  de  Saint-Simon,  le 
seul  historien  qu'ait  produit  jusqu'ici  le 
génie  français.  Il  donne  le  détail  curieux  de 
tous  les  soins  que  se  donna  la  reine  Elisa- 
beth Farnèse  afin  de  parvenir  un  jour  à 
lancer  une  armée  espagnole  et  conquérir 
pour  un  des  deux  fils  puînés  qu'elle  avait 
donnés  à  Philippe  V,  quelqu'une  des  prin- 
cipautés de  ce  pays-là.  Elle  pouvait  par  ce 
moyen  éviter  la  triste  vie  qui  attend  une 
reine  douairière  d'Espagne  et  trouver  un 
refuge  après  la  mort  de  Philippe  V. 

Les  fils  que  le  roi  avait  eus  de  sa 
première  femme  étaient  complètement 
imbéciles,  comme  il  convient  à  des  princes 
légitimes  élevés  par  la  Sainte  Inquisition. 


14 

Un  des  favoris  qui  régneraient  sur  celui  des 
deux  qui  serait  roi  pouvait  très  bien  lui 
faire  trouver  nécessaire  et  politique  de  jeter 
en  prison  la  reine  Farnèse,  dont  le  bon  sens 
sévère  et  l'activité  choquaient  l'indolence 
espagnole. 

Don  Carlos,  le  fils  aîné  de  la  reine  Elisa- 
beth, passa  en  Italie  en  1734.  La  bataille  de 
Bitonto,  facilement  gagnée,  le  mit  sur  le 
trône  de  Naples.  Mais  en  1743  l'Autriche 
l'attaqua  sérieusement;  le  10  août  1744,  il 
se  trouvait  dans  la  petite  ville  de  Velletri,  à 
douze  lieues  de  Rome,  avec  sa  petite  armée 
espagnole.  Il  était  aux  pieds  du  mont  Arte- 
misio,  à  deux  lieues  à  peine  d'une  petite 
armée  autrichienne  mieux  placée  que  la 
sienne. 

Le  i4  du  mois  d'août,  au  petit  jour,  Don 
Carlos  fut  surpris  dans  sa  chambre  par  une 
compagnie  d'Autrichiens,  Le  duc  de  Vargas 
del  Pardo,  que  la  reine,  en  dépit  des  efforts 
du  grand  aumônier,  avait  placé  auprès  de 


15 

son  fils,  le  saisit  par  les  jambes  et  le  hissa 
jusqu'à  la  fenêtre,  qui  était  à  dix  pieds  du 
plancher,  pendant  que  les  grenadiers  autri- 
chiens enfonçaient  la  porte  à  coups  de 
crosse,  en  criant  au  prince,  avec  tout  le 
respect  possible,  qu'ils  le  suppliaient  de  se 
rendre. 

Vargas  sauta  par  la  fenêtre  après  son 
prince,  trouva  deux  chevaux,  le  fit  monter 
à  cheval,  courut  à  l'infanterie,  campée  à 
un  quart  de  lieue. 

—  Votre  prince  est  perdu,  dit-il  aux  Espa- 
gnols, si  vous  ne  vous  souvenez  que  vous 
êtes  Espagnols.  Il  s'agit  de  tuer  deux  mille 
de  ces  hérétiques  d'Autrichiens  qui  veulent 
faire  prisonnier  le  fils  de  votre  bonne 
reine. 

Toute  la  valeur  espagnole  fut  réveillée  par 
ce  peu  de  mots.  Ils  commencèrent  par  pas- 
ser au  fil  de  l'épée  les  quatre  compagnies 
qui  revenaient  de  Velletri,  où  elles  avaient 
essayé  de  surprendre  le  prince.  Par  bon- 


16 

heur,  Vargas  trouva  un  vieux  général  qui, 
ne  se  souvenant  de  la  façon  absurde  dont 
on  faisait  la  guerre  en  1744,  n'eut  pas  l'idée 
baroque  d'éteindre  la  colère  des  braves 
Espagnols  en  leur  commandant  des  manœu- 
vres savantes.  Enfin,  l'on  tua,  à  la  bataille 
de  Velletri,  trois  mille  cinq  cents  hommes 
à  l'armée  autrichienne. 

Dès  lors,  Don  Carlos  fut  vraiment  roi  de 
Naples. 

La  reine  Farnèse  envoya  un  de  ses  favoris 
dire  à  Don  Carlos,  qui  n'était  connu  que 
par  son  amour  pour  la  chasse,  que  les  Au- 
trichiens étaient  surtout  insupportables  aux 
gens  de  Naples  à  cause  de  leur  mesquinerie 
et  de  leur  avarice  : 

—  Prenez-leur  quelques  millions,  à  ces 
négociants  toujours  défiants,  et  occupés  de 
la  sensation  du  moment  ;  amusez-les  avec 
leur  argent,  mais  ne  soyez  pas  un  roi 
soliveau. 


M 

Don  Carlos,  quoique  élevé  par  les  prêtres 
et  dans  toutes  les  rigueurs  de  l'étiquette,  se 
trouva  ne  pas  manquer  d'intelligence.  Il 
réunit  une  cour  brillante,  il  chercha  à  s'at- 
tacher par  des  faveurs  singulières  les  jeunes 
seigneurs  qui  sortaient  du  collège  lors  de 
sa  première  venue  à  Naples  et  qui  n'avaient 
pas  plus  de  vingt  ans  à  l'époque  de  la  ba- 
taille de  Velletri.  Plusieurs  de  ces  jeunes 
gens  s'étaient  fait  tuer  dans  les  rues  de  Vel- 
letri, lors  de  la  surprise,  pour  que  leur  roi, 
aussi  jeune  qu'eux,  ne  fût  pas  fait  prisonnier. 

Le  roi  tira  parti  de  tous  les  essais  de 
conspiration  que  l'Autriche  essaya  de  sou- 
doyer. Ses  juges  appelèrent  d'infâmes  traîtres 
les  nigauds,  partisans-nés  de  tous  les  pou- 
voirs qui  ont  quelques  années  de  date. 

Don  Carlos  ne  fit  exécuter  aucune  des 
sentences  de  mort,  mais  il  accepta  la  con- 
fiscation de  beaucoup  de  belles  terres.  Le 
génie  napolitain,  qui  aime  naturellement 
tout  ce  qui  est  fastueux  et  brillant,  expliqua 


18 

aux  seigneurs  de  la  cour  que,  pour  plaire  à 
ce  jeune  roi,  il  fallait  faire  beaucoup  de 
dépense.  Le  roi  laissa  se  ruiner  tous  les  sei- 
gneurs que  son  ministre  Tanucci  lui  dénon- 
çait comme  secrètement  dévoués  à  la  maison 
d'Autriche.  11  ne  fut  contrecarré  que  par 
Acquaviva,  archevêque  de  Naples,  et  le  seul 
ennemi  réellement  dangereux  que  Don 
Carlos  trouva  dans  son  nouveau  royaume. 

Les  fêtes  que  donna  Don  Carlos  dans 
l'hiver  de  1745,  au  retour  de  la  bataille  de 
Velletri,  furent  vraiment  magnifiques  et  lui 
gagnèrent  l'esprit  des  Napolitains  autant 
que  son  bonheur  à  la  guerre.  La  tranquillité 
et  l'aisance  renaissaient  de  toutes  parts. 

Lorsque  arriva  l'époque  du  grand  gala  et 
du  grand  baisemain  tenu  au  château  pour 
célébrer  le  jour  de  sa  naissance,  Charles  III 
distribua  de  belles  terres  aux  grands  sei- 
gneurs qu'il  savait  lui  être  dévoués.  Dans 
l'intimité.  Don  Carlos,  qui  savait  régner, 
donnait  des    ridicules    aux    maîtresses    de 


-       19 

l'archevêque  et  aux  femmes  âgées  qui 
regrettaient  le  gouvernement  ridicule  de 
l'Autriche. 

Le  roi  distribua  deux  ou  trois  titres  de 
duc  aux  jeunes  seigneurs  qu'il  voyait  dé- 
penser plus  que  leur  revenu,  car  Don  Car- 
los, naturellement  grand,  avait  en  horreur 
les  gens  qui,  sur  le  principe  autrichien, 
cherchent  à  faire  des  économies. 

Le  jeune  roi  avait  de  l'esprit,  des  senti- 
ments élevés,  et  scandait  bien  ses  mots. 
Quant  à  la  masse  du  peuple,  elle  était  tout 
étonnée  que  le  gouvernement  ne  lui  fît  pas 
toujours  du  mal.  Elle  aimait  les  fêtes  du 
roi  et  elle  s'accoutumait  fort  bien  à  payer 
des  impôts  dont  le  produit,  au  lieu  d  être 
transporté  à  Madrid  ou  en  Autriche,  était 
distribué  en  partie  aux  jeunes  gens  qui  s'a- 
musaient et  aux  jeunes  femmes.  En  vain 
l'archevêque,  soutenu  par  tous  les  vieillards 
et  toutes  les  femmes  qui  n'étaient  plus 
jeunes,  faisait  insinuer  dans  tous   les   ser- 


50 

mons  que  le  genre  de  vie  de  la  cour  con- 
duisait à  l'abomination  de  la  désolation. 
Toutes  les  fois  que  le  roi  ou  la  reine  sortaient 
du  palais,  les  cris  de  joie  et  les  vivats  du 
peuple  s'entendaient  à  plus  d'un  quart  de 
lieue  de  distance.  Gomment  donner  une  idée 
des  cris  de  ce  peuple  naturellement  criard 
et  qui  se  trouvait  alors  réellement  content  ?. . . 

« 
*  « 

Cet  hiver  qui  suivit  la  bataille  de  Velletri, 
plusieurs  seigneurs  de  la  cour  de  France 
étaient  venus,  sous  prétexte  de  santé,  passer 
l'hiver  à  Naples.  Ils  étaient  bienvenus  au 
château  ;  les  plus  riches  seigneurs  se  fai- 
saient un  devoir  de  les  inviter  à  toutes  leurs 
fêtes  ;  l'antique  gravité  espagnole  et  les  ri- 
gueurs de  l'étiquette,  qui  proscrivaient  les 
visites  du  matin  faites  aux  jeunes  femmes 
et  qui  défendaient  absolument  à  celles-ci  de 
recevoir  les  hommes  en  l'absence  de  deux 
ou  trois   duègnes   choisies  par   les   maris, 


21 

semblaient  céder  un  peu  devant  la  facilité  des 
mœurs  françaises.  Huit  ou  dix  femmes  d'une 
rare  beauté  se  partageaient  tous  les  hom- 
mages ;  mais  le  jeune  roi,  fin  connaisseur, 
soutenait  que  la  plus  belle  personne  de  sa 
cour  était  la  jeune  Rosalinde,  fille  du  prince 
d'Atella.  Ce  prince,  ancien  général  autri- 
chien, personnage  fort  triste,  fort  prudent, 
fort  lié  avec  l'archevêque,  avait  passé  sans 
paraître  au  château  les  quatre  années  du 
règne  de  Don  Carlos  qui  s'étaient  écoulées 
avant  la  bataille  décisive  de  Velletri.  Le  roi 
n'avait  vu  le  prince  d'Atella  que  le  jour  des 
deux  baisemains  de  nécessité  obligée,  savoir 
celui  du  jour  onomastique  de  la  naissance 
du  roi  et  celui  du  jour  de  sa  fête.  Mais  les 
fêtes  charmantes  données  par  le  roi  lui 
faisaient  des  partisans,  même  au  sein  des 
familles  les  plus  dévouées  aux  droits  de  l'Au- 
triche, comme  on  disait  alors  à  Naples.  Le 
prince  d'Atella  avait  cédé  malgré  lui  aux 
instances  de  Dona  Ferdinanda,  sa  seconde 


22 

femme,  en  lui  permettant  de  paraître  au 
palais  et  se  faire  suivre  par  sa  fille,  cette 
belle  Rosalinde  que  le  roi  Don  Carlos  pro- 
clamait la  plus  belle  personne  de  son 
royaume. 

Le  prince  d'Atella  se  voyait  trois  fils  d'un 
premier  lit,  dont  l'établissement  dans  le 
monde  lui  donnait  beaucoup  de  soucis.  Les 
titres  que  portaient  ces  fils,  tous  ducs  ou 
princes,  lui  semblaient  trop  imposants  pour 
la  médiocre  fortune  qu'il  pouvait  leur  laisser. 
Ces  pensées  chagrinantes  devinrent  encore 
plus  poignantes  lorsqu'à  l'occasion  de  la 
fête  de  la  reine,  le  roi  fit  une  nombreuse 
promotion  de  sous-lieutenants  dans  ses 
troupes  :  les  fils  du  prince  d'Atella  n'y  fu- 
rent pas  compris,  par  la  raison  toute  simple 
qu'ils  n'avaient  rien  demandé  ;  mais  la  jeune 
Rosalinde,  leur  sœur,  ayant  suivi  sa  belle- 
mère  dans  une  visite  que  celle-ci  fit  au 
palais  le  lendemain  du  gala,  la  reine  dit  à 
Rosalinde  qu'elle   avait  remarqué,  la  der- 


23 

nière  fois  qu'on  jouait  aux  petits  jeux  au 
palais,  qu'elle  n'avait  point  de  gages  à 
donner. 

—  Quoique  les  jeunes  filles  ne  portent 
pas  de  diamants,  j'espère,  lui  dit-elle,  que, 
comme  gage  d'amitié  de  votre  reine  et  par 
mon  ordre  exprès,  vous  voudrez  bien  por- 
ter cette  bague. 

Et  la  reine  lui  remit  une  bague  ornée 
d'un  diamant  valant  plusieurs  centaines  de 
ducats. 

Cette  bague  fut  un  cruel  sujet  d'embar- 
ras pour  le  vieux  prince  d'Atella  :  son  ami 
l'archevêque  le  menaça  de  faire  refuser 
l'absolution  par  tous  les  prêtres  du  diocèse, 
à  l'époque  de  Pâques,  à  sa  fille  Rosalinde 
si  elle  portait  la  bague  illégale.  Par  l'avis 
de  son  vieux  aumônier,  le  prince  offrit  à 
l'archevêque  le  mezzo  termine  de  faire  fabri- 
quer une  bague  aussi  semblable  que  pos- 
sible à  l'aide  d'un  diamant  pris  dans  le 
majorât  dont  jouissent  les  princes  d'Atella. 


24 

Dona  Ferdinanda  se  montra  profondément 
irritée. 

Irritée  de  cette  soustraction  que  l'on  pré- 
tendait faire  à  son  écrin,  elle  prétendait  que 
le  diamant  qu'on  lui  enlevait  fût  remplacé 
par  la  bague  donnée  par  la  reine.  Le  prince, 
monté  par  une  vieille  duègne  de  la  maison 
et  qui  formait  sa  camarilla,  fut  d'avis  que 
cette  entrée  de  la  bague  de  Rosalinde  dans 
l'écrin  du  majorât  pouvait,  après  la  mort 
de  lui,  prince,  la  priver  de  la  propriété  de 
la  bague  et,  si  la  reine  s'apercevait  de  la 
substitution,  ôterait  à  sa  fille  le  moyen  de 
jurer  sur  le  sang  de  San  Gennaro  que  la 
bague  était  toujours  en  son  pouvoir,  ce  que 
d'ailleurs  elle  pouvait  prouver  en  courant 
la  prendre  au  palais  de  son  père. 

Ce  différend,  que  Rosalinde  ne  prit  pas  à 
cœur,  troubla  pendant  quinze  jours  tout 
l'intérieur  de  la  maison  du  prince.  Enfin, 
par  les  conseils  de  son  aumônier,  la  bague 
de  la  reine  fut  déposée  entre  les  mains  de  la 


25 

vieille  Litta,  la  doyenne  des  duègnes  de  la 
maison. 

La  manie  qu'ont  les  Napolitains  des  fa- 
milles nobles  de  se  regarder  comme  des 
princes  indépendants  et  ayant  des  intérêts 
opposés  fait  qu'il  ne  règne  aucune  affection 
entre  frère  et  sœur  et  que  leurs  intérêts  sont 
toujours  décidés  par  les  règles  de  la  poli- 
tique la  plus  stricte. 

«  » 

Le  prince  d'Atella  était  amoureux  de  sa 
femme,  fort  gaie,  fort  imprudente,  et  qui 
avait  trente-six  ans  de  moins  que  lui.  Pendant 
les  fêtes  brillantes  qui  suivirent  la  fameuse 
bataille  de  Velletri,  la  princesse  Dona  Fer- 
dinanda  d'Atella  eut  le  plaisir  de  se  voir 
environnée  par  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
brillant  parmi  les  jeunes  gens  de  la  cour. 
Nous  ne  dissimulerons  pas  qu'elle  devait  ce 
succès  à  sa  jeune  belle-fille,  qui  n'était  autre 
que  cette  jeune  Rosalinde,  que  le  roi  procla- 


26 

mait  la  plus  jolie  femme  de  sa  cour.  Les 
jeunes  gens  qui  entouraient  la  princesse 
d'Atella  étaient  bien  sûrs  de  se  trouver 
côte  à  côte  avec  le  roi,  et  même  de  se  voir 
adresser  la  parole  pour  peu  qu'ils  ani- 
massent la  conversation  par  des  pensées 
amusantes,  car  le  roi  qui,  pour  suivre  les 
ordres  de  la  reine,  sa  mère,  et  pour  mériter 
les  respects  des  Espagnols,  ne  parlait  jamais 
quand  il  se  trouvait  auprès  d'une  femme 
qui  lui  plaisait,  oubliait  son  métier  et  parlait 
à  peu  près  comme  un  autre  homme  qui 
aurait  passé  pour  fort  sérieux. 

Mais  ce  n'était  point  la  présence  du  roi 
dans  son  cercle  qui  rendait  la  princesse 
<l'Atella  si  heureuse  à  la  cour  :  c'était  les 
attentions  continuelles  du  jeune  Gennarino, 
des  marquis  de  Las  Flores.  Ces  marquis 
étaient  fort  nobles,  puisqu'ils  appartenaient 
à  la  famille  Médina  (^eli,  d'Espagne,  d'où 
ils  étaient  venus  à  Naples,  il  n'y  avait  guère 
qu'un  siècle.  Mais  le  marquis,  père  de  Don 


27 

Gennarino,  passait  pour  le  gentilhomme  de 
la  cour  le  moins  riche.  Son  fils  n'avait  que 
vingt-deux  ans,  il  était  élégant,  beau,  mais 
il  y  avait  dans  sa  physionomie  quelque  chose 
de  grave  et  de  hautain  qui  trahissait  son 
origine  espagnole.  Depuis  qu'il  ne  manquait 
à    aucune   fête  de   la  cour,  il   déplaisait  à 
Rosalinde,     dont    il     était    passionnément 
amoureux,    mais    à   laquelle    il   se   gardait 
bien  d'adresser  jamais  une  parole,  dans  la 
crainte  de  voir    la   princesse  sa  belle-mère 
cesser  tout  à  coup  de   l'amener  à  la  cour. 
Pour  éviter  cet  accident  qui  eût  été  terrible 
pour  son  amour,  il  faisait  une  cour  assidue 
à  la  princesse.  C'était  une  femme  un  peu 
forte  (il  est  vrai  qu'elle   avait  trente-deux 
ans),    mais   son    caractère,     toujours    pas- 
sionné pour  quelque  chose,  toujours  enjoué, 
lui  donnait  l'air  jeune.  Ce  caractère  servait 
les  projets  de  Gennarino  qui,  à  tout  prix, 
voulait    se   corriger   de  cet  air    hautain  et 
dédaigneux  qui  déplaisait  à  Rosalinde. 


