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L\JV<
Sur l'Eau
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pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
S'adresser, pour traiter à M. Paul Olle.ndoufk, Éditeur
28 Ois, rue de lliclielieu, Paris.
GUY DE MAUPASSANT
Sur l'Eau
NOUVELLE ÉDITION REVUE
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 Us, RUE DE RICHELIEU, 28 Us
1899
Tous droits réservés.
va
Si
IL A ETE TIRÉ A PART
DIX EXEMPLAIRES SUR' PAPIER DE HOLLANDE
NUMÉROTÉS A LA PRESSE
Ce journal ne contient aucune histoire
et aucune aventure intéressantes. Ayant
t'ait, au printemps dernier, une petite
croisière sur les côtes de la Méditerranée,
je me suis amusé à écrire chaque jour,
ce que f ai vu et ce que f ai pe7isé.
En somme, fai vu de F eau, du .soleil,
des nuages et des roches — je ne puis
raconter autre chose — et j'ai pensé sim-
plement, comme on pense quand le flot
vou.s berce, vous engourdit et vous promène.
1SS8.
SUR L'EAU
6 avril.
Je dormais profondément quand mon
patron Bernard jeta du sable dans ma
fenêtre: Je l'ouvris et je reçus sur le vi-
sage, dans la poitrine et jusque dans
l'âme, le souffle froid et délicieux de la
nuit. Le ciel était limpide et bleuâtre,
rendu vivant par le frémissement de feu
des étoiles.
Le matelot, debout au pied du mur,
disait :
— Beau temps, monsieur.
— Quel vent?
— Vent de terre.
1
SUR L'EAU
— C'est bien, j'arrive.
Une demi-heure plus tard, je descen-
dais la côte à grands pas. L'horizon com-
mençait à pâlir et je regardais au loin,
derrière la baie des Anges, les lumières
de Nice, puis plus loin encore, le phare
tournant de Villefranche.
Devant moi Antibes apparaissait vague-
ment dans l'ombre éclaircie, avec ses
deux tours debout sur la ville bâtie en
cône et qu'enferment encore les vieux
murs de Vauban.
Dans les rues, quelques chiens et quel-
ques hommes, des ouvriers, qui se lèvent.
Dans le port, rien que le très léger ber-
cement des tartanes le long du quai et
l'insensible clapot de l'eau qui remue à
peine. Parfois un bruit d'amarre qui se
raidit ou le frôlement d'une barque le
long d'une coque. Les bateaux, les pierres,
SUR L'EAU 3
la mer elle-même semblent dormir sous
le firmament poudré d'or et sous l'œil du
petit phare qui, debout sur la jetée,
veille sur son petit port.
Là-bas, en face du chantier du cons-
tructeur Ardouin, j'aperçus une lueur, je
sentis un mouvement, j'entendis des
voix. On m'attendait. Le Bel-Ami était
prêt à partir.
Je descendis dans le salon qu'éclai-
raient les deux bougies suspendues et
balancées comme des boussoles, au pied
des canapés qui serA^ent de lits, la nuit
venue, j'endossai le veston de mer en
peau de bête, je me coifPai d'une chaude
casquette, puis je remontai sur le pont.
Déjà les amarres de poste avaient été lar-
guées, et les deux hommes, halant sur la
chaîne, amenaient le yacht à pic sur son
ancre. Puis ils hissèrent la grande voile,
4 SUR L'EAU
qui s'éleva lentement avec une plainte
monotone des poulies et de la mâture.
Elle montait large et pâle dans la nuit,
cachant le ciel et les astres, agitée déjà
par les souffles du vent.
Il nous arrivait sec et froid de la mon-
tagne invisible encore qu'on sentait char-
gée de neige. 11 était très faible, à peine
éveillé, indécis et intermittent.
Maintenant, les hommes embarquaient
l'ancre ; je pris la barre ; et le bateau,
pareil à un grand fantôme, gUssa sur l'eau
tranquille. Pour sortir du port, il nous
fallait louvoyer entre les tartanes et les
goélettes ensommeillées. Nous allions
d'un quai à l'autre, doucement, traînant
notre canot court et rond qui nous suivait
comme un petit, à peine sorti de l'œuf,
suit un cygne.
Dès que nous fûmes dans la passe,
SUR L'EAU
entre la jetée et le fort carré, le yacht,
plus ardent, accéléra sa marche et sembla
s'animer comme si une gaité fut entrée
en lui. Il dansait sur les vagues légères,
innombrables et basses, sillons mouvants
d'une plaine illimitée. Il sentait la vie de
la mer en sortant de l'eau morte du port.
Il n'y avait pas de houle, et je m'en-
gageai entre les murs de la ville et la
bouée le Cinq-cents francs qui indique le
grand passage, puis laissant arriver vent
arrière, je fis route pour doubler le cap.
Le jour naissait, les étoiles s'étei-
gnaient, le phare de Yillefranche ferma
pour la dernière fois son œil tournant,
et j'aperçus dans le ciel lointain, au-des-
sus de Nice, encore invisible, des lueurs
bizarres et roses, c'étaient les glaciers des
Alpes dont l'aurore allumait les cimes.
Je remis la barre à Bernard pour regar-
6 SUll L'EAU
der se lever le soleil. La brise, plus
fraîche, nous faisait courir sur l'onde fré-
missante et violette. Une cloche se mit à
sonner, jetant au vent les trois coups
rapides de V Angélus. Pourquoi le son
des cloches semble-t-il plus alerte au
jour levant et plus lourd à la nuit tom-
bante ? J'aime cette heure froide et légère
du matin, lorsque l'homme dort encore
et que s'éveille la terre. L'air est plein
de frissons mystérieux que ne connais-
sent point les attardés du lit. On aspire,
on boit, on voit la vie qui renaît, la vie
matérielle du monde, la vie qui parcourt
les astres et dont le secret est notre im-
mense tourment.
Raymond disait :
— Nous aurons vent d'est tantôt.
Bernard répondit :
— Je croirais plutôt à un vent d'ouest.
SUR LE AU 7
Bernard, le patron, est maigre, souple,
remarquablement propre, soigneux et
prudent. Barbu jusqu'aux yeux, il a le
regard bon et la voix bonne. C'est un dé-
voué et un franc. Mais tout l'inquiète en
mer, la houle rencontrée soudain et qui
annonce de la brise au large, le nuage
allongé sur l'Estérel, qui révèle du mis-
tral dans l'ouest, et même le baromètre
qui monte, car il peut indiquer une bour-
rasque de l'est. Excellent marin d'ailleurs,
il surveille tout sans cesse et pousse la
propreté jusqu'à frotter les cuivres dès
qu'une goutte d'eau les atteint.
Raymond, son beau-frère, est un fort
gars, brun et moustachu, infatigable et
hardi, aussi franc et dévoué que l'autre,
mais moins mobile et nerveux, plus
calme, plus résigné aux surprises et aux
traîtrises de la mer.
SUR L'EAU
Bernard, Raymond et le baromètre
sont parfois en contradiction et me jouent
une amusante comédie à trois person-
nages, dont un muet, le mieux renseigné.
— Sacristi, monsieur, nous marchons
bien, disait Bernard.
Nous avons passé, en effet, le golfe de
la Salis, franchi la Garoupe, et nous ap-
prochons du cap Gros, roche plate et
basse allongée au ras des flots.
Maintenant, toute la chaîne des Alpes
apparaît, vague monstrueuse qui menace
la mer, vague de granit couronnée de
neige dont tous les sommets pointus
semblent des jaillissements d'écume im-
mobile et figée. Et le soleil se lève der-
rière ces glaces, sur qui sa lumière
tombe en coulée d'argent.
Mais voilà que, doublant le cap d'An-
tibes, nous découvrons les îles de Lé-
SUR L'EAU 9
rins, et loin par derrière, la chaîne tour-
mentée de l'Esterel. L'Esterel est le
décor de Cannes, charmante montagne de
keepsake, bleuâtre et découpée élégam-
ment, avec une fantaisie coquette et
pourtant artiste, peinte à l'aquarelle sur
un ciel théâtral par un créateur complai-
sant pour servir de modèle aux Anglaises
paysagistes et de sujet d'admiration aux
altesses phtisiques ou désœuvrées.
A chaque heure du jour, l'Esterel
change d'effet et charme les yeux du
high life.
La chaîne des monts correctement et
nettement dessinée se découpe au matin
sur le ciel bleu, d'un bleu tendre et pur,
d'un bleu propre et joli, d'un bleu idéal
de plage méridionale. Mais le soir, les
flancs boisés des côtes s'assombrissent
et plaquent une tache noire sur un
1.
10 SUR L'EAU
ciel de feu, sur un ciel invraisembla-
blement dramatique et rouge. Je n'ai
jamais vu nulle part ces couchers de
soleil de féerie, ces incendies de Thori-
zon tout entier, ces explosions de nuages,
cette mise en scène habile et superbe, ce
renouvellement quotidien d'effets exces-
sifs et magnifiques qui forcent l'admira--
tion et feraient un peu sourire s'ils
étaient peints par des hommes.
Les îles de Lérins, qui ferment à l'est
le golfe de Cannes et le séparent du golfe
Juan, semblent elles-mêmes deux îles
d'opérette placées là pour le plus grand
plaisir des hivernants et des malades.
De la pleine mer, où nous sommes à
présent, elles ressemblent à deux jardins
d'un vert sombre, poussés dans l'eau. Au
large à l'extrémité de Saint-Honorat,
s'élève, le pied dans les flots, une ruine
SUR L'EAU II
toute romantique, vrai château de Wal-
ter Scott, toujours battue par les vagues,
et où les moines autrefois se défendirent
contre les Sarrazins, car Saint-Honorat
appartint toujours à des moines, sauf
pendant la Révolution. L'île fut achetée
alors par une actrice des Français.
' Château-fort, rehgieux batailleurs, au-
jourd'hui trappistes gras, souriants et
quêteurs, jolie cabotine venant sans
doute cacher ses amours dans cet îlot
couvert de pins et de fourrés et entouré
d'un colHer de rochers charmants, tout
jusqu'à ces noms à la Florian « Lérins,
Saint-Honorat, Sainte-Marguerite », tout
est aimable coquet, romanesque, poéti-
que et un peu fade sur ce délicieux rivage
de Cannes.
Pour faire pendant à l'antique manoir
crénelé, svelte et dressé à l'extrémité de
12 SUR L'EAU
Saint-Honorat, vers la pleine mer, Sainte-
Marguerite est terminée vers la terre par
la forteresse célèbre où furent enfermés
le masque de fer et Bazaine. Une passe
d'un mille environ s'étend entre la pointe
de la Groisette et ce château, qui a l'as-
pect d'une vieille maison écrasée, sans
rien d'altier et de majestueux. Il semble
accroupi, lourd et sournois, vraie souri-
cière à prisonniers.
J'aperçois maintenant les trois golfes.
Devant moi, au delà des îles, celui de
Cannes, plus près, le golfe Juan, et der-
rière moi la baie des Anges, dominée par
les Alpes et les sommets neigeux. Plus
loin, les côtes se déroulent bien au delà
de la frontière italienne, et je découvre
avec ma lunette la blanche Bordighera
au bout d'un cap.
Et partout, le long de ce rivage dénie-
SUR L'EAU 13
suré, les villes au bord de l'eau, les vil-
lages accrochés plus haut au flanc des
monts, les innombrables villas semées
dans la verdure ont l'air d'œufs blancs
pondus sur les sables, pondus sur les
rocs, pondus dans les forêts de pins par
des oiseaux monstrueux venus pendant
la nuit du pays des neiges qu'on aperçoit
là-haut.
Sur le cap d'Antibes, longue excrois-
sance de terre, jardin prodigieux jeté
entre deux mers où poussent les plus
belles fleurs de l'Europe, nous voyons
encore des villas, et tout à la pointe
Eilen-Roc, ravissante et fantaisiste habi-
tation qu'on vient visiter de Nice et de
Cannes.
La brise tombe, le yacht ne marche
plus qu'à peine.
Après le courant d'air de terre qui règne
14 SUR LEAU
pendant la nuit, nous attendons et nous
espérons le courant d'air de la mer, qui
sera le bien reçu, d'où qu'il vienne.
Bernard tient toujours pour l'ouest,
Raymond pour l'est, iCbaromètre est im-
mobile un peu au-dessous de 76.
Maintenant le soleil rayonne, inonde la
terre, rend étincelants les murs des mai-
sons, qui, de loin, ont l'air aussi de neige
éparpillée, et jette sur la mer un clair
vernis lumineux et bleuté.
Peu à peu, profitant des moindres
souffles, de ces caresses de l'air qu'on
sent à peine sur la peau et qui cependant
font glisser sur l'eau plate les yachts sen-
sibles et bien voilés, nous dépassons la
dernière pointe du cap et nous découvrons
tout entier le golfe Juan, avec l'escadre
au milieu.
De loin, les cuirassés ont l'air de rocs,
SUR L'EAU 15
d'îlots, d'écueils couverts d'arbres morts.
La fumée d'un train court sur la rive
allant de Cannes à Juan-les-Pins qui sera
peut-être, plus tard, la plus jolie station
de toute la côte. Trois tartanes avec leurs
voiles latines, dont une est rouge et les
deux autres blanches, sont arrêtées dans
le passage entre Sainte-Marguerite et la
terre.
C'est le calme, le calme doux et chaud
d'un matin de printemps dans le midi ; et
déjà, il me semble que j'ai quitté depuis
des semaines, depuis des mois, depuis
des années les gens qui parlent et s'agi-
tent; je sens entrer en moi l'ivresse d'être
seul, l'ivresse douce du repos que rien ne
troublera, ni la lettre blanche, ni la dé-
pêche bleue, ni le timbre de ma porte, ni
l'aboiement de mon chien. On ne peut
m'appeler, m'inviter, m'emmener, m'op-
16 SLR L'EAU
primer avec des sourires, me harceler de
politesses. Je suis seul, vraiment seul,
vraiment libre. Elle court, la famée du
train sur le rivage ! Moi je flotte dans un
logis ailé qui se balance, joli comme un
oiseau, petit comme un nid, plus doux
qu'un hamac et qui erre sur l'eau, au gré
du vent, sans tenir à rien. J'ai pour me
servir et me promener, deux matelots qui
m'obéissent, quelques livres à hre et des
vivres pour quinze jours. Quinze jours
sans parler, quelle joie!
Je fermais les yeux sous la chaleur du
soleil, savourant le repos profond de la
mer, quand Bernard dit à mi-voix :
— Le brick a de l'air, là-bas.
Là-bas, en effet, très loin en face
d'Agay, un brick vient vers nous. Je vois
très bien avec la jumelle, ses voiles rondes
pleines de vent.
SUR L'EAU 17
— Bah, c'est le courant d'air d'Agay,
répond Raymond, il fait calme sur le cap
Roux.
— Cause toujours, nous aurons du
vent d'ouest, répond Bernard.
Je me penche, pour regarder le baro-
mètre dans le salon. Il a baissé depuis
une demi-heure. Je le dis à Bernard qui
sourit et murmure :
— Il sent le vent d'ouest, monsieur.
C'est fait, ma curiosité s'éveille, cette
curiosité particulière aux voyageurs de la
mer, qui fait qu'on voit tout, qu'on ob-
serve tout, qu'on se passionne pour la
moindre chose. Ma lunette ne quitte plus
mes yeux, je regarde à l'horizon la cou-
leur de l'eau. Elle demeure toujours
claire, vernie, luisante. S'il y a du vent,
il est loin encore.
Quel personnage, le vent, pour les ma-
18 SUR L'EAU
rins ! On en parle comme d'un homme,
d'un souverain tout-puissant, tantôt ter-
rible et tantôt bienveillant. C'est de lui
qu'on s'entretient le plus, le long des
jours, c'est à lui qu'on pense sans cesse,
le long des jours et des nuits. Vous ne
le connaissez point, gens de la terre!
Nous autres nous le connaissons plus que
notre père ou que notre mère, cet invi-
sible, ce terrible, ce capricieux, ce sour-
nois, ce traître, ce féroce. Nous l'aimons
et nous le redoutons, nous savons ses
malices et ses colères que les signes du
ciel et de la mer nous apprennent lente-
ment à prévoir. Il nous force à songer à
lui à toute minute, à toute seconde, car
la lutte entre nous et lui ne s'interrompt
jamais. Tout notre être est en éveil pour
cette bataille : l'œil qui cherche à sur-
prendre d'insaisissables apparences, la
SUR L'EAU 19
peau qui reçoit sa caresse ou son choc,
l'esprit qui reconnaît son humeur, prévoit
ses surprises, juge s'il est calme ou fan-
tasque. Aucun ennemi, aucune femme
ne nous donne autant que lui la sensa-
tion du combat, ne nous force à tant de
prévoyance, car il est le maître de la mer,
celui qu'on peut éviter, utiliser ou fuir,
mais qu'on ne dompte jamais. Et dans
l'âme du marin règne, comme chez les
croyants, l'idée d'un Dieu irascible et for-
midable, la crainte mystérieuse, reli-
gieuse, infmie du vent, et le respect de
sa puissance.
— Le voilà, monsieur, me dit Ber-
nard.
Là-bas, tout là-bas, au bout de l'hori-
zon une ligne d'un bleu noir s'allonge sur
l'eau. Ce n'est rien, une nuance, une
ombre imperceptible, c'est lui. Mainte-
20 SUR L'EAU
nantnous l'attendons, immobiles, sous la
chaleur du soleil.
Je regarde l'heure, huit heures, et je
dis :
— Bigre, il est tôt, pour le vent
d'ouest.
— Il soufflera dur, après midi, répond
Bernard.
Je lève les yeux sur la voile plate,
molle, morte. Son triangle éclatant semble
monter jusqu'au ciel, car nous avons
hissé sur la misaine la grande flèche de
beau temps dont la vergue dépasse de
deux mètres le sommet du mât. Plus un
mouvement : on se croirait sur la terre.
Le baromètre baisse toujours. Cependant
la Hgne sombre aperçue au loin s'ap-
proche. L'éclat métalHque de l'eau terni
soudain se transforme en une teinte ardoi-
sée. Le ciel est pur, sans nuage.
SUR L'EAU 21
Tout à coup, autour de nous, sur la
mer aussi nette qu'une plaque d'acier,
glissent, de place en place, rapides, effa-
cés aussitôt qu'apparus, des frissons
presque imperceptibles, comme si on eut
jeté dedans mille pincées de sable menu.
La voile frémit, mais à peine, puis le gui,
lentement, se déplace vers tribord. Un
souffle maintenant me caresse la figure
et les frémissements de l'eau se multi-
plient autour de nous comme s'il y tom-
bait une pluie continue de sable. Le cotre
déjà recommence à marcher. Il glisse,
tout droit, et un très léger clapot s'éveille
le long des flancs, La barre se raidit dans
ma main, la longue barre de cuivre qui
semble sous le soleil une tige de feu, et
la brise, de seconde en seconde, aug-
mente. Il va falloir louvoyer; mais qu'im-
porte, le bateau monte bien au vent et
:22 SUR L'EAU
le vent nous mènera, s'il ne faiblit pas,
de bordée en bordée, à Saint-Raphaël à
la nuit tombante.
Nous approchons de l'escadre dont les
six cuirassés et les deux avisos tournent
lentement sur leurs angles, présentant
leur proue à Fouest. Puis nous virons de
bord vers le large, pour passer les For-
migues que signale une tour, au miheu
du golfe. Le vent fraîchit de plus en plus
avec une surprenante rapidité et la vague
se lève courte et pressée. Le yacht s'in-
cline portant toute sa toile et court suivi
toujours du youyou dont l'amarre est
tendue et qui va, le nez en l'air, le cul
dans l'eau, entre deux bourrelets d'écume.
En approchant de l'île Saint-Honorat,
nous passons auprès d'un rocher nu,
rouge, hérissé comme un porc-épic, telle-
ment rugueux, armé de dents, de pointes
SUR L'EAU 23
et de griffes qu'on peut à peine mar-
cher dessus ; il faut poser le pied dans
les creux, entre ses défenses, et avancer
avec précaution ; on le nomme Saint-Fer-
réol.
Un peu de terre venue on ne sait d'où
s'est accumulée dans les trous et les fis-
sures de la roche ; et là dedans ont poussé
des sortes de lis et de charmants iris bleus,
dont la graine semble tombée du ciel.
C'est sur cet écueil bizarre, en pleine
mer que fut enseveli et caché pendant
cinq ans le corps de Paganini. L'aven-
ture est digne de la vie de cet artiste
génial et macabre, qu'on disait possédé
du diable, si étrange d'allures, de corps,
de visage, dont le talent surhumain et la
maigreur prodigieuse firent un être de
légende, une espèce de personnage
d'Hoffmann.
SUR LEAU
Gomme il retournait à Gênes, sa patrie,
accompagné de son fils, qui, seul main-
tenant, pouvait l'entendre tant sa voix
était devenue faible, il mourut à Nice, du
choléra, le 27 mai 1840.
Donc, son fils embarqua sur un navire
le cadavre de son père et se dirigea vers
l'Italie. Mais le clergé génois refusa de
donner la sépulture à ce démoniaque.
La cour de Rome, consultée, n'osa point
accorder son autorisation. On allait cepen-
dant débarquer le corps lorsque la munici-
palité s'y opposa sous prétexte que l'artiste
était mort du choléra. Gênes était alors
ravagé par une épidémie de ce mal ; mais
on argua que la présence de ce nouveau
cadavre pouvait aggraver le fléau.
Le fils de Paganini revint alors à Mar-
seille, OLi l'entrée du port lui fut interdite
pour les mômes raisons. Puis, il se di-
SLR L'EAU 25
rigea vers Cannes où il ne put pénétrer
non plus.
Il restait donc en mer, berçant sur la
vague le cadavre du grand artiste bizarre
que les hommes repoussaient de partout.
Il ne savait plus que faire, où aller, où
porter ce mort sacré pour lui, quand il
vit cette roche nue de Saint-Ferréol au
milieu des flots. Il y fit débarquer le cer-
cueil qui fut enfoui au milieu de l'îlot.
C'est seulement en 1845 qu'il revint
avec deux amis chercher les restes de
son père pour les transporter à Gènes,
dans la villa Gajona.
N'aimerait-on pas mieux que l'extraor-
dinaire violoniste fut demeuré sur l'écueil
hérissé où chante la vague dans les
étranges découpures du roc.
Plus loin se dresse en pleine mer le
château de Saint-Honorat que nous avons
2
26 SUR LEAU
aperçu en doublant le cap d'Antibes, et
plus loin encore une ligne d'écueils ter-
minée par une tour : Les Moines.
Ils sont à présent tout blancs, écumeux
et bruyants.
C'est là un des points les plus dange-
reux de la côte pendant la nuit, car au-
cun feu ne le signale et les naufrages y
sont assez fréquents.
Une rafale brusque nous penche à faire
monter l'eau sur le pont, et je commande
d'amener la flèche que le cotre ne peut
plus porter sans s'exposera casser le mat.
La lame se creuse, s'espace et mou-
tonne, et le vent siffle, rageur, par bour-
rasque, un vent de menace qui crie :
« prenez garde ».
— Nous serons obligés d'aller coucher
à Cannes, dit Bernard.
Au bout d'une demi-heure, en effet, il
SUR L'EAU 27
fallut amener le grand foc et le remplacer
par le second en prenant un ris dans la
voile ; puis, un quart d'heure plus tard,
nous prenions un second ris. Alors je me
décidai à gagner le port.de Cannes, port
dangereux que rien n'abrite, rade ou-
verte à la mer du sud-ouest qui y met
tous les navires en danger. Quand on
songe au sommes considérables qu'a-
mèneraient dans cette ville les grands
yachts étrangers, s'ils y trouvaient un
abri sûr, on comprend combien est puis-
sante l'indolence des gens du midi qui
n'ont pu encore obtenir de l'Etat ce tra-
vail indispensable.
A dix heures, nous jetons l'ancre en
face du vapeur le Caniiois^ et je descends
à terre, désolé de ce voyage interrompu.
Toute la rade est blanche d'écume.
Cannes, 7 avril, 9 h. du soir.
Des princes, des princes, partout des
princes ! Ceux qui aiment les princes
sont heureux.
A peine eus-je mis le pied, hier matin,
sur la promenade de la Croisette, que
j'en rencontrai trois, l'un derrière l'autre.
Dans notre pays démocratique, Cannes
est devenue la ville des titres.
Si on pouvait ouvrir les esprits comme
on lève le couvercle d'une casserole, on
trouverait des chiffres dans la tête d'un
mathématicien, des silhouettes d'acteurs
gesticulant et déclamant dans la tête d'un
dramaturge, la figure d'une femme dans
la tête d'un amoureux, des images pail-
30 SUR L'EAU
lardes dans celle d'un débauché, des vers
dans la cervelle d'un poète, mais dans le
crâne des gens qui viennent à Cannes on
trouverait des couronnes de tous les mo-
dèles, nageant comme les pâtes dans un
potage.
Des hommes se réunissent dans les tri-
pots parce qu'ils aiment les cartes, d'au-
tres dans les champs de courses parce
qu'ils aiment les chevaux. On se réunit à
Cannes parce qu'on aime les Altesses
Impériales et Royales.
Elles y sont chez elles, y régnent pai-
siblement dans les Salons fidèles à défaut
des royaumes dont on les a privées.
On en rencontre de grandes et de pe-
tites, de pauvres et de riches, de tristes
et de gaies, pour tous les goûts. En gé-
néral elles sont modestes, cherchent à
plaire et apportent dans leurs relations
SUR L'EAU 31
avec les humbles mortels, une délicatesse
et une affabilité qu'on ne retrouve pres-
que jamais chez nos députés, ces princes
du pot aux votes.
Mais si les princes, les pauvres princes
errants, sans budgets ni sujets, qui vien-
nent vivre en bourgeois dans cette ville
élégante et fleurie, s'y montrent simples
et ne donnent point à rire, même aux
irrespectueux, il n'en est pas de même
des amateurs d'Altesses.
