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Full text of "Sur les ruines"

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/       I 


^ 


M^ 


SUR   LES  RUINES 


DU   MÊME  AUTKLR 


AUYENARGCES.  Collection  (les  grands  éiri vains 
français,  Hachette  et  C'%  éditeurs.  (Ouviage 
couronné  par  l'Académie  françahc.) 1vol. 

ALT  RED  DE  VIGNY.  Collection  dcs  grands  écri\ ai ns 

français,  Hachette  et  C'%  éditeurs 1  — 

PROFILS  DE  FEMMES.  Calniaun  Lévv,  éditeur   .    .     1  — 


PAK13.  —  l.\Il'lUMEIilË   LMAIX.    —    20&'i2-i  I -l(j.  —   (Eiicri.'  Lopilli'Uï). 


MAURICE    PALEOLOGUE 


SUR  UES  RUINES 


PARIS 
CALMANN  LÉVY,   ÉDITEUR 

ANCIENNE  MAISON  MICHEL  LÉVY  FRÈRES 

3,  nUE  ACBER,  3 


1897 


SUR    LES   RUINES 


Quid,  si  prisca  redit   Venus  ? 
n  o  n  v  c  E 


Comme  Irols  heures  sonnaient  à  la  pen- 
dule du  salon,  madame  dlïeyange  ferma 
le  piano  et,  fendant  loreille  du  côté  de  la 
porte,  elle  vint  sasseoir  près  de  la  fenêtre, 
parmi  ses  livres  et  ses  objets  familiers. 

Elle  prit  une  Revue,  plutôt  par  conte- 
nance que  par  désir  de  lire  ;  car  ses  yeux 
dirigés  vers  le  petit  jardin  de  l'iiôtel  sem- 
blaient poursuivre  quelque  vision  vague  et 
sérieuse,  à  travers  les  bosquets  dépouillés 


0.  su  H     LES     UriN'ES 

OÙ  deux  nymphes  tic  niaibre  Jrissonnaicnl 
sous  la  bise  d'aulonme. 

Puis,  dclournanl  Je  rei^ard,  elle  se  mil  à 
contempler  un  porlrail  appcndu  dcvanl  elle, 
—  son  porlrail.  qu'un  maîlrc  avait  exécute 
trois  ans  plus  loi,  dans  la  manière  élégante 
de  Gainsborougli. 

L'image  fixée  sur  la  toile  était  celle  dune 
femme  de  vingl-lmit  ans,  fine  et  de  belle 
slalure,  dont  la  fraîche  carnation,  le  visage 
régulier  aux  lèvres  sinueuses,  les  cheveux 
bruns  et  chatoyants,  les  yeux  profonds  et 
nuancés  de  vert,  composaient  une  physio- 
nomie charmante  de  grâce,  de  réserve  et 
de  fierté. 

Elle  considérait  ce  portrait  avec  une 
alienlion  inquièle,  avec  l'esprit  méfiant  cl 
subtil  que  les  femmes  apportent  à  s'observer 
entre  elles  et  qui  les  rend  si  ingénieuses  à 
surprendre  le  défaut  de  leurs  rivales. 

Pour  achever  l'examen  par  une  compa- 


SLU     LES     RUINES  3 

raison,  elle  se  leva  et  se  mira  dans  la 
glace.  Apres  trois  ans,  la  vision  du  peintre 
demeurait  fidèle.  La  jeune  femme  se  reflé- 
tait gracieuse  et  fine,  quoique  un  peu  élar- 
gie du  buste  et  plus  cambrée  des  lian- 
clies.  Le  leint  même  avait  gardé  sa  fleur 
délicate  ;  mais  les  yeux  semblaient  avoir 
assombri  leur  nuance  et  concentré  leur 
éclat. 

Sans  doule  elle  fut  satisfaite  de  s'appa- 
raître ainsi,  car  elle  se  sourit  à  elle-même. 
Cependant  elle  réflécliit  aussitôt  :  «  Mais  lui, 
comment  me  trouvera-t-il ?  » 

Le  visiteur  attendu  n'arrivant  pas,  elle 
se  rassit,  consulta  de  nouveau  la  pendule 
et  tira  de  son  porte-cartes  un  billet,  reçu 
le  matin  même  au  réveil.  Elle  en  considéra 
quelque  temps  l'écriture,  qui  était  ferme 
et  pleine  ;  puis,  pour  la  dixième  fois  peut- 
être  de  la  journée,  elle  lut  : 


4  SUR     LES     RUINES 

«  Clicrc  amie, 

»  Rentré  triiicr  a  Paris,  je  voudrais, 
après  cette  longue  absence,  que  ma  pre- 
mière visile  fût  pour  vous. 

))  Si,  comme  voire  dernière  Icltre  me  le 
donnait  à  croire,  vous  êtes  déjà  revenue  de 
la  campagne,  puis-je  me  présenter  chez 
vous  tantôt  vers  quatre  heures  ? 

))  A  vous,  dans  les  sentiments  dune 
tendre  amitié. 

))    R  AND  AL.     )) 

Elle  avait  répondu  : 

((  Je  vous  attendais.  Venez. 

))    LUCIENNE.    )) 

A  l'heure  précise,  la  porle  s'ouvril.  Un 
domestique  annonça  : 

—  Monsieur  Randal. 

D'un  mouvement  souple  cl  vif,  madame 
d'IIeyangc  s'élait  levée  et,  souriante,    len- 


SUR    LES    RUI>ES  5 

dait  les  mains  à  celui  qui  entrait.  Il  s'in- 
clina pour  les  lîaiser. 

—  Que  je  suis  heureux  de  ^  ous  revoir  î 
dit-il. 

Elle  répondit  : 

—  Comme  vous  êtes  bon  de  m'avoir 
réserve  votre  première  visite  ! 

Puis,  s'étant  assis,  ils  causèrent.  Ils  échan- 
geaient ces  phrases  indifférentes,  banales  et 
vides,  qu'on  se  dit  après  les  longues  sépa- 
rations, comme  si  subitement  Ton  ne  trou- 
vait plus  rien  de  personnel  à  se  communi- 
quer, rien  d'intime  k  se  confier,  alors  que 
c'est  l'afflux  même  des  pensées  au  cœur 
qui  en  arrête  lépanchement. 

Elle  le  questionnait  tour  h  tour  et  sans 
ordre  sur  les  pa\s  qu'il  venait  de  parcourir 
pendant  ces  deux  ans  écoulés  loin  d'elle, 
l'Orient,  l'Egypte,  Ceylan ,  Sumatra,  la 
Chine,  le  Japon  oii  il  était  resté  près  d'un 
an,   et  les  États-Unis  qu'il  avait  traversés 


6  SUR    LES    RI  INES 

d'une  traite,  pris  de  cette  impatience  du 
retour  qui,  aux  dernières  étapes,  harcèle 
tous  les  voyageurs. 

Il  répondait,  d'une  façon  précise  et  pitto- 
resque, sentant  ses  impressions  renaître  à 
mesure  qu'il  les  racontait,  s'efforçanl  de 
les  évoquer,  pnr  le  choix  des  mots,  à  l'es- 
prit de  celle  qui  l'écoutait. 

Mais  elle  semhlait  moins  attentive  à 
suivre  ses  paroles  qu"à  ressaisir  l'expression 
de  sa  figure  tandis  quil  parlait.  —  une 
figure  oh  tout  faisait  contraste  :  lénergie 
des  traits  avec  la  douceur  du  regard,  les 
cheveux  bruns,  drus  et  ras  avec  la  mous- 
tache soyeuse  et  claire,  le  fronl  large  et 
colme  avec  la  bouche  un  peu  saillante,  sen- 
suelle et  tourmentée. 

Quand  elle  eut  achevé  de  l'interroger,  il 
se  rapprocha  délie,  et,  fixant  bien  son 
regard,  il  lui  dit  d'un  Ion  d'affectueuse 
autorité  : 


SUR     LES     RIINES  7 

—  El  VOUS  maintenant  ?  Parlez-moi  de 
vous. 

—  Moi,  mon  ami?  Je  n'ai  rien  à  vous 
appr.endrc  que  vous  n'ayez  pu  lire  déjà 
dans  mes  lettres...  rien,  sinon  que  je  suis 
heureuse,  très  heureuse  de  votre  retour. 

Un  instant,  il  la  considéra  sans  parler. 
Puis  lentement,  baissant  la  voix,  il  reprit  : 

—  Je  vous  retrouve  en  pleine  fleur  de 
jeunesse  et  de  beauté.  De  tout  ce  que  j'ai- 
mais en  vous,  rien  n'est  changé.  Vous  avez 
toujours  même  grâce,  même  sourire  et, 
quand  vous  parlez,  on  croit  toujours  voir 
apparaître  votre  âme  au  bord  de  vos 
yeux...  Ils  ont  grandi,  vos  yeux:  je  ne  me 
les  rappelais  pas  si  profonds  ni  si  larges. 

Elle  rougissait  un  peu;  mais  elle  Fécou- 
tait  sans  l'interrompre,  avec  une  expression 
sérieuse,  confiante  et  ravie. 

Elle  paraissait  d'ailleurs  attendre  de  lui 
quelque  parole  qui  ne  venait  pas,  qui  était 


8  SIU     LES     lUINES 

comme  le  fond  inavoué  de  leur  causerie 
et  qui  mettait  entre  eux  une  gène  secrète 
et  tendre. 

Devinant  sa  pensée,  il  poursuivit  : 

—  J'ai  beaucoup  songé  à  vous...  à  nous, 
dans  ces  derniers  temps.  Jai  fait,  à  notre 
égard,  de  belles  réilexions,  très  graves  et 
tout  inspirées  de  votre  sagesse. 

Elle  interrompit  gaiement  : 

—  Oh  !  ma  pauvre  sagesse  ! 

—  Ne  la  raillez  pas.  Elle  est  exquise, 
votre  sagesse  ;  vous  la  tempérez  si  joliment 
dindulgence  et  de  sensibilité  I...  Mais  nous 
reprendrons  le  sujet  à  loisir  un  de  ces 
jours.  Bientôt,  n'est-ce  pas?  ajouta-t-il  en 
se  levant  pour  prendre  congé. 

Elle  répondit,  s'étant  aussi  levée  : 

—  Quand  vous  le  voudrez.  Vous  savez 
bien  (|ue  je  suis  toujoui's  prêle  à  vous  rece- 
voii". 

Puis  elle  le  conduisit  juscpià  l'extrémité 


SUR     LES     RUI>ES  9 

du  salon.  11  la  suivait,  à  pas  lents,  s'arre- 
tant  à  regarder  les  objets  gracieux  et  rares 
dont  la  jeune  femme  avait  composé  son 
cadre  intime,  s'atlardant  à  respirer  la  fine 
senteur  de  violette  qui  flottait  dans  le 
sillage  de  sa  jupe. 

Près  de  la  porte,  elle  lui  tendit  les  deux 
mains,  comme  elle  avait  fait  à  son  entrée. 
Alors,  très  doucement,  il  Fatlira  vers  lui. 
D'elle-même,  elle  inclina  la  tète  et,  sur  la 
tempe,  près  des  cheveux,  il  mit  un  baiser. 


II 


Quelques  inslanls  plus  lanl.  Raiidal  se 
rclrouvail  chez  lui. 

Il  occupait,  l'uc  Balzac,  presque  à  l'angle 
de  l'avenue  de  Friedland,  un  appartement 
élégant  et  simple.  La  seule  pièce  qui  fût 
aménagée  depuis  son  retour  était  un  cabi- 
net de  travail  dont  une  haute  bibliothèque 
entourant  les  murs,  un  buste  de  femme, 
d'Andréa  dclla  Robbia,  placé  sur  la  che- 
minée et  quchjues  bronzes  ilorentins  disper- 
sés sur  les  tables  faisaient  tout  rornement. 


SUR     LES     RUINES  II 

Il  s'assit  près  du  foyer  où  brillait  un 
reste  de  flamme  et,  se  donnant  loisir  jus- 
qu'à l'heure  du  dîner  qui  était  proche,  il 
suivit  ses  pensées. 

11  éprouvait  de  la  visite  qu'il  venait  de 
faire  une  satisfaction  inlimc  et  eomplète, 
une  vive  jouissance  du  cœur  et  de  l'esprit, 
et  surtout  rapaiscmcnl  dune  incpiiétude 
obscure  qu'il  avait  senti  naître  en  lui, 
aux  approches  de  France.  Et  cette  impres- 
sion, s  ajoutant  à  la  joie  du  retour,  au 
plaisir  de  reprendre  une  vie  sédentaire  et 
civilisée  après  deux  ans  de  vagabondage 
et  d'exotisme,  communiquait  à  tout  son 
être  une  sorte  d'alléi^rcsse  morale  et  phy- 
sique. 

Sur  ces  entrefaites,  le  valet  de  chambre 
annonça  le  diner.  Très  sobre  à  son  habi- 
tude, Randal  ne  fit  que  toucher  aux  plats 
qu'on  lui  présentait,  abrégea  le  repas  :  puis, 
allumant   un    cigare,    revint   occuper    son 


I'2  SUR    LES    nUINES 

fauleuil ,   sous    la    lampe,    au  coin  du  feu 
rallumé. 

Alors,  une  à  une,  des  visions  lointai- 
nes se  levèrent  dans  son  esprit.  Ici  même, 
par  des  soirs  pareils,  celle  qui  tout  à 
riieure  lui  avait  tendu  son  front  d'amie 
venait  lui  offrir  ses  lèvres  damante , 
lèvres  câlines,  humides  et  prenantes,  les 
plus  douces  qui  lui  eussent  jamais  rendu 
ses  baisers.  Tout  un  passe  d'amour  tenait 
dans  ce  cabinet  d'étude,  parmi  les  livres 
et  les  œuvres  d'art,  et  dans  la  chambre 
voisine,  si  bien  défendue  des  bruits  du 
dehors  par  sa  tenture  ancienne  et  son  lapis 
épais. 

Dans  l'histoire  de  cet  amour  quelques 
souvenirs  émergeaient  avec  un  relief  extra- 
ordinaire. 

C'était  d'abord  (il  y  avait  maintenant 
trois  ans)  la  première  vision  qu'il  avait  eue 


Slll     LES     RUNES  l3 

de  madame  d'Heyange,  aux  eaux  de  Gas- 
tein,  dans  le  Tyrol. 

Un  matin,  par  une  allée  ombreuse  et 
déserte,  elle  allait  devant  lui,  en  toilette 
claire,  la  tète  droite,  les  cheveux  tordus  en 
spirale  et  relevés  sur  la  nuque,  le  buste 
épanoui,  la  taille  mince,  les  jambes  devi- 
nées longues  et  fuselées  sous  les  plis  mou- 
vants de  la  jupe,  marchant  d'un  pas  lent 
et  léger  qui  la  berçait  un  peu. 

Troul)lé  ,  séduit  ,  il  s'était  rapproché 
d'elle,  savourant  un  plaisir  dart  autant 
que  de  volupté  à  suivre  les  mouvements 
harmonieux  de  ce  corps  féminin  dans  l'air 
matinal  et  parfumé. 

Puis  il  l'avait  revue  a  l'hôtel  même  oii 
il  était  descendu.  Elle  y  logeait  avec  sa 
mère  et  sa  fille,  —  la  mère,  dame  dune 
cinquantaine  d'années  environ,  grande  et 
forte,  moins  marquée  cependant  par  l'âge 
que  par  les  artifices  dont  elle  usait  pour  le 


I 'l  SUU    LES    UUINES 

dissimuler,  —  la  fille,  blondine  de  sept 
ans,  alerte,  expansive  et  cliarmanle  qui, 
venant  s'ébattre  un  jour  près  de  Randal, 
lui  avait  offert  Foccasion  d'entrer  en  pro- 
pos avec  les  deux  femmes. 

Les  longues  stations  sur  le  perron  de 
riiôtel  pendant  le  concert  quotidien,  et  la 
promenade  obligatoire  aux  allées  Scliwart- 
zenberg,  vers  la  fin  du  jour,  avaient  établi 
bien  vile  entre  Randal  et  ses  compatriotes 
(les  rapports  régidiers. 

La  mère,  veuve  depuis  vingt  ans  du 
baron  Villard  (le  fondateur  des  grandes 
aciéries  dHazebrouck)  avait  été  célèbre, 
naguère  encore,  par  les  hardiesses  de  sa 
vie  sentimentale  el  par  l'éclat  de  sa  beauté. 
Elle  gardait  de  ses  expériences  intimes  une 
philosophie  originale  et  pratique,  une  pa- 
role alerte,  malicieuse  et  colorée,  et,  par- 
dessus tout,  un  besoin  continuel  de  dis- 
traction, avec  le  désir  toujours  éveillé  de 


SUR     LES     RUINES 


séduire  l'esprit  des  hommes,  maintenant 
qii'elle  ne  pouvait  plus  troubler  leurs  sens 
et  capter  leur  cœur. 

Elle  avait,  dès  le  premier  jour,  fait  sentir 
à  Randal  l'agrément  qu'elle  trouvait  h  sa 
compagnie  el  elle  la  recliercliait  autant 
que  sa  fille  semblait  soucieuse  de  l'éviter, 
de  maintenir  à  cette  fréquentation  impro- 
visée le  caractère  sviperficicl  et  sans  lende- 
main des  rencontres  (|u"on  fait  dans  les 
villes  d  eaux. 

Il  y  avait,  en  cITet ,  chez  madame 
d'Heyangc,  non  seulement  à  Fégard  de 
Randal,  mais  de  façon  permanente,  un 
parti  pris  de  réserve,  presque  de  froideur, 
qui  contrastait  singulièrement  avec  la  spon- 
tanéité familière  de  madame  Villard,  et 
qui,  sous  les  dehors  afieclucux,  révélait 
entre  la  mère  et  la  fille  quelque  divergence 
intime,  queh[ue  opposition  profonde  de 
tempérament. 


10  Sin     LES     ULINES 

Un  soir  pourtant  ,  restée  seule  avec 
Randal  sur  la  terrasse  de  l'iiôlel,  madame 
d'ileyangc  s\'lait  montrée  soudain  com- 
municative  et  détendue.  Et,  de  même  qu'à 
un  tournant  de  route  on  voit  tout  à  coup 
se  dérouler  un  paysage  imprévu,  il  avait 
eu  la  surprise  de  découvrir,  dans  celte 
belle  et  froide  jeune  femme,  un  esprit  char- 
mant, de  nuance  personnelle  et  fine,  avec 
un  fond  de  sérieux,  de  tendresse,  d'ardeur 
même,  qui  perçait  à  cliacpie  instant  sous  la 
trame  neutre  des  paroles  et  des  idées. 

Discrètement,  il  avait  amené  l'entretien 
sur  des  sujets  plus  intimes  et,  sans  se  dé- 
rober, elle  l'y  avait  suivi. 

Quand,  une  heure  après,  ils  sctaienl 
séparés,  saisis  tous  deux  par  la  fraîcheur 
des  brumes  qui  montaient  de  la  vallée,  un 
courant  de  confiance  s'était  produit  entre 
eux,  comme  si  l'analogie  de  leur  nature 
morale,  les  mômes  penchants,  les  mêmes 


SUU     LES     RUINES  I -J 

besoins   les    eussent    préparés    à    se    com- 
prendre el  destinés  à  se  renconlrer. 

Gomment  la  relation  ébauchée  dans  ces 
clrconslances  s'était  continuée  par  lettres  ; 
comment  l'étincelle  déposée  au  cœur  de 
madame  dlleyange  était  devenue  llamme, 
—  flamme  pénétrante  et  dévorante  ;  —  com- 
ment, un  soir  de  décembre,  elle  était  venue 
chez  Randalet  sétait  abattue  dans  ses  bras: 
c'était  pour  celui-ci  le  souvenir  le  plus 
passionnant  de  sa  vie. 

Il  avait  alors  connu  le  mélancolique  et 
banal  roman  (lu'avait  été  jusqu'à  ce  jour 
l'existence  de  la  jeune  femme. 

Dès  l'adolescence  elle  avait  eu,  par  sa  mère, 
le  pressentiment  des  dessous  tristes  de  la 
vie.  Et  cette  révélation,  si  vague  eût-elle 
été,  lui  avait  mis  au  cœur  un  avant-goût 
d'amertume,  une  sorte  de  désenchantement 
précoce,   dont  elle  ne  s'était  jamais  guérie. 


l8  SUR    LES    RUINES 

Elle  achevait  à  peine  sa  dix-Iiuilième 
année,  quand  madame  V illard,  chaque 
jour  plus  gênée  dans  ses  allures  par  la  pré- 
sence de  sa  fdle  et  plus  jalouse  d'épargner 
à  sa  beauté  déclinante  des  comparaisons 
redoutables,  s'était  mis  en  tête  de  marier 
la  jeune  Lucienne. 

Elle  attachait  à  révénement  d'autant  plus 
d'importance  que,  pour  le  préparer,  elle 
avait  depuis  trois  mois  éloigné  d'elle  Tliomme 
qui  lui  donnait  les  dernières  illusions  d'a- 
mour, le  compositeur  André  Soriaz,  l'au- 
teur acclamé  de  Viviane  et  de  Deborah.  Il 
était  à  Naples  en  ce  moment,  sous  prétexte 
de  surveiller  les  répétitions  d'un  de  ses 
ballets  à  San  Carlo,  mais  n'attendant 
qu'un  signe  de  la  baronne  pour  venir 
reprendre  son  emploi  près  d'elle. 

Dans  ces  conditions  trop  connues,  les 
partis  se  dérobaient.  Enfin,  un  homme  de 
finance,  Robert  d'IIeyange,  s'était  présenté. 


SUR     LES     RLINES  IÇ) 

Quarante-deux  ans,  grand,  chauve,  raide. 
la  figure  intelligente  et  commune,  les  vêle- 
ments corrects,  très  considéré  dans  les 
affaires  par  son  nom,  par  sa  fortune,  par 
ses  relations,  par  sa  probité  même  (oii 
d'ailleurs  il  entrait  moins  de  conscience 
que  de  calcul),  il  avait  élé  accueilli  sans 
objection  par  la  mère  impatiente,  accepté 
sans  élan  par  la  fille  circonvenue.  Mais, 
viveur  brutal  et  vulgaire,  il  n'avait  pas 
attendu  plus  d  un  mois  pour  déserter  le  lit 
nuptial  et  retourner  îi  ses  maîtresses,  après 
un  de  ces  drames  d'alcôve  oii  le  cœur 
d'une  femme  se  meurtrit  pour  jamais. 

De  cette  union  disparate,  une  fille,  Su- 
zanne était  née.  Et  celte  naissance,  en  assi- 
gnant un  objet  à  la  vie  de  madame 
d'Iieyange,  avait  consacré  le  divorce  intime 
des  deux  époux  :  ils  avaient  même  toit, 
même  table,  même  salon,  rien  de  plus. 
D'ailleurs,   nul  conflit,  nulle  dispute  entre 


20  SUR     LES     RUINES 

eux,  l'absence  d'intérêt  commun  leur  épar- 
gnant les  froissements. 

Très  digne,  ayant  horreur  des  lâches, 
très  résolue  à  demeurer  pure  en  dépit  des 
exemples  quelle  avait  reçus  depuis  l'en- 
fance, madame  dlleyange  vivait  fort  seule 
et  ne  participait,  pour  ainsi  dire,  (|uc  par 
sa  présence  aux  soirées  que  sa  mère  offrait 
chaque  semaine,  comme  aux  dîners  d'af- 
faires que  son  mari  la  priait  de  présider  à 
l'occasion. 

Le  monde,  complaisanl  ù  toutes  les  fai- 
blesses, lui  en  voulait  un  peu  de  son  rigo- 
risme et  la  jugeait  allière  et  froide.  Mais, 
comme  jamais  une  médisance  ne  tombait 
de  sa  bouche,  comme  elle  était  indulgente 
et  serviablc  à  tous,  on  lui  payait  en  estime 
ce  qu'elle  méritait  en  sympathie. 

L'àme  vide,  le  cœur  vierge,  obligée  par- 
fois de  s'avouer  que  sa  fdle,  trop  jeune 
encore,  n'absorbait  pas  toute  sa  puissance 


SUR     LES    RUINES  21 

de  tendresse,  elle  chcrchail  dans  la  lecture, 
dans  la  musique  surtout  —  dont  elle  avait 
Finstinct  profond  —  un  emploi  de  ses 
facultés  inoccupées,  un  dérivatif  à  ses  be- 
soins de  rèvc  et  d'émotion. 

Dans  celte  existence  jDiàle,  la  rencontre 
de  Philippe  Randal  à  Gaslein  avait  été 
comme  un  éclair. 

Jusquù  ce  jour,  elle  n'avait  pas  eu  de 
peine  à  se  défendre  contre  les  avances  que 
son  délaissement  et  sa  beauté  lui  avaient 
attirées  ;  car,  dans  le  regard  des  hommes 
qui  les  lui  avaient  adressées,  elle  avait  tou- 
jours lu  ce  qui  répugnait  le  plus  à  sa 
nature  sérieuse,  chaste  et  droite,  ce  dont 
elle  avait  tant  soufffert  comme  fdle  et 
comme  épouse,  —  la  recherche  du  plaisir 
facile,  le  désir  hypocrite  ou  brutal,  le  Hberti- 
nage  du  co'ur  et  des  sens,  l'amour  dépouillé 
de  l'illusion  qui  le  poétise,  de  la  passion 
qui  l'excuse,  de  l'idéal  qui  le  justifie. 


SUR     LES    RUINES 


Quelle  différence  dans  le  langage  de 
Randal!  Avec  quels  égards,  quel  lad,  il 
s'était  approché  d'elle!  11  lui  avait  parlé 
en  homme  qui  pratiquait  le  culte  des  fem- 
mes, qui  connaissait  les  aspirations  cachées 
de  leur  cœur  et  les  exigences  secrètes  de 
leur  sensibilité,  qui  sans  doute  a^ait  sondé 
leur  tendresse,  partagé  leurs  rêves,  éprouvé 
par  elles  les  émotions  qui  font  la  vie  pleine, 
enviable  et  fortunée. 

A  vrai  dire,  il  était  moins  sensible  et 
plus  voluptueux  qu'elle  ne  supposait.  Un 
véritable  amour,  inspiré  par  une  actrice 
et  rompu  par  la  mort  après  deux  ans  de 
bonheur,  puis  une  liaison  adultère,  bientôt 
usée  par  l'ennui,  enfin  quelques  intrigues 
galantes  sans  intérêt  ni  lendemain,  c'était 
là  toute  l'histoire  de  son  cœur. 

Mais  il  était  de  ces  hommes  qui  plaisent 
à  la  femme  par  l'acuité  vibrante  de  leurs 
impressions,   par    l'involontaire    hommage 


SUR    LES    RUINES  23 

qu'elle  devine  dans  leurs  paroles  et  leurs 
regards,  par  la  ressemblance  de  nalurc, 
par  la  complicilé  dinslincts  et  de  pen- 
chants qu'elle  découvre  en  eux. 

Du  jour  où  madame  dlleyange  avait 
commencé  de  subir  son  influence,  elle 
avait  senti  le  péril.  Au  premier  mot  de 
tendresse  qu'il  lui  a\ait  adressé,  elle  s'était 
vue  perdue.  El  loulcs  les  défenses  cpiVIle 
avait  élevées  autour  d'elle,  tous  les  raison- 
nements dont  elle  avait  fortifié  sa  vertu, 
tous  les  obstacles  qu'opposait  sa  pudeur 
s'étaient  écroulés  d'un  seul  coup.  Ayant 
donné  son  ume,  elle  avait  estimé  peu  de 
chose  le  don  de  son  corps. 

Alors,  pour  ces  deux  êtres,  une  ère  de 
bonheur  inouï  s'était  ouverte. 

Le  mystère  absolu  dont  ils  envelop- 
paient leur  amour  en  assurait  la  durée.  Pas 
une  fois  Randal  n'avait  franchi  le  seuil 
de    sa    maîtresse,   afin   que,    personne   ne 


94  SUR    LES    RUINES 

l'ayant  jamais  rencontre  chez  elle,  on  ne 
pût  la  soupçonner ,  si  d'aventure  on  la 
voyait  entrer  chez  lui.  La  proximité  de 
leurs  demeures  facilitait  encore  leurs  rela- 
tions. 

Elle  venait  deux  ou  trois  fois  par  semaine, 
tantôt  le  matin,  tantôt  l'après-midi,  parfois 
même  le  soir,  au  sortir  d'un  dîner,  étince- 
lanle  et  parée,  gardant  sa  voilure  à  la 
porte  comme  elle  eût  fait  si  une  seconde 
soirée  leût  appelée  rue  Balzac. 

Dans  la  pensée  ininterrompue  de  cet 
amour,  dans  Fcspérance  et  Fattcnte  conti- 
nuelles des  visites  de  son  amie,  Randal  en 
était  arrivé  à  ne  plus  guère  sortir  de  chez 
lui,  ayant  pris  le  plaisir  en  horreur,  le 
monde  en  dédain,  ses  amis  en  indifférence, 
ne  conservant  qu'un  seul  goût  intact  et 
vif,  celui  du  travail. 

La     crise    sentimentale    qu'il    traversait 


SUR     LES     RLINES  2D 

coïncidai  l  en  cflcl  avec  une  j^liase  grave 
de  sa  vie  pratique  et  morale. 

Orphelin  dès  rcnfance,  indépendant  de 
fortune,  il  avait  suivi  la  carrière  de  la  diplo- 
matie par  désir  de  courir  le  monde  et  de 
varier  ses  points  de  vue  sur  les  hommes 
et  les  choses.  On  l'avait  expédié  tour  à 
tour  à  Londres,  à  Stockholm,  à  Berlin,  à 
Uome. 

De  son  séjour  dans  les  pays  du  Nord,  il 
avait  rapporté  un  volume  de  souvenirs  in- 
times et  pittoresques.  Ce  petit  livre,  écrit 
sous  l'inspiration  de  Sterne  et  de  Heine, 
avait  procuré  à  l'auteur,  pour  ses  débuts 
littéraires,  un  succès  du  meilleur  augure. 

A  Rome,  l'histoire  de  la  Renaissance 
l'avait  aussitôt  captivé.  Une  recherche  heu- 
reuse à  la  Bihh'olhcque  Valicane  lui  avait 
permis  d'éclairer  d'un  peu  de  lumière  la 
figure  de  Simonetta  Vespucci,  cette  maî- 
tresse de  Julien  de  Médicis,  dont  un  chef- 


20  SLR    LES    RUINES 

d'œuvrc  de  Pollajuolo  cl  quelques  sonne Is 
de  Polilicn  nous  onl  légué  le  souvenir 
mystérieux. 

La  biographie  de  son  héroïne  lui  avait, 
d'autre  part,  servi  de  cadre  et  d'argument 
pour  une  élude  plus  générale  sur  la  psycholo- 
gie de  lame  féminine  dans  lltalie  desxv"  et 
xvi*^  siècles.  Et  ce  travail,  publié  sous  forme 
d'articles,  avait  révélé  chezRandal  des  qua- 
lités peu  communes  de  slyle  el  de  pensée. 

Puis,  croyant  trouver  dans  celle  voie 
nouvelle  un  emploi  plus  actif  et  mieux 
approprié  de  ses  facultés,  se  reconnaissant 
d'ailleurs  trop  indilïcrent  aux  choses  de  la 
politique  pour  donner  sa  mesure  dans  une 
carrière  ofllcielle,  il  s'était  démis  de  ses 
fonctions  et  réinstallé  à  Paris.  Le  désir  de 
notre  plus  traité  en  simple  amateur,  en 
dilettante  du  travail,  l'avait  surtout  dirigé 
dans  le  choix  du  sujet  qui  devait  désor- 
mais occuper  ses  journées.  Après  quelques 


Stll     LES     RUINES  27 

hésita  lions,  il  avait  entrepris  une  Histoire 
des  Médicis,  dont  le  premier  tome,  fruit  de 
deux  ans  de  labeur,  l'avait  mis  en  vedette 
parmi  les  jeunes  écriAains. 

L'entrée  de  madame  d'Hcyangc  dans  sa 
vie,  loin  de  troubler  son  travail,  l'avait  sti- 
mulé, soutenu.  Jamais,  en  eiïct.  il  ne  s'é- 
tail  senti  l'esprit  si  dispos,  rintelligence  si 
ouverte  et  si  libre. 

Huit  mois  s'étaient  écoulés  de  la  sorte. 
Puis,  insensiblement,  sans  motif  extérieur, 
un  changement  s'était  fait  en  lui. 

Relranché  du  monde,  disparu  pour  tous, 
vivant  pour  cette  femme  seule,  il  était  sans 
cesse  poursuivi  par  le  besoin  délie,  de  sa 
grâce  adorable,  de  son  esprit  si  charmant, 
de  son  âme  si  tendre  et  si  passionnée. 
Chaque  jour,  il  l'attendait  avec  plus  d'im- 
patience et  d'angoisse.  Et  les  jours  oii  elle 
ne  venait  pas  lui  semblaient  interminables  et 
fastidieux  comme  les  nuits  oii  l'on  ne  dort  pas. 


1>(3  Srn     LES     nu  IN  ES 

Avec  une  douleur  aiguë,  il  conslalait 
quil  ne  la  posséderait  jamais  davantage, 
qu  e]le  ne  pourrait  jamais,  étant  indissolu- 
blement liée  à  son  époux  par  ses  devoirs 
envers  sa  fille,  lui  appartenir  entièrement, 
ouvertemenl,  à  la  face  de  tous. 

11  comprenait  que  dans  six  autres  mois, 
dans  un  an,  dans  dix  ans,  il  en  serait  de 
même:  (|ue  son  cœur,  lout  son  être  et 
toutes  ses  forces  étaient  engagés  dans  une 
aventure  sans  issue,  enfin,  ([u  il  était  voué 
à  l'irrémédiable  misère  d'un  esclavage  sup- 
pliciant et  secret. 

Et  soudain  il  a\ail  senti  naître  en  lui  la 
résolution  violente  de  fuir,  de  ressaisir  sa 
liberté,  de  clierclier  dans  un  voyage,  —  un 
de  ces  voyages  tellement  lointains  qu'ils 
vous  transforment  lame,  —  la  gucrison  et 
l'oubli  de  son  amour. 

Un  soir,  n'y  tenant  plus,  il  avait  con- 
fessé   son    cœur    à    madame     d'IIeyange. 


SUR     LES     RUINES  20 

Terrifiée  de  cette  révélation,  précipitée  du 
sommet  du  bonheur  dans  l'exlréme  infor- 
tune, elle  avait  trouvé  la  force  de  lui  con- 
seiller de  paitir,  gardant  au  fond  dcllo 
l'espoir  inavoué,  la  confiance  illogique  et 
lâche,  'qu'il  ne  l'abandonnerait  pas  et  que 
leur  bonheur,  tout  condamné  qu'il  fût 
désormais,  compterait  quelques  mois  encore 
d'illusion  et  de  répit. 

Quinze  jours  plus  lard,  il  était  parli, 
laissant  derrière  lui  une  âme  stupéfaite  et 
dévastée,  mais  pardonnante,  toujours  éprise 
et  religieusement  dévouée. 

Les  premières  étapes  de  son  voyage  n'a- 
vaient été  qu'une  longue  détresse,  une 
cruelle  et  stérile  évocation  de  souvenirs. 

A  Brindisi,  oii  il  s'était  embarqué,  à 
Athènes,  à  Smyrne,  à  Beyrouth,  il  avait 
connu  l'horrible  angoisse  qui  vous  étreint 
l'âme,  le  soir,  dans  la  solitude  des  chambres 


3o  SUR     LES     RU  lîS  ES 

d'hôtel,  lorsqu  on  scnl  se  Jever  en  soi  l'i- 
mage indélébile  et  vaporeuse  que  les  Icmmes 
aimées  nous  gravent  au  cœur;  lorsque, 
loin  de  leur  caresse  cl  de  leur  sourire,  la 
mémoire  nous  revient  de  Ici  geste,  telle 
attitude,  tel  parfum  qu'elles  avaient  entre 
nos  bras  et  que  nous  ne  connaîtrons  plus. 

Puis,  à  changer  de  cadre  conlinuelle- 
ment,  sa  douleur  s'était  allégée,  transposée. 
Bientôt  môme,  il  y  avait  trouvé  un  certain 
charme  imprévu  qui  convenait  à  sa  nature 
Imaginative  cl  passionnée. 

A  Byljlos,  au  bord  du  fleuve  Adonis;  à 
Tibériade,  sur  la  grève  du  lac  di\in;  à 
Philtc,  parmi  les  ruines  et  les  papyrus,  il 
avait  éprouvé  combien  sont  puissantes,  sur 
un  cœur  misérable,  la  magie  du  passé,  la 
beauté  des  sites ,  l'euphonie  môme  des 
noms. 

De  chacun  de  ces  lieux,  il  avait  écrit  à 
madame  d'Heyange  des  lettres  éloquentes 


SLlî     LES     RUINES  3l 

et  pittoresques,  débordantes  d'émotion,  de 
repentir  et  de  poésie. 

Peu  à  peu,  sans  qu'il  s'en  doutât,  sa 
tristesse  était  devenue  pour  lui  une  sorte 
d'exercice  intime,  une  méditation  attachante 
et  mélancolique,  où  chaque  souffrance  se 
perdait  en  rêverie. 

Mais  à  mesure  aussi  qu'il  avançait  dans 
son  voyage,  il  se  prenait  d'une  curiosité 
plus  vive  pour  les  choses  qui  l'entou- 
raient. Son  esprit  cultivé,  avide  de  tout 
voir  et  de  tout  comprendre,  s'intéressait 
aux  mille  particularités  de  forme  et  de 
coideur,  aux  innomliralilcs  différences  de 
type  et  de  coslumc,  d'art  et  de  langage, 
de  mœurs  et  de  rites ,  qui  font  de  la 
vision  de  ce  monde  un  spectacle  plus 
capricieux  et  plus  diapré  que  le  voile  brodé 
de  la  grande  Isis. 

A  Ceylan,  il  avait  passé  trois  mois  à 
visiter    les    sanctuaires    du    bouddhisme , 


32  SUR    LES     RUINES 

s'efforçant  d'acquérir,  à  l'aide  des  Ira  vaux 
de  la  science  occidentale ,  quelques  vues 
personnelles  sur  celte  paradoxale  doctrine, 
la  plus  désespérante  et  la  plus  consolante 
qui  ait  jamais  été  professée. 

A  Java,  le  paysage  tropical,  les  races, 
la  flore  lui  avaient  ouvert  ensuite  une 
source  inépuisable  d'études  et  d'obser- 
vations. 

