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SUR LES RUINES
DU MÊME AUTKLR
AUYENARGCES. Collection (les grands éiri vains
français, Hachette et C'% éditeurs. (Ouviage
couronné par l'Académie françahc.) 1vol.
ALT RED DE VIGNY. Collection dcs grands écri\ ai ns
français, Hachette et C'% éditeurs 1 —
PROFILS DE FEMMES. Calniaun Lévv, éditeur . . 1 —
PAK13. — l.\Il'lUMEIilË LMAIX. — 20&'i2-i I -l(j. — (Eiicri.' Lopilli'Uï).
MAURICE PALEOLOGUE
SUR UES RUINES
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, nUE ACBER, 3
1897
SUR LES RUINES
Quid, si prisca redit Venus ?
n o n v c E
Comme Irols heures sonnaient à la pen-
dule du salon, madame dlïeyange ferma
le piano et, fendant loreille du côté de la
porte, elle vint sasseoir près de la fenêtre,
parmi ses livres et ses objets familiers.
Elle prit une Revue, plutôt par conte-
nance que par désir de lire ; car ses yeux
dirigés vers le petit jardin de l'iiôtel sem-
blaient poursuivre quelque vision vague et
sérieuse, à travers les bosquets dépouillés
0. su H LES UriN'ES
OÙ deux nymphes tic niaibre Jrissonnaicnl
sous la bise d'aulonme.
Puis, dclournanl Je rei^ard, elle se mil à
contempler un porlrail appcndu dcvanl elle,
— son porlrail. qu'un maîlrc avait exécute
trois ans plus loi, dans la manière élégante
de Gainsborougli.
L'image fixée sur la toile était celle dune
femme de vingl-lmit ans, fine et de belle
slalure, dont la fraîche carnation, le visage
régulier aux lèvres sinueuses, les cheveux
bruns et chatoyants, les yeux profonds et
nuancés de vert, composaient une physio-
nomie charmante de grâce, de réserve et
de fierté.
Elle considérait ce portrait avec une
alienlion inquièle, avec l'esprit méfiant cl
subtil que les femmes apportent à s'observer
entre elles et qui les rend si ingénieuses à
surprendre le défaut de leurs rivales.
Pour achever l'examen par une compa-
SLU LES RUINES 3
raison, elle se leva et se mira dans la
glace. Apres trois ans, la vision du peintre
demeurait fidèle. La jeune femme se reflé-
tait gracieuse et fine, quoique un peu élar-
gie du buste et plus cambrée des lian-
clies. Le leint même avait gardé sa fleur
délicate ; mais les yeux semblaient avoir
assombri leur nuance et concentré leur
éclat.
Sans doule elle fut satisfaite de s'appa-
raître ainsi, car elle se sourit à elle-même.
Cependant elle réflécliit aussitôt : « Mais lui,
comment me trouvera-t-il ? »
Le visiteur attendu n'arrivant pas, elle
se rassit, consulta de nouveau la pendule
et tira de son porte-cartes un billet, reçu
le matin même au réveil. Elle en considéra
quelque temps l'écriture, qui était ferme
et pleine ; puis, pour la dixième fois peut-
être de la journée, elle lut :
4 SUR LES RUINES
« Clicrc amie,
» Rentré triiicr a Paris, je voudrais,
après cette longue absence, que ma pre-
mière visile fût pour vous.
)) Si, comme voire dernière Icltre me le
donnait à croire, vous êtes déjà revenue de
la campagne, puis-je me présenter chez
vous tantôt vers quatre heures ?
)) A vous, dans les sentiments dune
tendre amitié.
)) R AND AL. ))
Elle avait répondu :
(( Je vous attendais. Venez.
)) LUCIENNE. ))
A l'heure précise, la porle s'ouvril. Un
domestique annonça :
— Monsieur Randal.
D'un mouvement souple cl vif, madame
d'IIeyangc s'élait levée et, souriante, len-
SUR LES RUI>ES 5
dait les mains à celui qui entrait. Il s'in-
clina pour les lîaiser.
— Que je suis heureux de ^ ous revoir î
dit-il.
Elle répondit :
— Comme vous êtes bon de m'avoir
réserve votre première visite !
Puis, s'étant assis, ils causèrent. Ils échan-
geaient ces phrases indifférentes, banales et
vides, qu'on se dit après les longues sépa-
rations, comme si subitement Ton ne trou-
vait plus rien de personnel à se communi-
quer, rien d'intime k se confier, alors que
c'est l'afflux même des pensées au cœur
qui en arrête lépanchement.
Elle le questionnait tour h tour et sans
ordre sur les pa\s qu'il venait de parcourir
pendant ces deux ans écoulés loin d'elle,
l'Orient, l'Egypte, Ceylan , Sumatra, la
Chine, le Japon oii il était resté près d'un
an, et les États-Unis qu'il avait traversés
6 SUR LES RI INES
d'une traite, pris de cette impatience du
retour qui, aux dernières étapes, harcèle
tous les voyageurs.
Il répondait, d'une façon précise et pitto-
resque, sentant ses impressions renaître à
mesure qu'il les racontait, s'efforçanl de
les évoquer, pnr le choix des mots, à l'es-
prit de celle qui l'écoutait.
Mais elle semhlait moins attentive à
suivre ses paroles qu"à ressaisir l'expression
de sa figure tandis quil parlait. — une
figure oh tout faisait contraste : lénergie
des traits avec la douceur du regard, les
cheveux bruns, drus et ras avec la mous-
tache soyeuse et claire, le fronl large et
colme avec la bouche un peu saillante, sen-
suelle et tourmentée.
Quand elle eut achevé de l'interroger, il
se rapprocha délie, et, fixant bien son
regard, il lui dit d'un Ion d'affectueuse
autorité :
SUR LES RIINES 7
— El VOUS maintenant ? Parlez-moi de
vous.
— Moi, mon ami? Je n'ai rien à vous
appr.endrc que vous n'ayez pu lire déjà
dans mes lettres... rien, sinon que je suis
heureuse, très heureuse de votre retour.
Un instant, il la considéra sans parler.
Puis lentement, baissant la voix, il reprit :
— Je vous retrouve en pleine fleur de
jeunesse et de beauté. De tout ce que j'ai-
mais en vous, rien n'est changé. Vous avez
toujours même grâce, même sourire et,
quand vous parlez, on croit toujours voir
apparaître votre âme au bord de vos
yeux... Ils ont grandi, vos yeux: je ne me
les rappelais pas si profonds ni si larges.
Elle rougissait un peu; mais elle Fécou-
tait sans l'interrompre, avec une expression
sérieuse, confiante et ravie.
Elle paraissait d'ailleurs attendre de lui
quelque parole qui ne venait pas, qui était
8 SIU LES lUINES
comme le fond inavoué de leur causerie
et qui mettait entre eux une gène secrète
et tendre.
Devinant sa pensée, il poursuivit :
— J'ai beaucoup songé à vous... à nous,
dans ces derniers temps. Jai fait, à notre
égard, de belles réilexions, très graves et
tout inspirées de votre sagesse.
Elle interrompit gaiement :
— Oh ! ma pauvre sagesse !
— Ne la raillez pas. Elle est exquise,
votre sagesse ; vous la tempérez si joliment
dindulgence et de sensibilité I... Mais nous
reprendrons le sujet à loisir un de ces
jours. Bientôt, n'est-ce pas? ajouta-t-il en
se levant pour prendre congé.
Elle répondit, s'étant aussi levée :
— Quand vous le voudrez. Vous savez
bien (|ue je suis toujoui's prêle à vous rece-
voii".
Puis elle le conduisit juscpià l'extrémité
SUR LES RUI>ES 9
du salon. 11 la suivait, à pas lents, s'arre-
tant à regarder les objets gracieux et rares
dont la jeune femme avait composé son
cadre intime, s'atlardant à respirer la fine
senteur de violette qui flottait dans le
sillage de sa jupe.
Près de la porte, elle lui tendit les deux
mains, comme elle avait fait à son entrée.
Alors, très doucement, il Fatlira vers lui.
D'elle-même, elle inclina la tète et, sur la
tempe, près des cheveux, il mit un baiser.
II
Quelques inslanls plus lanl. Raiidal se
rclrouvail chez lui.
Il occupait, l'uc Balzac, presque à l'angle
de l'avenue de Friedland, un appartement
élégant et simple. La seule pièce qui fût
aménagée depuis son retour était un cabi-
net de travail dont une haute bibliothèque
entourant les murs, un buste de femme,
d'Andréa dclla Robbia, placé sur la che-
minée et quchjues bronzes ilorentins disper-
sés sur les tables faisaient tout rornement.
SUR LES RUINES II
Il s'assit près du foyer où brillait un
reste de flamme et, se donnant loisir jus-
qu'à l'heure du dîner qui était proche, il
suivit ses pensées.
11 éprouvait de la visite qu'il venait de
faire une satisfaction inlimc et eomplète,
une vive jouissance du cœur et de l'esprit,
et surtout rapaiscmcnl dune incpiiétude
obscure qu'il avait senti naître en lui,
aux approches de France. Et cette impres-
sion, s ajoutant à la joie du retour, au
plaisir de reprendre une vie sédentaire et
civilisée après deux ans de vagabondage
et d'exotisme, communiquait à tout son
être une sorte d'alléi^rcsse morale et phy-
sique.
Sur ces entrefaites, le valet de chambre
annonça le diner. Très sobre à son habi-
tude, Randal ne fit que toucher aux plats
qu'on lui présentait, abrégea le repas : puis,
allumant un cigare, revint occuper son
I'2 SUR LES nUINES
fauleuil , sous la lampe, au coin du feu
rallumé.
Alors, une à une, des visions lointai-
nes se levèrent dans son esprit. Ici même,
par des soirs pareils, celle qui tout à
riieure lui avait tendu son front d'amie
venait lui offrir ses lèvres damante ,
lèvres câlines, humides et prenantes, les
plus douces qui lui eussent jamais rendu
ses baisers. Tout un passe d'amour tenait
dans ce cabinet d'étude, parmi les livres
et les œuvres d'art, et dans la chambre
voisine, si bien défendue des bruits du
dehors par sa tenture ancienne et son lapis
épais.
Dans l'histoire de cet amour quelques
souvenirs émergeaient avec un relief extra-
ordinaire.
C'était d'abord (il y avait maintenant
trois ans) la première vision qu'il avait eue
Slll LES RUNES l3
de madame d'Heyange, aux eaux de Gas-
tein, dans le Tyrol.
Un matin, par une allée ombreuse et
déserte, elle allait devant lui, en toilette
claire, la tète droite, les cheveux tordus en
spirale et relevés sur la nuque, le buste
épanoui, la taille mince, les jambes devi-
nées longues et fuselées sous les plis mou-
vants de la jupe, marchant d'un pas lent
et léger qui la berçait un peu.
Troul)lé , séduit , il s'était rapproché
d'elle, savourant un plaisir dart autant
que de volupté à suivre les mouvements
harmonieux de ce corps féminin dans l'air
matinal et parfumé.
Puis il l'avait revue a l'hôtel même oii
il était descendu. Elle y logeait avec sa
mère et sa fille, — la mère, dame dune
cinquantaine d'années environ, grande et
forte, moins marquée cependant par l'âge
que par les artifices dont elle usait pour le
I 'l SUU LES UUINES
dissimuler, — la fille, blondine de sept
ans, alerte, expansive et cliarmanle qui,
venant s'ébattre un jour près de Randal,
lui avait offert Foccasion d'entrer en pro-
pos avec les deux femmes.
Les longues stations sur le perron de
riiôtel pendant le concert quotidien, et la
promenade obligatoire aux allées Scliwart-
zenberg, vers la fin du jour, avaient établi
bien vile entre Randal et ses compatriotes
(les rapports régidiers.
La mère, veuve depuis vingt ans du
baron Villard (le fondateur des grandes
aciéries dHazebrouck) avait été célèbre,
naguère encore, par les hardiesses de sa
vie sentimentale el par l'éclat de sa beauté.
Elle gardait de ses expériences intimes une
philosophie originale et pratique, une pa-
role alerte, malicieuse et colorée, et, par-
dessus tout, un besoin continuel de dis-
traction, avec le désir toujours éveillé de
SUR LES RUINES
séduire l'esprit des hommes, maintenant
qii'elle ne pouvait plus troubler leurs sens
et capter leur cœur.
Elle avait, dès le premier jour, fait sentir
à Randal l'agrément qu'elle trouvait h sa
compagnie el elle la recliercliait autant
que sa fille semblait soucieuse de l'éviter,
de maintenir à cette fréquentation impro-
visée le caractère sviperficicl et sans lende-
main des rencontres (|u"on fait dans les
villes d eaux.
Il y avait, en cITet , chez madame
d'Heyangc, non seulement à Fégard de
Randal, mais de façon permanente, un
parti pris de réserve, presque de froideur,
qui contrastait singulièrement avec la spon-
tanéité familière de madame Villard, et
qui, sous les dehors afieclucux, révélait
entre la mère et la fille quelque divergence
intime, queh[ue opposition profonde de
tempérament.
10 Sin LES ULINES
Un soir pourtant , restée seule avec
Randal sur la terrasse de l'iiôlel, madame
d'ileyangc s\'lait montrée soudain com-
municative et détendue. Et, de même qu'à
un tournant de route on voit tout à coup
se dérouler un paysage imprévu, il avait
eu la surprise de découvrir, dans celte
belle et froide jeune femme, un esprit char-
mant, de nuance personnelle et fine, avec
un fond de sérieux, de tendresse, d'ardeur
même, qui perçait à cliacpie instant sous la
trame neutre des paroles et des idées.
Discrètement, il avait amené l'entretien
sur des sujets plus intimes et, sans se dé-
rober, elle l'y avait suivi.
Quand, une heure après, ils sctaienl
séparés, saisis tous deux par la fraîcheur
des brumes qui montaient de la vallée, un
courant de confiance s'était produit entre
eux, comme si l'analogie de leur nature
morale, les mômes penchants, les mêmes
SUU LES RUINES I -J
besoins les eussent préparés à se com-
prendre el destinés à se renconlrer.
Gomment la relation ébauchée dans ces
clrconslances s'était continuée par lettres ;
comment l'étincelle déposée au cœur de
madame dlleyange était devenue llamme,
— flamme pénétrante et dévorante ; — com-
ment, un soir de décembre, elle était venue
chez Randalet sétait abattue dans ses bras:
c'était pour celui-ci le souvenir le plus
passionnant de sa vie.
Il avait alors connu le mélancolique et
banal roman (lu'avait été jusqu'à ce jour
l'existence de la jeune femme.
Dès l'adolescence elle avait eu, par sa mère,
le pressentiment des dessous tristes de la
vie. Et cette révélation, si vague eût-elle
été, lui avait mis au cœur un avant-goût
d'amertume, une sorte de désenchantement
précoce, dont elle ne s'était jamais guérie.
l8 SUR LES RUINES
Elle achevait à peine sa dix-Iiuilième
année, quand madame V illard, chaque
jour plus gênée dans ses allures par la pré-
sence de sa fdle et plus jalouse d'épargner
à sa beauté déclinante des comparaisons
redoutables, s'était mis en tête de marier
la jeune Lucienne.
Elle attachait à révénement d'autant plus
d'importance que, pour le préparer, elle
avait depuis trois mois éloigné d'elle Tliomme
qui lui donnait les dernières illusions d'a-
mour, le compositeur André Soriaz, l'au-
teur acclamé de Viviane et de Deborah. Il
était à Naples en ce moment, sous prétexte
de surveiller les répétitions d'un de ses
ballets à San Carlo, mais n'attendant
qu'un signe de la baronne pour venir
reprendre son emploi près d'elle.
Dans ces conditions trop connues, les
partis se dérobaient. Enfin, un homme de
finance, Robert d'IIeyange, s'était présenté.
SUR LES RLINES IÇ)
Quarante-deux ans, grand, chauve, raide.
la figure intelligente et commune, les vêle-
ments corrects, très considéré dans les
affaires par son nom, par sa fortune, par
ses relations, par sa probité même (oii
d'ailleurs il entrait moins de conscience
que de calcul), il avait élé accueilli sans
objection par la mère impatiente, accepté
sans élan par la fille circonvenue. Mais,
viveur brutal et vulgaire, il n'avait pas
attendu plus d un mois pour déserter le lit
nuptial et retourner îi ses maîtresses, après
un de ces drames d'alcôve oii le cœur
d'une femme se meurtrit pour jamais.
De cette union disparate, une fille, Su-
zanne était née. Et celte naissance, en assi-
gnant un objet à la vie de madame
d'Iieyange, avait consacré le divorce intime
des deux époux : ils avaient même toit,
même table, même salon, rien de plus.
D'ailleurs, nul conflit, nulle dispute entre
20 SUR LES RUINES
eux, l'absence d'intérêt commun leur épar-
gnant les froissements.
Très digne, ayant horreur des lâches,
très résolue à demeurer pure en dépit des
exemples quelle avait reçus depuis l'en-
fance, madame dlleyange vivait fort seule
et ne participait, pour ainsi dire, (|uc par
sa présence aux soirées que sa mère offrait
chaque semaine, comme aux dîners d'af-
faires que son mari la priait de présider à
l'occasion.
Le monde, complaisanl ù toutes les fai-
blesses, lui en voulait un peu de son rigo-
risme et la jugeait allière et froide. Mais,
comme jamais une médisance ne tombait
de sa bouche, comme elle était indulgente
et serviablc à tous, on lui payait en estime
ce qu'elle méritait en sympathie.
L'àme vide, le cœur vierge, obligée par-
fois de s'avouer que sa fdle, trop jeune
encore, n'absorbait pas toute sa puissance
SUR LES RUINES 21
de tendresse, elle chcrchail dans la lecture,
dans la musique surtout — dont elle avait
Finstinct profond — un emploi de ses
facultés inoccupées, un dérivatif à ses be-
soins de rèvc et d'émotion.
Dans celte existence jDiàle, la rencontre
de Philippe Randal à Gaslein avait été
comme un éclair.
Jusquù ce jour, elle n'avait pas eu de
peine à se défendre contre les avances que
son délaissement et sa beauté lui avaient
attirées ; car, dans le regard des hommes
qui les lui avaient adressées, elle avait tou-
jours lu ce qui répugnait le plus à sa
nature sérieuse, chaste et droite, ce dont
elle avait tant soufffert comme fdle et
comme épouse, — la recherche du plaisir
facile, le désir hypocrite ou brutal, le Hberti-
nage du co'ur et des sens, l'amour dépouillé
de l'illusion qui le poétise, de la passion
qui l'excuse, de l'idéal qui le justifie.
SUR LES RUINES
Quelle différence dans le langage de
Randal! Avec quels égards, quel lad, il
s'était approché d'elle! 11 lui avait parlé
en homme qui pratiquait le culte des fem-
mes, qui connaissait les aspirations cachées
de leur cœur et les exigences secrètes de
leur sensibilité, qui sans doute a^ait sondé
leur tendresse, partagé leurs rêves, éprouvé
par elles les émotions qui font la vie pleine,
enviable et fortunée.
A vrai dire, il était moins sensible et
plus voluptueux qu'elle ne supposait. Un
véritable amour, inspiré par une actrice
et rompu par la mort après deux ans de
bonheur, puis une liaison adultère, bientôt
usée par l'ennui, enfin quelques intrigues
galantes sans intérêt ni lendemain, c'était
là toute l'histoire de son cœur.
Mais il était de ces hommes qui plaisent
à la femme par l'acuité vibrante de leurs
impressions, par l'involontaire hommage
SUR LES RUINES 23
qu'elle devine dans leurs paroles et leurs
regards, par la ressemblance de nalurc,
par la complicilé dinslincts et de pen-
chants qu'elle découvre en eux.
Du jour où madame dlleyange avait
commencé de subir son influence, elle
avait senti le péril. Au premier mot de
tendresse qu'il lui a\ait adressé, elle s'était
vue perdue. El loulcs les défenses cpiVIle
avait élevées autour d'elle, tous les raison-
nements dont elle avait fortifié sa vertu,
tous les obstacles qu'opposait sa pudeur
s'étaient écroulés d'un seul coup. Ayant
donné son ume, elle avait estimé peu de
chose le don de son corps.
Alors, pour ces deux êtres, une ère de
bonheur inouï s'était ouverte.
Le mystère absolu dont ils envelop-
paient leur amour en assurait la durée. Pas
une fois Randal n'avait franchi le seuil
de sa maîtresse, afin que, personne ne
94 SUR LES RUINES
l'ayant jamais rencontre chez elle, on ne
pût la soupçonner , si d'aventure on la
voyait entrer chez lui. La proximité de
leurs demeures facilitait encore leurs rela-
tions.
Elle venait deux ou trois fois par semaine,
tantôt le matin, tantôt l'après-midi, parfois
même le soir, au sortir d'un dîner, étince-
lanle et parée, gardant sa voilure à la
porte comme elle eût fait si une seconde
soirée leût appelée rue Balzac.
Dans la pensée ininterrompue de cet
amour, dans Fcspérance et Fattcnte conti-
nuelles des visites de son amie, Randal en
était arrivé à ne plus guère sortir de chez
lui, ayant pris le plaisir en horreur, le
monde en dédain, ses amis en indifférence,
ne conservant qu'un seul goût intact et
vif, celui du travail.
La crise sentimentale qu'il traversait
SUR LES RLINES 2D
coïncidai l en cflcl avec une j^liase grave
de sa vie pratique et morale.
Orphelin dès rcnfance, indépendant de
fortune, il avait suivi la carrière de la diplo-
matie par désir de courir le monde et de
varier ses points de vue sur les hommes
et les choses. On l'avait expédié tour à
tour à Londres, à Stockholm, à Berlin, à
Uome.
De son séjour dans les pays du Nord, il
avait rapporté un volume de souvenirs in-
times et pittoresques. Ce petit livre, écrit
sous l'inspiration de Sterne et de Heine,
avait procuré à l'auteur, pour ses débuts
littéraires, un succès du meilleur augure.
A Rome, l'histoire de la Renaissance
l'avait aussitôt captivé. Une recherche heu-
reuse à la Bihh'olhcque Valicane lui avait
permis d'éclairer d'un peu de lumière la
figure de Simonetta Vespucci, cette maî-
tresse de Julien de Médicis, dont un chef-
20 SLR LES RUINES
d'œuvrc de Pollajuolo cl quelques sonne Is
de Polilicn nous onl légué le souvenir
mystérieux.
La biographie de son héroïne lui avait,
d'autre part, servi de cadre et d'argument
pour une élude plus générale sur la psycholo-
gie de lame féminine dans lltalie desxv" et
xvi*^ siècles. Et ce travail, publié sous forme
d'articles, avait révélé chezRandal des qua-
lités peu communes de slyle el de pensée.
Puis, croyant trouver dans celle voie
nouvelle un emploi plus actif et mieux
approprié de ses facultés, se reconnaissant
d'ailleurs trop indilïcrent aux choses de la
politique pour donner sa mesure dans une
carrière ofllcielle, il s'était démis de ses
fonctions et réinstallé à Paris. Le désir de
notre plus traité en simple amateur, en
dilettante du travail, l'avait surtout dirigé
dans le choix du sujet qui devait désor-
mais occuper ses journées. Après quelques
Stll LES RUINES 27
hésita lions, il avait entrepris une Histoire
des Médicis, dont le premier tome, fruit de
deux ans de labeur, l'avait mis en vedette
parmi les jeunes écriAains.
L'entrée de madame d'Hcyangc dans sa
vie, loin de troubler son travail, l'avait sti-
mulé, soutenu. Jamais, en eiïct. il ne s'é-
tail senti l'esprit si dispos, rintelligence si
ouverte et si libre.
Huit mois s'étaient écoulés de la sorte.
Puis, insensiblement, sans motif extérieur,
un changement s'était fait en lui.
Relranché du monde, disparu pour tous,
vivant pour cette femme seule, il était sans
cesse poursuivi par le besoin délie, de sa
grâce adorable, de son esprit si charmant,
de son âme si tendre et si passionnée.
Chaque jour, il l'attendait avec plus d'im-
patience et d'angoisse. Et les jours oii elle
ne venait pas lui semblaient interminables et
fastidieux comme les nuits oii l'on ne dort pas.
1>(3 Srn LES nu IN ES
Avec une douleur aiguë, il conslalait
quil ne la posséderait jamais davantage,
qu e]le ne pourrait jamais, étant indissolu-
blement liée à son époux par ses devoirs
envers sa fille, lui appartenir entièrement,
ouvertemenl, à la face de tous.
11 comprenait que dans six autres mois,
dans un an, dans dix ans, il en serait de
même: (|ue son cœur, lout son être et
toutes ses forces étaient engagés dans une
aventure sans issue, enfin, ([u il était voué
à l'irrémédiable misère d'un esclavage sup-
pliciant et secret.
Et soudain il a\ail senti naître en lui la
résolution violente de fuir, de ressaisir sa
liberté, de clierclier dans un voyage, — un
de ces voyages tellement lointains qu'ils
vous transforment lame, — la gucrison et
l'oubli de son amour.
Un soir, n'y tenant plus, il avait con-
fessé son cœur à madame d'IIeyange.
SUR LES RUINES 20
Terrifiée de cette révélation, précipitée du
sommet du bonheur dans l'exlréme infor-
tune, elle avait trouvé la force de lui con-
seiller de paitir, gardant au fond dcllo
l'espoir inavoué, la confiance illogique et
lâche, 'qu'il ne l'abandonnerait pas et que
leur bonheur, tout condamné qu'il fût
désormais, compterait quelques mois encore
d'illusion et de répit.
Quinze jours plus lard, il était parli,
laissant derrière lui une âme stupéfaite et
dévastée, mais pardonnante, toujours éprise
et religieusement dévouée.
Les premières étapes de son voyage n'a-
vaient été qu'une longue détresse, une
cruelle et stérile évocation de souvenirs.
A Brindisi, oii il s'était embarqué, à
Athènes, à Smyrne, à Beyrouth, il avait
connu l'horrible angoisse qui vous étreint
l'âme, le soir, dans la solitude des chambres
3o SUR LES RU lîS ES
d'hôtel, lorsqu on scnl se Jever en soi l'i-
mage indélébile et vaporeuse que les Icmmes
aimées nous gravent au cœur; lorsque,
loin de leur caresse cl de leur sourire, la
mémoire nous revient de Ici geste, telle
attitude, tel parfum qu'elles avaient entre
nos bras et que nous ne connaîtrons plus.
Puis, à changer de cadre conlinuelle-
ment, sa douleur s'était allégée, transposée.
Bientôt môme, il y avait trouvé un certain
charme imprévu qui convenait à sa nature
Imaginative cl passionnée.
A Byljlos, au bord du fleuve Adonis; à
Tibériade, sur la grève du lac di\in; à
Philtc, parmi les ruines et les papyrus, il
avait éprouvé combien sont puissantes, sur
un cœur misérable, la magie du passé, la
beauté des sites , l'euphonie môme des
noms.
De chacun de ces lieux, il avait écrit à
madame d'Heyange des lettres éloquentes
SLlî LES RUINES 3l
et pittoresques, débordantes d'émotion, de
repentir et de poésie.
Peu à peu, sans qu'il s'en doutât, sa
tristesse était devenue pour lui une sorte
d'exercice intime, une méditation attachante
et mélancolique, où chaque souffrance se
perdait en rêverie.
Mais à mesure aussi qu'il avançait dans
son voyage, il se prenait d'une curiosité
plus vive pour les choses qui l'entou-
raient. Son esprit cultivé, avide de tout
voir et de tout comprendre, s'intéressait
aux mille particularités de forme et de
coideur, aux innomliralilcs différences de
type et de coslumc, d'art et de langage,
de mœurs et de rites , qui font de la
vision de ce monde un spectacle plus
capricieux et plus diapré que le voile brodé
de la grande Isis.
A Ceylan, il avait passé trois mois à
visiter les sanctuaires du bouddhisme ,
32 SUR LES RUINES
s'efforçant d'acquérir, à l'aide des Ira vaux
de la science occidentale , quelques vues
personnelles sur celte paradoxale doctrine,
la plus désespérante et la plus consolante
qui ait jamais été professée.
A Java, le paysage tropical, les races,
la flore lui avaient ouvert ensuite une
source inépuisable d'études et d'obser-
vations.
Dans celte aclivilé de son inlelligence,
son cœur semblait s'assoupir et, pendant
des jours et des jours, demeurait silencieux.
