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Full text of "Théatre complet de J. Racine"

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l     ■.  •■ 


THEATRE 


COMPLET 


DE  J.  RACIINE. 


1 


TYPf»GRAPmB  DE   il.    FIRMIN    DIDOT.    —   «KilNIL   (KIRI:). 


z.K4^  /ry$ 


..t-NÈV/YORK 

FGBLICLIBRARY 


ASTOR.LÉKOJ^  AMD 
TJLDtN  eOUNLATtONS. 


'-  ^''^    THÉÂTRE     J.oJ^ 


COMPLET  - 


DE  J.  RACINE, 

PRÉCÉDÉ  D'UNE  NOTICE 

PAR  M.  ÂUGER, 

SECRÉTAIRE  PERPÉTUEL   DE  L'aCADÉMIE  FKANÇAISB. 


*   ,   •   •  « 


PARIS, 


LIBRAIRIE  DE  FIRMIN  DIDOT  FRÈRES,  FILS  ET  €•% 

{«pRiiiBim»  VF.  l'institut  de  prancf, 

RUK  JACOn.  56- 

1856. 


THE  NEW  YORK 

PUBLIC  LIBRA.RY 


ASron    LENOX  ANO 

1908 


Ll 


*  •    m    Z   •       •     ••  •   al    .  •  •  .  • 


NOTICE 

SUR  LA  YIB  ET  LRS  OUYRAOBS 

DE  RACINE- 


JEAN  Racine  naquit  à  la  Ferté-Milon  le  2i  décembre  1639;  il  ap- 
prit le  latin  au  collège  de  Beauvais ,  et  le  grec  sons  Claude  Lanoelot, 
sacristain  de  Poii-Royal.  Ce  savant  homme,  auteur  de  plusieurs  ou- 
Trages  utiles,  le  mit ,  dit-on ,  en  moins  d^un  an ,  en  état  d*entendra 
Euripide  et  Sophocle.  L'expérience  prouve  qu'il  n'y  a  aucune  langue, 
»        ni  nième  aucune  science»  dans  laquelle,  avec  de  Tapplication,  de 
;        Taptitude,  et,  ce  qui  est  plus  rare  encore,  de  bons  maîtres,  on  ne 
pirisse  faire  des  progrès  assez  rapides  :  mais  la  langue  grecque  est 
ri  étendue ,  si  abondante  ;  ses  formes  sont  si  variées ,  si  hardies  ;  et 
la  plupart  des  mots  qui  la  composent  ont  des  nuances  si  délicates , 
SI  fugitives,  et  cependant  si  distinctes  pour  qui  sait  les  saisir,  q  l'on 
persuadera  diffidlemeiit  à  ceux  qui  ont  fait  une  étude  approfondie 
de  eette  langue  que  neuf  ou  dix  mois,  un  an  même,  si  l'on  veut, 
K     aient  suffi  à  Racine  pour  bien  entendre  Euripide,  et  surtout  So- 
pliode ,  dont  les  cliccurs  ne  sont  pas  sans  obscurités ,  même  pour 
les  meilleurs  critiques. 
^         Racine  montra  dès  ses  premières  années  un  goOt  ^^rif  pour  la 
lioésie.  Son  plus  grand  plaisir'^^Jtâil'd'îller  i^enlo^r  Ahsui  \ç?  b<rfs, 
^        «lont  le  vaste  silence  est  si  ù'iêrAVle  ^  il  mé3litAi6n^,  et  semble 
I        même  y  inviter.  Cest  là  que^  solitaire,  î\Ài9hU  san&i^esse  les  tra* 
glques  grecs,  qull  savait  presque  p9Lr(taîûi/(*t  dont  il  a  osé  le  pre- 
mier transporter  dans  sa  langue  \ei  tours ',^  les  expre^siqps  et  les 

Ayant  trouvé  le  roman  grec  des  4m(Mtà  de  T/iéagihfi  H  de  Cka* 
riclée,  il  le  lisait  avidement ,  lorsque  Claude  Lanoelot  son  maître, 
animé  de  ce  zèle  indiscret  et  peu  réfléchi  qui  fait  passer  le  but  Ion- 
quil  ne  (andrait  que  l'atteindre ,  lui  arracha  ce  livre  et  le  jeta  an  feu. 
Vn  second  exemplaire  ayant  eu  le  même  sort,  le  jeune  homme  en 
acheta  un  troisième  ;  et  après  Tavoir  appria  par  coeur,  il  le  porta  à 
I^ancelot ,  en  lui  disant  :  «  Vous  pouvez  brûler  encore  celui-ci 
comme  les  autres.  » 

Ses  premiers  essais  de  poésie  latine  et  française  ne  furent  pa.<i 
lieureux  ;  mais  il  est  si  dSfRcile  d'écrire ,  même  médiocrement ,  dans 
une  langue  mode ,  qu'on  pardonne  sans  peine  à  Racine  d'avoir  fait 

ide  mauvais  vers  latins.  Horace  et  Virgile  peuvent  nous  consoler  du 
peu  de  succès  des  modernes  dans  ce  genre  d'écrire,  et  deA raient 
r  même  les  dispenser  de  s'y  exercer.  Un  homme  de  gi^nie  se  plaît  un 
K  aicna.  * 

! 
I 


•2  NOTICE  SUR  LA  VIE 

UMuneot  à  consacrer  dans  un  beau  vers  latin  la  mémoire  de  deux 
éYénements  qui  font  époque ,  Tundans  lUiistoire  des  sciences,  Pautre 
dans  celle  des  empires;  mais  il  n'entreprendra  pas  de  fiûrc  une  ode, 
une  épttre,  un  poème,  dans  une  langue  qu*on  ne  parle  plus  :  il 
aura  surtout  le  t>on  esprit  de  préférer  le  mérite  si  nécessaire  et  si 
rare  d'écrire  dans  sa  langue  avec  pureté,  élégance  et  précision,  au 
vain  plaisir  de  faire  de  barbares  et  d'insipides  centons  dans  uoe 
langue  que  les  artisans,  je  dirais  presque  les  portefaix  de  Rome, 
entendaient,  écrivaient  et  pariaient  mieux  que  nous. 

A  peine  Racine  eot-il  achevé  sa  philosopliie ,  quil  se  fit  connaître 
asseï  avantageusement  par  son  ode  intitulée  la  Nymphe  de  la  Scii». 
Cette  pièce,  quMl  publia  en  1660  à  Poccasion  du  mariage  du  roi, 
fut  jugée  la  meilleure  de  toutes  celles  qui  parurent  sur  le  même  su- 
jet. Chapelain,  alors  arbitre  souverain  du  Parnasse,  et  que  le  jeune 
Racine  avait  consulté  sur  son  ode,  parla  si  favorablement  à  Colbert 
et  de  rode  et  du  poëte ,  que  ce  ministre  lui  envoya  cent  louis  de  Is 
part  du  roi ,  et  le  mit  peu  de  temps  après  sur  Tétat  pour  une  pen- 
sion de  600  livres.  Si  les  vers  de  Chapelain  ne  font  pas  beaucoup 
dUionneur  à  son  esprit,  ce  procédé  en  fait  beaucoup  à  son  discerne- 
ment et  à  son  caractère;  et  le  pliiloaopbe  câèbre  qui  a  soutenu, 
par  des  raisons  aussi  solides  qu'éloquentes,  qu'une  belle  page  était 
plus  difficile  à  faire  qu'une  bdle  action,  pouvait  citer  cet  exeiniite 
comme  une  nouvelle  preuve  de  la  vérité  de  son  opinion. 

Ce  premier  succès ,  dans  un  Age  où  il  n'y  en  a  point  d'indifférent, 
ne  fit  qu'accroître  la  passion  de  Racine  po  r  la  poésie ,  et  le  déter- 
mina 4  s>tivi^r  (otjèrement.  L'étude  épineuse  de  la  jurisprudence, 
celle  QB«t4-tti^i||^*  ces  deuk'acifnqes  dans  lesquelles  il  est  si  dif- 
ficile; mêiiM  ^fic  fle  gn|pVtalé4Qj;C9)e  fixer  sur  soi  les  regards  du 
public  et  de»fi0  iairaHilQ  j^ei^uâlfolT  durable ,  contrariaient  trop  son 
goût  dominant^  ^uS*J^li  ïiflCh  résoudre  à  suivre  l'une  ou  l'autre 
carrière  y  oonUme  ses  msSdtit  se^  parents  le  désiraient.  Cependant, 
par  déférQ|c^*]^ut  un^çncW  qui  «voulait  lui  résigner  son  bénéfice, 
Racine s'a^pyq]i^*4^attti&l^Qe,^ais  sans  négliger  ses  occupations 
chéries  :  «  Je  passe  moA  temps; Privait-il  à  la  Fontaine,  avec  mon 
onde  y  sahit  Thomas,  Virgile,  et  l'Arioste.  »  Il  faisait  des  extraits 
des  poètes  grecs,  lisait  Plutarque  et  Platon ,  étudiait  surtout  sa  lan- 
gue, quil  a  pariée  depuis  si  purement,  et  à  laquelle  il  a  su  donner, 
par  un  choix ,  une  propriété  d'expressions  qui  étonne ,  et  par  des 
associations  de  mots  aussi  heureuses  que  neuves  et  hardies ,  une  ri- 
chesse, une  énergie,  un  mouvement  qu'elle  n'avait  point  eus  jus- 
quUors. 

De  retour  à  Paris  en  1664 ,  il  y  fit  connaissance  avec  Molière,  ce 
poète  si  philosoplie  qui  a  eu  tant  de  successeurs  et  pas  un  rival ,  et 
que  Boileau  regardait  comme  le  génie  le  plus  rare  du  siècle  de 
liouis  XIV.  Une  circonstance  assez  délicate ,  dans  laquelle  Racine  se 
conduisit  avec  une  légèreté  que  son  àgc  rend  excusable ,  causa  entre 


£T  LES  O.U.YRAGES  DE  RAClD^h.  3 

Molière  et  lui  an  refroidUsemeat  qui  dun  toii|oarft  :  mais  ils  ne 
oessèreDt  jamais  de  s'estimer,  et  de  se  rendre  mutuellement  la  jus- 
tioe  qalls  se  devaient. 

Badnç  se  lia  la  même  année  avec  Boileau .  qui  se  vantait  de  lui 
avoir  appris  &  taire  diflidlement  des  vers  faciles.  Dès  ce  moment  0 
s'établit  entre  eux  un  commerce  d'amitié  qui  a  duré  sans  interrup- 
tioa  jusqu'à  la  mort  de  Racine ,  et  dont  la  douceur  n'a  même  été 
altérée  par  aucun  de  ces  troubles  intestins  et  passagers  qui  s'élèvent 
quelquefois  parmi  les  amis  les  plus  étroitement  unis. 

ÀLfixAHiME  Alt  joué  en  166S.  GomeUle,  à  qui  Racine  l'avait  lu, 
loi  dit  «  qall  avait  un  grand  talent  pour  la  poésie,  mais  qu'il  n'en 
irait  point  pour,  la  tragédie.  »  Ce  jugement  nous  paraît  étrange,  . 
parce  qu'il  se  lie  dans  notre  e^rit  avec  cette  estime  habituelle  et 
sentie  que  nous  avons  pour  Racine ,  et  surtout  avec  l'admiration  pro- 
foQde  «pie  la  lecture  ou  la  représentation  de  ses  pièces  nous  inspire. 
Mais  si  l'on  fait  réfleuon  que  ce  n'est  point  à  l'auteur  d'iPoiGéifis, 
de  Phèdbe  et  de  Rritanhicos  que  Corneille  a  tenu  ce  discours,  mais 
au  jeune  poète  qui  avait  fait  là  Thébàîdb  et  Alexânare,  ou  iie  dou- 
tera pas  que  ComelUe  ne  fût  de  bonne  foi  :  on  dira  seulement  qu'il 
s'est  trompé;  et  que  ce  qu'il  a  dit  avec  raison  d'ALcxAimaB ,  il  ne 
l'eût  oertainemenipas  ditd'AimnoiiAQUB,  qui  fut  jouée  deux  ans  après, 
et  que  les  premières  tragédies  de  Racine  ne  pouvaient  pas  faire  es- 
pém,  £n  effet,  lorsqu'on  mesure  l'intervalle  immense  qui  sépare 
ces  deux  pièces,  on  api^ue  à  Racine  ces  beau&  vers  d'Homère  si 
bien  traduits  par  Boileau  : 

AoUDt  qQ'on  hoaune  asnt  au  mage  des  mers 
Voit  d'uo  roc  éleré  d'espace  dans  let  aire . 
AuUbI  des  inuBorteb  les  coarsien  intrépides 
fia  francluflBeBt  d'oa  saot. 

Arobûhaqijb,  «  pièce  admirable,  à  quelques  scènes  de  coquetterie 
près  * ,  »  excita  le  mAme  entlioustosaie  que  lb  Cm,  et  ne  le  méri- 
tait pas  moins.  Les  applaudissements  que  Racine  reçut  à  cette  occa- 
non  étaient  d'autant  plus  flatteurs,  que  de  nouveaux  succès  dans 
une  carrière  qua*ConieiUe  avait  parcourue  avec  4ant  de  gloire  étaient 
nécessairement  plus  difficiles  à  obtenir.  Lorsqu'un  art  ou  une  science 
a  d^  ftit  de  grands  progrès  ctaei  un  peuple ,  il  faut  plus  de  saga- 
ie, pins  de  génie,  pour  reculer  d'un  pas  les  limites  de  cet  art  ou 
de  cette  sciettoe ,  qu'il  n'en  fUlait  aux  premiers  inventeurs  pour  por- 
ter l'on  ou  l'antre  au  point  où  ils  l'ont  laissé. 

Un  bit  assex  singnUer,  c'est  que  dans  le  privilège  d'AivmiOHAQUB 
on  donnée  Radne  le  titre  de  Prieur  de  l'Épinay  :  mais  il  n'en  jouit 
pas  longtemps;  le  bénéfice  lui  fut  disputé,  et  il  n'en  relira  pour 
tout  fniit  qu'un  procès  que  ni  lui  ni  ses  juges  n'entendirent  jamaL^ , 

'  C'esl  le  iHgeawm  qiie  Vollairc  en  porte. 


4  NOTICE  SUR  LA  VIE 

comme  il  le  dit  dans  la  préface  des  Plmdeuks,  dont  oc  procès  Ait  en 
l»artie  Toccasion  ou  le  prétexte. 

BRiT\ffNicus  suivit  de  près  Andromaqub  ;  mais  sa  destinée  ne  Tat 
pas  aussi  heureuse.  Soit  que  les  arais  de  Corneille,  trop  exclusifs 
sans  doute,  et  par  une  suite  de  cette  intolérance  qni  domine  plus 
ou  moins  dans  toutes  les  opinions,  quel  qu'en  soit  l'objet,  aient 
étoufTé  par  leurs  critiques  malignes  et  insidieuses  la  voix  presque 
toujours  faible  et  timide  de  la  louange;  soit  plutôt  que  les  beautés 
dont  la  pièce  de  Racine  étincelle  eussent  un  caractère  trop  sévère, 
trop  antique  pour  le  temps  où  elle  parut,  et  qu'il  en  soit  eu  littéra- 
ture conune  en  politique,  où ,  même  pour  les  meilleures  choses,  il 
est  nécessaire  que  les  esprits  soient  préparés  ;  il  est  certaiur  qu'on  ne 
sentit  pas  d'abord  le  mérite  de  Britànnicvs.  Cette  pièce ,  un  des  plus 
estimables  ouvrages  de  Radne,  «  où  l'on  trouve,  dit  Voltaire, 
toute  l'énergie  de  Tacite  exprhnée  dans  des  vers  dignes  de  Virgile,  » 
fut  reçue  très-froidement,  et  ne  réussit  même  que  dans  un  temps 
où  ce  succès  trop  attendu  devait  peu  le  flatter  et  ne  pouvait  presque 
rien  ajouter  à  sa  r^utation. 

11  avoue  dans  sa  préface,  avec  cette  candeur  et. cette  modestie 
qu'on  ne  trouve  que  dans  les.iiommes  d'un  talent  supérieur,  qu'il 
doit  beaucoup  à  Tacite,  qu'il  appelle  même  le  plus  grand  peintre  de 
l'antiquité.  On  voit  avec  plaisir  un  juge  aussi  éclairé,  et  d'un  goût 
aussi  correct,  aussi  pur  que  Racine,  rendre  cette  justice  à  Tacite. 
Mais  ce  qui  fait  seul  l'éloge  de  cet  excellent  liistorien ,  c'est-que  par- 
tout où  Racine  s'est  proposé  de  l'imiter,  il  est  resté  au-dessous  de 
lui,  et  que  ces  imitations,  souvent  aussi  heuieuses  que  le  génie  à 
difTérent  des  deux  langues  le  comporte ,  et  qu'une  traduction  en  vers 
le  permet ,  sont  peut-être  les  plus  beaux  endroits  de  fiRiTAiiNicus ,  où, 
comme  Racine  le  remarque,  «  il  u'y  a  presque  pas  un  trait  édatant 
dont  Tacite  ne  lui.  ait  donné  l'idée.  » 

Je  n'entrerai  dans  aucun  détail  sur  les  autres  pièces  de  Racine  : 
il  suffit  d'observer  en  générai  qu'elles  eurent  le  sort  de  tous  les  boos 
ouvrages.,  c'est-à-dire  qu'elles  furent  critiquées  avec  autant  de  t\é 
que  d'ignorance  par  les  Zoïles  du  temps,  et  justement  admirées  des 
vrais  connaisseurs ,  les  seuls  hommes  dont  le  suffrage  entraine  tdt 
ou  tard  celui  de  la  nation,  et  dont  la  voix  se  fasse  entendre  dans 
l'avenir. 

Après  avoir  donne  en  six  ans  cinq  tragédies,' dont  la  plus  faible 
est  écrite  avec  une  élégance,  un  cliarme  qui  fait  presque  disparaître 
ou  pardonner  la  langueur  et  la  monotonie  du  seul  sentiment  qui  1 
règne,  Racine  renonça  à  la  poésie,  et  termina  en  1677  sa  carrière 
dramatique  par  la  tragédie  de  PnèmiE.  11  avait  pour  cette  pièce  une 
prédilection  fbndée  sur  d'assez  fortes  raisons  :  il  disait  même  que  s'A 
avait  produit  quelque  chose  de  parfait,  c'était  Puèdrk.  Pour  moi ,  il 
nie  semble  que  cette  perfection  qu'il  cltcrcliait,  et  dont  personne  n*^ 
plus  approché  que  lui,  se  trouve  d'une  manière  plus  sensible  et  pla^ 


ET  LES  OUVRAGES  DE  RACINE.  5 

frappante  dans  IpincéNiE,  quoique  le  caractère  de  Phèdre,  que  Vol- 
taire appelle  «  le  chef-d^œuvre  de  Tesprit  humain ,  et  le  modèle  éter- 
nel, mais  inimitable,  de  quiconque  voudra  jamais  écrire  en  vers,  » 
soit  incontestablement  le  plus  tragique  et  le  plus  sublime  qull  y  ait 
au  théâtre. 

Radne  fut  reçu  à  l'Académie  française  en  1673,  et  y  remplaça  la 
Mothe-le-Vayer.  Quelques  années  après,  il  fW  nommé  arec  Boileau 
historiographe  du  roi.  M.  de  Valincour  prétend  avec  beaucoup  de 
vraisemblance  «  qu'après  avoir  longtemps  essayé  ce  travail ,  ils  sen- 
tireot  qu'il  était  tout  à  bit  opposé  à  leur  génie.  »  C'est  que  pour 
bien  écrire  l'histoire  il  ne  suffit  pas  d'être  bon  poète  ;  il  faut  un  ta- 
lent peut-être  aussi  rare,  et  que  le  premier  ne  suppose  pas,  celui 
de  bien  écrire  en  prose  :  il  faut  de  plus  une  grande  connaissance  des 
hommes ,  qui  ne  s'acquiert  pobt  dans  le  silence  de  la  retraite  ;  une 
longue  expérience  que  rien  ne  peut  suppléer,  et  qui  tient  à  un  cou- 
rant subtil  des  choses  de  U  vie  bien  observées  ;  un  grand  fonds 
d'idées,  dlnstniction ,  de  raison,  de  philosophie;  avantages  qui  se 
trouvent  rarement  réunis  :  en  un  mot ,  il  faut  avoir  le  mérite  de  Ta- 
cite ou  de  Voltaire ,  qui ,  dans  deux  genres  très-distincts ,  et  en  pre- 
nant cliacun  une  route  aussi  diverse  que  le  caractère  de  leur  esprit 
et  la  nature  des  objets  dont  ils  se  sont  occupés ,  ont  laissé  à  la  pos- 
térité les  deux  plus  beaux  modèles  d'histoire  qui  existent  dans  au- 
cune langue  et  cliez  aucun  peuple ,  et  les  deux  senis  entre  lesquels 
il  soit  permis  de  balancer,  et  très-difficile  de  choisir. 

Plusieurs  anecdotes  de  la  vie  de  Racine ,  ses  épigrammes ,  et  sur- 
tout la  prélace  de  la  première  édition  de  BnrrANNicus ,  où  il  tourne 
finement  en  ridicule,  mais  avec  une  ironie  très-aroère,  la  plupart 
des  pièces  de  Corneille ,  décèlent  en  lui  cet  esprit  caustique  et  ce 
caractère  irascible  qu'Horace  attribue  à  tous  les  poètes,  qu'il  ap- 
pelle si  plaisamment  une  race  colère.  La  religion ,  vers  laquelle  Ra- 
cine tourna  d'assez  bonne  heure  toutes  ses  pensées ,  avait  modéré 
son  pencliant  pour  la  raillerie;  et,  ce  qui' était  peut-être  plus  dil- 
idie  encore ,  parce  que  le  sacrifice  était  plus  grand  et  plus  pénible 
pour  Tamour-propre ,  elle  avait  éteint  en  lui  la  passion  des  vers  et 
celle  de  la  gloire ,  la  plus  forte  de  toutes  dans  les  hommes  que  la 
nainfe  a  destinés  à  faire  de  grandes  choses  :  mais  elle  n'avait  pu 
aflaiblir  son  talent  pour  la  poésie.  Douze  années  presque  unique- 
ment consacrées  aux  devoirs  de  la  piété,  dont  le  sentiment  tran- 
quille et  doux  était  devenu  un  besoin  pour  lui  et  remplissait  son  ftme 
tout  entière ,  ne  lui  avaient  rien  fait  perdre  de  ce  génie  heureux  et 
lacile  qu'on  remarque  dans  tous  ses  ouvrages  :  il  suffit,  pour  s'en 
convaincre ,  de  lire  avec  attention  les  deux 'dernières  pièces  qu'il  fit, 
à  la  sollicitation  de  madame  de  Maintenon ,  pour  les  demoiselles  de 
Saint-Cyr. 

EsTHER  fut  représentée  par  les  jeunes  pensionnaires  de  cette  tuai- 
son ,  que  l'auteur  avait  formées  à  la  déclamation.  Madame  de  Sévignc 

I 


6  NOTICE  St'R  LA  VIE 

ftit  roeotion,  dans  une  de  ses  lettres ,  des  applandissemenU  que 
reçut  cette  tragédie ,  qu'elle  appelle  un  chef-d'oeuyre  de  Bacwe. 
«  Ce  pocte  8*est  surpassé,  dit-elle;  il  aime  Dieu  conime  il  aimait 
«es  maltresses  ;  il  est  pour  les  choses  saintes  comme  il  était  pour  les 
proTanes  :  tout  est  beau,  tout  est  grand,  tout  est  écrit  aTec  dignité.  » 

On  est  d*abord  nn  peu  étonné  de  cette  admiration  exagérée  que 
madame  de  Sévigné  montre  ici  pour  Estiieb,  après  avoir  parlé  si 
Troîdement,  pour  ne  pas  dire  si  dédaigneusement,  d*ANDBOMAQUE, 
de  Britànmicus,  de  Bajazet,  de  Pbèdre,  etc.,  pièces  très-supé- 
rieures à  EsTHER.  Mais  lorsqu'on  se  rappelle  que,  fidèle  à  ce  qu'dle 
appelait  ses  vieilles  admirations ,  elle  écrivait  4  sa  tille  que  «  Racine 
n'irait  pas  loin,  et  que  le  goût  en  passerait  comme  celui  du  café,  » 
on  ne  voit  plus ,  dans  la  critique  comme  dans  l'éloge ,  que  le  ménie 
déiaut  de  tact  et  de  Jugement. 

Quoiqu'EsTHBR  oflire  de  très-beaux  détails,  soutenus  de  ce  stjle 
endianteur  qui  rend  la  lecture  de  Radne  si  déliciedse ,  il  fout  avouer 
que  les  applications  particulières  et  malignes  que  les  courtisans  firent 
de  plusieurs  vers  de  cette  tragédie  à  certains  événements  du  temps 
contribuèrent  beaucoup  au  gnuid  succès  qu'elle  eut  à  la  cour  :  mais 
le  public,  qui  jugeait  la  pièce  en  eUe-mèroe,  et  dans  l'opinion  du- 
quel ces  applications ,  bonnes  ou  mauvaises ,  ne  pouvaient  ajouter 
à  l'ouvrage  ni  une  beauté  ni  un  défaut,  ne  lui  f\it  pas  aussi  favorable 
qu'on  l'avait  été  à  Versailles ,  et  l'on  convient  généralement  aiijour- 
4'biii  que  le  public  eut  raison. 

Deux  ans  après ,  Racine,  flatté  d'avoir  réussi  dans  un  genre  dont 
il  était  l'inventeur,  et  qui  peut^re  avait  senti  renaître  en  lui  le 
désir  si  naturel  et  si  utile  de  la  gloire ,  traita  dans  les  mêmes  vues 
le  sujet  d'ATHÀUE.  Mais  le  long  silence  qu'U  s'était  imposé,  et  qui 
aurait  àù  lui  faire  pardonner  sa  réputation ,  n'avait  pu  encore  désar- 
mer l'envie  :  tous  les  ressorts  les  plus  actifs,  et  dont  l'cITet  est  le 
plus  sAr  lorsqu'on  veut  nuire,  lurent  mis  en  mouvement;  et  l'on 
parvint  enfin  à  jeter  dans  l'esprit  de  madame  de  Maintenon  des  scru- 
pules qui  firent  supprimer  les  spectacles  de  Saint-Cyr;  et  Ahialie 
n'y  fut  point  représentée.  Racine  la  fit  imprimer  en  1691  ;  mais.cUe 
trouva  peu  de  lecteurs.  On  se  persuada  qu'une  pièce  faite  pour  des 
enfants  n'était  bonne  que  pour  eux  ;  et  les  gens  du  inonde,  qui  crai- 
gnent l'ennui  autant  que  la  douleur,  et  qui,  moins  par  défaut  de  lu- 
mières que  d'application ,  n'ont  guère  en  g^ral  d'autres  sentiments 
que  ceux  qu'on  leur  inspire,  suivirent  le  torrent,  et  continuèrent  à 
dépriser  Athaue  sans  l'avoir  lue. 

Racine,  étonné  que  le  public  reçût  avec  cette  indifférence  un  ou- 
vrage qui  aurait  suffi  pour  Timmortaliser,  s'imagina  qu'il  avait 
manqué  son  sujet;  et  il  l'avouait  sincèrement  à  Roilcau ,  qui  lui  sou- 
tenait au  contraire  qu*ATfiALiR  était  son  clicf-d'criivre  :  «  Je  m'y 
connais,  lui  disait-il,  et  le  public  y  reviendra.  »  La  prédiction  «le 
Boileau  s'cbt  accomplie ,  mais  si  longtemps  après  la  mort  de  Racine. 


ET  LES  OUVRAGES  DE  RACKNE.  7 

que  ce  i^nd  iKMaine  n'a  pu  ni  jouir  du  suocès  àd  sa  i»ièce,  ni  même 
le  prévoir. 

Cette  nouvelle  iii|u8tice  du  puUic,  qui  venait  do  commettre  un 
second  crime  envers  la  poésie  et  le  bon  goOt ,  détermina  enfin  Racine 
à  ne  plus  s*occaper  de  vers,  et  à  renoncer  pour  jamais  au  tliéAIre. 
11  était  né  très-sensible  ;  et  cette  extrême  mobilité  d'âme,  qui  don- 
nait à  la  fortune  et  aux  événements  tant  de  moyens  divers  de  le 
tourmenter  et  de  le  rendre  malbeureux,  devint  en  eOet  pnnr  M 
une  source  de  peines.  «  Quoique  les  applandissements  que  j'ai  reçus, 
disait-il,  m'aient  bjcauconp  flatté,  la  moindre  critique,  quelque 
mauvaise  qu'die  ait  été,  m'a  toujours  causé  plus  de  ebagrin  que 
toutes  les  louanges  ne  m'ont  fait  de  plaisir.  »  Un  bomme  du  génie 
le  plus  lécond,  le  plus  original  et  le  plus  universd  quil  y  ait  jamais 
eu,  et  qui  a  d'ailleurs  beaucoup  d'autres  rapports  avec  Racine,  an- 
rait  pu  lUre  le  même  aveu. 

La  sensibilité  de  Racine  se  portait  sur  tous  les  objets;  elle  abrégea 
même  ses  jours.  11  avait  fiiit,  dans  les  vues  de  madame  de  Mainte- 
non,  et  pour  répondre  à  la  confiance  qu'elle  lui  témoignaît ,  un  projet 
de  finances  dont  Tolget  était  de  proposer  un  plan  de  réforme  et  de 
législation  qui  pût  soulager  la  misère  du  peuple.  Louis  XIV  surprit 
ce  projet  entre  les  mains  de  madame  de  Malntenon,  et  blAma  haute- 
ment le  liAe  inconsidéré  de  Racine  :  «  Parce  quil  sait  faire  parfaite- 
ment des  Yers,  dit  le  roi,  croit-il  tout  savoir?  et  parce  qu'il  est 
grand  poète,  veut-il  être  mfaiîstre?  »  Racine  aurait  mieux  fait  sans 
doute,  pour  sa  ifiom  et  pour  son  repos,  de  donner  au  public  une 
bonne  tragédie  de  plos,  que  de  s'occuper  à  écrire  des  lieux  com- 
muns plus  ou  moins  éloquents  sur  des  matièras  quil  n'avait  pas 
étudiées ,  et  sur  lesquelles ,  avec  beanoeup  de  oonnaissanoes  et  une 
longue  eipérience,  il  est  si  facile  et  si  ordinaire  de  se  tromper.  Mais 
la  vanité  lui  fit  un  moment  illusion  :  son  amour-propre  fut  flatté 
que  aaadame  de  Maintenon  TeM  choisi  pour  porter  la  vérité ,  ou  ce 
qnH  prenait  pour  elle,  aux  pieds  du  trône;  et  l'espoir  si  séduisant 
et  si  doui  de  devenir  llnstrument  du  bonbeur  du  peuple ,  après  avoir 
été  si  longtemps  celui  de  ses  plaisirs,  lui  ferma  les  yeux  sur  les  dan- 
gers de  sa  complaisance. 

Cependant  madame  de  Maintenon  lui  fit  dire  de  ne  pas  paraître  à 
la  coar  jusqu'à  nouvel  ordre.  Dès  ce  moment  Racine  ne  douta  plus 
de  sa  disgrâce.  Accablé  de  mélancolie,  et  portant  partout  le  trait 
mortel  dont  11  était  atteint,  il  retourna  quelque  temps  après  à  Ver- 
sailles :  mais  tout  était  changé  pour  lui ,  ou  du  moins  il  le  crut  ainsi  ; 
et  Irfmis  XIV  un  jour  ayant  passé  dans  la  galerie  sans  le  regarder, 
It-^doe ,  qui  n'était  pas ,  dit  Voltaire ,  aussi  pliilosoplie  que  bon  poète, 
en  mourut  de  cliagrin  ■ ,  après  avoir  traîné  pendant  un  an  une  vie 
languissante  et  |)éniblc. 

•  1x71  avril  iChyj. 


8  iNOTICE  SUR  LA  VIE,  ETC. 

On  Hc  peut  assez  rc;;rRtfer  que  Radne,  trop  indiiïéreHt  pour  ses 
tragédies  profanes ,  qu'il  aurait  môme  voulu  pouvoir  anéantir  sll 
en  Taut  croire  son  fils ,  ait  toi^ours  négligé  de  donner  une  édition 
correcte  de  ses  cpuvres.  Toutes  celles  qui  ont  paru  de  son  vivant  et 
depuis  sa  mort  sont  si  fautives ,  et  le  texte  en  est  si  corrompu ,  que 
je  ne  connais  aucun  ouvrage  qui  ait  plus  sonfTert  de  Tincapacité  des 
éditeurs  et  de  la  négligence  des  imprimeurs.  L'édition  publiée  avec 
des  commentaires  est  plus  belle  mais  non  plus  exacte  que  les  précé- 
dentes; et  Ton  doit  surtout  reprodier  aux  éditeurs  de  n'avoir  porté 
dans  l'examen  et  le  choix  des  diverses  leçons  ni  une  critique  assex 
éclairée,  ni  un  goût  assex  sévère.  A  l'égard  de  leurs  notes,  il  me 
semble  qu'à  l'exception  des  renMirques  de  Louis  Racine  et  de  Tabbé 
<l'Olivet,  dont  ils  ont  prvflté,  mais  qu'ils  n'ont  pas  totyours  enten- 
dues ,  elles  n'ofl^nt  rien  d'utile  et  dlnstrudif.  Peut-être  aussi  Vol- 
taire était-il  seul  cafiable  de  faire  un  bon  commentaire  sur  Racine, 
et  d'apprécier  avec  justesse  ses  beautés  et  ses  défauts  ;  mais  on  ne 
trouve  dans  ses  ouvrages  que  des  réflexions  générales  sur  cet  au- 
teur, et  qudques  observations  particulières  sur  BénéNiCE,  qui  sont 
un  modèle  de  goût ,  de  précision ,  et  qui  montrent  toutes  un  jugement 
sain ,  une  étude  profonde  et  réflécliie  des  principes  de  l'art ,  des  vîtes 
neuves  et  Anes  sot  la  langue  et  sûr  li  poétique ,  et  partout  l'admira- 
tion la  plus  sincère  pour  Racine.  Voltaire  le  croyait  le  plus  parfait 
de  tous  nos  poètes,  et  le  seul  qui  soutienne  oonsUimnent  l'épreuve 
de  la  lecture.  11  en  fMriait  même  avec  tant  d'enthousiasme ,  qu'un 
homme  de  lettres  lui  demandant  pourquoi  il  ne  faisait  pas  sur  Racine 
le  même  travail  qu'il  avait  Mt  sur  Gomoille  :  «  il  est  tout  fait,  lui 
répondit  Voltaire  ;  Il  n'y  a  qu'à  écrire  au  bas  de  chaque  page ,  Beac, 

PATHËTiqCE,  UARNOFfllU/X  ,  SCBUME.  » 

AIJOER, 
sccréuire  pcrpcUKi  de  rAcadéaiif  frueaiie. 


-§§- 


PRÉFACE 

»■  Uà  TEÉBMkiùZ,  OU  LSS  nÉMEà 


Le  lecteur  me  pennettra  de  lui  demander  un  pca  pli»  d'indulgence  p<nir 
celle  pièce  que  pour  les  autres  qui  la  suitent  :  j'claîs  fort  jeune  quand  je  la 
fis.  Quelques  vers  que  j'avais  faits  alors  ItHabèrcnt  par  basant  entre  les 
mains  de  quelques  personnes  d'esprit  ;  elles  m*eicilèrenl  k  faire  une  tngédie , 
cl  me  proposèrent  le  sujet  de  la  ThkdaÏob. 

Ce  sujet  avait  élé  aatrefois  traité  par  Rotron ,  sons  le  nom  d'AirriGOif  k  : 
mais  il  faisait  mourir  les  deui  frères  dèn  le  commencement  de  son  troisième 
acte.  Le  reste  était  en  quelque  sorte  le  commencement  d'une  autre  tragédie, 
on  Ton  entrait  dans  des  inlérèu  tout  nouveaux  :  et  il  avait  réuni  en  une 
seule  pièce  deux  actions  différentes,  dont  Tune  sert  de  matière  aux  Pbéni- 
cf v.Kn ES  d'Euripide,  et  l'autre  à  l'Airriooif s  de  Sophocle. 

Je  compris  que  cette  doplicitc  d'action  avait  pu  nuire  à  sa  pièce ,  qui 
d  mlleurs  était  remplie  de  quantité  de  beaux  endroiu.  Je  dresKii  à  peu  près 
mon  plan  sor  les  PBiHiciEHNU  d'Euripide  :  car  pour  la  TMéDAÎDX  qui  est 
dam  Sénèqac ,  je  suis  un  peu  de  l'opinion  d'Heinsius ,  et  je  tiens ,  comme 
lui .  qoe  non-seulement  ce  n'est  point  une  tragédie  de  Scncque ,  mais  que 
c'est  plniftt  l'ouvrage  d'un  déclamatenr  qui  ne  savait  ce  que  c'était  que 
tragédie. 

1^  catastrophe  de  ma  pièce  est  pent-ètre.  un  peu  trop  sanglante  ;  en  effet , 
il  n'y  paraît  presque  pas  un  acteur  qui  ne  meure  à  la  fin  :  mais  aussi  c'est  la 
TninAÏDB ,  c'est-i-dire  le  sujet  le  plus  tragique  de  l'antiquité. 

L'amour,  qui  a  d'ordinaire  tant  de  part  dans  les  tragédies ,  n'en  a  presque 
point  ici  ;  et  je  doute  que  je  lui  en  donnasse  davanUge  si  c'était  à  recom- 
mencer; ear  il  faudrait  ou  que  l'un  des  deux  frères  fût  amoureux,  ou  tous 
les  deoi  ensemble.  Et  quelle  apparence  de  leur  donner  d'antres  intérèU  -^ue 
eenx  de  cette  fameiHe  haine  qui  les  occupait  tout  entiers?  Ou  bien  il  faut 
jeter  l'amoiir  sur  vn  des  seconds  personnages,  comme  j'ai  fait;  et  alors 
cette  pamion,  qui  devient  comme  étrangère  au  sujet,  ne  peut  produire  que 
de  médiocres  effets'.  En  un  mot .  je  suis  persuadé  que  les  tendrcsseft  ou  les 
jalousies  des  amanU  ne  sauraient  trouver  que  fort  peu  de  place  parmi  les 
incestes .  les  parricides ,  et  toutes  les  autres  horreurs  qui  composent  l'Iiis- 
toirc  d'OEdipe  et  de  sa  malheoreose  famille. 


LA  THÊBAÏDE, 

Ol 

LES  FRÈRES  ENNEMIS, 

1RAGÉD1K.  C1064) 


ACTEURS. 
trtOaX,  roi  de  Thèbes. . 
POI.YNICK,  frère  d'ÉUsocle. 
JOCASl*E ,  mère  de  ces  deux  prioees  a  d'Antigooe; 
ANTIGONE,  Msur  d^ocle  el  de  Poljoicc. 
CRÉON ,  oncle  des  princes  et  de  U  princesse. 
HÉMON  ,  fils  de  Crcoa ,  unant  d'Antigooe. 
Of.YMPE,  confidente  de  Jocaste. 
ATTALE,  confident  de  Crénn. 
Un  soldat  de  l'anniée  de  Polrnice. 
Garder. 

U  scène  est  à  Tlièbce,  dans. une  salle  du  pahis^ roju^ 


ACTE   PREMIER. 

SCÈNE  !. 
iOCASTÊ,  OLYMPEL 

J0CA8TK. 

Ils  sont  sortis^  Olympe?  Ah  mcNrtclkee  doufeiirs! 
Qu'un  moment  de  repoe  me  va  coâtcr  de  pleurs! 
Mes  yeux  depuis  six  mois  étaient  ouverts  aux:  larmes , 
Et  le  sommeil  les  ferme  en  de  teHes  alarmes! 
Puisse  plutôt  la  mort  les  fermer  pour  jamais , 
Et  m'empèchcr  de  voir  le  plus  noir  des  forfaits! 
Mais  en  s<Mit-ils  aux  mains? 

OLYMPE. 

Du  haut  de  la  muraille 
Je  ks  ai  vus  déjà  tous  rangés  en  bataille; 


ACTE  I,  SCÈNE  II. 

J'ai  vu  déjà  le  fer  briller  de  toutes  parts; 
Et  pour  TOUS  avertir  j'ai  quitté  les  remparts, 
l'ai  vu  y  le  fer  en  main  y  fitéocle  lui-même  ; 
il  marche  des  premiers ,  et  d'une  ardeur  extrême 
U  montre  aux  plus  hardis  à  braver  le  danger. 

JOCASTt. 

N'en  doutons  plus^  Olympe^  ils  se  vont  égoi^er. 
Que  l'on  coure  avertir  et  hâter  la  princesse; 
Je  l'attends.  Juste  ciel^  soutenez  ma  faiblesse! 
11  faut  courir^  Olympe^  après  ces  inhumains; 
11  les  faut  séparer^  on  mourir  par  leurs  mains. 
Nous  voici  donc^  hélas  1  à  ce  jour  détestable 
Dont  la  seule  frayeur  me  rendait  misérable  ! 
Ni  prières  ni  pleurs  ne  m'ont  de  rien  servi  ; 
Et  le  courroux  du  sort  voulait  être  assouvi. 

0  toi ,  Soleil ,  ô  toi ,  qui  rends  le  jour  au  monde , 
Que  ne  l'as-tu  laissé  dans  une  nuit  profonde  ! 
A  de  si  noirs  forfaits  prétes-tu  tes  rayons? 
Et  peux-tu  sans  horreur  voir  ce  que  nous  voyons? 
Mais  ces  monstres^  hélas!  ne  f épouvantent  guères; 
La  race  de  Laïus  les  a  rendus  vulgaires; 
Tu  peux  voir  sans  frayeur  les  crimes  de  mes  fils, 
Après  ceux  que  le  père  et  la  mère  ont  commis. 
Tu  ne  f  étonnes  pas  si  mes  fib  sont  perfides, 
S'ils  sont  tous  deux  méchants ,  et  s'ils  sont  parricides  ; 
Tu  sais  qu'ils  sont  sortis  d'un  sang  incestueux. 
Et  tu  f  étonnerais  s'ils  étaient  vertueux. 

SCÈNE  IL 
JOCASTE,  ANTIGONE,  OLYMPE. 

lOCASTE. 

Ma  fille,  ave»-vous  su  l'excès  de  nos  misères? 
Oui,  madame;  on  m'a  dit  la  fureur  de  mes  frères. 

JOCASTE.    ' 

Allons,  chère  Antigone,  et  courons  de  ce  pas 
Arrêter,  s'il  se  peut,  leurs  parricides  bras. 
Allons  leur  faire  voir  ce  qu'ils  ont  de  plus  tendre  ; 
Voyons  si  contre  nous  ils  pourront  se  défendre , 


12  LES  FRf:RSS  KNKEMIS. 

Ou  s'ils  oseront  bien,  dans  leur  noire  fureur, 
Répandre  notre  sang  pour  attaquer  le  leur. 

AKTIGONE. 

Madame,  c'en  est  fait,  voici  le  roi  lui-même. 

SCÈNE  III. 
JOCASTE,  ÉTÉOCLE,  ANTIGONE,  OLYMPE. 

JOCASTE. 

Olympe,  soutiens-moi;  ma  douleur  est  extrême. 

ÉTÉOCLE. 

Madame,  qu'avez-vous?  et  quel  trouble... 

iOCASTB. 

Ah,  mon  fils! 
Quelles  traces  de  sang  vois-je  sur  vos  habits? 
Est-ce  du  sang  d'un  frère?  ou  n'est-ce  point  du  vôtre? 

ÉTÉOCLE. 

Non ,  madame ,  ce  n'est  ni  de  l'un  ni  de  l'autre. 

Dans  son  camp  jusqu'ici  Polynice  arrêté. 

Pour  combattre,  à  mes  yeux  ne  s'est  point  présenté. 

D'Argiens  seulement  une  troupe  hardie 

M'a  voulu  de  nos  murs  disputer  la  sortie  : 

J'ai  fait  mordre  la  poudre  à  ces  audacieux; 

Et  leur  sang' est  celui  qui  parait  à  vos  yeux. 

JOCASTE. 

Mais  que  prétendiez-vous?  et  quelle  ardeur  soudaine 
Vous  a  fait  tout  à  coup  descendre  dans  la  plaine  ? 

ÉTÉOCLE. 

Madame ,  il  était  temps  que  j'en  usasse  ainsi , 
Et  je  perdais  ma  gloire  à  demeurer  ici. 
Le  peuple,  à  qui  la  faim  se  faisait  déjà  craindre. 
De  mon  peu  de  vigueur  commençait  à  se  plaindre , 
Me  reprochant  déjà  qu'il  m'avait  couronné , 
Et  que  j'occupais  mal  le  rang  qu'il  m'a  donné. 
Il  le  faut  satisfaire;  et,  quoi  qu'il  en  arrive, 
Thèbes  dès  aujourd'hui  ne  sera  plus  captive  : 
Je  veux,  en  n'y  laissant  aucun  de  mes  soldats. 
Qu'elle  soit  seulement  juge  de  nos  combats. 
J'ai  des  forces  assez  pour  tenir  la  campagne; 
Et  si  quelque  bonheur  nos  armes  accompagne, 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  13 

L'insolent  Poiynicc  et  ses  fiers  alliés 
Laisseront  Thèbes  libre ^  ou  mourront  à  mes  pieds. 

iOCASTE. 

Vous  pourriez  d'un  tel  sang,  ô  ciel!  souiller  vos  armes? 
La  couronne  pour  vous  a-trelle  tant  de  charmes? 
Si  par  un  parricide  il  la  fallait  gagner. 
Ah,  mon  fils!  à  ce  pni  voudriez-vous  régner? 
Mais  il  ne  tient  qu'à  vous,  si  l'honneur  vous  anime. 
De  nous  donner  la  paix  sans  le  secours  d'un  crime. 
Et,  de  votre  courroux  triomphant  aujourd'hui, 
Contenter  votre  frère ,  et  régner  avec  lui. 

ÉTÉOCLE. 

Appelez-vous  régner  partager  ma  couronne, 
£t  céder  lâchement  ce  que  mon  droit  me  donne? 

JOCASTE. 

Vous  le  savez,  mon  fils,  la  justice  et  le  sang 

Lui  donnent,  comme  à  vous,  sa  part  à  ce  haut  rang. 

Oùiipe ,  en  achevant  sa  triste  destinée , 

Ordonna  que  chacun  régnerait  son  année; 

Et,  n'ayant  qu'un  Ëtat  à  mettre  sous  vos  lois. 

Voulut  que  tour  à  tour  vous  fussiez  tous  deux  rois. 

A  ces  conditions  vous  daignâtes  souscrire. 

Le  sort  vous  appela  le  premier  à  l'empire. 

Vous  montâtes  au  trône;  il  n'en  fut  point  jaloux  : 

Et  vous  ne  voulez  pas  qu'il  y  monte  après  vous  1 

ÊTCOCLE. 

Non,  madame;  à  l'empire  il  ne  doit  plus  prétendre  : 
Thèbes  à  cet  arrêt  n'a  point  voulu  se  rendre; 
Et,  lorsque  sur  le  trône  il  s'est  voulu  placer, 
Cest  elle,  et  non  pas  moi,  qui  l'en  a  su  chasser. 
Thèbes  doitrelle  moins  redouter  sa  puissance. 
Après  avoir  six  mois  senti  sa  violence  ? 
Voudrait-elle  obéir  à  ce  prince  inhumain 
Qui  vient  d'armer  contre  elle  et  le  fer  et  la  faim? 
Prendrait-elle  pour  roi  l'esclave  de  Mycène, 
Qui  pour  tous  les  Thébains  n'a  plus  que  de  la  haine 
Qui  s'est  au  roi  d'Aigos  indignement  soumis, 
Et  que  l'hymen  attache  à  nos  fiers  ennemis? 
Lorsque  le  roi  d'Argos  Ta  choisi  pour  son  gendre, 
Il  espérait  par  lui  de  voir  Thèbes  en  cendre. 
L'amour  eut  peu  de  part  à  cet  hymen  honteux  ; 


U  LES  FRKRiîS  ENNEMIS. 

Et  la  seule  fureur  en  alluma  les  feux. 
Thèbes  m'a  couronné  pour  éviter  ses  chaînes  ; 
fille  s'attend  par  moi  de  voir  finir  ses  peines  : 
Il  la  faut  accuser  si  je  manque  de  foi  ; 
Et  je  suis  son  captif ,  je  ne  suis  pas  son  roi. 

JOCASTB. 

Dites 9  dites  plutôt^  cœur  ingrat  et  farouche. 
Qu'auprès  du  diadème  il  n'est  rien  qui  yous  touche. 
Mais  je  me  trompe  encor  ;  ce  rang  ne  tous  plait  pas , 
Et  le  crime  tout  seul  a  pour  vous  des  appas. 
Eh  bien!  puisqu'à  ce  point  vous  en  êtes  avidq^ 
Je  vous  o(Tre  à  commettre  un  double  parricide  : 
Versez  le  sang  d'un  frère;  et,  si  c'est  peu  du  sien, 
le  vous  invite  encore  à  répandre  le  mien. 
Vous  n'aurez  plus  alors  d'ennemis  à  soumettre. 
D'obstacle  à  surmonter,  ni  de  crime  à  commettre  ; 
Et,  n'ayant  plus  au  trône  un  fâcheux  concurrent, 
De  tous  les  criminels  vous  serez  le  plus  grand. 

ÉTÉOCLE. 

Eh  bien ,  madame ,  eh  bien ,  il  faut  vous  satisfaire  ; 
Il  faut  sortir  du  trône,  et  couronner  mon  frère; 
Il  faut,  pour  seconder  votre  injuste  projet. 
De  son  roi  que  j'étais,  devenir  son  sujet; 
Et,  pour  vous  élever  au  comble  de  la  joie. 
Il  faut  à  sa  fureur  que  je  me  livre  en  proie; 
H  faut  par  mon  trépas... 

JOCASTE. 

Ah ,  ciel  !  quelle  rigueur  ! 
Que  vous  pénétrez  mal  dans  le  fond  de  mon  cœur! 
Je  ne  demande  pas  que  vous  quittiez  l'empire  ; 
Régnez  toujours,  mon  fils,  c'est  ce  que  je  désire. 
Mais  si  tant  de  malheurs  vous  touchent  de  pitio , 
Si  pour  moi  votre  cœur  garde  quelque  amitié , 
Et  si  vous  prenez  soin  de  votre  gloire  même. 
Associez  un  frère  à  cet  honneur  suprême  : 
Ce  n'est  qu'un  vain  éclat  qu'il  recevra  de  vous  ; 
Votre  règne  en  sera  plus  puissant  et  plus  doux , 
Les  peuples,  admirant  cette  vertu  sublime. 
Voudront  toujours  pour  prince  un  roi  si  magnanime; 
Et  cet  illustre  effort,  loin  d'affaiblir  vos  droits. 
Vous  rendra  le  plus  juste  et  le  plus  grand  des  rois. 


ACTE  J,  SCÈNE  IV.  t.S 

Ou ,  s'il  Taut  que  mes  vœux  vous  trouvent  inflexible , 

Si  la  paix  à  ce  prix  vous  parait  impossible. 

Et  si  le  diadème  a  pour  vous  tant  d'attraits. 

Au  moins  consolezHSioi  de  quelque  heure  de  paix 

Accordez  cette  grâce  aux  lames  d'une  mère. 

Et  cependant,  mon  fils,  j'irai  voir  votre  frère  :' 

La  pitié  dans  son  âme  aura  peut-être  lieu; 

Ou  du  moins  pour  jamais  j'irai  lui  dire  adieu. 

Dès  ce  même  moment  permettez  que  je  sorte  : 

i'irai  jusqu'à  sa  tente ,  et  j'irai  sans  escorte  ; 

Par  mes  justes  soupirs  j'espère  l'émouvoir. 

ÉTÉOCLE. 

Madame,  sans  sortir  vous  le  pouvez  revoir; 

Et  si  cette  entrevue  a  pour  vous  tant  de  charmes , 

11  ne  tiendra  qu'à  lui  de  suspendre  nos  armes. 

Vous  pouvez  dès  cette  heure  accomplir  vos  souhaits. 

Et  le  faire  venir  jusque  dans  ce  palais. 

i'irai  plus  loin  encore;  et,  pour  faire  connaître 

Qu'il  a  tort  en  effet  de  me  nommer  un  traître ,, 

Et  que  je  ne  suis  pas  un  tyran  odieux. 

Que  l'on  fasse  parler  et  le  peuple  et  les  dieux. 

Si  le  peuple  y  consent,  je  lui  cède  ma  place; 

Mais  qu'il  se  rende  enGn ,  si  le  peuple  le  chasse. 

ie  ne  force  personne;  et  j'engage  ma  foi 

De  laisser  aux  Thébains  à  se  choisir  un  roi. 

SCÈNE  IV. 
JOCASTE,  ÉTÉOCLE,  ANTIGONE,  CREON,  OLYMPE. 

enÉOR. 
Seigneur,  votre  sortie  a  mis  tout  en  alarmes; 
Thèbes,  qui  croit  vous  perdre,  est  déjà  tout  en  Karmes , 
L'épouvante  et  l'horrenr  régnent  de  toutes  parts. 
Et  le  peuple  effrayé  tremble  sur  ses  remparts. 

ÉTÉOCLK. 

Celle  vaine  frayeur  sera  bientôt  calmée. 
Madame,  je  m'en  vais  retrouver  mon  armée; 
^^pendant  vous  pouvez  accomplir  vos  souhaits, 
l'aire  entrer  Polynicc,  et  lui  parler  de  paix. 
Créon,  la  reine  ici  commande  en  mon  absence  ; 


16  LES  FRÈRES  ENNEMIS. 

Disposez  tout  le  monde  à  sou  obéissance  ; 
Laissez ,  pour  recevoir  et  pour  donner  ses  lois. 
Votre  fils  Mcnécée^  et  j'en  ai  fait  le  choix  : 
Comme  il  a  de  l'honneur  autant  que  de  courage. 
Ce  choix  aux  ennemis  ôtera  tout  ombrage , 
Et  sa  vertu  suffit  pour  les  rendre  assurés. 

(àCréoD.) 

Commandez-lui,  madame.  Et  vous,  vous  me  suivrez. 

CRÉON. 

Uuoi,  seigneur!... 

ÉTÉOCLE. 

Oui  Gréon,  la  chose  est  résolue. 

CRÉOIf. 

Et  vous  quittez  ainsi  la  puissance  absolue? 

ÊTKOCLE. 

Que  je  la  quitte,  ou  non,  ne  vous  tourmentez  pas; 
Faites  ce  que  j'ordonne,  et  venez  sur  mes  pas. 

SCÈNE  V. 
lOCASTE,  AiNTlGONE,  CRÉON,  OLYMPE. 

CRÉON. 

Qu'avcz-vous  fait,  madame?  et  par  quelle  conduite 
Forcez-vous  un  vainqueur  à  prendre  ainsi  la  fuite? 
Ce  conseil  va  tout  perdre. 

JOCASTE. 

H  va  tout  conserver; 
Et  par  ce  seul  conseil  Thëbes  se  peut  sauver. 

CRÉON. 

Eh  quoi,  madame,  eh  quoi  !  dans  l'état  où  nous  sommes, 
Lorsqu'avec  un  renfort  de  plus  de  six  mille  hommes 
La  fortune  promet  toute  chose  aux  Thébains, 
Le  roi  se  laisse  ôter  la  victoire  dès  mains! 

JOCASTE. 

Lu  victoire,  Créon,  n'est  pas' toujours  si  belle, 
La  honte  et  les  remords  vont  souvent  après  elle. 
Quand  deux  frères  armés  vont  s'égorger  entre  eux , 
Ne  les  pas  séparer,  c'est  les  perdre  tous  deux. 
l»eut-on  faire  au  vainqueur  une  injure  plus  noire. 
Que  lui  laisser  gagner  une  telle  victoire? 


ACTE  1,  SCKNË  V.  17 

CRÉOK. 

I^eur  courroux  est  trop  grand... 

JOCASTB. 

Il  peut  être  adouci. 

CRÉOR. 

Tous  deux  veulent  régner. 

J0CA8TE. 

II9  régneront  aussi. 

CRéON. 

On  ne  partage  point  la  grandeur  souveraine; 

Et  ce  n'est  pas  un  bien  qu'on  quitte  et  qu'on  reprenne. 

JOCASTE. 

L'ÎDtérèide  l'État  leur  servira  de  loi. 

CRÉON. 

L'intérêt  de  TÉtat  est  de  n'avoir  qu'un  roi. 
Qui,  d'un  ordre  constant  gouvernant  ses  provinces. 
Accoutume  à  ses  lois  et  le  peuple  et  les  princes. 
Ce  règne  interrompu  de  deux  rois  différonts. 
En  lui  donnant  deux  rois,  lui  donne  deux  tyrans. 
Par  un  ordre  souvent  l'un  à  l'autre  contraire, 
l^n  frère  détruirait  ce  qu'aurait  fait  un  frèro  : 
Vous  les  verriez  tonjours  former  quelque  attentat, 
Et  changer  tous  les  ans  la  face  de  l'État. 
Ce  terme  limité  que  l'on  veut  leur  prescrire 
Accroît  leur  violence  en  bornant  leur  empire. 
Tous  deux  feront  gémir  les  peuples  tour  à  tour  : 
Pareils  à  ces  tonrents  qui  ne  durent  qu'un  jour. 
Plus  leur  cours  est  borné ,  plus  ils  font  de  ravage. 
Et  d'horribles  dégâls  signalent  leur  passage. 

JOCASTE. 

On  les  verrait  plutôt,  par  de  nobles  projets, 
Se  disputer  tous  deux  l'amour  de  leurs  sujets. 
Mais  avouez ,  Créon ,  que  toute  votre  peine 
C'est  de  voir  que  la  paix  rend  votre  attente  vainc  ; 
Qu'elle  assure  à  mes  fils  le  trône  où  vous  tendez , 
Et  va  rompre  le  piège  où  vous  les  attendez. 
Comme,  après  leur  trépas,  le  droit  de  la  naissance 
Fait  tomber  en  vos  mains  la  suprême  puissance, 
Le  sang  qui  vous  unit  aux  deux  princes  mes  fils 
Vous  fait  trouver  en  eux  vos  plus  grands  ennemis; 
Et  votre  ambition ,  qui  tend  à  leur  fortune, 

2. 


18  LKS  FRÊftKS  ENNEMIS. 

«Vous  donne  pour  tous  deux  une  liainc  commune. 
Vous  inspirez  au  roi  vos  conseils  dangereux , 
Et  vous  en  servez  un  pour  les  perdre  tous  deux. 

CRÉON. 

Je  ne  me  repais  point  de  pareilles  chimères  : 
Mes  respects  pour  le  roi  sont  ardents  et  sincères  ; 
Et  mon  ambition  est  de  le  maintenir 
Au  trône  où  vous  croyez  que  je  yeux  parvenir. 
Le  soin  de  sa  grandeur  est  le  seul  qui  m'anime  ; 
Je  hais  ses  ennemis ^  et  c'est  là  tout  mon  crime  : 
Je  ne  m'en  cache  point.  Hais^  &  ce  que  je  voi , 
Chacun  n'est  pas  ici  criminel  comme  moi. 

JOGASTR.  ^ 

Je  suis  mère,  Créon;  et,  si  j'aime  son  frère, 
l^a  personne  du  roi  ne  m'en  est  pas  moins  chère. 
Do  lâches  courtisans  peuvent  bien  le  haïr; 
Mais  une  mère  enfin  ne  peut  pas  se  trahir. 

ANT1G0NE. 

Vos  intérêts  ici  sont  conformes  aux  nôtres, 
Les  ennemis  du  roi  ne  sont  pas  tous  tes  vôtres  ; 
Créon,  vous  êtes  père,  et,  dans  ces  ennemis. 
Peut-être  songCE-vous  que  vous  avez  un  fils. 
On  sait  de  quelle  ardeur  Hémon  sert  Poiynice. 

CRÉON. 

Oui ,  je  le  sais,  madame ,  et  je  lui  fais  justice  ; 
Je  le  dois,  en  effet,  distinguer  du  commun. 
Mais  c'est  pour  le  haïr  encor  plus  que  pas  un  : 
Et  je  souhaiterais ,  dans  ma  juste  colère , 
Que  chacun  le  haït  comme  le  hait  son  père. 

ART1G0KE. 

Apràs  tout  ce  qu'a  fait  la  valeur  de  son  bras. 
Tout  le  monde  en  ce  point  ne  vous  ressemble  pas. 

CRÉON. 

Je  le  vois  bien,  madame,  et  c'est  ce  qui  m'afflige  : 
Mais  je  sais  bien  à  quoi  sa  révolte  m'oblige  ; 
Et  tous  CCS  beaux  exploits  qui  le  font  admirer. 
C'est  ce  qui  me  le  faitjustement  abhorrer. 
1^  honte  suit  toujours  le  parti  des  rebelles  : 
Leui*s  grandes  actions  sont  les  plus  criminelles, 
lis  signalent  leur  crime  en  signalant  leur  bras; 
Et  la  gloire  n'est  point  uii  les  rois  ne  sont  pai>. 


ACTE  1,  SCfeqE  V.  If) 

ANTIGORE. 

Écoutez  un  peu  mieux  la  voix  de  la  nature. 

CRÉOIS. 

Plus  roffenseur  m'est  cher^  plus  je  ressens  l'injure. 

AimCONE. 

Mais  un  père  à  ce  point  doii-il  être  emporté? 
Vous  avex  trop  de  haine. 

CRÉON. 

Et  vous 9  trop  de  bonté. 
C'est  trop  parler^  madame,  en  faveur  d'un  rebelle. 

ANTIGOKE. 

L'innocence  vaut  bien  que  l'on  parle  pour  elle. 

CRÉOK. 

Je  sais  ce  qui  le  rend  innocent  k  vos  yeux. 

ANT1G0KE. 

Et  je  sais  quel  sujet  vous  le  rend  odieux. 

CRÉOIC. 

L'Amour  a  d'autres  yeux  que  le  commun  des  hommes. 

JOCASTE. 

Vous  abusez,  Créon,  de  l'état  où  nous  sommes; 

Tout  vous  semble  permis  :  mais  craignez  mon  courroux  : 

Vos  libertés  enûn  retomberaient  sur  vous. 

AimCONE. 

L'intérêt  du  public  agit  peu  sur  son  âme , 
Et  l'amour  du  pays  nous  cache  une  autre  flamme, 
ie  la  sais  :  mais,  Créon,  j'en  abhorre  le  cours; 
Et  vous  ferez  bien  mieux  de  la  cacher  toi^ours. 

CRÊON. 

ie  le  ferai,  madame;  et  je  veux  par  avance 
Vous  épargner  encor  jusques  à  ma  présence. 
Aussi  bien  mes  respects  redoublent  vos  mépris  ; 
Et  je  vais  faire  place  à  ce  bienheureux  fils. 
1^  roi  m'appelle  ailleurs,  il  faut  que  j'obéisse. 
Adieu.  Faites  venir  Hémon  et  Polynicc. 

JOCASTE. 

N'en  doute  pas,  méchant,  ils  vont  venir  tous  deux  ; 
Tous  deux  ils  prévieniront  tes  desseins  malheureux. 


10  LES  FnËRKS  ENNKTMIS. 

SCÈNE  VI. 
JOCASTE,  ANTIGONE,  OLYMPE. 

ANTIGONG. 

Le  perfide  !  A  quel  point  son  insolence  monte  ! 

JOCASTE. 

Ses  superbes  discours  tourneront  à  sa  honte. 
.  Bientôt  y  si  nos  désirs  sont  exaucés  des  cieux, 
La  paix  nous  vengera  de  cet  ambitieux. 
Mais  il  faut  se  hàter^  chaque  heure  nous  est  chère  : 
Appelons  promptement  Hémon  et  votre  frère  ; 
Je  suis  y  pour  ce  dessein  y  prête  à  leur  accorder 
Toutes  les  sûretés  qu'ils  pourront  demander. 

Et  toi  y  si  mes  malheurs  ont  lassé  ta  justice  y 
Ciel,  dispose  à  la  paix  le  cœur  de  Polynice, 
Seconde  mes  soupirs,  donne  force  à  mes  pleurs. 
Et  comme  il  faut  enfîn  fais  parler  mes  douleurs! 

ANTIGONE  leule. 

Et  si  tu  prends  pitié  d'une  flamme  innocente, 
0  ciel,  en  ramenant  Hémon  à  son  amante. 
Ramène-le  fidèle  ;  et  permets ,  en  ce  jour, 
Qu'en  retrouvant  l'amant  je  retrouve  l'amour. 


ACTE    SECOND- 
SCÈNE  I. 

ANTIGONE,  HÉMON. 

HÉMON. 

Quoi!  vous  me  refusez  votre  aimable  présence. 
Après  un  an  entier  de  supplice  et  d'atîsence  ! 
Ne  m'avez-vous,  madame,  appelé  ivès  de  vous 
Que  |K)ur  m'ôter  sitôt  un  bien  qui  m'est  si  doux  ? 

ANTIGONE. 

Et  voulez-vous  sitôt  que  j'abandonne  un  frère? 
Ne  dois-je  pas  au  temple  accompagner  ma  mcrtî  ? 


ACT£  II,  SCÈNE  I.  21 

Et  (lois-jc  préférer^  au  gré  de  vos  souhaits , 
Le  soin  de  votre  amour  à  celui  de  la  paii? 

HÉMOH. 

Madame,  à  mon  bonheur  c'est  chercher  trop  d'obstacles  : 

lis  iront  bien,  sans  nous,  consulter  les  oracles. 

Permettez  que  mon  cœur,  en  voyant  vos  beaux  yeux. 

De  l'état  de  son  sort  interroge  ses  dieux. 

Puis-jc  leur  demander,  sans  être  téméraire , 

S'ils  ont  toujours  pour  moi  leur  douceur  ordinaire? 

SoufTrent-ils  sans  courroux  mon  ardente  amitié? 

Et  du  mal  qu'ils  ont  fait  ont-ils  quelque  pitié? 

Durant  le  triste  cours  d'une  absence  cnielle, 

Avtiz-vous  souhaité  que  je  fusse  fidèle? 

S'ingicz-vous  que  la  mort  menaçait,  loin  de  vous, 

Un  amant  qui  ne  doit  mourir  qu'à  vos  genoux? 

Ah!  d'un  si  bel  objet  quand  une  àme  est  blessée. 

Quand  un  cœur  jusqu'à  vous  élève  sa  pensée , 

Qu'il  est  doux  d'adorer  tant  de  divins  appas^! 

Mais  aussi  que  l'on  souffre  en  ne  les  voyant  pas  ! 

Un  moment,  loin  de  vous,  me  durait  une  année  : 

J'aurais  fini  cent  fois  ma  triste  destinée. 

Si  je  n'eusse  songé,  jusques  à  mon  retour. 

Que  mon  éloignement  vous  prouvait  mon  amour  ; 

Et  que  le  souvenir  de  mon  obéissance 

Pourrait  en  ma  faveur  parler  en  mon  absence; 

Et  que  pensant  à  moi  vous  penseriez  aussi 

Qu'il  faut  aimer  beaucoup  pour  obéir  ainsi. 

▲n-nooNE. 
Oui ,  je  l'avais  bien  cru  qu'une  àme  si  fidèle 
Trouverait  dans  l'absence  une  peine  cruelle; 
Et,  si  mes  sentiments  se  doivent  découvrir, 
Je  souhaitais,  Hémon,  qu'elle  vous  fit  souffrir. 
Et  qu'étant  loin  de  moi ,  quelque  ombre  d'amertume 
Vous  fit  trouver  les  jours  plus  longs  que  de  coutume. 
Mais  ne  vous  plaignez  pas  :  mon  cœur  chargé  d'ennui 
ISe  vous  souhaitait  rien  qu'il  n'éprouvât  en  lui. 
Surtout  depuis  le  temps  que  dure  cette  guerre, 
fit  que  de  gens  armés  vous  couvrez  cette  terre. 
0  dieux!  à  quels  tourments  mon  cœur  s'est  vu  soumis 
Voyant  des  deux  cùlés  ses  plus  tendres  amis! 
Mille  objets  de  douleur  déchiraient  mes  cutrailleb; 


33  LES  FRÈRES  ENNEMIS. 

J'en  voyais  ci  dehors  et  dedans  nos  murailles  : 
Chaque  assaut  à  mon  cceor  livrait  mille  combats; 
Et  mille  fois  le  jour  je  souffrais  le  trépas. 

RÉMOIf. 

Mais  enfin  qu'av>je  fait,  en  ce  malheur  extrême^ 
Que  ne  m'ait  ordonné  ma  princesse  efle-môme  ? 
J'ai  suivi  Polynice;  et  vous  l'avez  voulu  : 
Vous  me  l'avez  prescrit  par  un  ordre  absolu. 
Je  lui  vouai  dès  lors  une  amitié  sincère; 
Je  quittai  mon  pays,  j'abandonnai  mon  père  ; 
Sur  moi,  par  ce  départ,  j'attirai  son  courroux. 
Et,  pour  tout  dire  enfin,  je  m'éloignai  de  vous. 

ANTIGONE. 

Je  m'en  souviens,  Hémon,  et  je  vous  fais  justice; 

C'est  moi  que  vous  serviez  en  servant  Polynice  : 

11  m'était  cher  alors  comme  il  est  aujourd'hui , 

Et  je  prenais  pour  moi  ce  qu'on  faisait  pour  lui. 

Nous  nous  aimions  tous  deux  dès  la  plus  tendre  on&ufecc  j 

Et  j'avais  sur  son  cœur  une  entière  puissance  ; 

Je  trouvais  à  lui  plaire  une  extrême  douceur. 

Et  les  chagrins  du  frère  étaient  ceux  de  la  sœtir. 

Ah  !  si  j'avais  encor  sur  lui  le  même  empire , 

Il  aimerait  la  paix,  pour  qui  mon  coeur  soupire  : 

Notre  commun  malheur  en  serait  adouci  : 

Je  le  verrais,  Hémon;  vous  me  verriez  aussi! 

HÉMON. 

De  cette  affreuse  guerre  il  abhorre  l'ims^c. 
Je  l'ai  vu  soupirer  de  douleur  et  de  rage , 
Lorsque,  pour  remonter  au  trône  paternel. 
On  le  força  de  prendre  un  chemin  si  cruel. 
Espérons  que  le  ciel ,  touché  de  nos  misères  , 
Achèvera  bientôt  de  réunir  les  frères  : 
Puisse-4-il  rétablir  l'amitié  dans  leur  cœur. 
Et  conserver  l'amour  dans  celui  de  la  sœur! 

AirriGONE. 
Hélas!  ne  doutez  point  que  ce  dernier  ouvrage 
Ne  lui  soit  plus  aisé  que  de  calmer  leur  rage  : 
Je  les  connais  tous  deux,  et  je  répondrais  bien 
Que  leur  cœur,  cher  Hnroon,  est  plus  dur  que  le  mien. 
Mais  les  dieux  quclriuefois  font  de  plus  grands  miracles. 


iLCT&lI,  SCÈNE  II.  %'d 

SCÈNE  II. 
ANTIGONE,  HÉMON,  OLYMPE. 

▲NTIGONE. 

Eh  bien!  apprendrons-nous  ce  qu'ont  dit  les  oracles? 
Que  faui-il  faire? 

OLYMPE. 

Hélas! 

ARTIGONB. 

Quoi?  qu'en  a-tron  appris? 
Est-ce  la  guerre,  Olympe? 

OLYMPE. 

Ah!  c'est  encore  pis! 

HÉMON. 

Quel  est  donc  ce  grand  mal  que  leur  courroux  annonce? 

OLYMPE. 

Prince  9  pour  en  juger,  écoutez  leur  réponse  : 

«  Thébains,  pour  n'avoir  plus  de  guerres, 

«  11  faut,  par  un  ordre  fatal, 

«  Que  le  dernier  du  sang  royal 

«  Par  son  trépas  ensanglante  vos  terres.  » 

▲NTIGOIfB. 

0  dieux,  que  vous  a  fait  ce  sang  infortuné? 
Et  .pourquoi  tout  entier  l'avez-vous  condamné? 
M'ètes-vous  pas  contents  de  la  mort  de  mon  père? 
Tout  notre  sang  doit-il  sentir  votre  colère? 

HÉMON. 

Madame,  cet  arrêt  ne  vous  regarde  pas. 

Votre  vertu  vous  met  à  couvert  du  trépas  : 

Les  dieux  savent  trop  bien  connaître  l'innocence. 

ANTIGONE. 

Et!  c«  n'est  pas  pour  moi  que  je  crains  leur  vengeance. 

Mon  innocence ,  Hémon ,  serait  un  faible  appui  ; 

Fille  d'QEdipe,  il  faut  que  je  meure  pour  lui. 

Je  l'attends,  cette  mort,  et  je  l'attends  sans  plaiHtc; 

Et,  s'ilïaut  avouer  le  sujet  de  ma  crainte. 

C'est  pour  vous  que  je  crains^  oui,  cher  Hémon,  pour  vous 

De  ce  sang  malheureux  vous  sortez  comme  nous^ 

Et  je  ne  vois  que  trop  que  le  courroux  céleste 


24  LES  FRËRES  ENNEMIS. 

Vous  rendra 9  comme  à  nous,  cet  honneur  bien  funeste^ 
Et  fera  regretter  aux  princes  des  Thébains 
I)e  n'être  pas  sortis  du  dernier  des  humains. 

HÉMON. 

Peut-on  se  repentir  d'un  si  grand  avantage? 
Un  si  noble  trépas  flatte  trop  mon  courage  ; 
Et  du  sang  de  ses  rois  il  est  beau  d'être  issu , 
Dût-on  rendre  ce  sang  sitôt  qu'on  l'a  reçu. 

AimCONB. 

Hé  quoi  1  si  parmi  nous  on  a  fait  quelque  ofTensc , 
Le  ciel  doit-il  sur  vous  en  prendre  la  vengeance? 
Et  n'est-ce  pas  assez  du  père  et  des  enfants^ 
Sans  qu'il  aille  plus  loin  chercher  des  innocents? 
Cest  à  nous  à  payer  pour  les  crimes  des  nôtres  : 
Punissez-nous^  grands  dieux!  mais  épargnez  les  autres. 
Mon  père 9  cher  Hémon,  vous  va  perdre  aujourd'hui  ; 
Et  je  vous  perds  peutrétre  encore  plus  que  lui  : 
Le  ciel  punit  sur  vous  et  sur  votre  famille. 
Et  les  crimes  du  père,  et  l'amour  de  la  fille; 
Et  ce  funeste  amour  vous  nuit  encore  plus 
Que  les  crimes  d'OEdipe  et  le  sang  de  Laïus. 

HÉMON. 

Quoi!  mon  amour,  madame?  Et  qu'a-t-il  de  funeste? 

Est-ce  un  crime  qu'aimer  une  beauté  céleste? 

Et  puisque  sans  colère  il  est  reçu  de  vous, 

£n  quoi  peut-il  du  ciel  mériter  le  courroux? 

Vous  seule  en  mes  soupirs  êtes  intéressée. 

C'est  à  vous  à  juger  s'ils  vous  ont  offensée  : 

Tels  que  seront  pour  eux  vos  arrêts  tout-puissants, 

Ils  seront  criminels,  ou  seront  innocents. 

Que  le  ciel  à  son  gré  de  ma  perte  dispose , 

J'en  chérirai  toujours  et  l'une  et  l'autre  cause , 

Glorieux  de  mourir  pour  le  sang  de  mes  rois. 

Et  plus  heureux  encor  de  mourir  sous  vos  lois. 

Aussi  bien  que  ferais-jc  en  ce  commun  naufrage? 

Pourrais-je  me  résoudre  à  vivre  davantage  ? 

En  vain  les  dieux  voudraient  différer  mon  trépas ,     . 

Mon  désespoir  ferait  ce  qu'ils  ne  feraient  pas. 

Mais  peut-être,  après  tout,  notre  frayeur  est  \aino  : 

Attendons....  Mais  voici  Polynice  et  la  reine. 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  95 

SCÈNE  III. 
JOCASTE,  POLYNICE,  ANTIGONE,  HÉMON. 

POLYMICE. 

Madame^  au  nom  des  dieux,  cessez  de  m'arrèter  : 

Je  Tois  bien  que  la  paix  ne  peut  s'exécuter. 

J'espérais  que  du  ciel  la  justice  infinie 

Voudrait  se  déclarer  contre  la  tyrannie , 

Et  que,  lassé  de  voir  répandre  tant  de  sang , 

W  rendrait  à  chacun  son  légitime  rang  : 

Mais  puisque  ouvertement  il  tient  pour  l'injustice. 

Et  que  des  criminels  il  se  rend  le  complice, 

Doi&-je  encore  espérer  qu'un  peuple  révolté, 

Quand  le  ciel  est  injuste,  écoute  l'équité? 

l>oi&-je  prendre  pour  juge  une  troupe  insolente , 

D'un  fier  usurpateur  ministre  violente. 

Qui  sert  mon  ennemi  par  un  lâche  intérêt. 

Et  qu'il  anime  encor,  tout  éloigné  qu'il  est? 

La  raison  n'agit  point  sur  une  populace. 

De  ce  peuple  déjà  j'ai  ressenti  l'audace  : 

Et,  loin  de  me  reprendre  après  m'avoir  chassé, 

11  croit  voir  un  tyran  dans  un  prince  offensé. 

Comme  sur  lui  l'honneur  n'eut  jamais  de  puissance , 

11  croit  que  tout  le  monde  aspire  à  la  vengeance  : 

De  ses  inimitiés  rien  n'arrête  le  cours;  / 

Quand  il  hait  une  fois,  il  veut  haïr  toujours. 

JOCASTE. 

Mais  s'il  est  vrai,  mon  fils^  que  ce  peuple  vous  craigne , 
Et  que  tous  les  Thébains  redoutent  votre  règne , 
Pourquoi  par  tant  de  sang  cherchez-vous  à  régner 
Sur  ce  peuple  endurci  que  rien  ne  peut  gagner? 

POLYNICE. 

Est-ce  au  peuple,  madame,  à  se  choisir  un  maître? 
Sitôt  qu'il  hait  un  roi ,  doitron  cesser  de  l'être? 
Sa  haine,  ou  son  amour,  sont^^  les  premiers  droits 
Qui  font  monter  au  trône  ou  descendre  les  rois? 
Que  le  peuple  à  son  gré  nous  craigne  ou  nous  chérisse , 
Le  sang  nous  met  au  trône ,  et  non  pas  son  caprice  : 
Ce  que  le  sang  lui  donne,  il  le  doit  accepter; 
Et  s'il  n'aime  son  prince ,  il  le  doit  respecter. 


36  LES  FRKRES  KNNKMIS. 

JOCASTE.    • 

Vous  serez  un  tyrao  haï  de  vos  provinces. 

POLYNICE. 

Ce  nom  ne  convient  pas  aux  légitimes  princes  ; 
De  ce  titre  odieux  mes  droits  me  sont  garants  : 
La  haine  des  sujets  ne  fait  pas  Les  tyrans. 
Appelez  de  ce  nom  Ëtéocle  lui-même. 

JOCASTE. 

11  est  aimé  de  tous. 

POLTNICE. 

Cest  un  tyran  qu'on  aime , 
Qui  par  cent  lâchetés  tâche  à  se  maintenir 
Au  rang  où  par  la  force  il  a  su  parvenir; 
Et  son  orgueil  le  rend ,  par  un  effet  contraire  y 
Esclave  de  son  peuple  et  tyran  de  son  frère. 
Pour  commander  tout  seul  il  veut  bien  obéir^ 
Et  se  fait  mépriser  pour  me  faire  haïr. 
Ce  n'est  pas  sans  suj^t  qu'on  me  préfère  un  traître  : 
Le  peuple  aime  un  esclave  ^  et  craint  d'avoir  un  maître. 
Mais  je  croirais  trahir  la  majesté  des  rois, 
Si  je  faisais  le  peuple  arbitre  de  mes  droits. 

jocAsns. 
Ainsi  donc  la  discorde  a  pour  vous  tant  de  charmes  ** 
Vous  lassez-vous  déjà  d'avoir  posé  les  armes? 
Ne  cesserons-nous  point,  après  tant  de  malheurs^ 
Vous,  de  verser  du  sang,  moi ,  de  verser  des  pleurs? 
N'accorderez-vous  rien  aux  larmes  d'une  mère? 
Ma  fiUe,  s'il  se  peut,  retenez  votre  frère  : 
Le  cruel  pour  vous  seule  a^ait  de  L'amitié. 

ANTIGOKE. 

Ah  !  si  pour  vous  son  âme  est  sourde  à  la  pitié , 
Que  pourrais-je  espérer  d'une  amitié  passée , 
Qu'un  long  éloignement  n'a  que  trop  effacée? 
A  peine  en  sa  mémoire  ai-je  encor  quelque  rang  : 
11  n'aime ,  il  ne  se  plait  qu'à  répandre  du  sang. 
Ne  cherchez  plus  en  lui  ce  prince  magnanime , 
Ce  prince  qui  montrait  tant  d'horreur  pour  le  crime , 
Dont  l'âme  généreuse  avait  tant  de  douceur, 
Qui  respectait  sa  mère  et  chérissait  sa  sœur  : 
La  nature  pour  lut  n'est  plus  qu'une  chimère  ; 
11  méconnaît  sa  soeur,  il  méprise  sa  mère  ; 


ACT£  11,  SCÈNE  111. 

Et  l'ingrat^  en  l'état  où  son  orgueil  L'a  niis^ 
Nous  croit  des  étrangers^  ou  bien  des  ennemis. 

POLTNICE. 

N'imputez  point  ce  crime  h  mon  àme  affligée; 

Dites  plutôt^  ma  sceur,  que  vous  êtes  changée  ; 

Dites  que  de  mon  rang  l'injuste  usurpateur 

M'a  su  rarir  cncor  ramitié  de  aia  sceur. 

ie  vous  connais  toujours,  et  suis  toujours  le  même. 

ANTIGONE. 

Est-ce  m'aîmer,  cruel,  autant  que  je  vous  aime , 
Que  d'être  inexorable  à  mes  tristes  soupirs. 
Et  m'czposer  encore  à  tant  de  déplaisirs? 

POLTNICB. 

Mais  vous-même,  ma  sœur,  est-ce  aimer  votre  frère, 
I        Que  de  lui  faire  ainsi  cette  injuste  prière , 
I        Et  me  vouloir  ravir  le  sceptre  de  la  main? 

Dieux  !  qu'est-ce  qu'Ëtéocle  a  de  plus  inhumain? 

C'est  trop  favoriser  un  tyran  qui  m'outrage. 

I  ANTIGONE. 

Non,  non,  vos  intérêts  me  touchent  davantage  : 

Ne  croyez  pas  mes  pleurs  perfides  à  ce  point; 

Avec  vos  ennemis  ils  ne  conspirent  point. 

Cette  paix  que  je  veux  me  serait  un  supplice , 

S'il  en  devait  coûter  le  sceptre  à  Polynice  ; 

Et  l'unique  faveur,  mon  frère,  où  je  prétends. 

C'est  qu'il  me  soit  permis  de  vous  voir  plus  longtemps. 

Seulement  quelques  jours  souffrez  que  l  on  vous  voie , 

Et  donnez-nous  le  temps  de  chercher  quelque  vote 

Qui  puisse  vous  remettre  au  rang  de  vos  aïeux. 

Sans  que  vous  répandiez  un  sang  si  précieux. 

Pouvez-vous  refuser  cette  grâce  légère 

Aux  larmes  d'une  sœur,  aux  soupirs  d'une  mère? 

JOCASTE. 

Mais  quelle  crainte  cncor  vous  peut  inquiéter? 
Pourquoi  si  promptement  voulez-vous  nous  quitter? 
Quoi!  ce  jour  tout  entier  n'est-il  pas  de  la  trêve? 
Dès  qu'elle  a  commencé,  faut-il  qu'elle  s'achève? 
Vous  voyez  qu'Ëtéocle  a  mis  les  armes  bas  : 
Il  veut  que  je  vous  voie;  et  vous  ne  voulez  pas. 

%  ANTIGONE. 

Oui,  mon  frère,,  il  n'est  pas  comme  vous  inflexible, 


28  LES  FRÈRES  ENNEMIS. 

Aux  larmes  )dc  sa  mère  il  a  paru  sensible; 
Nos  pleurs  ont  désarmé  sa  colère  aujourd'hui  : 
Vous  l'appelez  cruel ^  vous  l'êtes  plus  que  lui. 

■ÊMon. 
Seigneur 9  rien  ne  tous  presse;  et  vous  pouvez  sans  peino 
Laisser  agir  encor  la  princesse  et  la  reine  : 
Accordez  tout  ce  jour  à  leur  pressant  désir; 
Voyons  si  leur  dessein  ne  pourra  réussir. 
Ne  donnez  pas  la  joie  au  prince  votre  frère 
Do  dire  que^  sans  vous^  la  paii  se  pouvait  faire. 
Voifs  aurez  satisfait  une  mère^  une  sœur. 
Et  vous  aurez  surtout  satisfait  votre  honneur. 
Mais  que  veut  ce  soldat?  son  âme  est  tout  émue. 

SCÈNE  IV. 

JOCASTE,  POLYNICE,  ANTIGONE,  UËMON, 
UN  SOLDAT. 

LB  SOLDAT;  à  Poljnicc. 

Seigneur,  on  est  aux  mains,  et  la  trêve  est  rçmpue  : 
Créon  et  les  Thébains,  par  ordre  de  leur  roi , 
Attaquent  votre  armée,  et  violent  leur  foi. 
Le  brave  Hippomédon  s'efforce,  en  votre  absence. 
De  soutenir  leur  choc  de  toute  sa  puissance. 
Par  son  ordre ,  seigneur,  je  vous  viens  avertir. 

POLTTIICE. 

Ah,  les  traîtres!  Allons,  Hémou,  il  faut  sortir. 

(à  la  reine.) 

Madame,  vous  voyez  comme  il  tient  sa  parole. 
Mais  il  veut  le  combat,  il  m'attaque;  et  j'y  voie. 

JOCASTE. 

Polynice!  mon  fils!...  Hais  il  ne  m'entend  plus  : 
Aussi  bien  que  mes  pleurs,  mes  cris  sont  superflus. 
Chère  Antigone,  allez,  courez  à  ce  barbare  : 
Du  moins  allez  prier  Hémon  qu'il  les  sépare. 
La  force  m'abandonne,  et  je  ne  puis  courir; 
Tout  ce  que  je  puis  faire,  hélas!  c'est  de  mourir. 


ACTK  lit,  SCÈ.NK  II.  fi) 


ACTE  TROISIÈME, 

SCÈNE  I. 
lOCASTE,  OLYMPE. 

JOCASTS. 

(Hympe,  va-t'en  vx)ir  ce  faneste  spectacle; 
Va  voir  si  leur  fureur  n'a  point  trouvé  d'obstacle , 
Si  rien  n'a  pu  toucher  l'un  ou  l'autre  parti. 
On  dit  qu'à  ce  dessein  Ménécée  est  sorti. 

OLYMPE. 

ie  ne  sais  quel  dessein  animait  son  courage  ; 
Une  héroïque  ardeur  brillait  sur  son  visage. 
Mais  vous  devez^  madame»  espérer  jusqu'au  bout. 

JOCASTB. 

Va  tout  voir,  chère  Olympe,  et  me  viens  dire  tout; 
Éclaircis  promptement  ma  triste  inquiétude. 

OCTHPE. 

Mais  vous  dois- je  laisser  en  cette  solitude? 

JOGASTE. 

Va  :  je  veux  être  seule  en  l'état  où  je  suis  ; 
Si  toutefois  on  peut  l'être  avec  tant  d'ennuis  ! 

SCÈNE  II. 

JOCASTE. 

Dureront-ils  toujours  ces  ennuis  si  funestes? 

M'épuiseront-ils  point  les  vengeances  célestes? 

Me  feront-ils  souffrir  tant  de  crueU  trépas. 

Sans  jamais  au  tombeau  précipiter  mes  pas? 

0  ciel ,  que  tes  rigueurs  seraient  peu  redoutables , 

Si  la  foudre  d'abord  accablait  les  coupables! 

Et  que  tes  châtiments  paraissent  infinis, 

Quand  tu  laisses  la  vie  à  ceux  que  tu  punis  ! 

Ta  ne  l'ignores  pas ,  depuis  le  jour  infâme 

Où  de  mon  propre  fils  je  me  trouvai  la  femme , 

Le  moindre  des  tourments  que  mon  cœur  a  souffert» 


.10  LKS  FRÈRES  ENMKMIS. 

Égale  tous  les  maux  que  l'on  souffre  aux  enfers. 
Et  toutefois^  ô  dieux,  un  crime  involontaire 
Devait-il  attirer  toute  votre  colère? 
Le  eonnais6ais-je^  hélas!  ce  (ils  infortuné? 
Vous-mêmes  dans  mes  bras  tous  l'avez  amené. 
C'est  vous  dont  la  rigueur  m'ouvrit  ce  précipice. 
Voilà  de  ces  grands  dieux  la  suprême  justice  ! 
Jusques  au  bord  du  crime  ils  conduisent  nos  pas; 
Ils  nous  le  font  commettre,  et  ne  l'excusent  pas. 
Prennent-ils  donc  plaisir  à  faire  des  coupables , 
Afin  d'en  faire,  après,  d'illustres  miaérabèes? 
Et  ne  peuvent-ils  point,  quand  ils  sont  en  coufroux, 
Chercher  des  criminels  à  qui  le  crime  est  doux  ? 

SCÈNE  III. 
JOCASTE,  ANTTGONE. 

JOCASTE. 

Hé  bien  !  en  est-ce  fait?  l'un  ou  l'autre  periide 
Vient-il  d'exécuter  son  noble  parricide? 
Parlez,  parlez,  na  fille. 

AKTIGOIfE. 

Ah,  madame!  en  effet 
L'oracle  est  accompli ,  le  ciel  est  satisfait. 

JOCASTE. 

Quoi!  mes  deux  fiLs  sont  morts? 

ANTIGOItE. 

Un  autre  satig,  madame, 
Rend  la  paix  à  l'État,  et  le  calme  à  votre  àmc  ; 
\}\\  sang  digne  des  rois  dont  il  est  découlé  : 
Un  héros  pour  l'État  s'est  lui-même  immolé. 
Je  courais  pour  fléchir  Hémon  et  Polynice  : 
Ils  étaient  déjà  loin  avant  que  je  sortisse; 
Ils  ne  m'entendaient  plus,  et  mes  cris  doulour^nix 
Vainement  par  leur  nom  les  rappelaient  tous  doux. 
Us  ont  tous  deux  volé  vers  le  champ  de  bataille; 
Et  moi,  je  suis  montée  au  haut  de  la  muraille, 
D'où  le  peuple  étonne  regardait,  comme  moi. 
L'approche  d'un  combat  qui  le  glaçait  d'effroi. 
A  cet  instant  fatal  le  dernier  de  nos  princes, 
l/honncur  de  noire  sang,  l'espoir  de  nos  provinces, 


ACTt  IH,  SCÈNE  fil.  ,11 

Ménécée^  en  un  mot,  digne  frèTe  d'Hémon, 
Et  trop  indigne  aussi  d'être  fils  de  Créon, 
De  l'amour  du  pays  montrant  son  âme  atteinte. 
Au  milieu  des  deux  camps  s'est  avancé  sans  crainte , 
Et  se  faisant  ouïr  des  Grecs  et  des  Thébains  : 
«  Arrêtez,  a-i-il  dit,  arrêtez,  inhumains  !  » 
Ces  mots  impérieux  n'ont  point  trouvé  d'obstacle. 
Les  soldats,  étonnés  de  ce  nouveau  spectacle, 
De  leur  noire  fureur  ont  suspendu  le  cours; 
Et  ce  prince  aussitôt  poursuivant  son  discours  : 
«  Apprenez,  art-il  dit,  l'arrêt  des  destinées, 
«  Par  qui  vous  allez  voir  vos  misères  bornées. 
«  Je  suis  le  dernier  sang  de  vos  rois  descendu , 
«  Qui  par  Tordre  des  dieux  doit  être  répandu. 
«  Recevez  donc  ce  sang  que  ma  main  va  répandre , 
«  Et  recevez  la  paix,  où  vous  n'osiez  prétendre.  » 
Il  se  tait,  et  se  frappe  en  achevant  ces  mots  : 
Et  les  Thébains,  voyant  expirer  ce  héros. 
Comme  si  leur  salut  devenait  leur  supplice , 
Regardent  en  tremblant  ce  noble  sacrifice. 
J'ai  vu  le  triste  Hcmon  abandonner  son  rang 
Pour  venir  embrasser  ce  frère  tout  en  sang  : 
Créon,  à  son  exemple,  a  jeté  bas  les  armes. 
Et  vers  ce  fils  mourant  est  Tenu  tout  en  larmes  : 
Et  l'un  et  l'autre  camp,  les  voyant  retirés , 
Ont  quitté  le  combat,  et  se  sont  séparés. 
Et  moi,  le  cœur  tremblant,  et  l'àme  tout  cniuc , 
D'un  si  funeste  objet  j'ai  détourné  la  vue. 
De  ce  prince  admirant  l'héroïque  fureur. 

JOCASTE. 

Comme  vous  je  l'admire,  et  j'en  frémis  d'horreur. 
Est-il  possible,  ô  dieux,  qu'après  ce  grand  miracle 
Le  repos  des  Thébains  trouve  cncor  quelque  obstacle  '? 
Cet  illustre  trépas  ne  peut-il  vous  calmer. 
Puisque  même  mes  fils  s'en  laissent  désarmer? 
La  refuserez*vous  cette  noble  victime? 
Si  la  vertu  vous  touche  autant  que  fait  le  crime , 
Si  vous  donnez  les  prix  comme  vous  punissez. 
Quels  crimes  par  ce  sang  ne  seront  effacés? 

AirriGONE. 
Oui,  oui,  cette  vertu  sera  récompensée; 


32  LES  FRËRES  EMMKMIS. 

Les  dieux  sont  trop  payés  du  sang  de  Ménécéo  ; 
Et  le  sang  d'un  héros  ^  auprès  des  immortels ,  . 
Vaut  seul  plus  que  celui  de  mille  criminels. 

iOCASTE. 

Connaissez  mieux  du  ciel  la  vengeance  fatale. 
Toujours  à  ma  douleur  il  met  quelque  intervalle  : 
Mais^  hélas!  quand  sa  main  semble  me  secourir. 
C'est  alors  qu'il  s'apprête  à  me  faire  périr. 
11  a  mis,  cette  nuit,  quelque  fin  à  mes  larmes, 
AQn  qu'à  mon  réveil  je  visse  tout  en  armes. 
S'il  me  flatte  aussitôt  de  quelque  espoir  de  paix , 
Un  oracle  cruel  me  l'ôte  pour  jamais. 
Il  m'amène  mon  ûls;  il  veut  que  je  le  voie  : 
Mais,  hélas!  combien  cher  me  vend-il  cette  joie! 
Ce  fils  est  insensible  et  ne  m'écoute  pas  ; 
Et  soudain  il  me  l'ôtc,  et  rengage  aux  combats. 
Ainsi,  toujours  cruel,  et  toiigours  en  colère^ 
11  feint  de  s'apaiser,  et  devient  plus  sévère  -, 
11  n'interrompt  ses  coups  que  pour  les  redoubler, 
Et  retirer  son  bras  pour  me  mieux  accabler. 

ANTIGONE. 

Madame,  espérons  tout  de  ce  dernier  miracle. 

JOCASTE. 

La  haine  de  mes  fils  est  un  trop  grand  obstacle. 
Polynice  endurci  n'écoute  que  ses  droits  : 
Du  peuple  et  de  Créon  l'autre  écoute  la  voix , 
Oui,  du  lâche  Créon.  Cette  àme  intéressée 
Nous  ravit  tout  le  fruit  du  sang  de  Mcnécéc  : 
En  vain  pour  nous  sauver  ce  grand  prince  se  perd , 
Le  père  nous  nuit  plus  que  le  fils  ne  nous  sert. 
De  deux  jeunes  héros  cet  inûdèle  père... 

ANTIGORE. 

Ah!  le  voici,  madame,  avec  le  roi  mon  frère. 

SCÈNE  IV. 
JOCASTE,  ÉTÉOCLE,  ANTIGONE,  CRÉON. 

JOCASTE. 

Blon  fils,  c'est  donc  ainsi  que  l'on  garde  sa  foi? 

ÉTÉOCLE. 

Madame,  ce  combat  n'est  point  \ciui  de  moi. 


ACTE  m,  SCÈNE  IV.  as 

Maïs  de  quelques  soldats^  tant  d'Argos  que  des  nôtres^ 
Qui  y  s'étant  querellés  les  uns  avec  les  autres^ 
Ont  insensiblement  tout  le  corps  ébranlé , 
Et  fait  un  grand  combat  d'un  simple  démêlé. 
La  bataille  sans  doute  allait  être  cruelle^ 
Et  son  événement  vidait  notre  querelle  ; 
Quand  du  fils  de  Gréon  l'héroïque  trépas 
De  tous  les  combattants  a  retenu  le  bras. 
Ce  prince^  le  dernier  de  la  race  royale , 
S'est  appliqué  des  dieux  la  réponse  fatale; 
Et  lui-même  à  la  mort  il  s'est  précipité , 
De  l'amour  du  pays  noblement  transporté. 

JOCASTB. 

Ah  !  si  le  seul  amour  qu'il  eut  pour  sa  patrie 

Le  rendit  insensible  aux  douceurs  de  la  vie^ 

Mon  fils^  ce  même  amour  ne  peut-il  seulement 

De  votre  ambition  vaincre  l'emportement? 

Un  exemple  si  beau  vous  invite  à  le  suivre. 

11  ne  faudra  cesser  de  régner  ni  de  vivre  : 

Vous  pouvez 9  en  cédant  un  peu  de  votre  rang^ 

Faire  plus  qu'il  n'a  fait  en  versant  tout  son  sang  ; 

H  ne  faut  que  cesser  de  haïr  votre  frère  ; 

Vous  ferez  beaucoup  plus  que  sa  mort  n'a  su  faire. 

O  dieux!  aimer  un  frère ^  est-ce  un  plus  grand  effort 

Que  de  haïr  la  vie  et  courir  à  la  mort? 

Et  doit-il  être  enfin  plus  facile  en  un  autre 

De  répandre  son  sang^  qu'en  vous  d'aimer  le  vôtre 

ÉTÉOCLG. 

Son  illustre  vertu  me  charme  comme  vous  ; 

Et  d'un  si  beau  trépas  je  suis  même  jaloux. 

Et  toutefois^  madame^  il  faut  que  je  vous  die 

Qu'un  trône  est  plus  pénible  à  quitter  que  la  vie  : 

La  gloire  bien  souvent  nous  porte  à  la  haïr  ; 

Mais  peu  de  souverains  font  gloire  d'obéir. 

Les  dieux  voulaient  son  sang;  et  ce  prince,  sans  crime. 

Ne  pouvait  à  l'État  refuser  sa  victime. 

Mais  ce  même  pays,  qui  demandait  son  sang. 

Demande  que  je  rogne ,  et  m'attache  à  mon  rang. 

Jusqu'à  ce  qu'il  m'en  ùlc,  it  faut  que  j'y  demeure: 

Il  n'a  qu'à  prononcer,  j'obéirai  sur  l'heure  ; 

Et  Thèbes  me  verra,  pour  apaiser  son  sort. 


^  LES  FRËRËS  ENNEMIS. 

Et  descendre  du  trône ,  et  courir  à  la  mort. 

CRÉON. 

Ah!  Mcnécée  est  mort,  le  ciel  n'en  veut  point  d'autre  : 
Laissez  couler  son  sang,  sans  y  mêler  le  vôtre; 
Et  puisqu'il  l'a  versé  pour  nous  donner  la  paix , 
Accordez-la,  seigneur,  à  nos  justes  souhaits. 

ÉTÉOCLE. 

Hc  quoi!  môme  Gréon  pour  la  paix  se  déclare? 

CRÉON. 

Pour  avoir  trop  aimé  cette  guerre  barbare , 
Vous  voyez  les  malheurs  où  le  ciel  m'a  plonge  : 
Mon  fils  est  mort, seigneur. 

ÈTÉOGLE. 

11  faut  qu'il  soit  vengé. 

CRÉOK. 

Sur  qui  me  vengerais-jc  en  ce  malheur  extrême  ? 

ÉTÉOCLE. 

Vos  ennemis,  Créon ,  sont  ceux  de  Thcbes  même  . 
Vengez-la,  vengez-vous^ 

CRÉON. 

Ah!  dans  ses  ennemis 
Je  trouve  votre  frère,  et  je  trouve  mon  fils  : 
l)ois-je  verser  mou  sang,  ou  répandre  le  vôtre? 
Et  dois^e  perdre  un  fiU  pour  en  venger  un  autre? 
Seigneur,  mon  sang  m'est  cher,  le  vôtre  m'est  sacré  : 
Serai-je  sacrilège,  ou  bien  dénaturé? 
SouiUerai-je  ma  main  d'un  sang  que  je  révère? 
Serai;je  parricide,  afin  d'être  bon  père? 
Un  si  cruel  secours  ne  me  peut  soulager; 
Et  ce  serait  me  perdre  au  lieu  de  me  venger. 
Tout  le  soulagement  où  ma  douleur  aspire. 
C'est  qu'au  moins  mes  malheurs  servent  à  votre  empire. 
Je  me  consolerai,  si  ce  fils  que  je  plains 
Assure  par  sa  mort  le  repos  des  Thébains. 
Le  ciel  promet  la  paix  au  sang  de  Mcnécée  ; 
Achevez-la,  seigneur,  mon  fils  l'a  commencée  : 
Accordez-lui  ce  prix  qu'il  en  a  prétendu  ; 
Et  que  son  sang  en  vain  ne  soit  pas  répandu. 

JOCASTE. 

Non,  puis(iu'à  nos  malheurs  vous  devenez  sensible, 
Au  sang  de  Ménécéc  il  n'est  rien  d'impossible. 


ACTEIII,  SCENE  V.  jà 

Que  Thèbes  se  rassure  après  ce  grand  effort; 
Puisqu'il  change  votre  âme,  il  changera  son  sort. 
La  paix  dès  ce  moment  n'est  plus  désespérée  : 
Puisque  Créon  la  veut,  je  la  tiens  assurée. 
Bientôt  ces  cœurs  de  fer  se  verront  adoucis  : 
Le  vainqueur  de  Créon  peut  bien  vaincre  mes  ûls. 

(  à  Èlèode.  ) 

Qu'un  si  grand  changement  vous  désarme  et  vous  touche  : 
Quittez^  mon  fils,  quittez  cette  haine  farouche; 
Soulagez  une  mère,  et  consolez  Créon; 
Rendez-moi  Polynice,  et  lui  rendez  Uémon. 

ÉTÉOCU. 

Mais  enfin  c'est  vouloir  que  je  m'impose  un  maître. 
Vous  ne  l'ignorez  pas,  Polynice  veut  l'être  ; 
11  demande  surtout  le  pouvoir  souverain , 
Et  ne  veut  revenir  que  le  sceptre  à  la  main. 

SCÈNE  V. 
JOCASTE,  ÉTÉOCLE,  ANTIGONE,  CRÉON,  ATTALE. 

ATTALE,  à  Étéoclc. 

Polynice,  seigneur,  demande  une  entrevue; 
Cest  ce  que  d'un  héraut  nous  apprend  la  venue. 
Il  vous  offre ,  seigneur,  ou  de  venir  ici ,    ' 
Ou  d'attendre  en  son  camp. 

CRÉOK. 

Peut-être  qu'adouci 
H  songe  à  terminer  une  guerre  si  lente , 
Et  son  ambition  n'est  plus  si  violente  : 
Par  ce  dernier  combat  il  apprend  aujourd'hui 
Que  vous  êtes  au  moins  aussi  puissant  que  lui. 
Les  Grecs  même  sont  las  de  servir  sa  colère; 
Et  j'ai  su ,  depuis  peu,  que  le  roi  son  beau-père. 
Préférant  à  la  guerre  un  solide  repos. 
Se  réserve  Mycène,  et  le  fait  roi  d'Argos. 
Tout  courageux  qu'il  est,  sans  doute  il  ne  souhaite 
Que  de  faire  en  effet  une  honnête  retraite. 
Puisqu'il  s'offre  à  vous  voir,  croyez  qu'il  veut  la  paix. 
Ce  jour  la  doit  conclure ,  ou  la  rompre  à  jamais. 
Tâchez  dans  ce  dessein  de  l'affermir  vous-même  ; 
Et  lui  promettez  tout,  hormis  le  diadème. 


36  LES  FRÈRES  ENNEMIS. 

ÉTÉOCLB. 

Hormis  le  diadème^  il  ne  demande  rten. 

JOCASTE. 

Mais  voyez-ie  du  moins. 

caÉuN. 
Oui,  puisqu'il  le  veut  bien  : 
Vous  ferez  plus  tout  seul  que  nous  ne  saurions  faire  ; 
Et  le  sang  reprendra  son  empire  ordinaire. 

ÉTÉOCLE. 

Allons  donc  le  chercher. 

jocAsn. 

Mon  iUs^  au  nom  des  dieux, 
Attendez-le  plutôt,  voyez^le  dans  ces  lieux. 

ÉTÉOCLB. 

Eh  bien,  madame,  eh  bien,  qu'il  vienne,  et  qu'on  lui  donne 
Toutes  les  sûretés  qu'il  faut  pour  sa  personne. 
Allons. 

AimGOHE. 

Ah!  si  ce  jour  rend  la  paix  aux  Thébains^ 
Elle  sera  Gréon,  l'ouvrage  de  vos  mains. 

SCÈNE  VI. 
CRÉON,  ATTALE. 

CRÉOft. 

L'intérêt  des  Thébains  n'est  pas  ce  qui  vous  touche , 
Dédaigneuse  princesse;  et  cette  âme  farouche. 
Qui  semble  me  flatter  après  tant  de  mépris. 
Songe  moins  à  la  paix  qu'au  retour  de  mon  fils. 
Mais  nous  verrons  bientôt  si  la  fiëre  Antigone 
Aussi  bien  que  mon  cœur  dédaignera  k  trône; 
Nous  verrons,  quand  les  dieux  m'auront  fait  votre  roi , 
Si  ce  fils  bienheureux  l'emportera  sur  moi. 

ATTALE. 

Eh  I  qui  «n'admirerait  un  changement  si  rare? 
Créon  même ,  Créon  pour  la  paix  se  déclare  ! 

CRÉOM. 

Tu  crois  donc  que  la  paix  est  l'objet  de  mes  soins? 

ATTALE. 

Oui,  je  le  crois,  seigneur,  quand  j'y  pensais  le  moins  : 


ACTE  III,  SCÈNE  VI.  37 

Et,  voyant  qu'en  effet  ce  beau  soin  vous  anime , 
J'admire  à  tout  moment  cet  effort  magnanime 
Qui  vous  fait  mettre  enfin  votre  haine  au  tombean. 
Ménécée^  en  mourant,  n'a  rien  fait  de  plus  beau. 
Et  qui  peut  immoler  sa  haine  à  sa  patrie 
Lui  pourrait  bien  aussi  sacrifier  sa  vie. 

CRÉON. 

Ah!  sans  doute ^  qui  peut,  d'un  généreux  effort, 
Aimer  son  ennemi,  peut  bien  aimer  la  mort. 
Quoi!  je  négligerais  le  soin  de  ma  vengeance , 
Et  de  mon  ennemi  je  prendrais  la  défense  1 
De  la  mort  de  mon  fils  Polynice  est  l'auteur, 
£t  moi  je  deviendrais  son  iàche  protecteur! 
Quand  je  renoncerais  à  cette  haine  extrême , 
Pourrais-je  bien  cesser  d'aimer  le  diadème? 
Non,  non;  tu  me  verras  d'une  constante  ardeur 
Haïr  mes  ennemis,  et  chérir  ma  grandeur. 
Le  trône  fit  toiyours  mes  ardeurs  les  plus  chères  : 
ie  rougis  d'obéir  où  régnèrent  mes  pères  ;    • 
Je  brûle  de  me  voir  au  rang  de  mes  aïeux. 
Et  je  l'envisageai  dès  que  j'ouvris  les  yeux. 
Surtout  depuis  deux  ans  ce  noble  soin  m'inspire , 
ie  ne  fais  point  de  pas  qui  ne  tende  à  l'empire  : 
Des  princes  mes  neveux  j'entretiens  la  fureur. 
Et  mon  ambition  autorise  la  leur. 
D'Étéocle  d'abord  j'appuyai  l'injustice; 
h  lui  fis  refuser  le  trône  à  Polynice. 
Tu  sais  que  je  pensais  dès  lors  à  m'y  placer; 
Et  je  l'y  mis^  Attale,  afin  de  l'en  chasser. 

ATTALE. 

Maiç,  seigneur^  si  la  guerre  eut  pour  vous  tant  de  charmes, 
D'où  vient  que  de  leurs  mains  vous  arrachez  les  armes? 
Et,  puisque  leur  discorde  est  l'objet  d^  vos  vœux. 
Pourquoi,  par  vos  conseils,  vont^ils  se  voir  tous  deux? 

CRÉOIV. 

Plus  qu'à  mes  ennemis  la  guerre  m'est  mortelle. 
Et  le  courroux  du  ciel  me  la  rend  trop  cruelle  : 
11  s'arme  contre  moi  de  mon  propre  dessein  ; 
H  se  sert  de  mon  bras  pour  me  percer  le  sein. 
La  guerre  s'allumait,  lorsque,  pour  mon  supplice, 
Hmon  m'abandonna  pour  servir  Polynice; 

KACINE.  * 


38  LES  FRÈRES  ENNEMIS. 

Les  deux  frères  par  moi  devinrent  ennemis  ; 

Et  je  devins^  Attale^  ennemi  de  mon  fils. 

Enfui;  ce  môme  jour^  je  fais  rompre  la  trêve ^ 

J'excite  le  soldat,  tout  le  camp  se  soulève^ 

On  se  bat;  et  voilà  qu'un  fils  désespéré 

Meurt,  et  rompt  un  combat  que  j'ai  tant  préparé. 

Mais  il  me  reste  un  fils;  et  je  sens  que  je  Taime 

Tout  rebelle  qu'il  est^  et  tout  mon  rival  môme  : 

Sans  le  perdre,  je  veux  perdre  mes  ennemis. 

11  m'en  coûterait  trop,  s'il  m'en  coûtait  deux  fils. 

Des  deux  princes,  d'ailleurs,  la  haine  est  trop  puissante  . 

Ne  crois  pas  qu'à  la  paix  jamais  elle  consente. 

Moi-même  je  saurai  si  bien  l'envenimer, 

Qu'ils  périront  tous  deux  plutôt  que  de  s'aimer. 

Les  autres  ennemis  n'ont  que  de  courtes  haines; 

Mais  quand  de  la  nature  on  a  brisé  les  chaînes, 

Cher  Attale,  il  n'est  rien  qui  puisse  réunir 

Ceux  que  des  nœuds  si  forts  n'ont  pas  su  retenir  : 

L'on  hait  avec  excès  lorsque  l'on  hait  un  frère. 

Mais  leur  éloignement  ralentit  leur  colère  : 

Quelque  haine  qu'on  ait  contre  un  fier  ennemi , 

Quand  il  est  loin  de  nous,  on  la  perd  à  demi. 

Ne  t'étonne  donc  plus  si  je  veux  qu'ils  se  voient  : 

Je  veux  qu'en  se  voyant  leurs  fureurs  se  déploient; 

Que  rappelant  leur  haine ,  au  lieu  de  la  chasser, 

Us  s'étouffent,  Âttale,  en  voulant  s'embrasser. 

ATT  A  LE. 

Vous  n'avez  plus,  seigneur,  à  craindre  que  vous-même  : 
On  porte  ses  remords  avec  le  diadème. 

CRÉON. 

Quand  on  est  sur  le  trône ,  on  a  bien  d'autres  soins  ;   . 
Et  les  remords  sont  ceux  qui  nous  pèsent  le  moins. 
Du  plaisir  de  régner  une  âme  possédée 
De  tout  le  temps  passé  détourne  son  idée  ; 
Et  de  tout  autre  objet  un  esprit  éloigné 
Croit  n'avoir  point  vécu  tant  qu'il  n'a  point  régné. 
Mais  allons.  Le  remords  n'est  pas  ce  qui  me  touche , 
Et  je  n'ai  plus  un  cœur  que  le  crime  effarouche  : 
Tous  les  premiers  forfaits  coûtent  quelques  efforts  ; 
Mais,  Attale,  on  commet  les  seconds  sans  remords. 


ACTE  IV,  SCÈDiK  I.  39 


ACTE  QUATRIÈME. 


SCÈNE  I. 
ÉTËOCLC,  GRÉON. 

ÉTÈOCLE. 

Oui ,  Créon ,  c'est  ici  qu'il  doit  bientôt  se  rendre  ; 
Et  tous  deux  en  ce  lieu  nous  le  pouvons  attendre. 
Nous  verrons  ce  qu'il  veut  :  mais  je  répondrais  bien 
Que  par  celte  entrevue  on  n'avancera  rien. 
Je  connais  Polynice  et  son  humeur  altière; 
Je  sais  bien  que  sa  haine  est  cncor  tout  entière  ; 
Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  en  arrêter  le  cours; 
Et  pour  moi,  je  sens  bien  que  je  le  hais  toujours. 

CRÉON. 

Mais  s'il  vous  cède  enfin  la  candeur  souveraine, 
Vous  devez,  ce  me  semble,  apaiser  votre  haine. 

ÉTÉOCUE. 

Je  ne  sais  si  mon  cœur  s'apaisera  jamais  : 

Ce  n'est  pas  son  oi^ueil,  c'est  lui  seul  que  je  hais. 

Nous  avons  l'un  et  l'autre  une  haine  obstinée  : 

Elle  n'est  pas,  Créon,  l'ouvrage  d'une  année; 

Elle  est  née  avec  nous;  et  sa  noire  fureur, 

Aussitôt  que  la  vie,  entra  dans  notre  cœur. 

Nous  étions  ennemis  dès  la  plus  tendre  enfance  ; 

Quii  dis-je!  nous  l'étions  avant  notre  naissante  : 

Triste  et  fatal  effet  d'un  sang  incestueux! 

Pendant  qu'un  même  sein  nous  renfermaH  tous  deui^ 

Dans  les  flancs  de  ma  mère  une  guerre  intestine 

De  nos  divisions  lui  marqua  l'origine. 

Elles  ont,  tu  le  sais,  paru  dans  le  berceau , 

Et  nous  suivront  peut^tre  encor  dans  le  tombeau. 

On  dirait  que  le  ciel,  par  un  arrêt  funeste. 

Voulut  de  nos  parents  punir  ainsi  l'inceste  ; 

El  que  dans  notre  sang  il  voulut  mettre  au  jour 

Tout  ce  qu'ont  de  plus  noir  et  la  haine  et  l'amour. 

Et  maintenant,  Créon,  que  j'attends  sa  venue , 


40  L£S  FRÈRES  ENNEMIS. 

Ne  crois  pas  que  pour  lui  ma  haine  diminue; 
Plus  il  approche,  et  plus  il  me  semble  odieux; 
Et  sans  doute  il  faudra  qu'elle  éclate  à  ses  yeux. 
J'aurais  mémeTegret  qu'il  me  quittât  l'empire  : 
11  faut,  il  faut  qu'il  fuie,  et  non  qu'il  se  retire. 
Je  ne  veux  point,  Créon,  le  haïr  à  moitié. 
Et  je  crains  son  courroux  moins  que  son  amitié. 
Je  veux,  pour  donner  cours  à  mon  ardente  haine. 
Que  sa  fureur  au  moins  autorise  la  mienne; 
Et  puisqu'enfin  mon  cœur  ne  saurait  se  trahir. 
Je  veux  qu'il  me  déteste,  afin  de  le  haïr. 
Tu  verras  que  sa  rage  est  encore  la  même. 
Et  que  toujours  son  cœur  aspire  au  diadème. 
Qu'il  m'abhorre  toujours,  et  veut  toujours  régner; 
Et  qu'on  peut  bien  le  vaincre,  et  non  pas  le  gagner. 

CRÉON. 

Domptez-le  donc,  seigneur,  s'il  demeure  inflexible; 
Quelque  fier  qu'il  puisse  être,  il  n'est  pas  invincible  : 
Et  puisque  la  raison  ne  peut  rien  sur  son  cœur. 
Eprouvez  ce  que  peut  un  bras  toujours  vainqueur. 
Oui,  quoique  dans  la  paix  je  trouvasse  des  charmes. 
Je  serai  le  premier  à  reprendre  les  armes; 
Et  si  je  demandais  qu'on  en  rompît  le  cours. 
Je  demande  encor  plus  que  vous  régniez  toujours. 
Que  la  guerre  s'enflamme  et  jamais  ne  finisse , 
S'il  faut,  avec  la  paix,  recevoir  Polynice. 
Qu'on  ne  nous  vienne  plus  vanter  un  bien  si  doux; 
La  guerre  et  ses  horreurs  nous  plaisent  avec  vous. 
Tout  le  peuple  thébain  vous  parle  par  ma  bouche  ; 
Ne  le  soumettez  pas  à  ce  prince  farouche  : 
Si  la  paix  se  peut  faire,  il  la  veut  comme  moi  ; 
Surtout,  si  vous  Taimez,  conservez-lui  son  roi. 
Cependant  écoutez  le  prince  votre  frère , 
Et,  s'il  se  peut,  seigneur,  cachez  votre  colère; 
Feignez...  Mais  quelqu'un  vient. 

SCÈNE  II. 
ÉTÉOCLE,  GRÉON,  ATTALE. 

ÉTÉOCLE. 

Sont-ils  bien  près  d'ici? 


ACTE  IV,  SCÈNE  III.  41 

VonUils  venir,  Attale? 

ATTALE. 

Oui 9  seigneur,  les  voici. 
Ils  ont  trouvé  d'abord  la  princesse  et  la  reine  ; 
Et  bientôt  ils  seront  dans  la  chambre  prochaine. 

ÉTÉOCLE. 

Qu'ils  entrent.  Cette  approche  excite  mon  courroux. 
Qu'on  hait  un  ennemi  quand  il  est  près  de  nous  ! 

CRÉON. 

Ah!  le  voici,  (à  pan)  Fortune,  achève  mon  ouvrage , 
Et  livre-les  tous  deux  aux  ^ansports  de  leur  rage  ! 

SCÈNE  ni. 

JOCASTE,  ÉTÉOCLE,  POLYNICE,  AiNTIGOiNE,  HÉMON, 
CREON. 

JOCASTE. 

Me  voici  donc  tantôt  au  comble  de  mes  vœux , 
Puisque  déjà  le  ciel  vous  rassemble  tous  deux. 
Vous  revoyez  un  frère,  après  deux  ans  d'absence, 
Dans  ce  même  palais  où  vous  prîtes  naissance  : 
Et  moi,  par  un  bonheur  où  je  n'osais  penser, 
L'un  et  l'autre  à  la  fois  je  vous  puis  embrasser. 
Commencez  donc ,  mes  fils ,  jcette  union  si  chère  ; 
Et  que  chacun  de  vous  reconnaisse  son  frère  : 
Tous  deux  dans  votre  frère  envisagez  vos  traits  ; 
Mais,  pour  en  mieux  juger,  voyez-les  de  plus  près. 
Surtout  que  le  sang  parle  et  fasse  son  office. 
Approchez,  Étéocle;  avancez,  Polynice... 
Hé  quoi!  loin  d'approcher,  vous  reculez  tons  deux  ! 
D'où  vient  ce  sombre  accueil  et  ces  regards  fâcheux? 
N'est-ce  point  que  chacun ,  d'une  àme  irrésolue , 
Pour  saluer  son  frère  attend  qu'il  le  salue  ; 
Et  qu'affectant  l'honneur  de  céder  le  dernier. 
L'un  ni  l'autre  ne  veut  s'embrasser  le  premier? 
Étrange  ambition  qui  n'aspire  qu'au  crime , 
Où  le  plus  furieux  passe  pour  magnanime  ! 
Le  vainqueur  doit  rougir  en  ce  combat  honteux  ; 
El  les  premiers  vaincus  sont  les  plus  généreux. 
Voyons  donc  qui  des  deux  aura  plus  de  courage, 
Qui  voudra  le  premier  triompher  de  sa  rago.,. 


42  LES  FRÈRiûS  ENNEMIS. 

Quoi  !  vous  n'en  faites  rien  !  C'est  à  vous  d'avancer^ 
Et,  venant  de  si  loin,  vous  devez  commencer; 
Commencez,  Polynice,  embrassez  votre  frère; 
Et  montrez... 

ÉTÉOCLE. 

Hé,  madame!  à  quoi  bon  ce  mystère? 
Tous  ces  embrassements  ne  sont  guère  à  propos  : 
Qu'il  parle,  qu'il  s'explique,  et  nous  laisse  en  repos. 

POLTKtCE. 

Quoi!  faut41  davantage  expliquer  mes  pensées? 
On  les  peut  découvrir  par  les  choses  passées  : 
La  guerre,  les  combats,  tant  de  sang  répandu. 
Tout  cela  dit  assez  que  le  trône  m'est  dû. 

ÉTÉOCLE. 

Et  CCS  mêmes  combats,  et  cette  même  guerre, 
Co  sang  qui  tant  de  fois  a  fait' rougir  la  terre , 
Tout  cela  dit  assez  que  le  trône  est  à  moi  ; 
Ei,  tant  que  je  respire ,  il  ne  peut  étro  à  toi. 

POLYfilCE. 

Tu  sais  qu'injustement  tu  remplis  cette  place. 

ÉTÉOCLE. 

L'injustice  me  plaît,  pourvu  que  je  t'en  chasse.  ^ 

fOLYNICE. 

Si  tu  n'en  veux  sortir,  tu  pourras  en  tomber. 

ÉTÉOCLE. 

Si  je  tombe,  avec  moi  tu  pourras  succomber. 

JOCASTE. 

0  dieux  !  que  je  me  vois  cruellement  déçue  ! 

N'avais-je  tant  pressé  cette  fatale  vue. 

Que  pour  les  désunir  encor  plus  que  jamais? 

Ah,  mes  fils!  est-ce  là  comme  on  parle  de  paix? 

Quittez,  au  nom  des  dieux,  ces  tragiques  pensées; 

Ne  renouvelez  point  vos  discordes  passées  : 

Vous  n'êtes  pas  ici  dans  un  champ  inhumain. 

Est-ce  moi  qui  vous  mets  les  armes  à  la  main  ? 

Considérez  ces  lieux  où  vous  prîtes  naissance  ; 

Leur  aspect  sur  vos  cœurs  n'a-t-il  point  de  puissance? 

C'est  ici  que  tous  deux  vous  reçûtes  le  jour; 

Tout  ne  vous  parle  ici  que  de  paix  et  d'amour  : 

Ces  princes,  votre  sœur,  tout  condamne  vos  haines; 

Enfin  moi,  qui  pour  vous  pris  toujours  tant  do  prin^'s. 


ACTK  IV,  SCENE  lli.  O 

Qui,  pour  vous  réunir^  immolerais...  Hélas! 
Ils  dérournent  la  tète  et  ne  m'écoutent  pas  ! 
Tous  deux  pour  s'attendrir  ils  ont  Tàme  trop  dure; 
ils  ne  connaissent  plus  la  voix  de  la  nature  l 

(à  PolTWoe.) 

Et  vous^  que  je  croyais  plus  doux  et  plus  souroio... 

POLII^ICE. 

Je  ne  veux  rien  de  lui  que  ce  qu'il  m'a  promis  : 
il  ne  saurait  régner  sans  se  rendre  parjure. 

JOCASTE. 

Une  extrême  justice  est  souvent  une  injure. 
Le  trône  vous  est  dû^  je  n'en  saurais  douter; 
Mais  vous  le  renversez  en  voulant  y  monter. 
Ne  voQs  lassez-vous  point  de  cette  affreuse  guerre  ? 
Voulez-vous  sans  pitié  désoler  cette  terre, 
Détruire  cet  empire  afin  de  le  gagner? 
Est-ce  donc  sur  des  morts  que  vous  voulez  régner? 
Thèbes  avec  raison  craint  le  règne  d'un  prince 
Qui  de  fleuves  de  sang  inonde  sa  province  : 
Voudrait-elle  obéir  à  votre  injuste  loi? 
Vous  êtes  son  tyran  avant  qu'être  son  roi. 
Dieux!  si  devenant  grand  souvent  on  devient  pire. 
Si  la  vertu  se  perd  quand  on  gagne  l'empire. 
Lorsque  vous  régnerez,  que  serez-vous,  hélas! 
Si  vous  êtes  eruel  quand  voas  ne  régnez  pas? 

POLYMICS. 

Ah  !  si  je  suis  cruel,  on  me  force  de  l'être; 
Et  de  mes  actions  je  ne  suis  pas  le  maître. 
J'ai  honte  des  horreurs  où  je  me  vois  contraint; 
Et  c'est  injustement  que  le  peuple  me  craint. 
Mais  il  faut  en  effet  soulager  ma  patrie  ; 
De  ses  gémissements  mon  âme  est  attendrie. 
Trop  de  sang  innocent  se  verse  tous  les  joui^  ; 
il  faut  de  ses  malheurs  que  j'arrête  le  cours; 
Et,  sans  faire  gémir  ni  Thcbcs  ni  la  Grèce , 
A  l'auteur  de  mes  maux  il  faut  que  je  m'adresse  : 
11  suffit  aujourd'hui  de  son  sang  ou  du  mien. 

JOCASTIv. 

Du  sang  de  votre  frère? 

POI.YMCE. 

Oui,  madamo ,  du  sini ; 


^t  LtS  FKÊRES  ENNEMIS. 

H  Taut  finir  ainsi  cette  guerre  inhumaine. 
Oui,  cruel,  et  c'est  là  le  dessein  qui  m'amèniî; 
Moi-même  à  ce  combat  j'ai  voulu  t'appeler  : 
A  tout  autre  qu'à  toi  je  craignais  d'en  parler  : 
Tout  autre  aurait  voulu  condamner  ma  pensée , 
Et  personne  en  ces  lieux  ne  te  l'eût  annoncée. 
Je  te  l'annonce  donc.  C'est  à  toi  de  prouver 
Si  ce  que  tu  ravis  tu  le  sais  conserver. 
Montre-toi  digne  enfin  d'une  si  belle  proie. 

ÉTÉOCLE. 

J'accepte  ton  dessein ,  et  l'accepte  avec  joie  ; 
Créon  sait  là-dessus  quel  était  mon  désir  : 
J'eusse  accepté  le  trône  avec  moins  de  plaisir. 
Je  te  crois  maintenant  digne  du  diadème  ; 
Je  te  le  vais  porter  au  bout  de  ce  fer  même. 

JOCASTE. 

Hàtez-vous  donc,  cruels,  de  me  percer  le  sein , 

Et  commencez  par  moi  votre  horrible  dessein  : 

Ne  considérez  point  que  je  suis  votre  mère; 

Considérez  en  moi  celle  de  votre  frère. 

Si  de  votre  ennemi  vous  recherchez  le  sang, 

Reclierehez-en  la  source  en  ce  malheureux  flanc 

Je  suis  de  tous  les  deux  la  commune  ennemie , 

Puisque  votre  ennemi  reçut  de  moi  la  vie; 

Cet  ennemi,  sans  moi^  ne  verrait  pas  le  jour. 

S'il  meurt,  ne  faut-il  pas  que  je  meure  à  mon  tour.' 

N'en  doutez  point,  sa  mort  me  doit  être  commune^ 

Il  faut  en  donner  deux,  ou  n'en  donner  pas  une; 

Et,  sans  être  ni  doux  ni  cruel  à  demi , 

Il  faut  me  perdre,  ou  bien  sauver  votre  ennemi. 

Si  la  vertu  vous  plait ,  si  l'honneur  vous  anime , 

Barbares ,  rougissez  de  commettre  un  tel  crime  ; 

Ou  si  le  crime ,  enfin ,  vous  plaît  tant  à  chacun , 

Barbares,  rougissez -de  n'en  commettre  qu'un. 

Aussi  bien ,  ce  n'est  point  que  l'amour  vous  retienne , 

Si  vous  sauvez  ma  vie  en  poursuivant  la  sienne  : 

Vous  vous  garderiez  bien ,  cruels ,  de  m'épargncr, 

Si  je  vous  empêchais  un  moment  de  régner. 

Polynice,  est-ce  ainsi  que  l'on  traite  une  mère? 

POLYKICt;. 

J'épargne  mon  pavi*. 


ACTE  IV,  SCÈNE  III.  45 

JOCASTE. 

Et  TOUS  tuez  un  frère  ! 

POLTIIICB. 

Je  punis  un  méchant. 

J0CA8TE. 

Et  sa  mort  aujourd'hui 
Vous  rendra  plus  coupable  et  plus  méchant  que  hii. 

POLTNICE. 

Faut-il  que  de  ma  main  je  couronne  ce  traître  ^ 
Et  que  de  cour  en  cour  j'aille  chercher  un  maître  ; 
Qu'errant  et  vagabond  je  quitte  mes  États  ^ 
Pour  observer  des  lois  qu'il  ne  respecte  pas? 
De  ses  propres  forfaits  serai-je  la  victime? 
Le  diadème  est-il  le  partage  du  crime? 
Quel  droit  ou  quel  devoir  n'a-t-il  point  violé? 
Et  cependant  il  règne  ^  et  je  suis  exilé  ! 

JOCASTB. 

Mais  si  le  roi  d'Argos  vous  cède  une  couronne... 

POLTNtCE. 

Doifr-je  chercher  ailleurs  ce  que  le  sang  me  donne? 
En  m'alliant  chez  lui,  n'aurai-je  rien  porté? 
Et  ticndrai-je  mon  rang  de  sa  seule  bonté? 
D'un  trône  qui  m'est  dû  faut-il  que  l'on  me  chasse. 
Et  d'un  prince  étranger  que  je  brigue  la  place? 
Non,  non;  sans  m'abaisser  à  lui  faire  la  cour, 
le  veux  devoir  le  sceptre  à  qui  je  dois  le  jour. 

JOCASTE. 

Qu'on  le  tienne,  mon  fils,  d'un  beau-père  ou  d'un  père, 
La  main  de  tous  les  deux  vous  sera  toujours  chère. 

^  rOLTIfICE. 

Non,  non  ;  là  différence  est  trop  grande  pour  moi  ; 
L'un  me  ferait  esclave,  et  l'autre  me  fait  roi. 
Quoi!  ma  grandeur  serait  l'ouvrage  d'une  femme! 
D'un  éclat  si  honteux  je  rougirais  dans  l'âme. 
Le  trône,  sans  l'amour,  me  serait  donc  fermé? 
Je  ne  régnerais  pas  si  l'on  ne  m'eût  aimé? 
Je  veux  m'ouvrir  le  trône,  ou  jamais  n'y  paraître; 
Et  quand  j'y  monters^i,  j'y  veux  monter  en  maître; 
Que  le  peuple  à  moi  seul  soit  forcé  d'obéir; 
Et  qu'il  me  soit  permis  de  m'en  faire  haïr. 
Enfin,  de  ma  grandeur  je  veux  être  Tarbitrc, 


46  LES  FRÊRKS  ENNEMIS. 

N'être  point  roi ,  madame^  ou  l'être  à  juste  titre; 
Que  le  sang  me  couronne;  ou,  s'il  ne  suffit  pas. 
Je  veux  à  son  secours  n'appeler  que  mon  bras. 

JOCASTE. 

ï^aites  plus,  tenez  tout  de  votre  grand  courage; 
Que  votre  bras  tout  seul  fasse  votre  partage  ; 
Et,  dédaignant  les  pas  des  autres  souverains. 
Soyez,  mon  fils,  soyez  l'ouvrage  de  vos  mains. 
Par  d'illustres  exploits  couronnez-^ous  vous-même  ; 
Qu'un  superbe  laurier  soit  votre  diadème; 
Régnez  et  triomphez,  et  joignez  à  la  fois 
La  gloire  des  héros  à  la  pourpre  des  rois. 
Quoi!  votre  ambition  serait-elle  bornée 
A  régner  tour  à  tour  l'espace  d'une  année? 
Cherchez  à  ce  grand  cœur,  que  rien  ne  peut  dompter. 
Quelque  trône  où  vous  seul  ayez  droit  de  mouler. 
Mille  sceptres  nouveaux  s'offrent  à  votre  épce, 
Sans  que  d'un  sang  si  cher  nous  la  voyions  trempée. 
Vos  triomphes  pour  moi  n'auront  rien  que  de  doux , 
Et  votre  frère  même  ira  vaincre  avec  vous. 

POLYNICB. 

Vous  voulez  que  mon  cœur,  flatté  de  ces  chimères , 
Laisse  un  usurpateur  au  trône  de  mes  pères? 

JOCASTE. 

Si  vous  lui  souhaitez  en  effet  tant  de  mal, 
Élevez-le  vous-même  à  ce  trône  fatal. 
Ce  trône  fut  toujours  un  dangereux  abimc; 
La  foudre  l'environne  aussi  bien  que  le  crime 
Votre  père  et  les  rois  qui  vous  ont  devancés, 
Sitôt  qu'ils  y  montaient,  s'en  sont  vus  renvoi  ses. 

POLTTUCE. 

Quand  je  devrais  au  ciel  rencontrer  le  tonnerre, 
J*y  monterais  plutôt  que  de  ramper  à  terre. 
Mon  cœur,  jaloux  du  sort  de  ces  grands  malheureux , 
Veut  s'élever,  madame,  et  tomber  avec  eux. 

ÊTÉOCLE. 

Je  saurai  t'épargncr  une  chute  si  vaine. 

POLVNICE. 

Ah!  ta  chute,  crois-moi,  précédera  la  mienne. 

JOCASTE. 

Mon  fils,  son  règne  plaît. 


ACTE  IV,  SCfeNE  IV.  47 

POLYNICR. 

Mais  il  m'est  odieux. 

JOCASTE. 

Il  a  pour  lui  le  peuple. 

POLYNICE. 

Et  j'ai  pour  moi  les  dieux. 

ÉTËOCLE. 

Les  dieux  de  ce  haut  rang  te  voulaient  interdire, 

Puisqu'ils  m'ont  élevé  le  premier  à  l'empire  : 

Ils  ne  savaient  que  trop ,  lorsqu'ils  firent  ce  choix , 

Qu'on  veut  régner  toujours  quand  on  règne  une  fois. 

Jamais  dessus  le  trône  on  ne  vit  plus  d'un  maître  ; 

Il  n'en  peut  tenir  deux,  quelque  grand  qu'il  puisse  être  ; 

L'un  des  deux,  tôt  ou  tard,  se  verrait  renversé; 

lât  d'un  autre  soi-même  on  y  serait  pressé. 

Jugez  donc,  par  l'horreur  que  ce  méchant  me  donne. 

Si  je  puis  avec  lui  partager  la  couronne. 

-POLYNICE. 

Et  moi  je  ne  veux  plus ,  tant  tu  m'es  odieux , 
Partager  avec  toi  la  lumière  des  cieox. 

JOCASTE. 

Allezdonc,  j'y  consens,  allez  perdre  la  vie; 
i  ce  cruel  combat  tous  deux  je  vous  convie  ; 
Puisque  tous  mes  efforts  ne  sauraient  vous  changer, 
Uue  tardez-vous?  allez  vous  perdre  et  me  venger. 
Surpassez,  s'il  se  peut,  les  crimes  de  vos  pères  : 
Montrez,  en  vous  tuant,  comme  vous  êtes  frères; 
Le  plus  grand  des  forfaits  vous  a  donné  le  jour, 
H  faut  qu'un  crime  égal  vous  l'arrache  à  son  tour. 
Je  ne  condamne  plus  la  fureur  q^i  vous  presse; 
Je  n'ai  plus  pour  mon  sang  ni  pitié  ni  tendresse  : 
Votre  exemple  m'apprend  à  ne  le  plus  chérir; 
Et  moi  je  vais,  cruels,  vous  apprendre  à  mourir. 

SCÈNE  IV. 
ANTIGONE,  ÉTÉOCLE,  POLYNICE,  HÉMON,  CRÉON. 

AimCONE. 


AWTiuuwr.. 

Madame...  0  ciel!  que  vois-je  !  Hélas!  rien  ne  les  touche  » 

HÉMON. 

Rien  ne  peut  ébranler  leur  constance  farouche. 


48  LES  FRÈRES  ENNEMIS. 

ANTI€ONB. 

Princes... 

ÉTÉOCLE. 

Pour  ce  combat^  choisissons  quelque  lieu. 

POLYNICE. 

Courons.  Adieu,  ma  sœur. 

ÉTÉ0€LE. 

Adieu ,  princesse,  adieu. 

▲NTIGORE. 

Mes  frères^  arrêtez!  Gardes,  qu'on  les  retienne^ 
Joignez,  unissez  tous  vos  douleurs  à  la  mienne. 
C'est  leur  être  cruels  que  de  les  respecter. 

BÉMON. 

Madame,  il  n'est  plus  rien  qui  les  puisse  arrêter. 

▲NTIOONE. 

Ah  !  généreux  Hémon ,  c'est  vous  seul  que  j'implore  : 
Si  la  vertu  vous  plait,  si  vous  m'aimez  encore. 
Et  qu'on  puisse  arrêter  leurs  parricides  mains, 
Hélas  !  pour  me  sauver,  sauvez  ces  inhumains. 


ACTE  CINQUIÈME. 


SCÈNE  I. 

ANTIGONE. 

A  quoi  te  résous-tu,  princesse  infortunée? 
Ta  mère  viens  de  mourir  dans  tes  bras  ; 

Ne  saurais-tu  suivre  ses  pas. 
Et  finir,  en  mourant,  ta  triste  destinée? 
A  de  nouveaux  malheurs  te  veux-tu  réserver 
Tes  frères  sont  aux  mains,  rien  ne  les  peut  sauver 

De  leurs  cnielles  armes. 
Leur  exemple  t'anime  à  te  percer  le  flanc; 

Et  toi  seule  verse  des  larmes. 

Tous  les  autres  versent  du  sang. 

Quelle  est  de  mes  malheurs  l'extrémité  mortelle? 
Où  ma  douleur  doit-elle  recourir? 
Dois-je  vivre?  dois-je  mourir? 


ACTE  V,  SCÈNE  IL  49 

Vn  amant  me  retient,  une  mère  m'appelle; 
Dans  la  nuit  du  tombeau  je  la  vois  qui  m'attend  ; 
Ce  que  veut  la  raison ,  Tamour  me  le  défend , 

Et  m'en  ôte  l'envie. 
Que  je  vois  de  sujets  d'abandonner  le  jour! 
Mais,  hélas!  qu'on  tient  à  la  vie. 
Quand  on  tient  si  fort  à  l'amour! 

Oui,  tu  retiens,  amour,  mon  âme  fugitive; 
Je  reconnais  la  voix  de  mon  vainqueur  : 

L'espérance  est  morte  en  mon  cœur. 
Et  cependant  tu  vis,  et  tu  veux  que  je  vive  ; 
Tu  dis  que  mon  amant  me  suivrait  au  tombeau. 
Que  je  dois  de  mes  jours  conserver  le  flambeau 

Pour  sauver  ce  que  j'aime. 
Hémon,  vois  le  pouvoir  que  l'amour  a  sur  moi  : 

Je  ne  vivrais  pas  pour  moi-même. 

Et  je  veux  bien  vivre  pour  toi. 

Si  jamais  tu  doutas  de  ma  flamme  fidèle... 

Mais  Yoici  du  combat  la  funeste  nouvelle^  ^ 

SCÈNE  II. 
ANTIGONE,  OLYMPE. 

AlfTieOIfE. 

Eh  bien ,  ma  chère  Olympe,  as-tu  vu  ce  forfait? 

OLYMPE. 

J'y  suis  courue  en  vain ,  c'en  était  déjà  fait. 

Du  haut  de  nos  remparts  j'ai  vu  descendre  en  larmes 

Le  peuple  qui  courait  et  qui  criait  aux  armes; 

Et,  pour  vous  dire  enfin  d'où  venait  sa  terreur. 

Le  roi  n'est  plus,  madame,  et  son  frère  est  vainqueur. 

On  parle  aussi  d'Hémon  ;  l'on  dit  que  son  courage 

S'est  efforcé  longtemps  de  suspendre  leur  rage. 

Mais  que  tous  ses  efforts  ont  été  superflus. 

C'est  ce  que  j'ai  compris  de  mille  bruits  confus. 

ANTIGONE. 

Ah!  je  n'en  doute  pas,  Hémon  est  magnanime; 

Son  grand  cœur  eut  toujours  trop  d'horreur  pour  le  crime  ; 

Je  l'avais  conjuré  d'empêcher  ce  forfait; 

Et  s'il  l'avait  pu  faire,  Olympe,  il  l'aurait  fait. 


50  L£S  FRÈRES  ENNEMIS. 

Mais^  hélas!  leur  fureur  ne  pouvait  se  contraindre; 
Dans  des  ruisseaux  de  sang  elle  voulait  s'éteindre. 
Princes  dénaturés ,  vous  voilà  satisfaits; 
La  mort  seule  entre  vous  pouvait  mettre  la  paix. 
Le  trône  pour  vous  deux  avait  trop  peu  de  place , 
Il  fallait  entre  vous  netire  un  plus  grand  espace , 
Et  que  le  ciel  vous  mit,  pour  finir  vos  discords. 
L'un  parmi  les  vivants,  l'autre  parmi  les  morts. 
Infortunés  tous  deux,  dignes  qu'on  vous  déplore! 
Moins  malheureux  pourtant  que  je  ne  suis  encore , 
Puisque  de  tous  les  maux  qui  sont  tombés  sur  vous 
Vous  n'en  sentez  aucun,  et  que  je  les  sens  tous! 

OLYMPE. 

Mais  pour  vous  ce  malheur  est  un  moindre  supplice 
Que  si  la  mort  vous  eût  enlevé  Polynice  ; 
Ce  prince  était  l'objet  qui  faisait  tous  vos  soins  : 
Les  intérêts  du  roi  vous  touchaient  beaucoup  moins. 

ANTIGONE. 

Il  est  vrai,  je  l'aimais  d'une  amitié  sincère; 

Je  l'aimais  beaucoup  plus  que  je  n'aimais  son  frère  ; 

Et  ce  qui  lui  donnait  tant  de  part  dans  mes  vœux, 

Il  était  vertueux.  Olympe,  et  malheureux. 

Mais,  hélas!  ce  n'est  plus  ce  cœur  si  magnanime, 

Et  c'est  un  criminel  qu'a  couronné  son  crime  : 

Son  frère  plus  que  lui  commence  à  me  toucher, 

Devenant  malheureux,  il  m'est  devenu  cher. 

OLYMPE. 

Créon  vient. 

ANTIGONE. 

U  est  triste;  et  j'en  connais  la  cause  : 
Au  courroux  du  vainqueur  la  mort  du  roi  l'expose. 
C'est  de  tous  nos  malheurs  l'auteur  pernicieux. 

SCÈNE  IIL 
ANTIGONE,  CRÉON,  OLYMPE,  ATTALE,  gardes. 

CRfiON. 

Madame,  qn'ai-je  appris  en  entrant  dans  ces  lieux? 
Est-il  vrai  que  la  reine... 

ANTIGONE. 

Oui,  Créon,  elle  est  morte. 


ACTE  V,  SCÈNE  111.  61 

CRBON. 

O  dieux  !  puis-je  savoir  de  quelle  étrange  sorte 
Ses  jours  infortunés  ont  éteint  leur  flambeau? 

OLYMPE. 

ËUe-mème,  seigneur,  s'est  ouvert  le  tombeau; 
Et,  s'ôtant  d'un  poignard  en  un  moment  saisie. 
Elle  en  a  terminé  ses  malheurs  et  sa  vie. 

ANTKSOME. 

Elle  a  su  prévenir  la  perte  de  son  ûls. 

CRÉON. 

Ah,  madame!  il  est  vrai  que  les  dieux  ennemis... 

ANTIGONE. 

N'imputez  qu'à  vous  seul  la  mort  du  roi  mon  frère. 
Et  n'en  accuses  point  la  céleste  colère. 
A  ce  combat  fatal  vous  seul  l'avez  conduit  : 
11  a  cru  vos  conseils;  sa  mort  en  est  le  fruit. 
Ainsi  de  leurs  flatteurs  les  rois  sont  les  viclimcs  : 
Vous  avancez  leur  perte  en  approuvant  leurs  crimes. 
De  la  chute  des  rois  vous  êtes  les  auteurs; 
Mais  les  rois,  en  tombant,  entraînent  leurs  flatteurs. 
Vous  le  voyez,  Crcon;  sa  disgrâce  mortelle 
Vous  est  funeste  autant  qu'elle  nous  est  cruelle  : 
Le  ciel,  iîn  le  perdant,  s'en  est  vengé  sur  vous; 
Et  vous  avez  peut-être  à  pleurer  comme  nous. 

CRÊOM. 

Madame,  je  l'avoue;  et  les  destins  conU-aircs 

Me  font  pleurer  deux  fils,  si  vous  pleurez  deux  frères. 

AUTICONE. 

Mes  frères  et  vos  fils!  dieux!  que  veut  ce  discours? 
Quelque  autre  qu'Étéocle  a-t-il  fini  ses  jours? 

CHÉON. 

Mais  ne  savez-Tous  pas  cette  sanglante  histoire? 

ANTIGO^H. 

J'ai  su  que  Polynice  a  gagné  la  victoire. 

Et  qu'Hémon  a  voulu  les  séparer  en  vain.  ' 

CRBOM. 

Madame,  ce  combat  est  bien  plus  inhumain. 
Vous  ignorez  encor  me»  pertes  et  les  vôtres; 
Mais,  hélas!  apprenez  les  unes  et  les  autres, 

ANTIQONE. 

Rigoureuse  fortune,  achève  ton  courroux  l 


52  LES  FRÈRES  ENNEMIS. 

Ah!  sans  doute,  voici  le  dernier  de  tes  coups! 

CRÉON. 

Vous  avez  vu ,  madame  y  avec  quelle  furie 

Les  deux  princes  sortaient  pour  s'arracher  la  vie  \ 

Que  d'une  ardeur  égale  ils  fuyaient  de  ces  lieux , 

Et  que  jamais  leurs  cœurs  ne  s'accordèrent  mieux. 

La  soif  de  se  baigner  dans  le  sang  de  leur  frère 

Faisait  ce  que  jamais  le  sang  n'avait  su  faire  : 

Par  l'excès  de  leur  haine  ils  semblaient  réunis, 

Et,  prêts  à  s'égorger,  ils  paraissaient  amis. 

Ils  ont  choisi  d'abord ,  pour  leur  champ  de  bataille , 

Un  lieu  près  des  deux  camps,  au  pied  de  la  muraille. 

Cest  là  que ,  reprenant  leur  première  fureur. 

Ils  commencent  enfin  ce  combat  plein  d'horreur. 

D'un  geste  menaçant,  d'un  œil  brûlant  de  rage. 

Dans  le  sein  l'un  de  l'autre  ils  cherchent  un  passage  ; 

Et,  la  seule  fureur  précipitant  leurs  bras. 

Tous  deux  semblent  courir  au-devant  du  trépas. 

Mon  fils,  qui  de  douleur  en  soupirait  dans  Tàme, 

Et  q«tt-^  souvenait  de  vos  ordres,  madame. 

Se  jette  au  milieu  d'eux,  et  m«^prise  pour  vous 

Leurs  ordres  absolus  qui  nous  arrêtaient  tous. 

Il  leur  retient  le  bras,  les  repousse,  les  prie. 

Et  pour  les  séparer  s'expose  à  leur  furie  : 

Mais  il  s'efforce  en  vain  d^en  arrêter  le  cours; 

Et  ces  deux  furieux  se  rapprochent  toujours. 

11  tient  ferme  pourtant,  et  ne  perd  point  courage; 

De  mille  coups  mortels  il  détourne  l'orage , 

Jusqu'à  ce  que  du  roi  le  fer  trop  rigoureux , 

Soit  qu'il  cherchât  son  frère,  ou  ce  fils  mulhcun^ux, 

Le  reaverse  à  ses  pieds  prêt  à  rendre  la  vie. 

ANTIGOISK. 

Et  la  douleur  encor  ne  me  l'a  pas  ravie  ! 

GRÉOlf. 

J'y  cours,  je  le  relève,  et  le  prends  dans  mes  bras; 
Et  me  reconnaissant  :  «  Je  meurs,  dit-il  tout  bas, 
«  Trop  heureux  d'expirer  pour  ma  belle  princesse. 
«  En  vain  à  mon  secours  votre  amitié  s'empresse; 
«  C'est  à  ces  furieux  que  vous  devez  courir  : 
«  Séparez-les,  mon  père,  et  me  laissez  mourir.  » 
11  expire  à  ces  mots.  Ce  barbare  spectacle 


ACTE  V,  SCÊiNE  111.  S3 

A  leur  noire  fureur  n'apporte  point  d'obstacle  ; 

Seulement  Polynîce  en  parait  affligé  : 

«  Attends^  Hémon,  dit-il^  tu  \as  être  vengé.  » 

£n  effets  sa  douleur  renouvelle  sa  rage. 

Et  bientôt  le  combat  tourne  à  son  avantage. 

Le  roi,  frappé  d'un  coup  qui  lui  perce  le  flanc. 

Lui  cède  la  victoire  y  et  tombe  dans  son  sang. 

Les  deux  camps  aussitôt  s'abandonnent  en  proie , 

Le  nôtre  à  la  douleur,  et  les  Grecs  à  la  joie; 

Et  le  peuple,  alarmé  du  trépas  de  son  roi , 

Sur  le  haut  de  ses  tours  témoigne  son  effroi. 

Polynice ,  tout  fier  du  succès  de  son  crime , 

Regarde  avec  plaisir  expirer  sa  victime; 

Dans  le  sang  de  son  frère  il  semble  se  baigner  : 

«  Et  tu  meurs,  lui  dit-il,  et  moi  je  vais  régner. 

«  Regarde  dans  mes  mains  l'empire  et  la  victoire  : 

«  Va  rougir  aux  enfers  de  l'excès  de  ma  gloire  ; 

«  Et,  pour  mourir  encore  avec  plus  de  regret, 

«  Traître,  songe  en  mourant  que  tu  meurs  mon  sigoi.  » 

En  achevant  ces  mots,  d*une  démarche  fière 

Il  s'approche  du  roi  couché  sur  la  poussière , 

Et  pour  le  désarmer  il  avance  le  bras. 

Le  roi,  qui  semble  mort,  observe  tous  ses  pas; 

U  le  voit,  il  l'attend ,  et  son  âme  irritée 

Pour  quelque  grand  dessein  semble  s'être  arrctco. 

L'ardeur  de  se  venger  flatte  encor  ses  désirs. 

Et  retarde  le  cours  de  ses  derniers  soupirs. 

Prêt  à  rendre  la  vie ,  il  en  cache  le  reste , 

Et  sa  mort  au  vainqueur  est  un  piège  funeste  : 

Et,  dans  l'instant  fatal  que  ce  frère  inhumain 

Lui  veut  ôter  le  fer  qu'il  tenait  à  la  main , 

H  lui  perce  le  cœur;  et  son  àme  ravie , 

En  achevant  ce  coup,  abandonne  la  vie. 

Polynice  frappé  pousse  un  cri  dans  les  airs , 

Et  son  àme  en  courroux  s'enfuit  dans  les  enfers. 

Tout  mort  qu'il  est,  madame,  il  garde  sa  colère, 

Et  l'on  dirait  qu'encore  il  menace  son  frère  ; 

Son  visage ,  où  la  mort  a  répandu  ses  traits , 

Demeure  plus  terrible  et  plus  fier  que  jamais. 

AïfTiGONE. 

Fatale  ambition ,  aveuglement  funeste! 

5. 


y*  LES  FRÈRES  ENNEMIS. 

D'un  oracle  cruel  suite  trop  manifeste  ! 

De  tout  le  sang  royal  il  ne  reste  que  nous; 

Et  plût  aux  dieux >  Créou^  qu'il  ne  restât  que  vous. 

Et  que  mon  désespoir^  prévenant  leur  colère , 

Eut  suivi  de  plus  près  le  trépas  de  ma  mère  ! 

CiUÊON. 

11  est  vrai  que  des  dieux  le  courroux  embrasé 
Pour  nous  faire  périr  semble  s'être  épuisé  ; 
Car  enfin  sa  rigueur^  vous  le  voyez ,  madame , 
Ne  m'accable  pas  moins  qu'elle  afflige  votre  àme. 
En  m'arrachant  mes  fils... 

AlfTKONB. 

Ah  !  vous  régnez ,  Gréon  ; 
Et  le  trône  aisément  vous  console  d'Hémon. 
Mais  laissez-moi^  de  grâce ,  un  peu  de  solitude , 
Et  ne  contraignez  point  ma  triste  inquiétude  : 
Aussi  bien  mes  chagrins  passeraient  jusqu'à  vous. 
Vous  trouverez  ailleurs  des  entretiens  plus  doux  : 
Le  trône  vous  attend ,  le  peuple  vous  appelle  ; 
Goûtez  tout  le  plaisir  d'une  grandeur  nouvelle. 
Adieu.  Nous  ne  faisons  tons  deux  que  nousgèacr  : 
Je  veux  pleurer^  Gréon  ;  et  vous  Voulez  régner. 

CRÉOIf  ,  arrêtant  Antigone. 

Ah ,  madame  !  régnez ,  et  montez  sur  le  trône  : 
Ce  haut  rang  n'appartient  qu'à  l'illustre  Antigone, 

ANTIGONE. 

Il  me  tarde  déjà  que  vous  ne  l'occupiez. 
La  couronne  est  à  vous. 

GRÉON. 

Je  la  mets  à  vos  pieds. 

AISTIGONE. 

Je  la  refuserais  de  la  main  des  dieux  même; 
Et  vous  osez,  Gréon,  m'offrir  le  diadème  ! 

CRÉON. 

Je  sais  que  ce  haut  rang  n'a  rien  de  glorieux 
Qui  ne  cède  à  l'bonueur  de  l'offrir  à  vus  yeux. 
D'un  si  noble  destin  je  me  connais  indigne  : 
Mais  si  l'on  peut  prétendre  à  cette  gloire  ijxsigut  > 
Si  par  d'illustres  faits  on  la  peut  mériter, 
yuc  faut-il  faire  enfin,  madame? 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  6& 

ANTIGONB. 

M'imiter. 

CBÉOII. 

Que  oe  ferais-je  point  pour  une  telle  grâce  ! 
Ordonnez  seulement  ce  qu'il  faut  que  je  fasse  : 
Je  suis  prêt... 

▲NTIGONE  ,  en  s'en  «llanl. 

Nous  Terrons. 

CttÉOn  ,  la  sÙTUit. 

J'attends  tos  lois  ici. 

ANT1G0SB  ,  en  «'«•  «JUnt. 

Attendez. 

SCÈNE  IV. 
I  CRÉONTE,  ATTALE,  cardes. 

ATTALE. 

$on  courroux  serait-il  adouci? 
Croyez-vous  la  fléchir? 

CItÈON. 

Oui  y  oui,  mon  cher  Attale  : 
Il  n'est  point  dé  fortune  à  mon  bonheur  égale  ; 
Et  tu  Tas  Toiff  en  moi,  dans  ce  jour  fortuné. 
L'ambitieux  au  trône,  et  l'amant  couronné. 
Je  demandais  au  ciel  la  princesse  et  le  trône  ; 
11  me  donne  le  soeptre,  et  m'accorde  Antigonc. 
Pour  couronner  ma  tète  et  ma  flamme  en  ce  jour, 
Il  arme  en  ma  faveur  et  la  haine  et  Tamour. 
Il  allume  pour  moi  deux  passions  contraires  ; 
Il  attendrit  la  sœur,  il  endurcit  les  frêros  ; 
Il  aigrit  leur  courroux,  il  fléchit  sa  rigueur. 
Et  m'ouvre  en  même  temps  et  leur  trône  et  son  cœur. 

ATTALf:. 

Il  est  vrai ,  tous  avez  toute  chose  prospère , 
Et  vous  seriez  heureux  si  vous  n'étiez  point  pcrc. 
L'ambition,  l'amour,  n'ont  rien  à  désirer; 
Mais,  seigneur,  la  nature  a  beaucoup  à  pleurer  : 
En  perdant  voa  deax  fils... 

CtÉON* 

j  Oui ,  leur  perte  m'afUigc  ; 

i         Je  sais  ce  que  de  moi  le  rang  de  père  exige  ; 


5ft  LES  FRÈRES  ENNEMIS. 

Je  l'étais.  Mais  surtout  j'étais  né  pour  régner; 
Et  je  perds  beaucoup  moins  que  je  ne  crois  gagner. 
Le  nom  de  père^  Attale ,  est  un  titre  vulgaire  ; 
C'est  un  don  que  le  ciel  ne  nous  refuse  guère  : 
Un  bonheur  si  commun  n'a  pour  moi  rien  de  doui  \ 
Ce  n'est  pas  un  bonheur^  s'il  ne  fait  des  jaloux. 
Mais  le  trône  est  un  bien  dont  le  ciel  est  avare  : 
Ou  reste  des  mortels  ce  haut  rang  nous  sépare  ; 
Bien  peu  sont  honorés  d'un  don  si  précieux  :  . 
La  terre  a  moins  de  rois  que  le  ciel  n'a  de  dieux. 
D'ailleurs  tu  sais  qu'Hémon  adorait  la  princesse , 
Et  qu'elle  eut  pour  ce  prince  une  extrême  tendresse  : 
S'il  vivait  9  son  amour  au  mien  serait  fatal. 
En  me  privant  d'un  fils,  le  ciel  m'ôte  un  rival. 
Ne  me  parle  donc  plus  que  de  sujets  de  joie  : 
Souffre  qu'à  mes  transports  je  m'abandonne  en  proie; 
Et,  sans  me  rappeler  des  ombres  des  enfers, 
Dis-moi  ce  que  je  gagne,  et  non  ce  que  je  perds. 
Parle-moi  de  régner;  parle-moi  d'Antigone  : 
J'aurai  bientôt  son  cœur^  et  j'ai  déjà  le  trône. 
Tout  ce  qui  s'est  passé  n'est  qu'un  songe  pour  moi  ; 
J'étais  père  et  sujet,  je  suis  amant  et  roi. 
La  princesse  et  le  trône  ont  pour  moi  tant  de  charmes > 
Que...  Mais  Olympe  vient. 

ATTALE. 

Dieux  !  elle  est  tout  en  larmes* 

SCÈNE  V. 
CRÉON,  OLYMPE,  ATTALE,  cardes. 

OLYMPE. 

Qu'attendez-vous,  seigneur?  la  princesse  n'est  plu:?. 

CRÉOIf. 

Elle  n'est  plus.  Olympe  ! 

OLTHPE. 

Ah!  regrets  superflus! 
Elle  n'a  fait  qu'entrer  dans  la  chambre  prochaine; 
Et  du  même  poignard  dont  est  morte  la  reine, 
Sans  que  je  pusse  voir  son  funeste  dessein , 
Cette  fière  princesse  a  percé  son  beau  sein  : 
Elle  s'en  est,  seigneur,  mortellement  frappôo 


ACTE  V,  SCÈNE  VI. 

Et  dans  son  sang,  hélas!  cl.e  est  soudain  tombée. 

Jugez  à  cet  objet  ce  que  j'ai  dû  sentir. 

Mais  sa  belle  âme  enfin ,  toute  prête  à  sortir  : 

«  Cher  Hémon^  c'est  à  toi  que  je  me  sacrifie  ^  » 

Dit-elle;  et  ce  moment  a  terminé  sa  vie. 

J'ai  senti  son  beau  corps  tout  froid  entre  mes  bras  ; 

Et  j'ai  cru  que  mon  âme  allait  suivre  ses  pas. 

Heureuse  mille  fois^  si  ma  douleur  mortelle 

Dans  la  nuit  du  tombeau  m'eût  plongée  avec  elle  ! 

SCÈNE  VI. 
CRÉON,  ATTALE,  cardes. 

GRÉON. 

Ainsi  donc  vous  fuyez  un  amant  odieux , 
Et  vous-même,  cruelle,  éteignez  vos  beaux  yeux  î 
Vous  fermez  pour  jamais  ces  beaux  yeux  que  j'adore  ; 
Et,  pour  ne  me  point  voir,  vous  les  fermez  encore  l 
Quoique  HémoB  vous  fût  cher,  vous  courez  au  trépas 
Bien  plus  pour  m'éviter  que  pour  suivre  ses  pas  ! 
Mats,  dussiez-vous  encor  m'ètre  aussi  rigoureuse, 
Ma  présence  aux  enfers  vous  fût-elle  odieuse. 
Dût  après  le  trépas  vivre  votre  courroux, 
Inhumaine,  je  vais  y  descendre  après  vous. 
Vous  y  verrez  toujours  l'objet  de  votre  haine. 
Et  toujours  mes  soupirs  vous  rediront  ma  peine. 
Ou  pour  vous  adoucir,  ou  pour  vous  tourmenter; 
Et  vous  ne  pourrez  plus  mourir  pour  m'éviter. 
Mourons  donc... 

▲TTALB  ,  lui  arracbint  son  épée. 

Ah,  seigneur  l  quelle  cruelle  envie  ! 

CRÉON. 

Ah!  c'est  m'assassiner  que  me  sauver  la  vie  ! 
Amour,  rage,  transports,  venez  à  mon  secours. 
Venez,  et  terminez  mes  détestables  jours  ! 
De  ces  cruels  amis  trompez  tous  les  obstacles  ! 
Toi,  justifie,  ô  ciel,  la  foi  de  tes  oracles! 
Je  suis  le  dernier  sang  du  malheureux  Laïus; 
Perdez-moi,  dieux  cruels,  ou  vous  serez  déçus. 
Reprenez,  reprenez  cet  empire  funeste; 


/  . 


ôs  Les  frères  ennemis. 

Vous  m'ùtez  Antigone,  ôtez-moi  tout  le  reste  : 
Le  trône  et  vos  présents  excitent  mon  courroux  ; 
Un  coup  de  foudre  est  tout  ce  que  je  veux  de  vous. 
Ne  le  refusez  pas  à  fues  vobux  ,  à  mes  crimes; 
Ajoutez  mon  supplice  à  tant  d'autres  victimes. 
Mais  en  vain  je  vous  presse  ^  et  mes  propres  forfaits 
Me  font  déjà  sentir  tous  les  maux  que  j'ai  faits. 
Jocaste,  Polynice,  Étéocle,  Antigone^ 
Mes  fils  que  j'ai  perdus  pour  m'élever  au  trône  ^ 
Tant  d'autres  malheureux  dont  j'ai  causé  les  maux, 
Font  déjà  dans  mon  cœur  l'office  de  bourreaux. 
Arrêtez...  Mon  trépas  va  venger  votre  perte  ; 
La  foudre  va  tomber,  la  terre  est  entr'ouverte; 
Je  ressens  à  la  fois  mille  tourments  divers. 
Et  je  m'en  vais  chercher  du  repos  aux  enfers. 

(Il  tombe  entre  les  maint  des  girde»«) 


PIN  OeS  FMÈRE5  ENIIEIII». 


PRÉFACE 


Il  n'y  a  guère  de  tragÀlie  où  l'histoire  soit  pins  fidèlement  sniTie  que  dans 
celle-ci.  Le  sojet  en  est  tiré  de  plusieurs  antears,  mais  surtout  du  huitième 
Krre  de  Qninte-Cnrce.  Cest  là  qu'on  pentroir  tout  oe  qu'Alexandre  fit  lors- 
qu'il entra  dans  tes  Indes ,  les  ambassades  qu'il  enioya  aux  rois  de  ce  paj»-Ià , 
les  diflerenles  réceptions  qu'ils  firent  à  ses  euToyés ,  l'alUance  que  Taiile  fit 
avec  loi ,  la  fierté  avec  laquelle  Poms  refusa  les  conditions  <^n'on  lui  présen- 
tait ,  riniaiitié  qui  était  entre  Porus  et  Taxile  i  et  enfin  la  victoire  qu'Alexandre 
maporta  sur  Porus ,  la  réponse  généreuse  que  ce  brave  Indien  fit  au  vain- 
queur, qui  lui  demandait  comment  il  voulait  qu'on  le  traitât ,  et  la  généro- 
sité avec  laquelle  Alexandre  lui  rendit  tous  ses  États ,  et  en  ajouta  beaucoup 
d'autres. 

Cette  aetion  d* Alexandre  a  passé  pour  une  des  plus  bcUcs  que  ce  prince  ait 
fûtes  en  sa  vie  ;  et  te  danger  qne  Porus  Un  fit  eourir  dans  là  baUiUe  lui 
parut  le  plus  grand  où  il  se  fût  jamais  trouvé.  11  le  confessa  lui-même ,  en 
L  qu'il  avût  trouvé  enfin  un  péril  digne  de  son  courage.  Et  ce  fut  en  cette 
i  occasion  qu'il  s'écria  :  «  O  Athéniens ,  combien  de  travaux  j'endure 
«  pour  me  faire  louer  de  vous  I  » 

J'ai  tAché  de  représenter  en  Porus  un  ennemi  digne  d'Alexandre  ;  et  je  puis 
iir:  que  son  caractère  a  plu  extrêmement  sur  notre  théâtre ,  jusque-là  que 
des  personnes  m'ont  reproché  que  je  fusais  ce  prince  plus  grand  qu'Alexandre. 
M*?*  ces  personnes  ne  considèrent  pas  que  dans  la  bataille  et  dans  la  ric- 
toire  Alexandre  est  en  effet  pins  grand  ^e  Porus;  qu'il  n'y  a  pas  un  vers 
dans  U  tragédie  qui  ao  soit  à  k  louange  d'AlcianAN ,  que  les  invectives  mêmes 
de  Poms  et  d'Axiane  sont  autant  d'éloges  de  la  valeur  de  ce  conquérant. 
Poms  a  peut-être  quelqne  chose  qui  intéresse  davsiUge ,  parce  qu'il  est  dans 
le  malheur  :  car,  oomme  dit  Sénèque ,  «  nous  sommes  de  telle  nature , 
«  qu'il  n'y  a  rien  au  monde  qui  se  f^sse  tant  admirer  qu*un  homme  qui  sait 
a  être  malheureux  avec  courage  '.  » 

Les  amours  d'Alexandre  et  de  Qéofile  ne  sont  pas  de  mon  invention  :  Justin 
en  parie ,  aussi  bien  que  Quirte-CuTce  :  ces  deux  historiens  rapportent  qu'âne 
reine  dans  les  Indes ,  nommée  Oéofile .  se  rendit  à  ce  prince  avec  U  ville  où 
il  la  tenait  assiégée ,  et  qu'il  la  rétablit  dans  son  royaume  en  considération  de 
sa  hcMé,  Die  «i  c«  na  fils^  et  ette  l'appda  Alexandre  >. 

I  lu  sITrcll  MHiM,  «t  ttftil  aqne  mifosm  spod  nos  •dniintlonem  occapel»  qaam 

*  hrgnM  Ckailli  fiflna  pMll  »  qum,  mm  m  dsdl«et  d ,  ooMobilv  rfdemptwn  rcfuim 
ab  Aleuiidro  r«cvpU,  Ukcrfirl»  coiueraU  qpod  »lrtiit«  non  potoeral  ;  Miamqu*.  «b  ra  f*. 
«Ram .  AICMadnim  nomiiu^It,  qui  poitea  rrinuin  lodoniiii  potitos  ert.  (  Joiti»  ) 


ALEXANDRE  LE  GRAND, 

TRACÉDIB    (1666). 


ACTEURS. 

ALEXANDRE. 


'  }  rott  dana  les  Indes. 


TAXILE.  j' 

AXIANE ,  rebe  d'une  intre  partie  dei  Indes. 

CLÉOFILE  .'sœar  de  Taiile. 

ÉPHESTION. 

Suite  d'Alexandre. 

La  leènc  est  sur  le  bord  de  TH/daftpc ,  dans  le  camp  de  Taiile. 


ACTE  PREMIER, 


SCÈNE  I. 
TAXILE,  CLÉOFILE. 

CLÉOFILE. 

Quoi!  TOUS  allez  combattre  un  roi  dont  la  puissance 

Semble  forcer  le  ciel  à  prendre  sa  défense , 

Sous  qui  toute  l'Asie  a  vu  tomber  ses  rois. 

Et  qui  tient  la  fortune  attachée  à  ses  lois! 

Mon  frère,  ouvrez  les  yeux  pour  connaître  Alexandre 

Voyez  de  toutes  parts  les  trônes  mis  en  cendre , 

Les  peuples  asservis,  et  les  rois  encbainés; 

Et  prévenez  les  maux  qui  les  ont  entraînés. 

TAXILB. 

Voulez-vous  que ,  frappé  d'une  crainte  si  basse , 

Je  présente  la  tète  au  joug  qui  nous  menace. 

Et  que  j'entende  dire  aux  peuples  indiens 

Que  j'ai  forgé  moi-même  et  leurs  fers  et  les  miens? 

Quitterai-je  Porusî  Trabirai-je  ces  princes 

Q«ic  rassemble  le  soin  d'affranchir  nos  provinces. 


ACTE  1,  SCfcNE  I.  61 

Et  qui  y  sans  balancer  sur  un  si  noble  choix  y 
Sauront  également  \ivre  ou  mourir  en  rois? 
En  voyex-vous  un  seul  qui^  sans  rien  entreprendre. 
Se  laisse  terrasser  au  seul  nom  4' Alexandre  > 
Et,  le  croyant  déjà  maître  de  TunîTers^ 
Aille^  esclave  empressé,  lui  demander  des  fers? 
Loin  de  s'épouvanter  à  Taspect  de  sa  gloire , 
Ils  l'attaqueront  même  au  sein  de  la  victoire  : 
Et  vous  voulez,  ma  sœur,  que  Taxile  aujourd'hui. 
Tout  prêt  à  le  combattre,  implore  son  appui  ! 

CLÉ0F1LB. 

Aussi  n'estHse  qu'à  vous  que  ce  prince  s'adresse  ; 
Pour  votre  amitié  seule  Alexandre  s'empresse  : 
Quand  la  fondre  s'allume  et  s'apj)rète  à  partir. 
Il  s'efforce  en  secret  de  vous  en  garantir. 

TAXILE. 

Pourquoi  sais-je  le  seul  que  son  couTroux  ménage? 

De  tous  ceux  que  l'Hydaspe  oppose  à  son  courage , 

Ai-je  mérité  seul  son  indigne  pitié? 

Ne  peut-il  à  Poras  offrir  son  amitié? 

Ah!  sans  doute  il  lui  croit  l'àme  trop  généreuse 

Pour  écouter  jamais  une  offre  si  honteuse  : 

11  cherche  une  vertu  oui  lui  résiste  moins  ; 

Et  peutrètre  il  me  croit  plus  digne  de  ses  soins. 

CLÉOFILE. 

Dites,  sans  l'accuser  de  chercher  un  esclave, 

Que  de  ses  ennemis  il  vous  croit  le  plus  brave  ; 

Et  qu'en  vous  arrachant  les  armes  de  la  main , 

Il  K  promet  du  reste  un  triomphe  certain. 

Son  choix  à  votre  nom  n'imprime  point  de  taches; 

Son  amitié  n'est  point  le  partage  des  lâches  : 

Quoiqu'il  brûle  de  voir  tout  l'univers  soumis , 

On  ne  voit  point  d'esclave  au  rang  de  ses  amis. 

Ah!  si  son  amitié  peut  souiller  votre  gloire , 

Que  ne  m'épargniez-vous  une  tache  si  noire  ? 

Voijis  connaissez  les  soins  qu'il  me  rend  tous  les  jours, 

H  ne  tenait  qu'à  vous  d'en  arrêter  le  cours. 

Vous  me  voyez  ici  maîtresse  de  son  âme  ; 

Cent  messages  secrets  m'assurent  de  sa  flamme  : 

Pour  venir  jusqu'à  moi,  ses  soupirs  embrasés 

Se  font  jour  aujlravers  de  deux  camps  opposes. 


r.2  ALEXANDRE. 

Au  lieu  de  le  haïr,  au  lieu  de  m'y  contraindre. 
De  mon  trop  de  rigueur  je  vous  ai  vu  vous  plaindre  ; 
Vous  m'avez  engagée  «à  souffrir  son  amour. 
Et  peutrètre,  mon  frère,  à  Taimer  à  mon  tour. 

TAX1LE. 

Vous  pouvez,  sans  rougir  du  pouvoir  de  vos  charmes. 

Forcer  ce  grand  guerrier  À  vous  i^ndre  les  armes; 

Et,  sans  que  votre  cœur  doive  s'en  alarmer. 

Le  vainqueur  de  l'Euphrate  a  pu  vous  désarmer  : 

Mais  l'État  aujourd'hui  suivra  ma  destinée; 

Je  tiens  avec  mon  sort  sa  fortune  enchaînée; 

Et,  quoique  vos  conseils  tâchent  de  me  fléchir. 

Je  dois  demeurer  libre  afin  de  l'affranchir. 

Je  sais  l'inquiétude  où  ce  dessein  vous  livre  : 

Mais  comme  vous,  ma  sœur,  j'ai  mon  amour  à  suivre  : 

Les  beaux  yeux  d'Axiane,  ennemis  de  la  paix. 

Contre  votre  Alexandre  arment  tous  leurs  attraits  i 

Reine  de  tous  les  cœurs ,  elle  met  tout  en  armes 

Pour  cette  liberté  que  détruisent  ses  charmes; 

Elle  rougit  des  fers  qu'on  apporte  en  ces  lieux , 

Et  n'y  saurait  souffrir  de  tyrans  que  ses  yeux. 

[1  faut  servir,  ma  sœur,  son  illustre  colère; 

11  faut  aller... 

CLÉOFILE. 

Eh  bien  !  perdez-vous  pour  lui  plaire  ; 
De  ces  tyrans  si  chers  suivez  l'arrêt  fatal , 
Servez-les  :  ou  plutôt  servez  votre  rival  ; 
De  vos  propres  lauriers  souffrez  qu'on  le  couronne  ; 
Combattez  pour  Porus,  Axiane  l'ordonne; 
Et,  par  de  beaux  exploits  appuyant  sa  rigueur. 
Assurez  à  Porus  l'empire  de  son  cœur. 

TAXILE. 

Ah,  ma  sœur!  croyez-vous  que  Porus... 

CLÉOFILE. 

Mais  vous-même 
Doutez-vous  en  effet  qu' Axiane  ne  l'aime? 
Quoi!  ne  voyez-vous  pas  avec  quelle  chaleur 
L'ingrate  à  vos  yeux  môme  étale  sa  valeur? 
Quelque  brave  qu'on  soit,  si  nous  la  voulons  croire. 
Ce  n'est  qu'autour  de  lui  que  vole  la  victoire  : 
Vous  formeriez  sans  lui  d'inutiles  desseins; 


ACT£I,  SCÈNE  1.  ^ 

La  liberté  der  l'Inde  est  toute  entre  ses  mains; 
Sans  lui^  déjà  nos  murs  seraient  réduits  en  cendre; 
Lui  seul  peut  arrêter  les  progrès  d'Alexandre  : 
Elle  se  fait  un  dieu  de  ce  prince  charmant. 
Et  vous  doutez  encor  qu'elle  en  fasse  un  amant! 

TÂXILE. 

Je  tâchais  d'en  douter,  cruelle  Gléofile. 
Hélas!  dans  son  erreur  affermissez  Taxile  : 
Pourquoi  lui  peignez-vous  cet  objet  odieux? 
Aidez-le  bien  plutôt  à  démentir  ses  yeux  : 
Dites-lui  qu'Axiane  est  une  beauté  fière, . 
Telle  à  tous  les  mortels  qu'elle  est  à  votre  frère  ; 
Flattez  de  quelque  espoir... 

CLÉORLE. 

Espérez,  j'y  consens  : 
Mais  n'espérez  plus  rien  de  vos  soins  impuissants. 
Pourquoi  dans  les  combats  chercher  une  conquête 
Qu'à  vous  livrer  lui-même  Alexandre  s'apprête? 
Ce  n'est  pas  contre  lui  qu'il  la  faut  disputer; 
Porus  est  l'ennemi  qui  prétend  vous  l'ôter. 
Pour  ne  vanter  que  lui,  l'injuste  renommée 
Semble  oublier  les  noms  du  reste  de  l'armée  : 
Quoi  qu'on  fasse,  lui  seul  en  ravit  tout  l'éclat; 
Et  comme  ses  sujets  il  vous  mène  au  combat. 
Ah  !  si  ce  nom  vous  plaît,  si  vous  cherchez  à  l'être. 
Les  Grecs  et  les  Persans  vous  enseignent  un  maître; 
Vous  trouverez  cent  rois  compagnons  de  vos  fers; 
Porus  y  viendra  même  avec  tout  l'univers. 
Mais  Alexandre  enfin  ne  vous  tend  point  de  chaînes; 
Il  laisse  à  votre  front  ces  marques  souveraines 
Qu'un  orgueilleux  rival  ose  ici  dédaigner. 
Porus  vous  fait  servir;  il  vous  fera  régner  : 
Au  lieu  que  de  Porus  vous  êtes  la  victime , 
Vous  serez..  Mais  voici  ce  rival  magnanime. 

TAXILE. 

ih,  ma  sœur!  je  me  trouble;  et  mon  cœur  alarmé, 
En  voyant  mon  rival,  me  dit  qu'il  est  aimé. 

CLÉOFILE. 

Le  temps  vous  presse.  Adieu.  Cest  à  vous  de  vous  rendre 
L'esclave  de  Porus  ^  ou  l'ami  d'Alexandre. 


64  ALËXAiNDRE. 

SCÈNE  II. 
PORUS,  TAXILE. 

PORUS. 

Seigneur^  ou  je  luc  trompe,  ou  nos  fiers  ennemis 

Feront  moins  de  progrès  qu'ils  ne  s'étaient  promis. 

Nos  chefs  et  nos  soldats ,  brûlant  d'impatience, 

Font  lire  sur  leur  front  une  niàlc  assurance; 

Ils  s'animent  l'un  l'autre;  et  nos  moindres  guerriers 

Se  promettent  déjà  des  moissons  de  lauriers. 

J'ai  vu  de  rang  en  rang  cette  ardeur  répandue 

Par  des  cris  généreux  éclater  à  ma  vue  : 

Ils  se  plaignent  qu'au  lieu  d'éprouver  leur  grand  cœur 

L'oisiveté  d'un  camp  consume  leur  vigueur. 

Laisserons-nous  languir  tant  d'illustres  courages? 

Notre  ennemi,  seigneur,  cherche  ses  avantages, 

Il  se  sent  faible  encore;  et,  pour  nous  retenir,     i 

Ëphestion  demande  à  nous  entretenir. 

Et  par  de  vains  discours.... 

TAXILK. 

Seigneur,  il  faut  l'entendre  ; 
Nous  ignorons  encor  ce  que  veut  Alexandre  : 
Peut-être  est-ce  la  paix  qu'il  nous  veut  présenter. 

PORUS. 

La  paix!  Ah!  de  sa  main  pourricz-vous  l'accepter? 
Hé  quoi!  nous  l'aurons  vu,  par  tant  d'horribles  guerres. 
Troubler  le  calme  heureux  dont  jouissaient  nos  terres. 
Et,  le  fer  à  la  main,  entrer  dans  nos  États 
Pour  attaquer  des  rois  qui  ne  l'offensaient  pas; 
Nous  l'aurons  vu  piller  des  provinces  entières. 
Du  sang  de  nos  si;^ets  faire  enfler  nos  rivières  ; 
Et,  quand  le  ciel  s'apprête  à  nous  l'abandonner. 
J'attendrai  qu'un  tyran  daigne  nous  pardonner  ! 

tâxile. 
Ne  dites  point,  seigneur,  que  le  ciel  l'abandonne  ; 
D'un  soin  toujours  égal  sa  faveur  l'environne. 
Un  roi  qui  fait  trembler  tant  d'États  sous  ses  lois 
N'est  pas  un  ennemi  que  méprisent  les  rois. 

PORUS. 

Loin  de  le  mépriser,  j'admire  son  courage; 


ACTE  I,  SCÈNE  H.  ft& 

Je  rends  à  sa  valeur  un  légitime  liommagc  : 
Mais  je  veux  à  mon  tour  mériter  les  tributs 
Que  je  me  sens  forcé  de  rendre  à  ses  vertus. 
Oui  y  je  consens  qu'au  ciel  on  élève  Alexandre  : 
Mais  si  je  puis,  seigneur,  je  l'en  ferai  descendre , 
Et  j'irai  l'attaquer  jusque  sur  les  autels 
Que  lui  dresse  en  tremblant  le  reste  des  mortels. 
Cest  ainsi  qu'Alexandre  estima  tous  ces  princes 
Dont  sa  valeur  pourtant  a  conquis  les  provinces  : 
Si  son  cœur  dans  l'Asie  eût  montré  quelque  effroi , 
Darius  en  mourant  l'aurait-il  vu  son  roi? 

TAXILE. 

Seigneur,  si  Darius  avait  su  se  connaître. 
Il  régnerait  encore  où  règne  un  autre  maître. 
Cependant  cet  orgueil  qui  causa  son  trépas 
Avait  un  fondement  que  vos  mépris  n'ont  pas  : 
La  valeur  d'Alexandre  à  peine  était  connue  ; 
Ce  foudre  était  encore  enfermé  dans  la  nue. 
Dans  un  calme  profond  Darius  endormi, 
Igooraiit  jusqu'au  nom  d'un  si  faible  ennemi. 
U  le  connut  bientôt;  et  son  àme,  étonnée. 
De  tout  ce  grand  pouvoir  se  vit  abandonnée  ; 
Il  se  vit  terrassé  d'un  bras  victorieux; 
Et  la  foudre  en  tombant  lui  ût  ouvrir  les  yeux.. 

POBUS, 

Mais  encore,  à  quel  prix  croyez-vous  qu'Alexandre 
Mette  l'indigne  paix  dont  il  veut  vous  surprendre? 
Demandez-le,  seigneur,  à  cent  peuples  divers 
Que  cette  paix  trompeuse  a  je.tés  dans  les  fers. 
Non,  ne  nous  flattons  point  :  sa  douceur  nous  outrage; 
Toujours  son  amitié  traîne  un, long  esclavage; 
En  vain  on  prétendrait  n'obéir  qu'à  demi , 
Si  l'on  n'est  son  esclave,  on  est  son  ennemi. 

TAXILE. 

Seigneur,  sans  se  montrer  lâche  ni  témétaire ,. 
Far  quelque  vain  hommage  on  peut  le  satisfaire  » 
Flattons  par  des  respects  ce  prince  ambitieux 
Que  son  bouillant  orgueil  appelle  en  d'autres  lieux. 
Cest  un  torrent  qui  passe,  et  dont  la  violence 
Sur  iuut  ce  qui  l'arrête  exerce  sa  puissance; 
Qui^  grossi  du  débris  de  cent  peuples  divers. 


GO  ALEXAiNDRE. 

Vout  (lu  bruit  de  son  cours  remplir  tout  l'univers. 
Que  sert  de  l'irriter  par  un  orgueil  sauvage? 
D'un  favorable  accueil  honorons  son  passage; 
Et ^  lui  cédant  des  droits  que  nous  reprendrons  bien , 
Rendons-lui  des  devoirs  qui  ne  nous  coûtent  rien. 

PORCS. 

Qui  ne  nous  coûtent  rien,  seigneur? L'osez-vous  croire? 

Compterai-je  pour  rien  la  perte  de  ma  gloire? 

Votre  empire  et  le  mien  seraient  trop  achetés 

S'ils  coûtaient  à  Ponis  les  moindres  lâchetés. 

Mais  croyez-vous  qu'un  prince  enflé  de  tant  d'audace 

De  son  passage  ici  ne  laissât  point  de  trace? 

Combien  de  rois,  brisés  à  ce  funeste  écueil. 

Ne  régnent  plus  qu'autant  qu'il  plaît  à  son  orgueil  ! 

Nos  couronnes ,  d'abord  devenant  ses  conquêtes , 

Tant  que  nous  régnerions  flotteraient  sur  nos  tètes; 

Et  nos  sceptres,  en  proie  à  ses  moindres  dédains, 

Dès  qu'il  aurait  parlé  tomberaient  de  nos  mains. 

Ne  dites  point  qu'il  court  de  province  en  province  : 

Jamais  de  ses  liens  il  ne  dégage  un  prince; 

Et,  pour  mieux  asservir  les  peuples  sous  ses  lois. 

Souvent  dans  la  poussière  il  leur  cherche  de»  rois. 

Mais  ces  indignées  soins  touchent  peu  mon  courage  : 

Votre  seul  intérêt  m'inspire  ce  langage. 

Porus  n'a  point  de  part  dans  tout  cet  entretien , 

Et,  quand  la  gloire  parle,  il  n'écoute  plus  rien. 

TAXILE. 

J'écoute,  comme  vous,  ce  que  l'honneur  m'inspin», 
Seigneur;  mais  il  m'engage  à  sauver  mon  empire. 

PORUS. 

Si  vous  voulez  sauver  l'un  et  l'autre  aujourd'hui. 
Prévenons  Alexandre,  et  marchons  contre  lui. 

TAXILE. 

L'audace  et  le  mépris  sont  d'infidèles  guides. 

PORUS. 

La  honte  suit  de. près  les  courages  timides. 

TAXILE. 

Lo  peuple  aime  les  rois  qui  savent  l'épai-giHT, 

POKU^. 

li  estime  ciuor  [»lus  ceux  qui  savent  rê;^'nor. 


ACTKI,  S.C£N£  If.  67 

TAZILE. 

Ce  :  conseils  ne  plairont  qu'à  des  âmes  hautaines. 

PORUS. 

Ils  plairont  à  des  rois,  et  peut-être  à  des  reines. 

TAXILE. 

La  reine  ^  à  vous  ouïr,  n'a  des  yeux  que  pour  yous. 

PORUS. 

Un  esclave  est  pour  elle  un  objet  de  courroux. 

TAXILE. 

Mais  croyez-Tous,  seigneur,  que  l'amour  vous  ordonne 
D'exposer  avec  vous  son  peuple  et  sa  personne? 
Non,  non  :  sans  vous  flatter,  avouez  qu'en  ce  jour 
Vous  suivez  votre  haine,  et  non  pas  votre  amour. 

PORUS. 

Eh  bien'  je  l'avonerai  que  ma  juste  colère 
Aime  la  guerre  autant  que  la  paix  vous  est  chère  : 
J'avouerai  que,  brûlant  d'une  noble  chaleur. 
Je  vais  contre  Alexandre  éprouver  ma  valeur. 
Du  bruit  de  ses  exploits  mon  âme  importunée 
Attend  depuis  longtemps  cette  heureuse  journée. 
Avant  qu'il  me  cherchât^  un  orgueil  inquiet 
M'avait  déjà  rendu  son  ennemi  secret. 
Dans  le  noble  transport  de  cette  jalousie. 
Je  le  trouvais  trop  lent  à  traverser  l'Asie; 
Je  l'attirais  ici  par  des  vœux  si  puissants, 
Que  je  portais  envie  au  bonheur  des  Persans; 
Et  maintenant  encor,  s'il  trompait  mon  courage. 
Pour  sertir  de  ces  lieux  s'il  cherchait  un  passage. 
Vous  me  verriez  moinmême ,  anné  pour  l'arrêter. 
Lui  refuser  la  paix  qu'il  nous  veut  présenter. 

TAXILE. 

Oui,  sans  doute,  une  ardeur  si  haute  et  si  constante 
Vous  promet  dans  l'histoire  une  place  éclatante  ; 
Et,  sous  ce  grand  dessein  dussiez-vous  succomber, 
Au  moins  c'est  avec  bruit  qu'on  vous  verra  tomber 
La  reine  vient.  Adieu.  Vantcz4ui  votre  zèle  ; 
Découvrez  cet  orgueil  qui  vous  rend  digne  d'elle. 
Pour  moi,  je  troublerais  un  si  noble  entretien. 
Et  vos  cœurs  rougiraient  des  faiblesses  du  mien. 


68  ALEXANDRE. 

SCÈNE    III. 
PORUS,  AXIANË. 

AXTANE. 

Quoi!  Taxile  me  fuit!  Quelle  cause  inconnue...? 

PORUS. 

11  fait  bien  de  cacher  sa  honte  à  votre  Tue  : 

Et^  puisqu'il  n'ose  plus  s'exposer  aux  hasards^ 

De  quel  front  pourrait-il  soutenir  vos  regards? 

Mais  laissons-le,  madame;  et  puisqu'il  veut  se  rendre. 

Qu'il  aille  avec  sa  sœur  adorer  Alexandre. 

Retirons-nous  d'un  camp  où,  l'encens  à  la  main. 

Le  fidèle  Taxile  attend  son  souverain. 

AX1ANE 

Mais,  seigneur,  que  dit-il? 

PORUS. 

Il  en  fait  trop  paraître  : 
Cet  esclave  déjà  m'ose  vanter  son  maître; 
Il  veut  que  je  le  serve... 

AXIAKR. 

Ah!  sans  vous  emporter. 
Souffrez  que  mes  efforts  tâchent  de  l'arrêter  : 
Ses  soupirs,  malgré  moi,  m'assurent  qu'il  m'adore. 
Quoi  qu'il  en  soit,  souffrez  que  je  lui  parle  encore; 
Et  ne  le  forçons  point,  par  ce  cruel  mépris, 
D'achever  un  dessein  qu'il  peut  n'avoir  pas  pris. 

PORCS. 

Hé  quoi!  vous  en  doutez;  et  votre  âme  s'assure 
Sur  la  foi  d'un  amant  infidèle  et  parjure, 
Qui  veut  à  son  tyran  vous  Hvrer  aujourd'hui^ 
Et  croit,  en  vous  donnant,  vous  obtenir  de  lui  ! 
Hé  bien!  aidez-le  donc  à  vous  trahir  vous-même  : 
Il  vous  peut  arracher  à  mon  amour  extrême; 
Mais  il  ne  peut  m'ôter,  par  ses  efforts  jaloux, 
La  gloire  de  combattre  et  de  mourir  pour  vous. 

AXIANE. 

Et  vous  croyez  qu'après  une  telle  insolence 
Mon  amitié,  seigneur,  serait  sa  récompense! 
Vous  croyez  que,  mon  cœur  s'engageant  sous  sa  loi. 
Je  souscrirais  au  don  qu'on  lui  ferait  de  niui! 


ACTE  I,  SCÈM£  Ilf.  69 

Pouvfz-vous  sans  rougir  m'accuser  d'un  tel  crime? 
Ai-je  fait  pour  ce  prince  éclater  tant  d'estime? 
Entre  Taxile  et  vous  s'il  fallait  prononcer, 
Seigneur,  le  croyez-vous  qu'on  me  vit  balancer? 
Sais-je  pas  que  Taxile  est  une  âme  incertaine? 
Que  l'amour  le  retient  quand  la  crainte  l'entraîne  ? 
Sais-je  pas  que ,  sans  moi ,  sa  timide  valeur 
Saccomberait  bientôt  aux  ruses  de  sa  sœur? 
Voua  savez  qu'Alexandre  en  fit  sa  prisonnière , 
Et  qu'enfin  cette  sœur  retourna  vers  son  frère  ; 
Mais  je  connus  bientôt  qu'elle  avait  entrepris 
De  l'arrêter  au  piège  où  son  cœur  était  pris. 

PORUS. 

Et  VOUS  pouvez  encor  demeurer  auprès  d'elle! 
Que  n'abandonnoz-vous  cette  sœur  criminelle  ? 
Pourquoi,  par  tant  de  soins,  voulez-vous  épargner 
Un  prince...? 

AXIANE. 

C'est  pour  vous  que  je  le  veux  gagner. 
Vous  vcrrai-je,  accablé  du  soin  de  nos  provinces, 
Attaquer  seul  un  roi  vainqueur  de  tant  de  princes  ? 
Je  vous  veux  dans  Taxile  offrir  un  défenseur 
Qui  combatte  Alexandre  en  dépit  de  sa  sœur. 
Que  n'avez-vous  pour  moi  cette  ardeur  empressée  ! 
Mais-  d'un  soin  si  commun  votre  Àme  est  peu  blessée  : 
Pourvu  que  ce  grand  cœur  périsse  noblement. 
Ce  qui  suivra  sa  mort  le  touche  faiblement. 
Vous  me  voulez  livrer,  sans  secours,  sans  asile, 
Au  courroux  d'Alexandre,  à  l'amour  de  Taxile, 
Qui,  me  traitant  bientôt  en  superbe  vainqueur, 
Pour  prix  de  votre  mort  demandera  mon  cœur. 
Eh  bien!  seigneur,  allez,  contentez  votre  envie; 
Combattez;  oubliez  le  soin  de  votre  vie; 
Oubliez  que  le  ciel^  favorable  à  vos  vœux, 
Vous  préparait  peut-être  un  sort  assez  heureux. 
Peut^tre  qu'à  son  tour  Axiane  charmée 
Allait...  Mais  non,  seigneur,  courez  vers  votre  armée  : 
Un  si  long  entretien  vous  serait  ennuyeux  ; 
Et  c'est  vous  retenir  trop  longtemps  en  ces  lieux. 

PORUS. 

Ah,  madame!  aiTÔtcz,  et  connaissez  ma  flamme; 


70  AL£XANDR£. 

Ordonnez  de  mes  jours,  disposez  de  mon  àmc  : 
La  gloire  y  peut  beaucoup,  je  ne  m'en  cache  pas; 
Mais  que  n'y  peuvent  point  tant  de  divins  appas! 
ie  ne  vous  dirai  point  que  pour  vaincre  Âlexandi'e 
Vos  soldats  et  les  miens  allaient  tout  entreprendre; 
Que  c'était  pour  Porus  un  bonheur  sans  ég<al 
De  triompher  tout  seul  aux  yeux  de  son  rival  : 
Je  ne  vous  dis  plus  rien.  Parlez  en  souveraine; 
Mon  cœur  met  à  vos  pieds  et  sa  gloire  et  sa  haine. 

AXIANE. 

Ne  craignez  rien;  ce  cœur  qui  veut  bien  m'obéir 
N'est  pas  entre  des  mains  qui  le  puissent  trahir  : 
Non,  je  ne  prétends  pas,  jalouse  de  sa  gloire , 
Arrêter  un  héros  qui  court  à  la  victoire. 
Contre  un  fier  ennemi  précipitez  vos  pas  ; 
Mais  de  vos  alliés  ne  vous  séparez  pas  : 
Ménagez-les,  seigneur,  et,  d'une  Àme  tranquille. 
Laissez  agir  mes  soins  sur  l'esprit  de  Taxile  ; 
Montrez  en  sa  faveur  des  sentiments  plus  doux  ; 
^e  le  vais  engager  à  combattre  pour  vous. 

PORUS. 

Eh  bien,  madame,  allez,  j'y  consens  avec  joie  : 
Voyons  Ephestion ,  puisqu'il  faut  qu'on  le  voie  ; 
Mais,  sans  perdre  l'espoir  de  le  suivre  de  près. 
J'attends  Ephestion,  et  le  combat  après. 


ACTE    SECOND, 

SCÈNE  r. 

CLËOPILE,  EPHESTION. 

ÊPHEST10I4. 

Oui,  tandis  que  vos  rois  délibèrent  ensemble. 
Et  que  tout  se  prépare  au  conseil  qui  s'assemble, 
Madame ,  permettez  que  je  vous  parle  aussi 
Des  secrètes  raisons  qui  m'amènent  ici. 
Fidèle  confident  du  beau  feu  de  mon  maître. 


ACTE  II,  SCÈNE-  I.  7t 

SoufTrez  que  je  l'explique  aux  yeux  qui  l'ont  fait  naître  ; 
Et  que  pour  ce  héros  j'ose  vous  demander 
Le  repos  qu'à  vos  rois  il  veut  bien  accorder. 
Après  tant  de  soupirs^  que  faut-il  qu'il  espère  ? 
Attendez-vous  encore  après  l'aveu  d'un  frère? 
Voulez-vous  que  son  cœur,  incertain  et  confus, 
Ne  se  donne  jamais  sans  craindre  vos  refus? 
Faut-il  mettre  à  vos  pieds  le  reste  de  la  terre? 
Faut-il  donner  la  paix?  faut-il  faire  la  guerre? 
Prononcez  :  Alexandre  est  tout  prêt  d'y  courir, 
Oo  pour  vous  mériter,  ou  pour  vous  conquérir. 

CLÊOnLE. 

Puis-je  croire  qu'un  prince  au  comble  de  la  gloire 
De  mes  faibles  attraits  garde  encor  la  mémoire; 
Que,  traînant  après  lui  la  victoireiet  l'effroi. 
Il  se  puisse  abaisser  à  soupirer  pour  moi? 
Des  captifs  comme  lui  brisent  bientôt  leur  chaîne; 
A  de  plus  hauts  desseins  la  gloire  les  entraîne; 
Et  l'amour  dans  leurs  cœurs,  interrompu,  troublé. 
Sous  le  faix  des  lauriers  est  bientôt  accablé. 
Tandis  que  ce  héros  me  tint  sa  prisonnière , 
J'ai  pu  toucher  son  cœur  d'une  atteinte  légère  : 
Mais  je  pense,  seigneur,  qu'en  rompant  mes  liens, 
Alexandre  à  son  tour  brisa  bientôt  les  siens. 

ÉPHESTION. 

Ah!  ai  VOUS  l'aviez  vu,  brûlant  d'impatience, 

Compter  les  tristes  jours  d'une  si  longue  absence. 

Vous  sauriez  que,  l'amour  précipitant  ses  pas. 

Il  ne  cherchait  que  vous  en  courant  aux  combats. 

C'est  pour  vous  qu'on  l'a  vu,  vainqueur  de  tant  de  princes . 

D'un  cours  impétueux  traverser  vos  provinces. 

Et  briser  en  passant,  sous  l'effort  de  ses  coups. 

Tout  ce  qui  l'empêchait  de  s'approcher  de  vous. 

On  voit  en  même  champ  vos  drapeaux  et  les  nôtres  ; 

De  ses  retranchements  il  découvre  les  vôtres  : 

Mais,  après  tant  d'exploits,  ce  timide  vainqueur 

Craint  qu'il  ne  soit  encor  bien  loin  de  votre  cœur. 

Que  lui  sert  de  courir  de  contrée  en  contrée , 

S'il  faut  que  de  ce  cœur  vous  lui  fermiez  l'entrée  ; 

Si ,  pour  ne  point  répondre  à  de  sincères  vœux , 

Vous  cherchez  chaque  jour  à  douter  do  ses  fcu\  ; 


7î  ALEXANDRK. 

Si  votre  esprit,  armé  de  mille  défiances... 

CLÉOFILG. 

Hélas!  de  tels  soupçons  sont  de  faibles  défenses; 
Et  nos  cœurs,  se  formant  mille  soins  superflus, 
Doutent  toujours  du  bien  qu'ils  souhaitent  le  plus. 
Oui,  puisque  ce  héros  veut  que  j'ouvre  mon  àmc ,  - 
J'écoute  avec  plaisir  le  récit  de  sa  flamme  : 
Je  craignais  que  le  temps  n'en  eût  borné  le  cours  ; 
Je  souhaite  qu'il  m'aime,  et  qu'il  m'aime  toujours. 
Je  dis  plus  :  quand  son  bras  força  notre  frontière. 
Et  dans  les  murs  d'Omphis  m'arrêta  prisonnière , 
Mon  cœur,  qui  le  voyait  maître  de  l'univers, 
Se  consolait  déjà  de  languir  dans  ses  fers; 
Et,  loin  de  murmurer  contre  un  destin  si  rude , 
Il  s'en  fit ,  je  l'avoue ,  une  douce  habitude  ; 
Et  de  sa  liberté  perdant  le  souvenir. 
Même  en  la  demandant,  craignait  de  l'obtenir  : 
Jugez  si  son  retour  me  doit  combler  de  joie. 
Mais  tout  couvert  de  sang  veut-il  que  je  le  voie? 
Est-ce  comme  ennemi  qu'il  se  vient  présenter? 
Et  ne  me  cherche-t-il  que  pour  me  tourmenter? 

ÉPRESTION. 

Non ,  madame  ;  vaincu  du  pouvoir  de  vos  charmes , 
Il  suspend  aujourd'hui  la  terreur  de  ses  armes; 
Il  présente  la  paix  à  des  rois  aveuglés. 
Et  retire  la  main  qui  les  eût  accablés. 
Il  craint  que  la  victoire ,  à  ses  vœux  trop  facile, 
Ne  conduise  ses  coups  dans  le  sein  de  Taxile  : 
Son  courage,  sensible  à  vos  justes  douleurs. 
Ne  veut  point  de  lauriers  arrosés  de  vos  pleurs. 
Favorisez  les  soins  où  son  amour  l'engage  ; 
Exemptez  sa  valeur  d'un  si  triste  avantage; 
Et  disposez  des  rois  qu'épai^e  son  courroux 
A  recevoir  un  bien  qu^ils  ne  doivent  qu'à  vous. 

CLÉOFILE. 

N'en  doutez  point,  seigneur,  mon  âme  inquiétée. 

D'une  crainte  si  juste  est  sans  cesse  agitée  ; 

Je  tremble  pour  mon  frère,  et  crains  que  son  trépas 

D'un  ennemi  si  cher  n'ensanglante  le  bras. 

Mais  en  vain  je  m'oppose  à  l'ardeur  qui  l'enflamme, 

Axiane  et  Porus  tyrannisent  son  àmc  ; 


ACTE  II,  SCÈNE  II. 

Les  charmes  d'une  reine  et  l'exemple  d'un  roi ,  * 
Dès  que  je  veux  parler,  s'élèvent  contre  moi. 
Que  n'ai-je  point  à  craindre  en  ce  désordre  extrême  ! 
Je  crains  pour  lui,  je  crains  pour  Alexandre  même. 
Je  sais  qu'en  Tattaquant  cent  rois  se  sont  perdus; 
Je  sais  tous  ses  exploits  :  mais  je  connais  Porus. 
Nos  peuples,  qu'on  a  vus  triomphant  à  sa  suite 
Repousser  les  efforts  du  Persan  et  du  Scythe, 
Et  tout  fiers  des  lauriers  dont  il  les  a  chargés , 
Vaincront  à  son  exemple,  ou  périront  vengés; 
Et  je  crains... 

ÉPHESTION. 

Ah!  quittez  une  crainte  si  vaine; 
Laissez  courir  Porus  où  son  malheur  l'entraîne; 
Que  rinde  en  sa  faveur  arme  tous  ses  États, 
Et  que  le  seul  Taxile  en  détourne  ses  pas. 
Mais  les  voici. 

CLÉOFILE. 

Seigneur^  achevez  votre  ouvrage  ; 
Par  vos  sages  conseils  dissipez  cet  orage  : 
Ou,  s'il  faut  qu'il  éclate,  au  moins  souvenez-vous 
I>e  le  faire  tomber  sur  d'autres  que  sur  nous. 

SCÈNE  IL 
PORUS,  TAXILE,  ÉPHESTION. 

ÊPHESTIOIf. 

Avant  que  le  combat  qui  menace  vos  tètes 
Mette  tous  vos  États  au  rang  de  nos  conquêtes , 
Alexandre  veut  bien  différer  ses  exploits, 
Et  vous  offrir  la  paix  pour  la  dernière  fois. 
Vos  peuples,  prévenus  de  l'espoir  qui  vous  flatte. 
Prétendaient  arrêter  le  vainqueur  de  l'Euphrate  ; 
Mais  lHydaspe,  malgré  tant  d'escadrons  épars. 
Voit  enfin  sur  ses  bords  flotter  nos  étendards  : 
Vous  les  verriez  plantés  jusque  sur  vos  tranchées , 
Et  de  sang  et  de  morts  vos  campagnes  jonchées, 
Si  ce  héros,  couvert  de  tant  d'autres  lauriers. 
N'eût  lui-même  arrêté  l'ardeur  de  nos  guerriers. 
Il  ne  vient. point  ici,  souillé  du  sang  des  princes. 
D'un  triomphe  barbare  effrayer  vos  provinces. 


74  ALEXANDRE. 

Et,  cherchant  à  briller  d'une  triste  splendeur, 

Sur  le  tombeau  des  rois  éleyer  sa  grandeur  : 

Mais  vous-mêmes,  trompés  d'un  vain  espoir  de  gloire. 

N'allez  point  dans  ses  bras  irriter  la  victoire  ; 

Kt  lorsque  son  courroux  demeure  suspendu. 

Princes,  contentez-vous  de  l'avoir  attendu. 

Ne  différez  point  tant  à  lui  rendre  l'hommage 

Que  vos  cœurs,  malgré  vous,  rendent  à  son  courage  ; 

Et,  recevant  l'appui  que  vous  offre  son  bras, 

D'un  si  grand  défenseur  honorez  vos  États. 

Voilà  ce  qu'un  grand  roi  veut  bien  vous  fairo  entendre. 

Prêt  à  quitter  le  fer,  et  prêt  h  le  reprendre. 

Vous  savez  son  dessein  :  choisissez  aujouitl'hui 

Si  vous  voulez  tout  perdre ,  ou  tenir  tout  de  hii. 

TAIILE. 

Seigneur,  ne  croyez  point'  qn'une  fierté  baH^are 

Nous  fasse  méconnaître  une  vertu  si  rare; 

Et  que  dans  leur  orgueil  nos  peuples  affermis 

Prétendent,  malgré  vous,  être  vos  ennemis. 

Nous  rendons  ce  qu'on  doit  aux  illustres  exemptes  : 

Vous  adorez  des  dieux  qui  nous  doivent  leurs  temples  ; 

Des  héros  qui  chez  vous  passaient  pour  des  mortels 

En  venant  parmi  nous  ont  trouvé  des  autels. 

Mais  en  vain  l'on  prétend ,  chez  des  peuples  si  braves. 

Au  lieu  d'adorateurs  se  faire  des  esclaves  : 

Croyez-moi ,  quelque  éclat  qui  les  puisse  toucher. 

Ils  refusent  l'encens  qu'on  leur  veut  arracher. 

Assez  d'autres  Etats,  devenus  vos  conquêtes, 

De  leurs  rois ,  sous  le  joug ,  ont  vu  ployer  les  tètes  : 

Après  tous  ces  États  qu'Alexandre  a  soumis , 

N'est-il  pas  temps,  seigneur,  qu'il  cherche  des  amis? 

Tout  ce  peuple  captif,  qui  tremble  au  nom  d'un  maître, 

Soutient  mal  un  pouvoir  qui  ne  fait  que  de  naître. 

Ils  ont  pour  s'affranchir  les  yeux  toujours  ouverts  : 

Votre  empire  n'est  plein  que  d'ennemis  couverts; 

Ils  pleurent  en  secret  leurs  rois  sans  diadèmes  : 

Vos  fers  trop  étendus  se  relâchent  d'eux-mêmes; 

Et  déjà  dans  leur  cœur  les  Scythes  mutinés 

Vont  sortir  de  la  chaîne  où  vous  nous  destinez. 

Essayez,  en  prenant  notre  amitié  pour  gage. 

Ce  que  peut  une  foi  qu'aucun  serment  n'engage; 


ACTE  il,  SCENE  n.  75 

laissez  un  peupk,  au  moûis^  qui  puisse  quelquefois 
Applaudir  sans  centrainte  au  bruit  de  vos  exploits. 
Je  reçois  à  ce  prix  l^amitié  d'Alexandre; 
Et  je  Tattonds  déjà  comme  ua  roi  dok  attendre 
Un  héros  dont  la  gk>ire  accompagne  les  pas. 
Qui  peut  tout  sur  mon  cœur,  et  rien  sur  mes  États. 

PORUS. 

le  croyais j  quand  ra>ydaspe>  assemblant  ses  provinces, 
Au  secours  de  aes  bonis  fit  voler  tous  ses  princes, 
Qu'il  n'axait  avec  moi,  dans  des  desseins  si  grands. 
Engagé  que  des  rois  ennemis  des  tyrans  : 
Mais  puisqu'un  roi^  flattant  la  main  qui  nous  menace, 
Parmi. ses  alliés  brigue  une  indigne  place, 
Cest  à  moi  de  répondre  aux  vœux  de  mon  pays. 
Et  de  parler  pour  eeux  qi^e  Taxile  a  trahis. 

Que  vient  chercher  ici  le  roi  qui  vous  envoie?  * 
Qu^l  est  ee  grand  secours  que  son  bras  nous  octroie? 
De  quel  front  ose-Vil  cendre  sous  son  appui 
Des  peuples  qui  n'ont  point  d'autre  ennemi  que  lui? 
Avant  que  sa  fureur  ravageât  tout  le  monde, 
L'Inde  se  reposait  dans  une  paix  profonde  ; 
El  y  si  quelques  voisins  en  troublaient  les  douceurs , 
Il  portait  dans  son  sein  d'assez  bons  défenseui-s. 
Pourquoi  nous  attaquer?  Par  quelle  barbarie 
A-t-on  de  vptre  mahre  excité  la  furie  ? 
Vît-on  jamais  chez  lui  nos  peuples  en  courroux 
Désoler  un  pays  inconnu  parmi  nous? 
Faut-il  que  tant  d'Ëtats,  de  déserts,  de  rivières. 
Soient  entre  nous  et  lui  d'impuissantes  barrières? 
Et  ne  saurait-on  vivre  au  bout  de  l'univers 
Safts  coBoaltre  son  nom  et  le  poids  de  ses  fers? 
Quelle  étrange  valeur,  qui,  ne  cherchant  qu'à  nuire , 
Embrase  tout  sitôt  qu'elle  commence  à  luire  ; 
Qui  n'a  que  son  orgueil  pour  règle  et  pour  raison  ; 
Qui  veut  que  l'anivers  ne  soit  qu'une  prison , 
Et  que,  maître  absolu  de  tous  tant  que  nous  sommes , 
Ses  esclaves  en  nombre  égalent  tous  les  hommes  ! 
Plus  d'États,  pins  de  rots  :  ses  sacrilèges  mains 
Dessous  un  même*  joug  rangent  tous  les  humains. 
Dans  son  avide  orgueil  je  sais  qu'il  nous  dévore  : 
De  tant  de  souverains  nous  seuls  régnons  encore. 


7G  ALEXANDRE. 

Mais  que  dis-je^  nous  seuls?  il  ne  reste  que  moi 
Où  Ton  découvre  encor  les  vestiges  d'un  roi. 
Mais  c'est  pour  mon  courage  une  illustre  matière  : 
Je  vois  d'un  œil  content  trembler  la  terre  entière , 
Afin  que  par  moi  seul  les  mortels  secourus , 
S'ils  sont  libres  9  le  soient  de  la  main  de  Porus; 
Et  qu'on  dise  partout,  dans  une  paix  profonde  : 
«  Alexandre  vainqueur  eût  dompté  tout  le  monde  ; 
<x  Mais  un  roi  l'attendait  au  bout  de  l'univers, 
(c  Par  qui  le  monde  entier  a  vu  briser  ses  fers.  » 

ÉPRBSnOlf. 

Votre  projet  du  moins  nous  marque  un  grand  courage  ; 
Mais  9  seigneur,  c'est  bien  tard  s'opposer  à  l'orage  : 
Si  le  monde  penchant  n'a  plus  que  cet  appui  y 
Je  le  pleins,  et  vous  plains  vous-même  autant  que  luU 
Je  ne  vous  retiens  point;  marchez  contre  mon  maître  : 
Je  voudrais  seulement  qu'on  vous  l'eût  fait  connaître. 
Et  que  la  renommée  eût  voulu,  par  pitié , 
De  ses  exploits  au  moins  vous  conter  la  moitié; 
Vous  verriez... 

PORCS. 

Que  verrais-je,  et  que  pourrais-je  apprendre 
Qui  m'abaisse  si  fort  au-dessous  d'Alexandre? 
Serait-ce  sans  effort  les  Persans  subjugués , 
Et  vos  bras  tant  de  fois  de  meurtres  fatigués? 
Quelle  gloire  en  effet  d'accabler  la  faiblesse 
D'un  roi  déjà  vaincu  par  sa  propre  mollesse. 
D'un  peuple  sans  vigueur  et  presque  inanimé , 
Qui  gémissait  sous  l'or  dont  il  était  armé , 
Et  qui,  tombant  en  foule,  au  lieu  de  se  défendre ^ 
N'opposait  que  des  morts  au  grand  cœur  d'Alexandre? 
Les  autres,  éblouis  de  ses  moindres  exploits. 
Sont  venus  à  genoux  lui  demander  des  lois; 
Et,  leur  crainte  écoutant  je  ne  sais  quels  oracles. 
Ils  n'ont  pas  cru  qu'un  dieu  pût  trouver  des  obstacles. 
Mais  nous,  qui  d'un  autre  œil  jugeons  des  conquérants. 
Nous  savons  que  les  dieux  ne  sont  pas  des  tyrans; 
Et,  de  quelque  façon  qu'un  esclave  le  nomme. 
Le  fils  de  Jupiter  passe  ici  pour  un  homme. 
Nous  n'allons  point  de  fleurs  parfumer  son  chemin  : 
Il  nous  touve  partout  les  armes  à  la  main  : 


ACTE  11,  SCÈNE  III.  77 

Il  voit  à  chaque  pas  arrêter  ses  conquêtes; 

Un  seul  rocher  ici  lui  coâte  plus  de  têtes , 

Plus  de  soins 9  plus  d'assauts,  et  presque  plus  de  temps 

Que  n'en  coâte  à  son  bras  l'empire  des  Persans. 

Ennemis  du  repos  qui  perdit  ces  infâmes, 

L  or  qui  nait  sous  nos  pas  ne  corrompt  point  nos  âmes.  . 

La  gloire  est  le  seul  bien  qui  nous  puisse  tenter, 

Eiie  seul  que  mon  cœur  cherche  à  lui  disputer  ; 

Ces!  elle... 

ÉPBBSnON  ,  en  M  levant. 

fit  c'est  aussi  ce  que  cherche  Alexandre  : 
A  de  moindres  objets  son  c(Biir  ne  peut  descendre. 
C'est  ce  qoi,  Tarrachant  du  sein  de  ses  États^ 
Au  trône  de  Gynis  lui  fit  porter  ses  pas. 
Et,  du  plus  ferme  empire  ébranlant  les  colonnes. 
Attaquer,  conquérir,  et  donner  les  couronnes. 
Et  puisque  votre  oigueil  ose  lui  disputer 
La  gloire  du  pardon  qu'il  vous  fait  présenter. 
Vos  yeux,  dès  aujourd'hui  témoins  de  sa  victoire , 
Verront  de  quelle  ardeur  il  combat  pour  la  gloire  ; 
Bientôt  le  fer  en. main  vous  le  verrez  marcher. 

poaus. 
Allez  donc  :  je  l'attends,  ou  je  le  vais  chercher. 

SCÈNE  III. 
PORUS,  TAXILE. 

TAXILE. 

Quoi  !  vous  voulez,  au  gré  de  votre  impatience... 

PORUS. 

Non,  je  ne  prétends  point  troubler  voire  alliance  : 
Ëphestion ,  aigri  seulement  contre  moi , 
De  vos  soumissions  rendra  compte  à  son  roi. 
Les  troupes  d'Axiane ,  à  me  suivre  engagées , 
Attendent  le  combat  sous  mes  drapeaux  rangées  ; 
De  son  trône  et  du  mien  je  soutiendrai  Téclat; 
Et  vous  serez,  seigneur,  le  juge  du  combat  : 
A  moins  que  votre  cœur,  animé  d'un  beau  zèle , 
De  vos  nouveaux  amis  n'embrasse  la  querelle. 


7S  ALEXANDRE. 

SCÈNE    IV. 
AXIANE,  PORUS,  TAXILE. 

AXIARE^  a  Taxilc. 

Ab!  que  dit-on  de  tous,  seigneur!  Nos  ennemis 

Se  vantent  que  Taxile  est  &  moitié  soumis; 

Qu'il  ne  marchera  point  contre  un  roi  qu*il  respecte. 

TAXILE. 

La  foi  d'un  ennemi  doit  ôtre  nn  peu  suspecte^ 
Madame;  avec  le  temps  ils  mA connattront  mieux. 

axi'b. 
Démentez  donc,  seigneur,  ce  bruit  injurieux; 
De  ceux  qui  l'ont  semé  confondez  l'insolence; 
Allez,  comme  Porus,  les  forcer  au  silence. 
Et  leur  faire  sentir,  par  un  Juste  courroux , 
Qu'ils  n'ont  point  d'ennemi  plus  funeste  que  voas. 

TAXILB. 

Madame,  je  m'en  vais  disposer  mon  armée. 
Écoutez  moins  ce  bruit  qui  tous  tient  alarmée  : 
Porus  fait  son  devoir;  et  je  ferai  le  mien. 