Dans  celte  aclivilé  de  son  inlelligence, 
son  cœur  semblait  s'assoupir  et,  pendant 
des  jours  et  des  jours,  demeurait  silencieux. 
Pour  le  réveiller,  il  suffisait,  à  vrai  dire, 
d'un  aspect  intime  de  la  nature,  d'une  so- 
litude trop  prolongée,  parfois  d'un  simple 
sursaut  de  souvenirs. 

Alors,  Randal  se  retrouvait  tout  entier, 
avec  sa  fièvre  ancienne  et  ses  regrets  dé- 
sespérés. Sincère  comme  on  croit  l'ctre  à 
ces  heures,  il  écrivait  à  madame  d'Heyange: 
«Je  ne  cesse  de  penser  à    vous.  En   tout 


SUR    LES    UUINES  33 

lieu,  volrc  image  m'accompagne  et  se  mêle 
à  ce  que  je  ressens.  Ce  malin  encore,  dans 
le  brouillard  de  perle  et  d'or  qui  nous  voi- 
lait Ceyian,  voire  chère  vision,  etc.,  etc.  » 
Ou  bien  :  «  Hier  soir,  tandis  que  nous  cô- 
toyions Sumatra,  la  lune,  toute  blanche, 
s'est  levée  sur  l'horizon  mouvant  des  flots. 
Alors,  dans  la  clarté  splcndide  et  pâle  de  la 
nuit,  mon  amc,  plus  éprise  que  jamais,  s'est 
élancée  vers  vous,  etc.,  etc.  » 

Mais  ces  grands  accès  de  lendi'esse,  ces 
violents  rappels  de  souvenirs  ne  Tempe— 
chaient  pas  de  céder  à  l'attrait  que  les 
formes  féminines,  apparues  au  long  de  sa 
route,  exerçaient  sur  lui.  La  distraction 
banale  et  tarifée  des  voluptés  exotiques  ne 
lui  avait  pas  sulTi  :  par  deux  fois  au  moins, 
il  avait  rencontré  l'autre  amour,  —  l'amour 
galant  et  délicatement  impur  que  la  civili- 
sation a  inventé  pour  rafFmer  l'instinct  qui 
perpétue  la  vie. 


34  SLll     LES     ULINES 

Pendant  son  séjour  à  Balavia,  il  avait 
ébauché  une  intrigue  avec  la  femme  d'un 
offîcier  hollandais  qu'il  avait  connue  au 
bal  du  Gouverneur.  Très  jeune  et  jolie, 
les  cheveux  blonds,  le  teiîit  de  hs,  l'air 
d'une  vierge  en  fleur,  elle  s'était  agréa- 
blement grisée  des  flatteries  dont  il  l'avait 
cajolée.  S'étant  laissé  tout  dire,  elle  lui 
avait  fait  tout  espérer.  Mais  prestement,  à 
l'instant  décisif,  elle  s'était  dérobée.  Et  cet 
échec  un  peu  ridicule  l'avait  dépilé  :  (piinze 
jours  plus  tard,  à  Singapour,  il  y  pensait 
encore. 

La  seconde  fois,  c'était  sur  le  bateau  des 
Messageries  (|ui  le  transportait  au  Japon. 
Le  hasard  venait  de  le  rapprocher  d'une 
Anglaise,  mariée  à  un  fonctionnaire  de 
Hong-Kong,  qui  rentrait  seule  en  Europe 
par  la  voie  du  Pacifique  et  des  États-Unis. 
L'aventure,  engagée  à  bord,  s'était  pour- 
suivie, secrète  et  charmante,  à  Yokohama, 


snv     LES    RUINES  35 

dans  une  villa  cachée  sous  les  pawlonias  et 
les  magnoHers.  Un  mois  durant,  — l'inler- 
valle  de  deux  paquebots,  —  il  avait  vécu 
dans  les  liras  de  cette  femme  qui  n'avait  ni 
cœur  ni  beauté,  mais  qui  était  vive,  d'une 
maigreur  élégante  et  nerveuse,  d'une  grâce 
originale  et  perverse. 

De  celle  même  villa,  quelques  jours  après 
le  départ  de  la  visiteuse,  il  avait  adressé  à 
madame  d'IIcyangc  une  lettre  qui  se  ter- 
minait ainsi  :  ((  Tout  me  manque  parce  que 
vous  me  manquez.  Jamais  je  n'ai  senti  de 
la  sorle  ce  que  vous  valez,  ce  que  vous  étiez 
dans  ma  vie,  ce  que  j'ai  perdu  en  vous  per- 
dant, et  quelle  impossibilité  c'est  de  ne  plus 
vous  aimer  quand  on  a  commencé.  Je 
n'aime  que  vous,  je  ne  vis  que  par  vous  : 
le  reste  n'est  qu'illusion  et  tristesse.  » 

Et,  dans  un  sens,  c'était  vrai.  Tandis 
qu'il  écrivait  ces  lignes,  la  pensée  de  ma- 
dame d'Heyange,  le  besoin  de  son  parfum 


3G  SrU     LES     RllNES 

moral  et  de  son  délicat  génie  féminin  le 
hantaient  désespérément. 

Des  mois  encore  s'étaient  écoulés  :  il 
avait  parcouru  de  nouveaux  pays,  la  Chine, 
Pékin,  la  Grande-Muraille  et  la  Corée.  Le 
monde  chinois,  lui  apparaissant  comme  une 
autre  humanité,  l'avait  si  vivement  inté- 
ressé, que  toute  sa  vie  inlinic  s'était,  pour 
ainsi  dire,  renouvelée.  Alors,  dans  ses  sou- 
venirs, une  grande  accalmie  s'était  faite.  11 
en  avait  eu  la  révélation  suhitc  et  joyeuse, 
par  un  clair  matin  d'avril,  pendant  une 
excursion  aux  Tomhcaux  des  Mings.  Et  le 
soir  môme,  dans  Ja  mauvaise  auhergc  de 
village  oii  il  était  descendu,  il  avait  écrit  à 
madame  d'Heyange  :  «  Une  tendresse  toute 
nouvelle  vient  déclore  pour  vous  dans  moji 
cœur;  rien  n"y  suhsislc  plus  de  ce  (|ui  la 
tant  troublé.  Votre  rcve  est  réalisé.  Je  vous 
aime  dans  une  paix  profonde,  ne  découvrant 
plus  en  moi  d'autre  désir  que  de  vous  faire 


s  LU   i,t;s   r,  Tînt:  s  07 

parlager  le  repos  de  nioii  unie  et  la  sécu- 
rité de  mon  an'ection.  :>> 

C'était  le  rêve,  en  effet,  de  madame 
d  Heyange,  qu'une  tendre  amitié  naquit  un 
joui-  des  cendres  de  leur  amour,  comme 
c  était  de  plus  en  plus  sa  conviction  que 
rien  au  monde  ne  pouvait  ressusciter  cet 
amour. 

Le  jour  niéiuc  de  leur  séparation,  au 
moment  des  adicuv,  Uandal,  la  voyant 
toulc  déchirée,  lui  avait  dit  pour  la  conso- 
ler par  un  vague  espoir  : 

—  Qui  sait  si.  ['ortifiés  et  renouvelés  par 
cette  épreuve,  nous  ne  pourrons  pas  nous 
aimer  encore  '} 

Elle  avait  répondu,  a\ec  un  geste  d'hor- 
reur : 

—  Nous  aimer  datnour?  Jamais.  G  est 
un  trop  dur  martyre. 

Toutes  les  lettres  quil  avait  reçues  d'elle 
en  cours  de  route  conlirmaient  cette  réso- 

3 


38  SI  II     LES     n  I    I  N  1  s 

lulion.  ((  UiibJiez  de  moi  ce  (jui  csl  uioj'l 
pour  toujours,  lui  écrivait-elle,  ce  qui  n'au- 
rait jamais  dû  exister,  et  gardez-moi  le  seul 
sentiment  que  je  puisse  encore  accepter  de 
vous,  —  l'amitié.  » 

A  une  épUre  trop  passionnée  qu'il  lui 
avait  adressée  de  Ceylan,  elle  avait  ré- 
pondu :  ((  Vous  me  désolez  de  vous  atta- 
cher si  obstinément  à  un  passé  qui  ne  peut 
plus  revivre.  Notre  bonheur,  s  il  en  est  en- 
core un  pour  nous,  est  tout  entier  dans 
l'avem'r.  11  nous  faudra  rédihcr  pierre  à 
pierre  :  rien  de  ce  qu'a  touché  la  flamme 
ne  peut  plus  servir.  » 

Elle  avait  (piclque  mérite  à  s'exprimer 
ainsi  ;  car,  étant,  par  nature,  plus  sensible 
que  Randal,  ayant  mis,  sonnne  toute,  beau- 
coup plus  de  son  cœur  et  de  sa  vie  dans 
son  amour,  n'ayant  pas  d'ailleurs  les  dis- 
tractions du  voyage  pour  occuper  sa  tris- 
tesse,   mais   obligée   de   cojilinucr    à    \i\re 


Sun     LES     U LINES  Sq 

dans  le  cadre  même  de  son  bonlicur  perdu, 
elle  avait  plus  cruellement  soulTerl  que  lui, 
à  une  bien  plus  grande  profondeur  d'ame. 

Plusieurs  fois,  dans  im  accès  de  déses- 
poir, elle  avait  pris  la  plume  et  avoué  son 
tourment  à  l'absent.  Mais,  chaque  fois,  elle 
avait  eu  le  courage  de  déchirer  la  lettre 
pour  ne  pas  troubler  le  travail  d'apaise- 
ment qu'elle  s'était  imposé  le  devoir  de 
favoriser  en  \u\.  Un  jour,  cependant,  elle 
n'avait  pu  retenir  cet  aveu  :  «De  grâce,  ne 
m'écrivez  plus  ainsi.  Vous  m'affolez.  Com- 
prenez donc  que  je  n'ai  pas  trop  de  toutes 
mes  forces  pour  maîtriser  des  sentiments 
que  je  dois  vaincre  si  je  veux  vous  revoir 
jamais.  » 

A  la  longue,  sa  génércLise  nature  avait 
pris  le  dessus.  Sa  correspondance,  dès  lors, 
n'avait  plus  porté  trace  de  luttes  intérieures; 
elle  exprimait,  au  contraire,  l'espérance  in- 
vincible, la  ferme  certitude  qu'une  affection 


4o  SUR   LES   i;li>es 

calme  el  irréprochable  se  formerait  un  jour 
entre  eux. 

Ce  jour  était  arrivé.  La  visite  de  retour 
(juc  Uandal  venait  de  faire  à  madame 
d'Ile} ange  inaugurait  Icrc  de  leurs  senli- 
mcnts  nouveaux. 


m 


Dès  le  début,  leurs  relations  s'établirent 
sur  un  ton  de  franche  amitié. 

Il  venait  régulièrement  la  voir  une  fois 
la  semaine,  de  préférence  aux  heures  oii  il 
avait  chance  de  la  lrou>er  seule. 

11  entrait,  l'air  souriant,  heureux.  Il  lui 
disait  son  vif  plaisir  de  revoir  Paris  et  ses 
amis,  de  se  refaire  une  vie  sédentaire  cl 
studieuse  après  deux  ans  de  loisir  vaga- 
bond. Il  lui  confiait  ses  projets.  Tout  d'a- 
bord il  allait  mettre  au  net  ses  impressions 


R    LES    nrixrs 


de  voyage  et  les  publier.  Il  s"v  appliqiverait 
immédialement,  car  il  avait  liàte  de  re- 
prendre son  Histoire  des  Médicis,  dont  le 
second  tome  n'était  qu'ébauché  lors  de  son 
départ.  11  simposerait,  en  vue  de  cette 
œuvre,  une  discipb'ne  austère  dexistence  et 
(le  travail.  Au  printemps,  il  irait  passer 
deux  mois  à  Florence,  pour  des  recherches 
à  la  Bibliothèque  Laurenlienne,  et,  l'au- 
tomne suivant,  deux  autres  mois  à  Rome, 
pour  une  consultation  de  textes  aux  Ar- 
chives Vaticanes. 

Elle  approuvait  cetle  belle  ardeur  intel- 
lectuelle, ce  programme  d'une  A'ie  sérieuse 
et  saine. 

—  Il  faut  l)ien,  répli(|iiail-il.  (pie  j  adopte 
la  philosophie  de  mon  Age. 

—  De  votre  âge  ? 

—  Mais,  oui.  Songez  donc  (juc  le  mois 
prochain  j'aurai  trente-sept  ans!  La  période 
des    aventures    est   close    maintenant  pour 


s t' n    i.iîs   RUINES  43 

moi:  mon  ((  cycle  héroïque  »  est  accompli. 
Par  vous,  j"aurai  connu  les  grandes  émo- 
tions du  cœur;  près  de  vous,  je  connaîtrai 
les  joies  de  1  esprit  :  ainsi  vous  aurez  par- 
famé  toutes  les  lieures  que  j'aurai  vraiment 
vécues. 

Car  il  compliiil  bien  l'associer  intime- 
ment aux  intérêts  nouveaux  de  sa  vie.  Elle 
serait  la  confidente  de  toutes  ses  idées,  la 
conseillère  de  tous  ses  actes,  étant  la  seule 
aflection  l'éminine  qu'il  voulût  accueillir 
désormais. 

Dans  lintervalle  de  ses  visites,  il  s'ingé- 
niait à  lui  mar(pier  de  mille  façons  la  place 
privilégiée  cpiil  lui  réservait  toujours  dans 
ses  pensées.  Tantôt  c'étaient  des  fleurs  qu'il 
lui  envoyait,  sans  un  mot,  sans  une  carte, 
sachant  hien  qu'elle  en  devinerait  la  pro- 
venance. Ou  c'était  quelque  objet  rapporté 
de  là-bas:  une  coupe  de  jade,  une  fine  por- 
celaine, un    bronze  patiné  d'or.  Elle  jouis- 


!\'\  SUU     T.  ES     ni- IMS 

sait  délicieusement  de  ces  attentions  qui 
mettaient  dans  leur  amitié  nouvelle  un  le- 
flel  de  leur  tendresse  passée.  Et,  s'aban- 
donnant  au  charme  d'un  attachement  si 
loyal  et  si  délicat,  elle  se  sentait  revivre 
comme  une  plante  trop  longtemps  recluse 
à  qui  l'on  vient  de  rendre  l'air. 

De  fait,  depuis  la  reprise  de  leurs  rela- 
tions, rien  d'équivoque  ne  se  mêlait  aux 
sentiments  de  Randal.  Le  lieu  même  oii 
madame  d'Heyaniie  le  recevait  contribuait 
a  le  maintenir  dans  ces  dispositions,  puis- 
que, n'étant  jamais  venu  chez  elle  autre- 
Ibis,   il  n'y  retrouvait  aucun  souvenir. 

D'ailleurs,  de  temps  à  autre,  une  visite 
interrompait  leur  dialogue,  liandol.  de 
l)onnc  gruce,  suixait  lentretien  sur  les  su- 
jets habituels  de  la  conversation  parisienne, 
sur  ce  tcri'ain  ])nnal.  vague  et  mouvant,  qui 
s'étend  du  Bois  de  Boulogne  à  l'Académie, 
du  domaine  de  la  toilette  aux  régions  de  la 


SLR     LES     UUINES  /^5 

politique,  du  roman  qui  vient  de  paraître 
au  scandale  qui  va  éclater.  D'autres  fois, 
c'était  la  baronne  Yillard,  portant  fièrement 
la  soixantaine,  toujours  en  frais  d'esprit 
pour  les  hommes  et  trouvant  moyen  de 
leur  plaire  encore.  Ou  bien  c'était  Suzette 
d'Heyange  qui,  rentrant  de  promenade,  ac- 
courait embrasser  sa  mère,  avec  une  agilité 
de  jeune  chèvre,  et  repartait  en  coup  de 
vent.j 

Oui,  sans  réserve,  Randal  s'estimait  heu- 
reux maintenant.  Etre  Fami,  sonseait-il, 
l'intime  ami  d'une  jeune  femme  autrefois 
possédée  ;  jouir  des  grâces  de  son  esprit 
après  avoir  respiré  tous  les  parfums  de  son 
ame  et  de  son  corps  ;  la  trouver  toujours 
désirable  et  ne  la  plus  désirer  ;  conserver 
assez  d'empire  sur  son  cœur  pour  que  nul 
autre  homme  n'y  puisse  pénétrer;  l'appro- 
cher sans  trouble,  puisqu'elle  n'a  plus  de 
mystère,  et  sans  fièvre,  puisqu'elle  n'est  plus 

3. 


f\6  SUR     LES     RUINES 

que  tendresse;  retrouver  ainsi  les  douceurs 
de  l'amour  dans  la  paix  de  Famitic,  — 
quel  rêve  charmant,  quelle  idéale  volupté! 

Des  semaines  passèrent  ainsi. 

Un  soir  de  la  fin  de  décembre,  comme 
Randal  était  venu  prendre  le  thé  chez  ma- 
dame dlleyange,  elle  lui  dit,  avec  un  peu 
d'embarras,   au  moment  où  il  se   retirait: 

—  On  me  laisse,  vous  le  savez,  une  en- 
tière liberté  pour  le  choix  de  mes  amis  et 
je  suis  seule  juge  des  conditions  oiî  il  me 
plaît  de  les  recevoir...  Cependant,  ne  con- 
viendrait-il pas  que  vous  vous  fissiez  con- 
naître de  mon  mariP  Si  vous  n'y  voyez  pas 
d'objection,  je  pourrais  moi-même,  un  de 
ces  soirs... 

Il  Tinter  rompit  : 

—  Rien  de  plus  juste,  en  eiïet.  Dès  que 
vous  en  trouverez  l'occasion,  je  vous  prie- 
rai de  me  présenter. 


s  U  1!     I,  E  s     U  I    I  >'  E  s  !\1 

A  quelques  jours  de  \l\ ,  madame  d'IIeyangc 
dit  à   son  mari  pendant  le   déjeuner  : 

—  Je  recevrai  probablement  ce  soir  la 
visite  d"un  ami  que  je  ne  crois  pas  vous 
avoir  encore  présenté,  M.  Philippe  Randal. 
S'il  vous  était  possible,  avant  de  sortir,  de 
l'altendic  auprès  de  moi.  vous  m'obligeriez. 

De  temps  à  autre,  en  effet,  Robert 
d'Heyange  consacrait  ù  sa  femme  quelques 
instants  de  sa  soirée  jusqu'à  l'heure  où  le 
ballet,  le  cercle  ou  ses  maîtresses  le  récla- 
maient au  dehors. 

Il  répliqua  : 

—  Quel  homme  est-ce  ? 

—  Mais  un  homme  de  loisir  et  d'étude, 
que  nous  avons  connu  jadis,  ma  mère  et 
moi,  à  Gastcin,  cl  que  je  n'avais  pas  vu 
depuis  deux  ans,  car  il  voyageait  au  loin. 
Il  a  visité  l'Orient,  les  Indes,  la  Chine  et 
le  Japon,  el  il  en  parle  d'une  façon  qui 
n'est  pas  banale. 


:|6  srn   les   ruines 

Robert  d'Heyangc  cul,  pour  approuver, 
un  sourire  d'ironie ,  qui  semblait  dire  : 
«  Cet  homme  doit  être  le  mieux  du  monde, 
puisque  vous  daignez  Faccueillir.  » 

Mais,  toujours  soucieux  de  correction, 
il  était  reconnaissant  a  madame  d'Heyange 
de  son  procédé,  et  ce  fut  aimablement  qu'il 
déclara  : 

—  J "attendrai  pour  sortir,  ce  soir,  que 
votre  ami  soit  venu. 

Il  appuya  légèrement  sur  le  mot  àaml. 

Le   soir  venu,   la  présentation   IVit  faite. 

L'écliangc  des  formules  d'usage  ayant 
laissé  aux  deux  hommes  le  temps  de  s'ob- 
server, limprcssion  qu'ils  se  produisirent 
réciproquement  fut  plus  favorable  qu'ils  ne 
l'avaient  présumé. 

D'instinct,  Robert  d'Heyange  s'attendait 
à  trouver  danscet  ami  de  sa  femme,  subi- 
tement réA^élé,  un  banal  exemplaire  du  sou- 
pirant de  salon,  du  galant  mondain.  Et  ce 


Sun   LES   uriNES  [t^ 

genre  de  personnage  lui  élail  parliculière- 
ment  insupportable,  à  lui,  l'homme  des 
réalités  tangibles,  le  financier  pratique,  le 
viveur  positif  et  sans  scrupule ,  qui  ne 
voyait  dans  le  sentiment  que  la  «  réclame» 
de  l'amour  et  qui  prenait  une  maîtresse 
comme  il  concluait  une  aflaiie. 

Or,  Randal,  mû  par  l'inconscient  et  bi- 
zarre désir  qu'a  tout  amant  de  s'imposer  à 
l'estime  de  son  rival,  déployait,  en  par- 
lant, les  côtés  de  sa  nature  qui  pouvaient 
le  mieux  plaire  h.  son  interlocuteur.  En 
phrases  nettes  et  simples,  il  racontait  son 
voyage,  citait  des  anecdotes  brèves,  des 
faits  précis,  appuyés  dun  chiffre  au  besoin, 
des  particularités  de  climat  ou  de  mœurs, 
des  incidents  de  chasse  ou  de  navigation, 
comme  s'il  neût  traversé  le  monde  qu'en 
observateur  attentif,  impassible  et  prosaï- 
quement curieux. 

Sentant  qu'il  intéressait,  il  trouvait,  lui 


.)0  SI  U    LES    raiNEs 

aussi,  chez  Roberl  d"l[c\angc.  plus  d"agré- 
menl  quiJ  ii"avail  pensé.  A  défaut  du 
charme,  celui-ci  possédait,  en  effet,  lai- 
sance  de  manières  et  cette  amabilité  insi- 
nuante et  hautaine  que  donnent  souvent 
aux  gens  d'affaires  le  maniement  des  per- 
sonnes et  riiabiliule  des  négociations  déli- 
cates. 

Visiblement  les  deux  hommes  se  plai- 
saient :  car  maintenant  ils  échangeaient  des 
compliments  discrets,  se  découvraient  des 
façons  communes  d'agir  et  de  penser. 

Madame  d'Heyange  les  écoutait,  muette, 
un  pli  de  souci  au  front,  lorsque  son  mari, 
ayant  tourné  le  regard  vers  elle  et  surpris 
l'expression  de  sa  physionomie ,  se  leva 
soudain  : 

—  Vous  m'excuserez,  monsieur,  si  j  a- 
brège  un  entretien  qui  me  procure  autant 
de  plaisir  que  de  profit;  mais  n'étant  pas 
prévenu  de  votre  visite,  j'avais  accepté  pour 


SUR     LES     RUIISES  .  )  I 

ce  soir  des  engagemenls  auxquels  je  ne 
peux  me  sousiraire.  J'espère  bien,  d'ail- 
leurs, que  madame  d'IIeyange  me  ména- 
gera de  temps  à  aulre  l'occasion  de  vous 
revoir. 

El  le  ton  de  ces  paroles  signifiait  :  «Vous 
me  plaisez  fort,  étant  tout  autre  que  je  n'a- 
vais cru.  Si  je  me  retire,  c'est  qu'il  serait 
indiscret,  de  ma  part,  d'imposer  plus  long- 
temps ma  présence  à  madame  d'Heyange, 
dont  je  ne  me  reconnais  pas  le  droit  d'ac- 
caparer les  amitiés.  » 

Ayant  serré  la  main  de  sa  femme,  il 
sortit. 

La  porte  fermée,  Randal  fui  à  son  tour 
frappé  par  l'altération  des  traits  de  son  amie. 

—  Qu'avez-vous ?  dit-il;  n'êtes-vous  pas 
bien  P 

—  Un  simple  malaise  qui  va  disparaître, 
reprit-elle.  N'y  faites  pas  attention  :  parlez- 
moi. 


SUK    LES    raiNES 


Mais,  loin  de  se  dissiper,  son  trouble 
s'aggravait.  Elle  se  sentait  le  cœur  oppressé 
jusqu'à  1  angoisse,  avec  une  envie  grandis- 
sante de  se  cacher  pour  pleurer;  car  des 
souvenirs  trop  pénibles,  des  images  trop 
douloureuses  Favaicnl  assaillie,  à  la  vue 
de  ces  deux  hommes  qa\  évoquaient  de- 
vant elle  tout  son  passé  de  femme  et  qui, 
l'un  et  lautre,  lavaient  tenue  dans  leurs 
bras. 

Et  comme  Randal,  inquiet  de  sa  pâleur, 
la  questionnait  encore  : 

—  Ce  n'est  rien,  je  vous  assure,  mur- 
mu  ra-t-elle.  Je  vais  me  remettre. 

Elle  se  leva,  fit  quelques  pas  à  travers 
le  salon  et  s'arrêta  devant  la  cheminée  où, 
sappuyant  d'une  main  elle  tendit  alterna- 
tivement ses  pieds  h  la  flamme. 

A  demi  retoui^née  vers  Randal,  elle  for- 
mait ainsi  une  silliouetle  exquise,  avec  sa 
taille    cambrée,    ses    formes   pures  et  son 


STU     LES     I\t  I>ES  ;jO 

visage  triste  où  le   scintillement   du   foyer 
mettait  une  clarté  rose. 

Puis,  se  sentant  déjà  mieux  par  l'eiïet 
du  mouvement,  elle  revint  s'asseoir  près 
de  lui  et,  d'un  sourire  un  peu  forcé,  elle 
dit: 

—  Vous  voyez  :  ce  notait  pas  bien  grave, 
c'est  fini.  Causons  maintenant,  causons 
vite:  cor  l'heure  passe. 

D'ailleurs,  la  porte  s'ouvrait.  On  servait 
le  thé.  Les  soins  qu'elle  apportait  toujours 
à  la  préparation  de  sa  boisson  préférée 
achevèrent  de  lui  rendre  son  colme  et  la 
maîtrise  de  sa  pensée. 

Ils  sentrelenaient  de  choses  indifférentes, 
lorsque  Randal.  se  rapprochant  d'elle  et  lui 
prenant  la  main,  lui  dit.  presque  impé- 
rieusement. 

—  Maintenant  confiez-moi  ce  que  vous 
avez  éprouvé  tout  à  l'heure  et  ce  qui  a 
causé  votre  trouble? 


;V|  sir,     T.  ES     RUINES 

Elle  répond  il  : 

—  Je  A'enais  d'èlrc  très  cmiie,  el  vous 
savez,  mon  ami,  que  je  ne  suis  guère  forte 
devant  les  émotions .  Aussi  parfois  en 
abusent-elles  contre  moi...  Puisque  c'est 
lini.  n  en  parlons  plus, 

—  Parlons-en,  au  contraire. 

—  Non,  cela  vaut  mieux,  je  vous  en 
prie. 

Il  sentit  qu'en  ce  moment  il  n'obtien- 
drait d'elle  rien  de  plus  et  n'insista  pas. 

Mais  rentré  cbez  lui,  une  lieure  plus 
lard,  il  se  posa  pour  la  première  fois  ces 
questions  :  «Qu'éprouve-t-elle  tout  au  fond 
d'elle-même,  dans  le  secret  de  son  être, 
([uand  elle  pense  à  notre  passé?  (Jiiel  sou- 
venir garde-l-ellc  des  réalités  lionblantes 
de  notre  amour?  Y  songe-t-elle  parfois? 
Ne  les  regrette-t-elle  jamais?...  L'imagina- 
tion de  la  femme,  comme  son  corps,  a  des 
pudeurs  que  lliomme  ne  connaît  pas.    Ce- 


SIR     LES     Ht   1M: 


pendant,  chez  une  créature  si  Aibranle,  la 
mémoire  des  sens  n'est-elle  pas  plus  tenace 
encore  fjue  celle  de  lame?...  Sait-on 
ce  qui  se  passe  dans  une  lete.  dans  un 
cœur,  dans  des  nerfs  de  femme?  Incom- 
préhensible à  tous,  mystérieuse  à  elle- 
mcmc,  forme  adorable  cl  la  plus  décevante 
de  l'éternelle  Illusion,  quel  (  )iùlipe  la  devi- 
nera jamais  ?.. .  » 

Cette  scène,  insii^iiilianle  en  soi,  agit 
profondément  sur  Fesprit  de  Randal  par  la 
suite  des  images  qu'elle  y  suscita. 

L'exercice  des  facultés  actives  et  sérieuses 
de  sa  nature,  le  progrès  des  années,  lap- 
proche  de  la  maturité  n'avaient  pu  étouffer 
en  lui  les  instincts  premiers  de  sa  jeunesse  : 
comme  à  vingt  ans,  il  gardait  la  curiosité 
des  émotions  du  cœur,  le  don  de  se  figurer 
les  formes  voluptueuses  de  la  vie  sentimen- 
tales et  de  se  complaire  à  leur  représen- 
tation. 


56  SIR     LES     T\UI>'ES 

Si,  daulre  parL  il  n'avait  eu  dans  Tàmc 
un  fond  de  sincère  bonlé,  une  réelle  puis- 
sance datlacliemenl.  on  aurait  pu  le  clas- 
ser parmi  ces  dilettantes  de  la  passion,  qui 
cherchent  dans  l'amour  le  spectacle  seul  de 
l'amour,  et  dont  la  jouissance  suprême  est 
de  prévoir  ou  de  contempler  les  infinies 
combinaisons  de  lignes  et  de  nuances,  d'at- 
titudes et  de  gestes,  de  sons  et  de  soupirs, 
par  lesquelles  la  créature  éprise  s'efTorce  de 
traduire  son  rcve  ou  d'exhaler  sa  souf- 
france. 

Le  principal  effet  que  le  voyage"  eût  opéré 
sur  le  cœur  de  Randal  avait  été  de  dissiper 
les  visions  qui  s'y  cristallisaient  autour 
de  la  pensée  de  madame  d'ITeyange , 
d'interrompre  le  travail  de  retouche  et 
d'embellissement  que  l'imagination  amou- 
reuse fait  subir  sans  trêve  à  l'objet  de  son 
culte. 

Si  le  ni  ainsi  coupé  ne  s'était  pas  renoué 


dès  son  relour  a  Paris,  c'est  que  le  plaisir 
de  découvrir  chez  son  amie  des  grâces  iiou- 
veUes,  un  attrait  de  douceur  et  de  sérénité 
qu'il  ne  lui  connaissait  pas,  avait  sufll  d'a- 
bord à  le  distraire  et  le  charmer.  C'est  en- 
fin que  son  esprit  ayant  retrouvé  le  calme, 
ses  réminiscences  s^  reflétaient  calmes 
aussi.  Car  vainement  croyons-nous  ressaisir 
par  la  mémoire  les  jours  disparus  :  toute 
notre  vie  consciente  tient  clans  la  minute 
actuelle  et,  quoi  que  nous  fassions,  c'est 
toujours  à  travers  le  présent  que  nous  re- 
voyons le  passé. 

Un  fait  nouveau  pouvait  seul  réveiller 
chez  Uandal  les  impressions  disparues  et 
restaurer  leur  puissance. 

Le  trouble  passager  qui  s'était  emparé  de 
madame  d'Heyange,  à  leur  dernière  entre- 
vue, produisit  ce  résultat,  en  évoquant  aux 
yeux  de  son  ami  la  maîtresse  d'autrefois, 
non  plus  transfigurée  et  comme  spiritual!- 


s  U  U     L  L  s     11  U  1  >  E  S 


sce  par  le  souvenir,  mais  réelle  et  tangible, 
vibrante  et  désirable,  telle  enlin  (|u  aux 
jours  anciens.  Si  courte  qu'eût  élc  l'appa- 
rition, elle  fut  décisive. 


IV 


A  partir  de  ce  jour,  une  inquiétude 
vague,  un  étrange  malaise  de  Tàme  et  des 
sens  tourmentèrent  Randal. 

Les  circonstances  extérieures  de  sa  vie 
aggravaient  d'ailleurs  cette  crise  intime. 

Rentré  depuis  trois  mois  à  Paris,  les  pre- 
mières joies  du  retour  épuisées,  il  sentait 
peser  sur  lui  le  désenchantement  et  l'en- 
nui qui  succèdent  aux  longues  périodes 
d'activité  physique  et  qui  traduisent  la 
gêne    éprouvée  par  Forganisme    à    se    re- 


Go  SL IV    I.  L  s   u  I  1  \  i;s 

plier  aux  eonditioiis   de  Ja   vie  sèdcnlairc. 

Dans  cet  état  despril,  la  rédaction  de 
ses  noies  de  voyage,  dont  il  s'occupait  sans 
désemparer,  lui  semblait  une  besogne  fasti- 
dieuse, qu'il  ne  continuait  que  pour  l'avoir 
commencée. 

Une  nuit,  ayant  travaillé  Tort  lard  pour 
mcllrc  le  point  linal  au  dernier  cbapilre,  il 
sentit  d'une  J'açon  lamentable  et  saisissante 
la  vanité  de  son  œuvre,  de  ses  rêves,  de  sa 
vie,  la  vanité  de  tout.  Au  fond,  qu  avait-il 
rapporlé  de  celte  odyssée  de  deux  ans.*  — 
Des  visions  de  pa\ sages,  \isions  illusoires 
et  fugitives,  qui  n'étaient  que  le  reflet  de 
ses  sentiments  intimes  et  que,  par  suite,  il 
aurait  perçues  toutes  pareilles  en  n  importe 
quel  autre  lieu  :  voilà  pour  le  monde  exlé- 
lîeur.  Quant  aux  inqnessions  morales,  une 
seule  les  résumait  toutes:  c'est  que  l'homme 
est  partout  inintelligible  à  riiomme  ;  c'est 
qu'un     abîme     profond    sépare    les    races 


sur.     LES     UL1>'E.S  ()I 

comme  les  cœurs,  et  que  jamais  deu\  âmes, 
sur  cette  terre,  ne  se  seront  vraiment  com- 
prises, pénétrées,  connues.  Et  persuadé 
plus  que  jamais  de  liiiulilité  de  nos  tcjila- 
tives  pour  sorlir  de  nous-mêmes,  édifié 
maintenant  sur  le  mirage  de  Texotisme, 
sur  celle  ridicule  croyance  quon  change 
dame  à  changer  de  lieu,  i[  mit  comme 
épigraphe  au  travail  qu'il  venait  dachevcr 
ce  verset  de  VI  mitât  ion  : 

Qu'est-ce  que  vous  pourriez  voir  ailleurs  que 
vous  ne  voyiez  oii  vous  clés  ?  Quand  toutes  les 
choses  de  ce  monde  seraient  devant  vos  yeux,  que 
serait-ce,  sinon  une  vision  vaine  ? 

Le  lendemain,  dans  laprès-midi,  il  élail 
chez  madame  d'Hexangc,  avec  qui  il  avait 
pris  rendez-vous  pour  lui  montrer  une  col- 
lection de  dessins  des  maîtres  japonais.  Les 
précieuses  estampes  couvraient  la  table  de- 
vant laquelle  ils  étaient  assis,  à  côlé  l'un 
de  l'aulre,  en  face  de  la  fcjièlre. 


62  SLR     LES     ULINi:S 

11  la  sentait  tout  près  de  lui,  plus  près 
quelle  n'avait  encore  été  depuis  les  jours 
enfuis  de  leur  tendresse  passée. 

A  chaque  question  qu'elle  lui  adressait, 
il  respirait  son  souffle  irais  et  léger.  Chaque 
lois  que,  pour  lui  répondre,  il  relcAait  la 
tète,  il  IVôlaiL  presque  son  visage  incliné, 
où  les  rayons  du  soleil  répandaient  une 
coulée  de  lueur  blonde. 

Et  soudain  une  envie  folle,  un  irrésis- 
tible désir  le  prit  de  revoir  passer,  sur  cette 
figure  sereine,  le  fugitif  émoi,  le  désordre 
charmant  c|ui,  l'autre  soir,  en  avait  un  ins- 
tant troublé  les  traits. 

Le  silence  qu'il  observait  et  l'altéra- 
tion de  sa  physionomie  surprirent  madame 
d'Heyange,  qui  l'interrogea  en  souriant  : 

—  Quave/.-YOus  donc  à  me  regarderainsi? 

Il  répondit,  comme  poussé  par  un  res- 
sort intérieur  et  sans  pouvoir  retenir  ses 
mots  : 


SUR     T,ES     RUINES  63 

—  Je  vcu\  savoir  si  vous  maimez  en- 
core. 

Elle  se  recula  brusquement,  déconcertée 
par  l'imprévu  de  la  question. 

—  Pourquoi,  dil-elle.  me  demandez-vous 
cela? 

11  reprit,  dune  voix  brève  : 

—  Parce  que  je  vous  aime  toujours  et 
que  je  ne  peux  vivre  sans  vous. 

Elle  resta,  un  instant,  les  yeux  fixes,  les 
lèvres  ouvertes  et  sans  parole.  Puis,  joi- 
gnant les  mains,  elle  prononça  : 

—  Je  vous  en  supplie...  si  vous  avez  un 
peu  daffection  pour  moi,  ne  me  répétez 
pas,  ne  me  répétez  jamais  ce  que  vous 
venez  de  me  dire. 

Et  comme  il  insistait,  laissant  déborder 
son  cœur,  évoquant  leurs  plus  cliers  sou- 
venirs, montrant  le  passé  prêt  à  renaître, 
elle  poursuivit  : 

—  Mon    pauvre   ami  !    Mais   non ,  notre 


(>'|  sir,     LES     liUINES 

passé  ne  pont  plus  revivre.  Ce  serait  folie 
de  vouloir  le  ressusciter  :  nous  ne  pour- 
rions plus  nous  aimer  comme  autrefois  et 
nous  nous  ferions  souffrir  bien  davantage. 
Il  l'interrompit  : 

—  Vous  craignez  donc  de  souffrir  en- 
core ? 

—  Oh  !  ne  dites  pas  cela,  fit-elle.  Je  vous 
jure  que  la  peur  de  la  souffrance  n'est  pas 
ce  c[ui  m'arrele,  quoique  j  aie  bien  souf- 
fert, plus  que  vous  ne  pensez  peut-être. 
Mais  c'est  la  conviction  qu'avant  peu  les 
mêmes  causes  qui  nous  ont  déjà  séparés 
vous  détacheraient  de  moi.  VA  vous  m'aban- 
donneriez encore  ou.  ce  qui  serait  pis,  vous 
croiriez  devoir  me  garder  par  pilié.  De  toute 
façon,  nous  nous  renchions  horriblement 
malheureux,  cl  sans  remède,  celte  fois; 
notre  souvenir  même  nous  deviendrait 
odieux...  Mais  ne  parlons  plus  de  cela. 
Jamais,  n'esl-ce  pas?  jamais  ! 