Pour le réveiller, il suffisait, à vrai dire,
d'un aspect intime de la nature, d'une so-
litude trop prolongée, parfois d'un simple
sursaut de souvenirs.
Alors, Randal se retrouvait tout entier,
avec sa fièvre ancienne et ses regrets dé-
sespérés. Sincère comme on croit l'ctre à
ces heures, il écrivait à madame d'Heyange:
«Je ne cesse de penser à vous. En tout
SUR LES UUINES 33
lieu, volrc image m'accompagne et se mêle
à ce que je ressens. Ce malin encore, dans
le brouillard de perle et d'or qui nous voi-
lait Ceyian, voire chère vision, etc., etc. »
Ou bien : « Hier soir, tandis que nous cô-
toyions Sumatra, la lune, toute blanche,
s'est levée sur l'horizon mouvant des flots.
Alors, dans la clarté splcndide et pâle de la
nuit, mon amc, plus éprise que jamais, s'est
élancée vers vous, etc., etc. »
Mais ces grands accès de lendi'esse, ces
violents rappels de souvenirs ne Tempe—
chaient pas de céder à l'attrait que les
formes féminines, apparues au long de sa
route, exerçaient sur lui. La distraction
banale et tarifée des voluptés exotiques ne
lui avait pas sulTi : par deux fois au moins,
il avait rencontré l'autre amour, — l'amour
galant et délicatement impur que la civili-
sation a inventé pour rafFmer l'instinct qui
perpétue la vie.
34 SLll LES ULINES
Pendant son séjour à Balavia, il avait
ébauché une intrigue avec la femme d'un
offîcier hollandais qu'il avait connue au
bal du Gouverneur. Très jeune et jolie,
les cheveux blonds, le teiîit de hs, l'air
d'une vierge en fleur, elle s'était agréa-
blement grisée des flatteries dont il l'avait
cajolée. S'étant laissé tout dire, elle lui
avait fait tout espérer. Mais prestement, à
l'instant décisif, elle s'était dérobée. Et cet
échec un peu ridicule l'avait dépilé : (piinze
jours plus tard, à Singapour, il y pensait
encore.
La seconde fois, c'était sur le bateau des
Messageries (|ui le transportait au Japon.
Le hasard venait de le rapprocher d'une
Anglaise, mariée à un fonctionnaire de
Hong-Kong, qui rentrait seule en Europe
par la voie du Pacifique et des États-Unis.
L'aventure, engagée à bord, s'était pour-
suivie, secrète et charmante, à Yokohama,
snv LES RUINES 35
dans une villa cachée sous les pawlonias et
les magnoHers. Un mois durant, — l'inler-
valle de deux paquebots, — il avait vécu
dans les liras de cette femme qui n'avait ni
cœur ni beauté, mais qui était vive, d'une
maigreur élégante et nerveuse, d'une grâce
originale et perverse.
De celle même villa, quelques jours après
le départ de la visiteuse, il avait adressé à
madame d'IIcyangc une lettre qui se ter-
minait ainsi : (( Tout me manque parce que
vous me manquez. Jamais je n'ai senti de
la sorle ce que vous valez, ce que vous étiez
dans ma vie, ce que j'ai perdu en vous per-
dant, et quelle impossibilité c'est de ne plus
vous aimer quand on a commencé. Je
n'aime que vous, je ne vis que par vous :
le reste n'est qu'illusion et tristesse. »
Et, dans un sens, c'était vrai. Tandis
qu'il écrivait ces lignes, la pensée de ma-
dame d'Heyange, le besoin de son parfum
3G SrU LES RllNES
moral et de son délicat génie féminin le
hantaient désespérément.
Des mois encore s'étaient écoulés : il
avait parcouru de nouveaux pays, la Chine,
Pékin, la Grande-Muraille et la Corée. Le
monde chinois, lui apparaissant comme une
autre humanité, l'avait si vivement inté-
ressé, que toute sa vie inlinic s'était, pour
ainsi dire, renouvelée. Alors, dans ses sou-
venirs, une grande accalmie s'était faite. 11
en avait eu la révélation suhitc et joyeuse,
par un clair matin d'avril, pendant une
excursion aux Tomhcaux des Mings. Et le
soir môme, dans Ja mauvaise auhergc de
village oii il était descendu, il avait écrit à
madame d'Heyange : « Une tendresse toute
nouvelle vient déclore pour vous dans moji
cœur; rien n"y suhsislc plus de ce (|ui la
tant troublé. Votre rcve est réalisé. Je vous
aime dans une paix profonde, ne découvrant
plus en moi d'autre désir que de vous faire
s LU i,t;s r, Tînt: s 07
parlager le repos de nioii unie et la sécu-
rité de mon an'ection. :>>
C'était le rêve, en effet, de madame
d Heyange, qu'une tendre amitié naquit un
joui- des cendres de leur amour, comme
c était de plus en plus sa conviction que
rien au monde ne pouvait ressusciter cet
amour.
Le jour niéiuc de leur séparation, au
moment des adicuv, Uandal, la voyant
toulc déchirée, lui avait dit pour la conso-
ler par un vague espoir :
— Qui sait si. ['ortifiés et renouvelés par
cette épreuve, nous ne pourrons pas nous
aimer encore '}
Elle avait répondu, a\ec un geste d'hor-
reur :
— Nous aimer datnour? Jamais. G est
un trop dur martyre.
Toutes les lettres quil avait reçues d'elle
en cours de route conlirmaient cette réso-
3
38 SI II LES n I I N 1 s
lulion. (( UiibJiez de moi ce (jui csl uioj'l
pour toujours, lui écrivait-elle, ce qui n'au-
rait jamais dû exister, et gardez-moi le seul
sentiment que je puisse encore accepter de
vous, — l'amitié. »
A une épUre trop passionnée qu'il lui
avait adressée de Ceylan, elle avait ré-
pondu : (( Vous me désolez de vous atta-
cher si obstinément à un passé qui ne peut
plus revivre. Notre bonheur, s il en est en-
core un pour nous, est tout entier dans
l'avem'r. 11 nous faudra rédihcr pierre à
pierre : rien de ce qu'a touché la flamme
ne peut plus servir. »
Elle avait (piclque mérite à s'exprimer
ainsi ; car, étant, par nature, plus sensible
que Randal, ayant mis, sonnne toute, beau-
coup plus de son cœur et de sa vie dans
son amour, n'ayant pas d'ailleurs les dis-
tractions du voyage pour occuper sa tris-
tesse, mais obligée de cojilinucr à \i\re
Sun LES U LINES Sq
dans le cadre même de son bonlicur perdu,
elle avait plus cruellement soulTerl que lui,
à une bien plus grande profondeur d'ame.
Plusieurs fois, dans im accès de déses-
poir, elle avait pris la plume et avoué son
tourment à l'absent. Mais, chaque fois, elle
avait eu le courage de déchirer la lettre
pour ne pas troubler le travail d'apaise-
ment qu'elle s'était imposé le devoir de
favoriser en \u\. Un jour, cependant, elle
n'avait pu retenir cet aveu : «De grâce, ne
m'écrivez plus ainsi. Vous m'affolez. Com-
prenez donc que je n'ai pas trop de toutes
mes forces pour maîtriser des sentiments
que je dois vaincre si je veux vous revoir
jamais. »
A la longue, sa génércLise nature avait
pris le dessus. Sa correspondance, dès lors,
n'avait plus porté trace de luttes intérieures;
elle exprimait, au contraire, l'espérance in-
vincible, la ferme certitude qu'une affection
4o SUR LES i;li>es
calme el irréprochable se formerait un jour
entre eux.
Ce jour était arrivé. La visite de retour
(juc Uandal venait de faire à madame
d'Ile} ange inaugurait Icrc de leurs senli-
mcnts nouveaux.
m
Dès le début, leurs relations s'établirent
sur un ton de franche amitié.
Il venait régulièrement la voir une fois
la semaine, de préférence aux heures oii il
avait chance de la lrou>er seule.
11 entrait, l'air souriant, heureux. Il lui
disait son vif plaisir de revoir Paris et ses
amis, de se refaire une vie sédentaire cl
studieuse après deux ans de loisir vaga-
bond. Il lui confiait ses projets. Tout d'a-
bord il allait mettre au net ses impressions
R LES nrixrs
de voyage et les publier. Il s"v appliqiverait
immédialement, car il avait liàte de re-
prendre son Histoire des Médicis, dont le
second tome n'était qu'ébauché lors de son
départ. 11 simposerait, en vue de cette
œuvre, une discipb'ne austère dexistence et
(le travail. Au printemps, il irait passer
deux mois à Florence, pour des recherches
à la Bibliothèque Laurenlienne, et, l'au-
tomne suivant, deux autres mois à Rome,
pour une consultation de textes aux Ar-
chives Vaticanes.
Elle approuvait cetle belle ardeur intel-
lectuelle, ce programme d'une A'ie sérieuse
et saine.
— Il faut l)ien, répli(|iiail-il. (pie j adopte
la philosophie de mon Age.
— De votre âge ?
— Mais, oui. Songez donc (juc le mois
prochain j'aurai trente-sept ans! La période
des aventures est close maintenant pour
s t' n i.iîs RUINES 43
moi: mon (( cycle héroïque » est accompli.
Par vous, j"aurai connu les grandes émo-
tions du cœur; près de vous, je connaîtrai
les joies de 1 esprit : ainsi vous aurez par-
famé toutes les lieures que j'aurai vraiment
vécues.
Car il compliiil bien l'associer intime-
ment aux intérêts nouveaux de sa vie. Elle
serait la confidente de toutes ses idées, la
conseillère de tous ses actes, étant la seule
aflection l'éminine qu'il voulût accueillir
désormais.
Dans lintervalle de ses visites, il s'ingé-
niait à lui mar(pier de mille façons la place
privilégiée cpiil lui réservait toujours dans
ses pensées. Tantôt c'étaient des fleurs qu'il
lui envoyait, sans un mot, sans une carte,
sachant hien qu'elle en devinerait la pro-
venance. Ou c'était quelque objet rapporté
de là-bas: une coupe de jade, une fine por-
celaine, un bronze patiné d'or. Elle jouis-
!\'\ SUU T. ES ni- IMS
sait délicieusement de ces attentions qui
mettaient dans leur amitié nouvelle un le-
flel de leur tendresse passée. Et, s'aban-
donnant au charme d'un attachement si
loyal et si délicat, elle se sentait revivre
comme une plante trop longtemps recluse
à qui l'on vient de rendre l'air.
De fait, depuis la reprise de leurs rela-
tions, rien d'équivoque ne se mêlait aux
sentiments de Randal. Le lieu même oii
madame d'Heyaniie le recevait contribuait
a le maintenir dans ces dispositions, puis-
que, n'étant jamais venu chez elle autre-
Ibis, il n'y retrouvait aucun souvenir.
D'ailleurs, de temps à autre, une visite
interrompait leur dialogue, liandol. de
l)onnc gruce, suixait lentretien sur les su-
jets habituels de la conversation parisienne,
sur ce tcri'ain ])nnal. vague et mouvant, qui
s'étend du Bois de Boulogne à l'Académie,
du domaine de la toilette aux régions de la
SLR LES UUINES /^5
politique, du roman qui vient de paraître
au scandale qui va éclater. D'autres fois,
c'était la baronne Yillard, portant fièrement
la soixantaine, toujours en frais d'esprit
pour les hommes et trouvant moyen de
leur plaire encore. Ou bien c'était Suzette
d'Heyange qui, rentrant de promenade, ac-
courait embrasser sa mère, avec une agilité
de jeune chèvre, et repartait en coup de
vent.j
Oui, sans réserve, Randal s'estimait heu-
reux maintenant. Etre Fami, sonseait-il,
l'intime ami d'une jeune femme autrefois
possédée ; jouir des grâces de son esprit
après avoir respiré tous les parfums de son
ame et de son corps ; la trouver toujours
désirable et ne la plus désirer ; conserver
assez d'empire sur son cœur pour que nul
autre homme n'y puisse pénétrer; l'appro-
cher sans trouble, puisqu'elle n'a plus de
mystère, et sans fièvre, puisqu'elle n'est plus
3.
f\6 SUR LES RUINES
que tendresse; retrouver ainsi les douceurs
de l'amour dans la paix de Famitic, —
quel rêve charmant, quelle idéale volupté!
Des semaines passèrent ainsi.
Un soir de la fin de décembre, comme
Randal était venu prendre le thé chez ma-
dame dlleyange, elle lui dit, avec un peu
d'embarras, au moment où il se retirait:
— On me laisse, vous le savez, une en-
tière liberté pour le choix de mes amis et
je suis seule juge des conditions oiî il me
plaît de les recevoir... Cependant, ne con-
viendrait-il pas que vous vous fissiez con-
naître de mon mariP Si vous n'y voyez pas
d'objection, je pourrais moi-même, un de
ces soirs...
Il Tinter rompit :
— Rien de plus juste, en eiïet. Dès que
vous en trouverez l'occasion, je vous prie-
rai de me présenter.
s U 1! I, E s U I I >' E s !\1
A quelques jours de \l\ , madame d'IIeyangc
dit à son mari pendant le déjeuner :
— Je recevrai probablement ce soir la
visite d"un ami que je ne crois pas vous
avoir encore présenté, M. Philippe Randal.
S'il vous était possible, avant de sortir, de
l'altendic auprès de moi. vous m'obligeriez.
De temps à autre, en effet, Robert
d'Heyange consacrait ù sa femme quelques
instants de sa soirée jusqu'à l'heure où le
ballet, le cercle ou ses maîtresses le récla-
maient au dehors.
Il répliqua :
— Quel homme est-ce ?
— Mais un homme de loisir et d'étude,
que nous avons connu jadis, ma mère et
moi, à Gastcin, cl que je n'avais pas vu
depuis deux ans, car il voyageait au loin.
Il a visité l'Orient, les Indes, la Chine et
le Japon, el il en parle d'une façon qui
n'est pas banale.
:|6 srn les ruines
Robert d'Heyangc cul, pour approuver,
un sourire d'ironie , qui semblait dire :
« Cet homme doit être le mieux du monde,
puisque vous daignez Faccueillir. »
Mais, toujours soucieux de correction,
il était reconnaissant a madame d'Heyange
de son procédé, et ce fut aimablement qu'il
déclara :
— J "attendrai pour sortir, ce soir, que
votre ami soit venu.
Il appuya légèrement sur le mot àaml.
Le soir venu, la présentation IVit faite.
L'écliangc des formules d'usage ayant
laissé aux deux hommes le temps de s'ob-
server, limprcssion qu'ils se produisirent
réciproquement fut plus favorable qu'ils ne
l'avaient présumé.
D'instinct, Robert d'Heyange s'attendait
à trouver danscet ami de sa femme, subi-
tement réA^élé, un banal exemplaire du sou-
pirant de salon, du galant mondain. Et ce
Sun LES uriNES [t^
genre de personnage lui élail parliculière-
ment insupportable, à lui, l'homme des
réalités tangibles, le financier pratique, le
viveur positif et sans scrupule , qui ne
voyait dans le sentiment que la « réclame»
de l'amour et qui prenait une maîtresse
comme il concluait une aflaiie.
Or, Randal, mû par l'inconscient et bi-
zarre désir qu'a tout amant de s'imposer à
l'estime de son rival, déployait, en par-
lant, les côtés de sa nature qui pouvaient
le mieux plaire h. son interlocuteur. En
phrases nettes et simples, il racontait son
voyage, citait des anecdotes brèves, des
faits précis, appuyés dun chiffre au besoin,
des particularités de climat ou de mœurs,
des incidents de chasse ou de navigation,
comme s'il neût traversé le monde qu'en
observateur attentif, impassible et prosaï-
quement curieux.
Sentant qu'il intéressait, il trouvait, lui
.)0 SI U LES raiNEs
aussi, chez Roberl d"l[c\angc. plus d"agré-
menl quiJ ii"avail pensé. A défaut du
charme, celui-ci possédait, en effet, lai-
sance de manières et cette amabilité insi-
nuante et hautaine que donnent souvent
aux gens d'affaires le maniement des per-
sonnes et riiabiliule des négociations déli-
cates.
Visiblement les deux hommes se plai-
saient : car maintenant ils échangeaient des
compliments discrets, se découvraient des
façons communes d'agir et de penser.
Madame d'Heyange les écoutait, muette,
un pli de souci au front, lorsque son mari,
ayant tourné le regard vers elle et surpris
l'expression de sa physionomie , se leva
soudain :
— Vous m'excuserez, monsieur, si j a-
brège un entretien qui me procure autant
de plaisir que de profit; mais n'étant pas
prévenu de votre visite, j'avais accepté pour
SUR LES RUIISES . ) I
ce soir des engagemenls auxquels je ne
peux me sousiraire. J'espère bien, d'ail-
leurs, que madame d'IIeyange me ména-
gera de temps à aulre l'occasion de vous
revoir.
El le ton de ces paroles signifiait : «Vous
me plaisez fort, étant tout autre que je n'a-
vais cru. Si je me retire, c'est qu'il serait
indiscret, de ma part, d'imposer plus long-
temps ma présence à madame d'Heyange,
dont je ne me reconnais pas le droit d'ac-
caparer les amitiés. »
Ayant serré la main de sa femme, il
sortit.
La porte fermée, Randal fui à son tour
frappé par l'altération des traits de son amie.
— Qu'avez-vous ? dit-il; n'êtes-vous pas
bien P
— Un simple malaise qui va disparaître,
reprit-elle. N'y faites pas attention : parlez-
moi.
SUK LES raiNES
Mais, loin de se dissiper, son trouble
s'aggravait. Elle se sentait le cœur oppressé
jusqu'à 1 angoisse, avec une envie grandis-
sante de se cacher pour pleurer; car des
souvenirs trop pénibles, des images trop
douloureuses Favaicnl assaillie, à la vue
de ces deux hommes qa\ évoquaient de-
vant elle tout son passé de femme et qui,
l'un et lautre, lavaient tenue dans leurs
bras.
Et comme Randal, inquiet de sa pâleur,
la questionnait encore :
— Ce n'est rien, je vous assure, mur-
mu ra-t-elle. Je vais me remettre.
Elle se leva, fit quelques pas à travers
le salon et s'arrêta devant la cheminée où,
sappuyant d'une main elle tendit alterna-
tivement ses pieds h la flamme.
A demi retoui^née vers Randal, elle for-
mait ainsi une silliouetle exquise, avec sa
taille cambrée, ses formes pures et son
STU LES I\t I>ES ;jO
visage triste où le scintillement du foyer
mettait une clarté rose.
Puis, se sentant déjà mieux par l'eiïet
du mouvement, elle revint s'asseoir près
de lui et, d'un sourire un peu forcé, elle
dit:
— Vous voyez : ce notait pas bien grave,
c'est fini. Causons maintenant, causons
vite: cor l'heure passe.
D'ailleurs, la porte s'ouvrait. On servait
le thé. Les soins qu'elle apportait toujours
à la préparation de sa boisson préférée
achevèrent de lui rendre son colme et la
maîtrise de sa pensée.
Ils sentrelenaient de choses indifférentes,
lorsque Randal. se rapprochant d'elle et lui
prenant la main, lui dit. presque impé-
rieusement.
— Maintenant confiez-moi ce que vous
avez éprouvé tout à l'heure et ce qui a
causé votre trouble?
;V| sir, T. ES RUINES
Elle répond il :
— Je A'enais d'èlrc très cmiie, el vous
savez, mon ami, que je ne suis guère forte
devant les émotions . Aussi parfois en
abusent-elles contre moi... Puisque c'est
lini. n en parlons plus,
— Parlons-en, au contraire.
— Non, cela vaut mieux, je vous en
prie.
Il sentit qu'en ce moment il n'obtien-
drait d'elle rien de plus et n'insista pas.
Mais rentré cbez lui, une lieure plus
lard, il se posa pour la première fois ces
questions : «Qu'éprouve-t-elle tout au fond
d'elle-même, dans le secret de son être,
([uand elle pense à notre passé? (Jiiel sou-
venir garde-l-ellc des réalités lionblantes
de notre amour? Y songe-t-elle parfois?
Ne les regrette-t-elle jamais?... L'imagina-
tion de la femme, comme son corps, a des
pudeurs que lliomme ne connaît pas. Ce-
SIR LES Ht 1M:
pendant, chez une créature si Aibranle, la
mémoire des sens n'est-elle pas plus tenace
encore fjue celle de lame?... Sait-on
ce qui se passe dans une lete. dans un
cœur, dans des nerfs de femme? Incom-
préhensible à tous, mystérieuse à elle-
mcmc, forme adorable cl la plus décevante
de l'éternelle Illusion, quel ( )iùlipe la devi-
nera jamais ?.. . »
Cette scène, insii^iiilianle en soi, agit
profondément sur Fesprit de Randal par la
suite des images qu'elle y suscita.
L'exercice des facultés actives et sérieuses
de sa nature, le progrès des années, lap-
proche de la maturité n'avaient pu étouffer
en lui les instincts premiers de sa jeunesse :
comme à vingt ans, il gardait la curiosité
des émotions du cœur, le don de se figurer
les formes voluptueuses de la vie sentimen-
tales et de se complaire à leur représen-
tation.
56 SIR LES T\UI>'ES
Si, daulre parL il n'avait eu dans Tàmc
un fond de sincère bonlé, une réelle puis-
sance datlacliemenl. on aurait pu le clas-
ser parmi ces dilettantes de la passion, qui
cherchent dans l'amour le spectacle seul de
l'amour, et dont la jouissance suprême est
de prévoir ou de contempler les infinies
combinaisons de lignes et de nuances, d'at-
titudes et de gestes, de sons et de soupirs,
par lesquelles la créature éprise s'efTorce de
traduire son rcve ou d'exhaler sa souf-
france.
Le principal effet que le voyage" eût opéré
sur le cœur de Randal avait été de dissiper
les visions qui s'y cristallisaient autour
de la pensée de madame d'ITeyange ,
d'interrompre le travail de retouche et
d'embellissement que l'imagination amou-
reuse fait subir sans trêve à l'objet de son
culte.
Si le ni ainsi coupé ne s'était pas renoué
dès son relour a Paris, c'est que le plaisir
de découvrir chez son amie des grâces iiou-
veUes, un attrait de douceur et de sérénité
qu'il ne lui connaissait pas, avait sufll d'a-
bord à le distraire et le charmer. C'est en-
fin que son esprit ayant retrouvé le calme,
ses réminiscences s^ reflétaient calmes
aussi. Car vainement croyons-nous ressaisir
par la mémoire les jours disparus : toute
notre vie consciente tient clans la minute
actuelle et, quoi que nous fassions, c'est
toujours à travers le présent que nous re-
voyons le passé.
Un fait nouveau pouvait seul réveiller
chez Uandal les impressions disparues et
restaurer leur puissance.
Le trouble passager qui s'était emparé de
madame d'Heyange, à leur dernière entre-
vue, produisit ce résultat, en évoquant aux
yeux de son ami la maîtresse d'autrefois,
non plus transfigurée et comme spiritual!-
s U U L L s 11 U 1 > E S
sce par le souvenir, mais réelle et tangible,
vibrante et désirable, telle enlin (|u aux
jours anciens. Si courte qu'eût élc l'appa-
rition, elle fut décisive.
IV
A partir de ce jour, une inquiétude
vague, un étrange malaise de Tàme et des
sens tourmentèrent Randal.
Les circonstances extérieures de sa vie
aggravaient d'ailleurs cette crise intime.
Rentré depuis trois mois à Paris, les pre-
mières joies du retour épuisées, il sentait
peser sur lui le désenchantement et l'en-
nui qui succèdent aux longues périodes
d'activité physique et qui traduisent la
gêne éprouvée par Forganisme à se re-
Go SL IV I. L s u I 1 \ i;s
plier aux eonditioiis de Ja vie sèdcnlairc.
Dans cet état despril, la rédaction de
ses noies de voyage, dont il s'occupait sans
désemparer, lui semblait une besogne fasti-
dieuse, qu'il ne continuait que pour l'avoir
commencée.
Une nuit, ayant travaillé Tort lard pour
mcllrc le point linal au dernier cbapilre, il
sentit d'une J'açon lamentable et saisissante
la vanité de son œuvre, de ses rêves, de sa
vie, la vanité de tout. Au fond, qu avait-il
rapporlé de celte odyssée de deux ans.* —
Des visions de pa\ sages, \isions illusoires
et fugitives, qui n'étaient que le reflet de
ses sentiments intimes et que, par suite, il
aurait perçues toutes pareilles en n importe
quel autre lieu : voilà pour le monde exlé-
lîeur. Quant aux inqnessions morales, une
seule les résumait toutes: c'est que l'homme
est partout inintelligible à riiomme ; c'est
qu'un abîme profond sépare les races
sur. LES UL1>'E.S ()I
comme les cœurs, et que jamais deu\ âmes,
sur cette terre, ne se seront vraiment com-
prises, pénétrées, connues. Et persuadé
plus que jamais de liiiulilité de nos tcjila-
tives pour sorlir de nous-mêmes, édifié
maintenant sur le mirage de Texotisme,
sur celle ridicule croyance quon change
dame à changer de lieu, i[ mit comme
épigraphe au travail qu'il venait dachevcr
ce verset de VI mitât ion :
Qu'est-ce que vous pourriez voir ailleurs que
vous ne voyiez oii vous clés ? Quand toutes les
choses de ce monde seraient devant vos yeux, que
serait-ce, sinon une vision vaine ?
Le lendemain, dans laprès-midi, il élail
chez madame d'Hexangc, avec qui il avait
pris rendez-vous pour lui montrer une col-
lection de dessins des maîtres japonais. Les
précieuses estampes couvraient la table de-
vant laquelle ils étaient assis, à côlé l'un
de l'aulre, en face de la fcjièlre.
62 SLR LES ULINi:S
11 la sentait tout près de lui, plus près
quelle n'avait encore été depuis les jours
enfuis de leur tendresse passée.
A chaque question qu'elle lui adressait,
il respirait son souffle irais et léger. Chaque
lois que, pour lui répondre, il relcAait la
tète, il IVôlaiL presque son visage incliné,
où les rayons du soleil répandaient une
coulée de lueur blonde.
Et soudain une envie folle, un irrésis-
tible désir le prit de revoir passer, sur cette
figure sereine, le fugitif émoi, le désordre
charmant c|ui, l'autre soir, en avait un ins-
tant troublé les traits.
Le silence qu'il observait et l'altéra-
tion de sa physionomie surprirent madame
d'Heyange, qui l'interrogea en souriant :
— Quave/.-YOus donc à me regarderainsi?
Il répondit, comme poussé par un res-
sort intérieur et sans pouvoir retenir ses
mots :
SUR T,ES RUINES 63
— Je vcu\ savoir si vous maimez en-
core.
Elle se recula brusquement, déconcertée
par l'imprévu de la question.
— Pourquoi, dil-elle. me demandez-vous
cela?
11 reprit, dune voix brève :
— Parce que je vous aime toujours et
que je ne peux vivre sans vous.
Elle resta, un instant, les yeux fixes, les
lèvres ouvertes et sans parole. Puis, joi-
gnant les mains, elle prononça :
— Je vous en supplie... si vous avez un
peu daffection pour moi, ne me répétez
pas, ne me répétez jamais ce que vous
venez de me dire.
Et comme il insistait, laissant déborder
son cœur, évoquant leurs plus cliers sou-
venirs, montrant le passé prêt à renaître,
elle poursuivit :
— Mon pauvre ami ! Mais non , notre
(>'| sir, LES liUINES
passé ne pont plus revivre. Ce serait folie
de vouloir le ressusciter : nous ne pour-
rions plus nous aimer comme autrefois et
nous nous ferions souffrir bien davantage.
Il l'interrompit :
— Vous craignez donc de souffrir en-
core ?
— Oh ! ne dites pas cela, fit-elle. Je vous
jure que la peur de la souffrance n'est pas
ce c[ui m'arrele, quoique j aie bien souf-
fert, plus que vous ne pensez peut-être.
Mais c'est la conviction qu'avant peu les
mêmes causes qui nous ont déjà séparés
vous détacheraient de moi. VA vous m'aban-
donneriez encore ou. ce qui serait pis, vous
croiriez devoir me garder par pilié. De toute
façon, nous nous renchions horriblement
malheureux, cl sans remède, celte fois;
notre souvenir même nous deviendrait
odieux... Mais ne parlons plus de cela.
Jamais, n'esl-ce pas? jamais !
SLK LES «UTNES G.")