SCÈNE  V. 
AXIANE,  PORUS. 

AXIANE. 

Cette  sombre  (Voidcur  ne  m'en  dit  pourtant  rien , 
Lâche l  et  ce  n'est  point  là,  pour  me  le  faire  croire, 
La  démarche  d'un  roL  qui  court  à  la  victoire. 
11  n'en  faut  plus  douter,  et  nous  sommes  trahis  : 
il  immole  à  sascBUi^  sa  gloire  et  son  pa^s; 
Et  sa  haine,  seigneur,  qui  cherche  à  vous  abattre , 
Attend  pour  éclater  que  vous  alliez  combattre. 

poaus. 
Madame,  en  le  perdant  je  peids  un  faible  appui; 
Je  le  connaissais  trop  pour  m'assurcr  sur  lui. 
Mes  yeux  sans  se  troubler  ont  vu  son  inconstance  : 
Je  craignais  beaucoup  plus  sa  moUe  résistance. 
Un  traître,  en  nous  quittant  pour  complaire  à  su  sœur. 
Nous  affaiblit  bien  moins  qu'un  lâche  défenseur. 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  79 

AXIANE. 

Et  cepcndaut,  seigneur^  qu'allez-yous  entreprendre? 
Vous  marchez  sans  compter  les  forces  d'Alexandre  ; 
Et,  courant  presque  seul  au-devant  de  leurs  coups, 
Contre  tant  d'ennemis  vous  n'opposez  que  vous. 

POKUS. 

Hé  quoi!  voudriez-vous  qu'à  l'exemple  d'un  traître 

Ma  firayeor  conspirât  à  vous  donner  un  maître;  . 

Que  Poros,  dans  un  camp  se  laissant  arrêter. 

Refusât  le  combat  qu'il  vient  de  présenter? 

Non,  non,  je  n'en  crois  rien.  Je  connais  mieiH,  madame, 

Le  beau  feu  que  la  gloire  allume  dans  voire  àifie  : 

C'est  vous,  je  m'en  souviens,  ddiKles  puissants  si^ppas 

Excitaient  tous  nos  rois,  les  traînaient  aux  combats; 

Et  de  qui  la  fierté ,  refusant  de  se  rendre. 

Ne  voulait  pour  amant  qu'un  vainqueur  d'Alexandre. 

il  faut  vaincre;  et  j'y  cours,  bien  moi&s  pour  éviter 

Le  titre  de  captif,  que  pour  le  mériter. 

Oui,  madame,  je  vais,  dans  l'ardeur  qui  m'enfrainc , 

Victorieux  ou  mort,  mériter  votre  chaîne; 

Et  puisque  mes  soupira  s'expliquaient  vainement 

A  ce  œur  que  la  gloire  occupe  seulement. 

Je  m'en  vais,  par  l'éclat  qu'une  victoire  donne , 

Attacher  de  si  près  la  gloire  à  ma  personne ,    . 

Que  je  pourrai  peut-être  amener  votre  cœur 

De  l'amour  de  la  gloire  à  l'amour  du  vainqueur. 

AXIANE. 

Eh  bien,  seigneur,  allez.  Taxile  aura  peut-être 

Des  sujets  dans  son  camp  phis  braves  que  leur  maître  ; 

Je  vais  les  exciter  par  on  dernier  effort  : 

Après,  dans  votre  camp  j'attendrai  votre  sort. 

Ne  vous  informez  point  de  l'état  de  mon  âme  : 

Triomphez,  et  vivez. 

poaus. 
Qo'attendez-votts,  madame? 
Pourquoi  dès  ce  moment  ne  puis<j«  ]>as  savoir 
Si  mes  tristes  soupirs  ont  pu  vous  émouvoir? 
Voulec-»vous  (car  le  sort,  adorable  Axiane, 
A  ne  vous  plus  revoir  peut-être  mn  condamna' ) , 
Voulez-vous  qu'en  mourant  un  prince  inforliiiie 
Ignocc  à  quelle  gloire  il  était  des(iT^i? 


80  ALKXAM>RK. 

Parlez. 

AXIANE.' 

Que  vous  dirai-je? 

PORUS. 

Ah  !  divine  princesse , 
Si  vous  sentiez  pour  moi  quelque  heureuse  faiblesse , 
Ce  cœur,  qui  me  promet  tant  d'estime  en  ce  jour. 
Me  pourrait  bien  encor  promettre  un  peu  d'amoui*.  . 
Contre  tant  de  soupirs  peut-il  bien  se  défendre? 
Pout-il...  - 

AXIAKE. 

Allez ^  Seigneur,  marchez  contre  Alexandre 
La  victoire  est  à  vous^  si  ce  fameux  vainqueur 
Ne  se  défend  pas  mieux  contre  vous  que  mon  cœur. 


ACTE  TROISIEME. 


SCÈNE  L 
AXIANE,CLÉ0F1LE. 

AXIANE. 

Quoi!  madame >  en  ces  lieux  on  me  tient  enfermée i- 
Je  ne  puis  au  combat  voir  marcher  mon  armée  ! 
Ët^  commençant  par  moi  sa  noire  trahison, 
Taxile  de  son  camp  me  fait  une  prison  1 
C'est  donc  là  cette  ardeur  qu'il  me  faisait  paraître  ! 
Cet  humble  adorateur  se  déclare  n\on  maître  ! 
Et  déjà  son  amour ,  lassé  de  ma  rigueur,    . 
Captive  ma  personne  au  défaut  de  mon  cœur! 

CLÊOFILE. 

Expliquez  mieux  les  soins  et  les  justes  alarmes 

D'un  roi  qui  pour  vainqueur  ne  connaît  que  vos  charmes 

Et  regardez ,  madame ,  avec  plus  de  bonté 

l/ardeur  qui  l'intéresse  à  votre  sûreté* 

Tandis  qu'autour  de  nous  deux  puissantes  armées. , 

D'une  égale  chaleur  au  combat  animées , 

De  leur  fureur  partout  font  voler  Jes  éclats. 

De  quel  autre  côté  conduiriez-vous  vos  pas? 


ACTE  m,  SCÈNE  1.  8i 

OÙ  pourricz-vous  ailleurs  éviter  la  tempête? 
Vn  plein  calme  en  ces  lieux  assure  votre  tête. 
Tout  est  tranquille... 

AXIAIVE. 

Et  c'est  cette  tranquillité 
Dont  je  ne  puis  souffrir  l'indice  sûreté. 
Quoi!  lorsque  mes  si^'ets,  mourant  dans  une  plaine^ 
Sur  les  pas  de  Porus  combattent  pour  leur  reine  ; 
Qu'au  prix  de  tout  leur  sang  ils  signalent  leur  foi  ; 
Que  le  cri  des  mourants  vient  presque  jusqu'à  moi  ; 
On  me  parie  de  paix!  et  le  camp  de  Taxiie 
Garde  dans  ce  désordre  une  assiette  tranquille! 
On  flatte  ma  douleur  d'un  calme  injurieux! 
Sur  des  objets  de  joie  on  arrête  mes  yeux  ! 

CLÉOFU.E. 

Madame ,  voulez-vous  que  l'amour  de  mon  frère 
Abandonne  aux  périls  une  tête  31  chère  ? 
Il  sait  trop  les  hasards... 

AXUNB. 

Et  pour  m'en  détourner 
Ce  généreux  amant  me  fait  emprisonner  ! 
Et,  tandis  que  pour  moi  son  rival  se  hasarde. 
Sa  paisible  valeur  me  sert  ici  de  garde  ! 

CLÉOFILB. 

Que  Porus  est  heureux!  le  moindre  éloignement 
A  votre  impatience  est  un  cruel  tourment; 
Et,  si  l'on  vous  croyait,  le  soin  qui  vous  travaille 
Vous  le  ferait  chercher  jusqu'au  champ  de  bataille. 

-^  AXUNB. 

le  ferais  plus,  madame  :  un  mouvement  si  beau 
Me  le  ferait  chercher  jusque  dans  le  tombeau. 
Perdre  tous  mes  États,  et  voir  d'un  œil  tranquille 
Alexandre  en  payer  le  cœur  de  Gléofile. 

CLÉOFILE. 

Si  vous  cherchez  Porus,  pourquoi  m'abandonner? 
Alexandre  en  ces  lieux  pourra  le  ramener. 
Permettez  que,  veillant  au  soin  de  votre  tète, 
A  cet  heureux  amant  l'on  garde  sa  conquête. 

AXIANE. 

Vous  triomphez,  madame;  et  déjà  votre  cœur 
iVole  vers  Alexandre,  et  le  nomme  vainqueur. 


82  ALEXANDRE. 

Mais^  sur  la  seule  foi  d'un  amour  qui  vous  llattc, 
Peut-ôtre  avant  le  temps  ce  grand  orgueil  éclate. 
Vous  poussez  un  peu  loin  vos  vœux  précipités , 
Ei  vous  croyez  trop  tôt  ce  que  tous  souhaitez. 
Oui,  oui... 

CLÉOFILE. 

Mon  frèrç  vient;  et  nous  allons  apprendre 
Qui  de  nous  dcux>  madame,  aura  pu  se  méprendre. 

AXIANE. 

Ah!  je  n'en  doute  plus;  et  ce  front  satisfait 
Dit  assez  à  mes  yeux  que  Porus  est  défait. 

SCÈNE  II. 
TAX1LE,AX1ANE,  CLÉOFILE. 

TAXILE. 

Madame ,  si  Porus ^  avec  moins  de  colère, 
Eût  suivi  les  conseils  d'une  amitié  sincère , 
11  m'aurait  en  effet  épargné  la  douleur 
De  vous  venir  moi-même  annoncer  son  malheur. 

AX1ANE. 

Quoi!  Porus... 

TAXILE. 

Cen  est  fait;  et  sa  valeur  trompée 
Des  maux  que  j'ai  prévus  se  voit  enveloppée. 
Ce  n'est  pas  (car  mon  cœur >  respectant  sa  vertu , 
N'accable  point  encore  un  rival  abattu  ) , 
Ce  n'est  pas  que  son  bras^  disputant  la  victoire, 
N'en  ait  aux  euncmis  ensanglanté  la  gloire  ; 
Qu'elle-même,  attachée  à  ses  faits  éclatants. 
Entre  Alexandre  et  lui  n'ait  douté  quelque  temps  : 
Mais  enfin  contre  moi  sa  vaillance  irritée 
Avec  trop  de  chaleur  s'était  précipitée. 
J'ai  vu  ses  bataillons  rompus  et  renversés. 
Vos  soldats  en  désordre,  et  les  siens  dispersés; 
Et  lui-même ,  à  là  fin,  entraîné  dans  leur  fuite , 
Malgré  lui  du  vainqueur  éviter  la  poursuite; 
Et,  de  son  vain  courroux  trop  tard  désabusé. 
Souhaiter  le  secours  qu'il  avait  refusé. 

AXIANE. 

Qu'il  avait  refusé!  Quoi  donc!  pour  ta  patrie 


ACTE  III,  SCÈNK  If.  8J 

Ton  indigne  cmirage  attend  que  Ton  te  prie! 
Il  faut  donc 9  malgré  toi^  te  traîner  aux  combats» 
Kt  te  forcer  toi-même  à  saurer  tes  États  1 
L'exemple  de  Poras,  puisqu'il  faut  qu'on  t'y  porte. 
Dis-moi^  n'était^^e  pas  une  voix  assez  forte? 
Ce  héros  en  péril,  ta  maîtresse  en  danger. 
Tout  l'État  périssant  n'a  pu  f encourager! 
Va,  tu  sers  bien  le  maître  à  qui  ta  sœur  te  donne. 
Achève,  et  fais  de  moi  ce  que  sa  haine  ordonne  ; 
Garde  à  tous  les  vaincus  un  traitement  égal; 
Enchaîne  ta  maîtresse  en  livrant  ton  rival. 
Aussi  bien  c'en  est  fait,  sa  disgrâce  et  ton  crime 
Ont  placé  dans  mon  cœur  ce  héros  magnanime. 
Je  l'adore;  et  je  veux,  avant  la  fin  du  jour. 
Déclarer  à  la  fois  ma  haine  et  mon  amour; 
Lui  vouer,  à  tes  yeux,  une  amitié  fidèle , 
Et  te  jurer,  aux  siens,  une  haine  immortelle. 
Adieu.  Tu  me  connais  :  aime-moi  si  tu  veux. 

TAXILE. 

Ah  !  n'espérez  de  moi  que  de  sincères  vœux , 
Madame  :  n'attendez  ni  menaces  ni  chaînes; 
Alexandre  sait  mieux  ce  qu'on  doit  à  des  reines. 
Souffrez  que  sa  douceur,  vous  oblige  à  garder 
Un  trône  que  Porus  devait  moins  hasarder  : 
Et  moi-même  en  aveugle  on  me  verrait  combattre 
La  sacrilège  main  qui  le  voudrait  abattre. 

AXIARE. 

Quoi  !  par  l'un  de  vous  deux  mon  sceptre  raffermi 
Deviendrait  dans  mes  mains  le  don  d'un  ennemi  I 
Et  sur  mon  propre  trône  on  me  verrait  plarée 
Par  le  même  tyran  qui  m'en  aurait  chassée  ! 

TAXnJC. 

Des  reines  et  des  rois  vaincus  par  sa  valeur 
Ont  laissé  par  ses  soins  adoucir  leur  malheur. 
Voyez  de  Darius  et  la  femme  et  la  mère; 
L'une  le  traite  en  fils,  l'autre  le  traite  en  frère. 

AXIANB. 

Non ,  non ,  je  ne  sais  point  vendre  mon  aifiilié , 
Caresser  un  tyran ,  et  régner  par  pitié. 
Penses-tu  que  j'imite  une  faible  Persane; 
Qu'à  la  cour  d'Alexandre  on  retienne  Axiane; 


82  ALEXANDRE. 

Mais^  sur  la  seule  foi  d'un  amour  qui  vous  flatte, 
Peut-être  avant  le  temps  ce  grand  orgueil  éclate. 
Vous  poussez  un  peu  loin  vos  vœux  précipités , 
Et  vous  croyez  trop  tôt  ce  que  tous  souhaitez. 
Oui,  oui... 

CLÉ<»PILE. 

Mon  frèrç  vient  ;  et  nons  allons  apprendre 
Qui  de  nous  deux,  madame,  aur«t  pu  se  méprendre. 

AXIANE. 

Ah!  je  n'en  doute  plus;  et  ce  front  satisfait 
Dit  assez  à  mes  yeux  que  Porus  est  défait. 

SCÈNE  IL 
TAXILE,  AXIANE,  CLÉOFILK. 

TAXILE. 

Madame ,  si  Porus,  avec  moins  de  colère. 
Eût  suivi  les  conseils  d'une  amitié  sincère , 
Il  m'aurait  en  effet  épargné  la  douleur 
De  vous  venir  moi-même  annoncer  son  malheur. 

AXIANE. 

Quoi!  Porus... 

TAXILE. 

C'en  est  fait;  et  sa  valeur  trompée 
Des  maux  que  j'ai  prévus  se  voit  enveloppée. 
Ce  n'est  pas  (car  mon  cœur,  respectant  sa  vertu, 
N'accable  point  encore  un  rival  abattu  ) , 
Ce  n'est  pas  que  son  bras,  disputant  la  victoire, 
IS'en  ait  aux  ennemis  ensanglanté  la  gloire  ; 
Qu'elle-même ,  attachée  à  ses  faits  éclatants. 
Entre  Alexandre  et  lui  n'ait  douté  quelque  temps  : 
Mais  enfin  contre  moi  sa  vaillance  irritée 
Avec  trop  de  chaleur  s'était  précipitée. 
J'ai  vu  ses  bataillons  rompus  et  renversés. 
Vos  soldats  en  désordre,  et  les  siens  dispersés; 
Et  lui-même ,  à  là  fin ,  entraîné  dans  leur  fuite , 
Malgré  lui  du  vainqueur  éviter  la  poursuite  ; 
Et,  de  son  vain  courroux  trop  tard  désabusé. 
Souhaiter  le  secours  qu'il  avait  refusé. 

AUANE. 

Qu'il  avait  refusé!  Quoi  donc!  pour  ta  patrie 


ACTE  III,  SCÈNK  If.  8J 

Ton  indigne  courage  attend  que  l'on  te  prîo! 
il  faut  donc^  malgré  toi^  te  traîner  aux  combats, 
Kt  te  forcer  toi-même  à  sauver  tes  fitats  1 
L'exemple  de  Porus^  puisqu'il  faut  qu'on  t'y  porte. 
Dis-moi ,  n'étaitrH^e  pas  une  voix  assez  forte  ? 
Ce  héros  en  péril,  ta  maîtresse  en  danger. 
Tout  TÉtat  périssant  n'a  pu  f encourager! 
Va,  tu  sers  bien  le  maître  à  qui  ta  sœur  te  donne. 
Achève ,  et  fais  de  moi  ce  que  sa  haine  ordonne  ; 
Garde  à  tous  les  vaincus  un  traitement  égal  ; 
Enchaîne  ta  maîtresse  en  livrant  ton  rival. 
Aussi  bien  c'en  est  fait,  sa  disgrâce  et  ton  crime 
Ont  placé  dans  mon  cœur  ce  héros  magnanime. 
Je  l'adore;  et  je  veux,  avant  la  (in  du  jour. 
Déclarer  à  la  fois  ma  haine  et  mon  amour  ; 
Lui  vouer,  à  tes  yeux,  une  amitié  fidèle. 
Et  te  jurer,  aux  siens ^  une  haine  immortelle. 
Adieu.  Tu  me  connais  :  aime-moi  si  tu  veux. 

TAXILE. 

Ah  !  n'espérez  de  moi  que  do  sincères  vœux , 
Madame  :  n'attendez  ni  menaces  ni  chaînes  ; 
Alexandre  sait  mieux  ce  qu'on  doit  à  des  reines. 
Souffrez  que  sa  douceur  vous  oblige  à  garder 
Un  trône  que  Porus  devait  moins  hasarder  : 
Et  moi-même  en  aveugle  on  me  verrait  combattre 
La  sacrilège  main  qui  le  voudrait  abattre. 

AXIÀlfE. 

Quoi  !  par  l'un  de  vous  deux  mon  sceptre  raffermi 
Deviendrait  dans  mes  mains  le  don  d'un  ennemi  ! 
Et  sur  mon  propre  trône  on  me  verrait  placée 
Par  le  môme  tyran  qui  m'en  aurait  chassée  ! 

TAXILE. 

Des  reines  et  des  rois  vaincus  par  sa  valeur 
Ont  laissé  par  ses  soins  adoucir  leur  malheur. 
Voyez  de  Darius  et  la  femme  et  la  mère; 
L'une  le  traite  en  fils,  l'autre  le  traite  en  frère. 

AXUTIB. 

Non ,  non ,  je  ne  sais  point  vendre  mon  aitiitié , 
Caresser  un  tyran ,  et  régner  par  pitié* 
Penses-tu  que  j'imite  une  faible  Persane; 
Qu'à  la  cour  d'Alexandre  on  retienne  Axiane; 


8?.  ALEXANDRE. 

Mais^  sur  la  seule  foi  d'un  amour  qui  vous  flatte. 
Peut-être  avant  le  temps  ce  grand  orgueil  éclate. 
Vous  poussez  un  peu  loin  vos  vœux  précipités  » 
El  vous  croyez  trop  tôt  ce  que  tous  souhaitez. 
Oui,  oui... 

CLÉOPILE. 

Mon  frèrç  vient;  et  nous  allons  apprendre 
Qui  de  nous  deux,  madame,  aur«t  pu  se  méprendre. 

AXIANE. 

Ah!  je  n'en  doute  plus;  et  ce  front  satisfait 
Dit  assez  à  mes  yeux  que  Porus  est  défait. 

SCÈNE  IL 
TAXILE,AXIANE,  CLÉOFILE. 

TÀXILE. 

Madame ,  si  Porus ,  avec  moins  de  colère, 
Eût  suivi  les  conseils  d'une  amitié  sincère , 
Il  m'aurait  en  effet  épargné  la  douleur 
De  vous  venir  moi-même  annoncer  son  malheur. 

AX1ANE. 

Quoi!  Ponis... 

TAXILE. 

Cen  est  fait;  et  sa  valeur  trompée 
Des  maux  que  j'ai  prévus  se  voit  enveloppée. 
Ce  n'est  pas  (car  mon  cœur,  respectant  sa  vertu , 
N'accable  point  encore  un  rival  abattu  ), 
Ce  n'est  pas  que  son  bras,  disputant  la  victoire, 
N'en  ait  aux  ennemis  ensanglanté  la  gloire  ; 
Qu'elle-même,  attachée  à  ses  faits  éclatants. 
Entre  Alexandre  et  lui  n'ait  douté  quelque  temps  : 
Mais  enfin  contre  moi  sa  vaillance  irritée 
Avec  trop  de  chaleur  s'était  précipitée. 
J'ai  vu  ses  bataillons  rompus  et  renversés. 
Vos  soldats  en  désordre,  et  les  siens  dispersés; 
Et  lui-même,  à  là  fin,  entraîné  dans  leur  fuite , 
Malgré  lui  du  vainqueur  éviter  la  poursuite; 
Et,  de  son  vain  courroux  trop  tard  désabusé. 
Souhaiter  le  secours  qu'il  avait  refusé. 

AXIANE. 

Qu'il  avait  refusé!  Quoi  donc!  pour  ta  patrie 


ACTE  III,  SCÈNE  H.  8J 

Ton  indigne  courage  attend  que  l'on  te  prie! 
Il  faut  donc^  malgré  toi^  te  tramer  aux  combats» 
Et  te  forcer  toi-même  à  sauver  tes  États  1 
L'exemple  de  Porus,  puisqu'il  faut  qu'on  t'y  porte. 
Dis-moi^  n'était^^e  pas  une  voix  assez  forte? 
Ce  héros  en  périls  ta  maîtresse  en  danger , 
Tout  l'État  périssant  n'a  pu  f encourager! 
Va,  tu  sers  bien  le  mattre  à  qui  ta  sœur  te  donne. 
Achève ,  et  fais  de  moi  ce  que  sa  haine  ordonne  ; 
Garde  à  tous  les  vaincus  un  traitement  égal  ; 
Enchaîne  ta  maîtresse  en  livrant  ton  rival. 
Aussi  bien  c'en  est  fait,  sa  disgrâce  et  ton  crime 
Ont  placé  dans  mon  cœur  ce  héros  magnanime. 
Je  l'adore;  et  je  veux,  avant  la  fin  du  jour. 
Déclarer  à  la  fois  ma  haine  et  mon  amour; 
Lui  vouer,  à  tes  yeux,  une  amitié  fidèle, 
Et  te  jurer,  aux  siens,  une  tiainc  immortelle. 
Adieu.  Tu  me  connais  :  aime-moi  si  tu  veux. 

TAXILC. 

Ah  !  n'espérez  de  moi  que  de  sincères  vœux , 
Madame  :  n'attendez  ni  menaces  ni  chaînes  ; 
Alexandre  sait  mieux  ce  qu'on  doit  à  des  reines. 
Souffrez  que  sa  douceur,  vous  oblige  à  garder 
Un. trône  que  Porus  devait  moins  hasarder  : 
Et  moi-même  en  aveugle  on  me  verrait  combattre 
La  sacrilège  main  qui  le  voudrait  abattre. 

AXIARE. 

Quoi  !  par  l'un  de  vous  deux  mon  sceptre  raffermi 
Deviendrait  dans  mes  mains  le  don  d'un  ennemi  I 
Et  sur  mon  propre  trône  on  me  verrait  placée 
Par  le  môme  tyran  qui  m'en  aurait  chassée  ! 

TAXnJC. 

Des  reines  et  des  rois  vaincus  par  sa  valeur 
Ont  laissé  par  ses  soins  adoucir  leur  malheur. 
Voyez  de  Darius  et  la  femme  et  la  mère; 
L'une  le  traite  en  fils,  l'autre  le  traite  en  frère. 

AXUTie. 

Non ,  non ,  je  ne  sais  point  vendre  mon  aitiitié , 
Caresser  un  tyran ,  et  régner  par  pitié. 
Penses-tu  que  j'imite  une  faible  Persane  ; 
Qu'à  la  cour  d'Alexandre  on  retienne  Axiane  ; 


82  ALEXANDRE. 

Mais^  sur  la  seule  foi  d'un  amour  qui  vous  Halle, 
Peul-èlre  avanl  le  temps  ce  grand  orgueil  éclalc. 
Vous  poussez  un  peu  loin  vos  vœux  précipités  » 
El  vous  croyez  trop  tôt  ce  que  tous  souhaitez. 
Oui,  oui... 

CLÉOPILE. 

Mon  frèrç  vient;  et  nous  allons  apprendre 
Qui  de  nous  dcux>  madame,  aurd  pu  se  méprendre. 

AZIANE. 

Ah!  je  n'en  doute  plus;  et  ce  front  satisfait 
Dit  assez  à  mes  yeui  que  Porus  est  défait. 

SCÈNE  II. 
TAXILE,  AXIANE,  CLÉOFILE. 

TAXILE. 

Madame ,  si  Porus  >  avec  moins  de  colère. 
Eût  suivi  les  conseils  d'une  amitié  sincère  ^ 
H  m'aurait  en  effet  épargné  la  douleur 
De  vous  venir  moUmèffie  annoncer  son  malheur. 

AX1ANE. 

Quoi!  Porus... 

TAXILE. 

Cen  est  fait;  et  sa  valeur  trompée 
Des  maux  que  j'ai  prévus  se  voit  enveloppée. 
Ce  n'est  pas  (car  mon  cœur^  respectant  sa  vertu , 
N'accable  point  encore  un  rival  abattu  ) , 
Ce  n'est  pas  que  son  bras^  disputant  la  victoire, 
N'en  ait  aux  ennemis  ensanglanté  la  gloire  ; 
Qu'elle-même,  attachée  à  ses  faits  éclatants. 
Entre  Alexandre  et  lui  n'ait  douté  quelque  temps  : 
Mais  enfin  contre  moi  sa  vaillance  irritée 
Avec  trop  de  chaleur  s'était  précipitée. 
J'ai  vu  ses  bataillons  rompus  et  renversés. 
Vos  soldats  en  désordre,  et  les  siens  dispersés; 
Et  lui-même,  à  là  fin,  entraîné  dans  leur  fuite. 
Malgré  lui  du  vainqueur  éviter  la  poursuite  ; 
Et,  de  son  vain  courroux  trop  tard  désabuse. 
Souhaiter  le  secours  qu'il  avait  refusé. 

AXIANE. 

Qu'il  avait  refusé!  Quoi  donc!  pour  ta  patrie 


ACTE  III,  SCÈNE  If.  gj 

Ton  indigne  courage  attend  que  l'on  te  prie! 
Il  faut  donc,  malgré  toi,  te  traîner  aui  combats, 
Et  te  forcer  toi-même  à  sauver  tes  États  ! 
L'exemple  de  Porus,  puisqu'il  faut  qu'on  t'y  porte. 
Dis-moi,  n'étaitr^e  pas  une  voix  assez  forte? 
Ce  héros  en  péril,  ta  maîtresse  en  danger. 
Tout  l'État  périssant  n'a  pu  f encourager! 
Va,  lu  sers  bien  le  maître  à  qui  ta  sœur  te  donne. 
Achève,  et  fais  de  moi  ce  que  sa  haine  ordonne  ; 
Garde  à  tous  les  vaincus  un  traitement  égal  ; 
Enchaîne  ta  maîtresse  en  livrant  ton  rival. 
Aussi  bien  c'en  est  fait,  sa  disgrâce  et  ton  crime 
Ont  placé  dans  mon  cœur  ce  héros  magnanime. 
Je  l'adore;  et  je  veux,  avant  la  fin  du  jour. 
Déclarer  à  la  fois  ma  haine  et  mon  amour; 
Lui  vouer,  à  tes  yeux,  une  amitié  fidèle , 
Et  te  jurer,  aux  siens,  une  haine  immortelle. 
Adieu.  Tu  me  connais  :  aime-moi  si  tu  veux. 

TAXILE. 

Ah  !  n'espérez  de  moi  que  de  sincères  vœux , 
Madame  :  n'attendez  ni  menaces  ni  chaînes  ; 
Alexandre  sait  mieux  ce  qu'on  doit  à  des  reines. 
Souffrez  que  sa  douceur  vous  oblige  à  garder 
Un  trône  que  Porus  devait  moins  hasarder  : 
Et  moi-même  en  aveugle  on  me  verrait  combattre 
La  sacrilège  main  qui  le  voudrait  abattre. 

AXIAHE. 

Quoi!  par  l'un  de  vous  deux  mon  sceptre  raffermi 
Deviendrait  dans  mes  mains  le  don  d'un  ennemi  I 
Et  sur  mon  propre  trône  on  me  verrait  placée 
Par  le  môme  tyran  qui  m'en  aurait  chassée  ! 

TAXILE. 

Des  reines  et  des  rois  vaincus  par  sa  valeur 
Ont  laissé  par  ses  soins  adoucir  leur  malheur. 
Voyez  de  Darius  et  la  femme  et  la  mère; 
L'une  le  traite  en  fils,  l'autre  le  traite  en  frère. 

AXIAIie. 

Non ,  non ,  je  ne  sais  point  vendre  mon  aiïiitié , 
Caresser  un  tyran ,  et  régner  par  pitié* 
Penses-tu  que  j'imite  une  faible  Persane; 
Qu'à  la  cour  d'Alexandre  on  retienne  Axiane; 


ê%  ALEXANDRE. 

Et  qu'avec  mon  tainquciur  courant  tout  l'univers 
J'aille  vanter  partout  la  douceur  de  ses  fers? 
S'il  donne  les  États,  qu'il  te  donne  les  nôtres; 
Qu'il  te  pare,  s'il  veut,  des  dépouilles  des  autres. 
Règne  :  Porus  ni  moi  n'en  serons  point  jaloux; 
Et  tu  seras  encor  plus  esclave  que  nous. 
J'espère  qu'Alexandre,  amoureux  de  sa  gloire. 
Et  fâché  que  ton  crime  ait  souillé  sa  victoire. 
S'en  lavera  bientôt  par  ton  propre  trépas. 
Des  traîtres  comme  toi  font  souvent  des  ingrats; 
Et,  de  quelques  faveurs  que  sa  main  t'éblouissc. 
Du  perfide  Bessus  regarde  le  supplice. 
Adieu. 

SCÈNE  III. 
CLÉOFILE,  TAXILE. 

CLÉOnLE. 

Cédez,  mon  frère ,  à  ce  bouillant  transport  : 
Alexandre  et  le  temps  vous  rendront  le  plus  fort; 
Et  cet  âpre  courroux ,  quoi  qu'elle  eu  puisse  dire , 
Ne  s'obstinera  point  au  refus  d'un  empire. 
Maître  de  ses  destins,  vous  l'êtes  de  son  cœur. 
Mais,  dites-moi,  vos  yeux  ontrils  vu  le  vainqueur? 
Quel  traitement,  mon  frère,  en  devons-nous  attendre. 
Qu'a-4-il  dit? 

TAXILE. 

Oui,  ma  sœur,  j'ai  vu  votre  Alexandre. 
D'abord,  ce  jeune  éclat  qu'on  remarque  en  ses  traits 
M'a  semblé  démentir  le  nombre  de  ses  faits; 
Mon  cœur,  plein  de  son  nom,  n'osait,  je  le  confesse. 
Accorder  tant  de  gloire  avec  tant  de  jeunesse  : 
Mais  de  ce  même  front  l'héroïque  fierté. 
Le  feu  de  ses  regards,  sa  haute  majesté. 
Font  connaître  Alexandre  ;  et  certes  son  visage 
Porte  de  sa  grandeur  l'infaillible  présage; 
Et,  sa  présence  auguste  appuyant  ses  projets, 
Ses  yeux  comme  son  bras  font  partout  des  sujets. 
Il  sortait  du  combat.  Ébloui  de  sa  gloire , 
Je  croyais  dans  ses  yeux  voir  briller  la  victoire. 
Toutefois,  à  ma  vuo  oubliant  sa  fierté. 


ACTE  III,  SCÈÏIE  V.  8 

Il  a  fait  à  son  tour  éclater  sa  bonté. 
Se» transports  ne  m'ont  point  déguisé  sa  tendresse. 
«  Retournez,  m'a  t-tl  dit,  auprès  de  la  princesse  : 
«  Disposez  ses  beaux  yeux  à  revoir  un  yainqueur 
«  Qui  va  mettre  à  ses  pieds  sa  victoire  et  son  cœur.  » 
il  marche  sur  mes  pas.  Je  n'ai  rien  à  vous  dire. 
Ma  sœur  :  de  votre  sort  je  vous  laisse  l'empire; 
Je  vous  confie  encor  la  conduite  du  mien. 

CLÉOnLB. 

Vous  aurez  tout  pouvoir,  ou  je  ne  pourrai  rien. 
Tout  va  vous  obéir,  si  le  vainqueur  m'écoute. 

TAXILC. 

Je  vais  donc...  Mais  on  vient.  C'est  lui-même  sans  doute. 

SCÈNE  IV. 
ALEXANDRE,  TAXILE,  GLËOFILE,  ËPHËSTION, 

SVTTE  D'ALEXANDRE 

ALEXANDRE. 

Allez,  Éphestion.  Que  l'on  cherche  Porus; 
Qa'on  épargne  sa  vie  et  le  sang  des  vaincus. 

SCÈNE  V. 
ALEXANDRE,  TAXILE,  CLÉOFILE. 

ALEXANDRE,  k  Taxile. 

Seigneur,  est-il  donc  vrai  qu'une  reine  aveuglée 
Vous  préfère  d'un  roi  la  valeur  déréglée? 
Mais  ne  le  craignez  point  :  son  empire  est  à  vous  ; 
D'une  ingrate  à  ce  prix  fléchissez  le  courroux. 
liaitre  de  deux  États,  arbitre  des  siens  mêmes. 
Allez  avec  vos  vœux  offrir  trois  diadèmes. 

TAXILE. 

Ah!  c'en  est  trop,  seigneur  :  prodiguez  un  peu  moins... 

ALEXANDRE. 

Vous  pourrez  à  loisir  reconnaître  mes  soins. 
Ne  tardez  point,  allez  où  l'amour  vous  appelle; 
Et  couronnez  vos  feux  d'une  palme  si  belle. 


8€  ALKXAMDRK. 

SCÈNE   VI. 
ALEXANDRE,  CLEOFILE. 

ALBXAIIDRE. 

Madame,  à  son  amonr  je  promets  mon  appui  : 

Ne  puis-je  rien  pour  moi  quand  je  puis  tout  pour  lui  ? 

Si  prodigue  envers  lui  des  fruits  de  U  victoire. 

N'en  auvai-je  pour. moi  qu'une  stérile  gloire? 

Les  sceptres  devant   oos  ou  rendus  on  donnés , 

De  mes  propres  lauriers  mes  amis  couronnés. 

Les  biens  que  j'ai  conquis  répandus  sur  leurs  tètes , 

Font  voir  que  je  soupire  après  d'autres  conquêtes. 

Je  vous  avais  promis  que  l'effort  de  mon  bras 

M'approcherait  bientôt  de  vos  divins  appas; 

Mais,  dans  ce  même  temps,  souvenez-vous,  madame, 

Que  vous  me  promettiez  quelque  place  en  votre  âme. 

Je  suis  venu  :  l'amour  a  combattu  pour  moi; 

La  victoire  elle-même  a  dégagé  ma  foi  ; 

Tout  cède  autour  de  vous  :  c'est  à  vous  de  vous  rendre; 

Votre  cœur  l'a  promis,  voudra-t-il  s'en  défendre? 

E  lui  seul  pourrait-il  échapper  aujourd'hui 

A  l'ardeur  d'un  vainqueur  qui  ne  cherche  que  lui? 

CLéOFILE. 

Non ,  je  ne  prétends  pas  que  ce  cœur  inflexible 
Garde  seul  contre  vous  le  titre  d'invincible; 
Je  rends  ce  que  je  dois  à  l'ùelat  des  vertus 
Qui  lifînnent  sous  vos  pieds  cent  peuples  abattus. 
Les  Indiens  domptés  sont  vas  moindres  ouvrages; 
Voa^  inspirez  la  crainte  aax  plus  fermes  courages; 
Et,  <|iiand  vous  le  vnudroz,  vos  bontés,  à  leur  tour, 
Dau!^  les  cœurs  les  plus  durs  inspircrant  Ta^îioiir. 
Mais ,  j^ei^eur,  cet  éclat  ^  ces  victoire  s ,  ces  charmes , 
Me  t"  nil^l'^Fit  fui-t  souvent  par  de  justes  Alarm*^s  ;     - 
Je  crains  que,  satisfait  d'avoir  conquis  un  cœur» 
Vous  ne  l'abandonniez  à  sa  triste  langueur; 
Qu'insensible  à  l'ardeur  que  vous  aurez  causée» 
Votre  âme  ne  dédaigne  une  conquête  aisée. 
On  attend  peu  d'amour  d'un  héros  tel  que  vous  : 
La  gloire  fit  toujours  vos  transports  les  plus  doux; 
Kl  peut-être,  an  moment  que  ce  j^rand  rœur  soupire, 


ACTE  m,   SCËf<IE  VI.  67 

La  gloire  de  me  vaincre  est  tout  ce  qu'il  délire . 

ALEXANDRE. 

Que  vous  connaissez  mal  les  violents  désirs 

D'un  amour  qui  vers  vous  porte  tous  mes  soupirs  ! 

J'avouerai  qu'autrefois.^  au  milieu  d'une  armée. 

Mon  oœar  ne  soupirait  que  pour  La  renommée; 

Les  peuples  et  les  rois»  devenus  mes  sujets , 

Étaient  seuls  à  mes  vœux  d'assez  dignes  objets. 

Les  beautés  de  la  Perse  à  mes  yeux  présentées , 

Aussi  bien  que  ses  rois,  ont  paru  surmontées  : 

Mon  cœur,  d'un  fier  mépris  armé  contre  leurs  traits , 

N'a  pas  du  moindre  hommage  honoré  leurs  attraits; 

Amoureux  d6  la  t^lotre,  et  partout  invincible, 

11  mettait  son  bonheur  à  paraître  insensible. 

Mais,  hélas l  que  vos  yeux,  ces  aimables  tyrans. 

Ont  produit  sur  mon  cœur  des  effets  différents  ! 

Ce  grand  nom  de  vaiaqœur  n'est  plus  ce  qu'il  souhaite  ; 

11  vient  avec  plaisir  avouer  sa  défaite  : 

Heureux  si,. votre  cœur  se  laissant  émouvoir. 

Vos  beaux  yeux  à  kur  tour  avouaient  leur  pouvoir! 

Voulez-vous  donc  toujours  douter  de  leur  victoire. 

Toujours  de  mes  exploits  me  reprocher  la  gloire? 

Comme  si  les  beaux  nœuds  où  vous  me  tenez  pris 

Ne  devaient  arrêter  que  de  faibles  esprits. 

Par  des  faits  tout  nouveaux  je  m'en  vais  vous  apprendre 

Tout  ee  que  peut  Tamour  sur  le  cœur  d'Alexandre  : 

Maintenant  que  mon  bras,  englué  sous  vos  lois. 

Doit  soutenir  mon  nom  et  le  vôtre  à  la  fois. 

J'irai  rendre  fameux,  par  l'éclat  de  la  guerre, 

Des  peuples  inconnus  au  reste  de  la  terre. 

Et  vous  faire  dresser  des  autels  en  des  lieux 

Gù  leurs  sauvages  mains  en  refusent  aux  dieux. 

CLÉOflLE. 

Oui,  vous  y  traînerez  la  victoire  captive; 
Mais  je  doute,  seigneur,  que  l'amour  vous  y  suive. 
Tant  d'États,  tant  de  mers  qui  vont  nous  désunir, 
N'effaceroiil  bientôt  de  votre  souvenu*. 
Quand  l'océan  troublé  vous  verra  sur  son  onde 
Achever  quelque  jour  la  conquête  du  monde; 
Quand  vous  verrez  les  rois  tomber  à  vos  genoux , 
Et  la  terre  en  tremblant  se  taire  devant  v<vus  ; 


88  ALEXANDRE. 

Soiigerez-vouS;  seigneur^  qu'une  jeune  princesse 
Au  fond  de  ses  États  vous  regrette  sans  cesse  y 
Et  rappelle  en  son  cœur  les  moments  bienheureux 
Où  ce  grand  conquérant  l'assurait  de  ses  feux? 

ALEXANDRE. 

Hé  quoi  !  vous  croyez  donc  qu'à  moi-même  barkuire 
J'abandonne  en  ces  lieux  une  beauté  si  care? 
Mais  vous-même  plutôt  voulez-vous  renoncer 
Au  trêne  de  l'Asie ,  ou  je  vous  veux  placer? 

CLÉOnLE. 

Seigneur^  vous  le  savez  ^  je  dépends  de  mon  frère. 

ALEXANDRE. 

Ah!  s'il  disposait  seul  du  bonheur  que  j'espère, 
Tout  l'empire  de  l'Inde  asservi  sous  ses  lois 
Bientôt  en  ma  faveur  irait  briguer  son  choix. 

GLEOFILB. 

Mon  amitié  pour  lui  n'est  point  intéressée. 
Apaisez  seulement  une  reine  offensée; 
Et  ne  permettez  pas  qu'un  rival  aujourd'hui , 
Pour  vous  avoir  bravé  ^  soit  plus  heureux  que  lui. 

ALEXANDRE. 

Ponts  était  sans  doute  un  rival  magnanime  : 
Jamais  tant  de  valeur  n'attira  mon  estime. 
Dans  l'ardeur  du  combat  je  l'ai  vu^  je  l'ai  joint; 
Et  je  puis  dire  encor  qu'il  ne  m'évitait  point  : 
Nous  nous  cherchions  l'un  l'autre.  Une  fierté  si  belle 
Allait  entre  nous  deux  finir  notre  querelle^ 
Lorsqu'un  gros  de  soldats ,  se  jetant  entre  nous. 
Nous  a  fait  dans  la  foule  ensevelir  nos  coups. 

SCÈNE  VIL 
ALEXANDRE,  CLÉOFUil,  ÉPHESTION. 

ALEXANDRE. 

Eh  bien!  ramène-t-oii  ce  prince  téméraire? 

ÉPHKSTION. 

On  le  cherche  partout;  mais^  quoi  qu'on  puisse  faire, 
Seigneur^  jusques  ici  sa  fuite  ou  son  trépas 
Dérobe  ce  captif  aux  soins  de  vos  soldats. 
Mais  un  reste  des  siens  entoures  dans  leur  fuite  y 
Et  du  soldat  vainqueur  arrêtant  la  poursuite^ 


ACTE  IV,  SCÏCNK  I.  89 

A  nous  vendre  leur  murt  semble  se  préparer. 

ALEXANDRE. 

Désarmez  les  vaincus  sans  les  désespérer. 
Madame,  allons  fléchir  une  flère  princesse. 
Afin  qu'à  mon  amour  Taiile  s'intéresse; 
Et,  puisque  mon  repos  doit  dépendre  du  sien , 
Achevons  son  bonheur  pour  établir  le  mien. 


ACTE    QUATRIÈME. 


SCÈNE  I. 

AXIANE. 

N'eniendrons-nons  jamais  que  des  cris  de  victoire. 
Qui  de  mes  ennemis  me  reprochent  la  gloire? 
Et  ne  pourrai-je  au  moins,  en  de  si  grands  malheurs , 
n'entretenir  moi  seule  avecque  mes  douleurs? 
i^un  odieux  amant  sans  cesse  poursuivie. 
On  prétend  ',  malgré  moi ,  m'attacher  à  la  vie  : 
On  m'observe,  on  me  suit.  Mais,  Porus,  ne  crois  pas 
Qu'on  me  puisse  empêcher  de  courir  sur  tes  pas. 
Sans  doute  à  nos  malheurs  ton  cœur  n'a  pu  survivre  : 
En  vain  tant  de  soldats  s'arment  pour  te  poursuivre. 
On  te  découvrirait  au  bruit  de  tes  efforts; 
Et  s'il  te  faut  chercher,  ce  n'est  qu'entre  les  morts. 
Hélas!  en  me  quittant,  ton  ardeur  redoublée 
Semblait  prévoir  les  maux  dont  je  suis  accablée. 
Lorsque  tes  yeux,  aux  miens  découvrant  ta  langueur. 
Me  demandaient  quel  rang  tu  tenais  dans  mon  cœur; 
Que,  sans  f  inquiéter  du  succès  de  tes  armés. 
Le  soin  de  ton  amour  te  causait  tant  d'alarmes. 
Et  pourqom  te  cachais-jc  avec  tant  de  détours 
Un  secret  si  fatal  au  repos  de  tes  jours? 
Combien  de  fois,  tes  yeux  forçant  ma  résistance , 
Mon  cœur  s'esl-il  vu  près  de  rompre  le  silence  l 
Combien  de  fois,  sensible  à  tes  ardents  désirs, 
M*est-il  en  ta  présence  échappe  des  soupirs! 
Mais  je  vQulais  encor  douter  de  ta  victoire  ; 


90  ALEXANDRE. 

J'expliquais  mes  sonpirs  en  faveur  de  la  gloire^ 
ie  croyais  n'aimer  qu'elle.  Ahl  pardonne^  grand  roi , 
Je  sens  bien  aujourd'hai  que  je  n'aîmaîs  que  toi. 
J'avouerai  que  la  gloire  eut  sur  moi  quelque  empire; 
Je  te  l'ai  dit  cent  fois  :  mai&je  devais  le  dire 
Que  toi  seul,  en  effet,  m'engageas  sous  ses  lois. 
J'appris  à  la  connaître  en  voyant  tes  exploits  ^ 
Et;  de  quelque  beau  feu  qu'elle  m'eût  enflammée  ^ 
En  un  autre  que  toi  je  l'aurais  moins  aimée. 
,  Mais  que  sert  de  pousser  des  soupirs  superflus 
'  Qui  se  perdent  en  l^air  et  qoe  tu  n'entends  plus? 
11  est  temps  que  mon  âme,  au  tombeau  descendue , 
Te  jure  une  amitié  si  longtemps  attendue; 
Il  est  temps  que  mon  cœur,  pour  gage  de  sa  foi , 
Montre  qu'il  n'a  pu  vivre  un  moment  après  toi. 
Aussi  bien ,  penses-tu  que  je  voulusse  vivre 
Sous  les  lois  d'un  vainqueur  à  qui  ta  mort  nous  livre? 
Je  sais  qu'il  se  dispose  à  me  venir  parler, 
Qu'en  me  rendant  mon  sceptre  il  veut  me  consoler. 
Il  croit  peut-être ,  il  croit  que  ma  haine  étouffée 
A  sa  fausse  douceur  servira  de  trophée  l 
Qu'il  vienne.  11  me  verra,  toujours  digne  de  toi , 
Mourir  en  reine,  ainsi  que  tu  mourus  en  roi. 

SCÈNE  II. 
ALEXANDRE,  AXIANE. 

AllANE. 

Eh  bien,  seigneur,  eh  bien ,  trouvez-vous  quelques  cbartncs 
A  voir  couler  des  pleurs  que  font  verser  vos  armes? 
Ou  si  voA  m'envies,  en  l'état  où  je  suis, 
La  triste  liberté  de  pleurer  mes  ennuis? 

ALEXARMUE. 

Votre  douleur  est  libre  autant  que  légitime  : 
Vous  regrettez,  madame,  un  prince  magnanime. 
Je  fus  son  ennemi  ;  mais  je  ne  Tétais  pas 
Jusqu'à  blâmer  les  pleurs  qu'on  donne  à  son  trépan. 
Avant  que  sur  ses  bords  TIndc  me  vît  paraître , 
L'éclat  de  sa  vertu  me  l'avait  fait  connaître  ; 
Entre  les  plus  grands  rois  il  se  fil  remarquer  : 
Je  savais... 


ACÏK  IV,  SCKNK  11.  9L 

AllANB. 

Pourquoi  donc  lo  venir  aUaquer? 
Par  quelle  loi  faui-il  qu'aux  deux  bouts  de  la  terre 
Vous  cherchiez  la  vertu  pour  lui  faire  la  guerre? 
Le  méhte  à  vos  jeux  ne  peut-il  éclater 
Sans  pousser  votre  oi]gueil  à  le  persécuter? 

ALBXAADâE. 

Oui^  j'ai  cherché  Porus  :  laais^  quoi  qu'on  puisse  dire^ 

Je  ne  le  cherchais  pas  afin  de  Le  détruire. 

J'avouerai  que^  brûlant  de  signaler  mou  bras. 

Je  me  laissai  conduire  au  bruit  de  ses  combats  ^  | 

Et  qu'au  seul  nom  d'un  roi  jusqu'alors  invincible^ 

A  de  nouveaux  exploits  mon  coàur  devint  sensible. 

Tandis  que  je  croyais  par  mes  combats  divers 

Attacher  sur  moi  seul  les  yeux  de  l'univers  ^ 

J'ai  vu  de  ce  guerrier  la  valeur  répandue 

Tenir  la  renommée  entre  nous  suspendue; 

Et,  voyant  de  son  bras  voler  partout  l'effroi  y 

L'Inde  sembla  m'ouvrir  un  champ.digne  île  moi. 

Lassé  de  voir. des  joîs  vaincus  sans  jésistance , 

4'appris  avec  plaisir  le  bruit  de  sa  vaillance  : 

Un  ennemi  si  noble  a  su  m'encourager; 

Je  suis  venu  chercher  la  ^oire  et  le  danger. 

Son  coulage,  madame >  a  passé  mon  attente  : 

La  victoire,  à  me  suivre  autrefois  si  constanic^ 

M'a  presque  abandonné  pour  suivre  vos  guenicr». 

Porus  m'a  disputé  jusqu'aux  moindres  lauriers  : 

Et  j'ose  dire  encor  qu'en  perdant  la  victoire 

Mon  ennemi  lui*méme  a  vu  croître  sa  gloire; 

Qu'une  chute  si  belle  élève  sa  veftû. 

Et  qu'il  ne  voudrait  pas  n'avoir  point  combattu. 

AIlAlfE. 

Hélas!  il  fallait  bien  qu'une  si  noble  envie 

Lui  fit  abandonner  tout  le  soiii  de  sa  vie  » 

Puisque ,  de  toutes  parts  trahi ,  pei^cuto  y 

Contre  tant  d'ennemis  il  s'eiA  précipité. 

Mais  vous,  s'il  était  vrai  que  son  ardeur  gueriière 

Eût  ouvert  à  la  vôtre  une  illustre  carrière , 

Que  n'avec-v«us,  seigneur,  dignement  combattu? 

Kallait-il  par  Ui  ruse  attaquer  sa  vertu, 

E* ,  loic  de  remporter  une  gloire  parfaite , 


92  ALEXANDRE. 

D'un  autre  que  de  vous  attendre  sa  défaite  ? 
Triomphez  :  mais  sachez  que  Taxile  en  son  cœur 
Vous  dispate  déjà  ce  beau  nom  de  vainqueur; 
Que  le  traître  se  flatte  ^  avec  quelque  justice , 
Que  vous  n'avez  vaincu  que  par  son  artifice  : 
Et  c'est  à  ma  douleur  un  spectacle  assez  doux 
De  le  voir  partager  cette  gloire  avec  vous. 

alexaudre. 
En  vain  votre  douleur  s'arme  contre  ma  gloire  : 
Jamais  on  ne  m'a  vu  dérober  la  victoire^ 
Et  par  ces  lâches  soins,  qu'on  ne  peut  m'imputcr, 
Tromper  mes  ennemis  au  lieu  de  les  dompter. 
Quoique  partout,  ce  semble,  accablé  sous  le  nombre , 
Je  n'ai  pu  me  résoudre  à  me  cacher  dans  l'ombre  : 
Ils  n'ont  de  leur  défaite  accusé  que  mon  bras; 
El  le  jour  a  partout  éclairé  mes  combats. 
Il  est  vrai  que  je  plains  le  sort  de  vos  provinces  : 
J'ai  voulu  prévenir  la  perte  de  vos  princes  ; 
Mais,  s'ils  avaient  suivi  mes  conseils  et  mes  vœux. 
Je  les  aurais  sauvés  ou  combattus  tous  deux. 
Oui,  croyez... 

AXIANE. 

Je  crois  tout.  Je  vous  crois  invincible  : 
.  Mais,  seigneur,  suffit-il  que  tout  vous  soit  possible? 
Ne  tient-il  qu'à  jeter  tant  de  rois  dans  les  fers , 
Qu'à  faire  impunément  gémir  tout  l'univers? 
Et  que  vous  avaient  fait  tant  de  villes  captives. 
Tant  de  morts  dont  l'Hydaspe  a  vu  couvrir  ses  rives? 
Qu'ai-je  fait,  pour  venir  accabler  en  ces  lieux 
Un  héros  sur  qui  seul  j'ai  pu  tounicr  les  yeux? 
A-t-il  de  votre  Grèce  inondé  les  frontières? 
Avons-nous  soulevé  des  nations  entières. 
Et  contre  votre  gloire  excité  leur  courroux? 
Hélas!  nous  l'admirions  sans  en  être  jaloux. 
Contents  de  nos  États,  et  charmés  l'un  de  l'autre, 
Nous  attendions  un  sort  plus  heureux  que  le  vôtre  : 
Porus  bornait  ses  vœux  à  conquérir  un  cœur 
Qui  peutrètre  aujourd'hui  l'eût  nommé  son  vainqueur. 
Ah!  n'eussiez-vous  versé  qu'un  sang  si  magnanime; 
Quand  on  ne  vous  pourrait  reprocher  que  ce  crime , 
Ne  vous  sentez-vous  pas,  seigneur,  bien  malheureux 


ACTE  IV,  SCENE  II.  93 

D'être  venu  si  loin  rompre  de  si  beaux  nœuds? 
Non^  de  quelque  douceur  que  se  flatte  votre  âme, 
Vous  n'êtes  qu'un  tyran. 

ALEXANDRE. 

Je  le  vois  bien^  madame  > 
Vous  Toulez  que 9  saisi  d'un  indigne  courroux. 
En  reproches  honteux  j'éclate  contre  vous  : 
Peut^tre  espérez-vous  que  ma  douceur  lassée 
I>onnera  quelque  atteinte  à  sa  gloire  passée. 
Mais  quand  votre  vertu  ne  m'aurait  point  charmé , 
Vous  attaquez,  madame,  un  vainqueur  désarmé  : 
Mon  &me,  malgré  vous  à  vous  plaindre  engagée, 
Respecte  le  malheur  où  vous  êtes  plongée. 
Cest  ce  trouble  fatal  qui  vous  ferme  les  yeux, 
Qui  ne  regarde  en  moi  qu'un  tyran  odieux  : 
Sans  lui  vous  avoueriez  que  le  sang  et  les  larmes 
N'ont  pas  toujours  souillé  la  gloire  de  mes  armes; 
Vous  verriez... 

AXIAIŒ. 

Ah,  seigneur!  puis-je  ne  les  point  voir 
Ces  vertus  dont  l'éclat  aigrit  mon  désespoir? 
N'ai-je  pas  vu  partout  la  victoire  modeste 
Perdre  avec  vous  l'orgueil'qui  la  rend  si  funeste? 
Ne  vois-je  pas  le  Scythe  et  le  Perse  abattus 
Se  plaire  sous  le  joug  et  vanter  vos  vertus. 
Et  disputer  enfin,  par  une  aveugle  envie, 
A  vos  propres  sujets  le  soin  de  votre  vie? 
Mais  que  sert  à  ce  cœur  que  vous  persécutez 
De  voir  partout  ailleurs  adorer  vos  bontés? 
Pensez-vous  que  ma  haine  en  soit  moins  violente. 
Pour  voir  baiser  partout  la  main  qui  me  tourmente? 
Tant  de  rois  par  vos  soins  vengés  ou  secourus. 
Tant  de  peuples  contents,  me  rendent-ils  Porus? 
Non,  seigneur  :  je  vous  hais  d'autant  plus  qu'on  vous  aime , 
D'autant  plus  qu'il  me  faut  vous  admirer  moi-même , 
Que  l'univers  entier  m'en  impose  la  loi, 
Et  que  personne  enfin  ne  vous  hait  avec  moi. 

ALEXANDRE. 

J'excuse  les  transports  d'une  amitié  si  tendre. 

Mais,  madame,  après  tout,  ils  doivent  me  surprendre  : 

Si  la  commune  voix  ne  m'a  point  abusé. 


94  ALËXiAIlDAE. 

Porus  d'aucun  regard  ne  fut  favorisé; 

Entre  Taxilc  et  lui  votre  cœur  en  balance , 

Tant  qu'ont  duré  ses  jours ,  a  gardé  le  silence  ; 

Et  lorsqu'il  ne  peut  plus  vous  entendre  aujourd'hui , 

Vous  commencez,  madame ,  à  prononcer  pour  lui. 

Pensez-vous  que,  sensible  à  cette  ardeur  nouvelle, 

Sa  cendre  exige  eocor  que  vous  brûliez  pour  elle? 

Ne  vous  accablez  point  d'inutiles  douleurs; 

Des  soins  plus  importants  vous  appellent  ailleurs. 

Vos  larmes  ont  assez  honoré  sa  mémoire  : 

Régnez,  et  de  ce  rang  soutenez  mieux  la  gloire  ; 

Et,  redonnant  le  calme  à  vos  sens  désolés , 

Rassurez  vos  États  par  sa  chute  ébranlés. 

Parmi  tant  de  grands  rois  choisissez-leur  un  maître. 

Plus  ardent  que  jamais,  Taxi&e... 

AXlàNE. 

Quoi!  le  traître!.. 

ALEXANDRE. 

Hé!  de  grâce,  prenez  des  sentiments  plus  doux; 
Aucune  trahison  ne  le  souille  envers  vous. 
Maître  de  ses  Ëtats,  il  a  pu  se  résoudre 
A  se  mettre  avec  eux  à  couvert  de  la  foudre  : 
Ni  serment  ni  devoir  ne  l'avaient  engagé 
A  courir  dans  Tàbime  où  Porus  s'est  plonge. 
Enfin,  souvez-vous  qu'Alexandre  lui-même 
S'intéresse  au  bonheur  d'un  prince  qui  vous  aime. 
Songez  que,  réunis  par  uii  si  juste  choix, 
L'Inde  et  l'Hydaspe  entiers  couleront  sous  vos  lois; 
Que  pour  vos  intérêts  tout  me  sera  facile 
Quand  je  les  verrai  joints  avec  ceux  de  Taxile. 
11  vient.  Je  ne  veux  point  contraindre  ses  soupirs; 
Je  le  laisse  lui-même  expliquer  ses  désirs  : 
Ma  présence  à  vos  yeux  n'est  déjà  que  trop  rude. 
L'entretien  des  amants  cherche  la  solitude  : 
Je  ne  vous  trouble  point. 

SCÈNE  III. 
AXIANE,  TAXILE. 

AXIAME. 

Approche,  puissant  roi, 
Grand  monarque  de  Tlndc  ;  on  parle  ici  de  toi  : 


ACTE  IV,  SCÈNK  III.  9n 

On  veut  en  ta  faveur  combattre  ma  colère  ; 
On  dît  que  tes  désirs  n'aspirent  qu'à  me  plaire , 
Que  mes  rigueurs  ne  font  qu'affermir  ton  amour  ; 
On  fait  plus^  et  Ton  veut  que  je  f  aime  à  mon  tour. 
Mais  sais-tu  l'entreprise  où  s'engage  ta  flamme? 
Sais-tu  par  quels  secrets  on  peut  toucher  mon  àme? 
Es-tu  prêt... 

TAIILK. 

Ah;  madame!  éprouTCz  seulement. 
Ce  que  peut  sur  mon  corar  un  espoir  si  charmant. 
Que  faul-il  faire? 

▲lIAlfB. 

Il  faut  y  s'il  est  vrai  que  l'on  m'aime. 
Aimer  la  gloire  autant  que  je  l'aime  moMnènu, 
Ne  m'expliquer  ses  vœux  que  par  mille  beaux  faits , 
Et  haïr  Alexandre  autant  que  je  le  hais; 
Il  faut  marcher  sans  crainte  au  milieu  des  alarmes; 
H  faut  combattre  ;  vaincre ,  ou  périr  sous  les  armes. 
Jette  ;  jette  les  yeux  sur  Porus  et  sur  toi  ; 
Et  juge  qui  des  deux  était  digne  de  moi. 
Oui,  Taxîle^  mon  cœur^  douteux  en  apparence, 
I^un  esclave  et  d'un  roi  faisait  la  différence. 
Je  l'aimai;  je  l'adore  :  et  puisqu'un  sort  jaloux 
Lui  défend  de  jouir  d'un  spectacle  si  doux , 
Cest  toi  que  je  choisis  pour  témoin  de  sa  gloire  ; 
Mes^  pleurs  feront  toujours  revivre  sa  mémoire  ; 
Toujours  tu  me  verras ,  au  fort  de  mon  ennui , 
Mettre  tout  mon  plaisir  à  te  parler  de  lui. 

TÀXILE. 

Ainsi  je  brûle  en  vain  pour  une  àme  glacée. 
L'image  de  Porus  n'en  peut  être  effacée  : 
Quand  j'irais,  pour  vous  plaire,  affironter  le  trépas, 
Je  me  perdrais,  madame,  et  ne  vous  plairais  pas. 
Je  ne  puis  donc... 

AlUNB. 

Tu  peux  recouvrer  mon  estime  ; 
Dans  le  sang  ennemi  tu  peux  laver  ton  crime. 
L'occasion  te  rit  :  Porus  dans  le  tombeau 
Rassemble  ses  soldats  autour  de  son  drapeau  ; 
Son  ombre  seule  encor  semble  arrêter  leur  fuite  : 
Les  tiens  même,  los  tiens,  honteux  do  ta  conduite, 


%  ALEXANDRE. 

Font  lire  sur  leurs  ftronts  justement  courroucés 
Le  repentir  du  crime  où  tu  les  as  forcés  : 
Va  seconder  l'ardeur  du  feu  qiri  les  dévore; 
Venge  nos  libertés  qui  respirent  encore; 
De  mon  trône  et  du  tien  deviens  le  défenseur; 
Cours ^  et  donne  à  Porus  un  digne  successeur... 
Tu  ne  me  réponds  rien  !  Je  vois  ^  sur  ton  visage , 
Qu'un  si  noble  dessein  étonne  ton  courage. 
Je  te  propose  en  vain  l'exemple  d'un  héros; 
Tu  veux  servir.  Va^  sers;  et  me  laisse  en  repos. 

TAXILE. 

Madame,  c'en  est  trop.  Vous  oubliez  peutrètre 
Que^  si  vous  m'y  forcez,  je  puis  parler  en  maître; 
Que  je  puis  me  lasser  de  souffrir  vos  dédains; 
Que  vous  et  vos  Ëtats,  tout  est  entre  mes  mains; 
Qu'après  tant  de  respects,  qui  vous  rendent  plus  fière. 
Je  pourrai... 

AXIANE. 

Je  t'entends.  Je  suis  ta  prisonnière  : 
Tu  veux  peut-être  encor  captiver  mes  désirs; 
Que  mon  cœur,  en  tremblant,  réponde  à  tes  soupirs. 
Eh  bien!  dépouille  enfin  cette  douceur  contrainte  ; 
Appelle  à  ton  secours  la  terreur  et  la  crainte  ; 
Parle  en  tyran  tout  prêt  à  me  persécuter; 
Ma  haine  ne  peut  croître,  et  tu  peux  tout  tenter. 
Surtout  ne  me  fais  point  d'inutiles  menaces. 
Ta  sœur  vient  t'inspirer  ce  qu'il  faut  que  tu  fasses  : 
Adieu.  Si  ses  conseils  et  mes  vœux  en  sont  crus, 
Tu  m'aideras  bientôt  à  rejoindre  Porus. 

TAXILE. 

Ah!  plutôt... 

SCËNE  IV. 
TAXILE,  CLÉOFILE. 

CLÉOriLE. 

Ah  !  quittez  cette  ingrate  princesse. 
Dont  la  haine  a  juré  de  nous  troubler  sans  cesse; 
Qui  met  tout  son  plaisir  à  vous  désespérer. 
Oubliez... 

TAXILE. 

iNon,  ma  sœur,  je  la  vrux  adorer. 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  97 

Je  l'aime  :  ci  quand  les  vœux  que  je  pousse  pour  elle 
N'en  obtiendraient  jamais  qu'une  haine  immortelle, 
Malgré  tous  ses  mépris ,  malgré  tous  vos  discours^ 
Malgré  moi-même^  il  faut  que  je  Taime  toujours. 
Sa  colère^  après  tout,  n'a  rien  qui  me  surprenne; 
Cest  à  vous,  c'est  à  moi  qu'il  faut  que  je  m'en  prenne 
Sans  vous,  sans  vos  conseils,  ma  sœur,  qui  m'ont  trahie 
Si  je  n'étais  aimé,  je  serais  moins  haï; 
Je  la  verrais,  sans  vous,  par  mes  soins  défendue. 
Entre  Porus  et  moi  demeurer  suspendue  : 
Et  ne  seraitrce  pas  un  bonheur  trop  charmant 
Que  de  l'avoir  réduite  à  douter  un  moment? 
Non,  je  ne  puis  plus  vivre  accablé  de  sa  haine; 
Il  faut  que  je  me  jette  aux  pieds  de  l'inhumaine. 
J'y  cours  :  je  vais  m'oflrir  à  servir  son  courroux. 
Même  contre  Alexandre,  et  même  contre  vous. 
Je  sais  de  quelle  ardeur  vous  brûlez  l'un  pour  l'autre  : 
Mais  c'est  trop  oublier  mon  repos  pour  le  vôtre  ; 
Et,  sans  m'inquiéter  du  succès  de  vos  feux. 
Il  faut  que  tout  périsse,  ou  que  je  sois  heureux. 

CLÉOFILE. 

Allez  donc,  retournez  sur  le  champ  de  bataille; 
Ne  laissez  point  languir  l'ardeur  qui  vous  travaille. 
A  quoi  s'arrête  ici  ce  courage  inconstant? 
Courez  :  on  est  aux  mains;  et  Porus  vous  attend. 

TAXILE. 

Quoi!  Poms  n'est  point  mort?  Porus  vient  de  paraître? 

CLÉOnLB. 

Cest  lui.  De  si  grands  coups  le  font  trop  reconnaître. 

Il  l'avait  bien  prévu  :  le  bruit  de  son  trépas 

D'un  vainqueur  trop  crédule  a  retenu  le  bras. 

H  vient  surprendre  ici  leur  valeur  endormie. 

Troubler  une  victoire  encor  mal  affermie. 

Il  vient,  n'en  doutez  point,  en  amant  furieux, 

niilever  sa  maîtresse,  ou  périr  à  ses  yeux. 

Que  dis-jeî  votre  camp,  séduit  par  cette  ingrate. 

Prêt  à  suivre  Porus ,  en  murmures  éclate. 

Allez  vous-même,  allez,  en  généreux  amant. 

Au  secours  d'un  rival  aimé  si  tendrement. 

Adieu. 

9 


98  ALKXANDRK. 

SCÈNE  V. 
TAXILE. 

Quoi  !  la  fortune  obstinée  à  me  nuire 
Ressuscite  un  rival  armé  pour  me  détruire  ! 
Cet  amant  reverra  les  ycur  qui  l'ont  pleuré. 
Qui,  tout  mort  qu'il  était,  me  l'avaient  préféré! 
Ah  !  c'en  est  trop.  Voyons  ce  que  le  sort  m'apprête; 
A  qui  doit  demeurer  cette  noble  conquête. 
Allons.  N'attendons  pas,  dans  un  lâche  courroux, 
Qu'un  si  grand  différend  se  termine  sans  nous. 

ACTE    CINQUIÈME. 


SCÈNE  I. 
ALEXANDRE,  CLÉOFILE. 

ALEXANDRE. 

Quoi  !  vous  craigniez  Porus  même  après  sa  défaite  l 
Ma  victoire  à  vos  yeux  scmblait^Ue  imparfaite? 
Non ,  non  :  c'est  un  captif  qui  n'a  pu  m'échapper. 
Que  mes  ordres  partout  ont  fût  envelopi»er. 
Loin  de  le  craindre  encor,  ne  songez  qu'à  le  plaindre. 

CLÈOFILB. 

Et  c'est  en  cet  état  que  Porus  est  à  craindre. 
Quelque  brave  qu'il  fût,  le  bruit  de  sa  valeur 
M'inquiétait  bien  moins  que  ne  fait  son  malheur. 
Tant  qu'on  l'a  vu  suivi  d'une  puissante  armée. 
Ses  forces,  ses  exploits  ne  m'ont  point  alarmée  : 
Mais,  seigneur,  c'est  un  roi  malheureux  et  soumis; 
Et  dès  lors  je  le  compte  au  rang  de  vos  amis. 

ALEXANDRE. 

C'est  un  rang  où  Porus  n'a  plus  droit  de  prétendre; 
Il  a  trop  recherché  la  haine  d'Alexandre. 
Il  sait  bien  qu'à  regret  je  m'y  suis  résolu; 
Mais  enfin  je  le  hais  autant  qu'il  l'a  voulu. 
Je  dois  même  un  exemple  au  reste  de  la  terre  : 


1 


ACTE  y,  SCÈNE  I.  99 

Je  dois  venger  sur  lui  tous  les  maux  de  la  guerre , 
Le  punir  des  malheurs  qu'il  a  pu  prévenir , 
Et  de  m'avoir  forcé  moi-même  à  le  punir. 
Vaincu  deux  fois^  haï  de  ma  belle  princesse... 

CLtOPtLB. 

Je  ne  hais  point  Porus,  seigneur ,  je  k  confesse; 
Et  s'il  m'était  pennis  d'écouter  aujourd'hui 
La  voix  de  ses  malheurs  qui  me  parie  pour  lui. 
Je  vous  dirais  qu'il  fot  le  plus  grand  de  nos  princes; 
Que  son  bras  fut  longtemps  l'appui  de  nos  provinces; 
Qu'if  a  voulu  peutrètîe,  en  marchant  contre  vou8> 
Qu'on  le  crût  digne  an  moins  de  tomber  sous  vos  coups. 
Et  qu'un  même  combat  signalant  l'un^  et  l'autre , 
Son  nom  volât  partout  à  la  suite  du  vôtre. 
Mais  si  je  le  défends,  des  soiBs  si  généreux 
Retombent  sur  mon  frère  et  détruisent  ses  vœux. 
Tant  que  Porus  vivra >  que  faut-il  qu'il  devienne? 
Sa  perte  est  infaillible,  et  peut-être  la  mienne. 
Oui ,  oui  >  si  son  amottr  ne  peut  rien  obtenir , 
11  m'en  rendra  coupable,  et  m'en  voudra  punir. 
Et  maintenant  encor  que  votre  cœur  s'apprête 
A  voler  de  nouveau  de  conquête  en  conquête  ; 
Quand  je  verrai  le  Gange  entre  mon  frère  et  vous. 
Qui  retiendra,  seigneur,  son  ii^uste  courroux*? 
Non  âme,  loin  de  vous,  languira  solitaire. 
Hélas!  s'il  condamnait  mes  soupirs  à  se  taire , 
Que  deviendrait  alors  ce  cœur  infortuné  f 
Où  sera  le  vainqueur  à  qui  je  l'ai  donné? 

AttSXANDaE. 

Ah!  c'en  est  trop,  madame;  et  si  ce  cœur  se  donne , 

Je  saurai  le  garder,  quoi  que  Taxile  ordonne. 

Bien  mieux  que  tant  d'Ëtati  qu'on  m'a  vu  conquérir. 

Et  que  je  n'ai  gardés  que  pour  vous  les  offrir. 

Encore  une  victoire,  et  je  reviens,  madame. 

Borner  toute  ma  gloire  à  régner  sur  votre  àme , 

Vous  obéir  moi-même,  et  mettre  entre  vos  mains 

Le  destin  d'Alexandre  et  celui  des  humains. 

Le  Mallien  m'attend ,  prêt  à  me  rendre  hommage. 

Si  près  de  l'Océan,  que  fattt41  davantage 

Que  d'aller  me  montrer  à  ce  fier  élément. 

Comme  vainqueur  du  monde,  et  comme  votre  amaiilt 


100  ALEXANDRE. 

Alors... 

Mais  quoi  !  seigneur^  toujours  guerre  sur  guerre? 
Ciicrchez-vous  des  sujets  au  delà  de  la  terre? 
Voulez-Tous  pour  témoins  de  vos  faits  éclatants 
Des  pays  inconnus  même  à  leurs  habitants? 
Qu'espérez-Tous  combattre  en  des  climats  si  rudes? 
Ils  vous  opposeront  de  vastes  solitudes  y 
Des  déserts  que  le  ciel  refuse  d'éclairer. 
Où  la  nature  semble  elle-même  expirer. 
Et  peut-être  le  sort,  dont  la  secrète  envie 
N'a  pu  cacher  le  cours  d'une  si  belle  vie. 
Vous  attend  dans  ces  lieux,  et  veut  que  dans  l'oubli 
Votre  tombeau  du  moins  demeure  enseveli. 
Pensez-vous  y  traîner  les  reste  d'une  armée 
Vingt  fois  renouvelée  et  vingt  fois  consumée? 
Vos  soldats,  dont  la  vue  excite  la  pitié. 
D'eux-mêmes  en  cent  lieux  ont  laissé  la  moitié; 
.  Et  leurs  gémissements  vous  font  assez  connaître... 

ALEXANDRE. 

Us  marcheront,  madame;  et  je  n'ai  qu'à  paraître  : 
Ces  cœurs  qui  dans  un  camp,  d'un  vain  loisir  déçus. 
Comptent  en  murmurant  les  coups  qu'ils  ont  reçus. 
Revivront  pour  me  suivre,  et,  blâmant  leurs  murmures, 
Brigueront  à  mes  yeux  de  nouvelles  blessures. 
Cependant  de  Taxile  appuyons  les  soupirs  : 
Son  rival  ne  peut  plus  traverser  ses  désirs. 
Je  vous  l'ai  dit,  madame;  et  j'ose  encor  vous  dire... 

CLÉOFILE. 

Seigneur,  voici  la  reine. 

SCÈNE  II. 
ALEXANDRE,  AXIANE,  CLÉOFILE. 

ALEXANDRE. 

Eh  bien,  Porus  respire. 
Le  ciel  semble,  madame,  écouter  vos  souhaits  ; 
11  vous  le  rend... 

AXIANE. 

Hélas  !  il  me  l'ôtc  à  jamais  ! 
Aucun  reste  d'espoir  ne  peut  flatter  ma  peine; 


ACTE  V,  SCÈNIi  II.  tôt 

Sa  mort  était  douteuse,  elle  devient  certaine  : 
U  y  court;  et  peut-être  il  ne  s'y  vient  offrir 
Que  pour  me  voir  encore,  et  pour  me  secourir. 
Mais  que  feraitril  seul  contre  toute  une  armée? 
En  vain  ses  grands  efforts  l'ont  d'abord  alarmée  ; 
En  vain  quelques  guerriers  qu'anime  son  grand  cœur 
Ont  ramené  l'effroi  dans  le  camp  du  vainqueur. 
n  faut  bien  qu'il  succombe,  et  qu'enfin  son  courage 
Tombe  sur  tant  de  morts  qui  ferment  son  passage. 
Encor,  si  je  pouvais,  en  sortant  de  ces  lieux , 
Lui  montrer  Axiane ,  et  mourir  à  ses  yeux  ! 
Mais  Taxile  m'enferme  ;  et  cependant  le  traître 
Du  sang  de  ce  héros  est  allé  se  repattre  ; 
Dans  les  bras  de  la  mort  il  le  va  regarder, 
Si  toutefois  encore  il  ose  Taborder. 

ALBXANDftE. 

Non,  madame,  mes  soins  ont  assuré  sa  vie  : 
Son  retour  va  bientôt  contenter  votre  envie. 
Vous  le  verrez. 

AXIAHE. 

Vos  soins  s'étendraient  jusqu'à  lui  ! 
Le  bras  qui  l'accablait  deviendrait  son  appui  ! 
J'attendrais  son  salut  de  la  main  d'Alexandre! 
Mais  quel  miracle  enfin  n'en  dois-je  point  attendre? 
le  m'en  souviens,  seigneur,  vous  me  l'avez  promi^ 
Qu'Alexandre  vainqueur  n'avait  pKis  d'ennemis. 
Ou  plut(yt  ce  guerrier  ne  fut  jamais  le  vôtre  : 
La  gloire  Clément  vous  arma  l'nn  et  Fautre. 
Contre  un  si  grand  courage  il  voulut  s'éprouver; 
Et  vous  ne  Fattaquiez  qu'afln  de  le  iumver. 

ALBXANbaS. 

Ses  mépris  redoublés  qui  bravent  ma  celëre 
Mériteraient  sans  doute  un  vainqueur  plus  sévère  ; 
Son  orgueil  en  tombant  semble  s^ètre  affermi'  : 
Mais  je  veux  bien  cesser  d'être  son  ennemi  ; 
J'en  dépouille,  madame,  et  la  haine  et  le  titre. 
De  mes  ressentiments  je  fais  Taxile  arbitre  : 
Seul  il  peut,  à  son  choix,  le  perdre  ou  l'épai^cr , 
Et  c'est  lui  seul  enfin  que  vous  devez  gagner. 

AXIAl». 

Moi ,  j'irais  à  ses  pieds  mendier  un  asile  ! 


JU'^  ALKXAiXDRE. 

Et  vous  me  renvoyez  aux  bontés  de  Taxile! 
Vous  voulez  que  Ponis  cheri*hc  un  appui  si  bas  ! 
Ah^  seigneur!  votre  haine  a  juré  aon  trépas. 
Non,  vous  ne  le  cherchiez  qu'aOn  de  le  détruire. 
Qu'une  âme  généreuse  est  facile  à  sédubre  ! 
Déjà  mon  cœur  crédule ,  oubliant  son  courroux  ^ 
Admirait  des  vertus  qui  ne  sont  point  en  vous. 
Armez-vous  donc  5  seigneur^  d'une  valeur  oroelle  ; 
Ensanglantez  la  fin  d'une  Qoiirse  si  belle  : 
Après  tant  d'ennemis  qu'on  vous  vit  rolever. 
Perdez  le  seul  enfin  que  vous  deviez  sauver. 

ALBSANNIE. 

Eh  bien,  aimez  Porus  sans  détourner  sa  perte  ; 
Refusez  la  faveur  qui  vous  était  offerte  ; 
Soupçonnez  ma  pitié  d'un  sentiment  jaloux  : 
Mais  enfin,  s'il  périt,  n'en  accusez  qud  vous. 
Le  voici.  Je  veux  bien  le  consulter  lui-mèrae  : 
Que  Porus  de  son  sort  soit  l'arbitre  suprême. 

SCËNE  m. 

ALEXANDRE,  PORUS,  AXlANE,  GLÉOnLE, 

1ÎPRBSTI0N,  OAaMS  D'ALEXANDhE. 

albkaudie. 
Eh  bien,  de  votre  orgueil,  Porus,  voilà  le  fruit! 
Où  sont  ces  beaux  succès  qui  vous  avaient  séduit? 
Cette  fierté  si  haute  est  enfin  abaissée. 
Je  dois  une  victime  à  ma  gloire  offensée  : 
Rien  ne  vous  peut  sauver.  Je  veux  bien  toutefois 
Vous  offrir  un  pardon  refusé  tant  de  fois. 
Cette  reine,  elle  seule  à  mes  bontés  rebelle , 
Aux  dépens  de  vos  jours  veut  vous  être  fidèle  ; 
Et  que,  sans  balancer,  vous  mouriez  seulement 
Pour  porter  au  tombeau  le  nom  de  son  amant. 
N'achetez  point  si  cher  une  gloire  inutile  : 
Vivez;  mais  consentez  au  bonheur  do  Taxilc. 

PORUS. 

Taxilc! 

AUJLANbKk. 

Oui. 


ACTK  V,  SGÈWE  JII.  ^^ 

PORDS. 

Tu  fais  bien;  et  j'approuve  tes  soins  : 
Ce  qu'il  a  fait  pour  toi  ne  mérite  pas  moins. 
Cest  lui  qui  m'a.des  mains  arraché  la  victoire; 
U  t'a  donné  sa  sœur;  il  t'a  vendu  sa  gloire  ; 
11  t'a  livré  Porus  :  que  feras-tu  jamais 
Qui  te  puisse  acguitter  d'un  seul  de  ses  bienfaits? 
Mais  j'ai  su  prévenir  le  soin  qui  te  travaille  ; 
Va  le  voir  expirer  sur  le  champ  de  bataille. 

ALBXAMDRB. 

Quoi!  Taxik! 

CLÈOniE. 

Qu'entends-je? 

ÉPMESTION. 

„  ,      ,.  Oui,  seigneur,  il  est  mort; 

Il  s  est  livre  lui-même  aux  rigueurs  do  son  sort. 

Porus  était  vaincu  :  mais,  au  lieu  de  se  rendre. 

Il  semblait  attaquer,  et  non  pas  se  défendre. 

Ses  soldats,  à  ses  pieds  étendus  et  mourants^ 

Le  mettaient  à  l'abri  de  leurs  corps  expirants^ 

Là,  comme  dans  un  fort,  son  audace  enfermée 

Se  soutenait  cncor  contre  toute  une  armée; 

Et,  d'un  bras  qui  portait  la  terreur  et  la  mort, 

Aux  plus  hardis  guerriers  en  défendait  l'abord. 

ic  l'épargnais  toi^ours.  Sa  vigueur  affaiblie 

Bientôt  en  mon  pouvoir  aurait  laissé  sa  vie; 

Quand  sur  ce  champ  faUl  Taxile  descendu  : 

«  Arrêtez  !  c'est  à  moi  que  ce  captif  est  dil. 

•  Cen  est  fait,  a-tril  dit,  et  ta  perte  est  certaine, 

«  Porus;  il  faut  périr,  ou  me  céder  la  reine.  » 

Porus,  à  cette  voix  ranimant  son  courroux , 

A  relevé  ce  bras  lassé  de  tant  de  coups  ; 

Et  cherchant  son  rival  d'un  œil  fier  et  tranquille  : 

«  lYenteiids^je  pas ,  ditril ,  l'inadèle  Taxile , 

«  Ce  traître  à  sa  patrie,  à  sa  maîtresse,  à  moi? 

«  Viens,  lâche,  poursuit-il;  Axiane  est  à  toi  : 

«  Je  yeux  bien  te  céder  cette  illustre  conquête; 

«  Mais  il  faut  que  ton  bras  l'emporte  avec  ma  tclc. 

»  Approche.  »  A  ce  discours,  ces  rivaux  irrités 

L'un  sur  Tautrc  à  la  fois  se  sont  précipités. 

Nous  nous  sommes  eu  foule  opposés  à  leur  rage  : 


164  ALEXANDRK.  l 

Mais  Porus  parmi  nous  court  et  s'ouvre  un  passage. 
Joint  Taxile,  le  frappe;  et,  lui  perçant  le  cœur, 
Content  de  sa  victoire ,  il  se  rend  au  vainqueur. 

CLÉOFILE. 

Seigneur,  c'est  donc  à  moi  de  répandre  des  larmes; 
G'es't  sur  moi  qu'est  tombé  tout  le  faix  de  vos  armes. 
Mon  frère  a  vainement  recherché  votre  appui; 
Et  voire  gloire,  hélas!  n'est  funeste  qu'à  lui. 
Que  lui  sert  au  tombeau  l'amitié  d'Alexandre? 
Sans  le  venger,  seigneur,  l'y  vcrrez-vous  descendre? 
SoufTrirez-vous  qu'après  l'avoir  percé  de  coups. 
On  en  triomphe  aux  yeux  de  sa  sœur  et  de  vous? 

AXIANV. 

Oui,  seigneur,  écoutez  les  pleurs  de  Cléofile. 
Je  la  plains.  Elle  a  droit  de  regretter  Taxile  : 
Tous  ses  efforts  en  vain  l'ont  voulu  conserver; 
Elle  en  a  fait  un  lâche,  et  ne  l'a  pu  sauver. 
Ce  n'est  point  que  Porus  ait  attaqué  son  frère  ; 
11  s'est  offert  lui-même  à  sa  juste  colère. 
Au  milieu  du  combat  que  venait-il  chercher? 
Au  courroux  du  vainqueur  venait-il  l'arracher? 
Il  venait  accabler  dans  son  malheur  extrême 
Un  roi  que  respectait  la  victoire  elle-même. 
Mais  pourquoi  vous  ôter  un  prétexte  si  beau? 
Que  voulez-vous  de  plus?  Taxile  est  au  tombeau  : 
Immolez-lui,  seigneur,  cette  grande  victime; 
Vengez-vous.  Mais  songez  que  j'ai  part  à  son  crime. 
Oui,  oui,  Porus,  mon  cœur  n'aime  point  à  demi; 
Alexandre  le  sait,  Taxile  en  a  gémi  : 
Vous  seul  vous  l'ignoriez;  mais  ma  joie  est  extrême 
De  pouvoir,  en  mourant,  vous  le  dire  à  vous-même. 

PORUS. 

Akxandre,  il  est  temps  que  tu  sois  satisfait. 
Tout  vaincu  que  j'étais,  tu  vois  ce  que  j'ai  fait  : 
Crains  Porus;  crains  encor  cette  main  désarmée 
Qui  venge  sa  défaite  au  milieu  d'une  armée. 
Mon  nom  peut  soulever  de  nouveaux  ennemis. 
Et  réveiller  cent  rois  dans  leurs  fers  endormis  : 
Étouffe  dans  mon  sang  ces  semences  de  guerre; 
Va  vaincre  en  sûreté  le  reste  de  la  terre. 
Aussi  bien  n'atlcnds  pas  qu'un  cœur  comme  le  mien 


ACTE  V,  SCÈNE  111.  lOS 

Reconnaisse  un  vainqueur,  et  te  demande'  rien. 
Parle  :  et,  sans  espérer  que  je  blesse  ma  gloire. 
Voyons  comme  tu  sais  user  de  la  victoire. 

ALEXANDRE. 

Votre  fierté,  Porus,  ne  se  peut  abaisser  : 
Jusqu'au  dernier  soupir  vous  m'osez  menacer. 
En  effet,  ma  victoire  en  doit  être  alarmée. 
Votre  nom  peut  encor  plus  que  toute  une  armée  : 
Je  m'en  dois  garantir.  Parlez  donc ,  dites-moi , 
Comment  prétendez-vous  que  je  vous  traite? 

PORUS. 

En  roi. 

ALBXAMDRE. 

Eh  bien  !  c'est  donc  en  roi  qu'il  faut  que  je  vous  traite  : 
Je  ne  laisserai  point  ma  victoire  imparfaite; 
Vous  l'avez  souhaité,  vous  ne  vous  plaindrez  pas. 
Régnez  toij^ours,  Porus;  je  vous  rends  vos  États. 
Avec  mon  amitié  recevez  Axiane  : 
A  des  liens  si  doux  tous  deux  je  vous  condamne. 
Vivez,  régnez  tous  deux,  et  seuls  de  tant  de  rois 
Jusques  aux  bords  du  Gange  allez  donner  vos  lois. 

(iaéoSle.) 

\^      Ce  traitement,  madame,  a  droit  de  vous  surprendre  : 
I        Mais  enfin  c'est  ainsi  que  se  venge  Alexandre. 
\       Je  vous  aime;  et  mon  cœur,  touché  de  vos  soupirs, 
,        Vaudrait  par  mille  morts  venger  vos  déplaisirs. 
^       Mais  vous-même  pourriez  prendre  pour  une  offense 

La  mort  d'un  ennemi  qui  n'est  plus  en  défense  : 

11  en  triompherait;  et,  bravant  ma  rigueur, 

Porus  dans  le  tombeau  descendrait  en  vainqueur. 

Souffrez  que,  jusqu'au  bout  achevant  ma  carrière. 

J'apporte  à  vos  beaux  ycigf  ma  vertu  tout  entière. 

Laissez  régner  Porus  couronné  par  mes  mains; 

Et  commandez  vous-même  ou  reste  des  humains. 

Prenez  les  sentiments  que  ce  rang  vous  inspire  ; 

Faites,  dans  sa  naissance ,  admirer  votre  empire  ; 

Et,  regardant  l'éclat  qui  se  répand  lAir  vous. 

De  U  sœur  de  Taxile  oubliez  le  courroux. 

AXUNE. 

Oui,  madame,  régnez;  et  souffrez  que  moi-même 
J'admire  le  grand  cœur  d'un  héros  qui  vous  aime. 


106  ALEXANDRE. 

Aimez,  et  possédez  l'avantage  charmant 
De  voir  toute  la  terre  adorer  votre  amant. 

I  POBUS. 

Seigneur,  jusqu'à  ce  jour  l'univers  en  alarmes 
Me  forçait  d'admirer  le  bonheur  de  vos  armes  : 
Mais  rien  ne  me  forçait ,  en  ce  commun  effh>l^ 
De  reconnaître  en  vous  plus  de  vertus  qu'en  moi. 
Je  me  rends;  je  vous  cède  une  pleine  victoire  : 
Vos  vertus 9  je  l'avoue,  égalent  votre  gloire. 
AHeiy  seigneur,  rangez  l'univers  sous  vos  lois; 
!  Il  me  verra  moi-même  appuyer  vos  exploits  : 

I  Je  vous  suis  ;  et  je  crois  devoir  tout  entreprendre 

>  Pour  lui  donner  un  maître  aussi  grand  qu'Alexandre. 

I  Seigneur,  que  vous  peut  dire  un  coeur  triste,  abattu? 

I  Je  ne  murmure  point  contre  votre  vertu  : 

Vous  rendez  à  Porus  la  vie  et  la  couronne  ; 

Je  veux  croire  qu'ainsi  votre  gloire  l'ordonne. 
I  Mais  ne  me  pressez  point  :  en  l'état  où  je  suis. 

Je  ne  puis  que  me  taire,  et  pleurer  mes  ennuis» 

ALEXAlfURE. 

Oui,  madame,  pleurons  un  ami  si  Adèle; 
Faisons  en  soupirant  éclater  notre  zèle  ; 
Et  qu'un  tombeau  superbe  instruise  l'avenir 
Et  de  votre  douleur  et  de  mon  souvenir. 


FIN   D  AI.bXANf>lte. 


PRÉFACE 


¥îrpk.  MlrOMiènÉ  ym  dt  l'ÉMide:  c'est  iaée qui  pwle  s 

Uttsnqat  E|)m  leginun ,  portaqne  tobniis 
Ommûq.  et  eelMMP  Botkroti  Mccadiiiw  «rbeio... 


I  tm  forte  tepflf  d  ^riiiw  doH,... 
LilMkat  cineiri  Aadroinacbe ,  IfancMiiie  voeabat 

Et  gMriHi,  cuMM  itiijwii,  ncnrwftt  ans.... 

Oejeett  Taltan .  et  dopisM  Toce  tocau  est  : 
O  fcfii  JUUL  ante  alias  Priameia  vtrgo . 
RofltUefli  ad  tamaluiii .  Trojv  sub  mcniibaa  alUs. 
Jassa  mon ,  qn*  sorUtua  non  pertnlit  nllos , 
Nec  Tieloris  hcH  teligit  capdva  cubile  ! 
Nos ,  palria  ineensa ,  diversa  per  leqaorm  vecUe , 
Sdipb  Achilleae  fastns ,  jnTencmque  superbon , 
Serrido  eniix,  talimas  ;  qui  deinde,  seeutos 
f^edcsan  nennionem ,  LacedcBoniosqoe  htmencos., 


Conjngia ,  et  seeknai  fniiis  agitatns .  Orestcs 
,  Eidpil  uwaotnn ,  palriasque  obtnincat  ad  aras 

j  Voilà  en  peu  de  Ters  tout  le  sujet  de  celte  tragédie  ;  voilà  le  lieu  de  la  scène . 

l'acdon  qui  s'y  passe ,  les  quatre  principaux  actenrs,  et  néaè  leurs  carac- 
tiras ,  excepté  cdoi  d'Hermione ,  dont  la  jalousie  et  jcs  emportenenls  sont 
ssia  Maniucs  dans  rAadrooaqne  d'Euripide. 

Ccat  presque  U  seule  cbose  que  j'emprunte  ici  de  cet  auteur.  Car,  quoi- 
fÊt  ma  tragédie  porte  le  même  non  que  la  sienne ,  le  sujet  en  est  ponrUnt 
tiès-difléreat.  Androosaque ,  dans  Euripide .  oraint  pour  la  vie  de  Molowns 
q«  est  nu  ils  qu'elle  a  eu  de  Pyrrhus ,  et  qu'Hennione  veut  faire  mourir  avec 
sa  aère.  Mais  ici  il  ne  s'agit  point  de  Molossos;  Àndromaque  ne  connaît  point 
4'antre  mari  qu'Dector,  ni  d'autre  fils  qu'Astvauax.  J'ai  cru  en  cela  me  con> 
fonner  à  l'idée  que  nous  avons  maintenant  de  cette  princesse.  La  plupart  de 
eeu  qm  ont  entendu  parler  d'Andromaqne  ne  la  connaMsent  guère  qne  pour 
h  veuve  d'Hector  et  pour  la  mère  d'Astjanax  ;  on  ne  croit  point  qu'elle  doive 
sincr  ai  ua  autre  mari  ni  un  autre  fils  :  et  je  doute  que  les  larmes  d'Andro- 
■sqie  eussent  fait  sur  l'esprit  de  mes  spectateurs  Timprcssion  qu'elles  y 
sot  bite .  si  elles  avaient  coule  pour  un  autre  fils  ouc  celui  qu'elle  nvnit 
«Hector. 


108  PRÉFACE  D'ANDROMAQUE. 

Il  cal  Trai  que  j'ai  été  obligé  de  faire  vivre  Astyanax  un  |>ea  plus  «|u'tl 
n'a  vécu  :  naia  ]*éeris  dans  nn  pajs  où  cette  liberté  ne  pouvait  pas  être  mal 
reçue;  car,  sans  parler  de  Ronsard  qui  a  choisi  ce  même  Astjanax  pour  le 
héros  de  sa  Franciade  ,  qui  ne  sait  qne  l'on  bit  descendre  nos  anciens  rois 
de  ee  fils  d'Reetor,  et  qoe  nos  vieilles  chroniques  sauvent  le  vie  à  ce  jeune 
prince ,  après  la  désolation  de  son  pays ,  pour  en  faire  le  fondateur  de  notre 
monarchie  ? 

Combien  Euripide  a-i-il  été  plus  hardi  dans  sa  tragédie  d'BéUne  1  U  y  cho- 
que ouvertement  la  créance  commune  de  tonte  la  Grèce.  11  suppose  qu'Hélène 
n'a  jamais  mis  le  pied  dans  Troie ,  et  qu'après  l'embrasement  de  cette  ville 
Ménélas  trouve  sa  fSenune  en  Egypte ,  d'où  elle  n'était  point  partie  :  tout  cela 
fondé  sur  une  opinion  qui  n'était  reçK  que  parmi  les  tgjptieM,  comme  on 
le  peut  voir-dans  Bérodote.- 

Je  ne  crois  pas  que  J'ouase  besoin  de  cet  escmple  d'Euripide  pour  justifier 
le  peu  de  liberté  que  j'ai  pris  :  car  il  y  a  bien  de  la  différmice  entre  détruire 
le  principal  fondcaaent  d'une  fd»le ,  et  en  altérer  quelques  incidents ,  qui 
changent  presque  de  face  dans  toutes  les  mains  qui  les  traitent.  Ainsi  Ach*lle, 
wloc  la  plupart  des  poètes ,  ne  peut  être  blessé  qu'au  talon,  quoique  Homère 
le  fasse  blesser  an  bras,  et  ne  le  croie  invulnérable  en  aucune  partie  de  son 
rorpa.  Ainsi  Sophocle  fait  mourir  Jocastê  aussitôt  après  la  reconnaissance 
d'OEdipe;  tout  an  contraire  d'Euripide,  qui  la  fait  vivre  jusqu'au  combat  et 
à  la  niort  de  ses  deux  fils.  Et  c'est  à  propos  de  quelque  contrariété  de  cette 
nature ,  qu'un  ancien  commentateur  de  Sophocle  remarque  fort  bien  '  «  qu'il 
«  ne  faut  point  s'amuser  à  chicaner  les  poètes  pour  quelques  changements  qu'ils 
'I  ont  pu  faire  dans  la  fable  i  mais  qu'il  faut  s'attacher  k  considérer  rexeel- 
«•  IcM  usage  qu'ils  ont  fait  de  ces  changements ,  et  la  manière  ingénieuse 
«  dont  iU  ont  su  accommoder  la  fable  k  leur  sujet.  » 

«    JM'lihoclb  BIrrtra. 


ANDROMAQUE, 

TRAGEDIE  (1667). 


ACTEURS. 

ANDROMAQDE,  veuve  d'Hector,  captiva  de  Pvrrlius. 
PYRRHUS .  fib  d'Aflbille ,  roi  d'Épire: 
ORESTE,  JUft  d'AgaiMnooD  ,  amant  d'flermione. 
HERIflONE  .  fille  d'Hélène .  accordée  avec  Pvrrlitiit. 
PYLADE ,  ami  d'Oresle. 
CLÉONE,  confidente  d'Ilernionc. 
CÉPHISE,  confidente  d'Andromaqitc. 
PHOENIX,  gowTcrnear  d'Achille,  et  cMstiiie  do  l»vrrliiw. 
Svm  d'Oristi. 
I j  scène  eti  à  Butkrote ,  ville  d'Épirc ,  dans  une  uUe  du  palais  de  Pyrrbut. 


ACTE  PREMIER. 


SCÈNE  I. 
ORESTE,  PYLADE. 

ORESTE. 

Oui,  puisque  je  reirouTC  un  ami  si  fidèle , 
Ma  forittue  va  prendre  une  iace  nouvelle  ; 
Et  déjà  son  courroux  semble  s'être  adouci 
Depuis  qu'elle  a  pris  soin  de  nous  rejoindre  ici. 
Qoi  Teût  dit,  qu'un  rivage  à  mes  veux  si  funeste 
Présenterait  d'abord  Pylade  aux  yeux.d'Oreste  ; 
Qu'après  plus  de  six  mois  que  je  t'avais  perdu 
A  la  cour  de  Pyrrhus  tu  me  serais  rendu? 

PYLADE. 

J'en  rends  grâces  au  ciel,  qui  m'arrêtant  sans  cesse 
Semblait  m'avoir  fermé  le  chemin  do  la  Grèce, 
Depuis  le  jour  fatal  que  la  fureur  des  eaux. 
Presque  aux  yeux  de  l'Épirc,  écarta  nos  vaisseaux. 
Combien  dans  cet  exil  ai-je  souffert  d'alarmes, . 
Combien  à  vos  malheurs  ai-je  donné  de  larmes. 
Craignant  toujours  pour  vous  quelque  nouveau  danger 


110  AMDROMAQL'K. 

Que  ma  triste  amitié  ne  pouvait  partager  ! 

Surtout  je  redoutais  cette  mélancolie 

Où  j'ai  vu  si  longtemps  votre  àme  ensevelie  : 

Je  craignais  que  le  ciel ,  par  un  cruel  secours , 

Ne  vous  offrît  la  mort  que  vous  cherchiez  toujours. 

Mais  je  vous  vois,  seigneur;  et,  si  j'ose  le  dire , 

Un  destin  plus  heureux  vous  conduit  en  Êpire  : 

Le  pompeux  appareil  qui  suit  ici  vos  pas 

N'est  point  d'un  malheureux  qui  cherche  le  trépas. 

ORESTE. 

Hélas!  qui  peut  savoir  le  destin  qui  m'amène? 
L'amour  me  fait  ici  chercher  une  inhumaine  : 
Mais  qui  sait  ce  qu'il  doit  ordonner  de  mon  sort. 
Et  si  je  viens  chercher  ou  la  vie  ou  la  mort? 

PTLADE. 

Quoi  !  votre  âme  à  l'amour  en  esclave  asservie 
Se  repose  sur  lui  du  soin  de  votre  vie? 
Par  quel  charme,  oubliant  tant  de  tourments  soufferfcî, 
Pouvcz-vous  consentir  à  rentrer  dans  ses  fers? 
Pensez-vous  qu'Hermione,  à  Sparte  inexorable. 
Vous  prépare  en  Épire  un  sort  plus  favorable? 
Honteux  d'avoir  poussé  tant  de  vœux  superflus. 
Vous  l'abhorriez;  enfin,  vous  ne  m'en  parliez  plus  : 
Vous  me  trompiez,  seigneur. 

ORESTE.      . 

le  me  trompais  moinniéme! 
Ami,  n'accable  point  un  malheureux  qui  t'aime  : 
T'ai-je  jamais  caché  mon  cœur  et  mes  désirs? 
Tu  vis  naître  ma  flamme  et  mes  premiers  soupirs  : 
Enfin,  quand  Ménélas  disposa  de  sa  fille 
En  faveur  de  Pyrrhus,  vengeur  de  sa  famille, 
Tu  vis  mon  désespoir;  et  tu  m'as  vu  depuis 
Traîner  de  mers  en  mers  ma  chaîne  et  mes  ennuif^. 
Je  te  vis  à  regret,  en  cet  état  funeste. 
Prêt  à  suivre  partout  le  déplorable  Oreste, 
Toujours  de  ma  fureur  interrompre  le  cours, 
Et  de  moi-môme  enfin  me  sauver  tous  les  jours. 
Mais  quand  je  nie  souvins  que,  parmi  tant  d'alarmes. 
Hermione  à  Pyrrhus  prodiguait  tous  ses  charmes. 
Tu  sais  de  quel  courroux  mon  cœur  alors  épris 
Voulut  en  Toubliant  punir  tous  ses  mépris. 


ACTI^I,  SCÈNK  J.  IM 

Je  fis  croire  et  je  cru»  ma  victoire  certaine; 

Je  pris  tous  mes  transports  pour  des  transports  de  haine  : 

Détestant  ses  rigueurs^  rabaissant  ses  attraits. 

Je  défiais  ses  yeux  de  me  troubler  jamais* 

Voilà  comme  je  crus  étouffer  ma  tendresse. 

En  ce  calme  trompeur  j'arrivai  dans  la  Grèce; 

Et  je  trouvai  d'abord  ses  princes  rassemblés^ 

Qu'un  péril  assez  grand  semblait  avoir  troublés. 

J'y  courus.  Je  pensais  que  la  guerre  et  la  gloire 

De  soins  plus  importants  rempliraient  ma  mémoire  ; 

Que^  mes  sens  reprenant  leur  première  vigueur , 

L'amour  achèverait  de  sortir  de  mon  cœur. 

Mais  admire  avec  moi  le  sort>  dont  la  poursuite 

Me  fait  courir  alors  au  piège  que  j'évite. 

J'entends  de  tous  c6tés  qu'on  menace  Pyrrhus; 

Toute  la  Grèce  éclate  en  murmures  confus  : 

On  se  plaint  qu'oubliant  son  sang  et  s«  promesse 

Il  élève  en  sa  cour  l'ennemi  de  la  Grèce, 

Astyanax,  d'Hector  jeune  et  malheureux  fils. 

Reste  de  tant  de  rois  aoqs  Troie  ensevelis. 

J'apprends  que  pour  ravir  son  enfance  au  supplice 

Andromaque  trompa  l'ingénieux  Ulysse, 

Tandis  qu'un  autre  enfant  arraché  de  ses  bras 

^us  le  nom  de  son  fils  fut  conduit  au  trépas. 

On  dit  que,  peu  sensible  aux  charmes  d'Hermionc , 

Mon  rival  porte  ailleurs  son  cœur  et  sa  couronne. 

Ménélas,  sans  le  croire,  en  parait  affligé. 

Et  se  plaint  d'un  hymen  si  longtemps  négligé. 

Parmi  les  déplaisirs  où  son  &me  se  noie, 

U  s'élève  en  la  mienne  une  secrète  joie  : 

Je  triomphe  ;  et  pourtant  je  me  flatte  d'abord 

Que  la  seule  vengeance  excite  ce  transport. 

Mais  ringrale  en  mon  cœur  reprit  bientôt  sa  place  : 

De  mes  feux  mal  éteints  je  reconnus  la  trace  : 

Je  sentis  que  ma  haine  allait  finir  son  cours; 

Ou  plutôt  je  sentis  que  je  l'aimais  toujours. 

Ainsi  de  totts  les  Grecs  je  brigue  le  suffrage. 

On  m'envoie  à  Pyrrhus  :  j'entreprends  ce  voyage. 

Je  viens  voir  si  l'on  peut  arracher  de  ses  bras 

Cet  enfant  dont  la  vie  alarme  tant  d'Etats. 

Heureux  si  je  pouvais,  dans  l'ardeur  qui  me  presse , 


112  ANDROMAQUE. 

Au  lieu  d'Aslyanax  y  lui  ravir  ma  princesse  ! 

Car  enfin  n'attends  pas  que  mes  feux  redoublés 

Des  périls  les  plus  grands  puissent  être  troublés. 

Puisqu'après  tant  d'efforts  ma  résistance  est  vainc , 

Je  me  livre  en  aveugle  au  transport  qui  m'entraîne. 

J'aime  :  je  viens  chercher  Hermionc  en  ces  lieux , 

La  fléchir,  l'enlever,  ou  mourir  à  ses  yeux. 

Toi  qui  connais  Pyrrhus,  que  penses-tu  qu'il  fasse? 

Dans  sa  cour,  dans  son  cœur,  dis-moi  ce  qui  se  passe. 

Mon  Hermione  encor  le  tient-elle  asservi? 

Me  rendra-t-il,  Pylade,  un  bien  qu'il  m'a  ravi? 

PTLADE. 

Je  vous  abuserais  si  j'osais  vous  promettre 

Qu'entre  vos  mains ,  seigneur,  il  voulût  la  remettre  : 

Non  que  de  sa  conquête  il  paraisse  flatté. 

Pour  la  veuve  d'Hector  ses  feux  o^t  éclaté; 

U  l'aime  :  maîD  enfin  cette  veuve  inhumaine 

N'a  payé  jusqu'ici  son  amour  que  de  haine  ; 

Et  chaque  jour  encore  on  lui  voit  tout  tenter 

Pour  fléchir  sa  captive,  ou  pour  l'épouvanter. 

De  son  flls  qu'il  lui  cache  il  menace  la  tète. 

Et  fait  couler  des  pleurs  qu'aussitôt  il  arrête. 

Hermione  elle-même  a  vu  plus  de  cent  fdis 

Cet  amant  irrité  revenir  sous  ses  lois , 

Et,  de  ses  vœux  troublés  lui  rapportant  l'hommage, 

Soupirer  à  ses  pieds  moins  d'amour  que  de  rage. 

Ainsi  n'attendez  pas  que  l'on  puisse  aujourd'hui 

Vous  répondre  d'un  cœur  si  peu  maître  de  lui  : 

11  peut,  seigneur,  il  peut,  dans  ce  désordre  extrême . 

Épouser  ce  qu'il  hait,  et  perdre  ce  qu'il  aime. 

ORBBTE. 

Mais  dis-moi  de  quel  œil  Hermione  peut  voir 
Son  hymen  différé ,  ses  charmes  sans  pouvoir. 

PYLADB. 

Hermione,  seigneur,  au  moins  en  apparence, 
Semble  de  son  amant  dédaigner  l'inconstance  « 
Et  croit  que ,  trop  heureux  de  fléchir  aa  riguour, 
Il  la  viendra  presser  de  reprendre  son  cœur. 
Mais  je  l'ai  vue  enfin  me  conAer  ses  larmes  : 
Elle  pleure  en  secret  le  mépris  de  ses  charmes  ; 
Toujours  prête  à  partir,  et  demeurant  toujours» 


ACTE  1,  SCKNE  II.  tl.j 

Quelquefois  elle  appelle  Orc8te  à  son  secours. 

ORESTE. 

Ah  !  si  je  le  croyais,  j'irais  bientôt,  Pyladc, 
Me  jeter... 

PTLADR. 

Achevez,  seigneur,  votre  ambassade. 
Vous  attendez  le  roi.  Parlez,  et  lui  montrez 
Contre  le  fils  d'Hector  tous  les  Grecs  conjures. 
Loin  de  leur  accorder  ce  fils  de  sa  maîtresse , 
Leur  haine  ne  fera  qu'irriter  sa  tendresse  : 
Plus  on  les  veut  brouiller,  plus  on  va  les  unir. 
Pressez  :  demandez  tout,  pour  ne  rien  obtenir. 
1!  vient. 

ORESTE. 

Eh  bien ,  va  donc  disposer  la  cnulle 
A  rcvuir  un  amant  qui  ne  vient  que  pour  elle. 

SCÈNE  li. 
PYRRHUS,  ORESTE,  PUOENIX. 

ORESTE. 

Avant  que  tous  les  Grecs  vous  parlent  par  ma  voix , 
>  ouffccz  que  j'ose  ici  me  flatter  de  leur  choix. 
Et  qu'à  vos  yeux,  seigneur,  je  montre  quelque  joie 
De  voir  le  lils  d'Achille  et  1|  vainqueur  de  Troie. 
Oui,  comme  ses  exploits  nous  admirons  vos  coups; 
Hector  tomba  sous  lui,  Troie  expira  sous  vous; 
Et  vous  avez  montré,  par  une  heureuse  audace. 
Que  le  fils  seul  d'Achille  a  pu  remplir  sa  place. 
Mais,  ce  qu'il  n'eût  point  fait,  la  Grèce  avec  douleur 
Vous  voit  du  sang  troyen  relever  le  malheur. 
Et,  vous  laissant  toucher  d'une  pitié  funeste. 
D'une  guerre  si  longue  entretenir  le  reste. 
Ne  vous  souvient-il  plus,  seigneur,  quel  fut  Hector? 
Nus  peuples  affaiblis  s'en  souviennent  eneor  : 
Son  nom  seul  fait  frémir  nos  veuves  et  nos  filles  ; 
Et  dans  toute  la  Grèce  il  n'est  point  de  familles 
Qui  ne  devokandent  compte  à  ce  malheureux  fils 
D'an  père  ou  d'un  époux  qu'Hector  leur  a  ravis. 
Et  qui  sait  ce  qu'un  jour  ce  fils  peut  entreprendre? 
Peut-être  dans  nos  ports  nous  le  verrons  descendra , 

10. 


Tel  qu'on  a  vu  son  pcrc  embraser  nos  vaissoanx^ 
Ei,  la  flamme  à  ta  main,  les  suivre  sur  les  eaux* 
Oseraî-je,  seigneur^  dire  ce  que  je  pense? 
Vous-même  de  vos  soins  craignez  la  récompense , 
l^t  que  dans  votre  sein  ce  serpent  élevé 
Ne  vous  punisse  un  jour  de  l'avoir  conservé. 
Enfin ,  de  tous  les  Grecs  satisfaites  l'envie. 
Assurez  leur  vengeance,  assurez  votre  vie  : 
Perdez  un  ennemi  d'autant  plus  dangereux 
Qu'il  s'essaiera  sur  vous  à  combattre  contre  eux. 

PTfttBUS. 

La  Grèce  en  ma  faveur  est  trop  inquiétée  : 

De  soins  plus  importants  je  l'ai  crue  agitée , 

.Seigneur;  et,  sur  le  nom  de  son  ambaissadeur , 

J'avais  dans  ses  projets  conçu  plus  de  grandeur. 

Qui  croirait  en  effet  qu'une  telle  entreprisii 

Du  fils  d'Agamemnon  méritât  l'entremise  ; 

Qu'un  peuple  tout  entier,  tant  de  fois  triomphant, 

N'ciU  daigné  conspirer  que  la  mort  d'un  rnfant? 

Mais  à  qui  prétend-on  que  je  le  sacrifie? 

La  Grèce  a-t-elle  cncor  quelque  droit  sur  sa  vie? 

Et  seul  de  tous  les  Grecs  ne  m'est-il  pas  permis 

D'ordonner  des  captifs  que  le  sort  m'a  soumis? 

Oui ,  seigneur,  lorsqu'au  pied  des  murs  fnmants  de  .Troie 

Les  vainqueurs  tout  sanglants  partagèrent  leur  priie. 

Le  sort,  dont  les  arrêts  furentalors  suivis. 

Fit  tomber  en  mes  mains  Andromaque  et  son  fils. 

llécube  près  d'Ulysse  acheva  sa  misère; 

Cassandre  dans  Argos  a  suivi  votre  père  : 

Sur  eux,  sur  leurs  captifs,  ai-je  étendu  mes  droits? 

Ai-je  enfin  disposé  du  fruit  de  leurs  exploits? 

On  craint  qu'avec  Hector  Troie  un  jour  ne  renaisse  î 

Son  fils  peut  me  ravir  le  jour  que  je  lui  laisse  ! 

Seigneur,  tant  de  prudence  entraine  trop  de  soin  ; 

Je  ne  sais  point  prévoir  les  malheurs  de  si  loin. 

Je  songe  quelle  était  autrefois  cette  ville 

Si  superbe  en  remparts,  en  héros  si  fertile , 

Maîtresse  de  l'Asie;  et  je  regarde  enfin 

Quel  fut  le  sort  de  Troie,  et  quel  est  son  destin  : 

Je  ne  vois  que  des  tours  que  la  cendre  a  couvertes, 

l'a  fleuve  loinl  do  sang,  des  campagnes  désertes. 


ACTE  J,  SCÈNE  11.  MA 

l'ii  enfant  dans  les  fers;  et  je  ne  puis  songer 
Que  Troie  en  cet  état  aspire  à  se  venger. 
Ah  !  si  du  fils  d'Hector  la  perte  était  jurée, 
Pourquoi  d'un  an  entier  lavons-nous  différée? 
Dans  le  sein  de  Priam  n'a-t-on  pu  Timmoler? 
Sous  tant  de  morts^  sous  Troie,  il  fallait  l'accabler. 
Tout  était  juste  alors  :  la  vieillesse  et  l'enfance 
En  vain  sur  leur  faiblesse  appuyaient  leur  défense; 
La  victoire  et  la  nuit,  plus  cruelles  que  nous, 
Nous  excitaient  au  meurtre  et  confondaient  nos  coups 
Moa  courroux  aux  vaincus  ne  fut  que  trop  sévère. 
Mais  que  ma  cruauté  survive  à  ma  colère? 
Que ,  malgré  la  pitié  dont  je  me  sens  saisir 
Dans  le  sang  d'un  enfant  je  me  baigne  à  loisir? 
Non,  seigneur.  Que  les  Grecs  cherchent  quelque  autre  proie  ; 
Qu'ils  poursuivent  aiUeurs  ce  qui  reste  de  Troie  : 
De  mes  inimitiés  le  cours  est  achevé; 
L'Épire  sauvera  ce  que  Troie  a  sauvé. 

0RE8TE. 

Seigneur,  vous  savez  trop  avec  quel  artifice 

Un  faux  Astjanax  fut  offert  au  supplice 

Où  le  seul  fils  d'Hector  devait  être  conduit. 

Ce  n'est  pas4es  Troyens,  c'est  Hector  qu'on  poursuH. 

Oui,  les  Grecs  sur  le  fils  persécutent  le  père  ; 

Il  a  par  trop  de  sang  acheté  leur  colère  : 

Ce  n'est  que  dans  le  sien  qo'eUe  peut  ex|nrer  ; 

Et  jusque  dans  l'Épire  il  le  peut  attirer. 

I*rcveiiet-lcs. 

PVaRHUS. 

Non ,  non.  J'y  consens  avec  joie  ; 
Qu'ils  cherchent  dans  l'Épire  une  seconde  Troie; 
Qu'ils  confondent  leur  haine,  et  ne  distinguent  plus 
Le  sang  qui  les  fit  vaincre,  et  celui  des  vaincus. 
Aussi  bien  ce  n'est  pas  la  première  injustice 
Dont  la  Grèce  d'Achille  a  payé  le  service. 
Hector  en  profita,  seigneur;  et  quelque  jour 
Son  fils  en  pouiralt  bien  profiter  à  son  tour. 

ORESTE. 

Ainsi  la  Grèce  en  vous  trouve  un  enfant  rebelle? 

PYIAHUS. 

E4jc  n'ai  donc  vaincu  que  i)our  dépendre  d'cUe? 


ne  AMonoMAgur.. 

UBESTBi 

Hermlune  y  seigneur  y  arrêtera  vos  coups  : 
Ses  yeux  s'opposeront  entre  son  père  et  tous. 

PTlinHDS. 

Hermione^  seigneur,  peut  m'ètre  toujours  chère  ; 
Je  puis  Faimer,  sans  être  esclave  de  son  père  : 
Et  je  saurai  peut-être  accorder  quelque  jour 
Les  soins  de  ma  grandeur  et  ceux  de  mon  amour. 
Vous  pouvez  cependant  voir  la  ftlte  d'Hélène  : 
Du  sang  qui  vous  unit  je  sais  l'étroite  chaîne. 
Après  cela,  seigneur,  je  ne  vous  retiens  plus. 
Et  vous  |)ourrcz  aux  Grecs  annoncer  mon  refus. 

8CËNE   III. 
PYRRHUS,  PIHKNIX. 

PHCENIX. 

Ains^  vous  l'envoyez  aux  pieds  de  sa  maîtresse! 

PYRHHliH. 

On  dit  qu'il  a  longtemps  brùlc  pour  la  princesse 

ruiExix. 
Mais  si  ce  feu,  seigneur,  vient  à  se  rallumer. 
S'il  lui  rendait  son  coeur,  s'il  s'en  faisait  aimer? 

PYRKUUS. 

Ah!  qu'ils  s'aiment,  Phœnix!  i'y  consens  :  qu'elle  parU-; 
Que,  charmés  l'un  de  l'autre,  ils  i^tournent  à  Spaiie. 
Tous  nos  ports  sont  ouverts  et  pt>ur  elle  et  pour  lui. 
Qu'elle  m'épargnerait  de  contrainte  et  d'ennui! 

.racEMx. 
Seigneur... 

PYRRHUS. 

Une  autre  fois  je  t'ouvrirai  mon  âme  ; 
Aiidromaque  purait. 

SCÈNE  IV. 
ANDHOMAQUE,  PYRRHUS,  CÉPHISE,  PHOENIX. 

PTRRMUS. 

Me  cfaerchiez-vous ,  madame? 
Uu  espoir  si  charmant  me  serait-iJ  permis? 


ACTE  I,  SétNE  IV.  m 

ANDROMAQUE. 

Je  passais  jusqu'aux  lieux  où  l'on  garde  mon  flls. 
ruisqu'uiie  fuis  le  jour  vous  soufTrez  que  je  voie 
l#  seul  bien  qui  me  reste  et  d'Hector  et  de  Troie, 
J'allais,  seigneur,  pleurer  un  moment  avec  lui  : 
Je  ne  l'ai  point  encore  embrassé  d'aujourd'hui! 

PTRHRUS. 

Ah,  madame!  les  Grecs,  si  j'en  crois  leurs  alarmes , 
Vous  donneront  bientôt  d'autres  sujets  de  larmes. 

ANDROHAQUE. 

Et  quelle  est  cette  peur  dont  leur  cœur  est  frappé, 
Seigneur?  Quelque  Troyen  vous  est-il  échappé? 

PYRRHUS. 

Leur  haine  pour  Hector  n'est  pas  encore  éteinte  : 
Ils  redoutent  son  fils. 

ANDROMAQUE. 

Digne  objet  de  leur  crainte  ! 
Un  enfant  malheureux,  qui  no  sait  pas  encor 
Que  Pyrrhus  est  son  maître ,  et  qu'il  est  fils  d'Hector! 

PYRRHUS. 

Tel  qu'il  est,  tous  les  Grecs  demandent  qu'il  périsse. 
Le  fils  d'Agamemnon  vient  hâter  son'suppUce. 

A?(DROMAQUC. 

El  VOUS  prononcerez  un  arrêt  si  cruel? 
Est-ce  mon  intérêt  qui  le  rend  criminel? 
Hélas!  on  ne  craint  point  qu'il  venge  un  jour  son  père; 
On  craint  qu'il  n'essuyât  les  larmes  de  sa  mère. 
.  H  m'aurait  tenu  lieu  d'un  père  et  d'un  époux  : 
Mais  il  me  faut  tout  perdre ,  et  toujours  par  vos  coups. 

PYRRHUS. 

Madame,, mes  refus  ont  prévenu  vos  larmes. 
Tous  les  Grecs  m'ont  déjà  menacé  de  leurs  armes  : 
Mais,  dussent-ils  encore,  en  repassant  les  eaux. 
Demander  votre  fils  avec  mille  vaisseaux; 
Coûtât-il  tout  le  sang  qu'Hélène  a  fait  répandre  | 
Dosflé-je  après  dix  ans  voir  mon  palais  en  cendre  ; 
Je  ne  balance  point,  je  vole  à  son  secours. 
Je  défendrai  sa  vie  aux  dépens  de  mes  jours. 
Mais,  parmi  ces  périls  où  je  cours  pour  vous  plairr , 
Me  rcfuscrez-vous  un  regard  moins  sévère? 
Hai  de  tous  les  Grecs,  pressé  de  tous  côtés, 


Ilg  ANDROMAQUK. 

Me  faudra-tril  combattre  encor  vos  cruautés? 
Je  vous  offre  mon  bras.  Puis-jc  espérer  encore 
Que  ^ous  accepterez  un  cœur  qui  vous  adore? 
En  combattant  pour  vous,  me  serart-il  permis 
De  ne  vous  point  compter  parmi  mes  ennemis? 

ANDROMAQUE. 

Seigneur,  que  faites-vous,  et  que  dira  la  Grèce? 
Fautril  qu'un  si  grand  cœur  montre  tant  de  faiblesse? 
Voulez-vous  qu'un  dess^jiii  si  beau ,  si  généreux , 
Passe  pour  le  transport  d'un  esprit  amoureux? 
Captive,  toujours  triste,  importune  à  moi-même, 
Pouvez-vous  souhaiter  qu'Andromaque  vous  aim«? 
Quels  charmes  ont  pour  vous  des  yeux  infortunés 
Qu'à  des  pleurs  éternels  vous  avez  condamnés  ? 
Non,  non  :  d'un  ennemi  respecter  la  misère. 
Sauver  des  malheureux,  rendre  un  (ils  à  sa  mère , 
De  cent  peuples  pour  lui  combattre  la  rigueur 
Sans  me  faire  payer  son  salut  de  mon  cœur, 
Malgré  moi,  s'il  le  faut,  lui  donner  un  asile; 
Seigneur,  voilà  des  soins  digues  du  fils  d'Achille. 

PYRRHUS. 

Hé  quoi!  votre  courroux  n'a-t-il  pas  ou  son  cours? 

Peut-on  haïr  sans  cesse?  et  punitron  toujours? 

J'ai  fait  des  malheureux,  sans  doute;  et  la  Phfygic 

Cent  fois  de  votre  sang  a  vu  ma  main  rougie  : 

Mais  que  vos  yeux  sur  moi  se  sont  bien  exercés! 

Qu'ils  m'ont  veikiu  bien  cher  les  pleurs  qu'ils  ont  versés! 

De  combien  de  remords  m'ootrils  rendu  la  proie! 

Je  souffre  tous  les  maux  que  j'ai  faits  devant  Troie.  . 

Vaincu,  chargé  de  fers,  de  regrets  consumé. 

Brûlé  de  plus  de  feux  que  je  n'f  n  allumai. 

Tant  de  soins,  tant  de  pleurs,  tant  d'iirdear??  inquidcs... 

Hélas!  fus-je  jamais  si  cruel  q\xc  wms  l'êtes? 

Mais  enfin,  tour  à  tour,  c'est  a^nz  nous  punir; 

Nos  ennemis  communs  devraient  ndus  réunir  : 

Madame,  dito&-moi  seulement  que  j'cspërc , 

Je  vous  rends  votre  âls,  et  je  lui  st^rs  de  père  ; 

Je  l'instruirai  moi-mèjue  à  ven£^t;r  les  Troyens^^ 

J'irai  punir  les  Grecs  de  vos  main  H  des  micTis. 

Animé  d'un  regard,  je  puis  tout  cntrcpreiitlrc  : 

Votre  llion  encor  peut  sortir  àv  sa  ^XMHlr«; 


ACTE  I»  SCÈNE  IV.  tl9 

Je  puis,  on  moins  de  temps  que  les  Grecs  ne  Tont  pris. 
Dans  SCS  murs  relevés  couronner  votre  fils. 

Seigneur,  tant  de  grandeurs  ne  nous  touchent  plus  guère  ; 
Je  les  lui  promettais  tant  qu'a  vécu  son  père. 
Non ,  vous  n'espérez  plus  de  nous  revoir  encor. 
Sacrés  murs,  que  n'a  pu  conserver  mon  Hector! 
A  de  moindres  faveurs  des  malheureux  prétendent, 
Seigneur;  c'est  un  exil  que  mes  pleurs  vous  demandent  : 
Souffrez  que,  loin  des  Grecs,  et  même  loin  de  vous , 
J'aille  cacher  mon  fils,  et  pleurer  mon  époux. 
Votre  amour  contre  nous  allume  trop  de  haine  : 
Retournez,  retournez  à  la  iille  d'Hélène. 

PYRRHUS. 

Et  le  puisse,  madame?  Ah  !  que  vous  me  gênez .' 

Comment  lui  rendre  un  cceur  que  vous  me  relent;/? 

Je  sais  que  de  mes  vœux  on  lui  promit  l'empire  ; 

Je  sais  que  pour  régner  elle  vint  dans  l'Ëpire  : 

Le  sort  vous  y  voulut  l'une  et  l'autre  amener. 

Vous,  pour  porter  des  fers,  elle,  pour  en  donner. 

Cependant  al-je  pris  quelque  soin  de  lui  plaire? 

Et  ne  dirait-on  pas,  en  voyant  au  contraire 

Vos  charmes  tout-puissants,  et  les  siens  dédaignés. 

Qu'elle  est  ici  captive,  et  que  vous  y  régnez? 

Ah!  qu'un  seul  des  soupirs  que  mon  c^iir  vous  envoie. 

S'il  s'cjhappait  vers  elle,  y  porterait  de  joie  ! 

'  ANDROXAQUE. 

Et  pourquoi  vos  soupirs  seraient-ils  repoussés  ? 

Afdrait-elle  oublié  vos  services  passés? 

Troie,  Hector,  contre  vous  révoltent-ils  son  âme? 

Aux  cendres  d'un  époux  doit^llc  enfin  sa  flamme? 

Et  quel  époux  encore  !  Ah  !  souvenir  cruel  ! 

Sa  moil  seule  a  rendu  votre  père  immortel  ; 

Il  doil  au  MLiiff  d'Hector  tout  l'éclat  de  ses  armes  : 

Et  vous  n'êtes  tous  deux  connus  que  par  mes  larmes. 

PYRRHUS. 

Eh  bien,  madame,  eh  bien,  il  faut  vous  obéir  : 
^1  faut  vous  oublier,  ou  plutôt  vous  haïr. 
Oui ,  mes  vœux  ont  trop  loin  poussé  leur  violence , 
Pour  ne  plus  s'arrêter  que  dans  rindifféronce  : 
Songez-y  bien;  il  fant  désormais  que  mon  c4iMir, 


120  ANDROMAQUK. 

S'il  n'aime  avec  transport,  haïsse  avec  fiu-eur. 

Je  n'épargnerai  rien  dans  ma  juste  colère  : 

Le  fils  me  répondra  des  mépris  de  la  mère  ; 

La  Grèce  le  demande  :  et  je  ne  prétends  pas  j 

Mettre  toujours  ma  gloire  à  sauver  des  ingrats. 

AVIDROMAQUE.  ^ 

Hélas!  il  mourra  donc!  il  n'a  pour  sa  défense  \ 

Que  les  pleurs  de  sa  mère,  €t  que  son  innocence. .. 

Et  peut-être  après  tout,  en  Tétat  où  je  suis,  | 

Sa  mort  avancera  la  fin  de  mes  ennuis  :  i 

Je  prolongeais  pour  lut  ma  vie  et  ma  miaère  ;  ! 

Mais  enfin  sur  ses  pas  j'irai  revoir  son  père. 

Ainsi,  tous  trois,  seigneur,  par  vos  soins  réunis. 

Nous  vous...  '\ 

PYRRHUS. 

Allez,  madame,  allez  voir  votre  fils. 
Peut-être,  en  le  voyant,  votre  amour  plus  timide  | 

Ne  prendra  pas  toujours  sa  colère  pour  guide.  | 

Pour  savoir  nos  destins  j'irai  vous  retrouver  :  | 

Madame,  en  l'embrassant,  songez  à  le  sauver.  I 


ACTE   DEUXIÈME. 

SCÈNE  I. 
HERMIONE,  CLÉONE. 

HEBMIOIIE. 

Je  fais  ce  que  tu  veux.  Je  consens  qu'il  me  voie; 
Je  lui  veux  bien  encore  accorder  cette  joie. 
Pylade  va  bientôt  conduire  ici  ses  pas; 
Mais,  si  je  m'en  croyais,  je  ne  le  verrais  pas. 

CLÉOKE. 

Et  qu'estrce  que  î^  vue  a  pour  vous  de  funeste? 
Madame,  n'estrce  pas  toujours  le  même  Oreste 
Dont  vous  avez  cent  fois  souhaité  le  retour. 
Et  dont  vous  regrettiez  la  constance  et  l'amour? 

UERHIONE. 

Cest  cet  amour  payé  de  trop  d'ingratitude 


ACTE  H,  SCÈNE  I.  121 

Qui  me  rend  en  ces  lieui  sa  présence  si  mdv. 
Quelle  lionte  pour  moi,  quel  triomphe  pour  lui . 
De  voir  mon  infortune  égaler  son  ennui  ! 
Est-ce  là,  dira-t-il,  cette  fière  Hermione? 
Elle  me  dédaignait;  un  autre  l'abandonne  : 
L'ingrate^  qui  mettait  son  cœur  à  si  haut  prix. 
Apprend  donc,  à  son  tour,  à  souffrir  des  mépris  ! 
Ah,  dieux! 

GLéORE. 

Ah!  dissipez  ces  indignes  alarmes  : 
11  a  trop  bien  senti  le  pouvoir  de  tos  charmes. 
Tous  croyei^qu'uA  amant  vienne  vous  insulter? 
Il  vous  rapporte  un  cœur  qu'il  n'a  pu  vous  ôter. 
Mais  vous  ne  dites  point  ce  que  vous  mande  un  pcrc. 

HERMlOflE.  . 

Daos  ses  retardements  si  Pyrrhus  persévère ,  \ 

A  la  mort  du  Troyen  s'il  ne  veut  consentir, 
Mon  père  avec  les  Grecs  m'ordonne  de  partir. 

CLÉOIfE. 

Eh  bien,  madame,  eh  bien,  écoutez  donc  Orestc. 
Pyrrhus  a  commencé;  faites  au  moins  Le  reste. 
Pour  bien  faire  il  faudrait  que  vous  le  prévinssiez  : 
Ne  m'avez-vons  pas  dit  que  vous  le  haïssiez? 

HERMIONE. 

Si  je  le  hais,  Gléonel  il  y  va  de  ma  gloire. 
Après  tant  de  bontés  dont  il  perd  la  mémoire  ; 
Lui  qui  me  fut  si  cher,  et  qui  m'a  pu  trahir! 
Ah  !  je  l'ai  trop  aimé,  pour  ne  le  point  haïr. 

CLEOHE. 

Fuyez-le  donc,  madame;  et  puisqu'on  vous  adore... 

HERMIONE. 

Ah  !  laisse  à  ma  fureur  le  temps  de  croître  encore  ; 
Contre  mon  ennemi  laisse-moi  m'assurer  : 
Cléone,  avec  horreur  je  m'en  veux  séparer. 
11  n'y  travaillera  que  trop  bien,  l'infidèle l 

CLÉONE. 

Quoi!  vous  en  attendez  quelque  injure  nouvelle? 
Aimer  une  captive,  et  l'aimer  à  vos  yeux. 
Tout  cela  n'a  donc  pu  vous  le  rendre  odieux? 
Après  ce  qu'il  a  fait,  que  saurait-il  donc  faire? 
Il  vous  aurait  déplu ,  s'il  pouvait  vous  déplaire. 

11 


n7>  ANDROMAQI'K. 

HERSIOKE. 

Pourquoi  veui-lu,  cruelle,  irriter  mes  ennuis? 
Je  crains  de  me  co  ri  naître  en  Tétai  on  je  suis. 
De  tout  ce  que  tu  vois  tâche  de  ne  rien  croire  : 
Ci*ois  que  je  n'aime  plus;  vante-moi  ma  tîctoire  : 
Crois  que  dans  son  dépit  mon  cœur  est  endurci  ; 
llclas!  et,  s'il  se  peut,  fais-le-moi  croire  aussi! 
Tu  veux  que  je  le  fuie.  Eh  bien!  rien  ne  m'arrête. 
Allons,  n'envions  plus  son  indigne  conquête  : 
Que  sur  lui  sa  captive  étende  son  pouvoir. 
Fuyons...  Mais  si  l'ingrat  rentrait  dans  son  devoir; 
Si  la  foi  dans  son  cœur  retrouvait  quelque  place  ; 
S'il  venait  à  mes  pieds  me  demander  sa  grâce; 
Si  sous  mes  lois.  Amour,  tu  pouvais  rengager; 
S'il  voulait...  Mais  l'ingrat  ne  veut  que  m'outragor. 
Demeurons  toutefois  pour  troubler  leur  fortune , 
l^rcnons  quelque  plaisir  à  leur  être  importune  : 
pu ,  le  forçant  de  rompre  un  nœud  si  solennel , 
Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  rendons-le  criminel. 
J*ai  déjà  sur  le  flls  attiré  leur  colère  : 
^ii  veux  qu'on  vienne  eneor  lui  demander  la  mèvc. 
Rendons-lui  les  tourments  qu'elle  me  Cait  souffrij:; 
Qu'elle  le  perdes,  ou  bien  qu'il  la  fasse  périr. 

CLÉONE. 

Vous  pensez  que  des  yeux  toujours  ouverts  aux  armes 

Se  plaisent  à  troubler  le  pouvoir  de  vos  charmes, 

Et  qu'un  cœur  accablé  de  tant  de  déplaisirs 

De  son  persécuteur  ait  brigué  les  soupirs? 

Voyez  si  sa  douleur  en  parait  soulagée  : 

Pourquoi  donc  les  chagrins  où  son  âme  est  plongée? 

Contre  un  amant  qui  platt  pourquoi  tant  de  fuMlc? 

nERMIOKE. 

Hélas!  pour  mon  malheur,  je  l'ai  trop  écouté. 
Je  n'ai  point  du  silence  affecté  le  mystère  : 
Je  croyais  sans  péril  pouvoir  être  sincère  ; 
Et,  sans  armer  mes  yeux  d'un  moment  de  riguiuir, 
Je  n'ai  pour  lui  parler  consulté  que  mon  cœur. 
Kt  qui  ne  se  serait  comme  moi  déclarée 
Sur  la  foi  d'une  cimour  si  saintement  jurée? 
Me  voyait-il  de  Vœil  qu'il  me  voit  aujourd'hui? 
Tu  t'en  souviens  (MKnr,  tout  conspirait  pour  lui  : 


ACTE  II,  SCÈNE  11.  t23 

Ma  famille  vengée,  et  les  Grecs  dans  la  joie. 
Nos  vaisseaux  lont  chargés  des  dépouilles  de  Troie , 
Les  exploits  de  son  pèare  effacés  par  les  siens, 
Ses  feux  que  je  croyais  plus  ardents  que  les  miens , 
Mon  cœur,  toi-même  enfin  de  sa  gloire  éblouie; 
Avant  qu'il  me  trahit,  vous  m'avez  tous  trahie. 
Mais  c'en  est  trop,  Gléone  :  et,  quel  que  soit  Pyrrhus,    . 
Hermione  est  sensible^  Oreste  a  des  vertus  : 
Il  sait  aimer  du  moins,  et  même  sans  qu'on  Taime; 
Et  peut-être  il  saura  se  faire  aimer  lui-même. 
Allons.  Qu'il  vienne  enfin. 

CLÉONE. 

Madame,  le  voici. 

HERMIONE. 

Ah  !  je  ne  croyais  pas  qu'il  fût  si  près  d'ici. 

SCÈNE  II. 
HERMIONE,  ORESTE,  CLÉONE. 

HERMIOTIE. 

Le  croirai-je,  seigneur,  qu'un  reste  de  tendresse 
Vous  fasse  ici  chercher  une  triste  iirincesse? 
Ou  ne  dois-je  imputer  qu'à  votre  seul  devoir 
L'heureux  empressement  qui  vous  porte  à  me  voir? 

ORESTE. 

Tel  est  de  mon  amour  l'aveuglement  funeste , 

Vous  le  savez,  madame;  et  le  destin  d'Oreste 

Est  de  venir  sans  cesse  adorer  vos  attraits. 

Et  de  jurer  tougonrs  qu'il  n'y  viendra  jamais. 

Je  sais  que  vos  regards  vont  rouvrir  mes  blessures  ; 

Que  tous  mes  pas  vers  vous  sont  autant  de  parjures  : 

le  le  sais,  j'en  rougis.  Mais  J'atteste  les  dieux. 

Témoins  de  la  ftifenr  de  mes  derniers  adieux. 

Que  j'ai  couru  partout  où  ma  perte  certaine 

Dégageait  mes  serments  et  finissait  ma  peine. 

J'ai  mendié  la  mort  chez  des  peuples  cruels 

Qui  n'apaisaient  leurs  dieux  que  du  sang  des  mortels  : 

Ils  m'ont  fermé  leur  temple  ;  et  ces  peuples  barbares 

De  mon  sang  prodigué  sont  devenus  avares. 

Enfin  je  viens  à  vous ,  et  je  me  vois  réduit 

A  chercher  dans  vos  yeux  une  mort  qui  me  fuit. 


124  AMDROMAQUR. 

Mon  désespoir  n'allciid  que  leur  indifférence  ; 
Ils  n'ont  qu'à  m'interdire  un  reste  d'espérance; 
Us  n'ont,  pour  avancer  cette  mort  où  je  cours ,     . 
Qu'à  me  dire  une  fois  ce  qu'ils  m'ont  dit  toujours. 
Voilà,  depuis  un  an,  le  seul  soin  qui  m'anime. 
Madame,  c'est  à  vous  de  prendre  une  Tîctime 
Que  les  Scyllies  auraient  dérobée  à  vos  coups. 
Si  j'en  avais  trouvé  d'aussi  cruels  que  vous. 

HVRMIONE. 

Quittez,  seigneur,  quittez  ce  funeste  langage  : 
A  des  soins  plus  pressants  la  Grèce  vous  engage. 
Que  parlez-vous  du  Scythe  et  de  mes  cruautés? 
Songez  à  tous  ces  rois  que  vous  représentez. 
Fautril  que  d'un  transport  leur  vengeance  dépende? 
Estnce  le  sang  d'Orcste  enfin  qu'on  vous  demande? 
Dégagez-vous  des  soins  dont  vous  êtes  chargé. 

OHESTB. 

Les  refus  de  Pyrrhus  m'ont  assez  dégagé, 

Madame  :  il  me  renvoie  ;  et  quelque  autre  puissance 

Lui  fait  du  (ils  d'Hector  embrasser  la  défense. 

HCRMlOPiE. 

L'infidèle! 

ORESTE. 

Ainsi  donc,  tout  prêt  à  le  quitter. 
Sur  mon  propre  destin  je  viens  voua  consulter. 
Déjà  même  je  crois  entendre  la  réponse 
Qu'en  secret  contre  moi  votre  haine  prononce. 

HERMIOnE. 

Hé  quoi!  toujours  injuste  eu  vos  tristes  discours. 
De  mon  inimitié  vous  plaindrez-vous  toujours? 
Quelle  est  cette  rigueur  tant  de  fois  alléguée? 
J'ai  passé  dans  l'Épire  où  j'étais  reléguée  ; 
Mon  père  l'ordonnait  :  mais  qui  sait  si  depuis 
Je  n'ai  point  en  secret  partagé  vos  ennuis? 
Pensez-vous  avoir  seul  éprouvé  des  alarmes  ; 
Que  l'Épire  jamais  n'ait  vu  couler  mes  larmes? 
Enfin,  qui  vous  a  dit  que,  malgré  mon  devoir. 
Je  n'ai  pa.H  quelquefois  souhaite  de  vous  voir? 

ORESTE. 

Souhaité  de  me  voir!  Ah!  divine  princcssi;... 

Mais,  de  grâce,  est-ce  à  moi  que  ce  discours  s'adresse? 


ACTK  II,  SCÈNE  II.  |25 

Ouvrez  vos  yeux;  songez  qu*Oreste  est  devant  vous, 
Orcste  y  si  longtemps  l'objet  de  leur  courroux. 

rcrmioue. 
Ouî^  c'est  vous  dont  l'amour,  naissant  avec  leurs  charmes. 
Leur  apprit  le  premier  le  pouvoir  de  leurs  armes  ; 
Vous,  que  mille  vertus  me  forçaient  d'estimer; 
Vous,  que  j'ai  plaint ,  enfin  que  je  voudrais  aimer. 

OBKSTE. 

Je  vous  entends.  Tel  est  mon  partage  funeste  : 
Le  cœur  est  pour  Pyrrhus,  et  les  vœux  pour  Orestc. 

HERMIORE. 

Ah!  ne  souhaitez  pas  le  destin  de  Pyrrhus, 
Je  vous  haïrais  trop. 

ORESTE. 

l^ous  m'en  aimeriez  plus. 
Ah!  que  vous  me  verriez  d'un  regard  bien  contraire! 
Vous  me  voulez  aimer,  et  je  ne  puis  vous  plaire; 
Et,  l'amour  seul  alors  se  faisant  obéir, 
Vous  m'aimeriez,  madame,  en  me  voulant  haïr. 
Oh,  dieux!  tant  de  respects,  une  amitié  si  tendre, 
Que  de  raisons  pour  moi,  si  vous  pouviez  m'entendre! 
Vous  seule  pour  Pyrrhus  disputez  aujourd'hui ,' 
Peut-être  malgré  vous,  sans  doute  malgré  lui  : 
Car  enfin  il  vous  hait  ;  son  àme  ailleurs  éprise 
N'a  plus... 

HERMiONE. 

Qui  vous  l'a  dit,  seigneur,  qu'il  me  méprise? 
Ses  regards,  ses  discours  vous  l'ont-ils  donc  appris? 
Jiigoz-vous  que  ma  vue  inspire  des  mépris; 
Qu'elle  allume  en  un  cœur  des  feux  si  peu  durables? 
Peulrètre  d'autres  yeux  me  sont  plus  favorables. 

ORESTE. 

Poursuivez  :  il  est  beau  de  m'insulter  ainsi. 
CrueHe!  c'est  donc  moi  qui  vous  méprise  ici? 
Vos  yeux  n'ont  pas  assez  éprouvé  ma  constance? 
Je  suis  donc  un  témoin  de  leur  peu  de  puissance? 
Je  les  ai  méprisés?  Ah!  qu'ils  voudraient  bien  voir 
Mon  rival  comme  moi  méfHriser  leur  pouvoir! 

HERMIORE. 

Que  m'importe,  seigneur,  sa  haine  ou  sa  tendresse? 
Allez  contre  un  rebelle  armer  toute  la  Grèce;  . 

M. 


12G  AMDROMAQIJE. 

Ilapporlcz^ui  le  prix,  de  sa  rcbelHoii; 
Uu'on  fasse  de  l'Ëpirc  un  second  llion  : 
Allez.  Après  cela  direz-vous  que  je  l'aime? 

ORGSTC. 

Madame  >  faites  plus  y  et  venez-y  vous-même. 
Voulez-voQS  demeurer  pour  otage  en  ces  lieux? 
Venez  dans  tous  les  cœurs  faire  parler  vos  yeux. 
Faisons  de  notre  haine  une  commune  attaque. 

HERMIONE. 

Mais,  seigneur 9  cependant  s'il  épouse  AndroiBaqiw? 


Hc 9  madame! 

HERMIONE. 

Songez  quelle  honte  pour  nous 
Si  d'une  Phrygienne  il  devenait  l'époux  ! 

OREOTC. 

tt  vous  le  haïssez!  Avouez-le,  madame^ 
L'amour  n'est  pas  un  feu  qu'on  renferme  eu  une  ànie 
Tout  nous  trahit,  la  voix,  le  silence,  les  yeux; 
Et  les  feux  mal  couverts  n'en  éclatent  que  mieux. 

BEiUlIONE, 

Seigneur, -je  le  vois  bien,  votre  àme  prévenue 
Répand  sur  mes  discuui's  le  venin  qui  la  tue , 
Toujours  dans  mes  raisons  cherche  quelque  détour. 
Et  croit  qu'en  moi  la  haine  est  un  effort  d'amour. 
11  faut  donc  m'expliqucr  :  vous  agirez  ensuite. 
Vous  savez  qu'en  ces  lieux  mon  devoir  m'a  conduite  : 
Mon  devoir  m'y  retient  ;  et  je  n'en  puis  partir 
Que  mon  père,  ou  Pyrrhus,  ne  m'en  fasse  sortir. 
De  la  part  de  mon  père  allez  lui  faire  entendre 
Uuc  l'ennemi  des  Grecs  njs  peut  être  son  gendre  : 
Du  Troyen  ou  de  moi  failcs-le  décider; 
Ou'il  songe  qui  des  deux  il  veut  rendre  ou  garder  : 
Enfin,  qu'il  me  renvoie,  ou  bien  qu'il  vous  le  livre. 
Adien.  S'il  y  consent,  je  suis  prèle  à  vous  suivre. 

SCËNE  III. 

ORESTE. 

Oui,  oui,  vous  me  t^uivrez,  n'en  doutez  nullcuient, 
Te  vous  réponds  déjà  de  son  consentement. 


ACTK  il,  SCKNE  IV.  l?7 

ic  lie  crains  pas  enfin  que  Pyrrhus  la  rcticnnu  : 
Il  n'a  devant  les  yeux  que  sa  chère  Troyenne; 
Tout  autre  objet  le  blesse;  et  peut-être  aujourd'hui 
Il  n'attend  qu'un  prétexte  à  réloigner  de  lui. 
Nous  n'avons  qu'à  parler  :  c'en  est  fait.  Quelle  joie 
D'enlever  à  l'Épire  une  si  belle  proie  S 
Sauve  tout  ce  q»i  reste  et  de  Troie  et  d'Hector^ 
Garde  son  fUs,  sa  veuve,  et  mille  autres  encor, 
Épire;  c'est  assez  qu'Hermione  rendue 
Perde  à  jamais  tes  bords  et  ton  prince  de  vue. 
Mais  un  heureux  destin  le  conduit  en  ces  lieux. 
Parlons.  A  tant  d'attriûtB,  Amour,  ferme  ses  yeux  ! 

SCÈNE  IV. 
PYRRHUS,  ORESTE,  PHŒNIX. 

wRimus. 
Je  vous  cherehais,  seigneur.  Un  peu  de  violence 
M'a  fait  de  vos  raisons  eombattre  la  puissance , 
Je  l'avoue;  et,  depuis  que  je  vous  ai  quitté. 
J'en  ai  senti  la  force  et  connu  Téquilé. 
J'ai  songé,  comme  vous,  qu'à  la  Grèce,  à  mon  père; 
A  mof-mème^  en  un  mot,  je  devenais  contraire; 
Que  je  relevais  Troie,  et  rendais  imparfait 
Tout  ce  qu'a  fait  Achille,  et  tout  ce  que  j'ai  fait. 
Je  ne  condamne  plus  un  eourroux  légitime; 
Et  Ton  vous  va,  seigneur,  livrer  votre  victime, 

ORESTE. 

Seigneur,  par  ce  conseil  prudent  et  rigoureux, 
X'est  acheter  la  paix  du  sang  d'un  maifaeureux. 

FTRRHOS. 

Oui  :  mais  je  veux,  seigneur,  l'assurer  davantage  : 
D'une  éternelle  paix  Hermione  est  la  gage; 
Je  l'époiise.  Il  semblait  qu'un  spectacle  si  doux 
N'attendit  en  ces  lieux  qu'un  témoin  tel  que  vous  : 
Vous  y  représentez  tous  les' Grecs  et  son  père, 
Puisqu'en  vous  Ménélas  voit  revivre  son  frère. 
Voyez-la  donc.  Allcx.  Dites-lui  que  demain 
J'attends  avec  la  paix  son  cœur  de  voire  main. 

OKESTE,  à  pari. 

Ah,  dieux! 


t28  ANDAOMAQUK. 

SCÈNE   V. 
PYRRHUS,  PHCENIX. 

PTRMUS. 

Eh  bien,  Phœnix,  Taniour  est-il  le  maître? 
Tes  yeux  refusent-ils  encor  de  me  connaître? 

PHOEKIX. 

Ah!  je  vous  reconnais;  et  ce  juste  courroux, 

Ainsi  qu'à  tous  les  Grecs,  seigneur,  vous  rend  à  vous. 

Ce  n'est  plus  le  jouet  d'une  flamme  servile  : 

Cest  Pyrrhus,  c'est  le  fils  et  le  rival  d'Achille, 

Que  la  gloire  à  la  fin  ramène  sous  ses  lois, 

Qui  triomphe  de  Troie  une  seconde  fois. 

FTRRIIDS. 

Dis  plutôt  qu'aujourd'hui  commence  ma  victoire  : 
D'aujourd'hui  seulement  je  jouis  de  ma  gloire  ; 
Et  mon  cœur,  aussi  fier  que  tu  l'as  vu  soumis. 
Croit  avoir  en  l'amour  vaincu  mille  ennemis. 
Considère,  Phœnix,  les  troubles  que  j'évite; 
Quelle  foule  de  maux  l'amour  traîne  à  sa  suite; 
Que  d'amis,  de  devoirs, j'allais  sacrifier; 
Quels  périls...  un  regard  m'eût  tout  fait  oubliée  : 
Tous  les  Grecs  conjurés  fondaient  sur  un  rebelle. 
Je  trouvais  du  plaisir  à  me  perdre  pour  elle. 

P0OB1UX. 

Oui  y  je  bénis,  seigneur,  l'heureuse  cruauté 
Qui  vous  rend... 

PTBMiUS. 

Tu  l'as  vu  comme  elle  m'a  traité. 
Je  pensais,  en  voyant  sa  tendresse  alarmée. 
Que  son  fils  me  la  dût  renvoyer  désarmée  : 
J'allais  voir  le  succès  de  ses  embrassements; 
Je  n'ai  trouvé  que  pleurs  mêlés  d'emportements.  - 
Sa  misère  l'aigrit;  et,  toujours  plus  farouche. 
Cent  fois  le  nom  d'Hector  est  Sorti  de  sa  bouche. 
Vainement  à  son  fils  j'assurais  mon  secours, 
«  Cest  Hector,  disait-elle  en  l'embrassant  toujours; 
«  Voilà  ses  yeux,  sa  bouche,  et  déjà  son  audace  ; 
«  C'est  lui-même  :  c'est  toi,  cher  époux ,  que  j'embrasse. 
Eh!  quelle  est  sa  pensée?  attend-elle  en  ce  jour 


AGTK  11,  SGÈNfe  V.  129 

Que  je  lui  laisse  un  fils  pour  nourrir  soii  amour? 

racENix. 
Sans  doute;  c'est  le  prix  que  vous  gardait  l'ingrate. 
Mais  laissez-la  9  seigneur. 

PTRIUIDS. 

Je  vois  ce  qui  la  flatte  : 
Sa  beauté  la  rassure;  et,  malgré  mon  courroux , 
L'orgueilleuse  m'attend  encore  à  ses  genoux. 
Je  la  verrais  aux  miens,  Phœnix,  d'un  œil  tranquille 
Elle  est  veuve  d'Hector,  et  je  suis  fils  d'Achille  : 
Trop  de  haine  sépare  Andromaque  et  Pyrrhus. 

PHOENIX. 

Commencez  donc,  seigneur,  à  ne  m'en  parler  plus. 
Allez  voir  Hermione;  et,  content  do  lui  plaire. 
Oubliez  à  ses  pieds  jusqu'à  votre  colère. 
Vous-même  à  cet  hymen  venez  la  disposer  : 
Est-ce  sur  un  rival  qu'il  s'en  faut  reposer? 
U  ne  l'aime  que  trop. 

PlRRHt'S. 

Crois-tu,  si  je  Tcpousc, 
Qu'Andromaque  en  son  cœur  n'en  sera  pas  jalouse? 

PBOENIX. 

Quoi!  toujours  Andromaque  occupe  votre  esprit! 
Que  vous  importe,  oh  dieux!  sa  joie  ou  son  dépit? 
Quel  charme^  malgré  vous,  vers  elle  vous  attire? 

PTRRHUS. 

Non,  je  n'ai  pas  bien  dit  tout  ce  qu'il  lui  faut  dire  : 

Ma  colère  à  ses  yeux  n'a  paru  qu'à  demi  ; 

Elle  ignore  à  quel  point  je  suis  son  ennemi. 

Retoumons-y  :  je  veux  la  braver  à  sa  vue. 

Et  donner  à  ma  haine  une  libre  étendue. 

Viens  voir  tous  ses  attraits,  Phœnix,  humiliés. 

Allons. 

PHCBRIX. 

Allez,  seigneur,  vous  jeter  à  ses  pieds  : 
Allez,  en  lui  jurant  que  votre  âme  l'adore, 
A  de  nouveaux  mépris  l'encourager  encore. 

PYRRHUS. 

Je  le  vois  bien ,  tu  crois  que,  prêt  à  l'excuser. 
Mon  cœur  court  après  elle,  et  cherche  à  s'apaiser. 


130  ÀNDROMAQUK. 

Vous  aimez  ;  c'est  assez. 

PfARHUS. 

Moi^  raimcr?  une  ingrate 
Qui  me  hait  d'autant  plus  que  mon  amour  la  flatte? 
Sans  parents>  sans  amis,  sans  espoir  que  sur  moi? 
Je  puis  perdre  son  fils,  peut-^tre  je  le  doij 
Étrangère...  que  dis-jc?  esclave  dans  TÉpire, 
Je  lui  donne  son  fils,  mon  àme,  mon  empire  : 
Et  je  ne  puis  gagner  dans  sou  perfide  cœur 
D'autre  rang  que  celui  de  son  persécuteur? 
Non,  non,  je  l'ai  juré,  ma  vengeance  est  certaine; 
II  faut  bien  une  fois  justifier  sa  haine  : 
J'abandonne  son  fils...  Que  de  pleurs  vont  couler! 
De  quel  nom  sa  douleur  me  va-t-elle  appeler  ! 
Quel  spectacle  pour  elle  aujourd'hui  se  dispose! 
Elle  en  mourra,  Phœnix;  et  j'en  serai  la  cause  : 
C'est  lut  mettre  moi-même  un  poignard  dans  le  sein. 

PHCEMX. 

Et  pourquoi  donc  en  faire  éclater  le  dessein? 
Que  ne  consuUiez-vous  tantôt  votre  faiblesse? 

PYRRHUS. 

Je  t'entends.  Mais  excuse  un  reste  de  tendresse. 
Crains-tu  pour  ma  colère  un  si  faible  combat? 
D'un  amour  qui  s'éteint  c'est  le  dernier  éclat. 
Allons.  A  tes  conseils,  Phœnix,  je  m'abandonne. 
Faut-il  livrer  son  fils?  faut-il  voir  Hermione? 

PHOCNIX. 

Oui,  voyez-là,  seigneur;  et  par  des  vœux  soumis 
Protestez-lui... 

PVRRUUS. 

Faisons  tout  ce  que  j'ai  pi  omis. 


ACTE  III,  SCKNiC  I.  |3l 


ACTE  TROISIÈME. 

SCËNE  I. 
ORfiSTE,  PYIADE. 

PTLADE. 

Modérez  donc,  seigneur,  celte  fureur  eitrème  : 

Je  ne  vous  connais  plus;  vous  n'êtes  plus  vous-même. 

SoufTrez... 

ORfiSTB. 

Non,  tes  conseils  ne  sont  plus  de  saison , 
Pylade;  je  suis  las  d'écouter  la  raison. 
C'est  traîner  trop  longtemps  ma  vie  et  mon  supplice  : 
Il  faut  que  je  l'enlève ,  ou  bien  que  je  périsse. 
1^  dessein  en  est  pris;  je  le  veux  achever  : 
Oui ,  je  le  veux. 

PTL4DE. 

Ëta  bien,  il  la  Oaut  enlever; 
J'y  consens.  Mais  songez  cependant  où  tous  êtes. 
Que  croira-tron  de  vous,  à  voir  ce  que  vous  faites? 
Dissimulez  :  calmez  ce  transport  inquiet; 
Commandez  à  vos  yeux  do  garder  le  secret. 
€es  gardes,  cette  cour,  l'air  qui  vous  environne, 
Tout  dépend  de  Pyrrhus,  et  surtout  Hermione. 
A  ses  regards  surtout  cachez  votre  courroux. 
Oh,  dieux!  en  cet  état  pourquoi  la  cherchiez-vous? 

ORBSTE. 

Que  sais-jc?  De  moi-même  étais-je  alors  le  maître? 
i^  fureur  m'emportait,  et  je  venais  peutrétre 
Menacer  à  la  fois  l'ingrate  et  son  amant. 

PTUDE. 

Et  quel  était  le  fruit  de  cet  emportement? 

ORESTE. 

Et  quelle  âme ,  dis-mui ,  ne  serait  éperdue 

Du  coup  dont  ma  raison  vient  d'être  confondue? 

Il  épouse,  dit-il,  Hermione  demain; 


132  ANDROMAQUI':. 

H  veut,  pour  m'hoRorer,  la  tenir  de  ma  niain^. 
Ali!  plutôt  cette  main  dans  le  sang  du  barbare... 

VTLADB. 

Vous  Taccuscz ,  seigneur,  de  ce  destin  bizarre  : 
Cependant,  tourmenté  de  ses  propres  desseins, 
Il  est  peutrètre  à  plaindre  autant  que  je  vous  plains. 

ORBSTE. 

Non,  non;  je  le  connais,  mon  désespoir  le  flatte; 
Sans  moi,  sans  mon  amour,  il  dédaignait  l'ingrate; 
Ses  cliarmes  jusque-là  n'avaient  pu  le  toucher  : 
Le  cruel  ne  la  prend  que  pour  me  l'arracher. 
Ah ,  dieux!  c'en  était  fait  :  Hermione  gagnée 
Pour  jamais  de  sa  vue  allait  être  éloignée; 
Son  cœur,  entre  l'amour  et  le  dépit  confus. 
Pour  se  donner  à  mol  n'attendait  qu'un  refus  : 
Ses  yeux  s'ouvraient,  Pylade  ;  elle  écoutait  Oresic , 
Lui  parlait,  le  plaignait.  Un  mot  eût  fait  le  reste. 

PTLADE. 

Vous  le  croyez? 

ORÈSTE. 

Hé  quoi!  ce  courroux  enflamme 
Contre  un  ingrat... 

PTLADE. 

Jamais  il  ne  fut  plus  aimé. 
Pensez-vous,  quand  Pyrrhus  vous  l'aurait  acconléo, 
Qu'un  prétexte  tout  prêt  ne  l'eût  pas  retardée? 
M'en  croirez-vous?  Lassé  de  ses  trompeurs  attrait», 
Au  lieu  de  l'enlever,  fuyez-la  pour  jamais. 
Quoi  !  votre  amour  se  veut  charger  d'une  furie 
Qui  vous  détestera,  qui,  toute  votre  vie. 
Regrettant  un  hymen  tout  prêt  à  s'achever, 
Voudra... 

ORESTB. 

Ccst  pour  cela  que  je  veux  l'enlever. 
Tout  lui  rirait,  Pylade  :  et  moi,  pour  mon  partage, 
Je  n'emporterais  donc  qu'une  inutile  rage? 
4'irai8  loin  d'elle  encor  tâcher  de  l'oublier? 
Non,  non  :  à  mes  tourments  je  veux  l'associer; 
C'est  trop  gémir  tout  seul.  Je  suis  las  qu'on  me  plaigne  : 
Je  prétends  qu'à  mon  tour  l'inhumaine  me  craigne. 
Et  que  SCS  yeux  cnirls,  à  pleurer  condamnes, 


t  ACTE  m,  SCÈNK  f.  1.13 

Me  rendent  tous  les  noms  que  je  leur  ai  donnés. 

PTLADE. 

VoiU  donc  le  succès  qu'aura  votre  ambassado  : 
Oreste  ravisseur  ! 

ORESTE. 

Et  qu'importe,  Pylade? 
Quand  nos  Ëtats  vengés  jouiront  de  mes  soins , 
L'ingrate  de  mes  pleurs  jouira-t-elle  moins? 
Et  que  me  servira  que  la  Grèce  m'admire. 
Tandis  que  je  serai  la  fable  de  l'Épire? 
Que  veux-tu?  Mais,  s'il  faut  ne  te  rien  déguiser. 
Mon  innocence  enfin  commence  à  me  peser. 
4e  ne  sais  de  tout  temps  quelle  injuste  puissance  . 
Laisse  le  crime  en  paix,  et  poursuit  l'innocence. 
De  quelque  part  sur  moi  que  je  tourne  les  yeux , 
Je  ne  vois  que  malheurs  qui  condamnent  les  dieux. 
Méritons  leur  courroux,  justifions  leur  haine. 
Et  que  le  fruit  du  crime  en  précède  la  peine. 
Mais  toi,  par  quelle  erreur  veux-tu  toujours  sur  toi 
Détourner  un  courroux  qui  ne  cherche  que  moi  ? 
Assez  et  trop  longtemps  mon  amitié  t'accable  : 
Évite  un  malheureux,  abandonne  un  coupable. 
Cher  Pylade,  crois-moi,  ta  pitié  te  séduit  : 
Laisse-moi  des  périls  dont  j'attends  tout  le  fruit. 
Porte  aux  Grecs  cet  enfant  que  Pyrrhus  m'abandonne. 
Va-fen. 

PYLADE. 

Allons,  seigneur,  enlevons  Hermione  : 
Au  travers  des  périls  un  grand  cœur  se  fait  jour. 
Que  ne  peut  l'amitié  conduite  par  l'amour  ! 
Allons  de  tous  vos  Grecs  encourager  le  zèle  : 
I        Nos  vaisseaux  sont  tout  prêts,  et  le  vent  nous  appelle. 
ie  sais  de  ce  palais  tous  les  détours  obscurs  : 
Vous  voyez  que  la  mer  eu  vient  battre  les  murs  ; 
Et  cetto  nuit,  sans  peine,  une  secrète  voie 
Jusqu'en  votre  vaisseau  conduira  votre  proie. 

ORESTE. 

J'abuse,  cher  ami,  de  ton  trop  d'amitié  : 
Mais  pardonne  à  des  maux  dont  toi  seul  as  pitié. 
Excuse  un  malheureux  qui  perd  tout  ce  qu'il  aimo , 
Que  tout  le  monde  hait,  et  qui  se  hait  lui-mèmo.. 

li 


134  ANDROMAQUK. 

Que  ne  puis-jc  à  mon  tour,  dans  «n  sort  plus  honrcui... 

Dissimulez,  seigneur;  c'est  tout  ce  que  je  veut. 
Gardez  qu'avant  le  coup  votre  dessein  n'éclate  : 
Oubliez  jusque-là  qu'Hermione  est  ingrate  ; 
Oubliez  votre  amour.  Elle  vient,  je  la  voi. 

ORESTE. 

Va-t'en.  Réponds^moi  d'elle,  et  je  réponds  de  moi. 

SCÈNE  II. 
HeRMlONE,  ORESTE,  GLÉONB. 

ons^TB. 
Eh  bien,  mes  solns^vous  ont  rendu  votre  conquête  : 
J'ai  vu  Pyrrlius,  madame;  et  votre  hymen  s'apprête. 

1IBIUI101IE. 

On  le  dit;  et  de  plus  on  vient  de  m'assarer 

Que  vous  ne  me  cherchiez  que  pour  m'y  préparer; 

ORESTE. 

Et  votre  ime  à  ses  vœux  ne  sera  pa^  rebelle? 

HEKHIONE. 

Qui  l'eût  cru  que  Pyrrhus  ne  fût  pas  infidèle? 
Que  sa  flamme  attendrait  si  tard  pour  éclater? 
Qu'il  reviendrait  à  moi  quand  je  l'allais  quitter? 
Je  veux  croire  avec  vous  qu'il  redoute  la  Grèce; 
Qu'il  suit  son  intérêt  plutôt  que  sa  tendresse; 
Que  mes  yeux  sur  votre  âme  étaient  plus  absolus. 

ORESTE. 

Non,  madame  :  il  vous  aime,  et  je  n'en  doute  plus. 
Vos  yeux  ne  fontrils  pas  tout  ce  qu'ils  veulent  faire? 
Et  vous  ne  vouliez  pas,  sans  doute ,  lui  déplaire. 

HERMIONE. 

Mais  que  puis-je^  seigneur?  on  a  promis  ma  foi  : 
Lui  ravirai-je  un  bien  qu'il  ne  tient  pas  de  moi? 
L'amour  ne  règle  pas  le  sort  d'une  princesse  : 
La  gloire  d'obéir  est  tout  ce  qu'on  nous  laisse. 
Cependant  je  partais  ;  et  vous  avez  pu  voir 
Combien  je  relâchais  pour  vous  de  mon  devoir. 

ORESTE. 

Ah!  que  vous  saviez  bien,  crueUe...  Mais,  madame. 


ACT£  111,  SCÈNK  III. 
Chacun  peut  à  son  choix  disposer  de  son  âme. 
La  vôtre  était  à  vous;  j'espérais  :  mais  enfin 
Vous  l'avez  pu  donner  sans  me  faire  un  larcin. 
Je  vous  accuse  aussi  bien  moins  que  la  fortune. 
Et  pourquoi  vous  lasser  d'une  plainte  importune? 
Tel  est  votre  devoir;  je  l'avoue  :  et  le  mien 
Est  ie  vous  épargner  un  si  triste  entretien. 

SCÈNE  m. 

HERMIONB,  CLÉONE. 

HKMIIONB. 

Attendaifl-tu,  CIcoaa»  un  courroux  si  modeste? 

GLÉONR. 

La  douleur  qui  se  tait  n'en  est  que  plus  funeste. 
Je  le  plains  :  d'autant  plus  qu'auteur  de  son  ennui. 
Le  coup  qui  l'a  perdu  n'est  parti  que  de  lui. 
Compte!  depuu  quel  temps  votre  hymen  se  prépare  : 
11  a  parlé,  madame;  et  Pyrrhus  se  déclare. 

HBAMIONE. 

Tu  crois  que  Pyrrhus  craint?  Et  que  craint-il  encor? 
Des  peuples  qui,  dix  ans,  ont  fui  devant  Hector; 
Qui  cent  fois  ^effrayés  de  l'absence  d'Achille, 
Dans  leurs  vaisseaux  brûlants  ont  cherché  leur  asile; 
Et  qu'on  verrait  encor,  sans  l'appui  de  son  fils. 
Redemander  Hélène  aux  Troyens  impunis? 
Non,  Cléone,  il  n'est  point  ennemi  de  lui-même  : 
11  veut  tout  ce  qu'il  fait;  et  s'il  m'épouse,  il  m'aime. 
Mais  qu'Oreste  à  son  gré  m'impute  ses  douleurs; 
N'avons-nous  d'entretien  que  celui  de  ses  pleurs? 
Pyrrhus  revient  à  nous.  Eh  bien,  chère  Qéonc, 
Conçois-tu  les  transports  de  l'heureuse  Hermione? 
SaiMu  quel  esi  Pyrrhus?  Tes-tu  fait  raconter 
Le  nombre  des  exploits...  mais  qui  les  peut  compter? 
Intrépide,  et  partout  suivi  de  la  victoire. 
Charmant,  fidèle;  enfin  rien  ne  manque  à'  sa  gloire. 
Songe... 

CLÉONE. 

Dissimulez  :  votre  rivale  en  pleurs 
Vient  a  vos  pieds,  sans  doute,  apporter  ses  dunlcnrî*. 


ia.«i 


IM  ANDROMAQUK. 

HERMIONE. 

Dieux!  ne  puis-jc  à  ma  joie  abandonner  mon  umc  ! 
Sortons.  Que  lui  dirais-je? 

SCÈNE  IV. 
ANDROMAQUE,  HERMIONE,  CLËONE,  GËPHIS& 

ANDROXAOUE. 

OÙ  fuyez-vous,  madame? 
N'est-ce  point  à  vos  yeux  un  spectacle  assez  doux 
Oue  la  veuve  d'Hector  pleurant  à  vos  genoux? 
Je  ne  viens  point  ici,  par  de  jalouses  larmes. 
Vous  envier  un  cœur  qui  se  rend  à  vos  charmes. 
Par  une  main  cruelle ,  hélas  !  j'ai  vu  percer 
Le  seul  où  mes  regards  prétendaient  s'adresser. 
Ma  flamme  par  Hector  fut  jadis  allumée; 
Avec  lui  dans  la  tombe  elle  sV.st  enfermée. 
Mais  il  me  reste  un  fils.  Vous  saurez  quelque  jour , 
Madame,  pour  un  fils  jusqu'où  va  notre  amour  : 
Mais  vous  ne  saurez  pas,  du  moins  je  le  souhaite. 
En  quel  trouble  mortel  son  intérêt  nous  jette. 
Lorsque  de  tant  de  biens  qui  pouvaient  nous  flutter 
C'est  le  seul  qui  nous  reste ,  et  qu'on  veut  nous  l'ùtcr. 
Hélas!  lorsque,  lassés  de  dix  ans  de  misère, 
Les  Troyens  en  courroux  menaçaient  votre  mère, 
J'ai  su  de  mon  Hector  lui  procurer  l'appui  : 
Vous  pouvez  sur  Pyrrhus  ce  que  j'ai  pu  sur  lui. 
Que  craint-on  d'un  enfant  qui  survit  à  sa  perte? 
Laissez-moi  le  cacher  en  quelque  lie  déserté  :. 
Sur  les  soins  de  sa  mère  on  peut  s'en  assurer; 
Et  mon  fils  avec  moi  n'apprendra  qu'à  pleurer. 

RBRMIOIIB. 

Je  conçois  vos  douleurs  :  mais  un  devoir  austère , 
Quand  mon  père  a  parlé,  m'ordonne  de  me  taire. 
C'est  lui  qui  de  Pyrrhus  fait  agir  le  courroux. 
.S'il  faut  fléchir  Pyrrhus,  qui  le  peut  mieux  que  vous? 
Vos  yeux  assez  longtemps  ont  régné  sur  son  âme. 
Faites-les  prononcer;  j'y  souscrirai,  madame. 


«.17 


ACTE  III,  SCft?IK  VI. 

SCÈNE  V. 
ANDROMAQUE,  CÉPHISE. 

ANDAOXAOUE. 

Quel  mépris  la  cruelle  attache  à  ses  refus! 

CÉPHISE. 

Je  croirais  ses  conseils ,  et  je  verrais  Pyrrhus, 
ilii  regard  confondrait  Hermione  et  la  Grèce... 
Mais  lai-in<ème  il  vous  cherche. 

SCÈNE  VI. 
PYRRHUS,  ANDROMAQUE,  PHŒNIX    CÉPHISE. 

PTâHBUS,  âPlicnii. 

_.      ,      .  OÙ  donc  est  la  princesse? 

we  m  avais-tu  pas  dit  qu'elle  était  en  ces  lieux? 
.  ,  racEitn. 

Je  le  croyais. 

ANDKOBUQUE,  àCéplitiie. 

Tu  vois  le  pouvoir  de  mes  yeui. 

PYRRHUS. 

Qucdit-elie^Pliœnix? 

ANDROHAQUE. 

Hélas!  tout  m'abandonne  ! 

PHGENIX. 

Allons,  seigneur,  marelions  sur  les  pas  d'Hermione. 

CÉPHISE. 

Ou'allendez-vous?  Rompez  ce  silence  obstiné. 

A>DROMAQUE. 

H  a  promis  mon  fils. 

CÉPHISE. 

Il  ne  l'a  pas  donné. 

ANDROMAQUE. 

Non,  non,  j'ai  beau  pleurer,,  sa  mort  est.résoKie. 

PYRRHUS. 

Daigne-t-elle  sur  nous  tourner  au  moins  la  vue? 
Quel  orgueil! 

ANDROMAQUE. 

Je  ne  fais  que  Tirriter  encor. 
Sortons. 

12. 


tJ8  ANDROMAQCi:. 

l'YRRHUS. 

Allons  aux  Grecs  livrer  le  fils  d'Hcctur. 

AMDROIIAQUE  ,  m  jeUntaux  pieds  4e  F/rrims. 

Ali^  seigneur!  arrêtez!  Que  prétendez-vous  faire? 
Si  vous  livrez  le  f\\s,  livrez-leur  donc  la  mère! 
Vos  serments  m'ont  tantôt  juré  tant  d'amitié  ! 
Dieux!  ne  pourrai-je  au  moins  toucher  votre  pitié? 
Sans  espoir  de  pardon  m'avcz-vous  condamnée? 

PYianos. 
Pbœnix  vous  le  dira,  ma  parole  est  donnée. 

ANDROMAQUE. 

Vous  qui  braviez  pour  moi  tant  de  périls  divers  ! 

PYRRHUS. 

yétais  aveugle  alors;  mes  yeux  se  sont  ouverts. 
Sa  grâce  à  vos  désirs  pouvait  être  accordée  ; 
Mais  vous  ne  l'avez  pas  seulement  demandée. 
C'en  est  fait. 

ANDROMAQUE. 

Ah ,  seigneur!  vous  entendiez  assez 
Des  soupirs  qui  craignaient  de  se  voir  repoussés, 
l^ardonnez  à  l'éclat  d'une  illustre  fortune 
Ce  reste  de  fierté  qui  craint  d'être  importune. 
Vous  ne  l'ignorez  pas  ;  Andromaque ,  sans  vous , 
N'aurait  jamais  d'un  maître  embrassé  les  genoux. 

PTRRUUS. 

Non,  vous  me  haïssez;  et  dans  le  fond  de  l'àmc 
Vous  craignez  de  devoir  quelque  chose  à  ma  flaninn^ 
Ce  fils  même,  ce  fils,  l'objet  de  tant  de  soins. 
Si  je  l'avais  sauvé ,  vous  l'en  aimeriez  moins. 
La  haine,  le  mépris,  contre  moi  tout  s'assemble; 
Vous  me  haïssez  plus  que  tous  les  Grecs  ensemble. 
Jouissez  à  loisir  d'un  si  noble  courroux. 
Allons,  Pbœnix. 

ANDROMAQUE. 

Allons  rejoindre  mon  époux. 

C  ÉPRISE. 

Madame... 

ANDROMAQUE,  à  Ccpbue. 

Et  que  veux-tu  que  je  lui  dise  encore? 
Auteur  de  tous  mes  maux  ,  crois-tu  qu'il  les  ignore? 


ACfK  llf,  SCÈNi:  VII.  139 

(  a  iVrrfaitt.  ) 

Seigneor^  voyci  l'état  où  yous  me  rcdui^z. 
J'ai  vu  mon  père  mort  et  nos  murs  embrasés  ; 
J'ai  vu  trancher  les  jours  de  ma  faniiUe  eatière  ^ 
Et  mon  époux  sanglant  traîné  sur  ia  poussière, 
Son  fils,  seul  avec  moi ,  réservé  pour  les  fers  : 
Mais  que  ne  peut  un  fils  !  Je  respire^  je  sers. 
J'ai  fait  plus;  je  me  suis  quelquefois  consolée 
Qu'ici  plutôt  qu'ailleurs  le  sort  m'eut  exilée  ; 
Qu'heureux  dans  son  malheur  le  filsde  tant  de  rois. 
Puisqu'il  devait  servir,  fût  tombé  sous  vos  lois  : 
J'ai  cru  que  sa  prison  deviendrait  son  f^ik. 
Jadis  Priam  soumis  fut  respecté  d'Achille  : 
J'attendais,  de  son  fils  cncor  plus  de  bonté. 
Pardonne,  eher  Hector!  à  ma  crédulité  : 
Je  n'ai  pu  soupçonner  ton  ennemi  d'un  crime; 
Malgré  lai-mèrae  enfin  je  l'ai  cru  magnanime. 
Ah!  s'il  l'était  assez  pour  nous  laisser  du  moins 
Au  tombeau  qu'à  ta  cendre  ont  élevé  mes  soins. 
Et  que,  finissant  là  sa  haine  et  nos  misères, 
H  ne  séparât  point  des  dépouilles  si  chères! 

PYRIinUS. 

Va  m'altcndrc,  Phcenix. 

SCÈNE  VU. 
PYRKUUS,  ANDROMAQUE,  CÉPUISE. 

PTRRIIIJS. 

Madame,  demeurez. 
On  peut  vous  rendre  cncor  ce  flls  que  vous  pleurez. 
Oui,  je  sens  à  regret  qu'en  excitant  vos  larmes 
Je  ne  fais  contre  moi  que  vous  donner  des  armes  : 
ie  croyais  apporter  plus  de  hafne  en  ces  lieux. 
Mais,  madame,  du  moins  tournez  vers  moi  les  yeux  ; 
Voyez  si  mes  regards  sont  d'un  juge  sévère, 
S'iû  sont  d'un  ennemi  qui  cherche  à  vous  déplaire. 
Pourquoi  me  forcez-vous  vous-même  à  vous  trahir? 
Au  nom  de  votre  fils,  cessons  de  nous  haïr. 
A  le  sauvev  enfin  c'est  moi  qui  vous  convie. 
Faut-il  que  mes  soupirs  vous  demandent  sa  vie  ? 
Faut-il  qu'en  sa  faveur  j'embrasse  ¥0S  genoux? 


IM  ANDROMAQUE. 

Pour  la  dernière  fois,  sauvez-le,  sauvez-vous. 

Je  sais  de  quels  serments  je  romps  pour  vous  les  chaînes; 

Combien  je  vais  sur  moi  faire  éclater  de  haïuea. 

Je  renvoie  Hermione ,  et  je  mets  sur  son  front , 

Au  lieu  de  ma  couronne,  un  éternel  affront  : 

Je  vous  conduis  au  temple  où  son  hymen  s'apprête; 

Je  vous  ceins  du  bandeau  préparé  pour  sa  tète. 

Mais  ce  n'est  pkis,  inadame,  une  offre  à  dédaigner  : 

Je  vous  le  dis;  il  faut  ou  périr,  ou  régner. 

Mon  cœur,  désespéré  d^un  an  d'ingratitude. 

Ne  peut  plus  de  son  sort  souffrir  l'incertitude  : 

C'est  craindre,  menacer,  et  gémir  trop  longtemps. 

Je  meurs  si  je  vous  perds;  mais  je  meurs  si  j  aliénas. 

Songez-y  ;  je  vous  laisse  :  et  je  viendrai  vous  prendre 

Pour  vous  mener  au  temple  où  ce  fils  doit  m'aUendre; 

Et  là  vous  me  verrez,  soumis  ou  furieux , 

Vous  couronner,  madame,  ou  le  perdre  à  vos  yeux. 

SCÈNE  VIll. 
ANDROMAQUE,  CÉPHISE. 

CKVHISE. 

Je  vous  l'avais  prédit^  qu'en  dépit  de  la  Grèce 
De  votre  sort  encor  vous  seriez  la  maîtresse. 

ANDROMAQUE. 

Hélas!  de  quel  effet  tes  discours  sont  suivis! 
H  ne  me  restait  plus  qu'à  condamner  mon  fils. 

CÉPHISE. 

Madame,  à  votre  époux  c'est  être  assez  fidèle  : 
Trop  de  vertu  pourrait  vous  rendre  criminelle 
Lui-même  il  porterait  votre  âme  à  la  douceur. 

ANDROMAQUE. 

yuoi!  je  lui.  donnerais  Pyrrhus  pour  successeur? 

Ain»  le  Ycut  son  ûte,  que  les  Grecs  vous  ravissent. 

Pense^vons  qu'après  tout  ses  mânes  en  rougissent; 

Ou'il  méprisât,  madame,  un  roi  victorieux 

Oui  vous  fait  remonter  au  rang  de  vos  aïeux, 

Oui  foule  aux  pieds  pour  vous  vos  vainqueurs  en  colère, 

S  «Tse  souvient  plus  qu'Achille  était  son  père. 

Qui  dément  ses  exploits  et  leij  rend  superflus? 


ACTK  m,  SCÈMK  Vlll.  (41 

ANMIOlfAQOE. 

Duis-je  les  oublier,  s'il  ne  s'en  souvient  plus? 

DoiHe  oublier  Heetor  privé  de  funérailles, 

Et  traîné  sans  honneur  autour  de  nos  murailles? 

Doi»-je  oublier  son  père  à  mes  pieds  renversé , 

Ensanglantant  l'autel  qu'il  tenait  embrassé? 

Songe,  songe,  Géphise,  à  cette  nuit  cruelle 

Qui  fat  pour  toat  un  peuple  une  nuit  étemelle; 

Pigure4oi  Pyrrhus,  les  yeux  étincelants. 

Entrant  à  la  lueur  de  nos  palais  brûlants , 

Sur  tous  mes  frères  morts  se  faisant  un  passage , 

Et,  de  sang  tout  couvert,  écliauffaut  le  carnage; 

Songe  aux  cris  des  vainqueurs ,  songe  aux  cris  dos  mourantes 

Dans  la  flamme  étouffés,  sous  le  fer  expirants; 

Peins*toi  dans  ces  horreurs  Andromaque  éperdue  : 

Voilà  comme  Pyrrhus  vint  s'offrir  à  ma  vue. 

Voilà  par  quels  exploits  il  sut  se  couronner; 

Enfin ,  voilà  l'époux  que  tu  me  Yeux  donner. 

Non,  je  ne  serai  point  complice  de  ses  crimes  : 

Qu'il  nous  prenne,  s'il  veut,  pour  dernières  viciinic». 

Tous  mes  ressentiments  lui  seraient  asservis  ! 

cÉraiSE. 
Eh  bien ,  allohs  donc  voir  expirer  votre  fils  : 
On  n'attend  plus  que  vous...  Vous  frémissez,  madame? 

ANDROMAQUE. 

Ah!  de  quel  souvenir  viens-tu  frapper  mon  àme! 

Quoi!  Céphise,  j'irai  voir  expirer  encor 

Ce  fils,  ma  seule  joie,  et  l'image  d'Hector? 

Ce  fils,  que  de  sa  flamme  il  me  laissa  pour  gage? 

Hélas!  je  m'en  souviens  :  le  jour  que  son  courage 

Loi  fit  chercher  Achille,  ou  plutôt  le  trépas, 

11  demanda  son  fils,  et  le  prit  dans  ses  bras  : 

«  Chère  épouse,  dit-il  en  essuyant  mes  larmes, 

«  J'ignore  quel  succès  le  sort  garde  à  mes  armes  ; 

«  Je  te  laisse  mon  fils  pour  gage  de  ma  foi  : 

m  S'il  me  perd,  je  prétends  qu'il  me  retrouve  en  toi. 

«  Si  d'un  heureux  hymen  la  mémoire  t'est  chère, 

«  Montre  au  fils  à'quel  po'mt  tu  chérissais  le  père.  » 

Et  je  puis  voir  répandre  un  sang  si  précieux? 

Et  je  laisse  avec  lui  périr  tous  ses  aïeux  ? 

Roi  barbare,  faut-il  que  mon  crime  l'cnlraino? 


142  ANDROMAQUE. 

Si  je  te  liais ^  estril  coupable  de  ma  haine? 
T'a-t-il  de  tous  les  siens  reproché  le  trépas? 
S'est-il  plaint  à  tes  yeux  des  maux  qu'il  ne  sent  pas? 
Mais  cependant,  mon  fils»  tu  meurs  si  je  n'arrête 
Le  fer  que  le  cruel  tient  levé  sur  ta  tète. 
Je  l'en  puis  détourner,  et  je  fy  vais  offrir!... 
Non,  tu  ne  mourras  point,  je  ne  le  puis  souffrir. 
Allons  trouver  Pyrrhus.  Mais  non,  chère  Gépbttse, 
Va  le  trouver  pour  moi. 

cÉpaiSE. 
Que  faut-il  que  je  dise? 

ANDHOHAQUB. 

Dis-lui  que  de  mon  fils  l'amour  est  assez  fort... 
Ci-ois-tu  que  dans  son  cœur  il  ait  juré  sa  mort? 
L'amour  peut-il  si  loin  pousser  sa  barbarie? 

GEPHI6B. 

Madame,  il  va  bientôt  revenir  en  fiirie. 

Ar^DROHAQUB. 

Eh  bien    va  l'assurer... 

cÊpmsB. 
De  quoi?  de  votre  foi? 

ANDROMAQUE. 

Hélas  !  pour  la  promettre  est-elle  encore  à  moi  ? 
0  cendres  d'un  époux  !  ô  Troyens  !  ô  mon  père  ! 
0  mon  fils,  que  tes  jours  coûtent  cher  à  ta  mère  ! 
Allons. 

CBPHISE. 

Où  donc,  madame?  et  que  résolvez-vous? 

ANDROMAQUE. 

Allons  sur  son  tombeau  consulter  mon  époux. 


ACTE  IV,  SCK.NE  I.  143 


ACTE  QUATRIÈME.     . 

SCÈNE  I. 
ANDROMAQUB,  GÉPHISB. 

CÉPHISB. 

Ah!  je  n'en  doute  point;  c'est  votre  époux,  madame , 
C'est  Hector  qui  produit  ce  miracle  en  votre  àme  : 
Il  vent  que  Troie  encor  se  puisse  relever 
Avec  cet  heureux  fils  qu'il  vous  fait  conserver. 
Pyrrhus  vous  l'a  promis.  Vous  venez  de  l'entendre , 
Madame;  il  n'attendait  qu'un  root  pour  vous  le  rendre. 
.Croyez-on  ses  transports  :  père,  sceptre,  alliés.. 
Content  de  votre  cœur,  il  met  tout  à  vos  pieds; 
Sur  lui ,  sur  tout  son  peuple  il  vous  rend  souveraine. 
Est-ce  là  ce  vainqueur  digne  de  tant  de  haine? 
Déjà  contre  les  Grecs  plein  d'un  noble  courroux , 
Le  soin  de  votre  fils  le  touche  autant  que  vous  : 
Il  prévient  leur  fureur;  il  lui  laisse  sa  garde; 
Pour  ne  pas  l'exposer,  lui-même  il  se  hasarde. 
Mais  tout  s'apprête  au  temple;  et  vous  avez  promis... 

ANDaOMAOUB. 

Oui,  je  m'y  trouverai.  Mais  allons  voir  mon  fils. 

CÉPIIISE. 

Madame,  qui  vous  presse?  Il  suffit  que  sa  vue 
Désormais  à  vos  yeux  ne  soit  plus  défendue. 
Vous  lui  pourrez  bientôt  prodiguer  vos  bontés; 
Et  vos  embrassem^nts  ne  seront  plus  comptés. 
Quel  plaisir  d'élever  un  enfant  qu'on  voit  croître 
Non  plus  comme  un  csclavç  élevé  pour  son  maître. 
Mais  pour  voir  avec  lui  renaître  tant  de  rois! 

ANDROHAQUC. 

Céphise,  allons  le  voir  pour  la  dernière  foift. 

CÉPHtSE. 

Que  dites-vous?  Oh  dieux! 


144  A.NDKOMAQUK. 

AfiDROMAQlIE. 

0  ma  chère  Ccphi^c , 
i'o  n'est  point  avec  toi  que  mon  cœur  se  déguise. 
Ta  foi  dans  mon  malheur  s'est  montrée  à  mes  yeux  ; 
Mais  j'ai  cru  qu'à  mon  tour  tu  me  connaissais  mieux. 
Onoi  donc  !  as-tu  pensé  qu'Andromaque  infidèle 
Put  trahir  un  époux  qui  croit  revivre  en  elle; 
Et  que ,  de  tant  de  morts  réveillant  la  douleur, 
Le  soin  de  mon  repos  me  fît  troubler  le  leur? 
Ëst-K;e  là  cette  ardeur  tant  promise  à  sa  cendre? 
Mais  son  fils  périssait ,  il  l'a  fallu  défendre. 
Pyrrhus  en  m'épousant  s'en  déclare  l'appui  ; 
Il  suffit  :  je  veux  bien  m'en  reposer  sur  lui. 
Je  sais  quel  est  Pyrrhus  :  violent ,  mais  sincère , 
Céphise ,  il  fera  plus  qu'il  n'a  promis  de  faire. 
Sur  le  courroux  des  Grecs  je  m'en  repose  oncor; 
Leur  haine  va  donner  un  père  au  fils  d'Hector. 
Je  vais  donc,  puisqu'il  faut  que  je  me  sacrifie. 
Assurer  à  Pyrrhus  le  reste  de  ma  vie; 
Je  vais ,  en  recevant  sa  foi  sur  les  autels , 
L'engager  à  mon  fils  par  des  nœuds  immortels, 
Mais  aussitt^t  ma  main ,  à  moi  seule  funeste , 
D'une  infidèle  vie  abrégera  le  reste; 
Et,  sauvant  ma  vertu ,  rendra  ce  que  je  doi 
A  Pyrrhus,  à  mon  fils,  à  mon  époux ,  à  moi. 
Voilà  de  mon  amour  l'innocent  stratagème  ; 
Voilà  ce  qu'un  époux  m'a  commandé  lui-même. 
J'irai  seule  rejoindre  Hector  et  mes  aïeux. 
Céphise,  c'est  à  toi  de  me  fermer  les  yeux. 

CÉPRISE. 

Ah!  ne  prétendez  pas  que  je  puisse  survivre... 

AIlDROMAQUe. 

Non,  non,  je  te  défends,  Céphise,  de  me  suivre*; 
Je  confie  à  tes  .soins  mon  unique  trésor  : 
Si  tu  vivais  pour  moi ,  vis  pour  le  fils  d'Hector. 
De  l'espoir  des  Troyens  seule  dépositaire , 
Songe  à  combien  de  rois  tu  deviens  nécessaire. 
Veille  auprès  de  Pyrrhus;  fais-lui  garder  sa  foi  : 
S'il  le  faut,  je  consens  qu'on  lui  parle  de  moi. 
Fais-lui  valoir  l'hymen  où  je  me  suis  rangée  : 
Dis-lui  qu'avant  ma  mort  je  lui  fus  engagée  ; 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  lU 

Qoe  ses  ressentiments  doivent  être  effacés  ; 
Qu'en  lui  laissant  mon  fi\s,  c'est  l'estimer  assez. 
Pais  connaître  à  mon  fils  les  héros  de  sa  race  ; 
Autant  que  tu  pourras,  conduis-le  sur  leur  trace  : 
Dis-lui  par  quels  exploits  leurs  noms  ont  éclaté , 
Plutôt  ce  qu'ils  ont  fait  que  ce  qu'ils  ont  été  : 
Parle-lui  tous  les  jours  des  vertus  de  son  père  ; 
Et  quelquefois  aussi  parle-lai  de  sa  mère. 
Mais  qu'il  ne  songe  plus,  Géphisc,  à  nous  venger: 
Nous  lui  laissons  un  maître,  il  lo  doit  ménager. 
Qu'il  ait  de  ses  aïeux  un  souvenir  modeste  : 
Il  est  du  sang  d'Hector,  mais  il  en  est  le  reste  ; 
Et  pour  ce  reste  enfin  j'ai  moi-même,  en  un  jour. 
Sacrifié  mon  sang,  ma  haine,  et  mon  amour. 

cÉraisE. 
Hélas! 

AMDROMAQUE. 

Ne  me  suis  point,  si  ton  cœur  en  alarmes 
Prévoit  qu'il  ne  pourra  commander  à  tes  larmes. 
On  vient.  Cache  tes  pleurs,  Géphise;  et  souviens-toi 
Que  le  sort  d'Andromaque  est  commis  à  ta  foi. 
Cest  Hermione.  Allons,  fuyons  sa  violence. 

SCÈNE  II. 
HERttlONE,  CLÉONE. 

CLÊONE. 

Non,  je  ne  puis  assez  admirer  ce  silence. 

Vous  vous  taisez,  madame;  et  ce  cruel  mépris 

N'a  pas  du  moindre  trouble  agité  vos  esprits! 

Vous  soutenez  en  paix  une  si  rude  attaque , 

Vous  qu'on  voyait  frémir  au  seul  nom  d'Andromaque  ! 

Vous  qui  sans  désespoir  ne  pouviez  endurer 

Que  Pyrrhus  d'un  regard  la  voulût  honorer  ! 

11  l'épouse;  il  lui  donne,  avec  son  diadème, 

La  foi  que  vous  venez  de  recevoir  vous-même  : 

Et  votre  bouche  encor,  muette  à  tant  d'ennui, 

N'a  pas  daigné  s'ouvrir  pour  se  plaindre  de  lui* 

Ah!  que  je  crains,  madame,  un  calme  si  funeste! 

Et  qu'il  vaudrait  bien  mieux... 


■ieiNK. 


13 


J46  ANDROMAQUK. 

IIERMIONR. 

Fais-lu  vonir  Oresle? 

CLÉOISE. 

M  vient,  madame,  il  vient;  et  vous  pouvez  juger 
Que  bientôt  à  vos  pieds  il  allait  se  ranger, 
Prêt  à  servir  toujours  sans  espoir  de  salaire  : 
Vos  yeux  ne  sont  que  trop  assurés  de  lui  plaire. 
Mais  il  entre. 

SCÈNE  III. 
ORESTE,  HERMIONE,  CLÉONE. 

ORESTG. 

Ab,  madame!  est-il  vrai  qu'une  fois 
Orestc  en  vous  cherchant  obéisse  à  vos  lois? 
Ne  m'a-t-on  point  flatté  d'une  fausse  espérance? 
Avez-vous  en  effet  souhaité  ma  présence? 
Croirai-je  que  vos  yeux,  à  la  fin  désarmés, 
Veulent... 

HERMIONE. 

Je  vou\  savoir,  seigneur,  si  vous  m'aimez. 

ORESTE. 

Si  je  vous  aime  •  oh  dieux l  mes  serments,  mes  parjure», 
Ma  fuit«,  mon  retour,  mes  respects,  mes  injures. 
Mon  désespoir,  mcB  yeux  de  pleurs  toujours  noyés; 
Quels  témoins  croirez-vous,  si  vons  ne  les  croyez? 

HERMIONE. 

Vcngez-moï,  je  crois  tout. 

ORESTE. 

Eh  bien ,  allons-,  madame  : 
Mettons  encore  un  coup  toute  la  Grèce  en  flamme  ; 
Prenons,  en  signalant  mon  bras  et  vtilre  nom. 
Vous,  la  place  d'Hélène,  et  moi,  d'Agamemnon  ; 
De  Troie  en  ce  pays  réveillons  les  misères  ; 
Et  qu'on  parle  de  nous  ainsi  que  de  nos  pères. 
Partons,  je  suis  tout  prêt.  * 

HERMIONE. 

Non,  seigneur;  demeurons  : 
Je  ne  veux  pas  si  loin  porter  de  tels  affronts. 
Quoi  !  de  mes  ennemis  couronnant  l'insolence , 
J'imis  attendre  ailleurs  une  lente  vengeance? 


ACTE  IV,  SCÈNK  J 1 1.  |/,7 

Et  je  m'en  remettrais  au  destin  des  combats^ 
Qui  peut-ètre  à  la  fin  ne  me  vengerait  pas? 
Je  veux  qu'à  mon  départ  toute  TÈpire  pleure 
Mais^  si  vous  me  vengez,  vengez-moi  dans  une  heure. 
Tous  vos  retardements  sont  pour  moi  des  refus. 
Courez  au  temple.  U  faut  immoler... 

ORESTE. 

Qui? 

HERMIONE. 

Pyrrhus. 

ORESTE. 

Pyrrhus,  madame! 

HERMIONE. 

Hc  quoi!  votre  haine  chancelle? 
Ah!  courez,  et  craignez  que  je  ne  vous  rappelle. 
M'alléguez  point  des  droits  que  je  veux  oublier  j 
Et  ce  n'est  pas  à  vous  à  le  justiiier. 

ORESTE. 

Moi,  je  l'excuserais!  Âh!  vos  bontés,  madanitr, 

Ont  gravé  trop  avant  ses  crimes  dans  mon  ânie. 

Vengeona-nous,  j'y  consens,  mais  par  d'autres  chemins  : 

Soyons  ses  ennemis,  et  non  ses  assassins; 

Taisons  de  sa  ruine  une  juste  conquête. 

Quoi  !  pour  réponse  aux  (irecs  poi-terai-je  sa  tète  ? 

Et  n'ai-je  pris  sur  moi  le  soin  de  tout  TËtal , 

Que  pour  m'en  acquitter  par  un  assassinat? 

Souffrez,  au  nom  des  dieux,  que  la  Grèce  s'explique, 

Et  qu'il  meure  chargé  de  la  haine  publique. 

Souvenez-vous  qu'il  règne,  et  qu'un  front  ctiuronné... 

HERMIONE. 

Ne  vous  suffit-il  pas  que  je  l'ai  condamné? 
Ne  vous  suffitril  pas  que  ma  gloire  offensée 
Demande  une  victime  à  mol  seule  adres.séc  ; 
Qu'Hermione  est  le  prix  d'un  tyran  opprimé; 
Que  je  le  hais;  enfin,  seigneur,  que  je  l'aimai? 
Je  ne  m'en  cache  point;  l'ingrat  m'avait  su  plaire, 
Soit  qu'ainsi  l'ordonnât  mon  amour  ou  mon  père , 
N'importe;  mais  enfin  réglez-vous  là-dessus. 
Malgré  mes  vœux ,  scignour,  honteusemont  dérus , 
Malgré  la  juste  horreur  que  son  crime  me  don  in* , 
Tant  qu'il  vivra,  craignez  que  je  ne  lui  pardunur. 


|.Î8  AiNDROMAQUK. 

Doutez  jusqu'à  sa  mort  d'un  courroux  incertain  ; 

S'il  ne  meurt  aujourd'hui ,  je  puis  l'aimer  demain. 

ORESTE. 

Eh  bien,  il  faut  le  perdre,  et  prévenir  sa  grâce  : 
11  faut...  Mais  cependant  que  faut-il  que  je  fa!«se? 
Comment  puis-je  sitôt  servir  votre  courroux?' 
Quel  chemin  jusqu'à  lui  peut  conduire  mes  coups? 
A  peine  suis-je  encore  arrivé  dans  l'Épire, 
Vous  voulez  par  mes  mains  renverser  un  empire; 
Vous  voulez  qu'un  roi  meure  ;  et  pour  son  châtiment 
Vous  ne  donnez  qu'un  jour,  qu'une  heure ,  qu'un  moment  : 
Aux  yeux  de  tout  son  peuple  il  faut  que  je  l'opprime. 
Laissez-moi  vers  l'autel  conduire  ma  victime. 
Je  ne  m'en  défends  plus;  et  je  ne  veux  qu'aller 
Recoimaitre  la  place  où  je  dois  l'immoler  : 
Cette  nuit  je  vous  sers,  cette  nuit  je  l'attaque. 

HERMIONE. 

Mais  cependant,  ce  jour,  il  épouse  Andromaque; 
Dans  le  temple  déjà  le  trône  est  élevé. 
Ma  honte  est  confirmée ,  et  son  crime  achevé. 
Enfin  qu'attendez-vous?  il  vous  offre  sa  tète  : 
Sans  jjardes ,  sans  défense ,  il  marche  à  cette  fêle  ; 
Autour  du  fils  d'Hector  il  les  fait  tous  ranger; 
11  s'abandonne  au  bras  qui  me  voudra  venger. 
Voulez-vous,  malgré  lui,  prendre  soin  de  sa  vie? 
Armez,  avec  vos  Grecs,  tous  ceux  qui  m'ont  suivie; 
Soulevez  vos  amis;  tous  les  miçns  sont  à  vous  : 
11  me  trahit,  vous  trompe,  et  nous  méprise  tous. 
Mais  quoi  !  déjà  leur  haine  e.st  égale  à  la  mienne  ; 
Elle  épargne  à  regret  l'époux  d'une  Troycnne. 
Parlez;  mon  ennemi  ne  vous  peut  échapper. 
Ou  plutôt  il  ne  faut  que  les  laisser  frapper. 
Conduisez  ou  suivez  une  fureur  si  bulle  ; 
Revenez  tout  couvert  du  sang  de  l'infidèle; 
Allez  :  en  cet  état  soyez  sûr  de  mon  cœur. 

ORESTE . 

Mais,  madame,  songez... 

HERMIONE. 

Ah  !  c'en  est.  trop ,  seigneur. 
Tant  de  raisonnements  offensent  ma  colère. 
J'ai  voulu  vous  donner  les  moyens  de  me  plaire. 


ACTE  IV,  SCt.NK  IV.  149 

Rendre  Oreste  content  :  mais  enfin  je  vois  bien 

Qu'il  veut  toujours  se  plaindre,  et  ne  mériter  rien. 

Partez  :  allez  ailleurs  vanter  votre  constance , 

Et  me  laissez  ici  le  soin  de  ma  vengeance. 

Oe  mes  lâches  bontés  mon  courage  est  confus  ; 

Et  c'est  trop  en  on  jour  essuyer  de  refus. 

Je  m'en  vais  seule  au  temple  où  leur  hymen  s'apprclc , 

Où  vous  n'osez  aller  mériter  ma  conquête  : 

Là,  de  mon  ennemi  je  saurai  m'approcher; 

Je  percerai  le  cœur  que  je  n'ai  pu  toucher; 

Et  mes  sanglantes  mains,  sur  moi-même  tournées. 

Aussitôt,  malgré  lui,  joindront  nos  destinées; 

Et,  tout  ingrat  qu'il  est,  il  me  sera  plus  doux 

De  mourir  avec  lui,  que  de  vivre  avec  vous. 

0RE8TE. 

Non,  je  vous  priverai  de  ce  plaisir  funeste. 
Madame;  il  ne  mourra  que  de  la  main  d'Oreste. 
Vos  ennemis  par  moi  vont  vous  être  immolés. 
Et  vous  reconnaîtrez  mes  soins,  si  vous  voulez. 

HERmiONE. 

Allez.  De  votre  sort  laissez-moi  la  conduite. 

Et  que  tous  vos  vaisseaux  soient  prêts  pour  notre  fuite. 

SCÈNE  IV. 
HERMIONE,  GLËONE. 

CLÉONE. 

Vous  vous  perdez,  madame;  et  vous  devez  songer... 

HERMIONE. 

Que  je  me  perde  ou  non,  je  songe  à  me  venger. 

Je  ne  sais  même  encor,  quoi  qu'il  m'ait  pu  promettre , 

Sur  d'autres  que  sur  moi  si  je  dois  m'en  remettre  : 

Pyrrhus  n'est  pas  coupable  à  ses  yeux  comme  aux  miens  ; 

Et  je  tiendrais  mes  coups  bien  plus  sûrs  que  les  siens. 

Quel  plaisir  de  venger  moi-même  mon  injure. 

De  retirer  mon  bras  teint  du  sang  du  parjure. 

Et,  pour  rendre  sa  peine  et  mes  plaisirs  plus  grands. 

De  cacher  ma  rivale  à  ses  regards  mourants! 

Ah!  si  du  moins  Oreste,  en  punissant  son  crime, 

Lui  laissait  le  regret  de  mourir  ma  victime! 

Va  le  trouver  :  dis-lui  qu'il  apprenne  à  l'ingrat 

13. 


150  ANDROMAQU£. 

Qu'on  rimmole  à  ma  bainc^  et  non  pas  à  l'Élal. 
Chère  Gléone^  cours  :  ma  vengeance  est  perdue. 
S'il  ignore  en  mourant  que  c'est  moi  qui  le  tue. 

CLÉONE. 

Je  vous  obéirai.  Mais  qu'est-ce  que  je  voi? 

Oh  dieux! qui  l'aurait  cru,  madame?  C'est  le  rui! 

HERMIONE. 

Ah!  cours  après  Orestc;  et  dis-lui,  ma  Cléone, 
Qu'il  n'entreprenne  rien  sans  revoir  Uermione. 

SCÈNE  V. 
PYRRHUS,  HERMIONE,  PHÛËNIX. 

PYRBHUS. 

Vous  ne  m'attendiez  pas,  madame;  et  je  vois  bien 

Que  mon  abord  ici  trouble  votre  entretien. 

Je  ne  viens  point,  armé  d'un  indigne  artifice. 

D'un  voile  d'équité  couvrir  mon  injustice  : 

Il  suffît  que  mon  cœur  me  condamne  tout  bas; 

Et  je  soutiendrais  mal  ce  que  je  ne  crois  pas. 

J'épouse  une  Troyenne;  oui,  madame  :  et  j'avoue 

Que  je  vous  ai  promis  la  foi  que  je  lui  voue. 

Un  autre  vous  dirait  que,  dans  les  champs  troyens. 

Nos  deux  pères  sans  nous  formèrent  ces  liens, 

Et  que,  sans  consulter  ni  mon  choix  ni  le  vôtre, 

Nous  fûmes,  sans  amour,  engagés  l'un  à  Tautre  : 

Mais  c'est  assez  pour  moi  que  je  me  sois  soumis. 

Par  mes  ambassadeurs  mon  cœur  vous  fut  promis; 

Loin  de  les  révoquer,  je  voulus  y  souscrire  : 

Je  vous  vis  avec  eux  arriver  en  Epirc  ; 

Et,  quoique  d'un  autre  œil  l'éclat  victorieux 

Eut  déjà  prévenu  le  pouvoir  de  vos  yeux, 

Je  ne  m'arrêtai  point  à  celte  ardeur  nouvelle , 

Je  voulus  m'obstiner  à  vous  être  fidèle  ; 

Je  vous  reçus  en  reine,  et  jusques  à  ce  jour 

J'ai  cru  que  mes  serments  me  tiendraient  lieu  d'amol^^. 

Mais  cet  amour  l'emporte;  et,  par  un  coup  funeste, 

Andromaque  m'airache  un  ctcur  qu'elle  déteste  : 

I/un  par  l'autre  entraînés,  nous  courons  à  l'autel 

Nous  jurer,  malgré  nous,  un  amour  immoiicl. 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  IM 

Après  cela^  madame ^  éclatez  contre  un  traître. 
Qui  Test  avec  douleur,  et  qui  pourtant  veut  l'être. 
Pour  moi,  loin  de  contraindre  un  si  juste  courroux, 
Il  me  soulagera  peut-être  autant  que  vous. 
Donnez-moi  tous  les  noms  destines  aux  parjures  : 
Je  crains  votre  silence,  et  non  pas  vos  injures; 
Et  mon  coeur,  soulevant  mille  secrets  témoins. 
M'en  dira  d'autant  plus  que  vous  m'en  direz  moins. 

HEMIIOME. 

^Seigneur,  dans  cet  aveu,  dépouillé  d'artifice. 
J'aime  à  voir  que  du  moins  vous  vous  rendiez  justrcc, 
Et  que,  voulant  bien  rompre  un  nœud  si  solennel, 
Vous  vous  abandonniez  au  crime  en  criminel. 
Est-il  juste,  après  tout,  qu'un  conquérant  s'abaisse 
Sous  la  servile  loi  de  garder  sa  promesse? 
Non ,  non ,  la  perfidie  a  de  quoi  vous  tenter  ; 
Et  vous  ne  me  cherchez  que  pour  vous  en  vantfu*. 
Quoi  !  sans  que  ni  serment  ni  devoir  vous  retienne , 
Rechercher  une  Grecque,  amant  d'une  Tra^enne; 
Me  quitter,  me  reprendre,  et  retourner  encor 
De  la  fiUe  d'Hélène  à  la  veuve  d'Hector; 
Couronner  tour  à  tour  l'esclave  et  la  princesse  ; 
Immoler  Troie  aux  Grecs,  au  flls  d'Hector  la  Grèce! 
Tout  cela  part  d'un  cœiir  toujours  maître  do  soi. 
D'un  héros  qui  n'est  point  esclave  de  sa  foi. 
Pour  plaire  à  votre  épouse ,  il  vous  faudrait  peut-être 
Prodiguer  les  doux  noms  de  parjure  et  de  traître. 
Vous  veniez  de  mon  front  observer  la  pâleur. 
Pour  aller  dans  ses  bras  rire  de  ma  douleur  : 
Pleurante  après  son  char  vous  voulez  qu'on  me  voie, 
tfais^  seigneur,  en  un  jour  ce  serait  trop  de  joie; 
Et,  sans  chercher  ailleurs  des  titres  empruntés, 
Ne  vous  suffti-il  pas  de  ceux  que  vous  portez  f 
Du  vieux  père  d'Hector  la  valeur  abattue 
Aux  pie^s  de  sa  famille  exp>rante  à  sa  vue , 
Tandis  que  dans  son  sein  votre  bras  enfoncé 
Cherche  un  reste  de  sang  que  l'âge  avait  glaec; 
Dans  des  ruisseaux  de  sang  Troie  ardente  plongée  ; 
De  votre  propre  main  Polyxène  égorgée 
Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  indignés  contre  vous  : 
Ouc  peut-on  refuser  à  ces  généreux  coups  t 


I}?  ANDROMAQUE. 

PTBHHUS. 

iMadamc ,  je  sais  trop  à  quel  excès  de  rage 

La  vengeance  d'Hélène  emporta  mon  courage  ; 

Je  puis  me  plaindre  à  vous  du  sang  que  j'ai  versé  : 

Mais  enfin  je  consens  d'oublier  le  passé. 

Je  rends  grâces  au  ciel  que  votre  indifférence 

De  mes  heureux  soupirs  m'apprenne  l'innocence  : 

Mon  cœur ,  je  le  vois  bien ,  trop  prompt  à  se  gêner , 

Devait  mieux  vous  connaître  et  mieux  s'examiner. 

Mes  remords  vous  faisaient  une  injure  mortelle  : 

)1  faut  se  croire  aimé  pour  se  croire  infidèle. 

Vous  ne  prétendiez  point  m' arrêter  dans  vos  fors  ; 

J'ai  craint  de  vous  trahir,  peut-être  je  vous  sers. 

Nos  cœurs  n'étaient  point  faits  dépendants  l'un  de  Taulro  : 

Je  suivais  mon  devoir,  et  vous  cédiez  au  vôtre. 

Rien  ne  vous  engageait  à  m'aimer  en  effet. 

HERMIONE. 

Je  ne  t'ai  point  aimé,  cruel!  Qu'ai-je  donc  fait? 
J'ai  dédaigné  pour  toi  les  vœux  de  tous  nos  princes; 
Je  t'ai  cherché  moi-même  au  fond  de  tes  provinces; 
J'y  suis  encor,  malgré  tes  infidélités^ 
Et  malgré  tous  mes  Grecs,  honteux  de  mes  bontés  : 
Je  leur  ai  commandé  de  cacher  mon  injure; 
J'attendais  en  secr«»t  le  retour  d'un  parjure; 
J'ai  cru  que  tèt  ou  tard ,  à  ton  devoir  rendu , 
Tu  me  rapporterais  un  cœur  qui  m'était  dû. 
Je  t'aimais  inconstant,  qu'aurais-je  fait  fidèle? 
Et  même  en  ce  moment,  où  ta  bouche  cruelle 
Vient  si  tranquillement  m'annoncer  le  trépas. 
Ingrat,  je  doute  encor  si  je  ne  t'aime  pas. 
Mais,  seigneur,  s'il  le  faut,  si  le  ciel  en  colère 
Késerve  à  d'autres  yeux  la  gloire  de  vous  plaire , 
Achevez  votre  hymen,  j'y  consens;  mais,  du  moins, 
Ne  forcez  pas  mes  yeux  d'en  être  les  témoins. 
Pour  la  dernière  fois  je  vous  parle  peut-être  ; 
Dirierez-le  d'un  jour,  demain  vous  serez  maître... 
Vous  ne  répondez  point?...  Perfide!  je  le  voi, 
Tu  comptes  les  moments  que  tu  perds  avec  moi. 
Ton  cœur,  impatient  de  revoir  ta  Troyenne, 
Ne  souffre  qu'à  regret  qu'une  autre  t'entretienne  : 
Tu  lui  parles  du  cœur,  tu  la  cherches  des  yeux. 


ACTE  V,  SCÈNE  I.  153 

Je  ne  te  retiens  plus,  sauve-toi  de  ces  lieux  : 

Va  lui  jurer  la  foi  que  tu  m'avais  jurée  ; 

Va  profaner  des  dieux  la  majesté  sacrée. 

Ces  dieux  y  ces  justes  dieux  n'auront  pas  oublié 

Que  les  mêmes  serments  avec  moi  t'ont  lié. 

Porte  au  pied  des  autels  ce  cœur  qui  m'abandonne  ; 

Va,  cours;  mais  crains  encor  d'y  trouver  Hermione. 

SCÈNE  VI. 
PYRRHUS,  PHOENIX. 

PHCBNIX. 

Seigneur,  vous  entendez.  Gardez  de  négliger 
Une  amante  en  fureur  qui  cherche  à  se  venger. 
Elle  n'est  en  ces  lieux  que  trop  bien  appuyée  ; 
La  querelle  des  Grecs  à  la  sienne  est  liée; 
Orcste  l'aime  encore;  et  peut-être  à  ce  prix... 

PTRBBUS. 

Andromaque  m'attend.  Phœnix,  garde  son  Gis. 


ACTE    CINQUIÈME. 


SCÈNE  I. 

HERMlOiNE. 

Où  suis-je?  qu'ai-je  fait?  que  dois-je  faire  cncoix:? 
Quel  transport  me  saisit?  quel  chagrin  me  dévore? 
Errante  et  sans  dessein ,  je  cours  dans  ce  palais. 
Ah!  ne  puis^je  savoir  si  j'aime  ou  si  je  hais? 
Le  cruel  !  de  quel  œil  il  m'a  congédiée  ! 
Sans  pitié ,  sans  douleur  au  moins  étudiée  ! 
L'ai-je  vu  se  troubler,  et  me  plaindre  un  moment? 
En  ai-je  pu  tirer  un  seul  gémissement? 
Muet  à  mes  soupirs,  tranquille  à  mes  alarmer. 
Semblait-il  seulement  qu'il  eût  part  à  mes  larmes? 
Et  je  le  plains  encore!  et,  pour  comble  d'ennui. 
Mon  cœur,  mon  lâche  cœur  s'intéresse  pour  lui  l 


154  ANDBOMAQUE. 

Je  tremble  au  seul  penser  du  coup  qui  le  menace! 

Et,  prête  à  me  venger,  je  lui  fais  déjà  grâce  ! 

Non ,  ne  révoquons  point  Tarrèt  de  mon  courroux  : 

Qu'il  périsse!  aussi  bien  il  ne  vit  plus  pour  nous. 

Le  perfide  triomphe ,  et  se  rit  de  ma  rage  : 

11  pense  voir  en  pleurs  dissiper  cet  orage  ; 

Il  croit  qu£,  toujours  faible,  et  d'un  cœur  incertain, 

Je  parerai  d'un  bras  les  coups  de  l'autre  main. 

11  juge  encor  de  moi  par  mes  bontés  passées. 

Mais  plutôt  le  perfide  a  bien  d'autres  pensées  : 

Triomphant  dans  le  temple,  il  ne  s'informe  pas 

Si  l'on  souhaite  ailleurs  sa  vie  ou  son  trépas. 

11  me  laisse,  l'ingrat,  cet  embarras  funeste. 

Non ,  non ,  encore  un  coup ,  laissons  agir  Oreste. 

Qu'il  meure,  puisqu'enfin  il  a  dû  le  prévoir, 

Et  puisqu'il  m'a  forcée  enfin  à  le  vouloir... 

A  le  vouloir?  Hé  quoi!  c'est  donc  moi  qui  l'ordonne? 

Sa  mort  sera  l'effet  de  l'amour  d'Hermione? 

Ce  prince,  dont  mon  cœur  se  faisait  autrefois 

Avec  tant  de  plaisir  redire  les  exploits  ; 

A  qui  môme  en  secret  je  m'étais  destinée , 

Avant  qu'on  eût  conclu  ce  fatal  hyniénéc; 

Je  n'ai  donc  traversé  tant  de  mers,  tant  d'États, 

Que  pour  venir  si  loin  préparer  son  trépas , 

L'assassiner,  le  perdre?  Ah!  devant  qu'il  expire... 

SCÈNE  II. 
HERMIONE,  CLÉOiNE. 

HERMIONE. 

Ah!  qu'ai-je  fait,  Cléono?  et  que  viens-tu  me  dire? 
Que  fait  Pyrrhus? 

CLÉOME. 

Il  est  au  comble  de  ses  vœux , 
Le  plus  fier  des  mortels,  et  le  plus  amoureux. 
Je  l  ai  vu  vers  le  temple,  où  son  hymen  s'apprête , 
Mener  en  conquérant  sa  nouvelle  conquête; 
Et,  d  un  œil  où  brillaient  sa  joie  et  son  espoir, 
S  enivrer  en  marchant  du  plaisir  de  la  voir. 
Andromaque,  au  travers  de  mille  cris  de  joio, 
1  ortc  jusqu'aux  autels  le  souvenir  de  Trt>i'c; 


ACÏIC  V,  SCKNE  H.  ih&' 

Incapable  toujour«i  d'aimer  et  de  haïr, 
Sans  joie  et  sans  murmure  elle  semble  obéir. 