28 

Gennarino  ne  lui  avait  pas  adressé  trois 
fois  la  parole,  mais  aucun  des  sentiments 
de  Rosalinde  n'était  un  mystère  pour  lui  : 
lorsqu'il  cherchait  à  prendre  les  manières 
gaies,  ouvertes,  et  même  un  peu  étourdies, 
des  jeunes  seigneurs  de  la  cour  de  France, 
il  voyait  un  air  de  contentement  dans  les 
yeux  de  Rosalinde.  Une  fois  même,  il  avait 
surpris  un  sourire  et  un  geste  expressif, 
comme  il  achevait  de  raconter  devant  la 
reine  une  anecdote,  assez  triste  au  fond, 
mais  dont  il  avait  expliqué  les  circonstances 
avec  l'air  tout  désintéressé  et  nullement 
tragique  qu'y  eût  mis  un  Français. 

La  reine,  qui  avait  le  même  âge  que 
Rosalinde,  c'est-à-dire  vingt  ans,  ne  put 
s'empêcher  de  faire  compliment  à  Gennarino 
sur  l'absence  de  l'air  tragique  et  espagnol 
qu'elle  était  charmée  de  ne  pas  avoir  trouvé 
dans  son  récit.  Gennarino  regarda  Rosalinde 
comme  pour  lui  dire  :  «  C'est  dans  le  désir 
de  vous  plaire  que  je  cherche  à  me  défaire 


29 

de  l'air  de  hauteur  naturel  à  ma  famille.  » 
Rosalinde  le  comprit,  et  sourit  de  telle  façon 
que  si  Gennarino  n'eût  pas  été  éperdument 
amoureux  lui-même,  il  eût  bien  compris 
qu'il  était  aimé. 

La  princesse  d'Atella  ne  perdait  pas  des 
yeux  la  belle  figure  du  jeune  homme,  mais 
elle  n'avait  garde  de  deviner  ce  qui  se  pas- 
sait en  lui  :  elle  n'avait  pas  l'âme  qu'il  faut 
pour  saisir  les  choses  de  cette  finesse  ;  la 
princesse  n'allait  pas  plus  loin  que  la  con- 
templation des  traits  et  de  la  grâce  presque 
féminine  de  toute  la  personne  de  Gennarino. 
Ses  cheveux,  qu'il  portait  longs  selon  la 
mode  que  Don  Carlos  avait  apportée  d'Es- 
pagne, étaient  d'un  blond  chatoyant,  et 
leurs  boucles  dorées  retombaient  sur  son 
cou  mince  et  gracieux  comme  celui  d'une 
jeune  tille. 

A  Naples,  il  n'est  pas  rare  de  rencontrer 
des  yeux  d'une  forme  magnifique  et  qui 
rappelle    celle     des     plus    belles     statues 


30 

grecques  ;  mais  ces  yeux  n'expriment  que 
le  contentement  d'une  bonne  santé,  ou  tout 
au  plus  une  nuance  de  menace  ;  jamais  l'air 
hautain  que  Gennarino  ne  pouvait  s'empê- 
cher d'avoir  encore  quelquefois  n'allait 
jusqu'à  la  menace.  Quand  ses  yeux  se  permet- 
taient de  regarder  longuement  Rosalinde, 
ils  prenaient  l'expression  de  la  mélancolie; 
et  même  un  observateur  délicat  eût  pu  con- 
clure qu'il  avait  un  caractère  faible  et  incer- 
tain, quoique  dévoué  jusqu'à  la  folie.  Ce  trait 
était  assez  difficile  à  deviner,  ses  larges  sour- 
cils souvent  rapprochés  amortissaient  l'éclat 
et  la  douceur  de  ses  yeux  bleus. 

Le  roi,  qui  ne  manquait  point  de  finesse 
quand  son  cœur  était  pris,  remarqua  fort 
bien  que  les  yeux  de  Rosalinde,  dans  les 
moments  où  ils  espéraient  n'être  pas  ob- 
servés par  sa  belle-mère,  qu'elle  craignait 
beaucoup,  se  fixaient  avec  complaisance  sur 
les  beaux  cheveux  de  Gennarino.  Elle  n'osait 
pas  s'arrêter  de  même  sur  ses  yeux  bleus, 


31 

elle  eût  craint  d'être  surprise    dans    cette 
sing^ulière  occupation. 

Le  roi  eut  la  magnanimité  de  n'être  pas 
jaloux  de  Gennarino  ;  peut-être  aussi  croyait- 
il  qu'un  roi  jeune,  généreux  et  victorieux 
ne  doit  pas  craindre  de  rivaux.  Un  obser- 
vateur délicat  n'eut  pas  loué  avant  tout 
cette  beauté  parfaite  des  plus  belles  médailles 
siciliennes  que  l'on  admirait  généralement 
dans  Rosalinde,  elle  avait  plutôt  un  de  ces 
visages  qu'on  n'oublie  jamais.  On  pouvait 
dire  que  son  âme  éclatait  sur  son  front,  dans 
les  contours  délicats  de  la  bouche  la  plus 
touchante.  Sa  taille  était  frêle  et  élancée 
comme  si  elle  eût  trop  vite  grandi:  il  y 
avait  même  dans  son  geste,  dans  ses  atti- 
tudes, encore  quelque  chose  de  la  grâce  de 
l'enfance  ;  mais  sa  physionomie  annonçait 
une  intelligence  vive  et  surtout  un  esprit 
gai  qui  se  rencontre  bien  rarement  avec  la 
beauté  grecque  et  empêche  cette  sorte  de  niai- 
serie attentive  que  l'on  peut  quelquefois  lui 


32 

reprocher.  Ses  cheveux  noirs  descendaient  en 
larges  bandeaux  sur  ses  joues,  elle  avait  des 
yeux  couronnés  de  longs  sourcils,  et  c'était 
ce  trait  qui  avait  séduit  le  roi  et  à  la  louange 
duquel  il  revenait  souvent. 

Don  Gennarino  avait  un  défaut  marqué 
dans  le  caractère,  il  était  sujet  à  s'exagérer 
les  avantages  de  ses  rivaux  et  alors  il  était 
jaloux  jusqu'à  la  fureur  ;  il  était  jaloux  du 
roi  Don  Carlos.  Malgré  tous  les  soins  que 
prenait  Rosalinde  pour  lui  faire  comprendre 
qu'il  ne  devait  pas  être  jaloux  de  ce  puis- 
sant rival,  Gennarino  pâlissait  tout  à  coup 
lorsqu'il  entendait  le  roi  dire  quelque  chose 
de  vraiment  aimable  devant  Rosalinde. 
C'était  par  un  principe  de  jalousie  que  Gen- 
narino trouvait  tant  de  plaisir  à  être  le  plus 
possible  avec  le  roi  :  il  étudiait  son  carac- 
tère et  les  signes  d'amour  pour  Rosalinde 
qui  pourraient  lui  échapper.  Le  roi  prit  cette 
assiduité  pour  de  l'attachement  et  s'en  laissa 
charmer. 


33 

Gennarino  était  également  jaloux  du  duc 
Vargas    del   Pardo,    grand    chambellan   et 
favori  intime  de  Don  Carlos,  qui  autrefois 
lui  avait  été  si  utile  dans  la  nuit  qui  précéda 
la  bataille  de  Velletri.  Ce  duc  passait  pour  le 
seigneur  le  plus  riche  de  la  cour  de  Naples. 
Tous  ces  avantages  étaient  ternis  par  son  âge  : 
il  avait  soixante-huit  ans;  ce  désavantage  ne 
l'avait  point  empêché  de  devenir  amoureux 
de  la  belle  Rosalinde.  Il  est  vrai  qu'il  était  fort 
bel  homme,  qu'il   montait  à  cheval  avec 
beaucoup  de  grâce  ;  il  avait  des  idées  de 
dépense  fort  bizarres  et  prodiguait  sa  for- 
tune avec  une  rare  générosité.  La  bizarrerie 
de  ces  dépenses,  qui  étonnaient  toujours, 
contribuait  aussi    à   le   rajeunir  et  renou- 
velait sans  cesse   sa  faveur  auprès  du  roi. 
Ce  duc  voulait  faire  de  tels  avantages  à  sa 
femme     dans     le    contrat    qu'il    comptait 
présenter  au  prince  d'Atella  qu'il  mettrait 
celui-ci  dans  l'impossibilité  de  refuser. 
Don  Gennarino,  qu'à  la  cour  on  appelait 


34 

il  Francese,  était  en  effet  fort  gai,  fort 
étourdi,  et  ne  manquait  pas  de  se  faire 
l'ami  de  tous  les  jeunes  seigneurs  français 
qui  visitaient  l'Italie.  Le  roi  le  distinguait, 
car  ce  prince  n'oubliait  jamais  que,  si  la 
cour  de  France  s'écartait  un  jour  de  cet 
esprit  d'insouciante  légèreté  qui  semblait 
diriger  ses  démarches,  elle  pourrait,  par  la 
moindre  démonstration  sur  le  Rhin,  attirer 
l'attention  de  cette  toute-puissante  mai- 
son d'Autriche  qui  menaçait  sans  cesse 
d'engloutir  Naples.  Nous  ne  dissimulerons 
point  que  la  faveur  fort  réelle  du  roi  ne 
poussa  un  peu  loin  quelquefois  la  légèreté 
du  caractère  de  Don  Gennarino. 

Un  jour  qu'il  se  promenait  à  pied  sur  le 
pont  de  la  Madeleine,  qui  est  la  grande 
route  du  Vésuve,  avec  le  marquis  de  Cha- 
rost,  arrivé  de  Versailles  depuis  deux  mois, 
il  prit  fantaisie  à  ces  deux  jeunes  gens  de 
monter  jusqu'à  la  maison  de  l'ermite  que 
l'on  aperçoit  sur  la  montagne,  à  mi-chemin 


35 

du  Vésuve.  Monter  à  pied  jusque-là  était 
impraticable,  car  il  faisait  déjà  chaud; 
envoyer  un  de  leurs  laquais  chercher  des 
chevaux  à  Naples  était  bien  long. 

A  ce  moment  Don  Gennarino  aperçut  à 
une  centaine  de  pas  devant  eux  un  domes- 
tique à  cheval  dont  il  ne  reconnut  pas  la 
livrée.  Il  s'approcha  du  domestique  en  lui 
faisant  compliment  sur  la  beauté  du  cheval 
andalou  qu'il  conduisait  en  laisse. 

—  Fais  mes  compliments  à  ton  maître, 
et  apprends-lui  qu'il  m'a  prêté  ses  deux 
chevaux  pour  aller  là-haut  jusqu'à  la 
maison  de  l'ermite.  Dans  deux  heures,  ils 
seront  au  palais  de  ton  maître  ;  un  des  gens 
de  la  maison  d'Atella  sera  chargé  de  tous 
mes  remerciements. 

Le  domestique  à  cheval  se  trouva  être  un 
ancien  soldat  espagnol;  il  regardait  Don 
Gennarino  avec  humeur  et  ne  faisait  au- 
cune disposition  pour  descendre  de  cheval. 
Don  Gennarino  le  tira  par  la  basque  de  sa 


36 

livrée  et  le  retint  par  l'épaule,  de  façon 
qu'il  ne  tombât  pas  tout  à  fait.  Il  sauta 
adroitement  sur  le  cheval  que  le  domes- 
tique en  livrée  abandonnait  malgré  lui,  et 
il  offrit  le  magnifique  cheval  andalou  con- 
duit en  laisse  au  marquis  de  Charost. 

Au  moment  où  celui-ci  se  mettait  en 
selle,  Don  Gennarino,  qui  retenait  le  cheval 
par  la  bride,  sentit  le  froid  d'un  poignard 
qui  lui  effleurait  le  bras  gauche.  C'était  le 
vieux  domestique  espagnol  qui  marquait 
son  opposition  au  changement  de  route 
des  deux  chevaux. 

—  Dis  à  ton  maître,  lui  dit  Don  Genna- 
rino avec  sa  gaieté  ordinaire,  que  je  lui 
présente  bien  mes  compliments  et  que  dans 
deux  heures  un  des  hommes  des  écuries 
du  prince  d'Atella  lui  ramènera  ses  deux 
chevaux,  que  l'on  aura  eu  soin  de  ne  pas 
mener  trop  vite.  Ce  charmant  andalou  va 
procurer  une  promenade  charmante  à  mon 
ami. 


37 

Comme  le  domestique  furieux  s'appro- 
chait de  Don  Gennarino  comme  pour  lui 
donner  un  second  coup  de  poignard,  les 
deux  jeunes  gens  partirent  au  galop  en 
éclatant  de  rire. 

Deux  heures  après,  en  revenant  du  Vé- 
suve, Don  Gennarino  chargea  un  des  pale- 
freniers de  son  père  de  s'informer  du  nom 
que  pouvait  porter  le  maître  des  chevaux 
et  de  les  ramener  chez  lui  en  lui  présentant 
les  compliments  et  les  remerciements  de 
Don  Gennarino.  Une  heure  après,  ce  pale- 
frenier se  présenta  tout  pâle  et  vint  ra- 
conter à  Don  Gennarino  que  ces  chevaux 
appartenaient  à  l'archevêque,  qui  lui  avait 
fait  dire  qu'il  n'acceptait  pas  les  compli- 
ments de  l'indiscret. 

Au  bout  de  trois  jours,  ce  petit  incident 
était  devenu  une  affaire;  tout  Naples  par- 
lait de  la  colère  de  l'archevêque. 

Il  y  eut  un  bal  à  la  cour.  Don  Gennarino, 
qui   était   un    des    danseurs    les  plus   em- 


38 

pressés,  y  parut  comme  à  l'ordinaire,  et  il 
donnait  le  bras  à  la  princesse  Dona  Ferdi- 
nanda  d'Atella,  qu'il  faisait  promener  dans 
les  salons  ainsi  que  sa  belle-fille,  Dona 
Rosalinde,  lorsque  le  roi  l'appela. 

—  Raconte-moi  ta  nouvelle  étourderie  et 
l'histoire  des  deux  chevaux  que  tu  as  em- 
pruntés à  l'archevêque. 

Après  avoir  raconté  en  deux  mots  l'aven- 
ture que  le  lecteur  a  vue  quelques  pages 
plus  haut,  Don  Gennarino  ajouta  : 

—  Quoique  je  ne  reconnusse  pas  la  li- 
vrée, je  ne  doutais  pas  que  le  propriétaire 
des  chevaux  ne  fût  un  de  mes  amis.  Je 
puis  prouver  que  pareille  chose  m'est  arri- 
vée :  on  a  pris  sur  la  promenade  des  che- 
vaux de  l'écurie  de  mon  père  dont  je  me 
sers.  L'an  passé,  j'ai  pris,  sur  cette  même 
route  du  Vésuve,  un  cheval  appartenant  au 
baron  de  Salerne  qui,  quoique  bien  plus 
âgé  que  moi,  n'a  eu  garde  de  se  fâcher  de 
la  plaisanterie,  car  c'est  un  homme  d'esprit 


39 

et  un  grand  philosophe,  comme  le  sait 
Votre  Majesté.  Dans  tous  les  cas,  et  au  pis 
du  pis,  il  s'agit  de  croiser  l'épée  un  mo- 
ment, car  j'ai  fait  présenter  mes  compli- 
ments, et  au  fond  il  ne  peut  y  avoir  que 
moi  offensé  par  le  refus  de  les  recevoir  que 
l'on  m'a  fait  chez  l'archevêque.  L'homme 
des  écuries  de  mon  père  prétend  que  ces 
chevaux  n'appartiennent  pas  à  Son  Emi- 
nence,  qui  ne  s'en  est  jamais  servi. 

—  Je  te  défends  de  donner  aucune  suite 
à  cette  affaire,  reprit  le  roi  d'un  air  sévère. 
Je  te  permets  tout  au  plus  de  faire  renou- 
veler tes  compliments,  si  chez  Son  Emi- 
nence  on  a  le  hon  esprit  de  vouloir  les 
accepter. 


Deux  jours  après,  l'affaire  était  bien  plus 
grave  :  l'archevêque  prétendait  que  le  roi 
s'exprimait  d'un  tel  ton  sur  son  compte 
que  les  jeunes  gens  de  la  cour  saisissaient 

5 


40 

avec  plaisir  l'occasion  de  lui  faire  offense. 
D'un  autre  côté,  la  princesse  d'Atella  pre- 
nait hautement  le  parti  du  beau  jeune 
homme  qui  la  faisait  danser  à  tous  les  bals. 
Elle  démontrait  fort  bien  qu'il  n'avait  pas 
reconnu  la  livrée  du  domestique  qui  con- 
duisait les  chevaux.  Par  un  hasard  qu'on 
n'expliquait  pas,  cet  habit  de  livrée  se 
trouvait  au  pouvoir  d'un  des  domestiques 
de  Don  Gennarino,  et  en  fait  cette  livrée 
n'était  pas  celle  de  l'archevêque. 

Enfin,  Don  Gennarino  était  bien  éloigné 
de  refuser  au  propriétaire  qui  prenait  de 
l'humeur  si  mal  à  propos  de  croiser  le  fer 
avec  lui.  Don  Gennarino  était  même  tout 
disposé  d'aller  dire  à  l'archevêque  qu'il 
aurait  été  au  désespoir  si  les  chevaux  em- 
pruntés si  lestement  se  fussent  trouvés  lui 
appartenir. 

L'affaire  dont  nous  parlons  embarrassait 
fort  sérieusement  le  roi  Don  Carlos.  Par 
les  soins  de  l'archevêque,    tous  les  prêtres 


41 

de  Naples,  au  moyen  des  entretiens  qu'ils 
ont  dans  les  confessionnaux,  répandaient 
le  bruit  que  les  jeunes  gens  de  la  cour, 
adonnés  à  un  genre  de  vie  impie,  cher- 
chaient à  insulter  la  livrée  de  l'archevêque. 
Le  roi  se  rendit  de  bon  matin  à  son 
palais  de  Portici.  Il  y  avait  fait  appeler 
secrètement  ce  même  baron  de  Salerne  que 
Don  Gennarino  avait  nommé  dans  sa  pre- 
mière réponse  au  roi.  C'était  un  homme 
de  la  première  qualité  et  fort  riche,  qui 
passait  pour  le  premier  génie  du  pays.  Il 
était  extrêmement  méchant  et  semblait  sai- 
sir toutes  les  occasions  de  dire  du  mal  du 
gouvernement  du  roi  ;  il  faisait  venir  de 
Paris  le  Mercure  galant,  ce  qui  l'avait  confir- 
mé dans  sa  réputation  de  génie  supérieur. 
Il  était  fort  lié  avec  l'archevêque,  qui  avait 
même  voulu  être  le  parrain  de  son  fils.  (Ce 
fils,  par  parenthèse,  prit  au  sérieux  les  senti- 
ments libéraux  dont  son  père  faisait  parade, 
au  moyen  de  quoi  il  fut  pendu  en  1792.) 