Il ne répondit pas: mais il la couvrit
d'un regard si suppliant et passionné,
qu'elle frémit do la léle aux pieds, comme
si mie grande caresse Tcût enveloppée tout
entière.
Et elle comprit de quels liens niAsléricux
la possession peut enchaîner deux créa-
tures; comment un cire vous prend et vous
captive, corps et âme. au point que vous ne
puissiez plus jamais vous ressaisir ; com-
bien enfin elle appartenait encore à cet
homme, puisque, au premier appel de lui,
elle se sentait défaillir.
Suffisamment éclairé par le lroul)le qu'il
percevait en elle, il se leva et, dun accent
triste et tendre, il lui dit comme adieu :
— Croyez-vous donc qu'il y ait pour
nous un sentiment possil)le en dehors de
l'amour?
Dans leurs entrevues suivantes, il ne fil
aucune allusion au sujet délicat qu'ils
avaient abordé. Il ne se montrait ni moins
alTeclueux ni moins discret c[u'auparavant ;
ses visites n'étaient ni plus ni moins fré-
quentes, ni plus ni moins prolongées. Ce-
pendant madame d'Heyange éprouvait, en
sa présence, une impression obscure d'in-
quiétude et de mélancolie; lintervalle de
leurs rencontres lui paraissait plus long,
l'heure qu'ils passaient ensemble plus ra-
SLR LES UUIINES 67
pide. Et quand il s'en allait, mille choses
confuses, qu'elle aurait voulu dire, lui op-
pressaient le cœur.
Elle se prenait à regretter d'avoir inter-
rompu si brusquement leur grave entre-
tien, d'avoir peut-être affligé son ami par
des réponses si péremptoires, surtout de ne
lui avoir pas assez dit quelle place il tenait
dans sa vie, quelle affection, quelle con-
fiance elle niellait en lui... Pourtant ne
valail-il pas mieux qu'elle eût ainsi parlé?
Plus elle réfléchissait plus elle se confir-
mait dans ridée que toute tentative povir
restaurer le passé était condamnée d'avance
et les entraînerait tous deux, à bref délai,
dans un nouveau désastre, pire que le
premier.
Une autre considération, d'un ordre plus
délicat , un scrupule de conscience , qui
cependant ne l'avait pas arrêtée jadis, la
retenait aussi.
68 Sun LES RI INES
Dans la détresse morale où elle s'était
trouvée au lendemain de leur rupture, elle
avait, par un effort énergique, reporté vers
sa fdle les forces inemployées de son cœur.
Et, comme il arrive souvent aux mères
coupables, elle s'était prise poui' Suzanne
d'une passion ardente et réparatrice.
L'enfant était d'ailleurs charmante. Son
père, peu tendre à l'ordinaire, la gâtait à
plaisir; car elle l'amusait par un tour d'es-
prit drôle et personnel cjui annonçait, dans
la fdletle de dix ans, la jeune femme spiri-
tuelle et vive dont les hommes raffoleraient
plus tard. Mais, comme si un instinct l'eût
averlio. elle se montrait, de préférence,
câline cl sérieuse avec sa mère, dont elle
était devenue la compagne habituelle.
Vingt fois, regardant la pplite qui tra-
vaillait auprès d'elle, le nez sur sa tapisse-
rie, les pieds sur la barre de sa chaise,
tirant la langue h chaque point de I nigiiille,
Str. LES RUINES Cq
madonic clTIeyange s'était juré de lui épar-
gner les tristesses quelle-même avait con-
nues jadis, ce désenchantement précoce, cet
avant-goût d'amertume qui l'avait envahie
quand, jeune fille, elle avait douté de sa
mère.
C'était là un ohstacle invincible à la re-
prise de son amour : elle ne se reconnaissait
plus le droit de sacrifier sa fille à son bon-
heur. Sans ce lien frêle et puissant, la cer-
lilude même de la catastrophe prochaine
ne l'eût pas retenue peut-être. Libre à
I "égard d'un mari qui ne lui inspirait
qu'aversion et mépris, elle ne se fût pas
contentée d'offrir une affection équivoque
et clandestine à l'homme qu'elle avait tant
aimé et qui seul régnait encore dans son
cœur : elle eût tout abandonné, famille,
situation, fortune, tout, pour fuir avec cet
homme, dans le don définitif de sa vie
entière.
^O s un LES lilMNES
Elle remua il ces pensées, par une après-
midi de la fin de décembre, tandis qu'elle
marchait, sa voilure la suivant, dans une
allée retirée du Bois.
Tourmenlée depuis quelque temps de
migraines et d'insomnies, elle élait venue
prendre un peu d'exercice jusqu'à l'heure
oi^i elle irait chercher Suzelte qu'elle avait
conduite à une matinée d'enfants.
Le ciel était gris et bas ; un peu de neige
tombée la veille brillait par places, sous les
taillis dénudés.
Le chemin devenant trop humide, elle
prit à gauche par l'avenue de la Reine-
Marguei'ilc qui s'allongeail toute droite en
s'abaissa ni vers Boulogne.
yVussi loin que portaient ses yeux, aucun
promeneur ne se montrait : personne ne
venait au-dcAant d'elle, personne ne mar-
cbait ù SCS côtés. C'était l'image de sa vie
désormais, cette allée froide, déserte et dé-
SUR LES n U 1 N E S
parce. Ses années se dcrouleraienl ainsi,
toujours solitaires , loujours semblables,
sans un rayon, sans un parfum, sans plus
aucune de ces émotions qui sont les lleurs
de l'àme. Puis, (juand elle aurait accompli
sa destinée, elle disparaîtrait dans la nuit
glacée, dans le m_) stère, dans l'oubli...
comme là-bas, tout au loin, l'avenue se
perdait par une pente rapide sous la futaie
sombre.
Frissonnante de détresse et de froid, elle
remonta dans sa voiture, et là, blottie dans
le coin, la voilette rabaissée, abritée contre
tout regard, elle fondit en larmes.
VI
Trois semaines passèrenl. On clail au
milieu de janvier.
llssélaienl donné vendez-vous à JOpéra,
oh la Scliieider, eanlalrice \iennoise de
passage à Paris, inlerprélail la Valkyrie.
Du fauteuil qu il s'était elioisi à l'or-
chestre, Randal apercevait, sans presque se
retourner, madame d'Heyangc assise à côté
de sa mère et d'une amie, sur le devant
d'ujie loge dont son mari et un invité oc-
cupaient le Tond.
8 LU LÈS RUINÉS "y 3
11 la voyait en profil perdu, de la taille
au sommet des cheveux, les bras et le haut
de la gorge sortant du corsage comme du
calice fronce dune fleur entrouverte.
Depuis les temps lointains de leur liai-
son, il ne 1 avait pas revue dans Icclat des
parures du soir, si favorables à sa beauté.
Car, en ville comme au loi2is, elle shabil-
lait dune façon aussi discrète (pie raflinée.
Et ce contraste, dont il avait joui bien
souvent autrefois, la lui faisait paraître,
ce soir, infiniment séduisante et dési-
rable.
Entre le premier et le deuxième acte, il
sciait borné, selon leurs con\ entions, à la
saluer de loin.
A lenlracte suivant, il courut à sa loge.
11 était comme enivré par la musique quil
venait d'entendre, ému dans tout son être
par la scène héroïque oii Siegmund, fidèle
à l'infortune de son amante, repousse les
5
7/i SUR LES RUINES
félicili'S que Bruncliilclc lui promet au nom
des dieux. Célail la troisième fois, depuis
son retour à Paris, qu'il entendait l'œuvre
de AA agncr ; mais il n'avait jamais compris
comme ce soir la vérité des passions ex-
primées, riiumaine réalilé de ces ligures
légendaires; jamais le Ilot sonore des ins-
truments et des Aoix n'avail ainsi fait vibrer
ses nerfs, son esprit et son coair.
Madame d'IIeyange Taccueillit toute sou-
riante :
— Quelle noble musique, n'est-ce pas?
dit-elle.
A voix basse et de façon à n'être en I en-
duc que de lui, elle ajouta :
— Je suis si licurcuse de vous sentir làl
Ensuite, a}ant salué madame Yiilard,
toujours de belle Immeur, et Robert
d'Heyange, que labscncc de ballet rendait
maussade, il se fit présenter aux deux invi-
tés, la comtesse de Liitzel, jeune femme
Sttl LES RtlNÈS 75
fousse, à l'œil prompt, el son mari, élraii-
ger a Fair ennuyeux el raide.
D'abord, on devisa de l'œuvre musicale,
dont linterprélation fut déclarée excellcnle.
La Schreider sélail surpassée : du moins,
M. de Lûtzel, qui l'avait enlcndue mainles
fois à Vienne, l'affirmait péremptoirement.
Puis on inspecta la salle. Et l'on échangea
les mêmes discours, les mêmes jugements,
les mêmes formules qui se prononçaient
au même instant dans les autres loges, ces
mille propos obligatoires et vides qui dé-
fraient les conversations d'enlr'actc.
Madame d'Hcyange, demeurée jusque-là
silencieuse, dit ouvertement à Randal :
— Voulez-vous passer dans le petit salon?
Nous y serons plus à Taise pour causer :
j'ai une commission à vous faire.
Une fois seul avec elle, comprenant que
le temps leur était mesuré, il dit :
— Ce que je viens déprouver pendant
s L 11 h K S 11 L 1 N E S
ces deux actes csl inexprimable. Entendu
si près de vous, ce chant lyi'ic[ue m"a trou-
blé jusqu'au fond de lànie. J'ai senti se
IcNcr en moi, autour d;: \oti'c image, des
émotions d une douceui" et d une puissance
que je ne connaissais pas, comme si je jic
vous axais pas encore aimée, comme si
j allais seulement commencer à aous com-
prendre, à vous chéi'ir et ^^>us adoicr.
Elle le laissait dire, incapable (|u elle
était de l'arrêter, touchée dans ses fibres les
plus secrètes par ces paroles qui la cares-
saient conmie des baisers.
L'impassibilité qu'il an'cctail, l'elTort (juil
faisait pour doimei" à leur causerie 1 appa-
rence d'un entretien Ijanal. prêtaient à cha-
cun de ses mots une \aleur et une sojiorité
singulières.
Poursuivant sa pensée, il lui disait main-
tenant :
— Sans doute, \o;)ez-\ous, il en est des
SUR LES RUir^ES 77
mystères de ramoiir comme des fictions de
l'art. Pour les bien pénétrer, une initiation
est nécessaire. On n'arriAC pas, du premier
abord, à aimer pleinement un être, pas plus
qu'à la première fois on ne peut jouir vrai-
ment d'une reuvre, quand cet être et cette
œuATe sortent de la médiocrité commune...
Mais déjà l'orchestre attaquait le prélude
du dernier acte ; les spectateurs reprenaient
leurs places, et l'obscurité se faisait dans la
salle.
Randal s'était levé. Madame d'IIeyange,
devinant la prière de son rci^ard, lui dit
tout haut :
— Ne viendrez-vous pas nous offrir Aotre*
bras pour la sortie? Nous n'avons, vous le
voyez, que deux cavaliers pour nous trois,
madame de Liïtzel, ma mère et moi.
Ce dernier acte, de beauté si grandiose et
de passion si forte, porta au plus haut degré
l'exaltation de Randal.
7b SUR LES RUINES
Le rideau baissé, il fui en deux bonds
à la loge oi!i ou lalleudail. La eouilesse de
Lïilzel avant pris Je bras de M. cVlleyangc
et madame Villard celui du comte, Randal
offrit le sien à son amie; puis, laissant les
deux autres couples passer de\anl, il lui
murmura dans Toreille :
— Le miracle est accompli ! De ce soir,
noire auu)ur est ressuscite ! Nos ccrurs ont
été plus forts que nous! Rien n"y peut :
nous allons nous aimer encore, mais mille
fois plus, mille fois mieux qu'autrefois, et
pour toujours ! Je vous le jure, jamais je
ne Aous ai (ani aimée.
Elle 1 écoulait, stupéfaite, ineile, Ijalbu-
lianl. d'une voix prcs([ue atone :
— De grâce, ne me parlez pas ainsi...
Ayez pitié de moi... Vous ne savez pas ce
que j'endure en ce moment.
]']l serrée contre lui, dans la cohue
bruyante et bariolée qui descendait vers le
SUR LES RUINES 79
péristyle, elle ne trouvait, pour répondre
à ses appels brefs, contenus et passionnés,
que la même prière :
— Ayez pitié de moi... Soyez bon...
Epargnez-moi...
Rentrée dans son appartement, elle s'at-
tabla devant son secrétaire, après avoir re
commandé à la femme de chambre de faire
porter le lendemain, dès la première heure,
la lettre qu'elle allait écrire.
Elle comprenait que si elle n'exécutait
pas à linstant la résolution qu'elle venait
de prendre, si elle différait jusqu'au lende-
main seulement, si elle risquait de se re-
trouver une fois en présence de Randal,
elle n'aurait plus la force de lui résister.
Cependant, Randal revenait chez lui,
marchant d'un pas léger sur l'asphalte sec
et sonore, sous le ciel étoile.
Une extraordinaire joie de vivre lui
8o SUR LES RUINES
rcmpllssall le ucriir, celle joie furie cl réllc-
chie que prociireiil la ccriilude du bonheur
palpaljle cl l'évidence du rêve réalisé. Car
il ne doutait plus maintenant de la renais-
sance de leur amour el de la reprise du
passé.
Se rappelant ses paroles à madame
d'Iîeyange, il songeai I :
<( Oui. en amour comme en arl, on ne
se délecle qu'aux émotions déjà ressenlies.
Pour comprendre un êlre et l'aimer vrai-
ment, l'absence, la séparation, le recul,
peul-elre même l'oubli passager, consli-
lueiil l'épreuve nécessaire. Ce sont les
amants divorcés qui déliennent le secret
des parfaites amours. Dans le monde de
l'àme. c'est la seconde floraison (pii em-
l)aume le plus... »
Il allait ainsi, cédani à lallrail insidieux
de penser par images, cnlraîné pai' le mou-
vement de la parole intérieure, décou^ranl
SURLESllUINES 8l
dans le jeu des mélapliores des raisons nou-
velles pour confirmer son désir, comme
l'avocat invenle, au bruit de ses phrases,
des arguments imprévus ponr juslifier sa
cause.
VII
l'juloniii dans ces pcnsces, il s'éveilla,
le lendemain, aleilc et joyeux. Comme il
achevail sa loilclle, on ]ui remit la lettre
écrite la Acille au soir par madame
d'Ile van i;c. Il lut :
(( Mon ami,
» C'est en suppliante, c'est à mains jointes
(pic je m'adresse à vous. Ne me répétez
jamais ce que je ne peux plus, ce cpie je
ne dois plus entendre.
StU LES RUINES 83
)) Si mon dévouement absolu, si la con-
fiance entière de mon âme, si le don de
tout ce qu'il y a en moi de meilleur et
d'élevé peut sulTire pour toujours aux exi-
gences de votre cœur, venez sans retard me
le déclarer et me rendre à la paix bienheu-
reuse que votre retour m'avait donnée.
)) Mais si lassurance que j "implore de
vous dépasse vos forces, épargnez-moi le
supplice de vous dire que nous ne devons
pkis nous revoir, et que nous sommes à
tout jamais perdus l'un pour l'autre.
)) LUCIENNE. ))
Il relut trois fols ces lignes, se mordant
la lèvre, crispant de la main sa moustache,
cherchant à comprendre quelles causes
avaient pu dicter à madame d'iieyange une
sommation si catégorique. Mais, se rappe-
lant que le porteur de la lettre attendait
toujours, il sonna :
S!l SIR LES nriNF.s
— Renvoyez cet liomnie. dil-il au domes-
liquc qui cnira ; j'envenai dans une lieurc
la réponse.
Quelle réponse? Il se reconnaissait pour
le moment incapable d'en formuler aucune.
Que signifiait, en effet, celle étrange é|)îlre;'
Il prenait le billet, le palpail. le relournail.
comme s'il pensait décou\ rir dans le papier
le mot de l'énigme qui s'y trouvait (racée.
Puis, tout d'un coup, avec un sursaut de
colère :
« Parbleu, fit-il, j'y suis!... Si, m'aimanl
toujours, — car elle m'aime toujours, —
elle se refuse à moi, c'est qu'elle appartient
à un autre... Tandis que je courais le
monde, elle a pris un amant. 'J'out s'ex-
plique!... ))
Sa déception était si imprévue, si forte,
qu'elle le jetait à l'exlrcmo. C'est en effet
le propre des nalures imaginativcs et ]"»as-
sionnées d"e\aij:éi'er ainsi leurs rc'odions.
SUR LES RUINES 85
Lorsque, sous lempire d'une idée ou d'un
sentiment, le ressort de leurs facultés s'est
trop tendu, il suffît d"une parole vague,
dune image incertaine, dune impression
fugitive pour f[ue, d'un seul mouvemenl,
tout le plan de leur esprit se déplace.
Il cherchait cependant à se raisonner.
Depuis trois mois c|u"il était de retour à
Paris avait-il surpris dans la vie de madame
dJIeyange le moindre indice équivoque P
D'autre part, loyale comme elle était, Feût-
elle accueilli avec un tel empressement si
elle n'avait plus été lihre?... Mais, de la
part des femmes, tout n'est-il pas pos-
sible? Pourcjuoi d'ailleurs naurait-clle pas
pris un amant P Lui-même, au cours de
son voyage, n'avait-il pas eu des maî-
tresses!'
Avec une ironie mauvaise, il se félicitait
des représailles inconscientes ([u'il avait
exercées en saisissant, tout le loni^- de sa
bO SI H LES BUINES
roule, les occasions tl ainici". H poursuivit.
se parlant à lui-même :
c( Quels singuliers êtres nous sommes !
Nous nous serons joué 1 un ù l'autre la
comédie de la fidélité. Je lui ai écrit près
de cent lois que je continuais à 1 adorer,
que j'avais le ccrur plein délie, que je re-
trou>ais partout son image cl son souvenir.
Elle ma répondu de la même encre. Pen-
dant ce lemps-là, cliacun de notre côté... »
Et soudain, l'abominable idée qui tra-
versait son esprit prenant corps à ses yeux,
il se figurait son amie dans les particula-
rités d'un rendez-vous galant, les cheveux
dénoués, la gorge nue, les lèvres oITerles.
Mais, d'un geste de la main, il chassa la
vision infâme et maîtrisa sa pensée. Il
excellait à se l'cssaisir ainsi, au plus fort de
laclion sentimentale, de même (|uerhonmie
créé pour laclion militaire reprend tout
son sang-froid à l'heure du combat. La
SUR LES ULiNES 87
nécessilé d'agir éclairait subitement son
esprit, et, sans plus hésiter, il écrivit :
(( Chère amie,
)) Votre lettre me consterne. J'ai mille
réponses à y faire, et vous déclarez n'en
accepter qu'une.
)) Ce que je voudrais vous dire est trop
long, trop délicat, pour (|uc je puisse vous
l'exposer dans les conditions habituelles de
nos entrevues. Je vous supplie donc de
venir l'entendre ici, chez moi ; je vous atten-
drai tout le jour.
)) Vous ne refuserez pas celte marcjuc de
confiance et d'attachement au plus dé\oué
de vos amis,
)) RANDAL. ))
A deux heures, après une violente
crise d'incertitude et d'angoisse, madame
d'IIeyange franchissait le seuil, au delà
88 SUR LES UUINES
duquel elle avait connu jadis la joie dai-
mcr et de se donner tout entière.
Randal l'ayant fait asseoir près du ^cu.
sinstalla en lace et assez loin dcile poiii"
la rassurer, dès le d('l)ul, sur le caraclcrc
de renlreticn ([u'ils allaient avoir. Puis,
sans prcambule. et d une Adix Icrnio. il
dit:
— A ous me demande/ dans votre lellro
si je peux me contenter de voire amitié.
J'ai répoiulu d'avance à \()li"e (jucslion,
lorsque je vous ai déclaré liicr soii- ([ue je
vous aimais et de quel amoin-. Il ne s'agit
donc plus de mes senlimcnls. (pii vous sont
comius, mais des vôli'es, que j ignore...
Afaintenant, je vous supplie, je vous adjure
de me répondre : ([ue se passe-t-il au l'oml
de votre co-ur? Si vous m'aimez encore,
ayez le courage de votre amour, licjelez
ces craintes, ces scrupules dans lc<(|U(^ls je
vous vois, dcnui^ (]ucl(|uc Ictnps. \ous dé-
SUll LES RUINES OQ
battre et dont la vraie raison m'échappe.
Si, au contraire, vous ne m'aimez pJiis,
avouez-le avec la franchise que j'ai le droit
d'attendre de vous. Et, sur l'honneur, je
ne Aous obséderai pas un jour de plus, je
disparaîtrai de votre vie, j'ensevelirai pour
jamais votre souvenir en moi.
Elle l'écoutait, silencieuse, interdite par
la hardiesse et l'imprévu de l'attaque. En
venant chez Uandal, elle s'attendait à des
sollicitations, à des plaintes, peut-être à des
reproches. Et voici qu'au lieu de supplier
ou de récriminer, il la mettait en demeure
de déclarer ses sentiments, quels qu'ils
fussent, puis d'avoir la loyauté d"y confor-
mer ses actes. 11 la plaçait ainsi dans la
nécessité de se prononcer et d'agir au
moment où elle était le moins capable
d'initiative et de résolution.
Les yeux voilés d'une vapeur de larmes,
la gorge étreinte, elle ne trouvait d'autre
go SUR LES RUINES
réponse que des paroles vagues, une prière
muette, des gestes désolés.
Après un silence, il poursuivit sur un
ton de douceur qui contrastait avec la fer-
meté de ses déclarations précédentes :
— Sans doute, vous craignez de soufTrir
encore. Vous n'osez pas vous redonner
parce que vous êtes mal guérie de vos
premières blessures, llélas! oui, j'ai été
cruel envers vous; mais je m'en suis repenti
cruellement avissi.Mon excuse, si j'en peux
invoquer une, était de vous aimer trop,
dun cœur trop novice, dune ame trop
ardente et trop enivrée. Si vous saviez tout
ce tpic, depuis lors, j'ai accumulé de léves
et démotions sur votre tête!... Songez donc
(|uc, loin de vous, je n'ai vécu que de
voire souvenir ; qu'il n'y a pas eu de joie
pour moi hors de voire pensée ; que mon
ca'ur, plein de votre image, n'a pas coimu
un seul instant de complet oubli...
SUR LES RUINES QI
Le chant de ces paroles adoratrices et
mensongères la berçait comme Féclio d'une
musique oubliée. En dépit de ses eflbrls,
elle sentait sa volonté se dissoudre et sa rai-
son défaillir.
Cependant il continuait :
— Si donc tout est fini pour nous, si
maintenant vous ne m'aimez plus...
A ces mots, elle releva la tcHc, cl des
pleurs lui jaillirent des yeux :
— Si je ne aous aime plus?... inter-
rompil-clle. Mais vous le savez bien, c[ue
je A'ous aime encore!... Du jour où je vous
connus, je vous aimai. El jusquà la mort
je vous aimerai. Pourquoi me forcer à le
dire, puisque je ne peux plus, je ne veux
plus cire à vous?... Et vous le savez bien
aussi, que ce n'est pas la peur de souffrir
qui m"arrèle, mais l'inlime pressentiment,
la certitude que tout ce qui fit la grandeur
et le charme de notre amour, tout ce qui
92 SUR LES ULINES
fait aujourd'hui la (]i<i;nité de notre vie et
la poésie de nos souvenirs, tout cela péri-
rait dans une nouvelle épi'euve. Cerles, je
ne doule pas de votre sincérité présente ;
mais je connais aussi les besoins de votre
cœur. Un amour sans imprévu, sans mys-
tère, sans roman ne le satisfera jamais. Or,
quels secrets pourrais-je avoir encore pour
vous P Je vous ai si complètement appar-
tenu!... Une fois dissipé l'attrait de renou-
veau c|ue je vous inspiie aujourdliui, vous
ne sentiriez plus que la contrainte de notre
liaison renouée. Nous aurions détruit cette
chose exquise, édifiée au prix de tant de
peines, cette amitié tendre et confiante (|ui.
hier encore, nous ivndait si heureux. Et
plus rien n'existerait entre lujus ([ue des
regrets, des remords, peut-ctre même des
rancunes... Qui sait si \ous ne me haïriez
pas!...
Puis, comme soulagée par ces aveux et
SLU LES UUINES QO
laissant un libre cours à ses larmes, elle
conlinua :
— Aidez-moi, mon ami; ne m'aban-
donnez pas. Surloul ne me dites plus celle
cliose afTicuse que. si nous ne devons plus
jious aimer comme autrefois, vous dispa-
raîtrez de ma vie... Mais songez à ce
cpielle est, ma vie ! Songez à tout ce que
vous y avez mis d'aspirations et de croyances,
ù tout ce que vous représentez pour moi...
Les sanglots l'empêchaient de parler. Un
léger tremblement agitait ses mains, et des
frissons rapides couraient sur sa peau.
Il sciait levé, remué jusqu'au fond de
Ictrc à la vue de tant de souffrance et
d amour, faisant appel à tous ses instincts
d'honneur et de charité pour sauver la
pauvre âme affolée qui se débattait devant
lui.
Assis près d'elle maintenant, il lui pro-
diguait les assurances de tendresse et de
r)\ bin LES nuiNKS
soumission. Loin de 1 écarter, clic s ap-
puyail à lui, rcpélanl loul bas:
— Mon Dieu, cpie je vous aime ! (pie je
vous aime !
Un sentiment si profond de détresse cl
de pitié les pénétrait tous deux; tant de
rcves, tant de souvenirs se levaient dans
leur âme que, désespérant de les traduire,
ils l'estaient là, taciturnes, serrés l'un contre
l'autre, le cœur près du cœur, les yeux
dans les yeux cl tout l)aignés de larmes.
Mais, à la faveur de cet attendrissement
leurs IcNres s'élant rapprochées, ils ne
purent les séparer. Kl, comme toujours,
1 amour fut le plus fort.
VIII
Un mois s'était écoulé. Ranclal avait
presque cessé de paraître chez madame
d'IIeyange. Comme autrefois, c'était elle
qui venait chez lui.
Il avait éprouvé, à la reprendre , plus
d'allégresse encore que jadis à la conqué-
rir. Car autrefois , quand elle avait suc-
combé, il la poursuivait d'un désir igno-
rant ; tandis que maintenant il savait quels
trésors de tendresse elle portait dans son
cœur et quels pénétrants parfums exha-
96 s LU LES UlIMîS
lait son amour. Ce qui l'avait enchanlé
surtout, c'était de la retrouver identique
à elle-même, toute pareille à rimagc qu'il
conservait d'elle.
Dans la scène décisive qui avait suivi leur
rencontre à l'Opéra, madame d'ileyange
lui avait opposé cet argument suprême :
(( Quel atlrail d'imprévu , quel mystère
pourrais-je avoir encore pour vous.^^ « En
cIVet, rien d'inattendu ne le surprenait
dans leur intimité renouée. Mais cela
même élait délicieux. Demande-t-on au
prinlemps nouveau de ne pas ressembler aux
printemps passés? Physiquement, elle avait
gardé sa sveltesse et sa fraîcheur ex([uises.
Rien n'avait alléré le rythme harmonieux de
ses lignes. Sa poitrine restait fière et pure
comme un torse antique. Et quand, pour se
recoiffer, elle joignait les mains au-dessus
de la tele, de nobles images se levaient
comme autrefois dans l'espritde son amant.
SLU LES UUIî^ES 97
11 se déleclail à ressaisir en elle, clans
son regard et ses gestes, dans ses senti-
ments et ses caresses, telle nuance d'émo-
tion ou de volupté, tel frisson de l'àme
ou des neris dont il avait gardé le sou-
venir prédominant. Et, par mille arlificcs
ingénieux, il cherchait à ranimer ces im-
pressions de jadis, comme en rouvrant un
livre qu'on aime on retourne aux endroits
préférés.
Par instants, la confusion du présent et
du passé s'opérait si complète en lui, qu'il
ne les distinguait jjIus, et que les événe-
ments accomplis dans l'intervalle, le temps
écoulé, les pays parcourus, tout cela lui
apparaissait fantastique et vaporeux comme
un rcve.