SLK     LES     «UTNES  G.") 

Il  ne  répondit  pas:  mais  il  la  couvrit 
d'un  regard  si  suppliant  et  passionné, 
qu'elle  frémit  do  la  léle  aux  pieds,  comme 
si  mie  grande  caresse  Tcût  enveloppée  tout 
entière. 

Et  elle  comprit  de  quels  liens  niAsléricux 
la  possession  peut  enchaîner  deux  créa- 
tures; comment  un  cire  vous  prend  et  vous 
captive,  corps  et  âme.  au  point  que  vous  ne 
puissiez  plus  jamais  vous  ressaisir  ;  com- 
bien enfin  elle  appartenait  encore  à  cet 
homme,  puisque,  au  premier  appel  de  lui, 
elle  se  sentait  défaillir. 

Suffisamment  éclairé  par  le  lroul)le  qu'il 
percevait  en  elle,  il  se  leva  et,  dun  accent 
triste  et  tendre,  il  lui  dit  comme  adieu  : 

—  Croyez-vous  donc  qu'il  y  ait  pour 
nous  un  sentiment  possil)le  en  dehors  de 
l'amour? 


Dans  leurs  entrevues  suivantes,  il  ne  fil 
aucune  allusion  au  sujet  délicat  qu'ils 
avaient  abordé.  Il  ne  se  montrait  ni  moins 
alTeclueux  ni  moins  discret  c[u'auparavant  ; 
ses  visites  n'étaient  ni  plus  ni  moins  fré- 
quentes, ni  plus  ni  moins  prolongées.  Ce- 
pendant madame  d'Heyange  éprouvait,  en 
sa  présence,  une  impression  obscure  d'in- 
quiétude et  de  mélancolie;  lintervalle  de 
leurs  rencontres  lui  paraissait  plus  long, 
l'heure   qu'ils  passaient  ensemble  plus  ra- 


SLR     LES     UUIINES  67 

pide.  Et  quand  il  s'en  allait,  mille  choses 
confuses,  qu'elle  aurait  voulu  dire,  lui  op- 
pressaient le  cœur. 

Elle  se  prenait  à  regretter  d'avoir  inter- 
rompu si  brusquement  leur  grave  entre- 
tien, d'avoir  peut-être  affligé  son  ami  par 
des  réponses  si  péremptoires,  surtout  de  ne 
lui  avoir  pas  assez  dit  quelle  place  il  tenait 
dans  sa  vie,  quelle  affection,  quelle  con- 
fiance elle  niellait  en  lui...  Pourtant  ne 
valail-il  pas  mieux  qu'elle  eût  ainsi  parlé? 
Plus  elle  réfléchissait  plus  elle  se  confir- 
mait dans  ridée  que  toute  tentative  povir 
restaurer  le  passé  était  condamnée  d'avance 
et  les  entraînerait  tous  deux,  à  bref  délai, 
dans  un  nouveau  désastre,  pire  que  le 
premier. 

Une  autre  considération,  d'un  ordre  plus 
délicat ,  un  scrupule  de  conscience ,  qui 
cependant  ne  l'avait  pas  arrêtée  jadis,  la 
retenait  aussi. 


68  Sun     LES    RI  INES 

Dans  la  détresse  morale  où  elle  s'était 
trouvée  au  lendemain  de  leur  rupture,  elle 
avait,  par  un  effort  énergique,  reporté  vers 
sa  fdle  les  forces  inemployées  de  son  cœur. 
Et,  comme  il  arrive  souvent  aux  mères 
coupables,  elle  s'était  prise  poui'  Suzanne 
d'une  passion   ardente  et  réparatrice. 

L'enfant  était  d'ailleurs  charmante.  Son 
père,  peu  tendre  à  l'ordinaire,  la  gâtait  à 
plaisir;  car  elle  l'amusait  par  un  tour  d'es- 
prit drôle  et  personnel  cjui  annonçait,  dans 
la  fdletle  de  dix  ans,  la  jeune  femme  spiri- 
tuelle et  vive  dont  les  hommes  raffoleraient 
plus  tard.  Mais,  comme  si  un  instinct  l'eût 
averlio.  elle  se  montrait,  de  préférence, 
câline  cl  sérieuse  avec  sa  mère,  dont  elle 
était  devenue  la  compagne  habituelle. 

Vingt  fois,  regardant  la  pplite  qui  tra- 
vaillait auprès  d'elle,  le  nez  sur  sa  tapisse- 
rie, les  pieds  sur  la  barre  de  sa  chaise, 
tirant  la  langue  h  chaque  point  de  I  nigiiille, 


Str.     LES     RUINES  Cq 

madonic  clTIeyange  s'était  juré  de  lui  épar- 
gner les  tristesses  quelle-même  avait  con- 
nues jadis,  ce  désenchantement  précoce,  cet 
avant-goût  d'amertume  qui  l'avait  envahie 
quand,  jeune  fille,  elle  avait  douté  de  sa 
mère. 

C'était  là  un  ohstacle  invincible  à  la  re- 
prise de  son  amour  :  elle  ne  se  reconnaissait 
plus  le  droit  de  sacrifier  sa  fille  à  son  bon- 
heur. Sans  ce  lien  frêle  et  puissant,  la  cer- 
lilude  même  de  la  catastrophe  prochaine 
ne  l'eût  pas  retenue  peut-être.  Libre  à 
I "égard  d'un  mari  qui  ne  lui  inspirait 
qu'aversion  et  mépris,  elle  ne  se  fût  pas 
contentée  d'offrir  une  affection  équivoque 
et  clandestine  à  l'homme  qu'elle  avait  tant 
aimé  et  qui  seul  régnait  encore  dans  son 
cœur  :  elle  eût  tout  abandonné,  famille, 
situation,  fortune,  tout,  pour  fuir  avec  cet 
homme,  dans  le  don  définitif  de  sa  vie 
entière. 


^O  s  un     LES     lilMNES 

Elle  remua  il  ces  pensées,  par  une  après- 
midi  de  la  fin  de  décembre,  tandis  qu'elle 
marchait,  sa  voilure  la  suivant,  dans  une 
allée  retirée  du  Bois. 

Tourmenlée  depuis  quelque  temps  de 
migraines  et  d'insomnies,  elle  élait  venue 
prendre  un  peu  d'exercice  jusqu'à  l'heure 
oi^i  elle  irait  chercher  Suzelte  qu'elle  avait 
conduite  à  une  matinée  d'enfants. 

Le  ciel  était  gris  et  bas  ;  un  peu  de  neige 
tombée  la  veille  brillait  par  places,  sous  les 
taillis  dénudés. 

Le  chemin  devenant  trop  humide,  elle 
prit  à  gauche  par  l'avenue  de  la  Reine- 
Marguei'ilc  qui  s'allongeail  toute  droite  en 
s'abaissa  ni  vers  Boulogne. 

yVussi  loin  que  portaient  ses  yeux,  aucun 
promeneur  ne  se  montrait  :  personne  ne 
venait  au-dcAant  d'elle,  personne  ne  mar- 
cbait  ù  SCS  côtés.  C'était  l'image  de  sa  vie 
désormais,  cette  allée  froide,  déserte  et  dé- 


SUR     LES     n  U 1 N  E  S 


parce.  Ses  années  se  dcrouleraienl  ainsi, 
toujours  solitaires  ,  loujours  semblables, 
sans  un  rayon,  sans  un  parfum,  sans  plus 
aucune  de  ces  émotions  qui  sont  les  lleurs 
de  l'àme.  Puis,  (juand  elle  aurait  accompli 
sa  destinée,  elle  disparaîtrait  dans  la  nuit 
glacée,  dans  le  m_) stère,  dans  l'oubli... 
comme  là-bas,  tout  au  loin,  l'avenue  se 
perdait  par  une  pente  rapide  sous  la  futaie 
sombre. 

Frissonnante  de  détresse  et  de  froid,  elle 
remonta  dans  sa  voiture,  et  là,  blottie  dans 
le  coin,  la  voilette  rabaissée,  abritée  contre 
tout  regard,  elle  fondit  en  larmes. 


VI 


Trois  semaines  passèrenl.  On  clail  au 
milieu  de  janvier. 

llssélaienl  donné  vendez-vous  à  JOpéra, 
oh  la  Scliieider,  eanlalrice  \iennoise  de 
passage  à  Paris,  inlerprélail  la  Valkyrie. 

Du  fauteuil  qu  il  s'était  elioisi  à  l'or- 
chestre, Randal  apercevait,  sans  presque  se 
retourner,  madame  d'Heyangc  assise  à  côté 
de  sa  mère  et  d'une  amie,  sur  le  devant 
d'ujie  loge  dont  son  mari  et  un  invité  oc- 
cupaient le  Tond. 


8  LU     LÈS     RUINÉS  "y  3 

11  la  voyait  en  profil  perdu,  de  la  taille 
au  sommet  des  cheveux,  les  bras  et  le  haut 
de  la  gorge  sortant  du  corsage  comme  du 
calice  fronce  dune  fleur  entrouverte. 

Depuis  les  temps  lointains  de  leur  liai- 
son, il  ne  1  avait  pas  revue  dans  Icclat  des 
parures  du  soir,  si  favorables  à  sa  beauté. 
Car,  en  ville  comme  au  loi2is,  elle  shabil- 
lait  dune  façon  aussi  discrète  (pie  raflinée. 
Et  ce  contraste,  dont  il  avait  joui  bien 
souvent  autrefois,  la  lui  faisait  paraître, 
ce  soir,  infiniment  séduisante  et  dési- 
rable. 

Entre  le  premier  et  le  deuxième  acte,  il 
sciait  borné,  selon  leurs  con\ entions,  à  la 
saluer  de  loin. 

A  lenlracte  suivant,  il  courut  à  sa  loge. 
11  était  comme  enivré  par  la  musique  quil 
venait  d'entendre,  ému  dans  tout  son  être 
par  la  scène  héroïque  oii  Siegmund,  fidèle 
à  l'infortune  de  son   amante,  repousse  les 

5 


7/i  SUR    LES    RUINES 

félicili'S  que  Bruncliilclc  lui  promet  au  nom 
des  dieux.  Célail  la  troisième  fois,  depuis 
son  retour  à  Paris,  qu'il  entendait  l'œuvre 
de  AA  agncr  ;  mais  il  n'avait  jamais  compris 
comme  ce  soir  la  vérité  des  passions  ex- 
primées, riiumaine  réalilé  de  ces  ligures 
légendaires;  jamais  le  Ilot  sonore  des  ins- 
truments et  des  Aoix  n'avail  ainsi  fait  vibrer 
ses  nerfs,  son  esprit  et  son  coair. 

Madame  d'IIeyange  Taccueillit  toute  sou- 
riante : 

—  Quelle  noble  musique,   n'est-ce  pas? 
dit-elle. 

A  voix  basse  et  de  façon  à  n'être  en I en- 
duc  que  de  lui,  elle  ajouta  : 

—  Je  suis  si  licurcuse  de  vous  sentir  làl 
Ensuite,    a}ant    salué   madame    Yiilard, 

toujours  de  belle  Immeur,  et  Robert 
d'Heyange,  que  labscncc  de  ballet  rendait 
maussade,  il  se  fit  présenter  aux  deux  invi- 
tés,  la  comtesse  de  Liitzel,   jeune  femme 


Sttl    LES    RtlNÈS  75 

fousse,  à  l'œil  prompt,  el  son  mari,  élraii- 
ger  a  Fair  ennuyeux  el  raide. 

D'abord,  on  devisa  de  l'œuvre  musicale, 
dont  linterprélation  fut  déclarée  excellcnle. 
La  Schreider  sélail  surpassée  :  du  moins, 
M.  de  Lûtzel,  qui  l'avait  enlcndue  mainles 
fois  à  Vienne,  l'affirmait  péremptoirement. 
Puis  on  inspecta  la  salle.  Et  l'on  échangea 
les  mêmes  discours,  les  mêmes  jugements, 
les  mêmes  formules  qui  se  prononçaient 
au  même  instant  dans  les  autres  loges,  ces 
mille  propos  obligatoires  et  vides  qui  dé- 
fraient les  conversations  d'enlr'actc. 

Madame  d'Hcyange,  demeurée  jusque-là 
silencieuse,  dit  ouvertement  à  Randal  : 

—  Voulez-vous  passer  dans  le  petit  salon? 
Nous  y  serons  plus  à  Taise  pour  causer  : 
j'ai   une  commission  à  vous  faire. 

Une  fois  seul  avec  elle,  comprenant  que 
le  temps  leur  était  mesuré,  il  dit  : 

—  Ce  que  je  viens  déprouver  pendant 


s  L  11     h  K  S     11  L  1 N  E  S 


ces  deux  actes  csl  inexprimable.  Entendu 
si  près  de  vous,  ce  chant  lyi'ic[ue  m"a  trou- 
blé jusqu'au  fond  de  lànie.  J'ai  senti  se 
IcNcr  en  moi,  autour  d;:  \oti'c  image,  des 
émotions  d  une  douceui"  et  d  une  puissance 
que  je  ne  connaissais  pas,  comme  si  je  jic 
vous  axais  pas  encore  aimée,  comme  si 
j  allais  seulement  commencer  à  aous  com- 
prendre, à  vous  chéi'ir  et  ^^>us  adoicr. 

Elle  le  laissait  dire,  incapable  (|u  elle 
était  de  l'arrêter,  touchée  dans  ses  fibres  les 
plus  secrètes  par  ces  paroles  qui  la  cares- 
saient conmie  des  baisers. 

L'impassibilité  qu'il  an'cctail,  l'elTort  (juil 
faisait  pour  doimei"  à  leur  causerie  1  appa- 
rence d'un  entretien  Ijanal.  prêtaient  à  cha- 
cun de  ses  mots  une  \aleur  et  une  sojiorité 


singulières. 


Poursuivant  sa  pensée,  il  lui  disait  main- 
tenant : 

—  Sans  doute,  \o;)ez-\ous,  il    en  est  des 


SUR    LES    RUir^ES  77 

mystères  de  ramoiir  comme  des  fictions  de 
l'art.  Pour  les  bien  pénétrer,  une  initiation 
est  nécessaire.  On  n'arriAC  pas,  du  premier 
abord,  à  aimer  pleinement  un  être,  pas  plus 
qu'à  la  première  fois  on  ne  peut  jouir  vrai- 
ment d'une  reuvre,  quand  cet  être  et  cette 
œuATe  sortent  de  la  médiocrité  commune... 

Mais  déjà  l'orchestre  attaquait  le  prélude 
du  dernier  acte  ;  les  spectateurs  reprenaient 
leurs  places,  et  l'obscurité  se  faisait  dans  la 
salle. 

Randal  s'était  levé.  Madame  d'IIeyange, 
devinant  la  prière  de  son  rci^ard,  lui  dit 
tout  haut  : 

—  Ne  viendrez-vous  pas  nous  offrir  Aotre* 
bras  pour  la  sortie?  Nous  n'avons,  vous  le 
voyez,  que  deux  cavaliers  pour  nous  trois, 
madame  de  Liïtzel,  ma  mère  et  moi. 

Ce  dernier  acte,  de  beauté  si  grandiose  et 
de  passion  si  forte,  porta  au  plus  haut  degré 
l'exaltation  de  Randal. 


7b  SUR     LES    RUINES 

Le  rideau  baissé,  il  fui  en  deux  bonds 
à  la  loge  oi!i  ou  lalleudail.  La  eouilesse  de 
Lïilzel  avant  pris  Je  bras  de  M.  cVlleyangc 
et  madame  Villard  celui  du  comte,  Randal 
offrit  le  sien  à  son  amie;  puis,  laissant  les 
deux  autres  couples  passer  de\anl,  il  lui 
murmura  dans  Toreille  : 

—  Le  miracle  est  accompli  !  De  ce  soir, 
noire  auu)ur  est  ressuscite  !  Nos  ccrurs  ont 
été  plus  forts  que  nous!  Rien  n"y  peut  : 
nous  allons  nous  aimer  encore,  mais  mille 
fois  plus,  mille  fois  mieux  qu'autrefois,  et 
pour  toujours  !  Je  vous  le  jure,  jamais  je 
ne  Aous  ai  (ani  aimée. 

Elle  1  écoulait,  stupéfaite,  ineile,  Ijalbu- 
lianl.  d'une  voix  prcs([ue  atone  : 

—  De  grâce,  ne  me  parlez  pas  ainsi... 
Ayez  pitié  de  moi...  Vous  ne  savez  pas  ce 
que  j'endure  en  ce  moment. 

]']l  serrée  contre  lui,  dans  la  cohue 
bruyante  et  bariolée  qui   descendait  vers  le 


SUR    LES    RUINES  79 

péristyle,  elle  ne  trouvait,  pour  répondre 
à  ses  appels  brefs,  contenus  et  passionnés, 
que  la  même  prière  : 

—  Ayez  pitié  de  moi...  Soyez  bon... 
Epargnez-moi... 

Rentrée  dans  son  appartement,  elle  s'at- 
tabla  devant  son  secrétaire,  après  avoir  re 
commandé  à  la  femme  de  chambre  de  faire 
porter  le  lendemain,  dès  la  première  heure, 
la  lettre  qu'elle  allait  écrire. 

Elle  comprenait  que  si  elle  n'exécutait 
pas  à  linstant  la  résolution  qu'elle  venait 
de  prendre,  si  elle  différait  jusqu'au  lende- 
main seulement,  si  elle  risquait  de  se  re- 
trouver une  fois  en  présence  de  Randal, 
elle  n'aurait  plus  la  force   de  lui   résister. 

Cependant,  Randal  revenait  chez  lui, 
marchant  d'un  pas  léger  sur  l'asphalte  sec 
et  sonore,  sous  le  ciel  étoile. 

Une    extraordinaire    joie    de    vivre    lui 


8o  SUR     LES     RUINES 

rcmpllssall  le  ucriir,  celle  joie  furie  cl  réllc- 
chie  que  prociireiil  la  ccriilude  du  bonheur 
palpaljle  cl  l'évidence  du  rêve  réalisé.  Car 
il  ne  doutait  plus  maintenant  de  la  renais- 
sance de  leur  amour  el  de  la  reprise  du 
passé. 

Se  rappelant  ses  paroles  à  madame 
d'Iîeyange,    il   songeai I  : 

<(  Oui.  en  amour  comme  en  arl,  on  ne 
se  délecle  qu'aux  émotions  déjà  ressenlies. 
Pour  comprendre  un  êlre  et  l'aimer  vrai- 
ment, l'absence,  la  séparation,  le  recul, 
peul-elre  même  l'oubli  passager,  consli- 
lueiil  l'épreuve  nécessaire.  Ce  sont  les 
amants  divorcés  qui  déliennent  le  secret 
des  parfaites  amours.  Dans  le  monde  de 
l'àme.  c'est  la  seconde  floraison  (pii  em- 
l)aume  le  plus...  » 

Il  allait  ainsi,  cédani  à  lallrail  insidieux 
de  penser  par  images,  cnlraîné  pai'  le  mou- 
vement de  la  parole   intérieure,  décou^ranl 


SURLESllUINES  8l 

dans  le  jeu  des  mélapliores  des  raisons  nou- 
velles pour  confirmer  son  désir,  comme 
l'avocat  invenle,  au  bruit  de  ses  phrases, 
des  arguments  imprévus  ponr  juslifier  sa 
cause. 


VII 


l'juloniii  dans  ces  pcnsces,  il  s'éveilla, 
le  lendemain,  aleilc  et  joyeux.  Comme  il 
achevail  sa  loilclle,  on  ]ui  remit  la  lettre 
écrite  la  Acille  au  soir  par  madame 
d'Ile  van  i;c.  Il  lut  : 


((  Mon  ami, 

»  C'est  en  suppliante,  c'est  à  mains  jointes 
(pic  je  m'adresse  à  vous.  Ne  me  répétez 
jamais  ce  que  je  ne  peux  plus,  ce  cpie  je 
ne  dois  plus  entendre. 


StU    LES    RUINES  83 

))  Si  mon  dévouement  absolu,  si  la  con- 
fiance entière  de  mon  âme,  si  le  don  de 
tout  ce  qu'il  y  a  en  moi  de  meilleur  et 
d'élevé  peut  sulTire  pour  toujours  aux  exi- 
gences de  votre  cœur,  venez  sans  retard  me 
le  déclarer  et  me  rendre  à  la  paix  bienheu- 
reuse que  votre  retour  m'avait  donnée. 

))  Mais  si  lassurance  que  j "implore  de 
vous  dépasse  vos  forces,  épargnez-moi  le 
supplice  de  vous  dire  que  nous  ne  devons 
pkis  nous  revoir,  et  que  nous  sommes  à 
tout  jamais  perdus  l'un  pour  l'autre. 

))   LUCIENNE.  )) 

Il  relut  trois  fols  ces  lignes,  se  mordant 
la  lèvre,  crispant  de  la  main  sa  moustache, 
cherchant  à  comprendre  quelles  causes 
avaient  pu  dicter  à  madame  d'iieyange  une 
sommation  si  catégorique.  Mais,  se  rappe- 
lant que  le  porteur  de  la  lettre  attendait 
toujours,  il  sonna  : 


S!l  SIR    LES    nriNF.s 

—  Renvoyez  cet  liomnie.  dil-il  au  domes- 
liquc  qui  cnira  ;  j'envenai  dans  une  lieurc 
la  réponse. 

Quelle  réponse?  Il  se  reconnaissait  pour 
le  moment  incapable  d'en  formuler  aucune. 
Que  signifiait,  en  effet,  celle  étrange  é|)îlre;' 
Il  prenait  le  billet,  le  palpail.  le  relournail. 
comme  s'il  pensait  décou\  rir  dans  le  papier 
le  mot  de   l'énigme  qui  s'y  trouvait  (racée. 

Puis,  tout  d'un  coup,  avec  un  sursaut  de 
colère  : 

«  Parbleu,  fit-il,  j'y  suis!...  Si,  m'aimanl 
toujours,  —  car  elle  m'aime  toujours,  — 
elle  se  refuse  à  moi,  c'est  qu'elle  appartient 
à  un  autre...  Tandis  que  je  courais  le 
monde,  elle  a  pris  un  amant.  'J'out  s'ex- 
plique!...   )) 

Sa  déception  était  si  imprévue,  si  forte, 
qu'elle  le  jetait  à  l'exlrcmo.  C'est  en  effet 
le  propre  des  nalures  imaginativcs  et  ]"»as- 
sionnées    d"e\aij:éi'er    ainsi    leurs   rc'odions. 


SUR     LES     RUINES  85 

Lorsque,  sous  lempire  d'une  idée  ou  d'un 
sentiment,  le  ressort  de  leurs  facultés  s'est 
trop  tendu,  il  suffît  d"une  parole  vague, 
dune  image  incertaine,  dune  impression 
fugitive  pour  f[ue,  d'un  seul  mouvemenl, 
tout  le  plan  de  leur  esprit  se  déplace. 

Il  cherchait  cependant  à  se  raisonner. 

Depuis  trois  mois  c|u"il  était  de  retour  à 
Paris  avait-il  surpris  dans  la  vie  de  madame 
dJIeyange  le  moindre  indice  équivoque  P 
D'autre  part,  loyale  comme  elle  était,  Feût- 
elle  accueilli  avec  un  tel  empressement  si 
elle  n'avait  plus  été  lihre?...  Mais,  de  la 
part  des  femmes,  tout  n'est-il  pas  pos- 
sible? Pourcjuoi  d'ailleurs  naurait-clle  pas 
pris  un  amant P  Lui-même,  au  cours  de 
son  voyage,  n'avait-il  pas  eu  des  maî- 
tresses!' 

Avec  une  ironie  mauvaise,  il  se  félicitait 
des  représailles  inconscientes  ([u'il  avait 
exercées   en  saisissant,  tout   le  loni^-  de   sa 


bO  SI  H    LES     BUINES 

roule,  les  occasions  tl  ainici".  H  poursuivit. 
se  parlant  à  lui-même  : 

c(  Quels  singuliers  êtres  nous  sommes  ! 
Nous  nous  serons  joué  1  un  ù  l'autre  la 
comédie  de  la  fidélité.  Je  lui  ai  écrit  près 
de  cent  lois  que  je  continuais  à  1  adorer, 
que  j'avais  le  ccrur  plein  délie,  que  je  re- 
trou>ais  partout  son  image  cl  son  souvenir. 
Elle  ma  répondu  de  la  même  encre.  Pen- 
dant ce  lemps-là,  cliacun  de  notre  côté...  » 

Et  soudain,  l'abominable  idée  qui  tra- 
versait son  esprit  prenant  corps  à  ses  yeux, 
il  se  figurait  son  amie  dans  les  particula- 
rités d'un  rendez-vous  galant,  les  cheveux 
dénoués,  la  gorge  nue,  les  lèvres  oITerles. 
Mais,  d'un  geste  de  la  main,  il  chassa  la 
vision  infâme  et  maîtrisa  sa  pensée.  Il 
excellait  à  se  l'cssaisir  ainsi,  au  plus  fort  de 
laclion  sentimentale,  de  même  (|uerhonmie 
créé  pour  laclion  militaire  reprend  tout 
son   sang-froid   à  l'heure    du  combat.  La 


SUR    LES     ULiNES  87 

nécessilé    d'agir    éclairait    subitement    son 
esprit,  et,  sans  plus  hésiter,  il  écrivit  : 

((   Chère  amie, 

))  Votre  lettre  me  consterne.  J'ai  mille 
réponses  à  y  faire,  et  vous  déclarez  n'en 
accepter  qu'une. 

))  Ce  que  je  voudrais  vous  dire  est  trop 
long,  trop  délicat,  pour  (|uc  je  puisse  vous 
l'exposer  dans  les  conditions  habituelles  de 
nos  entrevues.  Je  vous  supplie  donc  de 
venir  l'entendre  ici,  chez  moi  ;  je  vous  atten- 
drai tout  le  jour. 

))  Vous  ne  refuserez  pas  celte  marcjuc  de 
confiance  et  d'attachement  au  plus  dé\oué 
de  vos  amis, 

))   RANDAL.    )) 

A  deux  heures,  après  une  violente 
crise  d'incertitude  et  d'angoisse,  madame 
d'IIeyange    franchissait    le    seuil,   au    delà 


88  SUR     LES     UUINES 

duquel  elle  avait  connu  jadis  la  joie  dai- 
mcr  et  de  se  donner  tout  entière. 

Randal  l'ayant  fait  asseoir  près  du  ^cu. 
sinstalla  en  lace  et  assez  loin  dcile  poiii" 
la  rassurer,  dès  le  d('l)ul,  sur  le  caraclcrc 
de  renlreticn  ([u'ils  allaient  avoir.  Puis, 
sans  prcambule.  et  d  une  Adix  Icrnio.  il 
dit: 

—  A  ous  me  demande/  dans  votre  lellro 
si  je  peux  me  contenter  de  voire  amitié. 
J'ai  répoiulu  d'avance  à  \()li"e  (jucslion, 
lorsque  je  vous  ai  déclaré  liicr  soii-  ([ue  je 
vous  aimais  et  de  quel  amoin-.  Il  ne  s'agit 
donc  plus  de  mes  senlimcnls.  (pii  vous  sont 
comius,  mais  des  vôli'es,  que  j  ignore... 
Afaintenant,  je  vous  supplie,  je  vous  adjure 
de  me  répondre  :  ([ue  se  passe-t-il  au  l'oml 
de  votre  co-ur?  Si  vous  m'aimez  encore, 
ayez  le  courage  de  votre  amour,  licjelez 
ces  craintes,  ces  scrupules  dans  lc<(|U(^ls  je 
vous  vois,  dcnui^  (]ucl(|uc  Ictnps.  \ous  dé- 


SUll     LES     RUINES  OQ 

battre  et  dont  la  vraie  raison  m'échappe. 
Si,  au  contraire,  vous  ne  m'aimez  pJiis, 
avouez-le  avec  la  franchise  que  j'ai  le  droit 
d'attendre  de  vous.  Et,  sur  l'honneur,  je 
ne  Aous  obséderai  pas  un  jour  de  plus,  je 
disparaîtrai  de  votre  vie,  j'ensevelirai  pour 
jamais  votre  souvenir  en  moi. 

Elle  l'écoutait,  silencieuse,  interdite  par 
la  hardiesse  et  l'imprévu  de  l'attaque.  En 
venant  chez  Uandal,  elle  s'attendait  à  des 
sollicitations,  à  des  plaintes,  peut-être  à  des 
reproches.  Et  voici  qu'au  lieu  de  supplier 
ou  de  récriminer,  il  la  mettait  en  demeure 
de  déclarer  ses  sentiments,  quels  qu'ils 
fussent,  puis  d'avoir  la  loyauté  d"y  confor- 
mer ses  actes.  11  la  plaçait  ainsi  dans  la 
nécessité  de  se  prononcer  et  d'agir  au 
moment  où  elle  était  le  moins  capable 
d'initiative  et  de  résolution. 

Les  yeux  voilés  d'une  vapeur  de  larmes, 
la  gorge  étreinte,    elle   ne  trouvait  d'autre 


go  SUR     LES     RUINES 

réponse  que  des  paroles  vagues,  une  prière 
muette,  des  gestes  désolés. 

Après  un  silence,  il  poursuivit  sur  un 
ton  de  douceur  qui  contrastait  avec  la  fer- 
meté de  ses  déclarations  précédentes  : 

—  Sans  doute,  vous  craignez  de  soufTrir 
encore.  Vous  n'osez  pas  vous  redonner 
parce  que  vous  êtes  mal  guérie  de  vos 
premières  blessures,  llélas!  oui,  j'ai  été 
cruel  envers  vous;  mais  je  m'en  suis  repenti 
cruellement  avissi.Mon  excuse,  si  j'en  peux 
invoquer  une,  était  de  vous  aimer  trop, 
dun  cœur  trop  novice,  dune  ame  trop 
ardente  et  trop  enivrée.  Si  vous  saviez  tout 
ce  tpic,  depuis  lors,  j'ai  accumulé  de  léves 
et  démotions  sur  votre  tête!...  Songez  donc 
(|uc,  loin  de  vous,  je  n'ai  vécu  que  de 
voire  souvenir  ;  qu'il  n'y  a  pas  eu  de  joie 
pour  moi  hors  de  voire  pensée  ;  que  mon 
ca'ur,  plein  de  votre  image,  n'a  pas  coimu 
un  seul  instant  de  complet  oubli... 


SUR    LES    RUINES  QI 

Le  chant  de  ces  paroles  adoratrices  et 
mensongères  la  berçait  comme  Féclio  d'une 
musique  oubliée.  En  dépit  de  ses  eflbrls, 
elle  sentait  sa  volonté  se  dissoudre  et  sa  rai- 
son défaillir. 

Cependant  il  continuait  : 

—  Si  donc  tout  est  fini  pour  nous,  si 
maintenant  vous  ne  m'aimez  plus... 

A  ces  mots,  elle  releva  la  tcHc,  cl  des 
pleurs  lui  jaillirent  des  yeux  : 

—  Si  je  ne  aous  aime  plus?...  inter- 
rompil-clle.  Mais  vous  le  savez  bien,  c[ue 
je  A'ous  aime  encore!...  Du  jour  où  je  vous 
connus,  je  vous  aimai.  El  jusquà  la  mort 
je  vous  aimerai.  Pourquoi  me  forcer  à  le 
dire,  puisque  je  ne  peux  plus,  je  ne  veux 
plus  cire  à  vous?...  Et  vous  le  savez  bien 
aussi,  que  ce  n'est  pas  la  peur  de  souffrir 
qui  m"arrèle,  mais  l'inlime  pressentiment, 
la  certitude  que  tout  ce  qui  fit  la  grandeur 
et  le  charme  de  notre  amour,  tout  ce  qui 


92  SUR     LES     ULINES 

fait  aujourd'hui  la  (]i<i;nité  de  notre  vie  et 
la  poésie  de  nos  souvenirs,  tout  cela  péri- 
rait dans  une  nouvelle  épi'euve.  Cerles,  je 
ne  doule  pas  de  votre  sincérité  présente  ; 
mais  je  connais  aussi  les  besoins  de  votre 
cœur.  Un  amour  sans  imprévu,  sans  mys- 
tère, sans  roman  ne  le  satisfera  jamais.  Or, 
quels  secrets  pourrais-je  avoir  encore  pour 
vous  P  Je  vous  ai  si  complètement  appar- 
tenu!... Une  fois  dissipé  l'attrait  de  renou- 
veau c|ue  je  vous  inspiie  aujourdliui,  vous 
ne  sentiriez  plus  que  la  contrainte  de  notre 
liaison  renouée.  Nous  aurions  détruit  cette 
chose  exquise,  édifiée  au  prix  de  tant  de 
peines,  cette  amitié  tendre  et  confiante  (|ui. 
hier  encore,  nous  ivndait  si  heureux.  Et 
plus  rien  n'existerait  entre  lujus  ([ue  des 
regrets,  des  remords,  peut-ctre  même  des 
rancunes...  Qui  sait  si  \ous  ne  me  haïriez 
pas!... 

Puis,  comme   soulagée  par  ces   aveux  et 


SLU     LES     UUINES  QO 

laissant  un  libre  cours  à  ses  larmes,  elle 
conlinua  : 

—  Aidez-moi,  mon  ami;  ne  m'aban- 
donnez pas.  Surloul  ne  me  dites  plus  celle 
cliose  afTicuse  que.  si  nous  ne  devons  plus 
jious  aimer  comme  autrefois,  vous  dispa- 
raîtrez de  ma  vie...  Mais  songez  à  ce 
cpielle  est,  ma  vie  !  Songez  à  tout  ce  que 
vous  y  avez  mis  d'aspirations  et  de  croyances, 
ù  tout  ce  que  vous  représentez  pour  moi... 

Les  sanglots  l'empêchaient  de  parler.  Un 
léger  tremblement  agitait  ses  mains,  et  des 
frissons  rapides  couraient  sur  sa  peau. 

Il  sciait  levé,  remué  jusqu'au  fond  de 
Ictrc  à  la  vue  de  tant  de  souffrance  et 
d  amour,  faisant  appel  à  tous  ses  instincts 
d'honneur  et  de  charité  pour  sauver  la 
pauvre  âme  affolée  qui  se  débattait  devant 
lui. 

Assis  près  d'elle  maintenant,  il  lui  pro- 
diguait les    assurances   de  tendresse   et  de 


r)\  bin  LES  nuiNKS 

soumission.  Loin  de  1  écarter,  clic  s  ap- 
puyail  à  lui,  rcpélanl  loul  bas: 

—  Mon  Dieu,  cpie  je  vous  aime  !  (pie  je 
vous  aime  ! 

Un  sentiment  si  profond  de  détresse  cl 
de  pitié  les  pénétrait  tous  deux;  tant  de 
rcves,  tant  de  souvenirs  se  levaient  dans 
leur  âme  que,  désespérant  de  les  traduire, 
ils  l'estaient  là,  taciturnes,  serrés  l'un  contre 
l'autre,  le  cœur  près  du  cœur,  les  yeux 
dans  les  yeux  cl  tout  l)aignés  de  larmes. 

Mais,  à  la  faveur  de  cet  attendrissement 
leurs  IcNres  s'élant  rapprochées,  ils  ne 
purent  les  séparer.  Kl,  comme  toujours, 
1  amour  fut  le  plus  fort. 


VIII 


Un  mois  s'était  écoulé.  Ranclal  avait 
presque  cessé  de  paraître  chez  madame 
d'IIeyange.  Comme  autrefois,  c'était  elle 
qui  venait  chez  lui. 

Il  avait  éprouvé,  à  la  reprendre ,  plus 
d'allégresse  encore  que  jadis  à  la  conqué- 
rir. Car  autrefois ,  quand  elle  avait  suc- 
combé, il  la  poursuivait  d'un  désir  igno- 
rant ;  tandis  que  maintenant  il  savait  quels 
trésors  de  tendresse  elle  portait  dans  son 
cœur    et  quels    pénétrants  parfums  exha- 


96  s  LU     LES     UlIMîS 

lait  son  amour.  Ce  qui  l'avait  enchanlé 
surtout,  c'était  de  la  retrouver  identique 
à  elle-même,  toute  pareille  à  rimagc  qu'il 
conservait  d'elle. 

Dans  la  scène  décisive  qui  avait  suivi  leur 
rencontre  à  l'Opéra,  madame  d'ileyange 
lui  avait  opposé  cet  argument  suprême  : 
((  Quel  atlrail  d'imprévu  ,  quel  mystère 
pourrais-je  avoir  encore  pour  vous.^^  «  En 
cIVet,  rien  d'inattendu  ne  le  surprenait 
dans  leur  intimité  renouée.  Mais  cela 
même  élait  délicieux.  Demande-t-on  au 
prinlemps  nouveau  de  ne  pas  ressembler  aux 
printemps  passés?  Physiquement,  elle  avait 
gardé  sa  sveltesse  et  sa  fraîcheur  ex([uises. 
Rien  n'avait  alléré  le  rythme  harmonieux  de 
ses  lignes.  Sa  poitrine  restait  fière  et  pure 
comme  un  torse  antique.  Et  quand,  pour  se 
recoiffer,  elle  joignait  les  mains  au-dessus 
de  la  tele,  de  nobles  images  se  levaient 
comme  autrefois  dans  l'espritde  son  amant. 


SLU     LES     UUIî^ES  97 

11  se  déleclail  à  ressaisir  en  elle,  clans 
son  regard  et  ses  gestes,  dans  ses  senti- 
ments et  ses  caresses,  telle  nuance  d'émo- 
tion ou  de  volupté,  tel  frisson  de  l'àme 
ou  des  neris  dont  il  avait  gardé  le  sou- 
venir prédominant.  Et,  par  mille  arlificcs 
ingénieux,  il  cherchait  à  ranimer  ces  im- 
pressions de  jadis,  comme  en  rouvrant  un 
livre  qu'on  aime  on  retourne  aux  endroits 
préférés. 

Par  instants,  la  confusion  du  présent  et 
du  passé  s'opérait  si  complète  en  lui,  qu'il 
ne  les  distinguait  jjIus,  et  que  les  événe- 
ments accomplis  dans  l'intervalle,  le  temps 
écoulé,  les  pays  parcourus,  tout  cela  lui 
apparaissait  fantastique  et  vaporeux  comme 
un  rcve. 