42 

A  l'époque  dont  nous  parlons,  le  baron 
de  Salerne  voyait  le  roi  Charles  III  dans  le 
plus  grand  mystère  et  lui  rendait  compte  de 
bien  des  choses.  Le  roi  le  consultait  sou- 
vent sur  ceux  de  ses  actes  qui  pouvaient 
être  appréciés  par  la  haute  société  de 
Naples.  D'après  l'avis  du  baron,  le  lende- 
main le  bruit  se  répandit  dans  toute  la 
société  de  Naples  qu'un  jeune  parent  du 
cardinal,  qui  logeait  au  palais  archiépis- 
copal, ayant  ouï  dire  à  sa  grande  terreur 
que  Don  Gennarino  était  aussi  adroit  sur 
les  armes  qu'à  tous  les  autres  exercices, 
qu'il  s'était  déjà  trouvé  dans  trois  ren- 
contres qui  en  général  s'étaient  terminées 
d'une  façon  peu  avantageuse  pour  ses  ad- 
versaires, et  c'était  par  suite  de  ses  ré- 
flexions profondes  sur  les  tristes  vérités 
énoncées  plus  haut  que  le  jeune  parent  de 
l'archevêque,  dont  le  courage  n'égalait  pas 
la  haute  naissance,  après  avoir  eu  la  sus- 
ceptibilité de  se  fâcher   de  l'emprunt  des 


43 

chevaux,  avait  eu  la  prudence  de  déclarer 
qu'ils  appartenaient  à  son  oncle. 

Le  soir  du  même  jour,  Don  Gennarino 
alla  témoigner  au  cardinal  tout  le  désespoir 
qu'il  aurait  éprouvé  si  les  chevaux  s'étaient 
trouvés  lui  appartenir. 

Au  bout  de  la  semaine,  le  parent  du  car- 
dinal, dont  on  sut  le  véritable  nom,  était 
couvert  de  ridicule  et  fut  obligé  de  quitter 
Naples.  Un  mois  après,  Don  Gennarino  fut 
fait  sous-lieutenant  au  i*^'  régiment  des 
grenadiers  de  la  garde,  et  le  roi,  qui  eut 
l'air  d'apprendre  que  sa  fortune  n'égalait 
pas  sa  haute  naissance,  lui  envoya  trois 
chevaux  superbes,   choisis  dans  ses  haras. 

Cette  marque  de  faveur  eut  un  éclat 
singulier,  car  le  roi  Don  Carlos,  qui  don- 
nait beaucoup,  passait  pour  avare  grâce 
aux  bruits  répandus  par  le  clergé.  Dans 
cette  occasion,  l'archevêque  fut  puni  des 
faux  bruits  qu'il  faisait  courir;  le  peuple 
crut    qu'un    gentilhomme     d'une    famille 


44 

assez  pauvre,  qui  passait  pour  l'avoir  bravé, 
était  si  utile  aux  desseins  secrets  du  roi 
que  ce  prince  sortait  de  son  caractère  au 
point  de  lui  envoyer  en  cadeau  trois  che- 
vaux, de  la  plus  rare  beauté.  Il  se  détachait 
du  cardinal  comme  d'un  homme  dans  le 
malheur. 

L'archevêque,  considérant  que  tous  les 
accidents  qui  pourraient  arriver  à  Don 
Gennarino  ne  pourraient  qu'augmenter  sa 
célébrité,  résolut  d'attendre  pour  se  venger 
les  occasions  favorables  ;  mais  comme  cette 
âme  ardente  ne  pouvait  vivre  sans  donner 
une  action  quelconque  au  violent  dépit 
qui  la  dévorait,  tous  les  confessionnaux 
de  Naples  eurent  ordre  de  répandre  le  bruit 
qu'à  l'époque  de  la  bataille  de  Velletri  le 
roi  était  bien  loin  d'avoir  fait  preuve  de 
courage  ;  c'était  le  duc  Vargas  del  Pardo 
qui  avait  tout  dirigé  et  qui,  avec  le  carac- 
tère violent  et  brusque  qu'on  lui  connais- 
sait,  avait  conduit  le   roi   par  force  dans 


45 

les    endroits    périlleux    où    il    avait    paru. 

Le  roi,  qui  n'était  pas  un  héros,  fut  extrê- 
mement sensible  à  cette  nouvelle  calomnie, 
qui  eut  un  cours  infini  dans  Naples.  La 
nouvelle  faveur  de  Don  Gennarino  en  parut 
un  instant  ébranlée.  Sans  la  mauvaise 
plaisanterie  d'emprunter  des  chevaux  à  un 
inconnu  sur  la  grande  route  du  Vésuve,  à 
laquelle  Don  Gennarino  avait  eu  l'impru- 
dence de  se  livrer,  personne  n'eût  eu  l'idée 
de  rappeler  les  particularités  de  la  bataille 
de  Velletri,  que  le  roi  avait  le  tort  de  rap- 
peler un  peu  trop  souvent  dans  ses  allocu- 
tions aux  troupes. 

Le  roi  avait  ordonné  au  jeune  sous- 
lieulenant  Don  Gennarino  d'aller  visiter 
son  haras  de  ***  et  de  lui  faire  connaître  le 
nombre  de  chevaux  tout  noirs  qu'on  pour- 
rait en  tirer  pour  un  nouvel  escadron  de 
chevau-légers  de  la  reine  qu'il  formait 
alors. 

Les  tempêtes  domestiques  que  l'humeur 


46 

lenace  de  la  princesse  Dona  Ferdinanda 
avait  causées  dans  la  famille  du  prince  d'A- 
tella  avaient  mal  disposé  ce  vieillard,  déjà 
fort  irrité  du  manque  d'état  de  ses  trois 
fils.  L'histoire  du  diamant  emprunté  à  son 
écrin  et  non  remplacé  avait  aussi  laissé 
beaucoup  d'humeur  à  la  princesse,  et 
comme  elle  supposait  que  son  mari  ne 
serait  pas  fâché  de  faire  croire  à  ses  amis 
du  clergé  qu'il  avait  la  main  forcée  par  la 
faveur  extraordinaire  dont  la  jeune  reine 
poursuivait  sa  femme,  et  qu'il  voulait  tirer 
parti  de  cet  incident  pour  engager  la  prin- 
cesse à  solliciter  de  l'emploi  pour  ses  trois 
fils,  la  princesse  profita  de  la  première 
visite  du  matin  que  lui  fit  Don  Gennarino 
au  moment  même  où  il  apprit  son  pro- 
chain départ  pour  le  haras  de  ***,  la  prin- 
cesse, disons-nous,  qui  avait  un  faible  fort 
réel,  voyant  que  de  plusieurs  jours  elle  ne 
le  rencontrerait  pas  à  la  cour,  se  déclara 
indisposée.   Un  de  ses  objets  était  aussi  de 


47 

contrarier  son  mari  qui,  dans  l'affaire  de 
la  bague  donnée  par  la  reine,  avait  pris 
une  décision  qui  dans  le  fond  n'était  pas 
en  sa  faveur  :  quoique  la  princesse  eût 
trente-deux  ans,  c'est-à-dire  trente-six  ans 
de  moins  que  son  mari,  elle  pouvait  encore 
espérer  d'inspirer  du  goût  au  jeune  Don 
Gennarino.  Quoique  un  peu  forte,  elle  était 
encore  jolie  ;  son  caractère  contribuait 
surtout  à  lui  continuer  la  réputation  de 
jeunesse  ;  elle  était  fort  gaie,  fort  impru- 
dente, fort  passionnée  à  la  moindre  affaire 
où  il  lui  semblait  que  sa  haute  naissance 
n'était  pas  assez  ménagée. 

Pendant  les  fêtes  brillantes  de  l'hiver  de 
17^0,  elle  s'était  vue  toujours  environnée  à 
la  cour  par  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
brillant  dans  la  jeunesse  de  Naples.  Elle 
avait  distingué  surtout  le  jeune  Don  Genna- 
rino, qui  joignait  à  des  manières  fort  nobles 
et  même  un  peu  altières,  à  l'espagnole,  la 
figure  la  plus  gracieuse  et  la  plus  gaie.  Ses 


48 

manières  Adves  et  familières,  à  la  française, 
semblaient  surtout  délicieuses  à  la  princesse 
Dona  Ferdinanda  chez  un  descendant  d'une 
des  branches  de  la  famille  Médina  Geli,  qui 
n'était  transplantée  à  Naples  que  depuis 
cent  cinquante  ans. 

Gennarino  avait  les  cheveux  et  les  mous- 
taches d'un  beau  blond  et  des  yeux  bleus  fort 
expressifs.  La  princesse  était  surtout  char- 
mée de  cette  nuance,  qui  lui  semblait 
une  preuve  évidente  de  la  descendance 
d'une  famille  gothe.  Elle  rappelait  souvent 
que  déjà  deux  fois  Don  Gennarino,  fidèle 
surtout  à  l'audace  et  à  la  bravoure  des 
Goths,  ses  aïeux,  avait  été  blessé  par  des 
frères  ou  des  époux  appartenant  à  des  fa^ 
milles  dans  le  sein  desquelles  il  avait  porté 
le  désordre.  Gennarino,  rendu  prudent  par 
ces  petits  accidents,  n'adressait  la  parole 
que  fort  rarement  à  la  jeune  Rosalinde, 
quoique  celle-ci  fût  sans  cesse  à  côté  de  sa 
belle-mère.   Quoique   Gennarino    n'eût  ja- 


49 

mais  parlé  à  Rosalinde  dans  les  moments 
où  sa  belle-mère  ne  pouvait  pas  entendre 
très  distinctement  ce  qu'il  lui  disait,  Rosa- 
linde n'en  était  pas  moins  certaine  qu'elle 
était  aimée  de  ce  jeune  homme,  et  Genna- 
rino  avait  à  peu  près  la  même  certitude 
sur  les  sentiments  qu'il  inspirait  à  Ro- 
salinde. 

Il  serait  assez  difficile  de  faire  com- 
prendre, au  milieu  de  cette  France  qui 
plaisante  de  tout,  la  profonde  et  religieuse 
discrétion  qui  cachait  tous  les  sentiments 
dans  ce  royaume  de  Naples  qui  venait 
d'être  soumis  pendant  cent  dix  ans  aux 
caprices  et  à  toute  la  tyrannie  des  vice-rois^ 

espagnols. 

* 
*  # 

Gennarino  sentit  vivement,  en  partant 
pour  le  haras,  le  cruel  malheur  de  ne  pou- 
voir adresser  même  un  seul  mot  à  Rosa- 
linde. Non  seulement  il  était  jaloux  du  roi, 
qui  ne  prenait  aucun   soin  de   cacher  son 


50 

admiration  pour  elle,  mais  encore  depuis 
peu  son  extrême  assiduité  à  la  cour  l'avait 
mis  à  même  de  pénétrer  un  secret  fort 
bien  gardé  :  ce  même  duc  Vargas  del 
Pardo,  qui  autrefois  avait  été  si  utile  à 
Don  Carlos  le  jour  de  la  bataille  de  Vel- 
letri,  s'était  imaginé  que  la  faveur  toute- 
puissante  dont  il  jouissait  à  la  cour  et  son 
énorme  fortune  de  deux  cent  mille  piastres 
de  rente  pouvaient  faire  oublier  à  une 
jeune  fille  ses  soixante-huit  ans  et  la  brus- 
querie originale  de  son  caractère.  Il  avait 
formé  le  projet  de  demander  au  prince 
d'Atella  la  main  de  sa  fille,  il  offrirait  de  se 
charger  de  la  fortune  de  ses  trois  beaux- 
frères.  Le  duc.  fort  soupçonneux,  comme  il 
convient  à  un  vieux  Espagnol,  n'était  arrêté 
que  par  l'amour  du  roi,  dont  il  ne  con- 
naissait pas  exactement  toute  la  portée. 
Don  Carlos  sacrifierait-il  une  fantaisie  à 
l'idée  de  se  brouiller  à  jamais  avec  un 
favori  qui  l'aidait  à  porter  tout  le  poids  des 


51 

affaires,  et  auquel  jusqu'ici  il  n'avait  pas 
hésité  un  instant  de  sacrifier  tous  les  mi- 
nistres qui  avaient  choqué  l'orgueil  de  Var- 
gas  ?  ou  bien  ce  prince,  vaincu  par  la 
mélancolie  douce,  mêlée  pourtant  à  quelque 
gaieté,  qui  formait  le  caractère  de  Rosalinde, 
avait-il  enfin  rencontré  une  vraie  passion  P 
Ce  fut  cette  incertitude  sur  l'amour  du 
roi  et  sur  celui  du  duc  del  Pardo  qui 
jetèrent  Gennarino,  voyageant  pour  se 
rendre  au  haras,  dans  un  chagrin  tel  qu'il 
n'avait  jamais  rien  éprouvé  de  semblable. 
Alors,  seulement,  il  tomba  dans  toutes  les 
incertitudes  des  vraies  passions  ;  à  peine 
eut-il  été  trois  jours  sans  voir  Rosalinde  qu'il 
lui  arriva  de  douter  d'une  chose  dont  il  se 
croyait  si  sûr  à  Naples  :  l'émotion  qu'il 
croyait  lire  dans  les  yeux  de  Rosalinde 
lorsqu'elle  venait  à  l'apercevoir,  et  la 
contrariété  évidente  qui  la  saisissait  lorsque 
sa  belle-mère  donnait  des  marques  trop 
claires  de  son  goût  violent  pour  Gennarino. 


5^ 

Le  jeune  Gennarino  avait  été  assez  adroit 
pour  persuader  à  la  princesse  d'Atella  que 
c'était  à  elle  que  s'adressaient  ses  hom- 
mages; mais,  dans  le  fait,  il  était  amoureux 
de  la  jeune  Rosalinde,  et,  qui  plus  est,  ja- 
loux. Ce  même  duc  Vargas  del  Pardo,  qui 
autrefois  avait  été  si  utile  à  Don  Carlos 
dans  la  nuit  qui  précéda  la  bataille  de  Vel- 
letri  et  qui  maintenant  jouissait  de  la  plus 
haute  faveur  auprès  de  ce  jeune  roi,  avait 
été  touché  des  grâces  naïves  de  la  jeune 
Rosalinde  d'Atella,  et  surtout  de  l'air  simple 
et  de  bonne  foi  qui  brillait  dans  son  regard. 
Il  lui  avait  fait  une  cour  majestueuse, 
comme  il  convient  à  un  homme  qui  est 
trois  fois  grand  d'Espagne,  Mais  il  prenait 
du  tabac  et  portait  perruque  ;  ce  sont  préci- 
sément les  deux  grands  sujets  d'horreur 
pour  les  jeunes  filles  de  Naples  et,  quoique 
Rosalinde  eût  une  dot  de  vingt  mille  francs 
peut-être  et  n'eût  dans  la  vie  d'autre  per- 
spective que  d'entrer  au  noble  couvent  de 


53 

San  Petite,  situé  dans  la  partie  la  plus 
élevée  de-la  rue  de  Tolède,  alors  à  la  mode, 
et  qui  servait  de  tombeau  aux  jeunes  filles 
de  la  plus  haute  noblesse,  elle  ne  put  jamais 
se  résoudre  à  comprendre  les  regards  pas- 
sionnés du  duc  del  Pardo.  Au  contraire, 
elle  comprenait  fort  bien  les  yeux  que  lui 
faisait  Don  Gennarino  dans  les  moments  où 
il  n'était  pas  observé  par  la  princesse 
d'Atella;  il  n'était  même  pas  sûr  que  la 
jeune  Rosalinde  ne  répondît  point  quelque- 
fois aux  regards  de  Gennarino . 

A  la  vérité,  cet  amour  n'avait  pas  le  sens 
commun  ;  à  la  vérité,  la  maison  de  Las 
Flores  marquait  parmi  les  plus  nobles  ; 
mais  le  vieux  duc  de  ce  nom,  père  de 
Don  Gennarino,  avait  trois  fils  et,  suivant 
l'usage  du  pays,  il  s'était  arrangé  de  façon 
que  l'aîné  eût  quinze  mille  ducats  de 
rente  (environ  cinquante  mille  francs), 
tandis  que  les  deux  cadets  devaient  se 
contenter  d'une  pension  de  vingt  ducats  par 


54 

mois  avec  un  logement  dans  les  palais  à  la 
ville  et  à  la  campagne.  Sans  être  précisé- 
ment d'accord,  Don  Gennarino  et  la  jeune 
Rosalinde  employaient  toute  leur  adresse  à 
dérober  leurs  sentiments  à  la  princesse 
d'Atella  :  sa  coquetterie  n'eût  jamais  par- 
donné au  jeune  marquis  les  fausses  idées 
qu'elle  s'était  formées. 

Le  vieux  général,  son  mari,  fut  plus  clair- 
voyant qu'elle;  à  la  dernière  fête  donnée 
cet  hiver-là  par  le  roi  Don  Carlos,  il  comprit 
fort  bien  que  Don  Gennarino,  déjà  célèbre 
par  plus  d'une  aventure,  avait  entrepris  de 
plaire  à  sa  femme  ou  à  sa  fille;  l'un  lui 
convenait  aussi  peu  que  l'autre. 

Le  lendemain,  après  le  déjeuner,  il  or- 
donna à  sa  fille  Rosalinde  de  monter  en 
voiture  avec  lui  et,  sans  lui  adresser  une 
seule  parole,  la  conduisit  au  noble  couvent 
de  San  Petito.  C'est  à  ce  couvent,  alors  fort 
à  la  mode,  qu'appartient  cette  façade  magni- 
fique que  l'on  voit  à  gauche  dans  la  partie 


55 

la  plus  élevée  de  la  rue  de  Tolède  près  le 
magnifique  palais  des  Studi.  Ces  murs, 
d'une  immense  étendue,  que  l'on  côtoie  si 
longtemps  lorsque  l'on  se  promène  dans  la 
plaine  du  Vomero,  au-dessus  de  l'Arenella, 
n'ont  d'autre  objet  que  d'éloigner  les  yeux 
profanes  des  jardins  de  San  Petito. 

Le  prince  n'ouvrit  la  bouche  que  pour 
présenter  sa  fille  à  sa  sœur,  la  sévère 
Dona  ***.  Il  dit  à  la  jeune  Rosalinde,  comme 
un  renseignement  qu'il  lui  donnait  par 
complaisance  et  dont  elle  devait  lui  savoir 
gré,  qu'elle  ne  sortirait  plus  du  couvent  de 
San  Petito  qu'une  fois  dans  sa  vie,  la  veille 
du  jour  ou  elle  ferait  profession. 

Rosalinde  ne  fut  point  étonnée  de  tout  ce 
qui  lui  arrivait,  elle  savait  bien  qu'à  moins 
d'un  miracle  elle  ne  devait  pas  s'attendre  à 
se  marier,  et  dans  ce  moment  elle  eût  eu 
horreur  d'épouser  le  duc  Vargas  del  Pardo. 
D'ailleurs,  elle  avait  passé  plusieurs  années 
pensionnaire  dans  ce  couvent  de  San  Petito 


56 

où  on  la  ramenait  en  ce  moment,  et  tous 
les  souvenirs  qu'elle  en  avait  gardés  étaient 
gais  et  amusants.  Le  premier  jour,  elle  ne 
fut  donc  point  trop  affligée  de  son  état  ; 
mais  dès  le  lendemain,  elle  sentit  qu'elle  ne 
reverrait  jamais  le  jeune  Don  Gennarino  et, 
malgré  tout  l'enfantillage  de  son  âge,  cette 
idée  commença  à  l'affliger  profondément. 
D'enjouée  et  d'étourdie  qu'elle  était,  en 
moins  de  quinze  jours  elle  put  compter 
parmi  les  filles  les  moins  résignées  et  les 
plus  tristes  du  couvent.  Vingt  fois  par  jour 
peut-être  elle  pensait  à  ce  Don  Gennarino 
qu'elle  ne  devait  plus  revoir,  tandis  que 
lorsqu'elle  était  dans  le  palais  de  son  père, 
l'idée  de  cet  aimable  jeune  homme  ne  lui 
apparaissait  qu'une  ou  deux  fois  par  jour. 
Trois  semaines  après  son  arrivée  au  cou- 
vent, il  lui  arriva,  à  la  prière  du  soir,  de 
réciter  sans  faute  les  litanies  de  la  Vierge, 
et  la  maîtresse  des  novices  lui  donna  pour 
le  lendemain  la  permission  de  monter  pour 


57 

la  première  fois  au  belvédère  :  c'est  ainsi 
qu'on  appelle  cette  immense  galerie  que  les 
religieuses  ornent  à  l'envi  de  dorures  et  de 
tableaux  et  qui  occupe  la  partie  supérieure 
du  côté  de  la  façade  du  couvent  de  San 
Petito  qui  donne  sur  la  rue  de  Tolède. 