Un jour qu'elle le tenait entre ses bras,
dans un alanguissement délicieux, il lui
avait dit :
— Je ne peux croire que nous ayons
gS SUR LES RUINÉS
jamais cessé de nous appartenir et de nous
aimer. Il me semble que je me suis en-
dormi jadis sur Ion cœur; que mon âme
est partie en songe, loin de toi, pour des
contrées inconnues et que je me réveille
enfin sous la chaleur de tes baisers.
Elle aussi seslimait heureuse, puisqu'il
se disait heureux. Et certes elle paraissait
l'être parfaitement, lorsqu'elle arrivait chez
lui, d'un pas léger, la joue fraîche, les
yeux souriants et noyés.
Mais, sur son bonheur, une ondjre pas-
sait par instants, le soir surtout, aux heures
solitaires. Une vague mélancolie, presque
un regret, l'envahissait, au souvenir de
leur éphémère amitié, — cette chose rare
et charmante, payée de tant de larmes et
dont il ne restait rien.
Et puis, elle était mal remise encore du
trouble douloureux dont elle avait été saisie
SUR LES RUINES 99
en se restituant aux caresses de son ami.
Elle qui jadis s'était donnée sans lutte,
royalement , indifférente à l'abandon de
son corps après l'abdication de son âme
elle avait dû vaincre, pour se redonner,
une révolte de tout son être, comme si son
amour, transformé par la durée, purifié par
la souffrance, idéalisé par le souvenir, eût
éveillé en elle une pudeur plus subtile et
des instincts plus délicals.
Mais, pour Randal même et quoi qu'il
se figurât, le présent dill'érait aussi du
passé.
Autrefois, en effet, après cbaque visite
de madame d'IIeyange, il se confinait cliez
lui pour ne rien perdre du parfum de ten-
dresse qu'elle y laissait après elle. 11 fer-
mait sa porte, ajournait toute occupation
extérieure, suspendait son travail et, du-
rant des heures entières, s'abandonnait à la
rêverie, Tout au plus accordait-il à l'ac-
tivilc de son esprit la lecture de quelque
auteur prélcrc, Dante, Vigny, ïleine ou
Shelley, discrets auxiliaires de songe et de
recueillement.
A présent, ces jours-là, il i.e modifiait
rien à ses projets. Madame d'IIcyange lui
avait à peine donné le baiser d'adieu, qu'il
reprenait la plume et continuait la page
commencée; ou bien il sortait s'il avait à
sortir, allait porter dans le monde, au
cercle, au théâtre, son cœur satisfait cl ses
nerfs apaisés.
])e même encore, dans rintcrvallc de
leurs rencontres, il ne cessait jadis de pen-
ser à Lucienne. i''llc était le principe ou
l'objet de tous ses actes, de tous ses désirs,
de toutes ses idées : elle inspirait les mou-
vements les plus secrets de sa vie sensible
et rélléchie. Maintenant elle n'occupait son
esprit que d'une façon intermittente, l'exal-
tant et riliuminant des (prellc y apparais-
Sun LES r, L T N E s
sait, mais s'cclipsant aussitôt qu'y surgis-
sait quelque image étrangère, suggérée par
ses lectures, ses travaux historiques ou ses
passe-temps mondains. Après avoir été la
trame même de son existence morale, elle
n'en était plus que l'ornement, la broderie
sans cd^se reprise et interrompue.
Ainsi, en se réveillant, ses sentiments
n'avaient pas recouvré leur pouvoir dedifTu-
sion intime, cette propriété mystérieuse,
que possèdent les émotions jeunes et fortes,
de rayonner hors du cœur et de se propa-
ger en ondes infinies dans toute l'étendue de
la conscience.
Un détail bientôt rendit cette dilTérence
perceptible à madame d'IIcyange. Si affec-
tueux et charmant que Randal se montrât
au cours de leurs réunions, elle ne retrou-
vait plus, hors de sa présence, ces conti-
nuels soucis de tendresse, ces scrupules
incessants de piété amoureuse, ce déploie-
0.
SUR r.ES RUINES
ment d'atleiilions dclicalcs, dont aupara-
vant il était si prodigue envers elle. 11 ne
lui écrivait plus de ces billets inutiles et
précieux qu'on écrit, à tout propos, lors-
qu'on aime, parce qu'il vous vient, à tout
propos, des besoins irraisonnés de confi-
dence et d'épanclicnicnt. Souvent alors,
rentrant chez elle quelques heures après
l'avoir vu, elle avait découvert sur sa lable
un télégramme qui lui confirmait par écrit
la vérité du rcve qu'elle venait de vivre.
Maintenant, il la laissait quelquefois plu-
sieurs jours de suite sans une lettre, sans
un mot. Etpourlanl leui's entrevues étaient
moins fréquentes qu'autrefois, astreints qu'ils
étaient à plus de ménagements depuis
qu'on les savait en relations.
D'ailleurs, madame d'JIcyangc n'atta-
chait nulle importance à cette façon d'être,
nouvelle chez son ami. L'accueil qu'il lui
faisait chaque fois ne témoignait-il pas, en
SUR LES RUINES I o3
effet, la sincérité de son amour? Quel
joyeux sourire éclairait son visage dès
qu'il la voyait entrer! Elle s approchait de
lui, la voilette au front, le cœur haletant
d avoir monté trop vite. Et tout de suite
il la prenait sur ses genoux, lui couvrant
la houche de haisers lents, profonds et
continus, qui achevaient de la suffoquer.
— Assez, assez, murmurait-elle, je n'en
puis plus. Ln jour, tu méloullcras sous tes
lèvres !
Puis, tandis qu'elle soutïïait un peu, il
lui caressait l'àme de paroles si douces,
il lui disait si précisément le mot qu'elle
attendait, il devinait si bien la nuance de
tendresse dont elle avait besoin ce jour-là,
qu'elle ne songeait guère à vérifier les titres
de son bonheur.
IX
Une fois, comme ils ('vo(|iiaienl les sou-
venirs (le leur première liaison, ils en vin-
rent à rappeler les promenades sccivles(|u'ils
asaienl failes, riii\er. aux environs de Pa-
ris. Obéissant au dv'sir cpii lianle tous les
amanls d'associer la nature à leurs effusions,
ils avaient erré dans les allées silencieuses
de Ti'ianon cl de Sainl-(iermain, dans les
foivls désertes de r»anil)()uillel. de Carnelle
et de Chantilly.
Mais, plus (|ue loule aulre. une excur-
SUIILESUUI>'ES lOb
slon aux bois de Taverny, par une jour-
née lumineuse de février, leur restait dans
la mémoire. Jamais la conscience de leur
amour ne les avait j)énétrés plus intime-
ment que ce jour-là. Jamais le rayon d'infini
que recèle toute lendrcssc humaine n'avait
illuminé leur ame d'une pareille clarlé.
Lu instant même, dans un sentier baigné
de soleil, il lui avait dit des paroles si
suaves et si profondes, en la serrant d'une
élrcintc si passionnée, quelle avait senti
soudain sa tête tourner, le sol vaciller, et
que, pendant une minute, elle avait perdu
connaissance.
Elle lui rcmémorail les moindres délails
de celle journée bénie.
— Celait le a février, dil-elle. Il y aura
juste Irois ans après-demain...
Puis elle resta songeuse. Il la com-
prit, et. comme le temps élait superbe
présenlement. il lui ])r()posa de célébrer
I06 SUR LES RUINES
l'anniversaire de leur promenade en la
recommençant. Avec enthousiasme, clic
accepta.
Le sm^lendemain, a onze heures, ils se
retrouvèrent à la gare du Nord. L'express
devait les transporter en vingt-cinq minulcs
à la station de Taverny, oii les allcndait
un coupé de louage envoyé dès le matin
et destiné à les ramener le soir, en moins
d'une heure et demie, à Paris.
iVrrivée la première, madame d'IIeyange
gue liait Randal sur le quai, au pied des
Avagons. Aussitôt qu'elle Faperçut, ce fut en
elle un épanouissement de bonheur, de ce
bonheur qui vous saisit à la nouvelle des
événements inespérés: car jusqu'au dernier
instant, elle avait eu la crainte supersti-
tieuse de quelque empêchement subit.
Lui aussi, quand il la vil, fut pénélré
de plaisii'. Il lui découvrais en cllct, une
SUR LES RUINES IO7
grâce el une fraîcheur imprévues, comme
si la joie de son âme se fût épandue sur
son visage, sur ses yeux, sur sa toilette, sur
toute sa personne visible.
Par prudence, ils s'abstinrent de se parler
et montèrent dans des compartiments diffc-
rents.
Pendant tout le trajet, Lucienne se tint
la figure à la vitre de la portière, attentive
aux moindres détails du paysage qui se
déroulait devant elle, et sentant à chaque
repère de la route quelque réminiscence
lointaine se lever en son cœur.
Dans la voiture voisine, Randal, les
yeux mi-clos, suivait le cours des idées qui
avaient occupé la première partie de sa
matinée. Installé au travail à son heure
habituelle, il aAait mis à profit le temps
dont il disposait avant le départ, pour re-
toucher les pages écrites la veille au soir,
" — le récit d'un des épisodes les plus tra-
lo8 StU LES ULlMïS
giques de riiisloire florcnline : la confes-
sion in extremis de Laurent le Magnilique
à Savonarole. lîcrcé par le niouAcmcnl du
Avagon, il rasseniblait ses pensées, évoquait
le cadre de la scène et Jes personnages,
clicrcliait ù se représenter le fougueux do-
minicain refusant rabsolulion au Médicis
mourant, et lui jetant à Ja face, en ma-
nière d'adieu, tous ses crimes publics et
privés, les libertés de Florence conlis(|uées,
les revenus de l'Etal dilapidés, la luxure
encouragée, le peuple détourné de Dieu,
la fortune et la vie de tant de citoyens
sacrifiées à l'ambition dun seul, cl, par-
dessus tout, le drame de Voltcrrii. ce mas-
sacre inouï de toute une population...
Mais, le train sarrèliuil, un cnq)loyé
ciinit :
— TiiNcmy!
!)"iin bond. r>and;d fut à terre; il aida
madame d'ilcyangc à descendre, et, sitôt
SUR LES nuir^Es 109
seul avec elle dans le coiipu qui les atten-
dait, il la couvrit de baisers joyeux et
pressés.
A quelques pas du village, la vieille
église golliique de Taverny se dressait au
pied du talus fores lier. Derrière, enseveli
dans les arbres, le cimetière étalait ses
tombes moussues et ses parterres dénudés.
A leur première venue, trois ans plus
tôt, ils avaient fait halle à l'église. Ils s'y
arrêtèrent de nouveau.
Pénétrée par le froid de la nef et par
l'émotion du souvenir, elle se serrait contre
son ami sans parler.
Ce fut lui qui rompit le silence :
— Voyez, disait-il. Quel art accompli!
Quelle merveilleuse époque, ce xni^ siècle!
Eut-on jamais le goût plus pur et plus dis-
cret, un sentiment plus délicat des propor-
tions, un esprit plus original et plus me-
suré ! . . .
7
IIO SUR LES RUINES
Et , dans l'édifice imjDrégné de soleil,
comme mie fleur de pierre, il montrait la
grâce unie à la force, la libre fantaisie des
formes à la sévère logique de la structure.
11 ajouta:
— Que c'est charmant d'éprouver de
pareilles impressions auprès de vous !
Devant le maîlre-auleî , madame d'Heyange
s'agenouilla et, la tôle plongée dans les mains,
se mit à prier. Il la regardait, admirant la
grâce de son attitude prosternée, l'ondu-
lation souple de ses jupes derrière elle, et
les reflets chatoyants de sa chevelure sur la
nuque abaissée. Puis, cette image en évo-
quant d'autres plus intimes, il se demandait
avec une ironie sacrilège et tendre quelle
prière elle exhalait en ce moment vers Dieu.
C'était, en elTet, un de ces appels ingé-
nus, énigmaliqucs et passionnés, comme le
pauvre cœur troublé des fennnes en adresse
parfois à la pitié divine.
SUR LE» RUINES
Elle prononçait du bout des lèvres les
plirases liturgiques et les paroles consacrées,
mais son âme suppliait :
<( Faites, ô mon Dieu, qu'il m'aime
jusqu'à la mort et ne m'abandonne plus
jamais; faites. Seigneur, que je lui sois
toujours chère, toujours présente, et qu'il
vive tout en moi comme je vis toute en
lui.... »
Quand elle se releva, ses yeux agrandis
brillaient dans un cercle sombre. Elle prit
la main de Randal, l'entraîna vite au dehors
et, sitôt sur le parvis, elle lui dit:
— Même devant Dieu, je n'ai pu cesser
de vous adorer!
Très sommairement, ils déjeunèrent dans
une maison de garde, à l'entrée de la forêt.
Puis, laissant la voiture, ils se mirent en
marche .
Les allées, desséchées par les derniers
113 S un LES UUI>'ES
IVolcls, sallongcaicnl dcvanl eux, bordées
de grands chênes qui porlaienl des guis à
leurs sommets dégarnis, el de frôles bou-
leaux à la ramure desquels, çù cl là,
quelques feuilles mordorées trcmblaienl en-
core. Le ciel était bleu pâle; les ombres se
marquaient en taches Aioleltes sur hi terre
nue.
Ils avançaient d'un pas égal el lent,
appuyés lun à l'autre, offrant à qui les eût
rencontrés le spectacle de deux èlrcs inll-
memenl unis, animés du même souille,
pénétrés de la même pensée.
Mais, émus tous les deux, presque au
même degré, ils relaient d'autre façon.
Pour madame d'IIeyangc, le passé domi-
nait le présent. La tendresse des anciens
jours lui remontait au cœur en flots abon-
dants cl silencieux. C'était bien un aniii-
versoirc qu'elle célébrait. 'J'oule son amc
était recueillie dans le souvenir. Et l'as-
SLR LES RUINES
pect identique des choses qui l'entouraient
lui rendait l'évocation plus précise et l'illu-
sion plus complète. En effet, rien ne sem-
blait changé depuis trois ans. Le même
soleil dliiver, brillant et doux, éclairait le
même décor de foret, pacifique, spacieux
et grave. Comme autrefois, des vols de cor-
beaux passaient au-dessus des clauMères,
et le bruit sourd d'une cognée de bûcheron
résonnait au loin.
Pour Randal, au contraire, la sensation
présente comptait seule : il vivait tout en-
tier dans la réalité actuelle, sans une pen-
sée, sans un regard en arrière. Le ciel
était lumineux, l'air tiède, le bois plein de
senteurs, la femme qui s'appuyait à son
bras exquise et vibrante : c'était assez pour
mettre son imagination en fêle.
Il faisait remarquer à son amie les grâces
dont la nature se pare en hiver.
— On la croit morte , disait-il : elle
Il/| SUR LES RUINES
n'est qu'assoupie. Une lassitude infinie l'ac-
cable, parce qu'elle a beaucoup aimé, parce
qu'elle a tout donné d'elle, — son âme,
souille à souffle, et sa sève, goutte à goutte.
Mais, dans sa langueur même, elle nous
séduit encore, comme un bel être épuisé
d'amour qui n'a plus de sang aux veines et
dont toute la vie s'est réfugiée au cœur.
Il allait ainsi, heureux de vivre, savou-
rant une volupté profonde à respirer le par-
fum délicat d'une tendresse féminine, dans
l'air vivifiant des bois. Mais une autre femme
se fût substituée soudain à madame
d'Heyange , qu'il eut éprouvé la même
ardeur, exécuté les mêmes gestes, prononcé
les mêmes phrases.
Un détail leur fit sentir fugitivement à
tous deux l'écart de leurs pensées.
Us étaient arrivés à la traverse d'un sen-
tier creux, dans l'axe duquel le disque dé-
clinant du soleil apparaissait empourpré.
SUR LES RUINES Il5
Elle arrêta Randal , d'un accent ému et
brusque :
— Te souviens-tu ?
C'était l'endroit oli, trois ans plus tôt,
h pareille heure, elle s'était sentie défaillir.
Après un instant d'hésitation, il répondit :
— Oui, c'est vrai. Je ne me rappelais
pas que nous fussions venus jusqu'ici.
Une demi-heure plus tard, ils regagnè-
rent leur voiture et se mirent en route
vers Paris.
A peine installée dans la caisse tiède et
close, madame d'Heyange se répandit en
paroles charmantes :
— Que tu m'as donné de bonheur I
disait-elle. J'en suis toute grisée, tout étour-
die I Je serais incapable d'exprimer une
idée en ce moment. Je n'ai plus ma tôle, je
n'ai que mon cœur. Tiens, sens comme il
bat, mon ca^ur...
Il l'écoutait, plus attentif à la caresse de
Ilb SUR LES RUINES
sa voix qu'au sens de ses paroles : car su-
bitement un besoin de silence s'était fait en
lui, soit lassitude causée par le grand air,
soit gène de suivre la conversation dans les
cahots de la voiture sur le pavé de la route.
Autour d'eux, la nuit était venue et la
lune versait sa clarté pale sur la campagne
lépreuse et sinistre de la banlieue pari-
sienne.
De temps à autre, ils traversaient un
village, un pont, un péage d'octroi. Randal
consultait sa montre :
— Dans une licurc... dans trois quarts
d heure... dans vingt minutes, nous serons
à Paris, annonçait-il.
Ensuite, redevenant silencieux, il son-
geait à des choses indifférentes, à l'emploi
qu'il allait faire du soir et du lendemain,
tandis que, sur son épaule un peu en-
gourdie, la Ictede Lucienne s'appuyait dou-
cement.
SUR LES RUINES liy
Dans Paris, la vue des réverbères allu-
més, des devantures flamboyantes, de tout
le mouvement qui anime à cette heure les
quartiers excentriques, provoqua en lui une
impression irraisonnée de bien-cire et de
gaieté.
Au même instant , madame d'Heyangc
lui disait :
— C'est donc fmi déjà!... Pourquoi les
belles heures sont-elles si brèves ! Pourquoi
les beaux jours s'envolent-ils comme les
autres I
A l'entrée de l'avenue de Villiers, ils se
séparèrent.
Pendant qu'elle continuait avec la voiture
jusqu'à la rue de Berri, Randal sautait dans
un fiacre et se faisait conduire au cercle.
Il y arrivait encore à temps pour prendre
une leçon d'armes, dmait de bon appétit
avec des compagnons de hasard et les sui-
vait le soir aux Variétés.
SrU LES IWINES
Rentrée chez elle, madame d'Hcyange,
sous prétexte de migraine, s'abstenait de
paraîlrc à table. Elle se retirait dans son
appartement, touchait à peine aux plais
qu'on lui présentait, puis, impatienle d'être
seule, elle commandait à sa femme de
chambre de faire aussitôt les apprêts de sa
nuit.
Elle demeura tout le soir en adoration.
Quand très tard elle s'endormit, son cœur,
comme une coupe trop pleine, débordait
d'amour.
Il en est de la vie sentimentale comme
de la vie physiologique ; un simple acci-
dent suffît parfois à provoquer dans l'or-
ganisme des altérations irrémédiables : c'est
que, sous les apparences de la santé, une
cause occulte et profonde agissait antérieu-
rement, et que l'occasion seule avait man-
qué pour en faire éclater les effets.
La promenade aux bois de Taverny fut,
pour Randal, cet accident décisif.
Le lendemain, dès le réveil, il se sentit
I20 SUR LES RUINES
envahi par un malaise étrange de l'esprit et
du cœur.
Assis à sa table de travail , devant les
feuillets du chapitre commence, il éprou-
vait une dilïiculté inconnue à grouper ses
idées et à se figurer ses personnages. Toutes
ses notes étaient prises, son plan composé,
les premières lignes tracées, et pourtant les
mots restaient au bout de sa plume.
Agacé, il alluma une cigarette, fil quel-
ques pas à travers son cabinet et s'arrêta
devant la fenêtre.
Avec l'inconstance propre à la saison, le
ciel, si radieux la veille, s'était voilé d'une
brume de neige. Et Randal se sentait non
moins changé que le temps. Une nuit avait
suffi pour resserrer son cœur, l'obscurcir et
le glacer.
Leur promenade, que nul incident fâcheux
n'avait pourtant marquée, n'éveillait en lui
qu'un souvenir froid et presque importun.
SLR LES HUINES
Quelle différence, trois ans plus tôt! Au
mépris de tovite prudence, il avait obtenu
de Lucienne qu'elle vînt le retrouver, le
soir môme, pour finir dans ses bras un
jour si fortuné. A minuit, elle l'avait quitté.
Puis, demeuré seul, il avait ^^assé une
grande heure encore à s'exalter sur elle.
Et durant des semaines, la mémoire de celte
journée lui était restée dans l'âme comme
une source intarissable de joie, de chaleur
et d'émotion. Pourquoi cette froideur sou-
daine aujourd'hui, cette subite sécheresse
intime? N'aimcrait-il déjà plus madame
d'Heyange ? Quelle idée I Cesse-t-on d'ai-
mer ainsi, du jour au lendemain, sans molifp
Il en était là de ses réflexions, lorsque
son domestique lui remit une lettre : « Je
m'éveille dans un enchantement, lui écri-
vait madame d'Heyange. Mon rêve d'hier
est le plus merveilleux que j'aie vécu près
de vous ; car il m'a rendu ce que votre
122 SUR LES RUINES
divine tendresse n'avait pu me restituer
encore : la confiance au bonheur. » Elle
terminait en lui demandant de fixer la date
de leur prochaine entrevue, qu'ils avaient
omis de concerter la veille.
Il regarda la pendule, qui marquait onze
heures trois quarts. Le plan de son après-
midi l'obligeait a sortir aussitôt après le
déjeuner pour ne rentrer qu'au soir. S'il
voulait répondre au message matinal de son
amie, il devait le faire immédiatement.
Il se rassit donc devant son buvard et,
de la même plume qui cinq minutes aupa-
ravant lui refusait le service, il commença
d'écrire à madame d'Heyange.
A sa grande surprise, les phrases lui vin-
rent sans elfort. Il avait déjà composé tant
de lettres pareilles, le vocabulaire de la
tendresse et de la passion lui était si fami-
lier, que les mots s'alignaient d'eux-mêmes
sur le papier.
SUR LES RUINES 123
Quand il relut son billet, il le trouva
parfait. Rien n'y manquait, ni le tour, ni la
cadence, ni les épithètes gentilles, ni la
formule câline de la fin ; tout y était.
Madame d'Heyange en serait ravie. Et Ran-
dal se la représentait lisant. Elle serait de-
bout, près de la fenêtre, parmi ses objets
familiers; dans ses yeux, une flamme douce
brillerait ; et, quand elle se serait bien pé-
nétrée de chaque phrase, caressée de chaque
mot, elle glisserait l'épître dans son cor-
sage, pour l'y garder jusqu'au soir, comme
elle faisait de toutes ses lettres d'amour,
avant de les enfermer dans son secré-
taire .
Puis, ayant cacheté l'enveloppe, il songea :
« Quelle contradiction ! quel mensonge
nous sommes I Pourquoi le style nous
trahit-il toujours? Impuissant à traduire
nos émotions quand elles nous soulèvent
toute l'âme , pourquoi est-il si ingénieux
l:>4 SLK LCS HUILES
à les travestir (juaiul elles se meurent en
nous?... «
Juscju'au soir, il ne put dissiper le sinn'ii-
licr malaise moral , l'inexplicable désen-
clianteinent ([ui laxait surpris au réveil.
XI
A huit jours de là, après une visite de
Lucienne , les mêmes symp lûmes reparu-
rent .
Alors, inquiet, il se raisonna, comme
si la raison était capable dexpliquer, de
prévoir ou de réprimer les mouvements
secrets de la sensibilité.
Qu'il aimât toujours madame d'Heyange,
celait certain. Peut-être même n'avait-il
jamais mieux apprécié la valeur de son
alTection, la délicatesse de son génie féminin.
126 SUR LES RUINES
la volupté de ses caresses. Enfin, nulle autre
femme ne le préoccupait. D'où venait donc
le brusque changement, l'indolence invin-
cible qu il constatait en lui.^ Le cœur aurait-
il ses heures de paresse, comme l'esprit et
le corps? Evidemment, c'était cela. De Ja
nonchalance à aimer, — rien de plus. Le
mal n'était pas bien grave : un peu d'éner-
gie y remédierait vite.
En conséquence, dans leurs entrevues
suivantes, il fit effort sur lui-mcme pour
s'émouvoir et s'exalter.
Aux deux premières tentatives, il crut
avoir réussi. A la troisième, il dut recon-
naître l'inanité de son entreprise. Ce n'était
plus une paresse du cœur, mais une para-
lysie.
La présence de madame d'IIeyangc ame-
nait sur ses lèM'cs les propos habituels et
les baisers accoutumés. Mais à ses paroles
comme à ses caresses aucun émoi de fume
SUR LES RUINES I27
ne correspondait. Une étrange impression
d'automatisme lucide et de songe éveillé
s'emparait de lui. Il conservait ce qu'un
physiologiste eût appelé les « réflexes » de
l'amour: il en avait perdu le sentiment.
Parfois, la parole même lui faisait dé-
faut. Une torpeur soudaine l'envahissant, il
devenait incapable d'articuler aucun mot.
Mais, comme sa physionomie demeurait
affectueuse et sereine, souriante même, ma-
dame d'Heyange ne s'inquiétait pas de ces
pauses subites et prolongées. Elle se bornait
à dire, en lui appuyant son doigt sur le
front :
— Que se passe-t-il là, en ce moment?
Le plus souvent, il répondait :
— Vous savez bien que c'est dans le
silence que je vous aime le mieux.
Que de fois jadis il lui avait fait cette
r'ponse! N'est-ce pas, en effet, quand les lè-
vres restent muettes qu'on se dit les choses
128 SUR LES RUINES
les plus tendres, ces choses intraduisibles
cl inoubliables qui se lisent dans les yeux,
se devinent dans les baUemenIs du civur,
se respirent dans le soufïle de la personne
aimée?
Ce qui entretenait surlout lillusion de
madame d'JIeyange, c'était l'ardour crois-
sante de leurs embrasscments.
Par un contraste singulier, les désirs de
liandal s'attisaient à mesure que diminuait
sa tendresse, comme si les sens usurpaient
dans son amour tout l'empire que Fâme y
perdait chaque jour. A chacune de leurs
réunions, c'était maintenant des étreintes
éperdues et tous les égarements de la vo-
lupté.
Jadis, les ivresses de la chair n'étaient
pour Uandal que le prélude de la iète su-
prême (|u"il oITVait à son cœur. Un désir
sul)til, iiiunatériol. piii' comme un souille
SUR LES UU IN ES I SQ
mystique, rcnaissoil aussitôt de ses ardeurs
éteintes el lui donnait Timpression de pos-
séder l'âme même, l'âme immortelle de sa
maîtresse, comme il venait d'en posséder le
corps périssable et profané. Tandis que
maintenant il ne sentait, en revenant à lui,
qu'une tristesse pesante , faite d'épuise-
ment et de dégoût.
Allblée par les caresses, madame d'IIeyange
éprouvait, au fond de lètre, de tels frémis-
sements que parfois un cri de terreur s'é-
chappait de sa bouche, comme à la révé-
lation d un mystère impie.
Mais, en elle aussi, une morne torpeur
succédait au délire des sens. Les yeux clos,
les lèvres sèches, la tête et le cœur vides,
elle restait abattue, terrassée sur la poitrine
de son amant.
— Plus rien ne vit en moi, lui dit-
elle un jour. Il me semble que tu m'as bu
toute l'âme et tout le san^-.
lOO SUK LES RUINES
Quand, une licurc plus lard, elle ren-
trait chez elle, un impci'ieax besoin la pre-
nait de s'enfermer dans sa chambre et de
se dérober à la vue de tous, comme pour
laisser à sa pudeur le temps de ressusciter.
Ces soirs-là, sous prétexte de migraine
ou de fatigue, elle refusait de recevoir et
de sortir. Et ses traits défaits, ses yeux cer-
nés, sa figure toute blanche ne rendaient
que trop vraisemblables ses allégations.
A deux ou trois reprises, Robert d'IIeyange,
inquiet de la voir ainsi, lui avait suggéré
de consulter un médecin, au besoin même
d'aller prendre un peu de repos dans le
Midi. Mais comme elle n'avait pas semblé
partager son avis, il s'était, selon sa règle,
abstenu d'insister.
Elle ne se trouvait bien qu'au lit, blottie
sous les couveitures, le visage dans les
dentelles de l'oreiller, loin de tout regard
et de tout bruit. Elle goûtait alors une
SUR LES RUINES l3l
douceur inexi^rimable à sentir le sommeil
l'envahir peu à peu, baigner comme d'un
baume les meurtrissures de sa chair, dis-
soudre la fatigue de ses membres et rou-
vrir à son cœur la porte des songes.
