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Full text of "Sur l'eau"

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Sur  l'Eau 


DU  MEME  AUTEUR 


COLLECTIO^  (iHAAD  L\-1,S  JESUS  A  5  FR.  50  LE  VOL. 

ROMANS 

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Notre  Cœur 1  vol. 

Une  Vie 1  vol. 

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Mont-Oriol 1  vol. 

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Clair  de  Lune 1  vol 

Le  Horla 1  vol. 

La  Main  Gauche 1  vol. 

La  Maison  Tellier 1  vol- 
Monsieur  Parent 1  vol. 

Les  Sœurs  Rondoli 1  vol. 

Mademoiselle  Fifi 1  vol. 

Yvette 1  vdl. 

Miss  Hariett 1  vol. 

La  Petite  Roque 1  vol. 

Contes  de  la  Bécasse 1  vol. 

L'Inutile  Beauté 1  vol. 

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La  Vie  Errante  (avec  une  couverture  illustrée 

par  lliou) 1  vol. 

Au  Soleil 1  vol. 

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de  l'auteur,  sravé  à  l'eau-forte  par  Le  Rat.  1  vol. 

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Bel-Ami.  Avec  103  illustrations  de  Ferdinand  Bac. 

1  vol.  in-16.  Prix o  fr. 


Tous  droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 
pour  tous  les  pays,  y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 

S'adresser,  pour  traiter  à  M.  Paul  Olle.ndoufk,  Éditeur 
28  Ois,  rue  de  lliclielieu,  Paris. 


GUY  DE  MAUPASSANT 


Sur  l'Eau 


NOUVELLE    ÉDITION    REVUE 


PARIS 

PAUL  OLLENDORFF,  ÉDITEUR 

28    Us,    RUE    DE    RICHELIEU,    28    Us 
1899 

Tous  droits  réservés. 


va 

Si 


IL    A    ETE    TIRÉ    A    PART 

DIX     EXEMPLAIRES     SUR'    PAPIER     DE     HOLLANDE 

NUMÉROTÉS    A    LA    PRESSE 


Ce  journal  ne  contient  aucune  histoire 
et  aucune  aventure  intéressantes.  Ayant 
t'ait,  au  printemps  dernier,  une  petite 
croisière  sur  les  côtes  de  la  Méditerranée, 
je  me  suis  amusé  à  écrire  chaque  jour, 
ce  que  f  ai  vu  et  ce  que  f  ai  pe7isé. 

En  somme,  fai  vu  de  F  eau,  du  .soleil, 
des  nuages  et  des  roches  —  je  ne  puis 
raconter  autre  chose  —  et  j'ai  pensé  sim- 
plement, comme  on  pense  quand  le  flot 
vou.s  berce,  vous  engourdit  et  vous  promène. 

1SS8. 


SUR   L'EAU 


6  avril. 

Je  dormais  profondément  quand  mon 
patron  Bernard  jeta  du  sable  dans  ma 
fenêtre:  Je  l'ouvris  et  je  reçus  sur  le  vi- 
sage, dans  la  poitrine  et  jusque  dans 
l'âme,  le  souffle  froid  et  délicieux  de  la 
nuit.  Le  ciel  était  limpide  et  bleuâtre, 
rendu  vivant  par  le  frémissement  de  feu 
des  étoiles. 

Le  matelot,  debout  au  pied  du  mur, 
disait  : 

—  Beau  temps,  monsieur. 

—  Quel  vent? 

—  Vent  de  terre. 

1 


SUR  L'EAU 


—  C'est  bien,  j'arrive. 

Une  demi-heure  plus  tard,  je  descen- 
dais la  côte  à  grands  pas.  L'horizon  com- 
mençait à  pâlir  et  je  regardais  au  loin, 
derrière  la  baie  des  Anges,  les  lumières 
de  Nice,  puis  plus  loin  encore,  le  phare 
tournant  de  Villefranche. 

Devant  moi  Antibes  apparaissait  vague- 
ment dans  l'ombre  éclaircie,  avec  ses 
deux  tours  debout  sur  la  ville  bâtie  en 
cône  et  qu'enferment  encore  les  vieux 
murs  de  Vauban. 

Dans  les  rues,  quelques  chiens  et  quel- 
ques hommes,  des  ouvriers,  qui  se  lèvent. 
Dans  le  port,  rien  que  le  très  léger  ber- 
cement des  tartanes  le  long  du  quai  et 
l'insensible  clapot  de  l'eau  qui  remue  à 
peine.  Parfois  un  bruit  d'amarre  qui  se 
raidit  ou  le  frôlement  d'une  barque  le 
long  d'une  coque.  Les  bateaux,  les  pierres, 


SUR   L'EAU  3 

la  mer  elle-même  semblent  dormir  sous 
le  firmament  poudré  d'or  et  sous  l'œil  du 
petit  phare  qui,  debout  sur  la  jetée, 
veille  sur  son  petit  port. 

Là-bas,  en  face  du  chantier  du  cons- 
tructeur Ardouin,  j'aperçus  une  lueur,  je 
sentis  un  mouvement,  j'entendis  des 
voix.  On  m'attendait.  Le  Bel-Ami  était 
prêt  à  partir. 

Je  descendis  dans  le  salon  qu'éclai- 
raient les  deux  bougies  suspendues  et 
balancées  comme  des  boussoles,  au  pied 
des  canapés  qui  serA^ent  de  lits,  la  nuit 
venue,  j'endossai  le  veston  de  mer  en 
peau  de  bête,  je  me  coifPai  d'une  chaude 
casquette,  puis  je  remontai  sur  le  pont. 
Déjà  les  amarres  de  poste  avaient  été  lar- 
guées, et  les  deux  hommes,  halant  sur  la 
chaîne,  amenaient  le  yacht  à  pic  sur  son 
ancre.  Puis  ils  hissèrent  la  grande  voile, 


4  SUR  L'EAU 

qui  s'éleva  lentement  avec  une  plainte 
monotone  des  poulies  et  de  la  mâture. 
Elle  montait  large  et  pâle  dans  la  nuit, 
cachant  le  ciel  et  les  astres,  agitée  déjà 
par  les  souffles  du  vent. 

Il  nous  arrivait  sec  et  froid  de  la  mon- 
tagne invisible  encore  qu'on  sentait  char- 
gée de  neige.  11  était  très  faible,  à  peine 
éveillé,  indécis  et  intermittent. 

Maintenant,  les  hommes  embarquaient 
l'ancre  ;  je  pris  la  barre  ;  et  le  bateau, 
pareil  à  un  grand  fantôme,  gUssa  sur  l'eau 
tranquille.  Pour  sortir  du  port,  il  nous 
fallait  louvoyer  entre  les  tartanes  et  les 
goélettes  ensommeillées.  Nous  allions 
d'un  quai  à  l'autre,  doucement,  traînant 
notre  canot  court  et  rond  qui  nous  suivait 
comme  un  petit,  à  peine  sorti  de  l'œuf, 
suit  un  cygne. 

Dès  que  nous  fûmes  dans   la  passe, 


SUR  L'EAU 


entre  la  jetée  et  le  fort  carré,  le  yacht, 
plus  ardent,  accéléra  sa  marche  et  sembla 
s'animer  comme  si  une  gaité  fut  entrée 
en  lui.  Il  dansait  sur  les  vagues  légères, 
innombrables  et  basses,  sillons  mouvants 
d'une  plaine  illimitée.  Il  sentait  la  vie  de 
la  mer  en  sortant  de  l'eau  morte  du  port. 

Il  n'y  avait  pas  de  houle,  et  je  m'en- 
gageai entre  les  murs  de  la  ville  et  la 
bouée  le  Cinq-cents  francs  qui  indique  le 
grand  passage,  puis  laissant  arriver  vent 
arrière,  je  fis  route  pour  doubler  le  cap. 

Le  jour  naissait,  les  étoiles  s'étei- 
gnaient, le  phare  de  Yillefranche  ferma 
pour  la  dernière  fois  son  œil  tournant, 
et  j'aperçus  dans  le  ciel  lointain,  au-des- 
sus de  Nice,  encore  invisible,  des  lueurs 
bizarres  et  roses,  c'étaient  les  glaciers  des 
Alpes  dont  l'aurore  allumait  les  cimes. 

Je  remis  la  barre  à  Bernard  pour  regar- 


6  SUll  L'EAU 

der  se  lever  le  soleil.  La  brise,  plus 
fraîche,  nous  faisait  courir  sur  l'onde  fré- 
missante et  violette.  Une  cloche  se  mit  à 
sonner,  jetant  au  vent  les  trois  coups 
rapides  de  V Angélus.  Pourquoi  le  son 
des  cloches  semble-t-il  plus  alerte  au 
jour  levant  et  plus  lourd  à  la  nuit  tom- 
bante ?  J'aime  cette  heure  froide  et  légère 
du  matin,  lorsque  l'homme  dort  encore 
et  que  s'éveille  la  terre.  L'air  est  plein 
de  frissons  mystérieux  que  ne  connais- 
sent point  les  attardés  du  lit.  On  aspire, 
on  boit,  on  voit  la  vie  qui  renaît,  la  vie 
matérielle  du  monde,  la  vie  qui  parcourt 
les  astres  et  dont  le  secret  est  notre  im- 
mense tourment. 
Raymond  disait  : 

—  Nous  aurons  vent  d'est  tantôt. 
Bernard  répondit  : 

—  Je  croirais  plutôt  à  un  vent  d'ouest. 


SUR   LE  AU  7 

Bernard,  le  patron,  est  maigre,  souple, 
remarquablement  propre,  soigneux  et 
prudent.  Barbu  jusqu'aux  yeux,  il  a  le 
regard  bon  et  la  voix  bonne.  C'est  un  dé- 
voué et  un  franc.  Mais  tout  l'inquiète  en 
mer,  la  houle  rencontrée  soudain  et  qui 
annonce  de  la  brise  au  large,  le  nuage 
allongé  sur  l'Estérel,  qui  révèle  du  mis- 
tral dans  l'ouest,  et  même  le  baromètre 
qui  monte,  car  il  peut  indiquer  une  bour- 
rasque de  l'est.  Excellent  marin  d'ailleurs, 
il  surveille  tout  sans  cesse  et  pousse  la 
propreté  jusqu'à  frotter  les  cuivres  dès 
qu'une  goutte  d'eau  les  atteint. 

Raymond,  son  beau-frère,  est  un  fort 
gars,  brun  et  moustachu,  infatigable  et 
hardi,  aussi  franc  et  dévoué  que  l'autre, 
mais  moins  mobile  et  nerveux,  plus 
calme,  plus  résigné  aux  surprises  et  aux 
traîtrises  de  la  mer. 


SUR   L'EAU 


Bernard,  Raymond  et  le  baromètre 
sont  parfois  en  contradiction  et  me  jouent 
une  amusante  comédie  à  trois  person- 
nages, dont  un  muet,  le  mieux  renseigné. 

—  Sacristi,  monsieur,  nous  marchons 
bien,  disait  Bernard. 

Nous  avons  passé,  en  effet,  le  golfe  de 
la  Salis,  franchi  la  Garoupe,  et  nous  ap- 
prochons du  cap  Gros,  roche  plate  et 
basse  allongée  au  ras  des  flots. 

Maintenant,  toute  la  chaîne  des  Alpes 
apparaît,  vague  monstrueuse  qui  menace 
la  mer,  vague  de  granit  couronnée  de 
neige  dont  tous  les  sommets  pointus 
semblent  des  jaillissements  d'écume  im- 
mobile et  figée.  Et  le  soleil  se  lève  der- 
rière ces  glaces,  sur  qui  sa  lumière 
tombe  en  coulée  d'argent. 

Mais  voilà  que,  doublant  le  cap  d'An- 
tibes,  nous  découvrons  les  îles  de  Lé- 


SUR  L'EAU  9 

rins,  et  loin  par  derrière,  la  chaîne  tour- 
mentée de  l'Esterel.  L'Esterel  est  le 
décor  de  Cannes,  charmante  montagne  de 
keepsake,  bleuâtre  et  découpée  élégam- 
ment, avec  une  fantaisie  coquette  et 
pourtant  artiste,  peinte  à  l'aquarelle  sur 
un  ciel  théâtral  par  un  créateur  complai- 
sant pour  servir  de  modèle  aux  Anglaises 
paysagistes  et  de  sujet  d'admiration  aux 
altesses  phtisiques  ou  désœuvrées. 

A  chaque  heure  du  jour,  l'Esterel 
change  d'effet  et  charme  les  yeux  du 
high  life. 

La  chaîne  des  monts  correctement  et 
nettement  dessinée  se  découpe  au  matin 
sur  le  ciel  bleu,  d'un  bleu  tendre  et  pur, 
d'un  bleu  propre  et  joli,  d'un  bleu  idéal 
de  plage  méridionale.  Mais  le  soir,  les 
flancs  boisés  des  côtes  s'assombrissent 
et    plaquent    une    tache   noire    sur   un 

1. 


10  SUR   L'EAU 


ciel  de  feu,  sur  un  ciel  invraisembla- 
blement dramatique  et  rouge.  Je  n'ai 
jamais  vu  nulle  part  ces  couchers  de 
soleil  de  féerie,  ces  incendies  de  Thori- 
zon  tout  entier,  ces  explosions  de  nuages, 
cette  mise  en  scène  habile  et  superbe,  ce 
renouvellement  quotidien  d'effets  exces- 
sifs et  magnifiques  qui  forcent  l'admira-- 
tion  et  feraient  un  peu  sourire  s'ils 
étaient  peints  par  des  hommes. 

Les  îles  de  Lérins,  qui  ferment  à  l'est 
le  golfe  de  Cannes  et  le  séparent  du  golfe 
Juan,  semblent  elles-mêmes  deux  îles 
d'opérette  placées  là  pour  le  plus  grand 
plaisir  des  hivernants  et  des  malades. 

De  la  pleine  mer,  où  nous  sommes  à 
présent,  elles  ressemblent  à  deux  jardins 
d'un  vert  sombre,  poussés  dans  l'eau.  Au 
large  à  l'extrémité  de  Saint-Honorat, 
s'élève,  le  pied  dans  les  flots,  une  ruine 


SUR  L'EAU  II 

toute  romantique,  vrai  château  de  Wal- 
ter  Scott,  toujours  battue  par  les  vagues, 
et  où  les  moines  autrefois  se  défendirent 
contre  les  Sarrazins,  car  Saint-Honorat 
appartint  toujours  à  des  moines,  sauf 
pendant  la  Révolution.  L'île  fut  achetée 
alors  par  une  actrice  des  Français. 
'  Château-fort,  rehgieux  batailleurs,  au- 
jourd'hui trappistes  gras,  souriants  et 
quêteurs,  jolie  cabotine  venant  sans 
doute  cacher  ses  amours  dans  cet  îlot 
couvert  de  pins  et  de  fourrés  et  entouré 
d'un  colHer  de  rochers  charmants,  tout 
jusqu'à  ces  noms  à  la  Florian  «  Lérins, 
Saint-Honorat,  Sainte-Marguerite  »,  tout 
est  aimable  coquet,  romanesque,  poéti- 
que et  un  peu  fade  sur  ce  délicieux  rivage 
de  Cannes. 

Pour  faire  pendant  à  l'antique  manoir 
crénelé,  svelte  et  dressé  à  l'extrémité  de 


12  SUR   L'EAU 


Saint-Honorat,  vers  la  pleine  mer,  Sainte- 
Marguerite  est  terminée  vers  la  terre  par 
la  forteresse  célèbre  où  furent  enfermés 
le  masque  de  fer  et  Bazaine.  Une  passe 
d'un  mille  environ  s'étend  entre  la  pointe 
de  la  Groisette  et  ce  château,  qui  a  l'as- 
pect d'une  vieille  maison  écrasée,  sans 
rien  d'altier  et  de  majestueux.  Il  semble 
accroupi,  lourd  et  sournois,  vraie  souri- 
cière à  prisonniers. 

J'aperçois  maintenant  les  trois  golfes. 
Devant  moi,  au  delà  des  îles,  celui  de 
Cannes,  plus  près,  le  golfe  Juan,  et  der- 
rière moi  la  baie  des  Anges,  dominée  par 
les  Alpes  et  les  sommets  neigeux.  Plus 
loin,  les  côtes  se  déroulent  bien  au  delà 
de  la  frontière  italienne,  et  je  découvre 
avec  ma  lunette  la  blanche  Bordighera 
au  bout  d'un  cap. 

Et  partout,  le  long  de  ce  rivage  dénie- 


SUR  L'EAU  13 

suré,  les  villes  au  bord  de  l'eau,  les  vil- 
lages accrochés  plus  haut  au  flanc  des 
monts,  les  innombrables  villas  semées 
dans  la  verdure  ont  l'air  d'œufs  blancs 
pondus  sur  les  sables,  pondus  sur  les 
rocs,  pondus  dans  les  forêts  de  pins  par 
des  oiseaux  monstrueux  venus  pendant 
la  nuit  du  pays  des  neiges  qu'on  aperçoit 
là-haut. 

Sur  le  cap  d'Antibes,  longue  excrois- 
sance de  terre,  jardin  prodigieux  jeté 
entre  deux  mers  où  poussent  les  plus 
belles  fleurs  de  l'Europe,  nous  voyons 
encore  des  villas,  et  tout  à  la  pointe 
Eilen-Roc,  ravissante  et  fantaisiste  habi- 
tation qu'on  vient  visiter  de  Nice  et  de 
Cannes. 

La  brise  tombe,  le  yacht  ne  marche 
plus  qu'à  peine. 

Après  le  courant  d'air  de  terre  qui  règne 


14  SUR  LEAU 

pendant  la  nuit,  nous  attendons  et  nous 
espérons  le  courant  d'air  de  la  mer,  qui 
sera  le  bien  reçu,  d'où  qu'il  vienne. 

Bernard  tient  toujours  pour  l'ouest, 
Raymond  pour  l'est,  iCbaromètre  est  im- 
mobile un  peu  au-dessous  de  76. 

Maintenant  le  soleil  rayonne,  inonde  la 
terre,  rend  étincelants  les  murs  des  mai- 
sons, qui,  de  loin,  ont  l'air  aussi  de  neige 
éparpillée,  et  jette  sur  la  mer  un  clair 
vernis  lumineux  et  bleuté. 

Peu  à  peu,  profitant  des  moindres 
souffles,  de  ces  caresses  de  l'air  qu'on 
sent  à  peine  sur  la  peau  et  qui  cependant 
font  glisser  sur  l'eau  plate  les  yachts  sen- 
sibles et  bien  voilés,  nous  dépassons  la 
dernière  pointe  du  cap  et  nous  découvrons 
tout  entier  le  golfe  Juan,  avec  l'escadre 
au  milieu. 

De  loin,  les  cuirassés  ont  l'air  de  rocs, 


SUR  L'EAU  15 

d'îlots,  d'écueils  couverts  d'arbres  morts. 
La  fumée  d'un  train  court  sur  la  rive 
allant  de  Cannes  à  Juan-les-Pins  qui  sera 
peut-être,  plus  tard,  la  plus  jolie  station 
de  toute  la  côte.  Trois  tartanes  avec  leurs 
voiles  latines,  dont  une  est  rouge  et  les 
deux  autres  blanches,  sont  arrêtées  dans 
le  passage  entre  Sainte-Marguerite  et  la 
terre. 

C'est  le  calme,  le  calme  doux  et  chaud 
d'un  matin  de  printemps  dans  le  midi  ;  et 
déjà,  il  me  semble  que  j'ai  quitté  depuis 
des  semaines,  depuis  des  mois,  depuis 
des  années  les  gens  qui  parlent  et  s'agi- 
tent; je  sens  entrer  en  moi  l'ivresse  d'être 
seul,  l'ivresse  douce  du  repos  que  rien  ne 
troublera,  ni  la  lettre  blanche,  ni  la  dé- 
pêche bleue,  ni  le  timbre  de  ma  porte,  ni 
l'aboiement  de  mon  chien.  On  ne  peut 
m'appeler,  m'inviter,  m'emmener,  m'op- 


16  SLR   L'EAU 

primer  avec  des  sourires,  me  harceler  de 
politesses.  Je  suis  seul,  vraiment  seul, 
vraiment  libre.  Elle  court,  la  famée  du 
train  sur  le  rivage  !  Moi  je  flotte  dans  un 
logis  ailé  qui  se  balance,  joli  comme  un 
oiseau,  petit  comme  un  nid,  plus  doux 
qu'un  hamac  et  qui  erre  sur  l'eau,  au  gré 
du  vent,  sans  tenir  à  rien.  J'ai  pour  me 
servir  et  me  promener,  deux  matelots  qui 
m'obéissent,  quelques  livres  à  hre  et  des 
vivres  pour  quinze  jours.  Quinze  jours 
sans  parler,  quelle  joie! 

Je  fermais  les  yeux  sous  la  chaleur  du 
soleil,  savourant  le  repos  profond  de  la 
mer,  quand  Bernard  dit  à  mi-voix  : 

—  Le  brick  a  de  l'air,  là-bas. 

Là-bas,  en  effet,  très  loin  en  face 
d'Agay,  un  brick  vient  vers  nous.  Je  vois 
très  bien  avec  la  jumelle,  ses  voiles  rondes 
pleines  de  vent. 


SUR   L'EAU  17 

—  Bah,  c'est  le  courant  d'air  d'Agay, 
répond  Raymond,  il  fait  calme  sur  le  cap 
Roux. 

—  Cause  toujours,  nous  aurons  du 
vent  d'ouest,  répond  Bernard. 

Je  me  penche,  pour  regarder  le  baro- 
mètre dans  le  salon.  Il  a  baissé  depuis 
une  demi-heure.  Je  le  dis  à  Bernard  qui 
sourit  et  murmure  : 

—  Il  sent  le  vent  d'ouest,  monsieur. 
C'est  fait,  ma  curiosité  s'éveille,  cette 

curiosité  particulière  aux  voyageurs  de  la 
mer,  qui  fait  qu'on  voit  tout,  qu'on  ob- 
serve tout,  qu'on  se  passionne  pour  la 
moindre  chose.  Ma  lunette  ne  quitte  plus 
mes  yeux,  je  regarde  à  l'horizon  la  cou- 
leur de  l'eau.  Elle  demeure  toujours 
claire,  vernie,  luisante.  S'il  y  a  du  vent, 
il  est  loin  encore. 

Quel  personnage,  le  vent,  pour  les  ma- 


18  SUR  L'EAU 

rins  !  On  en  parle  comme  d'un  homme, 
d'un  souverain  tout-puissant,  tantôt  ter- 
rible et  tantôt  bienveillant.  C'est  de  lui 
qu'on  s'entretient  le  plus,  le  long  des 
jours,  c'est  à  lui  qu'on  pense  sans  cesse, 
le  long  des  jours  et  des  nuits.  Vous  ne 
le  connaissez  point,  gens  de  la  terre! 
Nous  autres  nous  le  connaissons  plus  que 
notre  père  ou  que  notre  mère,  cet  invi- 
sible, ce  terrible,  ce  capricieux,  ce  sour- 
nois, ce  traître,  ce  féroce.  Nous  l'aimons 
et  nous  le  redoutons,  nous  savons  ses 
malices  et  ses  colères  que  les  signes  du 
ciel  et  de  la  mer  nous  apprennent  lente- 
ment à  prévoir.  Il  nous  force  à  songer  à 
lui  à  toute  minute,  à  toute  seconde,  car 
la  lutte  entre  nous  et  lui  ne  s'interrompt 
jamais.  Tout  notre  être  est  en  éveil  pour 
cette  bataille  :  l'œil  qui  cherche  à  sur- 
prendre   d'insaisissables    apparences,   la 


SUR  L'EAU  19 


peau  qui  reçoit  sa  caresse  ou  son  choc, 
l'esprit  qui  reconnaît  son  humeur,  prévoit 
ses  surprises,  juge  s'il  est  calme  ou  fan- 
tasque. Aucun  ennemi,  aucune  femme 
ne  nous  donne  autant  que  lui  la  sensa- 
tion du  combat,  ne  nous  force  à  tant  de 
prévoyance,  car  il  est  le  maître  de  la  mer, 
celui  qu'on  peut  éviter,  utiliser  ou  fuir, 
mais  qu'on  ne  dompte  jamais.  Et  dans 
l'âme  du  marin  règne,  comme  chez  les 
croyants,  l'idée  d'un  Dieu  irascible  et  for- 
midable, la  crainte  mystérieuse,  reli- 
gieuse, infmie  du  vent,  et  le  respect  de 
sa  puissance. 

—  Le  voilà,  monsieur,  me  dit  Ber- 
nard. 

Là-bas,  tout  là-bas,  au  bout  de  l'hori- 
zon une  ligne  d'un  bleu  noir  s'allonge  sur 
l'eau.  Ce  n'est  rien,  une  nuance,  une 
ombre  imperceptible,  c'est  lui.  Mainte- 


20  SUR   L'EAU 

nantnous  l'attendons,  immobiles,  sous  la 
chaleur  du  soleil. 

Je  regarde  l'heure,  huit  heures,  et  je 
dis  : 

—  Bigre,  il  est  tôt,  pour  le  vent 
d'ouest. 

—  Il  soufflera  dur,  après  midi,  répond 
Bernard. 

Je  lève  les  yeux  sur  la  voile  plate, 
molle,  morte.  Son  triangle  éclatant  semble 
monter  jusqu'au  ciel,  car  nous  avons 
hissé  sur  la  misaine  la  grande  flèche  de 
beau  temps  dont  la  vergue  dépasse  de 
deux  mètres  le  sommet  du  mât.  Plus  un 
mouvement  :  on  se  croirait  sur  la  terre. 
Le  baromètre  baisse  toujours.  Cependant 
la  Hgne  sombre  aperçue  au  loin  s'ap- 
proche. L'éclat  métalHque  de  l'eau  terni 
soudain  se  transforme  en  une  teinte  ardoi- 
sée. Le  ciel  est  pur,  sans  nuage. 


SUR  L'EAU  21 

Tout  à  coup,  autour  de  nous,  sur  la 
mer  aussi  nette  qu'une  plaque  d'acier, 
glissent,  de  place  en  place,  rapides,  effa- 
cés aussitôt  qu'apparus,  des  frissons 
presque  imperceptibles,  comme  si  on  eut 
jeté  dedans  mille  pincées  de  sable  menu. 
La  voile  frémit,  mais  à  peine,  puis  le  gui, 
lentement,  se  déplace  vers  tribord.  Un 
souffle  maintenant  me  caresse  la  figure 
et  les  frémissements  de  l'eau  se  multi- 
plient autour  de  nous  comme  s'il  y  tom- 
bait une  pluie  continue  de  sable.  Le  cotre 
déjà  recommence  à  marcher.  Il  glisse, 
tout  droit,  et  un  très  léger  clapot  s'éveille 
le  long  des  flancs,  La  barre  se  raidit  dans 
ma  main,  la  longue  barre  de  cuivre  qui 
semble  sous  le  soleil  une  tige  de  feu,  et 
la  brise,  de  seconde  en  seconde,  aug- 
mente. Il  va  falloir  louvoyer;  mais  qu'im- 
porte, le  bateau  monte  bien  au  vent  et 


:22  SUR  L'EAU 

le  vent  nous  mènera,  s'il  ne  faiblit  pas, 
de  bordée  en  bordée,  à  Saint-Raphaël  à 
la  nuit  tombante. 

Nous  approchons  de  l'escadre  dont  les 
six  cuirassés  et  les  deux  avisos  tournent 
lentement  sur  leurs  angles,  présentant 
leur  proue  à  Fouest.  Puis  nous  virons  de 
bord  vers  le  large,  pour  passer  les  For- 
migues  que  signale  une  tour,  au  miheu 
du  golfe.  Le  vent  fraîchit  de  plus  en  plus 
avec  une  surprenante  rapidité  et  la  vague 
se  lève  courte  et  pressée.  Le  yacht  s'in- 
cline portant  toute  sa  toile  et  court  suivi 
toujours  du  youyou  dont  l'amarre  est 
tendue  et  qui  va,  le  nez  en  l'air,  le  cul 
dans  l'eau,  entre  deux  bourrelets  d'écume. 

En  approchant  de  l'île  Saint-Honorat, 
nous  passons  auprès  d'un  rocher  nu, 
rouge,  hérissé  comme  un  porc-épic,  telle- 
ment rugueux,  armé  de  dents,  de  pointes 


SUR  L'EAU  23 

et  de  griffes  qu'on  peut  à  peine  mar- 
cher dessus  ;  il  faut  poser  le  pied  dans 
les  creux,  entre  ses  défenses,  et  avancer 
avec  précaution  ;  on  le  nomme  Saint-Fer- 
réol. 

Un  peu  de  terre  venue  on  ne  sait  d'où 
s'est  accumulée  dans  les  trous  et  les  fis- 
sures de  la  roche  ;  et  là  dedans  ont  poussé 
des  sortes  de  lis  et  de  charmants  iris  bleus, 
dont  la  graine  semble  tombée  du  ciel. 

C'est  sur  cet  écueil  bizarre,  en  pleine 
mer  que  fut  enseveli  et  caché  pendant 
cinq  ans  le  corps  de  Paganini.  L'aven- 
ture est  digne  de  la  vie  de  cet  artiste 
génial  et  macabre,  qu'on  disait  possédé 
du  diable,  si  étrange  d'allures,  de  corps, 
de  visage,  dont  le  talent  surhumain  et  la 
maigreur  prodigieuse  firent  un  être  de 
légende,  une  espèce  de  personnage 
d'Hoffmann. 


SUR   LEAU 


Gomme  il  retournait  à  Gênes,  sa  patrie, 
accompagné  de  son  fils,  qui,  seul  main- 
tenant, pouvait  l'entendre  tant  sa  voix 
était  devenue  faible,  il  mourut  à  Nice,  du 
choléra,  le  27  mai  1840. 

Donc,  son  fils  embarqua  sur  un  navire 
le  cadavre  de  son  père  et  se  dirigea  vers 
l'Italie.  Mais  le  clergé  génois  refusa  de 
donner  la  sépulture  à  ce  démoniaque. 
La  cour  de  Rome,  consultée,  n'osa  point 
accorder  son  autorisation.  On  allait  cepen- 
dant débarquer  le  corps  lorsque  la  munici- 
palité s'y  opposa  sous  prétexte  que  l'artiste 
était  mort  du  choléra.  Gênes  était  alors 
ravagé  par  une  épidémie  de  ce  mal  ;  mais 
on  argua  que  la  présence  de  ce  nouveau 
cadavre  pouvait  aggraver  le  fléau. 

Le  fils  de  Paganini  revint  alors  à  Mar- 
seille, OLi  l'entrée  du  port  lui  fut  interdite 
pour  les  mômes  raisons.  Puis,  il  se  di- 


SLR  L'EAU  25 

rigea  vers  Cannes  où  il  ne  put  pénétrer 
non  plus. 

Il  restait  donc  en  mer,  berçant  sur  la 
vague  le  cadavre  du  grand  artiste  bizarre 
que  les  hommes  repoussaient  de  partout. 
Il  ne  savait  plus  que  faire,  où  aller,  où 
porter  ce  mort  sacré  pour  lui,  quand  il 
vit  cette  roche  nue  de  Saint-Ferréol  au 
milieu  des  flots.  Il  y  fit  débarquer  le  cer- 
cueil qui  fut  enfoui  au  milieu  de  l'îlot. 

C'est  seulement  en  1845  qu'il  revint 
avec  deux  amis  chercher  les  restes  de 
son  père  pour  les  transporter  à  Gènes, 
dans  la  villa  Gajona. 

N'aimerait-on  pas  mieux  que  l'extraor- 
dinaire violoniste  fut  demeuré  sur  l'écueil 
hérissé  où  chante  la  vague  dans  les 
étranges  découpures  du  roc. 

Plus  loin  se  dresse  en  pleine  mer  le 
château  de  Saint-Honorat  que  nous  avons 

2 


26  SUR  LEAU 

aperçu  en  doublant  le  cap  d'Antibes,  et 
plus  loin  encore  une  ligne  d'écueils  ter- 
minée par  une  tour  :  Les  Moines. 

Ils  sont  à  présent  tout  blancs,  écumeux 
et  bruyants. 

C'est  là  un  des  points  les  plus  dange- 
reux de  la  côte  pendant  la  nuit,  car  au- 
cun feu  ne  le  signale  et  les  naufrages  y 
sont  assez  fréquents. 

Une  rafale  brusque  nous  penche  à  faire 
monter  l'eau  sur  le  pont,  et  je  commande 
d'amener  la  flèche  que  le  cotre  ne  peut 
plus  porter  sans  s'exposera  casser  le  mat. 

La  lame  se  creuse,  s'espace  et  mou- 
tonne, et  le  vent  siffle,  rageur,  par  bour- 
rasque, un  vent  de  menace  qui  crie  : 
«  prenez  garde  ». 

—  Nous  serons  obligés  d'aller  coucher 
à  Cannes,  dit  Bernard. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  en  effet,  il 


SUR  L'EAU  27 

fallut  amener  le  grand  foc  et  le  remplacer 
par  le  second  en  prenant  un  ris  dans  la 
voile  ;  puis,  un  quart  d'heure  plus  tard, 
nous  prenions  un  second  ris.  Alors  je  me 
décidai  à  gagner  le  port.de  Cannes,  port 
dangereux  que  rien  n'abrite,  rade  ou- 
verte à  la  mer  du  sud-ouest  qui  y  met 
tous  les  navires  en  danger.  Quand  on 
songe  au  sommes  considérables  qu'a- 
mèneraient dans  cette  ville  les  grands 
yachts  étrangers,  s'ils  y  trouvaient  un 
abri  sûr,  on  comprend  combien  est  puis- 
sante l'indolence  des  gens  du  midi  qui 
n'ont  pu  encore  obtenir  de  l'Etat  ce  tra- 
vail indispensable. 

A  dix  heures,  nous  jetons  l'ancre  en 
face  du  vapeur  le  Caniiois^  et  je  descends 
à  terre,  désolé  de  ce  voyage  interrompu. 
Toute  la  rade  est  blanche  d'écume. 


Cannes,  7  avril,  9  h.  du  soir. 

Des  princes,  des  princes,  partout  des 
princes  !  Ceux  qui  aiment  les  princes 
sont  heureux. 

A  peine  eus-je  mis  le  pied,  hier  matin, 
sur  la  promenade  de  la  Croisette,  que 
j'en  rencontrai  trois,  l'un  derrière  l'autre. 
Dans  notre  pays  démocratique,  Cannes 
est  devenue  la  ville  des  titres. 

Si  on  pouvait  ouvrir  les  esprits  comme 
on  lève  le  couvercle  d'une  casserole,  on 
trouverait  des  chiffres  dans  la  tête  d'un 
mathématicien,  des  silhouettes  d'acteurs 
gesticulant  et  déclamant  dans  la  tête  d'un 
dramaturge,  la  figure  d'une  femme  dans 
la  tête  d'un  amoureux,  des  images  pail- 


30  SUR  L'EAU 

lardes  dans  celle  d'un  débauché,  des  vers 
dans  la  cervelle  d'un  poète,  mais  dans  le 
crâne  des  gens  qui  viennent  à  Cannes  on 
trouverait  des  couronnes  de  tous  les  mo- 
dèles, nageant  comme  les  pâtes  dans  un 
potage. 

Des  hommes  se  réunissent  dans  les  tri- 
pots parce  qu'ils  aiment  les  cartes,  d'au- 
tres dans  les  champs  de  courses  parce 
qu'ils  aiment  les  chevaux.  On  se  réunit  à 
Cannes  parce  qu'on  aime  les  Altesses 
Impériales  et  Royales. 