HERMIONE. 

Et  i'ingrat?  jusqu'au  bout  il  a  pousse  l'outrage? 
Mais  as-tu  bien,  Cléone,  observé  son  visage? 
Goûte-tMl  des  plaisirs  tranquilles  et  parfaits? 
N'a-t-il  point  détourné  ses  yeux  vers  le  palais? 
Dis-moi^  ne  i'es^tu  point  présentée  à  sa  vue? 
L'ingrat  a-t-il  rougi  lorsqu'il  t'a  reconnue? 
Son  trouble  avouait-il  son  infidélité? 
A-t-il  jusqu'à  la  fin  soutenu  sa  fierté  ? 

CLÉONE. 

Madame,  il  ne  voit  rien.  Son  salut  et  sa  gloire 
Semblent  être  avec  vous  sortis  de  sa  mémoire. 
Sans  songer  qui  le  suit,  ennemis  ou  sujets, 
Il  poursuit  seulement  ses  amoureux  projf'ts. 
Autour  du  ûls  d'Hector  il  a  rangé  sa  garde , 
Et  croit  que  c'est  lui  seul  que  le  péril  regarde. 
Phœnix  même  en  répond,  qui  l'a  conduit  exprès 
Dans  un  fort  éloigné  du  temple  et  du  palais. 
Voilà  dans  ses  transports  le  seul  soin  qui  lui  rrste. 

HERMIONE. 

Le  perfide!  il  mourra.  Mais  que  t'a  dit  Oreste? 

CLKONE. 

Oreste  avec  ses  Grecs  dans  le  temple  est  rntré. 

HERMIONE. 

Eh  bien?  à  me  venger  n'est-il  pas  préparé? 

CKÉOPiE. 

Je  ne  sais. 

HERMIONE. 

Tu  ne  sais!  Quoi  donc!  Oreste  encore, 
Oreste  me  trahit? 

CLÈONE. 

Oreste  vous  adore  ; 
Mais  de  mille  remords  son  esprit  combat  lu 
Ooit  tantôt  son  amour  et  tantôt  sa  vertu. 
Il  respecte  en  Pyrrhus  l'honneur  du  diadème; 
Il  respecte  en  Pyrrhus  Achille  et  Pyrrhus  même  ; 
11  craint  les  Grecs,  il  craint  l'univers  en  courroux; 
Mais  il  se  craint,  dit-il,  soi-même  plus  que  tous. 
Il  voudrait  en  vainqueur  vous  apporter  sa  tète  : 


156  ANDROMAQUi:. 

Le  seul  nom  d'assassin  l'épouvante  et  rarrèto. 
Enfin  il  est  entré,  sans  savoir  dans  son  cœur 
S'il  en  devait  sortir  coupable  ou  spectateur. 

HERMIONE. 

Non,  non,  il  les  verra  triompher  sans  obstacle; 
11  se  gardera  bien  de  troubler  ce  spectacle  : 
Je  sais  de  quels  remords  son  courage  est  atteint  ; 
Le  lâche  craint  la  mort,  et  c'est  tout  ce  qu'il  craint. 
Quoi  !  sans  qu'elle  employât  une  seule  prière , 
Ma  mère  en  sa  faveur  arma  la  Grèce  entière; 
Ses  yeux  pour  leur  querelle,  en  dix  ans  de  combats. 
Virent  périr  vingt  rois  qu'ils  ne  connaissaient  pas; 
Et  moi,  je  ne  prétends  que  la  mort  d'un  parjure, 
Et  je  charge  un  amant  du  soin  de  mon  injure; 
11  peut  me  conquérir  à  ce  prix  sans  danger; 
Je  me  livre  moi-même,  et  ne  puis  me  venger! 
Allons.  C'est  à  moi  seule  à  me  rendre  justice. 
Que  de  cris  de  douleur  le  temple  retentisse  : 
De  leur  hymen  fatal  troublons  l'événement; 
Et  qu'ils  ne  soient  unis,  s'il  se  peut,  qu'un  moment. 
Je  ne  choisirai  point  dans  ce  désordre  extrême  : 
Tout  me  sera  Pyrrhus,  fût-ce  Oreste  lui-même. 
Je  mourrai.  Mais  au  moins  ma  mort  me  vengera; 
Je  ne  mourrai  pas  seule,  et  quelqu'un  me  suivra. 

SCÈNE  III. 
ORESTE,  HERMIONE,  CLEONE. 

ORESTE. 

Madame,  c'en  est  fait,  et  vous  êtes  servie  : 
Pyrrhus  rend  à  l'autel  son  infidèle  vie. 

HERMIONE. 

Il  est  mort! 

ORESTE. 

11  expire  ;  et  nos  Grecs  irrités 
Ont  lavé  dans  son  sang  ses  infidélités. 
Je  vous  l'avais  promis;  et,  quoique  mon  courage 
Se  Ht  de  ce  complot  une  funeste  image , 
J'ai  couru  vers  le  temple ,  où  nos  Grecs  dispersés 
Se  sont  jusqu'à  l'autel  dans  la  foule  glissés. 
Pyrrhus  m'a  reconnu,  mais  sans  rhanjror  de  face  : 


ACTE  V,  SCÈNE  11,1.  157 

Il  semblait  que  ma  vue  excitât  son  audace; 
Que  tous  les  Grecs  ^  bravés  en  leur  ambassadeur, 
Dussent  de  son  hymen  relever  la  splendeur. 
Enfin  ^  avec  transport  prenant  son  diadème^ 
Sur  le  front  d'Andromaque  il  Ta  posé  lui-même  : 
«  Je  vous  donne  ^  a-t-il  dit^  ma  couronne  et  ma  foi  ; 
«  Andromaque^  régnez  sur  TÉpire  et  sur  moi. 
a  Je  voue  à  votre  fils  une  amitié  de  père; 
«  J'en  atteste  les  dieux  ^  je  le  jure  à  sa  mère  : 
«  Pour  tous  mes  ennemis  je  déclare  les  siens, 
<t  Et  je  le  reconnais  pour  le  roi  des  Troyens.  » 
A  ces  mots^  qui  du  peuple  attiraient  le  suffrage. 
Nos  Grecs  n'ont  répondu  que  par  un  cri  de  rage; 
L'infidèle  s'est  vu  partout  envelopper. 
Et  je  n'ai  pu  trouver  de  place  pour  frapper  : 
Chacun  se  disputait  la  gloire  de  l'abattre. 
Je  l'ai  vu  dans  leurs  mains  quelque  temps  se  débattre^ 
Tout  sanglant  à  leurs  coups  vouloir  se  dérober; 
Mats  enfin  à  l'autel  il  est  allé  tomber. 
Du  peuple  épouvanté  j'ai  traversé  la  presse 
Pour  venir  de  ces  lieux  enlever  ma  princesse , 
Et  regagner  le  port,  où  bientôt  nos  amis 
Viendront  couverts  du  sang  que  je  vous  ai  promis. 

HCRMIONE. 

Qu'ont-ils  faitl 

ORESTE. 

Pardonnez  à  leur  impatience  : 
Ils  ont^  je  le  vois  bien,  trahi  votre  vengeance; 
Vous  vouliez  que  ma  main  portât  les  premiers  coups; 
Qu'il  sentit  en  mourant  qu'il  expirait  pour  vous. 
Mais  c'est  moi  dont  l'ardeur  leur  a  servi  d'exemple  : 
Je  les  ai  pour  vous  seule  entraînés  dans  le  temple , 
Madame;  et  vous  pouvez  justement  vous  flatter 
D'une  mort  que  leurs  bras  n'ont  fait  qu'exécuter. 
Vous  seule  avez  poussé  les  coups... 

BBRMIOIVE. 

Tais-toi,  perfide , 
Et  n'impute  qu'à  toi  ton  lâche  parricide. 
Va  faire  chez  tes  Grecs  admirer  ta  fureur, 
Va  ;  je  la  désavoue ,  et  tu  me  fais  horreur. 
Barbare,  qu'as-tu  fait?  Avec  quelle  furie 


t&8  ANDROMAQUE. 

As-tu  tranché  le  cours  d'une  si  belle  vie? 
Avez-vous  pu,  cruels,  l'iinmoler  aujourd'hui. 
Sans  que  tout  votre  sang  se  soulevât  pour  lui  ? 
Mais  parle  ;  de  son  sort  qui  fa  rendu  l'arbitre  ? 
Pourquoi  l'assassiner?  qu'a-t-il  fait?  à  quel  titre? 
Qui  te  l'a  dit? 

ORESTE. 

Oh  dieux  !  quoi  !  ne  m'avcz-vous  pas 
Vous-même,  ici,  tantôt,  ordonné  son  trépas? 

HERMIONE. 

Ah!  fallait-il  en  croire  une  amante  insensée? 

Ne  devais-tu  pas  lire  au  fond  de  ma  pensée? 

Et  ne  voyais-tu  pas^  dans  mes  emportements. 

Que  mon  cœur  démentait  ma  bouche  à  tous  moments? 

C^uand  je  l'aurais  voulu,  fallait-il  y  souscrire? 

IN 'as-tu  pas  dû  cent  fois  te  le  faire  redire? 

Tui-uième  avant  le  coup  me  venir  cousultor, 

Y  revenir  encore,  ou  plutôt  m'cvilcr? 

Que  ne  me  laissais-tu  le  soin  de  ma  vengeance? 

Qui  t'amène  en  des  lieux  ou  l'on  fuit  ta  présence? 

Voilà  de  ton  amour  le  détestable  fruit  : 

Tu  m'apportais,  cruel,  le  malheur  qui  te  suit. 

C'est  toi  dont  l'ambassade ,  à  tous  les  deux  fatale , 

L'a  fait  pour  son  malheur  pencher  vers  ma  rivale 

Nous  le  verrions  encor  nous  partager  ses  soins  : 

Il  m'aimerait  peut-être;  il  le  feindrait  du  moins. 

Adieu.  Tu  peux  partir.  Je  demeure  en  Êpire; 

Je  renonce  à  la  Grèce,  à  Sparte,  à  son  empire, 

A  toute  ma  famille;  et  c'est  assez  pour  moi, 

Traître,  qu'elle  ait  produit  un  monstre  comme  toi. 

SCÈNE  IV. 

ORESTE. 

Que  vois-jc?  estrce  Hcrmionc?  Et  que  vicns-je  d'entendre? 
Pour  qui  coule  le  sang  que  je  viens  de  répandre? 
Je  suis,  si  je  l'en  crois,  un  traître,  un  assassin. 
Est-ce  Pyrrhus  qui  meurt?  et  suis-je  Oresle  enfin? 
Quoi!  j'étouffe  en  mon  cœur  la  raison  qui  mVclairo; 
J'assassine  à  regret  un  roi  que  jc  revivre; 
Je  viole  en  un  jour  les  droits  des  souverains, 


ACTE  Y,  SCÈNE  V.  159 

Ceux  des  ambassadeurs,  et  tous  ceux  des  humains^ 

Ceux  même  des  autels  où  ma  fureur  l'assiège  ; 

Je  deviens  parricide,  assassin,  sacrilège; 

Pour  qui?  pour  une  ingrate  à  qui  je  le  promets. 

Qui  même,  s'il  ne  meurt,  ne  me  verra  jamais,  ' 

Dont  j'épouse  la  rage  :  et  quand  je  l'ai  servie. 

Elle  me  redemande  et  son  sang  et  sa  vie! 

Elle  l'aime!  et  je  suis  un  monstre  furieux  ! 

Je  la  vois  pour  jamais  s'éloigner  de  mes  yeux  ! 

Et  l'ingrate  en  fuyant  me  laisse  pour  salaire 

Tous  les  noms  odieux  que  j'ai  pris  pour  lui  plaire  !^ 

SCÈNE  V. 
ORESTE,  PYLADE,  soldats  d'orestk. 

PTLADE. 

11  faut  partir,  seigneur.  Sortons  de  ce  palais , 
Ou  bien  résolvons-nous  de  n'en  sortir  jamais. 
Nos  Grecs  pour  un  moment  en  défendent  la  porte; 
Tout  le  peuple  assemblé  nous  poursuit  à  main  forte. 
Aux  ordres  d'Andromaque  ici  tout  est  soumis; 
ils  la  traitent  en  reine,  et  nous  comme  ennemis. 
Andromaque  elle-même,  à  Pyrrhus  si  rebelle, 
Lui  rend  tous  les  devoirs  d'une  veuve  fidèle. 
Commande  qu'on  le  venge;  et  peut-être  sur  nous 
Veut  venger  Troie  encore  et  son  premier  époux. 
Allons,  n'attendons  pas  que  l'on  nous  environne; 
Nos  Grecs  nous  rejoindront  :  et  tandis  qu'Hcrmiotie 
Tient  encore  le  peuple  autour  d'elle  arrêté. 
Voilà  notre  chemin,  sortons  en  sûreté. 

ORESTB. 

Non,  non,  c'est  Hermione,  amis,  que  je  veux  suivre! 
A  son  dernier  arrêt  je  ne  puis  plus  survivre  ; 
Partez  :  j'ai  fait  le  crime,  et  je  vais  l'expier. 

PTLADE. 

Hermione,  seigneur?  il  la  faut  oublier. 
Quoi  !  toujours  l'instrument  et  l'objet  de  sa  rage , 
Cherchez-vous  chez  les  morts  quelque  nouvel  outrage? 
Bt  parce  qu'elle  meurt  faut-il  que  vous  mouriez? 

ORESTE. 

Elle  meurt!  dieux!  qu'entends-je? 


160  ANDROMAQUE,  ACTE  V,  SCÈNE  V. 

rTLADE. 

Hé  quoi  !  vous  Tignurtez? 
En  rentrant  dans  ces  lieux,  nous  l'avons  rencontrée    , 
Qui  courait  vers  le  temple,  inquiète,  égarée. 
Kllè  a  trouvé  Pyrrhus  porté  par  des  soldats 
Que  son  sang  excitait  à  venger  son  trépas. 
Sans  doute  à  cet  objet  sa  rage  s'est  émue. 
Mais  du  haut  de  la  porte  enfin  nous  l'avons  vue. 
Un  poignard  à  la  main,  sur  Pyrrhus, se  courber. 
Lever  les  yeux  au  ciel ,  se  frapper,  et  tomber. 

ORESTE. 

Grâce  aux  dieux,  mon  malheur  passe  mon  espérance! 
Oui,  je  te  loue,  ô  ciel,  de  ta  persévérance! 
Appliqué  sans  relâche  au  soin  de  me  punir. 
Au  comble  des  douleurs  tu  m'as  fait  parvenir  : 
Ta  haine  a  pris  plaisir  à  former  ma  misère; 
J'étais  né  pour  servir  d'exemple  à  ta  colère. 
Pour  être  du  malheur  un  modèle  accompli  : 
Eh  bien!  je  meurs  content,  et  mon  sort  est  rempli* 
Où  sont  ces  deux  amants?  Pour  couronner  ma  joie , 
Dans  leur  sang,  dans  le  mien,  il  faut  que  je  me  noie; 
L'un  et  l'autre  en  mourant  je  les  veux  regarder  : 
Réunissons  trois  cœurs  qui  n'ont  pu  s'accorder. 
Mais  quelle  épaisse  nuit  tout  à  coup  m'environne? 
De  quel  côté  sortir?  D'où  vient  que  je  frissonne? 
Quelle  horreur  me  saisit!  Grâce  au  ciel,  j'entrevoi... 
Dieux!  quels  ruisseaux  de  sang  coulent  autour  de  moi  l 

PT1.ADB. 

Ah,  seigneur! 

ORESTE. 

Quoi  !  Pyrrhus,  je  te  rencontre  encore  ! 
Trouverai-je  partout  un  rival  que  j'abhorre? 
l  ercé  de  tant  de  coups,  comment  t'es-tu  sauvé? 
Tiens,  tiens ,  voilà  le  coup  que  je  f  ai  réservé. 
Mais  que  vois-je?  A  mes  yeux  Hermione  l'embrasse! 
Kiie  vient  l'arracher  au  coup  qui  le  menace! 

Fh  K-    TÎÎÎ^'  ^"^^*  serpents  traîne-t-elle  après  soi? 
B.n  Dien  !  filles  d'enfer,  vos  mains  sont-elles  prèles? 
rour  qui  sont  ces  serpents*qui  sifflent  sur  vos  tcics? 
'^  qui  dcslinez-vous  l'appareil  qui  vous  suit? 


PRÉFACE  DES  PLAIDEURS.  îêt 

Venez-vous  m'enlever  dans  rélernelle  nuit? 
Venez ^  à  vos  fureurs  Oreste  s'abandonne. 
Mais  noii^  retirez-vous^  laissez  faire  Hermione  : 
L'ingrate  mieux  que  vous  saura  me  déchirer; 
Et  je  lui  porte  eniin  mon  cœur  à  dévorer. 

PTLAOE. 

11  perd  le  sentiment.  Amis^  le  temps  nous  presse; 
Ménageons  les  moments  que  ce  transport  nous  laisse. 
Sauvons-le.  Nos  efforts  deviendraient  impuissants 
S'il  reprenait  ici  sa  rage  avec  ses  sens. 

FIN    D*ANDROMAQUE. 


PRÉFACE 


Quand  je  lut  le»  Guêpe*  d'Aristophane,  je  ne  songeais  goèr^que  j'en  dusse 
faire  les  Plaideurs.  J'avoue  qa^elles  me  dÎTertirent  beaucoup ,  et  que  j*y 
trourai  quantité  de  plaisanteries  qui  me  tentèrent  d'en  faite  part  au  public  ; 
■aïs  c'était  en  les  mettant  dans  la  bouche  des  Iulicns ,  à  qui  je  les  avais  des- 
tinées çomnw  une  chose  qui  leur  appartenait  de  plein  droit.  Le  juge  qui 
saute  parles  fenêtres,  le  chien  cnminrl ,  et  les  larmes  de  sa  famille,  me  sem- 
blaient aulaiU  d'incidents  dignes  de  la  gravité  de  Scaramouche.  Le  départ  de 
cet  acteur  intierrompit  mon  dessein  ,  et  fit  naître  reiirie  à  qnelquea-uns  de 
■es  amis  de  voir  sur  notre  thédilre  un  échantillon  d'Aristophane.  Je  ne  me  ren- 
dis  pas  à  la  première  proposition  qu'ils  m'en  firent  :  je  leur  dis  qne ,  quelque 
esprit  que  je  troavaase  dans  cet  auteur ,  mon  inclination  ne  me  porterait  pas  à 
le  prendre  ponr  modèle ,  si  j'arab  à  faire  une  comédie  \  et  que  j'aimerais 
beaucoup  mieux  imiter  la  régularité  de  Ménandre  et  de  Térenee ,  que  U 
liberté  de  Plante  et  d'Aristophane.  On  me  répondit  que  ce  n'était  pas  une 
comédie  qu'on  me  demandait ,  et  qu'on  voulait  seulement  voir  si  les  bons  mots 
d'Aristophane  aoraient  quelque  grâce  dans  notre  langue.  Ainsi ,  moitié  en 
m'enconragcant,  moitié  en  mettant  eux-mêmes  la  main  à  l'œuvre ,  mes  amis 
■e  firent  commencer  une  pièce  qui  ne  tanla  guère  à  être  achevée. 

Cependant  la  plupart  du  monde  ne  se  soncie  point  de  l'intention  ni  de  la 
diligence  des  anteurs.  On  examina  d'abord  mon  amusement  comme  on  aurait 
fait  une  tragédie.  Ceux  même  qui  s'y  étaient  le  plus  divertis  curent  peur  de 
■'avoir  pas  ri  dana  les  règles  ,  et  trouvèrent  mauvais  que  je  n'eusse  pas  songe 
plus  scricuacment  à  les  faire  rire.  f>ielqucs  autres  s'imaginèrent  qu'il  était 

14. 


16a  PRÉFACE  DES  PLAIDEURS, 

bienséant  à  eux  de  s'y  eniiijer ,  et  que  les  natières  de  palaU  ne  pouYaicnl 
pat  être  un  sujet  de  dÎTertiasement  pour  les  gens  de  cour.  La  pièce  bit  bientôt 
après  jouée  à  Venailles.  On  ne  fit  point  de  scrupule  de  s'j  réjouir  ;  «t  ceux 
qui  avaient  cru  se  deshonorer  de  rire  h  Paris  forent  peut-être  obligé»  de  rire 
à  Versailles  pour  se  faire  bonnenr. 

Ils  auraient  tort  à  la  vérité  s*ils  me  reprochaient  d'avoir  faligaé  lenra  oreilles 
de  trop  de  chicane.  C'est  une  langiio  qui  m'est  plus  étrangère  qn'à  personne  ; 
et  je  n'en  ai  employé  que  qnelqoea  mots  barbares  que  je  pois  a^oir  appris 
dans  le  eoon  d'an  procès  que  ni  mes  juges  ni  moi  u'aTons  jamais  bien  en- 
tendu. 

Si  j'appréhende  quelque  chose  »  c'est  que  des  personnes  un  peu  sérieuses 
lie  traitent  de  badineries  le  procès  du  chien  et  les  extravagances  du  juge.  Mais 
enfin  je  traduis  Aristophane  ;  et  l'on  doit  ae  souvenir  qu'il  avait  alTairc  à  des 
spectateurs  asseï  difficiles  :  les  Athéniens  savaient  apparemment  ee  que  c'é- 
tait que  le  sd  pttiqne  ;  et  ils  étaient  bien  sors ,  quand  ils  avaient  ri  d'une 
chose ,  qu'ils  n'avaient  pas  ri  d'une  sottise. 

Pour  moi ,  je  trouve  qu'Aristophane  a  eu  raison  de  pousser  les  choses  au 
delà  du  vraisemblable.  Les  jugea  de  l'Aréopage  n'auraient  pas  peut-dtrc 
t-nuvé  bon  qu'il  cAt  marqué  au  naturel  leur  avidité  de  gagner ,  les  lions 
tours  de  leurs  secrétaires  ,  et  les  fortanteries  de  leurs  avocaU.  li  était  à  prO|.o!( 
d'outrer  un  peu  les  personnages ,  pour  les  empêcher  de  se  reconnaître  :  le 
public  ne  laissait  pas  de  disccriirr  le  vrai  au  travers  du  ridicule  :  et  je  m'as- 
sure qu'il  vaut  ^ienx  avoir  occupé  rimpcrtioenlc  éloquence  de  dem  orateurs 
autour  d'un  chien  accusé,  que  si  l'on  avait  mis  sur  la  sellette  un  vcriuililc 
criminel ,  et  qu'on  e&t  intéressé  les  spectateurs  i  la  rie  d'un  homme. 

Quoi  qn'U  en  soit ,  je  pais  dire  que  notre  siècle  n*a  pas  élé  de  pli»  mau- 
vaise humeur  que  le  sien ,  et  que  si  le  but  de  ma  comédie  cuit  de  faire  rire, 
jamais  comédie  n'a  mieux  attrapé  son  but.  Ce  n'est  pas  que  j'attende  im 
grand  honneur  d'avoir  assez  longtcdips  réjoui  le  monde  ;  mais  je  me  sai^ 
quelque  gré  de  l'avoir  fait  sans  qn*il  m'en  ait  coûté  une  seule  de  ces  sa^rs 
équivoques  et  de  ces  malhonnêtes  plaisanteries  qui  coAtent  maintenant  si  poa 
à  la  plupart  de  nos  écrivains ,  et  qui  font  retomber  le  théâtre  dans  la  turpi- 
tude d'où  quelques  auteurs  plus  modestes  l'avaient  tiré. 


-S§= 


LES  PLAIDEURS, 

COMÉDIE   (1668). 


ACTEURS. 
DANDIN,  juge. 
LÉANDRK,  fils  de  Ihmdia, 
CHICANKAU,  bourgeois. 
ISABELLE ,  fille  de  Chicaneau. 
LA  COMTESSE. 
PETIT-JEAN ,  portier. 
L'INTIMÉ,  secrétaire. 
LE  SOUFFLEUR. 

La  seàne  est  dans  une  ville  de  basse  Noraundie. 


ACTE  PREMIER. 


SCÈNE  I. 

PETIT-JEAN,  traîaant  un  gros  sac  de  f»rocts. 

Ma  foi,  SUT  Tavenir  bien  fou  qui  se  fiera  : 

Tel  qui  rit  vendredi,  dimanche  pleurera. 

Un  juge,  Fan  passé,  me  prit  à  son  service; 

11  m'avait  fait  venir  d'Amiens  pour  être  suisse. 

Tous  ces  Normands  voulaient  se  divertir  de  nous  : 

On  apprend  à  hurler,  dit  l'autre,  avec  les  loups. 

Tout  Picard  que  j'étais,  j'étais  un  bon  apôtre , 

El  je  faisais  claquer  mon  fouet  tout  comme  un  autre. 

Tous  les  plus  gros  messieurs  me  parlaient  chapeau  bas 

Monsieur  de  Petit-Jean,  ah!  gros  comme  le  bras. 

Mais  sans  arçcnt  l'honneur  n'est  qu'une  maladie. 

Ma  foi,  j'étais  un  franc  portier  de  comédie  : 

On  avait  beau  heurter  et  m'ôtcr  son  chapeau , 

Ou  n'entrait  point  chez  nous  sans  graisser  le  marteau. 

Point  d'argent,  point  de  suisse;  et  ma  porte  était  cluse. 

U  vrai  qu'à  monsieur  j'en  rendais  quelque  chose  : 


ir>4  LES  PLAIDEURS. 

Nous  comptions  quelquefois.  On  me  donnait  le  soin 

De  fournir  la  maison  de  chandelle  et  de  foin  : 

Majs  je  n'y  perdais  rien.  Enfin ^  vaille  que  vaille, 

l'aurais  sur  le  marché  fort  bien  fourni  la  paille. 

C'est  dommage  :  il  avait  le  cœur  trop  au  métier; 

Tous  les  jours  le  premier  aux  plaids^  et  le  dernier; 

Et  bien  souvent  tout  seul^  si  l'on  l'eût  voulu  croir<?^ 

11  s'y  serait  couché  sans  manger  et  sans  boire. 

Je  lui  disais  parfois  :  Monsieur  Perriu-Dandin , 

Tout  franc ^  vous  vous  levez  tous  les  jours  ti*op  matin. 

Qui  veut  voyager  loin  ménage  sa  monture  ; 

Buvez,  mangez 9  dormez,  et  faisons  feu  qui  dure. 

Il  n'en  a  tenu  compte.  11  a  si  bien  veillé 

Et  si  bien  fait,  qu'on  dit  que  son  timbre  est  brouillé. 

Il  nous  veut  tous  juger  les  uns  après  les  autres. 

11  mannotte  toujours  certaines  patenôtres 

Où  je  ne  comprends  rien.  Il  veut,  bon  gré,  mal  gré, 

Ne  se  coucher  qu'en  robe  et  qu'en  bonnet  carré. 

Il  fit  couper  la  tôte  à  son  coq,  de  colère, 

Pour  l'avoir  éveillé  plus  tard  qu'à  l'ordinaire;» 

Il  disait  qu'un  plaideur  dont  l'affaire  allait  mal 

Avait  graissé  la  patte  à  ce  pauvre  animal. 

Depuis  ce  bel  arrêt,  le  pauvre  homme  a  beau  faire, 

Son  fils  ne  souffre  plus  qu'on  lui  parle  d'affaire. 

Il  nous  le  fait  garder  jour  et  nuit,  et  de  près  : 

Autrement,  serviteur,  et  mon  hamme  est  aux  plaids. 

Pour  s'échapper  de  nous.  Dieu  sait  s'il  est  alègre. 

Pour  moi,  je  ne  dors  plus  :  aussi  je  deviens  maigre. 

C'est  pitié.  Je  m'étends,  et  ne  fais  que  bâiller. 

Mais,  veille  qui  voudra,  voici  mon  oreiller. 

Ma  foi,  pour  cette  nuit  il  faut  que  je  m'en  donne. 

Pour  dormir  dans  la  rue  on  n'offense  personne. 

Dormons. 

(H  Bc  coacfae  par  lem.) 

SCÈNE  IL 
L'INTIMÉ,  PETIT-JEAN. 

l/lMTlME. 

Hé,  Petit-Jean!  Petit-Jean î 


ACTE  I,  SCÈNK  HT.  165 

PETIT-JEAN. 

L'inlimé  ! 
(ip«t.) 
11  a  déjà  bien  pear  de  me  voir  enrhume. 

l'intimé. 
Que  diable!  si  matin  que  fais-tu  dans  la  rue? 

PETIT-JEAN. 

Est-ce  qu'il  fant  toujours  faire  le  pied  de  grue , 
Garder  toujours  un  homme,  et  l'entendre  crier? 
Quelle  gueule!  Pour  moi,  je  crois  qu'il  est  sorcier. 

l'intimé. 
Bon! 

PETTT-JEAN. 

Je  lui  disais  donc,  en  me  grattant  la  tête, 
Que  je  voulais  dormir.  «  Présente  ta  requête 
Comme  tu  veux  dormir,  »  m'a-t-il  dit  gravement. 
Je  dors  en  te  contant  la  chose  seulement. 
Bonsoir. 

l'intimé. 
Comment^  bonsoir?  Que  le  diable  m'emporte 
Si...  Mais  j'entends  du  bruit  au-dessus  de  la  porte. 

SCÈNE   III. 
DANDIN,  L'INTIMÉ,  PETIT-JEAIS. 

DANDIN  ,  à  U  fendre. 

Petit  Jean!  l'Intimé! 

l'intimé,  à  PetitrJcan. 

Paix. 

DANDIN. 

Je  suis  seul  ici. 
Voilà  mes  guichetiers  en  défaut.  Dieu  merci. 
Si  je  leur  donne  temps,  ils  pourront  comparaître; 
Çà,  pour  nous  élargir,  sautons  par  la  fenêtre. 
Hors  de  cour. 

l'intimé. 
Comme  il  saute  ! 

PETTT-JEAN 

Oh,  monsieur!  je  vous  lien. 

DANDIN. 

Au  voleur!  au  voleur! 


166  LES  PLAIDEURS 

pcnr-JEAN. 
Oh!  nous  vous  tenons  bien. 
l'intihé. 
Vous  avez  beau  crier. 

DAHDIll. 

Main-forte!  Ton  me  tue! 

SCÈNE  IV. 
LÉANDRE,  DANDIN,  L'INTIMÉ,  PETlTnlRAN. 

LÉANDBE. 

Vite  un  flambeau ,  j'entends  mon  père  dans  la  rue. 
Mon  père,  si  matin  qui  vous  fait  déloger? 
Où  courez-vous  la  nuit? 

Je  veux  aller  juger. 

LÉANDRE. 

Et  qui  juger?  tout  dort. 

PETIT-JEAlf. 

Ma  foi!  je  ne  dors  guèrcs. 

LÉANDRE. 

Que  de  sacs  !  il  en  a  jusques  aux  jarretières. 

DANDm. 

Je  ne  veux  de  trois  mois  rentrer  dans  la  maison. 
De  sacs  et  de  procès  j'ai  fait  provision. 

LÉAlfDRE. 

Ei  qui  vous  nourrira? 

DÀNDIFC. 

Le  buvetier,  je  pense. 

LÉANDRE. 

Mais  où  dormirez-vouSy  mon  père? 

DàNDIN. 

À  l'audience. 

LÉANDRE. 

Non,  mon  père,  il  vaut  mieux  que  vous  ne  sortiez  pas. 
Dormez  chez  vous;  chez  vous  faites  tous  vos  repas. 
Souffrez  que  la  raison  enfin  vous  persuade  : 
Kt  pour  votre  santé... 

DAN  Dm. 
Je  veux  être  malade. 


ACTE  l,  SCENE  IV.  ICÎ7 

LÉANDRE. 

Vous  ne  Tètes  que  trop.  Donnez-vous  du  repos; 
Vous  n'avez  tantôt  plus  que  la  peau  sur  les  os. 

OÀHBni. 

Du  repos!  Ah!  sur  toi  tu  veux  régler  ton  père? 
Croi&-tu  qu'un  juge  n'ait  qu'à  faire  bonne  chère  ^ 
Qu'ii  battre  le  pavé  comme  un  tas  de  galants  ^ 
Courir  le  bal  la  nuit^  et  le  jour  les  brelans? 
L'argent  ne  nous  vient  pas  si  vite  que  l'on  pense. 
Chacun  de  tes  rubans  me  coûte  une  sentence. 
Ma  robe  vous  Tait  honte.  Un  fils  de  juge!  Ah  !  fi  ! 
Tu  fais  le  gentilhomme  :  hé!  Dandin^  mon  ami^ 
Regarde  dans  ma  chambre  et  dans  ma  garde-robe 
Les  portraits  des  Dandins  :  tous  ont  porté  la  robe  : 
Et  c'est  le  bon  parti.  Compare  pour  prix 
Les  étrennes  d'un  juge  à  celles  d'un  marquis  : 
Attends  que  nous  soyons  à  la  fin  de  décembre. 
Qu'est-ce  qu'un  gentilhomme?  Un  pilier  d'antichambre. 
Combien  en  a»-tu  vu,  je  dis  des  plus  huppes, 
A  souffler  dans  leurs  doigts  dans  ma  cour  occupés, 
Le  manteau  sur  le  nez ,  ou  la  main  dans  la  poche  ; 
Enfin,  pour  se  chauffer,  venir  tourner  ma  broche? 
Vuilà  comme  on  les  traite.  Hé!  mon  pauvre  garçon , 
De  la  défunte  mère  est-ce  là  la  leçon? 
La  pauvre  Babonnette  !  Hélas  !  lorsque  j'y  pense , 
Elle  ne  manquait  pas  une  seule  audience, 
iamais,  au  grand  jamais,  elle  ne  me  quitta. 
Et  Dieu  sait  bien  souvent  ce  qu'elle  en  rapporta  : 
Elle  eût  du  buvetier  emporté  les  serviettes, 
Plutôt  que  de  rentrer  au  logis  les  mains  nettes. 
El  voilà  comme  on  fait  les  bonnes  maisons.  Va, 
Tu  ne  seras  qu'un  sot. 

LÊANDRE. 

Vous  vous  morfondez  là , 
Mon  père.  Petit-Jean ,  remenez  votre  maître , 
(U)uchez-le  dans  son  lit;  fermez  porte,  fenêtre; 
Uu'on  barricade  tout,  afin  qu'il  ait  plus  chaud. 

PETIT- JE  AN.. 

Faites  donc  mettre  au  moins  des  garde-fous  là-haut. 

DANDIlf. 

Ajuoi!  Ton  me  mènera  rouchor  sans  autre  forme? 


J68  liKS  PLAiDElJRb. 

Obtenez  un  arrùt  connue  il  faut  que  je  dorme. 

LÉANDRB. 

Hé!  par  provision  »  mon  père,  couchez-vous. 

DANDIN. 

J'irai  ;  mais  je  m'en  vais  vous  faire  enrager  tous  : 
Je  ne  dormirai  point. 

LÉAKDRE. 

Eh  Lien  9  à  la  bonne  heure. 
Qu'on  ne  le  quitte  pas.  Toi,  Tlntimé,  demeure. 

SCÈNE  V. 
LÉANDRE,  L'INTIMÉ. 

LÉANDRE. 

Je  veux  t'entretenir  un  moment  sans  témoiii. 

l'intimé. 
Quoi!  vous  fautril  garder? 

LKANBRE. 

J'en  aurais  bon  besoin. 
J'ai  ma  folie,  hélas!  aussi  bien  que  mon  père. 

l'intimé. 
Oh!  vous  voulez  juger? 

LÉANDRE ,  moBtruit  le  logis  dlflabelte. 

Laissons  là  le  mystère. 
Tu  connais  ce  logis. 

l'intimé. 
Je  vous  entends  enfin  : 
Diantre!  l'amour  vous  tient  au  cœur  de  bon  matin. 
Vous  me  voulez  parler  sans  doute  d'Isabelle. 
Je  vous  l'ai  dit  cent  fois ,  elle  est  sage ,  elle  est  belle  ; 
Mais  vous  devez  songer  que  monsieur  Ghicaneau 
De  son  bien  en  procès  consume  le  plus  beau. 
Qui  ne  plaide-tril  point?  Je  crois  qu'à  l'audience 
Il  fera,  s'il  ne  meurt,  venir  toute  la  France. 
Tout  auprès  de  son  juge  il  s'est  venu  k>ger  : 
L'un  veut  plaider  toujours,  l'autre  toujours  juger. 
Et  c'est  un  grand  hasard  s'il  conclut  votre  affaire 
Sans  plaider  le  curé,  le  gendre ,  et  le  notaire. 

LÉANDRE. 

Je  le  sais  comme  toi.  Mais,  malgré  tout  cela, 
Je  meurs  pour  Isabelle 


ACTE  I,  SCÈNK  V.  169 

l'intimé. 
Eh  bien,  épousez-la. 
Vous  n'avez  qu'à  parler,  c'est  une  affaire  prête. 

LÉAIIDRS. 

Hé  !  cela  ne  va  pas  si  vite  que  ta  liHe. 

Son  père  est  un  sauvage  à  qui  je  ferais  peur. 

A  moins  que  d'être  huissier,  sergent  ou  procureur. 

On  ne  voit  point  sa  fille;  et  la  pauvro  Isabelle, 

Invisible  et  dolente,  est  en  prison  chez  elle. 

Elle  voit  dissiper  sa  jeunesse  en  regrets. 

Mon  amour  en  fumée,  et  son  bien  en  procès. 

U  la  ruinera^  si  l'on  le  laisse  faire. 

Ne  connaitrais-tu  pas  quelque  honnête  faussaire 

Qui  servît  ses  amis,  en  le  payant,  s'entend  ; 

Quelque  sergent  zélé^ 

l'intimé. 
Bon!  Ton  en  trouve  tantî 

LÉANDRR. 

Mais  encore? 

l'intimé. 
Ab,  monsieur!  si  feu  mon  pauvre  père 
Etait  encor  vivant,  c'était  bien  votre  affaire. 
11  gagnait  en  un  jour  plus  qu'un  autre  en  six  mois  : 
Ses  rides  sur  son  front  gravaient  tous  ses  exploits. 
H  vous  eût  arrêté  le  carrosse  d'un  prince; 
Il  vous  l'eût  pris  lui-même  :  et  si  dans  la  provinco 
11  se  donnait  en  tout  vingt  coups  de  nerfs  de  bœuf,  • 
Mon  père  pour  sa  part  en  emboursait  dix-neuf. 
Mais  de  quoi  s'agil-il?  suis-je  pas  fils  de  niaîlre? 
Je  vous  servirai. 

léandre. 
Toi? 

l'intimé. 
Mieux  qu'un  sergent  peut-être. 
léandre. 
Tu  porterais  au  pore  un  faux  exploit? 
l'intimé. 

Hon,  hon. 
léànbiif. 
Tu  rendrais  à  la  fille  un  billet? 
l'intimé. 

Pourquoi  non? 

«5 


170  LKS  PLAIDEURS. 

le  suis  des  deux  métiers. 

LÉAHDRE. 

Viens  >  je  l'entends  qui  crie  : 
Allons  à  ce  dessein  rêver  ailleurs. 

SCÈNE  VI. 
GHIGANBAU,  PETIT-JEAN. 

CflICàNEAUy  allant  et  rarenant. 

I^  Brie, 
Qu'on  garde  la  maison,  je  reviendrai  bientôt. 
Qu'on  ne  laisse  monter  aucune  âme  hVhaut. 
Fais  porter  cette  lettre  à  la  poste  du  Maine. 
Prends-moi  dans  mon  clapier  trois  lapins  0c  garenne. 
Et  chez  mon  procureur  porte-les  ce  matin. 
Si  son  clerc  vient  céans,  fais-lui  goûter  mon  vin. 
Ah!  donne-lui  ce  sac  qui  pend  à  ma  fenêtre. 
Est-ce  tout?  Il  viendra  me  demander  peutrètre 
Un  grand  homme  sec,  là,  qui  me  sert  de  témoin. 
Et  qui  jure  pour  moi  lorsque  j'en  ai  besoin  : 
Qu'il  m'attende.  Je  crains  que  mon  juge  ne  sorte  : 
Quatre  heures  vont  sonner.  Mais  ftrappons  à  «a  porte. 

PETIT-JEAW,  enlr'owvrtnl  la  porte. 

Qui  va  là? 

CHICANEàU. 

•        Peut-on  voir  monsieur? 

PETIT-JEAN,  fermant  U  porte. 

Non. 

CmCANEAU,  frappant  à  U  porte. 

Pourrait-on 
Dire  un  mot  à  monsieur  son  secrétaire? 

PETrr-JEAN,  femiiml  la  porte. 

Non. 

CBICANEAU,  frappant  à  U  porte. 

Et  monsieur  son  portier? 

PETIT-JEAN. 

C'est  mol-mômo. 

CHICANE  AU. 

De  grâce , 
l^uvoz  à  ma  santé,  monsimir. 


ACTE  I,  SCÈNE  VU.  171 

PETIT-JBAMy  prenant  l'argent: 

Grand  bien  vous  fasse! 

(  femant  la  porte.  ) 

Mais  revenez  demain. 

CHICANfiiLU. 

Hé!  rendez  donc  l'argent. 
Le  monde  est  devenu ^  sans  mentir,  bien  méchant. 
I      J'ai  TU  que  les  procès  ne  donnaient  point  de  peine; 
Six  écus  en  gagnaient  une  demi-douzaine. 
Mais  aujourd'hui  9  je  crois  que  tout  mon  bien  entier 
Ne  me  suffirait  pas  pour  gagner  un  portier. 
Mais  j'aperçois  venir  madame  la  comtesse 
De  Pimbesclie.  Elle  vient  pour  affaire  qui  presse. 

SCÈNE  VII. 

LA  COMTESSE,  CHIGANEAU. 

I  chicaheau. 

I      Madame,  on  n'entre  plus. 

I  LA  COMTESSE. 

I  lié  bien  !  l'ai-je  pas  dit? 

Sans  mentir,  mes  valets  me  font  perdre  l'esprit. 
Pour  les  faire  lever  c'est  en  vain  que  je  gronde; 
11  faut  que  tous  les  jours  j'éveille  tout  mon  monde. 

CHtCANEAU. 

11  faut  absolument  qu'il  se  fasse  celer. 

LA  COMTESSE. 

Pour  moi,  depuis  deux  jours  je  ne  lui  puis  parler. 

i  CniCAIlEAU. 

'      Ma  partie  est  puissante,  et  j'ai  lieu  de  tout  craindre. 

LA  COMTESSE. 

Après  ce  qu'on  m'a  fait,  il  ne  faut  plus  se  plaindre. 

CHICANEAU. 

Si  pourtant  j'ai  bon  droit. 

I  LA  COMTESSE. 

'  Ah,  monsieur!  quel  arrêt! 

CHICANKAU. 

Je  m'en  rapporte  à  vous.  Écoutez,  s'il  vous  plaît. 

LA  COMTESSE. 

11  faut  que  vous  sachiez,  monsieur,  la  perfidie... 


172  LKS   PLAIDEURS. 

CMICAMEAU. 

Ce  n'est  rien  dans  le  Tond. 

lA  COMTESSE. 

Monsieur^  que  je  vous  die..* 

CHICAIVEAU. 

Voici  le  fait.  Depuis  quinze  on  vingt  ans  en  çà. 
Au  travers  d'un  mien  pré  certain  ânon  passa  ^ 
S'y  vautra,  non  sans  faire  un  notable  dommage. 
Dont  je  formai  ma  plainte  au  juge  du  village. 
Je  fais  saisir  l'ànon.  Un  expert  est  nommé; 
A  deux  bottes  de  foin  lo  dégât  estimé. 
Enfin,  au  bout  d'un  an,  sentence  par  laquelle 
Nous  sommes  renvoyés  hors  de  cour.  J'en  appelle. 
Pendant  qu'à  l'audience  on  poursuit  un  arrêt. 
Remarquez  bien  ceci,  madame,  s'il  vous  plait, 
Notre  ami  Drolichon ,  qui  n'est  pas  une  bète , 
Obtient  pour  quelque  argent  un  arrêt  sur  requête , 
Et  je  gagne  ma  cause.  A  cela  que  faitron? 
Mon  chicaneur  s'oppose  à  l'exécution. 
Autre  incident  :  tandis  qu'au  procès  on  travaille, 
Ma  partie  en  mon  pré  laisse  aller  sa  volaille. 
Ordonné  qu'il  sera  fait  rapport  à  la  cour 
Du  foin  que  peut  manger  une  poule  en  un  jour  : 
Le  tout  joint  au  procès.  Enfin,  et  toute  chose 
Demeurant  en  état,  on  appointe  la  cause 
Le  cinquième  ou  sixième  avril  cinquante-six. 
J'écris  sur  nouveaux  frais.  Je  produis,  je  fournis 
De  dits,  de  contredits,  enquêtes,  compulsoires. 
Rapports  d'experts,  transports,  trois  interlocutoires. 
Griefs  et  faits  nouveaux,  baux  et  procès-verbaux. 
J'obtiens  lettres  royaux,  et  je  m'inscris  en  faux. 
Quatorze  appointements,  trente  exploits,  six  instances, 
Six-vingts  productions,  vingt  arrêts  de  défenses. 
Arrêt  enfin.  Je  perds  ma  cause  avec  dépens. 
Estimés  environ  cinq  à  six  mille  francs. 
Est-ce  là  faire  droit?  est-ce  là  comme  on  juge? 
Après  quinze  ou  vingt  ans  !  il  me  reste  un  refuge  ; 
La  requête  civile  est  ouverte  pour  moi , 
Je  ne  suis  pas  rendu.  Mais  vous,  comme  je  voi, 
Vous  plaidez? 


ACT£  I,  SCÈNE  VII.  17S 

LA  COMTESSE. 

Plût  à  Dieu  t 

CUICANEAU. 

J'y  brûlerai  mes  livres! 

U  COMTESSE. 

Je... 

ClIICAISEAU. 

Deux  bottes  de  foin  cinq  h  six  mille  livres! 

LA  COMTESSE. 

Monsieur^  tous  mes  procès  allaient  être  finis  : 
11  ne  m'en  restait  plus  que  quatre  ou  cinq  petits^ 
L'un  contre  mon  mari ,  l'autre  contre  mon  iȏre , 
Et  contre  mes  enfants  :  ah^  monsieur!  la  misère  ! 
Je  ne  sais  quel  biais  ils  ont  imaginé. 
Ni  toat  ce  qu'ils  ont  fait;  mais  on  leur  a  donné 
Un  arrêt  par  lequel,  moi  vêtue  et  nourrie. 
On  me  défend,  monsieur,  de  plaider  de  ma  vie. 

GHICAMEAU. 

De  plaider! 

LA  COMTESSE. 

I  De  plaider. 

I  CMICAREAIi. 

Certes,  le  trait  est  noir. 
J'en  suis  surpris. 

LA  COMTESSE. 

Monsieur,  j'en  suis  au  désespoir. 

C1I1CA1<IEAU. 

Comment!  lier  les  mains  aux  gens  de  votre  sorte  ! 
Mais  cette  pension ,  madame ,  est-elle  forte  ? 

LA  COMTESSE. 

Je  n'en  vivrais,  monsieur,  que  trop  honnêtement, 
I        Mais  Yîvre  sans  plaider,  est-ce  contentement? 

I  CHICAIIEAU. 

I         Des  chicaneurs  Tiendront  nous  manger  jusqu'à  Tàmc , 
I         Et  nous  ne  dirons  mot!  Mais,  s'il  vous  plaît,  madame ,. 
Depuis  quand  plaidez-TOus? 

LACOVrBSSB. 

11  ne  m'en  souvient  pas. 
Dcpais  trente  ans  au  plus. 

CfllCANEAU. 

I  Ce  n'est  pas  trop. 


m  LES  PLAIDEURS. 

LA  COMTKSSE. 

Hélas! 

CBICANKAU. 

I£t  quel  âge  avez-vous?  Vous  avez  bon  visage. 

Lk  COMI-ESSE. 

Hé  !  quelque  soixante  ans. 

CHICA^EAU. 

Gomment!  c'est  le  bel  âge 
Pour  plaider. 

LA  COMTESSE. 

Laissez  faire ^  ils  ne  sont  pas  au  bout. 
J'y  vendrai  ma  chemise  :  et  je  veux  rien ,  ou  tout. 

CHICANEAU.  ^ 

Madame,  écoutez-moi.  Voici  ce  qu'il  faut  fkire. 

LA  COMTESSE. 

Oui,  monsieur,  je  vous  crois  comme  mon  oroprc  père. 

CniCANEAU. 

J'irais  trouver  mon  juge. 

LA  COMTESSE. 

Oh  !  oui,  monsieur,  j'irai. 

CBICANEAU. 

Me  jeter  à  ses  pieds. 

LA  COMTESSE. 

Oui,  je  m'y  jetterai; 
Je  l'ai  bien  résolu. 

CHICA1IEAU« 

Mais  daignez  donc  ni'entendre. 

LA  COMTESSE. 

Oui ,  vous  prenez  la  chose  ainsi  qu'il  la  faut  prendre. 

CMICAHBAU. 

Avez-vous  dit,  madame? 

LA  COMTESSE. 

Oui. 

CHIGANEAV. 

J'irais  sans  façon 
Trouver  mon  juge. 

LA  COMTESi^i:. 

Hélas!  que  ce  inonsicur  est  bon! 

CnrCANEAV. 

Si  vous  parlez  toujours,  il  faut  que  je  me  taise. 

LA  COBTTESSt:. 

Ah  !  que  vous  m'obligez  !  Je  ne  me  sens  pas  d'aise. 


r 


ACTE  I,  SCÈNE  VIL  175 

CHICANBAU. 

J'irais  trouver  mon  juge,  et  lui  dirais... 

LA  GOITTESSB. 

Oui. 

CHICANEÀU. 

Voil 
Et  lui  dirais  :  Monsieur. . . 

LA  COMTESSE. 

Oui;  monsieur. 

CBIGANEAU. 

Liez-moi. 

LA  COMTESSE. 

Monsieur,  je  ne  veux  point  être  liée. 

CRICANEAU. 

AFautre! 

LA  COMTESSE. 

le  ne  la  serai  point. 

CHICANEAU. 

Quelle  humeur  est  la  vôtre  ! 

LA  COMTESSE. 

Non. 

CHICANEAU. 

Vous  ne  savez  pas ,  madame ,  où  je  viendrai. 

LA  COMTESSE. 

Je  plaiderai,  monsieur,  ou  bien  je  ne  pourrai. 

CHICANEAU. 

Mais... 

LA  COMTESSE. 

Mais  je  ne  veux  point,  monsieur,  que  Ton  me  lie. 

CHICANEAU. 

Enfin ,  quand  une  femme  eu  tète  a  sa  folie... 

IJk  COMTESSE. 

Fou  vou&*mèmo. 

CHICANEAU. 

Madame! 

LA  COMTESSE. 

Et  pourquoi  me  lier? 

CHICANEAU. 

Madame... 

LA  COMTESSE. 

Voy<;z-vous!  il  se  rend  familier. 


I7Û  LES  PLAIDKURS. 

CHICANEAV. 

Mais>  madame... 

LA  COMTESSE. 

Un  crasseux,  qui  n'a  que  sa  chicane» 
Veut  donner  des  avis  l 

CHICANBAU. 

Madame! 

LA  COHTESSE. 

Avec  son  âne  ! 

CHICANBAU. 

Vous  me  poussez. 

LA  COMTESSl::. 

Bonhomme,  allez  garder  vos  foins* 

CHICAI4EAV. 

Vous  m'excédez. 

LA  COMTESSE. 

Le  sot  ! 

CmCANEAU. 

Que  n'ai-je  des  témoins! 

SCÈNE  VIII. 
PETIT-JEAN,  LA  COMTESSE,  CHICANEAU. 

PETIT-JEAN. 

Voyez  le  beau  sabbat  qu'ils  font  à  notre  porte. 
Messieurs,  allez  plus  loin  tempêter  de  la  sorte. 

CHICANEAU. 

Monsieur,  soyez  témoin...  , 

LA  COMTESSE. 

Que  monsieur  est  un  sot. 

CRICANEAU. 

Monsieur,  vous  l'entendez,  retenez  bien  ce  mot. 

PETrr-JEAN  ,  h  U  coroteaac. 

Ah  !  vous  ne  deviez  pas  lâcher  cette  parole. 

LA  COMTESSE. 

Vraiment,  c'est  bien  à  lui  de  me  traiter  de  folle? 

PETIT- JE  AN  ,  à  Cbicaiieau. 

Folle!  Vous  avez  tort.  Pourquoi  l'injurier? 

CmCAISKAU. 

On  la  ronscillc. 


ACTIi  I,  SCÈNE  VllI.  177 

PETIT-JEAN. 

Oh! 

LA  COMTESSE. 

Oui^deme  faire  lier. 
pETrr-jEAii. 
Ob,  monsieur! 

CBICANEAU. 

Jusqu'au  bout  que  ne  m'écoutc-t-cllc? 

PETIT-JEAN. 

Oh,  madame! 

LA  COMTESSE. 

Qui?  moi,  souffrir  qu'on  me  querelle? 

CHICAKEAU. 

Une  curieuse  ! 

PETIT-JEAN. 

Hé!  paix. 

LA  COMTESSE. 

Un  chicaneur  ! 

PBTrr-JEAN. 

Uoià. 

CmCANEAU. 

Qui  n'ose  plus  plaider! 

LA  COMTESSE. 

Que  t'importe  cela? 
Qu'est-ce  qui  t'en  revient,  faussaire  abominable. 
Brouillon,  voleur? 

CBICANEAU. 

Et  bon,  et  bon,  de  par  le  diable  : 
Un  seifsent!  un  sergent! 

LA  COMTESSE. 

Un  huissier!  un  huissier  1 

PETIT-JEAN,  seul. 

Ma  foi ,  juge  et  plaideurs ,  il  faudrait  tout  lier> 


178  LES  PLAIDEURS. 


ACTE    SECOND. 


SCÈNE  I. 

LËANDRE,  LINTIMË. 

l'intiiié. 
lUonsieur^  encore  un  coup,  je  ne  puis  pas  tout  faire; 
Puisque  je  fais  rhuissier,  faites  le  commissaire. 
En  robe  sur  mes  pas  il  ne  faut  que  venir. 
Vous  aurez  tout  moyen  de  vous  entretenir. 
Changez  en  cheveux  noirs  votre  perruque  blonde. 
Ces  plaideurs  songent-ils  que  vous  soyez  au  monde? 
Hé!  lorsqu'à  votre  père  ils  vont  faire  leur  cour, 
À  peine  seulement  savezfvous  s'il  est  jour. 
Mais  n'admirez-vous  pas  cette  bonne  comtesse 
Qu'avec  tant  de  bonheur  la  fortune  m'adresse  ; 
Qui,  dès  qu'elle  me  voit,  donnant  dans  le  panneau. 
Me  charge  d'un  exploit  pour  monsieur  Chicaneau , 
Et  le  fait  assigner  pour  certaine  parole. 
Disant  qu'il  la  voudrait  faire  passer  pour  folle. 
Je  dis  folle  à  lier,  et  pour  d'autres  excès 
Et  blasphèmes 9  toujours  l'ornement  des  procès? 
Mais  vous  ne  dites  rien  de  tout  mon  équipage  ? 
Ai-je  bien  d*un  sergent  le  port  et  le  visage? 

LÉANDRE. 

Ah!  fort  bien! 

l'iistimê. 
Je  ne  sais,  mais  je  me  sens  enfin 
L'âme  et  le  dos  six  fois  plus  durs  que  ce  matin. 
Quoi  qu'il  en  soit,  voici  Texploit  et  votre  lettre; 
Isabelle  l'aura,  j'ose  vous  le  promettre. 
Mais,  pour  faire  signer  le  contrat  que  voici, 
il  faut  que  sur  mes  pas  vous  vous  rendiez  ici. 
Vous  feindrez  d'informer  sur  toute  cette  affaire . 
Et  vous  ferez  l'amour  en  présence  du  père. 

LÉAKDRE. 

Mais  ne  va  pas  donner  l'exploit  pour  le  billet. 


ACTE  11,  SCÈNE  II.  179 

l'intimé. 
Le  père  aura  Texploit^  la  fille  le  poulet. 
Rentrez. 

(L'Inlimc  va  frapper  à  la  porte  d*laabelle.) 

SCÈNE  IL 
ISABELLE,  L'INTIMÉ. 

ISABELLE. 

Qui  frappe? 

L^fflTIMt. 

Ami.  (à  part.)  Cest  la  \oix  d'Isabelle. 

ISABELLE. 

Demandez-vous  quelqu'un ,  monsieur? 
L'nrmiÉ. 

Mademoiselle , 
C'est  un  petit  exploit  que  j'ose  vous  prier 
De  m'accorder  l'honneur  de  vous  signifier. 

ISABELLE. 

Monsieur,  excusez-moi ,  je  n'y  puis  rien  comprendre  : 
Mon  père  va  venir,  qui  pourra  vous  entendre. 

l'intimé. 
Il  n'est  donc  pas  ici ,  mademoiselle  ? 

ISABELLE. 

Non. 
l'intimé. 
L'exploit,  mademotselle,  est  mis  sous  votre  nom. 

ISABELLE. 

Monsieur,  vous  me  prenez  pour  une  autre,  sans  doute  : 

Sans  avoir  de  procès,  je  sais  ce  qu'il  en  coûte  ; 

Et,  si  l'on  n'aimait  pas  à  plaider  plus  que  moi, 

Vos  pareils  pourraient  bien  chercher  un  antre  emploi. 

Adieu. 

l'intimé. 
Mais  permettez... 

ISABELLE. 

Je  ne  veux  rien  permettre. 
l'intimé. 
Ce  n'est  pas  un  exploit. 

ISABELLE. . 

Chanson  ! 


180.  LES  PLAIDEURS. 

l'intimé. 

Cesi  une  lettre. 

ISABELLE. 

fincor  moins. 

l'intimé. 
Mais  lisez. 

ISABELLE. 

Vous  ne  m'y  tenez  pas. 
L'umNÉ. 
C'est  de  monsieur... 

ISABELLE. 

Adieu. 

l'intimé. 
Léandre. 

ISABELLE. 

Parlez  bas. 
C'est  de  monsieur...? 

l'intimé. 
Que  diable  !  on  a  bien  de  la  peine 
A  se  faire  écouter  :  je  suis  tout  liors  d'haleine. 

ISABELLE. 

Ah!  l'Intimé,  pardonne  à  mes  sens  étonnés  : 
Donne. 

l'intimé. 
Vous  me  deviez  fermer  la  porte  an  nez. 

ISABELLE. 

fit  qui  t'aurait  connu ,  déguisé  de  la  sorte? 
Mais  donne. 

l'intimé. 
Aux  gens  de.  bien  ou  vre-t-on  votre  porte  ? 

ISABELLK. 

Hé!  donne  donc. 

l'intimé. 
La  peste! 

ISABELLE. 

Ohl  ne  donnez  donc  pas  : 
Avec  votre  billet  retournez  sur  vos  pas. 

l'intimé* 
Tenez.  Une  autre  fois  ne  soyez  pas  si  prompte. 


ACTE  II,  SCÈNE  m.  181 

SCÈNE  III. 
CHIGANEAU,  ISABELLE,  L'INTIMÉ. 

«HICAN£AU. 

Oui,  je  suis  donc  un  sot,  un  voleur,  à  son  complet 
Un  sergent  s'est  chargé  de  la  remercier; 
Et  je  lui  vais  servir  un  plat  de  mon  métier. 
Je  serais  bienfftché  que  ce  fût  à  refaire. 
Ni  qu'elle  m'envo^fit  assigner  la  première. 
Mais  un  homme  ici  parle  à  ma  fille  1  Gomment  l 
Elle  lit  un  billet!  Ah!  c'est  de  quelque  amant. 
Approchons. 

ISABELLE. 

Tout  de  bon,  ton  maître  est-il  sincère? 
Le  croirai-je? 

l'intimé. 
11  ne  dort  non  plus  que  votre  père. 

Il  se  tourmente  :  il  vous...  (apercerantCbicaneau.) 

fera  voir  aujourd'hui 
Que  l'on  ne  gagne  rien  à  plaider  contre  lui. 

ISABELLE,  tpercerant  Oiicaneau. 

Cest  mon  père  ! 

(àiintiaé.)       Vraiment,  vous  leur  pouvez  apprendre 
Que  si  l'on  nous  poursuit,  nous  saurons  nous  défendre. 

(dcefainntk  billet.) 

Tenez,  voilà  le  cas  qu'on  fait  de  votre  exploit. 

CHIC  ANE  AU. 

Comment!  c'est  un  exploit  que  ma  fille  lisoit! 

Ah  !  tu  seras  un  jour  l'honneur  de  ta  famille  : 

Tu  défendras  ton  bien.  Viens,  mon  sang;  viens,  ma  fille. 

Va,  je  f achèterai  le  Praticien  t^ançois. 

Mais,  diantre!  il  ne  faut  pas  déchirer  les  exploits. 

ISABELLE,  à  llntimé. 

Au  moins,  dite»-leur  bien  que  je  ne  les  crains  guère, 
Ils  me  feront  plaisir  :  je  les  mets  à  pis  faire. 

CHICANEAU. 

Eh!  ne  te  fâche  point. 

ISABELLE  ,  i  rintimé. 

Adieu,  monsieur. 
■Acim.  << 


182  LES  PLAIDEURS. 

SCÈNE  IV. 
GHIGANEAU,  L'INTIMÉ. 

L'itmilÉy  te  nettant  en  4ut  d'écrire. 

Orçà, 

Verbalisons. 

CmCAMEAU. 

Monsieur,  de  grftce,  excuses-U; 
Elle  n'est  pas  insiraite  :  et  pais,  si  bon  vous  sembk. 
En  voici  les  moiroeaux  que  je  vais  Mettre  ensemble. 

L'iKTniÉ. 

Non. 

CBIGANEAU. 

Je  le  lirai  bien. 

l'intimé. 
Je  ne  suis  pas  méchant. 
J'en  ai  sur  moi  copie. 

CHICANEAU. 

Ah!  le  trait  est  touchant! 
Mais  je  ne  sais  pourquoi,  plus  je  vous  envisage. 
Et  moins  je  me  remets,  monsieur,  votre  visage. 
Je  connais  force  huissiers. 

L'iimMÉ. 

Informez-vous  de  moi. 
Je  m'acqtiîtte  a.sscz  bien  de  mon  petit  emploi. 

cntcArtEAU. 
Soit.  Pour  qui  venez-vous? 

l'intimé. 

Pour  une  brave  damc^ 
Monsieur,  qui  vous  honore  j  et  de  toute  mxi  âme 
Voudrait  que  vous  vinssiei  à  ma  sommalion       "  * 
Lui  faire  un  petit  mot  de  réparation. 

CHI  CADEAU, 

De  réparation?  Je  n'ai  blesse  personne. 

l.'lî<TI»Ë.  '"' 

Je  le  crois;  vous  avez,  monsieur,  l'àme  trop  bonne. 

LHICANEAD. 

Que  demandez-vous  donc? 

l/lNTlMÉ. 

Elle  voudrait,  monsieur. 


ACÏ£  II,  SCÈNE  IV.  m 

Que  devant  des  témoins  vous  lui  fissiez  Thonneur 
De  l'avouer  pour  sage^  et  point  extravagante. 

CUIGANEAU. 

Parbleu!  c'est  ma  comtesse. 

Elle  est  votre  servante. 

CAICAMBAU. 

Je  suis  s#n  serviteur. 

L'iNTlMt. 

Vous  êtes  obligeant^ 
Monsieur. 

GHICAIIBAU. 

Oui  9  vous  pouvez  l'assurer  qu'un  sergent 
Lui  doit  porter  pour  moi  tout  ce  qu'elle  demande. 
Hé  quoi  donci  les  battus,  ma  foi,  paieront  l'amende! 
Voyons  ce  qu'elle  chante.  Hon...  «  Sixième  janvier, 
«  Pour  avoir  faussement  dit  qu'il  fallait  lier, 
«  Étant  à  ce  porté  par  espr  t  de  chicane, 
«  Haute  et  puissante  dame  Yolande  Cudasne, 
c  Comtesse  de  Pimbesche,  Orbesche,  et  cœtcra, 
1 11  soit  dit  que  sur  l'heure  il  se  transportera 
«  An  logis  de  la  dame;  et  là,  d'une  voix  olaire, 
«  Devant  quatre  témoins  assistés  d'un  notaire, 
«  Zbstb!  ledit  Hiérôme  avouera  hautement 
«  Qu'il  la  tient  pour  sensée  et  de  bon  jugement. 
«  Li  BoH.  9  Cest  donc  le  nom  de  votre  seigneurie? 

L'mniiii. 
Pour  vous  servir,  (à  put.  )  11  faut  payer  d'effronterie. 

CHICAHBAU. 

Lk  Bon  l  jamais  exploit  ne  fut  signé  lb  Bon. 
Monsieur  le  Bon... 

L'niTUlÉ. 

Monsieur. 

CBIGAHK4U. 

Vous  êtes  un  fripon. 
l'intimé. 
Monsieur,  pardonneznnoi^  je  suis  fort  honnête  homme. 

CB1C4NB4II. 

Mais  fripon  le  plus  franc  qui  soit  de  Caen  à  Rome. 

L'mTlMÉ. 

Monsieur,  je  ne  suis  pas  pour  vous  désavouer. 


184  LES  PLAIDEURS. 

Vous  aurez  la  bonté  de  me  le  bien  payer. 

CHICAMBAC. 

Moi^  payer?  en  soufflets. 

L'iNTIIfÉ. 

Vous  êtes  trop  honnête. 
Vous  me  le  paierez  bien« 

ClICAlfBAD, 

Oh!  tu  me  romps  la  tète. 
Tiens,  voilà  ton  paiement. 

L'nmiiÉ. 
Un  soufflet!  Écrivons. 
«  Lequel  Hiérôme^  après  plusieurs  rébellions, 
«  Aurait  atteint,  frappé,  moi  sergent,  à  la  joue, 
«  Et  fait  tomber,  du  coup,  mon  chapeau  dans  la  boue.  » 

CHTCANEAU  ,  loi  donnant  nn  coup  éc  pied. 

Ajoute  cela. 

L'nmiiÉ. 
Bon,  c'est  de  l'argent  comptant; 
J'en  avais  bien  besoin.  «  Et,  de  ce  non  content, 
«  Aurait  avec  le  pied  réitéré.  »  Courage  ! 
41  Outre  plus,  le  susdit  serait  venu,  de  rage, 
a  Pour  lacérer  ledit  présent  procès-verbal.  » 
Allons,  mon  cher  monsieur,  cela  ne  va  pas  mal. 
Ne  vous  relâchez  point. 

CmCAIlEAU. 

Coquin  I 
l'intimé. 

Ne  vous  déplaise , 
Quelques  coups  de  bâton,  et  je  suis  à  mon  aise. 

CniCANEAU,  tenant  un  bftton. 

Oui  dà.  Je  verrai  bien  s'il  est  sergent. 

l'intimé,  en  posture  d'écrire. 

Tôt  donc. 
Frappez.  J'ai  quatre  enfants  à  nourrir. 

CHICANEAU. 

Ah  !  pardon , 
Moiisieur,  pour  un  sergent  je  ne  pouvais  vous  prendre; 
Mais  le  plus  habile  homme  enfin  peut  se  méprendre. 
Je  saurai  réparer  ce  soupçon  outrageant. 
Oui,  vous  êtes  sergent,  monsieur,  et  très-scrgcnt. 
Touchez  là  :  vos  pareils  sont  gens  que  j€  révère; 


ACT£  II,  SCÈNE  Y.  18S 

Et  j'ai  toujours  été  nourri  par  feu  mon  i^ère 

Dans  la  crainte  de  Dieu^  monsieur^  et  des  sergents. 

l'intimé. 
Non  y  à  si  bon  marché  l'on  ne  bat  point  les  gens. 

GHICAIIBAU. 

Monsieur^  point  de  procès. 

L'urmiÉ. 
Serviteur.  Contumace  ^ 
Bâton  levé,  soufflet,  coup  de  pied.  Ahl 

CHICiOlEÀU. 

De  grâce, 
Re1idez-le»-moi  plutôt. 

l'»timé. 
Suffit  qu'ils  soient  reçus; 
Je  ne  les  voudrais  pas  donner  pour  mille  écus. 

SCÈNE  V. 

LEANDRE,  en  robe  de  goiuiissaike  ;  CHICANEAU, 
LINTIMÉ. 

l'intimé. 
Voici  fort  à  propos  monsieur  le  commissaire. 
Monsieur,  voire  présence  est  ici  nécessaire. 
Tel  que  vous  me  voyez,  monsieur  ici  présent 
M'a  d'un  fort  grand  soufflet  fait  un  petit  présent. 

LÉANDRE. 

A  vous,  monsieur? 

l'intimé. 
A  moi,  parlant  à  ma  personne. 
Item,  un  coup  de  pied;  plus,  les  noms  qu'il  me  donne* 

LÉANDRE. 

Avez- vous  des  témoins? 

l'intimé. 
Monsieur,  tâtez  plutôt; 
Le  soufflet  sur  ma  joue  est  encore  tout  chaud. 

LÉANDBE. 

Pris  en  flagrant  délit,  affaire  criminelle. 

CmCANEAU. 

Foin  de  moi! 

l'intimé. 
Plus ,  sa  fille ,  au  moins  soi-disant  l^^llc , 

16. 


186  LES  PLAIDEURS. 

A  mis  un  mien  papier  en  morceaux  y  proteslani 
Qu'on  lui  ferait  plaisir^  et  que  d'un  œil  content 
Elle  nous  défiait. 

LÉANDRE  9  à  tlnthné. 

Faites  venir  la  fille. 
L'esprit  de  contumace  est  dans  cette  familk. 

CHIGÀHBAn,  «part. 

11  faut  absolument  qu'on  m'ait  ensorcelé. 
Si  j'en  connais  pas  un,  je  veux  être  étranglé. 

LÉAKIMIK. 

Comment!  battre  un  huissier!  Mais  voici  la  rebelle. 

SCÈNE  VI. 
ISABELLE,  LI^.ANDftB,  CHICANEAU,  L'INTIMÉ. 

l'iNTIKÉ,  &iMbtUc. 

Vous  le  reconnaissez? 

LÉANDRK. 

Eh  bien ,  mademoiselle , 
C'est  donc  vous  qui  tantôt  braviez  notre  officier, 
Et  qui  si  hautement  osez  nous  défier? 
Votre  nom? 

Isabelle. 

LÉANDRI^. 

Ecrivez.  Et  votre  âge? 

ISABELLE. 

Dix-huit  ans. 

CHICANEiU. 

Elle  en  a  quelque  peu  davantage  ; 
Mais  n'importe. 

LÉAMDhH. 

Ëtes-vous  en  pouvoir  de  mari? 

ISABELLE. 

Non,  monsieur. 

LEANDRR. 

Vous  riez?  Écrivez  qu'elle  a  ri. 

CHICANEAU. 

Monsieur,  ne  parlons  point  de  maris  à  des  filles, 
Voyez-vous  j  ce  sont  là  des  secrets  de  familles. 


ACTE  II»  SCÈNE  Vr.  18? 

Uakdre. 
Mettez  qu'il  interrompt. 

GBICAMEAU. 

Hé  !  je  n'y  pensais  pas. 
Prends  bien  garde ^  ma  fille  ^  à  ce  que  tu  diras. 

LÉANPRE. 

Là,  ne  yous  troublez  pas.  Répondez  à  votre  aise. 
On  ne  teut  pas  rien  faire  ici  qui  vous  déplaise. 
N'avez-vous  pas  reçu  de  l'huissier  que  voilà 
Certain  papier  tantôt? 

ISAHELLE. 

Oui,  monsieur. 

CHICAIVEAU. 

Ben  cela. 

L^AHMUI. 

Avez-vous  déchiré  ce  papier  tans  le  lire? 


Monsieur,  je  l'ai  lu. 

CHICAMBAU. 

Bon. 

LÉAMDRE,  àrinUmé. 

Continuez  d'écrire. 

(àbabelle.) 

Et  pourquoi  l'avez-vous  déchiré? 

ISABELLE. 

l'avais  peur 
Que  mon  père  ne  prit  l'affaire  trop  à  cœur. 
Et  qn'il  ne  s^éehaaffiit  te  sang  à  sa  lecture. 

CmCAHEAU.      « 

Et  tu  fuis  les  procès?  C'est  méchanceté  pure. 

LiARBBB. 

Vous  ne  l'avez  donc  ptiis  dédiiré  par  dépil. 
Ou  par  mépris  de  ceux  q»i  vous  l'avaient  écrit? 

ISASBIXB. 

Monsieur,  je  n'ai  pour  eux  ni  mépris  ni  colère. 

LÉAlfDRE,  à  llatitté. 

Ecrivez. 

CnCANEAV. 

Je  vous  dis  qu'elle  tient  de  son  père  ; 
Klle  répond  fort  bien. 

LÉANDRE. 

Vous  montre 7.  cependant 


188  LES  PLAIDELURS. 

Pour  tous  les  gens  de  robe  un  mépris  évident. 

ISABBLLE. 

Une  robe  toujours  m'a\ait  choqué  la  vue; 
Mais  cette  aversion  à  présent  diminue. 

CHICANEAU. 

La  pauvre  enfant l  Va,  va,  je  te  marierai  bien, 
-Dès  que  je  le  pourrai^  s'il  ne  m'en  coûte  rien. 

LÉARDKE. 

A  la  justice  donc  vous  voulez  satisfaire? 

ISABELLE. 

Monsieur,  je  ferai  tout  pour  ne  vous  pas  déplaire. 

l'intimé. 
Monsieur,  faites  signer. 

UfcAnMB. 

Dans  les  occasions 
Soutiendrez-vous  au  moins  vos  dépositions? 

ISABELLE. 

Monsieur,  assurez-vous  qulsabelle  est  constante. 

LÊAMDRB. 

Signez.  Cela  va  bien,  la  justice  est  contente. 
Çà,  ne  signez-vous  pas,  monsieur? 

GflICANGAU. 

Oui-dà,  gaiement, 
A  tout  ce  qu'elle  a  dit  je  signe  aveuglément. 

LÉÀBOBB  ,  bu  •  iMbeUe. 

Tout  va  bien.  Â  mes  vœux  le  saceès  est  conforme  : 
11  signe  un  bon  contrat  éorit  en  bonne  forme. 
Et  sera  condamné  tantôt  sur  son  écrit. 

CHIGANKAO,  à  part. 

Qae  lui  ditril?  il  est  charmé  do  son  esprit. 

LÉAMDRE. 

Adieu.  Soyez  toujours  aussi  sage  que  belle , 
Tout  ira  bien.  Huissier,  remenex-la  chez  elle. 
Et  vous,  monsieur,  marchez. 

CHICANb^AU. 

Où,  monsieuf? 

IJÉANDBR. 

•Suivez-moi. 

CHICANKAU. 

Où  donc? 


ACTE  II,  SCtNK  VllI.  189 

LÉAMDRB. 

Vous  le  saurez.  Marchez  ^  de  par  le  roi. 

CRICAIfEAU. 

Comment! 

SCÈNE  VII. 
LÉANDRE,  CHICAMEAU,  PETIT-JEAN. 

KTIT-JËÀN. 

Holà!  quelqu'un  n'a-tril  point  vu  mon  maître  Y 
Quel  chemin  a-t-ii  pris?  la  porte,  ou  la  fenêtre? 

LÉANDRE. 

A  l'autre! 

PETIT-JEAN. 

Je  ne  sais  qu'est  devenu  son  fils; 
Et  pour  le  père,  il  e«t  où  le  diable  l'a  mis. 
U  me  redemandait  sans  cesse  ses  épices; 
Et  j'ai  tout  bonnement  couru  dans  les  offices 
Chercher  la  boite  au  poivre  :  et  lui,  pendant  cela. 
Est  disparu. 

SCÈNE  VIII. 

DANDIN,  A  UNE  LUCARNE  DU  TOIT;  LÉANDRE,  CHICANEAU, 
L'INTIMÉ,  PETIT-JEAN. 

DANDIN. 

Paix!  paix!  que  l'on  se  taise  là. 

LÉANDRE. 

Hé!  grand  Dieu! 

PETIT-JEAN. 

Le  voilà ,  ma  foi ,  dans  les  gouttières. 

DANDIN. 

Quelles  gens  ètes-vous?  Quelles  sont  vos  affaires? 
Qui  sont  ces  gens  en  robe?  Ëtes-vous  avocats? 
Çà,  parlez. 

PETIT-JEAN. 

Vous  verrez  qu'il  va  juger  les  chats. 

DANDIN. 

Avez-vous  eu  le  soin  de  voir  mon  secrétaire? 
Allez  lui  demander  si  je  sais  votre  affaire. 

LÉANDRE. 

U  faut  bien  que  je  raille  arracher  de  ces  lieux. 


IW  LES  PLAIDKURS. 

Sur  votre  prisonnier^  huissier»  ayez  les  yeux. 

PBTrr-^BAN. 

Ho ^  ho»  monsieur! 

LÉANDRE. 

Tais-toi»  sur  les  yeux  de  ta  tète  ; 
Et  suis-moi. 

SCÈNE   IX. 

LA  COMTESSE»  DANDIN »  CHICANEAU  »  L'INTIMÉ. 

DANDIN. 

Dépêchez»  donnez  YOtre  requête. 

CHICANBAU. 

Monsieur»  sans  votre  aveu  l'on  me  fait  prisonnier. 

LA  COMTESSE. 

Uc»  mon  Dieu!  j'aperçois  monsieur  dans  son  grenier. 
Que  fait-il  là? 

l'intuié. 
Madame»  il  y  donne  audience. 
Le  champ  vous  est  ouvert. 

CHICANEAU. 

On  me  fait  violence , 
Monsieur»  on  m'injurie»  et  je  venais  ici 
Me  plaindre  à  vous. 

LA  COMTESSE. 

Monsieur»  je  viens  me  plaindre  aussi. 

CHICAJIEAU  ET  LA  COMTESSE. 

Vous  voyez  devant  vous  mon  adverse  partie.  ' 

L'imiMÉ. 

Parbleu  !  je  me  veux  mettre  aussi  de  la  partie. 

CHICAKBAU  »  LA  COMTCSSB»  l'iNTIMÉ. 

Monsieur»  je  viens  ici  pour  on  petit  exploit. 

CM1GAKEAU. 

Hé  !  messieurs»  tour  à  tour  exposons  notre  droit. 

LA  COMTESSE. 

Son  droit?  Tout  ce  qu'il  dit  sont  autant  d'impostures. 

DAMDm. 

Qu'est-ce  qu'on  vous  a  fait? 

CBICAREAU»  LA  COMTESSE»  l'iNTIMÉ. 

On  m'a  dit  des  injures. 

l'intimé»  oontiauant. 

Outre  un  soufflet,  monsieur»  que  j'ai  reçu  plus  qu'eux. 


ACTE  V,  8CBNE  X.  191 

GI1CAMEAU. 

Monsieur^  je  suis  cousin  de  l'un  de  \'os  neveux. 

LAGOMTGSSS. 

Monsieur  9  père  Cordon  vous  dira  mon  affaire. 

l'»tiiié. 
Monsieur,  je  suis  bâtard  de  votre  apothicaire. 

ftAifom.  * 
Vos  qualités? 

LA  COMTESgB. 

Je  suis  comtesse. 

l'intiiié. 

Hsissier. 

CHICANEAU. 

Ëourgeois. 
Messieurs...  • 

DANDin  y  wt  rdinuit  «le  la  lucarne. 

Parlez  toujours ,  je  vous  entends  tous  trois. 

cmCARBAU. 

Monsieur... 

L'iNTmÉ. 

Bon!  le  voilà  qui  fausse  compagnie. 

LA  COMTESSE. 

Hélas! 

CUICAnEAU. 

Hé  quoi!  déjà  l'audience  est  finie? 
Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  lui  dire  deux  mots. 

SCÈNE  X. 

LÉANDRE,  SANS  robe;  CHICANEAU,  LA  COMTESSE, 
L'INTIMÉ. 

LÉAMDRE. 

Messieurs 9  voulez-vous  bien  nous  laisser  en  repos? 

CRICAREAU. 

Monsieur,  peut-on  entrer? 

LÉANDRE. 

Non,  monsieur,  ou  je  meure. 

CHICANEAU. 

Hél  pourquoi?  j'aurai  fait  en  une  petite  heure, 
En  deux  heures  au  plus. 


191  LES  PLAIDEURS. 

LÉANDAE. 

On  n'entre  point,  monsieur. 

LA  COMTESSE. 

Cest  bien  fait  de  fermer  la  porte  à  ce  crieur. 
Mais  moi... 

LtAMDRB. 

L'on  n'entre  point,  madame ,  je  vous  jure. 

LA  COMTESSE. 

Ho,  monsieur,  j'entrerai. 

LËARDRE. 

Peut-être. 

LA  COMTESSE. 

J'en  suis  sûre. 

LÉARDRE. 

Par  la  fenêtre  donc?  « 

LA  COMTESSE. 

Par  la  porte. 

LÉANDRE. 

11  faut  Toir. 

CHICANBAU. 

Quand  je  devrais  ici  demeurer  jusqu'au  soir... 

SCÈNE  XI. 

LËANDRE,  GBIGANEAU,  LA  COMTESSE, 
L'INTIME,  PETIT-JEAN. 

PBTIT-JEAIf ,  à  Leandre. 

On  ne  l'entendra  pas,  quelque  chose  qu'il  fasse. 
Parbleu!  je  l'ai  fourré  dans  notre  salle  basse. 
Tout  auprès  de  la  cave. 

LÉANDRE. 

En  un  mot  comme  en  cent. 
On  ne  voit  point  mon  père. 

CBICANEAU. 

Eh  bien  donc!  si  pourtant 
Sur  toute  cette  affaire  il  faut  que  je  le  voie... 

(  Dandio  parait  par  le  soupirail  ) 

Mais  que  vois-je?  Ah!  c'est  lui  que  le  ciel  nous  renvoie  I 

LÉANDRE. 

Quoi!  par  le  soupirail! 


ACTE  11^  SCÈNE  XI.  193 

PBTIT<gBAIf. 
11  a  le  diable  au  corps. 

CHICANEAU. 

Monsieur... 

L'impertinent!  Sa&s  lui  j'étais  dehors. 

ClICAHEAi;. 

Monsieur... 

DANOW. 

Retirez-vous,  vous  êtes  une  bète. 

CBICAMBAU. 

Monsieur,  voulez-vous  bien...? 

DANDIK. 

Vous  me  rompez  la  léle. 

GIICANBAU. 

Monsieur,  j'ai  commandé... 

-DANDin. 

Taisez-vous,  vous  dit-on. 

CB1CANBAU. 

Que  Ton  portât  chez  vous... 

DANDIII. 

Qu'on  le  mène  en  prison. 

CHICANEAU. 

Certain  quartaut  de  vin. 

DAKDlIf. 

Hé!  je  n'en  ai  que  faire. 

CmCANEAU. 

C'est  de  très-bon  muscat 

DAlfUIN. 

Redites  votre  afTaire. 

LÉANDRB  ,  à  rintimê. 

Il  faut  les  entourer  ici  de  tous  côtés. 

LA  COMTESSE. 

Monsieur,  il  vous  va  dire  autant  de  faussetés. 

CHICANEAU. 

Monsieur,  je  vous  dis  vrai. 

DANDIlf. 

Mon  Dieu  !  laissez-la  dire. 

LA  COHTE86B. 

Monsieur,  écoutez-moi. 

«7 


\*}\  LES  TLAIDEIIRS. 

DANmN. 

Souffrez  que  je  respire. 

CaiCANRAU. 

iMonsicur... 

DAMDIN. 

Vdus  m'étrangliez. 

LA  C901ITBSSB. 

Tournez  les  yeux  vers  moi. 

DANDlIf. 

F:11c  m'étrangle.  Ay!  ay! 

CBICAHEAU. 

Vous  m'entraînez ,  ma  foi  ! 
Prenez  garde ,  je  tombe. 

rBTnsiEAif. 

Us  sont  9  sur  ma  parole , 
L'un  et  l'autre  encavés. 

LÉAHDRB«. 

Vite,  que  l'on  y  vole; 
Courez  à  leur  secours.  Mais  au  moins  je  prétends 
Que  monsieur  Chicaneau,  puisqu'il  est  là-dedans  > 
N'en  sorte  d'aujourd'hui.  L'Intimé,  prends-y  garde. 

L'inniiÉ. 
Gardez  le  soupirail. 

UtANDRE. 

Va  vile,  je  le  garde. 

SCÈNE  XII. 
LA  COMTESSE,  LÉANDRE. 

LA  COMTESSE. 

Misérable!  11  s'en  va  lui  prévenir  Tcsprit. 

(Par  le  sonpirail.) 

Monsieur,  ne  croyez  rien  de  tout  oe  qu'il  vous  dit; 
Il  n'a  point  de  témoins,  c'est  un  menteur. 

LÉAHDRB. 

Bfadame, 
Que  leur  contez-vous  là?  Peut-être  ils  rendent  l'âme. 

U  COMTESSE. 

H  lui  fera,  monsieur,  croira  ce  qu'il  voudra. 
Souffrez  que  j'entre. 


ACTH:  11,  SCÈNE  XIII.  195 

LÊAKDllE. 

Oh  non  l  personne  n'entrera. 

LA  COMTESSE. 

Je  le  vois  bien ,  monsieur,  le  vin  muscat  opère 
4ussi  bien  sur  le  fHs  que  sur  l'esprit  du  père. 
Patience ,  je  vais  protester  comme  il  faut 
Contre  monsieur  le  juge  et  contre  le  quartaut. 

LlUlfDBE. 

Allez  donc,  et  cessez  de  nous  rompre  la  tête. 
Que  de  fous!  Je  ne  fus  jamais  à  telle  fêle. 

SCÈNE  XIII. 
DANDIN,  LÉANDRE,  L'INTIMÉ. 

L'iimiiÉ. 
Monsieur,  où  courez-vous?  Cest  vous  mettre  en  danger. 
Et  vous  boitez  tout  bas. 

DAiimif. 
le  Teu  aller  juger. 

léaudre. 
Comment,  mon  père  !  Allons,  permettez  qu'on  vous  panse. 
Vite,  un  chirurgien. 

DA!VDIN. 

Qu'il  vienne  à  raudience. 

LÉAIfDRE. 

Hé!  mon  père,  arrêtez... 

pAKom. 

Oh  !  je  vois  ce  que  c'est  : 
Tu  prétends  faire  ici  de  moi  ce  qu'il  te  plaît; 
Tu  ne  gardes  pour  moi  respect  ni  complaisance  : 
Je  ne  pois  prononcer  une  seule  sentence. 
Achève,  prends  ce  sac,  prends  vite. 

LÉAKDKE. 

Hé!  doucement. 
Mon  père.  11  faut  trouver  quelque  accommodement. 
Si  pour  vous,  sans  juger,  la  vie  est  un  supplice. 
Si  vous  êtes  pressé  de  rendre  la  justice. 
Il  ne  faut  point  sortir  ppur  cela  de  chez  vous; 
Exercez  le  talent,  et  jugez  parmi  nous. 

DANDIN. 

Ne  raillons  point  ici  de  la  magistrature. 


196  LES  PLAIDEURS. 

Vois-tu?  je  ne  veux  point  être  un  juge  en  peinture. 

LÉANDRR. 

Vous  serez,  au  contraire,  un  Juge  sans  appel. 
Et  juge  du  ciTil  comme  du  criminel. 
Vous  pourrez  tous  les  jours  tenir  deux  audiences  : 
Tout  vous  sera  chez  vous  matière  de  sentences, 
tin  valet  manque-tril  de  rendre  un  verre  net. 
Condamnez-le  à  l'amende,  ou,  s'il  le  casse,  au  fouet. 

DANDm. 

Cest  quelque  chose.  Encor  passe  quand  on  raisonne. 
Et  mes  vacations,  qui  les  paiera?  personne? 

tÉARDRB. 

Leurs  gages  vous  tiendront  lieu  de  nantissement. 

DÀNDtIf. 

Il  parle,  ce  me  semble,  assez  pertinemment. 

LÉANDRE. 

Contre  un  de  vos  voisins... 

SCÈNE  XIV. 
DANDIN,  LÊANDRE,  L'INTlMË,  PETIT^IEAN. 

PETIT-JEAN. 

Arrête  !  arrête  !  attrape  ! 

LÉANDRE,àhnliiiié. 

Ah!  c'est  mon  prisonnier,  sans  doute,  qui  s'échappe? 

l'intimé. 
Non,  non,  ne  craignez  rien. 

PETIT-JEAN. 

Tout  est  perdu...  Citron... 
Votre  chien...  vient  là-bas  de  manger  un  chapon. 
Rien  n'est  sûr  devant  lui;  ce  qu'il  trouve,  il  l'emporte. 

LÉANDRE. 

Bon,  voilà  pour  mon  père  une  cause.  Main  forte. 
Qu'on  se  mette  après  lui.  Courez  tous. 

DANDIN. 

Point  de  bruit  ^ 
Tout  doux.  Un  amené  sans  scandale  suffit. 

LÉANDKE. 

Çà,  mon  père,  il  faut  faire  un  exemple  authentique  : 
Jugez  sévèrement  ce  voleur  domestique. 


ACT£  III,  SC£NE  I.  197 

DANDIN. 

Mais  je  veux  faire  au  moins  la  chose  avec- éclat. 
11  faut  de  part  et  d'autre  avoir  un  avocat. 
Nous  n'en  avons  pas  un. 

LÉANDRE. 

Eh  bien  1  il  en  faut  faire. 
Voilà  votre  portier  et  votre  secrétaire; 
Vous  en  ferez ^  je  crois,  d'excellents  avocats  : 
Ils  sont  fort  ignorants. 

L'ummÉ. 
Non  pas 9  monsieur,  non  pas! 
J'endormirai  monsieur  tout  aussi  bien  qu'un  autre. 

PBnT*JEA]l. 

Pour  moi,  je  ne  sais  rien;  n'attendez  rien  du  nôtre. 

LÉARME. 

Cest  ta  première  cause,  et  l'on  te  la  fera. 

PETrrnlBAlf. 

Mais  je  ne  sais  pas  lire. 

LÉAIIDRE. 

Héll'on  te  soufflera. 

DANDIN. 

Allons  nous  préparer.  Çà,  messieurs,  point  d'intrigue. 
Fermons  l'œil  aux  présents,  et  l'oreille  à  la  brigue. 
Vous,  maître  Petitniean,  serez  le  demandeur  : 
Vous,  maître  l'Intimé,  soyez  le  défenseur. 


ACTE  TROISIÈME. 


SCÈNE  I. 
CUIGANBAU,  LÉANDRfi,  LE  SOUFFLEUR. 

CmCANBAU. 

Oui ,  monsieur,  c'est  ainsi  qu'ils  ont  conduit  l'afTairc  ; 
L'huissier  m'est  inconnu,  comme  le  commissaire. 
Je  ne  mens  pas  d'un  mot. 

LÉANDRE. 

Oui,  je  crois  tout  cela; 

«7. 


198  LKS  PLAll>EURii. 

Mats 9  si  vous  m'en  croyez ,  vous  les  laisserez  là. 
En  vain  vous  prétendez  les  pousser  Tun  et  Taulio. ; 
Vous  troublerez  bien  moins  leur  repos  que  le  vôtre. 
Les  trois  quarts  de  vos  biens  sont  déjà  dépensés 
A  faire  enfler  des  sacs  l'on  sur  l'autre  entasses  ; 
Et  dans  une  poursuite  à  Tous^nème  contraire... 

CHKAmSAO. 

Vraiment  tous  me  donnfsz  un  conseil  salutaire. 
Et  devant  qu'il  soit  peu  je  veux  en  profiter  : 
Mais  je  vous  prie  au  moins  de  bien  solliciter. 
Puisque  monsieur  Dtndin  va  donner  audience , 
Je  vais  faire  venir  ma  fille  en  diligence. 
On  peut  l'interroger 9  elle  est  de  bonne  foi; 
Et  même  elle  saura  mieux  répondre  que  moi. 

L6ANDRE. 

Allez  et  revenez  9  Ton  vous  fera  justice. 

LR  SOUFPUUR. 

Quel  homme! 

SCÈNE  II. 
LËANÛRE,  LE  SOUFFLEUR. 

LÊANDRB. 

Je  me  sers  d'un  étrange  artifice  : 
Mais  mon  père  est  un  homme  à  se  désespérer  ; 
Et  d'une  cause  en  l'air  il  le  faut  bien  leurrer. 
D'ailleurs  j'ai  mon  dessein  ^  et  je  veux  qu'il  condamne 
<:c  fou  qui  réduit  tout  au  pied  de  la  chicane. 
Mais  voici  tous  nos  gens  qui  marchent  sur  nos  pas. 

SCÈNE  m. 

DANDIN,  LÉANDRE;  L'INTIMÉ  et  PETIT-JEAN 
EN  rom;L£  SOUFFLEUR. 

iiAiiDiri. 
Çà,  qu'èles-Tous  ici? 

LÉANDRE. 

Ce  sont  les  avocats. 

OANDIN,  nu  Sotilllnir. 

Vous? 


ACTE  111,   SCÊNK  IIJ.  fV9 

LE  SOUFFLEUR. 

Je  viun$  secourir  lear  mémoire  troublée. 

DANDIK. 

Je  vous  entends.  Et  vous? 

LÉANDRE. 

Moi?  je  suis  rassemblée. 

DANDIN. 

Commencez  donc. 

LE  SOUFFLEUR. 

Messieurs... 

PETrr-JEAK. 

Ho!  prenez-le  plus  bas  : 
Si  vous  soufflez  si  haut.  Ton  ne  m'entendra  pas. 
Messieurs... 

DANDIN. 

Couvrez-vous. 

PETIT-JEAN. 

Oh!  Mes... 

DAHDIX. 

Couvrez-vous,  vous  dui-je. 

PETIT-JEAN. 

Oh!  monsieur,  je  sais  bien  à  quoi  l'honneur  m'oblige*. 

DAKDIN. 

Ne  te  couvre  donc  pas. 

PETir-JEAN. 
(  se  oovtnat.  )  (  au  souffleur.  ) 

Messieurs....  Voos,  doucement; 
Ce  que  je  sais  le  mieux,  c'est  mon  commencement. 
Messieurs,  quand  je  regarde  avec  exactitude 
l'inconstance  du  monde  et  sa  vicissitude; 
liOrsque  je  vois,  parmi  tant  d'hommes  différents, 
Pas  une  étoile  fixe,  et  tant  d'astres  errants; 
Quand  je  vois  les  Césars,  quand  je  vois  leur  fortune; 
Quand  je  vois  le  soleil,  et  quand  je  vois  la  lune; 

Babvlonitfns. 

Quand  je  vois  les  États  des  Babiboniens 

Penana.  Macédoniens. 

Transférés  des  Serpents  aux  Nacédoniens; 

Romaiiia .  dcx|iotifiii€ . 

Quand  je  vois  les  î*orrains,  de  l'Étal  drpolique, 


200  LES  PLAIDEURS. 

démoenlHiae. 

Passer  au  démocrite,  et  puis  au  monarchique; 
Quand  je  vois  le  Japon... 

l'intimé. 

Quand  aura-t-il  tout  vu? 

PBTITSIBAN. 

Oh!  pourquoi  celui-là  mVt-il  interrompu? 
Je  ne  dirai  plus  rien. 

DANDIH. 

Avocat  incommode. 
Que  ne  lui  laissez-vous  finir  sa  période? 
Je  suais  sang  et  eau,  pour  voir  si  du  Japon 
Il  viendrait  à  bon  port  au  fait  de  son  chapon; 
Et  vous  l'interrompez  par  un  discours  frivole. 
Parlez  donc ,  avocat. 

PETIT-JEAN. 

J'ai  perdu  la  parole. 

LÉANDRE. 

Achève ,  PetitrJean  :  c'est  fort  bien  débuté. 
Mais  que  font  là  tes  bras  pendants  à  ton  côté? 
Te  voilà  sur  tes  pieds  droit  comme  une  statue. 
Dégourdis-toi.  Courage;  allons,  qu'on  s'évertue. 

PETIT-JEAIf ,  renraant  les  bras. 

Quand...  je  vois...  Quand...  je  vois... 

LÉANDRE. 

Dis  donc  ce  que  tu  vois. 

PETIT^BAN. 

Oh  dame  l  on  ne  court  pas  deux  lièvres  à  la  fois. 

LE  SOUFFLEUR. 

On  lit... 

PETIT-JEAN. 

On  lit... 

LE  SOUFFLEUR. 

Dans  la... 

PETIT-JEAN. 

Dans  la... 

LE  SOUFFLEUR. 

Métamorphose... 

l'ETlT-JEAN. 

Comment? 

LE  SOUFFLEUR. 

Que  la  niétem... 


ACTE  111,  SCÈNE  llf.  201 

PBTIT-JBAN. 

Que  la  métem... 

LE  SOUFFLEUR. 


Psycose. 


PBTITnlBAN. 
LE  80UFFLEUR. 

Hé!  ]e  cheval! 

PETIlSIEAlf. 

Et  le  cheval. 

LE  90UFFLEUB. 


Psycose., 


Encor  ! 


Encor... 

Le  chien  ! 


PETnSlEAlf. 
LE  SOUFFLEUR. 


PBTrmjBAii. 
Le  chien... 

LE  SOUFFLEUR. 

Le  hutor! 

PBTlT-JEAlf. 

Le  butor..r 

^  ,  LE  SOUFFLEUR. 

Pedte  de  l'avocat! 

PETIT-JEAIf. 

Ah!  peste  de  toi-même! 
Voyez  cet  autre  ayec  sa  face  de  carême  ! 
Va-f  en  au  diable. 

DANIMN. 

Et  vous,  yencz  au  fait.  Un  mot 
Du  fait. 

PETIT-JBAIf. 

Hé!  faut-il  tant  tourner  autour  du  pot? 
ns  me  font  dire  aussi  des  mots  longs  d'une  toise , 
De  grands  mots  qui  tiendraient  d'ici  jusqu'à  Pontoise. 
Pour  moi,  je  ne  sais  point  tant  faire  de  façon 
Pour  dire  qu'un  matin  Tient  de  prendre  .un  chapon. 
Tant  y  a  qu'il  n'est  rien  que  votre  chien  ne  prenne, 
Ou'il  a  mangé  là-bas  un  bon  chapon  du  Maine; 
Que,  la  première  fois  que  je  l'y  trouverai , 
Son  procès  est  tout  fait,  et  je  l'assommerai. 


^09  LES  PLAIDEURS. 

LÉARDRE. 

Belle  conclusion  9  et  digne  de  Texorde! 

PBnT-iRÂM. 

On  l'entend  bien  toujours.  Qui  voudra  mordre  y  morde* 

DANMIV. 

Appelez  les  témoins. 

LÉAlfDRE. 

C'est  bien  dit,  s'il  le  peut  : 
Les  témoins  sont  fort  clieTS  ^  et  n'en  a  pas  qui  veut. 

PISTIT-JBAN. 

Nous  en  avons  pourtant ,  et  qui  sont  sans  reproche. 

DANOm. 

Faites-les  donc  venir. 

mrmiBAxi. 
le  les  ai  dans  ma  poche. 
Tenez ,  voilà  la  tète  et  les  pieds  du  chapon  ; 
Voyez-les,  et  jugez. 

L'iNTIllé. 

Je  les  récuse. 

DANMll. 

Bon! 
Pourquoi  les  récuser? 

L'umJNÊ. 

Monsieur,  ils  sont  du  Maine. 

DAIfDIN. 

Il  est  vrai  que  du  Mans  il  en  vient  par  douzaine. 

l/lNTIMÉ. 

Messieurs... 

DANDIK. 

Serez-vous  long,  avocat?  dites-moi. 

t'iNTIXÉ. 

Je  ne  reponds  de  rien. 

DANDIN. 

Il  est  de  bonne  foi. 

L  IHYiHÉ  ,  d'un  ton  fiimant  en  fauisct. 

Messieurs,  tout  ce  qui  peut  étonner  un  coupablt? , 
Tout  ce  que  les  mortels  ont  de  plus  redoutable. 
Semble  s'être  assemblé  contre  nous  par  hasard , 
Je  veux  dire  la  brig\ie  et  l'éloquence.  Car, 
D'un  côté,  le  crédit  dn  défunt  m'épouvante; 
Kt,  de  l'autre  côté,  l'éloquence  éclatante 


ACTE  III,  SCÊNK  III.  203 

Oe  maître  Pctit-Jcan  m'ébloiiit. 

DANDIN.    . 

Avocat; 
De  Totre  ton  vons-môme  aiioucissez  l'éclat. 
t'imnié. 

(  d'an  ton  onkinairc  )  (  da  beau  ton.  ) 

Oui-dà,  j'en  ai  plusieurs.  Mais»  quelque  défianco 
Que  nous  doive  donner  la  susdite  éloquence 
Et  le  suadii  crédit;  ce  néanmoins,  messieurs ^ 
L'ancre  de  vos  bontés  nous  rassure.  D'ailleurs, 
Devant  le  grand  Dandin  l'innocence  est  hardie; 
Oui,  devant  ce  Gaton  de  basse  Normandie, 
Ce  soleil  d'équité  qui  n'est  jamais  terni  : 
Vicraix  CAUSA  Dus  placoit,  seo  vmta  Gatoni. 

DAmHR. 

Vraiment,  il  phûde  bien. 

L'iinrai. 
Sans  craindre  aucune  chose , 
ie  prends  donc  la  parole,  et  je  viens  à  ma  cause. 
Aristote,  PRWO  raiu  PoLmcon, 
Dit  fort  bien... 

DARDW. 

Avocat,  il  s;'agit  d'un  chapon, 
Et  non  point  d'Aristote  et  de  sa  Politique. 

L'nmMÉ. 
Oui,  mais  l'autorité  du  Péripatétique 
Prouveraif  que  le  bien  et  le  maL.. 

IIAN»fK. 

Je  prétends 
Qu'Aristole  n'a  point  d'axtorité  céans. 
Au  fait. 

l'intuié. 
Pausanias,  en  ses  Gorinthiaqucs... 

nANDIIf. 

Au  fait. 

l/lNTIIIÊ. 

Rebuffe... 

DAJ«IDUf. 

Au  fait,  vous  dis-je. 

L'iNTIIlé. 

Le  grand  Jacques*.. 


204  LES  PLAIDEURS. 

DANMN. 

Au  fait 9  au  fait,  au  fait. 

l'iiîtimé. 

Harmenopul,  m  E^ompt., 


DANDIN. 


Ob!  je  te  vais  juger! 


Oh!  vous  êtes  si  prompt. 
Voici  le  fait.  (vite.  )  Un  chien  vient  dans  une  cuisine. 
Il  y  trouve  un  chapon ,  lequel  a  bonne  mine. 
Or  celui  pour  lequel  je  parle  est  afiamé. 
Celui  contre  lequel  je  parle  autbm  plumé; 
Et  celui  pour  lequel  je  suis  prend  en  cachette 
Celui  contre  lequel  je  parle.  L'on  décrète; 
On  le  prend.  Avocat  pour  et  contre  appelé  : 
Jour  pris.  Je  dois  parier,  je  parie;  j'ai  parié. 

DinniN. 
Ta,  ta,  ta,  ta.  Voilà  bien  instruire  une  affaire  ! 
11  dit  fort  posément  ce  dont  on  n'a  que  faire , 
Et  court  le  grand  galop  quand  il  est  à  son  fait. 

l'inumé. 
Mais  le  premier,  monsieur,  c'est  le  beau. 

DAllDm. 

Cest  le  laid. 
k-iron  jamais  plaidé  d'une  telle  méthode? 
Mais  qu'en  dit  l'assemblée? 

Il  est  fort  à  la  mode. 

l'intimé  ,  d'un  ton  vâiéiDent. 

Qu'arrive-t-il,  messieurs?  On  vient.  Gomment  vient-on? 

On  poursuit  ma  partie.  On  force  une  maison. 

Quelle  maison?  maison  de  notre  propre  juge  ! 

On  brise  le  cellier  qui  nous  sert  de  refuge  l 

De  vol,  de  brigandage  on  nous  déclare  auteurs! 

On  nous  traîne,  on  nous  livre  à  nos  accusateurs, 

A  maître  PetitpJean,  messieurs.  Je  vous  atteste  : 

Qui  ne  sait  que  la  loi  Si  quis  cahis.  Digeste 

Db  VI,  paragrapho,  messieurs...  Caforibus, 

Est  manifestement  contraire  à  cet  abus? 

Et  quand  il  serait  vrai  que  Citron,  ma  partie. 

Aurait  mangé,  messieurs,  le  tout,  ou  bien  partie 


ACTE  m,  SCÈNE  III.  205 

Dudit  chapon  :  qu'on  mette  en  compensation 
Ce  qae  nous  avons  fait  avant  cette  action. 
Quand  ma  partie  a-t-elle  été  réprimandée? 
Par  qui  votre  maison  a-t-elle  été  gardée? 
Quand  avons-nous  manque  d'aboyer  au  larron? 
Témoins  trois  procureurs^  dont  icclui  Citron 
A  déchiré  la  robe.  On  en  verra  les  pièces. 
Pour  nous  justifier  voulez-vous  d'autres  pièces? 

PETIT^iBAN. 

Maître  Adam... 

t'iNTIMÉ. 

Laissez-nous. 

PCTrr-JEAw. 

L'Intimé... 
L'mTiifé. 

Laissez-nous. 
rrriTWBAii. 
S'enroue. 

l'iiitimé. 
Hé!  laissez-notjs.  Euh!  euh! 

UAKUIN. 

Reposez-vous^ 
Et  concluez. 

l'intimé^  d'un  ton  pesant. 

Puis  donc  qu'on  nous  permet  de  prendre 
Haleine^  et  que  l'on  nous  défend  de  nous  étendre. 
Je  vais,  sans  rien  omettre,  et  sans  prévariquer, 
Compendieusement  énoncer,  expliquer. 
Exposer  à  vos  yeux  l'idée  universelle 
De  ma  cause,  et  des  faits  renfermés  en  iccllc. 

DANDIN. 

11  aurait  plus  tôt  fait  de  dire  tout  vingt  fois 

Que  de  l'abréger  une.  Homme,  ou  qui  que  tu  sois. 

Diable,  eonclus;  ou  bien  que  le  ciel  te  confonde! 

L  INTIME. 

Je  finis. 

DANDIN. 

Ah! 

l'intimé. 
Avant  la  naissance  du  monde,.. 

DANDIN  ,  bâillant. 

Avocat,  ah!  passons  au  déluge. 


20C  LES  PLAIDEURS. 

Avant  donc 
La  naissance  do  inonde  et  sa  création  y 
Le  monde,  Tunivcrs,  tout,  la  nature  entière 
Était  enseyelie  au  fond  de  la  matière. 
Les  éléments 9  le  feu ,  l'air,  et  la  terre,  et  l'eau , 
Enfoncés,  entassés,  ne  faisaient  qu'un  monceau , 
Une  confusion ,  une  masse  sans  forme , 
Un  désordre,  un  chaos,  une  cohue  énorme  : 

Unes  EBAT  TOTO  NàTUlUB  YULTUS  IN  OBBE  , 

Qnn  GRiGCi  onERE  chaos  ,  aunis  ^tidigbstaque  moles. 

(  Daodin  endonù  m  laisse  UMiber.  ) 
LÉAMDIIE. 

Quelle  chute!  mon  père! 

PETITWEAn. 

Ay,  monsieur!  Comme  il  dort! 

LÉANDBE. 

Mon  père ,  éveillez-vous. 

PETIT-JEAN. 

Monsieur,  ètes-vous  mort? 

LÉANDBE. 

Mon  père  ! 

DANDiN.  (homme! 

Hé  bien  ?  lié  bien  ?  quoi  ?  qu'est-ce?  Ah  !  ah  !  quel 
Certes,  je  n'ai  jamais  dormi  d'un  si  bon  somme. 

LÉANDRE. 

Mon  père,  il  faut  juger. 

DANDIN. 

Aux  galères.  • 

LEA^DRC. 

Un  chien 
Aux  galères  ! 

DAN  DITS'. 

Ma  foi ,  je  n'y  conçois  plus  rien. 
De  monde,  de  chaos,  j'ai  la  tète  troublée. 
Hé  î  conchipz. 

l/lNTIMt:,  lui  prêsenUnl  de  petits  chiens^ 

Venez ,  famille  désolée , 
Venez,  pauvres  enfants  qu'on  veut  rendre  orphelins. 
Venez  faire  parler  vos  esprits  enfantins. 
Oui,  messieurs,  vous  voyez  ici  notre  misère  : 


ACTK  111,  SCENE  IV.  207 

Nous  sommes  orphelins^  rendez-nous  notre  père , 
Notre  père,  par  qui  nous  fûmes  engendrés^ 
Notre  père,  qui  nous... 

DÀlfDlN. 

Tirez,  tirez,  tirez. 

L^ITITUIÉ. 


Notre  père ,  messieurs.. 
Ils  ont  pissé  partout. 


DAJUUS. 

Tirez  donc.  Quels  vacarmes  ! 


l'intimé. 

Monsieur,  voyez  nos  larmes. 

DAKUm. 

Ouf.  Je  me  sens  déjà  pris  de  compassion. 
Ce  que  c'est  qu'à  propos  toucher  la  passion  ! 
Je  suis  bien  empêché.  La  vérité  inc  presse  ; 
Le  crime  est  avéré;  lui-même  il  le  confesse. 
Mais,  s'il  est  condamné,  l'embarras  est  égal; 
Voilà  bien  des  enfants  réduits  à  l'hôpital. 
Mais  je  suis  occupé,  je  ne  veux  voir  personne. 

SCÈNE  IV. 

DANDIN,  LËANDRE,  CHIOANEAU,  ISABELLE, 
L'INTIMÉ,  PETIT-JEAN. 

CHICANEAU. 

Monsieur... 

DAN  DIX. 

Oui,  pour  vous  seuls  l'audience  se  donne. 

(à  Chicaneta.) 

Adieu...  Mais,  s'il  vous  plait,  quel  est  cet  enfant-là? 

CflICANEAU. 

Cest  ma  fille,  monsieur. 

DANDIN. 

Hé!  tôt,  rappelez-la. 

ISABELLE. 

Vous  êtes  occupé. 

DAiNDlN. 

Moi!  je  n'ai  point  d'affaire. 

(à  Chiraneau.  ) 

Que  ne  me  disiez-vous  que  vous  étiez  son  père? 


208  LES  PLAIDEURS. 

CHICANEAU. 

Monsieur.. . 

DàNDIN. 

Elle  sait  mieux  votre  affaire  que  voua. 
Dites...  Qu'elle  est  jolie,  et  qu'elle  a  les  yeux  doux! 
Ce  n'est  pas  tout,  ma  fille,  il  faut  de  la  sagesse, 
le  suis  tout  réjoui  de  voir  cette  jeunesse.  ' 
Savez-vous  que  j'étais  un  compère  autrefois? 
On  a  parlé  de  nous. 

ISABELLE. 

Ah!  monsieur^  je  vous  crois. 

DANDin. 

Dis-nous  :  h  qui  vcux-tu  faire  perdre  la  cause? 

ISABELLE. 

A  personne. 

DANDIN. 

Pour  toi  je  ferai  toute  chose. 
Parle  donc. 

ISABELLE. 

Je  vous  ai  trop  d'obligation. 

DANDIIf. 

N'avez-vous  jamais  vu  donner  la  question? 

ISABELLE. 

-Non;  et  ne  le  verrai,  que  je  crois,  de  ma  vie. 

DANDIIf. 

Venez,  je  vous  en  veux  faire  passer  l'envie. 

ISABELLE. 

Hé,  monsieur!  peutron  voir  souffrir  des  malheureux? 

DARDIIf. 

Bon!  cela  fait  toujours  passer  une  heure  ou  deux. 

aiICAKEAU. 

Monsieur,  je  viens  ici  pour  vous  dire... 

LÉAKDRB. 

Mon  père. 
Je  vous  vais  en  deux  mots  dire  toute  l'affaire. 
Cesi  pour  un  mariage.  Et  vous  saurez  d'abord 
Qu'il  ne  tient  plus  qu'à  vous,  et  que  tout  est  d'accord. 
La  fille  le  veut  bien;  son  amant  le  respire  : 
Ce  que  la  fille  veut,  le  père  le  désire. 
C'est  à  vous  de  juger. 

DANDIIf  ,  M  raMC^aal. 

Mariez  au  plus  tôt  : 


r 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  109 

Dès  demain  si  Ton  veut;  aujourd'hui,  s'il  le  faut. 

LÉANDRE. 

Mademoiselle,  allons,  voilà  votre  beau-père; 
Saluez-le. 

CHICANRAU. 

Gomment! 

DàNUlIf. 

Quel  est  donc  ce  mystère? 

LéANDKE. 

Ce  que  vous  avez  dit  se  fait  de  point  en  point. 

DAKDIN. 

Puisque  je  l'ai  jugé,  je  n'en  reviendrai  point. 

CHICAMEAU. 

Mais  on  ne  donne  pas  une  fille  sans  elle. 

LÉAlfDRE. 

Sans  doute;  et  j'en  croirai  la  charmante  Isabelle. 

CHIGANEAU. 

Es-tu  muette?  Allons,  c'est  à  toi  de  parler. 
Parie. 

ISABELLE. 

le  n'ose  pas,  mon  père,  en  appeler. 

CBIGANEAU. 

Mais  j'en  appelle,  moi. 

LÉANDKE  ,  lai  monlraoft  on  papier. 

Voyez  cette  écriture. 
Vous  n'appellerez  pas  de  votre  signature. 

CHICAREAU. 

PUli-il? 

DAKDIN. 

Cest  un  contrat  en  fort  bonne  façon. 

CHICANEAU. 

Je  vois  qu'on  m'a  surpris;  mais  j'en  aurai  raison  : 
De  plus  de  vingt  procès  ceci  sera  la  source. 
On  a  la  fille;  soit  :  on  n'aura  pas  la  bourse. 

LÉANDaE, 

Hé,  monsieur  1  qui  vous  dit  qu'on  vous  demande  rien? 
Laissez-nous  votre  fille,  et  gardez  votre  bien* 

CmCAR^lf* 

Ah! 

LÉANimE. 

Mon  père,  ètcs-vous  content  de  Vaudicncc?       ^^ 


210  LES   PLAIUKURS. 

DANDIN. 

Oui-dà.  Que  les  procès  viennent  en  abondance, 
El  je  passe  avec  vous  le  reste  de  mes  jours. 
Mais  que  les  avocats  soient  désormais  plus  courts. 
Et  notre  criminel? 

LÉANDRE. 

Ne  ps^rlons  que  de  joie; 
Grâce!  grâce!  mon  père. 

handiu. 
Hé  biçn  !  qu'on  le  renvoie. 
C  est  en  votre  faveur,  ma  bru,  ce  que  j'en  fais. 
Allons  nous  délasser  à  voir  d'autres  procès. 


fW  >ISS  PUIDCURS. 


PRÉFACE 

BE   SA1TAMMI01 


Vmi  edW  de  mm  tragédies  que  je  pais  dire  qoe  j'ai  le  ptus  travaillée. 
tw|iMdanf  j'affoe  qae  le  s«ecès  ae  répoadit  pas  d'abord  à  aiee  capénaees  : 
a  peine  die  parut  sur  le  théâtre ,  qu'il  s'éleva  quantité  de  eritiques  qui  sen 
iilaient  b  devoir  détruire.  Je  eras  Bai-ro^oie  que  sa  destinée  serait  à  l'avenir 
inoiM  hevreuse  que  edle  de  sms  antres  tragédies.  Mais  enfin  il  eBt4UTivé  de 
oetle  pléee  ce  qni  arrivera  toujours  des  onTrages  qui  anront  quelque  bonté  : 
les  eritiqnesse  sont  franontes  ;  la  pièce  est  deneurée.  C'est  mainlenaot  celle 
des  miennes  qne  la  cour  et  le  public  retoient  le  pins  volontien.  El  si  j*ai  fait 
qoeiqne  chose  de  solide  et  qui  mérite  qoelque  louange ,  k  plupart  des  con- 
naissears  demeurent  d'accord  que  c'est  ce  même  Britamniûus. 

A  la  vérité  j'avaiB  travaillé  sur  des  modèles  qui  m'avaient  extrêmement 
sonlenn  dans  la  peiniBre  que  je  codais  faire  de  la  eour  d'Agrippine  et  de 
Néron.  J'avais  copié  mes  i^ersonnages  d'après  le  pHis  grand  peintre  dcTan- 
tiqnité ,  je  veux  dire  d'après  Tacite  :  et  j'étab  alors  si  rempli  de  la  lecture 
de  ect  excellent  historien ,  qu'il  n'j  a  presque  pas  mi  trût  éclaUnt  dans  bm 
trsgédie  dont  H  ne  m'ait  donné  Tidée.  J'avais  tooIo  mettre  dans  ce  recueil 
un  extrait  des  plus  berna  endroits  que  j'ai  Uché  d'imiter  ;  mais  j'ai  trouvé 
qne  cet  extrait  tiendraK  presque  antant  déplace  qne  la  tragédie.  Ainsi  le  lec- 
teur Houteia  bon  qne  je  le  renroie  à  cet  auteur ,  qui  aumi  bien  est  entre  les 
amias  de  tout  le  monde;  et  je  me  contenterai  de  rapporter  ici  quolqucs-nns 
de  ses  passages  sur  cAncun  des  personnages  que  j'introduis  sur  la  scène. 

VooT  commencer  par  Néron,  il  faut  se  soutenir  qu'il  est  id  dans  les  premières 
années  de  son  règne ,  qui  ont  été  henrenscs ,  comme  l'on  sait.  Mnsi  il  ne  m*a  pas 
été  pennis  de  le  représenter  aussi  méchant  qu'il  a  été  depoia.  Je  ne  le  représente 
pas  non  plus  comme  un  homme  vertueux  ;  car  il  ne  l'a  jamais  été.  Il  n'a  pas 
encore  tué  sa  mère ,  sa  fearam ,  ses  gonvemouTs  ;  mats  il  a  en  lui  les  semences 
dotons  oescrfaaes  :  il  commence  à  vouloir  seconer  le  joug.  11  les  hait  les  uns 
et  les  autres^  il  leur  cache  sa  haine  sous  de  fausses  caresses  ,/uetms  natum 
veiare  odiumjattaeihus  hlanditiis.  En  un  mot ,  c'est  id  un  UMmAro  nai»- 
uttt .  mais  qui  n'ose  encore  se  déclarer ,  ot  qui  cherche  des  co«lenf«  à  ses 
méchantes  actions  :  Hactena*  Iferojlagitns  et  seeleribut  'Vêiammtm  ^mm- 
atpk.  11  ne  pouvait  sooilHr  Octavie ,  princesse  d'une  bonté  et  d'une  vertu 
•iÊmfêûnÊ , /ato  quodam  ,  an  quia  prœvatent  iîUcita.  Metuehmtmrque 
me  m  stmyrajœminarum  îllustrium  pmrumperet. 

Je  lui  donne  ftardase  pour  confident.  J*ai  snrri  en  odn  Tkeile ,  qni  dit 
que  Néron  porte  impatiemment  la  mort  de  Nardsac,  parce  qoe  cet  affranchi 
avait  une  conformité  merveilleuse  avec  les  vices  du  prince  encore  cachés  :  emjus 
oMitis  aJkuc  nntii*  nUreoongruebat.  CcptoêM^  prouve deov  choses:  il 
prouve,  et  que  Néron  était  dcjJk  videux,  mai!»  qu'il  diastmuUit  srs  viors  ;  H  qu« 
Nsreissr  Kcntrclcuait  dans  ses  raauvjii^cs  intliiulu»»!». 


212  PRÉPACK. 

J'ai  choisi  Barriina  poor  opposer  un  honnête  homme  à  cette  peste  de  eour , 
et  je  l'ai  choisi  plut6t  que  Sénèqoe  :  en  Toid  la  raison.  Ils  étaient  tous  deu 
goa?emenrs  de  la  jeunesse  de  Néron .  Pan  ponr  les  armes ,  Tantre  ponr  les 
lettres  ;  et  ils  étaient  fameux ,  Bnrriins  ponr  son  espérienee  dans  lea  armes  d 
pour  la  sévérité  de  ses  taœan,  miUtaribiu  curis  et  severitate  momut/  Se- 
iièqne  pour  son  éloquence  et  le  tour  agréable  de  son  esprit ,  Sekeem  frtteeptis 
eioqiiétuùt  etcùÊnUatehonetta.  Barrfaus  après  sa  mort  fut  extrémemeat  re- 
gretté, à  ennae  de  sa  Tcita  :  civiiati  gronda  eUsîtUrium  êjtu  mamsiiptr 
msmonam  ^irtuti*. 

Toute  Imir  peine  était  de  résister  à  l'orgueil  et  à  la  féroeité  d'Açrippiae, 
qum,  cmaetis  malm  dominationis  cupidinibutjlagrant,  hmbsUu  impmr* 
tibus  PaiUnttm,  Je  ne  dis  que  ce  mot  d'Agrippine ,  car  il  y  anmit  trop  de 
cboses  à  en  dira.  Cest  elle  que  je  me  suis  surtout  efforcé  de  bien  expriaser  ; 
ei  ma  tragédie  n'est  pas  moins  la  disgrâce  d'Agrippine ,  que  la  mort  de  Brii- 
tannicus.  «  Celte  mort  fut  un  coup  de  fondra  pour  elle }  et  il  parut,  dit 
«  Tacite ,  par  sa  frayeur  et  par  sa  consternation ,  qu'elle  était  aussi  innn- 
«c  cents  de  cette  mort  qu'Octarie.  Agrippine  perdait  en  lui  sa  dernière  es- 
«  péranee ,  et  ce  crime  lui  en  faisnit  craindra  nn  plus  grand  :  »  SUà  su^ 
premum  auxUium  ergptum ,  et  parrieUii  exetnplum  ùuelligebat. 

L'âge  de  Britannicns  était  si  connu,  qu'il  ne  m'a  pas  été  permis  de  le  repré- 
senter autrasseot  qne  comme  un  jeune  prince  qui  arait  beaucoup  de  cœur, 
beaucoup  d'amour  et  beaucoup  de  franchise ,  qualités  ordinaires  d'un  jenne 
homme.  11  avait  quinze  ans }  et  on  dit  qn*U  avait  beaucoup  d'esprit,  soit  qu'on 
dise  trai ,  ou  que  ses  mailienn  aient  fait  croira  cela  de  lui ,  sans  qn*il  ait  pu 
en  donner  des  marques  :  Neque  eegnem  ei  fuisse  iadoUm  ferunt ,  ti»e 
'uerum,  seuperieuUs  cwnmendtUus ,  retiiuUt  famam  sine  expérimenta . 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  s*il  n'a  auprès  de  lui  qu'un  aussi  méchant  homme 
queNardaae;  car  il  y  avait  longtemps  qu'on  avait  donné  otdra  qu'il  n'y  eût 
auprès  de  Brilannicus  que  des  gens  qui  n'eussent  ni  foi  ni  honneur  i.Nam, 
ut  praximus  quisque  Britaniùoo,  neque  fas  neqœfidem,  pemsi  haheret, 
oUm  previsum  erat. 

Il  me  resta  à  parler  de  Junie.  Il  ne  b  faul  pai  conr^ndrtL  avec  uuc  ^ietlliE 
ooqnetle  qui  s'appelait  Juhia  Silaha.  Ctai  \é  Uttc  sut»  Jiuii«  que  Taciie 
appelle  Jumia  Ôlltiiia,  de  la  famille  d^Àngmle,  wrnr  de  Sîtanui  s  (]ui 
Qauditts  avait  promis  Octavie.  Cette  Junie  était  jeune  et  beUe.  et,  comme 
dit  Sèaè^am^  fistivissima  omnium  puellarum,  Sam  frè»  et  cUc  l'umaieqt 
tendrement;  etleun  ennemis,  <tit  Tacite,  lei  acciuéront  tom  ^«nx  4'iicic«te, 
quoiqu'ils  ne  fussent  coupables  qne  d'uTi  pcq  tl'ndiicréiiaii,  FJle  fécul  jiu^ 
qu'au  règne  de  Vaspasien. 

Je  la  fais  entrer  dans  lea  vestales,  quoique,  selon  Aulu-Gelle,  on  n'y  rcçàt 
jamais  pcfsoaae  au-dessous  de  six  ans,  ni  au-dessus  de  dix.  Mais  le  peuple 
prend  ici  Junie  sons  sa  protection  ;  et  j'ai  cru  qu'en  considération  de  sa  nais- 
sance, de  sa  vertu  et  de  son  malheur,  il  pouvait  la  dispenser  de  l'âge  pres- 
crit par  les  lois,  comme  il  a  dispensé  de  l'Age  pour  le  consulat  tant  de  grands 
I  qui  avaient  mérité  ce  pririlcgc. 


BRITANNICUS, 

TRAGÉDIB  (1669). 


ACTEURS. 

NÉRON,  cnpcrair,  fils  d'Afrippine. 

BRITANNICUS.  61s  de  MeMaliae  et  de  l'eapcrenr  OmÈùàm. 

AGRIPPINS,  Tctffe  de  Donitiaatoobafbw,  père  de  Néron,  et  en  secondes 

Boecs  venre  de  reapereor  Gbndias. 
JUNIE.  aMBto  de  BritHnieos. 
BURRHUS.  goutemeor  de  Néron. 
NARCISSE,  ^«TerMor  de  Brlunnicut. 
ALBINK,  confidente  d'Agrippme. 

IDU. 

Li  seine  est  à  Rome,  dsns  nne  ehaaibre  dn  paiais  de  Néron. 


ACTE  PREMIER. 

SCÈNE  I. 
AGRIPPINE,  ALBINE. 

ALBWE. 

Qooî!  tandis  cpie  Néron  s'abandonne  au  sommeil, 
Fani-il  qae  tous  Teniez  attendre  son  réretl? 
Qu'errant  dans  le  palais,  sans  suite  et  sans  escorte, 
La  mère  de  César  veille  seule  à  sa  porte? 
Madame,  retournez  dans  Totre  appartement. 

AORirraiB. 
Albine,  il  ne  faut  pas  s'éloigner  un  moment, 
le  yeUx  l'attendre  ici  :  les  chagrins  qu'il  me  cause 
M'occuperont  assez  tout  le  temps  qu'il  repose. 
Tout  ce  que  j'ai  prédit  n'est  que  trop  assuré  ; 
Contre  Britannicus  Néron  s'est  déclaré. 
L'impatient  Néron  cesse  de  se  contraindre; 
Las  de  se  faire  aimer,  il  veut  se  faire  craindre. 


214  BRlTANiNlCUS. 

Britannicus  le  gène,  Albine;  et  chaque  jour 
Je  sens  que  je  deviens  importune  à  mon  tour. 

ALBIMB. 

Quoi  !  TOUS  à  qui  Néron  doit  le  jour  qu'il  respire , 
Qui  l'avez  appelé  de  si  loin  à  l'empire? 
Vous  qui,  deshéritant  le  fils  de  Glaudius, 
Avez  nommé  César  l'heureux  Domitius? 
Tout  lui  parle,  madame,  en  faveur  d'Agrippine  : 
11  vous  doit  son  amour. 

A&tdnwu. 

Il  me  le  doit,  Albine  : 
Tout,  s'il  est  généreux,  lui  preserit  cette  loi; 
Hais  tout,  s'il  est  ingrat,  lui  parle  contre  moi. 

ALBINE. 

S'il  est  ingrat,  madame?  Ah!  toute  sa  conduite 
Marque  dans  son  devoir  une  âme  trop  instruite. 
Depuis  trois  ans  entiers  qu'a-t-il  dit,  qu'a-t-il  fait 
Qui  ne  promette  à  Rome  un  empereur  parfait? 
Rome,  depuis  trois  ans  par  ses  soins  gouvernée. 
Au  temps  de  ses  consuls  croit  être  retournée  : 
Il  la  gouverne  ei  père.  Enfin,  Néron  nuiasant 
A  toutes  les  vertus  d'Auguste  vieillissant. 

AGEIPPIRE. 

Non,  non,  mon  intérêt  ne  me  rend  point  injuste. 
Il  commence,  il  est  vrai ,  par  où  finit  Auguste  ; 
Mais  crains  que,  l'avenir  détruisant  le  passé, 
11  ne  finisse  ainsi  qu'Auguste  a  commencé. 
11  se  déguise  en  vain  :  je  lis  sur  son  visage 
Des  fiers  Domitius  l'humeur  triste  et  sauvage  : 
Il  mêle  avec  l'orgueil  qu'il  a  pris  dans  leur  sang 
La  fierté  des  Nérons  qu'il  puisa  dans  mon  flanc. 
Toujours  la  tyrannie  a  d'heureuses  prémices  : 
De  Rome,  pour  un  temps,  Gaius  fut  les  délices; 
.Mais,  sa  feinte  bonté  se  tournant  en  fureur; 
Les  délices  de  Rome  en  devinrent  l'horreur. 
Que  m'importe,  après  tout,  que  Néron  plus  iidtiv 
D'une  longue  Tertn  laisse  un  jour  le  modèle? 
Ai-je  mis  dans  sa  main  le  timon  do  l'Ëtat 
Pour  le  conduire  au  gré  du  peuple  et  du  sénat? 
Ah!  que  de  la  patrie  il  soit,  s'il  veut,  le  porc  : 
Mais  qu'il  songe  un  peu  plus  qu'Agrippinc  est  sa  iiièri!. 


ACTE   I,  SCfeNli  I.  9Ab 

De  quel  nom  cependant  pouvons-nous  appeler 

L'attentat  que  le  jour  vient  de  nous  révéler? 

11  sait 9  car  leur  amour  ne  peut  être  ignorée; 

Que  de  Britannicus  Junie  est  adorée; 

Et  ce  même  Néron ,  que  La  vertu  conduit  ^ 

Fait  enlever  Junie  au  milieu  de  la  nuit! 

Que  veut-il?  Est-ce  haine ,  est-ce  amour  qui  l'inspire? 

Chercbe-t-il  seulement  le  plaisir  de  leur  nuire? 

Ou  plutôt  n'est-ce  point  que  sa  malignité 

Punit  sur  eux  l'appui  que  je  leur  ai  prêté? 

àLBIKE. 

Vous  y  leur  appui  >  madame? 

AGR1PPIN6. 

Arrête^  chère  Albine. 
Je  sais  que  j'ai  moi  seule  avancé  leur  ruine  ; 
Que  du  trône,  où  le  sang  l'a  dû  faire  monter , 
Britannicus  par  moi  s'est  vu  précipiter. 
Par  moi  seule  éloigné  de  l'hymen  d'Oetavie, 
Le  frère  de  Junie  abandonna  la  vie/ 
Silanus,  sur  qui  Claude  avait  jeté  les  yeux , 
Et  qui  comptait  Auguste  au  rang  de  ses  aïeux. 
Néron  jouit  de  tout  :  et  moi  y  pour  récompense , 
Il  faut  qu'entre  eux  et  lui  je  tienne  la  balance, 
Afin  que  quelque  jour,  par  une  même  loi, 
Britannicus  la  tienne  entre  mon  fils  et  moi. 

ALBINE. 

Quel  dessein  ! 

▲GtlPPlNB. 

Je  m'assure  un  port  dans  la  tempête. 
Néron  m'échappera,  si  ce  frein  ne  l'arrête. 

ALBINE. 

Mais  prendre  c<Mitre  un  fils  tant  de  soins  superflus? 

AGHIPPINE. 

Je  le  craindrais  bientôt  s'il  ne  me  craignait  plus. 

ALBINR. 

Une  injuste  frayeur  vous  alarme  peut-être. 
Mais  si  Néron  pour  vous  n'est  plus  ce  qu'il  doit  être  ^ 
Du  moins  son  changement  ne  vient  pas  jusqu'à  nou»; 
Et  ce  sont  des  secrets  entre  César  et  vous. 
Quelques  titres  nouveaux  que  Rome  lui  défère , 
Néron  n'en  reçoit  point  qu'il  ne  donne  à  sa  mère. 


216  BRITANNICUS. 

Sa  prodigue  amitié  ne  se  réserve  rien  : 
Votre  nom  est  dans  Rome  aussi  saint  que  le  sien; 
A  peine  parle-t-on  de  la  triste  Octavie. 
Auguste  votre  aïeul  honora  moins  Livie  : 
Néron  devant  sa  mère  a  permis  le  premier 
Qu'on  portât  des  faiaeeaux  eouronnés  de  laurier. 
Quels  effets  voulez«vous  de  sa  reconnaissance? 

AGRIPI»WE. 

Un  peu  moins  de  respect ,  et  plus  de  confiance. 
Tous  ces  présents,  Albine,  irritent  mon  dépit  : 
Je  vois  mes  honneurs  croître,  et  tomber  mon  crédit. 
Non,  non,  le  temps  n'est  plus  que  Néron  jeune  encore 
Me  renvoyait  les  vœux  d'une  cour  qui  l'adore; 
Lorsqu'il  se  reposait  sur  moi  de  tout  l'État; 
Que  mon  ordre  au  palais  assemblait  le  sénat; 
Et  que,  derrière  un  voile,  invisible  et  présente, 
l'étais  de  ce  grand  corps  Tàme  toute-puissante. 
Des  volontés  de  Rome  alors  mal  assuré, 
Néron  de  sa  grandeur  n'était  point  enivré. 

Ce  jour,  ce  triste  jour  (Vappe  encor  ma  mémoire . 
Où  Néron  fut  lui-même  ébloui  de  sa  gloire. 
Quand  les  ambassadeurs  de  tant  de  rois  divers 
Vinrent  le  reconnaître  au  nom  de  l'univers. 
Sur  son  tr6ne  avec  lui  j'allais  prendre  ma  place  : 
J'ignore  quel  conseil  prépara  ma  disgrftce; 
Quoi  qu'il  en  soit,  Néron,  d'aussi  loin  qu'il  me  vit, 
Laissa  sur  son  visage  éclater  son  dépit. 
Mon  cœur  même  en  conçut  un  malheureux  augure. 
L'ingrat,  d'un  faux  respect  colorant  son  injure. 
Se  leva  par  avance,  et,  courant  m^embrasser. 
Il  m'écarta  du  trêne  où  je  m'allais  placer. 
Depuis  ce  coup  fatal  le  pouvoir  d'Agrippine 
Vers  sa  chute  à  grands  pas  chaque  jour  s'achemine. 
L'ombre  seule  m'en  reste,  et  l'on  n'implore  plus 
Que  le  nom  de  Sénèque  et  l'appui  de  Burrhus. 

ALBINR. 

Ah  !  si  de  ce  soupçon  Totre  âme  est  prévenue , 
Pourquoi  nourrissez-vous  le  venin  qui  vous  tue? 
Daignez  avec  César  vous  éciaircir  du  moins. 

AGRIPPlIfB. 

César  ne  me  voit  plus,  Albinc,  sans  témoins  : 


ACTE  r,  SCÈNE  II.  2t7 

En  public 9  à  mon  heure,  on  me  donne  audience. 
Sa  réponse  est  dictée ,  et  même  son  silence. 
Je  yois  deux  surreillants ,  ses  maîtres  et  les  miens , 
Présider  l'un  ou  l'autre  à  tous  nos  entretiens. 
Mais  je  le  poursuivrai  d'autant  plus  qu'il  m'évite  : 
De  son  désordre.  Al  bine,  il  faut  que  je  profite, 
l'entends  du  bruit;  on  ouvre.  Allons  subitement 
Lui  demander  raison  de  cet  enlèvement  : 
Surprenons,  s'il  se  peut,  les  secrets  de  son  àme. 
Mais  quoi  !  déjà  Burrhus  aort  de  chez  lui  ! 

SCÈNE  II. 

AGRIPPINE,  BURRHUS,  ALBINE. 

t 

BURRHUS. 

Madame, 
Au  nom  de  l'empereur  j'allais  vous  informel 
D'un  ordre  qui  d'abord  a  pu  vous  alarmer. 
Mais  qui  n'est  que  l'effet  d'une  sage  conduite 
Dont  César  a  voulu  que  vous  soyez  instruite. 

AGRlPTITfE. 

Puisqu'il  le  veut,  entrons;  il  m'en  instruira  mieux. 

BURRHUS. 

César  pour  quelque  temps  s'est  soustrait  à  nos  yeux. 
Déjà  par  une  porte  au  public  moins  connue 
L'un  et  l'autre  consul  vous  avaient  prévenue , 
Madame.  Mais  souffrez  que  je  retourne  exprès... 

AGRIPPIKE. 

Non,  je  ne  trouble  point  ses  augustes  secrets. 
Cependant  voulez-vous  qu'avec  moins  de  contrainte. 
L'un  et  l'autre  une  fois  nous  nous  parlions  sans  feinte? 

'    BURRHUS. 

Burrhus  pour  le  mensonge  eut  toujours  trop  d'horreur. 

AGRIPPINE. 

Prétendez-vous  longtemps  me  cacher  l'empereur? 
Ne  le  verrai-je  plus  qu'à  titre  d'importune? 
Ai-jc  donc  élevé  si  haut  votre  fortune 
Pour  mettre  une  barrière  entre  mon  fils  ot  moi? 
Ne  l'oscz-vous  laisser  un  moment  sur  sa  foi  ? 
Entre  Sénèque  et  vous  disputez-vous  la  gloire 
A  qui  m'effacera  plus  tôt  de  sa  mémoire? 


21ë  URlTANiNICtS. 

Vous  Tai-je  confié  (M>ur  en  (we  UQ  ingrat, 

Pour  être,  soua son  nom,  les  maîtres  de  Ttltai? 

Certes,  plus  je  médite  >  et  moins  je  91e  figure 

Que  TOUS  m'osieï  compter  pour  votre  créatuire  : 

Vous,  dont  j'ai  pu  laisser  vieillir  l'ambUion 

Dans  les  honneurs  obscurs  de  quelque  légion;, 

Et  moi ,  qui  sur  le  trône  i^i  suivi  mes  ancêtres* 

Moi,  Bile,  femme,  sceur,  et  mère  de  vos  maîtres. 

Que  prétendez-vou%  donc?  Pensez-vous  que  ma  \oix 

Ait  fait  un, empereur  pour  m'en  imposer  trois? 

Néron  n'est  plus  enfant  :  n'est-fl  pas  temps  qu'il  règne? 

Jusqu'à  quand  voulez-vous  que  l'empereur  vous  craigne? 

Ne  sauraîi-il  rien  voir  qu'il  n'emprunte  vos  yeux? 

Pour  se  conduire  enfin  n'a-t-il  pas  ses  aïeux? 

Qu'il  choisisse,  s'il  veut,  d'Auguste  ou  de  Tibère; 

Qu'il  imite,  s'il  peut,  Germanicus  mon  père. 

Parmi  tant  de  héros  je  n'ose  me  placer; 

Mais  il  est  des  vertus  que  je  lui  puis  tracer  : 

Je  puis  l'instruire  au  moins  combien  sa  confidence 

Entre  un  sujet  et  lui  doit  laisser  de  distance. 

BURRHUS. 

Je  ne  m'étais  chargé  dans  cette  occasion 
Que  d'excuser  César  d'une  seul^  action  : 
Mais  puisque,  sans  vouloir  que  je  le  justifie. 
Vous  me  rendez  garant  du  reste  d.e  sa  vie , 
Je  répondrai^  madame,  avec  la  liberté 
D'un  soldat  qui  s^it  mal  fiorder  la  vérité. 

Vous  m'avez  de  César  cox^Aé  U  jeunesse  ; 
Je  l'avoue,  et  je  dois  m'en  souvenir  s^n»  cesse- 
Mais  vous  avais-je  fait  serment  de  le  trahir. 
D'en  faire  un  empereur  qui  ne  sût  qu'obéir? 
Non.  Ce  n'est  plus  à  vous  qu'il  faut  que  j'en  réponde; 
Ce  n'est  plus  votre  fils,  c'est  le  maître  du  moix^e. 
J'en  dois  compte,  madame,  à  l'empire  romain. 
Qui  croit  voir  son  salut  ou  sa  perte  en  ma  main. 
Ah!  si  dans  l'ignorance  il  le  fallait  instruire^ 
N'avait-on  que  Sénèque  et  moi  pour  le  séduire? 
Pourquoi  de  sa  conduite  éloigner  les  flatteurs? 
Fallait-il  dans  l'exil  chercher  des  corrupteurs? 
La  cour  de  Claudius,  en  esclaves  fertile , 
Pour  deux  que  l'on  cherchait  en  eût  présenté  mille. 


ACTE  1,  SCÊNK  11.  2t9 

Qui  tous  auraient  brigué  llionneulr  de  l'avilir  : 
Dans  une  longue  enfance  ils  l'auraient  fait  vieUttr. 
De  quoi  vous  plaignez-vous,  madame?  On  vous  rév^rt  : 
Ainsi  que  par  César /on  jure  par'sa  mère. 
L'empereur,  il  est  vrai ,  ne  vient  plus  chaque  jour 
Mettre  à  vos  pieds  l'empire ,  et  gn»sir  votre  cont  : 
Mais  le  doit-il,  madame?  et  sa  reconnaissance 
Ne  peuWelle  éclater  que  dans  sa  dépendance? 
Toujours  humble,  totyours  le  timide  Néron 
N'ose-t-il  être  Auguste  et  César  que  de  nom? 
Vous  le  dirai-je  enfin?  Rome  le  justifie. 
Rome ,  à  trois  affranchis  si  longtemps  asservie , 
A  peine  respirant  du  joug  qu'ede  a  porté , 
Du  règne  de  Néron  compte  sa  Hbertc. 
Que  dis-je?  la  vertu  semble  même  i^naitre. 
Tout  l'empire  n'est  plus  la  dépouille  d'un  mtâtrz  : 
Le  peuple  au  champ  de  Mars  nomme  ses  magistrats; 
César  nomme  les  chefs  sur  la  foi  des  soldats  : 
Thraséas  au  sénat ,  Gorbiilon  dans  l'armée , 
Sont  encore  innocents,  malgré  leur  renommée  : 
Les  déserts,  autrefois  peuplés  de  sénateurs*, 
Ne  sont  plus  habités  que  par  leurs  délateurs. 
Qu'importe  que  César  continue  à  nous  croire. 
Pourvu  que  nos  conseils  ne  tendent  qu'à  sa  gloire  ; 
Pourvu  que  dans  le  cours  d'un  règne  florissant 
Rome  soit  toujours  Ubre,  et  César  timt-puissant? 
Mais,  madame,  Néron  suffit  pour  se  conduite. 
J'obéis,  sans  prétendre  à  l'honneur  de  l'instruire. 
Sur  ses  aïeux,  sans  doute,  il  n'a  qu'à  se  résilier; 
Pour  bien  faire,  Néron  n'a  qu'à  se  ressembler. 
Heureux  si  ses  vertus  Tune  à  l'autre  enchaînées 
Ramènent  tous  les  ans  ses  premières  années  1 

A«iiii>pm8. 
Ainsi,  sur  l'avenir  n'osant  vous  assurer. 
Vous  croyez  que  sans  vous  Néron  va  s'égarer. 
Mais  vous,  qui  jusqu'ici  content  de  votre  ouvrage, 
Venez  de  ses  vertus  nous  rendre  témoignage , 
Expliquez-nous  pourquoi,  devenu  ravisseur, 
Néhon  de  Silanus  fait  enlever  la  sœur? 
Ne  tient-il  qu'à  marquer  de  cette  ignominie 
Le  sang  de  mes  aïeux  qui  brille  dans  Junte  Y 


220  BRITANNIGUS. 

De  quoi  l'accuse-l-il?  cl  par  quel  attentat 
Devieiitr^lle  en  un  jour  criminelle  d'État; 
Elle  qui,  sans  orgueil  jusqu'alors  élevée. 
N'aurait  point  vu  Néron,  s'il  ne  l'eût  enlevée. 
Et  qui  même  aurait  mis  au  rang  de  ses  bienraits 
L'heureuse  liberté  de  ne  le  voir  jamais? 

BURRIIUS. 

Je  sais  que  d'aucun  crime  elle  n'est  soupçonnée. 
Mais  jusqu'ici  César  ne  l'a  point  condamnée, 
Madame  :  aucun  objet  ne  blesse  ici  ses  yeux; 
Elle  est  dans  un  palais  tout  plein  de  ses  aïeux. 
Vous  savez  que  les  droits  qu'elle  porte  avec  elle 
Peuvent  de  son  époux  faire  un  prince  rebelle  ; 
Que  le  sang  de  César  ne  se  doit  allier 
Qu'à  ceux  à  qui  César  le  veut  bien  confier  : 
Et  vous-même  avouerez  qu'il  ne  serait  pas  juste 
Qu'on  disposât  sans  lui  de  la  nièce  d'Auguste. 

AGRIPPIKE. 

Je  vous  entends  :  Néron  m'apprend  par  votre  voix 

Qu'en  vain  Britannicus  s'assure  sur  mon  choix. 

En  vain ,  pour  détourner  ses  yeux  de  sa  misère , 

J'ai  flatté  son  amour  d'un  hymen  qu'il  espère  : 

A  ma  confusion,  Néron  veut  faire  voir 

Qu'Agrippine  promet  par  delà  son  pouvoir. 

Rome  de  ma  faveur  est  trop  préoccupée  ; 

11  veut  par  cet  affront  qu'elle  soit  détrompée, 

Et  que  tout  l'univers  apprenne  avec  terreur 

A  ne  confondre  plus  mon  fils  et  Temp^reur. 

Il  le  peut.  Toutefois  j'ose  encore  lui  dire 

Qu'il  doit  avant  ce  coup  affermir  son  empire; 

Et  qu'en  me  réduisant  à  la  nécessité 

D'éprouver  contre  lui  ma  faible  autorité , 

H  expose  la  sienne;  et  que  dans  la  balance 

Mon  nom  peut-être  aura  plus  de  poids  qu'il  ne  pense. 

BURRHUS. 

Quoi,  madame!  toujours  soupçonner  son  respect! 
Ne  peut-il  faire  un  pas  qu'il  ne  vous  soit  suspect? 
L'empereur  voos  croit-il  du  parti  de  Junie? 
Avec  Britannicus  vous  croit-il  réunie? 
Quoi  !  de  vos  ennemis  devenez-vous  l'appui , 
Pour  trouver  un  prétexte  à  vous  plaindre  de  lui? 


ACTK  I,  SCÈNE  III.  7n 

Sur  )e  moindre  discours  qu'on  pourra  vous  redire^ 
Serez-Yous  toujours  prête  à  partager  l'empire? 
Vous  craindrez-Tous  sans  cesse  ^  et  vos  embrassements 
Ne  se  passeront-ils  qu'en  éclaircissements? 
Ah!  quittez  d'un  censeur  la  triste  diligence  : 
D'une  mère  facile  affectez  l'indulgence; 
Souffrez  quelques  froideurs  sans  les  faire  éclater; 
Et  n'avertissez  point  la  cour  de  vous  quitter. 

AGRIPPINE. 

Et  qui  s'honorerait  de  l'appui  d'Agrippine^ 
Lorsque  Néron  lui-même  annonce  ma  ruine  ; 
Lorsque  de  sa  présence  il  semble  me  bannir; 
Quand  Burrhus  à  sa  porte  ose  me  retenir? 

BURRHOS. 

Madame ,  je  vois  bien  qu'il  est  temps  de  me  taire , 
Et  que  ma  liberté  commence  à  vous  déplaire. 
La  douleur  est  injuste  ;  et  toutes  les  raisons 
Qui  ne  la  flattent  point  aigrissent  ses  soupçons. 
Voici  Britannicus.  Je  lui  cède  ma  place. 
ie  vous  laisse  écouter  et  plaindre  sa  disgrâce , 
Et  peutrètre,  madame,  en  accuser  les  soins 
De  ceux  que  l'empereur  a  consultés  le  moins. 

SCÈNE  III. 
AGRlPPiNE,  BWTANNICUS,  NARCISSE,  ALUÎNE. 

AGRTPPIISE. 

Ah ,  prince  !  où  courez-vous?  Quelle  ai*deur  inquiète 
Parmi  vos  ennemis  en  aveugle  vous  jette? 
Que  venez-vous  chercher? 

BRITANI^ICUS. 

Ce  que  je  cherche?  Ah  dieui  ! 
Tout  ce  que  j'ai  perdu,  madame,  est  en  ces  lieux. 
De  mille  affreux  soldats  Junie  environnée 
S'est  vue  en  ce  palais  indignement  traînée. 
Hélas!  de  quelle  horreur  ses  timides  esprits 
A  ce  nouveau  spectacle  auront  été  surpris  ! 
Enfin  on  me  Tenlève.  Une  loi  trop  sévère 
Va  séparer  deux  cœurs  qu'assemblait  leur  misère  : 
Sans  doute  on  ne  veut  pas  que,  mêlant  nos  douleurs. 
Nous  nous  aidions  l'un  l'autre  à  porter  nos  malheurs. 

l'j. 


«22  BKITANÎSICUS. 

ACRIPPINE. 

Il  surnt.  Comme  ¥ous  je  ressens  vos  injtires  ; 
Mes  plaintes  «Mit  déjà  précédé  vos  murmiires. 
Mais  je  ne  prétends  pas  qti'«B  ioi^issaat  courroux 
Dégage  ma  pai^  et  n'acquitte  envers  vous. 
Je  ne  m'explique  point.  Sî  ^ous  voulez  m'entcndre. 
Suivez-moi  ckez  Pallas,  où  je  vais  vous  attendre. 

SCÈNE  IV. 
BRlTAWnCUS,  NARCISSE. 

BRlTAMIfCOS. 

La  croirai-je^  Narcisse,  et  dois-je  sur  sa  foi 
La  prendre  pour  arbitre  entre  son  fils  et  moi? 
Qu'en  di&-tu?  N'esiHsa  pas  cette  même  Agrippinc 
Que  mon  père  épousa  jadis  pour  ma  ruine. 
Et  qui,  si  je  f  en  crois,  a  de  ses  derniers  jours. 
Trop  lents  pour  ses  desseins,  précipité  le  oours? 

NARCISSB. 

N'importe  :  elle  se  sent  comme  vous  outragée; 

A  vous  donner  Junie  elle  s'est  engagée  : 

Unissez  vos  chagrins;  liez  vos  intéràts. 

Ce  palais  retentit  en  vain  de  vos  regrets  : 

Tandis  qu'on  vous  verra  d'une  voix  suppliante 

Semer  ici  la  plainte  et  non  pas  Tcpouvaiite, 

Que  vos  ressentiments  se  perdront  en  discours , 

Il  n'en  faut  point  douter,  vous  vous  plaindrez  toujours. 

BRITANFIICUS. 

Ah ,  Narcisse  !  tu  sais  si  de  U  servitude 
Je  prétends  faire  encore  une  longue  habitude; 
Tu  sais  si  pour  jamais,  de  ma  chute  étonné. 
Je  renonce  à  l'empire  où  j'étais  destiné. 
Mais  je  suis  seul  encor  :  les  amis  de  mon  père 
Sont  autant  d'inconnus  que  glace  ma  misère  ; 
Et  ma  jeunesse  même  écarte  loin  de  moi 
Tous  ceux  qui  dans  le  cœur  me  réservent  leur  loi. 
Pour  moi,  depuis  un  an  qu'un  peu  d'expérience 
M'a  donné  de  mon  sort  la  triste  connaissance. 
Que  vois-je  autour  de  moi,  que  des  amis  vendus 
Qui  sont  de  tous  mes  pas  les  témoins  assidus. 
Qui,  choisis  par  Néron  pour  ce  commerce  infàiuc. 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  j^., 

Trariqueiit  avec  tei  des  secrets  de  mon  àine? 
Vjiioi  qu'il  en  soit,  Narcisse,  on  me  vend  tous  les  jours  ; 
Il  prévoit  m'es  desseins,  il  entend  mes  discours; 
Coaime  toi,  dans  mon  cœur  il  sait  ce  qui  se  passe. 
Que  t'en  semble,  Narcisse? 

TIAIICISSE. 

Ah  !  quelle  âme  assez  liassi!... 
C'est  à  vous  de  choisir  des  confidents  discrets , 
Seigneur,  et  de  ne  |>as  pwdiguer  vos  secrets. 

imiTANNICUS. 

Narcisse,  tu  dis  trai;  mais  cette  défiance 
Esi  toujours  d'un  grand  cœur  la  dernière  scienix; 
On  le  trompe  longtemps.  Mais  enfin  je  te  croi. 
Ou  plutôt  je  fais  vœu  de  ne  croire  que  toi. 
Mon  père,  il  m'en  souvient,  m'assura  de  ton  zèle  : 
Seul  de  ses  affranchis  tu  m'es  toujours  fidèle  ; 
Tes  yeux,  sur  ma  conduite  incessamment  ouverts. 
M'ont  sauvé  jusqu'ici  de  mille  écueils  couverts. 
Va  donc  voir  si  le  bruit  de  ce  nouvel  orage 
Aura  de  nos  amis  excité  le  courage. 
Examine  leurs  yeux,  observe  leurs  discours; 
Vois  si  j'en  puis  attendre  un  fidèle  secours. 
Surtout  dans  ce  paiais  remarque  avec  adresse 
Avec  quel  soin  Néron  fait  garder  la  princesse  : 
Sache  si  du  péril  ses  beaux  yeux  sont  remis, 
El  si  son  entretien  m'est  encore  permis. 
Cependant  de  Néron  je  vais  trouver  la  mère 
Chez  Pallas,  comme  toi  l'affranchi  de  mon  pèin^  : 
Je  vais  la  voir,  l'aigrir,  la  suivre,  et,  s'il  se  peut, 
M'engager  sous  son  nom  plus  loin  qu'elle  ne  veut. 


A€TE    SECOND. 

SCÈNE  I. 
NÉRON,  BURRHUS,  NARCISSE,  gardes. 

NÊHON. 

N'en  doutez  point,  Burrhus;  malgré  ses  injustices  « 


224  BRITANMICUS. 

C'est  ma  mère,  et  je  veux  ignorer  ses  caprices. 
Mais  je  ne  prétends  plus  ignorer  ni  souffrir 
Le  ministre  insolent  qui  les  ose  nourrir. 
Pillas  de  ses  conseils  empoisonne  ma  mère; 
Il  séduit  chaque  jour  Britannicus  mon  frère  : 
Us  l'écoutent  tout  seul;  et  qui  suivrait  leurs  pas 
Les  trouverait  peut-être  assemblés  chez  Pal  las. 
C'en  est  trop.  De  tous  deux  il  faut  que  je  récartc. 
Pour  la  dernière  fois,  qu'il  s'éloigne,  qu'il  parte; 
Je  le  veux,  je  l'ordonne  :  et  que  la  fin  du  jour 
Ne  le  retrouve  pas  dans  Rome  ou  dans  ma  cour. 
Allez  :  cet  ordre  importe  au  salut  de  l'empire. 

(aux  gardes.  ) 

Vous,  Narcisse,  approchez.  Et  vous,  qu'on  ae  retire. 

SCÈNE  II. 
NÉRON,  NARCISSE. 

NABCISSK. 

Grâces  aux  dieux,  seigneur,  Junie  entre  vos  mains 
Vous  assure  aujourd'hui  du  reste  des  Romains. 
Vos  ennemis,  déchus  de  leur  vaine  espérance , 
Sont  allés  chez  Pallas  pleurer  leur  impuissance. 
Mais  que  vois-je?  vous-même,  inquiet,  Étonné, 
Plus  que  Britannicus  paraissez  ron^lcrné. 
Que  présage  à  mes  yeux  cette  tristesse  obscure. 
Et  ces  sombres  regards  errants  h  î'avcnlnreî 
Tout  vous  rit  :  la  fortune  obéit  h  vos  rœnt. 

MÉHOIS. 

Narcisse,  c'en  est  fait,  Néron  est  amoureux. 

NARCISSE. 

Vous? 

NÉRON. 

Depui«  un  moment;  mais  pour  toute  ma  vie. 
J'aime,  que  dis-je,  aimer?  j'idolàlre  Junie. 

NARCISSE. 

Vous  l'aimez? 

NÉRON. 

Excité  d'un  désir  curieux , 
Celle  nuit  je  l'ai  vue  arriver  en  ces  lieux, 
Triste,  levant  au  ciel  ses  yeux  mouillés  de  larinijs, 
Qui  brillaient  au  travers  des  flambeaux  et  des  armes; 


ACTE  II,  SCÈNE  If.  225 

Belle  sans  ornement^  dans  le  simple  appareil 
D'une  beauté  qu'on  vient  d'arracher  au  sommeil. 
Que  Yeux-tu  ?  Je  ne  sais  si  cette  négligence , 
Les  ombres^  les  flambeaux,  les  cris,  et  le  silence. 
Et  le  farouche  aspect  de  ses  fiers  ravisseurs. 
Relevaient  de  ses  yeux  les  timides  douceurs  : 
Quoi  qu'il  en  soit,  ravi  d'une  si  belle  vue. 
J'ai  voulu  lui  parler,  et  ma  voix  s'est  perdue  : 
Immobile,  saisi  d'un  long  étonnement. 
Je  l'ai  laissé  passer  dans  son  appartement. 
J'ai  passé  dans  le  mien.  Cest  là  que,  solitaire. 
De  son  image  en  vain  j'ai  voulu  me  distraire. 
Trop  présente  à  mes  yeux,  je  croyais  lui  parler  : 
J'aimais  jusqu'à  ses  pleurs  que  je  faisais  couler. 
Quelquefois,  mais  trop  tard,  je  lui  demandais  grâce  : 
J'employais  les  soupirs,  et  même  la  menace. 
Voilà  comme  »  occupé  de  mon  nouvel  amour. 
Mes  yeux  sans  se  fermer  ont  attendu  le  jour. 
Mais  je  m'en  fais  peutrètre  une  trop  belle  image; 
Elle  m'est  apparue  avec  trop  d'avantage  : 
Narcisse,  qu'en  dis-tu? 

NARCISSE. 

Quoi ,  seigneur  !  croira-t-on 
Qu'elle  ait  pu  si  longtemps  se  cacher  à  Néron? 

NÉROK. 

Tu  le  sais  bien,  Narcisse.  Et,  soit  que  sa  colère 
M'imputât  le  malheur  qui  lui  ravit  son  frère; 
Soit  que  son  cœur,  jaloux  d'une  austère  fierté  > 
Enviât  à  dos  yeux  sa  naissante  beauté; 
Fidèle  à  sa  douleur,  et  dans  l'ombre  enfermée^ 
Elle  se  dérobait  même  à  sa  renommée  : 
Et  c'est  eette  vertu,  si  nouvelle  à  la  cour. 
Dont  la  petsérérance  irrite  mon  amour. 
Quoi,  Narcisse!  tandis  qu'il  n'est  point  de  Romaine 
Que  mon  amour  n'honore  et  ne  rende  plus  vainc , 
Qui,  dès  qu'à  ses  regards  elle  ose  se  fier. 
Sur  le  cœur  de  César  ne  les  vienne  essayer. 
Seule,  dans  son  palais,  la  modeste  Junie 
Regarde  leurs  honneurs  comme  une  ignominie , 
Fuit,  et  ne  daigne  pas  peut^tre  s'informer 
Sitiésar  est  aimable,  ou  bien  s'il  sait  aimer! 


92C  BRITANNICUS. 

Dis-moi,  BrlUnnicus  l'aiinc-t-il? 

IfAllClSSE. 

Quoi!  sliraime. 
Seigneur? 

nÉitON. 
Si  jeune  encor,  «e  connait-il  lui-même? 
D'un  regard  enchakitear  connait-il  le  poison? 

ftAKaSSK. 

Seigneur,  Tamour  toujours  n'attend  pas  la  Maison. 

N'en  doutez  point,  il  l'aime.  Instruits  par  tant  de  diamics. 

Ses  yeux  sont  déjà  faits  à  l'usj^  des  larmes; 

A  ses  moindres  désirs  il  sait  s'accommoder; 

Et  peutrètre  déjà  sait-i!  persuader. 

lIÉItOA. 

Que  dis-tu?  Sur  son  cœur  il  aurait  quelque  empire? 

VARCISSE. 

le  ne  sais.  Mais,  seigneur,  ce  que  je  puis  tous  dire, 

Je  l'ai  vu  quelquefois  ^arracher  de  ces  lieux, 

Le  cœur  plein  d'un  courroux  qu'il  cachait  à  vos  yeux. 

D'une  cour  qui  le  fuit  pleurant  l'ingratitude. 

Las  de  votre  grandeur  et  de  sa  servitude. 

Entre  Timpaticnce  et  la  crainte  flottant; 

II  allait  voir  Junie,  et  revenait  content. 

«ÉROIf. 

D'autant  plus  malheureux  qu'il  aura  su  lui  plaire, 
Narcisse,  il  doit  plutôt  souhaiter  sa  colère  : 
Néron  impunément  Vïe  sera  pas  jaloux. 

NARCISSE. 

Vous?  Et  de  quoi,  èeigneur,  vous  inquiétei-vaw? 
Junie  a  pu  le  plaindre  et  partager  ses  peines; 
Elle  n'a  vu  couler  de  larmes  que  les  siennes  : 
Mais  aujourd'hui,  seigneur,  que  ses  yein  dessillés. 
Regardant  de  plus  près  l'éclat  dont  vous  brillez. 
Verront  autour  de  vous  les  rois  sans  diadème, 
Inconnus  dans  la  foule,  et  son  amant  lui-méitie. 
Attachés  sur  vos  yeux,  s'honorer  d'un  regard 
Que  vous  aurec  sur  eux  fait  tomber  a«  iMeard  ; 
Quand  elle  vous  verra,  de  ce  degré  de  gloire. 
Venir  en  soupirant  avouer  sa  victoire; 
Maître,  n'en  doutez  point,  d'un  cœur  déjà  charnu, 
Commandez  qu'on  vous  aime ,  et  ^jus  serez  aimé. 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  227 

NÉRON. 

A  combien  de  cliagriiis  il  faut  que  je  m'apprête! 
Que  d'importunîtés! 

NARCISSE. 

Quoi  doue!  qui  vous  arrête, 
Seigneur? 

NÉRON. 

Tout  :  Octayie,  Agrippine,  Burrhus, 
Sénèque,  Rome  entière,  et  trois  ans  de  vertus. 
Non  que  pour  Octavie  un  reste  de  tendresse 
M'attache  à  son  hymen  et  plaigne  sa  jeunesse  : 
Mes  yeux,  depuis  longtemps  fatigués  d«  ses  soins. 
Rarement  de  ses  pleurs  daignent  être  témoins. 
Trop  heureux  si  bientôt  la  faveur  d'un  divorce 
Me  soulageait  d'un  joug  qu'on  m'imposa  par  force  ! 
Le  ciel  même  en  secret  semble  la  condamner  : 
Ses  vœux  depuis  quatre  ans  ont  beau  l'importuner. 
Les  dieux  ne  montrent  point  que  sa  yertu  les  touche  : 
D'aucun  gage,  Narcisse,  iU  n'honorent  sa  couche; 
L'empire  vainement  demande  un  héritier. 

NARCISSE. 

Que  tardez-vous,  seigneur,  à  la  répudier? 
L'empire,  votre  cœur,  tout  condamne  Octavie. 
Auguste  votre  aïeul  soupirait  pour  Livie  : 
Par  un  double  divorce  ils  s'unirent  tous  deux  ; 
Et  vous  devez  l'empire  à  ce  divorce  heureux. 
Tibère,  que  l'hymen  plaça  dans  sa  famille. 
Osa  bien  à  ses  yeux  répudier  sa  fille. 
Vous  seul,  jusques  ici  contraire  à  vos  désirs. 
N'osez  par  un  divorce  assurer  vos  plaisirs  ! 

NÉRON. 

Et  ne  coDDai»»tu  pas  l'implacable  Agrippinc? 

Mon  amour  inquiet  déjà  se  l'imagine 

Qui  m'amène  Octavie,  et  d'un  œil  enflamme 

Atteste. les  saints  droits  d'un  nœud  qu'elle  a  forme. 

Et,  portant  à  mon  cœur  des  atteintes  plus  rudes, 

Me  fait  un  long  récit  de  mes  ingratitudes. 

De  quel  front  soutenir  ce  fâcheux  entretien  ? 

NARCISSE. 

N'ète»-vous  pas,  seigneur,  votre  maître  et  le  sien? 
Vous  verrons-nou?  toujours  trembler  sons  sa  lulf^lle? 


228  BRITANNICUS. 

Vivez,  régnez  pour  voXis  :  c'est  trop  régner  pour  clic. 

Craignez-vous?  Mais,  seigneur,  vous  ne  la  craignez  pas  : 

Vous  venez  de  bannir  le  superbe  Palias, 

Pallas  dont  vous  savez  qu'elle  soutient  l'audace. 

XÉRON. 

Eloigné  de  ses  yeux,  j'ordonne,  je  menace, 
J'écoute  vos  conseils,  j'ose  les  approuver. 
Je  m'excite  contre  elle,  et  tâche  à  la  braver  : 
Mais,  je  t'expose  ici  mon  âme  toute  nue. 
Sitôt  que  mon  malheur  me  ramène  à  sa  vue, 
Soit  que  je  n'ose  encor  démentir  le  pouvoir 
De  ces  yeux  où  j'ai  lu  si  longtemps  mon  devoir, 
Soit  qu'à  tant  de  bienfaits  ma  mémoire  fidèle 
Lui  soumette  en  secret  tout  ce  que  je  tiens  d'elle; 
Mais  enfin  mes  efforts  ne  me  servent  de  rien  : 
Mon  génie  étonné  tremble  devant  le  sien. 
Et  c'est  pour  m'affranchir  de  cette  dépendance 
Que  je  la  fuis  partout,  que  même  je  l'offense, 
Et  que  de  temps  en  temps  j'irrite  ses  ennuis, 
Afin  qu'elle  m'évite  autant  que  je  la  fuis. 
Mais  je  t'arrête  trop  :  retire-loi ,  Narcisse; 
Britannicus  pourrait  t'accuser  d'artifice. 

NARCISSE. 

Non,  non;  Britannicus  s'abandonne  à  ma  foi. 

Par  son  ordre,  seigneur,  il  croit  que  je  vous  voi,     ' 

Que  je  m'informe  ici  de  tout  ce  qui  le  touche. 

Et  veut  de  vos  secrets  être  instruit  par  ma  bouche  •: 

Impatient  surtout  de  revoir  ses  amours , 

Il  attend  de  mes  soins  ce  fidèle  secours. 

NÉRON. 

J'y  consens;  porte-lui  cette  douce  nouvelle  : 
11  la  verra. 

NARCISSE. 

Seigneur,  bannissez-le  loin  d'elle. 

NÉRON. 

J'ai  mes  raisons,  Narcisse;  et  tu  peux  concevoir 
Que  je  lui  vendrai  cher  le  plaisir  de  la  voir. 
Cependant  vante-lui  ton  heureux  stratagème; 
Dis-lui  qu'en  sa  faveur  on  me  trompe  moi-même, 
Qu'il  la  voit  sans  mon  ordre.  On  ouvre;  la  voici. 
Va  retrouver  ton  maître,  et  l'amener  ici. 


ACTE  II,  SCENE  m.  729 

SCÈNE  III. 
NÉHON,  JUNIE. 

NÉRON. 

Vous  vous  troublez  j  madame,  et  changez  de  visage  : 
Lisez-vous  dans  mes  yeux  quelque  triste  présage? 

JUNIE. 

Seigneur^  je  ne  vous  puis  déguiser  mon  erreur; 
J'allais  voir  Octavie,  et  non  pas  l'empereur. 

NÉRON. 

le  le  sais  bien,  madame,  et  n'ai  pu  sans.envie 
Apprendre  vos  bontés  pour  l'heureuse  Octavie. 

JUNIB. 

Vous,  seigneur? 

NÉRON. 

Pensez-vous,  madame,  qu'en  ces  lieux 
Seule  pour  vous  connaître  Octavie  ait  des  yeux? 

JUNIE. 

Et  quel  autre,  seigneur,  voulez-vous  que  j'implore?  . 
A  qui  demandcrai-jc  un  crime  que  j'ignore? 
Vous  qui  le  punissez,  vous  ne  l'ignorez  pas  : 
De  grâce,  apprenez-moi,  seigneur,  mes  attentats, 

NÉRON. 

Quoi ,  madame  !  est-ce  donc  une  légère  offense 
De  m'avoir  si  longtemps  caché  votre  présence  ? 
Ces  trésors  dont  le  ciel  voulut  vous  embellir. 
Les  avez-vous  reçus  pour  les  ensevelir? 
L'heureux  Britannicus  verra-t-il  sans  alarmes 
Croître,  loin  de  nos  yeux,  son  amour  et  vos  charmes? 
Pourquoi,  de  cette  gloire  exclu  jusqu'à  ce  jour, 
M'avez-vous,  sans  pitié,  relégué  dans  ma  cour? 
On  dit  plus  :  vous  souffrez,  sans  en  être  offensée. 
Qu'il  vous  ose,  madame,  expliquer  sa  pensée  : 
Car  je  ne  croirai  point  que  sans  me  consulter 
La  sévère  Junie  ait  voulu  le  flatter. 
Ni  qu'elle  ait  consenti  d'aimer  et  d'être  aimée. 
Sans  que  j'en  sois  instruit  que  par  la  renommée. 

JUNIE. 

Je  ne  vous  nierai  point,  seigneur,  que  ses  soupirs 
M'ont  daigné  quelquefois  expliquer  ses  désirs. 

20 


230  KRITANNICIIS. 

U  n'a  point  détourne  ses  regards  d'une  fille 

Seul  reste  du  débris  d'une  illustre  famille  : 

Peut-être  il  se  souvient  qu'en  un  temps  plus  heureux 

Son  père  me  nomma  pour  l'objet  de  ses  vœux. 

Il  m'aime;  il  obéit  à  l'empereur  son  père. 

Et  j'ose  dire  encore ,  à  vous ,  à  Totre  met e  : 

Vos  désirs  sont  toujours  si  conformes  aux  siens... 

NÉRON. 

Ma  mère  a  ses  desseins,  madame;  et  j'ai  les  miens. 
Ne  parlons  plus  ici  de  Claude  et  d'Agrippkie; 
Ce  n'est  point  par  leur  choix  que  je  me  détermine. 
C'est  à  moi  seul,  jnadame,  à  répondra  de  vous; 
Et  je  veux  de  ma  main  yous  choisir  ua  époux. 

JUNIE. 

Ah,  seigneur!  songez-vous  que  toute  autre  alliance 
Fera  honte  aux  Césars,  auteurs  de  ma  naissance?        , 

NÉRON. 

Non,  madame;  l'époux  dont  je  vous  entretiens 
Peut  sans  honte  assembler  vo»  aïeux  et  les  siens  ; 
Vous  pouvez,  sans  rougir,  consentir  à  sa  ftammc. 

JUNIE. 

Et  quel  est  donc,  seigneur,  cet  époux ^ 

NÉRON. 

Moi,  madame. 

JUNIE. 

Vous! 

NÉRON. 

Je  VOUS  nommerais,  madame,  un  autre  nom , 
Si  j'en  savais  quelque  autre  au-dessus  de  Néron. 
Oui,  pour  vous  faire  un  choix  où  vous  puissiez  souscrire, 
J'ai  parcouru  des  yeux  la  cour.  Home,  et  l'empire. 
Plus  j'ai  cherché ,  madame ,  et  plus  je  cherche  encop 
En  quelles  mains  je  dois  confier  ce  trésor. 
Plus  je  vois  que  César,  digne  seul  de  vous  plaire, 
En  doit  être  lui  seul  l'heureux  dépositaire. 
Et  ne  peut  dignement  vous  confier  qu'aux  mains 
A  qui  Rome  a  commis  l'empire  des  humains. 
Vous-même,  consultez  vos  premières  années  : 
Claudius  à  son  fils  les  avait  destinées; 
Mais  c'était  en  un  temps  où  de  l'empire  entier 
Il  croyait  quelque  jour  le  nommer  l'héritier. 


ACTK  II,  SCËNK  llf.  231 

Les  dieux  ont  prononcé.  Loin  de  leur  contredire , 
C'est  à  vous  de  passer  du  côté  de  l'empire. 
En  Yain  de  ce  présent  il»  m'auraient  honoré, 
Si  votre  cœur  devait  en  être  séparé  ; 
Si  tant  de  soins  nt  sont  adoucis  par  vos  charmes  ( 
Si,  tandis  que  je  donnift  wbx  reilles,  aot  alarmes, 
Des  jours  toujours  à  plaihdn  et  toujours  enviés , 
Je  ne  vais  quelquefois  respirer  à  vos  pieds. 
Qu'Octavie  à  vos  yeux  ne  fosse  point  d'ombrage; 
Rome,  aussi  bien  que  moi,  vous^onne  son  suffrage. 
Répudie  Octavie,  et  ine  fait  dévouer 
Un  hymen  que  le  ciel  ne  veut  p(Mi  avoaer. 
Songez-y  donc,  madame >  el  t^êânn  en  vous-même      n 
Ce  choix  digne  des  soins  d'un  prince  qui  tous  aime. 
Digne  de  vos  beaux  yeux  trop  longtemps  captivés^ 
Digne  de  l'univers,  à  qui  vous  vt>08  devez. 

Seigneur,  avec  raison  je^eme^Hft  étohnée. 

Je  me  vois,  dans  le  co^rs  d'one  même  joumée, 

Gomme  une  criminelle  amenée  en  ces  lieux  ; 

Et  lorsqu'avec  frayeur  Je  parais  à  vos  yeux , 

Uue  sur  mon  innocence  à  peine  je  me  fie , 

Vous  m'offrez  tout  d'un  coup  la  place  d'Octavie. 

J'ose  dire  pourtant  que  je  n'ai  mérité 

Ni  cet  excès  d'honneur,  ni  cette  indignité. 

Et  pouvez-vous,  seigneur,  souhaiter  qu'une  fi  lie 

Qui  vit  presque  en  naissant  éteindre  Sa  (hmiUe , 

Qui,  dans  l'obscurité  nourrissant  sÀ  douleur. 

S'est  fait  une  vertu  conforme  à  son  malhe/ar. 

Passe  subitement  de  cette  nuit  profonde 

Dans  un  rang  qui  t'expose  aux  yeux  de  tout  lo  monde , 

Dont  je  n'ai  pu  de  loin  soutenir  la  dartc , 

Et  dont  une  autre  enfin  rempK%  la  majesté? 

t<1fcRON. 

Je  vous  ai  déjà  élit  que  je  la  irÉpftdie  : 

Ayez  moins  de  frayenr ,  ou  moins  de  modeslic. 

N'accusez  point  ici  mon  choit  d'aveuglement  : 

Je  vous  réponds  de  vous  ;  consentez  seulement. 

Du  sang  dont  vous  sortez  rappelez  la  mémoire  ; 

Et  ne  préférez  points  à  la  soKde  gloire 

Des  honneurs  dont  César  prétend  vous  rcvotir, 


232  BRITANNICUS. 

La  gloire  d'un  refus  sujet  au  repentir. 

JUIflE. 

Le  ciel  connaît ,  seigneur,  le  fond  de  ma  pensée. 
Je  ne  me  flatte  point  d'une  gloire  insensée  : 
Je  sais  de  vos  présents  mesurer  la  grandeur; 
Mais  plus  ce  rang  sur  moi  répandrait  de  splendeur , 
Plus  il  me  ferait  honte ,  et  mettrait  en  lumière 
Le  crime  d'en  avoir  dépouillé  l'héritière. 

NÉBON. 

Cest  de  ses. intérêts  prendre  beaucoup  de  soin, 
Madame;  et  l'amitié  ne  peut  aller  plus  loin. 
Mais  ne  nous  flattons  point,  et  laissons  le  mystère. 
La  sœur  vous  touche  ici  beaucoup  moins  que  le  frère  ; 
Et  pour  Britannicus... 

JDNIE. 

11  a  su  me  toucher. 
Seigneur;  et  je  n'ai  point  prétendu  m'en  cacher. 
Cette  sincérité  sans  doute  est  peu  discrète  ; 
Mais  toujours  de  mon  cœur  ma  bouche  est  l'interprète  : 
Absente  de  la  cour,  je  n'ai  pas  dû  penser, 
Seigneur,  qu'en  l'art  de  feindre  il  fallût  m'cxerccr. 
J'aime  Britannicus.  Je  lui  fus  destinée 
Quand  l'empire  devait  suivre  son  hymcnée  : 
Mais  ces  mêmes  malheurs  qui  l'en  ont  écarté. 
Ses  honneurs  abolis,  son  palais  déserté, 
La  fuite  d'une  cour  que  sa  chute  a  bannie. 
Son  autant  de  liens  qui  retiennent  Junie. 
Tout  ce  que  vous  voyez  conspire  à  vos  désirs; 
Vos  jours  toi^jours  sereins  coulent  dans  les  plaisirs; 
L'empire  en  est  pour  vous  l'inépuisable  source  : 
Ou ,  si  quelque  chagrin  en  interrompt  la  course. 
Tout  l'univers,  soigneux  de  les  entretenir. 
S'empresse  à  l'effacer  de  votre  souvenir. 
Britannicus  est  seul  :  quelque  ennui  qui  le  presse , 
n  ne  voit  dans  son  sort  que  moi  qui  s'intéresse. 
Et  n'a  pour  tous  plaisirs,  seigneur,  que  quelques  pleurs 
Qui  lui  font  quelquefois  oublier  ses  malheurs. 

NÉRON. 

Et  ce  sont  ces  plaisirs  et  ces  pleurs  que  j'envie. 
Que  tout  autre  que  lui  me  paierait  de  sa  vie. 
Mais  je  garde  à  ce  prince  un  traitement  plus  doux  ; 


ACTËII,  SCÈNE  IV.  213 

Madame;  il  va  bientôt  paraître  devant  vous. 

JUlflE. 

4b,  seigneur  !  vos  vertus  m'ont  toujours  rassurée. 

NÉRON. 

Je  pouvais  de  ces  lieux  lui  défendre  l'entrée; 

Mais,  madame,  je  veux  prévenir  le  danger 

Où  son  ressentiment  le  pomrait  engager. 

Je  ne  veux  point  le  perdre;  il  vaut  mieux  que  lui-même 

Entende  son  arrêt  de  la  bouche  qu'il  aime. 

Si  ses  jours  vous  sont  chers,  éloignez-le  de  vous. 

Sans  qu'il  ait  aucun  lieu  de  me  croire  jaloux. 

De  son  bannissement  prenez  sur  vous  l'offense; 

Et,  soit  par  vos  discours,  soit  par  votre  silence. 

Du  moins  par  yos  froideurs,  faites-lui  concevoir 

Qu'il  doit  porter  ailleurs  ses  vœux  et  son  espoir. 

JUNIE. 

Moi  l  que  je  lui  prononce  un  arrêt  si  sévère  ! 
Ma  bouche  mille  fois  lui  jura  le  contraire. 
Quand  même  jusque-là  je  pourrais  me  trahir. 
Mes  yeux  lui  défendront,  seigneur,  de  m'obéir. 

hÉRON. 

Caché  près  de  ces  lieux,  je  vous  verrai,  madame. 
Renfermez  votre  amour  dans  le  fond  de  votre  àme  : 
Vous  n'aurez  point  pour  moi  de  langages  secrets  ; 
J'entendrai  des  regards  que  vous  croirez  muets  ; 
Et  sa  perte  sera  l'infaillible  salaire 
D'un  geste  ou  d'un  soupir  échappé  pour  lui  plaire. 

Hélas!  si  j'ose  encor  former  quelques  souhaits. 
Seigneur,  permettez-moi  de  ne  le  voir  jamais. 

SCÈNE  IV. 
NÉRON,  JUNIE,  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Britannicus,  seigneur ,  demande  la  princesse; 
11  approche. 

NÉRON. 

Qu'il  vienne. 

JUNIE. 

Ah,  seigneur! 

20. 


334  BRITANMCUS. 

Je  vous  laisse. 
Sa  fortune  dépend  de  vous  ipliis  que  de  moi  : 
Madame  y  en  le  voyant,  songez  que  je  vous  voi. 

SCÈNE  V. 
JVT9R,  NABCSSSfe. 

JUMIE. 

Ah!  cher  Narcisse,  cours  au-devant  de  ton  maître! 
Dis-lui...  Je  suis  perduel  et  je  le  vois -paraitrc. 

SCÈWÉ  Vï. 

WNWt,  BMTANNIGUS^  MAHOSSfi. 

Burt^ivmcus. 
Madame,  quel  bonheur  me  tapproche  de  vous? 
Quoi!  je  puis  donc  jouir  d'un  CYilretren  Vi  don^ct 
Mais  parmi  ce  plaisir  quel  chagtiïi  me  dévore t 
Hélas!  puis-je  cspéret  de  vous  revoit  encore? 
Faut-il  que  je  dérobe,  avec  mille  détours. 
Un  bonheur  que  vos  yeux  tn'accordaient  tous  les  jours? 
Quelle  nuit!  quel  réveil!  Vos  pleurs,  votre  présence 
N'ont  point  de  ces  cruels  désarmé  l'insolence? 
Que  faisait  votre  amant?  Quel  démon  envieux 
M'a  refusé  l'honneur  de  mourir  à  vos  yeux? 
Hélas  !  dans  la  frayeur  dont  vous  étie2  atteiitte , 
M'avez-vous  en  secret  adressé  quelque  plainte? 
Ma  princesse,  avcz-vous  daigné  me  souhaiter? 
Songiez-vous  aux  douleurs  que  vous  m'aTlicz  coiKer?... 
Vous  ne  me  dites  rienl  quel  accueil!  quelle  glace! 
Est-ce  ainsi  que  vos  yeux  consolent  ma  disgrâce? 
Parlez  :  nous  sommes  seuls.  Notre  ennemi ,  trompe , 
Tandis  que  je  vous  |>arle  ^st  «rlieurs  occ«|»é  : 
Ménageons  les  moments  de  cette  heureuse  absence. 

TUlffE. 

Vous  êtes  en  des  lietnt  tout  pl«*ft«  de  sa  paissancc  : 
Ces  murs  même,  seigneur,  peuvent  avoir  des  yctix  ; 
Et  jamais  Tcmpercur  n'est  absent  de  ces  lieux. 

BRITANNICUS. 

Et  depuis  quand,  madame,  ètos-vous  si  craintive? 
Quoi!  déjà  votre  amour  souffre  qu'on  le  captive? 


ACTK  11,  SCfeNE  VII.  235 

Qu'est  devenu  ce  cœur  qui  me  jurait  toujours 
De  faire  à  Néron  même  envier  nos  amours? 
Mais  bannissez,  madame,  une  inutile  crainte  : 
La  foi  dans  tous  les  cœurs  n'est  pas  encore  éteinte  ; 
Chacun  semble  des  yeux  approuver  mon  courroux; 
La  mère  de  Néron  se  déclare  pour  noua. 
Rome,  de  sa  conduite  elle-tnème  oTfensèe... 

Ah,  seigneur!  vous  parleï  contre  votre  pensée. 
Vous-même,  vous  m'avez  âYoné  mille  Tois 
Que  Roaie  le  louait  itutit  commune  voix  : 
Toujours  à  sa  veîtû  vous  rendiez  qnclque  trotAmagc. 
Sans  doute  la  doulenr  vouti  dicte  ce  langage. 

mutAHmcuB. 
Ce  discours  me  surprend ,  il  îe  tout  avoucf  : 
Je  ne  vous  cherchais  pas  pour  l'entendre  louer. 
Quoi  !  pour  vous  confler  la  douleur  qui  m'ftccabk, 
A  peine  je  dérobe  un  moment  favorable; 
Et  ce  moment  si  cher,  madame,  e^  consumé  ^ 
A  louer  l'ennemi  dont  je  suis  opprimé! 
Qui  vous  rend  à  vous-même,  en  un  jour,  si  contraire? 
Quoi  !  même  vos  regards  ont  appris  à  se  taire? 
Que  voîs-je?  vous  craig«ez  de  rencontrer  mes  yeux  ! 
Néron  vous  plairaitril?  vous  serais-je  odieux? 
Ah!  si  je  le  croyais!...  Au  nom  des  dieux,  madame, 
Kclaircissez  le  trouble  où  vous  jetez  mon  àme. 
Parlez.  Ne  sui»-je  plus  dans  votre  souvenir? 

fUflIE. 

Rotirez->vous,  seigneur;  l'empereur  va  venir. 

BRrrAKlIlCOS. 

Après  ce  coup,  Narcisse,  à  qui  dois-je  n'aUendre? 

SCÈNE  VU. 
NÉRON ,  JUNIE ,  NARCISSE. 

.Madame... 

lumt. 
Non,  seigneur,  je  ne  puis  rtcn  cnlcndrc. 
Vous  êtes  obéi.  Laissez  couler  du  moins 
l>cs  larmes  dont  ses  yeux  ne  ?crorvl  pas  témoiuî-. 


236  BRITANNIGUS. 

SCÈNE     VIII. 
NÉRON,  NARCISSE. 

KÉRON. 

Eh  bien  I  de  leur  amour  tu  vois  la  violence, 

Narcisse;  elle  a  paru  jusque  dans  son  silence. 

Elle  aime  mon  rival,  je  ne  puis  l'ignorer; 

Mais  je  mettrai  ma  joie  à  le  désespérer. 

Je  me  tfixs  de  sa  peine  une  image  charmante  ; 

Et  je  l'ai  vu  douter  du  cœur  de  son  amante. 

Je  la  suis.  Mon  rival  t'attend  pour  éclater  : 

Par  de  nouveaux  soupçons  va,  cours  le  tourmenter, 

Et,  tandis  qu'à  mes  yeux  on  le  pleure,  on  l'adore, 

Fais-lui  payer  bien  cher  un  bonheur  qu'il  ignore. 

KARCISSE,  teul. 

La  fortune  f appelle  une  seconde  fois, 

Narcisse;  voudrais-tu  résister  à  sa  voix? 

Suivons  jusques  au  bout  ses  ordres  favorables, 

Et,  pour  nous  rendre  heureux,  perdons  les  misérables. 


ACTE   TROISIÈME. 

SCÈNE  I. 
NÉRON,  BURRHUS. 

BURRHUS. 

Hallas  obéira,  seigneur. 

NÉRON. 

Et  de  quel  œil 
Ma  mère  a-t-elle  vu  confondre  son  orgueil? 

BURRBUS. 

Ne  doutez  point,  seigneur,  que  ce  coup  ne  la  frappe, 
Qu'en  reproches  bientôt  sa  douleur  ne  s'échappe. 
Ses  transports  dès  longtemps  commencent  d'éclater  : 
A  d'inutiles  cris  puissent-ils  s'arrêter! 

NÉRON. 

Quoi  !  de  quelque  dessein  la  croyez-vous  capable? 


ACTE  III,  SGÊN£  I.  237 

BURRHUS. 

Agrîppiiie^  seigneur^  est  toujours  redoutable. 
Rome  et  tous  tos  soldats révèreat  ses  aïeux; 
Gcnnanicus  son  père  est  présent  à  leurs  yeux. 
Elle  sait  son  pouvoir;  tous  savez  son  courage  : 
Et  ce  qui  me  la  fait  redouter  davantage, 
Cest  que  vous  appuyez  vous-même  son  courroux, 
Et  que  vous  lui  donnez  des  armes  contre  vous. 

NÉRON. 

Moi^Burrhus? 

BURAHUS. 

Cet  amour,  seigneur,  qui  vous  possède... 

NÉRON. 

Je  vous  entends,  Burrhus.  Le  mal  est  sans  remède  : 
Mon  cœur  s'en  est  plus  dit  que  vous  ne  m'en  direz; 
Il  faut  que  j'aime  enfin. 

BURRHUS. 

Vous  vous  le  figurez. 
Seigneur;  et,  satisfait  de  quelque  résistance, 
Vous  redoutez  un  mal  faible  dans  sa  naissance 
Mais  si  dans  son  devoir  votre  cœur  affermi 
Voulait  ne  point  s'entendre  avec  son  ennemi  ; 
Si  de  vos  premiers  ans  vous  consultiez  la  gloire  ; 
Si  vous  daigniez,  seigneur,  rappeler  la  mémoire 
Des  vertus  d'Octavie  indignes  de  ce  prix. 
Et  de  son  chaste  amour  vainqueur  de  vos  mépris; 
Surtout  si,  de  Junie  évitant  la  présence. 
Vous  condamniez  vos  yeux  à  quelques  jours  d'absence  ; 
Croyez-moi ,  quelque  amour  qui  semble  vous  charmer. 
On  n'aime  point,  seigneur,  si  Ton  ne  veut  aimer. 

NÉRON. 

Je  vous  croirai,  Burrhus,  lorsque  dans  les  alarmes 

11  faudra  soutenir  la  gloire  de  nos  armes. 

Ou  lorsque,  plus  tranquille,  assis  dans  le  sénat. 

Il  Taudra  décider  du  destin  de  l'État  : 

Je  m'en  reposerai  sur  votre  expérience. 

Mais,  croyez-moi,  l'amour  est  une  autre  science^ 

Bnrrhas;  et  j6  ferais  quelque  difficulté 

D'abaisser  jusque-là  votre  sévérité. 

Adieu.  Je  souffre  trop,  éloigné  de  Junie. 


^^  BRiTANNICUS. 

SCÈNE  il. 
BfURÏlflUS. 

Enfin,  Burrhus^  Néron  découvre  son  génie  : 

Cette  férocité  que  tu  croyais  fléchir 

Oe  tes  faiUes  liens  est  |)rète  à  s'affranchir. 

ËH  quels  excès  peut-être  elle  va  se  répandre  ! 

0  dieux!  en  ce  malheur  quel  conseil  dois-je  prcndrcl 

Sénèque,  dont  les  soins  me  devraient  soulager. 

Occupé  loin  de  Rome,  ignore  ce  danger. 

Mais  quoi  !  si,  d'Agrippine  excitent  la  tendresse , 

Je  pouvais...  La  voici  :  mon  bonheur  me  l'adresse. 

SCÈNE  ilL 
AGRIPP1NE,BURRHUS,  ALBINE. 

Eh  bien!  je  me  lïHrtttpà^s,  Bttfrtius,  dans  Itieè  sowpçwisT 

Et  vous  vous  signalez  par  d'illustres  leçons! 

On  exile  Pallas,  dont  le  crime  pout-élrc 

Est  d'avoir  à  l'empire  élevé  votre  maître. 

Vous  le  savez  trop  bien;  jamais,  saïis  ses  avis, 

Claude,  qu'Hivernait,  n'eût  adopté  mon  fils. 

Que  dis-je?  à  son  épouse  on  dotine  une  rivale; 

On  affranchit  Néron  de  la  foi  conjugale  : 

Digne  emploi  d'un  tolttisftre  «nttemi  des  flatteurs, 

Choisi  pour  méVIte  uYi  fhefM  à  ses  jeunes  ardeui-s , 

De  les  flatter  lui^mèm»,  et  ttott^rîr  dans  son  âme 

Le  mépris  de  «sa  fnère  et  l'oubli  de  sa  femme  ! 

BUtllUIVS. 

Madame,  jusqu'ici  c'esl  trop  tôt  m'accuser- 

L  empereur  n'a  rien  fait  qu'on  no  puisse  excuser. 

N'imputez  qi&'à  PalléA  un  cx4t  néeesssrire  : 

Son  orgueil  dès  longtemps  e)dg«aU  ee  salaire; 

Et  l'empereur  ne  faH  ^^tofiOobiplir  à  regvet 

Ce  que  toute  la  tovir  éettiHhdait  «n  secfret 

liO  reste  est  un  malheur  q«ri  ft^seft  poinit  sans  rcssovroe  : 

Des  larmes  d'Octavie  on  peut  tarir  la  source. 

Mais  calmez  vos  transports.  Par  un  chemin  pifep  doux 

Vous  lui  pourrez  plutôt  ramener  son  époux  : 


ACTE  111,   SCÈNE  III.  239 

Lcâ  menaces  y  les  cris,  le  rendront  plus  farouchr. 

AGRl^PINE. 

Ah!  l'on  s'efTorce  en  vain  de  me  fermer  la  bouclu;. 
ic  \ois  que  mon  silence  irrite  vos  dédains; 
Et  c'est  trop  respecter  l'ouvrage  de  mes  mains. 
Pallas  n'emporte  pas  tout  l'appui  d'Agrippine; 
Le  ciel  m'en  laisse  assez  pour  venger  ma  ruine. 
Le  fils  de  Claudius  commence  à  ressentir 
Des  crimes  dont  je  n'ai  que  le  squI  repentir. 
J'irai,  n'en  doute?  point >  le,  montrer  à  l'armée , 
Plaindre  aux  yeux  des  solds^ts  son  enfance  opprimée, 
Leur  faire,  h  mon  exemple j,  expier  leuir  ei^ciir. 
On  verra  d^un  côté  le  fils  d'Un  empereur 
RcdcinaudaDt  la  foi  jurée  k  sa  famille  j^ 
Et  de  Germanicus  on  entendra  1^  QUe  : 
De  l'autre,  l'on  verra  le  fils  d'iGnobarbus^, 
Appuyé  de  Sénèque  et  du  tribun  Burrbus, 
Qui,  tous  deux  de  l'exil  rappelés  par  moi-même, 
Partagent  à  mes  yeux  rautoritc  suprême. 
Te  nos  crimes  communs  je  veux  qu'on  soit  ipstruit; 
On  saura  les  chemins  par  où  je  l'ai  conduit. 
Pour  rendre  sa  puissance  et  la  vdtre  odieuses^ 
i'avouerai  les  rumeurs  les  plus  injurieuses; 
Je  confesserai  tout,  exils,  assassinats^ 
Poison  même... 

BUERHUS. 

Madame,  iU  ne  vous  croiront  pas  : 
Its  sauront  récnser  Tinjuste  strsitagème 
D'un  témoin  irrité  qui  s'accuse  lui-même. 
Pour  moi,  qui  le  premier  secondai  vos  desseins, 
Qui  ils  même  jurer  l'armée  entre  ses  mains  ^ 
Je  ne  me  repens  point  de  ce  zèle  sincère. 
Madame,  c'est  uu  (Ils  qui  succède  k  son  pcre. 
En  adoptant  Néron,  Claudius  par  sou  choix 
•  De  son  fils  et  du  vôtre  a  confondu  les  droits. 
Rome  Ta  pu  choisir.  Ainsi,  sans  itre  injuste , 
Elle  choisit  Tibère  adopté  par  Auguste; 
Et  le  jeune  Agrippa,  de  son  sang  descendu , 
Se  vit  exclu  du  rang  vainement  prétendu. 
Sur  tant  de  fondements  sa  puissance  établie 
Par  vowa-mèmc  aujourd'hui  ne  peut  être  affaiblie; 


340  BRITANNICU6. 

Et^  s'il  m'écoute  cncor^  madame,  sa  bonté 

Vous  en  fera  bientôt  perdre  la  volonté. 

J'ai  commencé^  je  vais  poursuivre  mon  ouvrage, 

SCÈNE  IV. 
AGRIPPINE,  ALBINE. 

ALBINE. 

Dans  quel  emportement  la  douleur  vous  engage , 
Madame!  L'empereur  puisse-t-il  l'ignorer! 

AGRIPPINE. 

Ahl  lui-môme  à  mes  ycur  puisse-t-il  se  montrer! 

ALBINE. 

Madame  y  au  nom  des  dieux  ^  cachez  votre  colère. 
Quoi  !  pour  les  intérêts  de  la  sœur  ou  du  frère. 
Faut-il  sacrifier  le  repos  de  vos  jours? 
Contraindrez-vous  César  jusque  dans  ses  amours? 

AGRIPPINB. 

Quoi!  tu  ne  vois  donc  pas  jusqu'où  l'on  me  ravale, 
Albine?  C'est  à  moi  qu'on  donne  une  rivale. 
Bientôt,  si  je  ne  romps  ce  funeste  lien, 
Ma  place  est  occupée ,  et  je  ne  suis  plus  rien. 
Jusqu'ici  d'un  vain  titre  Octavie  honorée^ 
Inutile  à  la  cour^  en  était  ignorée  : 
1^8  grâces,  les  honneurs  par  moi  seule  versés. 
M'attiraient  des  mortels  les  vœux  intéressés. 
Une  autre  de  César  a  surpris  la  tendresse; 
Elle  aura  le  pouvoir  d'épouse  et  de  maîtresse^ 
Le  fruit  de  tant  de  soins,  la  pompe  des  Césai*s, 
Tout  deviendra  le  prix  d'un  seul  de  ses  regards. 
Que  dis-je?  l'on  m'évite,  et,  déjà  délaissée... 
Ah  !  je  ne  puis,  Albine,  en  souffrir  ta  pensée. 
Quand  je  devrais  du  ciel  hâter  l'arrêt  fatal, 
Néron,  l'ingrat  Néron...  Mais  voici  son  rival. 

SCÈNE  V. 
BRITANNICUS,  AGRIPPINE,  NARCISSE,  ALBINE. 

BRITANNICUS. 

Nos.cnnemis  communs  ne  sont  pas  invincibles. 
Madame;  nos  malheurs  trouvent  des  cœurs  sensibles  : 


ACTE  111,  SCENE  VI.  241 

Vos  amis  et  les  miens,  jusqu'alors  si  secrets. 
Tandis  que  nous  perdions  le  temps  en  vains  regrets. 
Animés  du  courroui  qu'allume  l'injustice  9 
Viennent  de  confier  leur  douleur  à  Narcisse. 
Néron  n'est  pas  encor  tranquille  possesseur 
De  l'ingrate  qu'il  aime  au  mépris  de  ma  sœur. 
Si  TOUS  êtes  toujours  sensible  à  son  injure. 
On  peut  dans  son  devoir  ramener  le  parjure. 
La  moitié  du  sénat  s'intéresse  pour  nous  ; 
Sylla,  Pison,  Plautus... 

AGRIPriNB. 

Prince,  que  dites-vous? 
Sylla >  Pison,  Plautus,  les  chers  de  la  noblesse! 

BRITANN1CUS. 

Madame,  je  vois  bien  que  ce  discours  vous  blesse. 
Et  que  votre  courroux,  tremblant,  irrésolu, 
Craint  déjà  d'obtenir  tout  ce  qu'il  a  \oulu. 
Non,  vous  avez  trop  bien  établi  ma  disgrâce; 
D'aucun  ami  pour  moi  ne  redouiez  l'audace  : 
Il  ne  m'en  reste  plus;  et  vos  soins  trop  prudents 
Les  ont  tous  écartés  ou  séduits  dès  longtemps. 

AGRIPPINB. 

Seigneur,  à  vos  soupçons  donnez  moins  de  créance  : 
Notre  salut  dépend  de  notre  intelligence. 
J'ai  promis,  il  suffit  :  malgré  vos  ennemis. 
Je  ne  révoque  rien  de  ce  que  j'ai  promis. 
Le  coupable  Néron  fuit  en  vain  ma  colère; 
Tôt  ou  tard  il  faudra  qu'il  entende  sa  mère. 
J'essaierai  tour  à'tour  la  force  et  la  douceur; 
Ou  moi-même,  avec  moi  conduisant  votre  sœur, 
J'irai  semer  partout  ma  crainte  et  ses  alarmes. 
Et  ranger  tous  les  cœurs  du  parti  de  ses  larmes. 
Adieu.  J'assiégerai  Néron  de  toutes  parts. 
Vous,  si  vous  m'en  croyez,  évitez  ses  regards. 

SCÈNE  VI. 
BRITANNICUS,  NARCISSE. 

BRITANMCUS. 

Ne  m'as-tu  point  flatte  d'une  fausse  espérance? 
Puïs-jc  sur  ton  récit  fonder  quelque  assurance, 

7A 


r*7  BRITANNICIJS. 

Narcisse? 

NARCISSE. 

Oui.  Mais 9  seigneur  ^  ce  n'est  pas  cm  cos  lieux 
Qu'il  faut  développer  ce  mystère  à  vos  yeux. 
Sortons.  Qu'attendez-Tous? 

•MTANNICVS. 

Ce  que  j'attends ,  Naffeisse  Y 
Hélàs! 

MABfilSSE. 

Expliquez-vous. 

BRITAlfIfICUS. 

Si  par  ton  artifice 
Je  pouvais  revoir... 

NARCISSE. 

Qui? 

BRITAnillCUS. 

J'en  rougis.  Mais  eafln 
D'un  cœur  moins  agité  j'attendrais  mon  desUQ. 

NARCISSE. 

Après  tous  mes  discours  vous  la  croyez  Gdèlc? 

BRITAMNICUS. 

Non^  je  la  crois ^  Narcisse ,  ingrate^  criminelle , 

Digne  de  mon  courroux  :  mais  je  sens ,  malgré  moi , 

Que  je  ne  le  crois  pas  autant  que  je  le  doi. 

Dans  ses  égarements  mon  cœur  opiniâtre 

Lui  prête  des  raisons ,  l'excuse  >  l'idolâtre. 

Je  voudrais  vaincre  enfin  mon  incrédulité; 

Je  la  voudrais  haïr  avec  tranquillité. 

Et  qui  croira  qu'un  cœur  si  grand  en  apparev^e» 

D'une  infidèle  cour  ennemi  dès  l'enfance  y 

Renonce  à  tant  de  gloire ,  et  dès  le^premier  jour 

Trame  une  perfidie  inouïe  à  la  cour? 

NARCISSE. 

Et  qui  sait  si  l'ingrate,  en  sa  longue  retraite. 
N'a  point  de  l'empereur  médité  la  défaite? 
Trop  sûre  que  ses  yeux  ne  pouvaient  se  cacher. 
Peut-être  elle  fuyait  pour  se  faire  chercher , 
Pour  exciter  Néron  par  la  gloire  pénible 
De  vaincre  une  fierté  jusqu'alors  invincible. 

BHITANMCHS. 

Je  ne  la  puis  donc  voir? 


ACTE  llf,   SCÈNl/  Vir.  243 

NAIiaSSE. 

Seigneur ,  ch  ce  momen  t 
Ell<;  reçoit  le^  vœux  de  son  nouvel  a)pant. 

bMtXNincvs. 
Eh  bien  !  Narcisse^  allons.  Mais  ifue  vdi^e?  C'est  die. 

KX^CISSB  ,  à  pttt. 

Ah  dieux!  X  l>em^p^â)^ttt  portons  cette  nouvâ 

SCÈNE  VIL  \ 

junie,6ritannicus. 

jtihite. 
Retirez-vous,  seîgtteur,  etlTayez  on  courroux 
Que  ma  persévérance  àtltime  coVKrc  vous. 
Néron  est  irrite.  Je  tue  suis  échappée , 
Tandis  qu'à  Tarrèter  sa  ttrëre  est  occupée. 
Adieu;  réservez-vous,  sans  blesser  mon  amQur, 
Au  plaisir  de  me  voir  justifier  un  jour. 
Votre  image  sans  cesse  est  présente  à  nmii  éoie  ; 
Rien  ne  l'en  peut  banuir. 

^WTXWrtrtJS. 

)e  vou^  eMetids ,  mcéanie  > 
Vous  voulez  que  ma  fuite  assure  vos  désirs , 
Que  je  laisse  un  champ  libre  à  vos  nouveaux  soupirs. 
Sans  doute ,  en  me  voyant ,  utïe  pudeur  secrète 
Ne  vous  laisse  goûtcT  qu'une  joie  iii<qiitète. 
Eh  bien,  it  faut  partit! 

9eïgftetir>  sans  n'ioifmter... 

MmifNTCOS. 

Ah  !  vous  deviet  tlti  moins  plus  longtemps  disputer. 

Je  ne  murmure  poitit  ^u^ive  amUié  t)omm«iie 

Se  range  du  patti  q^ieHatte  la  fortune; 

Que  l'éclat  d'un  empi)r6  ait  pu  vous  éblouir; 

Qu'aux  dépens  de  ma  sa»»  vo^s  -en  vooHez  jouir  : 

Mais  que,  de  ces  g^néetffs  eovime  use  autre  occupée. 

Vous  m^en  ^yez  ffttt  si  longtemips  détrompée; 

Non,  je  l'avotie  enùor>  teon  cœut*  désespéré 

Contre  ce  seul  malheut  n^était  point  préparé. 

J'ai  vu  sur  sa  rûiwe  élever  l'injustice; 

1>€  mes  persécuteurs  J'ai  vu  le  ciel  comphce  : 


244  BRITANNICUS. 

Tant  d'horreurs  n'avaient  point  épuisé  son  courroux  ^ 
Madame;  il  me  restait  d'être  oublié  de  vous. 

jimiE. 
Dans  un  temps  plus  heureux,  ma  juste  impatience 
Vous  ferait  repentir  de  votre  défiance  : 
Mais  Néron  vous  menace;  eo  ce  pressant  danger, 
Seigneur,  j'ai  d'autres  soins  que  de  vous  affliger. 
Allez,  rassurez-vous,  et  cessez  de  vous  plaindre; 
Néron  nous  écoutait,  et  m'ordonnait  de  feindre. 

BRITANNICOS. 

Quoi!  le  cruel... 

JUNIB. 

Témoin  de  tout  notre  entretien. 
D'un  visage  sévère  examinait  le  mien , 
Prêt  à  faire  sur  vous  éclater  la  vengeance 
D'un  geste  confident  de  notre  intelligence. 

BRITANNICUS. 

Néron  nous  écoutait,  madame  1  Mais,  hélas! 
Vos  yeux  auraient  pu  feindre  et  ne  m'abuser  pas  : 
Ils  pouvaient  me  nommer  l'auteur  de  cet  outrage. 
L'amour  estril  muet,  ou  n'a-t-il  qu'un  langage? 
De  quel  trouble  un  regard  pouvait  me  préserver  ! 
Il  fallait... 

iuniB. 
Il  fallait  me  taire  et  vous  sauver. 
Combien  de  fois,  hélas!  puisqu'il  faut  vous  le  dire, 
Mon  cœur  de  son  désordre  allait-il  vous  instruire  ! 
De  combien  de  soupirs  interrompant  le  cours, 
Ai-je  évité  vos  yeux  que  je  cherchais  toujours  ! 
Quel  tourment  de  se  taire  en  voyant  ce  qu'on  aime  ! 
De  l'entendre  gémir,  de  l'affliger  soi-même. 
Lorsque  par  un  regard  on  peut  le  consoler! 
Mais  quels  pleurs  ce  regard  auraitril  fait  couler! 
Ah!  dans  ce  souvenir,  inquiète,  troublée. 
Je  ne  me  sentais  pas  assez  dissimulée  : 
De  mon  front  effrayé  je  craignais  la  pâleur; 
Je  trouvais  mes  regaiàs  trop  pleins  de  ma  douleur  : 
Sans  cesse  il  me  semblait  que  Néron  en  colère 
Me  venait  reprocher  trop  de  soin  de  vous  plaire  : 
Je  craigais  mon  amour  vainement  renferme  : 
Enfin,  j'aurais  voulu  n'avoir  jamais  aimé. 


ACTE  III,  SCÈNE  VIII.  215 

Hélas!  pour  son  bonheur,  seigneur,  et  pour  le  nôtre 
Il  n'est  que  trop  instruit  de  mon  cœur  et  du  vôtre  !     ' 
Allez,  encore  un  coup,  cachez-vous  à  ses  yeux  ; 
Mon  cœur  plus  à  Joisir  vous  éclaircira  mieux. 
De  mille  autres  secrets  j'aurais  compte  à  vous  rendre. 

BRITATINICUS. 

Ah!  n'en  voilà  que  trop  ;  c'est  trop  me  faire  entendre. 
Madame,  mon  bonheur,  mon  crime,  vos  bontés. 
Et  savez-vous  pour  moi  tout  ce  que  vous  quittez? 

(  M  jeUot  aux  pieds  de  Junic.) 

Quand  pourrai-je  à  vos  pieds  expier  ce  reproche  ! 

JUNIE. 

Que  faites-vous?  Hélas!  votre  rival  s'approche. 

SCÈNE  VIII. 
NËRON,  BRITANNICUS,  JUNÏE. 

HÉRON. 

Prince,  continua  des  transports  si  charmants. 
Je  conçois  vos  bontés  par  ses  remercifnents. 
Madame;  à  vos  genoux  je  vi^ns  de  le  surprendre. 
Mais  il  aurait  aussi  quelque  grâce  à  me  rendre; 
Ce  lieu  le  favorise,  et  je  vous  y  retiens 
Pour  lui  faciliter  de  si  doux  entretiens. 

BRITAffNICOS. 

Je  puis  mettre  à  ses  pieds  ma  douleur  ou  ma  joie 
Partout  où  sa  bonté  consent  que  je  la  voie  ; 
Et  l'aspect  de  ces  lieux  où  vous  la  retenez 
N'a  rien  dont  mes  regards  doivent  être  étonnés. 

lIÉROIf. 

Et  que  TOUS  montrent-ils  qui  ne  vous  avertisse 
Qu'il  faut  qu'on  me  respecte  et  que  Ton  m'obéisse? 

BRITAJ1MICUS. 

Ils  ne  nous  ont  pas  vus  l'un  et  l'autre  élever. 
Moi  pour  vous  obéir,  et  vous  pour  me  braver; 
Et  ne  s'attendaient  pas ,  lorsqu'ils  nous  virent  naître , 
Qu'un  jour  Domitius  me  dût  parler  en  maître. 

TIÉRON. 

Ainsi  par  le  destin  nos  vœux  sont  traversés; 

J'obéissais  alors,  et  vous  obéissez. 

Si  vous  n'avez  appris  à  vous  laisser  conduire, 

21. 


240  BRITANNlCiJS. 

Vous  ôtcs  jeutie  encore,  et  l'on  petfl  vous  instruire. 

«WTANNtCfUS. 

El  qui  m'en  îwstruira? 

Toôl  l'rtnpft^  à  là  fois. 
Home.  ^ 

efrttAMNicus. 
Rowrc  Yvret-^le  ati  nombfe  de  vos  'êroits 
Tout  ce  qu'a  de  cfUïl  l^urtice  et  ia  (brce , 
Les  emprisonnements,  le  rapt,  et  le  divorce? 

Rome  ne  porte  point  ses  regartls  curieux 
Jusque  dans  des  secï-ets  qtie  je  cache  à  ses  yeux. 
Imitez  son  respect. 

ftlttTARNICUS. 

Qo  sait  ce  qu'elle  eo  pense. 
nÉaoN. 
Elle  se  tait  du  moins  :  imitez  son  silence. 

.      .  vBHItkWHCfBS. 

Ainsi  Néron  comnénce  à  ire  «e  phis  Causer. 

Néron  de  vos  discours  couinenôeiàrse  Itteer. 

^.  ^  *RrrAHWou&. 

Chacun  devait  bénir  le  bottheiir  ^  son  règne. . 

..  ivésoif. 

Heureux  ou  malheuww ,  U  sufiit  qm'«a  me  «ntgne. 

,  vnmiimcus. 

Ne  méntenwt  pas  ses  aivlaadisarmente. 

n»  «.^•-.        .  .  WÉROlf. 

Je  sais  1  M*  de  pan»-  un  rival  twinrairo. 

n  BRITAMMICUS. 

sa  seule  inimitte  peut  me  faire  ♦rcmblor. 
Souhaitez-la;  c'est  tout  oe"q*;îê7e  vous  pois  dire. 
Le  bonheur  de  lui  puirc  est  le  seul  où  j'aspire, 
tlle  vous  l'a  prou.is,  vous"Srplairez  toujours. 


ACTE  III,  SCENE   IX.  247 

BRITANNICDS. 

Je  ne  sais  pas  du  mmns  épier  ses  discours  : 
Je  la  laisse  expliquer  sur  to«t  ce  qui  me  touche, 
Et  ne  me  cache  point  pom*  lui  Cenner  ia  bouche. 

if«iroK. 
Je  vous  eAtevtds.  Eh  bien,  gardes! 

J0ME. 

Quefaites-votts? 
C'est  votre  frdve.  ilélasl  c'est  un  amant  jalom  l 
Seigneur,  milte  tnalkeiirs  perséctAcnt  sa  vie  c 
Ab  !.  son  bonfaenr  peut>il  exciter  votre  envie? 
Souffrez  que,  de  vos  cœurs  rapprochant  les  liens. 
Je  me  cache  à  vos  yeux  et  me  dérobe  aux  siens. 
Ma  fuite  arrêtera  vos  discordes  fatales; 
Seigneur,  j'irai  remplir  le  nombre  des  vestales. 
Ne  lui  disputez  plus  mes  vœux  infortunés; 
Souffrez  que  les  dieux  seuls  en  soient  importunés. 

NÉRON. 

L'entreprise,  madame,  est  étrange  et  soudaine. 
Dans  son  appartement^  gardes,  qu'on  la  remënc. 
Gardez  Britannicus  dans  celui  de  sa  sœur. 

BRITANNICUS. 

C'est  ainsi  qùe'Nétoti  sait  disputer  un  cœur. 

•JCHIE. 

Prince,  sans  l'irriter,  ccAons  à  cet  orage. 

>CÉR0IH. 

Gardes,  Obéissez  sans  tarder  davantage. 

SCÈNE  IX. 
NÊMN,  BURRHiJS. 

BURRUUS. 

V>uc  vois^jcl  oh  ciel! 

MÈRON,  sans  voir  Rurrlius. 

Ainsi  leurs  feux  sont  rcdoiAlc»  : 
Je  reconnais  la  main  qui  les  a  rassemblés. 
Agrippine  ne  s'est  présentée  à  ma  vue. 
Ne  s'est  dans  ses  discours  si  longtemps  étendue. 
Que  pour  faire  jouer  ce  ressort  odieux. 

(  ap«rcevaDt  Burrhiu.  ) 

Qu'on  sache  si  ma  mère  est  encore  en  ces  lieux. 


248  BRlTAiNMICUS. 

Burrhus,  dans  ce  palais  je  veux  qu'on  la  relionne, 

Et  qu'au  lieu  de  sa  garde  on  lui  donne  la  mienne. 

BURRRUS. 

Quoi,  seigneur!  sans  l'ouïr?  Une  mère? 

HÉRON. 

Âitètez! 
J'ignore  quel  projet,  Burrhus,  tous  méditez  : 
Mais,  depuis  quelques  jours,  tout  ce  que  je  désire 
Trouve  en  vous  un  censeur  prêt  à  me  contredire. 
Répondez-m'en,  vous  di»-je;  ou,  sur  votre  refus, 
D'autres  me  répondront  et  d'elle  et  de  Burrhus. 


ACTE    QUATRIÈME. 

SCÈNE  I. 
AGRIPPLNE,  BURRHUS. 

BURRHUS. 

Oui,  madame,  à  loisir  vous  pourrez  vous  défendre  : 
César  lui-même  ici  consent  de  vous  entendre. 
Si  son  ordre  au  palais  vous  a  fait  retenir. 
C'est  peut-être  à  dessein  de  vous  entretenir. 
Quoi  qu'il  en  soit,  si  j'ose  expliquer  ma  pensée. 
Ne  vous  souvenez  plus  qu'il  vous  ait  offensée; 
Préparez-vous  plutôt  à  lui  tendre  les  bras  : 
Défendez-vous,  madame,  et  ne  l'accusez  pas. 
Vous  voyez,  c'est  lui  seul  que  la  cour  envisage. 

Quoiqu'il  soit  votre  fils,  et  même  votre  ouvrage, 

11  est  votre  empereur  :  vous  êtes,  comme  nous. 

Sujette  à  ce  pouvoir  qu'il  a  reçu  de  vous. 

Selon  qu'il  vous  menace  ou  bien  qu'il  vous  caresse, 

La  cour  autour  de  vous  ou  s'écarte  ou  s'empresse. 

C'est  son  appui  qu'on  cherche  en  cherchant  votre  appui. 

Mais  voici  l'empereur. 

AGRIPPINE. 

Qu'on  me  laisse  avec  lui. 


ACTE  IV,  SCÈNK  I<1.  24» 

SCËNE  II. 
NÉRON,  AGRIPPINE. 

ÀGRIPPINE,  s'astejant. 

Approchez-vous,  Néron,  et  prenez  votre  place. 
On  veut  sur  vos  soupçons  que  je  vous  satisfasse. 
J'ignore  de  quel  crime  on  a  pu  me  noircir  : 
De  tous  ceux  que  j'ai  faits  je  vais  vous  éclaircir. 