Un  jour  qu'elle  le  tenait  entre  ses  bras, 
dans  un  alanguissement  délicieux,  il  lui 
avait  dit  : 

—  Je  ne   peux    croire   que   nous   ayons 


gS  SUR    LES    RUINÉS 

jamais  cessé  de  nous  appartenir  et  de  nous 
aimer.  Il  me  semble  que  je  me  suis  en- 
dormi jadis  sur  Ion  cœur;  que  mon  âme 
est  partie  en  songe,  loin  de  toi,  pour  des 
contrées  inconnues  et  que  je  me  réveille 
enfin  sous  la  chaleur  de  tes  baisers. 

Elle  aussi  seslimait  heureuse,  puisqu'il 
se  disait  heureux.  Et  certes  elle  paraissait 
l'être  parfaitement,  lorsqu'elle  arrivait  chez 
lui,  d'un  pas  léger,  la  joue  fraîche,  les 
yeux  souriants  et  noyés. 

Mais,  sur  son  bonheur,  une  ondjre  pas- 
sait par  instants,  le  soir  surtout,  aux  heures 
solitaires.  Une  vague  mélancolie,  presque 
un  regret,  l'envahissait,  au  souvenir  de 
leur  éphémère  amitié,  —  cette  chose  rare 
et  charmante,  payée  de  tant  de  larmes  et 
dont  il  ne  restait  rien. 

Et  puis,  elle  était  mal  remise  encore  du 
trouble  douloureux  dont  elle  avait  été  saisie 


SUR     LES    RUINES  99 

en  se  restituant  aux  caresses  de  son  ami. 
Elle  qui  jadis  s'était  donnée  sans  lutte, 
royalement ,  indifférente  à  l'abandon  de 
son  corps  après  l'abdication  de  son  âme 
elle  avait  dû  vaincre,  pour  se  redonner, 
une  révolte  de  tout  son  être,  comme  si  son 
amour,  transformé  par  la  durée,  purifié  par 
la  souffrance,  idéalisé  par  le  souvenir,  eût 
éveillé  en  elle  une  pudeur  plus  subtile  et 
des  instincts  plus  délicals. 

Mais,  pour  Randal  même  et  quoi  qu'il 
se  figurât,  le  présent  dill'érait  aussi  du 
passé. 

Autrefois,  en  effet,  après  cbaque  visite 
de  madame  d'IIeyange,  il  se  confinait  cliez 
lui  pour  ne  rien  perdre  du  parfum  de  ten- 
dresse qu'elle  y  laissait  après  elle.  11  fer- 
mait sa  porte,  ajournait  toute  occupation 
extérieure,  suspendait  son  travail  et,  du- 
rant des  heures  entières,  s'abandonnait  à  la 
rêverie,  Tout   au  plus  accordait-il  à  l'ac- 


tivilc  de  son  esprit  la  lecture  de  quelque 
auteur  prélcrc,  Dante,  Vigny,  ïleine  ou 
Shelley,  discrets  auxiliaires  de  songe  et  de 
recueillement. 

A  présent,  ces  jours-là,  il  i.e  modifiait 
rien  à  ses  projets.  Madame  d'IIcyange  lui 
avait  à  peine  donné  le  baiser  d'adieu,  qu'il 
reprenait  la  plume  et  continuait  la  page 
commencée;  ou  bien  il  sortait  s'il  avait  à 
sortir,  allait  porter  dans  le  monde,  au 
cercle,  au  théâtre,  son  cœur  satisfait  cl  ses 
nerfs  apaisés. 

])e  même  encore,  dans  rintcrvallc  de 
leurs  rencontres,  il  ne  cessait  jadis  de  pen- 
ser à  Lucienne.  i''llc  était  le  principe  ou 
l'objet  de  tous  ses  actes,  de  tous  ses  désirs, 
de  toutes  ses  idées  :  elle  inspirait  les  mou- 
vements les  plus  secrets  de  sa  vie  sensible 
et  rélléchie.  Maintenant  elle  n'occupait  son 
esprit  que  d'une  façon  intermittente,  l'exal- 
tant et  riliuminant  des  (prellc    y  apparais- 


Sun    LES    r,  L  T  N  E  s 


sait,  mais  s'cclipsant  aussitôt  qu'y  surgis- 
sait quelque  image  étrangère,  suggérée  par 
ses  lectures,  ses  travaux  historiques  ou  ses 
passe-temps  mondains.  Après  avoir  été  la 
trame  même  de  son  existence  morale,  elle 
n'en  était  plus  que  l'ornement,  la  broderie 
sans  cd^se  reprise  et  interrompue. 

Ainsi,  en  se  réveillant,  ses  sentiments 
n'avaient  pas  recouvré  leur  pouvoir  dedifTu- 
sion  intime,  cette  propriété  mystérieuse, 
que  possèdent  les  émotions  jeunes  et  fortes, 
de  rayonner  hors  du  cœur  et  de  se  propa- 
ger en  ondes  infinies  dans  toute  l'étendue  de 
la  conscience. 

Un  détail  bientôt  rendit  cette  dilTérence 
perceptible  à  madame  d'IIcyange.  Si  affec- 
tueux et  charmant  que  Randal  se  montrât 
au  cours  de  leurs  réunions,  elle  ne  retrou- 
vait plus,  hors  de  sa  présence,  ces  conti- 
nuels soucis  de  tendresse,  ces  scrupules 
incessants  de  piété  amoureuse,    ce  déploie- 

0. 


SUR     r.ES    RUINES 


ment  d'atleiilions  dclicalcs,  dont  aupara- 
vant il  était  si  prodigue  envers  elle.  11  ne 
lui  écrivait  plus  de  ces  billets  inutiles  et 
précieux  qu'on  écrit,  à  tout  propos,  lors- 
qu'on aime,  parce  qu'il  vous  vient,  à  tout 
propos,  des  besoins  irraisonnés  de  confi- 
dence et  d'épanclicnicnt.  Souvent  alors, 
rentrant  chez  elle  quelques  heures  après 
l'avoir  vu,  elle  avait  découvert  sur  sa  lable 
un  télégramme  qui  lui  confirmait  par  écrit 
la  vérité  du  rcve  qu'elle  venait  de  vivre. 
Maintenant,  il  la  laissait  quelquefois  plu- 
sieurs jours  de  suite  sans  une  lettre,  sans 
un  mot.  Etpourlanl  leui's  entrevues  étaient 
moins  fréquentes  qu'autrefois,  astreints  qu'ils 
étaient  à  plus  de  ménagements  depuis 
qu'on  les  savait  en  relations. 

D'ailleurs,  madame  d'JIcyangc  n'atta- 
chait nulle  importance  à  cette  façon  d'être, 
nouvelle  chez  son  ami.  L'accueil  qu'il  lui 
faisait  chaque  fois  ne  témoignait-il  pas,  en 


SUR    LES    RUINES  I o3 

effet,  la  sincérité  de  son  amour?  Quel 
joyeux  sourire  éclairait  son  visage  dès 
qu'il  la  voyait  entrer!  Elle  s  approchait  de 
lui,  la  voilette  au  front,  le  cœur  haletant 
d  avoir  monté  trop  vite.  Et  tout  de  suite 
il  la  prenait  sur  ses  genoux,  lui  couvrant 
la  houche  de  haisers  lents,  profonds  et 
continus,    qui  achevaient  de   la  suffoquer. 

—  Assez,  assez,  murmurait-elle,  je  n'en 
puis  plus.  Ln  jour,  tu  méloullcras  sous  tes 
lèvres  ! 

Puis,  tandis  qu'elle  soutïïait  un  peu,  il 
lui  caressait  l'àme  de  paroles  si  douces, 
il  lui  disait  si  précisément  le  mot  qu'elle 
attendait,  il  devinait  si  bien  la  nuance  de 
tendresse  dont  elle  avait  besoin  ce  jour-là, 
qu'elle  ne  songeait  guère  à  vérifier  les  titres 
de  son  bonheur. 


IX 


Une  fois,  comme  ils  ('vo(|iiaienl  les  sou- 
venirs (le  leur  première  liaison,  ils  en  vin- 
rent à  rappeler  les  promenades  sccivles(|u'ils 
asaienl  failes,  riii\er.  aux  environs  de  Pa- 
ris. Obéissant  au  dv'sir  cpii  lianle  tous  les 
amanls  d'associer  la  nature  à  leurs  effusions, 
ils  avaient  erré  dans  les  allées  silencieuses 
de  Ti'ianon  cl  de  Sainl-(iermain,  dans  les 
foivls  désertes  de  r»anil)()uillel.  de  Carnelle 
et  de  Chantilly. 

Mais,    plus  (|ue  loule    aulre.  une  excur- 


SUIILESUUI>'ES  lOb 

slon  aux  bois  de  Taverny,  par  une  jour- 
née lumineuse  de  février,  leur  restait  dans 
la  mémoire.  Jamais  la  conscience  de  leur 
amour  ne  les  avait  j)énétrés  plus  intime- 
ment que  ce  jour-là.  Jamais  le  rayon  d'infini 
que  recèle  toute  lendrcssc  humaine  n'avait 
illuminé  leur  ame  d'une  pareille  clarlé. 

Lu  instant  même, dans  un  sentier  baigné 
de  soleil,  il  lui  avait  dit  des  paroles  si 
suaves  et  si  profondes,  en  la  serrant  d'une 
élrcintc  si  passionnée,  quelle  avait  senti 
soudain  sa  tête  tourner,  le  sol  vaciller,  et 
que,  pendant  une  minute,  elle  avait  perdu 
connaissance. 

Elle  lui  rcmémorail  les  moindres  délails 
de  celle  journée  bénie. 

—  Celait  le  a  février,  dil-elle.  Il  y  aura 
juste  Irois  ans  après-demain... 

Puis  elle  resta  songeuse.  Il  la  com- 
prit, et.  comme  le  temps  élait  superbe 
présenlement.    il    lui    ])r()posa   de   célébrer 


I06  SUR    LES    RUINES 

l'anniversaire  de  leur  promenade  en  la 
recommençant.  Avec  enthousiasme,  clic 
accepta. 

Le  sm^lendemain,  a  onze  heures,  ils  se 
retrouvèrent  à  la  gare  du  Nord.  L'express 
devait  les  transporter  en  vingt-cinq  minulcs 
à  la  station  de  Taverny,  oii  les  allcndait 
un  coupé  de  louage  envoyé  dès  le  matin 
et  destiné  à  les  ramener  le  soir,  en  moins 
d'une  heure  et  demie,  à  Paris. 

iVrrivée  la  première,  madame  d'IIeyange 
gue liait  Randal  sur  le  quai,  au  pied  des 
Avagons.  Aussitôt  qu'elle  Faperçut,  ce  fut  en 
elle  un  épanouissement  de  bonheur,  de  ce 
bonheur  qui  vous  saisit  à  la  nouvelle  des 
événements  inespérés:  car  jusqu'au  dernier 
instant,  elle  avait  eu  la  crainte  supersti- 
tieuse de  quelque  empêchement  subit. 

Lui  aussi,  quand  il  la  vil,  fut  pénélré 
de  plaisii'.  Il   lui  découvrais    en   cllct,   une 


SUR    LES    RUINES  IO7 

grâce  el  une  fraîcheur  imprévues,  comme 
si  la  joie  de  son  âme  se  fût  épandue  sur 
son  visage,  sur  ses  yeux,  sur  sa  toilette,  sur 
toute  sa  personne  visible. 

Par  prudence,  ils  s'abstinrent  de  se  parler 
et  montèrent  dans  des  compartiments  diffc- 
rents. 

Pendant  tout  le  trajet,  Lucienne  se  tint 
la  figure  à  la  vitre  de  la  portière,  attentive 
aux  moindres  détails  du  paysage  qui  se 
déroulait  devant  elle,  et  sentant  à  chaque 
repère  de  la  route  quelque  réminiscence 
lointaine  se  lever  en  son  cœur. 

Dans  la  voiture  voisine,  Randal,  les 
yeux  mi-clos,  suivait  le  cours  des  idées  qui 
avaient  occupé  la  première  partie  de  sa 
matinée.  Installé  au  travail  à  son  heure 
habituelle,  il  aAait  mis  à  profit  le  temps 
dont  il  disposait  avant  le  départ,  pour  re- 
toucher les  pages  écrites  la  veille  au  soir, 
" —  le  récit  d'un  des  épisodes  les  plus  tra- 


lo8  StU     LES    ULlMïS 

giques  de  riiisloire  florcnline  :  la  confes- 
sion in  extremis  de  Laurent  le  Magnilique 
à  Savonarole.  lîcrcé  par  le  niouAcmcnl  du 
Avagon,  il  rasseniblait  ses  pensées,  évoquait 
le  cadre  de  la  scène  et  Jes  personnages, 
clicrcliait  ù  se  représenter  le  fougueux  do- 
minicain refusant  rabsolulion  au  Médicis 
mourant,  et  lui  jetant  à  Ja  face,  en  ma- 
nière d'adieu,  tous  ses  crimes  publics  et 
privés,  les  libertés  de  Florence  conlis(|uées, 
les  revenus  de  l'Etal  dilapidés,  la  luxure 
encouragée,  le  peuple  détourné  de  Dieu, 
la  fortune  et  la  vie  de  tant  de  citoyens 
sacrifiées  à  l'ambition  dun  seul,  cl,  par- 
dessus tout,  le  drame  de  Voltcrrii.  ce  mas- 
sacre inouï  de  toute  une  population... 

Mais,  le  train  sarrèliuil,  un  cnq)loyé 
ciinit  : 

—  TiiNcmy! 

!)"iin  bond.  r>and;d  fut  à  terre;  il  aida 
madame  d'ilcyangc   à  descendre,   et,    sitôt 


SUR   LES   nuir^Es  109 

seul  avec  elle  dans  le  coiipu  qui  les  atten- 
dait, il  la  couvrit  de  baisers  joyeux  et 
pressés. 

A  quelques  pas  du  village,  la  vieille 
église  golliique  de  Taverny  se  dressait  au 
pied  du  talus  fores  lier.  Derrière,  enseveli 
dans  les  arbres,  le  cimetière  étalait  ses 
tombes  moussues  et  ses  parterres  dénudés. 

A  leur  première  venue,  trois  ans  plus 
tôt,  ils  avaient  fait  halle  à  l'église.  Ils  s'y 
arrêtèrent  de  nouveau. 

Pénétrée  par  le  froid  de  la  nef  et  par 
l'émotion  du  souvenir,  elle  se  serrait  contre 
son  ami  sans  parler. 

Ce  fut  lui  qui  rompit  le  silence  : 

—  Voyez,  disait-il.  Quel  art  accompli! 
Quelle  merveilleuse  époque,  ce  xni^  siècle! 
Eut-on  jamais  le  goût  plus  pur  et  plus  dis- 
cret, un  sentiment  plus  délicat  des  propor- 
tions, un  esprit  plus  original  et  plus  me- 
suré ! . . . 

7 


IIO  SUR    LES    RUINES 

Et ,  dans  l'édifice  imjDrégné  de  soleil, 
comme  mie  fleur  de  pierre,  il  montrait  la 
grâce  unie  à  la  force,  la  libre  fantaisie  des 
formes  à  la  sévère  logique  de  la  structure. 
11  ajouta: 

—  Que  c'est  charmant  d'éprouver  de 
pareilles  impressions  auprès  de  vous  ! 

Devant  le  maîlre-auleî ,  madame  d'Heyange 
s'agenouilla  et,  la  tôle  plongée  dans  les  mains, 
se  mit  à  prier.  Il  la  regardait,  admirant  la 
grâce  de  son  attitude  prosternée,  l'ondu- 
lation souple  de  ses  jupes  derrière  elle,  et 
les  reflets  chatoyants  de  sa  chevelure  sur  la 
nuque  abaissée.  Puis,  cette  image  en  évo- 
quant d'autres  plus  intimes,  il  se  demandait 
avec  une  ironie  sacrilège  et  tendre  quelle 
prière  elle  exhalait  en  ce  moment  vers  Dieu. 

C'était,  en  elTet,  un  de  ces  appels  ingé- 
nus, énigmaliqucs  et  passionnés,  comme  le 
pauvre  cœur  troublé  des  fennnes  en  adresse 
parfois  à  la  pitié  divine. 


SUR     LE»     RUINES 


Elle  prononçait  du  bout  des  lèvres  les 
plirases  liturgiques  et  les  paroles  consacrées, 
mais  son  âme  suppliait  : 

<(  Faites,  ô  mon  Dieu,  qu'il  m'aime 
jusqu'à  la  mort  et  ne  m'abandonne  plus 
jamais;  faites.  Seigneur,  que  je  lui  sois 
toujours  chère,  toujours  présente,  et  qu'il 
vive  tout  en  moi  comme  je  vis  toute  en 
lui....  » 

Quand  elle  se  releva,  ses  yeux  agrandis 
brillaient  dans  un  cercle  sombre.  Elle  prit 
la  main  de  Randal,  l'entraîna  vite  au  dehors 
et,  sitôt  sur  le  parvis,  elle  lui  dit: 

—  Même  devant  Dieu,  je  n'ai  pu  cesser 
de  vous  adorer! 

Très  sommairement,  ils  déjeunèrent  dans 
une  maison  de  garde,  à  l'entrée  de  la  forêt. 
Puis,  laissant  la  voiture,  ils  se  mirent  en 
marche . 

Les  allées,   desséchées    par    les  derniers 


113  S  un    LES     UUI>'ES 

IVolcls,  sallongcaicnl  dcvanl  eux,  bordées 
de  grands  chênes  qui  porlaienl  des  guis  à 
leurs  sommets  dégarnis,  el  de  frôles  bou- 
leaux à  la  ramure  desquels,  çù  cl  là, 
quelques  feuilles  mordorées  trcmblaienl  en- 
core. Le  ciel  était  bleu  pâle;  les  ombres  se 
marquaient  en  taches  Aioleltes  sur  hi  terre 
nue. 

Ils  avançaient  d'un  pas  égal  el  lent, 
appuyés  lun  à  l'autre,  offrant  à  qui  les  eût 
rencontrés  le  spectacle  de  deux  èlrcs  inll- 
memenl  unis,  animés  du  même  souille, 
pénétrés  de  la  même  pensée. 

Mais,  émus  tous  les  deux,  presque  au 
même  degré,  ils  relaient  d'autre  façon. 

Pour  madame  d'IIeyangc,  le  passé  domi- 
nait le  présent.  La  tendresse  des  anciens 
jours  lui  remontait  au  cœur  en  flots  abon- 
dants cl  silencieux.  C'était  bien  un  aniii- 
versoirc  qu'elle  célébrait.  'J'oule  son  amc 
était    recueillie    dans  le   souvenir.    Et  l'as- 


SLR    LES    RUINES 


pect  identique  des  choses  qui  l'entouraient 
lui  rendait  l'évocation  plus  précise  et  l'illu- 
sion plus  complète.  En  effet,  rien  ne  sem- 
blait changé  depuis  trois  ans.  Le  même 
soleil  dliiver,  brillant  et  doux,  éclairait  le 
même  décor  de  foret,  pacifique,  spacieux 
et  grave.  Comme  autrefois,  des  vols  de  cor- 
beaux passaient  au-dessus  des  clauMères, 
et  le  bruit  sourd  d'une  cognée  de  bûcheron 
résonnait  au  loin. 

Pour  Randal,  au  contraire,  la  sensation 
présente  comptait  seule  :  il  vivait  tout  en- 
tier dans  la  réalité  actuelle,  sans  une  pen- 
sée, sans  un  regard  en  arrière.  Le  ciel 
était  lumineux,  l'air  tiède,  le  bois  plein  de 
senteurs,  la  femme  qui  s'appuyait  à  son 
bras  exquise  et  vibrante  :  c'était  assez  pour 
mettre  son  imagination  en  fêle. 

Il  faisait  remarquer  à  son  amie  les  grâces 
dont  la  nature  se  pare  en  hiver. 

—  On   la    croit    morte  ,    disait-il    :    elle 


Il/|  SUR     LES     RUINES 

n'est  qu'assoupie.  Une  lassitude  infinie  l'ac- 
cable, parce  qu'elle  a  beaucoup  aimé,  parce 
qu'elle  a  tout  donné  d'elle,  —  son  âme, 
souille  à  souffle,  et  sa  sève,  goutte  à  goutte. 
Mais,  dans  sa  langueur  même,  elle  nous 
séduit  encore,  comme  un  bel  être  épuisé 
d'amour  qui  n'a  plus  de  sang  aux  veines  et 
dont  toute  la  vie  s'est  réfugiée  au  cœur. 

Il  allait  ainsi,  heureux  de  vivre,  savou- 
rant une  volupté  profonde  à  respirer  le  par- 
fum délicat  d'une  tendresse  féminine,  dans 
l'air  vivifiant  des  bois.  Mais  une  autre  femme 
se  fût  substituée  soudain  à  madame 
d'Heyange ,  qu'il  eut  éprouvé  la  même 
ardeur,  exécuté  les  mêmes  gestes,  prononcé 
les  mêmes  phrases. 

Un  détail  leur  fit  sentir  fugitivement  à 
tous  deux  l'écart  de  leurs  pensées. 

Us  étaient  arrivés  à  la  traverse  d'un  sen- 
tier creux,  dans  l'axe  duquel  le  disque  dé- 
clinant   du    soleil    apparaissait   empourpré. 


SUR    LES     RUINES  Il5 

Elle   arrêta  Randal ,    d'un  accent    ému    et 
brusque  : 

—  Te  souviens-tu  ? 

C'était  l'endroit  oli,   trois  ans  plus  tôt, 

h  pareille  heure,  elle  s'était  sentie  défaillir. 

Après  un  instant  d'hésitation,  il  répondit  : 

—  Oui,  c'est  vrai.  Je  ne  me  rappelais 
pas  que  nous  fussions  venus  jusqu'ici. 

Une  demi-heure  plus  tard,  ils  regagnè- 
rent leur  voiture  et  se  mirent  en  route 
vers  Paris. 

A  peine  installée  dans  la  caisse  tiède  et 
close,  madame  d'Heyange  se  répandit  en 
paroles  charmantes  : 

—  Que  tu  m'as  donné  de  bonheur  I 
disait-elle.  J'en  suis  toute  grisée,  tout  étour- 
die I  Je  serais  incapable  d'exprimer  une 
idée  en  ce  moment.  Je  n'ai  plus  ma  tôle,  je 
n'ai  que  mon  cœur.  Tiens,  sens  comme  il 
bat,  mon  ca^ur... 

Il  l'écoutait,  plus  attentif  à  la  caresse  de 


Ilb  SUR     LES     RUINES 

sa  voix  qu'au  sens  de  ses  paroles  :  car  su- 
bitement un  besoin  de  silence  s'était  fait  en 
lui,  soit  lassitude  causée  par  le  grand  air, 
soit  gène  de  suivre  la  conversation  dans  les 
cahots  de  la  voiture  sur  le  pavé  de  la  route. 

Autour  d'eux,  la  nuit  était  venue  et  la 
lune  versait  sa  clarté  pale  sur  la  campagne 
lépreuse  et  sinistre  de  la  banlieue  pari- 
sienne. 

De  temps  à  autre,  ils  traversaient  un 
village,  un  pont,  un  péage  d'octroi.  Randal 
consultait  sa  montre  : 

—  Dans  une  licurc...  dans  trois  quarts 
d  heure...  dans  vingt  minutes,  nous  serons 
à  Paris,  annonçait-il. 

Ensuite,  redevenant  silencieux,  il  son- 
geait à  des  choses  indifférentes,  à  l'emploi 
qu'il  allait  faire  du  soir  et  du  lendemain, 
tandis  que,  sur  son  épaule  un  peu  en- 
gourdie, la  Ictede  Lucienne  s'appuyait  dou- 
cement. 


SUR    LES     RUINES  liy 

Dans  Paris,  la  vue  des  réverbères  allu- 
més, des  devantures  flamboyantes,  de  tout 
le  mouvement  qui  anime  à  cette  heure  les 
quartiers  excentriques,  provoqua  en  lui  une 
impression  irraisonnée  de  bien-cire  et  de 
gaieté. 

Au  même  instant ,  madame  d'Heyangc 
lui  disait  : 

—  C'est  donc  fmi  déjà!...  Pourquoi  les 
belles  heures  sont-elles  si  brèves  !  Pourquoi 
les  beaux  jours  s'envolent-ils  comme  les 
autres  I 

A  l'entrée  de  l'avenue  de  Villiers,  ils  se 
séparèrent. 

Pendant  qu'elle  continuait  avec  la  voiture 
jusqu'à  la  rue  de  Berri,  Randal  sautait  dans 
un  fiacre  et  se  faisait  conduire  au  cercle. 
Il  y  arrivait  encore  à  temps  pour  prendre 
une  leçon  d'armes,  dmait  de  bon  appétit 
avec  des  compagnons  de  hasard  et  les  sui- 
vait le  soir  aux  Variétés. 


SrU     LES     IWINES 


Rentrée  chez  elle,  madame  d'Hcyange, 
sous  prétexte  de  migraine,  s'abstenait  de 
paraîlrc  à  table.  Elle  se  retirait  dans  son 
appartement,  touchait  à  peine  aux  plais 
qu'on  lui  présentait,  puis,  impatienle  d'être 
seule,  elle  commandait  à  sa  femme  de 
chambre  de  faire  aussitôt  les  apprêts  de  sa 
nuit. 

Elle  demeura  tout  le  soir  en  adoration. 
Quand  très  tard  elle  s'endormit,  son  cœur, 
comme  une  coupe  trop  pleine,  débordait 
d'amour. 


Il  en  est  de  la  vie  sentimentale  comme 
de  la  vie  physiologique  ;  un  simple  acci- 
dent suffît  parfois  à  provoquer  dans  l'or- 
ganisme des  altérations  irrémédiables  :  c'est 
que,  sous  les  apparences  de  la  santé,  une 
cause  occulte  et  profonde  agissait  antérieu- 
rement, et  que  l'occasion  seule  avait  man- 
qué pour  en  faire  éclater  les  effets. 

La  promenade  aux  bois  de  Taverny  fut, 
pour  Randal,  cet  accident  décisif. 

Le  lendemain,  dès  le  réveil,   il  se  sentit 


I20  SUR    LES    RUINES 

envahi  par  un  malaise  étrange  de  l'esprit  et 
du  cœur. 

Assis  à  sa  table  de  travail ,  devant  les 
feuillets  du  chapitre  commence,  il  éprou- 
vait une  dilïiculté  inconnue  à  grouper  ses 
idées  et  à  se  figurer  ses  personnages.  Toutes 
ses  notes  étaient  prises,  son  plan  composé, 
les  premières  lignes  tracées,  et  pourtant  les 
mots  restaient  au  bout  de  sa  plume. 

Agacé,  il  alluma  une  cigarette,  fil  quel- 
ques pas  à  travers  son  cabinet  et  s'arrêta 
devant  la  fenêtre. 

Avec  l'inconstance  propre  à  la  saison,  le 
ciel,  si  radieux  la  veille,  s'était  voilé  d'une 
brume  de  neige.  Et  Randal  se  sentait  non 
moins  changé  que  le  temps.  Une  nuit  avait 
suffi  pour  resserrer  son  cœur,  l'obscurcir  et 
le  glacer. 

Leur  promenade,  que  nul  incident  fâcheux 
n'avait  pourtant  marquée,  n'éveillait  en  lui 
qu'un  souvenir  froid  et  presque  importun. 


SLR     LES     HUINES 


Quelle  différence,  trois  ans  plus  tôt!  Au 
mépris  de  tovite  prudence,  il  avait  obtenu 
de  Lucienne  qu'elle  vînt  le  retrouver,  le 
soir  môme,  pour  finir  dans  ses  bras  un 
jour  si  fortuné.  A  minuit,  elle  l'avait  quitté. 
Puis,  demeuré  seul,  il  avait  ^^assé  une 
grande  heure  encore  à  s'exalter  sur  elle. 
Et  durant  des  semaines,  la  mémoire  de  celte 
journée  lui  était  restée  dans  l'âme  comme 
une  source  intarissable  de  joie,  de  chaleur 
et  d'émotion.  Pourquoi  cette  froideur  sou- 
daine aujourd'hui,  cette  subite  sécheresse 
intime?  N'aimcrait-il  déjà  plus  madame 
d'Heyange  ?  Quelle  idée  I  Cesse-t-on  d'ai- 
mer ainsi,  du  jour  au  lendemain,  sans  molifp 
Il  en  était  là  de  ses  réflexions,  lorsque 
son  domestique  lui  remit  une  lettre  :  «  Je 
m'éveille  dans  un  enchantement,  lui  écri- 
vait madame  d'Heyange.  Mon  rêve  d'hier 
est  le  plus  merveilleux  que  j'aie  vécu  près 
de  vous  ;    car  il    m'a  rendu   ce   que  votre 


122  SUR    LES    RUINES 

divine  tendresse  n'avait  pu  me  restituer 
encore  :  la  confiance  au  bonheur.  »  Elle 
terminait  en  lui  demandant  de  fixer  la  date 
de  leur  prochaine  entrevue,  qu'ils  avaient 
omis  de  concerter  la  veille. 

Il  regarda  la  pendule,  qui  marquait  onze 
heures  trois  quarts.  Le  plan  de  son  après- 
midi  l'obligeait  a  sortir  aussitôt  après  le 
déjeuner  pour  ne  rentrer  qu'au  soir.  S'il 
voulait  répondre  au  message  matinal  de  son 
amie,  il  devait  le  faire  immédiatement. 

Il  se  rassit  donc  devant  son  buvard  et, 
de  la  même  plume  qui  cinq  minutes  aupa- 
ravant lui  refusait  le  service,  il  commença 
d'écrire  à  madame  d'Heyange. 

A  sa  grande  surprise,  les  phrases  lui  vin- 
rent sans  elfort.  Il  avait  déjà  composé  tant 
de  lettres  pareilles,  le  vocabulaire  de  la 
tendresse  et  de  la  passion  lui  était  si  fami- 
lier, que  les  mots  s'alignaient  d'eux-mêmes 
sur  le  papier. 


SUR    LES    RUINES  123 

Quand  il  relut  son  billet,  il  le  trouva 
parfait.  Rien  n'y  manquait,  ni  le  tour,  ni  la 
cadence,  ni  les  épithètes  gentilles,  ni  la 
formule  câline  de  la  fin  ;  tout  y  était. 
Madame  d'Heyange  en  serait  ravie.  Et  Ran- 
dal  se  la  représentait  lisant.  Elle  serait  de- 
bout, près  de  la  fenêtre,  parmi  ses  objets 
familiers;  dans  ses  yeux,  une  flamme  douce 
brillerait  ;  et,  quand  elle  se  serait  bien  pé- 
nétrée de  chaque  phrase,  caressée  de  chaque 
mot,  elle  glisserait  l'épître  dans  son  cor- 
sage, pour  l'y  garder  jusqu'au  soir,  comme 
elle  faisait  de  toutes  ses  lettres  d'amour, 
avant  de  les  enfermer  dans  son  secré- 
taire . 

Puis,  ayant  cacheté  l'enveloppe,  il  songea  : 
«  Quelle  contradiction  !  quel  mensonge 
nous  sommes  I  Pourquoi  le  style  nous 
trahit-il  toujours?  Impuissant  à  traduire 
nos  émotions  quand  elles  nous  soulèvent 
toute  l'âme ,  pourquoi   est-il    si   ingénieux 


l:>4  SLK     LCS     HUILES 

à  les    travestir   (juaiul  elles  se  meurent  en 
nous?...  « 

Juscju'au  soir,  il  ne  put  dissiper  le  sinn'ii- 
licr  malaise  moral  ,  l'inexplicable  désen- 
clianteinent  ([ui  laxait  surpris  au  réveil. 


XI 


A  huit  jours  de  là,  après  une  visite  de 
Lucienne ,  les  mêmes  symp  lûmes  reparu- 
rent . 

Alors,  inquiet,  il  se  raisonna,  comme 
si  la  raison  était  capable  dexpliquer,  de 
prévoir  ou  de  réprimer  les  mouvements 
secrets  de  la  sensibilité. 

Qu'il  aimât  toujours  madame  d'Heyange, 
celait  certain.  Peut-être  même  n'avait-il 
jamais  mieux  apprécié  la  valeur  de  son 
alTection,  la  délicatesse  de  son  génie  féminin. 


126  SUR    LES    RUINES 

la  volupté  de  ses  caresses.  Enfin,  nulle  autre 
femme  ne  le  préoccupait.  D'où  venait  donc 
le  brusque  changement,  l'indolence  invin- 
cible qu  il  constatait  en  lui.^  Le  cœur  aurait- 
il  ses  heures  de  paresse,  comme  l'esprit  et 
le  corps?  Evidemment,  c'était  cela.  De  Ja 
nonchalance  à  aimer,  —  rien  de  plus.  Le 
mal  n'était  pas  bien  grave  :  un  peu  d'éner- 
gie y  remédierait  vite. 

En  conséquence,  dans  leurs  entrevues 
suivantes,  il  fit  effort  sur  lui-mcme  pour 
s'émouvoir  et  s'exalter. 

Aux  deux  premières  tentatives,  il  crut 
avoir  réussi.  A  la  troisième,  il  dut  recon- 
naître l'inanité  de  son  entreprise.  Ce  n'était 
plus  une  paresse  du  cœur,  mais  une  para- 
lysie. 

La  présence  de  madame  d'IIeyangc  ame- 
nait sur  ses  lèM'cs  les  propos  habituels  et 
les  baisers  accoutumés.  Mais  à  ses  paroles 
comme  à  ses  caresses  aucun  émoi  de  fume 


SUR     LES     RUINES  I27 

ne  correspondait.  Une  étrange  impression 
d'automatisme  lucide  et  de  songe  éveillé 
s'emparait  de  lui.  Il  conservait  ce  qu'un 
physiologiste  eût  appelé  les  «  réflexes  »  de 
l'amour:  il  en  avait  perdu  le  sentiment. 

Parfois,  la  parole  même  lui  faisait  dé- 
faut. Une  torpeur  soudaine  l'envahissant,  il 
devenait  incapable   d'articuler  aucun  mot. 

Mais,  comme  sa  physionomie  demeurait 
affectueuse  et  sereine,  souriante  même,  ma- 
dame d'Heyange  ne  s'inquiétait  pas  de  ces 
pauses  subites  et  prolongées.  Elle  se  bornait 
à  dire,  en  lui  appuyant  son  doigt  sur  le 
front  : 

—  Que  se  passe-t-il  là,  en  ce  moment? 
Le  plus  souvent,  il  répondait  : 

—  Vous  savez  bien  que  c'est  dans  le 
silence  que  je  vous  aime  le  mieux. 

Que  de  fois  jadis  il  lui  avait  fait  cette 
r'ponse!  N'est-ce  pas,  en  effet,  quand  les  lè- 
vres restent  muettes  qu'on  se  dit  les  choses 


128  SUR    LES    RUINES 

les  plus  tendres,  ces  choses  intraduisibles 
cl  inoubliables  qui  se  lisent  dans  les  yeux, 
se  devinent  dans  les  baUemenIs  du  civur, 
se  respirent  dans  le  soufïle  de  la  personne 
aimée? 

Ce  qui  entretenait  surlout  lillusion  de 
madame  d'JIeyange,  c'était  l'ardour  crois- 
sante de  leurs  embrasscments. 

Par  un  contraste  singulier,  les  désirs  de 
liandal  s'attisaient  à  mesure  que  diminuait 
sa  tendresse,  comme  si  les  sens  usurpaient 
dans  son  amour  tout  l'empire  que  Fâme  y 
perdait  chaque  jour.  A  chacune  de  leurs 
réunions,  c'était  maintenant  des  étreintes 
éperdues  et  tous  les  égarements  de  la  vo- 
lupté. 

Jadis,  les  ivresses  de  la  chair  n'étaient 
pour  Uandal  que  le  prélude  de  la  iète  su- 
prême (|u"il  oITVait  à  son  cœur.  Un  désir 
sul)til,    iiiunatériol.   piii'  comme  un   souille 


SUR     LES     UU IN  ES  I SQ 

mystique,  rcnaissoil  aussitôt  de  ses  ardeurs 
éteintes  el  lui  donnait  Timpression  de  pos- 
séder l'âme  même,  l'âme  immortelle  de  sa 
maîtresse,  comme  il  venait  d'en  posséder  le 
corps  périssable  et  profané.  Tandis  que 
maintenant  il  ne  sentait,  en  revenant  à  lui, 
qu'une  tristesse  pesante  ,  faite  d'épuise- 
ment et  de  dégoût. 

Allblée  par  les  caresses,  madame d'IIeyange 
éprouvait,  au  fond  de  lètre,  de  tels  frémis- 
sements que  parfois  un  cri  de  terreur  s'é- 
chappait de  sa  bouche,  comme  à  la  révé- 
lation d  un  mystère  impie. 

Mais,  en  elle  aussi,  une  morne  torpeur 
succédait  au  délire  des  sens.  Les  yeux  clos, 
les  lèvres  sèches,  la  tête  et  le  cœur  vides, 
elle  restait  abattue,  terrassée  sur  la  poitrine 
de  son  amant. 

—  Plus  rien  ne  vit  en  moi,  lui  dit- 
elle  un  jour.  Il  me  semble  que  tu  m'as  bu 
toute  l'âme  et  tout  le  san^-. 


lOO  SUK     LES     RUINES 

Quand,  une  licurc  plus  lard,  elle  ren- 
trait chez  elle,  un  impci'ieax  besoin  la  pre- 
nait de  s'enfermer  dans  sa  chambre  et  de 
se  dérober  à  la  vue  de  tous,  comme  pour 
laisser  à  sa  pudeur  le  temps  de  ressusciter. 

Ces  soirs-là,  sous  prétexte  de  migraine 
ou  de   fatigue,  elle  refusait  de  recevoir  et 
de  sortir.  Et  ses  traits  défaits,  ses  yeux  cer- 
nés, sa  figure  toute  blanche  ne  rendaient 
que   trop  vraisemblables  ses  allégations. 

A  deux  ou  trois  reprises,  Robert  d'IIeyange, 
inquiet  de  la  voir  ainsi,  lui  avait  suggéré 
de  consulter  un  médecin,  au  besoin  même 
d'aller  prendre  un  peu  de  repos  dans  le 
Midi.  Mais  comme  elle  n'avait  pas  semblé 
partager  son  avis,  il  s'était,  selon  sa  règle, 
abstenu  d'insister. 

Elle  ne  se  trouvait  bien  qu'au  lit,  blottie 
sous  les  couveitures,  le  visage  dans  les 
dentelles  de  l'oreiller,  loin  de  tout  regard 
et    de  tout  bruit.    Elle    goûtait  alors   une 


SUR     LES     RUINES  l3l 

douceur  inexi^rimable  à  sentir  le  sommeil 
l'envahir  peu  à  peu,  baigner  comme  d'un 
baume  les  meurtrissures  de  sa  chair,  dis- 
soudre la  fatigue  de  ses  membres  et  rou- 
vrir à  son  cœur  la  porte  des  songes. 