Elles  y  sont  chez  elles,  y  régnent  pai- 
siblement dans  les  Salons  fidèles  à  défaut 
des  royaumes  dont  on  les  a  privées. 

On  en  rencontre  de  grandes  et  de  pe- 
tites, de  pauvres  et  de  riches,  de  tristes 
et  de  gaies,  pour  tous  les  goûts.  En  gé- 
néral elles  sont  modestes,  cherchent  à 
plaire  et  apportent  dans  leurs  relations 


SUR  L'EAU  31 

avec  les  humbles  mortels,  une  délicatesse 
et  une  affabilité  qu'on  ne  retrouve  pres- 
que jamais  chez  nos  députés,  ces  princes 
du  pot  aux  votes. 

Mais  si  les  princes,  les  pauvres  princes 
errants,  sans  budgets  ni  sujets,  qui  vien- 
nent vivre  en  bourgeois  dans  cette  ville 
élégante  et  fleurie,  s'y  montrent  simples 
et  ne  donnent  point  à  rire,  même  aux 
irrespectueux,  il  n'en  est  pas  de  même 
des  amateurs  d'Altesses. 

Ceux-là  tournent  autour  de  leurs  idoles 
avec  un  empressement  rehgieux  et  co- 
mique, et,  dès  qu'ils  sont  privés  d'une, 
se  mettent  à  la  recherche  d'une  autre, 
comme  si  leur  bouche  ne  pouvait  s'ou- 
vrir que  pour  prononcer  «  Monseigneur  » 
ou-  «  Madame  »  à  la  troisième  personne. 

On  ne  peut  les  voir  cinq  minutes  sans 
qu'ils  racontent  ce  que  leur  a  répondu  la 


32  SUR  L'EAU 

princesse,  ce  que  leur  a  dit  le  grand-duc, 
la  promenade  projetée  avec  l'un  et  le  mot 
spirituel  de  l'autre.  On  sent,  on  voit,  on 
devine  qu'ils  ne  fréquentent  point  d'autre 
monde  que  les  personnes  de  sang  royal, 
que  s'ils  consentent  à  vous  parler,  c'est 
pour  vous  renseigner  exactement  sur  ce 
qu'on  fait  dans  ces  hauteurs. 

Et  des  luttes  acharnées,  des  luttes  où 
sont  employées  toutes  les  ruses  imagi- 
nables s'engagent  pour  avoir  à  sa  table, 
une  fois  au  moins  par  saison,  un  prince,  un 
vrai  prince,  un  de  ceux  qui  font  prime. 
Quel  respect  on  inspire  quand  on  est  du 
lawn-tennis  d'un  grand-duc  ou  quand  on 
a  été  seulement  présenté  à  Galles,  —  c'est 
ainsi  que  s'expriment  les  superchics. 

Se  faire  inscrire  à  la  porte  de  ces 
«  exilés  y> ,  comme  dit  Daudet,  de  ces  cul- 
butés, dirait  un  autre,  constitue  une  oc- 


SUR  L'EAU  33 

cupation  constante,  délicate,  absorbante, 
considérable.  Le  registre  est  déposé  dans 
le  vestibule,  entre  deux  valets  dont  l'un 
vous  offre  une  plume.  On  écrit  son  nom 
à  la  suite  de  deux  mille  autres  noms  de 
toute  farine  oîi  les  titres  foisonnent,  où 
les  «  de  »  fourmillent!  Puis  on  s'en  va, 
fier  comme  si  l'on  venait  d'être  anobli, 
heureux  comme  si  on  eût  accompli  un 
devoir  sacré,  et  on  dit  avec  orgueil,  à  la 
première  connaissance  rencontrée  :  «  Je 
viens  de  me  faire  inscrire  chez  le  grand- 
duc  de  Gérolstein.  »  Puis  le  soir,  au 
dîner,  on  raconte  avec  importance  :  «  J'ai 
remarqué  tantôt,  sur  la  liste  du  grand- 
duc  de  Gérolstein,  les  noms  de  X...,  Y... 
et  Z...  ))  Et  tout  le  monde  écoute  avec 
intérêt  comme  s'il  s'agissait  d'un  événe- 
ment de  la  dernière  importance. 

Mais  pourquoi  rire  et  s'étonner  de  l'in- 


34  SUR  L'EAU 

nocente  et  douce  manie  des  élégants 
amateurs  de  princes  quand  nous  rencon- 
trons à  Paris  cinquante  races  différentes 
d'amateurs  de  grands  hommes,  qui  ne 
sont  pas  moins  amusantes. 

Pour  quiconque  tient  un  salon,  il  im- 
porte de  pouvoir  montrer  des  célébrités  ; 
et  une  chasse  est  organisée  afin  de  les 
conquérir.  Il  n'est  guère  de  femme  du 
monde,  et  du  meilleur,  qui  ne  tienne  à 
avoir  son  artiste,  ou  ses  artistes;  et  elle 
donne  des  dîners  pour  eux,  afin  de  faire 
savoir  à  la  ville  et  à  la  province  qu'on 
est  inteUigent  chez  elle. 

Poser  pour  l'esprit  qu'on  n'a  pas  mais 
qu'on  fait  venir  à  grand  bruit,  ou  pour 
les  relations  princières...  où  donc  est  la 
différence  ? 

Les  plus  recherchés  parmi  les  grands 
hommes  par  les  femmes  jeunes  ou  vieil- 


SUR  L'EAU  33 

les,  sont  assurément  les  musiciens.  Cer- 
taines maisons  en  possèdent  des  collec- 
tions complètes.  Ces  artistes  ont  d'ailleurs 
cet  avantage  inestimable  d'être  utiles 
dans  les  soirées.  Mais  les  personnes  qui 
tiennent  à  l'objet  tout  à  fait  rare,  ne  peu- 
vent guère  espérer  en  réunir  deux  sur  le 
même  canapé.  Ajoutons  qu'il  n'est  pas  de 
bassesse  dont  ne  soit  capable  une  femme 
connue,  une  femme  en  vue  pour  orner 
son  salon  d'un  compositeur  illustre.  Les 
petits  soins  qu'on  emploie  d'ordinaire 
pour  attacher  un  peintre  ou  un  simple 
homme  de  lettres,  deviennent  tout  à  fait 
insuffisants  quand  il  s'agit  d'un  mar- 
chand de  sons.  On  emploie  vis-à-vis  de 
lui  des  moyens  de  séduction  et  des  pro- 
cédés de  louange  complètement  inusités. 
On  lui  baise  les  mains  comme  à  un  roi, 
on  s'agenouille  devant  lui  comme  devant 


36  SUR  L'EAU 

un  Dieu,  quand  il  a  daigné  exécuter  lui- 
même  son  Regina  Cœli.  On  porte  dans 
une  bague  un  poil  de  sa  barbe  ;  on  se 
fait  une  médaille,  une  médaille  sacrée 
gardée  entre  les  seins  au  bout  d'une 
chaînette  d'or,  avec  un  bouton  tombé  un 
soir  de  sa  culotte,  après  un  vif  mouve- 
ment du  bras  qu'il  avait  fait  en  achevant 
son  Doux  Repos. 

Les  peintres  sont  un  peu  moins  prisés, 
bien  que  fort  recherchés  encore.  Ils  ont 
en  eux  moins  de  divin  et  plus  de  bohème. 
Leurs  allures  n'ont  pas  assez  de  moelleux 
et  surtout  pas  assez  de  sublime.  Us  rem- 
placent souvent  l'inspiration  par  la  gau- 
driole et  par  le  coq-à-l'àne.  Ils  sentent  un 
peu  trop  l'atelier,  enfm,  et  ceux  qui,  à 
force  de  soins,  ont  perdu  cette  odeur-là 
se  mettent  à  sentir  la  pose.  Et  puis  ils 
sont  changeants,  volages,  blagueurs.  On 


SUR   L'EAU  37 

n'est  jamais  sûr  de  les  garder,  tandis  que 
le  musicien  fait  son  nid  dans  la  famille. 

Depuis  quelques  années,  on  recherche 
assez  l'homme  de  lettres.  Il  a  d'ailleurs 
de  grands  avantages  :  il  parle,  il  parle 
longtemps,  il  parle  beaucoup,  il  parle 
pour  tout  le  monde,  et  comme  il  fait  pro- 
fession d'intelligence,  on  peut  l'écouter 
et  l'admirer  avec  confiance. 

La  femme  qui  se  sent  sollicitée  par  ce 
goût  bizarre  d'avoir  chez  elle  un  homme 
de  lettres  comme  on  peut  avoir  un  perro- 
quet dont  le  bavardage  attire  les  con- 
cierges voisines,  a  le  choix  entre  les 
poètes  et  les  romanciers.  Les  poètes  ont 
plus  d'idéal,  et  les  romanciers  plus  d'im- 
prévu. Les  poètes  sont  plus  sentimen- 
taux, les  romanciers  plus  positifs.  Affaire 
de  goût  et  de  tempérament.  Le  poète  a 
plus  de  charme  intime,  le  romancier  plus 


38  SLR  LEAU 

d'esprit  souvent.  Mais  le  romancier  pré- 
sente des  dangers  qu'on  ne  rencontre 
pas  chez  le  poète,  il  ronge,  pille  et  ex- 
ploite tout  ce  qu'il  a  sous  les  yeux.  Avec 
lui  on  ne  peut  jamais  être  tranquille, 
jamais  sûr  qu'il  ne  vous  couchera  point, 
un  jour,  toute  nue,  entre  les  pages  d'un 
Hvre.  Son  œil  est  comme  une  pompe  qui 
absorbe  tout,  comme  la  main  d'un  voleur 
toujours  en  travail.  Rien  ne  lui  échappe  ; 
il  cueille  et  ramasse  sans  cesse  ;  il  cueille 
les  mouvements,  les  gestes,  les  inten- 
tions, tout  ce  qui  passe  et  se  passe  devant 
lui  ;  il  ramasse  les  moindres  paro- 
les, les  moindres  actes,  les  moindres 
choses.  Il  emmagasine  du  matin  au  soir 
des  observations  de  toute  nature  dont  il 
fait  des  histoires  à  vendre,  des  histoires 
qui  courent  au  bout  du  monde,  qui  seront 
lues,  discutées,  commentées  par  des  mil- 


SUR  L'EAU  39 

liers  et  des  millions  de  personnes.  Et  ce 
qu'il  y  a  de  terrible,  c'est  qu'il  fera  res- 
semblant, le  gredin,  malgré  lui,  incons- 
ciemment, parce  qu'il  voit  juste  et  qu'il 
raconte  ce  qu'il  a  vu.  Malgré  ses  efforts 
et  ses  ruses  pour  déguiser  les  personna- 
ges, on  dira:  «  Avez-vousreconnuM.X... 
et  M«i^  Y...  Ils  sont  frappants  ?  » 

Certes,  il  est  aussi  dangereux  pour  les 
gens  du  monde  de  choyer  et  d'attirer  les 
romanciers,  qu'il  le  serait  pour  un  mar- 
chand de  farine  d'élever  des  rats  dans 
son  magasin. 

Et  pourtant  ils  sont  en  faveur. 

Donc  quand  une  femme  a  jeté  son 
dévolu  sur  l'écrivain  qu'elle  veut  adopter, 
elle  en  fait  le  siège  au  moyen  de  com- 
pliments, d'attentions  et  de  gâteries. 
Gomme  l'eau  qui,  goutte  à  goutte,  perce 
le  plus  dur  rocher,  la  louange  tombe,  à 


40  SUR  LEAU 

chaque  mot  sur  le  cœur  sensible  de 
l'homme  de  lettres.  Alors,  dès  qu'elle  le 
voit  attendri,  ému,  gagné  par  cette  cons- 
tante flatterie,  elle  l'isole,  elle  coupe,  peu 
à  peu,  les  attaches  qu'il  pouvait  avoir 
ailleurs,  et  l'habitue  insensiblement  à 
venir  chez  elle,  à  s'y  plaire,  à  y  installer 
sa  pensée.  Pour  le  bien  acchmater  dans 
la  maison,  elle  lui  ménage  et  lui  prépare 
des  succès,  le  met  en  lumière,  en  vedette, 
lui  témoigne  devant  tous  les  anciens  ha- 
bitués du  lieu  une  considération  marquée, 
une  admiration  sans  égale. 

Alors,  se  sentant  idole,  il  reste  dans  ce 
temple.  Il  y  trouve  d'ailleurs  tout  avan- 
tage, car  les  autres  femmes  essayent  sur 
lui  leurs  plus  déUcates  faveurs  pour  l'ar- 
racher à  celle  qui  l'a  conquis.  Mais  s'il 
est  habile,  il  ne  cédera  point  aux  sollici- 
tations et  aux  coquetteries  dont  on  Tac- 


SUR  LEAU  4> 

cable.  Et  plus  il  se  montrera  fidèle,  plus 
il  sera  poursuivi,  prié,  aimé.  Oh  !  qu'il 
prenne  garde  de  se  laisser  entraîner  par 
toutes  ces  sirènes  de  salons  ;  il  perdrait 
aussitôt  les  trois  quarts  de  sa  valeur  s'il 
tombait  dans  la  circulation. 

Il  forme  bientôt  un  centre  littéraire, 
une  église  dont  il  est  le  Dieu,  le  seul 
Dieu  ;  car  les  véritables  religions  n'ont 
jamais  plusieurs  divinités.  On  ira  dans 
la  maison  pour  le  voir,  Tentendre,  l'admi- 
rer, comme  on  vient  de  très  loin,  en  cer- 
tains sanctuaires.  On  l'enviera,  lui,  on 
l'enviera,  elle  !  Ils  parleront  des  lettres 
comme  les  prêtres  parlent  des  dogmes, 
avec  science  et  gravité  ;  on  les  écoutera, 
l'un  et  l'autre,  et  on  aura,  en  sortant  de 
ce  salon  lettré,  la  sensation  de  sortir 
d'une  cathédrale. 

D'autres  encore  sont  recherchés,  mais 


42  SUR   L'EAU 

à  des  degrés  inférieurs  :  ainsi,  les  géné- 
raux, dédaignés  du  vrai  monde  où  ils  sont 
classés  à  peine  au-dessus  des  députés, 
font  encore  prime  dans  la  petite  bour- 
geoisie. Le  député  n'est  demandé  que 
dans  les  moments  de  crise.  On  le  ménage, 
par  un  dîner  de  temps  en  temps,  pendant 
les  accalmies  parlementaires.  Le  savant 
a  ses  partisans,  car  tous  les  goûts  sont 
dans  la  nature,  et  le  chef  de  bureau  lui- 
même  est  fort  prisé  par  les  gens  qui  habi- 
tent au  sixième  étage.  Mais  ces  gens-là 
ne  viennent  pas  à  Cannes.  A  peine  la 
bourgeoisie  y  a-t-elle  quelques  timides 
représentants. 

C'est  seulement  avant  midi  qu'on  ren- 
contre sur  la  Croisette  tous  les  nobles 
étrangers. 

La  Croisette  est  une  longue  promenade 
en  demi-cercle  qui  suit  la  mer  depuis  la 


SUR   L'EAU  43 

pointe,   en   face  Sainte-Marguerite,  jus- 
qu'au port  que  domine  la  vieille  ville. 

Les  femmes  jeunes  et  sveltes,  —  il  est 
de  bon  goût  d'être  maigre,  —  vêtues  à 
l'anglaise,  vont  d'un  pas  rapide,  escor- 
tées par  de  jeunes  hommes  alertes  en 
tenue  de  lawn-tennis.  Mais  de  temps  en 
temps,  on  rencontre  un  pauvre  être  dé- 
charné qui  se  traîne  d'un  pas  accablé, 
appuyé  au  bras  d'une  mère,  d'un  frère  ou 
d'une  sœur.  Ils  toussent  et  halètent,  ces 
misérables,  enveloppés  de  châles  malgré 
la  chaleur,  et  nous  regardent  passer  avec 
des  yeux  profonds ,  désespérés  et  mé- 
chants. 

Ils  souffrent,  ils  meurent,  car  ce  pays 
ravissant  et  tiède,  c'est  aussi  l'hôpital  du 
monde  et  le  cimetière  fleuri  de  l'Europe 
aristocrate. 

L'affreux  mal  qui  ne  pardonne  guère  et 


44  SLR  L'EAU 

qu'on  nomme  aujourd'hui  la  tuberculose, 
le  mal  qui  ronge,  brûle  et  détruit  par 
milliers  les  hommes,  semble  avoir  choisi 
cette  côte  pour  y  achever  ses  victimes. 

Comme  de  tous  les  coins  du  monde  on 
doit  la  maudire  cette  terre  charmante  et 
redoutable,  antichambre  de  la  Mort, 
parfumée  et  douce,  oii  tant  de  familles 
humbles  et  royales,  princières  et  bour- 
geoises ont  laissé  quelqu'un ,  presque 
toutes  un  enfant  en  qui  germaient  leurs 
espérances  et  s'épanouissaient  leurs  ten- 
dresses. 

Je  me  rappelle  Menton,  la  plus  chaude, 
la  plus  saine  de  ces  villes  d'hiver.  De 
même  que  dans  les  cités  guerrières  on 
voit  les  forteresses  debout  sur  les  hau- 
teurs environnantes,  ainsi  de  cette  plage 
d'agonisants  on  aperçoit  le  cimetière  au 
sommet  d'un  monticule. 


SUR  L'EAU  45 

Quel  lieu  ce  serait  pour  vivre,  ce  jar- 
din où  dorment  les  morts  !  Des  roses,  des 
roses,  partout  des  roses.  Elles  sont  san- 
glantes, ou  pâles,  ou  blanches,  ou  vei- 
nées de  filets  écarlates.  Les  tombes,  les 
allées,  les  places  vides  encore  et  remplies 
demain,  tout  en  est  couvert.  Leur  parfum 
violent  étourdit,  fait  vaciller  les  têtes  et 
les  jambes. 

Et  tous  ceux  qui  sont  couchés  là  avaient 
seize  ans,  dix-huit  ans,  vingt  ans. 

De  tombe  en  tombe,  on  va,  lisant  les 
noms  de  ces  êtres  tués  si  jeunes,  par  l'in- 
guérissable mal.  C'est  un  cimetière  d'en- 
fants, un  cimetière  pareil  à  ces  bals 
blancs  où  ne  sont  point  admis  les  gens 
miariés. 

De  ce  cimetière,  la  vue  s'étend  à  gauche, 
sur  l'Italie,  jusqu'à  la  pointe  où  Bordi- 
ghera  allonge  dans  la  mer  ses  maisons 

3. 


46  SLR  LE  AU 

blanches  ;  à  droite,  jusqu'au  cap  Martin, 
qui  trempe  dans  Teau  ses  flancs  feuillus . 

Partout,  d'ailleurs,  le  long  de  cet  ado- 
rable rivage,  nous  sommes  chez  la  Mort. 
Mais  elle  est  discrète,  voilée,  pleine  de 
savoir-vivre  et  de  pudeurs,  bien  élevée 
enfm.  Jamais  on  ne  la  voit  face  à  face, 
bien  qu'elle  vous  frôle  à  tout  moment. 

On  dirait  même  qu'on  ne  meurt  point 
en  ce  pays,  car  tout  est  complice  de  la 
fraude  où  se  complaît  cette  souveraine. 
Mais  comme  on  la  sent,  comme  on  la 
flaire,  comme  on  entrevoit  parfois  le 
bout  de  sa  robe  noire  !  Certes,  il  faut  bien 
des  roses  et  bien  des  fleurs  de  citronniers 
pour  qu'on  ne  saisisse  jamais,  dans  la 
brise,  l'affreuse  odeur  qui  s'exhale  des 
chambres  de  trépassés. 

Jamais  un  cercueil  dans  les  rues,  ja- 
mais une  draperie  de  deuil,  jamais  un  glas 


SUR  LEAU  47 

funèbre.  Le  maigre  promeneur  d'hier  ne 
passe  plus  sous  votre  fenêtre  et  voilà  tout. 

Si  vous  vous  étonnez  de  ne  le  plus  voir 
et  vous  inquiétez  de  lui.  le  maître  d'hôtel 
et  tous  les  domestiques  vous  répondent 
avec  un  sourire  qu'il  allait  mieux  et  que 
sur  l'avis  du  docteur  il  est  parti  pour 
l'Italie.  Dans  chaque  hôtel,  en  effet,  la 
Mort  a  son  escaher  secret,  ses  confidents 
et  ses  compères. 

Un  moraliste  d'autrefois  aurait  dit  de 
bien  belles  choses  sur  le  contraste  et  le 
coudoiement  de  cette  élégance  et  de  cette 
misère. 

Il  est  midi,  la  promenade  maintenant 
est  déserte  et  je  retourne  à  bord  du  Bel- 
Ami,  oii  m'attend  un  déjeuner  modeste 
préparé  par  les  mains  de  Raymond,  que 
je  retrouve  en  tabher  blanc  et  faisant 
frire  des  pommes  de  terre. 


48  SLR   L'EAU 

Pendant  le  reste  du  jour  j'ai  lu. 

Le  vent  soufflait  toujours  avec  violence 
et  le  yacht  dansait  sur  ses  ancres,  car 
nous  avions  dû  mouiller  aussi  celle  de 
tribord.  Le  mouvement  finit  par  m'en- 
gourdir  et  je  sommeillai  pendant  quelque 
temps.  Quand  Bernard  entra  dans  le 
salon  pour  a^umer  des  bougies,  je  vis 
qu'il  était  sept  heures,  et  comme  la 
houle,  le  long  du  quai,  rendait  le  dé- 
barquement difficile,  je  dînai  dans  mon 
bateau. 

Puis  je  montai  m'asseoir  au  grand  air. 
Autour  de  moi,  Cannes  étendait  ses  lu- 
mières. Rien  de  plus  joli  qu'une  ville 
éclairée,  vue  de  la  mer.  A  gauche ,  le 
vieux  quartier  dont  les  maisons  semblent 
grimper  les  unes  sur  les  autres,  allait 
mêler  ses  feux  aux  étoiles;  à  droite,  les 
becs  de  gaz  de  la  Croisette  se  déroulaient 


SUR   L'EAU  49 

comme   un   immense   serpent   sur   deux 
kilomètres  d'étendue. 

Et  je  pensais  que  dans  toutes  ces  vil- 
las, dans  tous  ces  hôtels,  des  gens,  ce 
soir,  se  sont  réunis,  comme  ils  ont  fait 
hier,  comme  ils  feront  demain,  et  qu'ils 
causent.  Ils  causent!  de  quoi?  des  prin- 
ces !  du  temps  ! . . .  Et  puis  ?. . .  du  temps  ! . . . 
des  princes!...  et  puis?...  de  rien! 

Est-il  rien  de  plus  sinistre  qu'une 
conversation  de  table  d'hôte?  J'ai  vécu 
dans  les  hôtels,  j'ai  subi  l'àme  humaine 
qui  se  montre  là  dans  toute  sa  platitude. 
Il  faut  vraiment  être  bien  résolu  à  la 
suprême  indifférence  pour  ne  pas  pleurer 
de  chagrin,  de  dégoût  et  de  honte  quand 
on  entend  l'homme  parler.  L'homme, 
l'homme  ordinaire,  riche,  connu,  es- 
timé, respecté,  considéré,  content  de  lui, 
il  ne  sait  rien,  ne  comprend  rien  et  parle 


50  SUR   LEAU 


de  l'intelligence  avec  un  orgueil  désolant. 

Faut-il  être  aveugle  et  saoul  de  fierté 
stupide  pour  se  croire  autre  chose 
qu'une  bête  à  peine  supérieure  aux  au- 
tres. Ecoutez-les,  assis  autour  de  la  table, 
ces  misérables!  Ils  causent!  Ils  causent 
avec  ingénuité,  avec  confiance,  avec  dou- 
ceur, et  ils  appellent  cela  échanger  des 
idées.  Quelles  idées?  Ils  disent  où  ils  se 
sont  promenés  :  «  la  route  était  bien 
jolie,  mais  il  faisait  un  peu  froid,  en 
revenant;  »  «  la  cuisine  n'est  pas  mau- 
vaise dans  l'hôtel,  bien  que  les  nourri- 
tures de  restaurant  soient  toujours  un 
peu  excitantes  ».  Et  ils  racontent  ce 
qu'ils  ont  fait,  ce  qu'ils  aiment,  ce  qu'ils 
croient  ! 

Il  me  semble  que  je  vois  en  eux  l'hor- 
reur de  leur  àme  comme  on  voit  un  fœtus 
monstrueux  dans  l'esprit-de-vin  d'un  bo- 


SUR  L'EAU  51 

cal.  J'assiste  ù  la  lente  éclosion  des  lieux 
communs  qu'ils  redisent  toujours,  je 
sens  les  mots  tomber  de  ce  grenier  à  sot- 
tises dans  leurs  bouches  d'imbéciles  et 
de  leurs  bouches  dans  l'air  inerte  qui  les 
porte  à  mes  oreilles. 

Mais  leurs  idées,  leurs  idées  les  plus 
hautes,  les  plus  solennelles,  les  plus  res- 
pectées, ne  sont-elles  pas  l'irrécusable 
preuve  de  l'éternelle,  universelle,  indes- 
tructible et  omnipotente  bêtise? 

Toutes  leurs  conceptions  de  Dieu,  du 
dieu  maladroit  qui  rate  et  recommence 
les  premiers  êtres,  qui  écoute  nos  confi- 
dences et  les  note,  du  dieu  gendarme, 
jésuite,  avocat,  jardinier,  en  cuirasse,  en 
robe  ou  en  sabots,  puis,  les  négations  de 
Dieu  basées  sur  la  logique  terrestre,  les 
arguments  pour  et  contre,  l'histoire  des 
croyances  sacrées,  des  schismes,  des  hé- 


52  SUR   L'EAU 

résies,  des  philosophies,  les  affirmations 
comme  les  doutes,  toute  la  puérilité  des 
principes,  la  violence  féroce  et  sanglante 
des  faiseurs  d'hypothèses,  le  chaos  des 
contestations,  tout  le  misérable  effort  de 
ce  malheureux  être  impuissant  à  conce- 
voir, à  deviner,  à  savoir  et  si  prompt  à 
croire,  prouve  qu'il  a  été  jeté  sur  ce 
monde  si  petit,  uniquement  pour  boire, 
manger,  faire  des  enfants  et  des  chan- 
sonnettes et  s'entre-tuer  par  passe- 
temps. 

Heureux  ceux  que  satisfait  la  vie,  ceux 
qui  s'amusent,  ceux  qui   sont  contents. 

Il  est  des  gens  qui  aiment  tout,  que 
tout  enchante.  Ils  aiment  le  soleil  et  la 
pluie,  la  neige  et  le  brouillard,  les  fêtes 
et  le  calme  de  leur  logis,  tout  ce  qu'ils 
voient,  tout  ce  qu'ils  font,  tout  ce  qu'ils 
disent,  tout  ce  qu'ils  entendent. 


STR    LEAU  53 

Ceux-ci  mènent  une  existence  douce, 
tranquille  et  satisfaite  au  milieu  de  leurs 
rejetons  .  Ceux-là  ont  une  existence 
agitée  de  plaisirs  et  de  distractions. 

Ils  ne  s'ennuient  ni  les  uns  ni  les 
autres. 

La  vie,  pour  eux,  est  une  sorte  de 
spectacle  amusant  dont  ils  sont  eux- 
mêmes  acteurs,  une  chose  bonne  et  chan- 
geante qui,  sans  trop  les  étonner,  les 
ravit. 

Mais  d'autres  hommes,  parcourant 
d'un  éclair  de  pensée  le  cercle  étroit  des 
satisfactions  possibles,  demeurent  atter- 
rés devant  le  néant  du  bonheur,  la  mo- 
notonie et  la  pauvreté  des  joies  terrestres. 

Dès  qu'ils  touchent  à  trente  ans,  tout 
est  fini  pour  eux.  Qu'attendraient-ils? 
Rien  ne  les  distrait  plus  ;  ils  ont  fait  le 
tour  de  nos  maigres  plaisirs. 


5i  SUR   L'EAU 

Heureux  ceux  qui  ne  connaissent  pas 
l'écœurement  abominable  des  mêmes 
actions  toujours  répétées;  heureux  ceux 
qui  ont  la  force  de  recommencer  chaque 
jour  les  mêmes  besognes,  avec  les  mê- 
mes gestes,  autour  des  mêmes  meubles, 
devant  le  même  horizon,  sous  le  même 
ciel,  de  sortir  par  les  mêmes  rues  oii  ils 
rencontrent  les  mêmes  figures  et  les 
mêmes  animaux.  Heureux  ceux  qui  ne 
s'aperçoivent  pas  avec  un  immense  dé- 
goût que  rien  ne  change,  que  rien  ne 
passe  et  que  tout  lasse. 

Faut-il  que  nous  ayons  l'esprit  lent, 
fermé  et  peu  exigeant,  pour  nous  con- 
tenter de  ce  qui  est.  Gomment  se  fait-il 
que  le  pubhc  du  monde  n'ait  pas  encore 
crié  :  «.  Au  rideau  !  »  n'ait  pas  demandé 
l'acte  suivant  avec  d'autres  êtres  que 
l'homme,  d'autres  formes,  d'autres  fêtes, 


ST!U   L'EAU  55 

d'autres  plantes,  d'autres  astres,  d'autres 
inventions,  d'autres  aventures? 

Vraiment,  personne  n'a  donc  encore 
éprouvé  la  haine  du  visage  humain  tou- 
jours pareil,  la  haine  des  animaux  qui 
semblent  des  mécaniques  vivantes  avec 
leurs  instincts  invariables  transmis  dans 
leur  semence  du  premier  de  leur  race 
au  dernier,  la  haine  des  paysages  éter- 
nellement semblables  et  la  haine  des 
plaisirs  jamais  renouvelés? 

Consolez-vous,  dit-on,  dans  l'amour 
de  la  science  et  des  arts. 

Mais  on  ne  voit  donc  pas  que  nous 
sommes  toujours  emprisonnés  en  nous- 
mêmes,  sans  parvenir  à  sortir  de  nous, 
condamnés  à  traîner  le  boulet  de  notre 
rêve  sans  essor. 

Tout  le  progrès  de  notre  eiïort  cérébral 
consiste  à  constater  des  faits  matériels  au 


56  SUR   L'EAU 

moyen  d'instruments  ridiculement  impar- 
faits, qui  suppléent  cependant  un  peu  à 
l'incapacité  de  nos  organes.  Tous  les 
vingt  aDS,  un  pauvre  chercheur  qui  meurt 
à  la  peine  découvre  que  l'air  contient  un 
gaz  encore  inconnu,  qu'on  dégage  une 
force  impondérable,  inexplicable  etinqua- 
hfiable  en  frottant  de  la  cire  sur  du  drap, 
que  parmi  les  innombrables  étoiles  igno- 
rées, il  s'en  trouve  une  qu'on  n'avait  pas 
encore  signalée  dans  le  voisinage  d'une 
autre,  vue  et  baptisée  depuis  longtemps. 
Qu'importe? 

Nos  maladies  viennent  des  microbes? 
Fort  bien.  Mais  d'où  viennent  ces  mi- 
crobes? et  les  maladies  de  ces  invisibles 
eux-mômes  ?  Et  les  soleils  d'où  vien- 
nent-ils? 

Nous  ne  savons  rien,  nous  ne  voyons 
rien,  nous  ne  pouvons  rien,  nous  nedevi- 


SUR  L  EAU  57 

nons  rien,  nous  n'imaginons  rien,  nous 
sommes  enfermés,  emprisonnés  en  nous. 
Et  des  gens  s'émerveillent  du  génie  hu- 
main! 

Les  arts?  La  peinture  consiste  à  repro- 
duire avec  des  couleurs  les  monotones 
paysages  sans  qu'ils  ressemblent  jamais 
à  la  nature,  à  dessiner  les  hommes,  en 
s'efforçant,  sans  y  jamais  parvenir,  de 
leur  donner  l'aspect  des  vivants.  On 
s'acharne  ainsi,  inutilement,  pendant  des 
années,  à  imiter  ce  qui  est;  et  on  arrive 
à  peine,  par  cette  copie  immobile  et 
muette  des  actes  de  la  vie,  à  faire  com- 
prendre aux  yeux  exercés  ce  qu'on  a 
voulu  tenter. 

Pourquoi  ces  efforts?  Pourquoi  cette 
imitation  vaine?  Pourquoi  cette  repro- 
duction banale  de  choses  si  tristes  par 
elles-mêmes?  Misère! 


58  SUR  L'EAU 

Les  poètes  font  avec  des  mots  ce  que 
les  peintres  essayent  avec  des  nuances. 
Pourquoi  encore? 

Quand  on  a  lu  les  quatre  plus  habiles, 
les  quatre  plus  ingénieux,  il  est  inutile 
d'en  ouvrir  un  autre.  Et  on  ne  sait  rien 
de  plus.  Ils  ne  peuvent,  eux  aussi,  ces 
hommes,  qu'imiter  l'homme.  Ils  s'épui- 
sent en  un  labeur  stérile.  Car  l'homme 
ne  ^changeant  pas,  leur  art  inutile  est 
immuable.  Depuis  que  s'agite  notre 
courte  pensée,  l'homme  est  le  même  ; 
ses  sentiments,  ses  croyances,  ses  sensa- 
tions sont  les  mêmes,  il  n'a  point  avancé, 
il  n'a  point  reculé,  il  n'a  point  remué.  A 
quoi  me  sert  d'apprendre  ce  que  je  suis, 
de  lire  ce  que  je  pense,  de  me  regarder 
moi-même  dans  les  banales  aventures 
d'un  roman? 

Ah!  si  les  poètes  pouvaient  traverser 


SUR  L'EAU  59 

l'espace,  explorer  les  astres,  découvrir 
d'autres  univers,  d'autres  êtres,  varier 
sans  cesse  pour  mon  esprit  la  nature  et 
la  forme  des  choses,  me  promener  sans 
cesse  dans  un  inconnu  changeant  et  sur- 
prenant, ouvrir  des  portes  mystérieuses 
sur  des  horizons  inattendus  et  merveil- 
leux, je  les  lirais  jour  et  nuit.  Mais  ils  ne 
peuvent,  ces  impuissants,  que  changer  la 
place  d'un  mot,  et  me  montrer  mon 
image,  comme  les  peintres.  A  quoi  bon? 

Car  la  pensée  de  l'homme  est  immobile. 

Les  hmites  précises,  proches,  infran- 
chissables, une  fois  atteintes,  elle  tourne 
comme  un  cheval  dans  un  cirque,  comme 
une  mouche  dans  une  bouteille  fermée, 
voletant  jusqu'aux  parois  où  elle  se 
heurte  toujours. 

Et  pourtant,  à  défaut  de  mieux,  il  est 
doux  de  penser,  quand  on  vit  seul. 


60  SUR   L'EAU 

Sur  ce  petit  bateau  que  ballotte  la  mer, 
qu'une  vague  peut  emplir  et  retourner, 
je  sais  et  je  sens  combien  rien  n'existe, 
de  ce  que  nous  connaissons,  car  la  terre 
qui  flotte  dans  le  vide  est  encore  plus 
isolée,  plus  perdue  que  cette  barque  sur 
les  flots.  Leur  importance  est  la  même, 
leur  destinée  s'accomplira .  Et  j  e  me  réj  ouis 
de  comprendre  le  néant  des  croyances  et 
la  vanité  des  espérances  qu'engendra 
notre  orgueil  d'insectes! 

Je  me  suis  couché,  bercé  par  le  tan- 
gage, et  j'ai  dormi  d'un  profond  sommeil 
comme  on  dort  sur  l'eau  jusqu'à  l'heure 
où  Bernard  me  réveilla  pour  me  dire  : 

—  Mauvais  temps,  monsieur,  nous  ne 
pouvons  pas  partir  ce  matin. 