Vous  régnez  :  vous  savez  combien  votre  naissance 
Entre  l'empire  et  vous  avait  mis  de  distance. 
Les  droits  de  mes  aïeux,  que  Rome  a  consacres, 
Étaient  même  sans  moi  d'inutiles  degrés. 
Quand  de  Britannicus  la  mère  condamnée 
Laissa  de  Glaudius  disputer  l'hyménée. 
Parmi  tant  de  beautés  qui  briguèrent  son  choix, 
Qui  de  ses  affranchis  mendièrent  les  voix. 
Je  souhaitai  son  lit,  dans  la  seule  pensée 
De  vous  laisser  au  trône  où  je  serais  placée. 
Je  fléchis  mon  orgueil;  j'allai  prier  Pallas. 
Son  maître,  chaque  jour  caressé  dans  mes  bras. 
Prit  insensiblement  dans  les  yeux  de  sa  nièce 
L'amour  où  je  voulais  amener  sa  tendresse. 
Mais  ce  lien  du  sang  qui  nous  joignait  tous  deux 
Écartait  Glaudius  d'un  lit  incestueux  : 
Il  n'osait  épouser  la  fille  de  son  frère. 
Le  sénat  fut  séduit  :  une  loi  moins  sévère 
Mit  Claude  dans  mon  Ut,  et  Rome  à  mes  genoux. 
C'était  beaucoup  pour  moi  :  ce  n'était  rien  pour  vous. 

Je  vous  fis  sur  mes  pas  entrer  dans  sa  famille  ; 
Je  vous  nommai  son  gendre ,  et  vous  donnai  sa  fille  : 
Silanus,  qui  l'aimait,  s'en  vit  abandonné. 
Et  marqua  de  son  sang  ce  jour  infortuné. 
Ce  n'était  rien  encore.  Eufôiez-vous  pu  prétendre 
Qu'un  jour  Claude  à  son  fils  dût  préférer  son  gendre? 
De  ce  même  Pallas  j'implorai  le  secours  : 
Claude  vous  adopta,  vaincu  par  ses  discours, 
V<ius  appela  Néron,  et  du  pouvoir  suprême 
Voulut  avant  le  temps  vous  faire  part  lui-même. 
C'est  alors  que  chacun ,  rappelant  le  passé , 
Découvrit  mon  dessein  déjà  trop  avancé; 


260  BRITANNICUS. 

Que  de  Britannicus  la  disgrâce  future 
Des  amis  de  son  père  excita  le  murmure. 
Mes  promesses  stai  uns  éblouirent  les  yeux  ; 
L'exil  me  délivra  des  plus  séditieux; 
Claude  mème^  lassé  de  ma  plainte  éternelle, 
Éloigna  de  son  fils  tous  ceux  de  qui  le  zèle, 
Engagé  dès  lon^mps  à  suivre  son  destlii^ 
Pouvait  du  trône  encor  lui  rouvrir  le  chemWi. 
Je  fis  plus  :  je  choisis  moi-même  dans  mt  suile 
Ceux  à  qui  je  voulais  qu'on  livrât  sa  conduire. 
J'eus  soin  de  vous  nommer^  par  un  contr aiï'e  choix , 
Des  gouverneurs  que  Rome  honorait  éc  sa  y(Âx  : 
Je  fus  sourde  à  la  brigue,  et  crus  la  tcnommcc; 
J'appelai  de  l'exil,  je  tirai  de  l'ariVrée^ 
Et  ce  même  Sénèque,  et  ce  Hnème  Burii^us, 
Qui  depuis...  Home  alors  estimait  leurs  vertus. 
De  Claude  en  même  temps  épuisant  les  richesses. 
Ma  main  sous  votre  nom  répandait  ses  largesses. 
I.es  spectacles,  les  dons,  invincibles  appas, 
Vous  attiraient  les  cœurs  du  peuple  et  des  soléats, 
Qui  d'ailleurs,  réveillant  leur  tendresse  première, 
Favorisaient  en  vous  Germanicus  mon  père. 

Cependant  Claudius  pendiait  vers  son  dédih. 
Ses  yeux ,  longtemps  fermés,  s'ouvrirent  à  la  fin  : 
Il  connut  son  erreur.  Occupé  de  sa  crainte, 
il  laissa  pour  son  fils  échapper  quelque  plaiMe, 
Et  voulut,  mais  trop  tard,  assembler  ses  a^is  : 
Ses  gardes,  son  palais,  son  lit,  m'étaient  soumis. 
Je  lui  laissai  sans  fruit  consumer  sa  tendresse  ; 
De  se.«i  derniers  soupirs  je  me  rendis  maîtresse  : 
Mes  soins,  en  apparence  épargnant  ses  doulewrs, 
De  son  fils,  en  tnouk*ant,  lui  cachèrent  les  pleurs. 
Il  mourut.  Mille  bitiits  en  coûtent  à  ma  honte. 
J'arrêtai  de  sa  mort  la  nouvelle  trop  prompte  ; 
Et,  tandis  que  Burrhus  allait  secrètement 
De  l'armée  en  vos  mains  exiget  te  serment. 
Que  vous  marchiez  au  catnp,  conduit  sous  med  àtfïpiees. 
Dans  Rome  les  autels  futnaient^  sacrifices  :  * 

Par  mes  ordres  trompeurs  tout  le  peuple  excité 
Du  prince  déjà  mort  demandait  la  santé. 
Enfin,  des  légions  rentière  obéissance 


ACTE  IV,  SCtNK  U.  251 

Anyat  de  voire  empire  affermi  la  puissaiico , 
On  vit  Claiule;  et  le  peuple,  étonné  de  son  sort. 
Apprit  en  même  temps  votre  règne  et  sa  mort. 

Cest  le  sincère  aveu  que  je  voulais  vous  faire  : 
Voilà  tous  mes  forCaits.  En  voici  le  salaire  : 

Du  fruit  de  tant  de  soins  à  peine  jouissant^ 
En  avez-rvoua  sii  mais  paru  reconnaissant. 
Que,  lassé  d'un  respect  qui  vous  gênait  peutrétre. 
Vous  ave»  affecté  de  ae  me  plus  connaître. 
J'ai  vu  Burrhus,  Sénèque,  aigrissant  vos  soupçons. 
De  rin6délité  voua  tracer  des  leçons. 
Ravis  d'ètra  iBa^aeus  dans  leur  propre  science. 
Tai  vu  favorisés  de  votre  confiance 
Othon ,  Sénéoiaii,  jeunes  voluptueux. 
Et  de  tous  vos  plaisirs  flatteurs  respectueux. 
Et  lorsque,  vos  mépris  excitant  mes  murmures, 
Je  vous  ai  demandé  raison  de  tant  d'injures 
(  Seul  recours  d'un  ingrat  qui  se  voit  confondu  ) ,  . 
Par  de  noweanx  affronts  vous  m'avez  répondu. 
Aujourd'hui  je  promets  lunie  à  votre  frère; 
Ils  se  flattent  tous  deux  du  choix  de  votre  mère  : 
Que  faites-vous?  lunie  enlevée  à  la  cour 
Devient  en  une  nuit  l'objet  de  votre  amour  : 
Je  vois  de  votre  ottur  Octavie  effacée 
Prête  à  sortir  du  lit  où  je  l'avais  placée; 
Je  vois  Pallas  banni,  votre  frère  arrêté  ; 
Vous  attentez  enfin  jusqu'à  ma  liberté; 
Burrhus  ose  sur  moi  porter  ses  mains  hardies, 
fit  lorsque,  convaincu  de  tant  de  perfidies, 
Vous  deviez  ne  me  v^ûr  que  pour  les  expier , 
C'est  vous  qui  m'ordonnez  de  me  justifier  ! 

NÉRON. 

Je  me  souviens  toujours  que  je  vous  dois  l'empire; 

Et,  sans  vous  fatiguer  du  soin  de  le  redire. 

Votre  bonté,  madame,  avec  tranquillité 

Pouvait  se  reposer  sur  ma  fidélité. 

Aussi  bien  ces  soupçons,  ces  plaintes  assidues, 

Ont  fait  croire  à  tous  ceux  qui  les  ont  entendues 

Que  jadis  { j'ose  ici  vous  le  dire  entre  nous  ) 

Vous  n'aviez  sous  mon  nom  travaillé  que  pour  vous. 

«  Tant  d'honneurs,  disaient-ils,  et  tant  da  déférence^ 


ni  BRITANMCUS. 

«  Sont-cç  ^€  SCS  bienfaits  de  faibles  récompenses? 
«  Quel  crime  a  donc  commis  ce  fils  tant  condamné? 
«  Est-ce  pour  obéir  qu'elle  Ta  couronné? 
«  N'est-il  de  son  pouvoir  que  le  dépositaire?  » 
Non  que,  si  jusque-la  j'avais  pu  vous  complaire. 
Je  n'eusse  pris  plaisir,  madame,  à  vous  céder 
Ce  pouvoir  que  vos  cris  semblaient  redemander  : 
Mais  Rome  veut  un  maître,  et  non  une  maltresse. 
Vous  entendiez  les  bruits  qu'excitait  ma  faiblesse  : 
Le  sénat  chaque  jour  et  le  peuple,  irrités 
De  s'ouïr  par  ma  voixtiicter  vos  volontés. 
Publiaient  qu'en  mourant  Claude  avec  sa  puissance 
M'avait  encor  laissé  sa  simple  obéissance. 
Vous  avez  vu  cent  fois  nos  soldats  en  courroux 
Porter  en  murmurant  leurs  aigries  devant  vous. 
Honteux  de  rabaisser  par  cei  indigne  usage 
Les  héros  dont  encore  elles  portent  l'image. 
Toute  autre  se  serait  rendue  à  leurs  discours  : 
Mais,  si  vous  ne  régnez,  vous  vous  plaignez  toujoars. 
Avec  Britannicus  contre  moi  réunie. 
Vous  le  fortifiez  du  parti  de  Junie  ; 
Et  la  main  de  Pallas  trame  tous  ces  complots. 
Et,  lorsque  malgré  mot  j'assure  mon  repos. 
On  vous  voit  de  colère  et  de  haine  animée  : 
Vous  voulez  présenter  mon  rival  à  l'armée; 
Déjà  jusques  au  camp  le  bruit  en  a  couru. 

AGRIPPIKE. 

Moi!  le  faire  empereur?  Ingrat!  l'avez-vous  cru? 

Quel  serait  mon  dessein?  qu'aurais-je pu  prétendre?  [dre? 

Ouels  honneurs  dans  sa  cour,  quel  rang  pourrais-je  atten- 

Ah!  si  sous  votre  empire  on  ne  m'épargne  pas. 

Si  mes  accusateurs  observent  tous  mes  pas. 

Si  de  leur  empereur  ils  poursuivent  la  mère^ 

Que  ferais-je  au  milieu  d'une  cour  étrangère? 

Ils  me  reprocheraient,  non  des  cris  impuissants. 

Des  desseins  étouffés  aussitôt  que  naissants, 

Mais  des  crimes  pour  vous  commis  à  votre  vue, 

Et  dont  je  ne  serais  que  trop  tôt  convaincue. 

Vous  ne  me  trompez  point,  je  vois  tous  vos  détours^ 

Vous  êtes  un  ingrat,  vous  le  fûtes  toujours  : 

Dès  vos  plus  jeunes  ans  mes  soins  et  mes  tendresses 


ACTE  IV,  SCTÈNC   II.  2j3 

N'ont  arraché  de  tous  que  de  feintes  caresses. 
Rien  ne  vous  a  pu  vaincre  ;  et  votre  dureté 
Aurait  dû  dans  son  cours  arrêter  ma  bonté. 
Que  je  suis  malheureuse!  Et  par  quelle  infortune 
Faut-il  que  tous  mes  soins  me  rendent  importune  ! 
Je  n'ai  qu'un  fils  :  ô  ciel^  qui  m'entends  aujourd'hui, 
T'ai-je  fait  quelques  vœux  qui  ne  fussent  pour  lui? 
Remords,  crainte,  périls,  rien  ne  m'a  retenue. 
J'ai  vaincu  ses  mépris;  j'ai  détourné  ma  vue 
Des  malheurs  qui  dès  lors  me  furent  annoncés  ; 
J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  :  vous  régnez ,  c'est  assez. 
Avec  ma  liberté^  que  vous  m'avez  ravie. 
Si  vous  le  souhaitez,  prenez  encpr  ma  vie. 
Pourvu  que  par  ma  mort  tout  le  peuple  irrité 
Ne  vous  ravisse  pas  ce  qui  m'a  tant  coûté. 

NÉRON. 

Eh  bien  donc,  prononcez.  Que  voulez-vous  qu'on  fasse? 

▲GRIPPINE. 

De  mes  accusateurs  qu'on  punisse  l'audace  ; 
Que  de  Britannicus  on  calme  le  courroux; 
Que  Junie  à  son  choix  puisse  prendre  un  époux; 
Qu'ils  soient  libres  tous  deux,  et  que  Pallas  demeure; 
Que  vous  me  permettiez  de  vous  voir  à  toute  heure; 

(  aperccTant  Barrfaaa  dans  le  fond  da  théâtre.  ) 

Que  ce  même  Burrhus,  qui  nous  vient  écouter, 
A  votre  porte  enfin  n'ose  plus  m'arrêter. 

NÉRON. 

Oui,  madame,  je  veux  que  ma  reconnaissance 

Désormais  dans  les  cœurs  grave  votre  puissance  ; 

Et  je  bénis  déjà  cette  heureuse  froideur 

Qui  de  notre  amitié  va  rallumer  l'ardeur. 

Quoi  que  Pallas  ait  fait,  il  suffit,  je  l'oublie  : 

Avec  Britannicus  je  me  réconcilie; 

Et,  quant  à  cet  amour  qui  nous  a  séparés, 

Je  vous  fais  notre  arbitre,  et  vous  nous  jugerez. 

Allez  donc,  et  portez  cette  joie  à  mon  frère. 

Gardes,  qu'on  obéisse  aux  ordres  de  ma  mère! 


'U 


2bi  BRITANNICt'S. 

SCÈNE  Ili. 
NÉRON,  BURRIIUS. 

BURRHUS. 

Que  celle  paix,  seigneur,  et  ces  embrassemenls 
Vont  offrir  à  mes  yeux  de  spectacles  charmants! 
Vous  savez  si  jamais  ma  voix  lui  fut  contraire , 
Si  de  son  amitié  j'ai  voulu  vous  distraire , 
Et  si  j'ai  mérité  cet  injuste  courroux. 

NÉRON. 

Je  ne  vousHatte  point,  je  me  plaignais  de  vous, 
Burrhus;  je  vous  ai  crus  tous  deux  d'intelligence  : 
Mais  son  inimitié  vous  rend  ma  confiance. 
Elle  se  hâte  trop,  Burrhus,  de  triompher  : 
J'embrasse  mon  rival,  mais  c'est  pour  l'étouffer. 

BURRHUS. 

Quoi,  seigneur  î 

NÉRON. 

Cen  est  trop;  iî  faut  que  sa  ruine 
Me  délivre  à  jamais  des  fureurs  d'Agrippine  ; 
Tant  qu'il  respirera ,  je  ne  vis  qn'à  demi. 
Elle  m'a  fatigué  de  ce  nom  ennemi  ; 
Et  je  ne  prétends  pas  que  sa  coupable  audace 
Une  seconde  fois  lui  promette  ma  place. 

BURRHUS. 

Elle  va  donc  bientôt  pleurer  Britannicus? 

NÉRON. 

Avant  la  fin  du  jour  je  ne  le  craindrai  plus. 

BURRHUS.    * 

Et  qui  de  ce  dessein  vous  inspire  l'envie? 

NÉRON. 

Ma  gloire,  mon  amour,  ma  sûreté,  ma  vie. 

DURRHUS. 

Non,  quoi  que  vous  disiez,  cet  horrible  dessein 
Ne  fut  jamais,  seigneur,  conçu  dans  votre  sein. 

NÉRON. 

Burrhus  ! 

BURRHUS. 

De  votre  bouche,  oh  ciel!  puis-jc  l'apprendre? 
Vons-niOme  sans  frémir  avoz-vou.s  pu  l'ontendre? 


ACTE  IV»  SCENH  m.  255 

Songez^Yous  dans  quel  sang  vous  allez  vous  baigner? 
Néron  dans  tous  les  cœurs  esl-il  las  de  régner? 
Que  dira-t-on  de  vous?  Quelle  est  votre  pensée? 

nÉHOIH. 

Quoi!  toujours  eochaîné  de  ma  gloire  passée^ 
J'aurai  devant  les  yeux  je  ne  sais  quel  amour 
Que  le  hasard  nous  donne  et  nous  ôte  eu  un  jour? 
Soumis  à  tous  leurs  vœux ,  à  mes  désirs  contraire , 
Suis-je  leur  empereur  seulement  pour  leur  plaire  ? 

BURRHUS. 

Et  ne  suffit-il  pas,  seigneur^  à  vos  souhaits 
Que  le  bonheur  public  soit  un  de  vos  bienfaits? 
C'est  à  vous  à  choisir,  vo^s  êtes  encor  maître. 
Vertueux  jusqu'ici,  vous  pouvez  toujours  Tètre  : 
Le  chemin  est  tracé,  rien  ne  vous  retient  plus; 
Vous  n'avez  qu'à  marcher  de  vertus  en  vertus. 
Mais  si  de  vos.  flatteurs  vous  suivez  la  maxime , 
Il  vous  faudra,  seigneur,  courir  de  crime  en  crime , 
Soutenir  vos  rigueurs  par  d'autres  cruautés , 
Et  laver  dans  le  sang  vos  bras  ensanglantés. 
Britannicus  mourant  excitera  le  zèle 
De  ses  amis,  tout  prêts  à  prendre  sa  querelle. 
Ces  vengeurs  trouveront  de  nouveaux  défenseurs. 
Qui,  même  après  leur  mort,  auront  des  successeurs  : 
Vous  allumez  un  feu  qui  ne  pourra  s'éteindre. 
Craint  de  tout  l'univers,  il  vous  faudra  tout  craindre , 
Toujours  punir,  toujours  trembler  dans  vos  projets, 
Et  pour  vos  ennemis  compter  tous  vos  sujets. 

Ah!  de  vos  premiers  ans  l'heureuse  expérience 
Vous  faitr-elle,  seigneur,  haïr  votre  innocence? 
Songez-vous  au  bonheur  qui  les  a  signalés? 
Dans  quel  repos,  oh  ciel!  les  avez-vous  coulés! 
Quel  plaisir  de  penser  et  de  dire  en  vous-même  : 
tt  Partout  en  ce  moment  on  me  bénit,  on  m'aime  ; 
«  On  ne  voit  point  le  peuple  à  mon  nom  s'alarmer; 
«  Le  ciel  dans  tous  leurs  pleurs  ne  m'entend  point  nommer  ; 
a  Leur  sombre  inimitié  ne  fuit  point  mon  visage; 
a  Je  vois  voler  partout  les  cœurs  à  mon  passage  !  » 
Tels  étaient  vos  plaisirs.  Quel  changement,  oh  dieux! 
Le  sang  le  plus  abject  vous  était  précieux  : 
Un  jour,  il  m'en  souvient,  le  sénat  équitable 


2à6  BRITANNICUS. 

Vous  pressait  de  souscrire  à  la  mort  d'un  coupable; 
Vous  résistiez,  seigneur,  à  leur  sévérité; 
Votre  cœur  s'accusait  de  trop  de  cruauté  ; 
Et,  plaignant  les  malheurs  attachés  à  Tempire, 
Je  voudrais,  disiez-vous,  ne  savoir  pas  écrire. 
Non,  ou  vous  me  croirez,  ou  bien  de  ce  malheur 
Ma  mort  m'épargnera  la  vue  et  la  douleur  : 
On  ne  me  verra  point  survivre  à  votre  gloire. 
Si  vous  allez  commettre  une  action  si  noire, 

(  se  jetant  ans  pieds  de  Néron.  ) 

Me  voilà  prêt,  seigneur;  avant  que  de  partir. 
Faites  percer  ce  cœur  qui  n'y  peut  consentir  : 
Appelez  les  cruels  qui  vous  l'ont  inspirée  ; 
Qu'ils  viennent  essayer  leur  main  mal  assurée... 
Mais  je  vois  que  mes  pleurs  touchent  mon  empereur; 
ie  vois  que  sa  vertu  frémit  de  leur  fureur. 
Ne  perdez  point  de  temps,  nommez-moi  les  perfides 
Qui  vous  osent  donner  ces  conseils  parricides  ; 
Appelez  votre  frère,  oubliez  dans  ses  bras... 

NÉRON. 

Ah  !  que  demandez-vous? 

BURRHUS. 

Non,  il  ne  vous  hait  pas. 
Seigneur;  on  le  trahit  :  je  sais  son  innocence; 
Je  vous  réponds  pour  lui  de  son  obéissance. 
J'y  cours.  Je  vais  presser  un  entretien  si  doux. 

NÉRON. 

Dans  mon  appartement  qu'il  m'attende  avec  vous. 

SCÈNE  IV. 
NÉRON,  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Seigneur,  j'ai  tout  prévu  pour  une  mort  si  juste; 

Le  poison  est  tout  prêt.  La  fameuse  Locuste 

A  redoublé  pour  moi  ses  soins  officieux  : 

Elle  a  fait  expirer  un  esclave  à  mes  yeux; 

Et  le  fer  est  moins  prompt  pour  trancher  une  vie. 

Que  le  nouveau  poison  que  sa  main  me  confie. 

NÉRON. 

Narcisse,  c'est  assez  :  je  reconnais  ce  soin. 


ACTE  IV,  SCÈÎME  IV.  2&7 

Et  ne  souhaite  pas  que  vous  alliez  plus  loin. 

NARCISSE. 

Quoi!  pour  Britannicus  votre  haine  affaiblie 
Me  défend... 

NÉRON. 

Oui,  Narcisse;  on  nous  réconcilie. 

NARCISSE. 

Je  me  garderai  bien  de  vous  en  détourner. 
Seigneur.  Mais  il  s'est  vu  tantôt  emprisonner  : 
Cette  offense  en  son  cœur  sera  longtemps  nouvelle. 
Il  n'est  point  de  secrets  que  le  temps  ne  révèle  : 
Il  saura  que  ma  main  lui  devait  présenter 
Un  poison  que  votre  ordre  avait  fait  apprêter. 
Les  dieux  de  ce  dessein  puissent-ils  le  distraire  ! 
Mais  peut-être  il  fera  ce  que  vous  n'osez  faire. 

NÉRON. 

On  répond  de  son  cœur;  et  je  vaincrai  le  mien. 

NARCISSE. 

Et  l'hymen  de  Junie  en  est-il  le  lien? 
Seigneur,  lui  faites-vous  encor  ce  sacrifice? 

NÉRON. 

Cest  prendre  trop  de  soin.  Quoi  qu'il  en  soit,  Narcisse, 
Je  ne  le  compte  plus  parmi  mes  ennemis. 

NARCISSE. 

Agrippine,  seigneur,  se  l'était  bien  promis  : 
Elle  a  repris  sur  vous  son  souverain  empire. 

NÉRON. 

Quoi  donc?  Qu'a-t-elle  dit?  Et  que  voulez-vous  dire? 

NARCISSE. 

Elle  s'en  est  vantée  assez  publiquement. 

NÉRON. 

De  quoi? 

NARCISSE. 

Qu'elle  n'avait  qu'à  vous  voir  un  moment; 
Qu'à  tout  ce  grand  éclat,  à  ce  courroux  funeste. 
On  verrait  succéder  un  silence  modeste  ; 
Que  vous-même  à  la  paix  souscririez  le  premier  : 
Heureux  que  sa  bonté  daignât  tout  oublier. 

NÉRON. 

Mais,  Narcisse,  dis-moi ,  que  veux-tu  que  je  fasse'' 
Je  n'ai  que  trop  de  pcnto  à  punir  son  audaco  ; 


368  BRITANNICUS. 

Et,  si  je  m'en  croyais,  ce  triomphe  indiscret 
Serait  bientôt  suivi  d'un  éternel  regret. 
Mais  de  tout  l'univers  quel  sera  le  langage? 
Sur  les  pas  des  tyrans  veux-tu  que  je  m'engage. 
Et  que  Rome,  effaçant  tant  de  titres  d'honneur. 
Me  laisse  pour  tous  noms  celui  d'empoisonneur? 
Ils  mettront  ma  vengeance  au  rang  des  parricides. 

NARCISSE. 

Et  prenez-vous,  seigneur,  leurs  caprices  pour  guides? 

Avez-vous  prétendu  qu'ils  se  tairaient  toujours? 

Est-ce  à  vous  de  prêter  l'oreille  à  leurs  discours? 

De  vos  propres  désirs  perdrez-vous  la  mémoire  ? 

Et  serez-vous  le  seul  que  vous  n'oserez  croire? 

Mais,  seigneur,  les  Romains  ne  vous  sont  pas  connus; 

Non ,  non  :  dans  leurs  discours  ils  sont  plus  retenus. 

Tant  de  précaution  affaiblit  votre  règne  : 

Ils  croiront,  en  effet,  mériter  qu'on  les  craigne. 

Au  joug,  depuis  longtemps,  ils  se  sont  façonnés; 

Ils  adorent  la  main  qui  les  tient  enchaînés- 

Vous  les  verrez  toujours  ardents  à  vous  complaire  : 

Leur  prompte  servitude  a  fatigué  Tibère. 

Moi-même ,  revêtu  d'un  pouvoir  emprunté 

Que  je  reçus  de  Claude  avec  la  liberté, 

J'ai  cent  fois,  dans  le  cours  de  ma  gloire  passée, 

Tenté  leur  patience ,  et  ne  l'ai  point  lassée. 

D'un  empoisonnement  vous  craignez  la  noirceur? 

Faites  périr  le  frère ,  abandonnez  la  sœur  : 

Rome  sur  les  autels  prodiguant  les  victimes , 

Fussent-ils  innocents,  leur  trouvera  des  crimes; 

Vous  verrez  mettre  au  rang  des  jours  infortunés 

Ceux  où  jadis  la  sœur  et  le  frère  sont  nés. 

NÉRON. 

Narcisse,  encore  un  coup,  je  ne  puis  l'entreprendre, 

J'ai  promis  à  Burrhus,  il  a  fallu  me  rendre. 

Je  ne  veux  point  encore,  en  lui  manquant  de  foi. 

Donner  à  sa  vertu  des  armes  contre  moi. 

J'oppose  à  ses  raisons  un  courage  inutile; 

Je  ne  l'écoute  point  avec  un  cœur  tranquille. 

NARCISSE. 

Burrhus  ne  pense  pas,  seigneur,  tout  ce  qu'il  dit  : 
Son  adroite  vi-rtu  ménage  son  crédit. 


ACTE  V,  SCENE  l.  2J5 

Ou  plutôt  ils  n'ont  tous  qu'une  môme  pensée; 
Ils  verraient  par  ce  coup  leur  puissance  abaissée  . 
Vous  seriez  libre  alors,  seigneur;  et,  devant  vous. 
Ces  maîtres  or^cilleux  fléchiraient  comme  nous. 
Quoi  donc!  ignorez-vous  tout  ce  qu'ils  osent  dire? 
<i  Néron ,  s'ils  en  sont  crus,  n'est  point  né  pour  l'empire. 
0  11  ne  dit,  il  ne  fait  que  ce  qu'on  lui  prescrit  : 
Cl  Burrhus  conduit  son  cœur,  Scnèque  son  esprit. 
«  Pour  toute  ambition ,  pour  vertu  singulière , 
a  11  excelle  à  conduire  un  char  dans  la  carrière; 
((  A  disputer  des  prix  indignes  de  ses  mains; 
«  A  se  donner  lui-même  en  spectacle  aux  Romains; 
«  A  venir  prodiguer  sa  voix  sur  un  théâtre  ; 
«  A  réciter  des  chants  qu'il  veut  qu'on  idolâtre; 
«  Tandis  que  des  soldats,  de  moments  en  moments, 
tt  Vont  arracher  pour  lui  les  applaudissements.  » 
Ah!  ne  voulez-vous  pas  les  forcer  à  se  taire? 

KÉRO>. 

Viens,  Narcisse  :  allons  voir  ce  que  nous  devons  faire. 


ACTE    CINQUIÈME. 


SCÈNE  r. 

BRITANNICUS,  JUiNlE. 

BniTANNICUS. 

Oui,  madame,  Néron  (qui  l'aurait  pu  penser!  ) 
Dans  son  appartement  m'attend  pour  m'embrasscr. 
Il  y  fait  de  sa  cour  inviter  la  jeunesse; 
Il  veut  que  d'un  festin  la  pompe  et  l'allégresse 
Confirment  à  leurs  yeux  la  foi  de  nos  serments 
Et  réchauffent  Tardeur  de  nos  embrassements. 
11  éteint  cet  amour  source  de  tant  de  haine; 
Il  vous  fait  de  mon  sort  arbitre  souveraine. 
Pour  moi ,  quoique  banni  du  rang  de  mes  aïeux , 
Quoique  de  leur  dépouille  il  se  pare  à  mes  yeux  ; 
Ucpuis  qu'à  mon  amour  cessant  d'être  contraire, 
Il  semble  me  céder  la  j^loirc  de  v(»u.s  pUiin', 


360  BRITÂNNICUS. 

Mon  cœur,  je  l'avouerai,  lui  pardonne  en  secret. 
Et  lui  laisse  le  reste  avec  moins  de  regret. 
Quoi  !  je  ne  serai  plus  séparé  de  vos  charmes  ! 
Quoi!  même  en  ce  moment  je  puis  voir  sans  alarmes 
Ces  yeux  que  n'ont  émus  ni  soupirs  ni  terreur. 
Qui  m'ont  sacrifié  l'empire  et  Tempereurl 
Ah,  madame!...  Mais  quoi!  quelle  nouvelle  crainte 
Tient  parmi  mes  transports  votre  joie  en  contrainte? 
D'où  vient  qu'en  m'écoutant  vos  yeux,  vos  tristes  yeux, 
Avec  de  longs  regards  se  tournent  vers  les  cieux? 
Qu'est-ce  que  vous  craignez? 

JUNIB. 

Je  l'ignore  moi-même  : 
Mais  je  crains. 

BRITANNICUS. 

Vous  m'aimez? 

JVNIE. 

Hélas!  si  je  vous  aime! 

BAITANTIICUS. 

Néron  ne  trouble  plus  notre  félicité. 

JUNIE. 

Mais  me  répondez-vous  de  sa  sincérité? 

BRITANNICUS. 

Quoi!  vous  le  soupçonnez  d'une  haine  couverte? 

JUNIE. 

Néron  m'aimait  tantôt,  il  jurait  votre  perte; 

11  me  fuit,  il  vous  cherche  :  un  si  grand  changement 

Peut-il  être,  seigneur,  l'ouvrage  d'un  moment?* 

BRITANNICUS. 

Cet  ouvrage,  madame,  est  un  coup  d'Agrippine  ; 
Elle  a  cru  que  ma  perle  entraînait  sa  ruine. 
Grâce  aux  préventions  de  son  esprit  jaloux , 
Nos  plus  grands  ennemis  ont  combattu  pour  nous. 
Je  m'en  fie  aux  transports  qu'elle  m'a  fait  paraître; 
Je  m'en  fie  à  Burrhus  ;  j'en  crois  môme  son  maître; 
Je  crois  qu'à  mon  exemple,  impuisswit  à  trahir, 
11  hait  à  cœur  ouvert,  ou  cesse  de  haïr. 

JUNIE. 

Seigneur,  ne  jugez  pas  de  son  cœur  par  le  vôtre: 
Sur  des  pas  différents  vous  marchez  l'un  et  l'autre* 
Je  ne  connais  Néron  et  la  cour  que  d'un  jour  ; 


ACTE  V,  SCÈNE  I.  201 

Mais^  si  je  Tose  dire^  hélas!  dans  cette  cour 
Combien  tout  ce  qu'on  dit  est  loin  de  ce  qu'on  pense  ! 
Que  la  bouche  et  le  cœur  sont  peu  d'intelligence  ! 
A^ec  combien  de  joie  on  y  trahit  sa  foi  ! 
Quel  séjour  étranger  et  pour  tous  et  pour  moi  ! 

BRrrANIflCUS. 

Mais  que  son  aînitié  soit  véritable  ou  feinte^ 

Si  vous  craignez  Néron  ^  lui-même  estril  sans  crainte? 

Non^  non 9  il  n'ira  points  par  un  lâche  attentat^ 

Soulever  contre  lui  le  peuple  et  le  sénat. 

Que  dis-je?  il  reconnaît  sa  dernière  injustice; 

Ses  remords  ont  paru,  même  aux  yeux  de  Narcisse. 

Ah!  s'il  vous  avait  dit,  ma  princesse,  à' quel  point... 

JUME. 

Mais  Narcisse,  seigneur,  ne  vous  trahit-il  point? 

BR1TANMCUS. 

Et  pourquoi  voulez-vous  que  mon  cœur  s'en  défie? 

JUNIE. 

Et  que  sais-je?  Il  y  va,  seigneur,  de  votre  vie  : 
Tout  m'est  suspect  :  je  crains  que  tout  ne  soit  séduit; 
Je  crains  Néron  ;  je  crains  le  malheur  qui  me  suit. 
D'un  noir  pressentiment  malgré  moi  prévenue, 
Je  vous  laisse  à  regret  éloigner  de  ma  vue. 
Hélas!  si  cette  paix  dont  vous  vous  repaissez 
Couvrait  contre  vos  jours  quelques  pièges  dressés; 
Si  Néron ,  irrité  de  notre  intelligence , 
Avait  choisi  la  nuit  pour  cacher  sa  vengeance  ; 
S'il  préparait  ses  coups  tandis  que  je  vous  vois; 
Et  si  je  vous  parlais  pour  la  dernière  fois! 
Ah,  prince! 

BRrrAMNICUS.  ^ 

Vous  pleurez!  Ah,  ma  chère  princesse! 
Et  pour  moi  jusque-là  votre  cœur  s'intéresse  ! 
Quoi  !  madame,  en  un  jour  où ,  plein  de  sa  grandeur, 
Nérod  croit  éblouir  vos  yeux  de  sa  splendeur. 
Dans  des  lieux  où  chacun  me  fuit  et  le  révère , 
Aux  pompes  de  sa  cour  préférer  ma  misère  ! 
Quoi  !  dans  ce  même  jour  et  dans  ces  mêmes  lieux 
Refuser  un  empire ,  et  pleurer  à  mes  yeux  ! 
Mais,  madame,  arrêtez  ces  précieuses  larmes; 
Mon  retour  va  bientôt  dissiper  vos  alarmes. 


262  BRlTAMNlCtS. 

Je  me  rendrais  suspect  par  un  plus  long  séjour  : 
Adieu.  Je  vais^  le  coeur  tout  plein  de  mon  amour  » 
Au  milieu  des  transports  d'une  aveugle  jeunesse , 
Ne  voir  9  n'entretenir  que  ma  belle  princesse. 
Adieu. 

JUNIE. 

Prince... 

BRITANNICUS. 

On  m'attend ,  madame ,  il  faut  partir. 

JUISIE. 

Mais  du  moins  attendez  qu'on  vous  vienne  avertir. 

SCÈNE  II. 
AGIUPPINE,  BRiTANNICUS,  JUNIE. 

AGRIPPINE. 

Prince,  que  tardez-vous?  Partez  en  diligence. 
Néron  impatient  se  plaint  de  votre  absence. 
La  joie  et  le  plaisir  de  tous  les  convies 
Attend,  pour  éclater,  que  vous  vous  embrassiez. 
Ne  faites  point  languir  une  si  juste  envie  ; 
Allez.  Et  nous^  madame,  allons  chez  Octavic. 

BRITAMNICUS. 

Allez,  belle  Junie,  et,  d'un  esprit  content, 
*Ildtez-vous  d'embrasser  ma  sœur  qui  vous  attend. 
Des  que  je  le  pourrai,  je  reviens  sur  vos  traces. 
Madame,  et  de  vos  soins  j'irai  vous  rendre  grâces. 

SCÈNE  III. 
AGRIPPINE,  JUNIE. 

AGRIPPmE. 

Madame,  ou  je  me  trompe,  ou  durant  vos  adieux 
Quelques  pleurs  répandus  ont  obscurci  vos  yeux. 
Puis-je  savoir  quel  trouble  a  formé  ce  nuage? 
Doutez-vous  d'une  paix  dont  je  fais  mon  ouvrage? 

juruE. 
Après  tous  les  ennuis  que  ce  jour  m'a  coûtes , 
Ai-je  pu  rassurer  mes  esprits  agités? 
Hélas  l  à  peine  encor  je  conçois  ce  miracle. 
Quand  même  à  vos  bontés  je  craindrais  quelque  obstacle , 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  2n3 

Le  changement,  madame,  est  commun  à  la  cour. 
Et  toujours  quelque  crainte  accompagne  l'amour. 

AGRIPPINE. 

11  suffit,  j'ai  parlé,  tout  a  changé  de  face  : 
Mes  soins  à  vos  soupçons  ne  laissent  point  de  place. 
Je  réponds  d'une  paix  jurée  entre  mes  mains; 
Néron  m'en  a  donné  des  gages  trop  certains. 
Ah  !  si  vous  aviez  vu  par  combien  de  caresses 
Jl  m'a  renouvelé  la  foi  de  ses  promesses! 
Par  quels  embrassements  il  vient  de  m'arrôtcr  ! 
Ses  bras  dans  nos  adieux  ne  pouvaient  me  quitter. 
Sa  facile  bonté,  sur  son  fi*ont  répandue, 
Jusqu'aux  moindres  secrets  est  d'abord  descendue. 
11  s'épanchait  en  fils  qui  vient  en  liberté 
Dans  le  sein  de  sa  mère  oublier  sa  fierté. 
Mais  bientôt  reprenant  un  visage  sévère , 
Tel  que  d'un  empereur  qui  consulte  sa  mère , 
Sa  confidence  auguste  a  mis  entre  mes  mains 
Des  secrets  d'où  dépend  le  destin  des  humains. 
Non ,  il  le  faut  ici  confesser  à  sa  gloire, 
Son  cœur  n'enferme  point  une  malice  noire  ; 
Et  nos  seuls  ennemis,  altérant  sa  bonté , 
Abusaient  contre  nous  de  sa  facilité. 
-Mais  enfin  à  son  tour  leur  puissance  décline; 
Rome  encore  nne  fois  va  connaître  Agrippine  : 
Déjà  de  ma  faveur  on  adore  le  bruit. 
Cependant  en  ces  lieux  n'attendons  pas  la  nuit  : 
Passons  chez  Octavie,  et  donnons-lui  le  reste 
D'un  jour  autant  heureux  que  je  l'ai  cru  funeste. 
Mais  qu'est-ce  que  j'entends?  quel  tumulte  confus? 
Que  peut-on  faire  ? 

JUN1E. 

0  ciel,  sauvez  Britannicusî 

SCÈNE  IV. 
AGRIPPINE,  JUNIE,  BURRHUS^ 

AGRlPPi:«E. 

Borrhus,  où  courez-vous?  arrêtez.  Que  vent  dire... 

BURKUUS. 

Madame ,  c'en  est  fait,  Britannicus  oxpiro. 


264  BRITANNICUS. 

JUWIF. 

Ahy  mon  prince  ! 

AGRIPPIME. 

Il  expire? 

BURRHUS. 

Ou  plutôt  il  est  mort , 
Madame. 

JUNIE. 

Pardonnez^  madame,  à  ce  transport. 
.  Je  vais  le  secourir,  si  je  puis,  ou  le  suivre. 

SCÈNE  V. 
AGRIPPINE,  BURRHUS. 

AGRIPPINE. 

Quel  attentat,  Burrhus! 

BURRHUS. 

Je  n'y  pourrai  survivre. 
Madame;  il  faut  quitter  la  cour  et  l'empereur. 

AGRIPPINE. 

Qupi  !  du  sang  de  son  frère  il  n'a  point  eu  d'horreur  ! 

BURRHUS. 

Ce  dessein  s'est  conduit  avec  plus  de  mystère. 

A  peine  l'empereur  a  vu  venir  son  frère , 

H  se  lève,  il  l'embrasse,  on  se  tait;  et  soudain 

César  prend  le  premier  une  coupe  à  la  main  :    . 

a  Pour  achever  ce  jour  sous  de  meilleurs  auspices, 

tf  Ma  main  de  cette  coupe  épanche  les  prémices^ 

tt  Dit-il  :  dieux,  que  j'appelle  à  cette  effusion, 

M  Venez  favoriser  notre  réunion.  » 

Par  les  mêmes  serments  Britannicus  se  lie. 

La  coupe  dans  ses  mains  par  Narcisse  est  remplie  ; 

Mais  ses  lèvres  à  peine  en  ont  touché  les  bords, 

Le  fer  ne  produit  point  de  si  puissants  efforts, 

Madame:  la  lumière  à  ses  yeux  est  ravie, 

11  tombe  sur  son  lit  sans  chaleur  et  sans  vie. 

Jugez  combien  ce  coup  frappe  tous  les  esprits. 

La  moitié  s'épouvante ,  et  sort  avec  des  cris  ; 

Mais  ceux  qui  de  la  cour  ont  un  plus  long  usage , 

Sur  les  yeux  de  César  composent  leur  visage. 

Cependant  sur  son  lit  il  demeure  penché , 


ACTE  V,  SCÈNE  VI.  265 

D'aucun  étonnement  il  ne  paraît  touché  : 
«  Ce  mal  dont  vous  craignez,  dit-ii,la  violence, 
a  À  souvent  sans  péril  attaqué  son  enfance.  » 
Narcisse  veut  en  vain  affecter  quelque  ennui , 
Et  sa  perfide  joie  éclate  malgré  lui. 
Pour  moi ,  dût  l'empereur  punir  ma  hardiesse , 
D'une  odieuse  cour  j'ai  traversé  la  presse; 
Et  j'allais,  accablé  de  cet  assassinat. 
Pleurer  Britannicus ,  César,  et  tout  l'État. 

AGRIPP15E. 

Le  voici.  Vous  verrez  si  c'est  moi  qui  l'inspire. 

SCÈNE  VI. 
AGRIPPINE,  NÉRON,  BURRHUS,  NARCISSE. 

NÉRON,  vojant  A^ppine. 

Dieux  ! 

AGRIPPINE. 

Arrêtez,  Néron  ;  j'ai  deux  mots  à  vous  dire. 
Britannicus  est  mort  :  je  reconnais  les  coups; 
Je  connais  l'assassin. 

NÉRON. 

Et  qui,  madame? 

AGRIPPINE. 

Vous. 

NÉRON. 

Moi!  voilà  les  soupçons  dont  vous  êtes  capable. 
H  n'est  point  de  malheur  dont  je  ne  sois  coupable; 
Et  si  Ton  veut,  madame,  écouter  vos  discours, 
Ma  main  de  Claude  même  aura  tranché  les  jours. 
Son  fils  vous  était  cher,  sa  mort  peut  vous  confondre  : 
Mais  des  coups  du  destin  je  ne  puis  pas  répondre. 

'  AGRIPPINE. 

Non,  non  :  Britannicus  est  mort  empoisonné  : 
Narcisse  a  fait  le  coup;  vous  l'avez  ordonné. 

NÉRON. 

Madame!...  Mais  qui  peut  vous  tenir  ce  langage? 

NARCISSE. 

Hé,  seigneur!  ce  soupçon  vous  fait-il  tant  d'outrage? 
Britannicus,  madame,  eut  des  desseins  secrets 
yui  vous  auraient  coûte  de  plus  justes  regrets  : 


2ti6  liRlTANNICUS. 

Il  aspirait  plus  loin  qu'à  rhymen  de  iunie; 

De  vos  propres  bontés  il  tous  aurait  punie. 

11  vous  trompait  vous-même  y  et  son  cœur  offensé 

Prétendait  t^  ou  tard  rappeler  le  passé. 

Soit  donc  que  malgré  vous  le  sort  vous  aU  servie^ 

Soit  qu'instruit  des  conpiots  qui  menaçaient  sa  vie. 

Sur  ma  fidélité  César  s'en  soit  remis  ^ 

Laissez  les  pleurs,  madame,  à  vos  seuls  ennemis; 

Qu'ils  mettent  oe  nalheur  au  rang  des  plus  siwstrea  : 

Mais  V0U9... 

46Rn>PI5E. 

Poursuis,  Néron;  avec  de  tels  ministres. 
Par  des  faits  glorieux  tu  te  vas  signaler; 
Poursuis.  Tu  n'as  pas  fait  ce  pas  pour  reculer  : 
Ta  main  a  conimeneé  par  le  sang  de  ton  frère; 
Je  prévois  que  tes  coups  viendront  jusqu'à  ta  mère  : 
Dans  le  fond  de  ton  cœur  je  sais  que  tu  me  hais; 
Tu  voudras  t'affranchir  du  joug  de  mes  bienfaits. 
Mais  je  veux  que  ma  mort  te  soit  même  inutile  : 
Ne  crois  pas  qu'en  mourant  je  te  laisse  tranquille; 
Rome,  ce  ciel,  ce  jour  que  tu  reçus  de  moi, 
Partout,  à  tout  moment,  m'offriront  devant  toi. 
Tes  remords  te  suivront  comme  autant  de  furies  : 
Tu  croiras  les  calmer  par  d'autres  barbaries; 
Ta  fureur,  s'irritant  soi-même  dans  son  cours, 
D'un  sang  toujours  nouveau  marquera  tous  tes  jours. 
Mais  j'espère  qu'enfin  le  ciel,  las  de  tes  crimes. 
Ajoutera  ta  perte  à  tant  d'autres  victimes; 
Qu'après  t'être  couvert  de  leur  sang  et  du  mien, 
Tu  te  verras  forcé  de  répandre  le  tien  ; 
Et  ton  nom  paraîtra,  dans  la  race  future, 
Aux  plus  cruels  tyrans  une  cruelle  Injure. 
Voilà  ce  que  mon  cœur  se  présage  de  toi. 
Adieu  :  tu  peux  sortir. 

NERON. 

Narcisse,  suivez-moi. 


ACTE  V,  SCÈNE  VIII.  267 

SCÈNE    VII. 
AGRÎPPINE,  BURRHUS. 

AGRIPPINE. 

Ah,  ciel!  de  mes  soupçons  quelle  était  l'injustice! 
Je  condamnais  Burrhus  pour  écouter  Narcisse  î 
Borrhus,  ayez-YOus  vu  quels  regards  furieux 
Néron  en  me  quittant  m'a  laissés  pour  adieux? 
Cen  est  fait,  le  cruel  n'a  plus  rien  qui  rarrète  ; 
Le  coup  qu'on  m'a  prédit  va  tomber  sur  ma  tète. 
11  vous  accablera  vous-même  à  votre  tour. 

BURRHUS. 

Ah,  madame  !  pour  moi  j'ai  vécu  trop  d'un  jour. 

Plût  au  ciel  que  sa  main,  heureusement  cnielle. 

Eût  fait  sur  moi  Tessai  de  sa  fureur  nouvelle  I 

Qu'il  ne  m'eût  pas  donné,  par  ce  triste  attentat, 

Un  gage  trop  certain  des  malheurs  de  l'État! 

Son  crime  seul  n'est  pas  ce  qui  me  désespère  ; 

Sa  Jalousie  a  pu  l'armer  contre  son  frère  : 

Mais  s'il  vous  faut,  madame,  expliquer  ma  douleur, 

Néron  l'a  tu  mourir  sans  changer  do  couleur. 

Ses  yeux  indifférents  ont  déjà  la  constance 

D'un  tyran  dans  le  crime  endurci  dès  Tenfancc. 

Ou'il  achève,  madame,  et  qu'il  fasse  périr 

Un  ministre  importun  qui  ne  le  peut  souffrir. 

Hélas!  loin  de  vouloir  éviter  sa  colère, 

La  plus  soudaine  mort  me  sera  la  plus  chère. 

SCÈNE  Vlll. 
AGRIPPINE,  BURRHUS,  ALBINE. 

ALBIHE. 

Ah,  madame!  ah,  seigneur!  courez  vers  l'empereur, 
Venez  sauver  César  de  sa  propre  fureur; 
11  se  voit  pour  jamais  séparé  de  Junic. 

AGRIPPWE. 

Quoi!  Junie  elle-même  a  terminé  sa  vie? 

ALB1!«E. 

Pour  accabler  César  d'un  éternel  ennui, 


^69  BRITANNICUS. 

Madame  y  sans  mourir  elle  est  morte  pour  lui. 

Vous  savez  de  ces  lieux  comme  elle  s'est  ravie  : 

Elle  a  feint  de  passer  chez  la  triste  Octavie  ; 

Mais  bientôt  elle  a  pris  des  chemins  écartés. 

Où  mes  yeux  ont  suivi  ses  pas  précipités. 

Des  portes  du  palais  elle  sort  éperdue. 

D'abord  elle  a  d'Auguste  aperçu  la  statue  ; 

Et  mouillant  de  ses  pleurs  le  marbre  de  ses  pieds 

Que  de  ses  bras  pressants  elle  tenait  liés  : 

a  Pnnce,  par  ces  genoux ,  dit-elle ,  que  j'embrasse, 

«  Protège  en  ce  moment  le  reste  de  ta  race  : 

«  Rome,  dans  ton  palais,  vient  de  voir  immoler 

«  Le  seul  de  tes  neveux  qui  te  pût  ressembler. 

a  On  veut  après  sa  mort  que  je  lui  sois  parjure. 

«  Mais,  pour  lui  conserver  une  foi  toujours  pure, 

tt  Prince,  je  me  dévoue  à  ces  dieux  immortels 

a  Dont  ta  vertu  t'a  fait  partager  les  autels,  n 

Le  peuple  cependant,  que  ce  spectade  étonne. 

Vole  de  toutes  parts,  se  presscj'l'cnvironne. 

S'attendrit  à  ses  pleurs,  et,  plaignant  son  ennui. 

D'une  commune  voix  la  prend  sous  son  appui. 

Ils  la  mènent  au  temple,  où  depuis  tant  d'années 

Au  culte  des  autels  nos  vierges  destinées 

Gardent  fidèlement  le  dépôt  précieux 

Du  feu  toujours  ardent  qui  brûle  pour  nos  dieux. 

César  les  voit  partir  sans  oser  les  distraire. 

Narcisse,  plus  hardi,  s'empresse  pour  lui  plaire  : 

11  vole  vers  Junie,  et,  sans  s'épouvanter, 

D'une  profane  main  commence  à  l'arrêter. 

De  mille  coups  mortels  son  audace  est  punie  ; 

Son  infidèle  sang  rejaillit  sur  Junie. 

César,  de  tant  d'objets  en  même  temps  frappé, 

Le  laisse  entre  les  mains  qui  l'ont  enveloppe. 

Il  rentre.  Chacun  fuit  son  silence  farouche  : 

Le  seul  nom  de  Junie  échappe  de  sa  bouche. 

Il  marche  sans  dessein  :  ses  yeux  mal  assurés 

N'osent  lever  au  ciel  leurs  regards  égarés; 

Et  l'on  craint,  si  la  nuit  jointe  à  la  solitude 

Vient  de  son  désespoir  aigrir  l'inquiétude. 

Si  vous  l'abandonnez  pins  longtemps  sans  secours, 

Que  sa  douleur  bientôt  n'attente  sur  ses  jours. 


ACTE  V,  SCKiNE  VIII.  209 

Le  temps  presse  :  courez.  Il, ne  faut  qu'un  caprice; 
11  se  perdrait,  madame. 

AGR1PP1NE. 

Use  ferait  justice. 
Mais,  Burrhus,  allons  ycir  jusqu'où  vont  ses  transports  : 
Voyons  quel  changement  produiront  ses  remords; 
S'il  voudra  désormais  suivre  d'autres  maximes. 

BURRHUS. 

Plût  aux  dieux  que  ce  fût  le  dernier  de  ses  crimes  ! 


rtn  D7.  BRITANNICM. 


7'J 


PRÉFACE 

DE   LA  PREMIÈRE   ÉDITION 


De  louf  les  oa?raget  qiie  j*ai  domét  aa  publie ,  ii  0*7  en  a  peiat q«i  m'ail al. 
tiré  plus  d^appUadiaftcmeiiU  ni  plus  de  censeart  qoe  celui-ci.  Quelque  soin  que 
j'aie  pris  pour  travailler  cette  tragédie ,  il  semble  qu^autant  que  je  me  sois  ef- 
forcé de  la  rendre  bonne,  autant  de  certaines  gens  se  sont  efrorcés  de  la  décrier. 
Il  n*y  a  point  de  cabale  qu'ils  n'aient  faite,  point  de  critique  dont  ib  ne  se  soient 
avisés.  11  y  en  a  qui  ont  pris  roéme  le  parti  de  Néron  contre  moi  :  ils  ont  dit  que 
je  le  faisais  trop  cruel.  Pour  moi,  je  crojais  que  le  nom  seul  de  Néron  faisait 
entendre  quelque  chose  de  plus  que  cruel.  Mau  peut^-étre  qu'ils  raflinentsur 
son  histoire,  et  veulent  dire  qu'il  était  honnête  homme  dans  ses  premières  années. 
Il  ne  faut  qu'avoir  lu  Tacite  pour  savoir  que ,  s'il  a  été  quelque  temps  un  bon 
empereur ,  il  a  toujours  clé  un  très-méchant  honmie.  Il  ne  s'agit  point  dans  ma 
tragédie  des  alTaircs  du  dehors  ;  Néron  est  ici  dans  son  particulier  el  dans  sa 
famille  :  et  ils  me  dispenseront  de  leur  rapporter  tous  les  passages  qui  pour- 
raient aisément  leur  prouver  que  je  n'ai  point  de  réparation  à  lui  faire. 

D'autres  ont  dit.  au  contraire,  que  je  l'avais  fait  trop  bon.  J'avoue  que  je  ne 
m'étais  pas  formé  l'idée  d'un  bon  homme  en  la  personne  de  Néron  :  je  l'ai 
toujours  regardé  comme  un  monstre.  Mais  c'est  ici  un  monstre  naissant  :  il  n'a 
pas  encore  mis  le  feu  à  Rome  ;  il  n'a  pas  encore  tué  sa  mère  ,  sa  femme  et  ses 
gouverneurs  :  à  cela  près,  il  m'a  semblé  qu'il  lui  échappe  assez  de  cruaulci 
pour  empêcher  que  personne  ne  le  méconnaisse. 

Quelques-uns  ont  pris  l'intérêt  de  Narcisse ,  et  se  sont  plaints  que  j'en  eusse 
fait  un  très-mécliant  homme  et  le  confidenfde  Néron.  11  suffit  d'un  passage  pour 
leur  répondre.  Néron,  dit  Tacite,  porta  impatiemment  la  mort  de  Narcis-tc. 
parce  que  cet  affranchi  avait  une  conformité  merveilleuse  avec  les  rices  dn  prince 
encore  cachés  :  Cujus  abditis  adhuc  wtiis  mire  eongruebat. 

Les  autres  se  sont  scandalisés  que  j'eusse  choisi  un  homme  aussi  jeune  que 
Britannicus  pour  le  héros  d'une  tragédie.  Je  leur  ai  déclaré,  dans  la  préface  d'AR^ 
VROMAQUE ,  le  sentiment  d'Aristote  sur  le  héros  de  la  tragédie;  et  que  ,  bien 
loin  d'être  parfait ,  il  faut  toujours  qu'il  ait  quelque  imperfection.  Mais  je  leur 
dirai  encore  ici  qu'un  jeune  prince  de  dix-sept  ans ,  qui  a  beaucoup  de  cœur  » 
beaucoup  d'amour ,  beaucoup  de  franchise  et  beaucoup  de  crédulité ,  qualités 
ordinaires  d'un  jeune  homme ,  m'a  semblé  très-capable  d'exciter  la  compassion. 
Je  n'en  veux  pas  davantage. 

Mais ,  disent-ils ,  ce  prince  n'entrait  que  dans  sa  quinzième  année  lorsqu'il 
mourut  :  on  le  fait  vivre  ,  lui  et  Narcisse  ,  deux  ans  plus  qu'ils  n'ont  vécu.  Je 
n'aurais  point  parlé  de  cette  objection ,  si  elle  n'avait  clé  faite  avec  chaleur  par 
un  huiiime  qui  s'est  douuc  lu  liberté  de  faire  régner  vingt  ans  un  cmpcrrur  qia 


PRÉFACE  DE  BRITANMICUS.  271 

n*eii  a  ré^é  qoe  boit ,  quoique  ce  cliangeiscnt  aoil  bien  plus  considérable  dans 
b  chronologie,  où  l'on  suppute  les  temps  par  les  années  dos  empereurs. 

Jnnie  ne  manqne  pas  non  plus  de  eenacars.  Ib  disent  que  d'une  vieille  co- 
quette, BOBinée  Jonia  Silana,  j'en  ai  bit  une  jenne  filb  très-sage.  Qu'auraicnl- 
ibi  me  répondre,  si  je  leurdisabqme  cette  Jnnie  est  un  personnage  invcnlc, 
roane  l'Énilie  de  CnncA ,  comme  la  Sabine  d'IloRAca  ?  Mais  j'ai  à  leur  dire 
que  s*ib  avaient  bien  lu  l'histoire ,  ib  j  avaient  trouvé  une  Jonia  Calvina ,  de 
la  famille  d'Auguste ,  serar  de  Silanus  i  qui  Cbndios  avait  promis  OcUvic. 
Cette  Jmic  était  jenne ,  belle,  et ,  comme  dit  Sénèqtic^Jâstivissima  omnium 
pudlarum.  Elle  aimait  tendrement  son  frère  ;  et  leurs  ennemis  ,  dit  l'aeitc , 
les  aecosèrent  tous  deux  d'inceste ,  qnoiqn'ib  ne  fussent  coupables  que  d'un 
peu  d'indiscrétion.  Si  je  la  présente  plus  retenue  qu'elle  n'était ,  je  n'ai  pas 
oui  Are  qn*î1  nous  fèt  défendu  de  rectifier  les  meenrs  d'un  personnage  ,  sur- 
tout lorsqu*il  n'est  j>as  connn. 

L'on  trouve  étrange  qu'elle  paraisse  sur  le  théâtre  après  la  mort  de  Britan- 
nieus.  Certdnement  U  délicatesse  est  grande  de  ne  pas  vouloir  qu'elle  dise 
en  quatre  vers  asses  tonebanU  qu'elle  passe  chez  Octavie.  Mais,  disent-ib , 
cela  ne  valait  pas  b  peine  de  U  faire  revenir  ;  un  antre  l'aurait  pu  raconter 
pour  elle.  Ib  ne  savent  pas  qu'une  des  règles  du  théâtre  est  de  ne  mettre  en 
récit  que  les  choses  qui  ne  se  peuvent  passer  en  action  \  et  que  tous  les  an- 
ciens font  venir  souvent  sur  U  scène  des  acteurs  qui  n'ont  autre  chose  à  dire, 
sinon  qu'ib  viennent  d'un  endroit ,  et  qu'ils  s'en  retournent  en  un  antre. 

a  Tout  cela  est  inutile,  disent  mea  censeurs.  La  pièce  est  finie  au  récit  de 
b  mort  de  Britannicus,  et  l'on  ne  devrait  point  écouter  le  reste.  »  On  l'écoute 
pourtant ,  et  même  avec  autant  d'attention  qu'aucune  fin  de  tragédie.  Pour  moi, 
j'ai  toujours  compris  que  la  tragédie  étant  l'imitation  d'une  aetioq  complète,  où 
pluMCun  personnes  concourent ,  cette  action  n'est  point  finie  que  l'on  ne  sache 
en  quelle  situation  elle  laisse  ces  mimes  fiersonnes.  C'est  ainsi  qne  Sophocle 
en  use  presque  partout  :  c'est  ain^i  que  dans  I'Antigon e  il  emploie  autant  de 
vers  à  rcpréientcr  la  fureur  d'Hémon  et  U  punition  de  Créon,  après  Umorl 
de  cette  princesse,  que  j'en  ai  employé  aux  imprécations  d'Agrippinc,  i  la  re- 
traite de  Junie,  à  la  punition  de  Narcisse,  et  au  désespoir  de  Néron,  après  la 
mort  de  Britannicus. 

Que  faudrait-il  faire  pour  contenter  des  juges  si  difficiles  ?  la  chose  serait 
ai^ ,  pour  peu  qu'on  voulût  trahir  le  bon  sens.  11  ne  faudrait  que  s'écarter  du 
naturel ,  pour  se  jeter  dans  l'extraordinaire.  An  lieu  d'une  action  simple , 
clurgée  do  peu  de  matière  ,  telle  que  doit  être  nne  action  qui  se  passe  en  un 
seul  jour ,  et  qui  s'avançant  par  degrés  vers  sa  fin  n'est  soutenue  qoe  par  les 
inlér^ ,  les  sentiments  et  lea  passions  des  personnages ,  il  faudrait  remplir 
cette  même  action  de  quantité  d'incidents  qui  ne  se  pourraient  passer  qu'en  un 
mois,  d'an  grand  nombre  de  jeux  do  théâtre  d'autant  plus  surprenants  qu'il  i 
seraient  moins  vraisemblables  ,  d'une  infinité  de  décbroations  où  l'on  fera  dire 
aux  acteurs  tout  le  contraire  de  ce  qu'ib  devraient  dire.  U  faudrait ,  par 
rxemple ,  représenter  quelque  héros  ivre  ,  qui  se  voudrait  faire  haïr  de  aj  mai* 
tresse  de  gaieté  de  cœur ,  un  Laccdémonicn  grand  parleur  (i) ,  un  ronquêiaul 

\  t,ji$auU(-r,  djils  rAi;(-»ila%  de  Cuniiillt.  il   .\i.<^ilua  liii.iikciiu. 


272  PRÉFACE  DE  BRITANNICUS. 

qui  ne  dëbilerait  qoe  des  maiimf  d*aaioar  (  i  ) ,  une  femme  qui  donnerait  det 
le^m  de  6erté  à  des  oonqaéranti  (a).  Voilà  sans  doole  de  quoi  faire  réoier 
tous  ees  measienn.  Mais  qcœ  dirait  cependant  le  petit  nombre  de  gens  sages 
auxquels  je  m^eflbrce  de  plaire  ?  De  qnel  front  oierais-je  ne  montrer,  pour  ainai 
dire ,  aux  yeux  de  ees  grands  bommea  de  l'antiquil^  que  j*ai  cboisis  pour  no- 
dèles  ?  Car ,  pour  me  senrir  de  la  pensée  d'un  ancien ,  toilà  les  véritables  spec- 
tateurs que  nous  dCYons  nons  proposer  ;  et  noua  devons  sans  cesse  nous  de- 
mander :  Que  diraient  Homère  et  Virgile,  sHls  lisaient  cea  vers?  Que  dirait 
Sophocle,  s*il  voyait  représenter  cette  scène  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  je  n'ai  point 
prétendu  empécber  qu'on  ne  pariât  contre  mea  ouvrages  :  je  Tauraîa  prétcnda 
inutilement.  Quid  eu  te  aUi  l&quantur  ipti  wdeeuu,  dit  Cicéroo,  sed  to- 
quent ur  tamen. 

Je  prie  seulement  le  lecteur  de  me  pardonner  cette  petite  préface  que  j'ai 
faite  pour  loi  rendre  raison  de  matragÂlie.  Il  n>  a  rien  de  plus  naturel  que  de 
se  défendre  quand  on  se  croit  bjustement  attaqué.  Je  vois'  que  Tércnce  mène 
semble  n'avoir  fait  des  prologues  que  pour  se  justifier  contre  les  critiques  d'un 
vieux  poète  malintentionné,  mal&voli  veteri*  poita,  et  qui  venait  brigacr 
des  voix  contre  lui  jusqu'aux  heures  où  Ton  représentait  ses  comédies  : 

Occcpla  est  agi  : 
Exclamai,  etc. 

On  pouvait  me  faire  une  difficulté  qu'on  ne  m'a  point  faite  :  mais  ce  qui 
est  échappé  aux  spectateurs  pourra  être  remarqué  par  les  lecteurs.  C'est  quo 
je  fais  entrer  Junie  dans  les  vestales,  où,  selon  Aulu-Gelle,  ou  ne  recevait 
personne  au-dessous  de  six  ans,  ni  au-dessus  de  dix.  Mais  le  peuple  prend  ici 
Jnuie  sous  sa  protection  :  et  j'ai  cm  qu'en  considération  de  sa  naissance, 
de  sa  vertu  et  de  son  malheur,  il  pouvait  la  dispenser  de  l'âge  prescrit  par  les 
lois,  comme  il  a  dispensé  de  l'âge  pour  le  consulat  tant  de  grands  hommes  qui 
avaient  mérité  ce  privilège. 

Enfin,  je  suis  très-persuadé  qu'où  me  peut  faire  bien  d'autres  critiques, 
sur  lesquelles  je  n'aurais  d'autre  parti  à  prendre  que  celui  d'en  profiler  k 
l'avenir.  Mab  je  plains  fort  le  malheur  d'un  homme  qui  travaille  pour  le 
pnbUc.  Ceux  qui  voient  le  mieux  nos  défauts  sont  ceux  qui  les  dissimulent 
le  plus  volontiers;  ils  nous  pardonnent  leaendroils  qui  leur  ont  déplu,  rn 
faveur  de  œnx  qui  leur  ont  donné  du  plaiair.  11  n'y  a  rien,  au  contraire,  de 
plus  injuste  qu'un  ignorant  :  il  croit  toujoura  que  l'admiration  est  le  partage 
des  gens  qui  ne  savent  rien  ;  il  condamne  toute  une  pièce  pour  une  scène 
qu'il  n'approuve  pas  ;  il  s'attaque  même  aux  endroits  les  plus  éclatants,  pour 
faire  croire  qu'il  a  de  l'esprit;  et  pour  peu  que  nous  résistions  à  ses  scuti- 
ments,  il  nous  traite  de  présomptueux ,  qui  ne  veulent  croire  personne ,  et 
ne  songe  ^as  qu'il  tire  quelquefois  plus  do  vanité  d'une  critique  fort  mauvaise, 
que  nous  n'en  tirons  d'une  assex  bonne  pièce  de  tbcAtre. 
Hooûne  imperito  nunquam  quidquam  injustius. 

•  (^ur,  daaa  la  MorI  dr  Pompée;  rt  Pumpoe,  dans  Svriurius. 

*  %iit«lf.  daiuScrtorii*s  vl  Corn6lic,  dans  la  Mort  de  Pompée. 


PRÉFACE 
BB  BémiHioi 


TUmt,  rtginam  Berênic€n.,„  eui  etiamnuptiiupollieitus/erebatur.,. 
staiim  ah  Urbé  dimUit  invUus  invitam. 

C*cflt4-dir«  que  Titoi,  qui  aimait  paanonnémeiit  Bérénice,  et  qui  loénc, 
à  ee  qa^on  crojait,  loi  ayait  promis  de  l'épouacr,  la  reiiToja  de  Rome  malgré 
lui,  et  nalpé  elle,  dèa  le«  premiers  jours  de  soa  empire. 

Cette  action  est  très-fameuse  dans  l'histoire  ;  et  je  Tai  trontée  trèi-propre 
poar  le  théâtre,  par  la  violence  des  passions  qu^elle  y  pouvait  eiciter.  En 
effet.  1UMIS  n'aTonsrien  de  pins  touchant  dans  tous  les  poëtes  qne  la  sépara- 
tion d*Énée  et  de  Didon,  dans  Virgile.  Et  qui  donte  qne  ce  qui  a  pu  fournir 
asseï  de  matière  pour  tout  un  chant  d*un  pofime  héroïque,  où  Paclion  dure 
plinienn  jours,  ne  puisse  suffire  pour  le  sujet  d*une  tragédie,  dont  la  durée  ne 
dott  être  que  de  qodques  heures  ?  11  est  trai  que  je  n'ai  point  poussé  Bérénice 
jusqu'à  se  tner  comme  Didon,  parce  qne  Bérénice  n'ajrant  pas  ici  avec  Titus 
les  derniers  engagements  qne  Didon  avait  avec  Énée,  elle  n'est  pas  obligée, 
ceOHBe  elle,  de  renoncer  à  la  vie.  A  cela  près,  le  dernier  adieu  qu'elle  dît  à 
Tilos,  et  i'eilbrt  qu'elle  se  fait  pour  s'en  séparer,  n'est  pas  le  ttoins  tragique 
de  b  pièce,  et  j'ose  dire  qa'ii  renonvelle  aasea  bien  dans  le  cœur  des  spccta- 
teim  l'émotion  qne  le  reste  y  avait  pn  exciter.  Ce  n'est  point  une  nécesnitc 
qu'il  7  ait  dn  sang  et  des  morts  dans  une  tragédie  ;  il  suffit  que  l'action  en 
aoit  grande,  que  les  acteurs  en  soient  héroïques,  que  les  passions  y  soient 
eiâtéet.  et  que  tout  s'y  ressente  de  celte  trialesse  majestueuse  qui  fait  tout 
te  plaiâr  de  la  tragédie. 

Je  eras  qne  je  pourrais  rencontrer  toutes  ces  parties  dans  mon  sujet.  Mais 
ee  qui  m'en  phit  davantage,  c'est  que  je  le  trouvai  extrêmement  simple.  Il 
V  avait  longtemps  qne  je  voulais  essayer  si  je  pourrais  faire  une  tragédio 
avec  celte  aimpUcité  d'action  qui  a  été  si  fort  du  goût  des  ancien»  :  car  c'est 
mi  des  premien  précepte»  qu'ils  nous  ont  laissés.  «  Que  ce  que  vous  fcres.  dit 
«  Horace ,  soit  toujours  simple,  et  ue  soit  qu'un.  »  Ils  ont  admiré  I'Ajax  de 
Sephoele*  qui  n'est  antre  chose  qu'Ajax  qui  se  tue  de  regret,  à  eanse  de  la 
foreor  où  il  était  tombé  après  le  refus  qn'on  lui  avait  fait  des  armes  d'Achille. 
Ile  ont  admiré  le  pBii.ocTàTB,  dont  tout  le  sujet  est  Ulysse  qui  vient  pour 
•nrpmdre  les  flèches  dllerenle.  L'Œdipe  même ,  quoique  tout  plein  de 
recoMaiasanefi ,  est  moins  chargé  de  matière  que  la  plus  simple  tragédie  de 
Dosjoum.  Nous  voyons  enfin  qne  les  partisans  de  Térence,  qui  relèvent  avec 
raison  ao-deisns  de  tous  les  poètes  comiques,  pour  l'élégance  de  sa  diction  et 
pour  la  vraisemblance  de  ses  mœurs,  ne  laissent  pas  de  confesser  qne  Plante 
a  un  grand  avantage  sur  lui  par  U  simplicité  qui  est  dans  la  plupart  des  sujets 
de  Plante.  Et  c'est  sans  doute  cett^  simplicité  merveilleuse  qui  a  attiré  à  ce 


274  PRÉFACE  DE  BÉRÉNICE. 

dernier  toutes  les  louanges  que  les  anciens  lui  ont  données.  Combien  Mc- 
nandre  était-il  encore  plus  simple»  puisque  Térenee  est  obligé  de  prendre 
deux  comédies  de  ce  poète  pour  en  (aire  une  des  siennes  1 

Et  il  ne  faut  point  croire  que  cette  règle  ne  soit  fondée  que  sur  la  fantaisie 
de  ceux  qui  Tont  faite.  11  n'y  a  que  le  Traiscmblable  qui  touche  dans  la  tra- 
gédie. Et  quelle  traiscmblance  y  a-t-îl  qu'il  arrive  en  un  jour  une  multitude 
de  choses  qui  pourraient  à  peine  arriver  en  plusieurs  semaines  ?  U  j  en  a  qoi 
pensent  que  cette  simplicité  est  une  marque  de  peu  d'iuTention.  Ils  ne  son- 
gent pat  qo*an  contraire  toute  IHuTention  consiste  k  ùkû  quelque  chose  de 
rien ,  et  que  tout  ce  grand  nombre  d'incidcttta  a  toujours  été  le  refuge  des 
poMcs  qui  ne  sentaient  dans  leur  génie  niasses  d'abondance  oiaasex  de  forée 
pour  attacher  durant  ânq  actes  leun  spectateurs  par  une  action  simple,  sou- 
tenue de  la  TÎolence  dee  passions,  de  la  beauté  des  sentiments,  et  de  Télé- 
gance  de  Texpreasion.  Je  suis  bien  éloigné  de  crwre  qoe  tontes  eea  cfaoics 
se  rracontrent  dans  mon  ouTrage  ;  mais  anasi  je  ne  puis  croire  que  le  public 
me  sache  mantais  gré  de  lui  avoir  donné  une  tragédie  qoi  a  été  honorée  de 
tant  de  larmes,  et  dont  la  trentième  représentation  a  été  aussi  suivie  que  k 
première. 

Ce  n'est  pas  que  qnelqucs  personnes  ne  m'aient  reproché  cette  même  sim- 
plicité que  j'avais  recherchée  avec  Unt  de  soin.  Ils  ont  cm  qu'une  tragédie 
qoi  éuit  si  pen  ehargée  dlntrigncs  ne  ponvait  être  selon  les  règles  dn  thé&tre. 
Je  m'hifonaai  s'ils  se  plaignaient  qu'elle  les  e&t  ennuyés.  On  sse  dit  qu'ils 
avouaient  tous  qu'elle  n'ennayait  point,  qu'elle  les  touchait  même  en  |éu- 
sieun  endroits,  et  qu'ils  la  verraient  encora  avec  plaisir.  Qœ  vcaknt41a  da- 
vantage ?  Je  les  conjure  d'avoir  asses  bonne  opinion  d'eox  mêmci  ponr  ne 
pas  croire  qu'une  pièce  qui  les  touche  et  qui  leur  donne  dn  plaisir  puiaw 
être  absolument  contre  les  règles.  La  pnncipale  règle  est  de  plaire  et  de 
toucher  :  toutes  les  antres  ne  sont  faites  que  pour  parvenir  à  oetle  première. 
Mail  tontes  ces  règles  sont  d'un  long  détail ,  dont  je  ne  leur  conseille  |»as  de 
s'embarrasser  :  ils  ont  des  occupations  plus  importantes.  Qu'ils  se  reposent 
sur  nous  de  la  fatigue  d'éelaireir  les  diffiealtés  de  la  poétique  d'Aristote  ; 
qu'ils  se  réservent  le  plaisir  de  pleurer  et  d'être  attendris-,  et  qu'ils  me  per- 
mettent de  leur  dire  ee  qn'un  musicien  disait  k  Phihppe,  roi  de  Itfaeédaine, 
qui  prétendait  qu'une  chanson  n'éuit  pas  selon  les  règles  :  «  A  Dien  ne 
«  plaise ,  'seigneur,  que  voa^  soyez  jamais  si  malhearenx  que  de  savoir  eea 
n  dioses-là  mieux  que  moi  1  » 

Voilà  tout  ce  que  j'ai  à  dire  à  ces  personnes,  k  qui  je  ferai  tonijours  gloire 
de  pliire  :  car  pour  le  libelle  que  l'on  a  fait  contre  moi,  je  crois  qoe  les  leo- 
tenrs  me  dispenseront  volontiers  d'y  répondre.  Et  qne  répondrais-je  à  na 
homme  qni  ne  pense  rien,  et  qui  ne  sait  pas  même  construire  ee  quil  pense  ? 
Il  parle  de  protase  comme  s'il  entendait  ee  mot,  et  vent  que  eeCle  première 
des  quatre  parties  de  la  tragédie  soit  toujours  la  plus  proche  de  la  dernière, 
qoi  est  la  catastrophe.  Il  se  plamt  que  la  trop  grande  eonnaissanee  des  règles 
Tempéche  de  se  divertir  à  la  comédie.  Certainement,  si  l'on  en  jnge  par  sa 
dissertation,  il  n'y  eut  jamais  de  plainte  plus  mal  fondée.  11  parait  bien  qu'il 
n'a  jamais  In  Sophocle,  qu'il  Ibuc  très-injustement  A'une  grande  muUipiicité 


PREFACE  DE  BÉRÉNICE.  27û 

d'incidents;  et  (jn'il  ii*a  même  janais  rien  lu  de  la  poétique,  que  dans 
qudqaea  préfaces  de  tragédies.  Mau  je  lui  pardonne  de  ne  pas  asToir  les  rè- 
gles do  théâtre,  pnîsqae,  beuMMemeiU  pour  le  public,  il  ne  s^applique  pas  à 
ce  genre  d*éorire.  Ce  que  je  ne  loi  pardonne  pas,  c'est  de  saToir  si  peu  les 
règksdebbonne  plaisanterie,  loi  qui  ne  vent  pas  dira  un  mot  sans  plaisanter. 
Croit-il  réjouir  beaucoup  les  honnêtes  gens  par  ces  hélas  de  poche,  ces 
mesdemoiselles  mes  règles,  et  quantité  d*autres  basses  afTectations  quMl 
troutera  condamnées  dans  tons  les  bons  auteurs,  s'il  se  mélc  jamais  de  les 
lire? 

Tontes  ees  critiques  sont  le  partage  de  quatre  on  ônq  petits  anteors  in- 
fortnnés,  qui  n'ont  jamais  pu  par  eux-mêmes  eiciter  In  curiosité  du  public. 
Us  attendent  toujours  Toccasion  de  quelque  ouTrage  qui  réuasisae,  pour.rat- 
taquer  ;  non  point  par  jalousie,  car  sur  quel  londement  seraient-ila  jaloux  ? 
■a»  dans  l'espérance  qu'on  se  donnera  la  peine  de  leur  répondre,  et  qu'on 
les  tirera  de  Tobicurité  où  leurs  propres  ouvrages  les  auraient  liûsséa  toute 
leur  ne. 


BÉRÉNICE, 

TRAGÉDIE  (1070). 


ACTEURS. 

TITUS,  empereur  de  Rome. 
BÉRÉNICR,  reine  de  Palertine. 
ANTIOCHIJS,  roi  de  Comegène. 
PAUUN ,  eonfident  de  Titus. 
ARSACE ,  conSdeot  d^Antiochas. 
PIIÉMCE ,  confidente  de  Bérénice. 
UU1*1LE«  Romain. 
SUITE  de  Tiliu. 


La  icenc  est  à  Rome ,  dana  un  cabinet  qoi  est  entre  l'appartement  « 
Titna  et  celui  de  Bérénice. 


ACTE  PREMIER- 
SCÈNE  I. 

ANT10CHUS,ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Arrêtons  un  moment  :  la  pompe  de  ces  lieux , 
Je  le  vois  bien^  Arsace^  est  nouvelle  à  tes  yeux. 
Souvent  ce  cabinet^  superbe  et  solitaire  y 
Des  secrets  de  Titus  est  le  dépositaire  : 
Cest  ici  quelquefois  qu'il  se  cache  à  sa  cour , 
Lorsqu'il  vient  à  la  reine  expliquer  son  amour. 
De  son  appartement  cette  porte  est  prochaine^ 
£t  cette  autre  conduit  dans  celui  de  la  reine. 
Va  chez  elle  :  dis-lui  qu'importun  à  regret, 
J'ose  lui  demander  un  entretien  secret. 

ARSACE. 

Vous,  seigneur,  importun?  vous,  cet  ami  fidèle 
Qu'un  soin  si  généreux  intéresse  pour  clic? 


ACTE  1,   SCÈNE  If.  577 

Votis^  cet  Antiochus  son  amant  autrefois? 

Vous 9  que  rOrient  compte  entre  ses  plus  grands  rois? 

Quoi  !  déjà  de  Titus  épouse  en  espérance 

Ce  rang  entre  elle  et  vous  met-il  tant  distance? 

ANTIOCHUS. 

Va,  dîs-je;  et,  sans  vouloir  te  charger  d'autres  soins, 
Vois  si  je  puis  bientôt  lui  parler  sans  témoins. 

SCÈNE  II. 

ANTIOCHUS. 

Eb  bien!  Antiochus,  es-tu  toujours  le  même? 

Pourrai-je,  sans  trembler,  lui  dire.  Je  vous  aime? 

Mais  quoi  !  déjà  je  tremble  ;  et  mon  cœur  agite 

Craint  autant  ce  moment  que  je  l'ai  souhaité. 

Bérénice  autrefois  m'ôta  toute  espérance  ; 

Elle  m'imposa  même  un  éternel  silence. 

Je  me  suis  tû  cinq  ans;  et,  jusques  à  ce  jour, 

D'un  voile  d'amitié  j'ai  couvert  mon  amour. 

Dois-je  croire  qu'au  rang  où  Titus  la  destine. 

Elle  m'écoute  mieux  que  dans  la  Palestine? 

11  l'épouse.  Ai-je  donc  attendu  ce  moment 

Pour  me  venir  encor  déclarer  son  amant? 

Quel  fruit  me  reviendra  d'un  aveu  téméraire  ? 

Ah!  puisqu'il  faut  partir,  partons  sans  lui  déplaire. 

Retirons^nous ,  sortons;  et,  sans  nous  découvrir. 

Allons  loin  de  ses  yeux  l'oublier,  ou  mourir. 

Hé  quoi  !  souffrir  toujours  un  tourment  qu'elle  ignore  . 

Toujours  verser  des  pleurs  qu'il  faut  que  je  dévore  ! 

Quoi  !  même  en  la  perdant  redouter  son  courroux  ! 

Belle  reine,  et  pourquoi  vous  offenseriez-vous? 

Viens-je  vous  demander  que  vous  quittez  l'empire? 

Que  vous  m'aimiez?  Hélas  !  je  ne  viens  que  vous  dire 

Qu'après  m'ètre  longtemps  flatte  que  mon  rival 

Trouverait  à  ses  vœux  quelque  obstacle  fatal , 

Aujourd'hui  qu'il  peut  tout,  que  votre  hymen  s'avanro  , 

exemple  infortuné  d'une  longue  constance, 
près  cinq  ans  d'amour  et  d'espoir  superflus, 
î  pars,  fidèle  encor  quand  je  n'espère  plus, 
u  lieu  de  s'offonscr,  elle  pourra  me  plaindre. 

^uoi  qu'il  en  soit,  parlons;  c'est  assez  nous  contrainrlrc. 

24 


S78  BÉRÉNICE. 

Et  que  peut  craindre,  hélas!  un  amant  sans  espoir 

Qui  peut  bien  se  résoudre  à  ne  La  jamais  voir? 

SCÈNE  IIL 
ANTIOCHUS,  ARSACE. 

AlinOCHDS. 

Arsace,  entretenons-nous? 

ARSACE. 

Seigneur,  j'ai  vu  la  reine; 
Mais  pour  ne  faire  voir  je  n'ai  percé  qu'à  peine 
Les  flots  toujours  nouveaux  d'un  peuple  adorateur 
Qu'attire  sur  ses  pas  sa  prochaine  grandeur. 
Titus,  après  huit  jours  d'une  retraite  austère. 
Gesse  enfin  de  pleurer  Vespasien  son  père  : 
Cet  amant  se  redonne  aux  soins  de  son  amour; 
Et ,  si  j'en  crois ,  seigneur,  l'entretien  de  la  cour. 
Peut-être  avant  la  nuit  l'heureuse  Bérénice 
Change  le  nom  de  reine  au  nom  d'impératrice, 

ANTIOCHUS. 

Hélas! 

ARSACE. 

Quoi!  ce  discours  pourrait-il  vous  troubler? 

ANTIOCBUS. 

Ainsi  donc  sans  témoins  je  ne  lui  puis  parler? 

ARî^ArF. 

Vous  la  verrez,  seigneur  :  Biiréiiict  est  instruite 
Que  vous  voulez  ici  la  voir  seule  et  sans  suite. 
La  reine,  d'un  regard,  a  daigné  m'avcrtir 
Qu'à  votre  empressement  elle  allait  consentir; 
Et  sans  doute  elle  attend  le  moment  favorable 
Pour  disparaître  aux  yeux  d'une  eonr  qui  Tacc^lc^ 

AI^TIOCHUS. 

11  suffit.  Cependant  n'as-tu  rien  négligé 

Des  ordres  importants  dont  je  f  avais  chargé? 

ARSACE. 

Seigneur,  vous  connaissez  ma  prompte  obéissance. 
Des  vaisseaux  dans  Ostie  armés  en  diligence. 
Prêts  à  quitter  le  port  de  moments  en  moments , 
N'attendent  pour  partir  que  vos  commandements. 
Mais  qui  renvoyez-vous  dans  votre  Comagène? 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  379 

ANT10CHUS. 

Arsace,  il  faut  piurtir  qaand  j'aurai  vu  la  reine. 

ARSACE. 

Qui  doit  partir? 

ANTIOCHUS. 

Moi. 

ARSACE. 

Vous? 

AlfTIOCHUS. 

En.  sortant  du  palais  / 
Je  sors  de  Rome ,  Arsace ,  et  j'en  sors  pour  jamais. 

ARSACE. 

Je  suis  surpris  sans  doute ,  et  c'est  avec  justice. 
Quoi!  depuis  si  longtemps  la  reine  Bérénice 
Vous  arrache,  seigneur,  du  sein  de  vos  États;  • 
Depuis  trois  ans  dans  Rome  elle  arrête  vos  pas  i 
Et  lorsque  cette  reine,  assurant  sa  conquête. 
Vous  attend  pour  témoin  de  cette  illustre  fête. 
Quand  l'amoureux  Titus,  devenant  son  époux. 
Lui  prépare  un  éclat  qui  rejaillit  sur  vous... 

ANTIOCHUS. 

Arsace,  laisse-la  jouir  de  sa  fortune. 

Et  quitte  un  entretien  dont  le  cours  m'importune. 

ARSACE. 

Je  vous  entends,  seigneur  :  ces  mêmes  dignités 
Ont  rendu  Bérénice  ingrate  à  vos  bontés; 
L'inimitié  succède  à  l'amitié  trahie. 

ANTIOCHUS 

Non,  Arsace,  jamais  je  n^  l'ai  moins  haïe. 

ARSACE. 

Quoi  donci  de  sa  grandeur  déjà  trop  prévenu , 
Le  nouvel  empereur  vous  a-t-il  méconnu  ? 
Quelque  pressentiment  de  son  indifférence 
Vous  faitril  loin  de  Rome  éviter  sa  présence  ? 

ANTIOCHUS. 

Titus  n'a  point  pour  moi  paru  se  démentir; 
l'aurais  tort  de  me  plaindre. 

ARSACE. 

Et  pourquoi  donc  partir? 
Quel  caprice  vous  rend  ennemi  de  vous-même  ! 
Le  ciel  met  sur  le  trône  un  prince  qui  vous  aime. 


280  BÉRÉNICE. 

Un  prince  qui,  jadis  témoin  de  vos  combats. 

Vous  vit  chercher  la  gloire  et  la  mort  sur  ses  pas. 

Et  de  qui  la  valeur,  par  vos  soins  secondée. 

Mit  enfin  sous  le  joug  la  rebelle  Judée. 

Il  se  souvient  du  jour  illustre  et  douloureux 

Qui  décida  du  sort  d'un  long  siégp  douteux. 

Sur  leur  triple  rempart  les  ennemis  tranquilles 

Contemplaient  sans  péril  nos  assauts  inutiles; 

Le  bélier  impuissant  les  menaçait  en  vain  : 

Vous  seul,  seigneur,  vous  seul,  une  échelle  à  la  main, 

Vous  portâtes  la  mort  jusque  sur  leurs  murailles. 

Ce  jour  presque  éclaira  vos  propres  funérailles  : 

Titus  vous  embrassa  mourant  entre  mes  bras. 

Et  tout  le  camp  vainqueur  pleura  votre  trépas. 

Voici  le  temps,  seigneur,  où  vous  devez  attendre 

Le  fruit  de  tant  de  sang  qu'ils  vous  ont  vu  répandre. 

SL,  pressé  du  désir  de  revoir  vos  États, 

Vous  vous  lassez  de  vivre  où  vous  ne  régnez  pas , 

Faut-il  que  sans  honneurs  TEuphrate  vous  revoie? 

Attendez  pour  partir  que  César  vous  renvoie 

Triomphant,  et  chargé  des  titres  souverains 

Qu'ajoute  encore  aux  rois  l'amitié  des  Romains. 

Rien  ne  peut-il,  seigneur,  changer  votre  entreprise? 

Vous  ne  répondez  point  l 

àntiochus. 

Que  veux-tu  que  je  dise? 
J'attends  de  Bérénice  un  moment  d'entretien. 

ARSACE. 

Eh  bien,  seigneur? 

ANTIOCUUS. 

Son  sort  décidera  du  mien. 

AASACE. 

Comment? 

ANTIOCHUS. 

Sur  son  hymen  j'attends  qu'elle  s'explique. 
Si  sa  bouche  s'accorde  avec  la  voix  publique, 
S'il  est  vrai  qu'on  l'élève  au  trône  des  Césars, 
Si  Titus  a  parlé,  s'il  l'épouse,  je  pars. 

ARSACE. 

Mais  qui  rend  à  vos  yeux  cet  hymen  si  funeste? 

ANTIOCHUS.  "^ 

Quand  nous  serons  partis,  je  te  dirai  le  reste. 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  28t 

ARSACE. 

Dans  quel  troubles^  seigneur^  jctcz-vous  mon  esprit! 

AKTIOCHDS. 

La  reine  vient.  Adieu.  Fais  tout  ce  que  j'ai  dit. 

SCÈNE   IV. 

BÉRÉNICE,  ANTIOCHUS,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Enfin  je  me  dérobe  à  la  joie  importune 

De  tant  d'amis  nouveaux  que  me  fait  la  fortune  : 

Je  fuis  de  leurs  respects  l'inutile  longueur. 

Pour  chercher  un  ami  qui  me  parle  du  cœur. 

Il  ne  faut  point  mentir,  ma  juste  impatience 

Vous  accusait  déjà  de  quelque  négligence. 

Quoi!  cet  Antiochus,  disais-je,  dont  les  soins 

Ont  eu  tout  l'Orient  et  Rome  pour  témoins; 

Lui  que  j'ai  vu  toujours,  constant  dans  mes  traverses, 

Suivre  d'un  pas  égal  mes  fortunes  diverses  ; 

Aujourd'hui  que  les  dieux  semblent  me  présager 

Un  honneur  qu'avec  lui  je  prétends  partager, 

Ce  môme  Antiochus ,  se  cachant  à  ma  vue ,. 

Me  laisse  à  la  merci  d'une  foule  inconnue  [ 

AKTI.OCHUS. 

Il  est  donc  vrai,  madame?  et,  selon  ce  discours. 
L'hymen  va  succéder  à  vos  longues  amours? 

BÉRÉNICE. 

Seigneur,  je  vous  veux  bien  confier  mes  alarmes. 

Ces  jours  ont  vu  mes  yeux  baignés  de  quelques  larmes  : 

Ce  long  deuil  que  Titus  imposait  à  sa  cour 

Avait,  môme  en  secret,  suspendu  son  amour; 

Il  n'avait  plus  pour  moi  cette  ardeur  assidue 

Lorsqu'il  passait  les  jours  attaché  sur  ma  vue  ; 

Muet,  chargé  de  soins,  et  les  larmes  aux  yeux, 

11  ne  me  laissait  plus  que  de  tristes  adieux. 

Jugez  de  ma  douleur,  moi  dont  l'ardeur  extrême, 

Je  vous  l'ai  dit  cent  fois,  n'aime  en  lui  que  lui-même; 

Moi  qui,  loin  des  grandeurs  dont  il  est  revêtu, 

Aurais  choisi  son  cœur  et  cherché  sa  vertu. 

ANTIOCHUS. 

Il  a  n'pris  pour  vous  sa  teiuhcsse  première? 

2'i. 


^^^  BÉRÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Vous  fûtes  spectateur  de  cette  nuit  dernière, 

Lorsque,  pour  seconder  ses  soins  religieux, 

Le  sénat  a  placé  son  père  entre  les  dieui. 

De  ce  juste  devoir  sa  piété  contente 

A  fait  place,  seigneur,  aux  soins  de  son  amante  ; 

Et  même  en  ce  moment,  sans  qu'il  m'en  ait  parlé , 

Il  est  dans  le  sénat  par  son  ordre  assemblé. 

Là,  de  la  Palestine  il  étend  la  frontière. 

Il  y  joint  l'Arabie  et  la  Syrie  entière  : 

Et,  si  de  ses  amis  j'en  dois  croire  la  voix. 

Si  j'en  crois  ses  serments  redoublés  mille  fois. 

Il  va  sur  Unt  d'États  couronner  Bérénice, 

Pour  joindre  à  plus  de  noms  le  nom  d'impératrice. 

Il  m'en  viendra  lui-même  assurer  en  ce  lieu. 

ANTIOCHCS. 

Et  je  viens  donc  vous  dire  un  éternel  adieu. 

BÉRÉNlCe. 

Que  dites-vous?  Ah  ciel  l  quel  adieu  !  quel  langue  l 
Prince,  vous  vous  troublez  et  changez  de  visage! 

ANTIOCBUS. 

Ma:dame,  il  faut  partir. 

BERENICE.. 

Quoi  l  ne  puis-je  savoir 
Quel  sujet... 

ANTIOCBUS  y  à  part. 

11  fallait  partir  sans  la  revoir. 

BÉRÉNICE. 

Que  craignez-vous?  Parlez;  c'est  trop  longtemps  se  taire 
Seigneur,  de  ce  départ  quel  est  Jonc  le  mystère? 

ANTIOCHUS. 

Au  moins  souvenez-vous  que  je  cède  à  vos  lois. 

Et  que  vous  m'écoutez  pour  la  dernière  fois. 

Si ,  dans  ce  haut  degré  de  gloire  et  de  puissance , 

Il  vous  souvient  des  lieux  où  vous  prîtes  naissance, 

Madame,  il  vous  souvient  que  mon  cœur  en  ces  lieux 

Reçut  le  premier  trait  qui  partit  de  vos  yeux  : 

J'aimai.  J'obtins  l'aveu  d'Agrippa  votre  frère  : 

Il  vous  parla  pour  moi.  Peut-être  sans  colère 

AlUoz-vous  de  mon  ctiMir  recevoir  le  tribut; 

Tilus.  pour  mou  malheur,  vint,  voub  >il.  et  vous  i»lul. 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  mi 

li  parut  devant  vous  dans  tout  Fcciat  d'un  homme 

Qui  porte  entre  ses  mains  la  vengeance  de  Rome. 

La  Judée  en  pâlit  :  le  triste  Antiocbus 

Se  compta  le  premier  au  nombre' des  vaincus. 

Bientôt^  de  mon  malheur  interprète  sévère 

Votre  bouche  à  la  mienne  ordonna  de  se  taire. 

Je  disputai  longtemps;  je  fis  parler  mes  yeux  : 

Mes  pleurs  et  mes  soupirs  vous  suivaient  en  tous  lieux. 

Enfin  votre  rigueur  emporta  la  balance; 

Vous  sûtes  m'imposer  Texil  ou  le  silence. 

Il  fallut  le  promettre^  et  même  le  jurer  : 

Mais,  puisqu'en  ce  moment  j'ose  me  déclarer, 

Loi*sque  vous  m'arrachiez  cette  injuste  promesse , 

Mon  cœur  faisait  serment  de  vous  aimer  sans  cesse. 

Ah!  que  me  dites-vous? 

ANTIOCBUS. 

Je  me  suis  tu  cinq  ans, 
Madame,  et  vais  encor  me  taire  plus  longtemps. 

De  mon  heureux  rival  j'accompagnai  les  armes; 
J'espérai  de  verser  mon  sang  après  mes  larmes , 
Ou  qu'au  moins  jusqu'à  vous  porté  par  mille  exploits 
Mon  nom  pourrait  parler,  au  défaut  de  ma- voix. 
Le  ciel  sembla  pronicttreiine  fin  à  ma  peine  : 
Vous  pleurâtes  ma  mort,  hélas!  trop  peu  certaine. 
Inutiles  périls!  Quelle  était  mon  erreur! 
La  valeur  de  Titus  surpassait  ma  fureur  : 
Il  faut  qu'à  sa  vertu  mon  estime  réponde. 
Quoique  attendu,  madame,  à  l'empire  du  monde, 
Chéri  de  l'univers,  enfin  aimé  de  vous, 
11  semblait  à  lui  seul  appeler  tous  les  coups; 
Tandis  que ,  sans  espoir,  hai ,  lassé  de  vivre , 
Son -malheureux  rival  ne  semblait  que  l<r  suivre. 

Je  vois  que  votre  cœur  m'applaudit  en  secret; 
Je  vois  que  l'on  m'écoute  avec  moins  de  regret. 
Et  que,  trop  attentive  à  ce  récit  funeste. 
En  faveur  de  Titus  vous  pardonnez  le  reste. 

Enfin,  après  un  siège  aussi  cruel  que  lent, 
Il  dompta  les  mutins,  reste  pâle  et  sanglant 
Des  flammes,  de  la  faim,  des  fureurs  intestines, 
Kl  laissa  leurs  remparts  cachés  sous  leurs  ruines  : 


284  BÉRÉNICK. 

Rome  vous  vit,  madame,  arriver  avec  lui. 

Dans  l'Orient  désert  quel  devint  mon  ennui! 

Je  demeurai  longtemps  errant  dans  Ccsarée, 

Lieux  charmants,  où  liion  cœur  vous  avait  adorée  : 

Jo  vous  redemandais  à  vos  tristes  États  ; 

Je  cherchais,  en  pleurant,  les  traces  de  vos  pas. 

Mais  enfin ,  succombant  à  ma  mélancolie , 

Mon  désespoir  tourna  mos  pas  vers  l'Italie  : 

Le  sort  m'y  réservait  le  dernier  de  ses  coups. 

Titus  en  ro'embrassant  m'amena  devant  vous  : 

Un  voile  d'amitié  vous  trompa  l'un  et  l'autre. 

Et  mon  amour  devint  le  confident  du  vôtre. 

Mais  toujours  quelque  espoir  flattait  mes  déplaisirs  : 

Rome,  Vespasien ,  travei*saient  vos  soupirs. 

Après  tant  de  combats,  Titus  cédait  peut-être. 

Vespasien  est  mort ,  et  Titus  est  le  maître. 

Que  ne  fuyais-je  alors  l  J'ai  voulu  qudques  jours 

De  son  nouvel  empire  exanûncr  le  cours. 

Mon  sort  est  accompli  :  votre  gloire  s'apprête. 

Assez  d'autres,  sans  moi,  témoins  de  cette  fôto, 

A  vos  heureux  transports  viendront  joindre  les  leurs  : 

Pour  moi,  qui  ne  pourrais  y  mêler  que  des  pleurs. 

D'un  inutile  amour  trop  constante  victime. 

Heureux  dans  mes  malheurs  d'en  avoir  pu  sans  crime 

Conter  toute  l'histoire  aux  yeux  qui  les  ont  faits. 

Je  pars  plus  amoureux  que  je  ne  fus  jamais. 

BÉRÉNICE. 

Seigneur,  je  n'ai  pas  cru  que,  dans  une  journée 

Qui  doit  avec  César  unir  ma  destinée , 

11  fut  quelque  mortel  qui  pût  impunément 

Se  venir  à  mes  yeux  déclarer  mon  amant. 

Mais  de  mon  amitié  mon  silence  est  un  gage  : 

J'oublie  en  sa  faveur  un  discours  qui  m'outrage. 

Je  n'en  ai  point  troublé  le  cours  injurieux; 

Je  fais  plus,  à  regret  je  reçois  vos  adieux. 

Le  ciel  sait  qu'au  milieu  des  honneurs  qu'il  m'envoie 

Je  n'attendais  que  vous  pour  témoin  de  ma  joie  : 

Avec  tout  l'univers  j'honorais  vos  vertus; 

Titus  vous  chérissait,  vous  admiriez  Titus. 

Cent  fois  je  me  suis  fait  une  douceur  extrême 

D'enlrelonir  Titus  dans  un  autre  hii-mùmo. 


ACTE  I,  SCENli  V.  ittô 

ANTIOCHUS. 

Et  c'est  ce  que  je  fuis.  J'évite,  mais  trop  tard. 
Ces  cruels  entretiens  où  je  n'ai  point  de  part. 
Je  fuis  Titus;  je  fuis  ce  nom  qui  m'inquiète,  «. 

Ce  nom  qu'à  tous  moments  votre  bouche  répète  : 
Que  vous  dirai-je  enfin?  je  fuis  des  yeux  distraits, 
Qui,  me  voyant  toujours,  ne  me  voyaient  jamais. 
Adieu.  Je  vais,  le  coeur  trop  plein  de  votre  image, 
Attendre,  en  vous  aimant,  La  mort  pour  mon  partage. 
Surtout  ne  craignez  point  qu'une  aveugle  douleur 
Remplisse  l'univers  du  bruit  de  mon  malheur  : 
Madame ,  le  seul  bruit  d'une  moit  que  j'implore 
Vous  fera  souvenir  que  je  vivais  encore. 
Adieu. 

SCÈNE  V. 
BÉRÉNICE,  PHÉNICE. 

PBÉMCE. 

Que  je  le  plains!  Tant  de  fidélité, 
Madame,  méritait  plus  de  prospérité. 
Ne  le  plaignez-vous  pas? 

BÉRÉNICE. 

Cette  prompte  retraite 
Me  laisse,  je  l'avoue,  une  douleur  secrète. 

PnÉNlCE. 

Je  l'aurais  retenu. 

BÉRÉ?<1CE. 

Qui?  moi,  le  retenir! 
J'en  dois  perdre  plutôt  jusques  au  souvenir. 
Tu  veux  donc  que  je  flatte  une  ardeur  insensée? 

PHÉNICE. 

Titus  n'a  point  encore  expliqué  sa  pensée. 
Rome  vous  voit,  madame,  avec  des  yeux  jaloux  : 
La  rigueur  de  ses  lois  m'épouvante  pour  vous. 
L'hymen  chez  les  Romains  n'admet  qu'une  Romaine  : 
Rome  hait  tous  les  rois;  et  Bérénice  est  reine. 

BÉIIÉNICE. 

Le  temps  n'est  plus,  Phénice,  où  je  pouvais  trembler. 
Titus  m'aime;  il  peut  tout;  il  n'a  plus  qu'à  parler, 
Il  verra  le  sénat  m'apporter  ses  hommages , 


286  BÉRÉNICE. 

Et  le  peuple  de  fleurs  couronner  ses  images. 

De  cette  nuit,  Phénice,  as-tu  vu  la  splendeur? 
Tes  yeux  ne  sont-ils  pas  tout  pleins  de  sa  grandeur? 
Ces  flambeauiy  ce  bûcher,  cette  nuit  enflammée. 
Ces  aigles,  ces  faisceaux ^  ce  peuple,  cette  armée. 
Cette  foule  de  rois,  ces  consuls,  ce  sénat. 
Qui  tous  de  mon  amant  empruntaient  leur  éclat; 
Cette  pourpre,  cet  or,  que  rehaussait  sa  gloire. 
Et  ces  lauriers  encore  témoins  de  sa  victoire  ; 
Tous  ces  yeux  qu'zn  voyait  venir  de  toutes  parts 
Confondre  sur  lui  seul  leurs  avides  regards; 
Ce  port  majestueux,  cette  douce  présence... 
Ciel!  avec  quel  respect  et  quelle  complaisance 
Tous  les  cœurs  en  secret  l'assuraient  de  leur  foi  ! 
Parle  :  peut-on  le  voir  sans  penser,  comme  moi. 
Qu'en  quelque  obscurité  que  le  sort  l'eût  fait  naître. 
Le  monde  en  le  voyant  eût  reconnu  son  maître? 

Mais,  Phénice,  où  m'emporte  un  souvenir  charmant? 
Cependant  Rome  entière ,  en  rs  môme  moment 
Fait  des  vœux  pour  Titus,  et,  par  des  sacrifices. 
De  son  règne  naissant  célèbre  les  prémices. 
Que  tardons-nous?  allons  pour  son  empire  heureux 
Au  ciel  qui  le  protège  offrir  aussi  nos  vœux. 
Aussitôt,  sans  l'attendre,  et  sans  être  attendue. 
Je  reviens  le  chercher,  et  dans  cette  entrevue 
Dire  tout  ce  qu'aux  cœurs  l'un  de  l'autre  contents 
Inspirent  des  transports  retenus  si  longtemps. 


ACTE   SECOND. 

SCÈNE  I. 
TITUS,  PAUUN,  SUITE. 

TITUS. 

A-t-on  vu  de  ma  part  le  roi  de  Comagènc? 
Sait-il  que  je  l'attends? 

PAULIN. 

J'ai  couru  chez  la  reine 


ACTE  II,  SCENE  II.  287 

Dans  son  appariement  ce  prince  avait  paru  ; 

H  en  était  sorti,  lorsque  j'y  suis  couru. 

De  vos  ordres,  seigneur,  j'ai  dit  qu'on  Tavcrtissc. 

nTus. 
Il  suffit.  Et  qae  fait  la  reine  Bérénice? 

PAULIN. 

La  reine  en  ce  moment,  sensible  à  vos  bontés. 
Chaire  le  ciel  de  vœux  pour  vos  prospérités. 
Elle  sortait,  seigneur. 

mus. 
Trop  aimable  princesse! 
Hélas! 

PAULIN. 

En  sa  faveur  d'où  naît  cette  tristesse? 
L'Orient  presque  entier  va  fléchir  sous  sa  loi  : 
Vous  la  plaignez? 

TITUS. 

Paulin,  qu'on  vous  laisse  avec  moi. 

SCÈNE  II. 
TITUS,  PAULIN. 

TITUS. 

Eh  bien,  de  mes  desseins  Rome  encore  incertaine , 
Attend  que  deviendra  le  destin  de  la  reine, 
Paulin  ;  et  les  secrets  de  son  cœur  et  du  mien 
Sout  de  tout  l'univers  devenus  l'entretien. 
Voici  le  temps  enfin  qu'il  faut  que  je  m'explique. 
De  la  reine  et  de  moi  que  dit  la  voix  publique? 
Parlez  :  qu'entendez-vous? 

PAULIN. 

J'entends  de  tous  côtes 
Publier  vos  vertus,  seigneur,  et  ses  beautés. 

TITUS. 

Que  dit-on  des  soupirs  que  je  pousse  pour  elle? 
Quel  succès  attend-on  d'un  amour  si  fidèle? 

PAUUN. 

Vous  pouvez  tout  :  aimez,  cessez  d'être  amoureux, 
La  cour  sera  toujours  du  parti  de  vos  vœux. 

TITUS. 

Et  je  l'ai  vue  aussi  cette  cour  peu  sinccrc . 


288  BÉRÉNICE. 

A  ses  maîtres  toujoui*s  trop  soigneuse  de  plairo , 

Des  crimes  de  Néron  approuver  les  horreurs; 

Je  L'ai  vue  à  genoux  consacrer  ses  fureurs. 

Je  ne  prends  point  pour  juge  une  cour  idolâtre , 

Paulin  :  je  me  propose  un  plus  ample  théâtre  ; 

Et^  sans  prêter  Toreille  à  la  voix  des  flatteurs^ 

Je  veux  par  votre  bouche  entendre  tous  les  cœurs; 

Vous  me  l'avez  promis.  Le  respect  et  la  crainte 

Ferment  autour  de  moi  le  passage  à  la  plainte  : 

Pour  mieux  voir,  cher  Paulin ,  et  pour  entendre  mieux , 

Je  vous  ai  demandé  des  oreilles ,  des  yeux; 

J'ai  mis  même  à  ce  prix  mon  amitié  secrète  : 

J'ai  voulu  que  des  cœurs  vous  fussiez  Tinterprcte; 

Qu'au  travers  des  flatteurs  votre  sincérité 

Fit  toujours  jusqu'à  moi  passer  la  vérité. 

Parlez  donc.  Que  faut-il  que  Bérénice  espère? 

Home  lui  sera-t-elle  indulgente  ou  sévère? 

Dois-jc  croire  qu'assise  au  trône  des  Césars 

Une  si  belle  reine  offensât  ses  regards? 

PAULIN. 

N'eu  doutez  point,  seigneur  :  soit  raison,  soit  caprice, 

Rome  ne  l'attend  point  pour  son  impératrice. 

On  sait  qu'elle  est  charmante,  et  de  si  belles  mains 

Semblent  vous  demander  l'empire  des  humains: 

Elle  a  même,  dit-oQ ,  le  cœur  d'une  Romaine , 

Elle  a  mille  vertus  ;  mais,  seigneur,  elle  est  reine. 

Rome,  par  une  loi  qui  ne  se  peut  changer. 

N'admet  avec  son  sang  aucun  sang  étranger , 

Et  ne  reconnaît  point  les  fruits  illégitimes 

Qui  naissent  d'un  hymen  contraire  à  ses  maximes. 

D'ailleurs,  vous  le  savez,  en  bannissant  ses  rois, 

Rome  à  ce  nom,  si  noble  et  si  saint  autrefois, 

Attacha  pour  jamais  une  haine  puissante  ; 

Et  quoiqu'à  ses  Césars  fidèle ,  obéissante. 

Cette  haine,  seigneur,  reste  de  sa  fierté, 

Survit  dans  tous  les  cœurs  après  la  liberté. 

Jules,  qui  le  premier  la  soumit  à  ses  armes. 

Qui  fit  taire  les  lois  dans  le  bruit  des  alarmes , 

Brûla  pour  Cléopàlre;  et,  sans  se  déclarer. 

Seule  dans  l'Orient  la  laissa  soupirer. 

Antoine,  qui  l'aima  jusqu'à  ridolAlric, 


ACT£  II,  SCÈiNË  ir.  2M 

Oablia  dans  son  sein  sa  gloire  et  sa  patrie. 
Sans  oser  toutefois  se  nommer  son  époux  : 
Rome  l'alla  chercher  jasques  à  ses  genoux , 
Et  ne  désarma  point  sa  fureur  vengeresse 
Qu'elle  n'eût  accablé  l'amant  et  la  maîtresse. 
Depuis  ce  temps,  seigneur,  Caligula,  Néron , 
Monstres  dont  à  regret  je  cite  ici  le  nom. 
Et  qui,  ne  conservant  que  la  figure  d'homme. 
Foulèrent  à  leurs  pieds  toutes  les  lois  de  Rome , 
Ont  craint  cette  loi  seule ,  et  n'ont  point  à  nos  ;eux 
Allumé  le  flambeau  d'un  hymen  odieux. 
Vous  m'avez  commandé  surtout  d'être  sincère. 
De  l'affranchi  Pallas  nous  avons  vu  le  frère , 
Des  fers  de  Glaudius  Félix  encor  flétri. 
De  deux  reines,  seigneur,  devenir  le  mari; 
Et,  s'il  faut  jusqu'au  bout  que  je  vous  obéisse. 
Ces  deux  reines  étaient  du  sang  de  Bérénice. 
Et  vous  croiriez  pouvoir,  sans  blesser  nos  rt^ards. 
Faire  entrer  une  reine  au  lit  de  nos  Césars, 
Tandis  que  l'Orient  dans  le  lit  de  ses  reines 
Voit  passer  un  esclave  au  sortir  de  nos  chaînes  ! 
Cest  ce  que  les  Romains  pensent  de  votre  amour. 
Et  je  ne  réponds  pas,  avant  la  fin  du  jour. 
Que  le  sénat,  chargé  des  vœux  de  tout  l'empire. 
Ne  vous  redise  ici  ce  que  je  viens  de  dire. 
Et  que  Rome  avec  lui,  tombant  à  vos  genoux. 
Ne  vous  demande  un  choix  digne  d'elle  et  de  vous. 
Vous  pouvez  préparer,  seigneur,  votre  réponse. 

Trrus. 
Hélas!  à  quel  amour  on  veut  que  je  renonce! 

PAO  UN. 

Cet  amour  est  ardent,  il  le  faut  confesser. 


Plus  ardent  mille  fois  que  tu  ne  peux  penser, 
Paulin.  Je  me  suis  fait  un  plaisir  nécessaire 
De  la  voir  chaque  jour,  de  l'aimer,  de  lui  plaire. 
J'ai  fait  plus  (je  n'ai  rien  de  secret  à  tes  yeux  ) , 
J'ai  pour  elle  cent  fois  rendu  grâces  aux  dieux 
D'avoir  choisi  mon  père  au  fond  de  l'idumce. 
D'avoir  rangé  sous  lui  l'Orient  et  Tannée, 
Et ,  soulevant  encor  le  reste  des  humains, 

MACIIB.  25 


MO  BÉRÉNICE. 

Remis  Rome  sanglante  en  ses  paisibles  mains  : 

J'ai  même  souhaité  la  place  de  mon  père; 

Moi,  Paulin^  qui  cent  fois,  si  le  sort  moins  sévère 

Eût  voulu  de  sa  vie  étendre  les  liens, 

Auvais  donné  mes  jours  pour  prolonger  les  siens  : 

Tout  cela  (qu'un  amant  sait  mal  ce  qu'il  désire!) 

Dans  Tespoir  d'élefver  Bérénice  à  l'empire, 

De  reconnaître  un  jour  son  amour  et  sa  foi. 

Et  de  voir  à  ses  pieds  tout  le  monde  avec  moi. 

Malgré  tout  mon  amour,  Paulin,  et  tous  ses  charmes. 

Après  mille  serments  appuyés  de  mes  liâmes. 

Maintenant  que  je  puis  couronner  tant  d'attraits, 

Maintenant  que  je  l'aime  encor  pins  que  jamais, 

Lorsqu'un  heureux  hymen  joignant  nos  destinées 

Peut  payer  en  un  jour  les  vœux  de  cinq  années , 

Je  vais,  Paulin...  Oh  ciel!  puis-je  le  déclarer! 

PAULIN. 

Quoi,  seigneur? 

TITUS. 

Pour  jamais  je  vais  m'en  séparer. 
Mon  cœur  en  ce  moment  ne  vient  pas  de  se  rendre  : 
Si  je  f  ai  fait  parler,  si  j'ai  voulu  f  entendre , 
Je  voulais  que  ton  zèle  achevât  en  secret 
De  confondre  un  amour  qui  se  tait  à  regret. 
Bérénice  a  longtemps  balancé  la  victoire; 
fit  si  je  penche  enfin  du  côté  de  ma  gloire. 
Crois  qu'il  m'en  a  coûté,  pour  vaincre  tant  d'amour, 
Des  combats  dont  mon  cœur  saignera  plus  d'un  jour. 
J'aimais,  je  soupirais  dans  une  paix  profonde; 
Un  autre  était  chargé  de  l'empire  du  monde  : 
Maître  de  mon  destin,  libre  dans  mes  soupirs. 
Je  ne  rendais  qu'à  moi  compte  de  mes  désirs. 
Mais  à  peine  le  ciel  eut  rappelé  mon  père. 
Dès  que  ma  triste  main  eut  fermé  sa  paupière. 
De  mon  aimable  erreur  je  fus  désabusé  : 
Je  sentis  le  fardeau  qui  m'était  imposé; 
Je  connus  que  bientôt,  loin  d'être  à  ce  que  j'aime, 
H  fallait,  cher  Paulin,  renoncer  à  moi-même; 
Et  que  le  choix  des  dieux,  contraire  à  mes  amours, 
Livrait  à  l'univers  le  reste  de  mes  jours. 
Rome  observe  aujourd'hui  ma  conduite  nouvelle: 


ACT£  11,  SCÈNE  II.  091 

Quelle  honte  pour  moi,  quel  présage  pour  elle. 

Si  9  dès  le  premier  pas  renversant  tous  ses  droits , 

Je  fondais  mon  bonheur  sur  le  débris  des  lois  ! 

Résolu  d'accomplir  ce  cruel  sacrifice , 

J'y  voulus  préparer  la  triste  Bérénice  : 

Mais  par  où  commencer?  Vingt  fois^  depuis  huit  joun^ 

J'ai  voulu  devant  elle  en  ouvrir  le  discours; 

Et^  dès  le  premier  mot^  ma  langue  embarrassée 

Dans  ma  bouche  vingt  fois  a  demeuré  glacée. 

J'espérais  que  du  moins  mon  trouble  et  ma  douleur 

Lui  feraient  pressentir  notre  commun  malheur  : 

IfaiS;  sans  me  soupçonner,  sensible  à  mes  alarmes , 

Elle  m'offre  sa  main  pour  essuyer  mes  larmes; 

Et  ne  prévoit  rien  moins ,  dans  cette  obscurité , 

Que  la  fin  d'un  amour  qu'elle  a  trop  mérité. 

Enfin,  j'ai  ce  malin  rappelé  ma  constance  : 

11  faut  la  voir,  Paulin,  et  rompre  le  silence. 

J'attends  Antiochus  pour  lui  recommander 

Ce  dépôt  précieux  que  je  ne  puis  garder  : 

Jusque  dans  l'Orient  je  veui  qu'il  la  remène. 

Demain,  Rome  avec  lui  verra  partir  la  reine. 

Elle  en  sera  bientôt  instruite  par  ma  voix; 

Et  je  vais  lui  parler  pour  la  dernière  fois. 

PAULI!!. 

Je  n'attendais  pas  moins  de  cet  amour  de  gloire 
Qui  partout  après  vous  attacha  la  victoire. 
La  Judée  asservie,  et  ses  remparts  fumants, 
De  cette  noble  ardeur  éternels  monuments, 
Me  répondaient  assez  que  votre  grand  courage 
Ne  voudrait  pas,  seigneur,  détruire  son  ouvrage, 
Et  qu'un  héros  vainqueur  de  tant  de  nations 
Saurait  bien  tôt  ou  tard  vaincre  ses  passions. 

TITUS. 

Ah  !  que  sous  de  beaux  noms  cette  gloire  est  cruelle  ! 
Combien  mes  tristes  yeux  la  trouveraient  plus  belle , 
S'il  ne  fallait  encor  qu'affronter  le  trépas  1 
Que  dis-je?  cette  ardeur  que  j'ai  pour  ses  appas, 
Bérénice  en  mon  sein  l'a  jadis  allumée. 
Tu  ne  l'ignores  pas  :  toujours  la  renommco 
Avec  le  même  éclat  n'a  pas  semé  mon  nom  ; 
Ma  jeunesse,  nourrie  à  la  cour  de  Néron , 


293  BÉRÉNICE. 

S^égaraity  cher  FauUiiy  par  l'exemple  abusée^ 
Et  suivait  du  plaisir  la  pente  trop  aisée. 
Bérénice  me  plut.  Que  ne  fait  point  un  cœur 
Pour  plaire  à  oc  qu'il  aime,  et  gagner  son  Tainqucur? 
Je  prodiguai  mon  sang  :  tout  fit  place  à  mes  armes 
Je  revins  triomphant.  Mais  le  sang  et  les  larmes 
Ne  me  suffisaient  pas  pour  roépter  ses  vœux  : 
J'entrepris  le  bonheur  de  mille  malheureux. 
On  vit  de  toutes  parts  mes  bontés  se  répandre; 
Heureux,  et  plus  heureux  que  tu  ne  peux  comprendre. 
Quand  je  pouvais  paraître  à  ses  yeux  satisfaits 
Chargé  de  mille  cœurs  conquis  par  mes  bienfaits!    ^ 
Je  lui  doit  tout,  Paulin.  Récompense  cruelle! 
Tout  ce  que  je  lui  dois  va  retomber  sur  elle  : 
Pour  prix  de  tant  de  gloire  et  de  tant  de  vertus. 
Je  lui  dirai  :  Partez,  et  ne  me  voyez  plus. 

PAOLIN. 

Hé  quoi,  seigneur  1  hé  quoi!  cette  magniGccnce 
Qui  va  jusqu'à  l'Euphrate  étendre  sa  puissance^ 
Tant  d'honneurs  dont  l'excès  a  surpris  le  sénat. 
Vous  laissent-ils  encor  craindre  le  nom  d'ingrat? 
Sur  cent  peuples  nouveaux  Bérénice  commande. 

TITUS. 

Faibles  amusements  d'une  douleur  si  grande  ! 

Je  connais  Bérénice,  et  ne  sais  que  trop  bien 

Que  son  cœur  n'a  jamais  demandé  que  le  mien. 

Je  l'aimai;  je  lui  plus.  Depuis  cette  journée, 

(Dois-je  dire  funeste,  hélas!  ou  fortunée?) 

Sans  avoir,  en  aimant,  d'objet  que  son  amour, 

Étrangère  dans  Rome,  inconnue  à  la  cour. 

Elle  passe  ses  jours,  Paulin,  sans  rien  prétcndro 

Que  quelque  heure  à  me  voir,  et  le  reste  à  m'attcndrc. 

Encor,  si  quelquefois  un  peu  moins  assidu 

Je  passe  le  moment  où  je  suis  attendu. 

Je  la  revois  bientôt  de  pleurs  toute  trempée  : 

Ma  main  à  les  sécher  est  longtemps  occupée. 

Enfin,  tout  ce  qu'Amour  a  de  nœuds  plus  puissants. 

Doux  reproches,  transports  sans  cesse  renaissants. 

Soin  de  plaire  sans  art,  crainte  toujours  nouvelle 

Beauté ,  gloire ,  vertu ,  je  trouve  tout  en  elle. 

Depuis  cinq  «ans  entiers  chaque  jour  je  la  vois. 


ACTif:  11,  SCÈNE  IV.  Î03 

Et  crois  toujours  la  voir  pour  la  première  fois. 
N'y  songeons  plus.  Allons^  cher  Paulin  :  plus  j'y  pense , 
Plus  je  sens  chanceler  ma  cruelle  constance. 
Quelle  nouvelle^  oh  ciel  !  je  lui  vais  annoncer! 
Encore  un  coup,  allons,  il  n'y  faut  plus  penser. 
Je  connais  mon  devoir,  c'est  à  moi  de  le  suivre  : 
Je  n'examine  point  si  j'y  pourrai  survivre. 

SCÈNE  III. 
TITUS ,  PAULIN ,  RUTILE. 

RUTILE. 

Bérénice,  seigneur,  demande  à  vous  parler. 

TITUS. 

Ah  Paulin  ! 

PAULIN. 

Quoi!  déjà  vous  somblez  reculer! 
De  vos  nobles  projets,  seigneur,  qu'il  vous  souvienne; 
Voici  le  temps. 


Eh  bien,  voyons-la.  Qu'elle  vienne... 

SCÈNE  IV. 
BÉRÉNICE,  TITUS,  PAULIN,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Ne  VOUS  offensez  pas  si  mon  zèle  indiscret 
De  votre  solitude  interrompt  le  secret. 
Tandis  qu'autour  de  moi  votre  cour  assemblée , 
Retentit  des  bienfaits  dont  vous  m'avez  comblée, 
Est-il  juste,  seigneur,  que  seule  en  ce  moment 
Je  demeure  sans  voix  et  sans  ressentiment? 
Mais,  seigneur  (  car  je  sais  que  cet  ami  sincère 
Du  secret  de  nos  cœurs  connaît  tout  le  mystère  ), 
Votre  deuil  est  fini,  rien  n'arrête  vos  pas. 
Vous  êtes  seul  enfin,  et  ne  me  cherchez  pas. 
J'entends  que  vous  m'offrez  un  nouveau  diadème , 
Et  ne  puis  cependant  vous  entendre  vous-même. 
Hélas  !  plus  de  repos,  seigneur,  et  moins  d'éclat  : 
Votre  amour  ne  peut-il  paraître  qu'au  sénat? 
Ah  Titus!  (  car  enfin  l'amour  fuit  la  contrainte 

25, 


2{^  BÉRÉNICE. 

De  tous  ces  noms  que  suit  le  respect  et  la  crainte  ) 

De  quel  soin  votre  amour  va-t-il  s'importuner?' 

M'^-t^il  que  des  États  qu'il  me  puisse  donner? 

Depuis  quand  croyez-vous  que  ma  grandeur  me  touche? 

Un  soupir,  un  regard,  un  mot  de  votre  bouche. 

Voilà  l'ambition  d'un  cœur  comme  le  mien  : 

Voyez-moi  plus  souvent,  et  ne  me  donnez  rien. 

Tous  vos  moments  sont-ils  dévoués  à  l'empire? 

Ce  cœur  après  huit  jours  n'art-tl  rien  à  me  dire? 

Qu'un  mot  va  rassurer  mes  timides  esprits! 

Mais  parliez-vous  de  moi  quand  je  vous  ai  surpris? 

Dans  vos  secrets  discours  étais-je  intéressée. 

Seigneur?  étais-je  au  moins  présente  à  la  pensée? 

TITUS. 

N'en  doutez  point,  madame;  et  j'atteste  les  dieux 
Que  toujours  Bérénice  est  présente  à  mes  yeux. 
L'absence  ni  le  temps,  je  vous  le  jure  encore, 
Ne  vous  peuvent  ravir  ce  cœur  qui  vous  adore. 

BÉRÉNICE. 

Hé  quoi  !  vous  me  jurez  une  étemelle  ardeur. 

Et  vous  me  la  jurez  avec  cette  froideur! 

Pourquoi  même  du  ciel  attester  la  puissance? 

Fautril  par  des  serments  vaincre  ma  défiance? 

Mon  cœur  ne  prétend  point,  seigneur,  vous  démentir; 

Et  je  vous  en  croirai  sur  un  simple  soupir. 

TITUS. 

Madame... 

BÉRÉNICE. 

Eh  bien,  seigneur?  Mais  quoi  !  sans  me  répondre. 
Vous  détournez  les  yeux,  et  semblez  vous  confondre! 
Ne  m'offrirez- vous  plus  qu'un  visage  interdit? 
Toujours  la  mort  d'un  père  occupe  votre  esprit  : 
Rien  ne  peut-il  charmer  l'ennui  qui  vous  dévore? 

Trrus. 
Plût  aux  dieux  que  mon  père,  hélas!  vécût  encore l 
Que  je  vivais  heureux! 

BÉRÉNICE. 

Seigneur,  tous  ces  regrets 
De  votre  piété  sont  de  justes  effets. 
Mais  vos  pleurs  ont  assez  honoré  sa  mémoire  ; 
Vous  devez  d'autres  soins  ii  Rome,  à  votre  gloire  : 


ACT£  II,  SCÈNi:  V.  2«ft 

De  mon  propre  intérêt  je  n'ose  vous  parler. 
Bérénice  autrefois  pouvait  vous  consoler  : 
Avec  plus  de  plaisir  vous  m'avez  écoutée. 
De  combien  de  malheurs  pour  vous  persécutée 
Vous  ai-je  pour  un  mot  sacrifié  mes  pleurs  ! 
Vous  regrettez  un  père  :  hélas!  faibles  douleurs  1 
Et  moi  (  ce  souvenir  me  fait  frémir  encore  ) 
On  voulait  m'arracher  de  tout  ce  que  j'adore, 
Moi ,  dont  vous  connaissez  le  trouble  et  le  tourment 
Quand  vous  ne  me  quittez  que  pour  quelque  moment. 
Moi,  qui  mourrais  le  jour  qu'on  voudrait  m'interdire 
De  vous... 

TITOS. 

Madame,  hélas!  que  me  venez-vous  dire? 
Quel  temps  choisissez-vous?  Ahl  de  grâce,  arrêtez  : 
Cest  trop  pour  un  ingrat  prodiguer  vos  bontés. 

BéRÉNICB. 

Pour  un  ingrat,  seigneur!  Et  le  pouvez-vous  être? 
Ainsi  donc  mes  bontés  vous  fatiguent  peutrêtre! 

THUS. 

Non,  madame  :  jamais,  puisqu'il  faut  vous  parler. 
Mon  cœur  de  plus  de  feux  ne  se  sentit  brûler. 
Mais... 

BÉaÉIlICB. 

Achevez. 

TTTUS. 

Hélas! 

BÉBÔIICE. 

Parlez. 

TITUS. 

Rome...  L'empire... 

BÉRÉRICE. 

Eh  bien? 

TITUS. 

Sortons,  Paulin;  je  ne  lui  puis  rien  dire, 

SCÈNE    V. 
BÉRÉNICE,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Quoi!  me  quitter  sitôt!  et  ne  me  dire  rien! 


296  nERËNICE. 

Chère  Phéiiice^  nélas!  quel  funeste  entretien! 
Qu'ai-ge  fait?  Que  veut-il?  Et  que  dit  ce  silence? 

PHÉKICE. 

Comme  vous  je  me  perds  d'autant  plus  que  j'y  pense. 
Mais  ne  s'offre-t-il  rien  à  votre  souvenir 
Qui  contre  vous^  madame^  ait  pu  le  prévenir? 
Voyei,  examinez. 

BÉRÉNICE. 

Hélas  !  tu  peui  m'en  croire  ; 
Plus  je  veux  du  passé  rappeler  la  mémoire. 
Du  jour  que  je  le  vis  jusqu'à  oe  triste  jour. 
Plus  je  vois  qu'on  me  peut  reprocher  trop  d'amour. 
Mais  tu  nous  entendais.  11  ne  fout  rien  me  taire  ; 
Parle.  N'ai-je  rien  dit  qui  lui  puisse  déplaire? 
Que  sais-je?  j'ai  peut-être  avec  trop  de  chaleur 
Rabaissé  ses  présents,  ou  blâmé  sa  douleur. 
N'est-ce  point  que  de  Rome  il  redoute  la  haine  ? 
Il  craint  peut-être ,  il  craint  d'épouser  une  reine. 
Hélas!  s'il  était  vrai...  Mais  non,  il  a  cent  fois 
Rassuré  mon  amour  contre  leurs  dures  lois; 
Cent  fois...  Ah  !  qu'il  m'explique  un  silence  si  rude  : 
Je  ne  respire  pas  dans  cette  incertitude. 
Moi,  je  vivrais,  Phénice,  et  je  pourrais  penser 
Qu'il  me  néglige,  ou  bion  que  j'ai  pu  l'offenser? 
Retournons  sur  ses  pas.  Mais,  quand  je  m'examine , 
Je  crois  de  ce  désordre  entrevoir  l'origine. 
Phénice ,  il  aura  su  tout  ce  qui  s'est  passé  : 
L'amour  d'Antiochus  l'a  peut-être  offensé. 
Il  attend,  m'a-t-on  dit,  le  roi  de  Comagcne. 
Ne  cherchons  poipt  ailleurs  le  sujet  de  ma  peine. 
Sans  doute  ce  chagrin  qui  vient  de  m'alarmer 
N'est  qu'un  léger  soupçon  facile  à  désarmer. 
Je  ne  te  vante  point  cette  faible  victoire , 
Titus  :  ah  !  plût  au  ciel  que ,  sans  blesser  ta  gloire , 
Un  rival  plus  puissant  voulût  tenter  ma  foi, 
Et  pût  mettre  à  mes  pieds  plus  d'empires  que  toi  ; 
Que  de  sceptres  sans  nombre  il  pût  payer  ma  flamme  ; 
Que  ton  amour  n'eût  rien  à  donner  que  ton  âme  ! 
C'est  alors,  cher  Titus,  qu'aimé,  victorieux, 
tu  verrais  de  quel -prix  ton  cœur  est  à  mes  yeux. 
Allons,  Phénice^  un  mot  pourra  le  satisfaire. 


ACTE  llf,  SCÈNE  I.  297 

R«ssurons-nous,  mon  cœur^  je  puis  encor  lui  plaire; 
Je  me  comptais  trop  tôt  au  rang  des  malheureux  : 
Si  Titus  est  jaloux^  Titus  est  amoureux. 


ACTE  TROISIÈME. 


SCÈNE  I. 

TITUS,  ANTIOCHUS,  ARSACE. 

Trrus. 
Quoi!  prince,  tous  partiez!  quelle  raison  subite 
Presse  votre  départ,  ou  plutôt  votre  fuite? 
Youliez-vous  me  cacher  jur^ques  à  vos  adieux? 
Estrce  comme  ennemi  que  vous  quittez  ces  lieux? 
Que  diront,  avec  moi,  la  cour,  Rome,  l'empire? 
Hais,  comme  votre  ami,  que  ne  puis-je  point  dire? 
De  quoi  m'accusez-vous?  Vous  avais-jc  sans  choix 
Confondu  jusqu'ici  dans  la  foule  des  rois? 
Mon  cœur  vous  fut  ouvert  tant  qu'a  vécu  mon  père  ; 
C'était  le  seul  présent  que  je  pouvais  vous  faire  : 
Et  lorsqu'avec  mon  cœur  ma  main  peut  s'épancher. 
Vous  fuyez  mes  bienfaits,  tout  prêts  à  vous  chercher  ! 
Pensez-vous  qu'oubliant  ma  fortune  passée 
Sur  ma  seule  grandeur  j'arrête  ma  pensée , 
Et  que  tous  mes  amis  s'y  présentent  de  loin 
Comme  autant  d'inconnus  dont  je  n'ai  plus  besoin? 
Vous-même  à  mes  regards  qui  vouliez  vous  soustraire, 
Prince,  plus  que  jamais  vous  m'êtes  nécessaire. 

ANTIOCHUS. 

Moi,  seigneur? 

TITUS. 

Vous. 

ANTIOCHUS. 

Hélas!  d'un  prince  ma  neureoi 
Que  pouvez-vous,  seigneur,  attendre  que  des  vœux? 


ie  D'ai  pas  oublié,  princo,  que  ma  victoire 


298  nÉRENlCK. 

Devait  à  vos  exploits  la  moitié  de  sa  gloire  ; 
Que  Rome  vit  passer  aa  nombre  des  vaincus 
Plus  d'un  captif  chargé  des  fers  d'Antiochns; 
Que  dans  le  Gapitole  elle  voit  att&chées* 
Les  dépouilles  des  Juifs  par  vos  mains  arrachées. 
Je  n'attends  pas  de  vous  de  ces  sanglants  exploits , 
Et  je  veux  seulement  emprunter  votre  voix. 
Je  sais  que  Bérénice  ^  à  vos  soins  redevable  > 
Croit  posséder  en  vous  un  ami  véritable; 
Elle  ne  voit  dans  Rome  et  n'écoute  que  vous  : 
Vous  ne  faites  qu'un  cœur  et  qu'une  àme  avec  nous. 
Au  nom  d'une  amitié  si  constante  et  si  belle , 
Employez  le  pouvoir  que  vous  avez  sur  elle  : 
Voyez-la  de  ma  part. 

ANTIOCHUS. 

Moi^  paraiire  à  seS;  yeux? 
La  reine  pour  jamais  a  reçu  mes  adieux. 

Trrus. 
Prince  y  il  faut  que  pour  moi  vous  lui  parliez  encore. 

ANTIOCODS. 

Ah  !  parlez-luiy  seigneur.  La  reine  vous  adore  : 
Pourquoi  vous  dérober  vous-même  en  ce  moment 
Le  plaisir  de  lui  faire  un  aveu  si  charmant? 
Elle  l'attend,  seigneur,  avec  impatience. 
Je  réponds,  en  partant,  de  son  obéissance; 
Et  même  elle  m'a  dit  que,  prêt  à  l'épouser. 
Vous  ne  la  verrez  plus  que  pour  l'y  disposer. 

TITUS. 

Ah  !  qu'un  aveu  si  doux  aurait  lieu  de  me  plaire  ! 
Que  je  serais  heureux,  si  j'avais  à  le  faire! 
Mes  transports  aujourd'hui  s'attendaient  d'éclater; 
Cependant  aujourd'hui,  prince,  il  faut  la  quitter. 

ANTIOCHUS. 

La  quitter!  Vous,  seigneur? 

TITUS. 

Telle  est  ma  destinée  : 
Pour  elle  et  pour  Titus  il  n'est  plus  d'hyménée. 
D'un  espoir  si  charmant  je  me  flattais  en  vain  : 
Prince,  il  faut  avec  vous  qu'elle  parte  demain. 

AMTIOGHUS. 

Qu'cntends-je?  Oh  ciel  î 


ACTE  ill,  SCtiNK  I.  299 

TITUS. 

Plaignez  ma  grandeur  importune  : 
Maître  de  l'univers,  je  règle  sa  fortune^ 
Je  puis  faire  les  rois,  je  puis  les  déposer; 
Cependant  de  mon  cœur  je  ne  puis  disposer. 
Rome,  contre  les  rois  de  tout  temps  soulevée, 
Dédaigne  une  beauté  dans  la  pourpre  élevée  : 
L'éclat  du  diadème,  et  cent  rois  pour  aïeux. 
Déshonorent  ma  flamme  et  blessent  tous  les  yeus. 
Mon  cœur,  libre  d'ailleurs,  sans  craindre  les  murmures, 
Peut  brûler  à  son  choix  dans  des  Ûammes  obscures  : 
Et  Rome  avec  plaisir  recevrait  de  ma  main 
La  moins  digne  beauté  qu'elle  cache  en  son  sein. 
Jules  céda  lui-même  au  torrent  qui  m'entraîne. 
Si  le  peuple  demain  ne  voit  partir  la  reine , 
Demain  elle  entendra  ce  peuple  furieux- 
Me  venir  demander  son  départ  à  ses  yeux. 
Sauvons  de  cet  affront  mon  nom  et  sa  mémoire; 
Et,  puisqu'il  faut  céder,  cédons  à  notre  gloire. 
Ma  bouche  et  mes  regards,  muets  depuis  huit  Jours , 
L'auront  pu  préparer  à  ce  triste  discours  : 
Et  même  en  ce  moment,  inquiète,  empressée  ^ 
Elle  veut  qu'à  ses  yeux  j'explique  ma  pensée. 
l^un  amant  interdit  soulagez  le  tourment; 
Épargnez  à  mon  cœur  cet  éclaircissement. 
Allez,  expliquez-lui  mon  trouble  et  mon  silence; 
Surtout,  qu'elle  me  laisse  éviter  sa  présence  : 
Soyez  le  seul  témoin  de  ses  pleurs  et  des  miens  ; 
Portez-lui  mes  adieux,  et  recevez  les  siens. 
Fuyons  tous  deux,  fuyons  un  spectacle  funeste 
Qui  de  notre  constance  accablerait  le  reste. 
Si  l'espoir  de  régner  et  de  vivre  en  mon  cœur 
Peut  de  son  infortune  adoucir  la  rigueur. 
Ah  prince!  jurez-lui  que,  toujours  trop  (idcle, 
Gémissant  dans  ma  cour,  et  plus  exilé  qu'elle , 
Portant  jusqu'au  tombeau  le  nom  de  son  amaut, 
Mon  règne  ne  sera  qu'un  long  bannissement, 
Si  le  ciel,  non  content  de  me  l'avoir  ravie, 
Veut  encor  m'affliger  par  une  longue  vie. 
Vous,  que  l'amitié  seule  attache  sur  ses  pas, 
Prince,  dans  son  malheur  ne  l'abandonnez  pas  : 


300  BÉRÉMICK. 

Que  l'Orient  tous  voie  arriver  à  sa  suite; 

Que  ce  soit  un  triomphe,  et  non  pas  une  fuite. 

Qu'une  amitié  si  belle  ait  d'étemels  liens; 

Que  mon  nom  soit  toujours  dans  tous  vos  entretiens. 

Pour  rendre  vos  États  pins  voisins  l'un  de  l'autre, 

L'Euphrate  bornera  son  empire  et  le  vôtre. 

le  sais  que  le  sénat,  tout  plein  de  votre  nom. 

D'une  commune  voix  conflrmera  ce  don. 

Je  joint  la  Gilicie  à  votre  Ck>magène. 

Adieu.  Ne' quittez  point  ma  princesse,  ma  reine, 

Tout  ce  qui  de  mon  cœur  fut  l'unique  désir. 

Tout  ce  que  j'aimerai  jusqu'au  dernier  soupir. 

SCÈNE  IL 
ANTIOCHUS,  ARSACE. 

ARSACB. 

Ainsi  le  ciel  s'apprête  à  vous  rendre  justice. 
Vous  partirez,  seigneur,  mais  avec  Bérénice  : 
Loin  de  vous  la  ravir,  on  va  vous  la  livrer. 

AirriocHUS. 
Arsace,  laisse-moi  le  temps  de  respirer. 
Ce  changement  est  grand ,  ma  surprise  est  extrême  : 
Titus  entre  mes  mains  remet  tout  ce  qu'il  aime! 
Dois-je  croire,  grands  dieux!  ce  que  je  viens  d'ouïr? 
Et,  quand  je  le  croirais,  dois-je  m'en  réjouir? 

ARSACE. 

Mais,  moi-même,  seigneur,  que  faut-il  que  je  croie? 
Quel  obstacle  nouveau  s'oppose  à  votre  joie? 
Me  trompiez-vous  tantôt  au  sortir  de  ces  lieux , 
Lorsque  encor  tout  ému  de  vos  derniers  adieux. 
Tremblant  d'avoir  osé  s'expliquer  devant  elle. 
Votre  cœur  me  contait  son  audace  nouvelle? 
Vous  fuyiez  un  hymen  qui  vous  faisait  trembler. 
Cet  hymen  est  rompu  :  quel  soin  peut  vous  troubler? 
Suivez  les  doux  transports  où  l'amour  vous  invite. 

ANTiocnus. 
Arsace ,  je  me  vois  chargé  de  sa  conduite  : 
Je  jouirai  longtemps  de  ses  chers  entretiens; 
Ses  yeux  même  pourront  s'accoutumer  aux  miens, 
Et  pcut-ôtrc  son  cœur  frra  la  différence 


ACT£  IJJ,  SCENE  II.  .101 

Des  froideurs  de  Titus  à  ma  persévérance. 
Titus  m'accable  ici  du  poids  de  sa  grandeur; 
Tout  disparait  dans  Rome  auprès  de  sa  splendeur  : 
Mais  quoique  rOrient  soit  plein  de  sa  mémoire  » 
Bérénice  y  verra  des  traces  de  ma  gloire. 

▲aSACE. 

N'en  doutez  point,  seigneur,  tout  succède  à  vos  vœux. 

AimocHus. 
Ah!  que  nous  nous  plaisons  à  nous  tromper  tous  deux! 

ARSACE. 

Et  pourquoi  nous  tromper? 

ANTIOCHUS. 

Quoi!  je  lui  pourrais  plaire? 
Bérénice  à  mes  vœux  ne  serait  plus  contraire? 
Bérénice  d'un  mot  flatterait  mes  douleurs? 
Penses-tu  seulement  que  parmi  ses  malheurs. 
Quand  l'univers  entier  négligerait  ses  charmes. 
L'ingrate  me  permit  de  lui  donner  des  larmes. 
Ou  qu'elle  s'abaissât  jusques  à  recevoir 
Des  soins  qu'à  mon  amour  elle  croirait  devoir? 

ausace. 
Et  qui  peut  mieux  que  vous  consoler  sa  disgràce? 
Sa  fortune,  seigneur,  va  prendre  une  autre  face  : 
Titus  la  quitte. 

AKTIOGHUS. 

Hélas!  de  ce  grand  chai^ement. 
Il  ne  me  reviendra  que  le  nouveau  tourment 
D'apprendre  par  ses  pleurs  à  quel  point  elle  l'aime  : 
Je  la  verrai  gémir;  je  la  plaindrai  moi-même. 
Pour  fruit  de  tant  d'amour,  j'aurai  le  triste  emploi 
De  recueillir  des  pleurs  qui  ne  sont  pas  pour  moi. 

ARSACE. 

Quoi!  ne  vous  plaire^-vous  qu'à  vous  gêner  sans  cesse? 
Jamais  dans  un  grand  cœur  vit-on  plus  de  faiblesse? 
Ouvrez  les  yeux,  seigneur,  et  songeons  entre  nous 
Par  combien  de  raisons  Bérénice  est  à  vous. 
Puisque  aujourd'hui  Titus  ne  prétend  plus  lui  plaire. 
Songez  que  votre  hymen  lui  devient  nécessaire. 

ANTIOCHUS. 

Nécessaire? 


30S  BÉRÉNICE. 

ARSACB. 

A  ses  pleurs  accordez  quelques  jours; 
De  ses  premiers  sanglots  laissez  passer  le  cours  : 
Tout  parlera  pour  toiis,  le  dépit,  la  vengeance. 
L'absence  de  Titus,  le  temps,  votre  présence. 
Trois  sceptres  que  son  bras  ne  peut  seul  soutenir, 
Vos  deux  États  voisins  qui  cherchent  à  s'unir; 
L'intérêt,  la  raison,  l'amitié,  tout  vous  lie. 

A!m0CH0S. 

Ahl  je  respire,  Arsace;  et  tu  me  rends  la  vie  : 

J'accepte  avec  plaisir  un  présage  si  doux. 

Que  tardons-nous?  faisons  ce  qu'on  attend  de  nous. 

Entrons  chez  Bérénice;  et,  puisqu'on  nous  l'ordonne, 

Allons  lui  déclarer  que  Titus  l'abandonne... 

Mais  plutôt  demeurons.  Que  faisais-je?  Est-ce  à  moi , 

Arsace,  à  me  charger  de  ce  cruel  emploi? 

Soit  vertu,  soit  amour,  mon  cœur  s'en  effarouche. 

L'aimable  Bérénice  entendrait  de  ma  bouche 

Qu'on  l'abandonner  Ah  reine!  et  qui  l'aurait  pensé 

Que  ce  mot  dût  jamais  tous  être  prononcé  î 

ARSACE. 

La  haine  sur  Titus  tombera  tout  entière. 
Seigneur,  si  vous  parlez,  ce  n'est  qu'à  sa  prière. 

A!«T10CHUS. 

Non,  ne  la  voyons  point;  respectons  sa  douleur  : 
Assez  d'autres  viendront  lui  conter  son  malheur. 
Et  ne  la  crois-tu  pas  assez  infortunée 
D'apprendre  à  quel  mépris  Titus  l'a  condamnée. 
Sans  lui  donner  encor  le  déplaisir  fatal 
D'apprendre  ce  mépris  par  son  propre  rival? 
Encore  un  coup,  fuyons;  et  par  cette  nouvelle 
N'allons  point  nous  charger  d'une  haine  immortelle. 

ARSACE. 

Ah  !  la  voici,  seigneur;  prenez  votre  parti. 

ANTIOCHUS. 

Oh  ciel  ! 


ACTK  III,  SCfeNK  III.  303 

SCÈNE  III. 
BÉRÉNICE,  ANTIOCHUS,  ARSACE,  PHÉNICE. 

BiRÉNICB. 

Hc  quoi!  seigneur!  vous  n'êtes  })oint  parti! 

AlfTIOCUirS. 

Madame,  je  vois  bien  que  vous  êtes  déçue. 
Et  que  c'était  César  que  cherchait  votre  vue. 
Mais  n'accusez  que  lui  si ,  malgré  mes  adieux , 
De  ma  présence  encor  j'importune  vos  yeux. 
Peut-être  en  ce  moment  je  serais  dans  Ostie, 
S'il  ne  m'eût  de  sa  cour  défendu  la  sortie. 

^    BÉRÉNICE* 

11  vous  cherche  vous  seul.  Il  nous  évite  tous. 

ANTIOCHUS. 

H  ne  m'a  retenu  que  pour  parler  de  vous. 

BÉRÉNICE. 

De  moi,  prince? 

ANTIOCHUS. 

Oui,  madame. 

BÉRÉNICE. 

Et  qu'a-t-il  pu  vous  dire? 

ANTIOCHUS. 

Mille  autres  mieux  que  moi  pourront  vous  en  instruire. 

BÉRÉNICE. 

Quoi,  seigneur!... 

ANTIOCHUS. 

Suspendez  votre  ressentiment. 
D'autres,  loin  de  se  taire  en  ce  même  moment. 
Triompheraient  peut-être,  et,  pleins  de  confiance. 
Céderaient  avec  joie  à  votre  impatience  : 
Mais  moi,  toujours  tremblant,  moi,  vous  le  savez  bien, 
A  qui  votre  repos  est  plus  cher  que  le  mien. 
Pour  ne  le  point  troubler  j'aime  mieux  vous  déplaire. 
Et  crains  votre  douleur  plus  que  votre  colère. 
Avant  la  fin  du  jour  vous  me  justifierez. 
Adieu,  madame. 

BÉRÉNICE. 

Oh  ciel!  quel  discours!  Demeurez. 
Prince,  c'est  trop  cacher  mon  trouble  à  votre  vue. 
Vous  voyez  devant  vous  une  reine  éperdue , 


304  BÉRÉNICIf;. 

Qui,  la  mort  dans  le  sein,  vous  demande  deux  mots. 
Vous  craignez,  dites-tous,  de  troubler  mon  repos; 
Et  Yos  refus  cruels,  loin  d'épargner  ma  peine. 
Excitent  ma  douleur,  ma  colère,  ma  faaine. 
seigneur,  si  mon  repos  toos  est  si  précieux. 
Si  moi-inème  jamais  je  fus  chère  à  vos  yeux, 
Éclaircissez  le  trouble  où  vous  voyez  mon  âme. 
Que  TOUS  a  dit  Titus? 

ÀimocHcs. 
Au  nom  des  dieux,  madame,.. 

BÊRÉ7UCE. 

Quoi  !  vous  craignez  si  peu  de  me  désobéir? 

ANTIOCHUS. 

Je  n'ai  qu'à  vous  parler  pour  me  faire  haïr. 

•ÉHÉNICE. 

Je  veux  que  vous  parliez. 

AinnocHos 
Dieux!  quelle  violence! 
Madame ,  encore  un  coup ,  vous  louerez  mon  sHence* 

BÉrtÉIfICE. 

Prince,  dès  ce  moment  contentez  mes  souhaits. 
Ou  soyez  de  ma  haine  assuré  pour  jamais. 

ANTIOCBUS. 

Madame,  après  cela  je  ne  puis  plus  me  taire. 
Eh  bien,  vous  le  voulez,  il  faui  vous  satisfaire. 
Mais  ne  vous  flattez  point  :  je  vais  vous  annoncer 
Peut-être  des  malheurs  où  vous  n'osez  penser. 
Je  connais  votre  cœur  :  vous  devez  vous  attendre 
Que  je  le  vais  frapper  par  l'endroit  le  plus  tendre. 
Titus  m'a  commandé... 

BÉRÉNICE. 

Quoi? 

ANTlOCHUa. 

De  vous  déclarer 
Qu'à  jamais  l'un  de  l'autre  il  faut  vous  séparer. 

BÉRÉNlCtfh 

Nous  séparer!  Qui?  moi?  Titus  de  Bérénice? 

AMTIOCHUS. 

Il  faut  que  devant  vous  je  lui  rende  justice  : 
Tout  ce  que,  dans  un  cœur  sensible  et  généreux. 
L'amour  au  désespoir  peut  rassembler  d'affreux. 


ACTE  111,  SCÈNE  IV.  305 

Je  l'ai  va  dans  le  sien.  H  pleure,  il  vous  adore. 
Mais  enfin  que  lui  sert  de  vous  aimer  encore? 
Une  reine  est  suspecte  à  l'empire  romain» 
Il  faut  vous  séparer^  et  vous  partez  demain. 

BËaÉNlCE. 

Nous  séparer!  Hélas,  Phénice! 

PliRICI. 

Eh  bien,  madame, 
11  faut  ici  montrer  la  grandeur  de  votre  Ame. 
Ce  coup  sans  doute  est  rude,  il  doit  vous  étonner. 

BÉRÉRIGE. 

Après  tant  de  serments  Titus  m'abandonner! 
Titus,  qui  me  jurait...  Non,  je  ne  le  puis  croire; 
Il  ne  me  quitte  point,  il  y  va  de  sa  gloire. 
Contre  son  innocence  on  veut  me  prévenir. 
Ce  piège  n^t  tendu  que  pour  nous  désunir. 
Titus  m'aime,  Titus  ne  veut  point  que  je  meure. 
Allons  le  voir  :  je  veux  lui  parler  tout  à  l'heure. 
Allons. 

ANT10CIUS. 

Quoi  !  vous  pourriez  ici  me  regarder..? 

BÉRÉNICI. 

Vous  le  souhaitez  trop  pour  me  persuader. 

Nop,  je  ne  vous  crois  point.  Mais,  quoi  qu'il  en  puisse  être. 

Pour  jamais  à  mes  yeux  gardez-vous  de  paraître. 

(  â  Phénice.  )  _ 

Ne  m'abandonne  pas  dans  l'état  où  je  suis.  ^ 

Hélas!  pour  me  tromper  je  fais  ce  que  je  puis. 

SCÈNE  IV. 
ANTIOCHUS,  ARSACE. 

AimOCHUS. 

Ne  me  trompé-jé  point?  l'ai-je  bien  entendue? 
Que  je  me  garde,  moi,  de  paraître  à  sa  vue! 
Je  m'en  garderai  bien.  Ehl  ne  partais-je  pas. 
Si  Titus  malgré  moi  n'eût  arrêté  mes  pas? 
Sans  doute  il  faut  partir.  Continuons,  Arsacc. 
Elle  croit  m'affliger  :  sa  haine  me  fait  grâce. 
Tu  me  voyais  tantôt  inquiet,  cgai*c  ; 
Je  partais  amoureux,  jîtloux,  tlêsespcré; 

2fu 


306  BÉRÉNICE. 

Et  maintenant 9  Arsace,  après  cette  défense, 
Je  partirai  |>eutrètre  avec  indifférence. 

ABSACE. 

Moins  que  jamais  »  seigneur ,  il  faut  tous  éloigner» 

ANTIOCIIUS. 

Moi,  je  demeurerai  pour  me  yoIt  dédaigner? 
Des  froideurs  de  Titus  je  serai  responsable  ? 
Je  me  verrai  puni  parce  qu'il  est  coupable? 
Avec  quelle  injustice  et  quelle  indignité 
Elle  doute,  à  mes  yeux,  de  ma  sincérité  1 
Titus  Taime,  dit-elle,  et  moi  je  l'ai  trahie. 
L'ingrate!  m'accnser  de  cette  perfidie  1 
Et  dans  quel  temps  encori  dans  le  moment  fatal 
Que  j'étale  à  ses  yeux  les  pleurs  de  mon  rival; 
Que  pour  la  consoler  je  le  taisais  paraître 
Amoureux  et  constant,  plus  qu'il  ne  l'est  peut-être. 

▲RSACB. 

Et  de  quel  soin,  seigneur,  vous  allez  vous  troubler? 
Laissez  à  ce  torrent  le  temps  de  s'écouler  : 
Dans  huitjours,dansun  mois,  n'i  119  porte,  il  fautqu'il  passe. 
Demeurez  seulement. 

AKTIOCHUS. 

Non;  je  la  quitte,  Arsace. 
Je  sèris  qu'à  sa  douleur  je  pourrais  compatir  : 
Ma  gloire,  mon  repos,  tout  m'excite  à  partir.  ' 

Allons;  et  de  si  loin  évitons  la  cruelle, 
Que  de  longtemps,  Arsace,  on  ne  nous  parle  d'elle. 
Toutefois  il  nous  reste  encore  assez  de  jour  : 
Je  vais  dans  mon  palais  attendre  ton  retour . 
Va  voir  si  la  douleur  ne  Ta  point  trop  saisie. 
Cours;  et  partons  du  moins  assurés  de  sa  vie. 


ACTE  QUATRIÈME. 

SCÈNE  I. 

BÉRÉNICE. 

Phonice  ne  vient  point!  Moments  trop  rigoureux. 
Que  vous  paraissez  lents  à  mes  rapides  vœux  ! 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  307 

Je  m'agite^  je  coure;  languissante,  abattue, 
La  force  m'abandonne;  et  le  repos  me  tue. 
Phénice  ne  vient  point!  Ah!  que  cette  longueur 
D'un  présage  funeste  épouvante  mon  cœur! 
Phénice  n'aura  point  de  réponse  à  me  rendre  : 
Titus,  l'ingrat  Titus  n'a  point  voulu  l'entendre  ; 
Il  fuit,  il  se  dérobe  à  ma  juste  fureur. 

SCÈNE  II. 
BÉRÉNICE,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Chère  Phénice,  eh  bien!  as-tu  vu  l'empereur? 
Qu'a-t*il  dit?  viendra-t-il? 

PHÉKICB. 

Oui,  je  l'ai  vu,  madame. 
Et  j'ai  peint  à  ses  yeux  le  troublé  de  votre  ame. 
J'ai  vu  couler  dés  pleurs  qu'il  voulait  retenir. 

BÉRÉIflCE. 

Vicat-il? 

pHÉincs. 
N'en  doutez  point,  madame,  il  va  venir. 
Mais  voulez -vous  paraître  en  ce  désordre  extrême? 
Remettez-vous,  madame,  et  rentrez  en  vous-même. 
Laissez-moi  relever  ces  voiles  détachés. 
Et  ces  cheveux  épars  dont  vos  yeux  sont  cachés. 
Souffrez  que  de  vos  pleurs  je  répare  l'outrage. 

BÉRÉNICE. 

Laisse,  laisse,  Phénice;  il  verra  son  ouvrage. 
Eh!  que  m'importe,  hélas!  de  ces  vains  ornements? 
Si  ma  foi,  si  mes  pleurs,  si  mes  gémissements. 
Mais  que  dis-je?  mes  pleurs!  si  ma  perte  certaine. 
Si  ma  mort  toute  prête  enfln  ne  le  ramène , 
Dis-moi,  que  produiront  tes  secours  superflus, 
Et  tout  ce  faible  éclat  qui  ne  le  touche  plus? 

PHÉMICB. 

Pourquoi  lui  faites-vo\is  cet  injuste  reproche? 
J'entends  du  bruit,  madame,  et  l'empereur  s'approche. 
Venez,  fuyez  la  foule,  et  rentrons  promptemcnt. 
Vous  l'entretiendrez  seul  dans  votre  appartement. 


306  BÉRÉNICE. 

SCÈNE  m. 

TITUS,  PAULIN,  SUITE. 

TITUS. 

De  la  reine,  Paulin,  flattez  Tinquiétade  : 
Je  vais  la  voir.  Je  veux  un  peu  de  solitude  : 
Que  Ton  me  laisse. 

PAULIN,  à  part. 

Oh  ciel  !  que  je  crains  ce  combat! 
Grands  dieui,  saurez  sa  gloire  et  l'honneur  de  l'État! 
Voyons  la  reine. 

SCÈNE  IV. 

TITUS. 

Ëh  bien!  Titus,  que  viens-tu  faire? 
Bérénice  f attend.  Où  viens-tu,  téméraire? 
Tes  adieux  sont-ils  prêts?  T'es-tu  bien  consulté? 
Ton  cœur  te  promet-il  assez  de  cruauté? 
Car  enfin  au  combat  qui  pour  toi  se  prépare 
C'est  peu  d'être  constant,  il  faut  être  barbare. 
Soutiendrai-je  ces  yeux  dont  la  douce  langueur 
Sait  si  bien  découvrir  les  chemins  de  mon  cœur? 
Quand  je  verrai  ces  yeux  armés  de  tous  leurs 'charmes. 
Attachés  sur  les  miens,  m'accabler  de  leurs  larmes. 
Me  souviendrai-je  alors  de  mon  triste  devoir? 
Pourrai-je  dire  enfin  :  Je  ne  veux  plus  vous  voir? 

Je  viens  percer  un  cœur  que  j'adore,  qui  m'aime. 
Et  pourquoi  le  percer?  Qui  l'ordonne?  Mot-mèmc. 
Car  enfin  Rome  a-t-clle  expliqué  ses  souhaits? 
L'entendons-nous  crier  autour  de  ce  palais? 
Vois-je  l'État  penchant  au  bord  du  précipice? 
Ne  le  puis-je  sauver  que  par  ce  sacrifice? 
Tout  se  tait;  et  moi  seul,  trop  prompt  à  me  troubkr. 
J'avance  des  malheurs  que  je  puis  reculer. 
Kt  qui  sait  si,  sensible  aux  vertus  de  la  reine , 
Rome  ne  voudra  point  l'avouer  pour  Romaine? 
Rome  peut  par  son  choix  justifier  le  mien  : 
Non,  non,  encore  un  coup,  ne  précipitons  rien. 
é  Que  Rome  avec  ses  lois  mette  dans  la  balance 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  309 

Tant  de  pleurs^  tant  d'amour^  tant  de  persévérance; 
Rome  Bera  pour  nous...  Titus ^  ouvre  les  yeui  : 
Quel  air  respires-tu?  N'es-tu  pas  dans  ces  lieux 
Ou  la  baine  des  rois,  avec  le  lait  sucée , 
Par  crainte  ou  par  amour  ne  peut  être  effacée? 
Rome  jugea  ta  reine  en  condamnant  ses  rois. 
N'as-tu  pas  en  naissant  entendu  cette  voix? 
Et  n'as-ttt  pas  encore  ou!  la  renommée 
Tannoncer  ton  devoir  jusque  dans  ton  année? 
Et  lorsque  Bérénice  arriva  sur  tes  pas. 
Ce  que  Rome  en  jugeait  ne  Tentcndis-tu  pas? 
Faut-il  donc  tant  de  fois  te  le  faire  redire? 
Ah  lâche  I  fais  l'amour,  et  renonce  à  l'empire; 
Au  bout  de  l'univers  va,  cours  te  confiner. 
Et  fais  place  à  des  cœurs  plus  dignes  de  régner. 
Sout-ce  là  ces  projets  de  grandeur  et  de  gloire 
Qui  devaient  dans  les  cœurs  consacrer  ma  mémoire? 
Depuis  huit  jours  je  règne,  et,  jusques  à  ce  jour, 
Qu'ai-je  fait  pour  l'honneur?  J'ai  tout  fait  pour  l'amour. 
D'un  temps  si  précieux  quel  compte  puis-je  rendre? 
Où  sont  ces  heureux  jours  que  je  faisais  attendre? 
Quels  pleurs  ai-je  séchés?  dans  quels  yeux  satisfaits 
Ai-je  déjà  goûté  le  fruit  de  mes  bienfaits? 
L'univers  a-t-il  vu  changer  ses  destinées? 
Sais-je  combien  le  ciel  m'a  compté  de  journées? 
El  de  ce  peu  de  jours,  si  longtemps  attendus , 
Ah  malheureux!  combien  j'en  ai  déjà  perdus! 
Ne  tardons  plus  :  faisons  ce  que  l'honneur  exige; 
Rompons  le  seul  lien... 

SCÈNE  V. 
BÉRÉNICE,  TITUS. 


BifRÊniCK,  en  tortaiit  de  Mm  ippwteMeBt. 

Non,  laissez-moi,  vous  dis-je. 
En  vain  tous  vos  conseils  me  retiennent  ici; 
n  faut  que  je  le  voie...  Ah  seigneur!  vous  voici! 
Eh  bien,  il  est  donc  vrai  que  Titus  m'abandonne! 
Il  faut  nous  séparer!  et  c'est  lui  qui  l'ordonne! 


N'accablex  point,  madamci  un  prince  malheureux 


aïO  BÉRÉNICE. 

Il  ne  fant  point  ici  nous  attendrir  tous  deux. 
Un  trouble  assez  cruel  m'agite  et  me  dévore , 
Sans  que  des  pleurs  si  chers  me  déchirent  encore. 
Rappelez  bien  plutôt  ce  cœur  qui  taAt  de  fois 
M'a  fait  de  mon  devoir  reconnaître  la  voix  ;. 
Il  en  est  temps.  Forcez  votre  amour  à  se  taire; 
Et,  d'un  œil  que  la  gloire  et  la  raison  éclaire. 
Contemplez  mon  devoir  dans  toute  sa  rigueur. 
Vous-même,  contre  vous  fortifiez  mon  cœur; 
Aidez-moi,  s'il  se  peut,  à  vaincre  ma  faiblesse, 
A  retenir  des  pleurs  qui  m'échappent  sans  cesse  : 
Ou,  si  nous  ne  pouvons  commander  à  nos  pleurs. 
Que  la  gloire  du  moins  soutienne  nos  douleurs  ; 
Et  que  tout  l'univers  reconnaisse  sans  peine 
Les  pleurs  d'un  empereur  et  les  pleurs  d'une  reine. 
Car  enfin,  ma  princesse,  il  faut  nous  séparer. 

BÉRÉNICE. 

Ah  cruel!  estril  temps  de  me  le  déclarer! 

Qu'avez-vous  fait?  Hélas!  je  me  suis  crue  aimée, 

Au  plaisir  de  vous  voir  mon  âme  accoutumée 

Ne  vit  plus  que  pour  vous.  Ignoriez-vous  vos  lois 

Quand  je  vous  l'avouai  pour  la  première  fols? 

A  quel  excès  d'amour  m'avez-vous  amenée! 

Que  ne  me  disiez-vous  :  Princesse  infortunée. 

Où  vas-tu  f engager,  et  quel  est  ton  espoir? 

Ne  donne  point  un  cœur  qu'on  ne  peut  recevoir  * 

Ne  l'avez-vous  reçu,  cruel >  que  pour  le  rendre. 

Quand  de  vos  seules  mains  ce  cœur  voudrait  dépendre? 

Tout  l'empire  a  vingt  fois  conspiré  contre  nous  : 

Il  était  temps  encor;  que  ne  me  quittiez-vous? 

Mille  raisons  alors  consolaient  ma  misère  : 

Je  pouvais  de  ma  mort  accuser  votre  père , 

Le  peuple,  le  sénat,  tout  l'empire  romain. 

Tout  l'univers,  plutôt  qu'une  si  chère  main. 

Leur  haine ,  dès  longtemps  contre  moi  déclarée , 

M'avait  à  mon  malheur  dès  longtemps  préparée. 

Je  n'aurais  pas,  seigneur,  reçu  ce  coup  cruel 

Dans  le  temps  que  j'espère  un  bonheur  immortel , 

Quand  votre  heureux  amour  peut  tout  ce  qu'il  désire, 

Lorsque  Rome  se  tait,  quand  votre  père  expire, 

Lorsque  tout  l'univers  fléchit  à  vos  genoux. 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  311 

Enfin  quand  je  n'ai  plus  à  redouter  que  vous. 

TITUS. 

Et  c'est  moi  seul  aussi  qui  pouvais  me  détruire. 
Je  pouvais  vivre  alors  et  me  laisser  séduire; 
Mon  cœur  se  gardait  bien  d'aller  dans  l'avenir 
Chercher  ce  qui  pouvait  un  jour  nous  désunir. 
Je  voulais  qu'à  mes  vœux  rien  ne  fût  invincible  ; 
Je  n'examinais  ricn^  j'espérais  l'impossible. 
Que  sais-jet  j'espérais  de  mourir  à  vos  yeux. 
Avant  que  d'en  venir  à  ces  cruels  adieux. 
Les  obstacles  semblaient  renouveler  ma  flamme. 
Tout  l'empire  parlait  :  mais  la  gloire ,  madame , 
Ne  s'était  point  encor  fait  entendre  à  mon  cœur 
Du  ton  dont  elle  parle  au  cœur  d'un  empereur. 
Je  sais  tous  les  tourments  où  ce  dessein  me  livre  : 
Je  sens  bien  que  sans  vous  je  ne  saurais  plus  vivre , 
Que  mon  cœur  de  moi-même  est  prêt  à  s'éloigner; 
Mais  il  ne  s'agit  plus  de  vivre,  il  faut  régner. 

BÉRÉNICE. 

Eh  bien 9  régnez,  cruel,  contentez  votre  gloire  : 
Je  ne  dispute  plus.  J'attendais,  pour  vous  croire, 
Que  cette  même  bouche,  après  mille  serments 
D'un  amour  qui  devait  unir  tous  nos  moments, 
Cette  bouche,  à  mes  yeux  s'avouant  infidèle. 
M'ordonnât  elle-même  une  absence  éternelle. 
Moi-même  j'ai  voulu  vous  entendre  en  ce  lieu. 
Je  n'écoute  plus  rien  :  et,  pour  jamais,  adieu... 
Pour  jamais  I  Ah  seigneur!  songez-vous  en  \ous-mcmc 
Combien  ce  mot  cruel  est  affreux  quand  on  aime? 
Dans  un  mois, dans  un  an,  comment  souffrironsf-nous, 
Seigneur,  que  tant  de  mers  me  séparent  de  vous; 
Que  le  jour  recommence  et  que  le  jour  finisse 
Sans  que  jamais  Titus  puisse  voir  Bérénice , 
Sans  que  de  tout  le  jour  je  puisse  voir  Titus? 
Mais  quelle  est  mon  erreur,  et  que  de  soins  perdus! 
L'ingrat,  de  mon  départ  consolé  par  avance, 
Daignera-t-il  compter  les  jours  de  mon  absence? 
Ces  jours  si  longs  pour  moi  lui  sembleront  trop  courts. 

TITUS. 

Je  n'aurai  pas,  madame,  à  compter  tant  de  jour>  : 
J'espère  que  bientôt  la  triste  renommée 


312  BÉRÉNICE. 

Vous  fora  confesser  que  vous  étiez  aimée. 
Vous  verrez  que  Titus  n'a  pu,  sans  expirer... 

BÉBÉNICE. 

Ah  seigneur!  s'il  est  vrai,  pourquoi  nous  séparer? 
Je  ne  vous  parle  point  d'un  heureux  hyménée  : 
Rome  à  ne  vous  plus  voir  m'ari-elle  condamnée? 
Pourquoi  m'enviez-vous  l'air  que  vous  respirez? 

TITUS. 

Hélas!  vous  pouvez  tout,  madame.  Demeurez  : 

Je  n'y  résiste  point.  Mais  je  sens  ma  faiblesse  : 

11  faudra  vous  combattre  et  vous  craindre  sans  cesse, 

Et  sans  cesse  veiller  à  retenir  mes  pas. 

Que  vers  vous  à  toute  heure  entraînent  vos  appas. 

Que  dis-je?  En  ce  moment,  mon  cœur,  hors  de  lui-même, 

S'oublie,  et  se  souvient  seulement  qu'il  vous  aime. 

BÉRÉNICE. 

Eh  bien,  seigneur,  eh  bien,  qu'en  peutril  arriver? 
Voyez-vous  les  Romains  prêts  à  se  soulever? 

Trrus. 
Et  qui  sait  de  quel  œil  ils  prendront  cette  injure? 
S'ils  parlent,  si  les  cris  succèdent  au  murmure, 
Faudra-t-il  par  le  sang  justifier  mon  choix? 
S'ils  se  taisent ,  madame ,  et  me  vendent  leurs  lois, 
A  quoi  m'exposez-vous?  par  quelle  complaisance 
Faudra-t-il  quelque  jour  payer  leur  patience? 
Que  n'oserontnils  point  alors  me  demander? 
Maintiendrai-je  des  lois  que  je  ne  puis  garder? 

BÉRÉNICE. 

Vous  ne  comptez  pour  rien  les  pleurs  de  Bérénice. 

TITUS. 

Je  les  compte  pour  rieti!  Ah  ciel!  quelle  injustice! 

BÉRÉNICE. 

Quoi  !  pour  d'injustes  lois  que  vous  pouvez  changer. 
En  d'étemels  chagrins  vousHnéme  vous  plonger  ! 
Rome  a  ses  droits,  seigneur;  n'avez-vous  pas  les  vôtres? 
Ses  intérêts  sont-ils  plus  sacrés  que  les  nôtres? 
Dites,  parlez. 

TITUS. 

Hélas  !  que  vous  me  déchirez  ! 

BÉRÉNICE. 

Vous  êtes  empereur,  soigneur,  et  vous  pleurez! 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  313 

TITUS. 

Oui^  madame,  il  e&t  vrai ,  je  pleure,  je  soupire, 
Je  frémis.  Mais  enfin,  quand  j'acceptai  Tcmpirc, 
Rome  me  fit  jurer  de  maintenir  ses  droits. 
11  les  faut  maintenir.  Déjà  plus  d'une  fois 
Home  a  de  mes  pareils  exercé  la  constance. 
Ah!  si  TOUS  remontiez  jusques  à  sa  naissance. 
Vous  les  verriez  toujours  à  ses  ordres  soumis  : 
L'un,  jaloux  de  sa  foi,  va  chez  les  ennemis 
Chercher,  avec  la  mort,  la  peine  toute  prête; 
D'un  fils  victorieux  l'autre  proscrit  la  tète; 
L'autre,  avec  des  yeux  secs  et  presque  indifférents, 
Voit  mourir  ses  deux  fils  par  son  oMre  expirants. 
Malheureux!  Mais  toujours  la  patrie  et  la  gloire 
Ont  parmi  les  Roma  ins  remporté  la  victoire. 
Je  sais  qu'en  vous  quittant  le  malheureux  Titus 
Passe  l'austérité  de  toutes  leurs  vertus; 
Qu'elle  n'approche  point  de  cet  effort  insigne  : 
Mais^  madame i  après  tout,  me  croyez- vous  indigne 
De  laisser  un  exemple  à  la  postérité, 
Qui  sans  de  grands  efforts  ne  puisse  être  imité? 

BÊRtKICE. 

Non,  je  crois  tout  facile  à  votre  barbarie  : 

Je  vous  crois  digne,  ingrat,  de  m'arracher  la  vie. 

De  tous  vos  sentiments  mon  cœur  est  éclairci. 

Je  ne  vous  parie  plus  de  me  laisser  ici  : 

Qui?  moi,  j'aurais  voulu,  honteuse  et  méprisée, 

D'un  peuple  qui  me  hait  soutenir  la  risée? 

J'ai  voulu  vous  pousser  jusques  à  ce  refus. 

C^en  est  fait,  et  bient5t  vous  ne  me  craindrez  plus. 

N'attendez  pas  ici  que  j'éclate  en  injures, 

Que  j'atteste  le  ciel,  ennemi  des  parjures; 

Non  :  si  le  ciel  encore  est  touché  de  mes  pleurs,  . 

Je  le  prie,  en  mourant,  d'oublier  mes  douleurs. 

Si  je  forme  des  vœux  contre  votre  injustice. 

Si,  devant  que  mourir,  la  triste  Bérénice 

Vous  veut  de  son  trépas  laisser  quelque  vengeur. 

Je  ne  le  cherche,  ingrat,  qu'au  fond  de  votre  cœur. 

Je  sais  que  tant  d'amour  n'en  peut  être  effacée  ; 

Que  ma  douleur  présente,  et  ma  bonté  passée, 

Mon  sang  qu'en  ce  palais  je  veux  niônie  verser. 


314  BEREMCK. 

Sont  autant  d'ennemis  que  je  vais  vous  laisser  : 

Et,  sans  me  repentir  de  ma  persévérance, 

Je  me  remets  sur  eux  de  toute  ma  vengeance. 

Adieu. 

SCÈNE  VI. 

TITUS,  PAULIN. 

PAULIN. 

Dans  quel  dessein  vient-elle  de  sortir, 
Seigneur?  Est-elle  enfin  disposée  à  partir?    . 

TOUS. 

Paulin,  je  suis  perdu!  je  n'y  pourrai  survivre  : 
La  reine  veut  mourir.  Allons,  il  faut  la  suivre. 
Courons  à  son  secours. 

PAULIN. 

Hé  quoi  î  n'avez-vous  pas 
Ordonné  dès  tantôt  qu'on  observe  ses  pas? 
Ses  femmes,  à  toute  heure  autour  d'elle  empressées, 
Sauront  la  détourner  de  ces  tristes  pensées. 
Non,  non,  ne  craignez  rien.  Voilà  les  plus  grands  coups, 
Seigneur;  continuez,  la  victoire  est  à  vous. 
Je  sais  que  sans  pitié  vous  n'avez  pu  l'entendre  ; 
Moi-même  en  la  voyant  je  n'ai  pu  m'en  défendre. 
Mais  regardez  plus  loin  :  songez,  en  ce  malheur. 
Quelle  gloire  va  suivre  un  moment  de  douleur, 
Quels  applaudissements  l'univers  vous  prépare , 
Quel  rang  dans  l'avenir... 

Trrus. 

Non;  je  suis  un  barbare; 
Moi-même  je  me  hais.  Néron ,  tant  détesté , 
N'a  point  à  cet  excès  poussé  sa  cruauté. 
Je  ne  souffrirai  point  que  Bérénice  expire. 
Allons ,  Rome  en  dira  ce  qu'elle  en  voudra  dire. 

PAULIN. 

Quoi,  seigneur! 

TITUS. 

J6  ne  sais,  Paulin ,  ce  que  je  dis  : 
L'excès  de  ma  douleur  accable  mes  esprits. 

PAULIN. 

Ne  troublez  point  lo  cours  de  votre  renommée  : 


ACTE  IV,  SCKJXt  Mil.  i     315 

Déjà  de  Vos  adieux  la  nouvelle  est  semée; 
Rome,  qui  gémissait,  triomphe  avec  raison;  <, 

Tous  les  temples  ouverts  fument  en  votre  nom; 
Et  le  peuple,  élevant  vos  vertus  jusqu'aux  nues, 
Va  partout  de  lauriers  couronner  vos  statues. 

TITUS. 

Ah  Rome!  Ah  Bérénice!  Ah  prince  malheureux! 
Pourquoi  suis-je  empereur?  pourquoi  suis-je  amoureux? 

SCÈNE  VII. 
TITUS,  ANTIOCHUS,  PAULIN,  ARSACE. 

ANTIOCBUS* 

Qu'avez-vous  fait,  seigneur?  Taimable  Bérénice 
Va  pcut-^tre  expirer  dans  les  bras  de  Pbénice. 
Elle  n'entend  ni  pleurs,  ni  conseil,  ni  raison; 
Elle  implore  à  grands  cris  le  fer  et  le  poison. 
Vous  seul  vous  lui  pouvez  arrachez  cette  envie  : 
On  vous  nomme,  et  ce  nom  la  rappelle  à  la  vie  ; 
Ses  yeux,  toujours  tournés  vers  votre  appartemen  , 
Semblent  vous  demander  de  moment  en  moment. 
Je  n'y  puis  résister,  ce  spectacle  me  tue. 
Que  tardez-vous?  allez  vous  montrer  à  sa  vm\ 
Sauvez  tant  de  vertus,  de  grâces,  de  beauté. 
Ou  renoncez,  seigneur,  à  toute  humanité. 
Dites  un  mot. 

TITUS. 

Hélas!  quel  mot  puis-je  lui  dire? 
Moi-même  en  ce  moment  sais-je  si  je  respire? 

SCÈNE  vm. 

TITUS,  ANTIOCHUS,  PAULIN,  ARSACE,  RUTILE. 

RirriLE. 
Seigneur,  tous  les  tribuns,  les  consuls,  le  sénat. 
Viennent  vous  demander  au  nom  de  tout  TÉtat  : 
Un  grand  peuple  les  suit,  qui,  plein  d'impatience, 
Dans  votre  appartement  attend  votre  présence. 

TITUS. 

Je  vous  entends,  grands  dieux!  vous  voulez  rassurer 
Ce  cœur  que  vous  voyez  tout  prêt  à  s'égarer. 


316  BÉRÉNICK. 

PAUUN. 

Venez ^  seigneur  :  passons  dans  la  chambre  prochaine; 
Allons  voir  le  sénat. 

Aimocius. 
Ah!  coarez  chez  la  reine. 

PAUUM. 

Quoil  vous  pourriez,  seigneur,  par  cette  indignité, 
De  l'empire  à  tos  pieds  fouler  la  miyesté? 
Rome... 

irrus. 
Il  suffit,  Paulin;  nous  allons  les  entendre. 

(  à  AnUochof .  ) 

Prince,  de  ce  devoir  je  ne  puis  me  défendre. 
Voyez  la  reine.  Allez.  J'espère,  à  mon  retour. 
Qu'elle  ne  pourra  plus  douter  de  mon  amour. 


ACTE   CINQUIÈME. 


SCÈNE  I. 

ARSAGE. 

Où  pourrai-je  trouver  ce  prince  trop  fidèle? 
Ciel,  conduisez  mes  pas,  et  secondez  mon  zèle  : 
Faites  qu'en  ce  moment  je  lui  puisse  annoncer 
Un  honheur  où  peut-être  il  n'ose  plus  penser! 

SCÈNE  II. 
ANTIOCHUS,  ARSAGE. 


Ahl  quel  heureux  destin  en  ces  lieux  vous  renvoie. 
Seigneur! 

AimOCHUS. 

Si  mon  retour  f  apporte  quelque  joie , 
Arsace,  rends-en  grâce  à  mon  seul  désespoir. 

ARSACB. 

La  reine  part,  seigneur. 


ACTt  V,  SCKMK   11.  317 

ANTIOCHUS. 

Elle  part? 

AR8ACE. 

Dès  ce  soir  : 
Ses  ordres  sont  donnés.  Elle  s'est  ofTensée 
Qoe  Titus  à  ses  pleurs  l'ait  si  longtemps  laissée. 
Un  généreux  dépit  succède  à  sa  fureur  : 
Bérénice  renonce  à  Rome ,  à  Tempereor^ 
Et  même  yeut  partir  avant  que  Rome,  instruite  . 
Puisse  voir  son  désordre  et  jouir  de  sa  fuite. 
Elle  écrit  à  César. 

ANTiocnus. 
Oh  ciel!  qui  Taurait  cru? 
Et  Titus? 


A  ses  yfent  Titus  n'a  point  paru. 
Le  peuple  avec  transport  l'arrête  et  Tenvironne, 
Applaudissant  aux  noms  que  le  sénat  lui  donne; 
Et  ces  noms,  ces  respects,  ces  applaudissements. 
Deviennent  pour  Titus  autant  d'engagements. 
Qui,  le  liant,  seigneur,  d'une  honorable  chaîne, 
Malgré  tous  ses  soupirs,  et  les  pleurs  de  la  reine. 
Fixent  dans  son  devoir  ses  vœux  irrésolus. 
•C'en  est  fait;  et  peut-être  il  ne  la  verra  plus. 

ANTIOCBUS. 

Que  de  sujets  d'espoir,  Arsace  t  je  l'avoue  : 
Mais  d'un  soin  si  cruel  la  fortune  me  joue. 
J'ai  vu  tous  mes  projets  tant  de  fois  démentis. 
Que  j'écoute  en  tremblant  tout  ce  que  tu  me  dis; 
Et  mon  cœur,  prévenu  d'une  crainte  importune. 
Croit,  même  en  espérant,  irriter  la  fortune. 
Mais  que  vois-je?  Titus  porte  vers  nous  ses  pas! 
Que  veutril? 

SCÈNE  III. 

TITUS,  ANTIOCHUS,  ARSACE. 

TlTUS,àMtiiHe. 

Demeurez  :  qu'on  ne  me  suive  pas. 

(  à  AntioohiDs.  ) 

Enfin ,  prince,  je  viens  dégager  ma  (uromesse. 
Bérénice  m'occupe  et  m'afïlige  sans  cesse  : 

27. 


Je  viens ^  le  cœur  percé  de  vos  pleui^s  et  des  siens, 
(Calmer  des  déplaisirs  moins  cruels  que  les  miens. 
Venez,  prince,  venez  :  je  veux  bien  que  vous-même 
Pour  la  dernière  fois  vous  voyiez  si  je  l'aime. 

SCÈNE  lY. 
ANTIOGHUS,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Ëh  bien!  voilà  l'espoir  que  tu  m'avais  rendu  !. 

Et  tu  vois  le  triomphe  où  j'étais  attendu  ! 

Bérénice  partait  justement  irritée  I 

Pour  ne  la  plus  revoir  Titus  l'avait  quittée! 

Qu'ai-je  donc  fait,  grands  dieux?  quel  cours  infortuné 

A  ma  funeste  vie  aviez-vous  destiné? 

Tous  mes  moments  ne  sont  qn'un  étemel  passage 

De  la  crainte  à  l'espoir,  de  l'espoir  à  la  rage. 

Et  je  respire  encor!  Bérénice!  Titus! 

Dieux  cruels!  de  mes  pleurs  vous  ne  vousrirex  plus. 

SCÈNE  V. 
TITUS,  BÉRÉNICE,  PHÉNICE. 

BÉRÉrUCE. 

Non,  je  n'écoute  rien.  Me  voilà  résolue; 
Je  veux  partir.  Pourquoi  vous  montrer  à  ma  vue? 
Pourquoi  venir  encore  aigrir  mon  désespoir? 
N'ètes-vous  pas  content?  Je  ne  veux  plus  vous  voir. 

TITUS. 

Mais ,  de  grâce ,  écoutez. 

BÉRÉISICE. 

Il  n'est  plus  temps. 

TITUS. 

Madame; 
L'n  mot. 

BÉRÉNICE. 

Non. 

TITUS. 

Dans  quel  trouble  elle  jette  mon  àmcî 
Ma  princesse,  d'où  vient  ce  changement  soudain? 


ACrii  V,   SCfiNK  V.  3IÎ) 

BÉRÉNICE. 

C'en  est  fait.  Vous  voulez  que  je  parte  demain  ; 
El  moi  j'ai  résolu  de  partir  tout  à  Theare  : 
Et  je  pars. 

TITCS. 

Demeurez. 

BÉRÉTtICG. 

Ingrat!  que  je  demeure? 
Et  pourquoi?  pour  entendre  un  peuple  injurieux 
Qui  fait  de  mon  malheur  retentir  tous  ces  lieux? 
Ne  Tentendez-Tous  pas  cette  cruelle  joie^ 
Tandis  que  dans  les  pleurs  moi  seule  je  me  noie? 
Quel  crime^  quelle  offense  a  pu  les  animer? 
Hélas!  et  qu'ai-je  fait  que  de  tous  trop  aimer? 

TITUS. 

Êcoutez-vouSj  madame,  une  foule  insensée? 

BÉRÉNICE. 

Je  ne  vois  rien  ici  dont  je  ne  sols  blessée. 
Tout  cet  appartement  préparé  par  vos  soins. 
Ces  lieux,  de  mon  amour  si  longtemps  les  témoins. 
Qui  semblaient  pour  jamais  me  répondre  du  vôtre. 
Ces  festons,  où  nos  noms  enlacés  l'un  dans  l'autre 
A  mes  tristes  regards  viennent  partout  s'offrir. 
Sont  autant  d'imposteurs  que  je  ne  puis  souffrir. 
Allons,  Phénice. 

TITUS. 

Oh  ciel  !  que  vous  êtes  injuste  ! 

BÉRÉNICE. 

Retournez,  retournez  vers  ce  sénat  auguste 
Qui  vient  vous  applaudir  de  votre  cruauté. 
Eh  bien!  avec  plais'ur  l'avez-vous  écouté? 
Êtes-vous  pleinement  content  de  votre  gloire? 
Avez-vous  bien  promis  d'oublier  ma  mémoire  ? 
Mais  ce  n'est  pas  assez  expier  vos  amours  : 
Avez-vous  bien  promis  de  me  haïr  toujours? 

TITUS. 

Non,  je  n'ai  rien  promis.  Moi,  que  je  vous  haïsse; 
Que  je  puisse  jamais  oublier  Bérénice? 
Ah  dieux!  dans  quel  moment  son  injuste  rigueur 
De  ce  cruel  soupçon  vient  affliger  mon  cœur! 
Connaissez-moi,  madame,  et  depuis  cinq  années 


320  BÉRÉNICK. 

Comptez  tous  les  moments  et  toutes  les  journées 
Où^  par  plus  de  tramiports  et  par  plus  de  soupirs. 
Je  vous  ai  de  mon  coeur  exprimé  les  désirs; 
Ce  jour  surpasse  tout.  Jamais,  je  le  confesse , 
Vous  ne  fûtes  aimée  avec  tant  de  tendresse  ; 
Et  jamais... 

BSRÉNICB. 

Vous  m'aimez,  vous  me  le  soutenez; 
Et  cependant  je  pars  ;  et  vous  me  l'ordonnez  I 
Quoi  !  dans  mon  désespoir  trouvez-vous  tant  de  charmes? 
Craignez-vous  que  mes  yeux  versent  trop  peu  de  larmes? 
Que  me  sert  de  ce  cœur  l'inutile  retour? 
Ah  cruel!  par  pitié  montrez-moi  moins  d'amour; 
Ne  me  rappelez  point  une  trop  chère  idée; 
Et  laissez-moi  du  moins  partir  persuadée 
Que,  déjà  de  votre  âme  exilée  en  secret. 
J'abandonne  un  ingrat  qui  me  perd  sans  regret. 

(Titm  Ut  une  leUrc.  ) 

Vous  m'avez  arraché  ce  que  je  viens  d'écrire. 
Voilà  de  votre  amour  tout  ce  que  je  désire  : 
Lisez,  ingrat,  lisez,  et  me  laissez  sortir. 

TITUS. 

Vous  ne  sortirez  point,  je  n'y  puis  consentir. 
Quoi  !  ce  départ  n'est  donc  qu'un  cruel  stratagème  ! 
Vous  cherchez  à  mourir!  et  de  tout  ce  que  j'aime 
Il  ne  restera  plus  qu'un  triste  souvenir! 
Qu'on  cherche  Antiochus;  qu'on  le  fasse  venir. 

(  Bérénice  le  laisse  tomber  tnr  uo  siège.  ) 

SCÈNE  VI. 
TITUS,  BÉRÉNICE. 

TITUS. 

Madame,  il  faut  vous  faire  un  aveu  véritable. 
Lorsque  j'envisageai  le  moment  redoutable 
Où ,  pressé  par  les  lois  d'un  austère  devoir. 
Il  fallait  pour  jamais  renoncer  à  vous  voir; 
Quand  de  ce  triste  adieu  je  prévis  les  approches^ 
Mes  craintes,  mes  combats,  vos  larmes,  vos  reproches, 
Je  préparai  mon  âme  à  toutes  les  douleurs 
Que  ocut  faire  sentir  le  plus  ^and  des  malheurs  : 


ACTE  V,  SCÈNE  VI.  351 

MaU^  quoi  que  je  craignisse,  il  faut  que  je  le  die, 

le  n'en  avais  prévu  que  la  moindre  partie  ; 

Je  croyais  ma  vertu  moins  prête  à  succomber. 

Et  j'ai  honte  du  trouble  où  je  la  vois  tomber. 

J'ai  vu  devant  mes  yeux  Rome  entière  assemblée; 

Le  sénat  m'a  parié  :  mais  mon  âme  accablée 

Écoutait  sans  entendre,  et  ne  leur  a  laissé. 

Pour  prix  de  leurs  transports,  qu'un  silence  glacé. 

Rome  de  votre  sort  est  encore  incertaine  : 

Moi-même  à  tous  moments  je  me  souviens  à  peine 

Si  je  suis  empereur,  ou  si  je  suis  Romain. 

Je  suis  venu  vers  vous  sans  savoir  mon  dessein  : 

Mon  amour  m'entraînait,  et  je  venais  peut-être 

Pour  me  chercher  moi-même,  et  pour  me  reconnaître. 

Qu'ai-je  trouvé?  Je  vois  la  mort  peinte  en  vos  yeux; 

Je  vois  pour  la  chercher  que  vous  quittez  ces  lieux. 

Cen  est  trop.  Ma  douleur,  à  cette  triste  vue, 

A  son  dernier  excès  est  enfin  parvenue  : 

Je  ressens  tous  les  maux  que  je  puis  ressentir. 

Mais  je  vois  le  cheinin  par  où  j'en  puis  sortir. 

Ne  vous  attendez  point  que,  las  de  tant  d'alarmes, 

Par  un  heureux  hymen  je  tarisse  vos  lariqes  : 

En  quelque  extrémité  que  vous  m'ayez  réduit. 

Ma  gloire  inexorable  à  toute  heure  me  suit; 

Sans  cesse  elle  présente  à  mon  âme  étonnée 

L'empire  incompatible  avec  votre  hyménée. 

Me  dit  qu'après  l'éclat  et  les  pas  que  j'ai  faits 

Je  dois  vous  épouser  encor  moins  que  jamais. 

Oui,  madame,  et  je  dois  moins  encore  vous  dire 

Que  je  suis  prêt  pour  vous  d'abandonner  l'empire. 

De  vous  suivre,  et  d'aller,  trop  content  de  mes  fers. 

Soupirer  avec  vous  au  bout  de  l'univers. 

Vou5-^6me  roughriez  de  ma  lâche  conduite  : 

Vous  verriez  à  regret  marcher  à  votre  suite 

Un  indigne  empereur  sans  empire,  sans  cour, 

Vil  spectacle  aux  humains  des  faiblesses  d'amour. 

Pour  sortir  des  tourments  dont  mon  âme  est  la  proie. 

Il  est,  vous  le  savez,  une  plus  noble  voie; 

Je  me  suis  vu,  madame,  enseigner  ce  chemin 

Et  par  plus  d'un  héros  et  par  plus  d'un  Romain  : 

Lorsque  Iroii  de  maJheurs  ont  lassé  leur  constance. 


322  BÉRÉNICE. 

Ils  ont  tous  expliqué  cette  persévérance 

Dont  le  sort  s'attachait  à  les  persécuter 

Comme  un  ordre  secret  de  n'y  plus  résister. 

Si  vos  pleurs  plus  longtemps  viennent  frapper  ma  vue. 

Si  toujours  à  mourir  je  vous  vois  résolue^ 

S'il  faut  qu'à  tons  moments  je  tremble  pour  vos  jours» 

Si  vous  ne  me  jurez  d'en  respecter  le  cours  ^ 

Madame,  à  d'autres  pleurs  vous  devez  vous  attendre; 

En  l'état  où  je  suis  je  puis  tout  entreprendre  > 

Et  je  ne  réponds  pas  que  ma  main  à  vos  yeux 

N'ensanglante  à  la  fin  nos  funestes  adieux. 

BÉRÉNICE. 

Hélas  1 

TITUS. 

Non,  il  n'est  rien  dont  je  ne  sois  capable. 
Vous  voilà  de  rocs  jours  maintenant  responsable  : 
Songez-y  bien,  madame;  et  si  je  vous  suis  cher... 

SCÈNE  VU. 
TITUS,  BÉRÉNICE,  ANTIOCHUS. 

•  TITUS. 

Venez,  prince,  venez,  je  vous  ai  fait  chercher. 
Soyez  ici  témoin  de  toute  ma  faiblesse  : 
Voyez  si  c'est  aimer  avec  peu  de  tendresse. 
Jugez-nous. 

ANTIOCHUS. 

Je  crois  tout  :  je  vous  connais  tous  deux  : 
Mais  connaissez  vous-même  un  prince  malheureux. 
Vous  m'avez  honoré,  seigneur,  de  votre  estime  : 
Et  moi,  je  puis  ici  vous  le  jurer  sans  crime, 
A  vos  plus  chers  amis  j'ai  disputé  ce  rang; 
Je  l'ai  disputé  même  aux  dépens  de  mon  sang. 
Vous  m'avez  malgré  moi  confié,  Tun  et  l'antre, 
La  reine,  son  amour,  et  vous,  seigneur,  le  vôtnc. 
La  reine  qui  m'entend  peut  me  désavouer; 
Elle  m'a  vu  toujours,  ardent  à  vous  louer. 
Répondre  par  mes  soins  à  votre  confidence. 
Vous  croyez  m'en  devoir  quelque  reconnaissance  : 
Mais  le  pourriez-vous  croire,  en  ce  moment  fatal, 
Qu'un  ami  si  fidèle  était  votre  rival? 


ACTE  m,  SCÈNK  VII.  323 

TITUS. 

Mon  rivai  ! 

ANTIOCHUS. 

11  est  temps  que  je  vous  éclaircisse. 
Oui,  seigneur,  j'ai  toujours  adoré  Bérénice. 
Pour  ne  la  plus  aimer  j'ai  cent  fois  combattu  : 
Je  n'ai  pu  l'oublier;  au  moins  je  me  suis  tu. 
De  votre  changement  la  flatteuse  apparence 
M'avait  rendu  tantôt  quelque  faible  espérance. 
Les  larmes  de  la.  reine  ont  éteint  cet  espoir. 
Ses  yeux,  baignés  de  pleurs,  demandaient  à  vous  voir  : 
Je  suis  venu,  seigneur,  vous  appeler  moi-même. 
Vous  êtes  revenu.  Vous  aimez,  on  vous  aime; 
Vous  vous  êtes  rendu  :  je  n'en  ai  point  douté. 
Pour  la  dernière  fois  je  me  suis  consulté; 
J'ai  fait  de  mon  courage  une  épreuve  dernière  ; 
Je  viens  de  rappeler  ma  raison  tout  entière  : 
Jamais  je  ne  me  suis  senti  plus  amoureux. 
Il  faut  d'autres  efforts  pour  rompre  tant  de  nœuds  ; 
Ce  n'est  qu'en  expirant  que  je  puis  les  détruire; 
J'y  COUTS.  Voilà  de  quoi  j'ai  voulu  vous  instruire. 
Oui,  madame,  vers  vous  j'ai  rappelé  ses  pas; 
Mes  soins  ont  réussi  ;  je  ne  m'en  repens  pas. 
Puisse  le  ciel  verser  sur  toutes  vos  années 
Mille  prospérités  l'une  à  l'autre  enchaînées  ! 
Ou,  s'il  vous  garde  encore  un  reste  de  courroux, 
le  conjure  les  dieux  d'épuiser  tous  les  coups   > 
Qui  pourraient  menacer  une  si  belle  vie 
Sur  ces  jours  malheureux  que  je  vous  sacrifie. 

DÉRÉNICE,  se  levant. 

Arrêtez,  arrêtez!  Princes  trop  généreux. 

En  quelle  extrémité  me  jetez-vous  tous  deux  ! 

Soit  que  je  vous  regarde ,  ou  que  je  l'envisage , 

Partout  du  désespoir  je  rencontre  l'image  ; 

Je  ne  vois  que  des  pleurs,  et  je  n'entends  parler 

ihie  de  trouble,  d'horreurs,  de  sang  prêt  à  couler. 

(àTitos.) 

Mon  cœur  vous  est  connu,  seigneur,  et  je  puis  dire 
Qu'on  ne  l'a  jamais  vu  soupirer  pour  l'empire  : 
La  grandeur  des  Romains,  la  pourpre  des  Césars 
N'a  point,  vous  le  .savez^  attire  mes  regards. 


324  BÉRtNlC£. 

J'aimais^  seigneur,  j'aimais,  je  voulais  être  aimée. 
Ce  jour,  je  l'avouerai^  je  me  suis  alarmée; 
J'ai  cru  que  votre  amour  allait  finir  son  cours  : 
Je  connais  mon  erreur,  et  vous  m'aimez  toujours. 
Votre  cœur  s'est  troublé,  j'ai  vu  couler  vos  larmes. 
Bérénice,  seigneur,  ne  vaut  point  tant  d'alarmes, 
Ni  que  par  votre  amour  l'univers  malheureux. 
Dans  le  temps  que  Titus  attire  tous  ses  vœux, 
fit  que  de  vos  vertus  il  goûte  les  prémices. 
Se  voie  en  un  moment  enlever  ses  délices. 
Je  crois,  depuis  cinq  ans  jusqu'à  ce  dernier  jour. 
Vous  avoir  assuré  d'un  véritable  amour  : 
Ce  n'est  pas  tout;  je  veux,  en  ce  moment  funeste. 
Par  un  dernier  effort  couronner  tout  le  reste  : 
Je  vivrai,  je  suivrai  vos  ordres  absolus. 
Adieu,  seigneur.  Régnez  :  je  ne  vous  verrai  plus. 

(àAntioehas.) 

Prince,  après  cet  adieu,  vous  jugez  bien  vous-même 

Que  je  ne  consens  pas  de  quitter  ce  que  j'aime 

Pour  aller  loin  de  Rome  écouter  d'autres  vœux. 

Vivez,  et  faites-vous  un  effort  généreux. 

Sur  Titus  et  sur  moi  réglez  votre  conduite  : 

Je  l'aime,  je  le  fuis;  Titus  m'aime,  il  me  quitte  : 

Portez  loin  de  mes  yeux  vos  soupirs  et  vos  fers. 

Adieu.  Servons  tous  trois  d'exemple  à  l'univers 

De  l'amour  la  plus  tendre  et  la  plus  malheureuse 

Dont  il  puisse  garder  l'histoire  douloureuse. 

Tout  est  prêt.  On  m'attend.  Ne  suivez  point  mes  pas. 

(à  Titus.  ) 

Pour  la  dernière  fois,  adieu ,  seigneur. 

ANT10CHU8. 

Hélas! 


FIN  DE    BÉRÉNICE. 


PRÉFACE 

»■    BAJAIBT. 


Sahn  iJMinl,  oo  Saltaa  Mont,  empereor  des  Turcs,  celui  qui  prit 
Babykme  cm  z$3S/»a  «i  qntre  frèm.  Le  pieaûer,  c*eet  à  «avoir  Onuui , 
Ait  ewpewf  «vnt  lui,  oK  régna  emviron  trois  ans,  an  bout  desquels  les  ja- 
nissaires pA  AtArent  rcHpin  et  la  vie.  Le  second  se  nommait  Orcan.  Amurat , 
dés  Icspiemien  joufs  de  son  règne ,  le  fit  étrangler.  Le  troisième  était  Bajaxet. 
prince  de  grande  espérance  \  et  c^est  lui  qui  est  le  héros  de  ma  tragédie. 
Anranit,  ou  par  politique,  ou  par  amitié,  l'avait  épargné  jusqu'au  siège  de 
Babjkwc.  Après  la  prise  de  cette  ville ,  le  sultan  victorieux  envoja  un  ordre 
i  Constantinople  pour  le  faire  mourir ,  ce  qui  fut  conduit  et  exécuté  k  peu 
près  de  la  manière  que  je  le  représente.  Amurat  avait  encore  un  frère ,  qui 
fnt,  depuis,  le  sultan  Ibrakim,  et  que  ce  mime  Amurat  négligea  comme  un 
prince  stqpide  qui  ne  lui  donnait  point  d*ombrage.  Sultan  Mahomet,  qui 
lègnc  «iîottid*hni,  est  fils  de  cet  Ibrahim,  et  par  conséquent  neveu  de  Ba- 
ianct. 

Les  particularités  de  la  mort  de  Bijaiet  ne  sont  encore  dans  aucune  histoire 
insprimée.  M.  le  comte  de  Césj  était  ambassadeur  à  Coustantinople  lonque 
celte  uventnre  tragique  arriva  dans  le  sérail.  Il  fut  instruit  des  amours  de 
Bajaaet ,  et  des  jalousies  de  la  sultane.  11  vit  même  plurieurs  fois  Bajaxet ,  h 
qui  on  piimeUiit  de  se  promener  qndquerois  a  la  pointe  du  sérail,  sur  le  canal 
de  k  méritoire.  M.  le  comte  de  Césj  disait  que  c'était  un  prince  de  bonne 
mine.  Il  a  écrit  depuis  les  dreonstances  de  sa  mort  ;  etil  jr  a  encore  plnsieuni 
personnes  de  qualité  qui  se  souviennent  de  lui  en  avoir  entendu  faire  le  récit 
loraqnH  fut  de  retour  en  France. 

Quelques  lecteurs  pourront  s'étonner  qu'en  ait  osé  mettre  sur  la  scène  une 
hilloire  si  récente  :  mais  je  n'ai  rien  vu  dans  les  règles  du  poime  dramatique 
qui  dAt  me  détourner  de  mon  entrepriae.  A  la  vérité ,  je  ne  conseillerais  pas 
à  un  auteur  de  prendre  pour  sujet  d'une  tragédie  une  action  auni  moderne 
que  eeHe-cisi  elle  s'était  passée  danà  le  i>ajs  ou  il  veut  faire  représenter  sa  tra- 
gédie ,  ni  de  mettre  des  héros  sur  le  tbéfttre,  qui  auraient  été  connus  de  la 
plupart  des  spectateurs.  Les  personnages  tragiques  doivent  être  regardés  d'un 
antre  «il  que  nous  ne  regardons  d'ordinaire  les  personnages  que  nous  avons 
vus  de  si  prés.  On  peut  dire  que  le  respect  que  l'on  a  pour  les  héros  augmente 
à  mesure  qu'ils  s'éloignent  de  nous ,  majore  hnginquo  reverentia,  L'éloi- 
gncaent  des  pays  répare  eu  quelque  sorte  la  trop  grande  proximité  des  temps  ; 
car  le  peuple  ne  met  guère  de  différence  entre  ce  qui  est ,  si  j'ose  ainsi  par- 
ler, i  mille  ans  de  lui ,  et  ce  qui  en  est  à  mille  lieues.  C'est  ce  qui  fait ,  par 
excasple,  que  les  personnages  tnrcs,  quelque  modernes  qu'ils  soient,  ont  de  la 
dignité  surnoCre  thédtre  :  Un  les  regarde  de  bonne  heure  comme  anciens.  Ce 

■4ailR.  28 


:m  PRÉFACE   DE   BAJAZET. 

Kont  des  mceiire  et  des  coutumes  toutes  difTércnles.  Nous  aTons  si  peu  de  cora- 
merce  avec  les  princes  et  les  autres  peraonliet  i|ui  TÎvcnt  dans  le  sérail ,  que 
nous  les  considérons ,  pour  ainsi  dire ,  comme  des  gens  qui  vivent  dans  un  autre 
Aiècle  que  le  nôtre. 

C'était  à  peu  près  de  cette  manière  que  les  Persans  étaient  anciennement 
considérés  des  Athéniens.  Aussi  le  poCte  Eschyle  ne  fit  poin(  de  dirficnlté  d*in- 
trodoire  dans  nne  tragédie  b  mère  deXerxès,  qui  était  peut -être  cnrore  vi- 
vante ,  et  de  faire  représenter  sur  le  théâtre  d'Athènes  la  désolation  4e  b  cour 
de  Perse  après  la  déronte  de  ce  prince.  Cependant  ce  mAnc  Escli?le  s'était' 
trouvé  en  personne  à  la  bataille  de  Salamine ,  où  Xen«s  avait  été  ▼ainca  ;  et 
il  s'était  trouvé  encore  à  h  défaite  des  lieutenants  dcDarins,  père  dc.Xertèi. 
dans  la  plaine  de  Marathon  :  car  Eschyle  était  honmic  de  guerre ,  et  H  était  - 
frère  de  ce  fiimeux  Cynegtre  dont  il  est  tant  parlé  dans  Tantiquité ,  et  qai 
inourwt  si  glorieusement  en  attaquant  un  des  vaisseoux  du  roi  de  Perse. 


BAJAZET, 

TRAGÉDIE  (1672). 


ACTEURS. 

BAJAZET ,  frère  4oaullaii  Aanirat. 

ROXANK ,  soltaiic ,  favorite  du  sultoii  Amiirat. 

ATALIDE .  fille  duiang  ottoman, 

ACOMAT ,  graBd  vizir. 

OSMIN  ,  confident  do  grand  vizir. 

ZATIME ,  esclave  de  la  sultane . 

ZAÏRE,  esclave d'Atalide. 

Gârdxi. 

La  scène  est  à  Coiistantiaoplc  ,  aulrcnicut  dite  Byzancc  ,  dans  le  sérail 
du  Grand  Seigncnr. 


ACTE   PREMIER. 


SGÎÈNE  I. 
ACOMAT,  OSMIN. 

KCOMKJ. 

Viens,  suis-moi.  La  sultane  en  ce  lieu  se  doit  rendra  : 
Je  pourrai  cependant  te  parler  et  t'entendre. 

OSMIN. 

Et  depuis  quand,  seigneur,  entre-t-on  dans  ces  lieux ^ 
Dont  Faccès  était  même  interdit  à  nos  yeux? 
Jadis  une  mort  prompte  eût  suivi  cette  audace. 

ACOMAT. 

Quand  ta  seras  instruit  de  tout  ce  qui  se  passe , 
Mon  entrée  en  ces  lieux  ne  te  surprendra  plus. 
Mais  laissons,  cher  Osmin,  les  discours  superflus. 

Que  ton  retour  tardait  à  mon  impatience  ! 
Et  que  d'un  œil  content  je  te  vois  dans  Byzance  l 
Instruis-moi  des  secrets  que  peut  t'avoir  appris 
Un  voyage  si  long,  pour  moi  seul  entrepris. 


328  BAJâZET. 

De  ce  qu'ont  vu  tes  yeux  parle  en  témoin  sincère  ; 
Songe  que  du  récit,  Osmin,  que  tu  vas  faire 
Dépendent  les  destins  de  l'empire  ottoman. 
Qu'as-tu  vu  dans  l'armée?  et  que  fait  le  sultan? 

OSMIK. 

Babylone,  seigneur,  à  son  prince  fidèle. 
Voyait  sans  s'étonner  liotrc  armée  autour  d'elle  ; 
Les  Persans  rassemblés  marchaient  à  son  secours , 
Et  du  camp  d'Amurat  s'approchaient  tous  les  jours. 
Lui-même,  tatigué  d'un  long  siège  inutile. 
Semblait  vouloir  laisser  Babylone  tranquille  ; 
Et,  sans  renouveler  ses  assauts  impuissants. 
Résolu  de  combattre ,  attendait  les  Persans. 
Mais,  comme  vous  savez,  malgré  ma  diligence. 
Un  long  chemin  sépare  et  le  camp  et  Byzance; 
Mille  obstacles  divers  m'ont  même  traversé  : 
Et  je  puis  ignorer  tout  ce  qui  s'est  passé. 

ACOMAT. 

Que  faisaient  cependant  nos  braves  janissaires? 
Rendent-ils  au  sultan  des  hommages  sincères? 
Dans  le  secret  des  cœurs,  Osmin,  n'as-tu  rien  lu? 
Amurat  jouit-il  d'un  pouvoir  absolu? 

OSMIK. 

Amurat  est  content,  si  nous  le  voulons  croire. 

Et  semblait  se  promettre  une  heureuse  victoire. 

Mais  en  vain  par  ce  calme  il  croit  nous  éblouir^ 

11  affecte  un  repos  dont  il  ne  peut  jouir. 

Cest  en  vain  que,  forçant  ses  âoupçons  ordinaires^ 

H  se  rend  accessible  à  tous  les  janissaires  : 

Il  se  souvient  toujours  que  son  inimitié 

Voulut  de  ce  grand  corps  retrancher  la  moitié. 

Lorsque,  pour  affermir  sa  puissance  nouvelle, 

H  voulait,  disait-il,  sortir  de  leur  tutelle. 

Moi-même  j'ai  souvent  entendu  leurs  discours; 

Gomme  il  les  craint  sans  cesse,  ils  le  craignent  ioijyoQfs; 

Ses  caresses  n'ont  point  effacé  cette  injure. 

Votre  absence  est  pour  eux  un  sujet  de  murmure  : 

Ils  regrettent  le  temps  à  leur  grand  cœur  si  doux, 

Lorsqu'assurés  de  vaincre  ils  combattaient  sous  vous. 

ACOMAT. 

Quoi!  tu  croîs,  cher  Osmin ,  que  ma  gloire  passée 


ACTE  1,  SCÈNE  I.  329 

Flatte  encor  leur  valeur,  et  vit  dans  leur  pensée? 
Crois-tu  qu'ils  me  suivraient  encore  avec  plaisir. 
Et  qu'ils  reconnaîtraient  la  voix  de  leur  vizir? 

OSMIN. 

Le  succès  du  combat  réglera  leur  conduite  : 

Il  faut  voir  du  sultan  la  victoire  ou  la  fuite. 

Quoiqu'à  regret,  seigneur,  ils  marchent  sous  ses  lois. 

Ils  ont  à  soutenir  le  bruit  de  leurs  exploits  : 

Ils  ne  trahiront  point  l'honneur  de  tant  d'années. 

Mais  enfin  le  succès  dépend  des  destinées. 

Si  l'heureux  A  murât,  secondant  leur  grand  cœur. 

Aux  champs  de  Babylone  est  déclaré  vainqueur, 

Vous  les  verrez  soumis  rapporter  dans  Byzance 

L'exemple  d'une  aveugle  et  basse  obéissance  : 

Mais  si  dans  le  combat  le  destin  plus  puissant 

Marque  de  quelque  affront  son  empire  naissant , 

S'il  fuit,  ne  doutez  point  que,  fiers  de  sa  disgrâce, 

A  la  haine  bientôt  ils  ne  joignent  l'audace. 

Et  n'expliquent,  seigneur,  la  perte  du  combat 

Comme  un  arrêt  du  ciel  qui  réprouve  Amurat. 

Cependant,  s'il  en  faut  croire  la  renommée, 

H  a  depuis  trois  mois  fait  partir  de  l'armé 

Un  esclave  chargé  de  quelque  ordre  secret. 

Tout  le  camp  interdit  tremblait  pour  Bajazet: 

On  craignait  qu'Amurat,  ptfr  un  ordre  sévère. 

N'envoyât  demander  la  tète  de  son  frère. 

ACONAT. 

Tel  était  son  dessein.  Cet  esclave  est  venu  : 
Il  a  montré  son  ordre,  et  n'a  rien  obtenu. 

OSMIN. 

Quoi,  seigneur!  le  sultan  reverra  son  visage, 
Sans  que  de  vos  respects  il  lui  porte  ce  gage? 

ACOMAT. 

Cet  esclave  n'est  plus  :  un  ordre,  cher  Osmin, 
L'a  fait  précipiter  dans  le  fond  de  l'Euxin. 

OSMUf. 

Mais  le  sultan ,  surpris  d'une  trop  longue  absence  > 
En  cherchera  bientôt  la  cause  et  la  vengeance. 
Que  lui  répondrez-vous? 

ACOMAT. 

Pcut-élrc  avant  ce  temps 

2». 


330  BAJAZET. 

Je  saurai  Toccuper  de  soins  plus  importants. 
Je  sais  bien  qu'Amurat  a  juré  ma  ruine  : 
Je  sais  à  son  retour  l'accueil  qu'il  me  destine. 
Tu  vois,  pour  m'arracher  du  cœur  de  ses  soldats. 
Qu'il  va  chercher  sans  moi  les  sièges,  \es  combats; 
Il  commande  Tarmée;  et  moi;  dans  une  ville, 
11  me  laisse  exercer  un  pouvoir  inutile. 
Quel  emploi,  quel  séjour,  Osmin,  pour  un  vizir! 
Mais  j'ai  plus  dignement  employé  ce  loisir  : 
J'ai  su  lui  préparer  des  craintes  et  des  veilles  ; 
Et  le  bruit  en  ira  bientôt  à  ses  oreilles. 

OSMIN. 

Quoi  donc?  qu'avez-vous  fait? 

ACOMAT. 

J'espère  qu'aujourd'hui 
Bajazct  se  déclare,  et  Roxane  avec  lui. 

osxw. 
Quoi!  Roxane,  seigneur,  qu'Amurat  a  choisie 
Entre  tant  de  beautés  dont  l'Europe  et  l'Asie 
Dépeuplent  leurs  États  et  remplissent  sa  cour? 
Car  on  dit  qu'elle  seule  a  fixé  son  amour; 
Et  même  il  a  voulu  que  l'heureuse  Roxane , 
Avant  qu'elle  eût  un  fils,  prît  le  nom  de  sultane. 

ACOMAT. 

11  a  fait  plus  pour  elle,  Osmin  :  il  a  voulu 

Qu'elle  eut  dans  son  absence  un  pouvoir  absolu. 

Tu  sais  de  nos  sultans  les  rigueurs  ordinaires  : 

Le  frère  rarement  laisse  jouir  ses  frères 

De  Thonneur  dangereux  d'être  sortis  d'un  sang 

Qui  les  a  de  trop  près  approchés  de  sou  rang. 

L'imbécile  Ibrahim,  sans  craindre  sa  naissance. 

Traîne,  exempt  de  péril,  une  éternelle  enfance  ; 

Indigne  également  de  vivre  et  de  mourir. 

On  l'abandonne  aux  mains  qui  daignent  le  nourrir. 

L'autre,  trop  redoutable,  et  trop  digne  d'envie. 

Voit  sans  cesse  Amurat  armé  contre  sa  vie. 

Car  enfin  Bajazet  dédaigna  de  tout  temps 

La  molle  oisiveté  des  enfants  des  sultans  : 

Il  vint  chercher  la  guerre  au  sortir  de  l'enfance, 

Et  môme  en  fit  sous  moi  la  noble  cxpcricnco. 

Toi-même  tu  l'as  vu  courir  dans  los  combats , 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  33» 

Emporter  après  lai  tous  les  cœurs  des  soldats, 
Et  goûter,  tout  sanglant,  le  plaisir  et  la  gloire 
Que  donne  aux  jeunes  cœurs  la  première  victoire. 
Mais,  malgré  ses  soupçons,  le  cruel  Amurat, 
Avant  qu'un  (ils  naissant  eût  rassuré  l'Etat, 
N'osait  sacrifier  ce  frère  à  sa  vengeance. 
Ni  du  sang  ottoman  proscrire  Tespcrance. 
Ainsi  donc  pour  un  temps  Amurat  désarmé 
Laissa  dans  le  sérail  Bajazet  enfermé. 
Il  partit,  et  voulut  que,  fidèle  à  sa  haine. 
Et  des  jours  de  son  frère  arbitre  souveraine , 
Koxane,  au  moindre  bruit,  et  sans  autres  raisons, 
Le  fit  sacrifier  à  ses  moindres  soupçons. 
Pour  moi,  demeuré  seul,  une  juste  colère 
Tourna  bientôt  mes  vœux  du  côté  de  son  frère. 
J'entretins  la  sultane,  et,  cachant  mon  dessein. 
Lui  montrai  d' Amurat  le  retour  incertain, 
l^s  murmures  du  camp,  la  fortune  des  armes  : 
J  ;  plaignis  Bajazet;  je  lui  vantai  ses  charmes. 
Qui,  par  un  soin  jaloux  dans  l'ombre  retenus. 
Si  voisins  de  ses  yeux,  leur  étaient  inconnus. 
Que  te  dirai-je  enfin?  la  sultane  éperdue 
N'eut  plus  d'autre  désir  que  celui  de  sa  vue. 

OSMIfl. 

Mais  pouvaient-ils  tromper  tant  de  jaloux  regards 
Qui  semblent  mettre  entre  eux  d'invincibles  remparts? 

ACOMAT. 