XII 


Un  malin,  sans  cire  allcndiie,  clic  entra 
chez  llandal,  Falr  joyeux  cl  préoccupe  tout 
à  la  fois, 

—  Devinez  ce  qui  m'amène,  dit-elle. 

—  Quoi  donc?  Rien  de  grave,  si  j'en 
juge  à  votre  mine? 

VAle  reprit  : 

—  Voici.  La  sœur  de  ma  mère,  madame 
de  Glieesd,  qui  liahile  Bruxelles,  marie  sa 
fille  la  semaine  prochaine.  Or  ma  pauvre 
maman  ne  se  sentant  pas  en  état  de  voya- 


suiv   LES   ulim:s  i33 

ger  pour  l'instant,  m'a  demandé  de  la  rem- 
placer à  cette  cérémonie  de  famille.  J'ai 
accepté  et  je  pars  après-demain. 

—  Et  c'est  ce  départ  qui  vous  rend  si  gaie? 

—  Oui,  écoutez.  Tandis  que  j'hésitais  à 
prendre  parti,  une  inspiration  m'est  venue. 
J'ai  pensé  que  ,  durant  mon  séjour  à 
Bruxelles,  il  me  serait  très  facile  d'aller 
passer  une  après-midi  à  Bruges.  Comme 
ma  tante  de  Glieesd  ne  peut  me  loger  et 
que  je  descends  à  l'hôtel,  j'aurai  toute 
liherté  de  mouvements.  Je  pourrais  même, 
en  combinant  bien  les  choses,  ne  rentrer 
que  le  lendemain  matin  à  Bruxelles.  Et 
alors...  si  vous  vouliez  qu'une  grande  joie 
me  fût  donnée... 

Elle  semblait  craindre  de  continuer.  Mais 
il  la  comprit  et,  souriant  avec  un  peu 
d'effort,  il  répondit  : 

—  C'est  entendu,  ma  chérie  :  j'irai  vous 
aimer  à  Bruges. 

8 


i3A  suu    i.Es   nii>E,s 

Une  semaine  plus  tard,  ils  erraient  par 
les  rues  taciturnes  de  la  Venise  flamande. 
Arrivés  tous  deux  vers  midi,  ils  avaient 
passé  le  jour  à  visiter  le  musée,  les  églises, 
le  Béguinage  et  l'hôpital  Saint-Jean.  Avec 
émotion,  ils  avaient  contemplé  les  œuvres 
de  Memling,  exquises  fleurs  d'art  ccloses  en 
un  siècle  de  fer  pour  la  consolation  des 
âmes  pures  et  le  ravissement  des  yeux  in- 
génus. 

Maintenant  le  soir  tombait.  Une  vapeur 
grise,  s'élevant  de  la  surface  des  canaux, 
flottait  sur  les  quais,  s'insinuait  dans  les 
rues,  enveloppait  d'une  atmosphère  de 
silence  et  de  deuil  les  maisons  closes  de  la 
ville  inanimée. 

Randal  se  sentait  imprégné  de  mélancolie, 
comme  si  la  brume  qu'il  respirait  eût  été 
contagieuse  à  son  âme.  Il  éprouvait  quelle 
triste  chose  est  un  amour  qui  présage  sa 
fm. 


SUR     LES     RUINES  l35 

Des  pensées  toutes  différentes  provoquaient 
au  cœur  de  madame  d'Heyange  une  même 
tristesse.  Elle  se  rappelait  les  impressions 
profondes  et  délicates  qu'elle  venait  de  sa- 
vourer, joies  de  l'âme  et  de  l'esprit,  jouis- 
sances d'art  et  de  sentiment,  —  et  elle  en 
déplorait  la  brièveté.  Ainsi,  jamais  elle  ne 
connaîtrait  auprès  de  son  ami  un  bonheur 
qui  ne  fût  pas  éphémère  et  clandestin.  Et 
les  journées  comme  celle-ci  n'auraient 
jamais  de  lendemain. 

Ces  idées  la  frappèrent  plus  fortement 
lorsque,  la  nuit  venue,  ils  rentrèrent  à 
l'hôtel.  Dans  le  salon  particulier  qui  pré- 
cédait leurs  chambres,  la  table  déjà  dressée 
pour  le  dîner  brillait  sous  la  lamjDC,  et 
de  grosses  bûches  illuminaient  le  foyer . 
L'aspect  intime  de  cette  pièce,  prête  à 
les  recevoir,  émut  le  cœur  de  madame 
d'Heyange. 

—  Pourquoi,    dit-elle    avec    un    soupir. 


t3G  SUU     les     ULI.M'S 

pourquoi  n'esl-ce  pas  là  noire  vie  normale? 
Pourquoi  faul-il  que  nos  existences  soient 
toujours  isolées  et  que  l'espoir  nous  soit 
interdit  de  les  confondre  jamais? 

Oubliant  que  ce  même  regret  avait  sufTi, 
trois  ans  plus  tôt,  à  lui  rendre  son  amour 
intolérable  et  l'exil  nécessaire,  Randal  objec- 
tait qu'on  s"aime  moins  lorsqu'on  s'aj)- 
parlicnt  continuellement;  ({uc  I  iuliniilé 
journalière  émousse  les  plus  vives  émotions, 
étiole  les  plus  belles  amours.  Il  dévelop- 
pait ces  idées  avec  une  abondance  Iran- 
quille,  comme  il  aurait  disserté  sur  une 
question  indillercnte  et  abstraite  de  psy- 
chologie sentimentale.  Pendant  tout  le  re- 
pas, ce  fut  le  sujet  de  leur  entretien. 

Mais  le  dîner  fini  et  la  table  enlevée, 
l'ombre  de  mélancolie  qui  flottait  sur  les 
yeux  de  Lucienne  se  dissipa  loul  à  couj)  : 

—  Quel  boidiour,  dil-ollc  en  iniprinuinl 
ses  lèvres  sur  le  IVunl  de  Handal.  (|uel   bon- 


SUR     LES     RUINES  iSy 

heur  de  n'avoir  pas  à  nous  quitter  ce  soir! 
Si  tu  savais  que  de  fois  j'ai  fait  le  rêve 
de  dormir,  de  vraiment  dormir  toute  une 
nuit  près  de  toi!  Et  ce  rcvc  va  donc  s'ac- 
complir ! 

...  Accoudé  près  d'elle,  il  la  regardait 
dormir  aux  reilels  de  la  veilleuse  effleurant 
les  draps. 

Elle  reposait  placidement,  les  cheveux 
épars  sous  la  tète,  les  lèvres  demi-closes, 
la  respiration  légère  et  cadencée.  Un  par- 
fum tiède,  souvenir  des  voluptés  récentes, 
flottait  au-dessus  d'elle. 

C'était  ce  souvenir  qui  tenait  Randal 
éveillé.  Jamais  il  n'avait  possédé  la  jeune 
femme  d'une  ardeur  si  folle,  jamais  il  ne 
ne  r avait  entraînée  si  profondément  dans 
l'abnne  des  joies  charnelles.  Mais,  dans 
la  fougue  de  leurs  transports,  une  impres- 
sion   horrible    lavait    traversé.    Ce   n'était 


l38  SUR    LES     ni  INES 

plus  Lucienne  qu'il  serrait  dans  ses  bras  : 
c'était  une  créalureolrangère,  une  maîtresse 
quelconque,  impersonnelle  cl  anonyme, 
subsliluée  soudain  à  Vmilrc  cl  n'ayant  de 
commun  avec  celle-ci  que  le  parfum  de 
la  chair.  Vainemcnl  avait-il  essaye  de  rete- 
nir limage  première.  Elle  s'était  dérobée 
comme  un  fantôme  à  son  étreinte,  et  l'in- 
truse avait  assouvi  son  désir.  Il  ne  pouvait 
s'expliquer  cette  monstrueuse  hallucina- 
tion que  par  une  sorte  de  syncope  mo- 
rale, immédiate  et  complète.  Sa  conscience 
revenue,  un  grand  frisson  l'avait  secoué  de 
la  nuque  aux  talons. 

Une  telle  tristesse  l'envahissait  mainte- 
nant que  des  larmes  lui  coulaient  des  yeux. 
Incliné  sur  Lucienne,  il  la  considérait  d'un 
regard  avide  et  désespéré,  comme  on  fait 
pour  l'être  cher  dont  on  veille  l'agonie. 
((  C'est  la  fm,  soupirait-il  en  lui-mcme. 
Il  n'y  a  ])lus  de  doute,  plus  d'espoir.  Dans 


SUR     LES     RUINES  189 

quelques  jours,  dans  quelques  heures,  elle 
sera  morte  pour  moi.  » 

Puis,  retenant  un  sanglot,  il  se  pencha 
vers  elle,  et,  si  doucement  qu'elle  ne  tres- 
saillit même  pas,  il  lui  mit  sur  le  front,  sur 
les  paupières  et  sur  les  lèvres,  de  longs  bai- 
sers d'adieu. 

Le  lendemain  matin,  ils  se  séparèrent, 
faisant  route  l'un  vers  Paris,  l'autre  vers 
Bruxelles.  Seul  dans  son  Avagon,  Randal 
méditait,  tandis  qu'au  dehors  un  vent  fu- 
rieux fouettait  la  pluie  contre  les  vitres  et 
courbait  les  arbres  épars  dans  la  plaine  illi- 
mitée . 

Les  nerfs  détendus,  la  raison  lucide,  il 
se  remémorait  ses  impressions  delà  nuit... 
Voilà  donc  où  en  était  tombé  son  amour  ! 
Voilà  donc  :  ce  qu'était  devenue  dans  ses 
bras  celle  qu'autrefois  il  avait  élue  entre 
toutes  pour  en  faire  l'épouse  secrète  de  son 


l40  SLR     LES     RUINES 

âme,  la  dépositaire  de  lous  ses  rêves,  la 
confidente  de  toutes  ses  pensées  :  une  maî- 
tresse quelconque,  un  banal  instrument 
de  jouissance  physique  et  de  volupté  cor- 
rompue !...  Non,  il  n'y  avait  plus  de  doute 
ni  d'espoir  aujourd'hui.  Le  mal  clail  sans 
remède.  C'était  la  fin.  Mais  comment  élait- 
elle  arrivée  si  vite? 

Maintenant  seulement  il  apercevait  l'er- 
reur, l'irréparable  erreur  qu'il  avait  com- 
mise en  cherchant  à  ressusciter  le  passé.  On 
ne  ranime  pas  plus  les  restes  d'une  passion 
éteinte  qu'on  ne  rallume  le  feu  d'une  lave 
refroidie.  On  ne  reconstruit  rien  de  stable 
sur  des  ruines.  Sans  doute,  lorsqu'on  a 
aimé,  le  cœur  peut  sémouvoir  une  seconde 
fois  à  la  rencontre  du  même  être.  A  force 
de  désintéressement  et  d'industrie,  de  part 
et  d'autre,  on  réussit  quelquefois  à  faire 
avec  les  souvenirs  de  l'amour  une  amitié 
tendre,   comme  on   conq)ose  une  culhition 


SUR     LES     RUINES  l/il 

passable  avec  les  reliefs  d'un  festin.  Mais  la 
saveur  première  et  persistante,  le  charme 
initial  et  durable  de  l'amour  spontané,  — 
on  ne  recrée  pas  cela  ! 

Le  grand  maître  dans  la  science  du  cœur, 
Gœtlie,  posait  en  principe  quil  ne  faut 
jamais  renouer  intimité  avec  un  ami  d'au- 
trefois. On  le  trouve  changé.  Et  lui,  il  vous 
reconnaît  à  peine.  L'image  que  l'on  conser- 
vait l'un  de  l'autre  s'est  altérée  avec  le 
temps,  et  Ion  ne  se  comprend  plus.  «  Un 
lioîiime  qui  prend  au  sérieux  sa  culture 
intérieure,  disait-il,  doit  se  garder  d'une 
pareille  expérience.  »  Combien  n'est-ce  pas 
plus  vrai  des  anciens  amants!  Ils  ne  de- 
vraient jamais  se  reprendre:  car,  une  fois 
le  trouble  de  la  première  rencontre  apaisé, 
tout  redevient  mort  entre  eux.  11  n'est  pas 
de  fontaine  de  Jouvence  pour  l'amour,  et 
le  voile  lacéré  des  illusions  ne  se  répare 
pas  ! 


lf\-2  SUll     LES     HUI.NES 

Si  UandaJ  s'y  était  mépris  d'abord,  la 
cause  en  était  aux  circonstances  particu- 
lières dans  lesquelles  il  s'était  jadis  séparé 
de  son  amie  et  s'en  était  rap])roché  depuis. 
Abusé  par  ses  souvenirs,  dupe  de  ses  dé- 
sirs, il  avait  pu  rendre  a  son  amour  défunt 
une  apparence  de  vie,  en  obtenir  quelques 
élans  factices,  quelques  souffles  artificiels, 
comme  les  soubresauts  d'un  mort  qu'on  gal- 
vanise. Puis,  soudain,  la  réalité  avait  repris 
ses  droits. 

Mais  comment  Lucienne  écliappait-clle  à 
ce  mal  secret?  Car  enfin,  clic  restait  tou- 
jours aimante,  et  nul  symptôme  de  déclin 
n'apparaissait  dans  ses  sentiments.  C'était 
sans  doute  que  son  amour,  ne  s'étant  jamais 
éteint,  n'avait  pas  eu  à  subir  l'épreuve  de 
la  résurrection.  Jamais  en  ellel,  elle  n'avait 
cessé  d'aimer  l'homme  qui,  pour  la  pre- 
mière fois,  avait  fait  battre  son  cœur.  Même 
quand   ii   l'avait  abandonnée,  même  (juand 


SUR    LES    RUINES  l/jS 

il  errait  loin  d'elle,  cédant  à  toutes  les 
séductions  des  pays  parcourus,  elle  avait 
concentré  sur  lui  sa  pensée  tout  eniière. 
Pas  un  jour,  elle  n'avait  manqué  à  cette 
tâche  captivante,  inutile  et  secrète  :  elle  avait 
gardé,  comme  un  autel,  le  sépulcre  de  son 
cœur.  Nulle  coupure  ne  s'était  donc  pro- 
duite dans  sa  vie  intime.  Elle  avait  vécu  de 
souvenirs  au  lieu  de  réalités,  et  le  même 
sentiment,  toujours  pareil,  toujours  égal, 
avait  continué  de  l'inspirer.  Aussi,  lorsque 
naguère  elle  avait  cédé  aux  instances  de 
son  ami,  elle  ne  lui  avait  rendu,  à  vrai 
dire,  que  son  corps  :  elle  n'avait  pas  eu  a 
lui  redonner  son  âme.  De  là  venait  assu- 
rément son  illusion  actuelle... 

Ces  idées  se  précisaient  peu  ù  peu  dans 
l'esprit  de  Randal,  à  mesure  qu'il  appro- 
chait de  Paris.  De  temps  à  autre,  il  jetait 
un  regard  par  la  fenêtre  du  Avagon,  que  la 
pluie  cinglait  toujours    de    ses    raies   obli- 


l/|/i  SLR     Li:S    UUINES 

qucs  :  les  plaies  campagnes  de  FArlois  el 
de  la  Picardie  succédaient  aux  plaines  de 
la  Flandre;  c'clail  le  même  paysage  mono- 
lone,  lugubre  el  détrempé. 

Mais  soudain,  aux  environs  de  l'Oise, 
le  décor  changeait ,  et  l'express  accélérait 
sa  marche  en  trépidant.  Alors  ,  résumant 
ses  pensées,  Randal  s'efforça  d'en  tirer  la 
conclusion.  Que  faire  .i^  Quel  parti  prendre? 
Continuer  la  comédie  sentimentale  qu'il 
jouait  depuis  un  mois?  Entretenir  à  tout 
prix  l'illusion  de  madame  d'JIeyange?  Com- 
bien de  temps  en  aurait-il  la  force?  En 
admettant  même  qu'il  y  réussît  quelques 
semaines,  quel  serait  le  résultat  final?... 
Avec  une  évidence  affreuse,  il  présageait 
la  fin  de  l'aventure,  comme  le  malade  qui 
vient  de  découvrir  dans  un  livre  de  méde- 
cine le  caractère  de  son  mal  en  prévoit  la 
marche  certaine  et  la  fatale  issue.  Les 
symptômes  qu'il  constatait  en  lui  depuis  un 


SLU     LES     UUINES  x45 

mois  et  que  cette  dernière  nuit  avait  si  brus- 
quement aggravés,  empireraient  encore. 
Bientôt  rien  ne  subsisterait  ftlus  de  ce  qui 
avait  fait  le  charme  et  la  poésie  de  son 
amour.  Tous  ses  souvenirs  se  corrompraient 
l'un  après  l'autre.  Un  jour  viendrait  enfin 
où  les  caresses  mêmes  de  Lucienne  lui 
seraient  odieuses.  Et,  l'image  d'une  ancienne 
maîtresse  s^évoquant  subitement  à  son  esprit, 
il  se  rappelait,  avec  une  sensation  d'amer- 
tume sur  les  lèvres,  l'acre  dégoût  que  lais- 
sent à  la  bouche  les  baisers  d'un  être  qu'on 
n'aime  plus  — 

Pour  éviter  cette  fin  lamentable,  pour 
sauver  ce  qui  pouvait  encore  être  sauvé  du 
passé,  une  seule  solution  s'offrait,  urgente 
et  radicale  :  la  rupture. 

Mais  comment  rompre  P  Sous  quel  pré- 
texte? Avait-il  le  droit,  aurait-il  le  courage 
d'infliger  à  la  pauvre  femme  le  supplice 
d'être,  pour  la  seconde  fois,  rejetée  et  dé- 

9 


l/jG  SLU     LES     11  Ll-MiS 

laissée  P  C'était  Féteriiel  dilemme  d'Adolphe  : 
la  franchise,  cause  immédiate  de  toutes  les 
cruautés,  ou  la  pilié,  excuse  future  de 
toutes  les  trahisons. 

Ballotté  entre  les  partis  contraires,  il  n'en 
avait  encore  pris  aucun,  lorsque  le  train 
s'arrêta  en  gare  de  Paris.  11  s'accorda 
trois  jours  (jusqu'au  retour  de  madame 
d'Heyange)  pour  se  déterminer. 

Après  ces  trois  jours,  sa  perplexité  res- 
tant la  même,  il  se  consentit  un  nouveau 
délai,  attendant  un  événement,  sans  savoir 
lequel,  qui  le  mît  dans  la  nécessité  de  se 
résoudre  et  d'agir. 


XIII 


Le  plus  clair  elï'et  de  celle  délibération 
fut  d'aggraver  la  crise  inlinie  qu'il  traver- 
sait. Inconsciemment ,  il  provoquait  les 
symptômes  de  son  mal  en  les  guettant,  el 
les  exagérait  en  les  analysant. 

Force  fui  bientôt  à  madame  d'Heyange 
de  reconnaître,  à  son  tour,  les  changements 
qui  s'opéraient  chez  Randal. 

Par  instants,  comme  si  un  voile  se  fût 
soudain  tendu  entre  eux,  elle  le  sentait 
séparé  d'elle,   absent,  l'esprit  et  le  cœur  au 


1[\Q  SLU     LES     RUINES 

loin.  Il  paraissait  alors  la  regarder  sans 
Tenlendre.  Ses  caresses  même  étaient  dis- 
traites. 

Une  fois,  le  surprenant  ainsi,  elle  lui 
demanda,  souriante  et  sérieuse  a  la  fois  : 

—  Qaavez-vous  donc."*  Pour  quel  pays 
de  rcve  êtes-vous  parti?  Suis-je  du  voyage, 
au  moins  '} 

Il  répondit  : 

—  Mais  non,  je  n'ai  rien. ..  Je  vous  aime 
silencieusement.  Voilà  tout. 

Et  comme  elle  avait  cru  sentir  aussitôt 
le  courant  se  rétablir  entre  leurs  cœurs, 
elle  s'était  contentée  de  cette  explication. 

Mais,  à  quelques  jours  de  là,  les  mômes 
singularités  dallure,  les  mêmes  absences 
subites,  les  mêmes  regards  vagues  lavaient 
de  nouveau  frappée.  Alors,  elle  avait  cher- 
ché, réfléchi,  supposé. 

Elle  songeait  :  ((  A-t-il,  hors  de  moi, 
quelque  inquiétude  (|u"il  me  cache,  (juclque 


SUR     LES     UU1>'ES  l49 

souci  de  fortune  ou  de  santé?  »  Mais  non, 
tout  le  délai!  de  sa  vie  prouvait  le  contraire. 
Ses  préoccupations  étaient  donc  d'ordre 
intime?  Quel  en  pouvait  èîre  robjel?... 

Il  lui  semblait  qu'un  danger  planait  sur 
son  amour,  un  grand  danger  obscur,  indé- 
finissable et  prochain. 

Dès  lors,  un  travail  incessant  s'opéra 
dans  son  esprit,  et  toutes  ses  facultés  se 
tendirent  à  découvrir  la  vérité  qu'elle  pres- 
sentait, sans  parvenir  k  la  préciser.  Elle 
épiait  les  moindres  paroles,  les  moindres 
gestes  de  Randal.  Tandis  qu'elle  le  tenait 
sous  ses  lèvres,  elle  lui  jetait,  au  fond  des 
yeux,  des  regards  obstinés  et  pénétrants, 
comme  pour  sonder  le  mystère  de  ce  cœur 
qui  se  refermait,  de  cetle  âme  qui  se  déro- 
bait. 

Mais  toutes  ses  investigations  restaient 
vaines.  Loin  cependant  d'êlre  rassurée  par 
ce   résultat  négatif,    elle   s'alarmait  davan- 


100  SIU    T.ES    RLMNES 

tage.  Et,  puifîqu'clle  ne  pouvait  fixer  ses 
craintes,  elle  craignait  toiil. 

C'était,  en  elle,  un  supplice  de  tous  les 
instants.  Elle  continuait  sa  vie  habituelle, 
faisait  des  visites,  dînait  en  ville,  accom- 
pagnait sa  mère  au  théâtre  et  au  concert, 
mais  toujours  harcelée  par  cette  pensée  : 
«Qu'a-t-il?  Que  me  cache-t-il?  Quel  souci 
j)eut-il  avoir  que  je  n'aie  pas  le  droit  de 
connaître  et  de  partager?  Serait-il  las  de 
moi? Aimerait-il  une  autre  femme.. .  »  Une 
seule  chose  lui  apparaissait  évidente  :  l'ap- 
proche du  malheur. 

Son  tourment  rodouhiail,  le  soir,  dans 
la  solitude  de  sa  cliami)rc.  Elle  se  repré- 
sentait alors  les  multiples  causes  de  souf- 
france qui  pouvaient  l'atteindre,  ce  que 
deviendrait  sa  vie  si  riionmic  en  qui  elle 
avait  mis  tout  son  appui,  toute  sa  foi, 
venait  à  lui  manquer  encore. 

Des  hallucinations  douloureuses  la  pour- 


SUR     LES     RUINES  l5l 

suivaient  jusque  dans  le  sommeil.  Parfois 
même,  elle  se  réveillait,  toute  en  fièvre, 
les  tempes  martelées  de  grands  coups  so- 
nores, comme  le  condamné  qui,  désespérant 
de  sa  grâce,  s'attend  chaque  nuit  à  être 
exécuté  le  lendemain.  Elle  en  arrivait  à 
souhaiter  que  la  crise  prévue  s'accomplît. 
Elle  lutterait  au  moins  contre  quelque  chose 
de  précis  :  elle  né  se  déhattrait  plus  dans 
le  vide  et  l'inconnu. 

Un  matin,  après  toute  une  nuit  d'alarmes, 
elle  résolut  d'arracher  à  Randal  les  expli- 
cations décisives  qu'il  avait  éludées  jus- 
qu'alors. 

Quand  elle  entra  chez  lui,  elle  était  d'une 
pâleur  aiïrcuse,  et  ses  yeux  cernés  brillaient 
d'un  éclat  insolite. 

—  Eh!  qu'y  a-t-il?  fit  Randal,  en  la 
voyant  si  défaite. 

—  Il  y  a,  mon  ami,  que  je  suis  horri- 


in     LES     RLINES 


blemenl  mallieureuse  et  que  je  ne  peux  plus 
vivre  dans  rincerlilude  où  je  me  débals 
depuis  queltpie  lemps. 

—  Que  me  dites-vous  là?  Voyons,  con- 
fiez-moi vos  peines,  toutes  vos  peines, 

11  avait  prononce  ces  mots  avec  un  accent 
de  tendresse  qu'elle  ne  lui  connaissait  plus, 
et,  pour  mieux  l'écouter,  il  s'installait  tout 
près  d'elle,  après  lui  avoir  relevé  la  voilette 
et  déganté  les  mains. 

Alors,  elle  commença  d'avouer  ses  doutes, 
ses  soupçons,  tous  les  motifs  qu'elle  avait 
de  croire  leur  amour  compromis  et  son 
bonheur  menacé. 

—  Je  ne  vous  sens  plus  à  moi,  disait- 
elle.  Vous  m'échappez  à  tout  moment.  Sans 
cesse,  votre  ume  se  soustrait  à  la  mienne. 
Vos  silences  cl  vos  distractions,  vos  paroles 
mêmes  et  vos  caresses,  toute  votre  façon 
d'être  enfin  me  donne  la  désolante  impres- 
sion que,    si  vous    m'aimez    encore,    c'est 


SUR    LES    RUir^ES  1 53 

pour  moi  seule  et  non  plus  jiour  vous... 
Comprenez-moi  bien,  mon  ami,  ce  n'est  pas 
un  reproche  que  je  vous  adresse,  c'est  un 
aveu  que  j'implore  de  vous...  Si  mes  pres- 
sentiments ne  m'ont  pas  trompée,  si  vous 
vous  êtes  abusé  sur  vous-même  en  me 
reprenant,  si  vous  éprouvez  le  moindre 
regret  de  m' avoir  rouvert  votre  cœur  et 
votre  vie, —  de  grâce,  avouez-le-moi.  J'ac- 
cepterai de  vous  toutes  les  souffrances,  une 
seule  exceptée  :  celle  d'être  aimée  par 
devoir  et  gardée  par  pitié... 

11  essaya  de  la  rassurer  par  ses  réponses 
et  ses  caresses  habituelles  : 

—  Je  te  jure  que  tes  inquiétudes  sont 
folles;  je  te  jure  que  je  n'ai  rien.  Me 
crois-tu  ? 

D'une  lente  oscillation  de  la  tête,  elle 
faisait  signe  que  non,  et  des  larmes  lui  per- 
laient aux  cils  : 

—  Je    ne    peux  pas   me    tromper    à  ce 

9. 


l5/|  SUR     LES     HriNES 

point,  reprit-elle.  \oilà  des  semaines  que  je 
te  vois  triste  et  préoccupé.  Et  ce  n'est  pas 
ma  raison  seulement,  c'est  mon  cœur  qui 
me  l'affirme...  Dis-moi  tout:  je  t'en  con- 
jure, dis-moi  tout. 

11  sentit  qu'elle  ne  se  contenterait  plus 
de  vaines  paroles,  et  il  cherchait,  au  fond 
de  sa  conscience,  la  force  de  l'aveu  qu'elle 
implorait. 

Mais,  pour  qu'il  trouvât  ce  courage,  il 
aurait  fallu  qu'elle  ne  fût  pas  là  devant  lui, 
si  touchante  et  résignée  dans  son  attitude 
de  victime,  les  yeux  voilés  de  pleurs,  loiit 
le  corps  ahandonné,  les  bras  morts  et  tom- 
bants comme  une  écharpc  dénouée. 

Mû  par  une  sorte  de  pilié  physique,  par 
l'irrésistible  instinct  qui  nous  pousse  à 
abréger  tout  spectacle  de  soullrance,  il 
déclara,  d'une  voix  altérée  : 

—  C'est  vrai  :  j'ai  traversé,  dans  ces  der- 
niers temps,   une   crise   obscure,    dont  j'ai 


SUR    LES     RUINES 


i55 


eu  tort  de  a^ous  faire  un  secret.  Par  ins- 
tants, j'ai  douté  de  moi,  de  la  direction  de 
ma  vie,  de  la  valeur  de  mes  travaux,  de 
mon  avenir  littéraire .  Mais  pas  une  fois  je 
n'ai  douté  des  sentiments  que  vous  m'ins- 
pirez. Vous  m'êtes  toujours  chère  dans  votre 
âme  et  dans  votre  beauté.  Nulle  femme 
n'existe  pour  moi,  hormis  vous.  S'il  me 
fallait  renoncer  à  votre  tendresse,  mon 
cœur  se  briserait.  Cette  fois,  me  croyez- 
vous  ? 

Elle  était  si  émue  qu'elle  resta  plusieurs 
secondes  sans  parler.  Mais  bientôt,  l'an- 
goisse cessant  d'élrcindre  ses  artères,  un  peu 
de  rose  lui  revint  aux  joues,  une  flamme 
plus  douce  éclaira  ses  yeux.  Ses  premières 
paroles  furent  : 

—  Vous  me  rendez  plus  que  le  bonheur; 
vous  me  rendez  la  vie.  Je  souffrais  trop. 
J'étais  à  bout  de  forces. 


156  SIR    i.Fs   nriNES 

Quand  elle  fut  partie,  Randal  tomba  dans 
une  méditation  morose.  Il  se  reprochait  sa 
faiblesse,  ce  ridicule  attendrissement  qui 
avait  retenu  sur  ses  lèvres  l'aveu  prêt  à  lui 
échapper.  Tout  serait  fini  déjà.  Tout  restait 
à  faire  maintenant,  et  chaque  jour  de  retard 
créait  des  difTicullés  nouvelles. 

Jusqu'au  soir,  il  fut  en  proie  à  un  éncr- 
vement  fébrile,  avec  une  sensation  singu- 
lière de  sécheresse  morale  et  le  besoin  tout 
physique  de  se  tremper  dans  l'eau  fraîche 
pour  se  détendre  et  se  désaltérer.  Une  dou- 
che glacée  quil  prit  avant  de  dîner  lui  ren- 
dit un  peu  de  calme.  Mais  ses  pensées  n'en 
furent  que  plus  pénibles,  parce  qu'elles 
étaient  plus  réfléchies. 


XIV 


A  dater  de  ce  jour,  une  nuance  nouvelle 
apparut  dans  ses  relations  avec  Lucienne. 

Il  se  montrait  toujours  affectueux  à  son 
égard;  il  simulait  la  sérénité  des  sentiments 
heureux,  mettant  une  sorte  de  coquetterie 
à  entretenir  l'illusion  de  son  amie,  comme 
Facteur  à  bien  s'acquitter  de  son  rôle.  Mais, 
excepté  leurs  rapports  individuels,  tout  sujet 
d'entretien  amenait  sur  ses  lèvres  des  paroles 
d'amertume  et  d'ironie, 

D'esprit     sérieux    et    cultivé,     madame 


l58  SUR     LES     RUINES 

d'Heyange  consacrait  ù  la  lecture  et  ù  la 
musique,  aux  concerts  et  aux  expositions, 
tout  le  temps  qu'elle  pouvait  dérober  au 
monde.  Questions  d'art  et  dliistoire,  pro- 
blèmes de  conscience  et  de  sentiment,  elle 
s'intéressait  h  tout,  et,  n'en  prélevant  que 
la  fleur,  elle  en  jugeait  d'une  façon  person- 
nelle et  fine,  avec  cette  délicatesse  de  goût 
qui  vient  de  l'ame.  Elle  ne  prenait  cepen- 
dant un  plaisir  complet  à  ses  impressions 
qu'après  les  avoir  communiquées  à  son 
ami;  elle  semait  ainsi  dans  leur  amour  mille 
souvenirs  variés  et  cliarmants. 

Maintenant,  à  tout  propos,  Rnndnl  ac- 
cueillait parle  scepticisme  et  la  raillerie  les 
réflexions  qu'elle  lui  confiait.  Tl  se  com- 
ploisait  à  lui  démontrer  l'erreur  de  tous  les 
principes,  le  conflit  de  toutes  les  doctrines,  le 
ridicule  de  toutes  les  admirations,  l'éternelle 
infirmité  de  l'esprit  humain,  le  néant  de  tout. 

Elle  le  réfutait  doucement  cl  non    sans 


SLR     LES     RUINES  IÔQ 

l'embarrasser  parfois,  ne  voyant  d'ailleurs 
dans  ces  accès  d'ironie  qu'un  effet  de  la 
crise  intellectuelle  qu'il  prétendait  avoir 
traversée  naguère. 

Elle  ne  le  contredisait  avec  un  peu  de 
vivacité  que  s'il  s'avisait  d'étendre  son  per- 
siflage aux  choses  du  cœur. 

Un  jour,  à  propos  d'un  roman  passionnel 
qui  venait  de  paraître,  il  se  mit  en  devoir 
de  prouver  que,  de  tous  les  mensonges  où 
se  laisse  prendre  la  pauvre  humanité,  l'a- 
mour est  le  plus  grossier.  Il  disait  : 

—  Mais  représentez-vous  donc  l'amour, 
tel  qu'il  est  vraiment,  c'est-à-dire  dépouillé 
des  oripeaux  lyriques  et  romanesques  sous 
lesquels  vingt-cinq  siècles  de  littérature  nous 
ont  appris  à  le  considérer.  Qu'en  reste-t-il? 
Un  instinct  obscur  évoque  une  image  en 
notre  cerveau.  Un  être  passe  qui  plus  ou 
moins  ressemble  à  cette  image,  et  voici  que 
nous  l'aimons.  Quand  la  ressemblance  est 


l60  SUR     LES     RUINES 

à  peu  près  exacte,  nous  tombons  aux  pieds 
de  cet  être,  et  tout  de  suite  nous  lui  don- 
nons notre  cœur,  notre  âme ,  notre  vie  : 
c'est  le  coup  de  foudre.  Quand  la  similitude 
est  lointaine ,  nous  n'avons  cesse  d'avoir 
adapté  la  réalité  à  notre  rêve,  en  lui  confé- 
rant par  l'imagination  tous  les  attributs  qui 
lui  manquaient  :  c'est  l'amour  en  sa  forme 
habituelle,  l'amour  progressif,  tenace  et 
pénétrant.  Même  quand  la  raison  nous  ap- 
prouve, nous  sommes  dupes  de  notre  désir. 
Notre  cœur  crée  toujours  l'objet  de  son 
culte.  Notre  àme  sonore  ne  vibre  jamais 
qu'à  l'écho  d'elle-même.  Quand  nous  ai- 
mons, nous  n'embrassons  ([ue  des  oml)res! 
Et  il  se  plaisait  à  rappeler  l'admirable 
apostrophe  du  poète  à  sa  maîtresse  parjure: 


Tu  n'ns  jamais  él('.  dans  tes  jours  les  plus  rares, 
O'un  l)anal  insirumcnt  sous  mon  archot  vainqueur, 
Et,  comme  lin  air  qui  sonne  au  hois  creux  des  puilaros. 
J'ai  fait  clianler  mon  lève  an  vide  de  Ion  cœnr. 


su  11     LES     RUINES  iGl 

Il  conlinuait  de  développer  ce  thème,  non 
plus  sérieusement,  mais  sur  un  ton  frivole, 
impertinent  et  caustique. 

Avec  un  accent  d'affectueuse  gronderie, 
madame  d'Heyange  cherchait  à  l'arrêter  : 

—  Voyons,  ne  soyez  pas  sacrilège  I  Ne 
tournez  pas  en  dérision  les  choses  saintes, 
C  est  un  abominable  péché. 

Comme  il  insistait,  au  contraire,  elle  l'in- 
terrompit sévèrement,  cette  fois  : 

—  Vous  ne  savez  pas  la  peine  que  vous 
me  faites  en  parlant  ainsi.  Quelle  confiance 
puis-je  avoir  dans  les  sentiments  que  vous 
m'exprimez,  si  ceux  d'aulrui  vous  inspirent 
de  pareilles  pensées  ? 

—  Mais  il  en  est  de  vous  et  de  moi  comme 
d'aulrui,  reprit-il,  nous  sommes  dupes  de 
nous-mêmes.. .  D'ailleurs,  que  vous  importe 
si  c'est  par  illusion  que  je  vous  aime  ? 

—  Mon  pauvre  ami,  à  trop  répéter  qu'on 
est  le  jouet  d'une  illusion,  on  cesse  vite  de 


i63  sur,   LES   nui>ES 

l'être.  Pour  moi,  je  n'ai  jamais  vu  dans 
notre  amour  que  la  plus  haute  cl  la  plus 
forte  des  réalités.  Et  il  m'est  très  pénible  de 
vous  voir  faire,  dune  chose  si  grave,  un 
amusement  desprit. 

Ce  jour-là,  une  mortelle  tristesse  envahit 
madame  dlleyange  lorsqu'elle  eut  quitté 
Randal  et  qu'elle  se  retrouva  seule  en  voi- 
ture. Que  suhsisterait-il  bientôt  de  leur  ten- 
dresse sil  ne  respectait  même  plus  la  sin- 
cérité de  ses  émotions  ? 

l'andis  qu'elle  remuait  ces  idées,  elle 
sentit  à  la  ceinture  de  sa  robe  les  violettes 
qu'elle  ne  manquait  jamais  d'y  glisser  quand 
elle  allait  chez  son  ami  et  qu'il  lui  prenait 
toujours.  Cette  fois,  l'esprit  absorbé  sans 
doute  par  ses  ironiques  paradoxes^  il  avait 
oublié  de  les  cueillir.  Alors  elle  fondit  en 
larmes  et,  déchirant  le  bouquet  d'une  main 
irritée,  elle  jeta  dehors  les  pauvres  fleurs  qui 
s'éparpillèrent  dons  la  boue. 


SUR     LES     RUINES  l63 

Le  charme  de  leurs  relations  s'en  allait 
ainsi  peu  a  peu,  et  chaque  jour  rabîme  se 
creusait  entre  eux. 

Bientôt  un  sentiment  étrange  commença 
de  s'agiter  au  fond  du  cœur  de  Randal  : 
une  vague  et  sourde  rancune  à  l'égard  de 
Lucienne. 

Dès  qu'elle  paraissait,  il  devenait  ner- 
veux, impatient,  incisif,  avec  une  envie 
continuelle  de  la  contredire  et  de  la  désap- 
prouver. Ce  qu'elle  faisait  et  disait,  ses  atten- 
tions et  ses  caresses  mêmes,  —  tout,  d'elle, 
l'agaçait  et  l'irritait.  Par  un  reste  de  pudeur 
et  de  savoir-vivre,  il  réprimait  ces  mouve- 
ments de  sa  nature  mauvaise,  et  parvenait 
encore  à  retenir  les  paroles  acerbes  qui  lui 
brûlaient  les  lèvres. 

