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THEATRE
COMPLET
DE J. RACIINE.
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TYPf»GRAPmB DE il. FIRMIN DIDOT. — «KilNIL (KIRI:).
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COMPLET -
DE J. RACINE,
PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE
PAR M. ÂUGER,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'aCADÉMIE FKANÇAISB.
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PARIS,
LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET €•%
{«pRiiiBim» VF. l'institut de prancf,
RUK JACOn. 56-
1856.
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRA.RY
ASron LENOX ANO
1908
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NOTICE
SUR LA YIB ET LRS OUYRAOBS
DE RACINE-
JEAN Racine naquit à la Ferté-Milon le 2i décembre 1639; il ap-
prit le latin au collège de Beauvais , et le grec sons Claude Lanoelot,
sacristain de Poii-Royal. Ce savant homme, auteur de plusieurs ou-
Trages utiles, le mit , dit-on , en moins d^un an , en état d*entendra
Euripide et Sophocle. L'expérience prouve qu'il n'y a aucune langue,
» ni nième aucune science» dans laquelle, avec de Tapplication, de
; Taptitude, et, ce qui est plus rare encore, de bons maîtres, on ne
pirisse faire des progrès assez rapides : mais la langue grecque est
ri étendue , si abondante ; ses formes sont si variées , si hardies ; et
la plupart des mots qui la composent ont des nuances si délicates ,
SI fugitives, et cependant si distinctes pour qui sait les saisir, q l'on
persuadera diffidlemeiit à ceux qui ont fait une étude approfondie
de eette langue que neuf ou dix mois, un an même, si l'on veut,
K aient suffi à Racine pour bien entendre Euripide, et surtout So-
pliode , dont les cliccurs ne sont pas sans obscurités , même pour
les meilleurs critiques.
^ Racine montra dès ses premières années un goOt ^^rif pour la
lioésie. Son plus grand plaisir'^^Jtâil'd'îller i^enlo^r Ahsui \ç? b<rfs,
^ «lont le vaste silence est si ù'iêrAVle ^ il mé3litAi6n^, et semble
I même y inviter. Cest là que^ solitaire, î\Ài9hU san&i^esse les tra*
glques grecs, qull savait presque p9Lr(taîûi/(*t dont il a osé le pre-
mier transporter dans sa langue \ei tours ',^ les expre^siqps et les
Ayant trouvé le roman grec des 4m(Mtà de T/iéagihfi H de Cka*
riclée, il le lisait avidement , lorsque Claude Lanoelot son maître,
animé de ce zèle indiscret et peu réfléchi qui fait passer le but Ion-
quil ne (andrait que l'atteindre , lui arracha ce livre et le jeta an feu.
Vn second exemplaire ayant eu le même sort, le jeune homme en
acheta un troisième ; et après Tavoir appria par coeur, il le porta à
I^ancelot , en lui disant : « Vous pouvez brûler encore celui-ci
comme les autres. »
Ses premiers essais de poésie latine et française ne furent pa.<i
lieureux ; mais il est si dSfRcile d'écrire , même médiocrement , dans
une langue mode , qu'on pardonne sans peine à Racine d'avoir fait
ide mauvais vers latins. Horace et Virgile peuvent nous consoler du
peu de succès des modernes dans ce genre d'écrire, et deA raient
r même les dispenser de s'y exercer. Un homme de gi^nie se plaît un
K aicna. *
!
I
•2 NOTICE SUR LA VIE
UMuneot à consacrer dans un beau vers latin la mémoire de deux
éYénements qui font époque , Tundans lUiistoire des sciences, Pautre
dans celle des empires; mais il n'entreprendra pas de fiûrc une ode,
une épttre, un poème, dans une langue qu*on ne parle plus : il
aura surtout le t>on esprit de préférer le mérite si nécessaire et si
rare d'écrire dans sa langue avec pureté, élégance et précision, au
vain plaisir de faire de barbares et d'insipides centons dans uoe
langue que les artisans, je dirais presque les portefaix de Rome,
entendaient, écrivaient et pariaient mieux que nous.
A peine Racine eot-il achevé sa philosopliie , quil se fit connaître
asseï avantageusement par son ode intitulée la Nymphe de la Scii».
Cette pièce, quMl publia en 1660 à Poccasion du mariage du roi,
fut jugée la meilleure de toutes celles qui parurent sur le même su-
jet. Chapelain, alors arbitre souverain du Parnasse, et que le jeune
Racine avait consulté sur son ode, parla si favorablement à Colbert
et de rode et du poëte , que ce ministre lui envoya cent louis de Is
part du roi , et le mit peu de temps après sur Tétat pour une pen-
sion de 600 livres. Si les vers de Chapelain ne font pas beaucoup
dUionneur à son esprit, ce procédé en fait beaucoup à son discerne-
ment et à son caractère; et le pliiloaopbe câèbre qui a soutenu,
par des raisons aussi solides qu'éloquentes, qu'une belle page était
plus difficile à faire qu'une bdle action, pouvait citer cet exeiniite
comme une nouvelle preuve de la vérité de son opinion.
Ce premier succès , dans un Age où il n'y en a point d'indifférent,
ne fit qu'accroître la passion de Racine po r la poésie , et le déter-
mina 4 s>tivi^r (otjèrement. L'étude épineuse de la jurisprudence,
celle QB«t4-tti^i||^* ces deuk'acifnqes dans lesquelles il est si dif-
ficile; mêiiM ^fic fle gn|pVtalé4Qj;C9)e fixer sur soi les regards du
public et de»fi0 iairaHilQ j^ei^uâlfolT durable , contrariaient trop son
goût dominant^ ^uS*J^li ïiflCh résoudre à suivre l'une ou l'autre
carrière y oonUme ses msSdtit se^ parents le désiraient. Cependant,
par déférQ|c^*]^ut un^çncW qui «voulait lui résigner son bénéfice,
Racine s'a^pyq]i^*4^attti&l^Qe,^ais sans négliger ses occupations
chéries : « Je passe moA temps; Privait-il à la Fontaine, avec mon
onde y sahit Thomas, Virgile, et l'Arioste. » Il faisait des extraits
des poètes grecs, lisait Plutarque et Platon , étudiait surtout sa lan-
gue, quil a pariée depuis si purement, et à laquelle il a su donner,
par un choix , une propriété d'expressions qui étonne , et par des
associations de mots aussi heureuses que neuves et hardies , une ri-
chesse, une énergie, un mouvement qu'elle n'avait point eus jus-
quUors.
De retour à Paris en 1664 , il y fit connaissance avec Molière, ce
poète si philosoplie qui a eu tant de successeurs et pas un rival , et
que Boileau regardait comme le génie le plus rare du siècle de
liouis XIV. Une circonstance assez délicate , dans laquelle Racine se
conduisit avec une légèreté que son àgc rend excusable , causa entre
£T LES O.U.YRAGES DE RAClD^h. 3
Molière et lui an refroidUsemeat qui dun toii|oarft : mais ils ne
oessèreDt jamais de s'estimer, et de se rendre mutuellement la jus-
tioe qalls se devaient.
Badnç se lia la même année avec Boileau . qui se vantait de lui
avoir appris & taire diflidlement des vers faciles. Dès ce moment 0
s'établit entre eux un commerce d'amitié qui a duré sans interrup-
tioa jusqu'à la mort de Racine , et dont la douceur n'a même été
altérée par aucun de ces troubles intestins et passagers qui s'élèvent
quelquefois parmi les amis les plus étroitement unis.
ÀLfixAHiME Alt joué en 166S. GomeUle, à qui Racine l'avait lu,
loi dit « qall avait un grand talent pour la poésie, mais qu'il n'en
irait point pour, la tragédie. » Ce jugement nous paraît étrange, .
parce qu'il se lie dans notre e^rit avec cette estime habituelle et
sentie que nous avons pour Racine , et surtout avec l'admiration pro-
foQde «pie la lecture ou la représentation de ses pièces nous inspire.
Mais si l'on fait réfleuon que ce n'est point à l'auteur d'iPoiGéifis,
de Phèdbe et de Rritanhicos que Corneille a tenu ce discours, mais
au jeune poète qui avait fait là Thébàîdb et Alexânare, ou iie dou-
tera pas que ComelUe ne fût de bonne foi : on dira seulement qu'il
s'est trompé; et que ce qu'il a dit avec raison d'ALcxAimaB , il ne
l'eût oertainemenipas ditd'AimnoiiAQUB, qui fut jouée deux ans après,
et que les premières tragédies de Racine ne pouvaient pas faire es-
pém, £n effet, lorsqu'on mesure l'intervalle immense qui sépare
ces deux pièces, on api^ue à Racine ces beau& vers d'Homère si
bien traduits par Boileau :
AoUDt qQ'on hoaune asnt au mage des mers
Voit d'uo roc éleré d'espace dans let aire .
AuUbI des inuBorteb les coarsien intrépides
fia francluflBeBt d'oa saot.
Arobûhaqijb, « pièce admirable, à quelques scènes de coquetterie
près * , » excita le mAme entlioustosaie que lb Cm, et ne le méri-
tait pas moins. Les applaudissements que Racine reçut à cette occa-
non étaient d'autant plus flatteurs, que de nouveaux succès dans
une carrière qua*ConieiUe avait parcourue avec 4ant de gloire étaient
nécessairement plus difficiles à obtenir. Lorsqu'un art ou une science
a d^ ftit de grands progrès ctaei un peuple , il faut plus de saga-
ie, pins de génie, pour reculer d'un pas les limites de cet art ou
de cette sciettoe , qu'il n'en fUlait aux premiers inventeurs pour por-
ter l'on ou l'antre au point où ils l'ont laissé.
Un bit assex singnUer, c'est que dans le privilège d'AivmiOHAQUB
on donnée Radne le titre de Prieur de l'Épinay : mais il n'en jouit
pas longtemps; le bénéfice lui fut disputé, et il n'en relira pour
tout fniit qu'un procès que ni lui ni ses juges n'entendirent jamaL^ ,
' C'esl le iHgeawm qiie Vollairc en porte.
4 NOTICE SUR LA VIE
comme il le dit dans la préface des Plmdeuks, dont oc procès Ait en
l»artie Toccasion ou le prétexte.
BRiT\ffNicus suivit de près Andromaqub ; mais sa destinée ne Tat
pas aussi heureuse. Soit que les arais de Corneille, trop exclusifs
sans doute, et par une suite de cette intolérance qni domine plus
ou moins dans toutes les opinions, quel qu'en soit l'objet, aient
étoufTé par leurs critiques malignes et insidieuses la voix presque
toujours faible et timide de la louange; soit plutôt que les beautés
dont la pièce de Racine étincelle eussent un caractère trop sévère,
trop antique pour le temps où elle parut, et qu'il en soit eu littéra-
ture conune en politique, où , même pour les meilleures choses, il
est nécessaire que les esprits soient préparés ; il est certaiur qu'on ne
sentit pas d'abord le mérite de Britànnicvs. Cette pièce , un des plus
estimables ouvrages de Radne, « où l'on trouve, dit Voltaire,
toute l'énergie de Tacite exprhnée dans des vers dignes de Virgile, »
fut reçue très-froidement, et ne réussit même que dans un temps
où ce succès trop attendu devait peu le flatter et ne pouvait presque
rien ajouter à sa r^utation.
11 avoue dans sa préface, avec cette candeur et. cette modestie
qu'on ne trouve que dans les.iiommes d'un talent supérieur, qu'il
doit beaucoup à Tacite, qu'il appelle même le plus grand peintre de
l'antiquité. On voit avec plaisir un juge aussi éclairé, et d'un goût
aussi correct, aussi pur que Racine, rendre cette justice à Tacite.
Mais ce qui fait seul l'éloge de cet excellent liistorien , c'est-que par-
tout où Racine s'est proposé de l'imiter, il est resté au-dessous de
lui, et que ces imitations, souvent aussi heuieuses que le génie à
difTérent des deux langues le comporte , et qu'une traduction en vers
le permet , sont peut-être les plus beaux endroits de fiRiTAiiNicus , où,
comme Racine le remarque, « il u'y a presque pas un trait édatant
dont Tacite ne lui. ait donné l'idée. »
Je n'entrerai dans aucun détail sur les autres pièces de Racine :
il suffit d'observer en générai qu'elles eurent le sort de tous les boos
ouvrages., c'est-à-dire qu'elles furent critiquées avec autant de t\é
que d'ignorance par les Zoïles du temps, et justement admirées des
vrais connaisseurs , les seuls hommes dont le suffrage entraine tdt
ou tard celui de la nation, et dont la voix se fasse entendre dans
l'avenir.
Après avoir donne en six ans cinq tragédies,' dont la plus faible
est écrite avec une élégance, un cliarme qui fait presque disparaître
ou pardonner la langueur et la monotonie du seul sentiment qui 1
règne, Racine renonça à la poésie, et termina en 1677 sa carrière
dramatique par la tragédie de PnèmiE. 11 avait pour cette pièce une
prédilection fbndée sur d'assez fortes raisons : il disait même que s'A
avait produit quelque chose de parfait, c'était Puèdrk. Pour moi , il
nie semble que cette perfection qu'il cltcrcliait, et dont personne n*^
plus approché que lui, se trouve d'une manière plus sensible et pla^
ET LES OUVRAGES DE RACINE. 5
frappante dans IpincéNiE, quoique le caractère de Phèdre, que Vol-
taire appelle « le chef-d^œuvre de Tesprit humain , et le modèle éter-
nel, mais inimitable, de quiconque voudra jamais écrire en vers, »
soit incontestablement le plus tragique et le plus sublime qull y ait
au théâtre.
Radne fut reçu à l'Académie française en 1673, et y remplaça la
Mothe-le-Vayer. Quelques années après, il fW nommé arec Boileau
historiographe du roi. M. de Valincour prétend avec beaucoup de
vraisemblance « qu'après avoir longtemps essayé ce travail , ils sen-
tireot qu'il était tout à bit opposé à leur génie. » C'est que pour
bien écrire l'histoire il ne suffit pas d'être bon poète ; il faut un ta-
lent peut-être aussi rare, et que le premier ne suppose pas, celui
de bien écrire en prose : il faut de plus une grande connaissance des
hommes , qui ne s'acquiert pobt dans le silence de la retraite ; une
longue expérience que rien ne peut suppléer, et qui tient à un cou-
rant subtil des choses de U vie bien observées ; un grand fonds
d'idées, dlnstniction , de raison, de philosophie; avantages qui se
trouvent rarement réunis : en un mot , il faut avoir le mérite de Ta-
cite ou de Voltaire , qui , dans deux genres très-distincts , et en pre-
nant cliacun une route aussi diverse que le caractère de leur esprit
et la nature des objets dont ils se sont occupés , ont laissé à la pos-
térité les deux plus beaux modèles d'histoire qui existent dans au-
cune langue et cliez aucun peuple , et les deux senis entre lesquels
il soit permis de balancer, et très-difficile de choisir.
Plusieurs anecdotes de la vie de Racine , ses épigrammes , et sur-
tout la prélace de la première édition de BnrrANNicus , où il tourne
finement en ridicule, mais avec une ironie très-aroère, la plupart
des pièces de Corneille , décèlent en lui cet esprit caustique et ce
caractère irascible qu'Horace attribue à tous les poètes, qu'il ap-
pelle si plaisamment une race colère. La religion , vers laquelle Ra-
cine tourna d'assez bonne heure toutes ses pensées , avait modéré
son pencliant pour la raillerie; et, ce qui' était peut-être plus dil-
idie encore , parce que le sacrifice était plus grand et plus pénible
pour Tamour-propre , elle avait éteint en lui la passion des vers et
celle de la gloire , la plus forte de toutes dans les hommes que la
nainfe a destinés à faire de grandes choses : mais elle n'avait pu
aflaiblir son talent pour la poésie. Douze années presque unique-
ment consacrées aux devoirs de la piété, dont le sentiment tran-
quille et doux était devenu un besoin pour lui et remplissait son ftme
tout entière , ne lui avaient rien fait perdre de ce génie heureux et
lacile qu'on remarque dans tous ses ouvrages : il suffit, pour s'en
convaincre , de lire avec attention les deux 'dernières pièces qu'il fit,
à la sollicitation de madame de Maintenon , pour les demoiselles de
Saint-Cyr.
EsTHER fut représentée par les jeunes pensionnaires de cette tuai-
son , que l'auteur avait formées à la déclamation. Madame de Sévignc
I
6 NOTICE St'R LA VIE
ftit roeotion, dans une de ses lettres , des applandissemenU que
reçut cette tragédie , qu'elle appelle un chef-d'oeuyre de Bacwe.
« Ce pocte 8*est surpassé, dit-elle; il aime Dieu conime il aimait
«es maltresses ; il est pour les choses saintes comme il était pour les
proTanes : tout est beau, tout est grand, tout est écrit aTec dignité. »
On est d*abord nn peu étonné de cette admiration exagérée que
madame de Sévigné montre ici pour Estiieb, après avoir parlé si
Troîdement, pour ne pas dire si dédaigneusement, d*ANDBOMAQUE,
de Britànmicus, de Bajazet, de Pbèdre, etc., pièces très-supé-
rieures à EsTHER. Mais lorsqu'on se rappelle que, fidèle à ce qu'dle
appelait ses vieilles admirations , elle écrivait 4 sa tille que « Racine
n'irait pas loin, et que le goût en passerait comme celui du café, »
on ne voit plus , dans la critique comme dans l'éloge , que le ménie
déiaut de tact et de Jugement.
Quoiqu'EsTHBR oflire de très-beaux détails, soutenus de ce stjle
endianteur qui rend la lecture de Radne si déliciedse , il fout avouer
que les applications particulières et malignes que les courtisans firent
de plusieurs vers de cette tragédie à certains événements du temps
contribuèrent beaucoup au gnuid succès qu'elle eut à la cour : mais
le public, qui jugeait la pièce en eUe-mèroe, et dans l'opinion du-
quel ces applications , bonnes ou mauvaises , ne pouvaient ajouter
à l'ouvrage ni une beauté ni un défaut, ne lui f\it pas aussi favorable
qu'on l'avait été à Versailles , et l'on convient généralement aiijour-
4'biii que le public eut raison.
Deux ans après , Racine, flatté d'avoir réussi dans un genre dont
il était l'inventeur, et qui peut^re avait senti renaître en lui le
désir si naturel et si utile de la gloire , traita dans les mêmes vues
le sujet d'ATHÀUE. Mais le long silence qu'U s'était imposé, et qui
aurait àù lui faire pardonner sa réputation , n'avait pu encore désar-
mer l'envie : tous les ressorts les plus actifs, et dont l'cITet est le
plus sAr lorsqu'on veut nuire, lurent mis en mouvement; et l'on
parvint enfin à jeter dans l'esprit de madame de Maintenon des scru-
pules qui firent supprimer les spectacles de Saint-Cyr; et Ahialie
n'y fut point représentée. Racine la fit imprimer en 1691 ; mais.cUe
trouva peu de lecteurs. On se persuada qu'une pièce faite pour des
enfants n'était bonne que pour eux ; et les gens du inonde, qui crai-
gnent l'ennui autant que la douleur, et qui, moins par défaut de lu-
mières que d'application , n'ont guère en g^ral d'autres sentiments
que ceux qu'on leur inspire, suivirent le torrent, et continuèrent à
dépriser Athaue sans l'avoir lue.
Racine, étonné que le public reçût avec cette indifférence un ou-
vrage qui aurait suffi pour Timmortaliser, s'imagina qu'il avait
manqué son sujet; et il l'avouait sincèrement à Roilcau , qui lui sou-
tenait au contraire qu*ATfiALiR était son clicf-d'criivre : « Je m'y
connais, lui disait-il, et le public y reviendra. » La prédiction «le
Boileau s'cbt accomplie , mais si longtemps après la mort de Racine.
ET LES OUVRAGES DE RACKNE. 7
que ce i^nd iKMaine n'a pu ni jouir du suocès àd sa i»ièce, ni même
le prévoir.
Cette nouvelle iii|u8tice du puUic, qui venait do commettre un
second crime envers la poésie et le bon goOt , détermina enfin Racine
à ne plus s*occaper de vers, et à renoncer pour jamais au tliéAIre.
11 était né très-sensible ; et cette extrême mobilité d'âme, qui don-
nait à la fortune et aux événements tant de moyens divers de le
tourmenter et de le rendre malbeureux, devint en eOet pnnr M
une source de peines. « Quoique les applandissements que j'ai reçus,
disait-il, m'aient bjcauconp flatté, la moindre critique, quelque
mauvaise qu'die ait été, m'a toujours causé plus de ebagrin que
toutes les louanges ne m'ont fait de plaisir. » Un bomme du génie
le plus lécond, le plus original et le plus universd quil y ait jamais
eu, et qui a d'ailleurs beaucoup d'autres rapports avec Racine, an-
rait pu lUre le même aveu.
La sensibilité de Racine se portait sur tous les objets; elle abrégea
même ses jours. 11 avait fiiit, dans les vues de madame de Mainte-
non, et pour répondre à la confiance qu'elle lui témoignaît , un projet
de finances dont Tolget était de proposer un plan de réforme et de
législation qui pût soulager la misère du peuple. Louis XIV surprit
ce projet entre les mains de madame de Malntenon, et blAma haute-
ment le liAe inconsidéré de Racine : « Parce quil sait faire parfaite-
ment des Yers, dit le roi, croit-il tout savoir? et parce qu'il est
grand poète, veut-il être mfaiîstre? » Racine aurait mieux fait sans
doute, pour sa ifiom et pour son repos, de donner au public une
bonne tragédie de plos, que de s'occuper à écrire des lieux com-
muns plus ou moins éloquents sur des matièras quil n'avait pas
étudiées , et sur lesquelles , avec beanoeup de oonnaissanoes et une
longue eipérience, il est si facile et si ordinaire de se tromper. Mais
la vanité lui fit un moment illusion : son amour-propre fut flatté
que aaadame de Maintenon TeM choisi pour porter la vérité , ou ce
qnH prenait pour elle, aux pieds du trône; et l'espoir si séduisant
et si doui de devenir llnstrument du bonbeur du peuple , après avoir
été si longtemps celui de ses plaisirs, lui ferma les yeux sur les dan-
gers de sa complaisance.
Cependant madame de Maintenon lui fit dire de ne pas paraître à
la coar jusqu'à nouvel ordre. Dès ce moment Racine ne douta plus
de sa disgrâce. Accablé de mélancolie, et portant partout le trait
mortel dont 11 était atteint, il retourna quelque temps après à Ver-
sailles : mais tout était changé pour lui , ou du moins il le crut ainsi ;
et Irfmis XIV un jour ayant passé dans la galerie sans le regarder,
It-^doe , qui n'était pas , dit Voltaire , aussi pliilosoplie que bon poète,
en mourut de cliagrin ■ , après avoir traîné pendant un an une vie
languissante et |)éniblc.
• 1x71 avril iChyj.
8 iNOTICE SUR LA VIE, ETC.
On Hc peut assez rc;;rRtfer que Radne, trop indiiïéreHt pour ses
tragédies profanes , qu'il aurait môme voulu pouvoir anéantir sll
en Taut croire son fils , ait toi^ours négligé de donner une édition
correcte de ses cpuvres. Toutes celles qui ont paru de son vivant et
depuis sa mort sont si fautives , et le texte en est si corrompu , que
je ne connais aucun ouvrage qui ait plus sonfTert de Tincapacité des
éditeurs et de la négligence des imprimeurs. L'édition publiée avec
des commentaires est plus belle mais non plus exacte que les précé-
dentes; et Ton doit surtout reprodier aux éditeurs de n'avoir porté
dans l'examen et le choix des diverses leçons ni une critique assex
éclairée, ni un goût assex sévère. A l'égard de leurs notes, il me
semble qu'à l'exception des renMirques de Louis Racine et de Tabbé
<l'Olivet, dont ils ont prvflté, mais qu'ils n'ont pas totyours enten-
dues , elles n'ofl^nt rien d'utile et dlnstrudif. Peut-être aussi Vol-
taire était-il seul cafiable de faire un bon commentaire sur Racine,
et d'apprécier avec justesse ses beautés et ses défauts ; mais on ne
trouve dans ses ouvrages que des réflexions générales sur cet au-
teur, et qudques observations particulières sur BénéNiCE, qui sont
un modèle de goût , de précision , et qui montrent toutes un jugement
sain , une étude profonde et réflécliie des principes de l'art , des vîtes
neuves et Anes sot la langue et sûr li poétique , et partout l'admira-
tion la plus sincère pour Racine. Voltaire le croyait le plus parfait
de tous nos poètes, et le seul qui soutienne oonsUimnent l'épreuve
de la lecture. 11 en fMriait même avec tant d'enthousiasme , qu'un
homme de lettres lui demandant pourquoi il ne faisait pas sur Racine
le même travail qu'il avait Mt sur Gomoille : « il est tout fait, lui
répondit Voltaire ; Il n'y a qu'à écrire au bas de chaque page , Beac,
PATHËTiqCE, UARNOFfllU/X , SCBUME. »
AIJOER,
sccréuire pcrpcUKi de rAcadéaiif frueaiie.
-§§-
PRÉFACE
»■ Uà TEÉBMkiùZ, OU LSS nÉMEà
Le lecteur me pennettra de lui demander un pca pli» d'indulgence p<nir
celle pièce que pour les autres qui la suitent : j'claîs fort jeune quand je la
fis. Quelques vers que j'avais faits alors ItHabèrcnt par basant entre les
mains de quelques personnes d'esprit ; elles m*eicilèrenl k faire une tngédie ,
cl me proposèrent le sujet de la ThkdaÏob.
Ce sujet avait élé aatrefois traité par Rotron , sons le nom d'AirriGOif k :
mais il faisait mourir les deui frères dèn le commencement de son troisième
acte. Le reste était en quelque sorte le commencement d'une autre tragédie,
on Ton entrait dans des inlérèu tout nouveaux : et il avait réuni en une
seule pièce deux actions différentes, dont Tune sert de matière aux Pbéni-
cf v.Kn ES d'Euripide, et l'autre à l'Airriooif s de Sophocle.
Je compris que cette doplicitc d'action avait pu nuire à sa pièce , qui
d mlleurs était remplie de quantité de beaux endroiu. Je dresKii à peu près
mon plan sor les PBiHiciEHNU d'Euripide : car pour la TMéDAÎDX qui est
dam Sénèqac , je suis un peu de l'opinion d'Heinsius , et je tiens , comme
lui . qoe non-seulement ce n'est point une tragédie de Scncque , mais que
c'est plniftt l'ouvrage d'un déclamatenr qui ne savait ce que c'était que
tragédie.
1^ catastrophe de ma pièce est pent-ètre. un peu trop sanglante ; en effet ,
il n'y paraît presque pas un acteur qui ne meure à la fin : mais aussi c'est la
TninAÏDB , c'est-i-dire le sujet le plus tragique de l'antiquité.
L'amour, qui a d'ordinaire tant de part dans les tragédies , n'en a presque
point ici ; et je doute que je lui en donnasse davanUge si c'était à recom-
mencer; ear il faudrait ou que l'un des deux frères fût amoureux, ou tous
les deoi ensemble. Et quelle apparence de leur donner d'antres intérèU -^ue
eenx de cette fameiHe haine qui les occupait tout entiers? Ou bien il faut
jeter l'amoiir sur vn des seconds personnages, comme j'ai fait; et alors
cette pamion, qui devient comme étrangère au sujet, ne peut produire que
de médiocres effets'. En un mot . je suis persuadé que les tendrcsseft ou les
jalousies des amanU ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les
incestes . les parricides , et toutes les autres horreurs qui composent l'Iiis-
toirc d'OEdipe et de sa malheoreose famille.
LA THÊBAÏDE,
Ol
LES FRÈRES ENNEMIS,
1RAGÉD1K. C1064)
ACTEURS.
trtOaX, roi de Thèbes. .
POI.YNICK, frère d'ÉUsocle.
JOCASl*E , mère de ces deux prioees a d'Antigooe;
ANTIGONE, Msur d^ocle el de Poljoicc.
CRÉON , oncle des princes et de U princesse.
HÉMON , fils de Crcoa , unant d'Antigooe.
Of.YMPE, confidente de Jocaste.
ATTALE, confident de Crénn.
Un soldat de l'anniée de Polrnice.
Garder.
U scène est à Tlièbce, dans. une salle du pahis^ roju^
ACTE PREMIER.
SCÈNE !.
iOCASTÊ, OLYMPEL
J0CA8TK.
Ils sont sortis^ Olympe? Ah mcNrtclkee doufeiirs!
Qu'un moment de repoe me va coâtcr de pleurs!
Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux: larmes ,
Et le sommeil les ferme en de teHes alarmes!
Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais ,
Et m'empèchcr de voir le plus noir des forfaits!
Mais en s<Mit-ils aux mains?
OLYMPE.
Du haut de la muraille
Je ks ai vus déjà tous rangés en bataille;
ACTE I, SCÈNE II.
J'ai vu déjà le fer briller de toutes parts;
Et pour TOUS avertir j'ai quitté les remparts,
l'ai vu y le fer en main y fitéocle lui-même ;
il marche des premiers , et d'une ardeur extrême
U montre aux plus hardis à braver le danger.
JOCASTt.
N'en doutons plus^ Olympe^ ils se vont égoi^er.
Que l'on coure avertir et hâter la princesse;
Je l'attends. Juste ciel^ soutenez ma faiblesse!
11 faut courir^ Olympe^ après ces inhumains;
11 les faut séparer^ on mourir par leurs mains.
Nous voici donc^ hélas 1 à ce jour détestable
Dont la seule frayeur me rendait misérable !
Ni prières ni pleurs ne m'ont de rien servi ;
Et le courroux du sort voulait être assouvi.
0 toi , Soleil , ô toi , qui rends le jour au monde ,
Que ne l'as-tu laissé dans une nuit profonde !
A de si noirs forfaits prétes-tu tes rayons?
Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons?
Mais ces monstres^ hélas! ne f épouvantent guères;
La race de Laïus les a rendus vulgaires;
Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils,
Après ceux que le père et la mère ont commis.
Tu ne f étonnes pas si mes fib sont perfides,
S'ils sont tous deux méchants , et s'ils sont parricides ;
Tu sais qu'ils sont sortis d'un sang incestueux.
Et tu f étonnerais s'ils étaient vertueux.
SCÈNE IL
JOCASTE, ANTIGONE, OLYMPE.
lOCASTE.
Ma fille, ave»-vous su l'excès de nos misères?
Oui, madame; on m'a dit la fureur de mes frères.
JOCASTE. '
Allons, chère Antigone, et courons de ce pas
Arrêter, s'il se peut, leurs parricides bras.
Allons leur faire voir ce qu'ils ont de plus tendre ;
Voyons si contre nous ils pourront se défendre ,
12 LES FRf:RSS KNKEMIS.
Ou s'ils oseront bien, dans leur noire fureur,
Répandre notre sang pour attaquer le leur.
AKTIGONE.
Madame, c'en est fait, voici le roi lui-même.
SCÈNE III.
JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, OLYMPE.
JOCASTE.
Olympe, soutiens-moi; ma douleur est extrême.
ÉTÉOCLE.
Madame, qu'avez-vous? et quel trouble...
iOCASTB.
Ah, mon fils!
Quelles traces de sang vois-je sur vos habits?
Est-ce du sang d'un frère? ou n'est-ce point du vôtre?
ÉTÉOCLE.
Non , madame , ce n'est ni de l'un ni de l'autre.
Dans son camp jusqu'ici Polynice arrêté.
Pour combattre, à mes yeux ne s'est point présenté.
D'Argiens seulement une troupe hardie
M'a voulu de nos murs disputer la sortie :
J'ai fait mordre la poudre à ces audacieux;
Et leur sang' est celui qui parait à vos yeux.
JOCASTE.
Mais que prétendiez-vous? et quelle ardeur soudaine
Vous a fait tout à coup descendre dans la plaine ?
ÉTÉOCLE.
Madame , il était temps que j'en usasse ainsi ,
Et je perdais ma gloire à demeurer ici.
Le peuple, à qui la faim se faisait déjà craindre.
De mon peu de vigueur commençait à se plaindre ,
Me reprochant déjà qu'il m'avait couronné ,
Et que j'occupais mal le rang qu'il m'a donné.
Il le faut satisfaire; et, quoi qu'il en arrive,
Thèbes dès aujourd'hui ne sera plus captive :
Je veux, en n'y laissant aucun de mes soldats.
Qu'elle soit seulement juge de nos combats.
J'ai des forces assez pour tenir la campagne;
Et si quelque bonheur nos armes accompagne,
ACTE I, SCÈNE III. 13
L'insolent Poiynicc et ses fiers alliés
Laisseront Thèbes libre ^ ou mourront à mes pieds.
iOCASTE.
Vous pourriez d'un tel sang, ô ciel! souiller vos armes?
La couronne pour vous a-trelle tant de charmes?
Si par un parricide il la fallait gagner.
Ah, mon fils! à ce pni voudriez-vous régner?
Mais il ne tient qu'à vous, si l'honneur vous anime.
De nous donner la paix sans le secours d'un crime.
Et, de votre courroux triomphant aujourd'hui,
Contenter votre frère , et régner avec lui.
ÉTÉOCLE.
Appelez-vous régner partager ma couronne,
£t céder lâchement ce que mon droit me donne?
JOCASTE.
Vous le savez, mon fils, la justice et le sang
Lui donnent, comme à vous, sa part à ce haut rang.
Oùiipe , en achevant sa triste destinée ,
Ordonna que chacun régnerait son année;
Et, n'ayant qu'un Ëtat à mettre sous vos lois.
Voulut que tour à tour vous fussiez tous deux rois.
A ces conditions vous daignâtes souscrire.
Le sort vous appela le premier à l'empire.
Vous montâtes au trône; il n'en fut point jaloux :
Et vous ne voulez pas qu'il y monte après vous 1
ÊTCOCLE.
Non, madame; à l'empire il ne doit plus prétendre :
Thèbes à cet arrêt n'a point voulu se rendre;
Et, lorsque sur le trône il s'est voulu placer,
Cest elle, et non pas moi, qui l'en a su chasser.
Thèbes doitrelle moins redouter sa puissance.
Après avoir six mois senti sa violence ?
Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain
Qui vient d'armer contre elle et le fer et la faim?
Prendrait-elle pour roi l'esclave de Mycène,
Qui pour tous les Thébains n'a plus que de la haine
Qui s'est au roi d'Aigos indignement soumis,
Et que l'hymen attache à nos fiers ennemis?
Lorsque le roi d'Argos Ta choisi pour son gendre,
Il espérait par lui de voir Thèbes en cendre.
L'amour eut peu de part à cet hymen honteux ;
U LES FRKRiîS ENNEMIS.
Et la seule fureur en alluma les feux.
Thèbes m'a couronné pour éviter ses chaînes ;
fille s'attend par moi de voir finir ses peines :
Il la faut accuser si je manque de foi ;
Et je suis son captif , je ne suis pas son roi.
JOCASTB.
Dites 9 dites plutôt^ cœur ingrat et farouche.
Qu'auprès du diadème il n'est rien qui yous touche.
Mais je me trompe encor ; ce rang ne tous plait pas ,
Et le crime tout seul a pour vous des appas.
Eh bien! puisqu'à ce point vous en êtes avidq^
Je vous o(Tre à commettre un double parricide :
Versez le sang d'un frère; et, si c'est peu du sien,
le vous invite encore à répandre le mien.
Vous n'aurez plus alors d'ennemis à soumettre.
D'obstacle à surmonter, ni de crime à commettre ;
Et, n'ayant plus au trône un fâcheux concurrent,
De tous les criminels vous serez le plus grand.
ÉTÉOCLE.
Eh bien , madame , eh bien , il faut vous satisfaire ;
Il faut sortir du trône, et couronner mon frère;
Il faut, pour seconder votre injuste projet.
De son roi que j'étais, devenir son sujet;
Et, pour vous élever au comble de la joie.
Il faut à sa fureur que je me livre en proie;
H faut par mon trépas...
JOCASTE.
Ah , ciel ! quelle rigueur !
Que vous pénétrez mal dans le fond de mon cœur!
Je ne demande pas que vous quittiez l'empire ;
Régnez toujours, mon fils, c'est ce que je désire.
Mais si tant de malheurs vous touchent de pitio ,
Si pour moi votre cœur garde quelque amitié ,
Et si vous prenez soin de votre gloire même.
Associez un frère à cet honneur suprême :
Ce n'est qu'un vain éclat qu'il recevra de vous ;
Votre règne en sera plus puissant et plus doux ,
Les peuples, admirant cette vertu sublime.
Voudront toujours pour prince un roi si magnanime;
Et cet illustre effort, loin d'affaiblir vos droits.
Vous rendra le plus juste et le plus grand des rois.
ACTE J, SCÈNE IV. t.S
Ou , s'il Taut que mes vœux vous trouvent inflexible ,
Si la paix à ce prix vous parait impossible.
Et si le diadème a pour vous tant d'attraits.
Au moins consolezHSioi de quelque heure de paix
Accordez cette grâce aux lames d'une mère.
Et cependant, mon fils, j'irai voir votre frère :'
La pitié dans son âme aura peut-être lieu;
Ou du moins pour jamais j'irai lui dire adieu.
Dès ce même moment permettez que je sorte :
i'irai jusqu'à sa tente , et j'irai sans escorte ;
Par mes justes soupirs j'espère l'émouvoir.
ÉTÉOCLE.
Madame, sans sortir vous le pouvez revoir;
Et si cette entrevue a pour vous tant de charmes ,
11 ne tiendra qu'à lui de suspendre nos armes.
Vous pouvez dès cette heure accomplir vos souhaits.
Et le faire venir jusque dans ce palais.
i'irai plus loin encore; et, pour faire connaître
Qu'il a tort en effet de me nommer un traître ,,
Et que je ne suis pas un tyran odieux.
Que l'on fasse parler et le peuple et les dieux.
Si le peuple y consent, je lui cède ma place;
Mais qu'il se rende enGn , si le peuple le chasse.
ie ne force personne; et j'engage ma foi
De laisser aux Thébains à se choisir un roi.
SCÈNE IV.
JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, CREON, OLYMPE.
enÉOR.
Seigneur, votre sortie a mis tout en alarmes;
Thèbes, qui croit vous perdre, est déjà tout en Karmes ,
L'épouvante et l'horrenr régnent de toutes parts.
Et le peuple effrayé tremble sur ses remparts.
ÉTÉOCLK.
Celle vaine frayeur sera bientôt calmée.
Madame, je m'en vais retrouver mon armée;
^^pendant vous pouvez accomplir vos souhaits,
l'aire entrer Polynicc, et lui parler de paix.
Créon, la reine ici commande en mon absence ;
16 LES FRÈRES ENNEMIS.
Disposez tout le monde à sou obéissance ;
Laissez , pour recevoir et pour donner ses lois.
Votre fils Mcnécée^ et j'en ai fait le choix :
Comme il a de l'honneur autant que de courage.
Ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage ,
Et sa vertu suffit pour les rendre assurés.
(àCréoD.)
Commandez-lui, madame. Et vous, vous me suivrez.
CRÉON.
Uuoi, seigneur!...
ÉTÉOCLE.
Oui Gréon, la chose est résolue.
CRÉOIf.
Et vous quittez ainsi la puissance absolue?
ÊTKOCLE.
Que je la quitte, ou non, ne vous tourmentez pas;
Faites ce que j'ordonne, et venez sur mes pas.
SCÈNE V.
lOCASTE, AiNTlGONE, CRÉON, OLYMPE.
CRÉON.
Qu'avcz-vous fait, madame? et par quelle conduite
Forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite?
Ce conseil va tout perdre.
JOCASTE.
H va tout conserver;
Et par ce seul conseil Thëbes se peut sauver.
CRÉON.
Eh quoi, madame, eh quoi ! dans l'état où nous sommes,
Lorsqu'avec un renfort de plus de six mille hommes
La fortune promet toute chose aux Thébains,
Le roi se laisse ôter la victoire dès mains!
JOCASTE.
Lu victoire, Créon, n'est pas' toujours si belle,
La honte et les remords vont souvent après elle.
Quand deux frères armés vont s'égorger entre eux ,
Ne les pas séparer, c'est les perdre tous deux.
l»eut-on faire au vainqueur une injure plus noire.
Que lui laisser gagner une telle victoire?
ACTE 1, SCKNË V. 17
CRÉOK.
I^eur courroux est trop grand...
JOCASTB.
Il peut être adouci.
CRÉOR.
Tous deux veulent régner.
J0CA8TE.
II9 régneront aussi.
CRéON.
On ne partage point la grandeur souveraine;
Et ce n'est pas un bien qu'on quitte et qu'on reprenne.
JOCASTE.
L'ÎDtérèide l'État leur servira de loi.
CRÉON.
L'intérêt de TÉtat est de n'avoir qu'un roi.
Qui, d'un ordre constant gouvernant ses provinces.
Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.
Ce règne interrompu de deux rois différonts.
En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans.
Par un ordre souvent l'un à l'autre contraire,
l^n frère détruirait ce qu'aurait fait un frèro :
Vous les verriez tonjours former quelque attentat,
Et changer tous les ans la face de l'État.
Ce terme limité que l'on veut leur prescrire
Accroît leur violence en bornant leur empire.
Tous deux feront gémir les peuples tour à tour :
Pareils à ces tonrents qui ne durent qu'un jour.
Plus leur cours est borné , plus ils font de ravage.
Et d'horribles dégâls signalent leur passage.
JOCASTE.
On les verrait plutôt, par de nobles projets,
Se disputer tous deux l'amour de leurs sujets.
Mais avouez , Créon , que toute votre peine
C'est de voir que la paix rend votre attente vainc ;
Qu'elle assure à mes fils le trône où vous tendez ,
Et va rompre le piège où vous les attendez.
Comme, après leur trépas, le droit de la naissance
Fait tomber en vos mains la suprême puissance,
Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils
Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis;
Et votre ambition , qui tend à leur fortune,
2.
18 LKS FRÊftKS ENNEMIS.
«Vous donne pour tous deux une liainc commune.
Vous inspirez au roi vos conseils dangereux ,
Et vous en servez un pour les perdre tous deux.
CRÉON.
Je ne me repais point de pareilles chimères :
Mes respects pour le roi sont ardents et sincères ;
Et mon ambition est de le maintenir
Au trône où vous croyez que je yeux parvenir.
Le soin de sa grandeur est le seul qui m'anime ;
Je hais ses ennemis ^ et c'est là tout mon crime :
Je ne m'en cache point. Hais^ & ce que je voi ,
Chacun n'est pas ici criminel comme moi.
JOGASTR. ^
Je suis mère, Créon; et, si j'aime son frère,
l^a personne du roi ne m'en est pas moins chère.
Do lâches courtisans peuvent bien le haïr;
Mais une mère enfin ne peut pas se trahir.
ANT1G0NE.
Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres,
Les ennemis du roi ne sont pas tous tes vôtres ;
Créon, vous êtes père, et, dans ces ennemis.
Peut-être songCE-vous que vous avez un fils.
On sait de quelle ardeur Hémon sert Poiynice.
CRÉON.
Oui , je le sais, madame , et je lui fais justice ;
Je le dois, en effet, distinguer du commun.
Mais c'est pour le haïr encor plus que pas un :
Et je souhaiterais , dans ma juste colère ,
Que chacun le haït comme le hait son père.
ART1G0KE.
Apràs tout ce qu'a fait la valeur de son bras.
Tout le monde en ce point ne vous ressemble pas.
CRÉON.
Je le vois bien, madame, et c'est ce qui m'afflige :
Mais je sais bien à quoi sa révolte m'oblige ;
Et tous CCS beaux exploits qui le font admirer.
C'est ce qui me le faitjustement abhorrer.
1^ honte suit toujours le parti des rebelles :
Leui*s grandes actions sont les plus criminelles,
lis signalent leur crime en signalant leur bras;
Et la gloire n'est point uii les rois ne sont pai>.
ACTE 1, SCfeqE V. If)
ANTIGORE.
Écoutez un peu mieux la voix de la nature.
CRÉOIS.
Plus roffenseur m'est cher^ plus je ressens l'injure.
AimCONE.
Mais un père à ce point doii-il être emporté?
Vous avex trop de haine.
CRÉON.
Et vous 9 trop de bonté.
C'est trop parler^ madame, en faveur d'un rebelle.
ANTIGOKE.
L'innocence vaut bien que l'on parle pour elle.
CRÉOK.
Je sais ce qui le rend innocent k vos yeux.
ANT1G0KE.
Et je sais quel sujet vous le rend odieux.
CRÉOIC.
L'Amour a d'autres yeux que le commun des hommes.
JOCASTE.
Vous abusez, Créon, de l'état où nous sommes;
Tout vous semble permis : mais craignez mon courroux :
Vos libertés enûn retomberaient sur vous.
AimCONE.
L'intérêt du public agit peu sur son âme ,
Et l'amour du pays nous cache une autre flamme,
ie la sais : mais, Créon, j'en abhorre le cours;
Et vous ferez bien mieux de la cacher toi^ours.
CRÊON.
ie le ferai, madame; et je veux par avance
Vous épargner encor jusques à ma présence.
Aussi bien mes respects redoublent vos mépris ;
Et je vais faire place à ce bienheureux fils.
1^ roi m'appelle ailleurs, il faut que j'obéisse.
Adieu. Faites venir Hémon et Polynicc.
JOCASTE.
N'en doute pas, méchant, ils vont venir tous deux ;
Tous deux ils prévieniront tes desseins malheureux.
10 LES FnËRKS ENNKTMIS.
SCÈNE VI.
JOCASTE, ANTIGONE, OLYMPE.
ANTIGONG.
Le perfide ! A quel point son insolence monte !
JOCASTE.
Ses superbes discours tourneront à sa honte.
. Bientôt y si nos désirs sont exaucés des cieux,
La paix nous vengera de cet ambitieux.
Mais il faut se hàter^ chaque heure nous est chère :
Appelons promptement Hémon et votre frère ;
Je suis y pour ce dessein y prête à leur accorder
Toutes les sûretés qu'ils pourront demander.
Et toi y si mes malheurs ont lassé ta justice y
Ciel, dispose à la paix le cœur de Polynice,
Seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs.
Et comme il faut enfîn fais parler mes douleurs!
ANTIGONE leule.
Et si tu prends pitié d'une flamme innocente,
0 ciel, en ramenant Hémon à son amante.
Ramène-le fidèle ; et permets , en ce jour,
Qu'en retrouvant l'amant je retrouve l'amour.
ACTE SECOND-
SCÈNE I.
ANTIGONE, HÉMON.
HÉMON.
Quoi! vous me refusez votre aimable présence.
Après un an entier de supplice et d'atîsence !
Ne m'avez-vous, madame, appelé ivès de vous
Que |K)ur m'ôter sitôt un bien qui m'est si doux ?
ANTIGONE.
Et voulez-vous sitôt que j'abandonne un frère?
Ne dois-je pas au temple accompagner ma mcrtî ?
ACT£ II, SCÈNE I. 21
Et (lois-jc préférer^ au gré de vos souhaits ,
Le soin de votre amour à celui de la paii?
HÉMOH.
Madame, à mon bonheur c'est chercher trop d'obstacles :
lis iront bien, sans nous, consulter les oracles.
Permettez que mon cœur, en voyant vos beaux yeux.
De l'état de son sort interroge ses dieux.
Puis-jc leur demander, sans être téméraire ,
S'ils ont toujours pour moi leur douceur ordinaire?
SoufTrent-ils sans courroux mon ardente amitié?
Et du mal qu'ils ont fait ont-ils quelque pitié?
Durant le triste cours d'une absence cnielle,
Avtiz-vous souhaité que je fusse fidèle?
S'ingicz-vous que la mort menaçait, loin de vous,
Un amant qui ne doit mourir qu'à vos genoux?
Ah! d'un si bel objet quand une àme est blessée.
Quand un cœur jusqu'à vous élève sa pensée ,
Qu'il est doux d'adorer tant de divins appas^!
Mais aussi que l'on souffre en ne les voyant pas !
Un moment, loin de vous, me durait une année :
J'aurais fini cent fois ma triste destinée.
Si je n'eusse songé, jusques à mon retour.
Que mon éloignement vous prouvait mon amour ;
Et que le souvenir de mon obéissance
Pourrait en ma faveur parler en mon absence;
Et que pensant à moi vous penseriez aussi
Qu'il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi.
▲n-nooNE.
Oui , je l'avais bien cru qu'une àme si fidèle
Trouverait dans l'absence une peine cruelle;
Et, si mes sentiments se doivent découvrir,
Je souhaitais, Hémon, qu'elle vous fit souffrir.
Et qu'étant loin de moi , quelque ombre d'amertume
Vous fit trouver les jours plus longs que de coutume.
Mais ne vous plaignez pas : mon cœur chargé d'ennui
ISe vous souhaitait rien qu'il n'éprouvât en lui.
Surtout depuis le temps que dure cette guerre,
fit que de gens armés vous couvrez cette terre.
0 dieux! à quels tourments mon cœur s'est vu soumis
Voyant des deux cùlés ses plus tendres amis!
Mille objets de douleur déchiraient mes cutrailleb;
33 LES FRÈRES ENNEMIS.
J'en voyais ci dehors et dedans nos murailles :
Chaque assaut à mon cceor livrait mille combats;
Et mille fois le jour je souffrais le trépas.
RÉMOIf.
Mais enfin qu'av>je fait, en ce malheur extrême^
Que ne m'ait ordonné ma princesse efle-môme ?
J'ai suivi Polynice; et vous l'avez voulu :
Vous me l'avez prescrit par un ordre absolu.
Je lui vouai dès lors une amitié sincère;
Je quittai mon pays, j'abandonnai mon père ;
Sur moi, par ce départ, j'attirai son courroux.
Et, pour tout dire enfin, je m'éloignai de vous.
ANTIGONE.
Je m'en souviens, Hémon, et je vous fais justice;
C'est moi que vous serviez en servant Polynice :
11 m'était cher alors comme il est aujourd'hui ,
Et je prenais pour moi ce qu'on faisait pour lui.
Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre on&ufecc j
Et j'avais sur son cœur une entière puissance ;
Je trouvais à lui plaire une extrême douceur.
Et les chagrins du frère étaient ceux de la sœtir.
Ah ! si j'avais encor sur lui le même empire ,
Il aimerait la paix, pour qui mon coeur soupire :
Notre commun malheur en serait adouci :
Je le verrais, Hémon; vous me verriez aussi!
HÉMON.
De cette affreuse guerre il abhorre l'ims^c.
Je l'ai vu soupirer de douleur et de rage ,
Lorsque, pour remonter au trône paternel.
On le força de prendre un chemin si cruel.
Espérons que le ciel , touché de nos misères ,
Achèvera bientôt de réunir les frères :
Puisse-4-il rétablir l'amitié dans leur cœur.
Et conserver l'amour dans celui de la sœur!
AirriGONE.
Hélas! ne doutez point que ce dernier ouvrage
Ne lui soit plus aisé que de calmer leur rage :
Je les connais tous deux, et je répondrais bien
Que leur cœur, cher Hnroon, est plus dur que le mien.
Mais les dieux quclriuefois font de plus grands miracles.
iLCT&lI, SCÈNE II. %'d
SCÈNE II.
ANTIGONE, HÉMON, OLYMPE.
▲NTIGONE.
Eh bien! apprendrons-nous ce qu'ont dit les oracles?
Que faui-il faire?
OLYMPE.
Hélas!
ARTIGONB.
Quoi? qu'en a-tron appris?
Est-ce la guerre, Olympe?
OLYMPE.
Ah! c'est encore pis!
HÉMON.
Quel est donc ce grand mal que leur courroux annonce?
OLYMPE.
Prince 9 pour en juger, écoutez leur réponse :
« Thébains, pour n'avoir plus de guerres,
« 11 faut, par un ordre fatal,
« Que le dernier du sang royal
« Par son trépas ensanglante vos terres. »
▲NTIGOIfB.
0 dieux, que vous a fait ce sang infortuné?
Et .pourquoi tout entier l'avez-vous condamné?
M'ètes-vous pas contents de la mort de mon père?
Tout notre sang doit-il sentir votre colère?
HÉMON.
Madame, cet arrêt ne vous regarde pas.
Votre vertu vous met à couvert du trépas :
Les dieux savent trop bien connaître l'innocence.
ANTIGONE.
Et! c« n'est pas pour moi que je crains leur vengeance.
Mon innocence , Hémon , serait un faible appui ;
Fille d'QEdipe, il faut que je meure pour lui.
Je l'attends, cette mort, et je l'attends sans plaiHtc;
Et, s'ilïaut avouer le sujet de ma crainte.
C'est pour vous que je crains^ oui, cher Hémon, pour vous
De ce sang malheureux vous sortez comme nous^
Et je ne vois que trop que le courroux céleste
24 LES FRËRES ENNEMIS.
Vous rendra 9 comme à nous, cet honneur bien funeste^
Et fera regretter aux princes des Thébains
I)e n'être pas sortis du dernier des humains.
HÉMON.
Peut-on se repentir d'un si grand avantage?
Un si noble trépas flatte trop mon courage ;
Et du sang de ses rois il est beau d'être issu ,
Dût-on rendre ce sang sitôt qu'on l'a reçu.
AimCONB.
Hé quoi 1 si parmi nous on a fait quelque ofTensc ,
Le ciel doit-il sur vous en prendre la vengeance?
Et n'est-ce pas assez du père et des enfants^
Sans qu'il aille plus loin chercher des innocents?
Cest à nous à payer pour les crimes des nôtres :
Punissez-nous^ grands dieux! mais épargnez les autres.
Mon père 9 cher Hémon, vous va perdre aujourd'hui ;
Et je vous perds peutrétre encore plus que lui :
Le ciel punit sur vous et sur votre famille.
Et les crimes du père, et l'amour de la fille;
Et ce funeste amour vous nuit encore plus
Que les crimes d'OEdipe et le sang de Laïus.
HÉMON.
Quoi! mon amour, madame? Et qu'a-t-il de funeste?
Est-ce un crime qu'aimer une beauté céleste?
Et puisque sans colère il est reçu de vous,
£n quoi peut-il du ciel mériter le courroux?
Vous seule en mes soupirs êtes intéressée.
C'est à vous à juger s'ils vous ont offensée :
Tels que seront pour eux vos arrêts tout-puissants,
Ils seront criminels, ou seront innocents.
Que le ciel à son gré de ma perte dispose ,
J'en chérirai toujours et l'une et l'autre cause ,
Glorieux de mourir pour le sang de mes rois.
Et plus heureux encor de mourir sous vos lois.
Aussi bien que ferais-jc en ce commun naufrage?
Pourrais-je me résoudre à vivre davantage ?
En vain les dieux voudraient différer mon trépas , .
Mon désespoir ferait ce qu'ils ne feraient pas.
Mais peut-être, après tout, notre frayeur est \aino :
Attendons.... Mais voici Polynice et la reine.
ACTE II, SCÈNE III. 95
SCÈNE III.
JOCASTE, POLYNICE, ANTIGONE, HÉMON.
POLYMICE.
Madame^ au nom des dieux, cessez de m'arrèter :
Je Tois bien que la paix ne peut s'exécuter.
J'espérais que du ciel la justice infinie
Voudrait se déclarer contre la tyrannie ,
Et que, lassé de voir répandre tant de sang ,
W rendrait à chacun son légitime rang :
Mais puisque ouvertement il tient pour l'injustice.
Et que des criminels il se rend le complice,
Doi&-je encore espérer qu'un peuple révolté,
Quand le ciel est injuste, écoute l'équité?
l>oi&-je prendre pour juge une troupe insolente ,
D'un fier usurpateur ministre violente.
Qui sert mon ennemi par un lâche intérêt.
Et qu'il anime encor, tout éloigné qu'il est?
La raison n'agit point sur une populace.
De ce peuple déjà j'ai ressenti l'audace :
Et, loin de me reprendre après m'avoir chassé,
11 croit voir un tyran dans un prince offensé.
Comme sur lui l'honneur n'eut jamais de puissance ,
11 croit que tout le monde aspire à la vengeance :
De ses inimitiés rien n'arrête le cours; /
Quand il hait une fois, il veut haïr toujours.
JOCASTE.
Mais s'il est vrai, mon fils^ que ce peuple vous craigne ,
Et que tous les Thébains redoutent votre règne ,
Pourquoi par tant de sang cherchez-vous à régner
Sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner?
POLYNICE.
Est-ce au peuple, madame, à se choisir un maître?
Sitôt qu'il hait un roi , doitron cesser de l'être?
Sa haine, ou son amour, sont^^ les premiers droits
Qui font monter au trône ou descendre les rois?
Que le peuple à son gré nous craigne ou nous chérisse ,
Le sang nous met au trône , et non pas son caprice :
Ce que le sang lui donne, il le doit accepter;
Et s'il n'aime son prince , il le doit respecter.
36 LES FRKRES KNNKMIS.
JOCASTE. •
Vous serez un tyrao haï de vos provinces.
POLYNICE.
Ce nom ne convient pas aux légitimes princes ;
De ce titre odieux mes droits me sont garants :
La haine des sujets ne fait pas Les tyrans.
Appelez de ce nom Ëtéocle lui-même.
JOCASTE.
11 est aimé de tous.
POLTNICE.
Cest un tyran qu'on aime ,
Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir
Au rang où par la force il a su parvenir;
Et son orgueil le rend , par un effet contraire y
Esclave de son peuple et tyran de son frère.
Pour commander tout seul il veut bien obéir^
Et se fait mépriser pour me faire haïr.
Ce n'est pas sans suj^t qu'on me préfère un traître :
Le peuple aime un esclave ^ et craint d'avoir un maître.
Mais je croirais trahir la majesté des rois,
Si je faisais le peuple arbitre de mes droits.
jocAsns.
Ainsi donc la discorde a pour vous tant de charmes **
Vous lassez-vous déjà d'avoir posé les armes?
Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs^
Vous, de verser du sang, moi , de verser des pleurs?
N'accorderez-vous rien aux larmes d'une mère?
Ma fiUe, s'il se peut, retenez votre frère :
Le cruel pour vous seule a^ait de L'amitié.
ANTIGOKE.
Ah ! si pour vous son âme est sourde à la pitié ,
Que pourrais-je espérer d'une amitié passée ,
Qu'un long éloignement n'a que trop effacée?
A peine en sa mémoire ai-je encor quelque rang :
11 n'aime , il ne se plait qu'à répandre du sang.
Ne cherchez plus en lui ce prince magnanime ,
Ce prince qui montrait tant d'horreur pour le crime ,
Dont l'âme généreuse avait tant de douceur,
Qui respectait sa mère et chérissait sa sœur :
La nature pour lut n'est plus qu'une chimère ;
11 méconnaît sa soeur, il méprise sa mère ;
ACT£ 11, SCÈNE 111.
Et l'ingrat^ en l'état où son orgueil L'a niis^
Nous croit des étrangers^ ou bien des ennemis.
POLTNICE.
N'imputez point ce crime h mon àme affligée;
Dites plutôt^ ma sceur, que vous êtes changée ;
Dites que de mon rang l'injuste usurpateur
M'a su rarir cncor ramitié de aia sceur.
ie vous connais toujours, et suis toujours le même.
ANTIGONE.
Est-ce m'aîmer, cruel, autant que je vous aime ,
Que d'être inexorable à mes tristes soupirs.
Et m'czposer encore à tant de déplaisirs?
POLTNICB.
Mais vous-même, ma sœur, est-ce aimer votre frère,
I Que de lui faire ainsi cette injuste prière ,
I Et me vouloir ravir le sceptre de la main?
Dieux ! qu'est-ce qu'Ëtéocle a de plus inhumain?
C'est trop favoriser un tyran qui m'outrage.
I ANTIGONE.
Non, non, vos intérêts me touchent davantage :
Ne croyez pas mes pleurs perfides à ce point;
Avec vos ennemis ils ne conspirent point.
Cette paix que je veux me serait un supplice ,
S'il en devait coûter le sceptre à Polynice ;
Et l'unique faveur, mon frère, où je prétends.
C'est qu'il me soit permis de vous voir plus longtemps.
Seulement quelques jours souffrez que l on vous voie ,
Et donnez-nous le temps de chercher quelque vote
Qui puisse vous remettre au rang de vos aïeux.
Sans que vous répandiez un sang si précieux.
Pouvez-vous refuser cette grâce légère
Aux larmes d'une sœur, aux soupirs d'une mère?
JOCASTE.
Mais quelle crainte cncor vous peut inquiéter?
Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter?
Quoi! ce jour tout entier n'est-il pas de la trêve?
Dès qu'elle a commencé, faut-il qu'elle s'achève?
Vous voyez qu'Ëtéocle a mis les armes bas :
Il veut que je vous voie; et vous ne voulez pas.
% ANTIGONE.
Oui, mon frère,, il n'est pas comme vous inflexible,
28 LES FRÈRES ENNEMIS.
Aux larmes )dc sa mère il a paru sensible;
Nos pleurs ont désarmé sa colère aujourd'hui :
Vous l'appelez cruel ^ vous l'êtes plus que lui.
■ÊMon.
Seigneur 9 rien ne tous presse; et vous pouvez sans peino
Laisser agir encor la princesse et la reine :
Accordez tout ce jour à leur pressant désir;
Voyons si leur dessein ne pourra réussir.
Ne donnez pas la joie au prince votre frère
Do dire que^ sans vous^ la paii se pouvait faire.
Voifs aurez satisfait une mère^ une sœur.
Et vous aurez surtout satisfait votre honneur.
Mais que veut ce soldat? son âme est tout émue.
SCÈNE IV.
JOCASTE, POLYNICE, ANTIGONE, UËMON,
UN SOLDAT.
LB SOLDAT; à Poljnicc.
Seigneur, on est aux mains, et la trêve est rçmpue :
Créon et les Thébains, par ordre de leur roi ,
Attaquent votre armée, et violent leur foi.
Le brave Hippomédon s'efforce, en votre absence.
De soutenir leur choc de toute sa puissance.
Par son ordre , seigneur, je vous viens avertir.
POLTTIICE.
Ah, les traîtres! Allons, Hémou, il faut sortir.
(à la reine.)
Madame, vous voyez comme il tient sa parole.
Mais il veut le combat, il m'attaque; et j'y voie.
JOCASTE.
Polynice! mon fils!... Hais il ne m'entend plus :
Aussi bien que mes pleurs, mes cris sont superflus.
Chère Antigone, allez, courez à ce barbare :
Du moins allez prier Hémon qu'il les sépare.
La force m'abandonne, et je ne puis courir;
Tout ce que je puis faire, hélas! c'est de mourir.
ACTK lit, SCÈ.NK II. fi)
ACTE TROISIÈME,
SCÈNE I.
lOCASTE, OLYMPE.
JOCASTS.
(Hympe, va-t'en vx)ir ce faneste spectacle;
Va voir si leur fureur n'a point trouvé d'obstacle ,
Si rien n'a pu toucher l'un ou l'autre parti.
On dit qu'à ce dessein Ménécée est sorti.
OLYMPE.
ie ne sais quel dessein animait son courage ;
Une héroïque ardeur brillait sur son visage.
Mais vous devez^ madame» espérer jusqu'au bout.
JOCASTB.
Va tout voir, chère Olympe, et me viens dire tout;
Éclaircis promptement ma triste inquiétude.
OCTHPE.
Mais vous dois- je laisser en cette solitude?
JOGASTE.
Va : je veux être seule en l'état où je suis ;
Si toutefois on peut l'être avec tant d'ennuis !
SCÈNE II.
JOCASTE.
Dureront-ils toujours ces ennuis si funestes?
M'épuiseront-ils point les vengeances célestes?
Me feront-ils souffrir tant de crueU trépas.
Sans jamais au tombeau précipiter mes pas?
0 ciel , que tes rigueurs seraient peu redoutables ,
Si la foudre d'abord accablait les coupables!
Et que tes châtiments paraissent infinis,
Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis !
Ta ne l'ignores pas , depuis le jour infâme
Où de mon propre fils je me trouvai la femme ,
Le moindre des tourments que mon cœur a souffert»
.10 LKS FRÈRES ENMKMIS.
Égale tous les maux que l'on souffre aux enfers.
Et toutefois^ ô dieux, un crime involontaire
Devait-il attirer toute votre colère?
Le eonnais6ais-je^ hélas! ce (ils infortuné?
Vous-mêmes dans mes bras tous l'avez amené.
C'est vous dont la rigueur m'ouvrit ce précipice.
Voilà de ces grands dieux la suprême justice !
Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas;
Ils nous le font commettre, et ne l'excusent pas.
Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables ,
Afin d'en faire, après, d'illustres miaérabèes?
Et ne peuvent-ils point, quand ils sont en coufroux,
Chercher des criminels à qui le crime est doux ?
SCÈNE III.
JOCASTE, ANTTGONE.
JOCASTE.
Hé bien ! en est-ce fait? l'un ou l'autre periide
Vient-il d'exécuter son noble parricide?
Parlez, parlez, na fille.
AKTIGOIfE.
Ah, madame! en effet
L'oracle est accompli , le ciel est satisfait.
JOCASTE.
Quoi! mes deux fiLs sont morts?
ANTIGOItE.
Un autre satig, madame,
Rend la paix à l'État, et le calme à votre àmc ;
\}\\ sang digne des rois dont il est découlé :
Un héros pour l'État s'est lui-même immolé.
Je courais pour fléchir Hémon et Polynice :
Ils étaient déjà loin avant que je sortisse;
Ils ne m'entendaient plus, et mes cris doulour^nix
Vainement par leur nom les rappelaient tous doux.
Us ont tous deux volé vers le champ de bataille;
Et moi, je suis montée au haut de la muraille,
D'où le peuple étonne regardait, comme moi.
L'approche d'un combat qui le glaçait d'effroi.
A cet instant fatal le dernier de nos princes,
l/honncur de noire sang, l'espoir de nos provinces,
ACTt IH, SCÈNE fil. ,11
Ménécée^ en un mot, digne frèTe d'Hémon,
Et trop indigne aussi d'être fils de Créon,
De l'amour du pays montrant son âme atteinte.
Au milieu des deux camps s'est avancé sans crainte ,
Et se faisant ouïr des Grecs et des Thébains :
« Arrêtez, a-i-il dit, arrêtez, inhumains ! »
Ces mots impérieux n'ont point trouvé d'obstacle.
Les soldats, étonnés de ce nouveau spectacle,
De leur noire fureur ont suspendu le cours;
Et ce prince aussitôt poursuivant son discours :
« Apprenez, art-il dit, l'arrêt des destinées,
« Par qui vous allez voir vos misères bornées.
« Je suis le dernier sang de vos rois descendu ,
« Qui par Tordre des dieux doit être répandu.
« Recevez donc ce sang que ma main va répandre ,
« Et recevez la paix, où vous n'osiez prétendre. »
Il se tait, et se frappe en achevant ces mots :
Et les Thébains, voyant expirer ce héros.
Comme si leur salut devenait leur supplice ,
Regardent en tremblant ce noble sacrifice.
J'ai vu le triste Hcmon abandonner son rang
Pour venir embrasser ce frère tout en sang :
Créon, à son exemple, a jeté bas les armes.
Et vers ce fils mourant est Tenu tout en larmes :
Et l'un et l'autre camp, les voyant retirés ,
Ont quitté le combat, et se sont séparés.
Et moi, le cœur tremblant, et l'àme tout cniuc ,
D'un si funeste objet j'ai détourné la vue.
De ce prince admirant l'héroïque fureur.
JOCASTE.
Comme vous je l'admire, et j'en frémis d'horreur.
Est-il possible, ô dieux, qu'après ce grand miracle
Le repos des Thébains trouve cncor quelque obstacle '?
Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer.
Puisque même mes fils s'en laissent désarmer?
La refuserez*vous cette noble victime?
Si la vertu vous touche autant que fait le crime ,
Si vous donnez les prix comme vous punissez.
Quels crimes par ce sang ne seront effacés?
AirriGONE.
Oui, oui, cette vertu sera récompensée;
32 LES FRËRES EMMKMIS.
Les dieux sont trop payés du sang de Ménécéo ;
Et le sang d'un héros ^ auprès des immortels , .
Vaut seul plus que celui de mille criminels.
iOCASTE.
Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale.
Toujours à ma douleur il met quelque intervalle :
Mais^ hélas! quand sa main semble me secourir.
C'est alors qu'il s'apprête à me faire périr.
11 a mis, cette nuit, quelque fin à mes larmes,
AQn qu'à mon réveil je visse tout en armes.
S'il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix ,
Un oracle cruel me l'ôte pour jamais.
Il m'amène mon ûls; il veut que je le voie :
Mais, hélas! combien cher me vend-il cette joie!
Ce fils est insensible et ne m'écoute pas ;
Et soudain il me l'ôtc, et rengage aux combats.
Ainsi, toujours cruel, et toiigours en colère^
11 feint de s'apaiser, et devient plus sévère -,
11 n'interrompt ses coups que pour les redoubler,
Et retirer son bras pour me mieux accabler.
ANTIGONE.
Madame, espérons tout de ce dernier miracle.
JOCASTE.
La haine de mes fils est un trop grand obstacle.
Polynice endurci n'écoute que ses droits :
Du peuple et de Créon l'autre écoute la voix ,
Oui, du lâche Créon. Cette àme intéressée
Nous ravit tout le fruit du sang de Mcnécéc :
En vain pour nous sauver ce grand prince se perd ,
Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert.
De deux jeunes héros cet inûdèle père...
ANTIGORE.
Ah! le voici, madame, avec le roi mon frère.
SCÈNE IV.
JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, CRÉON.
JOCASTE.
Blon fils, c'est donc ainsi que l'on garde sa foi?
ÉTÉOCLE.
Madame, ce combat n'est point \ciui de moi.
ACTE m, SCÈNE IV. as
Maïs de quelques soldats^ tant d'Argos que des nôtres^
Qui y s'étant querellés les uns avec les autres^
Ont insensiblement tout le corps ébranlé ,
Et fait un grand combat d'un simple démêlé.
La bataille sans doute allait être cruelle^
Et son événement vidait notre querelle ;
Quand du fils de Gréon l'héroïque trépas
De tous les combattants a retenu le bras.
Ce prince^ le dernier de la race royale ,
S'est appliqué des dieux la réponse fatale;
Et lui-même à la mort il s'est précipité ,
De l'amour du pays noblement transporté.
JOCASTB.
Ah ! si le seul amour qu'il eut pour sa patrie
Le rendit insensible aux douceurs de la vie^
Mon fils^ ce même amour ne peut-il seulement
De votre ambition vaincre l'emportement?
Un exemple si beau vous invite à le suivre.
11 ne faudra cesser de régner ni de vivre :
Vous pouvez 9 en cédant un peu de votre rang^
Faire plus qu'il n'a fait en versant tout son sang ;
H ne faut que cesser de haïr votre frère ;
Vous ferez beaucoup plus que sa mort n'a su faire.
O dieux! aimer un frère ^ est-ce un plus grand effort
Que de haïr la vie et courir à la mort?
Et doit-il être enfin plus facile en un autre
De répandre son sang^ qu'en vous d'aimer le vôtre
ÉTÉOCLG.
Son illustre vertu me charme comme vous ;
Et d'un si beau trépas je suis même jaloux.
Et toutefois^ madame^ il faut que je vous die
Qu'un trône est plus pénible à quitter que la vie :
La gloire bien souvent nous porte à la haïr ;
Mais peu de souverains font gloire d'obéir.
Les dieux voulaient son sang; et ce prince, sans crime.
Ne pouvait à l'État refuser sa victime.
Mais ce même pays, qui demandait son sang.
Demande que je rogne , et m'attache à mon rang.
Jusqu'à ce qu'il m'en ùlc, it faut que j'y demeure:
Il n'a qu'à prononcer, j'obéirai sur l'heure ;
Et Thèbes me verra, pour apaiser son sort.
^ LES FRËRËS ENNEMIS.
Et descendre du trône , et courir à la mort.
CRÉON.
Ah! Mcnécée est mort, le ciel n'en veut point d'autre :
Laissez couler son sang, sans y mêler le vôtre;
Et puisqu'il l'a versé pour nous donner la paix ,
Accordez-la, seigneur, à nos justes souhaits.
ÉTÉOCLE.
Hc quoi! môme Gréon pour la paix se déclare?
CRÉON.
Pour avoir trop aimé cette guerre barbare ,
Vous voyez les malheurs où le ciel m'a plonge :
Mon fils est mort, seigneur.
ÈTÉOGLE.
11 faut qu'il soit vengé.
CRÉOK.
Sur qui me vengerais-jc en ce malheur extrême ?
ÉTÉOCLE.
Vos ennemis, Créon , sont ceux de Thcbes même .
Vengez-la, vengez-vous^
CRÉON.
Ah! dans ses ennemis
Je trouve votre frère, et je trouve mon fils :
l)ois-je verser mou sang, ou répandre le vôtre?
Et dois^e perdre un fiU pour en venger un autre?
Seigneur, mon sang m'est cher, le vôtre m'est sacré :
Serai-je sacrilège, ou bien dénaturé?
SouiUerai-je ma main d'un sang que je révère?
Serai;je parricide, afin d'être bon père?
Un si cruel secours ne me peut soulager;
Et ce serait me perdre au lieu de me venger.
Tout le soulagement où ma douleur aspire.
C'est qu'au moins mes malheurs servent à votre empire.
Je me consolerai, si ce fils que je plains
Assure par sa mort le repos des Thébains.
Le ciel promet la paix au sang de Mcnécée ;
Achevez-la, seigneur, mon fils l'a commencée :
Accordez-lui ce prix qu'il en a prétendu ;
Et que son sang en vain ne soit pas répandu.
JOCASTE.
Non, puis(iu'à nos malheurs vous devenez sensible,
Au sang de Ménécéc il n'est rien d'impossible.
ACTEIII, SCENE V. jà
Que Thèbes se rassure après ce grand effort;
Puisqu'il change votre âme, il changera son sort.
La paix dès ce moment n'est plus désespérée :
Puisque Créon la veut, je la tiens assurée.
Bientôt ces cœurs de fer se verront adoucis :
Le vainqueur de Créon peut bien vaincre mes ûls.
( à Èlèode. )
Qu'un si grand changement vous désarme et vous touche :
Quittez^ mon fils, quittez cette haine farouche;
Soulagez une mère, et consolez Créon;
Rendez-moi Polynice, et lui rendez Uémon.
ÉTÉOCU.
Mais enfin c'est vouloir que je m'impose un maître.
Vous ne l'ignorez pas, Polynice veut l'être ;
11 demande surtout le pouvoir souverain ,
Et ne veut revenir que le sceptre à la main.
SCÈNE V.
JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, CRÉON, ATTALE.
ATTALE, à Étéoclc.
Polynice, seigneur, demande une entrevue;
Cest ce que d'un héraut nous apprend la venue.
Il vous offre , seigneur, ou de venir ici , '
Ou d'attendre en son camp.
CRÉOK.
Peut-être qu'adouci
H songe à terminer une guerre si lente ,
Et son ambition n'est plus si violente :
Par ce dernier combat il apprend aujourd'hui
Que vous êtes au moins aussi puissant que lui.
Les Grecs même sont las de servir sa colère;
Et j'ai su , depuis peu, que le roi son beau-père.
Préférant à la guerre un solide repos.
Se réserve Mycène, et le fait roi d'Argos.
Tout courageux qu'il est, sans doute il ne souhaite
Que de faire en effet une honnête retraite.
Puisqu'il s'offre à vous voir, croyez qu'il veut la paix.
Ce jour la doit conclure , ou la rompre à jamais.
Tâchez dans ce dessein de l'affermir vous-même ;
Et lui promettez tout, hormis le diadème.
36 LES FRÈRES ENNEMIS.
ÉTÉOCLB.
Hormis le diadème^ il ne demande rten.
JOCASTE.
Mais voyez-ie du moins.
caÉuN.
Oui, puisqu'il le veut bien :
Vous ferez plus tout seul que nous ne saurions faire ;
Et le sang reprendra son empire ordinaire.
ÉTÉOCLE.
Allons donc le chercher.
jocAsn.
Mon iUs^ au nom des dieux,
Attendez-le plutôt, voyez^le dans ces lieux.
ÉTÉOCLB.
Eh bien, madame, eh bien, qu'il vienne, et qu'on lui donne
Toutes les sûretés qu'il faut pour sa personne.
Allons.
AimGOHE.
Ah! si ce jour rend la paix aux Thébains^
Elle sera Gréon, l'ouvrage de vos mains.
SCÈNE VI.
CRÉON, ATTALE.
CRÉOft.
L'intérêt des Thébains n'est pas ce qui vous touche ,
Dédaigneuse princesse; et cette âme farouche.
Qui semble me flatter après tant de mépris.
Songe moins à la paix qu'au retour de mon fils.
Mais nous verrons bientôt si la fiëre Antigone
Aussi bien que mon cœur dédaignera k trône;
Nous verrons, quand les dieux m'auront fait votre roi ,
Si ce fils bienheureux l'emportera sur moi.
ATTALE.
Eh I qui «n'admirerait un changement si rare?
Créon même , Créon pour la paix se déclare !
CRÉOM.
Tu crois donc que la paix est l'objet de mes soins?
ATTALE.
Oui, je le crois, seigneur, quand j'y pensais le moins :
ACTE III, SCÈNE VI. 37
Et, voyant qu'en effet ce beau soin vous anime ,
J'admire à tout moment cet effort magnanime
Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombean.
Ménécée^ en mourant, n'a rien fait de plus beau.
Et qui peut immoler sa haine à sa patrie
Lui pourrait bien aussi sacrifier sa vie.
CRÉON.
Ah! sans doute ^ qui peut, d'un généreux effort,
Aimer son ennemi, peut bien aimer la mort.
Quoi! je négligerais le soin de ma vengeance ,
Et de mon ennemi je prendrais la défense 1
De la mort de mon fils Polynice est l'auteur,
£t moi je deviendrais son iàche protecteur!
Quand je renoncerais à cette haine extrême ,
Pourrais-je bien cesser d'aimer le diadème?
Non, non; tu me verras d'une constante ardeur
Haïr mes ennemis, et chérir ma grandeur.
Le trône fit toiyours mes ardeurs les plus chères :
ie rougis d'obéir où régnèrent mes pères ; •
Je brûle de me voir au rang de mes aïeux.
Et je l'envisageai dès que j'ouvris les yeux.
Surtout depuis deux ans ce noble soin m'inspire ,
ie ne fais point de pas qui ne tende à l'empire :
Des princes mes neveux j'entretiens la fureur.
Et mon ambition autorise la leur.
D'Étéocle d'abord j'appuyai l'injustice;
h lui fis refuser le trône à Polynice.
Tu sais que je pensais dès lors à m'y placer;
Et je l'y mis^ Attale, afin de l'en chasser.
ATTALE.
Maiç, seigneur^ si la guerre eut pour vous tant de charmes,
D'où vient que de leurs mains vous arrachez les armes?
Et, puisque leur discorde est l'objet d^ vos vœux.
Pourquoi, par vos conseils, vont^ils se voir tous deux?
CRÉOIV.
Plus qu'à mes ennemis la guerre m'est mortelle.
Et le courroux du ciel me la rend trop cruelle :
11 s'arme contre moi de mon propre dessein ;
H se sert de mon bras pour me percer le sein.
La guerre s'allumait, lorsque, pour mon supplice,
Hmon m'abandonna pour servir Polynice;
KACINE. *
38 LES FRÈRES ENNEMIS.
Les deux frères par moi devinrent ennemis ;
Et je devins^ Attale^ ennemi de mon fils.
Enfui; ce môme jour^ je fais rompre la trêve ^
J'excite le soldat, tout le camp se soulève^
On se bat; et voilà qu'un fils désespéré
Meurt, et rompt un combat que j'ai tant préparé.
Mais il me reste un fils; et je sens que je Taime
Tout rebelle qu'il est^ et tout mon rival môme :
Sans le perdre, je veux perdre mes ennemis.
11 m'en coûterait trop, s'il m'en coûtait deux fils.
Des deux princes, d'ailleurs, la haine est trop puissante .
Ne crois pas qu'à la paix jamais elle consente.
Moi-même je saurai si bien l'envenimer,
Qu'ils périront tous deux plutôt que de s'aimer.
Les autres ennemis n'ont que de courtes haines;
Mais quand de la nature on a brisé les chaînes,
Cher Attale, il n'est rien qui puisse réunir
Ceux que des nœuds si forts n'ont pas su retenir :
L'on hait avec excès lorsque l'on hait un frère.
Mais leur éloignement ralentit leur colère :
Quelque haine qu'on ait contre un fier ennemi ,
Quand il est loin de nous, on la perd à demi.
Ne t'étonne donc plus si je veux qu'ils se voient :
Je veux qu'en se voyant leurs fureurs se déploient;
Que rappelant leur haine , au lieu de la chasser,
Us s'étouffent, Âttale, en voulant s'embrasser.
ATT A LE.
Vous n'avez plus, seigneur, à craindre que vous-même :
On porte ses remords avec le diadème.
CRÉON.
Quand on est sur le trône , on a bien d'autres soins ; .
Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins.
Du plaisir de régner une âme possédée
De tout le temps passé détourne son idée ;
Et de tout autre objet un esprit éloigné
Croit n'avoir point vécu tant qu'il n'a point régné.
Mais allons. Le remords n'est pas ce qui me touche ,
Et je n'ai plus un cœur que le crime effarouche :
Tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts ;
Mais, Attale, on commet les seconds sans remords.
ACTE IV, SCÈDiK I. 39
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
ÉTËOCLC, GRÉON.
ÉTÈOCLE.
Oui , Créon , c'est ici qu'il doit bientôt se rendre ;
Et tous deux en ce lieu nous le pouvons attendre.
Nous verrons ce qu'il veut : mais je répondrais bien
Que par celte entrevue on n'avancera rien.
Je connais Polynice et son humeur altière;
Je sais bien que sa haine est cncor tout entière ;
Je ne crois pas qu'on puisse en arrêter le cours;
Et pour moi, je sens bien que je le hais toujours.
CRÉON.
Mais s'il vous cède enfin la candeur souveraine,
Vous devez, ce me semble, apaiser votre haine.
ÉTÉOCUE.
Je ne sais si mon cœur s'apaisera jamais :
Ce n'est pas son oi^ueil, c'est lui seul que je hais.
Nous avons l'un et l'autre une haine obstinée :
Elle n'est pas, Créon, l'ouvrage d'une année;
Elle est née avec nous; et sa noire fureur,
Aussitôt que la vie, entra dans notre cœur.
Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance ;
Quii dis-je! nous l'étions avant notre naissante :
Triste et fatal effet d'un sang incestueux!
Pendant qu'un même sein nous renfermaH tous deui^
Dans les flancs de ma mère une guerre intestine
De nos divisions lui marqua l'origine.
Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau ,
Et nous suivront peut^tre encor dans le tombeau.
On dirait que le ciel, par un arrêt funeste.
Voulut de nos parents punir ainsi l'inceste ;
El que dans notre sang il voulut mettre au jour
Tout ce qu'ont de plus noir et la haine et l'amour.
Et maintenant, Créon, que j'attends sa venue ,
40 L£S FRÈRES ENNEMIS.
Ne crois pas que pour lui ma haine diminue;
Plus il approche, et plus il me semble odieux;
Et sans doute il faudra qu'elle éclate à ses yeux.
J'aurais mémeTegret qu'il me quittât l'empire :
11 faut, il faut qu'il fuie, et non qu'il se retire.
Je ne veux point, Créon, le haïr à moitié.
Et je crains son courroux moins que son amitié.
Je veux, pour donner cours à mon ardente haine.
Que sa fureur au moins autorise la mienne;
Et puisqu'enfin mon cœur ne saurait se trahir.
Je veux qu'il me déteste, afin de le haïr.
Tu verras que sa rage est encore la même.
Et que toujours son cœur aspire au diadème.
Qu'il m'abhorre toujours, et veut toujours régner;
Et qu'on peut bien le vaincre, et non pas le gagner.
CRÉON.
Domptez-le donc, seigneur, s'il demeure inflexible;
Quelque fier qu'il puisse être, il n'est pas invincible :
Et puisque la raison ne peut rien sur son cœur.
Eprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur.
Oui, quoique dans la paix je trouvasse des charmes.
Je serai le premier à reprendre les armes;
Et si je demandais qu'on en rompît le cours.
Je demande encor plus que vous régniez toujours.
Que la guerre s'enflamme et jamais ne finisse ,
S'il faut, avec la paix, recevoir Polynice.
Qu'on ne nous vienne plus vanter un bien si doux;
La guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous.
Tout le peuple thébain vous parle par ma bouche ;
Ne le soumettez pas à ce prince farouche :
Si la paix se peut faire, il la veut comme moi ;
Surtout, si vous Taimez, conservez-lui son roi.
Cependant écoutez le prince votre frère ,
Et, s'il se peut, seigneur, cachez votre colère;
Feignez... Mais quelqu'un vient.
SCÈNE II.
ÉTÉOCLE, GRÉON, ATTALE.
ÉTÉOCLE.
Sont-ils bien près d'ici?
ACTE IV, SCÈNE III. 41
VonUils venir, Attale?
ATTALE.
Oui 9 seigneur, les voici.
Ils ont trouvé d'abord la princesse et la reine ;
Et bientôt ils seront dans la chambre prochaine.
ÉTÉOCLE.
Qu'ils entrent. Cette approche excite mon courroux.
Qu'on hait un ennemi quand il est près de nous !
CRÉON.
Ah! le voici, (à pan) Fortune, achève mon ouvrage ,
Et livre-les tous deux aux ^ansports de leur rage !
SCÈNE ni.
JOCASTE, ÉTÉOCLE, POLYNICE, AiNTIGOiNE, HÉMON,
CREON.
JOCASTE.
Me voici donc tantôt au comble de mes vœux ,
Puisque déjà le ciel vous rassemble tous deux.
Vous revoyez un frère, après deux ans d'absence,
Dans ce même palais où vous prîtes naissance :
Et moi, par un bonheur où je n'osais penser,
L'un et l'autre à la fois je vous puis embrasser.
Commencez donc , mes fils , jcette union si chère ;
Et que chacun de vous reconnaisse son frère :
Tous deux dans votre frère envisagez vos traits ;
Mais, pour en mieux juger, voyez-les de plus près.
Surtout que le sang parle et fasse son office.
Approchez, Étéocle; avancez, Polynice...
Hé quoi! loin d'approcher, vous reculez tons deux !
D'où vient ce sombre accueil et ces regards fâcheux?
N'est-ce point que chacun , d'une àme irrésolue ,
Pour saluer son frère attend qu'il le salue ;
Et qu'affectant l'honneur de céder le dernier.
L'un ni l'autre ne veut s'embrasser le premier?
Étrange ambition qui n'aspire qu'au crime ,
Où le plus furieux passe pour magnanime !
Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux ;
El les premiers vaincus sont les plus généreux.
Voyons donc qui des deux aura plus de courage,
Qui voudra le premier triompher de sa rago.,.
42 LES FRÈRiûS ENNEMIS.
Quoi ! vous n'en faites rien ! C'est à vous d'avancer^
Et, venant de si loin, vous devez commencer;
Commencez, Polynice, embrassez votre frère;
Et montrez...
ÉTÉOCLE.
Hé, madame! à quoi bon ce mystère?
Tous ces embrassements ne sont guère à propos :
Qu'il parle, qu'il s'explique, et nous laisse en repos.
POLTKtCE.
Quoi! faut41 davantage expliquer mes pensées?
On les peut découvrir par les choses passées :
La guerre, les combats, tant de sang répandu.
Tout cela dit assez que le trône m'est dû.
ÉTÉOCLE.
Et CCS mêmes combats, et cette même guerre,
Co sang qui tant de fois a fait' rougir la terre ,
Tout cela dit assez que le trône est à moi ;
Ei, tant que je respire , il ne peut étro à toi.
POLYfilCE.
Tu sais qu'injustement tu remplis cette place.
ÉTÉOCLE.
L'injustice me plaît, pourvu que je t'en chasse. ^
fOLYNICE.
Si tu n'en veux sortir, tu pourras en tomber.
ÉTÉOCLE.
Si je tombe, avec moi tu pourras succomber.
JOCASTE.
0 dieux ! que je me vois cruellement déçue !
N'avais-je tant pressé cette fatale vue.
Que pour les désunir encor plus que jamais?
Ah, mes fils! est-ce là comme on parle de paix?
Quittez, au nom des dieux, ces tragiques pensées;
Ne renouvelez point vos discordes passées :
Vous n'êtes pas ici dans un champ inhumain.
Est-ce moi qui vous mets les armes à la main ?
Considérez ces lieux où vous prîtes naissance ;
Leur aspect sur vos cœurs n'a-t-il point de puissance?
C'est ici que tous deux vous reçûtes le jour;
Tout ne vous parle ici que de paix et d'amour :
Ces princes, votre sœur, tout condamne vos haines;
Enfin moi, qui pour vous pris toujours tant do prin^'s.
ACTK IV, SCENE lli. O
Qui, pour vous réunir^ immolerais... Hélas!
Ils dérournent la tète et ne m'écoutent pas !
Tous deux pour s'attendrir ils ont Tàme trop dure;
ils ne connaissent plus la voix de la nature l
(à PolTWoe.)
Et vous^ que je croyais plus doux et plus souroio...
POLII^ICE.
Je ne veux rien de lui que ce qu'il m'a promis :
il ne saurait régner sans se rendre parjure.
JOCASTE.
Une extrême justice est souvent une injure.
Le trône vous est dû^ je n'en saurais douter;
Mais vous le renversez en voulant y monter.
Ne voQs lassez-vous point de cette affreuse guerre ?
Voulez-vous sans pitié désoler cette terre,
Détruire cet empire afin de le gagner?
Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner?
Thèbes avec raison craint le règne d'un prince
Qui de fleuves de sang inonde sa province :
Voudrait-elle obéir à votre injuste loi?
Vous êtes son tyran avant qu'être son roi.
Dieux! si devenant grand souvent on devient pire.
Si la vertu se perd quand on gagne l'empire.
Lorsque vous régnerez, que serez-vous, hélas!
Si vous êtes eruel quand voas ne régnez pas?
POLYMICS.
Ah ! si je suis cruel, on me force de l'être;
Et de mes actions je ne suis pas le maître.
J'ai honte des horreurs où je me vois contraint;
Et c'est injustement que le peuple me craint.
Mais il faut en effet soulager ma patrie ;
De ses gémissements mon âme est attendrie.
Trop de sang innocent se verse tous les joui^ ;
il faut de ses malheurs que j'arrête le cours;
Et, sans faire gémir ni Thcbcs ni la Grèce ,
A l'auteur de mes maux il faut que je m'adresse :
11 suffit aujourd'hui de son sang ou du mien.
JOCASTIv.
Du sang de votre frère?
POI.YMCE.
Oui, madamo , du sini ;
^t LtS FKÊRES ENNEMIS.
H Taut finir ainsi cette guerre inhumaine.
Oui, cruel, et c'est là le dessein qui m'amèniî;
Moi-même à ce combat j'ai voulu t'appeler :
A tout autre qu'à toi je craignais d'en parler :
Tout autre aurait voulu condamner ma pensée ,
Et personne en ces lieux ne te l'eût annoncée.
Je te l'annonce donc. C'est à toi de prouver
Si ce que tu ravis tu le sais conserver.
Montre-toi digne enfin d'une si belle proie.
ÉTÉOCLE.
J'accepte ton dessein , et l'accepte avec joie ;
Créon sait là-dessus quel était mon désir :
J'eusse accepté le trône avec moins de plaisir.
Je te crois maintenant digne du diadème ;
Je te le vais porter au bout de ce fer même.
JOCASTE.
Hàtez-vous donc, cruels, de me percer le sein ,
Et commencez par moi votre horrible dessein :
Ne considérez point que je suis votre mère;
Considérez en moi celle de votre frère.
Si de votre ennemi vous recherchez le sang,
Reclierehez-en la source en ce malheureux flanc
Je suis de tous les deux la commune ennemie ,
Puisque votre ennemi reçut de moi la vie;
Cet ennemi, sans moi^ ne verrait pas le jour.
S'il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon tour.'
N'en doutez point, sa mort me doit être commune^
Il faut en donner deux, ou n'en donner pas une;
Et, sans être ni doux ni cruel à demi ,
Il faut me perdre, ou bien sauver votre ennemi.
Si la vertu vous plait , si l'honneur vous anime ,
Barbares , rougissez de commettre un tel crime ;
Ou si le crime , enfin , vous plaît tant à chacun ,
Barbares, rougissez -de n'en commettre qu'un.
Aussi bien , ce n'est point que l'amour vous retienne ,
Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne :
Vous vous garderiez bien , cruels , de m'épargncr,
Si je vous empêchais un moment de régner.
Polynice, est-ce ainsi que l'on traite une mère?
POLYKICt;.
J'épargne mon pavi*.
ACTE IV, SCÈNE III. 45
JOCASTE.
Et TOUS tuez un frère !
POLTIIICB.
Je punis un méchant.
J0CA8TE.
Et sa mort aujourd'hui
Vous rendra plus coupable et plus méchant que hii.
POLTNICE.
Faut-il que de ma main je couronne ce traître ^
Et que de cour en cour j'aille chercher un maître ;
Qu'errant et vagabond je quitte mes États ^
Pour observer des lois qu'il ne respecte pas?
De ses propres forfaits serai-je la victime?
Le diadème est-il le partage du crime?
Quel droit ou quel devoir n'a-t-il point violé?
Et cependant il règne ^ et je suis exilé !
JOCASTB.
Mais si le roi d'Argos vous cède une couronne...
POLTNtCE.
Doifr-je chercher ailleurs ce que le sang me donne?
En m'alliant chez lui, n'aurai-je rien porté?
Et ticndrai-je mon rang de sa seule bonté?
D'un trône qui m'est dû faut-il que l'on me chasse.
Et d'un prince étranger que je brigue la place?
Non, non; sans m'abaisser à lui faire la cour,
le veux devoir le sceptre à qui je dois le jour.
JOCASTE.
Qu'on le tienne, mon fils, d'un beau-père ou d'un père,
La main de tous les deux vous sera toujours chère.
^ rOLTIfICE.
Non, non ; là différence est trop grande pour moi ;
L'un me ferait esclave, et l'autre me fait roi.
Quoi! ma grandeur serait l'ouvrage d'une femme!
D'un éclat si honteux je rougirais dans l'âme.
Le trône, sans l'amour, me serait donc fermé?
Je ne régnerais pas si l'on ne m'eût aimé?
Je veux m'ouvrir le trône, ou jamais n'y paraître;
Et quand j'y monters^i, j'y veux monter en maître;
Que le peuple à moi seul soit forcé d'obéir;
Et qu'il me soit permis de m'en faire haïr.
Enfin, de ma grandeur je veux être Tarbitrc,
46 LES FRÊRKS ENNEMIS.
N'être point roi , madame^ ou l'être à juste titre;
Que le sang me couronne; ou, s'il ne suffit pas.
Je veux à son secours n'appeler que mon bras.
JOCASTE.
ï^aites plus, tenez tout de votre grand courage;
Que votre bras tout seul fasse votre partage ;
Et, dédaignant les pas des autres souverains.
Soyez, mon fils, soyez l'ouvrage de vos mains.
Par d'illustres exploits couronnez-^ous vous-même ;
Qu'un superbe laurier soit votre diadème;
Régnez et triomphez, et joignez à la fois
La gloire des héros à la pourpre des rois.
Quoi! votre ambition serait-elle bornée
A régner tour à tour l'espace d'une année?
Cherchez à ce grand cœur, que rien ne peut dompter.
Quelque trône où vous seul ayez droit de mouler.
Mille sceptres nouveaux s'offrent à votre épce,
Sans que d'un sang si cher nous la voyions trempée.
Vos triomphes pour moi n'auront rien que de doux ,
Et votre frère même ira vaincre avec vous.
POLYNICB.
Vous voulez que mon cœur, flatté de ces chimères ,
Laisse un usurpateur au trône de mes pères?
JOCASTE.
Si vous lui souhaitez en effet tant de mal,
Élevez-le vous-même à ce trône fatal.
Ce trône fut toujours un dangereux abimc;
La foudre l'environne aussi bien que le crime
Votre père et les rois qui vous ont devancés,
Sitôt qu'ils y montaient, s'en sont vus renvoi ses.
POLTTUCE.
Quand je devrais au ciel rencontrer le tonnerre,
J*y monterais plutôt que de ramper à terre.
Mon cœur, jaloux du sort de ces grands malheureux ,
Veut s'élever, madame, et tomber avec eux.
ÊTÉOCLE.
Je saurai t'épargncr une chute si vaine.
POLVNICE.
Ah! ta chute, crois-moi, précédera la mienne.
JOCASTE.
Mon fils, son règne plaît.
ACTE IV, SCfeNE IV. 47
POLYNICR.
Mais il m'est odieux.
JOCASTE.
Il a pour lui le peuple.
POLYNICE.
Et j'ai pour moi les dieux.
ÉTËOCLE.
Les dieux de ce haut rang te voulaient interdire,
Puisqu'ils m'ont élevé le premier à l'empire :
Ils ne savaient que trop , lorsqu'ils firent ce choix ,
Qu'on veut régner toujours quand on règne une fois.
Jamais dessus le trône on ne vit plus d'un maître ;
Il n'en peut tenir deux, quelque grand qu'il puisse être ;
L'un des deux, tôt ou tard, se verrait renversé;
lât d'un autre soi-même on y serait pressé.
Jugez donc, par l'horreur que ce méchant me donne.
Si je puis avec lui partager la couronne.
-POLYNICE.
Et moi je ne veux plus , tant tu m'es odieux ,
Partager avec toi la lumière des cieox.
JOCASTE.
Allezdonc, j'y consens, allez perdre la vie;
i ce cruel combat tous deux je vous convie ;
Puisque tous mes efforts ne sauraient vous changer,
Uue tardez-vous? allez vous perdre et me venger.
Surpassez, s'il se peut, les crimes de vos pères :
Montrez, en vous tuant, comme vous êtes frères;
Le plus grand des forfaits vous a donné le jour,
H faut qu'un crime égal vous l'arrache à son tour.
Je ne condamne plus la fureur q^i vous presse;
Je n'ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse :
Votre exemple m'apprend à ne le plus chérir;
Et moi je vais, cruels, vous apprendre à mourir.
SCÈNE IV.
ANTIGONE, ÉTÉOCLE, POLYNICE, HÉMON, CRÉON.
AimCONE.
AWTiuuwr..
Madame... 0 ciel! que vois-je ! Hélas! rien ne les touche »
HÉMON.
Rien ne peut ébranler leur constance farouche.
48 LES FRÈRES ENNEMIS.
ANTI€ONB.
Princes...
ÉTÉOCLE.
Pour ce combat^ choisissons quelque lieu.
POLYNICE.
Courons. Adieu, ma sœur.
ÉTÉ0€LE.
Adieu , princesse, adieu.
▲NTIGORE.
Mes frères^ arrêtez! Gardes, qu'on les retienne^
Joignez, unissez tous vos douleurs à la mienne.
C'est leur être cruels que de les respecter.
BÉMON.
Madame, il n'est plus rien qui les puisse arrêter.
▲NTIOONE.
Ah ! généreux Hémon , c'est vous seul que j'implore :
Si la vertu vous plait, si vous m'aimez encore.
Et qu'on puisse arrêter leurs parricides mains,
Hélas ! pour me sauver, sauvez ces inhumains.
ACTE CINQUIÈME.
SCÈNE I.
ANTIGONE.
A quoi te résous-tu, princesse infortunée?
Ta mère viens de mourir dans tes bras ;
Ne saurais-tu suivre ses pas.
Et finir, en mourant, ta triste destinée?
A de nouveaux malheurs te veux-tu réserver
Tes frères sont aux mains, rien ne les peut sauver
De leurs cnielles armes.
Leur exemple t'anime à te percer le flanc;
Et toi seule verse des larmes.
Tous les autres versent du sang.
Quelle est de mes malheurs l'extrémité mortelle?
Où ma douleur doit-elle recourir?
Dois-je vivre? dois-je mourir?
ACTE V, SCÈNE IL 49
Vn amant me retient, une mère m'appelle;
Dans la nuit du tombeau je la vois qui m'attend ;
Ce que veut la raison , Tamour me le défend ,
Et m'en ôte l'envie.
Que je vois de sujets d'abandonner le jour!
Mais, hélas! qu'on tient à la vie.
Quand on tient si fort à l'amour!
Oui, tu retiens, amour, mon âme fugitive;
Je reconnais la voix de mon vainqueur :
L'espérance est morte en mon cœur.
Et cependant tu vis, et tu veux que je vive ;
Tu dis que mon amant me suivrait au tombeau.
Que je dois de mes jours conserver le flambeau
Pour sauver ce que j'aime.
Hémon, vois le pouvoir que l'amour a sur moi :
Je ne vivrais pas pour moi-même.
Et je veux bien vivre pour toi.
Si jamais tu doutas de ma flamme fidèle...
Mais Yoici du combat la funeste nouvelle^ ^
SCÈNE II.
ANTIGONE, OLYMPE.
AlfTieOIfE.
Eh bien , ma chère Olympe, as-tu vu ce forfait?
OLYMPE.
J'y suis courue en vain , c'en était déjà fait.
Du haut de nos remparts j'ai vu descendre en larmes
Le peuple qui courait et qui criait aux armes;
Et, pour vous dire enfin d'où venait sa terreur.
Le roi n'est plus, madame, et son frère est vainqueur.
On parle aussi d'Hémon ; l'on dit que son courage
S'est efforcé longtemps de suspendre leur rage.
Mais que tous ses efforts ont été superflus.
C'est ce que j'ai compris de mille bruits confus.
ANTIGONE.
Ah! je n'en doute pas, Hémon est magnanime;
Son grand cœur eut toujours trop d'horreur pour le crime ;
Je l'avais conjuré d'empêcher ce forfait;
Et s'il l'avait pu faire, Olympe, il l'aurait fait.
50 L£S FRÈRES ENNEMIS.
Mais^ hélas! leur fureur ne pouvait se contraindre;
Dans des ruisseaux de sang elle voulait s'éteindre.
Princes dénaturés , vous voilà satisfaits;
La mort seule entre vous pouvait mettre la paix.
Le trône pour vous deux avait trop peu de place ,
Il fallait entre vous netire un plus grand espace ,
Et que le ciel vous mit, pour finir vos discords.
L'un parmi les vivants, l'autre parmi les morts.
Infortunés tous deux, dignes qu'on vous déplore!
Moins malheureux pourtant que je ne suis encore ,
Puisque de tous les maux qui sont tombés sur vous
Vous n'en sentez aucun, et que je les sens tous!
OLYMPE.
Mais pour vous ce malheur est un moindre supplice
Que si la mort vous eût enlevé Polynice ;
Ce prince était l'objet qui faisait tous vos soins :
Les intérêts du roi vous touchaient beaucoup moins.
ANTIGONE.
Il est vrai, je l'aimais d'une amitié sincère;
Je l'aimais beaucoup plus que je n'aimais son frère ;
Et ce qui lui donnait tant de part dans mes vœux,
Il était vertueux. Olympe, et malheureux.
Mais, hélas! ce n'est plus ce cœur si magnanime,
Et c'est un criminel qu'a couronné son crime :
Son frère plus que lui commence à me toucher,
Devenant malheureux, il m'est devenu cher.
OLYMPE.
Créon vient.
ANTIGONE.
U est triste; et j'en connais la cause :
Au courroux du vainqueur la mort du roi l'expose.
C'est de tous nos malheurs l'auteur pernicieux.
SCÈNE IIL
ANTIGONE, CRÉON, OLYMPE, ATTALE, gardes.
CRfiON.
Madame, qn'ai-je appris en entrant dans ces lieux?
Est-il vrai que la reine...
ANTIGONE.
Oui, Créon, elle est morte.
ACTE V, SCÈNE 111. 61
CRBON.
O dieux ! puis-je savoir de quelle étrange sorte
Ses jours infortunés ont éteint leur flambeau?
OLYMPE.
ËUe-mème, seigneur, s'est ouvert le tombeau;
Et, s'ôtant d'un poignard en un moment saisie.
Elle en a terminé ses malheurs et sa vie.
ANTKSOME.
Elle a su prévenir la perte de son ûls.
CRÉON.
Ah, madame! il est vrai que les dieux ennemis...
ANTIGONE.
N'imputez qu'à vous seul la mort du roi mon frère.
Et n'en accuses point la céleste colère.
A ce combat fatal vous seul l'avez conduit :
11 a cru vos conseils; sa mort en est le fruit.
Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les viclimcs :
Vous avancez leur perte en approuvant leurs crimes.
De la chute des rois vous êtes les auteurs;
Mais les rois, en tombant, entraînent leurs flatteurs.
Vous le voyez, Crcon; sa disgrâce mortelle
Vous est funeste autant qu'elle nous est cruelle :
Le ciel, iîn le perdant, s'en est vengé sur vous;
Et vous avez peut-être à pleurer comme nous.
CRÊOM.
Madame, je l'avoue; et les destins conU-aircs
Me font pleurer deux fils, si vous pleurez deux frères.
AUTICONE.
Mes frères et vos fils! dieux! que veut ce discours?
Quelque autre qu'Étéocle a-t-il fini ses jours?
CHÉON.
Mais ne savez-Tous pas cette sanglante histoire?
ANTIGO^H.
J'ai su que Polynice a gagné la victoire.
Et qu'Hémon a voulu les séparer en vain. '
CRBOM.
Madame, ce combat est bien plus inhumain.
Vous ignorez encor me» pertes et les vôtres;
Mais, hélas! apprenez les unes et les autres,
ANTIQONE.
Rigoureuse fortune, achève ton courroux l
52 LES FRÈRES ENNEMIS.
Ah! sans doute, voici le dernier de tes coups!
CRÉON.
Vous avez vu , madame y avec quelle furie
Les deux princes sortaient pour s'arracher la vie \
Que d'une ardeur égale ils fuyaient de ces lieux ,
Et que jamais leurs cœurs ne s'accordèrent mieux.
La soif de se baigner dans le sang de leur frère
Faisait ce que jamais le sang n'avait su faire :
Par l'excès de leur haine ils semblaient réunis,
Et, prêts à s'égorger, ils paraissaient amis.
Ils ont choisi d'abord , pour leur champ de bataille ,
Un lieu près des deux camps, au pied de la muraille.
Cest là que , reprenant leur première fureur.
Ils commencent enfin ce combat plein d'horreur.
D'un geste menaçant, d'un œil brûlant de rage.
Dans le sein l'un de l'autre ils cherchent un passage ;
Et, la seule fureur précipitant leurs bras.
Tous deux semblent courir au-devant du trépas.
Mon fils, qui de douleur en soupirait dans Tàme,
Et q«tt-^ souvenait de vos ordres, madame.
Se jette au milieu d'eux, et m«^prise pour vous
Leurs ordres absolus qui nous arrêtaient tous.
Il leur retient le bras, les repousse, les prie.
Et pour les séparer s'expose à leur furie :
Mais il s'efforce en vain d^en arrêter le cours;
Et ces deux furieux se rapprochent toujours.
11 tient ferme pourtant, et ne perd point courage;
De mille coups mortels il détourne l'orage ,
Jusqu'à ce que du roi le fer trop rigoureux ,
Soit qu'il cherchât son frère, ou ce fils mulhcun^ux,
Le reaverse à ses pieds prêt à rendre la vie.
ANTIGOISK.
Et la douleur encor ne me l'a pas ravie !
GRÉOlf.
J'y cours, je le relève, et le prends dans mes bras;
Et me reconnaissant : « Je meurs, dit-il tout bas,
« Trop heureux d'expirer pour ma belle princesse.
« En vain à mon secours votre amitié s'empresse;
« C'est à ces furieux que vous devez courir :
« Séparez-les, mon père, et me laissez mourir. »
11 expire à ces mots. Ce barbare spectacle
ACTE V, SCÊiNE 111. S3
A leur noire fureur n'apporte point d'obstacle ;
Seulement Polynîce en parait affligé :
« Attends^ Hémon, dit-il^ tu \as être vengé. »
£n effets sa douleur renouvelle sa rage.
Et bientôt le combat tourne à son avantage.
Le roi, frappé d'un coup qui lui perce le flanc.
Lui cède la victoire y et tombe dans son sang.
Les deux camps aussitôt s'abandonnent en proie ,
Le nôtre à la douleur, et les Grecs à la joie;
Et le peuple, alarmé du trépas de son roi ,
Sur le haut de ses tours témoigne son effroi.
Polynice , tout fier du succès de son crime ,
Regarde avec plaisir expirer sa victime;
Dans le sang de son frère il semble se baigner :
« Et tu meurs, lui dit-il, et moi je vais régner.
« Regarde dans mes mains l'empire et la victoire :
« Va rougir aux enfers de l'excès de ma gloire ;
« Et, pour mourir encore avec plus de regret,
« Traître, songe en mourant que tu meurs mon sigoi. »
En achevant ces mots, d*une démarche fière
Il s'approche du roi couché sur la poussière ,
Et pour le désarmer il avance le bras.
Le roi, qui semble mort, observe tous ses pas;
U le voit, il l'attend , et son âme irritée
Pour quelque grand dessein semble s'être arrctco.
L'ardeur de se venger flatte encor ses désirs.
Et retarde le cours de ses derniers soupirs.
Prêt à rendre la vie , il en cache le reste ,
Et sa mort au vainqueur est un piège funeste :
Et, dans l'instant fatal que ce frère inhumain
Lui veut ôter le fer qu'il tenait à la main ,
H lui perce le cœur; et son àme ravie ,
En achevant ce coup, abandonne la vie.
Polynice frappé pousse un cri dans les airs ,
Et son àme en courroux s'enfuit dans les enfers.
Tout mort qu'il est, madame, il garde sa colère,
Et l'on dirait qu'encore il menace son frère ;
Son visage , où la mort a répandu ses traits ,
Demeure plus terrible et plus fier que jamais.
AïfTiGONE.
Fatale ambition , aveuglement funeste!
5.
y* LES FRÈRES ENNEMIS.
D'un oracle cruel suite trop manifeste !
De tout le sang royal il ne reste que nous;
Et plût aux dieux > Créou^ qu'il ne restât que vous.
Et que mon désespoir^ prévenant leur colère ,
Eut suivi de plus près le trépas de ma mère !
CiUÊON.
11 est vrai que des dieux le courroux embrasé
Pour nous faire périr semble s'être épuisé ;
Car enfin sa rigueur^ vous le voyez , madame ,
Ne m'accable pas moins qu'elle afflige votre àme.
En m'arrachant mes fils...
AlfTKONB.
Ah ! vous régnez , Gréon ;
Et le trône aisément vous console d'Hémon.
Mais laissez-moi^ de grâce , un peu de solitude ,
Et ne contraignez point ma triste inquiétude :
Aussi bien mes chagrins passeraient jusqu'à vous.
Vous trouverez ailleurs des entretiens plus doux :
Le trône vous attend , le peuple vous appelle ;
Goûtez tout le plaisir d'une grandeur nouvelle.
Adieu. Nous ne faisons tons deux que nousgèacr :
Je veux pleurer^ Gréon ; et vous Voulez régner.
CRÉOIf , arrêtant Antigone.
Ah , madame ! régnez , et montez sur le trône :
Ce haut rang n'appartient qu'à l'illustre Antigone,
ANTIGONE.
Il me tarde déjà que vous ne l'occupiez.
La couronne est à vous.
GRÉON.
Je la mets à vos pieds.
AISTIGONE.
Je la refuserais de la main des dieux même;
Et vous osez, Gréon, m'offrir le diadème !
CRÉON.
Je sais que ce haut rang n'a rien de glorieux
Qui ne cède à l'bonueur de l'offrir à vus yeux.
D'un si noble destin je me connais indigne :
Mais si l'on peut prétendre à cette gloire ijxsigut >
Si par d'illustres faits on la peut mériter,
yuc faut-il faire enfin, madame?
ACTE V, SCÈNE IV. 6&
ANTIGONB.
M'imiter.
CBÉOII.
Que oe ferais-je point pour une telle grâce !
Ordonnez seulement ce qu'il faut que je fasse :
Je suis prêt...
▲NTIGONE , en s'en «llanl.
Nous Terrons.
CttÉOn , la sÙTUit.
J'attends tos lois ici.
ANT1G0SB , en «'«• «JUnt.
Attendez.
SCÈNE IV.
I CRÉONTE, ATTALE, cardes.
ATTALE.
$on courroux serait-il adouci?
Croyez-vous la fléchir?
CItÈON.
Oui y oui, mon cher Attale :
Il n'est point dé fortune à mon bonheur égale ;
Et tu Tas Toiff en moi, dans ce jour fortuné.
L'ambitieux au trône, et l'amant couronné.
Je demandais au ciel la princesse et le trône ;
11 me donne le soeptre, et m'accorde Antigonc.
Pour couronner ma tète et ma flamme en ce jour,
Il arme en ma faveur et la haine et Tamour.
Il allume pour moi deux passions contraires ;
Il attendrit la sœur, il endurcit les frêros ;
Il aigrit leur courroux, il fléchit sa rigueur.
Et m'ouvre en même temps et leur trône et son cœur.
ATTALf:.
Il est vrai , tous avez toute chose prospère ,
Et vous seriez heureux si vous n'étiez point pcrc.
L'ambition, l'amour, n'ont rien à désirer;
Mais, seigneur, la nature a beaucoup à pleurer :
En perdant voa deax fils...
CtÉON*
j Oui , leur perte m'afUigc ;
i Je sais ce que de moi le rang de père exige ;
5ft LES FRÈRES ENNEMIS.
Je l'étais. Mais surtout j'étais né pour régner;
Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner.
Le nom de père^ Attale , est un titre vulgaire ;
C'est un don que le ciel ne nous refuse guère :
Un bonheur si commun n'a pour moi rien de doui \
Ce n'est pas un bonheur^ s'il ne fait des jaloux.
Mais le trône est un bien dont le ciel est avare :
Ou reste des mortels ce haut rang nous sépare ;
Bien peu sont honorés d'un don si précieux : .
La terre a moins de rois que le ciel n'a de dieux.
D'ailleurs tu sais qu'Hémon adorait la princesse ,
Et qu'elle eut pour ce prince une extrême tendresse :
S'il vivait 9 son amour au mien serait fatal.
En me privant d'un fils, le ciel m'ôte un rival.
Ne me parle donc plus que de sujets de joie :
Souffre qu'à mes transports je m'abandonne en proie;
Et, sans me rappeler des ombres des enfers,
Dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds.
Parle-moi de régner; parle-moi d'Antigone :
J'aurai bientôt son cœur^ et j'ai déjà le trône.
Tout ce qui s'est passé n'est qu'un songe pour moi ;
J'étais père et sujet, je suis amant et roi.
La princesse et le trône ont pour moi tant de charmes >
Que... Mais Olympe vient.
ATTALE.
Dieux ! elle est tout en larmes*
SCÈNE V.
CRÉON, OLYMPE, ATTALE, cardes.
OLYMPE.
Qu'attendez-vous, seigneur? la princesse n'est plu:?.
CRÉOIf.
Elle n'est plus. Olympe !
OLTHPE.
Ah! regrets superflus!
Elle n'a fait qu'entrer dans la chambre prochaine;
Et du même poignard dont est morte la reine,
Sans que je pusse voir son funeste dessein ,
Cette fière princesse a percé son beau sein :
Elle s'en est, seigneur, mortellement frappôo
ACTE V, SCÈNE VI.
Et dans son sang, hélas! cl.e est soudain tombée.
Jugez à cet objet ce que j'ai dû sentir.
Mais sa belle âme enfin , toute prête à sortir :
« Cher Hémon^ c'est à toi que je me sacrifie ^ »
Dit-elle; et ce moment a terminé sa vie.
J'ai senti son beau corps tout froid entre mes bras ;
Et j'ai cru que mon âme allait suivre ses pas.
Heureuse mille fois^ si ma douleur mortelle
Dans la nuit du tombeau m'eût plongée avec elle !
SCÈNE VI.
CRÉON, ATTALE, cardes.
GRÉON.
Ainsi donc vous fuyez un amant odieux ,
Et vous-même, cruelle, éteignez vos beaux yeux î
Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j'adore ;
Et, pour ne me point voir, vous les fermez encore l
Quoique HémoB vous fût cher, vous courez au trépas
Bien plus pour m'éviter que pour suivre ses pas !
Mats, dussiez-vous encor m'ètre aussi rigoureuse,
Ma présence aux enfers vous fût-elle odieuse.
Dût après le trépas vivre votre courroux,
Inhumaine, je vais y descendre après vous.
Vous y verrez toujours l'objet de votre haine.
Et toujours mes soupirs vous rediront ma peine.
Ou pour vous adoucir, ou pour vous tourmenter;
Et vous ne pourrez plus mourir pour m'éviter.
Mourons donc...
▲TTALB , lui arracbint son épée.
Ah, seigneur l quelle cruelle envie !
CRÉON.
Ah! c'est m'assassiner que me sauver la vie !
Amour, rage, transports, venez à mon secours.
Venez, et terminez mes détestables jours !
De ces cruels amis trompez tous les obstacles !
Toi, justifie, ô ciel, la foi de tes oracles!
Je suis le dernier sang du malheureux Laïus;
Perdez-moi, dieux cruels, ou vous serez déçus.
Reprenez, reprenez cet empire funeste;
/ .
ôs Les frères ennemis.
Vous m'ùtez Antigone, ôtez-moi tout le reste :
Le trône et vos présents excitent mon courroux ;
Un coup de foudre est tout ce que je veux de vous.
Ne le refusez pas à fues vobux , à mes crimes;
Ajoutez mon supplice à tant d'autres victimes.
Mais en vain je vous presse ^ et mes propres forfaits
Me font déjà sentir tous les maux que j'ai faits.
Jocaste, Polynice, Étéocle, Antigone^
Mes fils que j'ai perdus pour m'élever au trône ^
Tant d'autres malheureux dont j'ai causé les maux,
Font déjà dans mon cœur l'office de bourreaux.
Arrêtez... Mon trépas va venger votre perte ;
La foudre va tomber, la terre est entr'ouverte;
Je ressens à la fois mille tourments divers.
Et je m'en vais chercher du repos aux enfers.
(Il tombe entre les maint des girde»«)
PIN OeS FMÈRE5 ENIIEIII».
PRÉFACE
Il n'y a guère de tragÀlie où l'histoire soit pins fidèlement sniTie que dans
celle-ci. Le sojet en est tiré de plusieurs antears, mais surtout du huitième
Krre de Qninte-Cnrce. Cest là qu'on pentroir tout oe qu'Alexandre fit lors-
qu'il entra dans tes Indes , les ambassades qu'il enioya aux rois de ce paj»-Ià ,
les diflerenles réceptions qu'ils firent à ses euToyés , l'alUance que Taiile fit
avec loi , la fierté avec laquelle Poms refusa les conditions <^n'on lui présen-
tait , riniaiitié qui était entre Porus et Taxile i et enfin la victoire qu'Alexandre
maporta sur Porus , la réponse généreuse que ce brave Indien fit au vain-
queur, qui lui demandait comment il voulait qu'on le traitât , et la généro-
sité avec laquelle Alexandre lui rendit tous ses États , et en ajouta beaucoup
d'autres.
Cette aetion d* Alexandre a passé pour une des plus bcUcs que ce prince ait
fûtes en sa vie ; et te danger qne Porus Un fit eourir dans là baUiUe lui
parut le plus grand où il se fût jamais trouvé. 11 le confessa lui-même , en
L qu'il avût trouvé enfin un péril digne de son courage. Et ce fut en cette
i occasion qu'il s'écria : « O Athéniens , combien de travaux j'endure
« pour me faire louer de vous I »
J'ai tAché de représenter en Porus un ennemi digne d'Alexandre ; et je puis
iir: que son caractère a plu extrêmement sur notre théâtre , jusque-là que
des personnes m'ont reproché que je fusais ce prince plus grand qu'Alexandre.
M*?* ces personnes ne considèrent pas que dans la bataille et dans la ric-
toire Alexandre est en effet pins grand ^e Porus; qu'il n'y a pas un vers
dans U tragédie qui ao soit à k louange d'AlcianAN , que les invectives mêmes
de Poms et d'Axiane sont autant d'éloges de la valeur de ce conquérant.
Poms a peut-être quelqne chose qui intéresse davsiUge , parce qu'il est dans
le malheur : car, oomme dit Sénèque , « nous sommes de telle nature ,
« qu'il n'y a rien au monde qui se f^sse tant admirer qu*un homme qui sait
a être malheureux avec courage '. »
Les amours d'Alexandre et de Qéofile ne sont pas de mon invention : Justin
en parie , aussi bien que Quirte-CuTce : ces deux historiens rapportent qu'âne
reine dans les Indes , nommée Oéofile . se rendit à ce prince avec U ville où
il la tenait assiégée , et qu'il la rétablit dans son royaume en considération de
sa hcMé, Die «i c« na fils^ et ette l'appda Alexandre >.
I lu sITrcll MHiM, «t ttftil aqne mifosm spod nos •dniintlonem occapel» qaam
* hrgnM Ckailli fiflna pMll » qum, mm m dsdl«et d , ooMobilv rfdemptwn rcfuim
ab Aleuiidro r«cvpU, Ukcrfirl» coiueraU qpod »lrtiit« non potoeral ; Miamqu*. «b ra f*.
«Ram . AICMadnim nomiiu^It, qui poitea rrinuin lodoniiii potitos ert. ( Joiti» )
ALEXANDRE LE GRAND,
TRACÉDIB (1666).
ACTEURS.
ALEXANDRE.
' } rott dana les Indes.
TAXILE. j'
AXIANE , rebe d'une intre partie dei Indes.
CLÉOFILE .'sœar de Taiile.
ÉPHESTION.
Suite d'Alexandre.
La leènc est sur le bord de TH/daftpc , dans le camp de Taiile.
ACTE PREMIER,
SCÈNE I.
TAXILE, CLÉOFILE.
CLÉOFILE.
Quoi! TOUS allez combattre un roi dont la puissance
Semble forcer le ciel à prendre sa défense ,
Sous qui toute l'Asie a vu tomber ses rois.
Et qui tient la fortune attachée à ses lois!
Mon frère, ouvrez les yeux pour connaître Alexandre
Voyez de toutes parts les trônes mis en cendre ,
Les peuples asservis, et les rois encbainés;
Et prévenez les maux qui les ont entraînés.
TAXILB.
Voulez-vous que , frappé d'une crainte si basse ,
Je présente la tète au joug qui nous menace.
Et que j'entende dire aux peuples indiens
Que j'ai forgé moi-même et leurs fers et les miens?
Quitterai-je Porusî Trabirai-je ces princes
Q«ic rassemble le soin d'affranchir nos provinces.
ACTE 1, SCfcNE I. 61
Et qui y sans balancer sur un si noble choix y
Sauront également \ivre ou mourir en rois?
En voyex-vous un seul qui^ sans rien entreprendre.
Se laisse terrasser au seul nom 4' Alexandre >
Et, le croyant déjà maître de TunîTers^
Aille^ esclave empressé, lui demander des fers?
Loin de s'épouvanter à Taspect de sa gloire ,
Ils l'attaqueront même au sein de la victoire :
Et vous voulez, ma sœur, que Taxile aujourd'hui.
Tout prêt à le combattre, implore son appui !
CLÉ0F1LB.
Aussi n'estHse qu'à vous que ce prince s'adresse ;
Pour votre amitié seule Alexandre s'empresse :
Quand la fondre s'allume et s'apj)rète à partir.
Il s'efforce en secret de vous en garantir.
TAXILE.
Pourquoi sais-je le seul que son couTroux ménage?
De tous ceux que l'Hydaspe oppose à son courage ,
Ai-je mérité seul son indigne pitié?
Ne peut-il à Poras offrir son amitié?
Ah! sans doute il lui croit l'àme trop généreuse
Pour écouter jamais une offre si honteuse :
11 cherche une vertu oui lui résiste moins ;
Et peutrètre il me croit plus digne de ses soins.
CLÉOFILE.
Dites, sans l'accuser de chercher un esclave,
Que de ses ennemis il vous croit le plus brave ;
Et qu'en vous arrachant les armes de la main ,
Il K promet du reste un triomphe certain.
Son choix à votre nom n'imprime point de taches;
Son amitié n'est point le partage des lâches :
Quoiqu'il brûle de voir tout l'univers soumis ,
On ne voit point d'esclave au rang de ses amis.
Ah! si son amitié peut souiller votre gloire ,
Que ne m'épargniez-vous une tache si noire ?
Voijis connaissez les soins qu'il me rend tous les jours,
H ne tenait qu'à vous d'en arrêter le cours.
Vous me voyez ici maîtresse de son âme ;
Cent messages secrets m'assurent de sa flamme :
Pour venir jusqu'à moi, ses soupirs embrasés
Se font jour aujlravers de deux camps opposes.
r.2 ALEXANDRE.
Au lieu de le haïr, au lieu de m'y contraindre.
De mon trop de rigueur je vous ai vu vous plaindre ;
Vous m'avez engagée «à souffrir son amour.
Et peutrètre, mon frère, à Taimer à mon tour.
TAX1LE.
Vous pouvez, sans rougir du pouvoir de vos charmes.
Forcer ce grand guerrier À vous i^ndre les armes;
Et, sans que votre cœur doive s'en alarmer.
Le vainqueur de l'Euphrate a pu vous désarmer :
Mais l'État aujourd'hui suivra ma destinée;
Je tiens avec mon sort sa fortune enchaînée;
Et, quoique vos conseils tâchent de me fléchir.
Je dois demeurer libre afin de l'affranchir.
Je sais l'inquiétude où ce dessein vous livre :
Mais comme vous, ma sœur, j'ai mon amour à suivre :
Les beaux yeux d'Axiane, ennemis de la paix.
Contre votre Alexandre arment tous leurs attraits i
Reine de tous les cœurs , elle met tout en armes
Pour cette liberté que détruisent ses charmes;
Elle rougit des fers qu'on apporte en ces lieux ,
Et n'y saurait souffrir de tyrans que ses yeux.
[1 faut servir, ma sœur, son illustre colère;
11 faut aller...
CLÉOFILE.
Eh bien ! perdez-vous pour lui plaire ;
De ces tyrans si chers suivez l'arrêt fatal ,
Servez-les : ou plutôt servez votre rival ;
De vos propres lauriers souffrez qu'on le couronne ;
Combattez pour Porus, Axiane l'ordonne;
Et, par de beaux exploits appuyant sa rigueur.
Assurez à Porus l'empire de son cœur.
TAXILE.
Ah, ma sœur! croyez-vous que Porus...
CLÉOFILE.
Mais vous-même
Doutez-vous en effet qu' Axiane ne l'aime?
Quoi! ne voyez-vous pas avec quelle chaleur
L'ingrate à vos yeux môme étale sa valeur?
Quelque brave qu'on soit, si nous la voulons croire.
Ce n'est qu'autour de lui que vole la victoire :
Vous formeriez sans lui d'inutiles desseins;
ACT£I, SCÈNE 1. ^
La liberté der l'Inde est toute entre ses mains;
Sans lui^ déjà nos murs seraient réduits en cendre;
Lui seul peut arrêter les progrès d'Alexandre :
Elle se fait un dieu de ce prince charmant.
Et vous doutez encor qu'elle en fasse un amant!
TÂXILE.
Je tâchais d'en douter, cruelle Gléofile.
Hélas! dans son erreur affermissez Taxile :
Pourquoi lui peignez-vous cet objet odieux?
Aidez-le bien plutôt à démentir ses yeux :
Dites-lui qu'Axiane est une beauté fière, .
Telle à tous les mortels qu'elle est à votre frère ;
Flattez de quelque espoir...
CLÉORLE.
Espérez, j'y consens :
Mais n'espérez plus rien de vos soins impuissants.
Pourquoi dans les combats chercher une conquête
Qu'à vous livrer lui-même Alexandre s'apprête?
Ce n'est pas contre lui qu'il la faut disputer;
Porus est l'ennemi qui prétend vous l'ôter.
Pour ne vanter que lui, l'injuste renommée
Semble oublier les noms du reste de l'armée :
Quoi qu'on fasse, lui seul en ravit tout l'éclat;
Et comme ses sujets il vous mène au combat.
Ah ! si ce nom vous plaît, si vous cherchez à l'être.
Les Grecs et les Persans vous enseignent un maître;
Vous trouverez cent rois compagnons de vos fers;
Porus y viendra même avec tout l'univers.