Peut-être  il  te  souvient  qu'un  récit  peu  fidèle 
De  la  mort  d'Amurat  fit  courir  la  nouvelle. 
La  sultane ,  à  ce  bruit  feignant  de  s'etfrayer , 
Par  des  cris  douloureux  eut  soin  de  l'appuyer. 
Sur  la  foi  de  ses  pleurs  ses  esclaves  tremblèrent; 
De  l'heureux  Bajazet  les  gardes  se  troublèrent; 
Et,  les  dons  achevant  d'ébranler  kur  devoir. 
Leurs  captifs  dans  ce  trouble  osèrent  s'entrevoir. 
Roxane  vit  le  prince;  elle  ne  put  hii  taire 
L'ordre  dont  elle  seule  était  dépositaire. 
Bajazet  est  aimable;  il  vit  que  son  salut 
Dépendait  de  lui  plaire;  et  bientôt  il  lui  plut. 
Tout  conspirait  pour  lui  :  ses  soins,  sa  complaisance. 
Ce  secret  découvert,  et  celte  intelligence. 


332  BAJAZET. 

Soupirs  d'autant  plus  dOux  qu'il  les  fallait  celer.^ 
L'embarras  irritant  de  ne  s'oser  parler  > 
Même  témérité,  péril,  craintes  communes. 
Lièrent  pour  jamais  leurs  cœurs  et  leurs  fortunes. 
Ceux  mêmes  dont  les  yeux  le  devaient  éclairer. 
Sortis  de  leur  devoir,  n'osèrent  y  rentrer. 

OSHOf. 

Quoi  !  Roxane  d'abord  leur  découvrant  son  àmc 
Osa-t-elle  à  leurs  yeux  faire  éclater  sa  Aamme? 

ACOIUT. 

Ils  l'ignorent  encore;  et  jusques  à  ce  jour 

Atalide  a  prêté  son  nom  à  cet  amour. 

Du  père  d'Amurat  Atalide  est  la  nièce; 

Et  même,  avec  ses  fils  partageant  sa  tendresse. 

Elle  a  vu  son  enfance  élevée  avec  eux. 

Du  prince,  en  apparence,  elle  reçoit  les  vœux; 

Mais  elle  les  reçoit  pour  les  rendre  à  Roxanc, 

Et  veut  bien,  sous  son  nom,  qu'il  aime  la  sultane. 

Cependant,  cher  Osmin,  pour  s'appuyer  de  moi. 

L'un  et  l'autre  ont  promis  Atalide  à  ma  foi. 

OSMIII. 

Quoi!  vous  l'aimez,  seigneur! 

▲COMAT. 

Voudrai54u  qu'à  mon  âge 
Je  fisse  de  Tamour  le  vrl  apprentissage? 
Qu'un  cœur  qu'ont  endurci  la  fatigue  et  les  ans 
Suivit  d'un  vain  plaisir  les  conseils  imprudents? 
Cest  par  d'autres  attraits  qu'elle  plait  à  ma  vue  : 
J'aime  en  elle  le  sang  dont  elle  est  descendue. 
Par  elle  Bajazet,  en  m'approcbant  de  lui, 
Me  va  contre  lui-même  assurer  un  appui. 
Un  vizir  aux  sultans  fait  toujours  quelque  ombrage; 
A  peine  ils  l'ont  choisi,  qu'ils  craignent  leur  ouvrage  : 
Sa  dépouille  est  un  bien  qu'ils  veulent  recueillir. 
Et  jamais  leurs  chagrins  ne  nous  laissent  vieillir. 
Bajazet  aujourd'hui  m'honore  et  me  caresse; 
Ses  périls  tous  les  jours  éveillent  sa  tendresse. 
Ce  même  Bajazet,  sur  le  trône  affermi. 
Méconnaîtra  peut-être  un  inutile  ami. 
Et  moi,  si  mon  devoir,  si  ma  foi  ne  l'arrête. 
S'il  ose  quelque  jour  me  demander  ma  tôtc... 


ACTEI,  SCÈNE  JI. 
Je  ne  m'explique  points  Osmin;  mais  je  prétends 
Que  du  moins  il  faudra  la  demander  Lonj^temps. 
Je  sais  rendre  aux  sultans  de  fidèles  services; 
Mais  je  laisse  au  vulgaire  adorer  leurs  caprices  ^ 
Et  ne  me  pique  point  du  scrupule  insensé 
De  bénir  mon  trépas  quand  ils  Tout  prononcé. 

Voilà  donc  de  ces  lieux  ce  qui  m'ouvre  l'entrée. 
Et  comme  enfin  Roxane  à  mes  yeux  s'est  montrée. 
Invisible  d'abord,  elle  entendait  ma  voix, 
Et  craignait  du  sérail  les  rigoureuses  lois  ; 
Mais  enfin ,  bannissant  cette  importune  crainte 
Qui  dans  nos  entretiens  jetait  trop  de  contrainte. 
Elle-même  a  choisi  cet  endroit  écarté , 
Où  nos  cœurs  à  nos  yeux  parlent  en  liberté. 
Par  un  chemin  obscur  une  esclave  me  guide. 
Et...  Mais  on  vient.  C'est  elle,  et  sa  chère  Atalide. 
Demeure;  et,  s'il  le  faut,  sois  prêt  à  confirmer 
Le  récit  important  dont  je  vais  l'informer. 

SCÈNE  U. 

ROXANE,  ATALIDE,  ACOMAT,  ZATIME,  ZAÏRE, 
OSMIN. 

ACOMAT. 

La  vérité  s'accorde  avec  la  renommée , 
Madame.  Osmin  a  vu  le  sultan  et  l'armée. 
Le  superbe  Amurat  est  toujours  inquiet, 
Et  toujours  tous  les  cœurs  penchent  vers  Bajazet  : 
D'une  commune  voix  ils  l'appellent  au  trône. 
Cependant  les  Persans  marchaient  vers  Babylone, 
Et  bientôt  les  deux  camps  au  pied  de  son  rempart 
Devaient  de  la  bataille  éprouver  le  hasard. 
Ce  combat  doit,  dit-on,  fixer  nos  destinées; 
Et  même,  si  d'Osmin  je  compte  les  journées. 
Le  ciel  en  a  déjà  réglé  l'événement. 
Et  le  sultan  triomphe  ou  fuit  en  ce  moment. 
Déclarons-nous,  madame,  et  rompons  le  silence  : 
Fermons-lui  dès  ce  jour  les  portes  de  Byzance; 
Et,  sans  nous  informer  s'il  triomphe  ou  s'il  fuit. 
Croyez-moi,  hàtons-nons  d'en  prévenir  le  bruit. 


331  BAJAZET. 

S'il  fuit,  que  craignez-vous?  s'il  triomphe,  au  conlraire, 

Le  conseil  le  plus  prompt  est  le  plus  salutaire  î 

Vous  voudrez,  mais  trop  tard,  soustraire  à  son  pouvoir 

Un  peuple  dans  ses  murs  prêt  à  le  recevoir. 

Pour  moi,  j'ai  su  déjà  par  mes  brigues  secrètes 

Gagner  de  notre  loi  les  sacres  interprètes  : 

Je  sais  combien ,  crédule  en  sa  dévotion , 

Le  peuple  suit  le  frein  de  la  religion. 

Souffrez  que  Bajazet  voie  enfin  la  lumière  : 

Des  murs  de  ce  palais  ouvrez-lui  la  barrièn^  ; 

Déployez  en  son  nom  cet  étendard  fatal , 

Des  extrêmes  périls  l'ordinaire  signal. 

Les  peuples,  prévenus  de  ce  nom  favorable, 

Savent  que  sa  vertu  le  rend  seule  coupable. 

D'ailleurs,  un  bruit  confus,  par  mes  soins  confirmé, 

Fait  croire  heureusement  à  ce  peuple  alarmé 

Qu'Amurat  le  dédaigne ,  et  veut  loin  de  Byzancc 

Transporter  désormais  son  trône  et  sa  présence. 

Déclarons  le  péril  dont  son  frère  est  presse , 

Montrons  l'ordre  cruel  qui  vous  fut  adressé  ; 

Surtout  qu'il  se  déclare  et  se  montre  lui-même. 

Et  fasse  voir  ce  front  digne  du  diadème. 

ROXANE. 

H  suffit.  Je  tiendrai  tout  ce  que  j'ai  promis. 

Allez,  brave  Acomat,  assembler  vos  amis  : 

De  tous  leurs  sentiments  venez  me  rendre  compte; 

Je  vous  rendrai  moi-même  une  réponse  prompte. 

Je  verrai  Bajazet.  Je  ne  puis  dire  rien 

Sans  savoir  si  son  cœur  s'accorde  avec  le  mien. 

Allez  ;  et  revenez. 

SCÈNE  lU. 
ROXANE,  ATALIDE,  ZATIME,  ZAÏRE. 

ROXANE. 

Enfin,  belle  AUlide, 
Il  faut  de  nos  deslins  que  Bajazet  décide. 
Pour  la  dernière  fois  je  lo  vais  consulter  : 
Je  vais  savoir  s'il  m'aime. 

ATAL1DR 

Est-il  temps  d'en  douter , 


ACTE  1,  SCÈNE  III.  335 

Madame?  Hâtez-vous  d'achever  votre  ouvraji^o. 
Vous  avez  du  vizir  entendu  le  langage; 
Bajazct  vous  est  cher  :  savez-vuus  si  demain 
Sa  liberté,  ses  jours,  seront  en  votre  main? 
Peut-être  en  ce  moment  Amurat  en  furie 
S'approche  pour  trancher  une  si  belle  vie. 
Et  pourquoi  de  son  cœur  doutez-vous  aujourd'hui? 

KOXAISE. 

Mais  m'en  répondez-vous ,  vous  qui  parlez  pour  lui? 

ATALIDE. 

Quoi,  madame l  les  soins  qu'il  a  pris  pour  vous  plaire. 
Ce  que  vous  avez  fait,  ce  que  vous  pouvez  faire , 
Ses  périls,  ses  respects,  et  surtout  vos  appas, 
Tout  cela  de  son  cœur  ne  vous  répond-il  pas? 
Croyez  que  vos  bontés  vivent  dans  sa  mémoire. 

nOXAKE. 

Hélas!  pour  mon  repos  que  ne  le  puis-j<^  croire  : 
Pourquoi  faut-il  au  mvins  que,  pour  me  consoler, 
l/ingrat  ne  parle  pas  comme  on  le  fait  parler! 
Vingt  fois,  sur  vos  discours  pleine  de  confiance, 
Du  trouble  de  son  cœur  jouissant  par  avance , 
Moi-méine  j'ai  voulu  m'assurer  de  sa  foi , 
Et  l'ai  fait  en  secret  amener  devant  moi. 
Peut-être  trop  d'amour  me  rend  trop  difficile  : 
Mais,  sans  vous  fatiguer  d'un  récit  inutile, 
ie  ne  retrouvais  point  ce  trouble ,  cette  ardeur , 
Que  m*avait  tant  promis  un  discours  trop  flatteur. 
Enfin,  si  je  lui  donne  et  la  vie  et  Tempire , 
Ces  gages  incertains  ne  me  peyvent  suffire. 

ATALIDE. 

Quoi  donc!  à  son  amour  qu'allcz-vous  proposer? 

J10XAI4E. 

S'il  m'aime^  dès  ce  jour  il  nie  doit  cpou.scr. 

ATALIDE. 

Vous  épouser!  Oh  ciel  !  que  prétendez- vous  fairti  1 

ROIANE. 

Je  sais  que  des  sultans  l'usage  m'est  contraire; 

Je  sais  qu'ils  se  sont  fait  une  superbe  loi 

Hc  ne  point  à  l'hymen  assujettir  leur  foi. 

Parmi  tant  de  beautés  qui  briguent  leur  tendresse , 

Ils  daignent  qneb{uefois  choisir  une  maîtresse  : 


336  BAJAZET. 

Mais,  toujours  inquiète  avec  tous  ses  appas, 

Esclave,  elle  reçoit  son  maître  dans  ses  bras; 

Et,  sans  sortir  du  joug  où  leur  loi  la  condamne. 

Il  faut  qu'un  fils  naissant  la  déclare  sultane. 

Amurat  plus  ardent,  et  seul  jusqu'à  ce  jour, 

A  voulu  que  l'on  dût  ce  titre  à  son  amour. 

J'en  reçus  la  puissance  aussi  bien  que  le  titre; 

Et  des  jours  de  son  frère  il  me  laissa  l'arbitre. 

Mais  ce  même  Amurat  ne  me  promit  jamais 

Que  l'hymen  dût  un  jour  couronner  ses  bienfaits  : 

Et  moi,  qui  n'aspirais  qu'à  cette  seule  gloire. 

De  ses  autres  bienfaits  j'ai  perdu  la  mémoire. 

Toutefois  que  sertril  de  me  justifier? 

Bajazet,  il  est  vrai,  m'a  tout  fait  oublier  : 

Malgré  tous  ses  malheurs,  plus  heureux  que  son  frère. 

Il  m'a  plu,  sans  peut-être  aspirer  à  me  plaire; 

Femmes,  gardes,  vizir,  pour  lui  j'ai  tout  séduit; 

En  un  mot,  vous  voyez  jusqu'où  je  l'ai  conduit. 

Grâces  à  mon  amour,  je  me  suis  bien  servie 

Du  pouvoir  qu'Amurat  me  donna  sur  sa  vie. 

Bajazel  touche  presque  au  trône  des  sultans  : 

Il  ne  faut  plus  qu'un  pas;  mais  c'est  où  je  l'attends. 

Malgré  tout  mon  amour,  si  dans  cette  journée 

Il  ne  m'attache  à  lui  par  un  juste  hyménée; 

S'il  ose  m'alléguer  une  odieuse  loi; 

Quand  je  fais  tout  pour  lui ,  s'il  ne  fait  tout  pour  moi  ; 

Dès  le  même  moment,  sans  songer  si  je  l'aime. 

Sans  consulter  enfin  si  je  me  perds  moi-même. 

J'abandonne  l'ingrat,  et  le.laisse  rentrer 

Dans  l'état  malheureux  d'où  je  l'ai  su  tirer. 

Voilà  sur  quoi  je  veux  que  Bajazet  prononce  : 

Sa  perte  ou  son  salut  dépend  de  sa  réponse. 

Je  ne  vous  presse  point  de  vouloir  aujourd'hui 

Me  prêter  votre  voix  pour  m'expliquer  à  lui  : 

Je  veux  que,  devant  moi,  sa  bouche  et  son  visage 

Me  découvrent  son  cœur,  sans  me  laisser  d'ombrage; 

Que  lui-même,  en  secret  amené  dans  ces  lieux 

Sans  être  préparé  se  présente  à  mes  yeux. 

Adieu.  Vous  saurez  tout  après  cette  entrevue. 


ACTE  I,  SCÈNE  lY.  337 

SCÈNE  IV. 
ATAL1DE,  ZAÏRE. 

ATAUDK. 

Zaïre,  c'en  est  fait,  Atalide  est  perdue. 

zaIu. 
Vous? 

ATALIDE. 

Je  prévois  déjà  tout  ce  qu'il  faut  prévoir. 
Mon  unique  espérance  est  dans  mon  désespoir. 


Mais,  madame,  pourquoi? 

ATALIDE. 

Si  tu  venais  d'entendre 
Quel  funeste  dessein  Roxane  vient  de  prendre. 
Quelles  conditions  elle  veut  imposer! 
Bajazet  doit  périr,  dit-elle,  on  l'épouser. 
S'il  se  rend,  que  deviens-je  en  ce  malheur  eitrème? 
Et,  s'il  ne  se  rend  pas,  que  devient-il  lui-même? 

ZAÏRE. 

Je  conçois  ce  malheur.  Mais,  à  ne  point  mentir. 
Votre  amour,  dès  longtemps,  a  dû  le  pressentir. 

ATAUDE. 

Ah  Zaïre!  l'amour  a-t-il  tant  de  prudence? 
Tout  semblait  avec  nous  être  d'intelligence  : 
Roxane,  se  livrant  tout  entière  à  ma  foi. 
Du  cœur  de  Bajazet  se  reposait  sur  moi, 
M'abandonnait  le  soin  de  tout  ce  qui  le  touche. 
Le  voyait  par  mes  yeux,  lui  parlait  par  ma  bouche; 
Et  je  croyais  toucher  au  bienheureux  moment 
Où  j'allais  par  ses  mains  couronner  mon  amant. 
Le  ciel  s'est  déclaré  contre  mon  artifice. 
Et  que  fallait-il  donc,  Zaïre,  que  je  fisse? 
A  l'erreur  de  Roxane  ai-je  dû  m'opposer. 
Et  perdre  mon  amant  pour  la  désabuser? 
Avant  que  dans  son  cœur  cette  amour  fût  formée. 
J'aimais,  et  je  pouvais  m'assurer  d'être  aimée. 
I>è8  nos  plus  jeunes  ans,  tu  t'en  souviens  assez. 
L'amour  serra  les  nœuds  par  le  sang  commencés. 
Élevée  avec  lui  dan»  le  sein  de  sa  mère, 


33»     .  BAJAZET. 

J'appris  à  distinguer Bajazet  de  son  frère; 

Elle-même,  avec  joie,  unit  nos  volontés  : 

Et,  quoiqu'aprcs  sa  mort  l'un  de  l'autre  écartés, 

Conservant,  sans  nous  voir,  le  désir  de  nous  plaire. 

Nous  avons  su  toujours  nous  aimer  et  nous  taire. 

Roxane,  qui  depuis,  loin  de  s'en  défier, 

A  ses  desseins  secrets  voulut  m'associer. 

Ne  put  voir  sans  amour  ce  héros  trop  aimable  : 

Elle  courut  lui  tendre  une  main  favorable. 

Bajazet  étonné  rendit  grâce  à  ses  soins, 

Lui  rendit  des  respects  :  pouvait4l  faire  moins? 

Mais  qu'aisément  l'amour  croit  tout  ce  qu'il  souhaite! 

De  ses  moindres  respects  Roxane  satisfaite 

Nous  engagea  tous  deux,  par  sa  facilité, 

A  la  laisser  jouir  de  sa  crédulité. 

Zaïre,  tl  faut  pourtant  avouer  ma  faiblesse; 

D'un  mouvement  jaloux  je  ne  fus  pas  maîtresse. 

Ma  rivale,  accablant  mon  amant  de  bienfaits. 

Opposait  un  empire  à  mes  faibles  attraits  ; 

Mille  soins  la  rendaient  présente  à  sa  mémoire; 

Elle  l'entretenait  de  sa  prochaine  gloire  : 

Et  moi,  je  ne  puis  rien;  mon  cœur,  pour  tout  discours, 

N'avait  que  des  soupirs  qu'il  répétait  toujours. 

Le  ciel  seul  sait  combien  j'en  ai  versé  de  ktrmcs. 

Mais  enfin  Bajazet  dissipa  mes  alarmes  : 

Je  condamnai  mes  pleurs,  et  jusqucs  aujourd'hui 

Je  l'ai  pressé  de  feindre,  et  j'ai  parlé  pour  lui. 

Hélas!  tout  est  fini;  Roxane  méprisée 

Bientôt  de  son  erreur  sera  désabusée. 

Car  enfin  Bajazet  ne  sait  point  se  cacher  : 

Je  connais  sa  vertu  prompte  à  s'effaroucher; 

Il  faut  qu'à  tous  moments,  tremblante  et  secourable. 

Je  donne  à  ses  discours  un  sens  plus  favorable. 

Bajazet  va  se  perdre.  Ah  !  si ,  comme  autrefois , 

Ma  rivale  eût  voulu  lui  parler  par  ma  voix  ! 

Au  moins,  si  j'avais  pu  préparer  son  visage  1 

Mais,  Zaïre,  je  puis  l'attendre  à  son  passade; 

D'un  mot  ou  d'un  regard  je  puis  le  secourir. 

Qu'il  l'épouse,  en  un  mot,  plutôt  que  de  périr. 

Si  Roxane  le  veut,  sans  doute  il  faut  qu'il  meure. 

il  se  perdra,  te  diHc.  Atalide,  demeure; 


ACTE  il,  SCÈNE  I.  339 

Laisse,  sans  t-alarmcr,  ton  amant  sur  sa  fut. 
Pensea-tu  mériter  qu'on  se  perde  pour  toi? 
Peut-être  Bajazet,  secondant  ton  envie. 
Plus  que  tu  ne  voudras  aura  soin  de  sa  vie. 

ZAÏRE. 

Ah!  dans  quels  soins,  madame,  allez-vous  vous  plonger? 

Toujours  avant  k  temps  faut-il  vous  affliger? 

Vous  n'en  pouvez  douter,  Bajazet  vous  adore  : 

Suspendez,  ou  cachez  l'ennui  qui  vous  dévore  ; 

N'allez  point  par  vos  pleurs  déclarer  vos  amours. 

La  main  qui  l'a  sauvé  le  sauvera  toujours , 

Pourvu  qu'entretenue  en  son  erreur  fatale 

Roxane  jusqu'au  bout  ignore  sa  rivale. 

Venez  en  d'autres  lieux  renfermer  vos  regrets. 

Et  de  leur  entrevue  attendre  le  succès. 

ATAUDB. 

Eh  bien,  Zaïre,  allons.  Et  toi,  si  ta  justice 
De  deux  jeunes  amants  veut  punir  l'artifice , 
O  ciel,  si  notre  amour  est  condamné  de  toi. 
Je  suis  la  plus  coupable,  épuise  tout  sur  moi. 


ACTE    SECOND. 

SCËNE  L 
BAJAZET,  ROXANE. 

ROXANE. 

Prince ,  l'heure  fatale  est  enfin  arrivée 
Qu'à  votre  liberté  le  ciel  a  réservée. 
Rien  ne  me  retient  plus;  et  je  puis  dès  ce  jour 
Accomplir  le  dessein  qu'a  formé  mon  amour. 
Non  que,  vous  assurant  d'un  triomphe  facile, 
Je  mette  entre  vos  mains  un  empire  tranquille; 
Je  fais  ce  que  je  puis,  je  vous  l'avais  promis  : 
J'arme  votre  valeur  contre  vos  ennemis, 
J'écarte  de  vos  jours  un  péril  manifeste  ; 
Votre  vertu,  seigneur,  achèvera  le  reste. 
Osmin  a  vu  l'armée;  elle  penche  pour  vous; 


340  BAJAZET. 

Les  chefs  de  notre  loi  conspirent  avec  nous; 

Le  vizir  Acomat  vous  répond  de  Byzance; 

Et  moi,  vous  le  savez,  je  tiens  sous  ma  puissance 

Cette  foule  de  che£s,  d'esclaves,  de  muets. 

Peuple  que  dans  ses  murs  renferme  ce  palais. 

Et  dont  à  ma  faveur  les  âmes  asservies 

M'ont  vendu  dès  longtemps  leur  silence  et  leurs  vies. 

Commencez  maintenant  :  c'est  à  vous  de  courir 

Dans  le  champ  glorieux  que  j'ai  su  vous  ouvrir. 

Vous  n'entreprenez  point  une  injuste  carrière, 

Vous  repoussez,  seigneur,  une  main  meurtrière  : 

L'exemple  en  est  commun;  et,  parmi  les  sultans. 

Ce  chemin  à  l'empire  a  conduit  de  tout  temps. 

Mais,  pour  mieux  commencer,  hàtons-nous  l'un  et  l'autre 

D'assurer  à  la  fois  mon  bonheur  et  le  vôtre. 

Montrez  à  l'univers,  en  m'attachant  à  vous. 

Que,  quand  je  vous  servais,  je  servais  mon  époux; 

Et,  par  le  nœud  sacré  d'un  heureux  hyménée. 

Justifiez  la  foi  que  je  vous  ai  donnée. 

BAJAZET. 

Ah!  que  proposez- vous,  madame? 

ROXANE. 

Hé  quoi,  seigneur! 
Quel  obstacle  secret  trouble  notre  bonheur? 

BAJAZET. 

Madame,  ignorez-vous  que  l'orgueil  de  l'empire... 
Que  ne  m'épargnez-vous  la  douleur  de  le  dire? 

ROXAKE. 

Oui,  je  sais  que,  depuis  qu'un  de  vos  empereurs, 
Bigazet,  d'un  barbare  éprouvant  les  fureurs. 
Vit  au  char  du  vainqueur  son  épouse  enchaînée. 
Et  par  toute  l'Asie  à  sa  suite  traînée, 
De  l'honneur  ottoman  ses  successeurs  jaloux 
Ont  daigné  rarement  prendre  le  nom  d'époux. 
Mais  l'amour  ne  suit  point  ces  lois  imaginaires; 
Et,  sans  vous  rapporter  des  exemples  vulgaires, 
Soliman  (  vous  savez  qu'entre  tous  vos  aïeux. 
Dont  l'univers  a  craint  le  bras  victorieux. 
Nul  n'éleva  si  haut  la  grandeur  ottomane  ), 
Ce  Soliman  jeta  les  yeux  sur  Roxelane. 
Malgré  tout  son  orgueil,  ce  monarque  si  fiei 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  341 

A  son  trône )  à  son  Ut  daigna  l'associer. 
Sans  qu'elle  eût  d'antres  droits  au  rang  d'impératrice 
Qu'un  peu  d'attraits  peutrètre,  et  beaucoup  d'artifioe. 

BAiAzrr. 
It  est  yrai.  Mais  aussi  Toyez  ce  que  je  puis. 
Ce  qu'était  Soliman ,  et  le  peu  que  je  suis. 
Soliman  jouissait  d'une  pleine  puissance  : 
L'Egypte  ramenée  à  son  obéissance; 
Rhodes,  des  Ottomans  ce  redoutable  écueil. 
De  tous  ses  défenseurs  deyenu  le  cercueil; 
Du  Danube  asservi  les  rives  désolées; 
De  l'empire  persan  les  bornes  reculées; 
Dans  leurs  climats  brûlants  les  Africains  domptés. 
Faisaient  taire  les  lois  devant  ses  volontés. 
Que  suis-je?  J'attends  tout  du  peuple  et  de  l'armée  : 
Mes  malheurs  font  encor  toute  ma  renommée. 
Infortuné,  proscrit,  incertain  de  régner, 
Uois-jc  irriter  les  cœurs,  au  lieu  de  les  gagner? 
Témoins  de  nos  plaisirs,  plaindront-ils  nos  misères? 
Croirontrils  mes  périls  et  vos  larmes  sincères? 
Songez,  sans  me  flatter  du  sort  de  Soliman, 
Au  meurtre  tout  récent  du  malheureux  Osman. 
Dans  leur  rébellion  les  chefs  des  janissaires. 
Cherchant  à  colorer  leurs  desseins  sanguinaires. 
Se  crurent  à  sa  perte  assez  autorisés 
Par  le  fatal  hymen  que  vous  me  proposez. 
Que  vous  dirai-je  enfin?  Maître  de  leur  suffrage, 
Peutrétre  avec  le  temps  j'oserai  davantage  : 
Ne  précipitons  rien  ;  et  daignez  commencer 
A  me  mettre  en  état  de  vous  récompenser. 

ROXAIfE.' 

Je  vous  entends,  seigneur.  Je  vois  mon  imprudence; 
Je  vois  que  rien  n'échappe  à  votre  prévoyance  : 
Vous  avez  pressenti  jusqu'au  moindre  danger 
Où  mon  amour  trop  prompt  vous  allait  engager. 
Pour  vous,  pour  votre  honneur,  vous  en  craignez  les  suites; 
Et  je  le  crois,  seigneur,  puisque  vous  me  le  dites. 
Mais  avez-vous  prévu,  si  vous  ne  m'épousez. 
Les  périls  plus  certains  où  vous  vous  exposez? 
Songez-vous  que  sans  moi  tout  vous  devient  contraire? 
Que  c'est  à  moi  surtout  qu'il  importe  de  plaire? 

21). 


343  BAJâZET. 

Songez-vous  que  je  tiens  les  portes  du  palais  ? 
Que  je  puis  vous  l'ouvrir  ou  fermer  pour  jamais  ? 
Que  j'^ai  sur  votre  vie  un  empire  suprême? 
Que  vous  ne  respirez  qu'autant  que  je  vous  aime? 
Ety  sans  ce  même  amour  qu'offensent  vos  refus , 
Songez-vous,  en  un  mot,  que  vous  ne  seriez  plus? 

BAJAZET. 

Oui,  je  tiens  tout  de  vous  :  et  j'avais  lieu  de  croire 
Que  c'était  pour  vous-même  une  assez  grande  gloire , 
En  voyant  devant  moi  tout  l'empire  à  genoux. 
De  m'entendre  avouer  que  je  tiens  tout  de  vous. 
Je  ne  m'en  défends  point;  ma  bouche  le  confesse , 
Et  mon  respect  saura  le  confirmer  sans  cesse. 
Je  vous  dois  tout  mon  sang  :  ma  vie  est  votre  bien. 
Mais  enfin  voulez-vous... 

ROXANB. 

Non ,  je  ne  veux  plus  rien. 
Ne  m'importune  plus  de  tes  raisons  forcées; 
Je  vois  combien  tes  vœux  sont  loin  de  mes  pensées^ 
Je  ne  te  presse  plus,  ingrat,  d'y  consentir  : 
Rentre  dans  le  néant  dont  je  t'ai  fait  sortir. 
Car  enfin  qui  m'arrête?  et  quelle  autre  assurance 
Demanderais-je  encor  de  son  indifférence? 
L'ingrat  est-il  touché  de  mes  empressements? 
L'amour  même  entre-t-il  dans  ses  raisonnementâ? 
Ah  !  je  vois  tes  desseins.  Tu  crois,  quoi  que  je  fasse. 
Que  mes  propres  périls  t'assurent  de  ta  grâce  ; 
Qu'engagée  avec  toi  par  de  si  forts  liens. 
Je  ne  puis  séparer  tes  intérêts  des  miens. 
Mais  je  m'assure  encore  aux  bontés  de  ton  frère  : 
11  m'aime,  tu  le  sais;  et-,  malgré  sa  colère, 
Dans  ton  perfide  sang  je  puis  tout  expier. 
Et  ta  mort  suffira  pour  me  justifier. 
N'en  doute  point,  j'y  cours,  et  dès  ce  moment  môme. 

Bajazet,  écoutez,  je  sens  que  je  vous  aime  : 
Vous  vous  perdez.  Gardez  de  me  laisser  sortir  ; 
Le  chemin  est  encore  ouvert  au  repentir. 
Ne  désespérez  point  une  amante  en  furie  : 
S'il  m'échappait  un  mot,  c'est  fait  de  votre  vie. 

BAJAZET. 

Vous  pouvez  me  Tùtcr;  elle  est  entre  vos  mains  : 


ACTE  11,  SCÈNE  II.  343 

Pcut-éirc  que  raa  mort^  utile  à  vos  desseins^ 
De  l'heureux  Ainurat  obtenant  votre  grâce. 
Vous  rendra  dans  son  cœur  votre  première  place. 

ROXANE.    . 

Dans  son  cœur?  Ah!  crois-tu,  quand  il  le  voudrait  bien, 

Que,  si  je  perds  l'espoir  de  régner  dans  le  tien, 

D'une  si  douce  erreur  si  longtemps  possédée , 

Je  puisse  désormais  souffrir  une  autre  idée, 

Ni  que  je  vive  enfin,  si  je  ne. vis  pour  toi? 

Je  te  donne,  cruel,  des  armes  contre  moi, 

Sans  doute;  et  je  devrais  retenir  ma  faiblesse: 

Tu  vas  en  triompher.  Oui,  je  te  le  confesse. 

J'affectais  à  tes  yeux  une  fausse  fierté  : 

De  toi  dépend  ma  joie  et  ma  félicité. 

De  ma  sanglante  mort  ta  mort  sera  suivie  : 

Quel  fruit  de  tant  de  soiris  que  j'ai  pris  pour  ta  vie  !■ 

Tu  soupires  enfin,  et  semblés  te  troubler  : 

Achève,  parle. 

«  BUAZET. 

Oh  ciel  !  que  ne  puis-je  parler! 

ROXANE. 

Quoi  donc!  que  dites-vous?  et  que  viéns-je  d'entendre? 
Vous  avez  des  secrets  que  je  ne  puis  apprendre? 
Quoi!  de  vos  sentiments  je  ne  puis  m'éclaircir? 

BAJAZET. 

Madame,  encore  un  coup,  c'est  à  vous  de  choisir  : 
Daignez  m'ouvrir  au  trône  un  chemin  légitime  ; 
Ou  bien,  me  voilà  prêt,  prenez  votre  victime. 

ROXANB. 

Ah  !  c'en  est  trop  enfin ,  tu  seras  satisfait. 
Holà,  gardes,  qu'on  vienne! 

SCÈNE  IL 
ROXANE,  BAJAZET,  ACOMAT. 

ROXAKE. 

Acomat,  c'en  est  fait; 
Vous  pouvez  retourner,  je  n'ai  rien  à  vous  dire  : 
Du  sultan  Amurat  je  reconnais  l'empire. 
Sortez.  Que  le  sérail  soit  désormais  fermé; 
Et  que  tout  rentre  ici  dans  Tordre  accoutumé. 


d44  BàJàZET. 

SCÈNE  III. 
BAJAZET,  AGOMAT. 

ACOMAT. 

Seigneur,  qu'ai-Je  entendu?  Quelle  surprise  extrême  1 
Qu'allez-Tous  devenir?  que  deviens^je  moi-même? 
D'où  naît  ce  changement?  qui  dois-je  en  accuser? 
Oh  ciel! 

BAJAZn. 

Il  ne  faut  point  ici  vous  abuser. 
Roxane  est  offensée,  et  court  à  la  vengeance  : 
Un  obstacle  étemel  rompt  notre  intelligence. 
Vizir,  songez  à  vous,  je  vous  en  averti; 
Et,  sans  compter  sur  moi,  prenez  votre  parti. 

ACOMAT. 

Quoi! 

BAJAZET. 

Vous  et  vos  amis,  cherchez  quelque  retraite. 
Je  sais  dans  quels  périls  mon  amitié  voua  jette; 
Et  J'espérais  un  jour  vous  mieux  récompenser. 
Mais  c'en  est  fait,  xous  dis-je,  il  n'y  faut  plus  penser. 

ACOMAT. 

Et  quel  est  donc,  seigneur,  cet  obstacle  invincible? 
Tantôt  dans  le  sérail  j'ai  laissé  tout  paisible  : 
Quelle  fureur  saisit  votre  esprit  et  le  sien? 

BAJAZET. 

Elle  veut,  Acoraat,  que  je  Tépouse. 

ACOMAT. 

Eh  bien! 
L'usage  des  sultans  à  ses  vœux  est  contraire; 
Mais  cet  usage  enfin,  est-ce  une  loi  sévère. 
Qu'aux  dépens  de  vos  jours  vous  deviez  observer? 
La  plus  sainte  des  lois,  ah!  c'est  de  vous  sauver. 
Et  d'arracher,  seigneur,  d'une  mort  manifeste 
Le  sang  des  Ottomans,  dont  vous  faites  le  reste. 

BAJAZET. 

Ce  reste  malheureux  serait  trop  acheté , 
S'il  faut  le  conserver  par  une  lâcheté. 

ACOMAT. 

Et  pourquoi  vous  en  faire  une  image  si  noire  ? 
L'hymen  de  Soliman  ternit-il  sa  mémoire? 


ACTE  II,  SCÈNE  m.  3%5 

Cependant  Soliman  n'était  point  menacé 
Des  périls  évidents  dont  vons  êtes  pressé. 

BAJAZET. 

Et  ce  sont  ces  périls  et  ce  soin  de  ma  yie 
Qui  d'un  servile  hymen  feraient  l'ignominie. 
Soliman  n'avait  point  ce  prétexte  odieux  : 
Son  esclave  trouva  grâce  devant  ses  yeux  ; 
Et,  sans  subir  le  joug  d'un  hymen  nécessaire, 
11  lui  fit  de  son  cœur  un  présent  volontaire. 

ACOMAT. 

Mais  TOUS  aimez  Roxane. 

BAJAZET. 

Acomat,  c'est  assez. 
Je  me  plains  de  mon  sort  moins  que  vous  ne  pensez. 
La  mort  n'est  point  pour  moi  le  comble  des  disgrâces - 
J'osai,  tout  jeune  encor,  la  chercher  sur  vos  traces; 
Et  l'indigne  prison  où  je  suis  renfermé 
A  la  voir  de  plus  près  m'a  même  accoutumé; 
Amurat  à  mes  yeux  l'a  vingt  fois  présentée  : 
Elle  finit  le  cours  d'une  vie  agitée. 
Hélas!  si  je  la  quitte  avec  quelque  regret... 
Pardonnez,  Acomat;  je  plains  avec  sujet 
Des  cœurs  dont  les  bontés  trop  mal  récompensées 
M'avaient  pris  pour  objet  de  toutes  leurs  pensées. 

AOOMAT. 

Ah!  si  nous  périssons,  n'en  accusez  que  vous. 

Seigneur;  dites  un  mot,  et  vous  nous  sauvez  tous. 

Tout  ce  qui  reste  ici  de  braves  janissaires , 

De  la  religion  les  saints  dépositaires, 

Du  peuple  byzantin  ceux  qui  plus  respectés 

Par  leur  exemple  seul  règlent  ses  volontés. 

Sont  prêts  de  vous  conduire  à  la  porte  sacrée 

D'où  les  nouveaux  sultans  font  leur  première  entrée. 

BAJAZET. 

Eh  bien,  brave  Acomat,  si  je  leur  suis  cher. 
Que  des  mains  de  Roxane  ils  viennent  m'arracher  : 
Du  sérail,  s'il  le  faut,  venez  forcer  la  porte; 
Entrez  accompagné  de  leur  vaillante  escorte. 
J'aime  mieux  en  sortir  sanglant,  couvert  de  coups. 
Que  chargé  malgré  moi  du  nom  de  son  époux. 
Peut-être  je  saurai,  dans  ce  désordre  extrême. 


3;6  BAJAZET. 

Par  un  beau  désespoir  me  secourir  moi-même  ; 
Attendre ,  en  combattant,  l'effet  de  votre  foi , 
Et  vous  donner  le  temps  <le  venir  jusqu'à  moi. 

ACOMAT. 

Hé!  pourrai-je  empêcher,  malgré  ma  diligence, 
Que  Roxane  d'un  coup  n'assure  sa  vengeance? 
Alors  qu'aura  servi  ce  zèle  impétueux. 
Qu'à  charger  vos  amis  d'un  crime  infructueux? 
Promettez  :  affranchi  du  péril  qui  vous  presse , 
Vous  verrez  de  quel  poids  sera  votre  promesse. 

BAJAZET4 
Moi! 

ACOMAT. 

Ne  rougissez  point  :  le  sang  des  Ottomans 
Ne  doit  point  en  esclave  obéir  aux  serments. 
Consultez  ces  héros  que  le  droit  de  la  guerre 
Mena  victorieux  jusqu'au  bout  de  la  terre  : 
Libres  dans  leur  victoire,  et  maitrcs  de  leur  foi, 
L'intérêt  de  l'État  fut  leur  unique  loi  ; 
Kt  d'un  trône  si  saint  la  moitié  n'est  fondée 
Que  sur  la  foi  promise  et  rarement  gardée. 
Je  m'emporte,  seigneur. 

BAJAZET. 

Oui ,  je  sais ,  Acomat , 
Jusqu'où  les  a  portés  Tinlérèt  de  l'État  : 
Mais  ces  mêmes  héros ,  prodigues  de  leur  vie , 
Ne  la  rachetaient  point  par  une  perfidie. 

ACOHAT. 

0  courage  inflexible  !  ô  trop  constante  foi , 
Que,  même  en  périssant,  j'admire  malgré  moil 
Faut-il  qu'en  un  moment  un  scrupule  timide 
Perde...  Mais  quel  bonheur  nous  envoie  Atalide? 

SCÈNE  IV. 
BAJAZET,  ATAUDE,  ACOMAT. 

ACOMAT. 

Ah  madame  !  venez  avec  moi  vous  unir. 
Il  se  perd. 

ATALIDE 

C'est  de  quoi  J3  viens  l'entretenir. 


ACTE  II,  SCÊ:NE  V.  347 

Mais  laissez^nous  :  Roxanc ,  à  sa  perte  animée , 
Veut  que  de  ce  palais  la  porte  soit  fermée. 
Toutefois  y  Acomat^  ne  vous  éloignez  pas; 
Peut-être  on  tous  fera  revenir  sur  vos  pas. 

SCÈNE  V. 
BAJAZET,  ATALIDE. 

BAJAZBT. 

Eh  bien!  c'est  maintenant  qu'il  faut  que  je  vous  laisse. 

Le  ciel  punit  ma  feinte,  et  confond  votre  adresse; 

Rien  ne  m'a  pu  parer  contre  ses  derniers  coups  : 

1!  fallait  ou  mourir,  ou  n'être  plus  à  vous. 

De  quoi  nous  a  servi  cette  indigne  contrainte? 

Je  meurs  plus  tard  :  voilà  tout  le  fruit  de  ma  feinte. 

Je  vous  l'avais  prédit  :  mais  vous  l'avez  voulu  ; 

J'ai  reculé  vos  pleurs  autant  que  je  l'ai  pu. 

Belle  Atalide,  au  nom  de  cette  complaisance, 

Daignez  de  la  sultane  éviter  la  présence  : 

Vos  pleurs  vous  trahiraient;  cachez-les  à  ses  yeux, 

Et  ne  prolongez  point  de  dangereux  adieux. 

ATAUDE. 

Non  y  seigneur.  Vos  bontés  pour  une  infortunée 
Ont  assez  disputé  contre  la  destinée. 
Il  vous  en  coûte  trop  pour  vouloir  m'épargner  : 
Il  faut  vous  rendre;  il  faut  me  quitter ,  et  régner. 

BAJAZT.T. 

Vous  quitter  ! 

ATALIDE. 

Je  le  veux.  Je  me  suis  consultée. 
I>e  mille  soins  jaloux  jusqu'alors  agitée, 
11  est  vrai ,  je  n'ai  pu  concevoir  sans  effroi 
(jue  Rajazet  pût  vivre  et  n'être  plus  à  moi  ; 
Et  lorsque  quelquefois  de  ma  rivale  heureuse 
Je  me  représentais  l'image  douloureuse , 
Votre  mort  (pardonnez  aux  fureurs  des  amants  ) 
Ne  me  paraissait  pas  le  plus  grand  des  tourments. 
liais  à  mes  tristes  yeux  votre  mort  préparée 
Dans  toute  son  horreur  ne  s'était  pas  montrée  : 
Je  ne  vous  voyais  pas,  ainsi  que  je  vous  vois, 
Prêt  à  me  dire  adieu  pour  la  dernière  fois. 


348  BAJAZET. 

Seigneur,  je  sais  trop  bien  avec  quelle  constance 
Vous  allez  de  la  mort  affronter  la  présence; 
Je  sais  que  votre  cœur  se  fait  quelques  plaisirs 
De  me  prouver  sa  foi  dans  ses  derniers  soupirs  : 
Mais 9  hélas!  épargnez  une  âme  plus  timide; 
Mesurez  vos  malheurs  aux  forces  d'Alalide; 
Et  ne  m'exposez  point  aux  plus  vives  douleurs 
Qui  jamais  d'une  amante  épuisèrent  les  pleurs. 

BAJAZET. 

Et  que  deviendrez-vous,  si,  dès  cette  journée, 
Je  célèbre  à  vos  yeux  ce  funeste  liyménée? 

ATAUDE. 

Ne  vous  informez  point  ce  que  je  deviendrai. 
Peut-être  à  mon  destin,  seigneur,  j'obéirai. 
Que  sais-je?  à.  ma  douleur  je  chercherai  des  charmes. 
Je  songerai  peut-être ,  au  milieu  de  mes  larmes. 
Qu'à  vous  perdre  pour  moi  vous  étiez  résolu. 
Que  vous  vivez ,  qu'enfin  c'est  moi  qui  l'ai  voulu. 

BAJAZET. 

Non,  VOUS  ne  verrez  point  cette  fête  cruelle. 

Plus  vous  me  commandez  de  vous  être  infidèle. 

Madame,  plus  je  vois  combien  vous,  méritez 

De  ne  point  obtenir  ce  que  vous  souhaitez. 

Quoi  I  cet  amour  si  tendre,  et  né  dans  notre  enfance. 

Dont  les  feux  avec  nous  ont  crû  dans  le  silence; 

Vos  larmes,  que  ma  main  pouvait  seule  arrêter  ; 

Mes  serments  redoublés  de  ne  vous  point  quitter  : 

Tout  cela  finirait  par  une  perfidie? 

J'épouserais,  et  qui?  s'il  faut  que  le  die, 

Une  esclave  attachée  à  ses  seub  intérêts. 

Qui  présente  à  mes  yeux  les  supplices  tout  prêts, 

Qui  m'offre  ou  son  hymen,  ou  la  mort  infaillible^ 

Tandis  qu'à  mes  périls  Atalide  sensible. 

Et  trop  digne  du  sang  qui  lui  donna  le  jour, 

Veut  me  sacrifier  jusques  à  son  amour? 

Ah!  qu'au  jaloux  sultan  ma  tôte  soit  portée. 

Puisqu'il  faut  à  ce  ptiic  qu'elle  soit  rachetée. 

ATAUDE. 

Seigneur,  vous  pourriez  vivre,  et  ne  me  point  trahir. 

BAJAZET. 

Parlez.  Si  je  le  puis,  je  suis  prêt  d'obéir. 


r 


ACTK  II,  SCÈNE  V.  349 

ATALIDE.  » 

La  sultane  vous  aime;  et^  malgré  sa  colère, 
Si  TOUS  preniei,  seigneur,  plus  de  soin  de  lui  plaire; 
Si  VOS  soupirs  daignaient  lui  faire  pressentir 
Qu'un  jour... 

BAJAZGT. 

Je  vous  entends  :  je  n'y  puis  consentir. 
Ne  vous  figurez  point  que,  dans  cette  journée. 
D'un  lâche  désespoir  ma  vertu  consternée 
Craigne  les  soins  d'un  trône  où  je  pourrais  monter. 
Et  par  un  prompt  trépas  cherche  à  les  éviter. 
J'écoute  trop  peut-être  une  imprudente  audace  : 
Mais,  sans  cesse  occupé  des  grands  noms  de  ma  race. 
J'espérais  que,  fuyant  un  indigne  repos. 
Je  prendrais  quelque  place  entre  tant  de  héros. 
Mais,  quelque  ambition,  quelque  amour  qui  me  brûle. 
Je  ne  puis  plus  tromper  une  amante  crédule. 
En  vain,  pour  me  sauver,  je  vous  l'aurais  promis  : 
Et  ma  bouche  et  mes  yeux,  du  mensonge  ennemis, 
Peut-être,  dans  le  temps  que  je  voudrais  lui  plaire 
Feraient  par  leur  désordre  un  effet  tout  contraire  ; 
Et  de  mes  froids  soupirs  ses  regards  offensés 
Verraient  trop  que  mon  cœur  ne  les  a  point  poussés. 
Oh  ciel  !  combien  de  fois  je  l'aurais  éclaircie , 
Si  je  n'eusse  à  sa  haine  exposé  que  ma  vie; 
Si  je  n'avais  pas  craint  que  ses  soupçons  jaloux 
M'eussent  trop  aisément  remonté  jusqu'à  vous! 
Et  j'irais  l'abuser  d'une  fausse  promesse? 
Je  me  parjurerais?  et,  par  cette  bassesse... 
Ah!  loin  de  m'ordonner  cet  indigne  détour, 
Si  votre  cœur  était  moins  plein  de  son  amour. 
Je  vous  verrais,  sans  doute,  en  rougir  la  première. 
Mais,  pour  vous  épai^er  une  injuste  prière. 
Adieu,  je  vais  trouver  Roxane  de  ce  pas; 
Etje  vous  quitte. 

ATALIDE. 

Et  moi ,  je  ne  vous  quitte  pas. 
Venez ,  cruel ,  venez ,  je  vais  vous  y  conduire  ; 
Et  de  tous  nos  secrets  c'est  moi  qui  veux  l'instruire. 
Puisque,  malgré  mes  pleurs,  mon  amant  furieux 
Se  fait  tant  de  plaisir  d'expirer  à  mes  yeux, 


3^  BAJAZET. 

Roxanc ,  mal^é  vous ,  nous  joindra  l'un  et  l'autre  : 
Elle  aura  plus  de  soif  de  mon  sang  que  du  vôtre  ; 
Et  je  pourrai  donner  à  vos  yeui  effrayés 
Le  spectacle  sanglant  que  vous  me  prépariez. 

BAJAZET. 

Oh  ciel  !  que  faites-vous? 

ATALIDE. 

Cruel  !  pouvez-vous  croire 
Que  je  sois  moins  que  vous  jalouse  de  ma  gloire? 
Pensez-vous  que  cent  fois,  en  vous  faisant  parler. 
Ma  rougeur  ne  fût  pas  prête  à  me  déceler? 
Mais  on  me  présentait  votre  perte  prochaine. 
Pourquoi  faut-il,  ingrat,  quand  la  mienne  est  certaine , 
Que  vous  n'osiez  pour  moi  ce  que  j'osais  pour  vous? 
Pcutrétre  il  suffira  d'un  mot  un  peu  plus  doux  : 
Roxane  dans  son  cœur  peut-être  vous  pardonne. 
Vous-même,  vous  voyez  le  temps  qu'elle  vous  donne  : 
A-l-elle,  en  vous  quittant,  fait  sortir  le  vizir? 
Des  gardes  à  mes  yeux  viennentrils  vous  saisir? 
Enfin,  dans  sa  fureur  implorant  mon  adresse. 
Ses  pleurs  ne  m'ontrils  pas  découvert  sa  tendresse? 
Peut-être  elle  n'attend  qu'un  espoir  incertain 
Qui  lui  fasse  tomber  les  arme^  de  la  main. 
Allez,  seigneur,  sauvez  votre  vie  et  la  mienne. 

BAJAZET. 

Eh  bien...  Mais  quels  discours  faut-il  que  je  lui  tienne? 

atàmde. 
Ah  !  daignez  sur  ce  choix  ne  me  point  consulter. 
L'occasion ,  le  ciel  pourra  vous  les  dicter. 
Allez  :  entre  elle  et  vous  je  ne  dois  point  paraître -, 
Votre  trouble  ou  le  mien  nous  ferait  reconnaUrc. 
Allez  :  encore  un  coup,  je  n'ose  m'y  trouver  : 
Dites...  tout  ce  qu'il  faut,  seigneur,  pour  vous  sauver. 


ACTii:  111,   SCENE  I.  3^1 


ACTE   TROISIÈME. 


SCÈNE  I. 
AT  AUDE,  ZAÏRE. 

ATALIDE. 

Zaïre,  il  est  tlonc  vrai,  sa  grâce  est  prononcée? 

ZAÏRE. 

Je  vous  l'ai  dit,  madame  :  une  esclave  empressée. 

Qui  courait  de  Roxane  accomplir  le  désir. 

Aux  portes  du  sérail  a  reçu  le  vizir. 

Ils  ne  m'ont  point  parlé;  mais,  mieux  qu'aucun  langage. 

Le  transport  du  vizir  marquait  sur  son  visage 

Qu'un  heureux  changement  le  rappelle  au  palai;$ , 

Et  qu'il  y  vient  signer  une  éternelle  paix. 

Roxane  a  pris,  sans  doute,  une  plus  douce  voie. 

^  ATAUDE. 

Ainsi,  de  toutes  parts,  les  plaisirs  et  la  joie 
M'abandonnent,  Zaïre,  et  marchent  sur  Jeurs  pas. 
J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû  ;  je  ne  m'en  repens  pas. 

ZAÏRE. 

Quoi,  madame!  quelle  est  cette  nouvelle  alarme? 

ATALIDE. 

Et  ne  t'a-t-on  point  dit,  Zaïre,  par  quel  charme, 
Ou,  pour  mieux  dire  enfin,  par  quel  engagement 
Bajazet  a  pu  faire  un  si  prompt  changement? 
Roxane  en  sa  fureur  paraissait  inflexible  ; 
A-t-elle  de  son  cœur  quelque  gage  infaillible? 
Parle.  L'épouse-t-il? 

ZAÏRE. 

Je  n'en  ai  rien  appris. 
Mais  enfin  s'il  n'a  pu  se  sauver  qu'à  ce  prix  ; 
S'il  fait  ce  que  vous-même  avez  su  lui  prescrire  ; 
S'il  l'épouse,  en  un  mot... 

ATALIDE. 

S'ill'épousc,  Zaïre! 

ZAÏRE. 

Quoi  !  vous  repenti  z-vous  des  généreux  discours 


353  BAJAZËT. 

Que  vous  dictait  le  soin  de  conserver  ses  jours? 

ATAL1DB. 

Non,  non  ;  il  ne  fera  que  ce  qu'il  a  dû  faire. 
Sentiments  trop  jaloux ,  c'est  à  vous  de  vous  taire  : 
Si  Bagazet  l'épouse^  il  suit  mes  volontés; 
Respectez  ma  vertu  qui  vous  a  surmontés; 
A  ses  nobles  conseils  ne  mêlez  point  le  vôtre; 
£t,  loin  de  me  le  peindre  entre  les  bras  d'une  autre , 
Laissez-moi  9  sans  regret  ^  me  le  représenter 
Au  trône  où  mon  amour  l'a  forcé  de  monter. 
Oui ^  je  me  reconnais^  je  suis  toujours  la  même. 
Je  voulais  qu'il  m'aimât ,  chère  Zaïre;  il  m'aime  : 
Et  du  moins  cet  espoir  me  console  aujourd'hui 
Que  je  vais  mourir  digne  et  contente  de  lui. 

ZAÏRE. 

Mourir!  Quoi  l  vous  auriez  un  dessein  si  funeste? 

ATAUDE. 

J'ai  cédé  mon  amant;  tu  t'étonnes  du  reste? 
Peux-tu  compter,  Zaïre,  au  nombre  des  malheurs 
Une  mort  qui  prévient  et  unit  tant  de  pleurs? 
Qu'il  vive,  c'est  assez.  Je  l'ai  voulu,  sans  doute; 
Et  je  le  veux  toujours,  quelque  prix  qu'il  m'en  coûte  : 
Je  n'examine  point  ma  joie  ou  mon  ennui; 
J'aime  assez  mon  amant  pour  renoncer  à  lui. 
Mais,  hélas!  il  peut  bien  penser  avec  justice 
Que,  si  j'ai  pu  lui  faire  un  si  grand  sacrifice. 
Ce  cœur,  qui  de  ses  jours  prend  ce  funeste  soin , 
L'aime  trop  pour  vouloir  en  être  le  témoin. 
Allons,  je  veux  savoir... 

ZAÏRE. 

Modérez-vous,  de  grâce  : 
On  vient  vous  informer  de  tout  ce  qui  se  passe. 
Cesi  le  vizir. 

SCÈNE  IL 
ATAUDE,  AGOMAT,  ZAÏRE. 

AGOMAT. 

Enfin  nos  amants  sont  d'accord. 
Madame;  un  calme  heureux  nous  remet  dans  le  port. 
La  sultane  a  laissé  désarmer  sa  colère; 


r 


ACTE  m,  SCËiNE  11.  363 

Elle  m'a  déclaré  sa  volonté  dernière; 

Et^  tandis  qu'elle  montre  au  peuple  épouvanté 

Du  prophète  divin  l'étendard  redouté , 

Qu'à  marcher  sur  mes  pas  Bajazet  se  dispose^ 

Je  vais  de  ce  signal  faire  entendre  la  cause  ^ 

Remplir  tous  les  esprits  d'une  juste  terreur. 

Et  proclamer  enfin  le  nouvel  empereur. 

Cependant  permettez  que  je  vous  renouvelle 
Le  souvenir  du  prix  qu'on  promit  à  mon  zèle. 
N'attendez  point  de  moi  ces  doux  emportements. 
Tels  que  j'en  vois  paraître  au  cœur  de  ces  amants  : 
Mais  si,  par  d'autres  soins  plus  dignes  de  mon  âge, 
Par  de  profonds  respects,  par  un  long  esclavage 
Tels  que  nous  le  devons  au  sang  de  nos  sultans, 
Je  puis... 

ATALIDE. 

Vous  m'en  pourrez  instruire  avez  le  temps. 
Avec  le  temps  aussi  vous  pourrez  me  connaître. 
Mais  quels  sont  ces  transports  qu'ils  vous  ont  fait  paraître? 

ACOMAT. 

Madame,  doutez-vous  des  soupirs  enflammés 
De  deux  jeunes  amants  l'un  de  l'autre  charmés? 

ATALIDE. 

Non;  mais,  à  dire  vrai^  ce  miracle  m'étonne. 
Et  dit-on  à  quel  prix  Roxane  lui  pardonne? 
L'épou8e>t-il  enfin? 

ACOHAT. 

Madame,  je  le  croi. 
Voici  tout  ce  qui  vient  d'arriver  devant  moi. 

Surpris,  je  l'avouerai,  de  leur  fureur  commune^ 
Querellant  les  amants,  l'amour  et  la  fortune. 
J'étais  de  ce  palais  sorti  désespéré. 
Déjà,  sur  un  vaisseau  dans  le  port  préparé 
Chargeant  de  mon  débris  les  reliques  plus  chères. 
Je  méditais  ma  fuite  aux  terres  étrangères. 
Dans  ce  triste  dessein  au  palais  rappelé, 
Plein  de  joie  et  d'espoir,  j'ai  couru,  j'ai  volé. 
La  porte  du  sérail  à  ma  voix  s'est  ouverte , 
Et  d'abord  une  esclave  à  mes  yeux  s'est  offerte, 
Qui  m'a  conduit  sans  bruit  dans  un  appartement 
Où  Roxane  attentive  écoutait  son  amant. 

au. 


.T,i  BAJAZET. 

Tout  gardait  devant  eux  un  auguste  silence  : 
Moi-même  y  résistant  à  mon  impatience  y  ' 

El  respectant  de  loin  kur  secret  entretien , 
J'ai  longtemps,  immobile,  observé  leur  maintien. 
Enfin ,  avec  des  yeux  qui  découvraient  son  âme , 
L'une  a  tendu  la  main  pour  gage  de  sa  Aamme  ; 
L'autre,  avec  des  regards  éloquents,  pleins  d'amour, 
L'a  de  ses  feux ,  madame ,  assurée  à  son  tour. 

ATALIDE. 

Hélas  l 

ACOMAT. 

ils  m'ont  alors  aperçu  l'un  et  l'autre. 
Voilà,  m'a-t-elle  dit,  votre  prince  et  le  nôtre  : 
Je  vais,  brave  Acomat,  le  remettre  en  vos  mains. 
Allez  lui  préparer  les  honneurs  souverains  : 
Qu'un  peuple  obéissant  l'attende  dans  le  temple  ; 
Le  sérail  va  bientôt  vous  en  donner  l'exemple. 
Aux  pieds  de  Bajazet  alors  je  suis  tombé. 
Et  soudain  à  leurs  yeux  je  me  suis  dérobé  : 
Trop  heureux  d'avoir  pu ,  par  un  récit  fidèle,     . 
De  leur  paix,  en  passant,  vous  conter  la  nouvelle, 
£t  m'acqaitter  vers  vous  de  mes  respects  profonds  I 
ie  vais  le  couronner,  madame ,  et  j'en  réponds. 

SCÈNE  IIl. 
ATALIDE,  ZAÏRE. 

ATAUDE. 

Allons,  retirons-nous,  ne  troublons  point  leur  joie. 

ISAÏRE. 

Ah  madame!  croyez... 

ATAUDE. 

Que  veux-iu  que  je  croie'? 
Quoi  donc!  à  ce  spectacle  irai-je  m'exposer? 
Tu  vois  que  c'en  est  fait  :  ils  se  vont  épouser; 
La  sultane  est  contente;  il  l'assure  qu'il  l'aime. 
Mais  je  ne  m'en  plains  pas,  je  l'ai  voulu  moi-même. 
Cependant  croyais-tu,  quand,  jaloux  de  sa  foi, 
U  s'allait,  plein  d'amour,  sacrifier  pour  moi; 
Lorsque  son  cœur,  tantôt  m'cxprimant  sa  tendresse, 
Uefusail  à  Hoxanc  une  simple  promesse; 


AGTK.in,  SCÈNE   IV.  355 

Quand  mes  larmes  en  vain  tâchaient  de  l'émouvoir; 
Quand  je  m'applaudissais  de  leur  peu  de  pouvoir; 
Croyai^tu  que  son  cœur^  contre  toute  apparence , 
Pour  la  persuader  trouvât  tant  d'éloquence? 
Ah!  peut-être 9  après  tout,  que,  sans  trop  se  forcer. 
Tout  ce  qu'il  a  pu  dire ,  il  a  pu  le  penser  : 
Peutrètre  en  la  voyant,  plus  sensible  pour  elle , 
11  a  vu  dans  ses  yeux  quelque  grâce  nouvelle  : 
Elle  aura  devant  lui  fait  parler  ses  douleurs  ; 
Elle  l'aime  ;  un  empire  autorise  ses  pleurs  : 
Tant  d'amour  touche  enfin  une  âme  généreuse. 
Hélas  !  que  de  raisons  contre  une  malheureuse  ! 

zàIrb. 
Mais  ce  succès,  madame,  est  encore  incertain. 
Attendez. 

ATALIDE. 

Non,  vois-tu,  je  le  nierais  en  \ain. 
Je  ne  prends  point  plaisir  à  croître  ma  misère  ; 
Je  sais  pour  se  sauver  tout  ce  qu'il  a  dû  faire. 
Quand  mes  pleurs  vers  Roxane  ont  rappelé  ses  pas. 
Je  n'ai  point  prétendu  qu'il  ne  m'obéit  pas  : 
Mais  après  les  adieux  que  je  venais  d'entendre. 
Après  tous  les  transports  d'une  douleur  si  tendre. 
Je  sais  qu'il  n'a  point  dû  lui  faire  remarquer 
La  joie  et  les  transports  qu'on  vient  de  m'cxpliquer. 
Toi-même  juge-nous,  et  vois  si  je  m'abuse. 
Pourquoi  de  ce  conseil  moi  seule  suis-je  excluse? 
Au  sort  de  Bajazet  ai-je  si  peu  de  part? 
A  me  chercher  lui-même  attendrait-il  si  tard. 
N'était  que  de  son  cœur  le  trop  juste  reproche 
Lui  fait  peut-être,  hélas!  éviter  cette  approche? 
Mais  non,  je  lui  veux  bien  épargner  ce  souci  : 
Il  ne  me  verra  plus. 

ZAÏRE. 

Madame,  le  voici. 

SCÈNE  IV. 
BAJAZET,  ATALIDE,  ZAÏRE. 

BAJAZET. 

C'en  est  fait,  j'ai  parle,  vous  êtes  obéic. 


3M  BAJAZET. 

Vous  n'avez  plus,  madame ,  à  craindre  pour  ma  vie; 
Et  je  serais  heureux,  si  la  foi,  si  l'honneur, 
Ne  me  reprochaient  point  mon  injuste  bonheur;- 
Si  mon  cœur,  dont  le  trouble  en  secret  me  condamne, 
Pouvait  me  pardonner  aussi  bien  que  Roxane. 
Mais  enfin  je  me  vois  les  armes  à  la  main  : 
Je  suis  libre;  et  je  puis  contre  un  frère  inhumain , 
Non  plus  par  un  silence  aidé  de  votre  adresse. 
Disputer  en  ces  lieux  le  cœur  de  sa  maîtresse. 
Mais  par  de  vrais  combats,  par  de  nobles  dangers, 
Moi-même  le  cherchant  aux  climats  étrangers. 
Lui  disputer  les  cœurs  du  peuple  et  de  l'armée, 
Et  pour  juge  entre  nous  prendre  la  renommée. 
Que  vois-jet  qu'avez-vousî  Vous  pleurez! 

ATAUDB. 

Non,  seigneur; 
Je  ne  murmure  point  contre  votre  bonheur  : 
Le  ciel,  le  juste  ciel  vous  devait  ce  miracle. 
Vous  savez  si  jamais  j'y  formai  quelque  obstacle 
Tant  que  j'ai  respiré,  vos  yeux  me  sont  témoins 
Que  votre  seul  péril  occupait  tous  mes  soins; 
Et,  puisqu'il  ne  pouvait  finir  qu'avec  ma  vie, 
Cest  sans  regret  aussi  que  je  la  sacrifie. 
11  est  vrai,  si  le  ciel  eût  écouté  mes  vœux. 
Qu'il  pouvait  m'accorder  un  trépas  plus  heureux; 
Vous  n'en  auriez  pas  moins  épousé  ma  rivale. 
Vous  pouviez  l'assurer  de  la  foi  conjugale; 
Mais  vous  n'auriez  pas  joint  à  ce  titre  d'époux 
Tous  ces  gages  d'amour  qu'elle  a  reçus  de  vous. 
Roxane  s'estimait  assez  récompensée  : 
Et  j'aurais  en  mourant  cette  douce  pensée , 
Que,  vous  ayant  moi-même  imposé  cette  loi , 
Je  vous  ai  vers  Roxane  envoyé  plein  de  moi  ; 
Qu'emportant  chez  les  morts  toute  votre  tendresse. 
Ce  n'est  point  un  amant  en  vous  que  je  lui  laisse. 

BAJAZET. 

Que  parlez-vous,  madame,  et  d'époux  et  d'amant? 
Oh  ciel  !  de  ce  discours  quel  est  le  fondement? 
Qui  peut  vous  avoir  fait  ce  récit  infidèle  ? 
Moi ,  j'aimerais  Roxane,  ou  je  vivrais  pour  elle, 
Madame  !  Ah  !  croyez-vous  que ,  loin  de  le  penser^ 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  y^j 

lia  bouche  seulement  eût  pu  le  prononcer? 
Mais  l'un  ni  l'autre  enfin  n'était  point  nécessaire. 
La  sultane  a  suivi  son  penchant  ordinaire; 
Et^  soit  qu'elle  ait  d'abord  expliqué  mon  retour 
Comme  un  gage  certain  qui  marquait  mon  amour, 
Soit  que  le  temps  trop  cher  la  pressât  de  se  rendre, 
A  peine  ai-je  parlé,  que,  sans  presque  m'entendre, 
Ses  pleurs  précipités  ont  coupé  mes  discours  : 
Elle  met  dans  ma  main  sa  fortune,  ses  jours, 
Et^  se  fiant  enfin  à  ma  reconnaissance, 
D'un  hymen  infaillible  a  formé  l'espérance. 
Moi-même,  rougissant  de  sa  crédulité. 
Et  d'un  amour  si  tendre  et  si  peu  mérité. 
Dans  ma  confusion,  que  Roxane,  madame. 
Attribuait  encore  à  l'excès  de  ma  flamme , 
Je  me  trouvais  barbare,  injuste,  criminel. 
Croyez  qu'il  m'a  fallu,  dans  ce  moment  cruel, 
Pour  garder  jusqu'au  bout  un  silence  perfide. 
Rappeler  tout  l'amour  que  j'ai  pour  Atalide. 
Cependant,  quand  je  viens,  après  de  tels  efforts, 
Chercher  quelque  secours  contre  tous  mes  remords. 
Vous-même  contre  moi  je  vous  vois,  irritée, 
Reprocher  votre  mort  à  mon  âme  agitée; 
Je  vois  enfin,  je  vois  qu'en  ce  même  moment 
Tout  ce  que  je  vous  dis  vous  touche  faiblement. 
Madame,  finissons  et  mon  trouble  et  le  vôtre  : 
Ne  nous  affligeons  point  vainement  l'un  et  l'autre. 
Roxane  n'est  pas  loin  :  laissez  agir  ma  foi; 
J'irai,  bien  plus  content  et  de  vous  et  de  moi. 
Détromper  son  amour  d'une  feinte  forcée , 
Que  je  n'allais  tantôt  déguiser  ma  pensée. 
La  voici. 

ATALIDE. 

Juste  ciel!  ou  va-t-il  s'exposer? 
Si  vous  m'aimez,  gardez  de  la  désabuser. 

SCÈNE  V. 
ROXANE,  BAJAZET,  ATAUDE,  ZAIRE. 

ROXANE. 

Venez,  seigneur,  venez;  il  est  temps  de  paraître. 


JbS  BAJAZET. 

Et  que  tout  le  sérail  reconnaisse  son  maître  :    . 

Tout  ce  peuple  nombreux  dont  il  est  habité , 

Assemblé  par  mon  ordre ,  attend  ma  volonté. 

Mes  esclaves  gagnés^  que  le  reste  va  suivre > 

Sont  les  premiers  sujets  que  mon  amour  vous  livre. 

L'auriez-vous  cru,  madame,  et  qu'un  si  prompt  retour 

Fit  à.  tant  de  fureur  succéder  tant  d'amour? 

Tantôt,  à  me  venger  fixe  et  déterminée , 

Je  jurais  qu'il  voyait  sa  dernière  journée  : 

A  peine  cependant  Bajazet  m'a  parlé  ; 

L'amour  fit  Iç  serment,  l'amour  Ta  violé. 

i'ai  cru  dans  son  désordre  entrevoir  sa  tendresse  ; 

J'ai  prononcé  sa  grâce ,  et  j'en  crois  sa  promesse. 

UAJAZET. 

Oui,  je  vous  ai  promis  et  j'ai  donné  ma  foi 
De  n'oublier  jamais  tout  ce  que  je  vous  doi  : 
J'ai  juré  que  mes  soins,  ma  juste  complaisance. 
Vous  répondront  toujours  de  ma  reconnaissance. 
Si  je  puis  à  ce  prix  mériter  vos  bienfaits. 
Je  vais  de  vos  bontés  attendre  les  effets. 

SCÈNE  VI. 
ROXANE,  AT  AUDE,  ZAIUE. 

ROXANE. 

De  quel  étonnement,  oh  ciel!  suis-je  frappée! 

Est-ce  un  songe,  et  mes  yeux  ne  m'ont-ils  point  trompée"? 

Quel  est  ce  sombr*j  accueil,  et  ce  discours  glacé 

Qui  semble  révoquer  tout  ce  qui  s'est  passé? 

Sur  quel  espoir  croit-il  que  je  me  sois  rendue. 

Et  qu'il  ait  regagné  mon  amitié  perdue? 

J'ai  cru  qu'il  me  jurait  que  jusques  à  la  mort 

Son  amour  me  laissait  maîtresse  de  son  sort. 

Se  repent-il  déjà  de  m'avoir  apaisée? 

Mais  moi-même  tantôt  me  serais-je  abusée? 

Ahl...  Mais  il  vous  parlait  :  quels  étaient  ses  discours, 

Madame? 

ATAUDE. 

Moi,  madame!  Il  vous  aime  toujours. 

ROXAME. 

II  V  va  de  sa  vie,  au  moins,  que  je  le  croie. 


ACTE  III,  3CÈIfE  Vil.  3â9 

Mais  y  de  grâce  »  panni  tant  de  sujets  de  joie» 
Aépondez-moi  y  comment  pou>'ez-vous  expliquer 
Ce  chaçin  qu'en  sortant  il  m!a  fait  remarquer? 

ATAMDE.  -* 

Madame»  ce  chagrin  n'a  point  frappé  ma  vue. 
n  m'a  de  vos  bontés  longttfmps  entretenue  ; 
U  en  était  tout  plein  quand  je  Tai  rencontré  : 
J'ai  cru  le  voir  sortir  tel  qu'il  était  entré. 
Mais»  madame»  après  tout»  faut-il  être  surprise 
Que  »  tout  prêt  d'achever  cette  grande  entreprise 
Bajazet  s'inquiète»  et  qu'il  laisse  échapper 
Quelque  marque  des  soins  qui  doivent  l'occuper? 

ROXANE. 

Je  vois  qu'à  l'excuser  votre  adresse  est  extrême  : 
Vous  parlez  mieux  pour  lui  qu'il  ne  parle  lui-même. 

ATAIJDE. 

Et  quel  autre  intérêt... 

ROXANE. 

Madam'î ,  c'est  assez  : 
Je  conçois  vos  raisons  mieux  que  vous  ne  pensez. 
Laissez-moi  :  j'ai  besoin  d'un  peu  de  solitude. 
Ce  jour  me  jette  aussi  dans  quelque  inquiétude. 
J'ai»  comme  Bajazet,  mon  chagrin  et  mes  soins; 
Et  je  veux  un  moment  y  penser  sans. témoins. 

SCÈNE  Vîl. 
aOXANE. 

Oe  tout  ce  que  je  vois  que  faut-il  que  je  pense? 
Tous  deux  à  me  tromper  sont-ils  d'intelligence? 
Pourquoi  ce  changement,  co  discours»  ce  départ? 
N'ai-je  pas  même  entre  eux  surpris  quelque  rejçard  1 
Bajazet  interdit!  Atalide  étonnée! 
O  ciel ,  à  cet  affront  m'auriez-vous  condamnée  ? 
De  mon  aveugle  amour  stn^aient-cc  là  les  fruits? 
Tant  de  jours  douloureux,  tant  d'inquiètes  nuiU^, 
Mes  brigues»  mes  complots»  ma  trahison  fatale, 
N'aurais-je  tout  tenté  que  pour  une  rivale? 

Mais  peut-être  qu'aussi,  trop  prompte  à  m'affligor» 
J'observe  de  trop  près  un  chagrin  passager  : 
J'impukt  à  son  amour  l'effet  de  son  caprice. 


MO  BAJAZET. 

N'eAt-il  pas  jasqu'ao  boot  conduit  son  artifice? 

Prêt  à  Toir  le  succès  de  son  déguisement. 

Quoi  !  ne  pouTailril  pas  feindre  encore  un  moment? 

Non,  non ,  ra86ill*ons-nous  :  trop  d'amour  m'intimide. 

Et  pourquoi  dans  son  cœur  redouter  Atalide? 

Quel  serait  son  dessein?  qu'a-4-elie  fait  pour  lui? 

Qui  de  nous  deux  enfin  le  couronne  aujourd'hui? 

Mais,  béias!  de  l'amour  ignorons-nous  l'empire? 

Si  par  quelque  autre  charme  Atalide  l'attire. 

Qu'importe  qu'il  nous  doive  et  le  sceptre  et  le  jour? 

Les  bienfaits  dans  un  cœur  balancent-ils  l'amour? 

Et,  sans  chercher  plus  loin,  quand  l'ingrat  me  sut  plairft 

Ai-je  mieux  reconnu  les  b^mtés  de  son  frère? 

Ah!  si  d'une  autre  chaîne  il  n'était  point  lié. 

L'offre  de  mon  hymen  l'eûVil  tant  effrayé? 

N'eût-il  pas  sans  regret  secondé  mon  envie? 

L'eût-ii  refusé,  même  aux  dépens  de  sa  vie? 

Que  de  justes  raisons...  Mais  qui  vient  me  parler? 

Que  veut-on? 

SCÈNE  VIII. 
ROXANE,  ZATIME. 

ZATIME. 

Pardonnez  si  j'ose  vous  troubler  : 
Mais,  madame,  un  esclave  arrive  de  l'armée; 
Et,  quoique  sur  la  mer  la  porte  fut  fermée. 
Les  gardes,  sans  tarder,  l'ont  ouverte  à  genoux. 
Aux  ordres  du  sultan  qui  s'adressent  à  vous. 
Mais  ce  qui  me  surprend,  c'est  Orcan  qu'il  envoie* 

«^  ROXANE. 

Orcan! 

ZATIME. 

Oui,  de  tous  ceux  que  le  sultan  emploie, 
Orcan,  le  plus  fidèle  à  servir  ses  desseins. 
Né  sous  le  ciel  brûlant  des  plus  noirs  Africains. 
Madame,  il  vous  demande  avec  impatience. 
Mais  j  ai  cru  vous  devoir  avertir  par  avance; 
Et,  souhaitant  surtout  qu'il  ne  vous  surprit  pas. 
Dans  votre  appartement  j'ai  retenu  ses  pas. 

n      1  lu  ROXANE. 

«uci  malheur  imprévu  vient  encor  me  confondre? 


ACTE  IV,  SCÈNE  I.  3^^ 


Quel  peut  être  cet  ordre?  et  que  puis-je  répondre? 

Il  n  en  faut  point  douter,  le  sultan  inquiet 

Une  seconde  fois  condamne  Bajazet. 

On  ne  peut  sur  ses  jours  sans  moi  rien  entreprendre 

Tout  m  obéit  ici.  Mais  dois-je  le  défendre? 

Quel  est  mon  empereur?  Bajazet?  Amurat? 

J'ai  trahi  l'un;  mais  l'autre  est  peut^tre  un  ingrat 

Le  temps  presse;  que  faire  en  ce  doute  funeste? 

Allons  :  employons  bien  le  moment  qui  nous  reste. 

Ils  ont  beau  se  cacher,  l'amour  le  plus  discret 

Laisse  par  quelque  marque  échapper  son  secret. 

Observons  Bajazet;  étonnons  Atalide  : 

Et  couronnons  l'amant,  ou  perdons  le  perfide. 


ACTE   QUATRIÈME. 

SCÈNE  I. 
AT  AUDE,  ZAÏRE. 

ATAUDE. 

Ah!  sais-tu  mes  frayeurs?  sais-tu  que  dans  ces  lieux 

J'ai  vu  du  fier  Orcan  le  visage  odieux? 

En  ce  moment  fatal,  que  je  crains  sa  venue! 

Que  je  crains...  Mais,  dis-moi,  Bajazet  f  a-tril  vue? 

QuVtril  dit?  se  rend-il,  Zaïre,  à  mes  raisons? 

Ira-t-il  voir  Roxane,  et  calmer  ses  soupçons? 

ZAÏRE. 

Il  ne  peut  plus  la  voir  sans  qu'elle  le  commande  : 
Roxane  ainsi  l'ordonne,  elle  veut  qu'il  l'attende. 
San»  doute  à  cet  esclave  elle  veut  !e  cacher. 
J'ai  feint  en  le  voyant  de  ne  le  point  chercher 
J'ai  rendu  votre  lettre,  et  j'ai  pris  sa  réponse. 
Madame,  vous  Terrez  ce  qu'elle  vous  annonce. 

ATAUDE,  lit. 

Après  Untdinjugtes  détours, 
Faol-il  qu'à  feindre  encor  votre  amour  me  convie  ! 
Mais  je  veu!i  bien  prendre  soin  d^une  vie 
hkant.  31 


362  liAJAZKT. 

l>0Dt  TOUS  jiircE  que  dépendent  vos  joars. 
Je  Terni  la  iiillaiie;  ci,  par  ma  con|ilusa«oe, 
Par  de  noofeaui  sermanU  4ie  ma  leoawiMHaiiee, 

J'apaiserai,  si  je  pois,  son  eountMix. 
N'exigez  rien  de  plus.  Ni  la  mort  ni  Toos-méme 
Me  me  ferez  jamais  prononcer  que  je  Tainie, 

Puisque  jamais  je  n'aimerai  que  tous. 

Hélas!  que  me  dit-il?  €roit*U  que  je  l'ignore? 
Ne  sats-je  pas  assez  qu'il  m'aime^  qu'il  m'adore? 
Est-ce  ainsi  qu'à  mes  vœux  il  s'ait  s'accommoder? 
C'est  Roxane^  et  non  moi,  qu'il  faut  persuader. 
De  queMe  crainte  encor  me  iaisse«t-il  saisie! 
Funeste  aveuglement!  perfîde  jalousie  ! 
Récit  menteur!  soupçon  que  je  n'ai  pu  celer! 
Fallaitrîl  vous  entendre?  ou  fallait-il  parler? 
C'était  fait  9  mon  bonheur  surpassait  mon  attente  : 
J'ét<ais  aimée,  heureuse ,  et  Roxane  contente. 
Zaïre  y  s'il  se  peut,  retourne  sur  tes  pas  : 
Qu'il  l'apaise.  Ces  mots  ne  me  suffisent  pas  : 
Que  sa  bouche,  ses  yeux,  tout  l'assure  qu'il  l'aime  : 
Qu'elle  le  croie  enfin.  Que  ne  puis-je  moi-même, 
Ixhauffant  par  mes  pleurs  ses  soins  trop  languissants;, 
Mettre  dans  ses  discours  tout  l'amour  que  je  sens! 
Mais  à  d'autres  périls  \e  crains  de  le  commettre. 

ZAÏRE. 

Roxane  vient  à  vous. 

ATALIDE. 

Ah!  cachons  celte  Icltn*. 

SCÈNE  II. 
ROXANE,  ATALIDE,  ZATIME,  ZAÏRE. 

ROXAKE,  à  Zalime. 

Viens.  J'ai  reçu  cet  ordre.  H  faut  l'inlimidcr. 

ATAUDE  ,  à  Zaïre. 

Va,  cours;  vi  lâche  enfin  de  le  persuader. 


ACTK  IV,  SCÈNE  III.  3«3 

SCÈNE  III. 
ROXANË^  ATALIDË,  ZATIME. 

ROXANB. 

Madame,  j'ai  reçu  des  lettres  de  l'armée. 
De  tout  ce  qui  s'y  passe  ètes-vous  informée? 

ATALIDE. 

On  m'a  dit  que  du  camp  un  esclave  est  venu  : 
Le  reste  est  un  secret  qui  no  m'est  pas  connu. 

HOXANE. 

Amurat  est  heureux ,  la  fortune  est  changée , 
Madame 9  et  sous  ses  lois  Babylone  est  rangée. 

ATAUDE. 

Hé  quot^  madame!  Osmin... 

ROIANE. 

Était  mal  averti; 
El  depuis  son  départ  cet  esclave  est  parti. 
C'en  est  fait. 

ATALIDE ,  à  part. 

Quel  revers  ! 

HOXAKE.y 

Pour  comble  de  disgrâces, 
Le  sultan,  qui  l'envoie,  est  parti  sur  ses  traces. 

ATALIDE. 

Quoi!  les  Persans  armés  ne  l'arrêtent  donc  pas? 

ROXAKE. 

Non,  nuulame.  Vers  nous  il  revient  à  grands  pas. 

ATALIDE. 

Uue  je  vous  plains,  madame!  et  qu'il  est  nécessaire 
D'achever  promptement  ce  que  vous  vouliez  faire  ! 

ROXANE. 

H  est  tard  de  vouloir  s'opposer  au  vainqueur. 

ATALIDE  ,  à  part. 

OhcieP 

ROXANE. 

Le  temps  n'a  point  adouci  sa  rigueur. 
Vous  voyez  dans  mes  mains  sa  volonté  suprême. 

ATALIDE. 

Et  que  vous  mandc-t-il? 

ROXANE. 

Voyez  :  lisez  vous-même. 


3^  DAJAZET. 

Vous  connaissez,  madame,  et  la  lettre  et  le  seing. 

ATAL1DE. 

Du  cruel  Amurat  je  reconnais  la  main. 

Avant  que  Babylone  éprouvât  ma  paissance. 
Je  vous  ai  fait  porter  mes  ordres  absolus  : 
Je  ne  veux  point  douter  de  votre  obéissance , 
Et  crois  que  maintenant  Bijazet  ne  vit  plus. 
,  Je  laisse  sous  mes  lois  Babylone  asservie, 
Et  confinne  en  partant  mon  ordre  souverain. 
Vous,  si  vous  avez  soin  de  votre  propre  vie , 
Ne  vous  montres  à  moi  que  sa  tète  à  la  main. 

ROXAME. 

Eh  bien? 

ATALIDE,  *  P«rt. 

Cache  tes  pJeurs,  malheureuse  Atalide. 

ROXANE. 

Que  vous  semble? 

ATALIDC. 

Il  poursuit  son  dessein  parricide. 
Mais  il  pense  proscrire  un  prince  sans  appui  : 
Il  ne  sait  pas  l'amour  qui  vous  parle  pour  lui; 
Que  vous  et  Bajazet  vous  ne  faites  qu'une  âme; 
Que  plutôt,  s'il  le  faut,  vous  mourrez... 

ROXANR. 

Moi?  madame? 
Je  voudrais  le  sauver,  je  ne  le  puis  haïr; 
Mais... 

ATALIDE. 

Quoi  donc?  qu'avez-vous  résolu? 

ROXANË. 

D'obcir. 

ATALIDI':. 

D'obéir  I 

ROXANE. 

Et  que  faire  en  ce  péril  extrême? 
11  le  faut. 

ATALIUE. 

Quoi!  ce  prince  aimable...  qui  vous  aime, 
Veira  finir  ses  jours  qu'il  vous  a  destinés  l 

ROXANE. 

11  le  faut;  et  d^jk  mes  ordres  sont  donnés. 


ACTt  IV,  SCEJNI;:  iV.  36â 

ATAUDE. 

Je  me  meurs. 

ZATIME. 

Elle  tombe,  et  ne  vit  plus  qu'à  peine. 

ROXANE. 

Allez,  conduisez-la  dans  la  chambre  prochaine  : 
Mais  au  moins  observez  ses  regards,  ses  discours, 
Tout  ce  qui  convaincra  leurs  perfides  amours. 

SCÈNE   IV. 

ROXANE. 

Ma  rivale  à  mes  yeux  s'est  enfin  déclainie. 
Voilà  sur  quelle  foi  je  m'étais  assurée  ! 
Depuis  six  mois  entiers  j'ai  cru  que,  nuit  et  jour. 
Ardente ,  elle  veillait  au  soin  de  mon  amour  : 
Et  c'est  moi  qui,  du  sien  ministre  trop  fidèle, 
Semble  depuis  six  mois  ne  veiller  que  pour  elle; 
Qui  me  suis  appliquée  à  chercher  les  moyens 
De  lui  faciliter  tant  d'heureux  entretiens; 
Et  qui  même  souvent,  prévenant  son  envie. 
Ai  hâté  les  moments  les  plus  doux  de  sa  vie. 
Ce  n'est  pas  tout  :  il  faut  maintenant  m'éclaircir 
Si  dans  sa  perfidie  elle  a  su  réussir  ; 
IJfaut...  Mais  que  pourrais-je  apprendre  davantage? 
Mon  malheur  n'est-il  pas  écrit  sur  son  visage? 
Vois-je  pas,  au  travers  de  son  saisissement. 
Un  cœur  dans  ses  douleurs  content  de  son  amant? 
Exempte  des  soupçons  dont  je  suis  tourmentée. 
Ce  n'est  que  pour  ses  jours  qu'elle  est  épouvantéti. 
N'importe  :  poursuivons.  Elle  peut,  comme  moi, 
Sur  des  gages  trompeurs  s'assurer  de  sa  foi. 
Pour  le  faire  expliquer  tendons-lui  quelque  piégo. 
Mais  quel  indigne  emploi  moi-même  m'imposé-jo? 
Quoi  donc!  à  me  gêner  appliquant  mes  esprits. 
J'irai  faire  à  mes  yeux  éclater  ses  mépi'is? 
Lui-même  il  peut  prévoir  et  tromper  mon  adresse. 
D'ailleurs,  l'ordre,  l'esclave,  et  le  vizir  me  presse. 
11  faut  prendre  parti;  l'on  m'attend.  Faisons  mieux  : 
Sur  tout  ce  que  j'ai  vu  fermons  plutôt  les  yeux  ; 
Laissons  de  leur  amour  la  rerherche  importune  ; 

ai- 


aê6  BAJA2ËT. 

Poussons  à  bout  Fingrat^  et  tentons  la  fortune  : 

Voyons  si,  par  mes  soins  sur  te  trône  élevé  ^ 

U  osera  trahir  Vamour  qui  l'a  sauvé. 

Et  si ,  de  mes  bienfaits  lâchement  libérale  ^ 

Sa  main  en  osera  couronner  ma  rivale. 

Je  saurai  bien  toujours  retrouver  le  moment 

De  punir,  s'il  le  faut,  ta  rivale  et  l'amant  : 

Dans  ma  juste  fureur  observant  le  perfide , 

Je  saurai  le  surprendre  avec  son  Atalide; 

Et,  d'un  même  poignard  les  unissant  tous  deux. 

Les  percer  l'un  et  l'autre ,  et  mai-mème  après  eux. 

Voilà,  n'en  doutons  point,  le  parti  qu'il  faut  prendre. 

Je  veux  tout  ignorer. 

SCÈNE   V. 
tlUXANE,   ZATIME. 

ROXANE. 

Ah  !  que  viens-tu  m'apprendre , 
Zalime?  Bajazet  en  est-il  amoureux? 
Vois-tu  dans  ses  discours  qu'ils  s'entendent  tous  deux  ? 

ZATIME. 

Ele  n'a  point  parlé.  Toujours  évanouie, 
MadaiEe,  elle  ne  marque  aucun  reste  de  vie 
Que  par  de  longs  soupirs  et  des  gémissements 
Qu'il  semble  que  son  cœur  va  suivre  à  tous  momciits. 
Vos  femmes,  dont  le  soin  à  l'envi  la  soulage , 
Ont  découvert  son  sein  pour  leur  donner  passage. 
Moi-même,  avec  ardeur  secondant  ce  dessein. 
J'ai  trouvé  ce  billet  enfermé  dans  son  seia; 
Du  prince  votre  amant  j'ai  reconnu  la  lettre , 
Et  j'ai  cru  qu'en  vos  mains  je  devais  le  remettre. 

ROXAISE. 

Donne...  Pourquoi  frémir?  et  quel  trouble  soudain 
Me  glace  à  cet  objet,  et  fait  trembler  ma  main? 
Il  peut  l'avoir  écrit  .sans  m'avoir  offensée  : 
Il  peut  même...  Lisons,  et  voyons  sa  pensée. 

•  • ni  la  mort  ni  vous-même 

Ne  me  ferez  iamais  prononcer  qme  je  Vmw, 
Puisque  janait^  je  n'aimetai  que  vous. 


ACTK  IV,  SCtNE  V.  3ê7 

Ah  !  de  la  trahison  me  voilà  donc  instruite! 

Je  recoimais  l'appAt  dont  ils  m'avaient  séduite. 

Ainsi  donc  mon  amour  était  récompensé. 

Lâche,  indigne  du  jour  que  je  t'avais  laissé! 

Ah  !  je  respire  enfin  ;  et  ma  joie  est  extrême 

Que  le  traître,  une  fois,  se  soit  trahi  lui-même. 

Libre  des  soins  cruels  où  j'allais  m'engager, 

Ma  tranquille  fureur  n'a  plus  qu'jà  se  venger. 

Qu'il  meure  :  vengeons-nous.  Courez  :  qu'on  le  saisisse  ; 

Que  la  main  des  muets  s'arme  pour  son  supplice; 

Qu'ils  viennent  préparer  ces  nœuds  infortunés 

Par  qui  de  ses  pareils  les  jours  sont  terminés. 

Cours,  Zatime;  sois  prompte  à  servir  ma  colère. 

ZATIME. 

Ah  madame  ! 

R0XA>E. 

Quoi  donc  ? 

ZATIME. 

Si ,  sans  trop  vous  déplaire. 
Dans  les  justes  transports,  madame,  où  je  vous  vois. 
J'osais  vous  faire  entendre  une  timide  voix  : 
Bajazet,  il  est  vrai,  trop  indigne  de  vivre , 
Aux  mains  de  ces  cruels  mérite  qu'on  le  livre  ; 
Mais,  tout  ingrat  qu'il  est,  croyez-vous  aujourd'hui 
Qu'Amurat  ne  soit  pas  plus  à  craindre  que  lui? 
Et  qui  sait  si  déjà  quelque  bouche  infidèle 
Ne  l'a  point  averti  de  votre  amour  nouvelle? 
Des  cœurs  comme  le  sien ,  vous  le  savez  assez , 
Ne  se  regagnent  plus  quand  ils  sont  offenses  ; 
Et  la  plus  prompte  mort,  dans  ce  moment  scveiv. 
Devient  de  leur  amour  la  marque  la  plus  chère. 

ROXANE. 

Avec  quelle  insolence  et  quelle  ciniauté 
Ils  se  jouaient  tous  deux  de  ma  crédulité* 
Quel  penchant,  quel  plaisir  je  sentais  à  les  cri^ir'  1 
Tu  ne  remportais  pas  une  grande  victoire ,. 
Perfide,  en  abosant  ce  cœur  préoccupe, 
Qaii  lui-même  craignait  de  se  voir  détrompé  ! 
Moi  qui,  de  ce  haut  rang  qui  me  rt^ndait  si  Hère , 
Dans  le  sein  du  malheur  t'ai  clierché  la  première 
Pour  attacher  dos  jours  Irauquillcs,  forlun^'s. 


3M  BAJAZET. 

Aui  périls  dont  tes  jours  étaient  eu\irouno$. 

Après  tant  de  bontés,  de  soins,  d'ardeurs  exlrèmos, 

Tu  ne  saurais  jamais  prononcer  que  tu  m'aimes! 

Mais  dans  quel  souvenir  me  laissc-je  égarer? 

Tu  pleures 9  malheureuse!  Ah!  tu  devais  pleurer 

Lorsque^  d'un  vain  désir  à  ta  perte  poussée. 

Tu  conçus  de  le  voir  la  première  pensée. 

Tu  pleures!  et  l'ingrat,  tout  prêt  à  te  trahir, 

l^pare  les  discours  dont  il  veut  t'éblouir  ; 

Pour  plaire  à  ta  rivale >  il  prend  soin  de  sa  vie. 

Ah  traître!  tu  mourras!...  Quoi!  tu  n'es  point  partie! 

Va.  Mais  nons-roème  allons,  précipitons  nos  pas  : 

Qu'il  me  voie,  attentive  au  soin  de  son  trépas. 

Lui  montrer  à  la  fois,  et  l'ordre  de  son  frère, 

Et  de  sa  trahison  ce  gage  trop  sincère. 

Toi,  Zatime,  retiens  ma  rivale  en  ces  lieux. 

Qu'il  n'ait,  en  expirant,  que  ces  cris  pour  adieux. 

Qu'elle  soit  cependant  fidèlement  servie  ; 

Prends  soin  d'elle  :  ma  haine  a  besoin  de  sa  vie. 

Ah!  si,  pour  son  amant  facile  à  s'attendrir, 

La  peur  de  son  trépas  la  fit  presque  mourir. 

Quel  surcroît  de  vengeance  et  de  douceur  nouvelle 

De  le  montrer  bientôt  pâle  et  mort  devant  elle  ; 

De  voir  sur  cet  objet  ses  regards  arrêtés 

Me  payer  les  plaisirs  que  je  leur  ai  prêtés  ! 

Va,  fetiens-la.  Surtout  garde  bien  le  silence. 

Moi...  Mais  qui  vient  ici  différer  ma  vengeance? 

SCÈNE   VI. 
ROXANE,  ACOMAT,  OSMIN. 

ACOMAT. 

Que  faites- VOUS,  madame?  en  quels  retardements 
D'un  jour  si  précieux  perdez-vous  les  moments? 
Dvzance,  par  mes  soins  presque  entière  assemblée, 
Interroge  ses  chefs,  de  leur  crainte  troublée; 
Mi  tous  pour  s'expliquer,  ainsi  que  mes  amis , 
Attendent  le  signal  que  vous  m'aviez  promis. 
D'où  vient  que,  sans  répondre  à  leur  impatience. 
Le  sérail  cependant  garde  un  triste  silence? 
Déclarez-vous j  madame;  et,  sans  plus  différer... 


ACTK  IV,  SCÈiMi  VI.  sr.D 

ROXANE. 

Oui,  VOUS  serez  content,  je  vais  me  déclarer 

ACOMAT. 

Madame,  quel  regard,  et  quelle  voix  sévère. 
Malgré  votre  discours,  m'assurent  du  contraire? 
Quoi!  déjà  votre  amour,  des  obstacles  vaincu... 

ROXAME. 

Bajazet  est  un  traître,  et  n'a  que  trop  vécu. 

ACOMAT. 

Lui! 

ROXANE. 

Pour  moi ,  pour  vous-même ,  également  perfide , 
11  nous  trompait  tous  deux. 

ACOMAT. 

Comment? 

ROXAKE. 

Cette  Atalidc, 
Qui  même  n'était  pas  un  assez  digne  prix 
De  tout  ce  que  pour  lui  vous  avez  entrepris... 

ACOMAT. 

Eh  bien? 

ROXANE. 

Lisez.  Jugez,  après  cette  insolence. 
Si  noufl  devons  d'un  traître  embrasser  la  dérense. 
Obéissons  plutôt  à  la  juste  rigueur 
D'Amurat  qui  s'approche  et  retourne  vainqueur; 
Et,  livrant  sans  regret  un  indigne  complice. 
Apaisons  le  sultan  par  un  prompt  sacrifice. 

ACOMAT,  lui  rendant  le  billet. 

Oui,  puisque  jusque-là  l'ingrat  m'ose  outrager, 
Moi-même ,  s'il  le  t'aut,  je  m'offre  à  vous  venger, 
Madame.  Laissez-moi  nous  laver  l'un  et  l'autre 
Du  crime  que  sa  vie  a  jeté  sur  la  nôtre. 
Montrez-moi  le  chemin ,  j'y  cours. 

ROXANE. 

Non,  Acomat; 
Laissez-moi  le  plaisir  de  confondre  l'ingrat. 
Je  Teux  voir  son  désordre,  et  jouir  de  sa  honte  : 
Je  perdrais  ma  vengeance  en  la  rendant  si  prompte. 
Je  vais  tout  préparer.  Vous,  cependant,  allez 
Disperser  promptemcnt  vos  amis  assembles. 


370  BAJAZET. 

SCÈNE  VII. 

ACOMAT,  OSMIIS. 

iCÛMAT. 

Demeure.  11  n*est  pas  temps  ^  cher  Osmin ,  que  je  sorte. 

OSMIN. 

Quoi l  jusque-là,  seigneur,  voire  amour  vous  transporte? 
N'avez-vous  pas  poussé  la  vengeance  assez  loin? 
Voulez- vous  de  sa  mort  être  encor  le  témoin? 

ACOMAT. 

Que  veux-tu  dire?  Es-tu  toi-même  si  crédule 
Que  de  me  soupçonner  d'un  courroux  ridicule? 
Moi,  jaloux!  Plût  au  ciel  qu'en  me  manquant  de  fui 
I/imprudcnt  Bajazet  n'eût  offense  que  moi  ! 

OSMIN. 

Et  pourquoi  donc,  seigneur,  au  lieu  de  le  défendre... 

ACOMAT. 

Eh!  la  sultane  est-elle  en  état  de  m'entendrc? 
Ne  voyais-tu  pas  bien,  quand  je  l'allais  trouver, 
Que  j'allais  avec  lui  me  perdre,  ou  me  sauver? 
Ah  !  de  tant  de  conseils  événement  sinistre  ! 
Prince  aveugle î  ou  plutôt  trop  aveugle  ministre. 
Il  te  sied  bien  d'avoir  en  de  si  jeunes  mains. 
Chargé  d'ans  et  d'honneurs,  confié  tes  desseins. 
Et  laissé  d'un  vizir  la  fortune  flattante 
Suivre  de  ces  amants  la  conduite  imprudente! 

OSMlN. 

Hé  !  laissez-les  entre  eux  exercer  leur  courroux  : 
Bajazet  veut  périr;  seigneur^  songez  à  vous. 
Qui  peut  de  vos  desseins  révéler  le  mystère , 
Sinon  quelques  amis  engagés  à  se  taire? 
Vous  verrez  par  sa  mort  le  sultan  adouci  « 

ACOMAT. 

Roxane  en  sa  fureur  peut  raisonner  ainsi  : 

Mais  moi  qui  vois  plus  loin;  qui,  par  un  long  usage. 

Des  maximes  du  trône  ai  fait  l'apprentissage  ; 

Qui,  d'emplois  eu  emplois,  vieilli  sous  trois  sultans. 

Ai  vu  de  mes  pareils  les  malheurs  éclatants; 

Je  sais,  sans  me  flatter,  que  de  sa  seule  audace 


ACTE  IV,  SCENK  Vil.  371 

Un  homme  Ici  que  moi  doit  attendre  sa  grâce, 
Et  qu'une  mort  sanglante  est  l'unique  traité 
Qui  reste  entre  Tesclave  et  le  maître  irrité. 

OSMIIf. 

Fuyez  donc. 

ACOMAT. 

J'approuvais  tantôt  cette  pensée , 
Mon  entreprise  alors  était  moins  avancée  : 
Mais  il  m'est  désormais  trop  dur  de  reculer. 
Par  une  belle  chute  il  faut  me  signaler , 
Et  laisser  un  débris  du  moins  après  ma  fuite , 
Qui  de  mes  ennemis  retarde  la  poursuite. 
Bajazet  vit  encor  :  pourquoi  nous  étonner? 
Acomat  de  plus  loin  a  su  le  ramener. 
Sauvons-le  malgré  lui  de  ce  péril  extrême, 
Pour  nous^  pour  nos  amis^  pour  Roxane  etl&>méme 
Tii  vois  combien  son  cœùr^  prêt  à  le  protéger, 
A  retenu  mon  bras  trop  prompt  à  la  venger. 
Je  connais  peu  Tamour;  mais  j'ose  te  répondre 
Qu'il  n'est  pas  condamné,  puisqu'on  veut  le  confondre , 
Que  nous  avons  du  temps.  Malgré  son  désespoir, 
Roxane  l'aime  encore ,  Osmin ,  et  le  va  voir. 

OSMIN. 

Enfin ,  que  vous  inspire  une  si  noble  audace? 
Si  Roxane  Tordonne ,  il  faut  quitter  la  place  : 
Ce  palais  est  tout  plein... 

ACOMAT. 

Oui,  d'esclaves  obscurs, 
Nourris,  loin  de  la  guerre,  à  l'ombre  de  ses  murs. 
Mais  toi,  dont  la  valeur,  d'Amurat  oubliée , 
Par  de  communs  chagrins  à  mon  sort  s'est  liée , 
Voudras-tu  jusqu'au  bout  seconder  mes  fureurs? 

OSMIN. 

Seigneur,  vous  m'offensez.  Si  vous  mourez,  je  meurs. 

ACOMAT. 

D'amis  et  de  soldats  une  troupe  hardie 

Aux  portes  du  palais  attend  notre  sortie  ; 

La  sultane  d'ailleurs  se  fie  à  mes  discours  : 

Nourri  dans  le  sérail,  j'en  connais  les  détours; 

Ji'  sais  de  Bajazet  l'ordinairr  demeure: 

Ne  tardons  pliK,  marclioiis,  :  cl,  s'il  faut  (jii»' j»'  iiH'ure, 


372  BAJAZKT. 

Mourons;  moi,  clicr  OAmin^  comme  un  vizir j  et  toi , 

Comme  le  favori  d'un  homme  tel  que  moi. 


ACTE  CINQUIÈME. 


SCÈNE  I. 

ATAL1DE. 

Hélas*  je  cherche  en  vain;  rien  ne  s'offre  à  ma  vue. 
Malheureuse!  Gomment  puis-je  l'avoir  perdue? 
Giel^  aurais-tu  pernois  que  mon  funeste  amour 
Exposât  mon  amant  tant  de  fois  en  un  jour? 
Que^  pour  dernier  malheur  y  cette  lettre  fatale 
Fût  encor  parvenue  aux  yeux  de  ma  rivale  ? 
J'étais  en  ce  lieu  même;  et  ma  timide  main^ 
Quand  Roxane  a  paru^  Ta  cachée  en  mon  sein. 
Sa  présence  a  surpris  mon  âme  désolée  ; 
Ses  menaces^  sa  voix^  un  ordre  m'a  troublée; 
J'ai  senti  défaillir  ma  force  et  mes  esprits  : 
Ses  femmes  m'entouraient  quand  je  les  ai  repris  ; 
A  mes  yeux  étonnés  leur  troupe  est  disparue. 
Ah!  trop  cruelles  mains  qui  m'avez  secourue  » 
Vous  m'avez  vendu  cher  vos  secours  inhumains  : 
Et  par  vous  cette  lettre  a  passé  dans  ses  mains. 
Quels  desseins  maintenant  occupent  sa  pensée? 
Sur  qui  sera  d'abord  sa  vengeance  exercée? 
Quel  sang  pourra  suffire  à  son  ressentiment? 
Ah!  Bajazet  est  mort,  ou  meurt  en  ce  moment. 
Cependant  on  m'arrùte,  on  mê  tient  enfermée. 
On  ouvre.  De  son  sort  je  vais  être  informer. 

SCÈNE  II. 
ROXANE,  ATALIDE,  ZATIME,  cardes. 

ROXAWE,  àAulidr. 

H<'tirc7.-vous. 

ATALIDE. 

Mndamo...  excusez  l'embarras... 


ACTK   V,  SCfcNK  IV.  :i7:i 

ROXANK. 

Rclircz-vous ,  vous  dis-je;  et  ne  répliquez  pas. 
Gardes^  qu'on  la  retienne. 

SCÈNE  III. 
ROXANE,  ZATIME. 

ROXAHE. 

Oui^  tout  est  prêt»  Zatime. 
Orcan  et  les  muets  attendent  leur  Tictime. 
Je  suis  pourtant  toujours  maltresse  de  son  sort  : 
Je  puis  le  retenir.  Mais  s'il  sort,  il  est  mort. 
Vient-il? 

ZATIME. 

Oui  y  sur  mes  pas  un  esclave  l'amène  ; 
Et^  loin  de  soupçonner  sa  disgrâce  prochaine  » 
Il  m'a  paru^  madame,  avec  empressement 
Sortir,  pour  tous  chercher,  de  son  appartement. 

ROXANB. 

Ame  lâche,  et  trop  digne  enfin  d'être  déçue, 
Peux-tu  souffrir  encor  qu'il  paraisse  à  ta  vue? 
Crois-tu  par  tes  discours  le  vaincre  ou  l'étonner? 
Quand  même  il  se  rendrait^  peux-tu  lui  pardonner? 
Quoi!  ne  devrais-tu  pas  être  déjà  vengée? 
Ne  crois-tu  pas  encore  être  assez  outragée? 
Sans  perdre  tant  d'efforts  sur  ce  cœur  endurci , 
Que  ne  le  laissons-nous  périr?...  Mais  le  voici. 

SCÈNE  IV. 
BAJAZET,  ROXANE. 

ROXANB. 

Je  ne  vous  ferai  point  des  reproches  frivoles; 

Les  moments  sont  trop  chers  pour  les  perdre  en  paroles  : 

Mes  soins  vous  sont  connus;  en  un  mot,  vous  vivez; 

Et  je  ne  vous  dirais  que  ce  que  vous  savez. 

Malgré  tout  mon  amour,  si  je  n'ai  pu  vous  plaire, 

ie  n'en  murmure  point  ;  quoiqu'à  ne  vous  rien  taire , 

Ce  même  amour  peut-être,  et  ces  mêmes  bienfaits. 

Auraient  dû  suppléer  à  mes  faibles  attraits  : 

Mais  jr  mVlonne  enfin  que,  pour  rcronnaissancf , 


'M\  BAJAZKT. 

Pour  prix  de  tant  d*amour,  de  tant  do  confianco. 
Vous  ayez  si  longtemps,  par  des  dctoars  si  bas, 
Feint  un  amour  pour  mot  que  voas  fie  sentiez  pas. 

BAJAZET. 

Qui?  moi,  madame! 

HOXAIiE. 

Oui,  toi.  Voudrais-tu  point  encore 
Me  nier  un  mépris  que  tu  crois  que  j'ignore? 
Ne  prétetidrais4tt  point ,  par  tes  fausses  couleurs , 
Déguiser  un  amour  qui  te  retient  ailleurs; 
Et  me  jurer  enfin ,  d'une  bouche  perfide, 
Tout  ce  que  tu  ne  sens  que  pour  ton  Atalide? 

BAJAZET. 

Atalide ,  madame  !  Oh  ciel  t  qui  vous  a  dit... 

nozANE. 
Tiens,  perfide^  regarde ,  et  démens  cet  écrit. 

BAJAZET,  apfèi avoir  regaMé  Ift  lettre.    < 

Je  ne  vous  dis  plus  rien  :  cette  lettre  sincère 
D'un  malheureux  amour  contient  tout  le  raystî^ro  : 
Vous  savez  un  secret  que ,  tout  prêt  à  s'ouvrir , 
Mon  cœur  a  mille  fois  voulu  vous  découvrir. 
J'aime,  je  le  confesse  ;  et  devant  que  votre  àmc , 
Prévenant  mon  espoir,  m'eût  déclaré  sa  flamme, 
Déjà  plein  d'un  amour  dès  l'enfance  formé, 
A  tout  autre  désir  mon  cœur  était  fermé. 
Vous  me  vîntes  offrir  et  la  vie  et  l'empire; 
Et  même  votre  amour ,  si  j'ose  vous  le  dire , 

Consultant  vos  bienfaits,  les. crut,  et,  sur  leur  foi , 
De  tous  mes  sentiments  vous  répondit  pour  moi. 

Je  connus  votre  erreur.  Mais  que  pouvais-jc  faire? 

J(;  vis  en  même  temps  qu'elle  vous  était  chère. 

Combien  le  trône  tente  un  cœur  ambitieux  ! 

Vn  si  noble  présent  me  fit  ouvrir  les  yeux. 

Je  chéris,  j'acceptai,  sans  tarder  davantage, 

I/heureusc  occasion  de  sortir  d'esclavage  ; 

D'autant  plus  qu'il  fallait  l'accepter  ou  périr;. 

D'autant  plus  que  vous-même,  ardente  à  me  l'offrir. 

Vous  ne  craigniez  rien  tant  que  d'être  refusée  ; 

Que  même  mes  refus  vous  auraient  exposée  ; 

Qu'après  avoir  osé  me  voir  et  me  parler, 

il  était  danîjeronx  pour  vous  de  rorulor. 


ACTt  V,  SCÈNK  IV.  37^ 

Cependant^  je  n'en  veux  pour  témoins  que  vos  plaintes, 

Ai-je  pu  vous  tromper  par  des  promesses  feintes? 

Songez  combien  de  fois  vous  m'avez  reproché 

Vn  silence  témoin  de  mon  trouble  caché  ; 

Plus  l'effet  de  vos  soins  et  ma  gloire  étaient  proches^ 

Plus  mon  cœur  interdit  se  taisait  de  reproches. 

Le  ciel,  qui  m'entendait,  sait  bien  qu'en  même  temps 

Je  ne  m'arrêtais  pas  à  des  ycbux  impuissants; 

Et  si  l'effet  ehôn ,  suivant  mon  espérance , 

Eût  ouvert  un  champ  libre  h  ma  reconnaissance, 

J'aurais,  par  tant  d'honneurs,  par  tant  de  dignités. 

Contenté  votre  orgaeil  et  payé  vos  bontés, 

Qne  vous-même  peut-être... 

ROXÀNE. 

Et  que  pourrais-tu  faire  ? 
Sans  l'offre  de  ton  cœur,  par  où  peux-tu  me  plaire? 
Quels  seraient  de  tes  vœux  les  inutiles  fruits? 
Ne  te  souvient-il  plus  de  tout  ce  que  je  suis? 
Maîtresse  du  sérail ,  arbitre  de  ta  vie , 
Et  même  de  l'État  qu'Amurat  me  confie , 
Sultane ,  et,  ce  qu'en  vain  j'ai  cru  trouver  en  loi , 
Souveraine  d'un  cœur  qui  n'eût  aimé  que  moi  : 
Dans  ce  comble  de  gloire  où  je  suis  arrivée , 
A  quel  indigne  honneur  m'avais-tu  réservée*^ 
Tralnerais-je  en  ces  lieui  un  sort  infortuné , 
Vil  rebut  d'un  ingrat  que  j'aurais  couronné. 
De  mon  rang  descendue  à  mille  autres  égale , 
Ou  la  première  esclave  enfin  de  ma  rivale? 

Laissons  ces  vains  discours;  et,  sans  m'importunor , 
Pour  la  dernière  Coi»,  veux-tu  vivre  et  régner? 
J'ai  l'ordre  d'Amurat,  et  je  puis  fy  soustraire. 
Mais  tu  n'as  qu'un  moment  :  parle. 

BAJAZET. 

Que  faut-il  faire? 

ROXÀKB. 

Ma  rivale  est  ici  :  suis-moi  sans  différer; 
Dans  les  mains  des  muets  viens  la  voir  expirer; 
Et,  libre  d'un  amour  à  ta  gloire  funeste, 
Viens  m'engager  ta  foi;  le  temps  fera  le  kî.sIo. 
Ta  grâce  est  à  ce  prix,  si  iu  veux  robtc4iir. 


37fi  BAJAZET. 

BAJAZET. 

Je  ne  l'accepterais  que  pour  vous  en  punir; 
Que  pour  faire  éclater  aux  yeux  de  tout  Tenapire 
L'horreur  et  le  mépris  que  cette  offre  m'inspire. 

Mais  à  quelle  fureur  me  laissant  emporter^ 
Contre  ses  tristes  jours  vais-je  vous  irriter  ! 
De  mes  emportements  eUe  n'est  point  complice , 
Ni  de  mon  amour  même  et  de  mon  injustice  : 
Loin  de  me  retenir  par  des  conseils  jaloux^ 
Elle  me  conjurait  de  me  donner  à  vous. 
En  un  mot^  séparez  ses  vertus  de  mon  crime. 
Poursuivez^  s'il  le  fâut^  un  courroux  légitime; 
Aux  ordres  d'Amurat  hàtez-vous  d'obéir  : 
Mais  laissez-moi  du  moins  mourir  sans  vous  haïr. 
Amurat  avec  moi  ne  l'a  point  condamnée  ; 
Épargnez  une  vie  assez  infortunée. 
Ajoutez  cette  grâce  à  tant  d'autres  bontés, 
Madame;  et  si  jamais  je  vous  fus  cher... 

ROXANE. 

Sortez. 
SCÈNE  V. 
ROXANE,  ZATIMË. 

ROXANE. 

Pour  la  dernière  fois,  perfide,  tu  m'as  vue  ; 
Et  tu  vas  rencontrer  la  peine  qui  t'est  due. 

ZATIME. 

Atalide  à  vos  pieds  demande  à  se  jeter, 

Et  vous  prie  un  moment  de  vouloir  l'écouter , 

Madame.  Elle  vous  veut  faire  l'aveu  fidèle 

D'un  secret  important  qui  vous  touche  plus  qu'elle. 

ROXANE. 

Oui,  qu'elle  vienne.  Et  toi,  suis  Bajazet  qui  sort  : 
Et,  quand  il  sera  temps,  viens  m'apprendre  son  sort. 

SCÈNE  VI. 
ROXANE,  ATALIDE. 

ATALIDE. 

Je  ne  viens  plus,  madame,  à  feindre  disposée, 
Tromper  votre  bonté  si  longtemps  abusée; 


ACTE  V,  SCKNt  VI.  377 

Confuse^  et  digne  objet  de  vos  inimitiés, 

Je  viens  mettre  mon  cœur  et  mon  crime  à  vos  pieds. 

Oui  ;  madame,  il  est  vrai  que  je  vous  ai  trompée  : 

Du  soin  de  mon  amour  seulement  occupée , 

Quand  j'ai  vu  Bajaiet,  loin  de  vous  obéir. 

Je  n'ai  dans  mes  discours  songé  qu'à  vous  trahir. 

Je  l'aimai  dès  l'enfance;  et  dès  ce  temps,  madame. 

J'avais  par  mille  soins  su  prévenir  son  Ame. 

La  sultane  sa  mère,  ignorant  l'avenir. 

Hélas!  pour  son  malheur,  se  plut  à  nous  unir. 

Vous  l'aimâtes  depuis,  plus  heureux  l'un  et  l'autie , 

Si,  connaissant  mon  cœur,  ou  me  cachant  le  vôtre , 

Votre  amour  de  la  mienne  eût  su  se  défier! 

Je  ne  me  noircis  point  pour  le  justifier. 

Je  jure  par  le  ciel  qui  me  voit  confondue. 

Par  ces  grands  Ottomans  dont  je  suis  descendue , 

Et  qui  tous  avec  moi  vous  parlent  à  genoux 

Pour  le  plus  pur  du  sang  qu'ils  ont  transmis  en  nous; 

Bajazet,  à  vos  soins  tôt  ou  tard  plus  sensible, 

Madame^  a  tant  d'attraits  n'était  pas  invincible. 

Jalouse,  et  toujours  prête  à  lui  représenter 

Tout  ce  que  je  croyais  ^li^e  de  l'arrêter. 

Je  n'ai  rien  négligé,  )>laintes,  larmes,  colère, 

Quelque  fois  atteâtanl  ks  mânes  de  sa  mère; 

Ce  jour  même  ^  des  jours  le  plus  infortuné. 

Lui  re^pmdiaist  !V^- '■'-  qu'il  vous  avait  donné  , 

Et  de  ma  mort  enfin  le  prenant  à  partie. 

Mon  importune  ardeur  ne  s'est  point  ralentie , 

Qu'arrachant  malgré  lui  des  gages  de  sa  foi, 

Je  ne  sois  parvenue  à  le  perdre  avec  moi. 

Mais  pourquoi  vos  bontés  seraient-elles  lassées  ? 
Ne  vous  arrêtez  point  à  ses  froideurs  passées  ; 
Cesi  moi  qui  l'y  forçai.  Les  nœuds  que  j'ai  rompus 
Se  rejoindront  bientôt  quand  je  ne  serai  plus. 
Quelque  peine  pourtant  qui  soit  due  à  mon  crime, 
N'ordonnez  pas  vous-même  une  mort  légitime , 
Et  ne  vous  montrez  point  à  son  cœur  éperdu 
Couverte  de  mon  sang  par  vos  mains  répandu  : 
D'un  cœur  trop  tendre  encore  épargnez  la  faiblesse. 
Vous  pouvez  de  mon  sort  me  laisser  la  maîtresse» 
Madame;  mon  trépas  n'en  sera  pas  moins  prompt. 


378  llAJAÏhl. 

Jouissez  d'un  bonheur  dont  ma  mort  vous  rcpou  1  ; 
Couronnez  un  héros  dont  vous  serez  chérie  : 
J'aurai  soin  de  ma  mort;  prenez  soin  de  sa  vie. 
Allez  ^  madame  y  allée  :  avant  votre  retour. 
J'aurai  d'une  rivale  affranchi  votre  amour. 

ROXAME. 

Je  ne  mérite  pas  un  si  grand  sacrifiée  : 
Je  me  connais^  madame ,  et  je  me  fais  justice. 
Loin  de  vous  séparer ,  je  prétends  aujourd'hui 
Par  des  nœuds  étemels  vous  unir  avec  lui  : 
Vous  jouirez  bientôt  de  son  aimable  vue. 
Levez-vous.  Mais  que  veut  Zatime  tout  émue? 

SCÈNE  VIL 
.    ROXANE,ATALIDE,  ZATIME. 

ZATIME. 

Ah!  venez  vous  montrer,  madame ,  ou  désormais 

Le  rebelle  Acomat  est  maître  du  palais  : 

Profanant  des  sultans  la  demeure  sacrée , 

Ses  criminels  amis  en  ont  forcé  l'entrée. 

Vos  esclaves  tremblants,  dont  la  moitié  s'enfuit. 

Doutent  si  le  vizir  vous  sert  ou  vous  trahit. 

ROXANE. 

Ah  les  traîtres!  Allons,  et  courons  le  confondre. 
Toi,  garde  ma  captive,  et  songe  à  m'en  ré|K)ndrc. 

SCÈNE  VIII. 
AT ALIDE,  ZATIME. 

ATALrUE. 

Hélas  !  pour  qui  mon  cœur  doitr-il  faire  des  vœux  ? 

J'ignore  quel  dessein  les  anime  tous  deux. 

Si  de  tant  de  malheurs  quelque  pitié  te  touche . 

Je  ne  demande  point,  Zatime,  que  ta  bouche 

Trahisse  en  ma  faveur  Roxanc  et  son  secret  : 

Mais,  de  grâce,  dis-mot  c<;  que  fait  Bajazet. 

L'as-tu  vu?  Pour  ses  jours  n'ai-jc  encorrion  a  rraindrf»? 

ZATIMK. 

Madame,  en  vos  malheurs  je  ne  puis  <|ut'  >oiis  plaindr*^ 

ATALIDK. 

Oi»oil  Kuxanc  dojà  l'a-t-cllc  rundainne? 


ACTE  V,  SCÈNE  X.  ^79 

ZATIIIE. 

Madame^  le  secret  m'est  surtout  ordonné. 

▲VALIDE. 

Malheureuse  9  dis^moi  seulement  s'il  respire. 

2AT1IIE. 

Il  y  va  de  ma  vie,  et  je  ne  puis  rien  dire. 

▲TAUOB. 

Ah!  c'en  esttrap,  cruelle.  Achève j,  et  que  ta  iiiuiit 
Lui  donne  de  ton  zèle  un  gage  plus  certain  ; 
Perce  toi-même  un  cœur  que  ton  silence  accable^ 
D'une  esclave  barbare  esclave  impitoyable  : 
Précipite  des  jours  qu'elle  me  veut  ravir  ; 
Montre-toi,  s'il  se  peut,  digne  de  la  servir. 
Tu  me  retiens  en  vain;  ct>  dès  cette  même  heure  . 
H  faut  que  je  le  voie,  ou  (lu  moins  que  je  meure. 

SCÈNE  IX. 
AT  AUDE,  ACOMAT,  ZATiME. 

ACOMAT. 

Ah!  que  faitBajazet?  où  le  puis*je  trouver, 

Madame?  Aurai-je  encor  le  temps  de  le  sauver? 

Je  cours  tout  le  sérail;  et,  même  dès  l'entrée , 

De  mes  braves  amis  la  moitié  séparée 

A  marché  sur  les  pas  du  courageux  Osmiii  ; 

Le  reste  m'a  suivi  par  un  autre  chemin. 

Je  cours,  et  je  ne  vois  que  des  troupes  craintives 

D'esclaves  effrayés,  de  femmes  fugitives. 

ATALIDE. 

Ah  !  je  suis  de  son  sort  moins  inslruilc  que  vous. 
Cette  esclave  le  sait. 

ACOMAT. 

Crains  mon  juste  courroux, 
Malheureuse;  réponds. 

SCÈNE  X. 

ATAUDE,  ACOMAT,  ZATIME,  ZAÏRE. 

ZAÏRE. 

Madame... 

ATALIDK. 

Kh  hi'Mi .  /aire  f 


3«0  BAJAZET. 

Qu'est-ce? 

ZAÏRE. 

Ne  craignez  plus  :  votre  ennemie  expire. 

ATALIDE. 

Uoxane... 

ZAÏRE. 

Et^  ce  qui  va  bien  plus  vous  étonner, 
Orcan  lui-même ,  Orcan  vient  de  Tassassiner. 

ATALIDE. 

Qui!  lui? 

'4AÏRE. 

Désespéré  d'avoir  manqué  son  crime. 
Sans  doute  il  a  voulu  prendre  cotte  victime. 

ATAUDE. 

Juste  ciel,  l'innocence  a  trouvé  (on  appui! 
Bajazet  vit  encor;  vizir,  courez  à  lui. 

ZAÏRE. 

Par  la  bouche  d'Osmin  vous  serez  mieux  instruite; 
11  a  tout  vu. 

SCÈNE  XF. 
ATALIDE,  ACOMAT,  ZAÏRE,  OSMIN. 

ACOMAT. 

Ses  yeux  ne    ontrils  point  séduite? 
RoxaneestrcUe  morte? 

OSMIN. 

Oui  ;  j'ai  vu  l'assassin 
Retirer  son  poignard  tout  fumant  de  son  sein. 
Orcan ,  qui  méditait  ce  cruel  stratagème , 
La  servait  à  dessein  de  la  perdre  elle-même  ; 
Et  le  sultan  l'avait  chargé  secrètement 
De  lui  sacrifier  l'amante  après  l'amant. 
Lui-même  d'aussi  loin  qu'il  nous  a  vus  paraître , 
«  Adorez,  a-l-il  dit,  l'ordre  de  votre  maître; 
«  De  son  auguste  seing  reconnaissez  les  traits^ 
«  Perfides,  et  sortez  de  ce  sacré  palais.  » 
A  ce  discours,  laissant  la  sultanç  expirante , 
11  a  marché  vers  nous;  et,  d'une  main  sanglante, 
Il  nous  a  déployé  l'ordre  dont  Amurat 
Autorise  ce  monstre  à  ce  double  attentai. 


ACTE  V,  SCÈNE  XI.  3»! 

Mais,  seigneur,  sans  vouloir  l'écouter  davantage, 
Transportés  à  la  fois  de  douleur  et  de  rage , 
Nos  bras  impatients  ont  puni  son  forfait. 
Et  vengé  dans  son  sang  la  mort  de  Bajazet. 

ATA  U  DU. 

Bajazet! 

ACOMAT. 

Que  dis- tu? 

OSMIR. 

Bajazet  est  sans  vie. 
L'ignoriez-vous? 

ATALIDB. 

Oh  ciel! 

OSMIK. 

Son  amante  en  furie. 
Près  de  ces  lieux,  seigneur,  craignant  votre  secours. 
Avait  au  nœud  fatal  abandonné^ ses  jours. 
Moi-même  des  objets  j'ai  vu  le  plus  funeste. 
Et  de  sa  vie  en  vain  j'ai  cherché  quelque  reste; 
Bajazet  était  mort.  lions  l'avons  rencontré 
De  morts  et  de  mourants  noblement  entouré, 
Que,  vengeant  sa  défaite,  et  cédant  sous  le  nombre^ 
Ce  héros  a  forcés  d'accompagner  son  ombre. 
Mais,  puisque  c'en  est  fait,  seigneur,  songeons  à  nous. 

ACOMAT. 

Ah!  destins  ennemis,  où  me  réduisez-vous? 

Je  sais  en  Bajazet  la  perte  qn«'vous  faites. 

Madame;  je  sais  trop  qu'en  l'état  où  vous  êtes 

Il  ne  m'appartient  point  de  vous  offrir  l'appui 

De  quelques  malheureux  qui  n'espéraient  qu'en  lui  : 

Saisi,  désespéré  d'une  mort  qui  m'accable,  ' 

Je  vais,  non  point  sauver  cette  tète  coupable. 

Maïs,  redevable  aux  soins  de  mes  tristes  amis, 

Défendre  jusqu'au  bout  leurs  jours  qu'ils  m'ont  commis. 

Pour  vous,  si  vous  voulez  qu'en  quelque  aufrc  contrée 

Nous  allions  confier  votre  tête  sacrée. 

Madame,  consultez  :  maîtres  de  ce  palais. 

Mes  fidèles  amis  attendront  vos  souhaits; 

Et  moi,  pour  ne  point  perdre  un  temps  si  salutaiir, 

Je  cours  où  ma  présence  est  encor  nécessaire , 

Et,  jusqu'au  pied  des  murs  que  la  mer  vient  laver, 

Sur  mes  vaisseaux  tout  prêts  je  viens  vous  rclroiiver. 


SCENE  XII. 
ATAUDE,  ZAlttE. 

ATALIDE. 

Eufiii,  c  en  est  donc  fait;  et,  par  mes  artifices. 
Mes  injustes  soupçons,  mes  funestes  caprices. 
Je  suis  donc  arrivée  au  douloureux  moment 
Où  je  vois  par  mon  crime  expirer  mon  amant! 
N'était-ce  pas  assez,  cruelle  destinée, 
Qu'à  lui  survivre,  hélas  !  je  fusse  condamnée? 
Et  fallait-il  encor  que,  pour  comble  d'horreui^. 
Je  ne  pusse  imputer  sa  mort  qu'à  mes  fureurs? 
Oui,  c'est  moi,  cher  amant,  qui  t'arrache  la  vie; 
Roxane  ou  le  sultan  ne  te  l'ont  point  ravie; 
Moi  seule  j'ai  tissu  le  lien  malheureux 
Dont  tu  viens  d'éprouver  les  détestables  neouds. 
Et  je  puis,  sans  mourir,  en  souffrir  la  pensée, 
Moi  qui  n'ai  pu  tantôt,  de  ta  mort  menacée, 
Retenir  mes  esprits  prompts  à  m'abandonncr! 
Ah!  n'ai-je  eu  de  l'amour  que  pour  t'assassiner? 
Mais  c'en  est  trop;  il  faut,  par  un  prompt  sacrifice, 
Que  ma  fidèle  main  te  venge  et  me  punisse. 
.   Vous,  de  qui  j'ai  troublé  la  gloire  et  le  repos. 
Héros,  qui  deviez  tous  revivre  en  ce  héros; 
Toi,  mère  malheureuse,  et  qui,  dès  notre  enfance , 
Me  confias  son  cœur  dans  une  autre  espérance , 
Infortuné  vizir,  amis  désespérés, 
Roxane,  venez  tous,  contre  moi  conjurés. 
Tourmenter  à  la  fois  une  amante  éperdue , 
Et  prenez  la  vengeance  enfin  qui  vous  est  due. 

(Klle  Bc  tue.) 
ZAÏR£. 

Ah  madame!/..  Elle  expire.  Oh  ciel!  en  ce  malheur. 
Que  ne  puis-jc  avec  elle  expirer  de  douleur! 


PIN    Mi    BAJA2ET. 


PRÉFACE 

DE    HITBftIllAttt. 


Il  n*y  ■  guère  de  ami  pkiê  éoftn»  qu*  eeisi  de  Milhridale  :  sa  vie  H  ta 
nort  font  une  |>artie  eeftsidérable  de  ililatoire  rooniae  ;  ff. ,  aam  romplrr 
I»  victoires  qu'il  a  rempertées ,  on  peat  dira  q«e  ses  Muiea  défaites  oat  lait 
|ir«M|ue  toute  la  gloire  de  trois  des  plus  grands  eapitaines  de  la  république , 
c'est  à  savoir,  de  Syllâ ,  de  LoenUas ,  et  de  Pompée.  Ainsi  je  oo  peose  paii 
qu'il  soit  besoin  de  êiter  kà  me»  anteurs  :  car,  eieepté  quelques  évënettnits 
qne  }'ai  an  peu  rapprochés  par  le  droit  que  doaae  la  poésie ,  tout  le  laonde 
reconnaîtra  aisément  que  j'ai  saiti  Tbisloire  ntec  beaacoap  de  fidélité.  En 
rfîet ,  il  n'j  a  guère  d'aetions  éelauntea  dans  la  vie  de  Mithridate  qai  n'aient 
trouTé  place  dans  Ma  tragédie.  J'y  ai  inséré  toat  ee  qai  pouTail  metlrr  en 
jour  les  rnacQrs  et  les  seniimenis  do  ee  prinee,  je  veas  dire  sa  baine  violente 
contre  les  Romains,  son  grand  eonragc,  aa  ftneiise,  sa  dissimulation,  et  enfin 
rrtle  jalousie  qui  lui  était  ai  ttatofelle,  et  qni  a  tant  de  fon  coûté  la  vie  à  ses 
maîtresses. 

I ji  seule  cbose  qui  pourrait  n'étrt  paa  anssi  connue  que  le  reste ,  e'cst 
If  dcawin  que  je  lui  fais  prendre  dd  pasMr  dans  l'Iulie.  Comme  ee  dessein 
m'a  fourni  une  des  scènes  qui  ont  le  pfau  réasai  dans  asa  tragédie ,  je  eroi  i 
rfnc  le  phisir  du  lecteur  pourra  redoubler,  quawl  il  verra  que  presque  tous 
1rs  historiens  ont  dit  ce  que  je  fdia  dira  ici  à  Mitbridale. 

Ilorns ,  Plntarque ,  et  Dion  Camius ,  nomment  les  pays  par  où  il  devait 
passer.  Appien  d'Alexandrie  entra  pins  dans  le  détail  ;  et,  après  avoii  marque 
les  facilités  et  les  seconn  que  Mithridate  espérait  trouver  dans  sa  marche , 
il  ajoute  que  ee  projet  fut  le  prétexte  dont  Pbannee  se  servit  pour  faire 
révolter  toute  l'armée,  et  qne  kes  soldaU,  effrayés  de  l'entraprise  de  son 
père ,  la  regardèrent  comme  le  désespoir  d'un  priaee  qui  ne  cbcrebait  qu'à 
périr  ïïftc  érlat.  Ainsi  elle  fut  en  partie  cauac  de  sa  nmrt ,  qni  est  l'action 
de  ma  tragédie. 

J'ai  encore  lié  ce  dessein  de  plus  près  à  mon  sujet  ;  je  m'en  suis  servi 
]iour  faire  connaître  à  Mithridate  les  secrète  lentimente  de  ses  deux  fils.  On 
ne  pent  prendre  trop  de  préeaatioa  pont  ne  rien  mettre  sur  le  ihéAUc  qui 
ne  soit  très-nécessaire  ;  et  les  plus  belles  seènes  sont  en  danger  d'ennuyer, 
dn  moment  qu'on  peut  les  séparer  de  l'action ,  et  qu'elles  rinlerrompcnt . 
an  lien  de  la  eohdnire  vera  sa  fin. 

Voici  la  réflexion  que  fait  Dion  Camius  sur  ce  dessein  de  Mithridate  :  (>i 
homme,  dit-il,  était  véritablement  né  pour  entreprendre  de  grandes  cliusc». 
<  ummc  il  avait  souvent  éprouvé  la  bonne  et  la  maavaisc  fortune  ,  il  nr 
(  rnyait  rien  au-dessus  de  ses  espérances  et  de  son  andacr ,  et  mexiirail  sch 
<lrs*rin<   bien   plus  à  la  irrandrnr  de  <«on  rniira;'*»  qu'au  mauvais  «'•t.it  dr  s<h 


384  PRfiFACK. 

aiïaîrcs  -,  bien  résolu ,  si  son  cntrcpriac  ne  réu!»Ms.iil  point ,  de  faire  iioi* 
lin  digne  d'un  grand  roi ,  et  de  s'cnsetelir  loi-m^e  mus  les  ruines  de  son 
empire ,  plutôt  que  de  TÎrre  dMS  robscurilé  et  dans  la  bassesse.  ^ 

.  J'ai  choisi  Monime  entre  les  rcmmcs  que  Mithridate  a  aimëes.  U  parait 
que  c'est  celle  de  toutes  qui  a  été  la  plus  vertueuse ,  et  qu'il  a  aimée  le 
plus  tendrement.  Phitarque  semble  avoir  pris  plaisir  à  décrire  le  malbear  et 
les  senlinenu  de  cette  princease.  C'est  loi  qui  m*a  donné  Tidée  de  Monime  ; 
et  c'est  en  partie  sor  la  peinture  qu'il  en  a  faite  qoe  j*ai  fondé  un  caradère 
que  je  puis  dire  qui  n'a  point  déplo.  Le  lecteur  trouvera  bon  que  je  rap- 
porte SCS  paroles Jellcs  qu'Amyot  les  a  traduites;  car  elles  ont  une  grâce, 
dans  le  vieux  style  de  ce  traducteur ,  qne  je  ne  crois  point  pouToir  égaler 
dans  notre  langue  moderne  : 

«  Cette-ci  estoit  fort  ranompiée  entre  les  Grecs ,  pour  ce  qoe  «  quelques 
«  soUiôtnlions  que  loi  «eeost  faire  le  roi  en  estant  amoiireui ,  jamais  ne 
•I  vonlat  entendre  à  tontes  aes  ponnnitea  jusqu'à  ce  qu'il  y  enst  accord  de 
■  mariage  passé  entra  eux,  qn*il  J«i  eust  envoyé  le  diadesme  on  bandeau  royal, 
a  et  qu'il reuatappellée'roync.  La  paovra  dame,  depuis  que  ce  roi  l'eust 
«  cspousée .  avoil  vescu  en  grande  despUisance ,  ne  faisant  continuellement 
H  autre  cbose  qne  de  plorer  la  malheureuse  beauté  de  son  corpa,  Uquelle, 
«  au  lien  de  loi  donner  un  mari ,  lui  avoit  donné  un  maistre ,  et ,  au  lieu 
«  de  compagnie  conjugale ,  et  que  doibt  avoir  nne  dame  d^honneur,  loi 
M  avait  baillé  nne  garde  '«t  garnison  d'hommes  barbares,  qui  la  tenoicot 
n  comme  prisonnière  loin  du  doulx  pays  de  la  Grèce .  en  lieu  où  elle  n'a- 
«  voit  qu'un  songe  et  nne  ombre  de  biens  ;  et  an  contraire  avoit  réellcoKnt 
,  «  perdu  les  vériubles .  dont  elle  jouissait  au  pays  de  sa  naissance.  Et  quand 
M  l'eunuque  fut  arrivé  deven  elle ,  et  lui  eut  faict  conunandement  de  par  le 
«  roi  qu'elle  cust  à  mourir,  adonc  elle  s'arracha  d'alentour  de  la  teste  son 
«  bandeau  royal ,  et,  se  le  nouant  alentour  du  col,  s'en  pendit.  Mais  le  ban- 
N  dean  ne  fut  pas  assez  fort ,  et  se  rompit  incontinent.  £t  lora  elle  se  prit 
M  à  dira  :  O  maudit  et  malheureux  tissu ,  ne  me  serviras-^u  poùu  au 
«  moins  à  ee  triste  service  ?  En  disant  ces  paroles ,  die  le  jeta  contre  terre, 
M  eraebant  demns ,  et  tendit  la  gorge  à  l'eunuque.  » 

Xipharès  était  fils  de  Mithridate  et  d'une  de  ses  femmes  qui  se  nommait 
Stratonic».  Elle  livra  ans  Romains  une  place  de  grande  importance ,  où 
étaient  les  trésors  de  Mithridate,  pour  mettre  son  fils  Xipharès  dans  les  bonne* 
grftoes  de  Pompée.  U  y  a  des  historiens  qui  prétendent  que  Mithridate  fit 
mourir  ce  jeune  prince,  pour  se  venger  d«  la  perfidie  de  sa  mère. 

Je  ne  dis  rien  de  Phamace  ;  ear  qui  ne  sait  pas  que  ce  fut  lui  qui  souleva 
contre  Mithridate  ee  qui  lui  restait  de  troupes ,  et  qui  for^  ce  prince  à  te 
vouloir  empoisonner,  et  à  se  passer  son  épée  au  travers  du  coqia,  pour  ne 
pas  tomber  entre  les  mains  de  ses  ennemis  ?  C'est  ce  même  Phamace  qui  fut 
vsinrn  depuis  par  Jules  César,  et  qui  fut  tué  ensuite  dans  une  antre  bataillr. 


MITHRIDATE, 

TIIAGKDJE   (1^3.) 


ACTEURS. 

MITtf  RIDATE ,  roi  de  Pont  et  de  quantité  d^aatrcs  royaumn. 
MOMME,  accordée  avec  Mithridate ,  et  déjà  déclarée  reine 

**"piÎARte^  '  !  fUs  de  Milhridtte .  mais  de  différentes  mères. 
AKBATE,  confident  de  Mithridate,  et  gouTemeur  de  la  place  de  Nym- 

phée. 
PIIOEDIME .  confidente  de  Monime. 
ARCAS .  domestique  de  Mithridate. 
Gardes. 

Ijk  scène  est  à  Nympliée ,  port  de  mer  sur  le  Bo.^pliorc  Cin^méricn  ,  dans 
la  Cbersonèse  Taurique, 


ACTE    PREMIER. 


SCÈNE  1. 
XIPHARÈS,  ARBATE. 

XIPHARÈS. 

On  nous  faisait,  Arbate,  un  fidèle  rapport  : 
Rome  en  effet  triomphe,  et  Mithridate  est  mort. 
Les  Romains,  vers  l'Euphrate,  ont  attaqué  mon  père, 
Et  trompé  dans  la  nuit  sa  prudence  ordinaire. 
Après  un  long  combat,  tout  son  camp  dispersé 
Dans  la  foule  des  morts,  en  fuyant,  l'a  laissé; 
Et  j'ai  su  qu'un  soldat  dans  les  mains  do  Pompée 
Avec  son  diadème  a  remis  son  épée. 
Ainsi  ce  roi ,  qui  seul  a  durant  (|uarante  ans 
Lassé  tout  ce  que  Rome  eut  de  chefs  importants. 
Et  qui,  dans  l'Orient  balançant  la  fortune, 
Vongcait  de  tous  les  rois  la  querelle  commune, 
Mrnrt,  pt  laisse  après  lui,  pour  vi^ngnr  son  tn'pas, 

.15 


3fi6  MITHRIDATK. 

Deux  fils  infortunés  qui  ne  s'accordent  pas. 

ARBATC. 

Vous,  soigneur!  Quoi!  l'ardeur  de  régner  en  sa  place 
Rend  déjà  Xipharës  ennemi  de  Pharnace? 

ZIPHARÈS. 

Non  y  je  ne  prétends  point,  cher  Arbate,  à  ce  prix. 
D'un  malheureux  empire  acheter  les  débris. 
Je  sais  en  lui  des  ans  respecter  l'avantage; 
Et,  content  des  États  marqués  pour  mon  partage. 
Je  verrai  sans  regret  tomber  entre  ses  mains 
Tout  ce  que  lui  promet  l'amitié  des  Romains. 

AKBATE. 

L'amitié  des  Romains!  Le  fils  de  Milhridate , 
Seigneur!  Est-il  bien  vrai? 

XIPHARËS. 

N'en  doute  point,  Arbatc.    • 
Pharnace,  dès  longtemps  tout  Romain  dans  le  cœur, 
Attend  tout  maintenant  de  Rome  et  du  vainqueur. 
Et  moi,  plus  que  jamais  à  mon  père  fidèle. 
Je  conserve  aux  Romains  une  haine  immortelle. 
Cependant  et  ma  haine  et  ses  prétentions 
Sont  les  moindres  sujets  de  nos  divisions. 

ARBATE. 

Et  quel  autre  intérêt  contre  lui  vous  anime? 

XIPHARÉS. 

Je  m'en  vais  t'étonncr.  Cette  belle  Monimc 
Qui  du  roi  notre  père  attira  tous  les  vœux, 
Dont  Pharnace,  après  lui,  se  déclare  amonrr.ux... 

AHBATK. 

Eh!  bien,  seigneur? 

IIPIIARÉS. 

Je  l'aime,  et  ne  veux  plus  m'en  taire 
Puisqu'enfln  pour  rival  je  n'ai  plus  que  mon  frère. 
Tu  ne  f attendais  pas,  sans  doute,  à  ce  discours  : 
Mais  ce  n'est  point,  Arbate,  un  secret  de  deux  jours; 
Cet  amour  s'est  longtemps  accru  dans  le  silence. 
Que  n'en  puis-jc  à  tes  yeux  marquer  la  violence. 
Et  mes  premiers  soupirs,  et  mes  derniers  ennuis! 
Mais,  en  l'état  funeste  où  nous  sommes  réduits, 
Ce  n'est  guère  le  temps  d'occuper  ma  mémoire 
A  rappolorle  cours  d'une  amoureuse  hi«?toirr. 


ACTK  I,  SCKNt   I.  ^87- 

Qu'il  te  suffise  donc,  pour  me  justifier. 
Que  je  vis,  que  j'aimai  la  reine  le  premier; 
Que  mon  père  ignorait  jusqu'au  nom  de  Moiiiuii* , 
Quand  je  conçue  pour  elle  un  amour  légitime. 
11  la  vit  :  mais,  au  lieu  d'offrir  à  ses  beautés 
Un  hymen  et  des  vœux  dignes  d'ôtre  écoutes, 
11  crut  que,  sans  prétendre  une  plus  haute  gloire , 
Elle  lui  céderait  une  indigne  victoire. 
Tu  sais  par  quels  efforts  il  tenta  sa  vertu  ; 
Et  que,  lassé  d'avoir  vainement  combattu, 
Absent,  mais  toujours  plein  de  son  amour  exlrèiTii' , 
Il  lui  fît  par  tes  mains  porter  son  diadème. 
Juge  de  mes  douleurs,  quand  des  bruits  trop  certains 
M'annoncèrent  du  roi  l'amour  et  les  desseins; 
Quand  je  sus  qu'à  son  lit  Monime  réservée 
Avait  pris  avec  toi  le  chemin  de  Nymphée  l 
Hélas  !  ce  fut  cncor  dans  ce  temps  odieux 
Qu'aux  offres  des  Romains  ma  mère  ouvrit  les  yeux  : 
Ou  pour  venger  sa  foi  par  cet  hymen  trompée. 
Ou  ménageant  pour  moi  la  faveur  de  Pompée, 
Elle  trahit  mon  père,  et  rendit  aux  Romains 
La  place  et  les  trésors  confiés  en  ses  mains.' 
Quel  deviiis-je  au  récit  du  crime  de  ma  mère  ! 
Je  ne  regardai  plus  mon  rival  dans  mon  père  ; 
J'oubliai  mon  amour  par  le  sien  traversé  : 
Je  n'eus  devant  les  yeux  que  mon  père  olTcn^'. 
J'attaquai  les  Romains^  et  ma  mère  éperdue 
Me  vit,  en  reprenant  cette  place  rendue, 
A  mille  coMps  mortels  contre  eux  me  dévouer, 
Et  chercher,  en  mourant,  à  la  désavouer. 
L'Ëuxiu^  depuis  ce  temps,  fut  libre,  et  l'est  ciitoïc  ; 
Et  des  rives  de  Pont  aux  rives  du  Bosphore 
Tout  reconnut  mon  père  :  et  ses  heureux  vaisseaux 
N'eurent  plus  d'ennemis  que  les  vents  et  les  ean\. 
Je  voulais  faire  plus  ;  je  prétendais ,  Arbate , 
Moi-même  à  son  secours  m'avancer  vers  TEuphrato. 
Je  fus  soudain  frappé  du  bruit  de  sou  trépas. 
Au  milieu  de  mes  pleurs,  je  ne  le  cèle  pas, 
Monime,  qu'en  tes  mains  mon  père  avait  laissée , 
Avec  tous  ses  attraits  revint  en  ina  puiiséo. 
Que  dis-je?  en  ce  malheur  je  tremblai  pour  ses  juins; 


•;iM  MITIIRIDATE. 

Je  redoutai  du  roi  tes  cruelles  amours  : 
Tu  sais  combien  de  fois  ses  jalouses  tendresses 
Ont  pris  soin  d'assarer  la  mort  de  ses  maîtresses. 
Je  volai  vers  Nymphée;  et  mes  tristes  regards 
Rencontrèrent  Ptiamace  au  pied  de  ses  rempaiis. 
J'en  conçus,  je  l'avoue,  un  présage  funeste. 
Tu  nous  reçus  tous  deux,  et  tu  sais  tout  le  reste. 
Pharnace ,  en  ses  desseins  toujours  impétueux , 
Ne  dissimula  point  ses  vœux  présomptueux  : 
De  mon  père  à  la  reine  il  conta  la  disgrâce , 
L'assura  de  sa  mort,  et  s'offrit  en  sa  place. 
Comme  il  le  dit,  Arbate,  il  veut  l'exécuter. 
Mais  enfin ,  à  mon  tour,  je  prétends  éclater  : 
Autant  que  mon  amour  respecta  la  puissance 
D'un  père  à  qui  je  fus  dévoué  dès  l'enfance, 
Autant  ce  même  amour,  maintenant  révolté , 
De  ce  nouveau  rival  brave  l'autorité. 
Ou  Monime,  à  ma  flamme  elle-même  contraire, 
Condamnera  l'aveu  que  je  prétends  lui  faire; 
Ou  bien,  quelque  malheur  qu'il  en  puisse  avenir. 
Ce  n'est  que  par  ma  mort  qu'on  la  peut  obtenir. 

Voilà  tous  les  secrets  que  je  voulais  f  apprendre. 
C'est  à  toi  de  choisir  quel  parti  tu  dois  prendre  ; 
Qui  des  deux  te  parait  plus  digne  de  ta  foi. 
L'esclave  des  Romains,  ou  le  fils  de  ton  roi. 
Fier  de  leur  amitié ,  Pharnace  croit  peut-être 
Commander  dans  Nymphée  et  me  parler  en  maître. 
Mais  ici  mon  pouvoir  ne  connaît  point  le  sien  : 
Le  Pont  est  son  partage,  et  Colchos  est  le  mien; 
Et  Ton  sait  que  toujours  la  Colcbide  et  ses  princes 
Ont  compté  ce  Bosphore  au  rang  de  leurs  provinces. 

ARBATE. 

Commandez-moi,  seigneur.  Si  j'ai  quelque  pouvoir, 
Mon  choix  est  déjà  fait,  je  ferai  mon  devoir  : 
Avec  le  même  zèle,  avec  la  même  audace 
Que  je  servais  le  père,  et  gardais  cette  place 
Et  contre  votre  frère  et  même  contre  vous. 
Après  la  mort  du  roi  je  vous  sers  contre  tous. 
Sans  vous,  ne  sais-je  pas  que  ma  mort  assurée 
De  Pharnace  en  ces  lieux  allait  suivre  l'entrée? 
Sais-je  pas  (juc  mon  sang,  par  ses  mains  répandu, 


ACTE  I,  SCÈNt  II.  :m 

Eût  souillé  ce  rempart  contre  lui  défendu  ? 
Assurez-vous  du  cœur  et  du  choix  de  tsi  reine  : 
Du  reste  ^  ou  mon  crédit  n'est  plus  qu'une  ombre  vainc  ^ 
Ou  Pharnace^  laissant  le  Bosphore  en  vos  mains, 
Ira  jouir  ailleurs  des  bontés  des  Romains. 

XtPHARÉS. 

Que  ne  devrai-je  point  à  cette  ardeur  extrême  ! 
Mais  on  vient.  Cours ^  ami.  C'est  Monime  eUe-mèmv. 

SCÈNE  II. 
MONlMË,  XIPHARÈS. 

MONrME. 

Seigneur^  je  viens  à  vous  :  car  enfin,  aujourd'hui^ 
Si  vous  m'abandonnez^  quel' sera  mon  appui? 
Sans  parents^  sans  amis^  désolée  et  craintive. 
Reine  bngtcmps  de  nom^  mais  en  effet  captive, 
Et  veuve  maintenant  sans  avoir  eu  d^époux, 
Seigneur^  de  mes  malheurs  ce  sont  là  les  plus  doux. 
Je  tremble  à  vous  nommer  l'ennemi  qui  m'opprime  : 
J'espère  toutefois  qu'un  coeur  si  magnanime 
Ne  sacrifiera  point  les  pleurs  des  malheureux 
Aux  intérêts  du  sang  qui  vous  unit  tous  deux. 
Vous  devez  à  ces  mots  reconnaître  Pharnace. 
Cest  lui ,  seigneur,  c'est  lui  dont  la  coupable  audace 
Veut,  la  force  à  la  main,  m'attachcr  à  son  sort 
Par  un  hymen  pour  moi  plus  cruel  que  la  mort. 
Sous  quel  astre  ennemi  faut-il  que  je  sois  née  ! 
Au  joug  d'un  autre  hymen  sans  amour  destinée, 
A  peine  je  suis  libre  et  goûte  quelque  paix , 
Qu'il  faut  que  je  me  livre  à  tout  ce  que  je  hais. 
Peut-être  je  devrais,  plus  humble  en  ma  misère , 
Me  souvenir  du  moins  que  je  parle  à  son  frère  : 
Mais,  soit  raison,  destin,  soit  que  ma  haine  en  i\ii 
Confonde  l^s  Romains  dont  il  cherche  l'appui , 
Jamais  hymen  formé  sous  le  plus  noir  auspice 
De  l'hymen  que  je  crains  n'égala  le  supplice. 
Et  si  Monime  en  pleurs  ne  vous  peut  émouvoir,  . 
Si  je  n'ai  plus  pour  moi  que  mon  seul  désespoir  ; 
Au  pied  du  même  autel  où  je  suis  attendue. 
Seigneur,  vous  me  verrez,  à  moi-môme  rendue, 


390  MITURIUATE. 

Percer  ce  triste  c«Bur  qu'on  veut  t^râmaUcr, 
Et  dont  jamais  encor  je  n'ai  pu  disposer. 

]|IP«A1IÈS. 

Madame^  assureï-vous  de  mon  obéissance; 
Vous  avez  dans  ces  Uei»  une  entière  puissance  : 
Phamace  ira^  s'il  veut,  $e  faire  craindre  ailleurs. 
Mafs  vous  ne  «avez  p«3  encoY  tous  vos  malheurs. 

HomvB. 
Hé!  quel  nouveau  malheur  peut  affliger  Monime^ 
Seigneur? 

UPHARÈS. 

Si  vous  aimer  c'est  faire  un  si  grand  crime, 
Pliarnace  n'en  est  pas  seul  coupable  aujourd'hui  ; 
Et  je  suis  mille  fois  plus  criminel  que  lui. 

NQJHUIS. 

Vous! 

xiPiuaÈs. 
Mettez  ce  malheur  au  ran^;  des  plus  funestes; 
Attestez,  s'il  le  faut^  les  puissances  célestes 
Contre  un  sang  malheureux >  né  pour  vous  tourmenter. 
Père,  enfants,  animés  à  vous  persécuter  : 
Mais,  avec  quelque  ennui  que  vous  puissiez  apprendre 
Cet  amour  criminel  qui  vient  de  vous  surprendre^ 
Jamais  tous  vos  malheurs  ne  sauraient  approcher 
Des  maux  que  j'ai  soufferts  en  le  voulant  cacher. 
Ne  croyez  point  pourtant  que,  semblable  à  Pharnaco, 
Je  vous  serve  aujourd'hui  pour  me  mettre  en  sa  place  ; 
Vous  voulez  être  à  vous ,  j'en  ai  donné  ma  foi , 
Et  vous  ne  dépendrez  ni  de  lui  ni  de  moi. 
Mais,  quand  je  vous  aurai  pleinement  satisraite  . 
En  quels  lieux  avez-vous  choisi  votre  retraite? 
Sera-ce  loin,  madame,  ou  près  de  mes  États? 
Me  sera-tril  permis  d'y  conduire  vos  pas? 
Verrez-vous  d'un  même  œil  le  crime  et  l'innocence? 
En  fuyant  mon  rival,  fuirez-vous  ma  présence? 
Pour  prix  d'avoir  si  bien  secondé  vos  souhaits', 
Faudra-t-il  me  résoudre  h  ne  vous  voir  jamais? 

MOPIIME. 

Ah!  que  m'apprcnez-vous  ! 

XlPHAliÈS. 

Hé  quoi!  belle  Moninie, 


ACTJi  I,  SCfcNK  11.  391 

Si  le  temps  peut  donner  quelque  droit  lé^'itinic^ 

Faut-il  vous  dire  ici  que  le  premier  de  tous 

Je  vous  vis^  je  formai  le  dessein  d'être  à  vous^ 

(}uand  vos  charmes  naissants^  inconnus  à  mou  père^ 

N'avaient  encor  paru  qu'aux  yeux  de  votre  mère? 

Ah!  si^  par  mon  devoir  forcé  de  vous  quitter^ 

Tout  mon  amour  alors  ne  put  pas  éclater^ 

Ne  vous  souvient-il  plus,  sans  compter  tout  le  reste, 

Combien  je  me  plaignis  de  et;  dcvmr  funeste? 

Ne  TOUS  souvient-il  phiSj  en  quittant  vos  beaux  yeux, 

Quelle  vive  douleur  attendrit  mes  adieux? 

Je  m'en  souviens  tout  seul  :  avouez-le,, madame. 

Je  vous  rappelle  un  songe  effaee  de  votre  âme. 

Tandis  que,  loin  de  vous  ,  sans  espoir  de  retour, 

Je  nourrissais  im{:ùre  un  niaUieureux  amour, 

Contente ,  et  résolue  à  Khymen  de  mon  père , 

Tous  les  malheurs  du  fils  ne  vous  affligeaient  guère. 

MOniME. 

Hélas! 

XIPHARÉS. 

Avez-vous  plaint  un  moment  mes  ennuis? 

MONIME. 

Prince...  n'abusez  point  de  l'état  où  je  suis. 

XIPHARÉS. 

En  abuser,  oh  ciel!  quand  je  cours  vous  déicudic, 
Sans  vous  demander  rien,  sans  oser  rien  prétendre  ; 
Que  vous  dirai-je  enûn?  lorsque  je  vous  promets 
De  vous  mettre  en  état  de  ne  me  voir  jamais  ! 

MOPIIME. 

C'est  me  promettre  plus  que  vous  ne  sauriez  faire. 

XIPHARÉS. 

Quoi!  malgré  mes  serments,  vous  croyez  le  contraire? 

Vous  croyez  qu'abusant  de  mon  autorité , 

Je  prétends- attenter  à  votre  liberté? 

On  vient,  madame,  on  vient  :  expliquez-vous,  de  u:rA(e; 

Un  mot. 

MOMME. 

Défendez-moi  des  fureur»  de  Pharnacc  : 
Pour  me  faire,  seigneur,  consentir  ii  vous  von  . 
Vous  n'aurez  pas  besoin  d'un  injuste  p«»uvoii 


302  MITIIRIDATl. 

XIPHARÉS. 

Ah  madame. 

MONINE.  • 

Seigneur ,  vous  voyez  votre  frère. 

SCÈNE  III. 
MONIME,  PHARNAGË,  XIPHARES. 

PHARNACE. 

Jusqucs  à  quand ^  madame,  attendrez-vous  mon  pèrcf 
Des  témoins  de  sa  mort  viennent  à  tous  moments 
Condamner  votre  doute  et  vos  retardemcnts. 
Venez,  fuyez  l'aspet  de  ce  climat  sauvage. 
Qui  ne  parle  à  vos  yeux  que  d'un  triste  esclavage. 
Un  peuple  obéissant  vous  attend  à  genoux 
Sous  un  ciel  plus  heureux  et  plus  digne  de  vous  : 
Le  Pont  vous  reconnaît  dès  longtemps  pour  sa  reine  ; 
Vous  en  portez  encor  la  marque  souveraine , 
Et  ce  bandeau  royal  fut  mis  sur  votre  front 
Gomme  un  gage  assuré  de  l'empire  de  Pont. 
Maître  de  cet  Etat  que  mon  père  me  laisse , 
Madame ,  c'est  à  moi  d'accomplir  sa  promesse. 
Mais  il  faut,  croyez-moi,  sans  attendre  plus  tard , 
Ainsi  que  notre  hymen  presser  notre  départ; 
Nos  intérêts  communs  et  mon  cœur  le  demandent. 
Prêts  à  vous  recevoir,  mes  vaisseaux  vous  attendent; 
Et  du  pied  de  l'autel  vous  y  pouvez  monter, 
Souveraine  des  mers  qui  vous  doivent  porter. 

'  NOMME. 

Seigneur,  tant  de  bontés  ont  lieu  de  me  confondri'.. 
Mais,  puisque  le  temps  presse,  et  qu'il  faut  vous  répondre, 
Puis-je,  laissant  la  feinte  et  les  déguisements. 
Vous  découvrir  ici  mes  secrets  sentiments? 

PHARNACE. 

Vous  pouvez  tout. 

MONIME. 

Je  crois  que  je  vous  suis  connue. 
Éphèse  est  mon  pays  :  mais  je  suis  descendue 
D'aïeux,  ou  rois,  seigneur,  ou  héros  qu'autrefuisi 
Leur  vertu ,  chez  les  Grecs,  mit  au-dessus  des  n»is. 
Mithridate  me  vit;  Éphcsc,  ot  Tlonic. 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  393 

A  son  heureux  empire  était  alors  unie  : 
Il  daigna  m'envoyer  ce  gage  de  sa  foi  : 
Ce  fut  pour  ma  famille  une  suprême  loi  ; 
Il  fallut  obéir.  Esclave  couronnée , 
Je  partis  pour  l'hymen  oà  j'étais  destinée. 
Le  roi^  qui  m'attendait  au  sein  de  ses  États , 
Vit  emporter  ailleurs  ses  desseins  et  ses  pas  , 
Et,  tandis  que  la  guerre  occupait  son  courage. 
M'envoya  dans  ces  lieux  éloignés  de  l'orage. 
J'y  vins  :  j'y  suis  encor.  Mais  cependant^  seigneur, 
Mon  père  paya  cher  ce  dangereux  honneur  ; 
Et  les  Romains  vainqueurs  y  pour  première  victime , 
Prirent  Philopœmen,  le  père  de  Monime. 
Sous  ce  titre  funeste  il  se  vit  immoler  : 
Et  c'est  de  quoi,  seigneur,  j'ai  voulu  vous  parler. 
Quelque  juste  fureur  dont  je  sois  animée , 
Je  ne  puis  point  à  Rome  opposer  une  armée  ; 
Inutile  témoin  de  tous  ses  attentats, 
Je  n'ai  pour  me  venger  ni  sceptre  ni  soldats  : 
Enfin,  je  n'ai  qu'un  cœur.  Tout  ce  que  je  puis  faire. 
C'est  de  garder  la  foi  que  je  dois  à  mon  père, 
De  ne  point  dans  son  sang  aller  tremper  mes  mains , 
En  épousant  en  vous  l'allié  des  Romains. 

PHARNACE. 

Que  parlez-vous  de  Rome  et  de  son  alliance? 
Pourquoi  tout  ce  discours  et  cette  défiance  ? 
Qui  vous  dit  qu'avec  eux  je  prétends  m'allier? 

MONIME. 

Mais  vous-même,  seigneur,  pouvez-vous  le  nier? 
Comment  m'i>ff^iriez*vous  l'entrée  et  la  couronne 
D'un  pays  que  partout  leur  armée  environne , 
Si  le  traité  secret  qui  vous  lie  aux  Romains 
Ne  vous  en  assurait  l'empire  et  les  chemins? 

PSARNACE. 

De  mes  intentions  je  pourrais  vous  instruire. 
Et  je  sais  les  raisons  que  j'aurais  à  vous  dire. 
Si ,  laissant  en  effet  les  vains  déguisements. 
Vous  m'aviez  expliqué  vos  secrets  sentiments. 
Mais  enfin  je  commence,  après  tant  de  traverses. 
Madame ,  à  rassembler  vos  excuses  diverses; 
Je  crois  voir  l'intérêt  que  vous  voulez  celer, 


JUÏ  MITHlUDAit. 

Et  qu'un  autre  qu'un  père  ici  vous  l'ait  parler. 

XIPMARÈ)». 

Quel  que  soit  l'intérêt  qui  fait  parler  la  reine, 

La  réponse,  seigneur,  doit-elle  être  iacertaiae? 

Et  contre  les  iiornains  votre  ressentiment 

Doit-il  pour  écl4t£r  balancer  im  pioment? 

Quoi  !  nous  aurons  d'un  père  entendu  l<i  disgrâce  ; 

Et,  lents  à  le  venger,  prompts  à  remplir  sa  place. 

Nous  mettrons  notre  honneur  et  son  sang  en  oubli I 

H  est  mort  :  savons-nous  s'il  est  enseveli? 

Qui  sait  si ,  dans  le  temps  que  votre  àme  empressée 

Forme  d'un  doux  hymen  T^réable  pensée, 

Ce  roi,  que  l'Orient  tout  plein  de  ses  exploits 

Peut  nommer  justement  le  dernier  de  ses  rois. 

Dans  ses  propres  Etats  privé  de  sépulture, 

Ou  couché  sans  honneur  dans  une  foule  obscure , 

N'accuse  point  le  ciel  qui  le  laisse  outrager. 

Et  deux  indignes  fils  qui  n'osent  le  venger? 

Ah  !  ne  languissons  plus  dans  un  coin  du  Bosphore  ; 

Si  dans  tout  l'univers  quelque  roi  libre  encore , 

Parthe,  scythc,  ou  sarmate,  aime  sa  liberté. 

Voilà  nos  alliés;  marchons  de  ce  côté. 

Vivons,  ou  périssons  dignes  de  Mithridaté^ 

Et  songeons  bien  plutôt,  quelque  amour  qui  nous  tlatto, 

A  défendre  du  joug  et  nous  et  nos  Étuts, 

Qu'à  contraindre  des  cœurs  qui  ne  se  donnent  f»as. 

PHARHACC 

11  sait  vos  sentiments.  Me  trompais-je,  madame? 
Voilà  cet  intérêt  si  puissant  aur  votre  âme. 
Ce  père,  ces  Bomains  que  vous  me  reprochez. 

XIPHAKÉS. 

J'ignore  de  son  cœur  les  sentiments  cachés  ; 

Mais  je  m'y  soumettrais  sans  vouloir  rien  prétendre , 

Si  comme  vous,  seigneur,  je  croyais  les  entendre. 

PHi^UfACÇ. 

Vous  feriez  bien;  et  moi,  je  fais  ce  qye  je  doi. 
Votre  exemple  n'est  pas  une  règle  pour  moi. 

XiPUAdÈS. 

Toutefois  en  ces  lieux  je  ne  connais  personne 
Qui  ne  doive  imiter  l'exemple  que  je  donne. 


ACTE  I,  SCfcNK  V.  3«I5 

PHARRACR. 

Vous  pourriez  à  Colchos  vous  expliquer  ainsi. 

XIPVARÈS. 

Je  le  puis  à  Colchos^  et  je  le  puis  ici. 

PBABNACB. 

Ici  vous  y  pourriez  rencontrer  votre  pr.rte. 

SCÈNE  IV; 
MONIMË,  PHARNACE,  XIPHARÈS,  PHOEOIMË. 

PHOEDIHE. 

Princes,  toute  la  mer  est  de  vaisseaux  couverte  ; 
Et  bientôt,  démentant  le  faux  bruit  de  sa  mort, 
Mittiridate  lui-même  arrive  dans  le  port. 

■OMMfi. 

Mithridate! 

XtPlIARÉS. 

Mon  père  ! 

PHARNACE. 

Ah  !  que  viens-jc  d'entendre  ! 


Quelques  vaisseaux  légers  sont  venus  nous  l'apprendre; 
C'est  lui-même  :  et  déjà,  presse  de  son  devoir, 
Arbate  loiadu  bord  l'est  allé  recevoir. 

XIPBARÉS  ,  il  Monime. 

Qu'avons-nous  fait  ! 

MONIME  ,  à  Xipharcs. 

Adieu,  prince.  Quelle  nouvelle! 

SCÈNE  V. 
PHARNACE,XIPHARÈS. 

PflARKACfi,  à  part. 

Mithridate  revient!  Ah  fortune  cruelle! 
Ma  vie  et  mon  amour  tous  deux  courent  hasard. 
Les  Romains  que  j'attends  arriveront  trop  tard  : 
Comment  faire?         (à  xipharès.) 

J'entends  que  votre  cœur  soupire , 
Et  j'ai  conçu  l'adieu  qu'elle  vient  de  vous  dire , 
Prince  :  mais  ce  discours  demande  un  autre  temps; 
Nous  avons  aujourd'hui  dos  soins  plus  importants. 


8%  MITHNIDATE. 

Mithridate  revient^  peutrètre  inexorable  : 

Plus  il  est  malheureux 9  pius  il  est  redoutable; 

I<e  péril  est  pressant  plus  que  vous  ne  pensez. 

Nous  sommes  criminels;  et  vous  le  connaissez  : 

Rarement  l'amitié  désarme  sa  colère  ; 

Ses  propres  fils  n'ont  point  de  juge  plus  sévère; 

Et  nous  l'avons  vu  même  à  ses  cruels  soupçons 

Sacrifier  deux  fils  pour  de  moindres  raisons. 

Craignons  pour  vous,  pour  moi,  pour  la  reine  elle-même; 

Je  la  plains  d'autant  plus  que  Mithridate  Taime  : 

Amant  avec  transport,  mais  jaloux  sans  retour, 

Sa  haine  va  toujours  plus  loin  que  son  amour. 

Ne  vous  assurez  point  sur  l'amour  qu'il  vous  porte  : 

Sa  jalouse  fureur  n'en  sera  que  plus  forte. 

Songez-y.  Vous  avez  la  faveur  des  soldats , 

Et  j'aurai  des  secours  que  je  n'explique  pas. 

M'en  croirez-vous?  courons  assurer  notre  grâce  : 

Rendons-nous,  vous  et  moi,  maîtres  de  cette  place; 

Et  faisons  qu'à  ses  fils  il  ne  puisse  dicter 

Que  les  conditions  qu'ils  voudront  accepter. 

XIPHARÊS. 

Je  saifi  quel  est  mon  crime,  et  je  connais  mon  père; 
Et  j'ai. par-dessus  vous  le  crime  de  ma  mère  : 
Mais,  quelque  amour  encor  qui  me  pût  éblouir. 
Quand  mon  père  paraît  je  ne  sais  qu'obéir. 

PHARNACE. 

Soyons-nous  donc  au  moins  fidèles  l'un  à  l'autre  : 
Vous  savez  mon  secret;  j'ai  pénétré  le  vôtre. 
Le  roi,  toujours  fertile  en  dangereux  détours, 
S'armera  contre  nous  de  nos  moindres  discours  : 
Vous  savez  sa  coutume,  et  sous  quelles  tendresses 
Sa  haine  sait  cacher  ses  trompeuses  adresses. 
Allons;  puisqu'il  le  faut,  je  marche  sur  vos  pas  : 
Mais  en  obéissant  ne  nous  trahissons  pas. 


ACTE  II,  SCFINE  1.  397 


ACTE    SECOND. 


SCÈNE  I. 
MONIME,  PHOEDIME. 

PHCEDIME. 

Quoi!  vous  êtes  ici  quand  Mithridate  arrive  ! 
Quand ,  pour  le  recevoir,  chacun  court  sur  la  rive  î 
Que  faite^vous,  madame?  et  quel  ressouvenir 
Tout  à  coup  vous  arrête ,  et  vous  fait  revenir? 
N'offenserez-vous  point  un  roi  qui  vous  adore. 
Qui,  presque  votre  époux... 

MONIME. 

Il  ne  l'est  pas  encore , 
Phœdime  ;  et  jusque-là  je  crois  que  mon  devoir 
Est  de  l'attendre  ici ,  sans  l'aller  recevoir. 

PHOEDIME. 

Mais  ce  n'est  point,  madame,  un  amant  ordinaire. 
Songez  qu'à  ce  grand  roi  promise  par  un  père. 
Vous  avez  de  ses  feux  un  gage  solennel 
Qu'il  peut,  quand  il  voudra,  confirmer  à  l'autel. 
Croyez-moi,  montrez-vous;  venez  à  sa  rencontre. 

MONIME. 

Regarde  en  quel  état  tu  veux  que  je  me  montre  : 
Vois  ce  visage  en  pleurs;  et,  loin  de  le  chercher, 
Dis-moi  plutôt,  dis-moi  que  je  m'aille  cacher. 

PHOEDIME. 

Que  dites-vous?  Oh  dieux  ^ 

MOMME. 

Ah  !  retour  qui  me  tue  î 
Malheureuse,  comment  paraîtrai-je  à  sa  vue. 
Son  diadème  au  front,  et,  dans  le  fond  du  cœur, 
Phoedime...  Tu  m'entends,  et  tu  vois  ma  rougeur» 

PHOEDIME. 

Ainsi  vous  retombez  dans  les  mêmes  alarmes 
Qui  vous  ont  dans  la  Grèce  arraché  tant  de  larmes, 
Et  toujours  Xipharès  revient  vous  traverser. 


.»•  MITIIRIDATE. 

.  MOIIIME. 

Mon  malheur  est  phis  grand  que  tu  ne  peui  penser  : 
Xipharès  ne  s'offrait  alors  à  ma  mémoire 
Que  tout  plein  de  vertus ^  que  tout  brillant  de  gloire; 
Et  je  ne  savais  pas  que,  pour  moi  plein  de  feux, 
Xipharès  des  mortels  fût  le  plus  amoureux. 

PaOEDUlB. 

tt  tous  aime,  madame?  et  ce  héros  aimable... 

MONME. 

Est  aussi  malheureux  que  je  suis  misérable. 
11  m'adore ,  Phœdime;  et  les  mêmes  douleurs 
Qui  m'affligeaient  ici  le  tourmentaient  ailleurs. 


Sait-il  en  sa  faveur  jusqu'où  va  votre  estime? 
.Sait-il  que  vous  l'aimez^ 

MONIME. 

11  l'ignore,  Phœdime. 
Les  dieux  m'ont  secourue;  et  mon  cœur  affermi 
N'a  rien  dit,  ou  du  moins  n'a  parlé  qu'à  demi. 
Hélas!  si  tu  savais,  pour  garder  le  silence. 
Combien  ce  triste  cœur  s'est  fait  de  violence , 
Quels  assauts,  quels  combats  j'ai  tantôt  soutenus! 
Phœdime,  si  je  puis,  je  ne  le  verrai  plus  : 
Malgré  tous  les  efforts  que  je  pourrais  me  faire. 
Je  verrais  ses  douleurs,  je  ne  pourrais  me  taire. 
11  viendra  malgré  moi  m'arracher  cet  aveu  : 
Mais  n'importe,  s'il  m'aime,  il  en  jouira  peu  ; 
Je  lui  vendrai  si  cher  ce  bonheur ^u'il  ignore. 
Qu'il  vaudrait  mieux  pour  lui  qu'il  l'ignorât  encore. 

PBOKDIIIE. 

On  vient.  Que  faites-vous,  madame? 

MOniMB. 

Je  ne  puis  : 
Je  ne  paraîtrai  point,  dans  le  trouble  où  je  suis. 

SCÈNE  H. 
MITHRIDATE,  PHARNACE,  XIPHARÈS,  ARBATE, 

GARDES. 
■mnUDATE. 

Princes,  quelques  raisons  que  vous  me  puissiez  dire. 


ACTE  11,  SCÊ.Mh  111.  399 

l^tre  devoir  ici  n'a  point  dû  voas  conduire, 
'Ni  vous  faire  quitter,  en  de  si  grands  besoins 
Vous,  le  Pont,  voas,  Golchos,  confiés  à  vos  soins. 
Mais  vous  avez  pour  juge  un  père  qui  vous  aime. 
Vous  avez  cru  des  bruits  que  j'ai  semés  moi-même  : 
Je  vous  crois  innocents,  puisque  vous  le  voulez. 
Et  je  rends  grâce  au  ciel  qui  nous  a  rassembles. 
Tout  vaincu  que  je  suis,  e%  voisin  du  naufrage, 
Je  médite  un  dessein  digne  de  mon  courage. 
Vous  en  serez  tantôt  instruits  plus  amplement. 
Allez,  et  laissez-moi  reposer  un  moment. 

SCÈNE  III. 
MITHRIDATE,  ARBATE. 

MITHMDATE. 

Enfin,  après  un  an,  tu  me  revois,  Arbate, 
Non  plus,  comme  autrefois,  cet  beureux  Mithridate 
Qui ,  de  Rome  toujours  balançant  le  destin , 
Tenais  entre  elle  et  moi  l'univers  incertain  : 
Je  suis  vaincu.  Pompée  a  saisi  l'avantage 
D'une  nuit  qui  laissait  peu  de  place  au  courage  : 
Mes  soldats  presque  nus,  dans  l'ombre  intimidés. 
Les  rangs  de  toutes  parts  mal  pris  et  mal  gardés , 
Le  désordre  partout  redoublant  les  alarmes. 
Nous-mêmes  contre  nous  tournant  nos  propres  armes , 
Les  cris  que  les  rochers  renvoyaient  plus  affreux , 
Enfin  toute  l'horreur  d'un  combat  ténébreux  : 
Que  pouvait  la  valeur  dans  ce  trouble  funeste^ 
Les  uns  sont  morts,  la  fuite  a  sauvé  tout  le  reste  ; 
Et  je  ne  dois  la  vie,  en  ce  commun  effroi. 
Qu'au  bruit  de  mon  trépas  que  je  laisse  après  moi. 
Quelque  temps  inconnu^  j'ai  traversé  le  Phase; 
Et  de  là,  pénétrant  jusqu'au  pied  du  Caucase, 
Bientôt,  dans  des  vaisseaux  sur  l'Euxin  préparés. 
J'ai  rejoint  de  mon  camp  les  restes  séparés. 
Voilà  par  quels  malheurs  poussé  dans  le  Bosphore , 
J'y  trouve  des  malheurs  qui  m'attendaient  encore. 
Toujours  du  même  amour  tu  me  vois  enflammé  : 
Ce  cœur  nourri  de  sang,  et  de  guerre  affamé, 
Malgré  le  faix  des  ans  et  du  sort  qui  m'opprime . 


4(Hi  MITHRIDATE. 

Traîne  partout  l'amour  qui  l'attaclie  à  Monimc, 

Et  n'a  point  d'ennemis  qui  lui  soient  odieux 

Plus  que  deux  fils  ingrats  que  je  trouve  en  ces  lieux. 

ARBATE. 

Deux  fils  y  seigneur! 

MITHRIDATE. 

Écoute.  A  travers  ma  colère. 
Je  yeux  bien  distinguer  Xipharès  de  son  frère. 
Je  sais  que^  de  tojit  temps  à  mes  ordres  soumis. 
Il  hait  autant  que  moi  nos  communs  ennemis  : 
Et  j'ai  vu  sa  valeur,  à  me  plaire  attachée. 
Justifier  pour  lui  ma  tendresse  cachée  : 
Je  sais  même,  je  sais  avec  quel  désespoir, 
A  tout  autre  intérêt  préférant  son  devoir. 
Il  courut  démentir  une  mère  infidèle. 
Et  tira  de  son  crime  une  gloire  nouvelle; 
Et  je  ne  puis  encor  ni  n'oserais  penser 
Que  ce  fils  si  Adèle  ^it  voulu  m'offenser. 
Mais  tous  deux  en  ces  lieux  que  pouvaicnt-îLs  atiendre? 
L'un  et  l'autre  à  la  reine  oni-ils  osé  prétendre? 
Avec  qui  semble-t-elle  en  secret  s'accorder? 
Moi-même  de  quel  œil  dois-je  ici  l'aborder? 
Parle.  Quelque  désir  qui  m'entraîne  auprès  d'elle, 
11  me. faut  de  leurs  cœurs  rendre  un  compte  fidèle. 
Qu'est-ce  qui  s'est  passé?  qu'a»-tu  vu?  que  sais-tu  ? 
Depuis  quel  temps,  pourquoi,  comment  t'es-tu  rendu? 

ARBATE. 

Seigneur,  depuis  huit  jours  l'impatient  Phamace 

Aborda  le  premier  au  pied  de  cette  place , 

Et,  de  votre  trépas  autorisant  le  bruit. 

Dans  ces  murs  aussitôt  voulut  être  introduit. 

Je  ne  m'arrêtai  point  à  ce  bruit  témépaire; 

Et  je  n'écoutais  rien,  si  le  prince  son  frère. 

Bien  moins  par  ses  discours,  seigneur,  que  par  ses  pkurs, 

Ne  m'eût  en  arrivant  confirmé  vos  malheurs. 

MrTHRIDATB, 

Enfin,  que  firent-ils? 

ARBATE. 

Pharnace  entrait  à  peine , 
Qu'il  courut  de  ses  feux  entretenir  la  reine  , 
Et  s'offrit  d'assurer,  par  un  hymen  prochain^ 


ACTE  H,  SCÈNE  III.  401 

Le  bandeau  qu'elle  avait  reçu  de  votre  main. 

MITHRIDATE. 

Traître!  sans  lui  donner  le  loisir  de  répandre 

Les  pleurs  que  son  amour  aurait  dus  à  ma  cendre  ! 

Et  son  frère? 

arbâte. 
Son  frère  ^  au  moins  jusqu'à  ce  jour. 
Seigneur,  dans  ses  desseins  n'a  point  marqué  d'amour  ; 
Et  toujours  avec  vous  son  cœur  d'intelligence 
N'a  semblé  respirer  que  guerre  et  que  vengeance. 

MITHRIDATE. 

Mais  eucor  quel  dessein  le  conduisait  ici  ? 

ARBATE. 

Seigneur,  vous  en  serez  tôt  ou  tard  éclairci. 

MITBRIDATE. 

Parie,  je  te  l'ordonne,  et  je  vcui  tout  apprendre. 

ARBATE. 

Seigneur,  jusqu'à  ce  jour  ce  que  j'ai  pu  comprendre. 
Ce  prince  a  cru  pouvoir,  après  votre  trépas. 
Compter  cette  province  au  rang  de  ses  ÉtaUi; 
Et,  sans  connaître  ici  de  lois  que  son  courage. 
Il  venait  par  la  force  appuyer  son  partage. 

MITHRIDATE. 

Ah!  c'est  le  moindre  prix  qu'il  se  doit  pro|)oser. 

Si  le  ciel  de  mon  sort  me  laisse  disposer. 

Oui,  je  respire,  Arbate,  et  ma  joie  est  extrême  : 

je  tremblais,  je  l'avoue,  et  pour  un  fils  que  j'aime. 

Et  pour  moi)  qui  craignais  de  perdre  un  tel  appui. 

Et  d'avoir  à  combattre  un  rivaLtol  que  lui. 

Que  Phamace  m'offense ,  il  offre  ù  ma  colère 

Un  rival  dès  longtemps  soigneux  de  me  déplaire, 

Qui,  toujours  des  Romains  admirateur  secret. 

Ne  s'est  jamais  contre  eux  déclaré  qu'à  regret; 

Et  s'il  faut  que  pour  lui  Monime  prévenue 

Ait  pu  porter  ailleurs  une  amour  qui  m'est  due, 

Malheur  au  criminel  qui  vient  me  la  ravir. 

Et  qui  m'ose  offenser  et  n'ose  me  servir! 

L'aime-t-elle? 

ARBATE. 

Soigneur,  je  vois  venir  la  reine. 


402  MIXIIRI1>AT£. 

MITUUDATE. 

Dicui,  qui  voyez  ici  mon  amour  et  ma  haine, 
Épargnez  mes  malheure ,  et  daignez  empêcher 
Que  je  ne  trouve  encor  ceux  que  je  vais  chercher  ! 
Arbate^  c'est  assez  :  qu'on  me  laisse  avec  elle. 

SCÈNE  IV. 
MITHRIDATE,  MWIME. 

MITVBIDATE. 

Madame,  enûn  le  ciel  près  de  vous  me  rappelle. 

Et,  secondant  du  moins  mes  plus  tendres  souhaits. 

Vous  rend  à  mon  amour  plus  belle  que  jamais. 

Je  ne  m'attendais  pas  que  de  notre  by menée 

Je  dusse  voir  si  tard  arriver  la  journée , 

Ni  qu'en  vous  retrouvant,  mon  funeste  retour 

Fit  voir  mon  infortune,  et  non  pas  mon  amour. 

Cest  pourtant  cet  amour  qui,  de  tant  de  retraites. 

Ne  me  laisse  choisir  que  les  lieux  où  vous  êtes; 

Et  les  plus  grands  malheurs  pourront  me  sembler  doux, 

Si  ma  présence  ici  n'en  est  point  un  pour  vous. 

C'est  vous  en  dire  assez,  si  vous  voulez  m'entcndre. 

Vous  devez  à  ce  jour  dès  longtemps  vous  attcmire; 

Et  vous  portez,  madame ,  un  gage  de  ma  foi. 

Qui  vous  dit  tous  les  joure  que  vous  êtes  à  moi. 

Allons  donc  assurer  cette  foi  mutuelle. 

Ma  gloire,  loin  d'ici,  vous  et  moi  nous  appelle; 

Et,  sans  perdre  un  moment  pour  ee  noble  dessein , 

Aujourd'hui  votre  époux,  il  faut  partir  demain. 

MONIME. 

Seigneur,  vous  pouvez  tout  :  ceux  par  qui  je  respire 
Vous  ont  cédé  sur  mot  leur  souverain  empire  ; 
Et,  quand  vous  userez  de  ce  droit  tout^puissant. 
Je  ne  vous  répondrai  qu'en  vous  obéissant 

HrraïuAAtE. 
Ainsi,  prête  à  subir  un  joug  qui  vous  opprime , 
Vous  n'allez  à  l'autel  que  comme  une  victime; 
Et  moi,  tyran  d'un  cœur  qui  se  refuse  au  mien , 
Même  en  vous  possédant  je  ne  vous  devrai  rien. 
Ah  madame!  est-ce  là  de  quoi  me  satisfaire? 
Faut-il  que  désormais,  renonçant  à  vous  plaire, 


ACTE  II,   SCÉNK  IV.  4a3 

4e  ne  prcleiidc  plus  qu'à  vous  tyranniser? 
Mes  malheurs,  en  unonot,  me  font-ils  mépriser? 
Ah  !  pour  tenter  encor  de  nouvelles  conquêtes 
fîuand  je  ne  verrais  pas  des  routes  toutes  prêtes 
Quand  le  sort  ennemi  m'aurait  jeté  plus  bas,      ' 
Vaincu^  persécuté,  sans  secours,  sans  ÉUts, 
Errant  de  mers  en  mers,  et  moins  roi  que  pirate. 
Conservant  pour  tous  biens  le  nom  de  Mîthrîdate, 
Apprenez  que,  suivi  d'un  nom  si  glorieux, 
ParCDut  de  l'univers  j'attacherais  les  yeux; 
Et,  qu'il  n'est  point  de  rois,  s'ils  sont  dignes  de  l'être. 
Qui,  sur  le  trône  assis,  n'enviassent  peut-être 
Au-dessus  de  leur  gloinj  un  naufrage  élevé. 
Que  Rome  et  quarante  ans  ont  à  peine  achevé. 
Vous-même,  d'un  autre  œil  me  verriez-vous,  madame. 
Si  ces  Grecs  vos  aïeux  revivaient  dans  votre  àme? 
Et,  puisqu'il  faut  enfin  que  je  sois  votre  époux , 
N'était-il  pas  plus  noble  et  plus  digne  de  vous 
De  joindre  à  ce  devoir  votre  propre  suffrage , 
D'opposer  votre  estime.au  destin  qui  m'outrage. 
Et  de  me  rassurer,  eu  flattant  ma  douleur, 
Contre  la  défiance  attachée  au  malheut?... 

Hé  quoi  !  n'avez-vous  rien,  madame,  à  me  répondre? 
Tout  mon  empressement  ne  sert  qu'à  vous  confondre. 
Vous  demeurez  muette;  et,  loin  de  me  parler, 
Je  vois,  malgré  vos  soins,  vos  pleurs  prêta  à  couler. 

MOMMB. 

Moi,  seigneur?. je  a'ai  point  de  larmes  à  répandre. 
J'obéis  :  n'est-ce  pas  assez  me  faire  entendre? 
Et  aeauf fit-il  pas... 

MITSaiDÀTE. 

Nou,  ce  n'est  pas  assez. 
ie  vous  entends  ici  mieux  que  vous  ne  pensez  : 
Je  vois  qu'on  m'a  dit  vrai;  ma  juste  jalousie 
Par  vos  propres  discours  est  trop  bien  éclaircie  ; 
Je  vois  qu'un  fils  perfide,  épris  d«  vos  beautés. 
Vous  a  parlé  d'amour,  et  que  vous  fécoutez. 
Je  vous  jette  pour  lui  dans  des  craintes  nouvelles  : 
Mais  il  jouira  peu  de  vos  pleurs  infidèlej , 
Madame;  et  désormais  tout  est  sourd  à  mes  iois, 
Ou  bien  vous  l'avez  vu  pour  la  dernière  fois. 


4d4  MlTlIRlDATtL 

Appelez  Xipharcs. 

HOMME. 

Ab!  que  voulez-vous  faire? 
Xipliarès... 

XITMRIDATE. 

Xipharës  n'a  point  trahi  son  père  ; 
Vous  vous  pressez  en  vain  de  le  désavouer  ; 
Et  ma  tendre  amitié  ne  peut  que  s'en  louer. 
Ma  honte  en  serait  moindre,  ainsi  que  votre  crime. 
Si  ce  fils,  en  effet  digne  de  votre  estime, 
A  quelque  amour  encore  avait  pu  vous  forcer. 
Mais  qu'un  traître,  qui  n'est  hardi  qu'à  m'offenser. 
De  qui  nulle  vertu  n'accomps^ne  l'audace, 
Uue  Phamace,  en  un  mot,  ait  pu  prendre  ma  place, 
Qu'il  soit  aimé ,  madame,  et  que  je  sois  haï... 

SCÈNE  V. 

MITHRIDATE,  MONIME,  XIPHARÉS. 

iitnnui>ATE. 
Venez,  mon  fils,  venez;  votre  père  est  trahi. 
Un  fils  audacieux  insulte  à  ma  ruine. 
Traverse  mes  desseins,  m'outrage,  m'assassine. 
Aime  la  reine  enfin,  lui  plait,  et  me  ravit 
Un  cœur  que  son  devoir  à.  moi  seul  asservit. 
Heureux  pourtant,  heureux  que  dans  cette  disgrà  ^' 
Je  ne  puisse  accuser  que  la  main  de  Phamace  ; 
Qu'une  mère  infidèle,  un  frère  audacieux. 
Vous  présentent  en  vain  leur  exemple  odieux  l 
Oui,  mon  fils,  c'est  vous  seul  sur  qui  je  me  repose. 
Vous  seul  qu'aux  grands  desseins  que  mon  cœur  se  propose 
J'ai  choisi  dès  longtemps  pour  digne  compagnon , 
L'héritier  de  mon  sceptre,  et  surtout  de  mon  nom. 
Phamace,  en  ce  moment,  et  ma  flamme  offensée. 
Ne  peuvent  pas  tout  seuls  occuper  ma  pensée  : 
D'un  voyage  important  les  soins  et  les  apprêts. 
Mes  vaisseaux  qu'à  partir  il  faut  tenir  tout  prête. 
Mes  soldats,  dont  je  veux  tenter  la  comp  aisance , 
Dans  ce  même  moment  demandent  ma  présence. 
Vous  cependant  ici  veiHcz  pour  mon  repos; 
D'un  rival  insolent  arrêtez  les  complote. 


ACTK  H,  SCÈNE  VI.  405 

Ne  quittez  point  la  reine;  et,  s'Use  peut,  vous-même 
Rendez-la  moins  contraire  aux  vœux  d'un  roi  qui  l'aime  ; 
Détournez-la,  mon  fils,  d'un  choix  injurieux  : 
Juge  sans  intérêt,  vous  la  convaincrez  mieux. 
En  un  mot,  c'est  assez  éprouver  ma  faiblesse  : 
Qu'elle  ne  pousse  point  cette  même  tendresse , 
Que  sais-je?  à  des  fureurs  dont  mon  cœur  outragé 
Ne  se  repentirait  qu'après  s'être  vengé. 

SCÈNE  VI. 
MONIME,  XIPHARËS. 

XIPBARÉS. 

Que  dirai-je,  madame?  et  comment  dois-je  entendre 
Cet  ordre,  ce  discours  que  je  ne  puis  comprendre? 
Serait-il  vrai ,  grands  dieux  !  que  trop  aimé  de  vous 
Phamace  eût  en  effet  mérité  ce  courroux? 
Pharnacc  aurait-il  part  à  ce  désordre  extrême? 

MONiME.  [me? 

Pbamace?  oh  ciel  !  Phamace  !  Ah  !  qu'entends-je  rooi-mê- 
Ce  n'est  donc  pas  assez  que  ce  funeste  jour 
A  tout  ce  que  j'aimais  m'arrache  sans  retour. 
Et  que,  de  mon  devoir  esclave  infortunée, 
A  d'étemels  ennuis  je  me  voie  enchaînée  ; 
11  faut  qu'on  joigne  eneor  l'outrage  à  mes  douleurs  : 
A  l'amour  de  Phamace  on  impute  mes  pleurs; 
Malgré  toute  ma  haine,  on  veut  qu'il  m'ait  su  plaire. 
Je  le  pardonne  au  roi ,  qu'aveugle  sa  colère , 
Et  qui  de  mes  secrets  ne  peut  être  éclairci  : 
Mais  vous,  seigneur,  mais  vous,  me  traitez-vous  ainsi? 

XIPHARÉS. 

Ah  !  madame,  excusez  un  amant  qui  s'égare. 
Que  lui-même,  lié  par  un  devoir  barbare. 
Se  voit  près  de  tout  perdre,  et  n'ose  se  venger. 
Mais  des  fureurs  du  roi  que  puls-je  enfin  juger? 
11  se  plaint  qu'à  ses  vœux  un  autre  amour  s'oppose  : 
Quel  heureux  criminel  en  peut  être  la  cause? 
Qui  ?  Parlez. 

HOIfUlE. 

Vous  cherchez,  prince,  à  vous  tourmenter. 
Plaignez  votre  malheur,  sans  vouloir  l'augmenter. 


40«  MITHKIDATË. 

XirilARÊS. 

Je  sais  trop  qael  tourment  je  m'apprête  moinnème. 
C'est  peu  de  voir  un  père  épouser  ce  que  j'aime; 
Voir  encore  un  riTal  honoré  de  yos  pleurs^ 
Sans  doute  c'est  pour  moi  le  comble  des  malheurs  : 
Mais  dans  mon  désespoir  je  cherche  à  les  accroître. 
Madame^  par  pitié ^  faites-le-moi  connoitre  : 
Quel  est-il  cet  amant?  qui  doi»-je  soupçonner? 

MONIMK. 

Avez-vous  tant  de  peine  à  vous  l'imaginer? 
Tantôt,  quand  je  fuyais  une  injuste  contrainte, 
A  qui  contre  Pharnace  ai-je  adressé  ma  plainte? 
Sous  quel  appui  tantôt  mon  cœur  s'est-il  jeté? 
Quel  amour  ai-je  enfin  sans  colère  écoute? 

XIPVAAÊS. 

Oh  ciel  !  quoi  !  je  serais  ce  bienheureux  coupable 
Que  vous  avez  pu  voir  d'un  regard  favorable? 
Vos  pleurs  pour  Xipharès  auraient  daigne  couler? 

MOIUMB. 

Oui ,  prince  :  il  n'est  plus  temps  de  le  dissimuler; 

Ma  douleur  pour  se  taire  a  trop  de  violence. 

Un  rigoureux  devoir  me  condamne  au  silence  ; 

Mais  il  faut  bien  (  nfin,  malgré  ses  dures  lois. 

Parler  pour  la  première  et  la  dernière  fuis. 

Vous  m'aimez  dès  longtemps  :  une  égale  tendresse 

Pour  vous  depuis  longtemps  m'afflige  et  m'intéresse. 

Songez  depuis  quel  jour  ces  funestes  appas 

Firent  naître  un  amour  qu'ils  ne  méritaient  pas; 

Rappelez  un  espoir  qui  ne  vous  dura  guère, 

Le  trouble  où  vous  jeta  l'amour  de  votre  père. 

Le  tourment  de  me  perdre  et  de  le  voir  heureux. 

Les  rigueurs  d'un  devoir  contraire  à  tous  vos  vœux  : 

Vous  n'en  sauriez,  seigneur,  retracer  la  mémoire. 

Ni  conter  vos  malheurs ,  sans  conter  mon  histoire; 

Et,  lorsque  ce  matin  j'en  écoutais  le  cours, 

Mon  cœur  vous  répondait  tous  vos  mêmes  discours. 

Inutile ,  ou  plutôt  funeste  sympathie  l 

Trop  parfaite  union  par  le  sort  démentie  ! 

Ah!  par  quel  soin  cruel  le  ciel  avait-il  joint 

Deux  cœurs  que  l'un  pour  l'autre  il  ne  destinait  point! 

Car,  quel  que  Soit  vers  vous  le  penchant  qui  m'attire. 


ACTE  II,  SCÈNE  Yl.  ^07 

Je  vous  le  dis^  seigneur ,  pour  ne  plus  yous  le  dire , 
Ma  gloire  me  rappelle  et  m'entraîne  à  l'autel , 
Où  je  vais  vous  jurer  un  silence  étemel. 
J'entends^  vous  gémissez  :  mais  telle  est  ma  misère. 
Je  ne  suis  |>oint  à  vous,  je  suis  à  votre  père. 
Dans  ce  dessein  vous-même  il  faut  me  soutenir. 
Et  de  mon  faible  cœur  m'aider  à  vous  bannir  : 
J'attends  du  moins,  j'attends  de  votre  complaisance 
Que  désormais  partout  vous  fuirez  ma  présence. 
J'en  viens  de  dire  assez  pour  vous  persuader 
Que  j'ai  trop  de  raisons  de  vous  le  commander. 
Mais  après  ce  moment,  si  ce  cœur  magnanime 
D'un  véritable  amour  a  brûlé  pour  Monime, 
Je  ne  reconnais  plus  la  foi  de  vos  discours 
Qu'au  soin  que  vous  prendrez  de  m'éviter  toujours. 

XU'flÂltKS. 

Quelle  marqutî,  grands  dietiK^  d'un  amour  déplorable! 

Combkn  j  en  un  moment,  beureitx  et  misérable! 

De  quel  combk  de  gloire  et  d£  félicités  ^ 

Dans  quel  abime  affreux  vous  me  précipitez! 

Quoi!  j'aurai  pu  iDucher  un  cœur  comme  le  vôtre; 

Vous  aurez  pu  m'aimer;  et  cependant  un  autre 

Possédera  a;  co-^r  rî^int  ï'.'Jifîv^n-  I- *  vœn^  ! 

Père  injuste,  cruel,  mais  d'ailleurs  malheureux!... 

Vous  voulez  que  je  fuie  et  que  je  vous  évite  ; 

Et  cependant  le  roi  m'attache  a  votre  suite. 

Que  dira-il? 

MONlME. 

N'importe,  il  me  faut  obéir. 
Inventez  des  raisons  qui  puissent  réblouir. 
D'un  héros  tel  que  vous  c'est  là  Teffort  suprême  : 
Cherchez,  prince,  cherchez,  pour  vous  trahir  vous-même, 
Tout  ce  que,  pour  jouir  de  leurs  contentements, 
L'amour  fait  inventer  aux  vulgaires  amants. 
Enfin,  je  me  connais,  il  y  va  de  ma  vie  : 
De  mes  faibles  efforts  ma  vertu  se  défie. 
Je  sais  qu'en  vous  voyant  un  tendre  souvenir 
Peut  m'arrachcr  du  cœur  quelque  indigne  soupir; 
Que  je  verrai  mon  âme,  en  secret  déchirée, 
Rcvoler  vers  le  bien  dont  elle  est  séparée  : 
Mais  je  sais  bien  aussi  que,  s'il  dépend  de  vons 


408  MITHRIDATR. 

De  me  faire  chérir  un  souvenir  si  doux , 

Vous  n'empêcherez  pas  que  ma  gloire  offensée 

N'en  punisse  aussitôt  la  coupable  pensée , 

Que  ma  main  dans  mon  cœur  ne  tous  aille  chercher 

Pour  y  laver  ma  honte  et  vous  en  arracher. 

Que  dis-je?  en  ce  moment^  le  dernier  qui  nous  reste, 

Je  me  sens  arrêter  par  un  plaisir  funeste  : 

Plus  je  vous  parle  y  et  plus^  trop  faible  que  je  suis, 

Je  cherche  à  prolonger  le  péril  que  je  fuis. 

Il  faut  pourtant 9  il  faut  se  faire  violence; 

Et^  sans  perdre  en  adieux  un  reste  de  constance. 

Je  fuis.  Souvenez-vous  y  prince ,  de  m'éviter  : 

Et  méritez  les  pleurs  que  vous  m'allez  coûter. 

XIPHARÉS. 

Ah  madame!...  Elle  fuit,  et  ne  veut  plus  m'entend re. 
Malheureux  Xipharès,  quel  parti  dois-tu  prendre? 
On  t'aime;  on  te  bannit  :  toi-mènie  tu  vois  bien 
Que  ton  propre  devoir  s'accorde  avec  le  sien. 
Cours  par  un  prompt  trépas  abréger  ton  supplice. 
Toutefois  attendons  que  son  sort  s'éclaircisse  ; 
Et  s'il  faut  qu'un  rival  la  ravisse  à  ma  foi. 
Du  moins  en  expirant  ne  la  cédons  qu'au  roi. 


ACTE  TROISIÈME. 


SCÈNE  I. 
MITHRIDATE,  PHARNACE,  XIPHARES. 

MITRRIDATE. 

Approchez,  mes  enfants.  Enfin  Theure  est  venue 
Qu'il  faut  que  mon  secret  éclate  à  votre  vue  : 
A  mes  nobles  projets  je  vois  tout  conspirer; 
Il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  les  déclarer. 

Je  fuis  :  ainsi  le  veut  la  fortune  ennemie. 
Mais  vous  savez  trop  bien  l'histoire  de  ma  vie 
Pour  croire  que  longtemps,  soigneux  de  me  cacher, 
J  attende  en  ces  déserts  qu'on  me  vienne  chercher. 
La  guerre  a  ses  faveurs,  ainsi  que  ses  disgrâces  : 


ACTE  III,  SCENE  I.  499 

Déjà  plus  d'une  fois,  retournant  sur  mes  traces, 
Tandis  que  rennemi,  par  ma  fuite  trompé. 
Tenait  après  son  char  un  vain  peuple  occupé. 
Et,  gravant  en  airain  ses  frêles  avantages, 
De  mes  États  conquis  enchaînait  les  images. 
Le  Bosphore  m'a  vu,  par  de  nouveaux  apprêts. 
Ramener  la  terreur  du  fond  de  ses  marais. 
Et,  chassant  les  Romains  de  l'Asie  étonnée , 
Renverser  en  un  jour  l'ouvrage  d'une  année. 
D'autres  temps,  d'Autres  soins.  L'Orient  accablé 
Ne  peut  plus  soutenir  leur  effort  redoublé  : 
Il  voit  plus  que  jamais  ses  campagnes  couvertes 
De  Romains  que  la  guerre  enrichit  de  nos  pertes. 
Des  biens  des  nations  ravisseurs  altérés. 
Le  bruit  de  nos  trésors  les  a  tous  attirés; 
Ils  y  courent  en  foule,  et,  jaloux  l'un  de  l'autre. 
Désertent  leur  pays  pour  inonder  le  nôtre. 
Moi  seul  je  leur  résiste  :  ou  lassés,  ou  soumis. 
Ma  funeste  amitié  pèse  à  tous  mes  amis; 
Chacun  à  ce  fardeau  veut  dérober  sa  tête. 
Le  grand  nom  de  Pompée  assure  sa  conquête; 
C'est  l'effroi  de  l'Asie;  et,  loin  de  l'y  chercher, 
Cest  à  Rome,  mes  fils,  que  je  prétends  marcher. 

Ce  dessein  vous  surprend;  et  vous  croyez  peut-être 
Que  le  seul  désespoir  aujourd'hui  le  fait  naître. 
J'excuse  votre  erreur  :  et,  pour  être  approuvés. 
De  semblables  projets  veulent  être  achevés. 
Ne  vous  figurez  point  que  de  cette  contrée 
Par  d'étemels  remparts  Rome  soit  séparée  : 
Je  sais  tous  les  chemins  par  où  je  dois  passer; 
Et,  si  la  mort  bientôt  ne  me  vient  traverser. 
Sans  reculer  plus  loin  l'effet  de  ma  parole. 
Je  vous  rends  dans  trois  mois  au  pied  du  Capitule. 
Doutez-vous  que  l'Euxin  ne  me  porte  en  deux  jours 
Aux  lieux  où  le  Danube  y  vient  finir  son  cours? 
Que  du  Scythe  avec  moi  l'alliance  jurée 
De  l'Europe  en  ces  lieux  ne  me  livre  l'entrée? 
Recueilli  dans  leurs  ports,  accru  de  leurs  soldats. 
Nous  verrons  notre  camp  grosûr  à  chaque  pas. 
Daces,  Pannoniens,  la  fière  Germanie, 
Tous  n'attendent  qu'un  chef  contre  la  tyrannie  : 

35 


410  MITHRIOATE. 

Vous  avez  tu  l'Espagne^  et  surtout  les  Gaoloîs, 
Contre  ces  mêmes  murs  qu'ils  ont  pris  autrefois 
Exciter  ma  vengeance,  et,  jusque  dans  la  Cîrèee 
Par  des  ambassadeurs  accuser  ma  paresse  : 
Ils  savent  que,  sur  eux  prêta  à  se  déborder. 
Ce  torrent,  s'il  m'entraîne,  ira  tont  inonder; 
Et  vous  les  voirez  tous,  prévenant  son  ravage , 
Guider  dans  lltalle  et  suivre  mon  passai^e. 

Cest  là  qu'en  arrivant,  pins  qn'en  tout  le  ehemin , 
Vous  trouverez  partout  l'horreur  du  nom  romain , 
Et  la  triste  Italie  eneor  toute  fumante 
Des  feux  qu'a  rallumés  sa  liberté  mourante. 
Non,  princes,  ce  n'est  point  au  bout  de  l'uni  ver» 
Que  Rome  fait  sentir  tout  le  poids  de  ses  fers  : 
Et,  de  près  inspirant  les  haines  les  phis  fortes. 
Tes  plus  grands  ennemis,  Rome,  sont  à  tes  piMrtes. 
Ah!  is'ils  ont  pu  choisir  pour  leur  libérateur 
Spartacus,  un  esclave,  un  vil  gladiateur; 
S'ils  suivent  au  combat  des  brigands  qui  les  vengent; 
De  quelle  noble  ardeur  pensez^vous  qu'ils  se  rangent 
Sous  les  drapeaux  d'un  roi  longtemps  victorieux , 
Qui  voit  jusqu'à  Cyrus  remonter  ses  aïeux? 
Que  dis-je?  en  quel  état  croyez-vous  la  surprendre? 
Vide  de  légions  qui  la  puissent  défendre , 
Tandis  que  tout  s'occupe  à  me  persécuter. 
Leurs  femmes,  leurs  enfants  pourrontrils  m'arréter? 

Marchons ,  et  dans  son  sein  r^etons  cette  guerre 
Que  sa  fureur  envoie  aux  deux  bouts  de  la  turre  ; 
Attaquons  dans  leurs  murs  ces  conquérants  si  ûcrs  ; 
Qu'ils  tremblent  à  leur  tour  pour  leurs  propn»  foyers. 
Annibal  l'a  prédit,  croyons-en  ce  grand  homme  : 
Jamais  on  ne  vaincra  les  Romains  que  dans  Rome. 
Noyons-la  dans  son  sang  justement  répandu  : 
Brûlons  ce  Gapitole  où  j'étais  attendu  : 
Détruisons  ses  honneurs,  et  faisons  disparaître 
La  honte  de  cent  rois ,  et  la  mienne  peut<^trc  ; 
Et,  la  flamme  à  la  main ,  effaçons  tous  ces  noms 
Que  Rome  y  consacrait  à  d'étemels  affronts. 

Voilà  l'ambition  dont  mon  âme  est  saisie. 
Ne  croyez  point  pourtant  qu'éloigné  de  l'Asie 
J'en  laisse  les  Romains  tranquilles  possesseurs  : 


ACTE  m,  SCÈNE  I.  411 

Je  sais  où  je  lui  dois  trouTer  des  défenseurs , 

Je  veilï  que^  d'ennemis  partout  enveloppée , 

Rome  rappelle  en  vain  le  secours  de  Pompée. 

Le  Parthe ,  des  Romains  comme  moi  la  terreur. 

Consent  de  succéder  à  ma  juste  fureur; 

Prêt  d'unir  avec  moi  sa  haine  et  sa  famille  y 

U  me  demande  un  ûls  pour  époui  à  sa  fille. 

Cet  honneur  vous  regarde ,  et  j'ai  fait  choii  de  lOus, 

Pharnace  :  allex,  soyez  ce  hienheureui  éftoux. 

Demain,  sans  différer,  je  prétends  que  l'aurore 

Découvre  mes  vatsseaux  déjà  loin  du  Bosphore  : 

Vous,  que  rien  n'y  retient,  partez  dès  ce  moment. 

Et  méritez  mon  choix  par  votre  empressement; 

\chcvez  cet  hymen  ;  et,  repassant  l'Euphrate , 

Faites  voir  à  l'Asie  un  autre  Mithridate. 

Que  nos  tyrans  communs  en  pâlissent  d'effk'oi; 

Et  que  le  bruit  à  Rome  en  vienne  jusqu'à  moi.  , 

PRARRACC. 

Seigneur,  je  ne  vous  puis  déguiser  ma  surprise. 

J'écoute  avec  transport  cette  grande  entreprise  ; 

Je  l'admire;  et  jamais  un  plus  hardi  dessein 

Ne  mit  à  des  vaincus  les  armes  à  la  main  : 

Surtout  j'admire  en  vous  ce  cœur  infatigable 

Qui  semble  s'affermir  sous  le  faix  qui  l'accable. 

Mais,  si  j'ose  parler  avec  sincérité, 

En  ètes-vous  réduit  à  cette  extrémité? 

Pourquoi  tenter  si  loin  des  courses  inntiles, 

Quand  vos  États  encor  vous  offrent  tant  d'asitcs? 

Et  vouloir  affronter  des  travaux  infinis. 

Dignes  plutôt  d'un  chef  de  malheureux  bannis , 

Que  d'un  roi  qui  naguère  avec  quelque  apparence 

De  l'aurore  au  couchant  portait  son  espérance , 

Fondait  sur  trente  Etats  son  trône  florissant. 

Dont  le  débris  est  même  un  empire  puissant? 

Vous  seul,  seigneur,  vous  seul,  après  quarante  années. 

Pouvez  encor  lutter  contre  les  destinées. 

Implacable  ennemi  de  Rome  et  du  repos, 

Comptez-^ous  vos  soldats  pour  autant  de  héros? 

Pensez-vous  que  ces  cœurs,  tremblants  de  leur  défaite. 

Fatigués  d'une  longue  et  pénible  retraite. 

Cherchent  avidement  sous  un  ciel  rtranger 


41)  MITHRIUATE. 

I^  mort,  et  le  travail  pire  que  le  daiiger? 
Vaincus  plus  d'une  fois  aux  yeux  de  la  patrie, 
Soutiendroni-tU  ailleurs  un  vainqueur  en  furie? 
Sera-t-il  moins  terrible,  et  le  vaincront-ils  mieux. 
Dans  le  sein  de  la  ville,  à  l'aspect  de  ses  dieux? 

Le  Partbe  vous  recherche,  et  vous  demande  un  gendre. 
Mais  ce  Parthe,  seigneur,  ardent  à  nous  défendre 
Lorsque  tout  l'univers  semblait  nous  protéger. 
D'un  gendre  sans  appui  voudra-t-il  se  charger? 
M'en  irai-je,  moi  seul,  rebut  de  la  fortune. 
Essuyer  l'inconstance  au  Parthe  si  commune. 
Et  peut-être,  pour  fruit  d'un  téméraire  amour. 
Exposer  votre  nom  au  mépris  de  sa  cour? 
Du  moins  s'il  faut  céder,  si,  contre  notre  usage. 
Il  faut  d'un  suppliant  emprunter  le  visage, 
Sans  m'envoyer  du  Parthe  embrasser  les  genoux. 
Sans  vous-même  implorer  des  rois  moindres  que  vous. 
Ne  pourrions-nous  pas  prendre  une  plus  sûre  voie? 
Jetons-nous  dans  les  bras  qu'on  nous  tend  avec  joie  : 
Rome  en  votre  faveur,  facile  à  s'apaiser... 

XIPHARÈS. 

Rome,  mon  frère!  Oh  ciel!  qu'osez-vous  proposer? 
Vous  voulez  que  le  roi  s'abaisse  et  s'humilie? 
Qu'il  démente  en  un  jour  tout  le  cours  de  sa  vie? 
Qu'il  se  fie  aux  Romains,  et  subisse  des  lois 
Dont  il  a  quarante  ans  défendu  tous  les  rois? 

Continuez,  seigneur.  Tout  vaincu  que  vous  êtes, 
La  guerre,  les  périls  sont  vos  seules  retraites. 
Rome  poursuit  en  vous  un  ennemi  fatal 
Plus  conjuré  contre  elle  et  plus  craint  qu'Annibal. 
Tout  couvert  de  son  s&ang,  quoi  que  vous  puissiez  faire. 
N'en  attendez  jamais  qu'une  paix  sanguinaire , 
Telle  qu'en  un  seul  jour  un  ordre  de  vos  mains 
La  donna  dans  l'Asie  à  cent  mille  Romains. 

Toutefois  épargnez  votre  tète  sacrée  : 
Vous-même  n'allez  point  de  contrée  en  contrée 
Montrer  aux  nations  Mithridate  détruit. 
Et  de  votre  grand  nom  diminuer  le  bruit. 
Votre  vengeance  est  juste;  il  la  faut  entreprendre  : 
Brûlez  le  Capilole,  et  mettez  Rome  en  cendre. 
Mais  c'est  assez  pour  vous  d'en  ouvrir  les  chemins  : 


ACTE  111,  SCÈNE  I.  413 

Faites  porter  ce  feu  par  de  plus  jeunes  mains; 
Et^  tandis  que  TAsie  occupera  Pharnace^ 
De  cette  autre  entreprise  honorez  mon  audace. 
Commandez  :  laissez-nous,  de  votre  nom  suivis , 
Justifier  partout  que  nous  sommes  vos  (iis. 
Embrasez  par  nos  mains  le  couchant  et  l'aurore  ; 
Remplissez  l'univers,  sans  sortir  du  Bosphore  : 
Oue  les  Romains,  pressés  de  Tun  à  l'autre  bout. 
Doutent  où  vous  serez,  et  vous  trouvent  partout. 

Dès  ce  même  moment  ordonnez  que  je  parte. 
Ici  tout  vous  retient;  et  moi,  tout  m'en  écarte  : 
Et,  si  ce  grand  dessein  surpasse  ma  valeur. 
Du  moins  ce  désespoir  convient  à  mon  malheur. 
Trop  heureux  d'avancer  la  fin  de  ma  misère^ 
J'irai...  J'efTacerai  le  crime  de  ma  mère  : 
Seigneur,  vous  m'en  voyez  rougir  à  vos  genoux; 
J'ai  honte  de  me  voif  si  peu  digne  de  vous; 
Tout  mon  sang  doit  laver  une  tache  si  noire. 
Hais  je  cherche  un^trcpas  utile  à  votre  gloire; 
Et  Rome,  unique  objet  d'un  désespoir  si  beau. 
Du  fils  de  Mithridate  est  le  digne  tombeau. 

HrrHRlDATB  ,  se  lerani. 

Mon  fils,  ne  parlons  plus  d'une  mère  infidèle. 
Votre  père  est  content,  il  connaît  votre  zèle. 
Et  ne  vous  verra  point  affronter  de  danger 
Qu'avec  vous  son  amour  ne  veuille  partager  : 
Vous  me  suivrez;  je  veux  que  rien  ne  nous  sépare. 

Et  vous,  à  m'obéir,  prince,  qu'on  se  préparc; 
Les  vaisseaux  sont  tout  prêts  :  j'ai  moi-même  ordonné 
La  suite  et  l'appareil  qui  vous  est  destiné. 
Arbate,  à  cet  hymen  chargé  de  vous  conduii*o. 
De  votre  obéissance  aura  soin  de  m'instruirc. 
Allez;  et,  soutenant  l'honneur  de  vos  aïeux. 
Dans  cet  embrassement  recevez  mes  adieux. 

PHARNACE. 

Seigneur... 

MITHRIDATE. 

Ma  volonté,  prince,  vous  doit  suffire. 
OI)cissez.  C'est  trop  vous  le  faire  redire. 

PHARNACE. 

Seigneur,  si,  pour  vous  plaire,  il  ne  faut  que  périr, 

35. 


4U  MITHRIDATE. 

Plus  ardent  qu'aucun  autre  on  ni'j  verra  courir  : 
Combattant  à  vos  youx  permettez  que  je  meure. 

mmiiOATS. 
Je  vous  ai  commandé  de  partir  tout  à  L'heure. 
Mais  après  ce  moment...  Prince,  vous  m'entendez. 
Et  vous  êtes  perdu  si  vous  me  répondez. 

raARNAGE. 

Dussiez-vous  présenter  mille  morts  à  ma  vue. 
Je  ne  saurais  chercher  une  fllte  inconnue. 
Ma  vie  est  en  vos  mains. 

HmilllDATI. 

Ah  !  c'est  où  je  t'atlemls. 
Tu  ne  saurais  partir^  perfide!  et  je  f  entends. 
Je  sais  pourquoi  tu  fuis  l'hymen  où  je  t'envoie  : 
■  Il  te  fâche  en  ces  lieux  d'abandonner  ta  proie; 
Monime  te  retient;  ton  amour  criminel 
Prétendait  l'arracher  à  l'hymen  paternel. 
Ni  l'ardeur  dont  tu  sais  que  je  l'ai  recherchée. 
Ni  déjà  sur  son  front  ma  couronne  attachée. 
Ni  cet  asile  même  où  je  la  fais  garder^ 
Ni  mon  juste  courroux,  n'ont  pu  t'inttmider. 
Traître  !  pour  les  Romains  tes  lèches  complaisances 
N'étaient  pas  à  mes  3reux  d'assez  noires  offenses; 
Il  te  manquait  encor  ces  perfides  amours. 
Pour  être  le  supplice  et  l'horreur  de  mes  jours. 
Loin  de  t'en  repentir,  je  vois  sur  ton  visage 
Que  ta  confusion  ne  part  que  de  ta  rage  : 
11  te  tarde  déjà  qu'échappé  de  mes  mains 
Tu  ne  coures  me  perdre ,  et  me  vendi*e  aux  Romains. 
Mais,  avant  que  partir,  je  me  ferai  justice  : 
Je  te  l'ai  dit.  Holà,  gatxles! 

SCÈNE  II. 
MITHRIDATE,  PHARNACE,  X1PRARÊS,  gardks. 

MITHRIDATE. 

Qu'on  le  saisisse. 
Oui,  lui-même,  Pharnace.  Allez;  et  de  ce  pas 
Qu'enfermé  dans  la  tour  on  ne  le  quitte  pas. 

PHARNACE. 

Eh  bien,  sans  me  parer  d'nne  innocence  vainc, 


ACT£  ill,  SCENE  IV.  415 

Il  est  vraL^  moD  amour  mérite  votre  haine  : 

J'aime.  L'on  vous  a  fait  un  fidèle  récit. 