Le  vent  est  tombé,  mais  la  mer,  très 
grosse  au  large,  ne  permet  pas  de  faire 
route  vers  Saint-Raphaël. 


SUR  LEAU  61 

Encore  un  jour  à  passer  à  Cannes. 

Vers  midi,  le  vent  d'ouest  se  leva  de 
nouveau,  moins  fort  que  la  veille,  et  je 
résolus  d'en  profiter  pour  aller  visiter 
l'escadre  au  golfe  Juan. 

Le  Bel- Ami ^  en  traversant  la  rade,  dan- 
sait  comme  une  chèvre  et  je  dus  gou- 
verner avec  grande  attention  pour  ne  pas 
recevoir  à  chaque  vague,  qui  nous  arri- 
vait presque  par  le  travers,  des  paquets 
d'eau  parla  figure.  Mais  bientôt  je  ga- 
gnai l'abri  des  îles  et  je  m'engageai  dans 
le  passage  sous  le  château  fort  de  Sainte- 
Marguerite. 

Sa  muraille  droite  tombe  sur  les  rocs 
battus  du  flot,  et  son  sommet  ne  dépasse 
guère  la  côte  peu  élevée  de  l'île.  On  di- 
rait une  tête  enfoncée  entre  deux  grosses 
épaules! 

On  voit  très  bien  la  place  où  descendit 


62  SUR   L'EAU 

Bazaine.  Il  n'était  pas  besoin  d'être  un 
gymnaste  habile  pour  se  laisser  glisser 
sur  ces  rochers  complaisants. 

Cette  évasion  me  fut  racontée  en  grand 
détail  par  un  homme  qui  se  prétendait 
et  qui  pouvait  être  bien  renseigné. 

Bazaine  vivait  assez  libre,  recevant 
chaque  jour  sa  femme  et  ses  enfants.  Or, 
M^^  Bazaine,  nature  énergique,  déclara 
à  son  mari  qu'elle  s'éloignerait  pour  tou- 
jours avec  les  enfants  s'il  ne  s'évadait 
pas,  et  elle  lui  exposa  son  plan.  Il  hési- 
tait devant  les  dangers  de  la  fuite  et  les 
doutes  sur  le  succès  ;  mais ,  quand  il 
vit  sa  femme  décidée  à  accomplir  sa 
menace,  il  consentit. 

Alors,  chaque  jour,  on  introduisit  dans 
la  forteresse  des  jouets  pour  les  petits, 
toute  une  minuscule  gymnastique  de 
chambre.  C'est  avec  ces  joujoux  que  fut 


SUR  L'EAU  63 

fabriquée  la  corde  à  nœuds  qui  devait 
servir  au  maréchal.  Elle  fut  confection- 
née lentement,  pour  ne  point  éveiller  de 
soupçons,  puis  cachée  avec  soin  dans  un 
coin  du  préau  par  une  main  amie. 

La  date  de  l'évasion  fut  alors  fixée.  On 
choisit  un  dimanche,  la  surveillance  ayant 
paru  moins  sévère  ce  jour-là. 

Et  M'""  Bazaine  s'absenta  pour  quelque 
temps. 

Le  maréchal  se  promenait  généralement 
jusqu'à  huit  heures  du  soir  dans  le  préau 
de  la  prison,  en  compagnie  du  directeur, 
homme  aimable  dont  le  commerce  lui 
plaisait.  Puis  il  rentrait  en  ses  apparte- 
ments, que  le  geôlier  chef  verrouillait  et 
cadenassait  en  présence  de  son  supérieur. 

Le  soir  de  la  fuite,  Bazaine  feignit  d'être 
souffrant  et  voulut  rentrer  une  heure  plus 
tôt;  Il  pénétra  en  effet  en  son  logement; 


64  SUR  L'EAU 

mais  dès  que  le  directeur  se  fut  éloigné 
pour  chercher  son  geôlier  et  le  prévenir 
d'enfermer  immédiatement  le  captif,  le 
maréchal  ressortit  bien  vite  et  se  cacha 
dans  la  cour. 

On  verrouilla  la  prison  vide.  Et  chacun 
rentra  chez  soi. 

Vers  onze  heures,  Bazaine  sortit  de  sa 
cachette,  muni  de  l'échelle.  Il  l'attacha  et 
descendit  sur  les  rochers. 

Au  jour  levant,  un  complice  détacha 
la  corde  et  la  jeta  au  pied  des  mur  s. 

Vers  huit  heures  et  demie,  le  directeur 
de  Sainte-Marguerite  s'informa  du  pri- 
sonnier, surpris  de  ne  pas  le  voir  encore , 
car  il  sortait  tôt  chaque  matin.  Le  valet 
de  chambre  de  Bazaine  refusa  d'entrer 
chez  son  maître. 

A  neuf  heures  enfin,  le  directeur  força 
la  porte  et  trouva  la  cage  abandonnée. 


SUR  L'EAU  65 

M"^^  Bazaine,  de  son  côté,  pour  exécu- 
ter ses  projets,  avait  été  trouver  un  homme 
à  qui  son  mari  avait  rendu  jadis  un  ser- 
vice capital.  Elle  s'adressait  à  un  cœur 
reconnaissant,  et  elle  se  fit  un  allié  aussi 
dévoué  qu'énergique.  Ils  réglèrent  ensem- 
ble tous  les  détails  ;  puis  elle  se  rendit  à 
Gênes  sous  un  faux  nom  et  loua,  sous 
prétexte  d'une  excursion  à  Naples,  un 
petit  vapeur  italien,  au  prix  de  mille  francs 
par  jour,  en  stipulant  que  le  voyage  du- 
rerait au  moins  une  semaine  et  qu'on 
pourrait  le  prolonger  d'un  temps  égal  aux 
mêmes  conditions. 

Le  bâtiment  se  mit  en  route;  mais  à 
peine  eut-il  pris  la  mer  que  la  voyageuse 
parut  changer  de  résolution,  et  elle  de- 
manda au  capitaine  s'il  lui  déplaisait 
d'aller  jusqu'à  Cannes  chercher  sa  belle- 
sœur.  Le  marin  y  consentit  volontiers  et 


66  SUR  L'EAU 

jeta  Tance,   le  dimanche  soir,  au  golfe 
Juan. 

M'"^  Bazaine  se  fit  mettre  à  terre  en 
recommandant  que  le  canot  ne  s'éloignât 
point.  Son  complice  dévoué  l'attendait 
avec  une  autre  barque  sur  la  promenade 
de  la  Groisette,  et  ils  traversèrent  la 
passe  qui  sépare  du  continent  la  petite 
île  Sainte-Marguerite.  Son  mari  était  là 
sur  les  roches,  les  vêtements  déchirés,  le 
visage  meurtri,  les  mains  en  sang.  La 
mer  étant  un  peu  forte,  il  fut  contraint 
d'entrer  dans  l'eau  pour  gagner  la 
barque ,  qui  se  serait  brisée  contre  la 
côte. 

Lorsqu'ils   furent  revenus  à  terre,  le 
canot  fut  abandonné. 

.  Ils  regagnèrent  alors  la  première  em- 
barcation, puis  le  bâtiment  resté  sous 
vapeur.   M'"^  Bazaine  déclara   alors    au 


SUR   L'EAU  67 

capitaine  que  sa  belle- sœur  se  trouvait 
trop  souffrante  pour  venir,  et,  montrant 
le  maréchal,  elle  ajouta  : 

—  N'ayant  pas  de  domestique,  j'ai  pris 
un  valet  de  chambre.  Cet  imbécile  vient 
de  tomber  sur  les  rochers  et  de  se  mettre 
dans  l'état  où  vous  le  voyez.  Envoyez-le, 
s'il  vous  plaît,  avec  les  matelots,  et  faites- 
lui  donner  ce  qu'il  lui  faut  pour  se  panser 
et  recoudre  ses  hardcs. 

Bazaine  alla  coucher  dans  l'entre- 
pont. 

Or,  le  lendemain,  au  point  du  jour,  on 
avait  gagné  la  haute  mer.  M"^®  Bazaine 
changea  encore  de  projet,  et,  se  disant 
malade,  se  fit  reconduire  à  Gênes. 

Mais  la  nouvelle  de  l'évasion  était  déjà 
connue  et  le  populaire,  averti,  s'ameuta 
en  vociférant  sous  les  fenêtres  de  l'hôtel. 
Le  tumulte  devint  bientôt  si  violent  que 


68  SUR   L'EAU 

le  propriétaire,  épouvanté,  fit  s'enfuir  les 
voyageurs  par  une  porte  cachée. 

Je  donne  ce  récit  comme  il  me  fut  fait, 
et  je  n'affirme  rien. 

Nous  approchons  de  l'escadre,  dont  les 
lourds  cuirassés,  sur  une  seule  ligne, 
semblent  des  tours  de  guerre  bâties  en 
pleine  mer.  Voici  le  Colbert,  la  Dévasta- 
lion,  X  Amïral-Duperré  ^  le  Courbet,  Y  In- 
domptable et  le  Richelieu^  plus  deux  croi- 
seurs, Y  Hirondelle  et  le  Milan  ^  et  quatre 
torpilleurs  en  train  d'évoluer  dans  le  golfe. 

Je  veux  visiter  le  Courbet^  qui  passe 
pour  le  type  le  plus  parfait  de  notre  ma- 
rine. 

Rien  ne  donne  l'idée  du  labeur  hu- 
main, du  labeur  minutieux  et  formida- 
ble de  cette  petite  bête  aux  mains  ingé- 
nieuses comme  ces  énormes  citadelles  de 
fer  qui  flottent  et  marchent,  portent  une 


SUR  L'EAU  69 

armée  de  soldats,  un  arsenal  d'armes 
monstrueuses,  et  qui  sont  faites,  ces  mas- 
ses, de  petits  morceaux  ajustés,  soudés, 
forgés,  boulonnés,  travail  de  fourmis  et 
de  géants,  qui  montre  en  même  temps 
tout  le  génie  et  toute  l'impuissance  et 
toute  l'irrémédiable  barbarie  de  cette 
race  si  active  et  si  faible  qui  use  ses  ef- 
forts à  créer  des  engins  pour  se  détruire 
elle-même. 

Ceux  d'autrefois,  qui  construisaient 
avec  des  pierres  des  cathédrales  en  den- 
telle, palais  féeriques  pour  abriter  des 
rêves  enfantins  et  pieux,  ne  valaient-ils 
pas  ceux  d'aujourd'hui,  lançant  sur  la 
mer  des  maisons  d'acier  qui  sont  les  tem- 
ples delà  mort? 

Au  moment  oii  je  quitte  le  navire  pour 
remonter  dans  ma  coquille,  j'entends  sur 
le  rivage  éclater  une  fusillade.    C'est    le 


'0  SUR  L'EAU 

régiment  d'Antibes  qui  fait  l'exercice  de 
tirailleurs  dans  les  sables  et  dans  les  sa- 
pins. La  fumée  monte  en  flocons  blancs, 
pareils  à  des  nuées  de  coton  qui  s'évapo- 
rent, et  on  voit  courir  le  long  de  la  mer 
les  culottes  rouges  des  soldats. 

Alors,  les  officiers  de  marine,  intéres- 
sés soudain,  braquent  leurs  lunettes  vers 
la  terre  et  leur  cœur  s'anime  devant  ce 
simulacre  de  guerre. 

Quand  je  songe  seulement  à  ce  mot,  la 
guerre,  il  me  Adent  un  effarement  comme 
si  l'on  me  parlait  de  sorcellerie,  d'inqui- 
sition, d'une  chose  lointaine,  finie,  abo- 
minable, monstrueuse,  contre  nature. 

Quand  on  parle  d'anthropophages, 
nous  sourions  avec  orgueil  en  proclamant 
notre  supériorité  sur  ces  sauvages.  Quels 
sont  \\es  sauvages,  les  vrais  sauvages  ? 
Ceux    qui   se    battent  pour  manger  les 


SUR  L'EAU  "l 

vaincus  ou  ceux  qui  se  battent  pour  tuer , 
rien  que  pour  tuer  ? 

Les  petits  lignards  qui  courent  là-bas 
sont  destinés  à  la  mort  comme  les  trou- 
peaux de  moutons  que  pousse  un  boucher 
sur  les  routes.  Ils  iront  tomber  dans  une 
plaine,  la  tête  fendue  d'un  coup  de  sabre 
ou  la  poitrine  trouée  d'une  balle  ;  et  ce 
sont  de  jeunes  hommes  qui  pourraient 
travailler,  produire,'  être  utiles.  Leurs 
pères  sont  vieux  et  pauvres  ;  leurs  mères 
qui,  pendant  vingt  ans,  les  ont  aimés, 
adorés  comme  adorent  les  mères,  appren- 
dront dans  six  mois  ou  un  an  peut-être 
que  le  fds,  l'enfant,  le  grand  enfant  élevé 
avec  tant  de  peine,  avec  tant  d'argent, 
avec  tant  d'amour,  fut  jeté  dans  un  trou 
comme  un  chien  crevé,  après  avoir  été 
éventré  par  un  boulet  et  piétiné,  écrasé, 
mis  en  bouillie  par  les  charges  de  cava- 


72  SUR  L'EAU 

lerie.  Pourquoi  a-t-on  lue    son  garçon, 
son  beau  garçon,  son   seul  espoir,   son 
orgueil,  sa  vie?  Elle   ne  sait  pas.    Oui, 
pourquoi? 

La  guerre  ! . . .  se  battre  ! . . .  égorger  ! . . . 
massacrer  des  hommes  !...  Et  nous  avons 
aujourd'hui,  à  notre  époque,  avec  notre 
civilisation,  avec  l'étendue  de  science  et 
le  degré  de  philosophie  où  l'on  croit  par- 
venu le  génie  humain,  des  écoles  où  l'on 
apprend  à  tuer,  à  tuer  de  très  loin,  avec 
perfection,  beaucoup  de  monde  en  même 
temps,  à  tuer  de  pauvres  diables  d'hom- 
mes innocents,  chargés  de  famille  et  sans 
casier  judiciaire. 

Et  le  plus  stupéfiant,  c'est  que  le  peu- 
ple ne  se  lève  pas  contre  les  gouverne- 
ments. Quelle  différence  y  a-t-il  donc  en- 
tre les  monarchies  et  les  républiques  ?  Le 
plus  stupéfiant,  c'est  que  la  société  tout 


SUR   I.'EAU  73 

entière  ne  se  révolte  pas  à  ce  seul  mot  de 
guerre. 

Ah  !  nous  vivrons  toujours  sous  le  poids 
des  vieilles  et  odieuses  coutumes,  des 
criminels  préjugés,  des  idées  féroces  de 
nos  barbares  aïeux,  car  nous  sommes  des 
bêtes,  nous  resterons  des  bêtes  que  l'ins- 
tinct domine  et  que  rien  ne  change. 

N'aurait- on  pas  honni  tout  autre  que 
Victor  Hugo  qui  eût  jeté  ce  grand  cri  de 
délivrance  et  de  vérité  ? 

«  Aujourd'hui,  la  force  s'appelle  la  vio- 
lence et  commence  à  être  jugée;  la  guerre 
est  mise  en  accusation.  La  civihsation, 
sur  la  plainte  du  genre  humain,  instruit 
le  procès  et  dresse  le  grand  dossier  cri- 
minel des  conquérants  et  des  capitaines. 
Les  peuples  en  viennent  à  comprendre 
que  l'agrandissement  d'un  forfait  n'en 
saurait  être  la  diminution  ;   que  si  tuer 


74  SUR  L'EAU 

est  un  crime,  tuer  beaucoup  n'en  peut 
pas  être  la  circonstance  atténuante  ;  que 
si  voler  est  une  honte,  envahir  ne  saurait 
être  une  gloire. 

«  Ah  !  proclamons  ces  vérités  absolues, 
déshonorons  la  guerre.  » 

Vaines  colères,  indignation  de  poète. 
La  guerre  est  plus  vénérée  que  jamais. 

Un  artiste  habile  en  cette  partie,  un 
massacreur  de  génie,  M.  de  Moltke,  a 
répondu,  un  jour,  aux  délégués  de  la  paix, 
les  étranges  paroles  que  voici  : 

«  La  guerre  est  sainte,  d'institution 
divine  ;  c'est  une  des  lois  sacrées  du 
monde  ;  elle  entretient  chez  les  hommes 
tous  les  grands,  les  nobles  sentiments  : 
l'honneur,  le  désintéressement,  la  vertu, 
le  courage,  et  les  empoche,  en  un  mot, 
de  tomber  dans  le  plus  hideux  matéria- 
lisme. » 


SUR  L'EAU  75 


Ainsi,  se  réunir  en  troupeaux  de  quatre 
cent  mille  hommes,  marcher  jour  et  nuit 
sans  repos,  ne  penser  à  rien  ni  rien  étu- 
dier, ni  rien  apprendre,  ne  rien  lire,  n'être 
utile  à  personne,  pourrir  de  saleté,  cou- 
cher dans  la  fange,  vivre  comme  les 
brutes  dans  un  hébétement  continu,  pil- 
ler les  villes,  brûler  les  villages,  ruiner 
les  peuples,  puis  rencontrer  une  autre 
agglomération  de  viande  humaine,  se 
ruer  dessus,  faire  des  lacs  de  sang,  des 
plaines  de  chair  pilée  mêlée  à  la  terre 
boueuse  et  rougie,  des  monceaux  de  ca- 
davres, avoir  les  bras  ou  les  jambes  em- 
portés, la  cervelle  écrabouillée  sans  profit 
pour  personne,  et  crever  au  coin  d'un 
champ  tandis  que  vos  vieux  parents, 
votre  femme  et  vos  enfants  meurent  de 
faim  ;  voilà  ce  qu'on  appelle  ne  pas  tom- 
ber dans  le  plus  hideux  matérialisme. 


76  SUR   L'EAU 

Les  hommes  de  guerre  sont  les  fléaux 
du  monde.  Nous  luttons  contre  la  nature, 
l'ignorance,  contre  les  obstacles  de  toute 
sorte,  pour  rendre  moins  dure  notre  misé- 
rable vie.  Des  hommes,  des  bienfaiteurs, 
des  savants  usent  leur  existence  à  travail- 
ler, à  chercher  ce  qui  peut  aider,  ce  qui 
peut  secourir,  ce  qui  peut  soulager  leurs 
frères.  Ils  vont,  acharnés  à  leur  besogne 
utile,  entassant  les  découvertes,  agran- 
dissant l'esprit  humain,  élargissant  la 
science,  donnant  chaque  jour  à  l'inteUi- 
gence  une  somme  de  savoir  nouveau, 
donnant  chaque  jour  à  leur  patrie  du 
bien-être,  de  l'aisance,  de  la  force. 

La  guerre  arrive.  En  six  mois,  les  géné- 
raux ont  détruit  vingt  ans  d 'efforts,  de 
patience  et  de  génie. 

Voilà  ce  qu'on  appelle  ne  pas  tomber 
dans  le  plus  hideux  matérialisme. 


SUR   L'EAU  V7 

Nous  l'avons  vue,  la  guerre.  Nous 
avons  vu  les  hommes  redevenus  des 
brutes,  affolés,  tuer  par  plaisir,  par  ter- 
reur, par  bravade,  par  ostentation.  Alors 
que  le  droit  n'existe  plus,  que  la  loi  est 
morte,  que  toute  notion  du  juste  disparaît, 
nous  avons  vu  fusiller  des  innocents  trou- 
vés sur  une  route  et  devenus  suspects 
parce  qu'ils  avaient  peur.  Nous  avons  vu 
tuer  des  chiens  enchaînés  à  la  porte  de 
leurs  maîtres  pour  essayer  des  revolvers 
neufs,  nous  avons  vu  mitrailler  par  plai- 
sir des  vaches  couchées  dans  un  champ, 
sans  aucune  raison,  pour  tirer  des  coups 
de  fusil,  histoire  de  rire. 

Voilà  ce  qu'on  appelle  ne  pas  tomber 
dans  le  plus  hideux  matériahsme. 

Entrer  dans  un  pays,  égorger  l'homme 
qui  défend  sa  maison  parce  qu'il  est  vêtu 
d'une  blouse  et  n'a  pas  un  képi  sur  la 


78  SUR  LEAU 


tête,  brûler  les  habitations  de  misérables 
qui  n'ont  plus  de  pain,  casser  des  meubles, 
en  voler  d'autres,  boire  le  vin  trouvé 
dans  les  caves,  violer  les  femmes  trou- 
vées dans  les  rues,  brûler  des  millions 
de  francs  en  poudre,  et  laisser  derrière 
soi  la  misère  et  le  choléra. 

Voilà  ce  qu'on  appelle  ne  pas  tomber 
dans  le  plus  hideux  matérialisme. 

Qu'ont-ils  donc  fait  pour  prouver  même 
un  peu  d'inteUigence,  les  hommes  de 
guerre?  Rien.  Qu'ont-ils  inventé?  Des 
canons  et  des  fusils.  Voilà  tout. 

L'inventeur  de  la  brouette  n'a-t-il  pas 
plus  fait  pour  l'homme,  par  cette  simple  et 
pratique  idée  d'ajuster  une  roue  à  deux 
bâtons,  que  l'inventeur  des  fortifications 
modernes  ? 

Que  nous  reste-t-il  de  la  Grèce  ?  Des 
livres,    des    marbres.    Est-elle    grande 


SUR   L'EAU  79 

parce  qu'elle  a  vaincu  ou  par  ce  qu'elle 
a  produit  ? 

Est-ce  l'invasion  des  Perses  qui  l'a 
empêchée  de  tomber  dans  le  plus  hideux 
matérialisme  ? 

Sont-ce  les  invasions  des  barbares  qui 
ont  sauvé  Rome  et  l'ont  régénérée  ? 

Est-ce  que  Napoléon  I®''  a  continué  le 
grand  mouvement  intellectuel  commencé 
par  les  philosophes  à  la  fm  du  dernier 
siècle  ? 

Eh  bien,  oui,  puisque  les  gouverne- 
ments prennent  ainsi  le  droit  de  mort  sur 
les  peuples,  il  n'y  a  rien  d'étonnant  à  ce 
que  les  peuples  prennent  parfois  le  droit 
de  mort  sur  les  gouvernements. 

Ils  se  défendent,  ils  ont  raison.  Per- 
sonne n'a  le  droit  absolu  de  gouverner 
les  autres.  On  ne  le  peut  faire  que  pour 
le  bien  de  ceux  qu'on  dirige.  Quiconque 


80  SUI\   L'EAU 

gouverne  a  autant  le  devoir  d'éviter  la 
guerre  qu'un  capitaine  de  navire  a  celui 
d'éviter  le  naufrage. 

Quand  un  capitaine  a  perdu  son  bâti- 
ment, on  le  juge  et  on  le  condamne,  s'il 
est  reconnu  coupable  de  négligence  ou 
même  d'incapacité. 

Pourquoi  ne  jugerait-on  pas  les  gou- 
vernements après  chaque  guerre  décla- 
rée ?  Si  les  peuples  comprenaient  cela, 
s'ils  faisaient  justice  eux-mêmes  des  pou- 
voirs meurtriers,  s'ils  refusaient  de  se 
laisser  tuer  sans  raison,  s'ils  se  servaient 
de  leurs  armes  contre  ceux  qui  les  leur 
ont  données  pour  massacrer,  ce  jour-là  la 
guerre  serait  morte...  Mais  ce  jour  ne 
viendra  pas  ! 


Agay,  8  avril. 


—  Beau  temps,  monsieur. 

Je  me  lève  et  monte  sur  le  pont.  11  est 
trois  heures  du  matin;  la  mer  est  plate, 
le  ciel  infini  ressemble  à  une  immense 
voûte  d'ombre  ensemencée  de  graines 
de  feu.  Une  brise  très  légère  souffle  de 

terre. 

Le  café  est  chaud,  nous  le  buvons,  et, 
sans  perdre  une  minute  pour  profiter  de 
ce  vent  favorable,  nous  partons. 

Nous  voilà  glissant  sur  l'onde,  vers  la 
pleine  mer.  La  côte  disparaît  ;  on  ne  voit 
plus  rien  autour  de  nous  que  du  noir. 
C'est  là  une  sensation,  une  émotion  trou- 
blante et  déhcieuse  :  s'enfoncer  dans  cette 


82  SUR   L'EAU 

nuit  vide,  dans  ce  silence,  sur  cette  eau, 
loin  de  tout.  Il  semble  qu'on  quitte  le 
monde,  qu'on  ne  doit  plus  jamais  arriver 
nulle  partj  qu'il  n'y  aura  plus  de  rivage, 
qu'il  n'y  aura  pas  de  jour.  A  mes  pieds 
une  petite  lanterne  éclaire  le  compas  qui 
m'indique  la  route.  Il  faut  courir  au  moins 
trois  milles  au  large  pour  doubler  sûre- 
ment le  cap  Roux  et  le  Drammont,  quel 
que  soit  le  vent  qui  donnera,  lorsque  le 
soleil  sera  levé.  J'ai  fait  allumer  les  fa- 
naux de  position,  rouge  bâbord  et  vert 
tribord,  pour  éviter  tout  accident,  et  je 
jouis  avec  ivresse  de  cette  fuite  muette, 
continue  et  tranquille. 

Tout  à  coup  un  cri  s'élève  devant  nous. 
Je  tressaille,  car  la  voix  est  proche;  et  je 
n'aperçois  rien,  rien  que  cette  obscure 
muraille  de  ténèbres  où  je  m'enfonce  et 
qui  se  referme  derrière  moi.    Raymond 


SUR   L'EAU  83 

qui  veille  à  l'avant  me  dit  :  «  C'est  une 
tartane  qui  va  dans  l'est  ;  arrivez  un  peu, 
monsieur,  nous  passons  derrière.  » 

Et  soudain,  tout  près,  se  dresse  un 
fantôme  effrayant  et  vague,  la  grande 
ombre  flottante  d'une  haute  voile  aperçue 
quelques  secondes  et  disparue  presque 
aussitôt.  Rien  n'est  plus  étrange,  plus 
fantastique  et  plus  émouvant  que  ces  ap- 
paritions rapides,  sur  la  mer,  la  nuit.  Les 
pêcheurs  et  les  sabliers  ne  portent  jamais 
de  feux  ;  on  ne  les  voit  donc  qu'en  les 
frôlant,  et  cela  vous  laisse  le  serrement 
de  cœur  d'une  rencontre  surnaturelle. 

J'entends  au  loin  un  sifflement  d'oi- 
seau. Il  approche,  passe  et  s'éloigne.  Que 
ne  puis-je  errer  comme  lui? 

L'aube  enfin  paraît,  lente  et  douce, 
sans  un  nuage,  et  le  jour  la  suit,  un  vrai 
jour  d'été. 


84  SUR   L'EAU 

Raymond  affirme  que  nous  aurons 
vent  d'est,  Bernard  tient  toujours  pour 
l'ouest  et  me  conseille  de  changer  d'al- 
lure et  de  marcher,  tribord  armures  sur 
le  Drammontqui  se  dresse  au  loin.  Je  suis 
aussitôt  son  avis  et,  sous  la  lente  poussée 
d'une  brise  agonisante,  nous  nous  rap- 
prochons de  l'Esterel.  La  longue  côte 
rouge  tombe  dans  l'eau  bleue  qu'elle  fait 
paraître  violette.  Elle  est  bizarre,  héris- 
sée, jolie,  avec  des  pointes,  des  golfes 
innombrables,  des  rochers  capricieux  et 
coquets,  mille  fantaisies  de  montagne 
admirée.  Sur  ses  flancs,  les  forêts  de  sa- 
pins montent  jusqu'aux  cimes  de  granit 
qui  ressemblent  à  des  châteaux,  à  des 
villes,  à  des  armées  de  pierres  courant 
l'une  après  l'autre.  Et  la  mer  est  si  lim- 
pide à  son  pied,  qu'on  distingue  par  places 
les  fonds  de  sable  et  les  fonds  d'herbes. 


SUR   L'EAU  85 

Certes,  en  certains  jours,  j'éprouve 
l'horreur  de  ce  qui  est  jusqu'à  désirer  la 
mort.  Je  sens  jusqu'à  la  souffrance  sur- 
aiguë  la  monotonie  invariable  des  paysa- 
ges, des  figures  et  des  pensées.  La  mé- 
diocrité de  l'univers  m'étonne  et  me 
révolte,  la  petitesse  de  toutes  choses 
m'emplit  de  dégoût,  la  pauvreté  des  êtres 
humains  m'anéantit. 

En  certains  autres,  au  contraire,  je 
jouis  de  tout  à  la  façon  d'un  animal.  Si 
mon  esprit  inquiet,  tourmenté,  hypertro- 
phié par  le  travail,  s'élance  à  des  espé- 
rances qui  ne  sont  point  de  notre  race, 
et  puis  retombe  dans  le  mépris  de  tout, 
après  en  avoir  constaté  le  néant,  mon 
corps  de  bête  se  grise  de  toutes  les 
ivresses  de  la  vie.  J'aime  le  ciel  comme 
un  oiseau,  les  forêts  comme  un  loup 
rôdeur,  les  rochers  comme  un  chamois, 


88  SUR    L'EAU 

l'herbe  profonde  pour  m'y  rouler,  pour  y 
courir  comme  un  cheval  et  l'eau  limpide 
pour  y  nager  comme  un  poisson.  Je  sens 
frémir  en  moi  quelque  chose  de  toutes 
les  espèces  d'animaux,  de  tous  les  ins- 
tincts, de  tous  les  désirs  confus  des 
créatures  inférieures.  J'aime  la  terre 
comme  elles  et  non  comme  vous,  les 
hommes,  je  l'aime  sans  l'admirer,  sans 
la  poétiser,  sans  m'exalter.  J'aime  d'un 
amour  bestial  et  profond,  méprisable  et 
sacré,  tout  ce  qui  vit,  tout  ce  qui  pousse, 
tout  ce  qu'on  voit,  car  tout  cela,  laissant 
calme  mon  esprit,  trouble  mes  yeux  et 
mon  cœur,  tout  :  les  jours,  les  nuits,  les 
fleuves,  les  mers,  les  tempêtes,  les  bois, 
les  aurores,  le  regard  et  la  chair  des 
femmes. 

La  caresse  de  l'eau  sur  le  sable  des 
rives  ou  sur  le  granit  des  roches  m'émeut 


SUR    L'EAU  87 

et  m'attendrit,  et  la  joie  qui  m'envahit, 
quand  je  me  sens  poussé  par  le  vent  et 
porté  par  la  vague,  naît  de  ce  que  je  me 
livre  aux  forces  brutales  et  naturelles  du 
monde,  de  ce  que  je  retourne  à  la  vie 
primitive. 

Quand  il  fait  beau  comme  aujourd'hui, 
j'ai  dans  les  veines  le  sang  des  vieux 
faunes  lascifs  et  vagabonds,  je  ne  suis 
plus  le  frère  des  hommes,  mais  le  frère 
de  tous  les  êtres  et  de  toutes  les  choses  ! 

Le  soleil  monte  sur  l'horizon.  La  brise 
tombe  comme  avant-hier,  mais  le  vent 
d'ouest  prévu  par  Bernard  ne  se  lève 
pas  plus  que  le  vent  d'est  annoncé  par 
Raymond. 

Jusqu'à  dix  heures,  nous  flottons  im- 
mobiles, comme  une  épave,  puis  un  petit 
souffle  du  large  nous  remet   en   route, 


88  SUR    L'EAU 

tombe,  renaît,  semble  se  moquer  de 
nous,  agacer  la  voile,  nous  promettre 
sans  cesse  la  brise  qui  ne  vient  pas.  Ce 
n'est  rien,  l'haleine  d'une  bouche  ou  un 
battement  d'éventail  ;  cela  pourtant  suffît 
à  ne  pas  nous  laisser  en  place.  Les  mar- 
souins, ces  clowns  de  la  mer,  jouent 
autour  de  nous,  jaillissent  hors  de  l'eau 
d'un  élan  rapide  comme  s'ils  s'envolaient, 
passent  dans  l'air  plus  vifs  qu'un  éclair, 
puis  plongent  et  ressortent  plus  loin. 

Vers  une  heure,  comme  nous  nous 
trouvions  par  le  travers  d'Agay,  la  brise 
tomba  tout  à  faH,  et  je  compris  que  je 
coucherais  au  large  si  je  n'armais  pas 
l'embarcation  pour  remorquer  le  yacht 
et  me  mettre  à  l'abri  dans  cette  baie. 

Je  fis  donc  descendre  deux  hommes 
dans  le  canot,  et  à  trente  mètres  devant 
moi  ils  commencèrent  à  me  traîner.  Un 


SUR    L'EAU  89 

soleil  enragé  tombait  sur  l'eau,  brûlait 
le  pont  du  bateau. 

Les  deux  matelots  ramaient  d'une  fa- 
çon très  lente  et  régulière,  comme  deux 
manivelles  usées  qui  ne  vont  plus  qu'à 
peine,  mais  qui  continuent  sans  arrêt 
leur  effort  mécanique  de  machines. 

La  rade  d'Agay  forme  un  joli  bassin 
bien  abrité,  fermé,  d'un  côté,  par  les  ro- 
chers rouges  et  droits,  que  domine  le  sé- 
maphore au  sommet  de  la  montagne,  et 
que  continue,  vers  la  pleine  mer,  l'ile 
d'Or,  nommée  ainsi  à  cause  de  sa  cou- 
leur; de  l'autre,  par  une  ligne  de  roches 
basses,  et  une  petite  pointe  à  fleur  d'eau 
portant  un  phare  pour  signaler  l'entrée. 

Dans  le  fond,  une  auberge  qui  reçoit 
les  capitaines  des  navires  réfugiés  là  par 
les  gros  temps  et  les  pêcheurs  en  été, 
une  gare  où  ne  s'arrêtent  que  deux  trains 


90  SUR    L'EAU 

par  jour  et  où  ne  descend  personne,  et 
une  jolie  rivière  s'enfonçant  dans  l'Es- 
terel  jusqu'au  vallon  nommé  Malin- 
fermet,  et  qui  est  plein  de  lauriers-roses 
comme  un  ravin  d'Afrique. 

Aucune  route  n'aboutit,  de  l'intérieur, 
à  cette  baie  délicieuse.  Seul  un  sentier 
conduit  à  Saint-Raphaël,  en  passant  par 
les  carrières  de  porphyre  du  Drammont  ; 
mais  aucune  voiture  ne  le  pourrait  sui- 
vre. Nous  sommes  donc  en  pleine  mon- 
tagne. 

Je  résolus  de  me  promener  à  pied,  jus- 
qu'à la  nuit,  par  les  chemins  bordés  de 
cistes  et  de  lentisques.  Leur  odeur  de 
plantes  sauvages,  violente  et  parfumée 
emplit  l'air,  se  mêle  au  grand  souffle  de 
résine  de  la  foret  immense,  qui  semble 
haleter  sous  la  chaleur. 

Après  une  heure  de  marche,  j'étais  en 


SUR    L'EAU  91 

plein  bois  de  sapins,  un  bois  clair,  sur 
une  pente  douce  de  montagne.  Les  gra- 
nits pourpres,  ces  os  de  la  terre,  sem- 
blaient rougis  par  le  soleil,  et  j'allais 
lentement,  heureux  comme  doivent  l'être 
les  lézards  sur  les  pierres  brûlantes, 
quand  j'aperçus,  au  sommet  de  la  mon- 
tée, venant  vers  moi  sans  me  voir,  deux 
amoureux  ivres  de  leur  rêve. 

C'était  joli,  c'était  charmant,  ces  deux 
êtres  aux  bras  liés,  descendant,  à  pas 
distraits,  dans  les  alternatives  de  soleil 
et  d'ombre  qui  bariolaient  la  côte  in- 
clinée. 