Rosalinde  fut  enchantée  de  revoir  cette 
double  file  de  belles  voitures  qui,  à  l'heure 
du  cours,  occupaient  cette  partie  supérieure 
de  la  rue  de  Tolède.  Elle  reconnut  la  plu- 
part des  voitures  et  des  dames  qui  les  occu- 
paient. Cette  vue  l'amusait  et  l'affligeait  à  la 
fois. 

Mais  comment  peindre  le  trouble  qui 
s'empara  de  son  âme  lorsqu'elle  reconnut 
un  jeune  homme  arrêté  sous  une  porte 
cochère,  agitant  avec  une  sorte  d'affectation 
un  bouquet  de  fleurs  magnifiques?  C'était 
Don  Gennarino,  qui,  depuis  que  Rosalinde 
avait  été  enlevée  au  monde,  venait  tous  les 
jours  en  ce  lieu  dans  l'espoir  qu'elle  paraî- 
trait au  belvédère  des  nobles  religieuses  et 


58 

comme  il  savait  qu'elle  aimait  beaucoup  les 
fleurs,  pour  attirer  ses  regards  et  se  faire 
remarquer  d'elle,  il  avait  soin  de  se  munir 
d'un  bouquet  des  fleurs  les  plus  rares. 

Don  Gennarino  éprouva  un  mouvement 
de  joie  marqué  lorsqu'il  se  vit  reconnu; 
bientôt,  il  lui  fit  des  signes  auxquels  Rosa- 
linde  se  garda  bien  de  répondre  ;  puis  elle 
réfléchit  que,  d'après  la  règle  de  saint  Be- 
noît que  l'on  suit  dans  le  couvent  de  San 
Petito,  il  pourrait  bien  se  passer  quelques 
semaines  avant  qu'on  ne  lui  permît  de 
reparaître  au  belvédère.  Elle  y  avait  trouvé 
une  foule  de  religieuses  fort  gaies;  toutes,  ou 
presque  toutes,  faisaient  des  signes  à  leurs 
amis,  et  ces  dames  paraissaient  assez  em- 
barrassées de  la  présence  de  cette  jeune 
fille  en  voile  blanc  qui  pouvait  être  étonnée 
de  cette  attitude  peu  religieuse  et  en  parler 
au  dehors.  11  faut  savoir  qu'à  Naples,  dès  la 
première  enfance,  les  jeunes  filles  ont  l'ha- 
bitude de  parler  avec   les  doigts,  dont  les 


59 

diverses  positions  forment  les  lettres.  On 
les  voit  ainsi,  dans  les  salons,  discourir  en 
silence  avec  un  jeune  homme  arrêté  à 
vingt  pas  d'elles,  pendant  que  leurs  parents 
font  la  conversation  à  haute  voix 

Gennarino  tremblait  que  la  vocation  de 
Rosalinde  ne  fût  sincère.  Il  s'était  retiré  un 
peu  en  arrière,  gous  la  porte  cochère,  et  de 
là  il  lui  disait  avec  le  langage  des  enfants  : 

—  Depuis  que  je  ne  vous  vois  plus,  je 
suis  malheureux.  Dans  le  couvent,  êtes- vous 
heureuse?  Avez- vous  la  liberté  de  venir 
souvent  au  belvédère?  Aimez- vous  toujours 
les  fleurs  ? 

Rosalinde  le  regardait  fixement,  mais 
ne  répondait  pas.  Tout  à  coup,  elle  dis- 
parut, soit  qu'elle  eût  été  appelée  par  la 
maîtresse  des  novices,  soit  qu'elle  eût  été 
offensée  du  peu  de  mots  que  Don  Gennarino 
lui  avait  adressés.  Celui-ci  resta  fort  affligé. 

Il  monta  dans  ce  joli  bois  qui  domine 
Naples  et  qu'on  appelle  l'Arenella.  Là  s'étend 


60 

le  mur  d'enceinte  de  l'immense  jardin  du 
couvent  de  San  Petito.  En  continuant  sa 
promenade  mélancolique,  il  arriva  à  la 
plaine  du  Vomero,  qui  domine  Naples  et  la 
mer;  il  alla  jusqu'à  une  lieue  de  là,  au 
magnifique  château  du  duc  Vargas  del 
Pardo.  Ce  château  était  une  forteresse  du 
moyen  âge,  aux  murs  noirs  et  crénelés; 
il  était  célèbre  dans  Naples  par  son  aspect 
sombre  et  par  la  manie  qu'avait  le  duc  de 
s'y  faire  servir  uniquement  par  des  domes- 
tiques venus  d'Espagne,  et  tous  aussi  âgés 
que  lui.  Il  disait  que,  quand  il  était  en  ce 
lieu,  il  se  croyait  en  Espagne,  et,  pour 
augmenter  l'illusion,  il  avait  fait  couper 
tous  les  arbres  d'alentour.  Toutes  les  fois 
que  son  service  auprès  du  roi  le  lui  per- 
mettait, le  duc  venait  prendre  l'air  dans 
son  château  de  San  Nicola. 

Cet  édifice  sombre  augmenta  encore  la 
tristesse  de  Don  Gennarino.  Comme  il  s'en 
revenait,  suivant  tristement   l'enceinte  du 


61 

jardin  de  San  Pelito,  une  idée  le  saisit  : 
—  Sans  doute  elle  aime  encore  les  fleurs,  se 
dit-il;  les  religieuses  doivent  en  faire  cul- 
tiver dans  cet  immense  jardin  ;  il  doit  y 
avoir  des  jardiniers,  il  faut  que  je  parvienne 
à  les  connaître. 

Dans  ce  lieu  fort  désert,  il  y  avait  une 
petite  osteria  (cabaret)  ;  il  y  entra  ;  mais  il 
n'avait  pas  songé,  au  milieu  de  l'ardeur  que 
lui  donna  son  idée,  que  ses  habits  étaient 
beaucoup  trop  magnifiques  pour  ce  lieu,  et 
il  vit  avec  chagrin  que  sa  présence  excitait 
une  surprise  mêlée  de  beaucoup  de  défiance  ; 
alors,  il  feignit  une  grande  fatigue,  il  se  fit 
bon  enfant  avec  les  maîtres  de  la  maison 
et  les  gens  du  peuple  qui  vinrent  boire 
quelques  brocs  de  vin.  Ses  manières  ou- 
vertes lui  firent  pardonner  ses  vêtements 
un  peu  trop  riches  pour  la  circonstance. 
Gennarino  ne  dédaigna  point  de  boire,  avec 
l'hôte  et  les  amis  de  l'hôte,  les  vins  un  peu 
plus  fins  qu'il  faisait   venir.    Enfin,  après 


62 

une  heure  de  travail,  il  vit  que  sa  présence 
n'effarouchait  plus.  On  se  mit  à  plaisanter 
sur  les  nobles  religieuses  de  San  Petito  et 
sur  les  visites  que  quelques-unes  d'entre 
elles  recevaient  par-dessus  les  murs  du 
jardin. 

Gennarino  s'assura  qu'une  telle  chose, 
dont  on  parlait  beaucoup  à  Naples,  existait 
en  effet.  Ces  bons  paysans  du  Vomero  en 
plaisantaient,  mais  ne  s'en  montraient 
point  trop  scandalisés. 

—  Ces  pauvres  jeunes  filles  ne  viennent 
pas  là  par  vocation,  comme  dit  notre  curé, 
mais  bien  parce  qu'on  les  chasse  du  palais 
de  leurs  pères  pour  tout  donner  à  leur  frère 
aîné;  il  est  donc  bien  naturel  qu'elles  cher- 
chent à  s'amuser.  Mais  c'est  ce  qui  est 
devenu  bien  difficile  sous  l'abbesse  actuelle, 
Madame  Angela  Maria,  des  marquis  deCastro 
Pignano,  qui  s'est  mis  dans  la  tête  de  faire 
la  cour  au  roi  et  de  faire  entrer  la  couronne 
ducale  dans  la  famille  de  son  neveu  en  tour- 


63 

mentant  ces  pauvres  filles,  qui  de  leur  vie 
n'ont  songé  sérieusement  à  faire  des  vœux 
à  Dieu  et  à  la  Madone.  C'est  un  plaisir  de 
voir  la  gaieté  avec  laquelle  elles  courent 
dans  le  jardin;  on  dirait  que  ce  sont  de 
vraies  pensionnaires  et  non  pas  des  reli- 
gieuses que  l'on  oblige  à  des  vœux  sérieux, 
et  qui  les  damneront  si  elles  ne  songent 
uniquement  à  les  remplir.  Dernièrement, 
pour  honorer  leur  grande  noblesse,  l'arche- 
vêque de  Naples  vient  encore  de  leur  obtenir 
de  la  cour  de  Rome  le  privilège  de  faire  des 
vœux  à  seize  ans  au  lieu  de  dix-sept,  et  il  y 
a  eu  de  grandes  réjouissances  dans  le  cou- 
vent au  sujet  de  l'insigne  honneur  que  ce 
privilège  fait  à  ces  pauvres  petites. 

—  Mais  vous  parlez  du  jardin,  dit  Gen- 
narino  ;  il  me  semble  bien  petit. 

—  Gomment,  petit?  s'écria-t-on  de  toutes 
parts  ;    on   voit    bien   que    vous    n'y    avez     > 
jamais    regardé    :   il    y    a    plus    de    trente 
arpents,  et  maestro  Beppo,  le  jardinier  en 


64 

chef,  a  quelquefois  plus  de  douze  ouvriers 
à  sa  solde. 

—  Et  ce  jardinier  en  chef  sera  quelque 
beau  jeune  homme?  s'écria  Don  Gennarino 
en  riant. 

—  Vous  connaissez  bien  l'abbesse  de  Cas- 
tro Pignano  1  s'écria-t-on  de  toutes  parts. 
Elle  serait  bien  femme  à  souffrir  de  tels  abus  ! 
Le  seigneur  Beppo  a  dû  prouver  qu'il  avait 
soixante-dix  ans;  il  sortait  de  chez  le  mar- 
quis de  Las  Flores,  qui  a  ce  beau  jardin 
à  Ceri. 

Gennarino  sauta  de  joie. 

—  Qu'avez-vous  donc?  lui  dirent  ses 
nouveaux  amis. 

—  Ce  n'est  rien  ;  je  suis  si  fatigué  ! 

Il  avait  reconnu  dans  le  seigneur  Beppo 
un  ancien  jardinier  de  son  père.  11  s'enquit 
adroitement  pendant  le  reste  de  la  soirée 
du  logement  de  ce  seigneur  Beppo,  jardi- 
nier en  chef,  et  de  la  façon  dont  on  pouvait 
le  voir. 


65 

Il  le  vit  en  effet  dès  le  lendemain;  le 
vieux  jardinier  pleura  de  joie  en  recon- 
naissant le  cadet  des  enfants  de  son  maître, 
le  marquis  de  Las  Flores,  qu'il  avait  si 
souvent  porté  dans  ses  bras.  Gennarino  se 
plaignit  de  l'avarice  de  son  père  et  fit  en- 
tendre que  cent  ducats  le  tireraient  d'un 
embarras  extrême. 

Deux  jours  après,  la  novice  Rosalinde, 
que  maintenant  on  appelait  la  sœur  Sco- 
lastique,  se  promenait  seule  dans  le  beau 
parterre  situé  sur  la  droite  du  jardin;  le 
vieux  Beppo  s'approcha  d'elle  : 

—  J'ai  bien  connu,  lui  dit  le  jardinier,  la 
noble  famille  des  princes  d'Atella.  Dans 
ma  jeunesse  je  fus  employé  dans  leur  jar- 
din, et,  si  mademoiselle  veut  le  permettre, 
je  lui  donnerai  une  belle  rose  que  j'ai  là, 
enveloppée  dans  des  feuilles  de  vigne,  mais 
c'est  sous  la  condition  que  mademoiselle 
voudra  bien  ne  l'ouvrir  que  lorsqu'elle  sera 
chez  elle,  et  seule. 


66 

Rosalinde  prit  la  rose  sans  presque  re- 
mercier; elle  la  mit  dans  son  sein  et  s'ache- 
mina pensive  vers  sa  cellule.  Comme  elle 
était  fille  de  prince  destinée  à  devenir  une 
religieuse  de  première  classe,  cette  cellule 
était  composée  de  trois  pièces.  A  peine 
entrée,  Rosalinde  alluma  sa  lampe;  elle 
voulut  prendre  la  belle  rose  qu'elle  avait 
cachée  dans  son  sein,  mais  le  calice  de  la 
fleur  lui  resta  dans  la  main  en  se  détachant 
de  la  tige  et  au  milieu  de  la  fleur,  caché 
sous  les  feuilles,  elle  trouva  le  billet  sui- 
vant ;  son  cœur  battit  avec  force,  mais  elle 
ne  se  fit  aucun  scrupule  de  le  lire  : 

«  Je  suis  bien  peu  riche,  ainsi  que  vous, 
belle  Rosalinde  ;  car  si  l'on  vous  sacrifie  à 
l'établissement  de  vos  frères,  moi  aussi, 
comme  vous  n'ignorez  pas  peut-être,  je  ne 
suis  que  le  troisième  fils  du  marquis  de 
Las  Flores.  Depuis  que  je  vous  ai  perdue,  le 
roi  m'a  fait  cornette  dans  sa  garde,  et  à 
cette  occasion  mon   père  m'a   déclaré  que 


67 

moi,  mes  gens  et  mes  chevaux  nous  serions 
logés  et  nourris  au  palais  de  la  famille, 
mais  que  du  reste  je  devais  songer  à  vivre 
avec  la  pension  de  dix  ducats  par  mois 
qui,  dans  notre  famille,  a  toujours  été 
donnée  aux  cadets. 

))  Ainsi,  chère  Rosalinde,  nous  sommes 
aussi  pauvres  et  aussi  déshérités  l'un  que 
l'autre.  Mais  pensez-vous  qu'il  soit  indis- 
pensable et  de  notre  devoir  étroit  d'être 
malheureux  toute  notre  vie?  La  position 
désespérée  où  l'on  nous  place  me  donne  la 
hardiesse  de  vous  dire  que  nous  nous  ai- 
mons et  que  la  cruelle  avarice  de  nos 
parents  ne  doit  point  avoir  une  complice 
dans  nos  volontés.  Je  finirai  par  vous 
épouser,  un  homme  de  ma  naissance  trou- 
vera bien  les  moyens  de  vivre.  Je  ne  crains 
au  monde  que  votre  extrême  piété.  En 
entretenant  une  correspondance  avec 
moi,  gardez- vous  bien  de  vous  considérer 
comme  une  religieuse  infidèle  à  ses  vœux  ; 


68 

bien  loin  de  là  :  vous  êtes  une  jeune  femme 
que  l'on    veut  séparer  du   mari  que   son 
cœur  a  choisi.  Daignez  avoir  du  courage, 
et  surtout  ne  pas  vous  irriter  contre  moi  ; 
je    n'ai   point  envers   vous    une   hardiesse 
inconvenante,  mais  mon   cœur  est  navré 
par  la  possibilité  de   passer  quinze  jours 
sans  vous  voir,  et  j'ai  de  l'amour.  Dans  les 
fêtes  où  nous  nous  rencontrions  dans   ces 
temps    heureux    de    ma    vie,     le    respect 
m'eût  empêché  de  donner  à  mes  sentiments 
un  langage  aussi    franc,   mais   qui  sait  si 
j'aurai   l'occasion  de  vous   écrire  une  se- 
conde lettre?  Ma  cousine,  la  sœur  ***,   que 
je  vais  voir  aussi  souvent  que  je   le  puis, 
m'a  dit  qu'il  se  passera  peut-être   quinze 
jours  avant  que  vous  ayez  la  permission  de 
remonter  au  belvédère.    Tous  les  jours  je 
serai,  à  la  même   heure,    dans  la  rue  de 
Tolède,  peut-être  déguisé,  car  je  puis  être 
reconnu  et  plaisanté  par  mes  nouveaux  ca- 
marades les  officiers  du  régiment  des  gardes. 


69 

»  Si  vous  saviez  comme  ma  vie  est  dif- 
férente et  désagréable  depuis  que  je  vous 
ai  perdue  !  Je  n'ai  dansé  qu'une  fois,  et 
encore  parce  que  la  princesse  d'Atella  est 
venue  me  chercher  jusqu'à  ma  place. 

))  Notre  pauvreté  fait  que  nous  aurons 
besoin  de  tout  le  monde  ;  soyez  très  polie, 
et  même  affectueuse,  avec  tous  les  gens  de 
service  :  le  vieux  jardinier  Beppo  m'a  été 
utile  uniquement  parce  qu'il  a  été  em- 
ployé vingt  ans  de  suite  dans  les  jardins 
de  mon  père,  à  Ceri, 

»  N'aurez-vous  point  horreur  de  ce  que 
je  vais  vous  dire?  Sur  le  bord  de  la  mer, 
dans  les  Calabres,  à  quatre-vingts  lieues 
de  Naples,  ma  mère  possède  une  terre  qui 
est  affermée  six  cents  ducats.  Ma  mère  a  de 
la  tendresse  pour  moi  et,  si  je  le  lui  de- 
mandais bien  sérieusement,  elle  ferait  en 
sorte  que  l'intendant  de  la  maison  m'affer- 
merait cette  terre  moyennant  la  même 
somme  de  six  cents  ducats  par  an.  Comme 


70 

l'on  m'annonce  une  pension  de  cent  vingt 
ducats,  je  n'aurais  donc  à  payer  chaque 
année  que  quatre  cent  quatre-vingts  ducats, 
et  nous  ferions  les  bénéfices  du  fermier.  Il 
est  vrai  que,  comme  cette  résolution  serait 
considérée  comme  peu  honorable,  je  serais 
obligé  de  prendre  le  nom  de  cette  terre, 
qui  s'appelle  ***. 

»  Mais  je  n'ose  continuer.  L'idée  que  je 
viens  de  vous  laisser  entrevoir  vous  choque 
peut-être  :  quoi  donc  !  quitter  pour  jamais 
le  séjour  de  la  noble  ville  de  Naples?  Je 
suis  un  téméraire  même  d'y  penser.  Con- 
sidérez toutefois  que  je  puis  aussi  espérer 
la  mort  d'un  de  mes  frères  aînés. 

»  Adieu,  chère  Rosalinde.  Vous  me  trou- 
verez peut-être  bien  sérieux  :  vous  n'avez 
pas  d'idée  des  réflexions  qui  me  passent 
par  la  tête  depuis  trois  semaines  que  je  vis 
loin  de  vous,  il  me  semble  que  ce  n'est  pas 
vivre.  Dans  tous  les  cas,  pardonnez-moi 
mes  folies.  » 


71 

Rosalinde  ne  répondit  point  à  cette  pre- 
mière lettre,  qui  fut  suivie  de  plusieurs 
autres.  La  plus  grande  faveur  que  dans  ce 
temps  elle  accorda  à  Gennarino  fut  de  lui 
envoyer  une  fleur  par  le  vieux  Beppo,  qui 
était  devenu  l'ami  de  la  soeur  Scolastique, 
peut-être  parce  qu'il  avait  toujours  à  lui 
raconter  quelque  trait  de  la  première  jeu- 
nesse de  Gennarino. 