Ceux-là tournent autour de leurs idoles
avec un empressement rehgieux et co-
mique, et, dès qu'ils sont privés d'une,
se mettent à la recherche d'une autre,
comme si leur bouche ne pouvait s'ou-
vrir que pour prononcer « Monseigneur »
ou- « Madame » à la troisième personne.
On ne peut les voir cinq minutes sans
qu'ils racontent ce que leur a répondu la
32 SUR L'EAU
princesse, ce que leur a dit le grand-duc,
la promenade projetée avec l'un et le mot
spirituel de l'autre. On sent, on voit, on
devine qu'ils ne fréquentent point d'autre
monde que les personnes de sang royal,
que s'ils consentent à vous parler, c'est
pour vous renseigner exactement sur ce
qu'on fait dans ces hauteurs.
Et des luttes acharnées, des luttes où
sont employées toutes les ruses imagi-
nables s'engagent pour avoir à sa table,
une fois au moins par saison, un prince, un
vrai prince, un de ceux qui font prime.
Quel respect on inspire quand on est du
lawn-tennis d'un grand-duc ou quand on
a été seulement présenté à Galles, — c'est
ainsi que s'expriment les superchics.
Se faire inscrire à la porte de ces
« exilés y> , comme dit Daudet, de ces cul-
butés, dirait un autre, constitue une oc-
SUR L'EAU 33
cupation constante, délicate, absorbante,
considérable. Le registre est déposé dans
le vestibule, entre deux valets dont l'un
vous offre une plume. On écrit son nom
à la suite de deux mille autres noms de
toute farine oîi les titres foisonnent, où
les « de » fourmillent! Puis on s'en va,
fier comme si l'on venait d'être anobli,
heureux comme si on eût accompli un
devoir sacré, et on dit avec orgueil, à la
première connaissance rencontrée : « Je
viens de me faire inscrire chez le grand-
duc de Gérolstein. » Puis le soir, au
dîner, on raconte avec importance : « J'ai
remarqué tantôt, sur la liste du grand-
duc de Gérolstein, les noms de X..., Y...
et Z... )) Et tout le monde écoute avec
intérêt comme s'il s'agissait d'un événe-
ment de la dernière importance.
Mais pourquoi rire et s'étonner de l'in-
34 SUR L'EAU
nocente et douce manie des élégants
amateurs de princes quand nous rencon-
trons à Paris cinquante races différentes
d'amateurs de grands hommes, qui ne
sont pas moins amusantes.
Pour quiconque tient un salon, il im-
porte de pouvoir montrer des célébrités ;
et une chasse est organisée afin de les
conquérir. Il n'est guère de femme du
monde, et du meilleur, qui ne tienne à
avoir son artiste, ou ses artistes; et elle
donne des dîners pour eux, afin de faire
savoir à la ville et à la province qu'on
est inteUigent chez elle.
Poser pour l'esprit qu'on n'a pas mais
qu'on fait venir à grand bruit, ou pour
les relations princières... où donc est la
différence ?
Les plus recherchés parmi les grands
hommes par les femmes jeunes ou vieil-
SUR L'EAU 33
les, sont assurément les musiciens. Cer-
taines maisons en possèdent des collec-
tions complètes. Ces artistes ont d'ailleurs
cet avantage inestimable d'être utiles
dans les soirées. Mais les personnes qui
tiennent à l'objet tout à fait rare, ne peu-
vent guère espérer en réunir deux sur le
même canapé. Ajoutons qu'il n'est pas de
bassesse dont ne soit capable une femme
connue, une femme en vue pour orner
son salon d'un compositeur illustre. Les
petits soins qu'on emploie d'ordinaire
pour attacher un peintre ou un simple
homme de lettres, deviennent tout à fait
insuffisants quand il s'agit d'un mar-
chand de sons. On emploie vis-à-vis de
lui des moyens de séduction et des pro-
cédés de louange complètement inusités.
On lui baise les mains comme à un roi,
on s'agenouille devant lui comme devant
36 SUR L'EAU
un Dieu, quand il a daigné exécuter lui-
même son Regina Cœli. On porte dans
une bague un poil de sa barbe ; on se
fait une médaille, une médaille sacrée
gardée entre les seins au bout d'une
chaînette d'or, avec un bouton tombé un
soir de sa culotte, après un vif mouve-
ment du bras qu'il avait fait en achevant
son Doux Repos.
Les peintres sont un peu moins prisés,
bien que fort recherchés encore. Ils ont
en eux moins de divin et plus de bohème.
Leurs allures n'ont pas assez de moelleux
et surtout pas assez de sublime. Us rem-
placent souvent l'inspiration par la gau-
driole et par le coq-à-l'àne. Ils sentent un
peu trop l'atelier, enfm, et ceux qui, à
force de soins, ont perdu cette odeur-là
se mettent à sentir la pose. Et puis ils
sont changeants, volages, blagueurs. On
SUR L'EAU 37
n'est jamais sûr de les garder, tandis que
le musicien fait son nid dans la famille.
Depuis quelques années, on recherche
assez l'homme de lettres. Il a d'ailleurs
de grands avantages : il parle, il parle
longtemps, il parle beaucoup, il parle
pour tout le monde, et comme il fait pro-
fession d'intelligence, on peut l'écouter
et l'admirer avec confiance.
La femme qui se sent sollicitée par ce
goût bizarre d'avoir chez elle un homme
de lettres comme on peut avoir un perro-
quet dont le bavardage attire les con-
cierges voisines, a le choix entre les
poètes et les romanciers. Les poètes ont
plus d'idéal, et les romanciers plus d'im-
prévu. Les poètes sont plus sentimen-
taux, les romanciers plus positifs. Affaire
de goût et de tempérament. Le poète a
plus de charme intime, le romancier plus
38 SLR LEAU
d'esprit souvent. Mais le romancier pré-
sente des dangers qu'on ne rencontre
pas chez le poète, il ronge, pille et ex-
ploite tout ce qu'il a sous les yeux. Avec
lui on ne peut jamais être tranquille,
jamais sûr qu'il ne vous couchera point,
un jour, toute nue, entre les pages d'un
Hvre. Son œil est comme une pompe qui
absorbe tout, comme la main d'un voleur
toujours en travail. Rien ne lui échappe ;
il cueille et ramasse sans cesse ; il cueille
les mouvements, les gestes, les inten-
tions, tout ce qui passe et se passe devant
lui ; il ramasse les moindres paro-
les, les moindres actes, les moindres
choses. Il emmagasine du matin au soir
des observations de toute nature dont il
fait des histoires à vendre, des histoires
qui courent au bout du monde, qui seront
lues, discutées, commentées par des mil-
SUR L'EAU 39
liers et des millions de personnes. Et ce
qu'il y a de terrible, c'est qu'il fera res-
semblant, le gredin, malgré lui, incons-
ciemment, parce qu'il voit juste et qu'il
raconte ce qu'il a vu. Malgré ses efforts
et ses ruses pour déguiser les personna-
ges, on dira: « Avez-vousreconnuM.X...
et M«i^ Y... Ils sont frappants ? »
Certes, il est aussi dangereux pour les
gens du monde de choyer et d'attirer les
romanciers, qu'il le serait pour un mar-
chand de farine d'élever des rats dans
son magasin.
Et pourtant ils sont en faveur.
Donc quand une femme a jeté son
dévolu sur l'écrivain qu'elle veut adopter,
elle en fait le siège au moyen de com-
pliments, d'attentions et de gâteries.
Gomme l'eau qui, goutte à goutte, perce
le plus dur rocher, la louange tombe, à
40 SUR LEAU
chaque mot sur le cœur sensible de
l'homme de lettres. Alors, dès qu'elle le
voit attendri, ému, gagné par cette cons-
tante flatterie, elle l'isole, elle coupe, peu
à peu, les attaches qu'il pouvait avoir
ailleurs, et l'habitue insensiblement à
venir chez elle, à s'y plaire, à y installer
sa pensée. Pour le bien acchmater dans
la maison, elle lui ménage et lui prépare
des succès, le met en lumière, en vedette,
lui témoigne devant tous les anciens ha-
bitués du lieu une considération marquée,
une admiration sans égale.
Alors, se sentant idole, il reste dans ce
temple. Il y trouve d'ailleurs tout avan-
tage, car les autres femmes essayent sur
lui leurs plus déUcates faveurs pour l'ar-
racher à celle qui l'a conquis. Mais s'il
est habile, il ne cédera point aux sollici-
tations et aux coquetteries dont on Tac-
SUR LEAU 4>
cable. Et plus il se montrera fidèle, plus
il sera poursuivi, prié, aimé. Oh ! qu'il
prenne garde de se laisser entraîner par
toutes ces sirènes de salons ; il perdrait
aussitôt les trois quarts de sa valeur s'il
tombait dans la circulation.
Il forme bientôt un centre littéraire,
une église dont il est le Dieu, le seul
Dieu ; car les véritables religions n'ont
jamais plusieurs divinités. On ira dans
la maison pour le voir, Tentendre, l'admi-
rer, comme on vient de très loin, en cer-
tains sanctuaires. On l'enviera, lui, on
l'enviera, elle ! Ils parleront des lettres
comme les prêtres parlent des dogmes,
avec science et gravité ; on les écoutera,
l'un et l'autre, et on aura, en sortant de
ce salon lettré, la sensation de sortir
d'une cathédrale.
D'autres encore sont recherchés, mais
42 SUR L'EAU
à des degrés inférieurs : ainsi, les géné-
raux, dédaignés du vrai monde où ils sont
classés à peine au-dessus des députés,
font encore prime dans la petite bour-
geoisie. Le député n'est demandé que
dans les moments de crise. On le ménage,
par un dîner de temps en temps, pendant
les accalmies parlementaires. Le savant
a ses partisans, car tous les goûts sont
dans la nature, et le chef de bureau lui-
même est fort prisé par les gens qui habi-
tent au sixième étage. Mais ces gens-là
ne viennent pas à Cannes. A peine la
bourgeoisie y a-t-elle quelques timides
représentants.
C'est seulement avant midi qu'on ren-
contre sur la Croisette tous les nobles
étrangers.
La Croisette est une longue promenade
en demi-cercle qui suit la mer depuis la
SUR L'EAU 43
pointe, en face Sainte-Marguerite, jus-
qu'au port que domine la vieille ville.
Les femmes jeunes et sveltes, — il est
de bon goût d'être maigre, — vêtues à
l'anglaise, vont d'un pas rapide, escor-
tées par de jeunes hommes alertes en
tenue de lawn-tennis. Mais de temps en
temps, on rencontre un pauvre être dé-
charné qui se traîne d'un pas accablé,
appuyé au bras d'une mère, d'un frère ou
d'une sœur. Ils toussent et halètent, ces
misérables, enveloppés de châles malgré
la chaleur, et nous regardent passer avec
des yeux profonds , désespérés et mé-
chants.
Ils souffrent, ils meurent, car ce pays
ravissant et tiède, c'est aussi l'hôpital du
monde et le cimetière fleuri de l'Europe
aristocrate.
L'affreux mal qui ne pardonne guère et
44 SLR L'EAU
qu'on nomme aujourd'hui la tuberculose,
le mal qui ronge, brûle et détruit par
milliers les hommes, semble avoir choisi
cette côte pour y achever ses victimes.
Comme de tous les coins du monde on
doit la maudire cette terre charmante et
redoutable, antichambre de la Mort,
parfumée et douce, oii tant de familles
humbles et royales, princières et bour-
geoises ont laissé quelqu'un , presque
toutes un enfant en qui germaient leurs
espérances et s'épanouissaient leurs ten-
dresses.
Je me rappelle Menton, la plus chaude,
la plus saine de ces villes d'hiver. De
même que dans les cités guerrières on
voit les forteresses debout sur les hau-
teurs environnantes, ainsi de cette plage
d'agonisants on aperçoit le cimetière au
sommet d'un monticule.
SUR L'EAU 45
Quel lieu ce serait pour vivre, ce jar-
din où dorment les morts ! Des roses, des
roses, partout des roses. Elles sont san-
glantes, ou pâles, ou blanches, ou vei-
nées de filets écarlates. Les tombes, les
allées, les places vides encore et remplies
demain, tout en est couvert. Leur parfum
violent étourdit, fait vaciller les têtes et
les jambes.
Et tous ceux qui sont couchés là avaient
seize ans, dix-huit ans, vingt ans.
De tombe en tombe, on va, lisant les
noms de ces êtres tués si jeunes, par l'in-
guérissable mal. C'est un cimetière d'en-
fants, un cimetière pareil à ces bals
blancs où ne sont point admis les gens
miariés.
De ce cimetière, la vue s'étend à gauche,
sur l'Italie, jusqu'à la pointe où Bordi-
ghera allonge dans la mer ses maisons
3.
46 SLR LE AU
blanches ; à droite, jusqu'au cap Martin,
qui trempe dans Teau ses flancs feuillus .
Partout, d'ailleurs, le long de cet ado-
rable rivage, nous sommes chez la Mort.
Mais elle est discrète, voilée, pleine de
savoir-vivre et de pudeurs, bien élevée
enfm. Jamais on ne la voit face à face,
bien qu'elle vous frôle à tout moment.
On dirait même qu'on ne meurt point
en ce pays, car tout est complice de la
fraude où se complaît cette souveraine.
Mais comme on la sent, comme on la
flaire, comme on entrevoit parfois le
bout de sa robe noire ! Certes, il faut bien
des roses et bien des fleurs de citronniers
pour qu'on ne saisisse jamais, dans la
brise, l'affreuse odeur qui s'exhale des
chambres de trépassés.
Jamais un cercueil dans les rues, ja-
mais une draperie de deuil, jamais un glas
SUR LEAU 47
funèbre. Le maigre promeneur d'hier ne
passe plus sous votre fenêtre et voilà tout.
Si vous vous étonnez de ne le plus voir
et vous inquiétez de lui. le maître d'hôtel
et tous les domestiques vous répondent
avec un sourire qu'il allait mieux et que
sur l'avis du docteur il est parti pour
l'Italie. Dans chaque hôtel, en effet, la
Mort a son escaher secret, ses confidents
et ses compères.
Un moraliste d'autrefois aurait dit de
bien belles choses sur le contraste et le
coudoiement de cette élégance et de cette
misère.
Il est midi, la promenade maintenant
est déserte et je retourne à bord du Bel-
Ami, oii m'attend un déjeuner modeste
préparé par les mains de Raymond, que
je retrouve en tabher blanc et faisant
frire des pommes de terre.
48 SLR L'EAU
Pendant le reste du jour j'ai lu.
Le vent soufflait toujours avec violence
et le yacht dansait sur ses ancres, car
nous avions dû mouiller aussi celle de
tribord. Le mouvement finit par m'en-
gourdir et je sommeillai pendant quelque
temps. Quand Bernard entra dans le
salon pour a^umer des bougies, je vis
qu'il était sept heures, et comme la
houle, le long du quai, rendait le dé-
barquement difficile, je dînai dans mon
bateau.
Puis je montai m'asseoir au grand air.
Autour de moi, Cannes étendait ses lu-
mières. Rien de plus joli qu'une ville
éclairée, vue de la mer. A gauche , le
vieux quartier dont les maisons semblent
grimper les unes sur les autres, allait
mêler ses feux aux étoiles; à droite, les
becs de gaz de la Croisette se déroulaient
SUR L'EAU 49
comme un immense serpent sur deux
kilomètres d'étendue.
Et je pensais que dans toutes ces vil-
las, dans tous ces hôtels, des gens, ce
soir, se sont réunis, comme ils ont fait
hier, comme ils feront demain, et qu'ils
causent. Ils causent! de quoi? des prin-
ces ! du temps ! . . . Et puis ?. . . du temps ! . . .
des princes!... et puis?... de rien!
Est-il rien de plus sinistre qu'une
conversation de table d'hôte? J'ai vécu
dans les hôtels, j'ai subi l'àme humaine
qui se montre là dans toute sa platitude.
Il faut vraiment être bien résolu à la
suprême indifférence pour ne pas pleurer
de chagrin, de dégoût et de honte quand
on entend l'homme parler. L'homme,
l'homme ordinaire, riche, connu, es-
timé, respecté, considéré, content de lui,
il ne sait rien, ne comprend rien et parle
50 SUR LEAU
de l'intelligence avec un orgueil désolant.
Faut-il être aveugle et saoul de fierté
stupide pour se croire autre chose
qu'une bête à peine supérieure aux au-
tres. Ecoutez-les, assis autour de la table,
ces misérables! Ils causent! Ils causent
avec ingénuité, avec confiance, avec dou-
ceur, et ils appellent cela échanger des
idées. Quelles idées? Ils disent où ils se
sont promenés : « la route était bien
jolie, mais il faisait un peu froid, en
revenant; » « la cuisine n'est pas mau-
vaise dans l'hôtel, bien que les nourri-
tures de restaurant soient toujours un
peu excitantes ». Et ils racontent ce
qu'ils ont fait, ce qu'ils aiment, ce qu'ils
croient !
Il me semble que je vois en eux l'hor-
reur de leur àme comme on voit un fœtus
monstrueux dans l'esprit-de-vin d'un bo-
SUR L'EAU 51
cal. J'assiste ù la lente éclosion des lieux
communs qu'ils redisent toujours, je
sens les mots tomber de ce grenier à sot-
tises dans leurs bouches d'imbéciles et
de leurs bouches dans l'air inerte qui les
porte à mes oreilles.
Mais leurs idées, leurs idées les plus
hautes, les plus solennelles, les plus res-
pectées, ne sont-elles pas l'irrécusable
preuve de l'éternelle, universelle, indes-
tructible et omnipotente bêtise?
Toutes leurs conceptions de Dieu, du
dieu maladroit qui rate et recommence
les premiers êtres, qui écoute nos confi-
dences et les note, du dieu gendarme,
jésuite, avocat, jardinier, en cuirasse, en
robe ou en sabots, puis, les négations de
Dieu basées sur la logique terrestre, les
arguments pour et contre, l'histoire des
croyances sacrées, des schismes, des hé-
52 SUR L'EAU
résies, des philosophies, les affirmations
comme les doutes, toute la puérilité des
principes, la violence féroce et sanglante
des faiseurs d'hypothèses, le chaos des
contestations, tout le misérable effort de
ce malheureux être impuissant à conce-
voir, à deviner, à savoir et si prompt à
croire, prouve qu'il a été jeté sur ce
monde si petit, uniquement pour boire,
manger, faire des enfants et des chan-
sonnettes et s'entre-tuer par passe-
temps.
Heureux ceux que satisfait la vie, ceux
qui s'amusent, ceux qui sont contents.
Il est des gens qui aiment tout, que
tout enchante. Ils aiment le soleil et la
pluie, la neige et le brouillard, les fêtes
et le calme de leur logis, tout ce qu'ils
voient, tout ce qu'ils font, tout ce qu'ils
disent, tout ce qu'ils entendent.
STR LEAU 53
Ceux-ci mènent une existence douce,
tranquille et satisfaite au milieu de leurs
rejetons . Ceux-là ont une existence
agitée de plaisirs et de distractions.
Ils ne s'ennuient ni les uns ni les
autres.
La vie, pour eux, est une sorte de
spectacle amusant dont ils sont eux-
mêmes acteurs, une chose bonne et chan-
geante qui, sans trop les étonner, les
ravit.
Mais d'autres hommes, parcourant
d'un éclair de pensée le cercle étroit des
satisfactions possibles, demeurent atter-
rés devant le néant du bonheur, la mo-
notonie et la pauvreté des joies terrestres.
Dès qu'ils touchent à trente ans, tout
est fini pour eux. Qu'attendraient-ils?
Rien ne les distrait plus ; ils ont fait le
tour de nos maigres plaisirs.
5i SUR L'EAU
Heureux ceux qui ne connaissent pas
l'écœurement abominable des mêmes
actions toujours répétées; heureux ceux
qui ont la force de recommencer chaque
jour les mêmes besognes, avec les mê-
mes gestes, autour des mêmes meubles,
devant le même horizon, sous le même
ciel, de sortir par les mêmes rues oii ils
rencontrent les mêmes figures et les
mêmes animaux. Heureux ceux qui ne
s'aperçoivent pas avec un immense dé-
goût que rien ne change, que rien ne
passe et que tout lasse.
Faut-il que nous ayons l'esprit lent,
fermé et peu exigeant, pour nous con-
tenter de ce qui est. Gomment se fait-il
que le pubhc du monde n'ait pas encore
crié : «. Au rideau ! » n'ait pas demandé
l'acte suivant avec d'autres êtres que
l'homme, d'autres formes, d'autres fêtes,
ST!U L'EAU 55
d'autres plantes, d'autres astres, d'autres
inventions, d'autres aventures?
Vraiment, personne n'a donc encore
éprouvé la haine du visage humain tou-
jours pareil, la haine des animaux qui
semblent des mécaniques vivantes avec
leurs instincts invariables transmis dans
leur semence du premier de leur race
au dernier, la haine des paysages éter-
nellement semblables et la haine des
plaisirs jamais renouvelés?
Consolez-vous, dit-on, dans l'amour
de la science et des arts.
Mais on ne voit donc pas que nous
sommes toujours emprisonnés en nous-
mêmes, sans parvenir à sortir de nous,
condamnés à traîner le boulet de notre
rêve sans essor.
Tout le progrès de notre eiïort cérébral
consiste à constater des faits matériels au
56 SUR L'EAU
moyen d'instruments ridiculement impar-
faits, qui suppléent cependant un peu à
l'incapacité de nos organes. Tous les
vingt aDS, un pauvre chercheur qui meurt
à la peine découvre que l'air contient un
gaz encore inconnu, qu'on dégage une
force impondérable, inexplicable etinqua-
hfiable en frottant de la cire sur du drap,
que parmi les innombrables étoiles igno-
rées, il s'en trouve une qu'on n'avait pas
encore signalée dans le voisinage d'une
autre, vue et baptisée depuis longtemps.
Qu'importe?
Nos maladies viennent des microbes?
Fort bien. Mais d'où viennent ces mi-
crobes? et les maladies de ces invisibles
eux-mômes ? Et les soleils d'où vien-
nent-ils?
Nous ne savons rien, nous ne voyons
rien, nous ne pouvons rien, nous nedevi-
SUR L EAU 57
nons rien, nous n'imaginons rien, nous
sommes enfermés, emprisonnés en nous.
Et des gens s'émerveillent du génie hu-
main!
Les arts? La peinture consiste à repro-
duire avec des couleurs les monotones
paysages sans qu'ils ressemblent jamais
à la nature, à dessiner les hommes, en
s'efforçant, sans y jamais parvenir, de
leur donner l'aspect des vivants. On
s'acharne ainsi, inutilement, pendant des
années, à imiter ce qui est; et on arrive
à peine, par cette copie immobile et
muette des actes de la vie, à faire com-
prendre aux yeux exercés ce qu'on a
voulu tenter.
Pourquoi ces efforts? Pourquoi cette
imitation vaine? Pourquoi cette repro-
duction banale de choses si tristes par
elles-mêmes? Misère!
58 SUR L'EAU
Les poètes font avec des mots ce que
les peintres essayent avec des nuances.
Pourquoi encore?
Quand on a lu les quatre plus habiles,
les quatre plus ingénieux, il est inutile
d'en ouvrir un autre. Et on ne sait rien
de plus. Ils ne peuvent, eux aussi, ces
hommes, qu'imiter l'homme. Ils s'épui-
sent en un labeur stérile. Car l'homme
ne ^changeant pas, leur art inutile est
immuable. Depuis que s'agite notre
courte pensée, l'homme est le même ;
ses sentiments, ses croyances, ses sensa-
tions sont les mêmes, il n'a point avancé,
il n'a point reculé, il n'a point remué. A
quoi me sert d'apprendre ce que je suis,
de lire ce que je pense, de me regarder
moi-même dans les banales aventures
d'un roman?
Ah! si les poètes pouvaient traverser
SUR L'EAU 59
l'espace, explorer les astres, découvrir
d'autres univers, d'autres êtres, varier
sans cesse pour mon esprit la nature et
la forme des choses, me promener sans
cesse dans un inconnu changeant et sur-
prenant, ouvrir des portes mystérieuses
sur des horizons inattendus et merveil-
leux, je les lirais jour et nuit. Mais ils ne
peuvent, ces impuissants, que changer la
place d'un mot, et me montrer mon
image, comme les peintres. A quoi bon?
Car la pensée de l'homme est immobile.
Les hmites précises, proches, infran-
chissables, une fois atteintes, elle tourne
comme un cheval dans un cirque, comme
une mouche dans une bouteille fermée,
voletant jusqu'aux parois où elle se
heurte toujours.
Et pourtant, à défaut de mieux, il est
doux de penser, quand on vit seul.
60 SUR L'EAU
Sur ce petit bateau que ballotte la mer,
qu'une vague peut emplir et retourner,
je sais et je sens combien rien n'existe,
de ce que nous connaissons, car la terre
qui flotte dans le vide est encore plus
isolée, plus perdue que cette barque sur
les flots. Leur importance est la même,
leur destinée s'accomplira . Et j e me réj ouis
de comprendre le néant des croyances et
la vanité des espérances qu'engendra
notre orgueil d'insectes!
Je me suis couché, bercé par le tan-
gage, et j'ai dormi d'un profond sommeil
comme on dort sur l'eau jusqu'à l'heure
où Bernard me réveilla pour me dire :
— Mauvais temps, monsieur, nous ne
pouvons pas partir ce matin.
Le vent est tombé, mais la mer, très
grosse au large, ne permet pas de faire
route vers Saint-Raphaël.
SUR LEAU 61
Encore un jour à passer à Cannes.
Vers midi, le vent d'ouest se leva de
nouveau, moins fort que la veille, et je
résolus d'en profiter pour aller visiter
l'escadre au golfe Juan.
Le Bel- Ami ^ en traversant la rade, dan-
sait comme une chèvre et je dus gou-
verner avec grande attention pour ne pas
recevoir à chaque vague, qui nous arri-
vait presque par le travers, des paquets
d'eau parla figure. Mais bientôt je ga-
gnai l'abri des îles et je m'engageai dans
le passage sous le château fort de Sainte-
Marguerite.