Elle  me  parut  très .  élégante  et  très 
simple  avec  une  robe  grise  de  voyage  et 
un  chapeau  de  feutre  hardi  et  coquet. 
Lai,  je  ne  le  vis  guère.  Je  remarquai  seu- 
lement qu'il  avait  l'air  comme  il  faut.  Je 
m'étais  assis  derrière  le  tronc  d'un  pin 


92  SUR    L'EAU 

pour  les  regarder  passer.  Ils  ne  m'aper- 
çurent pas  et  continuèrent  à  descendre, 
en  se  tenant  par  la  taille,  sans  dire  un 
mot,  tant  ils  s'aimaient. 

Quand  je  ne  les  vis  plus,  je  sentis 
qu'une  tristesse  m'était  tombée  sur  le 
cœur.  Un  bonheur  m'avait  frôlé,  que  je 
ne  connaissais  point  et  que  je  pressentais 
le  meilleur  de  tous.  Et  je  revins  vers  la 
baie  d'Agay,  trop  las,  maintenant  pour 
continuer  ma  promenade. 

Jusqu'au  soir,  je  m'étendis  sur  l'herbe, 
au  bord  de  la  rivière,  et,  vers  sept  heures, 
j'entrai  dans  l'auberge  pour  dîner. 

Mes  matelots  avaient  prévenu  le  pa- 
tron, qui  m'attendait.  Mon  couvert  était 
mis  dans  une  salle  basse  peinte  à  la  chaux, 
à  côté  d'une  autre  table  oii  dînaient  déjà, 
face  à  face  et  se  regardant  au  fond  des 
yeux,  mes  deux  amoureux  de  tantôt. 


SUR    L'EAU  93 

J'eus  honte  de  les  déranger,  comme  si 
je  commettais  là  une  chose  inconvenante 
et  vilaine. 

Ils  m'examinèrent  quelques  secondes, 
puis  se  mirent  à  causer  tout  bas. 

L'aubergiste,  qui  me  connaissait  de- 
puis longtemps,  prit  une  chaise  près 
de  la  mienne.  Il  me  parla  des  sangliers  et 
du  lapin,  du  beau  temps,  du  mistral, 
d'un  capitaine  itaUen  qui  avait  couché  là 
l'autre  nuit,  puis,  pour  me  flatter,  vanta 
mon  yacht,  dont  j'apercevais  par  la  fe- 
nêtre la  coque  noire  et  le  grand  mât 
portant  au  sommet  mon  guidon  rouge  et 
blanc. 

Mes  voisins,  qui  avaient  mangé  très 
vite,  sortirent  aussitôt.  Moi,  je  m'attar- 
dai à  regarder  le  mince  croissant  de  la 
lune  poudrant  de  lumière  la  petite  rade. 
Je  vis  enfin  mon  canot  qui  venait  à  terre, 


94  SUR    L'EAU 

rayant  de  son  passage,  l'immobile  et  pâle 
clarté  tombée  sur  l'eau. 

Descendu  pour  m'embarquer,  j'aperçus, 
debout  sur  la  plage,  les  deux  amants  qui 
contemplaient  la  mer. 

Et  comme  je  m'éloignais  au  bruit 
pressé  des  avirons,  je  distinguais  toujours 
leurs  silhouettes  sur  le  rivage ,  leurs  om- 
bres dressées  côte  à  côte.  Elles  emplis- 
saient la  baie ,  la  nuit ,  le  ciel ,  tant 
l'amour  s'exhalait  d'elles,  s'épandait  par 
l'horizon,  les  faisait  grandes  et  symbo- 
liques. 

Et  quand  je  fus  remonté  sur  mon  ba- 
teau, je  demeurai  longtemps  assis  sur  le 
pont,  plein  de  tristesse  sans  savoir  pour- 
quoi, plein  de  regrets  sans  savoir  de  quoi, 
ne  pouvant  me  décider  à  descendre  enfin 
dans  ma  chambre,  comme  si  j'eusse 
voulu  respirer  plus  longtemps  un  peu  de 


SUR    L'EAU  95 

cette  tendresse  répandue  dans  l'air,  au- 
tour d'eux. 

Tout  à  coup  une  des  fenêtres  de  l'au- 
berge s'éclairant,  je  vis  dans  la  lumière 
leurs  deux  profils.  Alors  ma  solitude 
m'accabla,  et  dans  la  tiédeur  de  cette 
nuit  printanière,  au  bruit  léger  des  va- 
gues sur  le  sable,  sous  le  fin  croissant 
qui  tombait  dans  la  pleine  mer,  je  sentis 
en  mon  cœur  un  tel  désir  d'aimer,  que  je 
faillis  crier  de  détresse. 

Puis,  brusquement,  j'eus  honte  de 
cette  faiblesse,  et  ne  voulant  point  m'a- 
vouer  que  j'étais  un  homme  comme  les 
autres,  j'accusai  le  clair  de  lune  de  m'a- 
voir  troublé  la  raison. 

J'ai  toujours  cru  d'ailleurs  que  la  lune 
exerce  sur  les  cervelles  humaines  une 
influence  mystérieuse. 

Elle  fait  divaguer  les  poètes,  les  rend 


96  SUR    L'EAU 

délicieux  ou  ridicules  et  produit,  sur  la 
tendresse  des  amoureux,  l'effet  de  la  bo- 
bine de  Ruhmkorff  sur  les  courants  élec- 
triques. L'homme  qui  aime  normalement 
sous  le  soleil,  adore  frénétiquement  sous 
la  lune. 

Une  femme  jeune  et  charmante  me 
soutint  un  jour,  je  ne  sais  plus  à  quel 
propos,  que  les  coups  de  lune  sont  mille 
fois  plus  dangereux  que  les  coups  de 
soleil.  On  les  attrape,  disait-elle,  sans 
s'en  douter,  en  se  promenant  par  les 
belles  nuits,  et  on  n'en  guérit  jamais  ; 
on  reste  fou,  non  pas  fou  furieux,  fou  à 
enfermer,  mais  fou  d'une  folie  spéciale, 
douce  et  continue  ;  on  ne  pense  plus,  en 
rien,  comme  les  autres  hommes. 

Certes,  j'ai  dû,  ce  soir,  recevoir  un 
coup  de  lune,  car  je  me  sens  déraison- 
nable et  délirant  ;  et  le  petit  croissant 


SUR    L'EAU  97 

qui  descend  vers  la  mer  m'émeut,  m'at- 
tendrit et  me  navre. 

Qu'a-t-elle  donc  de  si  séduisant  cette 
lune,  Aàeil  astre  défunt,  qui  promène  dans 
le  ciel  sa  face  jaune  et  sa  triste  lumière 
de  trépassée  pour  nous  troubler  ainsi, 
nous  autres  que  la  pensée  vagabonde  agite. 

L'aimons-nous  parce  qu'elle  est  morte  ? 
comme  dit  le  poète  Haraucourt. 

Puis  ce  fut  l'àye   blond  des  tiédeurs  et  des  vents, 
La  lune  se  peupla  de  murmures  vivants  : 
Elle  eut  des  mers  sans  fond  et  des  fleuves  sans  nombrr 
Des  troupeaux,  des  cités,  des  pleurs,  des  cris  joyeux, 
Elle  eut  Famour  ;  elle  eut  ses  arts,  ses  lois,  ses  dieux, 
Et  lentement  rentra  dans  l'ombre. 

L'aimons-nous  parce  que  les  poètes,  à 
qui  nous  devons  l'éternelle  illusion  dont 
nous  sommes  enveloppés  en  cette  vie, 
ont  troublé  nos  yeux  par  toutes  les  ima- 
ges aperçues  dans  ses  rayons,  nous   ont 

6 


98  SUR    LEAU 

appris  à  comprendre  de  mille  façons,  avec 
notre  sensibilité  exaltée,  le  monotone  et 
doux  effet  qu'elle  promène  autour  du 
monde  ? 

Quand  elle  se  lève  derrière  les  arbres, 
quand  elle  verse  sa  lumière  frissonnante 
sur  un  fleuve  qui  coule,  quand  elle  tombe 
à  travers  les  branches  sur  le  sable  des 
allées,  quand  elle  monte  solitaire  dans  le 
cielnoir  et  vide,  quand  elle  s'abaisse  vers 
la  mer,  allongeant  sur  la  surface  ondu- 
leuse  et  liquide  une  immense  traînée  de 
clarté,  ne  sommes-nous  pas  assaillis  par 
tous  les  vers  charmants  qu'elle  inspira 
aux  grands  rêveurs  ? 

Si  nous  allons,  l'àme  gaie,  par  la 
nuit,  et  si  nous  la  voyons,  toute  ronde, 
ronde  comme  un  œil  jaune  qui  nous 
regarderait,  perchée  juste  au-dessus 
d'un  toit,  l'immortelle  ballade  de  Musset 


SUR    L'EAU  99 

se  met  à  chanter  dans  notre  mémoire. 

Et   n'est-ce  pas  lui,  le  poète  railleur, 

qui  nous  la  montre  aussitôt  avec  ses  yeux? 

C't'tait  dans  la  nuit  brune, 
Sur  le  clocher  jauni 

La  lune 
Comme  un  point  sur  un  i 
Lune,  quel  esprit  sombre 
Promène  au  bout  dun  fil, 

Dans  l'ombre. 
Ta  face  ou  Ion  profil  ? 

Si  nous  nous  promenons,  un  soir  de 
tristesse,  sur  une  plage,  au  bord  de 
l'Océan,  qu'elle  illumine,  ne  nous  met- 
tons-nous pas,  presque  malgré  nous,  à 
réciter  ces  de  ux  vers  si  grands  et  si  mé- 
lancoliques  : 

Seule  au-dessus  des  mers,  la  lune  voyageant, 
Laisse  dans  les  Ilots  noirs  tomber  ses  pleurs  d'argent. 

Si  nous  nous  réveillons,  dans  notre  lit, 
qu'éclaire  un  long  rayon  entrant  par  la 


100  SUR    L'EAU 

fenêtre,  ne  nous  semble-t-il  pas  aussitôt 
voir  descendre  vers  nous  la  figure  blanche 
qu'évoque  Catulle  Mendès  : 

Elle  venait,  avec  un  lis  dans  chaque  main, 
La  pente  d'un  l'ayon  lui  servant  de  chemin 

Si,  marchant  le  soir,  par  la  campagne, 
nous  entendons  tout  à  coup  quelque  chien 
de  ferme  pousser  sa  plainte  longue  et  si- 
nistre, ne  sommes-nous  pas  frappés  brus- 
quement par  le  souvenir  de  l'admirable 
pièce  de  Lecomte  de  Lisle,  les  Hurleurs? 

Seule,  la  lune  pâle,  en  écartant  la  nue, 
Comme  une  morne  lampe,  oscillait  tristement. 
Monde  muet,  marqué  d'un  signe  de  colère, 
Débris  d'un  globe  mort  au  hasard  dispersé, 
Elle  laissait  tomber  de  son  orbe  glacé 
Un  reflet  sépulcral  sur  l'océan  polaire. 

Par  un  soir  de  rendez-vous,  l'on  va 
tout  doucement  dans  le  chemin,  serrant 
la  taille  de  la  bien-aimée,  lui  pressant  la 
main  et  lui  baisant  la  tempe.  Elle  est  un 


SUR    L'EAU  101 

peu  lasse,  un  peu  émue  et  marche  d'un 
pas  fatigué. 

Un  banc  apparaît,  sous  les  feuilles 
que  mouille  comme  une  onde  calme  la 
douce  lumière. 

Est-ce  qu'ils  n'éclatent  pas  dans  notre 
esprit,  dans  notre  cœur,  ainsi  qu'une 
chanson  d'amour  exquise,  les  deux  vers 
charmants  : 

Et  réveiller,  pour  s'asseoir  à  sa  place, 
Le  clair  de  lune  endormi  sur  le  banc  ! 

Peut-on  voir  le  croissant  dessiner, 
comme  ce  soir,  dans  un  grand  ciel  ense- 
mencé d'astres,  son  fin  profd,  sans  son- 
ger à  la  fm  de  ce  chef-d'œuvre  de  Victor 
Hugo  qui  s'appelle  :  Dooz  endormi  : 

El  Ruth  se  demandait, 

Immobile,  ouvrant  l'œil  à  demi  sous  ses  voiles, 
Quel  Dieu,  quel  moissonneur  de  l'éternel  été 
Avait,  en  s'en  allant,  négligemment  jeté 
Cette  faucille  d'or  dans  le  champ  des  étoiles. 

6. 


i02  SUR    L'EAU 


Et  qui  donc  a  jamais  mieux  dit  que 
Hugo,  la  lune  galante  et  tendre  aux 
amoureux? 

La  nuit  vint,  tout  se  tut  ;  les  flambeaux  s'éteignirent; 
Dans  les  bois  assombris,  les  sources  se  plaignirent. 
Le  rossignol,  caché  dans  son  nid  ténébreux, 
Chanta  comme  un  poète  et  comme  un  amoureux. 
Cliacun  se  dispersa  sous  les  profonds  feuillages. 
Les  folles,  en  riant,  entraînèrent  les  sages; 
L'amante  s'en  alla  dans  l'ombre  avec  l'amant; 
Et  troublés  comme  on  l'est  en  songe,  vaguement, 
Ils  sentaient  par  degrés  se  mêler  à  leur  âme, 
A  leurs  discours  secrets,  à  leurs  regards  de  flamme, 
A  leurs  cœurs,  à  leurs  sens,  à  leur  molle  raison. 
Le  clair  de  lune  bleu  qui  baignait  l'horizon. 

Et  je  me  rappelle  aussi  cette  admi- 
rable prière  à  la  lune  qui  ouvre  le 
onzième    livre  de  l'Ane  d'Or  d'Apulée. 

Mais  ce  n'est  point  assez  pourtant  que 
toutes  ces  chansons  des  hommes  pour 
mettre  en  notre  cœur  la  tristesse  sen- 
timentale que  ce  pauvre  astre  nous 
inspire. 


SUR    L'EAU  103 

Nous  plaignons  la  lune,  malgré  nous, 
sans  saA^oir  pourquoi,  sans  savoir  de 
quoi,  et,  pour  cela,  nous  l'aimons. 

La  tendresse  que  nous  lui  donnons  est 
mêlée  aussi  de  pitié;  nous  la  plaignons 
comme  une  vieille  fille,  car  nous  devi- 
nons vaguement,  malgré  les  poètes,  que 
ce  n'est  point  une  morte,  mais  une 
vierge. 

Les  planètes,  comme  les  femmes,  ont 
besoin  d'un  époux,  et  la  pauvre  lune  dé- 
daignée du  soleil  n'a-t-elle  pas  simple- 
ment coiffé  sainte  Catherine,  comme 
nous  le  disons  ici-bas? 

Et  c'est  pour  cela  qu'elle  nous  emplit, 
avec  sa  clarté  timide,  d'espoirs  irréali- 
sables et  de  désirs  inaccessibles.  Tout  ce 
que  nous  attendons  obscurément  et  vai- 
nement sur  cette  terre  agite  notre  cœur 
comme  une  sève  impuissante  et  mysté- 


104  SUR    L'EAU 

rieuse  sous  les  pâles  rayons  de  la  lune. 
Nous  devenons,  les  yeux  levés  sur  elle, 
frémissants  de  rêves  impossibles  et  as- 
soiffés d'inexprimables  tendresses. 

L'étroit  croissant,  un  fil  d'or,  trempait 
maintenant  dans  l'eau  sa  pointe  aiguë, 
et  il  plongea  doucement,  lentement, 
jusqu'à  l'autre  pointe,  si  fine  que  je  ne 
la  vis  pas  disparaître. 

Alors  je  levai  mon  regard  vers  l'au- 
berge. La  fenêtre  éclairée  venait  de  se 
fermer.  Une  lourde  détresse  m'écrasa, 
et  je  descendis  dans  ma  chambre. 


10  avril. 

A  peine  couché,  je  sentis  queje  ne  dor- 
mirais pas,  et  je  demeurai  sur  le  dos,  les 
yeux  fermés,  la  pensée  en  éveil,  les  nerfs 
vibrants.  Aucun  mouvement,  aucun  son 
proche  ou  lointain,  seule  la  respiration 
des  deux  marins  traversait  la  mince  cloi- 
son de  bois. 

Soudain  quelque  chose  grinça.  Quoi? 
je  ne  sais,  une  poulie  dans  la  mâture, 
sans  doute  ;  mais  le  ton  si  doux,  si  dou- 
loureux, si  plaintif  de  ce  bruit  fit  tres- 
saillir toute  ma  chair;  puis  rien,  un 
silence  infini  allant  de  la  terre  aux  étoi- 
les ;  rien,  pas  un  souffle,  pas  un  frisson 
de  l'eau  ni  une  vibration  du  yacht;  rien. 


106  SUR    I/EAU 

puis  tout  à  coup  l'inconnaissable  et  si 
grêle  gémissement  recommença.  Il  me 
sembla,  en  l'entendant,  qu'une  lame 
ébréchée  sciait  mon  cœur.  Gomme  cer- 
tains bruits,  certaines  notes,  certaines 
voix  nous  déchirent,  nous  jettent  en  une 
seconde  dans  l'âme  tout  ce  qu'elle  peut 
contenir  de  douleur,  d'affolement  et  d'an- 
goisse. J'écoutais,  attendant,  et  je  l'en- 
tendis encore,  ce  bruit  qui  semblait  sorti 
de  moi-même,  arraché  à  mes  nerfs, 
ou  plutôt  qui  résonnait  en  moi  comme 
un  appel  intime,  profond  et  désolé!  Oui, 
c'était  une  voix  cruelle,  une  voix  connue, 
attendue,  et  qui  me  désespérait.  Il  pas- 
sait sur  moi  ce  son  faible  et  bizarre, 
comme  un  semeur  d'épouvante  et  de  dé- 
lire, car  il  eut  aussitôt  la  puissance  d'é- 
veiller l'affreuse  détresse  sommeillant 
toujours  au  fond  du  cœur  de  tous  les  vi- 


s  y  il    L'EAU  107 


vants.  Qu'était-ce?  C'était  la  voix  qui 
crie  sans  fin  dans  notre  âme  et  qui  nous 
reproche  d'une  façon  continue,  obscuré- 
ment et  douloureusement,  torturante, 
harcelante,  inconnue,  inapaisable,  inou- 
bhable,  féroce,  qui  nous  reproche  tout 
ce  que  nous  avons  fait  et  en  même  temps 
tout  ce  que  nous  n'avons  pas  fait,  la  voix 
des  vagues  remords,  des  regrets  sans  re- 
tours, des  jours  finis,  des  femmes  rencon- 
trées qui  nous  auraient  aimé  peut-être, 
des  choses  disparues,  des  joies  vaines,  des 
espérances  mortes;  la  voix  de  ce  qui 
passe,  de  ce  qui  fuit,  de  ce  qui  trompe, 
de  ce  qui  disparaît,  de  ce  que  nous  n'a- 
vons pas  atteint,  de  ce  que  nous  n'attein- 
drons jamais,  la  maigre  petite  voix  qui 
crie  l'avortement  de  la  vie,  l'inutilité  de 
l'effort,  l'impuissance  de  l'esprit  et  la  fai- 
blesse de  la  chair. 


108  SUR    L'EAU 

Elle  me  disait  dans  ce  court  murmure, 
toujours  recommençant  après  les  mornes 
silences  de  la  nuit  profonde,  elle  me  di- 
sait tout  ce  que  j'aurais  aimé,  tout  ce  que 
j'avais  confusément  désiré,  attendu,  rêvé, 
tout  ce  que  j'aurais  voulu  voir,  com- 
prendre, savoir,  goûter,  tout  ce  que  mon 
insatiable  et  pauvre  et  faible  esprit  avait 
effleuré  d'un  espoir  inutile,  tout  ce  vers 
quoi  il  avait  tenté  de  s'envoler,  sans 
pouvoir  briser  la  chaîne  d'ignorance  qui 
le  tenait. 

Ah  !  j'ai  tout  convoité  sans  jouir  de 
rien.  Il  m'aurait  fallu  la  vitalité  d'une 
race  entière,  l'intelligence  diverse  épar- 
pillée sur  tous  les  êtres,  toutes  les  facul- 
tés, toutes  les  forces,  et  mille  existences 
en  réserve,  car  je  porte  en  moi  tous  les 
appétits  et  toutes  les  curiosités,  et  je  suis 
réduit  à  tout  regarder  sans  rien  saisir. 


Sru    L'EAU  109 

Pourquoi  donc  cette  souffrance  de  vi- 
vre alors  que  la  plupart  des  hommes  n'en 
éprouvent  que  la  satisfaction  ?  Pourquoi 
cette  torture  inconnue  qui  me  ronge? 
Pourquoi  ne  pas  connaître  la  réalité  des 
plaisirs,  des  attentes  et  des  jouissances? 

C'est  que  je  porte  en  moi  cette  seconde 
vue  qui  est  en  môme  temps  la  force  et 
toute  la  misère  des  écrivains.  J'écris 
parce  que  je  comprends  et  je  souffre  de 
tout  ce  qui  est,  parce  que  je  le  connais 
trop  et  surtout  parce  que,  sans  le  pouvoir 
goûter,  je  le  regarde  en  moi-môme,  dans 
le  miroir  de  ma  pensée. 

Qu'on  ne  nous  envie  pas,  mais  qu'on 
nous  plaigne,  car  voici  en  quoi  l'homme 
de  lettres  diffère  de  ses  semblables. 

En  lui  aucun  sentiment  simple  n'existe 
plus.  Tout  ce  qu'il  voit,  ses  joies,  ses 
plaisirs,  ses  souffrances,  ses  désespoirs, 


110  SUR    L'EAU 

deviennent  instantanément  des  sujets 
d'observation.  Il  analyse  malgré  tout, 
malgré  lui,  sans  fin,  les  cœurs,  les  visa- 
ges, les  gestes,  les  intonations.  Sitôt  qu'il 
a  va,  quoi  qu'il  ait  vu,  il  lui  faut  le  pour- 
quoi !  Il  n'a  pas  un  élan,  pas  un  cri,  pas 
un  baiser  qui  soient  francs,  pas  une  de 
ces  actions  instantanées  qu'on  fait  parce 
qu'on  doit  les  faire,  sans  savoir,  sans  ré- 
fléchir, sans  comprendre,  sans  se  rendre 
compte  ensuite. 

S'il  souffre,  il  prend  note  de  sa  souf- 
france et  la  classe  dans  sa  mémoire  ;  il  se 
dit,  en  revenant  du  cimetière,  où  il  a 
laissé  celui  ou  celle  qu'il  aimait  le  plus 
au  monde  :  «  C'est  singulier  ce  que  j'ai 
ressenti  ;  c'était  comme  une  ivresse  dou- 
loureuse, etc..  »  Et  alors  il  se  rappelle 
tous  les  détails,  les  attitudes  des  voisins, 
les  gestes  faux,  les  fausses  douleurs,  les 


SUR    L'EAU  111 

faux  visages,  et  mille  petites  choses  insi- 
gnifiantes, des  observations   artistiques, 
le  signe  de  croix  d'une  vieille  qui  tenait 
un  enfant  par  la  main,  un  rayon  de  lu- 
mière dans   une    fenêtre,    un   chien  qui 
traversa  le  convoi ,  l'effet   de   la  voiture 
funèbre  sous  les  grands  ifs  du  cimetière, 
la  tête  du  croquemort  et  la    contraction 
des  traits,  l'effort  des  quatre  hommes  qui 
descendaient  la  bière  dans  la  fosse,  mille 
choses  enfin   qu'un  brave  homme   souf- 
frant de  toute  son  âme,  de  tout  son  cœur, 
de  toute  sa  force,  n'aurait  jamais  remar- 
quées. 

Il  a  tout  vu,  tout  retenu,  tout  noté, 
malgré  lui,  parce  qu'il  est  avant  tout  un 
homme  de  lettres  et  qu'il  a  l'esprit  cons- 
truit de  telle  sorte  que  la  répercussion, 
chez  lui,  est  bien  plus  vive,  plus  natu- 
relle, pour  ainsi   dire,    que  la  première 


112  SUR    L'EAU 

secousse,  l'écho  plus  sonore  que  le  son 
primitif. 

II  semble  avoir  deux  âmes,  l'une  qui 
note,  explique,  commente  chaque  sensa- 
tion de  sa  voisine  de  l'àme  naturelle, 
commune  à  tous  les  hommes  ;  et  il  vit 
condamné  à  être  toujours,  en  toute  occa- 
sion, un  reflet  de  lui-même  et  un  reflet 
des  autres,  condamné  à  se  regarder  sen- 
tir, agir,  aimer,  penser,  souffrir,  et  à  ne 
jamais  souffrir,  penser,  aimer,  sentir 
comme  tout  le  monde,  bonnement,  fran- 
chement, simplement,  sans  s'analyser 
soi-même  après  chaque  joie  et  après 
chaque  sanglot. 

S'il  cause,  sa  parole  semble  souvent 
médisante,  uniquement  parce  que  sa 
pensée  est  clairvoyante  et  qu'il  désarti- 
cule tous  les  ressorts  cachés  des  senti- 
ments et  des  actions  des  autres. 


SUR    L'EAU  113 

S'il  écrit,  il  ne  peut  s'abstenir  de  jeter 
en  ses  livres  tout  ce  qu'il  a  vu,  tout  ce 
qu'il  a  compris,  tout  ce  qu'il  sait  ;  et  cela 
sans  exception  pour  les  parents,  les  amis, 
mettant  à  nu,  avec  une  impartialité 
cruelle,  les  cœurs  de  ceux  qu'il  aime  ou 
qu'il  a  aimés,  exagérant  même,  pour  gros- 
sir l'effet,  uniquement  préoccupé  de  son 
œuvre  et  nullement  de  ses  affections. 

Et  s'il  aime,  s'il  aime  une  femme,  il  la 
dissèque  comme  un  cadavre  dans  un  hô- 
pital. Tout  ce  qu'elle  dit,  ce  qu'elle  fait 
est  instantanément  pesé  dans  cette  déli- 
cate balance  de  l'observation  qu'il  porte 
en  lui,  et  classé  à  sa  v^aleur  documentaire. 
Qu'elle  se  jette  à  son  cou  dans  un  élan 
irréfléchi,  il  jugera  le  mouvement  en  rai- 
son de  son  opportunité,  de  sa  justesse,  de 
sa  puissance  dramatique,  et  le  condam- 
nera tacitement  s'il  le  sent  faux  ou  mal  fait . 


114  SUR    L'EAU 

Acteur  et  spectateur  de  lui-même  et 
des  autres,  il  n'est  jamais  acteur  seule- 
ment comme  les  bonnes  gens  qui  vivent 
sans  malice.  Tout,  autour  de  lui,  devient 
de  verre,  les  cœurs,  les  actes,  les  inten- 
tions secrètes,  et  il  souffre  d'un  mal 
étrange,  d'une  sorte  de  dédoublement 
de  l'esprit,  qui  fait  de  lui  un  être  effroya- 
blement vibrant,  machiné,  compliqué  et 
fatigant  pour  lui-même. 

Sa  sensibilité  particulière  et  maladive 
le  change  en  outre  en  écorché  vif  pour 
qui  presque  toutes  les  sensations  sont 
devenues  des  douleurs. 

Je  me  rappelle  les  jours  noirs  où  mon 
cœur  fut  tellement  déchiré  par  des  choses 
aperçues  une  seconde,  que  les  souvenirs 
de  ces  visions  demeurent  en  moi  comme 
des  plaies. 

Un  matin,  avenue  de  l'Opéra,  au  milieu 


SLR    LE  AU  113 

du  public  remuant  et  joyeux  que  le  soleil 
de  mai  grisait,  j'ai  vu  passer  soudain  un 
être  innommable,  une  vieille  courbée  en 
deux,  vêtue  de  loques  qui  furent  des 
robes,  coiffée  d'un  chapeau  de  paille 
noir,  tout  dépouillé  de  ses  ornements 
anciens,  rubans  et  fleurs  disparus  depuis 
des  temps  indéfinis.  Et  elle  allait,  traînant 
ses  pieds  si  péniblement  que  je  ressentais 
au  cœur,  autant  qu'elle-même,  plus 
qu'elle-même,  la  douleur  de  tous  ses  pas. 
Deux  cannes  la  soutenaient.  Elle  passait 
sans  voir  personne,  indifférente  à  tout,  au 
bruit,  aux  gens,  aux  voitures,  au  soleil! 
Où  allait-elle?  Vers  quel  taudis?  Elle 
portait  dans  un  papier  qui  pendait  au 
bout  d'une  ficelle  quelque  chose.  Quoi? 
du  pain?  Oui,  sans  doute.  Personne, 
aucun  voisin  n'ayant  pu  ou  voulu  faire 
pour  elle  cette  course,  elle  avait   entre- 


116  SUR    L'EAU 

pris,  elle,  ce  voyage  horrible,  de  sa  man- 
sarde au  boulanger.  Deux  heures  de  route 
au  moins  pour  aller  et  venir.  Et  quelle 
route  douloureuse  !  Quel  chemin  de  la 
croix  plus  effroyable  que  celui  du  Christ  ! 

Je  levai  les  yeux  vers  les  toits  des  mai- 
sons immenses.  Elle  allait  là-haut  !  Quand 
y  serait-elle  ?  Combien  de  repos  haletants 
sur  les  marches,  dans  le  petit  escalier 
noir  et  tortueux? 

Tout  le  monde  se  retournait  pour  la 
regarder  !  On  murmurait  :  «  Pauvre 
femme!  »  puis  on  passait.  Sa  jupe,  son 
haillon  de  jupe,  traînait  sur  le  trottoir,  à 
peine  attachée  sur  son  débris  de  corps. 
Et  il  y  avait  une  pensée  là  dedans  !  L'ne 
pensée?  Non,  mais  une  souffrance  épou- 
vantable, incessante,  harcelante  !  Oh  !  la 
misère  des  vieux  sans  pain,  des  vieux 
sans  espoir,   sans  enfants,  sans  argent, 


SUR    L'EAU  ll'î 

sans  rien  autre  chose  que  la  mort  devant 
eux,  y  pensons-nous?  Y  pensons-nous, 
aux  vieux  affamés  des  mansardes  ?  Pen- 
sons-ïious  aux  larmes  de  ces  yeux  ternes, 
qui  furent  brillants,  émus  et  joyeux,  jadis? 

Une  autre  fois,  il  pleuvait,  j'allais  seul, 
chassant  par  la  plaine  normande,  par  les 
grands  labourés  de  boue  grasse  qui  fon- 
daient et  glissaient  sous  mon  pied.  De 
temps  en  temps  une  perdrix  surprise, 
blottie  contre  une  motte  de  terre,  s'envo- 
lait lourdement  sous  l'averse.  Mon  coup 
de  fusil,  éteint  par  la  nappe  d'eau  qui 
tombait  du  ciel,  claquait  à  peine  comme 
un  coup  de  fouet,  et  la  bête  grise  s'abat- 
tait avec  du  sang  sur  ses  plumes. 

Je  me  sentais  triste  à  pleurer,  à  pleurer 
comme  les  nuages  qui  pleuraient  sur  le 
monde  et  sur  moi,  trempé  de  tristesse 
jusqu'au  cœur,  accablé  de  lassitude  à  ne 

7. 


lis  SLR    L'EAU 


plus  lever  mes  jambes,  engluées  d'argile; 
et  j'allais  rentrer  quand  j'aperçus  au 
milieu  des  champs  le  cabriolet  du  médecin 
qui  suivait  un  chemin  de  traverse. 

Elle  passait,  la  voiture  noire  et  basse, 
couverte  de  sa  capote  ronde  et  tramée 
par  son  cheval  brun,  comme  un  présage 
de  mort  errant  dans  la  campagne  par  ce 
jour  sinistre.  Tout  à  coup  elle  s'arrêta; 
la  tête  du  médecin  apparut  et  il  cria  : 

—  Eh! 

J'allai  vers  lui.  Il  me  dit  : 

—  Voulez-vous  m'aider  à  soigner  une 
diphtérique?  Je  suis  seul  et  il  faudrait  la 
tenir  pendant  que  j'enlèverai  les  fausses 
membranes  de  sa  gorge. 

—  Je  viens  avec  vous,  répondis-je.  Et 
je  montai  dans  sa  voiture. 

11  me  raconta  ceci  : 

L'angine,  l'affreuse  angine  qui  étran- 


SUR    L'EAU  119 


gle  les  misérables  hommes  avait  pénétré 
dans  la  ferme  des  Martinet,  de  pauvres 
gens  ! 

Le  père  et  le  fils  étaient  morts  au  com- 
mencement de  la  semaine.  La  mère  et  la 
fille  s'en  allaient  aussi  maintenant. 

Une  voisine  qui  les  soignait,  se  sentant 
soudain  indisposée,  avait  pris  la  fuite  la 
veille  même,  laissant  ouverte  la  porte  et 
les  deux  malades  abandonnées  sur  leurs 
grabats  de  paille,  sans  rien  à  boire,  seu- 
les, seules,  râlant,  suffoquant,  agonisant, 
seules  depuis  vingt-quatre  heures  ! 

Le  médecin  venait  de  nettoyer  la  gorge 
de  la  mère  et  l'avait  fait  boire  ;  mais 
l'enfant,  affolée  par  la  douleur  et  par 
l'angoisse  des  suffocations,  avait  enfoncé 
et  caché  sa  tête  dans  la  paillasse  sans 
consentir  à  se  laisser  toucher. 

Le  médecin,  accoutumé  à  ces  misères, 


120  SUR    L'EAU 

répétait  d'une  voix  triste  et  résignée  : 
—  Je  ne  peux  pourtant  point  passer 
mes  journées  chez  mes  malades.  Gristi  ! 
celles-là  serrent  le  cœur.  Quand  on  pense 
qu'elles  sont  restées  vingt-quatre  heures 
sans  boire.  Le  vent  chassait  la  pluie 
jusqu'à  leurs  couches.  Toutes  les  poules 
s'étaient  mises  à  l'abri  dans  la  cheminée. 
Nous  arrivions  à  la  ferme.  Il  attacha 
son  cheval  à  la  branche  dun  pommier 
devant  la  porte;  et  nous  entrâmes. 

Une  odeur  forte  de  maladie  et  d'humi- 
dité, de  fièvre  et  de  moisissure,  d'hôpital 
et  de  cave,  nous  saisit  à  la  gorge.  11  fai- 
sait froid,  un  froid  de  marécage,  dans 
cette  maison  sans  feu,  sans  vie,  grise  et 
sinistre.  L'horloge  était  arrêtée;  la  pluie 
tombait  par  la  grande  cheminée  dont  les 
poules  avaient  éparpillé  la  cendre,  et  on 
entendait  dans  un  coin  sombre  un  bruit 


SUR    LE  AU  121 

de  soufflet  rauque  et  rapide.  C'était  l'en- 
fant qui  respirait. 

La  mère,  étendue  dans  une  sorte  de 
grande  caisse  de  bois,  le  lit  des  paysans, 
et  cachée  par  de  vieilles  couvertures  et 
de  vieilles   hardes,    semblait   tranquille. 

Elle  tourna  un  peu  la  tête  vers  nous. 

Le  médecin  lui  demanda  : 

—  Avez-vous  une  chandelle? 

Elle  répondit  d'une  voix  basse,  acca- 
blée : 

—  Dans  le  buffet. 

Il  prit  la  lumière  et  m'emmena  au  fond 
de  l'appartement,  vers  la  couchette  de  la 
petite  fille. 