Mais  maintenant,  elle  ne  gardait  plus 
d'illusion  :  elle  sentait  leur  amour  s'en  aller 
comme  l'eau  d'une  rivière  s'infiltre  dans  le 
sable.  Sans  récriminer,  sans  interroger,  elle 


i6' 


s  i  i\    1. 1:  s    n  u  1 N  E  ; 


se  replia  sur  elle-même.  Et,  puisque  c'était 
sa  destinée  de  souffrir  par  cet  homme,  elle 
accepta  sans  se  plaindre  le  supplice  nou- 
veau qu'il  lui  infligeait. 

Elle  ne  changea  rien  aux  habitudes  de 
leur  intimité.  Elle  venait  aussi  régulière- 
ment chez  lui,  mais  le  cœur  haletant,  l'àme 
anxieuse,  comme  on  va  voir  un  malade 
incurable  qu'on  redoute  chaque  fois  de  ne 
plus  trouver  en  vie. 

Pendant  leurs  entretiens,  elle  opposait 
aux  hostilités  sourdes  de  son  ami  une  dou- 
ceur et  un  sang-froid  imperturbables.  Elle 
l'écoutaif,  le  buste  droit,  les  mains  croisées, 
les  genoux  serrés,  si  calme  de  maintien  que 
pas  un  pli  de  sa  jupe  ne  se  dérangeait. 
Mais  ses  traits  tirés,  ses  prunelles  dilatées, 
ses  lèvres  sèches  sur  lesquelles  elle  passait 
à  tout  moment  la  pointe  de  sa  langue, 
témoignaient  assez  la  souffrance  qu'elle  en- 
durait intérieurement. 


SUULESIIUI>ES  l65 

Loin  de  s'attendrir  à  ce  spectacle,  Ran- 
dal  s'irritait  davantage,  comme  s'il  en  eût 
voulu  à  la  jeune  femme  de  son  silence  et  de 
sa  résignation.  Par  instants  même,  il  éprou- 
vait une  sorte  de  plaisir  monstrueux  à  la 
voir  souffrir.  Il  osait  lui  trouver  ainsi  une 
grâce  nouvelle,  une  étrange  beauté. 


XV 


Un  jour  vint  où  il  passa  toute  mesure. 
En  principe,  il  s'appliquait  k  ne  jamais  se 
montrer  au  dehors  avec  madame  d'Heyange  ; 
mais  parfois  il  la  rencontrait  dans  quelque 
maison  tierce.  Quand  le  hasard  d'une  invi- 
tation les  réunissait  ainsi,  ils  aiïectaient  a 
l'égard  l'un  de  lautre  les  rapports  de  la 
plus  banale  courtoisie. 

Jadis,  aux  jours  de  leur  première  inti- 
mité, cette  sorte  de  comédie  les  enchantait. 
Plus  d'une  fois,  saisis  du  même  désir  et  se 


SUll     LES     llUINES  107 

comprenant  d'un  signe,  ils  s'étaient  retirés 
séparément  pour  se  retrouver,  un  instant 
après,  rue  Balzac.  Elle  éprouvait  une  joie 
délicieuse  à  se  livrer,  toute  parée,  aux  ca- 
resses de  son  ami.  Et  lui-même  ne  connais- 
sait pas  de  plus  grande  volupté  que  de  con- 
templer dans  le  désordre  charmant  des  aban- 
dons celle  qui,  peu  de  minutes  auparavant, 
apparaisait  aux  yeux  de  tous  désirable, 
inaccessible  et  respectée. 

Le  salon  de  madame  Lavarenne  était  de 
ceux  011  ils  se  rencontraient  de  la  sorte, 
—  salon  littéraire  et  mondain,  dont  le 
mérite  original  était  de  laisser  à  chaque 
invité  le  droit  d'être  naturel  et  silencieux. 
La  maîtresse  du  logis,  veuve  cinquante- 
naire, toujours  souffrante  mais  toujours 
debout,  déployait  une  énergie  et  une  adresse 
peu  communes  à  tenir  ce  salon  qui  était 
son  œuvre,  sa  gloire  et  sa  vie. 

Un  soir  donc,  Randal  dînait  en  face  de 


l68  SI  U     LKS     llL  INES 

madame  d'Heyange  dans  celle  maison  lios- 
pilalière. 

Un  scandale  tout  récent  défrayait  la  con- 
versation. Il  s'agissait  d'une  jeune  femme, 
insoupçonnée  jusqu'alors,  que  venait  de 
déshonorer  un  retenlissantproccs  en  divorce. 
Très  jolie,  mariée  sans  fortune  à  un  homme 
qui  lui  avait  apporte  deux  cent  mille 
livres  de  rente  et  Tun  des  beaux  noms  de 
France,  elle  avait  été  surprise  dans  les  bras 
d'un  vieux  duc,  libertin  ruiné,  flétri,  mais 
dont  les  caprices  faisaient  loi  en  matière 
d'élégance,  et  dont  les  hommages,  selon 
l'argot  des  cercles,  «posaient»  une  femme. 
Elle  l'avail  pris  par  ennui,  par  désœuvre- 
ment, par  snobisme,  un  peu  aussi  pour  le 
plaisir  de  l'enlever  à  une  rivale  amie. 

Tous  les  convives  accablaient  la  malheu- 
reuse, et  personne  avec  plus  d'ardeur  que 
madame  Desbarres,  ancienne  beaulé,  fort 
galante  autrefois,  qui,  sur  le  retour,  ne  se 


SLR    LES    HUILES  1 DQ 

sentant  pas  le  goût  de  la  dévotion,  s'était 
mis  en  tète  aussi  d'avoir  un  salon.  On 
redoutait  ses  invitations  :  car  il  y  avait  le 
même  danger  à  s'y  rendre  qu'à  s'y  dé- 
rober. Elle  avait,  en  effet,  l'esprit  perfide 
et  drôle,  et  ses  traits  n'épargnaient  per- 
sonne. 

Randal,  seul  contre  tous,  s'institua  le 
défenseur  de  la  divorcée;  —  un  singulier 
défenseur!  Elle  était,  disait-il,  pareille  à 
toutes  les  autres,  fragile,  inconsciente  et 
irresponsable. 

Avec  une  verve  et  un  accent  de  convic- 
tion qui  donnaient  un  tour  presque  original 
à  ses  pensées,  il  rééditait  les  vieux  apho- 
rismes  inspirés  par  la  mobilité  des  femmes  : 
il  les  montrait  versatiles  et  journalières, 
aussi  variables  dans  leur  personne  morale 
que  dans  leur  être  physique ,  toujours 
dominées  par  l'émotion  présente  mais  inca- 
pables de  s'y  tenir  et  de  s'y  fixer,  toujours 


SLR     LES     li  U 1  ]\'  E  S 


prêles  à  vibrer  mais,  comme  le  violon,  sm^ 
n'imporle  quel  air,  tendre  ou  gai,  volup- 
tueux ou  passionné,  au  gré  de  la  main  qui 
lient  l'archet.  Il  faisait  remarquer  l'extraor- 
dinaire faculté  de  rénovalion  qui  est  en  elles 
et  qui  les  rend,  pour  ainsi  dire,  vierges  à 
chaque  amour  nouveau.  A  ce  propos,  il  rap- 
pelait la  pensée  de  La  lîruycre  :  «  Une 
femme  oublie  d'un  homme  qu'elle  n'aime 
plus  jusqu'aux  faveurs  qu'il  a  reçues  d'elle.  » 
Et  il  citait  encore  le  mot  profond  cl  hardi 
de  Tau  leur  du  Décaméi-on  : 

Bocca  basciala  non  perde  venliira, 
Anzi  rinnnova  corne  Ja  la  luna. 

Chacune  de  ses  paroles  frappait  madame 
dlleyangc  en  plein  cœur.  Svcllc  el  droite 
dans  une  robe  de  salin  noir  dccoUelée,  un 
œillet  rouge  clllcuranl  la  chair  pâle  des 
seins,  elle  écoulait  ces  paradoxes,  dont  il 
n'était  pas   un  qui   ne   fùl  démcnli  par  la 


SUR     LES     RUINES  I/I 

constance  de  ses  sentiments  et  la  gravite  de 
sa  tendresse. 

Les  yeux  fixés  sur  Randal,  elle  lui  en- 
voyait la  protestation  muette  de  son  cœur 
offensé.  Mais,  feignant  de  pas  la  voir,  il 
s'animait  à  ce  jeu  cruel. 

Les  autres  convives  répliquaient ,  les 
femmes  surtout,  indignées  pour  la  forme 
seulement,  car  la  femme  est  toujours  heu- 
reuse qu'on  s'occupe  d'elle  et  préfère  le  mé- 
pris de  l'homme  à  son  indifférence. 

Seule,  madame  d'Heyange  se  taisait. 
Madame  Desbarres  l'interpella  : 

—  Et  A  ou  s,  chère  madame,  vous  ne  vous 
récriez  pas  contre  les  infâmes  théories  de 
M.  Randal? 

Elle  répondit  simplement  : 

—  Je  le  jDlains  de  n'avoir  jamais  ren- 
contré de  femme  qui  lui  ait  donné  meil- 
leure opinion  de  nous. 

Le  ton  sur  lequel  elle    prononça    cette 


172  SI  U     LES     ni   INES 

phrase  fil  croire  que  les  discours  de  Kaiidal 
l'avaient  choquée,  blessée  peut-être.  On 
parla  d'autre  chose. 

Après  le  dîner,  tandis  qu'on  servait  le 
café,  madame  d'IIeyange  s'approcha  de  son 
ami.  Elle  avait  autour  des  yeux  un  cercle 
sombre,  et  ses  pupilles  brillaient  d'un  vif 
éclat.  D'une  voix  sourde,   elle   murmura  : 

—  De  grâce,  dites-moi  vite  que  vous 
ne  pensez  pas  un  mot  des  théories  que  vous 
avez  soutenues  lout  à  l'heure.  Vos  paroles 
m'ont  fait  tant  de  mal  à  entendre  ! 

Il  répli((ua,  alTectueux  et  railleur  tout  h 
la  fois  : 

—  Mais  non,  je  vous  assure  :  j'étais  sin- 
cère. . .  D'ailleurs,  il  ne  s'agissait  pas  de  //o//.s'. 

Madame  Lavarenne  s'avançait  : 

—  On  vous  appelle  au  fumoir,  monsieur 
Piondal.  Allez-y  vile  et  ne  vous  y  attardez 
pas  trop. 


SUR     LES     RUINES  lyS 

Quand  il  revint,  trois  quarts  d'heure 
plus  tard,  madame  d'Heyange'  n'était  plus 
là. 

Elle  avait  prétexté  un  accès  de  migraine 
pour  expliquer  son  silence  pendant  le  dîner 
et  pour  annoncer  qu'elle  se  retirerait  de 
bonne  heure.  Et  chacune  des  personnes 
présentes  s'était  apitoyée  sur  ses  yeux  battus 
et  sa  pCdeur  soudaine. 

Mais  avant  de  partir,  elle  avait  dû  subir 
un  tourment  nouveau. 

A  peine  les  dîneurs  s'étaient-ils  retirés 
au  fumoir  que  les  femmes,  restées  seules, 
avaient  mis  la  conversation  sur  Randal. 

—  Quel  singulier  homme  1  disait  l'une. 
Etait-il  sincère  tout  à  l'heure? 

—  Quel  genre  de  vie  mène-t-il?  deman- 
dait une  autre.  Il  est  toujours  si  mystérieux  ! 
Un  de  ses  anciens  collègues  de  la  diplo- 
matie me  racontait,  l'autre  jour,  qu'il  a 
inspiré  des  passions  dans  toutes  les  capitales 


ly/i  Sun   les   ra  i>ks 

où  il  a  résidé,  et  que  son  récent  voyage  au- 
tour du  monde  cachait  un  roman  d'amour. 
Mais  madame  Desbarres  intervenait  dans 
le  débat  : 

—  Randal,  romanesque  ?  Allons  donc  I 
C'est  un  air  qu'il  se  donne.  Il  n'y  a  pas 
d'homme  plus  matériel...  disons  le  mot: 
plus  sensuel  que  lui. 

Puis,  comme  si  elle  craignait  d'être  allée 
trop  loin  : 

—  D'ailleurs,  je  n'en  parle  que  par  ouï- 
dire...  d'après  ses  amis. 

Et,  avec  cet  art  de  réticence,  ces  ruses 
de  langage  qui  la  rendaient  si  redoutable, 
elle  insinuait,  suggérait,  sous-entendait  que 
le  mystère  dont  Randal  s'entourait  ne  dis- 
simulait que  la  vulgarité  de  ses  plaisirs  et 
la  bassesse  de  ses  goiils. 

Gomme  on  s'étonnait  qu'un  homme  .«i 
élégant  de  manières  et  si  raffiné  dans  ses 
habitudes  intellectuelles,   pût  se  complaire 


SUR     LES     RUINES  lyO 

aux  débauches  vulgaires,  elle  répliqua,  avec 
une  autorité  hardie  que  sa  compétence  jus- 
tifiait en  effet  : 

—  Mais  il  suffit  de  regarder  sa  bouche 
et  ses  yeux  quand  il  parle  k  une  femme,  pour 
deviner  quel  est  le  fond  de  sa  nature  1 . . . 

Sur  ces  mots,  madame  d'IIeyange  se  levait 
discrètement  et,  portant  la  main  à  la  tempe 
pour  rappeler  la  cause  de  son  départ,  elle 
prenait  congé  de  madame  Lavarenne. 

Elle  rentra  chez  elle,  bouleversée.  Certes, 
elle  ne  croyait  pas  un  mot  des  propos  de 
madame  Desbarres.  C'étaient  là  de  ces  mé- 
disances, de  ces  félonies  de  salon  comme  il 
s'en  commet  chaque  soir  des  centaines  à 
Paris.  Non,  Randal  n'avait  ni  les  goûts  ni  les 
mœurs  dun  débauché.  Mieux  que  personne, 
elle  connaissait  la  profondeur  de  sa  sensi- 
bilité morale  et  la  noblesse  de  ses  instincts. 

Mais  ce  qui  ressortait  clairement  de  l'en- 


i-jO  sin    LES   nriNES 

tretien  d'après-dîner,  c'était  la  curiosité,  l'in- 
térêt qu'il  excitait  chez  les  autres  femmes. 
Une  d'entre  elles  pouvait,  un  soir,  l'enjôler, 
lui  plaire  et  le  capter.  Peut-être  même,  en 
ce  moment,  quelqu'une  éprouvait-elle  sur 
lui  ses  charmes?  Ne  serait-ce  pas  là  l'ex- 
plication des  changements  qui  depuis  deux 
mois  s'elTecluaient  en  lui  ?  Et,  jalouse 
pour  la  première  fois,  elle  songeait  avec 
anxiété  à  tout  ce  qu'elle  ignorait  et  igno- 
rerait toujours  de  la  vie  de  cet  homme, 
à  tout  ce  qui  ne  lui  avait  point  appar- 
tenu dans  le  passé,  à  tout  ce  qui  lui  échap- 
pait dans  le  présent,  à  tout  ce  qui  lui  serait 
dérohé  dans  l'avenir. 

Elle  rejetait  cependant  toutes  les  suppo- 
sitions que  formait  son  esprit:  «  Non,  non, 
se  disait-elle,  il  ne  me  trompe  pas  et  ne 
me  trompera  jamais.  11  peut  se  montrer 
cruel,  injuste,  pour  des  raisons  que  je  ne 
devine  pn=;;  mais  il  est  loyal  et  fier.  Quand, 


s  L"  Il     L  i:  s     R  L  1  >  E  s  177 

il  y  a  deux  ans,  il  a  cru  ne  plus  pouvoir 
vivre  auprès  de  moi,  il  me  l'a  déclaré  spon- 
tanément. Quand,  il  y  a  quinze  jours,  je 
lai  supplié  de  m'avouer  sil  était  las  de  ma 
tendresse,  il  m'a  juré  que  je  lui  étais  tou- 
jours chère.  C'est  un  cœur  malheureux  et 
troublé,  mais  une  âme  droite,  forte,  inca- 
pable de  mensonge  et  de  trahison.  » 
Toute  la  nuit,  elle  resta  sans  dormir. 

Rentré  dans  le  salon  presque  au  moment 
oîi  madame  d'Heyange  en  sortait,  Randal 
n'avait  pu  réprimer  un  mouvement  de  sur- 
prise de  ne  la  plus  trouver  là. 

Madame  Desbarres,  qui,  sans  rien  soup- 
çonner de  leur  liaison,  avait  un  flair  mer- 
veilleux des  situations  équivoques,  lui  dit  k 
brûle-pourpoint  : 

—  Vous  cherchez  madame  d'Heyange  ? 
Elle  est  partie.  Vos  affreux  paradoxes  l'ont 
mise  en  fuite.  Si  les  femmes  honnêtes  comme 


l-jS  SUR     LES     Rri>ÎES 

elle  vous  évitent,  je  comprends  maintenant 
sur  quels  échantillons  vous  nous  jugez  toutes. 

Il  avait  au  bout  de  la  langue  une  verte 
réplique;  mais  il  se  contenta  de  sourire  et 
feignit,  tout  de  suite,  de  prendre  a  la  con- 
versation générale  le  plus  A'if  intérêt. 

A  l'heure  du  thé,  il  scsquiva. 

La  nuit  était  claire  et  froide.  Triste,  les 
nerfs  tendus,  il  éprouvait  un  besoin  profond 
de  solitude  et  de  mouvement.  Au  lieu  de 
rentrer  chez  lui,  il  s'engagea,  au  hasard, 
dans  Tune  des  grandes  avenues  qui,  des 
hauteurs  des  Champs-Elysées,  descendent 
à  la  Seine,  Mille  pensées  confuses  et  péni- 
bles se  heurtaient  dans  son  esprit. 

Au  quai  Dcbilly,  il  demeura  ([uclqucs 
minutes  ù  contempler  le  llouvc  (jni  dérou- 
lait avec  lenteur  sa  moire  sombre.  Puis  il 
poursuivit  sa  marche  vers  le  ïrocadéro. 

Dans  l'air  vif  du  soir,  dans  le  silence  de 
la  berge  déserte,    une   détente  s'opérait  en 


SUR     LES     RUINES  lyQ 

lui.  Avec  une  mélancolie  pénétrante,  il 
évoquait  les  moindres  détails  de  sa  soirée. 
11  revoyait  la  physionomie  douloureuse  de 
madame  dlleyange  pendant  le  dîner  ;  il  se 
rappelait  les  paroles  suppliantes  qu'elle  lui 
avait  adressées  au  sortir  de  table,  —  cette 
aumône  de  tendresse  quil  lui  avait  refusée; 
il  se  représentait  ce  qu'elle  avait  dû  souffrir 
pour  s'être  retirée  si  précipitamment,  ce 
qu'elle  souffrait  encore,  en  cet  instant  même, 
dans  la  nuit  et  l'insomnie.  Alors,  pour  la 
première  fois  depuis  qu  il  s  était  engagé 
dans  cette  voie  cruelle,  il  connut  le  remords. 
Pourquoi  torturait-il  ainsi  la  pauvre  créa- 
ture? Etait-ce  sa  faute,  à  elle,  s"il  était  las 
de  l'aimer?  Etait-ce  elle  ou  lui  qui  avait 
si  instamment  supplié  pour  renouer  les 
liens  du  passé?  Et,  tout  en  marchant,  il  sen- 
tait fixés  sur  lui  les  yeux  éplorés  de  Lu- 
cienne, —  ces  beaux  yeux  qui,  dans  la  dou- 
leur comme   dans    la  volupté,    devenaient 


l80  SLU     LES     ULINES 

presque  noirs,  tant  leur  pupille  se  dilalail. 

Il  sabandonnail  d'autant  plus  librement 
à  son  émotion,  qu'il  en  était  le  seul  témoin  : 
car  il  appartenait  à  celte  catégorie  d'hommes 
chez  lesquels  une  pudeur  mauvaise  réprime 
les  meilleurs  élans  de  la  conscience,  et  qui 
passent  leur  vie  à  regretter  les  repentirs  qui 
leur  étreignaient  le  cœur  et  qu  ils  n  ont  pas 
avoués,  les  paroles  de  contrition  qui  leur 
montaient  aux  lèvres  et  qu'ils  ont  retenues, 
les  larmes  de  pitié  qui  leur  gonflaient  les 
paupières  et  qu'ils  n'ont  pas  versées. 

Il  avait  franchi  maintenant  les  premières 
maisons  d'Autcuil  et,  sans  penser  au  retour, 
il  continuait  sa  route.  Les  quais,  déserts 
jusque-là,  s'animaient  un  peu.  Les  feux, 
nuit  et  jour  allumés,  d'une  usine  li  gaz  pro- 
jetaient sur  le  ciel  une  clarté  d'incendie. 
De  l'autre  côté  de  la  Seine,  des  lueurs  pa- 
reilles brillaient  çà  et  là  sur  Grenelle.  Des 
chariots   pesants  ébranlaient  le   pavé.    Des 


;UR     LES     ULIJiES 


groupes  d'ouvriers  passaient,  avec  la  dé- 
marche lourde  et  traînante  de  ceux  que 
nulle  joie  n'attend  au  but. 

Une  pitié  profonde  saisit  Randal,  à  la 
pensée  de  tous  les  malheureux  qui  peinent 
ainsi,  sans  trêve,  sous  l'aiguillon  de  la  né- 
cessité, qui  ne  tiennent  à  l'existence  que 
par  leur  misère  même  et  ne  cessent  de  tra- 
vailler que  pour  mourir. 

Au  coin  de  la  rue  Boulainvilliers,  une 
fille  publique  attardée  l'accosta,  la  voix 
rauque,  la  parole  obscène.  11  lui  mil  une 
pièce  dans  la  main  : 

—  Tiens,  dit- il,  va  dormir  seule,  ma 
jiauvre  iille. 

Sa  commisération  était  en  ce  moment 
si  grande,  qu'elle  s'étendit  jusqu'à  la  rosse 
é tique  d'un  fiacre  en  maraude  qui  s'appro- 
chait avec  un  bruit  de   ferraille   disloquée. 

Il  n'en  héla  pas  moins  le  cocher  et  se  fit 
reconduire  chez  lui. 


lb2  SIK     LES    l',Ll>ES 

Malgré  riieure  avancée,  il  diiï'éra  de  se 
mettre  au  lit,  afin  de  confesser  tout  vif  à 
madame  d'Heyange  le  sentiment  de  repentir 
qui  lui  soulevait  l'âme. 

11  écrivit  : 

«  Pauvre  et  chère  amie,  que  j'ai  donc  été 
coupable  envers  vous  ce  soir!  J'ai  compris, 
après  votre  départ  seulement,  toute  la  peine 
que  vous  avez  endurée  par  moi.  El  mon 
châtiment  est  de  devoir  attendre  jusqu'à 
demain  pour  implorer  votre  pardon.  Ou- 
bliez vite  les  mauvais  propos  que  j'ai  pu 
tenir.  Si  le  démon  de  l'ironie  ma  dépravé 
lesprit,  mon  cœur  est  resté  bon,  tendre  et 
digne  de  vous. 

y>  Soyez  miséricordieuse  une  fois  de  plus. 
Ne  me  retirez  pas  votre  main.  Ne  vous  lassez 
pas  de  me  pardonner  et  de  m'aimer. 

))  A  vous,  d'une  amc  contrite  et  désolée. 

»    l'HlLll'i'E    )> 


SUR    LES    RUINES  ibo 

Eveillé  le  lendemain  à  l'heure  habi- 
tuelle, il  relut  sa  lettre,  la  jugea  un  peu 
exaltée  de  ton,  mais,  sans  y  rien  changer, 
il  la  fit  porter  aussitôt  rue  de  Berri. 

Une  heure  plus  tard,  madame  d'Heyange 
entrait  chez  lui. 

S'échappant  du  lit,  abrégeant  son  bain, 
prenant  à  peine  le  temps  de  nouer  ses  che- 
veux et  de  vêtir  une  robe,  elle  était  accourue. 

Quand  il  l'eut  prise  dans  ses  bras,  elle 
se  mit  h  trembler  tout  entière  :  aucune 
parole  ne  parvenait  à  sortir  de  ses  lèvres  ; 
et  des  frissons  couraient  sur  sa  peau,  mê- 
lant le  frais  parfum  de  sa  toilette  récente 
au  souffle  tiède  de  sa  poitrine  oppressée. 

A  la  voir  si  troublée,  Randal  sentait  re- 
naître en  lui  la  violente  émotion  de  pitié 
qui,  la  veille,  lui  avait  dicté  sa  lettre. 

—  Pardon,  murmurait-il.  Pardon,  ma 
pauvre  ame.  Je  ne  sais  quel  mauvais  génie 
m'inspirait  hier  soir  et  m'excitait  à  te  faire 


l84  SLll     LES     IlLINES 

souffrir.  Je  ne  nie  comprends  plus  moi- 
même.  Mais,  cesl  fini,  je  te  le  jure.  C'est 
à  jamais  fini...  Que  puis-je  faire  pour  le 
prouver  mon  repentir,  pour  te  rendre  Ics- 
pérance  et  la  foi,  pour  te  faire  oublier  le 
triste  rêve  de  ces  derniers  jours  et  pour  mé- 
riter mon  absolution?... 

Elle  s'était  détachée  de  lui  tandis  quil 
parlait,  et  elle  l'écoulait  comme  en  songe,  les 
yeux  pleins  de  larmes.  Mais  tout  à  coup, 
joignant  les  mains,  elle  se  prosterna  devant 
celui  qui  l'implorait. 

Elle  était  si  touchante  dans  son  abandon, 
si  noble  dans  son  affaissement  ;  elle  évo- 
quait dune  façon  si  poétique  l'image  de  la 
Madeleine  épandant  ses  parfums  aux  pieds 
du  Maître  bienaimé,  qu'il  la  contemplait 
sans  vouloir  la  relever,  sans  prononcer  un 
mot,  sans  ébaucher  un  geste,  sans  rien 
faire  qui  pût  troubler  celte  pose  gracieuse, 
attendrissante  et  passionnée. 


SUR    LES    RUINES  l85 

Quand  elle  eut  repris  les  sens  et  la  voix, 
elle  dit  : 

—  Il  n'est  pas  de  souffrance  au  monde  qui 
paierait  assez  cher  le  bonheur  que  tu  viens 
de  me  donner.  On  peut  quitter  la  vie  quand 
on  a  goûté  ces  joies-là  :  on  a  suffisamment 
vécu.  Que  parles-tu  de  repentir  et  de  par- 
don ?  C'est  à  moi  de  te  rendre  grâces,  de 
te  bénir  et  de  t'adorer,  puisque  par  toi 
j'aurai  connu  la  béatitude  suprême. 

Puis,  s'étant  relevée  d'un  mouvement 
souple  et  lent,  elle  vint  s'asseoir  sur  les  ge- 
noux de  Randal  et  se  blottir  près  de  son 
cœur. 

Une  grande  douceur  les  pénétrait  tous 
deux  ce  jour-là,    quand  ils  se   quittèrent. 


XVI 


Au  lendemain  de  celle  crise,  Randal  sem- 
bla recouvrer  loute  sa  sérénilé.  Son  altitude 
envers  son  amie  était  redevenue  afTeclueusc 
et  libre.  L'impatience  et  la  conlrainte 
avaient  disparu  de  ses  manirros,  et  l'ironie 
ne  crispait  plus,  ù  tout  propos,  ses  lèvres. 

Ne  doutant  plus  que  le  mauvais  sort  fût 
définitivement  conjuré,  madame  d'Heyange 
se  reprenait  avec  délices  à  Tamour,  comme 
le  convalescent  revient  à  la  vie  qu'il  a  failli 
perdre. 


SUR     LES     RUIÎNES  187 

En  effet,  quelques  heures  avaient  suffi 
pour  déterminer  cliez  Randal  une  évolution 
décisive. 

Deux  sentiments  le  dominaient  mainte- 
nant :  c'était,  d'une  part,  une  pitié  profonde 
pour  l'être  charmant  dont  il  avait  fait  couler 
les  pleurs,  —  et,  de  l'autre,  la  conviction 
absolue  qu'il  ne  l'aimait  plus  d'amour  et  ne 
l'aimerait  jamais  plus.  Mais,  par  un  com- 
promis assez  fréquent  chez  les  natures  ima- 
ginatives,  ces  états  contradictoires  de  son 
âme  s'accordaient  ingénieusement.  Pour  se 
mettre  en  règle  avec  sa  conscience,  il  s'était 
imposé  le  maintien ,  le  langage  et  tous  les  de- 
voirs de  forme  que  l'honneur  et  la  charité  lui 
commandaient  envers  madame  d'Heyange. 
Et  cette  consigne  une  fois  acceptée,  il 
l'observait  strictement,  sans  défaillance, 
avec  moins  de  peine  quil  n'avait  présumé, 
éprouvant  même,  à  cette  discipline  nou- 
velle, une  sorte  de  satisfaction  morale  et  le 


SUR     LES     RUINES 


plaisir  moins  pur  dune  expérience  intime 
encore  inessayée. 

Puis,  quitte  ainsi  de  tout  scrupule,  il 
laissait,  sans  nul  remords,  sans  nulle  rete- 
nue, son  esprit  s'égarer  en  fantaisies  dé- 
sordonnées. Partout,  dans  le  monde ,  au 
théâtre,  dans  la  rue  même,  il  se  complai- 
sait h  la  pensée  des  femmes  dont  la  sil- 
houette entrevue,  le  parfum  respiré,  la 
grâce  apparue  attiraient  ses  yeux  ou  solli- 
citaient son  désir.  11  les  poursuivait  en 
rêve,  les  dévêtait  du  regard,  évoquait 
l'image  de  leur  heaulé  dans  les  rites  se- 
crets de  l'amour,  toujours  prêt  à  jeter  son 
cœur  à  ces  cœurs  inconnus,  à  livrer  son 
âme  à  ces  âmes  de  rencontre. 

Fidèle  de  fait  à  madame  d'IIeyangc,  il  la 
trahissait   mentalement   vingt  fois    le  jour. 


XVIT 


C'est  une  loi  fatale  que  nos  actes  finis- 
sent par  ressembler  à  nos  idées  ;  car  le 
propre  de  l'idée  est  de  tendre  toujours  à 
se  réaliser,  et  le  rêve  où  l'on  s'attarde  est 
déjà  de  l'action. 

Dans  les  premiers  jours  de  mars,  Randal 
était  allé  passer  la  soirée  chez  l'académicien 
Caumont,  le  créateur  de  l'Esthétique  expé- 
rimentale, l'auteur  de  la  plus  belle  œuvre 
de  pensée  que  laissera  notre  temps,  après 
V Intelligence  de  Taine  et  les  Dialogues  phi- 


IQO  S[   U     LES     ni  INïïS 

losophiques  de  Renan  :  le  Sens  de  la  Beauté. 

Lilluptre  professeur  habilait  quai  Mala- 
quais,  près  de  rinstilut,  dans  une  de  ces 
vieilles  maisons,  de  brique  et  de  pierre,  qui 
encadrent  si  noblement  le  Collège  Mazarin. 

11  y  recelait  chaque  semaine  ses  amis  : 
public  de  savanls  et  de  lellrcs,  oii  linlclb- 
gence  des  fronts  et  des  regards  contrastait 
avec  la  gêne  des  attitudes  et  des  gestes,  oi^i 
la  disgrâce  des  corps  trahissait  les  fatigues 
propres  à  la  vie  d'étude  et  de  biblio- 
thèque. 

Peu  de  femmes,  d'ailleurs,  et  des  plus 
simples,  sans  élégnnce,  mais  non  sans 
grâce. 

De  temps  à  autre,  quelques  mondaines, 
en  quête  de  relations  académiques,  appa- 
raissaient dans  ce  lieu,  oij  leur  verbiage  vide, 
leurs  phrases  apprises,  leur  science  d'em- 
prunt et  cet  air  de  vague  condescendance, 
dont    les  gens    de    salon   ne    se   déparlent 


Sun     LES     BTIIVES  IQl 

jamais  tout  à  fait  envers  les  gens  de  travail, 
détonnaient  encore  plus  que  leurs  toilettes. 

Randal  fréquentait  assez  régulièrement 
cette  demeure  sérieuse  et  tranquille. 

Il  y  goûtait  le  double  plaisir  de  converser 
avec  des  hommes  instruits  et  de  se  délasser 
de  ses  préoccupations  sentimentales  au  con- 
tact des  idées.  C'était  une  de  ses  plus  vives 
jouissances  intellectuelles  que  de  pouvoir 
prendre  à  part  le  maître  du  logis  et  causer 
avec  lui. 

Affable  et  simple,  le  vieux  Caumont 
excellait  à  mettre  son  interlocuteur  à  l'aise, 
tant  il  paraissait  prendre  d'intérêt  à  la 
conversation.  Avec  une  modestie  méritoire 
chez  un  homme  qui  possédait  à  fond  la 
connaissance  de  trois  grandes  civilisations, 
qui  était  comblé  de  titres  et  d'honneurs,  et 
dont  toute  l'Europe  savante  commentait  les 
écrits,  il  estimait  qu'il  y  a  toujours  quelque 
profit  à  tirer  du  plus  modeste  ouvrier  de  la 


IC)2  SUU     LES     ULINES 

pensée  quand  il   esl   sincère  et  conscien- 
cieux. 

Ce  soir-Ki  donc,  Fvandal,  assis  h  côlc  du 
maître,  l'écoulait  : 

—  Non,  disait  Caumont,  en  balançant  sa 
lête  glabre,  non,  ne  croyez  pas  que,  de  nos 
jours,  le  sens  du  beau  soit  moins  vif  qu'aux 
siècles  disparus.  Tenez  au  contraire  pour 
assuré  que  nos  jouissances  esthétiques  sont 
plus  profondes  et  plus  délicates  qu'elles  ne 
furent  jamais  :  elles  se  sont  amplifiées  et 
raiïlnées  dans  la  mesure  oii  l'âme  humaine 
s'est  élargie.  L'émotion  produite  par  l'œuvre 
d'art  retentit  aujourd'hui  en  des  régions  de 
l'être  intime  qui  jadis  demeuraient  incultes 
et  closes.  Nos  descendants  percevront,  de 
même,  des  nuances  de  beauté  qui  nous 
échappent  encore,  et  les  derniers  hommes 
connaîtront  des  extases  que  nous  ne  soup- 
çonnons pas... 


SUR     LES     RUINES  IqS 

Comme  il  achevait  ces  mots,  un  silence 
se  fit  soudain  dans  le  salon,  un  de  ces  mou- 
vements inconscients  et  subits  qui  mar- 
quent l'attention  de  tous. 

Une  femme  entrait,  une  superbe  créatare. 
Vêtue  de  satin  rose,  la  taille  très  cambrée, 
les  épaules  découvertes  jusqu'aux  seins,  la 
chair  blanche  et  nacrée,  un  flot  de  che- 
veux dorés,  tordus  sur  la  nuque  et  pesant 
sur  le  front,  elle  s'avançait  souriante,  d'un 
air  royal. 

Anglaise,  mariée  à  Sir  Malcolm  Blackford, 
le  jeune  leader  du  parli  écossais  à  la  Chambre 
des  Communes,  elle  était  venue,  seule,  pas- 
ser quelques  mois  à  Paris.  Et,  curieuse  de 
toutes  les  formes  de  notre  vie  sociale,  elle 
allait  de  salon  en  salon,  à  travers  tous  les 
mondes ,  ceux  de  l'aristocratie  et  de  la 
finance  comme  ceux  de  la  politique  et  de 
la  littérature,  franchissant  deux  et  trois  fois 
dans  la  même  soirée  ces  frontières  indécises 


ig'l  srn    lf-s    lu  ines 

que  l'usage,  la  fortune,  la  vanité,  l'es- 
prit de  coterie  mettent  aux  groupements 
sociaux. 

Elle  avait  sollicité  une  invitation  chez 
Caumont,  parce  qu'il  était  célèbre,  parce 
que,  de  retour  à  Londres,  il  fallait  qu'elle 
pût  dire  :  «  Oh!  fancy,  I  hâve  been  al  the 
famous  Caumont's  and  hacl  siich  a  long  chat 
idth  him...  » 

Le  premier  émoi  passé,  les  conversations 
avaient  repris  leur  train.  Les  hommes  con- 
tinuaient n  s'entretenir  de  leurs  travaux  et 
de  leurs  soucis  professionnels.  Les  femmes 
jetaient  à  la  dérobée  un  regard  vers  la  nou- 
velle venue  qui,  assise  à  côté  du  philosophe, 
obtenait  de  lui  des  paroles  d'une  grâce  sa- 
vante et  noble,  des  compliments  délicats  à 
l'adresse  de  ses  confrères  anglais. 

Randal,  debout,  dans  un  cercle  animé, 
ne  la  quittait  pas  des  yeux. 

Elle  l'eut  vile  distingué  dans  le  salon  oii 


srn    LES    RuiîNES  19.5 

elle  se  faisait  nommer  par  Caumonl  toutes 
les  personnes  présentes. 

Avec  l'instinct  de  divination  que  l'habi- 
tude des  hommages  développe  si  merveil- 
leusement chez  la  femme,  elle  sentait  que, 
seul  de  tous  les  hommes  ici  rassemblés,  il 
était  capable  de  priser  son  élégance  et  de 
subir  son  charme. 

Répondant  à  ses  questions,  Caumont 
disait  : 

—  C'est  un  jeune  homme  charmant,  un 
agréable  écrivain;  il  a  le  goût  délicat,  l'âme 
ouverte  à  la  beauté.  Je  fonde  sur  son  talent 
de  belles  espérances... 

Quelques  instants  plus  lard,  Lady  Black- 
ford  se  faisait  présenter  Randal. 

Aux  premiers  mots,  ils  se  reconnurent  de 
même  race  et  se  comprirent.  Elle  balançait, 
en  parlant,  un  large  éventail  garni  de 
plumes  odorantes,  et  l'accent  étranger  met- 
tait comme  une  caresse  dans  sa  voix. 


i9''>  "^i  n    L  i-s    uli.m:s 

Uandaî  se  dccouvrail  une  envie  folle  de 
plaire  à  celte  inconnue,  une  de  ces  envies 
fébriles  qui  surexcitent  en  nous  toutes  les 
facultés  de  séduction.  Comme  si  le  flot  des 
désirs  accumulés  depuis  un  mois  dans  son 
canir  cherchait  issue,  les  mots  lui  venaient 
aux  lèvres,  pressés,  alertes,  insinuants. 