Mais Alexandre enfin ne vous tend point de chaînes;
Il laisse à votre front ces marques souveraines
Qu'un orgueilleux rival ose ici dédaigner.
Porus vous fait servir; il vous fera régner :
Au lieu que de Porus vous êtes la victime ,
Vous serez.. Mais voici ce rival magnanime.
TAXILE.
ih, ma sœur! je me trouble; et mon cœur alarmé,
En voyant mon rival, me dit qu'il est aimé.
CLÉOFILE.
Le temps vous presse. Adieu. Cest à vous de vous rendre
L'esclave de Porus ^ ou l'ami d'Alexandre.
64 ALËXAiNDRE.
SCÈNE II.
PORUS, TAXILE.
PORUS.
Seigneur^ ou je luc trompe, ou nos fiers ennemis
Feront moins de progrès qu'ils ne s'étaient promis.
Nos chefs et nos soldats , brûlant d'impatience,
Font lire sur leur front une niàlc assurance;
Ils s'animent l'un l'autre; et nos moindres guerriers
Se promettent déjà des moissons de lauriers.
J'ai vu de rang en rang cette ardeur répandue
Par des cris généreux éclater à ma vue :
Ils se plaignent qu'au lieu d'éprouver leur grand cœur
L'oisiveté d'un camp consume leur vigueur.
Laisserons-nous languir tant d'illustres courages?
Notre ennemi, seigneur, cherche ses avantages,
Il se sent faible encore; et, pour nous retenir, i
Ëphestion demande à nous entretenir.
Et par de vains discours....
TAXILK.
Seigneur, il faut l'entendre ;
Nous ignorons encor ce que veut Alexandre :
Peut-être est-ce la paix qu'il nous veut présenter.
PORUS.
La paix! Ah! de sa main pourricz-vous l'accepter?
Hé quoi! nous l'aurons vu, par tant d'horribles guerres.
Troubler le calme heureux dont jouissaient nos terres.
Et, le fer à la main, entrer dans nos États
Pour attaquer des rois qui ne l'offensaient pas;
Nous l'aurons vu piller des provinces entières.
Du sang de nos si;^ets faire enfler nos rivières ;
Et, quand le ciel s'apprête à nous l'abandonner.
J'attendrai qu'un tyran daigne nous pardonner !
tâxile.
Ne dites point, seigneur, que le ciel l'abandonne ;
D'un soin toujours égal sa faveur l'environne.
Un roi qui fait trembler tant d'États sous ses lois
N'est pas un ennemi que méprisent les rois.
PORUS.
Loin de le mépriser, j'admire son courage;
ACTE I, SCÈNE H. ft&
Je rends à sa valeur un légitime liommagc :
Mais je veux à mon tour mériter les tributs
Que je me sens forcé de rendre à ses vertus.
Oui y je consens qu'au ciel on élève Alexandre :
Mais si je puis, seigneur, je l'en ferai descendre ,
Et j'irai l'attaquer jusque sur les autels
Que lui dresse en tremblant le reste des mortels.
Cest ainsi qu'Alexandre estima tous ces princes
Dont sa valeur pourtant a conquis les provinces :
Si son cœur dans l'Asie eût montré quelque effroi ,
Darius en mourant l'aurait-il vu son roi?
TAXILE.
Seigneur, si Darius avait su se connaître.
Il régnerait encore où règne un autre maître.
Cependant cet orgueil qui causa son trépas
Avait un fondement que vos mépris n'ont pas :
La valeur d'Alexandre à peine était connue ;
Ce foudre était encore enfermé dans la nue.
Dans un calme profond Darius endormi,
Igooraiit jusqu'au nom d'un si faible ennemi.
U le connut bientôt; et son àme, étonnée.
De tout ce grand pouvoir se vit abandonnée ;
Il se vit terrassé d'un bras victorieux;
Et la foudre en tombant lui ût ouvrir les yeux..
POBUS,
Mais encore, à quel prix croyez-vous qu'Alexandre
Mette l'indigne paix dont il veut vous surprendre?
Demandez-le, seigneur, à cent peuples divers
Que cette paix trompeuse a je.tés dans les fers.
Non, ne nous flattons point : sa douceur nous outrage;
Toujours son amitié traîne un, long esclavage;
En vain on prétendrait n'obéir qu'à demi ,
Si l'on n'est son esclave, on est son ennemi.
TAXILE.
Seigneur, sans se montrer lâche ni témétaire ,.
Far quelque vain hommage on peut le satisfaire »
Flattons par des respects ce prince ambitieux
Que son bouillant orgueil appelle en d'autres lieux.
Cest un torrent qui passe, et dont la violence
Sur iuut ce qui l'arrête exerce sa puissance;
Qui^ grossi du débris de cent peuples divers.
GO ALEXAiNDRE.
Vout (lu bruit de son cours remplir tout l'univers.
Que sert de l'irriter par un orgueil sauvage?
D'un favorable accueil honorons son passage;
Et ^ lui cédant des droits que nous reprendrons bien ,
Rendons-lui des devoirs qui ne nous coûtent rien.
PORCS.
Qui ne nous coûtent rien, seigneur? L'osez-vous croire?
Compterai-je pour rien la perte de ma gloire?
Votre empire et le mien seraient trop achetés
S'ils coûtaient à Ponis les moindres lâchetés.
Mais croyez-vous qu'un prince enflé de tant d'audace
De son passage ici ne laissât point de trace?
Combien de rois, brisés à ce funeste écueil.
Ne régnent plus qu'autant qu'il plaît à son orgueil !
Nos couronnes , d'abord devenant ses conquêtes ,
Tant que nous régnerions flotteraient sur nos tètes;
Et nos sceptres, en proie à ses moindres dédains,
Dès qu'il aurait parlé tomberaient de nos mains.
Ne dites point qu'il court de province en province :
Jamais de ses liens il ne dégage un prince;
Et, pour mieux asservir les peuples sous ses lois.
Souvent dans la poussière il leur cherche de» rois.
Mais ces indignées soins touchent peu mon courage :
Votre seul intérêt m'inspire ce langage.
Porus n'a point de part dans tout cet entretien ,
Et, quand la gloire parle, il n'écoute plus rien.
TAXILE.
J'écoute, comme vous, ce que l'honneur m'inspin»,
Seigneur; mais il m'engage à sauver mon empire.
PORUS.
Si vous voulez sauver l'un et l'autre aujourd'hui.
Prévenons Alexandre, et marchons contre lui.
TAXILE.
L'audace et le mépris sont d'infidèles guides.
PORUS.
La honte suit de. près les courages timides.
TAXILE.
Lo peuple aime les rois qui savent l'épai-giHT,
POKU^.
li estime ciuor [»lus ceux qui savent rê;^'nor.
ACTKI, S.C£N£ If. 67
TAZILE.
Ce : conseils ne plairont qu'à des âmes hautaines.
PORUS.
Ils plairont à des rois, et peut-être à des reines.
TAXILE.
La reine ^ à vous ouïr, n'a des yeux que pour yous.
PORUS.
Un esclave est pour elle un objet de courroux.
TAXILE.
Mais croyez-Tous, seigneur, que l'amour vous ordonne
D'exposer avec vous son peuple et sa personne?
Non, non : sans vous flatter, avouez qu'en ce jour
Vous suivez votre haine, et non pas votre amour.
PORUS.
Eh bien' je l'avonerai que ma juste colère
Aime la guerre autant que la paix vous est chère :
J'avouerai que, brûlant d'une noble chaleur.
Je vais contre Alexandre éprouver ma valeur.
Du bruit de ses exploits mon âme importunée
Attend depuis longtemps cette heureuse journée.
Avant qu'il me cherchât^ un orgueil inquiet
M'avait déjà rendu son ennemi secret.
Dans le noble transport de cette jalousie.
Je le trouvais trop lent à traverser l'Asie;
Je l'attirais ici par des vœux si puissants,
Que je portais envie au bonheur des Persans;
Et maintenant encor, s'il trompait mon courage.
Pour sertir de ces lieux s'il cherchait un passage.
Vous me verriez moinmême , anné pour l'arrêter.
Lui refuser la paix qu'il nous veut présenter.
TAXILE.
Oui, sans doute, une ardeur si haute et si constante
Vous promet dans l'histoire une place éclatante ;
Et, sous ce grand dessein dussiez-vous succomber,
Au moins c'est avec bruit qu'on vous verra tomber
La reine vient. Adieu. Vantcz4ui votre zèle ;
Découvrez cet orgueil qui vous rend digne d'elle.
Pour moi, je troublerais un si noble entretien.
Et vos cœurs rougiraient des faiblesses du mien.
68 ALEXANDRE.
SCÈNE III.
PORUS, AXIANË.
AXTANE.
Quoi! Taxile me fuit! Quelle cause inconnue...?
PORUS.
11 fait bien de cacher sa honte à votre Tue :
Et^ puisqu'il n'ose plus s'exposer aux hasards^
De quel front pourrait-il soutenir vos regards?
Mais laissons-le, madame; et puisqu'il veut se rendre.
Qu'il aille avec sa sœur adorer Alexandre.
Retirons-nous d'un camp où, l'encens à la main.
Le fidèle Taxile attend son souverain.
AX1ANE
Mais, seigneur, que dit-il?
PORUS.
Il en fait trop paraître :
Cet esclave déjà m'ose vanter son maître;
Il veut que je le serve...
AXIAKR.
Ah! sans vous emporter.
Souffrez que mes efforts tâchent de l'arrêter :
Ses soupirs, malgré moi, m'assurent qu'il m'adore.
Quoi qu'il en soit, souffrez que je lui parle encore;
Et ne le forçons point, par ce cruel mépris,
D'achever un dessein qu'il peut n'avoir pas pris.
PORCS.
Hé quoi! vous en doutez; et votre âme s'assure
Sur la foi d'un amant infidèle et parjure,
Qui veut à son tyran vous Hvrer aujourd'hui^
Et croit, en vous donnant, vous obtenir de lui !
Hé bien! aidez-le donc à vous trahir vous-même :
Il vous peut arracher à mon amour extrême;
Mais il ne peut m'ôter, par ses efforts jaloux,
La gloire de combattre et de mourir pour vous.
AXIANE.
Et vous croyez qu'après une telle insolence
Mon amitié, seigneur, serait sa récompense!
Vous croyez que, mon cœur s'engageant sous sa loi.
Je souscrirais au don qu'on lui ferait de niui!
ACTE I, SCÈM£ Ilf. 69
Pouvfz-vous sans rougir m'accuser d'un tel crime?
Ai-je fait pour ce prince éclater tant d'estime?
Entre Taxile et vous s'il fallait prononcer,
Seigneur, le croyez-vous qu'on me vit balancer?
Sais-je pas que Taxile est une âme incertaine?
Que l'amour le retient quand la crainte l'entraîne ?
Sais-je pas que , sans moi , sa timide valeur
Saccomberait bientôt aux ruses de sa sœur?
Voua savez qu'Alexandre en fit sa prisonnière ,
Et qu'enfin cette sœur retourna vers son frère ;
Mais je connus bientôt qu'elle avait entrepris
De l'arrêter au piège où son cœur était pris.
PORUS.
Et VOUS pouvez encor demeurer auprès d'elle!
Que n'abandonnoz-vous cette sœur criminelle ?
Pourquoi, par tant de soins, voulez-vous épargner
Un prince...?
AXIANE.
C'est pour vous que je le veux gagner.
Vous vcrrai-je, accablé du soin de nos provinces,
Attaquer seul un roi vainqueur de tant de princes ?
Je vous veux dans Taxile offrir un défenseur
Qui combatte Alexandre en dépit de sa sœur.
Que n'avez-vous pour moi cette ardeur empressée !
Mais- d'un soin si commun votre Àme est peu blessée :
Pourvu que ce grand cœur périsse noblement.
Ce qui suivra sa mort le touche faiblement.
Vous me voulez livrer, sans secours, sans asile,
Au courroux d'Alexandre, à l'amour de Taxile,
Qui, me traitant bientôt en superbe vainqueur,
Pour prix de votre mort demandera mon cœur.
Eh bien! seigneur, allez, contentez votre envie;
Combattez; oubliez le soin de votre vie;
Oubliez que le ciel^ favorable à vos vœux,
Vous préparait peut-être un sort assez heureux.
Peut^tre qu'à son tour Axiane charmée
Allait... Mais non, seigneur, courez vers votre armée :
Un si long entretien vous serait ennuyeux ;
Et c'est vous retenir trop longtemps en ces lieux.
PORUS.
Ah, madame! aiTÔtcz, et connaissez ma flamme;
70 AL£XANDR£.
Ordonnez de mes jours, disposez de mon àmc :
La gloire y peut beaucoup, je ne m'en cache pas;
Mais que n'y peuvent point tant de divins appas!
ie ne vous dirai point que pour vaincre Âlexandi'e
Vos soldats et les miens allaient tout entreprendre;
Que c'était pour Porus un bonheur sans ég<al
De triompher tout seul aux yeux de son rival :
Je ne vous dis plus rien. Parlez en souveraine;
Mon cœur met à vos pieds et sa gloire et sa haine.
AXIANE.
Ne craignez rien; ce cœur qui veut bien m'obéir
N'est pas entre des mains qui le puissent trahir :
Non, je ne prétends pas, jalouse de sa gloire ,
Arrêter un héros qui court à la victoire.
Contre un fier ennemi précipitez vos pas ;
Mais de vos alliés ne vous séparez pas :
Ménagez-les, seigneur, et, d'une Àme tranquille.
Laissez agir mes soins sur l'esprit de Taxile ;
Montrez en sa faveur des sentiments plus doux ;
^e le vais engager à combattre pour vous.
PORUS.
Eh bien, madame, allez, j'y consens avec joie :
Voyons Ephestion , puisqu'il faut qu'on le voie ;
Mais, sans perdre l'espoir de le suivre de près.
J'attends Ephestion, et le combat après.
ACTE SECOND,
SCÈNE r.
CLËOPILE, EPHESTION.
ÊPHEST10I4.
Oui, tandis que vos rois délibèrent ensemble.
Et que tout se prépare au conseil qui s'assemble,
Madame , permettez que je vous parle aussi
Des secrètes raisons qui m'amènent ici.
Fidèle confident du beau feu de mon maître.
ACTE II, SCÈNE- I. 7t
SoufTrez que je l'explique aux yeux qui l'ont fait naître ;
Et que pour ce héros j'ose vous demander
Le repos qu'à vos rois il veut bien accorder.
Après tant de soupirs^ que faut-il qu'il espère ?
Attendez-vous encore après l'aveu d'un frère?
Voulez-vous que son cœur, incertain et confus,
Ne se donne jamais sans craindre vos refus?
Faut-il mettre à vos pieds le reste de la terre?
Faut-il donner la paix? faut-il faire la guerre?
Prononcez : Alexandre est tout prêt d'y courir,
Oo pour vous mériter, ou pour vous conquérir.
CLÊOnLE.
Puis-je croire qu'un prince au comble de la gloire
De mes faibles attraits garde encor la mémoire;
Que, traînant après lui la victoireiet l'effroi.
Il se puisse abaisser à soupirer pour moi?
Des captifs comme lui brisent bientôt leur chaîne;
A de plus hauts desseins la gloire les entraîne;
Et l'amour dans leurs cœurs, interrompu, troublé.
Sous le faix des lauriers est bientôt accablé.
Tandis que ce héros me tint sa prisonnière ,
J'ai pu toucher son cœur d'une atteinte légère :
Mais je pense, seigneur, qu'en rompant mes liens,
Alexandre à son tour brisa bientôt les siens.
ÉPHESTION.
Ah! ai VOUS l'aviez vu, brûlant d'impatience,
Compter les tristes jours d'une si longue absence.
Vous sauriez que, l'amour précipitant ses pas.
Il ne cherchait que vous en courant aux combats.
C'est pour vous qu'on l'a vu, vainqueur de tant de princes .
D'un cours impétueux traverser vos provinces.
Et briser en passant, sous l'effort de ses coups.
Tout ce qui l'empêchait de s'approcher de vous.
On voit en même champ vos drapeaux et les nôtres ;
De ses retranchements il découvre les vôtres :
Mais, après tant d'exploits, ce timide vainqueur
Craint qu'il ne soit encor bien loin de votre cœur.
Que lui sert de courir de contrée en contrée ,
S'il faut que de ce cœur vous lui fermiez l'entrée ;
Si , pour ne point répondre à de sincères vœux ,
Vous cherchez chaque jour à douter do ses fcu\ ;
7î ALEXANDRK.
Si votre esprit, armé de mille défiances...
CLÉOFILG.
Hélas! de tels soupçons sont de faibles défenses;
Et nos cœurs, se formant mille soins superflus,
Doutent toujours du bien qu'ils souhaitent le plus.
Oui, puisque ce héros veut que j'ouvre mon àmc , -
J'écoute avec plaisir le récit de sa flamme :
Je craignais que le temps n'en eût borné le cours ;
Je souhaite qu'il m'aime, et qu'il m'aime toujours.
Je dis plus : quand son bras força notre frontière.
Et dans les murs d'Omphis m'arrêta prisonnière ,
Mon cœur, qui le voyait maître de l'univers,
Se consolait déjà de languir dans ses fers;
Et, loin de murmurer contre un destin si rude ,
Il s'en fit , je l'avoue , une douce habitude ;
Et de sa liberté perdant le souvenir.
Même en la demandant, craignait de l'obtenir :
Jugez si son retour me doit combler de joie.
Mais tout couvert de sang veut-il que je le voie?
Est-ce comme ennemi qu'il se vient présenter?
Et ne me cherche-t-il que pour me tourmenter?
ÉPRESTION.
Non , madame ; vaincu du pouvoir de vos charmes ,
Il suspend aujourd'hui la terreur de ses armes;
Il présente la paix à des rois aveuglés.
Et retire la main qui les eût accablés.
Il craint que la victoire , à ses vœux trop facile,
Ne conduise ses coups dans le sein de Taxile :
Son courage, sensible à vos justes douleurs.
Ne veut point de lauriers arrosés de vos pleurs.
Favorisez les soins où son amour l'engage ;
Exemptez sa valeur d'un si triste avantage;
Et disposez des rois qu'épai^e son courroux
A recevoir un bien qu^ils ne doivent qu'à vous.
CLÉOFILE.
N'en doutez point, seigneur, mon âme inquiétée.
D'une crainte si juste est sans cesse agitée ;
Je tremble pour mon frère, et crains que son trépas
D'un ennemi si cher n'ensanglante le bras.
Mais en vain je m'oppose à l'ardeur qui l'enflamme,
Axiane et Porus tyrannisent son àmc ;
ACTE II, SCÈNE II.
Les charmes d'une reine et l'exemple d'un roi , *
Dès que je veux parler, s'élèvent contre moi.
Que n'ai-je point à craindre en ce désordre extrême !
Je crains pour lui, je crains pour Alexandre même.
Je sais qu'en Tattaquant cent rois se sont perdus;
Je sais tous ses exploits : mais je connais Porus.
Nos peuples, qu'on a vus triomphant à sa suite
Repousser les efforts du Persan et du Scythe,
Et tout fiers des lauriers dont il les a chargés ,
Vaincront à son exemple, ou périront vengés;
Et je crains...
ÉPHESTION.
Ah! quittez une crainte si vaine;
Laissez courir Porus où son malheur l'entraîne;
Que rinde en sa faveur arme tous ses États,
Et que le seul Taxile en détourne ses pas.
Mais les voici.
CLÉOFILE.
Seigneur^ achevez votre ouvrage ;
Par vos sages conseils dissipez cet orage :
Ou, s'il faut qu'il éclate, au moins souvenez-vous
I>e le faire tomber sur d'autres que sur nous.
SCÈNE IL
PORUS, TAXILE, ÉPHESTION.
ÊPHESTIOIf.
Avant que le combat qui menace vos tètes
Mette tous vos États au rang de nos conquêtes ,
Alexandre veut bien différer ses exploits,
Et vous offrir la paix pour la dernière fois.
Vos peuples, prévenus de l'espoir qui vous flatte.
Prétendaient arrêter le vainqueur de l'Euphrate ;
Mais lHydaspe, malgré tant d'escadrons épars.
Voit enfin sur ses bords flotter nos étendards :
Vous les verriez plantés jusque sur vos tranchées ,
Et de sang et de morts vos campagnes jonchées,
Si ce héros, couvert de tant d'autres lauriers.
N'eût lui-même arrêté l'ardeur de nos guerriers.
Il ne vient. point ici, souillé du sang des princes.
D'un triomphe barbare effrayer vos provinces.
74 ALEXANDRE.
Et, cherchant à briller d'une triste splendeur,
Sur le tombeau des rois éleyer sa grandeur :
Mais vous-mêmes, trompés d'un vain espoir de gloire.
N'allez point dans ses bras irriter la victoire ;
Kt lorsque son courroux demeure suspendu.
Princes, contentez-vous de l'avoir attendu.
Ne différez point tant à lui rendre l'hommage
Que vos cœurs, malgré vous, rendent à son courage ;
Et, recevant l'appui que vous offre son bras,
D'un si grand défenseur honorez vos États.
Voilà ce qu'un grand roi veut bien vous fairo entendre.
Prêt à quitter le fer, et prêt h le reprendre.
Vous savez son dessein : choisissez aujouitl'hui
Si vous voulez tout perdre , ou tenir tout de hii.
TAIILE.
Seigneur, ne croyez point' qn'une fierté baH^are
Nous fasse méconnaître une vertu si rare;
Et que dans leur orgueil nos peuples affermis
Prétendent, malgré vous, être vos ennemis.
Nous rendons ce qu'on doit aux illustres exemptes :
Vous adorez des dieux qui nous doivent leurs temples ;
Des héros qui chez vous passaient pour des mortels
En venant parmi nous ont trouvé des autels.
Mais en vain l'on prétend , chez des peuples si braves.
Au lieu d'adorateurs se faire des esclaves :
Croyez-moi , quelque éclat qui les puisse toucher.
Ils refusent l'encens qu'on leur veut arracher.
Assez d'autres Etats, devenus vos conquêtes,
De leurs rois , sous le joug , ont vu ployer les tètes :
Après tous ces États qu'Alexandre a soumis ,
N'est-il pas temps, seigneur, qu'il cherche des amis?
Tout ce peuple captif, qui tremble au nom d'un maître,
Soutient mal un pouvoir qui ne fait que de naître.
Ils ont pour s'affranchir les yeux toujours ouverts :
Votre empire n'est plein que d'ennemis couverts;
Ils pleurent en secret leurs rois sans diadèmes :
Vos fers trop étendus se relâchent d'eux-mêmes;
Et déjà dans leur cœur les Scythes mutinés
Vont sortir de la chaîne où vous nous destinez.
Essayez, en prenant notre amitié pour gage.
Ce que peut une foi qu'aucun serment n'engage;
ACTE il, SCENE n. 75
laissez un peupk, au moûis^ qui puisse quelquefois
Applaudir sans centrainte au bruit de vos exploits.
Je reçois à ce prix l^amitié d'Alexandre;
Et je Tattonds déjà comme ua roi dok attendre
Un héros dont la gk>ire accompagne les pas.
Qui peut tout sur mon cœur, et rien sur mes États.
PORUS.
le croyais j quand ra>ydaspe> assemblant ses provinces,
Au secours de aes bonis fit voler tous ses princes,
Qu'il n'axait avec moi, dans des desseins si grands.
Engagé que des rois ennemis des tyrans :
Mais puisqu'un roi^ flattant la main qui nous menace,
Parmi. ses alliés brigue une indigne place,
Cest à moi de répondre aux vœux de mon pays.
Et de parler pour eeux qi^e Taxile a trahis.
Que vient chercher ici le roi qui vous envoie? *
Qu^l est ee grand secours que son bras nous octroie?
De quel front ose-Vil cendre sous son appui
Des peuples qui n'ont point d'autre ennemi que lui?
Avant que sa fureur ravageât tout le monde,
L'Inde se reposait dans une paix profonde ;
El y si quelques voisins en troublaient les douceurs ,
Il portait dans son sein d'assez bons défenseui-s.
Pourquoi nous attaquer? Par quelle barbarie
A-t-on de vptre mahre excité la furie ?
Vît-on jamais chez lui nos peuples en courroux
Désoler un pays inconnu parmi nous?
Faut-il que tant d'Ëtats, de déserts, de rivières.
Soient entre nous et lui d'impuissantes barrières?
Et ne saurait-on vivre au bout de l'univers
Safts coBoaltre son nom et le poids de ses fers?
Quelle étrange valeur, qui, ne cherchant qu'à nuire ,
Embrase tout sitôt qu'elle commence à luire ;
Qui n'a que son orgueil pour règle et pour raison ;
Qui veut que l'anivers ne soit qu'une prison ,
Et que, maître absolu de tous tant que nous sommes ,
Ses esclaves en nombre égalent tous les hommes !
Plus d'États, pins de rots : ses sacrilèges mains
Dessous un même* joug rangent tous les humains.
Dans son avide orgueil je sais qu'il nous dévore :
De tant de souverains nous seuls régnons encore.
7G ALEXANDRE.
Mais que dis-je^ nous seuls? il ne reste que moi
Où Ton découvre encor les vestiges d'un roi.
Mais c'est pour mon courage une illustre matière :
Je vois d'un œil content trembler la terre entière ,
Afin que par moi seul les mortels secourus ,
S'ils sont libres 9 le soient de la main de Porus;
Et qu'on dise partout, dans une paix profonde :
« Alexandre vainqueur eût dompté tout le monde ;
<x Mais un roi l'attendait au bout de l'univers,
(c Par qui le monde entier a vu briser ses fers. »
ÉPRBSnOlf.
Votre projet du moins nous marque un grand courage ;
Mais 9 seigneur, c'est bien tard s'opposer à l'orage :
Si le monde penchant n'a plus que cet appui y
Je le pleins, et vous plains vous-même autant que luU
Je ne vous retiens point; marchez contre mon maître :
Je voudrais seulement qu'on vous l'eût fait connaître.
Et que la renommée eût voulu, par pitié ,
De ses exploits au moins vous conter la moitié;
Vous verriez...
PORCS.
Que verrais-je, et que pourrais-je apprendre
Qui m'abaisse si fort au-dessous d'Alexandre?
Serait-ce sans effort les Persans subjugués ,
Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués?
Quelle gloire en effet d'accabler la faiblesse
D'un roi déjà vaincu par sa propre mollesse.
D'un peuple sans vigueur et presque inanimé ,
Qui gémissait sous l'or dont il était armé ,
Et qui, tombant en foule, au lieu de se défendre ^
N'opposait que des morts au grand cœur d'Alexandre?
Les autres, éblouis de ses moindres exploits.
Sont venus à genoux lui demander des lois;
Et, leur crainte écoutant je ne sais quels oracles.
Ils n'ont pas cru qu'un dieu pût trouver des obstacles.
Mais nous, qui d'un autre œil jugeons des conquérants.
Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans;
Et, de quelque façon qu'un esclave le nomme.
Le fils de Jupiter passe ici pour un homme.
Nous n'allons point de fleurs parfumer son chemin :
Il nous touve partout les armes à la main :
ACTE 11, SCÈNE III. 77
Il voit à chaque pas arrêter ses conquêtes;
Un seul rocher ici lui coâte plus de têtes ,
Plus de soins 9 plus d'assauts, et presque plus de temps
Que n'en coâte à son bras l'empire des Persans.
Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,
L or qui nait sous nos pas ne corrompt point nos âmes. .
La gloire est le seul bien qui nous puisse tenter,
Eiie seul que mon cœur cherche à lui disputer ;
Ces! elle...
ÉPBBSnON , en M levant.
fit c'est aussi ce que cherche Alexandre :
A de moindres objets son c(Biir ne peut descendre.
C'est ce qoi, Tarrachant du sein de ses États^
Au trône de Gynis lui fit porter ses pas.
Et, du plus ferme empire ébranlant les colonnes.
Attaquer, conquérir, et donner les couronnes.
Et puisque votre oigueil ose lui disputer
La gloire du pardon qu'il vous fait présenter.
Vos yeux, dès aujourd'hui témoins de sa victoire ,
Verront de quelle ardeur il combat pour la gloire ;
Bientôt le fer en. main vous le verrez marcher.
poaus.
Allez donc : je l'attends, ou je le vais chercher.
SCÈNE III.
PORUS, TAXILE.
TAXILE.
Quoi ! vous voulez, au gré de votre impatience...
PORUS.
Non, je ne prétends point troubler voire alliance :
Ëphestion , aigri seulement contre moi ,
De vos soumissions rendra compte à son roi.
Les troupes d'Axiane , à me suivre engagées ,
Attendent le combat sous mes drapeaux rangées ;
De son trône et du mien je soutiendrai Téclat;
Et vous serez, seigneur, le juge du combat :
A moins que votre cœur, animé d'un beau zèle ,
De vos nouveaux amis n'embrasse la querelle.
7S ALEXANDRE.
SCÈNE IV.
AXIANE, PORUS, TAXILE.
AXIARE^ a Taxilc.
Ab! que dit-on de tous, seigneur! Nos ennemis
Se vantent que Taxile est & moitié soumis;
Qu'il ne marchera point contre un roi qu*il respecte.
TAXILE.
La foi d'un ennemi doit ôtre nn peu suspecte^
Madame; avec le temps ils mA connattront mieux.
axi'b.
Démentez donc, seigneur, ce bruit injurieux;
De ceux qui l'ont semé confondez l'insolence;
Allez, comme Porus, les forcer au silence.
Et leur faire sentir, par un Juste courroux ,
Qu'ils n'ont point d'ennemi plus funeste que voas.
TAXILB.
Madame, je m'en vais disposer mon armée.
Écoutez moins ce bruit qui tous tient alarmée :
Porus fait son devoir; et je ferai le mien.
SCÈNE V.
AXIANE, PORUS.
AXIANE.
Cette sombre (Voidcur ne m'en dit pourtant rien ,
Lâche l et ce n'est point là, pour me le faire croire,
La démarche d'un roL qui court à la victoire.
11 n'en faut plus douter, et nous sommes trahis :
il immole à sascBUi^ sa gloire et son pa^s;
Et sa haine, seigneur, qui cherche à vous abattre ,
Attend pour éclater que vous alliez combattre.
poaus.
Madame, en le perdant je peids un faible appui;
Je le connaissais trop pour m'assurcr sur lui.
Mes yeux sans se troubler ont vu son inconstance :
Je craignais beaucoup plus sa moUe résistance.
Un traître, en nous quittant pour complaire à su sœur.
Nous affaiblit bien moins qu'un lâche défenseur.
ACTE II, SCÈNE V. 79
AXIANE.
Et cepcndaut, seigneur^ qu'allez-yous entreprendre?
Vous marchez sans compter les forces d'Alexandre ;
Et, courant presque seul au-devant de leurs coups,
Contre tant d'ennemis vous n'opposez que vous.
POKUS.
Hé quoi! voudriez-vous qu'à l'exemple d'un traître
Ma firayeor conspirât à vous donner un maître; .
Que Poros, dans un camp se laissant arrêter.
Refusât le combat qu'il vient de présenter?
Non, non, je n'en crois rien. Je connais mieiH, madame,
Le beau feu que la gloire allume dans voire àifie :
C'est vous, je m'en souviens, ddiKles puissants si^ppas
Excitaient tous nos rois, les traînaient aux combats;
Et de qui la fierté , refusant de se rendre.
Ne voulait pour amant qu'un vainqueur d'Alexandre.
il faut vaincre; et j'y cours, bien moi&s pour éviter
Le titre de captif, que pour le mériter.
Oui, madame, je vais, dans l'ardeur qui m'enfrainc ,
Victorieux ou mort, mériter votre chaîne;
Et puisque mes soupira s'expliquaient vainement
A ce œur que la gloire occupe seulement.
Je m'en vais, par l'éclat qu'une victoire donne ,
Attacher de si près la gloire à ma personne , .
Que je pourrai peut-être amener votre cœur
De l'amour de la gloire à l'amour du vainqueur.
AXIANE.
Eh bien, seigneur, allez. Taxile aura peut-être
Des sujets dans son camp phis braves que leur maître ;
Je vais les exciter par on dernier effort :
Après, dans votre camp j'attendrai votre sort.
Ne vous informez point de l'état de mon âme :
Triomphez, et vivez.
poaus.
Qo'attendez-votts, madame?
Pourquoi dès ce moment ne puis<j« ]>as savoir
Si mes tristes soupirs ont pu vous émouvoir?
Voulec-»vous (car le sort, adorable Axiane,
A ne vous plus revoir peut-être mn condamna' ) ,
Voulez-vous qu'en mourant un prince inforliiiie
Ignocc à quelle gloire il était des(iT^i?
80 ALKXAM>RK.
Parlez.
AXIANE.'
Que vous dirai-je?
PORUS.
Ah ! divine princesse ,
Si vous sentiez pour moi quelque heureuse faiblesse ,
Ce cœur, qui me promet tant d'estime en ce jour.
Me pourrait bien encor promettre un peu d'amoui*. .
Contre tant de soupirs peut-il bien se défendre?
Pout-il... -
AXIAKE.
Allez ^ Seigneur, marchez contre Alexandre
La victoire est à vous^ si ce fameux vainqueur
Ne se défend pas mieux contre vous que mon cœur.
ACTE TROISIEME.
SCÈNE L
AXIANE,CLÉ0F1LE.
AXIANE.
Quoi! madame > en ces lieux on me tient enfermée i-
Je ne puis au combat voir marcher mon armée !
Ët^ commençant par moi sa noire trahison,
Taxile de son camp me fait une prison 1
C'est donc là cette ardeur qu'il me faisait paraître !
Cet humble adorateur se déclare n\on maître !
Et déjà son amour , lassé de ma rigueur, .
Captive ma personne au défaut de mon cœur!
CLÊOFILE.
Expliquez mieux les soins et les justes alarmes
D'un roi qui pour vainqueur ne connaît que vos charmes
Et regardez , madame , avec plus de bonté
l/ardeur qui l'intéresse à votre sûreté*
Tandis qu'autour de nous deux puissantes armées. ,
D'une égale chaleur au combat animées ,
De leur fureur partout font voler Jes éclats.
De quel autre côté conduiriez-vous vos pas?
ACTE m, SCÈNE 1. 8i
OÙ pourricz-vous ailleurs éviter la tempête?
Vn plein calme en ces lieux assure votre tête.
Tout est tranquille...
AXIAIVE.
Et c'est cette tranquillité
Dont je ne puis souffrir l'indice sûreté.
Quoi! lorsque mes si^'ets, mourant dans une plaine^
Sur les pas de Porus combattent pour leur reine ;
Qu'au prix de tout leur sang ils signalent leur foi ;
Que le cri des mourants vient presque jusqu'à moi ;
On me parie de paix! et le camp de Taxiie
Garde dans ce désordre une assiette tranquille!
On flatte ma douleur d'un calme injurieux!
Sur des objets de joie on arrête mes yeux !
CLÉOFU.E.
Madame , voulez-vous que l'amour de mon frère
Abandonne aux périls une tête 31 chère ?
Il sait trop les hasards...
AXUNB.
Et pour m'en détourner
Ce généreux amant me fait emprisonner !
Et, tandis que pour moi son rival se hasarde.
Sa paisible valeur me sert ici de garde !
CLÉOFILB.
Que Porus est heureux! le moindre éloignement
A votre impatience est un cruel tourment;
Et, si l'on vous croyait, le soin qui vous travaille
Vous le ferait chercher jusqu'au champ de bataille.
-^ AXUNB.
le ferais plus, madame : un mouvement si beau
Me le ferait chercher jusque dans le tombeau.
Perdre tous mes États, et voir d'un œil tranquille
Alexandre en payer le cœur de Gléofile.
CLÉOFILE.
Si vous cherchez Porus, pourquoi m'abandonner?
Alexandre en ces lieux pourra le ramener.
Permettez que, veillant au soin de votre tète,
A cet heureux amant l'on garde sa conquête.
AXIANE.
Vous triomphez, madame; et déjà votre cœur
iVole vers Alexandre, et le nomme vainqueur.
82 ALEXANDRE.
Mais^ sur la seule foi d'un amour qui vous llattc,
Peut-ôtre avant le temps ce grand orgueil éclate.
Vous poussez un peu loin vos vœux précipités ,
Ei vous croyez trop tôt ce que tous souhaitez.
Oui, oui...
CLÉOFILE.
Mon frèrç vient; et nous allons apprendre
Qui de nous dcux> madame, aura pu se méprendre.
AXIANE.
Ah! je n'en doute plus; et ce front satisfait
Dit assez à mes yeux que Porus est défait.
SCÈNE II.
TAX1LE,AX1ANE, CLÉOFILE.
TAXILE.
Madame , si Porus ^ avec moins de colère,
Eût suivi les conseils d'une amitié sincère ,
11 m'aurait en effet épargné la douleur
De vous venir moi-même annoncer son malheur.
AX1ANE.
Quoi! Porus...
TAXILE.
Cen est fait; et sa valeur trompée
Des maux que j'ai prévus se voit enveloppée.
Ce n'est pas (car mon cœur > respectant sa vertu ,
N'accable point encore un rival abattu ) ,
Ce n'est pas que son bras^ disputant la victoire,
N'en ait aux euncmis ensanglanté la gloire ;
Qu'elle-même, attachée à ses faits éclatants.
Entre Alexandre et lui n'ait douté quelque temps :
Mais enfin contre moi sa vaillance irritée
Avec trop de chaleur s'était précipitée.
J'ai vu ses bataillons rompus et renversés.
Vos soldats en désordre, et les siens dispersés;
Et lui-même , à là fin, entraîné dans leur fuite ,
Malgré lui du vainqueur éviter la poursuite;
Et, de son vain courroux trop tard désabusé.
Souhaiter le secours qu'il avait refusé.
AXIANE.
Qu'il avait refusé! Quoi donc! pour ta patrie
ACTE III, SCÈNK If. 8J
Ton indigne cmirage attend que Ton te prie!
Il faut donc 9 malgré toi^ te traîner aux combats»
Kt te forcer toi-même à saurer tes États 1
L'exemple de Poras, puisqu'il faut qu'on t'y porte.
Dis-moi^ n'était^^e pas une voix assez forte?
Ce héros en péril, ta maîtresse en danger.
Tout l'État périssant n'a pu f encourager!
Va, tu sers bien le maître à qui ta sœur te donne.
Achève, et fais de moi ce que sa haine ordonne ;
Garde à tous les vaincus un traitement égal;
Enchaîne ta maîtresse en livrant ton rival.
Aussi bien c'en est fait, sa disgrâce et ton crime
Ont placé dans mon cœur ce héros magnanime.
Je l'adore; et je veux, avant la fin du jour.
Déclarer à la fois ma haine et mon amour;
Lui vouer, à tes yeux, une amitié fidèle ,
Et te jurer, aux siens, une haine immortelle.
Adieu. Tu me connais : aime-moi si tu veux.
TAXILE.
Ah ! n'espérez de moi que de sincères vœux ,
Madame : n'attendez ni menaces ni chaînes;
Alexandre sait mieux ce qu'on doit à des reines.
Souffrez que sa douceur, vous oblige à garder
Un trône que Porus devait moins hasarder :
Et moi-même en aveugle on me verrait combattre
La sacrilège main qui le voudrait abattre.
AXIARE.
Quoi ! par l'un de vous deux mon sceptre raffermi
Deviendrait dans mes mains le don d'un ennemi I
Et sur mon propre trône on me verrait plarée
Par le même tyran qui m'en aurait chassée !
TAXnJC.
Des reines et des rois vaincus par sa valeur
Ont laissé par ses soins adoucir leur malheur.
Voyez de Darius et la femme et la mère;
L'une le traite en fils, l'autre le traite en frère.
AXIANB.
Non , non , je ne sais point vendre mon aifiilié ,
Caresser un tyran , et régner par pitié.
Penses-tu que j'imite une faible Persane;
Qu'à la cour d'Alexandre on retienne Axiane;
82 ALEXANDRE.
Mais^ sur la seule foi d'un amour qui vous flatte,
Peut-être avant le temps ce grand orgueil éclate.
Vous poussez un peu loin vos vœux précipités ,
Et vous croyez trop tôt ce que tous souhaitez.
Oui, oui...
CLÉ<»PILE.
Mon frèrç vient ; et nons allons apprendre
Qui de nous deux, madame, aur«t pu se méprendre.
AXIANE.
Ah! je n'en doute plus; et ce front satisfait
Dit assez à mes yeux que Porus est défait.
SCÈNE IL
TAXILE, AXIANE, CLÉOFILK.
TAXILE.
Madame , si Porus, avec moins de colère.
Eût suivi les conseils d'une amitié sincère ,
Il m'aurait en effet épargné la douleur
De vous venir moi-même annoncer son malheur.
AXIANE.
Quoi! Porus...
TAXILE.
C'en est fait; et sa valeur trompée
Des maux que j'ai prévus se voit enveloppée.
Ce n'est pas (car mon cœur, respectant sa vertu,
N'accable point encore un rival abattu ) ,
Ce n'est pas que son bras, disputant la victoire,
IS'en ait aux ennemis ensanglanté la gloire ;
Qu'elle-même , attachée à ses faits éclatants.
Entre Alexandre et lui n'ait douté quelque temps :
Mais enfin contre moi sa vaillance irritée
Avec trop de chaleur s'était précipitée.
J'ai vu ses bataillons rompus et renversés.
Vos soldats en désordre, et les siens dispersés;
Et lui-même , à là fin , entraîné dans leur fuite ,
Malgré lui du vainqueur éviter la poursuite ;
Et, de son vain courroux trop tard désabusé.
Souhaiter le secours qu'il avait refusé.
AUANE.
Qu'il avait refusé! Quoi donc! pour ta patrie
ACTE III, SCÈNK If. 8J
Ton indigne courage attend que l'on te prîo!
il faut donc^ malgré toi^ te traîner aux combats,
Kt te forcer toi-même à sauver tes fitats 1
L'exemple de Porus^ puisqu'il faut qu'on t'y porte.
Dis-moi , n'étaitrH^e pas une voix assez forte ?
Ce héros en péril, ta maîtresse en danger.
Tout TÉtat périssant n'a pu f encourager!
Va, tu sers bien le maître à qui ta sœur te donne.
Achève , et fais de moi ce que sa haine ordonne ;
Garde à tous les vaincus un traitement égal ;
Enchaîne ta maîtresse en livrant ton rival.
Aussi bien c'en est fait, sa disgrâce et ton crime
Ont placé dans mon cœur ce héros magnanime.
Je l'adore; et je veux, avant la (in du jour.
Déclarer à la fois ma haine et mon amour ;
Lui vouer, à tes yeux, une amitié fidèle.
Et te jurer, aux siens ^ une haine immortelle.
Adieu. Tu me connais : aime-moi si tu veux.
TAXILE.
Ah ! n'espérez de moi que do sincères vœux ,
Madame : n'attendez ni menaces ni chaînes ;
Alexandre sait mieux ce qu'on doit à des reines.
Souffrez que sa douceur vous oblige à garder
Un trône que Porus devait moins hasarder :
Et moi-même en aveugle on me verrait combattre
La sacrilège main qui le voudrait abattre.
AXIÀlfE.
Quoi ! par l'un de vous deux mon sceptre raffermi
Deviendrait dans mes mains le don d'un ennemi !
Et sur mon propre trône on me verrait placée
Par le môme tyran qui m'en aurait chassée !
TAXILE.
Des reines et des rois vaincus par sa valeur
Ont laissé par ses soins adoucir leur malheur.
Voyez de Darius et la femme et la mère;
L'une le traite en fils, l'autre le traite en frère.
AXUTIB.
Non , non , je ne sais point vendre mon aitiitié ,
Caresser un tyran , et régner par pitié*
Penses-tu que j'imite une faible Persane;
Qu'à la cour d'Alexandre on retienne Axiane;
8?. ALEXANDRE.
Mais^ sur la seule foi d'un amour qui vous flatte.
Peut-être avant le temps ce grand orgueil éclate.
Vous poussez un peu loin vos vœux précipités »
El vous croyez trop tôt ce que tous souhaitez.
Oui, oui...
CLÉOPILE.
Mon frèrç vient; et nous allons apprendre
Qui de nous deux, madame, aur«t pu se méprendre.
AXIANE.
Ah! je n'en doute plus; et ce front satisfait
Dit assez à mes yeux que Porus est défait.
SCÈNE IL
TAXILE,AXIANE, CLÉOFILE.
TÀXILE.
Madame , si Porus , avec moins de colère,
Eût suivi les conseils d'une amitié sincère ,
Il m'aurait en effet épargné la douleur
De vous venir moi-même annoncer son malheur.
AX1ANE.
Quoi! Ponis...
TAXILE.
Cen est fait; et sa valeur trompée
Des maux que j'ai prévus se voit enveloppée.
Ce n'est pas (car mon cœur, respectant sa vertu ,
N'accable point encore un rival abattu ),
Ce n'est pas que son bras, disputant la victoire,
N'en ait aux ennemis ensanglanté la gloire ;
Qu'elle-même, attachée à ses faits éclatants.
Entre Alexandre et lui n'ait douté quelque temps :
Mais enfin contre moi sa vaillance irritée
Avec trop de chaleur s'était précipitée.
J'ai vu ses bataillons rompus et renversés.
Vos soldats en désordre, et les siens dispersés;
Et lui-même, à là fin, entraîné dans leur fuite ,
Malgré lui du vainqueur éviter la poursuite;
Et, de son vain courroux trop tard désabusé.
Souhaiter le secours qu'il avait refusé.
AXIANE.
Qu'il avait refusé! Quoi donc! pour ta patrie
ACTE III, SCÈNE H. 8J
Ton indigne courage attend que l'on te prie!
Il faut donc^ malgré toi^ te tramer aux combats»
Et te forcer toi-même à sauver tes États 1
L'exemple de Porus, puisqu'il faut qu'on t'y porte.
Dis-moi^ n'était^^e pas une voix assez forte?
Ce héros en périls ta maîtresse en danger ,
Tout l'État périssant n'a pu f encourager!
Va, tu sers bien le mattre à qui ta sœur te donne.
Achève , et fais de moi ce que sa haine ordonne ;
Garde à tous les vaincus un traitement égal ;
Enchaîne ta maîtresse en livrant ton rival.
Aussi bien c'en est fait, sa disgrâce et ton crime
Ont placé dans mon cœur ce héros magnanime.
Je l'adore; et je veux, avant la fin du jour.
Déclarer à la fois ma haine et mon amour;
Lui vouer, à tes yeux, une amitié fidèle,
Et te jurer, aux siens, une tiainc immortelle.
Adieu. Tu me connais : aime-moi si tu veux.
TAXILC.
Ah ! n'espérez de moi que de sincères vœux ,
Madame : n'attendez ni menaces ni chaînes ;
Alexandre sait mieux ce qu'on doit à des reines.
Souffrez que sa douceur, vous oblige à garder
Un. trône que Porus devait moins hasarder :
Et moi-même en aveugle on me verrait combattre
La sacrilège main qui le voudrait abattre.
AXIARE.
Quoi ! par l'un de vous deux mon sceptre raffermi
Deviendrait dans mes mains le don d'un ennemi I
Et sur mon propre trône on me verrait placée
Par le môme tyran qui m'en aurait chassée !
TAXnJC.
Des reines et des rois vaincus par sa valeur
Ont laissé par ses soins adoucir leur malheur.
Voyez de Darius et la femme et la mère;
L'une le traite en fils, l'autre le traite en frère.
AXUTie.
Non , non , je ne sais point vendre mon aitiitié ,
Caresser un tyran , et régner par pitié.
Penses-tu que j'imite une faible Persane ;
Qu'à la cour d'Alexandre on retienne Axiane ;
82 ALEXANDRE.
Mais^ sur la seule foi d'un amour qui vous Halle,
Peul-èlre avanl le temps ce grand orgueil éclalc.
Vous poussez un peu loin vos vœux précipités »
El vous croyez trop tôt ce que tous souhaitez.
Oui, oui...
CLÉOPILE.
Mon frèrç vient; et nous allons apprendre
Qui de nous dcux> madame, aurd pu se méprendre.
AZIANE.
Ah! je n'en doute plus; et ce front satisfait
Dit assez à mes yeui que Porus est défait.
SCÈNE II.
TAXILE, AXIANE, CLÉOFILE.
TAXILE.
Madame , si Porus > avec moins de colère.
Eût suivi les conseils d'une amitié sincère ^
H m'aurait en effet épargné la douleur
De vous venir moUmèffie annoncer son malheur.
AX1ANE.
Quoi! Porus...
TAXILE.
Cen est fait; et sa valeur trompée
Des maux que j'ai prévus se voit enveloppée.
Ce n'est pas (car mon cœur^ respectant sa vertu ,
N'accable point encore un rival abattu ) ,
Ce n'est pas que son bras^ disputant la victoire,
N'en ait aux ennemis ensanglanté la gloire ;
Qu'elle-même, attachée à ses faits éclatants.
Entre Alexandre et lui n'ait douté quelque temps :
Mais enfin contre moi sa vaillance irritée
Avec trop de chaleur s'était précipitée.
J'ai vu ses bataillons rompus et renversés.
Vos soldats en désordre, et les siens dispersés;
Et lui-même, à là fin, entraîné dans leur fuite.
Malgré lui du vainqueur éviter la poursuite ;
Et, de son vain courroux trop tard désabuse.
Souhaiter le secours qu'il avait refusé.
AXIANE.
Qu'il avait refusé! Quoi donc! pour ta patrie
ACTE III, SCÈNE If. gj
Ton indigne courage attend que l'on te prie!
Il faut donc, malgré toi, te traîner aui combats,
Et te forcer toi-même à sauver tes États !
L'exemple de Porus, puisqu'il faut qu'on t'y porte.
Dis-moi, n'étaitr^e pas une voix assez forte?
Ce héros en péril, ta maîtresse en danger.
Tout l'État périssant n'a pu f encourager!
Va, lu sers bien le maître à qui ta sœur te donne.
Achève, et fais de moi ce que sa haine ordonne ;
Garde à tous les vaincus un traitement égal ;
Enchaîne ta maîtresse en livrant ton rival.
Aussi bien c'en est fait, sa disgrâce et ton crime
Ont placé dans mon cœur ce héros magnanime.
Je l'adore; et je veux, avant la fin du jour.
Déclarer à la fois ma haine et mon amour;
Lui vouer, à tes yeux, une amitié fidèle ,
Et te jurer, aux siens, une haine immortelle.
Adieu. Tu me connais : aime-moi si tu veux.
TAXILE.
Ah ! n'espérez de moi que de sincères vœux ,
Madame : n'attendez ni menaces ni chaînes ;
Alexandre sait mieux ce qu'on doit à des reines.
Souffrez que sa douceur vous oblige à garder
Un trône que Porus devait moins hasarder :
Et moi-même en aveugle on me verrait combattre
La sacrilège main qui le voudrait abattre.
AXIAHE.
Quoi! par l'un de vous deux mon sceptre raffermi
Deviendrait dans mes mains le don d'un ennemi I
Et sur mon propre trône on me verrait placée
Par le môme tyran qui m'en aurait chassée !
TAXILE.
Des reines et des rois vaincus par sa valeur
Ont laissé par ses soins adoucir leur malheur.
Voyez de Darius et la femme et la mère;
L'une le traite en fils, l'autre le traite en frère.
AXIAIie.
Non , non , je ne sais point vendre mon aiïiitié ,
Caresser un tyran , et régner par pitié*
Penses-tu que j'imite une faible Persane;
Qu'à la cour d'Alexandre on retienne Axiane;
ê% ALEXANDRE.
Et qu'avec mon tainquciur courant tout l'univers
J'aille vanter partout la douceur de ses fers?
S'il donne les États, qu'il te donne les nôtres;
Qu'il te pare, s'il veut, des dépouilles des autres.
Règne : Porus ni moi n'en serons point jaloux;
Et tu seras encor plus esclave que nous.
J'espère qu'Alexandre, amoureux de sa gloire.
Et fâché que ton crime ait souillé sa victoire.
S'en lavera bientôt par ton propre trépas.
Des traîtres comme toi font souvent des ingrats;
Et, de quelques faveurs que sa main t'éblouissc.
Du perfide Bessus regarde le supplice.
Adieu.
SCÈNE III.
CLÉOFILE, TAXILE.
CLÉOnLE.
Cédez, mon frère , à ce bouillant transport :
Alexandre et le temps vous rendront le plus fort;
Et cet âpre courroux , quoi qu'elle eu puisse dire ,
Ne s'obstinera point au refus d'un empire.
Maître de ses destins, vous l'êtes de son cœur.
Mais, dites-moi, vos yeux ontrils vu le vainqueur?
Quel traitement, mon frère, en devons-nous attendre.
Qu'a-4-il dit?
TAXILE.
Oui, ma sœur, j'ai vu votre Alexandre.
D'abord, ce jeune éclat qu'on remarque en ses traits
M'a semblé démentir le nombre de ses faits;
Mon cœur, plein de son nom, n'osait, je le confesse.
Accorder tant de gloire avec tant de jeunesse :
Mais de ce même front l'héroïque fierté.
Le feu de ses regards, sa haute majesté.
Font connaître Alexandre ; et certes son visage
Porte de sa grandeur l'infaillible présage;
Et, sa présence auguste appuyant ses projets,
Ses yeux comme son bras font partout des sujets.
Il sortait du combat. Ébloui de sa gloire ,
Je croyais dans ses yeux voir briller la victoire.
Toutefois, à ma vuo oubliant sa fierté.
ACTE III, SCÈÏIE V. 8
Il a fait à son tour éclater sa bonté.
Se» transports ne m'ont point déguisé sa tendresse.
« Retournez, m'a t-tl dit, auprès de la princesse :
« Disposez ses beaux yeux à revoir un yainqueur
« Qui va mettre à ses pieds sa victoire et son cœur. »
il marche sur mes pas. Je n'ai rien à vous dire.
Ma sœur : de votre sort je vous laisse l'empire;
Je vous confie encor la conduite du mien.
CLÉOnLB.
Vous aurez tout pouvoir, ou je ne pourrai rien.
Tout va vous obéir, si le vainqueur m'écoute.
TAXILC.
Je vais donc... Mais on vient. C'est lui-même sans doute.
SCÈNE IV.
ALEXANDRE, TAXILE, GLËOFILE, ËPHËSTION,
SVTTE D'ALEXANDRE
ALEXANDRE.
Allez, Éphestion. Que l'on cherche Porus;
Qa'on épargne sa vie et le sang des vaincus.
SCÈNE V.
ALEXANDRE, TAXILE, CLÉOFILE.
ALEXANDRE, k Taxile.
Seigneur, est-il donc vrai qu'une reine aveuglée
Vous préfère d'un roi la valeur déréglée?
Mais ne le craignez point : son empire est à vous ;
D'une ingrate à ce prix fléchissez le courroux.
liaitre de deux États, arbitre des siens mêmes.
Allez avec vos vœux offrir trois diadèmes.
TAXILE.
Ah! c'en est trop, seigneur : prodiguez un peu moins...
ALEXANDRE.
Vous pourrez à loisir reconnaître mes soins.
Ne tardez point, allez où l'amour vous appelle;
Et couronnez vos feux d'une palme si belle.
8€ ALKXAMDRK.
SCÈNE VI.
ALEXANDRE, CLEOFILE.
ALBXAIIDRE.
Madame, à son amonr je promets mon appui :
Ne puis-je rien pour moi quand je puis tout pour lui ?
Si prodigue envers lui des fruits de U victoire.
N'en auvai-je pour. moi qu'une stérile gloire?
Les sceptres devant oos ou rendus on donnés ,
De mes propres lauriers mes amis couronnés.
Les biens que j'ai conquis répandus sur leurs tètes ,
Font voir que je soupire après d'autres conquêtes.
Je vous avais promis que l'effort de mon bras
M'approcherait bientôt de vos divins appas;
Mais, dans ce même temps, souvenez-vous, madame,
Que vous me promettiez quelque place en votre âme.
Je suis venu : l'amour a combattu pour moi;
La victoire elle-même a dégagé ma foi ;
Tout cède autour de vous : c'est à vous de vous rendre;
Votre cœur l'a promis, voudra-t-il s'en défendre?
E lui seul pourrait-il échapper aujourd'hui
A l'ardeur d'un vainqueur qui ne cherche que lui?
CLéOFILE.
Non , je ne prétends pas que ce cœur inflexible
Garde seul contre vous le titre d'invincible;
Je rends ce que je dois à l'ùelat des vertus
Qui lifînnent sous vos pieds cent peuples abattus.
Les Indiens domptés sont vas moindres ouvrages;
Voa^ inspirez la crainte aax plus fermes courages;
Et, <|iiand vous le vnudroz, vos bontés, à leur tour,
Dau!^ les cœurs les plus durs inspircrant Ta^îioiir.
Mais , j^ei^eur, cet éclat ^ ces victoire s , ces charmes ,
Me t" nil^l'^Fit fui-t souvent par de justes Alarm*^s ; -
Je crains que, satisfait d'avoir conquis un cœur»
Vous ne l'abandonniez à sa triste langueur;
Qu'insensible à l'ardeur que vous aurez causée»
Votre âme ne dédaigne une conquête aisée.
On attend peu d'amour d'un héros tel que vous :
La gloire fit toujours vos transports les plus doux;
Kl peut-être, an moment que ce j^rand rœur soupire,
ACTE m, SCËf<IE VI. 67
La gloire de me vaincre est tout ce qu'il délire .
ALEXANDRE.
Que vous connaissez mal les violents désirs
D'un amour qui vers vous porte tous mes soupirs !
J'avouerai qu'autrefois.^ au milieu d'une armée.
Mon oœar ne soupirait que pour La renommée;
Les peuples et les rois» devenus mes sujets ,
Étaient seuls à mes vœux d'assez dignes objets.
Les beautés de la Perse à mes yeux présentées ,
Aussi bien que ses rois, ont paru surmontées :
Mon cœur, d'un fier mépris armé contre leurs traits ,
N'a pas du moindre hommage honoré leurs attraits;
Amoureux d6 la t^lotre, et partout invincible,
11 mettait son bonheur à paraître insensible.
Mais, hélas l que vos yeux, ces aimables tyrans.
Ont produit sur mon cœur des effets différents !
Ce grand nom de vaiaqœur n'est plus ce qu'il souhaite ;
11 vient avec plaisir avouer sa défaite :
Heureux si,. votre cœur se laissant émouvoir.
Vos beaux yeux à kur tour avouaient leur pouvoir!
Voulez-vous donc toujours douter de leur victoire.
Toujours de mes exploits me reprocher la gloire?
Comme si les beaux nœuds où vous me tenez pris
Ne devaient arrêter que de faibles esprits.
Par des faits tout nouveaux je m'en vais vous apprendre
Tout ee que peut Tamour sur le cœur d'Alexandre :
Maintenant que mon bras, englué sous vos lois.
Doit soutenir mon nom et le vôtre à la fois.
J'irai rendre fameux, par l'éclat de la guerre,
Des peuples inconnus au reste de la terre.
Et vous faire dresser des autels en des lieux
Gù leurs sauvages mains en refusent aux dieux.
CLÉOflLE.
Oui, vous y traînerez la victoire captive;
Mais je doute, seigneur, que l'amour vous y suive.
Tant d'États, tant de mers qui vont nous désunir,
N'effaceroiil bientôt de votre souvenu*.
Quand l'océan troublé vous verra sur son onde
Achever quelque jour la conquête du monde;
Quand vous verrez les rois tomber à vos genoux ,
Et la terre en tremblant se taire devant v<vus ;
88 ALEXANDRE.
Soiigerez-vouS; seigneur^ qu'une jeune princesse
Au fond de ses États vous regrette sans cesse y
Et rappelle en son cœur les moments bienheureux
Où ce grand conquérant l'assurait de ses feux?
ALEXANDRE.
Hé quoi ! vous croyez donc qu'à moi-même barkuire
J'abandonne en ces lieux une beauté si care?
Mais vous-même plutôt voulez-vous renoncer
Au trêne de l'Asie , ou je vous veux placer?
CLÉOnLE.
Seigneur^ vous le savez ^ je dépends de mon frère.
ALEXANDRE.
Ah! s'il disposait seul du bonheur que j'espère,
Tout l'empire de l'Inde asservi sous ses lois
Bientôt en ma faveur irait briguer son choix.
GLEOFILB.
Mon amitié pour lui n'est point intéressée.
Apaisez seulement une reine offensée;
Et ne permettez pas qu'un rival aujourd'hui ,
Pour vous avoir bravé ^ soit plus heureux que lui.
ALEXANDRE.
Ponts était sans doute un rival magnanime :
Jamais tant de valeur n'attira mon estime.
Dans l'ardeur du combat je l'ai vu^ je l'ai joint;
Et je puis dire encor qu'il ne m'évitait point :
Nous nous cherchions l'un l'autre. Une fierté si belle
Allait entre nous deux finir notre querelle^
Lorsqu'un gros de soldats , se jetant entre nous.
Nous a fait dans la foule ensevelir nos coups.
SCÈNE VIL
ALEXANDRE, CLÉOFUil, ÉPHESTION.
ALEXANDRE.
Eh bien! ramène-t-oii ce prince téméraire?
ÉPHKSTION.
On le cherche partout; mais^ quoi qu'on puisse faire,
Seigneur^ jusques ici sa fuite ou son trépas
Dérobe ce captif aux soins de vos soldats.
Mais un reste des siens entoures dans leur fuite y
Et du soldat vainqueur arrêtant la poursuite^
ACTE IV, SCÏCNK I. 89
A nous vendre leur murt semble se préparer.
ALEXANDRE.
Désarmez les vaincus sans les désespérer.
Madame, allons fléchir une flère princesse.
Afin qu'à mon amour Taiile s'intéresse;
Et, puisque mon repos doit dépendre du sien ,
Achevons son bonheur pour établir le mien.
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
AXIANE.
N'eniendrons-nons jamais que des cris de victoire.
Qui de mes ennemis me reprochent la gloire?
Et ne pourrai-je au moins, en de si grands malheurs ,
n'entretenir moi seule avecque mes douleurs?
i^un odieux amant sans cesse poursuivie.
On prétend ', malgré moi , m'attacher à la vie :
On m'observe, on me suit. Mais, Porus, ne crois pas
Qu'on me puisse empêcher de courir sur tes pas.
Sans doute à nos malheurs ton cœur n'a pu survivre :
En vain tant de soldats s'arment pour te poursuivre.
On te découvrirait au bruit de tes efforts;
Et s'il te faut chercher, ce n'est qu'entre les morts.
Hélas! en me quittant, ton ardeur redoublée
Semblait prévoir les maux dont je suis accablée.
Lorsque tes yeux, aux miens découvrant ta langueur.
Me demandaient quel rang tu tenais dans mon cœur;
Que, sans f inquiéter du succès de tes armés.
Le soin de ton amour te causait tant d'alarmes.
Et pourqom te cachais-jc avec tant de détours
Un secret si fatal au repos de tes jours?
Combien de fois, tes yeux forçant ma résistance ,
Mon cœur s'esl-il vu près de rompre le silence l
Combien de fois, sensible à tes ardents désirs,
M*est-il en ta présence échappe des soupirs!
Mais je vQulais encor douter de ta victoire ;
90 ALEXANDRE.
J'expliquais mes sonpirs en faveur de la gloire^
ie croyais n'aimer qu'elle. Ahl pardonne^ grand roi ,
Je sens bien aujourd'hai que je n'aîmaîs que toi.
J'avouerai que la gloire eut sur moi quelque empire;
Je te l'ai dit cent fois : mai&je devais le dire
Que toi seul, en effet, m'engageas sous ses lois.
J'appris à la connaître en voyant tes exploits ^
Et; de quelque beau feu qu'elle m'eût enflammée ^
En un autre que toi je l'aurais moins aimée.
, Mais que sert de pousser des soupirs superflus
' Qui se perdent en l^air et qoe tu n'entends plus?
11 est temps que mon âme, au tombeau descendue ,
Te jure une amitié si longtemps attendue;
Il est temps que mon cœur, pour gage de sa foi ,
Montre qu'il n'a pu vivre un moment après toi.
Aussi bien , penses-tu que je voulusse vivre
Sous les lois d'un vainqueur à qui ta mort nous livre?
Je sais qu'il se dispose à me venir parler,
Qu'en me rendant mon sceptre il veut me consoler.
Il croit peut-être , il croit que ma haine étouffée
A sa fausse douceur servira de trophée l
Qu'il vienne. 11 me verra, toujours digne de toi ,
Mourir en reine, ainsi que tu mourus en roi.
SCÈNE II.
ALEXANDRE, AXIANE.
AllANE.
Eh bien, seigneur, eh bien , trouvez-vous quelques cbartncs
A voir couler des pleurs que font verser vos armes?
Ou si voA m'envies, en l'état où je suis,
La triste liberté de pleurer mes ennuis?
ALEXARMUE.
Votre douleur est libre autant que légitime :
Vous regrettez, madame, un prince magnanime.
Je fus son ennemi ; mais je ne Tétais pas
Jusqu'à blâmer les pleurs qu'on donne à son trépan.
Avant que sur ses bords TIndc me vît paraître ,
L'éclat de sa vertu me l'avait fait connaître ;
Entre les plus grands rois il se fil remarquer :
Je savais...
ACÏK IV, SCKNK 11. 9L
AllANB.
Pourquoi donc lo venir aUaquer?
Par quelle loi faui-il qu'aux deux bouts de la terre
Vous cherchiez la vertu pour lui faire la guerre?
Le méhte à vos jeux ne peut-il éclater
Sans pousser votre oi]gueil à le persécuter?
ALBXAADâE.
Oui^ j'ai cherché Porus : laais^ quoi qu'on puisse dire^
Je ne le cherchais pas afin de Le détruire.
J'avouerai que^ brûlant de signaler mou bras.
Je me laissai conduire au bruit de ses combats ^ |
Et qu'au seul nom d'un roi jusqu'alors invincible^
A de nouveaux exploits mon coàur devint sensible.
Tandis que je croyais par mes combats divers
Attacher sur moi seul les yeux de l'univers ^
J'ai vu de ce guerrier la valeur répandue
Tenir la renommée entre nous suspendue;
Et, voyant de son bras voler partout l'effroi y
L'Inde sembla m'ouvrir un champ.digne île moi.
Lassé de voir. des joîs vaincus sans jésistance ,
4'appris avec plaisir le bruit de sa vaillance :
Un ennemi si noble a su m'encourager;
Je suis venu chercher la ^oire et le danger.
Son coulage, madame > a passé mon attente :
La victoire, à me suivre autrefois si constanic^
M'a presque abandonné pour suivre vos guenicr».
Porus m'a disputé jusqu'aux moindres lauriers :
Et j'ose dire encor qu'en perdant la victoire
Mon ennemi lui*méme a vu croître sa gloire;
Qu'une chute si belle élève sa veftû.
Et qu'il ne voudrait pas n'avoir point combattu.
AIlAlfE.
Hélas! il fallait bien qu'une si noble envie
Lui fit abandonner tout le soiii de sa vie »
Puisque , de toutes parts trahi , pei^cuto y
Contre tant d'ennemis il s'eiA précipité.
Mais vous, s'il était vrai que son ardeur gueriière
Eût ouvert à la vôtre une illustre carrière ,
Que n'avec-v«us, seigneur, dignement combattu?
Kallait-il par Ui ruse attaquer sa vertu,
E* , loic de remporter une gloire parfaite ,
92 ALEXANDRE.
D'un autre que de vous attendre sa défaite ?
Triomphez : mais sachez que Taxile en son cœur
Vous dispate déjà ce beau nom de vainqueur;
Que le traître se flatte ^ avec quelque justice ,
Que vous n'avez vaincu que par son artifice :
Et c'est à ma douleur un spectacle assez doux
De le voir partager cette gloire avec vous.
alexaudre.
En vain votre douleur s'arme contre ma gloire :
Jamais on ne m'a vu dérober la victoire^
Et par ces lâches soins, qu'on ne peut m'imputcr,
Tromper mes ennemis au lieu de les dompter.
Quoique partout, ce semble, accablé sous le nombre ,
Je n'ai pu me résoudre à me cacher dans l'ombre :
Ils n'ont de leur défaite accusé que mon bras;
El le jour a partout éclairé mes combats.
Il est vrai que je plains le sort de vos provinces :
J'ai voulu prévenir la perte de vos princes ;
Mais, s'ils avaient suivi mes conseils et mes vœux.
Je les aurais sauvés ou combattus tous deux.
Oui, croyez...
AXIANE.
Je crois tout. Je vous crois invincible :
. Mais, seigneur, suffit-il que tout vous soit possible?
Ne tient-il qu'à jeter tant de rois dans les fers ,
Qu'à faire impunément gémir tout l'univers?
Et que vous avaient fait tant de villes captives.
Tant de morts dont l'Hydaspe a vu couvrir ses rives?
Qu'ai-je fait, pour venir accabler en ces lieux
Un héros sur qui seul j'ai pu tounicr les yeux?
A-t-il de votre Grèce inondé les frontières?
Avons-nous soulevé des nations entières.
Et contre votre gloire excité leur courroux?
Hélas! nous l'admirions sans en être jaloux.
Contents de nos États, et charmés l'un de l'autre,
Nous attendions un sort plus heureux que le vôtre :
Porus bornait ses vœux à conquérir un cœur
Qui peutrètre aujourd'hui l'eût nommé son vainqueur.
Ah! n'eussiez-vous versé qu'un sang si magnanime;
Quand on ne vous pourrait reprocher que ce crime ,
Ne vous sentez-vous pas, seigneur, bien malheureux
ACTE IV, SCENE II. 93
D'être venu si loin rompre de si beaux nœuds?
Non^ de quelque douceur que se flatte votre âme,
Vous n'êtes qu'un tyran.
ALEXANDRE.
Je le vois bien^ madame >
Vous Toulez que 9 saisi d'un indigne courroux.
En reproches honteux j'éclate contre vous :
Peut^tre espérez-vous que ma douceur lassée
I>onnera quelque atteinte à sa gloire passée.
Mais quand votre vertu ne m'aurait point charmé ,
Vous attaquez, madame, un vainqueur désarmé :
Mon &me, malgré vous à vous plaindre engagée,
Respecte le malheur où vous êtes plongée.
Cest ce trouble fatal qui vous ferme les yeux,
Qui ne regarde en moi qu'un tyran odieux :
Sans lui vous avoueriez que le sang et les larmes
N'ont pas toujours souillé la gloire de mes armes;
Vous verriez...
AXIAIŒ.
Ah, seigneur! puis-je ne les point voir
Ces vertus dont l'éclat aigrit mon désespoir?
N'ai-je pas vu partout la victoire modeste
Perdre avec vous l'orgueil'qui la rend si funeste?
Ne vois-je pas le Scythe et le Perse abattus
Se plaire sous le joug et vanter vos vertus.
Et disputer enfin, par une aveugle envie,
A vos propres sujets le soin de votre vie?
Mais que sert à ce cœur que vous persécutez
De voir partout ailleurs adorer vos bontés?
Pensez-vous que ma haine en soit moins violente.
Pour voir baiser partout la main qui me tourmente?
Tant de rois par vos soins vengés ou secourus.
Tant de peuples contents, me rendent-ils Porus?
Non, seigneur : je vous hais d'autant plus qu'on vous aime ,
D'autant plus qu'il me faut vous admirer moi-même ,
Que l'univers entier m'en impose la loi,
Et que personne enfin ne vous hait avec moi.
ALEXANDRE.
J'excuse les transports d'une amitié si tendre.
Mais, madame, après tout, ils doivent me surprendre :
Si la commune voix ne m'a point abusé.
94 ALËXiAIlDAE.
Porus d'aucun regard ne fut favorisé;
Entre Taxilc et lui votre cœur en balance ,
Tant qu'ont duré ses jours , a gardé le silence ;
Et lorsqu'il ne peut plus vous entendre aujourd'hui ,
Vous commencez, madame , à prononcer pour lui.
Pensez-vous que, sensible à cette ardeur nouvelle,
Sa cendre exige eocor que vous brûliez pour elle?
Ne vous accablez point d'inutiles douleurs;
Des soins plus importants vous appellent ailleurs.
Vos larmes ont assez honoré sa mémoire :
Régnez, et de ce rang soutenez mieux la gloire ;
Et, redonnant le calme à vos sens désolés ,
Rassurez vos États par sa chute ébranlés.
Parmi tant de grands rois choisissez-leur un maître.
Plus ardent que jamais, Taxi&e...
AXlàNE.
Quoi! le traître!..
ALEXANDRE.
Hé! de grâce, prenez des sentiments plus doux;
Aucune trahison ne le souille envers vous.
Maître de ses Ëtats, il a pu se résoudre
A se mettre avec eux à couvert de la foudre :
Ni serment ni devoir ne l'avaient engagé
A courir dans Tàbime où Porus s'est plonge.
Enfin, souvez-vous qu'Alexandre lui-même
S'intéresse au bonheur d'un prince qui vous aime.
Songez que, réunis par uii si juste choix,
L'Inde et l'Hydaspe entiers couleront sous vos lois;
Que pour vos intérêts tout me sera facile
Quand je les verrai joints avec ceux de Taxile.
11 vient. Je ne veux point contraindre ses soupirs;
Je le laisse lui-même expliquer ses désirs :
Ma présence à vos yeux n'est déjà que trop rude.
L'entretien des amants cherche la solitude :
Je ne vous trouble point.
SCÈNE III.
AXIANE, TAXILE.
AXIAME.
Approche, puissant roi,
Grand monarque de Tlndc ; on parle ici de toi :
ACTE IV, SCÈNK III. 9n
On veut en ta faveur combattre ma colère ;
On dît que tes désirs n'aspirent qu'à me plaire ,
Que mes rigueurs ne font qu'affermir ton amour ;
On fait plus^ et Ton veut que je f aime à mon tour.
Mais sais-tu l'entreprise où s'engage ta flamme?
Sais-tu par quels secrets on peut toucher mon àme?
Es-tu prêt...
TAIILK.
Ah; madame! éprouTCz seulement.
Ce que peut sur mon corar un espoir si charmant.
Que faul-il faire?
▲lIAlfB.
Il faut y s'il est vrai que l'on m'aime.
Aimer la gloire autant que je l'aime moMnènu,
Ne m'expliquer ses vœux que par mille beaux faits ,
Et haïr Alexandre autant que je le hais;
Il faut marcher sans crainte au milieu des alarmes;
H faut combattre ; vaincre , ou périr sous les armes.
Jette ; jette les yeux sur Porus et sur toi ;
Et juge qui des deux était digne de moi.
Oui, Taxîle^ mon cœur^ douteux en apparence,
I^un esclave et d'un roi faisait la différence.
Je l'aimai; je l'adore : et puisqu'un sort jaloux
Lui défend de jouir d'un spectacle si doux ,
Cest toi que je choisis pour témoin de sa gloire ;
Mes^ pleurs feront toujours revivre sa mémoire ;
Toujours tu me verras , au fort de mon ennui ,
Mettre tout mon plaisir à te parler de lui.
TÀXILE.
Ainsi je brûle en vain pour une àme glacée.
L'image de Porus n'en peut être effacée :
Quand j'irais, pour vous plaire, affironter le trépas,
Je me perdrais, madame, et ne vous plairais pas.
Je ne puis donc...
AlUNB.
Tu peux recouvrer mon estime ;
Dans le sang ennemi tu peux laver ton crime.
L'occasion te rit : Porus dans le tombeau
Rassemble ses soldats autour de son drapeau ;
Son ombre seule encor semble arrêter leur fuite :
Les tiens même, los tiens, honteux do ta conduite,
% ALEXANDRE.
Font lire sur leurs ftronts justement courroucés
Le repentir du crime où tu les as forcés :
Va seconder l'ardeur du feu qiri les dévore;
Venge nos libertés qui respirent encore;
De mon trône et du tien deviens le défenseur;
Cours ^ et donne à Porus un digne successeur...
Tu ne me réponds rien ! Je vois ^ sur ton visage ,
Qu'un si noble dessein étonne ton courage.
Je te propose en vain l'exemple d'un héros;
Tu veux servir. Va^ sers; et me laisse en repos.
TAXILE.
Madame, c'en est trop. Vous oubliez peutrètre
Que^ si vous m'y forcez, je puis parler en maître;
Que je puis me lasser de souffrir vos dédains;
Que vous et vos Ëtats, tout est entre mes mains;
Qu'après tant de respects, qui vous rendent plus fière.
Je pourrai...
AXIANE.
Je t'entends. Je suis ta prisonnière :
Tu veux peut-être encor captiver mes désirs;
Que mon cœur, en tremblant, réponde à tes soupirs.
Eh bien! dépouille enfin cette douceur contrainte ;
Appelle à ton secours la terreur et la crainte ;
Parle en tyran tout prêt à me persécuter;
Ma haine ne peut croître, et tu peux tout tenter.
Surtout ne me fais point d'inutiles menaces.
Ta sœur vient t'inspirer ce qu'il faut que tu fasses :
Adieu. Si ses conseils et mes vœux en sont crus,
Tu m'aideras bientôt à rejoindre Porus.
TAXILE.
Ah! plutôt...
SCËNE IV.
TAXILE, CLÉOFILE.
CLÉOriLE.
Ah ! quittez cette ingrate princesse.
Dont la haine a juré de nous troubler sans cesse;
Qui met tout son plaisir à vous désespérer.
Oubliez...
TAXILE.
iNon, ma sœur, je la vrux adorer.
ACTE IV, SCÈNE IV. 97
Je l'aime : ci quand les vœux que je pousse pour elle
N'en obtiendraient jamais qu'une haine immortelle,
Malgré tous ses mépris , malgré tous vos discours^
Malgré moi-même^ il faut que je Taime toujours.
Sa colère^ après tout, n'a rien qui me surprenne;
Cest à vous, c'est à moi qu'il faut que je m'en prenne
Sans vous, sans vos conseils, ma sœur, qui m'ont trahie
Si je n'étais aimé, je serais moins haï;
Je la verrais, sans vous, par mes soins défendue.
Entre Porus et moi demeurer suspendue :
Et ne seraitrce pas un bonheur trop charmant
Que de l'avoir réduite à douter un moment?
Non, je ne puis plus vivre accablé de sa haine;
Il faut que je me jette aux pieds de l'inhumaine.
J'y cours : je vais m'oflrir à servir son courroux.
Même contre Alexandre, et même contre vous.
Je sais de quelle ardeur vous brûlez l'un pour l'autre :
Mais c'est trop oublier mon repos pour le vôtre ;
Et, sans m'inquiéter du succès de vos feux.
Il faut que tout périsse, ou que je sois heureux.
CLÉOFILE.
Allez donc, retournez sur le champ de bataille;
Ne laissez point languir l'ardeur qui vous travaille.
A quoi s'arrête ici ce courage inconstant?
Courez : on est aux mains; et Porus vous attend.
TAXILE.
Quoi! Poms n'est point mort? Porus vient de paraître?
CLÉOnLB.
Cest lui. De si grands coups le font trop reconnaître.
Il l'avait bien prévu : le bruit de son trépas
D'un vainqueur trop crédule a retenu le bras.
H vient surprendre ici leur valeur endormie.
Troubler une victoire encor mal affermie.
Il vient, n'en doutez point, en amant furieux,
niilever sa maîtresse, ou périr à ses yeux.
Que dis-jeî votre camp, séduit par cette ingrate.
Prêt à suivre Porus , en murmures éclate.
Allez vous-même, allez, en généreux amant.
Au secours d'un rival aimé si tendrement.
Adieu.
9
98 ALKXANDRK.
SCÈNE V.
TAXILE.
Quoi ! la fortune obstinée à me nuire
Ressuscite un rival armé pour me détruire !
Cet amant reverra les ycur qui l'ont pleuré.
Qui, tout mort qu'il était, me l'avaient préféré!
Ah ! c'en est trop. Voyons ce que le sort m'apprête;
A qui doit demeurer cette noble conquête.
Allons. N'attendons pas, dans un lâche courroux,
Qu'un si grand différend se termine sans nous.
ACTE CINQUIÈME.
SCÈNE I.
ALEXANDRE, CLÉOFILE.
ALEXANDRE.
Quoi ! vous craigniez Porus même après sa défaite l
Ma victoire à vos yeux scmblait^Ue imparfaite?
Non , non : c'est un captif qui n'a pu m'échapper.
Que mes ordres partout ont fût envelopi»er.
Loin de le craindre encor, ne songez qu'à le plaindre.
CLÈOFILB.
Et c'est en cet état que Porus est à craindre.
Quelque brave qu'il fût, le bruit de sa valeur
M'inquiétait bien moins que ne fait son malheur.
Tant qu'on l'a vu suivi d'une puissante armée.
Ses forces, ses exploits ne m'ont point alarmée :
Mais, seigneur, c'est un roi malheureux et soumis;
Et dès lors je le compte au rang de vos amis.
ALEXANDRE.
C'est un rang où Porus n'a plus droit de prétendre;
Il a trop recherché la haine d'Alexandre.
Il sait bien qu'à regret je m'y suis résolu;
Mais enfin je le hais autant qu'il l'a voulu.
Je dois même un exemple au reste de la terre :
1
ACTE y, SCÈNE I. 99
Je dois venger sur lui tous les maux de la guerre ,
Le punir des malheurs qu'il a pu prévenir ,
Et de m'avoir forcé moi-même à le punir.
Vaincu deux fois^ haï de ma belle princesse...
CLtOPtLB.
Je ne hais point Porus, seigneur , je k confesse;
Et s'il m'était pennis d'écouter aujourd'hui
La voix de ses malheurs qui me parie pour lui.
Je vous dirais qu'il fot le plus grand de nos princes;
Que son bras fut longtemps l'appui de nos provinces;
Qu'if a voulu peutrètîe, en marchant contre vou8>
Qu'on le crût digne an moins de tomber sous vos coups.
Et qu'un même combat signalant l'un^ et l'autre ,
Son nom volât partout à la suite du vôtre.
Mais si je le défends, des soiBs si généreux
Retombent sur mon frère et détruisent ses vœux.
Tant que Porus vivra > que faut-il qu'il devienne?
Sa perte est infaillible, et peut-être la mienne.
Oui , oui > si son amottr ne peut rien obtenir ,
11 m'en rendra coupable, et m'en voudra punir.
Et maintenant encor que votre cœur s'apprête
A voler de nouveau de conquête en conquête ;
Quand je verrai le Gange entre mon frère et vous.
Qui retiendra, seigneur, son ii^uste courroux*?
Non âme, loin de vous, languira solitaire.
Hélas! s'il condamnait mes soupirs à se taire ,
Que deviendrait alors ce cœur infortuné f
Où sera le vainqueur à qui je l'ai donné?
AttSXANDaE.
Ah! c'en est trop, madame; et si ce cœur se donne ,
Je saurai le garder, quoi que Taxile ordonne.
Bien mieux que tant d'Ëtati qu'on m'a vu conquérir.
Et que je n'ai gardés que pour vous les offrir.
Encore une victoire, et je reviens, madame.
Borner toute ma gloire à régner sur votre àme ,
Vous obéir moi-même, et mettre entre vos mains
Le destin d'Alexandre et celui des humains.
Le Mallien m'attend , prêt à me rendre hommage.
Si près de l'Océan, que fattt41 davantage
Que d'aller me montrer à ce fier élément.
Comme vainqueur du monde, et comme votre amaiilt
100 ALEXANDRE.
Alors...
Mais quoi ! seigneur^ toujours guerre sur guerre?
Ciicrchez-vous des sujets au delà de la terre?
Voulez-Tous pour témoins de vos faits éclatants
Des pays inconnus même à leurs habitants?
Qu'espérez-Tous combattre en des climats si rudes?
Ils vous opposeront de vastes solitudes y
Des déserts que le ciel refuse d'éclairer.
Où la nature semble elle-même expirer.
Et peut-être le sort, dont la secrète envie
N'a pu cacher le cours d'une si belle vie.
Vous attend dans ces lieux, et veut que dans l'oubli
Votre tombeau du moins demeure enseveli.
Pensez-vous y traîner les reste d'une armée
Vingt fois renouvelée et vingt fois consumée?
Vos soldats, dont la vue excite la pitié.
D'eux-mêmes en cent lieux ont laissé la moitié;
. Et leurs gémissements vous font assez connaître...
ALEXANDRE.
Us marcheront, madame; et je n'ai qu'à paraître :
Ces cœurs qui dans un camp, d'un vain loisir déçus.
Comptent en murmurant les coups qu'ils ont reçus.
Revivront pour me suivre, et, blâmant leurs murmures,
Brigueront à mes yeux de nouvelles blessures.
Cependant de Taxile appuyons les soupirs :
Son rival ne peut plus traverser ses désirs.
Je vous l'ai dit, madame; et j'ose encor vous dire...
CLÉOFILE.
Seigneur, voici la reine.
SCÈNE II.
ALEXANDRE, AXIANE, CLÉOFILE.
ALEXANDRE.
Eh bien, Porus respire.
Le ciel semble, madame, écouter vos souhaits ;
11 vous le rend...
AXIANE.
Hélas ! il me l'ôtc à jamais !
Aucun reste d'espoir ne peut flatter ma peine;
ACTE V, SCÈNIi II. tôt
Sa mort était douteuse, elle devient certaine :
U y court; et peut-être il ne s'y vient offrir
Que pour me voir encore, et pour me secourir.
Mais que feraitril seul contre toute une armée?
En vain ses grands efforts l'ont d'abord alarmée ;
En vain quelques guerriers qu'anime son grand cœur
Ont ramené l'effroi dans le camp du vainqueur.
n faut bien qu'il succombe, et qu'enfin son courage
Tombe sur tant de morts qui ferment son passage.
Encor, si je pouvais, en sortant de ces lieux ,
Lui montrer Axiane , et mourir à ses yeux !
Mais Taxile m'enferme ; et cependant le traître
Du sang de ce héros est allé se repattre ;
Dans les bras de la mort il le va regarder,
Si toutefois encore il ose Taborder.
ALBXANDftE.
Non, madame, mes soins ont assuré sa vie :
Son retour va bientôt contenter votre envie.
Vous le verrez.
AXIAHE.
Vos soins s'étendraient jusqu'à lui !
Le bras qui l'accablait deviendrait son appui !
J'attendrais son salut de la main d'Alexandre!
Mais quel miracle enfin n'en dois-je point attendre?
le m'en souviens, seigneur, vous me l'avez promi^
Qu'Alexandre vainqueur n'avait pKis d'ennemis.
Ou plut(yt ce guerrier ne fut jamais le vôtre :
La gloire Clément vous arma l'nn et Fautre.
Contre un si grand courage il voulut s'éprouver;
Et vous ne Fattaquiez qu'afln de le iumver.
ALBXANbaS.
Ses mépris redoublés qui bravent ma celëre
Mériteraient sans doute un vainqueur plus sévère ;
Son orgueil en tombant semble s^ètre affermi' :
Mais je veux bien cesser d'être son ennemi ;
J'en dépouille, madame, et la haine et le titre.
De mes ressentiments je fais Taxile arbitre :
Seul il peut, à son choix, le perdre ou l'épai^cr ,
Et c'est lui seul enfin que vous devez gagner.
AXIAl».
Moi , j'irais à ses pieds mendier un asile !
JU'^ ALKXAiXDRE.
Et vous me renvoyez aux bontés de Taxile!
Vous voulez que Ponis cheri*hc un appui si bas !
Ah^ seigneur! votre haine a juré aon trépas.
Non, vous ne le cherchiez qu'aOn de le détruire.
Qu'une âme généreuse est facile à sédubre !
Déjà mon cœur crédule , oubliant son courroux ^
Admirait des vertus qui ne sont point en vous.
Armez-vous donc 5 seigneur^ d'une valeur oroelle ;
Ensanglantez la fin d'une Qoiirse si belle :
Après tant d'ennemis qu'on vous vit rolever.
Perdez le seul enfin que vous deviez sauver.
ALBSANNIE.
Eh bien, aimez Porus sans détourner sa perte ;
Refusez la faveur qui vous était offerte ;
Soupçonnez ma pitié d'un sentiment jaloux :
Mais enfin, s'il périt, n'en accusez qud vous.
Le voici. Je veux bien le consulter lui-mèrae :
Que Porus de son sort soit l'arbitre suprême.
SCËNE m.
ALEXANDRE, PORUS, AXlANE, GLÉOnLE,
1ÎPRBSTI0N, OAaMS D'ALEXANDhE.
albkaudie.
Eh bien, de votre orgueil, Porus, voilà le fruit!
Où sont ces beaux succès qui vous avaient séduit?
Cette fierté si haute est enfin abaissée.
Je dois une victime à ma gloire offensée :
Rien ne vous peut sauver. Je veux bien toutefois
Vous offrir un pardon refusé tant de fois.
Cette reine, elle seule à mes bontés rebelle ,
Aux dépens de vos jours veut vous être fidèle ;
Et que, sans balancer, vous mouriez seulement
Pour porter au tombeau le nom de son amant.
N'achetez point si cher une gloire inutile :
Vivez; mais consentez au bonheur do Taxilc.
PORUS.
Taxilc!
AUJLANbKk.
Oui.
ACTK V, SGÈWE JII. ^^
PORDS.
Tu fais bien; et j'approuve tes soins :
Ce qu'il a fait pour toi ne mérite pas moins.
Cest lui qui m'a.des mains arraché la victoire;
U t'a donné sa sœur; il t'a vendu sa gloire ;
11 t'a livré Porus : que feras-tu jamais
Qui te puisse acguitter d'un seul de ses bienfaits?
Mais j'ai su prévenir le soin qui te travaille ;
Va le voir expirer sur le champ de bataille.
ALBXAMDRB.
Quoi! Taxik!
CLÈOniE.
Qu'entends-je?
ÉPMESTION.
„ , ,. Oui, seigneur, il est mort;
Il s est livre lui-même aux rigueurs do son sort.
Porus était vaincu : mais, au lieu de se rendre.
Il semblait attaquer, et non pas se défendre.
Ses soldats, à ses pieds étendus et mourants^
Le mettaient à l'abri de leurs corps expirants^
Là, comme dans un fort, son audace enfermée
Se soutenait cncor contre toute une armée;
Et, d'un bras qui portait la terreur et la mort,
Aux plus hardis guerriers en défendait l'abord.
ic l'épargnais toi^ours. Sa vigueur affaiblie
Bientôt en mon pouvoir aurait laissé sa vie;
Quand sur ce champ faUl Taxile descendu :
« Arrêtez ! c'est à moi que ce captif est dil.
• Cen est fait, a-tril dit, et ta perte est certaine,
« Porus; il faut périr, ou me céder la reine. »
Porus, à cette voix ranimant son courroux ,
A relevé ce bras lassé de tant de coups ;
Et cherchant son rival d'un œil fier et tranquille :
« lYenteiids^je pas , ditril , l'inadèle Taxile ,
« Ce traître à sa patrie, à sa maîtresse, à moi?
« Viens, lâche, poursuit-il; Axiane est à toi :
« Je yeux bien te céder cette illustre conquête;
« Mais il faut que ton bras l'emporte avec ma tclc.
» Approche. » A ce discours, ces rivaux irrités
L'un sur Tautrc à la fois se sont précipités.
Nous nous sommes eu foule opposés à leur rage :
164 ALEXANDRK. l
Mais Porus parmi nous court et s'ouvre un passage.
Joint Taxile, le frappe; et, lui perçant le cœur,
Content de sa victoire , il se rend au vainqueur.
CLÉOFILE.
Seigneur, c'est donc à moi de répandre des larmes;
G'es't sur moi qu'est tombé tout le faix de vos armes.
Mon frère a vainement recherché votre appui;
Et voire gloire, hélas! n'est funeste qu'à lui.
Que lui sert au tombeau l'amitié d'Alexandre?
Sans le venger, seigneur, l'y vcrrez-vous descendre?
SoufTrirez-vous qu'après l'avoir percé de coups.
On en triomphe aux yeux de sa sœur et de vous?
AXIANV.
Oui, seigneur, écoutez les pleurs de Cléofile.
Je la plains. Elle a droit de regretter Taxile :
Tous ses efforts en vain l'ont voulu conserver;
Elle en a fait un lâche, et ne l'a pu sauver.
Ce n'est point que Porus ait attaqué son frère ;
11 s'est offert lui-même à sa juste colère.
Au milieu du combat que venait-il chercher?
Au courroux du vainqueur venait-il l'arracher?
Il venait accabler dans son malheur extrême
Un roi que respectait la victoire elle-même.
Mais pourquoi vous ôter un prétexte si beau?
Que voulez-vous de plus? Taxile est au tombeau :
Immolez-lui, seigneur, cette grande victime;
Vengez-vous. Mais songez que j'ai part à son crime.
Oui, oui, Porus, mon cœur n'aime point à demi;
Alexandre le sait, Taxile en a gémi :
Vous seul vous l'ignoriez; mais ma joie est extrême
De pouvoir, en mourant, vous le dire à vous-même.
PORUS.
Akxandre, il est temps que tu sois satisfait.
Tout vaincu que j'étais, tu vois ce que j'ai fait :
Crains Porus; crains encor cette main désarmée
Qui venge sa défaite au milieu d'une armée.
Mon nom peut soulever de nouveaux ennemis.
Et réveiller cent rois dans leurs fers endormis :
Étouffe dans mon sang ces semences de guerre;
Va vaincre en sûreté le reste de la terre.
Aussi bien n'atlcnds pas qu'un cœur comme le mien
ACTE V, SCÈNE 111. lOS
Reconnaisse un vainqueur, et te demande' rien.
Parle : et, sans espérer que je blesse ma gloire.
Voyons comme tu sais user de la victoire.
ALEXANDRE.
Votre fierté, Porus, ne se peut abaisser :
Jusqu'au dernier soupir vous m'osez menacer.
En effet, ma victoire en doit être alarmée.
Votre nom peut encor plus que toute une armée :
Je m'en dois garantir. Parlez donc , dites-moi ,
Comment prétendez-vous que je vous traite?
PORUS.
En roi.
ALBXAMDRE.
Eh bien ! c'est donc en roi qu'il faut que je vous traite :
Je ne laisserai point ma victoire imparfaite;
Vous l'avez souhaité, vous ne vous plaindrez pas.
Régnez toij^ours, Porus; je vous rends vos États.
Avec mon amitié recevez Axiane :
A des liens si doux tous deux je vous condamne.
Vivez, régnez tous deux, et seuls de tant de rois
Jusques aux bords du Gange allez donner vos lois.
(iaéoSle.)
\^ Ce traitement, madame, a droit de vous surprendre :
I Mais enfin c'est ainsi que se venge Alexandre.
\ Je vous aime; et mon cœur, touché de vos soupirs,
, Vaudrait par mille morts venger vos déplaisirs.
^ Mais vous-même pourriez prendre pour une offense
La mort d'un ennemi qui n'est plus en défense :
11 en triompherait; et, bravant ma rigueur,
Porus dans le tombeau descendrait en vainqueur.
Souffrez que, jusqu'au bout achevant ma carrière.
J'apporte à vos beaux ycigf ma vertu tout entière.
Laissez régner Porus couronné par mes mains;
Et commandez vous-même ou reste des humains.
Prenez les sentiments que ce rang vous inspire ;
Faites, dans sa naissance , admirer votre empire ;
Et, regardant l'éclat qui se répand lAir vous.
De U sœur de Taxile oubliez le courroux.
AXUNE.
Oui, madame, régnez; et souffrez que moi-même
J'admire le grand cœur d'un héros qui vous aime.
106 ALEXANDRE.
Aimez, et possédez l'avantage charmant
De voir toute la terre adorer votre amant.
I POBUS.
Seigneur, jusqu'à ce jour l'univers en alarmes
Me forçait d'admirer le bonheur de vos armes :
Mais rien ne me forçait , en ce commun effh>l^
De reconnaître en vous plus de vertus qu'en moi.
Je me rends; je vous cède une pleine victoire :
Vos vertus 9 je l'avoue, égalent votre gloire.
AHeiy seigneur, rangez l'univers sous vos lois;
! Il me verra moi-même appuyer vos exploits :
I Je vous suis ; et je crois devoir tout entreprendre
> Pour lui donner un maître aussi grand qu'Alexandre.
I Seigneur, que vous peut dire un coeur triste, abattu?
I Je ne murmure point contre votre vertu :
Vous rendez à Porus la vie et la couronne ;
Je veux croire qu'ainsi votre gloire l'ordonne.
I Mais ne me pressez point : en l'état où je suis.
Je ne puis que me taire, et pleurer mes ennuis»
ALEXAlfURE.
Oui, madame, pleurons un ami si Adèle;
Faisons en soupirant éclater notre zèle ;
Et qu'un tombeau superbe instruise l'avenir
Et de votre douleur et de mon souvenir.
FIN D AI.bXANf>lte.
PRÉFACE
¥îrpk. MlrOMiènÉ ym dt l'ÉMide: c'est iaée qui pwle s
Uttsnqat E|)m leginun , portaqne tobniis
Ommûq. et eelMMP Botkroti Mccadiiiw «rbeio...
I tm forte tepflf d ^riiiw doH,...
LilMkat cineiri Aadroinacbe , IfancMiiie voeabat
Et gMriHi, cuMM itiijwii, ncnrwftt ans....
Oejeett Taltan . et dopisM Toce tocau est :
O fcfii JUUL ante alias Priameia vtrgo .
RofltUefli ad tamaluiii . Trojv sub mcniibaa alUs.
Jassa mon , qn* sorUtua non pertnlit nllos ,
Nec Tieloris hcH teligit capdva cubile !
Nos , palria ineensa , diversa per leqaorm vecUe ,
Sdipb Achilleae fastns , jnTencmque superbon ,
Serrido eniix, talimas ; qui deinde, seeutos
f^edcsan nennionem , LacedcBoniosqoe htmencos.,
Conjngia , et seeknai fniiis agitatns . Orestcs
, Eidpil uwaotnn , palriasque obtnincat ad aras
j Voilà en peu de Ters tout le sujet de celte tragédie ; voilà le lieu de la scène .
l'acdon qui s'y passe , les quatre principaux actenrs, et néaè leurs carac-
tiras , excepté cdoi d'Hermione , dont la jalousie et jcs emportenenls sont
ssia Maniucs dans rAadrooaqne d'Euripide.
Ccat presque U seule cbose que j'emprunte ici de cet auteur. Car, quoi-
fÊt ma tragédie porte le même non que la sienne , le sujet en est ponrUnt
tiès-difléreat. Androosaque , dans Euripide . oraint pour la vie de Molowns
q« est nu ils qu'elle a eu de Pyrrhus , et qu'Hennione veut faire mourir avec
sa aère. Mais ici il ne s'agit point de Molossos; Àndromaque ne connaît point
4'antre mari qu'Dector, ni d'autre fils qu'Astvauax. J'ai cru en cela me con>
fonner à l'idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de
eeu qm ont entendu parler d'Andromaqne ne la connaMsent guère qne pour
h veuve d'Hector et pour la mère d'Astjanax ; on ne croit point qu'elle doive
sincr ai ua autre mari ni un autre fils : et je doute que les larmes d'Andro-
■sqie eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs Timprcssion qu'elles y
sot bite . si elles avaient coule pour un autre fils ouc celui qu'elle nvnit
«Hector.
108 PRÉFACE D'ANDROMAQUE.
Il cal Trai que j'ai été obligé de faire vivre Astyanax un |>ea plus «|u'tl
n'a vécu : naia ]*éeris dans nn pajs où cette liberté ne pouvait pas être mal
reçue; car, sans parler de Ronsard qui a choisi ce même Astjanax pour le
héros de sa Franciade , qui ne sait qne l'on bit descendre nos anciens rois
de ee fils d'Reetor, et qoe nos vieilles chroniques sauvent le vie à ce jeune
prince , après la désolation de son pays , pour en faire le fondateur de notre
monarchie ?
Combien Euripide a-i-il été plus hardi dans sa tragédie d'BéUne 1 U y cho-
que ouvertement la créance commune de tonte la Grèce. 11 suppose qu'Hélène
n'a jamais mis le pied dans Troie , et qu'après l'embrasement de cette ville
Ménélas trouve sa fSenune en Egypte , d'où elle n'était point partie : tout cela
fondé sur une opinion qui n'était reçK que parmi les tgjptieM, comme on
le peut voir-dans Bérodote.-
Je ne crois pas que J'ouase besoin de cet escmple d'Euripide pour justifier
le peu de liberté que j'ai pris : car il y a bien de la différmice entre détruire
le principal fondcaaent d'une fd»le , et en altérer quelques incidents , qui
changent presque de face dans toutes les mains qui les traitent. Ainsi Ach*lle,
wloc la plupart des poètes , ne peut être blessé qu'au talon, quoique Homère
le fasse blesser an bras, et ne le croie invulnérable en aucune partie de son
rorpa. Ainsi Sophocle fait mourir Jocastê aussitôt après la reconnaissance
d'OEdipe; tout an contraire d'Euripide, qui la fait vivre jusqu'au combat et
à la niort de ses deux fils. Et c'est à propos de quelque contrariété de cette
nature , qu'un ancien commentateur de Sophocle remarque fort bien ' « qu'il
« ne faut point s'amuser à chicaner les poètes pour quelques changements qu'ils
'I ont pu faire dans la fable i mais qu'il faut s'attacher k considérer rexeel-
«• IcM usage qu'ils ont fait de ces changements , et la manière ingénieuse
« dont iU ont su accommoder la fable k leur sujet. »
« JM'lihoclb BIrrtra.
ANDROMAQUE,
TRAGEDIE (1667).
ACTEURS.
ANDROMAQDE, veuve d'Hector, captiva de Pvrrlius.
PYRRHUS . fib d'Aflbille , roi d'Épire:
ORESTE, JUft d'AgaiMnooD , amant d'flermione.
HERIflONE . fille d'Hélène . accordée avec Pvrrlitiit.
PYLADE , ami d'Oresle.
CLÉONE, confidente d'Ilernionc.
CÉPHISE, confidente d'Andromaqitc.
PHOENIX, gowTcrnear d'Achille, et cMstiiie do l»vrrliiw.
Svm d'Oristi.
I j scène eti à Butkrote , ville d'Épirc , dans une uUe du palais de Pyrrbut.
ACTE PREMIER.
SCÈNE I.
ORESTE, PYLADE.
ORESTE.
Oui, puisque je reirouTC un ami si fidèle ,
Ma forittue va prendre une iace nouvelle ;
Et déjà son courroux semble s'être adouci
Depuis qu'elle a pris soin de nous rejoindre ici.
Qoi Teût dit, qu'un rivage à mes veux si funeste
Présenterait d'abord Pylade aux yeux.d'Oreste ;
Qu'après plus de six mois que je t'avais perdu
A la cour de Pyrrhus tu me serais rendu?
PYLADE.
J'en rends grâces au ciel, qui m'arrêtant sans cesse
Semblait m'avoir fermé le chemin do la Grèce,
Depuis le jour fatal que la fureur des eaux.
Presque aux yeux de l'Épirc, écarta nos vaisseaux.
Combien dans cet exil ai-je souffert d'alarmes, .
Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes.
Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger
110 AMDROMAQL'K.
Que ma triste amitié ne pouvait partager !
Surtout je redoutais cette mélancolie
Où j'ai vu si longtemps votre àme ensevelie :
Je craignais que le ciel , par un cruel secours ,
Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours.
Mais je vous vois, seigneur; et, si j'ose le dire ,
Un destin plus heureux vous conduit en Êpire :
Le pompeux appareil qui suit ici vos pas
N'est point d'un malheureux qui cherche le trépas.
ORESTE.
Hélas! qui peut savoir le destin qui m'amène?
L'amour me fait ici chercher une inhumaine :
Mais qui sait ce qu'il doit ordonner de mon sort.
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort?
PTLADE.
Quoi ! votre âme à l'amour en esclave asservie
Se repose sur lui du soin de votre vie?
Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferfcî,
Pouvcz-vous consentir à rentrer dans ses fers?
Pensez-vous qu'Hermione, à Sparte inexorable.
Vous prépare en Épire un sort plus favorable?
Honteux d'avoir poussé tant de vœux superflus.
Vous l'abhorriez; enfin, vous ne m'en parliez plus :
Vous me trompiez, seigneur.
ORESTE. .
le me trompais moinniéme!
Ami, n'accable point un malheureux qui t'aime :
T'ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs?
Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs :
Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille
En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille,
Tu vis mon désespoir; et tu m'as vu depuis
Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuif^.
Je te vis à regret, en cet état funeste.
Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,
Toujours de ma fureur interrompre le cours,
Et de moi-môme enfin me sauver tous les jours.
Mais quand je nie souvins que, parmi tant d'alarmes.
Hermione à Pyrrhus prodiguait tous ses charmes.
Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris
Voulut en Toubliant punir tous ses mépris.
ACTI^I, SCÈNK J. IM
Je fis croire et je cru» ma victoire certaine;
Je pris tous mes transports pour des transports de haine :
Détestant ses rigueurs^ rabaissant ses attraits.
Je défiais ses yeux de me troubler jamais*
Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.
En ce calme trompeur j'arrivai dans la Grèce;
Et je trouvai d'abord ses princes rassemblés^
Qu'un péril assez grand semblait avoir troublés.
J'y courus. Je pensais que la guerre et la gloire
De soins plus importants rempliraient ma mémoire ;
Que^ mes sens reprenant leur première vigueur ,
L'amour achèverait de sortir de mon cœur.
Mais admire avec moi le sort> dont la poursuite
Me fait courir alors au piège que j'évite.
J'entends de tous c6tés qu'on menace Pyrrhus;
Toute la Grèce éclate en murmures confus :
On se plaint qu'oubliant son sang et s« promesse
Il élève en sa cour l'ennemi de la Grèce,
Astyanax, d'Hector jeune et malheureux fils.
Reste de tant de rois aoqs Troie ensevelis.
J'apprends que pour ravir son enfance au supplice
Andromaque trompa l'ingénieux Ulysse,
Tandis qu'un autre enfant arraché de ses bras
^us le nom de son fils fut conduit au trépas.
On dit que, peu sensible aux charmes d'Hermionc ,
Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne.
Ménélas, sans le croire, en parait affligé.
Et se plaint d'un hymen si longtemps négligé.
Parmi les déplaisirs où son &me se noie,
U s'élève en la mienne une secrète joie :
Je triomphe ; et pourtant je me flatte d'abord
Que la seule vengeance excite ce transport.
Mais ringrale en mon cœur reprit bientôt sa place :
De mes feux mal éteints je reconnus la trace :
Je sentis que ma haine allait finir son cours;
Ou plutôt je sentis que je l'aimais toujours.
Ainsi de totts les Grecs je brigue le suffrage.
On m'envoie à Pyrrhus : j'entreprends ce voyage.
Je viens voir si l'on peut arracher de ses bras
Cet enfant dont la vie alarme tant d'Etats.
Heureux si je pouvais, dans l'ardeur qui me presse ,
112 ANDROMAQUE.
Au lieu d'Aslyanax y lui ravir ma princesse !
Car enfin n'attends pas que mes feux redoublés
Des périls les plus grands puissent être troublés.
Puisqu'après tant d'efforts ma résistance est vainc ,
Je me livre en aveugle au transport qui m'entraîne.
J'aime : je viens chercher Hermionc en ces lieux ,
La fléchir, l'enlever, ou mourir à ses yeux.
Toi qui connais Pyrrhus, que penses-tu qu'il fasse?
Dans sa cour, dans son cœur, dis-moi ce qui se passe.
Mon Hermione encor le tient-elle asservi?
Me rendra-t-il, Pylade, un bien qu'il m'a ravi?
PTLADE.
Je vous abuserais si j'osais vous promettre
Qu'entre vos mains , seigneur, il voulût la remettre :
Non que de sa conquête il paraisse flatté.
Pour la veuve d'Hector ses feux o^t éclaté;
U l'aime : maîD enfin cette veuve inhumaine
N'a payé jusqu'ici son amour que de haine ;
Et chaque jour encore on lui voit tout tenter
Pour fléchir sa captive, ou pour l'épouvanter.
De son flls qu'il lui cache il menace la tète.
Et fait couler des pleurs qu'aussitôt il arrête.
Hermione elle-même a vu plus de cent fdis
Cet amant irrité revenir sous ses lois ,
Et, de ses vœux troublés lui rapportant l'hommage,
Soupirer à ses pieds moins d'amour que de rage.
Ainsi n'attendez pas que l'on puisse aujourd'hui
Vous répondre d'un cœur si peu maître de lui :
11 peut, seigneur, il peut, dans ce désordre extrême .
Épouser ce qu'il hait, et perdre ce qu'il aime.
ORBBTE.
Mais dis-moi de quel œil Hermione peut voir
Son hymen différé , ses charmes sans pouvoir.
PYLADB.
Hermione, seigneur, au moins en apparence,
Semble de son amant dédaigner l'inconstance «
Et croit que , trop heureux de fléchir aa riguour,
Il la viendra presser de reprendre son cœur.
Mais je l'ai vue enfin me conAer ses larmes :
Elle pleure en secret le mépris de ses charmes ;
Toujours prête à partir, et demeurant toujours»
ACTE 1, SCKNE II. tl.j
Quelquefois elle appelle Orc8te à son secours.
ORESTE.
Ah ! si je le croyais, j'irais bientôt, Pyladc,
Me jeter...
PTLADR.
Achevez, seigneur, votre ambassade.
Vous attendez le roi. Parlez, et lui montrez
Contre le fils d'Hector tous les Grecs conjures.
Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse ,
Leur haine ne fera qu'irriter sa tendresse :
Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.
Pressez : demandez tout, pour ne rien obtenir.
1! vient.
ORESTE.
Eh bien , va donc disposer la cnulle
A rcvuir un amant qui ne vient que pour elle.
SCÈNE li.
PYRRHUS, ORESTE, PUOENIX.
ORESTE.
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix ,
> ouffccz que j'ose ici me flatter de leur choix.
Et qu'à vos yeux, seigneur, je montre quelque joie
De voir le lils d'Achille et 1| vainqueur de Troie.
Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups;
Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous;
Et vous avez montré, par une heureuse audace.
Que le fils seul d'Achille a pu remplir sa place.
Mais, ce qu'il n'eût point fait, la Grèce avec douleur
Vous voit du sang troyen relever le malheur.
Et, vous laissant toucher d'une pitié funeste.
D'une guerre si longue entretenir le reste.
Ne vous souvient-il plus, seigneur, quel fut Hector?
Nus peuples affaiblis s'en souviennent eneor :
Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles ;
Et dans toute la Grèce il n'est point de familles
Qui ne devokandent compte à ce malheureux fils
D'an père ou d'un époux qu'Hector leur a ravis.
Et qui sait ce qu'un jour ce fils peut entreprendre?
Peut-être dans nos ports nous le verrons descendra ,
10.
Tel qu'on a vu son pcrc embraser nos vaissoanx^
Ei, la flamme à ta main, les suivre sur les eaux*
Oseraî-je, seigneur^ dire ce que je pense?
Vous-même de vos soins craignez la récompense ,
l^t que dans votre sein ce serpent élevé
Ne vous punisse un jour de l'avoir conservé.
Enfin , de tous les Grecs satisfaites l'envie.
Assurez leur vengeance, assurez votre vie :
Perdez un ennemi d'autant plus dangereux
Qu'il s'essaiera sur vous à combattre contre eux.
PTfttBUS.
La Grèce en ma faveur est trop inquiétée :
De soins plus importants je l'ai crue agitée ,
.Seigneur; et, sur le nom de son ambaissadeur ,
J'avais dans ses projets conçu plus de grandeur.
Qui croirait en effet qu'une telle entreprisii
Du fils d'Agamemnon méritât l'entremise ;
Qu'un peuple tout entier, tant de fois triomphant,
N'ciU daigné conspirer que la mort d'un rnfant?
Mais à qui prétend-on que je le sacrifie?
La Grèce a-t-elle cncor quelque droit sur sa vie?
Et seul de tous les Grecs ne m'est-il pas permis
D'ordonner des captifs que le sort m'a soumis?
Oui , seigneur, lorsqu'au pied des murs fnmants de .Troie
Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur priie.
Le sort, dont les arrêts furentalors suivis.
Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.
llécube près d'Ulysse acheva sa misère;
Cassandre dans Argos a suivi votre père :
Sur eux, sur leurs captifs, ai-je étendu mes droits?
Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits?
On craint qu'avec Hector Troie un jour ne renaisse î
Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse !
Seigneur, tant de prudence entraine trop de soin ;
Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
Je songe quelle était autrefois cette ville
Si superbe en remparts, en héros si fertile ,
Maîtresse de l'Asie; et je regarde enfin
Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin :
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
l'a fleuve loinl do sang, des campagnes désertes.
ACTE J, SCÈNE 11. MA
l'ii enfant dans les fers; et je ne puis songer
Que Troie en cet état aspire à se venger.
Ah ! si du fils d'Hector la perte était jurée,
Pourquoi d'un an entier lavons-nous différée?
Dans le sein de Priam n'a-t-on pu Timmoler?
Sous tant de morts^ sous Troie, il fallait l'accabler.
Tout était juste alors : la vieillesse et l'enfance
En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense;
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitaient au meurtre et confondaient nos coups
Moa courroux aux vaincus ne fut que trop sévère.
Mais que ma cruauté survive à ma colère?
Que , malgré la pitié dont je me sens saisir
Dans le sang d'un enfant je me baigne à loisir?
Non, seigneur. Que les Grecs cherchent quelque autre proie ;
Qu'ils poursuivent aiUeurs ce qui reste de Troie :
De mes inimitiés le cours est achevé;
L'Épire sauvera ce que Troie a sauvé.
0RE8TE.
Seigneur, vous savez trop avec quel artifice
Un faux Astjanax fut offert au supplice
Où le seul fils d'Hector devait être conduit.
Ce n'est pas4es Troyens, c'est Hector qu'on poursuH.
Oui, les Grecs sur le fils persécutent le père ;
Il a par trop de sang acheté leur colère :
Ce n'est que dans le sien qo'eUe peut ex|nrer ;
Et jusque dans l'Épire il le peut attirer.
I*rcveiiet-lcs.
PVaRHUS.
Non , non. J'y consens avec joie ;
Qu'ils cherchent dans l'Épire une seconde Troie;
Qu'ils confondent leur haine, et ne distinguent plus
Le sang qui les fit vaincre, et celui des vaincus.
Aussi bien ce n'est pas la première injustice
Dont la Grèce d'Achille a payé le service.
Hector en profita, seigneur; et quelque jour
Son fils en pouiralt bien profiter à son tour.
ORESTE.
Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle?
PYIAHUS.
E4jc n'ai donc vaincu que i)our dépendre d'cUe?
ne AMonoMAgur..
UBESTBi
Hermlune y seigneur y arrêtera vos coups :
Ses yeux s'opposeront entre son père et tous.
PTlinHDS.
Hermione^ seigneur, peut m'ètre toujours chère ;
Je puis Faimer, sans être esclave de son père :
Et je saurai peut-être accorder quelque jour
Les soins de ma grandeur et ceux de mon amour.
Vous pouvez cependant voir la ftlte d'Hélène :
Du sang qui vous unit je sais l'étroite chaîne.
Après cela, seigneur, je ne vous retiens plus.
Et vous |)ourrcz aux Grecs annoncer mon refus.
8CËNE III.
PYRRHUS, PIHKNIX.
PHCENIX.
Ains^ vous l'envoyez aux pieds de sa maîtresse!
PYRHHliH.
On dit qu'il a longtemps brùlc pour la princesse
ruiExix.
Mais si ce feu, seigneur, vient à se rallumer.
S'il lui rendait son coeur, s'il s'en faisait aimer?
PYRKUUS.
Ah! qu'ils s'aiment, Phœnix! i'y consens : qu'elle parU-;
Que, charmés l'un de l'autre, ils i^tournent à Spaiie.
Tous nos ports sont ouverts et pt>ur elle et pour lui.
Qu'elle m'épargnerait de contrainte et d'ennui!
.racEMx.
Seigneur...
PYRRHUS.
Une autre fois je t'ouvrirai mon âme ;
Aiidromaque purait.
SCÈNE IV.
ANDHOMAQUE, PYRRHUS, CÉPHISE, PHOENIX.
PTRRMUS.
Me cfaerchiez-vous , madame?
Uu espoir si charmant me serait-iJ permis?
ACTE I, SétNE IV. m
ANDROMAQUE.
Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon flls.
ruisqu'uiie fuis le jour vous soufTrez que je voie
l# seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie,
J'allais, seigneur, pleurer un moment avec lui :
Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui!
PTRHRUS.
Ah, madame! les Grecs, si j'en crois leurs alarmes ,
Vous donneront bientôt d'autres sujets de larmes.
ANDROHAQUE.
Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappé,
Seigneur? Quelque Troyen vous est-il échappé?
PYRRHUS.
Leur haine pour Hector n'est pas encore éteinte :
Ils redoutent son fils.
ANDROMAQUE.
Digne objet de leur crainte !
Un enfant malheureux, qui no sait pas encor
Que Pyrrhus est son maître , et qu'il est fils d'Hector!
PYRRHUS.
Tel qu'il est, tous les Grecs demandent qu'il périsse.
Le fils d'Agamemnon vient hâter son'suppUce.
A?(DROMAQUC.
El VOUS prononcerez un arrêt si cruel?
Est-ce mon intérêt qui le rend criminel?
Hélas! on ne craint point qu'il venge un jour son père;
On craint qu'il n'essuyât les larmes de sa mère.
. H m'aurait tenu lieu d'un père et d'un époux :
Mais il me faut tout perdre , et toujours par vos coups.
PYRRHUS.
Madame,, mes refus ont prévenu vos larmes.
Tous les Grecs m'ont déjà menacé de leurs armes :
Mais, dussent-ils encore, en repassant les eaux.
Demander votre fils avec mille vaisseaux;
Coûtât-il tout le sang qu'Hélène a fait répandre |
Dosflé-je après dix ans voir mon palais en cendre ;
Je ne balance point, je vole à son secours.
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.
Mais, parmi ces périls où je cours pour vous plairr ,
Me rcfuscrez-vous un regard moins sévère?
Hai de tous les Grecs, pressé de tous côtés,
Ilg ANDROMAQUK.
Me faudra-tril combattre encor vos cruautés?
Je vous offre mon bras. Puis-jc espérer encore
Que ^ous accepterez un cœur qui vous adore?
En combattant pour vous, me serart-il permis
De ne vous point compter parmi mes ennemis?
ANDROMAQUE.
Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce?
Fautril qu'un si grand cœur montre tant de faiblesse?
Voulez-vous qu'un dess^jiii si beau , si généreux ,
Passe pour le transport d'un esprit amoureux?
Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aim«?
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
Qu'à des pleurs éternels vous avez condamnés ?
Non, non : d'un ennemi respecter la misère.
Sauver des malheureux, rendre un (ils à sa mère ,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur
Sans me faire payer son salut de mon cœur,
Malgré moi, s'il le faut, lui donner un asile;
Seigneur, voilà des soins digues du fils d'Achille.
PYRRHUS.
Hé quoi! votre courroux n'a-t-il pas ou son cours?
Peut-on haïr sans cesse? et punitron toujours?
J'ai fait des malheureux, sans doute; et la Phfygic
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie :
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés!
Qu'ils m'ont veikiu bien cher les pleurs qu'ils ont versés!
De combien de remords m'ootrils rendu la proie!
Je souffre tous les maux que j'ai faits devant Troie. .
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé.
Brûlé de plus de feux que je n'f n allumai.
Tant de soins, tant de pleurs, tant d'iirdear?? inquidcs...
Hélas! fus-je jamais si cruel q\xc wms l'êtes?
Mais enfin, tour à tour, c'est a^nz nous punir;
Nos ennemis communs devraient ndus réunir :
Madame, dito&-moi seulement que j'cspërc ,
Je vous rends votre âls, et je lui st^rs de père ;
Je l'instruirai moi-mèjue à ven£^t;r les Troyens^^
J'irai punir les Grecs de vos main H des micTis.
Animé d'un regard, je puis tout cntrcpreiitlrc :
Votre llion encor peut sortir àv sa ^XMHlr«;
ACTE I» SCÈNE IV. tl9
Je puis, on moins de temps que les Grecs ne Tont pris.
Dans SCS murs relevés couronner votre fils.
Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère ;
Je les lui promettais tant qu'a vécu son père.
Non , vous n'espérez plus de nous revoir encor.
Sacrés murs, que n'a pu conserver mon Hector!
A de moindres faveurs des malheureux prétendent,
Seigneur; c'est un exil que mes pleurs vous demandent :
Souffrez que, loin des Grecs, et même loin de vous ,
J'aille cacher mon fils, et pleurer mon époux.
Votre amour contre nous allume trop de haine :
Retournez, retournez à la iille d'Hélène.
PYRRHUS.
Et le puisse, madame? Ah ! que vous me gênez .'
Comment lui rendre un cceur que vous me relent;/?
Je sais que de mes vœux on lui promit l'empire ;
Je sais que pour régner elle vint dans l'Ëpire :
Le sort vous y voulut l'une et l'autre amener.
Vous, pour porter des fers, elle, pour en donner.
Cependant al-je pris quelque soin de lui plaire?
Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire
Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés.
Qu'elle est ici captive, et que vous y régnez?
Ah! qu'un seul des soupirs que mon c^iir vous envoie.
S'il s'cjhappait vers elle, y porterait de joie !
' ANDROXAQUE.
Et pourquoi vos soupirs seraient-ils repoussés ?
Afdrait-elle oublié vos services passés?
Troie, Hector, contre vous révoltent-ils son âme?
Aux cendres d'un époux doit^llc enfin sa flamme?
Et quel époux encore ! Ah ! souvenir cruel !
Sa moil seule a rendu votre père immortel ;
Il doil au MLiiff d'Hector tout l'éclat de ses armes :
Et vous n'êtes tous deux connus que par mes larmes.
PYRRHUS.
Eh bien, madame, eh bien, il faut vous obéir :
^1 faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.
Oui , mes vœux ont trop loin poussé leur violence ,
Pour ne plus s'arrêter que dans rindifféronce :
Songez-y bien; il fant désormais que mon c4iMir,
120 ANDROMAQUK.
S'il n'aime avec transport, haïsse avec fiu-eur.
Je n'épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère ;
La Grèce le demande : et je ne prétends pas j
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.
AVIDROMAQUE. ^
Hélas! il mourra donc! il n'a pour sa défense \
Que les pleurs de sa mère, €t que son innocence. ..
Et peut-être après tout, en Tétat où je suis, |
Sa mort avancera la fin de mes ennuis : i
Je prolongeais pour lut ma vie et ma miaère ; !
Mais enfin sur ses pas j'irai revoir son père.
Ainsi, tous trois, seigneur, par vos soins réunis.
Nous vous... '\
PYRRHUS.
Allez, madame, allez voir votre fils.
Peut-être, en le voyant, votre amour plus timide |
Ne prendra pas toujours sa colère pour guide. |
Pour savoir nos destins j'irai vous retrouver : |
Madame, en l'embrassant, songez à le sauver. I
ACTE DEUXIÈME.
SCÈNE I.
HERMIONE, CLÉONE.
HEBMIOIIE.
Je fais ce que tu veux. Je consens qu'il me voie;
Je lui veux bien encore accorder cette joie.
Pylade va bientôt conduire ici ses pas;
Mais, si je m'en croyais, je ne le verrais pas.
CLÉOKE.
Et qu'estrce que î^ vue a pour vous de funeste?
Madame, n'estrce pas toujours le même Oreste
Dont vous avez cent fois souhaité le retour.
Et dont vous regrettiez la constance et l'amour?
UERHIONE.
Cest cet amour payé de trop d'ingratitude
ACTE H, SCÈNE I. 121
Qui me rend en ces lieui sa présence si mdv.
Quelle lionte pour moi, quel triomphe pour lui .
De voir mon infortune égaler son ennui !
Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione?
Elle me dédaignait; un autre l'abandonne :
L'ingrate^ qui mettait son cœur à si haut prix.
Apprend donc, à son tour, à souffrir des mépris !
Ah, dieux!
GLéORE.
Ah! dissipez ces indignes alarmes :
11 a trop bien senti le pouvoir de tos charmes.
Tous croyei^qu'uA amant vienne vous insulter?
Il vous rapporte un cœur qu'il n'a pu vous ôter.
Mais vous ne dites point ce que vous mande un pcrc.
HERMlOflE. .
Daos ses retardements si Pyrrhus persévère , \
A la mort du Troyen s'il ne veut consentir,
Mon père avec les Grecs m'ordonne de partir.
CLÉOIfE.
Eh bien, madame, eh bien, écoutez donc Orestc.
Pyrrhus a commencé; faites au moins Le reste.
Pour bien faire il faudrait que vous le prévinssiez :
Ne m'avez-vons pas dit que vous le haïssiez?
HERMIONE.
Si je le hais, Gléonel il y va de ma gloire.
Après tant de bontés dont il perd la mémoire ;
Lui qui me fut si cher, et qui m'a pu trahir!
Ah ! je l'ai trop aimé, pour ne le point haïr.
CLEOHE.
Fuyez-le donc, madame; et puisqu'on vous adore...
HERMIONE.
Ah ! laisse à ma fureur le temps de croître encore ;
Contre mon ennemi laisse-moi m'assurer :
Cléone, avec horreur je m'en veux séparer.
11 n'y travaillera que trop bien, l'infidèle l
CLÉONE.
Quoi! vous en attendez quelque injure nouvelle?
Aimer une captive, et l'aimer à vos yeux.
Tout cela n'a donc pu vous le rendre odieux?
Après ce qu'il a fait, que saurait-il donc faire?
Il vous aurait déplu , s'il pouvait vous déplaire.
11
n7> ANDROMAQI'K.
HERSIOKE.
Pourquoi veui-lu, cruelle, irriter mes ennuis?
Je crains de me co ri naître en Tétai on je suis.
De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire :
Ci*ois que je n'aime plus; vante-moi ma tîctoire :
Crois que dans son dépit mon cœur est endurci ;
llclas! et, s'il se peut, fais-le-moi croire aussi!
Tu veux que je le fuie. Eh bien! rien ne m'arrête.
Allons, n'envions plus son indigne conquête :
Que sur lui sa captive étende son pouvoir.
Fuyons... Mais si l'ingrat rentrait dans son devoir;
Si la foi dans son cœur retrouvait quelque place ;
S'il venait à mes pieds me demander sa grâce;
Si sous mes lois. Amour, tu pouvais rengager;
S'il voulait... Mais l'ingrat ne veut que m'outragor.
Demeurons toutefois pour troubler leur fortune ,
l^rcnons quelque plaisir à leur être importune :
pu , le forçant de rompre un nœud si solennel ,
Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel.
J*ai déjà sur le flls attiré leur colère :
^ii veux qu'on vienne eneor lui demander la mèvc.
Rendons-lui les tourments qu'elle me Cait souffrij:;
Qu'elle le perdes, ou bien qu'il la fasse périr.
CLÉONE.
Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux armes
Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes,
Et qu'un cœur accablé de tant de déplaisirs
De son persécuteur ait brigué les soupirs?
Voyez si sa douleur en parait soulagée :
Pourquoi donc les chagrins où son âme est plongée?
Contre un amant qui platt pourquoi tant de fuMlc?
nERMIOKE.
Hélas! pour mon malheur, je l'ai trop écouté.
Je n'ai point du silence affecté le mystère :
Je croyais sans péril pouvoir être sincère ;
Et, sans armer mes yeux d'un moment de riguiuir,
Je n'ai pour lui parler consulté que mon cœur.
Kt qui ne se serait comme moi déclarée
Sur la foi d'une cimour si saintement jurée?
Me voyait-il de Vœil qu'il me voit aujourd'hui?
Tu t'en souviens (MKnr, tout conspirait pour lui :
ACTE II, SCÈNE 11. t23
Ma famille vengée, et les Grecs dans la joie.
Nos vaisseaux lont chargés des dépouilles de Troie ,
Les exploits de son pèare effacés par les siens,
Ses feux que je croyais plus ardents que les miens ,
Mon cœur, toi-même enfin de sa gloire éblouie;
Avant qu'il me trahit, vous m'avez tous trahie.
Mais c'en est trop, Gléone : et, quel que soit Pyrrhus, .
Hermione est sensible^ Oreste a des vertus :
Il sait aimer du moins, et même sans qu'on Taime;
Et peut-être il saura se faire aimer lui-même.
Allons. Qu'il vienne enfin.
CLÉONE.