Mais  Xipharès,  seigneur,  ne  vous  a  pas  tout  dit  : 

C'est  le  moindre  secret  qu'il  pouvait  vous  apprendre. 

Et  ce  fils  si  fidèle  a  dû  vous  faire  entendre 

Que,  des  mêmes  ardeurs  dès-longtemps  enflammé. 

Il  aï  me  aussi  la  reine,  et  même  en  est  aimé. 

SCKNE  IIL 
MITHRIDATE,  XIPHARËS. 

Xn^HAKÉS. 

Seigneur,  le  croirez-vous  qu'un  dessein  si  coupable... 

MITHMDATE. 

Mon  fils,  je  sais  de  quoi  votre  frère  est  capable. 
Me  préserve  le  ciel  de  soupçonner  jamais 
Que  d'un  prix  si  cruel  vous  payiez  mes  bienfaits  ; 
Qu'un  fils  qui  fut  toujours  le  bonheur  de  ma  vie 
Ait  pu  percer  ce  cœur  qu'un  père  lui  confie  ! 
Je  ne  le  croirai  point.  Allez  :  loin  d'y  songer. 
Je  ne  vais  désormais  penser  qu'à  nous  venger. 

SCÈNE  IV. 
MITHRIDATE. 

Je  ne  le  croirai  point?  Vain  espoir  qui  me  flatte! 

Tu  ne  le  crois  que  trop ,  malheureux  Mithridatc  ! 

Xipharès  mon  rival?  et,  d'accord  avec  lui, 

La  reine  aurait  osé  me  tromper  aujourd'hui? 

Quoi  l  de  quelque  côté  que  je  tourne  la  vue , 

La  foi  de  tous  les  cœurs  est  pour  moi  disparue  ! 

Tout  m'abandonne  ailleurs  !  tout  me  trahit  ici  \ 

Pharnace,  amis,  maîtresse!  et  toi ,  mon  fils,  aussi  ! 

Toi  de  qui  la  vertu  consolant  ma  disgrâce... 

Mais  ne  connais-je  pas  le  perfide  Pharnace? 

Quelle  faiblesse  à  moi  d'en  croire  un  furieux 

Qu'arme  contre  son  frère  un  courroux  envieux , 

Ou  dont  le  désespoir,  me  troublant  par  des  fables, 

Grossit  pour  se  sauver  le  nombre  des  coupables! 

Non,  ne  l'en  croyons  point  :  et,  sans  trop  nous  presser, 


410  MITHRIDATE. 

Voyons,  examinons.  Hais  par  où  commencer? 

Qui  m'en  éclaircira?  quels  témoins?  quel  indice?... 

Le  ciel  en  ce  moment  m'inspire  un  artifiee. 

Qu'on  appelle  la  reine.  Oui^  sans  aller  plus  loin» 

Je  veux  l'ouïr  :  mon  choix  s^arrète  à  ce  témoin. 

L'amour  avidement  croit  tout  ce  qui  le  flatte. 

Qui  peut  de  son  vainqueur  mieux  parler  que  l'ingrate  1 

Voyons  qui  son  amour  accusera  des  deux. 

S'il  n'est  digne  de  moi,  le  piège  est  digne  d'eux. 

Trompons  qui  nous  trahit  :  et^  pour  connaître  un  trakre. 

Il  n'est  point  de  moyens...  Mais  je  la  vois  paraître  : 

Feignons;  et  de  son  cœur,  d'un  vain  espoir  flatté , 

Par  un  mensonge  adroit  tirons  la  vérité. 

SCÈNE  V. 
MITHRIDATE^  HONIMB. 

MITHRIOATE. 

Enfin  j'ouvre  les  yeux,  et  je  me  fais  justice  : 
C'est  faire  à  vos  heautés  un  triste  sacrifice , 
Que  de  vous  présenter,  madame,  avec  ma  foi , 
Tout  l'âge  et  le  malheur  que  je  traîne  avec  moi. 
Xusqu'ici  la  fortune  et  la  irictoîre  mêmes 
Cachaient  mes  cheveux  blancs  sous  trente  diadèmes. 
Mais  ce  temps-là  n*est  plus  :  je  régnais;  et  je  fuis  : 
Mes  ans  se  sont  accrus;  mes  honneurs  sont  détruits; 
Et  mon  front,  dépouillé  d'un  si  noble  avantage. 
Du  temps  qui  l'a  flétri  laisse  voir  tout  l'outrage. 
D'ailleurs  mille  desseins  partagent  mes  esprits  : 
D'un  camp  prêt  à  partir  vous  entendez  les  cris; 
Sortant  de  mes  vaisseaux,  il  faut  que  j'y  remonte. 
Quel  temps  pour  un  hymen,  qu'une  fuite  si  prompte. 
Madame!  Et  de  quel  front  vous  unir  à  mon  sort. 
Quand  je  ne  cherche  plus  que  la  guerre  et  la  mort? 
Cessez  pourtant ,  cessez  de  prétendre  à  Pharnacc  : 
Quand  je  me  fais  justice,  il  faut  qu'on  se  la  fasse. 
Je  ne  souffrirai  point  que  ce  fils  odieux. 
Que  je  viens  pour  jamais  de  bannir  de  mes  yeux. 
Possédant  une  amour  qui  me  fut  déniée. 
Vous  fasse  des  Romains  devenir  i'aliiéc. 
Mon  trône  vous  est  dû  :  loin  de  m'en  repentir, 


ACTK  111,  SCÈNE  Y.  417 

Je  VOUS  y  place  même  avant  que  de  partir , 
Pourvu  que  vous  vouliez  qu'une  main  qui  m'est  chère. 
Un  f\\s,  le  digne  objet  de  Tamour  de  son  père, 
Xipharës,  en  un  mot,  devenant  votre  époux. 
Me  venge  de  Phamace,  et  m'acquitte  envers  vous. 

Momm. 
Xiphàrès!  lui,  seigneur? 

mnnuDATE. 
Oui,  lui-même,  madame. 
D'où  peut  naître  à  ce  nom  le  trouble  de  votre  âme? 
Contre  un  si  juste  choix  qui  peut  vous  révolter? 
Est-ce  quelque  mépris  qu'on  ne  puisse  dompter? 
Je  le  répète  encor  :  c'est  un  autre  moi-même. 
Un  fils  victorieux^  qui  me  chérit,  que  j'aime. 
L'ennemi  des  Romains,  rhéritier  et  l'appui 
D'un  empire  et  d'un  nom  qui  va  renaître  en  lui; 
Et,  quoi  que  votre  amour  ait  osé  se  promettre. 
Ce  n'est  qu'entre  sesTmains  que  je  puis  vous  remettre. 

MONIMB. 

Que  dites-vous?  Oh  ciel!  Pourriez-rvoua  approuver.. . 

Pourquoi  y  seigneur,  pourquoi  voulez-vous  m'éprouver? 

Cessez  de  tourmenter  une  Âme  infortunée  : 

Je  sais  que  c'est  à  vous  que  je  fus  destinée  ; 

Je  sais  qu'en  ce  moment,  pour  ce  nœud  solennel, 

La  victime,  seigneur,  nous  attend  à  l'autel. 

Venez. 

HTTHRIDATE. 

Je  le  vols  bien  :  quelque  effort  que  je  fasse. 
Madame,  vous  voulez  vous  garder  à  Phamace. 
Je  reconnais  toujours  vos  injustes  mépris; 
Ils  ont  même  passé  sur  mon  malheureux  (ils. 

MONIME^ 

Je  le  méprise  ! 

MrrHRlDÂTE. 

Eh  bien,  n'en  parlons  plus,  madame  : 
Continuez;  brûlez  d'une  honteuse  flamme. 
Tandis  qu'avec  mon  fils  je  vais,  loin  de  vos  yeux. 
Chercher  au  bout  du  monde  un  trépas  glorieux. 
Vous  cependant  ici  servez  avec  son  frère , 
Et  vendez  aux  Romains  le  sang  de  votre  père. 
Venez  :  je  ne  saurais  mieux  punir  vos  dédains. 


418  MlTMniDAT£. 

Qu'en  vous  mettanl  moi-même  en  ses  servlles  maîDs; 
Et,  sans  plus  me  charger  du  soin  de  votre  gloire , 
Je  veux  laisser  de  vous  jusqu'à  votre  mémoire. 
Allons,  madame^  allons,  ie  m'en  vais  vous  unir. 

MOIIWI. 

Plutôt  de  mille  morts  dussiei-vous  me  punir! 

HrrHAIDÂTK. 

Vous  résistez  en  vain,  et  j'entends  votre  fuite. 

M0NUIE« 

En  quelle  extrémité ^  seigneur,  suis-je  réduite! 

Mais  enfin  je  vous  crois  ^  et  je  ne  puis  penser 

Qu'à  feindre  si  longtemps  vous  puissiez  vous  forcer. 

Les  dieux  me  sont  témoins  qu'à  vous  plaire  bornée. 

Mon  àme  à  tout  son  sort  s'était  abandonnée. 

Mais  si  quelque  faiblesse  avait  pu  m'alarmer. 

Si  de  tous  ses  efforts  mon  cttur  a  dû  s'armer. 

Ne  croyez  point,  seigneur  ^  qu'auteur  de  mes  alarmes, 

Pharnace  m'ait  jamais  coûté  le»  moindres  larmes 

Ce  fils  victorieux  que  vous  favorisez , 

Cette  vivante  image  en  qui  vous  vous  plaisez, 

C<ît  ennemi  de  Rome,  et  cet  autre  vous-même. 

Enfin  ce  Xipharès  que  vous  voulez  que  j'aime... 

MmiRIOàTS. 

Vous  l'aimez? 

MONIME. 

Si  le  sort  ne  m'eut  donnée  à  vous. 
Mon  bonheur  dépendait  de  l'avoir  pour  époux. 
Avant  que  votre  amour  m'eût  envoyé  ce  gage. 
Nous  nous  aimions.  Seigneur,  vous  changez  de  visage! 

mithridâte. 
Non,  madame.  Il  suffit.  Je  vais  vous  l'envoyer. 
Allez.  Le  temps  est  cher,  il  le  faut  employer. 
Je  vois  qu'à  m'obéir  vous  êtes  disposée  : 
Je  suis  content. 

MOMIME,  en  t'ea  altant. 

Oh  ciel!  me  seralH^^  abusée? 

SCÈNE  VI. 
MITHRIDATE. 
Ils  s'aiment.  C'est  ainsi  qu'on  se  jouait  de  nous. 


ACTE  IV,  SCÈNE  I.  419 

Ah  !  fils  ingrat,  ta  vas  me  répondre  pour  tous; 
Tu  périras.  Je  sais  combien  ta  renommée 
Et  tes  fausses  vertus  ont  séduit  mon  armée  : 
Perfide,  je  te  veux  porter  des  coups  certains; 
Il  faut  pour  te  mieux  perdre  écarter  les  mutins. 
Et,  faisant  à  mes  yeux  partir  les  plus  rebelles, 
Ne  garder  près  de  moi  que  des  troupes  ûdèles^ 
Allons.  Mais,  sans  montrer  un  visage  offensé. 
Dissimulons  encor,  comme  j'ai  commencé. 


ACTE  QUATRIÈME. 


SCÈNE  I. 
MONIME,  PHOSOIME. 

MONIMB. 

Phcedtme,  au  nom  des  dieux,  fais  ce  que  je  désire. 

Va  voir  ce  qui  se  passe,  et  reviens  me  le  dire. 

Je  ne  sais;  mais  mon  cœur  ne  se  peut  rassurer  : 

Mille  soupçons  affreux  viennent  me  déchirer. 

Que  tarde  Xipharès?  et  d'où  vient  qu'il  diffère 

A  seconder  des  vœux  qu'autorise  son  père? 

Son  père,  en  me  quittant,  me  l'allait  envoyer... 

Mais  il  feignait  peut-ètris.  H  fallait  tout  nier. 

Le  roi  feignait!  et  moi,  découvrant  ma  pensée... 

0  dieux!  en  ce  péril  m'auriez-vous  délaissée? 

Et  se  pourrait-il  bien  qu'à  son  ressentiment 

Mon  amour  indiscret  eût  livré  mon  amant? 

Quoi,  prince!  quand  tout  plein  de  ton  amour  extrême 

Pour  savoir  mon  secret  tu  me  pressais  toi-même , 

Mes  refus  trop  cruels  vingt  fois  te  l'ont  caché; 

Je  fat  même  puni  de  l'avoir  arraché  : 

Et  quand  de  toi  peut-être  un  père  se  défie. 

Que  dis-je?  quand  peut-être  il  y  va  de  ta  vie. 

Je  parle;  et,  trop  facile  à  me  laisser  tromper. 

Je  lui  marque  le  cœur  où  sa  main  doit  frapper! 

PHCCDIME. 

Ah!  trattez-le,  madame,  avec  plus  de  justice; 


430  MITHRIDATE. 

Un  grand  roi  descend-il  jusqu'à  cet  artifice? 
A  prendre  ce  détour  qui  l'aurait  pu  forcer? 
Sans  murmure  à  l'autel  tous  l'alliez  devancer. 
Voulait-il  perdre  nn  fils  qu'il  aime  avec  tendresse  ? 
Jusqu'ici  les  effets  secondent  sa  promesse  : 
Madame,  il  vous  disait  qu'un  important  dessein , 
Malgré  lui,  le  forçait  à  vous  quitter  demain  : 
Ce  seul  dessein  l'occupe;  et,  hâtant  son  voyage, 
Ltti<-méme  ordonne  tout,  présent  sur  le  rivage; 
Ses  vaisseaux  en  tous  lieui  se  chargent  de  soldats. 
Et  partout  Xipharës  aocompagne  ses  pas. 
D'un  rival  en  fiireur  est-ce  là  la  conduite? 
Et  voitron  ses  discours  démentis  par  la  suite? 

MOIflXE. 

Phamace  cependant,  par  son  ordre  arrêté. 
Trouve  en  lui  d'un  rival  toute  la  dureté. 
Phœdime,  à  Xipharès  ferart-il  plud  de  grâce? 

PHOEDIMB. 

Cest  l'ami  des  Romains  qu'il  punit  en  Pharnace  : 
L'amour  a  peu  de  part  à  ses  justes  soupçons. 

*  MONJIIB. 

Autant  que  je  le  puis,  je  cède  à  tes  raisons; 
Elles  calment  un  peu  l'ennui  qui  me  dévore. 
Mais  pourtant  Xipharès  ne  parait  point  encore. 

raOBDIMB. 

Vaine  erreur  des  amants,  qui,  pleins  de  leurs  désirs. 
Voudraient  que  tout  cédât  au  soin  de  leurs  plaisirs! 
Qui,  prêts  à  s'irriter  contre  le  moindre  obstacle... 

MOIflMB. 

Ma  Phœdime,  eh!  qui  peut  concevoir  ce  miracle? 
Après  deux  ans  d'ennuis,  dont  tu  sais  tout  le  poids. 
Quoi!  je  puis  respirer  pour  la  première  fois! 
Quoi!  cher  prince,  avec  toi  je  me  verrais  unie! 
Et,  loin  que  ma  tendresse  eût  exposé  ta  vie 
Tu  verrais  ton  devoir,  je  verrais  ma  vertu , 
Approuver  un  amour  si  longtemps  combattu  : 
Je  pourrais  tous  les  jours  f  assurer  que  je  t'aime  1 
Que  ne  vlens-tu? 


ACTE  IV,  SCfeNR  11.  411 

SCÈNE  II. 
MONIME,  XIPHARÉS,  PHCEDIME. 

MONIME. 

Seigneur,  je  parlais  de  vous-même  ; 
Mon  âme  souhaitait  de  vous  voir  en  ce  lieu 
Pour  vous... 

XIPHÂRÈS. 

C'est  maintenant  qu'il  faut  vous  dire  adieu  ! 

MOMIME. 

Adieu!  vous? 

ZIPHAEBS. 

Oui,  madame,  et  pour  toute  ma  vie. 

MOMIME. 

Qu'entends-je?  On  me  disait...  Hélas!  ils  m'ont  ^ahie. 

XIPHARÉS. 

Madame,  je  ne  sais  quel  ennemi  couvert, 

Révélant  ntjs  secrt^is^  vous  trahit,  et  me  perd. 

Mais  le  roi ,  qui  tantôt  n'en  croyait  point  Phamace, 

Maintenant  dans  nos  cœur»  sait  tout  ce  qui  se  passe. 

H  feint,  il  me  care^c,  et  cache  son  dessein  : 

Mais  moi  ^  qui ,  dès  l'enfance  élevé  dans  son  sein , 

De  tous  ses  mouvements  aî  trop  d'intelligence. 

J'ai  lu  dans  ses  regards  sa  prochaine  vengeance. 

Il  presse,  il  fait  partir  tous  ceux  dont  mon  malheur 

Pourrait  à  la  révolte  exciter  la  douleur. 

De  ses  fausses  bontés  j'ai  connu  la  contrainte. 

Un  mot  même  d'Arbate  a  confirmé  ma  crainte  : 

U  a  su  m'aborder;  et,  les  larmes  aux  yeux, 

«  On  sait  tout,  m'a-t-il  dit;  sauvez-vous  de  ces  lieux!  » 

Ce  mot  m'a  fait  frémir  du  péril  de  ma  reine; 

Et  ce  cher  intérêt  est  le  seul  qui  m'amène. 

Je  vous  crains  pour  vous-même  :  et  je  viens  à  genoux 

Vous  prier,  ma  princesse,  et  vous  fléchir  pour  vous. 

Vous  dépendez  ici  d'une  main  violente , 

Que  le  sang  le  plus  cher  rarement  épouvante  ; 

Et  je  n'ose  vous  dire  à  quelle  cruauté 

Mithridate  jaloux  s'est  souvent  emporté. 

Peut-être  c'est  moi  seul  que  sa  fureur  menace; 

Peut-étie,  en  me  perdant^  il  veut  vous  faire  grâce  : 

30 


kn  MITIIRIDATE. 

Daignez,  au  nom  des  dieux ,  daignez  en  profiter; 
Par  de  nouveaux  refus  n'allez  point  Tirriter. 
Moins  vous  Taimez,  et  plus  tâchez  de  lui  complaire; 
Feignez,  efforcez-vous  :  songez  qu'il  est  mon  père. 
Vivez;  et  permettez  que  dans  tous  mes  malheurs 
Je  puiflfie  h  votre  Mour  m  coAtor  que  des  pleurs. 

.     MOKIMS» 

Ah!  ,1  vous  ai  perdu! 

xiphârès. 
Généreuse  Monime , 
Ne  vous  imputez  point  le  malheur  qui  m'opprime. 
Votre  seule  bonté  n'est  point  ce  qui  me  nuit  : 
Je  suis  un  malheureux  que  le  destin  poursuit; 
C'est  lui  qui  m'a  ravi  l'amitié  de  mon  père. 
Qui  le  fit  mon  rival,  qui  révolta  ma  mère, 
Et  vient  de  susciter,  dans  ce  moment  affreux. 
Un  secret  ennemi  pour  nous  trahir  tous  deux. 

MONIME. 

Hé  quoi!  cet  ennemi,  vous  l'ignorez  encore? 

XIPHARÉS. 

Pour  surcroît  de  douleur,  madame,  je  l'ignore. 
Heureux  si  je  pouvais,  avant  que  m'immoler. 
Percer  le  traître  coeur  qui  m'a  pu  déceler! 

MOmME. 

Ëh  bien,  seigneur,  il  faut  vous  le  faire  connaître. 
Ne  cherchez  point  ailleurs  cet  ennemi ,  ce  traître  ; 
Frappez  :  aucun  respect  ne  vous  doit  retenir. 
J'ai  tout  fait,  et  c'est  moi  que  vous  devez  punir. 

XIPIIÂRÈS. 

Vous! 

MOIflME. 

Ah!  si  vous  saviez,  prince,  avec  quelle  adresse 
Le  cruel  est  venu  surprendre  ma  tendresse  ! 
Quelle  amitié  sincère  il  affectait  pour  vous! 
Content,  s'il  vous  voyait  devenir  mon  époux! 
Qui  n'aurait  cru...?  Mais  non,  mon  amour  plus  timide 
Devait  moins  vous  livrer  à  sa  bonté  perfide. 
Les  dieux  qui  m'inspiraient,  et  que  j'ai  mal  suivis, 
M'ont  fait  taire  trois  fois  par  de  secrets  avis. 
J'ai  dû  continuer;  j'ai  dû  dans  tout  le  reste... 
Que  sais-je  enfin?  j'ai  dû  vous  être  moins  funeste; 


ACTE  ly,  SCÈNK  III.  413 

i'ai  dû  craindre  du  roi  les  dons  empoisonnés; 
Et  je  m'en  punirai  si  vous  me  pardonnez. 

IIPHAKÙS. 

Quoi!  madame 9  c'est  vous ,  c'est  l'amour  qui  m'expose; 
Mon  malheur  est  parti  d  uii«  ak  belle  cause  ; 
Trop  d'amour  a  tralii  nos  secrets  amoureux  : 
Et  vous  vous  excuses  de  m'avoir  fait  heureux  ! 
Que  voudrais-je  de  plus?  glorieux  et  Adèle , 
Je  meurs.  Un  autre  sort  au  trône  vous  appelle  : 
Consentez-y^  madame;  et^  sans  plus  résister^ 
Achevez  un  hymen  qui  vuus  y  fait  monter. 

MOKIMB. 

Quoi  !  vous  me  demandez  que  j'épouse  un  barbare 
Dont  l'odieux  amour  pour  jamais  nous  sépare? 

XIPHAaÊS. 

Songez  que  ce  matin,  soumise  à  ses  souhaits , 
Vous  deviez  l'épouser^  et  ne  me  voir  jamais. 

MOfUMB. 

Eh!  connaissats-je  alors  toute  sa  barbarie? 

Ne  Youdriez-Yous  point  qu'approuvatit  sa  furie , 

Après  vous  avoir  vu  tout  percé  de  ses  coups, 

Je  suivisse  à  l'autel  un  tyrannique  époux; 

Et  que,  dans  une  main  de  votre  sang  fumaniej 

J'allasse  mctirc,  hélas!  la  main  de  votre  amante? 

Allez;  de  ses  fureurs  songez  à  vous  garder. 

Sans  perdre  ici  le  temps  à  me  persuader  : 

Le  ciel  m'inspirera  quel  parti  je  dois  prendre. 

Que  seraitrce,  grands  dieux,  s'il  venait  vous  surprendre! 

Que  dis-je?  on  vient.  Allez  :  courez.  Vivez  enfin  ; 

Et  du  moins  attendez  quel  sera  mon  destin. 

SCÈNE  m. 

monime/phoedime. 

FHOBDme. 
Madame,  a  quels  périls  il  exposait  sa  vie! 
C'est  le  roi. 

MOIfIMB. 

Cours  l'aider  à  cacher  sa  sortie. 
Va,  ne  le  quitte  point;  et  qu'il  se  garde  bien 
D'ordonner  de  son  sort,  sans  être  instruit  du  mien. 


424  MITHRIDATE. 

SCÈNE    IV. 
MITHRIDATE,  MONUIE. 

MirmilDATB. 

Allons,  madame^  allons.  Une  ratsoa  seerète 
Me  fait  quitter  ces  lieux  et  hâter  ma  retraite. 
Tandis  que  mes  soldats ,  prêts  à  suivre  leur  roi. 
Rentrent  dans  mes  vaisseaux  pour  partir  avec  mol^ 
Venez  y  et  qu'à  Tautel  ma  promesse  aecjmpUe 
Par  des  nœuds  étemels  l'un  à  l'autre  nous  lie. 

MORme. 
Nous^  seigneur? 

MiniBIDATB. 

Quoi,  madame!  osez-vous  balancer? 

IfOlflHE. 

Et  ne  m'avez-vous  pas  défendu  d'y  penser? 

Mrniaii>ikTE. 
J'eus  mes  raisons  alors  :  oublions-les,  madame. 
Ne  songez  matntanarit  qu'à  répondre  à  ma  flamme. 
Songez  que  votre  cœur  est  un  bien  qui  m'est  dû. 

mwoMK* 
Hé!  pourquoi  donc,  seigneur,  me  l'avez-vous  rendu? 

MmUIDATE. 

Quoi  !  pour  un  fils  ingrat  toujours  préoccupée,  < 

Vous  croiriez... 

MOmME. 

Quoi,  seigneur!  vous  m'auriez  donc  trompée? 

MITflKIDAT£. 

Perfide!  il  vous  sied  bien  de  tenir  ce  discours. 
Vous  qui,  gardant  au  cœur  d'infidèles  amours. 
Quand  je  vous  élevais  au  comble  de  la  gloire. 
M'avez  des  trahisons  préparé  la  plus  noire  ! 
JVe  vous  souvient-il  plus,  cœur  ingrat  et  sans  foi. 
Plus  que  tous  les  Romains  conjuré  contre  moi. 
De  quel  rang  glorieux  j'ai  bien  voulu  descendre 
Pour  vous  porter  au  trône  où  vous  n'osiez  prétendre? 
Ne  me  regardez  point  vaincu,  persécuté  : 
Hevoyez-moi  vainqueur,  et  partout  redouté. 
Songez  de  quelle  ardeur  dans  Ëphëse  adorée 
Aux  filles  de  cent  rois  je  vous  ai  préférée; 


ACTE  IV,  S€ÈNM;  IV.  415 

Et,  négligeant  pour  vous  tant  d'heureux  alliés, 
Quelle  foule  d'Etats  je  mettais  à  vos  pieds. 
Ah!  si  d'un  autre  amour  le  penchant  invincible 
Dès  lors  à  mes  bontés  vous  rendait  insensible. 
Pourquoi  chercher  si  loin  un  odieux  époux? 
Avant  que  de  partir^  pourquoi  vous  taisiez-vous? 
Attendiez-vous,  pour  faire  un  aveu  si  funeste, 
Que  le  sort  ennemi  m'eût  ravi  tout  le  reste , 
Et  que,  de  toutes  parts  me  voyant  accabler. 
J'eusse  en  vous  le  seul  bien  qui  me  pût  consoler? 
Cependant,  quand  je  veux  oublier  cet  outrage. 
Et  cacher  à  mon  coeur  cette  funeste  image. 
Vous  osez  à  mes  yeux  rappeler  le  passé  ! 
Vous  m'accusez  encor,  quand  je  suis  offensé  I 
iê  vois  que  pour  un  traître  un  fol  espoir  vous  flatte. 
A  <|uelle  épreuve,  ô  ciel ,  réduis-tu  Mithridate? 
Par  quel  charme  secret  latssé-je  retenir 
Ce  courroux  si  sévère  et  si  prompt  à  punir? 
Profitez  du  moment  que  mon  amour  vous  donne  : 
Pour,  la  dernière  fois,  venez,  je  vous  l'ordonne. 
N'attirez  point  sur  vous  des  périls  superflus, 
Pour  un  fils  insolent  que  vous  ne  verrez  plus. 
Sans  vous  parer  pour  lui  d'une  foi  qui  m'est  due. 
Perdez-en  la  mémoire  aussi  bien  que  la  vue; 
Et  désormûs,  sensible  à  ma  seule  bonté, 
Mentez  le  pardon  qui  vous  est  présenté. 

MOniMB. 

Je  n'ai  point  oublié  quelle  reconnaissance. 
Seigneur,  m'a  dû  ranger  sous  votre  obéissance  : 
Quelque  rang  où  jadis  soient  montés  mes  aieiu, 
Leur  gloire  de  si  loin  n'éblouit  point  mes  yeux. 
Je  songe  avec  respect  de  combien  je  suis  née 
Au-dessous  des  grandeurs  d'un  si  noble  hyménée  : 
Et,  malgré  mon  penchant  et  mes  premiers  desseins 
Pour  un  fils,  après  tous,  le  plus  grand  des  humaiiis. 
Du  jour  que  sur  mon  front  on  mit  ce  diadème. 
Je  renonçai,  seigneur,  à  ce  prince,  à  moi-même. 
Tous  deux  d'intelligence  à  nous  sacrifier. 
Loin  de  moi,  par  mon  ordnsi,  il  courait  m'oublier. 
Dans  l'ombre  du  secret  ce  feu  s'allait  éteindre  ; 
Et  même  de  mon  sort  je  ne  pouvais  me  plaindre , 

36. 


426  .     MITHRIDATK. 

Puisque  cnûn,  aux  dépens  de  mes  yœux  les  plus  doux» 

Je  faisais  le  bonheur  d'un  héros  tel  que  vous. 

Vous  seul  y  seigneur,  tous  seul  tous  m'avez  ârl^hée 

A  cette  obéissance  où  j*étais  attachée; 

Et  ce  fatal  amour  dont  j'avais  triomphé , 

Gc  feu  que  dans  l'oubli  je  croyais  étouffé, 

Dont  la  cause  à  jamais  s'éloignait  de  ma  vo« , 

Vos  détours  l'ont  surpris,  et  m'en  ont  oonvain^ue» 

Je  vous  l'ai  confesse,  je  le  dois  soutenir  : 

En  vain  vous  en  pourriez  perdre  le  souvenir; 

Et  cet  aveu  honteux  où  vous  m'avez  forcée 

Demeurera  toujours  présent  à  ma  pensée  ( 

Toujours  je  tous  eroifais  incertain  de  ma  foi  : 

Et  le  tombeau ,  seigneur,  est  moins  triste  pour  moi 

Que  le  lit  d'un  époux  qui  m'a  fait  cet  ontragc. 

Qui  s'est  acquis  sur  moi  ce  cruel  aTantage , 

Et  qui,  me  préparant  un  étemel  ennui; 

M'a  fait  rougir  d'un  feu  qui  n'était  pas  pour  lui. 

lilTHRtDATE. 

C'est  donc  votre  réponse?  et,  sans  plus  me  compiatre. 
Vous  refusez  l'honneur  que  je  Toulais  toqs  faire? 
Pensez-y  bien.  J'attends  pour  me  déterminer. 

MONIMÉ. 

Non ,  seigneur,  Talnement  tous  croyez  ra'étonder. 

Je  vous  connais;  je  sais  tout  ce  que  je  m'apprête. 

Et  je  vois  queb  malheurs  j'assemble  sur  ma  tète  : 

Mais  le  dessein  est  pris;  rien  ne  peut  m'ébranlcr. 

Jugez-en ,  puisque  ainsi  je  vous  ose  parler^ 

Et  m'emporte  au  delà  de  cette  modestie 

Dont  jusqu'à  ce  moment  je  n'étais  point  sortie. 

Vous  vous  êtes  servi  de  ma  funeste  main 

Pour  mettre  à  votre  fils  un  poignatd  dans  le  sein  : 

De  ses  feux  innocents  j'ai  trahi  le  mystère  ; 

Et,  quand  il  n'en  perdrait  que  l'amour  de  son  père, 

11  en  mourra  )  seigneur.  Ma  foi  ni  mon  amour 

Ne  seront  point  le  prix  d'un  si  cruel  détour. 

Après  cela,  jugez.  Perdez  une  rebelle; 

Armez-vous  du  pouvoir  qu'on  vous  donna  sur  elle  : 

J'attendrai  mon  arrêt;  vous  pouvez  commander. 

Tout  ce  qu'en  vous  quittant  j'ose  vous  demander. 

Croyez  (a  la  vertu  je  dois  cette  justice) 


ACTE  IV,  SCfeNE  V.  427 

Qiie  je  vous  trahis  seule ^  et  n'ai  point  de  complice; 
Et  que  d'un  plein  succès  vos  vœux  seraient  suivis  y 
Si  j'en  croyais,  seigneur,  les  vœui  de  votre  fils. 

SCÈNE  V. 

MITHRIDATE. 

Elle  me  quitte  !  Et  moi ,  dans  un  lâche  silence , 

ie  semble  de  sa  fuite  approuver  l'insolence! 

Peu  s'en  faut  que  mon  cœur,  penchant  de  son  cùlc , 

Ne  me  condamne  encor  de  trop  de  cruauté  ! 

Qui  suis-je?  Est-ce  Monime?  et  sui»-je  Mitliridate? 

Non  y  non ,  plus  de  pardon ,  pkis  d'amour  pour  l'ingrate. 

Ma  colère  revient,  et  je  me  reconnois  : 

Immolons,  en  partant,  trois  ingrats  à  la  fois. 

Je  vais  à  Rome;  et  c'est  par  de  tels  sacrifices 

Qu'il  faut  à  ma  fureur  rendre  les  dieux  propices. 

Je  le  dois,  je  le  puis;  ils  n'ont  plus  de  support; 

Les  plus  séditieux  sont  déjà  loin  du  bord. 

Sans  distinguer  entre  eui  qui  je  hais  ou  qui  j'a^nte. 

Allons,  et  commençons  par  Xipharès  lui-même. 

Maïs  quelle  c&t  ma  furourï  et  qu'est-ce  que  je  dis! 
Tu  vas  sacrifier..-  quij  malhoureux?  Ton  fils! 
Un  fils  que  Rome  craint!  qui  peut  venger  son  père! 
Tourquoi  répondre  un  sang  qui  m'est  si  nécessaire? 
Ah!  dans  Télat  funeste  où  ma  chute  m'a  mis. 
Est-ce  que  mon  malheur  m'a  laissé  trop  d'amis? 
Son^'oons  plutôt  ^  songeons  ii  gagner  sa  tendresse  : 
J'ai  besoin  d'un  vengeur,  et  non  d'une  maîtresse. 
<Juoiî  ne  vaut-il  pas  niieui,  puisqu'il  faut  m'en  priver, 
La  coder  h  ee  fiU  que  je  vcu\:  conserver? 
Oklons-la.  Valus  effort.*,  qui  ne  font  que  m'instruire 
Di's  faiblei^ses  d'un  creur  qui  cherche  à  se  séduire! 
Je  brûle,  je  l'adore;  et,  loin  de  la  bannir... 
Ah!  c'est  un  crime  encor  dont  je  la  veux  punir. 
Quelle  pitié  retient  mes  sentiments  timides? 
N'en  ai'je  pas  déjà  puni  de  moins  perfides? 
G  Monime,  ô  mon  fils!  Inutile  courroux! 
Et  vous,  heureux  Romains,  quel  triomphe  pour  vous 
Si  vous  saviez  ma  honle ,  cl  qu'un  avis  fidèle 


428  M1THRIDAT£. 

De  mes  lâches  combats  vous  portât  la  nouvelle  ! 

Uuoi!  des  plus  chères  mains  craignant  les  trahisons , 

J'ai  pris  soin  de  m'armer  contre  tous  les  poisons; 

j'ai  su,  par  une  longue  et  pénible  industrie^ 

Des  plus  mortels  venins  prévenir  la  furie  : 

Ah!  qu'il  eut  mieux  valu,  plus  sage  et  plus  heureux , 

Et  repoussant  les  traits  d'un  amour  dangereux. 

Ne  pas  laisser  remplir  d'ardeurs  empoisonnées 

Un  cœur  déjà  glacé  par  le  froid  des  années! 

De  ce  trouble  fatal  par  où  dois^je  sortir  ? 

SCÈNE  VI. 
MITURIDATE,  ARBATE. 

▲RBATE. 

Seigneur,  tous  vos  soldats  refusent  de  partir  : 
Phamace  les  retient;  Pharnace  leur  révèle 
Que  vous  cherchez  à  Rome  une  guerre  nouvelle. 

mithridâte. 
Phamace? 

ARBATE. 

II  a  séduit  ses  gardes  les  premiers. 
Et  le  seul  nom  de  Rome  étonne  les  plus  fiers. 
De  mille  affreux  périls  ils  se  forment  Timage  : 
Les  uns  avec  transport  embrassent  le  rivage; 
Les  autres,  qui  partaient,  s'élancent  dans  les  flots. 
Ou  présentent  leurs  dards  aux  yeux  des  matelots. 
Le  désordre  est  partout;  et,  loin  de  nous  entendre. 
Us  demandent  la  paix,  et  parlent  de  se  rendre. 
Phamace  est  à  leur  tète;  et,  flattant  leurs  souhaits, 
De  la  part  des  Romains  il  leur  promet  la  paix. 

MITHRIDATE. 

Ah  le  traître!  Courez  :  qu'on  appelle  son  frère; 
Qu'il  me  suive,  qu'il  vienne  au  secours  de  son  père. 

ARBATE. 

J'ignore  son  dessein;  mais  un  soudain  transport 
L'a  déjà  fait  descendre  et  courir  vers  le  port; 
Et  l'on  dit  que,  suivi  d'un  gros  d'amis  fidèles, 
On  l'a  vu  se  mêler  au  milieu  des  rebelles. 
C'est  tout  ce  que  j'en  sais. 


ACTE  V,  SCÈNJK  I.  429 

MITHRIDATE. 

Ah!  qu'est-ce  que  j'entends! 
Perfides,  ma  Tengeance  a  tardé  trop  longtemps! 
Mais  je  ne  vous  crains  point  :  malgré  leur  insolence  > 
Les  mutins  n'oseraient  soutenir  ma  présence. 
Je  ne  Yeux  que  les  voir  :  je  ne  Yeux  qu'à  leurs  yeux 
Immoler  de  ma  main  deux  fils  audacieux. 

SCÈNE  VIL 
MITHRIDATE,  ARBATE,  ARCAS. 

ARCAS. 

Seigneur,  tout  est  perdu.  Les  rebelles,  Phamace, 
Les  Romains,  sont  en  foule  autour  de  cette  place. 

MlTVaiOATB. 

Les  Romains! 

AECAS. 

De  Romains  le  rivage  est  chargé , 
Et  bientôt  dans  ces  murs  vous  êtes  assiégé. 

MITHRIDATE. 

Ciel  l  courons.    (  à  Akm.) 

Écoutez...  Du  malheur  qui  me  presse 
Tu  ne  jouiras  pas,  infidèle  princesse. 


ACTE   CINQUIÈME. 


SCÈNE  I. 
monime)  phoedimë. 

PBOeOIMB. 

Madame,  où  courez-vous?  Quels  aveugles  transports 
Vous  font  tenter  sur  vous  de  criminels  efforts? 
Hé  quoi!  vous  avez  pu ,  trop  cruelle  à  vous-même , 
Faire  un  affreux  lien  d'un  sacré  diadème  ! 
Ah!  ne  voyez-vous  pas  que  les  dieux,  plus  humains. 
Ont  eux-mêmes  rompu  ce  bandeau  dans  vos  mains? 

MONIME. 

Hé!  par  quelle  fureur,  obstinée  à  me  suivre. 


430  MlfHRlDATË. 

Toi-même  malgré  moi  veui-lu  me  faire  vivre? 
Xipharès  ne  vit  plus  ;  le  roi  désespéré 
Lui-môme  n'attend  plus  qu'un  trépas  assuré  . 
Quel  fruit  te  promets-tu  de  ta  emipabie  audatce? 
Perfide^  prétends-tu  me  livrer  à  Pharnace? 

PHOEDlitE. 

AU!  du  moins  attendez  qu'un  fidèle  rapport 
De  son  malheureux  frère  ait  confirmé  la  mort. 
Dans  la  confusion  que  nous  venons  d'entendre , 
Les  yeux  peuyent-ils  pas  aisément  se  méprendre? 
D'abord^  vous  le  savez ,  un  bruit  injurieux 
Le  Rangeait  du  parti  d'un  camp  séditieux; 
Maintenant  on  vous  dit  que  ced  mêmes  rebelleft 
Ont  tourné  contre  lui  leurs  armes  criminelles. 
Jugez  de  l'un  par  l'autre^  et  dallez  écouter... 

M0N1ME. 

Xipharès  ne  vit  plus ,  il  n'en  faut  point  douter  : 

L'événement  n'a  point  démenti  mon  attente. 

Quand  je  n'en  aurais  pas  la  nouvelle  sanglante , 

Il  est  mort;  et  j'en  ai  pour  garants  trofi  certains 

Son  courage  et  son  nom,  trop  suspects  aux  Romains. 

Àh!  que  d'un  si  beau  sang  dès  longtemps  altérée 

Rome  tient  maintenant  sa  victoire  assurée  ! 

Quel  ennemi  son  bras  leur  allait  opposer  ! 

Mais  sur  qui  ^  malheureuse ,  oses-tu  t'excuser? 

Quoi  !  tu  ne  veux  pas  voir  que  c'est  toi  qoî  l'opprimes , 

Et  dans  tous  ses  malheurs  reconnaître  tes  crimes! 

De  combien  d'assassins  Tavais-je  enveloppé  ! 

Comment  à  tant  de  coups  serait-il  échappe? 

Il  évitait  en  vain  les  Romains  et  son  frère  : 

Ne  le  livrais-je  pas  aux  fureurâ  de  son  père? 

Cest  moi  qui ,  les  rendant  Tun  de  l'autre  jaloux, 

Vins  allumer  le  feu  qui  les  embrase  tous  : 

Tison  de  la  discorde,  et  fatale  furie 

Que  le  démon  de  Rome  a  formée  et  nourrie  ! 

Et  je  vis!  Et  j'attends  que  de  leur  sang  baigné 

Pharnace  des  Romains  revienne  accomt^agné. 

Qu'il  étale  à  mes  yeux  sa  parricide  joie  \ 

La  mort  au  désespoir  ouvre  plus  d'une  Toie  : 

Oui,  cruelles,  en  vain  vos  injustes  secours 

Me  ferment  du  tombeau  les  chemins- les  plus  courts; 


ACTE  V,  SCÈNE  II.  43| 

Je  trouYerai  la  mort  jusque  dans  vos  bras  mémo. 

Et  toi ,  fatal  tissu,  malheureux  diadème. 
Instrument  et  témoin  de  toutes  mes  douleurs. 
Bandeau,  que  raille  fois  j'ai  trempé  de  ipcs  pleurs. 
Au  moins,  en  terminant  ma  vie  et  mon  supplice. 
Ne  pouvais-tu  me  rendre  un  funeste  service  ? 
A  mes  tristes  regards,  va,  cesse  de  t'offrir  ;• 
D'autres  armes  sans  toi  sauront  ma  secourir  : 
Et  périsse  le  jour  et  la  nmn  meurtrière 
Qui  jadis  sur  mon  fipont  t'attaiBba  h  pnaipière  ! 

PRCeiNIfB. 

On  vient,  madame,  on  vient;  et  j'espèrt  qu'Arcas, 
Pour  bannir  vos  frayeurs,  porte  vers  vous  ses  pas. 

SCÈNE  II. 
MONIME,  PHOEDIME,  ARCAS. 

MONIME. 

En  est-ce  fait,  Arcas?  et  le  cruel  Phamace... 

ARCAS. 

Ne  me  demandez  rien  de  tout  ce  qui  se  passe , 
Madame  :  on  m^a  chargé  d'un  plus  funeste  emploi  ; 
Et  ce  poison  vous  dit  les  volontés  du  roi. 

PHOEDIME. 

Malheureuse  princesse  ! 

MONIME. 

Ah!  quel  comble  de  joie! 
Donnez.  Dites,  Arcas,  au  roi  qui  me  l'envoie, 
Que  de  tous  les  présents  que  m'a  faits  sa  bonté 
Je  reçois  le  plus  cher  et  le  plus  souhaité. 
A  la  fin  je  respire;  et  le  ciel  me  délivre 
Des  secours  importuns  qui  me  forçaientide  vivre. 
Maîtresse  de  moi-même,  il  veut  bien  qu'une  fois 
Je  puisse  de  mon  sort  disposer  à  mon  choix. 

PHCBDIME. 

Hélas! 

MOfllME. 

Retiens  tes  cris,  et  par  d'indignes  larmes 
!)•  cet  heureux  moment  ne  trogble  point  les  charmes. 
Si  tu  m'aimais,  Phœdime,  il  fallait  me  pleurer 
Quand  d'un  titre  funeste  on  me  vint  honorer. 


43S  MITHRIDATE. 

Et  lorsque ,  m'arrachant  du  doux  sein  de  la  Grèce, 
Dans  ce  climat  barbare  on  traîna  ta  maîtresse. 
Retourne  maintenant  chez  ces  peuples  heureux; 
SX  si  mon  nom  encor  s'est  consenré  chez  eux. 
Dis-leur  ce  que  tu  Tois,  et  de  toute  ma  gloire, 
Phoedime,  conte-leur  la  malheureuse  histoire. 

Et  toi ,  qui  de  ce  cœur,  dont  tu  fus  adoré , 
Par  un  jaloux  destin  fus  toujours  séparé , 
Héros,  avec  qui  même  en  terminant  ma  vie 
Je  n'ose  en  un  tombeau  demander  d'être  unie , 
Reçois  ce  sacrifice;  et  puisse,  en  ce  moment. 
Ce  poison  expier  le  sang  de  mon  amant! 

SCÈNE  III. 
MONIME,  ARBATE,  PHCEDIME,  ARCAS. 

ARBATE. 

Arrêtez!  arrêtez! 

ARGAS. 

Que  faites-vous,  Arbate? 

AMIATE. 

Arrêtez  1  j'accomplis  l'ordre  de  Mitbridate. 

MONlME. 

Ah!  laissez-moi... 

ARBATE,  jetant  le  poison. 

Cessez,  vous  dis-je,  et  laissez-moi. 
Madame,  exécuter  les  volontés  du  roi  : 
Vivez.  Et  vous,  Arcas,  du  succès  de  mon  zèle 
Courez  à  Mitluridate  apprendre  la  nouvelle. 

SCÈNE  IV. 
MONIME,  ARBATE,  PHOBDIME. 

MONIME. 

Ah!  trop  cruel  Arbate,  à  quoi  m'exposez- vous! 
Est-ce  qu'on  croit  encor  mon  supplice  trop  doux? 
Et  le  roi,  m'enviant  une  mort  si  soudaine. 
Veut-il  plus  d'un  trépas  pour  contenter  sa  haine? 

ARBATE. 

Vous  l'allez  veir  paraître,  et  j'ose  m'assurer 
Que  vous-même  avec  moi  vous  allez  le  pleurer. 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  433 

MONIME. 

Quoi!  le  roi... 

ARBATE. 

Le  roi  touche  à  son  heure  dernière , 
Madame^  et  ne  voit  plus  qu'un  reste  de  lumière. 
Je  l'ai  laissé  sanglant,  porté  par  des  soldats; 
Et  Xipharès  en  pleurs  accompagne  leurs  pas. 

Xipharès!  Ah  grands  dieuï!  je  doute  si  je  vt>ilie. 
Et  n  ose  qu'en  tremblant  en  croire  mon  oreille. 
Xipharès  vil  cncor!  Xipharès,  que  mes  pleurs... 

A»BATE. 

H  vit  j  chargé  de  gloire ,  accablé  de  douleurs. 

De  sa  mort  en  ces  iJeuK  la  nouvelle  semée 

Nii  vous  a  pas  vous  seule  et  sans  cause  alarmée; 

Les  Romains,  qui  partout  l'appuyaient  par  des  cris. 

Ont  par  ce  bruit  fatal  glacé  tous  les  esprits. 

Le  roi,  trompé  lui-même j  en  a  versé  des  larmes. 
Et,  désormais  certain  du  malheur  de  ses  armes  j 
Par  un  rebelle  fils  de  toutes  parts  pressé , 
Sans  espoir  de  secours,  tout  près  d'être  forcé, 
Et  voyant,  pour  surcroît  de  douleur  et  de  haine , 
Parmi  ses  étendards  porter  Taigle  romaine, 
U  n'a  plus  aspiré  qu'à  s'ouvrir  des  chemins 
Pour  éviter  Taffront  de  tomber  dans  leurs  mains. 
D'abord  il  a  tenté  les  atteintes  mortelles 
Des  poisons  que  lui-même  a  crus  les  plus  fidèles; 
H  les  a  trouvés  tous  sans  force  et  sans  vertu. 
«  Vain  secours,  a-t-il  dit,  que  j'ai  trop  combattu  ! 
«t  Contre  tous  les  poisons  soigneux  de  me  défendre, 
«  J'ai  perdu  tout  le  fruit  que  j'en  pouvais  attendre. 
«  Essayons  maintenant  des  secours  plus  certains , 
«  Et  cherchons  un  trépas  plus  funeste  aux  Romains. 
Il  parle;  et,  défiant  leurs  nombreuses  cohortes. 
Du  palais,  à  ces  mots,  il  fait  ouvrir  les  portes. 
A  l'aspect  de  ce  front  dont  la  noble  fureur 
Tant  de  fois  dans  leurs  rangs  répandit  la  terreur, 
Vous  les  eussiez  vus  tous,  retournant  en  arrièipc. 
Laisser  entre  eux  et  nous  une  large  carrier*; 
Et  déjà  quelques-uns  couraient  épouvantés 
Jusque  dans  les  vaisseaux  qui  les  ont  apportés. 


434  MITHRIDÀTE. 

Mais^  le  dirài-je?  oh  ciel!  rassurés  par  Phamacc, 

Et  la  honte  en  leurs  cœurs  réveillant  leur  audace^ 

Ils  reprennent  courage ,  ils  attaquent  le  roi , 

Qu'un  reste  de  soldats  défendait  avec  moi. 

Qui  pourrait  exprimer  par  quels  faits  incroyables^ 

Quels  coups ^  accompagnés  de  regards  effroyables^ 

Son  bras^  se  signalant  pour  la  dernière  fois, 

A  de  ce  grand  héros  terminé  les  exploits? 

Enfin,  las  et  couvert  de  sang  et  de  poussière, 

11  s'était  fait  de  morts  une  noble  barrière. 

Un  autre  bataillon  s'est  avancé  vers  nous  : 

Les  Romains  pour  le  joindre  ont  suspendu  leurs  coups; 

Ils  voulaient  tous  ensemble  accabler  Mithridate. 

Mais  lui  :  a  C'en  est  assez,  m'a-t-il  dit,  cher  Arbatc; 

«  Le  sang  et  la  fureur  m'emportent  trop  avant. 

«  Ne  livrons  pas  surtout  Mithridate  vivant  » 

Aussitôt  dans  son  sein  il  plonge  son  épée. 

Mais  la  mort  fuit  encor  sa  grande  âme  trompée. 

Ce  héros  dans  mes  bras  est  tombé  tout  sanglant , 

Faible,  et  qui  s'irritait  contre  un  trépas  si  lent; 

Et,  se  plaignant  à  moi  de  ce  reste  de  vie , 

Il  soulevait  encor  sa  main  appesantie. 

Et,  marquant  à  mon  bras  la  place  de  son  cœur, 

Semblait  d'un  coup  plus  sûr  implorer  la  faveur. 

Tandis  que,  possédé  de  ma  douleur  extrême, 

Je  songe  bien  plutôt  à  me  percer  moi-même , 

De  grands  cris  ont  soudain  attiré  mes  regards  ; 

J'ai  vu,  qui  l'aurait  cru?  j'ai  vu  de  toutes  parts 

Vaincus  et  renversés  les  Romains  et  Phamace , 

Fuyant  vers  leurs  vaisseaux,  abandonner  la  place; 

Et  le  vainqueur,  vers  nous  s'avançant  de  plus  près, 

A  mes  yeux  éperdus  a  montré  Xiphart'.s. 

NOMME. 

Juste  cîell 

ABBATC. 

Xipharèa  toigours  resté  fidèle. 
Et  qu'au  fort  du  combat  une  troupe  rebelle , 
Par  ordre  de  son  frère,  avait  enveloppé. 
Mais  qui,  d'entre  leurs  bras  à  la  fin  échappé , 
Forçant  les  plus  mutins,  et  regagnant  le  reste, 
Heureux  et  plein  de  joie  en  oe  moment  funeste. 


ACTK  V,   SCËiNE  V.  435 

A  travers  mille  moiis,  ardent^  victorieux. 

S'était  fait  vers  son  père  un  chemin  glorieux. 

Jugez  de  quelle  horreur  cette  joie  est  suivie  : 

Son  bras  aux  pieds  du  roi  Tallait  jeter  sans  vie  ; 

Mais  on  court,  on  s'oppose  à  son  emportement. 

Le  roi  m'a  regardé  dans  ce  triste  moment. 

Et  m'a  dit,  d'une  voix  qu'il  poussait  avec  peine  : 

tf  S'il  en  est  temps  encor,  cours,  «t  sauve  la  reine.  » 

Ces  mots  m'ont  fait  trembler  pour  vous,  pour  Xi  phares  : 

J'ai  craint,  j'ai  soupçonné  quelques  ordres  secrets. 

Tout  lassé  que  j'étais,  ma  frayeur  et  mon  zèle 

M'ont  donné  pour  courir  une  force  nouvelle; 

Et,  malgré  nos  malheurs,  je  me  tiens  trop  heureux 

D'avoir  paré  le  coup  qui  vous  perdait  tous  deux. 

MONIMB. 

Ah  !  que ,  de  tant  d'horreurs  justement  étonnée , 
Je  plains  de  ce  grand  roi  la  triste  destinée  ! 
Hélas!  et  plût  aux  dieux  qu'à  son  sort  inhumain 
Moi-même  j'eusse  pu  ne  point  prêter  la  main. 
Et  que,  simple  témoin  du  malheur  qui  l'accable , 
Je  le  pusse  pleurer  sans  en  être  coupable  ! 
Il  vient.  Quel  nouveau  trouble  excite  en  mes  esprits 
Le  sang  du  père,  oh  ciel!  et  les  larmes  du  fils! 

SCÈNE  V. 
MITHRIDATE,  MONIME,  XIPHARÉS,  AKBATE,  ARC  AS; 

GARDES  qui  soutiennent  Milhrtdate. 
MONIME. 

Ah!  que  vois-je  seigneur,  et  quel  sort  est  le  votre! 

MITHRIDATE. 

Cessez  et  retenez  vos  larmes  l'un  et  l'autre  ; 

(  nontrant  Xipharès.  ) 

Mon  sort  de  sa  tendresse  et  de  votre  amitié 
Veut  d'autres  sentiments  que  ceux  de  la  pitié  ; 
Et  ma  gloire,  plutôt  digne  d'être  admirée , 
Ne  doit  point  par  des  pleurs  être  déshonoréf. 
J'ai  vengé  l'univers  autant  que  je  l'ai  pu  : 
La  mort  dans  ce  projet  m'a  seule  interrompu. 
Ennemi  des  Romains  et  de  la  tyrannie , 
Je  n'ai  point  de  leur  joug  subi  l'ignominie; 


%M>  MITHIUDATE. 

Ctf  ose  me  flatter  qu'entre  les  noms  fameui 
Qu'une  pareille  haine  a  signalés  contre  eux^ 
Nul  ne  leur  a  plus  fait  acheter  la  victoire  ^ 
Ni  de  jours  malheureux  plus  rempli  leur  histoire. 
Le  ciel  n'a  pas  voulu  qu'achevant  mon  dessein , 
Rome  en  cendre  me  vit  expirer  dans  son  sein  : 
Mais  au  moins  quelque  joie  en  mourant  me  console; 
J'expire  environné  d'ennemis  que  j'immole; 
Dans  leur  sang  odieux  j'ai  pu  tremper  mes  mains; 
£t  mes  derniers  regards  ont  vu  fuir  les  Romains. 
A  mon  fils  Xipharès  je  dois  cette  fortune; 
11  épargne  à  ma  mort  leur  présence  importune. 
Que  ne  puis-je  payer  ce  service  important 
De  tout  ce  que  mon  trône  eut  de  plus  éclatant  ! 
Mai^  vous  me  tenez  lieu  d'empire, de  couronne; 
Vous  seule  me  restez  :  souffrez  que  je  vous  donne  ^ 
Madame;  et  tous  ces  vœux  que  j'exigeais  de  vous, 
Mon  cœur  pour  Xipharès  vous  les  demande  tous. 

MONIME. 

Vivez,  seigneur,  vivez  pour  le  bonheur  du  monde, 
Et  pour  sa  liberté,  qui  sur  vous  seul  se  fonde; 
Vivez  pour  triompher  d'un  ennemi  vaincu , 
Pour  venger... 

MITHRIDATE. 

C'en  est  fait,  madame,  et  j'ai  vécu. 
Mon  fils,  songez  à  vous  :  gardez-vous  de  prétendre 
Que  de  tant  d'ennemis  vous  puissiez  vous  défendre. 
Bientôt  tous  les  Romains,  de  leur  hont^ irrités. 
Viendront  ici  sur  vous  fondre  de  tous  côtés. 
Ne  perdez  point  le  temps  que  vous  laisse  leur  fuite 
A  rendre  à  mon  tombeau  des  soins  dont  je  vous  quitte. 
Tant  de  Romains  sans  vie,  en  cent  lieux  dispersés. 
Suffisent  à  ma  cendre  et  l'honorent  assez. 
Cachez-leur  pour  un  temps  vos  noms  et  votre  vie. 
Allez,  réservez-vous... 

XIPBARÉS, 

Moi,  seigneur,  que  je  fuie? 
Que  Pharnace  impuni,  les  Romains  triomphants. 
N'éprouvent  pas  bientôt... 

MITHRIDATE,  ' 

Non ,  je  vous  le  défends. 


ACTE  V,  SCÈNE  V.  'i37 

Tôt  OU  tard  il  faudra  que  Pharnace  périsse  : 
Fiez-Yous  aux  Komains  du  soin  de  son  supplice. 
Mais  je  sens  affaiblir  ma  force  et  mes  esprits. 
Je  sens  que  je  me  meurs...  Approchez-vous^  mon  fils; 
Dans  cet  embrassement  dont  la  douceur  me  flatte, 
Venez  9  et  recevez  Tàme  de  Mithridate. 

MOniME. 

U  expire. 

XfPHARÈS. 

Ah  madame!  unissons  nos  douleurs. 
Et  par  tout  l'univers  cherchons-lui  des  vengeurs. 


FIN   Ub   MlTiilUIlATfi. 


37. 


PRÉFACE 

B'IPBIOiVIB. 


U  0*5  a  rien  de  plus  célèbre  dans  les  poètes  que  le  sacri6ee  d'iplégéaîc  : 
Bsais  iU  ne  s'accofdent  pas  tous  eMeaUe  tnr  les  plus  importantes  paiticub- 
rites  de  ce  sacrifice.  Les  vos .  coasM  Esehjle  dans  Ao4mbiiiion  ,  Sophocle 
dans  Élbctkb,  et,  après  eui,  Lucrèce ,  Horace,  et  beauconp  d^autres, 
▼euleat  (|a*oa  ait  en  eflet  répandu  le  sang  d'ipliigcnic ,  fille  d'Agamcmnon , 
et  qu'elle  soit  asorte  en  Aulide.  Il  ne  faut  que  lire  Lucrèce  an  comoMace- 
ment  de  son  premier  lifre  : 

Aulide  qno  pacto  Trivial  virginb  aram 
Iphianassaî  turparunt  sanguine  fœde 
Ductores  Danaùm ,  etc. 

Et  Clytemneslre  dit  dans  Eschyle  qu'Agamemnon  son  mari ,  qui  vient  d'ci- 
pircr,  rencontrera  dans  les  enfers  Iphigénie  sa  fille,  qu*il  a  autrefois  inmioiéc. 

D*autreB  ont  feint  que  Diane  ayant  eu  pitié  de  cette  jeune  princesse ,  î'a- 
vait  enlevée  et  portée  daus  la  Taoride  au  moment  qu*on  Tallait  sacrifier,  cl 
que  la  déease  avaii  fait  trouver  en  sa  place  ou  une  biche ,  ou  une  autre  vic> 
time  de  cette  nature.  Euripide  a  suivi  cette  fable ,  et  Ovide  l'a  mise  an  nombre 
des  métamorphoses. 

11  y  a  une  troisième  opinion ,  qui  n*est  pas  moins  ancienne  que  les  deui 
autres ,  sur  Iphigénie.  Plusieurs  auteurs ,  et  entre  autres  Stésiehorus ,  Tun 
des  plus  anciens  poètes  lyriques ,  ont  écrit  quil  était  bien  vrai  qu'une  prin- 
cesse de  ce  no»  avait  été  sacrifiée ,  mais  que  cette  Iphigénie  était  une  fille 
qu*Hélène  avait  eue  de  Thésée.  Hélène ,  disent  ces  auteurs ,  ne  Tavait  oie 
avouer  pour  sa  fille  ,  parce  qu'elle  n*osait  déclarer  à  Ménélas  qnèlle  cât  été. 
mariée  en  secret  avec  TItésée.  Pausanias(Corinth.,  pag.  laS)  rapporte  et  le 
témoignage  et  lea  noms  des  poètes  qui  ont  été  de  ce  sentiment;  et  il  ajoute 
q^ue  c*était  la  eréanoe  commune  de  tout  le  pays  d*Argos. 

Homère  enfin,  le  père  des  poètes,  a  si  peu  prétendu  qn*Ipbigénie ,  fille 
d'Agamcmnoo ,  cÂt  été  ou  sacrifiée  en  Aulide,  ou  transportée  dans  la  Scytbie, 
que,  dans  le  neuvième  livre  de  llliade ,  cW-ânlire  près  de  dix  ans  depuis 
L'arrivée  des  Grecs  devant  Troie,  Agamennon  fait  offrir  en  mariage  à  Achille 
sa  fille  Iphigénie ,  qu'il  a ,  dit-il .  laissée  à  My cènes ,  dans  sa  maison. 

J'ai  rapporté  tous  ces  avis  si  diflerentt ,  et  surtout  le  passage  de  Pausa- 
ntas ,  parce  que  c'est  à  oet  auteur  que  je  dois  l'heureux  penuinnage  d'Éri- 
pliile .  sans  lequel  je  n'aurais  jamais  osé  entreprendre  cette  tragédie.  Qodlr 
apparence  que  j'eusse  souillé  la  scène  par  le  meurtre  horrible  d'une  prr- 
Honne  aussi  vertueuse  cl  aussi  aimable  qu'il  fallait  représenter  l|ihigcnic  '  Kl 
qiK-llc  apparence  encore  de  dénouer  ma  tragédie  par  le  secours  d'une  dcc»^c 


PKEFACE.  43  > 

cl  d'une  maclÛBc,  cl  |Mir  vue  uiélainor|iUosc  qui  po^uvail  bicu  troavcr  quel- 
que crcantic  du  temps  d*Euripide ,  mais  qui  serait  trop  absurde  et  trop  i»- 
crojable  parai  notts? 

Je  puis  dire  doue  que  j*ai  été  Irès-heureui  de  trouver  daus  les  aac(ca.s 
cette  autre  Iphigénie  ,  que  j'ai  pu  représenter  telle  qu'il  m'a  plu ,  el  qui . 
tombant  dans  le  malheur  où  cette  amante  jalouse  roulait  précipiter  sa  rivale , 
mérite  en  quelque  fa^on  d'être  punie,  sans  être  pourtant  tout  à  fait  indigue 
de  compassion.  Ainsi  le  dénoûment  de  la  pièce  est  tiré  do  fond  même  de  la 
pièee  •,  et  il  ne  faut  que  Taroir  vu  représenter  pour  comprendre  quel  plaisir 
j'ai  fait  au  speclateor,  et  en  sauvant  à  la  fin  une  prbcesse  vertueuse  pour  qui 
il  s*cat  «  fort  intéressé  dans  le  cours  de  la  tragédie .  et  en  b  sauvant  par 
«M  antre  voie  que  par  un  miracle ,  qu'il  n'aurait  pu  souffrir,  parce  qu'il  nu 
U  saurait  jamab  croire. 

Le  voyage  d'AdiiUe  à  Lesbo» ,  dont  ce  béros  se  rend  maître ,  et  d'où  il 
enleva  Ériphike  avant  que  de  venir  en  Aulide ,  n'est  pas  non  plus  sans  fon- 
dement. Enpborion  de  Chalcide ,  poète  très-connu  parmi  les  anciens .  cl  dont 
Virgile  (àglog.  lo)  et  Quintilien  (Instit.,  lib.  zo)  font  une  mention  honorable. 
pariait  et  ee  vojage  de  Lesbos.  U  disait  dans  un  de  ses  poëraes ,  au  rap- 
port do  Partbéniua ,  qu'AcbiUe  avait  fait  U  conquête  de  cette  île  avant  que 
de  joindre  Tarmée  des  Grecs .  et  qu'il  y  avait  même  trouvé  une  princesse  qui 
a'élrit  éprise  d'amonr  pour  lui. 

Voilà  ka  principales  choses  en  quoi  je  me  suis  un  peu  éloigné  de  l'cco- 
Bowe  et  4e  la  faUe  d'£uripide.  Four  ce  qui  regarde  les  passions ,  je  me 
soie  attnebé  à  k  suivre  plus  exaclemeat.  J'avoue  que  je  lui  dois  un  bon 
nombre  des  endroits  qui  ont  été  le  plus  approuvés  dans  ma  tragédie  ;  cl  Je 
l'avone  d'autant  phis  volontiers,  que  ces  approbations  m'onl  confirme  dan;* 
l'ceiime  et  dane  In  vénération  que  j'ai  toujours  eues  pour  les  ouvrage^t 
qni  nene  nHont  de  rantiqnité.  J'ai  reconnu  avec  plaisir,  par  reffelqu'a  pro- 
dnit  enr  notre  théâtre  toot  ce  que  j'ai  imité  ou  d'Homère  ou  d'Euripide ,  que 
le  bon  sena  et  te  raiion  étaient  les  mêmes  dans  tous  les  siècles.  U;  goût  de 
Paris  e'cat  trouvé  conforme  à  celui  d'Athènes  :  mes  spectateurs  ont  été  émus 
dre  utmm  chorn  qni  ont  mis  autrefois  en  laruic-s  le  plus  savant  peuple  de  la 
GtéoB,  et  qni  ont  fait  dire  qu'entre  les  poatcs  Euripide  était  citrcaicmcnt 
tragique ,  TnaAioÔTATOS ,  c*est-à-dire  qu'il  savait  merveilleusement  exci- 
ter te  oompairinn  et  te  terreur,  qui  sont  les  véritables  ciTeU  de  la  tragédie. 

Je  m'étonne  après  ccte  que  les  modernes  aient  témoigné  depuis  peu  Unt 
de  dcfoAt  ponr  ee  grand  poète ,  dana  le  jugement  qu'ils  ont  fait  de  son 
ALCiaTB.  Une  s'agît  point  ici  de  I'Alcist»;  mais  en  vérité  j'ai  trop  d'o- 
bbgalion  à  Enripide  pour  ne  pas  prendre  quelque  soin  de  sa  mémoire , 
et  ponr  laimer  échapper  l'occasion  de  te  réconcilier  avec  ces  messieurs.  Je 
m'assure  qu'il  n'est  si  mal  dans  leur  esprit  que  parce  qu'ils  n'ont  pas  bien 
te  l'onvrage  snr  lequel  ils  l'ont  condamné.  J'ai  choisi  la  plus  imporUnle  de 
lenn  objections ,  pour  leur  montrer  que  j'ai  raison  de  parler  ainsi  :  j*  cli* 
b  plue  importante  de  leurs  objections  .  car  il»  la  réi»èCent  à  chaque  page  .  cl 
ils  ne  soupçonnent  pas  seulement  que  l'on  y  puisse  ré|>liqucr. 

Il  y  a  dans  I'Alcrstb  d'Euripide  une  scène  imrvcillciiac ,  où  Ajcislc  i\\n 


440  PRÉFACE. 

«c  meurt ,  et  qni  ne  peut  |ilai  w  Muteair,  dit  à  sèn  mari  les  dcrniert  adieux. 
Admète ,  tout  en  larmet ,  la  prie  de  reprendre  ses  foroce ,  et  de  ne  le  point 
abandonner  elle-même.  Akeete,  ^i  a  l'imafe  de  la  mort  devant  Ica  yeni, 
loi  parla  ainei  : 

Je  voia  déjà  la  nue  et  la  barqoe  fatale  ;  ' 
J'entende  le  Tienx  nooher  sur  la  rive  iafemale  : 

Tout  eat  prêt,  deaccods,  viens,  ne  me  retarde  pas. 

J'anraia  sonbaité  de  pouvoir  exprimer  dans  ces  vers  les  grêces  qn*tls  ont 
dans  l'original  :  mais  an  moins  en  voilà  le  sens.  Yoiei  eomme  ces  mcssieart 
les  ont  entendus.  Il  lenr  eat  tombé  entre  les  mains  une  malbenrettse  édition 
d'Enripide ,  oà  Timprimenr  a  oublié  de  mettre  dana  le  latin ,  à  eMé  de  cet 
vers,  nn  Ai.,  qnisigniie  qne  c'est  Aleeste 4|ni  parle;  et.  à  eêlé  des  rtn  sni- 
vanU .  nn  Ad.  qui  si{pûfie  fl|ne  c'est  Admète  qui  répond.  Là-dessus  il  lenr  est 
venu  dansTespritla  plus  étrange  pensée  du  asonde  :  ils  ont  mis  dana  la  boncbc 
d'Admète  les  paroles  qu*AlccaU  dità  Adnwte.  et  celles  qu'elle  se  bit  dire  par 
Caron.  Ainsi  ils  supposent  qu* Admète ,  quoiqu'il  soit  en  parfiâte  santé ,  pcnsw 
voir  déjà  Caron  qui  le  vient  prendre  ;  et .  an  lien  que ,  dans  ce  paasagn  d'Bn> 
TÎpide .  Caron  impatient  presse  Alœsle  de  le  venir  trouver;  admi  eea  bmi- 
siews .  c'eat  Admète  clfrajé  qni  ea  Timpatient .  et  qui  presse  Aleeste  d'eipi- 
rer.  de  peur  qne  Caron  ne  le  prenne.  «  Il  rexboite  (ce  sont  leurs  termes) 
«  à  avoir  courage .  à  ne  pas  faire  une  Iftcbeté ,  et  à  mourir  de  bonne  griee  ; 
■  il  interrompt  les  adieux  tf* Aleeste  pour  lui  dire  de  se  dépécber  de  nwurir.  ■ 
Peu  s'en  faut,  à  les  entendre,  qu'il  ne  la  fasse  mourir  lui-méaie. 

Ce  sentiment  leur  a  paru  fortvBab.  Et  ils  ont  raison  :  il  n'y  a  peraonnequi 
n'en  fAt  très-scandalbé.  Maia  comment  l'ont-ib  pu  aUriboer  à  Euripide  ?  Ea 
vérité  ,  quand  tontes  les  autres  éditions  où  cet  Al.  n'a  point  été  onblic  ne 
donneraient  pas  nu  démenti  an  malheureux  imprioMur  qni  les  a  tromf>ès, 
la  suite  de  ces  quatre  vers,  et  tous  les  discours  qu' Admète  lient  dm%  la 
même  scène ,  étaient  plus  que  suffisants  pour  les  empêcher  de  tomber  dans 
une  erreur  si  déraisonnable.  Car  Admète ,  bien  éloigné  de  prasser  Alceate  de 
mourir,  s*écrie  «  que  toutes  les  morts  ensemble  lui  seraient  moins  enwlles  qne 
m  de  la  voir  dans  l'état  où  il  la  voit  :  il  la  conjure  de  rcntraioer  avec  eISc  ;  il 
«  ne  peut  plus  vivre  si  elle  meurt  ;  il  vi»  en  elle ,  il  ne  respire  que  pour  dlr.  • 

Ils  ne  sont  pas  plus  benreux  dans  les  autres  objections.  Ils  disent ,  par 
exemple ,  qu'Euripide  a  fait  deux  époux  surannés  d'Admète  et  d'Aknate  ;  qne 
l'un  est  un  vieux  mari .  et  l'antre  une  princesse  déjà  sur  l'âge.  Euripide  a  pris 
soin  de  leur  répondre  en  un  seul  vers,  où  il  fait  dire  par  le  cherar  qn* Aleeste 
toute  jeune,  et  dans  Is  première  flear  de  son  âge  ,  expire  pour  son  jeune 
Vpoux. 

Ils  reproclynt  encore  à  Alceate  qu'elle  a  deux  grands  enfanta  à  BMricr. 
Coflsment  n'ont-ib  point  Ui  le  contraire  en  cent  autrea  endroits,  et  surtout 
dans  ce  beau  récit  on  l'on  dépeint  Aleeste  mourante  au  milieu  de  ses  dcni 
petits  enfants  qui  la  tirent,  en  pleurant,  par  la  robe ,  ri  qu'elle  prend  sur 
Rcs  bras  fNin  kyrca  l'autre  pour  les  baiser  ? 


PREFACE.  hU 

Tout  ie  reste  de  leurs  criliques  est  à  peu  (iréa  ilc  la  force  de  celles-ci. 
Mais  je  er ois  ifiren  voilà  assez  pour  ta  défense  de  non  auteur.  Je  conseille  à 
ecs  ■cssieurs  de  ne  plus  décider  si  lé^remeot  sur  les  ouvrages  des  anciens. 
Un  homme  tel  qu'Euripide  méritait  au  moins  qu'ils  reximinasseot ,  puisqu'ils 
svsicnt  envie  de  le  condamner.  Ils  devaient  se  souvenir  de  ces  sages  paroles 
de  Qoiotilitu  :  «  Il  faut  élre  eztrtoemeal  circonspect  et  très- retenu  à  pro- 
«  Doncer  sur  les  ouvrages  de  ces  grands  hommes ,  de  peur  qu'il  ne  noua  ar- 
«  rive,  eomme  à  plusieurs,  de  condamner  ce  que  nous  n'eateadona  pas.  Et, 
«  s'il  Crat  tomber  dans  quelques  excès,  encore  vaut-il  mieux  pécher  en  ad- 
«  mirant  tout  dans  leurs  écrits ,  qu'en  y  blAmant  beaucoup  de  choses  (  i  ).  » 

(  I }  ModrsM  tamrn  et  clrcamtpacto  Judick»  de  tantls  virU  pronanciandaiii  m ,  ne ,  quod 
plrfigqat  arcMlt.  duBonii  qam  noa  iateNIfiint.  Ac  si  nccMse  nt  in  alteram  crrarc  partrm, 
«■mil  floruoi  l«featlb«s  pUc«r«,  quaoi  nulu  dUpllcers,  nalocrim. 


IPUIGËNIË, 

TRAGKDIE   (1674). 


ACTEURS. 
AGAMEMNON. 
ACHILLE. 

ULYSSE. 

CLYTEMNESTRE ,  femme  d'Agamemnon . 

IPHIGÉMIE.  fiUe  d'Agamemnon. 

ÉRIPHILE ,  fille  d'Hélène  et  de  Thcscc. 

ARCAS.  » 

EURYBATE .  |  ^""^^^^  ^  Agamemnon. 

.£G1NE .  femme  de  la  stiilc  de  Clytcmncstrc. 
DORlSy  confidente  d'Ériphilc. 
Gardes. 

1^  scène  est  en  Aulide ,  dans  la  tente  d'Agamemnon. 


ACTE   PREMIER. 


SCÈNE  I. 
AGAMEMNON,  ARCAS. 

AGAMEMNON. 

Oui,  c'est  Agamemnon,  c'est  ton  roi  qui  t'éveille. 
Viens,  reconnais  la  voix  qui  frappe  ton  oreille. 

ARCAS. 

C'est  vous-même,  seigneur!  Quel  important  besoin 

Vous  a  fait  devancer  l'aurore  de  si  loin? 

A  peine  un  faible  jour  vous  éclaire  et  me  guide, 

Vos  yeux  seuls  et  les  miens  sont  ouverts  dans  T Aulide. 

Avez-vous  dans  les  airs  entendu  quelque  bruit? 

Les  vents  nous  auraient-ils  exaucés  cette  nuit? 

Mais  tout  dort,  et  l'armée,  et  les  vents,  et  Neptune. 

AGAMEMNON. 

Heureux  qui    satisfait  de  son  humble  fortune, 


ACTE  ï,  SCÈNE  ï.  443 

Libre  du  joug  superbe  où  je  suis  attaché , 
Vit  dans  l'état  obscur  où  les  dieux  l'ont  caché  ! 

ARCAS. 

Et  depuis  quand ^  seigneur,  tenez-vous  ce  langage? 
Comblé  de  tant  d'honneurs,  par  quel  secret  outrage 
Les  dieux,  à  vos  désirs  toujours  si  complaisants, 
Vous  font-ils  méconnaître  et  haïr  leurs  présents? 
Roi,  père,  époux  heureux,  fils  du  puissant  Atrce, 
Vous  possédez  des  Grecs  la  plus  riche  contrée  : 
Du  sang  de  Jupiter  issu  de  tous  côtés , 
L'hymen  vous  lie  encore  aux  dieux  dont  vous  sortez  ; 
Le  jeune  Achille  enfin,  vanté  par  tant  d'oracles, 
Achille,  à  qui  le  ciel  promet  tant  de  miracles. 
Recherche  votre  fille,  et  d'un  hymen  si  beau 
Veut  dans  Troie  embrasée  allumer  le  flambeau. 
Quelle  gloire ,  seigneur,  quels  triomphes  égalent 
Le  spectacle  pompeux  que  ces  bords  vous  étalent. 
Tous  cea  mille  vaisscaiiï  qiïi,  chargés  de  ifingt  roLs, 
N'attendent  que  les  verUs  pour  partir  sous  vos  lois"? 
Ce  long  calme,  il  est  vrai,  retarde  vos  conquêtes; 
Ces  vents,  depuis  trois  mois  enchaînes  sur  nos  tètes, 
D'Ilion  trop  longtemps  vous  ferment  le  chemin  : 
Mais^  parmi  tant  d'honneurs,  vous  êtes  homme  enfin  ; 
Tandis  que  vous  vivrez,  le  sort,  qui  toujours  change, 
Ne  vous  a  point  promis  un  bonheur  sans  mclangc. 
Bientôt...  Mais  quels  malheurs  dans  ce  billet  tracés 
Vous  arrachent,  seigneur,  les  pleurs  que  vous  verse/? 
Votre  Oreste  au  berceau  va-t-il  fiuir  sa  vie? 
Plcurcz-voïis  Clytemnestrc  j  ou  bien  lf>higénie? 
Qu'esl-ec  qu'on  vous  écrit?  daignez  m'en  avorlîr. 

AGAMEMNON. 

Non,  tu  ne  mourras  point,  je  n'y  puis  consentir. 

ARCAS. 

Seigneur... 

AGA.MEMN0N. 

Tu  vois  mon  trouble  ;  apprends  ce  qui  Ir  cause  ; 
Et  juge  s'il  -est  temps ,  ami ,  que  je  repose. 

Tu  te  souviens  du  jour  qu'en  Aulide  assembles 
Nos  vaisseaux  par  les  vents  semblaient  ôtro  appelc's. 
Nous  partions;  et  déjà,  par  mille  cris  de  joie, 
Nous  menacions  de  loin  les  rivages  de  Trni<'. 


4U  IPHIGÉNIE. 

Un  prodige  étonnant  fit  taire  ce  transport  : 
Le  vent  qui  nous  flattait  nous  laissa  dans  le  port. 
Il  fallut  s'arrêter;  et  la  rame  inutile 
Fatigua  vainement  une  mer  immobile. 
Ce  miracle  inou!  me  fit  tourner  les  yeui 
Vers  la  divinité  qu'on  adore  en  ces  lieui  : 
Suivi  de  Ménélas,  de  Nestor^  et  d'Ulysse, 
J'offris  sur  ses  autels  un  secret  sacrifice. 
Quelle  fut  sa  réponse!  et  que  devins^je,  Arcas^ 
Quand  j'entendis  ces  mots  prononcés  par  Galchas! 

Voos  amez  contre  Troie  une  poisianco  Taine , 
Si ,  dans  an  aaerifice  auffutte  et  solennel , 

Une  fi)le  dn  lang  d'Hélène 
De  Diane  en  eea  lieux  n*enaangUnte  l'autel. 
Pour  obtenir  les  Tenta  qoe  le  oid  Tooa  dénie , 

Sacrifies  Iphigénie» 

ARCAS. 

Votre  fille! 

AGAMEMNON. 

Surpris,  comme  tu  peux  penser. 
Je  sentis  dans  mon  corps  tout  mon  sang  se  glacer. 
Je  demeurai  sans  voix ,  et  n'en  repris  l'usage 
Que  par  mille  sanglots  qui  se  firent  passage. 
Je  condamnai  les  dieux,  et,  sans  plus  rien  ouïr. 
Fis  vœu,  sur  leurs  autels,  de  leur  désobéir. 
Que  n'en  croyais-je  alors  ma  tendresse  alarmée  ! 
Je  voulais  sur-le-champ  congédier  Tarmée. 
Ulysse,  en  apparence  approuvant  mes  discours. 
De  ce  premier  torrent  laissa  passer  le  cours  ; 
Mais  bientôt,  rappelant  sa  cruelle  industrie, 
Il  me  représenta  l'honneur  et  la  patrie-. 
Tout  ce  peuple,  ces  rois,  à  mes  ordres  soumis, 
Et  l'empire  d'Asie  à  la  Grèce  promis  ; 
De  quel  front,  immolant  tout  l'État  à  ma  fille. 
Roi  sans  gloire,  j'irais  vieillir  dans  ma  famille. 
Moi-même ,  je  l'avoue  avec  quelque  pudeur. 
Charmé  de  mon  pouvoir,  et  plein  de  ma  grandeur. 
Ces  noms  de  roi  des  rois  et  de  chef  de  la  Grèce 
Chatouillaient  de  mon  cœur  l'orgueilleuse  faiblesse. 
Pour  comble  de  malheur,  les  dieux,  toutes  les  nuits, 


ACTE   1,  SCf:NK  ï.  4'i5 

Dos  qu'un  Icgor  sommeil  suspendait  mes  ennuis. 
Vengeant  de  leurs  autels  le  sanglant  privilège, 
Me  venaient  reprocher  ma  pitié  sacrilège, 
Et,  présentant  la  foudre  à  mon  esprit  confus, 
Le  bras  déjà  levé,  menaçaient  mes  refus. 
Je  me  rendis,  Arcas;  et,  vaincu  par  Ulysse, 
De  ma  nile,  en  pleurant,  j'ordonnai  le  supplice. 
Mais  des  bras  d'une  mère  il  fallait  Tarracher. 
Oi»cH  funeste  artifice  il  me  fallut  chercher  1 
D'Achille,  qui  l'aimait,  j'empruntai  le  langage  : 
JY'crivis  en  Argos,  pour  iïilter  ce  voyage, 
Uue  ce  guerrier,  presse  de  partir  avec  nous , 
Voulait  revoir  ma  fille,  et  partir  son  époux. 

AnCAS. 

Et  ne  craignez-vous  point  Timpaticnt  Achille? 
Avez^vous  prétendu  quc^  muet  et  tranquille, 
tîe  héros,  qu'armera  Tamour  et  la  raison , 
Vous  laisse  pour  ce  meurtre  abuser  de  son  nmn? 
Vcrra-t-ii  à  ses  yeux  son  amante  immolée? 

AGAMEMnOFï. 

Achille  était  absent^  et  son  père  Pelée, 

D'un  voisin  ennemi  redoutant  les  efforts, 

L'avait,  tu  t'en  souviens,  rappelé  de  ces  bonis; 

Et  cette  guerre ,  Arcas ,  seion  toute  apparence , 

Aurait  dd  plus  longtemps  prolonger  son  absence. 

Mais  qui  peut  dans  sa  course  arrêter  ce  torrent'? 

Achille  va  combatlre,  et  triomphe  en  courant; 

Et  ce  vainqueur,  suivant  de  près  sa  renommée , 

Hier  avec  la  nuit  arriva  dans  l'armée. 

Mais  des  nœuds  plus  puissants  me  retiennent  le  bras  : 

Ma  fille ,  qui  s'approche ,  et  court  à  son  trépas 

Qui,  loin  de  soupçonner  un  arrêt  si  sévère, 

Peut-être  s'applaudit  des  bontés  de  son  père , 

.Ma  fille...  Ce  nom  seul,  dont  les  droits  sont  si  saints, 

Sa  jeunesse,  mon  sang,  n'est  pas  ce  que  je  plains  : 

Je  plains  mille  vertus,  une  amour  mutuelle. 

Sa  piété  pour  moi,  ma  tendr-esse  pour  elle. 

Un  respect  qu'en  son  cœur  rien  ne  peut  balancer. 

Et  que  j'avais  promis  de  mieux  récompenser. 

Non,  je  ne  croirai  point,  ô  ciel,  que  ta  justice 

.Approuve  la  fureur  de  rc  noir  sacrifice  : 


riG  IPIIIGÊNIi: 

Ti'S  oracliîs,  sans  doute,  ont  voulu  «n'éprouver; 
Kt  tu  me  punirais  si  j'osais  l'achever. 

Arcas,  je  t'ai  choisi  pour  cette  confidence; 
Il  faut  montrer  ici  ton  zèle  et  ta  prudence  : 
La  reine,  qui  dans  Sparte  avait  connu  ta  foi 
T'a  placé  dans  le  rang  que  tu  tiens  près  de  moi. 
Prends  cette  lettre,  cours  au-devant  de  la  reino, 
Et  suis  sans  t'arrèter  le  chemin  de  Mycène. 
Dès  que  tu  la  verras,  défends-lui  d'avancer. 
Et  rends-lui  ce  billet  que  je  viens  de  tracer. 
Mais  ne  t'écarte  point;  prends  un  fidèle  gmâv. 
Si  ma  fille  une  fois  met  le  pied  dans  TAulide , 
Elle  est  morte  :  Calchas,  qui  l'attend  en  ces  lieux , 
Fera  taire  nos  pleurs,  fera  parler  les  dieux; 
Et  la  religion,  contre  noi|s  irritée. 
Par  les  timides  Grecs  sera  seule  écoutée  ; 
Ceux  même  dont  ma  gloire  aigrit  l'ambition 
Réveilleront  leur  brigue  et  leur  prétention , 
M'arracheront  peut-être  un  pouvoir  qui  les  blcsst». 
Va,  dis-je,  sauve-la  de  ma  propre  faiblesse. 
Mais  surtout  ne  va  point,  par  un  zèle  indiscret. 
Découvrir  à  ses  yeux  mon  funeste  secret. 
Que,  s'il  se  peut,  ma  fille  à  jamais  abusée 
Ignore  à  quel  péril  je  l'avais  exposée  : 
D'une  mère  en  fureur  épargne-moi  les  cris; 
Et  que  ta  voix  s'accorde  avec  ce  que  j'écris. 
Pour  renvoyer  la  fille,  et  la  mère  offensée, 
Je  leur  écris  qu'Achille  a  changé  de  pensée; 
Et  qu'il  veut  désormais  jusques  à  son  retour 
Différer  cet  hymen  que  pressait  son  amour. 
Ajoute,  tu  le  peux,  que  des  froideurs  d'Achille 
On  accuse  en  secret  cette  jeune  Ériphile 
Que  lui-même  captive  amena  de  Lesbos, 
W  qu'auprès  de  ma  fille  on  garde  dans  Ai^s. 

C  est  leur  en  dire  assez  :  le  reste,  il  le  faut  taire. 
Deja  le  jour  plus  grand  nous  frappe  et  nous  éclaire: 
"ôja  même  l'on  entre,  et  j'entends  quelque  bruit, 
«-est  Achille.  Va,  pars.  Dieux!  lîlysso  le  suit! 


ACTE  I,  SCtlMt  II. 

SCÈNE  II. 
AGAMEMNON,  ACHILLK,  ULYSSE. 

AGAMEMISON. 

Quoi!  seigneur 9  se  peutril  que  d'un  cours  si  rapide 
La  victoire  vous  ait  ramené  dans  TAulidc? 
D'un  courage  naissant  sont-ce  là  les  essais? 
Queh  triomphes  suivront  de  si  iiobks  succès! 
I.a  Thessalie  entière j  ou  vaïticue  ou  calmijc, 
Lcsbos  même  conquise  cq  attendant  rarméCj 
ht;  toute  autre  valeur  éternels  monuments. 
Ne  sont  d'Achille  oisif  que  les  amusements. 

ACHILLE. 

Seigneur,  honorez  moins  une  faible  conquête  : 
Et  que  puisse  bientôt  le  ciel  qui  nous  arrête 
Ouvrir  un  champ  pius  noble  à  ec  cœur  cxeilo 
Par  le  prix  gloricui  dont  vous  l'avez  flatte  t 
Mais  cependant j  seigneur,  que  faut-il  que  je  croie 
D'un  bruit  qui  me  surprend  et  me  comble  de  joie? 
Daignez-vous  avancer  le  succès  de  mes  vœui  i 
El  hient*it  des  mortels  suis-je  le  pîus  heurcuxl? 
On  dit  qu'lphigénicj  t'n  ces  lieux  amcnco, 
Drnt  bientôt  à  son  sort  unir  ma  destinée. 

AGAIIEMflO?(. 

Ma  fille?  Qui  vous  dit  qu'on  la  doit  amener? 

ACBILLE. 

Soigneur,  qu'a  donc  ce  bruit  qui  vous  doive  étonner  ? 

AGAMEMNON,  à  Ulysse. 

Juste  ciel!  saurait-il  mon  funeste  artifice? 

ULYSSE. 

Seigneur,  Agamemnon  s'étonne  avec  justice. 
Songez-vous  aux  malheurs  qui  nous  menacent  tous? 
Oh  ciel!  pour  un  hymen  quel  temps  choisissez-vous? 
Tandis  qu'à  nos  vaisseaux  la  mer  toujours  fermée 
Trouble  toute  la  Grèce  et  consume  l'armée; 
Tandis  que,  pour  fléchir  l'inclémence  des  dieux , 
11  faut  du  sang  peutrètre,  et  du  plus  précieux , 
Achille  seul,  Achille  à  son  amour  s'applique  ! 
Voudrait-il  insulter  à  la  crainte  publique, 
El  que  le  chef  des  Grns,  irritant  les  deslins, 


iiS  IPHIGÉNIE. 

Préparai  d'un  hymen  la  pompe  et  les  festins? 
Ah!  seigneur,  est-ce  ainsi  que  votre  âme  attendrie 
Plaint  le  malheur  des  Grecs,  et  chérit  la  patrie  ? 

ACHILLE. 

Dans  les  champs  phrygiens  les  effets  feront  foi 
Qui  la  chérit  le  plus  ou  d'Ulysse  ou  de  moi  : 
Jusque-là  je  vous  laisse  étaler  votre  zèle; 
Vous  pouvez  à  loisir  faire  des  vœux  pour  elle. 
Remplissez  les  autels  d'offrandes  et  de  sang. 
Des  victimes  vous-même  interrogez  le  flanc. 
Du  silence  des  vents  demandez-leur  la  cause  : 
Mais  moi,  qui  de  ce  soin  sur  Galchas  me  repose. 
Souffrez,  seigneur,  souffrez  que  je  coure  hâter 
Un  hymen  dont  les  dieux  ne  sauraient  s'irriter. 
Transporté  d'une  ardeur  qui  ne  peut  être  oisive. 
Je  rejoindrai  bientôt  les  Grecs  sur  cette  rive  : 
J'aurais  trop  de  regret  si  quelque  autre  guerrier 
Au  rivage  troyen  descendait  le  premier. 

AGAMEVMON. 

0  ciel,  pourquoi  faut-il  que  ta  secrète  envie 
Ferme  à  de  tels  héros  le  chemin  de  l'Asie? 
N'aurai-je  vu  briller  cette  noble  chaleur 
Que  pour  m'en  retourner  avec  plus  de  douleur? 

ULYSSE. 

Dieux  !  qu'est-ce  que  j'entends? 

ACHILLE. 

Seigneur, qu'osez  vousdire? 

AGAMEMNON. 

Qu'il  faut,. princes,  qu'il  faut  que  chacun  se  retire  ; 
Que  d'un  crédule  espoir  trop  longtemps  abusés. 
Nous  attendons  les  vents  qui  nous  sont  refusés. 
Le  ciel  protège  Troie  ;  et  par  trop  de  présages 
Son  courroux  nous  défend  d'en  chercher  les  passages. 

ACHILLE. 

Quels  présages  affreux  nous  marquent  son  courroux? 

AGAMEHKOIf. 

Vous-même  consultez  ce  qu'il  prédit  de  vous. 
Que  sert  de  se  flatter?  On  sait  qu'à  votre  tête 
Les  dieux  ont  d'ilion  attaché  la  conquête  : 
Mais  on  sait  que ,  pour  prix  d'un  triomphe  si  beau , 
Us  ont  aux  champs  troycns  marqué  votre  tombeau; 


ACTE  I,  SCtNE  II.  449 

Que  votre  vie,  ailleurs  et  longue  et  fortunée. 
Devant  Troie  en  sa  fleur  doit  être  moissonnée. 

ACHILLE. 

Ainsi  pour  vous  venger  tant  de  rois  assemblés 
D'un  opprobre  éternel  retourneront  comblés! 
Et  Paris,  couronnant  son  insolente  flamme. 
Retiendra  sans  péril  la  sœur  de  votre  femme  ! 

AGAMEMNON. 

Hé  quoi  !  votre  valeur  qui  nous  a  devancés 
N'a-t-elle  pas  pris  soin  de  nous  venger  assez? 
Les  malheurs  de  Lesbos  par  vos  mains  ravagée 
ÉpouvaYitent  encor  toute  la  mer  Egée  : 
Troie  en  a  vu  la  flamme  ;  et  jusque  dans  ses  poiis 
Les  flots  en  ont  poussé  les  débris  et  les  morts. 
Que  di»-je?  les  Troyens  pleurent  une  autre  Hélène 
Que  vous  avez  captive  envoyée  à  Mycène  : 
Car,  JQ  n'en  doute  point,  cette  jeune  beauté 
Garde  en  vain  un  secret  que  trahit  sa  fierté  ; 
Et  son  silence  même,  accusant  sa  noblesse. 
Nous  dit  qu'elle  nous  cache  une  illustre  princesse. 

ACHILLE. 

Non,  non,  tous  ces  détours  sont  trop  ingénieux  : 

Vous  lisez  de  trop  loin  dans  les  secrets  des  dieux. 

Moi,  je  m'arrêterais  à  de  vaines  menaces! 

Et  je  fuirais  l'honneur  qui  m'attend  sur  vos  traces! 

Les  Parques  à  ma  mère,  il  est  vrai,  l'ont  prédit, 

Lorsqu'un  époux  mortel  fut  reçu  dans  son  lit  : 

Je  puis  choisir,  dit-on,  ou  beaucoup  d'ans  sans  gloire, 

Ou  peu  de  jours  suivis  d'une  longue  mémoire. 

Mais,  puisqu'il  faut  enfin  que  j'arrive  au  tombeau , 

Voudrais-je,  de  la  terre  inutile  fardeau. 

Trop  avare  d'un  sang  reçu  d'une  déesse. 

Attendre  chez  mon  père  une  obscure  vieillesse  ; 

Et,  toujours  de  la  gloire  évitant  le  sentier, 

Ne  laisser  aucun  nom,  et  mourir  tout  entier? 

Ali!  ne  nous  formons  point  ces  indignes  obstacles  : 

L'honneur  parle,  il  suffit;  ce  sont  là  nos  oracles. 

Les  dieux  sont  de  nos  jours  les  maîtres  souverains  ; 

Mais,  seigneur,  notre  gloire  est  dans  nos  propns  mains. 

Pourquoi  nous  tourmenter  de  leurs  ordres  suprêmes"?     - 

Ne  songconsqu'à  nous  rendre  iramortolsrommccuxmêine^; 


4M)  IPHIGÊNIE. 

Et 9  laissant  Taire  au  sort^  courons  où  la  valeur 
Nous  promet  un  destin  aussi  grand  que  le  leur. 
C'est  à  Troie,  et  j'y  cours;  et,  quoi  qu'on  me  prédire, 
Je  ne  dexnande  aux  dieux  qu'un  vent  qui  m'y  conduise; 
Et  quand  moi  seul  enfin  il  faudrait  l'assiéger, 
Patrocie  et  moi,  seigneur,  nous  irons  vous  venger. 
Mais  non,  c'est  en  vos  mains  que  le  destin  la  livre  ; 
Je  n'aspire  en  effet  qu'à  l'honneur  de  vous  suivre. 
Je  ne  vous  presse  plus  d'approuver  les  transports 
D'un  amour  qui  m'allait  éloigner  de  ces  bords  ; 
Ce  même  amour,  soigneux  de  votre  renommée. 
Veut  qu'ici  mon  exemple  encourage  l'armée , 
Et  me  défend  surtout  de  vous  abandonner 
Aux  timides  conseils  qu'on  ose  vous  donner. 

SCÈNE  m. 

AGAMEMNON,  ULYSSE. 

ULYSSE. 

Seigneur,  vous  entendez.  Quelque  prix  qu'il  eu  coûte , 
11  veut  voler  à  Troie  et  poursuivre  sa  route. 
Nous  craignions  son  amour  :  et  lui-môme  aujourd'hui 
Par  une  heureuse  erreur  nous  arme  contre  lui. 

AGAMEimON. 

Hélas! 

ULYSSE. 

De  ce  soupir  que  faut-il  que  j'augure? 
Du  sang  qui  se  révolte  estrce  quelque  murmure? 
Croirai-je  qu'une  nuit  a  pu  vous  ébranler? 
Est-ce  donc  votre  cœur  qui  vient  de  nous  parler? 
Songez-y;  vous  devez  votre  fille  à  la  Grèce  : 
Vous  nous  l'avez  promise;  et,  sur  cette  promesse , 
Calchas,  par  tons  les  Grecs  consulté  chaque  jour, 
Leur  a  prédit  des  vents  TinfailUble  retour. 
A  ses  prédictions  si  l'effet  est  contraire. 
Pensez-vous  que  Calchas  continue  à  se  taire  ; 
Que  ses  plaintes,  qu'en  vain  vous  voudrez  apaiser, 
Laissent  mentir  les  dieux  sans  vous  en  accuser? 
Et  qui  sait  ce  qu'aux  Grecs,  frustrés  de  leur  victini* . 
Peut  permettre  un  courroux  qu'ils  rroiront  léj^ilini'  ' 
fiardez-vous  de  réduire  un  ]>rnplc  runcux, 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  451 

Seigneur,  à  prononcer  entre  vous  cl  les  tlieûv. 
N'est-ce  pas  vous  enfin  de  qui  la  voix  pressant!- 
Nous  a  tous  appelés  aux  campagnes  du  Xantlie , 
Et  qui  de  ville  en  ville  attestiez  les  serments 
Que  d'Hélène  autrefois  firent  tous  les  amants. 
Quand  presque  tous  les  Grecs,  rivaux  de  votre  frère  , 
La  demandaient  en  foule  à  Tyndare  son  père? 
De  quelque  heureux  époux  que  l'on  dût  faire  choix, 
Nous  jurâmes  de?  lors  de  défendre  ses  droits; 
Et  j  si  quelque  insolent  lui  volait  sa  conquètt* , 
Nos  mains  du  ravisseur  lui  promircnl  la  tétc. 
Mais  sans  vous,  ce  serment  que  Tamour  a  dirtr% 
Libres  de  cet  amour,  l'aurions-nous  respecté? 
Vous  seul,  nous  arraelianl  à  de  nouvtiUeïj  llaiTunt:s, 
Nous  avez  fait  laisser  nos  eufaats  ci  nos  funimis. 
Et  quand,  de  toutes  parts  assemblés  en  ces  lieux. 
L'honneur  de  vous  venger  brille  seul  à  nos  yeux; 
Quand  la  Grèce,  déjà  vous  donnant  son  sufTrajje, 
Vous  reconnaît  Tauteur  de  ce  fameux  ouvrage; 
Que  SCS  rois,  qui  pouvaient  vous  dîspuinr  ce  ran^r , 
Sont  prêts  pour  vous  servir  de  verser  tout  leur  sang , 
Le  seul  Agamemnon ,  refusant  la  victoire , 
N'ose  d'un  peu  de  sang  acheter  tant  de  gloire; 
Et,  des  le  premier  pas  se  laissant  effrayer. 
Ne  commande  les  Grecs  que  pour  les  renvoyer! 

AGAMEMNON. 

Ah  seigneur!  qu'éloigné  du  malheur  qui  m'opprime. 
Votre  cœur  aisément  se  montre  magnanime! 
Mais  que,  si  vous  voyiez  ceint  du  bandeau  mortel 
Votre  fils  Télémaque  approcher  de  l'autel. 
Nous  vous  verrions,  troublé  de  cette  affreuse  image, 
Changer  bientôt  en  pleurs  ce  superbe  langage , 
Éprouver  la  douleur  que  j'éprouve  aujourd'hui , 
Et  courir  vous  jeter  entre  Calchas  et  lui  ! 
Seigneur,  vous  le  savez,  j'ai  donné  ma  parole; 
Et  si  ma  fille  vient,  je  consens  qu'on  l'immole  : 
Mais,  malgré  tous  mes  soins,  si  son  heureux  destin 
La  retient  dans  Argos,  ou  l'arrête  en  chemin  , 
Souffrez  que,  sans  presser  ce  barbare  spectaclr  , 
En  faveur  de  mon  sang  j'explique  cet  obslacle . 
Qnt»  j'ose  pour  ma  fille  aeve]»ter  le  sernur*^ 


4à2  IPHIGÉNIE. 

De  quelque  dieu  plus  doux  qui  \cillc  sur  ses  jours. 
Vos  conseils  sur  mon  cœur  n'ont  eu  que  trop  d'empire. 
Et  je  rouiçis... 

SCÈNE  IV. 
AGAMEMNON,  ULYSSE,  EURYBÀTE, 

EDRYBATE. 

Seigneur... 

AGAMEMNON. 

Ah!  que  vient-on  me  dire? 

EURYBATE. 

La  reine  9  dont  ma  course  a  devancé  les  pas^ 
Va  remettre  bientôt  sa  fille  entre  vos  bras; 
Elle  approche.  Elle  s'est  quelque  temps  égarée 
Dans  ces  bois  qui  du  camp  semblent  cacher  l'entrée; 
A  peine  nous  avons ,  dans  leur  obscurité, 
Retrouvé  le  chemin  que  nous  avions  quitté. 

AGAMEMNOn. 

Ciel! 

EURYBATE. 

Elle  amène  aussi  cette  jeune  Ëriphile 
Que  Lesbos  a  livrée  entre  les  mains  d'AchilU^ 
Et  qui  de  son  destin,  qu'elle  ne  connaît  pas. 
Vient,  dit-elle,  en  Aulide  interroger  Calchas. 
Déjà  de  leur  abord  la  nouvelle  est  semée  ; 
Et  déjà  de  soldats  une  foule  charmée. 
Surtout  d'iphigénie  admirant  la  beauté. 
Pousse  au  ciel  mille  vœux  pour  sa  félicité. 
Les  uns  avec  respect  environnaient  la  reine  ; 
D'autres  me  demandaient  le  sujet  qui  Tamènc 
Mais  tous  ils  confessaient  que  si  jamais  les  dieux 
Ne  mirent  sur  le  trône  un  roi  plus  glorieux , 
Également  comblé  de  leurs  faveurs  secrètes , 
Jamais  père  ne  fut  plus  heureux  que  vous  Tètos. 

AGAMEMIfON. 

Ëurybate,  il  suffit;  vous  pouvez  nous  laisser  : 
Le  reste  me  regarde,  et  je  vais  y  penser. 


ACTE  I.  SCÈNE  V.  453 

SCÈNE  V. 
\GAMEMNON,  ULYSSE. 

AGAMEMNON. * 

Juste  ciel^  c'est  ainsi  qu'assurant  ta  vengeance 
Tu  romps  tous  les  ressorts  de  ma  vaine  prudence  ! 
Encor  si  je  pouvais^  libre  dans  mon  malheur^ 
Par  des  larmes  au  moins  soulager  ma  douleur  ! 

Triste  destiti  des  roisl  Esclaves  que  nous  sommes 
Et  des  rigiieura  du  sort  et  des  discours  des  hommes , 
Nous  nous  voyons  sans  cesse  assiégés  de  témoins: 
Et  les  plus  malheureux  osent  pleurer  le  moins. 

«LVSSE. 

Je  suis  père,  seigneur,  et  faible  comme  un  autre  ; 
Mon  ccGur  se  met  sans  peine  en  la  place  du  vùlrc  ; 
El,  frémissant  du  coup  qui  vous  fait  soupirer. 
Loin  de  blâmer  vos  pleurs,  je  suis  près  de  pleurer- 
Mais  votre  amour  n'a  plus  d'excuse  iégitime  ; 
Les  dieux  ont  à  Calchas  amené  leur  victime  : 
U  le  sait,  il  Tatlend;  et,  s'il  la  voit  tarder^ 
Lui-même  à  haute  voix  viendra  la  demander. 
Nous  sommes  seuls  encor  :  hâtez- vous  de  r^^pandre 
Des  pleurs  que  vous  arrache  un  intérêt  si  tendre; 
Pleurez  ce  sang,  pleurez  :  ou  piulôt,  ntim  pAlir, 
Considéreiî  rhonucur  qui  doit  en  rejaillir. 
Voyez  tout  l'Hellespont  blanchissant  sous  nos  rames, 
Et  la  perfide  Troie  abandonnée  aux  flammes, 
Ses  peuples  dans  vos  fers,  Priam  à  vos  genoux , 
Hélène  par  vos  mains  rendue  à  son  époux  : 
Voyez  de  vos  vaisseaux  les  poupes  couronnées 
Dans  cette  même  Aulide  avec  vous  retournées , 
Et  ce  triomphe  heureux,  qui  s'en  va  devenir 
L'étemel  entretien  des  siècles  à  venir. 

AGAMEMNON. 

Seigneur,  de  mes  efforts  je  connais  l'impuissance  :     - 
Je  cède,  et  laisse  aux  dieux  opprimer  l'innocence. 
La  victime  bientôt  marchera  sur  vos  pas; 
Allez.  Mais  cependant  faites  taire  Calchas; 
Et,  m'aidant  à  cacher  ce  funeste  mystère, 
Laissez-moi  de  l'autel  écarter  une  mère. 


ébk  ipiiiGEMii:. 


ACTE    SECOND. 

SCÈNE  I. 
ÉRIPRILE,  DORIS. 

ÉRIPBILE. 

Ne  les  cuiitraignons  point ,  Doris,  relirous-uous; 
taissons-les  dans  les  bras  d'un  père  et  d'un  époui  : 
Et^  tandis  qu'à  l'envi  leur  amour  se  déploie. 
Mettons  en  liberté  ma  tristesse  et  leur  joie. 

DORlS. 

Quoi!  madame  y  toujours  irritant  vos  douleurs , 
Croirez-vous  ne  plus  voir  que  des  sujets  de  pleurs? 
Je  sais  que  tout  déplaît  aux  yeux  d'une  captive  ; 
Qu'il  n'est  point  dans  les  fers  de  plaisir  qui  la  suive  : 
Mais  dans  le  temps  fatal  que ,  repassant  les  flots , 
Nous  suivions  malgré  nous  le  vainqueur  de  Lesbos; 
Lorsque  dans  son  vaisseau  y  prisonnière  timide , 
Vous  voyiez  devant  vous  ce  vainqueur  homicide , 
Le  dirai-jc?  vos  yeux,  de  larmes  moins  trempés, 
A  pleurer  vos  malheurs  étaient  moins  occupes. 
Maintenant  tout  vous  rit  :  l'aimable  Iphigénir 
D'une  amitié  sincère  avec  vous  est  unie  ; 
Elle  vous  plaint,  vous  voit  avec  des  yeux  de  sœur  ; 
Et  vous  seriez  dans  Troie  avec  moins  de  douceur. 
Vous  vouliez  voir  l'Aulide  où  son  père  l'appelle  ; 
Et  l'Aulide  vous  voit  arriver  avec  elle  : 
Cependant,  par  un  sort  que  je  ne  conçois  pas. 
Votre  douleur  redouble  et  croît  &  chaque  pas. 

ÉRIPBILE. 

Hé  quoi!  te  semblo-tril  que  la  triste  Ëriphile 
Doive  être  de  leur  joie  un  témoin  si  Iranqoilk  i 
Oois-tu  que  mes  chagrins  doivent  s'évanouir 
A  l'aspect  d'un  bonheur  dont  je  ne  puis  jouir? 
Je  vois  Iphigénie  entre  les  bras  d'un  pore; 
Elle  fait  tout  Torgucil  d'une  superbe  mère  ; 


ACTE  H,  SCÈNE  I.  4 

El  moi,  toujours  on  butte  à  de  nouveaux  dangers, 

Remise  dès  renfancc  en  des  bras  étrangers. 

Je  reçus  et  je  vois  le  jour  que  je  respire , 

Sans  que  père  ni  mère  ait  daigné  me  sourire. 

J'ignore  qui  je  suis,  et  pour  comble  d'horreur 

Un  oracle  effrayant  m'attache  à  mon  erreur; 

Et,  quand  je  veux  chercher  le  sang  qui  m'a  fait  naître. 

Me  dit  que  sans  périr  je  ne  me  puis  connaître. 

DORIS. 

Non,  non;  jusques  au  bout  vous  devez  le  cherchrr. 
Un  oracle  toujours  se  plaît  à  se  cacher; 
Toujours  avec  un  sens  il  en  présente  un  autre  : 
En  perdant  un  faux  nom,  voas  reprendrez  le  vôtre. 
C'est  là  tout  le  danger  que  vous  pouvez  courir  ; 
Et  c'est  peut-être  ainsi  que  vous  devez  périr. 
Songez  que  votre  nom  fut  changé  dès  l'enfance. 

ÉRIPBILE. 

Je  n'ai  de  tout  mon  sort  que  cette  connaissance  ; 
Et  ton  père ,  du  reste  infortuné  témoin , 
Ne  me  permit  jamais  de  pénétrer  plus  loin. 
Hélas!  dans  cette  Troie  ou  j'étais  attendue. 
Ma  gloire,  disait-il,  m'allait  être  rendue  : 
J'allais,  en  reprenant  et  mon  nom  et  mon  rang , 
Dos  plus  grands  rois  en  moi  reconnaître  le  saw^. 
Déjà  je  découvrais  cette  fameuse  ville, 
[.e  ciel  mène  à  Lesbos  l'impitoyable  Achille  : 
Tout  cède ,  tout  ressent  ses  funestes  efforts  ; 
Ton  père,  enseveli  dans  la  foule  des  morts, 
Me  laisse  dans  les  fers  à  moi-même  inconnue  ; 
Et,  de  tant  de  grandeurs  dont  j'étais  prévenue, 
Vile  esclave  des  Grecs,  je  n'ai  pu  conserver 
Que  la  fierté  d'un  sang  que  je  ne  puis  prouver. 

DORIS. 

Ah!  que  perdant,  madame,  un  témoin  si  fidèle, 

l.a  main  qui  vous  Tôta  vous  doit  sembler  cruelle  ! 

.Mais  Calchas  est  ici ,  Calchas  si  renommé , 

Qui  des  secrets  des  dieux  fut  toujours  informé. 

Le  ciel  souvent  lui  parle  :  instmit  par  un  tel  maitir. 

Il  sait  tout  ce  qui  fut  et  tout  ce  qui  doit  cire. 

Pourrait-il  de  vos  jours  ignorer  les  auteurs? 

O  canip  ni^îme  est  pour  vous  tout  plein  de  prol<'<  leurs 


/.â6  IPHIGÉNIE. 

Bientôt  Iphigéniç,  en  épousant  Achille , 
Vous  va  sous  son  appui  présenter  un  asile; 
Elle  vous  Ta  promis  et  juré  devant  moi. 
Ce  gage  est  le  premier  qu'elle  attend  de  sa  foi. 

ÉMPHILE. 

Que  dirais-tu,  Doris,  si,  passant  tout  le  reste , 
Cet  hymen  de  mes  maux  était  le  plus  funeste? 

DORIS. 

Quoi,  madame! 

ÉRIPHILE. 

Tu  vois  avec  étonnement 
Que  ma  douleur  ne  souffre  aucun  soulagement. 
Écoute,  et  tu  te  vas  étonner  que  je  vive. 

C'est  peu  d'être  étrangère,  inconnue  et  captive; 
Ce  destructeur  fatal  des  tristes  Lesbiens, 
Cet  Achille,  l'auteur  de  tes  maux  et  des  miens. 
Dont  la  sanglante  main  m'enleva  prisonnière. 
Qui  m'arracha  d'un  coup  ma  naissance  et  ton  père. 
De  qui  jusques  au.  nom  tout  doit  m'ètre  odieux. 
Est  de  tous  les  mortels  le  plus  cher  à  mes  yeux. 

DOillS. 

Ah  !  que  me  dite&-vous  ! 

ÉRIPHILE. 

Je  me  flattais  sans  cesse 
Qu'un  silence  éternel  cacherait  ma  faiblesse  ; 
Mais  mon  cœur  trop  pressé  m'arrache  ce  discours. 
Et  te  parle  une  fois,  pour  se  taire  toujours. 
Ne  me  demande  point  sur  quel  espoir  fondée 
De  ce  fatal  amour  je  me  vis  possédée. 
Je  n'en  accuse  point  quelques  feintes  douleurs 
Dont  je  crus  voir  Achille  honorer  mes  malheurs  : 
Le  ciel  s'est  fait,  sans  doute,  une  joie  inhumaine 
A  rassembler  sur  moi  tous  les  traits  de  sa  haine. 
Rappellerai-je  encor  le  souvenir  affreux 
Du  jour  qui  dans  les  fers  nous  jeta  toutes  deux? 
Dans  les  cruelles  mains  par  qui  je  fus  ravie 
Je  demeurai  longtemps  sans  lumière  et  sans  vio  : 
fc;ntln,  mes  tristes  yeux  cherchèrent  la  clarté; 
ht,  me  voyant  presser  d'un  bras  ensanglante , 
Je  irémlssais,  Doris,  et  d'un  vainqueur  sauvage 


craignais  de  ronconlrer  rrffrovaliU 


i^  visafçe. 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  4i.7 

J'entrai  dans  son  vaisseau^  détestant  sa  fureur. 

Et  toujours  détournant  ma  vue  avec  hoiTcur. 

Je  le  vis  :  son  aspect  n'avait  rien  de  farouche; 

Je  sentis  le  reproche  expirer  dans  ma  bouche  ; 

Je  sentis  contre  moi  mon  cœur  se  déclarer  ; 

J'oubliai  ma  colère,  et  ne  sus  que  pleurer  : 

Je  me  laissai  conduire  à  cet  aimable  guide. 

Je  l'aimais  à  Lesbos,  et  Je  l'aime  en  Aulidc. 

Iphigénie  en  vain  s'offre  à  me  protéger, 

Et  me  tend  une  main  prompte  à  me  soulager  : 

Triste  effet  des  fureurs  dont  je  suis  tourmentée. 

Je  n'accepte  la  main  qu'elle  m'a  présentée 

Que  pour  m'armer  contre  elle,  et,  sans  me  découvrir, 

Traverser  son  bonheur,  que  je  ne  puis  souffrir. 

DORIS. 

Et  que  pourrait  contre  elle  une  impuissante  haine? 
Ne  valait-il  pas  mieux,  renfermée  à  Mycène, 
Éviter  les  tourments  que  vous  venez  chercher. 
Et  combattre  des  feux  contraints  de  se  cacher? 

ÉR1PB1LE. 

Je  le  voulais,  Doris.  Mais,  quelque  triste  image 

Que  sa  gloire  à  mes  yeux  montrât  sur  ce  rivage , 

Au  sort  qui  me  traînait  il  fallut  consentir  : 

Une  secrète  voix  m'ordonna  de  partir. 

Me  dit  qu'offrant  ici  ma  présence  importune. 

Peut-être  j'y  pourrais  porter  mon  infortune  ; 

Que  peut4tre,  approchant  ces  amants  trop  heureux, 

Quelqu'un  de  mes  malheurs  se  répandrait  sur  eux. 

Voilà  ce  qui  m'amène,  et  non  l'impatience 
D'apprendre  à  qui  je  dois  une  triste  naissance. 
Ou  plutôt  leur  hymen  me  servira  de  loi  : 
S'il  s'achève,  il  suffit*;  tout  est  fini  pour  moi  : 
Je  périrai,  Doris;  et,  par  une  mort  prompte, 
Dans  la  nuit  du  tombeau  j'enfermerai  ma  honte , 
Sans  chercher  des  parents  si  longtemps  ignorés, 
Et  que  ma  folle  amour  a  trop  déshonorés. 

DORlS. 

Que  je  vous  plains,  madame!  et  que  pour  votre  vio... 

ÉRIPHILE. 

Tu  vois  Agamcmnon  avec  Iphigônic. 


^,j^  IPHIGKNIK. 

SCÈNE  II. 
AGAMEMNON,  IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILE,  DOUIS. 

iraiGËmE. 
Seigneur,  où  courez-vous?  et  quels  empressemenUt 
Vous  dérobent  sitôt  à  nos  embrassements? 
A  qui  dois-je  imputer  cette  fuite  soudaine? 
Mon  respect  a  fait  place  aux  transports  de  la  reinr; 
Un  moment  à  mon  tour  ne  vous  pnis-je  arrêter? 
Et  ma  joie  à  vos  yeux  n'ose-trelle  éclater? 
Ne  puis-jc... 

AGAMEMNON. 

Efa  bien,  ma  Allé,  embrassez  votre  {lî^re; 
Il  vous  aime  toujours. 

iraiGÉNIE. 

Que  cette  amour  m'est  chère  ! 
Quel  plaisir  de  vous  voir  et  de  vous  contempler 
Dans  ce  nouvel  éclat  dont  je  vous  vois  briller! 
Quels  honneurs!  quel  pouvoir!  Déjà  la  renotnmre 
Par  d'étonnants  récits  m'en  avait  informée  : 
Mais  que,  voyant  de  près  ce  spectacle  charmant, 
Je  sens  croître  ma  joie  et  mon  étonnement  ! 
Dieux!  avec  quel  amour  la  Grèce  vous  révère! 
Quel  bonheur  de  \ae  voir  la  fille  d'un  tel  père  ! 

AGAMEMNON. 

Vous  méritiez,  ma  fille,  un  père  plus  heureux. 

IPHIGÉNIE. 

Quelle  félicité  peut  manquer  à  vos  vœux? 

A  de  plus  grands  honneurs  un  roi  peutril  prétendre? 

J'ai  cru  n'avoir  au  ciel  que  des  grâces  à  rendre. 

AGAMEMNON  ,  à  part. 

Grands  dieux!  à  son  malheur  dois-je  la  préparer? 

1PMIGÉN1E. 

Vous  vous  cachez,  seigneur,  et  semblés  soupirer; 
Tous  vos  regards  sur  mot  ne  tombent  qu'avec  peine  : 
Avons-nous  sans  votre  ordre  abandonné  Myccnc? 

AGAMEMNON. 

Ma  fille,  je  vous  vois  toujours  des  mêmes  yeux; 
Mais  les  temps  sont  changés,  aussi  bien  que  les  lieux 
D'un  soin  rniel  ma  Joie  est  ici  combattue. 


ACTE  ir,  SCÈNE  IL  tâ9 

IPHIGÊniE. 

Hc!  mon  pcre,  oubliez  votre  rang  à  ma  vue. 
Je  prévois  la  rigueur  d'un  long  éloigne  ment  : 
N  osez-vous,  sans  rougir,  être  père  un  moment? 
Vous  n'axez  devant  vous  qu'une  jeune  princesse 
A  qui  j'avais  poup  moi  vanté  votre  tendresse  ; 
Cent  fois,  lui  promettant  mes  soins,  votre  bonté  , 
J'ai  fait  gloire  à  ses  yeux  de  ma  félicité  : 
Que  va-t-elle  penser  de  votre  indifférence  ? 
Ai-je  flatté  ses  vœux  d'une  fausse  espérance? 
N'éclaircirez-vous  point  ce  front  chargé  d'ennuis? 

AGAMEMNOn. 

Ah  ma  mie! 

IPHIGÊNIE. 

Seigneur,  poursuivez. 

AGAMEMRON. 

Je  ne  puis. 

IPRIGÉNIB. 

rérisse  le  Troyen  auteur  de  nos  alarmes! 

AGAHEMNOn. 

Sa  perte  à  ses  vainqueurs  coûtera  bien  des  larmes. 

IPmGÉNlE. 

Les  dieux  daignent  surtout  prendre  soin  de  vos  jours! 

AGAMEMMOK. 

Les  dieux  depuis  un  temps  me  sont  cruels  et  sourds. 

IPHIGÊNIE. 

Calchas,  ditron,  prépare  un  pompeux  sacrifice. 

AGAMEMNOPi. 

Puissé-je  auparavant  fléchir  leur  injustice  ! 

IPHIGÉMIE. 

L'uffrira-t-on  bientôt? 

▲GAMEMNON. 

Plus  tôt  que  je  ne  veux. 

IPHIGÊNIE. 

Me  sera-t-il  permis  de  me  joindre  à  vos  vœux? 
Vcrra-t-on  à  l'autel  votre  heureuse  famille? 

AGAMEMNON. 

Hclas! 

It'HIGÈME. 

Vous  VOUS  taisez. 


460  IPHIGÉME. 

AGAMEMNOff. 

Vous  y  serez,  ma  fille. 
Adieu. 

SCÈNE  III. 
IPHIGÉNIE,  ÉRIPRILE,  DORIS. 

II»HIGÊNIE. 

De  cet  accueil  que  dois-je  soupçonner? 
D'une  secrète  horreur  je  me  sens  frissonner  : 
Je  crains,  malgré  moi-même,  un  malheur  que  j'ignore. 
Justes  dieux,  vous  savez  pour  qui  je  vous  implore! 

ÉRIPHILE. 

Quoi!  parmi  tous  les  soins  qui  doivent  l'accabler. 
Quelque  froideur Bufût  pour  vous  faire  trembler! 
Hélas!  à  quels  soupirs  suis-je  donc  condamnée. 
Moi  qui,  de  mes  parents  toigours  abandonnée. 
Etrangère  partout,  n'ai  pas,  même  en  naissant. 
Peut-être  reçu  d'eux  un  regard  caressant! 
Du  moins,  si  vos  respects  sont  rejetés  d'un  père. 
Vous  en  pouvez  gémir  dans  le  sein  d'une  mère; 
Et,  de  quelque  disgrâce  enfin  que  vous  pleuriez. 
Quels  pleurs  par  un  amant  ne  sont  point  essuyés  ! 

ipmcÉNrE. 
Je  ne  m'en  défends  point  :  mes  pleurs,  belle  Ëriphilc , 
Ne  tiendront  pas  longtemps  contre  les  soins  d'Achille  ; 
Sa  gloire,  son  amour,  mon  père,  mon  devoir. 
Lui  donnent  sur  mon  &me  un  trop  juste  pouvoir. 
Mais  de  lui-même  ici  que  faut-il  que  je  pense? 
Cet  amant,  pour  me  voir  brûlant  d'impatience, 
Que  les  Grecs  de  ces  bords  ne  pouvaient  arracher, 
Qu'un  père  de  si  loin  m'ordonne  de  chercher, 
S'empresse-tril  assez  pour  jouir  d'une  vue 
Qu'avec  tant  de  transports  je  croyais  attendue? 
Pour  moi,  depuis  deux  jours  qu'approchant  de  ces  lieux 
Leur  aspect  souhaité  se  découvre  à  nos  yeux^ 
Je  l'attendais  partout;  et,  d'un  regard  timide. 
Sans  cesse  parcourant  les  chemins  de  l'Aulide, 
Mon  cœur  pour  le  chercher  volait  loin  devant  moi  : 
Et  je  demande  Achille  à  tout  ce  que  je  voi. 
Je  viens,  j'arrive  enfin  sans  qu'il  m'ait  prévenue. 


ACT£II,  SCÈNE  IV.  461 

Je  n'ai  percé  qu'à  peine  une  foule  inconnue  ; 
Lui  seul  ne  parait  point  :  le  triste  Agamemnon 
Semble  craindre  à  mes  yeux  de  prononcer  son  nom. 
Que  fait-il?  qui  pourra  m'expliquer  ce  mystère? 
Trouverai-je  l'amant  glacé  comme  le  père  ? 
Et  les  soins  de  la  guerre  auraientriis  en  un  jour 
Éteint  dans  tous  les  cœurs  la  tendresse  et  l'amour? 
Mais  non ,  c'est  l'offenser  par  d'injustes  alarmes  : 
Cest  à  moi  que  l'on  doit  le  secours  de  ses  armes. 
H  n'était  point  à  Sparte  entre  tous  ces  amants  y 

Dont  le  père  d'Hélène  a  reçu  les  serments  : 
Lui  seul  de  tous  les  Grecs  maître  de  sa  parole , 
S'il  part  contre  Ilion  y  c'est  pour  moi  qu'il  y  vole  ; 
Et 9  satisfait  d'un  prix  qui  lui  semble  si  doux, 
H  veut  même  y  porter  le  nom  de  mon  époux. 

SCÈNE  IV. 
CLYTEMiNBSTRË,  IPHIGÉNIE,  ÉRIPUILE,  DORIS. 

CLYTEMMEàTRE. 

Ma  fille ^  il  faut  partir  sans  que  rien  nous  retienne^ 
Et  sauver^  en  fuyant,  votre  gloire  et  la  mienne. 
Je  ne  m'étonne  plus  qu'interdit  et  distrait  y 
Votre  père  ait  paru  nous  revoir  à  regret  : 
Aux  afTrons  d'un  refus  craignant  de  vous  commettre , 
Il  m'avait  par  Arcas  envoyé  cette  lettre. 
Arcas  s'est  vu  tromper  par  notre  égarement , 
Et  vient  de  me  la  rendre  en  ce  même  moment. 
Sauvons,  encore  un  coup,  notre  gloire  offensée  : 
Pour  vôtre  hymen  Achille  a  changé  de  pensée  ; 
Et,  refusant  l'honneur  qu'on  lui  veut  accorder, 
Jnsques  à  son  retour  il  veut  le  retarder. 

ÉRIPHILE. 

Qu'entends-jc  ! 

CLYTEMNESTRE, 

Je  vous  vois  rougir  dç  cet  outrage  « 
Il  faut  d'un  noble  orgueil  armer  votre  courage. 
Moi-même ,  de  Tingrat  approuvant  le  dessein , 
Je  vous  l'ai  dans  Argos  présenté  de  ma  main  ; 
Et  mon  choix,  que  flattait  le  bruit  de  sa  noblesse , 
Vous  donnait  avec  joie  au  fils  d'une  déesse. 


462  IPHrOENIK. 

Mais^  puisque  désormais  sou  lâche  repentit- 
Dément  le  sang  d«s  dieux  dont  on  le  fait  sortii*^ 
Ma  fille  ;  c'est  à  nous  de  montrer  qui  nous  sommes, 
Et  de  ne  voir  en  lui  que  le  dernier  des  hommes. 
Lui  fcrons-noas  penser,  par  un  plus  long  séjour. 
Que  Yos  vœux  de  son  cœur  attendent  le  retour? 
Rompons  avec  plaisir  un  hymen  qu'il  diffère. 
J'ai  fait  de  mon  dessein  avertir  votre  père  ; 
Je  ne  l'attends  ici  que  pour  m'en  séparer; 
Et  .pour  ce  prompt  départ  je  vais  tout  préparer. 

(à  Ériphile.) 

Je  ne  vous  presse  point,  madame,  de  nous  suivre; 
En  de  plus  chères  mains  ma  retraite  vous  livre. 
De  vos  desseins  secrets  on  est  trop  éclairci  ; 
Et  ce  n'est  pas  Galcbas  que  vous  cherchez  ici. 

SCÈNE  V. 
IPHIGËME,  ÉRIPHILE,  DORIS. 

IPHIGÉN1E. 

En  quel  funeste  état  ces  mots  m'ont-ils  laissée  ! 
Pour  mon  hymen  Achille  a  changé  de  pensée  î 
Il  me  faut  sans  honneur  retourner  sur  mes  pas  ! 
Et  vous  cherchez  ici  quelque  autre  que  Calchas! 

ÉRIPHILE. 

Madame,  à  ce  discours  je  ne  puis  rien  comprendre. 

IPHIGÉNIE. 

Vous  m'entendez  assez,  si  vous  voulez  m'entendro. 
Le  sort  injurieux  me  ravit  un  époux; 
Madame,  à  mon  malheur  m'abandonnerez-vous? 
Vous  ne  pouviez  sans  moi  demeurer  à  Mycènc; 
Me  verra-t-on  sans  vous  partir  avec  la  reine? 

ÉRIPHILE. 

Je  voulais  voir  Calchas  avant  que  de  partir. 

IPHIGÉMIE. 

guc  Urdez-vous,  madame,  à  le  faire  avertir? 

n'A  A  *       ÉRIPHILE. 

V  Argos,  dans  un  moment,  vous  reprenez  la  route. 

IT«  ^r.  IPHIGÉNIE. 

Ln  moment  quelquefois  éclaircit  plus  d'un  donto. 
'  madame,  je  vois  que  c'est  trop  vous  presser; 


ACTE  lï,  iiCi:NK    V.  40.1 

Je  vuis  ce  que  jamais  je  n'ai  voulu  penser  : 
Achille...  Vous  brûlez  que  je  ne  sors  partie. 

ÉRIPBILE. 

Moi!  vous  me  soupçonnez  de  cette  perfidie! 
Moi!  j'aimerais,  madame,  un  vainqueur  furieux, 
Qui  toujours  tout  sanglant  se  présente  à  mes  yeux  ;. 
Qui,  la  flamme  à  la  matn,  et  de  meurtres  avide , 
Mit  en  cendres  Lesbos... 

iraiGÈNIE. 

Oui,  vous  Taimez,  perfide! 
Et  eus  mêmes  fureurs  quti  vous  me  dèpcip^nci, 
Ces  bras  que  dans  le  sang  vous  avez  vus  baigiiû^i. 
Ces  morts j  celte  Lesbos  ,  ces  cendres,  cette  ïlanime^ 
Sont  les  traits  dynt  l'amour  l'a  ^vusè  dans  votre  ànn:; 
Et,  loin  d'en  détester  le  cruel  souvenir, 
Vous  vous  plaisez  encore  à  m'en  etUrt tenir. 
Déjà  plus  d'une  fois  dans  vos  plaintes  forcées 
J*ai  du  voir  et  j'ai  vu  le  fond  do  vus  iiensées  : 
Mais  toujours  sur  mes  yeui  ma  facile  bonlô        i 
A  remis  le  bandeau  que  j'avais  écarté. 
Vous  Tairaez.  Que  faisais-je?  et  quelle  erreur  faule 
M*a  fait  entre  mes  bras  recevoir  ma  rivale? 
Crédule  j  je  Taîmais  :  mon  cœur  même  aujourd'hui 
De  son  parjure  amant  lui  pro niellait  Tappui, 
Voilà  donc  le  triomphe  où  j'étais  ami.^iîéeï 
Moi-môme  à  votre  char  je  me  suis  cnehaiiïéi-* 
Je  vous  pardonne,  hélas!  des  vtcuï  intéressés, 
VA  la  perte  d'un  rnnr  qnr  mai^  mo  ravi^^^/  : 
Mais  que,  sans  m'avertir  du  piège  qu'on  me  dresse , 
Vous  me  laissiez  chercher  jusqu'au  fond  de  la  Grèce 
L'ingrat  qui  ne  m'attend  que  pour  m'abandonner. 
Perfide,  cet  affront  se  peut-il  pardonner? 

ÉR1PHILE. 

Vous  me  donnez  des  noms  qui  doivent  me  surprend^' , 
Madame  :  on  ne  m'a  pas  instruite  à  les  entendre  ; 
Et  les  dieux,  contre  moi  dès  longtemps  indignes, 
A  mon  oreille  encor  les  avaient  épargnés. 
Mais  il  faut  des  amants  excuser  l'injustice. 
Et  de  quoi  vouliez-vous  que  je  vous  avertisse? 
Avez-vous  pu  penser  qu'au  sang  d'Agamcmnuii 
Achille  préférât  une  tille  sans  nom, 


464  IPH1GÊMIE. 

Qui  de  tout  son  destin  ce  qu'elle  a  pu  comprendre , 
C'est  qu'elle  sort  d'un  sang  qu'il  bràle  de  répandre? 

IPHIOÉNtE. 

Vous  triomphez^  cruelle ^  et  bravez  ma  douleur. 
Je  n'avais  pas  encor  senti  tout  mon  malheur  : 
Et  vous  ne  comparez  votre  exil  et  ma  gloire 
Que  pour  mieux  relever  votre  injuste  victoire. 
Toutefois  vos  transports  sont  trop  précipités  : 
Ce  même  Agamemnon  à  qui  vous  insultez^ 
11  commande  à  la  Grèce,  il  est  mon  père,  il  m'aime. 
Il  ressent  mes  douleurs  beaucoup  plus  que  moinnème. 
Mes  larmes  par  avance  avaient  su  le  touche!^; 
J'ai  surpris  ses  soupirs,  qu'il  me  voulait  cacher. 
Hélas!  de  son  accueil  condamnant  la  tristesse, 
J'osais  me  plaindre  à  lui  de  son  peu  de  tendresse! 

SCÈNE  vr. 

ACHILLB,  IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILË,  DOlUS. 

ACHILLE. 

Il  est  donc  vrai,  madame,  et  c'est  vous  que  je  vois! 
Je  soupçonnais  d'erreur  tout  le  camp  à  la  fois. 
Vous  en  Aulide!  vous!  Hé!  qu'y  venez-vous  faire? 
D'où  vient  qu' Agamemnon  m'assurait  le  contraire? 

IPHIGÉNIE. 

Seigneur,  rassurez-vous  :  vos  vœux  seront  contents; 
Iphigénie  encor  n'y  sera  pas  longtemps. 

SCÈNE  VU. 
ACHILLE,  ËRIPHILE,  D0R1S. 

ACHILLB. 

Elle  me  fuit!  Veillé-je?  ou  n'est-ce  point  un  songe? 
Dans  quel  trouble  nouveau  cette  fuite  me  plonge  I 

Madame ,  je  ne  sais  si  sans  vous  irriter 
Achille  devant  vous  pourra  se  présenter  : 
Mais,  si  d'un  ennemi  vous  souffrez  la  prière. 
Si  lui-même  souvent  a  plaint  sa  prisonnière , 
Vous  savez  quel  sujet  conduit  ici  leurs  pas; 
Vous  savez... 


ACTE  11,  SCÈNE  Vlii.  466 

ÉMPHILË. 

Quoi!  seigneur^  ne  le  savez-vous  pas, 
Vous  qui  depuis  un  mois,  brûlant  sur  ce  rivage, 
Avez  conclu  vous-même  et  hâté  leur  voyage? 

ACHILLE. 

De  ce  même  rivage  absent  depuis  un  mois, 
Je  le  revis  hier  pour  la  première  fois. 

ÉRIPHOE. 

Quoi  !  iorsqu'Agamemnon  écrivait  à  Mycène , 

Votre  amour,  votre  main  n'a  pas  conduit  la  sitirinc? 
Quai!  vous,  qui  de  sa  fille  adoriez  les  attraits... 

àCmLLE. 

Vous  m'en  voyez  encore  épris  plus  que  jamais. 
Madame  :  et,  sî  Teffet  eût  subi  ma  pensée, 
Moi-même  dans  Argos  je  l'aurais  devancée. 
Cependant  on  me  fuit.  Quel  crime  airje  commis t 
Mais  je  ne  vois  partout  que  des  yeui  ennemis  ; 
Que  dis-je?  en  ce  moment  Calchas,  Nestor,  Ulysse, 
Ile  leur  vaine  éloquence  employant  rartiflce, 
Combattaient  mon  amour,  et  semblaient  m' annoncer 
Que,  si  j'en  crois  ma  gloire,  il  faut  y  renoncer. 
Quelle  entreprise  ici  pourrait  être  formée? 
Suis-jc,  sans  le  savoir,  la  fable  de  l'armée? 
Entrons  :  c'est  un  secret  qu'il  leur  faut  arracher. 

SCÈNE  VIII. 
ËRIPHILE,  DORIS. 

ÉRIPHILE. 

Dieux,  qui  voyez  ma  honte,  où  me  dois^je  cacher? 

Orgueilleuse  rivale,  on  t'aime,  et  tu  murmures! 

Souffrirai-je  à  la  fois  ta  gloire  et  tes  injures? 

Ah!  plutôt...  Mais,  Doris,  ou  j'aime  à  me  flatter. 

Ou  sur  eux  quelque  orage  est  tout  près  d'éclater. 

J'ai  des  yeux.  Leur  bonheur  n'est  pas  cncor  tranquille  : 

On  trompe  Iphigénie  ;  on  sd  cache  d'Achille  ; 

Agamemnon  gémit.  Ne  désespérons  point; 

Et^  si  le  sort  contre  elle  à  ma  haine  se  joint, 

Je  saurai  profiter  de  cette  intelligence 

Pour  ne  pas  pleurer  seule  et  mourir  sans  vengeance. 


/i(>6  iphigémik:. 


ACTE   TROISIÈME- 

SCÈNE  I. 
AGAMEMNON,  CLYTEMNESTRE. 

CLYTEMNBSTRE. 

Oui^  seigiieur/nous  partions;  et  mon  juste  courroux 
Laissait  bientôt  Achille  et  le  camp  loin  de  nous  - 
Ma  fîUe  dans  Argos  courait  pleurer  sa  honte. 
Mais  lui-même  ,  étonné  d'une  fuite  si  prompte , 
Par  combien  de  serments  ^  dont  je  n'ai  pu  douter^ 
Vient-il  de  me  convaincre  et  de  nous  arrêter  ! 
11  presse  cet  hymen  qu'on  prétend  qu'il  diffère  » 
Et  vous  cherche,  brûlant  d'amour  et  de  colère  : 
Prêt  d'imposer  silence  à  ce  bruit  imposteur^ 
Achille  en  veut  connaître  et  confondre  Tauteur. 
Bannissez  ces  soupçons  qui  troublaient  notre  joie. 

AGAMEMNON. 

Madame,  c'est  assez  :  je  consens  qu'on  le  croie. 
Je  reconnais  l'erreur  qui  nous  avait  séduits. 
Et  ressens  votre  joie  autant  que  je  le  puis. 
Vous  voulez  que  Calchas  l'unisse  à  ma  famille. 
Vous  pouvez  à  l'autel  envoyer  votre  fille  : 
Je  l'attends.  Mais,  avant  que  de  passer  plus  loin , 
J'ai  voulu  vous  parler  un  moment  sans  témoin. 
Vous  voyez  en  quels  lieux  vous  l'avez  amenée  : 
Tout  y  ressent  la  guerre,  et  non  point  l'hyménée. 
Le  tumulte  d'un  camp,  soldats  et  matelots, 
Un  autel  hérissé  de  dards,  de  javelots. 
Tout  ce  spectacle  enfin ,  pompe  digne  d'Achille , 
Pour  attirer  vos  yeux  n'est  point  assez  tranquille  ; 
Et  les  Grecs  y  verraient  l'épouse  de  leur  roi 
Dans  un  état  indigne  et  de  vous  et  de  moi. 
M'en  croirez-vous?  laissez,  de  vos  femmes  suivie, 
A  cet  hymen,  sans  vous,  marcher  Iphigénie. 

CLYTEMNESTRE. 

Qui?  moi!  que,  remettant  ma  fille  en  d'autres  bia-. 


ACTE  IIÏ,  SCÈNE   H.  467 

Ce  que  j'ai  commoncé  je  ne  l'achève  pas  î 
Qu'après  l'avoir  d'Argos  amenée  en  Aulidc , 
Je  refuse  à  Tautel  de  lui  servir  de  guide  ! 
Dois-je  donc  de  Galchas  être  moins  près  que  vous? 
Et  qui  présentera  ma  fille  à  son  époux? 
Quelle  autre  ordonnera  cette  pompe  sacrée? 

AGAMEMNON. 

Vous  n'êtes  point  ici  dans  le  palais  d'Atréc  : 
Vous  êtes  dans  un  camp... 

CLITEMNESTRC. 

Où  tout  vous  est  smimis; 
Ou  le  sort  de  VAsie  en  vos  mains  t^st  rcmLs; 
Ou  j*}  voisî  îîous  vos  lois  marcher  la  Crcce  rnlirre  j 
ù  Ir  ôïs  de  Tlïôtïs  va  m'appeU^  sa  merci. 
ns  quel  pdais  superbe  el  pScin  ûe  ma  grai^lf^ur 
Puis^je  jamais  paraître  avec  plus  rie  spkiideiM*? 

ACAMEJlTfÛ!^. 

Madame,  au  nom  des  dieux ^  auteurs  dfl  noin:  rare, 
Daigna 7,  à  mon  amour  accorder  cette  gnic«. 
Tai  mes  raisons. 

CLTTEMNESTRE. 

Seigneur,  au  nom  des  mêmes  dieux , 
D'un  spectacle  si  doux  ne  privez  point  mes  yeux. 
Daignez  ne  point  ici  rougir  de  ma  présence. 

AGAMEMNOIS. 

J'avais  plus  espéré  de  votre  complaisance. 
Mais,  puisque  la  raison  ne  vous  peut  émouvoir, 
Puisqu'enfin  ma  prière  a  si  peu  de  pouvoir, 
Vous  avez  entendu  ce  que  je  vous  demande , 
Madame  :  je  le  veux,  et  je  vous  le  commande. 
Obéissez. 

SCÈNE  II. 
CLYTEMNESTRE. 

D'où  vient  que  d'un  soin  si  cruel 
L'injuste  Agamemnon  m'écarte  de  l'autel  ? 
Fier  de  son  nouveau  rang,  m'ose-t-il  méconnaître? 
Me  croit-il  à  sa  suite  indigne  de  paraître? 
Ou,  de  l'empire  encor  timide  possesseur, 
N'oscrait-il  d'Hclcne  ici  montrer  la  sœur? 


468  liMIIGÉNIE. 

Et  pourquoi  me  cacher^  et  par  quelle  injustice 

Fautril  que  sur  mon  front  sa  honte  rejaillisse? 

Mais  n'importe^  il  le  veut»  et  mon  cœur  s'y  résout. 

Ma  fille 9  ton  bonheur  me  console  de  tout  : 

Le  ciel  te  donne  Achille;  et  ma  joie  est  extrême 

De  t'entendre  nommer...  Mais  le  voici  lui-même. 

SCÈNE  III. 
ACHILLE,  CLYTEMNESTRE. 

ACHILLE. 

Tout  succède,  madame,  à  mon  empressement; 

Le  roi  n'a  point  voulu  d'autre  éclaircissement  : 

Il  en  croit  mes  transports;  et,  sans  presque  m'entend r^ 

Il  vient  en  m'embrassant  de  m'accepter  pour  gendre. 

Il  ne  m'a  dit  qu'un  mot.  Mais  vous  a-tril  conté 

Quel  bonheur  dans  le  camp  vous  avez  apporté? 

Les  dieux  vont  s'apaiser  :  du  moins  Calchas  publie 

Qu'avec  eux,  dans  une  heure,  il  tious  réconcilie; 

Que  Neptune  et  les  vents,  prêts  à  nous  exaucer. 

N'attendent  que  le  sang  que  sa  main  va  verser. 

Déjà  dans  les  vaisseaux  la  voile  se  déploie; 

Déjà  sur  sa  parole  ils  se  tournent  vers  Troie. 

Pour  moi,  4)uoique  le  ciel ,  au  gré  de  mon  amour, 

Dût  encore  des  vents  retarder  le  retour. 

Que  je  quitte  à  regret  la  rive  fortunée 

Où  je  vais  allumer  les  flambeaux  d'hyménée; 

Pui»-je  ne  point  chérir  l'heureuse  occasion 

D'aller  du  sang  troyen  sceller  notre  union , 

Et  de  laisser  bientôt,  sous  Troie  ensevelie, 

Le  déshonneur  d'un  nom  à  qui  le  mien  s'allie? 

SCÈNE  IV. 

ACHILLE,  CLYTEMNESTRE,  IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILE, 
DORIS,  iEGlNE. 

ACHILLK 

Princesse,  mon  bonheur  ne  dépend  que  de  vons; 
Votre  père  a  ratrtel  vous  destine  un  époux  ; 
Venez  y  r^evoir  un  owur  qui  vous  adore. 


ACTE  III,  SCENE  IV.  469 

IPHIGÉlflE. 

Seigneur^  il  n'est  pas  temps  que  nous  partions  encore. 
La  reine  permettra  que  j'ose  demander 
Un  gage  à  votre  amour,  qu'il  me  doit  accorder. 
Je  viens  vous  préseiiter  une  jeune  princesse  : 
Le  ciel  a  sur  son  front  imprimé  sa  noblesse. 
De  larmes  tous  les  jours  ses  yeux  sont  arrosés; 
Vous  savez  ses  malheurs,  vous  les  avez  causés. 
Moi-même  (où  m'emportait  une  aveugle  colère!) 
J'ai  tant<it,  sans  respect  j  affligé  sa  misère. 
Que  ne  puis-je  aussi  bien,  par  d'utiles  secours, 
Réparer  promplement  mes  injustes  discours!  • 

Je  lui  prête  ma  voii,  je  ne  puis  davantage. 
Vous  seul  pouvez ,  seigneur,  détruire  votre  ouvrage  : 
Elle  est  votre  captive;  et  ces  fers  que  je  plains^ 
Quand  vous  Tordonncrex,  tomberont  de  ses  mains.     *'■* 
Commencez  donc  par  là  cette  heureuse  journée.         '     J* 
Qu'elle  puisse  à  nous  voir  n'être  plus  condamnée.      ^  '**• 
Montrez  que  je  vais  suivre  au  pied  de  nos  antnh  '  * 

Un  roi  qui,  non  content  d'effrayer  les  mortels,  _ 

A  des  embrassements  ne  borne  point  sa  gloire , 
Laisse  aux  pleurs  d'une  épouse  attendrir  sa  victoire, 
El,  par  les  malheureux  quelquefois  désarme, 
Sait  imiter  en  tout  les  dieux  qui  Tonl  forme.  ,         ^ 

ÈKII*B1LE. 

Ouij  seigneur»  des  douleurs  souiagcz  la  plus  vive,     ^^^^  ^ 
La  guerre  dans  Lesbos  me  fit  votre  captive  : 
Mais  c'est  pousser  trop  loin  ses  droits  injurieux , 
Qu'y  joindre  le  tourment  que  je  souffre  en  ces  lieux. 

ACHILLE. 

Vous  y  madame? 

ÊRIPHILE. 

Oui ,  seigneur  ;  et ,  sans  compter  le  reste, 
Pouvez-vou8  m'imposer  une  loi  plus  funeste 
Que  de  rendre  mes  yeux,  les  tristes  spectateurs 
De  la  félicité  de  mes  persécuteurs? 
J'entends  de  toutes  parts  menacer  ma  patrie  ; 
Je  vois  marcher  contre  elle  une  armée  fcn  furie  ; 
Je  vois  déjà  l'hymen ,  pour  mieux  me  déchirer. 
Mettre  en  vos  mains  le  feu  qui  la  doit  dévorer. 
Souffrez  que,  loin  du  camp  et  loin  de  voire  vue,  i 

BiCINB.  ^ 


470  IPHIGÊNIE. 

Toujours  infortunée  et  toujours  inconnue , 
J'aille  cacher  un  sort  si  digne  de  pitié , 
£t  dont  mes  pleurs  encor  vous  taisent  la  moitié. 

ACHILLE. 

Cest  trop,  belle  princesse  :  il  ne  faut  que  nous  suivre. 
Venez;  qu'aux  yeux  des  Grecs  Achille  vous  délivre  ; 
Et  que  le  doux  moment  de  ma  félicité 
Soit  le  moment  heureux  de  votre  liberté. 

SCÈNE  V. 

GLYTEMNESTRE,  ACfflLLE,  IPHIGÉNIE,  ËRIPHILË, 
kRCAS,  JEGINE,  DORIS. 

ARCAS. 

Madame^  tout  est  prêt  pour  la  cérémonie. 
Le  roi  près  de  l'autel  attend  Iphigénie; 
Je  viens  la  demander  :  ou  plutôt  contre  lui. 
Seigneur,  je  viens  pour  elle  implorer  votre  appui. 

ACHULE. 

Arcas,  que  dites-vous? 

CLTTKMKESTRE. 

Dieux  !  que  viettt-il  m'apprendrcî 

ARCAS  ,  il  Acbitle. 

Je  ne  vois  plus  que  vous  qui  la  puisse  défendre. 

ACHILLE. 

Contre  qui? 

ARCAS. 

Je  le  nomme  et  Taccuse  à  regret: 
Autant  que  je  l'ai  pu  j'ai  gardé  son  secret  : 
Mais  le  fer,  le  bandeau,  la  flamme  est  toute  prête. 
Dût  tout  cet  appareil  retomber  sur  ma  tète , 
Il  faut  parler. 

GLTTKNNBSTRB. 

Je  tremble.  Expliquez-voue,  Arcas. 

ACHILLE. 

Qui  que  ce  soit,  parlez;  et  ne  le  craignez  pas. 

ARCAS. 

Vous  êtes  son  autant;  et  vous  êtes  sa  mère  : 
'  Gardez-vous  d'envoy«r  la  princesse  à  son  père. 
clttemubstre. 
Pourquoi  le  cfraindron&-nous? 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  471 

ÀGHItLE. 

Pourquoi  m'en  délier? 


Il  t'attend  à  i'autei  pour  la  sacriiier. 

ACHILLE. 

Lui! 

CLYTEanESTaS. 

SaOUe! 

IPHIGSniE. 

Mon  père  ! 

ÉRIPHILG. 

Oh  ciel!  quelle  nouvelle  ! 

ACHILLE. 

Quelle  aveugle  fureur  pourrait  l'armer  contre  elle? 
Ce  discours,  sans  horreur,  se  peutril  écouter? 

ARCAS. 

Ah  seigneur!  plût  au  ciel  que  je  pusse  en  douter! 

Par  la  voix  de  Galchas  l'oracle  la  demande  ; 

De  toute  autre  victime  il  refuse  l'offrande; 

Et  les  dieux,  jusque-là  protecteurs  de  Paris, 

Me  nous  promettent  Troie  et  les  vents  qu'à  ce  prix. 

CLTTEMlfESTRE. 

Les  dieux  ordonneraient  un  meurtre  abominable  ! 

IPHIGÉNIB. 

Ciel!  pour  tant  de  rigueur,  de  quoi  suis-je  coupable? 

CLlTEMNESTaB. 

Je  ne  m'étonne  plus  de  cet  ordre  cruel 
Qui  m'avait  interdit  l'approche  de  l'autel. 

iraiGÉKIE  ,  à  AdiiUe. 

Et  voilà  donc  l'hymen  où  j'étais  destinée! 

ARCAS. 

Le  roi,  pour  vous  tromper,  feignait  cet  hyménée  : 
Tout  le  camp  même  encore  est  trompé  comme  vous. 

CLTTBMRBSTBB. 

Seigneur,  c'est  donc  à  moi  d'embrasser  vos  genoux. 

ACHILLE  ,  la  relevant. 

Ah  madame! 

CLTTEMNBSTRE. 

Oubliez  une  gloire  importune  ; 
Ce  triste  abaissement  convient  à  ma  fortune  : 
Heureuse  si  mes  pleurs  vous  peuvent  attendrir! 


471  IPHIGÊMIE. 

Une  mère  à  vos  pieds  peut  tomber  sans  rougir. 

Ccst  votre  épouse ^  hélas!  qui  tou»  est  enlevée  ; 

Dans  cet  heureux  espoir  je  l'avais  élevée. 

Cest  vous  que  nous  cherchions  sur  ce  funeste  bord  ; 

Et  votre  nom,  seigneur,  la  conduit  à  la  mort. 

Ira-Velle,  des  dieux  implorant  la  justice. 

Embrasser  leurs  autels  parés  pour  son  supplice? 

Elle  n'a  que  vous  seul  :  vous  êtes  en  ces  lieux 

Son  père ,  son  époux ,  son  asile ,  ses  dieux. 

Je  lis  dans  vos  regards  la  douleur  qui  vous  presse. 

Auprès  de  votre  époux,  ma  Glle,  je  vous  laisse. 

Seigneur,  daignez  m'attendre,  et  ne  la  point  quitter  : 

A  mon  perfide  époux  je  cours  me  présenter; 

11  ne  soutiendra  point  la  fureur  qui  m'anime. 

Il  faudra  que  Calchas  cherche  une  antre  victime  : 

Ou,  si  je  ne  vous  puis  dérober  à  leurs  coups. 

Ma  fille,  ils  pourront  bien  m'immoler  avant  vous. 

SCÈNE  VI. 
ACHILLE,  IPHIGÊNIB. 

ACnLLE. 

Madame,  je  me  tais,  et  demeure  immobile. 
Estpce  à  moi  que  l'on  parle,  et  connait-on  Achille? 
Une  mère  pour  vous  croit  devoir  me  prier  ! 
Une  reine  à  mes  pieds  se  vient  humilier  t 
Et,  me  déshonorant  par  d'injustes  alarmes, 
Pour  attendrir  mon  cœur  on  a  recours  aux  larmes! 
Qui  doit  prendre  à  vos  jours  plus  d'intérêt  que  moi? 
Ah!  sans  doute,  on  s'en  peut  reposer  sur  ma  foL 
L'outrage  me  regarde;  et,  quoi  qu'on  entreprenne. 
Je  réponds  d'une  vie  où  j'attache  la  mienne, 
liais  ma  juste  douleur  va  plus  loin  m'engager  : 
Cest  peu  de  vous  défendre,  et  je  cours  vous  venger. 
Et  punir  à  la  fois  le  cruel  stratagème 
Qui  s'ose  de  mon  nom  armer  contre  vous-même. 

IPHIGÉN». 

Ah!  demeurez,  seigneur,  et  daignez  m'écouter. 

ACniXB. 

Quoi!  madame,  un  barbare  osera  m'insulter! 


ACTE  III,  SCÈNE  VI.  473 

Il  voit  que  de  sa  sœur  je  cours  venger  l'outrage  ; 

H  sait  que,  le  premier  lui  donnant  mon  suffrage. 

Je  le  fis  nommer  chef  de  vingt  rois  ses  rivaux  ; 

Et,  pour  fruit  de  mes  soins,  pour  fruit  de  mes  travaux^ 

Pour  tout  le  prix  enfin  d'une  illustre  victoire 

Qui  le  doit  enrichir,  venger,  combler  de  gloire. 

Content  et  glorieux  du  nom  de  votre  époux. 

Je  ne  lui  demandais  que  l'honneur  d'être  à  vous  : 

Cependant  aujourd'hui  j  sanguinaire,  parjure. 

C'est  peu  de  violer  Tamitié,  la  nature; 

C'est  peu  que  de  vouloir,  sous  un  couteau  mortel. 

Me  montrer  votre  cœur  fumant  sur  un  autel  ; 

D'un  appareil  d'hymen  couvrant  ce  sacrifice, 

H  veut  que  ce  soit  moi  qui  vous  mène  au  supplice. 

Que  ma  crédule  main  conduise  lo  couteau. 

Qu'au  lieu  de  votre  épouï  je  sois  votre  bourreau! 

Et  quel  Était  pour  vous  ce  sanglant  hyménée, 

Si  je  fusse  arrivé  plus  tard  d*uïie  journée? 

Quoi  donc!  à  leur  fureur  livrée  en  ce  moment. 

Vous  iriez  à  l'autel  me  chercher  vainement; 

Et  d'un  fer  imprévu  vous  tomberiez  frappée , 

En  accusant  mon  nom  qui  vous  aurait  trompée  ! 

H  faut  de  ce  péril ,  de  cette  trahison , 

Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  lui  demander  raison. 

A  l'honneur  d'un  époux  vous-même  intéressée. 

Madame,  vous  devez  approuver  ma  pensée. 

11  faut  que  le  cruel  qui  m'a  pu  mépriser 

Apprenne  de  quel  nom  il  osait  abuser. 

IPHIGÉNIE. 

Hélas!  si  vous  m'aimez,  si,  pour  grâce  dernière, 

Vous  daignez  d'une  amante  écouter  la  prière. 

C'est  maintenant,  seigneur,  qu'il  faut  me  le  prouver  : 

Car  enfin  ce  cruel  que  vous  allez  braver. 

Cet  ennemi  barbare,  injuste,  sanguinaire. 

Songez,  quoi  qu'il  ait  fait,  songez  qu'il  est  mon  père. 

ACHILLE. 

Lui,  votre  père!  Après  son  horrible  dessein. 
Je  ne  le  connais  plus  que  pour  votre  assassin. 

IPmCÉNIE. 

C'est  mon  père,  seigneur,  je  vous  le  dis  encore, 
Mais  un  père  que  j'aime,  un  père  que  j'adore, 

40. 


474  IPHIGÉNIK. 

Qui  me  chérit  lui-môme,  et  dont,  jusqu'à  ce  jour. 
Je  n'ai  jamais  reçu  que  des  marques  d'amour. 
Mon  cœur,  dans  ce  respect  élevé  dès  l'enfance. 
Ne  peut  que  s'affliger  de  tout  ce  qui  l'offense; 
Et,  loin  d'oser  ici,  par  un  prompt  changement. 
Approuver  la  fureur  de  votre  emportement. 
Loin  que  par  mes  discours  je  l'attise  moi-même. 
Croyez  qu'il  faut  aimer  autant  que  je  vous  aime 
Pour  avoir  pu  souffrir  tous  les  noms  odieux 
Dont  votre  amour  le  vient  d'outrager  à  mes  yeux.  . 
EX  pourquoi  voulez-vous  qu'inhumain  et  barbare , 
Il  ne  gémisse  pas  du  coup  qu'on  me  prépare? 
Quel  père  de  son  sang  se  plaît  à  se  priver? 
Pourquoi  me  perdrait-il,  s'il  pouvait  me  sauver? 
J'ai  vu,  n'en  doutez  point,  ses  larmes  se  répandre. 
Fautril  le  condamner  avant  que  de  l'entendre? 
Hélas!  de  tant  d'horreurs  son  cœur  déjà  trouble 
Doit-il  de  votre  haine  être  encore  accablé? 

ACHILLE. 

Quoi ,  madame  !  parmi  tant  de  sujets  de  crainte , 

Ce  sont  là  les  frayeurs  dont  vous  êtes  atteinte  ! 

Un  cruel  (comment  puis-je  autrement  l'appeler?) 

Par  la  main  de  Calchas  s'en  va  vous  immoler; 

Et  lorsqu'à  sa  fureur  j'oppose  ma  tendresse , 

Le  soin  de  son  repos  est  le  seul  qui  vous  presse  ! 

On  me  ferme  la  bouche!  on  l'excuse!  on  le  plaint! 

C'est  pour  lui  que  l'on  tremble ,  et  c'est  moi  que  Ton  craint! 

Triste  effet  de  mes  soins{  es<rcc  donc  là,  madame. 

Tout  le  progrès  qu'Achille  avait  fait  dans  votre  âme? 

ipmcÉME. 
Ah  cruel  !  cet  amour,  dont  vous  voulez  douter, 
Ai-je  attendu  si  tard  pour  le  faire  éclater? 
Vous  voyez  de  quel  œil,  et  comme  indifférente 
J'ai  reçu  de  ma  mort  la  nouvelle  sanglante  : 
Je  n'en  ai  point  pâli.  Que  n'avcz-vous  pu  voir 
A  quel  excès  tantôt  allait  mon  désespoir. 
Quand,  presque  en  arrivant,  un  récit  peu  fidèle 
M'a  de  votre  inconstance  annoncé  la  nouvelle  ! 
Quel  trouble,  quel  torrent  de  mots  injurieux 
Accusait  à  la  fois  les  hommes  et  les  dieux  ! 
Ah!  que  vous  auriez  vu ,  sans  que  je  vous  le  die, 


ACTE  llf,  SCÈNE  VII.  47 

De  combiea  votre  amour  m'est  plus  cher  que  ma  vie! 

Qui  sait  mème^  qui  sait  si  le  ciel  irrite 

A  pu  souffrir  Texcës  de  ma  félicité? 

Hélas  !  il  me  semblait  qu'une  flamme  si  belle 

M'élevait  au-dessus  du  sort  d'une  mortelle  ! 

ACHILLE. 

Ati!  si  je  vous  suis  cher>  ma  princesse,  vivez. 

SCÈNE  VII. 
CLYTEMNESTRE,  IPHIGÉNIE,  ACHILLE,  iEGINE. 

CLTTKHNSSTRB. 

Tout  est  perdu,  seigneur,  si  vous  ne  nous  sauvez.   . 

Agamemnon  m'évite,  et,  craignant  mon  visage. 

Il  me  fait  de  Tautel  refuser  le  passage  : 

Des  gardes,  que  lui-même  a  pris  soin  de  placer. 

Nous  ont  de  toutes  parts  défendu  de  passer. 

Il  me  fuit.  Ma  douleur  étonne  son  audace. 

ACBILLB. 

Eh  bien,  c'est  donc  à  moi  de  prendre  votre  place. 
U  me  verra,  madame;  et  je  vais  lui  parler. 

IPB1GÉM1E. 

Ah  madame!...  Ah  seigneur!  où  voulez-vous  aller? 

ACHILLE. 

Et  que  prétend  de  moi  votre  injuste  prière? 
Vous  faudra-t-il  toujours  combattre  la  première? 

CLTTEMNBSTRE. 

Quel  est  votre  dessein,  ma  fille? 

IPBIGÉNIE. 

Au  nom  des  dieux , 
Madame,  retenez  un  amant  furieux  : 
De  ce  triste  entretien  détournons  les  approches. 
Seigneur,  trop  d'amertume  aigrirait  vos  reproches. 
Je  sais  jusqu'où  s'emporte  un  amant  irrité  ; 
Et  mon  père  est  jaloux  de  son  autorité  : 
On  ne  connaît  que  trop  la  fierté  des  Atrides. 
Laissez  parler,  seigneur,  des  bouches  plus  timides. 
Surpris,  n'en  doutez  point,  de  mon  retardement. 
Lui-même  il  me  viendra  chercher  dans  un  moment  : 
U  entendra  gémir  une  mère  oppressée  ; 
Et  que  ne  pourra  point  m'inspirer  la  pensée 


476  IPIlIGÉntE. 

De  prévenir  les  pleurs  que  vous  verseriez  tous. 
D'arrêter  vos  transports,  et  de  vivre  pour  vousl 

ACHILLE. 

Enfin,  vous  le  voulez  :  il  faut  donc  vous  complaire. 
Donnez-lui  l'une  et  l'autre  un  conseil  salutaire  : 
Rappelez  sa  raison,  persuade&4e  bien. 
Pour  vous,  pour  mon  repos,  et  surtout  pour  le  sien. 
Je  perds  trop  de  moments  en  des  discours  frivoles; 
Il  faut  des  actions,  et  non  pas  des  paroles. 

(à  Qjrtemiieitrr,) 

Madame ,  à  vous  servir  je  vais  tout  disposer  : 
Dans  votre  appartement  allez  vous  reposer. 
Votre  fille  vivra,  je  puis  vous  le  prédire. 
Croyez. du  moins,  croyez  que,  tant  que  je  respire. 
Les  dieux  auront  en  vain  ordonné  son  trépas  : 
Cet  oracle  est  plus  sûr  que  celui  de  Cakhas. 


ACTE   QUATRIÈME. 


SCÈNE  I. 
ËRIPHILE,  DORIS. 

D0R1S. 

Ah!  que  me  dites-vous?  Quelle  étrange  manie 
Vous  peut  faire  envier  le  sort  d'iphigénie? 
Dans  une  heure  elle  expire.  Et  jamais,  dites- vous. 
Vos  yeux  de  son  bonheur  ne  furent  plus  jaloux. 
Qui  le  croira,  madame?  Et  quel  cœur  si  farouche... 

ÉRn»HILB. 

Jamais  rien  de  plus  vrai  n'est  sorti  de  ma  bouche; 

Jamais  de  tant  de  soins  mon  esprit  agité 

Ne  porta  plus  d'envie  à  sa  félicité. 

Favorables  périls  !  espérance  inutile  ! 

N'as-tu  pas  vu  sa  gloire  et  le  trouble  d'Achille? 

J'en,  ai  vu ,  j'en  ai  fui  les  signes  trop  certains. 

Ce  héros,  si  terrible  au  reste  des  humains, 

Qui  ne  connaît  de  pleurs  que  ceux  qu'il  fait  répandre , 

Qui  s'endurcit  contre  eux  dès  l'âge  le  plus  tendre. 


ACTE  IV,  SCÈNE  I.  477 

Et  qm,  si  Ton  nous  fait  on  fidèle  discours^ 
Suça  même  le  sang  des  lions  et  des  ours^ 
Pour  elle  de  la  crainte  a  fait  l'apprentissage  : 
Elle  l'a  vu  pleurer  et  changer  de  visage. 
Et  tu  la  plains,  Doris!  Par  combien  de  malheurs 
Ne  lui  voudrais-je  point  disputer  de  tels  pleurs  ! 
Quand  je  devrais  comme  elle  expirer  dans  une  heure... 
Mais  que  dis-je,  expirer!  ne  crois  pas  qu'elle  meure. 
Dans  un  lâche  sommeil  croi^tu  qu'enseveli 
Achille  aura  pour  elle  impunément  pâli? 
Achille  à  son  malheur  saura  bien  mettre  obstacle. 
Tu  verras  que  les  dieux  n'ont  dicté  cet  oracle 
Que  pour  croître  à  la  fois  sa  gloire  et  mon  tourment , 
Et  la  rendre  plus  belle  aux  yeux  de  son  amant. 
Hé  quoi!  ne  vois-tu  pas  tout  ce  qu'on  fait  pour  elle? 
On  supprime  des  dieux  la  sentence  mortelle  ; 
Et,  quoique  le  bûcher  soit  déjà  préparé. 
Le  nom  de  la  victime  est  encore  ignoré  : 
Tout  le  camp  n'en  sait  rien.  Doris,  à  ce  silence^ 
Ne  reconnais^tu  pas  un  père  qui  balance? 
Et  que  fera-tril  donc?  Quel  courage  endurci 
Soutiendrait  les  assauts  qu'on  lui  prépare  ici  : 
Une  mère  en  fureur,  les  larmes  d'une  Ollc, 
Les  cris,  le  désespoir  de  toute  une  famille, 
Le  sang  à  ces  objets  facile  à  s'ébranler, 
Achille  menaçant,  tout  prêt  à  l'accabler? 
Non ,  te  dis-je ,  les  dieux  l'ont  en  vain  condamnée  : 
Je  suis  et  je  serai  la  seule  infortunée. 
Ah!  si  je  m'en  croyais!... 

DORIS. 

Quoi?  que  méditez-vous? 

ÉMPHILE. 

Je  ne  sais  qui  m'arrête  et  retient  mon  courroux , 
Que,  par  un  prompt  avis  de  tout  ce  qui  se  passe , 
Je  ne  coure  des  dieux  divulguer  la  menace , 
Et  publier  partout  les  complots  criminels 
Qu'on  fait  ici  contre  eux  et  contre  leurs  autels. 

DORIS. 

Ah!  quel  dessein,  madame! 

ÉKIPHILE. 

Ah  Doris!  quelle  joie! 


478  IPIIIGÊNIK 

Que  d'encens  oràlcr&it  dans  les  temples  de  Troie, 
Si  y  troublant  tous  les  Grecs  et  vengeant  ma  prison , 
Je  pouvais  contre  Achille  armer  A^j^aviemnon  ; 
Si  leur  haine ,  de  Troie  oubliant  la  querelle , 
Tournait  contre  eux  le  fer  qu'ils  aiguisent  contre  elle, 
Et  si  de  tout  le  camp  mes  avis  dangereux 
Faisaient  à  ma  patrie  un  sacriQce  heureux  ! 

DORIS. 

J'entends  du  bruit.  On  vient  :  Glytemnestre  s'avance. 
Remettez-vous,  madame;  ou  fuyez  sa  présence. 

ÉIIIPHILB. 

Rentrons.  Et,  pour  troubler  un  hymen  odieux. 
Consultons  des  fureurs  qu'autorisent  les  dieux. 

SCÈNE  H. 
CLYTEMNESTRE,  iEGINE. 

CLYTEMPIGSTRe. 

Mgine,  tu  le  vois,  il  faut  que  je  la  fuie. 

Loin  que  ma  fille  pleure,  et  tremble  pour  sa  vie, 

Elle  excuse  son  père ,  et  veut  que  ma  douleur 

Respecte  encor  la  main  qui  lui  perce  le  cœur. 

0  constance  !  ô  respect  !  Pour  prix  de  sa  tendresse , 

Le  barbare  à  l'autel  se  plaint  de  sa  paresse. 

Je  l'attends  :  il  viendra  m'en  demander  raison. 

Et  croit  pouvoir  encor  cacher  sa  trahison. 

II  vient.  Sans  éclater  contre  son  injustice. 

Voyons  s'il  soutiendra  son  indigne  artifice. 

SCÈNE  III. 
AGAMEUNON,  CLYTEMNESTRE,  iEGINE. 

AGAMBMnON. 

Que  faites-vous,  madame?  et  d'où  vient  que  ces  lieux 
N'offrent  point  avec  vous  votre  fille  à  mes  yeux? 
Mes  ordres  par  Arcas  vous  l'avaient  demandée  : 
Qu'attend-elle?  Est-ce  vous  qui  Tavez  retardée? 
A  mes  justes  désirs  ne  vous  rendez-vous  pas? 
Ne  peut-elle  à  l'autel  marcher  que  sur  vos  pas? 
Pariez. 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  479 

GLVTEIflVESTRE. 

S'il  faut  partir^  ma  fille  est  toute  prête. 
Mais  TOUS 9  n'avez-vous  rien ,  seigneur,  qui  vous  arrête? 

AGAMEMNON. 

Moi,  madame? 

CLTTElCnESTRE. 

Vos  soins  ont-ils  tout  préparé? 

A«AltEllJfOII. 

Galcbas  est  prêt,  madame,  et  l'autel  est  paré. 
J'ai  fait  ce  que  m'ordonne  un  devoir  légitime, 

CLTrEMNBSTRB. 

Vous  ne  me  parlez  point,  seigneur,  de  la  victime. 

AGAMKMNON. 

Que  me  voulez-vous  dire?  et  do  quel  soin  jaloux... 

SCÈNE  IV. 
AGAMEMNON,  CLTTEMNESTRE^  IPHIGËNIE,  iEGINE. 

CLTTEiniGSTRE. 

Venez,  venez,  ma  fille,  on  n'attend  plus  que  vous; 

Venez  remercia  un  père  qui  vous  aime , 

Et  qui  veut  à  l'autel  vous  conduire  lui-même. 

AGAMEMNON. 

Que  vois-je!  quel  discours!  Ma  fille,  vous  pleurez. 
Et  baissez  devant  moi  vos  yeux  mal  assurés  : 
Quel  trouble!  Mais  tout  pleure,  et  la  fille,  et  la  mère. 
Ab!  malbeureux  Arcas,  tu  m'as  trabi  ! 

IPmOÉNIE. 

Mon  père , 
Cessez  de  vous  troubler,  vous  n'êtes  point  trabi  : 
Quand  vous  commanderez,  vous  serez  obéi. 
Ma  vie  est  votre  bien  ;  vous  voulez  le  reprendre  : 
Vos  ordres  sans  détour  pouvaient  se  faire  entendre. 
D'un  œil  aussi  content,  d'un  cœur  aussi  soumis 
Que  j'acceptais  l'époux  que  vous  m'aviez  promis, 
Je  saurai,  s'il  le  faut,  victime  obéissante, 
Tendre  au  fer  de  Galcbas  une  tête  innocente  ; 
Et,  respectant  le  coup  par  vous-même  ordonné. 
Vous  rendre  tout  le  dang  que  vous  m'aveit  donné. 
Si  pourtant  ce  respect,  si  cette  obéissance 
Parait  digne  à  vos  yeux  d'une  autre  récompense; 


4M  IPMIGÉNIK. 

Si  d'une  mère  en  pleurs  tous  plaignez  les  ennuis , 

rose  vous  dire  ici  qu'en  l'état  où  je  suis 

Peui-ètre  assez  d'honneurs  euTironnaient  ma  vie 

Pour  ne  pas  souhaiter  qu'elle  me  fût  ravie  ^ 

Ni  qu'en  me  l'arrachant  un  sévère  destin 

Si  près  de  ma  naissance  en  eût  marqué  la  fin. 

Fille  d'Againemnon^  c'est  mot  qui  la  première. 

Seigneur 9  vous  appelai  de  ce  doui  nom  de  père; 

Cest  moi  qui,  si  longtemps  le  plaisir  de  vos  yeux, 

Vous  ai  fait  de  ce  nom  remercier  les  dieux , 

Et  pour  qui,  tant  de  fois  prodiguant  vos  caresses. 

Vous  n'avez  point  du  sang  dédaigné  les  faiblesses. 

Hélas!  avec  plaisir  je  me  faisais  conter 

Tous  les  noms  des  pays  que  vous  allez  dompter; 

Et  déjà,  d'Ilion  présageant  la  conquête. 

D'un  triomphe  si  beau  je  préparais  la  fête. 

Je  ne  m'attendais  pas  que,  pour  le  commencer. 

Mon  sang  fût  le  premier  que  vous  dussiez  verser. 

Non  que  la  peur  du  coup  dont  je  suis  menacée 

Me  fasse  rappeler  votre  bonté  passée  : 

Ne  craignezn'ien  ;  mon  cœur,  de  votre  honneur  jaloux» 

Ne  fera  point  rougir  un  père  tel  que  vous  ; 

Et,  si  je  n'avais  eu  que  ma  vie  à  défendre , 

J'aurais  su  renfermer  un  souvenir  si  tendre. 

Mais  à  mon  triste  sort,  vous  le  savez,  seigneur. 

Une  mère,  un  amant,  attachaient  leur  bonheur. 

Un  roi  digne  de  vous  a  cru  voir  la  journée 

Qui  devait  éclairer  notre  illustre  hyménée  ; 

Déjà,  sûr  de  mon  cœur  à  sa  flamme  promis, 

H  s'estimait  heureux  :  vous  me  l'aviez  permis. 

Il  sait  votre  dessein  ;  jugez  de  ses  alarmes. 

Ma  mère  est  devant  vous  ;  et  vous  voyez  ses  larmes. 

Pardonnez  aux  efforts  que  je  viens  de  tenter 

Pour  prévenir  les  pleurs  que  je  leur  vais  coûter. 

AGAMEHlVOlf. 

Ma  fille,  il  est  trop  vrai.  J'ignore  pour  quel  crime 
La  colère  des  dieux  demande  une  victime. 
Hais  ils  vous  ont  nommée  :  un  oracle  cruel 
Veut  qu'ici  votre  sang  coule  sur  un  flutel. 
Pour  défendre  vos  jours  de  leurs  lois  meurtrières. 
Mon  amour  n'avait  pas  attendu  vos  prières. 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  481 

Je  ne  vous  dirai  point  combien  j'ai  résiste  : 
Croyez-«n  cet  amour  par  vous-même  atteste. 
Cette  nuit  même  encore^  on  a  pu  vous  le  dire^ 
J'avais  révoqué  Tordre  où  l'on  me  fit  souscrire. 
Sur  l'intérêt  des  Grecs  vous  l'aviez  emporte  ; 
Je  vous  sacrifiais  mon  rang,  ma  sûreté. 
Arcas  allait  du  camp  vous  défendre  l'entrée  : 
Les  dieux  n'ont  pas  voulu  qu'il  vous  ait  rencontrée, 
Ils  ont  trompe  les  soins  d'un  père  Inrortuné 
Qui  protégeait  en  vain  ce  qu'ils  ont  condamne. 
Ke  vous  assurez  point  sur  ma  faible  puissance  : 
Quel  frein  pourrail  d'un  peuple  arrêter  la  licence , 
Quand  les  dieux ,  nous  livrant  à  son  zèle  indiscret , 
L'affranchissent  d'un  joug  qu'il  portail  à  regret? 
Ha  Tille,  il  faut  céder  :  voln^  heure  est  arrivée. 
Songez  bien  dans  quel  rang  vous  êtes  élevée  : 
Je  vous  donne  un  conseil  qu'à  peine  je  reçoij 
Du  coup  qui  vous  attend  vous  mourrez  moins  que  moi  : 
Montrez,  en  expirant,  de  qui  vous  êtes  née  : 
Faîtes  rougir  ces  dieux  qui  vous  ont  condamnée. 
Allez;  et  que  les  Grecs,  qui  vont  vous  immoler. 
Reconnaissent  mon  sang  en  le  voyant  couler. 

CLYTEM>*ESTRe. 

Vous  ne  démeniez  point  une  race  funeste; 

Ouï ,  vous  êles  le  sang  d'Atrée  et  de  Thyeste  : 

Bourreau  de  votre  fille,  il  ne  vous  reste  enfin 

Que  d'en  faire  à  sa  mère  un  horrible  festin. 

Barbare!  c'est  donc  là  cet  heureux  sacrifice 

Qne  vos  soins  préparaient  avee  tant  d'artifice î 

Quoi!  rhorrcur  de  souscrire  à  cet  ordre  inhumain 

N'a  pas 9  en  le  traçant,  arrêté  votre  main! 

Pourquoi  feindre  à  nos  yeui  une  fausse  tristesse? 

Pensez-vous  par  des  pleurs  prouver  votre  tendresse? 

Où  sont-ils  ces  combats  que  vous  avez  rendus? 

Ôuels  flots  de  sang  pour  elle  avez-vous  répandus? 

Quel  débris  parle  ici  de  votre  résistance? 

Quel  champ  couvert  de  morts  me  condamne  au  silence? 

Voilà  par  quels  témoins  il  fallait  me  prouver, 

Cruel  !  que  votre  amour  a  voulu  la  sauver. 

Un  oracle  fatal  ordonne  qu'elle  expire! 

Un  oracle  dit-il  tout  ce  ou'ii  semble  dire? 

41 


482  I1MI1GEN1K. 

f^  ciel,  le  juste  ciel,  par  le  meurtre  honoré, 
Du  sang  de  rinnocence  est-il  donc  altéré? 
Si  du  crime  d'Hélène  on  punit  sa  famille, 
Faites  chercher  à  Sparte  Hermione  sa  fille  : 
Laissez  à  Ménélas  racheter  d'un  tel  prix 
Sa  coup&blç  moitié,  dont  il  est  trop  épris. 
Mais  vous,  quelles  fureurs  vous  rendent  sa  victime? 
Pourquoi  vous  imposer  la  peine  de  son  crime? 
Pourquoi  moi-même  enfin,  me  déchirant  le  flanc. 
Payer  sa  folle  amour  du  plus  pur  de  mon  sang? 

Que  dis-je?  Cet  objet  de  tant  de  jalousie , 
Cette  Hélène,  qui  trouble  et  l'Europe  et  l'Asie, 
Vous  semble-tr-elle  un  prix  digne  de  vos  exploits? 
Combien  nos  fronts  pour  elle  ont^ils  rougi  de  fois! 
Avant  qu'un  nœud  fatal  l'unît  à  votre  frère, 
Thésée  avait  osé  l'enlever  à  son  père  : 
Vous  savez,  et  Calchas  mille  fois  vous  l'a  dit. 
Qu'un  hymen  clandestin  mit  ce  prince  en  son  lit; 
Et  qu'il  en  eut  pour  gage  une  jeune  princesse 
Que  sa  mère  a  cachée  au  reste  de  la  Grèce. 
Mais  non,  l'amour  d'un  frère  et  son  honneur  blessé 
Sont  les  moindres  des  soins  dont  vous  êtes  presse  : 
Cette  soif  de  régner,  que  rien  ne  peut  éteindre, 
L'orgueil  de  voir  vingt  rois  vous  servir  et  vous  craindre, 
Tous  les  droits  de  l'empire  en  vos  mains  confiés, 
Cruel!  c'est  à  ces  dieux  que  vous  sacrifiez; 
Et,  loin  de  repousser  le  coup  qu'on  vous  prépare. 
Vous  voulez  vous  en  faire  un  mérite  barbare  : 
Trop  jaloux  d'un  pouvoir  qu'on  peut  vous  envier. 
De  votre  propre  sang  vous  courez  le  payer; 
Et  voulez  par  ce  prix  épouvanter  l'audace 
De  quiconque  vous  peut  disputer  votre  place. 
Estrce  donc  être  père?  Ah!  toute  ma  raison 
Cède  à  la  cruauté  de  cette  trahison. 
Un  prêtre ,  environné  d'une  foule  cruelle , 
Portera  sur  ma  fille  une  main  criminelle, 
Déchirera  son  sein,  et,  d'un  œil  curieux, 
Dans  son  cœur  palpitant  consultera  les  dieux! 
Et  moi,  qui  l'amenai  triomphante,  adorée. 
Je  m'en  retournerai  seule  et  désespérée  ! 
le  verrai  les  chemins  encor  tout  parfumes 


ACTK  IV,  SCÈNE  VI.  483 

Des  fleurs  dont  sous  ses  pas  on  les  avait  semés  ! 
Non,  je  ne  l'aurai  point  amenée  au  supplice, 
Ou  vous  ferez  aux  Grecs  un  double  sacrifice. 
Ni  crainte  ni  respect  ne  m'en  peut  détacher  : 
De  mes  bras  tout  sanglants  il  faudra  l'arracher. 
Aussi  barbare  époux  qu'impitoyable  père. 
Venez,  si  vous  l'osez,  la  ravir  à  sa  mère. 
Et  vous,  rentrez,  ma  fille,  et  du  moins  à  mes  lois 
Obéissez  encor  pour  la  dernière  fois. 

SCÈNE   V. 
AGAMEMNON. 

A  de  moindres  fureiira  je  n'ai  pas  du  m'attundre. 

Voilà,  voilà  ks  cris  que  je  craignais  d'entendre* 

lIouTcuï  si,  dans  lu  trcmbk  où  (loltcnt  mes  esprits, 

Ji;  n'avais  toutefoiâ  à  craindre  que  i:cs  cris! 

Ili^lasî  en  ui1  m  posant  une  loi  si  sévère , 

Grands  dicui^  me  dcvie^E-vous  laisser  un  cœur  de  pi^rct 

SCÈNE  VI. 
AGAMEMNOiN,  ACHILLE. 

ACHILLE. 

L'n  bruit  assez  étrange  est  venu  jusqu'à  moi. 
Seigneur;  je  l'ai  jugé  trop  peu  digne  de  foi. 
On  dit,  et  sans  horreur  je  ne  puis  le  redire. 
Qu'aujourd'hui  par  votre  ordre  Iphigénie  expire; 
Que  vous-même,  étouffant  tout  sentiment  humain , 
Vous  Tallez  à  Calchas  livrer  de  votre  main  : 
On  dit  que  sous  mon  nom  à  l'autel  appelée 
Je  ne  l'y  conduisais  que  pour  être  immolée; 
Et  que,  d'un  faux  hymen  nous  abusant  tous  deux. 
Vous  vouliez  me  charger  d'un  emploi  si  honteux. 
Qu'en  dites-vous,  seigneur?  Que  faut-il  que  j'en  pense? 
Ne  fercz-vous  pas  taire  un  bruit  qui  vous  offense? 

AGAMEiraON. 

Seigneur,  je  ne  rends  point  compte  de  mes  desseins. 
Ma  fille  ignore  encor  mes  ordres  souverains  ; 
Et,  quand  il  sera  temps  qu'elle  en  soit  informée. 


484  IPHIGÉRIE. 

Vous  apprendrez  son  sort^  j'en  instruirai  rarmée. 

ACHILLE. 

Ah!  je  sais  trop  le  sort  que  vous  lui  réservez. 

AGAMEMNON. 

Pourquoi  le  demander,  puisque  vous  le  savez? 

ACHILLE. 

Pourquoi  je  le  demande?  Oh  ciel!  le  puis-je  croire. 
Qu'on  ose  des  fureurs  avouer  la  plus  noire  ! 
Vous  pensez  qu'approuvant  vos  desseins  odieux 
Je  vous  laisse  immoler  votre  fille  à  mes  yeuz? 
Que  ma  foi,  mon  amour,  mon  honneur  y  consente? 

AGAMEMNON. 

Mais  vous,  qui  me  parlez  d'une  voix  menaçante. 
Oubliez-vous  ici  qui  vous  interrogez? 

ACHILLE. 

Oubliez-vous  qui  j'aime  et  qui  vous  outragez? 

AGAMEMNON. 

Et  qui  vous  a  chargé  du  soin  de  ma  famille? 
Ne  pourrai-je,  sans  vous,  disposer  de  ma  fille? 
Ne  suis-je  plus  son  père?  Ëtes-vous  son  époux? 
Et  ne  peut^Ue... 

ACHILLE. 

Non,  elle  n'est  plus  à  vous  : 
On  ne  m'abuse  point  par  des  promesses  vaines. 
Tant  qu'un  reste  de  sang  coulera  dans  mes  veines. 
Vous  deviez  à  mon  sort  unir  tous  ses  moments; 
Je  défendrai  mes  droits  fondés  sur  vos  serments. 
Et  n'est-ce  pas  pour  moi  que  vous  l'avez  mandée? 

AGAMEMNON. 

Plaignez-vous  donc  aux  dieux  qui  me  l'ont  demandée  : 
Accusez  et  Galchas  et  le  camp  tout  entier, 
Ulysse,  Ménélas,  et  vous  tout  le  premier. 

ACHILLE. 

Moi! 

AGAMEMNON. 

Vous,  qui,  de  l'Asie  embrassant  la  conquête. 
Querellez  tous  les  jours  le  ciel  qui  vous  arrête; 
Vous,  qui,  vous  offensant  de  mes  justes  terreurs. 
Avez  dans  tout  le  camp  répandu  vos  fureurs. 
Mon  cœur  pour  la  sauver  vous  ouvrait  une  voie  ; 
Mais  vous  ne  demandez,  vous  ne  cherchez  que  Troie. 


ACTE  IV,  SCÈNE  VI.  48à 

Je  TOUS  fermais  le  champ  où  vous  voulez  courir  : 
Vous  le  voulez;  partez;  sa  mort  va  vous  l'ouvrir. 

ACHILLE. 

Juste  ciel!  puis-je  entendre  et  souffrir  ce  langage? 

Est-ce  ainsi  qu'au  parjure  on  ajoute  l'outrage? 

Moi^  je  voulais  partir  aux  dépens  de  ses  jours? 

Et  que  m'a  fait  à  moi  cette  Troie  où  je  cours? 

Au  pied  de  ses  remparts  quel  intérêt  m'appelle? 

Pour  qui ,  sourd  à  la  voix  d'une  mère  immortelle^ 

Et  d'un  père  éperdu  négligeant  les  avis^ 

Vais-je  y  chercher  la  mort  tant  prédite  à  leur  fils? 

Jamais  vaisseaux  partis  des  rives  du  Scamandre 

Aui  champs  thessaliens  osèrent-ils  descendre? 

Et  jamais  dans  Larisse  un  lâche  ravisseur 

Me  vint-il  enlever  ou  ma  femme  ou  ma  sœur? 

Qu'ai-je  à  me  plaindre?  où  sont  les  pertes  que  j'ai  faites? 

Je  n'y  vais  que  pour  vous^  barbare  que  vous  êtes; 

Pour  vous,  à  qui  des  Grecs  moi  seul  je  ne  dois  rien; 

Vous,  que  j'ai  fait  nommer  et  leur  chef  et  le  mien  ; 

Vous,  que  mon  bras  vengeait  dans  Lesbos  enflammée. 

Avant  que  vous  eussiez  assemblé  votre  armée. 

Et  quel  fut  le  dessein  qui  nous  assembla  tous? 

Ne  courons-nous  pas  rendre  Hélène  à  son  époux? 

Depuis  quand  pense-t-on  qu'inutile  à  moi-même 

Je  me  laisse  ravir  une  épouse  que  j'aime? 

Seul  d'un  honteux  affront  votre  frère  blessé 

A-t-il  droit  de  venger  son  amour  offensé? 

Votre  fille  me  plut;  je  prétendis  lui  plaire; 

Elle  est  de  mes  serments  seule  dépositaire  :    ' 

Content  de  son  hymen,  vaisseaux,  armes,  soldats. 

Ma  foi  lui  promit  tout,  et  rien  à  Ménélas. 

Qu'il  poursuive,  s'il  veut,  son  épouse  enlevée. 

Qu'il  cherche  une  victoire  à  mon  sang  réservée  : 

Je  ne  connais  Priam ,  Hélène,  ni  Paris; 

Je  voulais  votre  fille,  et  ne  pars  qu'à  ce  prix. 

AGAMEMnOFC. 

Fuyez  donc;  retournez  dans  votre  Thessalie. 
Moi-même  je  vous  rends  le  serment  qui  vous  lie. 
Assez  d'autres  viendront,  à  mes  ordres  soumis, 
Se  couvrir  des  lauriers  qui  vous  furent  promis; 
Et,  par  d'heureux  exploits  forçant  la  destinée, 


486  IPIIIGÉNIE. 

Trouveront  dHion  la  fatale  journée. 
J'entrevois  vos  mépris ^  et  juge,  à  vos  discours, 
Combien  j'achèterais  vos  superbes  secours. 
De  la  Grèce  déjà  vous  vous  rendez  l'arbitre  ; 
Ses  rois,  à  vous  ouïr,  m'ont  paré  d'un  vain  titre. 
Fier  de  votre  valeur,  tout,  si  je  vous  en  crois. 
Doit  marcher,  doit  fléchir,  doit  trembler  sous  vos  lois. 
Un  bienfait  reproché  tint  toujours  lieu  d'offense  : 
Je  veux  moins  de  valeur,  et  plus  d'obéissance. 
Fuyez.  Je  ne  crains  point  votre  impuissant  courroux; 
Et  je  romps  tous  les  nœuds  qui  m'attachent  à  vous. 

ACmLLK. 

Rendez  grâce  au  seul  nœud  qui  retient  ma  colère  : 
D'Iphigénie  encor  je  respecte  le  père. 
Peut^tre,  sans  ce  nom,  le  chef  de  tant  de  rois 
M'aurait  osé  braver  pour  la  dernière  fois. 
Je  ne  dis  plus  qu'un  mot;  c'est  à  vous  de  m'entend re. 
J'ai  votre  fille  ensemble  et  ma  gloire  à  défendre  : 
Pour  aller  jusqu'au  cœur  que  vous  voulez  percer. 
Voilà  par  quels  chemins  vos  coups  doivent  passer. 

SCÈNE  VIL 

AGAMEMNON. 

Et  voilà  ce  qui  rend  sa  perte  inévitable. 
Ma  fille  toute  seule  était  plus  redoutable. 
Ton  insolent  amour,  qui  croit  m'épouvanter, 
Vient  de  hâter  le  coup  que  tu  veux  arrêter. 
Ne  délibérons  plus.  Bravons  sa  violence  : 
Ma  gloire  intéressée  emporte  la  balance. 
Achille  menaçant  détermine  mon  cœur  : 
Ma  pitié  semblerait  un  effet  de  ma  peur. 
Holà,  gardes,  à  moi! 

SCÈNE  VIII. 
AGAMEMNON,  EURYBATE,  gardes. 

EURTBATE. 

Seigneur. 

AGAUEMNON. 

Que  vaiîr-jo  faire? 


ACTK  IV,  SCKNE  IX.  487 

Puis-je  leur  prononcer  cet  ordre  sanguinaire? 

Cruel!  à  quel  combat  faut-il  te  préparer! 

Quel  est  cet  ennemi  que  tu  leur  vas  livrer? 

Une  mère  m'attend;  une  mère  intrépide^ 

Qui  défendra  son  sang  contre  un  père  homicide  : 

Je  verrai  mes  soldats ,  moins  barbares  que  moi , 

Respecter  dans  ses  bras  la  fille  de  leur  roi. 

Achille  nous  menace ,  Achille  nous  méprise  : 

Mais  ma  fille  en  est-elle  à  mes  lois  moins  soumise? 

Ma  lllk;,  de  l'auk4  cherchant  k  s'ûchapper, 

Cciiiil-clle  du  coup  dont  je  la  veni  frapper? 

Que  dis-Je?  Que  prétend  mon  sacrilège  lèb? 

Quels  vœux,  en  riininolant,  formerai-je  sur  olU;? 

Quelques  prix  glorieux  qui  me  soient  proposes. 

Quels  lauriers  rac  plairont  de  son  sang  arrosés? 

Je  veux  Qéchir  des  dieux  la  puissance  suprême  : 

Ah!  qufîls  dieuic  me  seraient  plus  cruels  que  moi-même? 

Non,  je  ne  puis.  Cédons  au  sang,  à  ramitié^ 

t£t  ne  rougissons  plus  d'une  juste  pltiù  : 

Qu'elle  vive.,.  Mais  quoi!  peu  jaloux  de  mu  glnire, 

Dois-jc  au  superbe  Acliilk  accorder  la  victoire? 

Son  téméraire  orgntivl,  que  je  vais  rcdfiublcr, 

Croira  que  je  Ini  cèdCj  et  qu'il  m'a  fait  Irunibler,.. 

De  quel  frivole  soin  mon  esprit  s*em barrasse? 

Ne  puis-je  pas  d'Achille  humilier  l'audace? 

Que  ma  fîllc  à  ses  yeux  soit  un  sujet  d'ennui  : 

Il  Taime;  ullc  vivra  pour  un  antre  que  lui. 

Eurybate,  appelez  la  princesse^  la  reine. 

Qu'elles  ne  craignent  point. 

SCÈNE  IX. 
AGAMEMNON ,  gardes. 

AGAHEMKOTf. 

Grands  dieux ,  si  votre  haine 
Persévère  à  vouloir  Tarracher  de  mes  mains ^ 
Que  peuvent  devant  vous  tous  les  faibles  humains? 
Loin  de  la  secourir,  mon  amitié  l'opprime  ; 
Je  le  sais  :  mais,  grands  dieux,  une  telle  victime 
Vaut  bien  que,  confirmant  vos  rigoureuses  lois. 
Vous  me  la  demandiez  une  seconde  fois. 


488  IPHI6ÊN1E. 

SCÈNE    X. 

AGABIEMNON,  GLYTEBfNESTRE,  IPHIGËNIE,  fiRl- 
PHILE,  EURYBATE,  DORIS,  gardes. 

▲GAMEMNON. 

Allez ^  oiadame^  allez;  prenez  soin  de  sa  vie  : 
Je  vous  rends  votre  fiUe,  et  je  vous  la  confie. 
Loin  de  ces  lieux  cruels  précipitez  ses  pas  : 
Mes  gardes  vous  suivront,  commandés  par  Arcas; 
Je  veux  bien  excuser  son  heureuse  imprudence. 
Tout  dépend  du  secret  et  de  la  diligence  : 
Ulysse  ni  Galchas  n'ont  point  encor  parlé; 
Gardez  que  ce  départ  ne  leur  soit  révélé. 
Cachez  bien  votre  fille;  et  que  tout  le  camp  croie 
Que  je  la  retiens  seule ,  et  que  je  vous  renvoie. 
Fuyez.  Puissent  les  dieux,  de  mes  larmes  contents, 
A  mes  tristes  regards  ne  l'offrir  de  longtemps! 
Gardes,  suivez  la  reine. 

CLirSHHBSTHB. 

Ah  seigneur! 

IPUGtNIB. 

Ah  mon  pèrel 

▲GAUEMNOlf. 

Prévenez  de  Calchas  l'empressement  sévère  : 
Fuyez,  vous  dis-je.  Et  moi,  pour  vous  favoriser. 
Par  de  feintes  raisons  je  m'en  vais  Tabuser  : 
Je  vais  faire  suspendre  une  pompe  funeste. 
Et  de  ce  jour,  au  moins,  lui  demander  le  reste. 

SCÈNE  XL 
ÉRIPHILE,  DORIS. 

ÉBIPHILE. 

SuisHUoi  :  ce  n'est  pas  là,  Doris,  notre  chemin. 

DORIS.  , 

Vous  ne  les  suivez  pas? 

ÉRIPHILB. 

Ah  !  je  succombe  enfin. 
Je  reconnais  l'effet  des  tendresses  d'Achille. 
Je  n'emporterai  point  une  rage  inutile  : 


ACTE  V,  SCÈNE  I.  489 

Plus  de  raisons;  il  faut  ou  la  perdre^  ou  périr. 
Viens,  te  dis-je.  A  Caicha3  je  vais  tout  découvrir. 


ACTE  CINQUIÈME. 


SCÈNE  I. 
IPHIGÉNIË,  iEGlNB. 

IPHIGÉniE. 

Cesse  (le  m 'arrêter.  Va,  retourne  à  ma  mère, 

jEgine  ;  il  faut  des  dieui  apaiser  la  colère. 

Pour  ce  sang  maHieurcuï  qu'on  veut  leur  dérober. 

Regarde  quel  orage  est  tout  prêt  à  tomber  : 

Considère  Tétai  où  la  reine  est  réduite  ; 

Vois  comme  tout  le  camp  s'oppose  à  notre  fuite , 

Avec  quelle  insolence  ils  ont,  de  tontes  parts , 

Fait  briller  à  nos  veui  la  pointe  de  leurs  dards; 

Nos  gardes  repous^iés,  la  reine  évanouie,,. 

Ah  !  c'est  trop  l'esposer  :  souffre  que  je  la  fuie; 

E1^  saiks  attendre  ici  ses  secours  impuissants  j 

Laisse-moi  profiter  du  trouble  de  ses  sens. 

Mon  père  même,  hélas  !  puisqu'il  faut  te  le  dire. 

Mon  père,  en  me  sauvant,  ordonne  que  j'expire. 

iEGINE. 

Lui,  madame!  Quoi  donc?  qu'est-ce  qui  s'est  passé? 

IPHIGÉNIE. 

Achille,  trop  ardent,  l'a  peut-être  offensé  : 
Mais  le  roi,  qui  le  hait,  veut  que  je  le  haïsse; 
Il  ordonne  à  mon  cœur  cet  affreux  sacrifice  : 
Il  m'a  fait  par  Arcas  expliquer  ses  souhaits; 
^gine,  il  me  défend  de  lui  parler  jamais. 

jEGlNE. 

Ab  madame  ! 

IPBIGÉNIE. 

Ah  sentence!  ah  rigueur  inouïe! 
Dieux  plus  doux,  vous  n'avez  demandé  que  ma  vie! 
Mourons,  obéissons.  Mais  qu'est-ce  que  je  voi? 
Dieux!  Achille! 


490  II>HIG£NIK. 

SCENE  II. 
•%ACHILLE,  IPHIGÉMË. 

ACHaif. 

Venez 9  madame,  suivez-moi  : 
Ne  craignez  ni  les  cris  ni  la  foule  impuissante 
D'un  peuple  qui  se  presse  autour  de  cette  tente. 
Paraissez;  et  bientôt^  sans  attendre  mes  coups. 
Ces  flots  tumultueux  s'ouvriront  devant  vous. 
Patrocle,  et  quelques  chefs  qui  marchent  à  ma  suite. 
De  mes  Thessaliens  vous  amènent  l'élite  : 
Tout  le  reste ,  assemblé  près  de  mon  étendard , 
Vous  offre  de  ses  rangs  l'invincible  rempart. 
A  vos  persécuteurs  opposons  cet  asile  : 
Qu'ils  viennent  vous  chercher  sous  les  tentes  d'Achille. 
Quoi!  madame,  est-ce  ainsi  que  vous  me  secondez? 
Ce  n'est  que  par  des  pleurs  que  vous  me  répondez! 
Vous  fiez-vous  encore  à  de  si  faibles  armes? 
Hàtons-nous  :  votre  père  a  déjà  vu  vos  larmes. 

IPHIGÉN1E. 

Je  le  sais  bien ,  seigneur  :  aussi  tout  mon  espoir 
N'est  plus  qu'au  coup  mortel  que  je  vais  recevoir. 

ACHILLE. 

Vous,  mourir!  Ah!  cessez  de  tenir  ce  langage. 
Songez-vous  quel  serment  vous  et  moi  nous  engage? 
Songez-vous,  pour  trancher  d'inutiles  discours. 
Que  le  bonheur  d'Achille  est  fondé  sur  vos  jours? 

IPHIGÊNIE. 

Le  ciel  n'a  point  aux  jours  de  cette  infortunée 
Attaché  le  bonheur  de  votre  destinée. 
Notre  amour  nous  trompait  ;  et  les  arrêts  du  sort 
Veulent  que  ce  bonheur  soit  un  fruit  de  ma  mort. 
Songez ,  seigneur ,  songez  à  ces  moissons  de  gloire 
Qu'à  vos  vaillantes  mains  présente  la  victoire  : 
Ce  champ  si  glorieux  où  vous  aspirez  tous , 
Si  mon  sang  ne  l'arrose ,  est  stérile  pour  vous. 
Telle  est  la  loi  des  dieux  à  mon  père  dictée  : 
En  vain,  sourd  à  Galchas,  il  l'avait  r.cjctée; 
Par  la  bouche  des  Grecs  contre  moi  conjurés 


ACTE  Y,  SCÈNIï;  II.  491 

Leurs  ordres  éternels  se  sont  trop  déclarés. 
Partez  y  à  vos  honneurs  j'apporte  trop  d'obstacles  : 
Vous-même  ^  dégagez  la  Toi  de  vos  oracles  : 
Signalez  ce  héros  à  la  Grèce  promis; 
Tournez  votre  douleur  contre  ses  ennemis. 
Déjà  Priam  pâlit;  déjà  Troie ^  en  alarmes > 
Redoute  mon  bûcher^  et  frémit  de  vos  larmes. 
Allez;  et^  dans  ses  murs  vides  de  citoyens^ 
Faites  pleurer  ma  mort  aux  veuves  des  Troyens  : 
Je  meufs  dans  cet  espoir  satisfaite  et  tranquille. 
Si  je  n'ai  pas  vécu  la  compagne  d'Achille^ 
J'espère  que  du  moins  un  heureux  avenir 
A  vos  faits  immortels  joindra  mon  souvenir; 
Et  qu'un  jour  mon  trépas,  source  de.  votre  gloire. 
Ouvrira  le  récit  d'une  si  belle  histoire. 
Adieu,  prince;  vivez,  digne  race  des  dieux. 

ACniLUB. 

Non ,  je  ne  reçois  point  vos  funestes  adieux. 

En  vain,  par  ce  discours,  votre  cruelle  adresse 

Veut  servir  votre  père ,  et  tromper  ma  tendresse  ; 

En  vain  vous  prétendez,  obstinée  à  mourir. 

Intéresser  ma  gloire  à  vous  laisser  périr  : 

Ces  moissons  de  lauriers,  ces  honneurs,  ces  conquêtes. 

Ma  main,  en  vous  servant,  les  trouve  toutes  prêtes. 

Et  qui  de  ma  faveur  se  voudrait  honorer. 

Si  mon  hymen  prochain  ne  peut  vous  assurer? 

Ma  gloire,  mon  amour,  vous  ordonnent  de  vivre  : 

Venez,  madame;  il  faut  les  en  croire,  et  me  suivre. 

iraiGÉNlE. 

Qui?  moi?  que,  contre  un  père  osant  me  révolter. 

Je  mérite  la  mort  que  j'irais  éviter? 

Où  serait  le  respect  et  ce  devoir  suprême,.. 

ACHILLE. 

Vous  suivrez  un  époux  avoue  par  luinnème. 
Cest  un  titre  qu'en  vain  il  prétend  me  voler. 
Ne  fait-il  des  serments  que  pour  les  violer? 
Vous-même,  que  retient  un  devoir  si  sévère. 
Quand  il  vous  donne  à  moi  n'est-il  point  votre  père? 
Suivez-vous  seulement  ses  ordres  absolus 
Quand  il  cesse  de  l'être  et  ne  vous  connaît  plus? 
Enfin,  c'est  trop  tarder,  ma  princesse;  et  ma  crainte... 


493  IPHlGÊIflE. 

IPHIGÉmE. 

Quoi 9  seigneur  1  vous  iriez  Jusques  à  la  contrainte? 
D'un  coupable  transport  écoutant  la  chaleur^ 
Vous  pourriez  ajouter  ce  comble  à  mon  malheur? 
Ma  gloire  vous  serait  moins  chère  que  ma  vie  ? 
Ah  seigneur  !  épargnez  la  triste  Iphigénie. 
Asservie  à  des  lois  que  j'ai  dû  respecter, 
Cest  déjà  trop  pour  moi  que  de  vous  écouter  : 
Ne  portez  pas  plus  loin  votre  injuste  victoire  ; 
Ou,  par  mes  propres  mains  immolée  à  ma  gloire,  ' 
Je  saurai  m'affranchir,  dans  ces  extrémités. 
Du  secours  dangereux  que  vous  me  présentez. 

ACHILLE. 

Eh  bien,  n'en  parlons  plus.  Obéissez,  cruelle 
Et  cherchez  une  mort  qui  vous  semble  si  belle  : 
Portez  à  votre  père  un  cœur  où  j'entrevoi 
Moins  de  respect  pour  lui  que  de  haine  pour  mol. 
Une  juste  fureur  s'empare  de  mon  Ame  : 
Vous  allez  à  l'autel;  et  moi  j'y  cours,  madame. 
Si  de  sang  et  de  morts  le  ciel  est  affamé. 
Jamais  de  plus  de  sang  ses  autels  n'ont  funé. 
A  mon  aveugle  amour  tout  sera  légitime  : 
Le  prêtre  deviendra  la  première  victime; 
Le  bûcher,  par  mes  mains  détruit  et  renversé  ^ 
Dans  le  sang  des  bourreaux  nagera  dispersé  ; 
Et  si,  dans  les  horreurs  de  ce  désordre  extrême , 
Votre  père  frappé  tombe  et  périt  lui-même. 
Alors,  de  vos  respects  voyant  les  tristes  fruits. 
Reconnaissez  les  coups  que  vous  aurez  conduits. 

IPmGÊIIIE. 

Ah  seigneur!  Ah  cruel!...  Mais  il  fuit,  il  m'échappe. 
0  toi  qui  veux  ma  mort,  me  voilà  seule,  frappe; 
Termine ,  juste  ciel,  ma  vie  et  mon  effroi , 
Et  lance  ici  des  traits  qui  n'accablent  que  moi  1 

SCÈNE  III. 
CLYTEMNESTRE,  IPHIGÉNIE,  .EGINE,  EURYBATK, 

GARDES. 
CLTTBIOIESTRE. 

Oui,  je  la  défendrai  contre  toute  l'armée. 


ACTE  V,  SCÈNE  m.  493 

Lâches^  vous  trahissez  votre  reine  opprimée  l^ 

EURYBÀTE. 

Non^  madame  :  il  suffit  que  vous  me  commandiez; 

Vous  nous  verrez  combattre ,  et  mourir  à  vos  pieds. 

Mais  de  nos  faibles  mains  que  pouvez-vous  attendre  ? 

Contre  tant  d'ennemis  qui  vous  pourra  défendre? 

Ce  n'est  plus  un  vain  peuple  en  désordre  assemblé; 

Cest  d'un  zèle  fatal  tout  le  camp  aveuglé. 

Plus  de  pitié.  Calchas  seul  règne ^  seul  commande  : 

La  piété  sévère  exige  son  offrande. 

Le  roi  dé  son  pouvoir  se  voit  déposséder^ 

Et  lui-même  au  torrent  nous  contraint  de  céder. 

Achille  à  qui  tout  cède ,  Achille  à  cet  orage 

Voudrait  lui-même  en  vain  opposer  son  courage  : 

Que  fera-t-il,  madame?  et  qui  peut  dissiper 

Tous  les  flots  d'ennemis  prêts  à  l'envelopper  ? 

CLVrEMIIESTRE. 

Qu'ils  viennent  donc  sur  moi  prouver  leur  zèle  impie > 

Et  m'arrachent  ce  peu  qui  me  reste  de  vie  ! 

La  mort  seule  ^  la  mort  pourra  rompre  les  nœuds 

Dont  me9  bras  nous  vont  joindre  et  lier  toutes  deux  : 

Mon  corps  sera  plutôt  séparé  de  mon  àme. 

Que  je  souffre  jamais...  Ah  ma  fille! 

IPBIGÉMIE. 

Ah  madame  ! 
Sous  quel  astre  cruel  avez-vous  mis  au  jour 
Le  malheureux  objet  d'une  si  tendre  amour  ! 
Mais  que  pouvez-vous  faire  en  l'état  où  nous  sommes? 
Vous  avez  à  combattre  et  les  dieux  et  les  hommes. 
Contre  un  peuple  en  fureur  vous  exposercz-vous  ? 
N'allez  point  dans  un  camp^  rebelle  à  votre  époux. 
Seule  à  me  retenir  vainement  obstinée , 
Par  des  soldats  peutrêtre  indignement  traînée^ 
Présenter,  pour  tout  fruit  d'un  déplorable  effort. 
Un  spectacle  à  mes  yeux  plus  cruel  que  la  mort. 
Allez;  laissez  aux  Grecs  achever  leur  ouvrage. 
Et  quittez  pour  jamais  un  malheureux  rivage  ; 
Du  bûcher  qui  m'attend ,  trop  voisin  de  ces  lieux , 
I^  flamme  de  trop  près  viendrait  frapper  vos  yeux. 
Surtout,  si  vous  m'aimez,  par  cet  amour  de  mère, 
Ne  reprochez  iamais  mon  trénas  à  mon  père. 

42 


494  IPIIIGÉNiK. 

CLtrEMNESTRE. 

Lui  y  par  qui  votre  cœur  à  Calchas  présenté... 

IPHIGÉT<I1E. 

Pour  me  rendre  à  vos  pleurs  que  n'a-t-il  point  tenté? 

CLTTEHRESTIie. 

Par  quelle  trahison  le  cruel  m'a  déçue  ! 

IPHIGÉNIE. 

Il  me  cédait  aux  dieux  dont  il  m'avait  reçue. 
Ma  mort  n'emporte  pas  tout  le  Truit  de  vos  feux  : 
De  l'amour  qui  vous  joint  vous  avez  d'autn^s  nœuds; 
Vos  yeux  me  reverront  dans  Oreste  mon  frère. 
Puisse-t-il  être,  hélas!  moins  funeste  à  sa  mère! 

D'un  peuple  impatient  vous  entendez  la  voix. 
Daignez  m'ouvrir  vos  bras  pour  la  dernière  fois , 
Madame  :  et,  rappelant  votre  vertu  sublime... 
Eurybate,  à  l'autel  conduisez  la  victime. 

SCÈNE  IV. 
CLYTEMNESTRE,  iEGlNE,  gardes. 

CLYTEMPCÊSTRE. 

Ah  !  VOUS  n'irez  pas  seule;  et  je  ne  prétends  pas... 
Mais  on  se  jette  en  foule  au-devant  de  mes  pas. 
Perfides,  contentez  votre  soif  sanguinaire. 

iCGINE. 

Où  courez-vous,  madame?  Et  que  voulez-vous  faire? 

CLTTEMNESTRE. 

Uclas!  je  me  consume  en  impuissants  efforts. 
Et  rentre  au  trouble  affreux  dont  à  peine  je  sors. 
Mourrai-je  tant  de  fois  sans  sortir  de  la  vie  ! 

iCGINE. 

Ah  l  savez-vous  le  crime,  et  qui  vous  a  trahie. 
Madame?  Savez-vous  quel  serpent  inhumain 
Iphigénie  avait  retiré  dans  son  sein? 
Ériphile,  en  ces  lieux  par  vous-même  conduite, 
A  seule  à  tous  les  Grecs  révélé  votre  fuite. 

CLYTEHniESTRE. 

0  monstre ,  que  Mégère  en  ses  flancs  a  porté  ! 
Monstre,  que  dans  nos  bras  les  enfers  ont  jeté  ! 
Quoi!  tu  ne  mourras  point!  quoi!  pour  punir  son  crime. 
Mais  où  va  ma  douleur  chercher  une  victime? 


ACTE  V,  SCÈNE  V.  4U:. 

Quoi  !  pour  noyer  les  Grecs  et  leurs  raille  vaisseaux. 
Mer,  tu  n'ouvriras  pas  des  abîmes  nouveaux  ! 
Quoi  !  lorsque,  les  chassant  du  port  qui  les  recèle, 
L'Aulide  aura  vomi  leur  flotte  criminelle. 
Les  vents,  les  mômes  vents  si  longtemps  accusés. 
Ne  te  couvriront  pas  de  ses  vaisseaux  brisés  ! 
Et  toi,  soleil,  et  toi,  qui  dans  cette  contrée 
Reconnais  l'héritier  et  le  vrai  ûls  tl'Alree, 
Toi,  qui  n'asas  du  pore  éclairer  le  feslin, 
Recule,  ils  t'ont  appris  ce  Tunestc  chemin. 

Mais  cepcn4ant,  à  ciel  ï  ti  mère  itifortunée  ! 
De  fe^loas  odieti!;  ma  dllt;  couronne  tî 
Tend  la  gorge  aux  coutcaui  par  son  père  apprêtés. 
Cale  h  as  va  dans  son  sang*,.  Barbares  î  arrêta  ; 
C*est  le  pur  saug  du  dieu  qtiî  lance  le  tonnerre... 
J'entends  gronder  la  foudre ,  et  sens  trembler  la  lerre; 
Un  dieu  vengeur,  un  dieu  fait  retentir  ces  coups. 

SCÈNE  V. 
CLYTEMNESTRE,  itGLNE,  ARCAS,  gardes. 

▲RCAS. 

N'en  doutez  point,  madame ,  un  dieu  combat  pour  vous. 

Achille  en  ce  moment  exauce  vos  prières  ; 

11  a  brisé  des  Grecs  les  trop  faibles  barrières  ; 

Achille  est  à  l'autel.  Galchas  est  éperdu  : 

Le  fatal  sacrifice  est  encor  suspendu. 

On  se  menace,  on  court,  Tair  gémit,  le  fer  brille. 

Achille  fait  ranger  autour  de  votre  fille 

Tous  ses  amis,  pour  lui  prêts  à  se  dévouer. 

1^  triste  Agamemnon ,  qui  n'ose  l'avouer. 

Pour  détourner  ses  yeux  des  meurtres  qu'il  présage .. 

Ou  pour  cacher  ses  pleurs,  s'est  voilé  le  visage. 

Venez,  puisqu'il  se  tait,  venez  par  vos  discours 

De  votre  défenseur  appuyer  le  secours. 

Lui-même  de  sa  main,  de  sang  toute  fumante, 

il  veut  entre  vos  bras  remettre  son  amante  ; 

Lui-même  il  m'a  chargé  de  conduire  vos  pas. 

Ne  craignez  rien. 

CLYTEMNESTRE. 

M(M,  craindre!  Ah!  courons,  cher  Arcas! 


496  IPHIGÉNIË. 

Le  plus  affreux  péril  n'a  rien  dont  je  pâlisse. 

J'irai  partout...  Mais,  dieux!  ne  vois-je  pas  Ulysse? 

Cest  lui.  Ma  fiUe  est  morte  !  Arcas,  il  n'est  plus  temps  1 

SCÈNE  VI. 
ULYSSE,  GLYTEMNESTRE,  AHCAS,  iEGlNE^  gahdrs. 

ULYSSE. 

Non,  votre  Ûlie  vit,  et  les  dieux  sont  contents. 
Rassurez-vous  :  le  ciel  a  voulu  vous  la  rendre. 

CLTTEHTiESTRB. 

Elle  vit  !  et  c'est  vous  qui  venez  me  l'apprendre  ! 

ULTSSB. 

Oui,  c'est  moi  qui  longtemps  contre  elle  et  contre  vous 
Ai  cru  devoir,  madame,  affermir  votre  époux; 
Moi  qui,  jaloux  tantôt  de  l'honneur  de  nos  armes. 
Par  d'austères  conseils  ai  fait  couler  vos  larmes  ; 
Et  qui  viens,  puisqu'enfin  le  ciel  est  apaisé. 
Réparer  tout  l'ennui  que  je  vous  ai  causé. 

CLTTEMNESTRB. 

Ma  fîUe!  Ah  prince  !  Oh  ciel  !  Je  demeure  éperdue. 
Quel  miracle,  seigneur,  quel  dieu  me  l'a  rendue? 

ULTSSB. 

Vous  m'en  voyez  moinnême,  en  cet  heureux  moment. 
Saisi  d'horreur,  de  joie,  et  de  ravissement. 

Jamais  jour  n'a  paru  si  mortel  à  la  Grèce. 
Déjà  de  tout  le  camp  la  discorde  maîtresse 
Avait  sur  tous  les  yeux  mis  son  bandeau  fatal. 
Et  donné  du  combat  le  ftineste  signal. 
De  ce  spectacle  affreux  votre  fille  alarmée 
Voyait  pour  elle  Achille,  et  contre  elle  l'armée  : 
Mais,  quoique  seul  pour  elle,  Achille  furieux 
Épouvantait  l'armée,  et  partageait  les  dieux. 
Déjà  de  traits  en  l'air  s'élevait  un  nuage; 
Déjà  coulait  le  sang,  prémices  du  carnage  : 
Entre  les  deux  partis  Calchas  s'est  avancé. 
L'œil  farouche,  l'air  sombre,  et  le  poil  hérissé, 
Terrible,  et  plein  du  dieu  qui  l'agitait  sans  doute  : 
«  Vous,  Achille,  a-tril  dit,  et  vous.  Grecs ,  qu'on  m'écoul" 
<c  Le  dieu  qui  maintenant  vous  parle  par  ma  voix 
y»  M'explique  son  oracle,  et  m'instruit  de  son  choix. 