Elle,  qui  n'attendait  de  cette  soirée  que 
des  satisfactions  de  curiosité  intellectuelle, 
se  montrait  ravie  de  ces  compliments,  dont 
la  forme  originale  et  la  saveur  sincère  la 
grisaient  un  peu,  comme  un  encens  nouveau. 

—  Quand  tout  à  l'heure  vous  êtes  entrée, 
disait-il,  j'ai  compris  quel  merveilleux  ins- 
trument de  bonheur  est  la  beauté.  Considérez 
tous  les  autres  dons  que  l'on  souhaite  :  talent, 
puissance,  fortune.  En  est-il  un  seul  qui 
confère  de  pareils  privilèges  ?...  Voyez  le 
poète,  ce  préféré  des  dieux.  La  meilleure  part 
de  sa  gloire  lui  échappe.  Il  ne  perçoit  ([uin- 
direclement  lécho  des  admirations  suscitées 


SUR     LES     RUINES  197 

par  ses  vers.  C'est  hors  de  sa  présence,  dans 
la  solitude  et  le  recueillement  qu'on  le  lit, 
qu'on  le  médite  et  qu'on  l'aime.  Et,  de  tous 
les  enthousiasmes  qu'il  inspire,  combien  res- 
tent cachés  dans  quelque  âme  lointaine  qu'il 
ne  connaîtra  jamais!  Seule,  au  contraire,  la 
créature  de  beauté  jouit  pleinement  de  son 
prestige.  Partout  où  elle  passe,  elle  recueille 
le  témoignage  immédiat,  la  preuve  irrécu- 
sable de  sa  supériorité.  Quel  hommage  vaut 
le  silence  qui  s'est  fait  ici  quand  vous  avez 
paru?... 

Il  allait  ainsi,  Fattitude  et  le  visage  im- 
passibles, mais  la  parole  audacieuse  et  la 
voix  caressante,  devinant  qu'il  plaisait,  sen- 
tant naître  en  lui  la  joie  vaniteuse  et  sen- 
suelle que  donne  la  conquête  des  femmes. 

Cependant,  autour  d'eux,  on  commen- 
çait de  partir.  Il  se  leva,  prenant  congé. 

—  Oh!  lui  dit-elle,  vous  me  plaisez  beau- 
coup. Vous  viendrez  me  voir,  n'est-ce  pas? 


198  Srn     LKS     RUINES 

Je  suis  installée  rue  de  Tilsitt.  Et  vous,  où 
demeurez-vous  ? 

—  Nous  sommes  presque  voisins  :  j'ha- 
bite rue  Balzac. 

—  Oh  !  c'est  tout  près  de  chez  moi.  Alors 
je  vous  ramènerai  ce  soir,  A'Oulez-vous  ? 

A  cette  proposition,  il  eut  un  sursaut 
intérieur.  Mais,  très  maître  de  lui,  compre- 
nant que  la  partie  s'engageait,  il  n'exprima, 
pour  accepter,  qu'un  remerciement  banal  et 
correct.  Elle  reprit,  rougissant  un  peu: 

—  Je  dois  vous  choquer,  n'est-ce  pas.*^ 
A  Paris  cela  ne  se  fait  pas,  sans  doute? 

Il  songeait:  «Cela  se  fait-il  donc  à  Lon- 
dres? ))  Mais  il  était  trop  heureux  de  cette 
fortune  inespérée,  pour  s'attarder  a  l'ironie. 

Ils  partirent  ensemble.  A  peine  sur  l'es- 
calier, elle  lui  dit: 

—  Oh!  comme  ils  étaient  tous  laids  ici  1 

Jusqu'à  laube,  sans  dormir,  il  rrvo  d'elle 


SLR     LES     RUINES  I99 

et  de  l'impérieux  parfum  qu'exhalait  sa 
beauté. 

Le  lendemain,  il  lui  faisait  visite  et,  trois 
jours  après,  elle  se  donnait. 

Elle  fut  la  maîtresse  voluptueuse  et  ma- 
gnifique, dont  les  peintres  vénitiens  évo- 
quent le  rêve  en  nos  sens  ;  car  l'amour  de 
deux  jeunes  pairs,  d'un  prince  royal  et  d'un 
ténor  illustre  l'avait  merveilleusement  as- 
souplie aux  caresses  et  instruite  au  plaisir. 


XVIII 


Pendant  la  courte  résistance  de  Lady 
Blackford,  Randal  avait  évité  de  revoir  ma- 
dame d'IIeyange,  craignant  de  ne  pouvoir 
lui  dissimuler  le  trouble  de  ses  nerfs.  A 
peine  victorieux,  il  éprouva  l'ardent  besoin 
de  se  retrouver  auprès  d'elle,  de  réenlendre 
sa  parole  douce  et  de  se  retremper  dans  son 
atmospbère  intime. 

La  première  fois  qu'elle  revint,  il  l'ac- 
cueillit avec  une  émotion  grave  et  tendre 
qui  lu  remplit  de  bonlicur.  Depuis  si  long- 


SUR     LES    RUINES  201 

temps  il  ne  l'avait  reçue  de  la  sorte  !  11  la 
tenait  assise  sur  ses  genoux,  la  serrait  contre 
sa  poitrine  et  doucement  lui  caressait  les 
cheveux. 

Elle  lui  disait  : 

—  Ah  I  comme  tu  m'aimes  aujourd'hui  ! 
Comme  je  te  sens  à  moi  ! 

Mais  il  l'interrompait,  lui  murmurant  à 
l'oreille  : 

—  Tais -toi  ,  tais- toi  ;  dors  sur  mon 
cœur. 

Et  tandis  quil  la  berçait  entre  ses  bras, 
silencieuse  et  ravie,  un  étrange  sentiment 
s'éveillait  en  lui.  Comme  si  la  trahison  eût 
lait  jaillir  dans  son  être  des  sources  incon- 
nues, il  éprouvait  pour  la  pauvre  créature 
abusée  une  tendresse  toute  nouvelle,  chaste 
et  douloureuse,  faite  de  souvenirs,  de  re- 
mords et  de  compassion. 

Durant  près  d'une  heure,  ils  restèrent 
dans  cet  alanguissement  délicieux. 


202  SLU    LES    UUINES 

Au  momeiil  de  partir,  elle  passa  dans  la 
chambre  de  son  ami  pour  rajuster  sa  toi- 
lette. 

Un  peu  du  parlum  de  l'aulre  llotlail  en- 
core dans  la  pièce. 

Randal  seul  s'en  aperçut.  Et  cette  éma- 
nalion  aggravant  le  trouble  de  son  àme,  il 
contemplait ,  comme  en  rêve ,  madame 
d'Heyange  qui  lui  souriait  dans  la  glace 
en  arrangeant  sa  coiffure.  Pris  de  pitié  pour 
elle  et  de  dégoût  pour  Jui-mème,  il  se  sen- 
tait une  envie  subite  de  se  jeter  à  ses  ge- 
noux et  de  lui  tout  avouer.  Mais  elle  sem- 
blait si  heureuse  et  si  confiante  qu'il  n'eut 
pas  le  courage  de  la  détromper. 

Quand  elle  eut  remis  son  chapeau,  épin- 
gle sa  voilette,  boutonné  ses  gants,  clic  pro- 
mena Iciilciiicnl  la  caresse  de  ses  yeux  à 
travers  la  chambre,  comme  elle  faisait  tou- 
jours avant  de  se  retirer.  Puis,  avec  une 
grâce    charmante,    clic    s'approcha    du   lit 


SUR    LES    RUINES  2o3 

et,    découvrant    l'oreiller,    elle    y   mit  un 
baiser. 

La  nuance  nouvelle,  apparue  dans  les  sen- 
timents de  Randal,  se  précisa  les  jours  sui- 
vants. Jamais  peut-être  il  ne  s'était  décou- 
vert un  tel  attachement  pour  madame 
d'Heyange,  jamais  il  n'avait  mieux  apprécié 
la  qualité  de  son  âme  et  la  valeur  de  sa 
tendresse;  mais  jamais  non  plus  il  n'avait 
été  moins  épris  d'elle.  Il  lui  était  dévoué, 
par  réflexion,  par  reconnaissance,  par  cha- 
rité, mais  sans  illusion,  sans  élan,  sans 
désir,  —  en  un  mol,  sans  amour.  La  con- 
science de  ses  devoirs  envers  elle  le  tour- 
mentait douloureusement,  mais  le  laissait 
impuissant  à  les  accomplir. 

Ce  qui  lui  coûtait  le  plus,  c'était  l'obli- 
gation de  dissimuler;  c'étaient  les  détours 
mesquins  et  les  subterfuges  dégradants  des 
existences  en  partie  double.   Gomme  il  se 


204  SLll    LES    RUINES 

renconliait  chaque  jour  avec  lady  Blackford, 
il  ne  pouvait  plus  voir  une  seule  fois  ma- 
dame dlleyange  sans  être  obligé  de  lui 
mentir. 

Parfois,  cherchant  à  s'excuser,  il  se  disait 
qu'il  devait,  à  tout  prix,  épargner  à  sa  vic- 
time le  déchirement  d'une  révélation  ;  que 
d'ailleurs  sa  liaison  avec  l'Anglaise  ne  du- 
rerait guère;  qu'ensuite  il  reviendrait  d'au- 
tant plus  tendre  et  fidèle  à  sa  pauvre  amie 
qu'il  aurait  été  plus  coupable  envers  elle. 

C'était  le  sophisme  éternel  de  la  passion 
qui  travestit  en  obligations  de  conscience 
nos  impulsions  les  plus  égoïstes,  et  qui, 
tour  à  tour,  selon  notre  intérêt,  nous  fait 
découvrir  un  devoir  de  franchise  dans  notre 
cruauté  ou  bien  un  scrupule  de  déhcalesse 
dans  noire  hypocrisie. 


XIX 


Mars  finissait.  Depuis  quelques  jours,  une 
reprise  inattendue  de  l'hiver,  comme  sou- 
vent il  arrive  dans  celte  saison,  étendait  sur 
Paris  une  brume  neigeuse  et  glacée. 

Randal  devait  retrouver  madame  d'He- 
yange  à  un  bal  que  madame  Lavarenne 
offrait  pour  inaugurer  son  hôtel.  Lucienne 
lui  avait  dit  : 

—  Les  occasions  de  nous  voir  un  peu 
longuement  sont  rares  maintenant  ;  vous 
êtes   si  absorbe  par   vos    travaux,    que  j'ai 


3*^0  SUR    LDS    RUIXES 

toujours  scrupule  de  les  troubler  quand  je 
m'attarde  chez  vous. 

Et  puis,  elle  s'était  composé  pour  celte 
soirée  une  toilette  exquise,  un  poème  de 
dentelles  précieuses,  de  Ileurs  rares  et  de 
satin  pâle.  Ingénument,  elle  déclarait  : 

—  C'est  à  votre  intention  que  je  l'ai 
commandée  ;  je  suis  anxieuse  qu'elle  vous 
plaise,  car  il  me  semble  que  je  suis  plus 
près  de  votre  cœur  quand  je  flatte  votre  goût. 

11  avait  donc  promis. 

Mais,  vers  la  fin  du  jour,  Jady  Blackford 
lui  avait  écrit  : 

«  Je  me  suis  rendue  libre  ce  soir,  darling. 
Venez  me  prendre  à  sept  heures.  Vous  me 
mènerez  dîner  où  il  vous  plaira;  après,  nous 
Irons  entendre  un  acte  dans  quelque  théâtre  ; 
ensuite...  Oh!  ce  sera  délicieux  ensuite  I 

»  My  lips  on  y  oui-  lips, 

»    IIELE.N.     » 


SUR    LES    RLIiSES  20"] 

Au  reçu  de  ce  billet  qui  n'admettait  pas 
même  la  possibilité  d'un  empêchement, 
Randal  écrivit  à  madame  d'Heyange  qu'elle 
ne  s'inquiétât  pas  si  peut-être  elle  ne  le 
voyait  pas  au  bal.  ((  Je  crains,  continuait- 
il,  d'avoir  pris  froid  dans  la  journée.  Oh  I 
rien  de  grave,  un  simple  malaise  qui  sera 
dissipé  quand  demain  vous  viendrez  me 
voir,  car  il  faut  que  vous  me  dédommagiez 
sans  retard  de  mon  plaisir  manqué.  » 

Sur  son  ordre,  la  lettre  ne  fut  portée 
qu'après  dîner. 

Madame  d'Heyange  achevait  de  s'habiller. 
Elle  avait  procédé  à  sa  toilette  avec  un  soin 
minutieux  et  secret.  Debout  devant  la  glace, 
elle  se  mirait,  en  inclinant  légèrement  la 
tête  et  clignant  un  peu  les  yeux  comme  font 
les  peintres  pour  juger  l'effet  d'un  portrait. 
Depuis  la  pointe  des  souHers  jusqu'à  l'ai- 
grette piquée  dans  les  cheveux,  elle  ne 
trouvait  rien  à  reprendre  :   le   détail  était 


oo8  SLR     LES     nriNES 

parfait,  ronscmble  harmonieux,  la  robe  aussi 
bien  ajustée  à  son  corps  qu'assortie  au 
caractère  de  sa  personne  intime.  Heureuse 
de  ce  résultat  elle  se  souriait  donc  à  elle- 
même  quand  on  lui  tendit  la  lettre  de 
Randal.  Rien  qu'à  voir  l'écriture,  elle  pres- 
sentit une  contrariété.  Lorsqu'elle  eut  achevé 
de  lire,  elle  fut  si  déçue  qu'elle  songea 
d'abord  à  se  dcsliabiller  et  à  rester  chez 
elle. 

Son  second  mouvement  fut  de  passer  tout 
de  suite  rue  Balzac,  ainsi  qu'elle  s'y  était 
risquée  parfois.  Elle  ne  demeurerait  chez 
son  ami  que  le  temps  nécessaire  pour  s'in- 
former de  sa  santé  et  pour  se  montrer  à 
lui  :  avant  minuit,  elle  serait  chez  madame 
Lavarenne. 

L'babiludc  qu'elle  avait  de  louer  une  voi- 
ture de  cercle  les  soirs  de  bal,  afin  d'épar- 
gner à  ses  chevaux  les  longues  stations  noc- 
turnes, facilitait  son  projet. 


SUR    LES    RUINES  200 

Quand,  une  demi-heure  plus  tard,  elle 
arriva  chez  Randal,  le  valet  de  chambre  qui 
lui  ouvrit  la  porte  parut  surpris  de  la  voir. 

—  Monsieur  est  sorti  pour  dîner,  fit-il  ; 
mais,  sans  doute,  il  ne  tardera  pas  à  ren- 
trer, car  il  m'a  commandé  de  lui  préparer 
son  thé  pour  onze  heures. 

Troublée,  elle  redescendit  et  poursuivit 
sa  route.  Que  signifiait  ce  contre-temps?... 
Peut-être,  se  trouvant  mieux  au  dernier 
moment,  Randal  s'était-il  hasardé  à  sortir. 
Elle  allait,  en  ce  cas,  le  "retrouver  au  bal. 
Quelle  surprise  charmante  !  Quelle  impru- 
dence pourtant  !  car  ce  soir,  le  froid  était 
pénétrant,  le  vent  tout  chargé  de  neige  et 
de  pluie...  Mais  non,  cela  n'était  pas. 
Puisqu'il  avait  dîné  dehors,  il  avait  dû 
quitter  le  logis  à  l'instant  même  oii  il  ex- 
pédiait sa  lettre...  Son  indisposition  n'était- 
elle  donc  qu'un  prétexte? 

Chez  madame    Lavarenne,    elle  accepta 


Sun    LKS    RUINES 


Je  premier  bras  qui  s'olTril,  pour  parcou- 
rir  les  salons  à   la  recherche  de   Randal. 

A  travers  les  couples  tournoyants  et  les 
rangs  de  femmes  alignées  sur  des  chaises, 
dans  la  houle  des  nuques  ondulantes  et  des 
épaules  nues ,  dans  l'irradiation  des  pier- 
reries et  le  papillonnement  des  éventails, 
elle  passait,  resplendissante  et  conA^oilée, 
indifTérente  aux  hommages,  absorbée  dans 
une  seule  pensée. 

Un  instant,  elle  s'assit  près  de  sa  mère, 
madame  Villard,  et  lui  dit  : 

—  J'ai  voulu  venir  ce  soir  afin  de  ne  pas 
vous  inquiéter;  mais  je  ne  resterai  pas  da- 
vantage :  je  me  sens  très  lasse. 

Pour  atteindre  le  vestibule  du  rez-dc- 
chau?séo,  elle  dut  refouler  le  flot  toujours 
montant  des  invités.  Puis,  ayant  fait  appeler 
sa  voiture,  elle  lança  de  nouveau,  pour 
adresse,  au  cocher  : 

—  /i,  rue  Balzac. 


SUR    LES    RUINES  21 


Au  moment  précis  où  elle  y  arrivait,  elle 
aperçut,  à  quelques  pas,  un  fiacre  qui  s'é- 
loignait du  trottoir,  tandis  que  sous  la  voûte 
entrouverte  un  couple  se  glissait. 

De  bien  plus  loin,  elle  aurait  reconnu 
Randal  :  elle  n'avait  pas  besoin  de  distm- 
guer  la  personne  de  grande  prestance  qui 
l'accompagnait,  pour  se  sentir  la  plus  mfor- 
tunée  des  femmes. 

Le  bruit  de  la  porte  qui  se  refermait  Im 
retentit  jusqu'au  fond  du  cœur.  Elle  mur- 

mura  : 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 
Cependant,  le  cocber,  ne  la  voyant  pas 

descendre,  se  pencbait  sur  le  siège  et  de- 

mandait  : 

—  C'est  bien  ici  que  madame  m  avait 

ordonné  de  la  conduire? 

Elle  abaissa  la  vitre  et  répondit  : 

Oui,  attendez. 

L'homme,   habitué   par  sa    clientèle  de 


SI*?  SUR     LES     nilNES 

cercle  à  tous  les  Imprévus  du  Paris  noc- 
turne, enroula  ses  guides  au  fouet  et,  blotti 
dans  sa  houppelande,  s'assoupit. 

A  travers  la  fenêtre  ouverte  du  coupé, 
madame  d'IIeyange  regardait  obstinément 
les  croisées  de  Fenlresol  oij,  derrière  la  soie 
lumineuse  des  stores,  des  ombres  se  pro- 
filaient par  instants. 

Un  tel  tourbillon  de  sensations  et  d'imaf^es 
s'était  déchaîné  dans  sa  pauvre  tète,  qu'elle 
demeurait  insensible  au  froid,  inattentive 
à  la  pluie  neigeuse  que  les  rafales  du  vent 
lui  cinglaient  au  visage.  Son  cœur  battait  u 
grands  coups  élancés,  tandis  qu'une  an- 
goisse horrible  lui  étreignait  1  unie. 

Soudain,  tout  son  corps  trembla,  ses 
dents  claqurrcnl.  un  frisson  glacial  courut 
le  long  de  ses  vertèbres.  Près  de  défaillir, 
elle  eut.  un  instant,  la  vision  de  la  mort. 

En  face,  les  lumières  venaient  de  s'é- 
teindre. 


SUU    LES    1\UI:NES  2IO 

Pourtant,  elle  demeurait  toujours  là.  Le 
pas  lourd  et  rythmé  de  deux  sergents  de 
ville  arpentant  le  trottoir  la  rappela  soudain 
à  la  réalité  :  elle  éveilla  le  cocher  et  se  fit  ra- 
mener chez  elle. 

Les  soins  de  sa  femme  de  chambre  furent 
impuissants  à  la  réchauffer.  Toute  la  nuit  elle 
trembla  de  froid,  de  fièvre  et  d'émotion. 
Le  matin,  elle  toussait  un  peu,  et  sa  poi- 
trine haletait  comme  si  l'air  n'y  pouvait 
plus  pénétrer. 

Le  médecin,  appelé  dès  l'aube,  porta  le 
diagnostic  d'une  congestion  pulmonaire, 
et  prescrivit  des  calmants  pour  la  surex- 
citation des  nerfs,  que  rien  ne  lui  ex- 
pliquait. 

Pendant  une  semaine,  on  la  crut  perdue. 
Létat  des  poumons  se  compliquait  de 
graves  désordres  nerveux  ;  car  l'excès  de 
la  souffrance  morale  produit  l'effet  d'un 
poison. 


2iq  srn  LES   niiNEs 

A  ers  le  neuvième  jour,  le  danger  sembla 
conjuré.  Mais  elle  gardait  une  p;Meur  de 
morte  ;  son  regard  restait  vide  cl  fixe  ;  elle 
répondait  avec  effort  aux  questions  les  plus 
simples.  On  craignit  une  anémie  céré- 
brale. 


XX 


Dès  qu'elle  fut  traiisporlable,  le  médecin 
l'envoya  dans  le  Midi. 

M.  d'Heyange,  la  devançant,  choisit  une 
villa  sur  les  hauteurs  de  Cannes  :  la  villa 
des  Cistes. 

Elle  y  arriva  dans  les  derniers  jours 
d'avril,  accompagnée  de  sa  mère  et  de  sa 
fdle.  Son  mari,  l'ayant  installée,  repartit 
aussitôt. 

Le  soleil,  la  lumière,  les  fleurs,  la  brise 
tiède  et  paisible  qui  mêle  aux  parfums  de 


2lG  SLR     LES    RI  INES 

cette  cote  euchanleresse  les  souilles  de  la 
mer,  accomplirent  leur  miracle  coulumier. 

En  huit  jours,  une  sensijjle  amélioration 
s'était  produite  clic/  la  malade.  Un  peu  de 
couleur  lui  revenait  aux  joues  ;  la  respira- 
tion se  faisait  régulière  et  plus  forte. 

Elle  éprouvait  létrange  impression  de 
détente  et  de  repos  qui  suit  les  grandes 
crises  de  lùme  et  du  corps,  ce  bienfaisant 
anéantissement  de  l'être  épuisé,  qui  n'a  pas 
encore  assez  de  force  pour  recommencer  à 
souffrir. 

Il  lui  restait  cependant  une  telle  fatigue 
de  l'esprit,  un  tel  endolorissement  de  la 
mémoire  qu'elle  n'avait  ni  pensées  ni  sou- 
venirs, et  qu'une  rumeur  lui  rcniplissait  la 
tête  si  parfois  elle  cherchait  à  lier  des  idées. 

Puis  clic  eut  un  réNcLl  las.  meurtri,  cour- 
baturé. Elle  s'alimentait  et  marchait  un 
peu.  Elle  causait  par  instants  avec  ma- 
dame ^  illard  et  Suzanne.   Elle  témoignait 


SLR     LES     r.UOES  217 

des  goûts,  des  préférences,  de  vagues  cu- 
riosités. 

Trois  semaines  s'écoulèrent  ainsi.  Mais 
à  mesure  que  la  convalescence  se  confir- 
mait, il  lui  venait  à  Tàme  une  tristesse 
plus  pesante,  un  besoin  plus  impérieux  de 
silence  et  disolement. 

Chaque  jour,  elle  s'asseyait  devant  la 
maison,  dans  un  massif  de  camélias  et 
d'azalées,  d'oiî  la  vue,  dépassant  les  villas 
semées  sur  la  côte,  embrassait  la  pointe 
rose  d'Anlibes  et  ses  rochers  d'argent,  les 
monts  de  l'Eslerel  harmonieux  et  graves  et 
les  îles  de  Lérins  reflétant  leur  verdure  au 
pale  azur  de  l'eau. 

Durant  des  heures  entières  elle  restait  là, 
seule,  tandis  que  Suzanne  allait  courir,  avec 
sa  gouvernante,  dans  la  foret  voisine,  et  que 
madame  Villard  faisait  des  visites  en  ville. 

Un  plaid  sur  les  genoux,  un  livre  à  côté 
d'elle,    appuyant  son  menton    amaigri  sur 

i3 


•Jl8  SIU     LKS     U  LINES 

ses  mains  jointes,  elle  songeait.  Le  Ilot  des 
souvenirs  lui  montait  au  cœur.  Elle  se 
rappelait  les  faits  récents,  les  jours  qui 
avaient  précédé  1  alTreux  soir  de  la  révéla- 
tion. Comment  jusqu'alors  navait-elle  rien 
vu,  rien  compris,  rien  devine?...  Pour- 
quoi, dans  ces  derniers  temps,  s*élail-il 
montré  si  allectueux  avec  elle,  sil  ne  lai- 
mait  déjà  plus?...  Elle  se  perdait  en  con- 
jectures et  s'épuisait  en  regrels. 

Puis  des  visions  plus  anciennes  passaient 
devant  ses  yeux.  Elle  remontait  jusqu'à  la 
prcmicre  période  de  son  amour,  aux  heures 
lumineuses  de  Gaslein,  aux  jours  (juiavaienl 
suivi,  jours  bénis  où,  pour  elle,  tout  était 
joie,  confiance  et  sérénité.  Mais  la  trahison 
récente  lui  corrompait  jusqu'à  ces  premiers 
souvenirs.  Mémo  alors  lavail-il  aimée  a  rai- 
mont,  puisqu'elle  lavait  vu  depuis  se  don- 
ner à  une  outre,  avec  la  mcme  llamme 
aux   veux,    le   même    sourire   aux  lèvres  '} 


SUR    LES    nuiNEs  2ig 

Plus  que  tout  peut-être,  rinaiiité  de 
l'œuvre  où  s'était  consumé  son  cœur  la  dé- 
solait. Ainsi,  la  ferveur  de  ses  élans,  la 
constance  de  sa  tendresse,  la  poésie  de  ses 
rêves,  tout  ce  qu'elle  avait  accumulé  de 
pensées  et  de  croyances,  de  vœux  et  d'ado- 
ration sur  cet  homme,  —  tout  cela,  c'était 
en  vain.  Son  amour  n'avait  pu  donner  le 
bonheur.  Elle  avait  aimé  pour  moins  qu'une 
illusion  :  pour  rien. 

Alors,  la  misère  de  son  existence  passée, 
présente  et  future  lui  apparaissait  tout  en- 
tière :  sa  vie  stérile  et  déracinée,  son  bon- 
heur détruit,  toute  joie  fmie,  toute  espé- 
rance vaine,  les  derniers  jours  encore  plus 
sombres  que  les  anciens...  Ah!  que  la  mort 
serait  douce  I . . . 

Parfois,  Suzanne,  revenant  les  mains 
pleines  de  fleurs,  la  surprenait  dans  cette 
méditation.  Et  la  tristesse  de  la  mère  dé- 
bordait de  pitié,  à   l'idée  qu'un  jour   aussi 


2  20  SI  U     LES     a r INES 

celle  fillclle,  devenue  femme,  forait  l'expé- 
rience de  l'amour.  L'Image  d'un  homme 
remplirait  son  âme,  capterait  ses  pensées 
les  plus  intimes  cl  ses  mouvcmcnls  les  plus 
secrets,  absorberait  toutes  ses  facultés  de 
sacrifice,  de  rcve  et  d'émotion.  Puis,  un 
soir,  elle  apprendrait  que  tout  est  leurre  et 
trahison,  El  des  larmes  désespérées  flétri- 
raient ses  joues  ! 

Un  découragement  profond,  une  détresse 
sans  nom  succédaient  en  elle  à  ces  ré- 
flexions et  retardaient  de  jour  en  jour  son 
rétablissement  physi(|uc.  Presque  cha(jue 
soir,  un  souille  fébrile  la  traversait,  et  le 
matin,   au   réveil,   elle   toussait  un  peu. 

Au  mois  de  juin,  l'élévation  subite  de  la 
lenqiéralure  détermina  les  médecins  à  l'en- 
voyer aux  l*>aux-Bonnes. 

La  veille  de  son  départ,  comme  elle  fai- 
sait  un  dernier    tour  dans    le  jiirdin,    sur- 


SUR    LES    RUINES 


prise  d'y  laisser  tant  de  regrets,  étonnée  de 
l'attachement  que  notre  âme  garde  aux 
lieux  témoins  de  ses  souffrances,  le  facteur 
de  la  poste  lui  remit,  avec  le  courrier  du 
soir,  une  lettre  dont  la  vue  seule  la  bou- 
leversa. L'enveloppe  était  pesante,  le  timbre 
marquait  :  paris.  Sans  rompre  le  cachet, 
elle  tournait  et  retournait  le  pli  dans  ses 
main,  cherchant  à  percer  le  mystère  de  ce 
message  imprévu,  à  deviner  quel  aveu  de 
repentir,  quelle  prière  de  pardon,  quel 
appel  de  tendresse  venait  ainsi  vers  elle. 

Mais,  soudain,  l'idée  de  replacer  son 
cœur,  encore  à  vif,  sous  le  choc  des  émo- 
tions, fit  passer  dans  ses  nerfs  le  frisson 
d'effroi  dont  tremblent  les  malheureux 
patients  qu'on  ramène  à  la  table  opéra- 
toire. Et,  mentalement,  avec  un  sursaut,  elle 
prononça  :  «  Non,  non,  je  ne  veux  pas,  je 
ne  dois  pas  ouvrir  cette  lettre,  w 

Résolue  à  la  brûler  immédiatement,  elle 


SUR    I.E.S    uriNES 


monta  dans  sa  chambre.  A  l'instant  d'agir, 
elle  défaillit.  «Plus  lard,  pensait-cllc,  il 
sera  temps  encore.  » 

Et  elle  enferma  l'enveloppe  intacte  dans 
son  sac  de  voyage. 

De  toute  la  nuit,  elle  ne  put  dormir. 
Torturée  du  besoin  de  savoir,  passant  des 
craintes  les  plus  déraisonnables  aux  espé- 
rances les  plus  insensées,  remuant  dans  sa 
pauvre  âme  affolée  toutes  les  hypothèses  et 
toutes  les  contradictions,  clic  fut  vingt  fois 
sur  le  point  de  se  lever  pour  reprendre  sa 
lettre  et  la  lire  enfin.  Mais  la  même  pensée 
Tarrêtait  chaque  fois  :  à  quoi  bon  savoir, 
puisque  nul  lien  n'était  plus  possible  entre 
elle  et  cet  homme;  puisqu'il  avait  à  jamais 
perdu  le  droit  de  l'aimer?  Et  faible,  bai- 
gnée de  pleurs,  elle  murnmréiil  : 

—  Mon  Dieul  faut-il  donc  que  je  souffre 
encore?  Le  sacrifice  n'est  donc  pas  con- 
sommé ? 


s  in    LES    RUINES  223 

Le  matin  venu,  son  parti  fut  pris  :  ce 
jour  même,  avant  de  quitter  Cannes,  elle 
aurait  détruit  la  lettre. 

Jusqu'à  midi,  elle  ne  put  s'isoler  un  ins- 
tant, dans  l'activité  que  les  préparatifs  du 
départ  entretenaient  autour  d'elle.  Mais, 
après  le  déjeuner,  elle  parvint,  sous  pré- 
texte de  repos,  à  s'enfermer  quelques 
minutes  dans  sa  chambre.  Alors,  d'un 
mouvement  rapide,  comme  si  une  force 
extérieure  dirigeait  son  geste,  elle  tira  la 
lettre  de  son  sac  et  l'approcha  d'une  allu- 
mette enflammée.  Quand  le  papier  fut  aux 
trois  quarts  brûlé  entre  ses  doigts,  elle  le 
jeta  dans  la  cheminée. 

En  se  relevant,  elle  aperçut  son  visage 
dans  la  glace  :  jamais  elle  ne  s'était  vu  les 
yeux  si  caves  et  les  traits  si  contractés. 


XXI 


Le  début  de  son  séjour  aux  Eaux-Ronncs 
fut  déplorable.  Elle  était  si  faible  en  y  ar- 
rivant, qu'on  dut  ajourner  le  traitement 
thermal. 

Par  une  heureuse  fortune,  le  médecin 
qu'on  lui  avait  indiqué,  le  vieux  docteur 
Monnicr,  alliait  au  savoir  professionnel  le 
plus  solide  une  rare  intelligence  des  choses 
de  l'àme  et  le  don  de  charité.  Sans  l'inlcr- 
roger,  il  la  devina.  El,  cherchant  d'abord 
à  relever  le  moral  de  la  malade,  il  répan- 


SUR     LES    1\LIT<ES  22D 

dit  sur  elle  ces  paroles  de  sympathie  qui 
sont  aux  douleurs  secrètes  le  plus  bienfai- 
sant des  baumes. 

Il  lui  parlait  de  la  vie  en  homme  qui 
sait,  par  métier,  combien  les  plus  misé- 
rables des  humains  pleurent  à  la  perdre  : 
il  lui  disait  qu'elle  est  bonne  en  soi  mal- 
gré les  heures  mauvaises;  qu'elle  cicatrise 
elle-même  les  blessures  qu'elle  fait,  et  que 
la  première  condition  est  de  l'aimer  pour 
guérir. 

Il  apportait  dans  ses  discours  un  tact  si 
subtil,  une  mesure  si  discrète,  il  touchait 
d'une  main  si  légère  les  fibres  de  ce  pauvre 
cœur  broyé  que,  sans  nulle  défiance,  elle 
cédait  à  la  douceur  de  sangloter  devant  lui. 

Ces  épanchements  la  soulagèrent.  Elle 
se  sentait  moins  isolée,  moins  brisée;  elle 
cherchait  à  dominer  ses  nerfs,  à  refouler 
ses  souvenirs,  à  se  faire  une  âme  forte,  un 
cœur  énergique  et  résigné  désormais. 

i3. 


TîO  Srn     LES     lîUINES 

D'ailleurs,  le  régime  des  eaux,  en  fixant 
à  ses  heures  un  emploi  précis,  occupait  son 
esprit  cl  le  délournail  du  rêve. 

Enfin,  le  paysage  même  qui  renlourail 
contribuait  à  la  retremper  moralement;  car 
ses  visions  de  mélancolie,  qui  trouvaient 
dans  la  cote  méditerranéenne  un  décor  trop 
complaisant,  s'encadraient  avec  peine  dans 
cette  contrée  montagneuse,  auslcre  et  ro- 
buste, que  des  pics  crénelés  ou  des  crêtes 
ébrccliées  enserraient  de  toute  part,  et  qui, 
le  soir,  mêlait  à  la  vapeur  fraîche  des  eaux 
courantes  le  vif  parfum  des  lavandes  et  des 
fleurs  sauvages. 

Après  six  semaines  de  séjour,  elle  avait 
repris  assez  de  force  pour  qu'on  résolût  de 
l'envoyer  passer  un  mois  à  son  chûleau  de 
Boisselle,  près  de  Melun,  d'où  elle  retour- 
nerait en  automne  achever  sa  guérison  à 
Cannes. 

On   était    au    i^*"  septembre.     Depuis    la 


SUR     LES     RLI>'ES  227 

veille,  le  vent  soufflait  du  nord,  et  les 
nuages,  s'engouffrant  au  fond  de  la  vallée, 
s'y  résolvaient  en  pluie  froide  cl  continue. 

Madame  Yillard,  qui  rentrait  d'une  visite 
à  l'un  des  hôtels  voisins,  dit  brusquement 
h  sa  fille  : 

—  Devine  qui  je  viens  de  rencontrer... 
Randal  !  Arrivé  ce  matin  de  Luchon  —  il 
a  bien  choisi  son  temps,  ma  foi  I  —  il  re- 
part demain.  Je  ne  sais  si  c'est  l'effet  de 
la  brume  dans  laquelle  nous  baignons,  mais 
je  lui  ai  trouvé  mauvaise  mine,  l'air  fati- 
gué. Il  s'est  longuement  informé  de  toi.  Je 
l'ai  rassuré  sur  ta  santé,  puis  je  l'ai  engagé 
à  venir  dîner  ce  soir  avec  nous,  pour  te 
distraire.  Mais,  —  tu  reconnaîtras  bien  là 
ses  allures  mystérieuses,  —  il  s'est  aussitôt 
excusé  sur  l'obligation  de  ne  pas  abandon- 
ner un  compagnon  de  voyage,  sur  la  crainte 
de  te  fatiguer,  sur  je  ne  sais  quels  pré- 
textes encore.  Il  a  cependant  ajouté  :  «  Dites 


2  28  SI  U     Li:s     m  INES 

bien  à  madame  d'IIcyange  quelle  peine 
j'aurais  de  quiller  les  Eaux-lîonnes  sans 
quelle  m'ait  autorise  à  la  voir.  —  Auto- 
rise? ai-je  repris;  mais  vous  l'eles  toujours. 
Voyons,  venez  demain  déjeuner  sans  fa- 
çon. C'est  entendu,  n'est-ce  pas?  » 

Une  telle  émotion  s'était  emparée  de  ma- 
dame d'Heyange,  aux  premiers  mots  de  sa 
mère;  son  cœur  battait  à  coups  si  brus- 
ques, ses  oreilles  bourdonnaient  si  bruyam- 
ment, qu'elle  put  à  peine  répondre,  dune 
voix  entrecoupée  : 

—  En  elTet...  je  n'aurais  pas  été  en  état 
de  le  recevoir.  Pendant  que  vous  étiez  sor- 
tie, ma  mère,  je  ne  sais  ce  que  j'ai  eu,  je 
me  suis  presque  évanouie  et  je  me  sens 
très  mal  encore.  Je  voudrais  voir  le  docteur 
Monnier...  le  voir  tout  de  suite. 

Quand  le  docteur  vint,  il  la  trouva  au 
lit,  en  proie  ù  une  crise  intense  de  fièvre 
et  de  nerfs. 


SIU    LES    RUINES  229 

11  tranquillisa  d'abord  madame  Yillard, 
rédigea  une  ordonnance  et  pria  qu'on  le 
laissât  seul  quelques  instants  avec  la  ma- 
lade pour  la  calmer. 

Assis  auprès  d'elle  et  lui  tenant  la  main, 
il  lui  parlait  sur  un  ton  affectueux  et  ferme. 

—  Voyons,  que  s'est-il  passé?...  Vous 
alliez  bien,  quand  je  vous  ai  vue  ce  ma- 
tin; vous  avez  donc  éprouvé,  depuis  lors, 
quelque  grosse  émotion?...  Un  souvenir 
cruel  vous  a  frappée  au  cœur  ?  Est-ce  cela  ? 
Non,  un  souvenir,  si  douloureux  fût-il, 
n'aurait  pas  sulïi  h  vous  jeter  dans  l'état  oii 
vous  êtes...  Alors,  qu'y  a-t-il?  Ne  puis-je 
vous  venir  en  aide?... 