Madame, le voici.
HERMIONE.
Ah ! je ne croyais pas qu'il fût si près d'ici.
SCÈNE II.
HERMIONE, ORESTE, CLÉONE.
HERMIOTIE.
Le croirai-je, seigneur, qu'un reste de tendresse
Vous fasse ici chercher une triste iirincesse?
Ou ne dois-je imputer qu'à votre seul devoir
L'heureux empressement qui vous porte à me voir?
ORESTE.
Tel est de mon amour l'aveuglement funeste ,
Vous le savez, madame; et le destin d'Oreste
Est de venir sans cesse adorer vos attraits.
Et de jurer tougonrs qu'il n'y viendra jamais.
Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures ;
Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures :
le le sais, j'en rougis. Mais J'atteste les dieux.
Témoins de la ftifenr de mes derniers adieux.
Que j'ai couru partout où ma perte certaine
Dégageait mes serments et finissait ma peine.
J'ai mendié la mort chez des peuples cruels
Qui n'apaisaient leurs dieux que du sang des mortels :
Ils m'ont fermé leur temple ; et ces peuples barbares
De mon sang prodigué sont devenus avares.
Enfin je viens à vous , et je me vois réduit
A chercher dans vos yeux une mort qui me fuit.
124 AMDROMAQUR.
Mon désespoir n'allciid que leur indifférence ;
Ils n'ont qu'à m'interdire un reste d'espérance;
Us n'ont, pour avancer cette mort où je cours , .
Qu'à me dire une fois ce qu'ils m'ont dit toujours.
Voilà, depuis un an, le seul soin qui m'anime.
Madame, c'est à vous de prendre une Tîctime
Que les Scyllies auraient dérobée à vos coups.
Si j'en avais trouvé d'aussi cruels que vous.
HVRMIONE.
Quittez, seigneur, quittez ce funeste langage :
A des soins plus pressants la Grèce vous engage.
Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés?
Songez à tous ces rois que vous représentez.
Fautril que d'un transport leur vengeance dépende?
Estnce le sang d'Orcste enfin qu'on vous demande?
Dégagez-vous des soins dont vous êtes chargé.
OHESTB.
Les refus de Pyrrhus m'ont assez dégagé,
Madame : il me renvoie ; et quelque autre puissance
Lui fait du (ils d'Hector embrasser la défense.
HCRMlOPiE.
L'infidèle!
ORESTE.
Ainsi donc, tout prêt à le quitter.
Sur mon propre destin je viens voua consulter.
Déjà même je crois entendre la réponse
Qu'en secret contre moi votre haine prononce.
HERMIOnE.
Hé quoi! toujours injuste eu vos tristes discours.
De mon inimitié vous plaindrez-vous toujours?
Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée?
J'ai passé dans l'Épire où j'étais reléguée ;
Mon père l'ordonnait : mais qui sait si depuis
Je n'ai point en secret partagé vos ennuis?
Pensez-vous avoir seul éprouvé des alarmes ;
Que l'Épire jamais n'ait vu couler mes larmes?
Enfin, qui vous a dit que, malgré mon devoir.
Je n'ai pa.H quelquefois souhaite de vous voir?
ORESTE.
Souhaité de me voir! Ah! divine princcssi;...
Mais, de grâce, est-ce à moi que ce discours s'adresse?
ACTK II, SCÈNE II. |25
Ouvrez vos yeux; songez qu*Oreste est devant vous,
Orcste y si longtemps l'objet de leur courroux.
rcrmioue.
Ouî^ c'est vous dont l'amour, naissant avec leurs charmes.
Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes ;
Vous, que mille vertus me forçaient d'estimer;
Vous, que j'ai plaint , enfin que je voudrais aimer.
OBKSTE.
Je vous entends. Tel est mon partage funeste :
Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Orestc.
HERMIORE.
Ah! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus,
Je vous haïrais trop.
ORESTE.
l^ous m'en aimeriez plus.
Ah! que vous me verriez d'un regard bien contraire!
Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire;
Et, l'amour seul alors se faisant obéir,
Vous m'aimeriez, madame, en me voulant haïr.
Oh, dieux! tant de respects, une amitié si tendre,
Que de raisons pour moi, si vous pouviez m'entendre!
Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd'hui ,'
Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui :
Car enfin il vous hait ; son àme ailleurs éprise
N'a plus...
HERMiONE.
Qui vous l'a dit, seigneur, qu'il me méprise?
Ses regards, ses discours vous l'ont-ils donc appris?
Jiigoz-vous que ma vue inspire des mépris;
Qu'elle allume en un cœur des feux si peu durables?
Peulrètre d'autres yeux me sont plus favorables.
ORESTE.
Poursuivez : il est beau de m'insulter ainsi.
CrueHe! c'est donc moi qui vous méprise ici?
Vos yeux n'ont pas assez éprouvé ma constance?
Je suis donc un témoin de leur peu de puissance?
Je les ai méprisés? Ah! qu'ils voudraient bien voir
Mon rival comme moi méfHriser leur pouvoir!
HERMIORE.
Que m'importe, seigneur, sa haine ou sa tendresse?
Allez contre un rebelle armer toute la Grèce; .
M.
12G AMDROMAQIJE.
Ilapporlcz^ui le prix, de sa rcbelHoii;
Uu'on fasse de l'Ëpirc un second llion :
Allez. Après cela direz-vous que je l'aime?
ORGSTC.
Madame > faites plus y et venez-y vous-même.
Voulez-voQS demeurer pour otage en ces lieux?
Venez dans tous les cœurs faire parler vos yeux.
Faisons de notre haine une commune attaque.
HERMIONE.
Mais, seigneur 9 cependant s'il épouse AndroiBaqiw?
Hc 9 madame!
HERMIONE.
Songez quelle honte pour nous
Si d'une Phrygienne il devenait l'époux !
OREOTC.
tt vous le haïssez! Avouez-le, madame^
L'amour n'est pas un feu qu'on renferme eu une ànie
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux;
Et les feux mal couverts n'en éclatent que mieux.
BEiUlIONE,
Seigneur, -je le vois bien, votre àme prévenue
Répand sur mes discuui's le venin qui la tue ,
Toujours dans mes raisons cherche quelque détour.
Et croit qu'en moi la haine est un effort d'amour.
11 faut donc m'expliqucr : vous agirez ensuite.
Vous savez qu'en ces lieux mon devoir m'a conduite :
Mon devoir m'y retient ; et je n'en puis partir
Que mon père, ou Pyrrhus, ne m'en fasse sortir.
De la part de mon père allez lui faire entendre
Uuc l'ennemi des Grecs njs peut être son gendre :
Du Troyen ou de moi failcs-le décider;
Ou'il songe qui des deux il veut rendre ou garder :
Enfin, qu'il me renvoie, ou bien qu'il vous le livre.
Adien. S'il y consent, je suis prèle à vous suivre.
SCËNE III.
ORESTE.
Oui, oui, vous me t^uivrez, n'en doutez nullcuient,
Te vous réponds déjà de son consentement.
ACTK il, SCKNE IV. l?7
ic lie crains pas enfin que Pyrrhus la rcticnnu :
Il n'a devant les yeux que sa chère Troyenne;
Tout autre objet le blesse; et peut-être aujourd'hui
Il n'attend qu'un prétexte à réloigner de lui.
Nous n'avons qu'à parler : c'en est fait. Quelle joie
D'enlever à l'Épire une si belle proie S
Sauve tout ce q»i reste et de Troie et d'Hector^
Garde son fUs, sa veuve, et mille autres encor,
Épire; c'est assez qu'Hermione rendue
Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.
Mais un heureux destin le conduit en ces lieux.
Parlons. A tant d'attriûtB, Amour, ferme ses yeux !
SCÈNE IV.
PYRRHUS, ORESTE, PHŒNIX.
wRimus.
Je vous cherehais, seigneur. Un peu de violence
M'a fait de vos raisons eombattre la puissance ,
Je l'avoue; et, depuis que je vous ai quitté.
J'en ai senti la force et connu Téquilé.
J'ai songé, comme vous, qu'à la Grèce, à mon père;
A mof-mème^ en un mot, je devenais contraire;
Que je relevais Troie, et rendais imparfait
Tout ce qu'a fait Achille, et tout ce que j'ai fait.
Je ne condamne plus un eourroux légitime;
Et Ton vous va, seigneur, livrer votre victime,
ORESTE.
Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux,
X'est acheter la paix du sang d'un maifaeureux.
FTRRHOS.
Oui : mais je veux, seigneur, l'assurer davantage :
D'une éternelle paix Hermione est la gage;
Je l'époiise. Il semblait qu'un spectacle si doux
N'attendit en ces lieux qu'un témoin tel que vous :
Vous y représentez tous les' Grecs et son père,
Puisqu'en vous Ménélas voit revivre son frère.
Voyez-la donc. Allcx. Dites-lui que demain
J'attends avec la paix son cœur de voire main.
OKESTE, à pari.
Ah, dieux!
t28 ANDAOMAQUK.
SCÈNE V.
PYRRHUS, PHCENIX.
PTRMUS.
Eh bien, Phœnix, Taniour est-il le maître?
Tes yeux refusent-ils encor de me connaître?
PHOEKIX.
Ah! je vous reconnais; et ce juste courroux,
Ainsi qu'à tous les Grecs, seigneur, vous rend à vous.
Ce n'est plus le jouet d'une flamme servile :
Cest Pyrrhus, c'est le fils et le rival d'Achille,
Que la gloire à la fin ramène sous ses lois,
Qui triomphe de Troie une seconde fois.
FTRRIIDS.
Dis plutôt qu'aujourd'hui commence ma victoire :
D'aujourd'hui seulement je jouis de ma gloire ;
Et mon cœur, aussi fier que tu l'as vu soumis.
Croit avoir en l'amour vaincu mille ennemis.
Considère, Phœnix, les troubles que j'évite;
Quelle foule de maux l'amour traîne à sa suite;
Que d'amis, de devoirs, j'allais sacrifier;
Quels périls... un regard m'eût tout fait oubliée :
Tous les Grecs conjurés fondaient sur un rebelle.
Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle.
P0OB1UX.
Oui y je bénis, seigneur, l'heureuse cruauté
Qui vous rend...
PTBMiUS.
Tu l'as vu comme elle m'a traité.
Je pensais, en voyant sa tendresse alarmée.
Que son fils me la dût renvoyer désarmée :
J'allais voir le succès de ses embrassements;
Je n'ai trouvé que pleurs mêlés d'emportements. -
Sa misère l'aigrit; et, toujours plus farouche.
Cent fois le nom d'Hector est Sorti de sa bouche.
Vainement à son fils j'assurais mon secours,
« Cest Hector, disait-elle en l'embrassant toujours;
« Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ;
« C'est lui-même : c'est toi, cher époux , que j'embrasse.
Eh! quelle est sa pensée? attend-elle en ce jour
AGTK 11, SGÈNfe V. 129
Que je lui laisse un fils pour nourrir soii amour?
racENix.
Sans doute; c'est le prix que vous gardait l'ingrate.
Mais laissez-la 9 seigneur.
PTRIUIDS.
Je vois ce qui la flatte :
Sa beauté la rassure; et, malgré mon courroux ,
L'orgueilleuse m'attend encore à ses genoux.
Je la verrais aux miens, Phœnix, d'un œil tranquille
Elle est veuve d'Hector, et je suis fils d'Achille :
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.
PHOENIX.
Commencez donc, seigneur, à ne m'en parler plus.
Allez voir Hermione; et, content do lui plaire.
Oubliez à ses pieds jusqu'à votre colère.
Vous-même à cet hymen venez la disposer :
Est-ce sur un rival qu'il s'en faut reposer?
U ne l'aime que trop.
PlRRHt'S.
Crois-tu, si je Tcpousc,
Qu'Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse?
PBOENIX.
Quoi! toujours Andromaque occupe votre esprit!
Que vous importe, oh dieux! sa joie ou son dépit?
Quel charme^ malgré vous, vers elle vous attire?
PTRRHUS.
Non, je n'ai pas bien dit tout ce qu'il lui faut dire :
Ma colère à ses yeux n'a paru qu'à demi ;
Elle ignore à quel point je suis son ennemi.
Retoumons-y : je veux la braver à sa vue.
Et donner à ma haine une libre étendue.
Viens voir tous ses attraits, Phœnix, humiliés.
Allons.
PHCBRIX.
Allez, seigneur, vous jeter à ses pieds :
Allez, en lui jurant que votre âme l'adore,
A de nouveaux mépris l'encourager encore.
PYRRHUS.
Je le vois bien , tu crois que, prêt à l'excuser.
Mon cœur court après elle, et cherche à s'apaiser.
130 ÀNDROMAQUK.
Vous aimez ; c'est assez.
PfARHUS.
Moi^ raimcr? une ingrate
Qui me hait d'autant plus que mon amour la flatte?
Sans parents> sans amis, sans espoir que sur moi?
Je puis perdre son fils, peut-^tre je le doij
Étrangère... que dis-jc? esclave dans TÉpire,
Je lui donne son fils, mon àme, mon empire :
Et je ne puis gagner dans sou perfide cœur
D'autre rang que celui de son persécuteur?
Non, non, je l'ai juré, ma vengeance est certaine;
II faut bien une fois justifier sa haine :
J'abandonne son fils... Que de pleurs vont couler!
De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler !
Quel spectacle pour elle aujourd'hui se dispose!
Elle en mourra, Phœnix; et j'en serai la cause :
C'est lut mettre moi-même un poignard dans le sein.
PHCEMX.
Et pourquoi donc en faire éclater le dessein?
Que ne consuUiez-vous tantôt votre faiblesse?
PYRRHUS.
Je t'entends. Mais excuse un reste de tendresse.
Crains-tu pour ma colère un si faible combat?
D'un amour qui s'éteint c'est le dernier éclat.
Allons. A tes conseils, Phœnix, je m'abandonne.
Faut-il livrer son fils? faut-il voir Hermione?
PHOCNIX.
Oui, voyez-là, seigneur; et par des vœux soumis
Protestez-lui...
PVRRUUS.
Faisons tout ce que j'ai pi omis.
ACTE III, SCKNiC I. |3l
ACTE TROISIÈME.
SCËNE I.
ORfiSTE, PYIADE.
PTLADE.
Modérez donc, seigneur, celte fureur eitrème :
Je ne vous connais plus; vous n'êtes plus vous-même.
SoufTrez...
ORfiSTB.
Non, tes conseils ne sont plus de saison ,
Pylade; je suis las d'écouter la raison.
C'est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice :
Il faut que je l'enlève , ou bien que je périsse.
1^ dessein en est pris; je le veux achever :
Oui , je le veux.
PTL4DE.
Ëta bien, il la Oaut enlever;
J'y consens. Mais songez cependant où tous êtes.
Que croira-tron de vous, à voir ce que vous faites?
Dissimulez : calmez ce transport inquiet;
Commandez à vos yeux do garder le secret.
€es gardes, cette cour, l'air qui vous environne,
Tout dépend de Pyrrhus, et surtout Hermione.
A ses regards surtout cachez votre courroux.
Oh, dieux! en cet état pourquoi la cherchiez-vous?
ORBSTE.
Que sais-jc? De moi-même étais-je alors le maître?
i^ fureur m'emportait, et je venais peutrétre
Menacer à la fois l'ingrate et son amant.
PTUDE.
Et quel était le fruit de cet emportement?
ORESTE.
Et quelle âme , dis-mui , ne serait éperdue
Du coup dont ma raison vient d'être confondue?
Il épouse, dit-il, Hermione demain;
132 ANDROMAQUI':.
H veut, pour m'hoRorer, la tenir de ma niain^.
Ali! plutôt cette main dans le sang du barbare...
VTLADB.
Vous Taccuscz , seigneur, de ce destin bizarre :
Cependant, tourmenté de ses propres desseins,
Il est peutrètre à plaindre autant que je vous plains.
ORBSTE.
Non, non; je le connais, mon désespoir le flatte;
Sans moi, sans mon amour, il dédaignait l'ingrate;
Ses cliarmes jusque-là n'avaient pu le toucher :
Le cruel ne la prend que pour me l'arracher.
Ah , dieux! c'en était fait : Hermione gagnée
Pour jamais de sa vue allait être éloignée;
Son cœur, entre l'amour et le dépit confus.
Pour se donner à mol n'attendait qu'un refus :
Ses yeux s'ouvraient, Pylade ; elle écoutait Oresic ,
Lui parlait, le plaignait. Un mot eût fait le reste.
PTLADE.
Vous le croyez?
ORÈSTE.
Hé quoi! ce courroux enflamme
Contre un ingrat...
PTLADE.
Jamais il ne fut plus aimé.
Pensez-vous, quand Pyrrhus vous l'aurait acconléo,
Qu'un prétexte tout prêt ne l'eût pas retardée?
M'en croirez-vous? Lassé de ses trompeurs attrait»,
Au lieu de l'enlever, fuyez-la pour jamais.
Quoi ! votre amour se veut charger d'une furie
Qui vous détestera, qui, toute votre vie.
Regrettant un hymen tout prêt à s'achever,
Voudra...
ORESTB.
Ccst pour cela que je veux l'enlever.
Tout lui rirait, Pylade : et moi, pour mon partage,
Je n'emporterais donc qu'une inutile rage?
4'irai8 loin d'elle encor tâcher de l'oublier?
Non, non : à mes tourments je veux l'associer;
C'est trop gémir tout seul. Je suis las qu'on me plaigne :
Je prétends qu'à mon tour l'inhumaine me craigne.
Et que SCS yeux cnirls, à pleurer condamnes,
t ACTE m, SCÈNK f. 1.13
Me rendent tous les noms que je leur ai donnés.
PTLADE.
VoiU donc le succès qu'aura votre ambassado :
Oreste ravisseur !
ORESTE.
Et qu'importe, Pylade?
Quand nos Ëtats vengés jouiront de mes soins ,
L'ingrate de mes pleurs jouira-t-elle moins?
Et que me servira que la Grèce m'admire.
Tandis que je serai la fable de l'Épire?
Que veux-tu? Mais, s'il faut ne te rien déguiser.
Mon innocence enfin commence à me peser.
4e ne sais de tout temps quelle injuste puissance .
Laisse le crime en paix, et poursuit l'innocence.
De quelque part sur moi que je tourne les yeux ,
Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.
Méritons leur courroux, justifions leur haine.
Et que le fruit du crime en précède la peine.
Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujours sur toi
Détourner un courroux qui ne cherche que moi ?
Assez et trop longtemps mon amitié t'accable :
Évite un malheureux, abandonne un coupable.
Cher Pylade, crois-moi, ta pitié te séduit :
Laisse-moi des périls dont j'attends tout le fruit.
Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m'abandonne.
Va-fen.
PYLADE.
Allons, seigneur, enlevons Hermione :
Au travers des périls un grand cœur se fait jour.
Que ne peut l'amitié conduite par l'amour !
Allons de tous vos Grecs encourager le zèle :
I Nos vaisseaux sont tout prêts, et le vent nous appelle.
ie sais de ce palais tous les détours obscurs :
Vous voyez que la mer eu vient battre les murs ;
Et cetto nuit, sans peine, une secrète voie
Jusqu'en votre vaisseau conduira votre proie.
ORESTE.
J'abuse, cher ami, de ton trop d'amitié :
Mais pardonne à des maux dont toi seul as pitié.
Excuse un malheureux qui perd tout ce qu'il aimo ,
Que tout le monde hait, et qui se hait lui-mèmo..
li
134 ANDROMAQUK.
Que ne puis-jc à mon tour, dans «n sort plus honrcui...
Dissimulez, seigneur; c'est tout ce que je veut.
Gardez qu'avant le coup votre dessein n'éclate :
Oubliez jusque-là qu'Hermione est ingrate ;
Oubliez votre amour. Elle vient, je la voi.
ORESTE.
Va-t'en. Réponds^moi d'elle, et je réponds de moi.
SCÈNE II.
HeRMlONE, ORESTE, GLÉONB.
ons^TB.
Eh bien, mes solns^vous ont rendu votre conquête :
J'ai vu Pyrrlius, madame; et votre hymen s'apprête.
1IBIUI101IE.
On le dit; et de plus on vient de m'assarer
Que vous ne me cherchiez que pour m'y préparer;
ORESTE.
Et votre ime à ses vœux ne sera pa^ rebelle?
HEKHIONE.
Qui l'eût cru que Pyrrhus ne fût pas infidèle?
Que sa flamme attendrait si tard pour éclater?
Qu'il reviendrait à moi quand je l'allais quitter?
Je veux croire avec vous qu'il redoute la Grèce;
Qu'il suit son intérêt plutôt que sa tendresse;
Que mes yeux sur votre âme étaient plus absolus.
ORESTE.
Non, madame : il vous aime, et je n'en doute plus.
Vos yeux ne fontrils pas tout ce qu'ils veulent faire?
Et vous ne vouliez pas, sans doute , lui déplaire.
HERMIONE.
Mais que puis-je^ seigneur? on a promis ma foi :
Lui ravirai-je un bien qu'il ne tient pas de moi?
L'amour ne règle pas le sort d'une princesse :
La gloire d'obéir est tout ce qu'on nous laisse.
Cependant je partais ; et vous avez pu voir
Combien je relâchais pour vous de mon devoir.
ORESTE.
Ah! que vous saviez bien, crueUe... Mais, madame.
ACT£ 111, SCÈNK III.
Chacun peut à son choix disposer de son âme.
La vôtre était à vous; j'espérais : mais enfin
Vous l'avez pu donner sans me faire un larcin.
Je vous accuse aussi bien moins que la fortune.
Et pourquoi vous lasser d'une plainte importune?
Tel est votre devoir; je l'avoue : et le mien
Est ie vous épargner un si triste entretien.
SCÈNE m.
HERMIONB, CLÉONE.
HKMIIONB.
Attendaifl-tu, CIcoaa» un courroux si modeste?
GLÉONR.
La douleur qui se tait n'en est que plus funeste.
Je le plains : d'autant plus qu'auteur de son ennui.
Le coup qui l'a perdu n'est parti que de lui.
Compte! depuu quel temps votre hymen se prépare :
11 a parlé, madame; et Pyrrhus se déclare.
HBAMIONE.
Tu crois que Pyrrhus craint? Et que craint-il encor?
Des peuples qui, dix ans, ont fui devant Hector;
Qui cent fois ^effrayés de l'absence d'Achille,
Dans leurs vaisseaux brûlants ont cherché leur asile;
Et qu'on verrait encor, sans l'appui de son fils.
Redemander Hélène aux Troyens impunis?
Non, Cléone, il n'est point ennemi de lui-même :
11 veut tout ce qu'il fait; et s'il m'épouse, il m'aime.
Mais qu'Oreste à son gré m'impute ses douleurs;
N'avons-nous d'entretien que celui de ses pleurs?
Pyrrhus revient à nous. Eh bien, chère Qéonc,
Conçois-tu les transports de l'heureuse Hermione?
SaiMu quel esi Pyrrhus? Tes-tu fait raconter
Le nombre des exploits... mais qui les peut compter?
Intrépide, et partout suivi de la victoire.
Charmant, fidèle; enfin rien ne manque à' sa gloire.
Songe...
CLÉONE.
Dissimulez : votre rivale en pleurs
Vient a vos pieds, sans doute, apporter ses dunlcnrî*.
ia.«i
IM ANDROMAQUK.
HERMIONE.
Dieux! ne puis-jc à ma joie abandonner mon umc !
Sortons. Que lui dirais-je?
SCÈNE IV.
ANDROMAQUE, HERMIONE, CLËONE, GËPHIS&
ANDROXAOUE.
OÙ fuyez-vous, madame?
N'est-ce point à vos yeux un spectacle assez doux
Oue la veuve d'Hector pleurant à vos genoux?
Je ne viens point ici, par de jalouses larmes.
Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes.
Par une main cruelle , hélas ! j'ai vu percer
Le seul où mes regards prétendaient s'adresser.
Ma flamme par Hector fut jadis allumée;
Avec lui dans la tombe elle sV.st enfermée.
Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour ,
Madame, pour un fils jusqu'où va notre amour :
Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite.
En quel trouble mortel son intérêt nous jette.
Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flutter
C'est le seul qui nous reste , et qu'on veut nous l'ùtcr.
Hélas! lorsque, lassés de dix ans de misère,
Les Troyens en courroux menaçaient votre mère,
J'ai su de mon Hector lui procurer l'appui :
Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j'ai pu sur lui.
Que craint-on d'un enfant qui survit à sa perte?
Laissez-moi le cacher en quelque lie déserté :.
Sur les soins de sa mère on peut s'en assurer;
Et mon fils avec moi n'apprendra qu'à pleurer.
RBRMIOIIB.
Je conçois vos douleurs : mais un devoir austère ,
Quand mon père a parlé, m'ordonne de me taire.
C'est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux.
.S'il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous?
Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme.
Faites-les prononcer; j'y souscrirai, madame.
«.17
ACTE III, SCft?IK VI.
SCÈNE V.
ANDROMAQUE, CÉPHISE.
ANDAOXAOUE.
Quel mépris la cruelle attache à ses refus!
CÉPHISE.
Je croirais ses conseils , et je verrais Pyrrhus,
ilii regard confondrait Hermione et la Grèce...
Mais lai-in<ème il vous cherche.
SCÈNE VI.
PYRRHUS, ANDROMAQUE, PHŒNIX CÉPHISE.
PTâHBUS, âPlicnii.
_. , . OÙ donc est la princesse?
we m avais-tu pas dit qu'elle était en ces lieux?
. , racEitn.
Je le croyais.
ANDKOBUQUE, àCéplitiie.
Tu vois le pouvoir de mes yeui.
PYRRHUS.
Qucdit-elie^Pliœnix?
ANDROHAQUE.
Hélas! tout m'abandonne !
PHGENIX.
Allons, seigneur, marelions sur les pas d'Hermione.
CÉPHISE.
Ou'allendez-vous? Rompez ce silence obstiné.
A>DROMAQUE.
H a promis mon fils.
CÉPHISE.
Il ne l'a pas donné.
ANDROMAQUE.
Non, non, j'ai beau pleurer,, sa mort est.résoKie.
PYRRHUS.
Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue?
Quel orgueil!
ANDROMAQUE.
Je ne fais que Tirriter encor.
Sortons.
12.
tJ8 ANDROMAQCi:.
l'YRRHUS.
Allons aux Grecs livrer le fils d'Hcctur.
AMDROIIAQUE , m jeUntaux pieds 4e F/rrims.
Ali^ seigneur! arrêtez! Que prétendez-vous faire?
Si vous livrez le f\\s, livrez-leur donc la mère!
Vos serments m'ont tantôt juré tant d'amitié !
Dieux! ne pourrai-je au moins toucher votre pitié?
Sans espoir de pardon m'avcz-vous condamnée?
PYianos.
Pbœnix vous le dira, ma parole est donnée.
ANDROMAQUE.
Vous qui braviez pour moi tant de périls divers !
PYRRHUS.
yétais aveugle alors; mes yeux se sont ouverts.
Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée ;
Mais vous ne l'avez pas seulement demandée.
C'en est fait.
ANDROMAQUE.
Ah , seigneur! vous entendiez assez
Des soupirs qui craignaient de se voir repoussés,
l^ardonnez à l'éclat d'une illustre fortune
Ce reste de fierté qui craint d'être importune.
Vous ne l'ignorez pas ; Andromaque , sans vous ,
N'aurait jamais d'un maître embrassé les genoux.
PTRRUUS.
Non, vous me haïssez; et dans le fond de l'àmc
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flaninn^
Ce fils même, ce fils, l'objet de tant de soins.
Si je l'avais sauvé , vous l'en aimeriez moins.
La haine, le mépris, contre moi tout s'assemble;
Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.
Jouissez à loisir d'un si noble courroux.
Allons, Pbœnix.
ANDROMAQUE.
Allons rejoindre mon époux.
C ÉPRISE.
Madame...
ANDROMAQUE, à Ccpbue.
Et que veux-tu que je lui dise encore?
Auteur de tous mes maux , crois-tu qu'il les ignore?
ACfK llf, SCÈNi: VII. 139
( a iVrrfaitt. )
Seigneor^ voyci l'état où yous me rcdui^z.
J'ai vu mon père mort et nos murs embrasés ;
J'ai vu trancher les jours de ma faniiUe eatière ^
Et mon époux sanglant traîné sur ia poussière,
Son fils, seul avec moi , réservé pour les fers :
Mais que ne peut un fils ! Je respire^ je sers.
J'ai fait plus; je me suis quelquefois consolée
Qu'ici plutôt qu'ailleurs le sort m'eut exilée ;
Qu'heureux dans son malheur le filsde tant de rois.
Puisqu'il devait servir, fût tombé sous vos lois :
J'ai cru que sa prison deviendrait son f^ik.
Jadis Priam soumis fut respecté d'Achille :
J'attendais, de son fils cncor plus de bonté.
Pardonne, eher Hector! à ma crédulité :
Je n'ai pu soupçonner ton ennemi d'un crime;
Malgré lai-mèrae enfin je l'ai cru magnanime.
Ah! s'il l'était assez pour nous laisser du moins
Au tombeau qu'à ta cendre ont élevé mes soins.
Et que, finissant là sa haine et nos misères,
H ne séparât point des dépouilles si chères!
PYRIinUS.
Va m'altcndrc, Phcenix.
SCÈNE VU.
PYRKUUS, ANDROMAQUE, CÉPUISE.
PTRRIIIJS.
Madame, demeurez.
On peut vous rendre cncor ce flls que vous pleurez.
Oui, je sens à regret qu'en excitant vos larmes
Je ne fais contre moi que vous donner des armes :
ie croyais apporter plus de hafne en ces lieux.
Mais, madame, du moins tournez vers moi les yeux ;
Voyez si mes regards sont d'un juge sévère,
S'iû sont d'un ennemi qui cherche à vous déplaire.
Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir?
Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.
A le sauvev enfin c'est moi qui vous convie.
Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ?
Faut-il qu'en sa faveur j'embrasse ¥0S genoux?
IM ANDROMAQUE.
Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous.
Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes;
Combien je vais sur moi faire éclater de haïuea.
Je renvoie Hermione , et je mets sur son front ,
Au lieu de ma couronne, un éternel affront :
Je vous conduis au temple où son hymen s'apprête;
Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tète.
Mais ce n'est pkis, inadame, une offre à dédaigner :
Je vous le dis; il faut ou périr, ou régner.
Mon cœur, désespéré d^un an d'ingratitude.
Ne peut plus de son sort souffrir l'incertitude :
C'est craindre, menacer, et gémir trop longtemps.
Je meurs si je vous perds; mais je meurs si j aliénas.
Songez-y ; je vous laisse : et je viendrai vous prendre
Pour vous mener au temple où ce fils doit m'aUendre;
Et là vous me verrez, soumis ou furieux ,
Vous couronner, madame, ou le perdre à vos yeux.
SCÈNE VIll.
ANDROMAQUE, CÉPHISE.
CKVHISE.
Je vous l'avais prédit^ qu'en dépit de la Grèce
De votre sort encor vous seriez la maîtresse.
ANDROMAQUE.
Hélas! de quel effet tes discours sont suivis!
H ne me restait plus qu'à condamner mon fils.
CÉPHISE.
Madame, à votre époux c'est être assez fidèle :
Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle
Lui-même il porterait votre âme à la douceur.
ANDROMAQUE.
yuoi! je lui. donnerais Pyrrhus pour successeur?
Ain» le Ycut son ûte, que les Grecs vous ravissent.
Pense^vons qu'après tout ses mânes en rougissent;
Ou'il méprisât, madame, un roi victorieux
Oui vous fait remonter au rang de vos aïeux,
Oui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,
S «Tse souvient plus qu'Achille était son père.
Qui dément ses exploits et leij rend superflus?
ACTK m, SCÈMK Vlll. (41
ANMIOlfAQOE.
Duis-je les oublier, s'il ne s'en souvient plus?
DoiHe oublier Heetor privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles?
Doi»-je oublier son père à mes pieds renversé ,
Ensanglantant l'autel qu'il tenait embrassé?
Songe, songe, Géphise, à cette nuit cruelle
Qui fat pour toat un peuple une nuit étemelle;
Pigure4oi Pyrrhus, les yeux étincelants.
Entrant à la lueur de nos palais brûlants ,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage ,
Et, de sang tout couvert, écliauffaut le carnage;
Songe aux cris des vainqueurs , songe aux cris dos mourantes
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants;
Peins*toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
Voilà comme Pyrrhus vint s'offrir à ma vue.
Voilà par quels exploits il sut se couronner;
Enfin , voilà l'époux que tu me Yeux donner.
Non, je ne serai point complice de ses crimes :
Qu'il nous prenne, s'il veut, pour dernières viciinic».
Tous mes ressentiments lui seraient asservis !
cÉraiSE.
Eh bien , allohs donc voir expirer votre fils :
On n'attend plus que vous... Vous frémissez, madame?
ANDROMAQUE.
Ah! de quel souvenir viens-tu frapper mon àme!
Quoi! Céphise, j'irai voir expirer encor
Ce fils, ma seule joie, et l'image d'Hector?
Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage?
Hélas! je m'en souviens : le jour que son courage
Loi fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
11 demanda son fils, et le prit dans ses bras :
« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
« J'ignore quel succès le sort garde à mes armes ;
« Je te laisse mon fils pour gage de ma foi :
m S'il me perd, je prétends qu'il me retrouve en toi.
« Si d'un heureux hymen la mémoire t'est chère,
« Montre au fils à'quel po'mt tu chérissais le père. »
Et je puis voir répandre un sang si précieux?
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ?
Roi barbare, faut-il que mon crime l'cnlraino?
142 ANDROMAQUE.
Si je te liais ^ estril coupable de ma haine?
T'a-t-il de tous les siens reproché le trépas?
S'est-il plaint à tes yeux des maux qu'il ne sent pas?
Mais cependant, mon fils» tu meurs si je n'arrête
Le fer que le cruel tient levé sur ta tète.
Je l'en puis détourner, et je fy vais offrir!...
Non, tu ne mourras point, je ne le puis souffrir.
Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Gépbttse,
Va le trouver pour moi.
cÉpaiSE.
Que faut-il que je dise?
ANDHOHAQUB.
Dis-lui que de mon fils l'amour est assez fort...
Ci-ois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort?
L'amour peut-il si loin pousser sa barbarie?
GEPHI6B.
Madame, il va bientôt revenir en fiirie.
Ar^DROHAQUB.
Eh bien va l'assurer...
cÊpmsB.
De quoi? de votre foi?
ANDROMAQUE.
Hélas ! pour la promettre est-elle encore à moi ?
0 cendres d'un époux ! ô Troyens ! ô mon père !
0 mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère !
Allons.
CBPHISE.
Où donc, madame? et que résolvez-vous?
ANDROMAQUE.
Allons sur son tombeau consulter mon époux.
ACTE IV, SCK.NE I. 143
ACTE QUATRIÈME. .
SCÈNE I.
ANDROMAQUB, GÉPHISB.
CÉPHISB.
Ah! je n'en doute point; c'est votre époux, madame ,
C'est Hector qui produit ce miracle en votre àme :
Il vent que Troie encor se puisse relever
Avec cet heureux fils qu'il vous fait conserver.
Pyrrhus vous l'a promis. Vous venez de l'entendre ,
Madame; il n'attendait qu'un root pour vous le rendre.
.Croyez-on ses transports : père, sceptre, alliés..
Content de votre cœur, il met tout à vos pieds;
Sur lui , sur tout son peuple il vous rend souveraine.
Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine?
Déjà contre les Grecs plein d'un noble courroux ,
Le soin de votre fils le touche autant que vous :
Il prévient leur fureur; il lui laisse sa garde;
Pour ne pas l'exposer, lui-même il se hasarde.
Mais tout s'apprête au temple; et vous avez promis...
ANDaOMAOUB.
Oui, je m'y trouverai. Mais allons voir mon fils.
CÉPIIISE.
Madame, qui vous presse? Il suffit que sa vue
Désormais à vos yeux ne soit plus défendue.
Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés;
Et vos embrassem^nts ne seront plus comptés.
Quel plaisir d'élever un enfant qu'on voit croître
Non plus comme un csclavç élevé pour son maître.
Mais pour voir avec lui renaître tant de rois!
ANDROHAQUC.
Céphise, allons le voir pour la dernière foift.
CÉPHtSE.
Que dites-vous? Oh dieux!
144 A.NDKOMAQUK.
AfiDROMAQlIE.
0 ma chère Ccphi^c ,
i'o n'est point avec toi que mon cœur se déguise.
Ta foi dans mon malheur s'est montrée à mes yeux ;
Mais j'ai cru qu'à mon tour tu me connaissais mieux.
Onoi donc ! as-tu pensé qu'Andromaque infidèle
Put trahir un époux qui croit revivre en elle;
Et que , de tant de morts réveillant la douleur,
Le soin de mon repos me fît troubler le leur?
Ëst-K;e là cette ardeur tant promise à sa cendre?
Mais son fils périssait , il l'a fallu défendre.
Pyrrhus en m'épousant s'en déclare l'appui ;
Il suffit : je veux bien m'en reposer sur lui.
Je sais quel est Pyrrhus : violent , mais sincère ,
Céphise , il fera plus qu'il n'a promis de faire.
Sur le courroux des Grecs je m'en repose oncor;
Leur haine va donner un père au fils d'Hector.
Je vais donc, puisqu'il faut que je me sacrifie.
Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie;
Je vais , en recevant sa foi sur les autels ,
L'engager à mon fils par des nœuds immortels,
Mais aussitt^t ma main , à moi seule funeste ,
D'une infidèle vie abrégera le reste;
Et, sauvant ma vertu , rendra ce que je doi
A Pyrrhus, à mon fils, à mon époux , à moi.
Voilà de mon amour l'innocent stratagème ;
Voilà ce qu'un époux m'a commandé lui-même.
J'irai seule rejoindre Hector et mes aïeux.
Céphise, c'est à toi de me fermer les yeux.
CÉPRISE.
Ah! ne prétendez pas que je puisse survivre...
AIlDROMAQUe.
Non, non, je te défends, Céphise, de me suivre*;
Je confie à tes .soins mon unique trésor :
Si tu vivais pour moi , vis pour le fils d'Hector.
De l'espoir des Troyens seule dépositaire ,
Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.
Veille auprès de Pyrrhus; fais-lui garder sa foi :
S'il le faut, je consens qu'on lui parle de moi.
Fais-lui valoir l'hymen où je me suis rangée :
Dis-lui qu'avant ma mort je lui fus engagée ;
ACTE IV, SCÈNE II. lU
Qoe ses ressentiments doivent être effacés ;
Qu'en lui laissant mon fi\s, c'est l'estimer assez.
Pais connaître à mon fils les héros de sa race ;
Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace :
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté ,
Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été :
Parle-lui tous les jours des vertus de son père ;
Et quelquefois aussi parle-lai de sa mère.
Mais qu'il ne songe plus, Géphisc, à nous venger:
Nous lui laissons un maître, il lo doit ménager.
Qu'il ait de ses aïeux un souvenir modeste :
Il est du sang d'Hector, mais il en est le reste ;
Et pour ce reste enfin j'ai moi-même, en un jour.
Sacrifié mon sang, ma haine, et mon amour.
cÉraisE.
Hélas!
AMDROMAQUE.
Ne me suis point, si ton cœur en alarmes
Prévoit qu'il ne pourra commander à tes larmes.
On vient. Cache tes pleurs, Géphise; et souviens-toi
Que le sort d'Andromaque est commis à ta foi.
Cest Hermione. Allons, fuyons sa violence.
SCÈNE II.
HERttlONE, CLÉONE.
CLÊONE.
Non, je ne puis assez admirer ce silence.
Vous vous taisez, madame; et ce cruel mépris
N'a pas du moindre trouble agité vos esprits!
Vous soutenez en paix une si rude attaque ,
Vous qu'on voyait frémir au seul nom d'Andromaque !
Vous qui sans désespoir ne pouviez endurer
Que Pyrrhus d'un regard la voulût honorer !
11 l'épouse; il lui donne, avec son diadème,
La foi que vous venez de recevoir vous-même :
Et votre bouche encor, muette à tant d'ennui,
N'a pas daigné s'ouvrir pour se plaindre de lui*
Ah! que je crains, madame, un calme si funeste!
Et qu'il vaudrait bien mieux...
■ieiNK.
13
J46 ANDROMAQUK.
IIERMIONR.
Fais-lu vonir Oresle?
CLÉOISE.
M vient, madame, il vient; et vous pouvez juger
Que bientôt à vos pieds il allait se ranger,
Prêt à servir toujours sans espoir de salaire :
Vos yeux ne sont que trop assurés de lui plaire.
Mais il entre.
SCÈNE III.
ORESTE, HERMIONE, CLÉONE.
ORESTG.
Ab, madame! est-il vrai qu'une fois
Orestc en vous cherchant obéisse à vos lois?
Ne m'a-t-on point flatté d'une fausse espérance?
Avez-vous en effet souhaité ma présence?
Croirai-je que vos yeux, à la fin désarmés,
Veulent...
HERMIONE.
Je vou\ savoir, seigneur, si vous m'aimez.
ORESTE.
Si je vous aime • oh dieux l mes serments, mes parjure»,
Ma fuit«, mon retour, mes respects, mes injures.
Mon désespoir, mcB yeux de pleurs toujours noyés;
Quels témoins croirez-vous, si vons ne les croyez?
HERMIONE.
Vcngez-moï, je crois tout.
ORESTE.
Eh bien , allons-, madame :
Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme ;
Prenons, en signalant mon bras et vtilre nom.
Vous, la place d'Hélène, et moi, d'Agamemnon ;
De Troie en ce pays réveillons les misères ;
Et qu'on parle de nous ainsi que de nos pères.
Partons, je suis tout prêt. *
HERMIONE.
Non, seigneur; demeurons :
Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.
Quoi ! de mes ennemis couronnant l'insolence ,
J'imis attendre ailleurs une lente vengeance?
ACTE IV, SCÈNK J 1 1. |/,7
Et je m'en remettrais au destin des combats^
Qui peut-ètre à la fin ne me vengerait pas?
Je veux qu'à mon départ toute TÈpire pleure
Mais^ si vous me vengez, vengez-moi dans une heure.
Tous vos retardements sont pour moi des refus.
Courez au temple. U faut immoler...
ORESTE.
Qui?
HERMIONE.
Pyrrhus.
ORESTE.
Pyrrhus, madame!
HERMIONE.
Hc quoi! votre haine chancelle?
Ah! courez, et craignez que je ne vous rappelle.
M'alléguez point des droits que je veux oublier j
Et ce n'est pas à vous à le justiiier.
ORESTE.
Moi, je l'excuserais! Âh! vos bontés, madanitr,
Ont gravé trop avant ses crimes dans mon ânie.
Vengeona-nous, j'y consens, mais par d'autres chemins :
Soyons ses ennemis, et non ses assassins;
Taisons de sa ruine une juste conquête.
Quoi ! pour réponse aux (irecs poi-terai-je sa tète ?
Et n'ai-je pris sur moi le soin de tout TËtal ,
Que pour m'en acquitter par un assassinat?
Souffrez, au nom des dieux, que la Grèce s'explique,
Et qu'il meure chargé de la haine publique.
Souvenez-vous qu'il règne, et qu'un front ctiuronné...
HERMIONE.
Ne vous suffit-il pas que je l'ai condamné?
Ne vous suffitril pas que ma gloire offensée
Demande une victime à mol seule adres.séc ;
Qu'Hermione est le prix d'un tyran opprimé;
Que je le hais; enfin, seigneur, que je l'aimai?
Je ne m'en cache point; l'ingrat m'avait su plaire,
Soit qu'ainsi l'ordonnât mon amour ou mon père ,
N'importe; mais enfin réglez-vous là-dessus.
Malgré mes vœux , scignour, honteusemont dérus ,
Malgré la juste horreur que son crime me don in* ,
Tant qu'il vivra, craignez que je ne lui pardunur.
|.Î8 AiNDROMAQUK.
Doutez jusqu'à sa mort d'un courroux incertain ;
S'il ne meurt aujourd'hui , je puis l'aimer demain.
ORESTE.
Eh bien, il faut le perdre, et prévenir sa grâce :
11 faut... Mais cependant que faut-il que je fa!«se?
Comment puis-je sitôt servir votre courroux?'
Quel chemin jusqu'à lui peut conduire mes coups?
A peine suis-je encore arrivé dans l'Épire,
Vous voulez par mes mains renverser un empire;
Vous voulez qu'un roi meure ; et pour son châtiment
Vous ne donnez qu'un jour, qu'une heure , qu'un moment :
Aux yeux de tout son peuple il faut que je l'opprime.
Laissez-moi vers l'autel conduire ma victime.
Je ne m'en défends plus; et je ne veux qu'aller
Recoimaitre la place où je dois l'immoler :
Cette nuit je vous sers, cette nuit je l'attaque.
HERMIONE.
Mais cependant, ce jour, il épouse Andromaque;
Dans le temple déjà le trône est élevé.
Ma honte est confirmée , et son crime achevé.
Enfin qu'attendez-vous? il vous offre sa tète :
Sans jjardes , sans défense , il marche à cette fêle ;
Autour du fils d'Hector il les fait tous ranger;
11 s'abandonne au bras qui me voudra venger.
Voulez-vous, malgré lui, prendre soin de sa vie?
Armez, avec vos Grecs, tous ceux qui m'ont suivie;
Soulevez vos amis; tous les miçns sont à vous :
11 me trahit, vous trompe, et nous méprise tous.
Mais quoi ! déjà leur haine e.st égale à la mienne ;
Elle épargne à regret l'époux d'une Troycnne.
Parlez; mon ennemi ne vous peut échapper.
Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper.
Conduisez ou suivez une fureur si bulle ;
Revenez tout couvert du sang de l'infidèle;
Allez : en cet état soyez sûr de mon cœur.
ORESTE .
Mais, madame, songez...
HERMIONE.
Ah ! c'en est. trop , seigneur.
Tant de raisonnements offensent ma colère.
J'ai voulu vous donner les moyens de me plaire.
ACTE IV, SCt.NK IV. 149
Rendre Oreste content : mais enfin je vois bien
Qu'il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien.
Partez : allez ailleurs vanter votre constance ,
Et me laissez ici le soin de ma vengeance.
Oe mes lâches bontés mon courage est confus ;
Et c'est trop en on jour essuyer de refus.
Je m'en vais seule au temple où leur hymen s'apprclc ,
Où vous n'osez aller mériter ma conquête :
Là, de mon ennemi je saurai m'approcher;
Je percerai le cœur que je n'ai pu toucher;
Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées.
Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées;
Et, tout ingrat qu'il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui, que de vivre avec vous.
0RE8TE.
Non, je vous priverai de ce plaisir funeste.
Madame; il ne mourra que de la main d'Oreste.
Vos ennemis par moi vont vous être immolés.
Et vous reconnaîtrez mes soins, si vous voulez.
HERmiONE.
Allez. De votre sort laissez-moi la conduite.
Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite.
SCÈNE IV.
HERMIONE, GLËONE.
CLÉONE.
Vous vous perdez, madame; et vous devez songer...
HERMIONE.
Que je me perde ou non, je songe à me venger.
Je ne sais même encor, quoi qu'il m'ait pu promettre ,
Sur d'autres que sur moi si je dois m'en remettre :
Pyrrhus n'est pas coupable à ses yeux comme aux miens ;
Et je tiendrais mes coups bien plus sûrs que les siens.
Quel plaisir de venger moi-même mon injure.
De retirer mon bras teint du sang du parjure.
Et, pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands.
De cacher ma rivale à ses regards mourants!
Ah! si du moins Oreste, en punissant son crime,
Lui laissait le regret de mourir ma victime!
Va le trouver : dis-lui qu'il apprenne à l'ingrat
13.
150 ANDROMAQU£.
Qu'on rimmole à ma bainc^ et non pas à l'Élal.
Chère Gléone^ cours : ma vengeance est perdue.
S'il ignore en mourant que c'est moi qui le tue.
CLÉONE.
Je vous obéirai. Mais qu'est-ce que je voi?
Oh dieux! qui l'aurait cru, madame? C'est le rui!
HERMIONE.
Ah! cours après Orestc; et dis-lui, ma Cléone,
Qu'il n'entreprenne rien sans revoir Uermione.
SCÈNE V.
PYRRHUS, HERMIONE, PHÛËNIX.
PYRBHUS.
Vous ne m'attendiez pas, madame; et je vois bien
Que mon abord ici trouble votre entretien.
Je ne viens point, armé d'un indigne artifice.
D'un voile d'équité couvrir mon injustice :
Il suffît que mon cœur me condamne tout bas;
Et je soutiendrais mal ce que je ne crois pas.
J'épouse une Troyenne; oui, madame : et j'avoue
Que je vous ai promis la foi que je lui voue.
Un autre vous dirait que, dans les champs troyens.
Nos deux pères sans nous formèrent ces liens,
Et que, sans consulter ni mon choix ni le vôtre,
Nous fûmes, sans amour, engagés l'un à Tautre :
Mais c'est assez pour moi que je me sois soumis.
Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis;
Loin de les révoquer, je voulus y souscrire :
Je vous vis avec eux arriver en Epirc ;
Et, quoique d'un autre œil l'éclat victorieux
Eut déjà prévenu le pouvoir de vos yeux,
Je ne m'arrêtai point à celte ardeur nouvelle ,
Je voulus m'obstiner à vous être fidèle ;
Je vous reçus en reine, et jusques à ce jour
J'ai cru que mes serments me tiendraient lieu d'amol^^.
Mais cet amour l'emporte; et, par un coup funeste,
Andromaque m'airache un ctcur qu'elle déteste :
I/un par l'autre entraînés, nous courons à l'autel
Nous jurer, malgré nous, un amour immoiicl.
ACTE IV, SCÈNE V. IM
Après cela^ madame ^ éclatez contre un traître.
Qui Test avec douleur, et qui pourtant veut l'être.
Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux,
Il me soulagera peut-être autant que vous.
Donnez-moi tous les noms destines aux parjures :
Je crains votre silence, et non pas vos injures;
Et mon coeur, soulevant mille secrets témoins.
M'en dira d'autant plus que vous m'en direz moins.
HEMIIOME.
^Seigneur, dans cet aveu, dépouillé d'artifice.
J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justrcc,
Et que, voulant bien rompre un nœud si solennel,
Vous vous abandonniez au crime en criminel.
Est-il juste, après tout, qu'un conquérant s'abaisse
Sous la servile loi de garder sa promesse?
Non , non , la perfidie a de quoi vous tenter ;
Et vous ne me cherchez que pour vous en vantfu*.
Quoi ! sans que ni serment ni devoir vous retienne ,
Rechercher une Grecque, amant d'une Tra^enne;
Me quitter, me reprendre, et retourner encor
De la fiUe d'Hélène à la veuve d'Hector;
Couronner tour à tour l'esclave et la princesse ;
Immoler Troie aux Grecs, au flls d'Hector la Grèce!
Tout cela part d'un cœiir toujours maître do soi.
D'un héros qui n'est point esclave de sa foi.
Pour plaire à votre épouse , il vous faudrait peut-être
Prodiguer les doux noms de parjure et de traître.
Vous veniez de mon front observer la pâleur.
Pour aller dans ses bras rire de ma douleur :
Pleurante après son char vous voulez qu'on me voie,
tfais^ seigneur, en un jour ce serait trop de joie;
Et, sans chercher ailleurs des titres empruntés,
Ne vous suffti-il pas de ceux que vous portez f
Du vieux père d'Hector la valeur abattue
Aux pie^s de sa famille exp>rante à sa vue ,
Tandis que dans son sein votre bras enfoncé
Cherche un reste de sang que l'âge avait glaec;
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ;
De votre propre main Polyxène égorgée
Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous :
Ouc peut-on refuser à ces généreux coups t
I}? ANDROMAQUE.
PTBHHUS.
iMadamc , je sais trop à quel excès de rage
La vengeance d'Hélène emporta mon courage ;
Je puis me plaindre à vous du sang que j'ai versé :
Mais enfin je consens d'oublier le passé.
Je rends grâces au ciel que votre indifférence
De mes heureux soupirs m'apprenne l'innocence :
Mon cœur , je le vois bien , trop prompt à se gêner ,
Devait mieux vous connaître et mieux s'examiner.
Mes remords vous faisaient une injure mortelle :
)1 faut se croire aimé pour se croire infidèle.
Vous ne prétendiez point m' arrêter dans vos fors ;
J'ai craint de vous trahir, peut-être je vous sers.
Nos cœurs n'étaient point faits dépendants l'un de Taulro :
Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre.
Rien ne vous engageait à m'aimer en effet.
HERMIONE.
Je ne t'ai point aimé, cruel! Qu'ai-je donc fait?
J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes;
Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces;
J'y suis encor, malgré tes infidélités^
Et malgré tous mes Grecs, honteux de mes bontés :
Je leur ai commandé de cacher mon injure;
J'attendais en secr«»t le retour d'un parjure;
J'ai cru que tèt ou tard , à ton devoir rendu ,
Tu me rapporterais un cœur qui m'était dû.
Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle?
Et même en ce moment, où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m'annoncer le trépas.
Ingrat, je doute encor si je ne t'aime pas.
Mais, seigneur, s'il le faut, si le ciel en colère
Késerve à d'autres yeux la gloire de vous plaire ,
Achevez votre hymen, j'y consens; mais, du moins,
Ne forcez pas mes yeux d'en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être ;
Dirierez-le d'un jour, demain vous serez maître...
Vous ne répondez point?... Perfide! je le voi,
Tu comptes les moments que tu perds avec moi.
Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu'à regret qu'une autre t'entretienne :
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.
ACTE V, SCÈNE I. 153
Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux :
Va lui jurer la foi que tu m'avais jurée ;
Va profaner des dieux la majesté sacrée.
Ces dieux y ces justes dieux n'auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t'ont lié.
Porte au pied des autels ce cœur qui m'abandonne ;
Va, cours; mais crains encor d'y trouver Hermione.
SCÈNE VI.
PYRRHUS, PHOENIX.
PHCBNIX.
Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger
Une amante en fureur qui cherche à se venger.
Elle n'est en ces lieux que trop bien appuyée ;
La querelle des Grecs à la sienne est liée;
Orcste l'aime encore; et peut-être à ce prix...
PTRBBUS.
Andromaque m'attend. Phœnix, garde son Gis.
ACTE CINQUIÈME.
SCÈNE I.
HERMlOiNE.
Où suis-je? qu'ai-je fait? que dois-je faire cncoix:?
Quel transport me saisit? quel chagrin me dévore?
Errante et sans dessein , je cours dans ce palais.
Ah! ne puis^je savoir si j'aime ou si je hais?
Le cruel ! de quel œil il m'a congédiée !
Sans pitié , sans douleur au moins étudiée !
L'ai-je vu se troubler, et me plaindre un moment?
En ai-je pu tirer un seul gémissement?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmer.
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes?
Et je le plains encore! et, pour comble d'ennui.
Mon cœur, mon lâche cœur s'intéresse pour lui l
154 ANDBOMAQUE.
Je tremble au seul penser du coup qui le menace!
Et, prête à me venger, je lui fais déjà grâce !
Non , ne révoquons point Tarrèt de mon courroux :
Qu'il périsse! aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe , et se rit de ma rage :
11 pense voir en pleurs dissiper cet orage ;
Il croit qu£, toujours faible, et d'un cœur incertain,
Je parerai d'un bras les coups de l'autre main.
11 juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d'autres pensées :
Triomphant dans le temple, il ne s'informe pas
Si l'on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
11 me laisse, l'ingrat, cet embarras funeste.
Non , non , encore un coup , laissons agir Oreste.
Qu'il meure, puisqu'enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir...
A le vouloir? Hé quoi! c'est donc moi qui l'ordonne?
Sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione?
Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits ;
A qui môme en secret je m'étais destinée ,
Avant qu'on eût conclu ce fatal hyniénéc;
Je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'États,
Que pour venir si loin préparer son trépas ,
L'assassiner, le perdre? Ah! devant qu'il expire...
SCÈNE II.
HERMIONE, CLÉOiNE.
HERMIONE.
Ah! qu'ai-je fait, Cléono? et que viens-tu me dire?
Que fait Pyrrhus?
CLÉOME.
Il est au comble de ses vœux ,
Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.
Je l ai vu vers le temple, où son hymen s'apprête ,
Mener en conquérant sa nouvelle conquête;
Et, d un œil où brillaient sa joie et son espoir,
S enivrer en marchant du plaisir de la voir.
Andromaque, au travers de mille cris de joio,
1 ortc jusqu'aux autels le souvenir de Trt>i'c;
ACÏIC V, SCKNE H. ih&'
Incapable toujour«i d'aimer et de haïr,
Sans joie et sans murmure elle semble obéir.
HERMIONE.
Et i'ingrat? jusqu'au bout il a pousse l'outrage?
Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage?
Goûte-tMl des plaisirs tranquilles et parfaits?
N'a-t-il point détourné ses yeux vers le palais?
Dis-moi^ ne i'es^tu point présentée à sa vue?
L'ingrat a-t-il rougi lorsqu'il t'a reconnue?
Son trouble avouait-il son infidélité?
A-t-il jusqu'à la fin soutenu sa fierté ?
CLÉONE.
Madame, il ne voit rien. Son salut et sa gloire
Semblent être avec vous sortis de sa mémoire.
Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets,
Il poursuit seulement ses amoureux projf'ts.
Autour du ûls d'Hector il a rangé sa garde ,
Et croit que c'est lui seul que le péril regarde.
Phœnix même en répond, qui l'a conduit exprès
Dans un fort éloigné du temple et du palais.
Voilà dans ses transports le seul soin qui lui rrste.
HERMIONE.
Le perfide! il mourra. Mais que t'a dit Oreste?
CLKONE.
Oreste avec ses Grecs dans le temple est rntré.
HERMIONE.
Eh bien? à me venger n'est-il pas préparé?
CKÉOPiE.
Je ne sais.
HERMIONE.
Tu ne sais! Quoi donc! Oreste encore,
Oreste me trahit?
CLÈONE.
Oreste vous adore ;
Mais de mille remords son esprit combat lu
Ooit tantôt son amour et tantôt sa vertu.
Il respecte en Pyrrhus l'honneur du diadème;
Il respecte en Pyrrhus Achille et Pyrrhus même ;
11 craint les Grecs, il craint l'univers en courroux;
Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.
Il voudrait en vainqueur vous apporter sa tète :
156 ANDROMAQUi:.
Le seul nom d'assassin l'épouvante et rarrèto.
Enfin il est entré, sans savoir dans son cœur
S'il en devait sortir coupable ou spectateur.
HERMIONE.
Non, non, il les verra triompher sans obstacle;
11 se gardera bien de troubler ce spectacle :
Je sais de quels remords son courage est atteint ;
Le lâche craint la mort, et c'est tout ce qu'il craint.
Quoi ! sans qu'elle employât une seule prière ,
Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière;
Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats.
Virent périr vingt rois qu'ils ne connaissaient pas;
Et moi, je ne prétends que la mort d'un parjure,
Et je charge un amant du soin de mon injure;
11 peut me conquérir à ce prix sans danger;
Je me livre moi-même, et ne puis me venger!
Allons. C'est à moi seule à me rendre justice.
Que de cris de douleur le temple retentisse :
De leur hymen fatal troublons l'événement;
Et qu'ils ne soient unis, s'il se peut, qu'un moment.
Je ne choisirai point dans ce désordre extrême :
Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même.
Je mourrai. Mais au moins ma mort me vengera;
Je ne mourrai pas seule, et quelqu'un me suivra.
SCÈNE III.
ORESTE, HERMIONE, CLEONE.
ORESTE.
Madame, c'en est fait, et vous êtes servie :
Pyrrhus rend à l'autel son infidèle vie.
HERMIONE.
Il est mort!
ORESTE.
11 expire ; et nos Grecs irrités
Ont lavé dans son sang ses infidélités.
Je vous l'avais promis; et, quoique mon courage
Se Ht de ce complot une funeste image ,
J'ai couru vers le temple , où nos Grecs dispersés
Se sont jusqu'à l'autel dans la foule glissés.
Pyrrhus m'a reconnu, mais sans rhanjror de face :
ACTE V, SCÈNE 11,1. 157
Il semblait que ma vue excitât son audace;
Que tous les Grecs ^ bravés en leur ambassadeur,
Dussent de son hymen relever la splendeur.
Enfin ^ avec transport prenant son diadème^
Sur le front d'Andromaque il Ta posé lui-même :
« Je vous donne ^ a-t-il dit^ ma couronne et ma foi ;
« Andromaque^ régnez sur TÉpire et sur moi.
a Je voue à votre fils une amitié de père;
« J'en atteste les dieux ^ je le jure à sa mère :
« Pour tous mes ennemis je déclare les siens,
<t Et je le reconnais pour le roi des Troyens. »
A ces mots^ qui du peuple attiraient le suffrage.
Nos Grecs n'ont répondu que par un cri de rage;
L'infidèle s'est vu partout envelopper.
Et je n'ai pu trouver de place pour frapper :
Chacun se disputait la gloire de l'abattre.
Je l'ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre^
Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober;
Mats enfin à l'autel il est allé tomber.
Du peuple épouvanté j'ai traversé la presse
Pour venir de ces lieux enlever ma princesse ,
Et regagner le port, où bientôt nos amis
Viendront couverts du sang que je vous ai promis.
HCRMIONE.
Qu'ont-ils faitl
ORESTE.
Pardonnez à leur impatience :
Ils ont^ je le vois bien, trahi votre vengeance;
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups;
Qu'il sentit en mourant qu'il expirait pour vous.
Mais c'est moi dont l'ardeur leur a servi d'exemple :
Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple ,
Madame; et vous pouvez justement vous flatter
D'une mort que leurs bras n'ont fait qu'exécuter.
Vous seule avez poussé les coups...
BBRMIOIVE.
Tais-toi, perfide ,
Et n'impute qu'à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,
Va ; je la désavoue , et tu me fais horreur.
Barbare, qu'as-tu fait? Avec quelle furie
t&8 ANDROMAQUE.
As-tu tranché le cours d'une si belle vie?
Avez-vous pu, cruels, l'iinmoler aujourd'hui.
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?
Mais parle ; de son sort qui fa rendu l'arbitre ?
Pourquoi l'assassiner? qu'a-t-il fait? à quel titre?
Qui te l'a dit?
ORESTE.
Oh dieux ! quoi ! ne m'avcz-vous pas
Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas?
HERMIONE.
Ah! fallait-il en croire une amante insensée?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée?
Et ne voyais-tu pas^ dans mes emportements.
Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments?
C^uand je l'aurais voulu, fallait-il y souscrire?
IN 'as-tu pas dû cent fois te le faire redire?
Tui-uième avant le coup me venir cousultor,
Y revenir encore, ou plutôt m'cvilcr?
Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance?
Qui t'amène en des lieux ou l'on fuit ta présence?
Voilà de ton amour le détestable fruit :
Tu m'apportais, cruel, le malheur qui te suit.
C'est toi dont l'ambassade , à tous les deux fatale ,
L'a fait pour son malheur pencher vers ma rivale
Nous le verrions encor nous partager ses soins :
Il m'aimerait peut-être; il le feindrait du moins.
Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Êpire;
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
A toute ma famille; et c'est assez pour moi,
Traître, qu'elle ait produit un monstre comme toi.
SCÈNE IV.
ORESTE.
Que vois-jc? estrce Hcrmionc? Et que vicns-je d'entendre?
Pour qui coule le sang que je viens de répandre?
Je suis, si je l'en crois, un traître, un assassin.
Est-ce Pyrrhus qui meurt? et suis-je Oresle enfin?
Quoi! j'étouffe en mon cœur la raison qui mVclairo;
J'assassine à regret un roi que jc revivre;
Je viole en un jour les droits des souverains,
ACTE Y, SCÈNE V. 159
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains^
Ceux même des autels où ma fureur l'assiège ;
Je deviens parricide, assassin, sacrilège;
Pour qui? pour une ingrate à qui je le promets.
Qui même, s'il ne meurt, ne me verra jamais, '
Dont j'épouse la rage : et quand je l'ai servie.
Elle me redemande et son sang et sa vie!
Elle l'aime! et je suis un monstre furieux !
Je la vois pour jamais s'éloigner de mes yeux !
Et l'ingrate en fuyant me laisse pour salaire
Tous les noms odieux que j'ai pris pour lui plaire !^
SCÈNE V.
ORESTE, PYLADE, soldats d'orestk.
PTLADE.
11 faut partir, seigneur. Sortons de ce palais ,
Ou bien résolvons-nous de n'en sortir jamais.
Nos Grecs pour un moment en défendent la porte;
Tout le peuple assemblé nous poursuit à main forte.
Aux ordres d'Andromaque ici tout est soumis;
ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.
Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle,
Lui rend tous les devoirs d'une veuve fidèle.
Commande qu'on le venge; et peut-être sur nous
Veut venger Troie encore et son premier époux.
Allons, n'attendons pas que l'on nous environne;
Nos Grecs nous rejoindront : et tandis qu'Hcrmiotie
Tient encore le peuple autour d'elle arrêté.
Voilà notre chemin, sortons en sûreté.
ORESTB.
Non, non, c'est Hermione, amis, que je veux suivre!
A son dernier arrêt je ne puis plus survivre ;
Partez : j'ai fait le crime, et je vais l'expier.
PTLADE.
Hermione, seigneur? il la faut oublier.
Quoi ! toujours l'instrument et l'objet de sa rage ,
Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage?
Bt parce qu'elle meurt faut-il que vous mouriez?
ORESTE.
Elle meurt! dieux! qu'entends-je?
160 ANDROMAQUE, ACTE V, SCÈNE V.
rTLADE.
Hé quoi ! vous Tignurtez?
En rentrant dans ces lieux, nous l'avons rencontrée ,
Qui courait vers le temple, inquiète, égarée.
Kllè a trouvé Pyrrhus porté par des soldats
Que son sang excitait à venger son trépas.
Sans doute à cet objet sa rage s'est émue.
Mais du haut de la porte enfin nous l'avons vue.
Un poignard à la main, sur Pyrrhus, se courber.
Lever les yeux au ciel , se frapper, et tomber.
ORESTE.
Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance!
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance!
Appliqué sans relâche au soin de me punir.
Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir :
Ta haine a pris plaisir à former ma misère;
J'étais né pour servir d'exemple à ta colère.
Pour être du malheur un modèle accompli :
Eh bien! je meurs content, et mon sort est rempli*
Où sont ces deux amants? Pour couronner ma joie ,
Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie;
L'un et l'autre en mourant je les veux regarder :
Réunissons trois cœurs qui n'ont pu s'accorder.
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne?
De quel côté sortir? D'où vient que je frissonne?
Quelle horreur me saisit! Grâce au ciel, j'entrevoi...
Dieux! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi l
PT1.ADB.
Ah, seigneur!
ORESTE.
Quoi ! Pyrrhus, je te rencontre encore !
Trouverai-je partout un rival que j'abhorre?
l ercé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé?
Tiens, tiens , voilà le coup que je f ai réservé.
Mais que vois-je? A mes yeux Hermione l'embrasse!
Kiie vient l'arracher au coup qui le menace!
Fh K- TÎÎÎ^' ^"^^* serpents traîne-t-elle après soi?
B.n Dien ! filles d'enfer, vos mains sont-elles prèles?
rour qui sont ces serpents*qui sifflent sur vos tcics?
'^ qui dcslinez-vous l'appareil qui vous suit?
PRÉFACE DES PLAIDEURS. îêt
Venez-vous m'enlever dans rélernelle nuit?
Venez ^ à vos fureurs Oreste s'abandonne.
Mais noii^ retirez-vous^ laissez faire Hermione :
L'ingrate mieux que vous saura me déchirer;
Et je lui porte eniin mon cœur à dévorer.
PTLAOE.
11 perd le sentiment. Amis^ le temps nous presse;
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants
S'il reprenait ici sa rage avec ses sens.
FIN D*ANDROMAQUE.
PRÉFACE
Quand je lut le» Guêpe* d'Aristophane, je ne songeais goèr^que j'en dusse
faire les Plaideurs. J'avoue qa^elles me dÎTertirent beaucoup , et que j*y
trourai quantité de plaisanteries qui me tentèrent d'en faite part au public ;
■aïs c'était en les mettant dans la bouche des Iulicns , à qui je les avais des-
tinées çomnw une chose qui leur appartenait de plein droit. Le juge qui
saute parles fenêtres, le chien cnminrl , et les larmes de sa famille, me sem-
blaient aulaiU d'incidents dignes de la gravité de Scaramouche. Le départ de
cet acteur intierrompit mon dessein , et fit naître reiirie à qnelquea-uns de
■es amis de voir sur notre thédilre un échantillon d'Aristophane. Je ne me ren-
dis pas à la première proposition qu'ils m'en firent : je leur dis qne , quelque
esprit que je troavaase dans cet auteur , mon inclination ne me porterait pas à
le prendre ponr modèle , si j'arab à faire une comédie \ et que j'aimerais
beaucoup mieux imiter la régularité de Ménandre et de Térenee , que U
liberté de Plante et d'Aristophane. On me répondit que ce n'était pas une
comédie qu'on me demandait , et qu'on voulait seulement voir si les bons mots
d'Aristophane aoraient quelque grâce dans notre langue. Ainsi , moitié en
m'enconragcant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l'œuvre , mes amis
■e firent commencer une pièce qui ne tanla guère à être achevée.
Cependant la plupart du monde ne se soncie point de l'intention ni de la
diligence des anteurs. On examina d'abord mon amusement comme on aurait
fait une tragédie. Ceux même qui s'y étaient le plus divertis curent peur de
■'avoir pas ri dana les règles , et trouvèrent mauvais que je n'eusse pas songe
plus scricuacment à les faire rire. f>ielqucs autres s'imaginèrent qu'il était
14.
16a PRÉFACE DES PLAIDEURS,
bienséant à eux de s'y eniiijer , et que les natières de palaU ne pouYaicnl
pat être un sujet de dÎTertiasement pour les gens de cour. La pièce bit bientôt
après jouée à Venailles. On ne fit point de scrupule de s'j réjouir ; «t ceux
qui avaient cru se deshonorer de rire h Paris forent peut-être obligé» de rire
à Versailles pour se faire bonnenr.
Ils auraient tort à la vérité s*ils me reprochaient d'avoir faligaé lenra oreilles
de trop de chicane. C'est une langiio qui m'est plus étrangère qn'à personne ;
et je n'en ai employé que qnelqoea mots barbares que je pois a^oir appris
dans le eoon d'an procès que ni mes juges ni moi u'aTons jamais bien en-
tendu.
Si j'appréhende quelque chose » c'est que des personnes un peu sérieuses
lie traitent de badineries le procès du chien et les extravagances du juge. Mais
enfin je traduis Aristophane ; et l'on doit ae souvenir qu'il avait alTairc à des
spectateurs asseï difficiles : les Athéniens savaient apparemment ee que c'é-
tait que le sd pttiqne ; et ils étaient bien sors , quand ils avaient ri d'une
chose , qu'ils n'avaient pas ri d'une sottise.
Pour moi , je trouve qu'Aristophane a eu raison de pousser les choses au
delà du vraisemblable. Les jugea de l'Aréopage n'auraient pas peut-dtrc
t-nuvé bon qu'il cAt marqué au naturel leur avidité de gagner , les lions
tours de leurs secrétaires , et les fortanteries de leurs avocaU. li était à prO|.o!(
d'outrer un peu les personnages , pour les empêcher de se reconnaître : le
public ne laissait pas de disccriirr le vrai au travers du ridicule : et je m'as-
sure qu'il vaut ^ienx avoir occupé rimpcrtioenlc éloquence de dem orateurs
autour d'un chien accusé, que si l'on avait mis sur la sellette un vcriuililc
criminel , et qu'on e&t intéressé les spectateurs i la rie d'un homme.
Quoi qn'U en soit , je pais dire que notre siècle n*a pas élé de pli» mau-
vaise humeur que le sien , et que si le but de ma comédie cuit de faire rire,
jamais comédie n'a mieux attrapé son but. Ce n'est pas que j'attende im
grand honneur d'avoir assez longtcdips réjoui le monde ; mais je me sai^
quelque gré de l'avoir fait sans qn*il m'en ait coûté une seule de ces sa^rs
équivoques et de ces malhonnêtes plaisanteries qui coAtent maintenant si poa
à la plupart de nos écrivains , et qui font retomber le théâtre dans la turpi-
tude d'où quelques auteurs plus modestes l'avaient tiré.
-S§=
LES PLAIDEURS,
COMÉDIE (1668).
ACTEURS.
DANDIN, juge.
LÉANDRK, fils de Ihmdia,
CHICANKAU, bourgeois.
ISABELLE , fille de Chicaneau.
LA COMTESSE.
PETIT-JEAN , portier.
L'INTIMÉ, secrétaire.
LE SOUFFLEUR.
La seàne est dans une ville de basse Noraundie.
ACTE PREMIER.
SCÈNE I.
PETIT-JEAN, traîaant un gros sac de f»rocts.
Ma foi, SUT Tavenir bien fou qui se fiera :
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Un juge, Fan passé, me prit à son service;
11 m'avait fait venir d'Amiens pour être suisse.
Tous ces Normands voulaient se divertir de nous :
On apprend à hurler, dit l'autre, avec les loups.
Tout Picard que j'étais, j'étais un bon apôtre ,
El je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.
Tous les plus gros messieurs me parlaient chapeau bas
Monsieur de Petit-Jean, ah! gros comme le bras.
Mais sans arçcnt l'honneur n'est qu'une maladie.
Ma foi, j'étais un franc portier de comédie :
On avait beau heurter et m'ôtcr son chapeau ,
Ou n'entrait point chez nous sans graisser le marteau.
Point d'argent, point de suisse; et ma porte était cluse.
U vrai qu'à monsieur j'en rendais quelque chose :
ir>4 LES PLAIDEURS.
Nous comptions quelquefois. On me donnait le soin
De fournir la maison de chandelle et de foin :
Majs je n'y perdais rien. Enfin ^ vaille que vaille,
l'aurais sur le marché fort bien fourni la paille.
C'est dommage : il avait le cœur trop au métier;
Tous les jours le premier aux plaids^ et le dernier;
Et bien souvent tout seul^ si l'on l'eût voulu croir<?^
11 s'y serait couché sans manger et sans boire.
Je lui disais parfois : Monsieur Perriu-Dandin ,
Tout franc ^ vous vous levez tous les jours ti*op matin.
Qui veut voyager loin ménage sa monture ;
Buvez, mangez 9 dormez, et faisons feu qui dure.
Il n'en a tenu compte. 11 a si bien veillé
Et si bien fait, qu'on dit que son timbre est brouillé.
Il nous veut tous juger les uns après les autres.
11 mannotte toujours certaines patenôtres
Où je ne comprends rien. Il veut, bon gré, mal gré,
Ne se coucher qu'en robe et qu'en bonnet carré.
Il fit couper la tôte à son coq, de colère,
Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire;»
Il disait qu'un plaideur dont l'affaire allait mal
Avait graissé la patte à ce pauvre animal.
Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,
Son fils ne souffre plus qu'on lui parle d'affaire.
Il nous le fait garder jour et nuit, et de près :
Autrement, serviteur, et mon hamme est aux plaids.
Pour s'échapper de nous. Dieu sait s'il est alègre.
Pour moi, je ne dors plus : aussi je deviens maigre.
C'est pitié. Je m'étends, et ne fais que bâiller.
Mais, veille qui voudra, voici mon oreiller.
Ma foi, pour cette nuit il faut que je m'en donne.
Pour dormir dans la rue on n'offense personne.
Dormons.
(H Bc coacfae par lem.)
SCÈNE IL
L'INTIMÉ, PETIT-JEAN.
l/lMTlME.
Hé, Petit-Jean! Petit-Jean î
ACTE I, SCÈNK HT. 165
PETIT-JEAN.
L'inlimé !
(ip«t.)
11 a déjà bien pear de me voir enrhume.
l'intimé.
Que diable! si matin que fais-tu dans la rue?
PETIT-JEAN.
Est-ce qu'il fant toujours faire le pied de grue ,
Garder toujours un homme, et l'entendre crier?
Quelle gueule! Pour moi, je crois qu'il est sorcier.
l'intimé.
Bon!
PETTT-JEAN.
Je lui disais donc, en me grattant la tête,
Que je voulais dormir. « Présente ta requête
Comme tu veux dormir, » m'a-t-il dit gravement.
Je dors en te contant la chose seulement.
Bonsoir.
l'intimé.
Comment^ bonsoir? Que le diable m'emporte
Si... Mais j'entends du bruit au-dessus de la porte.
SCÈNE III.
DANDIN, L'INTIMÉ, PETIT-JEAIS.
DANDIN , à U fendre.
Petit Jean! l'Intimé!
l'intimé, à PetitrJcan.
Paix.
DANDIN.
Je suis seul ici.
Voilà mes guichetiers en défaut. Dieu merci.
Si je leur donne temps, ils pourront comparaître;
Çà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre.
Hors de cour.
l'intimé.
Comme il saute !
PETTT-JEAN
Oh, monsieur! je vous lien.
DANDIN.
Au voleur! au voleur!
166 LES PLAIDEURS
pcnr-JEAN.
Oh! nous vous tenons bien.
l'intihé.
Vous avez beau crier.
DAHDIll.
Main-forte! Ton me tue!
SCÈNE IV.
LÉANDRE, DANDIN, L'INTIMÉ, PETlTnlRAN.
LÉANDBE.
Vite un flambeau , j'entends mon père dans la rue.
Mon père, si matin qui vous fait déloger?
Où courez-vous la nuit?
Je veux aller juger.
LÉANDRE.
Et qui juger? tout dort.
PETIT-JEAlf.
Ma foi! je ne dors guèrcs.
LÉANDRE.
Que de sacs ! il en a jusques aux jarretières.
DANDm.
Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.
De sacs et de procès j'ai fait provision.
LÉAlfDRE.
Ei qui vous nourrira?
DÀNDIFC.
Le buvetier, je pense.
LÉANDRE.
Mais où dormirez-vouSy mon père?
DàNDIN.
À l'audience.
LÉANDRE.
Non, mon père, il vaut mieux que vous ne sortiez pas.
Dormez chez vous; chez vous faites tous vos repas.
Souffrez que la raison enfin vous persuade :
Kt pour votre santé...
DAN Dm.
Je veux être malade.
ACTE l, SCENE IV. ICÎ7
LÉANDRE.
Vous ne Tètes que trop. Donnez-vous du repos;
Vous n'avez tantôt plus que la peau sur les os.
OÀHBni.
Du repos! Ah! sur toi tu veux régler ton père?
Croi&-tu qu'un juge n'ait qu'à faire bonne chère ^
Qu'ii battre le pavé comme un tas de galants ^
Courir le bal la nuit^ et le jour les brelans?
L'argent ne nous vient pas si vite que l'on pense.
Chacun de tes rubans me coûte une sentence.
Ma robe vous Tait honte. Un fils de juge! Ah ! fi !
Tu fais le gentilhomme : hé! Dandin^ mon ami^
Regarde dans ma chambre et dans ma garde-robe
Les portraits des Dandins : tous ont porté la robe :
Et c'est le bon parti. Compare pour prix
Les étrennes d'un juge à celles d'un marquis :
Attends que nous soyons à la fin de décembre.
Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre.
Combien en a»-tu vu, je dis des plus huppes,
A souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau sur le nez , ou la main dans la poche ;
Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche?
Vuilà comme on les traite. Hé! mon pauvre garçon ,
De la défunte mère est-ce là la leçon?
La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j'y pense ,
Elle ne manquait pas une seule audience,
iamais, au grand jamais, elle ne me quitta.
Et Dieu sait bien souvent ce qu'elle en rapporta :
Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.
El voilà comme on fait les bonnes maisons. Va,
Tu ne seras qu'un sot.
LÊANDRE.
Vous vous morfondez là ,
Mon père. Petit-Jean , remenez votre maître ,
(U)uchez-le dans son lit; fermez porte, fenêtre;
Uu'on barricade tout, afin qu'il ait plus chaud.
PETIT- JE AN..
Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.
DANDIlf.
Ajuoi! Ton me mènera rouchor sans autre forme?
J68 liKS PLAiDElJRb.
Obtenez un arrùt connue il faut que je dorme.
LÉANDRB.
Hé! par provision » mon père, couchez-vous.
DANDIN.
J'irai ; mais je m'en vais vous faire enrager tous :
Je ne dormirai point.
LÉAKDRE.
Eh Lien 9 à la bonne heure.
Qu'on ne le quitte pas. Toi, Tlntimé, demeure.
SCÈNE V.
LÉANDRE, L'INTIMÉ.
LÉANDRE.
Je veux t'entretenir un moment sans témoiii.
l'intimé.
Quoi! vous fautril garder?
LKANBRE.
J'en aurais bon besoin.
J'ai ma folie, hélas! aussi bien que mon père.
l'intimé.
Oh! vous voulez juger?
LÉANDRE , moBtruit le logis dlflabelte.
Laissons là le mystère.
Tu connais ce logis.
l'intimé.
Je vous entends enfin :
Diantre! l'amour vous tient au cœur de bon matin.
Vous me voulez parler sans doute d'Isabelle.
Je vous l'ai dit cent fois , elle est sage , elle est belle ;
Mais vous devez songer que monsieur Ghicaneau
De son bien en procès consume le plus beau.
Qui ne plaide-tril point? Je crois qu'à l'audience
Il fera, s'il ne meurt, venir toute la France.
Tout auprès de son juge il s'est venu k>ger :
L'un veut plaider toujours, l'autre toujours juger.
Et c'est un grand hasard s'il conclut votre affaire
Sans plaider le curé, le gendre , et le notaire.
LÉANDRE.
Je le sais comme toi. Mais, malgré tout cela,
Je meurs pour Isabelle
ACTE I, SCÈNK V. 169
l'intimé.
Eh bien, épousez-la.
Vous n'avez qu'à parler, c'est une affaire prête.
LÉAIIDRS.
Hé ! cela ne va pas si vite que ta liHe.
Son père est un sauvage à qui je ferais peur.
A moins que d'être huissier, sergent ou procureur.
On ne voit point sa fille; et la pauvro Isabelle,
Invisible et dolente, est en prison chez elle.
Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets.
Mon amour en fumée, et son bien en procès.
U la ruinera^ si l'on le laisse faire.
Ne connaitrais-tu pas quelque honnête faussaire
Qui servît ses amis, en le payant, s'entend ;
Quelque sergent zélé^
l'intimé.
Bon! Ton en trouve tantî
LÉANDRR.
Mais encore?
l'intimé.
Ab, monsieur! si feu mon pauvre père
Etait encor vivant, c'était bien votre affaire.
11 gagnait en un jour plus qu'un autre en six mois :
Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits.
H vous eût arrêté le carrosse d'un prince;
Il vous l'eût pris lui-même : et si dans la provinco
11 se donnait en tout vingt coups de nerfs de bœuf, •
Mon père pour sa part en emboursait dix-neuf.
Mais de quoi s'agil-il? suis-je pas fils de niaîlre?
Je vous servirai.
léandre.
Toi?
l'intimé.
Mieux qu'un sergent peut-être.
léandre.
Tu porterais au pore un faux exploit?
l'intimé.
Hon, hon.
léànbiif.
Tu rendrais à la fille un billet?
l'intimé.
Pourquoi non?
«5
170 LKS PLAIDEURS.
le suis des deux métiers.
LÉAHDRE.
Viens > je l'entends qui crie :
Allons à ce dessein rêver ailleurs.
SCÈNE VI.
GHIGANBAU, PETIT-JEAN.
CflICàNEAUy allant et rarenant.
I^ Brie,
Qu'on garde la maison, je reviendrai bientôt.
Qu'on ne laisse monter aucune âme hVhaut.
Fais porter cette lettre à la poste du Maine.
Prends-moi dans mon clapier trois lapins 0c garenne.
Et chez mon procureur porte-les ce matin.
Si son clerc vient céans, fais-lui goûter mon vin.
Ah! donne-lui ce sac qui pend à ma fenêtre.
Est-ce tout? Il viendra me demander peutrètre
Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin.
Et qui jure pour moi lorsque j'en ai besoin :
Qu'il m'attende. Je crains que mon juge ne sorte :
Quatre heures vont sonner. Mais ftrappons à «a porte.
PETIT-JEAW, enlr'owvrtnl la porte.
Qui va là?
CHICANEàU.
• Peut-on voir monsieur?
PETIT-JEAN, fermant U porte.
Non.
CmCANEAU, frappant à U porte.
Pourrait-on
Dire un mot à monsieur son secrétaire?
PETrr-JEAN, femiiml la porte.
Non.
CBICANEAU, frappant à U porte.
Et monsieur son portier?
PETIT-JEAN.
C'est mol-mômo.
CHICANE AU.
De grâce ,
l^uvoz à ma santé, monsimir.
ACTE I, SCÈNE VU. 171
PETIT-JBAMy prenant l'argent:
Grand bien vous fasse!
( femant la porte. )
Mais revenez demain.
CHICANfiiLU.
Hé! rendez donc l'argent.
Le monde est devenu ^ sans mentir, bien méchant.
I J'ai TU que les procès ne donnaient point de peine;
Six écus en gagnaient une demi-douzaine.
Mais aujourd'hui 9 je crois que tout mon bien entier
Ne me suffirait pas pour gagner un portier.
Mais j'aperçois venir madame la comtesse
De Pimbesclie. Elle vient pour affaire qui presse.
SCÈNE VII.
LA COMTESSE, CHIGANEAU.
I chicaheau.
I Madame, on n'entre plus.
I LA COMTESSE.
I lié bien ! l'ai-je pas dit?
Sans mentir, mes valets me font perdre l'esprit.
Pour les faire lever c'est en vain que je gronde;
11 faut que tous les jours j'éveille tout mon monde.
CHtCANEAU.
11 faut absolument qu'il se fasse celer.
LA COMTESSE.
Pour moi, depuis deux jours je ne lui puis parler.
i CniCAIlEAU.
' Ma partie est puissante, et j'ai lieu de tout craindre.
LA COMTESSE.
Après ce qu'on m'a fait, il ne faut plus se plaindre.
CHICANEAU.
Si pourtant j'ai bon droit.
I LA COMTESSE.
' Ah, monsieur! quel arrêt!
CHICANKAU.
Je m'en rapporte à vous. Écoutez, s'il vous plaît.
LA COMTESSE.
11 faut que vous sachiez, monsieur, la perfidie...
172 LKS PLAIDEURS.
CMICAMEAU.
Ce n'est rien dans le Tond.
lA COMTESSE.
Monsieur^ que je vous die..*
CHICAIVEAU.
Voici le fait. Depuis quinze on vingt ans en çà.
Au travers d'un mien pré certain ânon passa ^
S'y vautra, non sans faire un notable dommage.
Dont je formai ma plainte au juge du village.
Je fais saisir l'ànon. Un expert est nommé;
A deux bottes de foin lo dégât estimé.
Enfin, au bout d'un an, sentence par laquelle
Nous sommes renvoyés hors de cour. J'en appelle.
Pendant qu'à l'audience on poursuit un arrêt.
Remarquez bien ceci, madame, s'il vous plait,
Notre ami Drolichon , qui n'est pas une bète ,
Obtient pour quelque argent un arrêt sur requête ,
Et je gagne ma cause. A cela que faitron?
Mon chicaneur s'oppose à l'exécution.
Autre incident : tandis qu'au procès on travaille,
Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.
Ordonné qu'il sera fait rapport à la cour
Du foin que peut manger une poule en un jour :
Le tout joint au procès. Enfin, et toute chose
Demeurant en état, on appointe la cause
Le cinquième ou sixième avril cinquante-six.
J'écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis
De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires.
Rapports d'experts, transports, trois interlocutoires.
Griefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux.
J'obtiens lettres royaux, et je m'inscris en faux.
Quatorze appointements, trente exploits, six instances,
Six-vingts productions, vingt arrêts de défenses.
Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens.
Estimés environ cinq à six mille francs.
Est-ce là faire droit? est-ce là comme on juge?
Après quinze ou vingt ans ! il me reste un refuge ;
La requête civile est ouverte pour moi ,
Je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je voi,
Vous plaidez?
ACT£ I, SCÈNE VII. 17S
LA COMTESSE.
Plût à Dieu t
CUICANEAU.
J'y brûlerai mes livres!
U COMTESSE.
Je...
ClIICAISEAU.
Deux bottes de foin cinq h six mille livres!
LA COMTESSE.
Monsieur^ tous mes procès allaient être finis :
11 ne m'en restait plus que quatre ou cinq petits^
L'un contre mon mari , l'autre contre mon iȏre ,
Et contre mes enfants : ah^ monsieur! la misère !
Je ne sais quel biais ils ont imaginé.
Ni toat ce qu'ils ont fait; mais on leur a donné
Un arrêt par lequel, moi vêtue et nourrie.
On me défend, monsieur, de plaider de ma vie.
GHICAMEAU.
De plaider!
LA COMTESSE.
I De plaider.
I CMICAREAIi.
Certes, le trait est noir.
J'en suis surpris.
LA COMTESSE.
Monsieur, j'en suis au désespoir.
C1I1CA1<IEAU.
Comment! lier les mains aux gens de votre sorte !
Mais cette pension , madame , est-elle forte ?
LA COMTESSE.
Je n'en vivrais, monsieur, que trop honnêtement,
I Mais Yîvre sans plaider, est-ce contentement?
I CHICAIIEAU.
I Des chicaneurs Tiendront nous manger jusqu'à Tàmc ,
I Et nous ne dirons mot! Mais, s'il vous plaît, madame ,.
Depuis quand plaidez-TOus?
LACOVrBSSB.
11 ne m'en souvient pas.
Dcpais trente ans au plus.
CfllCANEAU.
I Ce n'est pas trop.
m LES PLAIDEURS.
LA COMTKSSE.
Hélas!
CBICANKAU.
I£t quel âge avez-vous? Vous avez bon visage.
Lk COMI-ESSE.
Hé ! quelque soixante ans.
CHICA^EAU.
Gomment! c'est le bel âge
Pour plaider.
LA COMTESSE.
Laissez faire ^ ils ne sont pas au bout.
J'y vendrai ma chemise : et je veux rien , ou tout.
CHICANEAU. ^
Madame, écoutez-moi. Voici ce qu'il faut fkire.
LA COMTESSE.
Oui, monsieur, je vous crois comme mon oroprc père.
CniCANEAU.
J'irais trouver mon juge.
LA COMTESSE.
Oh ! oui, monsieur, j'irai.
CBICANEAU.
Me jeter à ses pieds.
LA COMTESSE.
Oui, je m'y jetterai;
Je l'ai bien résolu.
CHICA1IEAU«
Mais daignez donc ni'entendre.
LA COMTESSE.
Oui , vous prenez la chose ainsi qu'il la faut prendre.
CMICAHBAU.
Avez-vous dit, madame?
LA COMTESSE.
Oui.
CHIGANEAV.
J'irais sans façon
Trouver mon juge.
LA COMTESi^i:.
Hélas! que ce inonsicur est bon!
CnrCANEAV.
Si vous parlez toujours, il faut que je me taise.
LA COBTTESSt:.
Ah ! que vous m'obligez ! Je ne me sens pas d'aise.
r
ACTE I, SCÈNE VIL 175
CHICANBAU.
J'irais trouver mon juge, et lui dirais...
LA GOITTESSB.
Oui.
CHICANEÀU.
Voil
Et lui dirais : Monsieur. . .
LA COMTESSE.
Oui; monsieur.
CBIGANEAU.
Liez-moi.
LA COMTESSE.
Monsieur, je ne veux point être liée.
CRICANEAU.
AFautre!
LA COMTESSE.
le ne la serai point.
CHICANEAU.
Quelle humeur est la vôtre !
LA COMTESSE.
Non.
CHICANEAU.
Vous ne savez pas , madame , où je viendrai.
LA COMTESSE.
Je plaiderai, monsieur, ou bien je ne pourrai.
CHICANEAU.
Mais...
LA COMTESSE.
Mais je ne veux point, monsieur, que Ton me lie.
CHICANEAU.
Enfin , quand une femme eu tète a sa folie...
IJk COMTESSE.
Fou vou&*mèmo.
CHICANEAU.
Madame!
LA COMTESSE.
Et pourquoi me lier?
CHICANEAU.
Madame...
LA COMTESSE.
Voy<;z-vous! il se rend familier.
I7Û LES PLAIDKURS.
CHICANEAV.
Mais> madame...
LA COMTESSE.
Un crasseux, qui n'a que sa chicane»
Veut donner des avis l
CHICANBAU.
Madame!
LA COHTESSE.
Avec son âne !
CHICANBAU.
Vous me poussez.
LA COMTESSl::.
Bonhomme, allez garder vos foins*
CHICAI4EAV.
Vous m'excédez.
LA COMTESSE.
Le sot !
CmCANEAU.
Que n'ai-je des témoins!
SCÈNE VIII.
PETIT-JEAN, LA COMTESSE, CHICANEAU.
PETIT-JEAN.
Voyez le beau sabbat qu'ils font à notre porte.
Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte.
CHICANEAU.
Monsieur, soyez témoin... ,
LA COMTESSE.
Que monsieur est un sot.
CRICANEAU.
Monsieur, vous l'entendez, retenez bien ce mot.
PETrr-JEAN , h U coroteaac.
Ah ! vous ne deviez pas lâcher cette parole.
LA COMTESSE.
Vraiment, c'est bien à lui de me traiter de folle?
PETIT- JE AN , à Cbicaiieau.
Folle! Vous avez tort. Pourquoi l'injurier?
CmCAISKAU.
On la ronscillc.
ACTIi I, SCÈNE VllI. 177
PETIT-JEAN.
Oh!
LA COMTESSE.
Oui^deme faire lier.
pETrr-jEAii.
Ob, monsieur!
CBICANEAU.
Jusqu'au bout que ne m'écoutc-t-cllc?
PETIT-JEAN.
Oh, madame!
LA COMTESSE.
Qui? moi, souffrir qu'on me querelle?
CHICAKEAU.
Une curieuse !
PETIT-JEAN.
Hé! paix.
LA COMTESSE.
Un chicaneur !
PBTrr-JEAN.
Uoià.
CmCANEAU.
Qui n'ose plus plaider!
LA COMTESSE.
Que t'importe cela?
Qu'est-ce qui t'en revient, faussaire abominable.
Brouillon, voleur?
CBICANEAU.
Et bon, et bon, de par le diable :
Un seifsent! un sergent!
LA COMTESSE.
Un huissier! un huissier 1
PETIT-JEAN, seul.
Ma foi , juge et plaideurs , il faudrait tout lier>
178 LES PLAIDEURS.
ACTE SECOND.
SCÈNE I.
LËANDRE, LINTIMË.
l'intiiié.
lUonsieur^ encore un coup, je ne puis pas tout faire;
Puisque je fais rhuissier, faites le commissaire.
En robe sur mes pas il ne faut que venir.
Vous aurez tout moyen de vous entretenir.
Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.
Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde?
Hé! lorsqu'à votre père ils vont faire leur cour,
À peine seulement savezfvous s'il est jour.
Mais n'admirez-vous pas cette bonne comtesse
Qu'avec tant de bonheur la fortune m'adresse ;
Qui, dès qu'elle me voit, donnant dans le panneau.
Me charge d'un exploit pour monsieur Chicaneau ,
Et le fait assigner pour certaine parole.
Disant qu'il la voudrait faire passer pour folle.
Je dis folle à lier, et pour d'autres excès
Et blasphèmes 9 toujours l'ornement des procès?
Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ?
Ai-je bien d*un sergent le port et le visage?
LÉANDRE.
Ah! fort bien!
l'iistimê.
Je ne sais, mais je me sens enfin
L'âme et le dos six fois plus durs que ce matin.
Quoi qu'il en soit, voici Texploit et votre lettre;
Isabelle l'aura, j'ose vous le promettre.
Mais, pour faire signer le contrat que voici,
il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici.
Vous feindrez d'informer sur toute cette affaire .
Et vous ferez l'amour en présence du père.
LÉAKDRE.
Mais ne va pas donner l'exploit pour le billet.
ACTE 11, SCÈNE II. 179
l'intimé.
Le père aura Texploit^ la fille le poulet.
Rentrez.
(L'Inlimc va frapper à la porte d*laabelle.)
SCÈNE IL
ISABELLE, L'INTIMÉ.
ISABELLE.
Qui frappe?
L^fflTIMt.
Ami. (à part.) Cest la \oix d'Isabelle.
ISABELLE.
Demandez-vous quelqu'un , monsieur?
L'nrmiÉ.
Mademoiselle ,
C'est un petit exploit que j'ose vous prier
De m'accorder l'honneur de vous signifier.
ISABELLE.
Monsieur, excusez-moi , je n'y puis rien comprendre :
Mon père va venir, qui pourra vous entendre.
l'intimé.
Il n'est donc pas ici , mademoiselle ?
ISABELLE.
Non.
l'intimé.
L'exploit, mademotselle, est mis sous votre nom.
ISABELLE.
Monsieur, vous me prenez pour une autre, sans doute :
Sans avoir de procès, je sais ce qu'il en coûte ;
Et, si l'on n'aimait pas à plaider plus que moi,
Vos pareils pourraient bien chercher un antre emploi.
Adieu.
l'intimé.
Mais permettez...
ISABELLE.
Je ne veux rien permettre.
l'intimé.
Ce n'est pas un exploit.
ISABELLE. .
Chanson !
180. LES PLAIDEURS.
l'intimé.
Cesi une lettre.
ISABELLE.
fincor moins.
l'intimé.
Mais lisez.
ISABELLE.
Vous ne m'y tenez pas.
L'umNÉ.
C'est de monsieur...
ISABELLE.
Adieu.
l'intimé.
Léandre.
ISABELLE.
Parlez bas.
C'est de monsieur...?
l'intimé.
Que diable ! on a bien de la peine
A se faire écouter : je suis tout liors d'haleine.
ISABELLE.
Ah! l'Intimé, pardonne à mes sens étonnés :
Donne.
l'intimé.
Vous me deviez fermer la porte an nez.
ISABELLE.
fit qui t'aurait connu , déguisé de la sorte?
Mais donne.
l'intimé.
Aux gens de. bien ou vre-t-on votre porte ?
ISABELLK.
Hé! donne donc.
l'intimé.
La peste!
ISABELLE.
Ohl ne donnez donc pas :
Avec votre billet retournez sur vos pas.
l'intimé*
Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte.
ACTE II, SCÈNE m. 181
SCÈNE III.
CHIGANEAU, ISABELLE, L'INTIMÉ.
«HICAN£AU.
Oui, je suis donc un sot, un voleur, à son complet
Un sergent s'est chargé de la remercier;
Et je lui vais servir un plat de mon métier.
Je serais bienfftché que ce fût à refaire.
Ni qu'elle m'envo^fit assigner la première.
Mais un homme ici parle à ma fille 1 Gomment l
Elle lit un billet! Ah! c'est de quelque amant.
Approchons.
ISABELLE.
Tout de bon, ton maître est-il sincère?
Le croirai-je?
l'intimé.
11 ne dort non plus que votre père.
Il se tourmente : il vous... (apercerantCbicaneau.)
fera voir aujourd'hui
Que l'on ne gagne rien à plaider contre lui.
ISABELLE, tpercerant Oiicaneau.
Cest mon père !
(àiintiaé.) Vraiment, vous leur pouvez apprendre
Que si l'on nous poursuit, nous saurons nous défendre.
(dcefainntk billet.)
Tenez, voilà le cas qu'on fait de votre exploit.
CHIC ANE AU.
Comment! c'est un exploit que ma fille lisoit!
Ah ! tu seras un jour l'honneur de ta famille :
Tu défendras ton bien. Viens, mon sang; viens, ma fille.
Va, je f achèterai le Praticien t^ançois.
Mais, diantre! il ne faut pas déchirer les exploits.
ISABELLE, à llntimé.
Au moins, dite»-leur bien que je ne les crains guère,
Ils me feront plaisir : je les mets à pis faire.
CHICANEAU.
Eh! ne te fâche point.
ISABELLE , i rintimé.
Adieu, monsieur.
■Acim. <<
182 LES PLAIDEURS.
SCÈNE IV.
GHIGANEAU, L'INTIMÉ.
L'itmilÉy te nettant en 4ut d'écrire.
Orçà,
Verbalisons.
CmCAMEAU.
Monsieur, de grftce, excuses-U;
Elle n'est pas insiraite : et pais, si bon vous sembk.
En voici les moiroeaux que je vais Mettre ensemble.
L'iKTniÉ.
Non.
CBIGANEAU.
Je le lirai bien.
l'intimé.
Je ne suis pas méchant.
J'en ai sur moi copie.
CHICANEAU.
Ah! le trait est touchant!
Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage.
Et moins je me remets, monsieur, votre visage.
Je connais force huissiers.
L'iimMÉ.
Informez-vous de moi.
Je m'acqtiîtte a.sscz bien de mon petit emploi.
cntcArtEAU.
Soit. Pour qui venez-vous?
l'intimé.
Pour une brave damc^
Monsieur, qui vous honore j et de toute mxi âme
Voudrait que vous vinssiei à ma sommalion " *
Lui faire un petit mot de réparation.
CHI CADEAU,
De réparation? Je n'ai blesse personne.
l.'lî<TI»Ë. '"'
Je le crois; vous avez, monsieur, l'àme trop bonne.
LHICANEAD.
Que demandez-vous donc?
l/lNTlMÉ.
Elle voudrait, monsieur.
ACÏ£ II, SCÈNE IV. m
Que devant des témoins vous lui fissiez Thonneur
De l'avouer pour sage^ et point extravagante.
CUIGANEAU.
Parbleu! c'est ma comtesse.
Elle est votre servante.
CAICAMBAU.
Je suis s#n serviteur.
L'iNTlMt.
Vous êtes obligeant^
Monsieur.
GHICAIIBAU.
Oui 9 vous pouvez l'assurer qu'un sergent
Lui doit porter pour moi tout ce qu'elle demande.
Hé quoi donci les battus, ma foi, paieront l'amende!
Voyons ce qu'elle chante. Hon... « Sixième janvier,
« Pour avoir faussement dit qu'il fallait lier,
« Étant à ce porté par espr t de chicane,
« Haute et puissante dame Yolande Cudasne,
c Comtesse de Pimbesche, Orbesche, et cœtcra,
1 11 soit dit que sur l'heure il se transportera
« An logis de la dame; et là, d'une voix olaire,
« Devant quatre témoins assistés d'un notaire,
« Zbstb! ledit Hiérôme avouera hautement
« Qu'il la tient pour sensée et de bon jugement.
« Li BoH. 9 Cest donc le nom de votre seigneurie?
L'mniiii.
Pour vous servir, (à put. ) 11 faut payer d'effronterie.
CHICAHBAU.
Lk Bon l jamais exploit ne fut signé lb Bon.
Monsieur le Bon...
L'niTUlÉ.
Monsieur.
CBIGAHK4U.
Vous êtes un fripon.
l'intimé.
Monsieur, pardonneznnoi^ je suis fort honnête homme.
CB1C4NB4II.
Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome.
L'mTlMÉ.
Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer.
184 LES PLAIDEURS.
Vous aurez la bonté de me le bien payer.
CHICAMBAC.
Moi^ payer? en soufflets.
L'iNTIIfÉ.
Vous êtes trop honnête.
Vous me le paierez bien«
ClICAlfBAD,
Oh! tu me romps la tète.
Tiens, voilà ton paiement.
L'nmiiÉ.
Un soufflet! Écrivons.
« Lequel Hiérôme^ après plusieurs rébellions,
« Aurait atteint, frappé, moi sergent, à la joue,
« Et fait tomber, du coup, mon chapeau dans la boue. »
CHTCANEAU , loi donnant nn coup éc pied.
Ajoute cela.
L'nmiiÉ.
Bon, c'est de l'argent comptant;
J'en avais bien besoin. « Et, de ce non content,
« Aurait avec le pied réitéré. » Courage !
41 Outre plus, le susdit serait venu, de rage,
a Pour lacérer ledit présent procès-verbal. »
Allons, mon cher monsieur, cela ne va pas mal.
Ne vous relâchez point.
CmCAIlEAU.
Coquin I
l'intimé.
Ne vous déplaise ,
Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise.
CniCANEAU, tenant un bftton.
Oui dà. Je verrai bien s'il est sergent.
l'intimé, en posture d'écrire.
Tôt donc.
Frappez. J'ai quatre enfants à nourrir.
CHICANEAU.
Ah ! pardon ,
Moiisieur, pour un sergent je ne pouvais vous prendre;
Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre.
Je saurai réparer ce soupçon outrageant.
Oui, vous êtes sergent, monsieur, et très-scrgcnt.
Touchez là : vos pareils sont gens que j€ révère;
ACT£ II, SCÈNE Y. 18S
Et j'ai toujours été nourri par feu mon i^ère
Dans la crainte de Dieu^ monsieur^ et des sergents.
l'intimé.
Non y à si bon marché l'on ne bat point les gens.
GHICAIIBAU.
Monsieur^ point de procès.
L'urmiÉ.
Serviteur. Contumace ^
Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ahl
CHICiOlEÀU.
De grâce,
Re1idez-le»-moi plutôt.
l'»timé.
Suffit qu'ils soient reçus;
Je ne les voudrais pas donner pour mille écus.
SCÈNE V.
LEANDRE, en robe de goiuiissaike ; CHICANEAU,
LINTIMÉ.
l'intimé.
Voici fort à propos monsieur le commissaire.
Monsieur, voire présence est ici nécessaire.
Tel que vous me voyez, monsieur ici présent
M'a d'un fort grand soufflet fait un petit présent.
LÉANDRE.
A vous, monsieur?
l'intimé.
A moi, parlant à ma personne.
Item, un coup de pied; plus, les noms qu'il me donne*
LÉANDRE.
Avez- vous des témoins?
l'intimé.
Monsieur, tâtez plutôt;
Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud.
LÉANDBE.
Pris en flagrant délit, affaire criminelle.
CmCANEAU.
Foin de moi!
l'intimé.
Plus , sa fille , au moins soi-disant l^^llc ,
16.
186 LES PLAIDEURS.
A mis un mien papier en morceaux y proteslani
Qu'on lui ferait plaisir^ et que d'un œil content
Elle nous défiait.
LÉANDRE 9 à tlnthné.
Faites venir la fille.
L'esprit de contumace est dans cette familk.
CHIGÀHBAn, «part.
11 faut absolument qu'on m'ait ensorcelé.
Si j'en connais pas un, je veux être étranglé.
LÉAKIMIK.
Comment! battre un huissier! Mais voici la rebelle.
SCÈNE VI.
ISABELLE, LI^.ANDftB, CHICANEAU, L'INTIMÉ.
l'iNTIKÉ, &iMbtUc.
Vous le reconnaissez?
LÉANDRK.
Eh bien , mademoiselle ,
C'est donc vous qui tantôt braviez notre officier,
Et qui si hautement osez nous défier?
Votre nom?
Isabelle.
LÉANDRI^.
Ecrivez. Et votre âge?
ISABELLE.
Dix-huit ans.
CHICANEiU.
Elle en a quelque peu davantage ;
Mais n'importe.
LÉAMDhH.
Ëtes-vous en pouvoir de mari?
ISABELLE.
Non, monsieur.
LEANDRR.
Vous riez? Écrivez qu'elle a ri.
CHICANEAU.
Monsieur, ne parlons point de maris à des filles,
Voyez-vous j ce sont là des secrets de familles.
ACTE II» SCÈNE Vr. 18?
Uakdre.
Mettez qu'il interrompt.
GBICAMEAU.
Hé ! je n'y pensais pas.
Prends bien garde ^ ma fille ^ à ce que tu diras.
LÉANPRE.
Là, ne yous troublez pas. Répondez à votre aise.
On ne teut pas rien faire ici qui vous déplaise.
N'avez-vous pas reçu de l'huissier que voilà
Certain papier tantôt?
ISAHELLE.
Oui, monsieur.
CHICAIVEAU.
Ben cela.
L^AHMUI.
Avez-vous déchiré ce papier tans le lire?
Monsieur, je l'ai lu.
CHICAMBAU.
Bon.
LÉAMDRE, àrinUmé.
Continuez d'écrire.
(àbabelle.)
Et pourquoi l'avez-vous déchiré?
ISABELLE.
l'avais peur
Que mon père ne prit l'affaire trop à cœur.
Et qn'il ne s^éehaaffiit te sang à sa lecture.
CmCAHEAU. «
Et tu fuis les procès? C'est méchanceté pure.
LiARBBB.
Vous ne l'avez donc ptiis dédiiré par dépil.
Ou par mépris de ceux q»i vous l'avaient écrit?
ISASBIXB.
Monsieur, je n'ai pour eux ni mépris ni colère.
LÉAlfDRE, à llatitté.
Ecrivez.
CnCANEAV.
Je vous dis qu'elle tient de son père ;
Klle répond fort bien.
LÉANDRE.
Vous montre 7. cependant
188 LES PLAIDELURS.
Pour tous les gens de robe un mépris évident.
ISABBLLE.
Une robe toujours m'a\ait choqué la vue;
Mais cette aversion à présent diminue.
CHICANEAU.
La pauvre enfant l Va, va, je te marierai bien,
-Dès que je le pourrai^ s'il ne m'en coûte rien.
LÉARDKE.
A la justice donc vous voulez satisfaire?
ISABELLE.
Monsieur, je ferai tout pour ne vous pas déplaire.
l'intimé.
Monsieur, faites signer.
UfcAnMB.
Dans les occasions
Soutiendrez-vous au moins vos dépositions?
ISABELLE.
Monsieur, assurez-vous qulsabelle est constante.
LÊAMDRB.
Signez. Cela va bien, la justice est contente.
Çà, ne signez-vous pas, monsieur?
GflICANGAU.
Oui-dà, gaiement,
A tout ce qu'elle a dit je signe aveuglément.
LÉÀBOBB , bu • iMbeUe.
Tout va bien. Â mes vœux le saceès est conforme :
11 signe un bon contrat éorit en bonne forme.
Et sera condamné tantôt sur son écrit.
CHIGANKAO, à part.
Qae lui ditril? il est charmé do son esprit.
LÉAMDRE.
Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle ,
Tout ira bien. Huissier, remenex-la chez elle.
Et vous, monsieur, marchez.
CHICANb^AU.
Où, monsieuf?
IJÉANDBR.
•Suivez-moi.
CHICANKAU.
Où donc?
ACTE II, SCtNK VllI. 189
LÉAMDRB.
Vous le saurez. Marchez ^ de par le roi.
CRICAIfEAU.
Comment!
SCÈNE VII.
LÉANDRE, CHICAMEAU, PETIT-JEAN.
KTIT-JËÀN.
Holà! quelqu'un n'a-tril point vu mon maître Y
Quel chemin a-t-ii pris? la porte, ou la fenêtre?
LÉANDRE.
A l'autre!
PETIT-JEAN.
Je ne sais qu'est devenu son fils;
Et pour le père, il e«t où le diable l'a mis.
U me redemandait sans cesse ses épices;
Et j'ai tout bonnement couru dans les offices
Chercher la boite au poivre : et lui, pendant cela.
Est disparu.
SCÈNE VIII.
DANDIN, A UNE LUCARNE DU TOIT; LÉANDRE, CHICANEAU,
L'INTIMÉ, PETIT-JEAN.
DANDIN.
Paix! paix! que l'on se taise là.
LÉANDRE.
Hé! grand Dieu!
PETIT-JEAN.
Le voilà , ma foi , dans les gouttières.
DANDIN.
Quelles gens ètes-vous? Quelles sont vos affaires?
Qui sont ces gens en robe? Ëtes-vous avocats?
Çà, parlez.
PETIT-JEAN.
Vous verrez qu'il va juger les chats.
DANDIN.
Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire?
Allez lui demander si je sais votre affaire.
LÉANDRE.
U faut bien que je raille arracher de ces lieux.
IW LES PLAIDKURS.
Sur votre prisonnier^ huissier» ayez les yeux.
PBTrr-^BAN.
Ho ^ ho» monsieur!
LÉANDRE.
Tais-toi» sur les yeux de ta tète ;
Et suis-moi.
SCÈNE IX.
LA COMTESSE» DANDIN » CHICANEAU » L'INTIMÉ.
DANDIN.
Dépêchez» donnez YOtre requête.
CHICANBAU.
Monsieur» sans votre aveu l'on me fait prisonnier.
LA COMTESSE.
Uc» mon Dieu! j'aperçois monsieur dans son grenier.
Que fait-il là?
l'intuié.
Madame» il y donne audience.
Le champ vous est ouvert.
CHICANEAU.
On me fait violence ,
Monsieur» on m'injurie» et je venais ici
Me plaindre à vous.
LA COMTESSE.
Monsieur» je viens me plaindre aussi.
CHICAJIEAU ET LA COMTESSE.
Vous voyez devant vous mon adverse partie. '
L'imiMÉ.
Parbleu ! je me veux mettre aussi de la partie.
CHICAKBAU » LA COMTCSSB» l'iNTIMÉ.
Monsieur» je viens ici pour on petit exploit.
CM1GAKEAU.
Hé ! messieurs» tour à tour exposons notre droit.
LA COMTESSE.
Son droit? Tout ce qu'il dit sont autant d'impostures.
DAMDm.
Qu'est-ce qu'on vous a fait?
CBICAREAU» LA COMTESSE» l'iNTIMÉ.
On m'a dit des injures.
l'intimé» oontiauant.
Outre un soufflet, monsieur» que j'ai reçu plus qu'eux.
ACTE V, 8CBNE X. 191
GI1CAMEAU.
Monsieur^ je suis cousin de l'un de \'os neveux.
LAGOMTGSSS.
Monsieur 9 père Cordon vous dira mon affaire.
l'»tiiié.
Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.
ftAifom. *
Vos qualités?
LA COMTESgB.
Je suis comtesse.
l'intiiié.
Hsissier.
CHICANEAU.
Ëourgeois.
Messieurs... •
DANDin y wt rdinuit «le la lucarne.
Parlez toujours , je vous entends tous trois.
cmCARBAU.
Monsieur...
L'iNTmÉ.
Bon! le voilà qui fausse compagnie.
LA COMTESSE.
Hélas!
CUICAnEAU.
Hé quoi! déjà l'audience est finie?
Je n'ai pas eu le temps de lui dire deux mots.
SCÈNE X.
LÉANDRE, SANS robe; CHICANEAU, LA COMTESSE,
L'INTIMÉ.
LÉAMDRE.
Messieurs 9 voulez-vous bien nous laisser en repos?
CRICAREAU.
Monsieur, peut-on entrer?
LÉANDRE.
Non, monsieur, ou je meure.
CHICANEAU.
Hél pourquoi? j'aurai fait en une petite heure,
En deux heures au plus.
191 LES PLAIDEURS.
LÉANDAE.
On n'entre point, monsieur.
LA COMTESSE.
Cest bien fait de fermer la porte à ce crieur.
Mais moi...
LtAMDRB.
L'on n'entre point, madame , je vous jure.
LA COMTESSE.
Ho, monsieur, j'entrerai.
LËARDRE.
Peut-être.
LA COMTESSE.
J'en suis sûre.
LÉARDRE.
Par la fenêtre donc? «
LA COMTESSE.
Par la porte.
LÉANDRE.
11 faut Toir.
CHICANBAU.
Quand je devrais ici demeurer jusqu'au soir...
SCÈNE XI.
LËANDRE, GBIGANEAU, LA COMTESSE,
L'INTIME, PETIT-JEAN.
PBTIT-JEAIf , à Leandre.
On ne l'entendra pas, quelque chose qu'il fasse.
Parbleu! je l'ai fourré dans notre salle basse.
Tout auprès de la cave.
LÉANDRE.
En un mot comme en cent.
On ne voit point mon père.
CBICANEAU.
Eh bien donc! si pourtant
Sur toute cette affaire il faut que je le voie...
( Dandio parait par le soupirail )
Mais que vois-je? Ah! c'est lui que le ciel nous renvoie I
LÉANDRE.
Quoi! par le soupirail!
ACTE 11^ SCÈNE XI. 193
PBTIT<gBAIf.
11 a le diable au corps.
CHICANEAU.
Monsieur...
L'impertinent! Sa&s lui j'étais dehors.
ClICAHEAi;.
Monsieur...
DANOW.
Retirez-vous, vous êtes une bète.
CBICAMBAU.
Monsieur, voulez-vous bien...?
DANDIK.
Vous me rompez la léle.
GIICANBAU.
Monsieur, j'ai commandé...
-DANDin.
Taisez-vous, vous dit-on.
CB1CANBAU.
Que Ton portât chez vous...
DANDIII.
Qu'on le mène en prison.
CHICANEAU.
Certain quartaut de vin.
DAKDlIf.
Hé! je n'en ai que faire.
CmCANEAU.
C'est de très-bon muscat
DAlfUIN.
Redites votre afTaire.
LÉANDRB , à rintimê.
Il faut les entourer ici de tous côtés.
LA COMTESSE.
Monsieur, il vous va dire autant de faussetés.
CHICANEAU.
Monsieur, je vous dis vrai.
DANDIlf.
Mon Dieu ! laissez-la dire.
LA COHTE86B.
Monsieur, écoutez-moi.
«7
\*}\ LES TLAIDEIIRS.
DANmN.
Souffrez que je respire.
CaiCANRAU.
iMonsicur...
DAMDIN.
Vdus m'étrangliez.
LA C901ITBSSB.
Tournez les yeux vers moi.
DANDlIf.
F:11c m'étrangle. Ay! ay!
CBICAHEAU.
Vous m'entraînez , ma foi !
Prenez garde , je tombe.
rBTnsiEAif.
Us sont 9 sur ma parole ,
L'un et l'autre encavés.
LÉAHDRB«.
Vite, que l'on y vole;
Courez à leur secours. Mais au moins je prétends
Que monsieur Chicaneau, puisqu'il est là-dedans >
N'en sorte d'aujourd'hui. L'Intimé, prends-y garde.
L'inniiÉ.
Gardez le soupirail.
UtANDRE.
Va vile, je le garde.
SCÈNE XII.
LA COMTESSE, LÉANDRE.
LA COMTESSE.
Misérable! 11 s'en va lui prévenir Tcsprit.
(Par le sonpirail.)
Monsieur, ne croyez rien de tout oe qu'il vous dit;
Il n'a point de témoins, c'est un menteur.
LÉAHDRB.
Bfadame,
Que leur contez-vous là? Peut-être ils rendent l'âme.
U COMTESSE.
H lui fera, monsieur, croira ce qu'il voudra.
Souffrez que j'entre.
ACTH: 11, SCÈNE XIII. 195
LÊAKDllE.
Oh non l personne n'entrera.
LA COMTESSE.
Je le vois bien , monsieur, le vin muscat opère
4ussi bien sur le fHs que sur l'esprit du père.
Patience , je vais protester comme il faut
Contre monsieur le juge et contre le quartaut.
LlUlfDBE.
Allez donc, et cessez de nous rompre la tête.
Que de fous! Je ne fus jamais à telle fêle.
SCÈNE XIII.
DANDIN, LÉANDRE, L'INTIMÉ.
L'iimiiÉ.
Monsieur, où courez-vous? Cest vous mettre en danger.
Et vous boitez tout bas.
DAiimif.
le Teu aller juger.
léaudre.
Comment, mon père ! Allons, permettez qu'on vous panse.
Vite, un chirurgien.
DA!VDIN.
Qu'il vienne à raudience.
LÉAIfDRE.
Hé! mon père, arrêtez...
pAKom.
Oh ! je vois ce que c'est :
Tu prétends faire ici de moi ce qu'il te plaît;
Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance :
Je ne pois prononcer une seule sentence.
Achève, prends ce sac, prends vite.
LÉAKDKE.
Hé! doucement.
Mon père. 11 faut trouver quelque accommodement.
Si pour vous, sans juger, la vie est un supplice.
Si vous êtes pressé de rendre la justice.
Il ne faut point sortir ppur cela de chez vous;
Exercez le talent, et jugez parmi nous.
DANDIN.
Ne raillons point ici de la magistrature.
196 LES PLAIDEURS.
Vois-tu? je ne veux point être un juge en peinture.
LÉANDRR.
Vous serez, au contraire, un Juge sans appel.
Et juge du ciTil comme du criminel.
Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences :
Tout vous sera chez vous matière de sentences,
tin valet manque-tril de rendre un verre net.
Condamnez-le à l'amende, ou, s'il le casse, au fouet.
DANDm.
Cest quelque chose. Encor passe quand on raisonne.
Et mes vacations, qui les paiera? personne?
tÉARDRB.
Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement.
DÀNDtIf.
Il parle, ce me semble, assez pertinemment.
LÉANDRE.
Contre un de vos voisins...
SCÈNE XIV.
DANDIN, LÊANDRE, L'INTlMË, PETIT^IEAN.
PETIT-JEAN.
Arrête ! arrête ! attrape !
LÉANDRE,àhnliiiié.
Ah! c'est mon prisonnier, sans doute, qui s'échappe?
l'intimé.
Non, non, ne craignez rien.
PETIT-JEAN.
Tout est perdu... Citron...
Votre chien... vient là-bas de manger un chapon.
Rien n'est sûr devant lui; ce qu'il trouve, il l'emporte.
LÉANDRE.
Bon, voilà pour mon père une cause. Main forte.
Qu'on se mette après lui. Courez tous.
DANDIN.
Point de bruit ^
Tout doux. Un amené sans scandale suffit.
LÉANDKE.
Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique :
Jugez sévèrement ce voleur domestique.
ACT£ III, SC£NE I. 197
DANDIN.
Mais je veux faire au moins la chose avec- éclat.
11 faut de part et d'autre avoir un avocat.
Nous n'en avons pas un.
LÉANDRE.
Eh bien 1 il en faut faire.
Voilà votre portier et votre secrétaire;
Vous en ferez ^ je crois, d'excellents avocats :
Ils sont fort ignorants.
L'ummÉ.
Non pas 9 monsieur, non pas!
J'endormirai monsieur tout aussi bien qu'un autre.
PBnT*JEA]l.
Pour moi, je ne sais rien; n'attendez rien du nôtre.
LÉARME.
Cest ta première cause, et l'on te la fera.
PETrrnlBAlf.
Mais je ne sais pas lire.
LÉAIIDRE.
Héll'on te soufflera.
DANDIN.
Allons nous préparer. Çà, messieurs, point d'intrigue.
Fermons l'œil aux présents, et l'oreille à la brigue.
Vous, maître Petitniean, serez le demandeur :
Vous, maître l'Intimé, soyez le défenseur.
ACTE TROISIÈME.
SCÈNE I.
CUIGANBAU, LÉANDRfi, LE SOUFFLEUR.
CmCANBAU.
Oui , monsieur, c'est ainsi qu'ils ont conduit l'afTairc ;
L'huissier m'est inconnu, comme le commissaire.
Je ne mens pas d'un mot.
LÉANDRE.
Oui, je crois tout cela;
«7.
198 LKS PLAll>EURii.
Mats 9 si vous m'en croyez , vous les laisserez là.
En vain vous prétendez les pousser Tun et Taulio. ;
Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre.
Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensés
A faire enfler des sacs l'on sur l'autre entasses ;
Et dans une poursuite à Tous^nème contraire...
CHKAmSAO.
Vraiment tous me donnfsz un conseil salutaire.
Et devant qu'il soit peu je veux en profiter :
Mais je vous prie au moins de bien solliciter.
Puisque monsieur Dtndin va donner audience ,
Je vais faire venir ma fille en diligence.
On peut l'interroger 9 elle est de bonne foi;
Et même elle saura mieux répondre que moi.
L6ANDRE.
Allez et revenez 9 Ton vous fera justice.
LR SOUFPUUR.
Quel homme!
SCÈNE II.
LËANÛRE, LE SOUFFLEUR.
LÊANDRB.
Je me sers d'un étrange artifice :
Mais mon père est un homme à se désespérer ;
Et d'une cause en l'air il le faut bien leurrer.
D'ailleurs j'ai mon dessein ^ et je veux qu'il condamne
<:c fou qui réduit tout au pied de la chicane.
Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas.
SCÈNE m.
DANDIN, LÉANDRE; L'INTIMÉ et PETIT-JEAN
EN rom;L£ SOUFFLEUR.
iiAiiDiri.
Çà, qu'èles-Tous ici?
LÉANDRE.
Ce sont les avocats.
OANDIN, nu Sotilllnir.
Vous?
ACTE 111, SCÊNK IIJ. fV9
LE SOUFFLEUR.
Je viun$ secourir lear mémoire troublée.
DANDIK.
Je vous entends. Et vous?
LÉANDRE.
Moi? je suis rassemblée.
DANDIN.
Commencez donc.
LE SOUFFLEUR.
Messieurs...
PETrr-JEAK.
Ho! prenez-le plus bas :
Si vous soufflez si haut. Ton ne m'entendra pas.
Messieurs...
DANDIN.
Couvrez-vous.
PETIT-JEAN.
Oh! Mes...
DAHDIX.
Couvrez-vous, vous dui-je.
PETIT-JEAN.
Oh! monsieur, je sais bien à quoi l'honneur m'oblige*.
DAKDIN.
Ne te couvre donc pas.
PETir-JEAN.
( se oovtnat. ) ( au souffleur. )
Messieurs.... Voos, doucement;
Ce que je sais le mieux, c'est mon commencement.
Messieurs, quand je regarde avec exactitude
l'inconstance du monde et sa vicissitude;
liOrsque je vois, parmi tant d'hommes différents,
Pas une étoile fixe, et tant d'astres errants;
Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune;
Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune;
Babvlonitfns.
Quand je vois les États des Babiboniens
Penana. Macédoniens.
Transférés des Serpents aux Nacédoniens;
Romaiiia . dcx|iotifiii€ .
Quand je vois les î*orrains, de l'Étal drpolique,
200 LES PLAIDEURS.
démoenlHiae.
Passer au démocrite, et puis au monarchique;
Quand je vois le Japon...
l'intimé.
Quand aura-t-il tout vu?
PBTITSIBAN.
Oh! pourquoi celui-là mVt-il interrompu?
Je ne dirai plus rien.
DANDIH.
Avocat incommode.
Que ne lui laissez-vous finir sa période?
Je suais sang et eau, pour voir si du Japon
Il viendrait à bon port au fait de son chapon;
Et vous l'interrompez par un discours frivole.
Parlez donc , avocat.
PETIT-JEAN.
J'ai perdu la parole.
LÉANDRE.
Achève , PetitrJean : c'est fort bien débuté.
Mais que font là tes bras pendants à ton côté?
Te voilà sur tes pieds droit comme une statue.
Dégourdis-toi. Courage; allons, qu'on s'évertue.
PETIT-JEAIf , renraant les bras.
Quand... je vois... Quand... je vois...
LÉANDRE.
Dis donc ce que tu vois.
PETIT^BAN.
Oh dame l on ne court pas deux lièvres à la fois.
LE SOUFFLEUR.
On lit...
PETIT-JEAN.
On lit...
LE SOUFFLEUR.
Dans la...
PETIT-JEAN.
Dans la...
LE SOUFFLEUR.
Métamorphose...
l'ETlT-JEAN.
Comment?
LE SOUFFLEUR.
Que la niétem...
ACTE 111, SCÈNE llf. 201
PBTIT-JBAN.
Que la métem...
LE SOUFFLEUR.
Psycose.
PBTITnlBAN.
LE 80UFFLEUR.
Hé! ]e cheval!
PETIlSIEAlf.
Et le cheval.
LE 90UFFLEUB.
Psycose.,
Encor !
Encor...
Le chien !
PETnSlEAlf.
LE SOUFFLEUR.
PBTrmjBAii.
Le chien...
LE SOUFFLEUR.
Le hutor!
PBTlT-JEAlf.
Le butor..r
^ , LE SOUFFLEUR.
Pedte de l'avocat!
PETIT-JEAIf.
Ah! peste de toi-même!
Voyez cet autre ayec sa face de carême !
Va-f en au diable.
DANIMN.
Et vous, yencz au fait. Un mot
Du fait.
PETIT-JBAIf.
Hé! faut-il tant tourner autour du pot?
ns me font dire aussi des mots longs d'une toise ,
De grands mots qui tiendraient d'ici jusqu'à Pontoise.
Pour moi, je ne sais point tant faire de façon
Pour dire qu'un matin Tient de prendre .un chapon.
Tant y a qu'il n'est rien que votre chien ne prenne,
Ou'il a mangé là-bas un bon chapon du Maine;
Que, la première fois que je l'y trouverai ,
Son procès est tout fait, et je l'assommerai.