Celui-ci  passait  sa  vie  à  errer  autour  des 
murs  du  couvent,  il  n'allait  plus  dans  le 
monde  ;  on  ne  le  voyait  à  la  cour  que  lors- 
qu'il était  sous  les  armes,  sa  vie  était  fort 
triste,  et  il  n'eut  pas  besoin  de  beaucoup 
exagérer  pour  persuader  à  la  sœur  Scolas- 
tique qu'il  désirait  la  mort. 

11  était  tellement  malheureux  par  cet 
amour  étrange  qui  s'était  emparé  de  son 
cœur  qu'il  osa  écrire  à  son  amie  que  cet 
entretien  si  froid  par  écrit  ne  lui  procurait 
plus  aucun  bonheur.  Il  avait  besoin  de 
l'entretenir  de  vive  voix  et  d'obtenir  à  Tins- 


72 

tant  même  les  réponses  à  mille  choses  qu'il 
avait  à  lui  dire.  Il  proposait  à  son 
amie  de  se  venir  placer  dans  le  jardin  du 
couvent,  sous  la  fenêtre,  accompagné  de 
Beppo. 

Après  bien  des  sollicitations,  Rosalinde 
fut  attendrie  :  il  fut  admis  dans  le  jardin. 

Ces  entrevues  eurent  un  tel  charme  pour 
les  amants  qu'elles  se  renouvelèrent  bien 
plus  souvent  que  la  prudence  ne  le  permet- 
tait. La  présence  du  vieux  Beppo  fut  trou- 
vée inutile  ;  il  laissait  ouvert  le  guichet  de 
la  porte  de  service  du  jardin,  et  Gennarino 
fermait  ce  guichet  en  sortant. 

Suivant  un  usage  établi  par  saint  Benoît 
lui-même,  dans  un  siècle  de  trouble  et  oii 
chacun  était  obligé  de  se  garder,  à  trois 
heures  du  matin,  au  moment  où  les  reli- 
gieuses se  rendaient  au  chœur  pour  chanter 
les  matines,  elles  devaient  faire  une  ronde 
dans  les  cours  et  jardins  du  monastère. 
Voici   comment  cet  usage    était    suivi    au 


73 

couvent  de  San  Petite  :  les  religieuses  nobles 
ne  se  levaient  point  à  trois  heures  du 
matin,  mais  payaient  de  pauvres  filles  qui 
en  leur  place  chantaient  les  matines,  tandis 
qu'on  ouvrait  la  porte  d'une  petite  maison 
située  dans  le  jardin  et  oij  logeaient  trois 
vieux  soldats,  âgés  de  plus  de  soixante-dix 
ans.  Ces  soldats,  bien  armés,  étaient 
censés  se  promener  dans  les  jardins  et  y 
lançaient  plusieurs  gros  chiens  qui  restaient 
enchaînés  toute  la  journée. 

D'ordinaire,  ces  visites  se  passaient  fort 
tranquillement  ;  mais  une  belle  nuit,  les 
chiens  firent  un  tel  tapage  que  tout  le  cou- 
vent eut  peur.  Les  soldats,  qui  s'étaient 
recouchés  après  avoir  lâché  les  chiens, 
accoururent  en  toute  hâte  pour  faire  preuve 
de  présence,  et  lâchèrent  plusieurs  coups 
de  fusil.  L'abbesse  eut  peur  pour  le  duché 
de  sa  famille. 

C'était  Gennarino  qui  s'était  oublié  en 
faisant  la  conversation   sous   la  fenêtre  de 


74 

Rosalinde  ;  il  eut  assez  de  peine  à  échapper, 
mais  il  était  suivi  de  si  près  par  les  chiens 
furieux  qu'il  ne  put  fermer  la  porte,  et  le 
lendemain  l'abbesse  Angela  Custode  fut 
profondément  scandalisée  en  apprenant  que 
les  chiens  du  couvent  avaient  parcouru 
tous  les  bois  de  l'Arenella  et  une  partie  de 
la  plaine  du  Vomero.  Il  était  évident  pour 
elle  que  la  porte  du  jardin  s'était  trouvée 
ouverte  au  moment  du  grand  bruit  qu'a- 
vaient fait  les  chiens. 

Soigneuse  de  l'honneur  du  couvent,  l'ab- 
besse dit  que  des  voleurs  s'étaient  introduits 
dans  le  jardin  par  la  négligence  des  vieux 
gardiens,  qu'elle  chassa  et  remplaça  par 
d'autres,  ce  qui  causa  une  sorte  de  révolu- 
tion dans  le  couvent,  car  plusieurs  reli- 
gieuses se  plaignirent  de  cette  mesure 
tyrannique. 

Ce  jardin  n'était  point  solitaire  la  nuit  ; 
mais  l'on  se  contentait  d'y  passer  et  l'on 
n'y  séjournait  point  ;  le  seul  Don  Gennarino, 


75 

trop  amoureux  pour  demander  à  sa  maî- 
tresse de  monter  chez  elle,  avait  été  sur  le 
point  de  compromettre  toutes  les  amours 
du  couvent.  Dès  le  lendemain  matin  cepen- 
dant, il  lui  fit  parvenir  une  longue  lettre  : 
il  sollicitait  la  permission  de  monter  chez 
elle,  mais  il  ne  put  l'obtenir  qu'après  que 
Rosalinde  eut  inventé  un  moyen  de  rendre 
moins  cruelles  les  réclamations  de  sa 
conscience. 

Comme  nous  l'avons  dit,  sa  cellule, 
comme  celle  de  toutes  les  filles  de  prince 
destinées  à  devenir  des  religieuses  nobles  de 
première  classe,  était  composée  de  trois 
pièces.  La  dernière  de  ces  trois  pièces, 
dans  laquelle  on  n'entrait  jamais,  n'était 
séparée  d'un  magasin  de  lingerie  que  par 
une  simple  cloison  en  bois,  Gennarino 
parvint  à  déplacer  un  des  panneaux  de 
cette  cloison  d'un  pied  de  large  à  peu 
près  et  d'une  hauteur  pareille;  presque 
toutes  les  nuits,  après  s'être  introduit  dans 


76 

le  couvent  par  le  jardin,  il  passait  la  tête 
par  cette  sorte  de  fenêtre  et  avait  de  longs 
entretiens  avec  son  amie. 

Ce  bonheur  durait  depuis  longtemps,  et 
déjà  Gennarino  sollicitait  d'autres  faveurs, 
lorsque  deux  religieuses,  déjà  d'un  certain 
âge,  et  qui  recevaient  aussi  leurs  amants 
parle  jardin,  furent  frappées  de  la  bonne 
mine  du  jeune  marquis  et  résolurent  de 
l'enlever  à  cette  petite  novice  insignifiante. 
Ces  dames  parlèrent  à  Gennarino  et,  pour 
donner  une  couleur  honnête  à  la  conversa- 
tion, commencèrent  à  lui  faire  des  reproches 
sur  sa  façon  de  s'introduire  dans  le  jardin 
et  dans  la  sainte  clôture  d'un  couvent  de 
filles. 

A  peine  Gennarino  eut-il  compris  leurs 
prétentions  qu'il  leur  déclara  qu'il  ne  fai- 
sait pas  l'amour  par  pénitence,  mais  pour 
s'amuser,  et  qu'ainsi  il  les  priait  de  le  lais- 
ser à  ses  affaires. 

Cette  réponse,  fort  malhonnête,  et  que 


77 

dans  les  mêmes  lieux  l'on  ne  se  permettrait 
plus  aujourd'hui,  alluma  une  fureur  telle- 
ment aveugle  chez  les  deux  religieuses 
âgées  que,  malgré  l'heure  indue,  —  il  était 
alors  près  de  deux  heures  du  matin,  — 
elles  n'hésitèrent  pas  à  aller  réveiller  l'ab- 
besse. 

Par  bonheur  pour  le  jeune  marquis,  les 
religieuses  dénonciatrices  ne  l'avaient  pas 
reconnu  ;  l'abbesse  était  sa  grand'  tante, 
sœur  cadette  de  son  grand-père;  mais,  pas- 
sionnée pour  la  gloire  et  l'avancement  de 
sa  maison,  comme  elle  savait  que  le  jeune 
roi  Charles  111  était  un  courageux  et  sévère 
partisan  de  la  règle,  elle  eût  dénoncé  au 
prince,  son  neveu,  les  dangereuses  folies  de 
Gennarino  qui,  probablement,  eût  reçu 
du  service  en  Espagne,  ou  du  moins  en 
Sicile. 

Les  deux  religieuses  eurent  beaucoup  de 
peine  à  parvenir  jusqu'à  l'abbesse  et  à  la 
réveiller;  mais,   aussitôt  que  cette  abbesse 


78 

dévote  et  zélée  eut  compris  de  quel  crime 
effroyable  il  était  question,  elle  courut  à  la 
cellule  de  la  sœur  Scolastique. 

Gennarino  n'avait  rien  dit  à  son  amie  de 
sa  rencontre  avec  les  deux  religieuses  âgées, 
et  il  était  à  s'entretenir  tranquillement  avec 
elle  dans  la  pièce  qui  touchait  à  la  lingerie, 
lorsque  Scolastique  et  lui  entendirent  ou- 
vrir avec  fracas  la  chambre  à  coucher  de  ce 
petit  appartement. 

Les  deux  amants  n'étaient  éclairés  que 
par  la  lumière  incertaine  des  étoiles;  leurs 
yeux  furent  tout  à  coup  éblouis  par  la  vive 
clarté  de  huit  à  dix  lampes  éclatantes  que 
l'on  portait  à  la  suite  de  l'abbesse. 

Gennarino  savait,  comme  tout  le  monde 
à  Naples,  à  quels  périls  extrêmes  était 
exposée  une  religieuse  ou  une  simple  novice 
convaincue  d'avoir  reçu  un  homme  dans 
ce  petit  appartement  qu'on  appelait  sa 
cellule.  Il  n'hésita  pas  à  sauter  dans  le  jardin 
par  la  fenêtre  fort  élevée  de  la  lingerie. 


79 

Le  crime  était  évident,  Scolastique  ne 
disait  rien  pour  se  justifier  ;  l'abbesse 
Angela  Custode  l'interrogea  sur-le-champ. 
L'abbesse,  grande  fille  sèche  et  pâle  de  qua- 
rante ans  et  appartenant  à  la  plus  haute 
noblesse  du  royaume,  avait  toutes  les  qua- 
lités morales  qu'annoncent  ces  diverses 
circonstances.  Elle  avait  tout  le  courage 
nécessaire  pour  faire  exécuter  les  sévérités 
de  la  règle,  surtout  depuis  que  le  jeune  roi, 
qui  avait  deviné  son  métier  de  roi  absolu, 
avait  déclaré  hautement  qu'en  toutes  choses 
il  voulait  la  règlCy  et  la  règle  dans  toute  son 
exactitude  ;  enfin  l'abbesse  Angela  Custode 
appartenait  à  la  famille  de  Castro  Pignano, 
ennemie  de  celle  du  prince  d'Atella  depuis 
le  roi  duc  d'Anjou,  frère  de  saint  Louis. 

La  pauvre  Scolastique,  surprise  au  milieu 
de  la  nuit  par  tout  ce  monde,  par  toutes  ces 
lumières,  parlant  dans  sa  chambre  avec  un 
jeune  homme,  se  cachait  la  figure  avec  les 
mains  et  était  tellement  pénétrée  de  honte 


80 

qu'elle  ne  songeait  pas  à  faire  observer 
dans  ce  premier  moment,  si  décisif  pour 
elle,  les  choses  qui  pouvaient  être  de  la  plus 
grande  importance. 

Le  peu  de  mots  qu'elle  dit  lui  était  tout  à 
fait  défavorable;  elle  répéta  deux  fois  : 

—  Mais  ce  jeune  homme  est  mon  époux! 

Ce  mot,  qui  donnait  à  penser  des  choses 
qui  n'étaient  point,  réjouit  beaucoup  les 
deux  religieuses  dénonciatrices,  et  ce  fut 
l'abbesse  qui,  par  esprit  de  justice,  fit  remar- 
quer que,  d'après  la  disposition  des  lieux, 
le  libertin  maudit  qui  avait  osé  violer  la 
clôture  du  couvent  ne  se  trouvait  pas  du 
moins  dans  lu  même  chambre  que  la  novice 
égarée.  Il  s'était  introduit  seulement  dans 
un  des  magasins  de  la  lingerie,  il  avait  en 
levé  une  planche  de  la  cloison  en  bois  qui 
séparait  ce  magasin  de  la  chambre  de  la 
novice  Scolastique  ;  sans  doute  il  parlait 
avec  elle,  mais  il  ne  s'était  point  introduit 
chez  elle,  puisqu'au  moment  où  il  avait  été 


81 

surpris  et  où  l'on  avait  pénétré  dans  la 
seconde  chambre  de  la  cellule  de  Scolastique, 
on  avait  aperçu  le  libertin  dans  le  magasin 
de  la  lingerie  et  que  c'est  de  là  qu'il  s'était 
enfui. 

La  pauvre  Scolastique  s'était  si  fort  aban- 
donnée elle-même,  qu'elle  se  laissa  conduire 
dans  une  prison  presque  tout  à  fait  souter- 
raine et  dépendant  de  l'in  pace  de  ce  noble 
couvent,  lequel  est  creusé  dans  la  roche 
assez  tendre  sur  laquelle  on  voit  s'élever 
aujourd'hui  le  magnifique  bâtiment  des 
Studi.  On  ne  devait  placer  dans  cette  pri- 
son que  les  religieuses  ou  novices  condam- 
nées ou  surprises  en  flagrant  délit  atroce. 
Cette  condition  était  gravée  au-dessus  de 
l'in  pace. 

Ce  n'était  point  le  cas  de  la  novice  Scolas- 
tique. L'abus  que  l'on  commettait  n'échappa 
pointa  l'abbesse,  mais  on  croyait  que  le  roi 
aimait  la  sévérité,  et  l'abbesse  songeait  au 
duché  de   sa    famille.    Elle  pensa   qu'elle 


82 

avait  assez  fait  en  faveur  de  la  jeune  fille 
en  faisant  observer  qu'elle  n'avait  point 
admis  précisément  dans  sa  chambre  l'af- 
freux libertin  qui  avait  cherché  à  désho- 
norer le  noble  couvent. 

Scoiastique,  laissée  seule  dans  une  petite 
chambre  creusée  dans  le  roc,  à  cinq  ou  six 
pieds  seulement  au-dessus  du  niveau  de  la 
place  voisine,  que  l'on  avait  établie  en 
creusant  un  peu  dans  la  roche  tendre,  se 
trouva  soulagée  d'un  grand  poids  quand 
elle  se  vit  seule  et  délivrée  de  ces  lampes 
éclatantes  qui,  en  éblouissant  ses  yeux, 
semblaient  lui  reprocher  sa  honte. 

—  Et  dans  le  fait,  se  disait-elle,  laquelle 
de  ces  religieuses  si  altières  a  le  droit  de  se 
montrer  si  sévère  à  mon  égard?  J'ai  reçu 
la  nuit,  mais  jamais  dans  ma  chambre,  un 
jeune  homme  que  j'aime,  et  que  j'espère 
épouser.  Le  bruit  public  prétend  que  beau- 
coup de  ces  dames,  qui  se  sont  liées  envers 
le  ciel  par  des  vœux,  reçoivent  des   visites 


83 

la  nuit;  et  depuis  que  je  suis  dans  ce 
couvent,  j'ai  entrevu  des  choses  qui  me 
font  penser  comme  le  public. 

«  Ces   dames   disent  publiquement   que 
San  Petito  n'est  point  un  couvent  comme 
l'entend  le  saint  concile  de  Trente,  un  lieu 
d'abstinence   et    d'abnégation;    c'est    tout 
simplement     une    retraite    décente     dans 
laquelle  on  peut  faire  vivre  avec  économie 
de  pauvres  filles  de  haute  naissance   qui 
ont  le  malheur  d'avoir  des  frères.  On   ne 
leur  demande  ni  abstinence,  ni  abnégation, 
ni    malheurs    intérieurs    qui    viendraient 
aggraver  gratuitement   le   malheur    d'être 
sans  fortune.  Quant  à  moi,  à  la  vérité,  je 
suis  arrivée  ici    avec  l'intention  d'obéir  à 
mes  parents,  mais  bientôt  Gennarino  m'a 
aimée,  je  l'ai  aimé,  et,  quoique  fort  pauvres 
l'un  et  l'autre,   nous   avons  pensé  à  nous 
marier   et    à   aller   vivre    dans   une  petite 
campagne  à  vingt  lieues  de  Naples,  sur  les 
bords  de   la   mer  au  delà  de  Salerne.    Sa 


84 

mère  lui  a  dit  qu'elle  lui  ferait  donner  la 
ferme  de  cette  petite  terre,  qui  ne  rapporte 
que  cinq  cents  ducats  à  la  famille.  Sa  pension 
comme  cadet  est  de  quarante  ducats  par 
mois  ;  on  ne  pourra  guère  me  refuser,  une 
fois  mariée,  la  pension  que  ma  famille 
m'accorde  ici  pour  se  débarrasser  de  moi  ; 
et,  sortie  d'un  procès,  ce  sont  encore  dix 
ducats  par  mois.  Vingt  fois  nous  avons  fait 
nos  calculs;  avec  toutes  ces  petites  sommes, 
nous  pouvons  vivre,  sans  gens  à  notre 
livrée,  mais  fort  bien,  avec  tout  ce  qui  est 
nécessaire  à  la  vie  physique.  Toute  la 
difficulté  consiste  à  obtenir  de  l'humeur 
altière  de  nos  parents  qu'ils  nous  laissent 
vivre  comme  de  simples  bourgeois.  Gen- 
narino  pense  qu'il  suffira,  pour  tout 
aplanir,  de  prendre  un  nom  étranger  à  la 
famille  du  duc  son  père.  » 

Ces  idées,  et  d'autres  du  même  genre, 
vinrent  au  secours  delà  pauvre  Scolastique. 
Mais  les  religieuses,  au  nombre  de  près  de 


85 

cent  cinquante,  qui  remplissaient  ce  couvent, 
considéraient  la  surprise  qui  venait  d'être 
opérée  la  nuit  précédente  comme  très  avan- 
tageuse pour  la  gloire  du  couvent.  Tout 
Naples  prétendait  que  ces  dames  recevaient 
la  nuit  leurs  amis  particuliers  ;  eh  bien, 
l'on  avait  ici  une  jeune  fille  d'une  haute 
naissance  qui  ne  savait  pas  se  défendre  et 
que  l'on  pourrait  condamner  suivant  toute 
la  sévérité  de  la  règle.  La  seule  précaution  à 
prendre  était  de  ne  lui  laisser  aiicune  com- 
munication avec  sa  famille  pendant  toute 
la  durée  de  la  procédure.  Quand  viendrait 
ensuite  l'époque  du  jugement,  la  famille 
aurait  beau  faire,  elle  ne  pourrait  guère 
empêcher  l'application  d'une  peine  sévère 
qui  relèverait  dans  Naples  et  dans  tout  le 
royaume  la  réputation  un  peu  attaquée  du 
noble  couvent. 