Sa muraille droite tombe sur les rocs
battus du flot, et son sommet ne dépasse
guère la côte peu élevée de l'île. On di-
rait une tête enfoncée entre deux grosses
épaules!
On voit très bien la place où descendit
62 SUR L'EAU
Bazaine. Il n'était pas besoin d'être un
gymnaste habile pour se laisser glisser
sur ces rochers complaisants.
Cette évasion me fut racontée en grand
détail par un homme qui se prétendait
et qui pouvait être bien renseigné.
Bazaine vivait assez libre, recevant
chaque jour sa femme et ses enfants. Or,
M^^ Bazaine, nature énergique, déclara
à son mari qu'elle s'éloignerait pour tou-
jours avec les enfants s'il ne s'évadait
pas, et elle lui exposa son plan. Il hési-
tait devant les dangers de la fuite et les
doutes sur le succès ; mais , quand il
vit sa femme décidée à accomplir sa
menace, il consentit.
Alors, chaque jour, on introduisit dans
la forteresse des jouets pour les petits,
toute une minuscule gymnastique de
chambre. C'est avec ces joujoux que fut
SUR L'EAU 63
fabriquée la corde à nœuds qui devait
servir au maréchal. Elle fut confection-
née lentement, pour ne point éveiller de
soupçons, puis cachée avec soin dans un
coin du préau par une main amie.
La date de l'évasion fut alors fixée. On
choisit un dimanche, la surveillance ayant
paru moins sévère ce jour-là.
Et M'"" Bazaine s'absenta pour quelque
temps.
Le maréchal se promenait généralement
jusqu'à huit heures du soir dans le préau
de la prison, en compagnie du directeur,
homme aimable dont le commerce lui
plaisait. Puis il rentrait en ses apparte-
ments, que le geôlier chef verrouillait et
cadenassait en présence de son supérieur.
Le soir de la fuite, Bazaine feignit d'être
souffrant et voulut rentrer une heure plus
tôt; Il pénétra en effet en son logement;
64 SUR L'EAU
mais dès que le directeur se fut éloigné
pour chercher son geôlier et le prévenir
d'enfermer immédiatement le captif, le
maréchal ressortit bien vite et se cacha
dans la cour.
On verrouilla la prison vide. Et chacun
rentra chez soi.
Vers onze heures, Bazaine sortit de sa
cachette, muni de l'échelle. Il l'attacha et
descendit sur les rochers.
Au jour levant, un complice détacha
la corde et la jeta au pied des mur s.
Vers huit heures et demie, le directeur
de Sainte-Marguerite s'informa du pri-
sonnier, surpris de ne pas le voir encore ,
car il sortait tôt chaque matin. Le valet
de chambre de Bazaine refusa d'entrer
chez son maître.
A neuf heures enfin, le directeur força
la porte et trouva la cage abandonnée.
SUR L'EAU 65
M"^^ Bazaine, de son côté, pour exécu-
ter ses projets, avait été trouver un homme
à qui son mari avait rendu jadis un ser-
vice capital. Elle s'adressait à un cœur
reconnaissant, et elle se fit un allié aussi
dévoué qu'énergique. Ils réglèrent ensem-
ble tous les détails ; puis elle se rendit à
Gênes sous un faux nom et loua, sous
prétexte d'une excursion à Naples, un
petit vapeur italien, au prix de mille francs
par jour, en stipulant que le voyage du-
rerait au moins une semaine et qu'on
pourrait le prolonger d'un temps égal aux
mêmes conditions.
Le bâtiment se mit en route; mais à
peine eut-il pris la mer que la voyageuse
parut changer de résolution, et elle de-
manda au capitaine s'il lui déplaisait
d'aller jusqu'à Cannes chercher sa belle-
sœur. Le marin y consentit volontiers et
66 SUR L'EAU
jeta Tance, le dimanche soir, au golfe
Juan.
M'"^ Bazaine se fit mettre à terre en
recommandant que le canot ne s'éloignât
point. Son complice dévoué l'attendait
avec une autre barque sur la promenade
de la Groisette, et ils traversèrent la
passe qui sépare du continent la petite
île Sainte-Marguerite. Son mari était là
sur les roches, les vêtements déchirés, le
visage meurtri, les mains en sang. La
mer étant un peu forte, il fut contraint
d'entrer dans l'eau pour gagner la
barque , qui se serait brisée contre la
côte.
Lorsqu'ils furent revenus à terre, le
canot fut abandonné.
. Ils regagnèrent alors la première em-
barcation, puis le bâtiment resté sous
vapeur. M'"^ Bazaine déclara alors au
SUR L'EAU 67
capitaine que sa belle- sœur se trouvait
trop souffrante pour venir, et, montrant
le maréchal, elle ajouta :
— N'ayant pas de domestique, j'ai pris
un valet de chambre. Cet imbécile vient
de tomber sur les rochers et de se mettre
dans l'état où vous le voyez. Envoyez-le,
s'il vous plaît, avec les matelots, et faites-
lui donner ce qu'il lui faut pour se panser
et recoudre ses hardcs.
Bazaine alla coucher dans l'entre-
pont.
Or, le lendemain, au point du jour, on
avait gagné la haute mer. M"^® Bazaine
changea encore de projet, et, se disant
malade, se fit reconduire à Gênes.
Mais la nouvelle de l'évasion était déjà
connue et le populaire, averti, s'ameuta
en vociférant sous les fenêtres de l'hôtel.
Le tumulte devint bientôt si violent que
68 SUR L'EAU
le propriétaire, épouvanté, fit s'enfuir les
voyageurs par une porte cachée.
Je donne ce récit comme il me fut fait,
et je n'affirme rien.
Nous approchons de l'escadre, dont les
lourds cuirassés, sur une seule ligne,
semblent des tours de guerre bâties en
pleine mer. Voici le Colbert, la Dévasta-
lion, X Amïral-Duperré ^ le Courbet, Y In-
domptable et le Richelieu^ plus deux croi-
seurs, Y Hirondelle et le Milan ^ et quatre
torpilleurs en train d'évoluer dans le golfe.
Je veux visiter le Courbet^ qui passe
pour le type le plus parfait de notre ma-
rine.
Rien ne donne l'idée du labeur hu-
main, du labeur minutieux et formida-
ble de cette petite bête aux mains ingé-
nieuses comme ces énormes citadelles de
fer qui flottent et marchent, portent une
SUR L'EAU 69
armée de soldats, un arsenal d'armes
monstrueuses, et qui sont faites, ces mas-
ses, de petits morceaux ajustés, soudés,
forgés, boulonnés, travail de fourmis et
de géants, qui montre en même temps
tout le génie et toute l'impuissance et
toute l'irrémédiable barbarie de cette
race si active et si faible qui use ses ef-
forts à créer des engins pour se détruire
elle-même.
Ceux d'autrefois, qui construisaient
avec des pierres des cathédrales en den-
telle, palais féeriques pour abriter des
rêves enfantins et pieux, ne valaient-ils
pas ceux d'aujourd'hui, lançant sur la
mer des maisons d'acier qui sont les tem-
ples delà mort?
Au moment oii je quitte le navire pour
remonter dans ma coquille, j'entends sur
le rivage éclater une fusillade. C'est le
'0 SUR L'EAU
régiment d'Antibes qui fait l'exercice de
tirailleurs dans les sables et dans les sa-
pins. La fumée monte en flocons blancs,
pareils à des nuées de coton qui s'évapo-
rent, et on voit courir le long de la mer
les culottes rouges des soldats.
Alors, les officiers de marine, intéres-
sés soudain, braquent leurs lunettes vers
la terre et leur cœur s'anime devant ce
simulacre de guerre.
Quand je songe seulement à ce mot, la
guerre, il me Adent un effarement comme
si l'on me parlait de sorcellerie, d'inqui-
sition, d'une chose lointaine, finie, abo-
minable, monstrueuse, contre nature.
Quand on parle d'anthropophages,
nous sourions avec orgueil en proclamant
notre supériorité sur ces sauvages. Quels
sont \\es sauvages, les vrais sauvages ?
Ceux qui se battent pour manger les
SUR L'EAU "l
vaincus ou ceux qui se battent pour tuer ,
rien que pour tuer ?
Les petits lignards qui courent là-bas
sont destinés à la mort comme les trou-
peaux de moutons que pousse un boucher
sur les routes. Ils iront tomber dans une
plaine, la tête fendue d'un coup de sabre
ou la poitrine trouée d'une balle ; et ce
sont de jeunes hommes qui pourraient
travailler, produire,' être utiles. Leurs
pères sont vieux et pauvres ; leurs mères
qui, pendant vingt ans, les ont aimés,
adorés comme adorent les mères, appren-
dront dans six mois ou un an peut-être
que le fds, l'enfant, le grand enfant élevé
avec tant de peine, avec tant d'argent,
avec tant d'amour, fut jeté dans un trou
comme un chien crevé, après avoir été
éventré par un boulet et piétiné, écrasé,
mis en bouillie par les charges de cava-
72 SUR L'EAU
lerie. Pourquoi a-t-on lue son garçon,
son beau garçon, son seul espoir, son
orgueil, sa vie? Elle ne sait pas. Oui,
pourquoi?
La guerre ! . . . se battre ! . . . égorger ! . . .
massacrer des hommes !... Et nous avons
aujourd'hui, à notre époque, avec notre
civilisation, avec l'étendue de science et
le degré de philosophie où l'on croit par-
venu le génie humain, des écoles où l'on
apprend à tuer, à tuer de très loin, avec
perfection, beaucoup de monde en même
temps, à tuer de pauvres diables d'hom-
mes innocents, chargés de famille et sans
casier judiciaire.
Et le plus stupéfiant, c'est que le peu-
ple ne se lève pas contre les gouverne-
ments. Quelle différence y a-t-il donc en-
tre les monarchies et les républiques ? Le
plus stupéfiant, c'est que la société tout
SUR I.'EAU 73
entière ne se révolte pas à ce seul mot de
guerre.
Ah ! nous vivrons toujours sous le poids
des vieilles et odieuses coutumes, des
criminels préjugés, des idées féroces de
nos barbares aïeux, car nous sommes des
bêtes, nous resterons des bêtes que l'ins-
tinct domine et que rien ne change.
N'aurait- on pas honni tout autre que
Victor Hugo qui eût jeté ce grand cri de
délivrance et de vérité ?
« Aujourd'hui, la force s'appelle la vio-
lence et commence à être jugée; la guerre
est mise en accusation. La civihsation,
sur la plainte du genre humain, instruit
le procès et dresse le grand dossier cri-
minel des conquérants et des capitaines.
Les peuples en viennent à comprendre
que l'agrandissement d'un forfait n'en
saurait être la diminution ; que si tuer
74 SUR L'EAU
est un crime, tuer beaucoup n'en peut
pas être la circonstance atténuante ; que
si voler est une honte, envahir ne saurait
être une gloire.
« Ah ! proclamons ces vérités absolues,
déshonorons la guerre. »
Vaines colères, indignation de poète.
La guerre est plus vénérée que jamais.
Un artiste habile en cette partie, un
massacreur de génie, M. de Moltke, a
répondu, un jour, aux délégués de la paix,
les étranges paroles que voici :
« La guerre est sainte, d'institution
divine ; c'est une des lois sacrées du
monde ; elle entretient chez les hommes
tous les grands, les nobles sentiments :
l'honneur, le désintéressement, la vertu,
le courage, et les empoche, en un mot,
de tomber dans le plus hideux matéria-
lisme. »
SUR L'EAU 75
Ainsi, se réunir en troupeaux de quatre
cent mille hommes, marcher jour et nuit
sans repos, ne penser à rien ni rien étu-
dier, ni rien apprendre, ne rien lire, n'être
utile à personne, pourrir de saleté, cou-
cher dans la fange, vivre comme les
brutes dans un hébétement continu, pil-
ler les villes, brûler les villages, ruiner
les peuples, puis rencontrer une autre
agglomération de viande humaine, se
ruer dessus, faire des lacs de sang, des
plaines de chair pilée mêlée à la terre
boueuse et rougie, des monceaux de ca-
davres, avoir les bras ou les jambes em-
portés, la cervelle écrabouillée sans profit
pour personne, et crever au coin d'un
champ tandis que vos vieux parents,
votre femme et vos enfants meurent de
faim ; voilà ce qu'on appelle ne pas tom-
ber dans le plus hideux matérialisme.
76 SUR L'EAU
Les hommes de guerre sont les fléaux
du monde. Nous luttons contre la nature,
l'ignorance, contre les obstacles de toute
sorte, pour rendre moins dure notre misé-
rable vie. Des hommes, des bienfaiteurs,
des savants usent leur existence à travail-
ler, à chercher ce qui peut aider, ce qui
peut secourir, ce qui peut soulager leurs
frères. Ils vont, acharnés à leur besogne
utile, entassant les découvertes, agran-
dissant l'esprit humain, élargissant la
science, donnant chaque jour à l'inteUi-
gence une somme de savoir nouveau,
donnant chaque jour à leur patrie du
bien-être, de l'aisance, de la force.
La guerre arrive. En six mois, les géné-
raux ont détruit vingt ans d 'efforts, de
patience et de génie.
Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber
dans le plus hideux matérialisme.
SUR L'EAU V7
Nous l'avons vue, la guerre. Nous
avons vu les hommes redevenus des
brutes, affolés, tuer par plaisir, par ter-
reur, par bravade, par ostentation. Alors
que le droit n'existe plus, que la loi est
morte, que toute notion du juste disparaît,
nous avons vu fusiller des innocents trou-
vés sur une route et devenus suspects
parce qu'ils avaient peur. Nous avons vu
tuer des chiens enchaînés à la porte de
leurs maîtres pour essayer des revolvers
neufs, nous avons vu mitrailler par plai-
sir des vaches couchées dans un champ,
sans aucune raison, pour tirer des coups
de fusil, histoire de rire.
Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber
dans le plus hideux matériahsme.
Entrer dans un pays, égorger l'homme
qui défend sa maison parce qu'il est vêtu
d'une blouse et n'a pas un képi sur la
78 SUR LEAU
tête, brûler les habitations de misérables
qui n'ont plus de pain, casser des meubles,
en voler d'autres, boire le vin trouvé
dans les caves, violer les femmes trou-
vées dans les rues, brûler des millions
de francs en poudre, et laisser derrière
soi la misère et le choléra.
Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber
dans le plus hideux matérialisme.
Qu'ont-ils donc fait pour prouver même
un peu d'inteUigence, les hommes de
guerre? Rien. Qu'ont-ils inventé? Des
canons et des fusils. Voilà tout.
L'inventeur de la brouette n'a-t-il pas
plus fait pour l'homme, par cette simple et
pratique idée d'ajuster une roue à deux
bâtons, que l'inventeur des fortifications
modernes ?
Que nous reste-t-il de la Grèce ? Des
livres, des marbres. Est-elle grande
SUR L'EAU 79
parce qu'elle a vaincu ou par ce qu'elle
a produit ?
Est-ce l'invasion des Perses qui l'a
empêchée de tomber dans le plus hideux
matérialisme ?
Sont-ce les invasions des barbares qui
ont sauvé Rome et l'ont régénérée ?
Est-ce que Napoléon I®'' a continué le
grand mouvement intellectuel commencé
par les philosophes à la fm du dernier
siècle ?
Eh bien, oui, puisque les gouverne-
ments prennent ainsi le droit de mort sur
les peuples, il n'y a rien d'étonnant à ce
que les peuples prennent parfois le droit
de mort sur les gouvernements.
Ils se défendent, ils ont raison. Per-
sonne n'a le droit absolu de gouverner
les autres. On ne le peut faire que pour
le bien de ceux qu'on dirige. Quiconque
80 SUI\ L'EAU
gouverne a autant le devoir d'éviter la
guerre qu'un capitaine de navire a celui
d'éviter le naufrage.
Quand un capitaine a perdu son bâti-
ment, on le juge et on le condamne, s'il
est reconnu coupable de négligence ou
même d'incapacité.
Pourquoi ne jugerait-on pas les gou-
vernements après chaque guerre décla-
rée ? Si les peuples comprenaient cela,
s'ils faisaient justice eux-mêmes des pou-
voirs meurtriers, s'ils refusaient de se
laisser tuer sans raison, s'ils se servaient
de leurs armes contre ceux qui les leur
ont données pour massacrer, ce jour-là la
guerre serait morte... Mais ce jour ne
viendra pas !
Agay, 8 avril.
— Beau temps, monsieur.
Je me lève et monte sur le pont. 11 est
trois heures du matin; la mer est plate,
le ciel infini ressemble à une immense
voûte d'ombre ensemencée de graines
de feu. Une brise très légère souffle de
terre.
Le café est chaud, nous le buvons, et,
sans perdre une minute pour profiter de
ce vent favorable, nous partons.
Nous voilà glissant sur l'onde, vers la
pleine mer. La côte disparaît ; on ne voit
plus rien autour de nous que du noir.
C'est là une sensation, une émotion trou-
blante et déhcieuse : s'enfoncer dans cette
82 SUR L'EAU
nuit vide, dans ce silence, sur cette eau,
loin de tout. Il semble qu'on quitte le
monde, qu'on ne doit plus jamais arriver
nulle partj qu'il n'y aura plus de rivage,
qu'il n'y aura pas de jour. A mes pieds
une petite lanterne éclaire le compas qui
m'indique la route. Il faut courir au moins
trois milles au large pour doubler sûre-
ment le cap Roux et le Drammont, quel
que soit le vent qui donnera, lorsque le
soleil sera levé. J'ai fait allumer les fa-
naux de position, rouge bâbord et vert
tribord, pour éviter tout accident, et je
jouis avec ivresse de cette fuite muette,
continue et tranquille.
Tout à coup un cri s'élève devant nous.
Je tressaille, car la voix est proche; et je
n'aperçois rien, rien que cette obscure
muraille de ténèbres où je m'enfonce et
qui se referme derrière moi. Raymond
SUR L'EAU 83
qui veille à l'avant me dit : « C'est une
tartane qui va dans l'est ; arrivez un peu,
monsieur, nous passons derrière. »
Et soudain, tout près, se dresse un
fantôme effrayant et vague, la grande
ombre flottante d'une haute voile aperçue
quelques secondes et disparue presque
aussitôt. Rien n'est plus étrange, plus
fantastique et plus émouvant que ces ap-
paritions rapides, sur la mer, la nuit. Les
pêcheurs et les sabliers ne portent jamais
de feux ; on ne les voit donc qu'en les
frôlant, et cela vous laisse le serrement
de cœur d'une rencontre surnaturelle.
J'entends au loin un sifflement d'oi-
seau. Il approche, passe et s'éloigne. Que
ne puis-je errer comme lui?
L'aube enfin paraît, lente et douce,
sans un nuage, et le jour la suit, un vrai
jour d'été.
84 SUR L'EAU
Raymond affirme que nous aurons
vent d'est, Bernard tient toujours pour
l'ouest et me conseille de changer d'al-
lure et de marcher, tribord armures sur
le Drammontqui se dresse au loin. Je suis
aussitôt son avis et, sous la lente poussée
d'une brise agonisante, nous nous rap-
prochons de l'Esterel. La longue côte
rouge tombe dans l'eau bleue qu'elle fait
paraître violette. Elle est bizarre, héris-
sée, jolie, avec des pointes, des golfes
innombrables, des rochers capricieux et
coquets, mille fantaisies de montagne
admirée. Sur ses flancs, les forêts de sa-
pins montent jusqu'aux cimes de granit
qui ressemblent à des châteaux, à des
villes, à des armées de pierres courant
l'une après l'autre. Et la mer est si lim-
pide à son pied, qu'on distingue par places
les fonds de sable et les fonds d'herbes.
SUR L'EAU 85
Certes, en certains jours, j'éprouve
l'horreur de ce qui est jusqu'à désirer la
mort. Je sens jusqu'à la souffrance sur-
aiguë la monotonie invariable des paysa-
ges, des figures et des pensées. La mé-
diocrité de l'univers m'étonne et me
révolte, la petitesse de toutes choses
m'emplit de dégoût, la pauvreté des êtres
humains m'anéantit.
En certains autres, au contraire, je
jouis de tout à la façon d'un animal. Si
mon esprit inquiet, tourmenté, hypertro-
phié par le travail, s'élance à des espé-
rances qui ne sont point de notre race,
et puis retombe dans le mépris de tout,
après en avoir constaté le néant, mon
corps de bête se grise de toutes les
ivresses de la vie. J'aime le ciel comme
un oiseau, les forêts comme un loup
rôdeur, les rochers comme un chamois,
88 SUR L'EAU
l'herbe profonde pour m'y rouler, pour y
courir comme un cheval et l'eau limpide
pour y nager comme un poisson. Je sens
frémir en moi quelque chose de toutes
les espèces d'animaux, de tous les ins-
tincts, de tous les désirs confus des
créatures inférieures. J'aime la terre
comme elles et non comme vous, les
hommes, je l'aime sans l'admirer, sans
la poétiser, sans m'exalter. J'aime d'un
amour bestial et profond, méprisable et
sacré, tout ce qui vit, tout ce qui pousse,
tout ce qu'on voit, car tout cela, laissant
calme mon esprit, trouble mes yeux et
mon cœur, tout : les jours, les nuits, les
fleuves, les mers, les tempêtes, les bois,
les aurores, le regard et la chair des
femmes.
La caresse de l'eau sur le sable des
rives ou sur le granit des roches m'émeut
SUR L'EAU 87
et m'attendrit, et la joie qui m'envahit,
quand je me sens poussé par le vent et
porté par la vague, naît de ce que je me
livre aux forces brutales et naturelles du
monde, de ce que je retourne à la vie
primitive.
Quand il fait beau comme aujourd'hui,
j'ai dans les veines le sang des vieux
faunes lascifs et vagabonds, je ne suis
plus le frère des hommes, mais le frère
de tous les êtres et de toutes les choses !
Le soleil monte sur l'horizon. La brise
tombe comme avant-hier, mais le vent
d'ouest prévu par Bernard ne se lève
pas plus que le vent d'est annoncé par
Raymond.
Jusqu'à dix heures, nous flottons im-
mobiles, comme une épave, puis un petit
souffle du large nous remet en route,
88 SUR L'EAU
tombe, renaît, semble se moquer de
nous, agacer la voile, nous promettre
sans cesse la brise qui ne vient pas. Ce
n'est rien, l'haleine d'une bouche ou un
battement d'éventail ; cela pourtant suffît
à ne pas nous laisser en place. Les mar-
souins, ces clowns de la mer, jouent
autour de nous, jaillissent hors de l'eau
d'un élan rapide comme s'ils s'envolaient,
passent dans l'air plus vifs qu'un éclair,
puis plongent et ressortent plus loin.
Vers une heure, comme nous nous
trouvions par le travers d'Agay, la brise
tomba tout à faH, et je compris que je
coucherais au large si je n'armais pas
l'embarcation pour remorquer le yacht
et me mettre à l'abri dans cette baie.
Je fis donc descendre deux hommes
dans le canot, et à trente mètres devant
moi ils commencèrent à me traîner. Un
SUR L'EAU 89
soleil enragé tombait sur l'eau, brûlait
le pont du bateau.
Les deux matelots ramaient d'une fa-
çon très lente et régulière, comme deux
manivelles usées qui ne vont plus qu'à
peine, mais qui continuent sans arrêt
leur effort mécanique de machines.
La rade d'Agay forme un joli bassin
bien abrité, fermé, d'un côté, par les ro-
chers rouges et droits, que domine le sé-
maphore au sommet de la montagne, et
que continue, vers la pleine mer, l'ile
d'Or, nommée ainsi à cause de sa cou-
leur; de l'autre, par une ligne de roches
basses, et une petite pointe à fleur d'eau
portant un phare pour signaler l'entrée.
Dans le fond, une auberge qui reçoit
les capitaines des navires réfugiés là par
les gros temps et les pêcheurs en été,
une gare où ne s'arrêtent que deux trains
90 SUR L'EAU
par jour et où ne descend personne, et
une jolie rivière s'enfonçant dans l'Es-
terel jusqu'au vallon nommé Malin-
fermet, et qui est plein de lauriers-roses
comme un ravin d'Afrique.
Aucune route n'aboutit, de l'intérieur,
à cette baie délicieuse. Seul un sentier
conduit à Saint-Raphaël, en passant par
les carrières de porphyre du Drammont ;
mais aucune voiture ne le pourrait sui-
vre. Nous sommes donc en pleine mon-
tagne.
Je résolus de me promener à pied, jus-
qu'à la nuit, par les chemins bordés de
cistes et de lentisques. Leur odeur de
plantes sauvages, violente et parfumée
emplit l'air, se mêle au grand souffle de
résine de la foret immense, qui semble
haleter sous la chaleur.
Après une heure de marche, j'étais en
SUR L'EAU 91
plein bois de sapins, un bois clair, sur
une pente douce de montagne. Les gra-
nits pourpres, ces os de la terre, sem-
blaient rougis par le soleil, et j'allais
lentement, heureux comme doivent l'être
les lézards sur les pierres brûlantes,
quand j'aperçus, au sommet de la mon-
tée, venant vers moi sans me voir, deux
amoureux ivres de leur rêve.
C'était joli, c'était charmant, ces deux
êtres aux bras liés, descendant, à pas
distraits, dans les alternatives de soleil
et d'ombre qui bariolaient la côte in-
clinée.
Elle me parut très . élégante et très
simple avec une robe grise de voyage et
un chapeau de feutre hardi et coquet.
Lai, je ne le vis guère. Je remarquai seu-
lement qu'il avait l'air comme il faut. Je
m'étais assis derrière le tronc d'un pin
92 SUR L'EAU
pour les regarder passer. Ils ne m'aper-
çurent pas et continuèrent à descendre,
en se tenant par la taille, sans dire un
mot, tant ils s'aimaient.