^09 LES PLAIDEURS.
LÉARDRE.
Belle conclusion 9 et digne de Texorde!
PBnT-iRÂM.
On l'entend bien toujours. Qui voudra mordre y morde*
DANMIV.
Appelez les témoins.
LÉAlfDRE.
C'est bien dit, s'il le peut :
Les témoins sont fort clieTS ^ et n'en a pas qui veut.
PISTIT-JBAN.
Nous en avons pourtant , et qui sont sans reproche.
DANOm.
Faites-les donc venir.
mrmiBAxi.
le les ai dans ma poche.
Tenez , voilà la tète et les pieds du chapon ;
Voyez-les, et jugez.
L'iNTIllé.
Je les récuse.
DANMll.
Bon!
Pourquoi les récuser?
L'umJNÊ.
Monsieur, ils sont du Maine.
DAIfDIN.
Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine.
l/lNTIMÉ.
Messieurs...
DANDIK.
Serez-vous long, avocat? dites-moi.
t'iNTIXÉ.
Je ne reponds de rien.
DANDIN.
Il est de bonne foi.
L IHYiHÉ , d'un ton fiimant en fauisct.
Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupablt? ,
Tout ce que les mortels ont de plus redoutable.
Semble s'être assemblé contre nous par hasard ,
Je veux dire la brig\ie et l'éloquence. Car,
D'un côté, le crédit dn défunt m'épouvante;
Kt, de l'autre côté, l'éloquence éclatante
ACTE III, SCÊNK III. 203
Oe maître Pctit-Jcan m'ébloiiit.
DANDIN. .
Avocat;
De Totre ton vons-môme aiioucissez l'éclat.
t'imnié.
( d'an ton onkinairc ) ( da beau ton. )
Oui-dà, j'en ai plusieurs. Mais» quelque défianco
Que nous doive donner la susdite éloquence
Et le suadii crédit; ce néanmoins, messieurs ^
L'ancre de vos bontés nous rassure. D'ailleurs,
Devant le grand Dandin l'innocence est hardie;
Oui, devant ce Gaton de basse Normandie,
Ce soleil d'équité qui n'est jamais terni :
Vicraix CAUSA Dus placoit, seo vmta Gatoni.
DAmHR.
Vraiment, il phûde bien.
L'iinrai.
Sans craindre aucune chose ,
ie prends donc la parole, et je viens à ma cause.
Aristote, PRWO raiu PoLmcon,
Dit fort bien...
DARDW.
Avocat, il s;'agit d'un chapon,
Et non point d'Aristote et de sa Politique.
L'nmMÉ.
Oui, mais l'autorité du Péripatétique
Prouveraif que le bien et le maL..
IIAN»fK.
Je prétends
Qu'Aristole n'a point d'axtorité céans.
Au fait.
l'intuié.
Pausanias, en ses Gorinthiaqucs...
nANDIIf.
Au fait.
l/lNTIIIÊ.
Rebuffe...
DAJ«IDUf.
Au fait, vous dis-je.
L'iNTIIlé.
Le grand Jacques*..
204 LES PLAIDEURS.
DANMN.
Au fait 9 au fait, au fait.
l'iiîtimé.
Harmenopul, m E^ompt.,
DANDIN.
Ob! je te vais juger!
Oh! vous êtes si prompt.
Voici le fait. (vite. ) Un chien vient dans une cuisine.
Il y trouve un chapon , lequel a bonne mine.
Or celui pour lequel je parle est afiamé.
Celui contre lequel je parle autbm plumé;
Et celui pour lequel je suis prend en cachette
Celui contre lequel je parle. L'on décrète;
On le prend. Avocat pour et contre appelé :
Jour pris. Je dois parier, je parie; j'ai parié.
DinniN.
Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire !
11 dit fort posément ce dont on n'a que faire ,
Et court le grand galop quand il est à son fait.
l'inumé.
Mais le premier, monsieur, c'est le beau.
DAllDm.
Cest le laid.
k-iron jamais plaidé d'une telle méthode?
Mais qu'en dit l'assemblée?
Il est fort à la mode.
l'intimé , d'un ton vâiéiDent.
Qu'arrive-t-il, messieurs? On vient. Gomment vient-on?
On poursuit ma partie. On force une maison.
Quelle maison? maison de notre propre juge !
On brise le cellier qui nous sert de refuge l
De vol, de brigandage on nous déclare auteurs!
On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs,
A maître PetitpJean, messieurs. Je vous atteste :
Qui ne sait que la loi Si quis cahis. Digeste
Db VI, paragrapho, messieurs... Caforibus,
Est manifestement contraire à cet abus?
Et quand il serait vrai que Citron, ma partie.
Aurait mangé, messieurs, le tout, ou bien partie
ACTE m, SCÈNE III. 205
Dudit chapon : qu'on mette en compensation
Ce qae nous avons fait avant cette action.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée?
Par qui votre maison a-t-elle été gardée?
Quand avons-nous manque d'aboyer au larron?
Témoins trois procureurs^ dont icclui Citron
A déchiré la robe. On en verra les pièces.
Pour nous justifier voulez-vous d'autres pièces?
PETIT^iBAN.
Maître Adam...
t'iNTIMÉ.
Laissez-nous.
PCTrr-JEAw.
L'Intimé...
L'mTiifé.
Laissez-nous.
rrriTWBAii.
S'enroue.
l'iiitimé.
Hé! laissez-notjs. Euh! euh!
UAKUIN.
Reposez-vous^
Et concluez.
l'intimé^ d'un ton pesant.
Puis donc qu'on nous permet de prendre
Haleine^ et que l'on nous défend de nous étendre.
Je vais, sans rien omettre, et sans prévariquer,
Compendieusement énoncer, expliquer.
Exposer à vos yeux l'idée universelle
De ma cause, et des faits renfermés en iccllc.
DANDIN.
11 aurait plus tôt fait de dire tout vingt fois
Que de l'abréger une. Homme, ou qui que tu sois.
Diable, eonclus; ou bien que le ciel te confonde!
L INTIME.
Je finis.
DANDIN.
Ah!
l'intimé.
Avant la naissance du monde,..
DANDIN , bâillant.
Avocat, ah! passons au déluge.
20C LES PLAIDEURS.
Avant donc
La naissance do inonde et sa création y
Le monde, Tunivcrs, tout, la nature entière
Était enseyelie au fond de la matière.
Les éléments 9 le feu , l'air, et la terre, et l'eau ,
Enfoncés, entassés, ne faisaient qu'un monceau ,
Une confusion , une masse sans forme ,
Un désordre, un chaos, une cohue énorme :
Unes EBAT TOTO NàTUlUB YULTUS IN OBBE ,
Qnn GRiGCi onERE chaos , aunis ^tidigbstaque moles.
( Daodin endonù m laisse UMiber. )
LÉAMDIIE.
Quelle chute! mon père!
PETITWEAn.
Ay, monsieur! Comme il dort!
LÉANDBE.
Mon père , éveillez-vous.
PETIT-JEAN.
Monsieur, ètes-vous mort?
LÉANDBE.
Mon père !
DANDiN. (homme!
Hé bien ? lié bien ? quoi ? qu'est-ce? Ah ! ah ! quel
Certes, je n'ai jamais dormi d'un si bon somme.
LÉANDRE.
Mon père, il faut juger.
DANDIN.
Aux galères. •
LEA^DRC.
Un chien
Aux galères !
DAN DITS'.
Ma foi , je n'y conçois plus rien.
De monde, de chaos, j'ai la tète troublée.
Hé î conchipz.
l/lNTIMt:, lui prêsenUnl de petits chiens^
Venez , famille désolée ,
Venez, pauvres enfants qu'on veut rendre orphelins.
Venez faire parler vos esprits enfantins.
Oui, messieurs, vous voyez ici notre misère :
ACTK 111, SCENE IV. 207
Nous sommes orphelins^ rendez-nous notre père ,
Notre père, par qui nous fûmes engendrés^
Notre père, qui nous...
DÀlfDlN.
Tirez, tirez, tirez.
L^ITITUIÉ.
Notre père , messieurs..
Ils ont pissé partout.
DAJUUS.
Tirez donc. Quels vacarmes !
l'intimé.
Monsieur, voyez nos larmes.
DAKUm.
Ouf. Je me sens déjà pris de compassion.
Ce que c'est qu'à propos toucher la passion !
Je suis bien empêché. La vérité inc presse ;
Le crime est avéré; lui-même il le confesse.
Mais, s'il est condamné, l'embarras est égal;
Voilà bien des enfants réduits à l'hôpital.
Mais je suis occupé, je ne veux voir personne.
SCÈNE IV.
DANDIN, LËANDRE, CHIOANEAU, ISABELLE,
L'INTIMÉ, PETIT-JEAN.
CHICANEAU.
Monsieur...
DAN DIX.
Oui, pour vous seuls l'audience se donne.
(à Chicaneta.)
Adieu... Mais, s'il vous plait, quel est cet enfant-là?
CflICANEAU.
Cest ma fille, monsieur.
DANDIN.
Hé! tôt, rappelez-la.
ISABELLE.
Vous êtes occupé.
DAiNDlN.
Moi! je n'ai point d'affaire.
(à Chiraneau. )
Que ne me disiez-vous que vous étiez son père?
208 LES PLAIDEURS.
CHICANEAU.
Monsieur.. .
DàNDIN.
Elle sait mieux votre affaire que voua.
Dites... Qu'elle est jolie, et qu'elle a les yeux doux!
Ce n'est pas tout, ma fille, il faut de la sagesse,
le suis tout réjoui de voir cette jeunesse. '
Savez-vous que j'étais un compère autrefois?
On a parlé de nous.
ISABELLE.
Ah! monsieur^ je vous crois.
DANDin.
Dis-nous : h qui vcux-tu faire perdre la cause?
ISABELLE.
A personne.
DANDIN.
Pour toi je ferai toute chose.
Parle donc.
ISABELLE.
Je vous ai trop d'obligation.
DANDIIf.
N'avez-vous jamais vu donner la question?
ISABELLE.
-Non; et ne le verrai, que je crois, de ma vie.
DANDIIf.
Venez, je vous en veux faire passer l'envie.
ISABELLE.
Hé, monsieur! peutron voir souffrir des malheureux?
DARDIIf.
Bon! cela fait toujours passer une heure ou deux.
aiICAKEAU.
Monsieur, je viens ici pour vous dire...
LÉAKDRB.
Mon père.
Je vous vais en deux mots dire toute l'affaire.
Cesi pour un mariage. Et vous saurez d'abord
Qu'il ne tient plus qu'à vous, et que tout est d'accord.
La fille le veut bien; son amant le respire :
Ce que la fille veut, le père le désire.
C'est à vous de juger.
DANDIIf , M raMC^aal.
Mariez au plus tôt :
r
ACTE III, SCÈNE IV. 109
Dès demain si Ton veut; aujourd'hui, s'il le faut.
LÉANDRE.
Mademoiselle, allons, voilà votre beau-père;
Saluez-le.
CHICANRAU.
Gomment!
DàNUlIf.
Quel est donc ce mystère?
LéANDKE.
Ce que vous avez dit se fait de point en point.
DAKDIN.
Puisque je l'ai jugé, je n'en reviendrai point.
CHICAMEAU.
Mais on ne donne pas une fille sans elle.
LÉAlfDRE.
Sans doute; et j'en croirai la charmante Isabelle.
CHIGANEAU.
Es-tu muette? Allons, c'est à toi de parler.
Parie.
ISABELLE.
le n'ose pas, mon père, en appeler.
CBIGANEAU.
Mais j'en appelle, moi.
LÉANDKE , lai monlraoft on papier.
Voyez cette écriture.
Vous n'appellerez pas de votre signature.
CHICAREAU.
PUli-il?
DAKDIN.
Cest un contrat en fort bonne façon.
CHICANEAU.
Je vois qu'on m'a surpris; mais j'en aurai raison :
De plus de vingt procès ceci sera la source.
On a la fille; soit : on n'aura pas la bourse.
LÉANDaE,
Hé, monsieur 1 qui vous dit qu'on vous demande rien?
Laissez-nous votre fille, et gardez votre bien*
CmCAR^lf*
Ah!
LÉANimE.
Mon père, ètcs-vous content de Vaudicncc? ^^
210 LES PLAIUKURS.
DANDIN.
Oui-dà. Que les procès viennent en abondance,
El je passe avec vous le reste de mes jours.
Mais que les avocats soient désormais plus courts.
Et notre criminel?
LÉANDRE.
Ne ps^rlons que de joie;
Grâce! grâce! mon père.
handiu.
Hé biçn ! qu'on le renvoie.
C est en votre faveur, ma bru, ce que j'en fais.
Allons nous délasser à voir d'autres procès.
fW >ISS PUIDCURS.
PRÉFACE
BE SA1TAMMI01
Vmi edW de mm tragédies que je pais dire qoe j'ai le ptus travaillée.
tw|iMdanf j'affoe qae le s«ecès ae répoadit pas d'abord à aiee capénaees :
a peine die parut sur le théâtre , qu'il s'éleva quantité de eritiques qui sen
iilaient b devoir détruire. Je eras Bai-ro^oie que sa destinée serait à l'avenir
inoiM hevreuse que edle de sms antres tragédies. Mais enfin il eBt4UTivé de
oetle pléee ce qni arrivera toujours des onTrages qui anront quelque bonté :
les eritiqnesse sont franontes ; la pièce est deneurée. C'est mainlenaot celle
des miennes qne la cour et le public retoient le pins volontien. El si j*ai fait
qoeiqne chose de solide et qui mérite qoelque louange , k plupart des con-
naissears demeurent d'accord que c'est ce même Britamniûus.
A la vérité j'avaiB travaillé sur des modèles qui m'avaient extrêmement
sonlenn dans la peiniBre que je codais faire de la eour d'Agrippine et de
Néron. J'avais copié mes i^ersonnages d'après le pHis grand peintre dcTan-
tiqnité , je veux dire d'après Tacite : et j'étab alors si rempli de la lecture
de ect excellent historien , qu'il n'j a presque pas mi trût éclaUnt dans bm
trsgédie dont H ne m'ait donné Tidée. J'avais tooIo mettre dans ce recueil
un extrait des plus berna endroits que j'ai Uché d'imiter ; mais j'ai trouvé
qne cet extrait tiendraK presque antant déplace qne la tragédie. Ainsi le lec-
teur Houteia bon qne je le renroie à cet auteur , qui aumi bien est entre les
amias de tout le monde; et je me contenterai de rapporter ici quolqucs-nns
de ses passages sur cAncun des personnages que j'introduis sur la scène.
VooT commencer par Néron, il faut se soutenir qu'il est id dans les premières
années de son règne , qui ont été henrenscs , comme l'on sait. Mnsi il ne m*a pas
été pennis de le représenter aussi méchant qu'il a été depoia. Je ne le représente
pas non plus comme un homme vertueux ; car il ne l'a jamais été. Il n'a pas
encore tué sa mère , sa fearam , ses gonvemouTs ; mats il a en lui les semences
dotons oescrfaaes : il commence à vouloir seconer le joug. 11 les hait les uns
et les autres^ il leur cache sa haine sous de fausses caresses ,/uetms natum
veiare odiumjattaeihus hlanditiis. En un mot , c'est id un UMmAro nai»-
uttt . mais qui n'ose encore se déclarer , ot qui cherche des co«lenf« à ses
méchantes actions : Hactena* Iferojlagitns et seeleribut 'Vêiammtm ^mm-
atpk. 11 ne pouvait sooilHr Octavie , princesse d'une bonté et d'une vertu
•iÊmfêûnÊ , /ato quodam , an quia prœvatent iîUcita. Metuehmtmrque
me m stmyrajœminarum îllustrium pmrumperet.
Je lui donne ftardase pour confident. J*ai snrri en odn Tkeile , qni dit
que Néron porte impatiemment la mort de Nardsac, parce qoe cet affranchi
avait une conformité merveilleuse avec les vices du prince encore cachés : emjus
oMitis aJkuc nntii* nUreoongruebat. CcptoêM^ prouve deov choses: il
prouve, et que Néron était dcjJk videux, mai!» qu'il diastmuUit srs viors ; H qu«
Nsreissr Kcntrclcuait dans ses raauvjii^cs intliiulu»»!».
212 PRÉPACK.
J'ai choisi Barriina poor opposer un honnête homme à cette peste de eour ,
et je l'ai choisi plut6t que Sénèqoe : en Toid la raison. Ils étaient tous deu
goa?emenrs de la jeunesse de Néron . Pan ponr les armes , Tantre ponr les
lettres ; et ils étaient fameux , Bnrriins ponr son espérienee dans lea armes d
pour la sévérité de ses taœan, miUtaribiu curis et severitate momut/ Se-
iièqne pour son éloquence et le tour agréable de son esprit , Sekeem frtteeptis
eioqiiétuùt etcùÊnUatehonetta. Barrfaus après sa mort fut extrémemeat re-
gretté, à ennae de sa Tcita : civiiati gronda eUsîtUrium êjtu mamsiiptr
msmonam ^irtuti*.
Toute Imir peine était de résister à l'orgueil et à la féroeité d'Açrippiae,
qum, cmaetis malm dominationis cupidinibutjlagrant, hmbsUu impmr*
tibus PaiUnttm, Je ne dis que ce mot d'Agrippine , car il y anmit trop de
cboses à en dira. Cest elle que je me suis surtout efforcé de bien expriaser ;
ei ma tragédie n'est pas moins la disgrâce d'Agrippine , que la mort de Brii-
tannicus. « Celte mort fut un coup de fondra pour elle } et il parut, dit
« Tacite , par sa frayeur et par sa consternation , qu'elle était aussi innn-
«c cents de cette mort qu'Octarie. Agrippine perdait en lui sa dernière es-
« péranee , et ce crime lui en faisnit craindra nn plus grand : » SUà su^
premum auxUium ergptum , et parrieUii exetnplum ùuelligebat.
L'âge de Britannicns était si connu, qu'il ne m'a pas été permis de le repré-
senter autrasseot qne comme un jeune prince qui arait beaucoup de cœur,
beaucoup d'amour et beaucoup de franchise , qualités ordinaires d'un jenne
homme. 11 avait quinze ans } et on dit qn*U avait beaucoup d'esprit, soit qu'on
dise trai , ou que ses mailienn aient fait croira cela de lui , sans qn*il ait pu
en donner des marques : Neque eegnem ei fuisse iadoUm ferunt , ti»e
'uerum, seuperieuUs cwnmendtUus , retiiuUt famam sine expérimenta .
Il ne faut pas s'étonner s*il n'a auprès de lui qu'un aussi méchant homme
queNardaae; car il y avait longtemps qu'on avait donné otdra qu'il n'y eût
auprès de Brilannicus que des gens qui n'eussent ni foi ni honneur i.Nam,
ut praximus quisque Britaniùoo, neque fas neqœfidem, pemsi haheret,
oUm previsum erat.
Il me resta à parler de Junie. Il ne b faul pai conr^ndrtL avec uuc ^ietlliE
ooqnetle qui s'appelait Juhia Silaha. Ctai \é Uttc sut» Jiuii« que Taciie
appelle Jumia Ôlltiiia, de la famille d^Àngmle, wrnr de Sîtanui s (]ui
Qauditts avait promis Octavie. Cette Junie était jeune et beUe. et, comme
dit Sèaè^am^ fistivissima omnium puellarum, Sam frè» et cUc l'umaieqt
tendrement; etleun ennemis, <tit Tacite, lei acciuéront tom ^«nx 4'iicic«te,
quoiqu'ils ne fussent coupables qne d'uTi pcq tl'ndiicréiiaii, FJle fécul jiu^
qu'au règne de Vaspasien.
Je la fais entrer dans lea vestales, quoique, selon Aulu-Gelle, on n'y rcçàt
jamais pcfsoaae au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple
prend ici Junie sons sa protection ; et j'ai cru qu'en considération de sa nais-
sance, de sa vertu et de son malheur, il pouvait la dispenser de l'âge pres-
crit par les lois, comme il a dispensé de l'Age pour le consulat tant de grands
I qui avaient mérité ce pririlcgc.
BRITANNICUS,
TRAGÉDIB (1669).
ACTEURS.
NÉRON, cnpcrair, fils d'Afrippine.
BRITANNICUS. 61s de MeMaliae et de l'eapcrenr OmÈùàm.
AGRIPPINS, Tctffe de Donitiaatoobafbw, père de Néron, et en secondes
Boecs venre de reapereor Gbndias.
JUNIE. aMBto de BritHnieos.
BURRHUS. goutemeor de Néron.
NARCISSE, ^«TerMor de Brlunnicut.
ALBINK, confidente d'Agrippme.
IDU.
Li seine est à Rome, dsns nne ehaaibre dn paiais de Néron.
ACTE PREMIER.
SCÈNE I.
AGRIPPINE, ALBINE.
ALBWE.
Qooî! tandis cpie Néron s'abandonne au sommeil,
Fani-il qae tous Teniez attendre son réretl?
Qu'errant dans le palais, sans suite et sans escorte,
La mère de César veille seule à sa porte?
Madame, retournez dans Totre appartement.
AORirraiB.
Albine, il ne faut pas s'éloigner un moment,
le yeUx l'attendre ici : les chagrins qu'il me cause
M'occuperont assez tout le temps qu'il repose.
Tout ce que j'ai prédit n'est que trop assuré ;
Contre Britannicus Néron s'est déclaré.
L'impatient Néron cesse de se contraindre;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
214 BRlTANiNlCUS.
Britannicus le gène, Albine; et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour.
ALBIMB.
Quoi ! TOUS à qui Néron doit le jour qu'il respire ,
Qui l'avez appelé de si loin à l'empire?
Vous qui, deshéritant le fils de Glaudius,
Avez nommé César l'heureux Domitius?
Tout lui parle, madame, en faveur d'Agrippine :
11 vous doit son amour.
A&tdnwu.
Il me le doit, Albine :
Tout, s'il est généreux, lui preserit cette loi;
Hais tout, s'il est ingrat, lui parle contre moi.
ALBINE.
S'il est ingrat, madame? Ah! toute sa conduite
Marque dans son devoir une âme trop instruite.
Depuis trois ans entiers qu'a-t-il dit, qu'a-t-il fait
Qui ne promette à Rome un empereur parfait?
Rome, depuis trois ans par ses soins gouvernée.
Au temps de ses consuls croit être retournée :
Il la gouverne ei père. Enfin, Néron nuiasant
A toutes les vertus d'Auguste vieillissant.
AGEIPPIRE.
Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste.
Il commence, il est vrai , par où finit Auguste ;
Mais crains que, l'avenir détruisant le passé,
11 ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé.
11 se déguise en vain : je lis sur son visage
Des fiers Domitius l'humeur triste et sauvage :
Il mêle avec l'orgueil qu'il a pris dans leur sang
La fierté des Nérons qu'il puisa dans mon flanc.
Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices :
De Rome, pour un temps, Gaius fut les délices;
.Mais, sa feinte bonté se tournant en fureur;
Les délices de Rome en devinrent l'horreur.
Que m'importe, après tout, que Néron plus iidtiv
D'une longue Tertn laisse un jour le modèle?
Ai-je mis dans sa main le timon do l'Ëtat
Pour le conduire au gré du peuple et du sénat?
Ah! que de la patrie il soit, s'il veut, le porc :
Mais qu'il songe un peu plus qu'Agrippinc est sa iiièri!.
ACTE I, SCfeNli I. 9Ab
De quel nom cependant pouvons-nous appeler
L'attentat que le jour vient de nous révéler?
11 sait 9 car leur amour ne peut être ignorée;
Que de Britannicus Junie est adorée;
Et ce même Néron , que La vertu conduit ^
Fait enlever Junie au milieu de la nuit!
Que veut-il? Est-ce haine , est-ce amour qui l'inspire?
Chercbe-t-il seulement le plaisir de leur nuire?
Ou plutôt n'est-ce point que sa malignité
Punit sur eux l'appui que je leur ai prêté?
àLBIKE.
Vous y leur appui > madame?
AGR1PPIN6.
Arrête^ chère Albine.
Je sais que j'ai moi seule avancé leur ruine ;
Que du trône, où le sang l'a dû faire monter ,
Britannicus par moi s'est vu précipiter.
Par moi seule éloigné de l'hymen d'Oetavie,
Le frère de Junie abandonna la vie/
Silanus, sur qui Claude avait jeté les yeux ,
Et qui comptait Auguste au rang de ses aïeux.
Néron jouit de tout : et moi y pour récompense ,
Il faut qu'entre eux et lui je tienne la balance,
Afin que quelque jour, par une même loi,
Britannicus la tienne entre mon fils et moi.
ALBINE.
Quel dessein !
▲GtlPPlNB.
Je m'assure un port dans la tempête.
Néron m'échappera, si ce frein ne l'arrête.
ALBINE.
Mais prendre c<Mitre un fils tant de soins superflus?
AGHIPPINE.
Je le craindrais bientôt s'il ne me craignait plus.
ALBINR.
Une injuste frayeur vous alarme peut-être.
Mais si Néron pour vous n'est plus ce qu'il doit être ^
Du moins son changement ne vient pas jusqu'à nou»;
Et ce sont des secrets entre César et vous.
Quelques titres nouveaux que Rome lui défère ,
Néron n'en reçoit point qu'il ne donne à sa mère.
216 BRITANNICUS.
Sa prodigue amitié ne se réserve rien :
Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien;
A peine parle-t-on de la triste Octavie.
Auguste votre aïeul honora moins Livie :
Néron devant sa mère a permis le premier
Qu'on portât des faiaeeaux eouronnés de laurier.
Quels effets voulez«vous de sa reconnaissance?
AGRIPI»WE.
Un peu moins de respect , et plus de confiance.
Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit :
Je vois mes honneurs croître, et tomber mon crédit.
Non, non, le temps n'est plus que Néron jeune encore
Me renvoyait les vœux d'une cour qui l'adore;
Lorsqu'il se reposait sur moi de tout l'État;
Que mon ordre au palais assemblait le sénat;
Et que, derrière un voile, invisible et présente,
l'étais de ce grand corps Tàme toute-puissante.
Des volontés de Rome alors mal assuré,
Néron de sa grandeur n'était point enivré.
Ce jour, ce triste jour (Vappe encor ma mémoire .
Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire.
Quand les ambassadeurs de tant de rois divers
Vinrent le reconnaître au nom de l'univers.
Sur son tr6ne avec lui j'allais prendre ma place :
J'ignore quel conseil prépara ma disgrftce;
Quoi qu'il en soit, Néron, d'aussi loin qu'il me vit,
Laissa sur son visage éclater son dépit.
Mon cœur même en conçut un malheureux augure.
L'ingrat, d'un faux respect colorant son injure.
Se leva par avance, et, courant m^embrasser.
Il m'écarta du trêne où je m'allais placer.
Depuis ce coup fatal le pouvoir d'Agrippine
Vers sa chute à grands pas chaque jour s'achemine.
L'ombre seule m'en reste, et l'on n'implore plus
Que le nom de Sénèque et l'appui de Burrhus.
ALBINR.
Ah ! si de ce soupçon Totre âme est prévenue ,
Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous tue?
Daignez avec César vous éciaircir du moins.
AGRIPPlIfB.
César ne me voit plus, Albinc, sans témoins :
ACTE r, SCÈNE II. 2t7
En public 9 à mon heure, on me donne audience.
Sa réponse est dictée , et même son silence.
Je yois deux surreillants , ses maîtres et les miens ,
Présider l'un ou l'autre à tous nos entretiens.
Mais je le poursuivrai d'autant plus qu'il m'évite :
De son désordre. Al bine, il faut que je profite,
l'entends du bruit; on ouvre. Allons subitement
Lui demander raison de cet enlèvement :
Surprenons, s'il se peut, les secrets de son àme.
Mais quoi ! déjà Burrhus aort de chez lui !
SCÈNE II.
AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.
t
BURRHUS.
Madame,
Au nom de l'empereur j'allais vous informel
D'un ordre qui d'abord a pu vous alarmer.
Mais qui n'est que l'effet d'une sage conduite
Dont César a voulu que vous soyez instruite.
AGRlPTITfE.
Puisqu'il le veut, entrons; il m'en instruira mieux.
BURRHUS.
César pour quelque temps s'est soustrait à nos yeux.
Déjà par une porte au public moins connue
L'un et l'autre consul vous avaient prévenue ,
Madame. Mais souffrez que je retourne exprès...
AGRIPPIKE.
Non, je ne trouble point ses augustes secrets.
Cependant voulez-vous qu'avec moins de contrainte.
L'un et l'autre une fois nous nous parlions sans feinte?
' BURRHUS.
Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d'horreur.
AGRIPPINE.
Prétendez-vous longtemps me cacher l'empereur?
Ne le verrai-je plus qu'à titre d'importune?
Ai-jc donc élevé si haut votre fortune
Pour mettre une barrière entre mon fils ot moi?
Ne l'oscz-vous laisser un moment sur sa foi ?
Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire
A qui m'effacera plus tôt de sa mémoire?
21ë URlTANiNICtS.
Vous Tai-je confié (M>ur en (we UQ ingrat,
Pour être, soua son nom, les maîtres de Ttltai?
Certes, plus je médite > et moins je 91e figure
Que TOUS m'osieï compter pour votre créatuire :
Vous, dont j'ai pu laisser vieillir l'ambUion
Dans les honneurs obscurs de quelque légion;,
Et moi , qui sur le trône i^i suivi mes ancêtres*
Moi, Bile, femme, sceur, et mère de vos maîtres.
Que prétendez-vou% donc? Pensez-vous que ma \oix
Ait fait un, empereur pour m'en imposer trois?
Néron n'est plus enfant : n'est-fl pas temps qu'il règne?
Jusqu'à quand voulez-vous que l'empereur vous craigne?
Ne sauraîi-il rien voir qu'il n'emprunte vos yeux?
Pour se conduire enfin n'a-t-il pas ses aïeux?
Qu'il choisisse, s'il veut, d'Auguste ou de Tibère;
Qu'il imite, s'il peut, Germanicus mon père.
Parmi tant de héros je n'ose me placer;
Mais il est des vertus que je lui puis tracer :
Je puis l'instruire au moins combien sa confidence
Entre un sujet et lui doit laisser de distance.
BURRHUS.
Je ne m'étais chargé dans cette occasion
Que d'excuser César d'une seul^ action :
Mais puisque, sans vouloir que je le justifie.
Vous me rendez garant du reste d.e sa vie ,
Je répondrai^ madame, avec la liberté
D'un soldat qui s^it mal fiorder la vérité.
Vous m'avez de César cox^Aé U jeunesse ;
Je l'avoue, et je dois m'en souvenir s^n» cesse-
Mais vous avais-je fait serment de le trahir.
D'en faire un empereur qui ne sût qu'obéir?
Non. Ce n'est plus à vous qu'il faut que j'en réponde;
Ce n'est plus votre fils, c'est le maître du moix^e.
J'en dois compte, madame, à l'empire romain.
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Ah! si dans l'ignorance il le fallait instruire^
N'avait-on que Sénèque et moi pour le séduire?
Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs?
Fallait-il dans l'exil chercher des corrupteurs?
La cour de Claudius, en esclaves fertile ,
Pour deux que l'on cherchait en eût présenté mille.
ACTE 1, SCÊNK 11. 2t9
Qui tous auraient brigué llionneulr de l'avilir :
Dans une longue enfance ils l'auraient fait vieUttr.
De quoi vous plaignez-vous, madame? On vous rév^rt :
Ainsi que par César /on jure par'sa mère.
L'empereur, il est vrai , ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l'empire , et gn»sir votre cont :
Mais le doit-il, madame? et sa reconnaissance
Ne peuWelle éclater que dans sa dépendance?
Toujours humble, totyours le timide Néron
N'ose-t-il être Auguste et César que de nom?
Vous le dirai-je enfin? Rome le justifie.
Rome , à trois affranchis si longtemps asservie ,
A peine respirant du joug qu'ede a porté ,
Du règne de Néron compte sa Hbertc.
Que dis-je? la vertu semble même i^naitre.
Tout l'empire n'est plus la dépouille d'un mtâtrz :
Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats;
César nomme les chefs sur la foi des soldats :
Thraséas au sénat , Gorbiilon dans l'armée ,
Sont encore innocents, malgré leur renommée :
Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs*,
Ne sont plus habités que par leurs délateurs.
Qu'importe que César continue à nous croire.
Pourvu que nos conseils ne tendent qu'à sa gloire ;
Pourvu que dans le cours d'un règne florissant
Rome soit toujours Ubre, et César timt-puissant?
Mais, madame, Néron suffit pour se conduite.
J'obéis, sans prétendre à l'honneur de l'instruire.
Sur ses aïeux, sans doute, il n'a qu'à se résilier;
Pour bien faire, Néron n'a qu'à se ressembler.
Heureux si ses vertus Tune à l'autre enchaînées
Ramènent tous les ans ses premières années 1
A«iiii>pm8.
Ainsi, sur l'avenir n'osant vous assurer.
Vous croyez que sans vous Néron va s'égarer.
Mais vous, qui jusqu'ici content de votre ouvrage,
Venez de ses vertus nous rendre témoignage ,
Expliquez-nous pourquoi, devenu ravisseur,
Néhon de Silanus fait enlever la sœur?
Ne tient-il qu'à marquer de cette ignominie
Le sang de mes aïeux qui brille dans Junte Y
220 BRITANNIGUS.
De quoi l'accuse-l-il? cl par quel attentat
Devieiitr^lle en un jour criminelle d'État;
Elle qui, sans orgueil jusqu'alors élevée.
N'aurait point vu Néron, s'il ne l'eût enlevée.
Et qui même aurait mis au rang de ses bienraits
L'heureuse liberté de ne le voir jamais?
BURRIIUS.
Je sais que d'aucun crime elle n'est soupçonnée.
Mais jusqu'ici César ne l'a point condamnée,
Madame : aucun objet ne blesse ici ses yeux;
Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.
Vous savez que les droits qu'elle porte avec elle
Peuvent de son époux faire un prince rebelle ;
Que le sang de César ne se doit allier
Qu'à ceux à qui César le veut bien confier :
Et vous-même avouerez qu'il ne serait pas juste
Qu'on disposât sans lui de la nièce d'Auguste.
AGRIPPIKE.
Je vous entends : Néron m'apprend par votre voix
Qu'en vain Britannicus s'assure sur mon choix.
En vain , pour détourner ses yeux de sa misère ,
J'ai flatté son amour d'un hymen qu'il espère :
A ma confusion, Néron veut faire voir
Qu'Agrippine promet par delà son pouvoir.
Rome de ma faveur est trop préoccupée ;
11 veut par cet affront qu'elle soit détrompée,
Et que tout l'univers apprenne avec terreur
A ne confondre plus mon fils et Temp^reur.
Il le peut. Toutefois j'ose encore lui dire
Qu'il doit avant ce coup affermir son empire;
Et qu'en me réduisant à la nécessité
D'éprouver contre lui ma faible autorité ,
H expose la sienne; et que dans la balance
Mon nom peut-être aura plus de poids qu'il ne pense.
BURRHUS.
Quoi, madame! toujours soupçonner son respect!
Ne peut-il faire un pas qu'il ne vous soit suspect?
L'empereur voos croit-il du parti de Junie?
Avec Britannicus vous croit-il réunie?
Quoi ! de vos ennemis devenez-vous l'appui ,
Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui?
ACTK I, SCÈNE III. 7n
Sur )e moindre discours qu'on pourra vous redire^
Serez-Yous toujours prête à partager l'empire?
Vous craindrez-Tous sans cesse ^ et vos embrassements
Ne se passeront-ils qu'en éclaircissements?
Ah! quittez d'un censeur la triste diligence :
D'une mère facile affectez l'indulgence;
Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater;
Et n'avertissez point la cour de vous quitter.
AGRIPPINE.
Et qui s'honorerait de l'appui d'Agrippine^
Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine ;
Lorsque de sa présence il semble me bannir;
Quand Burrhus à sa porte ose me retenir?
BURRHOS.
Madame , je vois bien qu'il est temps de me taire ,
Et que ma liberté commence à vous déplaire.
La douleur est injuste ; et toutes les raisons
Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.
Voici Britannicus. Je lui cède ma place.
ie vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce ,
Et peutrètre, madame, en accuser les soins
De ceux que l'empereur a consultés le moins.
SCÈNE III.
AGRlPPiNE, BWTANNICUS, NARCISSE, ALUÎNE.
AGRTPPIISE.
Ah , prince ! où courez-vous? Quelle ai*deur inquiète
Parmi vos ennemis en aveugle vous jette?
Que venez-vous chercher?
BRITANI^ICUS.
Ce que je cherche? Ah dieui !
Tout ce que j'ai perdu, madame, est en ces lieux.
De mille affreux soldats Junie environnée
S'est vue en ce palais indignement traînée.
Hélas! de quelle horreur ses timides esprits
A ce nouveau spectacle auront été surpris !
Enfin on me Tenlève. Une loi trop sévère
Va séparer deux cœurs qu'assemblait leur misère :
Sans doute on ne veut pas que, mêlant nos douleurs.
Nous nous aidions l'un l'autre à porter nos malheurs.
l'j.
«22 BKITANÎSICUS.
ACRIPPINE.
Il surnt. Comme ¥ous je ressens vos injtires ;
Mes plaintes «Mit déjà précédé vos murmiires.
Mais je ne prétends pas qti'«B ioi^issaat courroux
Dégage ma pai^ et n'acquitte envers vous.
Je ne m'explique point. Sî ^ous voulez m'entcndre.
Suivez-moi ckez Pallas, où je vais vous attendre.
SCÈNE IV.
BRlTAWnCUS, NARCISSE.
BRlTAMIfCOS.
La croirai-je^ Narcisse, et dois-je sur sa foi
La prendre pour arbitre entre son fils et moi?
Qu'en di&-tu? N'esiHsa pas cette même Agrippinc
Que mon père épousa jadis pour ma ruine.
Et qui, si je f en crois, a de ses derniers jours.
Trop lents pour ses desseins, précipité le oours?
NARCISSB.
N'importe : elle se sent comme vous outragée;
A vous donner Junie elle s'est engagée :
Unissez vos chagrins; liez vos intéràts.
Ce palais retentit en vain de vos regrets :
Tandis qu'on vous verra d'une voix suppliante
Semer ici la plainte et non pas Tcpouvaiite,
Que vos ressentiments se perdront en discours ,
Il n'en faut point douter, vous vous plaindrez toujours.
BRITANFIICUS.
Ah , Narcisse ! tu sais si de U servitude
Je prétends faire encore une longue habitude;
Tu sais si pour jamais, de ma chute étonné.
Je renonce à l'empire où j'étais destiné.
Mais je suis seul encor : les amis de mon père
Sont autant d'inconnus que glace ma misère ;
Et ma jeunesse même écarte loin de moi
Tous ceux qui dans le cœur me réservent leur loi.
Pour moi, depuis un an qu'un peu d'expérience
M'a donné de mon sort la triste connaissance.
Que vois-je autour de moi, que des amis vendus
Qui sont de tous mes pas les témoins assidus.
Qui, choisis par Néron pour ce commerce infàiuc.
ACTE II, SCÈNE I. j^.,
Trariqueiit avec tei des secrets de mon àine?
Vjiioi qu'il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours ;
Il prévoit m'es desseins, il entend mes discours;
Coaime toi, dans mon cœur il sait ce qui se passe.
Que t'en semble, Narcisse?
TIAIICISSE.
Ah ! quelle âme assez liassi!...
C'est à vous de choisir des confidents discrets ,
Seigneur, et de ne |>as pwdiguer vos secrets.
imiTANNICUS.
Narcisse, tu dis trai; mais cette défiance
Esi toujours d'un grand cœur la dernière scienix;
On le trompe longtemps. Mais enfin je te croi.
Ou plutôt je fais vœu de ne croire que toi.
Mon père, il m'en souvient, m'assura de ton zèle :
Seul de ses affranchis tu m'es toujours fidèle ;
Tes yeux, sur ma conduite incessamment ouverts.
M'ont sauvé jusqu'ici de mille écueils couverts.
Va donc voir si le bruit de ce nouvel orage
Aura de nos amis excité le courage.
Examine leurs yeux, observe leurs discours;
Vois si j'en puis attendre un fidèle secours.
Surtout dans ce paiais remarque avec adresse
Avec quel soin Néron fait garder la princesse :
Sache si du péril ses beaux yeux sont remis,
El si son entretien m'est encore permis.
Cependant de Néron je vais trouver la mère
Chez Pallas, comme toi l'affranchi de mon pèin^ :
Je vais la voir, l'aigrir, la suivre, et, s'il se peut,
M'engager sous son nom plus loin qu'elle ne veut.
A€TE SECOND.
SCÈNE I.
NÉRON, BURRHUS, NARCISSE, gardes.
NÊHON.
N'en doutez point, Burrhus; malgré ses injustices «
224 BRITANMICUS.
C'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices.
Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir
Le ministre insolent qui les ose nourrir.
Pillas de ses conseils empoisonne ma mère;
Il séduit chaque jour Britannicus mon frère :
Us l'écoutent tout seul; et qui suivrait leurs pas
Les trouverait peut-être assemblés chez Pal las.
C'en est trop. De tous deux il faut que je récartc.
Pour la dernière fois, qu'il s'éloigne, qu'il parte;
Je le veux, je l'ordonne : et que la fin du jour
Ne le retrouve pas dans Rome ou dans ma cour.
Allez : cet ordre importe au salut de l'empire.
(aux gardes. )
Vous, Narcisse, approchez. Et vous, qu'on ae retire.
SCÈNE II.
NÉRON, NARCISSE.
NABCISSK.
Grâces aux dieux, seigneur, Junie entre vos mains
Vous assure aujourd'hui du reste des Romains.
Vos ennemis, déchus de leur vaine espérance ,
Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.
Mais que vois-je? vous-même, inquiet, Étonné,
Plus que Britannicus paraissez ron^lcrné.
Que présage à mes yeux cette tristesse obscure.
Et ces sombres regards errants h î'avcnlnreî
Tout vous rit : la fortune obéit h vos rœnt.
MÉHOIS.
Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux.
NARCISSE.
Vous?
NÉRON.
Depui« un moment; mais pour toute ma vie.
J'aime, que dis-je, aimer? j'idolàlre Junie.
NARCISSE.
Vous l'aimez?
NÉRON.
Excité d'un désir curieux ,
Celle nuit je l'ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larinijs,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes;
ACTE II, SCÈNE If. 225
Belle sans ornement^ dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
Que Yeux-tu ? Je ne sais si cette négligence ,
Les ombres^ les flambeaux, les cris, et le silence.
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs.
Relevaient de ses yeux les timides douceurs :
Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue.
J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue :
Immobile, saisi d'un long étonnement.
Je l'ai laissé passer dans son appartement.
J'ai passé dans le mien. Cest là que, solitaire.
De son image en vain j'ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler :
J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce :
J'employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme » occupé de mon nouvel amour.
Mes yeux sans se fermer ont attendu le jour.
Mais je m'en fais peutrètre une trop belle image;
Elle m'est apparue avec trop d'avantage :
Narcisse, qu'en dis-tu?
NARCISSE.
Quoi , seigneur ! croira-t-on
Qu'elle ait pu si longtemps se cacher à Néron?
NÉROK.
Tu le sais bien, Narcisse. Et, soit que sa colère
M'imputât le malheur qui lui ravit son frère;
Soit que son cœur, jaloux d'une austère fierté >
Enviât à dos yeux sa naissante beauté;
Fidèle à sa douleur, et dans l'ombre enfermée^
Elle se dérobait même à sa renommée :
Et c'est eette vertu, si nouvelle à la cour.
Dont la petsérérance irrite mon amour.
Quoi, Narcisse! tandis qu'il n'est point de Romaine
Que mon amour n'honore et ne rende plus vainc ,
Qui, dès qu'à ses regards elle ose se fier.
Sur le cœur de César ne les vienne essayer.
Seule, dans son palais, la modeste Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie ,
Fuit, et ne daigne pas peut^tre s'informer
Sitiésar est aimable, ou bien s'il sait aimer!
92C BRITANNICUS.
Dis-moi, BrlUnnicus l'aiinc-t-il?
IfAllClSSE.
Quoi! sliraime.
Seigneur?
nÉitON.
Si jeune encor, «e connait-il lui-même?
D'un regard enchakitear connait-il le poison?
ftAKaSSK.
Seigneur, Tamour toujours n'attend pas la Maison.
N'en doutez point, il l'aime. Instruits par tant de diamics.
Ses yeux sont déjà faits à l'usj^ des larmes;
A ses moindres désirs il sait s'accommoder;
Et peutrètre déjà sait-i! persuader.
lIÉItOA.
Que dis-tu? Sur son cœur il aurait quelque empire?
VARCISSE.
le ne sais. Mais, seigneur, ce que je puis tous dire,
Je l'ai vu quelquefois ^arracher de ces lieux,
Le cœur plein d'un courroux qu'il cachait à vos yeux.
D'une cour qui le fuit pleurant l'ingratitude.
Las de votre grandeur et de sa servitude.
Entre Timpaticnce et la crainte flottant;
II allait voir Junie, et revenait content.
«ÉROIf.
D'autant plus malheureux qu'il aura su lui plaire,
Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère :
Néron impunément Vïe sera pas jaloux.
NARCISSE.
Vous? Et de quoi, èeigneur, vous inquiétei-vaw?
Junie a pu le plaindre et partager ses peines;
Elle n'a vu couler de larmes que les siennes :
Mais aujourd'hui, seigneur, que ses yein dessillés.
Regardant de plus près l'éclat dont vous brillez.
Verront autour de vous les rois sans diadème,
Inconnus dans la foule, et son amant lui-méitie.
Attachés sur vos yeux, s'honorer d'un regard
Que vous aurec sur eux fait tomber a« iMeard ;
Quand elle vous verra, de ce degré de gloire.
Venir en soupirant avouer sa victoire;
Maître, n'en doutez point, d'un cœur déjà charnu,
Commandez qu'on vous aime , et ^jus serez aimé.
ACTE II, SCÈNE II. 227
NÉRON.
A combien de cliagriiis il faut que je m'apprête!
Que d'importunîtés!
NARCISSE.
Quoi doue! qui vous arrête,
Seigneur?
NÉRON.
Tout : Octayie, Agrippine, Burrhus,
Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.
Non que pour Octavie un reste de tendresse
M'attache à son hymen et plaigne sa jeunesse :
Mes yeux, depuis longtemps fatigués d« ses soins.
Rarement de ses pleurs daignent être témoins.
Trop heureux si bientôt la faveur d'un divorce
Me soulageait d'un joug qu'on m'imposa par force !
Le ciel même en secret semble la condamner :
Ses vœux depuis quatre ans ont beau l'importuner.
Les dieux ne montrent point que sa yertu les touche :
D'aucun gage, Narcisse, iU n'honorent sa couche;
L'empire vainement demande un héritier.
NARCISSE.
Que tardez-vous, seigneur, à la répudier?
L'empire, votre cœur, tout condamne Octavie.
Auguste votre aïeul soupirait pour Livie :
Par un double divorce ils s'unirent tous deux ;
Et vous devez l'empire à ce divorce heureux.
Tibère, que l'hymen plaça dans sa famille.
Osa bien à ses yeux répudier sa fille.
Vous seul, jusques ici contraire à vos désirs.
N'osez par un divorce assurer vos plaisirs !
NÉRON.
Et ne coDDai»»tu pas l'implacable Agrippinc?
Mon amour inquiet déjà se l'imagine
Qui m'amène Octavie, et d'un œil enflamme
Atteste. les saints droits d'un nœud qu'elle a forme.
Et, portant à mon cœur des atteintes plus rudes,
Me fait un long récit de mes ingratitudes.
De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?
NARCISSE.
N'ète»-vous pas, seigneur, votre maître et le sien?
Vous verrons-nou? toujours trembler sons sa lulf^lle?
228 BRITANNICUS.
Vivez, régnez pour voXis : c'est trop régner pour clic.
Craignez-vous? Mais, seigneur, vous ne la craignez pas :
Vous venez de bannir le superbe Palias,
Pallas dont vous savez qu'elle soutient l'audace.
XÉRON.
Eloigné de ses yeux, j'ordonne, je menace,
J'écoute vos conseils, j'ose les approuver.
Je m'excite contre elle, et tâche à la braver :
Mais, je t'expose ici mon âme toute nue.
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
Soit que je n'ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux où j'ai lu si longtemps mon devoir,
Soit qu'à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d'elle;
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien :
Mon génie étonné tremble devant le sien.
Et c'est pour m'affranchir de cette dépendance
Que je la fuis partout, que même je l'offense,
Et que de temps en temps j'irrite ses ennuis,
Afin qu'elle m'évite autant que je la fuis.
Mais je t'arrête trop : retire-loi , Narcisse;
Britannicus pourrait t'accuser d'artifice.
NARCISSE.
Non, non; Britannicus s'abandonne à ma foi.
Par son ordre, seigneur, il croit que je vous voi, '
Que je m'informe ici de tout ce qui le touche.
Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche •:
Impatient surtout de revoir ses amours ,
Il attend de mes soins ce fidèle secours.
NÉRON.
J'y consens; porte-lui cette douce nouvelle :
11 la verra.
NARCISSE.
Seigneur, bannissez-le loin d'elle.
NÉRON.
J'ai mes raisons, Narcisse; et tu peux concevoir
Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.
Cependant vante-lui ton heureux stratagème;
Dis-lui qu'en sa faveur on me trompe moi-même,
Qu'il la voit sans mon ordre. On ouvre; la voici.
Va retrouver ton maître, et l'amener ici.
ACTE II, SCENE m. 729
SCÈNE III.
NÉHON, JUNIE.
NÉRON.
Vous vous troublez j madame, et changez de visage :
Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage?
JUNIE.
Seigneur^ je ne vous puis déguiser mon erreur;
J'allais voir Octavie, et non pas l'empereur.
NÉRON.
le le sais bien, madame, et n'ai pu sans.envie
Apprendre vos bontés pour l'heureuse Octavie.
JUNIB.
Vous, seigneur?
NÉRON.
Pensez-vous, madame, qu'en ces lieux
Seule pour vous connaître Octavie ait des yeux?
JUNIE.
Et quel autre, seigneur, voulez-vous que j'implore? .
A qui demandcrai-jc un crime que j'ignore?
Vous qui le punissez, vous ne l'ignorez pas :
De grâce, apprenez-moi, seigneur, mes attentats,
NÉRON.
Quoi , madame ! est-ce donc une légère offense
De m'avoir si longtemps caché votre présence ?
Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir.
Les avez-vous reçus pour les ensevelir?
L'heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes
Croître, loin de nos yeux, son amour et vos charmes?
Pourquoi, de cette gloire exclu jusqu'à ce jour,
M'avez-vous, sans pitié, relégué dans ma cour?
On dit plus : vous souffrez, sans en être offensée.
Qu'il vous ose, madame, expliquer sa pensée :
Car je ne croirai point que sans me consulter
La sévère Junie ait voulu le flatter.
Ni qu'elle ait consenti d'aimer et d'être aimée.
Sans que j'en sois instruit que par la renommée.
JUNIE.
Je ne vous nierai point, seigneur, que ses soupirs
M'ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.
20
230 KRITANNICIIS.
U n'a point détourne ses regards d'une fille
Seul reste du débris d'une illustre famille :
Peut-être il se souvient qu'en un temps plus heureux
Son père me nomma pour l'objet de ses vœux.
Il m'aime; il obéit à l'empereur son père.
Et j'ose dire encore , à vous , à Totre met e :
Vos désirs sont toujours si conformes aux siens...
NÉRON.
Ma mère a ses desseins, madame; et j'ai les miens.
Ne parlons plus ici de Claude et d'Agrippkie;
Ce n'est point par leur choix que je me détermine.
C'est à moi seul, jnadame, à répondra de vous;
Et je veux de ma main yous choisir ua époux.
JUNIE.
Ah, seigneur! songez-vous que toute autre alliance
Fera honte aux Césars, auteurs de ma naissance? ,
NÉRON.
Non, madame; l'époux dont je vous entretiens
Peut sans honte assembler vo» aïeux et les siens ;
Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa ftammc.
JUNIE.
Et quel est donc, seigneur, cet époux ^
NÉRON.
Moi, madame.
JUNIE.
Vous!
NÉRON.
Je VOUS nommerais, madame, un autre nom ,
Si j'en savais quelque autre au-dessus de Néron.
Oui, pour vous faire un choix où vous puissiez souscrire,
J'ai parcouru des yeux la cour. Home, et l'empire.
Plus j'ai cherché , madame , et plus je cherche encop
En quelles mains je dois confier ce trésor.
Plus je vois que César, digne seul de vous plaire,
En doit être lui seul l'heureux dépositaire.
Et ne peut dignement vous confier qu'aux mains
A qui Rome a commis l'empire des humains.
Vous-même, consultez vos premières années :
Claudius à son fils les avait destinées;
Mais c'était en un temps où de l'empire entier
Il croyait quelque jour le nommer l'héritier.
ACTK II, SCËNK llf. 231
Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire ,
C'est à vous de passer du côté de l'empire.
En Yain de ce présent il» m'auraient honoré,
Si votre cœur devait en être séparé ;
Si tant de soins nt sont adoucis par vos charmes (
Si, tandis que je donnift wbx reilles, aot alarmes,
Des jours toujours à plaihdn et toujours enviés ,
Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds.
Qu'Octavie à vos yeux ne fosse point d'ombrage;
Rome, aussi bien que moi, vous^onne son suffrage.
Répudie Octavie, et ine fait dévouer
Un hymen que le ciel ne veut p(Mi avoaer.
Songez-y donc, madame > el t^êânn en vous-même n
Ce choix digne des soins d'un prince qui tous aime.
Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés^
Digne de l'univers, à qui vous vt>08 devez.
Seigneur, avec raison je^eme^Hft étohnée.
Je me vois, dans le co^rs d'one même joumée,
Gomme une criminelle amenée en ces lieux ;
Et lorsqu'avec frayeur Je parais à vos yeux ,
Uue sur mon innocence à peine je me fie ,
Vous m'offrez tout d'un coup la place d'Octavie.
J'ose dire pourtant que je n'ai mérité
Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
Et pouvez-vous, seigneur, souhaiter qu'une fi lie
Qui vit presque en naissant éteindre Sa (hmiUe ,
Qui, dans l'obscurité nourrissant sÀ douleur.
S'est fait une vertu conforme à son malhe/ar.
Passe subitement de cette nuit profonde
Dans un rang qui t'expose aux yeux de tout lo monde ,
Dont je n'ai pu de loin soutenir la dartc ,
Et dont une autre enfin rempK% la majesté?
t<1fcRON.
Je vous ai déjà élit que je la irÉpftdie :
Ayez moins de frayenr , ou moins de modeslic.
N'accusez point ici mon choit d'aveuglement :
Je vous réponds de vous ; consentez seulement.
Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire ;
Et ne préférez points à la soKde gloire
Des honneurs dont César prétend vous rcvotir,
232 BRITANNICUS.
La gloire d'un refus sujet au repentir.
JUIflE.
Le ciel connaît , seigneur, le fond de ma pensée.
Je ne me flatte point d'une gloire insensée :
Je sais de vos présents mesurer la grandeur;
Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur ,
Plus il me ferait honte , et mettrait en lumière
Le crime d'en avoir dépouillé l'héritière.
NÉBON.
Cest de ses. intérêts prendre beaucoup de soin,
Madame; et l'amitié ne peut aller plus loin.
Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère.
La sœur vous touche ici beaucoup moins que le frère ;
Et pour Britannicus...
JDNIE.
11 a su me toucher.
Seigneur; et je n'ai point prétendu m'en cacher.
Cette sincérité sans doute est peu discrète ;
Mais toujours de mon cœur ma bouche est l'interprète :
Absente de la cour, je n'ai pas dû penser,
Seigneur, qu'en l'art de feindre il fallût m'cxerccr.
J'aime Britannicus. Je lui fus destinée
Quand l'empire devait suivre son hymcnée :
Mais ces mêmes malheurs qui l'en ont écarté.
Ses honneurs abolis, son palais déserté,
La fuite d'une cour que sa chute a bannie.
Son autant de liens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs;
Vos jours toi^jours sereins coulent dans les plaisirs;
L'empire en est pour vous l'inépuisable source :
Ou , si quelque chagrin en interrompt la course.
Tout l'univers, soigneux de les entretenir.
S'empresse à l'effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul : quelque ennui qui le presse ,
n ne voit dans son sort que moi qui s'intéresse.
Et n'a pour tous plaisirs, seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.
NÉRON.
Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j'envie.
Que tout autre que lui me paierait de sa vie.
Mais je garde à ce prince un traitement plus doux ;
ACTËII, SCÈNE IV. 213
Madame; il va bientôt paraître devant vous.
JUlflE.
4b, seigneur ! vos vertus m'ont toujours rassurée.
NÉRON.
Je pouvais de ces lieux lui défendre l'entrée;
Mais, madame, je veux prévenir le danger
Où son ressentiment le pomrait engager.
Je ne veux point le perdre; il vaut mieux que lui-même
Entende son arrêt de la bouche qu'il aime.
Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous.
Sans qu'il ait aucun lieu de me croire jaloux.
De son bannissement prenez sur vous l'offense;
Et, soit par vos discours, soit par votre silence.
Du moins par yos froideurs, faites-lui concevoir
Qu'il doit porter ailleurs ses vœux et son espoir.
JUNIE.
Moi l que je lui prononce un arrêt si sévère !
Ma bouche mille fois lui jura le contraire.
Quand même jusque-là je pourrais me trahir.
Mes yeux lui défendront, seigneur, de m'obéir.
hÉRON.
Caché près de ces lieux, je vous verrai, madame.
Renfermez votre amour dans le fond de votre àme :
Vous n'aurez point pour moi de langages secrets ;
J'entendrai des regards que vous croirez muets ;
Et sa perte sera l'infaillible salaire
D'un geste ou d'un soupir échappé pour lui plaire.
Hélas! si j'ose encor former quelques souhaits.
Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais.
SCÈNE IV.
NÉRON, JUNIE, NARCISSE.
NARCISSE.
Britannicus, seigneur , demande la princesse;
11 approche.
NÉRON.
Qu'il vienne.
JUNIE.
Ah, seigneur!
20.
334 BRITANMCUS.
Je vous laisse.
Sa fortune dépend de vous ipliis que de moi :
Madame y en le voyant, songez que je vous voi.
SCÈNE V.
JVT9R, NABCSSSfe.
JUMIE.
Ah! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître!
Dis-lui... Je suis perduel et je le vois -paraitrc.
SCÈWÉ Vï.
WNWt, BMTANNIGUS^ MAHOSSfi.
Burt^ivmcus.
Madame, quel bonheur me tapproche de vous?
Quoi! je puis donc jouir d'un CYilretren Vi don^ct
Mais parmi ce plaisir quel chagtiïi me dévore t
Hélas! puis-je cspéret de vous revoit encore?
Faut-il que je dérobe, avec mille détours.
Un bonheur que vos yeux tn'accordaient tous les jours?
Quelle nuit! quel réveil! Vos pleurs, votre présence
N'ont point de ces cruels désarmé l'insolence?
Que faisait votre amant? Quel démon envieux
M'a refusé l'honneur de mourir à vos yeux?
Hélas ! dans la frayeur dont vous étie2 atteiitte ,
M'avez-vous en secret adressé quelque plainte?
Ma princesse, avcz-vous daigné me souhaiter?
Songiez-vous aux douleurs que vous m'aTlicz coiKer?...
Vous ne me dites rienl quel accueil! quelle glace!
Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce?
Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi , trompe ,
Tandis que je vous |>arle ^st «rlieurs occ«|»é :
Ménageons les moments de cette heureuse absence.
TUlffE.
Vous êtes en des lietnt tout pl«*ft« de sa paissancc :
Ces murs même, seigneur, peuvent avoir des yctix ;
Et jamais Tcmpercur n'est absent de ces lieux.
BRITANNICUS.
Et depuis quand, madame, ètos-vous si craintive?
Quoi! déjà votre amour souffre qu'on le captive?
ACTK 11, SCfeNE VII. 235
Qu'est devenu ce cœur qui me jurait toujours
De faire à Néron même envier nos amours?
Mais bannissez, madame, une inutile crainte :
La foi dans tous les cœurs n'est pas encore éteinte ;
Chacun semble des yeux approuver mon courroux;
La mère de Néron se déclare pour noua.
Rome, de sa conduite elle-tnème oTfensèe...
Ah, seigneur! vous parleï contre votre pensée.
Vous-même, vous m'avez âYoné mille Tois
Que Roaie le louait itutit commune voix :
Toujours à sa veîtû vous rendiez qnclque trotAmagc.
Sans doute la doulenr vouti dicte ce langage.
mutAHmcuB.
Ce discours me surprend , il îe tout avoucf :
Je ne vous cherchais pas pour l'entendre louer.
Quoi ! pour vous confler la douleur qui m'ftccabk,
A peine je dérobe un moment favorable;
Et ce moment si cher, madame, e^ consumé ^
A louer l'ennemi dont je suis opprimé!
Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire?
Quoi ! même vos regards ont appris à se taire?
Que voîs-je? vous craig«ez de rencontrer mes yeux !
Néron vous plairaitril? vous serais-je odieux?
Ah! si je le croyais!... Au nom des dieux, madame,
Kclaircissez le trouble où vous jetez mon àme.
Parlez. Ne sui»-je plus dans votre souvenir?
fUflIE.
Rotirez->vous, seigneur; l'empereur va venir.
BRrrAKlIlCOS.
Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je n'aUendre?
SCÈNE VU.
NÉRON , JUNIE , NARCISSE.
.Madame...
lumt.
Non, seigneur, je ne puis rtcn cnlcndrc.
Vous êtes obéi. Laissez couler du moins
l>cs larmes dont ses yeux ne ?crorvl pas témoiuî-.
236 BRITANNIGUS.
SCÈNE VIII.
NÉRON, NARCISSE.
KÉRON.
Eh bien I de leur amour tu vois la violence,
Narcisse; elle a paru jusque dans son silence.
Elle aime mon rival, je ne puis l'ignorer;
Mais je mettrai ma joie à le désespérer.
Je me tfixs de sa peine une image charmante ;
Et je l'ai vu douter du cœur de son amante.
Je la suis. Mon rival t'attend pour éclater :
Par de nouveaux soupçons va, cours le tourmenter,
Et, tandis qu'à mes yeux on le pleure, on l'adore,
Fais-lui payer bien cher un bonheur qu'il ignore.
KARCISSE, teul.
La fortune f appelle une seconde fois,
Narcisse; voudrais-tu résister à sa voix?
Suivons jusques au bout ses ordres favorables,
Et, pour nous rendre heureux, perdons les misérables.
ACTE TROISIÈME.
SCÈNE I.
NÉRON, BURRHUS.
BURRHUS.
Hallas obéira, seigneur.
NÉRON.
Et de quel œil
Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil?
BURRBUS.
Ne doutez point, seigneur, que ce coup ne la frappe,
Qu'en reproches bientôt sa douleur ne s'échappe.
Ses transports dès longtemps commencent d'éclater :
A d'inutiles cris puissent-ils s'arrêter!
NÉRON.
Quoi ! de quelque dessein la croyez-vous capable?
ACTE III, SGÊN£ I. 237
BURRHUS.
Agrîppiiie^ seigneur^ est toujours redoutable.
Rome et tous tos soldats révèreat ses aïeux;
Gcnnanicus son père est présent à leurs yeux.
Elle sait son pouvoir; tous savez son courage :
Et ce qui me la fait redouter davantage,
Cest que vous appuyez vous-même son courroux,
Et que vous lui donnez des armes contre vous.
NÉRON.
Moi^Burrhus?
BURAHUS.
Cet amour, seigneur, qui vous possède...
NÉRON.
Je vous entends, Burrhus. Le mal est sans remède :
Mon cœur s'en est plus dit que vous ne m'en direz;
Il faut que j'aime enfin.
BURRHUS.
Vous vous le figurez.
Seigneur; et, satisfait de quelque résistance,
Vous redoutez un mal faible dans sa naissance
Mais si dans son devoir votre cœur affermi
Voulait ne point s'entendre avec son ennemi ;
Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire ;
Si vous daigniez, seigneur, rappeler la mémoire
Des vertus d'Octavie indignes de ce prix.
Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris;
Surtout si, de Junie évitant la présence.
Vous condamniez vos yeux à quelques jours d'absence ;
Croyez-moi , quelque amour qui semble vous charmer.
On n'aime point, seigneur, si Ton ne veut aimer.
NÉRON.
Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes
11 faudra soutenir la gloire de nos armes.
Ou lorsque, plus tranquille, assis dans le sénat.
Il Taudra décider du destin de l'État :
Je m'en reposerai sur votre expérience.
Mais, croyez-moi, l'amour est une autre science^
Bnrrhas; et j6 ferais quelque difficulté
D'abaisser jusque-là votre sévérité.
Adieu. Je souffre trop, éloigné de Junie.
^^ BRiTANNICUS.
SCÈNE il.
BfURÏlflUS.
Enfin, Burrhus^ Néron découvre son génie :
Cette férocité que tu croyais fléchir
Oe tes faiUes liens est |)rète à s'affranchir.
ËH quels excès peut-être elle va se répandre !
0 dieux! en ce malheur quel conseil dois-je prcndrcl
Sénèque, dont les soins me devraient soulager.
Occupé loin de Rome, ignore ce danger.
Mais quoi ! si, d'Agrippine excitent la tendresse ,
Je pouvais... La voici : mon bonheur me l'adresse.
SCÈNE ilL
AGRIPP1NE,BURRHUS, ALBINE.
Eh bien! je me lïHrtttpà^s, Bttfrtius, dans Itieè sowpçwisT
Et vous vous signalez par d'illustres leçons!
On exile Pallas, dont le crime pout-élrc
Est d'avoir à l'empire élevé votre maître.
Vous le savez trop bien; jamais, saïis ses avis,
Claude, qu'Hivernait, n'eût adopté mon fils.
Que dis-je? à son épouse on dotine une rivale;
On affranchit Néron de la foi conjugale :
Digne emploi d'un tolttisftre «nttemi des flatteurs,
Choisi pour méVIte uYi fhefM à ses jeunes ardeui-s ,
De les flatter lui^mèm», et ttott^rîr dans son âme
Le mépris de «sa fnère et l'oubli de sa femme !
BUtllUIVS.
Madame, jusqu'ici c'esl trop tôt m'accuser-
L empereur n'a rien fait qu'on no puisse excuser.
N'imputez qi&'à PalléA un cx4t néeesssrire :
Son orgueil dès longtemps e)dg«aU ee salaire;
Et l'empereur ne faH ^^tofiOobiplir à regvet
Ce que toute la tovir éettiHhdait «n secfret
liO reste est un malheur q«ri ft^seft poinit sans rcssovroe :
Des larmes d'Octavie on peut tarir la source.
Mais calmez vos transports. Par un chemin pifep doux
Vous lui pourrez plutôt ramener son époux :
ACTE 111, SCÈNE III. 239
Lcâ menaces y les cris, le rendront plus farouchr.
AGRl^PINE.
Ah! l'on s'efTorce en vain de me fermer la bouclu;.
ic \ois que mon silence irrite vos dédains;
Et c'est trop respecter l'ouvrage de mes mains.
Pallas n'emporte pas tout l'appui d'Agrippine;
Le ciel m'en laisse assez pour venger ma ruine.
Le fils de Claudius commence à ressentir
Des crimes dont je n'ai que le squI repentir.
J'irai, n'en doute? point > le, montrer à l'armée ,
Plaindre aux yeux des solds^ts son enfance opprimée,
Leur faire, h mon exemple j, expier leuir ei^ciir.
On verra d^un côté le fils d'Un empereur
RcdcinaudaDt la foi jurée k sa famille j^
Et de Germanicus on entendra 1^ QUe :
De l'autre, l'on verra le fils d'iGnobarbus^,
Appuyé de Sénèque et du tribun Burrbus,
Qui, tous deux de l'exil rappelés par moi-même,
Partagent à mes yeux rautoritc suprême.
Te nos crimes communs je veux qu'on soit ipstruit;
On saura les chemins par où je l'ai conduit.
Pour rendre sa puissance et la vdtre odieuses^
i'avouerai les rumeurs les plus injurieuses;
Je confesserai tout, exils, assassinats^
Poison même...
BUERHUS.
Madame, iU ne vous croiront pas :
Its sauront récnser Tinjuste strsitagème
D'un témoin irrité qui s'accuse lui-même.
Pour moi, qui le premier secondai vos desseins,
Qui ils même jurer l'armée entre ses mains ^
Je ne me repens point de ce zèle sincère.
Madame, c'est uu (Ils qui succède k son pcre.
En adoptant Néron, Claudius par sou choix
• De son fils et du vôtre a confondu les droits.
Rome Ta pu choisir. Ainsi, sans itre injuste ,
Elle choisit Tibère adopté par Auguste;
Et le jeune Agrippa, de son sang descendu ,
Se vit exclu du rang vainement prétendu.
Sur tant de fondements sa puissance établie
Par vowa-mèmc aujourd'hui ne peut être affaiblie;
340 BRITANNICU6.
Et^ s'il m'écoute cncor^ madame, sa bonté
Vous en fera bientôt perdre la volonté.
J'ai commencé^ je vais poursuivre mon ouvrage,
SCÈNE IV.
AGRIPPINE, ALBINE.
ALBINE.
Dans quel emportement la douleur vous engage ,
Madame! L'empereur puisse-t-il l'ignorer!
AGRIPPINE.
Ahl lui-môme à mes ycur puisse-t-il se montrer!
ALBINE.
Madame y au nom des dieux ^ cachez votre colère.
Quoi ! pour les intérêts de la sœur ou du frère.
Faut-il sacrifier le repos de vos jours?
Contraindrez-vous César jusque dans ses amours?
AGRIPPINB.
Quoi! tu ne vois donc pas jusqu'où l'on me ravale,
Albine? C'est à moi qu'on donne une rivale.
Bientôt, si je ne romps ce funeste lien,
Ma place est occupée , et je ne suis plus rien.
Jusqu'ici d'un vain titre Octavie honorée^
Inutile à la cour^ en était ignorée :
1^8 grâces, les honneurs par moi seule versés.
M'attiraient des mortels les vœux intéressés.
Une autre de César a surpris la tendresse;
Elle aura le pouvoir d'épouse et de maîtresse^
Le fruit de tant de soins, la pompe des Césai*s,
Tout deviendra le prix d'un seul de ses regards.
Que dis-je? l'on m'évite, et, déjà délaissée...
Ah ! je ne puis, Albine, en souffrir ta pensée.
Quand je devrais du ciel hâter l'arrêt fatal,
Néron, l'ingrat Néron... Mais voici son rival.
SCÈNE V.
BRITANNICUS, AGRIPPINE, NARCISSE, ALBINE.
BRITANNICUS.
Nos.cnnemis communs ne sont pas invincibles.
Madame; nos malheurs trouvent des cœurs sensibles :
ACTE 111, SCENE VI. 241
Vos amis et les miens, jusqu'alors si secrets.
Tandis que nous perdions le temps en vains regrets.
Animés du courroui qu'allume l'injustice 9
Viennent de confier leur douleur à Narcisse.
Néron n'est pas encor tranquille possesseur
De l'ingrate qu'il aime au mépris de ma sœur.
Si TOUS êtes toujours sensible à son injure.
On peut dans son devoir ramener le parjure.
La moitié du sénat s'intéresse pour nous ;
Sylla, Pison, Plautus...
AGRIPriNB.
Prince, que dites-vous?
Sylla > Pison, Plautus, les chers de la noblesse!
BRITANN1CUS.
Madame, je vois bien que ce discours vous blesse.
Et que votre courroux, tremblant, irrésolu,
Craint déjà d'obtenir tout ce qu'il a \oulu.
Non, vous avez trop bien établi ma disgrâce;
D'aucun ami pour moi ne redouiez l'audace :
Il ne m'en reste plus; et vos soins trop prudents
Les ont tous écartés ou séduits dès longtemps.
AGRIPPINB.
Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance :
Notre salut dépend de notre intelligence.
J'ai promis, il suffit : malgré vos ennemis.
Je ne révoque rien de ce que j'ai promis.
Le coupable Néron fuit en vain ma colère;
Tôt ou tard il faudra qu'il entende sa mère.
J'essaierai tour à'tour la force et la douceur;
Ou moi-même, avec moi conduisant votre sœur,
J'irai semer partout ma crainte et ses alarmes.
Et ranger tous les cœurs du parti de ses larmes.
Adieu. J'assiégerai Néron de toutes parts.
Vous, si vous m'en croyez, évitez ses regards.
SCÈNE VI.
BRITANNICUS, NARCISSE.
BRITANMCUS.
Ne m'as-tu point flatte d'une fausse espérance?
Puïs-jc sur ton récit fonder quelque assurance,
7A
r*7 BRITANNICIJS.
Narcisse?
NARCISSE.
Oui. Mais 9 seigneur ^ ce n'est pas cm cos lieux
Qu'il faut développer ce mystère à vos yeux.
Sortons. Qu'attendez-Tous?
•MTANNICVS.
Ce que j'attends , Naffeisse Y
Hélàs!
MABfilSSE.
Expliquez-vous.
BRITAlfIfICUS.
Si par ton artifice
Je pouvais revoir...
NARCISSE.
Qui?
BRITAnillCUS.
J'en rougis. Mais eafln
D'un cœur moins agité j'attendrais mon desUQ.
NARCISSE.
Après tous mes discours vous la croyez Gdèlc?
BRITAMNICUS.
Non^ je la crois ^ Narcisse , ingrate^ criminelle ,
Digne de mon courroux : mais je sens , malgré moi ,
Que je ne le crois pas autant que je le doi.
Dans ses égarements mon cœur opiniâtre
Lui prête des raisons , l'excuse > l'idolâtre.
Je voudrais vaincre enfin mon incrédulité;
Je la voudrais haïr avec tranquillité.
Et qui croira qu'un cœur si grand en apparev^e»
D'une infidèle cour ennemi dès l'enfance y
Renonce à tant de gloire , et dès le^premier jour
Trame une perfidie inouïe à la cour?
NARCISSE.
Et qui sait si l'ingrate, en sa longue retraite.
N'a point de l'empereur médité la défaite?
Trop sûre que ses yeux ne pouvaient se cacher.
Peut-être elle fuyait pour se faire chercher ,
Pour exciter Néron par la gloire pénible
De vaincre une fierté jusqu'alors invincible.
BHITANMCHS.
Je ne la puis donc voir?
ACTE llf, SCÈNl/ Vir. 243
NAIiaSSE.
Seigneur , ch ce momen t
Ell<; reçoit le^ vœux de son nouvel a)pant.
bMtXNincvs.
Eh bien ! Narcisse^ allons. Mais ifue vdi^e? C'est die.
KX^CISSB , à pttt.
Ah dieux! X l>em^p^â)^ttt portons cette nouvâ
SCÈNE VIL \
junie,6ritannicus.
jtihite.
Retirez-vous, seîgtteur, etlTayez on courroux
Que ma persévérance àtltime coVKrc vous.
Néron est irrite. Je tue suis échappée ,
Tandis qu'à Tarrèter sa ttrëre est occupée.
Adieu; réservez-vous, sans blesser mon amQur,
Au plaisir de me voir justifier un jour.
Votre image sans cesse est présente à nmii éoie ;
Rien ne l'en peut banuir.
^WTXWrtrtJS.
)e vou^ eMetids , mcéanie >
Vous voulez que ma fuite assure vos désirs ,
Que je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs.
Sans doute , en me voyant , utïe pudeur secrète
Ne vous laisse goûtcT qu'une joie iii<qiitète.
Eh bien, it faut partit!
9eïgftetir> sans n'ioifmter...
MmifNTCOS.
Ah ! vous deviet tlti moins plus longtemps disputer.
Je ne murmure poitit ^u^ive amUié t)omm«iie
Se range du patti q^ieHatte la fortune;
Que l'éclat d'un empi)r6 ait pu vous éblouir;
Qu'aux dépens de ma sa»» vo^s -en vooHez jouir :
Mais que, de ces g^néetffs eovime use autre occupée.
Vous m^en ^yez ffttt si longtemips détrompée;
Non, je l'avotie enùor> teon cœut* désespéré
Contre ce seul malheut n^était point préparé.
J'ai vu sur sa rûiwe élever l'injustice;
1>€ mes persécuteurs J'ai vu le ciel comphce :
244 BRITANNICUS.
Tant d'horreurs n'avaient point épuisé son courroux ^
Madame; il me restait d'être oublié de vous.
jimiE.
Dans un temps plus heureux, ma juste impatience
Vous ferait repentir de votre défiance :
Mais Néron vous menace; eo ce pressant danger,
Seigneur, j'ai d'autres soins que de vous affliger.
Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre;
Néron nous écoutait, et m'ordonnait de feindre.
BRITANNICOS.
Quoi! le cruel...
JUNIB.
Témoin de tout notre entretien.
D'un visage sévère examinait le mien ,
Prêt à faire sur vous éclater la vengeance
D'un geste confident de notre intelligence.
BRITANNICUS.
Néron nous écoutait, madame 1 Mais, hélas!
Vos yeux auraient pu feindre et ne m'abuser pas :
Ils pouvaient me nommer l'auteur de cet outrage.
L'amour estril muet, ou n'a-t-il qu'un langage?
De quel trouble un regard pouvait me préserver !
Il fallait...
iuniB.
Il fallait me taire et vous sauver.
Combien de fois, hélas! puisqu'il faut vous le dire,
Mon cœur de son désordre allait-il vous instruire !
De combien de soupirs interrompant le cours,
Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours !
Quel tourment de se taire en voyant ce qu'on aime !
De l'entendre gémir, de l'affliger soi-même.
Lorsque par un regard on peut le consoler!
Mais quels pleurs ce regard auraitril fait couler!
Ah! dans ce souvenir, inquiète, troublée.
Je ne me sentais pas assez dissimulée :
De mon front effrayé je craignais la pâleur;
Je trouvais mes regaiàs trop pleins de ma douleur :
Sans cesse il me semblait que Néron en colère
Me venait reprocher trop de soin de vous plaire :
Je craigais mon amour vainement renferme :
Enfin, j'aurais voulu n'avoir jamais aimé.
ACTE III, SCÈNE VIII. 215
Hélas! pour son bonheur, seigneur, et pour le nôtre
Il n'est que trop instruit de mon cœur et du vôtre ! '
Allez, encore un coup, cachez-vous à ses yeux ;
Mon cœur plus à Joisir vous éclaircira mieux.
De mille autres secrets j'aurais compte à vous rendre.
BRITATINICUS.
Ah! n'en voilà que trop ; c'est trop me faire entendre.
Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés.
Et savez-vous pour moi tout ce que vous quittez?
( M jeUot aux pieds de Junic.)
Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche !
JUNIE.
Que faites-vous? Hélas! votre rival s'approche.
SCÈNE VIII.
NËRON, BRITANNICUS, JUNÏE.
HÉRON.
Prince, continua des transports si charmants.
Je conçois vos bontés par ses remercifnents.
Madame; à vos genoux je vi^ns de le surprendre.
Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre;
Ce lieu le favorise, et je vous y retiens
Pour lui faciliter de si doux entretiens.
BRITAffNICOS.
Je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie
Partout où sa bonté consent que je la voie ;
Et l'aspect de ces lieux où vous la retenez
N'a rien dont mes regards doivent être étonnés.
lIÉROIf.
Et que TOUS montrent-ils qui ne vous avertisse
Qu'il faut qu'on me respecte et que Ton m'obéisse?
BRITAJ1MICUS.
Ils ne nous ont pas vus l'un et l'autre élever.
Moi pour vous obéir, et vous pour me braver;
Et ne s'attendaient pas , lorsqu'ils nous virent naître ,
Qu'un jour Domitius me dût parler en maître.
TIÉRON.
Ainsi par le destin nos vœux sont traversés;
J'obéissais alors, et vous obéissez.
Si vous n'avez appris à vous laisser conduire,
21.
240 BRITANNlCiJS.
Vous ôtcs jeutie encore, et l'on petfl vous instruire.
«WTANNtCfUS.
El qui m'en îwstruira?
Toôl l'rtnpft^ à là fois.
Home. ^
efrttAMNicus.
Rowrc Yvret-^le ati nombfe de vos 'êroits
Tout ce qu'a de cfUïl l^urtice et ia (brce ,
Les emprisonnements, le rapt, et le divorce?
Rome ne porte point ses regartls curieux
Jusque dans des secï-ets qtie je cache à ses yeux.
Imitez son respect.
ftlttTARNICUS.
Qo sait ce qu'elle eo pense.
nÉaoN.
Elle se tait du moins : imitez son silence.
. . vBHItkWHCfBS.
Ainsi Néron comnénce à ire «e phis Causer.
Néron de vos discours couinenôeiàrse Itteer.
^. ^ *RrrAHWou&.
Chacun devait bénir le bottheiir ^ son règne. .
.. ivésoif.
Heureux ou malheuww , U sufiit qm'«a me «ntgne.
, vnmiimcus.
Ne méntenwt pas ses aivlaadisarmente.
n» «.^•-. . . WÉROlf.
Je sais 1 M* de pan»- un rival twinrairo.
n BRITAMMICUS.
sa seule inimitte peut me faire ♦rcmblor.
Souhaitez-la; c'est tout oe"q*;îê7e vous pois dire.
Le bonheur de lui puirc est le seul où j'aspire,
tlle vous l'a prou.is, vous"Srplairez toujours.
ACTE III, SCENE IX. 247
BRITANNICDS.
Je ne sais pas du mmns épier ses discours :
Je la laisse expliquer sur to«t ce qui me touche,
Et ne me cache point pom* lui Cenner ia bouche.
if«iroK.
Je vous eAtevtds. Eh bien, gardes!
J0ME.
Quefaites-votts?
C'est votre frdve. ilélasl c'est un amant jalom l
Seigneur, milte tnalkeiirs perséctAcnt sa vie c
Ab !. son bonfaenr peut>il exciter votre envie?
Souffrez que, de vos cœurs rapprochant les liens.
Je me cache à vos yeux et me dérobe aux siens.
Ma fuite arrêtera vos discordes fatales;
Seigneur, j'irai remplir le nombre des vestales.
Ne lui disputez plus mes vœux infortunés;
Souffrez que les dieux seuls en soient importunés.
NÉRON.
L'entreprise, madame, est étrange et soudaine.
Dans son appartement^ gardes, qu'on la remënc.
Gardez Britannicus dans celui de sa sœur.
BRITANNICUS.
C'est ainsi qùe'Nétoti sait disputer un cœur.
•JCHIE.
Prince, sans l'irriter, ccAons à cet orage.
>CÉR0IH.
Gardes, Obéissez sans tarder davantage.
SCÈNE IX.
NÊMN, BURRHiJS.
BURRUUS.
V>uc vois^jcl oh ciel!
MÈRON, sans voir Rurrlius.
Ainsi leurs feux sont rcdoiAlc» :
Je reconnais la main qui les a rassemblés.
Agrippine ne s'est présentée à ma vue.
Ne s'est dans ses discours si longtemps étendue.
Que pour faire jouer ce ressort odieux.
( ap«rcevaDt Burrhiu. )
Qu'on sache si ma mère est encore en ces lieux.
248 BRlTAiNMICUS.
Burrhus, dans ce palais je veux qu'on la relionne,
Et qu'au lieu de sa garde on lui donne la mienne.
BURRRUS.
Quoi, seigneur! sans l'ouïr? Une mère?
HÉRON.
Âitètez!
J'ignore quel projet, Burrhus, tous méditez :
Mais, depuis quelques jours, tout ce que je désire
Trouve en vous un censeur prêt à me contredire.
Répondez-m'en, vous di»-je; ou, sur votre refus,
D'autres me répondront et d'elle et de Burrhus.
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
AGRIPPLNE, BURRHUS.
BURRHUS.
Oui, madame, à loisir vous pourrez vous défendre :
César lui-même ici consent de vous entendre.
Si son ordre au palais vous a fait retenir.
C'est peut-être à dessein de vous entretenir.
Quoi qu'il en soit, si j'ose expliquer ma pensée.
Ne vous souvenez plus qu'il vous ait offensée;
Préparez-vous plutôt à lui tendre les bras :
Défendez-vous, madame, et ne l'accusez pas.
Vous voyez, c'est lui seul que la cour envisage.
Quoiqu'il soit votre fils, et même votre ouvrage,
11 est votre empereur : vous êtes, comme nous.
Sujette à ce pouvoir qu'il a reçu de vous.
Selon qu'il vous menace ou bien qu'il vous caresse,
La cour autour de vous ou s'écarte ou s'empresse.
C'est son appui qu'on cherche en cherchant votre appui.
Mais voici l'empereur.
AGRIPPINE.
Qu'on me laisse avec lui.
ACTE IV, SCÈNK I<1. 24»
SCËNE II.
NÉRON, AGRIPPINE.
ÀGRIPPINE, s'astejant.
Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
J'ignore de quel crime on a pu me noircir :
De tous ceux que j'ai faits je vais vous éclaircir.
Vous régnez : vous savez combien votre naissance
Entre l'empire et vous avait mis de distance.
Les droits de mes aïeux, que Rome a consacres,
Étaient même sans moi d'inutiles degrés.
Quand de Britannicus la mère condamnée
Laissa de Glaudius disputer l'hyménée.
Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,
Qui de ses affranchis mendièrent les voix.
Je souhaitai son lit, dans la seule pensée
De vous laisser au trône où je serais placée.
Je fléchis mon orgueil; j'allai prier Pallas.
Son maître, chaque jour caressé dans mes bras.
Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce
L'amour où je voulais amener sa tendresse.
Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux
Écartait Glaudius d'un lit incestueux :
Il n'osait épouser la fille de son frère.
Le sénat fut séduit : une loi moins sévère
Mit Claude dans mon Ut, et Rome à mes genoux.
C'était beaucoup pour moi : ce n'était rien pour vous.
Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille ;
Je vous nommai son gendre , et vous donnai sa fille :
Silanus, qui l'aimait, s'en vit abandonné.
Et marqua de son sang ce jour infortuné.
Ce n'était rien encore. Eufôiez-vous pu prétendre
Qu'un jour Claude à son fils dût préférer son gendre?
De ce même Pallas j'implorai le secours :
Claude vous adopta, vaincu par ses discours,
V<ius appela Néron, et du pouvoir suprême
Voulut avant le temps vous faire part lui-même.
C'est alors que chacun , rappelant le passé ,
Découvrit mon dessein déjà trop avancé;
260 BRITANNICUS.
Que de Britannicus la disgrâce future
Des amis de son père excita le murmure.
Mes promesses stai uns éblouirent les yeux ;
L'exil me délivra des plus séditieux;
Claude mème^ lassé de ma plainte éternelle,
Éloigna de son fils tous ceux de qui le zèle,
Engagé dès lon^mps à suivre son destlii^
Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemWi.
Je fis plus : je choisis moi-même dans mt suile
Ceux à qui je voulais qu'on livrât sa conduire.
J'eus soin de vous nommer^ par un contr aiï'e choix ,
Des gouverneurs que Rome honorait éc sa y(Âx :
Je fus sourde à la brigue, et crus la tcnommcc;
J'appelai de l'exil, je tirai de l'ariVrée^
Et ce même Sénèque, et ce Hnème Burii^us,
Qui depuis... Home alors estimait leurs vertus.
De Claude en même temps épuisant les richesses.
Ma main sous votre nom répandait ses largesses.
I.es spectacles, les dons, invincibles appas,
Vous attiraient les cœurs du peuple et des soléats,
Qui d'ailleurs, réveillant leur tendresse première,
Favorisaient en vous Germanicus mon père.
Cependant Claudius pendiait vers son dédih.
Ses yeux , longtemps fermés, s'ouvrirent à la fin :
Il connut son erreur. Occupé de sa crainte,
il laissa pour son fils échapper quelque plaiMe,
Et voulut, mais trop tard, assembler ses a^is :
Ses gardes, son palais, son lit, m'étaient soumis.
Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse ;
De se.«i derniers soupirs je me rendis maîtresse :
Mes soins, en apparence épargnant ses doulewrs,
De son fils, en tnouk*ant, lui cachèrent les pleurs.
Il mourut. Mille bitiits en coûtent à ma honte.
J'arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte ;
Et, tandis que Burrhus allait secrètement
De l'armée en vos mains exiget te serment.
Que vous marchiez au catnp, conduit sous med àtfïpiees.
Dans Rome les autels futnaient^ sacrifices : *
Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité
Du prince déjà mort demandait la santé.
Enfin, des légions rentière obéissance
ACTE IV, SCtNK U. 251
Anyat de voire empire affermi la puissaiico ,
On vit Claiule; et le peuple, étonné de son sort.
Apprit en même temps votre règne et sa mort.
Cest le sincère aveu que je voulais vous faire :
Voilà tous mes forCaits. En voici le salaire :
Du fruit de tant de soins à peine jouissant^
En avez-rvoua sii mais paru reconnaissant.
Que, lassé d'un respect qui vous gênait peutrétre.
Vous ave» affecté de ae me plus connaître.
J'ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons.
De rin6délité voua tracer des leçons.
Ravis d'ètra iBa^aeus dans leur propre science.
Tai vu favorisés de votre confiance
Othon , Sénéoiaii, jeunes voluptueux.
Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux.
Et lorsque, vos mépris excitant mes murmures,
Je vous ai demandé raison de tant d'injures
( Seul recours d'un ingrat qui se voit confondu ) , .
Par de noweanx affronts vous m'avez répondu.
Aujourd'hui je promets lunie à votre frère;
Ils se flattent tous deux du choix de votre mère :
Que faites-vous? lunie enlevée à la cour
Devient en une nuit l'objet de votre amour :
Je vois de votre ottur Octavie effacée
Prête à sortir du lit où je l'avais placée;
Je vois Pallas banni, votre frère arrêté ;
Vous attentez enfin jusqu'à ma liberté;
Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies,
fit lorsque, convaincu de tant de perfidies,
Vous deviez ne me v^ûr que pour les expier ,
C'est vous qui m'ordonnez de me justifier !
NÉRON.
Je me souviens toujours que je vous dois l'empire;
Et, sans vous fatiguer du soin de le redire.
Votre bonté, madame, avec tranquillité
Pouvait se reposer sur ma fidélité.
Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues,
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues
Que jadis { j'ose ici vous le dire entre nous )
Vous n'aviez sous mon nom travaillé que pour vous.
« Tant d'honneurs, disaient-ils, et tant da déférence^
ni BRITANMCUS.
« Sont-cç ^€ SCS bienfaits de faibles récompenses?
« Quel crime a donc commis ce fils tant condamné?
« Est-ce pour obéir qu'elle Ta couronné?
« N'est-il de son pouvoir que le dépositaire? »
Non que, si jusque-la j'avais pu vous complaire.
Je n'eusse pris plaisir, madame, à vous céder
Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander :
Mais Rome veut un maître, et non une maltresse.
Vous entendiez les bruits qu'excitait ma faiblesse :
Le sénat chaque jour et le peuple, irrités
De s'ouïr par ma voixtiicter vos volontés.
Publiaient qu'en mourant Claude avec sa puissance
M'avait encor laissé sa simple obéissance.
Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux
Porter en murmurant leurs aigries devant vous.
Honteux de rabaisser par cei indigne usage
Les héros dont encore elles portent l'image.
Toute autre se serait rendue à leurs discours :
Mais, si vous ne régnez, vous vous plaignez toujoars.
Avec Britannicus contre moi réunie.
Vous le fortifiez du parti de Junie ;
Et la main de Pallas trame tous ces complots.
Et, lorsque malgré mot j'assure mon repos.
On vous voit de colère et de haine animée :
Vous voulez présenter mon rival à l'armée;
Déjà jusques au camp le bruit en a couru.
AGRIPPIKE.
Moi! le faire empereur? Ingrat! l'avez-vous cru?
Quel serait mon dessein? qu'aurais-je pu prétendre? [dre?
Ouels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je atten-
Ah! si sous votre empire on ne m'épargne pas.
Si mes accusateurs observent tous mes pas.
Si de leur empereur ils poursuivent la mère^
Que ferais-je au milieu d'une cour étrangère?
Ils me reprocheraient, non des cris impuissants.
Des desseins étouffés aussitôt que naissants,
Mais des crimes pour vous commis à votre vue,
Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.
Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours^
Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours :
Dès vos plus jeunes ans mes soins et mes tendresses
ACTE IV, SCTÈNC II. 2j3
N'ont arraché de tous que de feintes caresses.
Rien ne vous a pu vaincre ; et votre dureté
Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.
Que je suis malheureuse! Et par quelle infortune
Faut-il que tous mes soins me rendent importune !
Je n'ai qu'un fils : ô ciel^ qui m'entends aujourd'hui,
T'ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui?
Remords, crainte, périls, rien ne m'a retenue.
J'ai vaincu ses mépris; j'ai détourné ma vue
Des malheurs qui dès lors me furent annoncés ;
J'ai fait ce que j'ai pu : vous régnez , c'est assez.
Avec ma liberté^ que vous m'avez ravie.
Si vous le souhaitez, prenez encpr ma vie.
Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité
Ne vous ravisse pas ce qui m'a tant coûté.
NÉRON.
Eh bien donc, prononcez. Que voulez-vous qu'on fasse?
▲GRIPPINE.
De mes accusateurs qu'on punisse l'audace ;
Que de Britannicus on calme le courroux;
Que Junie à son choix puisse prendre un époux;
Qu'ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure;
Que vous me permettiez de vous voir à toute heure;
( aperccTant Barrfaaa dans le fond da théâtre. )
Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,
A votre porte enfin n'ose plus m'arrêter.
NÉRON.
Oui, madame, je veux que ma reconnaissance
Désormais dans les cœurs grave votre puissance ;
Et je bénis déjà cette heureuse froideur
Qui de notre amitié va rallumer l'ardeur.
Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l'oublie :
Avec Britannicus je me réconcilie;
Et, quant à cet amour qui nous a séparés,
Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez.
Allez donc, et portez cette joie à mon frère.
Gardes, qu'on obéisse aux ordres de ma mère!
'U
2bi BRITANNICt'S.
SCÈNE Ili.
NÉRON, BURRIIUS.
BURRHUS.
Que celle paix, seigneur, et ces embrassemenls
Vont offrir à mes yeux de spectacles charmants!
Vous savez si jamais ma voix lui fut contraire ,
Si de son amitié j'ai voulu vous distraire ,
Et si j'ai mérité cet injuste courroux.
NÉRON.
Je ne vousHatte point, je me plaignais de vous,
Burrhus; je vous ai crus tous deux d'intelligence :
Mais son inimitié vous rend ma confiance.
Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher :
J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer.
BURRHUS.
Quoi, seigneur î
NÉRON.
Cen est trop; iî faut que sa ruine
Me délivre à jamais des fureurs d'Agrippine ;
Tant qu'il respirera , je ne vis qn'à demi.
Elle m'a fatigué de ce nom ennemi ;
Et je ne prétends pas que sa coupable audace
Une seconde fois lui promette ma place.
BURRHUS.
Elle va donc bientôt pleurer Britannicus?
NÉRON.
Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.
BURRHUS. *
Et qui de ce dessein vous inspire l'envie?
NÉRON.
Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie.
DURRHUS.
Non, quoi que vous disiez, cet horrible dessein
Ne fut jamais, seigneur, conçu dans votre sein.
NÉRON.
Burrhus !
BURRHUS.
De votre bouche, oh ciel! puis-jc l'apprendre?
Vons-niOme sans frémir avoz-vou.s pu l'ontendre?
ACTE IV» SCENH m. 255
Songez^Yous dans quel sang vous allez vous baigner?
Néron dans tous les cœurs esl-il las de régner?
Que dira-t-on de vous? Quelle est votre pensée?
nÉHOIH.
Quoi! toujours eochaîné de ma gloire passée^
J'aurai devant les yeux je ne sais quel amour
Que le hasard nous donne et nous ôte eu un jour?
Soumis à tous leurs vœux , à mes désirs contraire ,
Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?
BURRHUS.
Et ne suffit-il pas, seigneur^ à vos souhaits
Que le bonheur public soit un de vos bienfaits?
C'est à vous à choisir, vo^s êtes encor maître.
Vertueux jusqu'ici, vous pouvez toujours Tètre :
Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus;
Vous n'avez qu'à marcher de vertus en vertus.
Mais si de vos. flatteurs vous suivez la maxime ,
Il vous faudra, seigneur, courir de crime en crime ,
Soutenir vos rigueurs par d'autres cruautés ,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le zèle
De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs.
Qui, même après leur mort, auront des successeurs :
Vous allumez un feu qui ne pourra s'éteindre.
Craint de tout l'univers, il vous faudra tout craindre ,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
Ah! de vos premiers ans l'heureuse expérience
Vous faitr-elle, seigneur, haïr votre innocence?
Songez-vous au bonheur qui les a signalés?
Dans quel repos, oh ciel! les avez-vous coulés!
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
tt Partout en ce moment on me bénit, on m'aime ;
« On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer;
« Le ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer ;
a Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage;
a Je vois voler partout les cœurs à mon passage ! »
Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, oh dieux!
Le sang le plus abject vous était précieux :
Un jour, il m'en souvient, le sénat équitable
2à6 BRITANNICUS.
Vous pressait de souscrire à la mort d'un coupable;
Vous résistiez, seigneur, à leur sévérité;
Votre cœur s'accusait de trop de cruauté ;
Et, plaignant les malheurs attachés à Tempire,
Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire.
Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur
Ma mort m'épargnera la vue et la douleur :
On ne me verra point survivre à votre gloire.
Si vous allez commettre une action si noire,
( se jetant ans pieds de Néron. )
Me voilà prêt, seigneur; avant que de partir.
Faites percer ce cœur qui n'y peut consentir :
Appelez les cruels qui vous l'ont inspirée ;
Qu'ils viennent essayer leur main mal assurée...
Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur;
ie vois que sa vertu frémit de leur fureur.
Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides
Qui vous osent donner ces conseils parricides ;
Appelez votre frère, oubliez dans ses bras...
NÉRON.
Ah ! que demandez-vous?
BURRHUS.
Non, il ne vous hait pas.
Seigneur; on le trahit : je sais son innocence;
Je vous réponds pour lui de son obéissance.
J'y cours. Je vais presser un entretien si doux.
NÉRON.
Dans mon appartement qu'il m'attende avec vous.
SCÈNE IV.
NÉRON, NARCISSE.
NARCISSE.
Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste;
Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste
A redoublé pour moi ses soins officieux :
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux;
Et le fer est moins prompt pour trancher une vie.
Que le nouveau poison que sa main me confie.
NÉRON.
Narcisse, c'est assez : je reconnais ce soin.
ACTE IV, SCÈÎME IV. 2&7
Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.
NARCISSE.
Quoi! pour Britannicus votre haine affaiblie
Me défend...
NÉRON.
Oui, Narcisse; on nous réconcilie.
NARCISSE.
Je me garderai bien de vous en détourner.
Seigneur. Mais il s'est vu tantôt emprisonner :
Cette offense en son cœur sera longtemps nouvelle.
Il n'est point de secrets que le temps ne révèle :
Il saura que ma main lui devait présenter
Un poison que votre ordre avait fait apprêter.
Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire !
Mais peut-être il fera ce que vous n'osez faire.
NÉRON.
On répond de son cœur; et je vaincrai le mien.
NARCISSE.
Et l'hymen de Junie en est-il le lien?
Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice?
NÉRON.
Cest prendre trop de soin. Quoi qu'il en soit, Narcisse,
Je ne le compte plus parmi mes ennemis.
NARCISSE.
Agrippine, seigneur, se l'était bien promis :
Elle a repris sur vous son souverain empire.
NÉRON.
Quoi donc? Qu'a-t-elle dit? Et que voulez-vous dire?
NARCISSE.
Elle s'en est vantée assez publiquement.
NÉRON.
De quoi?
NARCISSE.
Qu'elle n'avait qu'à vous voir un moment;
Qu'à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste.
On verrait succéder un silence modeste ;
Que vous-même à la paix souscririez le premier :
Heureux que sa bonté daignât tout oublier.
NÉRON.
Mais, Narcisse, dis-moi , que veux-tu que je fasse''
Je n'ai que trop de pcnto à punir son audaco ;
368 BRITANNICUS.
Et, si je m'en croyais, ce triomphe indiscret
Serait bientôt suivi d'un éternel regret.
Mais de tout l'univers quel sera le langage?
Sur les pas des tyrans veux-tu que je m'engage.
Et que Rome, effaçant tant de titres d'honneur.
Me laisse pour tous noms celui d'empoisonneur?
Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.
NARCISSE.
Et prenez-vous, seigneur, leurs caprices pour guides?
Avez-vous prétendu qu'ils se tairaient toujours?
Est-ce à vous de prêter l'oreille à leurs discours?
De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire ?
Et serez-vous le seul que vous n'oserez croire?
Mais, seigneur, les Romains ne vous sont pas connus;
Non , non : dans leurs discours ils sont plus retenus.
Tant de précaution affaiblit votre règne :
Ils croiront, en effet, mériter qu'on les craigne.
Au joug, depuis longtemps, ils se sont façonnés;
Ils adorent la main qui les tient enchaînés-
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire :
Leur prompte servitude a fatigué Tibère.
Moi-même , revêtu d'un pouvoir emprunté
Que je reçus de Claude avec la liberté,
J'ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,
Tenté leur patience , et ne l'ai point lassée.
D'un empoisonnement vous craignez la noirceur?
Faites périr le frère , abandonnez la sœur :
Rome sur les autels prodiguant les victimes ,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes;
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés.
NÉRON.
Narcisse, encore un coup, je ne puis l'entreprendre,
J'ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.
Je ne veux point encore, en lui manquant de foi.
Donner à sa vertu des armes contre moi.
J'oppose à ses raisons un courage inutile;
Je ne l'écoute point avec un cœur tranquille.
NARCISSE.
Burrhus ne pense pas, seigneur, tout ce qu'il dit :
Son adroite vi-rtu ménage son crédit.
ACTE V, SCENE l. 2J5
Ou plutôt ils n'ont tous qu'une môme pensée;
Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée .
Vous seriez libre alors, seigneur; et, devant vous.
Ces maîtres or^cilleux fléchiraient comme nous.
Quoi donc! ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire?
<i Néron , s'ils en sont crus, n'est point né pour l'empire.
0 11 ne dit, il ne fait que ce qu'on lui prescrit :
Cl Burrhus conduit son cœur, Scnèque son esprit.
« Pour toute ambition , pour vertu singulière ,
a 11 excelle à conduire un char dans la carrière;
(( A disputer des prix indignes de ses mains;
« A se donner lui-même en spectacle aux Romains;
« A venir prodiguer sa voix sur un théâtre ;
« A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre;
« Tandis que des soldats, de moments en moments,
tt Vont arracher pour lui les applaudissements. »
Ah! ne voulez-vous pas les forcer à se taire?
KÉRO>.
Viens, Narcisse : allons voir ce que nous devons faire.
ACTE CINQUIÈME.
SCÈNE r.
BRITANNICUS, JUiNlE.
BniTANNICUS.
Oui, madame, Néron (qui l'aurait pu penser! )
Dans son appartement m'attend pour m'embrasscr.
Il y fait de sa cour inviter la jeunesse;
Il veut que d'un festin la pompe et l'allégresse
Confirment à leurs yeux la foi de nos serments
Et réchauffent Tardeur de nos embrassements.
11 éteint cet amour source de tant de haine;
Il vous fait de mon sort arbitre souveraine.
Pour moi , quoique banni du rang de mes aïeux ,
Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux ;
Ucpuis qu'à mon amour cessant d'être contraire,
Il semble me céder la j^loirc de v(»u.s pUiin',
360 BRITÂNNICUS.
Mon cœur, je l'avouerai, lui pardonne en secret.
Et lui laisse le reste avec moins de regret.
Quoi ! je ne serai plus séparé de vos charmes !
Quoi! même en ce moment je puis voir sans alarmes
Ces yeux que n'ont émus ni soupirs ni terreur.
Qui m'ont sacrifié l'empire et Tempereurl
Ah, madame!... Mais quoi! quelle nouvelle crainte
Tient parmi mes transports votre joie en contrainte?
D'où vient qu'en m'écoutant vos yeux, vos tristes yeux,
Avec de longs regards se tournent vers les cieux?
Qu'est-ce que vous craignez?
JUNIB.
Je l'ignore moi-même :
Mais je crains.
BRITANNICUS.
Vous m'aimez?
JVNIE.
Hélas! si je vous aime!
BAITANTIICUS.
Néron ne trouble plus notre félicité.
JUNIE.
Mais me répondez-vous de sa sincérité?
BRITANNICUS.
Quoi! vous le soupçonnez d'une haine couverte?
JUNIE.
Néron m'aimait tantôt, il jurait votre perte;
11 me fuit, il vous cherche : un si grand changement
Peut-il être, seigneur, l'ouvrage d'un moment?*
BRITANNICUS.
Cet ouvrage, madame, est un coup d'Agrippine ;
Elle a cru que ma perle entraînait sa ruine.
Grâce aux préventions de son esprit jaloux ,
Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.
Je m'en fie aux transports qu'elle m'a fait paraître;
Je m'en fie à Burrhus ; j'en crois môme son maître;
Je crois qu'à mon exemple, impuisswit à trahir,
11 hait à cœur ouvert, ou cesse de haïr.
JUNIE.
Seigneur, ne jugez pas de son cœur par le vôtre:
Sur des pas différents vous marchez l'un et l'autre*
Je ne connais Néron et la cour que d'un jour ;
ACTE V, SCÈNE I. 201
Mais^ si je Tose dire^ hélas! dans cette cour
Combien tout ce qu'on dit est loin de ce qu'on pense !
Que la bouche et le cœur sont peu d'intelligence !
A^ec combien de joie on y trahit sa foi !
Quel séjour étranger et pour tous et pour moi !
BRrrANIflCUS.
Mais que son aînitié soit véritable ou feinte^
Si vous craignez Néron ^ lui-même estril sans crainte?
Non^ non 9 il n'ira points par un lâche attentat^
Soulever contre lui le peuple et le sénat.
Que dis-je? il reconnaît sa dernière injustice;
Ses remords ont paru, même aux yeux de Narcisse.
Ah! s'il vous avait dit, ma princesse, à' quel point...
JUME.
Mais Narcisse, seigneur, ne vous trahit-il point?
BR1TANMCUS.
Et pourquoi voulez-vous que mon cœur s'en défie?
JUNIE.
Et que sais-je? Il y va, seigneur, de votre vie :
Tout m'est suspect : je crains que tout ne soit séduit;
Je crains Néron ; je crains le malheur qui me suit.
D'un noir pressentiment malgré moi prévenue,
Je vous laisse à regret éloigner de ma vue.
Hélas! si cette paix dont vous vous repaissez
Couvrait contre vos jours quelques pièges dressés;
Si Néron , irrité de notre intelligence ,
Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance ;
S'il préparait ses coups tandis que je vous vois;
Et si je vous parlais pour la dernière fois!
Ah, prince!
BRrrAMNICUS. ^
Vous pleurez! Ah, ma chère princesse!
Et pour moi jusque-là votre cœur s'intéresse !
Quoi ! madame, en un jour où , plein de sa grandeur,
Nérod croit éblouir vos yeux de sa splendeur.
Dans des lieux où chacun me fuit et le révère ,
Aux pompes de sa cour préférer ma misère !
Quoi ! dans ce même jour et dans ces mêmes lieux
Refuser un empire , et pleurer à mes yeux !
Mais, madame, arrêtez ces précieuses larmes;
Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes.
262 BRlTAMNlCtS.
Je me rendrais suspect par un plus long séjour :
Adieu. Je vais^ le coeur tout plein de mon amour »
Au milieu des transports d'une aveugle jeunesse ,
Ne voir 9 n'entretenir que ma belle princesse.
Adieu.
JUNIE.
Prince...
BRITANNICUS.
On m'attend , madame , il faut partir.
JUISIE.
Mais du moins attendez qu'on vous vienne avertir.
SCÈNE II.
AGIUPPINE, BRiTANNICUS, JUNIE.
AGRIPPINE.
Prince, que tardez-vous? Partez en diligence.
Néron impatient se plaint de votre absence.
La joie et le plaisir de tous les convies
Attend, pour éclater, que vous vous embrassiez.
Ne faites point languir une si juste envie ;
Allez. Et nous^ madame, allons chez Octavic.
BRITAMNICUS.
Allez, belle Junie, et, d'un esprit content,
*Ildtez-vous d'embrasser ma sœur qui vous attend.
Des que je le pourrai, je reviens sur vos traces.
Madame, et de vos soins j'irai vous rendre grâces.
SCÈNE III.
AGRIPPINE, JUNIE.
AGRIPPmE.
Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux
Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux.
Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage?
Doutez-vous d'une paix dont je fais mon ouvrage?
juruE.
Après tous les ennuis que ce jour m'a coûtes ,
Ai-je pu rassurer mes esprits agités?
Hélas l à peine encor je conçois ce miracle.
Quand même à vos bontés je craindrais quelque obstacle ,
ACTE V, SCÈNE IV. 2n3
Le changement, madame, est commun à la cour.
Et toujours quelque crainte accompagne l'amour.
AGRIPPINE.
11 suffit, j'ai parlé, tout a changé de face :
Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place.
Je réponds d'une paix jurée entre mes mains;
Néron m'en a donné des gages trop certains.
Ah ! si vous aviez vu par combien de caresses
Jl m'a renouvelé la foi de ses promesses!
Par quels embrassements il vient de m'arrôtcr !
Ses bras dans nos adieux ne pouvaient me quitter.
Sa facile bonté, sur son fi*ont répandue,
Jusqu'aux moindres secrets est d'abord descendue.
11 s'épanchait en fils qui vient en liberté
Dans le sein de sa mère oublier sa fierté.
Mais bientôt reprenant un visage sévère ,
Tel que d'un empereur qui consulte sa mère ,
Sa confidence auguste a mis entre mes mains
Des secrets d'où dépend le destin des humains.
Non , il le faut ici confesser à sa gloire,
Son cœur n'enferme point une malice noire ;
Et nos seuls ennemis, altérant sa bonté ,
Abusaient contre nous de sa facilité.
-Mais enfin à son tour leur puissance décline;
Rome encore nne fois va connaître Agrippine :
Déjà de ma faveur on adore le bruit.
Cependant en ces lieux n'attendons pas la nuit :
Passons chez Octavie, et donnons-lui le reste
D'un jour autant heureux que je l'ai cru funeste.
Mais qu'est-ce que j'entends? quel tumulte confus?
Que peut-on faire ?
JUN1E.
0 ciel, sauvez Britannicusî
SCÈNE IV.
AGRIPPINE, JUNIE, BURRHUS^
AGRlPPi:«E.
Borrhus, où courez-vous? arrêtez. Que vent dire...
BURKUUS.
Madame , c'en est fait, Britannicus oxpiro.
264 BRITANNICUS.
JUWIF.
Ahy mon prince !
AGRIPPIME.
Il expire?
BURRHUS.
Ou plutôt il est mort ,
Madame.
JUNIE.
Pardonnez^ madame, à ce transport.
. Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre.
SCÈNE V.
AGRIPPINE, BURRHUS.
AGRIPPINE.
Quel attentat, Burrhus!
BURRHUS.
Je n'y pourrai survivre.
Madame; il faut quitter la cour et l'empereur.
AGRIPPINE.
Qupi ! du sang de son frère il n'a point eu d'horreur !
BURRHUS.
Ce dessein s'est conduit avec plus de mystère.
A peine l'empereur a vu venir son frère ,
H se lève, il l'embrasse, on se tait; et soudain
César prend le premier une coupe à la main : .
a Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,
tf Ma main de cette coupe épanche les prémices^
tt Dit-il : dieux, que j'appelle à cette effusion,
M Venez favoriser notre réunion. »
Par les mêmes serments Britannicus se lie.
La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie ;
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
Le fer ne produit point de si puissants efforts,
Madame: la lumière à ses yeux est ravie,
11 tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
Jugez combien ce coup frappe tous les esprits.
La moitié s'épouvante , et sort avec des cris ;
Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage ,
Sur les yeux de César composent leur visage.
Cependant sur son lit il demeure penché ,
ACTE V, SCÈNE VI. 265
D'aucun étonnement il ne paraît touché :
« Ce mal dont vous craignez, dit-ii,la violence,
a À souvent sans péril attaqué son enfance. »
Narcisse veut en vain affecter quelque ennui ,
Et sa perfide joie éclate malgré lui.
Pour moi , dût l'empereur punir ma hardiesse ,
D'une odieuse cour j'ai traversé la presse;
Et j'allais, accablé de cet assassinat.
Pleurer Britannicus , César, et tout l'État.
AGRIPP15E.
Le voici. Vous verrez si c'est moi qui l'inspire.
SCÈNE VI.
AGRIPPINE, NÉRON, BURRHUS, NARCISSE.
NÉRON, vojant A^ppine.
Dieux !
AGRIPPINE.
Arrêtez, Néron ; j'ai deux mots à vous dire.
Britannicus est mort : je reconnais les coups;
Je connais l'assassin.
NÉRON.
Et qui, madame?
AGRIPPINE.
Vous.
NÉRON.
Moi! voilà les soupçons dont vous êtes capable.
H n'est point de malheur dont je ne sois coupable;
Et si Ton veut, madame, écouter vos discours,
Ma main de Claude même aura tranché les jours.
Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre :
Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.
' AGRIPPINE.
Non, non : Britannicus est mort empoisonné :
Narcisse a fait le coup; vous l'avez ordonné.
NÉRON.
Madame!... Mais qui peut vous tenir ce langage?
NARCISSE.
Hé, seigneur! ce soupçon vous fait-il tant d'outrage?
Britannicus, madame, eut des desseins secrets
yui vous auraient coûte de plus justes regrets :
2ti6 liRlTANNICUS.
Il aspirait plus loin qu'à rhymen de iunie;
De vos propres bontés il tous aurait punie.
11 vous trompait vous-même y et son cœur offensé
Prétendait t^ ou tard rappeler le passé.
Soit donc que malgré vous le sort vous aU servie^
Soit qu'instruit des conpiots qui menaçaient sa vie.
Sur ma fidélité César s'en soit remis ^
Laissez les pleurs, madame, à vos seuls ennemis;
Qu'ils mettent oe nalheur au rang des plus siwstrea :
Mais V0U9...
46Rn>PI5E.
Poursuis, Néron; avec de tels ministres.
Par des faits glorieux tu te vas signaler;
Poursuis. Tu n'as pas fait ce pas pour reculer :
Ta main a conimeneé par le sang de ton frère;
Je prévois que tes coups viendront jusqu'à ta mère :
Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais;
Tu voudras t'affranchir du joug de mes bienfaits.
Mais je veux que ma mort te soit même inutile :
Ne crois pas qu'en mourant je te laisse tranquille;
Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi,
Partout, à tout moment, m'offriront devant toi.
Tes remords te suivront comme autant de furies :
Tu croiras les calmer par d'autres barbaries;
Ta fureur, s'irritant soi-même dans son cours,
D'un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
Mais j'espère qu'enfin le ciel, las de tes crimes.
Ajoutera ta perte à tant d'autres victimes;
Qu'après t'être couvert de leur sang et du mien,
Tu te verras forcé de répandre le tien ;
Et ton nom paraîtra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle Injure.
Voilà ce que mon cœur se présage de toi.
Adieu : tu peux sortir.
NERON.
Narcisse, suivez-moi.
ACTE V, SCÈNE VIII. 267
SCÈNE VII.
AGRÎPPINE, BURRHUS.
AGRIPPINE.
Ah, ciel! de mes soupçons quelle était l'injustice!
Je condamnais Burrhus pour écouter Narcisse î
Borrhus, ayez-YOus vu quels regards furieux
Néron en me quittant m'a laissés pour adieux?
Cen est fait, le cruel n'a plus rien qui rarrète ;
Le coup qu'on m'a prédit va tomber sur ma tète.
11 vous accablera vous-même à votre tour.
BURRHUS.
Ah, madame ! pour moi j'ai vécu trop d'un jour.
Plût au ciel que sa main, heureusement cnielle.
Eût fait sur moi Tessai de sa fureur nouvelle I
Qu'il ne m'eût pas donné, par ce triste attentat,
Un gage trop certain des malheurs de l'État!
Son crime seul n'est pas ce qui me désespère ;
Sa Jalousie a pu l'armer contre son frère :
Mais s'il vous faut, madame, expliquer ma douleur,
Néron l'a tu mourir sans changer do couleur.
Ses yeux indifférents ont déjà la constance
D'un tyran dans le crime endurci dès Tenfancc.
Ou'il achève, madame, et qu'il fasse périr
Un ministre importun qui ne le peut souffrir.
Hélas! loin de vouloir éviter sa colère,
La plus soudaine mort me sera la plus chère.
SCÈNE Vlll.
AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.
ALBIHE.
Ah, madame! ah, seigneur! courez vers l'empereur,
Venez sauver César de sa propre fureur;
11 se voit pour jamais séparé de Junic.
AGRIPPWE.
Quoi! Junie elle-même a terminé sa vie?
ALB1!«E.
Pour accabler César d'un éternel ennui,
^69 BRITANNICUS.
Madame y sans mourir elle est morte pour lui.
Vous savez de ces lieux comme elle s'est ravie :
Elle a feint de passer chez la triste Octavie ;
Mais bientôt elle a pris des chemins écartés.
Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.
Des portes du palais elle sort éperdue.
D'abord elle a d'Auguste aperçu la statue ;
Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds
Que de ses bras pressants elle tenait liés :
a Pnnce, par ces genoux , dit-elle , que j'embrasse,
« Protège en ce moment le reste de ta race :
« Rome, dans ton palais, vient de voir immoler
« Le seul de tes neveux qui te pût ressembler.
a On veut après sa mort que je lui sois parjure.
« Mais, pour lui conserver une foi toujours pure,
tt Prince, je me dévoue à ces dieux immortels
a Dont ta vertu t'a fait partager les autels, n
Le peuple cependant, que ce spectade étonne.
Vole de toutes parts, se presscj'l'cnvironne.
S'attendrit à ses pleurs, et, plaignant son ennui.
D'une commune voix la prend sous son appui.
Ils la mènent au temple, où depuis tant d'années
Au culte des autels nos vierges destinées
Gardent fidèlement le dépôt précieux
Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux.
César les voit partir sans oser les distraire.
Narcisse, plus hardi, s'empresse pour lui plaire :
11 vole vers Junie, et, sans s'épouvanter,
D'une profane main commence à l'arrêter.
De mille coups mortels son audace est punie ;
Son infidèle sang rejaillit sur Junie.
César, de tant d'objets en même temps frappé,
Le laisse entre les mains qui l'ont enveloppe.
Il rentre. Chacun fuit son silence farouche :
Le seul nom de Junie échappe de sa bouche.
Il marche sans dessein : ses yeux mal assurés
N'osent lever au ciel leurs regards égarés;
Et l'on craint, si la nuit jointe à la solitude
Vient de son désespoir aigrir l'inquiétude.
Si vous l'abandonnez pins longtemps sans secours,
Que sa douleur bientôt n'attente sur ses jours.
ACTE V, SCKiNE VIII. 209
Le temps presse : courez. Il, ne faut qu'un caprice;
11 se perdrait, madame.
AGR1PP1NE.
Use ferait justice.
Mais, Burrhus, allons ycir jusqu'où vont ses transports :
Voyons quel changement produiront ses remords;
S'il voudra désormais suivre d'autres maximes.
BURRHUS.
Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !
rtn D7. BRITANNICM.
7'J
PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION
De louf les oa?raget qiie j*ai domét aa publie , ii 0*7 en a peiat q«i m'ail al.
tiré plus d^appUadiaftcmeiiU ni plus de censeart qoe celui-ci. Quelque soin que
j'aie pris pour travailler cette tragédie , il semble qu^autant que je me sois ef-
forcé de la rendre bonne, autant de certaines gens se sont efrorcés de la décrier.
Il n*y a point de cabale qu'ils n'aient faite, point de critique dont ib ne se soient
avisés. 11 y en a qui ont pris roéme le parti de Néron contre moi : ils ont dit que
je le faisais trop cruel. Pour moi, je crojais que le nom seul de Néron faisait
entendre quelque chose de plus que cruel. Mau peut^-étre qu'ils raflinentsur
son histoire, et veulent dire qu'il était honnête homme dans ses premières années.
Il ne faut qu'avoir lu Tacite pour savoir que , s'il a été quelque temps un bon
empereur , il a toujours clé un très-méchant honmie. Il ne s'agit point dans ma
tragédie des alTaircs du dehors ; Néron est ici dans son particulier el dans sa
famille : et ils me dispenseront de leur rapporter tous les passages qui pour-
raient aisément leur prouver que je n'ai point de réparation à lui faire.
D'autres ont dit. au contraire, que je l'avais fait trop bon. J'avoue que je ne
m'étais pas formé l'idée d'un bon homme en la personne de Néron : je l'ai
toujours regardé comme un monstre. Mais c'est ici un monstre naissant : il n'a
pas encore mis le feu à Rome ; il n'a pas encore tué sa mère , sa femme et ses
gouverneurs : à cela près, il m'a semblé qu'il lui échappe assez de cruaulci
pour empêcher que personne ne le méconnaisse.
Quelques-uns ont pris l'intérêt de Narcisse , et se sont plaints que j'en eusse
fait un très-mécliant homme et le confidenfde Néron. 11 suffit d'un passage pour
leur répondre. Néron, dit Tacite, porta impatiemment la mort de Narcis-tc.
parce que cet affranchi avait une conformité merveilleuse avec les rices dn prince
encore cachés : Cujus abditis adhuc wtiis mire eongruebat.
Les autres se sont scandalisés que j'eusse choisi un homme aussi jeune que
Britannicus pour le héros d'une tragédie. Je leur ai déclaré, dans la préface d'AR^
VROMAQUE , le sentiment d'Aristote sur le héros de la tragédie; et que , bien
loin d'être parfait , il faut toujours qu'il ait quelque imperfection. Mais je leur
dirai encore ici qu'un jeune prince de dix-sept ans , qui a beaucoup de cœur »
beaucoup d'amour , beaucoup de franchise et beaucoup de crédulité , qualités
ordinaires d'un jeune homme , m'a semblé très-capable d'exciter la compassion.
Je n'en veux pas davantage.
Mais , disent-ils , ce prince n'entrait que dans sa quinzième année lorsqu'il
mourut : on le fait vivre , lui et Narcisse , deux ans plus qu'ils n'ont vécu. Je
n'aurais point parlé de cette objection , si elle n'avait clé faite avec chaleur par
un huiiime qui s'est douuc lu liberté de faire régner vingt ans un cmpcrrur qia
PRÉFACE DE BRITANMICUS. 271
n*eii a ré^é qoe boit , quoique ce cliangeiscnt aoil bien plus considérable dans
b chronologie, où l'on suppute les temps par les années dos empereurs.
Jnnie ne manqne pas non plus de eenacars. Ib disent que d'une vieille co-
quette, BOBinée Jonia Silana, j'en ai bit une jenne filb très-sage. Qu'auraicnl-
ibi me répondre, si je leurdisabqme cette Jnnie est un personnage invcnlc,
roane l'Énilie de CnncA , comme la Sabine d'IloRAca ? Mais j'ai à leur dire
que s*ib avaient bien lu l'histoire , ib j avaient trouvé une Jonia Calvina , de
la famille d'Auguste , serar de Silanus i qui Cbndios avait promis OcUvic.
Cette Jmic était jenne , belle, et , comme dit Sénèqtic^Jâstivissima omnium
pudlarum. Elle aimait tendrement son frère ; et leurs ennemis , dit l'aeitc ,
les aecosèrent tous deux d'inceste , qnoiqn'ib ne fussent coupables que d'un
peu d'indiscrétion. Si je la présente plus retenue qu'elle n'était , je n'ai pas
oui Are qn*î1 nous fèt défendu de rectifier les meenrs d'un personnage , sur-
tout lorsqu*il n'est j>as connn.
L'on trouve étrange qu'elle paraisse sur le théâtre après la mort de Britan-
nieus. Certdnement U délicatesse est grande de ne pas vouloir qu'elle dise
en quatre vers asses tonebanU qu'elle passe chez Octavie. Mais, disent-ib ,
cela ne valait pas b peine de U faire revenir ; un antre l'aurait pu raconter
pour elle. Ib ne savent pas qu'une des règles du théâtre est de ne mettre en
récit que les choses qui ne se peuvent passer en action \ et que tous les an-
ciens font venir souvent sur U scène des acteurs qui n'ont autre chose à dire,
sinon qu'ib viennent d'un endroit , et qu'ils s'en retournent en un antre.
a Tout cela est inutile, disent mea censeurs. La pièce est finie au récit de
b mort de Britannicus, et l'on ne devrait point écouter le reste. » On l'écoute
pourtant , et même avec autant d'attention qu'aucune fin de tragédie. Pour moi,
j'ai toujours compris que la tragédie étant l'imitation d'une aetioq complète, où
pluMCun personnes concourent , cette action n'est point finie que l'on ne sache
en quelle situation elle laisse ces mimes fiersonnes. C'est ainsi qne Sophocle
en use presque partout : c'est ain^i que dans I'Antigon e il emploie autant de
vers à rcpréientcr la fureur d'Hémon et U punition de Créon, après Umorl
de cette princesse, que j'en ai employé aux imprécations d'Agrippinc, i la re-
traite de Junie, à la punition de Narcisse, et au désespoir de Néron, après la
mort de Britannicus.
Que faudrait-il faire pour contenter des juges si difficiles ? la chose serait
ai^ , pour peu qu'on voulût trahir le bon sens. 11 ne faudrait que s'écarter du
naturel , pour se jeter dans l'extraordinaire. An lieu d'une action simple ,
clurgée do peu de matière , telle que doit être nne action qui se passe en un
seul jour , et qui s'avançant par degrés vers sa fin n'est soutenue qoe par les
inlér^ , les sentiments et lea passions des personnages , il faudrait remplir
cette même action de quantité d'incidents qui ne se pourraient passer qu'en un
mois, d'an grand nombre de jeux do théâtre d'autant plus surprenants qu'il i
seraient moins vraisemblables , d'une infinité de décbroations où l'on fera dire
aux acteurs tout le contraire de ce qu'ib devraient dire. U faudrait , par
rxemple , représenter quelque héros ivre , qui se voudrait faire haïr de aj mai*
tresse de gaieté de cœur , un Laccdémonicn grand parleur (i) , un ronquêiaul
\ t,ji$auU(-r, djils rAi;(-»ila% de Cuniiillt. il .\i.<^ilua liii.iikciiu.
272 PRÉFACE DE BRITANNICUS.
qui ne dëbilerait qoe des maiimf d*aaioar ( i ) , une femme qui donnerait det
le^m de 6erté à des oonqaéranti (a). Voilà sans doole de quoi faire réoier
tous ees measienn. Mais qcœ dirait cependant le petit nombre de gens sages
auxquels je m^eflbrce de plaire ? De qnel front oierais-je ne montrer, pour ainai
dire , aux yeux de ees grands bommea de l'antiquil^ que j*ai cboisis pour no-
dèles ? Car , pour me senrir de la pensée d'un ancien , toilà les véritables spec-
tateurs que nous dCYons nons proposer ; et noua devons sans cesse nous de-
mander : Que diraient Homère et Virgile, sHls lisaient cea vers? Que dirait
Sophocle, s*il voyait représenter cette scène ? Quoi qu'il en soit, je n'ai point
prétendu empécber qu'on ne pariât contre mea ouvrages : je Tauraîa prétcnda
inutilement. Quid eu te aUi l&quantur ipti wdeeuu, dit Cicéroo, sed to-
quent ur tamen.
Je prie seulement le lecteur de me pardonner cette petite préface que j'ai
faite pour loi rendre raison de matragÂlie. Il n> a rien de plus naturel que de
se défendre quand on se croit bjustement attaqué. Je vois' que Tércnce mène
semble n'avoir fait des prologues que pour se justifier contre les critiques d'un
vieux poète malintentionné, mal&voli veteri* poita, et qui venait brigacr
des voix contre lui jusqu'aux heures où Ton représentait ses comédies :
Occcpla est agi :
Exclamai, etc.