XII
Un malin, sans cire allcndiie, clic entra
chez llandal, Falr joyeux cl préoccupe tout
à la fois,
— Devinez ce qui m'amène, dit-elle.
— Quoi donc? Rien de grave, si j'en
juge à votre mine?
VAle reprit :
— Voici. La sœur de ma mère, madame
de Glieesd, qui liahile Bruxelles, marie sa
fille la semaine prochaine. Or ma pauvre
maman ne se sentant pas en état de voya-
suiv LES ulim:s i33
ger pour l'instant, m'a demandé de la rem-
placer à cette cérémonie de famille. J'ai
accepté et je pars après-demain.
— Et c'est ce départ qui vous rend si gaie?
— Oui, écoutez. Tandis que j'hésitais à
prendre parti, une inspiration m'est venue.
J'ai pensé que , durant mon séjour à
Bruxelles, il me serait très facile d'aller
passer une après-midi à Bruges. Comme
ma tante de Glieesd ne peut me loger et
que je descends à l'hôtel, j'aurai toute
liherté de mouvements. Je pourrais même,
en combinant bien les choses, ne rentrer
que le lendemain matin à Bruxelles. Et
alors... si vous vouliez qu'une grande joie
me fût donnée...
Elle semblait craindre de continuer. Mais
il la comprit et, souriant avec un peu
d'effort, il répondit :
— C'est entendu, ma chérie : j'irai vous
aimer à Bruges.
8
i3A suu i.Es nii>E,s
Une semaine plus tard, ils erraient par
les rues taciturnes de la Venise flamande.
Arrivés tous deux vers midi, ils avaient
passé le jour à visiter le musée, les églises,
le Béguinage et l'hôpital Saint-Jean. Avec
émotion, ils avaient contemplé les œuvres
de Memling, exquises fleurs d'art ccloses en
un siècle de fer pour la consolation des
âmes pures et le ravissement des yeux in-
génus.
Maintenant le soir tombait. Une vapeur
grise, s'élevant de la surface des canaux,
flottait sur les quais, s'insinuait dans les
rues, enveloppait d'une atmosphère de
silence et de deuil les maisons closes de la
ville inanimée.
Randal se sentait imprégné de mélancolie,
comme si la brume qu'il respirait eût été
contagieuse à son âme. Il éprouvait quelle
triste chose est un amour qui présage sa
fm.
SUR LES RUINES l35
Des pensées toutes différentes provoquaient
au cœur de madame d'Heyange une même
tristesse. Elle se rappelait les impressions
profondes et délicates qu'elle venait de sa-
vourer, joies de l'âme et de l'esprit, jouis-
sances d'art et de sentiment, — et elle en
déplorait la brièveté. Ainsi, jamais elle ne
connaîtrait auprès de son ami un bonheur
qui ne fût pas éphémère et clandestin. Et
les journées comme celle-ci n'auraient
jamais de lendemain.
Ces idées la frappèrent plus fortement
lorsque, la nuit venue, ils rentrèrent à
l'hôtel. Dans le salon particulier qui pré-
cédait leurs chambres, la table déjà dressée
pour le dîner brillait sous la lamjDC, et
de grosses bûches illuminaient le foyer .
L'aspect intime de cette pièce, prête à
les recevoir, émut le cœur de madame
d'Heyange.
— Pourquoi, dit-elle avec un soupir.
t3G SUU les ULI.M'S
pourquoi n'esl-ce pas là noire vie normale?
Pourquoi faul-il que nos existences soient
toujours isolées et que l'espoir nous soit
interdit de les confondre jamais?
Oubliant que ce même regret avait sufTi,
trois ans plus tôt, à lui rendre son amour
intolérable et l'exil nécessaire, Randal objec-
tait qu'on s"aime moins lorsqu'on s'aj)-
parlicnt continuellement; ({uc I iuliniilé
journalière émousse les plus vives émotions,
étiole les plus belles amours. Il dévelop-
pait ces idées avec une abondance Iran-
quille, comme il aurait disserté sur une
question indillercnte et abstraite de psy-
chologie sentimentale. Pendant tout le re-
pas, ce fut le sujet de leur entretien.
Mais le dîner fini et la table enlevée,
l'ombre de mélancolie qui flottait sur les
yeux de Lucienne se dissipa loul à couj) :
— Quel boidiour, dil-ollc en iniprinuinl
ses lèvres sur le IVunl de Handal. (|uel bon-
SUR LES RUINES iSy
heur de n'avoir pas à nous quitter ce soir!
Si tu savais que de fois j'ai fait le rêve
de dormir, de vraiment dormir toute une
nuit près de toi! Et ce rcvc va donc s'ac-
complir !
... Accoudé près d'elle, il la regardait
dormir aux reilels de la veilleuse effleurant
les draps.
Elle reposait placidement, les cheveux
épars sous la tète, les lèvres demi-closes,
la respiration légère et cadencée. Un par-
fum tiède, souvenir des voluptés récentes,
flottait au-dessus d'elle.
C'était ce souvenir qui tenait Randal
éveillé. Jamais il n'avait possédé la jeune
femme d'une ardeur si folle, jamais il ne
ne r avait entraînée si profondément dans
l'abnne des joies charnelles. Mais, dans
la fougue de leurs transports, une impres-
sion horrible lavait traversé. Ce n'était
l38 SUR LES ni INES
plus Lucienne qu'il serrait dans ses bras :
c'était une créalureolrangère, une maîtresse
quelconque, impersonnelle cl anonyme,
subsliluée soudain à Vmilrc cl n'ayant de
commun avec celle-ci que le parfum de
la chair. Vainemcnl avait-il essaye de rete-
nir limage première. Elle s'était dérobée
comme un fantôme à son étreinte, et l'in-
truse avait assouvi son désir. Il ne pouvait
s'expliquer cette monstrueuse hallucina-
tion que par une sorte de syncope mo-
rale, immédiate et complète. Sa conscience
revenue, un grand frisson l'avait secoué de
la nuque aux talons.
Une telle tristesse l'envahissait mainte-
nant que des larmes lui coulaient des yeux.
Incliné sur Lucienne, il la considérait d'un
regard avide et désespéré, comme on fait
pour l'être cher dont on veille l'agonie.
(( C'est la fm, soupirait-il en lui-mcme.
Il n'y a ])lus de doute, plus d'espoir. Dans
SUR LES RUINES 189
quelques jours, dans quelques heures, elle
sera morte pour moi. »
Puis, retenant un sanglot, il se pencha
vers elle, et, si doucement qu'elle ne tres-
saillit même pas, il lui mit sur le front, sur
les paupières et sur les lèvres, de longs bai-
sers d'adieu.
Le lendemain matin, ils se séparèrent,
faisant route l'un vers Paris, l'autre vers
Bruxelles. Seul dans son Avagon, Randal
méditait, tandis qu'au dehors un vent fu-
rieux fouettait la pluie contre les vitres et
courbait les arbres épars dans la plaine illi-
mitée .
Les nerfs détendus, la raison lucide, il
se remémorait ses impressions delà nuit...
Voilà donc où en était tombé son amour !
Voilà donc : ce qu'était devenue dans ses
bras celle qu'autrefois il avait élue entre
toutes pour en faire l'épouse secrète de son
l40 SLR LES RUINES
âme, la dépositaire de lous ses rêves, la
confidente de toutes ses pensées : une maî-
tresse quelconque, un banal instrument
de jouissance physique et de volupté cor-
rompue !... Non, il n'y avait plus de doute
ni d'espoir aujourd'hui. Le mal clail sans
remède. C'était la fin. Mais comment élait-
elle arrivée si vite?
Maintenant seulement il apercevait l'er-
reur, l'irréparable erreur qu'il avait com-
mise en cherchant à ressusciter le passé. On
ne ranime pas plus les restes d'une passion
éteinte qu'on ne rallume le feu d'une lave
refroidie. On ne reconstruit rien de stable
sur des ruines. Sans doute, lorsqu'on a
aimé, le cœur peut sémouvoir une seconde
fois à la rencontre du même être. A force
de désintéressement et d'industrie, de part
et d'autre, on réussit quelquefois à faire
avec les souvenirs de l'amour une amitié
tendre, comme on conq)ose une culhition
SUR LES RUINES l/il
passable avec les reliefs d'un festin. Mais la
saveur première et persistante, le charme
initial et durable de l'amour spontané, —
on ne recrée pas cela !
Le grand maître dans la science du cœur,
Gœtlie, posait en principe quil ne faut
jamais renouer intimité avec un ami d'au-
trefois. On le trouve changé. Et lui, il vous
reconnaît à peine. L'image que l'on conser-
vait l'un de l'autre s'est altérée avec le
temps, et Ion ne se comprend plus. « Un
lioîiime qui prend au sérieux sa culture
intérieure, disait-il, doit se garder d'une
pareille expérience. » Combien n'est-ce pas
plus vrai des anciens amants! Ils ne de-
vraient jamais se reprendre: car, une fois
le trouble de la première rencontre apaisé,
tout redevient mort entre eux. 11 n'est pas
de fontaine de Jouvence pour l'amour, et
le voile lacéré des illusions ne se répare
pas !
lf\-2 SUll LES HUI.NES
Si UandaJ s'y était mépris d'abord, la
cause en était aux circonstances particu-
lières dans lesquelles il s'était jadis séparé
de son amie et s'en était rap])roché depuis.
Abusé par ses souvenirs, dupe de ses dé-
sirs, il avait pu rendre a son amour défunt
une apparence de vie, en obtenir quelques
élans factices, quelques souffles artificiels,
comme les soubresauts d'un mort qu'on gal-
vanise. Puis, soudain, la réalité avait repris
ses droits.
Mais comment Lucienne écliappait-clle à
ce mal secret? Car enfin, clic restait tou-
jours aimante, et nul symptôme de déclin
n'apparaissait dans ses sentiments. C'était
sans doute que son amour, ne s'étant jamais
éteint, n'avait pas eu à subir l'épreuve de
la résurrection. Jamais en ellel, elle n'avait
cessé d'aimer l'homme qui, pour la pre-
mière fois, avait fait battre son cœur. Même
quand ii l'avait abandonnée, même (juand
SUR LES RUINES l/jS
il errait loin d'elle, cédant à toutes les
séductions des pays parcourus, elle avait
concentré sur lui sa pensée tout eniière.
Pas un jour, elle n'avait manqué à cette
tâche captivante, inutile et secrète : elle avait
gardé, comme un autel, le sépulcre de son
cœur. Nulle coupure ne s'était donc pro-
duite dans sa vie intime. Elle avait vécu de
souvenirs au lieu de réalités, et le même
sentiment, toujours pareil, toujours égal,
avait continué de l'inspirer. Aussi, lorsque
naguère elle avait cédé aux instances de
son ami, elle ne lui avait rendu, à vrai
dire, que son corps : elle n'avait pas eu a
lui redonner son âme. De là venait assu-
rément son illusion actuelle...
Ces idées se précisaient peu ù peu dans
l'esprit de Randal, à mesure qu'il appro-
chait de Paris. De temps à autre, il jetait
un regard par la fenêtre du Avagon, que la
pluie cinglait toujours de ses raies obli-
l/|/i SLR Li:S UUINES
qucs : les plaies campagnes de FArlois el
de la Picardie succédaient aux plaines de
la Flandre; c'clail le même paysage mono-
lone, lugubre el détrempé.
Mais soudain, aux environs de l'Oise,
le décor changeait , et l'express accélérait
sa marche en trépidant. Alors , résumant
ses pensées, Randal s'efforça d'en tirer la
conclusion. Que faire .i^ Quel parti prendre?
Continuer la comédie sentimentale qu'il
jouait depuis un mois? Entretenir à tout
prix l'illusion de madame d'JIeyange? Com-
bien de temps en aurait-il la force? En
admettant même qu'il y réussît quelques
semaines, quel serait le résultat final?...
Avec une évidence affreuse, il présageait
la fin de l'aventure, comme le malade qui
vient de découvrir dans un livre de méde-
cine le caractère de son mal en prévoit la
marche certaine et la fatale issue. Les
symptômes qu'il constatait en lui depuis un
SLU LES UUINES x45
mois et que cette dernière nuit avait si brus-
quement aggravés, empireraient encore.
Bientôt rien ne subsisterait ftlus de ce qui
avait fait le charme et la poésie de son
amour. Tous ses souvenirs se corrompraient
l'un après l'autre. Un jour viendrait enfin
où les caresses mêmes de Lucienne lui
seraient odieuses. Et, l'image d'une ancienne
maîtresse s^évoquant subitement à son esprit,
il se rappelait, avec une sensation d'amer-
tume sur les lèvres, l'acre dégoût que lais-
sent à la bouche les baisers d'un être qu'on
n'aime plus —
Pour éviter cette fin lamentable, pour
sauver ce qui pouvait encore être sauvé du
passé, une seule solution s'offrait, urgente
et radicale : la rupture.
Mais comment rompre P Sous quel pré-
texte? Avait-il le droit, aurait-il le courage
d'infliger à la pauvre femme le supplice
d'être, pour la seconde fois, rejetée et dé-
9
l/jG SLU LES 11 Ll-MiS
laissée P C'était Féteriiel dilemme d'Adolphe :
la franchise, cause immédiate de toutes les
cruautés, ou la pilié, excuse future de
toutes les trahisons.
Ballotté entre les partis contraires, il n'en
avait encore pris aucun, lorsque le train
s'arrêta en gare de Paris. 11 s'accorda
trois jours (jusqu'au retour de madame
d'Heyange) pour se déterminer.
Après ces trois jours, sa perplexité res-
tant la même, il se consentit un nouveau
délai, attendant un événement, sans savoir
lequel, qui le mît dans la nécessité de se
résoudre et d'agir.
XIII
Le plus clair elï'et de celle délibération
fut d'aggraver la crise inlinie qu'il traver-
sait. Inconsciemment , il provoquait les
symptômes de son mal en les guettant, el
les exagérait en les analysant.
Force fui bientôt à madame d'Heyange
de reconnaître, à son tour, les changements
qui s'opéraient chez Randal.
Par instants, comme si un voile se fût
soudain tendu entre eux, elle le sentait
séparé d'elle, absent, l'esprit et le cœur au
1[\Q SLU LES RUINES
loin. Il paraissait alors la regarder sans
Tenlendre. Ses caresses même étaient dis-
traites.
Une fois, le surprenant ainsi, elle lui
demanda, souriante et sérieuse a la fois :
— Qaavez-vous donc."* Pour quel pays
de rcve êtes-vous parti? Suis-je du voyage,
au moins '}
Il répondit :
— Mais non, je n'ai rien. .. Je vous aime
silencieusement. Voilà tout.
Et comme elle avait cru sentir aussitôt
le courant se rétablir entre leurs cœurs,
elle s'était contentée de cette explication.
Mais, à quelques jours de là, les mômes
singularités dallure, les mêmes absences
subites, les mêmes regards vagues lavaient
de nouveau frappée. Alors, elle avait cher-
ché, réfléchi, supposé.
Elle songeait : (( A-t-il, hors de moi,
quelque inquiétude (|u"il me cache, (juclque
SUR LES UU1>'ES l49
souci de fortune ou de santé? » Mais non,
tout le délai! de sa vie prouvait le contraire.
Ses préoccupations étaient donc d'ordre
intime? Quel en pouvait èîre robjel?...
Il lui semblait qu'un danger planait sur
son amour, un grand danger obscur, indé-
finissable et prochain.
Dès lors, un travail incessant s'opéra
dans son esprit, et toutes ses facultés se
tendirent à découvrir la vérité qu'elle pres-
sentait, sans parvenir k la préciser. Elle
épiait les moindres paroles, les moindres
gestes de Randal. Tandis qu'elle le tenait
sous ses lèvres, elle lui jetait, au fond des
yeux, des regards obstinés et pénétrants,
comme pour sonder le mystère de ce cœur
qui se refermait, de cetle âme qui se déro-
bait.
Mais toutes ses investigations restaient
vaines. Loin cependant d'êlre rassurée par
ce résultat négatif, elle s'alarmait davan-
100 SIU T.ES RLMNES
tage. Et, puifîqu'clle ne pouvait fixer ses
craintes, elle craignait toiil.
C'était, en elle, un supplice de tous les
instants. Elle continuait sa vie habituelle,
faisait des visites, dînait en ville, accom-
pagnait sa mère au théâtre et au concert,
mais toujours harcelée par cette pensée :
«Qu'a-t-il? Que me cache-t-il? Quel souci
j)eut-il avoir que je n'aie pas le droit de
connaître et de partager? Serait-il las de
moi? Aimerait-il une autre femme.. . » Une
seule chose lui apparaissait évidente : l'ap-
proche du malheur.
Son tourment rodouhiail, le soir, dans
la solitude de sa cliami)rc. Elle se repré-
sentait alors les multiples causes de souf-
france qui pouvaient l'atteindre, ce que
deviendrait sa vie si riionmic en qui elle
avait mis tout son appui, toute sa foi,
venait à lui manquer encore.
Des hallucinations douloureuses la pour-
SUR LES RUINES l5l
suivaient jusque dans le sommeil. Parfois
même, elle se réveillait, toute en fièvre,
les tempes martelées de grands coups so-
nores, comme le condamné qui, désespérant
de sa grâce, s'attend chaque nuit à être
exécuté le lendemain. Elle en arrivait à
souhaiter que la crise prévue s'accomplît.
Elle lutterait au moins contre quelque chose
de précis : elle né se déhattrait plus dans
le vide et l'inconnu.
Un matin, après toute une nuit d'alarmes,
elle résolut d'arracher à Randal les expli-
cations décisives qu'il avait éludées jus-
qu'alors.
Quand elle entra chez lui, elle était d'une
pâleur aiïrcuse, et ses yeux cernés brillaient
d'un éclat insolite.
— Eh! qu'y a-t-il? fit Randal, en la
voyant si défaite.
— Il y a, mon ami, que je suis horri-
in LES RLINES
blemenl mallieureuse et que je ne peux plus
vivre dans rincerlilude où je me débals
depuis queltpie lemps.
— Que me dites-vous là? Voyons, con-
fiez-moi vos peines, toutes vos peines,
11 avait prononce ces mots avec un accent
de tendresse qu'elle ne lui connaissait plus,
et, pour mieux l'écouter, il s'installait tout
près d'elle, après lui avoir relevé la voilette
et déganté les mains.
Alors, elle commença d'avouer ses doutes,
ses soupçons, tous les motifs qu'elle avait
de croire leur amour compromis et son
bonheur menacé.
— Je ne vous sens plus à moi, disait-
elle. Vous m'échappez à tout moment. Sans
cesse, votre ume se soustrait à la mienne.
Vos silences cl vos distractions, vos paroles
mêmes et vos caresses, toute votre façon
d'être enfin me donne la désolante impres-
sion que, si vous m'aimez encore, c'est
SUR LES RUir^ES 1 53
pour moi seule et non plus jiour vous...
Comprenez-moi bien, mon ami, ce n'est pas
un reproche que je vous adresse, c'est un
aveu que j'implore de vous... Si mes pres-
sentiments ne m'ont pas trompée, si vous
vous êtes abusé sur vous-même en me
reprenant, si vous éprouvez le moindre
regret de m' avoir rouvert votre cœur et
votre vie, — de grâce, avouez-le-moi. J'ac-
cepterai de vous toutes les souffrances, une
seule exceptée : celle d'être aimée par
devoir et gardée par pitié...
11 essaya de la rassurer par ses réponses
et ses caresses habituelles :
— Je te jure que tes inquiétudes sont
folles; je te jure que je n'ai rien. Me
crois-tu ?
D'une lente oscillation de la tête, elle
faisait signe que non, et des larmes lui per-
laient aux cils :
— Je ne peux pas me tromper à ce
9.
l5/| SUR LES HriNES
point, reprit-elle. \oilà des semaines que je
te vois triste et préoccupé. Et ce n'est pas
ma raison seulement, c'est mon cœur qui
me l'affirme... Dis-moi tout: je t'en con-
jure, dis-moi tout.
11 sentit qu'elle ne se contenterait plus
de vaines paroles, et il cherchait, au fond
de sa conscience, la force de l'aveu qu'elle
implorait.
Mais, pour qu'il trouvât ce courage, il
aurait fallu qu'elle ne fût pas là devant lui,
si touchante et résignée dans son attitude
de victime, les yeux voilés de pleurs, loiit
le corps ahandonné, les bras morts et tom-
bants comme une écharpc dénouée.
Mû par une sorte de pilié physique, par
l'irrésistible instinct qui nous pousse à
abréger tout spectacle de soullrance, il
déclara, d'une voix altérée :
— C'est vrai : j'ai traversé, dans ces der-
niers temps, une crise obscure, dont j'ai
SUR LES RUINES
i55
eu tort de a^ous faire un secret. Par ins-
tants, j'ai douté de moi, de la direction de
ma vie, de la valeur de mes travaux, de
mon avenir littéraire . Mais pas une fois je
n'ai douté des sentiments que vous m'ins-
pirez. Vous m'êtes toujours chère dans votre
âme et dans votre beauté. Nulle femme
n'existe pour moi, hormis vous. S'il me
fallait renoncer à votre tendresse, mon
cœur se briserait. Cette fois, me croyez-
vous ?
Elle était si émue qu'elle resta plusieurs
secondes sans parler. Mais bientôt, l'an-
goisse cessant d'élrcindre ses artères, un peu
de rose lui revint aux joues, une flamme
plus douce éclaira ses yeux. Ses premières
paroles furent :
— Vous me rendez plus que le bonheur;
vous me rendez la vie. Je souffrais trop.
J'étais à bout de forces.
156 SIR i.Fs nriNES
Quand elle fut partie, Randal tomba dans
une méditation morose. Il se reprochait sa
faiblesse, ce ridicule attendrissement qui
avait retenu sur ses lèvres l'aveu prêt à lui
échapper. Tout serait fini déjà. Tout restait
à faire maintenant, et chaque jour de retard
créait des difTicullés nouvelles.
Jusqu'au soir, il fut en proie à un éncr-
vement fébrile, avec une sensation singu-
lière de sécheresse morale et le besoin tout
physique de se tremper dans l'eau fraîche
pour se détendre et se désaltérer. Une dou-
che glacée quil prit avant de dîner lui ren-
dit un peu de calme. Mais ses pensées n'en
furent que plus pénibles, parce qu'elles
étaient plus réfléchies.
XIV
A dater de ce jour, une nuance nouvelle
apparut dans ses relations avec Lucienne.
Il se montrait toujours affectueux à son
égard; il simulait la sérénité des sentiments
heureux, mettant une sorte de coquetterie
à entretenir l'illusion de son amie, comme
Facteur à bien s'acquitter de son rôle. Mais,
excepté leurs rapports individuels, tout sujet
d'entretien amenait sur ses lèvres des paroles
d'amertume et d'ironie,
D'esprit sérieux et cultivé, madame
l58 SUR LES RUINES
d'Heyange consacrait ù la lecture et ù la
musique, aux concerts et aux expositions,
tout le temps qu'elle pouvait dérober au
monde. Questions d'art et dliistoire, pro-
blèmes de conscience et de sentiment, elle
s'intéressait h tout, et, n'en prélevant que
la fleur, elle en jugeait d'une façon person-
nelle et fine, avec cette délicatesse de goût
qui vient de l'ame. Elle ne prenait cepen-
dant un plaisir complet à ses impressions
qu'après les avoir communiquées à son
ami; elle semait ainsi dans leur amour mille
souvenirs variés et cliarmants.
Maintenant, à tout propos, Rnndnl ac-
cueillait parle scepticisme et la raillerie les
réflexions qu'elle lui confiait. Tl se com-
ploisait à lui démontrer l'erreur de tous les
principes, le conflit de toutes les doctrines, le
ridicule de toutes les admirations, l'éternelle
infirmité de l'esprit humain, le néant de tout.
Elle le réfutait doucement cl non sans
SLR LES RUINES IÔQ
l'embarrasser parfois, ne voyant d'ailleurs
dans ces accès d'ironie qu'un effet de la
crise intellectuelle qu'il prétendait avoir
traversée naguère.
Elle ne le contredisait avec un peu de
vivacité que s'il s'avisait d'étendre son per-
siflage aux choses du cœur.
Un jour, à propos d'un roman passionnel
qui venait de paraître, il se mit en devoir
de prouver que, de tous les mensonges où
se laisse prendre la pauvre humanité, l'a-
mour est le plus grossier. Il disait :
— Mais représentez-vous donc l'amour,
tel qu'il est vraiment, c'est-à-dire dépouillé
des oripeaux lyriques et romanesques sous
lesquels vingt-cinq siècles de littérature nous
ont appris à le considérer. Qu'en reste-t-il?
Un instinct obscur évoque une image en
notre cerveau. Un être passe qui plus ou
moins ressemble à cette image, et voici que
nous l'aimons. Quand la ressemblance est
l60 SUR LES RUINES
à peu près exacte, nous tombons aux pieds
de cet être, et tout de suite nous lui don-
nons notre cœur, notre âme , notre vie :
c'est le coup de foudre. Quand la similitude
est lointaine , nous n'avons cesse d'avoir
adapté la réalité à notre rêve, en lui confé-
rant par l'imagination tous les attributs qui
lui manquaient : c'est l'amour en sa forme
habituelle, l'amour progressif, tenace et
pénétrant. Même quand la raison nous ap-
prouve, nous sommes dupes de notre désir.
Notre cœur crée toujours l'objet de son
culte. Notre àme sonore ne vibre jamais
qu'à l'écho d'elle-même. Quand nous ai-
mons, nous n'embrassons ([ue des oml)res!
Et il se plaisait à rappeler l'admirable
apostrophe du poète à sa maîtresse parjure:
Tu n'ns jamais él('. dans tes jours les plus rares,
O'un l)anal insirumcnt sous mon archot vainqueur,
Et, comme lin air qui sonne au hois creux des puilaros.
J'ai fait clianler mon lève an vide de Ion cœnr.
su 11 LES RUINES iGl
Il conlinuait de développer ce thème, non
plus sérieusement, mais sur un ton frivole,
impertinent et caustique.
Avec un accent d'affectueuse gronderie,
madame d'Heyange cherchait à l'arrêter :
— Voyons, ne soyez pas sacrilège I Ne
tournez pas en dérision les choses saintes,
C est un abominable péché.
Comme il insistait, au contraire, elle l'in-
terrompit sévèrement, cette fois :
— Vous ne savez pas la peine que vous
me faites en parlant ainsi. Quelle confiance
puis-je avoir dans les sentiments que vous
m'exprimez, si ceux d'aulrui vous inspirent
de pareilles pensées ?
— Mais il en est de vous et de moi comme
d'aulrui, reprit-il, nous sommes dupes de
nous-mêmes.. . D'ailleurs, que vous importe
si c'est par illusion que je vous aime ?
— Mon pauvre ami, à trop répéter qu'on
est le jouet d'une illusion, on cesse vite de
i63 sur, LES nui>ES
l'être. Pour moi, je n'ai jamais vu dans
notre amour que la plus haute cl la plus
forte des réalités. Et il m'est très pénible de
vous voir faire, dune chose si grave, un
amusement desprit.
Ce jour-là, une mortelle tristesse envahit
madame dlleyange lorsqu'elle eut quitté
Randal et qu'elle se retrouva seule en voi-
ture. Que suhsisterait-il bientôt de leur ten-
dresse sil ne respectait même plus la sin-
cérité de ses émotions ?
l'andis qu'elle remuait ces idées, elle
sentit à la ceinture de sa robe les violettes
qu'elle ne manquait jamais d'y glisser quand
elle allait chez son ami et qu'il lui prenait
toujours. Cette fois, l'esprit absorbé sans
doute par ses ironiques paradoxes^ il avait
oublié de les cueillir. Alors elle fondit en
larmes et, déchirant le bouquet d'une main
irritée, elle jeta dehors les pauvres fleurs qui
s'éparpillèrent dons la boue.
SUR LES RUINES l63
Le charme de leurs relations s'en allait
ainsi peu a peu, et chaque jour rabîme se
creusait entre eux.
Bientôt un sentiment étrange commença
de s'agiter au fond du cœur de Randal :
une vague et sourde rancune à l'égard de
Lucienne.