L'abbesse  Angela  Custode  assembla  le 
chapitre,  composé  de  sept  religieuses  élues 
par    toutes    les     religieuses    parmi    celles 


86 

d'entre  elles  âgées  de  plus  de  soixante-dix 
ans.  La  sœur  Scolastique  refusa  de  nouveau 
de  répondre  ;  on  l'envoya  dans  une  chambre 
dont  la  fenêtre  unique  donnait  contre  un 
mur  élevé.  Là,  elle  fut  obligée  à  un  silence 
absolu  et  gardée  à  vue  par  deux  sœurs 
converses. 

L'étrange  accident  survenu  dans  le  cou- 
vent de  San  Petito,  où  toutes  les  grandes 
familles  de  Naples  avaient  des  parents,  fut 
bientôt  public.  L'archevêque  demanda  un 
rapport  à  l'abbesse,  qui  raconta  les  choses 
en  les  atténuant,  afin  de  ne  pas  compro- 
mettre le  noble  couvent. 

Gomme  la  famille  du  prince  d'Atella  tou- 
chait à  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  grand 
dans  le  royaume,  l'archevêque,  qui  pouvait 
renvoyer  le  procès  à  sa  cour  archiépiscopale 
{curia  archivescovile),  crut  devoir  aller 
prendre  les  ordres  du  roi.  Ce  prince,  ami 
de  l'ordre,  devint  furieux  au  récit  que  lui 
fit  l'archevêque  ;  et  l'on  a  remarqué  depuis 


87 

que  le  duc  Vargas  del  Pardo,  qui  se  trouvait 
présent  lors  de  l'audience  accordée  à  l'arche- 
vêque, entendant  parler  des  déportements 
d'une  religieuse  nommée  Dona  Scolastica, 
à  lui  inconnue,  conseilla  au  jeune  prince 
une  grande  sévérité. 

—  Que  Votre  Majesté  se  rappelle  toujours 
que  qui  ne  craint  pas  Dieu  ne  craint  pas 
son  roi  ! 

A  son  retour  du  palais,  l'archevêque 
saisit  son  tribunal  archiépiscopal  de  cette 
triste  cause.  Un  vicaire  général,  deux  fiscaux 
et  un  secrétaire  appartenant  à  ce  tribunal 
entrèrent  au  couvent  de  San  Petito  pour 
procéder  à  l'interrogatoire  et  à  l'instruction 
du  procès.  Jamais  ces  messieurs  ne  purent 
obtenir  de  la  sœur  Scolastique  d'autre 
réponse    que   celle-ci  : 

—  U  n'y  a  pas  de  mal  dans  mon  action, 
elle  est  innocente.  Je  ne  pourrai  jamais 
dire  que  cela,  et  je  ne  dirai  que  cela. 

Après  tous  les  délais  prescrits  par  la  loi 


88 

et  encore  prolongés  par  la  faveur  de 
l'abbesse  qui,  vers  la  fin  du  procès,  eût 
voulu  à  tout  prix  éviter  ce  scandale  à  son 
couvent,  le  tribunal  archiépiscopal,  consi- 
dérant qu'il  n'y  avait  pas  de  corps  de  délit, 
c'est-à-dire  que  les  témoins  n'avaient  pas  vu 
dans  la  même  chambre  la  sœur  Scolastique 
et  un  homme,  mais  seulement  un  homme 
s'enfuyant  d'une  pièce  voisine  et  séparée, 
cette  sœur  fut  condamnée  à  être  déposée 
dans  l'in  pace  jusqu'à  ce  qu'elle  fasse  con- 
naître le  nom  de  l'homme  qui  se  trouvait 
dans  la  pièce  voisine  et  avec  lequel  elle 
s'entretenait. 

Le  lendemain,  lorsque  Scolastique  parut 
pour  subir  un  premier  jugement  devant  les 
Anciennes,  présidées  par  l'abbesse,  celle-ci 
parut  avoir  une  toute  autre  idée  de  l'affaire. 
Elle  pensait  qu'il  serait  dangereux  pour  le 
couvent  d'entretenir  un  public  malin  de  ces 
désordres  intérieurs.  Ce  public  dirait  : 
Vous  punissez  une  intrigue  qui  a  été  mala- 


89 

droite,  et  nous  savons  qu'il  en  existe  des 
centaines  d'autres.  Puisque  nous  avons 
affaire  à  un  jeune  roi  qui  prétend  avoir  du 
caractère  et  vouloir  faire  exécuter  les  lois, 
chose  que  l'on  ne  vit  jamais  en  ce  pays,  nous 
pouvons  profiter  de  cette  mode  passagère 
pour  obtenir  une  chose  qui  sera  plus  utile  au 
couvent  que  la  condamnation  solennelle  de 
dix  pauvres  religieuses  devant  l'archevêque 
de  Naples  et  tous  les  chanoines  qu'il  aura 
appelés  pour  composer  son  présidial.  Je 
veux  que  l'on  punisse  l'homme  qui  a  osé 
pénétrer  dans  notre  couvent;  un  seul  beau 
jeune  homme  de  la  cour  jeté  dans  une  for- 
teresse pour  plusieurs  années  fera  plus 
d'effet  que  la  condamnation  d'une  centaine 
de  religieuses.  D'ailleurs,  ce  sera  justice  : 
l'attaque  vient  du  côté  des  hommes.  La 
Scolastique  n'a  point  reçu  celui-ci  précisé- 
ment dans  sa  chambre,  et  plût  à  Dieu  que 
toutes  les  religieuses  du  couvent  eussent 
autant  de    prudence!    Elle    va    nous    faire 


90 

connaître  le  jeune  imprudent  que  je  dois 
poursuivre  à  la  cour  et  comme,  dans  le 
fait,  elle  n'est  que  fort  peu  coupable, 
nous  allons  la  condamner  à  quelque  peine 
légère, 

L'abbesse  eut  beaucoup  de  peine  à  ranger 
les  Anciennes  à  son  avis  ;  mais  enfin  sa 
naissance,  et  surtout  ses  relations  à  la  cour 
étaient  tellement  supérieures  aux  leurs 
qu'elles  avaient  été  obligées  de  céder.  Et 
l'abbesse  pensait  que  la  séance  du  tribunal 
ne  durerait  qu'un  instant.  Mais  il  en  fut 
tout  autrement. 

Scolastique  ayant  récité  ses  prières  à  ge- 
noux devant  le  tribunal,  comme  c'est 
l'usage,  n'ajouta  que  ce  peu  de  paroles  : 

—  Je  ne  me  regarde  point  comme  une 
religieuse.  J'ai  connu  ce  jeune  homme  dans 
le  monde  ;  quoique  fort  pauvres  l'un  et 
l'autre,  nous  avons  le  projet  de  nous 
marier. 

Ce   mot,   offensant  la  base  du  credo  du 


91 

couvent,  était  le  plus  grand  crime  que  l'on 
piit  prononcer  dans  le  noble  couvent  de 
San  Petito. 

—  Mais  le  nom  !  le  nom  du  jeune 
homme  !  s'écria  l'abbesse,  interrompant  avec 
impatience  le  discours  qu'elle  supposait 
que  Scolastique  allait  prononcer  en  faveur 
du  mariage. 

Scolastique  répondit  : 

—  \ous  ne  saurez  jamais  ce  nom.  Je  ne 
nuirai  jamais  par  mes  paroles  à  l'homme 
qui  doit  être  mon  époux. 

En  effet,  quelques  instances  que  pussent 
faire  l'abbesse  et  les  Anciennes,  jamais  la 
jeune  novice  ne  voulut  nommer  Gennarino. 
L'abbesse  alla  jusqu'à  lui  dire  :  «  Tout  vous 
sera  pardonné,  et  je  vous  renvoie  immé- 
diatement dans  votre  cellule  si  vous  voulez 
dire  un  mot  »  ;  la  jeune  fille  faisait  le  signe 
de  la  croix,  saluait  profondément,  et  fai- 
sait signe  qu'elle  ne  pouvait  dire  un  seul 
mot. 


9-2 

Elle  savait  bien  que  Gennarino  était  le 
neveu  de  cette  abbesse  terrible. 

—  Si  je  le  nomme,  se  disait-elle,  j'obtiens 
pardon  et  oubli,  comme  le  répètent  ces 
dames  ;  mais  à  lui,  tout  ce  qui  peut  lui 
arriver  de  moins  funeste  c'est  d'être 
envoyé  en  Sicile  ou  même  en  Espagne, 
et  je  ne  le  reverrai  jamais. 

L'abbesse  fut  tellement  irritée  du  silence 
invincible  de  la  jeune  Scolastique  que, 
oubliant  tous  ses  projets  de  clémence,  elle 
se  hâta  de  faire  un  rapport  au  cardinal  ar- 
chevêque de  Naples  sur  ce  qui  s'était  passé 
au  couvent  la  nuit  précédente. 

Toujours  pour  plaire  au  roi,  qui  voulait 
être  sévère,  l'archevêque  prit  cette  affaire 
fort  à  cœur;  mais,  ne  pouvant  rien  dé- 
couvrir par  l'entremise  de  tous  les  curés 
de  la  capitale  et  par  celle  de  tous  les  obser- 
vateurs dépendant  directement  de  l'arche- 
vêché, l'archevêque  parla  de  cette  affaire 
au  roi,  qui  se  hâta  de  la  renvoyer   à    son 


93 

ministre   de    la  police,  lequel   dit  au  roi  : 

—  Il  me  semble  que  Votre  Majesté  ne  peut 
guère,  sans  avoir  recours  au  sang,  faire  un 
exemple  terrible  et  qui  laisse  un  long  sou- 
venir, qu'autant  que  le  jeune  homme  qui 
s'est  introduit  dans  la  lingerie  du  couvent 
de  San  Petito  se  trouvera  appartenir  à  la 
cour  ou  aux  premières  familles  de  Naples. 

Le  roi  étant  convenu  de  cette  vérité,  le 
ministre  lui  présenta  une  liste  de  deux 
cent  quarante-sept  personnes,  l'une  des- 
quelles pouvait  être  soupçonnée  sans  trop 
d'improbabilité  d'avoir  pénétré  dans  le 
noble  couvent. 

Huit  jours  après,  Gennarino  fut  arrêté 
sur  la  simple  observation  que,  depuis  six 
mois,  il  était  devenu  d'une  économie  exces- 
sive, arrivant  presque  jusqu'à  l'avarice,  et 
sur  ce  que,  depuis  la  nuit  de  l'attentat,  sa 
façon  de  vivre  semblait  avoir  entièrement 
changé. 

Pour  juger  du  degré  de   confiance   que 


94 

devait  obtenir  cet  indice,  le  ministre  pré- 
vint l'abbesse,  qui  fit  retirer  pour  un 
instant  la  sœur  Scolastique  de  la  prison 
à  demi  souterraine  où  elle  passait  sa  vie. 
Gomme  elle  l'exhortait  à  répondre  avec 
sincérité,  le  ministre  de  la  police  entra 
dans  le  parloir  de  l'abbesse  et  lui  annonça, 
en  présence  de  Scolastique,  que  le  jeune 
Gennarino  de  Las  Flores  venait  d'être  tué 
par  les  sbires  devant  lesquels  il  fuyait. 

Scolastique  tomba  évanouie. 

—  Notre  preuve  est  faite,  s'écria  le  mi- 
nistre triomphant  ;  et  je  sais  plus  en  six 
mots  que  Votre  Révérence  en  six  mois  de 
soins. 

Mais  il  fut  étonné  de  l'extrême  froideur 
avec  laquelle  la  noble  abbesse  accueillait 
son  exclamation. 

Ge  ministre,  suivant  l'usage  de  cette 
cour,  était  un  petit  avocat  :  en  conséquence 
de  quoi,  l'abbesse  jugea  à  propos  de  prendre 
avec   lui  les   plus  grands  airs  de  hauteur. 


95 

Gennarino  était  son  neveu,  et  elle  craignait 
que  cette  imputation,  qui  allait  être  mise 
directement  sous  les  yeux  du  roi,  ne  nuisît 
à  sa  noble  famille. 

Le  ministre,  qui  se  savait  exécré  de  la 
noblesse,  et  n'avait  d'espoir  pour  sa  fortune 
que  dans  le  roi,  suivit  franchement  l'indice 
qu'il  venait  d'obtenir,  malgré  toutes  les 
sollicitations  dont  le  duc  de  Las  Flores  sut 
l'environner.  Cette  affaire  commença  à 
faire  du  bruit  à  la  cour  ;  le  ministre,  qui 
d'ordinaire  voulait  éviter  le  scandale,  cette 
fois-ci  chercha  à  l'exciter. 

Ce  fut  un  beau  spectacle,  et  auquel  toutes 
les  dames  de  la  cour  voulurent  assister, 
que  celui  de  la  confrontation  de  Gennarino 
de  Las  Flores,  cornette  du  régiment  des 
gardes,  avec  la  jeune  Rosalinde  d'Atella, 
maintenant  sœur  Scolastique,  novice  à 
San  Petito. 

Les  églises  intérieure  et  extérieure  du 
couvent  avaient  été   magnifiquement  ten- 


96 

dues  à  cette  occasion  ;  les  invitations  aux 
dames  furent  faites  par  le  ministre  pour 
assister  à  un  des  actes  de  la  procédure  de 
Gennarino  de  Las  Flores,  cornette  aux 
gardes.  Le  ministre  laissait  entendre  que 
ce  procès  entraînerait  la  peine  capitale 
pour  le  jeune  Gennarino  et  une  prison 
perpétuelle  dans  l'in  pace  pour  la  sœur 
Scolastique.  Mais  l'on  savait  bien  que  le 
roi  n'oserait  pas  envoyer  à  la  mort  pour 
une  cause  si  légère  un  membre  de  l'illustre 
maison  de  Las  Flores. 

L'église  intérieure  de  San  Petito  est  or- 
née et  dorée  avec  la  plus  grande  magni- 
ficence. Beaucoup  des  nobles  religieuses 
seraient  devenues  sur  la  fin  de  leurs  jours, 
si  ce  n'eût  été  leur  vœu  de  pauvreté,  les 
héritières  de  tout  le  bien  de  leur  famille  ; 
dans  ce  cas-là,  l'usage  était,  dans  les  fa- 
milles consciencieuses,  de  leur  accorder  un 
quart  ou  un  sixième  des  revenus  des  biens 
qui  leur  seraient  échus,  et  cela  pendant  le 


97 

reste  d'une  vie  qui  n'était  jamais  bien 
longue. 

Toutes  ces  sommes  étaient  employées  à 
l'ornement  de  l'église  extérieure,  dont  l'u- 
sage était  accordé  au  public,  et  de  l'église  in- 
térieure, où  les  religieuses  venaient  prier  et 
célébrer  les  offices.  A  San  Petito,  l'église 
intérieure,  ou  le  chœur  des  religieuses, 
était  séparée  de  l'église  où  le  public  était 
admis  par  une  grille  dorée  de  soixante 
pieds  de  hauteur. 

Pour  la  cérémonie  de  la  confrontation, 
l'immense  porte  de  cette  grille,  qui  ne  peut 
s'ouvrir  qu'en  présence  de  l'archevêque  de 
Naples,  avait  été  ouverte  ;  toutes  les  dames 
titrées  avaient  été  admises  dans  le  chœur; 
l'église  extérieure  avait  été  disposée  pour 
recevoir  le  trône  de  l'archevêque,  les  fem- 
mes nobles  non  titrées,  les  hommes,  et 
enfin,  derrière  une  chaîne  tendue  en  travers 
de  l'église  et  près  de  la  porte,  tout  le  reste 
des  fidèles. 


98 

L'immense  voile  de  soie  verte  qui  garnit 
tout  l'intérieur  de  la  grille  de  soixante  pieds 
de  haut  et  au  centre  duquel  brille  le  chiffre 
colossal  de  la  Madone,  formé  avec  des  ga- 
lons larges  de  quatre  pouces,  avait  été 
transporté  au  fond  du  chœur.  Là,  après 
l'avoir  attaché  à  la  voûte,  on  l'avait  relevé. 
Le  prie-Dieu  devant  lequel  la  sœur  Scolas- 
tique  parla  était  un  peu  en  arrière  du  point 
de  la  voûte  où  le  grand  voile  avait  été 
attaché,  et  au  moment  où  sa  déclaration  si 
courte  fut  terminée,  ce  grand  voile,  tom- 
bant de  la  voûte,  la  sépara  rapidement  du 
public  et  termina  la  cérémonie  d'une  façon 
imposante  et  qui  laissa  dans  tous  les  cœurs 
de  la  crainte  et  de  la  tristesse.  Il  semblait 
que  la  pauvre  fille  vînt  d'être  à  jamais  sépa- 
rée des  vivants. 

Au  grand  déplaisir  des  belles  dames  de 
la  cour  de  Naples,  la  cérémonie  de  la 
confrontation  ne  dura  qu'un  instant.  Jamais 
la  jeune  Rosalinde,  pour  parler  comme  les 


99 

dames  de  la  cour,  n'avait  été  mieux  à  son 
avantage  que  dans  ce  simple  habit  de 
novice.  Elle  était  aussi  belle  qu'autrefois 
quand  elle  suivait  sa  belle-mère,  la  prin- 
cesse d'Atella,  aux  bals  de  la  cour,  et  sa 
physionomie  était  bien  plus  touchante  : 
elle  avait  beaucoup  maigri  et  pâli. 

On  l'entendit  à  peine  quand,  après  un 
Veni  Creator  de  la  composition  de  Pergolèse, 
chanté  par  toutes  les  voix  du  couvent, 
Scolastique,  ivre  d'amour  et  de  bonheur  en 
revoyant  son  ami,  qu'elle  n'avait  point 
aperçu  depuis  près  d'un  an,  prononça  ces 
mots  : 

—  Je  ne  connais  point  monsieur,  je  ne 
l'ai  jamais  vu. 

Le  ministre  de  la  police  se  montra  furieux 
en  entendant  ce  mot  et  en  voyant  tomber 
ce  voile,  ce  qui  terminait  d'une  façon  si 
brusque  et  en  quelque  sorte  ridicule  pour 
lui  le  grand  spectacle  qu'il  avait  voulu 
donner  à  la  cour.  Avant  de  quitter  le  cou- 


100 

vent,  il  laissa  échapper  des  menaces  ter- 
ribles. 

Don  Gennarino,  de  retour  dans  sa  prison, 
fut  informé  de  tout  ce  qu'avait  dit  le  mi- 
nistre. Ses  amis  ne  l'avaient  point  aban- 
donné; ce  n'était  pas  son  amour  qui  le 
faisait  valoir  auprès  d'eux  ;  si  l'on  ne  croit 
pas  à  l'amour  passionné  dont  un  homme 
de  notre  âge  nous  fait  confidence,  on  lui 
trouve  de  la  fatuité  ;  si  l'on  y  croit,  on  est 
jaloux  de  lui. 

Don  Gennarino,  au  désespoir,  exposait  à 
ses  amis  qu'il  était  engagé,  comme  homme 
d'honneur,  à  délivrer  la  sœur  Scolastique 
des  dangers  dans  lesquels  on  l'avait  plon- 
gée; ce  raisonnement  fît  une  impression 
profonde  sur  les  amis  de  Don  Genna- 
rino. 

Le  geôlier  de  la  prison  dans  laquelle  il 
était  enfermé  avait  une  fort  jolie  femme, 
laquelle  représenta  au  protecteur  de  son 
mari  que  depuis  longtemps  celui-ci  deman- 


101 

dait  que  Ton  fît  des  réparations  aux  murs 
extérieurs  de  la  prison.  Le  fait  était  notoire 
et  ne  pouvait  être  mis  en  doute. 