Elle  haletait,  les  joues  décharnées,  les 
yeux  luisants,  les  cheveux  mêlés,  ef- 
frayante. Dans  son  cou  maigre  et  tendu, 
des  creux  profonds  se  formaient  à  chaque 
aspiration.  Allongée  sur  le  dos,  elle  ser- 


122  SLR    L'EAU 

rait  de  ses  deux  mains  les  loques  qui  la 
couvraient;  et,  dès  qu'elle  nous  vit,  elle 
se  tourna  sur  la  face  pour  se  cacher  dans 
la  paillasse. 

Je  la  pris  par  les  épaules,  et  le  docteur, 
la  forçant  à  montrer  sa  gorge,  en  arracha 
une  grande  peau  blanchâtre,  qui  me  pa- 
rut sèche  comme  un  cuir. 

Elle  respira  mieux  tout  de  suite  et  but 
un  peu.  La  mère,  soulevée  sur  un  coude, 
nous  regardait.  Elle  balbutia  : 

—  G'est-il  fait? 

—  Oui,  c'est  fait. 

—  J'allons-t-y  rester  toutes  seules? 
Une  peur,    une  peur   affreuse,    faisait 

frémir  sa  voix,  peur  de  cet  isolement,  de 
cet  abandon,  des  ténèbres  et  de  la  mort 
qu'elle  sentait  si  proche. 
Je  répondis  : 

—  Non,  ma   brave    femme;   j'atten- 


SLR    LE  AU  123 

drai  que  le  docteur  vous  ait  envoyé  la 
garde. 

Et  me  tournant  vers  le  médecin  : 

—  Envoyez-lui  la  mère  Mauduit.  Je  la 
payerai. 

—  Parfait.  Je  vous  l'envoie  tout  de 
suite, 

ïl  me  serra  la  main,  sortit  ;  et  j'enten- 
dis son  cabriolet  qui  s'en  allait  sur  la 
route  humide. 

Je  restai  seul  avec  les  deux  mourantes. 

Mon  chien  Paf  s'était  couché  devant  la 
cheminée  noire,  et  il  me  fit  songer  qu'un 
peu  de  feu  serait  utile  à  nous  tous.  Je 
ressortis  donc  pour  chercher  du  bois  et  de 
la  paille,  et  bientôt  une  grande  flambée 
éclaira  jusqu'au  fond  de  la  pièce  le  lit  de 
la  petite,  qui  recommençait  à  haleter. 

Et  je  m'assis,  tendant  mes  jambes  vers 
le  foyer. 


124  SUR    LEAU 

La  pluie  battait  les  vitres  ;  le  vent  se- 
couait le  toit;  j'entendais  l'haleine  courte, 
dure,  sifflante  des  deux  femmes,  et  le 
souffle  de  mon  chien  qui  soupirait  de 
plaisir,  roulé  devant  l'âtre  clair. 

La  vie  !  la  vie  !  qu'est-ce  que  cela? 
Ces  deux  misérables  qui  avaient  toujours 
dormi  sur  la  paille,  mangé  du  pain  noir, 
travaillé  comme  des  bêtes,  souffert  toutes 
les  misères  de  la  terre,  allaient  mourir! 
Qu'avaient-elles  fait?  Le  père  était  mort, 
le  flls  était  mort.  Ces  gueux  passaient 
pourtant  pour  de  bonnes  gens  qu'on  ai- 
mait et  qu'on  estimait,  de  simples  et 
honnêtes  gens  ! 

Je  regardais  fumer  mes  bottes  et  dor- 
mir mon  chien,  et  en  moi  entra  soudain 
une  joie  sensuelle  et  honteuse  en  com- 
parant mon  sort  à  celui  de  ces  forçats  ! 

La  petite  fille  se  mit  à  râler,  et  tout  à 


SUR    L'EAU  125 


coup  ce  souffle  rauque  me  devint  intolé- 
rable ;  il  me  déchirait  comme  une  pointe 
dont  chaque  coup  m'entrait  au  cœur. 

J'allai  vers  elle  : 

—  Veux-tu  boire?  lui  dis-je. 

Elle  remua  la  tète  pour  dire  oui,  et  je 
lui  versai  dans  la  bouche  un  peu  d'eau 
qui  ne  passa  point. 

La  mère,  restée  plus  calme,  s'était 
retournée  pour  regarder  son  enfant  ;  et 
voilà  que  soudain  une  peur  me  frôla,  une 
peur  sinistre  qui  me  glissa  sur  la  peau 
comme  le  contact  d'un  monstre  invisible. 
Où  étais-je?  Je  ne  le  savais  plus!  Est-ce 
que  je  rêvais?  quel  cauchemar  m'avait 
saisi  ? 

Etait-ce  vrai  que  des  choses  pareilles 
arrivaient?  qu'on  mourait  ainsi?  Et  je 
regardais  dans  les  coins  sombres  de  la 
chaumière  comme  si  je  m'étais  attendu  à 


126  SUR    L'EAU 

voir,  blottie  dans  un  angle  obscur,  une 
forme  hideuse,  innommable,  effrayante, 
celle  qui  guette  la  vie  des  hommes  et  les 
tue,  les  ronge,  les  écrase,  les  étrangle  ; 
qui  aime  le  sang  rouge,  les  yeux  allumés 
par  la  fièvre,  les  rides  et  les  flétrissures, 
les  cheveux  blancs  et  les  décomposi- 
tions. 

Le  feu  s'éteignait.  J'y  jetai  du  bois  et  je 
m'y  chauffai  le  dos,  tant  j'avais  froid  dans 
les  reins. 

Au  moins  j'espérais  mourir  dans  une 
bonne  chambre,  moi,  avec  des  médecins 
autour  de  mon  lit,  et  des  remèdes  sur  les 
tables  ! 

Et  ces  femmes  étaient  restées  seules 
vingt-quatre  heures  dans  cette  cabane 
sans  feu!  râlant  sur  la  paille  !... 

J'entendis  soudain  le  trot  d'un  cheval 
et  le  roulement  d'une  voiture;  et  la  garde 


SUR    I/EAU  127 

entra,  tranquille,  contente  d'avoir  trouvé 
de  la  besogne,  sans  étonnement  devant 
cette  misère. 

Je  lui  laissai  quelque  argent  et  je  me 
sauvai  avec  mon  chien  ;  je  me  sauvai 
comme  un  malfaiteur,  courant  sous  la 
pluie,  croyant  entendre  toujours  le  siffle- 
ment des  deux  gorges,  courant  vers  ma 
maison  chaude  où  m'attendaient  mes  do- 
mestiques en  préparant  un  bon  dîner. 

Mais  je  n'oublierai  jamais  cela  et  tant 
d'autres  choses  encore  qui  me  font  haïr 
la  terre. 

Comme  je  voudrais,  parfois,  ne  plus 
penser,  ne  plus  sentir,  je  voudrais  vivre 
comme  une  brute,  dans  un  pays  clair  et 
chaud,  dans  un  pays  jaune,  sans  verdure 
brutale  et  crue,  dans  un  de  ces  pays 
d'Orient  oh  l'on  s'endort  sans  tristesse, 
où  l'on  s'éveille  sans  chagrins,   où  l'on 


128  SUR    L'EAU 

s'agite  sans  soucis,  oîi  Ton  sait  aimer 
sans  angoisses,  oii  l'on  se  sent  à  peine 
exister. 

J'y  habiterais  une  demeure  vaste  et 
carrée,  comme  une  immense  caisse  écla- 
tante au  soleil. 

De  la  terrasse  on  voit  la  mer,  oi^i  pas- 
sent ces  voiles  blanches  en  forme  d'ailes 
pointues  des  bateaux  grecs  ou  musul- 
mans. Les  murs  du  dehors  sont  presque 
sans  ouvertures.  Un  grand  jardin,  où  l'air 
est  lourd  sous  le  parasol  des  palmiers, 
forme  le  milieu  de  ce  logis  oriental.  Un 
jet  d'eau  monte  sous  les  arbres  et 
s'émiette  en  retombant  dans  un  large 
bassin  de  marbre  dont  le  fond  est  sablé 
de  poudre  d'or.  Je  m'y  baignerais  à  tout 
moment,  entre  deux  pipes,  deux  rêves  ou 
deux  baisers. 

J'aurais  des  esclaves  noirs  et  beaux, 


SUR    L'EAU  129 

drapés  en  des  étoffes  légères  et  courant 
vite,  nu-pieds  sur  les  tapis  sourds. 

Mes  murs  seraient  moelleux  et  rebon- 
dissants comme  des  poitrines  de  femmes 
et,  sur  mes  divans  en  cercle  autour  de 
chaque  appartement,  toutes  les  formes 
des  coussins  me  permettraient  de  me 
coucher  dans  toutes  les  postures  qu'on 
peut  prendre. 

Puis,  quand  je  serais  las  du  repos  déli- 
cieux, las  de  jouir  de  l'immobiHté  et  de 
mon  rêve  éternel,  las  du  calme  plaisir 
d'être  bien,  je  ferais  amener  devant  ma 
porte  un  cheval  blanc  ou  noir  aussi  sou- 
ple qu'une  gazelle. 

Et  je  partirais  sur  son  dos,  en  buvant 
l'air  qui  fouette  et  grise,  l'air  sifflant  des 
galops  furieux. 

Et  j'irais  comme  une  flèche  sur  cette 
terre  colorée  qui  enivre  le  regard,  dont 


130  SUR    L'EAU 


la  vue   est  savoureuse  comme   un    vin. 

A  l'heure  calme  du  soir,  j'irais,  d'une 
course  affolée,  vers  le  large  horizon  que 
le  soleil  couchant  teinte  en  rose.  Tout 
devient  rose,  là-bas,  au  crépuscule  :  les 
montagnes  brûlées,  le  sable,  les  vête- 
ments des  Arabes,  les  dromadaires,  les 
chevaux  et  les  tentes. 

Les  flamants  roses  s'envolent  des  ma- 
rais sur  le  ciel  rose  ;  et  je  pousserais  des 
cris  de  délire,  noyé  dans  la  roseur  illimi- 
tée du  monde. 

Je  ne  verrais  plus,  le  long  des  trottoirs, 
assourdi  par  le  bruit  dur  des  fiacres  sur 
les  pavés,  des  hommes  vêtus  de  noir, 
assis  sur  des  chaises  incommodes,  boire 
l'absinthe  en  parlant  d'aff'aires. 

J'ignorerais  le  cours  de  la  Bourse,  les 
événements  politiques,  les  changements 
de  ministère,  toutes  les  inutiles  bêtises 


SUR    L'EAU  131 

oîi  nous  gaspillons  notre  courte  et  trom- 
peuse existence.  Pourquoi  ces  peines, 
ces  souffrances,  ces  luttes?  Je  me  repose- 
rais à  l'abri  du  vent  dans  ma  somptueuse 
et  claire  demeure. 

J'aurais  quatre  ou  cinq  épouses  en 
des  appartemente  discrets  et  sourds,  cinq 
épouses  venues  des  cinq  parties  du 
monde,  et  qui  m'apporteraient  la  saveur 
de  la  beauté  féminine  épanouie  dans 
toutes  les  races. 

Le  rêve  ailé  flottait  devant  mes  yeux 
fermés,  dans  mon  esprit  qui  s'apaisait, 
quand  j'entendis  que  mes  hommes  s'é- 
veillaient, qu'ils  allumaient  leur  fanal  et 
se  mettaient  à  travailler  à  une  besogne 
longue  et  silencieuse. 

Je  leur  criai  : 

—  Que  faites-vous  donc? 

Raymond  répondit  d'une  voix  hésitante  : 


132  SUR    L'EAU 


—  Nous  préparons  des  palangres  parce 
que  nous  avons  pensé  que  monsieur 
serait  bien  aise  de  pêcher  s'il  faisait  beau 
au  jour  levant. 

Agay  est  en  effet,  pendant  Tété,  le  ren- 
dez-vous de  tous  les  pêcheurs  de  la  côte. 
On  vient  là  en  famille,  on  couche  à  l'au- 
berge ou  dans  les  barques,  et  on  mange 
la  bouillabaisse  au  bord  de  la  mer,  à 
l'ombre  des  pins  dont  la  résine  chaude 
crépite  au  soleil. 

Je  demandai  : 

—  Quelle  heure  est-il? 

—  Trois  heures,  monsieur. 

Alors,  sans  me  lever,  allongeant  le 
bras,  j'ouvris  la  porte  qui  sépare  ma 
chambre  du  poste  d'équipage. 

Les  deux  hommes  étaient  accroupis 
dans  cette  sorte  de  niche  basse  que  le 
mût    traverse    pour   venir   s'emmancher 


SUR    L'EAU  133 

dans  la  carlingue,  dans  cette  niche  si 
pleine  d'objets  divers  et  bizarres  qu'on 
dirait  un  repaire  de  maraudeurs  oîi  l'on 
voit  suspendus  en  ordre,  le  long  des  cloi- 
sons, des  instruments  de  toute  sorte, 
scies,  haches,  épissoires,  des  agrès  et 
des  casseroles,  puis,  sur  le  sol  entre  les 
deux  couchettes,  un  seau,  un.  fourneau, 
un  baril  dont  les  cercles  de  cuivre  luisent 
sous  le  rayon  direct  du  fanal  suspendu 
entre  les  bittes  des  ancres,  à  côté  des 
puits  de  chaîne  ;  et  mes  matelots  tra- 
vaillaient à  amorcer  les  innombrables 
hameçons  suspendus  le  long  de  la  corde 
des  palangres. 

—  A  quelle  heure  faudra-t-il  me  lever  ? 
leur  dis-je. 

—  Mais,  tout  de  suite,  monsieur. 
Une  demi-heure  plus  tard,  nous  embar- 
quions tous  les  trois  dans  le  youyou  et 

8 


134  SUR    L'EAU 

nous  abandonnions  le  Bel-Ami  pour  aller 
tendre  notre  filet  au  pied  du  Drammont, 
près  de  l'île  d'Or. 

Puis  quand  notre  palangre,  longue  de 
deux  à  trois  cents  mètres,  fut  descendue 
au  fond  de  la  mer  on  amorça  trois  petites 
lignes  de  fond,  et  le  canot  ayant  mouillé 
une  pierre  au  bout  d'une  corde,  nous 
commençâmes  à  pêcher. 

Il  faisait  jour  déjà,  et  j'apercevais  très 
bien  la  côte  de  Saint-Raphaël,  auprès 
des  bouches  de  l'Argens,  et  les  sombres 
montagnes  des  Maures,  courant  jusqu'au 
cap  Gamarat,  là-bas,  en  pleine  mer,  au 
delà  du  golfe  de  Saint-Tropez. 

De  toute  la  côte  du  Midi,  c'est  ce  coin 
que  j'aime  le  plus.  Je  l'aime  comme  si 
j'y  étais  né,  comme  si  j'y  avais  grandi, 
parce  qu'il  est  sauvage  et  coloré,  que  le 
Parisien,  TAnglais,  l'Américain,  l'homme 


SUR    L'EAU  135 

du  monde  et  le  rastaquouère  ne  l'ont  pas 
encore  empoisonné. 

Soudain  le  fil  que  je  tenais  à  la  main 
vibra,  je  tressaillis,  puis  rien,  puis  une 
secousse  légère  serra  la  corde  enroulée  à 
mon  doigt,  puis  une  autre  plus  forte 
remua  ma  main,  et,  le  cœur  battant,  je 
me  mis  à  tirer  la  ligne,  doucement, 
ardemment,  plongeant  mon  regard  dans 
l'eau  transparente  et  bleue,  et  bientôt 
j'aperçus,  sous  l'ombre  du  bateau,  un 
éclair  blanc  qui  décrivait  des  courbes 
rapides. 

Il  me  parut  énorme  ainsi  ce  poisson,  gros 
comme  une  sardine  quand  il  fut  à  bord. 

Puis  j'en  eus  d'autres,  des  bleus,  des 
rouges,  des  jaunes  et  des  verts,  luisants, 
argentés,  tigrés,  dorés,  mouchetés,  tache- 
tés, ces  jolis  poissons  de  roche  de  la 
Méditerranée  si  variés,  si    colorés,    qui 


136  SUR    L'EAU 


semblent  peints  pour  plaire  aux  yeux, 
puis  des  rascasses  hérissées  de  dards,  et 
des  murènes,  ces  monstres  hideux. 

Rien  n'est  plus  amusant  que  de  lever 
une  palangre.  Que  va-t-il  sortir  de  cette 
mer?  Quelle  surprise,  quelle  joie  ou 
quelle  désillusion  à  chaque  hameçon 
retiré  de  l'eau  !  Quelle  émotion  quand  on 
aperçoit  de  loin  une  grosse  bête  qui  se 
débat  en  montant  lentement  vers  nous  ! 

A  dix  heures  nous  étions  revenus  à 
bord  du  yacht  et  les  deux  hommes  radieux 
m'annoncèrent  que  notre  pèche  pesait 
onze  kilos.  • 

Mais  j'allais  payer  ma  nuit  sans  som- 
meil !  La  migraine,  l'horrible  mal,  la 
migraine  qui  torture  comme  aucun  sup- 
plice ne  l'a  pu  faire,  qui  broie  la  tôte, 
rend  fou,  égare  les  idées  et  disperse  la 
mémoire  ainsi  qu'une  poussière  au  vent, 


SUR    LEAU  13' 

la  migraine  m'avait  saisi,  et  je  dus  m'é- 
tendre  dans  ma  couchette,  un  flacon 
d'éther  sous  les  narines. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  je  crus 
entendre  un  murmure  vague  qui  devint 
bientôt  une  espèce  de  bourdonnement,  et 
il  me  semblait  que  tout  l'intérieur  de 
mon  corps  devenait  léger,  léger  comme 
de  l'air,  qu'il  se  vaporisait. 

Puis  ce  fut  une  sorte  de  torpeur  de 
l'àme,  de  bien-être  somnolent,  malgré 
les  douleurs  qui  persistaient,  mais  qui 
cessaient  cependant  d'être  pénibles.  C'é- 
tait une  de  ces  souffrances  qu'on  consent 
à  supporter,  et  non  plus  ces  déchirements 
affreux  contre  lesquels  tout  notre  corps 
torturé  proteste. 

Bientôt  l'étrange  et  charmante  sensa- 
tion de  vide  que  j'avais  dans  la  poitrine 
s'étendit,  gagna  les  membres  qui  devin- 


138  SUR    L'EAU 

rent  à  leur  tour  légers,  légers  comme  si 
la  chair  et  les  os  se  fussent  fondus  et  que 
la  peau  seule  fût  restée,  l'a  peau  néces- 
saire pour  me  faire  percevoir  la  douceur 
de  vivre,  d'être  couché  dans  ce  bien-être. 
Je  m'aperçus  alors  que  je  ne  souffrais 
plus.  La  douleur  s'en  était  allée,  fondue 
aussi,  évaporée.  Et  j'entendis  des  voix, 
quatre  voix,  deux  dialogues,  sans  rien 
comprendre  des  paroles.  Tantôt  ce  n'é- 
taient que  des  sons  indistincts,  tantôt  un 
mot  me  parvenait.  Mais  je  reconnus  que 
c'étaient  là  simplement  les  bourdonne- 
ments accentués  de  mes  oreilles.  Je  ne 
dormais  pas,  je  veillais,  je  comprenais, 
je  sentais,  je  raisonnais  avec  une  netteté, 
une  profondeur,  une  puissance  extraordi- 
naires, et  une  joie  d'esprit,  une  ivresse 
étrange  venue  de  ce  décuplement  de  mes 
facultés  mentales. 


SUR    L'EAU  139 

Ce  n'était  pas  du  rêve  comme  avec  du 
haschich,  ce  n'étaient  pas  les  visions  un 
peu  maladives  de  l'opium  ;  c'étaient  une 
acuité  prodigieuse  de  raisonnement,  une 
manière  nouvelle  de  voir,  déjuger,  d'ap- 
précier les  choses  et  la  vie,  avec  la 
certitude,  la  conscience  absolue  que  cette 
manière  était  la  vraie. 

Et  la  vieille  image  de  l'Ecriture  m'est 
revenue  soudain  à  la  pensée.  Il  me  sem- 
blait que  j'avais  goûté  à  l'arbre  de  science , 
que  tous  les  mystères  se  dévoilaient, 
tant  je  me  trouvais  sous  l'empire  d'une 
logique  nouvelle,  étrange,  irréfutable.  Et 
des  arguments,  des  raisonnements,  des 
preuves  me  venaient  en  foule,  renversés 
immédiatement  par  une  preuve,  un  rai- 
sonnement, un  argument  plus  forts.  Ma 
tête  était  devenue  le  champ  de  lutte  des 
idées.    J'étais  un  être    supérieur,    armé 


140  SUR    L'EAU 

d'une  intelligence  invincible,  et  je  goûtais 
une  jouissance  prodigieuse  à  la  constata- 
tion de  ma  puissance... 

Gela  dura  longtemps,  longtemps.  Je 
respirais  toujours  l'orifice  de  mon  flacon 
d'éther.  Soudain,  je  m'aperçus  qu'il  était 
vide.  Et  la  douleur  recommença. 

Pendant  dix  heures,  je  dus  endurer  ce 
supplice  contre  lequel  il  n'est  point  de 
remèdes,  puis  je  dormis,  et  le  lendemain, 
alerte  comme  après  une  convalescence, 
ayant  écrit  ces  quelques  pages,  je  partis 
pour  Saint-Raphaël. 


Sainl-Raphaël,  H  avril. 

Nous  avons  eu,  pour  venir  ici,  un 
temps  délicieux,  une  petite  brise  d'ouest 
qui  nous  a  amenés  en  six  bordées.  Après 
avoir  doublé  le  Drammont,  j'aperçus  les 
villas  de  Saint-Raphaël  cachées  dans  les 
sapins,  dans  les  petits  sapins  maigres 
que  fatigue  tout  le  long  de  l'année  l'éter- 
nel coup  de  vent  de  Fréjus.  Puis  je  pas- 
sai entre  les  lions,  jobs  rochers  rouges 
qui  semblent  garder  la  ville  et  j'entrai 
dans  le  port  ensablé  vers  le  fond,  ce  qui 
force  à  se  tenir  à  cinquante  mètres  du 
quai,  puis  je  descendis  à  terre. 

Un  grand  rassemblement  se  tenait  de- 
vant l'église.  On   mariait  là  dedans.  Un 


142  SUR    L'EAU 

prêtre  autorisait  en  latin,  avec  une  gra- 
vité pontificale,  l'acte  animal,  solennel  et 
comique  qui  agite  si  fort  les  hommes,  les 
fait  tant  rire,  tant  souffrir,  tant  pleurer. 
Les  familles,  selon  l'usage,  avaient  invité 
tous  leurs  parents  et  tous  leurs  amis  à  ce 
service  funèbre  de  l'innocence  d'une 
jeune  fille,  à  ce  spectacle  inconvenant  et 
pieux  des  conseils  ecclésiastiques  pré- 
cédant ceux  de  la  mère  et  de  la  bénédic- 
tion publique,  donnée  à  ce  qu'on  voile 
d'ordinaire  avec  tant  de  pudeur  et  de 
souci. 

Et  le  pays  entier,  plein  d'idées  gri- 
voises, mû  par  cette  curiosité  friande  et 
polissonne  qui  pousse  les  foules  à  ce 
spectacle,  était  venu  là  pour  voir  la  tète 
que  feraient  les  deux  mariés.  J'entrai 
dans  cette  foule  et  je  la  regardai. 

Dieu,  que  les  hommes  sont  laids  !  Pour 


SUR    L'EAU  14.^ 

la  centième  fois  au  moins,  je  remarquais 
au  milieu  de  cette  fête  que,  de  toutes  les 
races,  la  race  humaine  est  la  plus  affreuse. 
Etlà  dedans  une  odeur  de  peuple  flottait, 
une  odeur  fade  et  nauséabonde  de  chair 
malpropre,  de  chevelures  grasses  et 
d'ail,  cette  senteur  d'ail  que  les  gens  du 
midi  répandent  autour  d'eux,  par  la  bou- 
che, parle  nez  et  par  la  peau,  comme  les 
roses  jettent  leur  parfum. 

Certes  les  hommes  sont  tous  les  jours 
aussi  laids  et  sentent  tous  les  jours  aussi 
mauvais,  mais  nos  yeux  habitués  à  les 
regarder,  notre  nez  accoutumé  à  les  sen- 
tir, ne  distinguent  leur  hideur  et  leurs 
émanations  que  lorsque  nous  avons  été 
privés  quelque  temps  de  leur  vue  et  de 
leur  puanteur. 

L'homme  est  affreux  !  Il  suffirait,  pour 
composer   une    galerie  de  grotesques  à 


144  SLR    LE  AU 

faire  rire  un  mort,  de  prendre  les  dix 
premiers  passants  venus,  de  les  aligner 
et  de  les  photographier  avec  leurs  tailles 
inégales,  leurs  jambes  trop  longues  ou 
trop  courtes,  leurs  corps  trop  gros  ou 
trop  maigres,  leurs  faces  rouges  ou  pâles, 
barbues  ou  glabres,  leur  air  souriant  ou 
sérieux. 

Jadis,  aux  premiers  temps  du  monde, 
l'homme  sauvage,  l'homme  fort  et  nu, 
était  certes  aussi  beau  que  le  cheval,  le 
cerf  ou  le  lion.  L'exercice  de  ses  muscles, 
la  libre  vie,  l'usage  constant  de  sa  vi- 
gueur et  de  son  agiUté  entretenaient 
chez  lui  la  grâce  du  mouvement  qui  est 
la  première  condition  de  la  beauté,  et 
l'élégance  de  la  forme  que  donne  seule 
l'agitation  physique.  Plus  tard,  les  peu- 
ples artistes,  épris  de  plastique,  surent 
conserver   à    l'homme    intelligent    cette 


SLR    Lhl.VU  145 

grâce  et  cette  élégance,  par  les  arti- 
fices de  la  gymnastique.  Les  soins  du 
corps,  les  jeux  de  force  et  de  sou- 
plesse, l'eau  glacée  et  les  étuves  firent 
des  Grecs  de  vrais  modèles  de  beauté 
humaine  ;  et  ils  nous  laissèrent  leurs  sta- 
tues, comme  enseignement,  pour  nous 
montrer  ce  qu'étaient  les  corps  de  ces 
grands  artistes. 

Mais  aujourd'hui,  ô  Apollon,  regardons 
la  race  humaine  s'agiter  dans  les  fêtes  ! 
Les  enfants,  ventrus  dès  le  berceau,  dé- 
formés par  l'étude  précoce,  abrutis  par 
le  collège  qui  leur  use  le  corps  à  quinze 
ans  en  courbaturant  leur  esprit  avant 
qu'il  soit  nubile,  arrivent  à  l'adolescence, 
avec  des  membres  mal  poussés,  mal  atta- 
chés, dont  les  proportions  normales  ne 
sont  jamais  conservées. 

Et   contemplons    la  rue,    les  gens  qui 


146  SUR    L'EAU 

trottent  avec  leurs  vêtements  sales  ! 
Quant  au  paysan  !  Seigneur  Dieu  !  Allons 
voir  le  paysan  dans  les  champs,  l'homme 
souche,  noué,  long  comme  une  perche, 
toujours  tors,  courbé,  plus  affreux  que  les 
types  barbares  qu'on  voit  aux  musées 
d'anthropologie. 

Et  rappelons-nous  combien  les  nègres 
sont  beaux  de  forme,  sinon  de  face,  ces 
hommes  de  bronze,  grands  et  souples, 
combien  les  Arabes  sont  élégants  de  tour- 
nure et  de  figure  ! 

D'ailleurs,  j'ai,  pour  une  autre  raison 
encore,  l'horreur  des  foules. 

Je  ne  puis  entrer  dans  un  théâtre  ni 
assister  à  une  fête  publique.  J'y  éprouve 
aussitôt  un  malaise  bizarre,  insoute- 
nable, un  énervement  affreux,  comme  si 
je  luttais  de  toute  ma  force  contre  une 
influence  irrésistible  et  mystérieuse.   Et 


SLR    LE  AU  H" 

je  lutte  en  effet  contre  l'âme  de  la  foule 
qui  essaye  de  pénétrer  en  moi. 

Que  de  fois  j'ai  constaté  que  l'intelli- 
gence s'agrandit  et  s'élève,  dès  qu'on  vit 
seul,  qu'elle  s'amoindrit  et  s'abaisse  dès 
qu'on  se  mêle  de  nouveau  aux  autres 
hommes.  Les  contacts,  les  idées  répan- 
dues, tout  ce  qu'on  dit,  tout  ce  qu'on  est 
forcé  d'écouter,  d'entendre  et  de  répon- 
dre agissent  sur  la  pensée.  Un  flux  et 
reflux  d'idées  va  de  tête  en  tête,  de  mai- 
son en  maison,  de  rue  en  rue,  de  ville  en 
ville,  de  peuple  à  peuple,  et  un  niveau 
s'établit,  une  moyenne  d'intelligence 
pour  toute  agglomération  nombreuse 
d'individus. 

Les  qualités  d'initiative  intellectuelle, 
de  libre  arbitre,  de  réflexion  sage  et 
même  de  pénétration  de  tout  homme 
isolé,   disparaissent  en  général  dès  que 


148  SUR    L'EAU 

cet  homme  est  mêlé  à  un  grand  nombre 
d'autres  hommes. 

Voici  un  passage  d'une  lettre  de  lord 
Ghesterfield  à  son  fils  (1751),  qui  constate 
avec  une  rare  humilité  cette  subite  éli- 
mination des  qualités  actives  de  l'esprit 
dans  toute  nombreuse  réunion  : 

«  Lord  Macclesfield  qui  a  eu  la  plus 
grande  part  dans  la  préparation  du  bien 
et  qui  est  l'un  des  plus  grands  mathéma- 
ticiens et  astronomes  de  l'Angleterre, 
parle  ensuite,  avec  une  connaissance  ap- 
profondie de  la  question,  et  avec  toute  la 
clarté  qu'une  matière  aussi  embrouillée 
pouvait  comporter.  Mais  comme  ses 
mots,  ses  périodes  et  son  élocution 
étaient  loin  de  valoir  les  miens,  la  préfé- 
rence me  fut  donnée  à  l'unanimité,  bien 
injustement,  je  l'avoue. 

«  Ce  sera  toujours  ainsi.  Toute  assem- 


s  un    L'EAU  149 

blée  nombreuse  est  foule  \  quelles  que 
soient  les  individualités  qui  la  compo- 
sent, il  ne  faut  jamais  tenir  à  une  foule 
le  langage  de  la  raison  pure.  C'est  seule- 
ment à  ses  passions,  à  ses  sentiments 
et  à  ses  intérêts  apparents  qu'il  faut 
s'adresser. 

'(  Une  collectivité  d'individus  n'a  plus 
de  faculté  de  compréhension,  etc..  » 

Cette  profonde  observation  de  lord 
Chesterfield,  observation  faite  souvent 
d'ailleurs  et  notée  avec  intérêt  par  les 
philosophes  de  l'école  scientifique,  cons- 
titue un  des  arguments  les  plus  sérieux 
contre  les  gouvernements  représentatifs. 

Le  même  phénomène,  phénomène  sur- 
prenant, se  produit  chaque  fois  qu'un 
grand  nombre  d'hommes  est  réuni.  Tou- 
tes ces  personnes,  côte  à  côte,  distinctes, 
différentes     d'esprit,    d'intelligence,    de 


150  SUR    L'EAU 


passions,  d'éducation,  de  croyances,  de 
préjugés,  tout  à  coup,  par  le  seul  fait  de 
leur  réunion,  forment  un  être  spécial, 
doué  d'une  âme  propre,  d'une  manière 
de  penser  nouvelle,  commune,  qui  est 
une  résultante  inanalysable  de  la 
moyenne  des  opinions  individuelles. 

C'est  une  foule,  et  cette  foule  est  quel- 
qu'un, un  vaste  individu  collectif,  aussi 
distinct  d'une  autre  foule  qu'un  homme 
est  distinct  d'un  autre  homme. 

Une  diction  populaire  affirme  que  «  la 
foule  ne  raisonne  pas  » .  Or  pourquoi  la 
foule  ne  raisonne-t-elle  pas,  du  moment 
que  chaque  particulier  dans  la  foule  rai- 
sonne? Pourquoi  une  foule  fera-t-elle 
spontanément  ce  qu'aucune  des  unités  de 
cette  foule  n'aurait  fait?  Pourquoi  une 
foule  a-t-elle  des  impulsions  irrésistibles, 
des  volontés  féroces,  des  entraînements 


SUR    L'EAU  151 

stupicles  que  rien  n'arrête,  et  emportée 
par  ces  entraînements  irréfléchis,  accom- 
plit-elle des  actes  qu'aucun  des  individus 
qui  la  composent  n'accomplirait? 

Un  inconnu  jette  un  cri,  et  voilà 
qu'une  sorte  de  frénésie  s'empare  de  tous, 
et  tous,  d'un  même  élan  auquel  personne 
n'essaye  de  résister,  emportés  par  une 
même  pensée  qui  instantanément  leur 
devient  commune,  malgré  les  castes,  les 
opinions,  les  croyances,  les  mœurs  diffé- 
rentes, se  précipiteront  sur  un  homme, 
le  massacreront,  le  noieront  sans  raison, 
presque  sans  prétexte,  alors  que  chacun, 
s'il  eût  été  seul,  se  serait  précipité  au 
risque  de  sa  vie,  pour  sauver  celui  qu'il 
tue. 

Et  le  soir,  chacun  rentré  chez  soi,  se 
demandera  quelle  rage  ou  quelle  folie  l'a 
saisi,  l'a  jeté  brusquement  hors   de    sa 


l-'2  SUR    L'EAU 

nature  et  de  son  caractère,  comment  il  a 
pu  céder  à  cette  impulsion  féroce? 

C'est  qu'il  avait  cessé  d'être  un  homme 
pour  faire  partie  d'une  foule.  Sa  volonté 
individuelle  s'était  mêlée  à  la  volonté 
commune  comme  une  goutte  d'eau  se 
mêle  à  un  fleuve. 

Sa  personnalité  avait  disparu,  deve- 
nant une  infime  parcelle  d'une  vaste  et 
étrange  personnalité,  celle  de  la  foule. 
Les  paniques  qui  saisissent  une  armée  et 
ces  ouragans  d'opinions  qui  entraînent 
un  peuple  eutier,  et  la  folie  des  danses 
macabres,  ne  sont-ils  pas  encore  des 
exemples  saisissants  de  ce  même  phéno- 
mène. 

En  somme,  il  n'est  pas  plus  étonnant 
de  voir  les  individus  réunis  former  un 
tout  que  de  voir  des  molécules  rappro- 
chées former  un  corps. 


SUR    L'EAU  lâ3 

C'est  à  ce  mystère  qu'on  doit  attribuer 
la  morale  si  spéciale  des  salles  de  spec- 
tacle et  les  variations  de  jugement  si 
bizarres  du  public  des  répétitions  géné- 
rales au  public  des  premières  et  du  pu- 
blic des  premières  à  celui  des  représen- 
tations suivantes,  et  les  déplacements 
d'effets  d'un  soir  à  l'autre,  et  les  erreurs 
de  l'opinion  qui  condamne  des  œuvres 
comme  Carmen^  destinées  plus  tard  à  un 
immense  succès. 

Ce  que  j'ai  dit  des  foules  doit  s'appli- 
quer d'ailleurs  à  la  société  tout  entière, 
et  celui  qui  voudrait  garder  l'intégrité 
absolue  de  sa  pensée,  l'indépendance 
fière  de  son  jugement,  voir  la  vie,  l'hu- 
manité et  l'univers  en  observateur  libre, 
au-dessus  de  tout  préjugé,  de  toute 
croyance  préconçue  et  de  toute  religion, 
c'est-à-dire    de    toute    crainte,    devrait 

9. 