Dès qu'elle paraissait, il devenait ner-
veux, impatient, incisif, avec une envie
continuelle de la contredire et de la désap-
prouver. Ce qu'elle faisait et disait, ses atten-
tions et ses caresses mêmes, — tout, d'elle,
l'agaçait et l'irritait. Par un reste de pudeur
et de savoir-vivre, il réprimait ces mouve-
ments de sa nature mauvaise, et parvenait
encore à retenir les paroles acerbes qui lui
brûlaient les lèvres.
Mais maintenant, elle ne gardait plus
d'illusion : elle sentait leur amour s'en aller
comme l'eau d'une rivière s'infiltre dans le
sable. Sans récriminer, sans interroger, elle
i6'
s i i\ 1. 1: s n u 1 N E ;
se replia sur elle-même. Et, puisque c'était
sa destinée de souffrir par cet homme, elle
accepta sans se plaindre le supplice nou-
veau qu'il lui infligeait.
Elle ne changea rien aux habitudes de
leur intimité. Elle venait aussi régulière-
ment chez lui, mais le cœur haletant, l'àme
anxieuse, comme on va voir un malade
incurable qu'on redoute chaque fois de ne
plus trouver en vie.
Pendant leurs entretiens, elle opposait
aux hostilités sourdes de son ami une dou-
ceur et un sang-froid imperturbables. Elle
l'écoutaif, le buste droit, les mains croisées,
les genoux serrés, si calme de maintien que
pas un pli de sa jupe ne se dérangeait.
Mais ses traits tirés, ses prunelles dilatées,
ses lèvres sèches sur lesquelles elle passait
à tout moment la pointe de sa langue,
témoignaient assez la souffrance qu'elle en-
durait intérieurement.
SUULESIIUI>ES l65
Loin de s'attendrir à ce spectacle, Ran-
dal s'irritait davantage, comme s'il en eût
voulu à la jeune femme de son silence et de
sa résignation. Par instants même, il éprou-
vait une sorte de plaisir monstrueux à la
voir souffrir. Il osait lui trouver ainsi une
grâce nouvelle, une étrange beauté.
XV
Un jour vint où il passa toute mesure.
En principe, il s'appliquait k ne jamais se
montrer au dehors avec madame d'Heyange ;
mais parfois il la rencontrait dans quelque
maison tierce. Quand le hasard d'une invi-
tation les réunissait ainsi, ils aiïectaient a
l'égard l'un de lautre les rapports de la
plus banale courtoisie.
Jadis, aux jours de leur première inti-
mité, cette sorte de comédie les enchantait.
Plus d'une fois, saisis du même désir et se
SUll LES llUINES 107
comprenant d'un signe, ils s'étaient retirés
séparément pour se retrouver, un instant
après, rue Balzac. Elle éprouvait une joie
délicieuse à se livrer, toute parée, aux ca-
resses de son ami. Et lui-même ne connais-
sait pas de plus grande volupté que de con-
templer dans le désordre charmant des aban-
dons celle qui, peu de minutes auparavant,
apparaisait aux yeux de tous désirable,
inaccessible et respectée.
Le salon de madame Lavarenne était de
ceux 011 ils se rencontraient de la sorte,
— salon littéraire et mondain, dont le
mérite original était de laisser à chaque
invité le droit d'être naturel et silencieux.
La maîtresse du logis, veuve cinquante-
naire, toujours souffrante mais toujours
debout, déployait une énergie et une adresse
peu communes à tenir ce salon qui était
son œuvre, sa gloire et sa vie.
Un soir donc, Randal dînait en face de
l68 SI U LKS llL INES
madame d'Heyange dans celle maison lios-
pilalière.
Un scandale tout récent défrayait la con-
versation. Il s'agissait d'une jeune femme,
insoupçonnée jusqu'alors, que venait de
déshonorer un retenlissantproccs en divorce.
Très jolie, mariée sans fortune à un homme
qui lui avait apporte deux cent mille
livres de rente et Tun des beaux noms de
France, elle avait été surprise dans les bras
d'un vieux duc, libertin ruiné, flétri, mais
dont les caprices faisaient loi en matière
d'élégance, et dont les hommages, selon
l'argot des cercles, «posaient» une femme.
Elle l'avail pris par ennui, par désœuvre-
ment, par snobisme, un peu aussi pour le
plaisir de l'enlever à une rivale amie.
Tous les convives accablaient la malheu-
reuse, et personne avec plus d'ardeur que
madame Desbarres, ancienne beaulé, fort
galante autrefois, qui, sur le retour, ne se
SLR LES HUILES 1 DQ
sentant pas le goût de la dévotion, s'était
mis en tète aussi d'avoir un salon. On
redoutait ses invitations : car il y avait le
même danger à s'y rendre qu'à s'y dé-
rober. Elle avait, en effet, l'esprit perfide
et drôle, et ses traits n'épargnaient per-
sonne.
Randal, seul contre tous, s'institua le
défenseur de la divorcée; — un singulier
défenseur! Elle était, disait-il, pareille à
toutes les autres, fragile, inconsciente et
irresponsable.
Avec une verve et un accent de convic-
tion qui donnaient un tour presque original
à ses pensées, il rééditait les vieux apho-
rismes inspirés par la mobilité des femmes :
il les montrait versatiles et journalières,
aussi variables dans leur personne morale
que dans leur être physique , toujours
dominées par l'émotion présente mais inca-
pables de s'y tenir et de s'y fixer, toujours
SLR LES li U 1 ]\' E S
prêles à vibrer mais, comme le violon, sm^
n'imporle quel air, tendre ou gai, volup-
tueux ou passionné, au gré de la main qui
lient l'archet. Il faisait remarquer l'extraor-
dinaire faculté de rénovalion qui est en elles
et qui les rend, pour ainsi dire, vierges à
chaque amour nouveau. A ce propos, il rap-
pelait la pensée de La lîruycre : « Une
femme oublie d'un homme qu'elle n'aime
plus jusqu'aux faveurs qu'il a reçues d'elle. »
Et il citait encore le mot profond cl hardi
de Tau leur du Décaméi-on :
Bocca basciala non perde venliira,
Anzi rinnnova corne Ja la luna.
Chacune de ses paroles frappait madame
dlleyangc en plein cœur. Svcllc el droite
dans une robe de salin noir dccoUelée, un
œillet rouge clllcuranl la chair pâle des
seins, elle écoulait ces paradoxes, dont il
n'était pas un qui ne fùl démcnli par la
SUR LES RUINES I/I
constance de ses sentiments et la gravite de
sa tendresse.
Les yeux fixés sur Randal, elle lui en-
voyait la protestation muette de son cœur
offensé. Mais, feignant de pas la voir, il
s'animait à ce jeu cruel.
Les autres convives répliquaient , les
femmes surtout, indignées pour la forme
seulement, car la femme est toujours heu-
reuse qu'on s'occupe d'elle et préfère le mé-
pris de l'homme à son indifférence.
Seule, madame d'Heyange se taisait.
Madame Desbarres l'interpella :
— Et A ou s, chère madame, vous ne vous
récriez pas contre les infâmes théories de
M. Randal?
Elle répondit simplement :
— Je le jDlains de n'avoir jamais ren-
contré de femme qui lui ait donné meil-
leure opinion de nous.
Le ton sur lequel elle prononça cette
172 SI U LES ni INES
phrase fil croire que les discours de Kaiidal
l'avaient choquée, blessée peut-être. On
parla d'autre chose.
Après le dîner, tandis qu'on servait le
café, madame d'IIeyange s'approcha de son
ami. Elle avait autour des yeux un cercle
sombre, et ses pupilles brillaient d'un vif
éclat. D'une voix sourde, elle murmura :
— De grâce, dites-moi vite que vous
ne pensez pas un mot des théories que vous
avez soutenues lout à l'heure. Vos paroles
m'ont fait tant de mal à entendre !
Il répli((ua, alTectueux et railleur tout h
la fois :
— Mais non, je vous assure : j'étais sin-
cère. . . D'ailleurs, il ne s'agissait pas de //o//.s'.
Madame Lavarenne s'avançait :
— On vous appelle au fumoir, monsieur
Piondal. Allez-y vile et ne vous y attardez
pas trop.
SUR LES RUINES lyS
Quand il revint, trois quarts d'heure
plus tard, madame d'Heyange' n'était plus
là.
Elle avait prétexté un accès de migraine
pour expliquer son silence pendant le dîner
et pour annoncer qu'elle se retirerait de
bonne heure. Et chacune des personnes
présentes s'était apitoyée sur ses yeux battus
et sa pCdeur soudaine.
Mais avant de partir, elle avait dû subir
un tourment nouveau.
A peine les dîneurs s'étaient-ils retirés
au fumoir que les femmes, restées seules,
avaient mis la conversation sur Randal.
— Quel singulier homme 1 disait l'une.
Etait-il sincère tout à l'heure?
— Quel genre de vie mène-t-il? deman-
dait une autre. Il est toujours si mystérieux !
Un de ses anciens collègues de la diplo-
matie me racontait, l'autre jour, qu'il a
inspiré des passions dans toutes les capitales
ly/i Sun les ra i>ks
où il a résidé, et que son récent voyage au-
tour du monde cachait un roman d'amour.
Mais madame Desbarres intervenait dans
le débat :
— Randal, romanesque ? Allons donc I
C'est un air qu'il se donne. Il n'y a pas
d'homme plus matériel... disons le mot:
plus sensuel que lui.
Puis, comme si elle craignait d'être allée
trop loin :
— D'ailleurs, je n'en parle que par ouï-
dire... d'après ses amis.
Et, avec cet art de réticence, ces ruses
de langage qui la rendaient si redoutable,
elle insinuait, suggérait, sous-entendait que
le mystère dont Randal s'entourait ne dis-
simulait que la vulgarité de ses plaisirs et
la bassesse de ses goiils.
Gomme on s'étonnait qu'un homme .«i
élégant de manières et si raffiné dans ses
habitudes intellectuelles, pût se complaire
SUR LES RUINES lyO
aux débauches vulgaires, elle répliqua, avec
une autorité hardie que sa compétence jus-
tifiait en effet :
— Mais il suffit de regarder sa bouche
et ses yeux quand il parle k une femme, pour
deviner quel est le fond de sa nature 1 . . .
Sur ces mots, madame d'IIeyange se levait
discrètement et, portant la main à la tempe
pour rappeler la cause de son départ, elle
prenait congé de madame Lavarenne.
Elle rentra chez elle, bouleversée. Certes,
elle ne croyait pas un mot des propos de
madame Desbarres. C'étaient là de ces mé-
disances, de ces félonies de salon comme il
s'en commet chaque soir des centaines à
Paris. Non, Randal n'avait ni les goûts ni les
mœurs dun débauché. Mieux que personne,
elle connaissait la profondeur de sa sensi-
bilité morale et la noblesse de ses instincts.
Mais ce qui ressortait clairement de l'en-
i-jO sin LES nriNES
tretien d'après-dîner, c'était la curiosité, l'in-
térêt qu'il excitait chez les autres femmes.
Une d'entre elles pouvait, un soir, l'enjôler,
lui plaire et le capter. Peut-être même, en
ce moment, quelqu'une éprouvait-elle sur
lui ses charmes? Ne serait-ce pas là l'ex-
plication des changements qui depuis deux
mois s'elTecluaient en lui ? Et, jalouse
pour la première fois, elle songeait avec
anxiété à tout ce qu'elle ignorait et igno-
rerait toujours de la vie de cet homme,
à tout ce qui ne lui avait point appar-
tenu dans le passé, à tout ce qui lui échap-
pait dans le présent, à tout ce qui lui serait
dérohé dans l'avenir.
Elle rejetait cependant toutes les suppo-
sitions que formait son esprit: « Non, non,
se disait-elle, il ne me trompe pas et ne
me trompera jamais. 11 peut se montrer
cruel, injuste, pour des raisons que je ne
devine pn=;; mais il est loyal et fier. Quand,
s L" Il L i: s R L 1 > E s 177
il y a deux ans, il a cru ne plus pouvoir
vivre auprès de moi, il me l'a déclaré spon-
tanément. Quand, il y a quinze jours, je
lai supplié de m'avouer sil était las de ma
tendresse, il m'a juré que je lui étais tou-
jours chère. C'est un cœur malheureux et
troublé, mais une âme droite, forte, inca-
pable de mensonge et de trahison. »
Toute la nuit, elle resta sans dormir.
Rentré dans le salon presque au moment
oîi madame d'Heyange en sortait, Randal
n'avait pu réprimer un mouvement de sur-
prise de ne la plus trouver là.
Madame Desbarres, qui, sans rien soup-
çonner de leur liaison, avait un flair mer-
veilleux des situations équivoques, lui dit k
brûle-pourpoint :
— Vous cherchez madame d'Heyange ?
Elle est partie. Vos affreux paradoxes l'ont
mise en fuite. Si les femmes honnêtes comme
l-jS SUR LES Rri>ÎES
elle vous évitent, je comprends maintenant
sur quels échantillons vous nous jugez toutes.
Il avait au bout de la langue une verte
réplique; mais il se contenta de sourire et
feignit, tout de suite, de prendre a la con-
versation générale le plus A'if intérêt.
A l'heure du thé, il scsquiva.
La nuit était claire et froide. Triste, les
nerfs tendus, il éprouvait un besoin profond
de solitude et de mouvement. Au lieu de
rentrer chez lui, il s'engagea, au hasard,
dans Tune des grandes avenues qui, des
hauteurs des Champs-Elysées, descendent
à la Seine, Mille pensées confuses et péni-
bles se heurtaient dans son esprit.
Au quai Dcbilly, il demeura ([uclqucs
minutes ù contempler le llouvc (jni dérou-
lait avec lenteur sa moire sombre. Puis il
poursuivit sa marche vers le ïrocadéro.
Dans l'air vif du soir, dans le silence de
la berge déserte, une détente s'opérait en
SUR LES RUINES lyQ
lui. Avec une mélancolie pénétrante, il
évoquait les moindres détails de sa soirée.
11 revoyait la physionomie douloureuse de
madame dlleyange pendant le dîner ; il se
rappelait les paroles suppliantes qu'elle lui
avait adressées au sortir de table, — cette
aumône de tendresse quil lui avait refusée;
il se représentait ce qu'elle avait dû souffrir
pour s'être retirée si précipitamment, ce
qu'elle souffrait encore, en cet instant même,
dans la nuit et l'insomnie. Alors, pour la
première fois depuis qu il s était engagé
dans cette voie cruelle, il connut le remords.
Pourquoi torturait-il ainsi la pauvre créa-
ture? Etait-ce sa faute, à elle, s"il était las
de l'aimer? Etait-ce elle ou lui qui avait
si instamment supplié pour renouer les
liens du passé? Et, tout en marchant, il sen-
tait fixés sur lui les yeux éplorés de Lu-
cienne, — ces beaux yeux qui, dans la dou-
leur comme dans la volupté, devenaient
l80 SLU LES ULINES
presque noirs, tant leur pupille se dilalail.
Il sabandonnail d'autant plus librement
à son émotion, qu'il en était le seul témoin :
car il appartenait à celte catégorie d'hommes
chez lesquels une pudeur mauvaise réprime
les meilleurs élans de la conscience, et qui
passent leur vie à regretter les repentirs qui
leur étreignaient le cœur et qu ils n ont pas
avoués, les paroles de contrition qui leur
montaient aux lèvres et qu'ils ont retenues,
les larmes de pitié qui leur gonflaient les
paupières et qu'ils n'ont pas versées.
Il avait franchi maintenant les premières
maisons d'Autcuil et, sans penser au retour,
il continuait sa route. Les quais, déserts
jusque-là, s'animaient un peu. Les feux,
nuit et jour allumés, d'une usine li gaz pro-
jetaient sur le ciel une clarté d'incendie.
De l'autre côté de la Seine, des lueurs pa-
reilles brillaient çà et là sur Grenelle. Des
chariots pesants ébranlaient le pavé. Des
;UR LES ULIJiES
groupes d'ouvriers passaient, avec la dé-
marche lourde et traînante de ceux que
nulle joie n'attend au but.
Une pitié profonde saisit Randal, à la
pensée de tous les malheureux qui peinent
ainsi, sans trêve, sous l'aiguillon de la né-
cessité, qui ne tiennent à l'existence que
par leur misère même et ne cessent de tra-
vailler que pour mourir.
Au coin de la rue Boulainvilliers, une
fille publique attardée l'accosta, la voix
rauque, la parole obscène. 11 lui mil une
pièce dans la main :
— Tiens, dit- il, va dormir seule, ma
jiauvre iille.
Sa commisération était en ce moment
si grande, qu'elle s'étendit jusqu'à la rosse
é tique d'un fiacre en maraude qui s'appro-
chait avec un bruit de ferraille disloquée.
Il n'en héla pas moins le cocher et se fit
reconduire chez lui.
lb2 SIK LES l',Ll>ES
Malgré riieure avancée, il diiï'éra de se
mettre au lit, afin de confesser tout vif à
madame d'Heyange le sentiment de repentir
qui lui soulevait l'âme.
11 écrivit :
« Pauvre et chère amie, que j'ai donc été
coupable envers vous ce soir! J'ai compris,
après votre départ seulement, toute la peine
que vous avez endurée par moi. El mon
châtiment est de devoir attendre jusqu'à
demain pour implorer votre pardon. Ou-
bliez vite les mauvais propos que j'ai pu
tenir. Si le démon de l'ironie ma dépravé
lesprit, mon cœur est resté bon, tendre et
digne de vous.
y> Soyez miséricordieuse une fois de plus.
Ne me retirez pas votre main. Ne vous lassez
pas de me pardonner et de m'aimer.
)) A vous, d'une amc contrite et désolée.
» l'HlLll'i'E )>
SUR LES RUINES ibo
Eveillé le lendemain à l'heure habi-
tuelle, il relut sa lettre, la jugea un peu
exaltée de ton, mais, sans y rien changer,
il la fit porter aussitôt rue de Berri.
Une heure plus tard, madame d'Heyange
entrait chez lui.
S'échappant du lit, abrégeant son bain,
prenant à peine le temps de nouer ses che-
veux et de vêtir une robe, elle était accourue.
Quand il l'eut prise dans ses bras, elle
se mit h trembler tout entière : aucune
parole ne parvenait à sortir de ses lèvres ;
et des frissons couraient sur sa peau, mê-
lant le frais parfum de sa toilette récente
au souffle tiède de sa poitrine oppressée.
A la voir si troublée, Randal sentait re-
naître en lui la violente émotion de pitié
qui, la veille, lui avait dicté sa lettre.
— Pardon, murmurait-il. Pardon, ma
pauvre ame. Je ne sais quel mauvais génie
m'inspirait hier soir et m'excitait à te faire
l84 SLll LES IlLINES
souffrir. Je ne nie comprends plus moi-
même. Mais, cesl fini, je te le jure. C'est
à jamais fini... Que puis-je faire pour le
prouver mon repentir, pour te rendre Ics-
pérance et la foi, pour te faire oublier le
triste rêve de ces derniers jours et pour mé-
riter mon absolution?...
Elle s'était détachée de lui tandis quil
parlait, et elle l'écoulait comme en songe, les
yeux pleins de larmes. Mais tout à coup,
joignant les mains, elle se prosterna devant
celui qui l'implorait.
Elle était si touchante dans son abandon,
si noble dans son affaissement ; elle évo-
quait dune façon si poétique l'image de la
Madeleine épandant ses parfums aux pieds
du Maître bienaimé, qu'il la contemplait
sans vouloir la relever, sans prononcer un
mot, sans ébaucher un geste, sans rien
faire qui pût troubler celte pose gracieuse,
attendrissante et passionnée.
SUR LES RUINES l85
Quand elle eut repris les sens et la voix,
elle dit :
— Il n'est pas de souffrance au monde qui
paierait assez cher le bonheur que tu viens
de me donner. On peut quitter la vie quand
on a goûté ces joies-là : on a suffisamment
vécu. Que parles-tu de repentir et de par-
don ? C'est à moi de te rendre grâces, de
te bénir et de t'adorer, puisque par toi
j'aurai connu la béatitude suprême.
Puis, s'étant relevée d'un mouvement
souple et lent, elle vint s'asseoir sur les ge-
noux de Randal et se blottir près de son
cœur.
Une grande douceur les pénétrait tous
deux ce jour-là, quand ils se quittèrent.
XVI
Au lendemain de celle crise, Randal sem-
bla recouvrer loute sa sérénilé. Son altitude
envers son amie était redevenue afTeclueusc
et libre. L'impatience et la conlrainte
avaient disparu de ses manirros, et l'ironie
ne crispait plus, ù tout propos, ses lèvres.
Ne doutant plus que le mauvais sort fût
définitivement conjuré, madame d'Heyange
se reprenait avec délices à Tamour, comme
le convalescent revient à la vie qu'il a failli
perdre.
SUR LES RUIÎNES 187
En effet, quelques heures avaient suffi
pour déterminer cliez Randal une évolution
décisive.
Deux sentiments le dominaient mainte-
nant : c'était, d'une part, une pitié profonde
pour l'être charmant dont il avait fait couler
les pleurs, — et, de l'autre, la conviction
absolue qu'il ne l'aimait plus d'amour et ne
l'aimerait jamais plus. Mais, par un com-
promis assez fréquent chez les natures ima-
ginatives, ces états contradictoires de son
âme s'accordaient ingénieusement. Pour se
mettre en règle avec sa conscience, il s'était
imposé le maintien , le langage et tous les de-
voirs de forme que l'honneur et la charité lui
commandaient envers madame d'Heyange.
Et cette consigne une fois acceptée, il
l'observait strictement, sans défaillance,
avec moins de peine quil n'avait présumé,
éprouvant même, à cette discipline nou-
velle, une sorte de satisfaction morale et le
SUR LES RUINES
plaisir moins pur dune expérience intime
encore inessayée.
Puis, quitte ainsi de tout scrupule, il
laissait, sans nul remords, sans nulle rete-
nue, son esprit s'égarer en fantaisies dé-
sordonnées. Partout, dans le monde , au
théâtre, dans la rue même, il se complai-
sait h la pensée des femmes dont la sil-
houette entrevue, le parfum respiré, la
grâce apparue attiraient ses yeux ou solli-
citaient son désir. 11 les poursuivait en
rêve, les dévêtait du regard, évoquait
l'image de leur heaulé dans les rites se-
crets de l'amour, toujours prêt à jeter son
cœur à ces cœurs inconnus, à livrer son
âme à ces âmes de rencontre.
Fidèle de fait à madame d'IIeyangc, il la
trahissait mentalement vingt fois le jour.
XVIT
C'est une loi fatale que nos actes finis-
sent par ressembler à nos idées ; car le
propre de l'idée est de tendre toujours à
se réaliser, et le rêve où l'on s'attarde est
déjà de l'action.
Dans les premiers jours de mars, Randal
était allé passer la soirée chez l'académicien
Caumont, le créateur de l'Esthétique expé-
rimentale, l'auteur de la plus belle œuvre
de pensée que laissera notre temps, après
V Intelligence de Taine et les Dialogues phi-
IQO S[ U LES ni INïïS
losophiques de Renan : le Sens de la Beauté.
Lilluptre professeur habilait quai Mala-
quais, près de rinstilut, dans une de ces
vieilles maisons, de brique et de pierre, qui
encadrent si noblement le Collège Mazarin.
11 y recelait chaque semaine ses amis :
public de savanls et de lellrcs, oii linlclb-
gence des fronts et des regards contrastait
avec la gêne des attitudes et des gestes, oi^i
la disgrâce des corps trahissait les fatigues
propres à la vie d'étude et de biblio-
thèque.
Peu de femmes, d'ailleurs, et des plus
simples, sans élégnnce, mais non sans
grâce.
De temps à autre, quelques mondaines,
en quête de relations académiques, appa-
raissaient dans ce lieu, oij leur verbiage vide,
leurs phrases apprises, leur science d'em-
prunt et cet air de vague condescendance,
dont les gens de salon ne se déparlent
Sun LES BTIIVES IQl
jamais tout à fait envers les gens de travail,
détonnaient encore plus que leurs toilettes.
Randal fréquentait assez régulièrement
cette demeure sérieuse et tranquille.
Il y goûtait le double plaisir de converser
avec des hommes instruits et de se délasser
de ses préoccupations sentimentales au con-
tact des idées. C'était une de ses plus vives
jouissances intellectuelles que de pouvoir
prendre à part le maître du logis et causer
avec lui.
Affable et simple, le vieux Caumont
excellait à mettre son interlocuteur à l'aise,
tant il paraissait prendre d'intérêt à la
conversation. Avec une modestie méritoire
chez un homme qui possédait à fond la
connaissance de trois grandes civilisations,
qui était comblé de titres et d'honneurs, et
dont toute l'Europe savante commentait les
écrits, il estimait qu'il y a toujours quelque
profit à tirer du plus modeste ouvrier de la
IC)2 SUU LES ULINES
pensée quand il esl sincère et conscien-
cieux.
Ce soir-Ki donc, Fvandal, assis h côlc du
maître, l'écoulait :
— Non, disait Caumont, en balançant sa
lête glabre, non, ne croyez pas que, de nos
jours, le sens du beau soit moins vif qu'aux
siècles disparus. Tenez au contraire pour
assuré que nos jouissances esthétiques sont
plus profondes et plus délicates qu'elles ne
furent jamais : elles se sont amplifiées et
raiïlnées dans la mesure oii l'âme humaine
s'est élargie. L'émotion produite par l'œuvre
d'art retentit aujourd'hui en des régions de
l'être intime qui jadis demeuraient incultes
et closes. Nos descendants percevront, de
même, des nuances de beauté qui nous
échappent encore, et les derniers hommes
connaîtront des extases que nous ne soup-
çonnons pas...
SUR LES RUINES IqS
Comme il achevait ces mots, un silence
se fit soudain dans le salon, un de ces mou-
vements inconscients et subits qui mar-
quent l'attention de tous.
Une femme entrait, une superbe créatare.
Vêtue de satin rose, la taille très cambrée,
les épaules découvertes jusqu'aux seins, la
chair blanche et nacrée, un flot de che-
veux dorés, tordus sur la nuque et pesant
sur le front, elle s'avançait souriante, d'un
air royal.
Anglaise, mariée à Sir Malcolm Blackford,
le jeune leader du parli écossais à la Chambre
des Communes, elle était venue, seule, pas-
ser quelques mois à Paris. Et, curieuse de
toutes les formes de notre vie sociale, elle
allait de salon en salon, à travers tous les
mondes , ceux de l'aristocratie et de la
finance comme ceux de la politique et de
la littérature, franchissant deux et trois fois
dans la même soirée ces frontières indécises
ig'l srn lf-s lu ines
que l'usage, la fortune, la vanité, l'es-
prit de coterie mettent aux groupements
sociaux.
Elle avait sollicité une invitation chez
Caumont, parce qu'il était célèbre, parce
que, de retour à Londres, il fallait qu'elle
pût dire : « Oh! fancy, I hâve been al the
famous Caumont's and hacl siich a long chat
idth him... »
Le premier émoi passé, les conversations
avaient repris leur train. Les hommes con-
tinuaient n s'entretenir de leurs travaux et
de leurs soucis professionnels. Les femmes
jetaient à la dérobée un regard vers la nou-
velle venue qui, assise à côté du philosophe,
obtenait de lui des paroles d'une grâce sa-
vante et noble, des compliments délicats à
l'adresse de ses confrères anglais.
Randal, debout, dans un cercle animé,
ne la quittait pas des yeux.
Elle l'eut vile distingué dans le salon oii
srn LES RuiîNES 19.5
elle se faisait nommer par Caumonl toutes
les personnes présentes.
Avec l'instinct de divination que l'habi-
tude des hommages développe si merveil-
leusement chez la femme, elle sentait que,
seul de tous les hommes ici rassemblés, il
était capable de priser son élégance et de
subir son charme.
Répondant à ses questions, Caumont
disait :
— C'est un jeune homme charmant, un
agréable écrivain; il a le goût délicat, l'âme
ouverte à la beauté. Je fonde sur son talent
de belles espérances...
Quelques instants plus lard, Lady Black-
ford se faisait présenter Randal.
Aux premiers mots, ils se reconnurent de
même race et se comprirent. Elle balançait,
en parlant, un large éventail garni de
plumes odorantes, et l'accent étranger met-
tait comme une caresse dans sa voix.
i9''> "^i n L i-s uli.m:s
Uandaî se dccouvrail une envie folle de
plaire à celte inconnue, une de ces envies
fébriles qui surexcitent en nous toutes les
facultés de séduction. Comme si le flot des
désirs accumulés depuis un mois dans son
canir cherchait issue, les mots lui venaient
aux lèvres, pressés, alertes, insinuants.