Quand je ne les vis plus, je sentis
qu'une tristesse m'était tombée sur le
cœur. Un bonheur m'avait frôlé, que je
ne connaissais point et que je pressentais
le meilleur de tous. Et je revins vers la
baie d'Agay, trop las, maintenant pour
continuer ma promenade.
Jusqu'au soir, je m'étendis sur l'herbe,
au bord de la rivière, et, vers sept heures,
j'entrai dans l'auberge pour dîner.
Mes matelots avaient prévenu le pa-
tron, qui m'attendait. Mon couvert était
mis dans une salle basse peinte à la chaux,
à côté d'une autre table oii dînaient déjà,
face à face et se regardant au fond des
yeux, mes deux amoureux de tantôt.
SUR L'EAU 93
J'eus honte de les déranger, comme si
je commettais là une chose inconvenante
et vilaine.
Ils m'examinèrent quelques secondes,
puis se mirent à causer tout bas.
L'aubergiste, qui me connaissait de-
puis longtemps, prit une chaise près
de la mienne. Il me parla des sangliers et
du lapin, du beau temps, du mistral,
d'un capitaine itaUen qui avait couché là
l'autre nuit, puis, pour me flatter, vanta
mon yacht, dont j'apercevais par la fe-
nêtre la coque noire et le grand mât
portant au sommet mon guidon rouge et
blanc.
Mes voisins, qui avaient mangé très
vite, sortirent aussitôt. Moi, je m'attar-
dai à regarder le mince croissant de la
lune poudrant de lumière la petite rade.
Je vis enfin mon canot qui venait à terre,
94 SUR L'EAU
rayant de son passage, l'immobile et pâle
clarté tombée sur l'eau.
Descendu pour m'embarquer, j'aperçus,
debout sur la plage, les deux amants qui
contemplaient la mer.
Et comme je m'éloignais au bruit
pressé des avirons, je distinguais toujours
leurs silhouettes sur le rivage , leurs om-
bres dressées côte à côte. Elles emplis-
saient la baie , la nuit , le ciel , tant
l'amour s'exhalait d'elles, s'épandait par
l'horizon, les faisait grandes et symbo-
liques.
Et quand je fus remonté sur mon ba-
teau, je demeurai longtemps assis sur le
pont, plein de tristesse sans savoir pour-
quoi, plein de regrets sans savoir de quoi,
ne pouvant me décider à descendre enfin
dans ma chambre, comme si j'eusse
voulu respirer plus longtemps un peu de
SUR L'EAU 95
cette tendresse répandue dans l'air, au-
tour d'eux.
Tout à coup une des fenêtres de l'au-
berge s'éclairant, je vis dans la lumière
leurs deux profils. Alors ma solitude
m'accabla, et dans la tiédeur de cette
nuit printanière, au bruit léger des va-
gues sur le sable, sous le fin croissant
qui tombait dans la pleine mer, je sentis
en mon cœur un tel désir d'aimer, que je
faillis crier de détresse.
Puis, brusquement, j'eus honte de
cette faiblesse, et ne voulant point m'a-
vouer que j'étais un homme comme les
autres, j'accusai le clair de lune de m'a-
voir troublé la raison.
J'ai toujours cru d'ailleurs que la lune
exerce sur les cervelles humaines une
influence mystérieuse.
Elle fait divaguer les poètes, les rend
96 SUR L'EAU
délicieux ou ridicules et produit, sur la
tendresse des amoureux, l'effet de la bo-
bine de Ruhmkorff sur les courants élec-
triques. L'homme qui aime normalement
sous le soleil, adore frénétiquement sous
la lune.
Une femme jeune et charmante me
soutint un jour, je ne sais plus à quel
propos, que les coups de lune sont mille
fois plus dangereux que les coups de
soleil. On les attrape, disait-elle, sans
s'en douter, en se promenant par les
belles nuits, et on n'en guérit jamais ;
on reste fou, non pas fou furieux, fou à
enfermer, mais fou d'une folie spéciale,
douce et continue ; on ne pense plus, en
rien, comme les autres hommes.
Certes, j'ai dû, ce soir, recevoir un
coup de lune, car je me sens déraison-
nable et délirant ; et le petit croissant
SUR L'EAU 97
qui descend vers la mer m'émeut, m'at-
tendrit et me navre.
Qu'a-t-elle donc de si séduisant cette
lune, Aàeil astre défunt, qui promène dans
le ciel sa face jaune et sa triste lumière
de trépassée pour nous troubler ainsi,
nous autres que la pensée vagabonde agite.
L'aimons-nous parce qu'elle est morte ?
comme dit le poète Haraucourt.
Puis ce fut l'àye blond des tiédeurs et des vents,
La lune se peupla de murmures vivants :
Elle eut des mers sans fond et des fleuves sans nombrr
Des troupeaux, des cités, des pleurs, des cris joyeux,
Elle eut Famour ; elle eut ses arts, ses lois, ses dieux,
Et lentement rentra dans l'ombre.
L'aimons-nous parce que les poètes, à
qui nous devons l'éternelle illusion dont
nous sommes enveloppés en cette vie,
ont troublé nos yeux par toutes les ima-
ges aperçues dans ses rayons, nous ont
6
98 SUR LEAU
appris à comprendre de mille façons, avec
notre sensibilité exaltée, le monotone et
doux effet qu'elle promène autour du
monde ?
Quand elle se lève derrière les arbres,
quand elle verse sa lumière frissonnante
sur un fleuve qui coule, quand elle tombe
à travers les branches sur le sable des
allées, quand elle monte solitaire dans le
cielnoir et vide, quand elle s'abaisse vers
la mer, allongeant sur la surface ondu-
leuse et liquide une immense traînée de
clarté, ne sommes-nous pas assaillis par
tous les vers charmants qu'elle inspira
aux grands rêveurs ?
Si nous allons, l'àme gaie, par la
nuit, et si nous la voyons, toute ronde,
ronde comme un œil jaune qui nous
regarderait, perchée juste au-dessus
d'un toit, l'immortelle ballade de Musset
SUR L'EAU 99
se met à chanter dans notre mémoire.
Et n'est-ce pas lui, le poète railleur,
qui nous la montre aussitôt avec ses yeux?
C't'tait dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni
La lune
Comme un point sur un i
Lune, quel esprit sombre
Promène au bout dun fil,
Dans l'ombre.
Ta face ou Ion profil ?
Si nous nous promenons, un soir de
tristesse, sur une plage, au bord de
l'Océan, qu'elle illumine, ne nous met-
tons-nous pas, presque malgré nous, à
réciter ces de ux vers si grands et si mé-
lancoliques :
Seule au-dessus des mers, la lune voyageant,
Laisse dans les Ilots noirs tomber ses pleurs d'argent.
Si nous nous réveillons, dans notre lit,
qu'éclaire un long rayon entrant par la
100 SUR L'EAU
fenêtre, ne nous semble-t-il pas aussitôt
voir descendre vers nous la figure blanche
qu'évoque Catulle Mendès :
Elle venait, avec un lis dans chaque main,
La pente d'un l'ayon lui servant de chemin
Si, marchant le soir, par la campagne,
nous entendons tout à coup quelque chien
de ferme pousser sa plainte longue et si-
nistre, ne sommes-nous pas frappés brus-
quement par le souvenir de l'admirable
pièce de Lecomte de Lisle, les Hurleurs?
Seule, la lune pâle, en écartant la nue,
Comme une morne lampe, oscillait tristement.
Monde muet, marqué d'un signe de colère,
Débris d'un globe mort au hasard dispersé,
Elle laissait tomber de son orbe glacé
Un reflet sépulcral sur l'océan polaire.
Par un soir de rendez-vous, l'on va
tout doucement dans le chemin, serrant
la taille de la bien-aimée, lui pressant la
main et lui baisant la tempe. Elle est un
SUR L'EAU 101
peu lasse, un peu émue et marche d'un
pas fatigué.
Un banc apparaît, sous les feuilles
que mouille comme une onde calme la
douce lumière.
Est-ce qu'ils n'éclatent pas dans notre
esprit, dans notre cœur, ainsi qu'une
chanson d'amour exquise, les deux vers
charmants :
Et réveiller, pour s'asseoir à sa place,
Le clair de lune endormi sur le banc !
Peut-on voir le croissant dessiner,
comme ce soir, dans un grand ciel ense-
mencé d'astres, son fin profd, sans son-
ger à la fm de ce chef-d'œuvre de Victor
Hugo qui s'appelle : Dooz endormi :
El Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l'œil à demi sous ses voiles,
Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.
6.
i02 SUR L'EAU
Et qui donc a jamais mieux dit que
Hugo, la lune galante et tendre aux
amoureux?
La nuit vint, tout se tut ; les flambeaux s'éteignirent;
Dans les bois assombris, les sources se plaignirent.
Le rossignol, caché dans son nid ténébreux,
Chanta comme un poète et comme un amoureux.
Cliacun se dispersa sous les profonds feuillages.
Les folles, en riant, entraînèrent les sages;
L'amante s'en alla dans l'ombre avec l'amant;
Et troublés comme on l'est en songe, vaguement,
Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme,
A leurs discours secrets, à leurs regards de flamme,
A leurs cœurs, à leurs sens, à leur molle raison.
Le clair de lune bleu qui baignait l'horizon.
Et je me rappelle aussi cette admi-
rable prière à la lune qui ouvre le
onzième livre de l'Ane d'Or d'Apulée.
Mais ce n'est point assez pourtant que
toutes ces chansons des hommes pour
mettre en notre cœur la tristesse sen-
timentale que ce pauvre astre nous
inspire.
SUR L'EAU 103
Nous plaignons la lune, malgré nous,
sans saA^oir pourquoi, sans savoir de
quoi, et, pour cela, nous l'aimons.
La tendresse que nous lui donnons est
mêlée aussi de pitié; nous la plaignons
comme une vieille fille, car nous devi-
nons vaguement, malgré les poètes, que
ce n'est point une morte, mais une
vierge.
Les planètes, comme les femmes, ont
besoin d'un époux, et la pauvre lune dé-
daignée du soleil n'a-t-elle pas simple-
ment coiffé sainte Catherine, comme
nous le disons ici-bas?
Et c'est pour cela qu'elle nous emplit,
avec sa clarté timide, d'espoirs irréali-
sables et de désirs inaccessibles. Tout ce
que nous attendons obscurément et vai-
nement sur cette terre agite notre cœur
comme une sève impuissante et mysté-
104 SUR L'EAU
rieuse sous les pâles rayons de la lune.
Nous devenons, les yeux levés sur elle,
frémissants de rêves impossibles et as-
soiffés d'inexprimables tendresses.
L'étroit croissant, un fil d'or, trempait
maintenant dans l'eau sa pointe aiguë,
et il plongea doucement, lentement,
jusqu'à l'autre pointe, si fine que je ne
la vis pas disparaître.
Alors je levai mon regard vers l'au-
berge. La fenêtre éclairée venait de se
fermer. Une lourde détresse m'écrasa,
et je descendis dans ma chambre.
10 avril.
A peine couché, je sentis queje ne dor-
mirais pas, et je demeurai sur le dos, les
yeux fermés, la pensée en éveil, les nerfs
vibrants. Aucun mouvement, aucun son
proche ou lointain, seule la respiration
des deux marins traversait la mince cloi-
son de bois.
Soudain quelque chose grinça. Quoi?
je ne sais, une poulie dans la mâture,
sans doute ; mais le ton si doux, si dou-
loureux, si plaintif de ce bruit fit tres-
saillir toute ma chair; puis rien, un
silence infini allant de la terre aux étoi-
les ; rien, pas un souffle, pas un frisson
de l'eau ni une vibration du yacht; rien.
106 SUR I/EAU
puis tout à coup l'inconnaissable et si
grêle gémissement recommença. Il me
sembla, en l'entendant, qu'une lame
ébréchée sciait mon cœur. Gomme cer-
tains bruits, certaines notes, certaines
voix nous déchirent, nous jettent en une
seconde dans l'âme tout ce qu'elle peut
contenir de douleur, d'affolement et d'an-
goisse. J'écoutais, attendant, et je l'en-
tendis encore, ce bruit qui semblait sorti
de moi-même, arraché à mes nerfs,
ou plutôt qui résonnait en moi comme
un appel intime, profond et désolé! Oui,
c'était une voix cruelle, une voix connue,
attendue, et qui me désespérait. Il pas-
sait sur moi ce son faible et bizarre,
comme un semeur d'épouvante et de dé-
lire, car il eut aussitôt la puissance d'é-
veiller l'affreuse détresse sommeillant
toujours au fond du cœur de tous les vi-
s y il L'EAU 107
vants. Qu'était-ce? C'était la voix qui
crie sans fin dans notre âme et qui nous
reproche d'une façon continue, obscuré-
ment et douloureusement, torturante,
harcelante, inconnue, inapaisable, inou-
bhable, féroce, qui nous reproche tout
ce que nous avons fait et en même temps
tout ce que nous n'avons pas fait, la voix
des vagues remords, des regrets sans re-
tours, des jours finis, des femmes rencon-
trées qui nous auraient aimé peut-être,
des choses disparues, des joies vaines, des
espérances mortes; la voix de ce qui
passe, de ce qui fuit, de ce qui trompe,
de ce qui disparaît, de ce que nous n'a-
vons pas atteint, de ce que nous n'attein-
drons jamais, la maigre petite voix qui
crie l'avortement de la vie, l'inutilité de
l'effort, l'impuissance de l'esprit et la fai-
blesse de la chair.
108 SUR L'EAU
Elle me disait dans ce court murmure,
toujours recommençant après les mornes
silences de la nuit profonde, elle me di-
sait tout ce que j'aurais aimé, tout ce que
j'avais confusément désiré, attendu, rêvé,
tout ce que j'aurais voulu voir, com-
prendre, savoir, goûter, tout ce que mon
insatiable et pauvre et faible esprit avait
effleuré d'un espoir inutile, tout ce vers
quoi il avait tenté de s'envoler, sans
pouvoir briser la chaîne d'ignorance qui
le tenait.
Ah ! j'ai tout convoité sans jouir de
rien. Il m'aurait fallu la vitalité d'une
race entière, l'intelligence diverse épar-
pillée sur tous les êtres, toutes les facul-
tés, toutes les forces, et mille existences
en réserve, car je porte en moi tous les
appétits et toutes les curiosités, et je suis
réduit à tout regarder sans rien saisir.
Sru L'EAU 109
Pourquoi donc cette souffrance de vi-
vre alors que la plupart des hommes n'en
éprouvent que la satisfaction ? Pourquoi
cette torture inconnue qui me ronge?
Pourquoi ne pas connaître la réalité des
plaisirs, des attentes et des jouissances?
C'est que je porte en moi cette seconde
vue qui est en môme temps la force et
toute la misère des écrivains. J'écris
parce que je comprends et je souffre de
tout ce qui est, parce que je le connais
trop et surtout parce que, sans le pouvoir
goûter, je le regarde en moi-môme, dans
le miroir de ma pensée.
Qu'on ne nous envie pas, mais qu'on
nous plaigne, car voici en quoi l'homme
de lettres diffère de ses semblables.
En lui aucun sentiment simple n'existe
plus. Tout ce qu'il voit, ses joies, ses
plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs,
110 SUR L'EAU
deviennent instantanément des sujets
d'observation. Il analyse malgré tout,
malgré lui, sans fin, les cœurs, les visa-
ges, les gestes, les intonations. Sitôt qu'il
a va, quoi qu'il ait vu, il lui faut le pour-
quoi ! Il n'a pas un élan, pas un cri, pas
un baiser qui soient francs, pas une de
ces actions instantanées qu'on fait parce
qu'on doit les faire, sans savoir, sans ré-
fléchir, sans comprendre, sans se rendre
compte ensuite.
S'il souffre, il prend note de sa souf-
france et la classe dans sa mémoire ; il se
dit, en revenant du cimetière, où il a
laissé celui ou celle qu'il aimait le plus
au monde : « C'est singulier ce que j'ai
ressenti ; c'était comme une ivresse dou-
loureuse, etc.. » Et alors il se rappelle
tous les détails, les attitudes des voisins,
les gestes faux, les fausses douleurs, les
SUR L'EAU 111
faux visages, et mille petites choses insi-
gnifiantes, des observations artistiques,
le signe de croix d'une vieille qui tenait
un enfant par la main, un rayon de lu-
mière dans une fenêtre, un chien qui
traversa le convoi , l'effet de la voiture
funèbre sous les grands ifs du cimetière,
la tête du croquemort et la contraction
des traits, l'effort des quatre hommes qui
descendaient la bière dans la fosse, mille
choses enfin qu'un brave homme souf-
frant de toute son âme, de tout son cœur,
de toute sa force, n'aurait jamais remar-
quées.
Il a tout vu, tout retenu, tout noté,
malgré lui, parce qu'il est avant tout un
homme de lettres et qu'il a l'esprit cons-
truit de telle sorte que la répercussion,
chez lui, est bien plus vive, plus natu-
relle, pour ainsi dire, que la première
112 SUR L'EAU
secousse, l'écho plus sonore que le son
primitif.
II semble avoir deux âmes, l'une qui
note, explique, commente chaque sensa-
tion de sa voisine de l'àme naturelle,
commune à tous les hommes ; et il vit
condamné à être toujours, en toute occa-
sion, un reflet de lui-même et un reflet
des autres, condamné à se regarder sen-
tir, agir, aimer, penser, souffrir, et à ne
jamais souffrir, penser, aimer, sentir
comme tout le monde, bonnement, fran-
chement, simplement, sans s'analyser
soi-même après chaque joie et après
chaque sanglot.
S'il cause, sa parole semble souvent
médisante, uniquement parce que sa
pensée est clairvoyante et qu'il désarti-
cule tous les ressorts cachés des senti-
ments et des actions des autres.
SUR L'EAU 113
S'il écrit, il ne peut s'abstenir de jeter
en ses livres tout ce qu'il a vu, tout ce
qu'il a compris, tout ce qu'il sait ; et cela
sans exception pour les parents, les amis,
mettant à nu, avec une impartialité
cruelle, les cœurs de ceux qu'il aime ou
qu'il a aimés, exagérant même, pour gros-
sir l'effet, uniquement préoccupé de son
œuvre et nullement de ses affections.
Et s'il aime, s'il aime une femme, il la
dissèque comme un cadavre dans un hô-
pital. Tout ce qu'elle dit, ce qu'elle fait
est instantanément pesé dans cette déli-
cate balance de l'observation qu'il porte
en lui, et classé à sa v^aleur documentaire.
Qu'elle se jette à son cou dans un élan
irréfléchi, il jugera le mouvement en rai-
son de son opportunité, de sa justesse, de
sa puissance dramatique, et le condam-
nera tacitement s'il le sent faux ou mal fait .
114 SUR L'EAU
Acteur et spectateur de lui-même et
des autres, il n'est jamais acteur seule-
ment comme les bonnes gens qui vivent
sans malice. Tout, autour de lui, devient
de verre, les cœurs, les actes, les inten-
tions secrètes, et il souffre d'un mal
étrange, d'une sorte de dédoublement
de l'esprit, qui fait de lui un être effroya-
blement vibrant, machiné, compliqué et
fatigant pour lui-même.
Sa sensibilité particulière et maladive
le change en outre en écorché vif pour
qui presque toutes les sensations sont
devenues des douleurs.
Je me rappelle les jours noirs où mon
cœur fut tellement déchiré par des choses
aperçues une seconde, que les souvenirs
de ces visions demeurent en moi comme
des plaies.
Un matin, avenue de l'Opéra, au milieu
SLR LE AU 113
du public remuant et joyeux que le soleil
de mai grisait, j'ai vu passer soudain un
être innommable, une vieille courbée en
deux, vêtue de loques qui furent des
robes, coiffée d'un chapeau de paille
noir, tout dépouillé de ses ornements
anciens, rubans et fleurs disparus depuis
des temps indéfinis. Et elle allait, traînant
ses pieds si péniblement que je ressentais
au cœur, autant qu'elle-même, plus
qu'elle-même, la douleur de tous ses pas.
Deux cannes la soutenaient. Elle passait
sans voir personne, indifférente à tout, au
bruit, aux gens, aux voitures, au soleil!
Où allait-elle? Vers quel taudis? Elle
portait dans un papier qui pendait au
bout d'une ficelle quelque chose. Quoi?
du pain? Oui, sans doute. Personne,
aucun voisin n'ayant pu ou voulu faire
pour elle cette course, elle avait entre-
116 SUR L'EAU
pris, elle, ce voyage horrible, de sa man-
sarde au boulanger. Deux heures de route
au moins pour aller et venir. Et quelle
route douloureuse ! Quel chemin de la
croix plus effroyable que celui du Christ !
Je levai les yeux vers les toits des mai-
sons immenses. Elle allait là-haut ! Quand
y serait-elle ? Combien de repos haletants
sur les marches, dans le petit escalier
noir et tortueux?
Tout le monde se retournait pour la
regarder ! On murmurait : « Pauvre
femme! » puis on passait. Sa jupe, son
haillon de jupe, traînait sur le trottoir, à
peine attachée sur son débris de corps.
Et il y avait une pensée là dedans ! L'ne
pensée? Non, mais une souffrance épou-
vantable, incessante, harcelante ! Oh ! la
misère des vieux sans pain, des vieux
sans espoir, sans enfants, sans argent,
SUR L'EAU ll'î
sans rien autre chose que la mort devant
eux, y pensons-nous? Y pensons-nous,
aux vieux affamés des mansardes ? Pen-
sons-ïious aux larmes de ces yeux ternes,
qui furent brillants, émus et joyeux, jadis?
Une autre fois, il pleuvait, j'allais seul,
chassant par la plaine normande, par les
grands labourés de boue grasse qui fon-
daient et glissaient sous mon pied. De
temps en temps une perdrix surprise,
blottie contre une motte de terre, s'envo-
lait lourdement sous l'averse. Mon coup
de fusil, éteint par la nappe d'eau qui
tombait du ciel, claquait à peine comme
un coup de fouet, et la bête grise s'abat-
tait avec du sang sur ses plumes.
Je me sentais triste à pleurer, à pleurer
comme les nuages qui pleuraient sur le
monde et sur moi, trempé de tristesse
jusqu'au cœur, accablé de lassitude à ne
7.
lis SLR L'EAU
plus lever mes jambes, engluées d'argile;
et j'allais rentrer quand j'aperçus au
milieu des champs le cabriolet du médecin
qui suivait un chemin de traverse.
Elle passait, la voiture noire et basse,
couverte de sa capote ronde et tramée
par son cheval brun, comme un présage
de mort errant dans la campagne par ce
jour sinistre. Tout à coup elle s'arrêta;
la tête du médecin apparut et il cria :
— Eh!
J'allai vers lui. Il me dit :
— Voulez-vous m'aider à soigner une
diphtérique? Je suis seul et il faudrait la
tenir pendant que j'enlèverai les fausses
membranes de sa gorge.
— Je viens avec vous, répondis-je. Et
je montai dans sa voiture.
11 me raconta ceci :
L'angine, l'affreuse angine qui étran-
SUR L'EAU 119
gle les misérables hommes avait pénétré
dans la ferme des Martinet, de pauvres
gens !
Le père et le fils étaient morts au com-
mencement de la semaine. La mère et la
fille s'en allaient aussi maintenant.
Une voisine qui les soignait, se sentant
soudain indisposée, avait pris la fuite la
veille même, laissant ouverte la porte et
les deux malades abandonnées sur leurs
grabats de paille, sans rien à boire, seu-
les, seules, râlant, suffoquant, agonisant,
seules depuis vingt-quatre heures !
Le médecin venait de nettoyer la gorge
de la mère et l'avait fait boire ; mais
l'enfant, affolée par la douleur et par
l'angoisse des suffocations, avait enfoncé
et caché sa tête dans la paillasse sans
consentir à se laisser toucher.
Le médecin, accoutumé à ces misères,
120 SUR L'EAU
répétait d'une voix triste et résignée :
— Je ne peux pourtant point passer
mes journées chez mes malades. Gristi !
celles-là serrent le cœur. Quand on pense
qu'elles sont restées vingt-quatre heures
sans boire. Le vent chassait la pluie
jusqu'à leurs couches. Toutes les poules
s'étaient mises à l'abri dans la cheminée.
Nous arrivions à la ferme. Il attacha
son cheval à la branche dun pommier
devant la porte; et nous entrâmes.
Une odeur forte de maladie et d'humi-
dité, de fièvre et de moisissure, d'hôpital
et de cave, nous saisit à la gorge. 11 fai-
sait froid, un froid de marécage, dans
cette maison sans feu, sans vie, grise et
sinistre. L'horloge était arrêtée; la pluie
tombait par la grande cheminée dont les
poules avaient éparpillé la cendre, et on
entendait dans un coin sombre un bruit
SUR LE AU 121
de soufflet rauque et rapide. C'était l'en-
fant qui respirait.
La mère, étendue dans une sorte de
grande caisse de bois, le lit des paysans,
et cachée par de vieilles couvertures et
de vieilles hardes, semblait tranquille.
Elle tourna un peu la tête vers nous.
Le médecin lui demanda :
— Avez-vous une chandelle?
Elle répondit d'une voix basse, acca-
blée :
— Dans le buffet.
Il prit la lumière et m'emmena au fond
de l'appartement, vers la couchette de la
petite fille.
Elle haletait, les joues décharnées, les
yeux luisants, les cheveux mêlés, ef-
frayante. Dans son cou maigre et tendu,
des creux profonds se formaient à chaque
aspiration. Allongée sur le dos, elle ser-
122 SLR L'EAU
rait de ses deux mains les loques qui la
couvraient; et, dès qu'elle nous vit, elle
se tourna sur la face pour se cacher dans
la paillasse.
Je la pris par les épaules, et le docteur,
la forçant à montrer sa gorge, en arracha
une grande peau blanchâtre, qui me pa-
rut sèche comme un cuir.
Elle respira mieux tout de suite et but
un peu. La mère, soulevée sur un coude,
nous regardait. Elle balbutia :
— G'est-il fait?