ACTE  V,  SCÈNE  VI.  497 

«  Un  autre  sang  d'Hélène,  une  autre  Iphigénie 
«  Sur  ce  bord  immolée  y  doit  laisser  sa  vie. 
«  Thésée  avec  Hélène  uni  secrètement 
«  Fit  succéder  l'hymen  à  son  enlèvement  : 
a  Une  fille  en  sortit,  que  sa  mère  a  celée  ; 
<t  Du  nom  dlphigéiiic  elle  fut  appelée. 
*  Je  vis  moi-même  alors  ce  fruit  de  leurs  amours  : 
«  D'un  siïiistre  avenir  je  menaçai  ses  jours. 

■  Sous  un  nom  emprunté  sa  noire  destinée 
«  Et  ses  propres  fureurs  ici  l'ont  amcïiée. 

«  Elle  me  voit,  m'entend,  elle  est  devant  vos  yeux; 

■  Et  c'est  elle,  en  un  mot,  que  demandent  les  dieux.  » 
Ainsi  parle  Calchas.  Tout  le  camp  immobile 
L'écoute  avec  frayeur,  et  regarde  Ériphile. 

Elle  était  à  Tautel;  et  peut-être  en  son  cœur 

Du  fatal  sacrifice  accusait  la  lenteur. 

Elle-même  tantôt,  d'une  course  subite, 

Etait  venue  aux  Grecs  annoncer  votre  fuite. 

On  admire  en  secret  sa  naissance  et  son  sort. 

Mais  puisque  Troie  enfin  est  le  prix  de  sa  mort, 

L'armée  à  haute  voijt  se  déclare  contre  elle , 

Et  prononce  à  Cale  h  as  sa  sentence  mortelle. 

Déjà  pour  la  saisir  Calcbas  lève  le  bras. 

«  Arrête,  a-t-etle  dit,  et  ne  m'approche  pas. 

«  Le  sang  de  ces  héros  dont  tu  me  faiî^  descendre 

n  Sans  tes  profanes  mains  saura  bien  su  répandre,  w 

Furieuse  elle  vole,  et  sur  Tau  tel  prochain 

Prend  le  sacré  couteau,  le  plonge  dans  son  sein. 
A  peine  son  sang  coule  et  fait  rougir  la  terre, 
Les  dieux  font  sur  l'autel  entendre  le  tonnerre , 
Les  vents  agitent  l'air  d'heureux  frémissements , 
Et  la  mer  leur  répond  par  des  mugissements; 
La  rive  au  loin  gémit,  blanchissante  d'écume; 
La  flamme  du  bûcher  d'elle-même  s'allume; 
Le  ciel  brille  d'éclairs,  s'entr'ouvre,  et  parmi  nous 
Jette  une  sainte  horreur  qui  nous  rassure  tous. 
Le  soldat  étonné  dit  que  dans  une  nue 
Jusque  sur  le  bûcher  Diane  est  descendue , 
Et  croit  que,  s'élevant  au  travers  de  ses  feux, 
Elle  portait  au  ciel  notre  encens  et  nos  vœux. 
Tout  s'empresse,  tout  part.  La  seule  Iphigénie 

«i. 


498  iPHlGÉNlIL. 

Dans  ce  commun  bonheur  pleure  son  ennemie. 
Des  mains  d'Agamemnon  venez  la  reccToir  : 
Venez.  Achille  et  lui ,  brûlant  de  tous  revoir , 
Madame  9  et  désormais  tous  deux  d'intelligence 
Sont  prêts  à  confirmer  leur  auguste  alliance. 

CLTTEMNCSTRB. 

Par  quel  prix^  quel  encens^  ô  ciel^  puis-je  jamais 
Récompenser  Achille ,  et  payer  tes  bienfaits! 


FIN  d'IPUIGÊNIK* 


PRÉFACE 

DE    FHÉDRB. 


Voici  cneort  aae  tragédie  dont  le  sujet  est  pris  d'Euripide.  Quoique  j'aie 
saivi  ans  route  un  peu  difTérente  de  ccRe  de  cet  auteur  pour  la  cooduile 
de  l'^ictiun ,  je  nVi  p»  Itlué  «l'etirkljir  ma  pièce  Ue  Umi  ce  qui  m\i  |».iini 
k  plu*  PcJatant  dit»  |i  licntir.  Quand  je  nr  fui  devr^iU  que  U  »cu]f  idét-  4« 
eirurtère  de  PhcHre  ,  jn  pntirrm  dire  que  je  lui  dub  ce  que  j'^i  peut-^ire 
ni*  de  ftluii  ratsonajble  tur  Le  thc'ALre.  Je  ne  «mm  painl  l'Laïuic  que  ce  earac* 
tère  lit  eu  un  lufcèi  si  beurcui  du  ictnps  d'Kuhpide  ,  et  qn'il  lU  encore  li  bien 
réusi*  dins  notre  jîècle ,  pui^qu^il  d  tautea  In  quiilitéa  qu'Amlole  denundei 
dant  le  béraj  de  la  Ingcdif^ ,  ëL  qui  a  uni  prùpfea  à  eicïCer  la  C0fnpjt»iiïti 
et  Is  terre* r.  En  dfet,  J'iiè^îre  nVit  ni  Uml  à  hll  coupable,  ni  tout  h  hït 
tniioeenle.  Elle  eat  engagée,  ]^ur  va  di-slin^  rt  par  la  Cfderc  de«  dîekii . 
d:iiL^  une  paasian  iHégitiEne  ,  dont  clic  a  liorreiir  tuuLc  la  prc^nière  :  elle  fiilE 
latLf  &ei  eiïorts  pour  b  Aurmdtittr  ;  ^Mc  atcnc  mi  cm  ic  his^^^r  mourir  qnc  de 
b  déclarer  à  per»annc  j  cl ,  loraqti'elle  est  farcci  di;  la  dciJOiiYrif,  et  le  en 
pAfJie  avec  une  ec^ufiuiQn  qiù  Tait  bien  \ù\r  qne  eon  crniie  est  plutôt  iitifl 
ponilion  dos  dieux  qu'un  iDOUTcmcnt  de  ta  Tolonlé. 

J*at  mémo  pris  soin  de  la  rendre  un  peu  moins  odieuse  qu'elle  n*est  dans 
les  tragédies  des  anciens ,  où  elle  le  résout  d'elle-même  h  accuser  Hippolyte. 
J*M  cm  que  la  calomnie  avait  quelque  chose  dé  trop  bas  et  de  trop  Boir 
poor  b  mettre  dans  la  bouche  d'une  princesse  qui  a  d'ailleurs  des  senti- 
ments si  nobles  et  si  vertueux.  Cette  basses4e  m'a  paru  plus  convenable  à  une 
Boorriee,  qui  pouvait  avoir  des  inclinations  plus  servi  les ,  et  qui  néanmoins 
n'entreprend  eette  faus^  accuiation  que  pour  sauver  la  vie  et  l'honneur  de 
«a  maîtresse.  Phèdre  n'y  donne  les  mains  que  parce  qu'elle  est  dans  une  agita» 
tJon  d'esprit  qui  la  met  hors  d'elle-même  ;  et  elle  vient  un  moment  après  dans 
le  dessein  de  justifier  l'innuccnce  et  de  déclarer  la  vérité. 

Hippolyte  est  accusé ,  dans  Euripide  et  dans  Sénèque ,  d'avoir  en  effet 
violé  aa  belle-mère  :  vint  corpus  tulit.  Mais  il  n'rst  ici  accusé  que  d'en 
avoir  en  le  dcMcin.  J'ai  voulu  épargner  à  Thésée  une  confusion  qui  l'aurait 
pa  rendre  moins  agréable  aux  spectateure. 

Pour  ce  qui  est  du  personnage  d'Hippolyte ,  j'avais  remarqué  dans  les  an- 
riens  qn  on  reprochait  îi  Euripide  de  l'avoir  représenté  comme  un  philosophe 
eiempt  de  toute  imperfection ,  ce  qui  faisait  que  la  mort  de  ce  jeune  pnnce 
causait  beaucoup  plus  d'indignation  que  de  pitié.  J'ai  cru  lui  devoir  donner 
quelque  faiblesse  qui  le  rendrait  un  peu  coupable  cuvcis  sun  père,  sans 
pourtant  loi  rien  6tcr  de  cette  grandeur  d'âme  avec  laquelle  il  épargne  Thon* 
neur  de  Phèdre,  et  se  laisse  opprimer  sans  l'accuser.  J'appelle  faiblesse  la 
passion  qu'il  ressent  malgré  lui  pour  Aricic ,  qui  est  l.i  liilc  cl  1j  saur  dis 
ennemis  mortels  de  »oq  |>crc 


500  PRÉFACE. 

Celte  Aricie  n'eit  point  on  penoooage  de  bao  inreolion.  Virgik  dit 
qa'llippoljte  l'époma,  et  «o  eat  un  fib,  «près  qa'Etcnlape  l'eat  rtaamtké  : 
et  j'ai  la  caoore  dau  qael<|ae0  «lalcan  qa^Hippolytc  atût  épowc  cl  ea- 
veae  en  luUe  aoe  jeaoe  Albéoienne  de  gnode  Beitsaoee  qai  «'appelait 
Arieie ,  et  qui  af  ait  dooaé  son  Beoi  à  ooe  petite  ville  dltalie. 

Je  rapporte  ces  aatorités ,  parce  que  je  aie  sois  trèa-ecrupalcaacawBt  at- 
Ucbé  à  suivre  la  Fable.  J*ai  atéase  suivi  l'histoire  de  Thésée  telle  qu'elle  eat 
daos  Plotarque. 

C'est  dans  cet  historien  qne  j'ai  trouve  que  ce  qni  avait  donné  occnaion  de 
croire  qne  Thésée  fût  descendu  dans  les  enfers  pour  enlever  Proserpiae 
c:ait  an  vojage  que  ce  prince  avait  fait  en  Épire  vers  la  aonrce  de  l'AchcriMi, 
chez  an  roi  dont  Piritboâs  voulait  enlever  b  femme,  et  qni  arrêta  Thésée 
prisonnier,  après  avoir  fait  mourir  Pirithods.  Ainsi  j'ai  Uché  de  oonecrver 
la  vraiseniblanoe  de  l'histoire ,  sans  rien  perdre  des  omemenls  de  la  Fable , 
qui  fouruit  extrêmement  à  la  poésie.  Et  le  bruit  de  b  mort  de  Thésée , 
fondé  sur  ce  vojage  fabuleux,  donne  lien  à  Phèdre  de  fore  une  déclaratâou 
d'amour  qui  devient  une  des  principales  causes  de  son  malheur,  et  qu'elle 
n'aurait  jamais  osé  faire  tant  qu'elle  aurait  cm  que  son  saari  était  vivant. 

Au  reste ,  je  n'ose  encore  assvrar  que  cette  pièce  soit  en  effet  la  metlleniu 
de  mes  tragédies  ;  je  laisse  et  aux  lecteurs  et  au  temps  à  décider  de  son  véri- 
Ublc  prix.  Ce  que  je  puis  assurer,  c'est  que  je  n'en  ai  point  fait  ou  la  vertu 
S4Mt  plus  mise  en  jour  qne  dans  celle-ci.  Les  moindres  fautes  v  août  sévère- 
ment punies  :  la  seule  pensée  du  crime  v  est  regardée  avec  autant  d'faorrrnr 
que  le  crime  même  :  les  faiblesses  de  l'auonr  y  passent  pour  de  vraies  fai- 
blesses :  les  passions  n'y  sont  présentées  aux  yeux  que  pour  montrer  tout 
le  désordre  dont  elles  sont  caose;  et  le  vice  j  est  peint  partout  avec  des 
couleurs  qui  en  font  connaître  et  haïr  la  difTormité.  C'est  là  proprcaent  b 
bot  que  tout  homme  qui  travaille  pour  le  public  doit  ae  propoaer  ;  et  c  est 
ce  que  Ica  premiers  poètes  tragiques  avaient  en  vue  sur  toute  chone.  Leur 
théâtre  élût  nue  école  où  la  vertu  n'était  pas  moins  bien  enseignée  que  dans 
les  écoles  des  philosophes.  Aussi  Aristote  a  bien  voulu  donner  des  règles  du 
pofime  dramatique;  et  Socrate,  le  plus  sage  des  philosophes,  ne  dédaignait 
pas  de  mettre  la  main  aux  tragédies  d'Euripide.  Il  serait  à  aonhaiter  que  nos 
ouvrages  fussent  aussi  solides  et  aussi  pbina  d'utiles  instructions  que  oeux  de 
ces  po«tes  :  ce  serait  peutrètre  un  nojren  de  réconcilier  b  tragédie  avec  qoao- 
Ute  de  |)crsonnes  célèbres  par  leur  piété  et  par  leur  doctrine ,  qui  l'ont  con- 
damnée dona  ces  derniers  temps,  et  qui  en  jugeraient  sana  doute  plus  favora- 
blement, si  les  auteurs  Bougeaient  auUnt  à  instruire  leurs  specUteurs  qua 
les  divertir,  et  s'ib  suivaient  en  cela  la  vériuble  intention  de  b  tragédie. 


PHÈDRE, 


TRA6ED1B  (1677). 


ACTEURS. 

THÉSÉE,  fib d'Egée,  roi  d'Athènes. 

PHÈDRE,  femme  de  Thésée,  fille  de  Minos  et  de  Pasiphsé. 

HIPPPOLYTE,  fib  de  Thésée,  et  d'Àntiope,  reiiie  des  Anai^iMi. 

ARIŒ ,  prilieesse  dn  sang  royal  d'Athènes. 

GENONE,  nourrice  et  confidente  de  Phèdre. 

THÉRAMÈNE,  gonTemeur  d'Hippolyte. 

ISMÉNE^  oonfidente  d*Aricie. 

PANOPE ,  femme  de  la  suite  de  Phèdre. 

Gaiabs. 

La  seène  est  à  Tréaèoe ,  viUe  du  Péloponnèse. 


ACTE    PREMIER. 

SCÈNE  I. 
HIPPOLYTE,  THÉRAMÈNE. 

BIPPOLTTE. 

Le  dessein  en  est  pris  Je  para,  cher  Théramène, 
Et  quitte  le  séjour  de  l'aimable  Trézène. 
Dans  le  doute  mortel  dont  je  suis  agité. 
Je  commence  à  rougir  de  mon  oisiveté  : 
Depuis  plus  de  six  mois  éloigné  de  mon  père , 
J'ignore  le  destin  d'une  tête  si  chère. 
J'ignore  jusqu'aux  lieux  qui  le  peuvent  cacher.  ^ 

THÉRAMÉNB. 

Et  dans  quels  lieux,  seigneur,  l'allez-vous  donc  chercher? 

Déjà,  pour  satisfaire  à  votre  juste  crainte, 

J'ai  couru  les  deux  mers  que  sépare  Corinthe; 

J'ai  demandé  Thésée  aux  peuples  de  ces  bords 

Où  l'on  voit  l'Achéron  se  perdre  chez  les  morts  ; 

J'ai  visité  l'Élide,  et,  laissant  le  Ténare, 


S02  PHEDRE. 

Passé  jusqu'à  la  mer  qui  vit  tomber  Icare. 

Sur  quel  espoir  nouveau  y  dans  quels  heureux  climats 

Croyez-vous  découvrir  la  trace  de  ses  pas? 

Qui  sait  même,  qui  sait  si  le  roi  votre  père 

Veut  que  de  son  absence  on  sache  le  mystère? 

Et  si^  lorsqu'avec  vous  nous  tremblons  pour  ses  jours, 

Tranquille,  et  nous  cachant  de  nouvelles  amours, 

Ce  héros  n'attend  point  qu'une  amante  abusée... 

HippoLrrE. 
Cher  Théramène,  arrête,:  et  respecte  Thésée. 
De  ses  jeunes  erreurs  désormais  revenu , 
Par  un  indigne  obstacle  il  n'est  point  retenu  ; 
Et,  fixant  de  ses  vœux  l'inconstance  fatale, 
Phèdre  depuis  longtemps  ne  craint  plus  de  rivale. 
Enfin  en  le  cherchant  je  suivrai  mon  devoir. 
Et  je  fuirai  ces  lieux,  que  je  n'ose  plus  voir. 

THÉRAHÉNE. 

Hél  depuis  quand,  seigneur,  craignez-vous  la  présence 

De  ces  paisibles  lieux  si  chers  à  votre  enfance. 

Et  dont  je  vous  ai  vu  préférer  le  s^our 

Au  tumulte  pompeux  d'Âthène  et  de  la  cour? 

Quel  péril,  ou  plutôt  quel  chagrin  vous  en  chasse? 

HIPPOLYTE. 

Cet  heureux  temps  n'est  plus.  Tout  a  changé  de  face , 
Depuis  que  sur  ces  bords  les  dieux  ont  envoyé 
La  fille  de  Minos  et  de  Pasiphaé. 

THÉRAMÈME. 

J'entends  :  de  vos  douleurs  la  cause  m'est  connue. 
Phèdre  ici  vous  chagrine,  et  blesse  votre  vue. 
Dangereuse  marâtre ,  à  peine  clic  vous  vit. 
Que  votre  exil  d'abord  signala  son  crédit. 
Mais  sa  haine,  sur  vous  autrefois  attachée. 
Ou  s'est  évanouie,  ou  s'est  bien  relâchée. 
Et  d'ailleurs  quels  périls  vous  peut  faire  courir 
Une  femme  mourante,  et  qui  cherche  à  mourir? 
Phèdre  atteinte  d'un  mal  qu'elle  s'obstine  à  taire , 
Lasse  enfin  d'elle-même  et  du  jour  qui  l'éclairé. 
Peut-elle  contre  vous  former  quelques  desseins? 

1IIPI»0I.YTE. 

Sa  vaine  inimitié  n'est  pas  ce  que  je  crains, 
llippolyte  en  partant  fuit  une  autre  ennemie  : 


ACTE  I,  SCÈNK  I.  503 

Je  fuis,  je  ravoucrai,  cette  jeune  Aricie, 
Reste  d'un  saag  fatal  conjuré  contre  nous. 

TH^IIAMÉNE. 

Quoi!  vous-même,  seigneur,  la  persécutez-vous? 
Jamais  l'aimable  sœur  des  cruels  Paliantides 
Trempa-tr-elle  aux  complots  de  ses  frères  perfides? 
Et  devez-vous  baîr  ses  innocents  appas? 

HIPPOLTTE. 

Si  je  la  haïssais^  je  ne  la  fuirais  pas. 

THÉRAMÉRB. 

Seigneur,  m'est41  permis  d'expliquer  votre  fuite? 

Pourriez-vous  n'être  plus  ce  superbe  Hippolyte , 

Implacable  ennemi  des  amoureuses  lois 

Et  d'un  joug  que  Thésée  a  subi  tant  de  fois? 

Venus,  par  votre  orgueil  si  longtemps  méprisée, 

Youdraitnelle  à  la  fin  justifier  Thésée? 

Et,  vous  mettant  au  rang  du  reste  des  mortels. 

Vous  a-t-elle  forcé  d'encenser  ses  autels? 

Aimeriez-yous,  seigneur? 

HIPPOLYTE. 

Ami,  qu'oses-tu  dire? 
Toi  qui  connais  mon  cœur  depuis  que  je  respire. 
Des  sentiments  d'un  cœur  si  fier,  si  dédaigneux. 
Peux-tu  me  demander  le  désaveu  honteux? 
Cest  peu  qu'avec  son  lait  une  mère  amazone 
M'ait  fait  sucer  encor  cet  orgueil  qui  t'étonne; 
Dans  un  âge  plus  mûr  moi-même  parvenu. 
Je  me  suis  applaudi  quand  je  me  suis  connu. 
Attaché  près  de  moi  par  un  zèle  sincère , 
Tu  me  contais  alors  l'histoire  de  mon  père. 
Tu  sais  combien  mon  àme,  attentive  à  ta  voix. 
S'échauffait  au  récit  de  ses  nobles  exploits  ; 
Quand  tu  me  dépeignais  ce  héros  intrépide 
Consolant  les  mortels  de  l'absence  d'Alcide, 
Les  monstres  étouffés,  et  les  brigands  punis ^ 
Procuste,  Cercyon,  et  Scyron,  et  Sinis, 
Et  les  os  dispersés  du  géant  d'Épidaurc, 
Et  la  Crète  fumant  du  sang  du  Minotaure 
Mais  quand  tu  récitais  des  faits  moins  glorieux , 
Sa  foi  partout  offerte  et  reçue  en  cent  lieux , 
Hélène  à  ses  parents  dans  Sparte  dérobée , 


.V04  PHÈDRE. 

Salaminc  témoin  des  pleurs  de  Péribéc, 

Tant  d'autres^  dont  les  noms  lui  sont  ménfe  éctappés. 

Trop  crédules  esprits  que  sa  flamme  a  trompés  ! 

Ariane  aux  rochers  contant  ses  injustices , 

Phèdre  enlevée  enfin  sous  de  meilleiirs  auspices; 

Tu  sais  comme  y  à  regret  écoutant  ce  discours , 

Je  te  pressais  souvent  d'en  abréger  le  cours^ 

Heureux  si  j'avais  pu  ravir  à  la  mémoire 

Cette  indigne  moitié  d'une  si  belle  histoire  ! 

Et  moi-même^  à  mon  tour^  je  me  verrais  lié! 

Et  les  dieux  jusque-là  m'auraient  humilié! 

Dans  mes  lâches  soupirs  d'autant  plus  méprisable. 

Qu'un  long  amas  d'honneurs  rend  Thésée  excusable; 

Qu'aucuns  monstres  par  moi  domptés  jusqu'aujourdlim 

Ne  m'ont  acquis  le  droit  de  faillir  comme  lui  ! 

Quand  même  ma  fierté  pourrait  s'être  adoucie, 

Aurais-je  pour  vainqueur  dû  choisir  Ancie? 

Ne  souviendrait-il  plus  à  mes  sens  égarés 

De  l'obstacle  éternel  qui  nous  a  séparés? 

Mon  père  la  réprouve;  et,  par  des  lois  sévères, 

Il  défend  de  donner  des  neveux  à  ses  frères. 

D'une  tige  coupable  il  craint  un  rejeton. 

Il  veut  avec  leur  coeur  ensevelir  leur  nom  ; 

Et  que.  Jusqu'au  tombeau  soumise  à  sa  tutelle. 

Jamais  les  feux  d'hymen  ne  s'allument  pour  elle. 

Doifr-je  épouser  ses  droits  contre  un  père  irrité? 

Donnerai-je  l'exemple  à  la  témérité? 

Et  dans  un  fol  amour  ma  jeunesse  embarquée... 

THÉRAMÊlfE. 

Ah  seigneur!  si  votre  heure  est  une  fols  mttxfoée. 
Le  ciel  de  nos  raisons  ne  sait  point  s'informer. 
Thésée  ouvre  vos  yeux  en  voulant  les  fermer; 
Et  sa  haine,  irritant  une  flamme  rebelle. 
Prête  à  son  ennemie  une  grâce  nouvelle. 
Enfin,  d'un  chaste  amour  pourquoi  vous  effrayer? 
S  11  a  quelque  douceur,  n'osex-vous  l'essayer? 
En  croirez-vous  toujours  un  farouche  scrupule? 
Craint-on  de  s'égarer  sur  les  traces  d'Hercule? 
Quels  courages  Vénus  n'a^^Ue  pas  domptés? 

X^Z!1!^''!^^^^''^^''^''''^>  ^^"»  qui  »a  combattez, 
Si  toujours  Antiope ,  à  ses  loi»  opposée , 


ACTE  I,  SCÈNE   lî.  505 

D'une  pudique  ardeur  n'eût  brûlé  pour  Thésée? 
Mais  que  sert  d'affecter  un  superbe  discours? 
Avouez-lc,  tout  change;  et  depuis  quelques  jours 
On  vous  voit  moins  souvent^  orgueilleux  et  sauvagr. 
Tantôt  faire  voler  un  char  sur  le  rivage. 
Tantôt 9  savant  dans  l'art  par  Neptune  invente. 
Rendre  docile  au  frein  un  coursier  indompté  : 
Les  forêts  de  nos  cris  moins  souvent  retentissent  : 
Chargé  d'un  feu  secret,  vos  yeux  s'appesantissent. 
Il  n'en  faut  point  douter,  vous  aimez,  vous  brûlez; 
Vous  périssez  d'un  mal  que  vous  dissimulez. 
La  charmante  Aricie  a-t-elle  su  vous  plaire? 

mppoLrrB. 
Théramëne,  je  pars,  et  vais  chercher  mon  père. 

TBÉRAMÉNB. 

Ne  verrez-vous  point  Phèdre  avant  que  de  partir. 
Seigneur? 

nPPOLTTE. 

Cest  mon  dessein;  tu  peux  l'en  avertir. 
Voyons-la,  puisqu'ainsi  mon  devoir  me  l'ordonne. 
Mais  quel  nouveau  malheur  trouble  sa  chère  CEnone? 

SCÈNE  H. 
HÎPPOLYTE,  CENONE,  THÈRAMÉNE. 

CENONE. 

Hélas!  seigneur,  quel  trouble  au  mien  peut  être  égal? 
La  reine  touche  presque  h  son  terme  fatal. 
En  vain  à  l'observer  jour  et  nuit  je  m'attache. 
Elle  meurt  dans  mes  bras  d'un  mai  qu'elle  me  cache; 
Un  désordre  étemel  règne  dans  son  esprit; 
Son  chagrin  inquiet  l'arrache  de  son  lit; 
Elle  veut  voir  le  jour,  et  sa  douleur  profonde 
M'ordonne  toutefois  d'écarter  tout  le  monde... 
Elle  vient. 

HIPPOLYTE. 

11  sufOt  :  je  la  laisse  en  ces  Ueux , 
Et  ne  lut  montre  point  un  visage  odieux. 


ftACnS.  ^  *' 


506  PHI^.BRE. 

SCÈNE  m. 

PHÈDRE,  ŒNONE.  *• 

PHÈDRE. 

N'allons  point  plus  avant.  Demeurons,  chère  OEiione.  , 

Je  ne  me  soutiens  plus;  ma  force  m'abandonne  : 

Mes  yeux  sont  éblouis  du  jour  que  je  revoi , 

Et  mes  genoux  tremblants  se  dérobent  sous  moi.  ^ 

Hélas!  i 

(  Elle  t'anied.  ) 

«NONB. 

Dieux  tout-puissants ,  que  nos  pleurs  vous  apaisent  ! 

PBÉDRB. 

Que  ces  vains  ornements,  que  ces  voiles  me  pèsent! 
Quelle  importune  main,  en  formant  tous  ces  nœuds, 
A  pris  soin  sur  mon  front  d'assembler  mes  cheveux? 
Tout  m'afflige  et  me  nuit,  et  conspire  à  me  nuiro. 

OBNONR. 

Comme  on  voit  tous  ses  vœux  l'un  l'autre  se  détniin'J 
Vous-même,  condamnant  vos  injustes  desseins, 
Tantôt  à  vous  parer  vous  exc4ti6z  nos  mains; 
Vous-même,  rappelant  votre  force  première, 
Vous  vouliez  vo,us  montrer  et  revoir  la  lumière. 
Vous  la  voyez,  madame;  et,  prèle  à  vous  cacher, 
Vous  haïssez  le  jour  que  vous  veniez  chercher! 

^    PHÈDRE. 

Noble  et  brillant  auteur  d^une  triste  famille , 
Toi,  dont  ma  mère  osait  se  vanter  d'être  fiUc, 
Qui  peut-être  rougis  du  trouble  où  tu  me  vois, 
Soleil,  je  te  viens  voir  pour  la  dernière  fois! 

OENONE. 

Quoi!  vous  ne  perdrez  point  celte  cruelle  envie? 
Vous  verrai-je  toujours,  renonçant  à  la  vio. 
Faire  de  votre  mort  les  funestes  apprêts? 

PHÈDRE. 

Dieux!  que  ne  suis-je  assise  à  Tombre  des  forêts! 
Quand  pourrai-je,  au  travers  d'une  noble  poussière, 
Suivre  de  l'œil  un  char  fuyant  dans  la  carrîèn»? 

OENONF. 

Quoi,  madame! 


ACTE  I,  SCK.NE  III.  507 

PHÈDRE. 

Insensée,  où  suis-je?  et  qn'ai-jc  dit? 
Où  laissé-jc  égarer  mes  vœux  et  mon  esprit? 
Je  l'ai  perdu  :  les  dieux  m'en  ont  ravi  l'usage. 
ORnone,  la  rougeur  me  couvre  le  visage  : 
Je  le  laisse  trop  voir  meîi  honteuses  douleurs; 
Et  mes  yeux  malgré  moi  se  remplissent  de  pleurs. 

CENONE. 

Ah!  s'il  vous  faut  rougir,  rougissez  d'un  silence 
Qui  de  vos  maui  encore  aigrit  la  violence; 
Rebelle  à  tous  nos  soins,  sourde  à  tous  nos  discours, 
Voulez-vous  sans  pitié  laisser  finir  vos  jours? 
Quelle  fureur  les  borne  au  milieu  de  leur  course? 
Quel  charme  ou  quel  poison  en  a  tari  la  source? 
Les  ombres  par  trois  fois  ont  obscurci  les  cieux 
Depuis  que  le  sommeil  n'est  entre  dans  vos  yeux  ; 
Et  le  jour  a  trois  fois  chassé  la  nuit  obscure 
Depuis  que  votre  corps  languit  sans  nourriture. 
A  quel  affreux  dessein  vous  laissez-vous  tenter? 
De  quel  droit  sur  vous-même  osez-vous  attenter? 
Vous  offensez  les  dieux  auteurs  de  votre  vie; 
Vous  trahissez  l'époux  à  qui  la  foi  vous  lie  ; 
Vous  trahissez  enfin  vos  enfants  malheureux. 
Que  vous  précipitez  sous  un  joug  rigoureux. 
Songez  qu'un  même  jour  vous  ravira  leur  mère , 
Et  rendra  l'espérance  au  (ils  de  l'étrangère, 
A  ce  fier  ennemi  de  vous,  de  votre  sang, 
Ce  fils  qu'une  Amazone  a  porté  dans  son  flanc . 
Cet  Hippolyte... 

PHEDRE. 

Ah  dieux  ! 

OENONE. 

Ce  reproche  vous  touche? 

PHÈDRE. 

Malheureuse  !  quel  nom  est  sorti  de  ta  bouche  ! 

CEPiONE.  ' 

Eh  bien ,  votre  colère  éclate  avec  raison  : 
i'aime  à  vous  voir  frémir  à  ce  funeste  nom. 
Vivez  donc  :  que  l'amour,  le  devoir  vous  excite. 
Vivez;  ne  souffrez  pas  que  le  fils  d'une  Scythe, 
Accablant  vos  enfants  d'un  empire  odieux, 


608  PHÈDRE. 

Commande  au  plus  beau  sang  de  la  Grèce  et  des  dieux. 
Mais  ne  différez  point  ;  chaque  moment  vous  tue  : 
Réparez  promptement  votre  force  abattue^ 
Tandis  que  de  vos  jours  prêts  à  se  consumer 
Le  flambeau  dure  encore,  et  peut  se  rallumer. 

PHÈDRE.^ 

J'en  ai  trop  prolongé  la  coupable  durée. 

(CMONE. 

Quoi  !  de  quelques  remords  ètes-vous  déchirée  ? 
Quel  crime  a  pu  produire  un  trouble  si  pressant? 
Vos  mains  n'ont  point  trempé  dans  le  sang  innocent. 

PHEDRE. 

Grâces  au  ciel,  mes  mains  ne  sont  point  criminelles. 
Plût  aux  dieux  que  mon  cœur  fût  innocent  comme  elles! 

OBNONE. 

Et  quel  affreux  projet  avez-vous  enfanté 
Dont  votre  cœur  encor  doive  être  épouvanté? 

PHÈDRE. 

Je  t'en  ai  dit  assez  :  épargne-moi  le  reste. 

Je  meurs,  pour  ne  point  faire  un  aveu  si  funeste. 

'  OENONfe. 

Mourez  donc,  et  gardez  un  silence  inhumain  : 
Mais  pour  fermer  vos  yeux  cherchez  une  autre  main. 
Quoiqu'il  vous  reste  à  peine  une  faible  lumière , 
Mon  âme  chez  les  morts  descendra  la  première  ; 
Mille  chemins  ouverts  y  conduisent  toujours, 
Et  ma  juste  douleur  choisira  les  plus  courts. 
Cruelle!  quand  ma  foi  vous  à-t-elle  déçue? 
Songez-vous  qu'en  naissant  mes  bras  vous  ont  reçue? 
Mon  pays,  mes  enfants,  pour  vous  j'ai  tout  quitté. 
Réserviez-votts  ce  prix  à  nia  fidélité? 

PHÈDRE. 

Quel  fruit  espères-tu  de  tant  de  violence  ? 
Tu  frémiras  d'horreur  si  je  romps  le  silence. 

OENONE. 

Et  que  me  direz-vous  qui  ne  cède,  grands  dieux! 
A  l'horreur  de  vous  voir  expirer  à  mes  yeux? 

PHÈDRE. 

Quand  tu  sauras  mon  crime,  et  le  sort  qui  m'accable , 
Je  n'en  mourrai' pas  moins;  j'en  mourrai  plus  coupable;. 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  509 

OENORE. 

Madame^  au  nom  des  pleurs  que  pour  vous  j'ai  versés. 
Par  vos  faibles  genoux  que  je  tiens  embrassés. 
Délivrez  mon  esprit  de  ce  funeste  doute. 

PBÉDRE. 

Tu  le  veux  :  lève-toi. 

ŒlfOIlE. 

Pariez,  je  vous  écoute. 

PHÈDRE. 

Ciel!  que  lui  vais-je  dire?  et  par  où  commencer? 

OBKORE. 

Par  de  vaines  frayeurs  cessez  de  m'offenser. 

PHÈDRE. 

0  haine  de  Vénus  1  ô  fatale  colère  ! 

Dans  quels  égarements  l'amour  jeta  ma  mère  ! 

OENONE. 

Oublions-les,  madame;  et  qu'à  tout  l'avenir 
Un  silence  étemel  cache  ce  souvenir. 

PHÈDRE. 

Ariane,  ma  sœur!  de  quel  amour  blessée 
Vous  mourûtes  aux  bords  où  vous  fûtes  laissée! 

OENONE. 

Que  faites-vous,  madame?  et  quel  mortel  ennui 
Contre  tout  votre  sang  vous  anime  aujourd'hui? 

PHÈDRE. 

Puisque  Vénus  le  veut,  de  ce  sing  déplorable 
Je  péris  la  dernière  et  la  plus  misérable. 

OBNOME. 

Aimez-vous? 

PHÈDRE. 

De  l'amour  j'ai  toutes  les  fureurs. 
cbhoub. 
Pour  qui? 

PHÈDRE. 

Tu  vas  ouïr  le  comble  des  horreurs. 
J'aime...  A  ce  nom  fatal  je  tremble,  je  frissonne. 
J'aime... 

GENOME. 

Qui? 

PHLDRt. 

Tu  connaiià  ce  fils  de  rAmaxonc, 


&10  FUEDRE. 

Ce  prince  si  longtemps  par  moi-même  opprimé. 

CENONE. 

Hlppolyte?  Grands  dieux! 

PHÈDRE. 

C'est  toi  qui  l'as  nommé'. 

OENONE. 

Juste  ciel  !  tout  mon  sang  dans  mes  veines  se  glace  ! 
0  désespoir!  o  crime!  ô  déplorable  race! 
Voyage  infortune!  Rivage  malheureux. 
Fallait-il  approcher  de  tes  bords  dangereux! 

PHÈDRE. 

Mon  mal  vient  de  plus  loin.  A  peine  au  fils  d'Egée 
Sous  les  lois  de  Thymen  je  m'étais  engagée , 
Mon  repos,  mon  bonheur  semblait  être  affermi; 
Athènes  me  montra  mon  superbe  ennemi  : 
Je  le  vis,  je  rougis,  je  pâlis  à  sa  "vue: 
Un  trouble  s'éleva  dans  mon  âme  éperdue; 
Mes  yeux  ne  voyaient  plus,  je  ne  pouvais  parler: 
Je  sentis  tout  mon  corps  et  transir  et  brûler. 
Je  reconnus  Vénus,  et  ses  feux  redoutables. 
D'un  sang  qu'elle  poursuit  tourments  inévitables. 
Par  des  vœux  assidus  je  crus  les  détourner. 
Je  lui  bâtis  un  temple,  et  pris  soin  de  l'orner; 
De  victimes  moi-même  à  toute  heure  entourée, 
Je  cherchais  dans  leurs  flancs  ma  raison  égarée  : 
D'un  incurable  amour  remèdes  impuissants! 
En  vain  sur  les  autels  ma  main  brûlait  l'encens  : 
Quand  ma  bouche  implorait  le  nom  de  la  déesse. 
J'adorais  Hippolyte;  et,  le  voyant  sans  cesse, 
Même  au  pied  des  autels  que  je  faisais  fumer. 
J'offrais  tout  à  ce  dieu  que  je  n'osais  nommer. 
Je  l'évitais  partout.  0  comble  de  misère  ! 
Mes  yeux  le  retrouvaient  dans  les  traits  de  son  père. 
Contre  moi-même  enfin  j'osai  me  révolter  : 
.Vcxcitai  mon  courage  à  le  persécuter. 
Pour  bannir  l'ennemi  dont  j'étais  idolâtre , 
J'affectai  les  chagrins  d'une  injuste  marâtre; 
Je  pressai  son  exil;  et  mes  cris  éternels 
L'arrachèrent  du  sein  et  des  bras  paternels. 
Je  respirais,  Œnonc;  et,  depuis  son  absence, 
Mes  jours  moins  agitôs  coulaient  dans  l'innocence  ; 


ACTE  I,  SCENE  IV.  511 

Soumise  à  mon  époux,  et  cachant  mes  ennuis, 

De  son  fatal  hymen  je  cultivais  les  fruits. 

Vaines  précautions!  cruelle  destinée! 

Par  mon  époux  lui-même  à  Trézène  amenée , 

J'ai  revu  l'ennemi  que  j'avais  éloigné  : 

Ma  hlessure  trop  vive  aussitôt  a  saigné. 

Ce  n'est  plus  une  ardeur  dans  mes  veines  cachée  ; 

(î'est  Vénus  tout  entière  h  sa  proie  attachée. 

J'ai  conçu  pour  mon  crime  une  juste  terreur  : 

J'ai  pris  la  vie  en  haine,  et  ma  flamme  en  horreur; 

Je  voulais  en  mourant  prendre  soin  de  ma  gloire, 

Et  dérober  au  jour  une  flamme  si  noire  : 

Je  n'ai  pu  soutenir  tes  larmes,  tes  combats  ; 

Je  t'ai  tout  avoué;  je  ne  m'en  repens  pas, 

Pourvu  que  de  ma  mort  respectant  les  approclics 

Tu  ne  m'affliges  plus  par  d'injustes  reproches , 

Et  que  tes  vains  secours  cessent  de  rappeler 

Un  reste  de  chaleur  tout  prêt  à  s'exhaler. 

SCÈNE  IV. 

PHÈDRE,  OENONE,  PANOPE. 

PANOPE. 

Je  voudrais  vous  cacher  une  triste  nouvelle, 
Madame;  mais  il  faut  que  je  vous  la  révèle. 
La  mort  vous  a  ravi  votre  invincible  époux; 
Et  ce  malheur  n'est  plus  ignoré  que  de  vous. 

OENONE. 

Panope,  que  dis-tu? 

PANOPE. 

Que  la  reine  abusée 
En  vain  demande  au  ciel  le  retour  de  Thésée, 
Et  que,  par  des  vaisseaux  arrivés  dans  le  port, 
Hippolyte  son  fils  vient  d'apprendre  sa  mort. 

PHÈDRE. 

Ciel! 

PANOPE. 

Pour  le  choix  d'un  maître  Athènes  se  partage  : 
Au  prince  votre  fils  l'un  donne  son  suffrage, 
Madame;  et  de  l'État  l'autre  oubliant  h?s  lois 
Au  fils  de  réfrangcre  ose  donner  sa  voix  : 


b\2  PHÈDRE. 

On  dit  même  qu'au  trône  une  brigue  insolente 
Vcut.placer  Aricie  et  le  sang  de  Pallante. 
J'ai  cru  de  ce  péril  vous  devoir  avertir. 
Déjà  même  Hippolyte  est  tout  prêt  à  partir; 
Et  l'on  craint^  s'il  parait  dans  ce  nouvel  orage. 
Qu'il  n'entraîne  après  lui  tout  un  peuple  volage. 

CENONE. 

Panope^  c'est  assez  :  la  reine ,  qui  t'entend , 
Ne  négligera  point  cet  avis  important. 

SCÈNE  V. 
PHÈDRE,  CENONE. 

CENONB. 

Madame,  je  cessais  de  vous  presser  de  vivre; 

Déjà  même  au  tombeau  je  songeais  à  vous  suivre  ; 

Pour  vous  en  détourner  je  n'avais  plus  de  voix  : 

Mais  ce  nouveau  malheur  vous  prescrit  d'autres  lois  ; 

Votre  fortune  change,  et  prend  une  autre  face  : 

Le  roi  n'est  plus,  madame;  il  faut  prendre  sa  place. 

Sa  mort  vous  laisse  un  fils  à  qui  vous  vous  devez; 

Esclave  s'il  vous  perd,  et  roi  si  vous  vivez. 

Sur  qui,  dans  son  malheur,  voulez-vous  qu'il  s'appuie? 

Ses  larmes  n'auront  plus  de  mslin  qui  les  essuie  ; 

Et  ses  cris  innocents,  portés  jusques  aux  dieux. 

Iront  contre  sa  mère  irriter  ses  aïeux. 

Vivez  ;  vous  n'avez  plus  de  reproche  à  vous  faire  : 

Votre  flamme  devient  une  flamme  ordinaire; 

Thésée  en  expirant  vient  de  rompre  les  nœuds 

Qui  faisaient  tout  le  crime  et  l'horreur  de  vos  feux. 

Hippolyte  pour  vous  devient  moins  redoutable; 

Et  vous  pouvez  le  voir  sans  vous  rendre  coupable. 

Peut-être,  convaincu  de  votre  aversion, 

H  va  donner  un  chef  à  la  sédition  : 

Détrompez  son  erreur,  fléchissez  son  courage. 

Roi  de  ces  bords  heureux ,  Trézène  est  son  partage  ; 

Mais  il  sait  que  les  lois  donnent  à  votre  fils 

Les  superbes  remparts  que  Minerve  a  bâtis. 

Vous  avez  l'un  et  l'autre  une  juste  ennemie  : 

Unissez-vous  tous  deifx  pour  combatlre  Aricie. 


ACTE  II,  SCÈNE  I  Si3 

PHÈDRE.    " 

Eh  bien  !  à  tes  conseils  je  me  laisse  entraîner. 
Vivons^  si  vers  la  vie  on  peut  me  ramener^ 
Et  si  l'amour  d'un  fils,  en  ce  moment  funeste, 
De  mes  faibles  esprits  peut  ranimer  le  reste. 


ACTE    SECOND. 


SCÈNE  I. 
AmCIE,IS!dÈNE, 

Hipi>olyte  demande  à  me  voir  en  ce  lieu? 
Hippolyte  me  ch torche ,  et  veut  me  djrc  adieu? 
Ismèue,  dis-tu  vrai?  n'es-lu  point  abusée? 

ISHËNE. 

C'est  le  premier  effet  de  la  mort  de  Thésée. 
Préparez-vous j  madame  j  à  voir  de  tous  ciités 
Voler  vers  vous  les  cœurs  par  Thésée  écartés, 
Aricie^  à  la  fin,  de  son  sort  est  mai  tresse. 
Et  bientôt  k  ses  pieds  verra  toute  la  tirèee. 

ARlCtB. 

Ce  n'est  donc  point,  Ismène,  un  bruit  mal  affermi? 
Je  cesse  d'être  esclave ,  et  n'ai  plus  d'ennemi? 

ISIIÈNE. 

Non,  madame,  les  dieux  ne  vous  sont  plus  contraires; 
Et  Thésée  a  rejoint  les  mânes  de  vos  frères. 

ARICIE. 

Ditron  quelle  aventure  a  terminé  ses  jours? 

ISMÈNE. 

On  sème  de  sa  mort  d'incroyables  discours. 
On  dit  que,  ravisseur  d'une  amante  nouvelle, 
Les  flots  ont  englouti  cet  époux  infidèle. 
On  dit  même,  et  ce  bruit  est  partout  répandu. 
Qu'avec  Pirithoûs  aux  enfers  descendu 
Il  a  vu  le  Cocyte  et  les  rivages  sombres , 
Et  s'est  montré  vivant  aux  infernales  ombres; 
Mais  qu'il  n'a  pu  sortir  de  ce  triste  séjour . 


^14  FIIKDRt:. 

El  repasser  les  bords  qu'on  passe  sans  retour. 

AniClF.. 

Croirai-je  qu'un  mortel,  avant  sa  dernière  heure, 
Peut  pénétrer  des  morts  la  profonde  demeure? 
Quel  charme  Tattirait  sur  ces  bords  redoutés? 

ISMËME. 

Thésée  est  mort,  madame,  et  vous  seule  en  doutez  ; 
Athènes  en  gémit;  Trézène  en  est  instruite. 
Et  déjà  pour  son  roi  reconnaît  Hippolyte. 
Phèdre,  dans  ce  palais,  tremblante  pour  son  fils. 
De  ses  amis  troublés  demande  les  avis. 

ARICIK. 

Et  tu  ci*ois  que,  pour  moi  plus  humain  que  son  père, 
Hippolyte  rendra  ma  chaîne  plus  légère. 
Qu'il  plaindra  mes  malheurs? 

ISMÈNE. 

^  Madame,  je  le  croi. 

ARICIK. 

L'insensible  Hippolyte  est-il  connu  de  toi? 

Sur  quel  frivole  espoir  pcnses-lu  qu'il  me  plaigne^ 

Et  respecte  en  moi  seule  un  sexe  qu'il  dédaigne? 

Tu  vois  depuis  quel  temps  il  évite  nos  pas,. 

Et  cherche  tous  les  lieux  où  nous  ne  sommes  pas. 

ISMÉNE. 

Je  sais  de  ses  froideurs  tout  ce  que  l'on  récite  : 
Mais  j'ai  vu  près  de  vous  ce  superbe  Hippolyte; 
Et  même ,  en  le  voyant,  le  bruit  de  sa  fierté 
A  redoublé  pour  lui  ma  curiosité. 
Sa  présence  à  ce  bruit  n'a  point  paru  répondre  : 
Dès  vos  premiers  regards  je  l'ai  vu  se  confondre; 
Ses  yeux,  qui  vainement  voulaient  vous  éviter. 
Déjà  pleins  de  langueur  ne  pouvaient  vous  quitter. 
Le  nom  d'amant  peut-être  offense  son  courage; 
Mais  il  en  a  les  yeux,  s'il  n'en  a  le  langage. 

ARICIE. 

Que  mon  cœur,  chère  ïsmène,  écoute  avidement 
Un  discours  qui  peut-être  a  peu  de  fondement! 
O  loi  qui  me  connais,  te  semblait-il  croyable 
Que.  le  triste  jouet  d'un  sort  impitoyable, 
l'u  cœur  toujours  nourri  d'amertume  et  de  pleurs, 
Diit  connaître  l'amour  et  ses  folles  douleurs? 


ACTE  11,  SCICNE  I.  51., 

Reste  du  sang  d'un  poi  noble  fils  de  la  terre , 

Je  suis  seule  échappée  aux  fureurs  de  la  guerre  : 

J'ai  perdu  dans  la  fleur  de  leur  jeune  saison 

Six  frères  :  quel  espoir  d'une  illustre  maison  ! 

Le  fer  moissonna  tout,  et  la  terre  humectée 

Uni  il  iLgTL't  le  ^dïv^  àvi  iifvri]\  li  Enî(  hlliiH-. 

Tu  sais  depuis  leur  mort  quelle  sevêrc  loi 

Lié  fend  à  tous  ks  Grecs  de  soupirer  pour  moi  : 

On  craint  que  de  la  sûiur  les  flammes  témérain:.^ 

Ne  raniment  un  jour  la  cendre  de  ses  fW-ns. 

Mais  tu  sais  bien  aussi  de  quel  o^il  di-dai^ueux 

Je  regardais  ce  soin  d'un  \ainqiK:ur  soupçon nenis 

Tu  sais  que  j  de  tout  temps  à  l'amour  opposée  , 

Je  rendais  souvent  grâce  h  l'injuste  Thésée, 

Dont  riicureuse  rigueur  secondait  mes  mépris. 

Mes  yeujE  alors,  mes  ycus  n'avaient  pas  vu  son  fil:^. 

Non  que,  par  les  yeux  seuls  l:\rhement  eut' hantée^ 

J^aimc  en  lui  sa  beauté  ,  sa  grâce  tant  vantée  , 

Présents  dont  la  nature  a  voulu  l'honorer, 

yu'il  méprise  luî-m<ïme,  et  qu'il  semble  ignorer  : 

J'aimCj  je  prise  en  lui  de  plus  nobies  richesse*, 

J.es  vertus  de  son  père ,  et  non  point  h;'s  faiblesses  : 

J'aime,  je  l'avouerai,  cet  orgueil  généreux 

Qui  jamais  n'a  llcchi  sous  le  joug  amoureux, 

Phèdre  en  vain  s'honorait  des  soupirs  de  Thés<'*e  : 

Pour  moij  je  FUis  plus  fïcrcj  et  fuis  la  gloire  imcv- 

U'arrachcr  un  hommage  à  mille  autres  offert, 

Ht  d'entrer  dans  un  cœur  de  toutes  paris  ou^ertn 

Mais  de  faire  fléchir  un  courage  intlexiblc , 

De  porter  la  douleur  dans  une  dme  insensible, 

D'enchaîner  un  captif  de  ses  fers  utonuc  , 

Contre  un  joug  qui  lui  plaît  vainement  mutiné; 

C'est  là  ce  que  je  veux,  c'est  là  ce  qui  m'irrite. 

Hercule  à  désarmer  coûtait  moins  qu'Hippolyte, 

Et  vaincu  plus  souvent,  et  plus  tôt  surmonte. 

Préparait  moins  de  gloire  aux  yeux  qui  l'ont  dompté. 

Mais,  chère  Ismène,  hélas!  quelle  est  mon  imprudence! 

On  ne  m'opposera  que  trop  de  résistance  : 

Tu  m'entendras  peut-être,  humble  dans  mon  ennui, 

(jcmir  du  même  orgueil  que  j'admire  aujourd'hui. 

llippolytc  aimerait!  Par  (lue)  bonheur  extrême 


âl6  PHÈDRE. 

Aurais-je  pu  fléchir... 


ISMENB. 

Vous  l'entendrez  lui-même. 


H  vient  à  vous. 


SCÈNE  II. 
HIPPOLYTE,  ARICIE,  ISHÉNE. 

HIPPOLTTE. 

Madame  y  avant  que  de  partir, 
J'ai  cru  de  votre  sort  vous  devoir  avertir. 
Mon  père  ne  vit  plus.  Ma  juste  défiance 
Présageait  les  raisons  de  sa  trop  longue  absence  : 
La  mort  seule ,  bornant  ses  travaux  éclatants, 
Pouvait  à  l'univers  le  cacher  si  longtemps. 
Les  dieux  livrent  enfin  à  la  Parque  homicide 
I/ami,  le  compagnon,  le. successeur  d'Alcide. 
Je  crois  que  votre  haine,  épargnant  ses  vertu?. 
Écoute  sans  re^et  ces  noms  qui  lui  sont  dus. 
Un  espoir  adoucit  ma  tristesse  mortelle  : 
Je  puis  vous  affranchir  d'une  austère  tutelle  ; 
Je  révoque  des  lois  dont  j'ai  plaint  la  rigueur. 
Vous  pouvez  disposer  de  vous,  de  votre  cœur; 
Et  dans  cette  Trézène,  aujourd'hui  mon  partage. 
De  mon  aïeul  Pitthée  autrefois  l'héritage, 
Qui  m'a  sans  balancer  reconnu  pour  son  roi. 
Je  vous  laisse  aussi  libre  et  plus  Hbre  que  moi. 

ARICtE. 

Modérez  des  bontés  dont  l'excès  m'embarrasse. 
D'un  soin  si  généreux  honorer  ma  disgrébce. 
Seigneur,  c'est  me  ranger,  plus  que  vous  ne  pensez» 
Sous  ces  austères  lois  dont  vous  me  dispensez. 

HIPPOLTTE. 

Du  choix  d'un  successeur  Athènes  incertaine 
Parle  de  vous,  me  nomme,  et  le  fils  de  la  reine. 

ARICIE. 

De  moi,  seigneur? 

HIPPOLYTE. 

Je  sais,  sans  vouloir  me  flatter. 
Qu'une  superbe  loi  semble  me  rejeter  : 
La  Grèce  me  reproche  une  mère  clrangèro. 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  517 

Mais  si  pour  concurrent  je  n'avais  que  mon  frère, 
Madame  y  j'ai  sur  lui  de  véritables  droits 
Que  je  saurais  sauver  du  caprice  des  lois. 
Un  frein  plus  légitime  arrête  mon  audace  : 
Je  vous  cède  ou  plutôt  je  vous  rends  une  place  , 
Un  sceptre  que  jadis  vas  aïcuît  ont  reçu 
De  ce  fameux  mortel  que  la  terre  a  conçu. 
L*adoption  le  mit  entre  les  mains  d'Egée. 
Athènes j  par  mon  père  accrue  et  protégée. 
Reconnut  avec  joie  un  roi  si  généreux , 
El  laissa  dans  l'oubli  vos  frères  malheureiiï. 
Athènes  dans  ses  murs  maintenant  vous  rappelle, 
Asseï  elle  a  gémi  d'une  longue  querelle; 
Assez  dans  ses  sillons  votre  sang  englouti 
A  fait  fumer  le  champ  dont  il  était  sorti* 
Trézène  m'obéit.  Les  campagnes  de  Crète 
Offrent  au  fils  de  Phèdre  une  riche  retraite, 
L'Attique  est  votre  bien.  Je  pars,  et  vais  pour  vous 
Réunir  tous  les  vœu%  partagés  entre  nous. 

AAICIE. 

De  tout  ce  que  j'entends  étonnée  et  confuse, 

Je  crains  presque,  je  crains  qu'un  songe  ne  m'abuse. 

Veîllé-jc  ?  Puis-je  croire  un  semblable  dessein? 

Quel  dieu,  seigneur^  quel  dieu  Ta  mis  dans  votre  sein? 

Qu'à  bon  droit  votre  gloire  en  tous  lieuï  est  semée  ! 

Et  que  la  vérité  passe  la  renommée  ! 

Vous-même  en  ma  faveur  vous  voulci  vous  trahir  ! 

N*élîut-ce  pas  assez  de  ne  me  point  haïr,  • 

Et  d -avoir  si  longtemps  pu  défendre  votre  âme 

De  celte  inimitié.., 

HIPPOLTTE. 

Moi ,  VOUS  haïr,  madame  ! 
Avec  quelques  couleurs  qu'on  ait  peint  ma  fierté. 
Croit-on  que  dans  ses  flancs  un  monstre  m'ait  porté? 
Quelles  sauvages  mœurs ,  quelle  haine  endurcie 
Pourrait,  en  vous  voyant,  n'être  point  adoucie? 
Ai-je  pu  résister  au  charme  décevant... 

Al ICIE. 

Quoi,  seigneur! 

HIPPOLYTE. 

Je  me  suis  engagé  trop  avant. 

44 


518  i>H(:nRK. 

Je  vois  que  la  raison  code  ù  la  violence  : 
I^uisque  j'ai  commencé  de  rompre  le  silence , 
Madame >  il  faut  poursuivre;  il  faut  vous  informer 
D'un  secret  que  mon  cœur  ne  peut  plus  renfermer. 

Vous  voyez  devant  vous  un  prince  déplorable  y 
D'un  téméraire  oi^ueil  exemple  mémorable  : 
Moi  qui,  contre  l'amour  fièrement  révolté. 
Aux  fers  de  ses  captifs  ai  longtemps  insulté  ; 
Qui,  des  faibles  mortels  déplorant  les  naufrages. 
Pensais  toujours  du  bord  contempler  les  orages  : 
Asservi  maintenant  sous  la  commune  loi , 
Par  quel  trouble  me  vois-je  emporté  loin  de  moi? 
Un  moment  a  vaincu  mon  audace  imprudente  : 
Cette  àme  si  superbe  est  enfin  dépendante. 
Depuis  près  de  si  mois,  honteux,  désespéré, 
Portant  partout  le  trait  dont  je  suis  déchiré. 
Contre  vous,  contre  moi,  vainement  je  m'éprouve  : 
Présente,  je  vous  fuis;  absente ,  je  vous  trouve  ; 
Dans  le  fond  des  forêts  votre  image  me  suit; 
La  lumière  du  jour,  les  ombres  de  la  nuit, 
Tout  retrace  à  mes  yeux  les  charmes  que  j'évite  ; 
Tout  vous  livre  à  l'envi  le  rebelle  Hippolyte. 
Moi-môme,  pour  tout  fruit  de  mes  soins  superflus  « 
Maintenant  je  me  cherche,  et  ne  me  trouve  plus  : 
Mon  arc,  mes  javelots,  mon  char,  tout  m'importune; 
Je  ne  me  souviens  plus  des  leçons  de  Neptune; 
Mes  seuls  gémissements  font  retentir  les  bois. 
Et  mes  coursiers  oisifs  ont  oublié  ma  voix. 
Peut-être  le  récit  d'un  amour  si  sauvage 
Vous  fait,  en  m'écoutant,  rougir  de  votre  ouvrajijc. 
D'un  cœur  qui  s'offre  à  vous  quel  farouche  entretien  ! 
Quel  étrange  captif  pour  un  si  beau  lien  ! 
Mais  l'offrande  à  vos  yeux  en  doit  être  plus  chcro  : 
Songez  que  je  vous  parle  une  langue  étrangère; 
Et  ne  rejetez  pas  deâ  vœux  mal  exprimes, 
Qu'Hippolyte  sans  vous  n'aurait  jamais  formés. 


ACTE  11,   SCÈNE  IV.  519 

SCÈNE  lïl. 
HIPPOLYTE,  AFUCIE,  THÉRAMÉNE,  ISMÈNE. 

THÉRAnÉNE. 

Seigneur,  la  reine  vient,  et  je  l'ai  devancée  : 
Elle  vous  cherche. 

HIPPOLTTE. 

Moi? 

THÊRÀMÉNE. 

J'ignore  sa  pensée  ; 
Mais  on  vous  est  venu  demander  de  sa  part. 
Phèdre  veut  vous  parler  avant  votre  départ. 

HIPPOMTE. 

Phèdre  !  Que  lui  dirai-jc?  et  que  peut-elle  attendre?... 

ARICIE. 

Seigneur,  vous  no  pouvez  refuser  de  l'entendre  : 
Quoique  trop  convaincu  de  son  inimitié. 
Vous  devez  à  ses  pleurs  quelque  ombre  de  pitié. 

HIPPOLTtE. 

Cependant  vous  sortez.  Et  je  pars  :  et  j'ignore 
Si  je  n'offense  point  les  charmes  que  j'adore; 
J'ignore  si  ce  cœur  que  je  laisse  en  vos  mains... 

ARICIE. 
Partez,  prince,  et  suivez  vos  généreux  desseins; 
Rendez  de  mon  pouvoir  Athènes  tributaire  : 
J'accepte  tous  les  dons  que  vous  me  voulez  faire. 
Mais  cet  empire  enfin,  si  grand,  si  glorieux. 
N'est  pas  de  vos  présents  le  plus  cher  à  mes  yeux. 

SCÈNE   IV. 
HIPPOLYTE,  THÊRÀMÉNE. 

HIPPOLYTE. 

Ami,  tout  est-il  prêt?  Mais  la  reine  s'avance. 
Va,  que  pour  le  départ  tout  s'arme  en  diligence  : 
Fais  donner  le  signal,  cours,  ordonne;  et  rcvieu 
Me  délivrer  bientôt  d'un  fâcheux  entretien. 


bW  PHÈDRE. 

SCÈNE   V. 
PHÈDRE,  HIPPOLYTE,  CENONE. 

PHÈDRE,  à  OEaone,  du»  le  fond  du  théAtre. 

Le  Yoici.  Vers  mon  cœar  tout  mon  sang  se  retire. 
J'oublie,  en  le  voyant,  ce  que  je  viens  lui  dire. 

OENONE. 

Souvenez-vous  d'un  fils  qui  n'espère  qu'en  vous. 

pnÉonE. 
On  dit  qu'un  prompt  départ  vous  éloigne  de  nous , 
Seigneur.  A  vos  douleurs  je  viens  joindre  mes  larmes; 
Je  vous  viens  pour  un  fils  expliquer  mes  alarmes. 
Mon  fils  n'a  plus  de  père,  et  le  jour  n'est  pas  loin 
Qui  de  ma  mort  encor  doit  le  rendre  témoin. 
Déjà  mille  ennemis  attaquent  son  enfance  : 
Vous  seul  pouvez  contre  eux  embrasser  sa  défense. 
Mais  un  secret  remords  agite  mes  esprits  : 
Je  crains  d'avoir  fermé  votre  oreille  à  ses  cris  ; 
Je  tremble  que  sur  lui  votre  juste  colère 
Ne  poursuive  bientôt  une  odieuse  mère. 

HIPPOLYTE. 

Madame,  je  n'ai  point  des  sentiments  si  bas. 

PHEDRE. 

Quand  vous  me  haïriez,  je  ne  m'en  plaindrais  pas. 

Seigneur;  vous  m'avez  vue  attachée  à  vous  nuire; 

Dans  le  fond  de  mon  cœur  vous  ne  pouviez  pas  lire. 

A  votre  inimitié  j'ai  pris  soin  de  m'offrir  ; 

Aux  bords  que  j'habitais  je  n'ai  pu  vous  souffrir; 

En  public,  en  secret,  contre  vous  déclarée, 

J'ai  voulu  par  des  mers  en  être  séparée  ; 

J'ai  même  défendu  par  une  expresse  loi 

Qu'on  osât  prononcer  votre  nom  devant  moi  : 

Si  pourtant  à  l'offense  on  mesure  la  peine , 

Si  la  haine  peut  seule  attirer  votre  haine. 

Jamais  femme  ne  fut  plus  digne  de  pitié. 

Et  moins  digne,  seigneur,  de  votre  inimitié. 

HIPPOLYTE. 

Des  droits  de  ses  enfants  une  mère  jalouse 
Pardonne  rarement  au  fils  d'une  autre  épouse  ; 
Madame,  je  le  sais  :  les  soupçons  importuns 


ACTE  II,  SCtiNE  V.  521 

Sont  d'un  second  hymen  les  fruits  les  plus  communs. 
Toute  autre  aurait  pour  moi  pris  les  mômes  ombrages , 
Et  j'en  aurais  peut^tre  essuyé  plus  d'outrages. 

PHÈDRE. 

Ah  seigneur!  que  le  ciel,  j'ose  ici  l'attester. 
De  cette  loi  commune  a  voulu  m'excepter! 
Qu'un  soin  bien  différent  me  trouble  et  me  dévore  ! 
Hippoi.rrE. 

Madame  j  il  n'est  pas  temprî  de  vous  troubler  encore  : 
Peut-être  ^otre  époui  voit  encore  le  itHir; 
Le  ciel  peut  à  nos  pleurs  accorder  son  retour. 
Neptune  le  protège;  cl  ce  dieu  tulclairc 
Ne  sera  pas  on  vain  imploré  par  mon  pore. 

ptlÉDdE. 

On  ne  voit  point  deuï  fois  le  rivage  des  morts  j 
Seigneur  :  puisque  Thésée  a  vu  les  sombres  bords. 
En  vain  vous  espérez  qu'un  dieu  vous  le  renvoie; 
El  l'avare  Achéron  ne  liche  point  sa  proie. 
Que  dis*je?  il  n'est  point  mort  j  pui.^qu'il  rcsjnrc  en  vous. 
Toujours  devant  mes  yen*  je  crois  voir  mon  époux  ; 
Je  le  voiSj  je  lui  parle;  et  mon  c«ur...  Je  m'égare, 
Seigneur;  ma  folle  ardeur  malgré  moi  sv.  déclare. 

HIPPOLVTE. 

Je  vois  de  votre  amour  l'effet  prodigieux  : 

Tool  mort  qu'il  e5>t,  Thésée  est  présent  k  vos  yeuï; 

Toujours  de  son  anioor  votre  àme  est  cmbrasce, 

PHÈDRE. 

Oui;  prince,  je  languis,  je  brûle  pour  Thésée  : 
Je  l'aime ,  non  point  tel  que  l'ont  vu  les  enfers , 
Volage  adorateur  de  mille  objets  divers. 
Qui  va  du  dieu  des  morts  déshonorer  la  couche  ; 
Mais  fidèle,  mais  fier,  et  même  un  peu  farouche, 
Charmant,  jeune,  traînant  tous  les  cœurs  après  soi. 
Tel  qu'on  dépeint  nos  dieux,  ou  tel  qu«  je  vous  voi. 
Il  avait  votre  port,  vos  yeux,  votre  langage; 
Cette  noble  pudeur  colorait  son  visage. 
Lorsque  de  notre  Crète  il  traversa  les  flots, 
Digne  sujet  des  vœux  des  filles  de  Minos. 
Que  faisiez-vous  alors?  Pourquoi,  sans  Hippolyte, 
Des  héros  de  la  Grèce  aascmbla-t-il  l'élite? 
Pourquoi,  trop  jfunc  cncor,  ne  pîites-vous  alors 


hn  PlIÈDRt. 

Entrer  dans  le  vaisseau  qui  le  mit  sur  nos  bords? 
Par  vous  aurait  péri  le  monstre  de  la  Crète , 
Malgré  tous  les  détours  de  sa  vaste  retraite  : 
Pour  en  développer  l'embarras  incertain , 
Ma  sœur  du  fil  fatal  eût  armé  votre  main. 
Mais  non  :  dans  ce  dessein  je  l'aurais  devancée; 
L'amour  m'en  eût  d'abord  inspiré  la  pensée  ; 
C'est  moi^  prince,  c'est  moi  dont  l'utUe  secours 
Vous  eût  du  labyrinthe  enseigné  les  détours. 
Que  de  soins  m'eût  coûtés  cette  tète  charmante  ! 
Un  fil  n'eût  point  assez  rassuré  votre  amante  : 
Compagne  du  péril  qu'il  vous  fallait  chercher, 
Hoi-mème  devant  vous  j'aurais  voulu  marcher; 
Et  Phèdre 9  au  labyrinthe  avec  vous  descendue, 
Se  serait  avec  vous  retrouvée  ou  perdue. 

mPPOLYTE. 

Dieux!  qu'est-ce  que  j'entende!  Madame,  oubliez-vous 
Que  Thésée  est  mon  père,  et  qu'il  est  votre  époui? 

PHÈDRE. 

Et  sur  quoi  jugez-vous  que  j'en  perds  la  mémoire. 
Prince?  Aurais-je  perdu  ^out  le  soin  de  ma  gloire? 

HIPPOLYTE. 

Madame,  pardonnez  :  j'avoue,  en  rougissant , 
Que  j'accusais  à  tort  un  discours  innocent. 
Ma  honte  ne  peut  plus  soutenir  votre  vue  ; 
Et  je  vais... 

PHÈDRE. 

Alf  cruel  l  tu  m'as  trop  entendue  ! 
Je  t'en  ai  dit  assez  pour  te  tirer  d'erreur. 
Eh  bien  !  connais  donc  Phèdre  et  toute  sa  fureur  ; 
J'aime.  Ne  pense  pas  qu'au  moment  que  je  t'aime, 
Innocente  à  mes  yeux,  je  m'approuve  moi-même. 
Ni  que  du  fol  amour  qui  trouble  ma  raison 
Ma  lâche  complaisance  ait  nourri  le  poison. 
Objet  infortuné  des  vengeances  célestes. 
Je  m'abhorre  encor  plus  que  tu  ne  me  détestes. 
Les  dieux  m'en  sont  témoins,  ces  dieux  qui  dans  mon  flanc 
Ont  allumé  le  feu  fatal  à  tout  mon  sang; 
Ces  dieux  qui  se  sont  fait  une  gloire  cruelle 
De  séduire  le  cœur  d'une  faible  mortelle.  - 
'Jbi-ménio  en  ton  esprit  rappelle  le  passé  : 


ACTK  II,   SCr.NK  VI.  f,2J 

C'est  peu  de  l'avoir  fui,  cruel,  je  t'ai  chassé; 

J'ai  voulu  te  paraître  odieuse,  inhumaine; 

Pour  mieux  te  résister,  j'ai  recherché  ta  haine. 

Oc  quoi  m'ont  profité  mes  inutiles  soins? 

Tu  me  haïssais  plus,  je  ne  t'aimais  pas  moins; 

Tes  malheurs  te  prêtaient  encor  de  nouveaux  charmes. 

J'ai  langui,  j'ai  séché  dans  les  feux,  dans  les  larmes  : 

Il  suffit  de  tes  yeux  pour  f  en  persuader. 

Si  tes  yeux  un  moment  pouvaient  me  regarder. 

Que  dis-je?  cet*aveu  que  je  te  viens  de  faire, 

Cet  aveu  si  honteux,  le  crois-lu  Tolontairc? 

Tremblante  pour  un  fils  que  je  n'osai.s  trahir,       "     '' 

Ju  te  venais  prier  de  ne  le  point  haïr  : 

Ir'aibles  projets  d'un  ccctir  trop  plein  de  ce  qu'il  aimcl 

liélasl  je  ne  t'ai  pu  parler  que  de  tai-ménn  l 

Vengc-totj  punis-moi  d'un  odieuîc  amour  ;  * 

Digne  fils  du  héros  qui  l'a  donné  le  jour. 

Délivre  l'uni  vers  d*un  monstre  qui  t'irrile, 

La  veuve  de  Thésée  ose  aimer  Hippolytc! 

Crois-moi  j  ce  monslrc  affruux  ne  doit  point  t  échapper  : 

Voilà  mon  cœur^  c'est  là  que  ta  main  doit  Jrappcr, 

impatient  déjà  d'expier  son  ofTcnsc, 

Ati-devaiit  de  ton  bras  je  le  sens  qui  s'avance, 

Frappe;  ou,  si  lu  le  crois  indigne  de  tes  coups. 

Si  ta  haine  in'cnvic  un  suppllcd  si  doux. 

Ou  si  d*un  sang  trop  vil  la  main  serait  trempée , 

Au  défaut  de  Ion  bras  prète-raoi  ton  épée; 

Donne. 

GENONE. 

Que  faite^vous^  madame!  Justes  dieux! 
Mais  on  vient  :  évitez  des  témoins  odieux. 
Venez,  rentrez;  fuyez  une  honte  certaine. 

SCÈNE  VI. 
HIPPOLYTE,  THÉRAMÉNE. 

THÉRAMÉTiE. 

Est-ce  Phèdre  qui  fuit,  ou  plutôt  qu'on  entraîne? 
Pourquoi,  seigneur,  pourquoi  ces  marques  de  douleur? 
Je  vous  vois  sans  épée,  interdit,  sans  couleur. 


524  PIIÈDRK. 

HIPPOLTTE. 

Théramène  y  fuyons.  Ma  surprise  est  extrême  : 
Je  ne  puis  sans  horreur  me  regarder  moi-môme. 
Phèdre...  Mais  non  y  grands  àieux  !  qu'en  un  profond  oubli 
Cet  horrible  secret  demeure  enseveli. 

THÉRAMÈNE. 

Si  vous  voulez  partir^  la  voile  est  préparée  : 
Mais  Athènes^  seigneur ,  s'est  déjà  déclarée; 
Ses  chefs  ont  pris  les  voix  cle  toutes  ses  tribus; 
Votre  frère  l'emporte ,  et  Phèdre  a  le  dessus. 

mPPOLTTE. 

Phèdre? 

THÉRAMÈNE. 

Un  héraut  chargé  des  volontés  d'Athènes 
De  l'État  en  ses  mains  vient  remettre  les  rênes. 
Son  fils  est  roi,  seigneur. 

HIPPOLYTE. 

Dieux,  qui  la  connaissez, 
Est-ce  donc  sa  vertu  que  vous  récompensez? 

THÉRAMÈNE. 

Cependant  un  bruit  sourd  veut  que  le  rdi  respire: 

On  prétend  que  Thésée  a  paru  dans  l'Épire  : 

Mais  moi,  qui  l'y  cherchai,  seigneur,  je  sais  trop  bien... 

HIPPOLYTE. 

N'importe;  écoutons  tout,  et  ne  négligeons  rien. 
Examinons  ce  bruit,  remontons  à  sa  source. 
S'il  ne  mérite  pas  d'interrompre  ma  course. 
Partons;  q|,  quelque  prix  qu'il  en  puisse  coûter. 
Mettons  le  sceptre  aux  mains  dignes  de  le  porter. 


ACTE  TROISIEME. 


SCÈNE  I. 
PHEDRE, OENONE. 

PHEDRE. 

Ail!  que  Ton  porte  ailleurs  les  honneurs  qu'on  m'envoie 
Importune,  peux-tu  souhaiter  qu'on  me  voie? 


ACTE  III,  SCÈNE   I.  525 

De  quoi  viens-tu  flatter  mon  esprit  désolé? 
Cache-moi  bien  plutôt;  je  n'ai  que  trop  parlé. 
Mes  fureurs  au  dehors  ont  osé  se  répandre  : 
J'ai  dit  ce  que  jamais  on  ne  devait  entendre. 
Ciel  !  comme  il  m'écoutait  !  Par  combien  de  détours 
l/iusensiblo  a  loii;îtemjis  éhulé  mes  discours  î 
f]ijmmc  il  ne  respirait  qu'une  rclraUc  prompte î 
Et  rombien  sa  roug:t'ur  a  redoublé  ma  honte  î 
Poun[uoi  dé lo ornais-tu  mon  funeste  dessein? 
Hirl^is!  quand  son  épce  allait  chercher  mon  soin, 
A-l-il  pâli  pour  moif  me  Ta-l-il  arrachée? 
Il  surfit  que  ma  main  Tait  une  fois  touchée , 
Je  l'ai  rendue  horrible  h  ses  yeux  inïiumains; 
Et  ce  fer  malheureux  profanerait  ses  mains. 

GE?iO?fE. 

Ainsi,  dans  vos  maîhcurs  ne  songeant  qu'à  vous  plaindte. 
Vous  nourrissez  un  feu  qu'il  tous  faudrait  éteindre. 
Ne  vaudrait-il  pas  mieuît,  digne  sang  de  Minos, 
Dans  de  plus  nobïes  soins  cîiercher  votre  repos. 
Contre  un  ingrat  qui  plait  recourir  h  la  finie, 
Réjjucrj  et  de  TÉtat  embrasser  la  conduite  l 

Moij  n?gnerl  moi,  ranger  un  État  sous  ma  Un, 
Quand  ma  faible  raison  ne  règne  plus  sur  uvm  Î 
Lorsque  j'ai  de  mes  sens  abandonné  l'empire  î 
Quand  sous  un  joug  honteux  à  peine  je  respire  ! 
Quand  je  me  meurs  ! 

OENONB. 

Fuyez. 

PHÈDRE. 

Je  ne  le  puis  quitter. 

GEMONE. 

Vous  l'osâtes  bannir^  yous  n'osez  l'éviter? 

PHÈDRE. 

Il  n'est  plus  temps  :  il  sait  mes  ardeurs  insensées. 

De  l'austère  pudeur  les  bornes  sont  passées  : 

J'ai  déclaré  ma  honte  aux  yeux  de  mon  vainqueur; 

Et  l'espoir  malgré  moi  s'est  glissé  dans  mon  cœur. 

Toi-môme ,  rappelant  ma  force  défaillante , 

Et  mon  âme  déjà  sur  mes  lèvres  errante, 

Par  tes  conseils  flatteurs  tu  m'as  su  ranimer  : 


526  PHÈDRE. 

Tu  m'as  fait  entrevoir  que  je  pouvais  l'aimer. 

OBNOIXE. 

Hélas  !  de  vos  malheurs  innocente  ou  coupable , 
De  quoi  pour  vous  sauver  n'étai»-je  point  capable? 
Mais  si  jamais  l'offense  irrita  vos  esprits , 
Pouvez-vous  d'un  superbe  oublier  les  mépris  ? 
Avec  quels  yeux  ci:uels  sa  rigueur  obstinée 
Vous  laissait  à  ses  pieds ^  peu  s'en  faut,  prosternée  1 
Que  son  farouche  orgueil  le  rendait  odieui  ! 
Que  Phèdre  en  ce  moment  n'avait-elle  mes  yeux  ! 

PHÈDRE. 

OEnone^  il  peut  quitter  cet  orgueil  qui  te  blesse; 
Nourri  dans  les  forêts ,  il  en  a  la  rudesse. 
Hippolyte^  endurci  par  de  sauvages  lois. 
Entend  parler  d'amour  pour  la  première  fois  : 
Peut-être  sa  surprise  a  causé  son  silence  ; 
Et  nos  plaintes  peut-être  ont  trop  de  violence.     • 

OEKONE. 

Songez  qu'une  barbare  en  son  sein  Ta  formé. 

PHÈDRE. 

Quoique  Scythe  et  barbare ,  elle  a  pourtant  aimé. 

OEÎSONE. 

Il  a  pour  tout  le  sexe  une  haine  fatale. 

PHÉDHE. 

Je  ne  me  verrai  point  préférer  de  rivale. 

Enfin  tous  tes  conseils  ne  sont  plus  de  saison  : 

Sers  ma  fureur,  Œnone,  et  non  point  ma  raison. 

11  oppose  à  l'amour  un  cœur  inaccessible  : 

Cherchons  pour  l'attaquer  quelque  endroit  plus  sensible. 

Les  charmes  d'un  empire  ont  paru  le  toucher; 

Athènes  l'attirait,  il  n'a  pu  s'en  cacher  ; 

DéJH  de  ses  vaisseaux  la  pointe  était  tournée. 

Et  la  voile  flottait,  aux  vents  abandonnée. 

Va  trouver  de  ma  part  ce  jeune  ambitieux, 

Œnone;  fais  briller  la  couronne  à  ses  ycui; 

Qu'il  mette  sur  son  front  le  sacré  diadème  : 

Je  ne  veux  que  l'honneur  de  l'attacher  moi-même. 

Cédons-lui  ce  pouvoir  que  je  no  puis  garder. 

11  instruira  mon  fils  dans  l'art  de  commander; 

Peut-être  il  voudra  bien  lui  tenir  lieu  do  père  : 

Je  mets  sous  son  pouvoir  o.t  le  fils  et  la  mère. 


ACTK  III,  SCflNK  III.  527 

Pour  le  fléchir  enfin,  tente  tous  les  moyens; 
Tes  discours  trouveront  plus  cracccs  que  les  miens  : 
Presse ,  pleure ,  gémis  ;  peins-lui  I^hèdre  mourante  ; 
Ne  rougis  point  de  prendre  une  voix  suppliante  : 
Je  t'avouerai  de  tout;  je  n'espère  qu'en  toi. 
Va  :  j'attends  ton  retour  pour  disposer  de  moi. 

SCÈNE  II. 

PHÈDRE. 

0  toi  qui  vois  la  hnnle  ou  je  fiuiis  descendue. 
Implacable  Véiuis,  suis^je  a?isez  confondue  î 
Tn  ne  saurais  plu§  loin  pousser  ta  cruauté  ; 
T(M  triomphe  est  parfait;  tous  tes  traits  ont  purtê. 
Cniï'lle!  si  tu  vcuï  une  gloire  nouvelkj 
Attaque  un  ennemi  qui  te  ^oxi  plus  rebelle. 
Hlppolyte  te  fuit,  ct^  bravant  ton  courroux , 
Jamais  à  tes  atittls  n'a  Ûcchi  les  genoux; 
Ton  nom  semble  offenser  ses  superbes  oreilles. 
Déesse,  venge-itfci;  nos  causes  sont  pareilles, 
Qiïll  aime.,.  Mais  déjà  tu  reviens  sur  lej>  pas, 
UKïione!  On  me  déleste;  on  ne  t*écciute  pas? 

SCÈNE   III. 
PHÈDRE,  OENONE. 

OENONE. 

Il  faut  d'un  vain  amour  étouffer  la  pensée , 

Madame  ;  rappelez  votre  vertu  passée  : 

Le  roi,  qu'on  a  cru  mort,  va  paraître  à  vos  yeux  ; 

Thésée  est  arrivé,  Thésée  est  en  ces  lieux. 

Le  peuple  pour  le  voir  court  et  se  précipite. 

Je  sortais  par  votre  ordre ,  et  cherchais  Hippol.>ie , 

Lorsque  jusques  au  ciel  mille  cris  élancés... 

PHÈDRE. 

Mon  époux  est  vivant,  CEnone;  c'est  assez. 

J'ai  fait  l'indigne  aveu  d'un  amour  qui  l'outrage  : 

11  vit;  je  ne  veux  pas  en  savoir  davantage. 

OENONE. 

Quoi? 


528  PHÈDRE. 

PRRDRE. 

Je  te  Tai  prédit;  mais  tu  n'as  pas  voulu  : 
Sur  mes  justes  remords  tes  pleurs  ont  prévalu  : 
Je  mourais  ce  matin  digne  d'être  pleurée  ; 
J'ai  suivi  tes  conseils^  je  meurs  déshonorée. 

CENONE. 

Vous  mourez? 

PHÈDRE. 

Juste  ciel!  iqu'ai-je  fait  aujourd'hui? 
Mon  époux  va  paraître^  et  son  fils  avec  lui! 
Je  verrai  le  témoin  de  ma  flamme  aduUère 
Observer  de  quel  front  j'ose  aborder  son  père , 
Le  cœur  gros  de  soupirs  qu'il  n'a  point  écoutés. 
L'œil  humide  de  pleurs  par  l'ingrat  rebutés  ! 
Tcnses-tu  que,  sensible  à  l'honneur  de  Thésée, 
11  lui  cache  l^ardcur  dont  je  suis  embrasée? 
Laissera-t-il  trahir  et  son  père  et  son  roi  ? 
Pourra-t-il  contenir  l'horreur  qu'il  a  pour  moi? 
11  se  tairait  en  vain  :  je  sais  mes  perfidies, 
ORnonc,  et  ne  suis  point  de  ces  femmes  hardies 
Qui,  goûtant  dans  le  crime'une  tranquille  paix, 
Ont  su  se  faire  un  front  qui  ne  rougit  jamais; 
Je  connais  mes  fureurs,  je  les  rappelle  toutes  : 
11  me  semble  déjà  que  ces  murs,  que  ces  voûtes 
Vont  prendre  la  parole,  et,  prêts  à  m'accuser, 
Attendent  mon  époux  pour  le  désabuser. 
Mourons  :  de  tant  d'horreurs  qu'un  trépas  me  délivre. 
Est-ce  un  malheur  si  grand  que  de  cesser  de  vivre  ? 
La  mort  aux  malheureux  ne  cause  point  d'effroi  : 
Je  ne  crains  que  le  nom  que  je  laisse  après  moi. 
Pour  mes  tristes  enfants  quel  affreux  héritage! 
Le  sang  de  Jupiter  doit  enfler  leur  courage  : 
Mais,  quelque  juste  orgueil  qu'inspire  un  sang  si  boau^ 
Le  crime  d'une  mère  est  un  pesant  fardeau. 
Je  tremble  qu'un  discours,  hclasi  trop  véritable 
Un  jour  ne  leur  reproche  une  mère  coupable  : 
Je  tremble  qu'opprimés  de  Ce  poids  odieux, 
L'Un  ni  l'autre  jamais  n'osent  lever  les  yeux. 

OENONE. 

Il  n'en  faut  point  douter,  je  les  plains  l'un  et  l'autre  ; 
Jamais  crainte  ne  fut  plus  juste  que  la  vôtre. 


ACTK  llî,  SCÈM:  IIÎ.  .r,23 

Mais  à  de  tels  affronts  pourquoi  les  exposer? 
Pourquoi  contre  vous-même  allez-vous  déposer? 
C'en  est  fait  :  on  dira  que  Phèdre,  trop  coupable. 
De  son  époux  trahi  fuit  Taspcct  redoutable. 
Ilippolyte  est  heureux  qu^aux  dépens  de  vos  jours 
Vous-même,  en  expirant,  appuyiez  ses  discours. 
A  votre  accusateur  que  pourrai-jc  répondre? 
Je  serai  devant  lui  trop  facile  à  confondre  : 
De  son  triomphe  affreux  je  le  verrai  jouir. 
Et  conter  votre  honte  à  qui  voudra  l'ouïr. 
Ah  !  que  plutôt  du  ciel  la  flamme  me  dévore  ! 
Mais,  ne  me  trompez  point,  vous  est-il  cher  encore? 
De  quel  œil  voyez-vous  ce  prince  audacieux? 

PHEDRE. 

Je  le  vois  comme  un  monstre  effroyable  à  mes  yeux. 

OENONE. 

Pourquoi  donc  lui  céder  une  victoire  entière? 
Vous  le  craignez;  osez  Taceuser  la  pr^mien' 
Du  crime  dont  11  peut  vous  charger  aujiHri'irhMu 
Qui  vous  démenti  ni?  Tuul  parle  contre  lui  - 
Son  épée  im  vos  nmiu?;  ht^uri^iisi^mrril  lais^<rc> 
Votre  troyble  présent,  volro  dùnkur  piissre, 
Son  père  p.ir  vos  cris  lU'S  Ituïjrtcmps  prévenu. 
Et  déjà  sou  i  \i\  par  n>uï5-rni*nK^  olttfTiu 

PHEDRE. 

Moi,  que  j'ose  opprimer  et  noircir  l'innocence  ! 

OENONE. 

Mon  zèle  n'a  besoin  que  de  votre  silence. 

Tremblante  comme  vous,  j'en  sens  quelques  remords  : 

Vous  me  verriez  plus  prompte  affronter  mille  morts. 

Mais,  puisque  je  vous  perds  sans  ce  triste  remède. 

Votre  vie  est  pour  moi  d'un  prix  à  qui  tout  cède. 

Je  parlerai.  Thésée,  aigri  par  mes  avis. 

Bornera  sa  vengeance  à  l'exil  de  son  fils. 

Un  père,  en  punissant,  madame,  est  toujours  père; 

Un  supplice  léger  suffit  à  sa  colère. 

Mais,  le  sang  innocent  dùt-il  être  versé. 

Que  ne  demande  point  votre  honneur  menacé? 

C'est  un  trésor  trop  cher  pour  oser  le  commettre. 

Quelque  loi  qu'il  vous  dicte,  il  faut  vous  y  soumettre  , 

Madame;  et,  pour  sauver  votre  honneur  combattu. 


&30  PHÈDRE. 

11  faut  immoler  tout,  et  même  la  vertu. 
On  vient;  je  vois  Thésée. 

PDÉDRE. 

Ah!  je  vois  Hippolyte; 
Dans  ses  yeux  insolents  je  vois  ma  perte  écrite. 
Fais  ce  que  tu  voudras ,  je  m'abandonne  à  toi  : 
Dans  le  trouble  où  je  suis  je  ne  puis  rien  pour  moi. 

SCÈNE  IV. 

TKÉSÉE,  niPPOLYTE,  PHÈDRE,  OENONE, 
THËRAMÊNE. 

THÉSÉE. 

La  fortune  à  mes  vœux  cesse  d'être  opposée , 
Madame,  et  dans  vos  bras  met... 

PHÈDRE. 

Arrêtez ,  Thésée , 
Et  ne  profanez  point  des  transports  si  charmants  : 
Je  ne  mérite  plus  ces  doux  empressements; 
Vous  Tètes  offensé.  La  fortune  jalouse 
N'a  pas  en  votre  absence  épargné  votre  épouse. 
Indigne  de  vous  plaire  et  de  vous  approcher^ 
Je  ne  dois  désormais  songer  qu'à  me  cacher. 

SCÈNE  V. 
THÉSÉE,  HIPPOLYTE,  THÉRAMENE. 

THÉSÉE. 

Quel  est  l'étrange  accueil  qu'on  fait  à  votre  père , 
Mon  fils? 

HIPPOLTTE. 

Phèdre  peut  seule  expliquer  ce  mystère. 
Mais,  si  mes  vœux  ardents  vous  peuvent  émouvoir, 
Permettez-moi,  seigneur,  de  ne  la  plus  revoir; 
Souffrez  que  pour  jamais  le  tremblant  Hippolyte 
Disparaisse  des  lieux  que  votre  épouse  habite. 

THÉSÉE. 

Vous,  mon  fils,  me  quitter? 

HIPPOLTTE. 

Je  ne  la  cherchais  pas  : 


ACTE  IV,  SCENE  V.  531 

Cest  vous  qui  sur  ces  bords  conduisîtes  ses  pas. 
Vous  daignâtes,  seigneur,  aux  rives  de  Trézène 
Confier  en  partant  Aricie  et  la  reine  : 
Je  fus  même  chargé  du  soin  de  les  garder. 
Mais  quels  soins  désormais  peuvent  me  retarder? 
Assez  dans  les  forêts  mon  oisive  jeunesse 
Sur  de  vils  ennemis  a  montré  son  adresse  : 
Ne  pourrai-je,  e»  fuyant  un  indigne  repos  j 
D'un  j^ang  plus  gloriem  teindre  mes  javelots? 
Vous  n'aviez  pas  encore  atteint  l'àgc  où  je  louche, 
Déjà  plus  d'un  tyran  j  pluf^  d'un  monstre  farouche 
Avait  de  votrfi  bras  senti  la  pesanteur; 
Déjà,  de  Tinsolence  heuvcus  persécuteur. 
Vous  aviez  des  ûeut  mcra  assuré  les  rivages; 
Le  libre  voyageur  ne  craiÉpiati  plus  d^oulragcs; 
Hercule j  respirant  sur  le  bruit  de  vos  coups. 
Déjà  de  son  travail  se  reposait  sur  vous  : 
£t  moi,  fils  inconnu  d'un  si  glorieux  père. 
Je  suis  méftie  cncor  loin  des  traces  de  ma  mère! 
Souffrez  que  mon  courage  ose  enfin  s'occuper  : 
Souffrez  j,  si  quelque  monstre  a  pu  vous  échapper , 
Que  j'apporte  à  vos  pieds  sa  dépouille  honorable. 
Ou  que  d'un  beau  trépas  la  mémoire  durable, 
Éternisant  des  jours  si  noblement  finis. 
Prouve  à  tout  l'univers  que  j'étais  votre  fils. 

THÉSÉE. 

Que  vois-je?  quelle  horreur  dans  ces  lieux  répandue 

Fait  fuir  devant  mes  yeux  ma  famille  éperdue? 

Si  je  reviens  si  craint  et  si  peu  désiré, 

O  ciel,  de  ma  prison  pourquoi  m'as-tu  tiré? 

Je  n'avais  qu'un  ami  :  son  imprudente  flamme 

Du  tyran  de  l'Épire  allait  ravir  la  femme  ; 

Je  servais  à  regret  ses  desseins  amoureux  ; 

Mais  le  sort  irrité  nous  aveuglait  tous  deux. 

Le  tyran  m'a  surpris  sans  défense  et  sans  armes. 

J'ai  vu  Pirithoùs,  triste  objet  de  mes  larmes. 

Livré  par  ce  barbare  à  des  monstres  cruels 

Qu'il  nourrissait  du  sang  des  malheureux  mortels. 

Moi-même  il  m'enferma  dans  des  cavernes  sombres , 

Lieux  profonds,  et  voisins  de  l'empire  des  ombres. 

Les  dieux,  après  six  mois,  enfin  m'ont  regardé  : 


532  PHÈDRE. 

J'ai  su  tromper  les  yeux  par  qui  j'étais  garde. 
D'un  perfide  ennemi  j'ai  purgé  la  nature  : 
A  ses  monstres  lui-môme  a  servi  de  pâture. 
Et  lorsqu'avec  transport  je  pense  m'approcher 
*De  tout  ce  que  les  dieux  m'ont  laisse  de  plus  cher; 
Que  dis-je?  quand  mon  âme,  à  soi-même  rendue. 
Vient  se  rassasier  d'une  si  colère  vue, 
Je  n'ai  pour  tout  accueil  que  des  frémissements; 
Tout  fuit,  tout  se  refuse  à  mes  embrasscmcnts  : 
Et  mo't-mème ,  éprouvant  la  terreur  que  j'inspire , 
Je  voudrais  être  encor  dans  les  prisons  d'Épire. 
Parlez.  Phèdre  se  plaint  que  je  suis  outrage.  • 
Qui  m'a  trahi?  Pourquoi  ne  suis-je  pas  vengé? 
La  Grèce,  à  qui  mon  bras  fut  tant  de  fois  utile, 
A-t-elle  au  criminel  accordé  quelque  asile? 
Vous  ne  répondez  point.. Mon  fils,  mon  propre  fils. 
Est-il  d'Intelligence  avec  mes  ennemis? 
Entrons  :  c'est  trop  garder  un  doute  qui  m'accable. 
Connaissons  à  la  fois  le  crime  et  le  coupable  : 
Que  Phèdre  explique  enfin  le  trouble  où  je  la  voi. 

SCÈNE   VI. 
HIPPOLYTE,  THÉRAMÊNË. 

HIPPOLYTE. 

OÙ  tendait  ce  discours  qui  m'a  glacé  d'effroi? 
Phèdre,  toujours  en  proie  à  sa  fureur  extrême, 
Veut-€Ue  s'accuser  et  se  perdre  elle-même? 
Dieux!  que  dira  le  roi?  Quel  funeste  poison 
L'amour  a  répandu  sur  toute  sa  maison! 
Moi-même,  plein  d'un  fou  que  sa  haine  réprouve, 
Quel  il  m'a  vu  jadis,  et  quel  il  me  retrouve  ! 
De  noirs  pressentiments  viennent  m'épouvantcr. 
Mais  l'innocence  enfin  n'a  rien  à  redouter  : 
Allons;  cherchons  ailleurs  par  quelle  heureuse  adresse 
Je  pourrai  de  mon  père  émouvoir  la  tendresse , 
Et  lui  dire  un  amour  qu'il  peut  vouloir  troubler. 
Mais  que  tout  son  pouvoir  ne  saurait  ébranler. 


ACTE  IV,  SCÈNE  I.  533 


ACTE   QUATRIÈME. 


SCÈNE  I. 
THÉSÉE,  OENONE. 

TUÉSÉE. 

Ah!  qu'est-ce  que  j'entends?  Un  traître,  un  téméraire 

Préparait  cet  outrage  à  l'honneur  de  son  père  ! 

Avec  quelle  rigueur,  destin,  tu  me  poursuis! 

Je  ne  sais  où  je  vais,  je  ne  sais  où  je  suis. 

0  tendresse!  ô  bonté  trop  mal  récompensée! 

Projet  audacieux  !  détestable  pensée  ! 

Pour  parvenir  au  but  de  ses  noires  amours , 

L'insolent  de  la  force  empruntait  le  secours  ! 

J'ai  reconnu  le  fer,  instrument  de  sa  rage , 

Ce  fer  dont  je  l'armai  pour  un  plus  noble  usage ^ 

Tous  les  liens  du  sang  n'ont  pu  le  retenir! 

Et  Phèdre  différait  à  le  faire  punir! 

I^  silence  de  Phèdre  épargnait  le  coupable! 

'^  OENONE. 

Phèdre  épargnait  pluttVt  un  père  déplorable  : 
Hanlcuse  du  d*isscin  d'un  amant  furieux. 
Et  du  feu  criminel  qu'il  a  pris  dans  ses  yeux, 
Phèdre  mourait,  seigneur,  et  sa  main  meurtrière 
Éteignait  de  ses  yetiit  rinnocente  lumière. 
J'ai  vu  lever  le  bras,  j'ai  couru  la  sauver  : 
Moi  seule  à  votre  amour  j'ai  su  ta  conserver  ; 
Et,  plaignant  à  la  fois  son  trouble  et  vos  alarmes. 
J'ai  servi  malgré  moi  d'interprète  à  ses  larmes. 

THÉSÉE. 

Le  perfide!  il  n'a  pu  s'empêcher  de  pâlir  : 

De  crainte,  en  m'abordant,  je  l'ai  vu  tressaillir. 

Je  me  suis  étonné  de  son  peu  d'allégresse; 

Ses  froids  embrassements  ont  glacé  ma  tendresse. 

Mais  ce  coupable  amour  dont  il  est  dévoré 

Dans  Athènes  déjà  s'ctait-il  déclaré? 

4â. 


.'>34  PHÈDRE. 

GENONE. 

Seigneur^  souvencx-vous  des  plaintes  de  la  reine. 
Un  amour  criminel  causa  toute  sa  haine. 

THÉSlfcE. 

Et  ce  feu  dans  Trézène  a  donc  recommencé? 

CENONE. 

Je  vous  ai  dit,  seigneur^  tout  ce  qui  s'est  passé. 
C'est  trop  laisser  la  reine  à  sa  douleur  mortelle  ; 
SoufTrez  que  je  vous  quitte ,  et  me  range  auprès  d'elle. 

SCÈNE  II. 
THÉSÉE,  HIPPOLYTE. 

THÉSÉE. 

Ah!  le  voici.  Grands  dieux!  à  ce  noble  maintien 
Quel  œil  ne  serait  pas  trompé  comme  le  mien  ? 
Faut-il  que  sur  le  front  d'un  profane  adultère 
Brille  de  la  vertu  le  sacre  caractère  ! 
Et  ne  devrait-on  pas  à  des  signes  certains 
Reconnaître  le  cœur  des  perfides  humains! 

HIPPOLYTE. 

Puis-je  vous  demander  quel  funeste  nuage. 
Seigneur,  a  pu  troubler  votre  auguste  visage? 
N'osez-vous  confier  ce  secret  à  ma  foi  ? 

THÉSÉE. 

Perfide!  oses-tu  bien  te  montrer  devant  moi? 
Monstre,  qu'a  trop  longtemps  épargné  le  tonnerre , 
Reste  impur  des  brigands  dont  j'ai  purgé  la  terre , 
Après  que  le  transport  d'un  amour  plein  d'horreur 
Jusqu'au  Ut  de  ton  père  a  porté  ta  fureur. 
Tu  m'oses  présenter  une  tète  ennemie  ! 
Tu  parais  dans  des  lieux  pleins  de  ton  infamie  ! 
Et  ne  vas  pas  chercher,  sous  un  ciel  inconnu. 
Des  pays  où  mon  nom  ne  soit  point  parvenu! 
Fuis,  traître.  Ne  viens  point  braver  ici  ma  haine, 
Et  tenter  un  courroux  que  je  retiens  à  peine  : 
C'est  bien  assez  pour  moi  de  l'opprobre  étemel 
D'avoir  pu  mettre  au  jour  un  fils  si  criminel. 
Sans  que  ta  mort  encor,  honteuse  à  ma  mémoire , 
De  mes  nobles  travaux  vienne  souiller  la  gloire. 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  533 

Fuis  :  et,  si  tu  ne  veux  qu'un  châtiment  soudain 
T'ajoute  aux  scélérats  qu'a  punis  cette  main , 
Prends  garde  que  jamais  Tastre  qui  nous  éclaire 
Ne  te  voie  en  ces  lieux  mettre  un  pied  téméraire. 
Fuis,  dis-je;  et,  sans  retour  précipitant  tes  pas. 
De  ton  borhblfi  aspect  purge  tous  mes  États. 

Et  toi ^  Neptune ,  et  toi,  si  jadis  mon  courage 
D'infâmes  assassins  nettoya  ton  rivage, 
Sauviens-loi  que,  pour  pris  de  mt^s  efforts  heureux. 
Tu  promis  d'exaucer  le  premier  de  mes  vieux. 
Dans  le 9  Ioniques  rigueurs  d'une  prison  cruelle 
Je  n'ai  point  imploré  la  puissance  immortelle; 
Avare  du  accours  que  j'allcnds  de  tes  so;nSj 
Mes  vœux  1*0 ni  résen'é  pour  de  plus  grands  besoins  ; 
Je  Timplore  aujourd'hui.  Veng*^  un  malheureux  père  : 
J'abandonne  ce  traître  à  toute  la  colère: 
Etouffe  dans  son  sang  ses  désirs  effronti^a. 
Thésée  à  tes  fureurs  connaîtra  tes  boritéïi. 

eiPPOLÏTE. 

D'un  amour  criminel  Phèdre  accuse  Hippolyte! 
Un  tel  excès  d'horreur  rend  mon  âme  interdite. 
Tant  de  coups  imprévus  m'accablent  à  la  fois, 
yu'ils  m'ôtent  la  parole,  et  m'étouffent  la  voix. 

THÉSÉE. 

Traître,  tu  prétendais  qu'en  un  lâche  silence 
Phèdre  ensevelirait  ta  brutale  insolence  : 
Il  fallait,  en  fuyant,  ne  pas  abandonner 
Le  fer  qui  dans  ses  mains  aide  à  te  condamner  ; 
Ou  plutôt  il  fallait,  comblant  ta  perfidie. 
Lui  ravir  tout  d'un  coup  la  parole  et  la  vie. 

HIPPOLVTE. 

D'un  mensonge  si  noir  justement  irrité. 

Je  devrais  faire  ici  parler  la  vérité , 

Seigneur  :  mais  je  supprime  un  secret  qui  vous  touche. 

Approuvez  le  respect  qui  me  ferme  la  bouche; 

Et,  sans  vouloir  vous-même  augmenter  vos  ennuis. 

Examinez  ma  vie,  et  songez  qui  je  suis.   ' 

Quelques  crimes  toujours  précèdent  les  grands  crimes  : 

Quiconque  a  pu  franchir  les  bornes  légitimes 

Peut  violer  enfin  les  droits  les  plus  sacres  : 

Ainsi  que  la  vertu  le  crime  a  ses  degrés; 


&36  .  PHËDRë. 

Et  jamais  on  n'a  vu  la  timide  innocence 

Passer  subitement  à  l'extrême  licence. 

Un  jour  seul  ne  fait  point  d'un  mortel  vertueui 

Un  perfide  assassin  y  un  lâche  incestueux. 

Élevé  dans  le  sein  d'une  chaste  héroïne^ 

Je  n'ai  point  de  son  sang  démenti  l'origine  : 

Pitthée^  estimé  sage  entre  tous  les  humains, 

Daigna  m'instruire  encore  au  sortir  de  ses  mains. 

Je  ne  veux  point  me  peindre  avec  trop  d'avantage; 

Mais  si  quelque  vertu  m'est  tombée  en  partage  y 

Seigneur ,  je  crois  surtout  avoir  fait  éclater 

La  haine  des  forfaits  qu'on  ose  m'imputer. 

C'est  par  là  qu'Hippolyte  est  connu  dans  la  Grèce. 

J'ai  poussé  la  vertu  jusques  à  la  rudesse  : 

On  sait  de  mes  chagrins  l'inflexible  rigueur. 

Le  jour  n'est  pas  plus  pur  que  le  fond  de  mon  cœur. 

Et  l'on  veut  qu'Hippolyte,  épris  d'un  feu  profane... 

THÉSÉE. 

Oui,  c'est  ce  même  orgueil,  lâche!  qui  te  condamne. 
Je  vois  de  tes  froideurs  le  principe  odieux  : 
Phèdre  seule  charmait  tes  impudiques  yeux; 
Et  pour  tout  autre  objet  ton  âme  indifférente 
Dédaignait  de  brûler  d'une  flamme  innocente. 

inrpoLTrE. 
Non,  mon  père,  te  cœur,  c'est  trop  vous  le  celer, 
N'a  point  d'un  chaste  amour  dédaigné  de  brûler. 
Je  confesse  à  vos  pieds  ma  véritable  offense  : 
J'aime,  j'aime,  il  est  vrai,  malgré  votre  défense. 
Aricie  à  ses  lois  tient  mes  vœux  asservis  ; 
La  fille  de  Pallante  a  vaincu  votre  fils  : 
Je  l'adore  ;  et  mon  âme,  à  vos  ordres  rebelle , 
Ne  peut  ni  soupirer  ni  brûler  que  pour  elle. 

THÉSÉE. 

Tu  l'aimes?  ciel!  Mais  non,  l'artifice  est  grossier  : 
Tu  te  feins  criminel  pour  te  justifier. 

HIPPOLYTE. 

Seigneur,  depuis  six  mois  je  l'évite,  et  je  l'aime  : 
Je  venais,  en  tremblant,  vous  le  dire  à  vous-mènu\ 
Hé  quoi!  de  votre  erreur  rien  ne  vous  peut  tirer? 
Par  quel  affreux  serment  faut-il  vous  rassurer? 
Que  la  terre,  le  ciel,  que  toute  la  nalurc... 


AGT£  IV,  SCÈNE  III.  637 

THÉSÉE. 

Toujours  les  scélérats  ont  recours  au  parjure. 
Cesse ,  cesse ^  et  m'épargne  un  importun  discours^ 
Si  ta  fausse  vertu  n'a  point  d'autre  secours. 

HlPI»OLYTE. 

Elle  vous  parait  fausse  et  pleine  d'artifice  : 

Phèdre  au  fond  de  son  cœur  me  rend  plus  de  justice. 

JHÉSÉE. 

Ah!  que  ton  impudence  excite  mon  courroux! 

niPPOLYTE. 

Quel  temps  à  mon  exil,  quel  lieu  prescrivez-vous'' 

fHÉSÉE. 

Fusses-tu  par  delà  les  colonnes  d'Alcidc , 
Je  me  croirais  encor  trop  voisin  d'un  perfide. 

BIPPOLYTE. 

Chargé  du  crime  affreux  dont  vous  me  soupçonnez, 
Quels  amis  me  plaindront,  quand  vous  m'abandonnez? 

THÉSÉE. 

Va  chercher  des  amis  dont  l'estime  funeste 
Honore  l'adultère,  applaudisse  à  l'inceste; 
Des  traîtres,  des  ingrats  sans  honneur  et  sans  loi, 
Dignes  de  protéger  un  méchant  tel  que  toi. 

HIPPOLYTE. 

Vous  me  parlez  toujours  d'inceste  et  d'adultère  : 
Je  me  tais.  Cependant  Phèdre  sort  d'une  mère, 
Phèdre  est  d'un  sang,  seigneur,  vous  le  savez  trop  bien , 
De  toutes  ces  horreurs  plus  rempli  que  le  mien. 

THÉSÉE. 

Quoi!  tarage  à  mes  yeux  perd  toute  retenue? 
Pour  la  dernière  fois,  ôtc-toi  de  ma  vue. 
Sors,  traître  :  n'attends  pas  qu'un  père  furieux 
Te  fasse  avec  opprobre  arracher  de  ces  lieux. 

SCÈNE  III. 

THÉSÉE. 

Misérable,  tu  cours  à  ta  perte  infaillible. 
Neptune,  par  le  fleuve  aux  dieux  mômes  terrible, 
M'a  donné  sa  parole ,  et  va  l'exécuter. 
Un  dieu  vengeur  te  Ruit,  tu  ne  peux  Tcviter. 


h38  PHÈDRE. 

Je  t'aimais;  ci  je  sens  que  ^  malgré  ton  ofTensc , 
Mes  entrailles  pour  toi  se  troublent  par  avance. 
Mais  à  te  condamner  tu  m'as  trop  engagé  : 
Jamais  père  en  effet  fut-il  plus  outragé  ! 
Justes  dieux,  qui  voyez  la  douleur  qui  m'accable, 
Ai-je  pu  mettre  au  jour  un  enfant  si  coupable  l 

SCÈNE  iV. 
PHÈDRE,  THÉSÉE. 

PBBDRE. 

Seigneur,  je  viens  à  vous,  pleine  d'un  juste  effroi  ; 
Votre  voix  redoutable  a  passé  jusqu'à  moi  : 
Je  crains  qu'un  prompt  effet  n'ait  suivi  la  menace. 
S'il  en  est  temps  encore ,  épargnez  votre  race , 
Respectez  votre  sang  ;  j'ose  vous  en  prier  : 
Sauvez-moi  de  l'horreur  de  l'entendre  crier  ; 
N&  me  préparez  point  la  douleur  éternelle 
De  l'avoir  fait  répandre  à  la  main  paternelle. 

THÉSÉE. 

Non,  madame,  en  mon  sang  ma  main  n'a  point  trempé; 
Mais  l'ingrat  toutefois  ne  m'est  point  échappé  : 
Une  immortelle  main  de  sa  perte  est  chargée , 
Neptune  me  la  doit;  et  vous  serez  vengée. 

PBÉDRE. 

Neptune  vous  la  doit!  Quoi!  vos  vœux  irrités... 

THÉSÉE. 

Quoi!  craignez-vous  déjà  qu'ils  ne  soient  écoutés? 
Joignez-vous  bien  plutôt  à  mes  vœux  légitimes  : 
Dans  toute  leur  noirceur  retracez-moi  ses  crimes; 
Echauffez  mes  transports  trop  lents,  trop  retenus. 
Tous  ses  crimes  encor  ne  vous  sont  pas  connus  : 
Sa  fureur  contre  vous  se  répand  en  injures  $ 
Votre  bouche,  ditril,  est  pleine  d'impostures; 
H  soutiant  qu'Aricie  a  son  cœur,  a  sa  foi , 
Qu'il  l'aime. 

PHÈDRE. 

Quoi ,  seigneur  ! 

THÉSÉE. 

11  l'a  dit  devant  moi. 
Mais  je  sais  rejeter  un  frivole  artifice. 


ACTE  IV,  SCÈNE  VT.  63» 

Espérons  de  Neptune  une  prompte  justice  . 
Je  vais  moi-même  encore  au  pied  de  ses  autels 
Le  presser  d'accomplir  ses  serments  immortels. 

SCÈNE   V. 

PHÈDRE. 

n  sort.  Quelle  nouvelle  a.  Trappe  mon  oreille! 
Quel  feu  mal  étouffé  dans  mon  cœur  se  réveille! 
Quel  coup  de  foudre,  oh  ciel!  et  quel  funeste  avis! 
Je  volais  tuut  entière  au  secours  de  son  fils  ; 
Elj  m'arrachant  des  bras  d'OEnone  épouvantée  , 
Je  cédais  aui  remords  dont  j'étais  tourmentée. 
Qui  sait  même  où  m' allait  porter  ce  repentir? 
Peut-être  à  ra'accuscr  j'aurais  pu  consentir  : 
Peut-être,  si  la  voii  ne  m'eût  été  coupée, 
L'affreuse  vérité  me  serait  échappée. 
Hippolyte  est  sensible ,  et  ne  sent  rien  pour  moi  ! 
Aride  a  son  cûtur  1  àricie  a  sa  foi  1 
Ah  dieux  1  Lorsqu'à  mes  vœuï  Vingrat  ineiorable 
S'armait  d'un  œil  si  fier,  d'un  front  si  redoutable, 
Je  pensais  quà  Tamour  son  cœur  toujours  fermé 
Fut  contre  tout  mon  seie  également  armé  : 
Une  autru  cependant  a  fléchi  son  audace  ; 
Devant  ses  ycui  cruels  une  autre  a  trouvé  grâce. 
Peut-être  a-t41  un  coeur  facile  à  s'attendrir  : 
Je  suis  le  seul  objet  qu'il  ne  saurait  souffrir. 
El  je  me  chargerais  du  soin  do  le  défendrcl 

SCÈNE  VI. 
PHÈDRE, OENONE. 

PHÈDRE. 

Chère  CEnone,  sais-tu  ce  que  je  viens  d'apprendre? 

CENONE. 

Non;  mais  je  viens  tremblante,  à  ne  vous  point  mentir  : 
J'ai  pâli  du  dessein  qui  vous  a  fait  sortir  ; 
J'ai  craint  une  fureur  à  vous-même  fatale. 

PHÈDRE. 

CEnone,  qui  l'eût  cru?  i'avais  une  rivale! 


540  PHKDRK. 

OET^ONE. 

Comment? 

PHÊORE. 

Hippolyte  aime  ;  et  je  n'en  puis  douter. 
Ce  farouche  ennemi  qu'on  ne  pouvait  dompter. 
Qu'offensait  le  respect,  qu'importunait  la  plainte, 
Ce  tigre 9  que  jamais  je  n'abordai  sans  crainte, 
Soumis,  apprivoisé-,  reconnaît  un  vainqueur  : 
Aricie  a  trouvé  le  chemin  de  son  cœur. 

CENONE. 

Aricie? 

PHÈDRE. 

Ah  douleur  non  encore  éi>rouvée  ! 
A  quel  nouveau  tourment  je  me  suis  réservée  ! 
Tout  ce  que  j'ai  souffert,  mes  craintes,  mes  transports, 
La  fureur  de  mes  feux,  Thorrcur  de  mes  remords. 
Et  d'un  refus  cruel  l'insupportable  injure. 
N'était  qu'un  faible  essai  du  tourment  que  j'endure. 
Ils  s'aiment!  Par  quel  charme  ont-ils  trompé  mes  y^'ux'^ 
Comment  se  sont-ils  vus?  depuis  quand?  dans  quels  lieux? 
Tu  le  savais  :  pourquoi  me  laissais-tu  séduire? 
De  leur  furtive  ardeur  ne  pouvais-tu  m'instruire? 
Les  a-l-on  vus  souvent  se  parler,  se  chercher? 
Dans  le  fond  des  forêts  allaientrils  se  cacher? 
Hélas!  ils  se  voyaient  avec  pleine  licence; 
Le  ciel  de  leurs  soupirs  approuvait  l'innocence; 
Ils  suivaient  sans  remords  leur  penchant  amoureux; 
Tous  les  jours  se  levaient  clairs  et  sereins  pour  eux  : 
Et  moi,  triste  rebut  de  la  nature  entière, 
Je  me  cachais  au  jour,  je  fuyais  la  lumière  : 
La  mort  est  le  seul  dieu  que  j'osais  implorer. 
J'attendais  le  moment  où  j'allais  expirer  : 
Me  nourrissant  de  fiel,  de  larmes  abreuvée, 
Encor,  dans  mon  malheur  de  trop  près  obsenée. 
Je  n'o.sais  dans  mes  pleurs  me  noyer  à  loisir. 
Je  goûtais  en  tremblant  ce  funeste  plaisir; 
Et,  sous  un  front  serein  déguisant  mes  alarmes, 
H  fallait  bien  souvent  me  priver  de  mes  larmes. 

OENONE. 

Quel  fruit  recevront-ils  de  leurs  vaines  amours? 
Ils  ne  se  verront  plus. 


ACTK  IV,  SCf:?!»-:  Vf.  5ii 

PHEDRE. 

Ils  s'aimeront  toujours! 
Au  moment  que  je  parle  ^  ah  mortelle  pensée! 
Ils  bravent  la  fureur  d'une  amante  insensée  : 
Malgré  ce  même  exil  qui  va  les  écarter^ 

Us  fiint  miUo  serments  de  ne  se  puiat  quitter. 
Non,  je  ne  puis  souffrir  un  bonheur  qui  m'outrage, 
CEnonc;  prends  pitié  d«  ma  jalouse  rage. 
Il  faut  perdre  Aricic;  il  faut  de  mon  époux 
Contre  on  sang  odieux  réveiller  le  courroui  : 
Qu'il  ne  se  borne  pas  à  des  peines  légères; 
Le  crime  de  la  sœur  passe  celui  des  frères. 
Dans  mes  jaloux  transports  je  le  veux  implorer. 
Que  tais-jc?  où  ma  raison  se  va-l-elïe  égarera 
Moi  jalouse  1  et  Thésée  est  celui  que  j'implore  ! 
Mon  époux  est  vivant;  et  moi  je  brûle  encore! 
Pour  qui?  quel  est  le  coeur  où  prétendent  mes  smixt 
Chaque  mot  sur  mon  front  fait  dresser  mes  ehtveu\. 
Mes  crimes  désormais  ont  comble  la  mesure  : 
Je  respire  à  la  fois  Tinceste  et  rimposturc; 
Mes  homicides  mains,  promptes  à  me  venger, 
Dans  k  sang  innocent  brûlent  de  se  plonger. 
Misérable!  Et  je  vis!  et  je  soutiens  la  vue 
De  ce  sacré  soleil  dont  je  suis  descendue* 
J'ai  pour  aïeul  le  père  cl  le  maître  des  dieux  ; 
IvC  ciclj  iout  Tunivcrs  est  plein  de  mes  aïeux  : 
Où  rae  cacher?  Fuyons  dans  la  nuit  infernale* 
Mais  que  dis-je?  mon  père  y  tient  Turne  fatale; 
Le  sort,  dit-on.  Ta  mise  en  ses  sévères  mains  : 
Minos  juge  aux  enfers  tous  les  pâles  humains. 
Ah!  combien  frémira  son  ombre  épouvantée 
Lorsqu'il  verra  sa  fiïle,  à  ses  yeux  présentée ^ 
Contrainte  d'avouer  tant  de  forfaits  divers, 
El  des  crimes  peut-être  ineonuus  aux  enfers? 
Que  diras^tu,  mon  père,  à  (  c  spectacle  liombb*? 
Je  crois  voir  de  ta  main  tomber  l'urne  terrible; 
Je  crois  te  voir,  cherchant  un  supplice  nouveau. 
Toi-même  de  ton  sang  devenir  le  bourreau. 
Pardonne.  Un  dieu  cruel  a  perdu  ta  famille  : 
Reconnais  sa  vengeance  aux  fureurs  de  ta  fille. 
Hélas!  du  crime  affreux  dont  la  honte  mn  suit 

■  ACI.tIF..  *0 


642  PHËDBE. 

Jamais  mon  triste  cœur  n'a  recueilli  le  fruit . 
Jusqu'au  dernier  soupir  de  malheurs  poursuivie , 
ie  rends  dans  les  tourments  une  pénible  vie. 

OENONE. 

Hé!  repoussez^  madame^  une  injuste  terreur! 
Regardez  d'un  autre  œil  une  excusable  erreur. 
Vous  aimez.  On  ne  peut  vaincre  sa  destinée  : 
Par  un  charme  fatal  vous  fûtes  entraînée. 
Est-ce  donc  un  prodige  inouï  parmi  nous? 
L'amour  n'a-t-il  encor  triomphé  que  de  vous? 
La  faiblesse  aux  humains  n'est  que  trop  naturelle  : 
Mortelle^  subissez  le  sort  d'une  mortelle. 
Vous  vous  plaignez  d'un  joug  imposé  dès  longtemps  : 
Les  dieux  mêmes ^  les  dieux,  de  l'Olympe  habitants. 
Qui  d'un  bruit  si  terrible  épouvantent  les  crimes. 
Ont  brûlé  quelquefois  de  feux  illégitimes. 

PBÉDRE. 

Qu'entends-je!  Quels  conseils  ose-t-on  me  donner! 

Ainsi  donc  jusqu'au  bout  tu  veux  m'empoisonner. 

Malheureuse!  Voilà  comme  tu  m'as  perdue. 

Au  jour  que  je  fuyais  c'est  toi  qui  m'as  rendue; 

Tes  prières  m'ont  fait  oublier  mon  devoir  : 

J'évitais  Hippolyte;  et  tu  me  l'as  fait  voir. 

ne  quoi  te  chargeais-tu?  Pourquoi  ta  bouche  impie 

A-t-elle,  en  l'accusant,  osé  noircir  sa  vie? 

Il  en  mourra  peut-être,  et  d'un  père  insensé 

Le  sacrilège  vœu  peut-être  est  exaucé. 

Je  ne  t'écoute  plus.  Va-t'en,  monstre  exécrable; 

Va,  laisse-moi  le  soin  de  mon  sort  déplorable. 

Puisse  le  juste  ciel  dignement  te  payer  ! 

Et  puisse  ton  supplice  à  jamais  effrayer 

Tous  ceux  qui ,  comme  toi ,  par  de  lâches  adresses , 

Des  princes  malheureux  nourrissent  les  faiblesses , 

Les  poussent  au  penchant  où  leur  cœur  est  enclin , 

Et  leur  osent  du  crime  aplanir  le  chemin  ! 

Détestables  flatteurs,  présent  le  plus  funeste 

Que  puisse  faire  aux  rois  la  colère  céleste  ! 

GENONE,  seale. 

Ah  dieux!  pour  la  servir  j'ai  tout  fait,  tout  quitté; 
Et  j'en  reçois  ro  prix!  Je  l'ai  bien  mérité. 


/ 


ACTK  V,  SCÈNE   1.  543 


ACTE   CINQUIÈME. 


SCÈNE    I. 
HIPPOLYTE,  ARICIE,  ISMÉNE. 

ARICIE. 

Quoi!  vous  pouvnz  vous  taire  en  ce  ptril  ejttrèmc? 
Vous  laissez  dans  rerrcur  un  pcre  qui  vous  aime? 
Crtitill  Mj  de  mes  pleurs  méprisant  lé  pouvoir. 
Vous  consentci  sans  peine  à  ne  me  plus  revoir, 
Partez  ;  séparez-vous  delà  triste  Aricic  : 
Mais  du  moins  en  partant  assurez  votre  viej 
Défende  votre  honneur  d'bn  reproche  honteui; 
Et  forcez  votre  père  à  révoquer  ses  vœujt  : 
Il  en  est  temps  cncor.  Pourquoi,  par  quel  caprice 
Laissez- vous  le  champ  libre  ^k  votre  accusatrice? 
Étjlaircissez  Thésée. 

HIPPOLYTE. 

Hé!  que  n'ai-je  point  dit! 
Ai-je  dû  mettre  au  jour  l'opprobre  de  son  lit? 
Devais-je,  en  lui  faisant  un  récit  trop  sincère. 
D'une  indigne  rougeur  couvrir  le  front  d'un  père? 
Vous  seule  avez  percé  ce  mystère  odieux. 
Mon  cœur  pour  s'épancher  n'a  que  vous  et  les  dieux  : 
Je  n'ai  pu  vous  cacher  (  jugez  si  je  vous  aime  ) 
Tout  ce  que  je  voulais  me  cacher  à  moi-môme. 
Mais  songez  sous  quel  sceau  Je  vous  l'ai  révélé  : 
Oubliez^  s'il  se  peut^  que  je  vous  ai  parlée 
Madame  ;  et  que  jamais  une  bouche  si  pure 
Ne  s'ouvre  pour  conter  cette  horrible  aventure. 
Sur  l'équité  des  dieux  osons  nous  confier  : 
Ils  ont  trop  d'intérêt  à  me  justifier; 
Et  Phèdre,  tôt  ou  tard  de  son  crime  punie 
N'en  saurait  éviter  la  juste  ignominie. 
C'est  l'unique  respect  que  j'exige  de  vous. 
Je  permets  tout  le  reste  à  mon  libre  courroux  : 


6a  PHÈDRE. 

Sortez  de  l'esclavage  où  vous  êtes  réduite; 

Osez  me  suivre,  osez  accompagner  ma  fuite; 

Arrachez-vous  d'un  lieu  funeste  et  profané, 

Où  la  vertu  respire  un  air  empoisonné; 

Profitez,  pour  cacher  votre  prompte  retraite. 

De  la  confusion  que  ma  disgrâce  y  jette. 

Je  vous  puis  de  la  fuite  assurer  les  moyens  : 

Vous  n'avez  jusqu'ici  de  gardes  que  les  miens; 

De  puissants  défenseurs  prendront  notre  querelle; 

Argos  nous  tend  les  bras,  et  Sparte  nous  appelle  : 

A  nos  amis  communs  portons  nos  justes  cris; 

Ne  souffrons  pas  que  Phèdre,  assemblant  nos  débris, 

Du  trône  paternel  nous  chasse  l'un  et  l'autre. 

Et  promette  à  son  fils  ma  dépouilla  et  la  vôtre. 

L'occasion  est  belle,  il  la  faut  embrasser... 

Quelle  peur  vous  retient?  vous  semblez  balancer  ! 

Votre  seul  intérêt  m'inspire  cette  audace  : 

Quand  je  suis  tout  de  feu,  d'où  vous  vient  cette  glace? 

Sur  les  pas  d'un  banni  craignez-vous  de  marcher? 

ARICIE. 

Hélas!  qu'un  tel  exil,  seigneur,  me  serait  cher! 

Dans  quels  ravissements,  à  votre  sort  liée, 

Du  reste  des  mortels  je  vivrais  oubliée  ! 

Mais,  n'étant  point  unis  par  un  lien  si  doux. 

Me  puis-je  avec  honneur  dérober  avec  vous? 

Je  sais  que,  sans  blesser  l'honneur  le  plus  sévèi-c. 

Je  me  puis  affranchir  des  mains  de  votre  père  : 

Ce  n'est  point  m'arracher  du  sein  de  mes  parents; 

Et  la  fuite  est  permise  à  qui  fuit  ses  tyrans. 

Mais  vous  m'aimez,  seigneur;  et  ma  gloire  alarmée... 

HIPPOLYTE. 

Non,  non;  j'ai  trop  de  soin  de  votre  renommée  : 
Un  plus  noble  dessein  m'amène  devant  vous. 
Fuyez  vos  ennemis,  et  suivez  votre  époux. 
Libres  dans  nos  malheurs,  puisque  le  ciel  l'ordonne. 
Le  don  de  notre  foi  ne  dépend  de  personne  : 
L'hymen  n'est  point  toujours  entouré  de  flambeaux. 
Aux  portes  de  Trézène,  et  parmi  ces  tombeaux. 
Des  princes  de  ma  race  antiques  sépultures. 
Est  un  temple  sacré,  formidable  aux  parjures  : 
C'est  là  que  les  mortels  n'osent  jurer  en  vain; 


ACTE  V,  SCÈNE  IJJ.  545 

Le  pcrGde  y  reçoit  un  chàtimcût  soudain  ; 
Et,  craignant  d'y  trouver  la  mort  inévitable. 
Le  mensonge  n'a  point  de  frein  plus  redoutable. 
Là,  si  vous  m'en  croyez,  d'un  amour  éternel 
Nous  irons  confirmer  le  serment  solennel. 
Nous  prendrons  à  témoin  le  dieu  qu'on  y  révère  : 
Nous  le  prierons  tous  deux  de  nous  servir  de  père. 
Des  dieux  les  plus  sacrés  j'attesterai  le  nom , 
Et  la  chaste  Diane ,  et  l'auguste  Junon  ; 
Et  tous  les  dieux  enfin,  témoins  de  mes  tendresses, 
Garantiront  la  foi  de  mes  saintes  promesses. 

ARICIE. 

Le  roi  vient.  Fuyez ,  prince ,  et  partez  promptement  : 
Pour  cacher  mon  départ  je  demeure  un  moment. 
Allez;  et  laissez-moi  quelque  fidèle  guide 
Qui  conduise  vers  vous  ma  démarche  timide. 

SCÈNE  II. 
THÉSÉE,  ARICIE,  ISMÈNE. 

THÉSÉE. 

Dieux ,  éclairez  mon  trouble ,  et  daignez  à  mes  yeux 
Montrer  la  vérité,  que  je  cherche  en  ces  lieux! 

ARICIE. 

Songe  à  tout,  chère  Ismène,  et  sois  prête  à  la  fuite. 

SCÈNE  IH. 
THÉSÉE,  ARICIE. 

THÉSÉE. 

Vous  changez  de  couleur,  et  semblez  interdite. 
Madame.  Que  faisait  Hippolyte  en  ce  lieu  ? 

ARICIE. 

Seigneur,  il  me  disait  un  éternel  adieu. 

THÉSÉE. 

Vos  yeux  ont  su  dompter  ce  rebelle  courage; 

Et  ses  premiers  soupirs  sont  votre  heureux  ouvrage. 

ARICIE. 

Seigneur,  je  ne  vous  puis  nier  la  vérité  : 

De  votre  injuste  haine  il  n'a  pas  hérité; 

Il  ne  me  traitait  point  comme  une  criminelle. 

46. 


646  PHÈDRK. 

THÉSÉE. 

J'entends  :  il  vous  jurait  une  amour  éternelle. 
Ne  vous  assurez  point  sur  ce  cœur  inconstant; 
Car  à  d'autres  que  vous  il  en  jurait  autant. 

ARICIE. 

Lui 9  seigneur? 

THÉSÉE. 

Vous  deviez  le  rendre  moins  volage  ; 
Comment  souffriez-vous  cet  horrible  partage? 

ARICIE. 

Et  comment  souffrez-vous  que  d'horribles  discours 
D'une  si  belle  vie  osent  noircir  le  cours? 
Avez-vous  de  son  cœur  si  peu  de  connaissance? 
Discernez-vous  si  mal  le  crime  et  l'innocence? 
Faut-il  qu'à  vos  yeux  seuls  un  nuage  odieux 
Dérobe  sa  vertu,  qui  brille  à  tous  les  yeux! 
Ah!  c'est  trop  le  livrer  à  des  langues  perfides. 
Cessez  :  repentez-vous  de  vos  vœux  homicides  ; 
Craignez,  seigneur,  craignez  que  le  ciel  rigoureux 
Ne  vous  ha!sse  assez  pour  exaucer  vos  vœux. 
Souvent  dans  sa  colère  il  reçoit  nos  victimes  : 
Ses  présents  sont  souvent  la  peine  de  nos  crimes. 

THÉSÉE. 

Non,  vous  voulez  en  vain  couvrir  son  attentat  : 
Votre  amour  vous  aveugle  en  faveur  de  Tingrat. 
Mais  j'en  crois  des  témoins  certains,  irréprochables  : 
J'ai  vu,  j'ai  vu  couler  des  larmes  véritables. 

ARICIE. 

Prenez  garde,  seigneur  :  vos  invincibles  mains 
Ont  de  monstres  sans  nombre  affranchi  les  humains; 
Mais  tout  n'est  pas  détruit,  et  vous  en  laissez  vivre 
Un...  Votre  fils,  seigneur,  me  défend  de  poursuivre. 
Instruite  du  respect  qu'il  veut  vous  conserver. 
Je  l'affligerais  trop  si  j'osais  achever. 
J'imite  sa  pudeur,  et  fuis  votre  présence. 
Pour  n'être  pas  forcée  à  rompre  le  silence. 


ACTE  V,  SCtNE  V.  547 

SCÈNE  IV. 

THÉSÉE. 

Quelle  est  donc  sa  pensée?  et  que  cache  un  discours 
Commencé  tant  de  fois,  interrompu  toujours? 
Veulent-ils  m'éblouir  par  une  feinte  vaine? 
Sont-ils  d'accord  tous  deux  pour  me  mettre  à  la  gène? 
Mais  moi-même,  malgré  ma  sévère  rigueur. 
Quelle  plaintive  voix  crie  au  fond  de  mon  cœur? 
Une  pitié  secrète  et  m'afflige  et  m'étonne. 
Une  seconde  fois  interrogeons  CEnone  : 
Je  veux  de  tout  le  crime  être  mieux  éclairci. 
Gardes,  qu'GËnone  sorte,  et  vienne  seule  ici. 

SCÊN.E  V. 
THÉSÉE,  PANOPE. 

PANOPB. 

J'ignore  le  projet  que  la  reine  médite. 

Seigneur;  mais  je  crains  tout  du  transport  qui  l'agite. 

Un  mortel  désespoir  sur  son  visage  est  peint; 

La  pâleur  de  la  mort  est  déjà  sur  son  teint. 

Déjà,  de  sa  présence  avec  honte  chassée, 

Dans  la  profonde  mer  CEnone  s'est  lancée  ; 

On  ne  sait  point  d'où  part  ce  dessein  furieux  : 

Et  les  flots  pour  jamais  l'ont  ravie  à  nos  yeux. 

THÉSÉE. 

Qu'entends-je  ! 

FANOI'E. 

Son  trépas  n'a  point  calmé  la  rcint  ; 
Le  trouble  semble  croître  en  son  àmc  incertaine. 
Quelquefois,  pour  flatter  ses  secrètes  douleurs, 
Elle  prend  ses  enfants  et  les  baigne  de  pleurs; 
Et  soudain ,  renonçant  à  l'amour  maternelle ,       • 
Sa  main  avec  horreur  les  repousse  loin  d'elle  : 
Elle  porte  au  hasard  ses  pas  irrésolus; 
Son  œil  tout  égaré  ne  nous  reconnaît  plus  : 
Elle  a  trois  fois  écrit;  et,  changeant  de  pensée, 
Trois  fois  elle  a  rompu  sa  lettre  eommcnn'c 
Daignez  la  voir,  seij^ncur;  dalL^'iiez  la  secourir. 


548  P  If  i.  D  l(  i:. 

0  ciel!  (JLiione  est  morte ^  et  Phèdre  veut  mourir! 
Qu'on  rappelle  mon  fils^  qu'il  vienne  se  défendre; 
Qu'il  vienne  me  parler^  je  suis  prêt  de  l'entendre. 

(.eul.) 

Ne  précipite  point  tes  funestes  bienfaits > 
Neptune;  j'aime  mieux  n'être  exaucé  jamais. 
J'ai  peut-être  trop  cru  des  témoins  peu  fidèles^ 
Et  j'ai  trop  tôt  vers  toi  levé  mes  mains  cruelles. 
Ah  !  de  quel  désespoir  mes  vœux  seraient  suivis! 

SCÈNE  VI. 
THÉSÉE,  THÉRAMËNE. 

THÉSÉE. 

Théramèue,  est-ce  toi?  Qu'as-tu  fait  de  mon  fils? 
Je  te  Tai  confié  dès  l'âge  le  phis  tendre. 
Mais  d'où  naissent  les  pleurs  que  je  te  vois  répandre? 
Que  fait  mon  fils? 

THÉRAMÉNE. 

0  soins  tardifs  cl  superflus! 
Inutile  tendresse  !  Hippolyte  n'est  plus. 

TliÉSÉE. 

Dieux  ! 

THÉRAMÉ!(E. 

J'ai  vu  des  mortels  périr  le  plus  aimable^ 
Kl  j'ose  dire  encor,  seigneur,  le  moins  coupable. 

TBÉSÉE. 

Mon  fils  n'est  plus!  Hé  quoi  !  quand  je  lui  tends  les  bras, 
Les  dieux  impatients  ont  hâté  son  trépas  ! 
Quel  coup  me  l'a  ravi?  quelle  foudre  soudaine? 

THÉRAMÈNB. 

A  peine  nous  sortions  des  portes  de  Trézène, 
11  était  sur  son  char;  ses  gardes  affligés 
Imitaicrfl  son  silence ,  autour  de  lui  rangés  : 
Il  suivait  tout  pensif  le  chemin  de  Mycènes; 
Sa  main  sur  les  chevaux  laissait  flotter  les  rênes  : 
Ses  superbes  coursiers,  qu'on  voyait  autrefois 
Pleins  d'une  ardeur  si  noble  obéir  à  sa  voix. 
L'œil  morne  maintenant  et  la  tête  baissée , 
Semblaient  se  conformer  à  sa  triste  pensée. 


ACTE  V,  SCÈNE  VI.  6,9 

Un  effroyable  cri^  sorti  du  fond  des  flots ^ 

Des  airs  en  ce  moment  a  troublé  le  repos  ; 

Et  du  sein  de  la  terre  une  voix  formidable 

Répond  en  gémissant  à  ce  cri  redoutable. 

Jusqu'au  fond  de  nos  cœurs  notre  sang  s'est  glacé  : 

Des  coursiers  attentifs  le  crin  s'est  hérissé. 

Cependant^  sur  le  dos  de  la  plaine  liquide. 

S'élève  à  gros  bouillons  une  montagne  humide  : 

L'onde  approche ,  se  brise  ^  et  vomit  à  nos  ycui  ^ 

Parmi  des  Oots  d'écume,  un  monstre  funeujt. 

Son  front  large  est  armé  de  cornes  mcu aidantes; 

Tout  son  corps  est  couvert  d'écaiiks  jaunii^siinles  ; 

Indomptable  taureau,  dragon  impélucut. 

Sa  croupe  se  recourbe  en  replis  tortueus; 

Ses  longs  mugissements  funt  Irembkr  !e  rivage. 

Le  ciel  avec  horreur  voit  ce  monstre  sauvage^ 

La  terre  s'en  émeut,  Tair  en  est  infecté. 

Le  flot  qui  rapporta  recule  épouvanté. 

Tout  fuit;  et,  sans  s'armer  d'un  courage  iiuiliîe. 

Dans  le  temple  voisin  chacun  cherche  un  a^iïe* 

Hippolylc  lui  seul,  digne  fils  d'un  héros, 

Arrête  SCS  coursiers,  saisit  ses  javelots. 

Pousse  au  monstre ;,  et  d'un  dard  lancé  d'une  main  sûre 

Il  lui  fait  dans  le  flanc  une  large  bles^ire. 

De  rage  et  de  douleur  le  monstre  bondissant 

Vient  aux  pieds  des  chevaux  tomber  en  mugissant. 

Se  roule,  et  leur  présente  une  gueule  enllammée 

Qui  les  couvre  de  feu ,  de  sang  et  de  fuinée. 

l^  frayeur  les  emporte  ;  et ,  sourds  à  celle  fois , 

Us  ne  connaissent  plus  ni  le  frein  ni  la  voix; 

En  efforts  impuissants  leur  maître  se  consume; 

Us  rougissent  le  mors  d'une  sanglante  écume. 

On  dit  qu'on  a  vu  même,  en  ce  désordre  affreux. 

Un  dieu  qui  d'aiguillons  pressait  leur  flanc  poudreux. 

A  travers  les  rochers  la  peur  les  précipite; 

L'essieu  crie  et  se  rompt  :  l'intrépide  Hippolyte 

Voit  voler  en  éclats  tout  son  char  fracassé  ; 

Dans  les  rênes  lui-même  il  tombe  embarrassé. 

Excusez  ma  douleur;  cette  image  cm  elle 

Sera  pour  moi  de  pleurs  une  source  étemelle  : 

J'ai  vu,  seigneur,  j'ai  vu  votre  malhciircux  fils 


650  PHEDRE. 

Traîné  par  les  chevaux  que  sa  main  a  nourris. 

Il  veut  les  rappeler 9  et  sa  voii  les  effraie; 

Ils  courent  :  tout  son  corps  n'est  bientôt  qu'une  plaie. 

De  nos  cris  douloureux  la  plaine  retentit. 

Leur  fougue  impétueuse  enfin  se  ralentit  : 

Ils  s'arrêtent  non  loin  de  ces' tombeaux  antiques 

Où  des  rois  ses  aïeux  sont  les  froides  reliques. 

J'y  cours  en  soupirant^  et  sa  garde  me  suit; 

De  son  généreux  sang  la  tra^e  nous  conduit; 

Les  rochers  en  sont  teints  ;  les  ronces  dégouttantes 

Portent  de  ses  cheveux  les  dépouilles  sanglantes. 

J'arrive^  je  l'appelle  ;  et^  me  tendant  la  main. 

Il  ouvre  un  œil  mourant  qu'il  referme  soudain. 

if  Le  ciel,  dit-il,  m'arrache  une  innocente  vie. 

d  Prends  soin  après  ma  mort  de  la  triste  Aricie. 

f<  Cher  ami ,  si  mon  père  un  jour  désabusé 

fi  Plaint  le  malheur  d'un  fils  faussement  accusé , 

a  Pour  apaiser  mon  sang  et  mon  ombre  plaintive , 

ce  Dis-lui  qu^avec  douceur  il  traite  sa  captive  : 

«  Qu^il  Jui  rende...  d  A  ce  mot  ce  héros  expire 

N'a  laissé  dans  mes  bras  qu'un  corps  défiguré  : 

Triste  objet  où  des  dieux  triomphe  la  colère, 

Et  que  méconnaîtrait  l'œil  même  de  son  pcrc. 

THÉSÉE. 

0  mon  fils  !  cher  espoir  que  je  me  suis  ra^r  ! 
Inexorables  dieux,  qui  m'avez  trop  servi  ! 
A  quels  mortels  regrets  ma  vie  est  réservée  ! 

THÉRAMÉNE. 

La  timide  Aricie  est  alors  arrivée  : 

Elle  venait,  seigneur,  fuyant  votre  courroux, 

A  la  face  des  dieux  l'accepter  pour  époux. 

Elle  approche  ;  elle  voit  l'herbe  rouge  et  fumante  ; 

Elle  voit  (quel  objet  pour  les  yeux  d'une  amante!) 

Hippolyte  étendu,  sans  forme  et  sans  couleur. 

Elle  veut  quelque  temps  douter  de  son  malheur; 

El,  ne  connaissant  plus  ce  héros  qu'elle  adore. 

Elle  voit  Hippolyte,  et  le  demande  encore. 

Mais,  trop  sûre  à  la  fin  qu'il  est  devant  ses  yeux , 

Par  un  triste  regard  elle  accuse  les  dieux; 

Et  froide,  et  gémissante ,  et  presque  inanimée. , 

Aux  pieds  de  son  amant  clic  tombe  pâmée. 


ACTE  V,  SCÈNE  Vir.  j: 

Ismcnc  est  auprès  d'elle;  ïsmène  tout  en  pirurs 
La  rappelle  à  la  vie,  ou  plutôt  aui  douleurs. 
Et  moi,  je  suis  venu,  détestant  la  lumière , 
Vous  dire  d'un  héros  la  volonté  dernière , 
Et  m'acquitter,  seigneur,  du  malheureux  emploi 
Dont  son  cœur  expirant  s'est  reposé  sur  moi. 
Mais  j'aperçois  venir  sa  mortelle  ennemie. 

SCÈNE   VII. 
THÉSÉE,  PHÈDRE,  THKRAMÉNE,  PANOPE,  gardes. 

•niKSÉE. 

Ëh  bienl  vous  triomphez,  et  mon  fils  cet  sans  vie. 

Ah  !  que  j'ai  lieu  de  craindre  !  et  qu'un  cruel  soupçon , 

L'excusant  dans  mon  cœur,  m' alarme  avec  raison  ! 

Mais,  madame ,  il  est  mort;  prenez  votre  victime  ; 

Jouissez  de  sa  perte,  injuste  ou  légitime  : 

Je  consens  que  mes  yeux  soient  toujours  abusés. 

Je  le  crois  criminel,  puisque  vous  l'accusez. 

Son  trépas  à  mes  pleurs  offre  assez  de  matières 

Sans  que  j'aille  chercher  d'odieuses  lumières, 

Qui,  ne  pouvant  le  rendre  à  ma  juste  douleur. 

Peut-être  ne  feraient  qu'accroître  mon  malheur. 

Laissez-moi ,  loin  de  vous ,  et  loin  de  ce  rivage , 

De  mon  fils  déoêiiré  fuir  la  sanglante  imago. 

Confus,  persécuté  d'un  mortel  souvenir. 

De  l'univers  entier  je  voudrais  me  bannir. 

Tout  semble  s'élever  contre  mon  injustice  ; 

L'éclat  de  mon  nom  même  augmente  mon  supplice  : 

Moins  connu  des  mortels,  je  me  cacherais  mieux. 

Je  hais  jusques  aux  soins  dont  m'honorent  les  dieux  ; 

Et  je  m'en  vais  pleurer  leurs  faveurs  meurtrières, 

Sans  plus  les  fatiguer  d'inutiles  prières. 

Quoi  qu'ils  fissent  pour  moi,  leur  funeste  bonté 

Ne  me  saurait  payer  de  ce  qu'ils  m'ont  ôté. 

PHÈDRE. 

Non,  Thésée,  il  faut  rompre  un  injuste  silence  : 
M  faut  à  votre  fils  rendre  son  innocence  : 
Il  n'était  point  coupable. 

THÉSÉE. 

Ah  !  pèn*  inforlum'*! 


b&2  PHÈDRE. 

El  c'est  sur  voire  foi  que  je  l'ai  condamné  ! 
Cruelle!  pensez-vous  être  assez  excusée? 

PHÈDRE. 

Les  moments  me  sont  chers;  écoutez-moi,  Thésée* 
C'est  moi  qui,  sur  ce  fils  chaste  et  respectueux. 
Osai  jeter  un  œil  profane,  incestueux. 
Le  ciel  mit  dans  mon  sein  une  (lamme  funeste  : 
La  détestable  Œnone  a  conduit  tout  lo  reste. 
Elle  a  craint  qu'Hippoljte ,  instruit  de  ma  fureur. 
Ne  découvrit  un  feu  qui  lui  faisait  horreur  : 
La  perfide,  abusant  de  ma  faiblesse  extrême, 
S'est  hâtée  à  vos  yeux  de  l'accuser  lui-même. 
Elle  s'en  est  punie,  et,  fuyant  mon  courroux., 
A  cherche  dans  les  flots  un  supplice  trop  doux. 
Le  fer  aurait  déjà  tranché  ma  destinée; 
Mais  je  laissais  gémir  la  vertu  soupçonnée  : 
J'ai  voulu,  devant  vous  exposant  mes  remords. 
Par  un  chemin  plus  lent  descendro  chez  les  morts. 
J'ai  pris,  j'ai  fait  couler  dans  mes  brûlantes  veines 
Un  poison  que  Médée  apporta  dans  Athènes. 
Déjà  jusqu'à  mon  cœur  le  yenin  parvenu 
Dans  ce  cœur  expirant  jette  un  froid  inconnu; 
Déjà  je  ne  vois  plus  qu'à  travers  un  nuage 
Et  le  ciel  et  l'époux  que  ma  présence  outrage; 
Et  la  mort,  à  mes  yeux  dérobant  la  clartQ^ 
Rend  au  jour  qu'ils  souillaient  toute  sa  pureté. 

PAKOPE. 

Elle  expire ,  seigneur  ! 

THÉSÉE. 

D'une  action  si  noire 
Que  ne  peut  avec  elle  expier  la  mémoire! 
Allons,  de  mon  erreur,  hélas!  trop  éclalivis, 
Mêler  nos  pleurs  au  sang  de  mon  malheureux  fil.s  : 
Allons  de  ce  cher  fils  embrasser  ce  qui  reste. 
Expier  la  fureur  d'un  vœu  que  je  déteste  : 
Rendons-lui  les  honneurs  qu'il  a  trop  mérités; 
Et,  pour  mieux  apaiser  ses  mânes  irrités, 
Que,  malgré  les  complots  d'une  injuste  famille. 
Son  amant3  aujourd'hui  me  tienne  lion  de  fille. 

Fl!f    DE  PIIF.nnF. 


PRÉFACE 

D*B8THBIL 


La  célèbre  mJiiMin  de  fUïnt-CTrajaiit  été  prîticipnleineiii  êulitîe  pouréli^rrr 
driTj:s  la  \t\éié  un  Tort  grand  nombre  ûc  jeiinfi  ilçiDûist'IEr»  raurmbléeA  de  loua 
b'm  rudroiLs  du  rojaumc  «  on  ii't  à  rii-'n  oublie  ùc  ti>ut  ce  i[m  poqv^t  con- 
trîbitcf  à  le*  Tf^ndre  capabkj;  de  acrrir  Dku  dans  l«  dirrérenL^  étèls  ou  î\  lui 
plaira  de  les  ûpjjeler.  ^Eiist»  cii  leur  iDiintraat  len  choses  4<&»rntiellcft  et  ué- 
cf^iuires ,  on  ne  néglîgi:  psi  de  luur  apprendre  cHI«  q^ii  prqveni  nenfir  a 
tpiLT  potlr  l'espril ,  cl  à  leur  forniirr  le  jugeaient.  On  a  iipn^iné  pûqr  Cfla 
|>]iiAimr»  mojena ,  qui ,  wns  Ir*  dctoitrncr  dt  Iciir  lrjitin.il  cl  de  le  un  cïtfrck'ci 
ardinalrcu^t  lu  instruixent  en  le*  dÏTcrtissïiit  :  ofi  leur  met ,  ]>aLir  ainsi  dire, 
a  [îrofît  IruTA  hcnrcA  de  récrealloti.  On  Inir  fait  faire  entre  rjlea,  sur  ]ciin 
principaux  dctûiri  »  de*  couve rutlotif  ii^géniciiici  qu'on  leur  n  i:ompi>!i,êf7^i 
«près ,  du  j[u^ellËA'm(^mcs  compoaeot  sur-tc'cliainp.  On  les  r^it  l'arlii^r  siur 
le^  biitoim  qu'on  leur  ■  Lues ,  ou  sur  les  Importantes  rcriléi  c^n'on  kur  a 
ertacign^ci.  Ou  leur  Tak  récîtof  par  cvur  et  déclamer  le^  pluit  beaiii  endrnils 
drf  mcini'un  poCtei  \  H  ccU  sert  suitouL  i  l<a  dt^faire  de  quantité  de  mau- 
vaiw»  pronûncïaliDns  quVUes  pourraient  avoir  apporte»  es  l<:urs  [^ovincï»^ 
On  u  AOiTi  aussi  de  fiirc  a|]pTenJre  3  cbauter  à  celtes  qui  ont  de  la  voii  ^  r| 
nn  ne  Jcur  laiwe  pas  pendre  nn  talient  qui  Icm  peut  amuïcr  inn^^ccmniirntt  el 
ijuVUttt  peuvent  t!ifl|^lfi_Yer  un  jour  à  cl  tan  ter  kà  luiJângea  de  PieiK 

liai»  la  |/liiparl  d^'s  yUm  eicelkntt  vers  de  notrr  LàngUL'  ayant  été  com-' 
pn^i^  -»■-  l'n-!  TTn'H'-r'*  ■^..^nf^^^'n^  ^  pt  [T^Qj  pltia  beaux  airsêtanl  Aur  ilrs  p^trtjlcs 
extrêmement  molles  et  efTétoinces ,  capables  de  faire  des  improssions  dange- 
reuses sar  de  jeunes  esprits ,  les  personnes  illustres  qui  ont  bien  voulu  prendre 
la  principale  direction  de  celte  maison  ont  souhaité  qu'il  j  cûl  quelque  ou- 
vrage qui ,  sans  avoir  tous  ces  défauts ,  pût  produire  une  partie  de  ces  bons 
effets.  Elles  me  firent  l'honneur  de  roc  communiquer  leur  dessein ,  et  même 
de  me  demander  si  je  ne  pourrais  pas  faire  sur  quelque  sujet  de  piclc  et  de 
morale  une  espèce  de  poème  où  le  chant  fût  mêlé  avec  le  récit ,  le  tout  lié 
par  une  action  qui  rendit  la  chose  plus  vive ,  et  moins  capable  d*ennnyer. 

Je  leur  proposai  le  sujet  d^Esther,  qui  les  frappa  d'abord,  cette* histoire 
leur  paraissant  pleine  de  grandes  leçons  d'amour  de  Dieu ,  et  de  détache- 
ment du  monde  au  milieu  du  monde  même.  Et  je  crus  de  mon  cêté  que  je 
trouverais  assez  de  facilité  k  traiter  ce  sujet  ;  d'autant  plus  qu'il  me  sembla 
que,  san«  altérer  aucune  des  circonstances  tant  soit  peu  considérables  de  l'I^- 
criturc  sainte,  ee  qui  serait ,  à  mon  avis,  une  espèce  de  sacrilrge.  je  pour- 
rais remplir  toute  mon  action  avec  les  seules  scènes  que  Dieu  lui-même, 
pour  ainsi  dire,  a  préparées. 


Ûâ4  PREFACE  DESTHER. 

J  entrepris  donc»  la  chose  :  et  je  ro^aperçiis  «{n'en  IraTaillant  sur  le  pl^n 
qn'on  m'avait  donne ,  j^cxcciitais  en  quelque  sorte  un  desaein  qui  m'avait 
souvent  passé  dans  Pesprit  ;  qui  était  de  lier ,  comme  dans  les  anciennes  tra- 
gédies greequcs .  le  chœur  et  le  chant  stcc  Taclion ,  et  d*emplojer  à  chanter 
les  louanges  du  vrai  Dien  cette  partie  du  choeur  qne  les  païens  employaient  a 
rhanler  les  louanges  de  leurs  fausses  dÎTÎnités. 

A  dire  vrai ,  je  ne  pensais  guère  que  la  chose  dût  être  aussi  publique  qu'elle 
l'a  été.  Mais  les  grandes  vérités  de  rÉcriture  et  la  manière  sublime  dont 
elles  j  sont  énoncées,  pour  peu  qu'on  les  présente,  même  imparfaitemcot. 
snx  jeui  des  hommes,  sont  si  propres  i  les  frapper ,  et  d*aiUeurs  ces  jeunes 
demoiselles  ont  déclame  el  chanté  cet  ouvrage  avec  tant  de  gr&ce,  tant  de  mo- 
destie et  tant  de  piété  ,  qu'il  n*a  pas  été  possible  qu'il  demeurât  renfermé  dan 
le  secret  de  leur  maison  :  de  sorte  qu'un  divertissement  d'enfants  est  dereou 
le  sujet  de  l'empressement  de  toute  la  cour,  le  roi  lui-même,  qui  en  avait 
été  louché ,  n*a]rant  pu  refuser  à  tout  ce  qu'il  j  a  de  plus  grands  seigneurs 
de  les  V  amener,  et  ajant  eu  la  satisfaction  de  voir ,  par  le  plaisir  qu'ils  j  ont 
pris,  qu'on  se  peut  aussi  bien  divertir  aux  choses  de  piété ,  qu'à  tous  les  spec- 
tacles profanes. 

Au  reste ,  quoique  j'aie  évité  soigneiuement  de  mêler  le  profane  avee  ie 
sacré  ,  j'ai  cru  néanmoins  que  je  pouvais  emprunter  deux  on  trois  traits  dite- 
rodote,  pour  mieux  peindre  Assuérus  :  car  j*ai  suivi  le  sentiment  de  plusieurs 
savants  interprètes  de  TÉcriture ,  qui  tiennent  que  ce  roi  est  le  même  que  le 
fameux  Darius ,  fils  d'Hystaspe ,  dont  parle  cet  historien.  Eu  effet,  ils  en  rap- 
portent  quantité  de  preuves ,  dont  quelques-unes  me  paraissent  des  démons- 
trations. Mais  je  n'ai  pas  jugé  ii  propos  de  croire  ce  même  Hérodote  sur  sa 
parole ,  lorsqu'il  dit  que  les  Perses  n'élevaient  ni  temples,  ni  auteb,  ni  statues 
h  leurs  dieux ,  et  qu'ils  ne  se  servaient  point  de  libations  dans  leurs  sacrifices. 
Son  témoignage  est  expressément  détruit  par  rÉcriture ,  aussi  bien  que  |iar 
Xcnophon ,  beaucoup  mieux  instruit  que  lui  des  mœurs  et  des  affaires  de  la 
Perse ,  et  enfin  par  Quinte-Curee. 

On  peut  dire  que  l'unité  de  lien  est  observée  dans  cette  pièce ,  en  ce  que 
toute  l'action  se  passe  dans  le  palais  d'Assuérus.  Cependant,  comme  on  vou> 
lait  rendre  ce  divertissement  pljs  agréable  à  des  enfants  en  jetant  quelque  va- 
riété dans  les  décorations ,  cela  a  été  cause  que  je  n'ai  pas  gardé  cette  uniié 
avec  la  même  rigueur  que  j'ai  fait  autrefois  dans  mes  tragédies. 

Je  cntn  qu'il  est  bon  d'avertir  ici  que,  bien  qu'il  y  ait  dans  Estber  des 
pepoonages  d'hommes ,  ces  personnages  n'ont  pas  laissé  d'êtie  représentés 
par  des  filles  avec  tonte  la  bienséance  de  leur  sexe.  La  chose  leur  a  été  d'au- 
tant plus  aisée ,  qu'anciennement  les  habits  des  Persans  et  des  Juifs  étaient 
de  longues  robes  qui  tombaient  jusqu'à  terre. 

Je  ne  puis  me  résoudre  à  finir  cette  préface  sans  rendre  à  celui  qui  a  fait  la 
musique  la  justice  qui  lui  est  dne,  et  sans  confesser  franchement  que  ses  chants 
ont  fait  un  des  plus  grands  agréments  de  la  pièce.  Tous  les  connaisseurs  demeu- 
rent d'accord  que  depuis  longtemps  on  n'a  point  entendu  d'airs  plus  touchanls. 
ni  plus  rorivenahirs  aux  paroles.  Quelques  personnes  ont  trouvé  la  musique 
ilu  Jlm  uic^  rhœur  un  peu  lonj^ue    quoique  très-belle.  Mais  qu'aurait-un  dit 


PRÉFACE   D'ESTHëR.  5j:> 

de  CCS  jtnmtt  Israélites  qui  aTaicnt  tant  fait  de  tant  k  Dieu  poor  être  dcli- 
Trées  de  lliorrible  péril  où  elles  éCaitfot,  si ,  ce  péril  étant  passé,  elles  lui 
en  af  aient  rendu  de  médiocres  actions  de  ^rftccs  ?  Elles  auraient  directement' 
péché  contre  la  louable  coutume  de  leur  nation,  où  Ton  ne  recevait  de  Dieu 
aucun  bienfait  sijpialt ,  qu'on  oe  l'en  remerciit  sor«le-chainp  par  de  fort 
longs  cantiques,  témoin  ceax  de  Marie,  sœur  de  Moîse ,  de  Débora  et  de  Ja- 
dilh  ,  et  tant  d^autres  dont  rÉcriture  eat  pleine.  On  dit  même  que  les  Juifs  , 
encore  aujourd'hui,  célèbrent  par  de  grandes  actions  de  grftces  le  jour  où  leur* 
ancêtres  furent  délivrés  par  Estbcr  de  la  craauté  d'Amao. 


PROLOGUE. 


*  LA  PIÉTÉ. 

Du  séjour  bienheureux  de  la  Divinité 
Je  descends  dans  ce  lieu  *  par  la  Grâce  habité  : 
L'Innocence  s'y  plaît ^  ma  compagne  éternelle. 
Et  n'a  point  sous  les  cieux  d'asile  plus  fidèle. 
Ici,  loin  du  tumulte,  aux  devoirs  les  plus  saints 
Tout  un  peuple  naissant  est  formé  par  mes  mains  : 
Je  nourris  dans  son  cœur  la  semence  féconde 
Des  vertus  dont  il  doit  sanctifier  le  monde. 
Un  roi  qui  me  protège ,  un  roi  victorieux , 
A  commis  à  mes  soins  ce  dépôt  précieux. 
C'est  lui  qui  rassembla  ces  colombes  timides, 
Éparses  en  cent  lieux,  sans  secours  et  sans  guides  : 
Pour  elles,  à  sa  porte,  élevant  ce  palais, 
11  leur  y  fit  trouver  l'abondance  et  la  paix. 

Grand  Dieu ,  que  cet  ouvrage  ait  place  en  ta  mémoire  ! 
Que  tous  les  soins  qu'il  prend  pour  soutenir  ta  gloire 
Soient  gravés  de  ta  main  au  livre  où  sont  écrits 
Les  noms  prédestinés  des  rois  que  tu  chéris! 
Tu  m'écoutes  :  ma  voix  ne  t'est  point  étrangère; 
Je  suis  la  Piété,  cette  fille  si  chère, 
Qui  t'offre  de  ce  roi  les  plus  tendres  soupirs  : 
Du  feu  de  ton  amour  j'allume  ses  désirs. 
Du  zèle  qui  pour  toi  l'enflamme  et  le  dévore 
La  chaleur  se  répand  du  couchant  à  l'aurore  : 
Tu  le  vois  tous  les  jours,  devant  toi  prosterné, 
Humilier  ce  front  de  splendeur  couronné. 
Et,  confondant  l'orgueil  par  d'augustes  exemples. 
Baiser  avec  respect  le  pavé  de  tes  temples. 
De  ta  gloire  animé,  lui  seul  de  tant  de  rois 
S'arme  pour  ta  querelle,  et  combat  pour  tes  droits. 
Le  perfide  intérêt,  l'aveugle  jalousie, 
S'unissent  contre  toi  pour  l'affreuse  hérésie  ; 

'  U  nuison  de  Saiiit-Cyr. 


PROLOGUE.  557 

La  discorde  en  fureur  frémit  de  toutes  parts; 
Tout  semble  abandonner  tes  sacrés  étendards; 
Et  l'enfer,  couvrant  tout  de  ses  vapeurs  funèbres, 
Sur  les  yeux  les  plus  saints  a  jeté  ses  ténèbres  : 
Lui  seul  invariable,  et  fondé  sur  la  foi. 
Ne  cherche,  ne  regarde,  et  n'écbute  que  toi. 
Et,  bravant  du  démon  l'impuissant  artifice. 
De  la  religion  soutient  tout  l'édifice. 
Gratid  DieUj  juge  ta  cause,  et  déploie  aujourd'hui 
Ce  bras,  ce  même  bras  qui  combattait  pour  lui^ 
Lorsque  des  nations  à  sa  perte  animocs 
Le  Rhin  vit  taot  de  fois  disperser  les  armées. 
Des  mêmes  ennemis  je  reconnais  l'orgueil; 
ils  viennent  se  briser  contre  le  même  écueil  : 
Déjâj  rompant  partout  leurs  plus  fermes  barrières^ 
Du  débris  de  leurs  forts  il  couvre  ces  frontitres. 
Tu  lui  donnes  un  Qls  prompt  à  le  seconder^ 
Qui  sait  combattre,  plaire,  obéir,  commander; 
Un  fils  quij  comme  lui  sui\i  de  la  victoire, 
Semble  à  g^agner  son  cœur  borner  toute  sa  gloire; 
Un  fils  à  tous  ses  vœux  avec  amour  soumis, 
L'éternel  désespoir  de  tous  ses  ennemis  : 
Pareil  à  ces  esprits  que  ta  justice  envoie. 
Quand  son  roi  lui  dit.  Pars,  il  s'élance  avec  joie. 
Du  tonnerre  vengeur  s'en  va  tout  embraser. 
Et,  tranquille,  à  ses  pieds  revient  le  déposer. 

Mais,  tandis  qu'un  grand  roi  venge  ainsi  mes  injures. 
Vous  qui  goûtez  ici  des  délices  si  pures. 
S'il  permet  à  son  cœur  un  moment  de  repos. 
A  vos  jeux  innocents  appelez  ce  héros; 
Retracez-lui  d'Esther  l'histoire  glorieuse , 
Et  siir  l'impiété  la  foi  victorieuse. 

Et  vous,  qui  vous  plaisez  aux  folles  passions 
Qu'allument  dans  vos  cœurs  les  vaines  fictions, 
Profanes  amateurs  de  spectacles  frivoles , 
Dont  l'oreille  s'ennuie  au  son  de  mes  paroles , 
Fuyez  de  mes  plaisirs  la  sainte  austérité  : 
Tout  respire  ici  Dieu ,  la  paix,  la  vérité. 


ËSTHER, 

TRAGKDIli  (IC80). 


ACTEURS. 

ASSUÉtVi'S.  roi  de  IV-ne. 

ESTIIER..  reine  de  PetM. 

MAROOCHÉC,  oncle  d*Eatker. 

AMAN,  farori  d'Assoéms. 

ZARÈS,  femme  d'Aman. 

HYDASPE,  officier  du  palais  Inléricur  d'Assucrus. 

ASAPU ,  autre  officier  d'Assuérus. 

ÉLISE ,  confidente  d'Esther. 

TIIAMAR,  laraclite  de  la  suiU-  d'Estlicr. 

Gardes  du  roi  Assuénia. 

Choeur  de  jesncs  fiUet  israéliUik 

La  scène  est  à  Sose,  dans  le  |«Uis  d'Assncrus. 


ACTE  PREMIER. 

Le  iheâlre  représente  l'appartcnicnt  d^EiUcr. 

SCÈNE  I. 
ESTHBR,  ËLISE. 

ESTHER. 

t)st-«e  toi 9  chère  Élise?  0  jour  trois  fois  heureux  ! 
Que  béni  soit  le  ciel  qui  te  rend  à  mes  vœux  ! 
Toi  qui^  de  Benjamin  comme  moi  descendue^ 
Fus  de  mes  premiers  ans  la  compagne  assidue , 
Et  qui,  d'un  même  joug  souffrant  roppressioii ^ 
M'aidais  à  soupirer  les  malheurs  de  Sion  I 
Combien  ce  temps  encore  est  cher  à  ma  mémoire  ! 
Mais  toi,  de  ton  Esther  ignorais-tu  la  gloire? 
Depuis  plus  de  six  mois  que  je  te  fais  chercher, 
Quel  chmat^  quel  désert  a  donc  pu  te  cacher  ? 

ÉLISE. 

Au  bruit  de  votre  mort  justement  éphur** . 


I  ACTK  I,  SCtNK   r.  :,ôî, 

Du  reste  des  humains  je  vivais  séparée, 
Et  de  mes  tristes  jours  n'attendais  que  la  fin. 
Quand  tout  à  coup,  madame,  un  prophète  divin  : 
«  C'est  pleurer  trop  longtemps  une  mort  qui  t'abuse, 
«  Lève-toi,  m'a-t-il  dit,  prends  ton  chemin  vers  Suse  ; 
a  Là  tu  verras  d'Esther  la  pompe  et  les  honneurs, 
«  Et  sur  le  trône  assis  le  sujet  de  tes  pleurs. 
«  Rassure,  ajoula-t-il,  tes  tribus  alarraées, 
*i  Sion;  le  jour  approche,  où  le  dieu  des  armées 
a  Va  de  son  bras  puissant  faire  éclater  Tappui; 
fl  Et  le  cri  de  son  peuple  est  monté  jusqu'à  lui.  » 
Il  dit  :  et  moîj  de  joie  et  d'horreur  pénétrée. 
Je  cours.  De  ce  palais  j'ai  su  trouver  l'entrée. 
0  spectacle  i  ô  triomphe  admirable  à  mes  yeui, 
Digne  en  effet  du  bras  qui  sauva  i»o^  aïcuï! 
Le  fier  Aasuérus  couronne  sa  captive, 
El  le  Persan  superbe  est  aux  pieds  d  une  juive  î 
Par  quels  secrets  ressorts,  par  quel  encbainemeuL 
Le  ciel  a-t-il  conduit  ce  grand  événement  ? 

ESTHEH. 

Peut-être  on  t'a  conté  la  fameuse  disgrâce 
Pc  l'aUière  Vasthi,  dont  jWcupe  la  place. 
Lorsque  le  roi,  contre  elle  enflammé  de  dépit, 
La  chassa  de  son  trône  ainsi  que  de  son  lit. 
Mais  il  ne  put  sitol  en  bannir  la  pensée  t 
Vaslhi  régna  longtemps  dans  son  âme  orrcnséL\ 
Dans  SCS  nombrcui  États  il  fallut  donc  chcrclier 
Quelque  nouvel  objet  qui  l'en  pût  détacher. 
De  l'Inde  à  l'Hellespont  ses  esclaves  coururent  : 
Les  filles  de  l'Egypte  à  Suse  comparurent; 
Celles  mêmes  du  Parthe  et  du  Scythe  indompté 
Y  briguèrent  le  sceptre  offert  à  la  beauté. 
On  m'élevait  alors,  solitaire  et  cachée, 
Sous  les  yeux  vigilants  du  sage  Mardocliée  : 
Tu  sais  combien  je  dois  à  ses  heureux  secours. 
La  mort  m'avait  ravi  les  auteurs  de  mes  jours  : 
Mais  lui,  voyant  en  moi  la  fille  de  son  frère. 
Me  tint  lieu,  chère  Élise,  et  de  père  et  de  mère. 
Du  triste  état  des  Juifs  jour  et  nuit  agité, 
11  me  lira  du  sein  de  mon  obscurité. 
Et,  sur  mes  faibles  mains  fondant  leur  driivrantiv, 


à(iO  KSTUER. 

11  me  fil  d'un  empire  accepter  l'espérance. 
A  ses  desseins  secrets ,  tremblante,  j'obéis; 
Je  vins  :  mais  je  cachai  ma  race  et  mon  pays. 
Qui  pourrait  cependant  l'exprimer  les  cabales 
Que  formait  en  ces  lieux  ce  peuple  de  rivales. 
Qui  toutes,  disputant  un  si  grand  intérêt, 
Des  yeux  d'Assuérus  attendaient  leur  arrêt? 
Chacune  avait  sa  brigue  et  de  puissants  suffrages  : 
L'une  d'un  sang  fameux  vantait  les  avantages; 
L'autre,  pour  se  parer  de  superbes  atours. 
Des  plus  adroites  maips  empruntait  le  secours; 
Et  moi,  pour  toute  brigue  et  pour  tout  artifice. 
De  mes  larmes  au  ciel  j'offrais  le  sacrifice. 
Enfin  on  m'annonça  l'ordre  d'Assuérus. 
Devant  ce  fier  monarque,  Élise ,  je  parus. 
Dieu  tient  le  cœur  des  rois  entre  ses  mains  puissantes; 
Il  fait  que  tout  prospère  aux  Ames  innocentes. 
Tandis  qu'en  ses  projets  l'orgueilleux  est  trompe. 
De  mes  faibles  attraits  le  roi  parut  frappé  : 
11  m'observa  longtemps  dans  un  sombre  silence; 
Et  le  ciel,  qui  pour  moi  fit  pencher  la  balance. 
Dans  ce  temps-là,  sans  doute,  agissait  sur  son  cœur. 
Enfin ,  avec  des  yeux  où  régnait  la  douceur  : 
Soyez  reine,  dit-il;  et,  dès  ce  moment  même. 
De  sa  main  sur  mon  front  posa  son  diadème. 
Pour  mieux  faire  éclater  sa  joie  et  son  amour. 
Il  combla  de  présents  tous  les  grands  de  sa  cour; 
Et  même  ses  bienfaits,  dans  toutes  ses  provinces. 
Invitèrent  le  peuple  aux  noces  de  leurs  princes. 
Hélas!  durant  ces  jours  de  joie  et  de  festins. 
Quelle  était  en  secret  ma  honte  et  mes  chagrins! 
Esther,  disais-je,  Esther  dans  la  pourpre  est  assise; 
La  moitié  de  la  terre  à  son  sceptre  est  soumise  : 
Et  de  Jérusalem  l'herbe  cache  les  murs! 
Sion,  repaire  affreux  de  reptiles  impurs. 
Voit  de  son  temple  saint  les  pierres  dispersées  > 
Et  du  Dieu  d'isracl  les  fêtes  sont  cessées  ! 

ÉUSE. 

N'avez-vous  point  au  roi  confié  vos  ennuis? 

ESTHEA. 

Le  roi,  jusqu'à  ce  jour,  ignore  qui  je  suis. 


ACTE  I,  SC£N£  II.  561 

Celui  par  qui  le  ciel  règle  ma  destinée 

Sur  ce  secret  encor  tient  ma  langue  enchaînée. 

ÉLISE. 

Mardochée  ?  Hé  !  peut-il  approcher  de  ces  lieux? 

ESTHER. 

Son  amitié  pour  moi  le  rend  ingénieux* 

Absent 9  je  le  consulte;  et  ses  réponses  sages 

Pour  venir  jusqu'à  moi  trouvent  mille  passages  : 

Un  père  a  moins  de  soin  du  salut  de  son  ûls. 

Déjà  méme^  déjà,  par  ses  secrets  avis^ 

J'ai  découvert  au  roi  les  sanglantes  pratiques 

Que  formaient  contre  lui  deux  ingrats  domestiques. 

Cependant  mon  amour  pour  notre  nation 
A  rempli  ce  palais  de  filles  de  Sion , 
Jeunes  et  tendres  fleurs ,  par  le  sort  agitées^ 
Sous  un  ciel  étranger  comme  moi  transplantées. 
Dans  un  lieu  séparé  de  profanes  témoins. 
Je  mets  à  les  former  mon  étude  et  mes  soins; 
Et  c'est  là  que  y  fuyant  l'orgueil  diî  diadème^ 
Lasse  de  vains  honneurs,  et  me  cherchant  moi-même, 
Aux  pieds  de  l'Éternel  je  viens  m'humilier, 
Et  goûter  le  plaisir  de  me  faire  oublier. 
Mais  à  tous  les  Persans  je  cache  leurs  familles. 
li  faut  les  appeler.  Venez,  venez,  mes  filles. 
Compagnes  autrefois  de  ma  captivité. 
De  l'antique  Jacob  jeune  postérité. 

SCÈNE  II. 
ESTHER,  ËUSE,  le  chobur. 

UNE  ISRAÉLITE,  chanUnt  derrière  le  Uic&lrc. 

Ma  sœur,  quelle  voix  nous  appelle? 

UMB  AUTRE. 

J'en  reconnais  les  agréables  sons  : 
Cest  la  reine. 

TOUTES  DEUX. 

Courons,  mes  sœurs,  obéissons. 
La  reine  nous  appelle  : 
Allons,  rangeons-nous  auprès  d'elle. 


662  £STHER. 

TOUT  LB  CHCBUA 

cnlrant  sur  U  scène  par  pluneurs  endroiu  diiïéreiiU. 

La  reine  nous  appelle  : 
Allons^  rangeons-nous  auprès  d'elle. 

ÉUSB. 

Ciel  !  quel  nombreux  essaim  d'innocentes  beautés 
S'offre  à  mes  yeux  en  foule ,  et  sort  de  tous  côtés  ! 
Quelle  aimable  pudeur  sur  leur  visage  est  peinte  ! 
Prospérez^  cher  espoir  d'une  nation  sainte. 
Puissent  jusques  au  ciel  yos  soupirs  innocents 
Monter  comme  l'odeur  d'un  agréable  encens  ! 
Que  Dieu  jette  sur  tous  des  regards  pacifiques! 

ESTHER. 

Mes  filles^  chantez-Qous  quelqu'un  de  ces  cantiques 
Où  vos  voix  si  souvent^  se  mêlant  à  mes  pleurs, 
De  la  triste  Sion  célèbrent  les  malheurs. 

UlfE  ISRAÉLITE  chante  seule. 

Déplorable  Sion,  qu'as-tu  fait  de  ta  gloire? 

Tout  l'univers  admirait  ta  splendeur  : 
Tu  n'es  plus  que  poussière  ;  et  de  cette  grandeur 
11  ne  nous  reste  plus  que  la  triste  mémoire. 
Sion ,  jusques  au  ciel  élevée  autrefois. 

Jusqu'aux  enfers  maintenant  abaissée , 
Puissé-je  demeurer  sans  voix. 

Si  dans  mes  chants  ta  douleur  retracée 
Jusqu'au  dernier  soupir  n'occupe  ma  pensée! 

TOirr  LE  CHOEUR. 

0  rives  du  Jourdain  !  ô  champs  aimés  des  cicux  ! 
Sacrés  monts,  fertiles  vallées 
Par  cent  miracles  signalées! 
Du  doux  pays  de  nos  aïeux 
Serons-nous  toujours  exilées? 

UlCB  ISRAÉLITE  ,  seule. 

Quand  verrai-je,  ô  Sion^  relever  tes  remparts, 
Et  de  tes  tours  les  magnifiques  faites? 
Quand  verrai-je  de  toutes  parts 
Tes  peuples  en  chantant  accourir  à  tes  fètcs? 

TOUT  LE  CHOEUR. 

0  rives  du  Jourdain!  ô  champs  aimés  des  cicux! 
Sacrés  monts,  fertiles  vallées 
Par  cent  miracles  signalées  ! 


ACTE  I,  scfM*VK  m.  :,r,3 

Du  doux  pays  de  nos  aïeux 
Serons-nous  toujours  exilées? 

SCÈNE  III. 
ESTHER,  MARDOCHÉE,  ÉLISE,  le  ch(eur. 

ESTHBR. 

Quel  profane  en  ce  lieu  s'ose  avancer  vers  nous? 
Que  vois-je!  Mardochée!  0  mon  père,  est-ce  vous? 
Un  ange  du  Seigneur  sous  son  aile  sacrée 
A  donc  conduit  vos  pas,  et  caché  votre  entrée? 
Mais  d'où  vient  cet  air  sombre ,  et  ce  cilice  affrcvx , 
Et  cette  cendre  enfin  qui  couvre  vos  cheveux? 
Que  nous  annoncez-vous  ? 

MARDOCHÉE. 

0  reine  infortunée! 
0  d'un  peuple  innocent  barbare  destinée  ! 
Lisez,  lisez  l'arrêt  détestable,  cruel... 
Nous  sommes  tous  perdus!  et  c'est  fait  d'Israël! 

BSTHER. 

Juste  ciel  !  tout  mon  sang  dans  mes  veines  se  glaco  ! 

UARDOCHÉE. 

On  doit  de  tous  les  Juifs  exterminer  la  race. 

Au  sanguinaire  Aman  nous  sommes  tous  livrés; 

Les  glaives,  les  couteaux  sont  déjà  préparés  : 

Toute  la  nation  à  la  fois  est  proscrite. 

Aman,  l'impie  Aman,  race  d'Amalécite, 

A  pour  ce  coup  funeste  armé  tout  son  crédit; 

Et  le  roi  trop  crédule  a  signé  cet  édit. 

Prévenu  contre  nous  par  cette  bouche  impure , 

Il  nous  croit  en  horreur  à  toute  la  nature  : 

Ses  ordres  sont  donnés,  et  dans  tous  ses  États 

Le  jour  fatal  est  pris  pour  tant  d'assassinats. 

Cieux,  éclairerez-vous  cet  horrible  carnage? 

Le  fer  ne  connaîtra  ni  le  sexe  ni  l'âge  ; 

Tout  doit  servir  de  proie  aux  tigres,  aux  vautours  : 

Et  ce  jour  effroyable  arrive  dans  dix  jours. 

ESTHER. 

O  Dieu,  qui  vois  former  des  desseins  si  funostos, 
As-tu  donc  (le  Jacob  abandonné  les  restes? 


Ô64  ËSTHER. 

UNE   DES  PLUS  JEUNES  ISRAÉLITES. 

Ciel^  qui  nous  défendra,  si  tu  ne  nous  défends? 

UARDOGHÉE. 

Laissez  les  pleurs ,  Esther,  à  ces  jeunes  enfants. 
En  vous  est  tout  l'espoir  de  vos  malheureux  frères; 
Il  faut  les  secourir  :  mais  les  heures  sont  chères; 
Le  temps  voie ,  et  bientôt  amènera  le  jour 
Où  le  nom  des  Hébreux  doit  périr  sans  retour. 
Toute  pleine  du  feu  de  tant  de  saints  prophètes^ 
Allez,  osez  au  roi  déclarer  qui  vous  êtes. 

EStHER. 

Hélas  I  ignorez-vous  quelles  sévères  lois 

Aux  timides  mortels  cachent  ici  les  rois? 

Au  fond  de  leur  palais  leur  majesté  terrible 

Affecte  à  leurs  sujets  de  se  rendre  invisible; 

Et  la  mort  est  le  prix  de  tout  audacieux 

Qui  sans  être  appelé  se  présente  à  leurs  yeux , 

Si  le  roi  dans  l'instant,  pour  sauver  le  coupable. 

Ne  lui  donne  à  baiser  son  sceptre  redoutable. 

Rien  né  met  à  l'abri  de  cet  ordre  fatal. 

Ni  le  rang,  ni  le  sexe;  et  le  crime  est  égal. 

Moi-même,  sur  son  trône  à  ses  côtés  assise. 

Je  ^uis  à  cette  loi,  comme  une  autre ,  soumise  ; 

Et,  sans  le  prévenir,  il  faut  pour  lui  parler 

Qu'il  me  cherche,  ou  du  moins  qu'il  me  îaSSid  appeler. 

HAAOOCHÉE. 

Quoi!  lorsque  vous  voyez  périr  votre  patrie. 
Pour  quelque  chose,  Esther,  vous  comptez  votre  vie! 
Dieu  parle:  et  d'un  mortel  vous  craignez  le  courroux  ! 
Que  dis-je?  votre  vie,  Esther,  est-elle  à  vous? 
N'est-elle  pas  au  sang  dont  vous  êtes  issue? 
N'est-elle  pas  à  Dieu  dont  vous  l'avez  reçue? 
Et  qui  sait,  lorsqu'au  trône  il  conduisit  vos  pas, 
Si  pour  sauver  son  peuple  il  ne  vous  gardait  pas? 
Songez-y  bien;  ce  Dieu  ne  vous  a  pas  choisie 
Pour  être  un  vain  spectacle  aux  peuples  de  TAsic , 
Ni  pour  charmer  les  yeux  des  profanes  humains  : 
Pour  un  plus  noble  usage  il  réserve  ses  saints. 
S'immoler  pour  son  nom  et  pour  son  héritage. 
D'un  enfant  d'Israël  voilà  le  vrai  partage  : 
Trop  heureuse  pour  lui  de  hasarder  vos  jours! 


A.CTE  I,  SCENE  IV.  5C5 

Et  quel  besoin  son  bras  a-t-il  de  nos  secours? 
Que  peuvent  contre  lui  tous  les  rois  de  la  terre? 
En  vain  ils  s'uniraient  pour  lui  faire  la  guerre  : 
Pour  dissiper  leur  ligue  il  n'a  qu'à  se  montrer; 
il  parle ,  et  dans  la  poudre  il  les  fait  tous  rentrer. 
Au  seul  son  de  sa  voix  la  mer  fuit,  le  ciel  tremble  : 
11  voit  comme  un  néant  tout  l'univers  ensemble; 
Et  les  faibles  mortels ,  vains  jouets  du  trépas , 
Sont  tous  devant  ses  yeux  comme  s'ils  n'étaient  pas. 

S'il  a  permis  d'Aman  l'audace  criminelle  ^ 
Sans  doute  qu'il  voulait  éprouver  voire  zèle. 
C'est  lui  qui ,  m' excitant  à  vous  oser  chercbefj 
Devant  moi,  chère  EsUier,  a  bien  voulu  marcher  : 
Et  s'il  Faut  que  sa  voli  frappe  en  vain  vos  oreilles. 
Nous  n'en  verrons  pas  moins  éckler  ses  merveilles* 
Il  peut  confondre  Aman,  il  peut  briser  nos  fers 
Par  la  plus  faihle  main  qui  soit  dans  Tunivers  : 
Et  vous,  qui  n'aurez  point  acceptas  cette  grâce. 
Vous  périrai  peut-être ,  et  toute  votre  race* 

ESTHER. 

Allez  :  que  tous  les  Juifs  dans  Suse  répandus, 
A  prier  avec  vous  jour  et  nuit  assidus, 
Me  prêtent  de  leurs  vœux  le  secours  salutaire. 
Et  pendant  CQ^trois  jours  gardent  un  jeûne  austère 
Déjà  la  sombre  nuit  a'commencé  son  tour  : 
Demain,  quand  le  soleil  rallumera  le  jour, 
Contente  de  périr,  s'il  faut  que  je  périsse. 
J'irai  pour  mon  pays  m'offrir  en  sacrifice. 
Qu'on  s'éloigne  un  moment. 

(Le  chœur  se  retire  vers  le  fond  du  Uiéltre. 

SCÈNE  IV. 
ESTHER,  ÉLISE,  le  chosur. 

ESTHER. 

0  mon  souverain  roi. 
Me  voici  donc  tremblante  et  seule  devant  toi  ! 
Mon  père  mille  fois  m'a  dit  dans  mon  enfance 
Qu'avec  nous  tu  juras  une  sainte  alliance, 
Quand,  pour  te  faire  un  peuple  agréable  à  tes  yeux. 
Il  plut  à  ton  amour  de  choisir  nos  aïeux  : 

48 


500  ESTHER. 

Uèma  tu  leur  promis  de  ta  hourhft  sarrtM» 
Une  postérité  d'éternelle  durée. 
Héla^!  ce  peuple  ingrat  a  méprisé  ta  loi. 
La  nation  chérie  a  violé  sa  foi  ; 
Elle  a  répudié  son  époux  et  son  père, 
Pour  rendre  à  d'autres  dieux  un  honneur  adultère  : 
Maintenant  elle  sert  sous  un  maître  étranger. 
Mais  c'est  peu  d'être  esclave,  on  la  veut  égorger  : 
Nos  superbes  vainqueurs,  insultant  à  nos  larmes. 
Imputent  à  leurs  dieux  le  bonheur  de  leurs  armes, 
Et  veulent  aujourd'hui  qu'un  même  coup  mortel 
Abolisse  ton  nom,  ton  peuple,  et  ton  autel. 
Ainsi  donc  un  perfide,  après  tant  de  miracles. 
Pourrait  anéantir  la  foi  de  tes  oracles. 
Ravirait  aux  morteb  le  plus  cher  de  tes  dons. 
Le  saint  que  tu  promets,  et  que  nous  attendons? 
Non,  non,  ne  souffre  pas  que  ces  peuples  farouches. 
Ivres  de  notre  sang,  ferment  les  seules  bouches 
Qui  dans  tout  l'univers  célèbrent  tes  bienfaits  ; 
FA  confonds  tous  ces  dieux  qui  ne  furent  jamais. 
Pour  moi ,  que  tu  retiens  parmi  ces  infidèles , 
Tu  sais  combien  je  hais  leurs  fêtes  criminelles, 
Et  que  je  mets  au  rang  des  profanations 
Leur  table,  leurs  festins,  et  leurs  libations; 
Que  même  cette  pompe  où  je  suis  condamnée , 
Ce  bandeau  dont  il  faut  que  je  paraisse  ornée 
Dans  ces  jours  solennels  à  l'orgueil  dédiés, 
Seule  et  dans  le  secret  je  le  foule  à  mes  pieds  ; 
Qu'à  ces  vains  ornements  je  préfère  la  cendre. 
Hit  n'ai  de  goût  qu'aux  pleurs  que  tu  me  vois  répandre. 
J'attendais  le  moment  marqué  dans  ton  arrêt, 
Pour  oser  de  ton  peuple  embrasser  l'intérêt  : 
Ce  moment  est  venu  ;  ma  prompte  obéissance 
Va  d'un  roi  redoutable  affronter  la  présence. 
Cest  pour  toi  que  je  marche  :  accompagne  mes  pas 
Devant  ce  fier  lion  qui  ne  te  connaît  pas; 
Commande  en  me  voyant  que  son  courroux  s'apaise , 
Et  prête  à  mes  discours  un  charme  qui  lui  plaise. 
Les  orages ,  les  vents ,  les  cieux  te  sont  soumis  : 
Tourne  enfin  sa  fureur  contre  nos  ennemis. 


ACTK   I,  SCÈNE  V.         .•  i»7 

SCÈNE  V. 

Toule  cette  teène  est  chantée. 

LE  CHOEUR. 

UNE  ISRAËUTE  y  seule. 

fUcurons  et  gémissons^  mes  fidèles  compagnes  : 
A  nos  sanglots  donnons  un.  libre  cours  : 
Levons  les  yeux  vers  les  saintes  montagnes 
D'où  rinnocence  attend  tout  son  secours. 
0  mortelles  alarmes  !   * 

Tout  Israël  périt.  Pleurez,  mes  tristes  yeux  : 
11  ne  fut  jamais  sous  les  cieux 
Un  si  juste  sujet  de  larmes. 

TOUT  LE  CHOEUR. 

0  mortelles  alarmes! 

UNE  AUTRE  ISRAÉLITE. 

N'était-ce  pas  assez  qu'un  vainqueur  odieux 
De  l'auguste  Sion  eût  détruit  tous  les  charmes, 
Et  traîné  ses  enfants  captifs  en  mille  lieux? 

TOUT  LE  CHOEUR. 

0  mortelles  alarmes  ! 

LA   MÊME  ISRAÉLITE. 

Faibles  agneaux  livrés  à  des  loups  furieux , 
Nos  soupirs  sont  nos  seules  armes. 

TOUT  LE  CHOEUR. 

0  mortelles  alarmes! 

UNE  ISRAÉUTE. 

Arrachons,  déchirons  tous  ces  vains  ornements 
Qui  parent  notre  tète. 

UNE  AUTRE. 

Revètons-nous  d'habillements 
"Conformes  à  l'horrible  fête 
Que  l'impie  Aman  nous  apprête. 

TOUT  LE  CHOEUR. 

Arrachons,  déchirons  tous  ces  vains  ornements 
Qui  parent  notre  tète. 

UNE  ISRAÉLfrE,  seule. 

Quel  carnage  de  toutes  parts! 
On  égorge  à  la  fois  les  enfants,  les  vieillards. 


StôS  ESTIIEn. 

Et  la  sœur  et  le  frère  ^ 

Et  la  fille  et  la  mère  ^ 
Le  fils  dans  les  bras  de  son  père  ! 
Que  de  corps  entassés ,  que  de  membres  épars , 

PrWés  de  sépulture! 
Grand  Dieu^  tes  saints  sont  la  pâture 
Des  tigres  et  des  léopards! 

UNE   DES  FLUS  JEUNES  ISRAÉUTES. 

Hélas  !  si  jeune  encore  ^ 
Par  quel  crime  ai-je  pu  mériter  mon  malheur? 
Ma  vie  à  peine  a  commencé  d'éclore  : 
Je  tomberai  comme  une  fleur 
Qui  n'a  vu  qu'une  aurore. 
Hélas!  si  jeune  encore^ 
Par  quel  crime  ai-je  pu  mériter  mon  malheur? 

UNE  AUTRE. 

Des  offenses  d'autrui  malheureuses  victimes, 
Que  nous  servent,  hélas!  ces  regrets  superflus? 
Nos  pères  ont  péché,  nos  pères  ne  sont  plus. 
Et  nous  portons  la  peine  de  leurs  crimes. 

TOUT  LE  CHOEUR. 

Le  Dieu  que  nous  servons  est  le  Dieu  des  combats; 
Non,  non,  il  ne  souffrira  pas 
Qu'on  égorge  ainsi  l'innocence. 

UNE  ISRAÉLITE,  teale. 

Hé  quoi  !  dirait  l'impiété, 
Où  donc  est-il  ce  Dieu  si  redouté 
Dont  Israël  nous  vantait  la  puissance? 

UNE  AUTRE. 

€e  Dieu  jaloux,  ce  Dieu  victorieux. 
Frémissez,  peuples  de  la  terre. 

Ce  Dieu  jaloux,  ce  Dieu  victorieux. 

Est  le  seul  qui  commande  aux  cieux  : 
Ni  les  éclairs  ni  le  tonnerre 
N'obéissent  point  à  vos  dieux. 

UNE   AUTRE. 

li  renverse  l'audacieux. 

UNE  AUTRE. 

11  prend  l'humble  sous  sa  défense. 

TOUT  LE  CBGEUR. 

Le  Dieu  que  nous  servons  est  le  Dieu  des  combat 


ACTE  II,   SCÈNE  I.  â69 

Non^  non  9  il  ne  souffrira  pas 
Qu'on  égorge  ainsi  l'innocence. 

DEUX  ISRAÉLITES.  ' 

0  Dieu  y  que  la  gloire  couronne  ^ 
Dieu ,  que  la  lumière  environne , 
Qui  voles  sur  l'aile  des  ventes 
Et  dont  le  trône  est  porte  par  les  anges  ; 

DEUX  AUTRES  DES  PLUS  JEUNES. 

Dieu,  qui  veux  bien  que  de  simples  enfants 
Avec  eux  chantent  tes  louanges; 

TOUT  LE  CBOEUR. 

Tu  vois  nos  pressants  dangers; 
Donùe  à  ton  nom  la  victoire; 
Ne  souffre  point  que  ta  gloire 
Passe  à  des  dieux  étrangers. 

UNE   ISRAÉUTE,  ^eii'e. 

Arme-toi,  viens  nous  défendre  : 
Descends,  tel  qu'autrefois  la  mer  te  vit  descendre. 
Que  les  méchante  apprennent  aujourd'hui 
A  craindre  ta  colère. 
Qu'ils  soient  comme  la  poudre  et  la  paille  légère 
Que  le  vent  chasse  devant  lui. 

TOUT  LE  CBflEUR. 

Tu  vois  nos  pressants  dangers; 
Donne  à  ton  nom  la  victoire  ; 
Ne  souffre  point  que  ta  gloire 
Passe  à  des  dieux  étrangers. 


ACTE    SECOND. 

Le  ihéâtfc  représenle  U  cb«nbr«  où  est  le  trône  d'Assuêruft. 

SCÈNE  1. 
AMAN,  HYDASPB. 

AMAN. 

Uc  quoi!  lorsque  le  jour  ne  commence  qu'à  luire , 
Dans  ce  lieu  redoutable  osps-tn  m'introduire? 

4». 


&7o  ESTIIER. 

U¥DASI*E. 

Vous  savez  qu'on  s'en  peut  reposer  sur  ma  f  »i  ; 
Que  ces  portes^  seigneur^  n'obéissent  qu'à  moi. 
Venez.  Partout  ailleurs  on  pourrait  nous  entendre. 

AMAN. 

Quel  est  donc  le  secret  que  tu  me  veux  apprendre? 

UYOASPE. 

Seigneur^  de  vos  bienfaits  mille  fois  honore. 
Je  me  souviens  toujours  que  je  vous  ai  juré 
D'exposer  à  vos  yeux,  par  des  avis  sincères, 
Tout  ce  que  ce  palais  renferme  de  mystères. 
Le  roi  d'un  noir  chagrin  parait  enveloppé; 
Quelque  songe  effrayant  cette  nuit  Ta  frappé. 
Pendant  que  tout  gardait  un  silence  paisible , 
Sa  voix  s'est  fait  entendre  avec  un  cri  terrible. 
J'ai  couru.  Le  désordre  était  dans  ses  discours  : 
il  s'est  plaint  d'un  péril  qui  menaçait  ses  jours; 
Il  parlait  d'ennemi,  de  ravisseur  farouche; 
Même  le  nom  d'Esther  est  sorti  de  sa  bouche. 
Il  a  dans  ces  horreurs  passé  toute  la  nuit. 
Enfin,  las  d'appeler  un  sommeil  qui  le  fuit. 
Pour  écarter  de  lui  ces  images  funèbres. 
Il  s'est  fait  apporter  ces  annales  célèbres 
Où  les  faits  de  son  règne,  avec  soin  amassés, 
Par  de  fidèles  mains  chaque  jour  sont  tracés; 
On  y  conserve  écrits  le  service  et  l'offense. 
Monuments  éternels  d'amour  et  de  vengeance. 
Le  roi,  que  j'ai  laissé  plus  calme  dans  son  lit. 
D'une  oreille  attentive  écoute  ce  récit. 

AMAN. 

De  quel  temps  de  sa  vie  a-Hl  choisi  l'histoire? 

HYDASPE. 

11  revoit  tous  ces  temps  si  remplis  de  sa  gloire. 
Depuis  le  fameux  jour  qu'au  trône  de  Gyrus 
Le  choix  du  sort  plaça  l'heureux  Assucrus. 

AMAN. 

Ce  songe,  Hydaspe,  est  donc  sorti  de  son  idée? 

HYDASPE. 

Entre  tous  les  devins  fameux  dans  la  Ghaldée , 
11  a  fait  asisembler  ceux  qui  savent  le  mieux 
Lire  en  un  songe  obscur  les  valoniés  des  cicux... 


ACTE  II,  SCEJNt   I.  :,7 

Mais  quel  Iroublc  vous-mùmc  aujourd'hui  vous  agite? 
Votre  àme  en  m'ccoulant  paraît  tout  interdite  : 
L'heureux  Aman  a-t-il  quelques  secrets  ennuis? 

AMAN. 

l^euK-tu  le  demander  dans  la  place  où  je  suis? 

Haï^  craint,  envié,  souvent  plus  misérable 

Ûuc  tous  les  malheureux  que  mon  pouvoir  accable  ! 

HYDASPB. 

Hé  !  qui  jamais  du  ciel  eut  des  regards  plus  doux? 
Vous  voyez  l'univers  prosterné  devant  vous. 

AMAN. 

L'univers!  Tous  les  jours  un  homme...  un  vil  esclave^ 
D'un  front  audacieux  me  dédaigne  et  me  bravo. 

HTDASPE. 

Quel  est  cet  ennemi  de  l'État  et  du  roi? 

AMAN. 

Le  nom  de  Mardochée  est-il  connu  de  toi? 

DTDASPE. 

Qui?  ce  chef  d'une  race  abominable,  impie? 

AMAK. 

Oui,  lui-même. 

■YOASPE. 

Hé,  seigneur!  d'une  si  belle  vi'' 
Un  si  faible  ennemi  peut-il  troubler  la  paix? 

AMAN. 

L'insolent  devant  moi  ne  se  courba  jamais. 

En  vain  de  la  faveur  du  plus  grand  des  monarques 

Tout  révère  à  genoux  les  glorieuses  marques  ; 

Lorsque  d'un  saint  respect  tous  les  Persans  toucher 

N'osent  lever  leurs  fronts  à  la  terre  attach^rs. 

Lui,  fièrement  assis,  et  la  tète  immobile. 

Traite  tous  ces  honneurs  d'impiété  servlle , 

Présente  à  mes  regards  un  front  séditieux , 

Et  ne  daignerait  pas  au  moins  baisser  les  yeui. 

Du  palais  cependant  il  assiège  la  porte  : 

A  quelque  heure  que  j'entre,  Uydaspe,  ou  que  je  sorte . 

Son  visage  odieux  m'afflige  et  me  poursuit; 

Et  mon  esprit  troublé  le  voit  encor  la  nuit. 

Ce  matin  j'ai  voulu  devancer  la  lumière  : 

Je  l'ai  trouvé  couvert  d'une  affreuse  poussière. 

Revêtu  de  lambeaux,  tout  pale;  mais  son  œil 


572  ESTHER. 

i:onsorvait  sous  la  cendre  encor  le  même  orgueil. 
Doù  lui  vient,  cher  ami,  cette  impudente  audace? 
Toi,  qui  dans  ce  palais  Tois  tout  ce  qui  se  passe. 
Crois-tu  que  quelque  voix  ose  parler  pour  lui? 
Sur  quelroseau  fragile  a-t-il  mis  son  appui? 

BTDASPE. 

Seigneur,  vous  le  savez,  son  avis  salutaire 
Découvrit  de  Tbarès  le  complot  sanguinaire. 
Le  roi  promit  alors  de  ie  récompenser  : 
Le  roi,  depuis  ce  temps,  parait  n'y  plus  penser. 

amah. 
Non,  il  faut  à  tes  yeux  dépouiller  Tartifice  : 
J'ai  su  de  mon  destin  corriger  l'injustice  : 
Dans  les  mains  des  Persans  jeune  enfant  apporté , 
Je  gouverne  l'empire  où  je  fus  acheté; 
Mes  richesses  des  rois  égalent  l'opulence  ; 
Environné  d'enfants,  soutiens  de  ma  puissance, 
Il  ne  manque  à  mon  front  que  le  bandeau  royal  : 
Cependant  ( des  mortels  aveuglement  fatal!) 
De  cet  amas  d'honneurs  la  douceur  passagère 
Fait  sur  mon  cœur  à  peine  une  atteinte  légère  ; 
Mais  Mardochée,  assis  aux  portes  du  palais. 
Dans  ce  cœur  malheureux  enfonce  mille  traits, 
Et  toute  ma  grandeur  me  devient  insipide , 
Tandis  que  le  soleil  éclaire  ce  perfide. 

BTDASPE. 

Vous  serez  de  sa  vue  affranchi  dans  dix  jours  : 
La  nation  entière  est  promise  aux  vautours. 

AMAN. 

Ah!  que  ce  temps  est  long  à  mon  impatience! 
C'est  lui  (je  te  veux  bien  confier  ma  vengeance). 
C'est  lui  qui,  devant  moi  refusant  de  ployer. 
Les  a  livrés  au  bras  qui  les  va  foudroyer. 
C'était  trop  peu  pour  moi  d'une  telle  victime  : 
La  vengeance  trop  faible  attire  un  second  crime. 
Un  homme  tel  qu'Ajnan ,  lorsqu'on  l'ose  irriter. 
Dans  sa  juste  fureur  ne  peut  trop  éclater. 
11  faut  des  châtiments  dont  l'univers  frémisse  ; 
Qu'on  tremble  en  comparant  l'offense  et  le  supplice; 
Que  les  peuples  entiers  dans  le  sang  soiont  noyés. 
Je  veux  qu'on  dise  un  jour  aux  siècles  effrayés  : 


ACTE  II,  S  CÈiNE   I.  673 

U  fut  des  Juifs;  il  fut  une  insolente  race  ; 
Répandus  sur  la  terre  ^  ils  en  couvraient  la  face  : 
Un  seul  osa  d'Aman  attirer  le  courroi»; 
Aussitôt  de  la  terre  ils  disparurent  tous. 

HTDASPE. 

Ce  n'est  donc  pas^  seigneur^  le  sang  amalécite 
Dont  la  voix  à  les  perdre  en  secret  vous  excite? 

AMAN. 

Je  sais  quéj  descendu  de  ce  sang  nmlheurmx. 

Une  étemeÙe  haine  a  dû  m'armer  ct>ntrit  eux; 

Qu'ils  firent  d'Amalcc  un  indigne  carnage  j 

Que,  jusqu*aui  vils  trou  peau* ,  tout  éprouva  kur  rage; 

Qu'un  déplorable  reste  k  peine  fut  sauvé  ; 

UaiBj  crois-moi j  dana  le  rang  où  je  suis  élevée 

Mon  àmcj  à  ma  grandeur  tout  entière  attachée , 

Des  intérêts  du  sang  lsi  failiL^ment  touchée, 

Mardochée  est  coupable;  et  que  faut-il  de  plus? 

Je  prévins  donc  contre  eux  l'esprit  d'Assuérus 

J'inventai  des  couleurs;  j'armai  la  calomnie; 

J'intéressai  sa  gloire;  il  trembla  pour  sa  vie  : 

Je  les  peignis  puissants^  riches'^  séditieux; 

Leur  dieu  même  ennemi  de  tous  les  autres  dieux. 

Jusqu'à  quand  soufrre-tH)n  que  ce  peuple  respire^ 

Et  d'un  culte  profane  infecte  votre  empire? 

Étrangers  dans  la  Perse ^  à  nos  lois  opposés^ 

Du  reste  des  humains  ils  semblent  divisés^ 

N'aspirent  qu*à  troubler  le  repos  où  nous  sommes^ 

Et  détestés  partout  détestent  tous  les  hommes. 

Prévenez ,  punissez  leurs  insolents  efforts  ; 

De  leur  dépouille  enfin  grossissez  vos  trésors. 

Je  dis^  et  l'on  me  crut.  Le  roi,  dès  l'heure  même. 

Mit  dans  ma  main  le  sceau  de  son  pouvoir  suprême  : 

Assure^  me  dit-il,  le  repos  de  ton  roi; 

Va^  perds  ces  malheureux  :  leur  dépouille  est  à  toi. 

Toute  la  nation  fut  ainsi  condamnée. 

Du  carnage  avec  lui  je  réglai  la  journéo. 

Mais  de  ce  traître  enfin  le  trépas  différé 

Fait  trop  souffrir  mon  cœur  de  son  sang  altéré. 

Un  je  ne  sais  quel  trouble  empoisonne  ma  joie. 

Pourquoi  dix  jours  encor  faut-il  que  je  le  voie? 


a74  ESTUER. 

HTDASPE, 

Et  ne  pouV%z-vous  pas  d'un  mot  l'exterminer? 
Dites  au  roi^  seigneur^  de  vous  l'abandonner. 

AMAN. 

Je  viens  pour  épier  le  moment  favorable. 
Tu  connais  comme  moi  ce  prince  inexorable  : 
Tu  sais  combien  terrible  en  ces  soudains  transports 
De  nos  desseins  souvent  il  rompt  tous  les  ressorts. 
Mais  S  me  tourmenter  ma  crainte  est  trop  subtile  : 
Mardochéc  à  ses  yeux  est  une  âme  trop  vile. 

HTDASPE. 

Que  tardez-vous?  Allez  ^  et  faites  promptement 
Élever  de  sa  mort  le  honteux  instrument. 

AMAN. 

J'entends  du  bruit;  je  sors.  Toi^  si  le  roi  m'appelle... 

HYDASPE  . 

Il  suffit. 

SCÈNE  II. 
ASSUËRUS,  HYDASPE,  ASAPH,  surrs  d'assuérus. 

ASSUiRUS. 

Ainsi  donc,  sans  cet  avis  fidèle. 
Deux  traîtres  dans  son  lit  assassinaient  leur  roi? 
Qu'on  me  laisse  ;  et  qu'Asaph  seul  demeure  avec  moi. 

SCÈNE  III. 
ASSUËRUS,  ASAPH. 

A88UÉRUS  ,  afâU  sur  son  trdne. 

Je  veux  bien  l'avouer  :  de  ce  couple  perfide 
J'avais  presque  oublié  l'attentat  parricide; 
Et  j'ai  pâli  deux  fois  au  terrible  récit 
Qui  vient  d'en  retracer  l'image  à  mon  esprit. 
Je  vois  de  quel  succès  leur  fureur  fut  suivie, 
Et  que  dans  les  tourments  ils  laissèrent  la  vie. 
Mais  ce  sujet  zélé  qui,  d'un  œil  si  subtil. 
Sut  de  leur  noir  complot  développer  le  fil. 
Qui  me  montra  sur  moi  leur  main  déjà  levée. 
Enfin  par  qui  la  Perse  avec  moi  fut  sauvée. 
Quel  honneur  pour  sa  foi ,  quel  prix  a-t-il  reçu? 


ACTE  IT,  SCÈNE  III. 

ASAPH. 

On  loi  promit  beaucoup  :  c'est  tout  ce  que  j'u^u. 

ASSUÈRUS. 

O  d'un  si  grand  service  oubli  trop  condamnable! 
Des  embarras  du  trône  effet  inévitable  ! 
De  soins  tumultueux  un  prince  environné 
Vers  de  nouveaux  objets  est  sans  cesse  entraîné; 
L'avenir  l'inquiète,  et  le  présent  le  frappe  : 
Mais  plus  prompt  que  l'éclair  le  passé  nous  échappe , 
EX  y  de  tant  de  mortels  à  toute  heure  empressés 
A  nous  faire  valoir  leurs  soins  intéressés , 
Il  ne  s'en  trouve  point  qui!,  touchés  d'un  vrai  zèle , 
Prennent  à  notre  gloire  un  intérêt  fidèle , 
Du  mérite  oublié  nous  fassent  souvenir, 
Trop  prompts  à  nous  parler  de  ce  qu*il  faut  punir. 
Ah!  que  plutôt  l'injure  échappe  à  ma  vengeance. 
Qu'un  si  rare  bienfait  à  ma  reconnaissance  ! 
Et  qui  voudrait  jamais  s*exposer  pour  son  roi? 
Ce  mortel  qui  montra  tant  de  zèle  pour  moi 
Vit-il  encore? 

ASAPH. 

11  voit  l'astre  qui  vous  éclaire. 

ASSUÉRUS. 

Et  que  n'a-trii  plutôt  demandé  son  salaire? 
Quel  pays  reculé  le  cache  à  mes  bienfaits  ? 

ASAPH. 

Assis  le  plus  souvent  aux  portes  du  palais , 
Sans  se  plaindre  de  vous  ni  de  sa  destinée , 
Il  y  traîne,  seigneur,  sa  vie  infortunée. 

ASSUÉRUS. 

Et  je  dois  d'aujtant  moins  oublier  la  vertu  , 
Qu'elle-même  s'oublie.  Il  se  nomme,  dis-tu? 

ASAPH. 

Mardochée  est  le  nom  que  je  viens  de  vous  lire. 

ASSUÉRUS. 

Et  son  pays  ? 

ASAPH. 

Seigneur,  puisqu'il  faut  vous  le  dire , 
C'est  un  de  ces  captifs  à  périr  destines, 
Drs  rives  du  Jourdain  sur  TEuphratc  amenés. 


i>76  ESTHER. 

ASSUÉRU6. 

Il  est  donc^uif  ?  Oh  ciel  !  sur  le  point  que  la  Yie 

Par  mes  propres  sujets*  m'allait  être  ravie ^ 

Un  Juif  rend  par  ses  soins  leurs  efforts  impuissants! 

Un  Juif  m'a  préservé  du  glaive  des  Persans! 

Mais^  puisqu'il  m'a  sauvé ^  quel  qu'il  soit,  il  n'importe. 

Holà,  quelqu'un. 

SCÈNE  IV. 
ASSUÉRUS,  HYDASPE,  ASAPH. 

HYDASPE. 

Seigneur? 

ASSUÉRUS. 

Regarde  à  cette  porte; 
Vois  s'il  s'offre  à  tes  yeux  quelque  grand  de  ma  cour. 

BTOASPE. 

Aman  à  votre  porte  a  devancé  le  jour. 

ASSUÉRUS. 

Qu'il  entre.  Ses  avis  m'éclaireront  peut-être. 

SCÈNE  V. 
ASSUÉRUS,  AMAN,  HYDASPE,  ASAPH. 

ASSUÉRUS. 

Approche,  heureux  appui  du  trône  de  ton  maître. 
Ame  de  mes  conseils,  et  qui  seul  tant  de  fois 
Du  sceptre  dans  ma  main  as  soulagé  le  poids. 
Un  reproche  secret  embarrasse  mon  àme. 
Je  sais  combien  est  pur  le  zèle  qui  t'enflamme; 
Le  mensonge  jamais  n'entra  dans  tes  discours; 
Et  mon  intérêt  seul  est  le  but  où  tu  cours. 
Dis-moi  donc  :  que  doit  faire  un  prince  magnanime 
Qui  veut  combler  d'honneurs  un  sujet  qu'il  estime? 
Par  quel  gage  éclatant,  et  digne  d'un  grand  roi^ 
Puis-je  récompenser  le  mérite  et  la  foi  ? 
Ne  donne  point  de  borne  à  ma  reconnaissance  ; 
Mesure  tes  conseils  sur  ma  vaste  puissance. 

AMA?I,  h  pan. 

C'est  pour  toi-même ,  Aman ,  que  tu  vas  prononcer  : 
Et  quel  autre  que  toi  peut-on  récompenser? 


ACït:  ir,  scE^K  V.  177 

ASSt'KRUS. 
yUC  |ïfllSCS-tU? 

AMAN. 

Seigneur,  je  cherche,  j'envisage 
Des  monarques  persans  la  conduite  et  Tuisage; 
Mais  k  mes  ycuï  eu  vain  je  les  rappelle  tous  ; 
VuuT  vous  régler  sur  eui^  que  sonl-ils  près  de  vous? 
Votre  règne  aux  ucveuît  doit  servir  de  modelé. 
Vousî  voulez  d'un  sujet  Teconrialtrc  le  zèle^ 
L'iionneur  Sfiul  peut  flatter  un  esprit  généreux  : 
Je  voudrais  donc,  seigneur,  que  ce  mortel  heurouï. 
De  la  pourpre  nujourd'hni  pare  comme  vous-mcmv, 
Et  portant  sur  le  front  le  sacré  diadème. 
Sur  un  de  vos  coursiers  pompeusement  orné. 
Aux  yeui  de  vos  sujets  dans  Suse  fut  mené; 
Que,  pour  comble  de  gloire  et  de  magniflcenee ,       -:-»f 
13 n  seigneur  éminent  en  richesse,  en  puissance, 
Eiifin  de  votre  empire  après  vous  le  premier, 
Par  la  hridp^  guidùt  son  suptTbe  coursier; 
Et  lui-mt^me,  marchant  en  habits  ma^-nifiques, 
Cri^t  à  haute  voix  dans  les  places  publiques  : 
a  Mortels,  prosternez-vous!  c'est  ainsi  que  le  roi 
«  Honore  le  mérite,  et  couronne  la  foi.  » 

ASSUÉRUS. 

Je  vois  que  la  sagesse  elle-même  t'inspire  : 

Avec  mes  volontés  ton  sentiment  conspire. 

Va,  ne  perds  point  de  temps  :  ce  que  tu  m'as  dicté. 

Je  veux  de  point  en  point  qu'il  soit  exécuté. 

La  vertu  dans  l'oubli  ne  sera  plus  cachée. 

Aux  portes  du  palais  prends  le  Juif  Mardochce, 

Cest  lui  que  je  prétends  honorer  aujourd'hui  : 

Ordonne  son  triomphe,  et  marche  devant  lui  ; 

Que  Suse  par  ta  voix  de  son  nom  retentisse. 

Et  fais  à  son  aspect  que  tout  genou  fléchisse. 

Sortez  tous.  ' 

AMATf ,  à  part. 

Oieui! 


49 


578  ESTHËR. 

SCÈNE  VI. 
ASSUÉRUS. 

Le  prix  est  sans  doute  inouï  ; 
Jamais  d'un  tel  honneur  un  sujet  n'a  joui  : 
Mais  plus  la  récompense  est  grande  et  glorieuse. 
Plus  même  de  ce  Juif  la  race  est  odieuse , 
Plus  j'assure  ma  yie^  et  montre  avec  éclat 
Combien  Assuérus  redoute  d'être  ingrat. 
On  verra  l'innocent  discerné  du  coupable  : 
Je  n'en  perdrai  pas  moins  ce  peuple  abominable; 
Leur  crime... 

SCÈNE  VIL 

ASSUÉRUS,  ESTHER,  ËUSE,  THAHAR,  xmz  partik 

DU  CHOEUR. 

(Eitber  entre  s'appujant  sar  tUse  :  quatre  IsraéliUt  soutiennent  m  robe.  ) 

ASSUÉRUS. 

^  Sans  mon  ordre  on  porte  ici  ses  pas! 
Quel  mortefinsolent  vient  chercher  le  trépas? 
Gardes...  C'est  vous,  EsUier?  quoi!  sans  être  attendue? 

ESTBER. 

Mes  filles,  soutenez  votre  reine  éperdue. 

Je  me  meurs.  (Elle  tombe  éiranouic.) 

ASSUÉRUS. 

Dieux  puissants!  quelle  étrange  pâleur 
De  son  teint  tout  à  coup  efface  la  couleur! 
Esther,  que  craignez-vous?  suis-je  pas  votre  frère? 
Est-ce  pour  vous  qu'est  fait  un  ordre  si  sévère? 
Vivez  :  le  sceptre  d'or  que  vous  tend  cette  main 
Pour  vous  de  ma  clémence  est  un  gage  certain. 

ESTBER. 

Quelle  voix  salutaire  ordonne  que  je  vive, 
Et  rappelle  en  mon  sein  «non  Ame  fugitive? 

ASSUERUS. 

Ne  connaissez-vous  pas  la  voix  de  votre  ép^x? 
Encolle  un  coup,  vivez,  et  revenez  à  vous. 

ESTIIER. 

Seigneur,  je  n'ai  jamais  contemplé  qu'avec  crainte 


ACTE  II,  SCÈNE  VII.  579 

L'auguste  majesté  sur  votre  front  empreinte  ; 
Jugez  combien  ce  front  irrité  contre  moi 
Dans  mon  âme  troublée  a  dû  jeter  d'effroi  : 
Sur  ce  trône  sacré  qu'environne  la  foudre 
J'ai  cru  vous  voir  tout  prêt  à  me  réduire  en  poudre. 
Hélas!  sans  frissonner  quel  cœur  audacieux 
Soutiendrait  les  éclairs  qui  partaient  de  vos  yeux  ? 
Ainsi  du  Dieu  vivant  la  colère  étincelle... 

ASSUÉRDS. 

O  soleil!  à  flambeau  de  lumière  immortelle; 
Je  me  trouble  raoi-méme;  et  sans  frémissement 
Je  ne  puis  voir  sa  peine  et  sun  saisissement. 
Calmez j  reine,  calmoz  la  frayeur  qui  voufi  presse* 
Du  cœur  d'Assuérus  souveraine  maîtresse  ^ 
Éprouvez  seulement  son  ardente  amitié. 
Faut-il  de  mes  États  vouj*  donner  ia  moitié? 

ESTHEtt.  I 

Hé!  se  peut^il  qu'un  roi  craint  de  la  terre  entière j 

Devant  qui  tout  fléchit  et  baise  la  poussière  ^ 

Jette  sur  son  esclave  un  regard  si  serein, 

Et  m' offre  sur  m n  cœur  un  pou v ol r  so u  v crain  ?  '  ; ,    . 

ASSCJÊRUS. 

Croyez-moi ,  chère  Esther^  ce  sceptre ,  cet  empire , 

Et  ces  profonds  respects  que  la  terreur  inspire, 

A  leur  pompeux  éclat  mêlent  peu  de  douceur. 

Et  fatiguent  souvent  leur  triste  possesseur. 

Je  ne  trouve  qu'en  vous  je  ne  sais  quelle  grâce 

Qui  me  charme  toujours  et  jamais  ne  me  lasse. 

De  l'aimaÈle  vertu  doux  et  puissants  attraits! 

Tout  respire  en  Esther  l'innocence  et  la  paix  : 

Du  chagrin  le  plus  noir  elle  écarte  les  ombres. 

Et  fait  des  jours  sereins  de  mes  jours  les  plus  sombres. 

Que  dis-je?  sur  ce  trône  assis  auprès  de  vous. 

Des  astres  ennemis  j'en  crains  moins  le  couitoux. 

Et  crois  que  votre  front  prête  h  mon  diadcmt' 

Un  éclat  qui  le  rend  respectable  aux  dieux  même. 

Osez  donc  me  répondre ,  et  ne  me  cachcï  pas 

Quel  sujet  important  conduit  ici  vos  pas. 

Quel  intérêt,  qiit4s  snins  vous  aj.ntent,  vouh  pressent? 

Je  vois  qu'en  m'écoutant  vos  yeux  au  ciel  s'adressent. 

Parlez  :  de  vos  désirs  le  succès  est  certain 


680  EST  MER. 

Si  ce  succès  oépend  d'une  mortelle  main. 

ESTHER. 

0  bonté  qui  m'assure  autant  qu'elle  m'honore  ! 