On pouvait me faire une difficulté qu'on ne m'a point faite : mais ce qui
est échappé aux spectateurs pourra être remarqué par les lecteurs. C'est quo
je fais entrer Junie dans les vestales, où, selon Aulu-Gelle, ou ne recevait
personne au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici
Jnuie sous sa protection : et j'ai cm qu'en considération de sa naissance,
de sa vertu et de son malheur, il pouvait la dispenser de l'âge prescrit par les
lois, comme il a dispensé de l'âge pour le consulat tant de grands hommes qui
avaient mérité ce privilège.
Enfin, je suis très-persuadé qu'où me peut faire bien d'autres critiques,
sur lesquelles je n'aurais d'autre parti à prendre que celui d'en profiler k
l'avenir. Mab je plains fort le malheur d'un homme qui travaille pour le
pnbUc. Ceux qui voient le mieux nos défauts sont ceux qui les dissimulent
le plus volontiers; ils nous pardonnent leaendroils qui leur ont déplu, rn
faveur de œnx qui leur ont donné du plaiair. 11 n'y a rien, au contraire, de
plus injuste qu'un ignorant : il croit toujoura que l'admiration est le partage
des gens qui ne savent rien ; il condamne toute une pièce pour une scène
qu'il n'approuve pas ; il s'attaque même aux endroits les plus éclatants, pour
faire croire qu'il a de l'esprit; et pour peu que nous résistions à ses scuti-
ments, il nous traite de présomptueux , qui ne veulent croire personne , et
ne songe ^as qu'il tire quelquefois plus do vanité d'une critique fort mauvaise,
que nous n'en tirons d'une assex bonne pièce de tbcAtre.
Hooûne imperito nunquam quidquam injustius.
• (^ur, daaa la MorI dr Pompée; rt Pumpoe, dans Svriurius.
* %iit«lf. daiuScrtorii*s vl Corn6lic, dans la Mort de Pompée.
PRÉFACE
BB BémiHioi
TUmt, rtginam Berênic€n.,„ eui etiamnuptiiupollieitus/erebatur.,.
staiim ah Urbé dimUit invUus invitam.
C*cflt4-dir« que Titoi, qui aimait paanonnémeiit Bérénice, et qui loénc,
à ee qa^on crojait, loi ayait promis de l'épouacr, la reiiToja de Rome malgré
lui, et nalpé elle, dèa le« premiers jours de soa empire.
Cette action est très-fameuse dans l'histoire ; et je Tai trontée trèi-propre
poar le théâtre, par la violence des passions qu^elle y pouvait eiciter. En
effet. 1UMIS n'aTonsrien de pins touchant dans tous les poëtes qne la sépara-
tion d*Énée et de Didon, dans Virgile. Et qui donte qne ce qui a pu fournir
asseï de matière pour tout un chant d*un pofime héroïque, où Paclion dure
plinienn jours, ne puisse suffire pour le sujet d*une tragédie, dont la durée ne
dott être que de qodques heures ? 11 est trai que je n'ai point poussé Bérénice
jusqu'à se tner comme Didon, parce qne Bérénice n'ajrant pas ici avec Titus
les derniers engagements qne Didon avait avec Énée, elle n'est pas obligée,
ceOHBe elle, de renoncer à la vie. A cela près, le dernier adieu qu'elle dît à
Tilos, et i'eilbrt qu'elle se fait pour s'en séparer, n'est pas le ttoins tragique
de b pièce, et j'ose dire qa'ii renonvelle aasea bien dans le cœur des spccta-
teim l'émotion qne le reste y avait pn exciter. Ce n'est point une nécesnitc
qu'il 7 ait dn sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l'action en
aoit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient
eiâtéet. et que tout s'y ressente de celte trialesse majestueuse qui fait tout
te plaiâr de la tragédie.
Je eras qne je pourrais rencontrer toutes ces parties dans mon sujet. Mais
ee qui m'en phit davantage, c'est que je le trouvai extrêmement simple. Il
V avait longtemps qne je voulais essayer si je pourrais faire une tragédio
avec celte aimpUcité d'action qui a été si fort du goût des ancien» : car c'est
mi des premien précepte» qu'ils nous ont laissés. « Que ce que vous fcres. dit
« Horace , soit toujours simple, et ue soit qu'un. » Ils ont admiré I'Ajax de
Sephoele* qui n'est antre chose qu'Ajax qui se tue de regret, à eanse de la
foreor où il était tombé après le refus qn'on lui avait fait des armes d'Achille.
Ile ont admiré le pBii.ocTàTB, dont tout le sujet est Ulysse qui vient pour
•nrpmdre les flèches dllerenle. L'Œdipe même , quoique tout plein de
recoMaiasanefi , est moins chargé de matière que la plus simple tragédie de
Dosjoum. Nous voyons enfin qne les partisans de Térence, qui relèvent avec
raison ao-deisns de tous les poètes comiques, pour l'élégance de sa diction et
pour la vraisemblance de ses mœurs, ne laissent pas de confesser qne Plante
a un grand avantage sur lui par U simplicité qui est dans la plupart des sujets
de Plante. Et c'est sans doute cett^ simplicité merveilleuse qui a attiré à ce
274 PRÉFACE DE BÉRÉNICE.
dernier toutes les louanges que les anciens lui ont données. Combien Mc-
nandre était-il encore plus simple» puisque Térenee est obligé de prendre
deux comédies de ce poète pour en (aire une des siennes 1
Et il ne faut point croire que cette règle ne soit fondée que sur la fantaisie
de ceux qui Tont faite. 11 n'y a que le Traiscmblable qui touche dans la tra-
gédie. Et quelle traiscmblance y a-t-îl qu'il arrive en un jour une multitude
de choses qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines ? U j en a qoi
pensent que cette simplicité est une marque de peu d'iuTention. Ils ne son-
gent pat qo*an contraire toute IHuTention consiste k ùkû quelque chose de
rien , et que tout ce grand nombre d'incidcttta a toujours été le refuge des
poMcs qui ne sentaient dans leur génie niasses d'abondance oiaasex de forée
pour attacher durant ânq actes leun spectateurs par une action simple, sou-
tenue de la TÎolence dee passions, de la beauté des sentiments, et de Télé-
gance de Texpreasion. Je suis bien éloigné de crwre qoe tontes eea cfaoics
se rracontrent dans mon ouTrage ; mais anasi je ne puis croire que le public
me sache mantais gré de lui avoir donné une tragédie qoi a été honorée de
tant de larmes, et dont la trentième représentation a été aussi suivie que k
première.
Ce n'est pas que qnelqucs personnes ne m'aient reproché cette même sim-
plicité que j'avais recherchée avec Unt de soin. Ils ont cm qu'une tragédie
qoi éuit si pen ehargée dlntrigncs ne ponvait être selon les règles dn thé&tre.
Je m'hifonaai s'ils se plaignaient qu'elle les e&t ennuyés. On sse dit qu'ils
avouaient tous qu'elle n'ennayait point, qu'elle les touchait même en |éu-
sieun endroits, et qu'ils la verraient encora avec plaisir. Qœ vcaknt41a da-
vantage ? Je les conjure d'avoir asses bonne opinion d'eox mêmci ponr ne
pas croire qu'une pièce qui les touche et qui leur donne dn plaisir puiaw
être absolument contre les règles. La pnncipale règle est de plaire et de
toucher : toutes les antres ne sont faites que pour parvenir à oetle première.
Mail tontes ces règles sont d'un long détail , dont je ne leur conseille |»as de
s'embarrasser : ils ont des occupations plus importantes. Qu'ils se reposent
sur nous de la fatigue d'éelaireir les diffiealtés de la poétique d'Aristote ;
qu'ils se réservent le plaisir de pleurer et d'être attendris-, et qu'ils me per-
mettent de leur dire ee qn'un musicien disait k Phihppe, roi de Itfaeédaine,
qui prétendait qu'une chanson n'éuit pas selon les règles : « A Dien ne
« plaise , 'seigneur, que voa^ soyez jamais si malhearenx que de savoir eea
n dioses-là mieux que moi 1 »
Voilà tout ce que j'ai à dire à ces personnes, k qui je ferai tonijours gloire
de pliire : car pour le libelle que l'on a fait contre moi, je crois qoe les leo-
tenrs me dispenseront volontiers d'y répondre. Et qne répondrais-je à na
homme qni ne pense rien, et qui ne sait pas même construire ee quil pense ?
Il parle de protase comme s'il entendait ee mot, et vent que eeCle première
des quatre parties de la tragédie soit toujours la plus proche de la dernière,
qoi est la catastrophe. Il se plamt que la trop grande eonnaissanee des règles
Tempéche de se divertir à la comédie. Certainement, si l'on en jnge par sa
dissertation, il n'y eut jamais de plainte plus mal fondée. 11 parait bien qu'il
n'a jamais In Sophocle, qu'il Ibuc très-injustement A'une grande muUipiicité
PREFACE DE BÉRÉNICE. 27û
d'incidents; et (jn'il ii*a même janais rien lu de la poétique, que dans
qudqaea préfaces de tragédies. Mau je lui pardonne de ne pas asToir les rè-
gles do théâtre, pnîsqae, beuMMemeiU pour le public, il ne s^applique pas à
ce genre d*éorire. Ce que je ne loi pardonne pas, c'est de saToir si peu les
règksdebbonne plaisanterie, loi qui ne vent pas dira un mot sans plaisanter.
Croit-il réjouir beaucoup les honnêtes gens par ces hélas de poche, ces
mesdemoiselles mes règles, et quantité d*autres basses afTectations quMl
troutera condamnées dans tons les bons auteurs, s'il se mélc jamais de les
lire?
Tontes ees critiques sont le partage de quatre on ônq petits anteors in-
fortnnés, qui n'ont jamais pu par eux-mêmes eiciter In curiosité du public.
Us attendent toujours Toccasion de quelque ouTrage qui réuasisae, pour.rat-
taquer ; non point par jalousie, car sur quel londement seraient-ila jaloux ?
■a» dans l'espérance qu'on se donnera la peine de leur répondre, et qu'on
les tirera de Tobicurité où leurs propres ouvrages les auraient liûsséa toute
leur ne.
BÉRÉNICE,
TRAGÉDIE (1070).
ACTEURS.
TITUS, empereur de Rome.
BÉRÉNICR, reine de Palertine.
ANTIOCHIJS, roi de Comegène.
PAUUN , eonfident de Titus.
ARSACE , conSdeot d^Antiochas.
PIIÉMCE , confidente de Bérénice.
UU1*1LE« Romain.
SUITE de Tiliu.
La icenc est à Rome , dana un cabinet qoi est entre l'appartement «
Titna et celui de Bérénice.
ACTE PREMIER-
SCÈNE I.
ANT10CHUS,ARSACE.
ANTIOCHUS.
Arrêtons un moment : la pompe de ces lieux ,
Je le vois bien^ Arsace^ est nouvelle à tes yeux.
Souvent ce cabinet^ superbe et solitaire y
Des secrets de Titus est le dépositaire :
Cest ici quelquefois qu'il se cache à sa cour ,
Lorsqu'il vient à la reine expliquer son amour.
De son appartement cette porte est prochaine^
£t cette autre conduit dans celui de la reine.
Va chez elle : dis-lui qu'importun à regret,
J'ose lui demander un entretien secret.
ARSACE.
Vous, seigneur, importun? vous, cet ami fidèle
Qu'un soin si généreux intéresse pour clic?
ACTE 1, SCÈNE If. 577
Votis^ cet Antiochus son amant autrefois?
Vous 9 que rOrient compte entre ses plus grands rois?
Quoi ! déjà de Titus épouse en espérance
Ce rang entre elle et vous met-il tant distance?
ANTIOCHUS.
Va, dîs-je; et, sans vouloir te charger d'autres soins,
Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.
SCÈNE II.
ANTIOCHUS.
Eb bien! Antiochus, es-tu toujours le même?
Pourrai-je, sans trembler, lui dire. Je vous aime?
Mais quoi ! déjà je tremble ; et mon cœur agite
Craint autant ce moment que je l'ai souhaité.
Bérénice autrefois m'ôta toute espérance ;
Elle m'imposa même un éternel silence.
Je me suis tû cinq ans; et, jusques à ce jour,
D'un voile d'amitié j'ai couvert mon amour.
Dois-je croire qu'au rang où Titus la destine.
Elle m'écoute mieux que dans la Palestine?
11 l'épouse. Ai-je donc attendu ce moment
Pour me venir encor déclarer son amant?
Quel fruit me reviendra d'un aveu téméraire ?
Ah! puisqu'il faut partir, partons sans lui déplaire.
Retirons^nous , sortons; et, sans nous découvrir.
Allons loin de ses yeux l'oublier, ou mourir.
Hé quoi ! souffrir toujours un tourment qu'elle ignore .
Toujours verser des pleurs qu'il faut que je dévore !
Quoi ! même en la perdant redouter son courroux !
Belle reine, et pourquoi vous offenseriez-vous?
Viens-je vous demander que vous quittez l'empire?
Que vous m'aimiez? Hélas ! je ne viens que vous dire
Qu'après m'ètre longtemps flatte que mon rival
Trouverait à ses vœux quelque obstacle fatal ,
Aujourd'hui qu'il peut tout, que votre hymen s'avanro ,
exemple infortuné d'une longue constance,
près cinq ans d'amour et d'espoir superflus,
î pars, fidèle encor quand je n'espère plus,
u lieu de s'offonscr, elle pourra me plaindre.
^uoi qu'il en soit, parlons; c'est assez nous contrainrlrc.
24
S78 BÉRÉNICE.
Et que peut craindre, hélas! un amant sans espoir
Qui peut bien se résoudre à ne La jamais voir?
SCÈNE IIL
ANTIOCHUS, ARSACE.
AlinOCHDS.
Arsace, entretenons-nous?
ARSACE.
Seigneur, j'ai vu la reine;
Mais pour ne faire voir je n'ai percé qu'à peine
Les flots toujours nouveaux d'un peuple adorateur
Qu'attire sur ses pas sa prochaine grandeur.
Titus, après huit jours d'une retraite austère.
Gesse enfin de pleurer Vespasien son père :
Cet amant se redonne aux soins de son amour;
Et , si j'en crois , seigneur, l'entretien de la cour.
Peut-être avant la nuit l'heureuse Bérénice
Change le nom de reine au nom d'impératrice,
ANTIOCHUS.
Hélas!
ARSACE.
Quoi! ce discours pourrait-il vous troubler?
ANTIOCBUS.
Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler?
ARî^ArF.
Vous la verrez, seigneur : Biiréiiict est instruite
Que vous voulez ici la voir seule et sans suite.
La reine, d'un regard, a daigné m'avcrtir
Qu'à votre empressement elle allait consentir;
Et sans doute elle attend le moment favorable
Pour disparaître aux yeux d'une eonr qui Tacc^lc^
AI^TIOCHUS.
11 suffit. Cependant n'as-tu rien négligé
Des ordres importants dont je f avais chargé?
ARSACE.
Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance.
Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence.
Prêts à quitter le port de moments en moments ,
N'attendent pour partir que vos commandements.
Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène?
ACTE I, SCÈNE III. 379
ANT10CHUS.
Arsace, il faut piurtir qaand j'aurai vu la reine.
ARSACE.
Qui doit partir?
ANTIOCHUS.
Moi.
ARSACE.
Vous?
AlfTIOCHUS.
En. sortant du palais /
Je sors de Rome , Arsace , et j'en sors pour jamais.
ARSACE.
Je suis surpris sans doute , et c'est avec justice.
Quoi! depuis si longtemps la reine Bérénice
Vous arrache, seigneur, du sein de vos États; •
Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas i
Et lorsque cette reine, assurant sa conquête.
Vous attend pour témoin de cette illustre fête.
Quand l'amoureux Titus, devenant son époux.
Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous...
ANTIOCHUS.
Arsace, laisse-la jouir de sa fortune.
Et quitte un entretien dont le cours m'importune.
ARSACE.
Je vous entends, seigneur : ces mêmes dignités
Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés;
L'inimitié succède à l'amitié trahie.
ANTIOCHUS
Non, Arsace, jamais je n^ l'ai moins haïe.
ARSACE.
Quoi donci de sa grandeur déjà trop prévenu ,
Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?
Quelque pressentiment de son indifférence
Vous faitril loin de Rome éviter sa présence ?
ANTIOCHUS.
Titus n'a point pour moi paru se démentir;
l'aurais tort de me plaindre.
ARSACE.
Et pourquoi donc partir?
Quel caprice vous rend ennemi de vous-même !
Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime.
280 BÉRÉNICE.
Un prince qui, jadis témoin de vos combats.
Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas.
Et de qui la valeur, par vos soins secondée.
Mit enfin sous le joug la rebelle Judée.
Il se souvient du jour illustre et douloureux
Qui décida du sort d'un long siégp douteux.
Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles
Contemplaient sans péril nos assauts inutiles;
Le bélier impuissant les menaçait en vain :
Vous seul, seigneur, vous seul, une échelle à la main,
Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.
Ce jour presque éclaira vos propres funérailles :
Titus vous embrassa mourant entre mes bras.
Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.
Voici le temps, seigneur, où vous devez attendre
Le fruit de tant de sang qu'ils vous ont vu répandre.
SL, pressé du désir de revoir vos États,
Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas ,
Faut-il que sans honneurs TEuphrate vous revoie?
Attendez pour partir que César vous renvoie
Triomphant, et chargé des titres souverains
Qu'ajoute encore aux rois l'amitié des Romains.
Rien ne peut-il, seigneur, changer votre entreprise?
Vous ne répondez point l
àntiochus.
Que veux-tu que je dise?
J'attends de Bérénice un moment d'entretien.
ARSACE.
Eh bien, seigneur?
ANTIOCUUS.
Son sort décidera du mien.
AASACE.
Comment?
ANTIOCHUS.
Sur son hymen j'attends qu'elle s'explique.
Si sa bouche s'accorde avec la voix publique,
S'il est vrai qu'on l'élève au trône des Césars,
Si Titus a parlé, s'il l'épouse, je pars.
ARSACE.
Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste?
ANTIOCHUS. "^
Quand nous serons partis, je te dirai le reste.
ACTE I, SCÈNE IV. 28t
ARSACE.
Dans quel troubles^ seigneur^ jctcz-vous mon esprit!
AKTIOCHDS.
La reine vient. Adieu. Fais tout ce que j'ai dit.
SCÈNE IV.
BÉRÉNICE, ANTIOCHUS, PHÉNICE.
BÉRÉNICE.
Enfin je me dérobe à la joie importune
De tant d'amis nouveaux que me fait la fortune :
Je fuis de leurs respects l'inutile longueur.
Pour chercher un ami qui me parle du cœur.
Il ne faut point mentir, ma juste impatience
Vous accusait déjà de quelque négligence.
Quoi! cet Antiochus, disais-je, dont les soins
Ont eu tout l'Orient et Rome pour témoins;
Lui que j'ai vu toujours, constant dans mes traverses,
Suivre d'un pas égal mes fortunes diverses ;
Aujourd'hui que les dieux semblent me présager
Un honneur qu'avec lui je prétends partager,
Ce môme Antiochus , se cachant à ma vue ,.
Me laisse à la merci d'une foule inconnue [
AKTI.OCHUS.
Il est donc vrai, madame? et, selon ce discours.
L'hymen va succéder à vos longues amours?
BÉRÉNICE.
Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes.
Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes :
Ce long deuil que Titus imposait à sa cour
Avait, môme en secret, suspendu son amour;
Il n'avait plus pour moi cette ardeur assidue
Lorsqu'il passait les jours attaché sur ma vue ;
Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,
11 ne me laissait plus que de tristes adieux.
Jugez de ma douleur, moi dont l'ardeur extrême,
Je vous l'ai dit cent fois, n'aime en lui que lui-même;
Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu,
Aurais choisi son cœur et cherché sa vertu.
ANTIOCHUS.
Il a n'pris pour vous sa teiuhcsse première?
2'i.
^^^ BÉRÉNICE.
BÉRÉNICE.
Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,
Lorsque, pour seconder ses soins religieux,
Le sénat a placé son père entre les dieui.
De ce juste devoir sa piété contente
A fait place, seigneur, aux soins de son amante ;
Et même en ce moment, sans qu'il m'en ait parlé ,
Il est dans le sénat par son ordre assemblé.
Là, de la Palestine il étend la frontière.
Il y joint l'Arabie et la Syrie entière :
Et, si de ses amis j'en dois croire la voix.
Si j'en crois ses serments redoublés mille fois.
Il va sur Unt d'États couronner Bérénice,
Pour joindre à plus de noms le nom d'impératrice.
Il m'en viendra lui-même assurer en ce lieu.
ANTIOCHCS.
Et je viens donc vous dire un éternel adieu.
BÉRÉNlCe.
Que dites-vous? Ah ciel l quel adieu ! quel langue l
Prince, vous vous troublez et changez de visage!
ANTIOCBUS.
Ma:dame, il faut partir.
BERENICE..
Quoi l ne puis-je savoir
Quel sujet...
ANTIOCBUS y à part.
11 fallait partir sans la revoir.
BÉRÉNICE.
Que craignez-vous? Parlez; c'est trop longtemps se taire
Seigneur, de ce départ quel est Jonc le mystère?
ANTIOCHUS.
Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois.
Et que vous m'écoutez pour la dernière fois.
Si , dans ce haut degré de gloire et de puissance ,
Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,
Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux
Reçut le premier trait qui partit de vos yeux :
J'aimai. J'obtins l'aveu d'Agrippa votre frère :
Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère
AlUoz-vous de mon ctiMir recevoir le tribut;
Tilus. pour mou malheur, vint, voub >il. et vous i»lul.
ACTE I, SCÈNE IV. mi
li parut devant vous dans tout Fcciat d'un homme
Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.
La Judée en pâlit : le triste Antiocbus
Se compta le premier au nombre' des vaincus.
Bientôt^ de mon malheur interprète sévère
Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.
Je disputai longtemps; je fis parler mes yeux :
Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.
Enfin votre rigueur emporta la balance;
Vous sûtes m'imposer Texil ou le silence.
Il fallut le promettre^ et même le jurer :
Mais, puisqu'en ce moment j'ose me déclarer,
Loi*sque vous m'arrachiez cette injuste promesse ,
Mon cœur faisait serment de vous aimer sans cesse.
Ah! que me dites-vous?
ANTIOCBUS.
Je me suis tu cinq ans,
Madame, et vais encor me taire plus longtemps.
De mon heureux rival j'accompagnai les armes;
J'espérai de verser mon sang après mes larmes ,
Ou qu'au moins jusqu'à vous porté par mille exploits
Mon nom pourrait parler, au défaut de ma- voix.
Le ciel sembla pronicttreiine fin à ma peine :
Vous pleurâtes ma mort, hélas! trop peu certaine.
Inutiles périls! Quelle était mon erreur!
La valeur de Titus surpassait ma fureur :
Il faut qu'à sa vertu mon estime réponde.
Quoique attendu, madame, à l'empire du monde,
Chéri de l'univers, enfin aimé de vous,
11 semblait à lui seul appeler tous les coups;
Tandis que , sans espoir, hai , lassé de vivre ,
Son -malheureux rival ne semblait que l<r suivre.
Je vois que votre cœur m'applaudit en secret;
Je vois que l'on m'écoute avec moins de regret.
Et que, trop attentive à ce récit funeste.
En faveur de Titus vous pardonnez le reste.
Enfin, après un siège aussi cruel que lent,
Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant
Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,
Kl laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines :
284 BÉRÉNICK.
Rome vous vit, madame, arriver avec lui.
Dans l'Orient désert quel devint mon ennui!
Je demeurai longtemps errant dans Ccsarée,
Lieux charmants, où liion cœur vous avait adorée :
Jo vous redemandais à vos tristes États ;
Je cherchais, en pleurant, les traces de vos pas.
Mais enfin , succombant à ma mélancolie ,
Mon désespoir tourna mos pas vers l'Italie :
Le sort m'y réservait le dernier de ses coups.
Titus en ro'embrassant m'amena devant vous :
Un voile d'amitié vous trompa l'un et l'autre.
Et mon amour devint le confident du vôtre.
Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs :
Rome, Vespasien , travei*saient vos soupirs.
Après tant de combats, Titus cédait peut-être.
Vespasien est mort , et Titus est le maître.
Que ne fuyais-je alors l J'ai voulu qudques jours
De son nouvel empire exanûncr le cours.
Mon sort est accompli : votre gloire s'apprête.
Assez d'autres, sans moi, témoins de cette fôto,
A vos heureux transports viendront joindre les leurs :
Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs.
D'un inutile amour trop constante victime.
Heureux dans mes malheurs d'en avoir pu sans crime
Conter toute l'histoire aux yeux qui les ont faits.
Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.
BÉRÉNICE.
Seigneur, je n'ai pas cru que, dans une journée
Qui doit avec César unir ma destinée ,
11 fut quelque mortel qui pût impunément
Se venir à mes yeux déclarer mon amant.
Mais de mon amitié mon silence est un gage :
J'oublie en sa faveur un discours qui m'outrage.
Je n'en ai point troublé le cours injurieux;
Je fais plus, à regret je reçois vos adieux.
Le ciel sait qu'au milieu des honneurs qu'il m'envoie
Je n'attendais que vous pour témoin de ma joie :
Avec tout l'univers j'honorais vos vertus;
Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.
Cent fois je me suis fait une douceur extrême
D'enlrelonir Titus dans un autre hii-mùmo.
ACTE I, SCENli V. ittô
ANTIOCHUS.
Et c'est ce que je fuis. J'évite, mais trop tard.
Ces cruels entretiens où je n'ai point de part.
Je fuis Titus; je fuis ce nom qui m'inquiète, «.
Ce nom qu'à tous moments votre bouche répète :
Que vous dirai-je enfin? je fuis des yeux distraits,
Qui, me voyant toujours, ne me voyaient jamais.
Adieu. Je vais, le coeur trop plein de votre image,
Attendre, en vous aimant, La mort pour mon partage.
Surtout ne craignez point qu'une aveugle douleur
Remplisse l'univers du bruit de mon malheur :
Madame , le seul bruit d'une moit que j'implore
Vous fera souvenir que je vivais encore.
Adieu.
SCÈNE V.
BÉRÉNICE, PHÉNICE.
PBÉMCE.
Que je le plains! Tant de fidélité,
Madame, méritait plus de prospérité.
Ne le plaignez-vous pas?
BÉRÉNICE.
Cette prompte retraite
Me laisse, je l'avoue, une douleur secrète.
PnÉNlCE.
Je l'aurais retenu.
BÉRÉ?<1CE.
Qui? moi, le retenir!
J'en dois perdre plutôt jusques au souvenir.
Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée?
PHÉNICE.
Titus n'a point encore expliqué sa pensée.
Rome vous voit, madame, avec des yeux jaloux :
La rigueur de ses lois m'épouvante pour vous.
L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine :
Rome hait tous les rois; et Bérénice est reine.
BÉIIÉNICE.
Le temps n'est plus, Phénice, où je pouvais trembler.
Titus m'aime; il peut tout; il n'a plus qu'à parler,
Il verra le sénat m'apporter ses hommages ,
286 BÉRÉNICE.
Et le peuple de fleurs couronner ses images.
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur?
Ces flambeauiy ce bûcher, cette nuit enflammée.
Ces aigles, ces faisceaux ^ ce peuple, cette armée.
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat.
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat;
Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire.
Et ces lauriers encore témoins de sa victoire ;
Tous ces yeux qu'zn voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards;
Ce port majestueux, cette douce présence...
Ciel! avec quel respect et quelle complaisance
Tous les cœurs en secret l'assuraient de leur foi !
Parle : peut-on le voir sans penser, comme moi.
Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître.
Le monde en le voyant eût reconnu son maître?
Mais, Phénice, où m'emporte un souvenir charmant?
Cependant Rome entière , en rs môme moment
Fait des vœux pour Titus, et, par des sacrifices.
De son règne naissant célèbre les prémices.
Que tardons-nous? allons pour son empire heureux
Au ciel qui le protège offrir aussi nos vœux.
Aussitôt, sans l'attendre, et sans être attendue.
Je reviens le chercher, et dans cette entrevue
Dire tout ce qu'aux cœurs l'un de l'autre contents
Inspirent des transports retenus si longtemps.
ACTE SECOND.
SCÈNE I.
TITUS, PAUUN, SUITE.
TITUS.
A-t-on vu de ma part le roi de Comagènc?
Sait-il que je l'attends?
PAULIN.
J'ai couru chez la reine
ACTE II, SCENE II. 287
Dans son appariement ce prince avait paru ;
H en était sorti, lorsque j'y suis couru.
De vos ordres, seigneur, j'ai dit qu'on Tavcrtissc.
nTus.
Il suffit. Et qae fait la reine Bérénice?
PAULIN.
La reine en ce moment, sensible à vos bontés.
Chaire le ciel de vœux pour vos prospérités.
Elle sortait, seigneur.
mus.
Trop aimable princesse!
Hélas!
PAULIN.
En sa faveur d'où naît cette tristesse?
L'Orient presque entier va fléchir sous sa loi :
Vous la plaignez?
TITUS.
Paulin, qu'on vous laisse avec moi.
SCÈNE II.
TITUS, PAULIN.
TITUS.
Eh bien, de mes desseins Rome encore incertaine ,
Attend que deviendra le destin de la reine,
Paulin ; et les secrets de son cœur et du mien
Sout de tout l'univers devenus l'entretien.
Voici le temps enfin qu'il faut que je m'explique.
De la reine et de moi que dit la voix publique?
Parlez : qu'entendez-vous?
PAULIN.
J'entends de tous côtes
Publier vos vertus, seigneur, et ses beautés.
TITUS.
Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle?
Quel succès attend-on d'un amour si fidèle?
PAUUN.
Vous pouvez tout : aimez, cessez d'être amoureux,
La cour sera toujours du parti de vos vœux.
TITUS.
Et je l'ai vue aussi cette cour peu sinccrc .
288 BÉRÉNICE.
A ses maîtres toujoui*s trop soigneuse de plairo ,
Des crimes de Néron approuver les horreurs;
Je L'ai vue à genoux consacrer ses fureurs.
Je ne prends point pour juge une cour idolâtre ,
Paulin : je me propose un plus ample théâtre ;
Et^ sans prêter Toreille à la voix des flatteurs^
Je veux par votre bouche entendre tous les cœurs;
Vous me l'avez promis. Le respect et la crainte
Ferment autour de moi le passage à la plainte :
Pour mieux voir, cher Paulin , et pour entendre mieux ,
Je vous ai demandé des oreilles , des yeux;
J'ai mis même à ce prix mon amitié secrète :
J'ai voulu que des cœurs vous fussiez Tinterprcte;
Qu'au travers des flatteurs votre sincérité
Fit toujours jusqu'à moi passer la vérité.
Parlez donc. Que faut-il que Bérénice espère?
Home lui sera-t-elle indulgente ou sévère?
Dois-jc croire qu'assise au trône des Césars
Une si belle reine offensât ses regards?
PAULIN.
N'eu doutez point, seigneur : soit raison, soit caprice,
Rome ne l'attend point pour son impératrice.
On sait qu'elle est charmante, et de si belles mains
Semblent vous demander l'empire des humains:
Elle a même, dit-oQ , le cœur d'une Romaine ,
Elle a mille vertus ; mais, seigneur, elle est reine.
Rome, par une loi qui ne se peut changer.
N'admet avec son sang aucun sang étranger ,
Et ne reconnaît point les fruits illégitimes
Qui naissent d'un hymen contraire à ses maximes.
D'ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,
Rome à ce nom, si noble et si saint autrefois,
Attacha pour jamais une haine puissante ;
Et quoiqu'à ses Césars fidèle , obéissante.
Cette haine, seigneur, reste de sa fierté,
Survit dans tous les cœurs après la liberté.
Jules, qui le premier la soumit à ses armes.
Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes ,
Brûla pour Cléopàlre; et, sans se déclarer.
Seule dans l'Orient la laissa soupirer.
Antoine, qui l'aima jusqu'à ridolAlric,
ACT£ II, SCÈiNË ir. 2M
Oablia dans son sein sa gloire et sa patrie.
Sans oser toutefois se nommer son époux :
Rome l'alla chercher jasques à ses genoux ,
Et ne désarma point sa fureur vengeresse
Qu'elle n'eût accablé l'amant et la maîtresse.
Depuis ce temps, seigneur, Caligula, Néron ,
Monstres dont à regret je cite ici le nom.
Et qui, ne conservant que la figure d'homme.
Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome ,
Ont craint cette loi seule , et n'ont point à nos ;eux
Allumé le flambeau d'un hymen odieux.
Vous m'avez commandé surtout d'être sincère.
De l'affranchi Pallas nous avons vu le frère ,
Des fers de Glaudius Félix encor flétri.
De deux reines, seigneur, devenir le mari;
Et, s'il faut jusqu'au bout que je vous obéisse.
Ces deux reines étaient du sang de Bérénice.
Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos rt^ards.
Faire entrer une reine au lit de nos Césars,
Tandis que l'Orient dans le lit de ses reines
Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes !
Cest ce que les Romains pensent de votre amour.
Et je ne réponds pas, avant la fin du jour.
Que le sénat, chargé des vœux de tout l'empire.
Ne vous redise ici ce que je viens de dire.
Et que Rome avec lui, tombant à vos genoux.
Ne vous demande un choix digne d'elle et de vous.
Vous pouvez préparer, seigneur, votre réponse.
Trrus.
Hélas! à quel amour on veut que je renonce!
PAO UN.
Cet amour est ardent, il le faut confesser.
Plus ardent mille fois que tu ne peux penser,
Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire
De la voir chaque jour, de l'aimer, de lui plaire.
J'ai fait plus (je n'ai rien de secret à tes yeux ) ,
J'ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux
D'avoir choisi mon père au fond de l'idumce.
D'avoir rangé sous lui l'Orient et Tannée,
Et , soulevant encor le reste des humains,
MACIIB. 25
MO BÉRÉNICE.
Remis Rome sanglante en ses paisibles mains :
J'ai même souhaité la place de mon père;
Moi, Paulin^ qui cent fois, si le sort moins sévère
Eût voulu de sa vie étendre les liens,
Auvais donné mes jours pour prolonger les siens :
Tout cela (qu'un amant sait mal ce qu'il désire!)
Dans Tespoir d'élefver Bérénice à l'empire,
De reconnaître un jour son amour et sa foi.
Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi.
Malgré tout mon amour, Paulin, et tous ses charmes.
Après mille serments appuyés de mes liâmes.
Maintenant que je puis couronner tant d'attraits,
Maintenant que je l'aime encor pins que jamais,
Lorsqu'un heureux hymen joignant nos destinées
Peut payer en un jour les vœux de cinq années ,
Je vais, Paulin... Oh ciel! puis-je le déclarer!
PAULIN.
Quoi, seigneur?
TITUS.
Pour jamais je vais m'en séparer.
Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre :
Si je f ai fait parler, si j'ai voulu f entendre ,
Je voulais que ton zèle achevât en secret
De confondre un amour qui se tait à regret.
Bérénice a longtemps balancé la victoire;
fit si je penche enfin du côté de ma gloire.
Crois qu'il m'en a coûté, pour vaincre tant d'amour,
Des combats dont mon cœur saignera plus d'un jour.
J'aimais, je soupirais dans une paix profonde;
Un autre était chargé de l'empire du monde :
Maître de mon destin, libre dans mes soupirs.
Je ne rendais qu'à moi compte de mes désirs.
Mais à peine le ciel eut rappelé mon père.
Dès que ma triste main eut fermé sa paupière.
De mon aimable erreur je fus désabusé :
Je sentis le fardeau qui m'était imposé;
Je connus que bientôt, loin d'être à ce que j'aime,
H fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même;
Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,
Livrait à l'univers le reste de mes jours.
Rome observe aujourd'hui ma conduite nouvelle:
ACT£ 11, SCÈNE II. 091
Quelle honte pour moi, quel présage pour elle.
Si 9 dès le premier pas renversant tous ses droits ,
Je fondais mon bonheur sur le débris des lois !
Résolu d'accomplir ce cruel sacrifice ,
J'y voulus préparer la triste Bérénice :
Mais par où commencer? Vingt fois^ depuis huit joun^
J'ai voulu devant elle en ouvrir le discours;
Et^ dès le premier mot^ ma langue embarrassée
Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.
J'espérais que du moins mon trouble et ma douleur
Lui feraient pressentir notre commun malheur :
IfaiS; sans me soupçonner, sensible à mes alarmes ,
Elle m'offre sa main pour essuyer mes larmes;
Et ne prévoit rien moins , dans cette obscurité ,
Que la fin d'un amour qu'elle a trop mérité.
Enfin, j'ai ce malin rappelé ma constance :
11 faut la voir, Paulin, et rompre le silence.
J'attends Antiochus pour lui recommander
Ce dépôt précieux que je ne puis garder :
Jusque dans l'Orient je veui qu'il la remène.
Demain, Rome avec lui verra partir la reine.
Elle en sera bientôt instruite par ma voix;
Et je vais lui parler pour la dernière fois.
PAULI!!.
Je n'attendais pas moins de cet amour de gloire
Qui partout après vous attacha la victoire.
La Judée asservie, et ses remparts fumants,
De cette noble ardeur éternels monuments,
Me répondaient assez que votre grand courage
Ne voudrait pas, seigneur, détruire son ouvrage,
Et qu'un héros vainqueur de tant de nations
Saurait bien tôt ou tard vaincre ses passions.
TITUS.
Ah ! que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !
Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle ,
S'il ne fallait encor qu'affronter le trépas 1
Que dis-je? cette ardeur que j'ai pour ses appas,
Bérénice en mon sein l'a jadis allumée.
Tu ne l'ignores pas : toujours la renommco
Avec le même éclat n'a pas semé mon nom ;
Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron ,
293 BÉRÉNICE.
S^égaraity cher FauUiiy par l'exemple abusée^
Et suivait du plaisir la pente trop aisée.
Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur
Pour plaire à oc qu'il aime, et gagner son Tainqucur?
Je prodiguai mon sang : tout fit place à mes armes
Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes
Ne me suffisaient pas pour roépter ses vœux :
J'entrepris le bonheur de mille malheureux.
On vit de toutes parts mes bontés se répandre;
Heureux, et plus heureux que tu ne peux comprendre.
Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits
Chargé de mille cœurs conquis par mes bienfaits! ^
Je lui doit tout, Paulin. Récompense cruelle!
Tout ce que je lui dois va retomber sur elle :
Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus.
Je lui dirai : Partez, et ne me voyez plus.
PAOLIN.
Hé quoi, seigneur 1 hé quoi! cette magniGccnce
Qui va jusqu'à l'Euphrate étendre sa puissance^
Tant d'honneurs dont l'excès a surpris le sénat.
Vous laissent-ils encor craindre le nom d'ingrat?
Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.
TITUS.
Faibles amusements d'une douleur si grande !
Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien
Que son cœur n'a jamais demandé que le mien.
Je l'aimai; je lui plus. Depuis cette journée,
(Dois-je dire funeste, hélas! ou fortunée?)
Sans avoir, en aimant, d'objet que son amour,
Étrangère dans Rome, inconnue à la cour.
Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétcndro
Que quelque heure à me voir, et le reste à m'attcndrc.
Encor, si quelquefois un peu moins assidu
Je passe le moment où je suis attendu.
Je la revois bientôt de pleurs toute trempée :
Ma main à les sécher est longtemps occupée.
Enfin, tout ce qu'Amour a de nœuds plus puissants.
Doux reproches, transports sans cesse renaissants.
Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle
Beauté , gloire , vertu , je trouve tout en elle.
Depuis cinq «ans entiers chaque jour je la vois.
ACTif: 11, SCÈNE IV. Î03
Et crois toujours la voir pour la première fois.
N'y songeons plus. Allons^ cher Paulin : plus j'y pense ,
Plus je sens chanceler ma cruelle constance.
Quelle nouvelle^ oh ciel ! je lui vais annoncer!
Encore un coup, allons, il n'y faut plus penser.
Je connais mon devoir, c'est à moi de le suivre :
Je n'examine point si j'y pourrai survivre.
SCÈNE III.
TITUS , PAULIN , RUTILE.
RUTILE.
Bérénice, seigneur, demande à vous parler.
TITUS.
Ah Paulin !
PAULIN.
Quoi! déjà vous somblez reculer!
De vos nobles projets, seigneur, qu'il vous souvienne;
Voici le temps.
Eh bien, voyons-la. Qu'elle vienne...
SCÈNE IV.
BÉRÉNICE, TITUS, PAULIN, PHÉNICE.
BÉRÉNICE.
Ne VOUS offensez pas si mon zèle indiscret
De votre solitude interrompt le secret.
Tandis qu'autour de moi votre cour assemblée ,
Retentit des bienfaits dont vous m'avez comblée,
Est-il juste, seigneur, que seule en ce moment
Je demeure sans voix et sans ressentiment?
Mais, seigneur ( car je sais que cet ami sincère
Du secret de nos cœurs connaît tout le mystère ),
Votre deuil est fini, rien n'arrête vos pas.
Vous êtes seul enfin, et ne me cherchez pas.
J'entends que vous m'offrez un nouveau diadème ,
Et ne puis cependant vous entendre vous-même.
Hélas ! plus de repos, seigneur, et moins d'éclat :
Votre amour ne peut-il paraître qu'au sénat?
Ah Titus! ( car enfin l'amour fuit la contrainte
25,
2{^ BÉRÉNICE.
De tous ces noms que suit le respect et la crainte )
De quel soin votre amour va-t-il s'importuner?'
M'^-t^il que des États qu'il me puisse donner?
Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche?
Un soupir, un regard, un mot de votre bouche.
Voilà l'ambition d'un cœur comme le mien :
Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien.
Tous vos moments sont-ils dévoués à l'empire?
Ce cœur après huit jours n'art-tl rien à me dire?
Qu'un mot va rassurer mes timides esprits!
Mais parliez-vous de moi quand je vous ai surpris?
Dans vos secrets discours étais-je intéressée.
Seigneur? étais-je au moins présente à la pensée?
TITUS.
N'en doutez point, madame; et j'atteste les dieux
Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.
L'absence ni le temps, je vous le jure encore,
Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore.
BÉRÉNICE.
Hé quoi ! vous me jurez une étemelle ardeur.
Et vous me la jurez avec cette froideur!
Pourquoi même du ciel attester la puissance?
Fautril par des serments vaincre ma défiance?
Mon cœur ne prétend point, seigneur, vous démentir;
Et je vous en croirai sur un simple soupir.
TITUS.
Madame...
BÉRÉNICE.
Eh bien, seigneur? Mais quoi ! sans me répondre.
Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre!
Ne m'offrirez- vous plus qu'un visage interdit?
Toujours la mort d'un père occupe votre esprit :
Rien ne peut-il charmer l'ennui qui vous dévore?
Trrus.
Plût aux dieux que mon père, hélas! vécût encore l
Que je vivais heureux!
BÉRÉNICE.
Seigneur, tous ces regrets
De votre piété sont de justes effets.
Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire ;
Vous devez d'autres soins ii Rome, à votre gloire :
ACT£ II, SCÈNi: V. 2«ft
De mon propre intérêt je n'ose vous parler.
Bérénice autrefois pouvait vous consoler :
Avec plus de plaisir vous m'avez écoutée.
De combien de malheurs pour vous persécutée
Vous ai-je pour un mot sacrifié mes pleurs !
Vous regrettez un père : hélas! faibles douleurs 1
Et moi ( ce souvenir me fait frémir encore )
On voulait m'arracher de tout ce que j'adore,
Moi , dont vous connaissez le trouble et le tourment
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment.
Moi, qui mourrais le jour qu'on voudrait m'interdire
De vous...
TITOS.
Madame, hélas! que me venez-vous dire?
Quel temps choisissez-vous? Ahl de grâce, arrêtez :
Cest trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.
BéRÉNICB.
Pour un ingrat, seigneur! Et le pouvez-vous être?
Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peutrêtre!
THUS.
Non, madame : jamais, puisqu'il faut vous parler.
Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler.
Mais...
BÉaÉIlICB.
Achevez.
TTTUS.
Hélas!
BÉBÔIICE.
Parlez.
TITUS.
Rome... L'empire...
BÉRÉRICE.
Eh bien?
TITUS.
Sortons, Paulin; je ne lui puis rien dire,
SCÈNE V.
BÉRÉNICE, PHÉNICE.
BÉRÉNICE.
Quoi! me quitter sitôt! et ne me dire rien!
296 nERËNICE.
Chère Phéiiice^ nélas! quel funeste entretien!
Qu'ai-ge fait? Que veut-il? Et que dit ce silence?
PHÉKICE.
Comme vous je me perds d'autant plus que j'y pense.
Mais ne s'offre-t-il rien à votre souvenir
Qui contre vous^ madame^ ait pu le prévenir?
Voyei, examinez.
BÉRÉNICE.
Hélas ! tu peui m'en croire ;
Plus je veux du passé rappeler la mémoire.
Du jour que je le vis jusqu'à oe triste jour.
Plus je vois qu'on me peut reprocher trop d'amour.
Mais tu nous entendais. 11 ne fout rien me taire ;
Parle. N'ai-je rien dit qui lui puisse déplaire?
Que sais-je? j'ai peut-être avec trop de chaleur
Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur.
N'est-ce point que de Rome il redoute la haine ?
Il craint peut-être , il craint d'épouser une reine.
Hélas! s'il était vrai... Mais non, il a cent fois
Rassuré mon amour contre leurs dures lois;
Cent fois... Ah ! qu'il m'explique un silence si rude :
Je ne respire pas dans cette incertitude.
Moi, je vivrais, Phénice, et je pourrais penser
Qu'il me néglige, ou bion que j'ai pu l'offenser?
Retournons sur ses pas. Mais, quand je m'examine ,
Je crois de ce désordre entrevoir l'origine.
Phénice , il aura su tout ce qui s'est passé :
L'amour d'Antiochus l'a peut-être offensé.
Il attend, m'a-t-on dit, le roi de Comagcne.
Ne cherchons poipt ailleurs le sujet de ma peine.
Sans doute ce chagrin qui vient de m'alarmer
N'est qu'un léger soupçon facile à désarmer.
Je ne te vante point cette faible victoire ,
Titus : ah ! plût au ciel que , sans blesser ta gloire ,
Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,
Et pût mettre à mes pieds plus d'empires que toi ;
Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme ;
Que ton amour n'eût rien à donner que ton âme !
C'est alors, cher Titus, qu'aimé, victorieux,
tu verrais de quel -prix ton cœur est à mes yeux.
Allons, Phénice^ un mot pourra le satisfaire.
ACTE llf, SCÈNE I. 297
R«ssurons-nous, mon cœur^ je puis encor lui plaire;
Je me comptais trop tôt au rang des malheureux :
Si Titus est jaloux^ Titus est amoureux.
ACTE TROISIÈME.
SCÈNE I.
TITUS, ANTIOCHUS, ARSACE.
Trrus.
Quoi! prince, tous partiez! quelle raison subite
Presse votre départ, ou plutôt votre fuite?
Youliez-vous me cacher jur^ques à vos adieux?
Estrce comme ennemi que vous quittez ces lieux?
Que diront, avec moi, la cour, Rome, l'empire?
Hais, comme votre ami, que ne puis-je point dire?
De quoi m'accusez-vous? Vous avais-jc sans choix
Confondu jusqu'ici dans la foule des rois?
Mon cœur vous fut ouvert tant qu'a vécu mon père ;
C'était le seul présent que je pouvais vous faire :
Et lorsqu'avec mon cœur ma main peut s'épancher.
Vous fuyez mes bienfaits, tout prêts à vous chercher !
Pensez-vous qu'oubliant ma fortune passée
Sur ma seule grandeur j'arrête ma pensée ,
Et que tous mes amis s'y présentent de loin
Comme autant d'inconnus dont je n'ai plus besoin?
Vous-même à mes regards qui vouliez vous soustraire,
Prince, plus que jamais vous m'êtes nécessaire.
ANTIOCHUS.
Moi, seigneur?
TITUS.
Vous.
ANTIOCHUS.
Hélas! d'un prince ma neureoi
Que pouvez-vous, seigneur, attendre que des vœux?
ie D'ai pas oublié, princo, que ma victoire
298 nÉRENlCK.
Devait à vos exploits la moitié de sa gloire ;
Que Rome vit passer aa nombre des vaincus
Plus d'un captif chargé des fers d'Antiochns;
Que dans le Gapitole elle voit att&chées*
Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées.
Je n'attends pas de vous de ces sanglants exploits ,
Et je veux seulement emprunter votre voix.
Je sais que Bérénice ^ à vos soins redevable >
Croit posséder en vous un ami véritable;
Elle ne voit dans Rome et n'écoute que vous :
Vous ne faites qu'un cœur et qu'une àme avec nous.
Au nom d'une amitié si constante et si belle ,
Employez le pouvoir que vous avez sur elle :
Voyez-la de ma part.
ANTIOCHUS.
Moi^ paraiire à seS; yeux?
La reine pour jamais a reçu mes adieux.
Trrus.
Prince y il faut que pour moi vous lui parliez encore.
ANTIOCODS.
Ah ! parlez-luiy seigneur. La reine vous adore :
Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment
Le plaisir de lui faire un aveu si charmant?
Elle l'attend, seigneur, avec impatience.
Je réponds, en partant, de son obéissance;
Et même elle m'a dit que, prêt à l'épouser.
Vous ne la verrez plus que pour l'y disposer.
TITUS.
Ah ! qu'un aveu si doux aurait lieu de me plaire !
Que je serais heureux, si j'avais à le faire!
Mes transports aujourd'hui s'attendaient d'éclater;
Cependant aujourd'hui, prince, il faut la quitter.
ANTIOCHUS.
La quitter! Vous, seigneur?
TITUS.
Telle est ma destinée :
Pour elle et pour Titus il n'est plus d'hyménée.
D'un espoir si charmant je me flattais en vain :
Prince, il faut avec vous qu'elle parte demain.
AMTIOGHUS.
Qu'cntends-je? Oh ciel î
ACTE ill, SCtiNK I. 299
TITUS.
Plaignez ma grandeur importune :
Maître de l'univers, je règle sa fortune^
Je puis faire les rois, je puis les déposer;
Cependant de mon cœur je ne puis disposer.
Rome, contre les rois de tout temps soulevée,
Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée :
L'éclat du diadème, et cent rois pour aïeux.
Déshonorent ma flamme et blessent tous les yeus.
Mon cœur, libre d'ailleurs, sans craindre les murmures,
Peut brûler à son choix dans des Ûammes obscures :
Et Rome avec plaisir recevrait de ma main
La moins digne beauté qu'elle cache en son sein.
Jules céda lui-même au torrent qui m'entraîne.
Si le peuple demain ne voit partir la reine ,
Demain elle entendra ce peuple furieux-
Me venir demander son départ à ses yeux.
Sauvons de cet affront mon nom et sa mémoire;
Et, puisqu'il faut céder, cédons à notre gloire.
Ma bouche et mes regards, muets depuis huit Jours ,
L'auront pu préparer à ce triste discours :
Et même en ce moment, inquiète, empressée ^
Elle veut qu'à ses yeux j'explique ma pensée.
l^un amant interdit soulagez le tourment;
Épargnez à mon cœur cet éclaircissement.
Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence;
Surtout, qu'elle me laisse éviter sa présence :
Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens ;
Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.
Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste
Qui de notre constance accablerait le reste.
Si l'espoir de régner et de vivre en mon cœur
Peut de son infortune adoucir la rigueur.
Ah prince! jurez-lui que, toujours trop (idcle,
Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu'elle ,
Portant jusqu'au tombeau le nom de son amaut,
Mon règne ne sera qu'un long bannissement,
Si le ciel, non content de me l'avoir ravie,
Veut encor m'affliger par une longue vie.
Vous, que l'amitié seule attache sur ses pas,
Prince, dans son malheur ne l'abandonnez pas :
300 BÉRÉMICK.
Que l'Orient tous voie arriver à sa suite;
Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite.
Qu'une amitié si belle ait d'étemels liens;
Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.
Pour rendre vos États pins voisins l'un de l'autre,
L'Euphrate bornera son empire et le vôtre.
le sais que le sénat, tout plein de votre nom.
D'une commune voix conflrmera ce don.
Je joint la Gilicie à votre Ck>magène.
Adieu. Ne' quittez point ma princesse, ma reine,
Tout ce qui de mon cœur fut l'unique désir.
Tout ce que j'aimerai jusqu'au dernier soupir.
SCÈNE IL
ANTIOCHUS, ARSACE.
ARSACB.
Ainsi le ciel s'apprête à vous rendre justice.
Vous partirez, seigneur, mais avec Bérénice :
Loin de vous la ravir, on va vous la livrer.
AirriocHUS.
Arsace, laisse-moi le temps de respirer.
Ce changement est grand , ma surprise est extrême :
Titus entre mes mains remet tout ce qu'il aime!
Dois-je croire, grands dieux! ce que je viens d'ouïr?
Et, quand je le croirais, dois-je m'en réjouir?
ARSACE.
Mais, moi-même, seigneur, que faut-il que je croie?
Quel obstacle nouveau s'oppose à votre joie?
Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux ,
Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux.
Tremblant d'avoir osé s'expliquer devant elle.
Votre cœur me contait son audace nouvelle?
Vous fuyiez un hymen qui vous faisait trembler.
Cet hymen est rompu : quel soin peut vous troubler?
Suivez les doux transports où l'amour vous invite.
ANTiocnus.
Arsace , je me vois chargé de sa conduite :
Je jouirai longtemps de ses chers entretiens;
Ses yeux même pourront s'accoutumer aux miens,
Et pcut-ôtrc son cœur frra la différence
ACT£ IJJ, SCENE II. .101
Des froideurs de Titus à ma persévérance.
Titus m'accable ici du poids de sa grandeur;
Tout disparait dans Rome auprès de sa splendeur :
Mais quoique rOrient soit plein de sa mémoire »
Bérénice y verra des traces de ma gloire.
▲aSACE.
N'en doutez point, seigneur, tout succède à vos vœux.
AimocHus.
Ah! que nous nous plaisons à nous tromper tous deux!
ARSACE.
Et pourquoi nous tromper?
ANTIOCHUS.
Quoi! je lui pourrais plaire?
Bérénice à mes vœux ne serait plus contraire?
Bérénice d'un mot flatterait mes douleurs?
Penses-tu seulement que parmi ses malheurs.
Quand l'univers entier négligerait ses charmes.
L'ingrate me permit de lui donner des larmes.
Ou qu'elle s'abaissât jusques à recevoir
Des soins qu'à mon amour elle croirait devoir?
ausace.
Et qui peut mieux que vous consoler sa disgràce?
Sa fortune, seigneur, va prendre une autre face :
Titus la quitte.
AKTIOGHUS.
Hélas! de ce grand chai^ement.
Il ne me reviendra que le nouveau tourment
D'apprendre par ses pleurs à quel point elle l'aime :
Je la verrai gémir; je la plaindrai moi-même.
Pour fruit de tant d'amour, j'aurai le triste emploi
De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi.
ARSACE.
Quoi! ne vous plaire^-vous qu'à vous gêner sans cesse?
Jamais dans un grand cœur vit-on plus de faiblesse?
Ouvrez les yeux, seigneur, et songeons entre nous
Par combien de raisons Bérénice est à vous.
Puisque aujourd'hui Titus ne prétend plus lui plaire.
Songez que votre hymen lui devient nécessaire.
ANTIOCHUS.
Nécessaire?
30S BÉRÉNICE.
ARSACB.
A ses pleurs accordez quelques jours;
De ses premiers sanglots laissez passer le cours :
Tout parlera pour toiis, le dépit, la vengeance.
L'absence de Titus, le temps, votre présence.
Trois sceptres que son bras ne peut seul soutenir,
Vos deux États voisins qui cherchent à s'unir;
L'intérêt, la raison, l'amitié, tout vous lie.
A!m0CH0S.
Ahl je respire, Arsace; et tu me rends la vie :
J'accepte avec plaisir un présage si doux.
Que tardons-nous? faisons ce qu'on attend de nous.
Entrons chez Bérénice; et, puisqu'on nous l'ordonne,
Allons lui déclarer que Titus l'abandonne...
Mais plutôt demeurons. Que faisais-je? Est-ce à moi ,
Arsace, à me charger de ce cruel emploi?
Soit vertu, soit amour, mon cœur s'en effarouche.
L'aimable Bérénice entendrait de ma bouche
Qu'on l'abandonner Ah reine! et qui l'aurait pensé
Que ce mot dût jamais tous être prononcé î
ARSACE.
La haine sur Titus tombera tout entière.
Seigneur, si vous parlez, ce n'est qu'à sa prière.
A!«T10CHUS.
Non, ne la voyons point; respectons sa douleur :
Assez d'autres viendront lui conter son malheur.
Et ne la crois-tu pas assez infortunée
D'apprendre à quel mépris Titus l'a condamnée.
Sans lui donner encor le déplaisir fatal
D'apprendre ce mépris par son propre rival?
Encore un coup, fuyons; et par cette nouvelle
N'allons point nous charger d'une haine immortelle.
ARSACE.
Ah ! la voici, seigneur; prenez votre parti.
ANTIOCHUS.
Oh ciel !
ACTK III, SCfeNK III. 303
SCÈNE III.
BÉRÉNICE, ANTIOCHUS, ARSACE, PHÉNICE.
BiRÉNICB.
Hc quoi! seigneur! vous n'êtes })oint parti!
AlfTIOCUirS.
Madame, je vois bien que vous êtes déçue.
Et que c'était César que cherchait votre vue.
Mais n'accusez que lui si , malgré mes adieux ,
De ma présence encor j'importune vos yeux.
Peut-être en ce moment je serais dans Ostie,
S'il ne m'eût de sa cour défendu la sortie.
^ BÉRÉNICE*
11 vous cherche vous seul. Il nous évite tous.
ANTIOCHUS.
H ne m'a retenu que pour parler de vous.
BÉRÉNICE.
De moi, prince?
ANTIOCHUS.
Oui, madame.
BÉRÉNICE.
Et qu'a-t-il pu vous dire?
ANTIOCHUS.
Mille autres mieux que moi pourront vous en instruire.
BÉRÉNICE.
Quoi, seigneur!...
ANTIOCHUS.
Suspendez votre ressentiment.
D'autres, loin de se taire en ce même moment.
Triompheraient peut-être, et, pleins de confiance.
Céderaient avec joie à votre impatience :
Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien,
A qui votre repos est plus cher que le mien.
Pour ne le point troubler j'aime mieux vous déplaire.
Et crains votre douleur plus que votre colère.
Avant la fin du jour vous me justifierez.
Adieu, madame.
BÉRÉNICE.
Oh ciel! quel discours! Demeurez.
Prince, c'est trop cacher mon trouble à votre vue.
Vous voyez devant vous une reine éperdue ,
304 BÉRÉNICIf;.
Qui, la mort dans le sein, vous demande deux mots.
Vous craignez, dites-tous, de troubler mon repos;
Et Yos refus cruels, loin d'épargner ma peine.
Excitent ma douleur, ma colère, ma faaine.
seigneur, si mon repos toos est si précieux.
Si moi-inème jamais je fus chère à vos yeux,
Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme.
Que TOUS a dit Titus?
ÀimocHcs.
Au nom des dieux, madame,..
BÊRÉ7UCE.
Quoi ! vous craignez si peu de me désobéir?
ANTIOCHUS.
Je n'ai qu'à vous parler pour me faire haïr.
•ÉHÉNICE.
Je veux que vous parliez.
AinnocHos
Dieux! quelle violence!
Madame , encore un coup , vous louerez mon sHence*
BÉrtÉIfICE.
Prince, dès ce moment contentez mes souhaits.
Ou soyez de ma haine assuré pour jamais.
ANTIOCBUS.
Madame, après cela je ne puis plus me taire.
Eh bien, vous le voulez, il faui vous satisfaire.
Mais ne vous flattez point : je vais vous annoncer
Peut-être des malheurs où vous n'osez penser.
Je connais votre cœur : vous devez vous attendre
Que je le vais frapper par l'endroit le plus tendre.
Titus m'a commandé...
BÉRÉNICE.
Quoi?
ANTlOCHUa.
De vous déclarer
Qu'à jamais l'un de l'autre il faut vous séparer.
BÉRÉNlCtfh
Nous séparer! Qui? moi? Titus de Bérénice?
AMTIOCHUS.
Il faut que devant vous je lui rende justice :
Tout ce que, dans un cœur sensible et généreux.
L'amour au désespoir peut rassembler d'affreux.
ACTE 111, SCÈNE IV. 305
Je l'ai va dans le sien. H pleure, il vous adore.
Mais enfin que lui sert de vous aimer encore?
Une reine est suspecte à l'empire romain»
Il faut vous séparer^ et vous partez demain.
BËaÉNlCE.
Nous séparer! Hélas, Phénice!
PliRICI.
Eh bien, madame,
11 faut ici montrer la grandeur de votre Ame.
Ce coup sans doute est rude, il doit vous étonner.
BÉRÉRIGE.
Après tant de serments Titus m'abandonner!
Titus, qui me jurait... Non, je ne le puis croire;
Il ne me quitte point, il y va de sa gloire.
Contre son innocence on veut me prévenir.
Ce piège n^t tendu que pour nous désunir.
Titus m'aime, Titus ne veut point que je meure.
Allons le voir : je veux lui parler tout à l'heure.
Allons.
ANT10CIUS.
Quoi ! vous pourriez ici me regarder..?
BÉRÉNICI.
Vous le souhaitez trop pour me persuader.
Nop, je ne vous crois point. Mais, quoi qu'il en puisse être.
Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.
( â Phénice. ) _
Ne m'abandonne pas dans l'état où je suis. ^
Hélas! pour me tromper je fais ce que je puis.
SCÈNE IV.
ANTIOCHUS, ARSACE.
AimOCHUS.
Ne me trompé-jé point? l'ai-je bien entendue?
Que je me garde, moi, de paraître à sa vue!
Je m'en garderai bien. Ehl ne partais-je pas.
Si Titus malgré moi n'eût arrêté mes pas?
Sans doute il faut partir. Continuons, Arsacc.
Elle croit m'affliger : sa haine me fait grâce.
Tu me voyais tantôt inquiet, cgai*c ;
Je partais amoureux, jîtloux, tlêsespcré;
2fu
306 BÉRÉNICE.
Et maintenant 9 Arsace, après cette défense,
Je partirai |>eutrètre avec indifférence.
ABSACE.
Moins que jamais » seigneur , il faut tous éloigner»
ANTIOCIIUS.
Moi, je demeurerai pour me yoIt dédaigner?
Des froideurs de Titus je serai responsable ?
Je me verrai puni parce qu'il est coupable?
Avec quelle injustice et quelle indignité
Elle doute, à mes yeux, de ma sincérité 1
Titus Taime, dit-elle, et moi je l'ai trahie.
L'ingrate! m'accnser de cette perfidie 1
Et dans quel temps encori dans le moment fatal
Que j'étale à ses yeux les pleurs de mon rival;
Que pour la consoler je le taisais paraître
Amoureux et constant, plus qu'il ne l'est peut-être.
▲RSACB.
Et de quel soin, seigneur, vous allez vous troubler?
Laissez à ce torrent le temps de s'écouler :
Dans huitjours,dansun mois, n'i 119 porte, il fautqu'il passe.
Demeurez seulement.
AKTIOCHUS.
Non; je la quitte, Arsace.
Je sèris qu'à sa douleur je pourrais compatir :
Ma gloire, mon repos, tout m'excite à partir. '
Allons; et de si loin évitons la cruelle,
Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d'elle.
Toutefois il nous reste encore assez de jour :
Je vais dans mon palais attendre ton retour .
Va voir si la douleur ne Ta point trop saisie.
Cours; et partons du moins assurés de sa vie.
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
BÉRÉNICE.
Phonice ne vient point! Moments trop rigoureux.
Que vous paraissez lents à mes rapides vœux !
ACTE IV, SCÈNE II. 307
Je m'agite^ je coure; languissante, abattue,
La force m'abandonne; et le repos me tue.
Phénice ne vient point! Ah! que cette longueur
D'un présage funeste épouvante mon cœur!
Phénice n'aura point de réponse à me rendre :
Titus, l'ingrat Titus n'a point voulu l'entendre ;
Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur.
SCÈNE II.
BÉRÉNICE, PHÉNICE.
BÉRÉNICE.
Chère Phénice, eh bien! as-tu vu l'empereur?
Qu'a-t*il dit? viendra-t-il?
PHÉKICB.
Oui, je l'ai vu, madame.
Et j'ai peint à ses yeux le troublé de votre ame.
J'ai vu couler dés pleurs qu'il voulait retenir.
BÉRÉIflCE.
Vicat-il?
pHÉincs.
N'en doutez point, madame, il va venir.
Mais voulez -vous paraître en ce désordre extrême?
Remettez-vous, madame, et rentrez en vous-même.
Laissez-moi relever ces voiles détachés.
Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés.
Souffrez que de vos pleurs je répare l'outrage.
BÉRÉNICE.
Laisse, laisse, Phénice; il verra son ouvrage.
Eh! que m'importe, hélas! de ces vains ornements?
Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements.
Mais que dis-je? mes pleurs! si ma perte certaine.
Si ma mort toute prête enfln ne le ramène ,
Dis-moi, que produiront tes secours superflus,
Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus?
PHÉMICB.
Pourquoi lui faites-vo\is cet injuste reproche?
J'entends du bruit, madame, et l'empereur s'approche.
Venez, fuyez la foule, et rentrons promptemcnt.
Vous l'entretiendrez seul dans votre appartement.
306 BÉRÉNICE.
SCÈNE m.
TITUS, PAULIN, SUITE.
TITUS.
De la reine, Paulin, flattez Tinquiétade :
Je vais la voir. Je veux un peu de solitude :
Que Ton me laisse.
PAULIN, à part.
Oh ciel ! que je crains ce combat!
Grands dieui, saurez sa gloire et l'honneur de l'État!
Voyons la reine.
SCÈNE IV.
TITUS.
Ëh bien! Titus, que viens-tu faire?
Bérénice f attend. Où viens-tu, téméraire?
Tes adieux sont-ils prêts? T'es-tu bien consulté?
Ton cœur te promet-il assez de cruauté?
Car enfin au combat qui pour toi se prépare
C'est peu d'être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs 'charmes.
Attachés sur les miens, m'accabler de leurs larmes.
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir?
Pourrai-je dire enfin : Je ne veux plus vous voir?
Je viens percer un cœur que j'adore, qui m'aime.
Et pourquoi le percer? Qui l'ordonne? Mot-mèmc.
Car enfin Rome a-t-clle expliqué ses souhaits?
L'entendons-nous crier autour de ce palais?
Vois-je l'État penchant au bord du précipice?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice?
Tout se tait; et moi seul, trop prompt à me troubkr.
J'avance des malheurs que je puis reculer.
Kt qui sait si, sensible aux vertus de la reine ,
Rome ne voudra point l'avouer pour Romaine?
Rome peut par son choix justifier le mien :
Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
é Que Rome avec ses lois mette dans la balance
ACTE IV, SCÈNE IV. 309
Tant de pleurs^ tant d'amour^ tant de persévérance;
Rome Bera pour nous... Titus ^ ouvre les yeui :
Quel air respires-tu? N'es-tu pas dans ces lieux
Ou la baine des rois, avec le lait sucée ,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N'as-tu pas en naissant entendu cette voix?
Et n'as-ttt pas encore ou! la renommée
Tannoncer ton devoir jusque dans ton année?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas.
Ce que Rome en jugeait ne Tentcndis-tu pas?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire?
Ah lâche I fais l'amour, et renonce à l'empire;
Au bout de l'univers va, cours te confiner.
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sout-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire?
Depuis huit jours je règne, et, jusques à ce jour,
Qu'ai-je fait pour l'honneur? J'ai tout fait pour l'amour.
D'un temps si précieux quel compte puis-je rendre?
Où sont ces heureux jours que je faisais attendre?
Quels pleurs ai-je séchés? dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits?
L'univers a-t-il vu changer ses destinées?
Sais-je combien le ciel m'a compté de journées?
El de ce peu de jours, si longtemps attendus ,
Ah malheureux! combien j'en ai déjà perdus!
Ne tardons plus : faisons ce que l'honneur exige;
Rompons le seul lien...
SCÈNE V.
BÉRÉNICE, TITUS.
BifRÊniCK, en tortaiit de Mm ippwteMeBt.
Non, laissez-moi, vous dis-je.
En vain tous vos conseils me retiennent ici;
n faut que je le voie... Ah seigneur! vous voici!
Eh bien, il est donc vrai que Titus m'abandonne!
Il faut nous séparer! et c'est lui qui l'ordonne!
N'accablex point, madamci un prince malheureux
aïO BÉRÉNICE.
Il ne fant point ici nous attendrir tous deux.
Un trouble assez cruel m'agite et me dévore ,
Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
Rappelez bien plutôt ce cœur qui taAt de fois
M'a fait de mon devoir reconnaître la voix ;.
Il en est temps. Forcez votre amour à se taire;
Et, d'un œil que la gloire et la raison éclaire.
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
Vous-même, contre vous fortifiez mon cœur;
Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre ma faiblesse,
A retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse :
Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs.
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs ;
Et que tout l'univers reconnaisse sans peine
Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine.
Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer.
BÉRÉNICE.
Ah cruel! estril temps de me le déclarer!
Qu'avez-vous fait? Hélas! je me suis crue aimée,
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois
Quand je vous l'avouai pour la première fols?
A quel excès d'amour m'avez-vous amenée!
Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée.
Où vas-tu f engager, et quel est ton espoir?
Ne donne point un cœur qu'on ne peut recevoir *
Ne l'avez-vous reçu, cruel > que pour le rendre.
Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre?
Tout l'empire a vingt fois conspiré contre nous :
Il était temps encor; que ne me quittiez-vous?
Mille raisons alors consolaient ma misère :
Je pouvais de ma mort accuser votre père ,
Le peuple, le sénat, tout l'empire romain.
Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main.
Leur haine , dès longtemps contre moi déclarée ,
M'avait à mon malheur dès longtemps préparée.
Je n'aurais pas, seigneur, reçu ce coup cruel
Dans le temps que j'espère un bonheur immortel ,
Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire,
Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,
Lorsque tout l'univers fléchit à vos genoux.
ACTE IV, SCÈNE V. 311
Enfin quand je n'ai plus à redouter que vous.
TITUS.
Et c'est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
Je pouvais vivre alors et me laisser séduire;
Mon cœur se gardait bien d'aller dans l'avenir
Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
Je voulais qu'à mes vœux rien ne fût invincible ;
Je n'examinais ricn^ j'espérais l'impossible.
Que sais-jet j'espérais de mourir à vos yeux.
Avant que d'en venir à ces cruels adieux.
Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.
Tout l'empire parlait : mais la gloire , madame ,
Ne s'était point encor fait entendre à mon cœur
Du ton dont elle parle au cœur d'un empereur.
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre :
Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre ,
Que mon cœur de moi-même est prêt à s'éloigner;
Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner.
BÉRÉNICE.
Eh bien 9 régnez, cruel, contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D'un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle.
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien : et, pour jamais, adieu...
Pour jamais I Ah seigneur! songez-vous en \ous-mcmc
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime?
Dans un mois, dans un an, comment souffrironsf-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous;
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice ,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus!
L'ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.
TITUS.
Je n'aurai pas, madame, à compter tant de jour> :
J'espère que bientôt la triste renommée
312 BÉRÉNICE.
Vous fora confesser que vous étiez aimée.
Vous verrez que Titus n'a pu, sans expirer...
BÉBÉNICE.
Ah seigneur! s'il est vrai, pourquoi nous séparer?
Je ne vous parle point d'un heureux hyménée :
Rome à ne vous plus voir m'ari-elle condamnée?
Pourquoi m'enviez-vous l'air que vous respirez?
TITUS.
Hélas! vous pouvez tout, madame. Demeurez :
Je n'y résiste point. Mais je sens ma faiblesse :
11 faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,
Et sans cesse veiller à retenir mes pas.
Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.
Que dis-je? En ce moment, mon cœur, hors de lui-même,
S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime.
BÉRÉNICE.
Eh bien, seigneur, eh bien, qu'en peutril arriver?
Voyez-vous les Romains prêts à se soulever?
Trrus.
Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure?
S'ils parlent, si les cris succèdent au murmure,
Faudra-t-il par le sang justifier mon choix?
S'ils se taisent , madame , et me vendent leurs lois,
A quoi m'exposez-vous? par quelle complaisance
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience?
Que n'oserontnils point alors me demander?
Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder?
BÉRÉNICE.
Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.
TITUS.
Je les compte pour rieti! Ah ciel! quelle injustice!
BÉRÉNICE.
Quoi ! pour d'injustes lois que vous pouvez changer.
En d'étemels chagrins vousHnéme vous plonger !
Rome a ses droits, seigneur; n'avez-vous pas les vôtres?
Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres?
Dites, parlez.
TITUS.
Hélas ! que vous me déchirez !
BÉRÉNICE.
Vous êtes empereur, soigneur, et vous pleurez!
ACTE IV, SCÈNE V. 313
TITUS.
Oui^ madame, il e&t vrai , je pleure, je soupire,
Je frémis. Mais enfin, quand j'acceptai Tcmpirc,
Rome me fit jurer de maintenir ses droits.
11 les faut maintenir. Déjà plus d'une fois
Home a de mes pareils exercé la constance.
Ah! si TOUS remontiez jusques à sa naissance.
Vous les verriez toujours à ses ordres soumis :
L'un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis
Chercher, avec la mort, la peine toute prête;
D'un fils victorieux l'autre proscrit la tète;
L'autre, avec des yeux secs et presque indifférents,
Voit mourir ses deux fils par son oMre expirants.
Malheureux! Mais toujours la patrie et la gloire
Ont parmi les Roma ins remporté la victoire.
Je sais qu'en vous quittant le malheureux Titus
Passe l'austérité de toutes leurs vertus;
Qu'elle n'approche point de cet effort insigne :
Mais^ madame i après tout, me croyez- vous indigne
De laisser un exemple à la postérité,
Qui sans de grands efforts ne puisse être imité?
BÊRtKICE.
Non, je crois tout facile à votre barbarie :
Je vous crois digne, ingrat, de m'arracher la vie.
De tous vos sentiments mon cœur est éclairci.
Je ne vous parie plus de me laisser ici :
Qui? moi, j'aurais voulu, honteuse et méprisée,
D'un peuple qui me hait soutenir la risée?
J'ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
C^en est fait, et bient5t vous ne me craindrez plus.
N'attendez pas ici que j'éclate en injures,
Que j'atteste le ciel, ennemi des parjures;
Non : si le ciel encore est touché de mes pleurs, .
Je le prie, en mourant, d'oublier mes douleurs.
Si je forme des vœux contre votre injustice.
Si, devant que mourir, la triste Bérénice
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur.
Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre cœur.
Je sais que tant d'amour n'en peut être effacée ;
Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
Mon sang qu'en ce palais je veux niônie verser.
314 BEREMCK.
Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser :
Et, sans me repentir de ma persévérance,
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
Adieu.
SCÈNE VI.
TITUS, PAULIN.
PAULIN.
Dans quel dessein vient-elle de sortir,
Seigneur? Est-elle enfin disposée à partir? .
TOUS.
Paulin, je suis perdu! je n'y pourrai survivre :
La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre.
Courons à son secours.
PAULIN.
Hé quoi î n'avez-vous pas
Ordonné dès tantôt qu'on observe ses pas?
Ses femmes, à toute heure autour d'elle empressées,
Sauront la détourner de ces tristes pensées.
Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,
Seigneur; continuez, la victoire est à vous.
Je sais que sans pitié vous n'avez pu l'entendre ;
Moi-même en la voyant je n'ai pu m'en défendre.
Mais regardez plus loin : songez, en ce malheur.
Quelle gloire va suivre un moment de douleur,
Quels applaudissements l'univers vous prépare ,
Quel rang dans l'avenir...
Trrus.
Non; je suis un barbare;
Moi-même je me hais. Néron , tant détesté ,
N'a point à cet excès poussé sa cruauté.
Je ne souffrirai point que Bérénice expire.
Allons , Rome en dira ce qu'elle en voudra dire.
PAULIN.
Quoi, seigneur!
TITUS.
J6 ne sais, Paulin , ce que je dis :
L'excès de ma douleur accable mes esprits.
PAULIN.
Ne troublez point lo cours de votre renommée :
ACTE IV, SCKJXt Mil. i 315
Déjà de Vos adieux la nouvelle est semée;
Rome, qui gémissait, triomphe avec raison; <,
Tous les temples ouverts fument en votre nom;
Et le peuple, élevant vos vertus jusqu'aux nues,
Va partout de lauriers couronner vos statues.
TITUS.
Ah Rome! Ah Bérénice! Ah prince malheureux!
Pourquoi suis-je empereur? pourquoi suis-je amoureux?
SCÈNE VII.
TITUS, ANTIOCHUS, PAULIN, ARSACE.
ANTIOCBUS*
Qu'avez-vous fait, seigneur? Taimable Bérénice
Va pcut-^tre expirer dans les bras de Pbénice.
Elle n'entend ni pleurs, ni conseil, ni raison;
Elle implore à grands cris le fer et le poison.
Vous seul vous lui pouvez arrachez cette envie :
On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie ;
Ses yeux, toujours tournés vers votre appartemen ,
Semblent vous demander de moment en moment.
Je n'y puis résister, ce spectacle me tue.
Que tardez-vous? allez vous montrer à sa vm\
Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté.
Ou renoncez, seigneur, à toute humanité.
Dites un mot.
TITUS.
Hélas! quel mot puis-je lui dire?
Moi-même en ce moment sais-je si je respire?
SCÈNE vm.
TITUS, ANTIOCHUS, PAULIN, ARSACE, RUTILE.
RirriLE.
Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le sénat.
Viennent vous demander au nom de tout TÉtat :
Un grand peuple les suit, qui, plein d'impatience,
Dans votre appartement attend votre présence.
TITUS.
Je vous entends, grands dieux! vous voulez rassurer
Ce cœur que vous voyez tout prêt à s'égarer.
316 BÉRÉNICK.
PAUUN.
Venez ^ seigneur : passons dans la chambre prochaine;
Allons voir le sénat.
Aimocius.
Ah! coarez chez la reine.
PAUUM.
Quoil vous pourriez, seigneur, par cette indignité,
De l'empire à tos pieds fouler la miyesté?
Rome...
irrus.
Il suffit, Paulin; nous allons les entendre.
( à AnUochof . )
Prince, de ce devoir je ne puis me défendre.
Voyez la reine. Allez. J'espère, à mon retour.
Qu'elle ne pourra plus douter de mon amour.
ACTE CINQUIÈME.
SCÈNE I.
ARSAGE.
Où pourrai-je trouver ce prince trop fidèle?
Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle :
Faites qu'en ce moment je lui puisse annoncer
Un honheur où peut-être il n'ose plus penser!
SCÈNE II.
ANTIOCHUS, ARSAGE.
Ahl quel heureux destin en ces lieux vous renvoie.
Seigneur!
AimOCHUS.
Si mon retour f apporte quelque joie ,
Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir.
ARSACB.
La reine part, seigneur.
ACTt V, SCKMK 11. 317
ANTIOCHUS.
Elle part?
AR8ACE.
Dès ce soir :
Ses ordres sont donnés. Elle s'est ofTensée
Qoe Titus à ses pleurs l'ait si longtemps laissée.
Un généreux dépit succède à sa fureur :
Bérénice renonce à Rome , à Tempereor^
Et même yeut partir avant que Rome, instruite .
Puisse voir son désordre et jouir de sa fuite.
Elle écrit à César.
ANTiocnus.
Oh ciel! qui Taurait cru?
Et Titus?
A ses yfent Titus n'a point paru.
Le peuple avec transport l'arrête et Tenvironne,
Applaudissant aux noms que le sénat lui donne;
Et ces noms, ces respects, ces applaudissements.
Deviennent pour Titus autant d'engagements.
Qui, le liant, seigneur, d'une honorable chaîne,
Malgré tous ses soupirs, et les pleurs de la reine.
Fixent dans son devoir ses vœux irrésolus.
•C'en est fait; et peut-être il ne la verra plus.
ANTIOCBUS.
Que de sujets d'espoir, Arsace t je l'avoue :
Mais d'un soin si cruel la fortune me joue.
J'ai vu tous mes projets tant de fois démentis.
Que j'écoute en tremblant tout ce que tu me dis;
Et mon cœur, prévenu d'une crainte importune.
Croit, même en espérant, irriter la fortune.
Mais que vois-je? Titus porte vers nous ses pas!
Que veutril?
SCÈNE III.
TITUS, ANTIOCHUS, ARSACE.
TlTUS,àMtiiHe.
Demeurez : qu'on ne me suive pas.
( à AntioohiDs. )
Enfin , prince, je viens dégager ma (uromesse.
Bérénice m'occupe et m'afïlige sans cesse :
27.
Je viens ^ le cœur percé de vos pleui^s et des siens,
(Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens.
Venez, prince, venez : je veux bien que vous-même
Pour la dernière fois vous voyiez si je l'aime.
SCÈNE lY.
ANTIOGHUS, ARSACE.
ANTIOCHUS.
Ëh bien! voilà l'espoir que tu m'avais rendu !.
Et tu vois le triomphe où j'étais attendu !
Bérénice partait justement irritée I
Pour ne la plus revoir Titus l'avait quittée!
Qu'ai-je donc fait, grands dieux? quel cours infortuné
A ma funeste vie aviez-vous destiné?
Tous mes moments ne sont qn'un étemel passage
De la crainte à l'espoir, de l'espoir à la rage.
Et je respire encor! Bérénice! Titus!
Dieux cruels! de mes pleurs vous ne vousrirex plus.
SCÈNE V.
TITUS, BÉRÉNICE, PHÉNICE.
BÉRÉrUCE.
Non, je n'écoute rien. Me voilà résolue;
Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue?
Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir?
N'ètes-vous pas content? Je ne veux plus vous voir.
TITUS.
Mais , de grâce , écoutez.
BÉRÉISICE.
Il n'est plus temps.
TITUS.
Madame;
L'n mot.
BÉRÉNICE.
Non.
TITUS.
Dans quel trouble elle jette mon àmcî
Ma princesse, d'où vient ce changement soudain?
ACrii V, SCfiNK V. 3IÎ)
BÉRÉNICE.
C'en est fait. Vous voulez que je parte demain ;
El moi j'ai résolu de partir tout à Theare :
Et je pars.
TITCS.
Demeurez.
BÉRÉTtICG.
Ingrat! que je demeure?
Et pourquoi? pour entendre un peuple injurieux
Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux?
Ne Tentendez-Tous pas cette cruelle joie^
Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie?
Quel crime^ quelle offense a pu les animer?
Hélas! et qu'ai-je fait que de tous trop aimer?
TITUS.
Êcoutez-vouSj madame, une foule insensée?
BÉRÉNICE.
Je ne vois rien ici dont je ne sols blessée.
Tout cet appartement préparé par vos soins.
Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins.
Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre.
Ces festons, où nos noms enlacés l'un dans l'autre
A mes tristes regards viennent partout s'offrir.
Sont autant d'imposteurs que je ne puis souffrir.
Allons, Phénice.
TITUS.
Oh ciel ! que vous êtes injuste !
BÉRÉNICE.
Retournez, retournez vers ce sénat auguste
Qui vient vous applaudir de votre cruauté.
Eh bien! avec plais'ur l'avez-vous écouté?
Êtes-vous pleinement content de votre gloire?
Avez-vous bien promis d'oublier ma mémoire ?
Mais ce n'est pas assez expier vos amours :
Avez-vous bien promis de me haïr toujours?
TITUS.
Non, je n'ai rien promis. Moi, que je vous haïsse;
Que je puisse jamais oublier Bérénice?
Ah dieux! dans quel moment son injuste rigueur
De ce cruel soupçon vient affliger mon cœur!
Connaissez-moi, madame, et depuis cinq années
320 BÉRÉNICK.
Comptez tous les moments et toutes les journées
Où^ par plus de tramiports et par plus de soupirs.
Je vous ai de mon coeur exprimé les désirs;
Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse ,
Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse ;
Et jamais...
BSRÉNICB.
Vous m'aimez, vous me le soutenez;
Et cependant je pars ; et vous me l'ordonnez I
Quoi ! dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes?
Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes?
Que me sert de ce cœur l'inutile retour?
Ah cruel! par pitié montrez-moi moins d'amour;
Ne me rappelez point une trop chère idée;
Et laissez-moi du moins partir persuadée
Que, déjà de votre âme exilée en secret.
J'abandonne un ingrat qui me perd sans regret.
(Titm Ut une leUrc. )
Vous m'avez arraché ce que je viens d'écrire.
Voilà de votre amour tout ce que je désire :
Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir.
TITUS.
Vous ne sortirez point, je n'y puis consentir.
Quoi ! ce départ n'est donc qu'un cruel stratagème !
Vous cherchez à mourir! et de tout ce que j'aime
Il ne restera plus qu'un triste souvenir!
Qu'on cherche Antiochus; qu'on le fasse venir.
( Bérénice le laisse tomber tnr uo siège. )
SCÈNE VI.
TITUS, BÉRÉNICE.
TITUS.
Madame, il faut vous faire un aveu véritable.
Lorsque j'envisageai le moment redoutable
Où , pressé par les lois d'un austère devoir.
Il fallait pour jamais renoncer à vous voir;
Quand de ce triste adieu je prévis les approches^
Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches,
Je préparai mon âme à toutes les douleurs
Que ocut faire sentir le plus ^and des malheurs :
ACTE V, SCÈNE VI. 351
MaU^ quoi que je craignisse, il faut que je le die,
le n'en avais prévu que la moindre partie ;
Je croyais ma vertu moins prête à succomber.
Et j'ai honte du trouble où je la vois tomber.
J'ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée;
Le sénat m'a parié : mais mon âme accablée
Écoutait sans entendre, et ne leur a laissé.
Pour prix de leurs transports, qu'un silence glacé.
Rome de votre sort est encore incertaine :
Moi-même à tous moments je me souviens à peine
Si je suis empereur, ou si je suis Romain.
Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein :
Mon amour m'entraînait, et je venais peut-être
Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître.
Qu'ai-je trouvé? Je vois la mort peinte en vos yeux;
Je vois pour la chercher que vous quittez ces lieux.
Cen est trop. Ma douleur, à cette triste vue,
A son dernier excès est enfin parvenue :
Je ressens tous les maux que je puis ressentir.
Mais je vois le cheinin par où j'en puis sortir.
Ne vous attendez point que, las de tant d'alarmes,
Par un heureux hymen je tarisse vos lariqes :
En quelque extrémité que vous m'ayez réduit.
Ma gloire inexorable à toute heure me suit;
Sans cesse elle présente à mon âme étonnée
L'empire incompatible avec votre hyménée.
Me dit qu'après l'éclat et les pas que j'ai faits
Je dois vous épouser encor moins que jamais.
Oui, madame, et je dois moins encore vous dire
Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'empire.
De vous suivre, et d'aller, trop content de mes fers.
Soupirer avec vous au bout de l'univers.
Vou5-^6me roughriez de ma lâche conduite :
Vous verriez à regret marcher à votre suite
Un indigne empereur sans empire, sans cour,
Vil spectacle aux humains des faiblesses d'amour.
Pour sortir des tourments dont mon âme est la proie.
Il est, vous le savez, une plus noble voie;
Je me suis vu, madame, enseigner ce chemin
Et par plus d'un héros et par plus d'un Romain :
Lorsque Iroii de maJheurs ont lassé leur constance.
322 BÉRÉNICE.
Ils ont tous expliqué cette persévérance
Dont le sort s'attachait à les persécuter
Comme un ordre secret de n'y plus résister.
Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue.
Si toujours à mourir je vous vois résolue^
S'il faut qu'à tons moments je tremble pour vos jours»
Si vous ne me jurez d'en respecter le cours ^
Madame, à d'autres pleurs vous devez vous attendre;
En l'état où je suis je puis tout entreprendre >
Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux
N'ensanglante à la fin nos funestes adieux.
BÉRÉNICE.
Hélas 1
TITUS.
Non, il n'est rien dont je ne sois capable.
Vous voilà de rocs jours maintenant responsable :
Songez-y bien, madame; et si je vous suis cher...
SCÈNE VU.
TITUS, BÉRÉNICE, ANTIOCHUS.
• TITUS.
Venez, prince, venez, je vous ai fait chercher.
Soyez ici témoin de toute ma faiblesse :
Voyez si c'est aimer avec peu de tendresse.
Jugez-nous.
ANTIOCHUS.
Je crois tout : je vous connais tous deux :
Mais connaissez vous-même un prince malheureux.
Vous m'avez honoré, seigneur, de votre estime :
Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime,
A vos plus chers amis j'ai disputé ce rang;
Je l'ai disputé même aux dépens de mon sang.
Vous m'avez malgré moi confié, Tun et l'antre,
La reine, son amour, et vous, seigneur, le vôtnc.
La reine qui m'entend peut me désavouer;
Elle m'a vu toujours, ardent à vous louer.
Répondre par mes soins à votre confidence.
Vous croyez m'en devoir quelque reconnaissance :
Mais le pourriez-vous croire, en ce moment fatal,
Qu'un ami si fidèle était votre rival?
ACTE m, SCÈNK VII. 323
TITUS.
Mon rivai !
ANTIOCHUS.
11 est temps que je vous éclaircisse.
Oui, seigneur, j'ai toujours adoré Bérénice.
Pour ne la plus aimer j'ai cent fois combattu :
Je n'ai pu l'oublier; au moins je me suis tu.
De votre changement la flatteuse apparence
M'avait rendu tantôt quelque faible espérance.
Les larmes de la. reine ont éteint cet espoir.
Ses yeux, baignés de pleurs, demandaient à vous voir :
Je suis venu, seigneur, vous appeler moi-même.
Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime;
Vous vous êtes rendu : je n'en ai point douté.
Pour la dernière fois je me suis consulté;
J'ai fait de mon courage une épreuve dernière ;
Je viens de rappeler ma raison tout entière :
Jamais je ne me suis senti plus amoureux.
Il faut d'autres efforts pour rompre tant de nœuds ;
Ce n'est qu'en expirant que je puis les détruire;
J'y COUTS. Voilà de quoi j'ai voulu vous instruire.
Oui, madame, vers vous j'ai rappelé ses pas;
Mes soins ont réussi ; je ne m'en repens pas.
Puisse le ciel verser sur toutes vos années
Mille prospérités l'une à l'autre enchaînées !
Ou, s'il vous garde encore un reste de courroux,
le conjure les dieux d'épuiser tous les coups >
Qui pourraient menacer une si belle vie
Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.
DÉRÉNICE, se levant.
Arrêtez, arrêtez! Princes trop généreux.
En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !
Soit que je vous regarde , ou que je l'envisage ,
Partout du désespoir je rencontre l'image ;
Je ne vois que des pleurs, et je n'entends parler
ihie de trouble, d'horreurs, de sang prêt à couler.
(àTitos.)
Mon cœur vous est connu, seigneur, et je puis dire
Qu'on ne l'a jamais vu soupirer pour l'empire :
La grandeur des Romains, la pourpre des Césars
N'a point, vous le .savez^ attire mes regards.
324 BÉRtNlC£.
J'aimais^ seigneur, j'aimais, je voulais être aimée.
Ce jour, je l'avouerai^ je me suis alarmée;
J'ai cru que votre amour allait finir son cours :
Je connais mon erreur, et vous m'aimez toujours.
Votre cœur s'est troublé, j'ai vu couler vos larmes.
Bérénice, seigneur, ne vaut point tant d'alarmes,
Ni que par votre amour l'univers malheureux.
Dans le temps que Titus attire tous ses vœux,
fit que de vos vertus il goûte les prémices.
Se voie en un moment enlever ses délices.
Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour.
Vous avoir assuré d'un véritable amour :
Ce n'est pas tout; je veux, en ce moment funeste.
Par un dernier effort couronner tout le reste :
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu, seigneur. Régnez : je ne vous verrai plus.
(àAntioehas.)
Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même
Que je ne consens pas de quitter ce que j'aime
Pour aller loin de Rome écouter d'autres vœux.
Vivez, et faites-vous un effort généreux.
Sur Titus et sur moi réglez votre conduite :
Je l'aime, je le fuis; Titus m'aime, il me quitte :
Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers.
Adieu. Servons tous trois d'exemple à l'univers
De l'amour la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l'histoire douloureuse.
Tout est prêt. On m'attend. Ne suivez point mes pas.
(à Titus. )
Pour la dernière fois, adieu , seigneur.
ANT10CHU8.
Hélas!
FIN DE BÉRÉNICE.
PRÉFACE
»■ BAJAIBT.
Sahn iJMinl, oo Saltaa Mont, empereor des Turcs, celui qui prit
Babykme cm z$3S/»a «i qntre frèm. Le pieaûer, c*eet à «avoir Onuui ,
Ait ewpewf «vnt lui, oK régna emviron trois ans, an bout desquels les ja-
nissaires pA AtArent rcHpin et la vie. Le second se nommait Orcan. Amurat ,
dés Icspiemien joufs de son règne , le fit étrangler. Le troisième était Bajaxet.
prince de grande espérance \ et c^est lui qui est le héros de ma tragédie.
Anranit, ou par politique, ou par amitié, l'avait épargné jusqu'au siège de
Babjkwc. Après la prise de cette ville , le sultan victorieux envoja un ordre
i Constantinople pour le faire mourir , ce qui fut conduit et exécuté k peu
près de la manière que je le représente. Amurat avait encore un frère , qui
fnt, depuis, le sultan Ibrakim, et que ce mime Amurat négligea comme un
prince stqpide qui ne lui donnait point d*ombrage. Sultan Mahomet, qui
lègnc «iîottid*hni, est fils de cet Ibrahim, et par conséquent neveu de Ba-
ianct.
Les particularités de la mort de Bijaiet ne sont encore dans aucune histoire
insprimée. M. le comte de Césj était ambassadeur à Coustantinople lonque
celte uventnre tragique arriva dans le sérail. Il fut instruit des amours de
Bajaaet , et des jalousies de la sultane. 11 vit même plurieurs fois Bajaxet , h
qui on piimeUiit de se promener qndquerois a la pointe du sérail, sur le canal
de k méritoire. M. le comte de Césj disait que c'était un prince de bonne
mine. Il a écrit depuis les dreonstances de sa mort ; etil jr a encore plnsieuni
personnes de qualité qui se souviennent de lui en avoir entendu faire le récit
loraqnH fut de retour en France.
Quelques lecteurs pourront s'étonner qu'en ait osé mettre sur la scène une
hilloire si récente : mais je n'ai rien vu dans les règles du poime dramatique
qui dAt me détourner de mon entrepriae. A la vérité , je ne conseillerais pas
à un auteur de prendre pour sujet d'une tragédie une action auni moderne
que eeHe-cisi elle s'était passée danà le i>ajs ou il veut faire représenter sa tra-
gédie , ni de mettre des héros sur le tbéfttre, qui auraient été connus de la
plupart des spectateurs. Les personnages tragiques doivent être regardés d'un
antre «il que nous ne regardons d'ordinaire les personnages que nous avons
vus de si prés. On peut dire que le respect que l'on a pour les héros augmente
à mesure qu'ils s'éloignent de nous , majore hnginquo reverentia, L'éloi-
gncaent des pays répare eu quelque sorte la trop grande proximité des temps ;
car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est , si j'ose ainsi par-
ler, i mille ans de lui , et ce qui en est à mille lieues. C'est ce qui fait , par
excasple, que les personnages tnrcs, quelque modernes qu'ils soient, ont de la
dignité surnoCre thédtre : Un les regarde de bonne heure comme anciens. Ce
■4ailR. 28
:m PRÉFACE DE BAJAZET.
Kont des mceiire et des coutumes toutes difTércnles. Nous aTons si peu de cora-
merce avec les princes et les autres peraonliet i|ui TÎvcnt dans le sérail , que
nous les considérons , pour ainsi dire , comme des gens qui vivent dans un autre
Aiècle que le nôtre.
C'était à peu près de cette manière que les Persans étaient anciennement
considérés des Athéniens. Aussi le poCte Eschyle ne fit poin( de dirficnlté d*in-
trodoire dans nne tragédie b mère deXerxès, qui était peut -être cnrore vi-
vante , et de faire représenter sur le théâtre d'Athènes la désolation 4e b cour
de Perse après la déronte de ce prince. Cependant ce mAnc Escli?le s'était'
trouvé en personne à la bataille de Salamine , où Xen«s avait été ▼ainca ; et
il s'était trouvé encore à h défaite des lieutenants dcDarins, père dc.Xertèi.
dans la plaine de Marathon : car Eschyle était honmic de guerre , et H était -
frère de ce fiimeux Cynegtre dont il est tant parlé dans Tantiquité , et qai
inourwt si glorieusement en attaquant un des vaisseoux du roi de Perse.
BAJAZET,
TRAGÉDIE (1672).
ACTEURS.
BAJAZET , frère 4oaullaii Aanirat.
ROXANK , soltaiic , favorite du sultoii Amiirat.
ATALIDE . fille duiang ottoman,
ACOMAT , graBd vizir.
OSMIN , confident do grand vizir.
ZATIME , esclave de la sultane .
ZAÏRE, esclave d'Atalide.
Gârdxi.
La scène est à Coiistantiaoplc , aulrcnicut dite Byzancc , dans le sérail
du Grand Seigncnr.
ACTE PREMIER.
SGÎÈNE I.
ACOMAT, OSMIN.
KCOMKJ.
Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendra :
Je pourrai cependant te parler et t'entendre.
OSMIN.
Et depuis quand, seigneur, entre-t-on dans ces lieux ^
Dont Faccès était même interdit à nos yeux?
Jadis une mort prompte eût suivi cette audace.
ACOMAT.
Quand ta seras instruit de tout ce qui se passe ,
Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.
Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
Que ton retour tardait à mon impatience !
Et que d'un œil content je te vois dans Byzance l
Instruis-moi des secrets que peut t'avoir appris
Un voyage si long, pour moi seul entrepris.
328 BAJâZET.
De ce qu'ont vu tes yeux parle en témoin sincère ;
Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire
Dépendent les destins de l'empire ottoman.
Qu'as-tu vu dans l'armée? et que fait le sultan?
OSMIK.
Babylone, seigneur, à son prince fidèle.
Voyait sans s'étonner liotrc armée autour d'elle ;
Les Persans rassemblés marchaient à son secours ,
Et du camp d'Amurat s'approchaient tous les jours.
Lui-même, tatigué d'un long siège inutile.
Semblait vouloir laisser Babylone tranquille ;
Et, sans renouveler ses assauts impuissants.
Résolu de combattre , attendait les Persans.
Mais, comme vous savez, malgré ma diligence.
Un long chemin sépare et le camp et Byzance;
Mille obstacles divers m'ont même traversé :
Et je puis ignorer tout ce qui s'est passé.
ACOMAT.
Que faisaient cependant nos braves janissaires?
Rendent-ils au sultan des hommages sincères?
Dans le secret des cœurs, Osmin, n'as-tu rien lu?
Amurat jouit-il d'un pouvoir absolu?
OSMIK.
Amurat est content, si nous le voulons croire.
Et semblait se promettre une heureuse victoire.
Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir^
11 affecte un repos dont il ne peut jouir.
Cest en vain que, forçant ses âoupçons ordinaires^
H se rend accessible à tous les janissaires :
Il se souvient toujours que son inimitié
Voulut de ce grand corps retrancher la moitié.
Lorsque, pour affermir sa puissance nouvelle,
H voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.
Moi-même j'ai souvent entendu leurs discours;
Gomme il les craint sans cesse, ils le craignent ioijyoQfs;
Ses caresses n'ont point effacé cette injure.
Votre absence est pour eux un sujet de murmure :
Ils regrettent le temps à leur grand cœur si doux,
Lorsqu'assurés de vaincre ils combattaient sous vous.
ACOMAT.
Quoi! tu croîs, cher Osmin , que ma gloire passée
ACTE 1, SCÈNE I. 329
Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée?
Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir.
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur vizir?
OSMIN.
Le succès du combat réglera leur conduite :
Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.
Quoiqu'à regret, seigneur, ils marchent sous ses lois.
Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits :
Ils ne trahiront point l'honneur de tant d'années.
Mais enfin le succès dépend des destinées.
Si l'heureux A murât, secondant leur grand cœur.
Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,
Vous les verrez soumis rapporter dans Byzance
L'exemple d'une aveugle et basse obéissance :
Mais si dans le combat le destin plus puissant
Marque de quelque affront son empire naissant ,
S'il fuit, ne doutez point que, fiers de sa disgrâce,
A la haine bientôt ils ne joignent l'audace.
Et n'expliquent, seigneur, la perte du combat
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.
Cependant, s'il en faut croire la renommée,
H a depuis trois mois fait partir de l'armé
Un esclave chargé de quelque ordre secret.
Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet:
On craignait qu'Amurat, ptfr un ordre sévère.
N'envoyât demander la tète de son frère.
ACONAT.
Tel était son dessein. Cet esclave est venu :
Il a montré son ordre, et n'a rien obtenu.
OSMIN.
Quoi, seigneur! le sultan reverra son visage,
Sans que de vos respects il lui porte ce gage?
ACOMAT.
Cet esclave n'est plus : un ordre, cher Osmin,
L'a fait précipiter dans le fond de l'Euxin.
OSMUf.
Mais le sultan , surpris d'une trop longue absence >
En cherchera bientôt la cause et la vengeance.
Que lui répondrez-vous?
ACOMAT.
Pcut-élrc avant ce temps
2».
330 BAJAZET.
Je saurai Toccuper de soins plus importants.
Je sais bien qu'Amurat a juré ma ruine :
Je sais à son retour l'accueil qu'il me destine.
Tu vois, pour m'arracher du cœur de ses soldats.
Qu'il va chercher sans moi les sièges, \es combats;
Il commande Tarmée; et moi; dans une ville,
11 me laisse exercer un pouvoir inutile.
Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un vizir!
Mais j'ai plus dignement employé ce loisir :
J'ai su lui préparer des craintes et des veilles ;
Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles.
OSMIN.
Quoi donc? qu'avez-vous fait?
ACOMAT.
J'espère qu'aujourd'hui
Bajazct se déclare, et Roxane avec lui.
osxw.
Quoi! Roxane, seigneur, qu'Amurat a choisie
Entre tant de beautés dont l'Europe et l'Asie
Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour?
Car on dit qu'elle seule a fixé son amour;
Et même il a voulu que l'heureuse Roxane ,
Avant qu'elle eût un fils, prît le nom de sultane.
ACOMAT.
11 a fait plus pour elle, Osmin : il a voulu
Qu'elle eut dans son absence un pouvoir absolu.
Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires :
Le frère rarement laisse jouir ses frères
De Thonneur dangereux d'être sortis d'un sang
Qui les a de trop près approchés de sou rang.
L'imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance.
Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance ;
Indigne également de vivre et de mourir.
On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir.
L'autre, trop redoutable, et trop digne d'envie.
Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps
La molle oisiveté des enfants des sultans :
Il vint chercher la guerre au sortir de l'enfance,
Et môme en fit sous moi la noble cxpcricnco.
Toi-même tu l'as vu courir dans los combats ,
ACTE I, SCÈNE I. 33»
Emporter après lai tous les cœurs des soldats,
Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes cœurs la première victoire.
Mais, malgré ses soupçons, le cruel Amurat,
Avant qu'un (ils naissant eût rassuré l'Etat,
N'osait sacrifier ce frère à sa vengeance.
Ni du sang ottoman proscrire Tespcrance.
Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé
Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.
Il partit, et voulut que, fidèle à sa haine.
Et des jours de son frère arbitre souveraine ,
Koxane, au moindre bruit, et sans autres raisons,
Le fit sacrifier à ses moindres soupçons.
Pour moi, demeuré seul, une juste colère
Tourna bientôt mes vœux du côté de son frère.
J'entretins la sultane, et, cachant mon dessein.
Lui montrai d' Amurat le retour incertain,
l^s murmures du camp, la fortune des armes :
J ; plaignis Bajazet; je lui vantai ses charmes.
Qui, par un soin jaloux dans l'ombre retenus.
Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus.
Que te dirai-je enfin? la sultane éperdue
N'eut plus d'autre désir que celui de sa vue.
OSMIfl.
Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards
Qui semblent mettre entre eux d'invincibles remparts?
ACOMAT.
Peut-être il te souvient qu'un récit peu fidèle
De la mort d'Amurat fit courir la nouvelle.
La sultane , à ce bruit feignant de s'etfrayer ,
Par des cris douloureux eut soin de l'appuyer.
Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent;
De l'heureux Bajazet les gardes se troublèrent;
Et, les dons achevant d'ébranler kur devoir.
Leurs captifs dans ce trouble osèrent s'entrevoir.
Roxane vit le prince; elle ne put hii taire
L'ordre dont elle seule était dépositaire.
Bajazet est aimable; il vit que son salut
Dépendait de lui plaire; et bientôt il lui plut.
Tout conspirait pour lui : ses soins, sa complaisance.
Ce secret découvert, et celte intelligence.
332 BAJAZET.
Soupirs d'autant plus dOux qu'il les fallait celer.^
L'embarras irritant de ne s'oser parler >
Même témérité, péril, craintes communes.
Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes.
Ceux mêmes dont les yeux le devaient éclairer.
Sortis de leur devoir, n'osèrent y rentrer.
OSHOf.
Quoi ! Roxane d'abord leur découvrant son àmc
Osa-t-elle à leurs yeux faire éclater sa Aamme?
ACOIUT.
Ils l'ignorent encore; et jusques à ce jour
Atalide a prêté son nom à cet amour.
Du père d'Amurat Atalide est la nièce;
Et même, avec ses fils partageant sa tendresse.
Elle a vu son enfance élevée avec eux.
Du prince, en apparence, elle reçoit les vœux;
Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxanc,
Et veut bien, sous son nom, qu'il aime la sultane.
Cependant, cher Osmin, pour s'appuyer de moi.
L'un et l'autre ont promis Atalide à ma foi.
OSMIII.
Quoi! vous l'aimez, seigneur!
▲COMAT.
Voudrai54u qu'à mon âge
Je fisse de Tamour le vrl apprentissage?
Qu'un cœur qu'ont endurci la fatigue et les ans
Suivit d'un vain plaisir les conseils imprudents?
Cest par d'autres attraits qu'elle plait à ma vue :
J'aime en elle le sang dont elle est descendue.
Par elle Bajazet, en m'approcbant de lui,
Me va contre lui-même assurer un appui.
Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage;
A peine ils l'ont choisi, qu'ils craignent leur ouvrage :
Sa dépouille est un bien qu'ils veulent recueillir.
Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.
Bajazet aujourd'hui m'honore et me caresse;
Ses périls tous les jours éveillent sa tendresse.
Ce même Bajazet, sur le trône affermi.
Méconnaîtra peut-être un inutile ami.
Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l'arrête.
S'il ose quelque jour me demander ma tôtc...
ACTEI, SCÈNE JI.
Je ne m'explique points Osmin; mais je prétends
Que du moins il faudra la demander Lonj^temps.
Je sais rendre aux sultans de fidèles services;
Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices ^
Et ne me pique point du scrupule insensé
De bénir mon trépas quand ils Tout prononcé.
Voilà donc de ces lieux ce qui m'ouvre l'entrée.
Et comme enfin Roxane à mes yeux s'est montrée.
Invisible d'abord, elle entendait ma voix,
Et craignait du sérail les rigoureuses lois ;
Mais enfin , bannissant cette importune crainte
Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte.
Elle-même a choisi cet endroit écarté ,
Où nos cœurs à nos yeux parlent en liberté.
Par un chemin obscur une esclave me guide.
Et... Mais on vient. C'est elle, et sa chère Atalide.
Demeure; et, s'il le faut, sois prêt à confirmer
Le récit important dont je vais l'informer.
SCÈNE U.
ROXANE, ATALIDE, ACOMAT, ZATIME, ZAÏRE,
OSMIN.
ACOMAT.
La vérité s'accorde avec la renommée ,
Madame. Osmin a vu le sultan et l'armée.
Le superbe Amurat est toujours inquiet,
Et toujours tous les cœurs penchent vers Bajazet :
D'une commune voix ils l'appellent au trône.
Cependant les Persans marchaient vers Babylone,
Et bientôt les deux camps au pied de son rempart
Devaient de la bataille éprouver le hasard.
Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées;
Et même, si d'Osmin je compte les journées.
Le ciel en a déjà réglé l'événement.
Et le sultan triomphe ou fuit en ce moment.
Déclarons-nous, madame, et rompons le silence :
Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance;
Et, sans nous informer s'il triomphe ou s'il fuit.
Croyez-moi, hàtons-nons d'en prévenir le bruit.
331 BAJAZET.
S'il fuit, que craignez-vous? s'il triomphe, au conlraire,
Le conseil le plus prompt est le plus salutaire î
Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir
Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.
Pour moi, j'ai su déjà par mes brigues secrètes
Gagner de notre loi les sacres interprètes :
Je sais combien , crédule en sa dévotion ,
Le peuple suit le frein de la religion.
Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière :
Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrièn^ ;
Déployez en son nom cet étendard fatal ,
Des extrêmes périls l'ordinaire signal.
Les peuples, prévenus de ce nom favorable,
Savent que sa vertu le rend seule coupable.
D'ailleurs, un bruit confus, par mes soins confirmé,
Fait croire heureusement à ce peuple alarmé
Qu'Amurat le dédaigne , et veut loin de Byzancc
Transporter désormais son trône et sa présence.
Déclarons le péril dont son frère est presse ,
Montrons l'ordre cruel qui vous fut adressé ;
Surtout qu'il se déclare et se montre lui-même.
Et fasse voir ce front digne du diadème.
ROXANE.
H suffit. Je tiendrai tout ce que j'ai promis.
Allez, brave Acomat, assembler vos amis :
De tous leurs sentiments venez me rendre compte;
Je vous rendrai moi-même une réponse prompte.
Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien
Sans savoir si son cœur s'accorde avec le mien.
Allez ; et revenez.
SCÈNE lU.
ROXANE, ATALIDE, ZATIME, ZAÏRE.
ROXANE.
Enfin, belle AUlide,
Il faut de nos deslins que Bajazet décide.
Pour la dernière fois je lo vais consulter :
Je vais savoir s'il m'aime.
ATAL1DR
Est-il temps d'en douter ,
ACTE 1, SCÈNE III. 335
Madame? Hâtez-vous d'achever votre ouvraji^o.
Vous avez du vizir entendu le langage;
Bajazct vous est cher : savez-vuus si demain
Sa liberté, ses jours, seront en votre main?
Peut-être en ce moment Amurat en furie
S'approche pour trancher une si belle vie.
Et pourquoi de son cœur doutez-vous aujourd'hui?
KOXAISE.
Mais m'en répondez-vous , vous qui parlez pour lui?
ATALIDE.
Quoi, madame l les soins qu'il a pris pour vous plaire.
Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire ,
Ses périls, ses respects, et surtout vos appas,
Tout cela de son cœur ne vous répond-il pas?
Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.
nOXAKE.
Hélas! pour mon repos que ne le puis-j<^ croire :
Pourquoi faut-il au mvins que, pour me consoler,
l/ingrat ne parle pas comme on le fait parler!
Vingt fois, sur vos discours pleine de confiance,
Du trouble de son cœur jouissant par avance ,
Moi-méine j'ai voulu m'assurer de sa foi ,
Et l'ai fait en secret amener devant moi.
Peut-être trop d'amour me rend trop difficile :
Mais, sans vous fatiguer d'un récit inutile,
ie ne retrouvais point ce trouble , cette ardeur ,
Que m*avait tant promis un discours trop flatteur.
Enfin, si je lui donne et la vie et Tempire ,
Ces gages incertains ne me peyvent suffire.
ATALIDE.
Quoi donc! à son amour qu'allcz-vous proposer?
J10XAI4E.
S'il m'aime^ dès ce jour il nie doit cpou.scr.
ATALIDE.
Vous épouser! Oh ciel ! que prétendez- vous fairti 1
ROIANE.
Je sais que des sultans l'usage m'est contraire;
Je sais qu'ils se sont fait une superbe loi
Hc ne point à l'hymen assujettir leur foi.
Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse ,
Ils daignent qneb{uefois choisir une maîtresse :
336 BAJAZET.
Mais, toujours inquiète avec tous ses appas,
Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras;
Et, sans sortir du joug où leur loi la condamne.
Il faut qu'un fils naissant la déclare sultane.
Amurat plus ardent, et seul jusqu'à ce jour,
A voulu que l'on dût ce titre à son amour.
J'en reçus la puissance aussi bien que le titre;
Et des jours de son frère il me laissa l'arbitre.
Mais ce même Amurat ne me promit jamais
Que l'hymen dût un jour couronner ses bienfaits :
Et moi, qui n'aspirais qu'à cette seule gloire.
De ses autres bienfaits j'ai perdu la mémoire.
Toutefois que sertril de me justifier?
Bajazet, il est vrai, m'a tout fait oublier :
Malgré tous ses malheurs, plus heureux que son frère.
Il m'a plu, sans peut-être aspirer à me plaire;
Femmes, gardes, vizir, pour lui j'ai tout séduit;
En un mot, vous voyez jusqu'où je l'ai conduit.
Grâces à mon amour, je me suis bien servie
Du pouvoir qu'Amurat me donna sur sa vie.
Bajazel touche presque au trône des sultans :
Il ne faut plus qu'un pas; mais c'est où je l'attends.
Malgré tout mon amour, si dans cette journée
Il ne m'attache à lui par un juste hyménée;
S'il ose m'alléguer une odieuse loi;
Quand je fais tout pour lui , s'il ne fait tout pour moi ;
Dès le même moment, sans songer si je l'aime.
Sans consulter enfin si je me perds moi-même.
J'abandonne l'ingrat, et le.laisse rentrer
Dans l'état malheureux d'où je l'ai su tirer.
Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce :
Sa perte ou son salut dépend de sa réponse.
Je ne vous presse point de vouloir aujourd'hui
Me prêter votre voix pour m'expliquer à lui :
Je veux que, devant moi, sa bouche et son visage
Me découvrent son cœur, sans me laisser d'ombrage;
Que lui-même, en secret amené dans ces lieux
Sans être préparé se présente à mes yeux.
Adieu. Vous saurez tout après cette entrevue.
ACTE I, SCÈNE lY. 337
SCÈNE IV.
ATAL1DE, ZAÏRE.
ATAUDK.
Zaïre, c'en est fait, Atalide est perdue.
zaIu.
Vous?
ATALIDE.
Je prévois déjà tout ce qu'il faut prévoir.
Mon unique espérance est dans mon désespoir.
Mais, madame, pourquoi?
ATALIDE.
Si tu venais d'entendre
Quel funeste dessein Roxane vient de prendre.
Quelles conditions elle veut imposer!
Bajazet doit périr, dit-elle, on l'épouser.
S'il se rend, que deviens-je en ce malheur eitrème?
Et, s'il ne se rend pas, que devient-il lui-même?
ZAÏRE.
Je conçois ce malheur. Mais, à ne point mentir.
Votre amour, dès longtemps, a dû le pressentir.
ATAUDE.
Ah Zaïre! l'amour a-t-il tant de prudence?
Tout semblait avec nous être d'intelligence :
Roxane, se livrant tout entière à ma foi.
Du cœur de Bajazet se reposait sur moi,
M'abandonnait le soin de tout ce qui le touche.
Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche;
Et je croyais toucher au bienheureux moment
Où j'allais par ses mains couronner mon amant.
Le ciel s'est déclaré contre mon artifice.
Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse?
A l'erreur de Roxane ai-je dû m'opposer.
Et perdre mon amant pour la désabuser?
Avant que dans son cœur cette amour fût formée.
J'aimais, et je pouvais m'assurer d'être aimée.
I>è8 nos plus jeunes ans, tu t'en souviens assez.
L'amour serra les nœuds par le sang commencés.
Élevée avec lui dan» le sein de sa mère,
33» . BAJAZET.
J'appris à distinguer Bajazet de son frère;
Elle-même, avec joie, unit nos volontés :
Et, quoiqu'aprcs sa mort l'un de l'autre écartés,
Conservant, sans nous voir, le désir de nous plaire.
Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.
Roxane, qui depuis, loin de s'en défier,
A ses desseins secrets voulut m'associer.
Ne put voir sans amour ce héros trop aimable :
Elle courut lui tendre une main favorable.
Bajazet étonné rendit grâce à ses soins,
Lui rendit des respects : pouvait4l faire moins?
Mais qu'aisément l'amour croit tout ce qu'il souhaite!
De ses moindres respects Roxane satisfaite
Nous engagea tous deux, par sa facilité,
A la laisser jouir de sa crédulité.
Zaïre, tl faut pourtant avouer ma faiblesse;
D'un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.
Ma rivale, accablant mon amant de bienfaits.
Opposait un empire à mes faibles attraits ;
Mille soins la rendaient présente à sa mémoire;
Elle l'entretenait de sa prochaine gloire :
Et moi, je ne puis rien; mon cœur, pour tout discours,
N'avait que des soupirs qu'il répétait toujours.
Le ciel seul sait combien j'en ai versé de ktrmcs.
Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes :
Je condamnai mes pleurs, et jusqucs aujourd'hui
Je l'ai pressé de feindre, et j'ai parlé pour lui.
Hélas! tout est fini; Roxane méprisée
Bientôt de son erreur sera désabusée.
Car enfin Bajazet ne sait point se cacher :
Je connais sa vertu prompte à s'effaroucher;
Il faut qu'à tous moments, tremblante et secourable.
Je donne à ses discours un sens plus favorable.
Bajazet va se perdre. Ah ! si , comme autrefois ,
Ma rivale eût voulu lui parler par ma voix !
Au moins, si j'avais pu préparer son visage 1
Mais, Zaïre, je puis l'attendre à son passade;
D'un mot ou d'un regard je puis le secourir.
Qu'il l'épouse, en un mot, plutôt que de périr.
Si Roxane le veut, sans doute il faut qu'il meure.
il se perdra, te diHc. Atalide, demeure;
ACTE il, SCÈNE I. 339
Laisse, sans t-alarmcr, ton amant sur sa fut.
Pensea-tu mériter qu'on se perde pour toi?
Peut-être Bajazet, secondant ton envie.
Plus que tu ne voudras aura soin de sa vie.
ZAÏRE.
Ah! dans quels soins, madame, allez-vous vous plonger?
Toujours avant k temps faut-il vous affliger?
Vous n'en pouvez douter, Bajazet vous adore :
Suspendez, ou cachez l'ennui qui vous dévore ;
N'allez point par vos pleurs déclarer vos amours.
La main qui l'a sauvé le sauvera toujours ,
Pourvu qu'entretenue en son erreur fatale
Roxane jusqu'au bout ignore sa rivale.
Venez en d'autres lieux renfermer vos regrets.
Et de leur entrevue attendre le succès.
ATAUDB.
Eh bien, Zaïre, allons. Et toi, si ta justice
De deux jeunes amants veut punir l'artifice ,
O ciel, si notre amour est condamné de toi.
Je suis la plus coupable, épuise tout sur moi.
ACTE SECOND.
SCËNE L
BAJAZET, ROXANE.
ROXANE.
Prince , l'heure fatale est enfin arrivée
Qu'à votre liberté le ciel a réservée.
Rien ne me retient plus; et je puis dès ce jour
Accomplir le dessein qu'a formé mon amour.
Non que, vous assurant d'un triomphe facile,
Je mette entre vos mains un empire tranquille;
Je fais ce que je puis, je vous l'avais promis :
J'arme votre valeur contre vos ennemis,
J'écarte de vos jours un péril manifeste ;
Votre vertu, seigneur, achèvera le reste.
Osmin a vu l'armée; elle penche pour vous;
340 BAJAZET.
Les chefs de notre loi conspirent avec nous;
Le vizir Acomat vous répond de Byzance;
Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
Cette foule de che£s, d'esclaves, de muets.
Peuple que dans ses murs renferme ce palais.
Et dont à ma faveur les âmes asservies
M'ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.
Commencez maintenant : c'est à vous de courir
Dans le champ glorieux que j'ai su vous ouvrir.
Vous n'entreprenez point une injuste carrière,
Vous repoussez, seigneur, une main meurtrière :
L'exemple en est commun; et, parmi les sultans.
Ce chemin à l'empire a conduit de tout temps.
Mais, pour mieux commencer, hàtons-nous l'un et l'autre
D'assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.
Montrez à l'univers, en m'attachant à vous.
Que, quand je vous servais, je servais mon époux;
Et, par le nœud sacré d'un heureux hyménée.
Justifiez la foi que je vous ai donnée.
BAJAZET.
Ah! que proposez- vous, madame?
ROXANE.
Hé quoi, seigneur!
Quel obstacle secret trouble notre bonheur?
BAJAZET.
Madame, ignorez-vous que l'orgueil de l'empire...
Que ne m'épargnez-vous la douleur de le dire?
ROXAKE.
Oui, je sais que, depuis qu'un de vos empereurs,
Bigazet, d'un barbare éprouvant les fureurs.
Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée.
Et par toute l'Asie à sa suite traînée,
De l'honneur ottoman ses successeurs jaloux
Ont daigné rarement prendre le nom d'époux.
Mais l'amour ne suit point ces lois imaginaires;
Et, sans vous rapporter des exemples vulgaires,
Soliman ( vous savez qu'entre tous vos aïeux.
Dont l'univers a craint le bras victorieux.
Nul n'éleva si haut la grandeur ottomane ),
Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane.
Malgré tout son orgueil, ce monarque si fiei
ACTE II, SCÈNE I. 341
A son trône ) à son Ut daigna l'associer.
Sans qu'elle eût d'antres droits au rang d'impératrice
Qu'un peu d'attraits peutrètre, et beaucoup d'artifioe.
BAiAzrr.
It est yrai. Mais aussi Toyez ce que je puis.
Ce qu'était Soliman , et le peu que je suis.
Soliman jouissait d'une pleine puissance :
L'Egypte ramenée à son obéissance;
Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil.
De tous ses défenseurs deyenu le cercueil;
Du Danube asservi les rives désolées;
De l'empire persan les bornes reculées;
Dans leurs climats brûlants les Africains domptés.
Faisaient taire les lois devant ses volontés.
Que suis-je? J'attends tout du peuple et de l'armée :
Mes malheurs font encor toute ma renommée.
Infortuné, proscrit, incertain de régner,
Uois-jc irriter les cœurs, au lieu de les gagner?
Témoins de nos plaisirs, plaindront-ils nos misères?
Croirontrils mes périls et vos larmes sincères?
Songez, sans me flatter du sort de Soliman,
Au meurtre tout récent du malheureux Osman.
Dans leur rébellion les chefs des janissaires.
Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires.
Se crurent à sa perte assez autorisés
Par le fatal hymen que vous me proposez.
Que vous dirai-je enfin? Maître de leur suffrage,
Peutrétre avec le temps j'oserai davantage :
Ne précipitons rien ; et daignez commencer
A me mettre en état de vous récompenser.
ROXAIfE.'
Je vous entends, seigneur. Je vois mon imprudence;
Je vois que rien n'échappe à votre prévoyance :
Vous avez pressenti jusqu'au moindre danger
Où mon amour trop prompt vous allait engager.
Pour vous, pour votre honneur, vous en craignez les suites;
Et je le crois, seigneur, puisque vous me le dites.
Mais avez-vous prévu, si vous ne m'épousez.
Les périls plus certains où vous vous exposez?
Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire?
Que c'est à moi surtout qu'il importe de plaire?
21).
343 BAJâZET.
Songez-vous que je tiens les portes du palais ?
Que je puis vous l'ouvrir ou fermer pour jamais ?
Que j'^ai sur votre vie un empire suprême?
Que vous ne respirez qu'autant que je vous aime?
Ety sans ce même amour qu'offensent vos refus ,
Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus?
BAJAZET.
Oui, je tiens tout de vous : et j'avais lieu de croire
Que c'était pour vous-même une assez grande gloire ,
En voyant devant moi tout l'empire à genoux.
De m'entendre avouer que je tiens tout de vous.
Je ne m'en défends point; ma bouche le confesse ,
Et mon respect saura le confirmer sans cesse.
Je vous dois tout mon sang : ma vie est votre bien.
Mais enfin voulez-vous...
ROXANB.
Non , je ne veux plus rien.
Ne m'importune plus de tes raisons forcées;
Je vois combien tes vœux sont loin de mes pensées^
Je ne te presse plus, ingrat, d'y consentir :
Rentre dans le néant dont je t'ai fait sortir.
Car enfin qui m'arrête? et quelle autre assurance
Demanderais-je encor de son indifférence?
L'ingrat est-il touché de mes empressements?
L'amour même entre-t-il dans ses raisonnementâ?
Ah ! je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse.
Que mes propres périls t'assurent de ta grâce ;
Qu'engagée avec toi par de si forts liens.
Je ne puis séparer tes intérêts des miens.
Mais je m'assure encore aux bontés de ton frère :
11 m'aime, tu le sais; et-, malgré sa colère,
Dans ton perfide sang je puis tout expier.
Et ta mort suffira pour me justifier.
N'en doute point, j'y cours, et dès ce moment môme.
Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime :
Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir ;
Le chemin est encore ouvert au repentir.
Ne désespérez point une amante en furie :
S'il m'échappait un mot, c'est fait de votre vie.
BAJAZET.
Vous pouvez me Tùtcr; elle est entre vos mains :
ACTE 11, SCÈNE II. 343
Pcut-éirc que raa mort^ utile à vos desseins^
De l'heureux Ainurat obtenant votre grâce.
Vous rendra dans son cœur votre première place.
ROXANE. .
Dans son cœur? Ah! crois-tu, quand il le voudrait bien,
Que, si je perds l'espoir de régner dans le tien,
D'une si douce erreur si longtemps possédée ,
Je puisse désormais souffrir une autre idée,
Ni que je vive enfin, si je ne. vis pour toi?
Je te donne, cruel, des armes contre moi,
Sans doute; et je devrais retenir ma faiblesse:
Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse.
J'affectais à tes yeux une fausse fierté :
De toi dépend ma joie et ma félicité.
De ma sanglante mort ta mort sera suivie :
Quel fruit de tant de soiris que j'ai pris pour ta vie !■
Tu soupires enfin, et semblés te troubler :
Achève, parle.
« BUAZET.
Oh ciel ! que ne puis-je parler!
ROXANE.
Quoi donc! que dites-vous? et que viéns-je d'entendre?
Vous avez des secrets que je ne puis apprendre?
Quoi! de vos sentiments je ne puis m'éclaircir?
BAJAZET.
Madame, encore un coup, c'est à vous de choisir :
Daignez m'ouvrir au trône un chemin légitime ;
Ou bien, me voilà prêt, prenez votre victime.
ROXANB.
Ah ! c'en est trop enfin , tu seras satisfait.
Holà, gardes, qu'on vienne!
SCÈNE IL
ROXANE, BAJAZET, ACOMAT.
ROXAKE.
Acomat, c'en est fait;
Vous pouvez retourner, je n'ai rien à vous dire :
Du sultan Amurat je reconnais l'empire.
Sortez. Que le sérail soit désormais fermé;
Et que tout rentre ici dans Tordre accoutumé.
d44 BàJàZET.
SCÈNE III.
BAJAZET, AGOMAT.
ACOMAT.
Seigneur, qu'ai-Je entendu? Quelle surprise extrême 1
Qu'allez-Tous devenir? que deviens^je moi-même?
D'où naît ce changement? qui dois-je en accuser?
Oh ciel!
BAJAZn.
Il ne faut point ici vous abuser.
Roxane est offensée, et court à la vengeance :
Un obstacle étemel rompt notre intelligence.
Vizir, songez à vous, je vous en averti;
Et, sans compter sur moi, prenez votre parti.
ACOMAT.
Quoi!
BAJAZET.
Vous et vos amis, cherchez quelque retraite.
Je sais dans quels périls mon amitié voua jette;
Et J'espérais un jour vous mieux récompenser.
Mais c'en est fait, xous dis-je, il n'y faut plus penser.
ACOMAT.
Et quel est donc, seigneur, cet obstacle invincible?
Tantôt dans le sérail j'ai laissé tout paisible :
Quelle fureur saisit votre esprit et le sien?
BAJAZET.
Elle veut, Acoraat, que je Tépouse.
ACOMAT.
Eh bien!
L'usage des sultans à ses vœux est contraire;
Mais cet usage enfin, est-ce une loi sévère.
Qu'aux dépens de vos jours vous deviez observer?
La plus sainte des lois, ah! c'est de vous sauver.
Et d'arracher, seigneur, d'une mort manifeste
Le sang des Ottomans, dont vous faites le reste.
BAJAZET.