— Oui, c'est fait.
— J'allons-t-y rester toutes seules?
Une peur, une peur affreuse, faisait
frémir sa voix, peur de cet isolement, de
cet abandon, des ténèbres et de la mort
qu'elle sentait si proche.
Je répondis :
— Non, ma brave femme; j'atten-
SLR LE AU 123
drai que le docteur vous ait envoyé la
garde.
Et me tournant vers le médecin :
— Envoyez-lui la mère Mauduit. Je la
payerai.
— Parfait. Je vous l'envoie tout de
suite,
ïl me serra la main, sortit ; et j'enten-
dis son cabriolet qui s'en allait sur la
route humide.
Je restai seul avec les deux mourantes.
Mon chien Paf s'était couché devant la
cheminée noire, et il me fit songer qu'un
peu de feu serait utile à nous tous. Je
ressortis donc pour chercher du bois et de
la paille, et bientôt une grande flambée
éclaira jusqu'au fond de la pièce le lit de
la petite, qui recommençait à haleter.
Et je m'assis, tendant mes jambes vers
le foyer.
124 SUR LEAU
La pluie battait les vitres ; le vent se-
couait le toit; j'entendais l'haleine courte,
dure, sifflante des deux femmes, et le
souffle de mon chien qui soupirait de
plaisir, roulé devant l'âtre clair.
La vie ! la vie ! qu'est-ce que cela?
Ces deux misérables qui avaient toujours
dormi sur la paille, mangé du pain noir,
travaillé comme des bêtes, souffert toutes
les misères de la terre, allaient mourir!
Qu'avaient-elles fait? Le père était mort,
le flls était mort. Ces gueux passaient
pourtant pour de bonnes gens qu'on ai-
mait et qu'on estimait, de simples et
honnêtes gens !
Je regardais fumer mes bottes et dor-
mir mon chien, et en moi entra soudain
une joie sensuelle et honteuse en com-
parant mon sort à celui de ces forçats !
La petite fille se mit à râler, et tout à
SUR L'EAU 125
coup ce souffle rauque me devint intolé-
rable ; il me déchirait comme une pointe
dont chaque coup m'entrait au cœur.
J'allai vers elle :
— Veux-tu boire? lui dis-je.
Elle remua la tète pour dire oui, et je
lui versai dans la bouche un peu d'eau
qui ne passa point.
La mère, restée plus calme, s'était
retournée pour regarder son enfant ; et
voilà que soudain une peur me frôla, une
peur sinistre qui me glissa sur la peau
comme le contact d'un monstre invisible.
Où étais-je? Je ne le savais plus! Est-ce
que je rêvais? quel cauchemar m'avait
saisi ?
Etait-ce vrai que des choses pareilles
arrivaient? qu'on mourait ainsi? Et je
regardais dans les coins sombres de la
chaumière comme si je m'étais attendu à
126 SUR L'EAU
voir, blottie dans un angle obscur, une
forme hideuse, innommable, effrayante,
celle qui guette la vie des hommes et les
tue, les ronge, les écrase, les étrangle ;
qui aime le sang rouge, les yeux allumés
par la fièvre, les rides et les flétrissures,
les cheveux blancs et les décomposi-
tions.
Le feu s'éteignait. J'y jetai du bois et je
m'y chauffai le dos, tant j'avais froid dans
les reins.
Au moins j'espérais mourir dans une
bonne chambre, moi, avec des médecins
autour de mon lit, et des remèdes sur les
tables !
Et ces femmes étaient restées seules
vingt-quatre heures dans cette cabane
sans feu! râlant sur la paille !...
J'entendis soudain le trot d'un cheval
et le roulement d'une voiture; et la garde
SUR I/EAU 127
entra, tranquille, contente d'avoir trouvé
de la besogne, sans étonnement devant
cette misère.
Je lui laissai quelque argent et je me
sauvai avec mon chien ; je me sauvai
comme un malfaiteur, courant sous la
pluie, croyant entendre toujours le siffle-
ment des deux gorges, courant vers ma
maison chaude où m'attendaient mes do-
mestiques en préparant un bon dîner.
Mais je n'oublierai jamais cela et tant
d'autres choses encore qui me font haïr
la terre.
Comme je voudrais, parfois, ne plus
penser, ne plus sentir, je voudrais vivre
comme une brute, dans un pays clair et
chaud, dans un pays jaune, sans verdure
brutale et crue, dans un de ces pays
d'Orient oh l'on s'endort sans tristesse,
où l'on s'éveille sans chagrins, où l'on
128 SUR L'EAU
s'agite sans soucis, oîi Ton sait aimer
sans angoisses, oii l'on se sent à peine
exister.
J'y habiterais une demeure vaste et
carrée, comme une immense caisse écla-
tante au soleil.
De la terrasse on voit la mer, oi^i pas-
sent ces voiles blanches en forme d'ailes
pointues des bateaux grecs ou musul-
mans. Les murs du dehors sont presque
sans ouvertures. Un grand jardin, où l'air
est lourd sous le parasol des palmiers,
forme le milieu de ce logis oriental. Un
jet d'eau monte sous les arbres et
s'émiette en retombant dans un large
bassin de marbre dont le fond est sablé
de poudre d'or. Je m'y baignerais à tout
moment, entre deux pipes, deux rêves ou
deux baisers.
J'aurais des esclaves noirs et beaux,
SUR L'EAU 129
drapés en des étoffes légères et courant
vite, nu-pieds sur les tapis sourds.
Mes murs seraient moelleux et rebon-
dissants comme des poitrines de femmes
et, sur mes divans en cercle autour de
chaque appartement, toutes les formes
des coussins me permettraient de me
coucher dans toutes les postures qu'on
peut prendre.
Puis, quand je serais las du repos déli-
cieux, las de jouir de l'immobiHté et de
mon rêve éternel, las du calme plaisir
d'être bien, je ferais amener devant ma
porte un cheval blanc ou noir aussi sou-
ple qu'une gazelle.
Et je partirais sur son dos, en buvant
l'air qui fouette et grise, l'air sifflant des
galops furieux.
Et j'irais comme une flèche sur cette
terre colorée qui enivre le regard, dont
130 SUR L'EAU
la vue est savoureuse comme un vin.
A l'heure calme du soir, j'irais, d'une
course affolée, vers le large horizon que
le soleil couchant teinte en rose. Tout
devient rose, là-bas, au crépuscule : les
montagnes brûlées, le sable, les vête-
ments des Arabes, les dromadaires, les
chevaux et les tentes.
Les flamants roses s'envolent des ma-
rais sur le ciel rose ; et je pousserais des
cris de délire, noyé dans la roseur illimi-
tée du monde.
Je ne verrais plus, le long des trottoirs,
assourdi par le bruit dur des fiacres sur
les pavés, des hommes vêtus de noir,
assis sur des chaises incommodes, boire
l'absinthe en parlant d'aff'aires.
J'ignorerais le cours de la Bourse, les
événements politiques, les changements
de ministère, toutes les inutiles bêtises
SUR L'EAU 131
oîi nous gaspillons notre courte et trom-
peuse existence. Pourquoi ces peines,
ces souffrances, ces luttes? Je me repose-
rais à l'abri du vent dans ma somptueuse
et claire demeure.
J'aurais quatre ou cinq épouses en
des appartemente discrets et sourds, cinq
épouses venues des cinq parties du
monde, et qui m'apporteraient la saveur
de la beauté féminine épanouie dans
toutes les races.
Le rêve ailé flottait devant mes yeux
fermés, dans mon esprit qui s'apaisait,
quand j'entendis que mes hommes s'é-
veillaient, qu'ils allumaient leur fanal et
se mettaient à travailler à une besogne
longue et silencieuse.
Je leur criai :
— Que faites-vous donc?
Raymond répondit d'une voix hésitante :
132 SUR L'EAU
— Nous préparons des palangres parce
que nous avons pensé que monsieur
serait bien aise de pêcher s'il faisait beau
au jour levant.
Agay est en effet, pendant Tété, le ren-
dez-vous de tous les pêcheurs de la côte.
On vient là en famille, on couche à l'au-
berge ou dans les barques, et on mange
la bouillabaisse au bord de la mer, à
l'ombre des pins dont la résine chaude
crépite au soleil.
Je demandai :
— Quelle heure est-il?
— Trois heures, monsieur.
Alors, sans me lever, allongeant le
bras, j'ouvris la porte qui sépare ma
chambre du poste d'équipage.
Les deux hommes étaient accroupis
dans cette sorte de niche basse que le
mût traverse pour venir s'emmancher
SUR L'EAU 133
dans la carlingue, dans cette niche si
pleine d'objets divers et bizarres qu'on
dirait un repaire de maraudeurs oîi l'on
voit suspendus en ordre, le long des cloi-
sons, des instruments de toute sorte,
scies, haches, épissoires, des agrès et
des casseroles, puis, sur le sol entre les
deux couchettes, un seau, un. fourneau,
un baril dont les cercles de cuivre luisent
sous le rayon direct du fanal suspendu
entre les bittes des ancres, à côté des
puits de chaîne ; et mes matelots tra-
vaillaient à amorcer les innombrables
hameçons suspendus le long de la corde
des palangres.
— A quelle heure faudra-t-il me lever ?
leur dis-je.
— Mais, tout de suite, monsieur.
Une demi-heure plus tard, nous embar-
quions tous les trois dans le youyou et
8
134 SUR L'EAU
nous abandonnions le Bel-Ami pour aller
tendre notre filet au pied du Drammont,
près de l'île d'Or.
Puis quand notre palangre, longue de
deux à trois cents mètres, fut descendue
au fond de la mer on amorça trois petites
lignes de fond, et le canot ayant mouillé
une pierre au bout d'une corde, nous
commençâmes à pêcher.
Il faisait jour déjà, et j'apercevais très
bien la côte de Saint-Raphaël, auprès
des bouches de l'Argens, et les sombres
montagnes des Maures, courant jusqu'au
cap Gamarat, là-bas, en pleine mer, au
delà du golfe de Saint-Tropez.
De toute la côte du Midi, c'est ce coin
que j'aime le plus. Je l'aime comme si
j'y étais né, comme si j'y avais grandi,
parce qu'il est sauvage et coloré, que le
Parisien, TAnglais, l'Américain, l'homme
SUR L'EAU 135
du monde et le rastaquouère ne l'ont pas
encore empoisonné.
Soudain le fil que je tenais à la main
vibra, je tressaillis, puis rien, puis une
secousse légère serra la corde enroulée à
mon doigt, puis une autre plus forte
remua ma main, et, le cœur battant, je
me mis à tirer la ligne, doucement,
ardemment, plongeant mon regard dans
l'eau transparente et bleue, et bientôt
j'aperçus, sous l'ombre du bateau, un
éclair blanc qui décrivait des courbes
rapides.
Il me parut énorme ainsi ce poisson, gros
comme une sardine quand il fut à bord.
Puis j'en eus d'autres, des bleus, des
rouges, des jaunes et des verts, luisants,
argentés, tigrés, dorés, mouchetés, tache-
tés, ces jolis poissons de roche de la
Méditerranée si variés, si colorés, qui
136 SUR L'EAU
semblent peints pour plaire aux yeux,
puis des rascasses hérissées de dards, et
des murènes, ces monstres hideux.
Rien n'est plus amusant que de lever
une palangre. Que va-t-il sortir de cette
mer? Quelle surprise, quelle joie ou
quelle désillusion à chaque hameçon
retiré de l'eau ! Quelle émotion quand on
aperçoit de loin une grosse bête qui se
débat en montant lentement vers nous !
A dix heures nous étions revenus à
bord du yacht et les deux hommes radieux
m'annoncèrent que notre pèche pesait
onze kilos. •
Mais j'allais payer ma nuit sans som-
meil ! La migraine, l'horrible mal, la
migraine qui torture comme aucun sup-
plice ne l'a pu faire, qui broie la tôte,
rend fou, égare les idées et disperse la
mémoire ainsi qu'une poussière au vent,
SUR LEAU 13'
la migraine m'avait saisi, et je dus m'é-
tendre dans ma couchette, un flacon
d'éther sous les narines.
Au bout de quelques minutes, je crus
entendre un murmure vague qui devint
bientôt une espèce de bourdonnement, et
il me semblait que tout l'intérieur de
mon corps devenait léger, léger comme
de l'air, qu'il se vaporisait.
Puis ce fut une sorte de torpeur de
l'àme, de bien-être somnolent, malgré
les douleurs qui persistaient, mais qui
cessaient cependant d'être pénibles. C'é-
tait une de ces souffrances qu'on consent
à supporter, et non plus ces déchirements
affreux contre lesquels tout notre corps
torturé proteste.
Bientôt l'étrange et charmante sensa-
tion de vide que j'avais dans la poitrine
s'étendit, gagna les membres qui devin-
138 SUR L'EAU
rent à leur tour légers, légers comme si
la chair et les os se fussent fondus et que
la peau seule fût restée, l'a peau néces-
saire pour me faire percevoir la douceur
de vivre, d'être couché dans ce bien-être.
Je m'aperçus alors que je ne souffrais
plus. La douleur s'en était allée, fondue
aussi, évaporée. Et j'entendis des voix,
quatre voix, deux dialogues, sans rien
comprendre des paroles. Tantôt ce n'é-
taient que des sons indistincts, tantôt un
mot me parvenait. Mais je reconnus que
c'étaient là simplement les bourdonne-
ments accentués de mes oreilles. Je ne
dormais pas, je veillais, je comprenais,
je sentais, je raisonnais avec une netteté,
une profondeur, une puissance extraordi-
naires, et une joie d'esprit, une ivresse
étrange venue de ce décuplement de mes
facultés mentales.
SUR L'EAU 139
Ce n'était pas du rêve comme avec du
haschich, ce n'étaient pas les visions un
peu maladives de l'opium ; c'étaient une
acuité prodigieuse de raisonnement, une
manière nouvelle de voir, déjuger, d'ap-
précier les choses et la vie, avec la
certitude, la conscience absolue que cette
manière était la vraie.
Et la vieille image de l'Ecriture m'est
revenue soudain à la pensée. Il me sem-
blait que j'avais goûté à l'arbre de science ,
que tous les mystères se dévoilaient,
tant je me trouvais sous l'empire d'une
logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et
des arguments, des raisonnements, des
preuves me venaient en foule, renversés
immédiatement par une preuve, un rai-
sonnement, un argument plus forts. Ma
tête était devenue le champ de lutte des
idées. J'étais un être supérieur, armé
140 SUR L'EAU
d'une intelligence invincible, et je goûtais
une jouissance prodigieuse à la constata-
tion de ma puissance...
Gela dura longtemps, longtemps. Je
respirais toujours l'orifice de mon flacon
d'éther. Soudain, je m'aperçus qu'il était
vide. Et la douleur recommença.
Pendant dix heures, je dus endurer ce
supplice contre lequel il n'est point de
remèdes, puis je dormis, et le lendemain,
alerte comme après une convalescence,
ayant écrit ces quelques pages, je partis
pour Saint-Raphaël.
Sainl-Raphaël, H avril.
Nous avons eu, pour venir ici, un
temps délicieux, une petite brise d'ouest
qui nous a amenés en six bordées. Après
avoir doublé le Drammont, j'aperçus les
villas de Saint-Raphaël cachées dans les
sapins, dans les petits sapins maigres
que fatigue tout le long de l'année l'éter-
nel coup de vent de Fréjus. Puis je pas-
sai entre les lions, jobs rochers rouges
qui semblent garder la ville et j'entrai
dans le port ensablé vers le fond, ce qui
force à se tenir à cinquante mètres du
quai, puis je descendis à terre.
Un grand rassemblement se tenait de-
vant l'église. On mariait là dedans. Un
142 SUR L'EAU
prêtre autorisait en latin, avec une gra-
vité pontificale, l'acte animal, solennel et
comique qui agite si fort les hommes, les
fait tant rire, tant souffrir, tant pleurer.
Les familles, selon l'usage, avaient invité
tous leurs parents et tous leurs amis à ce
service funèbre de l'innocence d'une
jeune fille, à ce spectacle inconvenant et
pieux des conseils ecclésiastiques pré-
cédant ceux de la mère et de la bénédic-
tion publique, donnée à ce qu'on voile
d'ordinaire avec tant de pudeur et de
souci.
Et le pays entier, plein d'idées gri-
voises, mû par cette curiosité friande et
polissonne qui pousse les foules à ce
spectacle, était venu là pour voir la tète
que feraient les deux mariés. J'entrai
dans cette foule et je la regardai.
Dieu, que les hommes sont laids ! Pour
SUR L'EAU 14.^
la centième fois au moins, je remarquais
au milieu de cette fête que, de toutes les
races, la race humaine est la plus affreuse.
Etlà dedans une odeur de peuple flottait,
une odeur fade et nauséabonde de chair
malpropre, de chevelures grasses et
d'ail, cette senteur d'ail que les gens du
midi répandent autour d'eux, par la bou-
che, parle nez et par la peau, comme les
roses jettent leur parfum.
Certes les hommes sont tous les jours
aussi laids et sentent tous les jours aussi
mauvais, mais nos yeux habitués à les
regarder, notre nez accoutumé à les sen-
tir, ne distinguent leur hideur et leurs
émanations que lorsque nous avons été
privés quelque temps de leur vue et de
leur puanteur.
L'homme est affreux ! Il suffirait, pour
composer une galerie de grotesques à
144 SLR LE AU
faire rire un mort, de prendre les dix
premiers passants venus, de les aligner
et de les photographier avec leurs tailles
inégales, leurs jambes trop longues ou
trop courtes, leurs corps trop gros ou
trop maigres, leurs faces rouges ou pâles,
barbues ou glabres, leur air souriant ou
sérieux.
Jadis, aux premiers temps du monde,
l'homme sauvage, l'homme fort et nu,
était certes aussi beau que le cheval, le
cerf ou le lion. L'exercice de ses muscles,
la libre vie, l'usage constant de sa vi-
gueur et de son agiUté entretenaient
chez lui la grâce du mouvement qui est
la première condition de la beauté, et
l'élégance de la forme que donne seule
l'agitation physique. Plus tard, les peu-
ples artistes, épris de plastique, surent
conserver à l'homme intelligent cette
SLR Lhl.VU 145
grâce et cette élégance, par les arti-
fices de la gymnastique. Les soins du
corps, les jeux de force et de sou-
plesse, l'eau glacée et les étuves firent
des Grecs de vrais modèles de beauté
humaine ; et ils nous laissèrent leurs sta-
tues, comme enseignement, pour nous
montrer ce qu'étaient les corps de ces
grands artistes.
Mais aujourd'hui, ô Apollon, regardons
la race humaine s'agiter dans les fêtes !
Les enfants, ventrus dès le berceau, dé-
formés par l'étude précoce, abrutis par
le collège qui leur use le corps à quinze
ans en courbaturant leur esprit avant
qu'il soit nubile, arrivent à l'adolescence,
avec des membres mal poussés, mal atta-
chés, dont les proportions normales ne
sont jamais conservées.
Et contemplons la rue, les gens qui
146 SUR L'EAU
trottent avec leurs vêtements sales !
Quant au paysan ! Seigneur Dieu ! Allons
voir le paysan dans les champs, l'homme
souche, noué, long comme une perche,
toujours tors, courbé, plus affreux que les
types barbares qu'on voit aux musées
d'anthropologie.
Et rappelons-nous combien les nègres
sont beaux de forme, sinon de face, ces
hommes de bronze, grands et souples,
combien les Arabes sont élégants de tour-
nure et de figure !
D'ailleurs, j'ai, pour une autre raison
encore, l'horreur des foules.
Je ne puis entrer dans un théâtre ni
assister à une fête publique. J'y éprouve
aussitôt un malaise bizarre, insoute-
nable, un énervement affreux, comme si
je luttais de toute ma force contre une
influence irrésistible et mystérieuse. Et
SLR LE AU H"
je lutte en effet contre l'âme de la foule
qui essaye de pénétrer en moi.
Que de fois j'ai constaté que l'intelli-
gence s'agrandit et s'élève, dès qu'on vit
seul, qu'elle s'amoindrit et s'abaisse dès
qu'on se mêle de nouveau aux autres
hommes. Les contacts, les idées répan-
dues, tout ce qu'on dit, tout ce qu'on est
forcé d'écouter, d'entendre et de répon-
dre agissent sur la pensée. Un flux et
reflux d'idées va de tête en tête, de mai-
son en maison, de rue en rue, de ville en
ville, de peuple à peuple, et un niveau
s'établit, une moyenne d'intelligence
pour toute agglomération nombreuse
d'individus.
Les qualités d'initiative intellectuelle,
de libre arbitre, de réflexion sage et
même de pénétration de tout homme
isolé, disparaissent en général dès que
148 SUR L'EAU
cet homme est mêlé à un grand nombre
d'autres hommes.
Voici un passage d'une lettre de lord
Ghesterfield à son fils (1751), qui constate
avec une rare humilité cette subite éli-
mination des qualités actives de l'esprit
dans toute nombreuse réunion :
« Lord Macclesfield qui a eu la plus
grande part dans la préparation du bien
et qui est l'un des plus grands mathéma-
ticiens et astronomes de l'Angleterre,
parle ensuite, avec une connaissance ap-
profondie de la question, et avec toute la
clarté qu'une matière aussi embrouillée
pouvait comporter. Mais comme ses
mots, ses périodes et son élocution
étaient loin de valoir les miens, la préfé-
rence me fut donnée à l'unanimité, bien
injustement, je l'avoue.
« Ce sera toujours ainsi. Toute assem-
s un L'EAU 149
blée nombreuse est foule \ quelles que
soient les individualités qui la compo-
sent, il ne faut jamais tenir à une foule
le langage de la raison pure. C'est seule-
ment à ses passions, à ses sentiments
et à ses intérêts apparents qu'il faut
s'adresser.
'( Une collectivité d'individus n'a plus
de faculté de compréhension, etc.. »
Cette profonde observation de lord
Chesterfield, observation faite souvent
d'ailleurs et notée avec intérêt par les
philosophes de l'école scientifique, cons-
titue un des arguments les plus sérieux
contre les gouvernements représentatifs.
Le même phénomène, phénomène sur-
prenant, se produit chaque fois qu'un
grand nombre d'hommes est réuni. Tou-
tes ces personnes, côte à côte, distinctes,
différentes d'esprit, d'intelligence, de
150 SUR L'EAU
passions, d'éducation, de croyances, de
préjugés, tout à coup, par le seul fait de
leur réunion, forment un être spécial,
doué d'une âme propre, d'une manière
de penser nouvelle, commune, qui est
une résultante inanalysable de la
moyenne des opinions individuelles.
C'est une foule, et cette foule est quel-
qu'un, un vaste individu collectif, aussi
distinct d'une autre foule qu'un homme
est distinct d'un autre homme.
Une diction populaire affirme que « la
foule ne raisonne pas » . Or pourquoi la
foule ne raisonne-t-elle pas, du moment
que chaque particulier dans la foule rai-
sonne? Pourquoi une foule fera-t-elle
spontanément ce qu'aucune des unités de
cette foule n'aurait fait? Pourquoi une
foule a-t-elle des impulsions irrésistibles,
des volontés féroces, des entraînements
SUR L'EAU 151
stupicles que rien n'arrête, et emportée
par ces entraînements irréfléchis, accom-
plit-elle des actes qu'aucun des individus
qui la composent n'accomplirait?
Un inconnu jette un cri, et voilà
qu'une sorte de frénésie s'empare de tous,
et tous, d'un même élan auquel personne
n'essaye de résister, emportés par une
même pensée qui instantanément leur
devient commune, malgré les castes, les
opinions, les croyances, les mœurs diffé-
rentes, se précipiteront sur un homme,
le massacreront, le noieront sans raison,
presque sans prétexte, alors que chacun,
s'il eût été seul, se serait précipité au
risque de sa vie, pour sauver celui qu'il
tue.
Et le soir, chacun rentré chez soi, se
demandera quelle rage ou quelle folie l'a
saisi, l'a jeté brusquement hors de sa
l-'2 SUR L'EAU
nature et de son caractère, comment il a
pu céder à cette impulsion féroce?
C'est qu'il avait cessé d'être un homme
pour faire partie d'une foule. Sa volonté
individuelle s'était mêlée à la volonté
commune comme une goutte d'eau se
mêle à un fleuve.
Sa personnalité avait disparu, deve-
nant une infime parcelle d'une vaste et
étrange personnalité, celle de la foule.
Les paniques qui saisissent une armée et
ces ouragans d'opinions qui entraînent
un peuple eutier, et la folie des danses
macabres, ne sont-ils pas encore des
exemples saisissants de ce même phéno-
mène.
En somme, il n'est pas plus étonnant
de voir les individus réunis former un
tout que de voir des molécules rappro-
chées former un corps.
SUR L'EAU lâ3
C'est à ce mystère qu'on doit attribuer
la morale si spéciale des salles de spec-
tacle et les variations de jugement si
bizarres du public des répétitions géné-
rales au public des premières et du pu-
blic des premières à celui des représen-
tations suivantes, et les déplacements
d'effets d'un soir à l'autre, et les erreurs
de l'opinion qui condamne des œuvres
comme Carmen^ destinées plus tard à un
immense succès.
Ce que j'ai dit des foules doit s'appli-
quer d'ailleurs à la société tout entière,
et celui qui voudrait garder l'intégrité
absolue de sa pensée, l'indépendance
fière de son jugement, voir la vie, l'hu-
manité et l'univers en observateur libre,
au-dessus de tout préjugé, de toute
croyance préconçue et de toute religion,
c'est-à-dire de toute crainte, devrait
9.
Ji'i SUR L'EAU
s'écarter absolument de ce qu'on appelle
les relations mondaines, car la bêtise uni-
verselle est si contagieuse qu'il ne
pourra fréquenter ses semblables, les
Yoir et les écouter sans être, malgré lui,
entamé de tous les côtés par leurs convic-
tions, leurs idées, leurs superstitions,
leurs traditions, leurs préjugés qui font
ricocher sur lui, leurs usages, leurs lois
et leur morale surprenante d'hypocrisie
et de lâcheté.