Ji'i  SUR    L'EAU 

s'écarter  absolument  de  ce  qu'on  appelle 
les  relations  mondaines,  car  la  bêtise  uni- 
verselle est  si  contagieuse  qu'il  ne 
pourra  fréquenter  ses  semblables,  les 
Yoir  et  les  écouter  sans  être,  malgré  lui, 
entamé  de  tous  les  côtés  par  leurs  convic- 
tions, leurs  idées,  leurs  superstitions, 
leurs  traditions,  leurs  préjugés  qui  font 
ricocher  sur  lui,  leurs  usages,  leurs  lois 
et  leur  morale  surprenante  d'hypocrisie 
et  de  lâcheté. 

Ceux  qui  tentent  de  résister  à  ces  in- 
fluences amoindrissantes  et  incessantes 
se  débattent  en  vain  au  milieu  de  liens 
menus,  irrésistibles,  innombrables  et 
presque  imperceptibles.  Puis  on  cesse 
bientôt  de  lutter,  par  fatigue. 

Mais  un  remous  eut  lieu  dans  le  public, 
les  mariés  allaient  sortir.  Et  soudain,  je 
fis  comme  tout  le  monde,  je  me  dressai 


SUR    I/KAU  155 

sur  la  pointe  des  pieds  pour  voir,  et 
j'avais  envie  de  voir,  une  envie  bète, 
basse,  répugnante,  une  envie  de  peuple. 
La  curiosité  de  mes  voisins  m'avait  gagné 
comme  une  ivresse  ;  je  faisais  partie  de 
cette  foule. 

Pour  occuper  le  reste  de  ma  journée^' 
je  me  décidai  à  faire  une  promenade  en 
canot  sur  l'Argens.  Ce  fleuve,  presque 
inconnu  et  ravissant,  sépare  la  plaine  de 
Fréjus  des  sauvages  montagnes  des 
Maures. 

Je  pris  Raymond,  qui  me  conduisit  à 
l'aviron  en  longeant  une  grande  plage 
basse  jusqu'à  l'embouchure,  que  nous 
trouvâmes  impraticable  et  ensablée  en 
partie.  Un  seul  canal  communiquait  avec 
la  mer,  mais  si  rapide,  si  plein  d'écume, 
de  remous  et  de  tourbillons,  que  nous  ne 
pûmes  le  franchir. 


156  SUR    L'EAU  , 

Nous  dûmes  alors  tirer  le  canot  à  terre 
et  le  porter  à  bras  par-dessus  les  dunes 
jusqu'à  cette  espèce  de  lac  admirable  que 
forme  l'Argens  en  cet  endroit. 

Au  milieu  d'une  campagne  maréca- 
geuse et  verte,  de  ce  vert  puissant  des 
arbres  poussés  dans  l'eau,  le  fleuve 
s'enfonce  entre  deux  rives  tellement 
couvertes  de  verdure,  de  feuillages  im- 
pénétrables et  hauts,  qu'on  aperçoit  à 
peine  les  montagnes  voisines;  il  s'en- 
fonce tournant  toujours,  gardant  tou- 
jours un  air  de  lac  paisible,  sans  jamais 
laisser  voir  ou  deviner  qu'il  continue  sa 
route  à  travers  ce  calme  pays  désert  et 
superbe. 

Autant  que  dans  ces  plaines  basses  du 
Nord,  011  les  sources  suintent  sous  les 
pieds,  coulent  et  vivifient  la  terre  comme 
du  sang,  le  sang  clair  et  glacé  du  sol,  on 


SLR    LEAU  157 


retrouve  ici  la  sensation  bizarre  de  vie 
abondante  qui  flotte  sur  les  pays  hu- 
mides. 

Des  oiseaux  aux  grands  pieds  pendants 
s'élancent  des  roseaux,  allongeant  sur  le 
ciel  leur  bec  pointu  ;  d'autres,  larges  et 
lourds,  passent  d'une  berge  à  l'autre  d'un 
vol  pesant;  d'autres  encore,  plus  petits  et 
rapides,  fuient  au  ras  du  fleuve,  lancés 
comme  une  pierre  qui  fait  des  ricochets. 
Les  tourterelles,  innombrables,  roucou- 
lent dans  les  cimes  ou  tournoient,  vont 
d'un  arbre  à  l'autre,  semblent  échanger 
des  visites  d'amour.  On  sent  que  partout 
autour  de  cette  eau  profonde,  dans  toute 
cette  plaine  jusqu'au  pied  des  montagnes, 
il  y  a  encore  de  l'eau,  l'eau  trompeuse 
endormie  et  vivante  des  marais,  les 
grandes  nappes  claires  oii  se  mire  le  ciel, 
011  glissent  les  nuages  et  d'où  sortent  des 


158  SUR    L'EAU 

foules  éparses  de  joncs  bizarres,  l'eau 
limpide  et  féconde  oii  pourrit  la  vie,  où 
fermente  la  mort,  l'eau  qui  nourrit  les 
fièvres  et  les  miasmes,  qui  est  en  môme 
temps  une  sève  et  un  poison,  qui  s'étale, 
attirante  et  jolie,  sur  les  putréfactions 
mystérieuses.  L'air  qu'on  respire  est  déli- 
cieux, amollissant  et  redoutable.  Sur  tous 
ces  talus  qui  séparent  ces  vastes  mares 
tranquilles,  dans  toutes  ces  herbes  épais- 
ses grouille,  se  traîne,  sautille  et  rampe 
le  peuple  visqueux  et  répugnant  des  ani- 
maux dont  le  sang  est  glacé.  J'aime  ces 
bètes  froides  et  fuyantes  qu'on  évite  et 
qu'on  redoute  ;  elles  ont  pour  moi  quel- 
que chose  de  sacré. 

A  l'heure  où  le  soleil  se  couche,  le  ma- 
rais m'enivre  et  m'affole.  Après  avoir  été 
tout  le  jour  le  grand  étang  silencieux, 
assoupi  sous  la  chaleur,   il  devient,   au 


SUR    L'EAU  159 

moment  du  crépuscule,  un  pays  féerique 
et  surnaturel.  Dans,  son  miroir  calme  et 
démesuré  tombent  les  nuées,  les  nuées 
d'or,  les  nuées  de  sang,  les  nuées  de  feu  ; 
elles  y  tombent,  s'y  mouillent,  s'y  noient, 
s'y  traînent.  Elles  sont  là-haut,  dans 
l'air  immense,  et  elles  sont  en  bas,  sous 
nous,  si  près  et  insaisissables  dans  cette 
mince  flaque  d'eau  que  percent,  comme 
des  poils,  les  herbes  pointues. 

Toute  la  couleur  donnée  au  monde, 
charmante,  diverse  et  grisante,  nous  appa- 
raît déhcieusement  finie,  admirablement 
éclatante,  infiniment  nuancée,  autour 
d'une  feuille  de  nénuphar.  Tous  les  rou- 
ges, tous  les  roses,  tous  les  jaunes,  tous 
les  bleus,  tous  les  verts,  tous  les  violets, 
sont  là,  dans  un  peu  d'eau,  qui  nous 
montre  tout  le  ciel,  tout  l'espace,  tout  le 
rêve,  et  oîi  passent  les  vols  d'oiseaux.  Et 


ItiO  SUR    L'EAU 

puis  il  y  a  autre  chose  encore,  je  ne  sais 
quoi,  dans  les  marais,  au  soleil  couchant, 
J'y  sens  comme  la  révélation  confuse 
d'un  mystère  inconnaissable,  le  souffle 
originel  de  la  vie  primitive  qui  était  peut- 
être  une  bulle  de  gaz  sortie  d'un  maré- 
cage à  la  tombée  du  jour. 


Saint-Tropez,  12  avril. 

Nous  sommes  partis  ce  matin,  vers 
huit  heures,  de  Saint-Raphaël,  par  une 
forte  brise  de  nord-ouest. 

La  mer  sans  vagues  dans  le  golfe  était 
blanche  d'écume ,  blanche  comme  une 
nappe  de  savon,  car  le  vent,  ce  terrible 
vent  de  Fréjus  qui  souffle  presque  chaque 
matin,  semblait  se  jeter  dessus  pour  lui 
arracher  la  peau,  qu'il  soulevait  et  rou- 
lait en  petites  lames  de  mousse  éparpil- 
lées ensuite,  puis  reformées  tout  aus- 
sitôt. 

Les  gens  du  port  nous  ayant  affirmé 
que  cette  rafale  tomberait  vers  onze 
heures,    nous    nous   décidâmes    à    nous 


162  SUR   L'EAU 


mettre  en  route  avec  trois  ris  et  le  petit 
foc. 

Le  youyou  fut  embarqué  sur  le  pont, 
au  pied  du  mât,  et  le  Bel- Ami  sembla 
s'envoler  dès  sa  sortie  de  la  jetée.  Bien 
qu'il  ne  portât  presque  point  de  toile,  je 
ne  l'avais  jamais  senti  courir  ainsi.  On 
eût  dit  qu'il  ne  touchait  point  l'eau,  et 
on  ne  se  fût  guère  douté  qu'il  portait  au 
bas  de  sa  large  quille,  profonde  de  deux 
mètres,  une  barre  de  plomb  de  dix-huit 
cents  kilogrammes,  sans  compter  deux 
mille  kilogrammes  de  lest  dans  sa  cale  et 
tout  ce  que  nous  avons  à  bord  en  grée- 
ment,  ancres,  chaînes,  amarres  et  mo- 
bilier. 

J'eus  bien  vite  traversé  le  golfe  au  fond 
duquel  se  jette  l'Argens,  et,  dès  que  je 
fus  à  l'abri  des  côtes,  la  brise  cessa 
presque  complètement.  C'est  là  que  com- 


SUR    L'EAU  163 


mence  cette  région  sauvage,  sombre  et 
superbe  qu'on  appelle  encore  le  pays  des 
Maures.  C'est  une  longue  presqu'île  de 
montagnes  dont  les  rivages  seuls  ont  un 
développement  de  plus  de  cent  kilo- 
mètres. 

Saint-Tropez,  à  l'entrée  de  l'admirable 
golfe  nommé  jadis  golfe  de  Grimaud,  est 
la  capitale  de  ce  petit  royaume  sarrazin 
dont  presque  tous  les  villages,  bâtis  au 
sommet  de  pics  qui  les  mettaient  à  l'abri 
des  attaques,  sont  encore  pleins  de  mai- 
sons mauresques  avec  leurs  arcades, 
leurs  étroites  fenêtres  et  leurs  cours  inté- 
rieures oîi  ont  poussé  de  hauts  palmiers 
qui  dépassent  à  présent  les  toits. 

Si  on  pénètre  à  pied  dans  les  vallons 
inconnus  de  cet  étrange  massif  de  mon- 
tagnes, on  découvre  une  contrée  invrai- 
semblablement   sauvage,     sans    routes. 


IB't  SUR    L'EAU 

sans  chemins,  même  sans  sentiers,  sans 
hameaux,  sans  maisons. 

De  temps  en  temps,  après  sept  ou  huit 
heures  de  marche,  on  aperçoit  une  ma- 
sure, souvent  abandonnée,  et  parfois  ha- 
bitée par  une  misérable  famille  de  char- 
bonniers. 

Les  monts  des  Maures,  ont,  paraît-il, 
tout  un  système  géologique  particulier, 
une  flore  incomparable,  la  plus  variée  de 
l'Europe,  dit-on,  et  d'immenses  forêts  de 
pins,  de  chênes-lièges  et  de  châtaigniers. 

J'ai  fait,  voici  trois  ans  maintenant,  au 
cœur  de  ce  pays,  une  excursion  aux  ruines 
de  la  Chartreuse  de  la  Verne,  dont  j'ai 
gardé  un  inoubliable  souvenir.  S'il  fait 
beau  demain,  j'y  retournerai. 

Une  route  nouvelle  suit  la  mer,  allant 
de  Saint-Raphaël  à  Saint-Tropez.  Tout 
le  long  de  cette  avenue  magnifique,  ou- 


SUR    L'EAU  165 

verte  à  travers  les  forets  sur  un  incom- 
parable rivage,  on  essaye  de  créer  des 
stations  hivernales.  La  première  en  projet 
est  Saint-Aigulf. 

Celle-ci  offre  un  caractère  particulier. 
Au  milieu  du  bois  de  sapins  qui  descend 
jusqu'à  la  mer  s'ouvrent,  dans  tous  les 
sens,  de  larges  chemins.  Pas  une  maison, 
rien  que  le  tracé  des  rues  traversant  des 
arbres.  Voici  les  places,  les  carrefours, 
les  boulevards.  Leurs  noms  sont  même 
inscrits  sur  des  plaques  de  métal  :  boule- 
vard Ruysdaël,  boulevard  Rubeijs,  bou- 
levard Van  Dyck,  boulevard  Claude  Lor- 
rain. On  se  demande  pourquoi  tous  ces 
peintres?  Ah!  pourquoi?  C'est  que  la 
Société  s'est  dit,  comme  Dieu  lui-même 
avant  d'allumer  le  soleil  :  «  Ceci  sera  une 
station  d'artistes  !  » 

La  Société  !  On  ne  sait  pas  dans  le  reste 


16G  SUR    L'EAU 

du  monde  tout  ce  que  ce  mot  signifie 
d'espérances,  de  dangers,  d'argent  gagné 
et  perdu  sur  les  bords  de  la  Méditerranée! 
La  Société!  terme  mystérieux,  fatal,  pro- 
fond, trompeur. 

En  ce  lieu  pourtant,  la  Société  semble 
réaliser  ses  espérances,  car  elle  a  déjà 
des  acheteurs,  et  des  meilleurs,  parmi 
les  artistes.  On  lit  de  place  en  place  : 
«  Lot  acheté  par  M.  Garolus  Duran  ;  lot 
de  M.  Clairin!  lot  de  M"^  Groizette,  etc.  » 
Cependant...  qui  sait?...  Les  Sociétés  de 
la  Méditerranée  ne  sont  pas  en  veine. 

Rien  de  plus  drôle  que  cette  spécula- 
tion furieuse  qui  aboutit  à  des  faiUites 
formidables.  Quiconque  a  gagné  dix  mille 
francs  sur  un  champ  achète  pour  dix  mil- 
lions de  terrains  à  vingt  sous  le  mètre 
pour  les  revendre  à  vingt  francs.  On  trace 
les  boulevards,  on  amène  l'eau,  on  pré- 


SUR    L'EAU  167 

pare  l'usine  à  gaz,  et  on  attend  l'amateur. 
L'amateur  ne  vient  pas,  mais  la  débâcle 
arrive. 

J'aperçois,  loin  devant  moi,  des  tours 
et  des  bouées  qui  indiquent  les  brisants 
des  deux  rivages  à  la  bouche  du  golfe  de 
Saint-Tropez. 

La  première  tour  se  nomme  tour  des 
Sardinaux  et  signale  un  vrai  banc  de 
roches  à  fleur  d'eau,  dont  quelques-unes 
montrent  leurs  têtes  brunes,  et  la  seconde 
a  été  baptisée  Balise  de  la  Sèche  à  l'huile. 

Nous  arrivons  maintenant  à  l'entrée 
du  golfe,  qui  s'enfonce  au  loin  entre  deux 
berges  de  montagnes  et  de  forêts  jusqu'au 
village  de  Grimaud,  bâti  sur  une  cime, 
tout  au  bout.  L'antique  château  des  Gri- 
maldi,  haute  ruine  qui  domine  le  village, 
apparaît  là-bas  dans  la  brume  comme 
une  évocation  de  conte  de  fées. 


168  SUR    L'EAU 

Plus  de  vent.  Le  golfe  a  l'air  d'un  lac 
immense  et  calme  où  nous  pénétrons 
doucement  en  profitant  des  derniers 
souffles  de  cette  bourrasque  matinale.  A 
droite  du  passage,  Sainte'-Maxime,  petit 
port  blanc,  se  mire  dans  l'eau,  où  le 
reflet  des  maisons  les  reproduit  la  tête 
en  bas  aussi  nettes  que  sur  la  berge.  En 
face,  Saint-Tropez  apparaît,  protégée  par 
un  vieux  fort. 

A  onze  heures,  le  Bel- Ami  s'amarre  au 
quai,  à  côté  du  petit  vapeur  qui  fait  le 
service  de  Saint-Raphaël.  Seul,  en  efl'et, 
avec  une  vieihe  diligence  qui  porte  les 
lettres  et  part  la  nuit  par  l'unique  route 
qui  traverse  ces  monts,  le  Lion-de-Mer, 
ancien  yacht  de  plaisance,  met  les  habi- 
tants de  ce  petit  port  isolé  en  communi- 
cation avec  le  reste  du  monde. 

C'est  là  une  de  ces  charmantes  et  sim- 


SUR    L'EAU  169 

pies  filles  de  la  mer,  une  de  ces  bonnes 
petites  villes  modestes,  poussées  dans 
l'eau  comme  un  coquillage,  nourries  de 
poissons  et  d'air  marin,  et  qui  produi- 
sent des  matelots.  Sur  le  port  se  dresse 
en  bronze  la  statue  du  bailli  de  Suffren. 
On  y  sent  la  pêche  et  le  goudron  qui 
flambe,  la  saumure  et  la  coque  des  bar- 
ques. On  y  voit,  sur  les  pavés  des  rues, 
briller,  comme  des  perles,  des  écailles  de 
sardines,  et  le  long  des  murs  du  port  le 
peuple  boiteux  et  paralysé  des  vieux  ma- 
rins qui  se  chauffe  au  soleil  sur  les  bancs 
de  pierre.  Ils  parlent  de  temps  en  temps 
des  navigations  passées  et  de  ceux  qu'ils 
ont  connus  jadis,  des  grands-pères  de 
ces  gamins  qui  courent  là-bas.  Leurs 
visages  et  leurs  mains  sont  ridés,  tannés, 
brunis,  sécliés  par  les  vents,  les  fatigues, 
les   embruns,  les  chaleurs  de  l'équateur 

10 


170  SUR    L'EAU 

et  les  glaces  des  mers  du  Nord,  car  ils 
ont  vu,  en  rôdant  par  les  océans,  les 
dessus  et  les  dessous  du  monde,  et  l'en- 
vers de  toutes  les  terres  et  de  toutes  les 
latitudes.  Devant  eux  passe,  calé  sur  une 
canne,  l'ancien  capitaine  au  long  cours 
qui  commanda  les  Trois-Sœurs^  ou  les 
Deux- Amis ^  ou  la  Marie-Louise,  ou  la 
Jeune-  Clémeiitine . 

Tous  le  saluent,  à  la  façon  des  soldats 
qui  répondent  à  l'appel,  d'une  litanie  de 
((  Bonjour,  capitaine  !  »  modulés  sur  des 
tons  différents. 

On  est  là  au  pays  de  la  mer,  dans  une 
brave  petite  cité  salée  et  courageuse,  qui 
se  battit  jadis  contre  les  Sarrasins,  contre 
le  duc  d'Anjou,  contre  les  corsaires  bar- 
baresques,  contre  le  connétable  de  Bour- 
bon, et  Charles-Quint,  et  le  duc  de  Sa- 
voie et  le  duc  d'Épernon. 


SUR    L'EAU  171 

En  1637,  les  habitants,  les  pères  de 
ces  tranquilles  bourgeois,  sans  aucun 
aide,  repoussèrent  une  flotte  espagnole  ; 
et  chaque  année  se  renouvelle  avec  une 
ardeur  surprenante  le  simulacre  de  cette 
attaque  et  de  cette  défense,  qui  emplit  la 
ville  de  bousculades,  et  de  clameurs  et 
rappelle  étrangement  les  grands  diver- 
tissements populaires  du  moyen  âge. 

En  1813,  la  ville  repoussa  également 
une  escadrille  anglaise  envoyée  contre 
elle. 

Aujourd'hui,  elle  pêche.  Elle  pêche  des 
thons,  des  sardines,  des  loups,  des  lan- 
goustes, tous  les  poissons  si  jolis  de  cette 
mer  bleue,  et  nourrit  à  elle  seule  une 
partie  de  la  côte. 

En  mettant  le  pied  sur  le  quai,  après 
avoir  fait  ma  toilette,  j'entendis  sonner 
midi,   et   j'aperçus  deux   vieux  commis, 


172  SUR    L'EAU 


clercs  de  notaire  ou  d'avoué,  qui  s'en 
allaient  au  repas,  pareils  à  deux  vieilles 
bêtes  de  travail  un  instant  débridées 
pour  qu'elles  mangent  l'avoine  au  fond 
d'un  sac  de  toile. 

0  liberté  !  liberté  !  seul  bonheur,  seul 
espoir  et  seul  rêve  !  De  tous  les  miséra- 
bles, de  toutes  les  classes  d'individus, 
de  tous  les  ordres  de  travailleurs,  de 
tous  les  hommes  qui  livrent  quotidienne- 
ment le  dur  combat  pour  vivre,  ceux-là 
sont  le  plus  à  plaindre,  sont  les  plus 
déshérités  de  faveurs. 

On  ne  le  croit  pas.  On  ne  le  sait  point. 
Ils  sont  impuissants  à  se  plaindre  ;  ils  ne 
peuvent  pas  se  révolter  ;  ils  restent  liés, 
bâillonnés  dans  leur  misère,  leur  misère 
honteuse  de  plumitifs  ! 

Ils  ont  fait  des  études,  ils  savent  le 
droit  ;  ils  sont  peut-être  bacheliers. 


SUR    L'EAU  173 

Comme  je  l'aime,  cette  dédicace  de 
Jules  Vallès  : 

«  A  tous  ceux  qui,  nourris  de  grec  et 
de  latin,  sont  morts  de  faim.  » 

Sait-on  ce  qu'ils  gagnent,  ces  crève- 
misère  ?  De  huit  cents  à  quinze  cents 
francs  par  an  ! 

Employés  des  noires  études,  employés 
des  grands  ministères,  vous  devez  lire 
chaque  matin  sur  la  porte  de  la  sinistre 
prison  la  célèbre  phrase  de  Dante  : 

«  Laissez  toute  espérance,  vous  qui 
entrez  !  » 

On  pénètre  là,  pour  la  première  fois,  à 
vingt  ans  pour  y  rester  jusqu'à  soixante 
et  plus,  et  pendant  cette  longue  période 
rien  ne  se  passe.  L'existence  tout  entière 
s'écoule  dans  le  petit  bureau  sombre, 
toujours  le  même,  tapissé  de  cartons 
verts.  On  y  entre  jeune,    à  l'heure  des 

10. 


174  SUR   L'EAU 

espoirs  vigoureux.  On  en  sort  vieux,  près 
de  mourir.  Toute  cette  moisson  de  sou- 
venirs que  nous  faisons  dans  une  vie,  les 
événements  imprévus,  les  amours  douces 
ou  tragiques,  les  voyages  aventureux, 
tous  les  hasards  d'une  existence  libre, 
sont  inconnus  à  ces  forçats. 

Tous  les  jours,  les  semaines,  les  mois, 
les  saisons,  les  années  se  ressemblent.  A 
la  même  heure,  on  arrive;  à  la  même 
heure,  on  déjeune  ;  à  la  même  heure,  on 
s'en  va  ;  et  cela  de  vingt  à  soixante  ans. 
Quatre  accidents  seulement  font  date  : 
le  mariage,  la  naissance  du  premier  en- 
fant, la  mort  de  son  père  et  de  sa  mère. 
Rien  autre  chose  ;  pardon,  les  avance- 
ments. On  ne  sait  rien  de  la  vie  ordi- 
naire, rien,  du  monde  !  On  ignore  jus- 
qu'aux joyeuses  journées  de  soleil  dans 
les  rues,   et  les  vagabondages  dans  les 


SUR    L'EAU  175 

champs,  car  jamais  on  n'est  lâché  avant 
l'heure  réglementaire.  On  se  constitue 
prisonnier  à  huit  heures  du  matin  ;  la  pri- 
son s'ouvre  à  six  heures,  alors  que  la 
nuit  vient.'  Mais,  en  compensation,  pen- 
dant quinze  jours  par  an,  on  a  bien  le 
droit,  —  droit  discuté,  marchandé,  repro- 
ché, d'ailleurs  —  de  rester  enfermé  dans 
son  logis.  Car  où  pourrait-on  aller  sans 
argent  ? 

Le  charpentier  grimpe  dans  le  ciel  ;  le 
cocher  rôde  par  les  rues;  le  mécanicien 
des  chemins  de  fer  traverse  les  bois,  les 
plaines,  les  montagnes,  va  sans  cesse  des 
murs  de  la  ville  au  large  horizon  bleu 
des  mers.  L'employé  ne  quitte  point  son 
bureau,  cercueil  de  ce  vivant  ;  et  dans 
la  même  petite  glace  où  il  s'est  regardé 
jeune,  avec  sa  moustache  blonde,  le  jour 
de  son  arrivée,  il  se  contemple,  chauve, 


176  SUR    L'EAU 

avec  sa  barbe  blanche,  le  jour  où  il  est 
mis  dehors.  Alors,  c'est  fini,  la  vie  est 
fermée,  Favenir  clos.  Gomment  cela  se 
fait-il  qu'on  en  soit  là  déjà?  Gomment 
donc  a-t-on  pu  vieillir  ainsi  sans  qu'au- 
cun événement  se  soit  accompli,  qu'au- 
cune surprise  de  l'existence  vous  ait  ja- 
mais secoué  ?  Gela  est  pourtant.  Place  aux 
jeunes,  aux  jeunes  employés  ! 

Alors,  on  s'en  va,  plus  misérable  en- 
core, et  on  meurt  presque  tout  de  suite 
de  la  brusque  rupture  de  cette  longue  et 
acharnée  habitude  du  bureau  quotidien, 
des  mômes  mouvements,  des  mêmes  ac- 
tions, des  mômes  besognes  aux  mêmes 
heures. 

Au  moment  oii  j'entrais  à  l'hôtel  pour 
y  déjeuner,  on  me  remit  un  effrayant 
paquet    de    lettres  et    de  journaux    qui 


SUR    L'EAU  177 

m'attendaient,  et  mon  cœur  se  serra 
comme  sous  la  menace  d'un  malheur. 
J'ai  la  peur  et  la  haine  des  lettres  ;  ce 
sont  des  hens.  Ces  petits  carrés  de  pa- 
pier qui  portent  mon  nom  me  semblent 
faire,  quand  je  les  déchire,  un  bruit  de 
chaînes,  le  bruit  des  chaînes  qui  m'atta- 
chent aux  vivants  que  j'ai  connus,  que  je 
connais. 

Toutes  me  disent,  bien  qu'écrites  par 
des  mains  différentes  :  «  Où  êtes-vous  ? 
Que  faites-vous?  Pourquoi  disparaître 
ainsi  sans  annoncer  oî^i  vous  allez?  Avec 
qui  vous  cachez-vous?  »  Une  autre  ajou- 
tait :  ((  Gomment  voulez-vous  qu'on  s'at- 
tache à  vous  si  vous  fuyez  toujours  vos 
amis;  c'est  même  blessant  pour  eux...  » 

Eh  bien,  qu'on  ne  s'attache  pas  à  moi! 
Personne  ne  comprendra  donc  l'affection 
sans  y  joindre  une  idée  de  possession  et 


178  SUR    L'EAU 


de  despotisme.  Il  semble  que  les  rela- 
tions ne  puissent  exister  sans  entraîner 
avec  elles  des  obligations,  des  suscepti- 
bilités et  un  certain  degré  de  servitude. 
Dès  qu'on  a  souri  aux  politesses  d'un  in- 
connu, cet  inconnu  a  barres  sur  vous, 
s'inquiète  de  ce  que  vous  faites  et  vous 
reproche  de  le  négliger.  Si  nous  allons 
jusqu'à  l'amitié,  chacun  s'imagine  avoir 
des  droits  ;  les  rapports  deviennent 
des  devoirs,  et  les  liens  qui  nous  unis- 
sent semblent  terminés  avec  des  nœuds 
coulants. 

Cette  inquiétude  affectueuse,  cette  ja- 
lousie soupçonneuse,  contrôleuse,  cram- 
ponnante des  êtres  qui  se  sont  rencon- 
trés et  qui  se  croient  enchaînés  l'un  à 
l'autre  parce  qu'ils  se  sont  plu,  n'est  faite 
que  de  la  peur  harcelante  de  la  sohtude 
qui  hante  les  hommes  sur  cette  terre. 


SUR    L'EAU  179 

.  Chacun  de  nous,  sentant  le  vide  au- 
tour de  lui,  le  vide  insondable  oii  s'agite 
son  cœur,  oii  se  débat  sa  pensée,  va  comme 
un  fou,  les  bras  ouverts,  les  lèvres  ten- 
dues, cherchant  un  être  à  étreindre.  Et 
il  étreint  à  droite,  à  gauche,  au  hasard, 
sans  savoir,  sans  regarder,  sans  com- 
prendre, pour  n'être  plus  seul.  Il  semble 
dire,  dès  qu'il  a  serré  les  mains  :  «  Main- 
tenant vous  m'appartenez  un  peu.  Vous 
me  devez  quelque  chose  de  vous,  de  votre 
vie,  de  votre  pensée,  de  votre  temps.  » 
Et  voilà  pourquoi  tant  de  gens  croient 
s'aimer  qui  s'ignorent  entièrement,  tant 
de  gens  vont  les  mains  dans  les  mains  ou 
la  bouche  sur  la  bouche,  sans  avoir  pris 
le  temps  même  de  se  regarder.  Il  faut 
qu'ils  aiment,  pour  n'être  plus  seuls, 
qu'ils  aiment  d'amitié,  de  tendresse,  mais 
qu'ils    aiment   pour   toujours.  Et  ils   le 


180  SL'R    L"EAU 

disent,  jurent,  s'exaltent,  versent  tout 
leur  cœur  dans  un  cœur  inconnu  trouvé 
la  veille,  toute  leur  âme  dans  une  âme 
de  rencontre  dont  le  visage  leur  a  plu.  Et, 
de  cette  hâte  à  s'unir,  naissent  tant  de 
méprises,  de  surprises,  d'erreurs  et  de 
drames. 

Ainsi  que  nous  Testons  seuls,  malgré 
tous  nos  efforts,  de  même  nous  restons 
libres  malgré  toutes  les  étreintes. 

Personne,  jamais,  n'appartient  à  per- 
sonne. On  se  prête,  malgré  soi,  à  ce  jeu 
coquet  ou  passionné  de  la  possession, 
mais  on  ne  se  donne  jamais.  L'homme, 
exaspéré  par  ce  besoin  d'être  le  maître  de 
quelqu'un,  a  institué  la  tyrannie,  l'escla- 
vage et  le  mariage.  Il  peut  tuer,  torturer, 
emprisonner,  mais  la  volonté  humaine 
lui  échappe  toujours,  quand  même  elle  a 
consenti  quelques  instants  à  se  soumettre. 


SUR    L'EAU  181 

Est-ce  que  les  mères  possèdent  leurs 
enfants  ?  Est-ce  que  le  petit  être,  à 
peine  sorti  du  ventre,  ne  se  met  pas  à 
crier  pour  dire  ce  qu'il  veut,  pour  annon- 
cer son  isolement  et  affirmer  son  indé- 
pendance? 

Est-ce  qu'une  femme  vous  appartient 
jamais?  Savez -vous  ce  qu'elle  pense, 
même  si  elle  vous  adore?  Baisez  sa  chair, 
pâmez-vous  sur  ses  lèvres.  Un  mot  sorti 
de  votre  bouche  ou  de  la  sienne,  un  seul 
mot  suffira  pour  mettre  entre  vous  une 
implacable  haine  ! 

Tous  les  sentiments  affectueux  perdent 
leur  charme  s'ils  deviennent  autoritaires. 
De  ce  qu'il  me  plaît  de  voir  quelqu'un  et 
de  lui  parler,  s'ensuit -il  qu'il  me  soit 
permis  de  savoir  ce  qu'il  fait  et  ce  qu'il 
aime  ? 

L'agitation  des  villes  grandes  et  petites, 

11 


182  SUR    L'EAU 


de  tous  les  groupes  de  la  société,  la  cu- 
riosité méchante,  envieuse,  médisante, 
calomniatrice,  le  souci  incessant  des  rela- 
tions, des  affections  d'autrui,  des  commé- 
rages et  des  scandales,  ne  viennent-ils 
pas  de  cette  prétention  que  nous  avons 
de  contrôler  la  conduite  des  autres,  comme 
si  tous  nous  appartenaient  à  des  degrés 
différents.  Et  nous  nous  imaginons  en 
effet  que  nous  avons  des  droits  sur 
eux,  sur  leur  vie,  car  nous  la  voulons 
réglée  selon  la  nôtre,  sur  leurs  pensées, 
car  nous  les  réclamons  de  même  ordre 
que  les  nôtres,  sur  leurs  opinions,  car 
nous  ne  les  tolérons  pas  différentes  des 
nôtres,  sur  leur  réputation,  car  nous  l'exi- 
geons selon  nos  principes,  sur  leurs 
mœurs,  car  nous  nous  indignons  quand 
elles  ne  sont  pas  soumises  à  notre  mo- 
rale. 


SUR    L'EAU  183 

Je  déjeunai  au  bout  d'une  longue  table 
dans  l'hôtel  du  Bailli  de  Suffren,  et  je 
continuais  à  lire  mes  lettres  et  mes 
journaux,  quand  je  fus  distrait  par  les 
propos  bruyants  d'une  demi -douzaine 
d'hommes  assis  à  l'autre  extrémité. 

C'étaient   des  commis   voyageurs.   Ils 
parlèrent  de  tout  avec  conviction,   avec 
autorité,  avec  blague,  avec  dédain,  et  ils 
me  donnèrent  nettement  la  sensation  de 
ce  qu'est  l'àme  française,  c'est-à-dire  la 
moyenne  de  l'intelligence,  de  la  raison, 
de  la  logique  et  de  l'esprit  en  France.  Un 
d'eux,  un  grand  à  tignasse  rousse,  por- 
tait la  médaille  militaire  et  une  médaille 
de  sauvetage —  un  brave. —  Un  petit  gros 
faisait  des  calembours  sans   répit  et  en 
riait  lui-même  à  pleine  gorge,  avant  d'a- 
voir laissé  aux  autres  le  temps  de  com- 
prendre .    Un    homme   à    cheveux    ras , 


184  SUR    L'EAU 

réorganisait  l'armée  et  la  magistrature, 
réformait  les  lois  et  la  Constitution,  défi- 
nissait une  République  idéale,  pour  son 
âme  de  placeur  de  vins.  Deux  voisins  s'a- 
musaient beaucoup  en  se  racontant  leurs 
bonnes  fortunes,  des  aventures  d'arrière- 
boutique  ou  des  conquêtes  de  servantes. 

Et  je  voyais  en  eux  toute  la  France,  la 
France  légendaire ,  spirituelle  ,  mobile , 
brave  et  galante. 

Ces  hommes  étaient  des  types  de  la 
race,  types  vulgaires  qu'il  me  suffirait  de 
poétiser  un  peu  pour  retrouver  le  Fran- 
çais tel  que  nous  le  montre  l'histoire,  cette 
vieille  dame  exaltée  et  menteuse. 

Et  c'est  vraiment  une  race  amusante 
que  la  nôtre,  par  des  qualités  très  spé- 
ciales qu'on  ne  retrouve  nulle  part  ail- 
leurs. 