Un  intérêt  pressant  veut  que  je  vous  implore  ; 

J'attends  ou  mon  malheur  ou  ma  félicité; 

Et  tout  dépend,  seigneur,  de  votre  volonté. 

Un  mot  de  votre  bouche,  en  terminant  mes  peines. 

Peut  rendre  Esther  heureuse  entre  toutes  les  reines. 

ASSUÊRUS. 

Ah  !  que  vous  enflammez  mon  désir  curieux  I 

ESTUER. 

Seigneur,  si  j'ai  trouvé  grâce  devant  vos  yeux. 
Si  jamais  à  mes  vœux  vous  fûtes  favorable , 
Permettez ,  avant  tout ,  qu'Ësther  puisse  à  sa  table 
Recevoir  aujourd'hui  son  souverain  seigneur, 
Et  qu'Aman  soit  admis  à  cet  excès  d'honneur. 
J'oserai  devant  lui  rompre  ce  grand  silence; 
Et  j'ai  pour  m'cxpliqaer  besoin  de  sa  présence. 

ASSUÊRUS. 

Dans  quelle  inquiétude,  Esther,  vous  me  jetez  1 
Toutefois  qu'il  soit  fait  comme  vous  souhaitez. 

(  à  ceux  de  m  suite.) 

Vous,  que  l'on  cherche  Aman  ;  et  qu'on  lui  fasse  entendre 
Qu'invité  chez  la  reine,  il  ait  soin  de  s'y  rendre. 

SCÈNE  VIII. 
ASSUERUS,  ESTHER,  ÉLISE,  THAMAR,  H\^DASPE, 

UNE  PARTIE   DU   CHŒUR. 
HYDASPE. 

Les  savants  Chaldéens,  par  votre  ordre  appelés , 
Dans  cet  appartement,  seigneur,  sont  assemblés. 

ASSUÊRUS. 

Princesse,  un  songe  étrange  occupe  ma  pensée  : 

Vous-même  en  leur  réponse  êtes  intéressée. 

Venez,  derrière  un  voile  écoutant  leurs  discours. 

De  vos  propres  clartés  me  prêter  le  secours. 

Je  crains  pour  vous,  pour  moi,  quelque  ennemi  perfide. 

ESTHER. 

Suis-moi,  Thamar.  Et  vous,  troupe  jeune  et  timide  , 


ACTE  11,   SCÈNE  IX.  681 

Sans  craindre  ici  les  yeux  d'une  profane  cour, 
A  l'abri  de  ce  trône  attendez  mon  retour. 

SCÈNE  IX. 

Celte  scène  est  partie  déclamée  ti  partie  chantée. 

ÉLISE.  UNE  PARTIE  nu  cno-tJft*  » 

Que  VOUS  semble,  mes  sœurs ,  de  TéUt  où  nous  sommi^s  T 
D'EsllJer,  d'Aman,  qui  le  doit  emporter? 

EM-ce  Dieu ,  sont-ce  \vs  hommes^  (»«*ii« 

Dunl  les  œuvres  vont  éclater?  l^mi 

Vous  avez  \u  quelle  ardt^ntc  colère 
Allumait  de  ce  roi  te  visage  sévère. 

tîKE   iSHAÉUTE, 

Des  éclairs  de  ses  yeuît  l'œil  t-tait  ébloui. 

UNE    AUTBE. 

Et  sa  vûiK  m'a  paru  comme  un  tonnerre  hornble. 

Comment  ce  courroux  sî  terrible 
En  un  moment  s' esMl  évanoui?  '    '  '      **► 

VhE  DES  ISRAÉLITES  clitnlc. 

Vn  moment  a  changé  ce  courage  inûesible  : 
Le  lion  rugissant  est  un  agneau  paisible.  , 

Dieu ,  notre  Dieu  sans  doute  a  versé  dans  son  cœur 
Cet  esprit  de  douceur, 

LE  CHOitH  rliantc. 

ûicu^  notre  Dieu  sans  doute  a  vcisé  dans  son  cœur      'ui*'f 
Cet  esprit  de  douceur. 

LA   NKME  ISRAÉLITE  ^10^1  ta. 

Tel  qu'un  ruisseau  docile 
Obéit  à  ta  niavn  qui  détourne  son  cours  j 
Et,  laissant  de  ses  eaui  partager  le  secours. 

Va  rendre  lr»ut  un  chamiy  fertile  :      ••      t  M 
Dieu  j  de  nos  volontis  arbitre  souverain  ,  !,♦,  i 

Le  cœur  des  rois  est  ainsi  dans  ta  main. 

ÉLISE. 

Ah!  que  je  crains,  mes  sœurs,  les  funestes  nuages 

Qui  de  ce  prince  obscurcissent  les  yeux  î 
Comme  il  est  aveugle  du  cnltc  de  ses  dieux  ! 


582  ESTHëR. 

UNE  ISRAÉLITE. 

Il  n'atteste  jamais  que  leurs  noms  odieux. 

UNE  AUTBE. 

Aux  feux  inanimés  dont  se  parent  ies  cicux 
H  rend  de  profanes  hommages. 

UlfB  AUTRE. 

Tout  son  palais  est  plein  de  leurs  images. 

LE  CDtiBUR  chante. 

Malheureux  9  vous  quittez  le  maître  des  humains 
Pour  adorer  l'ouvrage  de  vos  mains  ! 

DUE  ISRAÉUTB  clumte. 

Dieu  d'Israël,  dissipe  enfin  cette  ombre  : 
Des  larmes  de  tes  saints  quand  seras-tu  touché  ? 

Quand  sera  le  voile  arraché 
Qui  sur  tout  l'univers  jette  une  nuit  si  sombre? 
Dieu  d'Israël^  dissipe  enfin  cette  ombre  : 
Jusqu'à  quand  seras-tu  caché? 

UNE  DES  PLUS  JEUNES  ISRAÊLfrES. 

Parlons  plus  bas,  mes  sœurs.  Ciel!  si  quelque  infidèle. 
Écoutant  nos  discours,  nous  allait  déceler! 

ÉUSE. 

Quoi!  fille  d'Abraham,  une  crainte  mortelle 

Semble  déjà  vous  faire  chanceler! 
Hé!  si  rimpie  Aman,  dans  sa  main  homicide 
Fai^nt  luire  à  vos  yeux  un  glaive  menaçant, 

A  blasphémer  le  nom  du  Tout-Puissant 

Voulait  forcer  votre  bouche  timjde  ! 

UNE  AUTRE  ISRAÊUTE. 

Peut-être  Assuérus,  frémissant  de  courroux. 
Si  nous  ne  courbons  les  genoux 
Devant  une  muette  idole. 
Commandera  qu'on  nous  immole. 
Chère  sœur,  que  choisircz-vous? 

LA  JEUNE  ISRAÉLnE. 

Moi  je  pourrais  trahir  le  Dieu  que  j'aime! 
J'adorerais  un  dieu  sans  force  et  sans  vertu, 
Reste  d'un  tronc  par  lès  vents  abattu. 
Qui  ne  peut  se  sauver  lui-même  ! 

LE  CHGEUR  chtnle.  [plorcnt. 

Dieux  impuissants,  dieux  sourds,  tous  ceux  qui  vous  im- 
Ne  seront  jamais  entendus  : 


ACTE  W,  SCÈNE   IX.  583 

Que  les  démons^  et  ceux  qui  les  adorent, 
Soient  à  jamais  détruits  et  confondus  ! 

UNE  ISRAÉLITB  chante. 

Que  nia  bouche  et  mon  cœur,  et  tout  ce  que  je  suis , 
Rendent  honneur  au  Dieu  qui  m'a  donné  la  vie. 
Dans  les  craintes,  dans  les  ennuis. 
En  ses  bontés  mon  àme  se  confie. 
Veut-il  par  mon  trépas  que  je  le  glorifie? 
Que  ma  bouche  et  mon  cœur,  et  tout  ce  que  je  suis. 
Rendent  honneur  au  Dieu  qui  m'a  donné  la  vie. 

Je  n'admirai  jamais  la  gloire  de  l'impit:. 

^n%   KVjm   tSHAÉUTl. 

Au  bonheur  du  méchant  qu'une  autr*^  porte:  envie. 

Ti>us  s^s  jours  paraissent  charmants  j 

r/or  éclate  en  ses  vêtements  : 
Son  orgueil  est  sans  tMvrne  ainsi  que  sa  richesse  , 
Jamais  Tair  n'est  troublé  de  ses  gémissements; 
Il  s'eiidcirt,  i!  s'éveille  au  son  des  instruments; 

Son  cceur  nage  dans  la  mollesse. 

UKE   AUTRE  ISnAÈUT£:.  | 

Pour  comble  de  prospérité, 
jl  cspèro  revivre  en  sa  p^ïsléritéi 
El  d'enfaitts  à  sa  table  une  riante  tnuipe 
Semble  boire  avec  lui  la  joie  à  pleine  coupe* 

(  Toul  Le  rcite  nt  chisitt.  ) 

LE  cenEtn. 
Heureux ,  dit-<m ,  le  peuple  floTissajil 
Sur  qui  se»  biens  conlenl  en  abondance! 
Plus  heureux  le  peuple  innocent 
Qui  dans  le  Di^'u  Aw  rii'l  ii  u\\%  sa  confiance! 

UNE  ISRAÉUTE  teule. 

Pour  contenter  ses  frivoles  désirs,. 
L'homme  insensé  vainement  se  consume  : 

Il  trouve  l'amertume 

Au  milieu  des  plaisirs. 

UNE  AUTRE  seule. 

Le  bonheur  de  l'impie  est  toujours  agité  : 
Il  erre  à  la  merci  de  sa  propre  inconstance. 
Ne  cherchons  la  félicité 


514  ËSTIIER. 

Que  dans  la  paix  de  Tinnocence. 

LA  MÊHE^  avec  une  autrr. 

0  douce  paix  ! 
0  lumière  éternelle! 
Beauté  toujours  nouvelle  ! 
Heureux  le  cœur  épris  de  tes  attraits* 
0  douce  paix  ! 
0  lumière  éternelle! 
Heureux  le  oœur  qui  ne  te  perd  jamais! 

LE   CHO6U0. 

0  douce  paix  ! 
0  lumière  éternelle  ! 
Beauté  toujours  nouvelle  ! 

0  douce  paix  ! 
Heureux  le  cœur  qui  ne  te  perd  jamais! 

LA  MÊME  ,  seule. 

Nulle  paix  pour  Timpic.  11  la  cherche ,  elle  fuit; 
Et  le  calme  en  son  cœur  ne  trouve  point  de  place. 
Le  glaive  au  dehors  le  poursuit; 
Le  remords  au  dedans  le  glace, 
tme  AUTRE. 
La  gloire  des  méchants  en  un  moment  s'éteint  . 
L'affreux  tombeau  pour  jamais  les  dévore. 
Il  n'en  est  pas  ainsi  de  celui  qui  te  craint; 
Il  renaîtra^  mon  Dieu^  plus  brillant  que  l'aurore. 

LE  CHCEna. 

0  douce  paix  ! 
Heureux  le  cœur  qui  ne  te  perd  jamais! 

ÉLISE  y  8.1U9  chanter. 

Mes  sœurs  ^  j'euiends  du  bruit  dans  la  chamiire  prodiaine. 
On  nous  appelle;  allons  rejoindre  notre  reine. 

\ 


ACTE  m,  SCÈSE  I. 


ACTE  TROISIÈME. 

\a!  tLéàtrc  reoréfcnlr  les  jardifin  d'Entlier,  et  un  i\c^  c6té<i  du  talnn  na  se 
fsiit  le  fcsiin. 


SCÈNE  I. 
AMAN,  ZARÊS. 

ZARÈS. 

C'est  (Jonc  ici  d'Ksther  le  superbe  jardin. 
Et  ce  salon  pompeux  est  le  lieu  du  festin? 
Mais ,  tandis  que  la  porte  en  est  cncor  rernicc , 
Écoutez  les  conseils  d'une  épouse  alarmée. 
Au  nom  du  sacré  nœud  qui  me  lie  avec  vous, 
Dissimulez,  seigneur,  cet  aveugle  courroux; 
Éclaircissez  ce  front  où  la  tristesse  est  peinte  : 
Les  rois  craignent  surtout  le  reproche  et  la  plainte. 
Seul  entre  tous  les  grands  par  la  reine  invité, 
Ressentez  donc  aussi  cette  félicité. 
Si  le  mal  vous  aigrit,  que  le  bienfait  vous  touche. 
Je  l'ai  cent  fois  appris  de  votre  propre  bouche  : 
Quiconque  ne  sait  pas  dévorer  un  affront. 
Ni  de  fausses  couleurs  se  déguiser  le  front,  . 
Loin  de  l'aspect  des  rois  qu'il  s'écarte,  qu'il  fuie! 
Il  est  des  contre-temps  qu'il  faut  qu'un  sage  essuie  : 
Souvent  avec  prudence  un  outrage  enduré 
Aux  honneurs  les  plus  hauts  a  servi  de  degré. 

AMAI^. 

0  douleur!  ô  supplice  affreux  à  la  pensée! 
0  honte,  qui  jamais  ne  peut  être  effacée! 
Un  exécrable  Juif,  l'opprobre  des  humains. 
S'est  donc  vu  de  la  pourpre  habillé  par  mes  mains! 
C'est  peu  qu'il  ait  sur  moi  remporté  la  victoire; 
Malheureux,  j'ai  servi  de  héraut  à  sa  gloire  ! 
Le  traître  !  il  insultait  à  ma  confusion  ; 
Et  tout  le  peuple  môme,  avec  dérision 
Observant  la  rougeur  qui  couvra\t  mon  visage , 


586  ESTHER. 

l>c  ma  chute  certaine  en  tirait  le  présage. 
Roi  cruel,  ce  sont  là  les  jeux  où  tu  te  plais! 
Tu  ne  m'as  prodigué  tes  perfides  bienfaits 
Uue  pour  me  faire  mieux  sentir  ta  tyrannie , 
Et  m'accaiiier  enfin  de  plus  d'ignominie. 

ZARkB. 

Pourquoi  juger  si  mal  de  son  intention? 
11  croit  récompenser  une  bonne  action. 
Ne  faut-il  pas  y  seigneur,  s'étonner  au  amtraire 
Qu'il  en  ait  si  longtemps  diffésé  le  salaire? 
Du  reste,  il  n'a  rien  fait  que  par  votre  conseil; 
Vous-même  avez  dicté  tout  ce  triste  appareil  : 
Vous  êtes  après  lui  le  premier  de  Tcmpire. 
Saitr-il  toute  l'horreur  que  ce  Juif  vous  inspire? 

AMAN. 

11  sait  qu'il  me  doit  tout,  et  que,  pour  sa  grandeur. 
J'ai  foulé  sous  les  pieds  remords,  crainte,  pudeur; 
Qu'avec  un  cœur  d'airain  exerçant  sa  puissance , 
J'ai  fait  taire  les  lois  et  gémir  l'innocence  ; 
Que  pour  lui,  des  Persans  bravant  l'aversion, 
J'ai  chéri,  j'ai  cherché  la  malédiction  : 
Et,  pour  prix  de  ma  vie  à  leur  haine  exposée. 
Le  barbare  aujourd'hui  m'expose  à  leur  risée  ! 

ZARBS. 

Seigneur,  nous  sommes  seuls.  Que  sert  de  se  flatter? 

Ce  zèle  que  pour  lui  vous  fîtes  éclater. 

Ce  sf>în  d'immoler  tout  à  son  pouvoir  suprême. 

Entre  nous,  avaient-ils  d'autre  ol^et  que  vous-même? 

Et,  sans  chercher  plus  loin ,  tous  ces  Juifs  désolés. 

N'est-ce  pas  à  vous  seul  qu«  vous  les  immolez? 

Et  ne  craignez-vous  point  que  quelque  avis  funeste... 

Enfin  la  cour  nous  hait,  le  peuple  nous  déteste. 

Ce  Juif  même,  il  le  faut  confesser  malgré  moi. 

Ce  Juif,  comblé  d'honneurs,  me  cause  quelque  effroi. 

Les  malheurs  sont  souvent  enchaînés  l'un  à  l'autre. 

Et  sa  race  toujours  fut  fatale  à  la  vôtre. 

De  ce  léger  affront  songez  à  profiter. 

Peut-être  la  fortune  est  prête  à  vous  quitter; 

Aux  plus  affreux  excès  son  inconstance  passe  : 

Prévenez  son  caprice  avant  qu'elle  se  lasse. 

Ou  tcndez-vous  plus  haut?  Je  frémis  quand  je  voi 


ACTE  III,  SCÈNE  M.  5^7 

Les  abimes  profonds  qui  s'offrent  devant  moi; 
La  chute  désormais  ne  peut  être  qu'horrible. 
Osez  chercher  pilleurs  un  destin  plus  paisible  : 
Regagnez  THellespont^  et  ces  bords  écartés 
Où  iros  aïeux  errants  jadis  furent  jetés, 
Lorsque  des  Juifs  contre  eux  la  vengeance  allumée 
Chassa  tout  Amalec  de  la  triste  Idumée. 
Aux  malices  du  sort  enfin  dérobez-vous. 
Nos  plus  riches  trésors  marcheront  devant  nous. 
Vous  pouvez  du  départ  me  laisser  la  conduite  -, 
Surtout  de  vos  enfants  j'assurerai  la  fuite. 
N'ayez  soin  cependant  que  de  dissimuler. 
Contente,  sur  vos  pas  vous  me  verrez  voler  : 
La  mer  la  plus  terrible  et  la  plus  orageuse 
Est  plus  sûre  pour  nous  que  cette  cour  trompeuse. 
Mais  à  grands  pas  vers  vous  je  vois  quelqu'un  marcher  : 
C'est  Hydaspe. 

SCÈNE  IL 
AMAN,  ZARËS,  HYDASPE. 

HTDISPE. 

Seigneur,  je  courais  vous  chercher. 
Votre  absence  en  ces  lieux  suspend  toute  la  joie  ; 
Et  pour  vous  y  conduire  Assuérus  m'envoie. 

AMAK. 

Et  Mardochée  est-il  aussi  de  ce  festin? 

BTDASPB. 

A  la  table  d'Ësther  portez-vous  ce  chagrin? 

Uuoi  !  toujours  de  ce  Juif  l'image  vous  désole? 

Laissez-le  s'applaudir  d'un  triomphe  frivole. 

Croit-il  d' Assuérus  éviter  la  rigueur  ? 

Ne  possédez-vous  pas  son  oreille  et  son  cœur? 

On  a  payé  le  zèle,  on  punira  le  crime; 

Et  l'on  vous  a,  seigneur,  orné  votre  victime. 

Je  me  trompe ,  ou  vos  vœux  par  Esther  secondes 

Obtiendront  plus  encor  que  vous  ne  demandez. 

AMAN. 

Croirai-je  le  bonheur  que  ta  bouche  m'annonce? 

HYDASPE. 

J'ai  des  savants  devins  entendu  la  réponse  : 


58S  KSTHEK. 

Ils  disent  que  la  main  d'on  perfide  étranger 
Dans  le  sang  de  la  reine  est  prête  à  se  plonger. 
Et  le  roi^  qui  ne  sait  où  trouver  le  coupable, 
N'impute  qu^'aux  seuls  Juifs  ce  projet  détestable. 

AMAN. 

Oui,  ce  sont,  cher  ami,  des  monstres  furieux  : 
Il  faut  craindre  surtout  leur  chef  audacieux. 
La  terre  avec  horreur  dès  longtemps  les  endure  ; 
Et  l'on  n'^n  peut  trop  tôt  délivrer  la  nature. 
Ah!  je  respire  enfin.  Chère  ^rès,  adieu. 

HYDASPE. 

Les  compagnes  d'Esther  s'avancent  vers  ce  lieu  ; 
Sans  doute  leur  concert  va  commencer  la  fête. 
Entrez,  et  recevez  l'honneur  qu'on  vous  apprête. 

SCÈNE  in. 

ÉLISE,   LE  CHOEUR. 

(  G.'ci  se  récite  saus  cLanl.  ) 
UNE  DES   ISRAÉLITES. 

C'est  Aman. 

UNE  AUTRE. 

C'est  lui-même;  et  j'en  frémis,  ma  sœur. 

LA  PREMIERE. 

Mon  cœur  de  crainte  et  d'horreur  se  resserre. 

l'autre. 
C'est  d'Israël  le  superbe  oppresseur. 

LA  PREMIÈRE. 

C'est  celui  qui  trouble  la  tene. 

ÉLISE. 

Peut-ou,  en  le  voyant,  ne  le  connaître  pas? 
L'orgueil  et  le  dédain  sont  peints  sur  son  visage. 

UNE   ISRAÉLITE. 

On  lit  dans  ses  regards  sa  fureur  et  sa  rage. 

UNE  AUTRE. 

Je  croyais  voir  marcher  la  mort  devant  ses  pas. 

UNE  DES  PLUS  JEUNES. 

Je  ne  sais  si  ce  tigre  a  reconnu  sa  proie  : 

Mais  en  nous  regardant,  mes  sœurs,  il  m'a  semblé 

Qu'il  avait  dans  les  yeux  une  barbare  joie 


^  ACTE  111,  SCÉ?JE  m.  â8y 

Dont  tout  mon  sang  est  encore  trouble. 

ÉLISE. 

Que  ce  nouvel  honneur  va  croître  son  audace  ! 

Je  le  vois,  mes  sœurs,  je  le  voi  : 
A  la  table  d'Esther  l'insolent  près  Ju  roi 
A  déjà  pris  sa  place. 

UNE   DES  ISRAÉLITES. 

Ministres  du  festin ,  de  grâce ,  dites-nous 
Quels  mets  à  ce  cruel >  quel  vin  prcpar^ï-vousf 

UNB^JLUTRE. 

Le  saog  de  rorpluilinj 

UTÏE   TROISIEME. 

Les  pleurs  des  misérables  j 

'  Lk    SECONDE. 

Sont  ses  meta  les  plus  agréables. 

LA   TnOlSIËME. 

C'est  son  breuvage  le  plus  doui. 

ÉLISE. 

Chères  sœurs ,  suspendez  la  douleur  qui  vous  pn^fise. 
Chantons j  on  nous  l'ordonne;  et  que  puissent  nos  chants 
Du  coeur  d'Assuérus  adoucir  la  rudesse , 
Comme  autrefois  David  ^  par  ses  accords  touchants j 
Calmait  d'un  roi  jaloua:  la  sauvage  instesse! 

(  Tout  Le  rc*lc  de  celte  tcène  est  rïiaalc.) 

U^B   (SRAÉLITE.  '    *i  ^^ 

Que  le  peuple  est  heureux , 
Lorsqu'un  roi  généreux , 
Craint  dans  tout  l'univers ^  veut  encore  qu'on  l'aime  ! 
Heureux  le  peuple!  heureux  le  roi  lui-même! 
TOUT  LE  cnceuR. 
0  repos!  6  tranquillité l 
0  d'un  parfait  bonheur  assurance  éternelle. 
Quand  la  suprême  autorité 
Dans  ses  conseils  a  toujours  auprès  d'elle 
La  justice  et  la  vérité  î 

Ces  quatre  stances  suivantes  sont  chantées  alternativement  par  une  voit 
seule  et  par  tout  le  chœur. 

UNE  1SRAÈUTE. 

Rois,  chassez  la  calomnie 
Ses  criminels  attentats 

50 


:>90  KSTIIEB. 

Dos  plus  paisibics  Ëtato 
Troublent  l'heureuse  harmonie. 

Sa  fureur^  de  sang  avide  ^ 
Poursuit  partout  Tinnocent. 
Rois 9  prenez  soin  de  l'absent 
Contre  sa  langue  liomicide. 

De  ce  monstre  si  farouche 
Craignez  la  feinte  douceur  : 
La  vengeance  est  dans  son  cœur. 
Et  la  pitié  dans  sa  bouche. 

La  fraude  adroite  et  subtile 
Sème  de  fleurs  son  chemin  : 
Mais  sur  ses  pas  vient  enfin 
Le  repentir  inutile. 

UNE  ISRAÉLITE  ,  woie. 

D'un  souffle  l'aquilon  écarte  les  nud^es, 

Et  chasse  au  loin  U  foudre  et  les  orages  : 
Un  roi  sagt;^  ennemi  du  langage  menteur. 
Écarte  d'un  regard  le  perfide  imposteur. 

UNE  AUTRE. 

J'admire  un  roi  victorieux, 
Que  sa  valeur  conduit  triomphant  en  tous  lieux  : 
Mais  un  roi  sage  et  qui  hait  l'injustice, 
Qui  sous  la  loi  du  riche  impérieux 
Ne  souffre  point  que  le  pauvre  gémisse , 

Est  le  plus  beau  présent  des  âeux, 

UNE  AUTRE. 

La  veuve  en  sa  défense  espère  ; 

UNE  AUTRE. 

De  l'orphelin  il  est  le  père; 

TOUTES  ENSEMBLE. 

Et  les  larmes  du  juste  implorant  son  appui 
Sont  précieuses  devant  lui. 

UNE  ISRAÉUTE,  seale. 

Détourne,  roi  puissant,  détourne  tes  oreilles 
De  tout  conseil  barbare  et  mensonger. 
11  est  temps  que  tu  t'éveilles  : 
Dans  le  sang  innocent  ta  main  va  se  plonger 
Pendant  que  tu  sommeilles. 


ACTE  111-,  SCENE  IV.  591 

Détourne^  roi  puissant^  dutourne  tes  oreilles 
De  tout  conseil  barbare  et  mensonger. 

UI«E  AUTRE. 

Ainsi  puisse  sous  toi  trembler  la  terre  entière  ! 

Ainsi  puisse  à  jamais  contre  tes  ennemis 

Le  bruit  de  ta  valeur  te  servir  de  barrière  ! 

S'ils  t'attaquent,  qu'ils  soient  en  un  moment  soumis; 

Que  de  ton  bras  la  force  les  renverse; 

Que  de  ton  nom  la  terreur  les  disperse  : 
Que  tout  leur  camp  nombreux  soit  devant  tes  soldats 

Gomme  d'enfants  une  trgupe  inutile; 
Et  si  par  un  chemin  il  entre  en  tes  États , 
Qu'il  en  sorte  par  plus  de  mille. 

SCÈNE  IV. 
ASSUÉRUS,  ESTHER,  AMAN,  ÉUSE,  le  chceuii. 

ASSUÉRUS,  à  EfUier. 

Oui,  VOS  moindres  discours  ont  des  grâces  secrètes  : 
Une  noble  pudeur  à  tout  ce  que  vous  faites 
Donne  un  prix  que  n'ont  point  ni  la  pourpre  ni  l'or. 
Quel  climat  renfermait  un  si  rare  trésor? 
Dans  quel  sein  vertueux  avez-vous  pris  naissance? 
Et  quelle  main  si  sage  éleva  votre  enfance? 
Mais  dites  promptement  ce  que  vous  demandez  : 
Tous  vos  désirs,  Esther,  vous  seront  accordés; 
Dussiez-vous ,  je  l'ai  dit,  et  veux  bien  le  redire, 
Demander  la  moitié  de  ce  puissant  empire. 

ESTHER. 

Je  ne  m'égare  point  dans  ces  vastes  désirs. 
Mais  puisqu'il  faut  enfin  expliquer  mes  soupirs. 
Puisque  mon  roi  lui-même  à  parler  me  convie, 

(  Elle  se  jfiUe  aos  pieds  da  roi.  ) 

J'ose  VOUS  implorer,  et  pour  ma  propre  vie , 
Et  pour  les  tristes  jours  d'un  peuple  infortuné 
Qu'à  périr  avep  moi  vous  avez  condamné. 

ASSUÉRUS,  U  relevant. 

A  périr!  Vous!  Quel  peuple?  El  quel  CsXee  mystère? 

AMAN ,  à  |iart. 

Je  tremble. 


592  KSTif£A. 

BSTHER. 

Esfher^  seigneur^  eut  un  Juif  pour  son  père; 
De  vos  ordres  sanglants  vous  savez  la  rigueur. 

AHAn  ,  à  part. 

Ah  dieux  ! 

ASSUÉRUS. 

Ahl  de  quel  coup  me  percez-vous  le  cœur! 
Vous  la  fille  d'un  Juif!  Hé  quoi!  tout  ce  que  j'aime , 
Cette  Esther^  Tinnocence  et  la  sagesse  même , 
Que  je  croyais  du  ciel  les  plus  chères  amours , 
Dans  cette  source  impure  aurait  puisé  ses  jours! 
Malheureux! 

ESTHER. 

Vous  pourrez  rejeter  ma  prière  : 
Mais  je  demande  au  moins  que^  pour  grâce  dernière. 
Jusqu'à  la  fin ,  seigneur,  vous  m'entendiez  parler. 
Et  que  surtout  Aman  n'ose  point  me  troubler. 

ASSUÉRUS. 

Parlez. 

ESTHER. 

0  Dieu,  confonds  l'audace  et  l'imposture! 
Ces  Juifs,  dont  vous  voulez  délivrer  la  nature. 
Que  vous  croyez,  seigneur,  le  rebut  des  humains^ 
D'une  riche  contrée  autrefois  souverains. 
Pendant  qu'ils  n'adoraient  que  le  Dieu  de  leurs  pères. 
Ont  vu  bénir  le  cours  de  leurs  destins  prospères. 

Ce  Dieu ,  maître  absolu  de  la  terre  et  des  cieux , 
N'est  point  tel  que  Terreur  le  figure  à  vos  yeux. 
L'Éternel  est  son  nom;  le  monde  est  son  ouvrage  : 
Il  entend  les  soupirs  de  l'humble  qu'on  outrage. 
Juge  tous  les  mortels  avec  d'égales  lois. 
Et  du  haut  de  son  trône  interroge  les  rois  : 
Des  plus  fermes  États  la  chute  épouvantable. 
Quand  il  veut,  n'est  qu'un  jeu  de  sa  main  redoutable. 
Les  Juifs  à  d'autres  dieux  osèrent  s'adresser  : 
Roi,  peuples,  en  un  jour  tout  se  vit  disperser; 
Sous  les  Assyriens  leur  triste  servitude 
Devint  le  juste  prix  de  leur  ingratitude. 

Mais,  pour  punir  enfin  nos  maîtres  à  leur  tour, 
Dieu  fit  choix  de  Cyrus  ^vant  qu'il  vit  le  jour. 
L'appela  par  son  nom,  le  promit  à  la  terre. 


ACTE  Iir,  SCENE  IV.  À93 

Le  fit  naître^  et  soudain  Tarma  de  son  tonnerre^ 
Brisa  les  fiers  remparts  et  les  portes  d'airain  ^ 
Mit  des  superbes  rois  la  dépouille  en  sa  main^ 
De  son  temple  détruit  vengea  sur  eux  l'injure  : 
Babylone  paya  nos  pleurs  avec  usure. 
Cyrus^  par  lui  vainqueur,  publia  ses  bienfaits. 
Regarda  notre  peuple  avec  des  yeux  de  paix, 
Nous  rendit  et  nos  lois  et  nos  fôtes  divines. 
Et  le  temple  déjà  sortait  de  ses  ruines. 
Mais,  de  ce  roi  si  sage  héritier  insensé, 
Son  fils  interrompit  l'ouvrage  commence. 
Fut  sourd  à  nos  douleurs.  Dieu  rejeta  sa  race. 
Le  retrancha  lui-même,  et  vous  mit  en  sa  place. 

Que  n'espérions-nous  point  d'un  roi  si  généreux  I 
Dieu  regarde  en  pitié  son  peuple  malheureux , 
Disions-nous;  un  roi  règne,  ami  de  l'innocence. 
Partout  du  nouveau  prince  on  vantail  la  clémence. 
Les  Juifs  partout  de  joie  en  poussèrent  des  cris. 
Ciel  !  verra-t-on  toujours  par  de  cruels  esprits 
Des  princes  les  plus  doux  l'oreille  environnée. 
Et  du  bonheur  public  la  source  empoisonnée! 
Dans  le  fond  de  la  Thrace  un  barbare  enfanté 
Est  venu  dans  ces  lieux  souffler  la  cruauté  : 
Un  ministre  ennemi  de  votre  propre  gloire... 

AMAN. 

De  votre  gloire!  moi!  Ciel!  le  pourricz-vous  croire? 
Moi  qui  n'ai  d'autre  objet  ni  d'autre  dieu... 

ASSUÉRUS. 

Tais-toi. 
Oses-tu  donc  parler  sans  l'ordre  de  ton  roi? 

BSTHER. 

Notre  ennemi  cruel  devant  vous  se  déclare. 

C'est  lui  ;  c'est  ce  ministre  infidèle  et  barbare 

Qui,  d'un  zèle  trompeur  à  vos  yeux  revêtu. 

Contre  notre  innocence  arma  votre  vertu. 

Et  quel  autre,  grand  Dieu!  qu'un  Scythe  impitoyable 

Aurait  de  tant  d'horreurs  dicté  l'ordre  effroyable? 

Partout  l'affreux  signal  en  même  temps  donné 

De  meurtres  remplira  l'univers  étonné  : 

On  verra,  sous  le  nom  du  plus  juste  des  princes, 

Un  perfide  étranger  désoler  vos  provinces; 


594  ESTIIER. 

Et  dans  ce  palais  mèmc^  en  |>roie  à  son  courroux , 
Le  sang  de  vos  sujets  regorger  jusqu'à  vous. 

Et  que  reproche  aux  Juifs  sa  haine  envenimée? 
Quelle  guerre  intestine  avons-nous  allumée? 
Les  a-t-on  vus  marcher  parmi  vos  ennemis? 
Fut-il  jamais  au  joug  esclaves  plus  soumis? 
Adorant  dans  leurs  fers  le  Dieu  qui  les  châtie. 
Pendant  que  votre  main  sur  eux  appesantie 
A  leurs  persécuteurs  les  livrait  sans  secours , 
Us  conjuraient  ce  Dieu  de  veiller  sur  vos  jours. 
De  rompre  des  méchants  les  trames  criminelles. 
De  mettre  votre  trône  à  l'ombre  de  ses  ailes. 
N'en  doutez  point ,  seigneur,  il  fut  votre  soutien  : 
Lui  seul  mit  à  vos  pieds  le  Parthe  et  l'Indien , 
Dissipa  devant  vous  les  innombrables  Scythes , 
Et  renferma,  les  mers  dans  vos  vastes  limites  : 
Lui  seul  aux  yeux  d'un  Juif  découvrit  le  dessein 
Do  deux  traîtres  tout  prêts  à  vous  percer  le  sein. 
Ilclas!  ce  Juif  jadis  m'adopta  pour  sa  fille. 

ASSUÉRUS. 

Mardochée? 

ESTRBR. 

11  restait  seul  de  notre  famille. 
Mon  père  était  son  frère.  Il  descend  comme  moi 
Du  sang  infortuné  de  notre  premier  roi. 
Plein  d'une  juste  barreur  pour  un  Amalécite, 
Race  que  notre  Dieu  de  sa  bouche  a  maudite , 
Il  n'a  devant  Aman  pu  fléchir  les  genoux. 
Ni  lui  rendre  un  honneur  qu'il  ne  croit  dû  qu'à  vous. 
De  là  contre  les  Juifs  et  contre  Mardochée 
Cette  haine,  seigneur,  sous  d'autres  noms  cachée. 
En  vain  de  vos  bienfaits  Mardochée  est  paré  : 
A  la  porte  d'Aman  est  déjà  préparé 
D'un  infâme  trépas  l'instrument  exécrable; 
Dans  une  heure  au  plus  tard  ce  vieillard  vénérable 
Des  portes  du  palais  par  son  ordre  arraché, 
Couvert  de  votre  pour|)re ,  y  doit  être  attaché. 

ÀSSUÉRUS. 

Quel  jour  mêlé  d'horreur  vient  effrayer  mon  âme  î 
Tout  mon  sang  de  colère  et  de  htmte  s'enflamme. 
J  étais  donc  le  jouet  ..  Ciel,  daigne  m'éclaircr! 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  595 

y  II  moment  sans  témoins  cherchons  à  respirer. 
Appelez  Mardochée^  il  faut  aussi  l'entendre. 

(  AasoêrtM  t'éloigae.  ) 
UNE  ISRAÉUTE. 

Vérité  que  j'implore 9  achève  de  descendre! 

SCÈNE  V. 
ËSTUER,  AMAN,  ÉLISE,  le  chceub. 

AMAn  ,  i  EiÛicr. 

D'un  juste  étonne  ment  je  demeure  frappé. 

Les  ennemis  des  Juifs  m'ont  trahi,  mVnt  trompé  i 

J'en  atteste  du  ciel  la  puissance  suprÊme, 

Ku  les  perdant^  j*ai  cru  vous  assurer  vous-même. 

l'nnccsscj  en  leur  faveur  employez  mon  crédit  ; 

Le  roi,  vous  le  voyez,  flotte  encore  interdit. 

Je  sais  par  quels  ressorts  on  k  pousse,  on  l'arrête, 

Lt  fais,  comme  il  me  plait,  le  calme  et  la  tempête. 

Los  iiitérèls  dns  Juifs  dcjà  me  sont  sacrés. 

rarkz  :  vos  ennemis  aussitôt  massacrés, 

Viçtiuies  de  la  fui  que  ma  bouche  vous  jure, 

IJe  ma  fatale  erreur  répareront  Tinjure. 

Quel  sang  demandez-vous? 

ESTHEn. 

Va,  traître,  laisse-moi  : 
l^cs  Juifs  n'attendent  rien  d'un  méchant  tel  que  lou 
Miscrahle!  le  Dieu  vengeur  de  rinnocence. 
Tout  prêt  à  te  juger,  tient  déjà  sa  balance  : 
Bientôt  son  juste  arrùt  te  sera  prononcé. 
Tremble  ;  son  jour  approche,  et  ton  règne  est  passé. 

Ouf,  ce  Dieu ,  je  l'avoue ,  est  un  Dieu  redoutable. 
Mais  veut-il  que  l'on  garde  une  haine  implacable? 
C'en  est  fait  ;  mon  orgueil  est  ftircê  de  plier. 
L'inexorable  Aman  est  réduit  à  prier. 

(  U  se  jette  aui  pieds  d'Esthcr.  ) 

Par  le  salut  des  Juifs,  par  ces  pieds  que  j'embrasse, 
Par  ce  sage  vieillard,  Thonneur  de  votre  race. 
Daignez  d'un  roi  terrible  apaiser  le  courroux  : 
Sauvez  Aman  ,  qui  tremble  à  vos  sacrés  genoux. 


.VJ6  KSTHlilR. 

SCÈNE    VI. 
ASSyÊRUS,  ESTUBR,  AMAN,  ÉLISE,  le  chokur, 

GARDES. 

ASSUÉRUS. 

Quoi!  le  traître  sur  vous  porte  ses  mains  hardies! 
Ah  !  dans  ses  yeux  confus  je  lis  ses  perfidies; 
Et  son  trouble,  appuyant  la  foi  de  vos  discours, 
De  tous  ses  attentats  me  rappelle  le  cours. 
Qu'à  ce  monstre  à  l'instant  l'àme  soit  arrachée; 
Et  que  devant  sa  porte,  au  lieu  de  Mardochcc, 
Apaisant  par  sa  mort  et  la  terre  et  les  cieux. 
De  mes  peuples  vengés  il  repaisse  les  yeux. 

(Aman  est  emmcDé  par  In  gardes.  ) 

SCÈNE  VIL 
ASSUERUS,  ESTHER,  MARDOCHÉE,  ÉLISE,  le  CHoeoR. 

ASSUÉRUS,  à  Mardocliée. 

Mortel  chéri  du  ciel,  mon  salut  et  ma  joie , 

Aux  conseils  des  méchants  ton  roi  n'est  plus  en  proie. 

Mes  yeux  sont  dessillés,  le  crime  est  confondu  : 

Viens  briller  près  de  moi  dans  le  rang  qui  t'est  dû. 

Je  te  donne  d'Aman  les  biens  et  la  puissance  : 

Possède  justement  son  injuste  opulence. 

Je  romps  le  joug  funeste  où  les  Juifs  sont  soumis, 

Je  leur  livre  le  sang  de  tous  leurs  ennemis  : 

A  régal  des  Persans  je  veux  qu'on  les  honore , 

Et  que  tout  tremble  au  nom  du  Dieu  qu'Esther  adore. 

Rebâtissez  son  temple,  et  peuplez  vos  cités; 

Que  vos  heureux  enfants  dans  leurs  solennités 

Consacrent  de  ce  jour  le  triomphe  et  la  gloire. 

Et  qu'à  jamais  mon  nom  vive  dans  leur  mémoire. 

SCÈNE  VIII. 
.\SSIJÉRUS,  ËSTUER,  MARDOCHÉE,  ASAPIi>  ÉLISE, 

LB  GHOBUR. 

ASSl'ÉRUS. 

Oue  veut  Asaph  .• 


ACTE  V,   SCÈNE  IX.  597 

ASAPII. 
Seigneur,  le  traître  est  expiré. 
Par  le  peuple  en  fureur  à  moitié  déchiré. 
On  traîne^  on  va  donner  en  spectacle  funeste 
De  son  corps  tout  sanglant  le  misérable  reste. 

N4RD0CHÉE. 

Roi,  qu'à  jamais  le  ciel  prenne  soin  de  vos  jours! 
Le  péril  des  Juifs  presse^  et  veut  un  prompt  secours. 

ASSUÉRUS. 

Oui ,  je  t'entends.  Allons  par  des  ordres  contraires 
Révoquer  d'un  méchant  les  ordres  sanguinaires. 

ESTHER. 

0  Dieu,  par  quelle  route  inconnue  aux  mortels 
Ta  sagesse  conduit  ses  desseins  éternels  ! 

SCÈNE  IX. 

LECKÛlilJB. 

loUT  LE  cutmin. 
Dieu  fait  triompliur  riiinocencL  : 
Chantons,  célébrons  sa  puissance-    % 

UNE   ÎSRAÉUTi:* 

Il  a  vu  contre  nous  les  ra^ieliants  5'asscmt4ci% 

Et  notre  sang  prêt  à  couler; 
Comme  l'eau  sur  la  terre  ils  allaient  le  répandra  : 
Du  haut  du  ciel  sa  voix  s  est  fait  entendra  ; 

L'homme  superbe  est  renversé ^ 

Ses  propres  lîèches  Tont  percé. 

USE  AtïTRE, 

J'ai  vu  l'impit.:  adoré  sur  la  terre  ; 

Pareil  au  cèdn-,  il  cachait  dans  les  cjuux 
Son  Iront  audacieux  j 
Il  semblait  à  son  grc  gouvÊrner  le  tonnerre  ^ 

Foulait  aux  pieds  ses  ennemis  vaincus  : 
Je  n'ai  fait  que  passer:  il  n'était  déjà  plus. 

UNE  AUTRE. 

On  peut  des  plus  grands  rois  surprendre  la  justice  : 
Incapables  de  tromper. 
Ils  ont  peine  à  s'échapper 
Des  pièges  de  l'artifice. 


598  ESTUER. 

Un  cœur  noble  ne  peut  soupçonner  en  autrui 
La  bassesse  et  la  malice 
Qu'il  ne  sent  point  en  lui. 

DlfB  AUTRE. 

Comment  s'est  calmé  l'orage? 

UNE  AUTKE. 

Quelle  main  salutaire  a  chassé  le  nuage? 

TOUT  LE  CHCEUR. 

L'aimable  Esther  a  fait  ce  grand  ouvrage. 

UNE  ISRAÉLITE^  seule. 

De  l'amour  de  son  Dieu  son  cœur  s'est  embrasé; 
Au  péril  d'une  mort  funeste 
Son  zèle  ardent  s'est  expose  ; 
Elle  a  parlé^  le  ciel  a  fait  le  reste. 

DEUX   ISRAÉIITES. 

Esther  a  triomphé  des  filles  des  Persans  : 
La  nature  et  le  ciel  à  l'envi  l'ont  ornée. 

l'une  DES  DEUX. 

Tout  ressent  de  ses  yeux  les  charmes  innocents. 
Jamais  tant  de  beauté  fut-elle  couronnée? 

l'autre. 
Les  charmet  de  son  cœur  sont  encor  plus  puissants. 
Jamais  tant  de  vertu  fut-elle  couronnée? 

TOUTES  deux  ensemble. 

Esther  a  triomphé  des  filles  des  Persans  : 
La  nature*  et  le  ciel  à  l'envi  l'ont  ornée. 

UNE  ISRAÉLITE^  teule. 

Ton  Dieu  n'est  plus  irrité  ; 
Réjouis-toi,  Sion,  et  sors  de  la  poussière; 
Quitte  les  vêtements  de  ta  captivité. 

Et  reprends  ta  splendeur  première. 
Les  chemins  de  Sion  à  la  fin  sont  ouverts  : 
Rompez  vos  fers. 
Tribus  captives; 
Troupes  fugitives. 
Repassez  les  monts  et  les  mers; 
Rassemblez-vous  des  bouts  de  l'univers. 

TOUT  LE  CHGBUR. 

Rompez  vos  fers. 
Tribus  captives; 
Troupes  fugitives, 


ACTE  V,  SCKNE  IX.  :,99 

Repassez  les  monts  et  les  mers  ; 
Rassemblez-vous  des  bouts  de  Tunivers. 

ITNE  ISRAÉUTE  ,  seule. 

Je  reverrai  ces  campagnes  si  chères. 

UNE   AUTRE. 

J*irai  pkurer  au  tombeau  de  mes  pèresi. 

TOUT   LE  CHflEUR, 

Repasser  les  raonts  et  les  mcni; 
RassemMei-vûus  des  bouts  de  l'univers. 

UNE  ISRAÉLITE,  Mtalt. 

Relevez,  rekvez  les  superbes  portiques 
Du  temple  où  notre  Dieu  se  plaît  d'être  adoré  : 
Que  de  l'urlc  plus  pur  son  autel  i^oil  paré, 
Et  que  du  sein  des  monts  le  marbre  soit  tire. 
Liban,  dupouille-toi  de  tes  cèdres  antiques  ; 
Pr^treg  sacres,  prépareï  vos  cantiques. 

UNE  AUTRE. 

Dieu  descend^  et  revient  habiter  parmi  nous  : 
Terre ,  frémis  d'allégresse  et  de  crainte  ; 
Et  vous^  sous  sa  majesté  sainte, 
Gieux,  abaissez-vous. 

UKÈ  AUTRE. 

Que  le  Seigneur  est  bon  !  que  son  joug  est  aimable  ! 
Heureux  qui  dès  Tenfance  en  connaît  la  douceur  1 
Jeune  peuple,  courez  à  ce  maître  adorable  : 
Les  biens  les  plus  charmants  n'ont  rien  de  comparable 
Aux  torrents  de  plaisirs  qu'il  répand  dans  un  cœur. 
Que  le  Seigneur  est  bon  !  que  son  joug  est  aimable  ! 
Ueureax  qui  dès  l'enfance  en  connaît  la  douceur! 

UNE  AUTRE. 

11  s'apaise,  il  (Pardonne; 
Du  cœur  ingrat  qui  l'abandonne 

11  attend  le  retour; 
11  excuse  notre  faiblesse  ; 
A  nous  chercher  même  il  s'empresse  : 
Pour  l'enfant  qu'elle  a  mis  au  jour 
Une  mère  a  moins  de  tendresse. 
Ah!  qui  peut  avec  lui  partager  notre  amour? 

TROIS  ISRAÉLITES. 

Il  nous  fait  remporter  une  illustre  victoire. 


COO  ESTHER. 

l'une  des  trois. 
Il  nous  a  révélé  sa  gloire. 

TOUTES  TROIS  ensonble. 

Ah!  qui  peut  avec  lui  partager  notre  amour I 

TOUT  LB  CHOBUR. 

Que  son  nom  soit  béni;  que  son  nom  soit  chanté; 
Que  l'on  célèbre  ses  ouvrages 
Au  delà  des  temps  et  des  âges^ 
Au  delà  de  l'éternité  ! 


f:n  u'LSTUEn. 


PRÉFACE 

D'ATBAUE. 


Tout  le  monde  sait  que  le  royaume  de  Juda  cUit  compoaé  dea  deux  iri- 
bua  de  Juda  et  de  Benjamin ,  et  que  loi  dix  autrca  tribua  qui  a«  révoltèrent 
cujitro  f^uboajB  cttitiptijaicnL  h  rtijnirat:  d'ïtrsi\.  dmine  ira  roi»  de  JliiIj 
^laitnl  de  li  iiuiisuu  de  Dand ,  et  «[ù'iJa  avaient  dans  leur  piruge  ii  ville  et 
le  irui|j(c  de  Jérusalem  ,  tuut  ce  {[b'îI  y  iitiiI,  Je  prétreii  ri  de  lévites  se  rc* 
ùréreEit  juprùa  d'FUi^,  et  k'ur  demeure» ni  ttiuibura  aLtackiéa  ;  ear,  dcpuii 
qui?  te  tcnijile  de  Siluiuao  fut  blLi ,  il  n  çUil  plus  périma  de  ai  cri  lier  ^tileun  ; 
et  tous  tcfi  atiLr^â  auteli  ifn'an  di-Tiit  à  Dieu  sur  de*  uotiu^ata,  appela 
l^tr  cette  rKiaon  daitt  t'Êcfbtucc  les  li^uU  tic  ai ,  ne  lui  étuieal  buiut  asréti* 
lik'9.  Aiiiii  le  culte  legiùiae  ne  tabaiït4iii  plus  tjue  tUni  Ju^a.  Uni  dia  Iriliiu, 
eteeple  un  lre«-p€ljl  nuEnbre  de  pcnoufiu  <  éLaicut  un  idulALm  «  eu  acLit- 
mitiiiiies^ 

Au  rcite,  rci  prkrea  et  cti  tt-^ilei  f^ù lient  eux-Uièujtw  nue  tribu  fort 
DDtbbrrUii-^  lt»  furent  partig^éa  eu  divi^n^  cbues  pour  «L-nrir  tour  à  tuur 
dans  le  t'^mple,  d^ua  jour  de  sabbat  à  Tjulre.  Lea  |>réEr{i«  ^laietii,  de  Ja  fi- 
mille  d'Auron  ;  et  il  ii'j  avait  que  ceuL  de-  c^rllc  f umillc  letqiiclï  puuent 
eit^rccr  la  tacriâcature.  La  lerite^  leur  éliieut  jLubordnnncA  «  et  avai^m  «oiti, 
rjitrc  aulrc*  cbaiei ,  du  cbant,  de  b  picparation  dra  ùctiuieii,  et  de  la 
garde  du  Icmpte.  €(-'  nom  «Je  i&nLù  ne  Ja  issu  fias  d'être  duuiié  qiielqiiefaii 
indiffércmi^ient  à  lOiL*  ceux  de  Li  (riba.  Ceui  qui  ctaitut  eo  siiinauie  a  liaient, 
ainsi  que  k  grand  prêtre  Je  tir  loj^aiitfnt  daxLS  ht  purliquci  ou  galeries  duut 
le  il  mple  était  environné  ►  tt  qui  faniaicnt  |i*rtiê  du  temple  mcnie.  Tuut  I  c- 
dificc  s'si|ipf]ait  en  n;É  itérai  le  tieu  sjiut  :  mais  ou  a{)  pela  il  plui  p^rtiéuliért^ 
iiici>t  de  te  nom  ^etle  p^rLis  da  tCEnpIe  intéirieur  du  étaient  le  dundetiur  dVr, 
Tau  tel  an  parfuri^ ,  rt  les  tables  di.'s  f^aim  lic  prnpDïitiuii  ;  et  cette  partie 
étatt  enrorc  di^tjo^uée  du  uLint  dot  aainta  ud  élail  i'an  fai*,  et  où  le  grand 
lirêtre  leul  atait  drait  d'rntr«r  ttne  lots  1  jtiiiice.  C  éta^t  une  traditicii  a^ei 
catistajite ,  que  la  muntagne  tar  laquelle  le  temple  (ut  iiiïtj  était  U  lucmL* 
montagne   dû  Abraïtam  ai^it  autreruiâ  offert  eu  sac  ri  tire  ton  ëIs  I^aac, 

J'ai  cru  devoir  eipliquer  ici  cet  particularilèa  «  iûii  i|tie  clus  a  qui  TbiA- 
toire  de  l'Ancien  Teatament  ne  aéra  pas  asaez  présente  n'en  s(»ieat  point  ar- 
rétéa  en  lisant  celle  tragédie.  Elle  a  pour  sujet  Joas  reconnu  et  mis  aur  le 
trône  :  et  j*aurais  du ,  dana  lea  règles ,  l'intituler  Joab  ;  mais  la  plupart  du 
monde  n^eu  ajjnt  entendu  parler  que  sous  le  nom  d*ATHAi.iE,  je  n'ai  fias 
ugé  à  propos  de  la  leur  présenter  sous  un  autre  titre ,  puisque  d'ailleurs 
Athalie  j  joue  un  personnage  ai  considérable,  et  que  c'est  aa  mort  qui  ter- 
mine la  pièce 

Voici  une  partie  dea  principaux  cvénementa  qui  devancèrent  cette  grande 
action. 

SI 


G02  PRÉKACE  DATflALlE 

Jfiram ,  roi  de  Joda ,  filn  de  Joupliat ,  et  le  lepiième  roi  de  la  raee  de 
David ,  cpouM  AUiatie ,  fille  d'Achab  et  do  Jézabel ,  qui  régaaieot  eo  kfaêl , 
fameux  l'an  et  l'autre  ,  nais  principalement  Jézabel ,  par  leurs  aanglaotes 
persecuttona  eoutre  les  prophètes.  Athalie,  noa  moins  impie  (|ue  sa  ncre, 
entraîna  bien  tôt  le  roi  son  mari  dans  ridolâtrie,  et  fit  même  construire  daos 
Jérusalem  un  temple  à  Baal ,  qui  était  le  dieu  da  pajs  de  Tjr  et  de  Sidcin . 
où  Jéubcl  avait  pris  naissance.  Joram  ,  après  avoir  vn  périr  par  les  raaiua 
des  Arabes  et  des  PhilisCias  tous  les  princes  ses  enfants,  k  la  rckcrve  d'O- 
ehorias ,  mourut  lui-même  niiéiablcment  d'une  longue  maladie  qui  lui  coa> 
smna  les  entrailles.  Sa  mort  funeste  n*eui})ècba  pas  Ocbosias  d'initer  son  im> 
piété  et  celle  d'AtbaUe  an  mère.  Mais  ce  prince ,  aprèn  avoir  régné  aculemeot 
nu  an ,  étant  idlé  rendre  Tbile  au  roi  d*l8ra£l ,  frère  d'AtbaUe ,  fut  enveloppé 
dans  la  mine  de  la  maison  d'Achab ,  et  tué  par  l'ordre  de  Jéfan ,  que  t>ieu 
avait  (sit  aacrer  par  ses  propbèuss ,  pour  régner  sur  br^êl ,  et  pour  être  le 
ministre  de  ses  vengeances.  Jého  extermina  toute  la  poatéricé  d'AcLab ,  et  fit 
jeter  par  les  feiiètrea  Jéxabel,  qui,  aelon  la  prédiction  d'Êlie,  fut  mangée 
des  chiens  daos  In  vigne  de  ce  même  Nabotli  qu'elle  avait  fait  mourir  «i* 
trefoia  pour  s'emparer  de  son  héritage.  Athalie ,  ayant  appris  à  Jérusnlem 
tous  ces  massacres,  entreprit  de  son  c6lé  d^éteindre  entièrement  la  raee  royale 
do  David ,  en  faisant  mourir  toua  les  enfants  d'Oohosias ,  ses  petks^U.  Mais 
heureusement  Josalieth,  sœur  d'Ochoâas ,  et  fiUe  de  Joraw,  mais  d'une 
autre  mère  qu' Athalie ,  étant  arrivée  lorsqu'on  égorgeait  les  prinees  ses  ne- 
veux ,  elle  trouva  moyen  de  dérober  dn  milieu  des  morts  le  petit  Joas  encore  à 
la  mamelle ,  et  le  confia  avec  sa  nourrice  an  grand  prêtre  son  mari ,  qui  les 
cacha  tons  deux  dans  le  temple ,  où  l*enfant  fut  élevé  secrètemeut  jusqu'au 
jour  qu'il  fut  pmclamc  roi  de  Juda.  L'hiatotre  des  rois  dit  (|ue  ce  fut  U  sep- 
tième année  d'aprct.  fidais  le  texte  grec  des  Paraliponièoea,  qne  Sévère  611I- 
piee  a  suiri ,  dit  que  fc  fut  la  huitième.  Cest  ce  qui  m'a  nutoriaé  à  donner 
a  ce  prioee  oeuf  à  dix  aua ,  pour  le  mettre  déjà  en  état  de  répondre  anx 
questions  qu'on  loi  fait. 

Je  crois  ne  lui  avoir  rien  fait  dire  qui  soit  au-deaausde  la  portée  d'un  en 
hnt  de  cet  âge  qui  a  de  l'esprit  et  de  la  mémoire.  M«is  ^  quand  j'anrais  été 
nn  peu  au  delà ,  il  faut  considérer  qne  c'est  ici  un  enfant  tout  extraordinaire, 
élevé  dans  le  temple  par  nn  grand  prêtre  qui ,  le  regardant  comme  l'unique 
espérance  de  sa  nation ,  l'avait  instniit  de  bonne  hoore  dans  tous  les  devoir* 
de  la  religion  et  de  la  royauté.  11  n'en  était  pas  de  mêose  des  enfnnts  des 
Juifs,  que  de  la  plupart  dea  nMres  :  on  leur  apprenait  les  aaintes  lettres, 
non-seulement  dès  qn'ils  avaient  atteint  l'usage  de  la  raiaon ,  mais ,  pour  me 
servir  de  PexpresMon  de  saint  Paul ,  dès  la  mamelle.  Oiaqoe  Juif  éuit  obUgé 
d'écrire  une  fois  en  sa  vie,  de  sa  propre  main,  le  volume  de  la  loi  tout  entier. 
I^es  rais  étaient  même  obligés  de  récrire  deux  fois  ;  et  il  lenr  était  enjoint 
de  l'avoir  conUnncUrment  dcnrant  les  yeux.  Je  puis  dire  lô  que  U  France 
voit  en  la  personne  d'un  prince  de  huit  aua  et  demi,  qui  fait  aujourd'hui  srs 
plus  chères  cicliccs ,  un  exemple  illnslre  de  ce  que  peut  dans  nn  enfant  un 
heureux  naturel  aidé  d'une  excellente  éducation,  et  que  ai  j'avais  donne  au 
pclit  Joan  la  même  vivacité  et  te  même  discernement  qm  brillent  dans  le« 


PRÉFACE  D'ATUALIE.  603 

reparties  de  ce  jeune  prince ,  on  ni*aurait  accocé  avec  nison  d'avoir  péclié 
contre  les  régli-s  de  la  vratsembiance. 

I/âge  de  Zacbaric,  fils  da  grand  prêtre,  n'éunt  poinl  marque ,  on  peut 
lui  supposer,  si  i*on  veut,  deux  on  trois  ans  de  plus  qu'à  Jois. 

J'ai  suivi  rcxplication  depla^ieun  comnentalenn  Tort  habiles,  qui  pronveot, 
|»ar  le  texte  roémc  de  l'Écriture ,  que   tous  ces  soldats  à  qui  Joîada ,  ou  Joad, 

jMar  L>3vid ,  étmenl  autant  de  |.irètriM  r(  di!  \é^  iLes ,  aaui  bim  que  Jt^  cinq 
CfïiLuiiierï  qui  Itfs  çiiminDuJLLJeitt.  En  efttt  ,  (Ji^cm  cr*  ifilef|irtlej< ,  loytdttait 
^rv  )iaiiit  Û^a  une  as  sain  Le  actittn^  et  oiiruii  iirrifiiEic  n'v  devait  èLn.^  cm- 
plajc.  11  9j  dgi%i4it  ntiD-seuk-mcnt  du  coii'^'EVcfr  1ë  «ccplrc  cIaiij  la  mi<î«»u 
ite  t>ii\id  ,  mai3  Focorc  de  ronïcrvcr  i  ce  ^runJ  mi  ce  Lie  luiti?  de  di^^^cen' 
[luiila  âonl  devait  fiâître  le  MciAie.  k  Car  ee  Mtsiîu  ,  laat  de  foiï  prutuis 
■  GOiumc  liU  d'Abraham  ,  devait  atisâj  élrc  le  Fils  de  David  et  de  Lqus  les  ruM 
n  de  Jtida.  >K  Delà  vkïtt  que  l'iLiuâlrc  et  Aa^nni  prélat*  éc  [|iii  j  ai  l'UipruiUc 
ees  parûltj  appdb  Junï  kprccii^ai  Tcatc  de  ■■  niaiioii  de  lïavjd^  Ja^éfibe  en 
fia  rie  danq  les  màma  ttrniii'a  ;  t-t  l'f,critnrt  dil  çAprpsséiueot  cnje  Dieu  nViler- 
mviia  p;**  Luute  la  familli!  de  Joratti ,  votilaul  conserver  a  David  la  Uin|ie  qu'il 
lui  avilit  promise.  Ur  cette  lampe  ^  qu'étail-ec  autre  cbou?  que  la  iuitiif're 
qui  liera  il  être  un  jatir  révélée  a.ui   natiana  7 

L'IiuLuirc  fiif  Apccdiâ  ptum  le  jnDr  ou  Juas  Tut  prockiuè.  Quelques  ipter- 
prèiL-t  VËuletiL  que  ce  (ùl  un  JMur  de  lÔte.  J'al  climAi  eeJle  de  la  Fciilef&te , 
qui  étui!  Tu  LU!  de»  irtfîi  f^randE  j  lélta  ûvs  Juifit.  Un  jf  cêlebrijit  la  mëatiiira 
ûc  la  publicatinii  du  U  li>i  s-ur  k  itioiit  de  ^iiisi»  el  nn  j  urfrail  ati,ùi  â  E>ieu 
lt§  prrtiiieri  paiiu  de  la  uDLivelje  niuiivnn  ;  ce  qui  ïu.tM.]t  qu'un  la  nommait 
encore  la  fèlc  des  prémices.  J'ji  *ongc  que  cca  ^ircMuslauecs  me  faumirajein* 
quelque  variélé  pour  lei  cliaiiti  à\i  chcEur. 

Hk  elicciir  c»t  es  m  posté  de  jeuues  h  13  es  de  h  tribu  de  Lévi  ^  et  je  meli  à 
leur  iêic  une  filk  que  je  duniie  pour  tmm  à  /jtcharie.  Ccit  dk  qui  intro- 
duit le  chœur  chez  sa  mère.  Elle  chante  avec  lui ,  porte  la  parole  pour  lui , 
et  fait  enfin  les  fonctions  de  ce  personnage  des  anciens  chœurs  qu^on  appe- 
lait le  CoryfhÉe.  J'ai  ausiti  essaye  d'imiter  des  anciens  celte  continuité  d'ac- 
tiim  qui  fait  que  leur  théâtre  ne  demeure  jamais  vide ,  les  intervalles  des  actes 
n'étant  marqués  que  par  des  hjniues  et  par  des  moralités  du  chœur ,  qui  ont 
rapport  à  ce  qui  se  passe. 

On  me  trouvera  peut-être  un  peu  hardi  d'avoir  osé  mettre  sur  la  scène  un 
prophète  inspiré  de  Dieu ,  et  qui  prédit  Tavenir.  Mais  j'ai  eu  la  précaution 
de  ne  mettre  dans  sa  bourbe  que  des  expressions  tirées  des  prophètes  mêmes, 
r^ioique  l'Écriture  ne  dise  pas  en  termes  exprès  que  Joîada  ait  eu  l'esprit  de 
prophétie ,  comme  elle  le  dit  de  son  fils ,  elle  le  représente  comme  un  homme 
tout  plein  de  l'esprit  de  Dieu.  £t  d'ailleurs  ne  paraît-il  pas,  par  l'Évangile  ,  . 
qu'il  a  pu  pruphétiser  en  qualité  de  souverain  pontife  ?  Je  suppose  donc  qu^il 
vuitcB  esprit  le  funeste  changement  de  Joas  ,  qui ,  après  trente  années  d'un 
régne  fort  pieux,  s'abandonna  aux  mauvais  conseils  des  Qatteurs,  et  se  souilla 

'  M.  d«  M.-4UI. 


A04  PRÉFACE  D'ATUALJE. 

dn  mrttKrc  de  Zacharie,  fils  et  <oeceMe«r  de  ce  gnod  prêtre.  Ce  neartre. 
commit  dent  le  temple ,  fut  une  d«e  priacipalet  caoaea  de  U  colère  de  Dieu 
contre  les  Juifs,  et  ite  loue  les  malheurs  qni  (eur  arrÏTèreot  dans  la  suite.  On 
prétend  même  que  depuis  ce  jour-là  les  r4(»onscs  de  Dien  cessèrent  entièrement 
dans  le  sanctuaire.  C'est  ce  qui  ma  donné  lieu  de  faire  prédire  de  suite 
k  Joad  et  la  destruction  du  temple  et  la  ruine  de  Jénisslera.  Mais  comme  In 
prophètes  joignent  d'ordinaire  les  consolations  aux  menaces ,  et  i^ue  d'ail  - 
leurs  il  s*sgit  de  mettre  snr  le  tr^ne  un  des  ancêtres  du  .Messie,  j'ai  pris  occa- 
sion de  faire  entrevoir  la  venue  de  ce  conaolatear ,  aprèii  lequel  loua  les  an- 
ciens juntes  soupiraient.  Cette  scène  ,  qui  est  une  espèce  d'épisode  ,  amène 
très- naturellement  la  musique,  par  la  coutume  qu'avaient  plusieurs  prophètes 
dVutfer  dana  leurs  aainla  transports  au  son  des  iustniitienis  ;  témoin  celte 
Iroope  de  prophètes  qui  vinrent  an  devant  de  Saûl  avec  des  harpes  et  des 
Ijres  qu'on  portait  devant  eux  ;  et  témoin  Elisée  hii-iuème ,  qui ,  étant  coo- 
Aiité  snr  Paveur  par  le  roi  de  Juda  et  par  le  roi  d'lsrae\ ,  dit*  conne  fait 
ici  Joad ,  Addueitë  mihi  psalten.  Ajoutez  à  cela  que  cette  praphi^ie  «»t 
beaucoup  à  «tigmenler  le  troui>Je  dans  ia  pièce ,  par  la  coitclcioaiion  et  par 
Isa  difTércnta  Diourcmenii  où  elle  jette  le  chreur  et  les  principaux  arteon. 


ATHALIE, 

TRAGÉDIE. '(1691.) 


ACl'EURS. 

JOÀS  t  roj  lie  Jiuli ,  fîli    d  Oc|t<ii]a<> 

ATIIiIUIl»  reuvedcJoram  ,  aleulf  de  Joas,  "* 

JOAl» ,  kuLr«ii3«iW  i0lAP4  ,  gnud  prêtre.  •  ' 

JQSABLTH  p  taau  de  Joan ,  timiizic  du  graïiU  prêtre,  ^ 

ZADIAKIE ,  lib  d«  J^ad  €l  de  Jo»beLb, 

ÏIALOMITU  ,  tt£ur  de  ZjtttiArk. 

AB^ittV,  l'un  des  |>rittci|iaiài  otneien  de*  f<n\à^  h^A*. 

AZ\EVIAâ,  ISMAKL,  et  letTKOlS  AUTRES  Cllfirïid*!  prêtra  il  Ah 

MATflAN  .  i»f^Lre  ajifialât.  «crifinaUrar  rte  BtôL  *      j=  ^ 

^ABAL  .  ctirUKitMil  aa  Mithin. 

A4jAB  i  TcAOïc  de  Jn  joiu  d'AlÉtAbe,  ^ 

TUOL'I'EiJfr  prclna  et  de  léiitci. 

SUtTii  d'JUkaliç. 

DICEllK  (k  ^etiud  m  Les  de  lu  Inliit  iM  Léfi. 

La  •cène  eit  dans  le  temple  de  Jérusalem ,  dans  im  vestibnle  de  l'apiiartcmcnl 
du  graiMl  prêtre. 


ACTE    PREMIER. 


SCÈNE  !. 
JOAD,  ABNER. 

ABNER. 

Oui,  je  viens  dans  son  temple  adorer  l'Eternel; 

Je  viens,  selon  Tusage  antique  et  solennel, 

Célébrer  avec  vous  la  fameuse  journée 

Où  sur  le  mont  Sina  la  loi  nous  fut  donnée. 

Que  les  temps  sont  changés  l  Sitôt  que  de  ce  jour 

La  trompette  sacrée  annonçait  le  retour. 

Du  temple,  orné  partout  de  festons  magnifiques, 

51. 


60G  ATUALIË. 

Le  peuple  saint  en  foule  inondait  les  portiques; 

Et  tous^  devant  l'autel  avec  ordre  introduits ^       [fruits. 

De  leurs  champs  dans  leurs  mains  portant  les  nouveaux 

Au  Dieu  de  l'univers  consacraient  ces  prémices  : 

Les  prêtres  ne  pouvaient  sufûre  aux  sacrifices. 

L'audace  d'une  femme ^  arrêtant  ce  concours. 

En  des  jours  ténébreux  a  changé  ces  beaux  jours. 

D'adorateurs  zélés  à  peine  un  petit  nombre 

Ose  des  premiers  temps  nous  retracer  quelque  ombre  : 

Le  reste  pour  son  Dieu  montre  un  oubli  fatal  ; 

Ou  même,  s'empressant  aux  autels  de  Baal, 

Se  fait  initier  à  ses  honteux  mystères, 

Et  blasphème  le  nom  qu'ont  invoqué  leurs  pères. 

Je  tremble  qu'Athalie,  à  ne  vous  rien  cacher, 

Vous-même  de  l'autel  vous  faisant  arracher. 

N'achève  enfin  sur  vous  ses  vengeances  funestes. 

Et  d'un  respect  forcé  ne  dépouille  les  restes. 

JOAD. 

D'où  vous  vient  aujourd'hui  ce  noir  pressentiment? 

ABRER. 

Pensez  vous  être  saint  et  juste  impunément?  ' 

Dès  longtemps  elle  hait  cette  fermeté  rare 

Qui  rehausse  en  Joad  l'éclat  de  la  tiare  : 

Dès  longtemps  votre  amour  pour  la  religion 

Est  traité  de  révolte  et  de  sédition. 

Du  mérite  éclatant  cette  reine  jalouse 

Haft  surtout  Josabetli  votre  fidèle  épouse  : 

Si  du  grand  prêtre  Aaron  Joad  est  successeur. 

De  notre  dernier  roi  Josabeth  est  la  sœur. 

Mathan  d'ailleurs,  Mathan ,  ce  prêtre  sacrilège , 

Plus  méchant  qu'Athalie,  à  toute  heure  l'assiège; 

Mathan,  de  nos  autels  infâme  déserteur. 

Et  de  toute  vertu  zélé  persécuteur. 

Cest  peu  que,  le  front  ceint  d'une  mitre  étrangère. 

Ce  lévite  à  Baal  prête  son  ministère  ; 

Ce  temple  l'importune,  et  son  impiété 

Voudrait  anéantir  le  Dieu  qu'il  a  quitté. 

Pour  vous  perdre  il  n'est  point  de  ressorts  qu'il  n'invente  :. 

Quelquefois  il  vous  plaint,  souvent  même  il  vous  vante; 

H  affecte  pour  vous  une  fausse  douceur;  ^ 

VA,  par  Itide  son  fiel  colorant  la  noirceur. 


ACTE  I,  SCÈNb  1.  007 

Tantôt  à  cette  reine  il  vous  |>eint  redoutable; 
Tantôt,  voyant  pour  l'or  sa  soif  insatiable?. 
Il  lui  feint  qu'en  un  lieu  que  vous  seul  connaissez 
Vous  cachez  des  trésors  par  David  amassés. 
Enfin ,  depuis  deux  jours  la  superbe  Athalie 
Dans  un  sombre  cha^^in  parait  ensevelie. 
Je  l'observais  hier,  et  je  voyais  ses  yeux 
Lancer  sur  le  lieu  saint  des  regards  furieux  ; 
Comme  si,  dans  le  fond  de  ce  vaste  édifice. 
Dieu  cachait  un  vengeur  armé  pour  son  supplice. 
Croyez-moi,  plus  j'y  pense,  et  moins  je  puis  douter 
Que  sur  vous  son  courroux  ne  soit  près  d'éclater. 
Et  que  de  Jézabel  la  fille  sanguinaire 
Ne  vienne  attaquer  Dieu  jusqu'en  son  sanctuaire. 

JOAD. 

Celui  qui  met  un  frein  à  la  fureur  des  flots 

Sait  aussi  des  méchants  arrêter  les  complots. 

Soumis  avec  respect  à  sa  volonté  sainte , 

Je  crains  Dieu,  cher  Abner,  et  n'ai  point  d'autre  crainte. 

Cependant  je  rends  grâce  au  zèle  officieux 

Qui  sur  tous  mes  périls  vous  fait  ouvrir  les  yeux. 

Je  vois  que  l'injustice  en  secret  vous  irrite. 

Que  vous  avez  encor  le  cœur  Israélite. 

Le  ciel  en  soit  béni  !  Mais  ce  secret  courroux , 

Cette  oisive  vertu ,  vous  en  contentez-vous  ? 

La  foi  qui  n'agit  point,  est-ce  une  foi  sincère? 

Huit  ans  déjà  passés,  une  impie  étrangère 

Du  sceptre  de  David  usurpe  tous  les  droits , 

Se  baigne  impunément  dans  le  sang  de  nos  rois , 

Des  enfants  de  son  fils  détestable  homicide. 

Et  même  contre  Dieu  lève  son  bras  perfide  : 

Et  vous,  l'un  des  soutiens  de  ce  tremblant  État, 

Vous,  nourri  dans  les  camps  du  saint  roi  Josaphat, 

Qui  sous  son  fils  Joram  commandiez  nos  armées. 

Qui  rassurâtes  seul  nos  villes  alarmées, 

Ix>rsque  d'Ochozias  le  trépas  imprévu 

Dispersa  tout  son  camp  à  l'aspect  de  Jchu  ; 

Je  crains  Dieu,  dites-vous,  sa  vérité  me  touche! 

Voici  comme  ce  Dieu  vous  répond  par  ma  bouche  : 

u  Du  zèle  de  ma  foi  que  sert  de  vous  parer? 

tt  l*ar  de  stériles  vœux  pensez-vous  m'honoror? 


•08  ÀlUALlE. 

«  Quel  fruit  me  revient-il  de  tous  vos  sacrifiées? 
a  Ai-je  besoin  du  sang  des  boucs  et  des  génisses? 
«  Le  sang  de  vos  rois  crie,  et  n'est  point  écouté. 
«  Rompez,  rompez  tout  pacte  avec  l'impiété; 
«  Du  milieu  de  mon  peuple  exterminez  les  crimes  : 
tt  Et  vous  viendrez  alors  m'immoler  vos  victimes.  » 

ABNER. 

Hé!  que  puis-je  au  milieu  de  ce  peuple  abattu? 
Benjamin  est  sans  force ,  et  Juda  sans  vertu  : 
Le  jour  qui  de  leurs  rois  vit  éteindre  la  race 
Éteignit  tout  le  feu  do  leur  antique  audace. 
Dieu  môme,  disent-ils,  s'est  retiré  de  nous  : 
De  l'honneur  des  Hébreux  autrefois  si  jaloux, 
11  voit  sans  intérêt  leur  grandeur  terrassée  ; 
Et  sa  miséricorde  à  la  fin  s'est  lassée  : 
On  ne  voit  plus  pour  nous  ses  redoutables  mains 
De  merveilles  sans  nombre  effrayer  les  humains  : 
L'arche  sainte  est  muette ,  et  ne  rend  plus  d'oracles. 

JOAD. 

Et  quel  temps  fut  jamais  si  fertile  en  miracles? 

Quand  Dieu  par  plus  d'effets  montra4-il  son  pouvoir? 

Auras-tu  donc  toujours  des  yeux  pour  ne  point  voii-. 

Peuple  ingrat?  quoi!  toujours  les  plus  grandes  merveilles 

Sans  ébranler  ton  cœur  frapperont  tes  oreilles? 

Faut-il,  Abner,  faut-il  vous  rappeler  le  cours 

Des  prodiges  fameux  accomplis  en  nos  jours, 

Des  tyrans  d'Israël  les  célèbres  disgrâces. 

Et  Dieu  trouvé  fidèle  en  toutes  ses  menaces; 

L'impie  Achab  détruit,  et  (le  son  sang  trempé 

Le  champ  que  par  le  meurtre  il  avait  usurpé  ; 

Près  de  ce  champ  fatal  Jézabel  immolée, 

Sous  les  pieds  des  chevaux  cette  reine  foulée , 

Dans  son  sang  inhumain  les  chiens  désaltérés. 

Et  de  son  corps  hideux  les  membres  déchirés  ; 

Des  prophètes  menteurs  la  troupe  confondue , 

Et  la  flamme  du  ciel  sur  l'autel  descendue; 

Ëlie  aux  cléments  parlant  en  souverain  ^ 

Les  cieux  par  lui  fermés  et  devenus  d'airain , 

Kt  la  terre  trois  ans  sans  pluie  et  sans  rosée; 

Les  morts  se  ranimant  à  la  voix  d'Elisée? 

Hccoiinaissez ,  Abner,  à  ces  traits  éclatants. 


ACTE  J,  SCLM:    I.  009 

Un  Dieu  tel  aujourd'hui  qu'il  fut  dans  tous  les  temps. 
Il  sait,  quand  il  lui  plaît,  faire  élatcr  sa  gloire; 
Et  son  peuple  est  toujours  présent  à  sa  ménioire. 

ABNER. 

Mais  où  sont  ces  honneurs  à  David  tant  promis, 
Et  prédits  môme  encore  à  Salomon  son  fils? 
Hélas!  nous  espérions  que  de  leur  race  heureuse 
Devait  sorlir  de  rois  une  suitn  nombre u se ^ 
Que  sur  toute  tribu  ^  sur  toute  iidliou  , 
L'un  d'eux  établirait  sa  domination^ 
Ferait  cesser  partout  la  diÀCordft  el  la  guerre  , 
El  verrait  à  ses  pieds  tous  tes  rois  de  la  terre. 

JOAD. 

Atii  pTomesses  du  ciel  pourquoi  renonecz-vous? 

ADNER, 

Ce  roïj  fils  de  David,  où  le  cberchiîrons-nous? 

Le  ciel  mÈme  peut-il  réparer  les  raines  * 

De  cet  arbre  séché  jusque  dans  ses  raeincs? 

AthaUe  ttouffa  reiiraiil  même  au  berceau. 

Les  Tuorls^  après  huit  ans,  sortent-Ils  du  tombeau? 

Abï  si  datis  sa  fureur  clic  s'était  trompée; 

Si  du  saîij4:df-  uo5  roh  quelque  goutte  échappée.,, 

JOAD. 

Eh  bien!  que  feriez -vous? 

ABNER. 

0  jour  heureux  pour  moi  ! 
De  quelle  ardeur  j'irais  reconnaître  mon  roi  ! 
Doutez-vous  qu'à  ses  pieds  nos  tribus  empressées... 
Mais  pourquoi  me  flatter  de  ces  vaines  pensées? 
Déplorable  héritier  de  ces  rois  triomphants , 
Ochozias  restait  seul  avec  ses  enfants  : 
Par  les  traits  de  Jéhu  je  vis  percer  le  père  ; 
Vous  avez  vu  les  fils  massacrés  par  la  mcrc. 

JOAD. 

Je  ne  m'explique  point  :  mais  quand  l'astre  du  jour 
Aura  sur  l'horizon  fait  le  tiers  de  son  tour. 
Lorsque  la  troisième  heure  aux  prières  rappelle. 
Retrouvez-vous  au  temple  avec  ce  même  zèle. 
Dieu  pourra  vous  montrer  par  d'importants  bienfaits 
Que  sa  parole  est  stable,  et  ne  trompe  jamais. 
Allez  :  pour  ce  grand  jour  il  faut  que  je  m'apprête. 


010  ATHALIE. 

Kt  du  temple  déjà  Taabe  blanchit  le  faite. 

'      ABNBR. 

Uuel  sera  ce  bienfait  que  je  ne  comprends  pas? 
L'illustre  Josabeth  porte  vers  vous  ses  pas  : 
Je  sors^  et  vais  me  joindre  à  la  troupe  fidèle 
Qu'attire  de  ce  jour  la  pompe  solennelle. 

SCÈNE  II. 
JOAD,  JOSABETH. 

JOAD. 

Les  temps  sont  accomplis ^  princesse  :  il  faut  parler; 
Et  votre  heureux  larcin  ne  se  peut  plus  celer. 
Des  ennemis  de  Dieu  la  coupable  insolence , 
Abusant  contre  lui  de  ce  profond  silence , 
Accuse  trop  longtemps  ses  promesses  d'erreur  : 
Que  dis-je?  le  succès  animant  leur  fureur^ 
Jusque  sur  notre  autel  votre  injuste  marâtre 
Veut  offrir  à  Baal  un  encens  idolâtre. 
Montrons  ce  ieune  roi  que  vos  makis  ont  sauve ^ 
Sous  l'aile  du  Seigneur  dans  le  temple  élevé. 
De  nos  princes  hébreux  il  aura  le  courage  ; 
Et  déjà  son  esprit  a  devancé  son  âge. 
Avant  que  son  destin  s'explique  par  ma  voix , 
Je  vais  l'offrir  au  Dieu  par  qui  régnent  les  rois  : 
Aussitôt  assemblant  nos  lévites ,  nos  prêtres , 
Je  leur  déclarerai  l'héritier  de  leurs  maîtres. 

JOSABETH. 

Saitril  déjà  son  nom  et  son  noble  destin? 

JOAD. 

11  ne  répond  encor  qu'au  nom  d'Êliacin^ 

Et  se  croit  quelque  enfant  rejeté  par  sa  mère , 
A  qui  j'ai  par  pitié  daigne  servir  de  père. 

JOSABETH. 

Hélas!  de  quel  péril  je  l'avais  su  tirer! 
Dans  quel  péril  encor  il  est  près  de  rentrer  ! 

JOAD. 

Quoi!  déjà  votre  foi  s'affaiblit  et  s'étonne? 

JOSABETH. 

A  vos  sages  conseils,  seigneur,  je  m'abandonno. 
Du  jour  que  j'arrachai  cet  enfant  à  la  mort, 


ACTE  I,  SCÈNE  II.  cil 

Je  remis* en  vos  mains  tout  le  soin  de  son  sort; 
Même,  de  mon  amour  craignant  la  violence. 
Autant  que  je  le  puis  j'évite  sa  présence  ^ 
De  peur  qu'en  le  voyant  quelque  trouble  indiscret 
Ne  fasse  avec  mes  pleurs  échapper  mon  secret. 
Surtout  j'ai  cru  devoir  aux  larmes ,  aux  prières , 
Consacrer  ces  trois  jours  et  ces  trois  nuits  entières. 
Cependant  aujourd'hui  puis-je  vous  demander 
Quels  amis  vous  avez  prêts  à  vous  seconder? 
Abner^  le  brave  Abner  viendra-t-il  nous  défendre? 
A-t-il  près  de  son  roi  fait  serment  de  se  rendre  ? 

JOAD. 

Abner,  quoiqu'on  se  pût  assurer  sur  sa  foi. 
Ne  sait  pas  même  cncor  si  nous  avons  un  roi. 

JOSABETB. 

Mais  à  qui  de  Joas  confiez-vous  la  garde? 

Est-ce  Obcd,  estrce  Ara  mon  que  cet  honneur  regarde? 

De  mon  père  sur  eux  les  bienfaits  répandus... 

JOAD. 

A  l'injuste  Athalie  ils  se  sont  tous  vendus. 

JOSABETB. 

Oui  donc  opposez-vous  contre  ses  satellites? 

JOAD. 

Ne  vous  l'ai-je  pas  dit?  nos  prêtres,  nos  lévites. 

JOSABETB. 

Je  sais  que,  près  de  vous  en  secret  assemblé , 

Par  vos  soins  prévoyants  leur  nombre  est  redoublé  ; 

Que,  pleins  d'amour  pour  vous,  d'horreur  pour  Athalie, 

Un  serment  solennel  par  avance  les  lie 

A  ce  fils  de  David  qu'on  leur  doit  révéler. 

Mais,  quelque  noble  ardeur  dont  ils  puissent  brûler. 

Peuvent-ils  de  leur  roi  venger  seuls  la  querelle  ? 

Pour  un  si  grand  ouvrage  est-ce  assez  de  leur  zèle? 

Doutez  vous  qu'Athalie,  au  premier  bruit  semé 

Qu'un  ûls  d'Ochozias  est  ici  renfermé , 

De  ses  fiers  étrangers  assemblant  les  cohortes , 

N'environne  le  temple,  et  n'en  brise  les  portes? 

Suffira-t-il  contre  eux  de  vos  ministres  saints, 

Qui,  levant  au  Seigneur  leurs  innocentes  mains. 

Ne  savent  que  gémir  et  prier  pour  nos  crimes. 

Et  n'ont  jamais  versé  que  le  sang  des  victimes? 


ftl2  ATHALIE. 

Peut-être  dans  leurs  bras  Joas  percé  de  coups... 

JOAD. 

£t  comptez-vous  pour  rien  Dieu  qui  combat  pour  nous? 

Dieu^  qui  de  l'orphelin  protège  l'innocence. 

Et  fait  dan5  la  faiblesse  éclater  sa  puissance; 

Dieu,  qui  hait  les  tyrans,  et  qui  dans  Jezracl 

Jura  d'exterminer  Achab  et  Jézabel; 

Dieu  y  qui,  frappant  Joram  le  mari  de  leur  fiUe, 

A  jusque  sur  son  ûls  poursuivi  leur  famille  ; 

Dieu,  dont  le  bras  vengeur,  pour  un  temps  suspendu. 

Sur  cette  race  impie  est  toujours  étendu? 

JOSABETH. 

Et  c'est  sur  tous  ces  rois  sa  justice  sévère 
Que  je  crains  pour  le  ftls  de  mon  malheureux  frère. 
Qui  sait  si  cet  enfant,  par  leur  crime  entraîné. 
Avec  eux  en  naissant  ne  fut  pas  condamnée 
Si  Dieu,  le  séparant  d'une  odieuse  race. 
En  faveur  de  David  voudra  lui  faire  grâce? 
Hclas!  l'état  horrible  où  le  ciel  me  l'offrit 
Revient  à  tout  moment  effrayer  mon  esprit. 
De  princes  égorgés  la  chambre  était  remplie  : 
Un  poignard  à  la  main ,  l'implacable  Athalie 
Au  carnage  animait  ses  barbares  soldats. 
Et  poursuivait  le  cours  de  ses  assassinats. 
Joas,  laissé  pour  mort,  frappa  soudain  ma  vue  : 
Je  me  figure  encor  sa  nourrice  éperdue. 
Qui  devant  les  bourreaux  s'était  jetée  en  vain , 
Et,  faible,  le  tenait  renversé  sur  son  sein. 
Je  le  pris  tout  sanglant.  Eu  baignant  son  visage. 
Mes  pleurs  du  sentiment  lui  rendirent  l'usage, 
Et,  soit  frayeur  encore,  ou  pour  me  caresser. 
De  ses  bras  innocents  je  me  sentis  presser. 
Grand  Dieu,  que  mon  amour  ne  lui  soit  point  funeste! 
Du  fidèle  David  c'est  le  précieux  reste  : 
Nourri  dans  ta  maison,  en  l'amour  de  ta  loi, 
11  ne  connaît  encor  d'autre  père  que  toi. 
Sur  le  point  d'attaquer  une  reine  homicide , 
A  Taspect  du  péril  si  ma  foi  s'intimide , 
Si  la  chair  et  le  sang,  se  troublant  aujourd'hui. 
Ont  trop  de  part  aux  pleurs  que  je  répands  pour  lui, 
Conserve  1  héritier  de  tes  saintes  promesses. 


ACTE  I,  SCÈNE  111.  613 

Et  ne  punis  que  moi  de  toutes  mes  faiblesses  ! 

JOAD. 

Vos  larmes,  Josabeth,  n'ont  rien  de  criminel  : 
Mais  Dieu  veut  qu'on  espère  en  son  soin  paternel. 
11  ne  recherche  point,  aveugle  en  sa  colère , 

Sur  le  fils  qui  le  craint  l'iaipLiUé  du  père. 

Tout  ce  qui  reste  encor  de  fidèles  Hébreux  ^ 

Lui  'viendront  aujourd'hui  renouveler  leurs  voêuï  :      -  ^ 

Autant  que  de  David  la  race  est  respectée , 

Autant  de  Jézabcl  la  fille  est  délestée. 

Jf>as  les  touchera  par  sa  noble  pudeur, 

Où  semble  de  son  sang  reluire  la  splendeur  : 

Et  DieUj  par  sa  voix  même  appuyant  notre  exemple. 

De  plus  près  à  leur  cœur  parlera  dans  son  temple. 

Deux  infidèles  rois  tour  à  tour  Tout  bravé  : 

Il  faut  que  sur  le  trône  un  roi  soit  élevé , 

Qui  se  souvienne  un  jour  qu'au  rang  de  ses  ancêtres 

Dieu  l'a  fait  remonter  par  la  main  de  ses  prélrus, 

L'a  tiré  par  leurs  mains  de  Toubli  du  tombeau , 

Et  de  David  éteint  rallumé  le  flambeau. 

Grand  Dieu,  si  tu  prévois  qu'indigne  dii  sa  race 
11  doive  de  David  abandonner  la  trace , 
Qu'il  soit  comme  le  fruit  en  naissant  arraché. 
Ou  qu'un  souffle  ennemi  dans  sa  fleur  a  séché! 
Mais  si  ce  même  enfant,  à  les  ordres  docile , 
Doit  être  à  tes  desseins  un  instrument  utile. 
Fais  qu'au  juste  héritier  le  sceptre  soit  remis; 
Livre  en  mes  faibles  mains  ses  puissants  ennemis; 
Confonds  dans  ses  conseils  une  reine  cruelle! 
Daigne,  daigne,  mon  Dieu ,  sur  Mathan  et  sur  ejle 
Répandre  cet  esprit  d'imprudence  et  d'erreur. 
De  la  chute  des  rois  funeste  avantrcoureur  ! 

L'heure  me  presse  :  adieu.  Des  plus  saintes  familles 
Votre  fils  et  sa  sœur  vous  amènent  les  filles. 

SCÈNE  m. 

JOSABETH,  ZACHARIE,  SALOMITH,  le  choeub. 

JOSABETH. 

Cher  Zacharie,  allez,  ne  vous  arrêtez  pas; 
De  votre  auguste  père  accompagnez  les  pas. 

■AGINB.  ** 


G44  ATHALIE. 

0  filles  de  Lévi ,  troupe  jeune  et  fidèle , 
Que  déjà  le  Seigneur  embrase  de  son  zèle, 
Qui  venez  si  souvent  partager  mes  soupirs. 
Enfants,  ma  seule  joie  en  mes  longs  déplaisirs, 
Ces  festons  dans  vos  mains,  et  ces  fleurs  sur  vos  t^lcs. 
Autrefois  convenaient  à  nos  pompeuses  fêtes  : 
Mais,  hélas!  en  ce  temps  d'opprobre  et  de  douleurs. 
Quelle  offrande  sied  mieux  que  celle  de  nos  pleurs! 
J'entends  déjà,  j'entends  la  trompette  sacrée. 
Et  du  temple  bientôt  on  permettra  l'entrée. 
Tandis  que  je  me  vais  préparer  à  marcher, 
Chantez ,  louez  le  Dieu  que  vous  venez  chercher. 

SCÈNE  IV. 
LE  CHŒUR. 

TOUT  LE  CHOEUR  chante. 

Tout  l'univers  est  plein  de  sa  magnificence; 
Qu'on  l'adore  ce  Dieu  ;  qu'on  l'invoque  à  jamais  : 
Son  empire  a  des  temps  précédé  la  naissance  ; 
Chantons,  publions  ses  bienfaits. 

U!«E  VOIX  ,  seule. 

En  vain  l'injuste  violence 
Au  peuple  qui  le  loue  imposerait  silence; 

Son  nom  ne  périra  jamais. 
Le  jour  annonce  au  jour  sa  gloire  et  sa  puissance , 
Tout  l'univers  est  plein  de  sa  magnificence  : 

Chantons^  publions  ses  bienfaits. 

TOUT  LE  CHOEUR  répète. 

Tout  l'univers  est  plein  de  sa  magnificence  ; 
Chantons,  publions  ses  bienfaits. 

UNE  VOIX  noile. 

Il  donne  aux  fleurs  leur  aimable  peinture; 

Il  fait  naître  et  mûrir  les  fruits; 

II  leur  dispense  avec  mesure 
Et  la  chaleur  des  jours  et  la  fraîcheur  dos  nuits. 
Le  champ  qui  les  reçut  les  rend  avec  usure. 

UNE  AUTRE. 

Il  commande  au  soleil  d'animer  la  nature. 

Et  la  lumière  est  un  don  de  ses  mains  : 
Mais  sa  loi  sainte,  sa  loi  pure 


*    ACTK  1,  SCÈNE  IV.  616 

L^st  le  plus  riclie  don  qu'il  ait  fait  aux  humains. 

UNE  AUTRE. 

0  mont  de  Sinaï^  conserve  la  mémoire 
De  ce  jour  à  jamais  auguste  et  renommé , 

Quand ,  sur  ton  sommet  enflammé , 
Dans  un  nuage  épais  le  Seigneur  enfermé 
Fit  luire  aux  yeux  mortels  un  rayon  de  sa  gloire. 

Dis-nous  pourquoi  -ces  feux  cl  ces  éclairs , 
Ces  torrents  de  fumée,  et  ce  bruit  dans  les  airs. 

Ces  trompettes  et  ce  tonnerre  : 
Venait-il  renverser  Tordre  des  éléments? 

Sur  ses  antiques  fondements 

Venait-il  ébranler  la  terre  ? 

UNE  AUTRE. 

11  venait  révéler  aux  enfants  des  Hébreux 

De  ses  préceptes  saints  la  lumière  immortelle  ; 

Il  venait  à  ce  peuple  heureux 
Ordonner  de  l'aimer  d'une  amour  éternelle. 

TOUT  LE  CHOEUR. 

0  divine,  ô  charmante  loi! 
0  justice,  6  bonté  suprême  ! 
Que  de  raisons ,  quelle  douceur  extrême 
D'engager  à  ce  Dieu  son  amour  et  sa  foi  ! 

UNE  VOIX,  seule. 

D'un  joug  cruel  il  sauva  nos  aïeux , 
Les  nourrit  au  désert  d'un  pain  délicieux  ; 
Il  nous  donne  ses  lois,  il  se  donne  lui-môme  : 

Pourtant  de  biens,  il  commande  qu'on  l'aime. 

LE  CHOEUR. 

0  justice,  ô  bonté  suprême! 

LA  MÊME  voix. 

Des  mers  pour  eux  il  entr'ouvrit  les  eaux , 
D'un  aride  rocher  fit  sortir  des  ruisseaux  -, 
H  nous  donne  ses  lois,  il  se  donne  lui-même  : 

Pour  tant  de  biens,  il  commande  qu'on  l'aime. 

LE  CHOEUR. 

0  divine,  ô  charmante  loi! 
Que  de  raisons,  quelle  douceur  extrême 
D'engager  à  ce  Dieu  son  amour  et  sa  foi  ! 

UNE  AUTRE  VOIX  ,  seule. 

Vous  qui  ne  connaissez  qu'une  crainte  servile, 


016  ATHALIE.  , 

Ingrats^  un  Dieu  si  bon  ne  peut-il  tous  charmer? 
Est-il  donc  à  vos  cœurs  >  est-il  si  difficile 
Et  si  pénible  de  Taimer? 
L'esclave  craint  le  tyran  qui  l'outrage. 
Mais  des  enfants  l'amour  est  le  partage  : 
Vous  voulez  que  ce  Dieu  vous  comble  de  bienfaits. 
Et  ne  l'aimer  jamais  ! 

TOUT  us  CHCBUR. 

0  divine,  ô  charmante  loi  l 
0  justice,  ô  bonté  suprême  ! 
Que  de  raisons,  quelle  douceur  extrême 
D'engager  à  ce  Dieu  son  amour  et  sa  foi  ! 


ACTE   SECOND. 

SCÈNE  I. 
JOSABETH,  SALOMITH,  le  choeur. 

JOSADETH. 

Mes  mies,  c'est  assez;  suspendez  vos  cantiques  : 
11  est  temps  de  nous  joindre  aux  prières  publiques. 
Voici  notre  heure;  allons  célébrer  ce  grand  jour, 
El  devant  le  Seigneur  paraître  à  notre  tour. 

SCÈNE  II. 
ZACHARIE,  JOSABETH,  SALOMITH,  le  chceuk. 

JOSABETH. 

Mais  que  vois-je!  Mon  fils,  quel  sujet  vous  ramène? 
Où  courez-vous  ainsi  tout  pâle  et  hors  d'haleine? 

ZACHARIE. 

0  ma  mère! 

JOSABETH. 

Eh  bien',  quoi? 

ZACIAHIE. 

Le  temple  est  profané! 

JOSABBTB. 

Comment? 


ACTE  II,  SCÈNE  11.  6i7 

ZACHA.RIB. 

Et  du  Seigneur  l'autel  abandonné. 

JOSABETH. 

Je  tremble.  Hàtez-vous  d'éclaircir  votre  mère. 

ZACHARIE. 

Déjà,  selon  la  loi,  le  grand  prêtre  mon  père. 

Après  avoir  au  Dieu  qui  nourrit  les  humains 

De  la  moisson  nouvelle  offert  les  premiers  pains. 

Lui  présentait  encore  entre  ses  mains  sanglantes 

Des  victimes  de  paix  les  entrailles  fumantes; 

Debout  à  ses  côtés,  le  jeune  Éliacin 

Comme  moi  le  servait  en  long  habit  de  lin  ; 

Et  cependant  du  sang  de  la  chair  immolée 

Les  prêtres  arrosaient  l'autel  et  l'assemblée  : 

Un  bruit  confus  s'élève,  et  du  peuple  surpris 

Détourne  tout  à  coup  les  yeux  et  les  esprits. 

Une  femme...  (peut-on  la  nommer  sans  blasphème!) 

Une  femme...  C'était  Athalie  elle-même. 

JOSABGTH. 

Ciel! 

ZACHARIE. 

Dans  un  des  parvis,  aux  hommes  réservé ^ 
Cette  femme  superbe  entre ,  le  front  levé , 
Et  ?e  préparait  même  àrpasser  les  limites 
De  l'enceinte  sacrée  ouverte  aux  seuls  lévites. 
Le  peuple  s'épouvante ,  et  fuit  de  toutes  parts. 
Mon  père...  ah!  quel  courroux  animait  ses  regards! 
Moïse  à  Pharaon  parut  moins  formidable  : 
«  Reine,  sors,  a-tril  dit,  de  ce  lieu  redoutable, 
«  D'où  te  bannit  ton  sexe  et  ton  impiété. 
«  Viens-tu  du  Dieu  vivant  braver  la  majesté?  » 
La  reine  alors,  sur  lui  jetant  un  œil  farouche. 
Pour  blasphémer  sans  doute  ouvrait  déjà  la  bouche  : 
J'ignore  si  de  Dieu  l'ange  se  dévoilant 
Est  venu  lui  montrer  un  glaive  étincelant; 
Mais  sa  langue  en  sa  bouche  à  l'instant  s'est  glacée , 
Et  toute  son  audace  a  paru  terrassée  : 
Ses  yeux,  comme  effrayés,  n'osaient  se  détourner  : 
Surtout  Éliacin  paraissait  l'étonner. 

JOSABETH. 

Quoi  donc!  Éliacin  a  paru  devant  clic? 

52. 


618  ATUALIK. 

ZACHAAIE. 

Nous  regardions  tous  deux  cette  reine  cruelle  ^ 
Et  d'une  égale  horreur  nos  cœurs  étaient  frappés  : 
Mais  les  prêtres  bientôt  nous  ont  enveloppés; 
On  nous  a  fait  sortir.  J'ignore  tout  le  reste, 
Kt  venais  vous  conter  ce  désordre  funeste. 

JOSABETH. 

Ah!  de  nos  bras  sans  doute  elle  vient  l'arracher; 
Et  c'est  lui  qu'à  l'autel  sa  fureur  vient  chercher. 
Peut-être  en  ce  moment  l'objet  de  tant  de  larroes... 
Souviens-toi  de  David,  Dieu,  qui  vois  mes  alarmes  1 

SALOHITH. 

Quel  est-il,  cet  objet  des  pleurs  que  vous  versez? 

ZACHAniE. 

Les  jours  d'Ëliacin  seraicnt-ils  menacés  ? 

SALOMrTH. 

Aurait-il  de  la  reine  attiré  la  colère  ? 

ZACHARIB. 

Que  craint-on  d'un  enfant  sans  support  et  sans  pèret 

JOSABETB. 

Ah!  la  voici.  Sortons  :  il  la  faut  éviter. 

SCÈNE  III. 
ATHALIE,  AGAR,  ABNER,  suite  d'atuaue. 

AGAR.  . 

Madame,  dans  ces  lieux  pourquoi  vous  a.rrèter? 
lei  tous  les  objets  vous  blessent,  vous  irritent. 
Abandonnez  ce  temple  aux  prêtres  qui  l'habitent; 
Fuyez  tout  ce  tumulte ,  et  dans  votre  palais 
A  vos  sens  agités  venez  rendre  la  paix. 

ATHALIE. 

Non ,  je  ne  puis;  tu  vois  mon  trouble  et  ma  faiblesse  ; 
Va,  fais  dire  à  Mathan  qu'il  vienne,  qu'il  se  presse. 
Heureuse  si  je  puis  trouver  par  son  secours 
Cette  paix  que  je  cherche,  et  qui  me  fuit  toujours l 

(  Elle  t'aaeied.  ) 


ACTE  II,   SCENE  V.  619 

SCÈNE  IV. 
ATHALIE,  ABNER,  suite  d'athalie. 

ABNER. 

Madame,  pardonnez  si  j'ose  le  défendre  : 
Le  zèle  de  Joad  n'a  point  dû  vous  surprendre. 
Du  Dieu  que  nous  servons  tel  est  l'ordre  éternel  : 
Lui-même  il  nous  traça  son  temple  et  son  autel , 
Aux  seuls  enfants  d'Aaron  commit  ses  sacrifire.'i. 
Aux  lévites  marqua  leur  place  et  leurs  offices. 
Et  surtout  défendit  à  leur  postérité 
Avec  tout  autre  dieu  toute  société. 
Hé  quoi  !  vous  de  nos  rois  et  la  fille  et  la  mère , 
Ëte»-vous  à  ce  point  parmi  nous  étrangère? 
Ignorez-vous  nos  lois?  et  faut-il  qu'aujourd'hui... 
Voici  votre  Mathan  ;  je  vous  laisse  avec  lui. 

ATHALIE. 

Votre  présence,  Abner,  est  ici  nécessaire. 

Laissons  là  de  Joad  Taudace  téméraire. 

Et  tout  ce  vain  amas  de  superstitions 

Qui  ferment  votre  temple  aux  autres  nations  : 

Un  sujet  plus  pressant  excite  mes  alarmes. 

Je  sais  que,  dès  l'enfance  élevé  dans  les  armes, 

Abner  a  le  cœur  noble ,  et  qu'il  rend  à  la  fois 

Ce  qu'il  doit  à  son  Dieu ,  ce  qu'il  doit  à  ses  rois  : 

Demeurez. 

SCÈNE  V. 
ATHALIE,  MATHAN,  ABNER,  suite  d'athalie. 

MATHA!«. 

Grande  reine,  est-ce  ici  votre  place? 
Quel  trouble  vous  agite ,  et  quel  effroi  vous  glace? 
Parmi  vos  ennemis  que  venez-vous  chercher? 
De  ce  temple  profane  osez-vous  approcher? 
Avez-vous  dépouillé  cette  haine  si  vive... 

ATHAUE. 

l»rétez-moi  l'un  et  l'autre  une  oreille  attentive. 
Je  ne  veux  point  Ici  rappeler  le  passe , 


020  ATU.ALIE. 

Ni  vous  rendre  raison  du  sang  que  j'ai  versé  : 

Ce  que  j'ai  fait,  Abner,  j'ai  cru  le  devoir  faire. 

Je  ne  prends  point  pour  juge  un  peuple  téméraire  : 

Quoi  que  son  insolence  ait  osé  puj)lier, 

Le  ciel  même  a  pris  soin  de  me  justifier. 

Sur  d'éclatants  succès  ma  puissance  établie 

A  fait  jusqu'aux  deux  mers  respecter  Atbalie  : 

Par  moi  Jérusalem  goûte  un  calme  profond  ; 

Le  Jourdain  ne  voit  plus  l'Arabe  vagabond 

Ni  l'altier  Philistin  par  d'éternels  ravages. 

Comme  au  temps  de  vos  rois,  désoler  ses  rivages; 

Le  Syrien  me  traite  et  de  reine  et  de  sœur; 

Enfin  de  ma  maison  le  perfide  oppresseur. 

Qui  devait  jusqu'à  moi  pousser  sa  barbarie, 

Jéhu,  le  fier  Jéhu  tremble  dans  Samarie; 

De  toutes  part  pressé  par  un  puissant  voisin , 

Que  j'ai  su  soulever  contre  cet  assassin , 

Il  me  laisse  en  ces  lieux  souveraine  maîtresse. 

ie  jouissais  en  paix  du  fruit  de  ma  sagesse  : 

Mais  un  trouble  importun  vient  depuis  quelques  jours 

De  mes  prospérités  interrompre  le  cours. 

Un  songe  (me  devrais-je  inquiéter  d'un  songe!) 

Entretient  dans  mon  cœur  un  chagrin  qui  le  ronge  . 

Je  l'évite  partout;  partout  il  me  poursuit. 

C'était  pendant  l'horreur  d'une  profonde  nuit  ; 
Ma  mère  Jézabel  devant  moi  s'est  montrée , 
Comme  au  jour  de  sa  mort,  pompeusement  parée  : 
Ses  malheurs  n'avaient  point  abattu  sa  fierté  ; 
Môme  elle  avait  encor  cet  éclat  emprunté 
Dont  elle  eut  soin  de  peindre  et  d'orner  son  visage. 
Pour  réparer  des  ans  l'irréparable  outrage  : 
«  Tremble,  m'a-l-elle  dit,  fille  digne  de  moi; 
n  Le  cruel  Dieu  des  Juifs  l'emporte^aussi  sur  toi. 
a  Je  te  plains  de  tomber  dans  ses  mains  redoutables, 
«  Ma  fille.  )>  En  achevant  ces  mots  épouvantables, 
Son  ombre  vers  mon  lit  a  paru  se  baisser  : 
Et  moi,  je  lui  tendais  les  mains  pour  l'embrasser; 
Mais  je  n'ai  plus  trouvé  qu'un  horrible  mélange 
D'os  et  de  chair  meurtris  et  traînés  dans  la  fange , 
Des  lambeaux  pleins  de  sang,  et  des  membres  affreux 
Que  des  Chiens  dévorants  se  disputaient  entre  aux. 


ACTE  H,  SCÈNE  V.  031 

AVNER. 

Grand  Dieu  ! 

ATHALIE. 

Dans  ce  désordre  à  mes  yeux  se  présente 
Un  jeune  enfant  couvert  d'une  robe  éclatante^ 
Tel  qu'on  voit  des  Hébreux  les  prêtres  revêtus. 
Sa  vue  a  ranimé  mes  esprits  abattus  : 
Mais  lorsque,  revenant  de  mon  trouble  funeste , 
J'admirais  sa  douceur,  son  air  noble  et  modeste. 
J'ai  senti  tout  à  coup  un  homicide  acier 
Que  le  traître  en  mon  sein  a  plongé  tout  entier. 

De  tant  d'objets  divers  le  bizarre  assemblage 
Peut-être  du  hasard  vous  parait  un  ouvrage  : 
Moi-même  quelque  temps,  honteuse  de  ma  peur. 
Je  Tai  pris  pour  l'effet  d'une  sombre  vapeur. 
Mais  de  ce  souvenir  mon  àme  possédée 
A  deux  fois  en  dormant  revu  la  même  idée  ; 
Deux  fois  mes  tristes  yeux  se  sont  vu  retracer 
Ce  même  enfant  toujours  tout  prêt  à  me  percer. 
Lasse  enfin  des  horreurs  dont  j'étais  poursuivie , 
J'allais  prier  Baal  de  veiller  sur  ma  vie. 
Et  chercher  du  repos  au  pied  de  ses  autels  : 
Que  ne  peut  la  frayeur  sur  l'esprit  des  mortels! 
Dans  le  temple  des  Juifs  un  instinct  m'a  poussée , 
Et  d'apaiser  leur  Dieu  j'ai  conçu  la  pensée  ; 
J'ai  cru  que  des  présents  calmeraient  son  courroux. 
Que  ce  Dieu ,  quel  qu'il  soit,  en  deviendrait  plus  doux. 
Pontife  de  Baal ,  excusez  ma  faiblesse. 
J'entre.  Le  peuple  fuit;  le  sacrifice  cesse; 
Le  grand  prêtre  vers  moi  s'avance  avec  fureur  : 
Pendant  qu'il  me  parlait,  6  surprise!  5  terreur! 
J'ai  vu  ce  même  enfant  dont  je  suis  menacée. 
Tel  qu'un  songe  effrayant  Ta  peint  à  ma  pensée. 
Je  l'ai  vu;  son  même  air,  son  même  habit  de  lin, 
Sa  démarche ,  ses  yeux,  et  tous  ses  traits  enfin  : 
Cest  lui-même.  11  marchait  à  côté  du  grand  prêtre  : 
Mais  bientôt  à  ma  vue  on  l'a  fait  disparaître. 

Voilà  quel  trouble  ici  m'oblige  à  m'arréter, 
Et  SUT  quoi  j'ai  voulu  tous  deux  vous  consulter. 
Que  présage,  Math^n,  ce  prodige  incroyable? 


ft32  ATIIALIE. 

MATHAIS. 

Ce  songe  et  ce  rapport,  tout  me  semble  effroyable... 

ATHALIE. 

Mais  cet  enfant  fatal,  Abner,  vous  l'avez  vu  : 
Quel  est-il?  de  quel  sang?  et  de  quelle  tribu? 

ABNER. 

Deux  enfants  à  l'autel  prêtaient  leur  ministère  : 
L'un  est  fils  de  Joad,  Josabeth  est  sa  mère; 
L'autre  m'est  inconnu. 

MATHAN. 

Pourquoi  délibérer? 
De  tous  les  deux ,  madame ,  il  se  faut  assurer. 
Vous  savez  pour  Joad  mes  égards,  mes  mesures; 
Que  je  ne  cherche  point  à  venger  mes  injures  ; 
Que  la  seule  équité  règne  en  tous  mes  avis  : 
Mais  lui-môme,  après  tout,  fût-ce  son  propre  fils. 
Voudrait-il  un  moment  laisser  vivre  un  capable? 

ABIfER. 

De  quel  crime  un  enfant  peutril  être  capable? 

MATH AN. 

Le  ciel  nous  le  fait  voir  un  poignard  à  la  main  : 
Le  ciel  est  juste  et  sage,  et  ne  fait  rien  en  vain. 
Que  cherchez-vous  de  plus? 

ABNER. 

Mais,  sur  la  foi  d'un  s<mge. 
Dans  le  sang  d'un  enfant  voulez-vous  qu'on  se  plonge? 
Vous  ne  savez  encor  de  quel  père  il  est  né , 
Quel  il  est. 

MATHAN. 

On  le  craint  ;  tout  est  examiné. 
A  d'illustres  parents  s'il  doit  son  origine, 
La  splendeur  de  son  sort  doit  hâter  sa  ruine  : 
Dans  le  vulgaire  obscur  si  le  sort  l'a  placé , 
Qu'importe  qu'au  hasard  un  sang  vil  soit  verse? 
Kst-ce  aux  rois  à  garder  cette  lente  justice? 
Leur  sûreté  souvent  dépend  d'un  prompt  supplice 
N'allons  point  les  gêner  d'un  soin  embarra.ssant  : 
Dès  qu'on  leur  est  suspect,  on  n'est  plus  innocent. 

ABNER. 

Hé  quoi,  Mathan  !  d'un  prêtre  est-ce  là  le  langîigc? 
Mui,  nourri  dans  la  guerre  aux  horreurs  du  carnage, 


ACTE  II,  SCÈNE  M.  C23 

Des  vengeances  des  rois  ministre  rigoureux. 
C'est  moi  qui  prête  ici  ma  voix  au  malheureux  \ 
Et  vous^  qui  lui  devez  des  entrailles  de  pcrc^ 
Vous,  ministre  de  paix  dans  les  temps  de  colère. 
Couvrant  d'un  zèle  faux  votre  ressentiment. 
Le  sang  à  votre  gré  coule  trop  lentement! 

Vous  m'avez  commandé  de  vous  parler  sans  feinte, 
Madame  :  quel  est  donc  ce  grand  sujet  de  crainte? 
Un  songe,  un  faible  enfant,  que  votre  œil  prévenu 
Peut-être  sans  raison  croit  avoir  reconnu. 

ATHAL1E. 

Je  le  veux  croire,  Abner,  je  puis  m'étre  trompée  : 
Peut-être  un  songe  vain  m'a  trop  préoccupée. 
Eh  bien,  il  faut  revoir  cet  enfant  de  plus  près; 
Il  en  faut  à  loisir  examiner  les  traits. 
Qu'on  les  fasse  tous  deux  paraître  en  ma  présoncc. 

ABNER. 

Je  crains... 

ATHALIE. 

Manquerait-on  pour  moi  de  complaisance? 
De  ce  refus  bizarre  où  seraient  les  raisons? 
Il  pourrait  me  jeter  en  d'étranges  soupçons. 
Que  Josabet,  vous'dis-je,  ou  Joad  les  amène. 
Je  puis,  quand  je  voudrai,  parler  en  souveraine. 
Vos  prêtres,  je  veux  bien,  Abner,  vous  l'avouer, 
Des  bontés  d'Athalie  ont  lieu  de  se  louer. 
Je  sais  sur  ma  conduite  et  contre  ma  puissance 
Jusqu'où  de  leurs  discours  ils  portent  la  licence  : 
Ils  vivent  cependant,  et  leur  temple  est  debout. 
Mais  je  sens  que  bientôt  ma  douceur  est  à  bout. 
Que  Joad  mette  un  frein  à  son  zèle  sauvage , 
Et  ne  m'irrite  point  par  un  second  outrage. 
Allez. 

SCÈNE  VI. 

ATHALIE,  MATHAN,  suite  datiiaue. 

MATHAN. 

Enfin  je  puis  parler  en  liberté; 
Jo  puis  dans  tout  son  jour  mettre  la  vérité. 
Quelque  monstre  naissant  dans  ce  temple  s'élève. 


624  ATHALIE. 

Reine;  n'attendez  pas  que  le  nuage  crève. 
Abner  chez  le  grand  prêtre  a  devancé  le  jour  : 
Pour  le  sang  de  ses  rois  vous  savez  son  amour. 
Et  qui  sait  si  Joad  ne  veut  point  en  leur  place 
Substituer  Tenfant  dont  le  ciel  vous  menace^ 
Soit  son  fils,  soit  quelque  autre? 

ATHALIE. 

Oui^vousm'ouvrezlesyeui  : 
Je  commence  à  voir  clair  dans  cet  avis  des  cieuz. 
Mais  je  veux  de  mon  doute  être  débarrassée  : 
Un  enfant  est  peu  propre  à  trahir  sa  pensée; 
Souvent  d'un  grand  dessein  un  mot  nous  fait  juger. 
Laissez-moi,  cher  Mathan,  le  voir,  l'interroger. 
Vous  cependant,  allez;  et,  sans  jeter  d'alarmes, 
A  tous  mes  Tyriens  faites  prendre  les  armes. 

SCÈNE  VIL 

JOAS,  JOSABETH,  ATHALIE,  ZACHARIE,  ABNER,  SA- 
LOUITH,  DEUX  LÉVITES,  le  choeur,  suite  d'atiaue. 

JOSABETH  ,  AUX  deux  lëritet. 

0  VOUS,  sur  ces  enfants  si  chers ^  si  précieux. 
Ministres  du  Seigneur,  ayez  toujours  les  yeux. 

ABIfER,  à  JomImUi. 

Princesse  ,tesurez-vous,  je  les  prends  sous  ma  garde. 

ATHAUE. 

Oh  ciell  plus  j'examine,  et  plus  je  le  regarde... 
Cest  lui  !  D'horreur  encor  tous  mes  sens  sont  saisis. 

(  montnikt  Jom.  ) 

Epouse  de  Joad,  cstrce  là  votre  fils? 

JOSABETH. 

Qui?  lui,  madame? 

ATHALIE. 

Lui. 

JOSABETH. 

Je  ne  suis  point  sa  mère. 

(  monirtiit  ZacliArie.  ) 

Voilà  mon  fils. 

ATHAUE  ,  à  Jom. 

Et  vous,  quel  est  donc  votre  p^re? 
Jeune  «".nfant,  répondez. 


ACTE  II,  SCÈNE  VII.  ftQâ 

JOSABETB. 

Le  ciel  jusqu'aujourd'hui... 

ATHÀLIE^  à  Josabetli. 

Pourquoi  vous  pressez-TOus  de  répondre  pour  lui? 
C'est  à  lui  de  parler. 

JOSABETB. 

Dans  un  âge  si  tendre 
Quel  éclaircissement  en  pouvez-vous  attendre? 

ATHALIB. 

Cet  âge  est  innocent  :  son  ingénuité 
N'altère  point  encor  la  simple  vérité. 
Laissez-le  s'expliquer  sur  tout  ce  qui  le  touche. 

JOSABETB  9  è  part. 

Daigne  mettre,  grand  Dieu,  ta  sagesse  en  sa  bouche! 

ATBAUB. 

Comment  vous  nommez- vous? 

JOAS. 

J'ai  nom  Éliacin. 

ATHAL1E. 

Votre  père? 

JOAS. 

Je  suis,  dit-on,  un  orphelin 
Entre  les  bras  de  Dieu  jeté  dès  ma  naissance, 
Et  qui  de  mes  parents  n'eus  jamais  connaissance. 

ATBAUE. 

Vous  êtes  sans  parents? 

JOAS. 

Ils  m'ont  abandonné. 

ATBAUE. 

Comment?  et  depuis  quand? 

JOAS. 

Depuis  que  je  suis  né. 

ATHALIB.  I 

Ne  sait-on  pas  au  moins  quel  pays  est  le  vôtre?  i 

JOAS. 

Ce  temple  est  mon  pays  :  je  n'en  connais  point  d'autre.  | 

ATUAUE. 

Où  dit-on  que  le  sort  vous  a  fait  rencontrer?  I 

JOAS.  I 

Parmi  des  loups  cruels ,  prêts  à  me  dévorer. 

51 


626  ATHALIE. 

ATHALIE. 

Qui  VOUS  mit  dans  ce  temple? 

JOAS. 

Une  femme  inconnue , 
Qui  ne  dit  point  son  nom,  et  qu'on  n'a  point  revue. 

ATHAUE. 

Mais  de  vos  premiers  ans  quelles  mains  ont  pris  soin? 

JOA& 

Dieu  laissa-t-il  jamais  ses  enfants  au  besoin? 
Aux  petits  xles  oiseaux  il  donne  leur  pâture , 
Et  sa  bonté  s'étend  sur  toute  la  nature. 
Tous  les  jours  je  l'invoque;  et  d'un  soin  paternel 
11  me  nourrit  des  dons  offerts  sur  son  autel. 

'  ATIIAtlE. 

Quel  prodige  nouveau  me  trouble  et  m'embarrasse! 
La  douceur  de  sa  voix,  son  enfance,  sa  grâce, 
Font  insensiblement  à  mon  inimitié 
Succéder...  Je  serais  sensible  à  la  pitié! 

ABNKR. 

Madame,  voilà  donc  cet  erfnemi  terrible? 
De  vos  songes  menteurs  l'imposture  est  visible; 
A  moins  que  la  pitié,  qui  semble  vous  troubler. 
Ne  soit  ce  coup  fatal  qui  vous  faisait  trembler. 

ATHALIE,  a  Joas  el  à  JosabeUi. 

Vous  sortez? 

JOSABETH. 

Vous  avez  entendu  sa  fortune  : 
Sa  présence  à  la  fln  pourrait  être  importune. 

ATHAUE. 

Non  ;  revenez.  Quel  est  tous  les  jours  votre  emploi? 

JOAS. 

J'adore  le  Seigneur;  on  m'explique  sa  loi; 
Dans  son  livre  divin  on  m'apprend  à  la  lire; 
Et  déjà  de  ma  main  je  commence  à  l'écrire. 

ATHAUE. 

Que  vous  dit  cette  loi? 

JOAS. 

Que  Dieu  veut  être  aimé  ; 
Qu'il  venge  tôt  ou  tard  son  saint  nom  blasphémé; 
Qu'il  est  le  défenseur  de  l'orphelin  timide; 
Qu'il  résiste  au  superbe,  et  punit  l'homicide. 


ACTE  II,  SCÈNE  VII.  627 

ATBALIE. 

J'entends.  Mais  tout  ce  peuple  enfermé  dans  ce  lieu^ 
A  quoi  s'occupe-t-il? 

JOAS. 

11  loue^  il  bénit  Dieu. 

.  ATHAUE. 

Dieu  veut-il  qu'à  toute  heure  on  pne,  on  le  contemple? 

JOAS. 

Tout  profane  exercice  est  banni  de  son  temple. 

ATHALIE. 

Quels  sont  donc  vos  plaisirs? 

JOAS. 

Quelquefois  à  l'autel 
Je  présente  au  grand  prêtre  ou  l'encens  ou  le  sel  : 
J'entends  chanter  de  Dieu  les  grandeurs  infinies; 
Je  vois  l'ordre  pompeux  de  ses  cérémonies. 

ATHAUE. 

Hé  quoi!  vous  n'avez  point  de  passe-temps  plus  doux? 
Je. plains  le  triste  sort  d'un  enfant  tel  que  vous. 
Venez  dans  mon  palais,  vous  y  verrez  ma  gloire. 

JOAS. 

Moi  !  des  bienfaits  de  Dieu  je  perdrais  la  mémoire  ! 

ATHAUE. 

Non  y  je  ne  vous  veux  pas  contraindre  à  l'oublier. 

JOAS. 

Vous  ne  le  priez  point. 

ATHAUE. 

Vous  pourrez  le  prier. 

JOAS. 

Je  verrais  cependant  en  invoquer  un  autre. 

ATHAUE. 

J'ai  mon  Dieu  que  je  sers;  vous  servirez  le  vôtre  : 
Ce  sont  deux  puissants  dieux. 

JOAS. 

11  faut  craindre  le  mien  : 
*Lui  seul  est  Dieu,  madame;  et  le  vôtre  n'est  rien. 

ATHAUE. 

Les  plaisirs  près  de  moi  vous  chercheront  en  foule. 

JOAS. 

'  Le  bonheur  des  méchants  comme  un  torrent  s'écoule. 


626  ATHALtE. 

ATDALIB. 

Ces  méchants^  qui  sont-ils? 

JOSABETH. 

Hé  madaûse  t  excusez 
Un  enfant... 

ATHAUByi  JoMbeth. 

J'aime  à  voir  comme  vous  rinstruisez. 
Enfin  y  Éliacin,  tous  avez  su  me  plaire; 
Vous  n'êtes  point  sans  doute  un  enfant  ordinaire. 
Vous  voyez 9  je  suis  reine ^  et  n'ai  point  d'héritier; 
Laissez  là  cet  habit,  quittez  ce  vil  métier  : 
Je  veux  vous  faire  part  de  toutes  mes  richesses. 
Essayez  dès  ce  jour  l'effet  de  mes  promesses  : 
A  ma  table,  partout,  à  mes  côtés  assis. 
Je  prétends  vous  traiter  comme  mon  propre  fils. 

JOAS. 

Ck)mme  votre  fils! 

ATHAUE. 

Oui...  Vous  vous  taisez? 

JOAS. 

Quel  père 
Je  quitterais!  et  pour... 

ATHALIE. 

Eh  bien  ! 

JOAS. 

Pour  quelle  mère  l 

ATHAUE,  à  JoMbelh. 

Sa  mémoire  est  fidèle;  et,  dans  tout  ce  qu'il  dit. 
De  vous  et  de  Joad  je  reconnais  l'esprit. 
Voilà  comme,  infectant  cette  simple  jeunesse. 
Vous  employez  tous  deux  le  calme  où  je  vous  laisse. 
Vous  cultivez  déjà  leur  haine  et  leur  fureur  : 
Vous  ne  leur  prononcez  mon  nom  qu'avec  horreur. 

JOSABETB. 

Peut-on  de  nos  malheurs  leur  dérober  l'histoire? 
Tout  l'univers  les  sait,  vous-même  en  faites  gloire. 

ATHALIE. 

Oui,  ma  Juste  fureur,  et  j'en  fais  vanité, 
A  vengé  mes  parents  sur  ma  postérité. 
J'aurais  vu  massacrer  et  mon  père  et  mon  frère. 
Du  haut  de  son  palais  précipiter  ma  mère. 


ACTËlI,  SCÈNE  VIII.  629 

Et  dans  un  même  jour  égorger  à  la  fois 

(Quel  spectacle  d'horreur!)  quatre-vingts  fils  de  rois; 

Et  pourquoi?  pour  venger  je  ne  sais  quels  prophètes 

Dont  elle  avait  puni  les  fureurs  indiscrètes  : 

Et  moi ,  reine  sans  cœur^  fille  sans  amitié , 

Esclave  d'une  lâche  et  frivole  pitié. 

Je  n'aurais  pas  du  moins  à  cette  aveugle  rage 

Rendu  meurtre  pour  meurtre,  outrage  pour  outrage. 

Et  de  votre  David  traité  tous  les  neveux 

Comme  on  traitait  d'Achab  les  restes  malheureux! 

Où  serais-je  aujourd'hui,  si,  domptant  ma  faiblesse. 

Je  n'eusse  d'une  mère  étouffé  la  tendresse; 

Si  de  mon  propre  sang  ma  main  versant  des  flots 

N'eût  par  ce  coup  hardi  réprimé  vos  complots? 

Enfin  de  votre  Dieu  l'implacable  vengeance 

Entre  nos  deux  maisons  rompit  toute  alliance  : 

David  m'est  en  horreur  ;  et  les  fils  de  ce  roi , 

Quoique  nés  de  mon  sang,  sont  étrangers  pour  moi. 

JOSABETH. 

Tout  vous  a  réussi.  Que  Dieu  voie,  et  nous  juge. 

ATHALIE. 

Ce  Dieu,  depuis  longtemps  votre  unique  refuge^ 
Que  deviendra  l'effet  de  ses  prédictions? 
Qu'il  vous  donne  ce  roi  promis  aux  nations. 
Cet  enfant  de  David,  votre  espoir,  votre  attente... 
Mais  nous  nous  reverrons.  Adieu.  Je  sors  contente. 
J'ai  voulu  voir;  j'ai  vu. 

ABNER,à  Josabeth. 

Je  vous  l'avais  promis; 
Je  vous  rçnds  le  dépôt  que  vous  m'avez  commis. 

SCÈNE  VIII. 

JOAD,  JOSABETH,  JOAS,  ZACHARIE,  ABNER,  S/iLOMlTH, 

*     LÉVITES,  LB  CHŒOR. 
JOSABETH,  è  Joad. 

Avez-vous  entendu  cette  superbe  reine.. 
Seigneur? 

JOAD. 

J'entendais  tout,  et  plaignais  votre  ptinc. 
Ces  lévites  et  moi ,  prêts  à  vous  secourir, 

55. 


630  ATUALIK. 

Nous  étions  avec  vous  résolus  de  périr. 

(  à  Joat ,  en  reBU>raaaaat.  ) 

Que  Dieu  veiiic  sur  vous>  enfant  dont  le  courage 
Vient  de  rendre  à  son  nom  ce  noble  témoignage  1 
Je  reconnais^  Abner^  ce  service  important  : 
Souvenez-vous  de  l'heure  où  Joad  vous  attend. 
Et  nous  y  dont  cette  femme  impie  et  meurtrière 
A  souillé  les  regards  et  troublé  la  prière , 
Rentrons;  et  qu'un  sang  pur,  par  mes  mains  épanché , 
Lave  jusques  au  marbre  où  ses  pas  ont  touché. 

SCÈNE   IX. 
LE  CHOEUR. 

UNE   DES  FILLES  DU  CHOEUR. 

Quel  astre  à  nos  yeux  vient  de  luire? 
Quel  sera  quelque  jour  cet  enfant  merveilleux? 
11  brave  le  faste  orgueilleux , 
Et  ne  se  laisse  point  séduire 
A  tous  ses  attraits  périlleux. 

UNE   AUTRE. 

Pendant  que  du  dieu  d'Athalie 
Chacun  court  encenser  l'autel. 
Un  enfant  courageux  publie 
Que  Dieu  lui  seul  est  éternel, 
Et  parle  comme  un  autre  Élie 
Devant  cette  autre  Jézabel. 

UNE  AUTRE. 

Qui  nous  révélera  ta  naissance  secrète, 

Cher  enfant?  Es-tu  eis  de  quelque  saint  prophète? 

UNE   AUTRE. 

Ainsi  l'on  vit  l'aimable  Samuel 

Croître  à  l'ombre  du  tabernacle  : 
Il  devint  des  Hébreux  l'espérance  et  l'orstcle. 
Puisses-tu,  comme  lui,  consoler  Israël! 

UNE   AUTRE. 

0  bienheureux  mille  fois 
L'enfant  que  le  Seigneur  aime , 
Qui  de  bonne  heure  entend  sa  voix. 
Et  que  ce  Dieu  daigne  instruire  lui-même! 
Loin  du  monde  élevé,  de  tou«  les  dons  des  cicux 


ACTE  II,  SCÈNE   IX.  631 

H  est  orné  dès  sa  naissance  ; 
Et  du  méchant  l'abord  contagieux 
N'altère  point  son  innocence. 

TOUT  LE  CHOEUR. 

Heureuse ,  heureuse  Tenfance 
Que  le  Seigneur  instruit  et  prend  sous  sa  défense  ! 

LA  MÊME  VOIX  9  seule. 

Tel  en  un  secret  vallon^ 
Sur  le  bord  d'une  onde  pure , 
Croit,  à  l'abri  de  l'aquilon^ 
Un  jeune  lis,  l'amour  de  la  nature. 
Loin  du  monde  éleyé ,  de  tous  les  dons  des  cieux 
11  est  orné  dès  sa  naissance  ; 
Et  du  méchant  l'abord  contagieux 
N'altère  point  son  innocence. 

TOCT  LE  CiïOEUR, 

Heureuïj  heureux  mille  fois 
Uenfant  que  le  S*;ïgneur  rend  docile  à  ses  lois  ! 

UWK  VOIX  «ulc. 

Mon  DieUj  qu*ijnc  vertu  naissante 
Parmi  tant  de  périls  marche  à  pas  inccrïain-sî 
Qu^une  âme  qui  te  cherche  et  veut  ûtrc  iuneci'nlc 
Trouve  d'obstacle  a  ses  desseins! 
Que  d'ennemis  lui  Tont  la  guorrc! 
Ou  se  peuvent  cacher  tes  saints? 
t^s  pécheurs  couvrent  la  terre. 

*  U^E  AUTRE* 

0  jïakis  de  David ^  et  sa  chère  cité, 
Motit  fameux,  que  Dieu  même  a  longtemps  liabitéi 
Commtriit  as-lu  du  ciel  attiré  la  colère? 
Siun  j  chère  Slon  ^  que  dis-tu  quand  tu  vois 
Une  impie  élrangore 
AssîSCj  hélas!  au  Irône  de  tes  roisî 

TOUT  LE  CHOEOR. 

Sion ,  chère  Sion ,  que  dis-tu  quand  tu  vois 

Une  impie  étrangère 

Assise,  hélas!  au  trône  de  tes  rois? 

LA  MÊME  VOIX  continoe. 

Au  lieu  des  cantiques  charmants 
Ou  David  t'exprimait  ses  saints  ravissements, 
tt  bénissait  snn  Dieu,  son  seigneur,  et  son  père. 


633  ATUALIE. 

Sion ,  chère  Sion ,  que  dis-tq  quand  tu  vois 

Louer  le  Dieu  de  l'impie  étrangère» 
Et  blasphémer  le  nom  qu'ont  adoré  tes  rois? 

UNE  voix  Mule. 

Combien  de  temps.  Seigneur»  combien  de  temps  encore 
Verrons-nous  contre  toi  les  méchants  s'élever? 
Jusque  dans  ton  saint  temple  ils  viennent  te  braver  : 
Ils  traitent  d'insensé  le  peuple  qui  f  adore. 
Combien  de  temps»  Seigneur»  combien  de  temps  encore 
Verrons-nous  contre  toi  les  méchants  s'élever? 

UNE  AUTRE. 

Que  vous  sert»  disent-ils»  cette  vertu  sauvage? 
De  tant  de  plaisirs  si  doux 
Pourquoi  fuyez- vous  l'usage? 
Votre  Dieu  ne  fait  rien  pour  vous, 

UNE  AUTRE. 

Rions»  chantons»  dit  cette  troupe  impie  ; 
De  fleurs  en  fleurs»  de  plaisirs  en  plaisirs» 

Promenons  nos  désirs. 
Sur  l'avenir  insensé  qui  se  fie! 
De  nos  ans  passagers  le  nom'bre  est  incertain  : 
Hàtons-nous  aujourd'hui  de  jouir  de  la  vie  ; 
Qui  sait  si  nous  serons  demain  ? 

TOUT  LE  CHOEUR. 

Qu'ils  pleurent»  ô  mon  Dieu»  qu'ils  frémissent  de  crainte 
Ces  malheureux»  qui  de  ta  cite  sainte 
Ne  verront  point  l'étemelle  splendeur! 

C'est  à  Aous  de  chanter»  nous  à  qui  tu  révèles 
Tes  clartés  immortelles  : 

C'est  à  nous  de  chanter  tes  dons  et  ta  grandeur. 

UNE  VOa  tettlc. 

De  tous  ces  vains  plaisirs  où  leur  àme  se  plonge» 
Que  leur  restera-t-il?  Ce  qui  reste  d'un  songe 

Dont  on  a  reconnu  Terreur. 
A  leur  réveil  (ô  réveil  plein  d'horreur!)» 

Pendant  que  le  pauvre  à  ta  table 
Goûtera  de  ta  paix  la  douceur  ineffable» 
Us  boiront  dans  la  coupe  affreuse»  inépuisable^ 
Que  tu  présenteras»  au  jour  de  ta  fureur» 

A  toute  la  race  coupable. 


ACTE  m,  SCÈNE  II.  633 

TOUT  LE  CBCEUR. 

0  réveil  plein  d'horreur! 
0  songe  peu  durable! 
0  dangereuse  erreur! 


ACTE   TROISIÈME. 

SCÈNE  I. 
MATUAN,  NABAL,  le  chœur. 

MATH AN. 

Jeunes  filles^  allez.  Qu'on  dise  à  Josabeth 
Que  Matban  veut  ici  lui  parler  en  secret. 

UNE   DES   FILLES   DU   CHOEUR. 

Mathan!  0  Dieu  du  ciel^  puisses-tu  le  confondre! 

NABAL. 

Hé  quoi  !  tout  se  disperse,  et  fuit  sans  vous  répondre. 

MATHAN. 

Approchons. 

SCÈNE  II. 
ZAGHARIE,  MATHAN,  NABAL. 

ZACHARIE. 

Téméraire,  où  voulez-vous  passer? 
Au  delà  de  ce  lieu  gardez-vous  d'avancer  : 
Cest  des  ministres  saints  la  demeure  sacrée; 
Les  lois  à  tout  profane  en  défendent  l'entrée. 
Qui  cherchez-vous?  Mon  père,  en  ce  jour  solennel. 
De  l'idolâtre  impur  fuit  l'aspect  criminel; 
Et  devant  le  Seigneur  maintenant  prosternée 
Ma  mère  en  ce  devoir  craint  d'être  détournée. 

MATHAN. 

Mon  fils,  nous  attendrons;  cessez  de  vous  troubler. 
Cest  votre  illustre  mère  à  qui  je  veux  parler  : 
Je  viens  ici  chargé  d'un  ordre  de  la  reine. 


634  ATHâLIE. 

SCÈNE  m. 

MATHAN, NABAL. 

NABAL. 

Leurs  enfants  ont  déjà  leur  audace  hautaine. 
Mais  que  veut  Athalie  en  cette  occasion? 
D'où  naît  dans  ses  conseils  cette  confusion? 
Par  rinsolent  Joad  ce  matin  offensée , 
Et  d'un  enfant  fatal  en  songe  menacée , 
Elle  allait  immoler  Joad  à  son  courroux , 
Et  dans  ce  temple  enfin  placer  Baal  et  vous. 
Vous  m'en  aviez  déjà  confié  votre  joie; 
Et  j'espérais  ma  part  d'une  si  riche  proie. 
Qui  fait  changer  ainsi  ses  vœux  irrésolus? 

NATHAN. 

Ami^  depuis  deux  Jours  je  ne  la  connais  plus. 

Ce  n'est  plus  cette  reine  éclairée,  intrépide, 

Ëlevée  au-des^s  de  son  sexe  timide. 

Qui  d'abord  accablait  ses  ennemis  surpris. 

Et  d'un  instant  perdu  connaissait  tout  le  prix  : 

La  peur  d'un  vain  remords  trouble  cette  grande  âme  : 

Elle  flotte,  elle  hésite;  en  un  mot,  elle  est  femme. 

J'avais  tantôt  rempli  d'amertume  et  de  fiel 

Son  cœur  déjà  saisi  des  menaces  du  ciel; 

Elle-même,  à  mes  soins  confiant  sa  vengeance. 

M'avait  dit  d'assembler  sa  garde  en  diligence  : 

Mais,  soit  que  cet  enfant  devant  elle  amené. 

De  ses  parents,  ditron,  rebut  infortuné. 

Eût  d'un  songe  effrayant  diminué  l'alarme. 

Soit  qu'elle  eût  même  en  lui  vu  je  ne  sais  quel  charme. 

J'ai  trouvé  son  courroux  chancelant,  incertain. 

Et  déjà  remettant  sa  vengeance  à  demain. 

Tous  ses  projets  semblaient  l'un  l'autre  se  détruire. 

«  Du  sort  de  cet  enfant  je  me  suis  fait  instruire, 

«  Ai-je  dit;  on  commence  à  vanter  ses  aïeux  : 

a  Joad  de  temps  en  temps  le  montre  aux  factieux, 

«  Le  fait  attendre  aux  Juifs  comme  un  autre  Molsc , 

«  Et  d'oracles  menteurs  s'appuie  ci  s'autorise.  » 

Ces  mots  ont  fait  monter  la  rougeur  sur  son  front. 

Jamais  mensonge  heureux  n'eut  un  effet  si  prompt. 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  635 

a  Est-ce  à  moi  de  languir  dans  cette  incertitude  ? 
«  Sortons,  a-t-elle  dit,  sortons  d'inquiétude. 
«  Vous-même  à  Josabeth  prononcez  cet  arrêt  : 
«  Les  feux  vont  s'atlumer,  et  le  fer  est  tout  prêt  : 
«  Rien  ne  peut  de  leur  temple  empêcher  le  ravage , 
c(  Si  je  n'ai  de  leur  foi  cet  enfant  pour  otage.  « 

NABAL. 

Eh  bien!  pour  un  enfant  qu'ils  ne  connaissent  pas. 
Que  le  hasard  peut-être  a  jeté  dans  leurs  bras. 
Voudront-ils  que  leur  temple  enseveli  sous  l'herbe...? 

MATHATf. 

Eh!  de  tous  les  mortels  connais  le  plus  superbe. 
Plutôt  que  dans  mes  mains  par  Joad  soit  livre 
Un  enfant  qu'à  son  Dieu  Joad  a  consacré. 
Tu  lui  verras  subir  la  mort  la  plus  terrible. 
D'ailleurs  pour  cet  enfant  leur  attache  est  visible. 
Si  j'ai  bien  de  la  reine  entendu  le  récit, 
Joad  sur  sa  naissance  en  sait  plus  qu'il  ne  dit. 
Quel  qu'il  soit ,  je  prévois  qu'il  leur  sera  funeste  : 
Us  le  refuseront.  Je  prends  sur  moi  le  reste  ; 
Et  j'espère  qu'enfin  de  ce  temple  odieux 
Et  la  flamme  et  le  fer  vont  délivrer  mes  yeux. 

NABAL. 

Qui  peut  vous  inspirer  une  haine  si  forte? 
Est-ce  que  de  Baal  le  zèle  vous  transporte? 
Pour  moi,  vous  le  savez,  descendu  d'Ismaêl, 
Je  ne  sers  ni  Baal  ni  le  Dieu  d'Israël. 

MATIEAN. 

Ami,  peux-tu  penser  que  d'un  zèle  frivole 
Je  me  laisse  aveugler  pour  une  vaine  idole, 
Pour  un  fragile  bois ,  que  malgré  mon  secours 
Les  vers  sur  son  autel  consument  tous  les  jours? 
Né  ministre  du  Dieu  qu'en  ce  temple  on  adore, 
Peutrètre  que  Mathan  le  servirait  encore. 
Si  l'amour  des  grandeurs,  la  soif  de  commander. 
Avec  son  joug  étroit  pouvaient  s'accommoder. 

Qu'est-il  besoin,  Nabal,  qu'à  tes  yeux  je  rappelle 
De  Joad  et  de  moi  la  fameuse  querelle, 
Quand  j'osai  contre  lui  disputer  l'encensoir. 
Mes  brigues,  mes  combats,  mes  pleurs,  mon  desespoir? 
Vaincu  par  lui,  j'entrai  dans  une  autre  carrière, 


G36  ATHALIE. 

Et  mon  âme  à  la  cour  s'attacha  tout  entière. 
J'approchai  par  degrés  de  l'oreille  des  rois; 
Et  bientôt  en  oracle  on  érigea  ma  voix. 
J'étudiai  leur  cœur^  je  flattai  leurs  caprices^ 
Je  leur  semai  de  fleurs  le  bord  des  précipices  : 
Près  de  leurs  passions  rien  ne  me  fut  sacré; 
De  mesure  et  de  poids  je  changeais  à  leur  gré. 
Autant  que  de  Joad  l'inflexible  rudesse 
De  leur  superbe  oreille  offensait  la  mollesse^ 
Autant  je  les  charmais  par  ma  dextérité^ 
Dérobant  à  leurs  yeux  la  triste  vérité , 
Prêtant  à  leur  fureur  des  couleurs  favorables^ 
Et  prodigue  surtout  du  sang  des  misérables. 

Enfin!  au  dieu  nouveau  qu'elle  avait  introduit 
Par  les  mains  d'Athalie  un  temple  fut  construit. 
Jérusalem  pleura  de  se  voir  profanée; 
Des  enfants  de  Lévi  la  troupe  consternée 
En  poussa  vers  le  ciel  des  hurlements  affreux  : 
Moi  seul^  donnant  l'exemple  aux  timides  Hébreux , 
Déserteur  de  leur  loi,  j'approuvai  l'entreprise, 
Et  par  là  de  Baal  méritai  la  prêtrise; 
Par  là  je  me  rendis  terrible  à  mon  rival > 
Je  ceignis  la  tiare ,  et  marchai  son  égal. 
Toutefois,  je  l'avoue,  en  ce  comble  de  gloire, 
Du  Dieu  que  j'ai  quitté  l'importune  mémoire 
Jette  en  mon  âme  un  reste  de  terreur; 
Et  c'est  ce  qui  redouble  et  nourrit  ma  fureur. 
Heureux  si,  sur  son  temple  achevant  ma  vengeance > 
Je  puis  convaincre  enfin  sa  haine  d'impuissance. 
Et  parmi  le  débris,  le  ravage  et  les  morts, 
A  force  d'attentats  perdre  tous  mes  remords! 
Mais  voici  Josabeth. 

SCÈNE  IV. 

JOSABETH,  MATHAN,  NABAL. 

MàTHAN. 

Envoyé  par  la  reine 
Pour  rétablir  le  calme  et  dissiper  la  haine , 
Princesse,  en  qui  le  ciel  mit  un  esprit  si  doux. 
Ne  vous  étonnez  pas  si  je  m'adresse  à  vous. 


ACTE  III,  Scène  iv.  car 

Un  bruit,  que  j'ai  pourtant  soupçonne  de  mensonge, 
Appuyant  les  avis  qu'elle  a  reçus  en  songe. 
Sur  Joad,  accusé  de  dangereux  complots. 
Allait  de  sa  colère  attirer  tous  les  flots. 
Je  ne  veux  point  ici  vous  vanter  mes  services  : 
De  Joad  contre  moi  je  sais  les  injustices  ; 
Mais  il  faut  à  l'offense  opposer  les  bienfaits. 
Enfin  je  viens  chargé  de  paroles  de  paix. 
Vivez,  solennisez  vos  fêtes  sans  ombrage. 
De  votre  obéissance  elle  ne  veut  qu'un  gage  : 
C'est  (  pour  l'en  détourner  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  ) 
Cet  enfant  sans  parents^  qu'elle  dit  qu'elle  a  vu. 

JOSABETH. 

Éliacin?  , 

MATH AN. 

J'en  ai  pour  elle  quelque  honte  : 
D'un  vain  songe  peut-être  elle  fait  trop  de  compte. 
Mais  vous  vous  déclarez  ses  mortels  ennemis , 
Si  cet  enfant  sur  l'heure  en  mes  mains  n'est  remis. 
La  reine  impatiente  attend  votre  réponse. 

JOSABETH. 

Et  voilà  d^  sa  part  la  paix  qu'on  nous  annonce  ! 

MATHAN^ 

Pourriez-vous  un  moment  douter  de  l'accepter? 
D'un  peu  de  complaisance  est-ce  trop  l'acheter? 

JOSABETH. 

J'admirais  si  Mathan,  dépouillant  l'artifice , 
Avait  pu  de  son  cœur  surmonter  l'injustice. 
Et  si  de  tant  de  maux  le  funeste  inventeur 
De  quelque  ombre  de  bien  pouvait  être  l'auteur. 

MATHAN. 

De  quoi  vous  plaignez-vous?  Vient-on  avec  furie 
Arracher  de  vos  bras  votre  fils  Zacharie? 
Quel  est  cet  autre  enfant  si  cher  à  votre  amour? 
Ce  grand  attachement  me  surprend  à  mon  tour. 
Est-ce  un  trésor  pour  vous  si  précieux,  si  rare? 
Est-ce  un  libérateur  que  le  ciel  vous  prépare  ? 
Songez-y,  vos  refus  pourraient  me  confirmer 
Un  bruit  sourd  que  déjà  l'on  commence  à  semer. 

JOSABETH. 

Quel  bruit? 

54 


638  AtAaLIE. 

MATHAN. 

Que  cet  enfant  vient  d'illustre  origine; 
Qu'à  quelque  grand  projet  votre  époux  le  destine. 

JOSABETR. 

Et  Mathan,  par  ce  bruit  qui  flatte  sa  fureur... 

MATIIAN. 

Princesse,  c'est  à  vous  à  me  tirer  d'erreur. 

Je  sais  que ,  du  mensonge  implacable  ennemie , 

Josabeth  livrerait  même  sa  propre  vie , 

S'il  fallait  que  sa  vie  à  sa  sincérité 

Coûtât  le  moindre  mot  contre  la  vérité. 

Du  sort  de  cet  enfant  on  n'a  donc  nulle  trace? 

Une  profonde  nuit  enveloppe  sa  race? 

Et  vous-même  ignorez  de  quels  parents  issu. 

De  quelle  main  Joad  en  ses  bras  l'a  reçu? 

Parlez,  je  vous  écoute,  et  suis  prêt  a  vous  croire. 

Au  Dieu  que  vous  servez,  princesse,  rendez  gloire. 

JOSABETH. 

Méchant,  c'est  bien  à  vous  d  oser  ainsi  nommer 
Un  Dieu  que  votre  bouche  enseigne  à  blasphémer! 
Sa  vérité  par  vous  ^peut-elle  être  attestée. 
Vous ,  malheureux ,  assis  dans  la  chaire  empestée 
Où  le  mensonge  règne  et  répand  son  poison  ; 
Vous,  nourri  dans  la  fourbe  et  dans  la  trahison? 

SCÈNE  V. 
JOAD,  JOSABETH,  MATHAN,  NABAL. 

JOAD. 

Où  suis-je?  de  Baal  ne  vois-jc  pas  le  prêtre? 
Quoi!  fille  de  David,  vous  parlez  h  ce  traître? 
Vous  souffrez  qu'il  vous  parle?  et  vous  ne  craignez  pas 
Que  du  fond  de  l'abîme  enûr'ouvert  sous  ses  pas 
Il  ne  sorte  à  l'instant  des  feux  qui  vous  embrasent. 
Ou  qu'en  tombant  sur  lui  ces  murs  ne  vous  écrasenl? 
Que  veut-il?  De  quel  fçont  cet  ennemi  de  Dieu 
Vient-il  infecter  l'air  qu'on  respire  en  ce  lieu? 

MATHAN. 

On  reconnaît  Joad  à  cette  violence. 

Toutefois  il  devrait  montrer  plus  de  prudence , 

Respecter  une  reine,  ot  no  pas  outragor 


ACTE  III,  SCENE  Vf.  C3î> 

Celui  que  de  son  ordre  elle  a  daigné  charger. 

JOAD. 

Eh  bien!  que  nous  faitrelle  annoncer  de  sinistre? 
Quel  sera  Tordre  affreux  qu'apporte  un  tel  ministre? 

HATHAN. 

J'ai  fait  à  Josabeth  savoir  sa  volonté. 

JOAD. 

Sors  donc  de  devant  moi^  monstre  d'impiété. 
De  toutes  tes  horreurs,  va,  comble  la  mesure. 
Dieu  s'apprête  à  te  joindre  à  la  race  parjure, 
Abiron  et  Dathan^  Doôg,  Achitophel  : 
Les  chiens  à  qui  son  bras  a  livré  Jézabel, 
Attendant  que  sur  toi  sa  fureur  se  déploie , 
Déjà  sont  à  ta  porte,  et  demandent  leur  proie. 

MATHAN,  troublé. 

Avant  la  fin  du  jour...  on  verra  qui  de  nous.., 
Doit...  Mais  sortons,  Nabal. 

MABAL. 

Où  vous  égarez-vous? 
De  vos  sens  étonnés  quel  désordre  s'empare? 
Voilà  votre  chemin. 

SCÈNE   VI. 
JOAD,  JOSABETH. 

JOSABETH. 

L'orage  se  déclare  : 
Athalie  en  fureur  demande  Éliacin. 
Déjà  de  sa  naissance  et  de  votre  dessein 
On  commence ,  seigneur,  à  percer  le  mystère  : 
Fou  s'en  faut  que  Mathan  ne  m'ait  nommé  son  père. 

JOAD. 

Au  perfide  Mathan  qui  l'aurait  révélé? 

Votre  trouble  à  Mathan  n'a-t-il  point  trop  parlé? 

JOSABETH. 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  m'en  rendre  maîtresse. 
Cependant,  croyez-moi,  seigneur,  le  péril  presse. 
Réservons  cet  enfant  pour  un  temps  plus  heureux. 
Tandis  que  les  méchants  délibèrent  entre  eux. 
Avant  qu'on  l'environne,  avant  qu'on  nous  l'arracht;. 
Une  seconde  fois  souffrez  que  je  le  cache; 


640  ATHALIE. 

Les  portes^  les  chemins  lui  sont  encore  ouverts. 

Faut-il  le  transporter  aux  plus  afhreux  déserts? 

Je  suis  prête;  je  sais  une  secrète  issue 

Par  où  y  sans  qu'on  le  voie,  et  sans  être  aperçue^ 

De  Gédron  avec  lui  traversant  le  torrent. 

J'irai  dans  le  désert  où  jadis  en  pleurant. 

Et  cherchant  comme  nous  son  salut  dans  la  fuite, 

David  d'un  fils  rehelle  évita  la  poursuite. 

Je  craindrai  moins  pour  lui  les  lions  et  les  ours... 

Mais  pourquoi  de  Jéhu  refuser  le  secours? 

Je  vous  ouvre  peut-être  un  avis  salutaire. 

Faisons  de  ce  trésor  Jéhu  dépositaire  : 

On  peut  dans  ses  États  le  conduire  aujourd'hui. 

Et  le  chemin  est  court  qui  mène  jusqu'à  lui. 

Jéhu  n'a  point  un  cœur  farouche,  inexorable; 

De  David  à  ses  yeux  le  nom  est  favorable. 

Hélas l  est-il  un  roi  si  dur  et  si  cruel, 

A  moins  qu'il  n'eût  pour  mère  une  autre  Jézabel, 

Qui  d'un  tel  suppliant  ne  plaignit  l'infortune? 

Sa  cause  à  tous  les  rois  n'est-elle  pas  commune? 

JOAD. 

Quels  timides  conseils  m'osez-vous  suggérer  ! 
En  l'appui  de  Jéhu  pourriez-vous  espérer? 

JOSàBCTH. 

Dieu  défend-il  tout  soin  et  toute  prévoyance? 
Ne  l'offense-t-on  point  par  trop  de  confiance? 
A  ses  desseins  sacrés  employant  les  humains, 
N'a-t-il  pas  de  Jéhu  lui-même  armé  lès  mains? 

JOAD. 

Jéhu,  qu'avait  choisi  sa  sagesse  profonde, 
Jéhu,  sur  qui  je  vois  que  votre  espoir  se  fonde. 
D'un  oubfi  trop  ingrat  a  payé  ses  bienfaits  : 
Jéhu  laisse  d'Achab  l'affreuse  fille  en  paix. 
Suit  des  rois  d'Israël  les  profanes  exemples. 
Du  vil  dieu  de  TÉgypte  a  conservé  les  temples; 
Jéhu,  sur  les  hauts  lieux  enfin  osant  offrir 
Un  téméraire  encens  que  Dieu  ne  peut  souffrir. 
N'a  pour  servir  sa  cause  et  venger  ses  injures 
Ni  le  cœur  assez  droit,  ni  les  mains  assez  piires. 
Non,  non;  c'est  à  Dieu  seul  qu'il  nous  faut  attacher. 
Montrons  Éliacin;  et,  loin  de  le  cacher, 


ACTE  III,  SCÈNE  VII.  o4i 

Que  du  bandeau  royal  sa  tète  soit  ornée  : 
Je  veux  même,  avancer  l'heure  déterminée. 
Avant  que  de  Mathan  le  complot  soit  formé. 

SCÈNE  VIL 
JOAD,  JOSABETH;  AZARIAS,  suivi  oo  ghceur  et  db 

PLUSIEURS  UVTTES. 
JOAD. 

Eh  bien,  Azahas,  le  temple  est-il  fermé? 

AZARIAS. 

J'en  ai  fait  devant  moi  fermer  toutes  les  portes. 

iOAD. 

N'y  reste-t-il  que  vous  et  vos  saintes  cohortes? 

AZARIAS. 

De  SCS  parvis  sacré»  j^ai  deux  fois  fait  le  tour. 
Tout  a  fui;  tous  se  sont  séparés  sans  retour,  * 
Misérable  troupeau  qu'a  dispersé  la  crainte; 
Et  Dieu  n'est  plus  servi  que  dans  la  tribu  sainte 
Depuis  qu'^à  Pharaon  ce  peuple  est  échappé , 
Une  égale  terreur  ne  l'avait  point  frappé. 

JOAD. 

Peuple  lâche  en  effet,  et  né  pour  l'esclavage. 
Hardi  contre  Dieu  seul!  Poursuivons  notre  ouvrage. 
Mais  qui  retient  encor  ces  enfants  parmi  nous  ? 

UNE  DES  FILLES  DU  CHGEUR. 

Hé!  pourrions-nous,  seigneur,  nous  séparer  de  vous? 
Dans  le  temple  de  Dieu  sommes-nous  étrangères? 
Vous  avez  près  de  vous  nos  pères  et  nos  frères. 

UNE  AUTRE. 

Hclas!  si,  pour  venger  l'opprobre  d'Israël, 

Nos  mains  ne  peuvent  pas,  comme  autrefois  Jahcl  \ 

Des  ennemis  de  Dieu  percer  la  tète  impie , 

Nous  lui  pouvons  du  moins  immoler  notre  vie. 

Quand  vos  bras  combattront  pour  son  temple  attaqué , 

Par  nos  larmes  du  moins  il  peut  être  iovoqué. 

iOAD. 

Voilà  donc  quels  vengeurs  s'arment  pour  ta  querelle , 
Des  prêtres,  des  enfants,  6  Sagesse  éternelle! 

*  Juges  ,  cil.  IV. 

5i. 


fti2  ATHALIE. 

Mais  si  tu  les  soutiens,  qui  peut  les  ébranler? 

Du  tombeau ,  quand  tu  veux ,  tu  sais  nous  rappeler  : 

Tu  frappes  et  guéris,  tu  perds  et  ressuscites. 

Ils  ne  s'assurent  point  en  leurs  propres  mérites. 

Mais  en  ton  nom  sur  eux  invoqué  tant  de  fois. 

En  tes  serments  jurés  au  plus  saint  de  leurs  rois. 

En  ce  temple  où  tu  fais  ta  demeure  sacrée. 

Et  qui  doit  du  soleil  égaler  la  durée. 

Mais  d'où  vient  que  mon  cœur  frémit  d'un  saint  effroi? 

Est-ce  l'esprit  divin  qui  s'empare  de  moi? 

C'est  lui-même:  ilm'échauffe;  iLparlc;  mes  yeux  s'ouvrent. 

Et  les  siècles  obscurs  devant  moi  se  découvrent. 

Lévites ,  de  vos  sons  prétez-moi  les  accords ,  . 

Et  de  ses  mouvements  secondez  les  transports. 

LE  CHGEUR  chante  au  sou  de  toute  la  STrophonie  «iea  instnmieiits. 

Que  du  Seigneur  la  voix  se  fasse  entendre. 
Et  qu'à  nos  cœurs  son  oracle  divin 
Soit  ce  qu'à  l'herbe  tendre 
Est,  au  pnn temps,  la  fraîcheur  du  matin. 

JOAD. 

Cieux,  écoutez  ma  voix.  Terre,  prête  roreillc. 

Ne  dis  plus,  ô  Jacob,  que  ton  Seigneur  sommeille! 

Pécheurs,  disparaissez;  le  Seigneur  se  réveille. 

(  Ici  rceoamence  la  iTiophonie,  etjoad  anssitdt  reprend  la  parole.  ) 

Comment  en  un  plomb  vil  l'or  pur  '  s'est-il  changé?... 
Quel  est  dans  le  lieu  saint  ce  pontife'  égorgé?... 
Pleure,  Jérusalem,  pleure,  cité  perfide. 
Des  prophètes  divins  malheureuse  homicide  : 
De  son  amour  pour  toi  ton  Dieu  s'est  dépouillé; 
Ton  encens  à  ses  yeux  est  un  encens  souillé... 

Où  menez-vous  ces  enfants  et  ces  femmes^? 
Le  Seigneur  a  détruit  la  reine  des  cités  : 
Ses  prêtres  sont  captifs,  ses  rois  sont  rejetés. 
Dieu  ne  veut  plus  qu'on  vienne  à  ses  solennités. 
Temple,  renverse-toi.  Cèdres,  jetez  des  flammes. 

Jérusalem,  objet  de  ma  douleur,* 
Quelle  main  en  un  jour  t'a  ravi  tous  tes  charmes? 

'   Zjirli.iric. 

CiipliTilc  de  IbbyloiK  . 


ACTE  m,  SCÉ.^E  VII.  643 

Qu\  changera  mes  yeux  en  deux  sources  de  larmes 
Pour  pleurer  ton  malheur? 

AZ  ARIAS. 

G  saint  temple! 

JOSABETH. 

0  David  ! 

LE  CHOEUR. 

Dieu  de  Sion,  rappelle, 
Rappelle  en  sa  faveur  tes  antiques  bontés! 

(  La  .tyiiiphonie  recommence  encore ,  et  Joad  uo  moment  aprèi  rinterroiiiiit.) 
JOAD. 

Quelle  Jérusalem  nouvelle 
Sort  du  fond  du  désert ,  brillante  de  clartés. 
Et  porte  sur  le  front  une  marque  immortelle? 

Peuples  de  la  terre,  chantez. 
Jérusalem  renaît  >  plus  charmante  et  plus  belle  : 

D'où  lui  viennent  de  tous  côtés 
Ces  enfants»  qu'en  son  sein  elle  n'a  point  portés? 
Lève,  Jôrusalt^m,  lè\€  ta  lèii^  aiticre; 
Regarde  tous  ces  rois  de  ta  gloire  étonnés  ; 
Les  rois  dus  nations ^  devant  toi  prosternés, 

De  tes  pieds  baisent  la  poussière  ; 
Lfïs  pcuplÉ^fi  à  ïiiml  marchent  à  ta  lumière* 
Heureux  qui  pour  Sion  d'une  sainte  ferveur 
*  Sentira  son  àmn  embrasée  ! 

CicuXj  rcpandeï  votre  rosée. 
Et  que  ta  terre  enfante  son  Sauveur  l 

JO^ADETH. 

HiHast  d'ûâ  nous  viendra  celte  insigne  faveur^ 
Si  les  rois  de  qui  doit  descendre  ce  Sauveur..* 

JOAD. 

Pn^parcz,  Jofîabeth,  le  riche  diadème 

Que  sur  son  front  sacre  David  porta  lui-même. 

Et  vous,  pour  vous  armer,  suivez-moi  dans  ces  lieux 
Où  se  garde  caché ,  loin  des  profanes  yeux , 
Ce  formidable  amas  de  lances  et  d'épées 
Qui  du  sang  philistin  jadis  furent  trempées, 

'   Les  GcnliU. 


644  ATHALIË. 

Et  que  DaTÎd  yainqueur,  d'ans  et  d'honneurs  chaîné , 
Fit  consacrer  au  Dieu  qui  l'avait  protégé. 
Peutron  les  employer  pour  un  plus  noble  usage? 
Venez ,  je  veux  moi-même  en  faire  le  partage. 

SCÈNE  VIII. 

SALOMITH,  LE  CHCEUR. 

SÀLOiirrH. 
Que  de  craintes ,  mes  sœurs!  que  de  troubles  mortels I 
Dieu  tout-puissant  y  sont-ce  là  les  prémices. 
Les  parfums  et  les  sacriQces 
Qu'on  devait  en  ce  jour  offrir  sur  tes  autels? 

UNS   DES  riLLES  DU  CHOEUR. 

Quel  spectacle  à  nos  yeux  timides  ! 
Qui  l'eût  cru  qu'on  dût  voir  jamais 
Les  glaives  meurtriers,  les  lances  homicides 
Briller  dans  la  maison  de  paix? 

UNE  ÀUTEB. 

D'où  vient  que,  pour  son  Dieu  pleine  d'indifférence, 
Jérusalem  se  tait  en  ce  pressant  danger? 

D'où  vient,  mes  sœurs,  que,  pour  nous  protéger. 
Le  brave  Abner  au  moins  ne  rompt  pas  le  silence? 

sàlomitd. 
Hélas!  dans  une  cour  où  Ton  n'a  d'autres  lois 

Que  la  force  et  la  violence , 

Où  les  honneurs  et  les  emplois 
Sont  le  prix  d'une  aveugle  et  bas^e  obéissance, 

Ma  sœur,  pour  la  triste  innocence 

Qui  voudrait  élever  sa  voix? 

UNE   AUTRE. 

Dans  ce  péril,  dans  ce  désordre  extrême. 
Pour  qui  prépare^yon  le  sacré  diadème? 
SÀLOiirni. 
Le  Seigneur  a  daigné  parler; 
Mais  ce  qu'à  son  prophète  il  vient  de  révéler. 
Qui  pourra  nous  le  faire  entendre? 
S'arme-i-il  pour  nous  défendre? 
S'arme-tril  pour  nous  accabler? 

T(»UT  LE  CHOEUR  chante. 

0  promesse!  ô  menace!  ô  ténébreux  mystère l 


ACTE  III,  SCÈNE  VIII.  045 

Que  de  maux^  que  de  biens  sont  prédits  tour  à  tour! 
Comment  peut-on  avec  tant  de  colère 
Accorder  tant  d'amour? 

UNE  YOIX  seule. 

Sion  ne  sera  plus;  une  flamme  cruelle 
Détruira  tous  ses  ornements. 

UNE  AUTRE  VOIX. 

Dieu  protège  Sion;  elle  a  pour  fondements 
Sa  parqle  éternelle. 

LA  PREMIERE. 

Je  vois  tout  son  éclat  disparaître  à  mes  yeux. 

LA   SECONDE. 

Je  vois  de  toutes  parts  sa  clarté  répandue. 

LA 'PREMIÈRE. 

Dans  un  gouffre  profond  Sion  est  descendue. 

LA  SECONDE. 

Sion  a  son  front  dans  les  cieux. 

LA  PREMiÈRE. 

Quel  triste  abaissement  ! 

LA  SECONDE. 

Quelle  immortelle  gloire! 

LA   PREMIÈRE. 

Que  de  cris  de  douleur! 

LA  SECONDE. 

Que  de  cbants  de  victoire! 

UNE  TROISIÈME. 

Cessons  de  nous  troubler;  notre  Dieu,  quelque  jour. 
Dévoilera  ce  grand  mystère. 

TOUTES  TROIS. 

Révérons  sa  colère; 
Espérons  en  son  amour. 

UNE  AUTRE. 

D'un  cœur  qui  t'aime, 
Mon  Dieu,  qui  peut  troubler  la  paix? 
11  cherche  en  tout  ta  volonté  suprême. 
Et  ne  se  cherche  jamais. 
Sur  la  terre ,  dans  le  ciel  même , 
Est-il  d'autre  bonheur  que  la  tranquille  paix 
D'un  cœur  qui  t'aime? 


C46  ATHALIK. 


ACTE   QUATRIÈME. 


SCÈNE  I. 
JOAS,  JOSABETH,   ZACHARLE,   SALOMITH,  un  lévite 

LE  CHOEUR. 
SALOMITII. 

D'un  pas  majestueux,  à  côté  de  ma  mère. 

Le  jeune  Eliacin  s'avance  avec  mon  frère. 

Dans  ces  voiles,  mes  sœurs,  que  portent-ils  tous  deux? 

Quel  est  ce  glaive  enfin  qui  marche  devant  eux? 

JOZABETH  ,  à  Zacharie. 

Mon  fils ,  avec  respect  posez  sur  cette  table 
De  notre  sainte  loi  le  livre  redoutable. 
Et  vous  aussi,  posez,  aimable  Ëliacin, 
Cet  auguste  bandeau  près  du  livre  divin. 
Lévite,  il  faut  placer  (  Joad  ainsi  l'ordonne) 
Le  glaive  de  David  auprès  de  sa  couronne. 

JOAS. 

Princesse,  quel  est  donc  ce  spectacle  nouveau? 
Pourquoi  ce  livre  saint^  ce  glaive,  ce  bandeau? 
Depuis  que  le  Seigneur  m'a  reçu  dans  son  temple , 
D'un  semblable  appareil  je  n'ai  point  vu  d'exemple. 

JOSABETH. 

Tous  vos  deutes,  mon  fils,  bientôt  s'éclairciront. 

JOAS. 

Vous  voulez  essayer  ce  bandeau  sur  mon  front? 
Ah  princesse  1  gardez  d'en  profaner  la  gloire  : 
Du  roi  qui  l'a  porté  respectez  la  mémoire. 
Un  malheureux  enfant  aux  ours  abandonné... 

JOSABETH  ,  lui  essayant  le  diadème. 

Laissez,  mon  fils  :  je  fais  ce  qui  m'est  ordonné. 

JOAS. 

•Mais  j'entends  Jêls  sanglots  sortir  de  votre  bouche  ! 
Princesse,  vous  pleurez  I  Quelle  pitié  vous  touche? 
Est-ce  qu'en  holocauste  aujourd'hui  présenté 
Je  dois,  comme  autrefois  la  fille  de  Jephté, 


ACTE  IV,   SCÈNE  II.  647 

Du  Seigneur  par  ma  mort  apaiser  Ja  colère? 
Hélas'  un  fils  n'a  rien  qui  ne  soit  à  son  père. 

JOSABETH. 

Voici  qui  vous  dira  les  volontés  des  cieui. 

Ne  craignez  rien.  Et  nous,  sortons  tous  de  ces  lieux. 

SCÈNE   IL 
JOAD,  JOAS. 

JOAS,  courant  dans  Ici  bras  du  grifid  prèlrc. 

Mon  père! 

JOAO. 

Eh  bien,  mon  fils? 

JOAS. 

Qu'est-ce  donc  qu'on  prépare? 

JOAD. 

11  est  juste ^  mon  fils,  que  je  vous  le  déclare. 

Il  faut  que  vous  soyez,  instruit^  même  avant  tous. 

Des  grands  desseins  de  Dieu  sur  son  peuple  et  sur  vous. 

Armez-vous  d'un  courage  ei  d'une  foi  nouvelle; 

il  est  temps  de  montrer  cetie  ardeur  et  ce  zèle 

Qu'au  fond  de  votre  cœur  mes  soins  ont  cultivés. 

Et  de  payer  a  Dieu  ce  que  vous  lui  devez 

Sentez-vous  cette  noble  et  généreuse  envie? 

JOAS. 

Je  me  sens  prêt,  s'il  veut,  de  lui  donner  ma  vie. 

JOAD 

On  vous  a  lu  souvent  l'histoire  de  nos  rois  : 
Vous  souvient-il,  mon  fils,  quelles  étroites  lois 
Doit  s'imposer  un  roi  digne  du  diadème? 

JOAS. 

Un  roi  sage  (  ainsi  Dieu  l'a  prononcé  lui-même  '  ) 
Sur  la  richesse  et  l'or  ne  met  point  son  appui , 
Craint  le  Seigneur  son  Dieu,  sans  cesse  a  devant  Ibi 
Ses  préceptes,  ses  lois,  ses  jugements  sévères. 
Et  d'injustes  fardeaux  n'accable  point  ses  frères. 

JOAD. 

Mais  sur  l'un  de  ces  rois  s'il  fallait  vou.*ïéglcr, 
A  qui  choisiricz-vous,  mon  fils,  de  ressembler? 

•   Dcul.,  ch.  XVII. 


648  ATHALIE. 

JOAS. 

David ,  pour  ie  Seigneur  plein  d'un  amour  fidèle , 
Me  parait  des  grands  rois  le  plus  parfait  modèle. 

JOAD. 

Ainsi  dans  lenrs  excès  vous  n'imiteriez  pas 
L'infidèle  Joram^  l'impie  Ochozias? 

iOAS. 

0  mon  père! 

JOAD. 

Achevez 9  dites  :  que  vous  en  semble? 

J04S. 

Puisse  périr  comme  eux  quiconque  leur  ressemble  ! 

(  Joad  se  prottenie  à  set  pieds.) 

Mon  père ,  en  quel  état  vous  vois-jc  devant  moi  ! 

JOAB, 

Je  vous  rends  le  respect  que  je  dois  à  mon  roi. 
De  votre  aïeul  David ,  Joas^  rendez-vous  digne. 

iOAS. 

Joaslmoi! 

JOAD^  se  releraat. 

Vous  saurez  par  quelle  grâce  insigne^ 
D'une  mère  en  fureur  Dieu  trompant  le  dessein , 
Quand  déjà  son  poignard  était  dans  votre  sein , 
Vous  choisit^  vous  sauva  du  milieu  du  carnage. 
Vous  n'êtes  pas  encore  échappé  de  sa  rage  : 
Avec  la  même  ardeur  qu'elle  voulut  jadis 
Perdre  en  vous  le  dernier  des  enfants  de  son  fils^ 
A  vous  faire  périr  sa  cruauté  s'attache  ^ 
Et  vous  poursuit  encor  sous  le  nom  qui  vous  cache. 
Mais  sous  vos  étendards  j'ai  déjà  su  ranger 
Un  peuple  obéissant,  et  prompt  à  vous  venger. 
Entrez,  généreux  chefs  des  familles  sacrées. 
Du  ministère  saint  tour  à  tour  honorées. 

.  SCÈNE  III. 
JOAS,  JOAD,  AZARIAS,  ISMAEL,  trois  autres  cabfs 

DES  LÉVITES. 
JOAD. 

Roi,  voilà  vos  vengeurs  contre  vos  ennemis. 
Prêtres,  voilà  le  roi  que  je  vous  ai  promis. 


ACTE  IV,  SCÈNE  III.  649 

AZ  ARIAS. 

Ouui!  c'est  Éliacin? 

ISMAEL. 

Quoi  !  cet  enfant  aimable... 

JOAD. 

Est  des  rois  de  Juda  l'héritier  véritable , 
Dernier  né  des  enfants  du  triste  Ochozias, 
Nourri^  vous  le  savez  y  sous  le  nom  de  Joas. 
De  cette  fleur  si  tendre  et  sitôt  moissonnée 
Tout  Juda,  comme  vous,  plaignant  la  destinée, 
Avec  ses  frères  morts  le  crut  enveloppé. 
Du  perfide  couteau  comme  eux  il  fut  frappé  : 
Mais  Dieu  du  coup  mortel  sut  détourner  l'atteinte , 
Conserva  dans  son  cœur  la  chaleur  presque  éteinte , 
Permit  que,  des  bourreaux  trompant  l'œil  vigilant, 
Josabeth  dans  son  sein  l'emportât  tout  sanglant. 
Et,  n'ayant  de  son  vol  que  moi  seul  pour  complice. 
Dans  le  temple  cachât  l'enfant  et  la  nourrice. 

JOAS. 

Hélas!  de  tant  d'amour  et  de  tant  de  bienfaits, 
Mon  père,  quel  moyen  de  m'acquitter  jamais? 

JOAD. 

Gardez  pour  d'autres  temps  cette  reconnaissance. 
Voilà  donc  votre  roi ,  votre  unique  espérance  : 
J'ai  pris  soin  jusqu'ici  de  vous  le  conserver; 
Ministres  du  Seigneur,  c'est  à  vous  d'achever. 
Bientôt  de  Jézabel  la  fille  meurtrière , 
Instruite  que  Joas  voit  encor  la  lumière. 
Dans  l'horreur  du  tombeau  viendra  le  replonger  : 
Déjà,  sans  le  connaître,  elle  veut  l'égorger. 
Prêtres  saints,  c'est  à  vous  de  prévenir  sa  rage  : 
Il  faut  finir  des  Juifs  le  honteux  esclavage. 
Venger  vos  princes  morts,  relever  votre  loi. 
Et  faire  aux  deux  tribus  reconnaître  leur  roi. 
L'entreprise,  sans  doute,  est  grande  et  périlleuse; 
J'attaque  sur  son  trône  une  reine  orgueilleuse , 
Qui  voit  sous  ses  drapeaux  marcher  un  camp  nombreux 
De  hardis  étrangers,  d'infidèles  Hébreux  : 
Mais  ma  force  est  au  Dieu  dont  l'intérêt  me  guido. 
Songez  qu'en  cet  enfant  tout  Israël  réside. 
Déjà  ce  D'eu  vengeur  commence  à  la  troubler; 


6M  .      àTHALIE. 

l>éjày  trompant  ses  soins,  j'ai  su  vous  rassembler  : 
Elle  nous  croit  ici  sans  armes ,  sans  défense. 
Couronnons,  proclamons  Joas  en  diligence  : 
De  là,  du  noaveau  prince  intrépides  soldats, 
Marchons,  en  invoquant  l'arbitre  des  combats; 
Et,  réveillant  la  foi  dans  les  cœurs  endormie , 
Jusque  dans  son  palais  cherchons  notre  ennemie. 

Et  quels  cœurs  si  plongés  dans  un  lâche  sommeil , 
Nous  voyant  avancer  dans  ce  saint  appareil , 
Ne  s'empresseront  pas  à  suivre  notre  exemple  ? 
Un  roi ,  que  Dieu  lui-même  a  nourri  dans  son  temple  ; 
Le  successeur  d'Aaron,  de  ses  prêtres  suivi. 
Conduisant  au  combat  les  enfants  de  Lcvi , 
Et,  dans  ces  mêmes  mains  des  peuples  révérées. 
Les  armes  au  Seigneur  par  David  consacrées  ! 
Dieu  sur  ses  ennemis  répandra  sa  terreur. 
Dans  l'infidèle  sang  baignez-vous  sans  horreur; 
Frappez  et  TyrienSj  et  même  Israélites» 
Ne  descendez-vous  pas  de  ces  fameux  lévites 
Qui,  lorsqu'au  dieu  du  Nil  le  volage  Israël 
Rendit  dans  le  désert  un  culte  criminel. 
De  leurs  plu&  chers  parents  saintement  homicides, 
Consacrèrent  leurs  mains  dans  le  sang  des  perfides. 
Et  par  ce  noble  exploit  vous  acquirent  l'honneur 
D'être  seuls  employés  aux  autels  du  Seigneur? 

Mais  je  vois  que  déjà  vous  brûlez  de  me  suivre. 
Jurez  donc  avant  tout  sur  cet  auguste  livre, 
A  ce  roi  que  le  ciel  vous  redonne  ai^jourd'hui , 
De  vivre,  de  combattre,  et  de  mourir  pour  lui. 

AZARUS  ,  •«  bo«t  éê  la  table,  ajaot  la  Buiii  aar  le  livre  aaint. 

Oui,  nous  jurons  ici  pour  nous,  pour  tous  nos  frères, 
De  rétablir  Joas  au  trdne  de  ses  pères. 
De  ne  poser  le  fer  entre  nos  mains  remis , 
Qu'après  l'avoir  vengé  tle  tous  ses  ennemis. 
Si  quelque  transgresseur  enfreint  cette  promesse. 
Qu'il  éprouve,  grand  Dieu,  ta  fureur  vengeresse; 
Qu'avec  lui  ses  enfants,  de  ton  partage  exclus. 
Soient  au  rang  de  ces  morts  que  tu  ne  connais  plus! 

JOàD. 

Et  vous,  à  cette  loi,  votre  règle  éternelle. 
Roi,  ne  jurez-vous  pas  d'être  toujours  fidèle? 


ACTE  IV,  SCÈNE  III.  tii 

lOAS. 

Pouirais-je  à  cette  loi  ne  me  pas  conformer? 

JOAD. 

0  mon  fils  y  de  ce  nom  j'ose  encor  voas  nommer. 
Souffrez  cette  tendresse ,  et  pardonnez  aux  larmes 
Que  m'arrachent  pour  vous  de  trop  justes  alarmes; 
Loin  du  trône  nourri,  de  ce  fatal  honneur. 
Hélas  !  TOUS  ignorez  le  charme  empoisonneur  ; 
De  l'absolu  pouvoir  vous  ignorez  l'ivresse  ,^ 
Et  des  lâches  flatteurs  la  voix  enchanteresse. 
Bientôt  ils  vous  diront  que  les  plus  saintes  lois. 
Maîtresses  du  vil  peuple,  obéissent  aux  rois; 
Qu'un  roi  n'a  d'autre  frein  que  sa  volonté  même; 
Qu'il  doit  immoler  tout  à  sa  grandeur  suprême  ; 
Qu'aux  larmes,  au  travail,  le  peuple  est  condamne. 
Et  d'un  sceptre  de  fer  veut  être  gouverné  ; 
Que,  s'il  n'est  opprimé,  tôt  ou  tard  il  opprime. 
Ainsi  de  piège  en  piège,  et  d'abîme  en  abîme. 
Corrompant  de  vos  mœurs  l'aimable  pureté. 
Us  vous  feront  enfin  haïr  la  vérité , 
Vous  peindront  la  vertu  sous  una  affreuse  image. 
'  Hélas  !  ils  ont  des  rois  égaré  le  plus  sage. 

Promettez  sur  ce  livre,  et  devant  ces  témoins. 
Que  Dieu  fera  toujours  le  premier  de  vos  soins; 
Que ,  sévère  aux  méchants,  et  des  bons  le  refuge. 
Entre  le  pauvre  et  vous  vous  prendrez  Dieu  pour  juge; 
Vous  souvenant,  mon  fils,  que,  caché  sous  ce  lin. 
Comme  eux  vous  fûtes  pauvre,  et  comme  eux  orphelin. 

iOAS,  an  mliea  de  U  ubU,  ajaot  la  naia  tur  le  livre  laiat. 

Je  promets  d'observer  ce  que  U  loi  m'ordonne. 
Mon  Dieu,  punissez-moi  si  je  vous  abandonne  ! 

JOAD. 

Venez;  de  l'huile  sainte  il  faut  vous  consacrer. 
Paraissez,  Josabeth;  vous  pouvez  vous  montrer. 


«51  AXUALiK. 

SCÈNE  IV. 

JOAS,  JOAD,  JOSABETH,  ZACHARIE,  SALOMITH, 
AZARIAS^  ISJMAEL,  trois  autres  chefs  des 

LÉVITES^   LE  CHCBUR. 
JOSABETH^  «mbrtMantJoai. 

0  roi,  fils  de  David! 

JOAS. 

0  mon  unique  mère  ! 
Venez,  cher  Zacharie,  embrasser  votre  frère. 

JOSABETH  ,  à  Ztcliarie. 

Aux  pieds  de  votre  roi  prosternez-vous,  mon  lils. 

(  S^htne  se  jette  au  pieds  de  Joas.  ) 
JOAD ,  pendant  qu'ib  a'cmbrasieot. 

Enfants,  ainsi  toujours  puissiez-vous  être  unis! 

JOSABETH  ,  à  Joas. 

Vous  savez  donc  quel  sang  vous  a  donné  la  vie? 

JOAS. 

Et  je  sais  qucUe  main  sans  vous  me  Teût  ravie. 

JOSABETH. 

De  votre  nom,  Joas,  je  puis  donc  vous  nommer? 

JOAS. 

Joas  ne  cessera  jamais  de  vous  aimer. 

LE  CHCBUR. 

Quoi!  c'est  là... 

JOSABETH. 

C'est  Joas. 

JOAD. 

Écoutons  ce  lévite. 
SCÈNE  V. 

JOAS,  JOAD,  JOSABETH,  ZACHARIE, 
SALOMITH,  AZARIAS,  ISMAEL,  trois  autres  chefs 

DES  LÉVITES,   UN   LÉVITE,   LE  CHOEUR. 
UN  LÉVITE. 

J'ignore  contre  Dieu  quel  projet  on  médite; 
Mais  Tairain  menaçant  frémit  de  toutes  parts  ; 
On  voit  luire  des  feux  parmi  des  étendards. 
Et  sans  doute  Athalie  assemble  son  armée  : 
Déjà  même  au  secours  toute  voie  est  fermée; 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  ^53 

Déjà  le  sacré  mont,  on  le  temple  est  bàli. 

D'insolents  Tyriens  est  partout  investi  ; 

L'un  d'eux,  en  blasphémant,  vient  de  nous  faire  entendre 

Qu'Abner  est  dans  les  fers,  et  ne  peut  nous  défendre. 

JOSAbETH,  n  Joan. 

Cher  enfant,  que  le  ciel  en  vain  m'avait  rendu, 
Ilélas  !  pour  vous  sauver  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  : 
Dieu  ne  se  souvient  plus  de  David  votre  père. 

JOAD  ,  à  Josahelb. 

Quoi!  VOUS  ne  craignez  pas  d'attirer  sa  colère 

Sur  VOUS  et  sur  ce  roi  si  cher  à  votre  amour? 

Et  quand  Dieu,  de  vos  bras  l'arrachant  sans  retour. 

Voudrait  que  de  David  la  maison  fût  éteinte , 

N'èles-vous  pas  ici  sur  la  montagne  sainte 

Où  le  père  des  Juifs  sur  son  fils  innocent 

Leva  sans  murmurer  un  bras  obéissant, 

El  mit  sur  un  bûcher  ce  fruit  de  sa  vieillesse , 

Laissant  à  Dieu  le  soin  d'accomplir  sa  promesse, 

Ht  lui  sacrifiant,  avec  ce  fils  aimé. 

Tout  l'espoir  de  sa  race  en  lui  seul  renfermé? 

Amis  partageons-nous.  Qu'lsmaël  en  sa  garde 
Prenne  tout  le  côté  que  l'orient  regarde; 
Vous,  le  côté  de  l'ourse;  et  vous,  de  l'occident; 
Vous,  le  midi.  Qu'aucun  par  un  zèle  imprudent, 
Découvrant  mes  desseins,  soit  prêtre,  soit  lévite. 
Ne  sorte  avant  le  temps,  et  ne  se  précipite; 
Et  que  chacun  enfin,  d'un  môme  esprit  poussé, 
Garde  en  mourant  le  poste  où  je  l'aurai  placé. 
L'ennemi  nous  regarde,  en  son  aveugle  rage, 
Comme  de  vils  troupeaux  réservés  au  carnage, 
Et  croit  ne  rencontrer  que  désordre  et  qu'effroi. 
Qu'Azarias  partout  accompagne  le  roi. 

(àJoas.) 

Venez,  cher  rejeton  d'une  vaillante  race. 
Remplir  vos  défenseurs  d'nne  nouvelle  audace; 
Venez  du  diadème  à  leurs  yeux  vous  couvrir; 
Et  périssez  du  moins  en  roi ,  s'il  faut  périr. 

(à  on  lévite.) 

Sulvez-le,  Josabeth.  Vous,  donnez-moi  ces  armes. 

(aachcear.) 

Enfants,  offrez  à  Dieu  vos  innocentes  larmes- 


6A  aTHALIE. 

SCÈNE  VI. 
SALOMITH.LEGHCEUR. 

LE  CHOEUR  chule. 

Partez,  enfants  d'Aaron,  partez  : 
Jamais  plus  illustre  querelle 
De  Tos  aïeux  n'arma  le  zèle. 
Partez,  enfants  d'Aaron,  partez  : 
Cest  votre  roi,  c'est  Dieu  pour  qui  vous  combattez. 

ONE  voix  teiilc. 

OÙ  sont  les  trait»  que  tu  lances. 
Grand  Dieu ,  dans  ton  juste  courroux? 

N'es-tu  plus  le  Dieu  jaloux? 
N'es-tu  plus  le  Dieu  des  vengeances? 

UNE  AUTRE. 

OÙ  sont.  Dieu  de  Jacob,  tes  antiques  bontés? 

Dans  l'borreur  qui  nous  environne. 
N'entends-tu  que  la  voix  de  nos  iniquités? 

N'cs-tu  plus  le  Dieu  qui  pardonne? 

LE  CHCBUR. 

Où  sont.  Dieu  de  Jacob,  tes  antiques  bontés? 

UNE  VOre  leale. 

Cest  à  toi  que  dans  cette  guerre 
Les  flèches  des  méchants  prétendent  s'adresser. 
Faisons,  disent-ils,  cesser 

Les  fêtes  de  Dieu  sur  la  terre; 
De  son  joug  importun  délivrons  les  mortels; 
Massacrons  tous  ses  saints;  renversons  ses  auteb, 

Que  de  son  nom,  que  de  sa  gloire 

11  ne  reste  plus  de  mémoire; 
Que  ni  lui  ni  son  Christ  ne  régnent  plus  sur  nous. 

LE  CHOEUR. 

OÙ  sont  les  traits  que  tu  lances , 
Grand  Dieu,  dans  ton  juste  courroux? 

N'es-tu  plus  le  Dieu  jaloux? 
N'es-tu  plus  le  Dieu  des  vengeances? 

UNE  VOIX  seule. 

Triste  reste  de  nos  rois , 
Chère  et  dernière  fleur  d'une  tige  si  belle. 
Hélas!  sous  le  couteau  d'une  mère  cruelle 


ACTE  V,  SCÈNE  I.  6j:> 

Te  verrons-nous  tomber  une  seconde  fois? 

Prince  aimable 9  dis-nous  si  quelque  ange,  au  berceau. 

Contre  tes  assassins  prit  soin  de  te  défendre  ; 

Ou  si  dans  la  nuit  du  tombeau 
La  voix  du  Dieu  vivant  a  ranimé  ta  cendre. 

UNE  AUTRE. 

D'un  père  et  d'un  aïeul  contre  toi  révoltés. 
Grand  Dieù^  les  attentats  lui  sont-ils  imputés? 
,  Est-ce  que  sans  retour  ta  pitié  l'abandonne? 

LE  OKBUa. 

Où  sont,  Dieu  de  Jacob,  tes  antiques  bontés? 
N'^s-tu  plus  le  Dieu  qui  pardonne? 

UNE  DES  FILLES  DU  CmBUE,  MMckaeter. 

Obères  sœurs,  n'entendez^vous  pas 
Des  cruels  Tyriens  la  trompette  qui  sonne? 

SALOMrm. 
J'entends  même  les  cris  des  barbares  soldats, 
Et  d'borreur  j'en  frissonne. 
Courons,  fuyons ,  retirons-nous 

A  l'ombre  salutaire 
Du  redoutable  sanctuaire. 


ACTE   CINQUIEME. 


SCÈNE  L 
ZACHARIE,  SALOMITH,  le  choeur. 

SàLOIIITH. 

Cher  Zacharie,  eh  bienl  que  nous  apprenez-vous? 

ZACHARIE. 

Redoublez  au  Seigneur  votre  ardente  prière  : 
Peut-être  nous  touchons  à  notre  heure  dernière  ; 
Pour  l'horrible  combat ^  ma  soeur,  l'ordre  est  donne?. 

SALOMITH. 

Que  fait  Joas? 

ZACHÀRIE. 

Joas  vient  d'être  couronné  : 
Le  grand  prêtre  a  sur  lui  répandu  l'huile  sainte. 


Gj0  ATHALIË. 

Oh  ciel  !  dans  tous  les  yeux  quelle  joie  était  peinte 
A  l'aspect  de  ce  roi  racheté  du  tombeau  ! 
Ma  sœur,  on  voit  encor  la  marque  du  couteau  : 
On  voit  paraître  aussi  sa  ûdèie  nourrice , 
Qui  y  cachée  en  un  coin  de  ce  vaste  édifice , 
Gardait  ce  cher  dépôt,  et  n'avait  de  ses  soins 
Que  les  yeux  de  ma  mère  et  que  Dieu  pour  témoins. 
Nos  lévites  pleuraient  de  joie  et  de  tendresse,  ' 
Et  mêlaient  leurs  sanglots  à  leurs  cris  d'allégresse. 
Lui,  parmi  ces  transports  affable  et  sans  orgueil, 
A  l'un  tendait  la  main,  flattait  l'autre  de  l'œil. 
Jurait  de  se  régler  par  leurs  avis  sincères, 
Ei  les  appelait  tous  ses  pères  ou  ses  frères. 

6AL0IIITB« 

Ce  secret  au  dehors  est-il  aussi  semé? 


Ce  secret  dans  le  temple  est  encor  renfermé. 
Des  enfants  de  Lévi  la  troupe  partagée 
Dans  un  profond  silence  aux  portes  s'est  rangée. 
Tous  doivent  à  la  fois  précipiter  leurs  pas , 
Et  crier  pour  signal  ;  Vive  le  roi  Joas! 
Mais  mon  père  défend  que  le  roi  se  hasarde , 
Et  veut  qu'Azarias  demeure  pour  sa  garde. 
Cependant  Athalie,  un  poignard  à  la  main. 
Rit  des  faibles  remparts  de  nos  portes  d'airain  : 
Pour  les  rompre ,  elle  attend  les  fatales  machine? , 
Et  ne  respire  enQn  que  sang  et  que  ruines. 
Quelques  prêtres,  ma  sœur,  ont  d'abord  proposé 
Qu'en  un  lieu  souterrain  par  nos  pères  creusé 
On  renfermât  du  moins  notre  arche  précieuse. 
0  crainte,  a  dit  mon  pcrc,  indigne,  injurieuse! 
L'arche  qui  fit  tomber  tant  de  superbes  tours. 
Et  força  le  Jourdain  de  rebrousser  son  cours. 
Des  dieux  des  nations  tant  de  fois  triomphante , 
Fuirait  donc  à  l'aspect  d'une  femme  insolente  I 
Ma  mère,  auprès  du  roi,  dans  un  trouble  mortel. 
L'œil  tantôt  sur  ce  prince  et  tantôt  vers  l'autel, 
Muette,  et  succombant  sous  le  poids  des  alarmes, 
Aux  yeux  les  plus  cruels  arracherait  des  larmes. 
Le  roi  de  temps  en  temps  la  presse  entre  ses  bras, 
La  flatte...  Chères  sœurs,  suivez  toutes  mes  pas. 


ACTE  V,  SCÈNE  H.  657 

Et,  s'il  faut  aujourd'hui  que  notre  roi  périsse, 
Allons,  qu'un  même  sort  avec  lui  nous  unisse. 

SALOMITH. 

Quelle  insolente  main  frappe  à  coups  redouDiés? 
Qui  fait  courir  ainsi  ces  lévites  troublés? 
Quelle  précaution  leur  fait  cacher  leurs  armes? 
Le  temple  est-il  forcé? 

ZACHARIE. 

Dissipez  vos  alarmes; 
Dieu  nous  envoie  Abner. 

SCÈNE  II. 
ABNER,  JOAD,  JOSABETH,  ZACHARIE ,  SALOMIT H , 

iSMAEL,  DEUX  LÉVITES,  LE  CHOEUR. 
JOAD. 

En  croirai-je  mes  yeux , 
Cher  Abner?  Quel  chemin  a  pu  jusqu'en  ces  lieux 
Vous  conduire  au  travers  d'un  camp  qui  nous  assiège? 
On  disait  que  d'Achab  la  fille  sacrilège 
Avait,  pour  assurer  ses  projets  inhumains. 
Chargé  d'indignes  fers  vos  généreuses  mains. 

AD7«ER. 

Oui,  seigneur;  elle  a  craint  mon  zèle  et  mon  courage  ; 
Mais  c'est  le  moindre  prix  que  me  gardait  sa  rage. 
Dans  l'horreur  d'un  cachot  par  son  ordre  enferme. 
J'attendais  que,  le  temple  en  cendre  consumé. 
De  tant  de  flots  de  sang  non  encore  assouvie. 
Elle  vint  m'affranchir  d'une  importune  vie. 
Et  retrancher  des  jours  qu'aurait  dû  mille  fois 
Terminer  la  douleur  de  survivre  à  mes  rois. 

JOAD. 

Par  quel  miracle  a-t-ou  obtenu  votre  grâce? 

ABNER. 

Dieu  dans  ce  cœur  cruel  sait  seul  ce  qui  se  passe. 
Elle  m'a  fait  venir  ;  et  d'un  air  égaré  : 
K  Tu  vois  de  mes  soldats  tout  ce  temple  entouré, 
«  Dit-elle;  un  feu  vengeur  va  le  réduire  en  cendre  ; 
«  Et  ton  Dieu  contre  moi  ne  le  saurait  défendre. 
«  Ses  prêtres  toutefois  (mais  il  faut  se  hâter) 


6Sd  ATHALIK. 

a  A  deux  conditions  peuvent  se  racheter. 

«  Qu'avec  Ëliacin  on  mette  en  ma  puissance 

«  Un  trésor  dont  je  sais  qu'ils  ont  la  connaissance^ 

«  Par  votre  roi  David  autrefois  amassé, 

A  Sous  le  sceau  du  secret  au  grand  prêtre  laissé. 

tt  Va^  dis-leur  qu'à  ce  prix  je  leur  permets  de  vivre.  » 

JOAD. 

Quel  conseil,  cher  Àbner,  croyez-vous  qu'on  doit  suivre? 

ÀBNER. 

Et  tout  l'or  de  David ,  s'il  est  vrai  qu'en  effet 
Vous  gardiez  de  David  quelque  trésor  secret; 
Et  tout  ce  que  des  mains  de  cette  reine  avare 
Vous  avez  pu  sauver  et  de  riche  et  de  rare , 
Donnez-le.  Voulez-vous  que  d'impurs  assassins 
Viennent  briser  l'autel,  brûler  les  chérubins. 
Et ,  portant  sur  notre  arche  une  main  téméraire , 
De  votre  propre  sang  souiller  le  sanctuaire? 

JOAD. 

Mais  siérait-il,  Abner,  à  des  cœurs  généreux 
De  livrer  au  supplice  un  enfant  malheureux  , 
Un  enfant  que  Dieu  même  à  ma  garde  conGe, 
Et  de  nous  racheter  aux  dépens  de  sa  vie? 

ABRER. 

Hélas  !  Dieu  voit  mon  cœur.  Plût  à  ce  Dieu  puissant 

Qu'Athalie  oubliât  un  enfant  innocent. 

Et  que  du  sang  d' Abner  sa  cruauté  contente 

Crût  calmer  par  ma  mort  le  ciel  qui  la  tourmente  ! 

Mais  que  peuvent  pour  lui  vos  inutiles  soins? 

Quand  vous  périrez  tous,  en  périra4ril  moins? 

Dieu  vous  ordonne-t-il  de  tenter  l'impossible? 

Pour  obéir  aux  lois  d'un  tyran  inflexible , 

Moïse,  par  sa  mère  au  Nil  abandonné. 

Se  vit,  presque  en  naissant,  à  périr  condamné  : 

Mais  Dieu,  le  conservant  contre  toute  espérance. 

Fit  par  le  tyran  même  élever  son  enfance. 

Qui  sait  ce  qu'il  réserve  à  votre  Ëliacin  ; 

fit  si,  lui  préparant  un  semblable  destin , 

Il  n'a  point  de  pitié  déjà  rendu  capable 

De  nos  malheureux  rois  l'homicide  implacable? 

Du  moins,  et  Josabeth  comme  moi  l'a  pu  voir, 

Tantôt  à  son  aspect  je  l'ai  vu  s'émouvoir; 


ACTE  V,  SCÈiNE  II.  669 

J'ai  TU  de  son  courroux  tomber  la  violence. 

(  à  JoMbelh  ). 

Princesse,  en  ce  péril  vous  gardez  le  silence? 
Hé  quoi!  pour  un  enfant  qui  vous  est  étranger 
Souffrez-vous  que  sans  fruit  Joad  laisse  égorger 
Vous^  son  ûls,  tout  c<3  peuple,  et  que  le  feu  dévore 
Le  seul  lieu  sur  la  terre  où  Dieu  veut  qu'on  Tadore? 
Que  feriez-vous  de  plus  si  des  rois  vos  aïeux 
Ce  jeune  enfant  était  un  reste  précieux? 

JOSABETH  ,  bas  à  Joad. 

Pour  le  sang  de  ses  rois  vous  vo^ez  sa  tendresse  : 
Que  ne  lui  parlez-vous? 

JOAD. 

Il  n'est  pas  temps,  princesse. 

ABNER. 

Le  temps  est  cher,  seigneur,  plus  que  vous  ne  pensez. 

Tandis  qu'à  me  répondre  ici  vous  balancez, 

Mathan  près  d'Athalie  étincelant  de  rage 

Demande  le  signal,  et  presse  le  carnage. 

Faut-il  que  je  me  jette  à  vos  sacrés  genoux? 

Au  nom  du  lieu  si  saint  qui  n'est  ouvert  qu'à  vous. 

Lieu  terrible,  où  de  Dieu  la  majesté  repose. 

Quelque  dure  que  soit  la  loi  qu'on  vous  impose. 

De  ce  coup  imprévu  songeons  à  nous  parer. 

Donnez-moi  seulement  le  temps  de  respirer  : 

Demain,  des  cette  nuit,  je  prendrai  des  mesures 

Pour  assurer  le  temple  et  venger  ses  injures. 

Mais  je  vois  que  mes  pleurs  et  que  mes  vains  discours 

Pour  vous  persuader  sont  un  faible  secours; 

Votre  austère  vertu  n'en  peut  être  frappée  : 

Eh  bien,  trouvezrmoi  donc  quelque  arme,  quelque  épée; 

Et  qu'aux  portes  du  temple,  où  Tennemi  m'attend, 

Abner  puisse  du  moins  mourir  en  combattant. 

JOAD. 

Je  me  rends.  Vous  m'ouvrez  un  avis  que  j'embrasse  : 
De  tant  de  maux,  Abner,  détournons  la  menace. 
Il  est  vrai,  de  David  un  trésor  est  resté, 
La  garde  en  fut  commise  à  ma  fidélité  ; 
C'était  des  tristes  Juifs  l'espérance  dernière , 
Que  mes  soins  vigilants  cachaient  à  la  lumière  : 
Mais  puisqu'à  votre  reine  il  faut  le  découvrir. 


CCO  ATHALIE. 

Je  vais  la  contenter;  nos  portes  vont  s'ouvrir. 

De  ses  plus  braves  chefs  qu'elle  entre  accompagnée; 

Mais  de  nos  saints  autels  qu'elle  tienne  éloignée 

D'un  ramas  d'étrangers  l'indisfcrète  fureur  : 

Du  pillage  du  temple  épargnez-moi  l'horreur. 

Des  prêtres^  des  enfants  lui  feraient-ils  quelque  ombre? 

De- sa  suite  avec  vous  qu'elle  règle  le  nombre. 

Et  quant  à  cet  enfant  si  craint^  si  redouté  ^ 

De  votre  cœur,  Abner,  je  connais  l'équité. 

Je  vous  veux  devant  elle  expliquer  sa  naissance. 

Vous  verrez  s'il  le  faut  remettre  en  sa  puissance; 

Et  je  vous  ferai  juge  entre  Athalie  et  lui. 

ABNER. 

Ah!  je  le  prends  déjà,  seigneur,  sous  mon  appui  : 
Ne  craignez  rien.  Je  cours  vers  celle  qui  m'envoie. 

SCÈNE  III. 
JOAD,  JOSABETH,  ZACHARIE,  SAL0M4TH,  ISMAEL, 

DEUX  LÉVITES,  LE  COEUR. 
JOAD. 

Grand  Dieu,  voici  ton  heure,  on  t'amène  ta  proie» 
Ismaêl,  écoutez. 

(11  lui  parlé  l>M.) 
JOSABETH. 

Puissant  maître  des  cieux, 
Remet^lui  le  bandeau  dont  tu  couvris  ses  yeux 
Lorsque,  lui  dérobant  tout  le  fruit  de  son  crime, 
Tu  cachas  dans  mon  sein  cette  tendre  victime! 

JOAD. 

Allez,  sage  Ismaêl ,  ne  perdez  point  de  temps,- 
Suivez  de  point  en  point  ces  ordres  importants  : 
Surtout  qu'à  son  entrée  et  que  sur  son  passage 
Tout  d'un  calme  profond  lui  présente  l'image. 
Vous,  enfants,  préparez  un  trône  pour  Joas; 
Qu'il  s'avance  suivi  de  nos  sacrés  soldats. 
Faites  venir  aussi  sa  (idèle  nourrice, 
Princesse,  et  de  vos  pleurs  que  la  source  tarisse. 

(  à  un  lévite.) 

Vous,  dès  que  cette  reine,  ivre  d'un  fol  orgueil, 
De  la  porte  du  temple  aura  passé  le  seuil. 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  661 

Qu'elle  ne  pourra  plus  retourner  en  arrière , 
Prenez  soin  qu'à  l'instant  la  trompette  guerrière 
Dans  le  camp  ennemi  jette  un  subit  effroi  : 
Appelez  tout  le  peuple  au  secours  de  son  roi  ! 
Et  faites  retentir  jusques  à  son  oreille 
De  Joas  conservé  l'étonnante  merveille. 
H  vient. 

SCENE  IV. 

JOAS,  JOAD,  JOSABETH,  ZAQHARIE, 
SALOMITH,  AZ ARIAS, 

TROUPES  DE  PRÊTRES  ET  DE  LÉVITES,  LE  CHOEUR. 
JOAD. 

Lévites  saints,  prêtres  de  notre  Dieu, 
Partout  sans  vous  montrer  environnez  ce  lieu  ; 
Et,  laissant  à  mes  soins  gouverner  votre  zèle. 
Pour  paraître iittendez  que  ma  voix  vous  appelle. 

(Ils  se  c&chent  tous.) 

Roi,  je  crois  qu'à  vos  vœux  cet  espoir  est  permis. 
Venez  voir  à  vos  pieds  tomber  vos  ennemis. 
Celle  dont  la  fureur  poursuivit  votre  enfance 
Vers  ces  lieux  à  grands  pas  pour  vous  perdre  s'avance. 
Mais  ne  la  craignez  point;  songez  qu'autour  de  vous 
L'ange  exterminateur  est  debout  avec  nous. 
Montez  sur  votre  trône,  et...  Mais  la  porte  s'ouvre  : 
Permettez  un  moment  que  ce  voile  vous  couvre. 

(  Il  lire  un  rideau.  ) 

Vous  changez  de  couleur,  princesse! 

JOSABETH. 

Ah!  sans  pâlir 
Puis-je  voir  d'assassins  le  temple  se  remplir? 
Quoi!  ne  voyez-vous  pas  quelle  nombreuse  escorte... 

JOAD. 

Je  vois  que  du  saint  temple  on  referme  la  porte. 
Tout  est  en  sûreté. 


662  ATHALIE. 

SCÈNE    V. 

ATHALIE,  JOAS,  JOAD,  JOSABETH,  ABNER ,  suite 
d'athalie. 

(  JoM  ea  cMiché  derrière  le  rideau.  ) 
ATHALIE^  âJoad. 

Te  Toilà^  séducteur^ 
De  ligues^  de  complpts^  pernicieux  auteur^ 
Qui  dans  le  trouble  seul  as  mis  tes  espérances, 
Éternel  ennemi  des  suprêmes  puissances  ! 
En  Tappui  de  ton  Dieu  tu  fêtais  reposé  : 
De  ton  espoir  frivole  es-tu  désabusé? 
Il  laisse  en  mon  pouvoir  et  son  temple  et  ta  vie.. 
Je  devrais,  sur  Tautei  où  ta  main  sacrifie. 
Te...  Mais  du  prix  qu'on  m'offre  il  faut  me  contenter. 
Ce  que  tu  m'ai  promis^  songe  à  l'exécuter  : 
Cet  enfant,  ce  trésor,  qu'il  faut  qu'on  me  remette. 
Où  sont-ils? 

JOAD. 

Sur-le-champ  tu  seras  satisfaite  ; 
Je  te  les  vais  montrer  l'un  et  l'autre  à  la  fois. 

(  Le  rideau  se  tire.  Ou  yoil  Joas  sur  son  trône;  sa  nonrriee  cat  &  gpnnnx 
à  la  droite;  Azarias,  Vépéc  à  la  main,  est  debout  i  aa  gauche;  et  prè»de 
lui  Zacbarie  et  Salonith  sont  à  ganoax  sur  les  degrés  do  trône  ;  plusicnn 
lévîles,  Tépée  •  la  nain,  sont  rangés  sur  les  cècés.) 

Paraissez,  cher  enfant,  digne  sang  de  nos  rois. 
Connais-tu  l'héritier  du  plus  saint  des  monarques, 
Reine?  De  ton  poignard  connais  du  moins  ces  marques. 
Voilà  ton  roi,  ton  fils,  le  fils  d'Ochozias. 
Peuples^  et  vous,  Abner,  reconnaissez  Joas. 

ABNER. 

Ciel! 

ATHALIE,  àJoad. 

Perfide  I 

iOAD. 

Vois-tu  cette  Juive  fidèle 
Dont  tu  sais  bien  qu'alors  il  suçait  la  mamelle? 
Il  fut  par  Josabeth  à  ta  rage  enlevé  : 
Ce  temple  le  reçut,  et  Dieu  l'a  conservé. 
Des  trésors  de  David  voilà  ce  qui  me  reste. 


ACTE  V,  SCÈNE  VI.  663 

ATH\LIE. 

Ta  fourbe  à  cet  enfant^  traître,  sera  funeste. 
D'un  fantôme  odieux ,  soldats ,  délivrez-moi  ! 

JOAD. 

Soldats  du  Dieu  vivant,  défendez  votre  roi! 

(  Ici  le  fond  du  thôfttre  s'ourre.  On  voit  le  dedans  du  temple,  et  les  lévites 

armés  entrent  de  tous  cotés  sur  la  scène.  ) 

ATHALIE. 

Où  suis-je?  0  trahison!  ô  reine  infortunée! 
D'armes  et  d'ennemis  je  suis  environnée  ! 

JQAD. 

Tes  yeux  cherchent  en  vain ,  tu  ne  peux  échapper^ 
Et  Dieu  de  toutes  parts  a  su  t' envelopper. 
Ce  Dieu  que  tu  bravais  en  nos  mains  t'a  livrée  : 
Rends-lui  compte  du  sang  dont  tu  f  es  enivrée. 

ATHALIE. 

Quoi!  la  peur  a  glace  mes  Indignes  soldats  ! 

Lâche  Abner,  dans  quel  picgc  as-tu  conduit  mes  pas! 

ABNER. 

Reine,  Dieu  m'est  témoin... 

ATDALIE. 

Laisse  là  ton  Dieu^  traître. 
Et  venge-moi. 

ABMER  ,  se  jetant  aux  pieds  de  Joas. 

Sur  qui?  Sur  Joas!  sur  mon  maître! 

ATHALIE. 

Lui  Joas?  lui  t(jn  roi?  Songez,  méchants,  songez 
Que  mes  armes  encor  vous  tiennent  assiégés. 
J'entends  h  haute  voix  tout  mon  camp  qui  m'appelle. 
On  vient  à  mon  secours.  Tremblez,  troupe  rebelle  ! 

SCÈNE  VL 
ISMAEL,  JOAS,  JOAD,  ATHALIE,  et  tous  les  acteurs 

DE   LA  scène  précédente. 
I8MABL,  à  Joad. 

Seigneur,  le  temple  est  libre ,  et  n'a  plus  d'ennemis  : 
L'étranger  est  en  fuite,  et  le  Juif  est  soumis. 
Comme  le  vent  dans  l'air  dissipe  la  fumée, 
La  voix  du  Tout-Puissant  a  chassé  cette  armée. 
Nos  lévites,  du  haut  de  nos  sacrés  parvis, 


664  ATHALIE. 

D'Ochozias  au  peupie  ont  annoncé  le  fils , 

Ont  conté  son  enfance  au  glaive  dérobée , 

Et  la  fille  d'Âchab  dans  le  piège  tombée. 

Partout  en  même  temps  la  trompette  a  sonné  : 

Et  ses  sons  et  leurs  cris  dans  son  camp  étonné 

Ont  répandu  le  trouble  et  la  terreur  subite 

Dont  Gédéon  frappa  le  fier  Madianite. 

Les  Tyriens^  jetant  armes  et  boucliers^ 

Ont,  par  divers  chemins^  disparu  les  premiers  : 

Quelques  Juifs  éperdus  ont  aussi  pris  la  fuite; 

Mais,  de  Dieu  sur  Joas  admirant  la  conduite, 

Le  reste  à  haute  voix  s'est  pour  lui  déclaré. 

Enfin,  d'un  même  esprit  tout  le  peuple  inspiré. 

Femmes,  vieillards,  enfants,  s'embrassant  avec  joie. 

Bénissent  le  Seigneur  et  celui  qu'il  envoie  ; 

Tous  chantent  de  David  le  fils  ressuscité. 

Baal  est  en  horreur  dans  la  sainte  cité  ; 

De  son  temple  profane  on  a  brisé  les  portes; 

Mathan  est  égorgé. 

ATHÀLIE. 

Dieu  des  Juifs,  tu  l'emportes! 
Oui ,  c'est  Joas  :  je  cherche  en  vain  à  me  tromper  ; 
Je  reconnais  l'endroit  où  je  le  fis  frapper  : 
Je  vois  d'Ochozias  et  le  port  et  le  geste  ; 
Tout  me  retrace  enfin  un  sang  que  je  déteste. 
David ,  David  triomphe  ;  Achab  seul  est  détruit. 
Impitoyable  Dieu,  toi  seul  as  tout  conduit! 
C'est  toi  qui,  me  flattant  d'une  vengeance  aisée, 
iM'as  vingt  fois  en  un  jour  à  moi-môme  opposée; 
Tantôt  pour  un  enfant  excitant  m€fs  remords. 
Tantôt  m'éblouissant  de  tes  riches  trésors 
Que  j'ai  craint  de  livrer  aux  flammes,  au  pillage. 
Qu'il  règne  donc  ce  fils,  ton  soin  et  ton  ouvrage! 
Et  que,  pour  signaler  son  empire  nouveau. 
On  lui  fasse  en  mon  sein  enfoncer  le  couteau  ! 
Voici  ce  qu'en  mourant  lui  souhaite  sa  mère  : 
Que  dis-je,  souhaiter!  je  me  flatte ,  j'espère 
Qu'indocile  à  ton  joug,  fatigué  de  ta  loi^ 
Fidèle  au  sang  d'Achab  qu'il  a  reçu  de  moi , 
Conforme  à  son  aïeul,  à  son  père  semblable, 
On  verra  de  David  l'héritier  détestable 


ACTE  V,  SCÈNE  VIII.  <j<j5 

Abolir  les  honnenrs,  profaner  ton  autel, 
Et  venger  Athalie,  Achab,  et  Jézabel. 

(  Allialie  sort ,  les  lévites  la  suivent.  } 
JOAD. 

Qu'à  l'instant  hors  du  temple  elle  soit  emmenée. 
Et  que  la  sainteté  n'en  soit  pas  profanée. 
Allez,  sacrés  vengeurs  de  vos  princes  meurtris. 
De  leur  sang  par  sa  mort  faire  cesser  les  cris. 
Si  quelque  audacieux  embrasse  sa  querelle. 
Qu'à  la  fureur  du  glaive  on  le  livre  avec  elle. 

SCÈNE  VII. 
JOAS,  JOAD,  JOSABETH,  ABNER,  et  tous  les  actedus 

DE   LA  SCÈNE   PRÉCÉDENTE. 
JOAS  ,  descendu  de  ton  tr6ne. 

Dieu ,  qui  voyez  mon  trouble  et  mon  affliction , 
Détournez  loin  de  moi  sa  malédiction , 
Et  ne  souffrez  jamais  qu'elle  soit  accomplie  ; 
Faites  que  Joas  meure  avant  qu'il  vous  oublie. 

JOAD  ,  aux  lévites. 

Appelez  tout  le  peuple ,  et  montrons-lui  son  roi  : 

Qu'il  lui  vienne  en  ses  mains  renouveler  sa  foi. 

Roi,  prêtres,  peuple,  allons,  pleins  de  reconnaissance. 

De  Jacob  avec  Dieu  confirmer  l'alliance , 

Et ,  saintement  confus  de  nos  égarements, 

Nous  rengager  à  lui  par  de  nouveaux  serments. 

Abner,  auprès  du  roi  reprenez  votre  place. 

SCÈNE  VIII. 
UN  LÉYrrE,  JOAS,  JOAD,  et  tous  les  acteurs  de  la 

SCÈNE  PRÉCÉDENTE. 
JOAD,  au  lévite. 

Eh  bien 9  de  cette  impie  a-t-on  puni  l'audace? 

le  lévtte. 
Le  fer  a  de  sa  vie  expié  les  horreurs. 
Jérusalem,  longtemps  en  proie  à  ses  fureurs. 
De  son  joug  odieux  à  la  fin  soulagée , 
Avec  joie  en  son  sang  la  regarde  plongée. 


666  ATHALie. 

JOAD.  . 

Par  cette  fin  terrible^  et  due  à  ses  forfaits^ 
Apprenez,  roi  des  Juifs,  et  n'oubliez  jamais, 
Que  les  rois  dans  le  ciel  ont  un  juge  sévère , 
L'innocence  un  vengeur,  et  l'orphelin  un  père. 


nii  d'athai.ib« 


TABLE. 


Page* 

NOTICB  sar  la  vie  et  les  ooTrages  de  Radne • 

Préface  de  laTliébalde 9 

La  ThébaIde,  ou  les  Frère»  ennemis^  tragédie 10 

Préface  d'Alexandre  le  Grand 59 

ALExvnDBK  LE  Gbard.  tragédie 60 

Préface  d'Andromaque 107 

Andhomaqus,  tragédie 109 

Préface  des  Plaideurs 161 

Les  PL4IDKCBS  y  comédie 163 

Préface  de  Britannicus '311 

Bbitajvnicus,  tragédie 213 

Préface  de  la  première  édition  de  Britannlciis. 270 

Préface  de  Bérénice 273 

BÉRÉRiCE,  tragédie 276 

Préface  de  Bajaiet 325 

BUAZET,  tragédie W 

Préface  de  Mithridate S» 

UrroBiDATE,  tragédie , • >.  .  .  365 

Préface  dMphigénIe 458 

IpiiiGÉRiE,  tragédie 442  . 

Préface  de  Phèdre 409 

Phèobe,    tragédie 501 

Préface  d'EsUier SSS 

Prologue 556 

EimiF.R,  tragédie 556 

Pi-éfaca  d'Alhalle.   - 601 

ArnvUE,  tragédie QOS 


FIN    DE   LA  TABLE. 


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