—  Eh  bien,  ajouta  cette  jolie  femme,  de 
ce  fait  notoire  Votre  Excellence  peut  tirer 
occasion  de  nous  accorder  une  gratification 
de  mille  ducats,  laquelle  nous  enrichirait  à 
jamais.  Les  amis  du  jeune  Don  Gennarino 
de  Las  Flores,  qui  est  en  prison  comme 
soupçonné  seulement  d'avoir  pénétré  de 
nuit  dans  le  couvent  de  San  Petito  oîi, 
comme  vous  le  savez,  les  plus  grands  sei- 
gneurs de  Naples  ont  leurs  maîtresses  et 
sont  bien  plus  que  soupçonnés  de  pénétrer, 
les  amis  de  Don  Gennarino,  dis-je,  offrent 
mille  ducats  à  mon  mari  pour  le  laisser 
échapper.  Mon  mari  sera  mis  en  prison 
pour  quinze  jours  ou  un  mois  ;  nous  vous 
demandons  votre  protection  afin  qu'il  ne 
soit  pas  destitué  et  qu'on  lui  rende  sa  place 
au  bout  de  quelque  temps. 

Le  protecteur  trouva  commode  cette  façon 


102 

d'accorder  une  gratification  considérable, 
et  consentit. 

Ce  ne  fut  pas  le  seul  service  que  le  jeune 
prisonnier  reçut  de  ses  amis.  Ils  avaient 
tous  des  parentes  dans  le  couvent  de  San 
Petito  ;  ils  redoublèrent  d'affection  pour 
elles  et  tinrent  Don  Gennarino  parfaitement 
informé  de  tout  ce  qui  arrivait  à  la  sœur 
Scolastique. 

11  résulta  de  leurs  bons  offices  qu'une 
nuit  de  tempête,  vers  les  une  heure  du 
matin,  dans  un  moment  où  les  vents  fu- 
rieux et  une  pluie  à  verse  semblaient  se 
disputer  l'empire  des  rues  de  Naples,  Gen- 
narino sortit  de  sa  prison  tout  simplement 
par  la  porte,  le  geôlier  s'étant  chargé  de 
dégrader  la  terrasse  de  la  prison,  par  laquelle 
il  serait  censé  s'être  échappé. 

Don  Gennarino,  aidé  d'un  seul  homme, 
déserteur  espagnol,  brave  à  trois  poils  dont 
la  profession  à  Naples  était  d'aider  les  jeunes 
gens  dans  les  entreprises  scabreuses.   Don 


103 

Gennarino,  disons-nous,  profitant  du  tapage 
universel  excité  par  le  vent,  et  d'ailleurs 
aidé  par  Beppo,  dont  l'amitié  ne  se  démen- 
tit point  dans  cette  circonstance  périlleuse, 
pénétra  dans  le  jardin  du  couvent.  Malgré 
le  tapage  épouvantable  causé  par  la  pluie  et 
par  le  vent,  les  chiens  du  couvent  le  sen- 
tirent et  bientôt  furent  sur  lui.  Probable- 
ment ils  l'eussent  arrêté  s'il  eût  été  seul, 
tant  ils  étaient  forts;  mais,  se  plaçant  dos  à 
dos  avec  le  déserteur  espagnol,  il  parvint  à 
tuer  deux  de  ces  chiens  et  à  blesser  le  troi- 
sième. 

Les  cris  de  ce  dernier  attirèrent  un  gar- 
dien. Ce  fut  en  vain  que  Don  Gennarino 
lui  offrit  une  bourse  et  lui  parla  raison;  cet 
homme  était  dévot,  avait  une  grande  idée 
de  l'enfer,  et  ne  manquait  pas  de  courage. 
Il  se  fit  blesser  en  se  défendant,  on  le  bâil- 
lonna avec  un  mouchoir  et  on  l'attacha  à  un 
gros  olivier. 

Le  double  combat  avait  pris  beaucoup  de 


104 

temps,  la  tempête  semblait  se  calmer  un 
peu,  et  le  plus  difficile  restait  encore  à  faire: 
il  fallait  pénétrer  dans  le  vade  in  pace. 

Il  se  trouva  que  les  deux  sœurs  converses 
chargées  de  descendre  toutes  les  vingt- 
quatre  heures  à  la  sœur  Scolastique  le  pain 
et  la  cruche  d'eau  que  le  couvent  lui  accor- 
dait, avaient  eu  peur  cette  nuit-là  et  avaient 
mis  les  verrous  à  des  portes  énormes  gar- 
nies de  fer  que  Gennarino  avait  pensé  pou- 
voir ouvrir  avec  des  crochets  ou  des  fausses 
clefs.  Le  déserteur  espagnol,  habile  à  grim- 
per le  long  des  murs,  l'aida  à  parvenir  jus- 
qu'au toit  du  pavillon  qui  recouvrait  les 
puits  creusés  dans  le  roc  de  l'Arenella  qui 
formaient  Tin  pace  du  couvent  de  San  Petito. 

La  terreur  des  sœurs  converses  n'en  fut 
que  plus  grande  lorsqu'elles  virent  des- 
cendre de  l'étage  supérieur  ces  deux  hommes 
couverts  de  boue  qui  se  précipitèrent  sur 
elles,  les  bâillonnèrent  et  les  attachèrent. 

Il  restait  à  pénétrer  dansl'in  pace,  ce  qui 


105 

n'était  pas  chose  facile.  Gennarino  avait 
bien  pris  aux  sœurs  converses  un  énorme 
trousseau  de  clefs  ;  mais  il  y  avait  plusieurs 
puits,  tous  également  fermés  par  des  trappes, 
et  les  sœurs  converses  se  refusèrent  à  indi- 
quer celui  dans  lequel  la  sœur  Scolastique 
était  enfermée.  L'Espagnol  tirait  déjà  son 
poignard  pour  les  piquer  et  les  faire  parler, 
mais  Don  Gennarino,  qui  connaissait  le 
caractère  d'extrême  douceur  de  Scolastique, 
eut  peur  de  lui  déplaire  par  cette  violence. 
Contre  l'avis  de  l'Espagnol,  qui  lui  répétait 
ces  mots  :  «  Monseigneur,  nous  perdons  du 
temps,  et  nous  n'en  serons  que  d'autant 
plus  obligés  à  en  venir  au  sang  »,  Genna- 
rino s'obstina  à  ouvrir  tous  les  puits  et  à 
appeler. 

Enfin,  après  plus  de  trois  quarts  d'heure 
d'essais  infructueux,  un  faible  cri  de  Deo 
grattas  répondit  à  ses  cris.  Don  Gennarino 
se  précipita  dans  un  escalier  tournant  qui 
avait  plus  de  quatre-vingts  marches;  et  ces 


106 

marches,  taillées  dans  la  roche  tendre  et 
fort  usées,  étaient  fort  difficiles  à  descendre 
et  formaient  presque  un  sentier  fort  en  pente. 

La  sœur  Scolastique,  qui  n'avait  pas  vu 
la  lumière  depuis  trente-sept  jours,  c'est-à- 
dire  depuis  celui  de  la  confrontation  avec 
Gennarino,  fut  éblouie  par  la  petite  lampe 
que  portait  l'Espagnol.  Elle  ne  comprenait 
rien  à  ce  qui  lui  arrivait  ;  enfin,  lorsqu'elle 
reconnut  Don  Gennarino,  couvert  de  boue 
et  de  beaucoup  de  taches  de  sang,  elle  s'é- 
vanouit en  se  jetant  dans  ses  bras. 

Cet  accident  consternait  le  jeune  homme. 

—  Il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre,  s'écria 
l'Espagnol,   plus  expérimenté. 

Us  prirent  à  deux  la  sœur  Scolastique, 
profondément  évanouie,  et  eurent  beaucoup 
de  peine  à  la  remonter  le  long  de  cet  esca- 
lier à  demi  détruit.  Ce  fut  l'Espagnol  qui 
eut  la  bonne  idée,  une  fois  arrivés  dans  la 
chambre  habitée  par  les  sœurs  converses, 
d'envelopper  Scolastique,  qui  à  peine  repre- 


107 

nait  ses  sens,  d'un  grand  manteau  d'étoffe 
grise  qui  se  trouvait  en  ce  lieu. 

On  ouvrit  les  verrous  des  portes  qui  don- 
naient sur  le  jardin.  L'Espagnol,  formant 
l'avant-garde,  sortit  en  avant,  l'épée  à  la 
main  ;  Gennarino  le  suivait,  portant  Scolas- 
tique.  Mais  ils  entendirent  dans  le  jardin 
un  grand  bruit  de  fort  mauvais  augure  : 
c'étaient  des  soldats. 

L'Espagnol  avait  voulu  tuer  le  gardien, 
ce  qui  avait  été  repoussé  avec  horreur  par 
Gennarino. 

—  Mais,  Excellence,  nous  sommes  sacri- 
lèges, puisque  nous  avons  violé  la  clôture, 
et  condamnés  à  mort  bien  plus  sûrement 
encore  que  si  nous  avions  tué.  Cet  homme 
peut  nous  perdre,  il  faut  le  sacrifier. 

Rien  n'avait  pu  décider  Gennarino. 
L'homme,  attaché  à  la  hâte,  avait  délié  les 
cordes  qui  le  retenaient  et  était  allé  réveil- 
ler les  autres  gardiens,  et  chercher  des  sol- 
dats au  poste  de  la  rue  de  Tolède. 


108 

—  Ce  ne  sera  pas  une  petite  affaire  de 
nous  tirer  d'ici,  s'écria  l'Espagnol,  et  sur- 
tout d'en  tirer  mademoiselle  !  J'avais  bien 
raison  de  dire  à  Votre  Excellence  qu'il  fallait 
être  trois  au  moins. 

Au  bruit  de  ces  paroles,  deux  soldats  se 
dressèrent  devant  eux.  L'Espagnol  abattit  le 
premier  d'un  coup  de  pointe;  le  second 
voulut  abaisser  son  fusil,  mais  la  branche 
d'un  arbuste  l'arrêta  un  instant,  ce  qui 
donna  le  temps  à  l'Espagnol  de  l'abattre 
également.  Mais  ce  dernier  soldat  n'était 
pas  tué  net  et  jeta  des  cris. 

Gennarino  s'avançait  vers  la  porte, 
portant  Scolastique  ;  il  était  escorté  par  l'Es- 
pagnol. Gennarino  courait,  et  l'Espagnol 
lançait  quelques  coups  d'épée  à  ceux  des 
soldats  qui  s'avançaient  trop. 

Heureusement,  la  tempête  semblait  avoir 
recommencé;  la  pluie,  qui  tombait  à  tor- 
rents, favorisait  celte  retraite  singulière. 
Mais    il    arriva    qu'un   soldat,    blessé    par 


109 

l'Espagnol,  tira  son  coup  de  fusil,  dont  la 
balle  atteignit  légèrement  Gennarino  au 
bras  gauche.  Huit  ou  dix  soldats  accou- 
rurent des  parties  éloignées  du  jardin  au 
bruit  du  coup  de  feu. 

Nous  l'avouerons,  Gennarino  montra  de 
la  bravoure  dans  cette  retraite,  mais  ce  fut 
le  déserteur  espagnol  qui  fit  preuve  de 
talents  militaires. 

—  INous  avons  plus  de  vingt  hommes 
contre  nous  :  le  moindre  faux  pas,  et  nous 
sommes  perdus.  Mademoiselle  sera  condam- 
née au  poison  comme  notre  complice,  elle 
ne  pourra  jamais  prouver  qu'elle  n'était 
pas  d'accord  avec  Votre  Excellence.  Je  me 
connais  dans  ces  sortes  d'affaires;  il  faut  la 
cacher  dans  un  fourré  et  la  coucher  à  terre; 
nous  la  couvrirons  du  manteau.  Pour  nous, 
laissons-nous  voir  des  soldats  et  attirons- 
les  à  l'autre  extrémité  du  jardin.  Là,  nous 
tâcherons  de  leur  faire  croire  que  nous 
nous    sommes    sauvés  par-dessus  le  mur  ; 


110 

puis  nous  reviendrons  ici  et  tâcherons  de 
sauver  mademoiselle. 

—  Je  voudrais  bien  ne  pas  te  quitter,  dit 
Scolastique  à  Gennarino.  Je  n'ai  pas  peur, 
et  je  me  tiendrai  trop  heureuse  de  mourir 
avec  toi. 

Ce  furent  les  premières  paroles  qu'elle 
prononça. 

—  Je  puis  marcher,  ajouta-t-elle. 

Mais  la  parole  lui  fut  coupée  par  un  coup 
de  fusil  qui  partit  à  deux  pas  d'elle,  mais 
qui  ne  blessa  personne.  Gennarino  la  reprit 
dans  ses  bras  ;  elle  était  mince  et  assez 
petite,  et  il  la  portait  sans  peine.  Un  éclair 
qui  survint  lui  fit  voir  douze  ou  quinze  sol- 
dats sur  la  gauche.  Il  s'enfuit  rapidement 
vers  la  droite,  et  bien  lui  en  prit  d'avoir  pris 
vite  sa  résolution,  car  presque  au  même 
moment  une  douzaine  de  coups  de  fusil 
vinrent  cribler  de  balles  un  petit  olivier... 


m 

Le  duc  de  Vargas  songeait  plus  que  ja- 
mais à  la  disparition  de  la  malheureuse 
Rosalinde.  Il  avait  fait  des  démarches  qui 
n'avaient  eu  aucun  succès,  car  il  ne  savait 
pas  qu'elle  portait  le  nom  de  Suora  Scolas- 
tica. 

Le  jour  de  sa  fête  survint.  Ce  jour-là, 
son  palais  était  ouvert,  et  il  donnait 
audience  à  tous  les  officiers  de  sa  connais- 
sance. Tous  ces  militaires  en  grande  tenue 
furent  bien  surpris  de  voir  arriver  dans  la 
première  antichambre  une  femme,  qui  leur 
parut  être  une  sœur  converse  de  quelque 
couvent  ;  et  encore,  dans  le  but  évident  de 
n'être  pas  reconnue  à  son  habit,  elle  était 
enveloppée  d'un  long  voile  noir,  ce  qui  lui 
donnait  l'apparence  de  quelque  veuve  de  la 
classe  du  peuple  accomplissant  quelque 
pénitence. 

Comme  les  laquais  du  duc  entreprenaient 
de  la  chasser,  elle  se  mit  à  genoux,  tira  de 
sa  poche    un  long   chapelet,    et   se    mit  à 


112 

marmotter  des  prières.  Elle  attendit  en  cet 
état  que  le  premier  valet  de  chambre  du  duc 
vînt  la  saisir  par  le  bras;  alors  elle  lui  mon- 
tra sans  dire  mot  un  fort  beau  diamant, 
puis  elle  ajouta  : 

—  Je  jure  sur  la  Vierge  de  ne  demander 
aucune  sorte  d'aumône  à  Son  Excellence. 
Monsieur  le  duc  connaîtra,  par  ce  diamant, 
le  nom  de  la  personne  de  la  part  de  laquelle 
je  me  présente. 

Toutes  ces  circonstances  excitèrent  au 
plus  haut  degré  la  curiosité  du  duc,  qui  se 
hâta  d'expédier  les  trois  ou  quatre  per- 
sonnes du  premier  rang  qui  se  trouvaient 
à  son  audience  ;  puis,  avec  une  politesse 
noble  et  vraiment  espagnole,  il  demanda 
la  permission  aux  simples  officiers  de  re- 
cevoir avant  eux  une  pauvre  religieuse  qui 
ne  lui  était  nullement  connue. 

A  peine  la  sœur  converse  se  vit-elle  dans 
le  cabinet  du  duc,  seule  avec  lui,  qu'elle 
se  mit  à  genoux. 


113 

—  La  pauvre  sœur  Scolastica  est  tombée 
dans  le  dernier  degré  du  malheur.  Tout  le 
monde  paraît  déchaîné  contre  elle.  Elle 
m'a  chargé  de  laisser  entre  les  mains  de 
Votre  Excellence  cette  belle  bague.  Elle  dit 
que  vous  connaissez  la  personne  qui  la  lui 
donna  dans  des  temps  plus  heureux. 
Vous  pourriez,  par  le  secours  de  cette  per- 
sonne, obtenir  pour  quelque  personne  de 
votre  confiance  l'autorisation  de  venir  voir 
la  sœur  Scolastica  ;  mais,  comme  elle  se 
trouve  dans  Vin  pace  délia  morte,  il  faudrait 
obtenir  une  permission  particulière  de 
monseigneur  Tarchevêque. 

Le  duc  avait  reconnu  la  bague  et,  malgré 
son  âge  avancé,  il  était  tellement  hors  de 
lui  qu'il  avait  peine  à  articuler  des  paroles. 

—  Dis  le  nom,  dis  le  nom  du  couvent  où 
Rosalinde  est  retenue. 

—  San  Petito. 

—  J'obéirai  avec  respect  aux  ordres  de 
qui  t'envoie. 


114 

—  Je  serais  perdue,  ajoute  la  sœur  con- 
verse, si  mon  message  était  seulement 
soupçonné  par  les  supérieurs. 

Le  duc,  jetant  les  yeux  rapidement  sur 
son  bureau,  prit  un  portrait  en  miniature 
du  roi,  entouré  de  diamants  : 

—  Ne  vous  séparez  jamais  de  ce  portrait 
sacré,  qui  vous  donne  le  droit  d'obtenir 
dans  tous  les  cas  une  audience  de  Sa  Ma- 
jesté. Voici  une  bourse  que  vous  remettrez 
à  la  personne  que  vous  appelez  Suora  Sco- 
lastica.  Voici  une  petite  somme  qui  est  pour 
vous,  et  dans  tous  les  cas  comptez  sur  ma 
protection. 

La  bonne  religieuse  s'arrêtant  pour 
compter  sur  une  table  les  pièces  d'or  conte- 
nues dans  la  bourse  : 

—  Retournez  aussi  rapidement  que  vous 
pourrez  auprès  de  la  pauvre  Rosalinde.  Ne 
comptez  pas.  Et  même  je  réfléchis  à  la  né- 
cessité de  vous  cacher.  Mon  valet  de 
chambre  va  vous  faire  sortir  par  une  porte 


H5 

de  mon  jardin,  une  de  mes  voitures  de 
suite  vous  conduira  du  côté  opposé  de  la 
ville.  Songez  à  vous  bien  cacher.  Faites 
tout  au  monde  pour  venir  demain  à  mon 
jardin  de  l'Arenella,  de  midi  à  deux  heures. 
Là,  je  suis  sûr  de  mes  gens,  ils  sont  tous 
Espagnols. 

La  pâleur  mortelle  qui  couvrait  le  visage 
du  duc  lorsqu'il  reparut  devant  les  officiers 
fut  une  excuse  suffisante  pour  l'excuse  qu'il 
leur  présenta. 

—  Une  affaire,  messieurs,  m'oblige 
à  sortir  à  l'instant.  Je  ne  pourrai  avoir 
l'honneur  de  vous  remercier  et  de 
vous  recevoir  que  demain  matin,  à  sept 
heures. 