Ce reste malheureux serait trop acheté ,
S'il faut le conserver par une lâcheté.
ACOMAT.
Et pourquoi vous en faire une image si noire ?
L'hymen de Soliman ternit-il sa mémoire?
ACTE II, SCÈNE m. 3%5
Cependant Soliman n'était point menacé
Des périls évidents dont vons êtes pressé.
BAJAZET.
Et ce sont ces périls et ce soin de ma yie
Qui d'un servile hymen feraient l'ignominie.
Soliman n'avait point ce prétexte odieux :
Son esclave trouva grâce devant ses yeux ;
Et, sans subir le joug d'un hymen nécessaire,
11 lui fit de son cœur un présent volontaire.
ACOMAT.
Mais TOUS aimez Roxane.
BAJAZET.
Acomat, c'est assez.
Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.
La mort n'est point pour moi le comble des disgrâces -
J'osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces;
Et l'indigne prison où je suis renfermé
A la voir de plus près m'a même accoutumé;
Amurat à mes yeux l'a vingt fois présentée :
Elle finit le cours d'une vie agitée.
Hélas! si je la quitte avec quelque regret...
Pardonnez, Acomat; je plains avec sujet
Des cœurs dont les bontés trop mal récompensées
M'avaient pris pour objet de toutes leurs pensées.
AOOMAT.
Ah! si nous périssons, n'en accusez que vous.
Seigneur; dites un mot, et vous nous sauvez tous.
Tout ce qui reste ici de braves janissaires ,
De la religion les saints dépositaires,
Du peuple byzantin ceux qui plus respectés
Par leur exemple seul règlent ses volontés.
Sont prêts de vous conduire à la porte sacrée
D'où les nouveaux sultans font leur première entrée.
BAJAZET.
Eh bien, brave Acomat, si je leur suis cher.
Que des mains de Roxane ils viennent m'arracher :
Du sérail, s'il le faut, venez forcer la porte;
Entrez accompagné de leur vaillante escorte.
J'aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups.
Que chargé malgré moi du nom de son époux.
Peut-être je saurai, dans ce désordre extrême.
3;6 BAJAZET.
Par un beau désespoir me secourir moi-même ;
Attendre , en combattant, l'effet de votre foi ,
Et vous donner le temps <le venir jusqu'à moi.
ACOMAT.
Hé! pourrai-je empêcher, malgré ma diligence,
Que Roxane d'un coup n'assure sa vengeance?
Alors qu'aura servi ce zèle impétueux.
Qu'à charger vos amis d'un crime infructueux?
Promettez : affranchi du péril qui vous presse ,
Vous verrez de quel poids sera votre promesse.
BAJAZET4
Moi!
ACOMAT.
Ne rougissez point : le sang des Ottomans
Ne doit point en esclave obéir aux serments.
Consultez ces héros que le droit de la guerre
Mena victorieux jusqu'au bout de la terre :
Libres dans leur victoire, et maitrcs de leur foi,
L'intérêt de l'État fut leur unique loi ;
Kt d'un trône si saint la moitié n'est fondée
Que sur la foi promise et rarement gardée.
Je m'emporte, seigneur.
BAJAZET.
Oui , je sais , Acomat ,
Jusqu'où les a portés Tinlérèt de l'État :
Mais ces mêmes héros , prodigues de leur vie ,
Ne la rachetaient point par une perfidie.
ACOHAT.
0 courage inflexible ! ô trop constante foi ,
Que, même en périssant, j'admire malgré moil
Faut-il qu'en un moment un scrupule timide
Perde... Mais quel bonheur nous envoie Atalide?
SCÈNE IV.
BAJAZET, ATAUDE, ACOMAT.
ACOMAT.
Ah madame ! venez avec moi vous unir.
Il se perd.
ATALIDE
C'est de quoi J3 viens l'entretenir.
ACTE II, SCÊ:NE V. 347
Mais laissez^nous : Roxanc , à sa perte animée ,
Veut que de ce palais la porte soit fermée.
Toutefois y Acomat^ ne vous éloignez pas;
Peut-être on tous fera revenir sur vos pas.
SCÈNE V.
BAJAZET, ATALIDE.
BAJAZBT.
Eh bien! c'est maintenant qu'il faut que je vous laisse.
Le ciel punit ma feinte, et confond votre adresse;
Rien ne m'a pu parer contre ses derniers coups :
1! fallait ou mourir, ou n'être plus à vous.
De quoi nous a servi cette indigne contrainte?
Je meurs plus tard : voilà tout le fruit de ma feinte.
Je vous l'avais prédit : mais vous l'avez voulu ;
J'ai reculé vos pleurs autant que je l'ai pu.
Belle Atalide, au nom de cette complaisance,
Daignez de la sultane éviter la présence :
Vos pleurs vous trahiraient; cachez-les à ses yeux,
Et ne prolongez point de dangereux adieux.
ATAUDE.
Non y seigneur. Vos bontés pour une infortunée
Ont assez disputé contre la destinée.
Il vous en coûte trop pour vouloir m'épargner :
Il faut vous rendre; il faut me quitter , et régner.
BAJAZT.T.
Vous quitter !
ATALIDE.
Je le veux. Je me suis consultée.
I>e mille soins jaloux jusqu'alors agitée,
11 est vrai , je n'ai pu concevoir sans effroi
(jue Rajazet pût vivre et n'être plus à moi ;
Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse
Je me représentais l'image douloureuse ,
Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants )
Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.
liais à mes tristes yeux votre mort préparée
Dans toute son horreur ne s'était pas montrée :
Je ne vous voyais pas, ainsi que je vous vois,
Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.
348 BAJAZET.
Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance
Vous allez de la mort affronter la présence;
Je sais que votre cœur se fait quelques plaisirs
De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs :
Mais 9 hélas! épargnez une âme plus timide;
Mesurez vos malheurs aux forces d'Alalide;
Et ne m'exposez point aux plus vives douleurs
Qui jamais d'une amante épuisèrent les pleurs.
BAJAZET.
Et que deviendrez-vous, si, dès cette journée,
Je célèbre à vos yeux ce funeste liyménée?
ATAUDE.
Ne vous informez point ce que je deviendrai.
Peut-être à mon destin, seigneur, j'obéirai.
Que sais-je? à. ma douleur je chercherai des charmes.
Je songerai peut-être , au milieu de mes larmes.
Qu'à vous perdre pour moi vous étiez résolu.
Que vous vivez , qu'enfin c'est moi qui l'ai voulu.
BAJAZET.
Non, VOUS ne verrez point cette fête cruelle.
Plus vous me commandez de vous être infidèle.
Madame, plus je vois combien vous, méritez
De ne point obtenir ce que vous souhaitez.
Quoi I cet amour si tendre, et né dans notre enfance.
Dont les feux avec nous ont crû dans le silence;
Vos larmes, que ma main pouvait seule arrêter ;
Mes serments redoublés de ne vous point quitter :
Tout cela finirait par une perfidie?
J'épouserais, et qui? s'il faut que le die,
Une esclave attachée à ses seub intérêts.
Qui présente à mes yeux les supplices tout prêts,
Qui m'offre ou son hymen, ou la mort infaillible^
Tandis qu'à mes périls Atalide sensible.
Et trop digne du sang qui lui donna le jour,
Veut me sacrifier jusques à son amour?
Ah! qu'au jaloux sultan ma tôte soit portée.
Puisqu'il faut à ce ptiic qu'elle soit rachetée.
ATAUDE.
Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.
BAJAZET.
Parlez. Si je le puis, je suis prêt d'obéir.
r
ACTK II, SCÈNE V. 349
ATALIDE. »
La sultane vous aime; et^ malgré sa colère,
Si TOUS preniei, seigneur, plus de soin de lui plaire;
Si VOS soupirs daignaient lui faire pressentir
Qu'un jour...
BAJAZGT.
Je vous entends : je n'y puis consentir.
Ne vous figurez point que, dans cette journée.
D'un lâche désespoir ma vertu consternée
Craigne les soins d'un trône où je pourrais monter.
Et par un prompt trépas cherche à les éviter.
J'écoute trop peut-être une imprudente audace :
Mais, sans cesse occupé des grands noms de ma race.
J'espérais que, fuyant un indigne repos.
Je prendrais quelque place entre tant de héros.
Mais, quelque ambition, quelque amour qui me brûle.
Je ne puis plus tromper une amante crédule.
En vain, pour me sauver, je vous l'aurais promis :
Et ma bouche et mes yeux, du mensonge ennemis,
Peut-être, dans le temps que je voudrais lui plaire
Feraient par leur désordre un effet tout contraire ;
Et de mes froids soupirs ses regards offensés
Verraient trop que mon cœur ne les a point poussés.
Oh ciel ! combien de fois je l'aurais éclaircie ,
Si je n'eusse à sa haine exposé que ma vie;
Si je n'avais pas craint que ses soupçons jaloux
M'eussent trop aisément remonté jusqu'à vous!
Et j'irais l'abuser d'une fausse promesse?
Je me parjurerais? et, par cette bassesse...
Ah! loin de m'ordonner cet indigne détour,
Si votre cœur était moins plein de son amour.
Je vous verrais, sans doute, en rougir la première.
Mais, pour vous épai^er une injuste prière.
Adieu, je vais trouver Roxane de ce pas;
Etje vous quitte.
ATALIDE.
Et moi , je ne vous quitte pas.
Venez , cruel , venez , je vais vous y conduire ;
Et de tous nos secrets c'est moi qui veux l'instruire.
Puisque, malgré mes pleurs, mon amant furieux
Se fait tant de plaisir d'expirer à mes yeux,
3^ BAJAZET.
Roxanc , mal^é vous , nous joindra l'un et l'autre :
Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre ;
Et je pourrai donner à vos yeui effrayés
Le spectacle sanglant que vous me prépariez.
BAJAZET.
Oh ciel ! que faites-vous?
ATALIDE.
Cruel ! pouvez-vous croire
Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire?
Pensez-vous que cent fois, en vous faisant parler.
Ma rougeur ne fût pas prête à me déceler?
Mais on me présentait votre perte prochaine.
Pourquoi faut-il, ingrat, quand la mienne est certaine ,
Que vous n'osiez pour moi ce que j'osais pour vous?
Pcutrétre il suffira d'un mot un peu plus doux :
Roxane dans son cœur peut-être vous pardonne.
Vous-même, vous voyez le temps qu'elle vous donne :
A-l-elle, en vous quittant, fait sortir le vizir?
Des gardes à mes yeux viennentrils vous saisir?
Enfin, dans sa fureur implorant mon adresse.
Ses pleurs ne m'ontrils pas découvert sa tendresse?
Peut-être elle n'attend qu'un espoir incertain
Qui lui fasse tomber les arme^ de la main.
Allez, seigneur, sauvez votre vie et la mienne.
BAJAZET.
Eh bien... Mais quels discours faut-il que je lui tienne?
atàmde.
Ah ! daignez sur ce choix ne me point consulter.
L'occasion , le ciel pourra vous les dicter.
Allez : entre elle et vous je ne dois point paraître -,
Votre trouble ou le mien nous ferait reconnaUrc.
Allez : encore un coup, je n'ose m'y trouver :
Dites... tout ce qu'il faut, seigneur, pour vous sauver.
ACTii: 111, SCENE I. 3^1
ACTE TROISIÈME.
SCÈNE I.
AT AUDE, ZAÏRE.
ATALIDE.
Zaïre, il est tlonc vrai, sa grâce est prononcée?
ZAÏRE.
Je vous l'ai dit, madame : une esclave empressée.
Qui courait de Roxane accomplir le désir.
Aux portes du sérail a reçu le vizir.
Ils ne m'ont point parlé; mais, mieux qu'aucun langage.
Le transport du vizir marquait sur son visage
Qu'un heureux changement le rappelle au palai;$ ,
Et qu'il y vient signer une éternelle paix.
Roxane a pris, sans doute, une plus douce voie.
^ ATAUDE.
Ainsi, de toutes parts, les plaisirs et la joie
M'abandonnent, Zaïre, et marchent sur Jeurs pas.
J'ai fait ce que j'ai dû ; je ne m'en repens pas.
ZAÏRE.
Quoi, madame! quelle est cette nouvelle alarme?
ATALIDE.
Et ne t'a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme,
Ou, pour mieux dire enfin, par quel engagement
Bajazet a pu faire un si prompt changement?
Roxane en sa fureur paraissait inflexible ;
A-t-elle de son cœur quelque gage infaillible?
Parle. L'épouse-t-il?
ZAÏRE.
Je n'en ai rien appris.
Mais enfin s'il n'a pu se sauver qu'à ce prix ;
S'il fait ce que vous-même avez su lui prescrire ;
S'il l'épouse, en un mot...
ATALIDE.
S'ill'épousc, Zaïre!
ZAÏRE.
Quoi ! vous repenti z-vous des généreux discours
353 BAJAZËT.
Que vous dictait le soin de conserver ses jours?
ATAL1DB.
Non, non ; il ne fera que ce qu'il a dû faire.
Sentiments trop jaloux , c'est à vous de vous taire :
Si Bagazet l'épouse^ il suit mes volontés;
Respectez ma vertu qui vous a surmontés;
A ses nobles conseils ne mêlez point le vôtre;
£t, loin de me le peindre entre les bras d'une autre ,
Laissez-moi 9 sans regret ^ me le représenter
Au trône où mon amour l'a forcé de monter.
Oui ^ je me reconnais^ je suis toujours la même.
Je voulais qu'il m'aimât , chère Zaïre; il m'aime :
Et du moins cet espoir me console aujourd'hui
Que je vais mourir digne et contente de lui.
ZAÏRE.
Mourir! Quoi l vous auriez un dessein si funeste?
ATAUDE.
J'ai cédé mon amant; tu t'étonnes du reste?
Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs
Une mort qui prévient et unit tant de pleurs?
Qu'il vive, c'est assez. Je l'ai voulu, sans doute;
Et je le veux toujours, quelque prix qu'il m'en coûte :
Je n'examine point ma joie ou mon ennui;
J'aime assez mon amant pour renoncer à lui.
Mais, hélas! il peut bien penser avec justice
Que, si j'ai pu lui faire un si grand sacrifice.
Ce cœur, qui de ses jours prend ce funeste soin ,
L'aime trop pour vouloir en être le témoin.
Allons, je veux savoir...
ZAÏRE.
Modérez-vous, de grâce :
On vient vous informer de tout ce qui se passe.
Cesi le vizir.
SCÈNE IL
ATAUDE, AGOMAT, ZAÏRE.
AGOMAT.
Enfin nos amants sont d'accord.
Madame; un calme heureux nous remet dans le port.
La sultane a laissé désarmer sa colère;
r
ACTE m, SCËiNE 11. 363
Elle m'a déclaré sa volonté dernière;
Et^ tandis qu'elle montre au peuple épouvanté
Du prophète divin l'étendard redouté ,
Qu'à marcher sur mes pas Bajazet se dispose^
Je vais de ce signal faire entendre la cause ^
Remplir tous les esprits d'une juste terreur.
Et proclamer enfin le nouvel empereur.
Cependant permettez que je vous renouvelle
Le souvenir du prix qu'on promit à mon zèle.
N'attendez point de moi ces doux emportements.
Tels que j'en vois paraître au cœur de ces amants :
Mais si, par d'autres soins plus dignes de mon âge,
Par de profonds respects, par un long esclavage
Tels que nous le devons au sang de nos sultans,
Je puis...
ATALIDE.
Vous m'en pourrez instruire avez le temps.
Avec le temps aussi vous pourrez me connaître.
Mais quels sont ces transports qu'ils vous ont fait paraître?
ACOMAT.
Madame, doutez-vous des soupirs enflammés
De deux jeunes amants l'un de l'autre charmés?
ATALIDE.
Non; mais, à dire vrai^ ce miracle m'étonne.
Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne?
L'épou8e>t-il enfin?
ACOHAT.
Madame, je le croi.
Voici tout ce qui vient d'arriver devant moi.
Surpris, je l'avouerai, de leur fureur commune^
Querellant les amants, l'amour et la fortune.
J'étais de ce palais sorti désespéré.
Déjà, sur un vaisseau dans le port préparé
Chargeant de mon débris les reliques plus chères.
Je méditais ma fuite aux terres étrangères.
Dans ce triste dessein au palais rappelé,
Plein de joie et d'espoir, j'ai couru, j'ai volé.
La porte du sérail à ma voix s'est ouverte ,
Et d'abord une esclave à mes yeux s'est offerte,
Qui m'a conduit sans bruit dans un appartement
Où Roxane attentive écoutait son amant.
au.
.T,i BAJAZET.
Tout gardait devant eux un auguste silence :
Moi-même y résistant à mon impatience y '
El respectant de loin kur secret entretien ,
J'ai longtemps, immobile, observé leur maintien.
Enfin , avec des yeux qui découvraient son âme ,
L'une a tendu la main pour gage de sa Aamme ;
L'autre, avec des regards éloquents, pleins d'amour,
L'a de ses feux , madame , assurée à son tour.
ATALIDE.
Hélas l
ACOMAT.
ils m'ont alors aperçu l'un et l'autre.
Voilà, m'a-t-elle dit, votre prince et le nôtre :
Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.
Allez lui préparer les honneurs souverains :
Qu'un peuple obéissant l'attende dans le temple ;
Le sérail va bientôt vous en donner l'exemple.
Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé.
Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé :
Trop heureux d'avoir pu , par un récit fidèle, .
De leur paix, en passant, vous conter la nouvelle,
£t m'acqaitter vers vous de mes respects profonds I
ie vais le couronner, madame , et j'en réponds.
SCÈNE IIl.
ATALIDE, ZAÏRE.
ATAUDE.
Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.
ISAÏRE.
Ah madame! croyez...
ATAUDE.
Que veux-iu que je croie'?
Quoi donc! à ce spectacle irai-je m'exposer?
Tu vois que c'en est fait : ils se vont épouser;
La sultane est contente; il l'assure qu'il l'aime.
Mais je ne m'en plains pas, je l'ai voulu moi-même.
Cependant croyais-tu, quand, jaloux de sa foi,
U s'allait, plein d'amour, sacrifier pour moi;
Lorsque son cœur, tantôt m'cxprimant sa tendresse,
Uefusail à Hoxanc une simple promesse;
AGTK.in, SCÈNE IV. 355
Quand mes larmes en vain tâchaient de l'émouvoir;
Quand je m'applaudissais de leur peu de pouvoir;
Croyai^tu que son cœur^ contre toute apparence ,
Pour la persuader trouvât tant d'éloquence?
Ah! peut-être 9 après tout, que, sans trop se forcer.
Tout ce qu'il a pu dire , il a pu le penser :
Peutrètre en la voyant, plus sensible pour elle ,
11 a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle :
Elle aura devant lui fait parler ses douleurs ;
Elle l'aime ; un empire autorise ses pleurs :
Tant d'amour touche enfin une âme généreuse.
Hélas ! que de raisons contre une malheureuse !
zàIrb.
Mais ce succès, madame, est encore incertain.
Attendez.
ATALIDE.
Non, vois-tu, je le nierais en \ain.
Je ne prends point plaisir à croître ma misère ;
Je sais pour se sauver tout ce qu'il a dû faire.
Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas.
Je n'ai point prétendu qu'il ne m'obéit pas :
Mais après les adieux que je venais d'entendre.
Après tous les transports d'une douleur si tendre.
Je sais qu'il n'a point dû lui faire remarquer
La joie et les transports qu'on vient de m'cxpliquer.
Toi-même juge-nous, et vois si je m'abuse.
Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse?
Au sort de Bajazet ai-je si peu de part?
A me chercher lui-même attendrait-il si tard.
N'était que de son cœur le trop juste reproche
Lui fait peut-être, hélas! éviter cette approche?
Mais non, je lui veux bien épargner ce souci :
Il ne me verra plus.
ZAÏRE.
Madame, le voici.
SCÈNE IV.
BAJAZET, ATALIDE, ZAÏRE.
BAJAZET.
C'en est fait, j'ai parle, vous êtes obéic.
3M BAJAZET.
Vous n'avez plus, madame , à craindre pour ma vie;
Et je serais heureux, si la foi, si l'honneur,
Ne me reprochaient point mon injuste bonheur;-
Si mon cœur, dont le trouble en secret me condamne,
Pouvait me pardonner aussi bien que Roxane.
Mais enfin je me vois les armes à la main :
Je suis libre; et je puis contre un frère inhumain ,
Non plus par un silence aidé de votre adresse.
Disputer en ces lieux le cœur de sa maîtresse.
Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,
Moi-même le cherchant aux climats étrangers.
Lui disputer les cœurs du peuple et de l'armée,
Et pour juge entre nous prendre la renommée.
Que vois-jet qu'avez-vousî Vous pleurez!
ATAUDB.
Non, seigneur;
Je ne murmure point contre votre bonheur :
Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.
Vous savez si jamais j'y formai quelque obstacle
Tant que j'ai respiré, vos yeux me sont témoins
Que votre seul péril occupait tous mes soins;
Et, puisqu'il ne pouvait finir qu'avec ma vie,
Cest sans regret aussi que je la sacrifie.
11 est vrai, si le ciel eût écouté mes vœux.
Qu'il pouvait m'accorder un trépas plus heureux;
Vous n'en auriez pas moins épousé ma rivale.
Vous pouviez l'assurer de la foi conjugale;
Mais vous n'auriez pas joint à ce titre d'époux
Tous ces gages d'amour qu'elle a reçus de vous.
Roxane s'estimait assez récompensée :
Et j'aurais en mourant cette douce pensée ,
Que, vous ayant moi-même imposé cette loi ,
Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi ;
Qu'emportant chez les morts toute votre tendresse.
Ce n'est point un amant en vous que je lui laisse.
BAJAZET.
Que parlez-vous, madame, et d'époux et d'amant?
Oh ciel ! de ce discours quel est le fondement?
Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?
Moi , j'aimerais Roxane, ou je vivrais pour elle,
Madame ! Ah ! croyez-vous que , loin de le penser^
ACTE III, SCÈNE V. y^j
lia bouche seulement eût pu le prononcer?
Mais l'un ni l'autre enfin n'était point nécessaire.
La sultane a suivi son penchant ordinaire;
Et^ soit qu'elle ait d'abord expliqué mon retour
Comme un gage certain qui marquait mon amour,
Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre,
A peine ai-je parlé, que, sans presque m'entendre,
Ses pleurs précipités ont coupé mes discours :
Elle met dans ma main sa fortune, ses jours,
Et^ se fiant enfin à ma reconnaissance,
D'un hymen infaillible a formé l'espérance.
Moi-même, rougissant de sa crédulité.
Et d'un amour si tendre et si peu mérité.
Dans ma confusion, que Roxane, madame.
Attribuait encore à l'excès de ma flamme ,
Je me trouvais barbare, injuste, criminel.
Croyez qu'il m'a fallu, dans ce moment cruel,
Pour garder jusqu'au bout un silence perfide.
Rappeler tout l'amour que j'ai pour Atalide.
Cependant, quand je viens, après de tels efforts,
Chercher quelque secours contre tous mes remords.
Vous-même contre moi je vous vois, irritée,
Reprocher votre mort à mon âme agitée;
Je vois enfin, je vois qu'en ce même moment
Tout ce que je vous dis vous touche faiblement.
Madame, finissons et mon trouble et le vôtre :
Ne nous affligeons point vainement l'un et l'autre.
Roxane n'est pas loin : laissez agir ma foi;
J'irai, bien plus content et de vous et de moi.
Détromper son amour d'une feinte forcée ,
Que je n'allais tantôt déguiser ma pensée.
La voici.
ATALIDE.
Juste ciel! ou va-t-il s'exposer?
Si vous m'aimez, gardez de la désabuser.
SCÈNE V.
ROXANE, BAJAZET, ATAUDE, ZAIRE.
ROXANE.
Venez, seigneur, venez; il est temps de paraître.
JbS BAJAZET.
Et que tout le sérail reconnaisse son maître : .
Tout ce peuple nombreux dont il est habité ,
Assemblé par mon ordre , attend ma volonté.
Mes esclaves gagnés^ que le reste va suivre >
Sont les premiers sujets que mon amour vous livre.
L'auriez-vous cru, madame, et qu'un si prompt retour
Fit à. tant de fureur succéder tant d'amour?
Tantôt, à me venger fixe et déterminée ,
Je jurais qu'il voyait sa dernière journée :
A peine cependant Bajazet m'a parlé ;
L'amour fit Iç serment, l'amour Ta violé.
i'ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse ;
J'ai prononcé sa grâce , et j'en crois sa promesse.
UAJAZET.
Oui, je vous ai promis et j'ai donné ma foi
De n'oublier jamais tout ce que je vous doi :
J'ai juré que mes soins, ma juste complaisance.
Vous répondront toujours de ma reconnaissance.
Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits.
Je vais de vos bontés attendre les effets.
SCÈNE VI.
ROXANE, AT AUDE, ZAIUE.
ROXANE.
De quel étonnement, oh ciel! suis-je frappée!
Est-ce un songe, et mes yeux ne m'ont-ils point trompée"?
Quel est ce sombr*j accueil, et ce discours glacé
Qui semble révoquer tout ce qui s'est passé?
Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue.
Et qu'il ait regagné mon amitié perdue?
J'ai cru qu'il me jurait que jusques à la mort
Son amour me laissait maîtresse de son sort.
Se repent-il déjà de m'avoir apaisée?
Mais moi-même tantôt me serais-je abusée?
Ahl... Mais il vous parlait : quels étaient ses discours,
Madame?
ATAUDE.
Moi, madame! Il vous aime toujours.
ROXAME.
II V va de sa vie, au moins, que je le croie.
ACTE III, 3CÈIfE Vil. 3â9
Mais y de grâce » panni tant de sujets de joie»
Aépondez-moi y comment pou>'ez-vous expliquer
Ce chaçin qu'en sortant il m!a fait remarquer?
ATAMDE. -*
Madame» ce chagrin n'a point frappé ma vue.
n m'a de vos bontés longttfmps entretenue ;
U en était tout plein quand je Tai rencontré :
J'ai cru le voir sortir tel qu'il était entré.
Mais» madame» après tout» faut-il être surprise
Que » tout prêt d'achever cette grande entreprise
Bajazet s'inquiète» et qu'il laisse échapper
Quelque marque des soins qui doivent l'occuper?
ROXANE.
Je vois qu'à l'excuser votre adresse est extrême :
Vous parlez mieux pour lui qu'il ne parle lui-même.
ATAIJDE.
Et quel autre intérêt...
ROXANE.
Madam'î , c'est assez :
Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez.
Laissez-moi : j'ai besoin d'un peu de solitude.
Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude.
J'ai» comme Bajazet, mon chagrin et mes soins;
Et je veux un moment y penser sans. témoins.
SCÈNE Vîl.
aOXANE.
Oe tout ce que je vois que faut-il que je pense?
Tous deux à me tromper sont-ils d'intelligence?
Pourquoi ce changement, co discours» ce départ?
N'ai-je pas même entre eux surpris quelque rejçard 1
Bajazet interdit! Atalide étonnée!
O ciel , à cet affront m'auriez-vous condamnée ?
De mon aveugle amour stn^aient-cc là les fruits?
Tant de jours douloureux, tant d'inquiètes nuiU^,
Mes brigues» mes complots» ma trahison fatale,
N'aurais-je tout tenté que pour une rivale?
Mais peut-être qu'aussi, trop prompte à m'affligor»
J'observe de trop près un chagrin passager :
J'impukt à son amour l'effet de son caprice.
MO BAJAZET.
N'eAt-il pas jasqu'ao boot conduit son artifice?
Prêt à Toir le succès de son déguisement.
Quoi ! ne pouTailril pas feindre encore un moment?
Non, non , ra86ill*ons-nous : trop d'amour m'intimide.
Et pourquoi dans son cœur redouter Atalide?
Quel serait son dessein? qu'a-4-elie fait pour lui?
Qui de nous deux enfin le couronne aujourd'hui?
Mais, béias! de l'amour ignorons-nous l'empire?
Si par quelque autre charme Atalide l'attire.
Qu'importe qu'il nous doive et le sceptre et le jour?
Les bienfaits dans un cœur balancent-ils l'amour?
Et, sans chercher plus loin, quand l'ingrat me sut plairft
Ai-je mieux reconnu les b^mtés de son frère?
Ah! si d'une autre chaîne il n'était point lié.
L'offre de mon hymen l'eûVil tant effrayé?
N'eût-il pas sans regret secondé mon envie?
L'eût-ii refusé, même aux dépens de sa vie?
Que de justes raisons... Mais qui vient me parler?
Que veut-on?
SCÈNE VIII.
ROXANE, ZATIME.
ZATIME.
Pardonnez si j'ose vous troubler :
Mais, madame, un esclave arrive de l'armée;
Et, quoique sur la mer la porte fut fermée.
Les gardes, sans tarder, l'ont ouverte à genoux.
Aux ordres du sultan qui s'adressent à vous.
Mais ce qui me surprend, c'est Orcan qu'il envoie*
«^ ROXANE.
Orcan!
ZATIME.
Oui, de tous ceux que le sultan emploie,
Orcan, le plus fidèle à servir ses desseins.
Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.
Madame, il vous demande avec impatience.
Mais j ai cru vous devoir avertir par avance;
Et, souhaitant surtout qu'il ne vous surprit pas.
Dans votre appartement j'ai retenu ses pas.
n 1 lu ROXANE.
«uci malheur imprévu vient encor me confondre?
ACTE IV, SCÈNE I. 3^^
Quel peut être cet ordre? et que puis-je répondre?
Il n en faut point douter, le sultan inquiet
Une seconde fois condamne Bajazet.
On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre
Tout m obéit ici. Mais dois-je le défendre?
Quel est mon empereur? Bajazet? Amurat?
J'ai trahi l'un; mais l'autre est peut^tre un ingrat
Le temps presse; que faire en ce doute funeste?
Allons : employons bien le moment qui nous reste.
Ils ont beau se cacher, l'amour le plus discret
Laisse par quelque marque échapper son secret.
Observons Bajazet; étonnons Atalide :
Et couronnons l'amant, ou perdons le perfide.
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
AT AUDE, ZAÏRE.
ATAUDE.
Ah! sais-tu mes frayeurs? sais-tu que dans ces lieux
J'ai vu du fier Orcan le visage odieux?
En ce moment fatal, que je crains sa venue!
Que je crains... Mais, dis-moi, Bajazet f a-tril vue?
QuVtril dit? se rend-il, Zaïre, à mes raisons?
Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons?
ZAÏRE.
Il ne peut plus la voir sans qu'elle le commande :
Roxane ainsi l'ordonne, elle veut qu'il l'attende.
San» doute à cet esclave elle veut !e cacher.
J'ai feint en le voyant de ne le point chercher
J'ai rendu votre lettre, et j'ai pris sa réponse.
Madame, vous Terrez ce qu'elle vous annonce.
ATAUDE, lit.
Après Untdinjugtes détours,
Faol-il qu'à feindre encor votre amour me convie !
Mais je veu!i bien prendre soin d^une vie
hkant. 31
362 liAJAZKT.
l>0Dt TOUS jiircE que dépendent vos joars.
Je Terni la iiillaiie; ci, par ma con|ilusa«oe,
Par de noofeaui sermanU 4ie ma leoawiMHaiiee,
J'apaiserai, si je pois, son eountMix.
N'exigez rien de plus. Ni la mort ni Toos-méme
Me me ferez jamais prononcer que je Tainie,
Puisque jamais je n'aimerai que tous.
Hélas! que me dit-il? €roit*U que je l'ignore?
Ne sats-je pas assez qu'il m'aime^ qu'il m'adore?
Est-ce ainsi qu'à mes vœux il s'ait s'accommoder?
C'est Roxane^ et non moi, qu'il faut persuader.
De queMe crainte encor me iaisse«t-il saisie!
Funeste aveuglement! perfîde jalousie !
Récit menteur! soupçon que je n'ai pu celer!
Fallaitrîl vous entendre? ou fallait-il parler?
C'était fait 9 mon bonheur surpassait mon attente :
J'ét<ais aimée, heureuse , et Roxane contente.
Zaïre y s'il se peut, retourne sur tes pas :
Qu'il l'apaise. Ces mots ne me suffisent pas :
Que sa bouche, ses yeux, tout l'assure qu'il l'aime :
Qu'elle le croie enfin. Que ne puis-je moi-même,
Ixhauffant par mes pleurs ses soins trop languissants;,
Mettre dans ses discours tout l'amour que je sens!
Mais à d'autres périls \e crains de le commettre.
ZAÏRE.
Roxane vient à vous.
ATALIDE.
Ah! cachons celte Icltn*.
SCÈNE II.
ROXANE, ATALIDE, ZATIME, ZAÏRE.
ROXAKE, à Zalime.
Viens. J'ai reçu cet ordre. H faut l'inlimidcr.
ATAUDE , à Zaïre.
Va, cours; vi lâche enfin de le persuader.
ACTK IV, SCÈNE III. 3«3
SCÈNE III.
ROXANË^ ATALIDË, ZATIME.
ROXANB.
Madame, j'ai reçu des lettres de l'armée.
De tout ce qui s'y passe ètes-vous informée?
ATALIDE.
On m'a dit que du camp un esclave est venu :
Le reste est un secret qui no m'est pas connu.
HOXANE.
Amurat est heureux , la fortune est changée ,
Madame 9 et sous ses lois Babylone est rangée.
ATAUDE.
Hé quot^ madame! Osmin...
ROIANE.
Était mal averti;
El depuis son départ cet esclave est parti.
C'en est fait.
ATALIDE , à part.
Quel revers !
HOXAKE.y
Pour comble de disgrâces,
Le sultan, qui l'envoie, est parti sur ses traces.
ATALIDE.
Quoi! les Persans armés ne l'arrêtent donc pas?
ROXAKE.
Non, nuulame. Vers nous il revient à grands pas.
ATALIDE.
Uue je vous plains, madame! et qu'il est nécessaire
D'achever promptement ce que vous vouliez faire !
ROXANE.
H est tard de vouloir s'opposer au vainqueur.
ATALIDE , à part.
OhcieP
ROXANE.
Le temps n'a point adouci sa rigueur.
Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.
ATALIDE.
Et que vous mandc-t-il?
ROXANE.
Voyez : lisez vous-même.
3^ DAJAZET.
Vous connaissez, madame, et la lettre et le seing.
ATAL1DE.
Du cruel Amurat je reconnais la main.
Avant que Babylone éprouvât ma paissance.
Je vous ai fait porter mes ordres absolus :
Je ne veux point douter de votre obéissance ,
Et crois que maintenant Bijazet ne vit plus.
, Je laisse sous mes lois Babylone asservie,
Et confinne en partant mon ordre souverain.
Vous, si vous avez soin de votre propre vie ,
Ne vous montres à moi que sa tète à la main.
ROXAME.
Eh bien?
ATALIDE, * P«rt.
Cache tes pJeurs, malheureuse Atalide.
ROXANE.
Que vous semble?
ATALIDC.
Il poursuit son dessein parricide.
Mais il pense proscrire un prince sans appui :
Il ne sait pas l'amour qui vous parle pour lui;
Que vous et Bajazet vous ne faites qu'une âme;
Que plutôt, s'il le faut, vous mourrez...
ROXANR.
Moi? madame?
Je voudrais le sauver, je ne le puis haïr;
Mais...
ATALIDE.
Quoi donc? qu'avez-vous résolu?
ROXANË.
D'obcir.
ATALIDI':.
D'obéir I
ROXANE.
Et que faire en ce péril extrême?
11 le faut.
ATALIUE.
Quoi! ce prince aimable... qui vous aime,
Veira finir ses jours qu'il vous a destinés l
ROXANE.
11 le faut; et d^jk mes ordres sont donnés.
ACTt IV, SCEJNI;: iV. 36â
ATAUDE.
Je me meurs.
ZATIME.
Elle tombe, et ne vit plus qu'à peine.
ROXANE.
Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine :
Mais au moins observez ses regards, ses discours,
Tout ce qui convaincra leurs perfides amours.
SCÈNE IV.
ROXANE.
Ma rivale à mes yeux s'est enfin déclainie.
Voilà sur quelle foi je m'étais assurée !
Depuis six mois entiers j'ai cru que, nuit et jour.
Ardente , elle veillait au soin de mon amour :
Et c'est moi qui, du sien ministre trop fidèle,
Semble depuis six mois ne veiller que pour elle;
Qui me suis appliquée à chercher les moyens
De lui faciliter tant d'heureux entretiens;
Et qui même souvent, prévenant son envie.
Ai hâté les moments les plus doux de sa vie.
Ce n'est pas tout : il faut maintenant m'éclaircir
Si dans sa perfidie elle a su réussir ;
IJfaut... Mais que pourrais-je apprendre davantage?
Mon malheur n'est-il pas écrit sur son visage?
Vois-je pas, au travers de son saisissement.
Un cœur dans ses douleurs content de son amant?
Exempte des soupçons dont je suis tourmentée.
Ce n'est que pour ses jours qu'elle est épouvantéti.
N'importe : poursuivons. Elle peut, comme moi,
Sur des gages trompeurs s'assurer de sa foi.
Pour le faire expliquer tendons-lui quelque piégo.
Mais quel indigne emploi moi-même m'imposé-jo?
Quoi donc! à me gêner appliquant mes esprits.
J'irai faire à mes yeux éclater ses mépi'is?
Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse.
D'ailleurs, l'ordre, l'esclave, et le vizir me presse.
11 faut prendre parti; l'on m'attend. Faisons mieux :
Sur tout ce que j'ai vu fermons plutôt les yeux ;
Laissons de leur amour la rerherche importune ;
ai-
aê6 BAJA2ËT.
Poussons à bout Fingrat^ et tentons la fortune :
Voyons si, par mes soins sur te trône élevé ^
U osera trahir Vamour qui l'a sauvé.
Et si , de mes bienfaits lâchement libérale ^
Sa main en osera couronner ma rivale.
Je saurai bien toujours retrouver le moment
De punir, s'il le faut, ta rivale et l'amant :
Dans ma juste fureur observant le perfide ,
Je saurai le surprendre avec son Atalide;
Et, d'un même poignard les unissant tous deux.
Les percer l'un et l'autre , et mai-mème après eux.
Voilà, n'en doutons point, le parti qu'il faut prendre.
Je veux tout ignorer.
SCÈNE V.
tlUXANE, ZATIME.
ROXANE.
Ah ! que viens-tu m'apprendre ,
Zalime? Bajazet en est-il amoureux?
Vois-tu dans ses discours qu'ils s'entendent tous deux ?
ZATIME.
Ele n'a point parlé. Toujours évanouie,
MadaiEe, elle ne marque aucun reste de vie
Que par de longs soupirs et des gémissements
Qu'il semble que son cœur va suivre à tous momciits.
Vos femmes, dont le soin à l'envi la soulage ,
Ont découvert son sein pour leur donner passage.
Moi-même, avec ardeur secondant ce dessein.
J'ai trouvé ce billet enfermé dans son seia;
Du prince votre amant j'ai reconnu la lettre ,
Et j'ai cru qu'en vos mains je devais le remettre.
ROXAISE.
Donne... Pourquoi frémir? et quel trouble soudain
Me glace à cet objet, et fait trembler ma main?
Il peut l'avoir écrit .sans m'avoir offensée :
Il peut même... Lisons, et voyons sa pensée.
• • ni la mort ni vous-même
Ne me ferez iamais prononcer qme je Vmw,
Puisque janait^ je n'aimetai que vous.
ACTK IV, SCtNE V. 3ê7
Ah ! de la trahison me voilà donc instruite!
Je recoimais l'appAt dont ils m'avaient séduite.
Ainsi donc mon amour était récompensé.
Lâche, indigne du jour que je t'avais laissé!
Ah ! je respire enfin ; et ma joie est extrême
Que le traître, une fois, se soit trahi lui-même.
Libre des soins cruels où j'allais m'engager,
Ma tranquille fureur n'a plus qu'jà se venger.
Qu'il meure : vengeons-nous. Courez : qu'on le saisisse ;
Que la main des muets s'arme pour son supplice;
Qu'ils viennent préparer ces nœuds infortunés
Par qui de ses pareils les jours sont terminés.
Cours, Zatime; sois prompte à servir ma colère.
ZATIME.
Ah madame !
R0XA>E.
Quoi donc ?
ZATIME.
Si , sans trop vous déplaire.
Dans les justes transports, madame, où je vous vois.
J'osais vous faire entendre une timide voix :
Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre ,
Aux mains de ces cruels mérite qu'on le livre ;
Mais, tout ingrat qu'il est, croyez-vous aujourd'hui
Qu'Amurat ne soit pas plus à craindre que lui?
Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle
Ne l'a point averti de votre amour nouvelle?
Des cœurs comme le sien , vous le savez assez ,
Ne se regagnent plus quand ils sont offenses ;
Et la plus prompte mort, dans ce moment scveiv.
Devient de leur amour la marque la plus chère.
ROXANE.
Avec quelle insolence et quelle ciniauté
Ils se jouaient tous deux de ma crédulité*
Quel penchant, quel plaisir je sentais à les cri^ir' 1
Tu ne remportais pas une grande victoire ,.
Perfide, en abosant ce cœur préoccupe,
Qaii lui-même craignait de se voir détrompé !
Moi qui, de ce haut rang qui me rt^ndait si Hère ,
Dans le sein du malheur t'ai clierché la première
Pour attacher dos jours Irauquillcs, forlun^'s.
3M BAJAZET.
Aui périls dont tes jours étaient eu\irouno$.
Après tant de bontés, de soins, d'ardeurs exlrèmos,
Tu ne saurais jamais prononcer que tu m'aimes!
Mais dans quel souvenir me laissc-je égarer?
Tu pleures 9 malheureuse! Ah! tu devais pleurer
Lorsque^ d'un vain désir à ta perte poussée.
Tu conçus de le voir la première pensée.
Tu pleures! et l'ingrat, tout prêt à te trahir,
l^pare les discours dont il veut t'éblouir ;
Pour plaire à ta rivale > il prend soin de sa vie.
Ah traître! tu mourras!... Quoi! tu n'es point partie!
Va. Mais nons-roème allons, précipitons nos pas :
Qu'il me voie, attentive au soin de son trépas.
Lui montrer à la fois, et l'ordre de son frère,
Et de sa trahison ce gage trop sincère.
Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.
Qu'il n'ait, en expirant, que ces cris pour adieux.
Qu'elle soit cependant fidèlement servie ;
Prends soin d'elle : ma haine a besoin de sa vie.
Ah! si, pour son amant facile à s'attendrir,
La peur de son trépas la fit presque mourir.
Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle
De le montrer bientôt pâle et mort devant elle ;
De voir sur cet objet ses regards arrêtés
Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !
Va, fetiens-la. Surtout garde bien le silence.
Moi... Mais qui vient ici différer ma vengeance?
SCÈNE VI.
ROXANE, ACOMAT, OSMIN.
ACOMAT.
Que faites- VOUS, madame? en quels retardements
D'un jour si précieux perdez-vous les moments?
Dvzance, par mes soins presque entière assemblée,
Interroge ses chefs, de leur crainte troublée;
Mi tous pour s'expliquer, ainsi que mes amis ,
Attendent le signal que vous m'aviez promis.
D'où vient que, sans répondre à leur impatience.
Le sérail cependant garde un triste silence?
Déclarez-vous j madame; et, sans plus différer...
ACTK IV, SCÈiMi VI. sr.D
ROXANE.
Oui, VOUS serez content, je vais me déclarer
ACOMAT.
Madame, quel regard, et quelle voix sévère.
Malgré votre discours, m'assurent du contraire?
Quoi! déjà votre amour, des obstacles vaincu...
ROXAME.
Bajazet est un traître, et n'a que trop vécu.
ACOMAT.
Lui!
ROXANE.
Pour moi , pour vous-même , également perfide ,
11 nous trompait tous deux.
ACOMAT.
Comment?
ROXAKE.
Cette Atalidc,
Qui même n'était pas un assez digne prix
De tout ce que pour lui vous avez entrepris...
ACOMAT.
Eh bien?
ROXANE.
Lisez. Jugez, après cette insolence.
Si noufl devons d'un traître embrasser la dérense.
Obéissons plutôt à la juste rigueur
D'Amurat qui s'approche et retourne vainqueur;
Et, livrant sans regret un indigne complice.
Apaisons le sultan par un prompt sacrifice.
ACOMAT, lui rendant le billet.
Oui, puisque jusque-là l'ingrat m'ose outrager,
Moi-même , s'il le t'aut, je m'offre à vous venger,
Madame. Laissez-moi nous laver l'un et l'autre
Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.
Montrez-moi le chemin , j'y cours.
ROXANE.
Non, Acomat;
Laissez-moi le plaisir de confondre l'ingrat.
Je Teux voir son désordre, et jouir de sa honte :
Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.
Je vais tout préparer. Vous, cependant, allez
Disperser promptemcnt vos amis assembles.
370 BAJAZET.
SCÈNE VII.
ACOMAT, OSMIIS.
iCÛMAT.
Demeure. 11 n*est pas temps ^ cher Osmin , que je sorte.
OSMIN.
Quoi l jusque-là, seigneur, voire amour vous transporte?
N'avez-vous pas poussé la vengeance assez loin?
Voulez- vous de sa mort être encor le témoin?
ACOMAT.
Que veux-tu dire? Es-tu toi-même si crédule
Que de me soupçonner d'un courroux ridicule?
Moi, jaloux! Plût au ciel qu'en me manquant de fui
I/imprudcnt Bajazet n'eût offense que moi !
OSMIN.
Et pourquoi donc, seigneur, au lieu de le défendre...
ACOMAT.
Eh! la sultane est-elle en état de m'entendrc?
Ne voyais-tu pas bien, quand je l'allais trouver,
Que j'allais avec lui me perdre, ou me sauver?
Ah ! de tant de conseils événement sinistre !
Prince aveugle î ou plutôt trop aveugle ministre.
Il te sied bien d'avoir en de si jeunes mains.
Chargé d'ans et d'honneurs, confié tes desseins.
Et laissé d'un vizir la fortune flattante
Suivre de ces amants la conduite imprudente!
OSMlN.
Hé ! laissez-les entre eux exercer leur courroux :
Bajazet veut périr; seigneur^ songez à vous.
Qui peut de vos desseins révéler le mystère ,
Sinon quelques amis engagés à se taire?
Vous verrez par sa mort le sultan adouci «
ACOMAT.
Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi :
Mais moi qui vois plus loin; qui, par un long usage.
Des maximes du trône ai fait l'apprentissage ;
Qui, d'emplois eu emplois, vieilli sous trois sultans.
Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants;
Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace
ACTE IV, SCENK Vil. 371
Un homme Ici que moi doit attendre sa grâce,
Et qu'une mort sanglante est l'unique traité
Qui reste entre Tesclave et le maître irrité.
OSMIIf.
Fuyez donc.
ACOMAT.
J'approuvais tantôt cette pensée ,
Mon entreprise alors était moins avancée :
Mais il m'est désormais trop dur de reculer.
Par une belle chute il faut me signaler ,
Et laisser un débris du moins après ma fuite ,
Qui de mes ennemis retarde la poursuite.
Bajazet vit encor : pourquoi nous étonner?
Acomat de plus loin a su le ramener.
Sauvons-le malgré lui de ce péril extrême,
Pour nous^ pour nos amis^ pour Roxane etl&>méme
Tii vois combien son cœùr^ prêt à le protéger,
A retenu mon bras trop prompt à la venger.
Je connais peu Tamour; mais j'ose te répondre
Qu'il n'est pas condamné, puisqu'on veut le confondre ,
Que nous avons du temps. Malgré son désespoir,
Roxane l'aime encore , Osmin , et le va voir.
OSMIN.
Enfin , que vous inspire une si noble audace?
Si Roxane Tordonne , il faut quitter la place :
Ce palais est tout plein...
ACOMAT.
Oui, d'esclaves obscurs,
Nourris, loin de la guerre, à l'ombre de ses murs.
Mais toi, dont la valeur, d'Amurat oubliée ,
Par de communs chagrins à mon sort s'est liée ,
Voudras-tu jusqu'au bout seconder mes fureurs?
OSMIN.
Seigneur, vous m'offensez. Si vous mourez, je meurs.
ACOMAT.
D'amis et de soldats une troupe hardie
Aux portes du palais attend notre sortie ;
La sultane d'ailleurs se fie à mes discours :
Nourri dans le sérail, j'en connais les détours;
Ji' sais de Bajazet l'ordinairr demeure:
Ne tardons pliK, marclioiis, : cl, s'il faut (jii»' j»' iiH'ure,
372 BAJAZKT.
Mourons; moi, clicr OAmin^ comme un vizir j et toi ,
Comme le favori d'un homme tel que moi.
ACTE CINQUIÈME.
SCÈNE I.
ATAL1DE.
Hélas* je cherche en vain; rien ne s'offre à ma vue.
Malheureuse! Gomment puis-je l'avoir perdue?
Giel^ aurais-tu pernois que mon funeste amour
Exposât mon amant tant de fois en un jour?
Que^ pour dernier malheur y cette lettre fatale
Fût encor parvenue aux yeux de ma rivale ?
J'étais en ce lieu même; et ma timide main^
Quand Roxane a paru^ Ta cachée en mon sein.
Sa présence a surpris mon âme désolée ;
Ses menaces^ sa voix^ un ordre m'a troublée;
J'ai senti défaillir ma force et mes esprits :
Ses femmes m'entouraient quand je les ai repris ;
A mes yeux étonnés leur troupe est disparue.
Ah! trop cruelles mains qui m'avez secourue »
Vous m'avez vendu cher vos secours inhumains :
Et par vous cette lettre a passé dans ses mains.
Quels desseins maintenant occupent sa pensée?
Sur qui sera d'abord sa vengeance exercée?
Quel sang pourra suffire à son ressentiment?
Ah! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.
Cependant on m'arrùte, on mê tient enfermée.
On ouvre. De son sort je vais être informer.
SCÈNE II.
ROXANE, ATALIDE, ZATIME, cardes.
ROXAWE, àAulidr.
H<'tirc7.-vous.
ATALIDE.
Mndamo... excusez l'embarras...
ACTK V, SCfcNK IV. :i7:i
ROXANK.
Rclircz-vous , vous dis-je; et ne répliquez pas.
Gardes^ qu'on la retienne.
SCÈNE III.
ROXANE, ZATIME.
ROXAHE.
Oui^ tout est prêt» Zatime.
Orcan et les muets attendent leur Tictime.
Je suis pourtant toujours maltresse de son sort :
Je puis le retenir. Mais s'il sort, il est mort.
Vient-il?
ZATIME.
Oui y sur mes pas un esclave l'amène ;
Et^ loin de soupçonner sa disgrâce prochaine »
Il m'a paru^ madame, avec empressement
Sortir, pour tous chercher, de son appartement.
ROXANB.
Ame lâche, et trop digne enfin d'être déçue,
Peux-tu souffrir encor qu'il paraisse à ta vue?
Crois-tu par tes discours le vaincre ou l'étonner?
Quand même il se rendrait^ peux-tu lui pardonner?
Quoi! ne devrais-tu pas être déjà vengée?
Ne crois-tu pas encore être assez outragée?
Sans perdre tant d'efforts sur ce cœur endurci ,
Que ne le laissons-nous périr?... Mais le voici.
SCÈNE IV.
BAJAZET, ROXANE.
ROXANB.
Je ne vous ferai point des reproches frivoles;
Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles :
Mes soins vous sont connus; en un mot, vous vivez;
Et je ne vous dirais que ce que vous savez.
Malgré tout mon amour, si je n'ai pu vous plaire,
ie n'en murmure point ; quoiqu'à ne vous rien taire ,
Ce même amour peut-être, et ces mêmes bienfaits.
Auraient dû suppléer à mes faibles attraits :
Mais jr mVlonne enfin que, pour rcronnaissancf ,
'M\ BAJAZKT.
Pour prix de tant d*amour, de tant do confianco.
Vous ayez si longtemps, par des dctoars si bas,
Feint un amour pour mot que voas fie sentiez pas.
BAJAZET.
Qui? moi, madame!
HOXAIiE.
Oui, toi. Voudrais-tu point encore
Me nier un mépris que tu crois que j'ignore?
Ne prétetidrais4tt point , par tes fausses couleurs ,
Déguiser un amour qui te retient ailleurs;
Et me jurer enfin , d'une bouche perfide,
Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide?
BAJAZET.
Atalide , madame ! Oh ciel t qui vous a dit...
nozANE.
Tiens, perfide^ regarde , et démens cet écrit.
BAJAZET, apfèi avoir regaMé Ift lettre. <
Je ne vous dis plus rien : cette lettre sincère
D'un malheureux amour contient tout le raystî^ro :
Vous savez un secret que , tout prêt à s'ouvrir ,
Mon cœur a mille fois voulu vous découvrir.
J'aime, je le confesse ; et devant que votre àmc ,
Prévenant mon espoir, m'eût déclaré sa flamme,
Déjà plein d'un amour dès l'enfance formé,
A tout autre désir mon cœur était fermé.
Vous me vîntes offrir et la vie et l'empire;
Et même votre amour , si j'ose vous le dire ,
Consultant vos bienfaits, les. crut, et, sur leur foi ,
De tous mes sentiments vous répondit pour moi.
Je connus votre erreur. Mais que pouvais-jc faire?
J(; vis en même temps qu'elle vous était chère.
Combien le trône tente un cœur ambitieux !
Vn si noble présent me fit ouvrir les yeux.
Je chéris, j'acceptai, sans tarder davantage,
I/heureusc occasion de sortir d'esclavage ;
D'autant plus qu'il fallait l'accepter ou périr;.
D'autant plus que vous-même, ardente à me l'offrir.
Vous ne craigniez rien tant que d'être refusée ;
Que même mes refus vous auraient exposée ;
Qu'après avoir osé me voir et me parler,
il était danîjeronx pour vous de rorulor.
ACTt V, SCÈNK IV. 37^
Cependant^ je n'en veux pour témoins que vos plaintes,
Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes?
Songez combien de fois vous m'avez reproché
Vn silence témoin de mon trouble caché ;
Plus l'effet de vos soins et ma gloire étaient proches^
Plus mon cœur interdit se taisait de reproches.
Le ciel, qui m'entendait, sait bien qu'en même temps
Je ne m'arrêtais pas à des ycbux impuissants;
Et si l'effet ehôn , suivant mon espérance ,
Eût ouvert un champ libre h ma reconnaissance,
J'aurais, par tant d'honneurs, par tant de dignités.
Contenté votre orgaeil et payé vos bontés,
Qne vous-même peut-être...
ROXÀNE.
Et que pourrais-tu faire ?
Sans l'offre de ton cœur, par où peux-tu me plaire?
Quels seraient de tes vœux les inutiles fruits?
Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis?
Maîtresse du sérail , arbitre de ta vie ,
Et même de l'État qu'Amurat me confie ,
Sultane , et, ce qu'en vain j'ai cru trouver en loi ,
Souveraine d'un cœur qui n'eût aimé que moi :
Dans ce comble de gloire où je suis arrivée ,
A quel indigne honneur m'avais-tu réservée*^
Tralnerais-je en ces lieui un sort infortuné ,
Vil rebut d'un ingrat que j'aurais couronné.
De mon rang descendue à mille autres égale ,
Ou la première esclave enfin de ma rivale?
Laissons ces vains discours; et, sans m'importunor ,
Pour la dernière Coi», veux-tu vivre et régner?
J'ai l'ordre d'Amurat, et je puis fy soustraire.
Mais tu n'as qu'un moment : parle.
BAJAZET.
Que faut-il faire?
ROXÀKB.
Ma rivale est ici : suis-moi sans différer;
Dans les mains des muets viens la voir expirer;
Et, libre d'un amour à ta gloire funeste,
Viens m'engager ta foi; le temps fera le kî.sIo.
Ta grâce est à ce prix, si iu veux robtc4iir.
37fi BAJAZET.
BAJAZET.
Je ne l'accepterais que pour vous en punir;
Que pour faire éclater aux yeux de tout Tenapire
L'horreur et le mépris que cette offre m'inspire.
Mais à quelle fureur me laissant emporter^
Contre ses tristes jours vais-je vous irriter !
De mes emportements eUe n'est point complice ,
Ni de mon amour même et de mon injustice :
Loin de me retenir par des conseils jaloux^
Elle me conjurait de me donner à vous.
En un mot^ séparez ses vertus de mon crime.
Poursuivez^ s'il le fâut^ un courroux légitime;
Aux ordres d'Amurat hàtez-vous d'obéir :
Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.
Amurat avec moi ne l'a point condamnée ;
Épargnez une vie assez infortunée.
Ajoutez cette grâce à tant d'autres bontés,
Madame; et si jamais je vous fus cher...
ROXANE.
Sortez.
SCÈNE V.
ROXANE, ZATIMË.
ROXANE.
Pour la dernière fois, perfide, tu m'as vue ;
Et tu vas rencontrer la peine qui t'est due.
ZATIME.
Atalide à vos pieds demande à se jeter,
Et vous prie un moment de vouloir l'écouter ,
Madame. Elle vous veut faire l'aveu fidèle
D'un secret important qui vous touche plus qu'elle.
ROXANE.
Oui, qu'elle vienne. Et toi, suis Bajazet qui sort :
Et, quand il sera temps, viens m'apprendre son sort.
SCÈNE VI.
ROXANE, ATALIDE.
ATALIDE.
Je ne viens plus, madame, à feindre disposée,
Tromper votre bonté si longtemps abusée;
ACTE V, SCKNt VI. 377
Confuse^ et digne objet de vos inimitiés,
Je viens mettre mon cœur et mon crime à vos pieds.
Oui ; madame, il est vrai que je vous ai trompée :
Du soin de mon amour seulement occupée ,
Quand j'ai vu Bajaiet, loin de vous obéir.
Je n'ai dans mes discours songé qu'à vous trahir.
Je l'aimai dès l'enfance; et dès ce temps, madame.
J'avais par mille soins su prévenir son Ame.
La sultane sa mère, ignorant l'avenir.
Hélas! pour son malheur, se plut à nous unir.
Vous l'aimâtes depuis, plus heureux l'un et l'autie ,
Si, connaissant mon cœur, ou me cachant le vôtre ,
Votre amour de la mienne eût su se défier!
Je ne me noircis point pour le justifier.
Je jure par le ciel qui me voit confondue.
Par ces grands Ottomans dont je suis descendue ,
Et qui tous avec moi vous parlent à genoux
Pour le plus pur du sang qu'ils ont transmis en nous;
Bajazet, à vos soins tôt ou tard plus sensible,
Madame^ a tant d'attraits n'était pas invincible.
Jalouse, et toujours prête à lui représenter
Tout ce que je croyais ^li^e de l'arrêter.
Je n'ai rien négligé, )>laintes, larmes, colère,
Quelque fois atteâtanl ks mânes de sa mère;
Ce jour même ^ des jours le plus infortuné.
Lui re^pmdiaist !V^- '■'- qu'il vous avait donné ,
Et de ma mort enfin le prenant à partie.
Mon importune ardeur ne s'est point ralentie ,
Qu'arrachant malgré lui des gages de sa foi,
Je ne sois parvenue à le perdre avec moi.
Mais pourquoi vos bontés seraient-elles lassées ?
Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées ;
Cesi moi qui l'y forçai. Les nœuds que j'ai rompus
Se rejoindront bientôt quand je ne serai plus.
Quelque peine pourtant qui soit due à mon crime,
N'ordonnez pas vous-même une mort légitime ,
Et ne vous montrez point à son cœur éperdu
Couverte de mon sang par vos mains répandu :
D'un cœur trop tendre encore épargnez la faiblesse.
Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse»
Madame; mon trépas n'en sera pas moins prompt.
378 llAJAÏhl.
Jouissez d'un bonheur dont ma mort vous rcpou 1 ;
Couronnez un héros dont vous serez chérie :
J'aurai soin de ma mort; prenez soin de sa vie.
Allez ^ madame y allée : avant votre retour.
J'aurai d'une rivale affranchi votre amour.
ROXAME.
Je ne mérite pas un si grand sacrifiée :
Je me connais^ madame , et je me fais justice.
Loin de vous séparer , je prétends aujourd'hui
Par des nœuds étemels vous unir avec lui :
Vous jouirez bientôt de son aimable vue.
Levez-vous. Mais que veut Zatime tout émue?
SCÈNE VIL
. ROXANE,ATALIDE, ZATIME.
ZATIME.
Ah! venez vous montrer, madame , ou désormais
Le rebelle Acomat est maître du palais :
Profanant des sultans la demeure sacrée ,
Ses criminels amis en ont forcé l'entrée.
Vos esclaves tremblants, dont la moitié s'enfuit.
Doutent si le vizir vous sert ou vous trahit.
ROXANE.
Ah les traîtres! Allons, et courons le confondre.
Toi, garde ma captive, et songe à m'en ré|K)ndrc.
SCÈNE VIII.
AT ALIDE, ZATIME.
ATALrUE.
Hélas ! pour qui mon cœur doitr-il faire des vœux ?
J'ignore quel dessein les anime tous deux.
Si de tant de malheurs quelque pitié te touche .
Je ne demande point, Zatime, que ta bouche
Trahisse en ma faveur Roxanc et son secret :
Mais, de grâce, dis-mot c<; que fait Bajazet.
L'as-tu vu? Pour ses jours n'ai-jc encorrion a rraindrf»?
ZATIMK.
Madame, en vos malheurs je ne puis <|ut' >oiis plaindr*^
ATALIDK.
Oi»oil Kuxanc dojà l'a-t-cllc rundainne?
ACTE V, SCÈNE X. ^79
ZATIIIE.
Madame^ le secret m'est surtout ordonné.
▲VALIDE.
Malheureuse 9 dis^moi seulement s'il respire.
2AT1IIE.
Il y va de ma vie, et je ne puis rien dire.
▲TAUOB.
Ah! c'en esttrap, cruelle. Achève j, et que ta iiiuiit
Lui donne de ton zèle un gage plus certain ;
Perce toi-même un cœur que ton silence accable^
D'une esclave barbare esclave impitoyable :
Précipite des jours qu'elle me veut ravir ;
Montre-toi, s'il se peut, digne de la servir.
Tu me retiens en vain; ct> dès cette même heure .
H faut que je le voie, ou (lu moins que je meure.
SCÈNE IX.
AT AUDE, ACOMAT, ZATiME.
ACOMAT.
Ah! que faitBajazet? où le puis*je trouver,
Madame? Aurai-je encor le temps de le sauver?
Je cours tout le sérail; et, même dès l'entrée ,
De mes braves amis la moitié séparée
A marché sur les pas du courageux Osmiii ;
Le reste m'a suivi par un autre chemin.
Je cours, et je ne vois que des troupes craintives
D'esclaves effrayés, de femmes fugitives.
ATALIDE.
Ah ! je suis de son sort moins inslruilc que vous.
Cette esclave le sait.
ACOMAT.
Crains mon juste courroux,
Malheureuse; réponds.
SCÈNE X.
ATAUDE, ACOMAT, ZATIME, ZAÏRE.
ZAÏRE.
Madame...
ATALIDK.
Kh hi'Mi . /aire f
3«0 BAJAZET.
Qu'est-ce?
ZAÏRE.
Ne craignez plus : votre ennemie expire.
ATALIDE.
Uoxane...
ZAÏRE.
Et^ ce qui va bien plus vous étonner,
Orcan lui-même , Orcan vient de Tassassiner.
ATALIDE.
Qui! lui?
'4AÏRE.
Désespéré d'avoir manqué son crime.
Sans doute il a voulu prendre cotte victime.
ATAUDE.
Juste ciel, l'innocence a trouvé (on appui!
Bajazet vit encor; vizir, courez à lui.
ZAÏRE.
Par la bouche d'Osmin vous serez mieux instruite;
11 a tout vu.
SCÈNE XF.
ATALIDE, ACOMAT, ZAÏRE, OSMIN.
ACOMAT.
Ses yeux ne ontrils point séduite?
RoxaneestrcUe morte?
OSMIN.
Oui ; j'ai vu l'assassin
Retirer son poignard tout fumant de son sein.
Orcan , qui méditait ce cruel stratagème ,
La servait à dessein de la perdre elle-même ;
Et le sultan l'avait chargé secrètement
De lui sacrifier l'amante après l'amant.
Lui-même d'aussi loin qu'il nous a vus paraître ,
« Adorez, a-l-il dit, l'ordre de votre maître;
« De son auguste seing reconnaissez les traits^
« Perfides, et sortez de ce sacré palais. »
A ce discours, laissant la sultanç expirante ,
11 a marché vers nous; et, d'une main sanglante,
Il nous a déployé l'ordre dont Amurat
Autorise ce monstre à ce double attentai.
ACTE V, SCÈNE XI. 3»!
Mais, seigneur, sans vouloir l'écouter davantage,
Transportés à la fois de douleur et de rage ,
Nos bras impatients ont puni son forfait.
Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.
ATA U DU.
Bajazet!
ACOMAT.
Que dis- tu?
OSMIR.
Bajazet est sans vie.
L'ignoriez-vous?
ATALIDB.
Oh ciel!
OSMIK.
Son amante en furie.
Près de ces lieux, seigneur, craignant votre secours.
Avait au nœud fatal abandonné^ ses jours.
Moi-même des objets j'ai vu le plus funeste.
Et de sa vie en vain j'ai cherché quelque reste;
Bajazet était mort. lions l'avons rencontré
De morts et de mourants noblement entouré,
Que, vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre^
Ce héros a forcés d'accompagner son ombre.
Mais, puisque c'en est fait, seigneur, songeons à nous.
ACOMAT.
Ah! destins ennemis, où me réduisez-vous?
Je sais en Bajazet la perte qn«'vous faites.
Madame; je sais trop qu'en l'état où vous êtes
Il ne m'appartient point de vous offrir l'appui
De quelques malheureux qui n'espéraient qu'en lui :
Saisi, désespéré d'une mort qui m'accable, '
Je vais, non point sauver cette tète coupable.
Maïs, redevable aux soins de mes tristes amis,
Défendre jusqu'au bout leurs jours qu'ils m'ont commis.
Pour vous, si vous voulez qu'en quelque aufrc contrée
Nous allions confier votre tête sacrée.
Madame, consultez : maîtres de ce palais.
Mes fidèles amis attendront vos souhaits;
Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaiir,
Je cours où ma présence est encor nécessaire ,
Et, jusqu'au pied des murs que la mer vient laver,
Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous rclroiiver.
SCENE XII.
ATAUDE, ZAlttE.
ATALIDE.
Eufiii, c en est donc fait; et, par mes artifices.
Mes injustes soupçons, mes funestes caprices.
Je suis donc arrivée au douloureux moment
Où je vois par mon crime expirer mon amant!
N'était-ce pas assez, cruelle destinée,
Qu'à lui survivre, hélas ! je fusse condamnée?
Et fallait-il encor que, pour comble d'horreui^.
Je ne pusse imputer sa mort qu'à mes fureurs?
Oui, c'est moi, cher amant, qui t'arrache la vie;
Roxane ou le sultan ne te l'ont point ravie;
Moi seule j'ai tissu le lien malheureux
Dont tu viens d'éprouver les détestables neouds.
Et je puis, sans mourir, en souffrir la pensée,
Moi qui n'ai pu tantôt, de ta mort menacée,
Retenir mes esprits prompts à m'abandonncr!
Ah! n'ai-je eu de l'amour que pour t'assassiner?
Mais c'en est trop; il faut, par un prompt sacrifice,
Que ma fidèle main te venge et me punisse.
. Vous, de qui j'ai troublé la gloire et le repos.
Héros, qui deviez tous revivre en ce héros;
Toi, mère malheureuse, et qui, dès notre enfance ,
Me confias son cœur dans une autre espérance ,
Infortuné vizir, amis désespérés,
Roxane, venez tous, contre moi conjurés.
Tourmenter à la fois une amante éperdue ,
Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.
(Klle Bc tue.)
ZAÏR£.
Ah madame!/.. Elle expire. Oh ciel! en ce malheur.
Que ne puis-jc avec elle expirer de douleur!
PIN Mi BAJA2ET.
PRÉFACE
DE HITBftIllAttt.
Il n*y ■ guère de ami pkiê éoftn» qu* eeisi de Milhridale : sa vie H ta
nort font une |>artie eeftsidérable de ililatoire rooniae ; ff. , aam romplrr
I» victoires qu'il a rempertées , on peat dira q«e ses Muiea défaites oat lait
|ir«M|ue toute la gloire de trois des plus grands eapitaines de la république ,
c'est à savoir, de Syllâ , de LoenUas , et de Pompée. Ainsi je oo peose paii
qu'il soit besoin de êiter kà me» anteurs : car, eieepté quelques évënettnits
qne }'ai an peu rapprochés par le droit que doaae la poésie , tout le laonde
reconnaîtra aisément que j'ai saiti Tbisloire ntec beaacoap de fidélité. En
rfîet , il n'j a guère d'aetions éelauntea dans la vie de Mithridate qai n'aient
trouTé place dans Ma tragédie. J'y ai inséré toat ee qai pouTail metlrr en
jour les rnacQrs et les seniimenis do ee prinee, je veas dire sa baine violente
contre les Romains, son grand eonragc, aa ftneiise, sa dissimulation, et enfin
rrtle jalousie qui lui était ai ttatofelle, et qni a tant de fon coûté la vie à ses
maîtresses.
I ji seule cbose qui pourrait n'étrt paa anssi connue que le reste , e'cst
If dcawin que je lui fais prendre dd pasMr dans l'Iulie. Comme ee dessein
m'a fourni une des scènes qui ont le pfau réasai dans asa tragédie , je eroi i
rfnc le phisir du lecteur pourra redoubler, quawl il verra que presque tous
1rs historiens ont dit ce que je fdia dira ici à Mitbridale.
Ilorns , Plntarque , et Dion Camius , nomment les pays par où il devait
passer. Appien d'Alexandrie entra pins dans le détail ; et, après avoii marque
les facilités et les seconn que Mithridate espérait trouver dans sa marche ,
il ajoute que ee projet fut le prétexte dont Pbannee se servit pour faire
révolter toute l'armée, et qne kes soldaU, effrayés de l'entraprise de son
père , la regardèrent comme le désespoir d'un priaee qui ne cbcrebait qu'à
périr ïïftc érlat. Ainsi elle fut en partie cauac de sa nmrt , qni est l'action
de ma tragédie.
J'ai encore lié ce dessein de plus près à mon sujet ; je m'en suis servi
]iour faire connaître à Mithridate les secrète lentimente de ses deux fils. On
ne pent prendre trop de préeaatioa pont ne rien mettre sur le ihéAUc qui
ne soit très-nécessaire ; et les plus belles seènes sont en danger d'ennuyer,
dn moment qu'on peut les séparer de l'action , et qu'elles rinlerrompcnt .
an lien de la eohdnire vera sa fin.
Voici la réflexion que fait Dion Camius sur ce dessein de Mithridate : (>i
homme, dit-il, était véritablement né pour entreprendre de grandes cliusc».
< ummc il avait souvent éprouvé la bonne et la maavaisc fortune , il nr
( rnyait rien au-dessus de ses espérances et de son andacr , et mexiirail sch
<lrs*rin< bien plus à la irrandrnr de <«on rniira;'*» qu'au mauvais «'•t.it dr s<h
384 PRfiFACK.
aiïaîrcs -, bien résolu , si son cntrcpriac ne réu!»Ms.iil point , de faire iioi*
lin digne d'un grand roi , et de s'cnsetelir loi-m^e mus les ruines de son
empire , plutôt que de TÎrre dMS robscurilé et dans la bassesse. ^
. J'ai choisi Monime entre les rcmmcs que Mithridate a aimëes. U parait
que c'est celle de toutes qui a été la plus vertueuse , et qu'il a aimée le
plus tendrement. Phitarque semble avoir pris plaisir à décrire le malbear et
les senlinenu de cette princease. C'est loi qui m*a donné Tidée de Monime ;
et c'est en partie sor la peinture qu'il en a faite qoe j*ai fondé un caradère
que je puis dire qui n'a point déplo. Le lecteur trouvera bon que je rap-
porte SCS paroles Jellcs qu'Amyot les a traduites; car elles ont une grâce,
dans le vieux style de ce traducteur , qne je ne crois point pouToir égaler
dans notre langue moderne :
« Cette-ci estoit fort ranompiée entre les Grecs , pour ce qoe « quelques
« soUiôtnlions que loi «eeost faire le roi en estant amoiireui , jamais ne
•I vonlat entendre à tontes aes ponnnitea jusqu'à ce qu'il y enst accord de
■ mariage passé entra eux, qn*il J«i eust envoyé le diadesme on bandeau royal,
a et qu'il reuatappellée'roync. La paovra dame, depuis que ce roi l'eust
« cspousée . avoil vescu en grande despUisance , ne faisant continuellement
H autre cbose qne de plorer la malheureuse beauté de son corpa, Uquelle,
« au lien de loi donner un mari , lui avoit donné un maistre , et , au lieu
« de compagnie conjugale , et que doibt avoir nne dame d^honneur, loi
M avait baillé nne garde '«t garnison d'hommes barbares, qui la tenoicot
n comme prisonnière loin du doulx pays de la Grèce . en lieu où elle n'a-
« voit qu'un songe et nne ombre de biens ; et an contraire avoit réellcoKnt
, « perdu les vériubles . dont elle jouissait au pays de sa naissance. Et quand
M l'eunuque fut arrivé deven elle , et lui eut faict conunandement de par le
« roi qu'elle cust à mourir, adonc elle s'arracha d'alentour de la teste son
« bandeau royal , et, se le nouant alentour du col, s'en pendit. Mais le ban-
N dean ne fut pas assez fort , et se rompit incontinent. £t lora elle se prit
M à dira : O maudit et malheureux tissu , ne me serviras-^u poùu au
« moins à ee triste service ? En disant ces paroles , die le jeta contre terre,
M eraebant demns , et tendit la gorge à l'eunuque. »
Xipharès était fils de Mithridate et d'une de ses femmes qui se nommait
Stratonic». Elle livra ans Romains une place de grande importance , où
étaient les trésors de Mithridate, pour mettre son fils Xipharès dans les bonne*
grftoes de Pompée. U y a des historiens qui prétendent que Mithridate fit
mourir ce jeune prince, pour se venger d« la perfidie de sa mère.
Je ne dis rien de Phamace ; ear qui ne sait pas que ce fut lui qui souleva
contre Mithridate ee qui lui restait de troupes , et qui for^ ce prince à te
vouloir empoisonner, et à se passer son épée au travers du coqia, pour ne
pas tomber entre les mains de ses ennemis ? C'est ce même Phamace qui fut
vsinrn depuis par Jules César, et qui fut tué ensuite dans une antre bataillr.
MITHRIDATE,
TIIAGKDJE (1^3.)
ACTEURS.
MITtf RIDATE , roi de Pont et de quantité d^aatrcs royaumn.
MOMME, accordée avec Mithridate , et déjà déclarée reine
**"piÎARte^ ' ! fUs de Milhridtte . mais de différentes mères.
AKBATE, confident de Mithridate, et gouTemeur de la place de Nym-
phée.
PIIOEDIME . confidente de Monime.
ARCAS . domestique de Mithridate.
Gardes.
Ijk scène est à Nympliée , port de mer sur le Bo.^pliorc Cin^méricn , dans
la Cbersonèse Taurique,
ACTE PREMIER.
SCÈNE 1.
XIPHARÈS, ARBATE.
XIPHARÈS.
On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport :
Rome en effet triomphe, et Mithridate est mort.
Les Romains, vers l'Euphrate, ont attaqué mon père,
Et trompé dans la nuit sa prudence ordinaire.
Après un long combat, tout son camp dispersé
Dans la foule des morts, en fuyant, l'a laissé;
Et j'ai su qu'un soldat dans les mains do Pompée
Avec son diadème a remis son épée.
Ainsi ce roi , qui seul a durant (|uarante ans
Lassé tout ce que Rome eut de chefs importants.
Et qui, dans l'Orient balançant la fortune,
Vongcait de tous les rois la querelle commune,
Mrnrt, pt laisse après lui, pour vi^ngnr son tn'pas,
.15
3fi6 MITHRIDATK.
Deux fils infortunés qui ne s'accordent pas.
ARBATC.
Vous, soigneur! Quoi! l'ardeur de régner en sa place
Rend déjà Xipharës ennemi de Pharnace?
ZIPHARÈS.
Non y je ne prétends point, cher Arbate, à ce prix.
D'un malheureux empire acheter les débris.
Je sais en lui des ans respecter l'avantage;
Et, content des États marqués pour mon partage.
Je verrai sans regret tomber entre ses mains
Tout ce que lui promet l'amitié des Romains.
AKBATE.
L'amitié des Romains! Le fils de Milhridate ,
Seigneur! Est-il bien vrai?
XIPHARËS.
N'en doute point, Arbatc. •
Pharnace, dès longtemps tout Romain dans le cœur,
Attend tout maintenant de Rome et du vainqueur.
Et moi, plus que jamais à mon père fidèle.
Je conserve aux Romains une haine immortelle.
Cependant et ma haine et ses prétentions
Sont les moindres sujets de nos divisions.
ARBATE.
Et quel autre intérêt contre lui vous anime?
XIPHARÉS.
Je m'en vais t'étonncr. Cette belle Monimc
Qui du roi notre père attira tous les vœux,
Dont Pharnace, après lui, se déclare amonrr.ux...
AHBATK.
Eh! bien, seigneur?
IIPIIARÉS.
Je l'aime, et ne veux plus m'en taire
Puisqu'enfln pour rival je n'ai plus que mon frère.
Tu ne f attendais pas, sans doute, à ce discours :
Mais ce n'est point, Arbate, un secret de deux jours;
Cet amour s'est longtemps accru dans le silence.
Que n'en puis-jc à tes yeux marquer la violence.
Et mes premiers soupirs, et mes derniers ennuis!
Mais, en l'état funeste où nous sommes réduits,
Ce n'est guère le temps d'occuper ma mémoire
A rappolorle cours d'une amoureuse hi«?toirr.
ACTK I, SCKNt I. ^87-
Qu'il te suffise donc, pour me justifier.
Que je vis, que j'aimai la reine le premier;
Que mon père ignorait jusqu'au nom de Moiiiuii* ,
Quand je conçue pour elle un amour légitime.
11 la vit : mais, au lieu d'offrir à ses beautés
Un hymen et des vœux dignes d'ôtre écoutes,
11 crut que, sans prétendre une plus haute gloire ,
Elle lui céderait une indigne victoire.
Tu sais par quels efforts il tenta sa vertu ;
Et que, lassé d'avoir vainement combattu,
Absent, mais toujours plein de son amour exlrèiTii' ,
Il lui fît par tes mains porter son diadème.
Juge de mes douleurs, quand des bruits trop certains
M'annoncèrent du roi l'amour et les desseins;
Quand je sus qu'à son lit Monime réservée
Avait pris avec toi le chemin de Nymphée l
Hélas ! ce fut cncor dans ce temps odieux
Qu'aux offres des Romains ma mère ouvrit les yeux :
Ou pour venger sa foi par cet hymen trompée.
Ou ménageant pour moi la faveur de Pompée,
Elle trahit mon père, et rendit aux Romains
La place et les trésors confiés en ses mains.'
Quel deviiis-je au récit du crime de ma mère !
Je ne regardai plus mon rival dans mon père ;
J'oubliai mon amour par le sien traversé :
Je n'eus devant les yeux que mon père olTcn^'.
J'attaquai les Romains^ et ma mère éperdue
Me vit, en reprenant cette place rendue,
A mille coMps mortels contre eux me dévouer,
Et chercher, en mourant, à la désavouer.
L'Ëuxiu^ depuis ce temps, fut libre, et l'est ciitoïc ;
Et des rives de Pont aux rives du Bosphore
Tout reconnut mon père : et ses heureux vaisseaux
N'eurent plus d'ennemis que les vents et les ean\.
Je voulais faire plus ; je prétendais , Arbate ,
Moi-même à son secours m'avancer vers TEuphrato.
Je fus soudain frappé du bruit de sou trépas.
Au milieu de mes pleurs, je ne le cèle pas,
Monime, qu'en tes mains mon père avait laissée ,
Avec tous ses attraits revint en ina puiiséo.
Que dis-je? en ce malheur je tremblai pour ses juins;
•;iM MITIIRIDATE.
Je redoutai du roi tes cruelles amours :
Tu sais combien de fois ses jalouses tendresses
Ont pris soin d'assarer la mort de ses maîtresses.
Je volai vers Nymphée; et mes tristes regards
Rencontrèrent Ptiamace au pied de ses rempaiis.
J'en conçus, je l'avoue, un présage funeste.
Tu nous reçus tous deux, et tu sais tout le reste.
Pharnace , en ses desseins toujours impétueux ,
Ne dissimula point ses vœux présomptueux :
De mon père à la reine il conta la disgrâce ,
L'assura de sa mort, et s'offrit en sa place.
Comme il le dit, Arbate, il veut l'exécuter.
Mais enfin , à mon tour, je prétends éclater :
Autant que mon amour respecta la puissance
D'un père à qui je fus dévoué dès l'enfance,
Autant ce même amour, maintenant révolté ,
De ce nouveau rival brave l'autorité.
Ou Monime, à ma flamme elle-même contraire,
Condamnera l'aveu que je prétends lui faire;
Ou bien, quelque malheur qu'il en puisse avenir.
Ce n'est que par ma mort qu'on la peut obtenir.
Voilà tous les secrets que je voulais f apprendre.
C'est à toi de choisir quel parti tu dois prendre ;
Qui des deux te parait plus digne de ta foi.
L'esclave des Romains, ou le fils de ton roi.
Fier de leur amitié , Pharnace croit peut-être
Commander dans Nymphée et me parler en maître.
Mais ici mon pouvoir ne connaît point le sien :
Le Pont est son partage, et Colchos est le mien;
Et Ton sait que toujours la Colcbide et ses princes
Ont compté ce Bosphore au rang de leurs provinces.
ARBATE.
Commandez-moi, seigneur. Si j'ai quelque pouvoir,
Mon choix est déjà fait, je ferai mon devoir :
Avec le même zèle, avec la même audace
Que je servais le père, et gardais cette place
Et contre votre frère et même contre vous.
Après la mort du roi je vous sers contre tous.
Sans vous, ne sais-je pas que ma mort assurée
De Pharnace en ces lieux allait suivre l'entrée?
Sais-je pas (juc mon sang, par ses mains répandu,
ACTE I, SCÈNt II. :m
Eût souillé ce rempart contre lui défendu ?
Assurez-vous du cœur et du choix de tsi reine :
Du reste ^ ou mon crédit n'est plus qu'une ombre vainc ^
Ou Pharnace^ laissant le Bosphore en vos mains,
Ira jouir ailleurs des bontés des Romains.
XtPHARÉS.
Que ne devrai-je point à cette ardeur extrême !
Mais on vient. Cours ^ ami. C'est Monime eUe-mèmv.
SCÈNE II.
MONlMË, XIPHARÈS.
MONrME.
Seigneur^ je viens à vous : car enfin, aujourd'hui^
Si vous m'abandonnez^ quel' sera mon appui?
Sans parents^ sans amis^ désolée et craintive.
Reine bngtcmps de nom^ mais en effet captive,
Et veuve maintenant sans avoir eu d^époux,
Seigneur^ de mes malheurs ce sont là les plus doux.
Je tremble à vous nommer l'ennemi qui m'opprime :
J'espère toutefois qu'un coeur si magnanime
Ne sacrifiera point les pleurs des malheureux
Aux intérêts du sang qui vous unit tous deux.
Vous devez à ces mots reconnaître Pharnace.
Cest lui , seigneur, c'est lui dont la coupable audace
Veut, la force à la main, m'attachcr à son sort
Par un hymen pour moi plus cruel que la mort.
Sous quel astre ennemi faut-il que je sois née !
Au joug d'un autre hymen sans amour destinée,
A peine je suis libre et goûte quelque paix ,
Qu'il faut que je me livre à tout ce que je hais.
Peut-être je devrais, plus humble en ma misère ,
Me souvenir du moins que je parle à son frère :
Mais, soit raison, destin, soit que ma haine en i\ii
Confonde l^s Romains dont il cherche l'appui ,
Jamais hymen formé sous le plus noir auspice
De l'hymen que je crains n'égala le supplice.
Et si Monime en pleurs ne vous peut émouvoir, .
Si je n'ai plus pour moi que mon seul désespoir ;
Au pied du même autel où je suis attendue.
Seigneur, vous me verrez, à moi-môme rendue,
390 MITURIUATE.
Percer ce triste c«Bur qu'on veut t^râmaUcr,
Et dont jamais encor je n'ai pu disposer.
]|IP«A1IÈS.
Madame^ assureï-vous de mon obéissance;
Vous avez dans ces Uei» une entière puissance :
Phamace ira^ s'il veut, $e faire craindre ailleurs.
Mafs vous ne «avez p«3 encoY tous vos malheurs.
HomvB.
Hé! quel nouveau malheur peut affliger Monime^
Seigneur?
UPHARÈS.
Si vous aimer c'est faire un si grand crime,
Pliarnace n'en est pas seul coupable aujourd'hui ;
Et je suis mille fois plus criminel que lui.
NQJHUIS.
Vous!
xiPiuaÈs.
Mettez ce malheur au ran^; des plus funestes;
Attestez, s'il le faut^ les puissances célestes
Contre un sang malheureux > né pour vous tourmenter.
Père, enfants, animés à vous persécuter :
Mais, avec quelque ennui que vous puissiez apprendre
Cet amour criminel qui vient de vous surprendre^
Jamais tous vos malheurs ne sauraient approcher
Des maux que j'ai soufferts en le voulant cacher.
Ne croyez point pourtant que, semblable à Pharnaco,
Je vous serve aujourd'hui pour me mettre en sa place ;
Vous voulez être à vous , j'en ai donné ma foi ,
Et vous ne dépendrez ni de lui ni de moi.
Mais, quand je vous aurai pleinement satisraite .
En quels lieux avez-vous choisi votre retraite?
Sera-ce loin, madame, ou près de mes États?
Me sera-tril permis d'y conduire vos pas?
Verrez-vous d'un même œil le crime et l'innocence?
En fuyant mon rival, fuirez-vous ma présence?
Pour prix d'avoir si bien secondé vos souhaits',
Faudra-t-il me résoudre h ne vous voir jamais?
MOPIIME.
Ah! que m'apprcnez-vous !
XlPHAliÈS.
Hé quoi! belle Moninie,
ACTJi I, SCfcNK 11. 391
Si le temps peut donner quelque droit lé^'itinic^
Faut-il vous dire ici que le premier de tous
Je vous vis^ je formai le dessein d'être à vous^
(}uand vos charmes naissants^ inconnus à mou père^
N'avaient encor paru qu'aux yeux de votre mère?
Ah! si^ par mon devoir forcé de vous quitter^
Tout mon amour alors ne put pas éclater^
Ne vous souvient-il plus, sans compter tout le reste,
Combien je me plaignis de et; dcvmr funeste?
Ne TOUS souvient-il phiSj en quittant vos beaux yeux,
Quelle vive douleur attendrit mes adieux?
Je m'en souviens tout seul : avouez-le,, madame.
Je vous rappelle un songe effaee de votre âme.
Tandis que, loin de vous , sans espoir de retour,
Je nourrissais im{:ùre un niaUieureux amour,
Contente , et résolue à Khymen de mon père ,
Tous les malheurs du fils ne vous affligeaient guère.
MOniME.
Hélas!
XIPHARÉS.
Avez-vous plaint un moment mes ennuis?
MONIME.
Prince... n'abusez point de l'état où je suis.
XIPHARÉS.
En abuser, oh ciel! quand je cours vous déicudic,
Sans vous demander rien, sans oser rien prétendre ;
Que vous dirai-je enûn? lorsque je vous promets
De vous mettre en état de ne me voir jamais !
MOPIIME.
C'est me promettre plus que vous ne sauriez faire.
XIPHARÉS.
Quoi! malgré mes serments, vous croyez le contraire?
Vous croyez qu'abusant de mon autorité ,
Je prétends- attenter à votre liberté?
On vient, madame, on vient : expliquez-vous, de u:rA(e;
Un mot.
MOMME.
Défendez-moi des fureur» de Pharnacc :
Pour me faire, seigneur, consentir ii vous von .
Vous n'aurez pas besoin d'un injuste p«»uvoii
302 MITIIRIDATl.
XIPHARÉS.
Ah madame.
MONINE. •
Seigneur , vous voyez votre frère.
SCÈNE III.
MONIME, PHARNAGË, XIPHARES.
PHARNACE.
Jusqucs à quand ^ madame, attendrez-vous mon pèrcf
Des témoins de sa mort viennent à tous moments
Condamner votre doute et vos retardemcnts.
Venez, fuyez l'aspet de ce climat sauvage.
Qui ne parle à vos yeux que d'un triste esclavage.
Un peuple obéissant vous attend à genoux
Sous un ciel plus heureux et plus digne de vous :
Le Pont vous reconnaît dès longtemps pour sa reine ;
Vous en portez encor la marque souveraine ,
Et ce bandeau royal fut mis sur votre front
Gomme un gage assuré de l'empire de Pont.
Maître de cet Etat que mon père me laisse ,
Madame , c'est à moi d'accomplir sa promesse.
Mais il faut, croyez-moi, sans attendre plus tard ,
Ainsi que notre hymen presser notre départ;
Nos intérêts communs et mon cœur le demandent.
Prêts à vous recevoir, mes vaisseaux vous attendent;
Et du pied de l'autel vous y pouvez monter,
Souveraine des mers qui vous doivent porter.
' NOMME.
Seigneur, tant de bontés ont lieu de me confondri'..
Mais, puisque le temps presse, et qu'il faut vous répondre,
Puis-je, laissant la feinte et les déguisements.
Vous découvrir ici mes secrets sentiments?
PHARNACE.
Vous pouvez tout.
MONIME.
Je crois que je vous suis connue.
Éphèse est mon pays : mais je suis descendue
D'aïeux, ou rois, seigneur, ou héros qu'autrefuisi
Leur vertu , chez les Grecs, mit au-dessus des n»is.
Mithridate me vit; Éphcsc, ot Tlonic.
ACTE I, SCÈNE III. 393
A son heureux empire était alors unie :
Il daigna m'envoyer ce gage de sa foi :
Ce fut pour ma famille une suprême loi ;
Il fallut obéir. Esclave couronnée ,
Je partis pour l'hymen oà j'étais destinée.
Le roi^ qui m'attendait au sein de ses États ,
Vit emporter ailleurs ses desseins et ses pas ,
Et, tandis que la guerre occupait son courage.
M'envoya dans ces lieux éloignés de l'orage.
J'y vins : j'y suis encor. Mais cependant^ seigneur,
Mon père paya cher ce dangereux honneur ;
Et les Romains vainqueurs y pour première victime ,
Prirent Philopœmen, le père de Monime.
Sous ce titre funeste il se vit immoler :
Et c'est de quoi, seigneur, j'ai voulu vous parler.
Quelque juste fureur dont je sois animée ,
Je ne puis point à Rome opposer une armée ;
Inutile témoin de tous ses attentats,
Je n'ai pour me venger ni sceptre ni soldats :
Enfin, je n'ai qu'un cœur. Tout ce que je puis faire.
C'est de garder la foi que je dois à mon père,
De ne point dans son sang aller tremper mes mains ,
En épousant en vous l'allié des Romains.
PHARNACE.
Que parlez-vous de Rome et de son alliance?
Pourquoi tout ce discours et cette défiance ?
Qui vous dit qu'avec eux je prétends m'allier?
MONIME.
Mais vous-même, seigneur, pouvez-vous le nier?
Comment m'i>ff^iriez*vous l'entrée et la couronne
D'un pays que partout leur armée environne ,
Si le traité secret qui vous lie aux Romains
Ne vous en assurait l'empire et les chemins?
PSARNACE.
De mes intentions je pourrais vous instruire.
Et je sais les raisons que j'aurais à vous dire.
Si , laissant en effet les vains déguisements.
Vous m'aviez expliqué vos secrets sentiments.
Mais enfin je commence, après tant de traverses.
Madame , à rassembler vos excuses diverses;
Je crois voir l'intérêt que vous voulez celer,
JUÏ MITHlUDAit.
Et qu'un autre qu'un père ici vous l'ait parler.
XIPMARÈ)».
Quel que soit l'intérêt qui fait parler la reine,
La réponse, seigneur, doit-elle être iacertaiae?
Et contre les iiornains votre ressentiment
Doit-il pour écl4t£r balancer im pioment?
Quoi ! nous aurons d'un père entendu l<i disgrâce ;
Et, lents à le venger, prompts à remplir sa place.
Nous mettrons notre honneur et son sang en oubli I
H est mort : savons-nous s'il est enseveli?
Qui sait si , dans le temps que votre àme empressée
Forme d'un doux hymen T^réable pensée,
Ce roi, que l'Orient tout plein de ses exploits
Peut nommer justement le dernier de ses rois.
Dans ses propres Etats privé de sépulture,
Ou couché sans honneur dans une foule obscure ,
N'accuse point le ciel qui le laisse outrager.
Et deux indignes fils qui n'osent le venger?
Ah ! ne languissons plus dans un coin du Bosphore ;
Si dans tout l'univers quelque roi libre encore ,
Parthe, scythc, ou sarmate, aime sa liberté.
Voilà nos alliés; marchons de ce côté.
Vivons, ou périssons dignes de Mithridaté^
Et songeons bien plutôt, quelque amour qui nous tlatto,
A défendre du joug et nous et nos Étuts,
Qu'à contraindre des cœurs qui ne se donnent f»as.
PHARHACC
11 sait vos sentiments. Me trompais-je, madame?
Voilà cet intérêt si puissant aur votre âme.
Ce père, ces Bomains que vous me reprochez.
XIPHAKÉS.
J'ignore de son cœur les sentiments cachés ;
Mais je m'y soumettrais sans vouloir rien prétendre ,
Si comme vous, seigneur, je croyais les entendre.
PHi^UfACÇ.
Vous feriez bien; et moi, je fais ce qye je doi.
Votre exemple n'est pas une règle pour moi.
XiPUAdÈS.
Toutefois en ces lieux je ne connais personne
Qui ne doive imiter l'exemple que je donne.
ACTE I, SCfcNK V. 3«I5
PHARRACR.
Vous pourriez à Colchos vous expliquer ainsi.
XIPVARÈS.
Je le puis à Colchos^ et je le puis ici.
PBABNACB.
Ici vous y pourriez rencontrer votre pr.rte.
SCÈNE IV;
MONIMË, PHARNACE, XIPHARÈS, PHOEOIMË.
PHOEDIHE.
Princes, toute la mer est de vaisseaux couverte ;
Et bientôt, démentant le faux bruit de sa mort,
Mittiridate lui-même arrive dans le port.
■OMMfi.
Mithridate!
XtPlIARÉS.
Mon père !
PHARNACE.
Ah ! que viens-jc d'entendre !
Quelques vaisseaux légers sont venus nous l'apprendre;
C'est lui-même : et déjà, presse de son devoir,
Arbate loiadu bord l'est allé recevoir.
XIPBARÉS , il Monime.
Qu'avons-nous fait !
MONIME , à Xipharcs.
Adieu, prince. Quelle nouvelle!
SCÈNE V.
PHARNACE,XIPHARÈS.
PflARKACfi, à part.
Mithridate revient! Ah fortune cruelle!
Ma vie et mon amour tous deux courent hasard.
Les Romains que j'attends arriveront trop tard :
Comment faire? (à xipharès.)
J'entends que votre cœur soupire ,
Et j'ai conçu l'adieu qu'elle vient de vous dire ,
Prince : mais ce discours demande un autre temps;
Nous avons aujourd'hui dos soins plus importants.
8% MITHNIDATE.
Mithridate revient^ peutrètre inexorable :
Plus il est malheureux 9 pius il est redoutable;
I<e péril est pressant plus que vous ne pensez.
Nous sommes criminels; et vous le connaissez :
Rarement l'amitié désarme sa colère ;
Ses propres fils n'ont point de juge plus sévère;
Et nous l'avons vu même à ses cruels soupçons
Sacrifier deux fils pour de moindres raisons.
Craignons pour vous, pour moi, pour la reine elle-même;
Je la plains d'autant plus que Mithridate Taime :
Amant avec transport, mais jaloux sans retour,
Sa haine va toujours plus loin que son amour.
Ne vous assurez point sur l'amour qu'il vous porte :
Sa jalouse fureur n'en sera que plus forte.
Songez-y. Vous avez la faveur des soldats ,
Et j'aurai des secours que je n'explique pas.
M'en croirez-vous? courons assurer notre grâce :
Rendons-nous, vous et moi, maîtres de cette place;
Et faisons qu'à ses fils il ne puisse dicter
Que les conditions qu'ils voudront accepter.
XIPHARÊS.
Je saifi quel est mon crime, et je connais mon père;
Et j'ai. par-dessus vous le crime de ma mère :
Mais, quelque amour encor qui me pût éblouir.
Quand mon père paraît je ne sais qu'obéir.
PHARNACE.
Soyons-nous donc au moins fidèles l'un à l'autre :
Vous savez mon secret; j'ai pénétré le vôtre.
Le roi, toujours fertile en dangereux détours,
S'armera contre nous de nos moindres discours :
Vous savez sa coutume, et sous quelles tendresses
Sa haine sait cacher ses trompeuses adresses.
Allons; puisqu'il le faut, je marche sur vos pas :
Mais en obéissant ne nous trahissons pas.
ACTE II, SCFINE 1. 397
ACTE SECOND.
SCÈNE I.
MONIME, PHOEDIME.
PHCEDIME.
Quoi! vous êtes ici quand Mithridate arrive !
Quand , pour le recevoir, chacun court sur la rive î
Que faite^vous, madame? et quel ressouvenir
Tout à coup vous arrête , et vous fait revenir?
N'offenserez-vous point un roi qui vous adore.
Qui, presque votre époux...
MONIME.
Il ne l'est pas encore ,
Phœdime ; et jusque-là je crois que mon devoir
Est de l'attendre ici , sans l'aller recevoir.
PHOEDIME.
Mais ce n'est point, madame, un amant ordinaire.
Songez qu'à ce grand roi promise par un père.
Vous avez de ses feux un gage solennel
Qu'il peut, quand il voudra, confirmer à l'autel.
Croyez-moi, montrez-vous; venez à sa rencontre.
MONIME.
Regarde en quel état tu veux que je me montre :
Vois ce visage en pleurs; et, loin de le chercher,
Dis-moi plutôt, dis-moi que je m'aille cacher.
PHOEDIME.
Que dites-vous? Oh dieux ^
MOMME.
Ah ! retour qui me tue î
Malheureuse, comment paraîtrai-je à sa vue.
Son diadème au front, et, dans le fond du cœur,
Phoedime... Tu m'entends, et tu vois ma rougeur»
PHOEDIME.
Ainsi vous retombez dans les mêmes alarmes
Qui vous ont dans la Grèce arraché tant de larmes,
Et toujours Xipharès revient vous traverser.
.»• MITIIRIDATE.
. MOIIIME.
Mon malheur est phis grand que tu ne peui penser :
Xipharès ne s'offrait alors à ma mémoire
Que tout plein de vertus ^ que tout brillant de gloire;
Et je ne savais pas que, pour moi plein de feux,
Xipharès des mortels fût le plus amoureux.
PaOEDUlB.
tt tous aime, madame? et ce héros aimable...
MONME.
Est aussi malheureux que je suis misérable.
11 m'adore , Phœdime; et les mêmes douleurs
Qui m'affligeaient ici le tourmentaient ailleurs.
Sait-il en sa faveur jusqu'où va votre estime?
.Sait-il que vous l'aimez^
MONIME.
11 l'ignore, Phœdime.
Les dieux m'ont secourue; et mon cœur affermi
N'a rien dit, ou du moins n'a parlé qu'à demi.
Hélas! si tu savais, pour garder le silence.
Combien ce triste cœur s'est fait de violence ,
Quels assauts, quels combats j'ai tantôt soutenus!
Phœdime, si je puis, je ne le verrai plus :
Malgré tous les efforts que je pourrais me faire.
Je verrais ses douleurs, je ne pourrais me taire.
11 viendra malgré moi m'arracher cet aveu :
Mais n'importe, s'il m'aime, il en jouira peu ;
Je lui vendrai si cher ce bonheur ^u'il ignore.
Qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il l'ignorât encore.
PBOKDIIIE.
On vient. Que faites-vous, madame?
MOniMB.
Je ne puis :
Je ne paraîtrai point, dans le trouble où je suis.
SCÈNE H.
MITHRIDATE, PHARNACE, XIPHARÈS, ARBATE,
GARDES.
■mnUDATE.
Princes, quelques raisons que vous me puissiez dire.
ACTE 11, SCÊ.Mh 111. 399
l^tre devoir ici n'a point dû voas conduire,
'Ni vous faire quitter, en de si grands besoins
Vous, le Pont, voas, Golchos, confiés à vos soins.
Mais vous avez pour juge un père qui vous aime.
Vous avez cru des bruits que j'ai semés moi-même :
Je vous crois innocents, puisque vous le voulez.
Et je rends grâce au ciel qui nous a rassembles.
Tout vaincu que je suis, e% voisin du naufrage,
Je médite un dessein digne de mon courage.
Vous en serez tantôt instruits plus amplement.
Allez, et laissez-moi reposer un moment.
SCÈNE III.
MITHRIDATE, ARBATE.
MITHMDATE.
Enfin, après un an, tu me revois, Arbate,
Non plus, comme autrefois, cet beureux Mithridate
Qui , de Rome toujours balançant le destin ,
Tenais entre elle et moi l'univers incertain :
Je suis vaincu. Pompée a saisi l'avantage
D'une nuit qui laissait peu de place au courage :
Mes soldats presque nus, dans l'ombre intimidés.
Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés ,
Le désordre partout redoublant les alarmes.
Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes ,
Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux ,
Enfin toute l'horreur d'un combat ténébreux :
Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste^
Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste ;
Et je ne dois la vie, en ce commun effroi.
Qu'au bruit de mon trépas que je laisse après moi.
Quelque temps inconnu^ j'ai traversé le Phase;
Et de là, pénétrant jusqu'au pied du Caucase,
Bientôt, dans des vaisseaux sur l'Euxin préparés.
J'ai rejoint de mon camp les restes séparés.
Voilà par quels malheurs poussé dans le Bosphore ,
J'y trouve des malheurs qui m'attendaient encore.
Toujours du même amour tu me vois enflammé :
Ce cœur nourri de sang, et de guerre affamé,
Malgré le faix des ans et du sort qui m'opprime .
4(Hi MITHRIDATE.
Traîne partout l'amour qui l'attaclie à Monimc,
Et n'a point d'ennemis qui lui soient odieux
Plus que deux fils ingrats que je trouve en ces lieux.
ARBATE.
Deux fils y seigneur!
MITHRIDATE.
Écoute. A travers ma colère.
Je yeux bien distinguer Xipharès de son frère.
Je sais que^ de tojit temps à mes ordres soumis.
Il hait autant que moi nos communs ennemis :
Et j'ai vu sa valeur, à me plaire attachée.
Justifier pour lui ma tendresse cachée :
Je sais même, je sais avec quel désespoir,
A tout autre intérêt préférant son devoir.
Il courut démentir une mère infidèle.
Et tira de son crime une gloire nouvelle;
Et je ne puis encor ni n'oserais penser
Que ce fils si Adèle ^it voulu m'offenser.
Mais tous deux en ces lieux que pouvaicnt-îLs atiendre?
L'un et l'autre à la reine oni-ils osé prétendre?
Avec qui semble-t-elle en secret s'accorder?
Moi-même de quel œil dois-je ici l'aborder?
Parle. Quelque désir qui m'entraîne auprès d'elle,
11 me. faut de leurs cœurs rendre un compte fidèle.
Qu'est-ce qui s'est passé? qu'a»-tu vu? que sais-tu ?
Depuis quel temps, pourquoi, comment t'es-tu rendu?
ARBATE.
Seigneur, depuis huit jours l'impatient Phamace
Aborda le premier au pied de cette place ,
Et, de votre trépas autorisant le bruit.
Dans ces murs aussitôt voulut être introduit.
Je ne m'arrêtai point à ce bruit témépaire;
Et je n'écoutais rien, si le prince son frère.
Bien moins par ses discours, seigneur, que par ses pkurs,
Ne m'eût en arrivant confirmé vos malheurs.
MrTHRIDATB,
Enfin, que firent-ils?
ARBATE.
Pharnace entrait à peine ,
Qu'il courut de ses feux entretenir la reine ,
Et s'offrit d'assurer, par un hymen prochain^
ACTE H, SCÈNE III. 401
Le bandeau qu'elle avait reçu de votre main.
MITHRIDATE.
Traître! sans lui donner le loisir de répandre
Les pleurs que son amour aurait dus à ma cendre !
Et son frère?
arbâte.
Son frère ^ au moins jusqu'à ce jour.
Seigneur, dans ses desseins n'a point marqué d'amour ;
Et toujours avec vous son cœur d'intelligence
N'a semblé respirer que guerre et que vengeance.
MITHRIDATE.
Mais eucor quel dessein le conduisait ici ?
ARBATE.
Seigneur, vous en serez tôt ou tard éclairci.
MITBRIDATE.
Parie, je te l'ordonne, et je vcui tout apprendre.
ARBATE.
Seigneur, jusqu'à ce jour ce que j'ai pu comprendre.
Ce prince a cru pouvoir, après votre trépas.
Compter cette province au rang de ses ÉtaUi;
Et, sans connaître ici de lois que son courage.
Il venait par la force appuyer son partage.
MITHRIDATE.
Ah! c'est le moindre prix qu'il se doit pro|)oser.
Si le ciel de mon sort me laisse disposer.
Oui, je respire, Arbate, et ma joie est extrême :
je tremblais, je l'avoue, et pour un fils que j'aime.
Et pour moi) qui craignais de perdre un tel appui.
Et d'avoir à combattre un rivaLtol que lui.
Que Phamace m'offense , il offre ù ma colère
Un rival dès longtemps soigneux de me déplaire,
Qui, toujours des Romains admirateur secret.
Ne s'est jamais contre eux déclaré qu'à regret;
Et s'il faut que pour lui Monime prévenue
Ait pu porter ailleurs une amour qui m'est due,
Malheur au criminel qui vient me la ravir.
Et qui m'ose offenser et n'ose me servir!
L'aime-t-elle?
ARBATE.
Soigneur, je vois venir la reine.
402 MIXIIRI1>AT£.
MITUUDATE.
Dicui, qui voyez ici mon amour et ma haine,
Épargnez mes malheure , et daignez empêcher
Que je ne trouve encor ceux que je vais chercher !
Arbate^ c'est assez : qu'on me laisse avec elle.
SCÈNE IV.
MITHRIDATE, MWIME.
MITVBIDATE.
Madame, enûn le ciel près de vous me rappelle.
Et, secondant du moins mes plus tendres souhaits.
Vous rend à mon amour plus belle que jamais.
Je ne m'attendais pas que de notre by menée
Je dusse voir si tard arriver la journée ,
Ni qu'en vous retrouvant, mon funeste retour
Fit voir mon infortune, et non pas mon amour.
Cest pourtant cet amour qui, de tant de retraites.
Ne me laisse choisir que les lieux où vous êtes;
Et les plus grands malheurs pourront me sembler doux,
Si ma présence ici n'en est point un pour vous.
C'est vous en dire assez, si vous voulez m'entcndre.
Vous devez à ce jour dès longtemps vous attcmire;
Et vous portez, madame , un gage de ma foi.
Qui vous dit tous les joure que vous êtes à moi.
Allons donc assurer cette foi mutuelle.
Ma gloire, loin d'ici, vous et moi nous appelle;
Et, sans perdre un moment pour ee noble dessein ,
Aujourd'hui votre époux, il faut partir demain.
MONIME.
Seigneur, vous pouvez tout : ceux par qui je respire
Vous ont cédé sur mot leur souverain empire ;
Et, quand vous userez de ce droit tout^puissant.
Je ne vous répondrai qu'en vous obéissant
HrraïuAAtE.
Ainsi, prête à subir un joug qui vous opprime ,
Vous n'allez à l'autel que comme une victime;
Et moi, tyran d'un cœur qui se refuse au mien ,
Même en vous possédant je ne vous devrai rien.
Ah madame! est-ce là de quoi me satisfaire?
Faut-il que désormais, renonçant à vous plaire,
ACTE II, SCÉNK IV. 4a3
4e ne prcleiidc plus qu'à vous tyranniser?
Mes malheurs, en unonot, me font-ils mépriser?
Ah ! pour tenter encor de nouvelles conquêtes
fîuand je ne verrais pas des routes toutes prêtes
Quand le sort ennemi m'aurait jeté plus bas, '
Vaincu^ persécuté, sans secours, sans ÉUts,
Errant de mers en mers, et moins roi que pirate.
Conservant pour tous biens le nom de Mîthrîdate,
Apprenez que, suivi d'un nom si glorieux,
ParCDut de l'univers j'attacherais les yeux;
Et, qu'il n'est point de rois, s'ils sont dignes de l'être.
Qui, sur le trône assis, n'enviassent peut-être
Au-dessus de leur gloinj un naufrage élevé.
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.
Vous-même, d'un autre œil me verriez-vous, madame.
Si ces Grecs vos aïeux revivaient dans votre àme?
Et, puisqu'il faut enfin que je sois votre époux ,
N'était-il pas plus noble et plus digne de vous
De joindre à ce devoir votre propre suffrage ,
D'opposer votre estime.au destin qui m'outrage.
Et de me rassurer, eu flattant ma douleur,
Contre la défiance attachée au malheut?...
Hé quoi ! n'avez-vous rien, madame, à me répondre?
Tout mon empressement ne sert qu'à vous confondre.
Vous demeurez muette; et, loin de me parler,
Je vois, malgré vos soins, vos pleurs prêta à couler.
MOMMB.
Moi, seigneur?. je a'ai point de larmes à répandre.
J'obéis : n'est-ce pas assez me faire entendre?
Et aeauf fit-il pas...
MITSaiDÀTE.
Nou, ce n'est pas assez.
ie vous entends ici mieux que vous ne pensez :
Je vois qu'on m'a dit vrai; ma juste jalousie
Par vos propres discours est trop bien éclaircie ;
Je vois qu'un fils perfide, épris d« vos beautés.
Vous a parlé d'amour, et que vous fécoutez.
Je vous jette pour lui dans des craintes nouvelles :
Mais il jouira peu de vos pleurs infidèlej ,
Madame; et désormais tout est sourd à mes iois,
Ou bien vous l'avez vu pour la dernière fois.
4d4 MlTlIRlDATtL
Appelez Xipharcs.
HOMME.
Ab! que voulez-vous faire?
Xipliarès...
XITMRIDATE.
Xipharës n'a point trahi son père ;
Vous vous pressez en vain de le désavouer ;
Et ma tendre amitié ne peut que s'en louer.
Ma honte en serait moindre, ainsi que votre crime.
Si ce fils, en effet digne de votre estime,
A quelque amour encore avait pu vous forcer.
Mais qu'un traître, qui n'est hardi qu'à m'offenser.
De qui nulle vertu n'accomps^ne l'audace,
Uue Phamace, en un mot, ait pu prendre ma place,
Qu'il soit aimé , madame, et que je sois haï...
SCÈNE V.
MITHRIDATE, MONIME, XIPHARÉS.
iitnnui>ATE.
Venez, mon fils, venez; votre père est trahi.
Un fils audacieux insulte à ma ruine.
Traverse mes desseins, m'outrage, m'assassine.
Aime la reine enfin, lui plait, et me ravit
Un cœur que son devoir à. moi seul asservit.
Heureux pourtant, heureux que dans cette disgrà ^'
Je ne puisse accuser que la main de Phamace ;
Qu'une mère infidèle, un frère audacieux.
Vous présentent en vain leur exemple odieux l
Oui, mon fils, c'est vous seul sur qui je me repose.
Vous seul qu'aux grands desseins que mon cœur se propose
J'ai choisi dès longtemps pour digne compagnon ,
L'héritier de mon sceptre, et surtout de mon nom.
Phamace, en ce moment, et ma flamme offensée.
Ne peuvent pas tout seuls occuper ma pensée :
D'un voyage important les soins et les apprêts.
Mes vaisseaux qu'à partir il faut tenir tout prête.
Mes soldats, dont je veux tenter la comp aisance ,
Dans ce même moment demandent ma présence.
Vous cependant ici veiHcz pour mon repos;
D'un rival insolent arrêtez les complote.
ACTK H, SCÈNE VI. 405
Ne quittez point la reine; et, s'Use peut, vous-même
Rendez-la moins contraire aux vœux d'un roi qui l'aime ;
Détournez-la, mon fils, d'un choix injurieux :
Juge sans intérêt, vous la convaincrez mieux.
En un mot, c'est assez éprouver ma faiblesse :
Qu'elle ne pousse point cette même tendresse ,
Que sais-je? à des fureurs dont mon cœur outragé
Ne se repentirait qu'après s'être vengé.
SCÈNE VI.
MONIME, XIPHARËS.
XIPBARÉS.
Que dirai-je, madame? et comment dois-je entendre
Cet ordre, ce discours que je ne puis comprendre?
Serait-il vrai , grands dieux ! que trop aimé de vous
Phamace eût en effet mérité ce courroux?
Pharnacc aurait-il part à ce désordre extrême?
MONiME. [me?
Pbamace? oh ciel ! Phamace ! Ah ! qu'entends-je rooi-mê-
Ce n'est donc pas assez que ce funeste jour
A tout ce que j'aimais m'arrache sans retour.
Et que, de mon devoir esclave infortunée,
A d'étemels ennuis je me voie enchaînée ;
11 faut qu'on joigne eneor l'outrage à mes douleurs :
A l'amour de Phamace on impute mes pleurs;
Malgré toute ma haine, on veut qu'il m'ait su plaire.
Je le pardonne au roi , qu'aveugle sa colère ,
Et qui de mes secrets ne peut être éclairci :
Mais vous, seigneur, mais vous, me traitez-vous ainsi?
XIPHARÉS.
Ah ! madame, excusez un amant qui s'égare.
Que lui-même, lié par un devoir barbare.
Se voit près de tout perdre, et n'ose se venger.
Mais des fureurs du roi que puls-je enfin juger?
11 se plaint qu'à ses vœux un autre amour s'oppose :
Quel heureux criminel en peut être la cause?
Qui ? Parlez.
HOIfUlE.
Vous cherchez, prince, à vous tourmenter.
Plaignez votre malheur, sans vouloir l'augmenter.
40« MITHKIDATË.
XirilARÊS.
Je sais trop qael tourment je m'apprête moinnème.
C'est peu de voir un père épouser ce que j'aime;
Voir encore un riTal honoré de yos pleurs^
Sans doute c'est pour moi le comble des malheurs :
Mais dans mon désespoir je cherche à les accroître.
Madame^ par pitié ^ faites-le-moi connoitre :
Quel est-il cet amant? qui doi»-je soupçonner?
MONIMK.
Avez-vous tant de peine à vous l'imaginer?
Tantôt, quand je fuyais une injuste contrainte,
A qui contre Pharnace ai-je adressé ma plainte?
Sous quel appui tantôt mon cœur s'est-il jeté?
Quel amour ai-je enfin sans colère écoute?
XIPVAAÊS.
Oh ciel ! quoi ! je serais ce bienheureux coupable
Que vous avez pu voir d'un regard favorable?
Vos pleurs pour Xipharès auraient daigne couler?
MOIUMB.
Oui , prince : il n'est plus temps de le dissimuler;
Ma douleur pour se taire a trop de violence.
Un rigoureux devoir me condamne au silence ;
Mais il faut bien ( nfin, malgré ses dures lois.
Parler pour la première et la dernière fuis.
Vous m'aimez dès longtemps : une égale tendresse
Pour vous depuis longtemps m'afflige et m'intéresse.
Songez depuis quel jour ces funestes appas
Firent naître un amour qu'ils ne méritaient pas;
Rappelez un espoir qui ne vous dura guère,
Le trouble où vous jeta l'amour de votre père.
Le tourment de me perdre et de le voir heureux.
Les rigueurs d'un devoir contraire à tous vos vœux :
Vous n'en sauriez, seigneur, retracer la mémoire.
Ni conter vos malheurs , sans conter mon histoire;
Et, lorsque ce matin j'en écoutais le cours,
Mon cœur vous répondait tous vos mêmes discours.
Inutile , ou plutôt funeste sympathie l
Trop parfaite union par le sort démentie !
Ah! par quel soin cruel le ciel avait-il joint
Deux cœurs que l'un pour l'autre il ne destinait point!
Car, quel que Soit vers vous le penchant qui m'attire.
ACTE II, SCÈNE Yl. ^07
Je vous le dis^ seigneur , pour ne plus yous le dire ,
Ma gloire me rappelle et m'entraîne à l'autel ,
Où je vais vous jurer un silence étemel.
J'entends^ vous gémissez : mais telle est ma misère.
Je ne suis |>oint à vous, je suis à votre père.
Dans ce dessein vous-même il faut me soutenir.
Et de mon faible cœur m'aider à vous bannir :
J'attends du moins, j'attends de votre complaisance
Que désormais partout vous fuirez ma présence.
J'en viens de dire assez pour vous persuader
Que j'ai trop de raisons de vous le commander.
Mais après ce moment, si ce cœur magnanime
D'un véritable amour a brûlé pour Monime,
Je ne reconnais plus la foi de vos discours
Qu'au soin que vous prendrez de m'éviter toujours.
XU'flÂltKS.
Quelle marqutî, grands dietiK^ d'un amour déplorable!
Combkn j en un moment, beureitx et misérable!
De quel combk de gloire et d£ félicités ^
Dans quel abime affreux vous me précipitez!
Quoi! j'aurai pu iDucher un cœur comme le vôtre;
Vous aurez pu m'aimer; et cependant un autre
Possédera a; co-^r rî^int ï'.'Jifîv^n- I- * vœn^ !
Père injuste, cruel, mais d'ailleurs malheureux!...
Vous voulez que je fuie et que je vous évite ;
Et cependant le roi m'attache a votre suite.
Que dira-il?
MONlME.
N'importe, il me faut obéir.
Inventez des raisons qui puissent réblouir.
D'un héros tel que vous c'est là Teffort suprême :
Cherchez, prince, cherchez, pour vous trahir vous-même,
Tout ce que, pour jouir de leurs contentements,
L'amour fait inventer aux vulgaires amants.
Enfin, je me connais, il y va de ma vie :
De mes faibles efforts ma vertu se défie.
Je sais qu'en vous voyant un tendre souvenir
Peut m'arrachcr du cœur quelque indigne soupir;
Que je verrai mon âme, en secret déchirée,
Rcvoler vers le bien dont elle est séparée :
Mais je sais bien aussi que, s'il dépend de vons
408 MITHRIDATR.
De me faire chérir un souvenir si doux ,
Vous n'empêcherez pas que ma gloire offensée
N'en punisse aussitôt la coupable pensée ,
Que ma main dans mon cœur ne tous aille chercher
Pour y laver ma honte et vous en arracher.
Que dis-je? en ce moment^ le dernier qui nous reste,
Je me sens arrêter par un plaisir funeste :
Plus je vous parle y et plus^ trop faible que je suis,
Je cherche à prolonger le péril que je fuis.
Il faut pourtant 9 il faut se faire violence;
Et^ sans perdre en adieux un reste de constance.
Je fuis. Souvenez-vous y prince , de m'éviter :
Et méritez les pleurs que vous m'allez coûter.
XIPHARÉS.
Ah madame!... Elle fuit, et ne veut plus m'entend re.
Malheureux Xipharès, quel parti dois-tu prendre?
On t'aime; on te bannit : toi-mènie tu vois bien
Que ton propre devoir s'accorde avec le sien.
Cours par un prompt trépas abréger ton supplice.
Toutefois attendons que son sort s'éclaircisse ;
Et s'il faut qu'un rival la ravisse à ma foi.
Du moins en expirant ne la cédons qu'au roi.
ACTE TROISIÈME.
SCÈNE I.
MITHRIDATE, PHARNACE, XIPHARES.
MITRRIDATE.
Approchez, mes enfants. Enfin Theure est venue
Qu'il faut que mon secret éclate à votre vue :
A mes nobles projets je vois tout conspirer;
Il ne me reste plus qu'à vous les déclarer.
Je fuis : ainsi le veut la fortune ennemie.
Mais vous savez trop bien l'histoire de ma vie
Pour croire que longtemps, soigneux de me cacher,
J attende en ces déserts qu'on me vienne chercher.
La guerre a ses faveurs, ainsi que ses disgrâces :
ACTE III, SCENE I. 499
Déjà plus d'une fois, retournant sur mes traces,
Tandis que rennemi, par ma fuite trompé.
Tenait après son char un vain peuple occupé.
Et, gravant en airain ses frêles avantages,
De mes États conquis enchaînait les images.
Le Bosphore m'a vu, par de nouveaux apprêts.
Ramener la terreur du fond de ses marais.
Et, chassant les Romains de l'Asie étonnée ,
Renverser en un jour l'ouvrage d'une année.
D'autres temps, d'Autres soins. L'Orient accablé
Ne peut plus soutenir leur effort redoublé :
Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes
De Romains que la guerre enrichit de nos pertes.
Des biens des nations ravisseurs altérés.
Le bruit de nos trésors les a tous attirés;
Ils y courent en foule, et, jaloux l'un de l'autre.
Désertent leur pays pour inonder le nôtre.
Moi seul je leur résiste : ou lassés, ou soumis.
Ma funeste amitié pèse à tous mes amis;
Chacun à ce fardeau veut dérober sa tête.
Le grand nom de Pompée assure sa conquête;
C'est l'effroi de l'Asie; et, loin de l'y chercher,
Cest à Rome, mes fils, que je prétends marcher.
Ce dessein vous surprend; et vous croyez peut-être
Que le seul désespoir aujourd'hui le fait naître.
J'excuse votre erreur : et, pour être approuvés.
De semblables projets veulent être achevés.
Ne vous figurez point que de cette contrée
Par d'étemels remparts Rome soit séparée :
Je sais tous les chemins par où je dois passer;
Et, si la mort bientôt ne me vient traverser.
Sans reculer plus loin l'effet de ma parole.
Je vous rends dans trois mois au pied du Capitule.
Doutez-vous que l'Euxin ne me porte en deux jours
Aux lieux où le Danube y vient finir son cours?
Que du Scythe avec moi l'alliance jurée
De l'Europe en ces lieux ne me livre l'entrée?
Recueilli dans leurs ports, accru de leurs soldats.
Nous verrons notre camp grosûr à chaque pas.
Daces, Pannoniens, la fière Germanie,
Tous n'attendent qu'un chef contre la tyrannie :
35
410 MITHRIOATE.
Vous avez tu l'Espagne^ et surtout les Gaoloîs,
Contre ces mêmes murs qu'ils ont pris autrefois
Exciter ma vengeance, et, jusque dans la Cîrèee
Par des ambassadeurs accuser ma paresse :
Ils savent que, sur eux prêta à se déborder.
Ce torrent, s'il m'entraîne, ira tont inonder;
Et vous les voirez tous, prévenant son ravage ,
Guider dans lltalle et suivre mon passai^e.
Cest là qu'en arrivant, pins qn'en tout le ehemin ,
Vous trouverez partout l'horreur du nom romain ,
Et la triste Italie eneor toute fumante
Des feux qu'a rallumés sa liberté mourante.
Non, princes, ce n'est point au bout de l'uni ver»
Que Rome fait sentir tout le poids de ses fers :
Et, de près inspirant les haines les phis fortes.
Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes piMrtes.
Ah! is'ils ont pu choisir pour leur libérateur
Spartacus, un esclave, un vil gladiateur;
S'ils suivent au combat des brigands qui les vengent;
De quelle noble ardeur pensez^vous qu'ils se rangent
Sous les drapeaux d'un roi longtemps victorieux ,
Qui voit jusqu'à Cyrus remonter ses aïeux?
Que dis-je? en quel état croyez-vous la surprendre?
Vide de légions qui la puissent défendre ,
Tandis que tout s'occupe à me persécuter.
Leurs femmes, leurs enfants pourrontrils m'arréter?
Marchons , et dans son sein r^etons cette guerre
Que sa fureur envoie aux deux bouts de la turre ;
Attaquons dans leurs murs ces conquérants si ûcrs ;
Qu'ils tremblent à leur tour pour leurs propn» foyers.
Annibal l'a prédit, croyons-en ce grand homme :
Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome.
Noyons-la dans son sang justement répandu :
Brûlons ce Gapitole où j'étais attendu :
Détruisons ses honneurs, et faisons disparaître
La honte de cent rois , et la mienne peut<^trc ;
Et, la flamme à la main , effaçons tous ces noms
Que Rome y consacrait à d'étemels affronts.
Voilà l'ambition dont mon âme est saisie.
Ne croyez point pourtant qu'éloigné de l'Asie
J'en laisse les Romains tranquilles possesseurs :
ACTE m, SCÈNE I. 411
Je sais où je lui dois trouTer des défenseurs ,
Je veilï que^ d'ennemis partout enveloppée ,
Rome rappelle en vain le secours de Pompée.
Le Parthe , des Romains comme moi la terreur.
Consent de succéder à ma juste fureur;
Prêt d'unir avec moi sa haine et sa famille y
U me demande un ûls pour époui à sa fille.
Cet honneur vous regarde , et j'ai fait choii de lOus,
Pharnace : allex, soyez ce hienheureui éftoux.
Demain, sans différer, je prétends que l'aurore
Découvre mes vatsseaux déjà loin du Bosphore :
Vous, que rien n'y retient, partez dès ce moment.
Et méritez mon choix par votre empressement;
\chcvez cet hymen ; et, repassant l'Euphrate ,
Faites voir à l'Asie un autre Mithridate.
Que nos tyrans communs en pâlissent d'effk'oi;
Et que le bruit à Rome en vienne jusqu'à moi. ,
PRARRACC.
Seigneur, je ne vous puis déguiser ma surprise.
J'écoute avec transport cette grande entreprise ;
Je l'admire; et jamais un plus hardi dessein
Ne mit à des vaincus les armes à la main :
Surtout j'admire en vous ce cœur infatigable
Qui semble s'affermir sous le faix qui l'accable.
Mais, si j'ose parler avec sincérité,
En ètes-vous réduit à cette extrémité?
Pourquoi tenter si loin des courses inntiles,
Quand vos États encor vous offrent tant d'asitcs?
Et vouloir affronter des travaux infinis.
Dignes plutôt d'un chef de malheureux bannis ,
Que d'un roi qui naguère avec quelque apparence
De l'aurore au couchant portait son espérance ,
Fondait sur trente Etats son trône florissant.
Dont le débris est même un empire puissant?
Vous seul, seigneur, vous seul, après quarante années.
Pouvez encor lutter contre les destinées.
Implacable ennemi de Rome et du repos,
Comptez-^ous vos soldats pour autant de héros?
Pensez-vous que ces cœurs, tremblants de leur défaite.
Fatigués d'une longue et pénible retraite.
Cherchent avidement sous un ciel rtranger
41) MITHRIUATE.
I^ mort, et le travail pire que le daiiger?
Vaincus plus d'une fois aux yeux de la patrie,
Soutiendroni-tU ailleurs un vainqueur en furie?
Sera-t-il moins terrible, et le vaincront-ils mieux.
Dans le sein de la ville, à l'aspect de ses dieux?
Le Partbe vous recherche, et vous demande un gendre.
Mais ce Parthe, seigneur, ardent à nous défendre
Lorsque tout l'univers semblait nous protéger.
D'un gendre sans appui voudra-t-il se charger?
M'en irai-je, moi seul, rebut de la fortune.
Essuyer l'inconstance au Parthe si commune.
Et peut-être, pour fruit d'un téméraire amour.
Exposer votre nom au mépris de sa cour?
Du moins s'il faut céder, si, contre notre usage.
Il faut d'un suppliant emprunter le visage,
Sans m'envoyer du Parthe embrasser les genoux.
Sans vous-même implorer des rois moindres que vous.
Ne pourrions-nous pas prendre une plus sûre voie?
Jetons-nous dans les bras qu'on nous tend avec joie :
Rome en votre faveur, facile à s'apaiser...
XIPHARÈS.
Rome, mon frère! Oh ciel! qu'osez-vous proposer?
Vous voulez que le roi s'abaisse et s'humilie?
Qu'il démente en un jour tout le cours de sa vie?
Qu'il se fie aux Romains, et subisse des lois
Dont il a quarante ans défendu tous les rois?