Elle, qui n'attendait de cette soirée que
des satisfactions de curiosité intellectuelle,
se montrait ravie de ces compliments, dont
la forme originale et la saveur sincère la
grisaient un peu, comme un encens nouveau.
— Quand tout à l'heure vous êtes entrée,
disait-il, j'ai compris quel merveilleux ins-
trument de bonheur est la beauté. Considérez
tous les autres dons que l'on souhaite : talent,
puissance, fortune. En est-il un seul qui
confère de pareils privilèges ?... Voyez le
poète, ce préféré des dieux. La meilleure part
de sa gloire lui échappe. Il ne perçoit ([uin-
direclement lécho des admirations suscitées
SUR LES RUINES 197
par ses vers. C'est hors de sa présence, dans
la solitude et le recueillement qu'on le lit,
qu'on le médite et qu'on l'aime. Et, de tous
les enthousiasmes qu'il inspire, combien res-
tent cachés dans quelque âme lointaine qu'il
ne connaîtra jamais! Seule, au contraire, la
créature de beauté jouit pleinement de son
prestige. Partout où elle passe, elle recueille
le témoignage immédiat, la preuve irrécu-
sable de sa supériorité. Quel hommage vaut
le silence qui s'est fait ici quand vous avez
paru?...
Il allait ainsi, Fattitude et le visage im-
passibles, mais la parole audacieuse et la
voix caressante, devinant qu'il plaisait, sen-
tant naître en lui la joie vaniteuse et sen-
suelle que donne la conquête des femmes.
Cependant, autour d'eux, on commen-
çait de partir. Il se leva, prenant congé.
— Oh! lui dit-elle, vous me plaisez beau-
coup. Vous viendrez me voir, n'est-ce pas?
198 Srn LKS RUINES
Je suis installée rue de Tilsitt. Et vous, où
demeurez-vous ?
— Nous sommes presque voisins : j'ha-
bite rue Balzac.
— Oh ! c'est tout près de chez moi. Alors
je vous ramènerai ce soir, A'Oulez-vous ?
A cette proposition, il eut un sursaut
intérieur. Mais, très maître de lui, compre-
nant que la partie s'engageait, il n'exprima,
pour accepter, qu'un remerciement banal et
correct. Elle reprit, rougissant un peu:
— Je dois vous choquer, n'est-ce pas.*^
A Paris cela ne se fait pas, sans doute?
Il songeait: «Cela se fait-il donc à Lon-
dres? )) Mais il était trop heureux de cette
fortune inespérée, pour s'attarder a l'ironie.
Ils partirent ensemble. A peine sur l'es-
calier, elle lui dit:
— Oh! comme ils étaient tous laids ici 1
Jusqu'à laube, sans dormir, il rrvo d'elle
SLR LES RUINES I99
et de l'impérieux parfum qu'exhalait sa
beauté.
Le lendemain, il lui faisait visite et, trois
jours après, elle se donnait.
Elle fut la maîtresse voluptueuse et ma-
gnifique, dont les peintres vénitiens évo-
quent le rêve en nos sens ; car l'amour de
deux jeunes pairs, d'un prince royal et d'un
ténor illustre l'avait merveilleusement as-
souplie aux caresses et instruite au plaisir.
XVIII
Pendant la courte résistance de Lady
Blackford, Randal avait évité de revoir ma-
dame d'IIeyange, craignant de ne pouvoir
lui dissimuler le trouble de ses nerfs. A
peine victorieux, il éprouva l'ardent besoin
de se retrouver auprès d'elle, de réenlendre
sa parole douce et de se retremper dans son
atmospbère intime.
La première fois qu'elle revint, il l'ac-
cueillit avec une émotion grave et tendre
qui lu remplit de bonlicur. Depuis si long-
SUR LES RUINES 201
temps il ne l'avait reçue de la sorte ! 11 la
tenait assise sur ses genoux, la serrait contre
sa poitrine et doucement lui caressait les
cheveux.
Elle lui disait :
— Ah I comme tu m'aimes aujourd'hui !
Comme je te sens à moi !
Mais il l'interrompait, lui murmurant à
l'oreille :
— Tais -toi , tais- toi ; dors sur mon
cœur.
Et tandis quil la berçait entre ses bras,
silencieuse et ravie, un étrange sentiment
s'éveillait en lui. Comme si la trahison eût
lait jaillir dans son être des sources incon-
nues, il éprouvait pour la pauvre créature
abusée une tendresse toute nouvelle, chaste
et douloureuse, faite de souvenirs, de re-
mords et de compassion.
Durant près d'une heure, ils restèrent
dans cet alanguissement délicieux.
202 SLU LES UUINES
Au momeiil de partir, elle passa dans la
chambre de son ami pour rajuster sa toi-
lette.
Un peu du parlum de l'aulre llotlail en-
core dans la pièce.
Randal seul s'en aperçut. Et cette éma-
nalion aggravant le trouble de son àme, il
contemplait , comme en rêve , madame
d'Heyange qui lui souriait dans la glace
en arrangeant sa coiffure. Pris de pitié pour
elle et de dégoût pour Jui-mème, il se sen-
tait une envie subite de se jeter à ses ge-
noux et de lui tout avouer. Mais elle sem-
blait si heureuse et si confiante qu'il n'eut
pas le courage de la détromper.
Quand elle eut remis son chapeau, épin-
gle sa voilette, boutonné ses gants, clic pro-
mena Iciilciiicnl la caresse de ses yeux à
travers la chambre, comme elle faisait tou-
jours avant de se retirer. Puis, avec une
grâce charmante, clic s'approcha du lit
SUR LES RUINES 2o3
et, découvrant l'oreiller, elle y mit un
baiser.
La nuance nouvelle, apparue dans les sen-
timents de Randal, se précisa les jours sui-
vants. Jamais peut-être il ne s'était décou-
vert un tel attachement pour madame
d'Heyange, jamais il n'avait mieux apprécié
la qualité de son âme et la valeur de sa
tendresse; mais jamais non plus il n'avait
été moins épris d'elle. Il lui était dévoué,
par réflexion, par reconnaissance, par cha-
rité, mais sans illusion, sans élan, sans
désir, — en un mol, sans amour. La con-
science de ses devoirs envers elle le tour-
mentait douloureusement, mais le laissait
impuissant à les accomplir.
Ce qui lui coûtait le plus, c'était l'obli-
gation de dissimuler; c'étaient les détours
mesquins et les subterfuges dégradants des
existences en partie double. Gomme il se
204 SLll LES RUINES
renconliait chaque jour avec lady Blackford,
il ne pouvait plus voir une seule fois ma-
dame dlleyange sans être obligé de lui
mentir.
Parfois, cherchant à s'excuser, il se disait
qu'il devait, à tout prix, épargner à sa vic-
time le déchirement d'une révélation ; que
d'ailleurs sa liaison avec l'Anglaise ne du-
rerait guère; qu'ensuite il reviendrait d'au-
tant plus tendre et fidèle à sa pauvre amie
qu'il aurait été plus coupable envers elle.
C'était le sophisme éternel de la passion
qui travestit en obligations de conscience
nos impulsions les plus égoïstes, et qui,
tour à tour, selon notre intérêt, nous fait
découvrir un devoir de franchise dans notre
cruauté ou bien un scrupule de déhcalesse
dans noire hypocrisie.
XIX
Mars finissait. Depuis quelques jours, une
reprise inattendue de l'hiver, comme sou-
vent il arrive dans celte saison, étendait sur
Paris une brume neigeuse et glacée.
Randal devait retrouver madame d'He-
yange à un bal que madame Lavarenne
offrait pour inaugurer son hôtel. Lucienne
lui avait dit :
— Les occasions de nous voir un peu
longuement sont rares maintenant ; vous
êtes si absorbe par vos travaux, que j'ai
3*^0 SUR LDS RUIXES
toujours scrupule de les troubler quand je
m'attarde chez vous.
Et puis, elle s'était composé pour celte
soirée une toilette exquise, un poème de
dentelles précieuses, de Ileurs rares et de
satin pâle. Ingénument, elle déclarait :
— C'est à votre intention que je l'ai
commandée ; je suis anxieuse qu'elle vous
plaise, car il me semble que je suis plus
près de votre cœur quand je flatte votre goût.
11 avait donc promis.
Mais, vers la fin du jour, Jady Blackford
lui avait écrit :
« Je me suis rendue libre ce soir, darling.
Venez me prendre à sept heures. Vous me
mènerez dîner où il vous plaira; après, nous
Irons entendre un acte dans quelque théâtre ;
ensuite... Oh! ce sera délicieux ensuite I
» My lips on y oui- lips,
» IIELE.N. »
SUR LES RLIiSES 20"]
Au reçu de ce billet qui n'admettait pas
même la possibilité d'un empêchement,
Randal écrivit à madame d'Heyange qu'elle
ne s'inquiétât pas si peut-être elle ne le
voyait pas au bal. (( Je crains, continuait-
il, d'avoir pris froid dans la journée. Oh I
rien de grave, un simple malaise qui sera
dissipé quand demain vous viendrez me
voir, car il faut que vous me dédommagiez
sans retard de mon plaisir manqué. »
Sur son ordre, la lettre ne fut portée
qu'après dîner.
Madame d'Heyange achevait de s'habiller.
Elle avait procédé à sa toilette avec un soin
minutieux et secret. Debout devant la glace,
elle se mirait, en inclinant légèrement la
tête et clignant un peu les yeux comme font
les peintres pour juger l'effet d'un portrait.
Depuis la pointe des souHers jusqu'à l'ai-
grette piquée dans les cheveux, elle ne
trouvait rien à reprendre : le détail était
oo8 SLR LES nriNES
parfait, ronscmble harmonieux, la robe aussi
bien ajustée à son corps qu'assortie au
caractère de sa personne intime. Heureuse
de ce résultat elle se souriait donc à elle-
même quand on lui tendit la lettre de
Randal. Rien qu'à voir l'écriture, elle pres-
sentit une contrariété. Lorsqu'elle eut achevé
de lire, elle fut si déçue qu'elle songea
d'abord à se dcsliabiller et à rester chez
elle.
Son second mouvement fut de passer tout
de suite rue Balzac, ainsi qu'elle s'y était
risquée parfois. Elle ne demeurerait chez
son ami que le temps nécessaire pour s'in-
former de sa santé et pour se montrer à
lui : avant minuit, elle serait chez madame
Lavarenne.
L'babiludc qu'elle avait de louer une voi-
ture de cercle les soirs de bal, afin d'épar-
gner à ses chevaux les longues stations noc-
turnes, facilitait son projet.
SUR LES RUINES 200
Quand, une demi-heure plus tard, elle
arriva chez Randal, le valet de chambre qui
lui ouvrit la porte parut surpris de la voir.
— Monsieur est sorti pour dîner, fit-il ;
mais, sans doute, il ne tardera pas à ren-
trer, car il m'a commandé de lui préparer
son thé pour onze heures.
Troublée, elle redescendit et poursuivit
sa route. Que signifiait ce contre-temps?...
Peut-être, se trouvant mieux au dernier
moment, Randal s'était-il hasardé à sortir.
Elle allait, en ce cas, le "retrouver au bal.
Quelle surprise charmante ! Quelle impru-
dence pourtant ! car ce soir, le froid était
pénétrant, le vent tout chargé de neige et
de pluie... Mais non, cela n'était pas.
Puisqu'il avait dîné dehors, il avait dû
quitter le logis à l'instant même oii il ex-
pédiait sa lettre... Son indisposition n'était-
elle donc qu'un prétexte?
Chez madame Lavarenne, elle accepta
Sun LKS RUINES
Je premier bras qui s'olTril, pour parcou-
rir les salons à la recherche de Randal.
A travers les couples tournoyants et les
rangs de femmes alignées sur des chaises,
dans la houle des nuques ondulantes et des
épaules nues , dans l'irradiation des pier-
reries et le papillonnement des éventails,
elle passait, resplendissante et conA^oilée,
indifTérente aux hommages, absorbée dans
une seule pensée.
Un instant, elle s'assit près de sa mère,
madame Villard, et lui dit :
— J'ai voulu venir ce soir afin de ne pas
vous inquiéter; mais je ne resterai pas da-
vantage : je me sens très lasse.
Pour atteindre le vestibule du rez-dc-
chau?séo, elle dut refouler le flot toujours
montant des invités. Puis, ayant fait appeler
sa voiture, elle lança de nouveau, pour
adresse, au cocher :
— /i, rue Balzac.
SUR LES RUINES 21
Au moment précis où elle y arrivait, elle
aperçut, à quelques pas, un fiacre qui s'é-
loignait du trottoir, tandis que sous la voûte
entrouverte un couple se glissait.
De bien plus loin, elle aurait reconnu
Randal : elle n'avait pas besoin de distm-
guer la personne de grande prestance qui
l'accompagnait, pour se sentir la plus mfor-
tunée des femmes.
Le bruit de la porte qui se refermait Im
retentit jusqu'au fond du cœur. Elle mur-
mura :
— Mon Dieu ! mon Dieu !
Cependant, le cocber, ne la voyant pas
descendre, se pencbait sur le siège et de-
mandait :
— C'est bien ici que madame m avait
ordonné de la conduire?
Elle abaissa la vitre et répondit :
Oui, attendez.
L'homme, habitué par sa clientèle de
SI*? SUR LES nilNES
cercle à tous les Imprévus du Paris noc-
turne, enroula ses guides au fouet et, blotti
dans sa houppelande, s'assoupit.
A travers la fenêtre ouverte du coupé,
madame d'IIeyange regardait obstinément
les croisées de Fenlresol oij, derrière la soie
lumineuse des stores, des ombres se pro-
filaient par instants.
Un tel tourbillon de sensations et d'imaf^es
s'était déchaîné dans sa pauvre tète, qu'elle
demeurait insensible au froid, inattentive
à la pluie neigeuse que les rafales du vent
lui cinglaient au visage. Son cœur battait u
grands coups élancés, tandis qu'une an-
goisse horrible lui étreignait 1 unie.
Soudain, tout son corps trembla, ses
dents claqurrcnl. un frisson glacial courut
le long de ses vertèbres. Près de défaillir,
elle eut. un instant, la vision de la mort.
En face, les lumières venaient de s'é-
teindre.
SUU LES 1\UI:NES 2IO
Pourtant, elle demeurait toujours là. Le
pas lourd et rythmé de deux sergents de
ville arpentant le trottoir la rappela soudain
à la réalité : elle éveilla le cocher et se fit ra-
mener chez elle.
Les soins de sa femme de chambre furent
impuissants à la réchauffer. Toute la nuit elle
trembla de froid, de fièvre et d'émotion.
Le matin, elle toussait un peu, et sa poi-
trine haletait comme si l'air n'y pouvait
plus pénétrer.
Le médecin, appelé dès l'aube, porta le
diagnostic d'une congestion pulmonaire,
et prescrivit des calmants pour la surex-
citation des nerfs, que rien ne lui ex-
pliquait.
Pendant une semaine, on la crut perdue.
Létat des poumons se compliquait de
graves désordres nerveux ; car l'excès de
la souffrance morale produit l'effet d'un
poison.
2iq srn LES niiNEs
A ers le neuvième jour, le danger sembla
conjuré. Mais elle gardait une p;Meur de
morte ; son regard restait vide cl fixe ; elle
répondait avec effort aux questions les plus
simples. On craignit une anémie céré-
brale.
XX
Dès qu'elle fut traiisporlable, le médecin
l'envoya dans le Midi.
M. d'Heyange, la devançant, choisit une
villa sur les hauteurs de Cannes : la villa
des Cistes.
Elle y arriva dans les derniers jours
d'avril, accompagnée de sa mère et de sa
fdle. Son mari, l'ayant installée, repartit
aussitôt.
Le soleil, la lumière, les fleurs, la brise
tiède et paisible qui mêle aux parfums de
2lG SLR LES RI INES
cette cote euchanleresse les souilles de la
mer, accomplirent leur miracle coulumier.
En huit jours, une sensijjle amélioration
s'était produite clic/ la malade. Un peu de
couleur lui revenait aux joues ; la respira-
tion se faisait régulière et plus forte.
Elle éprouvait létrange impression de
détente et de repos qui suit les grandes
crises de lùme et du corps, ce bienfaisant
anéantissement de l'être épuisé, qui n'a pas
encore assez de force pour recommencer à
souffrir.
Il lui restait cependant une telle fatigue
de l'esprit, un tel endolorissement de la
mémoire qu'elle n'avait ni pensées ni sou-
venirs, et qu'une rumeur lui rcniplissait la
tête si parfois elle cherchait à lier des idées.
Puis clic eut un réNcLl las. meurtri, cour-
baturé. Elle s'alimentait et marchait un
peu. Elle causait par instants avec ma-
dame ^ illard et Suzanne. Elle témoignait
SLR LES r.UOES 217
des goûts, des préférences, de vagues cu-
riosités.
Trois semaines s'écoulèrent ainsi. Mais
à mesure que la convalescence se confir-
mait, il lui venait à Tàme une tristesse
plus pesante, un besoin plus impérieux de
silence et disolement.
Chaque jour, elle s'asseyait devant la
maison, dans un massif de camélias et
d'azalées, d'oiî la vue, dépassant les villas
semées sur la côte, embrassait la pointe
rose d'Anlibes et ses rochers d'argent, les
monts de l'Eslerel harmonieux et graves et
les îles de Lérins reflétant leur verdure au
pale azur de l'eau.
Durant des heures entières elle restait là,
seule, tandis que Suzanne allait courir, avec
sa gouvernante, dans la foret voisine, et que
madame Villard faisait des visites en ville.
Un plaid sur les genoux, un livre à côté
d'elle, appuyant son menton amaigri sur
i3
•Jl8 SIU LKS U LINES
ses mains jointes, elle songeait. Le Ilot des
souvenirs lui montait au cœur. Elle se
rappelait les faits récents, les jours qui
avaient précédé 1 alTreux soir de la révéla-
tion. Comment jusqu'alors navait-elle rien
vu, rien compris, rien devine?... Pour-
quoi, dans ces derniers temps, s*élail-il
montré si allectueux avec elle, sil ne lai-
mait déjà plus?... Elle se perdait en con-
jectures et s'épuisait en regrels.
Puis des visions plus anciennes passaient
devant ses yeux. Elle remontait jusqu'à la
prcmicre période de son amour, aux heures
lumineuses de Gaslein, aux jours (juiavaienl
suivi, jours bénis où, pour elle, tout était
joie, confiance et sérénité. Mais la trahison
récente lui corrompait jusqu'à ces premiers
souvenirs. Mémo alors lavail-il aimée a rai-
mont, puisqu'elle lavait vu depuis se don-
ner à une outre, avec la mcme llamme
aux veux, le même sourire aux lèvres '}
SUR LES nuiNEs 2ig
Plus que tout peut-être, rinaiiité de
l'œuvre où s'était consumé son cœur la dé-
solait. Ainsi, la ferveur de ses élans, la
constance de sa tendresse, la poésie de ses
rêves, tout ce qu'elle avait accumulé de
pensées et de croyances, de vœux et d'ado-
ration sur cet homme, — tout cela, c'était
en vain. Son amour n'avait pu donner le
bonheur. Elle avait aimé pour moins qu'une
illusion : pour rien.
Alors, la misère de son existence passée,
présente et future lui apparaissait tout en-
tière : sa vie stérile et déracinée, son bon-
heur détruit, toute joie fmie, toute espé-
rance vaine, les derniers jours encore plus
sombres que les anciens... Ah! que la mort
serait douce I . . .
Parfois, Suzanne, revenant les mains
pleines de fleurs, la surprenait dans cette
méditation. Et la tristesse de la mère dé-
bordait de pitié, à l'idée qu'un jour aussi
2 20 SI U LES a r INES
celle fillclle, devenue femme, forait l'expé-
rience de l'amour. L'Image d'un homme
remplirait son âme, capterait ses pensées
les plus intimes cl ses mouvcmcnls les plus
secrets, absorberait toutes ses facultés de
sacrifice, de rcve et d'émotion. Puis, un
soir, elle apprendrait que tout est leurre et
trahison, El des larmes désespérées flétri-
raient ses joues !
Un découragement profond, une détresse
sans nom succédaient en elle à ces ré-
flexions et retardaient de jour en jour son
rétablissement physi(|uc. Presque cha(jue
soir, un souille fébrile la traversait, et le
matin, au réveil, elle toussait un peu.
Au mois de juin, l'élévation subite de la
lenqiéralure détermina les médecins à l'en-
voyer aux l*>aux-Bonnes.
La veille de son départ, comme elle fai-
sait un dernier tour dans le jiirdin, sur-
SUR LES RUINES
prise d'y laisser tant de regrets, étonnée de
l'attachement que notre âme garde aux
lieux témoins de ses souffrances, le facteur
de la poste lui remit, avec le courrier du
soir, une lettre dont la vue seule la bou-
leversa. L'enveloppe était pesante, le timbre
marquait : paris. Sans rompre le cachet,
elle tournait et retournait le pli dans ses
main, cherchant à percer le mystère de ce
message imprévu, à deviner quel aveu de
repentir, quelle prière de pardon, quel
appel de tendresse venait ainsi vers elle.
Mais, soudain, l'idée de replacer son
cœur, encore à vif, sous le choc des émo-
tions, fit passer dans ses nerfs le frisson
d'effroi dont tremblent les malheureux
patients qu'on ramène à la table opéra-
toire. Et, mentalement, avec un sursaut, elle
prononça : « Non, non, je ne veux pas, je
ne dois pas ouvrir cette lettre, w
Résolue à la brûler immédiatement, elle
SUR I.E.S uriNES
monta dans sa chambre. A l'instant d'agir,
elle défaillit. «Plus lard, pensait-cllc, il
sera temps encore. »
Et elle enferma l'enveloppe intacte dans
son sac de voyage.
De toute la nuit, elle ne put dormir.
Torturée du besoin de savoir, passant des
craintes les plus déraisonnables aux espé-
rances les plus insensées, remuant dans sa
pauvre âme affolée toutes les hypothèses et
toutes les contradictions, clic fut vingt fois
sur le point de se lever pour reprendre sa
lettre et la lire enfin. Mais la même pensée
Tarrêtait chaque fois : à quoi bon savoir,
puisque nul lien n'était plus possible entre
elle et cet homme; puisqu'il avait à jamais
perdu le droit de l'aimer? Et faible, bai-
gnée de pleurs, elle murnmréiil :
— Mon Dieul faut-il donc que je souffre
encore? Le sacrifice n'est donc pas con-
sommé ?
s in LES RUINES 223
Le matin venu, son parti fut pris : ce
jour même, avant de quitter Cannes, elle
aurait détruit la lettre.
Jusqu'à midi, elle ne put s'isoler un ins-
tant, dans l'activité que les préparatifs du
départ entretenaient autour d'elle. Mais,
après le déjeuner, elle parvint, sous pré-
texte de repos, à s'enfermer quelques
minutes dans sa chambre. Alors, d'un
mouvement rapide, comme si une force
extérieure dirigeait son geste, elle tira la
lettre de son sac et l'approcha d'une allu-
mette enflammée. Quand le papier fut aux
trois quarts brûlé entre ses doigts, elle le
jeta dans la cheminée.
En se relevant, elle aperçut son visage
dans la glace : jamais elle ne s'était vu les
yeux si caves et les traits si contractés.
XXI
Le début de son séjour aux Eaux-Ronncs
fut déplorable. Elle était si faible en y ar-
rivant, qu'on dut ajourner le traitement
thermal.
Par une heureuse fortune, le médecin
qu'on lui avait indiqué, le vieux docteur
Monnicr, alliait au savoir professionnel le
plus solide une rare intelligence des choses
de l'àme et le don de charité. Sans l'inlcr-
roger, il la devina. El, cherchant d'abord
à relever le moral de la malade, il répan-
SUR LES 1\LIT<ES 22D
dit sur elle ces paroles de sympathie qui
sont aux douleurs secrètes le plus bienfai-
sant des baumes.
Il lui parlait de la vie en homme qui
sait, par métier, combien les plus misé-
rables des humains pleurent à la perdre :
il lui disait qu'elle est bonne en soi mal-
gré les heures mauvaises; qu'elle cicatrise
elle-même les blessures qu'elle fait, et que
la première condition est de l'aimer pour
guérir.
Il apportait dans ses discours un tact si
subtil, une mesure si discrète, il touchait
d'une main si légère les fibres de ce pauvre
cœur broyé que, sans nulle défiance, elle
cédait à la douceur de sangloter devant lui.
Ces épanchements la soulagèrent. Elle
se sentait moins isolée, moins brisée; elle
cherchait à dominer ses nerfs, à refouler
ses souvenirs, à se faire une âme forte, un
cœur énergique et résigné désormais.
i3.
TîO Srn LES lîUINES
D'ailleurs, le régime des eaux, en fixant
à ses heures un emploi précis, occupait son
esprit cl le délournail du rêve.
Enfin, le paysage même qui renlourail
contribuait à la retremper moralement; car
ses visions de mélancolie, qui trouvaient
dans la cote méditerranéenne un décor trop
complaisant, s'encadraient avec peine dans
cette contrée montagneuse, auslcre et ro-
buste, que des pics crénelés ou des crêtes
ébrccliées enserraient de toute part, et qui,
le soir, mêlait à la vapeur fraîche des eaux
courantes le vif parfum des lavandes et des
fleurs sauvages.
Après six semaines de séjour, elle avait
repris assez de force pour qu'on résolût de
l'envoyer passer un mois à son chûleau de
Boisselle, près de Melun, d'où elle retour-
nerait en automne achever sa guérison à
Cannes.
On était au i^*" septembre. Depuis la
SUR LES RLI>'ES 227
veille, le vent soufflait du nord, et les
nuages, s'engouffrant au fond de la vallée,
s'y résolvaient en pluie froide cl continue.
Madame Yillard, qui rentrait d'une visite
à l'un des hôtels voisins, dit brusquement
h sa fille :
— Devine qui je viens de rencontrer...
Randal ! Arrivé ce matin de Luchon — il
a bien choisi son temps, ma foi I — il re-
part demain. Je ne sais si c'est l'effet de
la brume dans laquelle nous baignons, mais
je lui ai trouvé mauvaise mine, l'air fati-
gué. Il s'est longuement informé de toi. Je
l'ai rassuré sur ta santé, puis je l'ai engagé
à venir dîner ce soir avec nous, pour te
distraire. Mais, — tu reconnaîtras bien là
ses allures mystérieuses, — il s'est aussitôt
excusé sur l'obligation de ne pas abandon-
ner un compagnon de voyage, sur la crainte
de te fatiguer, sur je ne sais quels pré-
textes encore. Il a cependant ajouté : « Dites
2 28 SI U Li:s m INES
bien à madame d'IIcyange quelle peine
j'aurais de quiller les Eaux-lîonnes sans
quelle m'ait autorise à la voir. — Auto-
rise? ai-je repris; mais vous l'eles toujours.
Voyons, venez demain déjeuner sans fa-
çon. C'est entendu, n'est-ce pas? »
Une telle émotion s'était emparée de ma-
dame d'Heyange, aux premiers mots de sa
mère; son cœur battait à coups si brus-
ques, ses oreilles bourdonnaient si bruyam-
ment, qu'elle put à peine répondre, dune
voix entrecoupée :
— En elTet... je n'aurais pas été en état
de le recevoir. Pendant que vous étiez sor-
tie, ma mère, je ne sais ce que j'ai eu, je
me suis presque évanouie et je me sens
très mal encore. Je voudrais voir le docteur
Monnier... le voir tout de suite.
Quand le docteur vint, il la trouva au
lit, en proie ù une crise intense de fièvre
et de nerfs.
SIU LES RUINES 229
11 tranquillisa d'abord madame Yillard,
rédigea une ordonnance et pria qu'on le
laissât seul quelques instants avec la ma-
lade pour la calmer.
Assis auprès d'elle et lui tenant la main,
il lui parlait sur un ton affectueux et ferme.
— Voyons, que s'est-il passé?... Vous
alliez bien, quand je vous ai vue ce ma-
tin; vous avez donc éprouvé, depuis lors,
quelque grosse émotion?... Un souvenir
cruel vous a frappée au cœur ? Est-ce cela ?
Non, un souvenir, si douloureux fût-il,
n'aurait pas sulïi h vous jeter dans l'état oii
vous êtes... Alors, qu'y a-t-il? Ne puis-je
vous venir en aide?...