C'est  d'abord  notre  mobilité  qui  diver- 


SUR    L'EAU  18.-; 

sifie  si  allègrement  nos  mœurs  et  nos  ins- 
titutions. Elle  fait  ressembler  le  passé  de 
notre  pays  à  un  surprenant  roman  d'aven- 
tures dont  la  sinte  à  demain  est  toujours 
pleine  d'imprévu,  de  drame  et  de  comé- 
die, de  choses  terribles  ou  grotesques. 
Qu'on  se  fâche  et  qu'on  s'indigne,  suivant 
les  opinions  qu'on  a,  il  est  bien  certain 
que  nulle  histoire  au  monde  n'est  plus 
amusante  et  plus  mouvementée  que  la 
nôtre. 

Au  point  de  vue  de  l'art  pur —  et  pour- 
quoi n'admettrait- on  pas  ce  point  de  vue 
spécial  et  désintéressé  en  politique  comme 
en  littérature? —  elle  demeure  sans  rivale. 
Quoi  de  plus  curieux  et  de  plus  surpre- 
nant que  les  événements  accomplis  seule- 
ment depuis  un  siècle  ? 

Que  verrons-nous  demain?  Cette  attente 
de  l'imprévu  n'est-elle  pas,  au  fond,  char- 


186  SUR    LKAU 

mante  ?  Tout  est  possible  chez  nous , 
même  les  plus  invraisemblables  drôleries 
et  les  plus  tragiques  aventures. 

De  quoi  nous  étonnerions-nous?  Quand 
un  pays  a  eu  des  Jeanne  d'Arc  et  des 
Napoléon,  il  peut  être  considéré  comme 
un  sol  miraculeux. 

Et  puis  nous  aimons  les  femmes;  nous 
les  aimons  bien,  avec  fougue  et  avec  lé- 
gèreté, avec  esprit  et  avec  respect. 

Notre  galanterie  ne  peut  être  comparée 
à  rien  dans  aucun  autre  pays. 

Celui  qui  garde  au  cœur  la  flamme  ga- 
lante des  derniers  siècles,  entoure  les 
femmes  d'une  tendresse  profonde,  douce, 
émue  et  alerte  en  même  temps.  Il  aime 
tout  ce  qui  est  d'elles,  tout  ce  (jui  vient 
d'elles,  tout  ce  qu'elles  sont,  et  tout  ce 
qu'elles  font.  Il  aime  leurs  toilettes,  leurs 
bibelots,  leurs  parures,  leurs  ruses,  leurs 


SUR    L'EAU  187 

naïvetés,  leurs  perfidies,  leurs  mensonges 
et  leurs  gentillesses.  Il  les  aime  toutes, 
les  riches  comme  les  pauvres,  les  jeunes 
et  même  les  vieilles ,  les  brunes ,  les 
blondes,  les  grasses,  les  maigres.  Il  se 
sent  à  son  aise  près  d'elles,  au  milieu 
d'elles.  Il  y  demeurerait  indéfiniment , 
sans  fatigue,  sans  ennui,  heureux  de  leur 
seule  présence. 

Il  sait,  dès  les  premiers  mots,  par  un 
regard,  par  un  sourire,  leur  montrer  qu'il 
les  aime,  éveiller  leur  attention,  aiguil- 
lonner leur  plaisir  de  plaire,  leur  faire 
déployer  pour  lui  toutes  leurs  séductions. 
Entre  elles  et  lui  s'établit  aussitôt  une 
sympathie  vive,  une  camaraderie  d'ins- 
tinct, comme  une  parenté  de  caractère  et 
de  nature. 

Entre  elles  et  lui  commence  une  sorte 
de  combat,  de  coquetterie  et  de  galante- 


188  SUR    L"EAU 

rie,  se  noue  une  amitié  mystérieuse  et 
gueiToyeuse,  se  resserre  une  obscure 
affinité  de  cœur  et  d'esprit. 

Il  sait  leur  dire  ce  qui  leur  plaît,  leur 
faire  comprendre  ce  qu'il  pense,  leur 
montrer  sans  les  choquer  jamais,  sans 
jamais  froisser  leur  frêle  et  mobile  pu- 
deur, un  désir  discret  et  vif,  toujours 
éveillé  dans  ses  yeux,  toujours  frémis- 
sant sur  sa  bouche,  toujours  allumé  dans 
ses  veines.  Il  est  leur  ami  et  leur  esclave, 
le  serviteur  de  leurs  caprices  et  l'admira- 
teur de  leur  personne.  Il  est  prêt  à  leur 
appel,  à  les  aider,  à  les  défendre  comme 
des  alliés  secrets.  Il  aimerait  se  dévouer 
pour  elles,  pour  celles  qu'il  connaît  peu, 
pour  celles  qu'il  ne  connaît  pas,  pour 
celles  qu'il  n'a  jamais  vues. 

Il  ne  leur  demande  rien  qu'un  peu  de 
gentille   affection,   un  peu   de    confiance 


SUR    L'EAU  189 

OU  un  peu  d'intérêt,    un   peu   de  bonne 
grâce  ou  même  de  perfide  malice. 

Il  aime,  dans  la  rue,  la  femme  qui 
passe  et  dont  le  regard  le  frôle.  Il  aime  la 
fillette  en  cheveux  qui  va,  un  nœud  bleu 
sur  la  tète,  une  fleur  sur  le  sein,  l'œil  ti- 
mide ou  hardi,  d'un  pas  lent  ou  pressé,  à 
travers  la  foule  des  trottoirs.  Il  aime  les 
inconnues  coudoyées,  la  petite  mar- 
chande qui  rêve  sur  sa  porte,  la  belle 
nonchalante  étendue  dans  sa  voiture  dé- 
couverte. 

Dès  qu'il  se  trouve  en  face  d'une  femme 
il  a  le  cœur  ému  et  l'esprit  en  éveil.  Il 
pense  à  elle,  parle  pour  elle,  tâche  de  lui 
plaire  et  de  lui  faire  comprendre  qu'elle 
lui  plaît.  Il  a  des  tendresses  qui  lui  vien- 
nent aux  lèvres,  des  caresses  dans  le  re- 
gard, une  envie  de  lui  baiser  la  main,  de 
toucher  l'étoffe  de  sa  robe.  Pour  lui,  les 

11. 


190  SUR    L'EAU 

femmes  parent   le  monde  et  rendent  sé- 
duisante la  vie. 

Il  aime  s'asseoir  à  leurs  pieds  pour  le 
seul  plaisir  d'être  là;  il  aime  rencontrer 
leur  œil,  rien  que  pour  y  chercher  leur 
pensée  fuyante  et  voilée  ;  il  aime  écouter 
leur  voix  uniquement  parce  que  c'est  une 
voix  de  femme. 

C'est  par  elles  et  pour  elles  que  le  Fran- 
çais a  appris  à  causer,  et  avoir  de  l'esprit 
toujours. 

Causer,  qu'est  cela?  Mystère  !  C'est  l'art 
de  ne  jamais  paraître  ennuyeux,  desavoir 
tout  dire  avec  intérêt,  de  plaire'avec  n'im- 
porte quoi,  de  séduire  avec  rien  du  tout. 

Comment  définir  ce  vif  effleurement 
des  choses  par  les  mots,  ce  jeu  de  ra- 
quette avec  des  paroles  souples,  cette  es- 
pèce de  sourire  léger  des  idées  que  doit 
être  la  causerie. 


SUR    L'EAU  191 

Seul  au  monde,  le  Français  a  de  l'es- 
prit, et  seul  il  le  goûte  et  le  comprend. 

Il  a  l'esprit  qui  passe  et  l'esprit  qui 
reste,  l'esprit  des  rues  et  l'esprit  des 
livres. 

Ce  qui  demeure,  c'est  l'esprit,  dans  le 
sens  large  du  mot,  ce  grand  souffle  ironi- 
que ou  gai  répandu  sur  notre  peuple  de- 
puis qu'il  pense  et  qu'il  parle  ;  c'est  la 
verve  terrible  de  Montaigne  et  de  Rabe- 
lais, l'ironie  de  Voltaire,  de  Beaumar- 
chais, de  Saint-Simon  et  le  prodigieux 
rire  de  Molière. 

La  saillie,  le  mot  est  la  monnaie  très 
menue  de  cet  esprit-là.  Et  pourtant,  c'est 
encore  un  côté,  un  caractère  tout  parti- 
culier de  notre  intelligence  nationale. 
C'est  un  de  ses  charmes  les  plus  vifs.  Il 
fait  la  gaîté  sceptique  de  notre  vie  pari- 
sienne,   l'insouciance    aimable     de    nos 


192  SUR    L'EAU 

mœurs.  Il  est  une  partie  de  notre  amé- 
nité. 

Autrefois,  on  faisait  en  vers  ces  jeux 
plaisants  ;  aujourd'hui,  on  les  fait  en 
prose.  Gela  s'appelle,  selon  les  temps, 
épigrammes,  bons  mots,  traits,  pointes, 
gauloiseries.  Ils  courent  la  ville  et  les 
salons,  naissent  partout,  sur  le  boulevard 
comme  à  Montmartre.  Et  ceux  de  Mont- 
martre valent  souvent  ceux  du  boulevard. 
On  les  imprime  dans  les  journaux.  D'un 
bout  à  l'autre  de  la  France,  ils  font  rire. 
Car  nous  savons  rire. 

Pourquoi  un  mot  plutôt  qu'un  autre, 
le  rapprochement  imprévu,  bizarre  de 
deux  termes,  de  deux  idées  ou  même  de 
deux  sons,  une  calembredaine  quel- 
conque, un  coq-à-l'âne  inattendu  ouvrent- 
ils  la  vanne  de  notre  gaîté,  font-ils  éclater 
tout   d'un    coup,    comme  une  mine  qui 


SLR    L'EAU  193 

sauterait  tout  Paris  et  toute  la  pro- 
vince ? 

Pourquoi  tous  les  Français  riront-ils? 
alors  que  tous  les  Anglais  et  tous  les  Alle- 
mands ne  comprendront  pas  notre  amu- 
sement? Pourquoi?  Uniquement  parce 
que  nous  sommes  Français,  que  nous 
avons  l'intelligence  française,  que  nous 
possédons  la  charmante  faculté  du  rire. 

Chez  nous,  d'ailleurs,  il  suffit  d'un  peu 
d'esprit  pour  gouverner.  La  bonne  hu- 
ineur  tient  lieu  de  génie,  un  bon  mot 
sacre  un  homme  et  le  fait  grand  pour  la 
postérité.  Tout  le  reste  importe  peu.  Le 
peuple  aime  ceux  qui  l'amusent  et  par- 
donne à  ceux  qui  le  font  rire. 

Un  seul  coup  d'oeil  jeté  sur  le  passé  de 
notre  patrie  nous  fera  comprendre  que 
la  renommée  de  nos  grands  hommes  n'a 
jamais  été  faite  que  par  des  mots  heureux. 


194  SUR    L'EAU 


Les  plus  détestables  princes  sont  devenus 
populaires  par  des  plaisanteries  agréables, 
répétées  et  retenues  de  siècle  en  siècle. 

Le  trône  de  France  est  soutenu  par  des 
devises  de  mirliton. 

Des  mots,  des  mots,  rien  que  des  mots, 
ironiques  ou  héroïques,  plaisants  ou  po- 
lissons, les  mots  surnagent  sur  notre  his- 
toire et  la  font  paraître  comparable  à  un 
recueil  de  calembours. 

Glovis,  le  roi  chrétien,  s'écria,  en  enten- 
dant hre  la  Passion  : 

«  Que  n'étais-je  là  avec  mes  Francs  1  » 

Ce  prince,  pour  régner  seul,  massacra 
ses  alliés  et  ses  parents,  commit  tous  les 
crimes  imaginables.  On  le  regarde  ce- 
pendant comme  un  monarque  civilisateur 
et  pieux. 

«  Que  n'étais-je  là  avec  mes  Francs?  » 

Nous  ne  saurions  rien  du  bon  roi  Da- 


SUR    L'EAU  195 


gobert,  si  la  chanson  ne  nous  avait  appris 
quelques  particularités,  sans  doute  erro- 
nées, de  son  existence. 

Pépin,  voulant  déposséder  du  trône  le 
roi  Ghildéric,  posa  au  pape  Zacharie  l'in- 
sidieuse question  que  voici  :  «  Lequel 
des  deux  est  le  plus  digne  de  régner, 
celui  qui  remplit  dignement  toutes  les 
fonctions  de  roi,  sans  en  avoir  le  titre,  ou 
celui  qui  porte  ce  titre  sans  savoir  gou- 
verner? » 

Que  savons-nous  de  Louis  VI?  Rien. 
Pardon.  Au  combat  de  Brenne  ville, 
comme  un  Anglais  posait  la  main  sur  lui 
en  s'écriant  :  «  Le  roi  est  pris!  »,  ce 
prince,  vraiment  Français,  répondit  :  «  Ne 
sais-tu  pas  qu'on  ne  prend  jamais  un  roi, 
même  aux  échecs  !  » 

Louis  IX,  bien  que  saint,  ne  nous 
laissa   pas  un  seul  mot  à  retenir.  Aussi 


196  SUR    L'EAU 

son  règne  nous  apparaît-il  comme  horri- 
blement ennuyeux,  plein  d'oraisons  et  de 
pénitences. 

Philippe  VI,  ce  niais,  battu  et  blessé  à 
Grécy,  alla  frapper  à  la  porte  du  château 
de  l'Arbroie,  en  criant  :  «  Ouvrez,  c'est  la 
fortune  de  la  France!  »  Nous  lui  savons 
encore  gré  de  cette  parole  de  mélodrame. 

Jean  H,  prisonnier  du  prince  de  Galles 
lui  dit,  avec  une  bonne  grâce  chevale- 
resque et  une  galanterie  de  troubadour 
français  :  «  Je  comptais  vous  donner  à 
souper  aujourd'hui  ;  mais  la  fortune  en 
dispose  autrement  et  veut  que  je  soupe 
chez  vous.  » 

On  n'est  pas  plus  gracieux  dans  l'ad- 
versité. 

<(  Ce  n'est  pas  au  roi  de  France  à  ven- 
ger les  querelles  du  duc  d'Orléans,  »  dé- 
clara ].ouis  XII  avec  générosité. 


SUR    L'EAU  197 

Et  c'est  là,  vraiment,  un  grand  mot  de 
roi,  un  mot  digne  d'être  retenu  par  tous 
les  princes. 

François  P'",  ce  grand  nigaud,  coureur 
de  fdles  et  général  malheureux,  a  sauvé 
sa  mémoire  et  entouré  son  nom  d'une 
auréole  impérissable,  et  écrivant  à  sa 
mère  ces  quelques  mots  superbes,  après 
la  défaite  de  Pavie  :  «  Tout  est  perdu, 
madame,  fors  l'honneur.  » 

Est-ce  que  cette  parole,  aujourd'hui,  ne 
nous  semble  pas  aussi  belle  qu'une  vic- 
toire. N'a-t-elle  pas  illustré  le  prince  plus 
que  la  conquête  d'un  royaume?  Nous 
avons  oubhé  les  noms  de  la  plupart  des 
grandes  batailles  livrées  à  cette  époque 
lointaine  ;  oubliera-t-on  jamais  :  «  Tout 
est  perdu,  fors  l'honneur...  ?  » 

Henri  IV!  Saluez,  messieurs,  c'est  le 
maître!  Sournois,  sceptique,  malin,  faux 


198  SUR    L'EAU 


bonhomme,  rusé  comme  pas  un,  plus 
trompeur  qu'on  ne  saurait  croire,  débau- 
ché, ivrogne  et  sans  croyance  à  rien,  il  a 
su,  par  quelques  mots  heureux  se  faire 
dans  l'histoire  une  admirable  réputation 
de  roi  chevaleresque,  généreux,  brave 
homme,  loyal  et  probe. 

Oh!  le  fourbe,  comme  il  savait  jouer, 
celui-là,  avec  la  bêtise  humaine. 

«  Pends-toi,  brave  Grillon,  nous  avons 
vaincu  sans  toi  !  » 

Après  une  parole  semblable,  un  général 
est  toujours  prêt  à  se  faire  pendre  ou 
tuer  pour  son  maître. 

Au  moment  de  livrer  la  fameuse  ba- 
taille d'Ivry  :  «  Enfants,  si  les  cornettes 
vous  manquent,  ralliez-vous  à  mon  pa- 
nache blanc;  vous  le  trouverez  toujours 
au  chemin  de  l'honneur  et  de  la  vic- 
toire !  » 


SUR    L'EAU  l'J'.) 

Pouvait-il  n'être  pas  toujours  victo- 
rieux, celui  qui  savait  parler  ainsi  à  ses 
capitaines  et  à  ses  troupes. 

Il  veut  Paris,  le  roi  sceptique  ;  il  le  veut, 
mais  il  lui  faut  choisir  entre  sa  foi  et  la 
belle  ville  :  «  Baste  !  murmura-t-il,  Paris 
vaut  bien  une  messe  !  »  Et  il  changea  de 
rehgion  comme  il  aurait  changé  d'habit. 
N'est-il  pas  vrai  cependant,  que  le  mot 
fit  accepter  la  chose  ?  a  Paris  vaut  bien 
une  messe!  »  fît  rire  les  gens  d'esprit,  et 
l'on  ne  se  fâcha  pas  trop. 

N'est-il  pas  devenu  le  patron  des  pères 
de  familles  en  demandant  à  l'ambassadeur 
d'Espagne,  qui  le  trouva  jouant  au  cheval 
avec  le  dauphin  :  «  Monsieur  l'ambassa- 
deur, êtes-vous  père?  » 

L'Espagnol  répondit  :  «  Oui,  sire.  » 
—  «  En  ce  cas,  dit  le  roi,  je  continue.  » 
Mais  il  a    conquis    pour   l'éternité    le 


200  SUK    L'EAU 

cœur  français,  le  cœur  des  bourgeois  et 
le  cœur  du  peuple  par  le  plus  beau  mot 
qu'ait  jamais  prononcé  un  prince,  un  mot 
de  génie,  plein  de  profondeur,  de  bonho- 
mie, de  malice  et  de  sens. 

«  Si  Dieu  m'accorde  vie,  je  veux  qu'il 
n'y  ait  si  pauvre  paysan  en  mon  royaume 
qui  ne  puisse  mettre  la  poule  au  pot  le 
dimanche.  » 

C'est  avec  ces  paroles-là  qu'on  prend, 
qu'on  gouverne,  qu'on  domine  les  foules 
enthousiastes  et  niaises.  Par  deux  paroles, 
Henri  IV^  a  dessiné  sa  physionomie  pour 
la  postérité.  On  ne  peut  prononcer  son 
nom  sans  avoir  aussitôt  une  vision  de 
panache  blanc,  et  une  saveur  de  poule 
au  pot. 

Louis  XIII  ne  fît  pas  de  mots.  Ce 
triste  roi  eut  un  triste  règne, 

Louis  XIV  donna  la  formule  du  pou- 


SUR    L'EAU  201 

voir  personnel  absolu.  «  L'Etat,  c'estmoi.)^ 

Il  donna  la  mesure  de  l'orgueil  royal 
dans  son  complet  épanouissement  :  «  J'ai 
failli  attendre.  » 

Il  donna  l'exemple  des  ronflantes  paro- 
les politiques  qui  font  les  alliances  entre 
deux  peuples.  «  Il  n'y  a  plus  de  Pyré- 
nées. » 

Tout  son  règne  est  dans  ces  quelques 
mots. 

Louis  XV,  le  roi  corrompu,  élégant  et 
spirituel,  nous  a  laissé  la  note  charmante 
de  sa  souveraine  insouciance  :  «  Après 
moi,  le  déluge!  » 

Si  Louis  XVI  avait  eu  l'esprit  de  faire 
un  mot,  il  aurait  peut-être  sauvé  la  mo- 
narchie. Avec  une  saillie,  n'aurait-il  pas 
évité  la  guillotine? 

Napoléon  I*^'"  jeta  à  poignées  les  mots 
qu'il  fallait  aux  cœurs  de  ses  soldats. 


202  SUR    L'EAU 

Napoléon  III  éteignit  avec  une  courte 
phrase  toutes  les  colères  futures  de  la  na- 
tion en  promettant  :  «  L'Empire,  c'est  la 
paix!  »  L'Empire,  c'est  la  paix!  affirma- 
tion superbe,  mensonge  admirable!  Après 
avoir  dit  cela,  il  pouvait  déclarer  la 
guerre  à  toute  l'Europe  sans  rien  craindre 
de  son  peuple.  Il  avait  trouvé  une  for- 
mule simple,  nette,  saisissante,  capable 
de  frapper  les  esprits,  et  contre  laquelle 
les  faits  ne  pouvaient  plus  prévaloir. 

Il  a  fait  la  guerre  à  la  Chine,  au  Mexi- 
que, à  la  Russie,  à  l'Autriche,  à  tout  le 
monde.  Qu'importe?  Certaines  gens  par- 
lent encore  avec  conviction  des  dix-huit 
ans  de  tranquillité  qu'il  nous  donna. 
«  L'Empire,  c'est  la  paix.  » 

Mais  c'est  aussi  avec  des  mots,  des 
mots  plus  mortels  que  des  balles,  que 
M.  Rochefort  abattit  l'empire,  le  crevant 


SUR    L'EAU  203 

de  ses  traits,  le  déchiquetant  et  l'émiet- 
tant. 

Le  maréchal  de  Mac-Mahon  lui-môme 
nous  a  laissé  un  souvenir  de  son  passage 
au  pouvoir  :  «  J'y  suis,  j'y  reste  !  Et 
c'est  par  un  mot  de  Gambetta  qu'il  fut 
à  son  tour  culbuté  :«  Se  soumettre  ou  se 
démettre.  » 

Avec  ces  deux  verbes,  plus  puissants 
qu'une  révolution,  plus  formidables  que 
des  barricades,  plus  invincibles  qu'une 
armée,  plus  redoutables  que  tous  les 
votes,  le  tribun  renversa  le  soldat,  écrasa 
sa  gloire,  anéantit  sa  force  et  son  prestige. 

Quant  à  ceux  qui  nous  gouvernent  au- 
jourd'hui, ils  tomberont,  car  ils  n'ont  pas 
d'esprit;,  ils  tomberont,  car  au  jour  du 
danger,  au  jour  de  l'émeute,  au  jour  de 
la  bascule  inévitable,  ils  ne  sauront  pas 
faire  rire  la  France  et  la  désarmer. 


204  SUR    L'EAU 

De  toutes  ces  paroles  historiques  il  n'en 
est  pas  dix  qui  soient  authentiques. 
Qu'importe,  pourvu  qu'on  les  croie  pro- 
noncées par  ceux  à  qui  on  les  prête  : 

Dans  le  pays  des  bossus, 
Il  faut  l'être 
Ou  le  paraître, 

dit  la  chanson  populaire. 

Cependant  les  commis  voyageurs  par- 
laient maintenant  de  l'émancipation  des 
femmes,  de  leurs  droits  et  de  la  place 
nouvelle  qu'elles  voulaient  prendre  dans 
la  société. 

Les  uns  approuvaient,  d'autres  se  fâ- 
chaient; le  petit  gros  plaisantait  sans 
repos,  et  termina  en  même  temps  ce  dé- 
jeuner et  la  discussion  par  cette  anecdote 
assez  plaisante  : 

((  Dernièrement,  disait-il,  un  grand 
meeting  avait  eu  lieu  en  Angleterre,  où 


SUR    LE  AU  -205 


cette  question  avait  été  traitée.  Comme 
un  orateur  venait  de  développer  de  nom- 
breux arguments  en  faveur  des  femmes 
et  terminait  par  cette  phrase  : 

«  En  résumé,  messieurs,  elle  est  bien 
petite  la  différence  qui  distingue  l'homme 
de  la  femme. 

a  Une  voix  forte,  enthousiaste,  con- 
vaincue, s'éleva  dans  la  foule  et  cria  : 

«  —  Hurrah  pour  la  petite  différence  !  » 


12 


Saint-Tropez,  13  avril. 

Gomme  il  faisait  fort  beau  ce  matin,  je 
partis  pour  la  Chartreuse  de  la  Verne. 

Deux  souvenirs  m'entraînaient  vers 
cette  ruine  :  celui  de  la  sensation  de  soli- 
tude infinie  et  de  tristesse  inoubliable 
ressentie  dans  le  cloître  perdu,  et  puis 
celui  d'un  vieux  couple  de  paysans  chez 
qui  m'avait  conduit,  l'année  d'avant,  un 
ami  qui  me  guidait  à  travers  le  pays  des 
Maures. 

Assis  dans  un  char  à  bancs,  caria  route 
deviendra  bientôt  impraticable  pour  une 
voiture  suspendue,  je  suivis  d'abord  le 
golfe  jusqu'au  fond.  J'apercevais,  sur 
l'autre  rive  en  face,  les  bois  de  pins  où  la 


208  SUR    L'EAU 

Société  essaye  encore  une  station.  La 
plage,  d'ailleurs,  est  admirable  et  le  pays 
entier  magnifique.  La  route  ensuite  s'en- 
fonce dans  les  montagnes  et  bientôt  tra- 
verse le  bourg  de  Gogolin.  Un  peu  plus 
loin,  je  la  quitte  pour  prendre  un  chemin 
défoncé  qui  ressemble  à  une  longue  or- 
nière. Une  rivière,  ou  plutôt  un  grand 
ruisseau,  coule  à  côté,  et  tous  les  cent 
mètres  coupe  cette  ravine,  l'inonde,  s'é- 
loigne un  peu,  revient,  se  trompe  encore, 
quitte  son  lit  et  noie  la  route,  puis  tombe 
dans  un  fossé,  s'égare  dans  un  champ  de 
pierres,  parait  soudain  devenu  sage  et 
suit  son  cours  quelque  temps;  mais,  saisi 
tout  à  coup  par  une  brusque  fantaisie,  il 
se  précipite  de  nouveau  dans  le  chemin 
qu'il  change  en  mare,  oii  le  cheval  enfonce 
jusqu'au  poitrail  et  la  haute  voiture  jus- 
qu'au coffre. 


SUR    L'EAU  209 

Plus  de  maisons  ;  déplace  en  place  une 
hutte  de  charbonniers.  Les  plus  pauvres 
demeurent  en  des  trous.  Se  figure-t-on 
que  des  hommes  habitent  en  des  trous, 
qu'ils  vivent  là  toute  l'année,  cassant  du 
bois  et  le  brûlant  pour  en  extraire  du 
charbon,  mangeant  du  pain  et  des  oi- 
gnons, buvant  de  l'eau  et  couchant  comme 
les  lapins  en  leurs  terriers,  au  fond  d'une 
étroite  caverne  creusée  dans  le  granit. 
On  vient  d'ailleurs  de  découvrir,  au  mi- 
lieu de  ces  valions  inexplorés,  un  soli- 
taire, un  vrai  solitaire,  caché  là  depuis 
trente  ans,  ignoré  de  tous,  même  des 
gardes  forestiers. 

L'existence  de  ce  sauvage,  révélée  je 
ne  sais  par  qui,  fut  signalée  sans  doute 
au  conducteur  de  la  diligence,  qui  en 
parla  au  maître  de  poste,  qui  en  causa 
avec  le  directeur  ou  la  directrice  du  télé- 

12. 


210  SUR    LEAU 


graphe,  qui  s'étonna  devant  le  rédacteur 
d'un  Petit  Midi  quelconque,  qui  en  fit 
une  chronique  à  sensation  reproduite  par 
toutes  les  feuilles  de  Provence. 

La  gendarmerie  se  mit  en  marche  et 
découvrit  le  solitaire,  sans  l'inquiéter 
d'ailleurs,  ce  qui  prouve  qu'il  devait  avoir 
gardé  ses  papiers.  Mais  un  photographe, 
excité  par  cette  nouvelle,  se  mit  en  route 
à  son  tour,  erra  trois  jours  et  trois  nuits 
à  travers  les  montagnes,  et  finit  par  pho- 
tographier quelqu'un,  le  vrai  sohtaire, 
disent  les  uns,  un  faux,  affirmentles  autres. 

Or  l'an  dernier,  l'ami  qui  me  révéla 
ce  bizarre  pays  me  fit  voir  deux  êtres  plus 
curieux  assurément  que  le  pauvre  diable 
qui  vint  cacher  dans  ces  bois  impéné- 
trables un  chagrin,  un  remords,  un  déses- 
poir inguérissable,  ou  peut-être  le  simple 
ennui  de  vivre. 


SUR    L'EAU  211 

Voici  comment  il  les  avait  trouvés.  Er- 
rant à  cheval  à  travers  ces  vallons,  il  ren- 
contra tout  à  coup  une  sorte  d'exploita- 
tion prospère,  des  vignes,  des  champs  et 
une  ferme  humble  mais  habitable. 

Il  entra.  Une  femme  le  reçut,  âgée  de 
soixante-dix  ans  environ,  une  paysanne. 
Son  homme,  assis  sous  un  arbre,  se  leva 
et  vint  saluer. 

—  11  est  sourd,  dit-elle. 

C'était  un  grand  vieillard  de  quatre- 
vingts  ans,  étonnamment  fort,  droit  et 
beau. 

Ils  avaient  à  leur  service  un  valet  et 
une  servante.  Mon  ami,  un  peu  surpris 
de  rencontrer  dans  ce  désert  ces  êtres 
singuhers,  s'informa  d'eux.  Ils  étaient  là 
depuis  fort  longtemps  ;  on  les  respectait 
beaucoup,  et  ils  passaient  pour  avoir  de 
l'aisance,  une  aisance  de  paysans. 


'212  SUR    L'EAU 

Il  revint  les  voir  plusieurs  fois  et  devint 
peu  à  peu  le  confident  de  la  femme.  Il  lui 
apportait  des  journaux,  des  livres,  s'éton- 
nant  de  trouver  en  elle  des  idées,  ou  plu- 
tôt des  restes  d'idées  qui  ne  semblaient 
point  de  sa  caste.  Elle  n'était  d'ailleurs 
ni  lettrée,  ni  intelligente,  ni  spirituelle, 
mais  semblait  avoir,  au  fond  de  sa  mé- 
moire, des  traces  de  pensées  oubliées,  le 
souvenir  endormi  d'une  éducation  an- 
cienne. 

Un  jour,  elle  lui  demanda  son  nom. 

—  Je  m'appelle  le  comte  de  X...,  dit-il. 

Elle  reprit,  mue  par  une  de  ces  obscu- 
res vanités  gîtées  au  fond  de  toutes  les 
âmes  : 

—  Moi  aussi,  je  suis  noble  ! 

Puis  elle  continua,  parlant  pour  la  pre- 
mière fois  assurément  de  cette  chose  si 
vieille,  inconnue  de  tous. 


SUR    L'EAU  213 

—  Je  suis  la  fille  d'un  colonel.  Mon 
mari  était  sous-officier  dans  le  régiment 
que  commandait  papa.  Je  suis  devenue 
amoureuse  de  lai,  et  nous  nous  sommes 
sauvés  ensemble. 

—  Et  vous  êtes  venus  ici  ? 

—  Oui,  nous  nous  cachions. 

—  Et  vous  n'avez  jamais  revu  votre 
famille  ? 

—  Oh  !  non  :  songez  que  mon  mari 
était  déserteur. 

—  Vous  n'avez  jamais  écrit  à  per- 
sonne ? 

—  Oh  !  non. 

—  Et  vous  n'avez  jamais  entendu  par- 
ler de  personne  de  votre  famille,  ni  de 
votre  père,  ni  de  votre  mère  ? 

—  Oh  !  non  !  Maman  était  morte. 
Cette  femme  avait  gardé  quelque  chose 

d'enfantin,  l'air  naïf  de  celles  qui  se  jet- 


214  SUR    L'EAU 

tent  dans  l'amour  comme  dans  un  préci- 
pice. 

Il  demanda  encore  : 
.  —  Vous  n'avez  jamais   raconté  cela  à 
personne. 

—  Oh  !  non.  Je  le  dis  maintenant  parce 
que  Maurice  est  sourd.  Tant  qu'il  enten- 
dait, je  n'aurais  pas  osé  en  parler.  Et 
puis,  je  n'ai  jamais  vu  que  des  paysans 
depuis  que  je  me  suis  sauvée. 

—  Avez- vous  été  heureuse,  au  moins  ? 

—  Oh  !  oui,  très  heureuse.  Il  m'a  ren- 
due très  heureuse.  Je  n'ai  jamais  rien 
regretté. 

Et  j'avais  été  voir  à  mon  tour,  l'année 
précédente,  cette  femme,  ce  couple, 
comme  on  va  visiter  une  relique  mira- 
culeuse. 

J'avais  contemplé,  triste,  surpris,  émer- 
veillé  et   dégoûté,    cette    fille  qui   avait 


SUR    LEAU  2i:> 

suivi  cet  homme,  ce  rustre,  séduite  par 
son  uniforme  de  hussard  cavalcadeur,  et 
qui  plus  tard,  sous  ses  haillons  de  pay- 
san, avait  continué  de  le  voir  avec  le  dol- 
man  bleu  sur  le  dos,  le  sabre  au  flanc  ^ 
et  chaussé  de  la  botte  éperonnée  qui 
sonne. 

Cependant  elle  était  devenue  elle-même 
une  paysanne.  Au  fond  de  ce  désert,  elle 
s'était  faite  à  cette  vie  sans  charmes, 
sans  luxe,  sans  déhcatesse  d'aucune 
sorte,  elle  s'était  pHée  à  ces  habitudes 
simples.  Et  elle  l'aimait  encore.  Elle  était 
devenue  une  femme  du  peuple,  en  bon- 
net, en  jupe  de  toile.  Elle  mangeait  dans 
un  plat  de  terre  sur  une  table  de  bois, 
assise  sur  une  chaise  de  paille,  une  bouil- 
lie de  choux  et  de  pommes  de  terre  au 
lard.  Elle  couchait  sur  une  paillasse  à  son 
côté. 


216  SUR    L'EAU 

Elle  n'avait  jamais  pensé  à  rien,  qu'à 
lui  !  Elle  n'avait  regretté  ni  les  parures, 
ni  les  étoffes,  ni  les  élégances,  ni  la  mol- 
lesse des  sièges,  ni  la  tiédeur  parfumée 
des  chambres  enveloppées  de  tentures,  ni 
la  douceur  des  duvets  oi^i  plongent  les 
corps  pour  le  repos.  Elle  n'avait  eu  jamais 
besoin  que  de  lui  !  Pourvu  qu'il  fut  là, 
elle  ne  désirait  rien. 

Elle  avait  abandonné  la  vie,  toute  jeune, 
et  le  monde,  et  ceux  qui  l'avaient  élevée, 
aimée.  Elle  était  venue,  seule  avec  lui, 
en  ce  sauvage  ravin.  Et  il  avait  été  tout 
pour  elle,  tout  ce  qu'on  désire,  tout  ce 
qu'on  rêve,  tout  ce  qu'on  attend  sans 
cesse,  tout  ce  qu'on  espère  sans  fin.  Il 
avait  empli  de  bonheur  son  existence, 
d'un  bout  à  l'autre.  Elle  n'aurait  pas  pu 
être  plus  heureuse. 

Maintenant  j'allais,  pour    la    seconde 


SUR    L'EAU  217 

fois,  la  revoir  avec  l'étonnement  et  le  va- 
gue mépris  que  je  sentais  en  moi  pour  elle. 

Elle  habitait  de  l'autre  côté  du  mont 
qui  porte  la  Chartreuse  de  La  Verne, 
près  de  la  route  d'Hyères,  où  une  autre 
voiture  m'attendait,  car  l'ornière  que 
nous  avions  suivie,  cessait  tout  à  coup  et 
devenait  un  simple  sentier  accessible 
seulement  aux  piétons  et  aux  mulets. 