Continuez, seigneur. Tout vaincu que vous êtes,
La guerre, les périls sont vos seules retraites.
Rome poursuit en vous un ennemi fatal
Plus conjuré contre elle et plus craint qu'Annibal.
Tout couvert de son s&ang, quoi que vous puissiez faire.
N'en attendez jamais qu'une paix sanguinaire ,
Telle qu'en un seul jour un ordre de vos mains
La donna dans l'Asie à cent mille Romains.
Toutefois épargnez votre tète sacrée :
Vous-même n'allez point de contrée en contrée
Montrer aux nations Mithridate détruit.
Et de votre grand nom diminuer le bruit.
Votre vengeance est juste; il la faut entreprendre :
Brûlez le Capilole, et mettez Rome en cendre.
Mais c'est assez pour vous d'en ouvrir les chemins :
ACTE 111, SCÈNE I. 413
Faites porter ce feu par de plus jeunes mains;
Et^ tandis que TAsie occupera Pharnace^
De cette autre entreprise honorez mon audace.
Commandez : laissez-nous, de votre nom suivis ,
Justifier partout que nous sommes vos (iis.
Embrasez par nos mains le couchant et l'aurore ;
Remplissez l'univers, sans sortir du Bosphore :
Oue les Romains, pressés de Tun à l'autre bout.
Doutent où vous serez, et vous trouvent partout.
Dès ce même moment ordonnez que je parte.
Ici tout vous retient; et moi, tout m'en écarte :
Et, si ce grand dessein surpasse ma valeur.
Du moins ce désespoir convient à mon malheur.
Trop heureux d'avancer la fin de ma misère^
J'irai... J'efTacerai le crime de ma mère :
Seigneur, vous m'en voyez rougir à vos genoux;
J'ai honte de me voif si peu digne de vous;
Tout mon sang doit laver une tache si noire.
Hais je cherche un^trcpas utile à votre gloire;
Et Rome, unique objet d'un désespoir si beau.
Du fils de Mithridate est le digne tombeau.
HrrHRlDATB , se lerani.
Mon fils, ne parlons plus d'une mère infidèle.
Votre père est content, il connaît votre zèle.
Et ne vous verra point affronter de danger
Qu'avec vous son amour ne veuille partager :
Vous me suivrez; je veux que rien ne nous sépare.
Et vous, à m'obéir, prince, qu'on se préparc;
Les vaisseaux sont tout prêts : j'ai moi-même ordonné
La suite et l'appareil qui vous est destiné.
Arbate, à cet hymen chargé de vous conduii*o.
De votre obéissance aura soin de m'instruirc.
Allez; et, soutenant l'honneur de vos aïeux.
Dans cet embrassement recevez mes adieux.
PHARNACE.
Seigneur...
MITHRIDATE.
Ma volonté, prince, vous doit suffire.
OI)cissez. C'est trop vous le faire redire.
PHARNACE.
Seigneur, si, pour vous plaire, il ne faut que périr,
35.
4U MITHRIDATE.
Plus ardent qu'aucun autre on ni'j verra courir :
Combattant à vos youx permettez que je meure.
mmiiOATS.
Je vous ai commandé de partir tout à L'heure.
Mais après ce moment... Prince, vous m'entendez.
Et vous êtes perdu si vous me répondez.
raARNAGE.
Dussiez-vous présenter mille morts à ma vue.
Je ne saurais chercher une fllte inconnue.
Ma vie est en vos mains.
HmilllDATI.
Ah ! c'est où je t'atlemls.
Tu ne saurais partir^ perfide! et je f entends.
Je sais pourquoi tu fuis l'hymen où je t'envoie :
■ Il te fâche en ces lieux d'abandonner ta proie;
Monime te retient; ton amour criminel
Prétendait l'arracher à l'hymen paternel.
Ni l'ardeur dont tu sais que je l'ai recherchée.
Ni déjà sur son front ma couronne attachée.
Ni cet asile même où je la fais garder^
Ni mon juste courroux, n'ont pu t'inttmider.
Traître ! pour les Romains tes lèches complaisances
N'étaient pas à mes 3reux d'assez noires offenses;
Il te manquait encor ces perfides amours.
Pour être le supplice et l'horreur de mes jours.
Loin de t'en repentir, je vois sur ton visage
Que ta confusion ne part que de ta rage :
11 te tarde déjà qu'échappé de mes mains
Tu ne coures me perdre , et me vendi*e aux Romains.
Mais, avant que partir, je me ferai justice :
Je te l'ai dit. Holà, gatxles!
SCÈNE II.
MITHRIDATE, PHARNACE, X1PRARÊS, gardks.
MITHRIDATE.
Qu'on le saisisse.
Oui, lui-même, Pharnace. Allez; et de ce pas
Qu'enfermé dans la tour on ne le quitte pas.
PHARNACE.
Eh bien, sans me parer d'nne innocence vainc,
ACT£ ill, SCENE IV. 415
Il est vraL^ moD amour mérite votre haine :
J'aime. L'on vous a fait un fidèle récit.
Mais Xipharès, seigneur, ne vous a pas tout dit :
C'est le moindre secret qu'il pouvait vous apprendre.
Et ce fils si fidèle a dû vous faire entendre
Que, des mêmes ardeurs dès-longtemps enflammé.
Il aï me aussi la reine, et même en est aimé.
SCKNE IIL
MITHRIDATE, XIPHARËS.
Xn^HAKÉS.
Seigneur, le croirez-vous qu'un dessein si coupable...
MITHMDATE.
Mon fils, je sais de quoi votre frère est capable.
Me préserve le ciel de soupçonner jamais
Que d'un prix si cruel vous payiez mes bienfaits ;
Qu'un fils qui fut toujours le bonheur de ma vie
Ait pu percer ce cœur qu'un père lui confie !
Je ne le croirai point. Allez : loin d'y songer.
Je ne vais désormais penser qu'à nous venger.
SCÈNE IV.
MITHRIDATE.
Je ne le croirai point? Vain espoir qui me flatte!
Tu ne le crois que trop , malheureux Mithridatc !
Xipharès mon rival? et, d'accord avec lui,
La reine aurait osé me tromper aujourd'hui?
Quoi l de quelque côté que je tourne la vue ,
La foi de tous les cœurs est pour moi disparue !
Tout m'abandonne ailleurs ! tout me trahit ici \
Pharnace, amis, maîtresse! et toi , mon fils, aussi !
Toi de qui la vertu consolant ma disgrâce...
Mais ne connais-je pas le perfide Pharnace?
Quelle faiblesse à moi d'en croire un furieux
Qu'arme contre son frère un courroux envieux ,
Ou dont le désespoir, me troublant par des fables,
Grossit pour se sauver le nombre des coupables!
Non, ne l'en croyons point : et, sans trop nous presser,
410 MITHRIDATE.
Voyons, examinons. Hais par où commencer?
Qui m'en éclaircira? quels témoins? quel indice?...
Le ciel en ce moment m'inspire un artifiee.
Qu'on appelle la reine. Oui^ sans aller plus loin»
Je veux l'ouïr : mon choix s^arrète à ce témoin.
L'amour avidement croit tout ce qui le flatte.
Qui peut de son vainqueur mieux parler que l'ingrate 1
Voyons qui son amour accusera des deux.
S'il n'est digne de moi, le piège est digne d'eux.
Trompons qui nous trahit : et^ pour connaître un trakre.
Il n'est point de moyens... Mais je la vois paraître :
Feignons; et de son cœur, d'un vain espoir flatté ,
Par un mensonge adroit tirons la vérité.
SCÈNE V.
MITHRIDATE^ HONIMB.
MITHRIOATE.
Enfin j'ouvre les yeux, et je me fais justice :
C'est faire à vos heautés un triste sacrifice ,
Que de vous présenter, madame, avec ma foi ,
Tout l'âge et le malheur que je traîne avec moi.
Xusqu'ici la fortune et la irictoîre mêmes
Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes.
Mais ce temps-là n*est plus : je régnais; et je fuis :
Mes ans se sont accrus; mes honneurs sont détruits;
Et mon front, dépouillé d'un si noble avantage.
Du temps qui l'a flétri laisse voir tout l'outrage.
D'ailleurs mille desseins partagent mes esprits :
D'un camp prêt à partir vous entendez les cris;
Sortant de mes vaisseaux, il faut que j'y remonte.
Quel temps pour un hymen, qu'une fuite si prompte.
Madame! Et de quel front vous unir à mon sort.
Quand je ne cherche plus que la guerre et la mort?
Cessez pourtant , cessez de prétendre à Pharnacc :
Quand je me fais justice, il faut qu'on se la fasse.
Je ne souffrirai point que ce fils odieux.
Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux.
Possédant une amour qui me fut déniée.
Vous fasse des Romains devenir i'aliiéc.
Mon trône vous est dû : loin de m'en repentir,
ACTK 111, SCÈNE Y. 417
Je VOUS y place même avant que de partir ,
Pourvu que vous vouliez qu'une main qui m'est chère.
Un f\\s, le digne objet de Tamour de son père,
Xipharës, en un mot, devenant votre époux.
Me venge de Phamace, et m'acquitte envers vous.
Momm.
Xiphàrès! lui, seigneur?
mnnuDATE.
Oui, lui-même, madame.
D'où peut naître à ce nom le trouble de votre âme?
Contre un si juste choix qui peut vous révolter?
Est-ce quelque mépris qu'on ne puisse dompter?
Je le répète encor : c'est un autre moi-même.
Un fils victorieux^ qui me chérit, que j'aime.
L'ennemi des Romains, rhéritier et l'appui
D'un empire et d'un nom qui va renaître en lui;
Et, quoi que votre amour ait osé se promettre.
Ce n'est qu'entre sesTmains que je puis vous remettre.
MONIMB.
Que dites-vous? Oh ciel! Pourriez-rvoua approuver.. .
Pourquoi y seigneur, pourquoi voulez-vous m'éprouver?
Cessez de tourmenter une Âme infortunée :
Je sais que c'est à vous que je fus destinée ;
Je sais qu'en ce moment, pour ce nœud solennel,
La victime, seigneur, nous attend à l'autel.
Venez.
HTTHRIDATE.
Je le vols bien : quelque effort que je fasse.
Madame, vous voulez vous garder à Phamace.
Je reconnais toujours vos injustes mépris;
Ils ont même passé sur mon malheureux (ils.
MONIME^
Je le méprise !
MrrHRlDÂTE.
Eh bien, n'en parlons plus, madame :
Continuez; brûlez d'une honteuse flamme.
Tandis qu'avec mon fils je vais, loin de vos yeux.
Chercher au bout du monde un trépas glorieux.
Vous cependant ici servez avec son frère ,
Et vendez aux Romains le sang de votre père.
Venez : je ne saurais mieux punir vos dédains.
418 MlTMniDAT£.
Qu'en vous mettanl moi-même en ses servlles maîDs;
Et, sans plus me charger du soin de votre gloire ,
Je veux laisser de vous jusqu'à votre mémoire.
Allons, madame^ allons, ie m'en vais vous unir.
MOIIWI.
Plutôt de mille morts dussiei-vous me punir!
HrrHAIDÂTK.
Vous résistez en vain, et j'entends votre fuite.
M0NUIE«
En quelle extrémité ^ seigneur, suis-je réduite!
Mais enfin je vous crois ^ et je ne puis penser
Qu'à feindre si longtemps vous puissiez vous forcer.
Les dieux me sont témoins qu'à vous plaire bornée.
Mon àme à tout son sort s'était abandonnée.
Mais si quelque faiblesse avait pu m'alarmer.
Si de tous ses efforts mon cttur a dû s'armer.
Ne croyez point, seigneur ^ qu'auteur de mes alarmes,
Pharnace m'ait jamais coûté le» moindres larmes
Ce fils victorieux que vous favorisez ,
Cette vivante image en qui vous vous plaisez,
C<ît ennemi de Rome, et cet autre vous-même.
Enfin ce Xipharès que vous voulez que j'aime...
MmiRIOàTS.
Vous l'aimez?
MONIME.
Si le sort ne m'eut donnée à vous.
Mon bonheur dépendait de l'avoir pour époux.
Avant que votre amour m'eût envoyé ce gage.
Nous nous aimions. Seigneur, vous changez de visage!
mithridâte.
Non, madame. Il suffit. Je vais vous l'envoyer.
Allez. Le temps est cher, il le faut employer.
Je vois qu'à m'obéir vous êtes disposée :
Je suis content.
MOMIME, en t'ea altant.
Oh ciel! me seralH^^ abusée?
SCÈNE VI.
MITHRIDATE.
Ils s'aiment. C'est ainsi qu'on se jouait de nous.
ACTE IV, SCÈNE I. 419
Ah ! fils ingrat, ta vas me répondre pour tous;
Tu périras. Je sais combien ta renommée
Et tes fausses vertus ont séduit mon armée :
Perfide, je te veux porter des coups certains;
Il faut pour te mieux perdre écarter les mutins.
Et, faisant à mes yeux partir les plus rebelles,
Ne garder près de moi que des troupes ûdèles^
Allons. Mais, sans montrer un visage offensé.
Dissimulons encor, comme j'ai commencé.
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
MONIME, PHOSOIME.
MONIMB.
Phcedtme, au nom des dieux, fais ce que je désire.
Va voir ce qui se passe, et reviens me le dire.
Je ne sais; mais mon cœur ne se peut rassurer :
Mille soupçons affreux viennent me déchirer.
Que tarde Xipharès? et d'où vient qu'il diffère
A seconder des vœux qu'autorise son père?
Son père, en me quittant, me l'allait envoyer...
Mais il feignait peut-ètris. H fallait tout nier.
Le roi feignait! et moi, découvrant ma pensée...
0 dieux! en ce péril m'auriez-vous délaissée?
Et se pourrait-il bien qu'à son ressentiment
Mon amour indiscret eût livré mon amant?
Quoi, prince! quand tout plein de ton amour extrême
Pour savoir mon secret tu me pressais toi-même ,
Mes refus trop cruels vingt fois te l'ont caché;
Je fat même puni de l'avoir arraché :
Et quand de toi peut-être un père se défie.
Que dis-je? quand peut-être il y va de ta vie.
Je parle; et, trop facile à me laisser tromper.
Je lui marque le cœur où sa main doit frapper!
PHCCDIME.
Ah! trattez-le, madame, avec plus de justice;
430 MITHRIDATE.
Un grand roi descend-il jusqu'à cet artifice?
A prendre ce détour qui l'aurait pu forcer?
Sans murmure à l'autel tous l'alliez devancer.
Voulait-il perdre nn fils qu'il aime avec tendresse ?
Jusqu'ici les effets secondent sa promesse :
Madame, il vous disait qu'un important dessein ,
Malgré lui, le forçait à vous quitter demain :
Ce seul dessein l'occupe; et, hâtant son voyage,
Ltti<-méme ordonne tout, présent sur le rivage;
Ses vaisseaux en tous lieui se chargent de soldats.
Et partout Xipharës aocompagne ses pas.
D'un rival en fiireur est-ce là la conduite?
Et voitron ses discours démentis par la suite?
MOIflXE.
Phamace cependant, par son ordre arrêté.
Trouve en lui d'un rival toute la dureté.
Phœdime, à Xipharès ferart-il plud de grâce?
PHOEDIMB.
Cest l'ami des Romains qu'il punit en Pharnace :
L'amour a peu de part à ses justes soupçons.
* MONJIIB.
Autant que je le puis, je cède à tes raisons;
Elles calment un peu l'ennui qui me dévore.
Mais pourtant Xipharès ne parait point encore.
raOBDIMB.
Vaine erreur des amants, qui, pleins de leurs désirs.
Voudraient que tout cédât au soin de leurs plaisirs!
Qui, prêts à s'irriter contre le moindre obstacle...
MOIflMB.
Ma Phœdime, eh! qui peut concevoir ce miracle?
Après deux ans d'ennuis, dont tu sais tout le poids.
Quoi! je puis respirer pour la première fois!
Quoi! cher prince, avec toi je me verrais unie!
Et, loin que ma tendresse eût exposé ta vie
Tu verrais ton devoir, je verrais ma vertu ,
Approuver un amour si longtemps combattu :
Je pourrais tous les jours f assurer que je t'aime 1
Que ne vlens-tu?
ACTE IV, SCfeNR 11. 411
SCÈNE II.
MONIME, XIPHARÉS, PHCEDIME.
MONIME.
Seigneur, je parlais de vous-même ;
Mon âme souhaitait de vous voir en ce lieu
Pour vous...
XIPHÂRÈS.
C'est maintenant qu'il faut vous dire adieu !
MOMIME.
Adieu! vous?
ZIPHAEBS.
Oui, madame, et pour toute ma vie.
MOMIME.
Qu'entends-je? On me disait... Hélas! ils m'ont ^ahie.
XIPHARÉS.
Madame, je ne sais quel ennemi couvert,
Révélant ntjs secrt^is^ vous trahit, et me perd.
Mais le roi , qui tantôt n'en croyait point Phamace,
Maintenant dans nos cœur» sait tout ce qui se passe.
H feint, il me care^c, et cache son dessein :
Mais moi ^ qui , dès l'enfance élevé dans son sein ,
De tous ses mouvements aî trop d'intelligence.
J'ai lu dans ses regards sa prochaine vengeance.
Il presse, il fait partir tous ceux dont mon malheur
Pourrait à la révolte exciter la douleur.
De ses fausses bontés j'ai connu la contrainte.
Un mot même d'Arbate a confirmé ma crainte :
U a su m'aborder; et, les larmes aux yeux,
« On sait tout, m'a-t-il dit; sauvez-vous de ces lieux! »
Ce mot m'a fait frémir du péril de ma reine;
Et ce cher intérêt est le seul qui m'amène.
Je vous crains pour vous-même : et je viens à genoux
Vous prier, ma princesse, et vous fléchir pour vous.
Vous dépendez ici d'une main violente ,
Que le sang le plus cher rarement épouvante ;
Et je n'ose vous dire à quelle cruauté
Mithridate jaloux s'est souvent emporté.
Peut-être c'est moi seul que sa fureur menace;
Peut-étie, en me perdant^ il veut vous faire grâce :
30
kn MITIIRIDATE.
Daignez, au nom des dieux , daignez en profiter;
Par de nouveaux refus n'allez point Tirriter.
Moins vous Taimez, et plus tâchez de lui complaire;
Feignez, efforcez-vous : songez qu'il est mon père.
Vivez; et permettez que dans tous mes malheurs
Je puiflfie h votre Mour m coAtor que des pleurs.
. MOKIMS»
Ah! ,1 vous ai perdu!
xiphârès.
Généreuse Monime ,
Ne vous imputez point le malheur qui m'opprime.
Votre seule bonté n'est point ce qui me nuit :
Je suis un malheureux que le destin poursuit;
C'est lui qui m'a ravi l'amitié de mon père.
Qui le fit mon rival, qui révolta ma mère,
Et vient de susciter, dans ce moment affreux.
Un secret ennemi pour nous trahir tous deux.
MONIME.
Hé quoi! cet ennemi, vous l'ignorez encore?
XIPHARÉS.
Pour surcroît de douleur, madame, je l'ignore.
Heureux si je pouvais, avant que m'immoler.
Percer le traître coeur qui m'a pu déceler!
MOmME.
Ëh bien, seigneur, il faut vous le faire connaître.
Ne cherchez point ailleurs cet ennemi , ce traître ;
Frappez : aucun respect ne vous doit retenir.
J'ai tout fait, et c'est moi que vous devez punir.
XIPIIÂRÈS.
Vous!
MOIflME.
Ah! si vous saviez, prince, avec quelle adresse
Le cruel est venu surprendre ma tendresse !
Quelle amitié sincère il affectait pour vous!
Content, s'il vous voyait devenir mon époux!
Qui n'aurait cru...? Mais non, mon amour plus timide
Devait moins vous livrer à sa bonté perfide.
Les dieux qui m'inspiraient, et que j'ai mal suivis,
M'ont fait taire trois fois par de secrets avis.
J'ai dû continuer; j'ai dû dans tout le reste...
Que sais-je enfin? j'ai dû vous être moins funeste;
ACTE ly, SCÈNK III. 413
i'ai dû craindre du roi les dons empoisonnés;
Et je m'en punirai si vous me pardonnez.
IIPHAKÙS.
Quoi! madame 9 c'est vous , c'est l'amour qui m'expose;
Mon malheur est parti d uii« ak belle cause ;
Trop d'amour a tralii nos secrets amoureux :
Et vous vous excuses de m'avoir fait heureux !
Que voudrais-je de plus? glorieux et Adèle ,
Je meurs. Un autre sort au trône vous appelle :
Consentez-y^ madame; et^ sans plus résister^
Achevez un hymen qui vuus y fait monter.
MOKIMB.
Quoi ! vous me demandez que j'épouse un barbare
Dont l'odieux amour pour jamais nous sépare?
XIPHAaÊS.
Songez que ce matin, soumise à ses souhaits ,
Vous deviez l'épouser^ et ne me voir jamais.
MOfUMB.
Eh! connaissats-je alors toute sa barbarie?
Ne Youdriez-Yous point qu'approuvatit sa furie ,
Après vous avoir vu tout percé de ses coups,
Je suivisse à l'autel un tyrannique époux;
Et que, dans une main de votre sang fumaniej
J'allasse mctirc, hélas! la main de votre amante?
Allez; de ses fureurs songez à vous garder.
Sans perdre ici le temps à me persuader :
Le ciel m'inspirera quel parti je dois prendre.
Que seraitrce, grands dieux, s'il venait vous surprendre!
Que dis-je? on vient. Allez : courez. Vivez enfin ;
Et du moins attendez quel sera mon destin.
SCÈNE m.
monime/phoedime.
FHOBDme.
Madame, a quels périls il exposait sa vie!
C'est le roi.
MOIfIMB.
Cours l'aider à cacher sa sortie.
Va, ne le quitte point; et qu'il se garde bien
D'ordonner de son sort, sans être instruit du mien.
424 MITHRIDATE.
SCÈNE IV.
MITHRIDATE, MONUIE.
MirmilDATB.
Allons, madame^ allons. Une ratsoa seerète
Me fait quitter ces lieux et hâter ma retraite.
Tandis que mes soldats , prêts à suivre leur roi.
Rentrent dans mes vaisseaux pour partir avec mol^
Venez y et qu'à Tautel ma promesse aecjmpUe
Par des nœuds étemels l'un à l'autre nous lie.
MORme.
Nous^ seigneur?
MiniBIDATB.
Quoi, madame! osez-vous balancer?
IfOlflHE.
Et ne m'avez-vous pas défendu d'y penser?
Mrniaii>ikTE.
J'eus mes raisons alors : oublions-les, madame.
Ne songez matntanarit qu'à répondre à ma flamme.
Songez que votre cœur est un bien qui m'est dû.
mwoMK*
Hé! pourquoi donc, seigneur, me l'avez-vous rendu?
MmUIDATE.
Quoi ! pour un fils ingrat toujours préoccupée, <
Vous croiriez...
MOmME.
Quoi, seigneur! vous m'auriez donc trompée?
MITflKIDAT£.
Perfide! il vous sied bien de tenir ce discours.
Vous qui, gardant au cœur d'infidèles amours.
Quand je vous élevais au comble de la gloire.
M'avez des trahisons préparé la plus noire !
JVe vous souvient-il plus, cœur ingrat et sans foi.
Plus que tous les Romains conjuré contre moi.
De quel rang glorieux j'ai bien voulu descendre
Pour vous porter au trône où vous n'osiez prétendre?
Ne me regardez point vaincu, persécuté :
Hevoyez-moi vainqueur, et partout redouté.
Songez de quelle ardeur dans Ëphëse adorée
Aux filles de cent rois je vous ai préférée;
ACTE IV, S€ÈNM; IV. 415
Et, négligeant pour vous tant d'heureux alliés,
Quelle foule d'Etats je mettais à vos pieds.
Ah! si d'un autre amour le penchant invincible
Dès lors à mes bontés vous rendait insensible.
Pourquoi chercher si loin un odieux époux?
Avant que de partir^ pourquoi vous taisiez-vous?
Attendiez-vous, pour faire un aveu si funeste,
Que le sort ennemi m'eût ravi tout le reste ,
Et que, de toutes parts me voyant accabler.
J'eusse en vous le seul bien qui me pût consoler?
Cependant, quand je veux oublier cet outrage.
Et cacher à mon coeur cette funeste image.
Vous osez à mes yeux rappeler le passé !
Vous m'accusez encor, quand je suis offensé I
iê vois que pour un traître un fol espoir vous flatte.
A <|uelle épreuve, ô ciel , réduis-tu Mithridate?
Par quel charme secret latssé-je retenir
Ce courroux si sévère et si prompt à punir?
Profitez du moment que mon amour vous donne :
Pour, la dernière fois, venez, je vous l'ordonne.
N'attirez point sur vous des périls superflus,
Pour un fils insolent que vous ne verrez plus.
Sans vous parer pour lui d'une foi qui m'est due.
Perdez-en la mémoire aussi bien que la vue;
Et désormûs, sensible à ma seule bonté,
Mentez le pardon qui vous est présenté.
MOniMB.
Je n'ai point oublié quelle reconnaissance.
Seigneur, m'a dû ranger sous votre obéissance :
Quelque rang où jadis soient montés mes aieiu,
Leur gloire de si loin n'éblouit point mes yeux.
Je songe avec respect de combien je suis née
Au-dessous des grandeurs d'un si noble hyménée :
Et, malgré mon penchant et mes premiers desseins
Pour un fils, après tous, le plus grand des humaiiis.
Du jour que sur mon front on mit ce diadème.
Je renonçai, seigneur, à ce prince, à moi-même.
Tous deux d'intelligence à nous sacrifier.
Loin de moi, par mon ordnsi, il courait m'oublier.
Dans l'ombre du secret ce feu s'allait éteindre ;
Et même de mon sort je ne pouvais me plaindre ,
36.
426 . MITHRIDATK.
Puisque cnûn, aux dépens de mes yœux les plus doux»
Je faisais le bonheur d'un héros tel que vous.
Vous seul y seigneur, tous seul tous m'avez ârl^hée
A cette obéissance où j*étais attachée;
Et ce fatal amour dont j'avais triomphé ,
Gc feu que dans l'oubli je croyais étouffé,
Dont la cause à jamais s'éloignait de ma vo« ,
Vos détours l'ont surpris, et m'en ont oonvain^ue»
Je vous l'ai confesse, je le dois soutenir :
En vain vous en pourriez perdre le souvenir;
Et cet aveu honteux où vous m'avez forcée
Demeurera toujours présent à ma pensée (
Toujours je tous eroifais incertain de ma foi :
Et le tombeau , seigneur, est moins triste pour moi
Que le lit d'un époux qui m'a fait cet ontragc.
Qui s'est acquis sur moi ce cruel aTantage ,
Et qui, me préparant un étemel ennui;
M'a fait rougir d'un feu qui n'était pas pour lui.
lilTHRtDATE.
C'est donc votre réponse? et, sans plus me compiatre.
Vous refusez l'honneur que je Toulais toqs faire?
Pensez-y bien. J'attends pour me déterminer.
MONIMÉ.
Non , seigneur, Talnement tous croyez ra'étonder.
Je vous connais; je sais tout ce que je m'apprête.
Et je vois queb malheurs j'assemble sur ma tète :
Mais le dessein est pris; rien ne peut m'ébranlcr.
Jugez-en , puisque ainsi je vous ose parler^
Et m'emporte au delà de cette modestie
Dont jusqu'à ce moment je n'étais point sortie.
Vous vous êtes servi de ma funeste main
Pour mettre à votre fils un poignatd dans le sein :
De ses feux innocents j'ai trahi le mystère ;
Et, quand il n'en perdrait que l'amour de son père,
11 en mourra ) seigneur. Ma foi ni mon amour
Ne seront point le prix d'un si cruel détour.
Après cela, jugez. Perdez une rebelle;
Armez-vous du pouvoir qu'on vous donna sur elle :
J'attendrai mon arrêt; vous pouvez commander.
Tout ce qu'en vous quittant j'ose vous demander.
Croyez (a la vertu je dois cette justice)
ACTE IV, SCfeNE V. 427
Qiie je vous trahis seule ^ et n'ai point de complice;
Et que d'un plein succès vos vœux seraient suivis y
Si j'en croyais, seigneur, les vœui de votre fils.
SCÈNE V.
MITHRIDATE.
Elle me quitte ! Et moi , dans un lâche silence ,
ie semble de sa fuite approuver l'insolence!
Peu s'en faut que mon cœur, penchant de son cùlc ,
Ne me condamne encor de trop de cruauté !
Qui suis-je? Est-ce Monime? et sui»-je Mitliridate?
Non y non , plus de pardon , pkis d'amour pour l'ingrate.
Ma colère revient, et je me reconnois :
Immolons, en partant, trois ingrats à la fois.
Je vais à Rome; et c'est par de tels sacrifices
Qu'il faut à ma fureur rendre les dieux propices.
Je le dois, je le puis; ils n'ont plus de support;
Les plus séditieux sont déjà loin du bord.
Sans distinguer entre eui qui je hais ou qui j'a^nte.
Allons, et commençons par Xipharès lui-même.
Maïs quelle c&t ma furourï et qu'est-ce que je dis!
Tu vas sacrifier..- quij malhoureux? Ton fils!
Un fils que Rome craint! qui peut venger son père!
Tourquoi répondre un sang qui m'est si nécessaire?
Ah! dans Télat funeste où ma chute m'a mis.
Est-ce que mon malheur m'a laissé trop d'amis?
Son^'oons plutôt ^ songeons ii gagner sa tendresse :
J'ai besoin d'un vengeur, et non d'une maîtresse.
<Juoiî ne vaut-il pas niieui, puisqu'il faut m'en priver,
La coder h ee fiU que je vcu\: conserver?
Oklons-la. Valus effort.*, qui ne font que m'instruire
Di's faiblei^ses d'un creur qui cherche à se séduire!
Je brûle, je l'adore; et, loin de la bannir...
Ah! c'est un crime encor dont je la veux punir.
Quelle pitié retient mes sentiments timides?
N'en ai'je pas déjà puni de moins perfides?
G Monime, ô mon fils! Inutile courroux!
Et vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous
Si vous saviez ma honle , cl qu'un avis fidèle
428 M1THRIDAT£.
De mes lâches combats vous portât la nouvelle !
Uuoi! des plus chères mains craignant les trahisons ,
J'ai pris soin de m'armer contre tous les poisons;
j'ai su, par une longue et pénible industrie^
Des plus mortels venins prévenir la furie :
Ah! qu'il eut mieux valu, plus sage et plus heureux ,
Et repoussant les traits d'un amour dangereux.
Ne pas laisser remplir d'ardeurs empoisonnées
Un cœur déjà glacé par le froid des années!
De ce trouble fatal par où dois^je sortir ?
SCÈNE VI.
MITURIDATE, ARBATE.
▲RBATE.
Seigneur, tous vos soldats refusent de partir :
Phamace les retient; Pharnace leur révèle
Que vous cherchez à Rome une guerre nouvelle.
mithridâte.
Phamace?
ARBATE.
II a séduit ses gardes les premiers.
Et le seul nom de Rome étonne les plus fiers.
De mille affreux périls ils se forment Timage :
Les uns avec transport embrassent le rivage;
Les autres, qui partaient, s'élancent dans les flots.
Ou présentent leurs dards aux yeux des matelots.
Le désordre est partout; et, loin de nous entendre.
Us demandent la paix, et parlent de se rendre.
Phamace est à leur tète; et, flattant leurs souhaits,
De la part des Romains il leur promet la paix.
MITHRIDATE.
Ah le traître! Courez : qu'on appelle son frère;
Qu'il me suive, qu'il vienne au secours de son père.
ARBATE.
J'ignore son dessein; mais un soudain transport
L'a déjà fait descendre et courir vers le port;
Et l'on dit que, suivi d'un gros d'amis fidèles,
On l'a vu se mêler au milieu des rebelles.
C'est tout ce que j'en sais.
ACTE V, SCÈNJK I. 429
MITHRIDATE.
Ah! qu'est-ce que j'entends!
Perfides, ma Tengeance a tardé trop longtemps!
Mais je ne vous crains point : malgré leur insolence >
Les mutins n'oseraient soutenir ma présence.
Je ne Yeux que les voir : je ne Yeux qu'à leurs yeux
Immoler de ma main deux fils audacieux.
SCÈNE VIL
MITHRIDATE, ARBATE, ARCAS.
ARCAS.
Seigneur, tout est perdu. Les rebelles, Phamace,
Les Romains, sont en foule autour de cette place.
MlTVaiOATB.
Les Romains!
AECAS.
De Romains le rivage est chargé ,
Et bientôt dans ces murs vous êtes assiégé.
MITHRIDATE.
Ciel l courons. ( à Akm.)
Écoutez... Du malheur qui me presse
Tu ne jouiras pas, infidèle princesse.
ACTE CINQUIÈME.
SCÈNE I.
monime) phoedimë.
PBOeOIMB.
Madame, où courez-vous? Quels aveugles transports
Vous font tenter sur vous de criminels efforts?
Hé quoi! vous avez pu , trop cruelle à vous-même ,
Faire un affreux lien d'un sacré diadème !
Ah! ne voyez-vous pas que les dieux, plus humains.
Ont eux-mêmes rompu ce bandeau dans vos mains?
MONIME.
Hé! par quelle fureur, obstinée à me suivre.
430 MlfHRlDATË.
Toi-même malgré moi veui-lu me faire vivre?
Xipharès ne vit plus ; le roi désespéré
Lui-môme n'attend plus qu'un trépas assuré .
Quel fruit te promets-tu de ta emipabie audatce?
Perfide^ prétends-tu me livrer à Pharnace?
PHOEDlitE.
AU! du moins attendez qu'un fidèle rapport
De son malheureux frère ait confirmé la mort.
Dans la confusion que nous venons d'entendre ,
Les yeux peuyent-ils pas aisément se méprendre?
D'abord^ vous le savez , un bruit injurieux
Le Rangeait du parti d'un camp séditieux;
Maintenant on vous dit que ced mêmes rebelleft
Ont tourné contre lui leurs armes criminelles.
Jugez de l'un par l'autre^ et dallez écouter...
M0N1ME.
Xipharès ne vit plus , il n'en faut point douter :
L'événement n'a point démenti mon attente.
Quand je n'en aurais pas la nouvelle sanglante ,
Il est mort; et j'en ai pour garants trofi certains
Son courage et son nom, trop suspects aux Romains.
Àh! que d'un si beau sang dès longtemps altérée
Rome tient maintenant sa victoire assurée !
Quel ennemi son bras leur allait opposer !
Mais sur qui ^ malheureuse , oses-tu t'excuser?
Quoi ! tu ne veux pas voir que c'est toi qoî l'opprimes ,
Et dans tous ses malheurs reconnaître tes crimes!
De combien d'assassins Tavais-je enveloppé !
Comment à tant de coups serait-il échappe?
Il évitait en vain les Romains et son frère :
Ne le livrais-je pas aux fureurâ de son père?
Cest moi qui , les rendant Tun de l'autre jaloux,
Vins allumer le feu qui les embrase tous :
Tison de la discorde, et fatale furie
Que le démon de Rome a formée et nourrie !
Et je vis! Et j'attends que de leur sang baigné
Pharnace des Romains revienne accomt^agné.
Qu'il étale à mes yeux sa parricide joie \
La mort au désespoir ouvre plus d'une Toie :
Oui, cruelles, en vain vos injustes secours
Me ferment du tombeau les chemins- les plus courts;
ACTE V, SCÈNE II. 43|
Je trouYerai la mort jusque dans vos bras mémo.
Et toi , fatal tissu, malheureux diadème.
Instrument et témoin de toutes mes douleurs.
Bandeau, que raille fois j'ai trempé de ipcs pleurs.
Au moins, en terminant ma vie et mon supplice.
Ne pouvais-tu me rendre un funeste service ?
A mes tristes regards, va, cesse de t'offrir ;•
D'autres armes sans toi sauront ma secourir :
Et périsse le jour et la nmn meurtrière
Qui jadis sur mon fipont t'attaiBba h pnaipière !
PRCeiNIfB.
On vient, madame, on vient; et j'espèrt qu'Arcas,
Pour bannir vos frayeurs, porte vers vous ses pas.
SCÈNE II.
MONIME, PHOEDIME, ARCAS.
MONIME.
En est-ce fait, Arcas? et le cruel Phamace...
ARCAS.
Ne me demandez rien de tout ce qui se passe ,
Madame : on m^a chargé d'un plus funeste emploi ;
Et ce poison vous dit les volontés du roi.
PHOEDIME.
Malheureuse princesse !
MONIME.
Ah! quel comble de joie!
Donnez. Dites, Arcas, au roi qui me l'envoie,
Que de tous les présents que m'a faits sa bonté
Je reçois le plus cher et le plus souhaité.
A la fin je respire; et le ciel me délivre
Des secours importuns qui me forçaientide vivre.
Maîtresse de moi-même, il veut bien qu'une fois
Je puisse de mon sort disposer à mon choix.
PHCBDIME.
Hélas!
MOfllME.
Retiens tes cris, et par d'indignes larmes
!)• cet heureux moment ne trogble point les charmes.
Si tu m'aimais, Phœdime, il fallait me pleurer
Quand d'un titre funeste on me vint honorer.
43S MITHRIDATE.
Et lorsque , m'arrachant du doux sein de la Grèce,
Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse.
Retourne maintenant chez ces peuples heureux;
SX si mon nom encor s'est consenré chez eux.
Dis-leur ce que tu Tois, et de toute ma gloire,
Phoedime, conte-leur la malheureuse histoire.
Et toi , qui de ce cœur, dont tu fus adoré ,
Par un jaloux destin fus toujours séparé ,
Héros, avec qui même en terminant ma vie
Je n'ose en un tombeau demander d'être unie ,
Reçois ce sacrifice; et puisse, en ce moment.
Ce poison expier le sang de mon amant!
SCÈNE III.
MONIME, ARBATE, PHCEDIME, ARCAS.
ARBATE.
Arrêtez! arrêtez!
ARGAS.
Que faites-vous, Arbate?
AMIATE.
Arrêtez 1 j'accomplis l'ordre de Mitbridate.
MONlME.
Ah! laissez-moi...
ARBATE, jetant le poison.
Cessez, vous dis-je, et laissez-moi.
Madame, exécuter les volontés du roi :
Vivez. Et vous, Arcas, du succès de mon zèle
Courez à Mitluridate apprendre la nouvelle.
SCÈNE IV.
MONIME, ARBATE, PHOBDIME.
MONIME.
Ah! trop cruel Arbate, à quoi m'exposez- vous!
Est-ce qu'on croit encor mon supplice trop doux?
Et le roi, m'enviant une mort si soudaine.
Veut-il plus d'un trépas pour contenter sa haine?
ARBATE.
Vous l'allez veir paraître, et j'ose m'assurer
Que vous-même avec moi vous allez le pleurer.
ACTE V, SCÈNE IV. 433
MONIME.
Quoi! le roi...
ARBATE.
Le roi touche à son heure dernière ,
Madame^ et ne voit plus qu'un reste de lumière.
Je l'ai laissé sanglant, porté par des soldats;
Et Xipharès en pleurs accompagne leurs pas.
Xipharès! Ah grands dieuï! je doute si je vt>ilie.
Et n ose qu'en tremblant en croire mon oreille.
Xipharès vil cncor! Xipharès, que mes pleurs...
A»BATE.
H vit j chargé de gloire , accablé de douleurs.
De sa mort en ces iJeuK la nouvelle semée
Nii vous a pas vous seule et sans cause alarmée;
Les Romains, qui partout l'appuyaient par des cris.
Ont par ce bruit fatal glacé tous les esprits.
Le roi, trompé lui-même j en a versé des larmes.
Et, désormais certain du malheur de ses armes j
Par un rebelle fils de toutes parts pressé ,
Sans espoir de secours, tout près d'être forcé,
Et voyant, pour surcroît de douleur et de haine ,
Parmi ses étendards porter Taigle romaine,
U n'a plus aspiré qu'à s'ouvrir des chemins
Pour éviter Taffront de tomber dans leurs mains.
D'abord il a tenté les atteintes mortelles
Des poisons que lui-même a crus les plus fidèles;
H les a trouvés tous sans force et sans vertu.
« Vain secours, a-t-il dit, que j'ai trop combattu !
«t Contre tous les poisons soigneux de me défendre,
« J'ai perdu tout le fruit que j'en pouvais attendre.
« Essayons maintenant des secours plus certains ,
« Et cherchons un trépas plus funeste aux Romains.
Il parle; et, défiant leurs nombreuses cohortes.
Du palais, à ces mots, il fait ouvrir les portes.
A l'aspect de ce front dont la noble fureur
Tant de fois dans leurs rangs répandit la terreur,
Vous les eussiez vus tous, retournant en arrièipc.
Laisser entre eux et nous une large carrier*;
Et déjà quelques-uns couraient épouvantés
Jusque dans les vaisseaux qui les ont apportés.
434 MITHRIDÀTE.
Mais^ le dirài-je? oh ciel! rassurés par Phamacc,
Et la honte en leurs cœurs réveillant leur audace^
Ils reprennent courage , ils attaquent le roi ,
Qu'un reste de soldats défendait avec moi.
Qui pourrait exprimer par quels faits incroyables^
Quels coups ^ accompagnés de regards effroyables^
Son bras^ se signalant pour la dernière fois,
A de ce grand héros terminé les exploits?
Enfin, las et couvert de sang et de poussière,
11 s'était fait de morts une noble barrière.
Un autre bataillon s'est avancé vers nous :
Les Romains pour le joindre ont suspendu leurs coups;
Ils voulaient tous ensemble accabler Mithridate.
Mais lui : a C'en est assez, m'a-t-il dit, cher Arbatc;
« Le sang et la fureur m'emportent trop avant.
« Ne livrons pas surtout Mithridate vivant »
Aussitôt dans son sein il plonge son épée.
Mais la mort fuit encor sa grande âme trompée.
Ce héros dans mes bras est tombé tout sanglant ,
Faible, et qui s'irritait contre un trépas si lent;
Et, se plaignant à moi de ce reste de vie ,
Il soulevait encor sa main appesantie.
Et, marquant à mon bras la place de son cœur,
Semblait d'un coup plus sûr implorer la faveur.
Tandis que, possédé de ma douleur extrême,
Je songe bien plutôt à me percer moi-même ,
De grands cris ont soudain attiré mes regards ;
J'ai vu, qui l'aurait cru? j'ai vu de toutes parts
Vaincus et renversés les Romains et Phamace ,
Fuyant vers leurs vaisseaux, abandonner la place;
Et le vainqueur, vers nous s'avançant de plus près,
A mes yeux éperdus a montré Xiphart'.s.
NOMME.
Juste cîell
ABBATC.
Xipharèa toigours resté fidèle.
Et qu'au fort du combat une troupe rebelle ,
Par ordre de son frère, avait enveloppé.
Mais qui, d'entre leurs bras à la fin échappé ,
Forçant les plus mutins, et regagnant le reste,
Heureux et plein de joie en oe moment funeste.
ACTK V, SCËiNE V. 435
A travers mille moiis, ardent^ victorieux.
S'était fait vers son père un chemin glorieux.
Jugez de quelle horreur cette joie est suivie :
Son bras aux pieds du roi Tallait jeter sans vie ;
Mais on court, on s'oppose à son emportement.
Le roi m'a regardé dans ce triste moment.
Et m'a dit, d'une voix qu'il poussait avec peine :
tf S'il en est temps encor, cours, «t sauve la reine. »
Ces mots m'ont fait trembler pour vous, pour Xi phares :
J'ai craint, j'ai soupçonné quelques ordres secrets.
Tout lassé que j'étais, ma frayeur et mon zèle
M'ont donné pour courir une force nouvelle;
Et, malgré nos malheurs, je me tiens trop heureux
D'avoir paré le coup qui vous perdait tous deux.
MONIMB.
Ah ! que , de tant d'horreurs justement étonnée ,
Je plains de ce grand roi la triste destinée !
Hélas! et plût aux dieux qu'à son sort inhumain
Moi-même j'eusse pu ne point prêter la main.
Et que, simple témoin du malheur qui l'accable ,
Je le pusse pleurer sans en être coupable !
Il vient. Quel nouveau trouble excite en mes esprits
Le sang du père, oh ciel! et les larmes du fils!
SCÈNE V.
MITHRIDATE, MONIME, XIPHARÉS, AKBATE, ARC AS;
GARDES qui soutiennent Milhrtdate.
MONIME.
Ah! que vois-je seigneur, et quel sort est le votre!
MITHRIDATE.
Cessez et retenez vos larmes l'un et l'autre ;
( nontrant Xipharès. )
Mon sort de sa tendresse et de votre amitié
Veut d'autres sentiments que ceux de la pitié ;
Et ma gloire, plutôt digne d'être admirée ,
Ne doit point par des pleurs être déshonoréf.
J'ai vengé l'univers autant que je l'ai pu :
La mort dans ce projet m'a seule interrompu.
Ennemi des Romains et de la tyrannie ,
Je n'ai point de leur joug subi l'ignominie;
%M> MITHIUDATE.
Ctf ose me flatter qu'entre les noms fameui
Qu'une pareille haine a signalés contre eux^
Nul ne leur a plus fait acheter la victoire ^
Ni de jours malheureux plus rempli leur histoire.
Le ciel n'a pas voulu qu'achevant mon dessein ,
Rome en cendre me vit expirer dans son sein :
Mais au moins quelque joie en mourant me console;
J'expire environné d'ennemis que j'immole;
Dans leur sang odieux j'ai pu tremper mes mains;
£t mes derniers regards ont vu fuir les Romains.
A mon fils Xipharès je dois cette fortune;
11 épargne à ma mort leur présence importune.
Que ne puis-je payer ce service important
De tout ce que mon trône eut de plus éclatant !
Mai^ vous me tenez lieu d'empire, de couronne;
Vous seule me restez : souffrez que je vous donne ^
Madame; et tous ces vœux que j'exigeais de vous,
Mon cœur pour Xipharès vous les demande tous.
MONIME.
Vivez, seigneur, vivez pour le bonheur du monde,
Et pour sa liberté, qui sur vous seul se fonde;
Vivez pour triompher d'un ennemi vaincu ,
Pour venger...
MITHRIDATE.
C'en est fait, madame, et j'ai vécu.
Mon fils, songez à vous : gardez-vous de prétendre
Que de tant d'ennemis vous puissiez vous défendre.
Bientôt tous les Romains, de leur hont^ irrités.
Viendront ici sur vous fondre de tous côtés.
Ne perdez point le temps que vous laisse leur fuite
A rendre à mon tombeau des soins dont je vous quitte.
Tant de Romains sans vie, en cent lieux dispersés.
Suffisent à ma cendre et l'honorent assez.
Cachez-leur pour un temps vos noms et votre vie.
Allez, réservez-vous...
XIPBARÉS,
Moi, seigneur, que je fuie?
Que Pharnace impuni, les Romains triomphants.
N'éprouvent pas bientôt...
MITHRIDATE, '
Non , je vous le défends.
ACTE V, SCÈNE V. 'i37
Tôt OU tard il faudra que Pharnace périsse :
Fiez-Yous aux Komains du soin de son supplice.
Mais je sens affaiblir ma force et mes esprits.
Je sens que je me meurs... Approchez-vous^ mon fils;
Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,
Venez 9 et recevez Tàme de Mithridate.
MOniME.
U expire.
XfPHARÈS.
Ah madame! unissons nos douleurs.
Et par tout l'univers cherchons-lui des vengeurs.
FIN Ub MlTiilUIlATfi.
37.
PRÉFACE
B'IPBIOiVIB.
U 0*5 a rien de plus célèbre dans les poètes que le sacri6ee d'iplégéaîc :
Bsais iU ne s'accofdent pas tous eMeaUe tnr les plus importantes paiticub-
rites de ce sacrifice. Les vos . coasM Esehjle dans Ao4mbiiiion , Sophocle
dans Élbctkb, et, après eui, Lucrèce , Horace, et beauconp d^autres,
▼euleat (|a*oa ait en eflet répandu le sang d'ipliigcnic , fille d'Agamcmnon ,
et qu'elle soit asorte en Aulide. Il ne faut que lire Lucrèce an comoMace-
ment de son premier lifre :
Aulide qno pacto Trivial virginb aram
Iphianassaî turparunt sanguine fœde
Ductores Danaùm , etc.
Et Clytemneslre dit dans Eschyle qu'Agamemnon son mari , qui vient d'ci-
pircr, rencontrera dans les enfers Iphigénie sa fille, qu*il a autrefois inmioiéc.
D*autreB ont feint que Diane ayant eu pitié de cette jeune princesse , î'a-
vait enlevée et portée daus la Taoride au moment qu*on Tallait sacrifier, cl
que la déease avaii fait trouver en sa place ou une biche , ou une autre vic>
time de cette nature. Euripide a suivi cette fable , et Ovide l'a mise an nombre
des métamorphoses.
11 y a une troisième opinion , qui n*est pas moins ancienne que les deui
autres , sur Iphigénie. Plusieurs auteurs , et entre autres Stésiehorus , Tun
des plus anciens poètes lyriques , ont écrit quil était bien vrai qu'une prin-
cesse de ce no» avait été sacrifiée , mais que cette Iphigénie était une fille
qu*Hélène avait eue de Thésée. Hélène , disent ces auteurs , ne Tavait oie
avouer pour sa fille , parce qu'elle n*osait déclarer à Ménélas qnèlle cât été.
mariée en secret avec TItésée. Pausanias(Corinth., pag. laS) rapporte et le
témoignage et lea noms des poètes qui ont été de ce sentiment; et il ajoute
q^ue c*était la eréanoe commune de tout le pays d*Argos.
Homère enfin, le père des poètes, a si peu prétendu qn*Ipbigénie , fille
d'Agamcmnoo , cÂt été ou sacrifiée en Aulide, ou transportée dans la Scytbie,
que, dans le neuvième livre de llliade , cW-ânlire près de dix ans depuis
L'arrivée des Grecs devant Troie, Agamennon fait offrir en mariage à Achille
sa fille Iphigénie , qu'il a , dit-il . laissée à My cènes , dans sa maison.
J'ai rapporté tous ces avis si diflerentt , et surtout le passage de Pausa-
ntas , parce que c'est à oet auteur que je dois l'heureux penuinnage d'Éri-
pliile . sans lequel je n'aurais jamais osé entreprendre cette tragédie. Qodlr
apparence que j'eusse souillé la scène par le meurtre horrible d'une prr-
Honne aussi vertueuse cl aussi aimable qu'il fallait représenter l|ihigcnic ' Kl
qiK-llc apparence encore de dénouer ma tragédie par le secours d'une dcc»^c
PKEFACE. 43 >
cl d'une maclÛBc, cl |Mir vue uiélainor|iUosc qui po^uvail bicu troavcr quel-
que crcantic du temps d*Euripide , mais qui serait trop absurde et trop i»-
crojable parai notts?
Je puis dire doue que j*ai été Irès-heureui de trouver daus les aac(ca.s
cette autre Iphigénie , que j'ai pu représenter telle qu'il m'a plu , el qui .
tombant dans le malheur où cette amante jalouse roulait précipiter sa rivale ,
mérite en quelque fa^on d'être punie, sans être pourtant tout à fait indigue
de compassion. Ainsi le dénoûment de la pièce est tiré do fond même de la
pièee •, et il ne faut que Taroir vu représenter pour comprendre quel plaisir
j'ai fait au speclateor, et en sauvant à la fin une prbcesse vertueuse pour qui
il s*cat « fort intéressé dans le cours de la tragédie . et en b sauvant par
«M antre voie que par un miracle , qu'il n'aurait pu souffrir, parce qu'il nu
U saurait jamab croire.
Le voyage d'AdiiUe à Lesbo» , dont ce béros se rend maître , et d'où il
enleva Ériphike avant que de venir en Aulide , n'est pas non plus sans fon-
dement. Enpborion de Chalcide , poète très-connu parmi les anciens . cl dont
Virgile (àglog. lo) et Quintilien (Instit., lib. zo) font une mention honorable.
pariait et ee vojage de Lesbos. U disait dans un de ses poëraes , au rap-
port do Partbéniua , qu'AcbiUe avait fait U conquête de cette île avant que
de joindre Tarmée des Grecs . et qu'il y avait même trouvé une princesse qui
a'élrit éprise d'amonr pour lui.
Voilà ka principales choses en quoi je me suis un peu éloigné de l'cco-
Bowe et 4e la faUe d'£uripide. Four ce qui regarde les passions , je me
soie attnebé à k suivre plus exaclemeat. J'avoue que je lui dois un bon
nombre des endroits qui ont été le plus approuvés dans ma tragédie ; cl Je
l'avone d'autant phis volontiers, que ces approbations m'onl confirme dan;*
l'ceiime et dane In vénération que j'ai toujours eues pour les ouvrage^t
qni nene nHont de rantiqnité. J'ai reconnu avec plaisir, par reffelqu'a pro-
dnit enr notre théâtre toot ce que j'ai imité ou d'Homère ou d'Euripide , que
le bon sena et te raiion étaient les mêmes dans tous les siècles. U; goût de
Paris e'cat trouvé conforme à celui d'Athènes : mes spectateurs ont été émus
dre utmm chorn qni ont mis autrefois en laruic-s le plus savant peuple de la
GtéoB, et qni ont fait dire qu'entre les poatcs Euripide était citrcaicmcnt
tragique , TnaAioÔTATOS , c*est-à-dire qu'il savait merveilleusement exci-
ter te oompairinn et te terreur, qui sont les véritables ciTeU de la tragédie.
Je m'étonne après ccte que les modernes aient témoigné depuis peu Unt
de dcfoAt ponr ee grand poète , dana le jugement qu'ils ont fait de son
ALCiaTB. Une s'agît point ici de I'Alcist»; mais en vérité j'ai trop d'o-
bbgalion à Enripide pour ne pas prendre quelque soin de sa mémoire ,
et ponr laimer échapper l'occasion de te réconcilier avec ces messieurs. Je
m'assure qu'il n'est si mal dans leur esprit que parce qu'ils n'ont pas bien
te l'onvrage snr lequel ils l'ont condamné. J'ai choisi la plus imporUnle de
lenn objections , pour leur montrer que j'ai raison de parler ainsi : j* cli*
b plue importante de leurs objections . car il» la réi»èCent à chaque page . cl
ils ne soupçonnent pas seulement que l'on y puisse ré|>liqucr.
Il y a dans I'Alcrstb d'Euripide une scène imrvcillciiac , où Ajcislc i\\n
440 PRÉFACE.
«c meurt , et qni ne peut |ilai w Muteair, dit à sèn mari les dcrniert adieux.
Admète , tout en larmet , la prie de reprendre ses foroce , et de ne le point
abandonner elle-même. Akeete, ^i a l'imafe de la mort devant Ica yeni,
loi parla ainei :
Je voia déjà la nue et la barqoe fatale ; '
J'entende le Tienx nooher sur la rive iafemale :
Tout eat prêt, deaccods, viens, ne me retarde pas.
J'anraia sonbaité de pouvoir exprimer dans ces vers les grêces qn*tls ont
dans l'original : mais an moins en voilà le sens. Yoiei eomme ces mcssieart
les ont entendus. Il lenr eat tombé entre les mains une malbenrettse édition
d'Enripide , oà Timprimenr a oublié de mettre dana le latin , à eMé de cet
vers, nn Ai., qnisigniie qne c'est Aleeste 4|ni parle; et. à eêlé des rtn sni-
vanU . nn Ad. qui si{pûfie fl|ne c'est Admète qui répond. Là-dessus il lenr est
venu dansTespritla plus étrange pensée du asonde : ils ont mis dana la boncbc
d'Admète les paroles qu*AlccaU dità Adnwte. et celles qu'elle se bit dire par
Caron. Ainsi ils supposent qu* Admète , quoiqu'il soit en parfiâte santé , pcnsw
voir déjà Caron qui le vient prendre ; et . an lien que , dans ce paasagn d'Bn>
TÎpide . Caron impatient presse Alœsle de le venir trouver; admi eea bmi-
siews . c'eat Admète clfrajé qni ea Timpatient . et qui presse Aleeste d'eipi-
rer. de peur qne Caron ne le prenne. « Il rexboite (ce sont leurs termes)
« à avoir courage . à ne pas faire une Iftcbeté , et à mourir de bonne griee ;
■ il interrompt les adieux tf* Aleeste pour lui dire de se dépécber de nwurir. ■
Peu s'en faut, à les entendre, qu'il ne la fasse mourir lui-méaie.
Ce sentiment leur a paru fortvBab. Et ils ont raison : il n'y a peraonnequi
n'en fAt très-scandalbé. Maia comment l'ont-ib pu aUriboer à Euripide ? Ea
vérité , quand tontes les autres éditions où cet Al. n'a point été onblic ne
donneraient pas nu démenti an malheureux imprioMur qni les a tromf>ès,
la suite de ces quatre vers, et tous les discours qu' Admète lient dm% la
même scène , étaient plus que suffisants pour les empêcher de tomber dans
une erreur si déraisonnable. Car Admète , bien éloigné de prasser Alceate de
mourir, s*écrie « que toutes les morts ensemble lui seraient moins enwlles qne
m de la voir dans l'état où il la voit : il la conjure de rcntraioer avec eISc ; il
« ne peut plus vivre si elle meurt ; il vi» en elle , il ne respire que pour dlr. •
Ils ne sont pas plus benreux dans les autres objections. Ils disent , par
exemple , qu'Euripide a fait deux époux surannés d'Admète et d'Aknate ; qne
l'un est un vieux mari . et l'antre une princesse déjà sur l'âge. Euripide a pris
soin de leur répondre en un seul vers, où il fait dire par le cherar qn* Aleeste
toute jeune, et dans Is première flear de son âge , expire pour son jeune
Vpoux.
Ils reproclynt encore à Alceate qu'elle a deux grands enfanta à BMricr.
Coflsment n'ont-ib point Ui le contraire en cent autrea endroits, et surtout
dans ce beau récit on l'on dépeint Aleeste mourante au milieu de ses dcni
petits enfants qui la tirent, en pleurant, par la robe , ri qu'elle prend sur
Rcs bras fNin kyrca l'autre pour les baiser ?
PREFACE. hU
Tout ie reste de leurs criliques est à peu (iréa ilc la force de celles-ci.
Mais je er ois ifiren voilà assez pour ta défense de non auteur. Je conseille à
ecs ■cssieurs de ne plus décider si lé^remeot sur les ouvrages des anciens.
Un homme tel qu'Euripide méritait au moins qu'ils reximinasseot , puisqu'ils
svsicnt envie de le condamner. Ils devaient se souvenir de ces sages paroles
de Qoiotilitu : « Il faut élre eztrtoemeal circonspect et très- retenu à pro-
« Doncer sur les ouvrages de ces grands hommes , de peur qu'il ne noua ar-
« rive, eomme à plusieurs, de condamner ce que nous n'eateadona pas. Et,
« s'il Crat tomber dans quelques excès, encore vaut-il mieux pécher en ad-
« mirant tout dans leurs écrits , qu'en y blAmant beaucoup de choses ( i ). »
( I } ModrsM tamrn et clrcamtpacto Judick» de tantls virU pronanciandaiii m , ne , quod
plrfigqat arcMlt. duBonii qam noa iateNIfiint. Ac si nccMse nt in alteram crrarc partrm,
«■mil floruoi l«featlb«s pUc«r«, quaoi nulu dUpllcers, nalocrim.
IPUIGËNIË,
TRAGKDIE (1674).
ACTEURS.
AGAMEMNON.
ACHILLE.
ULYSSE.
CLYTEMNESTRE , femme d'Agamemnon .
IPHIGÉMIE. fiUe d'Agamemnon.
ÉRIPHILE , fille d'Hélène et de Thcscc.
ARCAS. »
EURYBATE . | ^""^^^^ ^ Agamemnon.
.£G1NE . femme de la stiilc de Clytcmncstrc.
DORlSy confidente d'Ériphilc.
Gardes.
1^ scène est en Aulide , dans la tente d'Agamemnon.
ACTE PREMIER.
SCÈNE I.
AGAMEMNON, ARCAS.
AGAMEMNON.
Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille.
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.
ARCAS.
C'est vous-même, seigneur! Quel important besoin
Vous a fait devancer l'aurore de si loin?
A peine un faible jour vous éclaire et me guide,
Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans T Aulide.
Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit?
Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit?
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.
AGAMEMNON.
Heureux qui satisfait de son humble fortune,
ACTE ï, SCÈNE ï. 443
Libre du joug superbe où je suis attaché ,
Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché !
ARCAS.
Et depuis quand ^ seigneur, tenez-vous ce langage?
Comblé de tant d'honneurs, par quel secret outrage
Les dieux, à vos désirs toujours si complaisants,
Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents?
Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrce,
Vous possédez des Grecs la plus riche contrée :
Du sang de Jupiter issu de tous côtés ,
L'hymen vous lie encore aux dieux dont vous sortez ;
Le jeune Achille enfin, vanté par tant d'oracles,
Achille, à qui le ciel promet tant de miracles.
Recherche votre fille, et d'un hymen si beau
Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau.
Quelle gloire , seigneur, quels triomphes égalent
Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent.
Tous cea mille vaisscaiiï qiïi, chargés de ifingt roLs,
N'attendent que les verUs pour partir sous vos lois"?
Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes;
Ces vents, depuis trois mois enchaînes sur nos tètes,
D'Ilion trop longtemps vous ferment le chemin :
Mais^ parmi tant d'honneurs, vous êtes homme enfin ;
Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change,
Ne vous a point promis un bonheur sans mclangc.
Bientôt... Mais quels malheurs dans ce billet tracés
Vous arrachent, seigneur, les pleurs que vous verse/?
Votre Oreste au berceau va-t-il fiuir sa vie?
Plcurcz-voïis Clytemnestrc j ou bien lf>higénie?
Qu'esl-ec qu'on vous écrit? daignez m'en avorlîr.
AGAMEMNON.
Non, tu ne mourras point, je n'y puis consentir.
ARCAS.
Seigneur...
AGA.MEMN0N.
Tu vois mon trouble ; apprends ce qui Ir cause ;
Et juge s'il -est temps , ami , que je repose.
Tu te souviens du jour qu'en Aulide assembles
Nos vaisseaux par les vents semblaient ôtro appelc's.
Nous partions; et déjà, par mille cris de joie,
Nous menacions de loin les rivages de Trni<'.
4U IPHIGÉNIE.
Un prodige étonnant fit taire ce transport :
Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.
Il fallut s'arrêter; et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile.
Ce miracle inou! me fit tourner les yeui
Vers la divinité qu'on adore en ces lieui :
Suivi de Ménélas, de Nestor^ et d'Ulysse,
J'offris sur ses autels un secret sacrifice.
Quelle fut sa réponse! et que devins^je, Arcas^
Quand j'entendis ces mots prononcés par Galchas!
Voos amez contre Troie une poisianco Taine ,
Si , dans an aaerifice auffutte et solennel ,
Une fi)le dn lang d'Hélène
De Diane en eea lieux n*enaangUnte l'autel.
Pour obtenir les Tenta qoe le oid Tooa dénie ,
Sacrifies Iphigénie»
ARCAS.
Votre fille!
AGAMEMNON.
Surpris, comme tu peux penser.
Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer.
Je demeurai sans voix , et n'en repris l'usage
Que par mille sanglots qui se firent passage.
Je condamnai les dieux, et, sans plus rien ouïr.
Fis vœu, sur leurs autels, de leur désobéir.
Que n'en croyais-je alors ma tendresse alarmée !
Je voulais sur-le-champ congédier Tarmée.
Ulysse, en apparence approuvant mes discours.
De ce premier torrent laissa passer le cours ;
Mais bientôt, rappelant sa cruelle industrie,
Il me représenta l'honneur et la patrie-.
Tout ce peuple, ces rois, à mes ordres soumis,
Et l'empire d'Asie à la Grèce promis ;
De quel front, immolant tout l'État à ma fille.
Roi sans gloire, j'irais vieillir dans ma famille.
Moi-même , je l'avoue avec quelque pudeur.
Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur.
Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce
Chatouillaient de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse.
Pour comble de malheur, les dieux, toutes les nuits,
ACTE 1, SCf:NK ï. 4'i5
Dos qu'un Icgor sommeil suspendait mes ennuis.
Vengeant de leurs autels le sanglant privilège,
Me venaient reprocher ma pitié sacrilège,
Et, présentant la foudre à mon esprit confus,
Le bras déjà levé, menaçaient mes refus.
Je me rendis, Arcas; et, vaincu par Ulysse,
De ma nile, en pleurant, j'ordonnai le supplice.
Mais des bras d'une mère il fallait Tarracher.
Oi»cH funeste artifice il me fallut chercher 1
D'Achille, qui l'aimait, j'empruntai le langage :
JY'crivis en Argos, pour iïilter ce voyage,
Uue ce guerrier, presse de partir avec nous ,
Voulait revoir ma fille, et partir son époux.
AnCAS.
Et ne craignez-vous point Timpaticnt Achille?
Avez^vous prétendu quc^ muet et tranquille,
tîe héros, qu'armera Tamour et la raison ,
Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nmn?
Vcrra-t-ii à ses yeux son amante immolée?
AGAMEMnOFï.
Achille était absent^ et son père Pelée,
D'un voisin ennemi redoutant les efforts,
L'avait, tu t'en souviens, rappelé de ces bonis;
Et cette guerre , Arcas , seion toute apparence ,
Aurait dd plus longtemps prolonger son absence.
Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent'?
Achille va combatlre, et triomphe en courant;
Et ce vainqueur, suivant de près sa renommée ,
Hier avec la nuit arriva dans l'armée.
Mais des nœuds plus puissants me retiennent le bras :
Ma fille , qui s'approche , et court à son trépas
Qui, loin de soupçonner un arrêt si sévère,
Peut-être s'applaudit des bontés de son père ,
.Ma fille... Ce nom seul, dont les droits sont si saints,
Sa jeunesse, mon sang, n'est pas ce que je plains :
Je plains mille vertus, une amour mutuelle.
Sa piété pour moi, ma tendr-esse pour elle.
Un respect qu'en son cœur rien ne peut balancer.
Et que j'avais promis de mieux récompenser.
Non, je ne croirai point, ô ciel, que ta justice
.Approuve la fureur de rc noir sacrifice :
riG IPIIIGÊNIi:
Ti'S oracliîs, sans doute, ont voulu «n'éprouver;
Kt tu me punirais si j'osais l'achever.
Arcas, je t'ai choisi pour cette confidence;
Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence :
La reine, qui dans Sparte avait connu ta foi
T'a placé dans le rang que tu tiens près de moi.
Prends cette lettre, cours au-devant de la reino,
Et suis sans t'arrèter le chemin de Mycène.
Dès que tu la verras, défends-lui d'avancer.
Et rends-lui ce billet que je viens de tracer.
Mais ne t'écarte point; prends un fidèle gmâv.
Si ma fille une fois met le pied dans TAulide ,
Elle est morte : Calchas, qui l'attend en ces lieux ,
Fera taire nos pleurs, fera parler les dieux;
Et la religion, contre noi|s irritée.
Par les timides Grecs sera seule écoutée ;
Ceux même dont ma gloire aigrit l'ambition
Réveilleront leur brigue et leur prétention ,
M'arracheront peut-être un pouvoir qui les blcsst».
Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse.
Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret.
Découvrir à ses yeux mon funeste secret.
Que, s'il se peut, ma fille à jamais abusée
Ignore à quel péril je l'avais exposée :
D'une mère en fureur épargne-moi les cris;
Et que ta voix s'accorde avec ce que j'écris.
Pour renvoyer la fille, et la mère offensée,
Je leur écris qu'Achille a changé de pensée;
Et qu'il veut désormais jusques à son retour
Différer cet hymen que pressait son amour.
Ajoute, tu le peux, que des froideurs d'Achille
On accuse en secret cette jeune Ériphile
Que lui-même captive amena de Lesbos,
W qu'auprès de ma fille on garde dans Ai^s.
C est leur en dire assez : le reste, il le faut taire.
Deja le jour plus grand nous frappe et nous éclaire:
"ôja même l'on entre, et j'entends quelque bruit,
«-est Achille. Va, pars. Dieux! lîlysso le suit!
ACTE I, SCtlMt II.
SCÈNE II.
AGAMEMNON, ACHILLK, ULYSSE.
AGAMEMISON.
Quoi! seigneur 9 se peutril que d'un cours si rapide
La victoire vous ait ramené dans TAulidc?
D'un courage naissant sont-ce là les essais?
Queh triomphes suivront de si iiobks succès!
I.a Thessalie entière j ou vaïticue ou calmijc,
Lcsbos même conquise cq attendant rarméCj
ht; toute autre valeur éternels monuments.
Ne sont d'Achille oisif que les amusements.
ACHILLE.
Seigneur, honorez moins une faible conquête :
Et que puisse bientôt le ciel qui nous arrête
Ouvrir un champ pius noble à ec cœur cxeilo
Par le prix gloricui dont vous l'avez flatte t
Mais cependant j seigneur, que faut-il que je croie
D'un bruit qui me surprend et me comble de joie?
Daignez-vous avancer le succès de mes vœui i
El hient*it des mortels suis-je le pîus heurcuxl?
On dit qu'lphigénicj t'n ces lieux amcnco,
Drnt bientôt à son sort unir ma destinée.
AGAIIEMflO?(.
Ma fille? Qui vous dit qu'on la doit amener?
ACBILLE.
Soigneur, qu'a donc ce bruit qui vous doive étonner ?
AGAMEMNON, à Ulysse.
Juste ciel! saurait-il mon funeste artifice?
ULYSSE.
Seigneur, Agamemnon s'étonne avec justice.
Songez-vous aux malheurs qui nous menacent tous?
Oh ciel! pour un hymen quel temps choisissez-vous?
Tandis qu'à nos vaisseaux la mer toujours fermée
Trouble toute la Grèce et consume l'armée;
Tandis que, pour fléchir l'inclémence des dieux ,
11 faut du sang peutrètre, et du plus précieux ,
Achille seul, Achille à son amour s'applique !
Voudrait-il insulter à la crainte publique,
El que le chef des Grns, irritant les deslins,
iiS IPHIGÉNIE.
Préparai d'un hymen la pompe et les festins?
Ah! seigneur, est-ce ainsi que votre âme attendrie
Plaint le malheur des Grecs, et chérit la patrie ?
ACHILLE.
Dans les champs phrygiens les effets feront foi
Qui la chérit le plus ou d'Ulysse ou de moi :
Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle;
Vous pouvez à loisir faire des vœux pour elle.
Remplissez les autels d'offrandes et de sang.
Des victimes vous-même interrogez le flanc.
Du silence des vents demandez-leur la cause :
Mais moi, qui de ce soin sur Galchas me repose.
Souffrez, seigneur, souffrez que je coure hâter
Un hymen dont les dieux ne sauraient s'irriter.
Transporté d'une ardeur qui ne peut être oisive.
Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive :
J'aurais trop de regret si quelque autre guerrier
Au rivage troyen descendait le premier.
AGAMEVMON.
0 ciel, pourquoi faut-il que ta secrète envie
Ferme à de tels héros le chemin de l'Asie?
N'aurai-je vu briller cette noble chaleur
Que pour m'en retourner avec plus de douleur?
ULYSSE.
Dieux ! qu'est-ce que j'entends?
ACHILLE.
Seigneur, qu'osez vousdire?
AGAMEMNON.
Qu'il faut,. princes, qu'il faut que chacun se retire ;
Que d'un crédule espoir trop longtemps abusés.
Nous attendons les vents qui nous sont refusés.
Le ciel protège Troie ; et par trop de présages
Son courroux nous défend d'en chercher les passages.
ACHILLE.
Quels présages affreux nous marquent son courroux?
AGAMEHKOIf.
Vous-même consultez ce qu'il prédit de vous.
Que sert de se flatter? On sait qu'à votre tête
Les dieux ont d'ilion attaché la conquête :
Mais on sait que , pour prix d'un triomphe si beau ,
Us ont aux champs troycns marqué votre tombeau;
ACTE I, SCtNE II. 449
Que votre vie, ailleurs et longue et fortunée.
Devant Troie en sa fleur doit être moissonnée.
ACHILLE.
Ainsi pour vous venger tant de rois assemblés
D'un opprobre éternel retourneront comblés!
Et Paris, couronnant son insolente flamme.
Retiendra sans péril la sœur de votre femme !
AGAMEMNON.
Hé quoi ! votre valeur qui nous a devancés
N'a-t-elle pas pris soin de nous venger assez?
Les malheurs de Lesbos par vos mains ravagée
ÉpouvaYitent encor toute la mer Egée :
Troie en a vu la flamme ; et jusque dans ses poiis
Les flots en ont poussé les débris et les morts.
Que di»-je? les Troyens pleurent une autre Hélène
Que vous avez captive envoyée à Mycène :
Car, JQ n'en doute point, cette jeune beauté
Garde en vain un secret que trahit sa fierté ;
Et son silence même, accusant sa noblesse.
Nous dit qu'elle nous cache une illustre princesse.
ACHILLE.
Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux :
Vous lisez de trop loin dans les secrets des dieux.
Moi, je m'arrêterais à de vaines menaces!
Et je fuirais l'honneur qui m'attend sur vos traces!
Les Parques à ma mère, il est vrai, l'ont prédit,
Lorsqu'un époux mortel fut reçu dans son lit :
Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d'ans sans gloire,
Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire.
Mais, puisqu'il faut enfin que j'arrive au tombeau ,
Voudrais-je, de la terre inutile fardeau.
Trop avare d'un sang reçu d'une déesse.
Attendre chez mon père une obscure vieillesse ;
Et, toujours de la gloire évitant le sentier,
Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier?
Ali! ne nous formons point ces indignes obstacles :
L'honneur parle, il suffit; ce sont là nos oracles.
Les dieux sont de nos jours les maîtres souverains ;
Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propns mains.
Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes"? -
Ne songconsqu'à nous rendre iramortolsrommccuxmêine^;
4M) IPHIGÊNIE.
Et 9 laissant Taire au sort^ courons où la valeur
Nous promet un destin aussi grand que le leur.
C'est à Troie, et j'y cours; et, quoi qu'on me prédire,
Je ne dexnande aux dieux qu'un vent qui m'y conduise;
Et quand moi seul enfin il faudrait l'assiéger,
Patrocie et moi, seigneur, nous irons vous venger.
Mais non, c'est en vos mains que le destin la livre ;
Je n'aspire en effet qu'à l'honneur de vous suivre.
Je ne vous presse plus d'approuver les transports
D'un amour qui m'allait éloigner de ces bords ;
Ce même amour, soigneux de votre renommée.
Veut qu'ici mon exemple encourage l'armée ,
Et me défend surtout de vous abandonner
Aux timides conseils qu'on ose vous donner.
SCÈNE m.
AGAMEMNON, ULYSSE.
ULYSSE.
Seigneur, vous entendez. Quelque prix qu'il eu coûte ,
11 veut voler à Troie et poursuivre sa route.
Nous craignions son amour : et lui-môme aujourd'hui
Par une heureuse erreur nous arme contre lui.
AGAMEimON.
Hélas!
ULYSSE.
De ce soupir que faut-il que j'augure?
Du sang qui se révolte estrce quelque murmure?
Croirai-je qu'une nuit a pu vous ébranler?
Est-ce donc votre cœur qui vient de nous parler?
Songez-y; vous devez votre fille à la Grèce :
Vous nous l'avez promise; et, sur cette promesse ,
Calchas, par tons les Grecs consulté chaque jour,
Leur a prédit des vents TinfailUble retour.
A ses prédictions si l'effet est contraire.
Pensez-vous que Calchas continue à se taire ;
Que ses plaintes, qu'en vain vous voudrez apaiser,
Laissent mentir les dieux sans vous en accuser?
Et qui sait ce qu'aux Grecs, frustrés de leur victini* .
Peut permettre un courroux qu'ils rroiront léj^ilini' '
fiardez-vous de réduire un ]>rnplc runcux,
ACTE I, SCÈNE III. 451
Seigneur, à prononcer entre vous cl les tlieûv.
N'est-ce pas vous enfin de qui la voix pressant!-
Nous a tous appelés aux campagnes du Xantlie ,
Et qui de ville en ville attestiez les serments
Que d'Hélène autrefois firent tous les amants.
Quand presque tous les Grecs, rivaux de votre frère ,
La demandaient en foule à Tyndare son père?
De quelque heureux époux que l'on dût faire choix,
Nous jurâmes de? lors de défendre ses droits;
Et j si quelque insolent lui volait sa conquètt* ,
Nos mains du ravisseur lui promircnl la tétc.
Mais sans vous, ce serment que Tamour a dirtr%
Libres de cet amour, l'aurions-nous respecté?
Vous seul, nous arraelianl à de nouvtiUeïj llaiTunt:s,
Nous avez fait laisser nos eufaats ci nos funimis.
Et quand, de toutes parts assemblés en ces lieux.
L'honneur de vous venger brille seul à nos yeux;
Quand la Grèce, déjà vous donnant son sufTrajje,
Vous reconnaît Tauteur de ce fameux ouvrage;
Que SCS rois, qui pouvaient vous dîspuinr ce ran^r ,
Sont prêts pour vous servir de verser tout leur sang ,
Le seul Agamemnon , refusant la victoire ,
N'ose d'un peu de sang acheter tant de gloire;
Et, des le premier pas se laissant effrayer.
Ne commande les Grecs que pour les renvoyer!
AGAMEMNON.
Ah seigneur! qu'éloigné du malheur qui m'opprime.
Votre cœur aisément se montre magnanime!
Mais que, si vous voyiez ceint du bandeau mortel
Votre fils Télémaque approcher de l'autel.
Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image,
Changer bientôt en pleurs ce superbe langage ,
Éprouver la douleur que j'éprouve aujourd'hui ,
Et courir vous jeter entre Calchas et lui !
Seigneur, vous le savez, j'ai donné ma parole;
Et si ma fille vient, je consens qu'on l'immole :
Mais, malgré tous mes soins, si son heureux destin
La retient dans Argos, ou l'arrête en chemin ,
Souffrez que, sans presser ce barbare spectaclr ,
En faveur de mon sang j'explique cet obslacle .
Qnt» j'ose pour ma fille aeve]»ter le sernur*^
4à2 IPHIGÉNIE.
De quelque dieu plus doux qui \cillc sur ses jours.
Vos conseils sur mon cœur n'ont eu que trop d'empire.
Et je rouiçis...
SCÈNE IV.
AGAMEMNON, ULYSSE, EURYBÀTE,
EDRYBATE.
Seigneur...
AGAMEMNON.
Ah! que vient-on me dire?
EURYBATE.
La reine 9 dont ma course a devancé les pas^
Va remettre bientôt sa fille entre vos bras;
Elle approche. Elle s'est quelque temps égarée
Dans ces bois qui du camp semblent cacher l'entrée;
A peine nous avons , dans leur obscurité,
Retrouvé le chemin que nous avions quitté.
AGAMEMNOn.
Ciel!
EURYBATE.
Elle amène aussi cette jeune Ëriphile
Que Lesbos a livrée entre les mains d'AchilU^
Et qui de son destin, qu'elle ne connaît pas.
Vient, dit-elle, en Aulide interroger Calchas.
Déjà de leur abord la nouvelle est semée ;
Et déjà de soldats une foule charmée.
Surtout d'iphigénie admirant la beauté.
Pousse au ciel mille vœux pour sa félicité.
Les uns avec respect environnaient la reine ;
D'autres me demandaient le sujet qui Tamènc
Mais tous ils confessaient que si jamais les dieux
Ne mirent sur le trône un roi plus glorieux ,
Également comblé de leurs faveurs secrètes ,
Jamais père ne fut plus heureux que vous Tètos.
AGAMEMIfON.
Ëurybate, il suffit; vous pouvez nous laisser :
Le reste me regarde, et je vais y penser.
ACTE I. SCÈNE V. 453
SCÈNE V.
\GAMEMNON, ULYSSE.
AGAMEMNON. *
Juste ciel^ c'est ainsi qu'assurant ta vengeance
Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence !
Encor si je pouvais^ libre dans mon malheur^
Par des larmes au moins soulager ma douleur !
Triste destiti des roisl Esclaves que nous sommes
Et des rigiieura du sort et des discours des hommes ,
Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins:
Et les plus malheureux osent pleurer le moins.
«LVSSE.
Je suis père, seigneur, et faible comme un autre ;
Mon ccGur se met sans peine en la place du vùlrc ;
El, frémissant du coup qui vous fait soupirer.
Loin de blâmer vos pleurs, je suis près de pleurer-
Mais votre amour n'a plus d'excuse iégitime ;
Les dieux ont à Calchas amené leur victime :
U le sait, il Tatlend; et, s'il la voit tarder^
Lui-même à haute voix viendra la demander.
Nous sommes seuls encor : hâtez- vous de r^^pandre
Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre;
Pleurez ce sang, pleurez : ou piulôt, ntim pAlir,
Considéreiî rhonucur qui doit en rejaillir.
Voyez tout l'Hellespont blanchissant sous nos rames,
Et la perfide Troie abandonnée aux flammes,
Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux ,
Hélène par vos mains rendue à son époux :
Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées
Dans cette même Aulide avec vous retournées ,
Et ce triomphe heureux, qui s'en va devenir
L'étemel entretien des siècles à venir.
AGAMEMNON.
Seigneur, de mes efforts je connais l'impuissance : -
Je cède, et laisse aux dieux opprimer l'innocence.
La victime bientôt marchera sur vos pas;
Allez. Mais cependant faites taire Calchas;
Et, m'aidant à cacher ce funeste mystère,
Laissez-moi de l'autel écarter une mère.
ébk ipiiiGEMii:.
ACTE SECOND.
SCÈNE I.
ÉRIPRILE, DORIS.
ÉRIPBILE.
Ne les cuiitraignons point , Doris, relirous-uous;
taissons-les dans les bras d'un père et d'un époui :
Et^ tandis qu'à l'envi leur amour se déploie.
Mettons en liberté ma tristesse et leur joie.
DORlS.
Quoi! madame y toujours irritant vos douleurs ,
Croirez-vous ne plus voir que des sujets de pleurs?
Je sais que tout déplaît aux yeux d'une captive ;
Qu'il n'est point dans les fers de plaisir qui la suive :
Mais dans le temps fatal que , repassant les flots ,
Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos;
Lorsque dans son vaisseau y prisonnière timide ,
Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide ,
Le dirai-jc? vos yeux, de larmes moins trempés,
A pleurer vos malheurs étaient moins occupes.
Maintenant tout vous rit : l'aimable Iphigénir
D'une amitié sincère avec vous est unie ;
Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de sœur ;
Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur.
Vous vouliez voir l'Aulide où son père l'appelle ;
Et l'Aulide vous voit arriver avec elle :
Cependant, par un sort que je ne conçois pas.
Votre douleur redouble et croît & chaque pas.
ÉRIPBILE.
Hé quoi! te semblo-tril que la triste Ëriphile
Doive être de leur joie un témoin si Iranqoilk i
Oois-tu que mes chagrins doivent s'évanouir
A l'aspect d'un bonheur dont je ne puis jouir?
Je vois Iphigénie entre les bras d'un pore;
Elle fait tout Torgucil d'une superbe mère ;
ACTE H, SCÈNE I. 4
El moi, toujours on butte à de nouveaux dangers,
Remise dès renfancc en des bras étrangers.
Je reçus et je vois le jour que je respire ,
Sans que père ni mère ait daigné me sourire.
J'ignore qui je suis, et pour comble d'horreur
Un oracle effrayant m'attache à mon erreur;
Et, quand je veux chercher le sang qui m'a fait naître.
Me dit que sans périr je ne me puis connaître.
DORIS.
Non, non; jusques au bout vous devez le cherchrr.
Un oracle toujours se plaît à se cacher;
Toujours avec un sens il en présente un autre :
En perdant un faux nom, voas reprendrez le vôtre.
C'est là tout le danger que vous pouvez courir ;
Et c'est peut-être ainsi que vous devez périr.
Songez que votre nom fut changé dès l'enfance.
ÉRIPBILE.
Je n'ai de tout mon sort que cette connaissance ;
Et ton père , du reste infortuné témoin ,
Ne me permit jamais de pénétrer plus loin.
Hélas! dans cette Troie ou j'étais attendue.
Ma gloire, disait-il, m'allait être rendue :
J'allais, en reprenant et mon nom et mon rang ,
Dos plus grands rois en moi reconnaître le saw^.
Déjà je découvrais cette fameuse ville,
[.e ciel mène à Lesbos l'impitoyable Achille :
Tout cède , tout ressent ses funestes efforts ;
Ton père, enseveli dans la foule des morts,
Me laisse dans les fers à moi-même inconnue ;
Et, de tant de grandeurs dont j'étais prévenue,
Vile esclave des Grecs, je n'ai pu conserver
Que la fierté d'un sang que je ne puis prouver.
DORIS.
Ah! que perdant, madame, un témoin si fidèle,
l.a main qui vous Tôta vous doit sembler cruelle !
.Mais Calchas est ici , Calchas si renommé ,
Qui des secrets des dieux fut toujours informé.
Le ciel souvent lui parle : instmit par un tel maitir.
Il sait tout ce qui fut et tout ce qui doit cire.
Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs?
O canip ni^îme est pour vous tout plein de prol<'< leurs
/.â6 IPHIGÉNIE.
Bientôt Iphigéniç, en épousant Achille ,
Vous va sous son appui présenter un asile;
Elle vous Ta promis et juré devant moi.
Ce gage est le premier qu'elle attend de sa foi.
ÉMPHILE.
Que dirais-tu, Doris, si, passant tout le reste ,
Cet hymen de mes maux était le plus funeste?
DORIS.
Quoi, madame!
ÉRIPHILE.
Tu vois avec étonnement
Que ma douleur ne souffre aucun soulagement.
Écoute, et tu te vas étonner que je vive.
C'est peu d'être étrangère, inconnue et captive;
Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,
Cet Achille, l'auteur de tes maux et des miens.
Dont la sanglante main m'enleva prisonnière.
Qui m'arracha d'un coup ma naissance et ton père.
De qui jusques au. nom tout doit m'ètre odieux.
Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux.
DOillS.
Ah ! que me dite&-vous !
ÉRIPHILE.
Je me flattais sans cesse
Qu'un silence éternel cacherait ma faiblesse ;
Mais mon cœur trop pressé m'arrache ce discours.
Et te parle une fois, pour se taire toujours.
Ne me demande point sur quel espoir fondée
De ce fatal amour je me vis possédée.
Je n'en accuse point quelques feintes douleurs
Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs :
Le ciel s'est fait, sans doute, une joie inhumaine
A rassembler sur moi tous les traits de sa haine.
Rappellerai-je encor le souvenir affreux
Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux?
Dans les cruelles mains par qui je fus ravie
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vio :
fc;ntln, mes tristes yeux cherchèrent la clarté;
ht, me voyant presser d'un bras ensanglante ,
Je irémlssais, Doris, et d'un vainqueur sauvage
craignais de ronconlrer rrffrovaliU
i^ visafçe.
ACTE II, SCÈNE I. 4i.7
J'entrai dans son vaisseau^ détestant sa fureur.
Et toujours détournant ma vue avec hoiTcur.
Je le vis : son aspect n'avait rien de farouche;
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ;
Je sentis contre moi mon cœur se déclarer ;
J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer :
Je me laissai conduire à cet aimable guide.
Je l'aimais à Lesbos, et Je l'aime en Aulidc.
Iphigénie en vain s'offre à me protéger,
Et me tend une main prompte à me soulager :
Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée.
Je n'accepte la main qu'elle m'a présentée
Que pour m'armer contre elle, et, sans me découvrir,
Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir.
DORIS.
Et que pourrait contre elle une impuissante haine?
Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycène,
Éviter les tourments que vous venez chercher.
Et combattre des feux contraints de se cacher?
ÉR1PB1LE.
Je le voulais, Doris. Mais, quelque triste image
Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage ,
Au sort qui me traînait il fallut consentir :
Une secrète voix m'ordonna de partir.
Me dit qu'offrant ici ma présence importune.
Peut-être j'y pourrais porter mon infortune ;
Que peut4tre, approchant ces amants trop heureux,
Quelqu'un de mes malheurs se répandrait sur eux.
Voilà ce qui m'amène, et non l'impatience
D'apprendre à qui je dois une triste naissance.
Ou plutôt leur hymen me servira de loi :
S'il s'achève, il suffit*; tout est fini pour moi :
Je périrai, Doris; et, par une mort prompte,
Dans la nuit du tombeau j'enfermerai ma honte ,
Sans chercher des parents si longtemps ignorés,
Et que ma folle amour a trop déshonorés.
DORlS.
Que je vous plains, madame! et que pour votre vio...
ÉRIPHILE.
Tu vois Agamcmnon avec Iphigônic.
^,j^ IPHIGKNIK.
SCÈNE II.
AGAMEMNON, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DOUIS.
iraiGËmE.
Seigneur, où courez-vous? et quels empressemenUt
Vous dérobent sitôt à nos embrassements?
A qui dois-je imputer cette fuite soudaine?
Mon respect a fait place aux transports de la reinr;
Un moment à mon tour ne vous pnis-je arrêter?
Et ma joie à vos yeux n'ose-trelle éclater?
Ne puis-jc...
AGAMEMNON.
Efa bien, ma Allé, embrassez votre {lî^re;
Il vous aime toujours.
iraiGÉNIE.
Que cette amour m'est chère !
Quel plaisir de vous voir et de vous contempler
Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller!
Quels honneurs! quel pouvoir! Déjà la renotnmre
Par d'étonnants récits m'en avait informée :
Mais que, voyant de près ce spectacle charmant,
Je sens croître ma joie et mon étonnement !
Dieux! avec quel amour la Grèce vous révère!
Quel bonheur de \ae voir la fille d'un tel père !
AGAMEMNON.
Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.
IPHIGÉNIE.
Quelle félicité peut manquer à vos vœux?
A de plus grands honneurs un roi peutril prétendre?
J'ai cru n'avoir au ciel que des grâces à rendre.
AGAMEMNON , à part.
Grands dieux! à son malheur dois-je la préparer?
1PMIGÉN1E.
Vous vous cachez, seigneur, et semblés soupirer;
Tous vos regards sur mot ne tombent qu'avec peine :
Avons-nous sans votre ordre abandonné Myccnc?
AGAMEMNON.
Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux;
Mais les temps sont changés, aussi bien que les lieux
D'un soin rniel ma Joie est ici combattue.
ACTE ir, SCÈNE IL tâ9
IPHIGÊniE.
Hc! mon pcre, oubliez votre rang à ma vue.
Je prévois la rigueur d'un long éloigne ment :
N osez-vous, sans rougir, être père un moment?
Vous n'axez devant vous qu'une jeune princesse
A qui j'avais poup moi vanté votre tendresse ;
Cent fois, lui promettant mes soins, votre bonté ,
J'ai fait gloire à ses yeux de ma félicité :
Que va-t-elle penser de votre indifférence ?
Ai-je flatté ses vœux d'une fausse espérance?
N'éclaircirez-vous point ce front chargé d'ennuis?
AGAMEMNOn.
Ah ma mie!
IPHIGÊNIE.
Seigneur, poursuivez.
AGAMEMRON.
Je ne puis.
IPRIGÉNIB.
rérisse le Troyen auteur de nos alarmes!
AGAHEMNOn.
Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.
IPmGÉNlE.
Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours!
AGAMEMMOK.
Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.
IPHIGÊNIE.
Calchas, ditron, prépare un pompeux sacrifice.
AGAMEMNOPi.
Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !
IPHIGÉMIE.
L'uffrira-t-on bientôt?
▲GAMEMNON.
Plus tôt que je ne veux.
IPHIGÊNIE.
Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux?
Vcrra-t-on à l'autel votre heureuse famille?
AGAMEMNON.
Hclas!
It'HIGÈME.
Vous VOUS taisez.
460 IPHIGÉME.
AGAMEMNOff.
Vous y serez, ma fille.
Adieu.
SCÈNE III.
IPHIGÉNIE, ÉRIPRILE, DORIS.
II»HIGÊNIE.
De cet accueil que dois-je soupçonner?
D'une secrète horreur je me sens frissonner :
Je crains, malgré moi-même, un malheur que j'ignore.
Justes dieux, vous savez pour qui je vous implore!
ÉRIPHILE.
Quoi! parmi tous les soins qui doivent l'accabler.
Quelque froideur Bufût pour vous faire trembler!
Hélas! à quels soupirs suis-je donc condamnée.
Moi qui, de mes parents toigours abandonnée.
Etrangère partout, n'ai pas, même en naissant.
Peut-être reçu d'eux un regard caressant!
Du moins, si vos respects sont rejetés d'un père.
Vous en pouvez gémir dans le sein d'une mère;
Et, de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez.
Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés !
ipmcÉNrE.
Je ne m'en défends point : mes pleurs, belle Ëriphilc ,
Ne tiendront pas longtemps contre les soins d'Achille ;
Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir.
Lui donnent sur mon &me un trop juste pouvoir.
Mais de lui-même ici que faut-il que je pense?
Cet amant, pour me voir brûlant d'impatience,
Que les Grecs de ces bords ne pouvaient arracher,
Qu'un père de si loin m'ordonne de chercher,
S'empresse-tril assez pour jouir d'une vue
Qu'avec tant de transports je croyais attendue?
Pour moi, depuis deux jours qu'approchant de ces lieux
Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux^
Je l'attendais partout; et, d'un regard timide.
Sans cesse parcourant les chemins de l'Aulide,
Mon cœur pour le chercher volait loin devant moi :
Et je demande Achille à tout ce que je voi.
Je viens, j'arrive enfin sans qu'il m'ait prévenue.
ACT£II, SCÈNE IV. 461
Je n'ai percé qu'à peine une foule inconnue ;
Lui seul ne parait point : le triste Agamemnon
Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom.
Que fait-il? qui pourra m'expliquer ce mystère?
Trouverai-je l'amant glacé comme le père ?
Et les soins de la guerre auraientriis en un jour
Éteint dans tous les cœurs la tendresse et l'amour?
Mais non , c'est l'offenser par d'injustes alarmes :
Cest à moi que l'on doit le secours de ses armes.
H n'était point à Sparte entre tous ces amants y
Dont le père d'Hélène a reçu les serments :
Lui seul de tous les Grecs maître de sa parole ,
S'il part contre Ilion y c'est pour moi qu'il y vole ;
Et 9 satisfait d'un prix qui lui semble si doux,
H veut même y porter le nom de mon époux.
SCÈNE IV.
CLYTEMiNBSTRË, IPHIGÉNIE, ÉRIPUILE, DORIS.
CLYTEMMEàTRE.
Ma fille ^ il faut partir sans que rien nous retienne^
Et sauver^ en fuyant, votre gloire et la mienne.
Je ne m'étonne plus qu'interdit et distrait y
Votre père ait paru nous revoir à regret :
Aux afTrons d'un refus craignant de vous commettre ,
Il m'avait par Arcas envoyé cette lettre.
Arcas s'est vu tromper par notre égarement ,
Et vient de me la rendre en ce même moment.
Sauvons, encore un coup, notre gloire offensée :
Pour vôtre hymen Achille a changé de pensée ;
Et, refusant l'honneur qu'on lui veut accorder,
Jnsques à son retour il veut le retarder.
ÉRIPHILE.
Qu'entends-jc !
CLYTEMNESTRE,
Je vous vois rougir dç cet outrage «
Il faut d'un noble orgueil armer votre courage.
Moi-même , de Tingrat approuvant le dessein ,
Je vous l'ai dans Argos présenté de ma main ;
Et mon choix, que flattait le bruit de sa noblesse ,
Vous donnait avec joie au fils d'une déesse.
462 IPHrOENIK.
Mais^ puisque désormais sou lâche repentit-
Dément le sang d«s dieux dont on le fait sortii*^
Ma fille ; c'est à nous de montrer qui nous sommes,
Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.
Lui fcrons-noas penser, par un plus long séjour.
Que Yos vœux de son cœur attendent le retour?
Rompons avec plaisir un hymen qu'il diffère.
J'ai fait de mon dessein avertir votre père ;
Je ne l'attends ici que pour m'en séparer;
Et .pour ce prompt départ je vais tout préparer.
(à Ériphile.)
Je ne vous presse point, madame, de nous suivre;
En de plus chères mains ma retraite vous livre.
De vos desseins secrets on est trop éclairci ;
Et ce n'est pas Galcbas que vous cherchez ici.
SCÈNE V.
IPHIGËME, ÉRIPHILE, DORIS.
IPHIGÉN1E.
En quel funeste état ces mots m'ont-ils laissée !
Pour mon hymen Achille a changé de pensée î
Il me faut sans honneur retourner sur mes pas !
Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas!
ÉRIPHILE.
Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre.
IPHIGÉNIE.
Vous m'entendez assez, si vous voulez m'entendro.
Le sort injurieux me ravit un époux;
Madame, à mon malheur m'abandonnerez-vous?
Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycènc;
Me verra-t-on sans vous partir avec la reine?
ÉRIPHILE.
Je voulais voir Calchas avant que de partir.
IPHIGÉMIE.
guc Urdez-vous, madame, à le faire avertir?
n'A A * ÉRIPHILE.
V Argos, dans un moment, vous reprenez la route.
IT« ^r. IPHIGÉNIE.
Ln moment quelquefois éclaircit plus d'un donto.
' madame, je vois que c'est trop vous presser;
ACTE lï, iiCi:NK V. 40.1
Je vuis ce que jamais je n'ai voulu penser :
Achille... Vous brûlez que je ne sors partie.
ÉRIPBILE.
Moi! vous me soupçonnez de cette perfidie!
Moi! j'aimerais, madame, un vainqueur furieux,
Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux ;.
Qui, la flamme à la matn, et de meurtres avide ,
Mit en cendres Lesbos...
iraiGÈNIE.
Oui, vous Taimez, perfide!
Et eus mêmes fureurs quti vous me dèpcip^nci,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baigiiû^i.
Ces morts j celte Lesbos , ces cendres, cette ïlanime^
Sont les traits dynt l'amour l'a ^vusè dans votre ànn:;
Et, loin d'en détester le cruel souvenir,
Vous vous plaisez encore à m'en etUrt tenir.
Déjà plus d'une fois dans vos plaintes forcées
J*ai du voir et j'ai vu le fond do vus iiensées :
Mais toujours sur mes yeui ma facile bonlô i
A remis le bandeau que j'avais écarté.
Vous Tairaez. Que faisais-je? et quelle erreur faule
M*a fait entre mes bras recevoir ma rivale?
Crédule j je Taîmais : mon cœur même aujourd'hui
De son parjure amant lui pro niellait Tappui,
Voilà donc le triomphe où j'étais ami.^iîéeï
Moi-môme à votre char je me suis cnehaiiïéi-*
Je vous pardonne, hélas! des vtcuï intéressés,
VA la perte d'un rnnr qnr mai^ mo ravi^^^/ :
Mais que, sans m'avertir du piège qu'on me dresse ,
Vous me laissiez chercher jusqu'au fond de la Grèce
L'ingrat qui ne m'attend que pour m'abandonner.
Perfide, cet affront se peut-il pardonner?
ÉR1PHILE.
Vous me donnez des noms qui doivent me surprend^' ,
Madame : on ne m'a pas instruite à les entendre ;
Et les dieux, contre moi dès longtemps indignes,
A mon oreille encor les avaient épargnés.
Mais il faut des amants excuser l'injustice.
Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse?
Avez-vous pu penser qu'au sang d'Agamcmnuii
Achille préférât une tille sans nom,
464 IPH1GÊMIE.
Qui de tout son destin ce qu'elle a pu comprendre ,
C'est qu'elle sort d'un sang qu'il bràle de répandre?
IPHIOÉNtE.
Vous triomphez^ cruelle ^ et bravez ma douleur.
Je n'avais pas encor senti tout mon malheur :
Et vous ne comparez votre exil et ma gloire
Que pour mieux relever votre injuste victoire.
Toutefois vos transports sont trop précipités :
Ce même Agamemnon à qui vous insultez^
11 commande à la Grèce, il est mon père, il m'aime.
Il ressent mes douleurs beaucoup plus que moinnème.
Mes larmes par avance avaient su le touche!^;
J'ai surpris ses soupirs, qu'il me voulait cacher.
Hélas! de son accueil condamnant la tristesse,
J'osais me plaindre à lui de son peu de tendresse!
SCÈNE vr.
ACHILLB, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILË, DOlUS.
ACHILLE.
Il est donc vrai, madame, et c'est vous que je vois!
Je soupçonnais d'erreur tout le camp à la fois.
Vous en Aulide! vous! Hé! qu'y venez-vous faire?
D'où vient qu' Agamemnon m'assurait le contraire?
IPHIGÉNIE.
Seigneur, rassurez-vous : vos vœux seront contents;
Iphigénie encor n'y sera pas longtemps.
SCÈNE VU.
ACHILLE, ËRIPHILE, D0R1S.
ACHILLB.
Elle me fuit! Veillé-je? ou n'est-ce point un songe?
Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge I
Madame , je ne sais si sans vous irriter
Achille devant vous pourra se présenter :
Mais, si d'un ennemi vous souffrez la prière.
Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière ,
Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas;
Vous savez...
ACTE 11, SCÈNE Vlii. 466
ÉMPHILË.
Quoi! seigneur^ ne le savez-vous pas,
Vous qui depuis un mois, brûlant sur ce rivage,
Avez conclu vous-même et hâté leur voyage?
ACHILLE.
De ce même rivage absent depuis un mois,
Je le revis hier pour la première fois.
ÉRIPHOE.
Quoi ! iorsqu'Agamemnon écrivait à Mycène ,
Votre amour, votre main n'a pas conduit la sitirinc?
Quai! vous, qui de sa fille adoriez les attraits...
àCmLLE.
Vous m'en voyez encore épris plus que jamais.
Madame : et, sî Teffet eût subi ma pensée,
Moi-même dans Argos je l'aurais devancée.
Cependant on me fuit. Quel crime airje commis t
Mais je ne vois partout que des yeui ennemis ;
Que dis-je? en ce moment Calchas, Nestor, Ulysse,
Ile leur vaine éloquence employant rartiflce,
Combattaient mon amour, et semblaient m' annoncer
Que, si j'en crois ma gloire, il faut y renoncer.
Quelle entreprise ici pourrait être formée?
Suis-jc, sans le savoir, la fable de l'armée?
Entrons : c'est un secret qu'il leur faut arracher.
SCÈNE VIII.
ËRIPHILE, DORIS.
ÉRIPHILE.
Dieux, qui voyez ma honte, où me dois^je cacher?
Orgueilleuse rivale, on t'aime, et tu murmures!
Souffrirai-je à la fois ta gloire et tes injures?
Ah! plutôt... Mais, Doris, ou j'aime à me flatter.
Ou sur eux quelque orage est tout près d'éclater.
J'ai des yeux. Leur bonheur n'est pas cncor tranquille :
On trompe Iphigénie ; on sd cache d'Achille ;
Agamemnon gémit. Ne désespérons point;
Et^ si le sort contre elle à ma haine se joint,
Je saurai profiter de cette intelligence
Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance.
/i(>6 iphigémik:.
ACTE TROISIÈME-
SCÈNE I.
AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE.
CLYTEMNBSTRE.
Oui^ seigiieur/nous partions; et mon juste courroux
Laissait bientôt Achille et le camp loin de nous -
Ma fîUe dans Argos courait pleurer sa honte.
Mais lui-même , étonné d'une fuite si prompte ,
Par combien de serments ^ dont je n'ai pu douter^
Vient-il de me convaincre et de nous arrêter !
11 presse cet hymen qu'on prétend qu'il diffère »
Et vous cherche, brûlant d'amour et de colère :
Prêt d'imposer silence à ce bruit imposteur^
Achille en veut connaître et confondre Tauteur.
Bannissez ces soupçons qui troublaient notre joie.
AGAMEMNON.
Madame, c'est assez : je consens qu'on le croie.
Je reconnais l'erreur qui nous avait séduits.
Et ressens votre joie autant que je le puis.
Vous voulez que Calchas l'unisse à ma famille.
Vous pouvez à l'autel envoyer votre fille :
Je l'attends. Mais, avant que de passer plus loin ,
J'ai voulu vous parler un moment sans témoin.
Vous voyez en quels lieux vous l'avez amenée :
Tout y ressent la guerre, et non point l'hyménée.
Le tumulte d'un camp, soldats et matelots,
Un autel hérissé de dards, de javelots.
Tout ce spectacle enfin , pompe digne d'Achille ,
Pour attirer vos yeux n'est point assez tranquille ;
Et les Grecs y verraient l'épouse de leur roi
Dans un état indigne et de vous et de moi.
M'en croirez-vous? laissez, de vos femmes suivie,
A cet hymen, sans vous, marcher Iphigénie.
CLYTEMNESTRE.
Qui? moi! que, remettant ma fille en d'autres bia-.
ACTE IIÏ, SCÈNE H. 467
Ce que j'ai commoncé je ne l'achève pas î
Qu'après l'avoir d'Argos amenée en Aulidc ,
Je refuse à Tautel de lui servir de guide !
Dois-je donc de Galchas être moins près que vous?
Et qui présentera ma fille à son époux?
Quelle autre ordonnera cette pompe sacrée?
AGAMEMNON.
Vous n'êtes point ici dans le palais d'Atréc :
Vous êtes dans un camp...
CLITEMNESTRC.
Où tout vous est smimis;
Ou le sort de VAsie en vos mains t^st rcmLs;
Ou j*} voisî îîous vos lois marcher la Crcce rnlirre j
ù Ir ôïs de Tlïôtïs va m'appeU^ sa merci.
ns quel pdais superbe el pScin ûe ma grai^lf^ur
Puis^je jamais paraître avec plus rie spkiideiM*?
ACAMEJlTfÛ!^.
Madame, au nom des dieux ^ auteurs dfl noin: rare,
Daigna 7, à mon amour accorder cette gnic«.
Tai mes raisons.
CLTTEMNESTRE.
Seigneur, au nom des mêmes dieux ,
D'un spectacle si doux ne privez point mes yeux.
Daignez ne point ici rougir de ma présence.
AGAMEMNOIS.
J'avais plus espéré de votre complaisance.
Mais, puisque la raison ne vous peut émouvoir,
Puisqu'enfin ma prière a si peu de pouvoir,
Vous avez entendu ce que je vous demande ,
Madame : je le veux, et je vous le commande.
Obéissez.
SCÈNE II.
CLYTEMNESTRE.
D'où vient que d'un soin si cruel
L'injuste Agamemnon m'écarte de l'autel ?
Fier de son nouveau rang, m'ose-t-il méconnaître?
Me croit-il à sa suite indigne de paraître?
Ou, de l'empire encor timide possesseur,
N'oscrait-il d'Hclcne ici montrer la sœur?
468 liMIIGÉNIE.
Et pourquoi me cacher^ et par quelle injustice
Fautril que sur mon front sa honte rejaillisse?
Mais n'importe^ il le veut» et mon cœur s'y résout.
Ma fille 9 ton bonheur me console de tout :
Le ciel te donne Achille; et ma joie est extrême
De t'entendre nommer... Mais le voici lui-même.
SCÈNE III.
ACHILLE, CLYTEMNESTRE.
ACHILLE.
Tout succède, madame, à mon empressement;
Le roi n'a point voulu d'autre éclaircissement :
Il en croit mes transports; et, sans presque m'entend r^
Il vient en m'embrassant de m'accepter pour gendre.
Il ne m'a dit qu'un mot. Mais vous a-tril conté
Quel bonheur dans le camp vous avez apporté?
Les dieux vont s'apaiser : du moins Calchas publie
Qu'avec eux, dans une heure, il tious réconcilie;
Que Neptune et les vents, prêts à nous exaucer.
N'attendent que le sang que sa main va verser.
Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie;
Déjà sur sa parole ils se tournent vers Troie.
Pour moi, 4)uoique le ciel , au gré de mon amour,
Dût encore des vents retarder le retour.
Que je quitte à regret la rive fortunée
Où je vais allumer les flambeaux d'hyménée;
Pui»-je ne point chérir l'heureuse occasion
D'aller du sang troyen sceller notre union ,
Et de laisser bientôt, sous Troie ensevelie,
Le déshonneur d'un nom à qui le mien s'allie?
SCÈNE IV.
ACHILLE, CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE,
DORIS, iEGlNE.
ACHILLK
Princesse, mon bonheur ne dépend que de vons;
Votre père a ratrtel vous destine un époux ;
Venez y r^evoir un owur qui vous adore.
ACTE III, SCENE IV. 469
IPHIGÉlflE.
Seigneur^ il n'est pas temps que nous partions encore.
La reine permettra que j'ose demander
Un gage à votre amour, qu'il me doit accorder.
Je viens vous préseiiter une jeune princesse :
Le ciel a sur son front imprimé sa noblesse.
De larmes tous les jours ses yeux sont arrosés;
Vous savez ses malheurs, vous les avez causés.
Moi-même (où m'emportait une aveugle colère!)
J'ai tant<it, sans respect j affligé sa misère.
Que ne puis-je aussi bien, par d'utiles secours,
Réparer promplement mes injustes discours! •
Je lui prête ma voii, je ne puis davantage.
Vous seul pouvez , seigneur, détruire votre ouvrage :
Elle est votre captive; et ces fers que je plains^
Quand vous Tordonncrex, tomberont de ses mains. *'■*
Commencez donc par là cette heureuse journée. ' J*
Qu'elle puisse à nous voir n'être plus condamnée. ^ '**•
Montrez que je vais suivre au pied de nos antnh ' *
Un roi qui, non content d'effrayer les mortels, _
A des embrassements ne borne point sa gloire ,
Laisse aux pleurs d'une épouse attendrir sa victoire,
El, par les malheureux quelquefois désarme,
Sait imiter en tout les dieux qui Tonl forme. , ^
ÈKII*B1LE.
Ouij seigneur» des douleurs souiagcz la plus vive, ^^^^ ^
La guerre dans Lesbos me fit votre captive :
Mais c'est pousser trop loin ses droits injurieux ,
Qu'y joindre le tourment que je souffre en ces lieux.
ACHILLE.
Vous y madame?
ÊRIPHILE.
Oui , seigneur ; et , sans compter le reste,
Pouvez-vou8 m'imposer une loi plus funeste
Que de rendre mes yeux, les tristes spectateurs
De la félicité de mes persécuteurs?
J'entends de toutes parts menacer ma patrie ;
Je vois marcher contre elle une armée fcn furie ;
Je vois déjà l'hymen , pour mieux me déchirer.
Mettre en vos mains le feu qui la doit dévorer.
Souffrez que, loin du camp et loin de voire vue, i
BiCINB. ^
470 IPHIGÊNIE.
Toujours infortunée et toujours inconnue ,
J'aille cacher un sort si digne de pitié ,
£t dont mes pleurs encor vous taisent la moitié.
ACHILLE.
Cest trop, belle princesse : il ne faut que nous suivre.
Venez; qu'aux yeux des Grecs Achille vous délivre ;
Et que le doux moment de ma félicité
Soit le moment heureux de votre liberté.
SCÈNE V.
GLYTEMNESTRE, ACfflLLE, IPHIGÉNIE, ËRIPHILË,
kRCAS, JEGINE, DORIS.
ARCAS.
Madame^ tout est prêt pour la cérémonie.
Le roi près de l'autel attend Iphigénie;
Je viens la demander : ou plutôt contre lui.
Seigneur, je viens pour elle implorer votre appui.
ACHULE.
Arcas, que dites-vous?
CLTTKMKESTRE.
Dieux ! que viettt-il m'apprendrcî
ARCAS , il Acbitle.
Je ne vois plus que vous qui la puisse défendre.
ACHILLE.
Contre qui?
ARCAS.
Je le nomme et Taccuse à regret:
Autant que je l'ai pu j'ai gardé son secret :
Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête.
Dût tout cet appareil retomber sur ma tète ,
Il faut parler.
GLTTKNNBSTRB.
Je tremble. Expliquez-voue, Arcas.
ACHILLE.
Qui que ce soit, parlez; et ne le craignez pas.
ARCAS.
Vous êtes son autant; et vous êtes sa mère :
' Gardez-vous d'envoy«r la princesse à son père.
clttemubstre.
Pourquoi le cfraindron&-nous?
ACTE III, SCÈNE V. 471
ÀGHItLE.
Pourquoi m'en délier?
Il t'attend à i'autei pour la sacriiier.
ACHILLE.
Lui!
CLYTEanESTaS.
SaOUe!
IPHIGSniE.
Mon père !
ÉRIPHILG.
Oh ciel! quelle nouvelle !
ACHILLE.
Quelle aveugle fureur pourrait l'armer contre elle?
Ce discours, sans horreur, se peutril écouter?
ARCAS.
Ah seigneur! plût au ciel que je pusse en douter!
Par la voix de Galchas l'oracle la demande ;
De toute autre victime il refuse l'offrande;
Et les dieux, jusque-là protecteurs de Paris,
Me nous promettent Troie et les vents qu'à ce prix.
CLTTEMlfESTRE.
Les dieux ordonneraient un meurtre abominable !
IPHIGÉNIB.
Ciel! pour tant de rigueur, de quoi suis-je coupable?
CLlTEMNESTaB.
Je ne m'étonne plus de cet ordre cruel
Qui m'avait interdit l'approche de l'autel.
iraiGÉKIE , à AdiiUe.
Et voilà donc l'hymen où j'étais destinée!
ARCAS.
Le roi, pour vous tromper, feignait cet hyménée :
Tout le camp même encore est trompé comme vous.
CLTTBMRBSTBB.
Seigneur, c'est donc à moi d'embrasser vos genoux.
ACHILLE , la relevant.
Ah madame!
CLTTEMNBSTRE.
Oubliez une gloire importune ;
Ce triste abaissement convient à ma fortune :
Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir!
471 IPHIGÊMIE.
Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir.
Ccst votre épouse ^ hélas! qui tou» est enlevée ;
Dans cet heureux espoir je l'avais élevée.
Cest vous que nous cherchions sur ce funeste bord ;
Et votre nom, seigneur, la conduit à la mort.
Ira-Velle, des dieux implorant la justice.
Embrasser leurs autels parés pour son supplice?
Elle n'a que vous seul : vous êtes en ces lieux
Son père , son époux , son asile , ses dieux.
Je lis dans vos regards la douleur qui vous presse.
Auprès de votre époux, ma Glle, je vous laisse.
Seigneur, daignez m'attendre, et ne la point quitter :
A mon perfide époux je cours me présenter;
11 ne soutiendra point la fureur qui m'anime.
Il faudra que Calchas cherche une antre victime :
Ou, si je ne vous puis dérober à leurs coups.
Ma fille, ils pourront bien m'immoler avant vous.
SCÈNE VI.
ACHILLE, IPHIGÊNIB.
ACnLLE.
Madame, je me tais, et demeure immobile.
Estpce à moi que l'on parle, et connait-on Achille?
Une mère pour vous croit devoir me prier !
Une reine à mes pieds se vient humilier t
Et, me déshonorant par d'injustes alarmes,
Pour attendrir mon cœur on a recours aux larmes!
Qui doit prendre à vos jours plus d'intérêt que moi?
Ah! sans doute, on s'en peut reposer sur ma foL
L'outrage me regarde; et, quoi qu'on entreprenne.
Je réponds d'une vie où j'attache la mienne,
liais ma juste douleur va plus loin m'engager :
Cest peu de vous défendre, et je cours vous venger.
Et punir à la fois le cruel stratagème
Qui s'ose de mon nom armer contre vous-même.
IPHIGÉN».
Ah! demeurez, seigneur, et daignez m'écouter.
ACniXB.
Quoi! madame, un barbare osera m'insulter!
ACTE III, SCÈNE VI. 473
Il voit que de sa sœur je cours venger l'outrage ;
H sait que, le premier lui donnant mon suffrage.
Je le fis nommer chef de vingt rois ses rivaux ;
Et, pour fruit de mes soins, pour fruit de mes travaux^
Pour tout le prix enfin d'une illustre victoire
Qui le doit enrichir, venger, combler de gloire.
Content et glorieux du nom de votre époux.
Je ne lui demandais que l'honneur d'être à vous :
Cependant aujourd'hui j sanguinaire, parjure.
C'est peu de violer Tamitié, la nature;
C'est peu que de vouloir, sous un couteau mortel.
Me montrer votre cœur fumant sur un autel ;
D'un appareil d'hymen couvrant ce sacrifice,
H veut que ce soit moi qui vous mène au supplice.
Que ma crédule main conduise lo couteau.
Qu'au lieu de votre épouï je sois votre bourreau!
Et quel Était pour vous ce sanglant hyménée,
Si je fusse arrivé plus tard d*uïie journée?
Quoi donc! à leur fureur livrée en ce moment.
Vous iriez à l'autel me chercher vainement;
Et d'un fer imprévu vous tomberiez frappée ,
En accusant mon nom qui vous aurait trompée !
H faut de ce péril , de cette trahison ,
Aux yeux de tous les Grecs lui demander raison.
A l'honneur d'un époux vous-même intéressée.
Madame, vous devez approuver ma pensée.
11 faut que le cruel qui m'a pu mépriser
Apprenne de quel nom il osait abuser.
IPHIGÉNIE.
Hélas! si vous m'aimez, si, pour grâce dernière,
Vous daignez d'une amante écouter la prière.
C'est maintenant, seigneur, qu'il faut me le prouver :
Car enfin ce cruel que vous allez braver.
Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire.
Songez, quoi qu'il ait fait, songez qu'il est mon père.
ACHILLE.
Lui, votre père! Après son horrible dessein.
Je ne le connais plus que pour votre assassin.
IPmCÉNIE.
C'est mon père, seigneur, je vous le dis encore,
Mais un père que j'aime, un père que j'adore,
40.
474 IPHIGÉNIK.
Qui me chérit lui-môme, et dont, jusqu'à ce jour.
Je n'ai jamais reçu que des marques d'amour.
Mon cœur, dans ce respect élevé dès l'enfance.
Ne peut que s'affliger de tout ce qui l'offense;
Et, loin d'oser ici, par un prompt changement.
Approuver la fureur de votre emportement.
Loin que par mes discours je l'attise moi-même.
Croyez qu'il faut aimer autant que je vous aime
Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux
Dont votre amour le vient d'outrager à mes yeux. .
EX pourquoi voulez-vous qu'inhumain et barbare ,
Il ne gémisse pas du coup qu'on me prépare?
Quel père de son sang se plaît à se priver?
Pourquoi me perdrait-il, s'il pouvait me sauver?
J'ai vu, n'en doutez point, ses larmes se répandre.
Fautril le condamner avant que de l'entendre?
Hélas! de tant d'horreurs son cœur déjà trouble
Doit-il de votre haine être encore accablé?
ACHILLE.
Quoi , madame ! parmi tant de sujets de crainte ,
Ce sont là les frayeurs dont vous êtes atteinte !
Un cruel (comment puis-je autrement l'appeler?)
Par la main de Calchas s'en va vous immoler;
Et lorsqu'à sa fureur j'oppose ma tendresse ,
Le soin de son repos est le seul qui vous presse !
On me ferme la bouche! on l'excuse! on le plaint!
C'est pour lui que l'on tremble , et c'est moi que Ton craint!
Triste effet de mes soins{ es<rcc donc là, madame.
Tout le progrès qu'Achille avait fait dans votre âme?
ipmcÉME.
Ah cruel ! cet amour, dont vous voulez douter,
Ai-je attendu si tard pour le faire éclater?
Vous voyez de quel œil, et comme indifférente
J'ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante :
Je n'en ai point pâli. Que n'avcz-vous pu voir
A quel excès tantôt allait mon désespoir.
Quand, presque en arrivant, un récit peu fidèle
M'a de votre inconstance annoncé la nouvelle !
Quel trouble, quel torrent de mots injurieux
Accusait à la fois les hommes et les dieux !
Ah! que vous auriez vu , sans que je vous le die,
ACTE llf, SCÈNE VII. 47
De combiea votre amour m'est plus cher que ma vie!
Qui sait mème^ qui sait si le ciel irrite
A pu souffrir Texcës de ma félicité?
Hélas ! il me semblait qu'une flamme si belle
M'élevait au-dessus du sort d'une mortelle !
ACHILLE.
Ati! si je vous suis cher> ma princesse, vivez.
SCÈNE VII.
CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ACHILLE, iEGINE.
CLTTKHNSSTRB.
Tout est perdu, seigneur, si vous ne nous sauvez. .
Agamemnon m'évite, et, craignant mon visage.
Il me fait de Tautel refuser le passage :
Des gardes, que lui-même a pris soin de placer.
Nous ont de toutes parts défendu de passer.
Il me fuit. Ma douleur étonne son audace.
ACBILLB.
Eh bien, c'est donc à moi de prendre votre place.
U me verra, madame; et je vais lui parler.
IPB1GÉM1E.
Ah madame!... Ah seigneur! où voulez-vous aller?
ACHILLE.
Et que prétend de moi votre injuste prière?
Vous faudra-t-il toujours combattre la première?
CLTTEMNBSTRE.
Quel est votre dessein, ma fille?
IPBIGÉNIE.
Au nom des dieux ,
Madame, retenez un amant furieux :
De ce triste entretien détournons les approches.
Seigneur, trop d'amertume aigrirait vos reproches.
Je sais jusqu'où s'emporte un amant irrité ;
Et mon père est jaloux de son autorité :
On ne connaît que trop la fierté des Atrides.
Laissez parler, seigneur, des bouches plus timides.
Surpris, n'en doutez point, de mon retardement.
Lui-même il me viendra chercher dans un moment :
U entendra gémir une mère oppressée ;
Et que ne pourra point m'inspirer la pensée
476 IPIlIGÉntE.
De prévenir les pleurs que vous verseriez tous.
D'arrêter vos transports, et de vivre pour vousl
ACHILLE.
Enfin, vous le voulez : il faut donc vous complaire.
Donnez-lui l'une et l'autre un conseil salutaire :
Rappelez sa raison, persuade&4e bien.
Pour vous, pour mon repos, et surtout pour le sien.
Je perds trop de moments en des discours frivoles;
Il faut des actions, et non pas des paroles.
(à Qjrtemiieitrr,)
Madame , à vous servir je vais tout disposer :
Dans votre appartement allez vous reposer.
Votre fille vivra, je puis vous le prédire.
Croyez. du moins, croyez que, tant que je respire.
Les dieux auront en vain ordonné son trépas :
Cet oracle est plus sûr que celui de Cakhas.
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
ËRIPHILE, DORIS.
D0R1S.
Ah! que me dites-vous? Quelle étrange manie
Vous peut faire envier le sort d'iphigénie?
Dans une heure elle expire. Et jamais, dites- vous.
Vos yeux de son bonheur ne furent plus jaloux.
Qui le croira, madame? Et quel cœur si farouche...
ÉRn»HILB.
Jamais rien de plus vrai n'est sorti de ma bouche;
Jamais de tant de soins mon esprit agité
Ne porta plus d'envie à sa félicité.
Favorables périls ! espérance inutile !
N'as-tu pas vu sa gloire et le trouble d'Achille?
J'en, ai vu , j'en ai fui les signes trop certains.
Ce héros, si terrible au reste des humains,
Qui ne connaît de pleurs que ceux qu'il fait répandre ,
Qui s'endurcit contre eux dès l'âge le plus tendre.
ACTE IV, SCÈNE I. 477
Et qm, si Ton nous fait on fidèle discours^
Suça même le sang des lions et des ours^
Pour elle de la crainte a fait l'apprentissage :
Elle l'a vu pleurer et changer de visage.
Et tu la plains, Doris! Par combien de malheurs
Ne lui voudrais-je point disputer de tels pleurs !
Quand je devrais comme elle expirer dans une heure...
Mais que dis-je, expirer! ne crois pas qu'elle meure.
Dans un lâche sommeil croi^tu qu'enseveli
Achille aura pour elle impunément pâli?
Achille à son malheur saura bien mettre obstacle.
Tu verras que les dieux n'ont dicté cet oracle
Que pour croître à la fois sa gloire et mon tourment ,
Et la rendre plus belle aux yeux de son amant.
Hé quoi! ne vois-tu pas tout ce qu'on fait pour elle?
On supprime des dieux la sentence mortelle ;
Et, quoique le bûcher soit déjà préparé.
Le nom de la victime est encore ignoré :
Tout le camp n'en sait rien. Doris, à ce silence^
Ne reconnais^tu pas un père qui balance?
Et que fera-tril donc? Quel courage endurci
Soutiendrait les assauts qu'on lui prépare ici :
Une mère en fureur, les larmes d'une Ollc,
Les cris, le désespoir de toute une famille,
Le sang à ces objets facile à s'ébranler,
Achille menaçant, tout prêt à l'accabler?
Non , te dis-je , les dieux l'ont en vain condamnée :
Je suis et je serai la seule infortunée.
Ah! si je m'en croyais!...
DORIS.
Quoi? que méditez-vous?
ÉMPHILE.
Je ne sais qui m'arrête et retient mon courroux ,
Que, par un prompt avis de tout ce qui se passe ,
Je ne coure des dieux divulguer la menace ,
Et publier partout les complots criminels
Qu'on fait ici contre eux et contre leurs autels.
DORIS.
Ah! quel dessein, madame!
ÉKIPHILE.
Ah Doris! quelle joie!
478 IPIIIGÊNIK
Que d'encens oràlcr&it dans les temples de Troie,
Si y troublant tous les Grecs et vengeant ma prison ,
Je pouvais contre Achille armer A^j^aviemnon ;
Si leur haine , de Troie oubliant la querelle ,
Tournait contre eux le fer qu'ils aiguisent contre elle,
Et si de tout le camp mes avis dangereux
Faisaient à ma patrie un sacriQce heureux !
DORIS.
J'entends du bruit. On vient : Glytemnestre s'avance.
Remettez-vous, madame; ou fuyez sa présence.
ÉIIIPHILB.
Rentrons. Et, pour troubler un hymen odieux.
Consultons des fureurs qu'autorisent les dieux.
SCÈNE H.
CLYTEMNESTRE, iEGINE.
CLYTEMPIGSTRe.
Mgine, tu le vois, il faut que je la fuie.
Loin que ma fille pleure, et tremble pour sa vie,
Elle excuse son père , et veut que ma douleur
Respecte encor la main qui lui perce le cœur.
0 constance ! ô respect ! Pour prix de sa tendresse ,
Le barbare à l'autel se plaint de sa paresse.
Je l'attends : il viendra m'en demander raison.
Et croit pouvoir encor cacher sa trahison.
II vient. Sans éclater contre son injustice.
Voyons s'il soutiendra son indigne artifice.
SCÈNE III.
AGAMEUNON, CLYTEMNESTRE, iEGINE.
AGAMBMnON.
Que faites-vous, madame? et d'où vient que ces lieux
N'offrent point avec vous votre fille à mes yeux?
Mes ordres par Arcas vous l'avaient demandée :
Qu'attend-elle? Est-ce vous qui Tavez retardée?
A mes justes désirs ne vous rendez-vous pas?
Ne peut-elle à l'autel marcher que sur vos pas?
Pariez.
ACTE IV, SCÈNE IV. 479
GLVTEIflVESTRE.
S'il faut partir^ ma fille est toute prête.
Mais TOUS 9 n'avez-vous rien , seigneur, qui vous arrête?
AGAMEMNON.
Moi, madame?
CLTTElCnESTRE.
Vos soins ont-ils tout préparé?
A«AltEllJfOII.
Galcbas est prêt, madame, et l'autel est paré.
J'ai fait ce que m'ordonne un devoir légitime,
CLTrEMNBSTRB.
Vous ne me parlez point, seigneur, de la victime.
AGAMKMNON.
Que me voulez-vous dire? et do quel soin jaloux...
SCÈNE IV.
AGAMEMNON, CLTTEMNESTRE^ IPHIGËNIE, iEGINE.
CLTTEiniGSTRE.
Venez, venez, ma fille, on n'attend plus que vous;
Venez remercia un père qui vous aime ,
Et qui veut à l'autel vous conduire lui-même.
AGAMEMNON.
Que vois-je! quel discours! Ma fille, vous pleurez.
Et baissez devant moi vos yeux mal assurés :
Quel trouble! Mais tout pleure, et la fille, et la mère.
Ab! malbeureux Arcas, tu m'as trabi !
IPmOÉNIE.
Mon père ,
Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trabi :
Quand vous commanderez, vous serez obéi.
Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre :
Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre.