Ceux qui tentent de résister à ces in-
fluences amoindrissantes et incessantes
se débattent en vain au milieu de liens
menus, irrésistibles, innombrables et
presque imperceptibles. Puis on cesse
bientôt de lutter, par fatigue.
Mais un remous eut lieu dans le public,
les mariés allaient sortir. Et soudain, je
fis comme tout le monde, je me dressai
SUR I/KAU 155
sur la pointe des pieds pour voir, et
j'avais envie de voir, une envie bète,
basse, répugnante, une envie de peuple.
La curiosité de mes voisins m'avait gagné
comme une ivresse ; je faisais partie de
cette foule.
Pour occuper le reste de ma journée^'
je me décidai à faire une promenade en
canot sur l'Argens. Ce fleuve, presque
inconnu et ravissant, sépare la plaine de
Fréjus des sauvages montagnes des
Maures.
Je pris Raymond, qui me conduisit à
l'aviron en longeant une grande plage
basse jusqu'à l'embouchure, que nous
trouvâmes impraticable et ensablée en
partie. Un seul canal communiquait avec
la mer, mais si rapide, si plein d'écume,
de remous et de tourbillons, que nous ne
pûmes le franchir.
156 SUR L'EAU ,
Nous dûmes alors tirer le canot à terre
et le porter à bras par-dessus les dunes
jusqu'à cette espèce de lac admirable que
forme l'Argens en cet endroit.
Au milieu d'une campagne maréca-
geuse et verte, de ce vert puissant des
arbres poussés dans l'eau, le fleuve
s'enfonce entre deux rives tellement
couvertes de verdure, de feuillages im-
pénétrables et hauts, qu'on aperçoit à
peine les montagnes voisines; il s'en-
fonce tournant toujours, gardant tou-
jours un air de lac paisible, sans jamais
laisser voir ou deviner qu'il continue sa
route à travers ce calme pays désert et
superbe.
Autant que dans ces plaines basses du
Nord, 011 les sources suintent sous les
pieds, coulent et vivifient la terre comme
du sang, le sang clair et glacé du sol, on
SLR LEAU 157
retrouve ici la sensation bizarre de vie
abondante qui flotte sur les pays hu-
mides.
Des oiseaux aux grands pieds pendants
s'élancent des roseaux, allongeant sur le
ciel leur bec pointu ; d'autres, larges et
lourds, passent d'une berge à l'autre d'un
vol pesant; d'autres encore, plus petits et
rapides, fuient au ras du fleuve, lancés
comme une pierre qui fait des ricochets.
Les tourterelles, innombrables, roucou-
lent dans les cimes ou tournoient, vont
d'un arbre à l'autre, semblent échanger
des visites d'amour. On sent que partout
autour de cette eau profonde, dans toute
cette plaine jusqu'au pied des montagnes,
il y a encore de l'eau, l'eau trompeuse
endormie et vivante des marais, les
grandes nappes claires oii se mire le ciel,
011 glissent les nuages et d'où sortent des
158 SUR L'EAU
foules éparses de joncs bizarres, l'eau
limpide et féconde oii pourrit la vie, où
fermente la mort, l'eau qui nourrit les
fièvres et les miasmes, qui est en môme
temps une sève et un poison, qui s'étale,
attirante et jolie, sur les putréfactions
mystérieuses. L'air qu'on respire est déli-
cieux, amollissant et redoutable. Sur tous
ces talus qui séparent ces vastes mares
tranquilles, dans toutes ces herbes épais-
ses grouille, se traîne, sautille et rampe
le peuple visqueux et répugnant des ani-
maux dont le sang est glacé. J'aime ces
bètes froides et fuyantes qu'on évite et
qu'on redoute ; elles ont pour moi quel-
que chose de sacré.
A l'heure où le soleil se couche, le ma-
rais m'enivre et m'affole. Après avoir été
tout le jour le grand étang silencieux,
assoupi sous la chaleur, il devient, au
SUR L'EAU 159
moment du crépuscule, un pays féerique
et surnaturel. Dans, son miroir calme et
démesuré tombent les nuées, les nuées
d'or, les nuées de sang, les nuées de feu ;
elles y tombent, s'y mouillent, s'y noient,
s'y traînent. Elles sont là-haut, dans
l'air immense, et elles sont en bas, sous
nous, si près et insaisissables dans cette
mince flaque d'eau que percent, comme
des poils, les herbes pointues.
Toute la couleur donnée au monde,
charmante, diverse et grisante, nous appa-
raît déhcieusement finie, admirablement
éclatante, infiniment nuancée, autour
d'une feuille de nénuphar. Tous les rou-
ges, tous les roses, tous les jaunes, tous
les bleus, tous les verts, tous les violets,
sont là, dans un peu d'eau, qui nous
montre tout le ciel, tout l'espace, tout le
rêve, et oîi passent les vols d'oiseaux. Et
ItiO SUR L'EAU
puis il y a autre chose encore, je ne sais
quoi, dans les marais, au soleil couchant,
J'y sens comme la révélation confuse
d'un mystère inconnaissable, le souffle
originel de la vie primitive qui était peut-
être une bulle de gaz sortie d'un maré-
cage à la tombée du jour.
Saint-Tropez, 12 avril.
Nous sommes partis ce matin, vers
huit heures, de Saint-Raphaël, par une
forte brise de nord-ouest.
La mer sans vagues dans le golfe était
blanche d'écume , blanche comme une
nappe de savon, car le vent, ce terrible
vent de Fréjus qui souffle presque chaque
matin, semblait se jeter dessus pour lui
arracher la peau, qu'il soulevait et rou-
lait en petites lames de mousse éparpil-
lées ensuite, puis reformées tout aus-
sitôt.
Les gens du port nous ayant affirmé
que cette rafale tomberait vers onze
heures, nous nous décidâmes à nous
162 SUR L'EAU
mettre en route avec trois ris et le petit
foc.
Le youyou fut embarqué sur le pont,
au pied du mât, et le Bel- Ami sembla
s'envoler dès sa sortie de la jetée. Bien
qu'il ne portât presque point de toile, je
ne l'avais jamais senti courir ainsi. On
eût dit qu'il ne touchait point l'eau, et
on ne se fût guère douté qu'il portait au
bas de sa large quille, profonde de deux
mètres, une barre de plomb de dix-huit
cents kilogrammes, sans compter deux
mille kilogrammes de lest dans sa cale et
tout ce que nous avons à bord en grée-
ment, ancres, chaînes, amarres et mo-
bilier.
J'eus bien vite traversé le golfe au fond
duquel se jette l'Argens, et, dès que je
fus à l'abri des côtes, la brise cessa
presque complètement. C'est là que com-
SUR L'EAU 163
mence cette région sauvage, sombre et
superbe qu'on appelle encore le pays des
Maures. C'est une longue presqu'île de
montagnes dont les rivages seuls ont un
développement de plus de cent kilo-
mètres.
Saint-Tropez, à l'entrée de l'admirable
golfe nommé jadis golfe de Grimaud, est
la capitale de ce petit royaume sarrazin
dont presque tous les villages, bâtis au
sommet de pics qui les mettaient à l'abri
des attaques, sont encore pleins de mai-
sons mauresques avec leurs arcades,
leurs étroites fenêtres et leurs cours inté-
rieures oîi ont poussé de hauts palmiers
qui dépassent à présent les toits.
Si on pénètre à pied dans les vallons
inconnus de cet étrange massif de mon-
tagnes, on découvre une contrée invrai-
semblablement sauvage, sans routes.
IB't SUR L'EAU
sans chemins, même sans sentiers, sans
hameaux, sans maisons.
De temps en temps, après sept ou huit
heures de marche, on aperçoit une ma-
sure, souvent abandonnée, et parfois ha-
bitée par une misérable famille de char-
bonniers.
Les monts des Maures, ont, paraît-il,
tout un système géologique particulier,
une flore incomparable, la plus variée de
l'Europe, dit-on, et d'immenses forêts de
pins, de chênes-lièges et de châtaigniers.
J'ai fait, voici trois ans maintenant, au
cœur de ce pays, une excursion aux ruines
de la Chartreuse de la Verne, dont j'ai
gardé un inoubliable souvenir. S'il fait
beau demain, j'y retournerai.
Une route nouvelle suit la mer, allant
de Saint-Raphaël à Saint-Tropez. Tout
le long de cette avenue magnifique, ou-
SUR L'EAU 165
verte à travers les forets sur un incom-
parable rivage, on essaye de créer des
stations hivernales. La première en projet
est Saint-Aigulf.
Celle-ci offre un caractère particulier.
Au milieu du bois de sapins qui descend
jusqu'à la mer s'ouvrent, dans tous les
sens, de larges chemins. Pas une maison,
rien que le tracé des rues traversant des
arbres. Voici les places, les carrefours,
les boulevards. Leurs noms sont même
inscrits sur des plaques de métal : boule-
vard Ruysdaël, boulevard Rubeijs, bou-
levard Van Dyck, boulevard Claude Lor-
rain. On se demande pourquoi tous ces
peintres? Ah! pourquoi? C'est que la
Société s'est dit, comme Dieu lui-même
avant d'allumer le soleil : « Ceci sera une
station d'artistes ! »
La Société ! On ne sait pas dans le reste
16G SUR L'EAU
du monde tout ce que ce mot signifie
d'espérances, de dangers, d'argent gagné
et perdu sur les bords de la Méditerranée!
La Société! terme mystérieux, fatal, pro-
fond, trompeur.
En ce lieu pourtant, la Société semble
réaliser ses espérances, car elle a déjà
des acheteurs, et des meilleurs, parmi
les artistes. On lit de place en place :
« Lot acheté par M. Garolus Duran ; lot
de M. Clairin! lot de M"^ Groizette, etc. »
Cependant... qui sait?... Les Sociétés de
la Méditerranée ne sont pas en veine.
Rien de plus drôle que cette spécula-
tion furieuse qui aboutit à des faiUites
formidables. Quiconque a gagné dix mille
francs sur un champ achète pour dix mil-
lions de terrains à vingt sous le mètre
pour les revendre à vingt francs. On trace
les boulevards, on amène l'eau, on pré-
SUR L'EAU 167
pare l'usine à gaz, et on attend l'amateur.
L'amateur ne vient pas, mais la débâcle
arrive.
J'aperçois, loin devant moi, des tours
et des bouées qui indiquent les brisants
des deux rivages à la bouche du golfe de
Saint-Tropez.
La première tour se nomme tour des
Sardinaux et signale un vrai banc de
roches à fleur d'eau, dont quelques-unes
montrent leurs têtes brunes, et la seconde
a été baptisée Balise de la Sèche à l'huile.
Nous arrivons maintenant à l'entrée
du golfe, qui s'enfonce au loin entre deux
berges de montagnes et de forêts jusqu'au
village de Grimaud, bâti sur une cime,
tout au bout. L'antique château des Gri-
maldi, haute ruine qui domine le village,
apparaît là-bas dans la brume comme
une évocation de conte de fées.
168 SUR L'EAU
Plus de vent. Le golfe a l'air d'un lac
immense et calme où nous pénétrons
doucement en profitant des derniers
souffles de cette bourrasque matinale. A
droite du passage, Sainte'-Maxime, petit
port blanc, se mire dans l'eau, où le
reflet des maisons les reproduit la tête
en bas aussi nettes que sur la berge. En
face, Saint-Tropez apparaît, protégée par
un vieux fort.
A onze heures, le Bel- Ami s'amarre au
quai, à côté du petit vapeur qui fait le
service de Saint-Raphaël. Seul, en efl'et,
avec une vieihe diligence qui porte les
lettres et part la nuit par l'unique route
qui traverse ces monts, le Lion-de-Mer,
ancien yacht de plaisance, met les habi-
tants de ce petit port isolé en communi-
cation avec le reste du monde.
C'est là une de ces charmantes et sim-
SUR L'EAU 169
pies filles de la mer, une de ces bonnes
petites villes modestes, poussées dans
l'eau comme un coquillage, nourries de
poissons et d'air marin, et qui produi-
sent des matelots. Sur le port se dresse
en bronze la statue du bailli de Suffren.
On y sent la pêche et le goudron qui
flambe, la saumure et la coque des bar-
ques. On y voit, sur les pavés des rues,
briller, comme des perles, des écailles de
sardines, et le long des murs du port le
peuple boiteux et paralysé des vieux ma-
rins qui se chauffe au soleil sur les bancs
de pierre. Ils parlent de temps en temps
des navigations passées et de ceux qu'ils
ont connus jadis, des grands-pères de
ces gamins qui courent là-bas. Leurs
visages et leurs mains sont ridés, tannés,
brunis, sécliés par les vents, les fatigues,
les embruns, les chaleurs de l'équateur
10
170 SUR L'EAU
et les glaces des mers du Nord, car ils
ont vu, en rôdant par les océans, les
dessus et les dessous du monde, et l'en-
vers de toutes les terres et de toutes les
latitudes. Devant eux passe, calé sur une
canne, l'ancien capitaine au long cours
qui commanda les Trois-Sœurs^ ou les
Deux- Amis ^ ou la Marie-Louise, ou la
Jeune- Clémeiitine .
Tous le saluent, à la façon des soldats
qui répondent à l'appel, d'une litanie de
(( Bonjour, capitaine ! » modulés sur des
tons différents.
On est là au pays de la mer, dans une
brave petite cité salée et courageuse, qui
se battit jadis contre les Sarrasins, contre
le duc d'Anjou, contre les corsaires bar-
baresques, contre le connétable de Bour-
bon, et Charles-Quint, et le duc de Sa-
voie et le duc d'Épernon.
SUR L'EAU 171
En 1637, les habitants, les pères de
ces tranquilles bourgeois, sans aucun
aide, repoussèrent une flotte espagnole ;
et chaque année se renouvelle avec une
ardeur surprenante le simulacre de cette
attaque et de cette défense, qui emplit la
ville de bousculades, et de clameurs et
rappelle étrangement les grands diver-
tissements populaires du moyen âge.
En 1813, la ville repoussa également
une escadrille anglaise envoyée contre
elle.
Aujourd'hui, elle pêche. Elle pêche des
thons, des sardines, des loups, des lan-
goustes, tous les poissons si jolis de cette
mer bleue, et nourrit à elle seule une
partie de la côte.
En mettant le pied sur le quai, après
avoir fait ma toilette, j'entendis sonner
midi, et j'aperçus deux vieux commis,
172 SUR L'EAU
clercs de notaire ou d'avoué, qui s'en
allaient au repas, pareils à deux vieilles
bêtes de travail un instant débridées
pour qu'elles mangent l'avoine au fond
d'un sac de toile.
0 liberté ! liberté ! seul bonheur, seul
espoir et seul rêve ! De tous les miséra-
bles, de toutes les classes d'individus,
de tous les ordres de travailleurs, de
tous les hommes qui livrent quotidienne-
ment le dur combat pour vivre, ceux-là
sont le plus à plaindre, sont les plus
déshérités de faveurs.
On ne le croit pas. On ne le sait point.
Ils sont impuissants à se plaindre ; ils ne
peuvent pas se révolter ; ils restent liés,
bâillonnés dans leur misère, leur misère
honteuse de plumitifs !
Ils ont fait des études, ils savent le
droit ; ils sont peut-être bacheliers.
SUR L'EAU 173
Comme je l'aime, cette dédicace de
Jules Vallès :
« A tous ceux qui, nourris de grec et
de latin, sont morts de faim. »
Sait-on ce qu'ils gagnent, ces crève-
misère ? De huit cents à quinze cents
francs par an !
Employés des noires études, employés
des grands ministères, vous devez lire
chaque matin sur la porte de la sinistre
prison la célèbre phrase de Dante :
« Laissez toute espérance, vous qui
entrez ! »
On pénètre là, pour la première fois, à
vingt ans pour y rester jusqu'à soixante
et plus, et pendant cette longue période
rien ne se passe. L'existence tout entière
s'écoule dans le petit bureau sombre,
toujours le même, tapissé de cartons
verts. On y entre jeune, à l'heure des
10.
174 SUR L'EAU
espoirs vigoureux. On en sort vieux, près
de mourir. Toute cette moisson de sou-
venirs que nous faisons dans une vie, les
événements imprévus, les amours douces
ou tragiques, les voyages aventureux,
tous les hasards d'une existence libre,
sont inconnus à ces forçats.
Tous les jours, les semaines, les mois,
les saisons, les années se ressemblent. A
la même heure, on arrive; à la même
heure, on déjeune ; à la même heure, on
s'en va ; et cela de vingt à soixante ans.
Quatre accidents seulement font date :
le mariage, la naissance du premier en-
fant, la mort de son père et de sa mère.
Rien autre chose ; pardon, les avance-
ments. On ne sait rien de la vie ordi-
naire, rien, du monde ! On ignore jus-
qu'aux joyeuses journées de soleil dans
les rues, et les vagabondages dans les
SUR L'EAU 175
champs, car jamais on n'est lâché avant
l'heure réglementaire. On se constitue
prisonnier à huit heures du matin ; la pri-
son s'ouvre à six heures, alors que la
nuit vient.' Mais, en compensation, pen-
dant quinze jours par an, on a bien le
droit, — droit discuté, marchandé, repro-
ché, d'ailleurs — de rester enfermé dans
son logis. Car où pourrait-on aller sans
argent ?
Le charpentier grimpe dans le ciel ; le
cocher rôde par les rues; le mécanicien
des chemins de fer traverse les bois, les
plaines, les montagnes, va sans cesse des
murs de la ville au large horizon bleu
des mers. L'employé ne quitte point son
bureau, cercueil de ce vivant ; et dans
la même petite glace où il s'est regardé
jeune, avec sa moustache blonde, le jour
de son arrivée, il se contemple, chauve,
176 SUR L'EAU
avec sa barbe blanche, le jour où il est
mis dehors. Alors, c'est fini, la vie est
fermée, Favenir clos. Gomment cela se
fait-il qu'on en soit là déjà? Gomment
donc a-t-on pu vieillir ainsi sans qu'au-
cun événement se soit accompli, qu'au-
cune surprise de l'existence vous ait ja-
mais secoué ? Gela est pourtant. Place aux
jeunes, aux jeunes employés !
Alors, on s'en va, plus misérable en-
core, et on meurt presque tout de suite
de la brusque rupture de cette longue et
acharnée habitude du bureau quotidien,
des mômes mouvements, des mêmes ac-
tions, des mômes besognes aux mêmes
heures.
Au moment oii j'entrais à l'hôtel pour
y déjeuner, on me remit un effrayant
paquet de lettres et de journaux qui
SUR L'EAU 177
m'attendaient, et mon cœur se serra
comme sous la menace d'un malheur.
J'ai la peur et la haine des lettres ; ce
sont des hens. Ces petits carrés de pa-
pier qui portent mon nom me semblent
faire, quand je les déchire, un bruit de
chaînes, le bruit des chaînes qui m'atta-
chent aux vivants que j'ai connus, que je
connais.
Toutes me disent, bien qu'écrites par
des mains différentes : « Où êtes-vous ?
Que faites-vous? Pourquoi disparaître
ainsi sans annoncer oî^i vous allez? Avec
qui vous cachez-vous? » Une autre ajou-
tait : (( Gomment voulez-vous qu'on s'at-
tache à vous si vous fuyez toujours vos
amis; c'est même blessant pour eux... »
Eh bien, qu'on ne s'attache pas à moi!
Personne ne comprendra donc l'affection
sans y joindre une idée de possession et
178 SUR L'EAU
de despotisme. Il semble que les rela-
tions ne puissent exister sans entraîner
avec elles des obligations, des suscepti-
bilités et un certain degré de servitude.
Dès qu'on a souri aux politesses d'un in-
connu, cet inconnu a barres sur vous,
s'inquiète de ce que vous faites et vous
reproche de le négliger. Si nous allons
jusqu'à l'amitié, chacun s'imagine avoir
des droits ; les rapports deviennent
des devoirs, et les liens qui nous unis-
sent semblent terminés avec des nœuds
coulants.
Cette inquiétude affectueuse, cette ja-
lousie soupçonneuse, contrôleuse, cram-
ponnante des êtres qui se sont rencon-
trés et qui se croient enchaînés l'un à
l'autre parce qu'ils se sont plu, n'est faite
que de la peur harcelante de la sohtude
qui hante les hommes sur cette terre.
SUR L'EAU 179
. Chacun de nous, sentant le vide au-
tour de lui, le vide insondable oii s'agite
son cœur, oii se débat sa pensée, va comme
un fou, les bras ouverts, les lèvres ten-
dues, cherchant un être à étreindre. Et
il étreint à droite, à gauche, au hasard,
sans savoir, sans regarder, sans com-
prendre, pour n'être plus seul. Il semble
dire, dès qu'il a serré les mains : « Main-
tenant vous m'appartenez un peu. Vous
me devez quelque chose de vous, de votre
vie, de votre pensée, de votre temps. »
Et voilà pourquoi tant de gens croient
s'aimer qui s'ignorent entièrement, tant
de gens vont les mains dans les mains ou
la bouche sur la bouche, sans avoir pris
le temps même de se regarder. Il faut
qu'ils aiment, pour n'être plus seuls,
qu'ils aiment d'amitié, de tendresse, mais
qu'ils aiment pour toujours. Et ils le
180 SL'R L"EAU
disent, jurent, s'exaltent, versent tout
leur cœur dans un cœur inconnu trouvé
la veille, toute leur âme dans une âme
de rencontre dont le visage leur a plu. Et,
de cette hâte à s'unir, naissent tant de
méprises, de surprises, d'erreurs et de
drames.
Ainsi que nous Testons seuls, malgré
tous nos efforts, de même nous restons
libres malgré toutes les étreintes.
Personne, jamais, n'appartient à per-
sonne. On se prête, malgré soi, à ce jeu
coquet ou passionné de la possession,
mais on ne se donne jamais. L'homme,
exaspéré par ce besoin d'être le maître de
quelqu'un, a institué la tyrannie, l'escla-
vage et le mariage. Il peut tuer, torturer,
emprisonner, mais la volonté humaine
lui échappe toujours, quand même elle a
consenti quelques instants à se soumettre.
SUR L'EAU 181
Est-ce que les mères possèdent leurs
enfants ? Est-ce que le petit être, à
peine sorti du ventre, ne se met pas à
crier pour dire ce qu'il veut, pour annon-
cer son isolement et affirmer son indé-
pendance?
Est-ce qu'une femme vous appartient
jamais? Savez -vous ce qu'elle pense,
même si elle vous adore? Baisez sa chair,
pâmez-vous sur ses lèvres. Un mot sorti
de votre bouche ou de la sienne, un seul
mot suffira pour mettre entre vous une
implacable haine !
Tous les sentiments affectueux perdent
leur charme s'ils deviennent autoritaires.
De ce qu'il me plaît de voir quelqu'un et
de lui parler, s'ensuit -il qu'il me soit
permis de savoir ce qu'il fait et ce qu'il
aime ?
L'agitation des villes grandes et petites,
11
182 SUR L'EAU
de tous les groupes de la société, la cu-
riosité méchante, envieuse, médisante,
calomniatrice, le souci incessant des rela-
tions, des affections d'autrui, des commé-
rages et des scandales, ne viennent-ils
pas de cette prétention que nous avons
de contrôler la conduite des autres, comme
si tous nous appartenaient à des degrés
différents. Et nous nous imaginons en
effet que nous avons des droits sur
eux, sur leur vie, car nous la voulons
réglée selon la nôtre, sur leurs pensées,
car nous les réclamons de même ordre
que les nôtres, sur leurs opinions, car
nous ne les tolérons pas différentes des
nôtres, sur leur réputation, car nous l'exi-
geons selon nos principes, sur leurs
mœurs, car nous nous indignons quand
elles ne sont pas soumises à notre mo-
rale.
SUR L'EAU 183
Je déjeunai au bout d'une longue table
dans l'hôtel du Bailli de Suffren, et je
continuais à lire mes lettres et mes
journaux, quand je fus distrait par les
propos bruyants d'une demi -douzaine
d'hommes assis à l'autre extrémité.
C'étaient des commis voyageurs. Ils
parlèrent de tout avec conviction, avec
autorité, avec blague, avec dédain, et ils
me donnèrent nettement la sensation de
ce qu'est l'àme française, c'est-à-dire la
moyenne de l'intelligence, de la raison,
de la logique et de l'esprit en France. Un
d'eux, un grand à tignasse rousse, por-
tait la médaille militaire et une médaille
de sauvetage — un brave. — Un petit gros
faisait des calembours sans répit et en
riait lui-même à pleine gorge, avant d'a-
voir laissé aux autres le temps de com-
prendre . Un homme à cheveux ras ,
184 SUR L'EAU
réorganisait l'armée et la magistrature,
réformait les lois et la Constitution, défi-
nissait une République idéale, pour son
âme de placeur de vins. Deux voisins s'a-
musaient beaucoup en se racontant leurs
bonnes fortunes, des aventures d'arrière-
boutique ou des conquêtes de servantes.
Et je voyais en eux toute la France, la
France légendaire , spirituelle , mobile ,
brave et galante.
Ces hommes étaient des types de la
race, types vulgaires qu'il me suffirait de
poétiser un peu pour retrouver le Fran-
çais tel que nous le montre l'histoire, cette
vieille dame exaltée et menteuse.
Et c'est vraiment une race amusante
que la nôtre, par des qualités très spé-
ciales qu'on ne retrouve nulle part ail-
leurs.
C'est d'abord notre mobilité qui diver-
SUR L'EAU 18.-;
sifie si allègrement nos mœurs et nos ins-
titutions. Elle fait ressembler le passé de
notre pays à un surprenant roman d'aven-
tures dont la sinte à demain est toujours
pleine d'imprévu, de drame et de comé-
die, de choses terribles ou grotesques.
Qu'on se fâche et qu'on s'indigne, suivant
les opinions qu'on a, il est bien certain
que nulle histoire au monde n'est plus
amusante et plus mouvementée que la
nôtre.