Elle  répondit,  haletante,  avec  une  agita- 
tion extrême  : 

—  Docteur,  ne  m'abandonnez  pas,  se- 
courez-moi,  sauvez -moi ...  Faites  que  je 
parte,  que  je  parte  dès  demain ,  que  je 
retourne   directement    à    Cannes...    Qu'on 


23o  srr,    LES    urrNF.s 

me  laisse  guérir  ou  mourir  seule;  mais,  de 
grâce,  que  je  sois  seule,  toute  seule...  que 
personne,  vous  entende/?  personne  n'essaie 
plus  de  me  voir.  J'ai  trop  souiTert,  je  ne 
veux  plus  souiïrir.  Je  suis  à  bout  de  forces. 
Comprenant  à  demi,  le  médecin  reprit  : 
—  Soit,  rassurez-vous.  Puisque  la  soli- 
tude vous  est  salutaire,  je  prescrirai  qu'on 
vous  en  ménage  une  complète,  al)soluc. 
Personne  ne  viendra  vous  troubler,  per- 
sonne, je  m'en  porte  garant.  Dans  quelques 
jours,  vous  retournerez  h  Cannes,  dont  le 
climat  vous  a  fait  grand  bien  une  première 
fois.  Et  là,  quand  vous  aurez  repris  Aotre 
équilibre  moral,  votre  guérison  ne  sera 
qu'une  alTaire  de  jours...  Allons,  vous  voici 
déjà  plus  calme.  Tàcbcz  de  iloniuf,  main- 
tenant :  l;i  potion  (juon  vous  a  préparée 
vous  y  aidera...  A  demain,  clièrc  madame 
et  pauvre  amie. 


XXII 


Deux  mois  avaient  passe  :  madamo 
d'Heyange  se  mourait  à  Cannes. 

Le  mal  physique  avait  pris  le  dessus 
dans  cet  organisme  que  l'àme  ne  soutenait 
plus,  et  qui  s'était  détaché  de  la  vie  sous 
l'action  de  la  souffrance  comme  une  plante 
se  déracine  sous  les  coups  du  vent.  Une 
toux  sèche  harcelait  sa  poitrine,  un  fard 
bridant  teintait  ses  joues,  et  la  fièvre  la 
consumait  sans  trêve. 

On    eût  dit    cependant   que  la  maladie. 


232  SIU     LES     UllNES 

en  détruisant  son  corps,  fanait  avec  regret 
sa  beauté.  Dans  son  dépérissement,  elle 
revêtait  une  grâce  suprême,  la  grâce  des 
êtres  jeunes  qui  se  sentent  mourir. 

Incapable  maintenant  d'un  elTort  pro- 
longé de  lecture  ou  de  parole,  elle  passait 
des  heures  et  des  heures  à  remuer  ses  pen- 
sées, tandis  qu'autour  d'elle  une  moisson 
de  Heurs,  œillets,  orchidées,  roses  cl  vio- 
Icllcs,  mettait  dans  sa  chambre  une  der- 
nière illusion  de  fraîcheur  et  de  vie. 

Un  malin,  comme  elle  rêvait  ainsi,  les 
bras  allongés  de  chaque  côté  du  fauteuil, 
le  son  métallique  d'un  objet  qui  tombait 
frappa  son  oreille.  Elle  se  pencha  pour 
regarder.  C'était  un  bracelet,  simple  gour- 
mette d'or  que  Randal  lui  avait  donnée 
jadis  et  qui,  une  fois  rivée  au  poignet,  ne 
pouvait  plus  s'ouvrir.  Mais  elle  avait  tant 
maigri,  ses  pauvres  mains  s'étaient  tant 
décharnées    que   la  petite  chaîne,  ne   ren- 


SIU    LES    niI>ES  233 

contrant  plus  d'obstacle,  avait  glissé  jus- 
qu'à terre. 

Faible  et  troublée  comme  elle  était,  elle 
vit  dans  cet  incident  un  présage  funèbre 
qui  la  résolut  à  exécuter  sans  retard  un 
projet  depuis  longtemps  arrêté. 

Mettant  à  profit  la  sortie  quotidienne 
de  sa  mère  et  de  sa  fdle,  elle  pria  la  gou- 
vernante qui  lui  tenait  compagnie  de  la 
laisser  seule  quelque  temps  ;  puis,  ayant 
installé  un  buvard  sur  ses  genoux,  elle 
écrivit  : 

«  Mon  ami, 

»  Cette  lettre  est  le  dernier  signe  de  vie 
que  vous  recevrez  de  moi.  Depuis  longtemps, 
j'ai  perdu  l'espoir  de  guérir,  et  j'ai  tant 
souffert  dans  mon  corps  et  dans  mon  âme 
que  l'idée  de  la  mort  n'a  plus  rien  qui 
m'effraie. 

»  Si  j'ai  brûlé,  sans  la  lire,  la  lettre  que 


23/|  SIR     LES     miNES 

VOUS  m'avez  écrite  il  y  a  six  mois,  si  j'ai 
refusé  de  vous  recevoir  aux  Eaux-Bonnes, 
ne  m'en  veuillez  pas  :  je  ne  me  sentais  pas 
la  force,  et  je  n'avais  pas  encore  le  droit  de 
vous  parler  comme  je  vais  le  faire  ici. 

)>  Sachez  d'abord  que  je  ne  découvre  au 
fond  de  moi  ni  ressentiment  ni  amertume 
à  votre  égard.  Si  j'osais  me  plaindre,  ce 
serait  de  la  destinée  et  non  de  vous,  dont 
le  seul  crime  fut  de  croire  à  la  possibilité 
de  ressusciter  un  amour  défunt  dans  votre 
cœur  et  de  me  rendre  le  bonheur  dont  une 
fois  déjà  vous  m'aviez  comblée. 

»  Non,  j'ai  reçu  de  vous  plus  (juo  je  ne 
pouvais  espérer  :  la  meilleure  part  de  volrc 
ame  et  de  voire  pensée,  une  vision  de  rcvc 
dont  j'ai  joui  délicieusement,  un  parfum 
didéal  (|ui  nrini2:)règne  encore.  Ce  qui  fut 
mon  lot  de  bonheur  ici-bas,  c'est  vous, 
mon  ami,  c'est  vous  seul  qui  me  l'avez 
donné. 


SUR     LES     UTILES  235 

))  Aussi,  quelque  ombre  qui  depuis  lors 
ait  obscurci  ma  vie ,  même  aujourd'hui 
après  le  martyre  de  ces  derniers  temps,  je 
vous  bénis  de  m'avoir  aimée  et  d'avoir  ac- 
cepté mon  amour. 

))  Laissez-moi  pourtant  vous  adresser 
une  recommandation  suprême. 

))  Sans  doute,  vous  aimerez  encore  et 
vous  serez  encore  aimé  :  car  votre  âme  ar- 
dente et  sensil)le  ne  se  résignera  jamais  à 
vivre  sans  amour,  et  la  tendresse  inquiète 
des  femmes  vous  recherchera  toujours. 

»  Quand  donc  un  nouvel  objet  'passion- 
nera votre  cœur,  montrez-vous  en  toute 
circonstance  expansif  et  bon.  Ne  réprimez 
ni  vos  effusions  ni  vos  larmes  :  n'arrêtez  pas 
vos  élans. 

))  Ayez  surtout  le  resjDCct  de  vos  émo- 
tions :  n'y  mêlez  plus  cette  nuance  d'ironie 
dont  parfois  j'ai  bien  souffert.  Nos  émo- 
tions, voyez-vous,   sont  les  fleurs  délicates 


236  SLU     I.E^     ULINES 

de  notre  ame,  et  le  moindre  souffle  de 
scepticisme  les  flétrit  sans  retour. 

»  Mais,  quand  vous  sentirez  vos  illusions 
périr  et  votre  amour  s'éteindre,  avouez-le 
loyalement,  vous  rappelant  qu'il  n'est  pire 
supplice,  pour  une  créature  un  peu  haute, 
que  d'être  aimée  par  devoir  et  gardée  par 
pitié. 

»  Et  maintenant,  adieu,  mon  ami,  adieu 
pour  l'éternité.  Je  pars,  vous  aimant  plus 
que  jamais,  et  trouvant,  malgré  tout,  je  ne 
sais  quelle  douceur  encore  au  souvenir  des 
espérances  fmies  et  des  jours  qui  ne  revien- 
dront plus. 

))   LUCIENNE.   )) 

Qiinnd  elle  eut  relu,  plié,  cacliclé  ce  tes- 
tament de  son  Ame,  elle  écrivit  dessus  : 

a  A  remettre  à  monsieur  lMiilii)pc  Randal 
après  ma  mort.  )) 


SUn     LES     RUINES  20'] 

Puis  elle  l'enferma  sous  une  deuxième 
enveloppe  avec  la  m  en  lion  suivante  : 

((  Je  confie  celte  lettre  à  M"^  Dumesnil, 
mon  notaire,  à  Paris,  pour  que,  l'ayant 
ouverte  après  ma  mort,  il  exécute  la  der- 
nière volonté  que  j'y  ai  consignée.  » 

Sa  tâche  accomplie,  elle  demeura  quelque 
temps  inerte,  épuisée  par  l'effort  qu'elle 
venait  de  faire,  la  tête  renversée  sur  l'oreil- 
ler du  fauteuil,  apercevant  vaguement,  à 
travers  un  voile  de  larmes,  les  monts  de 
l'Esterel  qui  découpaient  sur  la  pourpre 
du  couchant  leur  profil  sombre  et  décoloré. 

A  partir  de  ce  jour,  le  mal  qui  la  minait 
précipita  ses  ravages.  Bientôt  elle  ne  quitta 
plus  le  lit  ;  une  toux  continuelle  déchirait 
sa  poitrine.  Des  narcotiques  apaisèrent  ses 
derniers  spasmes.  Elle  expira  le  soir  de 
Noël. 


XXIII 


Depuis  deux  mois,  Randal  clail  à  Flo- 
rence, seul,  fuyant  toute  société,  cherchant 
à  se  fuir  lui-même  par  un  travail  opi- 
niâtre, quand  un  soir  le  nom  de  madame 
d'IIeyange  lui  sauta  aux  yeux  dans  le  bul- 
letin nécrologique  d'un  journal  parisien 
Une  secousse  si  violente  ébranla  tout  son 
cire,  qu'un  gémissement  s'exhala  de  ses 
lèvres,  un  de  ces  cris  plaintifs  (lu'arrachciit 
les  douleurs  imprévues. 

En  cIÏl'I,  rien  ne  lui  faisait  présager   un 


SLU     LES     RUINES  289 

dénouement  si  lamentable.  Sans  nouvelle 
de  Lucienne  depuis  qu'il  avait  tenté  de 
la  voir  aux  Eaux-Bonnes ,  il  la  croyait 
non  seulement  sauvée,  mais  convalescente, 
presque  rétablie.  Et,  de  jour  en  jour,  il 
attendait  qu'elle  fût  revenue  à  Paris  pour 
y  rentrer  lui-même,  se  rapprocher  d'elle 
et  implorer  son  pardon. 

Sept  mois  auparavant,  lorsque  le  mal 
l'avait  terrassée,  il  avait  aussitôt  compris 
que  l'organisme  physique  n'était  pas  seul 
atteint  en  elle,  et  que  l'être  moral  soulFrait 
plus  encore.  Et  les  troubles  nerveux  qui 
d'abord  avaient  déconcerté  les  médecins 
ne  s'étaient,  hélas  !  que  trop  vite  expliqués 
à  ses  yeux.  Sur  le  coup,  sa  conscience 
s'était  réveillée.  Devant  les  effets  logiques, 
infaillibles  de  sa  trahison,  il  en  avait  senti 
tout  l'odieux;  il  avait  jugé  sa  faute  inex- 
cusable, irréparable  peut-être,  et  une  pitié 
immense    lui   était  venue  pour    la  pauvre 


2^10  :>L  U     LES     lU  INES 

créature  qui,  frappée  par  lui,  se  déballait, 
en  ce  moment,  contre  la  souffrance  et  la 
mort. 

Chaque  jour,  il  s'était  j^i'ésenté  rue  de 
Berri.  Par  les  gens  de  service  habilement 
questionnés,  il  avait  obtenu  des  informa- 
tions moins  banales  que  celles  du  bulletin 
déposé  chez  le  portier.  Mais  tous  les  expé- 
dients, tous  les  stratagèmes  qu'il  avait  ima- 
ginés pour  faire  parvenir  à  la  malade  un 
témoignage  de  repentir  et  d'affection  avaient 
échoué. 

Il  était  alors  tombé  dans  une  telle  tris- 
tesse que  lady  Blackford,  en  femme  avisée, 
avait  aussitôt  estimé  sa  présence  importune 
et  son  règne  fini.  Elle  s'était  donc  éloignée 
de  lui,  mais  sans  reproche  ni  rancune;  car 
elle  avait  1  àmc  insouciante  et  versatile,  la 
chair  aussi  prompte  à  se  calmer  qu'à  s'é- 
mouvoir. 

Du   jour    oij    madame    d'IIcyange  était 


SLll     LES     RUINES  2^1 

partie  pour  le  Midi,  les  nouvelles  que 
Randal  avait  pu  se  procurer  étaient  deve- 
nues plus  rares  et  moins  précises  encore. 
De  temps  à  autre,  Robert  d'IIeyange,  qu'il 
rencontrait  au  cercle,  lui  avait  fourni  quel- 
ques renseignements.  C'est  ainsi  qu'un 
soir  de  juin,  il  lui  avait  dit  d'un  ton  né- 
gligent : 

—  Ma  femme  va  mieux,  je  vous  remer- 
cie, beaucoup  mieux.  Un  mot  que  j'ai  reçu 
d'elle  ce  matin  m'apprend  que  le  médecin 
lui  a  maintenant  permis  de  lire  et  d'écrire. 
Elle  ira  d'ailleurs  achever  bientôt  sa  gué- 
rison  aux  Eaux-Bonnes. 

Immédiatement,  Randal  était  rentré  chez 
lui  et,  sous  les  formes  les  plus  voilées,  avec 
mille  précautions  de  style,  il  avait  confessé 
à  l'absente  l'inapaisable  tourment  de  son 
ame.  D'heure  en  heure,  de  jour  en  jour 
il  avait   attendu  la    réponse   :    elle    nélait 

jamais  venue. 

i4 


2/42  SUR     LES     ULINES 

Au  mois  d'août,  11  s'était  rendu  à  Luchon 
et,  de  là,  aux  Eaux-Bonnes,  comptant  sur 
quelque  circonstance  favorable  qui  lamenàt 
en  présence  de  madame  d'IIeyange  et  lui 
permît  de  l'entretenir  un  instant.  Mais  celte 
tentative,  comme  la  précédente,  était  de- 
meurée vaine. 

Ce  nouvel  insuccès  l'avait  toutefois  moins 
découragé  qu'attristé  ;  car  une  confiance 
tenace  demeurait  au  fond  de  lui.  Quand 
Lucienne,  restaurée  dans  ses  forces,  apaisée 
dans  ses  souvenirs,  serait  rentrée  à  Paris, 
il  parviendrait  bien  à  s'approcher  d'elle; 
il  se  jcllcrait  à  ses  pieds  :  il  Imiscrait  sa 
robe,  ses  mains,  ses  genoux;  il  s'avouerait 
si  coupable,  se  montrerait  si  misérable, 
qu'elle  n'aurait  pos  le  courage  de  lui  re- 
fuser l'absolution. 

Le  brusque  retour  de  la  malade  à  Cannes 
l'avait  d'abord  alarmé.  Mais,  aux  nouvelles 
répandues  par  la  fiimillc,  il  s'était  rassuré  : 


SUR    Lli;S    RUINES  a'iS 

car  on  représentait  ce  nouveau  séjour  sur 
le  littoral  méditerranéen  comme  une  pré- 
caution dernière,  un  repos  commandé  par 
la  cure  des  Eaux-Bonnes  et  dont  le  terme 
n'excéderait  pas  la  fin  d'octobre. 

Dans  l'attente  de  cette  date,  il  était  parti 
pour  Florence,  afin  d'y  amasser  des  docu- 
ments joour  son  travail  d'hiver,  et  de  trom- 
per par  le  labeur  cérébral  l'impatience 
croissante  de  ses  nerfs. 

Et  voilà  que  soudain  la  mort  avait  ac- 
compli son  œuvre. 

...  Pour  la  vingtième  fois,  avec  une 
émotion  affreuse,  il  relisait  le  bulletin  né- 
crologique du  journal,  où  le  nom  de  ma- 
dame d'IIcyange  lui  semblait  inscrit  en 
lettres  de  feu.  L'article  annonçait  simple- 
ment :  ((  Madame  d'Heyange  a  succombé 
hier,  dans  sa  villa  de  Cannes,  aux  suites 
de  la  maladie  dont  elle  souffrait  depuis 
quelques  mois.   Le  corps  sera  transporté  à 


244  Srn     LES    RUINES 

Paris,  où  les  obsèques  seront  célébrées  pro- 
chainement, )) 

Tout  à  coup,  son  allenlion  se  fixant  sur 
CCS  derniers  mots,  une  idée  lui  surgit  à 
l'esprit  :  en  quittant  Florence  ce  soir 
même,  par  l'express  de  onze  heures,  il 
arriverait  peut-être  assez  tôt  à  Paris  pour 
assister  à  la  cérémonie  funèbre.  A  l'instant, 
son  parti  fut  pris,  ses  ordres  donnés,  sa 
valise  bouclée. 


XXIV 


Il  accomplit  le  voyage  dans  une  torpeur 
singulière,  la  tête  serrée  comme  par  un 
cercle  de  fer  et  vide  de  pensées.  Le  sur- 
lendemain, à  huit  heures  du  malin,  il  dé- 
barquait à  la  gare  du  chemin  de  fer  de 
Lyon  et,  sitôt  arrivé  chez  lui,  il  envoyait 
aux  renseignements  rue  de  Berri.  On 
lui  apprit  que  le  service  avait  été  célébré, 
la  veille,  à  l'église  de  Sainl-Philippe- 
du-Roule,  d'oii  le  corps  avait  été  con- 
duit à  Boissette,  près  de  Melun,  pour  être 


9J\G  sru    LKs    uriNKS 

inhumé   dans   la   sépulture   de    la  iamillc. 

A  midi,  Uandal  muni  d'une  gerbe  de 
fleurs,  se  remcllail  en  roule  ;  il  arrivait  une 
lieure  plus  lard  à  Melun  et,  louant  une 
voiture  a  la  gare,  se  faisait  mener  au  cime- 
tière du  village,  distant  de  trois  lieues  en- 
viron. 

Le  trajet  lui  parut  intcrminal)le.  Le  pay- 
sage n'était  pas,  en  eflet,  moins  lugubre 
que  son  cœur.  Un  vent  aprc  soufflait  du 
nord.  Le  ciel,  couleur  de  cendre,  pesait  sur 
la  campagne  vide  et  muette.  Une  odeur 
triste  de  feuilles  mortes,  d'herbes  moisies, 
de  terre  détrempée,  se  levait  du  sol. 

La  grille  de  l'enclos  funèbre  était  ouverte 
quand  il  y  arriva  :  la  trace  des  voitures 
venues  le  jour  précédent  se  voyait  encore 
sur  le  chemin.  Un  monument  de  granit, 
imposant  et  simple,  s'élevait  au  bout  de 
l'allée  principale,  parmi  les  autres  tombes, 
humbles    et   rusli(pios.    C'était    là.     Deux 


SUR     LES     RUINES  2  ^|  7 

maçons  s'apprélaient  à  sceller  la  dalle  qui 
recouvrait  le  caveau  :  un  marbrier  gra- 
vait sur  la  paroi  verticale  :  «  Lucienne- 
Simone- Elisabeth  cFHeyange ,  décédée  h 
Cannes...  » 

Pour  la  facilité  de  leur  travail,  les  ou- 
vriers avaient  repoussé  en  tas,  dans  un 
coin,  les  couronnes  et  les  bouquets  appor- 
tes la  veille.  L'arrivée  d'un  étranger  les  sur- 
prit :  ils  chuchotèrent. 

Après  une  courte  méditation,  Randal 
leur  dit  : 

—  Ps'ayant  pu  venir  hier,  je  désirerais 
déposer  ces  fleurs  dans  le  tombeau.  Si  la 
dalle  n'est  pas  encore  scellée,  pourriez-vous 
la  déplacer  un  instant?  Vous  ne  perdriez 
pas  votre  peine. 

Ils  hésitaient  ;  mais  ayant  vu  briller  une 
pièce  d'or  dans  les  doigts  du  visiteur,  ils 
se  mirent  à  l'œuvre.  Quelques  pesées  de 
levier  firent  glisser  la  pierre  sur  son  cadre 


2/|8  SLU     LES     uriNES 

et,  loLil  au  fond  de  la  fosse,  le  cercueil 
apparut. 

S'inclinanl  au  bord,  Randal  jeta  ses 
fleurs  qui  frappèrent  la  caisse  avec  un 
bruit  sourd.  Puis,  éperdument,  de  toutes 
les  forces  de  son  cire,  il  évoqua  le  souvenir 
de  celle  qui  reposait  là...  In  instant,  il  eut 
la  vision  presque  réelle,  l'horrible  vision  de 
la  jeune  femme,  rigide  et  glacée  sous  le 
suaire,  les  yeux  clos,  les  mains  jointes, 
déjà  en  proie  à  la  corruption  de  la  mort. 

Mais  soudain  un  vertige  étrange  obscur- 
cit ses  yeux,  fit  vaciller  ses  jambes,  comme 
si  le  trou  béant  à  ses  pieds  eût  été  un 
abîme  sans  fond  oiî  serait  tombé  son  cœur. 
D'un  mouvement  brusque,  il  se  ressaisit  et, 
tout  en  larmes,  il  sortit  du  cimetière. 

Le  lendemain,  au  réveil,  il  fut  surpris 
qu'on  lui  remît  une  lettre,  puisqu'il  n'avait 
instruit  personne  de  son   passage  à  Paris. 


SUR     LES    RUINES  249 

C'était  une  convocation  du  notaire,  IVPDu- 
mesni],  qui  l'invitait  à  se  rendre  à  son  élude 
((  pour  une  affaire  urgente  et  personnelle  ». 

Dans  la  matinée  même,  il  était  mis 
en  possession  de  la  lettre  que  madame 
d'Heyange,  se  sentant  mourir,  lui  avait  écrite 
à  Cannes.  Réprimant  son  impatience,  il 
attendit  d'être  rentré  chez  lui  pour  rompre 
le  cachet. 

Quand  il  eut  achevé  de  lire  ce  testa- 
ment de  tendresse,  quand  il  eut  recueilli 
ce  dernier  parfum  d'une  âme  épuisée  de 
souffrance  et  d'amour,  il  sentit  tout  son 
être  défaillir  et  s'écrouler  de  douleur. 

Jusqu'à  la  fin  du  jour,  il  resta  là,  effondré 
dans  un  fauteuil,  les  paupières  brûlantes, 
les  tempes  serrées,  accablé  par  les  souve- 
nirs et  tenaillé  par  les  remords.  Il  se  répé- 
tait :  ((  Elle  est  morte  par  moi...  Je  n'ai  su 
ni  la  comprendre  ni  l'aimer.  J'ai  détruit 
tout  ce  qu'il  y  avait  en  elle  de  nobles  illu- 


s  un    LES    KlINES 


sions  et  de  belles  croyances.  A  cause  de 
moi,  elle  a  désespéré  du  bonheur  et  s'est 
détachée  de  la  vie.  C'est  moi  qui  l'ai 
tuée...   » 

Le  soir  venu,  il  retomba  dans  sa  médita- 
tion :  «  Que  vais-je  devenir  maintenant , 
se  disait-il?  Que  dois- je  faire?  »  Du  fond 
de  sa  conscience,  une  voix  lui  déclarait 
en  effet  :  «  Tu  ne  peux  reprendre  la  vie 
comme  si  rien  d'anormal  ne  s'y  était  passé. 
Un  fait  tel  que  celui  dont  tu  portes  la  res- 
ponsabilité, ne  se  produit  pas  dans  l'exis- 
tence d'un  être  moral  sans  y  laisser  plus 
de  trace  qu'une  ombre  sur  l'eau.  Quelques 
larmes  ne  peuvent  L'absoudre  d'avoir  tué 
une  âme.  La  souffrance  seule  peut  le  régé- 
nérer, l  ne  expiation  s'impose  à  loi.  Cherche 
quelque  sacrifice  intérieur  qui  puisse  agréer 
aux  mûnes  de  ta  victime  et  le  réhabiliter  à 
tes  yeux ...» 

Jusqu'au   milieu   de  la    nuit,     il    tourna 


SUU    LES     RUINES  201 

dans  le  cycle  de  ces  pensées,  sans  trouver 
l'issue  qu'il  cherchait.  Une  fois  de  plus,  il 
constatait  l'insuffisance  des  solutions  que 
la  vie  moderne  offre  aux  grandes  crises  de 
l'âme. 

Vers  deux  heures  du  matin,  il  se  jeta 
sur  son  lit  et  s'endormit  d'un  sommeil  agile. 

Quand,  le  lendemain  soir,  il  repartit  pour 
Florence,  il  était  plus  calme  :  car,  en  sa 
conscience,  une  lueur  apparaissait. 

La  révélation  se  fit  complèle,  éclatante, 
le  premier  soir  où  il  se  retrouva  seul  dans 
son  appartement  du  Lung'Arno.  Sur  sa 
table  de  travail,  il  avait  posé  un  portrait 
de  madame  d'Heyange,  à  côté  duquel  de 
blancs  chrysanthèmes,  fleurs  préférées  de 
la  morte,  baignaient  dans  un  vase. 

Il  venait  de  relire  la  lettre  datée  de 
Cannes.  Et  ce  passage  lavait  frappé  :  «Sans 
doute  vous  aimerez  encore  et  vous  serez  en- 


2P2  SI  U     LES    UUINpS 

core  aimé...  »  Eh  bien!  non,  il  n'aimerait 
plus  !  Ce  sérail  là  sa  peine  et  son  expia- 
tion. 11  souffrirait  par  où  il  avait  poché  : 
il  s'interdirait  désormais  la  volupté  d'ai- 
mer. 11  ne  connaîtrait  plus  le  frisson  déli- 
cieux de  la  passion  naissante,  l'émoi  char- 
mant des  premières  confidences  ,  la  suave 
musique  des  paroles  d'amour,  le  doux  trem- 
blement des  mains  qui  se  pressent,  le  charme 
troublant  des  yeux  qui  défaillent,  la  divine 
extase  des  unies  qui  se  confondent  dans 
l'étreinte  affolée  des  corps.  11  se  déroberait 
à  toute  liaison  de  cd'ur,  à  tout  contact 
intime  et  tendre,  à  tout  ce  que  la  pensée, 
la  présence  cl  la  caresse  des  femmes  peu- 
vent mettre  de  douceur  et  de  joie  dans  la 
vie  d'un  homme.  11  vivrait  seul,  vieillirait 
et  mourrait  seul. 


XXV 


11  se  tint  parole  et,  comme  un  religieux, 
demeura  fidèle  à  son  vœu. 

Aussitôt  que  ses  recherches  historiques 
ne  le  retinrent  plus  à  Florence,  il  revint 
s'installer  à  Paris.  Rien  ne  fut  changé  à  sa 
vie  ostensible.  Il  vaquait  à  ses  occupa- 
tions antérieures,  poursuivait  ses  travaux, 
continuait  d'accorder  au  monde  les  heures 
de  repos  que  réclamait  son  esprit. 

Mais  une  sensation  intolérable  de  solitude 
et  d'ennui  pesait  sur  lui.  L'obsession  de  la 

i5 


•204  SLll     LKS     ULIM:.S 

femme  harcelait  son  cœur  toujours  ouvert 
et  Irémlssanl.  Et  le  vide  de  son  âme  lui  sem- 
blait d'autant  plus  profond,  que  le  souvenir 
de  madame  d'IIeyangc  s'y  évoquait  plus  ra- 
rement. Ce  n'était  pas  que  l'oubli  l'eût 
efface  déjà.  Loin  de  là.  Mais  une  émotion 
si  pénible,  un  remords  si  cuisant  accompa- 
gnait ses  réminiscences,  qu'il  ne  s'y  attar- 
dait jamais  et  que  tout  son  passé  d'amour 
restait  enseveli  dans  un  recoin  secret  de  sa 
mémoire,  comme  dans  ces  lieux  maudits  où 
l'on  ne  pénètre  qu'en  tremblant. 

Ce  qui  attristait  ses  jours,  enfiévrait  ses 
nuits,  ce  n'était  pas  le  désir  voluptueux  de 
l'étreinte  physique,  l'envie  sensuelle  de  pro- 
mener ses  lèvres  sur  la  beauté  vivante  ;  c'était 
l'idéal  besoin  d'une  sympathie  féminine,  le 
regret  désespéré  de  ne  plus  sentir  auprès  de 
lui  un  de  ces  jolis  êtres,  fins,  délicats  et  mysté- 
rieux, qui  semblent  lleurir  uniquement  pour 
embellir  nos  rêves  et  parfumer  notre  vie. 


sir,     LES    RUINES  255 

Plus  d'une  fois,  excédé  de  tristesse,  il  avait 
quitté  Paris  a  limprovisle  et  s'était  enfui 
devant  lui,  n'importe  où,  à  la  campagne, 
au  bord  de  la  mer,  dans  une  ville  d'Italie, 
sur  un  lac  d'Ecosse,  pour  secouer  la  mi- 
sère de  son  cœur  et  le  fardeau  de  sa 
pensée. 

Un  jour,  comme  il  traversait  une  de  ces 
tourmentes  intimes,  il  avait  reçu  d'un  de 
ses  amis,  —  un  Anglais  qu'il  avait  rencon- 
tré jadis  en  Extrême-Orient,  —  l'offre  de 
l'accompagner  sur  son  yacht  pendant  une 
croisière  dans  la  Méditerranée.  11  avait 
accepté  avec  d'autant  plus  d'empressement, 
qu'il  se  sentait  une  inclination  particulière 
pour  son  hôte,  nature  originale,  sensible  et 
renfermée.  Seuls  tous  deux,  aussi  taciturnes 
l'un  que  l'autre,  ils  avaient  visité  les  pa- 
rafes de  la  côte  dalmate,  Zante  et  Corfou, 
la  Crète,  les  Cvcladcs  et  l'Eubée. 


a56  SUR     LES    RUINES 

Mais  il  clait  revenu  de  ce  voyage  plus 
triste  el  plus  découragé  que  jamais.  Car  il 
reconnaissait  maintenant  comme  une  indis- 
cutable vérité,  que  la  nature  reste  muette 
aux  cœurs  sevrés  d'amour  ;  que ,  pour 
l'homme  qui  a  connu  certaines  ivresses, 
la  femme  seule  donne  un  sens  aux  specta- 
cles du  ciel  et  de  la  terre,  des  bois  et  des 
fleuves,  des  lacs  el  des  mers  ;  que  c'est  elle 
pareillement  qui  fait  la  poésie  des  aurores 
vaporeuses,  la  splendeur  des  midis  flam- 
boyants, le  charme  des  nuits  sereines,  la 
magie  voluptueuse  des  clairs  de  lune  au 
bord  des  flots  tranquilles;  que  c'est  elle 
encore  qui  rend  les  brises  du  soir  si  cares- 
santes et  si  tièdes,  l'arôme  des.  fleurs  si 
puissant  et  si  doux  ;  que  sans  elle  enfin, 
tout  l'univers  est  vide,  inerte  et  décoloré. 


XXVI 


Des  mois,  des  saisons  passèrent  ainsi. 

A  plusieurs  reprises,  Randal  avait  ren- 
contré des  occasions  d'aimer.  Des  mains 
s'étaient  tendues ,  des  cœurs  avaient  sou- 
piré vers  lui:  car  la  tendresse  artificieuse 
des  femmes  va,  de  préférence,  à  l'homme 
qui  les  a  bannies  de  sa  vie.  Mais,  chaque 
fois  qu'il  avait  prêté  l'oreille  au  chant  des 
sirènes,  le  souvenir  de  madame  d'Heyange 
avait  remué  au  fond  de  lui  des  pensées  si 
amères  et  des  remords  si  brûlants  que,  pour 

i5. 


258  SIR    LES    IlLINES 

s'y  soustraire,  il  s'était  aussitôt  dérobé  aux 
influences  tentatrices. 

Un  soir,  chez  madame  Lavarcnne  oii 
l'on  faisait  de  la  musique,  il  vit  venir  à 
lui  une  sveltc  et  souple  jeune  fille.  \  élue 
d'une  robe  de  tulle  blanc  avec  un  ruban 
de  satin  mauve  à  la  taille  et  des  bouquets 
de  violettes  aux  épaules,  elle  semblait  glis- 
ser plutôt  que  marcher  :  une  grâce  légère 
enveloppait  ses  mouvements. 

—  Vous  ne  me  reconnaissez  pas,  mon- 
sieur? lui  dit-elle  avec  un  sourire  ingénu. 
Je  suis  Suzanne  d'IIeyange. 

Oui  certes,  il  la  reconnaissait!  Au  rythme 
de  sa  démarche,  à  l'éclat  de  son  regard,  il 
l'aurait  nommée  entre  toutes.  C'était  l'Amie 
d'autrefois  réapparue  et  comme  ressuscitéc 
dans  un  corps  vierge,  dans  un  cire  intact,  au 
charme  près  d'éclore,  au  parfum  prochain. 

Très  ému,  il  l'interrogea.  Elle  lui  répon- 
dit en   paroles   faciles  et   confiantes,   avec 


SUR     LES     RUINES  lôÇ) 

un  joli  timbre  de  voix,  limpide,  sonore  et 
doux.  Elle  venait,  disait-elle,  d'avoir  seize 
ans  :  c'était  sa  première  sortie  mondaine. 
D'ailleurs,  elle  quillait  à  peine  le  deuil  :  car, 
dix-huit  mois  plus  tôt,  elle  avait  perdu 
son  père,  mort  d'un  refroidissement  pris 
à  la  chasse.  Elle  l'avait  beaucoup  pleure, 
moins  que  sa  mère  cependant  qui  lui  man- 
quait à  tout  instant.  Sa  grand'  mère  1" avait 
recueillie  et  la  gâtait  de  mille  façons.  Elle 
ajouta  : 

—  Voulez-vous  que  je  vous  conduise  à 
ma  grand'mère?  Vous  lui  parlerez  de  ma 
pauvre  maman  qui  avait  beaucoup  d'amitié 
pour  vous ,  et  vous  viendrez  nous  voir 
quelquefois  en  souvenir  d'elle.  Voulez-vous? 

Souriante  et  légère,  elle  le  mena  vers 
madame  Villard  qui,  glorieuse  encore  sous 
sa  couronne  de  cheveux  blancs,  voilait  de 
dentelles  noires  les  restes  superbes  de  sa 
beauté. 


26o  sru   LES   R^I^'ES 

—  Gomment,  vous  vivez  toujours!  dit- 
elle  à  Randal  sur  un  ton  de  reproche 
amical. 

Puis,  les  premiers  compliments  échan- 
gés, elle  continua  : 

—  Figurez-vous  que  Suzanne  prononce 
très  souvent  votre  nom.  N'est-ce  pas  cu- 
rieux ces  impressions  du  premier  âge.^  Elle 
était  tout  enfant  lorsque  vous  fréquentiez 
chez  ma  fdle,  et  ne  vous  a  peut-être  vu  que 
vingt  fois  au  plus.  Mais  sans  doute  elle 
vous  trouvait  si  bien  à  son  gré  que,  depuis, 
elle  ne  vous  a  plus  oublié...  Vous  savez  : 
ces  succès-là  sont  les  plus  flatteurs.  Nul 
hommage  ne  m'a  touchée  jadis  autant  que 
la  déclaration  éperdue  d'un  bambin  qui 
n'avait  pas  douze  ans. 

Elle  ajouta  : 

—  Et  maintenant  que  voici  nos  relations 
rétablies,  j'espère  que  vous  ne  les  laisserez 
plus  se  dénouer.  Je  suis  chez  moi  tous  les 


SLR     LES     RrOES  2G1 

jours  à  partir  de  cinq  heures  et  je  serai 
charmée  de  vous  recevoir. 

Il  s'inclina  et  promit  sa  visite,  toute  pro- 
chaine . 

Ce  soir -là,  quand  il  rentra  chez  lui,  il 
se  sentit  par  tout  l'être  une  légèreté,  une 
détente,  depuis  longtemps  inconnues.  Il  lui 
semblait  qu'un  souffle  printanier  venait  de 
passer  sur  son  cœur,  de  l'épanouir  et  de  le 
libérer. 

Jusqu'à  une  heure  avancée  de  la  nuit,  il 
se  berça  d'espérances  charmantes  et  de 
rêves  complaisants.  Il  irait  sans  tarder  chez 
madame  Yillard,  il  y  retournerait  souvent, 
il  se  ferait  peu  à  peu  l'intime  et  le  fami- 
lier de  la  maison.  Puis,  discrètement,  il 
s'occuperait  de  Suzanne ,  éveillerait  ses 
idées,  formerait  son  goût,  chercherait  à 
diriger  les  tendances  de  son  esprit  et  les 
aspirations  de  son  cœur.  Et  plus  tard, 
quand  elle   se  marierait,    il    resterait  pour 


262  SrU     LES     ut  INES 

elle  l'ami,  le  vieil  ami  qui  prend  place  au 
jeune  foyer,  celui  que  l'on  consulte  aux 
heures  graA^es,  que  l'on  recherche  aux  jours 
d'épreuve,  et  dont  la  solHcilude  toujours 
active  sait  n'elre  jamais  importune.  11 
retrouverait  ainsi,  sous  une  forme  chaste  et 
raffinée,  cet  intérêt  de  tendresse,  ce  doux 
contact  féminin  qui  depuis  tant  d'années 
lui  faisaient  si  cruellement  défaut. 

Mais,  le  lendemain  matin,  comme  il  re- 
muait ces  pensées,  les  souvenirs  de  Celle 
qui  était  morte  par  lui  affluèrent  soudain 
à  son  esprit,  et  ce  fut  comme  un  vase  de 
fiel  qui  eût  débordé  dans  son  cœur. 

Huit  jours  plus  tard,  il  icparlait  pour 
de  lointains  pays  afin  d'accomplir  jusqu'au 
l)0ut  son  serment  expiatoire. 


IllpniMEKiK  cii.vix.  —  208/i2-1l  90.  —   (Encre  Lorillcui). 


oQcîn  Paleologue,   Georges  Maurice 

^;>«U  Siir  les  ruines 

P2538 


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