Le  duc  de  Vargas  court  au  palais  de  la 
reine  ;  celle-ci  répand  des  larmes  en  recon- 
naissant la  bague  qu'elle  donna  jadis  à  la 
jeune  Rosalinde.  La  reine  passe  chez  le  roi 
avec  le  duc  de  Vargas,  L'air  renversé  de 
celui-ci  touche  le  roi  qui,  comme  un  grand 


116 

prince  qu'il  était,  fut  le  premier  à  ouvrir 
un  avis  raisonnable  : 

—  Il  faut  songer  à  ne  pas  réveiller  les 
soupçons  de  l'archevêque,  si  toutefois,  mal- 
gré le  talisman  de  mon  portrait,  la  pauvre 
sœur  converse  a  pu  échapper  à  ses  espions. 
Je  conçois  maintenant  pourquoi  l'arche- 
vêque est  allé  habiter,  il  y  a  quinze  jours,  sa 
chaumière  de  ***. 

—  Si  Votre  Majesté  me  le  permet,  je  vais 
envoyer  au  port  mettre  un  embargo  sur 
toutes  les  barques  qui  voudraient  partir 
pour  ***.  On  conduira  au  château  de  l'CËuf, 
où  elles  seront  bien  traitées,  toutes  les  per- 
sonnes qui  seraient  montées  sur  les  barques. 

—  Va,  et  reviens,  lui  dit  le  roi.  Ces  me- 
sures singulières,  qui  peuvent  donner 
matière  à  parler,  ne  sont  pas  du  goût  de 
Tanucci  (le  premier  ministre  de  Don  Car- 
los). Mais  je  ne  lui  dirai  rien  de  toute  cette 
affaire  ;  il  n'est  déjà  que  trop  irrité  contre 
l'archevêque. 


117 

Le  duc  de  Vargas  donna  des  ordres  à  son 
aide  de  camp  et  reparut  devant  le  roi,  qu'il 
trouva  donnant  des  soins  à  la  reine,  qui 
venait  de  s'évanouir.  Cette  princesse,  d'un 
cœur  excellent,  s'était  figuré  que,  si  la  sœur 
converse  avait  été  aperçue  entrant  chez  le 
duc,  Rosalinde  était  déjà  morte  par  le 
poison.  Le  duc  calma  entièrement  les  in- 
quiétudes de  la  reine. 

—  Par  bonheur,  l'archevêque  n'est  pas  à 
Naples,  et,  avec  le  sirocco  qu'il  fait,  il  faut 
deux  heures  au  moins  pour  aller  à  ***.  Le 
chanoine  Cybo,  qui,  lorsque  le  cardinal  est 
hors  de  Naples,  exerce  V aller  ego,  est  un 
homme  sévère  jusqu'à  la  cruauté,  mais  il 
se  ferait  un  scrupule  de  conscience  de  faire 
donner  la  mort  sans  un  ordre  précis  de 
son  chef. 

—  .le  vais  désorganiser  le  gouvernement 
de  l'archevêque,  dit  le  roi,  en  faisant  ap 
peler  ici  au  palais  et  en  le  retenant  jusqu'au 
soir  le  chanoine  Cybo  qui,  à  son  audience 


118 

de  dimanche,  m'a  demandé  la  grâce  de  son 
neveu  qui  vient  de  tuer  un  paysan. 

Le  roi  passa  dans  son  cabinet  pour 
donner  des  ordres. 

—  Duc,  es-tu  sûr  de  trouver  Rosalinde? 
dit  la  reine  à  Vargas. 

—  Avec  un  homme  tel  que  l'archevêque, 
je  ne  suis  sûr  de  rien. 

—  Tanucci  a  donc  bien  raison  de  nous 
débarrasser  de  cet  homme  en  le  faisant 
cardinal. 

—  Oui,  dit  le  duc,  mais  il  faudrait  le 
laisser  ambassadeur  à  Rome  pour  nous  en 
débarrasser  ici,  et  dans  ce  poste  d'ambas- 
sadeur il  nous  jouerait  de  bien  pires  tours 
là  qu'ici. 

Le  roi  étant  rentré  après  cet  entretien 
rapide,  on  commença  une  longue  délibéra- 
tion à  la  suite  de  laquelle  le  duc  de  Vargas 
obtint  la  permission  d'aller  sur-le-champ 
au  couvent  de  San  Petito  savoir  des  nou- 
velles, au  nom  de  la  reine,  de  la  jeune  Ko- 


119 

salinde  des  princes  d'Atella,  que  l'on  disait 
à  la  mort.  Avant  de  monter  au  couvent,  le 
duc  eut  soin  de  passer  chez  la  princesse 
Dona  Ferdinanda,  de  laquelle  on  put  croire 
qu'il  avait  appris  la  nouvelle  du  danger  de 
sa  belle-fille.  L'inquiétude  du  duc  de  Var- 
gas  ne  lui  permit  pas  de  prolonger  autant 
qu'il  l'aurait  dû  sa  visite  au  palais  d'Atella. 

Le  duc  trouva  dans  le  couvent  de  San 
Petito,  à  commencer  par  la  converse  qui 
était  à  la  porte  extérieure,  un  air  de 
singulière  préoccupation.  Venant  au  nom 
de  la  reine,  le  duc  avait  le  droit  d'être  ad- 
mis sans  nul  retard  auprès  de  l'abbesse 
Angela  de  Castro  Pignano.  Or,  on  le  fit 
attendre  vingt  mortelles  minutes.  Au  bas 
de  la  salle  on  apercevait  le  commence- 
ment d'un  escalier  tournant  qui  paraissait 
s'enfoncer  à  de  grandes  profondeurs.  Le 
duc  crut  qu'il  ne  reverrait  jamais  la  belle 
Rosalinde. 

L'abbesse   parut  enfin,  dans  l'état  d'une 

10 


120 

personne  hors  d'elle-même.   Le  duc  avait 
changé  son  message  *  : 

«  Le  prince  d'Atellaest  tombé  en  apoplexie 
hier  soir.  11  va  fort  mal,  il  veut  absolument 
voir  avant  de  mourir  sa  fille  Rosalinde  et 
a  fait  solliciter  auprès  de  Sa  Majesté  l'ordre 
nécessaire  pour  tirer  la  signora  Rosalinda 
de  ce  couvent.  Par  respect  pour  les  privi- 
lèges de  cette  noble  maison,  le  roi  a  voulu 
qu'une  non  moindre  personne  que  moi, 
son  grand-chambellan,  fût  le  porteur  de 
cet  ordre.  » 

A  ces  mots,  l'abbesse  tomba  aux  genoux 
du  duc  de  Vargas. 

—  Je  rendrai  compte  à  Sa  Majesté  elle- 
même  de  ma  désobéissance  apparente  aux 
ordres  du  roi.  La  position  dans  laquelle  je 
parais  devant  vous,  monsieur  le  duc,   est 

»  Je  crois  que  des  scènes  aussi  révoltantes  n'ont  ja- 
mais eu  lieu.  Je  les  attribue  à  la  méchanceté  du  narra- 
teur. {Note  de  Stendhal.) 


121 

un  témoignage   frappant  de  mon    respect 
pour  votre  personne  et  votre  dignité. 

—  Elle  est  morte  !  s'écria  le  duc.  Mais, 
par  San  Gennaro,  je  la  verrai. 

Le  duc  était  tellement  hors  de  lui-même 
qu'il  tira  son  épée.  Il  ouvrit  la  porte,  il 
appela  son  aide  de  camp,  qui  était  resté 
dans  un  des  premiers  salons  de  l'abbesse. 

—  Tirez  votre  épée,  duc  d'Atri  ;  faites 
monter  mes  deux  ordonnances  ;  il  s'agit 
ici  d'une  affaire  de  vie  et  de  mort.  Le  roi 
m'a  chargé  d'arrêter  la  jeune  princesse 
Rosalinde. 

L'abbesse  Angela  se  leva  et  voulut 
prendre  la  fuite. 

—  Non,  madame,  s'écria  le  duc.  Vous  ne 
me  quitterez  que  pour  monter  comme 
prisonnière  au  château  Saint-Elme.  On 
conspire,  ici. 

Dans  son  trouble  mortel,  le  duc  cher- 
chait à  se  créer  des  excuses  pour  le  viol  de 
la  sainte  clôture     Le   duc  se  disait  :    a  Si 


122 

l'abbesse  refuse  de  me  conduire,  si  les 
épées  nues  de  mes  deux  dragons  ne  l'ef- 
fraient  pas,  je  suis  comme  perdu  dans  ce 
vaste  couvent,  qui  est  un  monde.  » 

Par  bonheur,  le  duc,  qui  serrait  fortement 
le  poignet  de  l'abbesse,  était  cependant 
fort  attentif  au  mouvement  qu'elle  pouvait 
imprimer  ;  elle  le  conduisit  à  un  vaste 
escalier  qui  conduisait  à  une  immense 
salle  à  demi  souterraine.  Le  duc,  voyant 
ce  demi-succès  et  voyant  qu'il  n'avait  pour 
témoins  que  son  aide  de  camp,  le  duc 
d'Atri,  et  les  deux  dragons,  dont  il  enten- 
dait les  grosses  bottes  frapper  les  marches 
de  l'escalier,  jugea  convenable  d'éclater  en 
propos  menaçants.  Enfin  il  arriva  à  la  salle 
sombre  dont  nous  avons  parlé  et  qui  était 
éclairée  par  quatre  cierges  placés  sur  un 
autel.  Deux  religieuses,  jeunes  encore, 
étaient  couchées  par  terre  et  paraissaient 
mourir  dans  les  convulsions  du  poison  ;  trois 
autres,  placées  vingt  pas  plus  loin,  étaient 


123 

aux  genoux  de  leurs  confesseurs.  Le  cha- 
noine Cybo,  assis  sur  un  fauteuil  placé 
contre  l'autel,  semblait  impassible  quoique 
fort  pâle  ;  deux  grands  jeunes  gens,  placés 
derrière  lui,  baissaient  un  peu  la  tête  pour 
tâcher  de  ne  pas  voir  les  deux  religieuses 
qui  étaient  couchées  au  pied  de  l'autel  et 
dont  les  longues  robes  de  soie  d'un  vert 
foncé  étaient  agitées  par  des  mouvements 
convulsifs. 

Après  cette  revue  rapide  de  tous  les  per- 
sonnages de  cette  horrible  scène,  quel  ne 
fut  pas  le  ravissement  du  duc  lorsqu'il 
aperçut  Rosalinde  assise  sur  une  chaise  de 
paille,  à  six  pas  derrière  les  trois  confes- 
seurs. Par  une  imprudence  bien  singulière, 
il  s'approcha  d'elle  et  lui  dit  en  la  tu- 
toyant : 

—  As-tu  pris  du  poison  ? 

—  Non,  et  je  n'en  prendrai  pas,  lui  dit- 
elle  avec  assez  de  sang-froid  ;  je  ne  veux 
pas  imiter  ces  filles  imprudentes. 


124 

—  Madame,  vous  êtes  sauvée  ;  je  vais 
vous  conduire  chez  la  reine. 

—  J'ose  espérer,  monsieur  le  duc,  que 
vous  n'oublierez  point  les  droits  du  pré- 
sidial  de  monseigneur  l'archevêque,  dit 
ï'abbé  Gybo,  assis  sur  son  fauteuil. 

Le  duc,  comprenant  à  qui  il  avait  affaire, 
alla  se  mettre  à  genoux  devant  l'autel  et 
dit  à  l'abbé  Gybo  : 

—  Monsieur  le  chanoine  grand  vicaire, 
suivant  le  dernier  concordat,  de  pareilles 
sentences  ne  sont  exécutoires  qu'autant  que 
le  roi  les  a  revêtues  de  sa  signature. 

L'abbé  Gybo  se  hâta  de  répondre  avec 
aigreur  > 

—  Monsieur  le  duc  se  livre  ici  à  un  ju- 
gement téméraire  :  les  pécheresses  ici  pré- 
sentes ont  été  légalement  condamnées, 
convaincues  de  sacrilège  ;  mais  l'Église  ne 
leur  a  infligé  aucune  peine.  Je  suppose, 
d'après  ce  que  vous  me  dites  et  les  appa- 
rences,  dont  je  m'aperçois   seulement  en 


123    . 

cet  instant,  que  ces  malheureuses  ont  pris 
du  poison . 

Le  duc  de  Vargas  n'entendit  qu'à  demi 
les  paroles  de  l'abbé  Gybo,  dont  la  voix 
était  couverte  par  celle  du  duc  d'Atri, 
agenouillé  auprès  des  deux  religieuses  qui 
s'agitaient  sur  les  dalles  de  pierre,  des  dou- 
leurs atroces  leur  ayant  fait  perdre,  à  ce 
qu'il  paraissait,  toute  conscience  de  leurs 
mouvements.  L'une  d'elles,  qui  paraissait 
dans  le  délire,  était  une  fort  belle  fille  de 
trente  ans.  Elle  déchirait  sa  robe  sur  sa 
poitrine  et  s'écriait  : 

—  A  moi  !  à  moi  !  à  une  fille  de  ma 
naissance  ! 

Le  duc  se  leva  et,  avec  la  grâce  parfaite 
qu'il  eût  montrée  dans  le  salon  de  la 
reine  : 

—  Est-il  bien  possible,  madame,  que  votre 
santé  ne  soit  nullement  altérée? 

—  Je  n'ai  pris  aucun  poison,  ce  qui 
n'empêche  pas,  monsieur  le  duc,  répondit 


126 

Rosalinde,  que  je  ne  sente  fort  bien  que  je 
vous  dois  la  vie. 

—  Je  n'ai  aucun  mérite  dans  tout  ceci, 
répliqua  le  duc.  Le  roi,  prévenu  par  les  avis 
de  fidèles  sujets,  m'a  fait  appeler  et  m'a  dit 
que  l'on  conspirait  dans  ce  couvent.  Il  fal- 
lait prévenir  les  conspirateurs.  Maintenant, 
ajouta  t-il,  en  adressant  son  regard  à  Rosa- 
linde, il  ne  me  reste  qu'à  prendre  vos 
ordres.  Voulez-vous,  madame,  aller  remer- 
cier la  reine? 

Rosalinde  se  leva  et  prit  le  bras  du  duc, 
qui  marcha  vers  l'escalier.  Arrivé  à  la 
porte,  Yargas  dit  au  duc  d'Atri  : 

—  Je  vous  charge  d'enfermer,  chacun 
dans  une  chambre,  monsieur  Gybo  et  ces 
deux  messieurs  ici  présents.  Vous  enferme- 
rez également  à  clef  madame  l'abbesse 
Angela.  Vous  descendrez  dans  toutes  les 
prisons  et  ferez  conduire  hors  du  couvent 
toutes  les  prisonnières.  Vous  ferez  enfer- 
mer, chacune  dans   une  chambre  séparée, 


127 

les  personnes  qui  tenteraient  de  s'opposer 
aux  ordres  de  Sa  Majesté  que  j'ai  l'honneur 
de  vous  transmettre.  Sa  Majesté  veut  que 
toutes  les  personnes  qui  témoigneraient  le 
désir  d'être  admises  à  ses  audiences  soient 
amenées  au  palais.  Sans  perdre  de  temps, 
enfermez  dans  des  chambres  séparées  les 
personnes  ici  présentes.  Du  reste,  je  vais 
vous  envoyer  des  médecins  et  un  bataillon 
de  la  garde. 

Cela  dit,  il  fit  signe  au  duc  d'Atri  qu'il 
désirait  lui  parler.  Arrivé  sur  l'escalier, 
il  lui  dit  : 

—  Vous  sentez  bien,  mon  cher  duc,  qu'il 
ne  faut  pas  que  Gybo  et  l'abbesse  s'en- 
tendent sur  leurs  réponses.  Dans  cinq  mi- 
nutes, vous  aurez  un  bataillon  de  la  garde, 
dont  vous  prendrez  le  commandement. 
Vous  placerez  une  sentinelle  à  chacune  des 
portes  donnant  accès  sur  la  rue  ou  sur  les 
jardins.  Qui  voudra  pourra  sortir,  mais 
l'entrée  ne  sera  permise  à  personne.  Vous 


128 

ferez  fouiller  les  jardins;  tous  les  conspira- 
teurs, y  compris  les  jardiniers,  seront  mis 
en  prison  dans  des  chambres  séparées.  Soi- 
gnez les  pauvres  empoisonnées. 


Le  roi  fut  fâché  du  bataillon  du  régiment 
de  Bitonto  envoyé  par  Vargas  à  la  porte  du 
couvent  noble  de  San  Petito. 

—  Puisque  le  but  était  obtenu,  à  quoi 
bon  faire  du  scandale? 

—  La  seule  excuse,  en  présence  d'un 
clergé  aussi  arrogant  et  de  la  cour  de  Rome, 
qui  peut  ouvrir  à  l'ennemi  la  porte  de  vos 
Etats,  était  l'accusation  de  conspiration 
flagrante  dans  le  couvent  de  San  Petito. 
J'ai  cru,  quand  j'ai  vu  la  figure  sévère  et 
l'œil  scrutateur  du  chanoine  Cybo  fixé  sur 
moi,  qu'il  fallait  éloigner  à  tout  prix  le 
soupçon  qu'on  avait  voulu  enlever  une 
novice.  La  présence  du  bataillon  de  Bitonto 
frappe  tous  les  esprits  à  Naples,  même  ceux 


129 

des  prêtres,  et  il  porte  la  conviction  d'une 
conspiration  autrichienne. 

—  Mais,  reprit  le  roi,  voilà  Tanucci  vive- 
ment contrarié.  Où  trouver  un  ministre 
aussi  honnête  homme,  aussi  travailleur,  et 
qui  a  refusé  des  millions  de  la  cour  de 
Rome  ?  Veux-tu  prendre  sa  place  ? 

—  Avant  tout,  je  ne  veux  pas  travailler. 


Le  duc  de  Vargas  fait  la  fortune  de  la 
sœur  converse,  qu'il  cache  sous  un  faux 
nom  à  Gênes. 

Don  Gennarino  a  un  accès  fou  de  dévo- 
tion, comme  la  belle  Bocca  à  Capo  le 
Case. 

Rosalinde  a  la  magnanimité  de  se  re- 
mettre au  couvent.  Don  Gennarino  la  croit 
persécutée  par  la  sainte  Vierge,  il  la  croit 
persécutée  par  le  mauvais  œil  céleste, 
désespéré  par  les  refus  de  Rosalinde  qui 
refuse    de    céder    avant    le    mariage,    de 


130 

peur  que  Gennarino  ne  soit  outré  du  péché. 

Gennarino,  troublé  par  ses  soupçons  ja- 
loux, se  donne  la  mort.  Cet  accident  ôte 
presque  la  raison  à  Rosalinde,  elle  se  croit 
presque  frappée  du  mauvais  œil  céleste. 
Un  fanatique  essaie  de  la  frapper  d'un  poi- 
gnard. 

Elle  épouse  Vargas  quand  il  a  soixante- 
neuf  ans,  et  sous  la  condition  que  tous  les 
ans  elle  passera  trois  mois  au  couvent  où 
Gennarino  s'est  tué. 

Elle  pleura  beaucoup  et  fut  folle  de  déses- 
poir la  veille  du  mariage.  «  Si  Gennarino 
me  voit  de  son  séjour  céleste,  que  doit-il 
penser  de  moi  ?...   » 


lin 


CETTE    ÉDITION    ORIGLNALE 

IMPRIMÉE    EN    CARACTÈRE    NEUF   DIDOT 

EST   TIRÉE  A    88i    EXEMPLAIRES 

Elle  est  ornée  d'un  frontispice  et  de  trois  vignettes 
sur  chine  collé  de  J.-G.  Daragnès,  gravés  sur 
bois  à  la  manière  romantique  parJ.-A .  Hoffmann. 

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