Elle répondit, haletante, avec une agita-
tion extrême :
— Docteur, ne m'abandonnez pas, se-
courez-moi, sauvez -moi ... Faites que je
parte, que je parte dès demain , que je
retourne directement à Cannes... Qu'on
23o srr, LES urrNF.s
me laisse guérir ou mourir seule; mais, de
grâce, que je sois seule, toute seule... que
personne, vous entende/? personne n'essaie
plus de me voir. J'ai trop souiTert, je ne
veux plus souiïrir. Je suis à bout de forces.
Comprenant à demi, le médecin reprit :
— Soit, rassurez-vous. Puisque la soli-
tude vous est salutaire, je prescrirai qu'on
vous en ménage une complète, al)soluc.
Personne ne viendra vous troubler, per-
sonne, je m'en porte garant. Dans quelques
jours, vous retournerez h Cannes, dont le
climat vous a fait grand bien une première
fois. Et là, quand vous aurez repris Aotre
équilibre moral, votre guérison ne sera
qu'une alTaire de jours... Allons, vous voici
déjà plus calme. Tàcbcz de iloniuf, main-
tenant : l;i potion (juon vous a préparée
vous y aidera... A demain, clièrc madame
et pauvre amie.
XXII
Deux mois avaient passe : madamo
d'Heyange se mourait à Cannes.
Le mal physique avait pris le dessus
dans cet organisme que l'àme ne soutenait
plus, et qui s'était détaché de la vie sous
l'action de la souffrance comme une plante
se déracine sous les coups du vent. Une
toux sèche harcelait sa poitrine, un fard
bridant teintait ses joues, et la fièvre la
consumait sans trêve.
On eût dit cependant que la maladie.
232 SIU LES UllNES
en détruisant son corps, fanait avec regret
sa beauté. Dans son dépérissement, elle
revêtait une grâce suprême, la grâce des
êtres jeunes qui se sentent mourir.
Incapable maintenant d'un elTort pro-
longé de lecture ou de parole, elle passait
des heures et des heures à remuer ses pen-
sées, tandis qu'autour d'elle une moisson
de Heurs, œillets, orchidées, roses cl vio-
Icllcs, mettait dans sa chambre une der-
nière illusion de fraîcheur et de vie.
Un malin, comme elle rêvait ainsi, les
bras allongés de chaque côté du fauteuil,
le son métallique d'un objet qui tombait
frappa son oreille. Elle se pencha pour
regarder. C'était un bracelet, simple gour-
mette d'or que Randal lui avait donnée
jadis et qui, une fois rivée au poignet, ne
pouvait plus s'ouvrir. Mais elle avait tant
maigri, ses pauvres mains s'étaient tant
décharnées que la petite chaîne, ne ren-
SIU LES niI>ES 233
contrant plus d'obstacle, avait glissé jus-
qu'à terre.
Faible et troublée comme elle était, elle
vit dans cet incident un présage funèbre
qui la résolut à exécuter sans retard un
projet depuis longtemps arrêté.
Mettant à profit la sortie quotidienne
de sa mère et de sa fdle, elle pria la gou-
vernante qui lui tenait compagnie de la
laisser seule quelque temps ; puis, ayant
installé un buvard sur ses genoux, elle
écrivit :
« Mon ami,
» Cette lettre est le dernier signe de vie
que vous recevrez de moi. Depuis longtemps,
j'ai perdu l'espoir de guérir, et j'ai tant
souffert dans mon corps et dans mon âme
que l'idée de la mort n'a plus rien qui
m'effraie.
» Si j'ai brûlé, sans la lire, la lettre que
23/| SIR LES miNES
VOUS m'avez écrite il y a six mois, si j'ai
refusé de vous recevoir aux Eaux-Bonnes,
ne m'en veuillez pas : je ne me sentais pas
la force, et je n'avais pas encore le droit de
vous parler comme je vais le faire ici.
)> Sachez d'abord que je ne découvre au
fond de moi ni ressentiment ni amertume
à votre égard. Si j'osais me plaindre, ce
serait de la destinée et non de vous, dont
le seul crime fut de croire à la possibilité
de ressusciter un amour défunt dans votre
cœur et de me rendre le bonheur dont une
fois déjà vous m'aviez comblée.
» Non, j'ai reçu de vous plus (juo je ne
pouvais espérer : la meilleure part de volrc
ame et de voire pensée, une vision de rcvc
dont j'ai joui délicieusement, un parfum
didéal (|ui nrini2:)règne encore. Ce qui fut
mon lot de bonheur ici-bas, c'est vous,
mon ami, c'est vous seul qui me l'avez
donné.
SUR LES UTILES 235
)) Aussi, quelque ombre qui depuis lors
ait obscurci ma vie , même aujourd'hui
après le martyre de ces derniers temps, je
vous bénis de m'avoir aimée et d'avoir ac-
cepté mon amour.
)) Laissez-moi pourtant vous adresser
une recommandation suprême.
)) Sans doute, vous aimerez encore et
vous serez encore aimé : car votre âme ar-
dente et sensil)le ne se résignera jamais à
vivre sans amour, et la tendresse inquiète
des femmes vous recherchera toujours.
» Quand donc un nouvel objet 'passion-
nera votre cœur, montrez-vous en toute
circonstance expansif et bon. Ne réprimez
ni vos effusions ni vos larmes : n'arrêtez pas
vos élans.
)) Ayez surtout le resjDCct de vos émo-
tions : n'y mêlez plus cette nuance d'ironie
dont parfois j'ai bien souffert. Nos émo-
tions, voyez-vous, sont les fleurs délicates
236 SLU I.E^ ULINES
de notre ame, et le moindre souffle de
scepticisme les flétrit sans retour.
» Mais, quand vous sentirez vos illusions
périr et votre amour s'éteindre, avouez-le
loyalement, vous rappelant qu'il n'est pire
supplice, pour une créature un peu haute,
que d'être aimée par devoir et gardée par
pitié.
» Et maintenant, adieu, mon ami, adieu
pour l'éternité. Je pars, vous aimant plus
que jamais, et trouvant, malgré tout, je ne
sais quelle douceur encore au souvenir des
espérances fmies et des jours qui ne revien-
dront plus.
)) LUCIENNE. ))
Qiinnd elle eut relu, plié, cacliclé ce tes-
tament de son Ame, elle écrivit dessus :
a A remettre à monsieur lMiilii)pc Randal
après ma mort. ))
SUn LES RUINES 20']
Puis elle l'enferma sous une deuxième
enveloppe avec la m en lion suivante :
(( Je confie celte lettre à M"^ Dumesnil,
mon notaire, à Paris, pour que, l'ayant
ouverte après ma mort, il exécute la der-
nière volonté que j'y ai consignée. »
Sa tâche accomplie, elle demeura quelque
temps inerte, épuisée par l'effort qu'elle
venait de faire, la tête renversée sur l'oreil-
ler du fauteuil, apercevant vaguement, à
travers un voile de larmes, les monts de
l'Esterel qui découpaient sur la pourpre
du couchant leur profil sombre et décoloré.
A partir de ce jour, le mal qui la minait
précipita ses ravages. Bientôt elle ne quitta
plus le lit ; une toux continuelle déchirait
sa poitrine. Des narcotiques apaisèrent ses
derniers spasmes. Elle expira le soir de
Noël.
XXIII
Depuis deux mois, Randal clail à Flo-
rence, seul, fuyant toute société, cherchant
à se fuir lui-même par un travail opi-
niâtre, quand un soir le nom de madame
d'IIeyange lui sauta aux yeux dans le bul-
letin nécrologique d'un journal parisien
Une secousse si violente ébranla tout son
cire, qu'un gémissement s'exhala de ses
lèvres, un de ces cris plaintifs (lu'arrachciit
les douleurs imprévues.
En cIÏl'I, rien ne lui faisait présager un
SLU LES RUINES 289
dénouement si lamentable. Sans nouvelle
de Lucienne depuis qu'il avait tenté de
la voir aux Eaux-Bonnes , il la croyait
non seulement sauvée, mais convalescente,
presque rétablie. Et, de jour en jour, il
attendait qu'elle fût revenue à Paris pour
y rentrer lui-même, se rapprocher d'elle
et implorer son pardon.
Sept mois auparavant, lorsque le mal
l'avait terrassée, il avait aussitôt compris
que l'organisme physique n'était pas seul
atteint en elle, et que l'être moral soulFrait
plus encore. Et les troubles nerveux qui
d'abord avaient déconcerté les médecins
ne s'étaient, hélas ! que trop vite expliqués
à ses yeux. Sur le coup, sa conscience
s'était réveillée. Devant les effets logiques,
infaillibles de sa trahison, il en avait senti
tout l'odieux; il avait jugé sa faute inex-
cusable, irréparable peut-être, et une pitié
immense lui était venue pour la pauvre
2^10 :>L U LES lU INES
créature qui, frappée par lui, se déballait,
en ce moment, contre la souffrance et la
mort.
Chaque jour, il s'était j^i'ésenté rue de
Berri. Par les gens de service habilement
questionnés, il avait obtenu des informa-
tions moins banales que celles du bulletin
déposé chez le portier. Mais tous les expé-
dients, tous les stratagèmes qu'il avait ima-
ginés pour faire parvenir à la malade un
témoignage de repentir et d'affection avaient
échoué.
Il était alors tombé dans une telle tris-
tesse que lady Blackford, en femme avisée,
avait aussitôt estimé sa présence importune
et son règne fini. Elle s'était donc éloignée
de lui, mais sans reproche ni rancune; car
elle avait 1 àmc insouciante et versatile, la
chair aussi prompte à se calmer qu'à s'é-
mouvoir.
Du jour oij madame d'IIcyange était
SLll LES RUINES 2^1
partie pour le Midi, les nouvelles que
Randal avait pu se procurer étaient deve-
nues plus rares et moins précises encore.
De temps à autre, Robert d'IIeyange, qu'il
rencontrait au cercle, lui avait fourni quel-
ques renseignements. C'est ainsi qu'un
soir de juin, il lui avait dit d'un ton né-
gligent :
— Ma femme va mieux, je vous remer-
cie, beaucoup mieux. Un mot que j'ai reçu
d'elle ce matin m'apprend que le médecin
lui a maintenant permis de lire et d'écrire.
Elle ira d'ailleurs achever bientôt sa gué-
rison aux Eaux-Bonnes.
Immédiatement, Randal était rentré chez
lui et, sous les formes les plus voilées, avec
mille précautions de style, il avait confessé
à l'absente l'inapaisable tourment de son
ame. D'heure en heure, de jour en jour
il avait attendu la réponse : elle nélait
jamais venue.
i4
2/42 SUR LES ULINES
Au mois d'août, 11 s'était rendu à Luchon
et, de là, aux Eaux-Bonnes, comptant sur
quelque circonstance favorable qui lamenàt
en présence de madame d'IIeyange et lui
permît de l'entretenir un instant. Mais celte
tentative, comme la précédente, était de-
meurée vaine.
Ce nouvel insuccès l'avait toutefois moins
découragé qu'attristé ; car une confiance
tenace demeurait au fond de lui. Quand
Lucienne, restaurée dans ses forces, apaisée
dans ses souvenirs, serait rentrée à Paris,
il parviendrait bien à s'approcher d'elle;
il se jcllcrait à ses pieds : il Imiscrait sa
robe, ses mains, ses genoux; il s'avouerait
si coupable, se montrerait si misérable,
qu'elle n'aurait pos le courage de lui re-
fuser l'absolution.
Le brusque retour de la malade à Cannes
l'avait d'abord alarmé. Mais, aux nouvelles
répandues par la fiimillc, il s'était rassuré :
SUR Lli;S RUINES a'iS
car on représentait ce nouveau séjour sur
le littoral méditerranéen comme une pré-
caution dernière, un repos commandé par
la cure des Eaux-Bonnes et dont le terme
n'excéderait pas la fin d'octobre.
Dans l'attente de cette date, il était parti
pour Florence, afin d'y amasser des docu-
ments joour son travail d'hiver, et de trom-
per par le labeur cérébral l'impatience
croissante de ses nerfs.
Et voilà que soudain la mort avait ac-
compli son œuvre.
... Pour la vingtième fois, avec une
émotion affreuse, il relisait le bulletin né-
crologique du journal, où le nom de ma-
dame d'IIcyange lui semblait inscrit en
lettres de feu. L'article annonçait simple-
ment : (( Madame d'Heyange a succombé
hier, dans sa villa de Cannes, aux suites
de la maladie dont elle souffrait depuis
quelques mois. Le corps sera transporté à
244 Srn LES RUINES
Paris, où les obsèques seront célébrées pro-
chainement, ))
Tout à coup, son allenlion se fixant sur
CCS derniers mots, une idée lui surgit à
l'esprit : en quittant Florence ce soir
même, par l'express de onze heures, il
arriverait peut-être assez tôt à Paris pour
assister à la cérémonie funèbre. A l'instant,
son parti fut pris, ses ordres donnés, sa
valise bouclée.
XXIV
Il accomplit le voyage dans une torpeur
singulière, la tête serrée comme par un
cercle de fer et vide de pensées. Le sur-
lendemain, à huit heures du malin, il dé-
barquait à la gare du chemin de fer de
Lyon et, sitôt arrivé chez lui, il envoyait
aux renseignements rue de Berri. On
lui apprit que le service avait été célébré,
la veille, à l'église de Sainl-Philippe-
du-Roule, d'oii le corps avait été con-
duit à Boissette, près de Melun, pour être
9J\G sru LKs uriNKS
inhumé dans la sépulture de la iamillc.
A midi, Uandal muni d'une gerbe de
fleurs, se remcllail en roule ; il arrivait une
lieure plus lard à Melun et, louant une
voiture a la gare, se faisait mener au cime-
tière du village, distant de trois lieues en-
viron.
Le trajet lui parut intcrminal)le. Le pay-
sage n'était pas, en eflet, moins lugubre
que son cœur. Un vent aprc soufflait du
nord. Le ciel, couleur de cendre, pesait sur
la campagne vide et muette. Une odeur
triste de feuilles mortes, d'herbes moisies,
de terre détrempée, se levait du sol.
La grille de l'enclos funèbre était ouverte
quand il y arriva : la trace des voitures
venues le jour précédent se voyait encore
sur le chemin. Un monument de granit,
imposant et simple, s'élevait au bout de
l'allée principale, parmi les autres tombes,
humbles et rusli(pios. C'était là. Deux
SUR LES RUINES 2 ^| 7
maçons s'apprélaient à sceller la dalle qui
recouvrait le caveau : un marbrier gra-
vait sur la paroi verticale : « Lucienne-
Simone- Elisabeth cFHeyange , décédée h
Cannes... »
Pour la facilité de leur travail, les ou-
vriers avaient repoussé en tas, dans un
coin, les couronnes et les bouquets appor-
tes la veille. L'arrivée d'un étranger les sur-
prit : ils chuchotèrent.
Après une courte méditation, Randal
leur dit :
— Ps'ayant pu venir hier, je désirerais
déposer ces fleurs dans le tombeau. Si la
dalle n'est pas encore scellée, pourriez-vous
la déplacer un instant? Vous ne perdriez
pas votre peine.
Ils hésitaient ; mais ayant vu briller une
pièce d'or dans les doigts du visiteur, ils
se mirent à l'œuvre. Quelques pesées de
levier firent glisser la pierre sur son cadre
2/|8 SLU LES uriNES
et, loLil au fond de la fosse, le cercueil
apparut.
S'inclinanl au bord, Randal jeta ses
fleurs qui frappèrent la caisse avec un
bruit sourd. Puis, éperdument, de toutes
les forces de son cire, il évoqua le souvenir
de celle qui reposait là... In instant, il eut
la vision presque réelle, l'horrible vision de
la jeune femme, rigide et glacée sous le
suaire, les yeux clos, les mains jointes,
déjà en proie à la corruption de la mort.
Mais soudain un vertige étrange obscur-
cit ses yeux, fit vaciller ses jambes, comme
si le trou béant à ses pieds eût été un
abîme sans fond oiî serait tombé son cœur.
D'un mouvement brusque, il se ressaisit et,
tout en larmes, il sortit du cimetière.
Le lendemain, au réveil, il fut surpris
qu'on lui remît une lettre, puisqu'il n'avait
instruit personne de son passage à Paris.
SUR LES RUINES 249
C'était une convocation du notaire, IVPDu-
mesni], qui l'invitait à se rendre à son élude
(( pour une affaire urgente et personnelle ».
Dans la matinée même, il était mis
en possession de la lettre que madame
d'Heyange, se sentant mourir, lui avait écrite
à Cannes. Réprimant son impatience, il
attendit d'être rentré chez lui pour rompre
le cachet.
Quand il eut achevé de lire ce testa-
ment de tendresse, quand il eut recueilli
ce dernier parfum d'une âme épuisée de
souffrance et d'amour, il sentit tout son
être défaillir et s'écrouler de douleur.
Jusqu'à la fin du jour, il resta là, effondré
dans un fauteuil, les paupières brûlantes,
les tempes serrées, accablé par les souve-
nirs et tenaillé par les remords. Il se répé-
tait : (( Elle est morte par moi... Je n'ai su
ni la comprendre ni l'aimer. J'ai détruit
tout ce qu'il y avait en elle de nobles illu-
s un LES KlINES
sions et de belles croyances. A cause de
moi, elle a désespéré du bonheur et s'est
détachée de la vie. C'est moi qui l'ai
tuée... »
Le soir venu, il retomba dans sa médita-
tion : « Que vais-je devenir maintenant ,
se disait-il? Que dois- je faire? » Du fond
de sa conscience, une voix lui déclarait
en effet : « Tu ne peux reprendre la vie
comme si rien d'anormal ne s'y était passé.
Un fait tel que celui dont tu portes la res-
ponsabilité, ne se produit pas dans l'exis-
tence d'un être moral sans y laisser plus
de trace qu'une ombre sur l'eau. Quelques
larmes ne peuvent L'absoudre d'avoir tué
une âme. La souffrance seule peut le régé-
nérer, l ne expiation s'impose à loi. Cherche
quelque sacrifice intérieur qui puisse agréer
aux mûnes de ta victime et le réhabiliter à
tes yeux ...»
Jusqu'au milieu de la nuit, il tourna
SUU LES RUINES 201
dans le cycle de ces pensées, sans trouver
l'issue qu'il cherchait. Une fois de plus, il
constatait l'insuffisance des solutions que
la vie moderne offre aux grandes crises de
l'âme.
Vers deux heures du matin, il se jeta
sur son lit et s'endormit d'un sommeil agile.
Quand, le lendemain soir, il repartit pour
Florence, il était plus calme : car, en sa
conscience, une lueur apparaissait.
La révélation se fit complèle, éclatante,
le premier soir où il se retrouva seul dans
son appartement du Lung'Arno. Sur sa
table de travail, il avait posé un portrait
de madame d'Heyange, à côté duquel de
blancs chrysanthèmes, fleurs préférées de
la morte, baignaient dans un vase.
Il venait de relire la lettre datée de
Cannes. Et ce passage lavait frappé : «Sans
doute vous aimerez encore et vous serez en-
2P2 SI U LES UUINpS
core aimé... » Eh bien! non, il n'aimerait
plus ! Ce sérail là sa peine et son expia-
tion. 11 souffrirait par où il avait poché :
il s'interdirait désormais la volupté d'ai-
mer. 11 ne connaîtrait plus le frisson déli-
cieux de la passion naissante, l'émoi char-
mant des premières confidences , la suave
musique des paroles d'amour, le doux trem-
blement des mains qui se pressent, le charme
troublant des yeux qui défaillent, la divine
extase des unies qui se confondent dans
l'étreinte affolée des corps. 11 se déroberait
à toute liaison de cd'ur, à tout contact
intime et tendre, à tout ce que la pensée,
la présence cl la caresse des femmes peu-
vent mettre de douceur et de joie dans la
vie d'un homme. 11 vivrait seul, vieillirait
et mourrait seul.
XXV
11 se tint parole et, comme un religieux,
demeura fidèle à son vœu.
Aussitôt que ses recherches historiques
ne le retinrent plus à Florence, il revint
s'installer à Paris. Rien ne fut changé à sa
vie ostensible. Il vaquait à ses occupa-
tions antérieures, poursuivait ses travaux,
continuait d'accorder au monde les heures
de repos que réclamait son esprit.
Mais une sensation intolérable de solitude
et d'ennui pesait sur lui. L'obsession de la
i5
•204 SLll LKS ULIM:.S
femme harcelait son cœur toujours ouvert
et Irémlssanl. Et le vide de son âme lui sem-
blait d'autant plus profond, que le souvenir
de madame d'IIeyangc s'y évoquait plus ra-
rement. Ce n'était pas que l'oubli l'eût
efface déjà. Loin de là. Mais une émotion
si pénible, un remords si cuisant accompa-
gnait ses réminiscences, qu'il ne s'y attar-
dait jamais et que tout son passé d'amour
restait enseveli dans un recoin secret de sa
mémoire, comme dans ces lieux maudits où
l'on ne pénètre qu'en tremblant.
Ce qui attristait ses jours, enfiévrait ses
nuits, ce n'était pas le désir voluptueux de
l'étreinte physique, l'envie sensuelle de pro-
mener ses lèvres sur la beauté vivante ; c'était
l'idéal besoin d'une sympathie féminine, le
regret désespéré de ne plus sentir auprès de
lui un de ces jolis êtres, fins, délicats et mysté-
rieux, qui semblent lleurir uniquement pour
embellir nos rêves et parfumer notre vie.
sir, LES RUINES 255
Plus d'une fois, excédé de tristesse, il avait
quitté Paris a limprovisle et s'était enfui
devant lui, n'importe où, à la campagne,
au bord de la mer, dans une ville d'Italie,
sur un lac d'Ecosse, pour secouer la mi-
sère de son cœur et le fardeau de sa
pensée.
Un jour, comme il traversait une de ces
tourmentes intimes, il avait reçu d'un de
ses amis, — un Anglais qu'il avait rencon-
tré jadis en Extrême-Orient, — l'offre de
l'accompagner sur son yacht pendant une
croisière dans la Méditerranée. 11 avait
accepté avec d'autant plus d'empressement,
qu'il se sentait une inclination particulière
pour son hôte, nature originale, sensible et
renfermée. Seuls tous deux, aussi taciturnes
l'un que l'autre, ils avaient visité les pa-
rafes de la côte dalmate, Zante et Corfou,
la Crète, les Cvcladcs et l'Eubée.
a56 SUR LES RUINES
Mais il clait revenu de ce voyage plus
triste el plus découragé que jamais. Car il
reconnaissait maintenant comme une indis-
cutable vérité, que la nature reste muette
aux cœurs sevrés d'amour ; que , pour
l'homme qui a connu certaines ivresses,
la femme seule donne un sens aux specta-
cles du ciel et de la terre, des bois et des
fleuves, des lacs el des mers ; que c'est elle
pareillement qui fait la poésie des aurores
vaporeuses, la splendeur des midis flam-
boyants, le charme des nuits sereines, la
magie voluptueuse des clairs de lune au
bord des flots tranquilles; que c'est elle
encore qui rend les brises du soir si cares-
santes et si tièdes, l'arôme des. fleurs si
puissant et si doux ; que sans elle enfin,
tout l'univers est vide, inerte et décoloré.
XXVI
Des mois, des saisons passèrent ainsi.
A plusieurs reprises, Randal avait ren-
contré des occasions d'aimer. Des mains
s'étaient tendues , des cœurs avaient sou-
piré vers lui: car la tendresse artificieuse
des femmes va, de préférence, à l'homme
qui les a bannies de sa vie. Mais, chaque
fois qu'il avait prêté l'oreille au chant des
sirènes, le souvenir de madame d'Heyange
avait remué au fond de lui des pensées si
amères et des remords si brûlants que, pour
i5.
258 SIR LES IlLINES
s'y soustraire, il s'était aussitôt dérobé aux
influences tentatrices.
Un soir, chez madame Lavarcnne oii
l'on faisait de la musique, il vit venir à
lui une sveltc et souple jeune fille. \ élue
d'une robe de tulle blanc avec un ruban
de satin mauve à la taille et des bouquets
de violettes aux épaules, elle semblait glis-
ser plutôt que marcher : une grâce légère
enveloppait ses mouvements.
— Vous ne me reconnaissez pas, mon-
sieur? lui dit-elle avec un sourire ingénu.
Je suis Suzanne d'IIeyange.
Oui certes, il la reconnaissait! Au rythme
de sa démarche, à l'éclat de son regard, il
l'aurait nommée entre toutes. C'était l'Amie
d'autrefois réapparue et comme ressuscitéc
dans un corps vierge, dans un cire intact, au
charme près d'éclore, au parfum prochain.
Très ému, il l'interrogea. Elle lui répon-
dit en paroles faciles et confiantes, avec
SUR LES RUINES lôÇ)
un joli timbre de voix, limpide, sonore et
doux. Elle venait, disait-elle, d'avoir seize
ans : c'était sa première sortie mondaine.
D'ailleurs, elle quillait à peine le deuil : car,
dix-huit mois plus tôt, elle avait perdu
son père, mort d'un refroidissement pris
à la chasse. Elle l'avait beaucoup pleure,
moins que sa mère cependant qui lui man-
quait à tout instant. Sa grand' mère 1" avait
recueillie et la gâtait de mille façons. Elle
ajouta :
— Voulez-vous que je vous conduise à
ma grand'mère? Vous lui parlerez de ma
pauvre maman qui avait beaucoup d'amitié
pour vous , et vous viendrez nous voir
quelquefois en souvenir d'elle. Voulez-vous?
Souriante et légère, elle le mena vers
madame Villard qui, glorieuse encore sous
sa couronne de cheveux blancs, voilait de
dentelles noires les restes superbes de sa
beauté.
26o sru LES R^I^'ES
— Gomment, vous vivez toujours! dit-
elle à Randal sur un ton de reproche
amical.
Puis, les premiers compliments échan-
gés, elle continua :
— Figurez-vous que Suzanne prononce
très souvent votre nom. N'est-ce pas cu-
rieux ces impressions du premier âge.^ Elle
était tout enfant lorsque vous fréquentiez
chez ma fdle, et ne vous a peut-être vu que
vingt fois au plus. Mais sans doute elle
vous trouvait si bien à son gré que, depuis,
elle ne vous a plus oublié... Vous savez :
ces succès-là sont les plus flatteurs. Nul
hommage ne m'a touchée jadis autant que
la déclaration éperdue d'un bambin qui
n'avait pas douze ans.
Elle ajouta :
— Et maintenant que voici nos relations
rétablies, j'espère que vous ne les laisserez
plus se dénouer. Je suis chez moi tous les
SLR LES RrOES 2G1
jours à partir de cinq heures et je serai
charmée de vous recevoir.
Il s'inclina et promit sa visite, toute pro-
chaine .
Ce soir -là, quand il rentra chez lui, il
se sentit par tout l'être une légèreté, une
détente, depuis longtemps inconnues. Il lui
semblait qu'un souffle printanier venait de
passer sur son cœur, de l'épanouir et de le
libérer.
Jusqu'à une heure avancée de la nuit, il
se berça d'espérances charmantes et de
rêves complaisants. Il irait sans tarder chez
madame Yillard, il y retournerait souvent,
il se ferait peu à peu l'intime et le fami-
lier de la maison. Puis, discrètement, il
s'occuperait de Suzanne , éveillerait ses
idées, formerait son goût, chercherait à
diriger les tendances de son esprit et les
aspirations de son cœur. Et plus tard,
quand elle se marierait, il resterait pour
262 SrU LES ut INES
elle l'ami, le vieil ami qui prend place au
jeune foyer, celui que l'on consulte aux
heures graA^es, que l'on recherche aux jours
d'épreuve, et dont la solHcilude toujours
active sait n'elre jamais importune. 11
retrouverait ainsi, sous une forme chaste et
raffinée, cet intérêt de tendresse, ce doux
contact féminin qui depuis tant d'années
lui faisaient si cruellement défaut.
Mais, le lendemain matin, comme il re-
muait ces pensées, les souvenirs de Celle
qui était morte par lui affluèrent soudain
à son esprit, et ce fut comme un vase de
fiel qui eût débordé dans son cœur.
Huit jours plus tard, il icparlait pour
de lointains pays afin d'accomplir jusqu'au
l)0ut son serment expiatoire.
IllpniMEKiK cii.vix. — 208/i2-1l 90. — (Encre Lorillcui).
oQcîn Paleologue, Georges Maurice
^;>«U Siir les ruines
P2538
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