Je  me  mis  donc  à  monter,  seul,  à  pied 
et  à  pas  lents.  J'étais  dans  une  forêt  déli- 
cieuse, un  vrai  maquis  corse,  un  bois 
de  contes  de  fées  fait  de  hanes  fleuries, 
de  plantes  aromatiques  aux  odeurs  puis- 
santes et  de  grands  arbres  magnifiques. 

Les  granits  dans  le  chemin  brillaient 
et  roulaient,  et  par  les  jours  entre  les 
branches  j'apercevais  soudain  de  larges 
vallées  sombres,  s'allongeant  à  perte  de 
vue,  pleines  de  verdure. 

13 


218  SUR    L'EAU 

J'avais  chaud,  mon  sang  vif  coulait  à 
travers  ma  chair,  je  le  sentais  courir 
dans  mes  veines  un  peu  brûlant,  rapide, 
alerte,  rythmé,  entraînant  comme  une 
chanson,  la  grande  chanson  bête  et  gaie 
de  la  vie  qui  s'agite  au  soleil.  J'étais 
content,  j'étais  fort,  j'accélérais  ma  mar- 
che, escaladant  les  rocs,  sautant,  cou- 
rant, découvrant  de  minute  en  minute 
un  pays  plus  large,  un  gigantesque  filet 
de  vallons  déserts  où  ne  montait  pas  la 
fumée  d'un  seul  toit. 

Puis,  je  gagnai  la  cime,  que  d'autres 
cimes,  plus  hautes,  dominaient,  et  après 
quelques  détours,  j'aperçus  sur  le  flanc 
de  la  montagne  en  face,  derrière  une 
châtaigneraie  immense  qui  allait  du  som- 
met au  fond  d'une  vallée,  une  ruine 
noire,  un  amas  de  pierres  sombres  et  de 
bâtiments  anciens  supportés  par  de  hau- 


su  II    l/EAU  2)9 

tes  arcades.  Pour  l'atteindre,  il  fallut  con- 
tourner un  large  ravin  et  traverser  la 
châtaigneraie.  Les  arbres,  vieux  comme 
l'abbaye,  survivent  à  cette  morte,  énor- 
mes, mutilés,  agonisants.  Les  uns  sont 
tombés  ne  pouvant  plus  porter  leur  âge, 
d'autres  décapités  n'ont  plus  qu'un  tronc 
creux  oïl  se  cacheraient  dix  hommes.  Et 
ils  ont  l'air  d'une  armée  formidable  de 
géants  antiques  et  foudrjoyés  qui  mon- 
tent encore  à  l'assaut  du  ciel.  On  sent  les 
siècles  et  la  moisissure,  l'antique  vie  des 
racines  pourries  dans  ce  bois  fantasti- 
que 011  rien  ne  fleurit  plus  au  pied  de 
ces  colosses.  C'est,  entre  les  troncs 
gris,  un  sol  dur  de  pierres  et  d'herbe 
rare. 

Voici  deux  sources  captées  ou  des  fon- 
taines pour  faire  boire  les  vaches. 

J'approche  de  l'abbaye  et  je  découvre 


220  SUR    LKAU- 

tous  les  vieux  bâtiments  dont  les  plus  an- 
ciens datent  du  xn*^  siècle  et  dont  les 
plus  récents  sont  habités  par  une  famille 
de  pâtres. 

Dans  la  première  cour  on  voit  aux  tra- 
ces des  animaux,  qu'un  reste  de  vie 
hante  encore  ces  lieux,  puis  après  avoir 
traversé  des  salles  croulantes  pareilles  à 
celles  de  toutes  les  ruines,  on  arrive  dans 
le  cloître,  long  et  bas  promenoir  encore 
couvert,  entourant  un  préau  de  ronces  et 
de  hautes  herbes.  Nulle  part  au  monde 
je  n'ai  senti  sur  mon  cœur  un  poids  de 
mélancohe  aussi  lourd  qu'en  cet  antique 
et  sinistre  marchoir  de  moines.  Certes, 
la  forme  des  arcades  et  la  proportion  du 
lieu  contribuent  à  cette  émotion,  à  ce  ser- 
rement de  cœur,  et  attristent  l'âme  par 
l'œil,  comme  la  hgne  heureuse  d'un  mo- 
nument gai  réjouit  la  vue.  L'homme  qui 


SUR    L'EAU  221 

a  construit  cette  retraite  devait  être  un 
désespéré  pour  avoir  su  créer  cette  pro- 
menade de  désolation.  On  a  envie  de 
pleurer  entre  ces  murs  et  de  gémir,  on  a 
envie  de  souiTrir,  d'aviver  les  plaies  de 
son  cœur,  d'agrandir,  d'élargir  jusqu'à 
l'infini  tous  les  chagrins  comprimés  en 
nous. 

Je  grimpai  par  une  brèche  pour  voir 
le  paysage,  au  dehors  et  je  compris.  — 
Rien  autour  de  nous,  rien  que  la  mort.  — 
Derrière  l'abbaye  une  montagne  allant 
au  ciel,  autour  des  ruines  la  châtai- 
gneraie, et  devant,  une  vallée,  et  plus 
loin,  d'autres  vallées,  —  des  pins,  des 
pins,  un  océan  de  pins,  et  tout  à  l'ho- 
rizon, encore  des  pins  sur  des  som- 
mets. 

Et  je  m'en  allai. 

Je  traversai  ensuite  un  bois  de  chênes- 


222  s  un    L'EAU 

lièges  où  j'avais  eu  l'autre  année  une  sur- 
prise émouvante  et  forte. 

C'était  par  un  jour  gris,  en  octobre,  au 
moment  où  l'on  vient  arracher  l'écorce 
de  ces  arbres  pour  en  faire  des  bouchons. 
On  les  dépouille  ainsi  depuis  le  pied  jus- 
qu'aux premières  branches,  et  le  tronc 
dénudé  devient  rouge,  d'un  rouge  de 
sang  comme  un  membre  d'écorché.  Ils 
ont  des  formes  bizarres,  contournées, 
des  allures  d'êtres  estropiés,  épilepti- 
ques  qui  se  tordent,  et  je  me  crus  sou- 
dain jeté  dans  une  forêt  de  suppliciés, 
dans  une  forêt  sanglante  de  l'enfer  où  les 
hommes  avaient  des  racines,  où  les  corps 
déformés  par  les  supplices  ressemblaient 
à  des  arbres,  où  la  vie  coulait  sans  cesse, 
dans  une  souffrance  sans  fm,  par  ces 
plaies  saignantes  qui  mettaient  en  moi 
cette  crispation   et   cette  défaillance  que 


•  SUR    L'EAU  223 

produisent  sur  les  nerveux  la  vue  brus- 
que du  sang,  la  rencontre  imprévue  d'un 
homme  écrasé  ou  tombé  d'un  toit.  Et 
cette  émotion  fut  si  vive,  et  cette  sensa- 
tion fut  si  forte  que  je  crus  entendre  des 
plaintes,  des  cris  déchirants,  lointains, 
innombrables,  et  qu'ayant  touché,  pour 
raffermir  mon  cœur,  un  de  ces  arbres, 
je  crus  voir,  je  vis,  en  la  retournant  vers 
moi,  ma  main  toute  rouge. 

Aujourd'hui  ils  sont  guéris  —  jus- 
qu'au prochain  écorchement. 

Mais  j'aperçois  enfin  la  route  qui  passe 
auprès  de  la  ferme  où  s'abrita  le  long 
bonheur  du  sous-officier  de  hussards  et 
delà  fille  du  colonel. 

De  loin,  je  reconnais  l'homme  qui  se 
promène  dans  ses  vignes.  Tant  mieux  : 
la  femme  sera  seule  à  la  maison. 

La  servante  lave  devant  la  porte. 


224  SUR    L'EAU 

—  Votre  maîtresse  est  ici,  lui  clis-je. 
Elle  répondit  d'un  air  singulier,  avec 

Faccent  du  midi. 

—  Non  m'sieu,  voilà  six  mois  qu'elle 
n'est  plus. 

—  Elle  est  morte? 

—  Oui  m'sieu. 

—  Et  de  quoi  ? 

La  femme  hésita,  puis  murmura  : 

—  Elle  est  morte ,  elle  est  morte 
donc. 

—  Mais  de  quoi? 

—  D'une  chute,  donc! 

—  D'une  chute,  oi^i  ça? 

—  Mais  de  la  fenêtre. 
Je  donnai  vingt  sous. 

—  Racontez-moi,  lui  dis-je. 

Elle  avait  sans  doute  grande  envie  de 
parler,  sans  doute  aussi  elle  avait  dû  ré- 
péter   souvent  cette  histoire   depuis  six 


SUU    LE  AU  225 

mois,  car  elle  la  récita  longuement  comme 
une  chose  sue  et  invariable. 

Et  j'appris  que  depuis  trente  ans, 
l'homme,  le  vieux,  le  sourd,  avait  une 
maîtresse  au  village  voisin,  et  que  sa 
femme  l'ayant  appris  par  hasard  d'un 
charretier  qui  passait  et  qui  causa  de  ça, 
sans  la  connaître,  s'était  sauvée  au  gre- 
nier éperdue  et  hurlante,  puis  lancée  par 
la  fenêtre,  non  point  peut-être  par  ré- 
flexion, mais  affolée  par  l'horrible  dou- 
leur de  cette  surprise  qui  la  jetait  en 
avant,  d'une  irrésistible  poussée,  comme 
un  fouet  qui  frappe  et  déchire.  Elle  avait 
gravi  l'escalier,  franchi  la  porte,  et  sans 
savoir,  sans  pouvoir  arrêter  son  élan, 
continuant  à  courir  devant  elle,  avait 
sauté  dans  le  vide. 

Il  n'avait  rien  su,  lui,  il  ne  savait  pas 
encore,    il    ne    saurait   jamais    puisqu'il 

13. 


226  s  un   LE  AU 

était  sourd.  Sa  femme  était  morte,  voilà 
tout.  Il  fallait  bien  que  tout  le  monde 
mourût  ! 

Je  le  voyais  de  loin  donnant  par  signes 
des  ordres  aux  ouvriers. 

Mais  j'aperçus  la  voiture  qui  m'atten- 
dait à  l'ombre  d'un. arbre,  et  je  revins  à 
Saint-Tropez. 


14  avril. 


J'allais  me  coucher  hier  soir,  bien  qu'il 
fût  à  peine  neuf  heures,  quand  on  me 
remit  un  télégramme. 

Un  ami,  un  de  ceux  que  j'aime,  me 
disait  :  «  Je  suis  à  Monte-Carlo,  pour 
quatre  jours,  et  je  t'envoie  des  dépêches 
dans  tous  les  ports  de  la  côte.  Viens  donc 
me  retrouver.  » 

Et  voilà  que  le  désir  de  le  voir,  le  désir 
de  causer,  de  rire,  de  parler  du  monde, 
des  choses,  des  gens,  de  médire,  de  poti- 
ner,  de  juger,  de  blâmer,  de  supposer, 
de  bavarder,  s'alluma  en  moi  comme  un 
incendie.  Le  matin  même  j'aurais  été 
exaspéré  de  ce  rappel,  et,  ce  soir,  j'en 


228  SLR    L'EAU 

étais  ravi;  j'aurais  voulu  déjà  être  là-bas, 
voir  la  grande  salle  du  restaurant  pleine 
de  monde,  entendre  cette  rumeur  de  voix 
où  les  chiffres  de  la  roulette  dominent 
toutes  les  phrases  comme  le  Dominus 
vobiscum  des  offices  divins. 
J'appelai  Bernard. 

—  Nous  partirons  vers  quatre  heures 
du  matin  pour  Monaco,  lui  dis-je. 

Il  répondit  avec  philosophie  : 

—  S'il  fait  beau,  monsieur. 

—  Il  fera  beau. 

—  C'est  que  le  baromètre  baisse. 

—  Bah  !  Il  remontera. 

Le  matelot  souriait  de  son  sourire  in- 
crédule. 

Je  me  couchai  et  je  m'endormis. 

Ce  fut  moi  qui  réveillai  les  hommes.  Il 
faisait  sombre,  quelques  nuées  cachaient 
le  ciel.  Le  baromètre  avait  encore  baissé. 


SUR   L'EAU  229 

Les  deux  matelots  remuaient  la   tête 
d'un  air  méfiant. 
Je  répétais  : 

—  Bah  !  il  fera  beau.  Allons,  en  route  ! 
Bernard  disait  : 

—  Quand  je  peux  voir  au  large,  je 
sais  ce  que  je  fais;  mais  ici,  dans  ce 
port,  au  fond  de  ce  golfe,  on  ne  sait 
rien,  monsieur,  on  ne  voit  rien  ;  il  y 
aurait  une  mer  démontée  que  nous  ne  le 
saurions  pas. 

Je  répondais  : 

—  Le  baromètre  a  baissé,  donc  nous 
n'aurons  pas  de  vent  d'est.  Or,  si  nous 
avons  le  vent  d'ouest,  nous  pourrons 
nous  réfugier  à  Agay,  qui  est  à  six  ou 
sept  milles. 

Les  hommes  ne  semblaient  pas  ras- 
surés ;  cependant  ils  se  préparaient  à 
partir. 


230  SUR    L'EAU 

—  Prenons-nous  le  canot  sur  le  pont  ? 
demanda  Bernard. 

—  Non.  Vous  verrez  qu'il  fera  beau. 
Gardons-le  à  la  traîne,  derrière  nous. 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  nous  quit- 
tions le  port,  et  nous  nous  engagions 
dans  la  sortie  du  golfe,  poussés  par  une 
brise  intermittente  et  légère. 

Je  riais. 

—  Eh  bien  !  Vous  voyez  qu'il  fait  beau. 
Nous   eûmes  bientôt   franchi    la  tour 

noire  et  blanche  bâtie  sur  la  basse  Rabiou, 
et  bien  que  protégé  par  le  cap  Camarat, 
qui  s'avance  au  loin  dans  la  pleine  mer, 
et  dont  le  feu  à  éclats  apparaissait  de 
minute  en  minute,  le  Bel-Ami  était  déjà 
soulevé  par  de  longues  vagues  puissantes 
et  lentes,  ces  coUines  d'eau  qui  marchent, 
l'une  derrière  l'autre,  sans  bruit,  sans 
secousse,  sans  écume,  menaçantes  sans 


SUR    L'EAU  231 

colère,   effrayantes  par  leur  tranquillité. 

On  ne  voyait  rien,  on  sentait  seule- 
ment les  montées  et  les  descentes  du 
yacht  sur  cette  mer  remuante  et  téné- 
breuse. 

Bernard  disait  : 

—  Il  y  ti  eu  gros  vent  au  large  cette 
nuit,  monsieur.  Nous  aurons  de  la  chance 
si  nous  arrivons  sans  misère. 

Le  jour  se  levait,  clair,  sur  la  foule 
agitée  des  A^agues,  et  nous  regardions 
tous  les  trois  au  large  si  la  bourrasque 
ne  reprenait  pas. 

Cependant  le  bateau  allait  vite,  vent 
arrière  et  poussé  par  la  mer.  Déjà  nous 
nous  trouvions  par  le  travers  d'Agay,  et 
nous  délibérâmes  si  nous  ferions  route 
vers  Cannes,  en  prévision  du  mauvais 
temps,  ou  vers  Nice,  en  passant  au  large 
des  îles. 


232  SUR    L'EAU 

Bernard  préférait  entrer  à  Cannes  ; 
mais  comme  la  brise  ne  fraîchissait  pas, 
je  me  décidai  pour  Nice. 

Pendant  trois  heures  tout  alla  bien, 
quoique  le  pauvre  petit  yacht  roulât 
comme  un  bouchon  dans  cette  houle  pro- 
fonde. 

Quiconque  n'a  pas  vu  cette  mer  du 
large,  cette  mer  de  montagnes  qui  vont 
d'une  course  rapide  et  pesante,  séparées 
par  des  vallées  qui  se  déplacent  de  se- 
conde en  seconde,  comblées  et  reformées 
sans  cesse,  ne  devine  pas,  ne  soupçonne 
pas  la  force  mystérieuse,  redoutable, 
terrifiante  et  superbe  des  flots. 

Notre  petit  canot  nous  suivait  loin  der- 
rière nous,  au  bout  d'une  amarre  de  qua- 
rante mètres,  dans  ce  chaos  hquide  et 
dansant.  Nous  le  perdions  de  vue  à  tout 
moment,  puis  soudain  il  reparaissait  au 


SUR    L'EAU 


sommet  d'une  vague,  nageant  comme  un 
gros  oiseau  blanc. 

Voici  Cannes,  là-bas,  au  fond  de  son 
golfe,  Saint-Honorat,  avec  sa  tour  debout 
dans   les  flots,  devan^  nous  le  cap  d'An- 

tibes. 

La  brise  fraîchit  peu  à  peu,  et  sur  la 
crête  des  vagues  les  moutons  apparais- 
sent, ces  moutons  neigeux  qui  vont  si 
vite  et  dont  le  troupeau  illimité  court,  sans 
pâtre  et  sans  chien,  sous  le  ciel  infmi. 

Bernard  me  dit  : 

—  C'est  tout  juste  si  nous  gagnerons 

Antibes. 

En  effet,  les  coups  de  mer  arrivent,  bri- 
sant sur  nous,  avec  un  bruit  violent,  inex- 
primable. Les  rafales  brusques  nous 
bousculent,  nous  jettent  dans  les  trous 
béants  d'où  nous  sortons  en  nous  redres- 
sant avec  des  secousses  terribles. 


234  SLR    LE  AU 

Le  pic  est  amené,  mais  le  gui  à  chaque 
oscillation  du  yacht  touche  les  vagues, 
semble  prêt  à  arracher  le  mât  qui  va 
s'envoler  avec  sa  voile ,  nous  laissant 
seuls,  flottant,  perdus  sur  l'eau  furieuse. 

Bernard  me  dit  : 

—  Le  canot,  monsieur. 

Je  me  retourne.  Une  vague  mxons- 
trueùse  l'emplit,  le  roule,  l'enveloppe 
dans  sa  bave  comme  si  ehe  le  dévorait, 
et  brisant  l'amarre  qui  l'attache  à  nous, 
le  garde,  à  moitié  coulé,  noyé,  proie  con- 
quise, vaincue,  qu'elle  va  jeter  aux  ro- 
chers, là-bas,  sur  le  cap. 

Les  minutes  semblent  des  heures. 
Rien  à  faire,  il  faut  aller,  il  faut  gagner 
la  pointe  devant  nous,  et,  quand  nous 
l'aurons  doublée,  nous  serons  à  l'abri, 
sauvés. 

Enfm,   nous    l'atteignons  i  La  mer  à 


SUR    LE  AU  235 

présent  est  calme,  unie,  protégée  par  la 
longue  bande  de  roches  et  de  terres  qui 
forme  le  cap  d'Antibes. 

Le  port  est  là,  dont  nous  sommes  partis 
depuis  quelques  jours  à  peine ,  bien  que 
je  croie  être  en  route  depuis  des  mois,  et 
nous  y  entrons. comme  midi  sonne. 

Les  matelots,  revenus  chez  eux,  sont 
radieux,  quoique  Bernard  répète  à  tout 
moment  : 

—  Ah  !  monsieur,  notre  pauvre  petit 
canot,  ça  me  fait  gros  cœur,  de  l'avoir  vu 
périr  comme  ça  ! 

Je  pris  donc  le  train  de  quatre  heures 
pour  aller  dîner  avec  mon  ami  dans  la 
principauté  de  Monaco. 

Je  voudrais  avoir  le  loisir  de  parler 
longuement  de  cet  Etat  surprenant,  moins 
grand  qu'un  village  de  France,  mais  oii 
l'on  trouve  un  souverain  absolu,  des  évê- 


236  SUU    LE  AU 

ques,  une  armée  de  jésuites  et  de  sémina- 
ristes plus  nombreuse  que  celle  du  Prince, 
une  artillerie  dont  les  canons  sont  presque 
rayés,  une  étiquette  plus  cérémonieuse 
que  celle  de  feu  Louis  XIV,  des  principes 
d'autorité  plus  despotes  que  ceux  de 
Guillaume  de  Prusse,  joints  à  une  tolé- 
rance magnifique  pour  les  vices  de  l'huma- 
nité, dont  vivent  le  souverain,  les  évêques, 
les  jésuites,  les  séminaristes,  les  ministres, 
l'armée,  la  magistrature,  tout  le  monde. 

Saluons  d'ailleurs  ce  bon  roi  pacifique 
qui,  sans  peur  des  invasions  et  des  révo- 
lutions, règne  en  paix  sur  son  heureux 
petit  peuple  au  milieu  des  cérémonies 
d'une  cour  où  sont  conservées  intactes  les 
traditions  des  quatre  révérences ,  des 
vingt-six  baisemains  et  de  toutes  les  for- 
mules usitées  autrefois  autour  des  Grands 
Dominateurs. 


SUR    L'EAU  237 

Ce  monarque  pourtant  n'est  point  san- 
guinaire ni  vindicatif;  et  quand  il  bannit 
car  il  bannit,  la  mesure  est  appliquée 
avec  des  ménagements  infinis. 

En  faut-il  donner  des  preuves  ? 

Un  joueur  obstiné,  dans  un  jour  de 
déveine,  insulta  le  souverain.  Il  fut 
expulsé  par  décret. 

Pendant  un  mois  il  rôda  autour  du  Pa- 
radis défendu,  craignant  le  glaive  de  l'ar- 
change, sous  la  forme  du  sabre  d'un  gen- 
darme. Un  jour  enfin  il  s'enhardit,  fran- 
chit la  frontière,  gagne  entrente  secondes 
le  cœur  du  pays,  pénètre  dans  le  Casino. 
Mais  soudain  un  fonctionnaire  l'arrête  : 

—  N'êtes-vous  pas  banni,'  monsieur? 

—  Oui,  monsieur,  mais  je  repars  par 
le  premier  train. 

—  Oh  !  en  ce  cas  fort  bien,  monsieur, 
vous  pouvez  entrer. 


238  SUR    L'EAU 

Et  chaque  semaine  il  revient;  et 
chaque  fois  le  même  fonctionnaire  lui 
pose  la  même  question  à  laquelle  il  répond 
de  la  même  façon. 

La  justice  peut-elle  être  plus  douce? 

Mais,  une  des  années  dernières,  un 
cas  fort  grave  et  tout  nouveau  se  produisit 
dans  le  royaume. 

Un  assassinat  eut  lieu. 

Un  homme,  un  monégasque,  pas  un  de 
ces  étrangers  errants  qu'on  rencontre  par 
légions  sur  ces  côtes,  un  mari,  dans  un 
moment  de  colère,  tua  sa  femme. 

Oh  !  il  la  tua  sans  raison,  sans  pré- 
texte acceptable.  L'émotion  fut  unanime 
dans  toute  la  principauté. 

La  Cour  suprême  se  réunit  pour  juger 
ce  cas  exceptionnel  (jamais  un  assassinat 
n'avait  eu  lieu),  et  le  misérable  fut  con- 
damné à  mort  à  l'unanimité. 


SUR    L'EAU  239 

Le  souverain  indigné  ratifia  l'arrêt. 

Il  ne  restait  plus  qu'à  exécuter  le  cri- 
minel. Alors  une  difficulté  surgit.  Le 
pays  ne  possédait  ni  bourreau  ni  guillo- 
tine. 

Que  faire?  Sur  l'avis  du  ministre  des 
affaires  étrangères,  le  prince  entama  des 
négociations  avec  le  gouvernement  fran- 
çais pour  obtenir  le  prêt  d'un  coupeur  de 
têtes  avec  son  appareil. 

De  longues  délibérations  eurent  lieu 
au  ministère  à  Paris.  On  répondit  enfin 
en  envoyant  la  note  des  frais  pour  dépla- 
cement des  bois  et  du  praticien.  Le  tout 
montait  à  seize  mille  francs. 

Sa  Majesté  Monégaste  songea  que  l'o- 
pémtion  lui  coûterait  bien  cher  ;  l'assas- 
sin ne  valait  certes  pas  ce  prix.  Seize 
mille  francs  pour  le  cou  d'un  drôle  !  Ah  ! 
mais  non. 


240  SUR   L'EAU 


On  adressa  alors  la  même  demande  au 
gouvernement  italien.  Un  roi,  un  frère 
ne  se  montrerait  pas  sans  doute  si  exi- 
geant qu'une  république. 

Le  gouvernement  italien  envoya  un 
mémoire  qui  montait  à  douze  mille 
francs. 

Douze  mille  francs  !  Il  faudrait  préle- 
ver un  impôt  nouveau,  un  impôt  de  deux 
francs  par  tête  d'habitant.  Gela  suffirait 
pour  amener  des  troubles  inconnus  dans 
l'État. 

On  songea  à  faire  décapiter  le  gueux 
par  un  simple  soldat.  Mais  le  général, 
consulté,  répondit  en  hésitant  que  ses 
hommes  n'avaient  peut-être  pas  une  pra- 
tique suffisante  de  l'arme  blanche  pour 
s'acquitter  d'une  tâche  demandant  une 
grande  expérience  dans  le  maniement  du 
sabre. 


SUR    L'EAU  241 

Alors  le  prince  convoqua  de  nouveau 
la  Cour  suprême  et  lui  soumit  ce  cas 
embarrassant. 

On  délibéra  longtemps,  sans  découvrir 
aucun  moyen  pratique.  Enfin  le  premier 
président  proposa  de  commuer  la  peine 
de  mort  en  celle  de  prison  perpétuelle,  et 
la  mesure  fut  adoptée. 

Mais  on  ne  possédait  pas  de  prison.  Il 
fallut  en  installer  une,  et  un  geôlier  fut 
nommé,  qui  prit  livraison  du  prison- 
nier. 

Pendant  six  mois  tout  alla  bien.  Le 
captif  dormait  tout  le  jour  sur  une  pail- 
lasse dans  son  réduit,  et  le  gardien  en 
faisait  autant  sur  une  chaise  devant  la 
porte  en  regardant  passer  les  voyageurs. 

Mais  le  prince  est  économe,  c'est  là  son 
moindre  défaut,  et  il  se  fait  rendre 
compte  des  plus  petites  dépenses  accom- 

14 


242  SUR   L'EAU 

plies  dans  son  Etat  (la  liste  n'en  est  pas. 
longue).  On  lui  remit  donc  la  note  des 
frais  relatifs  à  la  création  de  cette  fonc- 
tion nouvelle,  à  l'entretien  de  la  prison, 
du  prisonnier  et  du  veilleur.  Le  traite- 
ment de  ce  dernier  grevait  lourdement  le 
budget  du  souverain. 

Il  fit  d'abord  la  grimace  ;  mais  quand 
il  songea  que  cela  pouvait  durer  toujours 
(le  condamné  était  jeune),  il  prévint  son 
ministre  de  la  justice  d'avoir  à  prendre 
des  mesures  pour  supprimer  cette  dé- 
pense. 

Le  ministre  consulta  le  président  du 
tribunal,  et  tous  deux  convinrent  qu'on 
supprimerait  la  charge  de  geôlier.  Le 
prisonnier,  invité  à  se  garder  tout  seul, 
ne  pouvait  manquer  de  s'évader,  ce  qui 
résoudrait  la  question  à  la  satisfaction  de 
tous. 


SUR    L'EAU  243 

Le  geôlier  fut  donc  rendu  à  sa  famille, 
et  un  aide  de  cuisine  du  palais  resta 
chargé  simplement  de  porter,  matin  et 
soir,  la  nourriture  du  coupable.  Mais  ce- 
lui-ci ne  fit  aucune  tentative  pour  recon- 
quérir sa  liberté. 

Or,  un  jour,  comme  on  avait  négligé 
de  lui  fournir  ses  aliments,  on  le  vit  ar- 
river tranquillement  pour  les  réclamer; 
et  il  prit  dès  lors  l'habitude,  afin  d'éviter 
une  course  au  cuisinier,  de  venir  aux 
heures  des  repas  manger  au  palais  avec 
les  gens  de  service  dont  il  devint  l'ami. 

Après  le  déjeuner,  il  allait  faire  un 
tour  jusqu'à  Monte-Carlo.  Il  entrait  par- 
fois au  Casino  risquer  cinq  francs  sur  le 
tapis  vert.  Quand  il  avait  gagné,  il  s'of- 
frait un  bon  dîner  dans  un  hôtel  en  re- 
nom, puis  il  revenait  dans  sa  prison,  dont 
il  fermait  avec  soin  la  porte  au  dedans. 


244  SUIl    L'EAU 


Il  ne  découcha  pas  une  seule  fois. 

La  situation  devenait  difficile,  non 
pour  le  condamné,  mais  pour  les  juges. 

La  Cour  se  réunit  de  nouveau,  et  il  fut 
décidé  qu'on  inviterait  le  criminel  à  sor- 
tir des  Etats  de  Monaco. 

Lorsqu'on  lui  signifia  cet  arrêt ,  il  ré- 
pondit simplement  : 

«  Je  vous  trouve  plaisants.  Eh  bien, 
qu'est-ce  que  je  deviendrai,  moi?  Je  n'ai 
plus  de  moyen  d'existence.  Je  n'ai  plus 
de  famille.  Que  voulez-vous  que  je  fasse? 
J'étais  condamné  à  mort.  Vous  ne  m'avez 
pas  exécuté.  Je  n'ai  rien  dit.  Je  suis  en- 
suite condamné  à  la  prison  perpétuelle  et 
remis  aux  mains  d'un  geôlier.  Vous  m'avez 
enlevé  mon  gardien.  Je  n'ai  rien  dit  encore. 

«  Aujourd'hui,  vous  voulez  me  chasser 
du  pays.  Ah  !  mais  non.  Je  suis  prison- 
nier, votre  prisonnier,  jugé  et  condamné 


SUR    L'EAU 


par  vous.  J'accomplis  ma  peine  fidèle- 
ment. Je  reste  ici.  » 

La  Cour  suprême  fut  atterrée.  Le  prince 
eut  une  colère  terrible  et  ordonna  de 
prendre  des  mesures. 

On  se  remit  à  délibérer. 

Alors,  il  fut  décidé  qu'on  offrirait  au 
coupable  une  pension  de  six  cents  francs 
pour  aller  vivre  à  l'étranger. 

11  accepta. 

Il  a  loué  un  petit  enclos  à  cinq  minutes 
de  l'Etat  de  son  ancien  souverain ,  et  il 
vit  heureux  sur  sa  terre,  cultivant  quel- 
ques légumes  et  méprisant  les  potentats. 

Mais  la  cour  de  Monaco,  instruite  un 
peu  tard  par  cet  exemple,  s'est  décidée  à 
traiter  avec  le  gouvernement  français  ; 
maintenant  elle  nous  livre  ses  condamnés 
que  nous  mettons  à  l'ombre,  moyennant 
une  pension  modique. 

14. 


246  SUR    L'EAU 

On  peut  voir,  aux  archives  judiciaires 
de  la  principauté,  l'arrêt  qui  règle  la 
pension  du  drôle  en  l'obligeant  à  sortir 
du  territoire  monégasque. 

En  face  du  palais  du  prince  se  dresse 
l'établissement  rival,  la  Roulette.  Aucune 
haine  d'ailleurs,  aucune  hostihté  de  l'un 
à  l'autre,  car  celui-ci  soutient  celui-là 
qui  le  protège.  Exemple  admirable, 
exemple  unique  de  deux  familles  voisines 
et  puissantes  vivant  en  paix  dans  un 
petit  Etat,  exemple  bien  fait  pour  effacer 
le  souvenir  des  Gapulets  et  des  Montai gus. 
Ici,  la  maison  souveraine  et  là  la  maison 
de  jeux,  l'ancienne  et  la  nouvelle  société 
fraternisant  au  bruit  de  l'or. 

Autant  les  salons  du  prince  sont  d'un 
accès  difficile,  autant  ceux  du  Casino  sont 
ouverts  aux  étrangers. 

Je  me  rends  à  ces  derniers. 


SUR    L'EAU  ^47 

Un  bruit  d'argent,  continu  comme  celui 
des  flots,  un  bruit  profond,  léger,  redou- 
table, emplit  l'oreille  dès  l'entrée,  puis 
emplit  l'âme,  remue  le  cœur,  trouble 
l'esprit,  affole  la  pensée.  Partout  on  l'en- 
tend, ce  bruit  qui  chante,  qui  crie,  qui 
appelle,  qui  tente,  qui  déchire. 

Autour  des  tables,  un  peuple  affreux  de 
joueurs,  l'écume  des  continents  et  des 
sociétés,  mêlée  avec  des  princes,  ou  rois 
futurs,  des  femmes  du  monde,  des  bour- 
geois, des  usuriers,  des  fdles  fourbues, 
un  mélange,  unique  sur  la  terre,  d'hom- 
mes de  toutes  les  races,  de  toutes  les 
castes,  de  toutes  les  sortes,  de  toutes  les 
provenances,  un  musée  de  rastaquouères 
russes,  brésiliens,  chiliens,  italiens,  espa- 
gnols, allemands,  de  vieilles  femmes  à 
cabas,  de  jeunes  drôlesses  portant  au 
poignet  un  petit  sac  où  sont  enfermés  des 


248  SUR    L'EAU 

clefs,  un  mouchoir  et  trois  dernières 
pièces  de  cent  sous  destinées  au  tapis 
vert  quand  on  croira  sentir  la  veine. 

Je  m'approche  de  la  première  table  et 
je  vois...  pâlie,  le  front  plissé,  la  lèvre 
dure,  la  figure  entière  crispée  et  mé- 
chante.. .  la  jeune  femme  delabaie  d'Agay, 
la  belle  amoureuse  du  bois  ensoleillé  et 
du  doux  clair  de  lune.  Assis  devant  elle, 
il  est  là,  lui,  nerveux,  la  main  posée  sur 
quelques  louis. 

—  Joue  sur  le  premier  carré,  dit-elle. 
Il  demande  avec  angoisse  : 

—  Tout  ? 

—  Oui,  tout. 

11  pose  les  louis,  en  petit  tas. 
Le  croupier  fait  tourner  la  roue.   La 
bille  court,  danse,  s'arrête. 

—  Rien  ne  va  plus,  jette  la  voix,  qui 
reprend  au  bout  d'un  instant  : 


SUR    L'EAU  249 

—  Vingt-huit. 

La  jeune  femme  tressaille,  et,  d'un  ton 
dur  et  bref  : 

—  Viens-t'en. 

11  se  lève,  et,  sans  la  regarder,  la  suit, 
et  on  sent  qu'entre  eux  quelque  chose 
d'affreux  a  surgi. 

Quelqu'un  dit  : 

—  Bonsoir  l'amour.  Ils  n'ont  pas  l'air 
d'accord  aujourd'hui. 

Une  main  me  frappe  sur  l'épaule.  Je 
me  retourne.  C'est  mon  ami. 

Il  me  reste  à  demander  pardon  pour 
avoir  ainsi  parlé  de  moi.  J'avais  écrit 
pour  moi  seul  ce  journal  de  rêvasseries, 
ou  plutôt  j'avais  profité  de  ma  solitude 
flottante  pour  arrêter  les  idées  errantes 
qui  traversent  notre  esprit  comme  des 
oiseaux. 


250  SUR    L'EAU 

On  me  demande  de  publier  ces  pages 
sans  suite,  sans  composition,  sans  art, 
qui  vont  l'une  derrière  l'autre  sans  raison 
et  finissent  brusquement,  sans  motif, 
parce  qu'un  coup  de  vent  a  terrainé  mon 
voyage. 

Je  cède  à  ce  désir.  J'ai  peut-être  tort. 


E  V  lî  E  i;  X  .     1  M  P  n  I  M  E  r.  I  E     de     C  II  A  I!  LES     II  E  1!  I  S  S  E  Y 


^    1B99 


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I.!  >îaupassant,    Guy  de 

2350  Sur  1  '  eau 

S7 


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