Au point de vue de l'art pur — et pour-
quoi n'admettrait- on pas ce point de vue
spécial et désintéressé en politique comme
en littérature? — elle demeure sans rivale.
Quoi de plus curieux et de plus surpre-
nant que les événements accomplis seule-
ment depuis un siècle ?
Que verrons-nous demain? Cette attente
de l'imprévu n'est-elle pas, au fond, char-
186 SUR LKAU
mante ? Tout est possible chez nous ,
même les plus invraisemblables drôleries
et les plus tragiques aventures.
De quoi nous étonnerions-nous? Quand
un pays a eu des Jeanne d'Arc et des
Napoléon, il peut être considéré comme
un sol miraculeux.
Et puis nous aimons les femmes; nous
les aimons bien, avec fougue et avec lé-
gèreté, avec esprit et avec respect.
Notre galanterie ne peut être comparée
à rien dans aucun autre pays.
Celui qui garde au cœur la flamme ga-
lante des derniers siècles, entoure les
femmes d'une tendresse profonde, douce,
émue et alerte en même temps. Il aime
tout ce qui est d'elles, tout ce (jui vient
d'elles, tout ce qu'elles sont, et tout ce
qu'elles font. Il aime leurs toilettes, leurs
bibelots, leurs parures, leurs ruses, leurs
SUR L'EAU 187
naïvetés, leurs perfidies, leurs mensonges
et leurs gentillesses. Il les aime toutes,
les riches comme les pauvres, les jeunes
et même les vieilles , les brunes , les
blondes, les grasses, les maigres. Il se
sent à son aise près d'elles, au milieu
d'elles. Il y demeurerait indéfiniment ,
sans fatigue, sans ennui, heureux de leur
seule présence.
Il sait, dès les premiers mots, par un
regard, par un sourire, leur montrer qu'il
les aime, éveiller leur attention, aiguil-
lonner leur plaisir de plaire, leur faire
déployer pour lui toutes leurs séductions.
Entre elles et lui s'établit aussitôt une
sympathie vive, une camaraderie d'ins-
tinct, comme une parenté de caractère et
de nature.
Entre elles et lui commence une sorte
de combat, de coquetterie et de galante-
188 SUR L"EAU
rie, se noue une amitié mystérieuse et
gueiToyeuse, se resserre une obscure
affinité de cœur et d'esprit.
Il sait leur dire ce qui leur plaît, leur
faire comprendre ce qu'il pense, leur
montrer sans les choquer jamais, sans
jamais froisser leur frêle et mobile pu-
deur, un désir discret et vif, toujours
éveillé dans ses yeux, toujours frémis-
sant sur sa bouche, toujours allumé dans
ses veines. Il est leur ami et leur esclave,
le serviteur de leurs caprices et l'admira-
teur de leur personne. Il est prêt à leur
appel, à les aider, à les défendre comme
des alliés secrets. Il aimerait se dévouer
pour elles, pour celles qu'il connaît peu,
pour celles qu'il ne connaît pas, pour
celles qu'il n'a jamais vues.
Il ne leur demande rien qu'un peu de
gentille affection, un peu de confiance
SUR L'EAU 189
OU un peu d'intérêt, un peu de bonne
grâce ou même de perfide malice.
Il aime, dans la rue, la femme qui
passe et dont le regard le frôle. Il aime la
fillette en cheveux qui va, un nœud bleu
sur la tète, une fleur sur le sein, l'œil ti-
mide ou hardi, d'un pas lent ou pressé, à
travers la foule des trottoirs. Il aime les
inconnues coudoyées, la petite mar-
chande qui rêve sur sa porte, la belle
nonchalante étendue dans sa voiture dé-
couverte.
Dès qu'il se trouve en face d'une femme
il a le cœur ému et l'esprit en éveil. Il
pense à elle, parle pour elle, tâche de lui
plaire et de lui faire comprendre qu'elle
lui plaît. Il a des tendresses qui lui vien-
nent aux lèvres, des caresses dans le re-
gard, une envie de lui baiser la main, de
toucher l'étoffe de sa robe. Pour lui, les
11.
190 SUR L'EAU
femmes parent le monde et rendent sé-
duisante la vie.
Il aime s'asseoir à leurs pieds pour le
seul plaisir d'être là; il aime rencontrer
leur œil, rien que pour y chercher leur
pensée fuyante et voilée ; il aime écouter
leur voix uniquement parce que c'est une
voix de femme.
C'est par elles et pour elles que le Fran-
çais a appris à causer, et avoir de l'esprit
toujours.
Causer, qu'est cela? Mystère ! C'est l'art
de ne jamais paraître ennuyeux, desavoir
tout dire avec intérêt, de plaire'avec n'im-
porte quoi, de séduire avec rien du tout.
Comment définir ce vif effleurement
des choses par les mots, ce jeu de ra-
quette avec des paroles souples, cette es-
pèce de sourire léger des idées que doit
être la causerie.
SUR L'EAU 191
Seul au monde, le Français a de l'es-
prit, et seul il le goûte et le comprend.
Il a l'esprit qui passe et l'esprit qui
reste, l'esprit des rues et l'esprit des
livres.
Ce qui demeure, c'est l'esprit, dans le
sens large du mot, ce grand souffle ironi-
que ou gai répandu sur notre peuple de-
puis qu'il pense et qu'il parle ; c'est la
verve terrible de Montaigne et de Rabe-
lais, l'ironie de Voltaire, de Beaumar-
chais, de Saint-Simon et le prodigieux
rire de Molière.
La saillie, le mot est la monnaie très
menue de cet esprit-là. Et pourtant, c'est
encore un côté, un caractère tout parti-
culier de notre intelligence nationale.
C'est un de ses charmes les plus vifs. Il
fait la gaîté sceptique de notre vie pari-
sienne, l'insouciance aimable de nos
192 SUR L'EAU
mœurs. Il est une partie de notre amé-
nité.
Autrefois, on faisait en vers ces jeux
plaisants ; aujourd'hui, on les fait en
prose. Gela s'appelle, selon les temps,
épigrammes, bons mots, traits, pointes,
gauloiseries. Ils courent la ville et les
salons, naissent partout, sur le boulevard
comme à Montmartre. Et ceux de Mont-
martre valent souvent ceux du boulevard.
On les imprime dans les journaux. D'un
bout à l'autre de la France, ils font rire.
Car nous savons rire.
Pourquoi un mot plutôt qu'un autre,
le rapprochement imprévu, bizarre de
deux termes, de deux idées ou même de
deux sons, une calembredaine quel-
conque, un coq-à-l'âne inattendu ouvrent-
ils la vanne de notre gaîté, font-ils éclater
tout d'un coup, comme une mine qui
SLR L'EAU 193
sauterait tout Paris et toute la pro-
vince ?
Pourquoi tous les Français riront-ils?
alors que tous les Anglais et tous les Alle-
mands ne comprendront pas notre amu-
sement? Pourquoi? Uniquement parce
que nous sommes Français, que nous
avons l'intelligence française, que nous
possédons la charmante faculté du rire.
Chez nous, d'ailleurs, il suffit d'un peu
d'esprit pour gouverner. La bonne hu-
ineur tient lieu de génie, un bon mot
sacre un homme et le fait grand pour la
postérité. Tout le reste importe peu. Le
peuple aime ceux qui l'amusent et par-
donne à ceux qui le font rire.
Un seul coup d'oeil jeté sur le passé de
notre patrie nous fera comprendre que
la renommée de nos grands hommes n'a
jamais été faite que par des mots heureux.
194 SUR L'EAU
Les plus détestables princes sont devenus
populaires par des plaisanteries agréables,
répétées et retenues de siècle en siècle.
Le trône de France est soutenu par des
devises de mirliton.
Des mots, des mots, rien que des mots,
ironiques ou héroïques, plaisants ou po-
lissons, les mots surnagent sur notre his-
toire et la font paraître comparable à un
recueil de calembours.
Glovis, le roi chrétien, s'écria, en enten-
dant hre la Passion :
« Que n'étais-je là avec mes Francs 1 »
Ce prince, pour régner seul, massacra
ses alliés et ses parents, commit tous les
crimes imaginables. On le regarde ce-
pendant comme un monarque civilisateur
et pieux.
« Que n'étais-je là avec mes Francs? »
Nous ne saurions rien du bon roi Da-
SUR L'EAU 195
gobert, si la chanson ne nous avait appris
quelques particularités, sans doute erro-
nées, de son existence.
Pépin, voulant déposséder du trône le
roi Ghildéric, posa au pape Zacharie l'in-
sidieuse question que voici : « Lequel
des deux est le plus digne de régner,
celui qui remplit dignement toutes les
fonctions de roi, sans en avoir le titre, ou
celui qui porte ce titre sans savoir gou-
verner? »
Que savons-nous de Louis VI? Rien.
Pardon. Au combat de Brenne ville,
comme un Anglais posait la main sur lui
en s'écriant : « Le roi est pris! », ce
prince, vraiment Français, répondit : « Ne
sais-tu pas qu'on ne prend jamais un roi,
même aux échecs ! »
Louis IX, bien que saint, ne nous
laissa pas un seul mot à retenir. Aussi
196 SUR L'EAU
son règne nous apparaît-il comme horri-
blement ennuyeux, plein d'oraisons et de
pénitences.
Philippe VI, ce niais, battu et blessé à
Grécy, alla frapper à la porte du château
de l'Arbroie, en criant : « Ouvrez, c'est la
fortune de la France! » Nous lui savons
encore gré de cette parole de mélodrame.
Jean H, prisonnier du prince de Galles
lui dit, avec une bonne grâce chevale-
resque et une galanterie de troubadour
français : « Je comptais vous donner à
souper aujourd'hui ; mais la fortune en
dispose autrement et veut que je soupe
chez vous. »
On n'est pas plus gracieux dans l'ad-
versité.
<( Ce n'est pas au roi de France à ven-
ger les querelles du duc d'Orléans, » dé-
clara ].ouis XII avec générosité.
SUR L'EAU 197
Et c'est là, vraiment, un grand mot de
roi, un mot digne d'être retenu par tous
les princes.
François P'", ce grand nigaud, coureur
de fdles et général malheureux, a sauvé
sa mémoire et entouré son nom d'une
auréole impérissable, et écrivant à sa
mère ces quelques mots superbes, après
la défaite de Pavie : « Tout est perdu,
madame, fors l'honneur. »
Est-ce que cette parole, aujourd'hui, ne
nous semble pas aussi belle qu'une vic-
toire. N'a-t-elle pas illustré le prince plus
que la conquête d'un royaume? Nous
avons oubhé les noms de la plupart des
grandes batailles livrées à cette époque
lointaine ; oubliera-t-on jamais : « Tout
est perdu, fors l'honneur... ? »
Henri IV! Saluez, messieurs, c'est le
maître! Sournois, sceptique, malin, faux
198 SUR L'EAU
bonhomme, rusé comme pas un, plus
trompeur qu'on ne saurait croire, débau-
ché, ivrogne et sans croyance à rien, il a
su, par quelques mots heureux se faire
dans l'histoire une admirable réputation
de roi chevaleresque, généreux, brave
homme, loyal et probe.
Oh! le fourbe, comme il savait jouer,
celui-là, avec la bêtise humaine.
« Pends-toi, brave Grillon, nous avons
vaincu sans toi ! »
Après une parole semblable, un général
est toujours prêt à se faire pendre ou
tuer pour son maître.
Au moment de livrer la fameuse ba-
taille d'Ivry : « Enfants, si les cornettes
vous manquent, ralliez-vous à mon pa-
nache blanc; vous le trouverez toujours
au chemin de l'honneur et de la vic-
toire ! »
SUR L'EAU l'J'.)
Pouvait-il n'être pas toujours victo-
rieux, celui qui savait parler ainsi à ses
capitaines et à ses troupes.
Il veut Paris, le roi sceptique ; il le veut,
mais il lui faut choisir entre sa foi et la
belle ville : « Baste ! murmura-t-il, Paris
vaut bien une messe ! » Et il changea de
rehgion comme il aurait changé d'habit.
N'est-il pas vrai cependant, que le mot
fit accepter la chose ? a Paris vaut bien
une messe! » fît rire les gens d'esprit, et
l'on ne se fâcha pas trop.
N'est-il pas devenu le patron des pères
de familles en demandant à l'ambassadeur
d'Espagne, qui le trouva jouant au cheval
avec le dauphin : « Monsieur l'ambassa-
deur, êtes-vous père? »
L'Espagnol répondit : « Oui, sire. »
— « En ce cas, dit le roi, je continue. »
Mais il a conquis pour l'éternité le
200 SUK L'EAU
cœur français, le cœur des bourgeois et
le cœur du peuple par le plus beau mot
qu'ait jamais prononcé un prince, un mot
de génie, plein de profondeur, de bonho-
mie, de malice et de sens.
« Si Dieu m'accorde vie, je veux qu'il
n'y ait si pauvre paysan en mon royaume
qui ne puisse mettre la poule au pot le
dimanche. »
C'est avec ces paroles-là qu'on prend,
qu'on gouverne, qu'on domine les foules
enthousiastes et niaises. Par deux paroles,
Henri IV^ a dessiné sa physionomie pour
la postérité. On ne peut prononcer son
nom sans avoir aussitôt une vision de
panache blanc, et une saveur de poule
au pot.
Louis XIII ne fît pas de mots. Ce
triste roi eut un triste règne,
Louis XIV donna la formule du pou-
SUR L'EAU 201
voir personnel absolu. « L'Etat, c'estmoi.)^
Il donna la mesure de l'orgueil royal
dans son complet épanouissement : « J'ai
failli attendre. »
Il donna l'exemple des ronflantes paro-
les politiques qui font les alliances entre
deux peuples. « Il n'y a plus de Pyré-
nées. »
Tout son règne est dans ces quelques
mots.
Louis XV, le roi corrompu, élégant et
spirituel, nous a laissé la note charmante
de sa souveraine insouciance : « Après
moi, le déluge! »
Si Louis XVI avait eu l'esprit de faire
un mot, il aurait peut-être sauvé la mo-
narchie. Avec une saillie, n'aurait-il pas
évité la guillotine?
Napoléon I*^'" jeta à poignées les mots
qu'il fallait aux cœurs de ses soldats.
202 SUR L'EAU
Napoléon III éteignit avec une courte
phrase toutes les colères futures de la na-
tion en promettant : « L'Empire, c'est la
paix! » L'Empire, c'est la paix! affirma-
tion superbe, mensonge admirable! Après
avoir dit cela, il pouvait déclarer la
guerre à toute l'Europe sans rien craindre
de son peuple. Il avait trouvé une for-
mule simple, nette, saisissante, capable
de frapper les esprits, et contre laquelle
les faits ne pouvaient plus prévaloir.
Il a fait la guerre à la Chine, au Mexi-
que, à la Russie, à l'Autriche, à tout le
monde. Qu'importe? Certaines gens par-
lent encore avec conviction des dix-huit
ans de tranquillité qu'il nous donna.
« L'Empire, c'est la paix. »
Mais c'est aussi avec des mots, des
mots plus mortels que des balles, que
M. Rochefort abattit l'empire, le crevant
SUR L'EAU 203
de ses traits, le déchiquetant et l'émiet-
tant.
Le maréchal de Mac-Mahon lui-môme
nous a laissé un souvenir de son passage
au pouvoir : « J'y suis, j'y reste ! Et
c'est par un mot de Gambetta qu'il fut
à son tour culbuté :« Se soumettre ou se
démettre. »
Avec ces deux verbes, plus puissants
qu'une révolution, plus formidables que
des barricades, plus invincibles qu'une
armée, plus redoutables que tous les
votes, le tribun renversa le soldat, écrasa
sa gloire, anéantit sa force et son prestige.
Quant à ceux qui nous gouvernent au-
jourd'hui, ils tomberont, car ils n'ont pas
d'esprit;, ils tomberont, car au jour du
danger, au jour de l'émeute, au jour de
la bascule inévitable, ils ne sauront pas
faire rire la France et la désarmer.
204 SUR L'EAU
De toutes ces paroles historiques il n'en
est pas dix qui soient authentiques.
Qu'importe, pourvu qu'on les croie pro-
noncées par ceux à qui on les prête :
Dans le pays des bossus,
Il faut l'être
Ou le paraître,
dit la chanson populaire.
Cependant les commis voyageurs par-
laient maintenant de l'émancipation des
femmes, de leurs droits et de la place
nouvelle qu'elles voulaient prendre dans
la société.
Les uns approuvaient, d'autres se fâ-
chaient; le petit gros plaisantait sans
repos, et termina en même temps ce dé-
jeuner et la discussion par cette anecdote
assez plaisante :
(( Dernièrement, disait-il, un grand
meeting avait eu lieu en Angleterre, où
SUR LE AU -205
cette question avait été traitée. Comme
un orateur venait de développer de nom-
breux arguments en faveur des femmes
et terminait par cette phrase :
« En résumé, messieurs, elle est bien
petite la différence qui distingue l'homme
de la femme.
a Une voix forte, enthousiaste, con-
vaincue, s'éleva dans la foule et cria :
« — Hurrah pour la petite différence ! »
12
Saint-Tropez, 13 avril.
Gomme il faisait fort beau ce matin, je
partis pour la Chartreuse de la Verne.
Deux souvenirs m'entraînaient vers
cette ruine : celui de la sensation de soli-
tude infinie et de tristesse inoubliable
ressentie dans le cloître perdu, et puis
celui d'un vieux couple de paysans chez
qui m'avait conduit, l'année d'avant, un
ami qui me guidait à travers le pays des
Maures.
Assis dans un char à bancs, caria route
deviendra bientôt impraticable pour une
voiture suspendue, je suivis d'abord le
golfe jusqu'au fond. J'apercevais, sur
l'autre rive en face, les bois de pins où la
208 SUR L'EAU
Société essaye encore une station. La
plage, d'ailleurs, est admirable et le pays
entier magnifique. La route ensuite s'en-
fonce dans les montagnes et bientôt tra-
verse le bourg de Gogolin. Un peu plus
loin, je la quitte pour prendre un chemin
défoncé qui ressemble à une longue or-
nière. Une rivière, ou plutôt un grand
ruisseau, coule à côté, et tous les cent
mètres coupe cette ravine, l'inonde, s'é-
loigne un peu, revient, se trompe encore,
quitte son lit et noie la route, puis tombe
dans un fossé, s'égare dans un champ de
pierres, parait soudain devenu sage et
suit son cours quelque temps; mais, saisi
tout à coup par une brusque fantaisie, il
se précipite de nouveau dans le chemin
qu'il change en mare, oii le cheval enfonce
jusqu'au poitrail et la haute voiture jus-
qu'au coffre.
SUR L'EAU 209
Plus de maisons ; déplace en place une
hutte de charbonniers. Les plus pauvres
demeurent en des trous. Se figure-t-on
que des hommes habitent en des trous,
qu'ils vivent là toute l'année, cassant du
bois et le brûlant pour en extraire du
charbon, mangeant du pain et des oi-
gnons, buvant de l'eau et couchant comme
les lapins en leurs terriers, au fond d'une
étroite caverne creusée dans le granit.
On vient d'ailleurs de découvrir, au mi-
lieu de ces valions inexplorés, un soli-
taire, un vrai solitaire, caché là depuis
trente ans, ignoré de tous, même des
gardes forestiers.
L'existence de ce sauvage, révélée je
ne sais par qui, fut signalée sans doute
au conducteur de la diligence, qui en
parla au maître de poste, qui en causa
avec le directeur ou la directrice du télé-
12.
210 SUR LEAU
graphe, qui s'étonna devant le rédacteur
d'un Petit Midi quelconque, qui en fit
une chronique à sensation reproduite par
toutes les feuilles de Provence.
La gendarmerie se mit en marche et
découvrit le solitaire, sans l'inquiéter
d'ailleurs, ce qui prouve qu'il devait avoir
gardé ses papiers. Mais un photographe,
excité par cette nouvelle, se mit en route
à son tour, erra trois jours et trois nuits
à travers les montagnes, et finit par pho-
tographier quelqu'un, le vrai sohtaire,
disent les uns, un faux, affirmentles autres.
Or l'an dernier, l'ami qui me révéla
ce bizarre pays me fit voir deux êtres plus
curieux assurément que le pauvre diable
qui vint cacher dans ces bois impéné-
trables un chagrin, un remords, un déses-
poir inguérissable, ou peut-être le simple
ennui de vivre.
SUR L'EAU 211
Voici comment il les avait trouvés. Er-
rant à cheval à travers ces vallons, il ren-
contra tout à coup une sorte d'exploita-
tion prospère, des vignes, des champs et
une ferme humble mais habitable.
Il entra. Une femme le reçut, âgée de
soixante-dix ans environ, une paysanne.
Son homme, assis sous un arbre, se leva
et vint saluer.
— 11 est sourd, dit-elle.
C'était un grand vieillard de quatre-
vingts ans, étonnamment fort, droit et
beau.
Ils avaient à leur service un valet et
une servante. Mon ami, un peu surpris
de rencontrer dans ce désert ces êtres
singuhers, s'informa d'eux. Ils étaient là
depuis fort longtemps ; on les respectait
beaucoup, et ils passaient pour avoir de
l'aisance, une aisance de paysans.
'212 SUR L'EAU
Il revint les voir plusieurs fois et devint
peu à peu le confident de la femme. Il lui
apportait des journaux, des livres, s'éton-
nant de trouver en elle des idées, ou plu-
tôt des restes d'idées qui ne semblaient
point de sa caste. Elle n'était d'ailleurs
ni lettrée, ni intelligente, ni spirituelle,
mais semblait avoir, au fond de sa mé-
moire, des traces de pensées oubliées, le
souvenir endormi d'une éducation an-
cienne.
Un jour, elle lui demanda son nom.
— Je m'appelle le comte de X..., dit-il.
Elle reprit, mue par une de ces obscu-
res vanités gîtées au fond de toutes les
âmes :
— Moi aussi, je suis noble !
Puis elle continua, parlant pour la pre-
mière fois assurément de cette chose si
vieille, inconnue de tous.
SUR L'EAU 213
— Je suis la fille d'un colonel. Mon
mari était sous-officier dans le régiment
que commandait papa. Je suis devenue
amoureuse de lai, et nous nous sommes
sauvés ensemble.
— Et vous êtes venus ici ?
— Oui, nous nous cachions.
— Et vous n'avez jamais revu votre
famille ?
— Oh ! non : songez que mon mari
était déserteur.
— Vous n'avez jamais écrit à per-
sonne ?
— Oh ! non.
— Et vous n'avez jamais entendu par-
ler de personne de votre famille, ni de
votre père, ni de votre mère ?
— Oh ! non ! Maman était morte.
Cette femme avait gardé quelque chose
d'enfantin, l'air naïf de celles qui se jet-
214 SUR L'EAU
tent dans l'amour comme dans un préci-
pice.
Il demanda encore :
. — Vous n'avez jamais raconté cela à
personne.
— Oh ! non. Je le dis maintenant parce
que Maurice est sourd. Tant qu'il enten-
dait, je n'aurais pas osé en parler. Et
puis, je n'ai jamais vu que des paysans
depuis que je me suis sauvée.
— Avez- vous été heureuse, au moins ?
— Oh ! oui, très heureuse. Il m'a ren-
due très heureuse. Je n'ai jamais rien
regretté.
Et j'avais été voir à mon tour, l'année
précédente, cette femme, ce couple,
comme on va visiter une relique mira-
culeuse.
J'avais contemplé, triste, surpris, émer-
veillé et dégoûté, cette fille qui avait
SUR LEAU 2i:>
suivi cet homme, ce rustre, séduite par
son uniforme de hussard cavalcadeur, et
qui plus tard, sous ses haillons de pay-
san, avait continué de le voir avec le dol-
man bleu sur le dos, le sabre au flanc ^
et chaussé de la botte éperonnée qui
sonne.
Cependant elle était devenue elle-même
une paysanne. Au fond de ce désert, elle
s'était faite à cette vie sans charmes,
sans luxe, sans déhcatesse d'aucune
sorte, elle s'était pHée à ces habitudes
simples. Et elle l'aimait encore. Elle était
devenue une femme du peuple, en bon-
net, en jupe de toile. Elle mangeait dans
un plat de terre sur une table de bois,
assise sur une chaise de paille, une bouil-
lie de choux et de pommes de terre au
lard. Elle couchait sur une paillasse à son
côté.
216 SUR L'EAU
Elle n'avait jamais pensé à rien, qu'à
lui ! Elle n'avait regretté ni les parures,
ni les étoffes, ni les élégances, ni la mol-
lesse des sièges, ni la tiédeur parfumée
des chambres enveloppées de tentures, ni
la douceur des duvets oi^i plongent les
corps pour le repos. Elle n'avait eu jamais
besoin que de lui ! Pourvu qu'il fut là,
elle ne désirait rien.
Elle avait abandonné la vie, toute jeune,
et le monde, et ceux qui l'avaient élevée,
aimée. Elle était venue, seule avec lui,
en ce sauvage ravin. Et il avait été tout
pour elle, tout ce qu'on désire, tout ce
qu'on rêve, tout ce qu'on attend sans
cesse, tout ce qu'on espère sans fin. Il
avait empli de bonheur son existence,
d'un bout à l'autre. Elle n'aurait pas pu
être plus heureuse.
Maintenant j'allais, pour la seconde
SUR L'EAU 217
fois, la revoir avec l'étonnement et le va-
gue mépris que je sentais en moi pour elle.
Elle habitait de l'autre côté du mont
qui porte la Chartreuse de La Verne,
près de la route d'Hyères, où une autre
voiture m'attendait, car l'ornière que
nous avions suivie, cessait tout à coup et
devenait un simple sentier accessible
seulement aux piétons et aux mulets.
Je me mis donc à monter, seul, à pied
et à pas lents. J'étais dans une forêt déli-
cieuse, un vrai maquis corse, un bois
de contes de fées fait de hanes fleuries,
de plantes aromatiques aux odeurs puis-
santes et de grands arbres magnifiques.
Les granits dans le chemin brillaient
et roulaient, et par les jours entre les
branches j'apercevais soudain de larges
vallées sombres, s'allongeant à perte de
vue, pleines de verdure.
13
218 SUR L'EAU
J'avais chaud, mon sang vif coulait à
travers ma chair, je le sentais courir
dans mes veines un peu brûlant, rapide,
alerte, rythmé, entraînant comme une
chanson, la grande chanson bête et gaie
de la vie qui s'agite au soleil. J'étais
content, j'étais fort, j'accélérais ma mar-
che, escaladant les rocs, sautant, cou-
rant, découvrant de minute en minute
un pays plus large, un gigantesque filet
de vallons déserts où ne montait pas la
fumée d'un seul toit.
Puis, je gagnai la cime, que d'autres
cimes, plus hautes, dominaient, et après
quelques détours, j'aperçus sur le flanc
de la montagne en face, derrière une
châtaigneraie immense qui allait du som-
met au fond d'une vallée, une ruine
noire, un amas de pierres sombres et de
bâtiments anciens supportés par de hau-
su II l/EAU 2)9
tes arcades. Pour l'atteindre, il fallut con-
tourner un large ravin et traverser la
châtaigneraie. Les arbres, vieux comme
l'abbaye, survivent à cette morte, énor-
mes, mutilés, agonisants. Les uns sont
tombés ne pouvant plus porter leur âge,
d'autres décapités n'ont plus qu'un tronc
creux oïl se cacheraient dix hommes. Et
ils ont l'air d'une armée formidable de
géants antiques et foudrjoyés qui mon-
tent encore à l'assaut du ciel. On sent les
siècles et la moisissure, l'antique vie des
racines pourries dans ce bois fantasti-
que 011 rien ne fleurit plus au pied de
ces colosses. C'est, entre les troncs
gris, un sol dur de pierres et d'herbe
rare.
Voici deux sources captées ou des fon-
taines pour faire boire les vaches.
J'approche de l'abbaye et je découvre
220 SUR LKAU-
tous les vieux bâtiments dont les plus an-
ciens datent du xn*^ siècle et dont les
plus récents sont habités par une famille
de pâtres.
Dans la première cour on voit aux tra-
ces des animaux, qu'un reste de vie
hante encore ces lieux, puis après avoir
traversé des salles croulantes pareilles à
celles de toutes les ruines, on arrive dans
le cloître, long et bas promenoir encore
couvert, entourant un préau de ronces et
de hautes herbes. Nulle part au monde
je n'ai senti sur mon cœur un poids de
mélancohe aussi lourd qu'en cet antique
et sinistre marchoir de moines. Certes,
la forme des arcades et la proportion du
lieu contribuent à cette émotion, à ce ser-
rement de cœur, et attristent l'âme par
l'œil, comme la hgne heureuse d'un mo-
nument gai réjouit la vue. L'homme qui
SUR L'EAU 221
a construit cette retraite devait être un
désespéré pour avoir su créer cette pro-
menade de désolation. On a envie de
pleurer entre ces murs et de gémir, on a
envie de souiTrir, d'aviver les plaies de
son cœur, d'agrandir, d'élargir jusqu'à
l'infini tous les chagrins comprimés en
nous.
Je grimpai par une brèche pour voir
le paysage, au dehors et je compris. —
Rien autour de nous, rien que la mort. —
Derrière l'abbaye une montagne allant
au ciel, autour des ruines la châtai-
gneraie, et devant, une vallée, et plus
loin, d'autres vallées, — des pins, des
pins, un océan de pins, et tout à l'ho-
rizon, encore des pins sur des som-
mets.
Et je m'en allai.
Je traversai ensuite un bois de chênes-
222 s un L'EAU
lièges où j'avais eu l'autre année une sur-
prise émouvante et forte.
C'était par un jour gris, en octobre, au
moment où l'on vient arracher l'écorce
de ces arbres pour en faire des bouchons.
On les dépouille ainsi depuis le pied jus-
qu'aux premières branches, et le tronc
dénudé devient rouge, d'un rouge de
sang comme un membre d'écorché. Ils
ont des formes bizarres, contournées,
des allures d'êtres estropiés, épilepti-
ques qui se tordent, et je me crus sou-
dain jeté dans une forêt de suppliciés,
dans une forêt sanglante de l'enfer où les
hommes avaient des racines, où les corps
déformés par les supplices ressemblaient
à des arbres, où la vie coulait sans cesse,
dans une souffrance sans fm, par ces
plaies saignantes qui mettaient en moi
cette crispation et cette défaillance que
• SUR L'EAU 223
produisent sur les nerveux la vue brus-
que du sang, la rencontre imprévue d'un
homme écrasé ou tombé d'un toit. Et
cette émotion fut si vive, et cette sensa-
tion fut si forte que je crus entendre des
plaintes, des cris déchirants, lointains,
innombrables, et qu'ayant touché, pour
raffermir mon cœur, un de ces arbres,
je crus voir, je vis, en la retournant vers
moi, ma main toute rouge.
Aujourd'hui ils sont guéris — jus-
qu'au prochain écorchement.
Mais j'aperçois enfin la route qui passe
auprès de la ferme où s'abrita le long
bonheur du sous-officier de hussards et
delà fille du colonel.
De loin, je reconnais l'homme qui se
promène dans ses vignes. Tant mieux :
la femme sera seule à la maison.
La servante lave devant la porte.
224 SUR L'EAU
— Votre maîtresse est ici, lui clis-je.
Elle répondit d'un air singulier, avec
Faccent du midi.
— Non m'sieu, voilà six mois qu'elle
n'est plus.
— Elle est morte?
— Oui m'sieu.
— Et de quoi ?
La femme hésita, puis murmura :
— Elle est morte , elle est morte
donc.
— Mais de quoi?
— D'une chute, donc!
— D'une chute, oi^i ça?
— Mais de la fenêtre.
Je donnai vingt sous.
— Racontez-moi, lui dis-je.
Elle avait sans doute grande envie de
parler, sans doute aussi elle avait dû ré-
péter souvent cette histoire depuis six
SUU LE AU 225
mois, car elle la récita longuement comme
une chose sue et invariable.
Et j'appris que depuis trente ans,
l'homme, le vieux, le sourd, avait une
maîtresse au village voisin, et que sa
femme l'ayant appris par hasard d'un
charretier qui passait et qui causa de ça,
sans la connaître, s'était sauvée au gre-
nier éperdue et hurlante, puis lancée par
la fenêtre, non point peut-être par ré-
flexion, mais affolée par l'horrible dou-
leur de cette surprise qui la jetait en
avant, d'une irrésistible poussée, comme
un fouet qui frappe et déchire. Elle avait
gravi l'escalier, franchi la porte, et sans
savoir, sans pouvoir arrêter son élan,
continuant à courir devant elle, avait
sauté dans le vide.
Il n'avait rien su, lui, il ne savait pas
encore, il ne saurait jamais puisqu'il
13.
226 s un LE AU
était sourd. Sa femme était morte, voilà
tout. Il fallait bien que tout le monde
mourût !
Je le voyais de loin donnant par signes
des ordres aux ouvriers.
Mais j'aperçus la voiture qui m'atten-
dait à l'ombre d'un. arbre, et je revins à
Saint-Tropez.
14 avril.
J'allais me coucher hier soir, bien qu'il
fût à peine neuf heures, quand on me
remit un télégramme.
Un ami, un de ceux que j'aime, me
disait : « Je suis à Monte-Carlo, pour
quatre jours, et je t'envoie des dépêches
dans tous les ports de la côte. Viens donc
me retrouver. »
Et voilà que le désir de le voir, le désir
de causer, de rire, de parler du monde,
des choses, des gens, de médire, de poti-
ner, de juger, de blâmer, de supposer,
de bavarder, s'alluma en moi comme un
incendie. Le matin même j'aurais été
exaspéré de ce rappel, et, ce soir, j'en
228 SLR L'EAU
étais ravi; j'aurais voulu déjà être là-bas,
voir la grande salle du restaurant pleine
de monde, entendre cette rumeur de voix
où les chiffres de la roulette dominent
toutes les phrases comme le Dominus
vobiscum des offices divins.
J'appelai Bernard.
— Nous partirons vers quatre heures
du matin pour Monaco, lui dis-je.
Il répondit avec philosophie :
— S'il fait beau, monsieur.
— Il fera beau.
— C'est que le baromètre baisse.
— Bah ! Il remontera.
Le matelot souriait de son sourire in-
crédule.
Je me couchai et je m'endormis.
Ce fut moi qui réveillai les hommes. Il
faisait sombre, quelques nuées cachaient
le ciel. Le baromètre avait encore baissé.
SUR L'EAU 229
Les deux matelots remuaient la tête
d'un air méfiant.
Je répétais :
— Bah ! il fera beau. Allons, en route !
Bernard disait :
— Quand je peux voir au large, je
sais ce que je fais; mais ici, dans ce
port, au fond de ce golfe, on ne sait
rien, monsieur, on ne voit rien ; il y
aurait une mer démontée que nous ne le
saurions pas.
Je répondais :
— Le baromètre a baissé, donc nous
n'aurons pas de vent d'est. Or, si nous
avons le vent d'ouest, nous pourrons
nous réfugier à Agay, qui est à six ou
sept milles.
Les hommes ne semblaient pas ras-
surés ; cependant ils se préparaient à
partir.
230 SUR L'EAU
— Prenons-nous le canot sur le pont ?
demanda Bernard.
— Non. Vous verrez qu'il fera beau.
Gardons-le à la traîne, derrière nous.
Un quart d'heure plus tard, nous quit-
tions le port, et nous nous engagions
dans la sortie du golfe, poussés par une
brise intermittente et légère.
Je riais.
— Eh bien ! Vous voyez qu'il fait beau.
Nous eûmes bientôt franchi la tour
noire et blanche bâtie sur la basse Rabiou,
et bien que protégé par le cap Camarat,
qui s'avance au loin dans la pleine mer,
et dont le feu à éclats apparaissait de
minute en minute, le Bel-Ami était déjà
soulevé par de longues vagues puissantes
et lentes, ces coUines d'eau qui marchent,
l'une derrière l'autre, sans bruit, sans
secousse, sans écume, menaçantes sans
SUR L'EAU 231
colère, effrayantes par leur tranquillité.
On ne voyait rien, on sentait seule-
ment les montées et les descentes du
yacht sur cette mer remuante et téné-
breuse.
Bernard disait :
— Il y ti eu gros vent au large cette
nuit, monsieur. Nous aurons de la chance
si nous arrivons sans misère.
Le jour se levait, clair, sur la foule
agitée des A^agues, et nous regardions
tous les trois au large si la bourrasque
ne reprenait pas.
Cependant le bateau allait vite, vent
arrière et poussé par la mer. Déjà nous
nous trouvions par le travers d'Agay, et
nous délibérâmes si nous ferions route
vers Cannes, en prévision du mauvais
temps, ou vers Nice, en passant au large
des îles.
232 SUR L'EAU
Bernard préférait entrer à Cannes ;
mais comme la brise ne fraîchissait pas,
je me décidai pour Nice.
Pendant trois heures tout alla bien,
quoique le pauvre petit yacht roulât
comme un bouchon dans cette houle pro-
fonde.
Quiconque n'a pas vu cette mer du
large, cette mer de montagnes qui vont
d'une course rapide et pesante, séparées
par des vallées qui se déplacent de se-
conde en seconde, comblées et reformées
sans cesse, ne devine pas, ne soupçonne
pas la force mystérieuse, redoutable,
terrifiante et superbe des flots.
Notre petit canot nous suivait loin der-
rière nous, au bout d'une amarre de qua-
rante mètres, dans ce chaos hquide et
dansant. Nous le perdions de vue à tout
moment, puis soudain il reparaissait au
SUR L'EAU
sommet d'une vague, nageant comme un
gros oiseau blanc.
Voici Cannes, là-bas, au fond de son
golfe, Saint-Honorat, avec sa tour debout
dans les flots, devan^ nous le cap d'An-
tibes.
La brise fraîchit peu à peu, et sur la
crête des vagues les moutons apparais-
sent, ces moutons neigeux qui vont si
vite et dont le troupeau illimité court, sans
pâtre et sans chien, sous le ciel infmi.
Bernard me dit :
— C'est tout juste si nous gagnerons
Antibes.
En effet, les coups de mer arrivent, bri-
sant sur nous, avec un bruit violent, inex-
primable. Les rafales brusques nous
bousculent, nous jettent dans les trous
béants d'où nous sortons en nous redres-
sant avec des secousses terribles.
234 SLR LE AU
Le pic est amené, mais le gui à chaque
oscillation du yacht touche les vagues,
semble prêt à arracher le mât qui va
s'envoler avec sa voile , nous laissant
seuls, flottant, perdus sur l'eau furieuse.
Bernard me dit :
— Le canot, monsieur.
Je me retourne. Une vague mxons-
trueùse l'emplit, le roule, l'enveloppe
dans sa bave comme si ehe le dévorait,
et brisant l'amarre qui l'attache à nous,
le garde, à moitié coulé, noyé, proie con-
quise, vaincue, qu'elle va jeter aux ro-
chers, là-bas, sur le cap.
Les minutes semblent des heures.
Rien à faire, il faut aller, il faut gagner
la pointe devant nous, et, quand nous
l'aurons doublée, nous serons à l'abri,
sauvés.
Enfm, nous l'atteignons i La mer à
SUR LE AU 235
présent est calme, unie, protégée par la
longue bande de roches et de terres qui
forme le cap d'Antibes.
Le port est là, dont nous sommes partis
depuis quelques jours à peine , bien que
je croie être en route depuis des mois, et
nous y entrons. comme midi sonne.
Les matelots, revenus chez eux, sont
radieux, quoique Bernard répète à tout
moment :
— Ah ! monsieur, notre pauvre petit
canot, ça me fait gros cœur, de l'avoir vu
périr comme ça !
Je pris donc le train de quatre heures
pour aller dîner avec mon ami dans la
principauté de Monaco.
Je voudrais avoir le loisir de parler
longuement de cet Etat surprenant, moins
grand qu'un village de France, mais oii
l'on trouve un souverain absolu, des évê-
236 SUU LE AU
ques, une armée de jésuites et de sémina-
ristes plus nombreuse que celle du Prince,
une artillerie dont les canons sont presque
rayés, une étiquette plus cérémonieuse
que celle de feu Louis XIV, des principes
d'autorité plus despotes que ceux de
Guillaume de Prusse, joints à une tolé-
rance magnifique pour les vices de l'huma-
nité, dont vivent le souverain, les évêques,
les jésuites, les séminaristes, les ministres,
l'armée, la magistrature, tout le monde.
Saluons d'ailleurs ce bon roi pacifique
qui, sans peur des invasions et des révo-
lutions, règne en paix sur son heureux
petit peuple au milieu des cérémonies
d'une cour où sont conservées intactes les
traditions des quatre révérences , des
vingt-six baisemains et de toutes les for-
mules usitées autrefois autour des Grands
Dominateurs.
SUR L'EAU 237
Ce monarque pourtant n'est point san-
guinaire ni vindicatif; et quand il bannit
car il bannit, la mesure est appliquée
avec des ménagements infinis.
En faut-il donner des preuves ?
Un joueur obstiné, dans un jour de
déveine, insulta le souverain. Il fut
expulsé par décret.
Pendant un mois il rôda autour du Pa-
radis défendu, craignant le glaive de l'ar-
change, sous la forme du sabre d'un gen-
darme. Un jour enfin il s'enhardit, fran-
chit la frontière, gagne entrente secondes
le cœur du pays, pénètre dans le Casino.
Mais soudain un fonctionnaire l'arrête :
— N'êtes-vous pas banni,' monsieur?
— Oui, monsieur, mais je repars par
le premier train.
— Oh ! en ce cas fort bien, monsieur,
vous pouvez entrer.
238 SUR L'EAU
Et chaque semaine il revient; et
chaque fois le même fonctionnaire lui
pose la même question à laquelle il répond
de la même façon.
La justice peut-elle être plus douce?
Mais, une des années dernières, un
cas fort grave et tout nouveau se produisit
dans le royaume.
Un assassinat eut lieu.
Un homme, un monégasque, pas un de
ces étrangers errants qu'on rencontre par
légions sur ces côtes, un mari, dans un
moment de colère, tua sa femme.
Oh ! il la tua sans raison, sans pré-
texte acceptable. L'émotion fut unanime
dans toute la principauté.
La Cour suprême se réunit pour juger
ce cas exceptionnel (jamais un assassinat
n'avait eu lieu), et le misérable fut con-
damné à mort à l'unanimité.
SUR L'EAU 239
Le souverain indigné ratifia l'arrêt.
Il ne restait plus qu'à exécuter le cri-
minel. Alors une difficulté surgit. Le
pays ne possédait ni bourreau ni guillo-
tine.
Que faire? Sur l'avis du ministre des
affaires étrangères, le prince entama des
négociations avec le gouvernement fran-
çais pour obtenir le prêt d'un coupeur de
têtes avec son appareil.
De longues délibérations eurent lieu
au ministère à Paris. On répondit enfin
en envoyant la note des frais pour dépla-
cement des bois et du praticien. Le tout
montait à seize mille francs.
Sa Majesté Monégaste songea que l'o-
pémtion lui coûterait bien cher ; l'assas-
sin ne valait certes pas ce prix. Seize
mille francs pour le cou d'un drôle ! Ah !
mais non.
240 SUR L'EAU
On adressa alors la même demande au
gouvernement italien. Un roi, un frère
ne se montrerait pas sans doute si exi-
geant qu'une république.
Le gouvernement italien envoya un
mémoire qui montait à douze mille
francs.
Douze mille francs ! Il faudrait préle-
ver un impôt nouveau, un impôt de deux
francs par tête d'habitant. Gela suffirait
pour amener des troubles inconnus dans
l'État.
On songea à faire décapiter le gueux
par un simple soldat. Mais le général,
consulté, répondit en hésitant que ses
hommes n'avaient peut-être pas une pra-
tique suffisante de l'arme blanche pour
s'acquitter d'une tâche demandant une
grande expérience dans le maniement du
sabre.
SUR L'EAU 241
Alors le prince convoqua de nouveau
la Cour suprême et lui soumit ce cas
embarrassant.
On délibéra longtemps, sans découvrir
aucun moyen pratique. Enfin le premier
président proposa de commuer la peine
de mort en celle de prison perpétuelle, et
la mesure fut adoptée.
Mais on ne possédait pas de prison. Il
fallut en installer une, et un geôlier fut
nommé, qui prit livraison du prison-
nier.
Pendant six mois tout alla bien. Le
captif dormait tout le jour sur une pail-
lasse dans son réduit, et le gardien en
faisait autant sur une chaise devant la
porte en regardant passer les voyageurs.
Mais le prince est économe, c'est là son
moindre défaut, et il se fait rendre
compte des plus petites dépenses accom-
14
242 SUR L'EAU
plies dans son Etat (la liste n'en est pas.
longue). On lui remit donc la note des
frais relatifs à la création de cette fonc-
tion nouvelle, à l'entretien de la prison,
du prisonnier et du veilleur. Le traite-
ment de ce dernier grevait lourdement le
budget du souverain.
Il fit d'abord la grimace ; mais quand
il songea que cela pouvait durer toujours
(le condamné était jeune), il prévint son
ministre de la justice d'avoir à prendre
des mesures pour supprimer cette dé-
pense.
Le ministre consulta le président du
tribunal, et tous deux convinrent qu'on
supprimerait la charge de geôlier. Le
prisonnier, invité à se garder tout seul,
ne pouvait manquer de s'évader, ce qui
résoudrait la question à la satisfaction de
tous.
SUR L'EAU 243
Le geôlier fut donc rendu à sa famille,
et un aide de cuisine du palais resta
chargé simplement de porter, matin et
soir, la nourriture du coupable. Mais ce-
lui-ci ne fit aucune tentative pour recon-
quérir sa liberté.
Or, un jour, comme on avait négligé
de lui fournir ses aliments, on le vit ar-
river tranquillement pour les réclamer;
et il prit dès lors l'habitude, afin d'éviter
une course au cuisinier, de venir aux
heures des repas manger au palais avec
les gens de service dont il devint l'ami.
Après le déjeuner, il allait faire un
tour jusqu'à Monte-Carlo. Il entrait par-
fois au Casino risquer cinq francs sur le
tapis vert. Quand il avait gagné, il s'of-
frait un bon dîner dans un hôtel en re-
nom, puis il revenait dans sa prison, dont
il fermait avec soin la porte au dedans.
244 SUIl L'EAU
Il ne découcha pas une seule fois.
La situation devenait difficile, non
pour le condamné, mais pour les juges.
La Cour se réunit de nouveau, et il fut
décidé qu'on inviterait le criminel à sor-
tir des Etats de Monaco.
Lorsqu'on lui signifia cet arrêt , il ré-
pondit simplement :
« Je vous trouve plaisants. Eh bien,
qu'est-ce que je deviendrai, moi? Je n'ai
plus de moyen d'existence. Je n'ai plus
de famille. Que voulez-vous que je fasse?
J'étais condamné à mort. Vous ne m'avez
pas exécuté. Je n'ai rien dit. Je suis en-
suite condamné à la prison perpétuelle et
remis aux mains d'un geôlier. Vous m'avez
enlevé mon gardien. Je n'ai rien dit encore.
« Aujourd'hui, vous voulez me chasser
du pays. Ah ! mais non. Je suis prison-
nier, votre prisonnier, jugé et condamné
SUR L'EAU
par vous. J'accomplis ma peine fidèle-
ment. Je reste ici. »
La Cour suprême fut atterrée. Le prince
eut une colère terrible et ordonna de
prendre des mesures.
On se remit à délibérer.
Alors, il fut décidé qu'on offrirait au
coupable une pension de six cents francs
pour aller vivre à l'étranger.
11 accepta.
Il a loué un petit enclos à cinq minutes
de l'Etat de son ancien souverain , et il
vit heureux sur sa terre, cultivant quel-
ques légumes et méprisant les potentats.
Mais la cour de Monaco, instruite un
peu tard par cet exemple, s'est décidée à
traiter avec le gouvernement français ;
maintenant elle nous livre ses condamnés
que nous mettons à l'ombre, moyennant
une pension modique.
14.
246 SUR L'EAU
On peut voir, aux archives judiciaires
de la principauté, l'arrêt qui règle la
pension du drôle en l'obligeant à sortir
du territoire monégasque.
En face du palais du prince se dresse
l'établissement rival, la Roulette. Aucune
haine d'ailleurs, aucune hostihté de l'un
à l'autre, car celui-ci soutient celui-là
qui le protège. Exemple admirable,
exemple unique de deux familles voisines
et puissantes vivant en paix dans un
petit Etat, exemple bien fait pour effacer
le souvenir des Gapulets et des Montai gus.
Ici, la maison souveraine et là la maison
de jeux, l'ancienne et la nouvelle société
fraternisant au bruit de l'or.
Autant les salons du prince sont d'un
accès difficile, autant ceux du Casino sont
ouverts aux étrangers.
Je me rends à ces derniers.
SUR L'EAU ^47
Un bruit d'argent, continu comme celui
des flots, un bruit profond, léger, redou-
table, emplit l'oreille dès l'entrée, puis
emplit l'âme, remue le cœur, trouble
l'esprit, affole la pensée. Partout on l'en-
tend, ce bruit qui chante, qui crie, qui
appelle, qui tente, qui déchire.
Autour des tables, un peuple affreux de
joueurs, l'écume des continents et des
sociétés, mêlée avec des princes, ou rois
futurs, des femmes du monde, des bour-
geois, des usuriers, des fdles fourbues,
un mélange, unique sur la terre, d'hom-
mes de toutes les races, de toutes les
castes, de toutes les sortes, de toutes les
provenances, un musée de rastaquouères
russes, brésiliens, chiliens, italiens, espa-
gnols, allemands, de vieilles femmes à
cabas, de jeunes drôlesses portant au
poignet un petit sac où sont enfermés des
248 SUR L'EAU
clefs, un mouchoir et trois dernières
pièces de cent sous destinées au tapis
vert quand on croira sentir la veine.
Je m'approche de la première table et
je vois... pâlie, le front plissé, la lèvre
dure, la figure entière crispée et mé-
chante.. . la jeune femme delabaie d'Agay,
la belle amoureuse du bois ensoleillé et
du doux clair de lune. Assis devant elle,
il est là, lui, nerveux, la main posée sur
quelques louis.
— Joue sur le premier carré, dit-elle.
Il demande avec angoisse :
— Tout ?
— Oui, tout.
11 pose les louis, en petit tas.
Le croupier fait tourner la roue. La
bille court, danse, s'arrête.
— Rien ne va plus, jette la voix, qui
reprend au bout d'un instant :
SUR L'EAU 249
— Vingt-huit.
La jeune femme tressaille, et, d'un ton
dur et bref :
— Viens-t'en.
11 se lève, et, sans la regarder, la suit,
et on sent qu'entre eux quelque chose
d'affreux a surgi.
Quelqu'un dit :
— Bonsoir l'amour. Ils n'ont pas l'air
d'accord aujourd'hui.
Une main me frappe sur l'épaule. Je
me retourne. C'est mon ami.
Il me reste à demander pardon pour
avoir ainsi parlé de moi. J'avais écrit
pour moi seul ce journal de rêvasseries,
ou plutôt j'avais profité de ma solitude
flottante pour arrêter les idées errantes
qui traversent notre esprit comme des
oiseaux.
250 SUR L'EAU
On me demande de publier ces pages
sans suite, sans composition, sans art,
qui vont l'une derrière l'autre sans raison
et finissent brusquement, sans motif,
parce qu'un coup de vent a terrainé mon
voyage.
Je cède à ce désir. J'ai peut-être tort.
E V lî E i; X . 1 M P n I M E r. I E de C II A I! LES II E 1! I S S E Y
^ 1B99
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I.! >îaupassant, Guy de
2350 Sur 1 ' eau
S7
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PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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