D'un œil aussi content, d'un cœur aussi soumis
Que j'acceptais l'époux que vous m'aviez promis,
Je saurai, s'il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Galcbas une tête innocente ;
Et, respectant le coup par vous-même ordonné.
Vous rendre tout le dang que vous m'aveit donné.
Si pourtant ce respect, si cette obéissance
Parait digne à vos yeux d'une autre récompense;
4M IPMIGÉNIK.
Si d'une mère en pleurs tous plaignez les ennuis ,
rose vous dire ici qu'en l'état où je suis
Peui-ètre assez d'honneurs euTironnaient ma vie
Pour ne pas souhaiter qu'elle me fût ravie ^
Ni qu'en me l'arrachant un sévère destin
Si près de ma naissance en eût marqué la fin.
Fille d'Againemnon^ c'est mot qui la première.
Seigneur 9 vous appelai de ce doui nom de père;
Cest moi qui, si longtemps le plaisir de vos yeux,
Vous ai fait de ce nom remercier les dieux ,
Et pour qui, tant de fois prodiguant vos caresses.
Vous n'avez point du sang dédaigné les faiblesses.
Hélas! avec plaisir je me faisais conter
Tous les noms des pays que vous allez dompter;
Et déjà, d'Ilion présageant la conquête.
D'un triomphe si beau je préparais la fête.
Je ne m'attendais pas que, pour le commencer.
Mon sang fût le premier que vous dussiez verser.
Non que la peur du coup dont je suis menacée
Me fasse rappeler votre bonté passée :
Ne craignezn'ien ; mon cœur, de votre honneur jaloux»
Ne fera point rougir un père tel que vous ;
Et, si je n'avais eu que ma vie à défendre ,
J'aurais su renfermer un souvenir si tendre.
Mais à mon triste sort, vous le savez, seigneur.
Une mère, un amant, attachaient leur bonheur.
Un roi digne de vous a cru voir la journée
Qui devait éclairer notre illustre hyménée ;
Déjà, sûr de mon cœur à sa flamme promis,
H s'estimait heureux : vous me l'aviez permis.
Il sait votre dessein ; jugez de ses alarmes.
Ma mère est devant vous ; et vous voyez ses larmes.
Pardonnez aux efforts que je viens de tenter
Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter.
AGAMEHlVOlf.
Ma fille, il est trop vrai. J'ignore pour quel crime
La colère des dieux demande une victime.
Hais ils vous ont nommée : un oracle cruel
Veut qu'ici votre sang coule sur un flutel.
Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières.
Mon amour n'avait pas attendu vos prières.
ACTE IV, SCÈNE IV. 481
Je ne vous dirai point combien j'ai résiste :
Croyez-«n cet amour par vous-même atteste.
Cette nuit même encore^ on a pu vous le dire^
J'avais révoqué Tordre où l'on me fit souscrire.
Sur l'intérêt des Grecs vous l'aviez emporte ;
Je vous sacrifiais mon rang, ma sûreté.
Arcas allait du camp vous défendre l'entrée :
Les dieux n'ont pas voulu qu'il vous ait rencontrée,
Ils ont trompe les soins d'un père Inrortuné
Qui protégeait en vain ce qu'ils ont condamne.
Ke vous assurez point sur ma faible puissance :
Quel frein pourrail d'un peuple arrêter la licence ,
Quand les dieux , nous livrant à son zèle indiscret ,
L'affranchissent d'un joug qu'il portail à regret?
Ha Tille, il faut céder : voln^ heure est arrivée.
Songez bien dans quel rang vous êtes élevée :
Je vous donne un conseil qu'à peine je reçoij
Du coup qui vous attend vous mourrez moins que moi :
Montrez, en expirant, de qui vous êtes née :
Faîtes rougir ces dieux qui vous ont condamnée.
Allez; et que les Grecs, qui vont vous immoler.
Reconnaissent mon sang en le voyant couler.
CLYTEM>*ESTRe.
Vous ne démeniez point une race funeste;
Ouï , vous êles le sang d'Atrée et de Thyeste :
Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d'en faire à sa mère un horrible festin.
Barbare! c'est donc là cet heureux sacrifice
Qne vos soins préparaient avee tant d'artifice î
Quoi! rhorrcur de souscrire à cet ordre inhumain
N'a pas 9 en le traçant, arrêté votre main!
Pourquoi feindre à nos yeui une fausse tristesse?
Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse?
Où sont-ils ces combats que vous avez rendus?
Ôuels flots de sang pour elle avez-vous répandus?
Quel débris parle ici de votre résistance?
Quel champ couvert de morts me condamne au silence?
Voilà par quels témoins il fallait me prouver,
Cruel ! que votre amour a voulu la sauver.
Un oracle fatal ordonne qu'elle expire!
Un oracle dit-il tout ce ou'ii semble dire?
41
482 I1MI1GEN1K.
f^ ciel, le juste ciel, par le meurtre honoré,
Du sang de rinnocence est-il donc altéré?
Si du crime d'Hélène on punit sa famille,
Faites chercher à Sparte Hermione sa fille :
Laissez à Ménélas racheter d'un tel prix
Sa coup&blç moitié, dont il est trop épris.
Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime?
Pourquoi vous imposer la peine de son crime?
Pourquoi moi-même enfin, me déchirant le flanc.
Payer sa folle amour du plus pur de mon sang?
Que dis-je? Cet objet de tant de jalousie ,
Cette Hélène, qui trouble et l'Europe et l'Asie,
Vous semble-tr-elle un prix digne de vos exploits?
Combien nos fronts pour elle ont^ils rougi de fois!
Avant qu'un nœud fatal l'unît à votre frère,
Thésée avait osé l'enlever à son père :
Vous savez, et Calchas mille fois vous l'a dit.
Qu'un hymen clandestin mit ce prince en son lit;
Et qu'il en eut pour gage une jeune princesse
Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.
Mais non, l'amour d'un frère et son honneur blessé
Sont les moindres des soins dont vous êtes presse :
Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre,
L'orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,
Tous les droits de l'empire en vos mains confiés,
Cruel! c'est à ces dieux que vous sacrifiez;
Et, loin de repousser le coup qu'on vous prépare.
Vous voulez vous en faire un mérite barbare :
Trop jaloux d'un pouvoir qu'on peut vous envier.
De votre propre sang vous courez le payer;
Et voulez par ce prix épouvanter l'audace
De quiconque vous peut disputer votre place.
Estrce donc être père? Ah! toute ma raison
Cède à la cruauté de cette trahison.
Un prêtre , environné d'une foule cruelle ,
Portera sur ma fille une main criminelle,
Déchirera son sein, et, d'un œil curieux,
Dans son cœur palpitant consultera les dieux!
Et moi, qui l'amenai triomphante, adorée.
Je m'en retournerai seule et désespérée !
le verrai les chemins encor tout parfumes
ACTK IV, SCÈNE VI. 483
Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés !
Non, je ne l'aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice.
Ni crainte ni respect ne m'en peut détacher :
De mes bras tout sanglants il faudra l'arracher.
Aussi barbare époux qu'impitoyable père.
Venez, si vous l'osez, la ravir à sa mère.
Et vous, rentrez, ma fille, et du moins à mes lois
Obéissez encor pour la dernière fois.
SCÈNE V.
AGAMEMNON.
A de moindres fureiira je n'ai pas du m'attundre.
Voilà, voilà ks cris que je craignais d'entendre*
lIouTcuï si, dans lu trcmbk où (loltcnt mes esprits,
Ji; n'avais toutefoiâ à craindre que i:cs cris!
Ili^lasî en ui1 m posant une loi si sévère ,
Grands dicui^ me dcvie^E-vous laisser un cœur de pi^rct
SCÈNE VI.
AGAMEMNOiN, ACHILLE.
ACHILLE.
L'n bruit assez étrange est venu jusqu'à moi.
Seigneur; je l'ai jugé trop peu digne de foi.
On dit, et sans horreur je ne puis le redire.
Qu'aujourd'hui par votre ordre Iphigénie expire;
Que vous-même, étouffant tout sentiment humain ,
Vous Tallez à Calchas livrer de votre main :
On dit que sous mon nom à l'autel appelée
Je ne l'y conduisais que pour être immolée;
Et que, d'un faux hymen nous abusant tous deux.
Vous vouliez me charger d'un emploi si honteux.
Qu'en dites-vous, seigneur? Que faut-il que j'en pense?
Ne fercz-vous pas taire un bruit qui vous offense?
AGAMEiraON.
Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins.
Ma fille ignore encor mes ordres souverains ;
Et, quand il sera temps qu'elle en soit informée.
484 IPHIGÉRIE.
Vous apprendrez son sort^ j'en instruirai rarmée.
ACHILLE.
Ah! je sais trop le sort que vous lui réservez.
AGAMEMNON.
Pourquoi le demander, puisque vous le savez?
ACHILLE.
Pourquoi je le demande? Oh ciel! le puis-je croire.
Qu'on ose des fureurs avouer la plus noire !
Vous pensez qu'approuvant vos desseins odieux
Je vous laisse immoler votre fille à mes yeuz?
Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente?
AGAMEMNON.
Mais vous, qui me parlez d'une voix menaçante.
Oubliez-vous ici qui vous interrogez?
ACHILLE.
Oubliez-vous qui j'aime et qui vous outragez?
AGAMEMNON.
Et qui vous a chargé du soin de ma famille?
Ne pourrai-je, sans vous, disposer de ma fille?
Ne suis-je plus son père? Ëtes-vous son époux?
Et ne peut^Ue...
ACHILLE.
Non, elle n'est plus à vous :
On ne m'abuse point par des promesses vaines.
Tant qu'un reste de sang coulera dans mes veines.
Vous deviez à mon sort unir tous ses moments;
Je défendrai mes droits fondés sur vos serments.
Et n'est-ce pas pour moi que vous l'avez mandée?
AGAMEMNON.
Plaignez-vous donc aux dieux qui me l'ont demandée :
Accusez et Galchas et le camp tout entier,
Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier.
ACHILLE.
Moi!
AGAMEMNON.
Vous, qui, de l'Asie embrassant la conquête.
Querellez tous les jours le ciel qui vous arrête;
Vous, qui, vous offensant de mes justes terreurs.
Avez dans tout le camp répandu vos fureurs.
Mon cœur pour la sauver vous ouvrait une voie ;
Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie.
ACTE IV, SCÈNE VI. 48à
Je TOUS fermais le champ où vous voulez courir :
Vous le voulez; partez; sa mort va vous l'ouvrir.
ACHILLE.
Juste ciel! puis-je entendre et souffrir ce langage?
Est-ce ainsi qu'au parjure on ajoute l'outrage?
Moi^ je voulais partir aux dépens de ses jours?
Et que m'a fait à moi cette Troie où je cours?
Au pied de ses remparts quel intérêt m'appelle?
Pour qui , sourd à la voix d'une mère immortelle^
Et d'un père éperdu négligeant les avis^
Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils?
Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
Aui champs thessaliens osèrent-ils descendre?
Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur?
Qu'ai-je à me plaindre? où sont les pertes que j'ai faites?
Je n'y vais que pour vous^ barbare que vous êtes;
Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien;
Vous, que j'ai fait nommer et leur chef et le mien ;
Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée.
Avant que vous eussiez assemblé votre armée.
Et quel fut le dessein qui nous assembla tous?
Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux?
Depuis quand pense-t-on qu'inutile à moi-même
Je me laisse ravir une épouse que j'aime?
Seul d'un honteux affront votre frère blessé
A-t-il droit de venger son amour offensé?
Votre fille me plut; je prétendis lui plaire;
Elle est de mes serments seule dépositaire : '
Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats.
Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.
Qu'il poursuive, s'il veut, son épouse enlevée.
Qu'il cherche une victoire à mon sang réservée :
Je ne connais Priam , Hélène, ni Paris;
Je voulais votre fille, et ne pars qu'à ce prix.
AGAMEMnOFC.
Fuyez donc; retournez dans votre Thessalie.
Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.
Assez d'autres viendront, à mes ordres soumis,
Se couvrir des lauriers qui vous furent promis;
Et, par d'heureux exploits forçant la destinée,
486 IPIIIGÉNIE.
Trouveront dHion la fatale journée.
J'entrevois vos mépris ^ et juge, à vos discours,
Combien j'achèterais vos superbes secours.
De la Grèce déjà vous vous rendez l'arbitre ;
Ses rois, à vous ouïr, m'ont paré d'un vain titre.
Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois.
Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois.
Un bienfait reproché tint toujours lieu d'offense :
Je veux moins de valeur, et plus d'obéissance.
Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux;
Et je romps tous les nœuds qui m'attachent à vous.
ACmLLK.
Rendez grâce au seul nœud qui retient ma colère :
D'Iphigénie encor je respecte le père.
Peut^tre, sans ce nom, le chef de tant de rois
M'aurait osé braver pour la dernière fois.
Je ne dis plus qu'un mot; c'est à vous de m'entend re.
J'ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre :
Pour aller jusqu'au cœur que vous voulez percer.
Voilà par quels chemins vos coups doivent passer.
SCÈNE VIL
AGAMEMNON.
Et voilà ce qui rend sa perte inévitable.
Ma fille toute seule était plus redoutable.
Ton insolent amour, qui croit m'épouvanter,
Vient de hâter le coup que tu veux arrêter.
Ne délibérons plus. Bravons sa violence :
Ma gloire intéressée emporte la balance.
Achille menaçant détermine mon cœur :
Ma pitié semblerait un effet de ma peur.
Holà, gardes, à moi!
SCÈNE VIII.
AGAMEMNON, EURYBATE, gardes.
EURTBATE.
Seigneur.
AGAUEMNON.
Que vaiîr-jo faire?
ACTK IV, SCKNE IX. 487
Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire?
Cruel! à quel combat faut-il te préparer!
Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer?
Une mère m'attend; une mère intrépide^
Qui défendra son sang contre un père homicide :
Je verrai mes soldats , moins barbares que moi ,
Respecter dans ses bras la fille de leur roi.
Achille nous menace , Achille nous méprise :
Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise?
Ma lllk;, de l'auk4 cherchant k s'ûchapper,
Cciiiil-clle du coup dont je la veni frapper?
Que dis-Je? Que prétend mon sacrilège lèb?
Quels vœux, en riininolant, formerai-je sur olU;?
Quelques prix glorieux qui me soient proposes.
Quels lauriers rac plairont de son sang arrosés?
Je veux Qéchir des dieux la puissance suprême :
Ah! qufîls dieuic me seraient plus cruels que moi-même?
Non, je ne puis. Cédons au sang, à ramitié^
t£t ne rougissons plus d'une juste pltiù :
Qu'elle vive.,. Mais quoi! peu jaloux de mu glnire,
Dois-jc au superbe Acliilk accorder la victoire?
Son téméraire orgntivl, que je vais rcdfiublcr,
Croira que je Ini cèdCj et qu'il m'a fait Irunibler,..
De quel frivole soin mon esprit s*em barrasse?
Ne puis-je pas d'Achille humilier l'audace?
Que ma fîllc à ses yeux soit un sujet d'ennui :
Il Taime; ullc vivra pour un antre que lui.
Eurybate, appelez la princesse^ la reine.
Qu'elles ne craignent point.
SCÈNE IX.
AGAMEMNON , gardes.
AGAHEMKOTf.
Grands dieux , si votre haine
Persévère à vouloir Tarracher de mes mains ^
Que peuvent devant vous tous les faibles humains?
Loin de la secourir, mon amitié l'opprime ;
Je le sais : mais, grands dieux, une telle victime
Vaut bien que, confirmant vos rigoureuses lois.
Vous me la demandiez une seconde fois.
488 IPHI6ÊN1E.
SCÈNE X.
AGABIEMNON, GLYTEBfNESTRE, IPHIGËNIE, fiRl-
PHILE, EURYBATE, DORIS, gardes.
▲GAMEMNON.
Allez ^ oiadame^ allez; prenez soin de sa vie :
Je vous rends votre fiUe, et je vous la confie.
Loin de ces lieux cruels précipitez ses pas :
Mes gardes vous suivront, commandés par Arcas;
Je veux bien excuser son heureuse imprudence.
Tout dépend du secret et de la diligence :
Ulysse ni Galchas n'ont point encor parlé;
Gardez que ce départ ne leur soit révélé.
Cachez bien votre fille; et que tout le camp croie
Que je la retiens seule , et que je vous renvoie.
Fuyez. Puissent les dieux, de mes larmes contents,
A mes tristes regards ne l'offrir de longtemps!
Gardes, suivez la reine.
CLirSHHBSTHB.
Ah seigneur!
IPUGtNIB.
Ah mon pèrel
▲GAUEMNOlf.
Prévenez de Calchas l'empressement sévère :
Fuyez, vous dis-je. Et moi, pour vous favoriser.
Par de feintes raisons je m'en vais Tabuser :
Je vais faire suspendre une pompe funeste.
Et de ce jour, au moins, lui demander le reste.
SCÈNE XL
ÉRIPHILE, DORIS.
ÉBIPHILE.
SuisHUoi : ce n'est pas là, Doris, notre chemin.
DORIS. ,
Vous ne les suivez pas?
ÉRIPHILB.
Ah ! je succombe enfin.
Je reconnais l'effet des tendresses d'Achille.
Je n'emporterai point une rage inutile :
ACTE V, SCÈNE I. 489
Plus de raisons; il faut ou la perdre^ ou périr.
Viens, te dis-je. A Caicha3 je vais tout découvrir.
ACTE CINQUIÈME.
SCÈNE I.
IPHIGÉNIË, iEGlNB.
IPHIGÉniE.
Cesse (le m 'arrêter. Va, retourne à ma mère,
jEgine ; il faut des dieui apaiser la colère.
Pour ce sang maHieurcuï qu'on veut leur dérober.
Regarde quel orage est tout prêt à tomber :
Considère Tétai où la reine est réduite ;
Vois comme tout le camp s'oppose à notre fuite ,
Avec quelle insolence ils ont, de tontes parts ,
Fait briller à nos veui la pointe de leurs dards;
Nos gardes repous^iés, la reine évanouie,,.
Ah ! c'est trop l'esposer : souffre que je la fuie;
E1^ saiks attendre ici ses secours impuissants j
Laisse-moi profiter du trouble de ses sens.
Mon père même, hélas ! puisqu'il faut te le dire.
Mon père, en me sauvant, ordonne que j'expire.
iEGINE.
Lui, madame! Quoi donc? qu'est-ce qui s'est passé?
IPHIGÉNIE.
Achille, trop ardent, l'a peut-être offensé :
Mais le roi, qui le hait, veut que je le haïsse;
Il ordonne à mon cœur cet affreux sacrifice :
Il m'a fait par Arcas expliquer ses souhaits;
^gine, il me défend de lui parler jamais.
jEGlNE.
Ab madame !
IPBIGÉNIE.
Ah sentence! ah rigueur inouïe!
Dieux plus doux, vous n'avez demandé que ma vie!
Mourons, obéissons. Mais qu'est-ce que je voi?
Dieux! Achille!
490 II>HIG£NIK.
SCENE II.
•%ACHILLE, IPHIGÉMË.
ACHaif.
Venez 9 madame, suivez-moi :
Ne craignez ni les cris ni la foule impuissante
D'un peuple qui se presse autour de cette tente.
Paraissez; et bientôt^ sans attendre mes coups.
Ces flots tumultueux s'ouvriront devant vous.
Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite.
De mes Thessaliens vous amènent l'élite :
Tout le reste , assemblé près de mon étendard ,
Vous offre de ses rangs l'invincible rempart.
A vos persécuteurs opposons cet asile :
Qu'ils viennent vous chercher sous les tentes d'Achille.
Quoi! madame, est-ce ainsi que vous me secondez?
Ce n'est que par des pleurs que vous me répondez!
Vous fiez-vous encore à de si faibles armes?
Hàtons-nous : votre père a déjà vu vos larmes.
IPHIGÉN1E.
Je le sais bien , seigneur : aussi tout mon espoir
N'est plus qu'au coup mortel que je vais recevoir.
ACHILLE.
Vous, mourir! Ah! cessez de tenir ce langage.
Songez-vous quel serment vous et moi nous engage?
Songez-vous, pour trancher d'inutiles discours.
Que le bonheur d'Achille est fondé sur vos jours?
IPHIGÊNIE.
Le ciel n'a point aux jours de cette infortunée
Attaché le bonheur de votre destinée.
Notre amour nous trompait ; et les arrêts du sort
Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort.
Songez , seigneur , songez à ces moissons de gloire
Qu'à vos vaillantes mains présente la victoire :
Ce champ si glorieux où vous aspirez tous ,
Si mon sang ne l'arrose , est stérile pour vous.
Telle est la loi des dieux à mon père dictée :
En vain, sourd à Galchas, il l'avait r.cjctée;
Par la bouche des Grecs contre moi conjurés
ACTE Y, SCÈNIï; II. 491
Leurs ordres éternels se sont trop déclarés.
Partez y à vos honneurs j'apporte trop d'obstacles :
Vous-même ^ dégagez la Toi de vos oracles :
Signalez ce héros à la Grèce promis;
Tournez votre douleur contre ses ennemis.
Déjà Priam pâlit; déjà Troie ^ en alarmes >
Redoute mon bûcher^ et frémit de vos larmes.
Allez; et^ dans ses murs vides de citoyens^
Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens :
Je meufs dans cet espoir satisfaite et tranquille.
Si je n'ai pas vécu la compagne d'Achille^
J'espère que du moins un heureux avenir
A vos faits immortels joindra mon souvenir;
Et qu'un jour mon trépas, source de. votre gloire.
Ouvrira le récit d'une si belle histoire.
Adieu, prince; vivez, digne race des dieux.
ACniLUB.
Non , je ne reçois point vos funestes adieux.
En vain, par ce discours, votre cruelle adresse
Veut servir votre père , et tromper ma tendresse ;
En vain vous prétendez, obstinée à mourir.
Intéresser ma gloire à vous laisser périr :
Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes.
Ma main, en vous servant, les trouve toutes prêtes.
Et qui de ma faveur se voudrait honorer.
Si mon hymen prochain ne peut vous assurer?
Ma gloire, mon amour, vous ordonnent de vivre :
Venez, madame; il faut les en croire, et me suivre.
iraiGÉNlE.
Qui? moi? que, contre un père osant me révolter.
Je mérite la mort que j'irais éviter?
Où serait le respect et ce devoir suprême,..
ACHILLE.
Vous suivrez un époux avoue par luinnème.
Cest un titre qu'en vain il prétend me voler.
Ne fait-il des serments que pour les violer?
Vous-même, que retient un devoir si sévère.
Quand il vous donne à moi n'est-il point votre père?
Suivez-vous seulement ses ordres absolus
Quand il cesse de l'être et ne vous connaît plus?
Enfin, c'est trop tarder, ma princesse; et ma crainte...
493 IPHlGÊIflE.
IPHIGÉmE.
Quoi 9 seigneur 1 vous iriez Jusques à la contrainte?
D'un coupable transport écoutant la chaleur^
Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur?
Ma gloire vous serait moins chère que ma vie ?
Ah seigneur ! épargnez la triste Iphigénie.
Asservie à des lois que j'ai dû respecter,
Cest déjà trop pour moi que de vous écouter :
Ne portez pas plus loin votre injuste victoire ;
Ou, par mes propres mains immolée à ma gloire, '
Je saurai m'affranchir, dans ces extrémités.
Du secours dangereux que vous me présentez.
ACHILLE.
Eh bien, n'en parlons plus. Obéissez, cruelle
Et cherchez une mort qui vous semble si belle :
Portez à votre père un cœur où j'entrevoi
Moins de respect pour lui que de haine pour mol.
Une juste fureur s'empare de mon Ame :
Vous allez à l'autel; et moi j'y cours, madame.
Si de sang et de morts le ciel est affamé.
Jamais de plus de sang ses autels n'ont funé.
A mon aveugle amour tout sera légitime :
Le prêtre deviendra la première victime;
Le bûcher, par mes mains détruit et renversé ^
Dans le sang des bourreaux nagera dispersé ;
Et si, dans les horreurs de ce désordre extrême ,
Votre père frappé tombe et périt lui-même.
Alors, de vos respects voyant les tristes fruits.
Reconnaissez les coups que vous aurez conduits.
IPmGÊIIIE.
Ah seigneur! Ah cruel!... Mais il fuit, il m'échappe.
0 toi qui veux ma mort, me voilà seule, frappe;
Termine , juste ciel, ma vie et mon effroi ,
Et lance ici des traits qui n'accablent que moi 1
SCÈNE III.
CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, .EGINE, EURYBATK,
GARDES.
CLTTBIOIESTRE.
Oui, je la défendrai contre toute l'armée.
ACTE V, SCÈNE m. 493
Lâches^ vous trahissez votre reine opprimée l^
EURYBÀTE.
Non^ madame : il suffit que vous me commandiez;
Vous nous verrez combattre , et mourir à vos pieds.
Mais de nos faibles mains que pouvez-vous attendre ?
Contre tant d'ennemis qui vous pourra défendre?
Ce n'est plus un vain peuple en désordre assemblé;
Cest d'un zèle fatal tout le camp aveuglé.
Plus de pitié. Calchas seul règne ^ seul commande :
La piété sévère exige son offrande.
Le roi dé son pouvoir se voit déposséder^
Et lui-même au torrent nous contraint de céder.
Achille à qui tout cède , Achille à cet orage
Voudrait lui-même en vain opposer son courage :
Que fera-t-il, madame? et qui peut dissiper
Tous les flots d'ennemis prêts à l'envelopper ?
CLVrEMIIESTRE.
Qu'ils viennent donc sur moi prouver leur zèle impie >
Et m'arrachent ce peu qui me reste de vie !
La mort seule ^ la mort pourra rompre les nœuds
Dont me9 bras nous vont joindre et lier toutes deux :
Mon corps sera plutôt séparé de mon àme.
Que je souffre jamais... Ah ma fille!
IPBIGÉMIE.
Ah madame !
Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour
Le malheureux objet d'une si tendre amour !
Mais que pouvez-vous faire en l'état où nous sommes?
Vous avez à combattre et les dieux et les hommes.
Contre un peuple en fureur vous exposercz-vous ?
N'allez point dans un camp^ rebelle à votre époux.
Seule à me retenir vainement obstinée ,
Par des soldats peutrêtre indignement traînée^
Présenter, pour tout fruit d'un déplorable effort.
Un spectacle à mes yeux plus cruel que la mort.
Allez; laissez aux Grecs achever leur ouvrage.
Et quittez pour jamais un malheureux rivage ;
Du bûcher qui m'attend , trop voisin de ces lieux ,
I^ flamme de trop près viendrait frapper vos yeux.
Surtout, si vous m'aimez, par cet amour de mère,
Ne reprochez iamais mon trénas à mon père.
42
494 IPIIIGÉNiK.
CLtrEMNESTRE.
Lui y par qui votre cœur à Calchas présenté...
IPHIGÉT<I1E.
Pour me rendre à vos pleurs que n'a-t-il point tenté?
CLTTEHRESTIie.
Par quelle trahison le cruel m'a déçue !
IPHIGÉNIE.
Il me cédait aux dieux dont il m'avait reçue.
Ma mort n'emporte pas tout le Truit de vos feux :
De l'amour qui vous joint vous avez d'autn^s nœuds;
Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère.
Puisse-t-il être, hélas! moins funeste à sa mère!
D'un peuple impatient vous entendez la voix.
Daignez m'ouvrir vos bras pour la dernière fois ,
Madame : et, rappelant votre vertu sublime...
Eurybate, à l'autel conduisez la victime.
SCÈNE IV.
CLYTEMNESTRE, iEGlNE, gardes.
CLYTEMPCÊSTRE.
Ah ! VOUS n'irez pas seule; et je ne prétends pas...
Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.
Perfides, contentez votre soif sanguinaire.
iCGINE.
Où courez-vous, madame? Et que voulez-vous faire?
CLTTEMNESTRE.
Uclas! je me consume en impuissants efforts.
Et rentre au trouble affreux dont à peine je sors.
Mourrai-je tant de fois sans sortir de la vie !
iCGINE.
Ah l savez-vous le crime, et qui vous a trahie.
Madame? Savez-vous quel serpent inhumain
Iphigénie avait retiré dans son sein?
Ériphile, en ces lieux par vous-même conduite,
A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.
CLYTEHniESTRE.
0 monstre , que Mégère en ses flancs a porté !
Monstre, que dans nos bras les enfers ont jeté !
Quoi! tu ne mourras point! quoi! pour punir son crime.
Mais où va ma douleur chercher une victime?
ACTE V, SCÈNE V. 4U:.
Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs raille vaisseaux.
Mer, tu n'ouvriras pas des abîmes nouveaux !
Quoi ! lorsque, les chassant du port qui les recèle,
L'Aulide aura vomi leur flotte criminelle.
Les vents, les mômes vents si longtemps accusés.
Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés !
Et toi, soleil, et toi, qui dans cette contrée
Reconnais l'héritier et le vrai ûls tl'Alree,
Toi, qui n'asas du pore éclairer le feslin,
Recule, ils t'ont appris ce Tunestc chemin.
Mais cepcn4ant, à ciel ï ti mère itifortunée !
De fe^loas odieti!; ma dllt; couronne tî
Tend la gorge aux coutcaui par son père apprêtés.
Cale h as va dans son sang*,. Barbares î arrêta ;
C*est le pur saug du dieu qtiî lance le tonnerre...
J'entends gronder la foudre , et sens trembler la lerre;
Un dieu vengeur, un dieu fait retentir ces coups.
SCÈNE V.
CLYTEMNESTRE, itGLNE, ARCAS, gardes.
▲RCAS.
N'en doutez point, madame , un dieu combat pour vous.
Achille en ce moment exauce vos prières ;
11 a brisé des Grecs les trop faibles barrières ;
Achille est à l'autel. Galchas est éperdu :
Le fatal sacrifice est encor suspendu.
On se menace, on court, Tair gémit, le fer brille.
Achille fait ranger autour de votre fille
Tous ses amis, pour lui prêts à se dévouer.
1^ triste Agamemnon , qui n'ose l'avouer.
Pour détourner ses yeux des meurtres qu'il présage ..
Ou pour cacher ses pleurs, s'est voilé le visage.
Venez, puisqu'il se tait, venez par vos discours
De votre défenseur appuyer le secours.
Lui-même de sa main, de sang toute fumante,
il veut entre vos bras remettre son amante ;
Lui-même il m'a chargé de conduire vos pas.
Ne craignez rien.
CLYTEMNESTRE.
M(M, craindre! Ah! courons, cher Arcas!
496 IPHIGÉNIË.
Le plus affreux péril n'a rien dont je pâlisse.
J'irai partout... Mais, dieux! ne vois-je pas Ulysse?
Cest lui. Ma fiUe est morte ! Arcas, il n'est plus temps 1
SCÈNE VI.
ULYSSE, GLYTEMNESTRE, AHCAS, iEGlNE^ gahdrs.
ULYSSE.
Non, votre Ûlie vit, et les dieux sont contents.
Rassurez-vous : le ciel a voulu vous la rendre.
CLTTEHTiESTRB.
Elle vit ! et c'est vous qui venez me l'apprendre !
ULTSSB.
Oui, c'est moi qui longtemps contre elle et contre vous
Ai cru devoir, madame, affermir votre époux;
Moi qui, jaloux tantôt de l'honneur de nos armes.
Par d'austères conseils ai fait couler vos larmes ;
Et qui viens, puisqu'enfin le ciel est apaisé.
Réparer tout l'ennui que je vous ai causé.
CLTTEMNESTRB.
Ma fîUe! Ah prince ! Oh ciel ! Je demeure éperdue.
Quel miracle, seigneur, quel dieu me l'a rendue?
ULTSSB.
Vous m'en voyez moinnême, en cet heureux moment.
Saisi d'horreur, de joie, et de ravissement.
Jamais jour n'a paru si mortel à la Grèce.
Déjà de tout le camp la discorde maîtresse
Avait sur tous les yeux mis son bandeau fatal.
Et donné du combat le ftineste signal.
De ce spectacle affreux votre fille alarmée
Voyait pour elle Achille, et contre elle l'armée :
Mais, quoique seul pour elle, Achille furieux
Épouvantait l'armée, et partageait les dieux.
Déjà de traits en l'air s'élevait un nuage;
Déjà coulait le sang, prémices du carnage :
Entre les deux partis Calchas s'est avancé.
L'œil farouche, l'air sombre, et le poil hérissé,
Terrible, et plein du dieu qui l'agitait sans doute :
« Vous, Achille, a-tril dit, et vous. Grecs , qu'on m'écoul"
<c Le dieu qui maintenant vous parle par ma voix
y» M'explique son oracle, et m'instruit de son choix.
ACTE V, SCÈNE VI. 497
« Un autre sang d'Hélène, une autre Iphigénie
« Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie.
« Thésée avec Hélène uni secrètement
« Fit succéder l'hymen à son enlèvement :
a Une fille en sortit, que sa mère a celée ;
<t Du nom dlphigéiiic elle fut appelée.
* Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours :
« D'un siïiistre avenir je menaçai ses jours.
■ Sous un nom emprunté sa noire destinée
« Et ses propres fureurs ici l'ont amcïiée.
« Elle me voit, m'entend, elle est devant vos yeux;
■ Et c'est elle, en un mot, que demandent les dieux. »
Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile
L'écoute avec frayeur, et regarde Ériphile.
Elle était à Tautel; et peut-être en son cœur
Du fatal sacrifice accusait la lenteur.
Elle-même tantôt, d'une course subite,
Etait venue aux Grecs annoncer votre fuite.
On admire en secret sa naissance et son sort.
Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort,
L'armée à haute voijt se déclare contre elle ,
Et prononce à Cale h as sa sentence mortelle.
Déjà pour la saisir Calcbas lève le bras.
« Arrête, a-t-etle dit, et ne m'approche pas.
« Le sang de ces héros dont tu me faiî^ descendre
n Sans tes profanes mains saura bien su répandre, w
Furieuse elle vole, et sur Tau tel prochain
Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein.
A peine son sang coule et fait rougir la terre,
Les dieux font sur l'autel entendre le tonnerre ,
Les vents agitent l'air d'heureux frémissements ,
Et la mer leur répond par des mugissements;
La rive au loin gémit, blanchissante d'écume;
La flamme du bûcher d'elle-même s'allume;
Le ciel brille d'éclairs, s'entr'ouvre, et parmi nous
Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.
Le soldat étonné dit que dans une nue
Jusque sur le bûcher Diane est descendue ,
Et croit que, s'élevant au travers de ses feux,
Elle portait au ciel notre encens et nos vœux.
Tout s'empresse, tout part. La seule Iphigénie
«i.
498 iPHlGÉNlIL.
Dans ce commun bonheur pleure son ennemie.
Des mains d'Agamemnon venez la reccToir :
Venez. Achille et lui , brûlant de tous revoir ,
Madame 9 et désormais tous deux d'intelligence
Sont prêts à confirmer leur auguste alliance.
CLTTEMNCSTRB.
Par quel prix^ quel encens^ ô ciel^ puis-je jamais
Récompenser Achille , et payer tes bienfaits!
FIN d'IPUIGÊNIK*
PRÉFACE
DE FHÉDRB.
Voici cneort aae tragédie dont le sujet est pris d'Euripide. Quoique j'aie
saivi ans route un peu difTérente de ccRe de cet auteur pour la cooduile
de l'^ictiun , je nVi p» Itlué «l'etirkljir ma pièce Ue Umi ce qui m\i |».iini
k plu* PcJatant dit» |i licntir. Quand je nr fui devr^iU que U »cu]f idét- 4«
eirurtère de PhcHre , jn pntirrm dire que je lui dub ce que j'^i peut-^ire
ni* de ftluii ratsonajble tur Le thc'ALre. Je ne «mm painl l'Laïuic que ce earac*
tère lit eu un lufcèi si beurcui du ictnps d'Kuhpide , et qn'il lU encore li bien
réusi* dins notre jîècle , pui^qu^il d tautea In quiilitéa qu'Amlole denundei
dant le béraj de la Ingcdif^ , ëL qui a uni prùpfea à eicïCer la C0fnpjt»iiïti
et Is terre* r. En dfet, J'iiè^îre nVit ni Uml à hll coupable, ni tout h hït
tniioeenle. Elle eat engagée, ]^ur va di-slin^ rt par la Cfderc de« dîekii .
d:iiL^ une paasian iHégitiEne , dont clic a liorreiir tuuLc la prc^nière : elle fiilE
latLf &ei eiïorts pour b Aurmdtittr ; ^Mc atcnc mi cm ic his^^^r mourir qnc de
b déclarer à per»annc j cl , loraqti'elle est farcci di; la dciJOiiYrif, et le en
pAfJie avec une ec^ufiuiQn qiù Tait bien \ù\r qne eon crniie est plutôt iitifl
ponilion dos dieux qu'un iDOUTcmcnt de ta Tolonlé.
J*at mémo pris soin de la rendre un peu moins odieuse qu'elle n*est dans
les tragédies des anciens , où elle le résout d'elle-même h accuser Hippolyte.
J*M cm que la calomnie avait quelque chose dé trop bas et de trop Boir
poor b mettre dans la bouche d'une princesse qui a d'ailleurs des senti-
ments si nobles et si vertueux. Cette basses4e m'a paru plus convenable à une
Boorriee, qui pouvait avoir des inclinations plus servi les , et qui néanmoins
n'entreprend eette faus^ accuiation que pour sauver la vie et l'honneur de
«a maîtresse. Phèdre n'y donne les mains que parce qu'elle est dans une agita»
tJon d'esprit qui la met hors d'elle-même ; et elle vient un moment après dans
le dessein de justifier l'innuccnce et de déclarer la vérité.
Hippolyte est accusé , dans Euripide et dans Sénèque , d'avoir en effet
violé aa belle-mère : vint corpus tulit. Mais il n'rst ici accusé que d'en
avoir en le dcMcin. J'ai voulu épargner à Thésée une confusion qui l'aurait
pa rendre moins agréable aux spectateure.
Pour ce qui est du personnage d'Hippolyte , j'avais remarqué dans les an-
riens qn on reprochait îi Euripide de l'avoir représenté comme un philosophe
eiempt de toute imperfection , ce qui faisait que la mort de ce jeune pnnce
causait beaucoup plus d'indignation que de pitié. J'ai cru lui devoir donner
quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable cuvcis sun père, sans
pourtant loi rien 6tcr de cette grandeur d'âme avec laquelle il épargne Thon*
neur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l'accuser. J'appelle faiblesse la
passion qu'il ressent malgré lui pour Aricic , qui est l.i liilc cl 1j saur dis
ennemis mortels de »oq |>crc
500 PRÉFACE.
Celte Aricie n'eit point on penoooage de bao inreolion. Virgik dit
qa'llippoljte l'époma, et «o eat un fib, «près qa'Etcnlape l'eat rtaamtké :
et j'ai la caoore dau qael<|ae0 «lalcan qa^Hippolytc atût épowc cl ea-
veae en luUe aoe jeaoe Albéoienne de gnode Beitsaoee qai «'appelait
Arieie , et qui af ait dooaé son Beoi à ooe petite ville dltalie.
Je rapporte ces aatorités , parce que je aie sois trèa-ecrupalcaacawBt at-
Ucbé à suivre la Fable. J*ai atéase suivi l'histoire de Thésée telle qu'elle eat
daos Plotarque.
C'est dans cet historien qne j'ai trouve que ce qni avait donné occnaion de
croire qne Thésée fût descendu dans les enfers pour enlever Proserpiae
c:ait an vojage que ce prince avait fait en Épire vers la aonrce de l'AchcriMi,
chez an roi dont Piritboâs voulait enlever b femme, et qni arrêta Thésée
prisonnier, après avoir fait mourir Pirithods. Ainsi j'ai Uché de oonecrver
la vraiseniblanoe de l'histoire , sans rien perdre des omemenls de la Fable ,
qui fouruit extrêmement à la poésie. Et le bruit de b mort de Thésée ,
fondé sur ce vojage fabuleux, donne lien à Phèdre de fore une déclaratâou
d'amour qui devient une des principales causes de son malheur, et qu'elle
n'aurait jamais osé faire tant qu'elle aurait cm que son saari était vivant.
Au reste , je n'ose encore assvrar que cette pièce soit en effet la metlleniu
de mes tragédies ; je laisse et aux lecteurs et au temps à décider de son véri-
Ublc prix. Ce que je puis assurer, c'est que je n'en ai point fait ou la vertu
S4Mt plus mise en jour qne dans celle-ci. Les moindres fautes v août sévère-
ment punies : la seule pensée du crime v est regardée avec autant d'faorrrnr
que le crime même : les faiblesses de l'auonr y passent pour de vraies fai-
blesses : les passions n'y sont présentées aux yeux que pour montrer tout
le désordre dont elles sont caose; et le vice j est peint partout avec des
couleurs qui en font connaître et haïr la difTormité. C'est là proprcaent b
bot que tout homme qui travaille pour le public doit ae propoaer ; et c est
ce que Ica premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chone. Leur
théâtre élût nue école où la vertu n'était pas moins bien enseignée que dans
les écoles des philosophes. Aussi Aristote a bien voulu donner des règles du
pofime dramatique; et Socrate, le plus sage des philosophes, ne dédaignait
pas de mettre la main aux tragédies d'Euripide. Il serait à aonhaiter que nos
ouvrages fussent aussi solides et aussi pbina d'utiles instructions que oeux de
ces po«tes : ce serait peutrètre un nojren de réconcilier b tragédie avec qoao-
Ute de |)crsonnes célèbres par leur piété et par leur doctrine , qui l'ont con-
damnée dona ces derniers temps, et qui en jugeraient sana doute plus favora-
blement, si les auteurs Bougeaient auUnt à instruire leurs specUteurs qua
les divertir, et s'ib suivaient en cela la vériuble intention de b tragédie.
PHÈDRE,
TRA6ED1B (1677).
ACTEURS.
THÉSÉE, fib d'Egée, roi d'Athènes.
PHÈDRE, femme de Thésée, fille de Minos et de Pasiphsé.
HIPPPOLYTE, fib de Thésée, et d'Àntiope, reiiie des Anai^iMi.
ARIŒ , prilieesse dn sang royal d'Athènes.
GENONE, nourrice et confidente de Phèdre.
THÉRAMÈNE, gonTemeur d'Hippolyte.
ISMÉNE^ oonfidente d*Aricie.
PANOPE , femme de la suite de Phèdre.
Gaiabs.
La seène est à Tréaèoe , viUe du Péloponnèse.
ACTE PREMIER.
SCÈNE I.
HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.
BIPPOLTTE.
Le dessein en est pris Je para, cher Théramène,
Et quitte le séjour de l'aimable Trézène.
Dans le doute mortel dont je suis agité.
Je commence à rougir de mon oisiveté :
Depuis plus de six mois éloigné de mon père ,
J'ignore le destin d'une tête si chère.
J'ignore jusqu'aux lieux qui le peuvent cacher. ^
THÉRAMÉNB.
Et dans quels lieux, seigneur, l'allez-vous donc chercher?
Déjà, pour satisfaire à votre juste crainte,
J'ai couru les deux mers que sépare Corinthe;
J'ai demandé Thésée aux peuples de ces bords
Où l'on voit l'Achéron se perdre chez les morts ;
J'ai visité l'Élide, et, laissant le Ténare,
S02 PHEDRE.
Passé jusqu'à la mer qui vit tomber Icare.
Sur quel espoir nouveau y dans quels heureux climats
Croyez-vous découvrir la trace de ses pas?
Qui sait même, qui sait si le roi votre père
Veut que de son absence on sache le mystère?
Et si^ lorsqu'avec vous nous tremblons pour ses jours,
Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours,
Ce héros n'attend point qu'une amante abusée...
HippoLrrE.
Cher Théramène, arrête,: et respecte Thésée.
De ses jeunes erreurs désormais revenu ,
Par un indigne obstacle il n'est point retenu ;
Et, fixant de ses vœux l'inconstance fatale,
Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.
Enfin en le cherchant je suivrai mon devoir.
Et je fuirai ces lieux, que je n'ose plus voir.
THÉRAHÉNE.
Hél depuis quand, seigneur, craignez-vous la présence
De ces paisibles lieux si chers à votre enfance.
Et dont je vous ai vu préférer le s^our
Au tumulte pompeux d'Âthène et de la cour?
Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse?
HIPPOLYTE.
Cet heureux temps n'est plus. Tout a changé de face ,
Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé
La fille de Minos et de Pasiphaé.
THÉRAMÈME.
J'entends : de vos douleurs la cause m'est connue.
Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.
Dangereuse marâtre , à peine clic vous vit.
Que votre exil d'abord signala son crédit.
Mais sa haine, sur vous autrefois attachée.
Ou s'est évanouie, ou s'est bien relâchée.
Et d'ailleurs quels périls vous peut faire courir
Une femme mourante, et qui cherche à mourir?
Phèdre atteinte d'un mal qu'elle s'obstine à taire ,
Lasse enfin d'elle-même et du jour qui l'éclairé.
Peut-elle contre vous former quelques desseins?
1IIPI»0I.YTE.
Sa vaine inimitié n'est pas ce que je crains,
llippolyte en partant fuit une autre ennemie :
ACTE I, SCÈNK I. 503
Je fuis, je ravoucrai, cette jeune Aricie,
Reste d'un saag fatal conjuré contre nous.
TH^IIAMÉNE.
Quoi! vous-même, seigneur, la persécutez-vous?
Jamais l'aimable sœur des cruels Paliantides
Trempa-tr-elle aux complots de ses frères perfides?
Et devez-vous baîr ses innocents appas?
HIPPOLTTE.
Si je la haïssais^ je ne la fuirais pas.
THÉRAMÉRB.
Seigneur, m'est41 permis d'expliquer votre fuite?
Pourriez-vous n'être plus ce superbe Hippolyte ,
Implacable ennemi des amoureuses lois
Et d'un joug que Thésée a subi tant de fois?
Venus, par votre orgueil si longtemps méprisée,
Youdraitnelle à la fin justifier Thésée?
Et, vous mettant au rang du reste des mortels.
Vous a-t-elle forcé d'encenser ses autels?
Aimeriez-yous, seigneur?
HIPPOLYTE.
Ami, qu'oses-tu dire?
Toi qui connais mon cœur depuis que je respire.
Des sentiments d'un cœur si fier, si dédaigneux.
Peux-tu me demander le désaveu honteux?
Cest peu qu'avec son lait une mère amazone
M'ait fait sucer encor cet orgueil qui t'étonne;
Dans un âge plus mûr moi-même parvenu.
Je me suis applaudi quand je me suis connu.
Attaché près de moi par un zèle sincère ,
Tu me contais alors l'histoire de mon père.
Tu sais combien mon àme, attentive à ta voix.
S'échauffait au récit de ses nobles exploits ;
Quand tu me dépeignais ce héros intrépide
Consolant les mortels de l'absence d'Alcide,
Les monstres étouffés, et les brigands punis ^
Procuste, Cercyon, et Scyron, et Sinis,
Et les os dispersés du géant d'Épidaurc,
Et la Crète fumant du sang du Minotaure
Mais quand tu récitais des faits moins glorieux ,
Sa foi partout offerte et reçue en cent lieux ,
Hélène à ses parents dans Sparte dérobée ,
.V04 PHÈDRE.
Salaminc témoin des pleurs de Péribéc,
Tant d'autres^ dont les noms lui sont ménfe éctappés.
Trop crédules esprits que sa flamme a trompés !
Ariane aux rochers contant ses injustices ,
Phèdre enlevée enfin sous de meilleiirs auspices;
Tu sais comme y à regret écoutant ce discours ,
Je te pressais souvent d'en abréger le cours^
Heureux si j'avais pu ravir à la mémoire
Cette indigne moitié d'une si belle histoire !
Et moi-même^ à mon tour^ je me verrais lié!
Et les dieux jusque-là m'auraient humilié!
Dans mes lâches soupirs d'autant plus méprisable.
Qu'un long amas d'honneurs rend Thésée excusable;
Qu'aucuns monstres par moi domptés jusqu'aujourdlim
Ne m'ont acquis le droit de faillir comme lui !
Quand même ma fierté pourrait s'être adoucie,
Aurais-je pour vainqueur dû choisir Ancie?
Ne souviendrait-il plus à mes sens égarés
De l'obstacle éternel qui nous a séparés?
Mon père la réprouve; et, par des lois sévères,
Il défend de donner des neveux à ses frères.
D'une tige coupable il craint un rejeton.
Il veut avec leur coeur ensevelir leur nom ;
Et que. Jusqu'au tombeau soumise à sa tutelle.
Jamais les feux d'hymen ne s'allument pour elle.
Doifr-je épouser ses droits contre un père irrité?
Donnerai-je l'exemple à la témérité?
Et dans un fol amour ma jeunesse embarquée...
THÉRAMÊlfE.
Ah seigneur! si votre heure est une fols mttxfoée.
Le ciel de nos raisons ne sait point s'informer.
Thésée ouvre vos yeux en voulant les fermer;
Et sa haine, irritant une flamme rebelle.
Prête à son ennemie une grâce nouvelle.
Enfin, d'un chaste amour pourquoi vous effrayer?
S 11 a quelque douceur, n'osex-vous l'essayer?
En croirez-vous toujours un farouche scrupule?
Craint-on de s'égarer sur les traces d'Hercule?
Quels courages Vénus n'a^^Ue pas domptés?
X^Z!1!^''!^^^^''^^''^''''^> ^^"» qui »a combattez,
Si toujours Antiope , à ses loi» opposée ,
ACTE I, SCÈNE lî. 505
D'une pudique ardeur n'eût brûlé pour Thésée?
Mais que sert d'affecter un superbe discours?
Avouez-lc, tout change; et depuis quelques jours
On vous voit moins souvent^ orgueilleux et sauvagr.
Tantôt faire voler un char sur le rivage.
Tantôt 9 savant dans l'art par Neptune invente.
Rendre docile au frein un coursier indompté :
Les forêts de nos cris moins souvent retentissent :
Chargé d'un feu secret, vos yeux s'appesantissent.
Il n'en faut point douter, vous aimez, vous brûlez;
Vous périssez d'un mal que vous dissimulez.
La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire?
mppoLrrB.
Théramëne, je pars, et vais chercher mon père.
TBÉRAMÉNB.
Ne verrez-vous point Phèdre avant que de partir.
Seigneur?
nPPOLTTE.
Cest mon dessein; tu peux l'en avertir.
Voyons-la, puisqu'ainsi mon devoir me l'ordonne.
Mais quel nouveau malheur trouble sa chère CEnone?
SCÈNE H.
HÎPPOLYTE, CENONE, THÈRAMÉNE.
CENONE.
Hélas! seigneur, quel trouble au mien peut être égal?
La reine touche presque h son terme fatal.
En vain à l'observer jour et nuit je m'attache.
Elle meurt dans mes bras d'un mai qu'elle me cache;
Un désordre étemel règne dans son esprit;
Son chagrin inquiet l'arrache de son lit;
Elle veut voir le jour, et sa douleur profonde
M'ordonne toutefois d'écarter tout le monde...
Elle vient.
HIPPOLYTE.
11 sufOt : je la laisse en ces Ueux ,
Et ne lut montre point un visage odieux.
ftACnS. ^ *'
506 PHI^.BRE.
SCÈNE m.
PHÈDRE, ŒNONE. *•
PHÈDRE.
N'allons point plus avant. Demeurons, chère OEiione. ,
Je ne me soutiens plus; ma force m'abandonne :
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi ,
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi. ^
Hélas! i
( Elle t'anied. )
«NONB.
Dieux tout-puissants , que nos pleurs vous apaisent !
PBÉDRB.
Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent!
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux?
Tout m'afflige et me nuit, et conspire à me nuiro.
OBNONR.
Comme on voit tous ses vœux l'un l'autre se détniin'J
Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
Tantôt à vous parer vous exc4ti6z nos mains;
Vous-même, rappelant votre force première,
Vous vouliez vo,us montrer et revoir la lumière.
Vous la voyez, madame; et, prèle à vous cacher,
Vous haïssez le jour que vous veniez chercher!
^ PHÈDRE.
Noble et brillant auteur d^une triste famille ,
Toi, dont ma mère osait se vanter d'être fiUc,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois!
OENONE.
Quoi! vous ne perdrez point celte cruelle envie?
Vous verrai-je toujours, renonçant à la vio.
Faire de votre mort les funestes apprêts?
PHÈDRE.
Dieux! que ne suis-je assise à Tombre des forêts!
Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière,
Suivre de l'œil un char fuyant dans la carrîèn»?
OENONF.
Quoi, madame!
ACTE I, SCK.NE III. 507
PHÈDRE.
Insensée, où suis-je? et qn'ai-jc dit?
Où laissé-jc égarer mes vœux et mon esprit?
Je l'ai perdu : les dieux m'en ont ravi l'usage.
ORnone, la rougeur me couvre le visage :
Je le laisse trop voir meîi honteuses douleurs;
Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.
CENONE.
Ah! s'il vous faut rougir, rougissez d'un silence
Qui de vos maui encore aigrit la violence;
Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,
Voulez-vous sans pitié laisser finir vos jours?
Quelle fureur les borne au milieu de leur course?
Quel charme ou quel poison en a tari la source?
Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n'est entre dans vos yeux ;
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture.
A quel affreux dessein vous laissez-vous tenter?
De quel droit sur vous-même osez-vous attenter?
Vous offensez les dieux auteurs de votre vie;
Vous trahissez l'époux à qui la foi vous lie ;
Vous trahissez enfin vos enfants malheureux.
Que vous précipitez sous un joug rigoureux.
Songez qu'un même jour vous ravira leur mère ,
Et rendra l'espérance au (ils de l'étrangère,
A ce fier ennemi de vous, de votre sang,
Ce fils qu'une Amazone a porté dans son flanc .
Cet Hippolyte...
PHEDRE.
Ah dieux !
OENONE.
Ce reproche vous touche?
PHÈDRE.
Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche !
CEPiONE. '
Eh bien , votre colère éclate avec raison :
i'aime à vous voir frémir à ce funeste nom.
Vivez donc : que l'amour, le devoir vous excite.
Vivez; ne souffrez pas que le fils d'une Scythe,
Accablant vos enfants d'un empire odieux,
608 PHÈDRE.
Commande au plus beau sang de la Grèce et des dieux.
Mais ne différez point ; chaque moment vous tue :
Réparez promptement votre force abattue^
Tandis que de vos jours prêts à se consumer
Le flambeau dure encore, et peut se rallumer.
PHÈDRE.^
J'en ai trop prolongé la coupable durée.
(CMONE.
Quoi ! de quelques remords ètes-vous déchirée ?
Quel crime a pu produire un trouble si pressant?
Vos mains n'ont point trempé dans le sang innocent.
PHEDRE.
Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.
Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles!
OBNONE.
Et quel affreux projet avez-vous enfanté
Dont votre cœur encor doive être épouvanté?
PHÈDRE.
Je t'en ai dit assez : épargne-moi le reste.
Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.
' OENONfe.
Mourez donc, et gardez un silence inhumain :
Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.
Quoiqu'il vous reste à peine une faible lumière ,
Mon âme chez les morts descendra la première ;
Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
Et ma juste douleur choisira les plus courts.
Cruelle! quand ma foi vous à-t-elle déçue?
Songez-vous qu'en naissant mes bras vous ont reçue?
Mon pays, mes enfants, pour vous j'ai tout quitté.
Réserviez-votts ce prix à nia fidélité?
PHÈDRE.
Quel fruit espères-tu de tant de violence ?
Tu frémiras d'horreur si je romps le silence.
OENONE.
Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux!
A l'horreur de vous voir expirer à mes yeux?
PHÈDRE.
Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m'accable ,
Je n'en mourrai' pas moins; j'en mourrai plus coupable;.
ACTE I, SCÈNE III. 509
OENORE.
Madame^ au nom des pleurs que pour vous j'ai versés.
Par vos faibles genoux que je tiens embrassés.
Délivrez mon esprit de ce funeste doute.
PBÉDRE.
Tu le veux : lève-toi.
ŒlfOIlE.
Pariez, je vous écoute.
PHÈDRE.
Ciel! que lui vais-je dire? et par où commencer?
OBKORE.
Par de vaines frayeurs cessez de m'offenser.
PHÈDRE.
0 haine de Vénus 1 ô fatale colère !
Dans quels égarements l'amour jeta ma mère !
OENONE.
Oublions-les, madame; et qu'à tout l'avenir
Un silence étemel cache ce souvenir.
PHÈDRE.
Ariane, ma sœur! de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée!
OENONE.
Que faites-vous, madame? et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui?
PHÈDRE.
Puisque Vénus le veut, de ce sing déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.
OBNOME.
Aimez-vous?
PHÈDRE.
De l'amour j'ai toutes les fureurs.
cbhoub.
Pour qui?
PHÈDRE.
Tu vas ouïr le comble des horreurs.
J'aime... A ce nom fatal je tremble, je frissonne.
J'aime...
GENOME.
Qui?
PHLDRt.
Tu connaiià ce fils de rAmaxonc,
&10 FUEDRE.
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé.
CENONE.
Hlppolyte? Grands dieux!
PHÈDRE.
C'est toi qui l'as nommé'.
OENONE.
Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
0 désespoir! o crime! ô déplorable race!
Voyage infortune! Rivage malheureux.
Fallait-il approcher de tes bords dangereux!
PHÈDRE.
Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d'Egée
Sous les lois de Thymen je m'étais engagée ,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi;
Athènes me montra mon superbe ennemi :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa "vue:
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler:
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Je reconnus Vénus, et ses feux redoutables.
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.
Par des vœux assidus je crus les détourner.
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :
D'un incurable amour remèdes impuissants!
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse.
J'adorais Hippolyte; et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer.
J'offrais tout à ce dieu que je n'osais nommer.
Je l'évitais partout. 0 comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j'osai me révolter :
.Vcxcitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre ,
J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre;
Je pressai son exil; et mes cris éternels
L'arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais, Œnonc; et, depuis son absence,
Mes jours moins agitôs coulaient dans l'innocence ;
ACTE I, SCENE IV. 511
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions! cruelle destinée!
Par mon époux lui-même à Trézène amenée ,
J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné :
Ma hlessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée ;
(î'est Vénus tout entière h sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur :
J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur;
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t'ai tout avoué; je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approclics
Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches ,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler.
SCÈNE IV.
PHÈDRE, OENONE, PANOPE.
PANOPE.
Je voudrais vous cacher une triste nouvelle,
Madame; mais il faut que je vous la révèle.
La mort vous a ravi votre invincible époux;
Et ce malheur n'est plus ignoré que de vous.
OENONE.
Panope, que dis-tu?
PANOPE.
Que la reine abusée
En vain demande au ciel le retour de Thésée,
Et que, par des vaisseaux arrivés dans le port,
Hippolyte son fils vient d'apprendre sa mort.
PHÈDRE.
Ciel!
PANOPE.
Pour le choix d'un maître Athènes se partage :
Au prince votre fils l'un donne son suffrage,
Madame; et de l'État l'autre oubliant h?s lois
Au fils de réfrangcre ose donner sa voix :
b\2 PHÈDRE.
On dit même qu'au trône une brigue insolente
Vcut.placer Aricie et le sang de Pallante.
J'ai cru de ce péril vous devoir avertir.
Déjà même Hippolyte est tout prêt à partir;
Et l'on craint^ s'il parait dans ce nouvel orage.
Qu'il n'entraîne après lui tout un peuple volage.
CENONE.
Panope^ c'est assez : la reine , qui t'entend ,
Ne négligera point cet avis important.
SCÈNE V.
PHÈDRE, CENONE.
CENONB.
Madame, je cessais de vous presser de vivre;
Déjà même au tombeau je songeais à vous suivre ;
Pour vous en détourner je n'avais plus de voix :
Mais ce nouveau malheur vous prescrit d'autres lois ;
Votre fortune change, et prend une autre face :
Le roi n'est plus, madame; il faut prendre sa place.
Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez;
Esclave s'il vous perd, et roi si vous vivez.
Sur qui, dans son malheur, voulez-vous qu'il s'appuie?
Ses larmes n'auront plus de mslin qui les essuie ;
Et ses cris innocents, portés jusques aux dieux.
Iront contre sa mère irriter ses aïeux.
Vivez ; vous n'avez plus de reproche à vous faire :
Votre flamme devient une flamme ordinaire;
Thésée en expirant vient de rompre les nœuds
Qui faisaient tout le crime et l'horreur de vos feux.
Hippolyte pour vous devient moins redoutable;
Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable.
Peut-être, convaincu de votre aversion,
H va donner un chef à la sédition :
Détrompez son erreur, fléchissez son courage.
Roi de ces bords heureux , Trézène est son partage ;
Mais il sait que les lois donnent à votre fils
Les superbes remparts que Minerve a bâtis.
Vous avez l'un et l'autre une juste ennemie :
Unissez-vous tous deifx pour combatlre Aricie.
ACTE II, SCÈNE I Si3
PHÈDRE. "
Eh bien ! à tes conseils je me laisse entraîner.
Vivons^ si vers la vie on peut me ramener^
Et si l'amour d'un fils, en ce moment funeste,
De mes faibles esprits peut ranimer le reste.
ACTE SECOND.
SCÈNE I.
AmCIE,IS!dÈNE,
Hipi>olyte demande à me voir en ce lieu?
Hippolyte me ch torche , et veut me djrc adieu?
Ismèue, dis-tu vrai? n'es-lu point abusée?
ISHËNE.
C'est le premier effet de la mort de Thésée.
Préparez-vous j madame j à voir de tous ciités
Voler vers vous les cœurs par Thésée écartés,
Aricie^ à la fin, de son sort est mai tresse.
Et bientôt k ses pieds verra toute la tirèee.
ARlCtB.
Ce n'est donc point, Ismène, un bruit mal affermi?
Je cesse d'être esclave , et n'ai plus d'ennemi?
ISIIÈNE.
Non, madame, les dieux ne vous sont plus contraires;
Et Thésée a rejoint les mânes de vos frères.
ARICIE.
Ditron quelle aventure a terminé ses jours?
ISMÈNE.
On sème de sa mort d'incroyables discours.
On dit que, ravisseur d'une amante nouvelle,
Les flots ont englouti cet époux infidèle.
On dit même, et ce bruit est partout répandu.
Qu'avec Pirithoûs aux enfers descendu
Il a vu le Cocyte et les rivages sombres ,
Et s'est montré vivant aux infernales ombres;
Mais qu'il n'a pu sortir de ce triste séjour .
^14 FIIKDRt:.
El repasser les bords qu'on passe sans retour.
AniClF..
Croirai-je qu'un mortel, avant sa dernière heure,
Peut pénétrer des morts la profonde demeure?
Quel charme Tattirait sur ces bords redoutés?
ISMËME.
Thésée est mort, madame, et vous seule en doutez ;
Athènes en gémit; Trézène en est instruite.
Et déjà pour son roi reconnaît Hippolyte.
Phèdre, dans ce palais, tremblante pour son fils.
De ses amis troublés demande les avis.
ARICIK.
Et tu ci*ois que, pour moi plus humain que son père,
Hippolyte rendra ma chaîne plus légère.
Qu'il plaindra mes malheurs?
ISMÈNE.
^ Madame, je le croi.
ARICIK.
L'insensible Hippolyte est-il connu de toi?
Sur quel frivole espoir pcnses-lu qu'il me plaigne^
Et respecte en moi seule un sexe qu'il dédaigne?
Tu vois depuis quel temps il évite nos pas,.
Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas.
ISMÉNE.
Je sais de ses froideurs tout ce que l'on récite :
Mais j'ai vu près de vous ce superbe Hippolyte;
Et même , en le voyant, le bruit de sa fierté
A redoublé pour lui ma curiosité.
Sa présence à ce bruit n'a point paru répondre :
Dès vos premiers regards je l'ai vu se confondre;
Ses yeux, qui vainement voulaient vous éviter.
Déjà pleins de langueur ne pouvaient vous quitter.
Le nom d'amant peut-être offense son courage;
Mais il en a les yeux, s'il n'en a le langage.
ARICIE.
Que mon cœur, chère ïsmène, écoute avidement
Un discours qui peut-être a peu de fondement!
O loi qui me connais, te semblait-il croyable
Que. le triste jouet d'un sort impitoyable,
l'u cœur toujours nourri d'amertume et de pleurs,
Diit connaître l'amour et ses folles douleurs?
ACTE 11, SCICNE I. 51.,
Reste du sang d'un poi noble fils de la terre ,
Je suis seule échappée aux fureurs de la guerre :
J'ai perdu dans la fleur de leur jeune saison
Six frères : quel espoir d'une illustre maison !
Le fer moissonna tout, et la terre humectée
Uni il iLgTL't le ^dïv^ àvi iifvri]\ li Enî( hlliiH-.
Tu sais depuis leur mort quelle sevêrc loi
Lié fend à tous ks Grecs de soupirer pour moi :
On craint que de la sûiur les flammes témérain:.^
Ne raniment un jour la cendre de ses fW-ns.
Mais tu sais bien aussi de quel o^il di-dai^ueux
Je regardais ce soin d'un \ainqiK:ur soupçon nenis
Tu sais que j de tout temps à l'amour opposée ,
Je rendais souvent grâce h l'injuste Thésée,
Dont riicureuse rigueur secondait mes mépris.
Mes yeujE alors, mes ycus n'avaient pas vu son fil:^.
Non que, par les yeux seuls l:\rhement eut' hantée^
J^aimc en lui sa beauté , sa grâce tant vantée ,
Présents dont la nature a voulu l'honorer,
yu'il méprise luî-m<ïme, et qu'il semble ignorer :
J'aimCj je prise en lui de plus nobies richesse*,
J.es vertus de son père , et non point h;'s faiblesses :
J'aime, je l'avouerai, cet orgueil généreux
Qui jamais n'a llcchi sous le joug amoureux,
Phèdre en vain s'honorait des soupirs de Thés<'*e :
Pour moij je FUis plus fïcrcj et fuis la gloire imcv-
U'arrachcr un hommage à mille autres offert,
Ht d'entrer dans un cœur de toutes paris ou^ertn
Mais de faire fléchir un courage intlexiblc ,
De porter la douleur dans une dme insensible,
D'enchaîner un captif de ses fers utonuc ,
Contre un joug qui lui plaît vainement mutiné;
C'est là ce que je veux, c'est là ce qui m'irrite.
Hercule à désarmer coûtait moins qu'Hippolyte,
Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonte.
Préparait moins de gloire aux yeux qui l'ont dompté.
Mais, chère Ismène, hélas! quelle est mon imprudence!
On ne m'opposera que trop de résistance :
Tu m'entendras peut-être, humble dans mon ennui,
(jcmir du même orgueil que j'admire aujourd'hui.
llippolytc aimerait! Par (lue) bonheur extrême
âl6 PHÈDRE.
Aurais-je pu fléchir...
ISMENB.
Vous l'entendrez lui-même.
H vient à vous.
SCÈNE II.
HIPPOLYTE, ARICIE, ISHÉNE.
HIPPOLTTE.
Madame y avant que de partir,
J'ai cru de votre sort vous devoir avertir.
Mon père ne vit plus. Ma juste défiance
Présageait les raisons de sa trop longue absence :
La mort seule , bornant ses travaux éclatants,
Pouvait à l'univers le cacher si longtemps.
Les dieux livrent enfin à la Parque homicide
I/ami, le compagnon, le. successeur d'Alcide.
Je crois que votre haine, épargnant ses vertu?.
Écoute sans re^et ces noms qui lui sont dus.
Un espoir adoucit ma tristesse mortelle :
Je puis vous affranchir d'une austère tutelle ;
Je révoque des lois dont j'ai plaint la rigueur.
Vous pouvez disposer de vous, de votre cœur;
Et dans cette Trézène, aujourd'hui mon partage.
De mon aïeul Pitthée autrefois l'héritage,
Qui m'a sans balancer reconnu pour son roi.
Je vous laisse aussi libre et plus Hbre que moi.
ARICtE.
Modérez des bontés dont l'excès m'embarrasse.
D'un soin si généreux honorer ma disgrébce.
Seigneur, c'est me ranger, plus que vous ne pensez»
Sous ces austères lois dont vous me dispensez.
HIPPOLTTE.
Du choix d'un successeur Athènes incertaine
Parle de vous, me nomme, et le fils de la reine.
ARICIE.
De moi, seigneur?
HIPPOLYTE.
Je sais, sans vouloir me flatter.
Qu'une superbe loi semble me rejeter :
La Grèce me reproche une mère clrangèro.
ACTE II, SCÈNE II. 517
Mais si pour concurrent je n'avais que mon frère,
Madame y j'ai sur lui de véritables droits
Que je saurais sauver du caprice des lois.
Un frein plus légitime arrête mon audace :
Je vous cède ou plutôt je vous rends une place ,
Un sceptre que jadis vas aïcuît ont reçu
De ce fameux mortel que la terre a conçu.
L*adoption le mit entre les mains d'Egée.
Athènes j par mon père accrue et protégée.
Reconnut avec joie un roi si généreux ,
El laissa dans l'oubli vos frères malheureiiï.
Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle,
Asseï elle a gémi d'une longue querelle;
Assez dans ses sillons votre sang englouti
A fait fumer le champ dont il était sorti*
Trézène m'obéit. Les campagnes de Crète
Offrent au fils de Phèdre une riche retraite,
L'Attique est votre bien. Je pars, et vais pour vous
Réunir tous les vœu% partagés entre nous.
AAICIE.
De tout ce que j'entends étonnée et confuse,
Je crains presque, je crains qu'un songe ne m'abuse.
Veîllé-jc ? Puis-je croire un semblable dessein?
Quel dieu, seigneur^ quel dieu Ta mis dans votre sein?
Qu'à bon droit votre gloire en tous lieuï est semée !
Et que la vérité passe la renommée !
Vous-même en ma faveur vous voulci vous trahir !
N*élîut-ce pas assez de ne me point haïr, •
Et d -avoir si longtemps pu défendre votre âme
De celte inimitié..,
HIPPOLTTE.
Moi , VOUS haïr, madame !
Avec quelques couleurs qu'on ait peint ma fierté.
Croit-on que dans ses flancs un monstre m'ait porté?
Quelles sauvages mœurs , quelle haine endurcie
Pourrait, en vous voyant, n'être point adoucie?
Ai-je pu résister au charme décevant...
Al ICIE.
Quoi, seigneur!
HIPPOLYTE.
Je me suis engagé trop avant.
44
518 i>H(:nRK.
Je vois que la raison code ù la violence :
I^uisque j'ai commencé de rompre le silence ,
Madame > il faut poursuivre; il faut vous informer
D'un secret que mon cœur ne peut plus renfermer.
Vous voyez devant vous un prince déplorable y
D'un téméraire oi^ueil exemple mémorable :
Moi qui, contre l'amour fièrement révolté.
Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté ;
Qui, des faibles mortels déplorant les naufrages.
Pensais toujours du bord contempler les orages :
Asservi maintenant sous la commune loi ,
Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi?
Un moment a vaincu mon audace imprudente :
Cette àme si superbe est enfin dépendante.
Depuis près de si mois, honteux, désespéré,
Portant partout le trait dont je suis déchiré.
Contre vous, contre moi, vainement je m'éprouve :
Présente, je vous fuis; absente , je vous trouve ;
Dans le fond des forêts votre image me suit;
La lumière du jour, les ombres de la nuit,
Tout retrace à mes yeux les charmes que j'évite ;
Tout vous livre à l'envi le rebelle Hippolyte.
Moi-môme, pour tout fruit de mes soins superflus «
Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus :
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune;
Je ne me souviens plus des leçons de Neptune;
Mes seuls gémissements font retentir les bois.
Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.
Peut-être le récit d'un amour si sauvage
Vous fait, en m'écoutant, rougir de votre ouvrajijc.
D'un cœur qui s'offre à vous quel farouche entretien !
Quel étrange captif pour un si beau lien !
Mais l'offrande à vos yeux en doit être plus chcro :
Songez que je vous parle une langue étrangère;
Et ne rejetez pas deâ vœux mal exprimes,
Qu'Hippolyte sans vous n'aurait jamais formés.
ACTE 11, SCÈNE IV. 519
SCÈNE lïl.
HIPPOLYTE, AFUCIE, THÉRAMÉNE, ISMÈNE.
THÉRAnÉNE.
Seigneur, la reine vient, et je l'ai devancée :
Elle vous cherche.
HIPPOLTTE.
Moi?
THÊRÀMÉNE.
J'ignore sa pensée ;
Mais on vous est venu demander de sa part.
Phèdre veut vous parler avant votre départ.
HIPPOMTE.
Phèdre ! Que lui dirai-jc? et que peut-elle attendre?...
ARICIE.
Seigneur, vous no pouvez refuser de l'entendre :
Quoique trop convaincu de son inimitié.
Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.
HIPPOLTtE.
Cependant vous sortez. Et je pars : et j'ignore
Si je n'offense point les charmes que j'adore;
J'ignore si ce cœur que je laisse en vos mains...
ARICIE.
Partez, prince, et suivez vos généreux desseins;
Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire :
J'accepte tous les dons que vous me voulez faire.
Mais cet empire enfin, si grand, si glorieux.
N'est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.
SCÈNE IV.
HIPPOLYTE, THÊRÀMÉNE.
HIPPOLYTE.
Ami, tout est-il prêt? Mais la reine s'avance.
Va, que pour le départ tout s'arme en diligence :
Fais donner le signal, cours, ordonne; et rcvieu
Me délivrer bientôt d'un fâcheux entretien.
bW PHÈDRE.
SCÈNE V.
PHÈDRE, HIPPOLYTE, CENONE.
PHÈDRE, à OEaone, du» le fond du théAtre.
Le Yoici. Vers mon cœar tout mon sang se retire.
J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.
OENONE.
Souvenez-vous d'un fils qui n'espère qu'en vous.
pnÉonE.
On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous ,
Seigneur. A vos douleurs je viens joindre mes larmes;
Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.
Mon fils n'a plus de père, et le jour n'est pas loin
Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.
Déjà mille ennemis attaquent son enfance :
Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.
Mais un secret remords agite mes esprits :
Je crains d'avoir fermé votre oreille à ses cris ;
Je tremble que sur lui votre juste colère
Ne poursuive bientôt une odieuse mère.
HIPPOLYTE.
Madame, je n'ai point des sentiments si bas.
PHEDRE.
Quand vous me haïriez, je ne m'en plaindrais pas.
Seigneur; vous m'avez vue attachée à vous nuire;
Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
A votre inimitié j'ai pris soin de m'offrir ;
Aux bords que j'habitais je n'ai pu vous souffrir;
En public, en secret, contre vous déclarée,
J'ai voulu par des mers en être séparée ;
J'ai même défendu par une expresse loi
Qu'on osât prononcer votre nom devant moi :
Si pourtant à l'offense on mesure la peine ,
Si la haine peut seule attirer votre haine.
Jamais femme ne fut plus digne de pitié.
Et moins digne, seigneur, de votre inimitié.
HIPPOLYTE.
Des droits de ses enfants une mère jalouse
Pardonne rarement au fils d'une autre épouse ;
Madame, je le sais : les soupçons importuns
ACTE II, SCtiNE V. 521
Sont d'un second hymen les fruits les plus communs.
Toute autre aurait pour moi pris les mômes ombrages ,
Et j'en aurais peut^tre essuyé plus d'outrages.
PHÈDRE.
Ah seigneur! que le ciel, j'ose ici l'attester.
De cette loi commune a voulu m'excepter!
Qu'un soin bien différent me trouble et me dévore !
Hippoi.rrE.
Madame j il n'est pas temprî de vous troubler encore :
Peut-être ^otre époui voit encore le itHir;
Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
Neptune le protège; cl ce dieu tulclairc
Ne sera pas on vain imploré par mon pore.
ptlÉDdE.
On ne voit point deuï fois le rivage des morts j
Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords.
En vain vous espérez qu'un dieu vous le renvoie;
El l'avare Achéron ne liche point sa proie.
Que dis*je? il n'est point mort j pui.^qu'il rcsjnrc en vous.
Toujours devant mes yen* je crois voir mon époux ;
Je le voiSj je lui parle; et mon c«ur... Je m'égare,
Seigneur; ma folle ardeur malgré moi sv. déclare.
HIPPOLVTE.
Je vois de votre amour l'effet prodigieux :
Tool mort qu'il e5>t, Thésée est présent k vos yeuï;
Toujours de son anioor votre àme est cmbrasce,
PHÈDRE.
Oui; prince, je languis, je brûle pour Thésée :
Je l'aime , non point tel que l'ont vu les enfers ,
Volage adorateur de mille objets divers.
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi.
Tel qu'on dépeint nos dieux, ou tel qu« je vous voi.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage;
Cette noble pudeur colorait son visage.
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors? Pourquoi, sans Hippolyte,
Des héros de la Grèce aascmbla-t-il l'élite?
Pourquoi, trop jfunc cncor, ne pîites-vous alors
hn PlIÈDRt.
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète ,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite :
Pour en développer l'embarras incertain ,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non : dans ce dessein je l'aurais devancée;
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée ;
C'est moi^ prince, c'est moi dont l'utUe secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m'eût coûtés cette tète charmante !
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante :
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Hoi-mème devant vous j'aurais voulu marcher;
Et Phèdre 9 au labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.
mPPOLYTE.
Dieux! qu'est-ce que j'entende! Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père, et qu'il est votre époui?
PHÈDRE.
Et sur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire.
Prince? Aurais-je perdu ^out le soin de ma gloire?
HIPPOLYTE.
Madame, pardonnez : j'avoue, en rougissant ,
Que j'accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;
Et je vais...
PHÈDRE.
Alf cruel l tu m'as trop entendue !
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur ;
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux, je m'approuve moi-même.
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes.
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les dieux m'en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang;
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d'une faible mortelle. -
'Jbi-ménio en ton esprit rappelle le passé :
ACTK II, SCr.NK VI. f,2J
C'est peu de l'avoir fui, cruel, je t'ai chassé;
J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine;
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.
Oc quoi m'ont profité mes inutiles soins?
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins;
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J'ai langui, j'ai séché dans les feux, dans les larmes :
Il suffit de tes yeux pour f en persuader.
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis-je? cet*aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois-lu Tolontairc?
Tremblante pour un fils que je n'osai.s trahir, " ''
Ju te venais prier de ne le point haïr :
Ir'aibles projets d'un ccctir trop plein de ce qu'il aimcl
liélasl je ne t'ai pu parler que de tai-ménn l
Vengc-totj punis-moi d'un odieuîc amour ; *
Digne fils du héros qui l'a donné le jour.
Délivre l'uni vers d*un monstre qui t'irrile,
La veuve de Thésée ose aimer Hippolytc!
Crois-moi j ce monslrc affruux ne doit point t échapper :
Voilà mon cœur^ c'est là que ta main doit Jrappcr,
impatient déjà d'expier son ofTcnsc,
Ati-devaiit de ton bras je le sens qui s'avance,
Frappe; ou, si lu le crois indigne de tes coups.
Si ta haine in'cnvic un suppllcd si doux.
Ou si d*un sang trop vil la main serait trempée ,
Au défaut de Ion bras prète-raoi ton épée;
Donne.
GENONE.
Que faite^vous^ madame! Justes dieux!
Mais on vient : évitez des témoins odieux.
Venez, rentrez; fuyez une honte certaine.
SCÈNE VI.
HIPPOLYTE, THÉRAMÉNE.
THÉRAMÉTiE.
Est-ce Phèdre qui fuit, ou plutôt qu'on entraîne?
Pourquoi, seigneur, pourquoi ces marques de douleur?
Je vous vois sans épée, interdit, sans couleur.
524 PIIÈDRK.
HIPPOLTTE.
Théramène y fuyons. Ma surprise est extrême :
Je ne puis sans horreur me regarder moi-môme.
Phèdre... Mais non y grands àieux ! qu'en un profond oubli
Cet horrible secret demeure enseveli.
THÉRAMÈNE.
Si vous voulez partir^ la voile est préparée :
Mais Athènes^ seigneur , s'est déjà déclarée;
Ses chefs ont pris les voix cle toutes ses tribus;
Votre frère l'emporte , et Phèdre a le dessus.
mPPOLTTE.
Phèdre?
THÉRAMÈNE.
Un héraut chargé des volontés d'Athènes
De l'État en ses mains vient remettre les rênes.
Son fils est roi, seigneur.
HIPPOLYTE.
Dieux, qui la connaissez,
Est-ce donc sa vertu que vous récompensez?
THÉRAMÈNE.
Cependant un bruit sourd veut que le rdi respire:
On prétend que Thésée a paru dans l'Épire :
Mais moi, qui l'y cherchai, seigneur, je sais trop bien...
HIPPOLYTE.
N'importe; écoutons tout, et ne négligeons rien.
Examinons ce bruit, remontons à sa source.
S'il ne mérite pas d'interrompre ma course.
Partons; q|, quelque prix qu'il en puisse coûter.
Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter.
ACTE TROISIEME.
SCÈNE I.
PHEDRE, OENONE.
PHEDRE.
Ail! que Ton porte ailleurs les honneurs qu'on m'envoie
Importune, peux-tu souhaiter qu'on me voie?
ACTE III, SCÈNE I. 525
De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé?
Cache-moi bien plutôt; je n'ai que trop parlé.
Mes fureurs au dehors ont osé se répandre :
J'ai dit ce que jamais on ne devait entendre.
Ciel ! comme il m'écoutait ! Par combien de détours
l/iusensiblo a loii;îtemjis éhulé mes discours î
f]ijmmc il ne respirait qu'une rclraUc prompte î
Et rombien sa roug:t'ur a redoublé ma honte î
Poun[uoi dé lo ornais-tu mon funeste dessein?
Hirl^is! quand son épce allait chercher mon soin,
A-l-il pâli pour moif me Ta-l-il arrachée?
Il surfit que ma main Tait une fois touchée ,
Je l'ai rendue horrible h ses yeux inïiumains;
Et ce fer malheureux profanerait ses mains.
GE?iO?fE.
Ainsi, dans vos maîhcurs ne songeant qu'à vous plaindte.
Vous nourrissez un feu qu'il tous faudrait éteindre.
Ne vaudrait-il pas mieuît, digne sang de Minos,
Dans de plus nobïes soins cîiercher votre repos.
Contre un ingrat qui plait recourir h la finie,
Réjjucrj et de TÉtat embrasser la conduite l
Moij n?gnerl moi, ranger un État sous ma Un,
Quand ma faible raison ne règne plus sur uvm Î
Lorsque j'ai de mes sens abandonné l'empire î
Quand sous un joug honteux à peine je respire !
Quand je me meurs !
OENONB.
Fuyez.
PHÈDRE.
Je ne le puis quitter.
GEMONE.
Vous l'osâtes bannir^ yous n'osez l'éviter?
PHÈDRE.
Il n'est plus temps : il sait mes ardeurs insensées.
De l'austère pudeur les bornes sont passées :
J'ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur;
Et l'espoir malgré moi s'est glissé dans mon cœur.
Toi-môme , rappelant ma force défaillante ,
Et mon âme déjà sur mes lèvres errante,
Par tes conseils flatteurs tu m'as su ranimer :
526 PHÈDRE.
Tu m'as fait entrevoir que je pouvais l'aimer.
OBNOIXE.
Hélas ! de vos malheurs innocente ou coupable ,
De quoi pour vous sauver n'étai»-je point capable?
Mais si jamais l'offense irrita vos esprits ,
Pouvez-vous d'un superbe oublier les mépris ?
Avec quels yeux ci:uels sa rigueur obstinée
Vous laissait à ses pieds ^ peu s'en faut, prosternée 1
Que son farouche orgueil le rendait odieui !
Que Phèdre en ce moment n'avait-elle mes yeux !
PHÈDRE.
OEnone^ il peut quitter cet orgueil qui te blesse;
Nourri dans les forêts , il en a la rudesse.
Hippolyte^ endurci par de sauvages lois.
Entend parler d'amour pour la première fois :
Peut-être sa surprise a causé son silence ;
Et nos plaintes peut-être ont trop de violence. •
OEKONE.
Songez qu'une barbare en son sein Ta formé.
PHÈDRE.
Quoique Scythe et barbare , elle a pourtant aimé.
OEÎSONE.
Il a pour tout le sexe une haine fatale.
PHÉDHE.
Je ne me verrai point préférer de rivale.
Enfin tous tes conseils ne sont plus de saison :
Sers ma fureur, Œnone, et non point ma raison.
11 oppose à l'amour un cœur inaccessible :
Cherchons pour l'attaquer quelque endroit plus sensible.
Les charmes d'un empire ont paru le toucher;
Athènes l'attirait, il n'a pu s'en cacher ;
DéJH de ses vaisseaux la pointe était tournée.
Et la voile flottait, aux vents abandonnée.
Va trouver de ma part ce jeune ambitieux,
Œnone; fais briller la couronne à ses ycui;
Qu'il mette sur son front le sacré diadème :
Je ne veux que l'honneur de l'attacher moi-même.
Cédons-lui ce pouvoir que je no puis garder.
11 instruira mon fils dans l'art de commander;
Peut-être il voudra bien lui tenir lieu do père :
Je mets sous son pouvoir o.t le fils et la mère.
ACTK III, SCflNK III. 527
Pour le fléchir enfin, tente tous les moyens;
Tes discours trouveront plus cracccs que les miens :
Presse , pleure , gémis ; peins-lui I^hèdre mourante ;
Ne rougis point de prendre une voix suppliante :
Je t'avouerai de tout; je n'espère qu'en toi.
Va : j'attends ton retour pour disposer de moi.
SCÈNE II.
PHÈDRE.
0 toi qui vois la hnnle ou je fiuiis descendue.
Implacable Véiuis, suis^je a?isez confondue î
Tn ne saurais plu§ loin pousser ta cruauté ;
T(M triomphe est parfait; tous tes traits ont purtê.
Cniï'lle! si tu vcuï une gloire nouvelkj
Attaque un ennemi qui te ^oxi plus rebelle.
Hlppolyte te fuit, ct^ bravant ton courroux ,
Jamais à tes atittls n'a Ûcchi les genoux;
Ton nom semble offenser ses superbes oreilles.
Déesse, venge-itfci; nos causes sont pareilles,
Qiïll aime.,. Mais déjà tu reviens sur lej> pas,
UKïione! On me déleste; on ne t*écciute pas?
SCÈNE III.
PHÈDRE, OENONE.
OENONE.
Il faut d'un vain amour étouffer la pensée ,
Madame ; rappelez votre vertu passée :
Le roi, qu'on a cru mort, va paraître à vos yeux ;
Thésée est arrivé, Thésée est en ces lieux.
Le peuple pour le voir court et se précipite.
Je sortais par votre ordre , et cherchais Hippol.>ie ,
Lorsque jusques au ciel mille cris élancés...
PHÈDRE.
Mon époux est vivant, CEnone; c'est assez.
J'ai fait l'indigne aveu d'un amour qui l'outrage :
11 vit; je ne veux pas en savoir davantage.
OENONE.
Quoi?
528 PHÈDRE.
PRRDRE.
Je te Tai prédit; mais tu n'as pas voulu :
Sur mes justes remords tes pleurs ont prévalu :
Je mourais ce matin digne d'être pleurée ;
J'ai suivi tes conseils^ je meurs déshonorée.
CENONE.
Vous mourez?
PHÈDRE.
Juste ciel! iqu'ai-je fait aujourd'hui?
Mon époux va paraître^ et son fils avec lui!
Je verrai le témoin de ma flamme aduUère
Observer de quel front j'ose aborder son père ,
Le cœur gros de soupirs qu'il n'a point écoutés.
L'œil humide de pleurs par l'ingrat rebutés !
Tcnses-tu que, sensible à l'honneur de Thésée,
11 lui cache l^ardcur dont je suis embrasée?
Laissera-t-il trahir et son père et son roi ?
Pourra-t-il contenir l'horreur qu'il a pour moi?
11 se tairait en vain : je sais mes perfidies,
ORnonc, et ne suis point de ces femmes hardies
Qui, goûtant dans le crime'une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais;
Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes :
11 me semble déjà que ces murs, que ces voûtes
Vont prendre la parole, et, prêts à m'accuser,
Attendent mon époux pour le désabuser.
Mourons : de tant d'horreurs qu'un trépas me délivre.
Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ?
La mort aux malheureux ne cause point d'effroi :
Je ne crains que le nom que je laisse après moi.
Pour mes tristes enfants quel affreux héritage!
Le sang de Jupiter doit enfler leur courage :
Mais, quelque juste orgueil qu'inspire un sang si boau^
Le crime d'une mère est un pesant fardeau.
Je tremble qu'un discours, hclasi trop véritable
Un jour ne leur reproche une mère coupable :
Je tremble qu'opprimés de Ce poids odieux,
L'Un ni l'autre jamais n'osent lever les yeux.
OENONE.
Il n'en faut point douter, je les plains l'un et l'autre ;
Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre.
ACTK llî, SCÈM: IIÎ. .r,23
Mais à de tels affronts pourquoi les exposer?
Pourquoi contre vous-même allez-vous déposer?
C'en est fait : on dira que Phèdre, trop coupable.
De son époux trahi fuit Taspcct redoutable.
Ilippolyte est heureux qu^aux dépens de vos jours
Vous-même, en expirant, appuyiez ses discours.
A votre accusateur que pourrai-jc répondre?
Je serai devant lui trop facile à confondre :
De son triomphe affreux je le verrai jouir.
Et conter votre honte à qui voudra l'ouïr.
Ah ! que plutôt du ciel la flamme me dévore !
Mais, ne me trompez point, vous est-il cher encore?
De quel œil voyez-vous ce prince audacieux?
PHEDRE.
Je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux.
OENONE.
Pourquoi donc lui céder une victoire entière?
Vous le craignez; osez Taceuser la pr^mien'
Du crime dont 11 peut vous charger aujiHri'irhMu
Qui vous démenti ni? Tuul parle contre lui -
Son épée im vos nmiu?; ht^uri^iisi^mrril lais^<rc>
Votre troyble présent, volro dùnkur piissre,
Son père p.ir vos cris lU'S Ituïjrtcmps prévenu.
Et déjà sou i \i\ par n>uï5-rni*nK^ olttfTiu
PHEDRE.
Moi, que j'ose opprimer et noircir l'innocence !
OENONE.
Mon zèle n'a besoin que de votre silence.
Tremblante comme vous, j'en sens quelques remords :
Vous me verriez plus prompte affronter mille morts.
Mais, puisque je vous perds sans ce triste remède.
Votre vie est pour moi d'un prix à qui tout cède.
Je parlerai. Thésée, aigri par mes avis.
Bornera sa vengeance à l'exil de son fils.
Un père, en punissant, madame, est toujours père;
Un supplice léger suffit à sa colère.
Mais, le sang innocent dùt-il être versé.
Que ne demande point votre honneur menacé?
C'est un trésor trop cher pour oser le commettre.
Quelque loi qu'il vous dicte, il faut vous y soumettre ,
Madame; et, pour sauver votre honneur combattu.
&30 PHÈDRE.
11 faut immoler tout, et même la vertu.
On vient; je vois Thésée.
PDÉDRE.
Ah! je vois Hippolyte;
Dans ses yeux insolents je vois ma perte écrite.
Fais ce que tu voudras , je m'abandonne à toi :
Dans le trouble où je suis je ne puis rien pour moi.
SCÈNE IV.
TKÉSÉE, niPPOLYTE, PHÈDRE, OENONE,
THËRAMÊNE.
THÉSÉE.
La fortune à mes vœux cesse d'être opposée ,
Madame, et dans vos bras met...
PHÈDRE.
Arrêtez , Thésée ,
Et ne profanez point des transports si charmants :
Je ne mérite plus ces doux empressements;
Vous Tètes offensé. La fortune jalouse
N'a pas en votre absence épargné votre épouse.
Indigne de vous plaire et de vous approcher^
Je ne dois désormais songer qu'à me cacher.
SCÈNE V.
THÉSÉE, HIPPOLYTE, THÉRAMENE.
THÉSÉE.
Quel est l'étrange accueil qu'on fait à votre père ,
Mon fils?
HIPPOLTTE.
Phèdre peut seule expliquer ce mystère.
Mais, si mes vœux ardents vous peuvent émouvoir,
Permettez-moi, seigneur, de ne la plus revoir;
Souffrez que pour jamais le tremblant Hippolyte
Disparaisse des lieux que votre épouse habite.
THÉSÉE.
Vous, mon fils, me quitter?
HIPPOLTTE.
Je ne la cherchais pas :
ACTE IV, SCENE V. 531
Cest vous qui sur ces bords conduisîtes ses pas.
Vous daignâtes, seigneur, aux rives de Trézène
Confier en partant Aricie et la reine :
Je fus même chargé du soin de les garder.
Mais quels soins désormais peuvent me retarder?
Assez dans les forêts mon oisive jeunesse
Sur de vils ennemis a montré son adresse :
Ne pourrai-je, e» fuyant un indigne repos j
D'un j^ang plus gloriem teindre mes javelots?
Vous n'aviez pas encore atteint l'àgc où je louche,
Déjà plus d'un tyran j pluf^ d'un monstre farouche
Avait de votrfi bras senti la pesanteur;
Déjà, de Tinsolence heuvcus persécuteur.
Vous aviez des ûeut mcra assuré les rivages;
Le libre voyageur ne craiÉpiati plus d^oulragcs;
Hercule j respirant sur le bruit de vos coups.
Déjà de son travail se reposait sur vous :
£t moi, fils inconnu d'un si glorieux père.
Je suis méftie cncor loin des traces de ma mère!
Souffrez que mon courage ose enfin s'occuper :
Souffrez j, si quelque monstre a pu vous échapper ,
Que j'apporte à vos pieds sa dépouille honorable.
Ou que d'un beau trépas la mémoire durable,
Éternisant des jours si noblement finis.
Prouve à tout l'univers que j'étais votre fils.
THÉSÉE.
Que vois-je? quelle horreur dans ces lieux répandue
Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue?
Si je reviens si craint et si peu désiré,
O ciel, de ma prison pourquoi m'as-tu tiré?
Je n'avais qu'un ami : son imprudente flamme
Du tyran de l'Épire allait ravir la femme ;
Je servais à regret ses desseins amoureux ;
Mais le sort irrité nous aveuglait tous deux.
Le tyran m'a surpris sans défense et sans armes.
J'ai vu Pirithoùs, triste objet de mes larmes.
Livré par ce barbare à des monstres cruels
Qu'il nourrissait du sang des malheureux mortels.
Moi-même il m'enferma dans des cavernes sombres ,
Lieux profonds, et voisins de l'empire des ombres.
Les dieux, après six mois, enfin m'ont regardé :
532 PHÈDRE.
J'ai su tromper les yeux par qui j'étais garde.
D'un perfide ennemi j'ai purgé la nature :
A ses monstres lui-môme a servi de pâture.
Et lorsqu'avec transport je pense m'approcher
*De tout ce que les dieux m'ont laisse de plus cher;
Que dis-je? quand mon âme, à soi-même rendue.
Vient se rassasier d'une si colère vue,
Je n'ai pour tout accueil que des frémissements;
Tout fuit, tout se refuse à mes embrasscmcnts :
Et mo't-mème , éprouvant la terreur que j'inspire ,
Je voudrais être encor dans les prisons d'Épire.
Parlez. Phèdre se plaint que je suis outrage. •
Qui m'a trahi? Pourquoi ne suis-je pas vengé?
La Grèce, à qui mon bras fut tant de fois utile,
A-t-elle au criminel accordé quelque asile?
Vous ne répondez point.. Mon fils, mon propre fils.
Est-il d'Intelligence avec mes ennemis?
Entrons : c'est trop garder un doute qui m'accable.
Connaissons à la fois le crime et le coupable :
Que Phèdre explique enfin le trouble où je la voi.
SCÈNE VI.
HIPPOLYTE, THÉRAMÊNË.
HIPPOLYTE.
OÙ tendait ce discours qui m'a glacé d'effroi?
Phèdre, toujours en proie à sa fureur extrême,
Veut-€Ue s'accuser et se perdre elle-même?
Dieux! que dira le roi? Quel funeste poison
L'amour a répandu sur toute sa maison!
Moi-même, plein d'un fou que sa haine réprouve,
Quel il m'a vu jadis, et quel il me retrouve !
De noirs pressentiments viennent m'épouvantcr.
Mais l'innocence enfin n'a rien à redouter :
Allons; cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse
Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse ,
Et lui dire un amour qu'il peut vouloir troubler.
Mais que tout son pouvoir ne saurait ébranler.
ACTE IV, SCÈNE I. 533
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
THÉSÉE, OENONE.
TUÉSÉE.
Ah! qu'est-ce que j'entends? Un traître, un téméraire
Préparait cet outrage à l'honneur de son père !
Avec quelle rigueur, destin, tu me poursuis!
Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis.
0 tendresse! ô bonté trop mal récompensée!
Projet audacieux ! détestable pensée !
Pour parvenir au but de ses noires amours ,
L'insolent de la force empruntait le secours !
J'ai reconnu le fer, instrument de sa rage ,
Ce fer dont je l'armai pour un plus noble usage ^
Tous les liens du sang n'ont pu le retenir!
Et Phèdre différait à le faire punir!
I^ silence de Phèdre épargnait le coupable!
'^ OENONE.
Phèdre épargnait pluttVt un père déplorable :
Hanlcuse du d*isscin d'un amant furieux.
Et du feu criminel qu'il a pris dans ses yeux,
Phèdre mourait, seigneur, et sa main meurtrière
Éteignait de ses yetiit rinnocente lumière.
J'ai vu lever le bras, j'ai couru la sauver :
Moi seule à votre amour j'ai su ta conserver ;
Et, plaignant à la fois son trouble et vos alarmes.
J'ai servi malgré moi d'interprète à ses larmes.
THÉSÉE.
Le perfide! il n'a pu s'empêcher de pâlir :
De crainte, en m'abordant, je l'ai vu tressaillir.
Je me suis étonné de son peu d'allégresse;
Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse.
Mais ce coupable amour dont il est dévoré
Dans Athènes déjà s'ctait-il déclaré?
4â.
.'>34 PHÈDRE.
GENONE.
Seigneur^ souvencx-vous des plaintes de la reine.
Un amour criminel causa toute sa haine.
THÉSlfcE.
Et ce feu dans Trézène a donc recommencé?
CENONE.
Je vous ai dit, seigneur^ tout ce qui s'est passé.
C'est trop laisser la reine à sa douleur mortelle ;
SoufTrez que je vous quitte , et me range auprès d'elle.
SCÈNE II.
THÉSÉE, HIPPOLYTE.
THÉSÉE.
Ah! le voici. Grands dieux! à ce noble maintien
Quel œil ne serait pas trompé comme le mien ?
Faut-il que sur le front d'un profane adultère
Brille de la vertu le sacre caractère !
Et ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains!
HIPPOLYTE.
Puis-je vous demander quel funeste nuage.
Seigneur, a pu troubler votre auguste visage?
N'osez-vous confier ce secret à ma foi ?
THÉSÉE.
Perfide! oses-tu bien te montrer devant moi?
Monstre, qu'a trop longtemps épargné le tonnerre ,
Reste impur des brigands dont j'ai purgé la terre ,
Après que le transport d'un amour plein d'horreur
Jusqu'au Ut de ton père a porté ta fureur.
Tu m'oses présenter une tète ennemie !
Tu parais dans des lieux pleins de ton infamie !
Et ne vas pas chercher, sous un ciel inconnu.
Des pays où mon nom ne soit point parvenu!
Fuis, traître. Ne viens point braver ici ma haine,
Et tenter un courroux que je retiens à peine :
C'est bien assez pour moi de l'opprobre étemel
D'avoir pu mettre au jour un fils si criminel.
Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire ,
De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.
ACTE IV, SCÈNE II. 533
Fuis : et, si tu ne veux qu'un châtiment soudain
T'ajoute aux scélérats qu'a punis cette main ,
Prends garde que jamais Tastre qui nous éclaire
Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire.
Fuis, dis-je; et, sans retour précipitant tes pas.
De ton borhblfi aspect purge tous mes États.
Et toi ^ Neptune , et toi, si jadis mon courage
D'infâmes assassins nettoya ton rivage,
Sauviens-loi que, pour pris de mt^s efforts heureux.
Tu promis d'exaucer le premier de mes vieux.
Dans le 9 Ioniques rigueurs d'une prison cruelle
Je n'ai point imploré la puissance immortelle;
Avare du accours que j'allcnds de tes so;nSj
Mes vœux 1*0 ni résen'é pour de plus grands besoins ;
Je Timplore aujourd'hui. Veng*^ un malheureux père :
J'abandonne ce traître à toute la colère:
Etouffe dans son sang ses désirs effronti^a.
Thésée à tes fureurs connaîtra tes boritéïi.
eiPPOLÏTE.
D'un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte!
Un tel excès d'horreur rend mon âme interdite.
Tant de coups imprévus m'accablent à la fois,
yu'ils m'ôtent la parole, et m'étouffent la voix.
THÉSÉE.
Traître, tu prétendais qu'en un lâche silence
Phèdre ensevelirait ta brutale insolence :
Il fallait, en fuyant, ne pas abandonner
Le fer qui dans ses mains aide à te condamner ;
Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie.
Lui ravir tout d'un coup la parole et la vie.
HIPPOLVTE.
D'un mensonge si noir justement irrité.
Je devrais faire ici parler la vérité ,
Seigneur : mais je supprime un secret qui vous touche.
Approuvez le respect qui me ferme la bouche;
Et, sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis.
Examinez ma vie, et songez qui je suis. '
Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes :
Quiconque a pu franchir les bornes légitimes
Peut violer enfin les droits les plus sacres :
Ainsi que la vertu le crime a ses degrés;
&36 . PHËDRë.
Et jamais on n'a vu la timide innocence
Passer subitement à l'extrême licence.
Un jour seul ne fait point d'un mortel vertueui
Un perfide assassin y un lâche incestueux.
Élevé dans le sein d'une chaste héroïne^
Je n'ai point de son sang démenti l'origine :
Pitthée^ estimé sage entre tous les humains,
Daigna m'instruire encore au sortir de ses mains.
Je ne veux point me peindre avec trop d'avantage;
Mais si quelque vertu m'est tombée en partage y
Seigneur , je crois surtout avoir fait éclater
La haine des forfaits qu'on ose m'imputer.
C'est par là qu'Hippolyte est connu dans la Grèce.
J'ai poussé la vertu jusques à la rudesse :
On sait de mes chagrins l'inflexible rigueur.
Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.
Et l'on veut qu'Hippolyte, épris d'un feu profane...
THÉSÉE.
Oui, c'est ce même orgueil, lâche! qui te condamne.
Je vois de tes froideurs le principe odieux :
Phèdre seule charmait tes impudiques yeux;
Et pour tout autre objet ton âme indifférente
Dédaignait de brûler d'une flamme innocente.
inrpoLTrE.
Non, mon père, te cœur, c'est trop vous le celer,
N'a point d'un chaste amour dédaigné de brûler.
Je confesse à vos pieds ma véritable offense :
J'aime, j'aime, il est vrai, malgré votre défense.
Aricie à ses lois tient mes vœux asservis ;
La fille de Pallante a vaincu votre fils :
Je l'adore ; et mon âme, à vos ordres rebelle ,
Ne peut ni soupirer ni brûler que pour elle.
THÉSÉE.
Tu l'aimes? ciel! Mais non, l'artifice est grossier :
Tu te feins criminel pour te justifier.
HIPPOLYTE.
Seigneur, depuis six mois je l'évite, et je l'aime :
Je venais, en tremblant, vous le dire à vous-mènu\
Hé quoi! de votre erreur rien ne vous peut tirer?
Par quel affreux serment faut-il vous rassurer?
Que la terre, le ciel, que toute la nalurc...
AGT£ IV, SCÈNE III. 637
THÉSÉE.
Toujours les scélérats ont recours au parjure.
Cesse , cesse ^ et m'épargne un importun discours^
Si ta fausse vertu n'a point d'autre secours.
HlPI»OLYTE.
Elle vous parait fausse et pleine d'artifice :
Phèdre au fond de son cœur me rend plus de justice.
JHÉSÉE.
Ah! que ton impudence excite mon courroux!
niPPOLYTE.
Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous''
fHÉSÉE.
Fusses-tu par delà les colonnes d'Alcidc ,
Je me croirais encor trop voisin d'un perfide.
BIPPOLYTE.
Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,
Quels amis me plaindront, quand vous m'abandonnez?
THÉSÉE.
Va chercher des amis dont l'estime funeste
Honore l'adultère, applaudisse à l'inceste;
Des traîtres, des ingrats sans honneur et sans loi,
Dignes de protéger un méchant tel que toi.
HIPPOLYTE.
Vous me parlez toujours d'inceste et d'adultère :
Je me tais. Cependant Phèdre sort d'une mère,
Phèdre est d'un sang, seigneur, vous le savez trop bien ,
De toutes ces horreurs plus rempli que le mien.
THÉSÉE.
Quoi! tarage à mes yeux perd toute retenue?
Pour la dernière fois, ôtc-toi de ma vue.
Sors, traître : n'attends pas qu'un père furieux
Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux.
SCÈNE III.
THÉSÉE.
Misérable, tu cours à ta perte infaillible.
Neptune, par le fleuve aux dieux mômes terrible,
M'a donné sa parole , et va l'exécuter.
Un dieu vengeur te Ruit, tu ne peux Tcviter.
h38 PHÈDRE.
Je t'aimais; ci je sens que ^ malgré ton ofTensc ,
Mes entrailles pour toi se troublent par avance.
Mais à te condamner tu m'as trop engagé :
Jamais père en effet fut-il plus outragé !
Justes dieux, qui voyez la douleur qui m'accable,
Ai-je pu mettre au jour un enfant si coupable l
SCÈNE iV.
PHÈDRE, THÉSÉE.
PBBDRE.
Seigneur, je viens à vous, pleine d'un juste effroi ;
Votre voix redoutable a passé jusqu'à moi :
Je crains qu'un prompt effet n'ait suivi la menace.
S'il en est temps encore , épargnez votre race ,
Respectez votre sang ; j'ose vous en prier :
Sauvez-moi de l'horreur de l'entendre crier ;
N& me préparez point la douleur éternelle
De l'avoir fait répandre à la main paternelle.
THÉSÉE.
Non, madame, en mon sang ma main n'a point trempé;
Mais l'ingrat toutefois ne m'est point échappé :
Une immortelle main de sa perte est chargée ,
Neptune me la doit; et vous serez vengée.
PBÉDRE.
Neptune vous la doit! Quoi! vos vœux irrités...
THÉSÉE.
Quoi! craignez-vous déjà qu'ils ne soient écoutés?
Joignez-vous bien plutôt à mes vœux légitimes :
Dans toute leur noirceur retracez-moi ses crimes;
Echauffez mes transports trop lents, trop retenus.
Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus :
Sa fureur contre vous se répand en injures $
Votre bouche, ditril, est pleine d'impostures;
H soutiant qu'Aricie a son cœur, a sa foi ,
Qu'il l'aime.
PHÈDRE.
Quoi , seigneur !
THÉSÉE.
11 l'a dit devant moi.
Mais je sais rejeter un frivole artifice.
ACTE IV, SCÈNE VT. 63»
Espérons de Neptune une prompte justice .
Je vais moi-même encore au pied de ses autels
Le presser d'accomplir ses serments immortels.
SCÈNE V.
PHÈDRE.
n sort. Quelle nouvelle a. Trappe mon oreille!
Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille!
Quel coup de foudre, oh ciel! et quel funeste avis!
Je volais tuut entière au secours de son fils ;
Elj m'arrachant des bras d'OEnone épouvantée ,
Je cédais aui remords dont j'étais tourmentée.
Qui sait même où m' allait porter ce repentir?
Peut-être à ra'accuscr j'aurais pu consentir :
Peut-être, si la voii ne m'eût été coupée,
L'affreuse vérité me serait échappée.
Hippolyte est sensible , et ne sent rien pour moi !
Aride a son cûtur 1 àricie a sa foi 1
Ah dieux 1 Lorsqu'à mes vœuï Vingrat ineiorable
S'armait d'un œil si fier, d'un front si redoutable,
Je pensais quà Tamour son cœur toujours fermé
Fut contre tout mon seie également armé :
Une autru cependant a fléchi son audace ;
Devant ses ycui cruels une autre a trouvé grâce.
Peut-être a-t41 un coeur facile à s'attendrir :
Je suis le seul objet qu'il ne saurait souffrir.
El je me chargerais du soin do le défendrcl
SCÈNE VI.
PHÈDRE, OENONE.
PHÈDRE.
Chère CEnone, sais-tu ce que je viens d'apprendre?
CENONE.
Non; mais je viens tremblante, à ne vous point mentir :
J'ai pâli du dessein qui vous a fait sortir ;
J'ai craint une fureur à vous-même fatale.
PHÈDRE.
CEnone, qui l'eût cru? i'avais une rivale!
540 PHKDRK.
OET^ONE.
Comment?
PHÊORE.
Hippolyte aime ; et je n'en puis douter.
Ce farouche ennemi qu'on ne pouvait dompter.
Qu'offensait le respect, qu'importunait la plainte,
Ce tigre 9 que jamais je n'abordai sans crainte,
Soumis, apprivoisé-, reconnaît un vainqueur :
Aricie a trouvé le chemin de son cœur.
CENONE.
Aricie?
PHÈDRE.
Ah douleur non encore éi>rouvée !
A quel nouveau tourment je me suis réservée !
Tout ce que j'ai souffert, mes craintes, mes transports,
La fureur de mes feux, Thorrcur de mes remords.
Et d'un refus cruel l'insupportable injure.
N'était qu'un faible essai du tourment que j'endure.
Ils s'aiment! Par quel charme ont-ils trompé mes y^'ux'^
Comment se sont-ils vus? depuis quand? dans quels lieux?
Tu le savais : pourquoi me laissais-tu séduire?
De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m'instruire?
Les a-l-on vus souvent se parler, se chercher?
Dans le fond des forêts allaientrils se cacher?
Hélas! ils se voyaient avec pleine licence;
Le ciel de leurs soupirs approuvait l'innocence;
Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux;
Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux :
Et moi, triste rebut de la nature entière,
Je me cachais au jour, je fuyais la lumière :
La mort est le seul dieu que j'osais implorer.
J'attendais le moment où j'allais expirer :
Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée,
Encor, dans mon malheur de trop près obsenée.
Je n'o.sais dans mes pleurs me noyer à loisir.
Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir;
Et, sous un front serein déguisant mes alarmes,
H fallait bien souvent me priver de mes larmes.
OENONE.
Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours?
Ils ne se verront plus.
ACTK IV, SCf:?!»-: Vf. 5ii
PHEDRE.
Ils s'aimeront toujours!
Au moment que je parle ^ ah mortelle pensée!
Ils bravent la fureur d'une amante insensée :
Malgré ce même exil qui va les écarter^
Us fiint miUo serments de ne se puiat quitter.
Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m'outrage,
CEnonc; prends pitié d« ma jalouse rage.
Il faut perdre Aricic; il faut de mon époux
Contre on sang odieux réveiller le courroui :
Qu'il ne se borne pas à des peines légères;
Le crime de la sœur passe celui des frères.
Dans mes jaloux transports je le veux implorer.
Que tais-jc? où ma raison se va-l-elïe égarera
Moi jalouse 1 et Thésée est celui que j'implore !
Mon époux est vivant; et moi je brûle encore!
Pour qui? quel est le coeur où prétendent mes smixt
Chaque mot sur mon front fait dresser mes ehtveu\.
Mes crimes désormais ont comble la mesure :
Je respire à la fois Tinceste et rimposturc;
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans k sang innocent brûlent de se plonger.
Misérable! Et je vis! et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue*
J'ai pour aïeul le père cl le maître des dieux ;
IvC ciclj iout Tunivcrs est plein de mes aïeux :
Où rae cacher? Fuyons dans la nuit infernale*
Mais que dis-je? mon père y tient Turne fatale;
Le sort, dit-on. Ta mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
Ah! combien frémira son ombre épouvantée
Lorsqu'il verra sa fiïle, à ses yeux présentée ^
Contrainte d'avouer tant de forfaits divers,
El des crimes peut-être ineonuus aux enfers?
Que diras^tu, mon père, à ( c spectacle liombb*?
Je crois voir de ta main tomber l'urne terrible;
Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau.
Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
Pardonne. Un dieu cruel a perdu ta famille :
Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.
Hélas! du crime affreux dont la honte mn suit
■ ACI.tIF.. *0
642 PHËDBE.
Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit .
Jusqu'au dernier soupir de malheurs poursuivie ,
ie rends dans les tourments une pénible vie.
OENONE.
Hé! repoussez^ madame^ une injuste terreur!
Regardez d'un autre œil une excusable erreur.
Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée :
Par un charme fatal vous fûtes entraînée.
Est-ce donc un prodige inouï parmi nous?
L'amour n'a-t-il encor triomphé que de vous?
La faiblesse aux humains n'est que trop naturelle :
Mortelle^ subissez le sort d'une mortelle.
Vous vous plaignez d'un joug imposé dès longtemps :
Les dieux mêmes ^ les dieux, de l'Olympe habitants.
Qui d'un bruit si terrible épouvantent les crimes.
Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes.
PBÉDRE.
Qu'entends-je! Quels conseils ose-t-on me donner!
Ainsi donc jusqu'au bout tu veux m'empoisonner.
Malheureuse! Voilà comme tu m'as perdue.
Au jour que je fuyais c'est toi qui m'as rendue;
Tes prières m'ont fait oublier mon devoir :
J'évitais Hippolyte; et tu me l'as fait voir.
ne quoi te chargeais-tu? Pourquoi ta bouche impie
A-t-elle, en l'accusant, osé noircir sa vie?
Il en mourra peut-être, et d'un père insensé
Le sacrilège vœu peut-être est exaucé.
Je ne t'écoute plus. Va-t'en, monstre exécrable;
Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable.
Puisse le juste ciel dignement te payer !
Et puisse ton supplice à jamais effrayer
Tous ceux qui , comme toi , par de lâches adresses ,
Des princes malheureux nourrissent les faiblesses ,
Les poussent au penchant où leur cœur est enclin ,
Et leur osent du crime aplanir le chemin !
Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste !
GENONE, seale.
Ah dieux! pour la servir j'ai tout fait, tout quitté;
Et j'en reçois ro prix! Je l'ai bien mérité.
/
ACTK V, SCÈNE 1. 543
ACTE CINQUIÈME.
SCÈNE I.
HIPPOLYTE, ARICIE, ISMÉNE.
ARICIE.
Quoi! vous pouvnz vous taire en ce ptril ejttrèmc?
Vous laissez dans rerrcur un pcre qui vous aime?
Crtitill Mj de mes pleurs méprisant lé pouvoir.
Vous consentci sans peine à ne me plus revoir,
Partez ; séparez-vous delà triste Aricic :
Mais du moins en partant assurez votre viej
Défende votre honneur d'bn reproche honteui;
Et forcez votre père à révoquer ses vœujt :
Il en est temps cncor. Pourquoi, par quel caprice
Laissez- vous le champ libre ^k votre accusatrice?
Étjlaircissez Thésée.
HIPPOLYTE.
Hé! que n'ai-je point dit!
Ai-je dû mettre au jour l'opprobre de son lit?
Devais-je, en lui faisant un récit trop sincère.
D'une indigne rougeur couvrir le front d'un père?
Vous seule avez percé ce mystère odieux.
Mon cœur pour s'épancher n'a que vous et les dieux :
Je n'ai pu vous cacher ( jugez si je vous aime )
Tout ce que je voulais me cacher à moi-môme.
Mais songez sous quel sceau Je vous l'ai révélé :
Oubliez^ s'il se peut^ que je vous ai parlée
Madame ; et que jamais une bouche si pure
Ne s'ouvre pour conter cette horrible aventure.
Sur l'équité des dieux osons nous confier :
Ils ont trop d'intérêt à me justifier;
Et Phèdre, tôt ou tard de son crime punie
N'en saurait éviter la juste ignominie.
C'est l'unique respect que j'exige de vous.
Je permets tout le reste à mon libre courroux :
6a PHÈDRE.
Sortez de l'esclavage où vous êtes réduite;
Osez me suivre, osez accompagner ma fuite;
Arrachez-vous d'un lieu funeste et profané,
Où la vertu respire un air empoisonné;
Profitez, pour cacher votre prompte retraite.
De la confusion que ma disgrâce y jette.
Je vous puis de la fuite assurer les moyens :
Vous n'avez jusqu'ici de gardes que les miens;
De puissants défenseurs prendront notre querelle;
Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle :
A nos amis communs portons nos justes cris;
Ne souffrons pas que Phèdre, assemblant nos débris,
Du trône paternel nous chasse l'un et l'autre.
Et promette à son fils ma dépouilla et la vôtre.
L'occasion est belle, il la faut embrasser...
Quelle peur vous retient? vous semblez balancer !
Votre seul intérêt m'inspire cette audace :
Quand je suis tout de feu, d'où vous vient cette glace?
Sur les pas d'un banni craignez-vous de marcher?
ARICIE.
Hélas! qu'un tel exil, seigneur, me serait cher!
Dans quels ravissements, à votre sort liée,
Du reste des mortels je vivrais oubliée !
Mais, n'étant point unis par un lien si doux.
Me puis-je avec honneur dérober avec vous?
Je sais que, sans blesser l'honneur le plus sévèi-c.
Je me puis affranchir des mains de votre père :
Ce n'est point m'arracher du sein de mes parents;
Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans.
Mais vous m'aimez, seigneur; et ma gloire alarmée...
HIPPOLYTE.
Non, non; j'ai trop de soin de votre renommée :
Un plus noble dessein m'amène devant vous.
Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux.
Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l'ordonne.
Le don de notre foi ne dépend de personne :
L'hymen n'est point toujours entouré de flambeaux.
Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux.
Des princes de ma race antiques sépultures.
Est un temple sacré, formidable aux parjures :
C'est là que les mortels n'osent jurer en vain;
ACTE V, SCÈNE IJJ. 545
Le pcrGde y reçoit un chàtimcût soudain ;
Et, craignant d'y trouver la mort inévitable.
Le mensonge n'a point de frein plus redoutable.
Là, si vous m'en croyez, d'un amour éternel
Nous irons confirmer le serment solennel.
Nous prendrons à témoin le dieu qu'on y révère :
Nous le prierons tous deux de nous servir de père.
Des dieux les plus sacrés j'attesterai le nom ,
Et la chaste Diane , et l'auguste Junon ;
Et tous les dieux enfin, témoins de mes tendresses,
Garantiront la foi de mes saintes promesses.
ARICIE.
Le roi vient. Fuyez , prince , et partez promptement :
Pour cacher mon départ je demeure un moment.
Allez; et laissez-moi quelque fidèle guide
Qui conduise vers vous ma démarche timide.
SCÈNE II.
THÉSÉE, ARICIE, ISMÈNE.
THÉSÉE.
Dieux , éclairez mon trouble , et daignez à mes yeux
Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux!
ARICIE.
Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite.
SCÈNE IH.
THÉSÉE, ARICIE.
THÉSÉE.
Vous changez de couleur, et semblez interdite.
Madame. Que faisait Hippolyte en ce lieu ?
ARICIE.
Seigneur, il me disait un éternel adieu.
THÉSÉE.
Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage;
Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage.
ARICIE.
Seigneur, je ne vous puis nier la vérité :
De votre injuste haine il n'a pas hérité;
Il ne me traitait point comme une criminelle.
46.
646 PHÈDRK.
THÉSÉE.
J'entends : il vous jurait une amour éternelle.
Ne vous assurez point sur ce cœur inconstant;
Car à d'autres que vous il en jurait autant.
ARICIE.
Lui 9 seigneur?
THÉSÉE.
Vous deviez le rendre moins volage ;
Comment souffriez-vous cet horrible partage?
ARICIE.
Et comment souffrez-vous que d'horribles discours
D'une si belle vie osent noircir le cours?
Avez-vous de son cœur si peu de connaissance?
Discernez-vous si mal le crime et l'innocence?
Faut-il qu'à vos yeux seuls un nuage odieux
Dérobe sa vertu, qui brille à tous les yeux!
Ah! c'est trop le livrer à des langues perfides.
Cessez : repentez-vous de vos vœux homicides ;
Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux
Ne vous ha!sse assez pour exaucer vos vœux.
Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes :
Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.
THÉSÉE.
Non, vous voulez en vain couvrir son attentat :
Votre amour vous aveugle en faveur de Tingrat.
Mais j'en crois des témoins certains, irréprochables :
J'ai vu, j'ai vu couler des larmes véritables.
ARICIE.
Prenez garde, seigneur : vos invincibles mains
Ont de monstres sans nombre affranchi les humains;
Mais tout n'est pas détruit, et vous en laissez vivre
Un... Votre fils, seigneur, me défend de poursuivre.
Instruite du respect qu'il veut vous conserver.
Je l'affligerais trop si j'osais achever.
J'imite sa pudeur, et fuis votre présence.
Pour n'être pas forcée à rompre le silence.
ACTE V, SCtNE V. 547
SCÈNE IV.
THÉSÉE.
Quelle est donc sa pensée? et que cache un discours
Commencé tant de fois, interrompu toujours?
Veulent-ils m'éblouir par une feinte vaine?
Sont-ils d'accord tous deux pour me mettre à la gène?
Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur.
Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur?
Une pitié secrète et m'afflige et m'étonne.
Une seconde fois interrogeons CEnone :
Je veux de tout le crime être mieux éclairci.
Gardes, qu'GËnone sorte, et vienne seule ici.
SCÊN.E V.
THÉSÉE, PANOPE.
PANOPB.
J'ignore le projet que la reine médite.
Seigneur; mais je crains tout du transport qui l'agite.
Un mortel désespoir sur son visage est peint;
La pâleur de la mort est déjà sur son teint.
Déjà, de sa présence avec honte chassée,
Dans la profonde mer CEnone s'est lancée ;
On ne sait point d'où part ce dessein furieux :
Et les flots pour jamais l'ont ravie à nos yeux.
THÉSÉE.
Qu'entends-je !
FANOI'E.
Son trépas n'a point calmé la rcint ;
Le trouble semble croître en son àmc incertaine.
Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs,
Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs;
Et soudain , renonçant à l'amour maternelle , •
Sa main avec horreur les repousse loin d'elle :
Elle porte au hasard ses pas irrésolus;
Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus :
Elle a trois fois écrit; et, changeant de pensée,
Trois fois elle a rompu sa lettre eommcnn'c
Daignez la voir, seij^ncur; dalL^'iiez la secourir.
548 P If i. D l( i:.
0 ciel! (JLiione est morte ^ et Phèdre veut mourir!
Qu'on rappelle mon fils^ qu'il vienne se défendre;
Qu'il vienne me parler^ je suis prêt de l'entendre.
(.eul.)
Ne précipite point tes funestes bienfaits >
Neptune; j'aime mieux n'être exaucé jamais.
J'ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles^
Et j'ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.
Ah ! de quel désespoir mes vœux seraient suivis!
SCÈNE VI.
THÉSÉE, THÉRAMËNE.
THÉSÉE.
Théramèue, est-ce toi? Qu'as-tu fait de mon fils?
Je te Tai confié dès l'âge le phis tendre.
Mais d'où naissent les pleurs que je te vois répandre?
Que fait mon fils?
THÉRAMÉNE.
0 soins tardifs cl superflus!
Inutile tendresse ! Hippolyte n'est plus.
TliÉSÉE.
Dieux !
THÉRAMÉ!(E.
J'ai vu des mortels périr le plus aimable^
Kl j'ose dire encor, seigneur, le moins coupable.
TBÉSÉE.
Mon fils n'est plus! Hé quoi ! quand je lui tends les bras,
Les dieux impatients ont hâté son trépas !
Quel coup me l'a ravi? quelle foudre soudaine?
THÉRAMÈNB.
A peine nous sortions des portes de Trézène,
11 était sur son char; ses gardes affligés
Imitaicrfl son silence , autour de lui rangés :
Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes;
Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes :
Ses superbes coursiers, qu'on voyait autrefois
Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix.
L'œil morne maintenant et la tête baissée ,
Semblaient se conformer à sa triste pensée.
ACTE V, SCÈNE VI. 6,9
Un effroyable cri^ sorti du fond des flots ^
Des airs en ce moment a troublé le repos ;
Et du sein de la terre une voix formidable
Répond en gémissant à ce cri redoutable.
Jusqu'au fond de nos cœurs notre sang s'est glacé :
Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé.
Cependant^ sur le dos de la plaine liquide.
S'élève à gros bouillons une montagne humide :
L'onde approche , se brise ^ et vomit à nos ycui ^
Parmi des Oots d'écume, un monstre funeujt.
Son front large est armé de cornes mcu aidantes;
Tout son corps est couvert d'écaiiks jaunii^siinles ;
Indomptable taureau, dragon impélucut.
Sa croupe se recourbe en replis tortueus;
Ses longs mugissements funt Irembkr !e rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage^
La terre s'en émeut, Tair en est infecté.
Le flot qui rapporta recule épouvanté.
Tout fuit; et, sans s'armer d'un courage iiuiliîe.
Dans le temple voisin chacun cherche un a^iïe*
Hippolylc lui seul, digne fils d'un héros,
Arrête SCS coursiers, saisit ses javelots.
Pousse au monstre ;, et d'un dard lancé d'une main sûre
Il lui fait dans le flanc une large bles^ire.
De rage et de douleur le monstre bondissant
Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant.
Se roule, et leur présente une gueule enllammée
Qui les couvre de feu , de sang et de fuinée.
l^ frayeur les emporte ; et , sourds à celle fois ,
Us ne connaissent plus ni le frein ni la voix;
En efforts impuissants leur maître se consume;
Us rougissent le mors d'une sanglante écume.
On dit qu'on a vu même, en ce désordre affreux.
Un dieu qui d'aiguillons pressait leur flanc poudreux.
A travers les rochers la peur les précipite;
L'essieu crie et se rompt : l'intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son char fracassé ;
Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.
Excusez ma douleur; cette image cm elle
Sera pour moi de pleurs une source étemelle :
J'ai vu, seigneur, j'ai vu votre malhciircux fils
650 PHEDRE.
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler 9 et sa voii les effraie;
Ils courent : tout son corps n'est bientôt qu'une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
Ils s'arrêtent non loin de ces' tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
J'y cours en soupirant^ et sa garde me suit;
De son généreux sang la tra^e nous conduit;
Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
J'arrive^ je l'appelle ; et^ me tendant la main.
Il ouvre un œil mourant qu'il referme soudain.
if Le ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie.
d Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
f< Cher ami , si mon père un jour désabusé
fi Plaint le malheur d'un fils faussement accusé ,
a Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive ,
ce Dis-lui qu^avec douceur il traite sa captive :
« Qu^il Jui rende... d A ce mot ce héros expire
N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré :
Triste objet où des dieux triomphe la colère,
Et que méconnaîtrait l'œil même de son pcrc.
THÉSÉE.
0 mon fils ! cher espoir que je me suis ra^r !
Inexorables dieux, qui m'avez trop servi !
A quels mortels regrets ma vie est réservée !
THÉRAMÉNE.
La timide Aricie est alors arrivée :
Elle venait, seigneur, fuyant votre courroux,
A la face des dieux l'accepter pour époux.
Elle approche ; elle voit l'herbe rouge et fumante ;
Elle voit (quel objet pour les yeux d'une amante!)
Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur.
Elle veut quelque temps douter de son malheur;
El, ne connaissant plus ce héros qu'elle adore.
Elle voit Hippolyte, et le demande encore.
Mais, trop sûre à la fin qu'il est devant ses yeux ,
Par un triste regard elle accuse les dieux;
Et froide, et gémissante , et presque inanimée. ,
Aux pieds de son amant clic tombe pâmée.
ACTE V, SCÈNE Vir. j:
Ismcnc est auprès d'elle; ïsmène tout en pirurs
La rappelle à la vie, ou plutôt aui douleurs.
Et moi, je suis venu, détestant la lumière ,
Vous dire d'un héros la volonté dernière ,
Et m'acquitter, seigneur, du malheureux emploi
Dont son cœur expirant s'est reposé sur moi.
Mais j'aperçois venir sa mortelle ennemie.
SCÈNE VII.
THÉSÉE, PHÈDRE, THKRAMÉNE, PANOPE, gardes.
•niKSÉE.
Ëh bienl vous triomphez, et mon fils cet sans vie.
Ah ! que j'ai lieu de craindre ! et qu'un cruel soupçon ,
L'excusant dans mon cœur, m' alarme avec raison !
Mais, madame , il est mort; prenez votre victime ;
Jouissez de sa perte, injuste ou légitime :
Je consens que mes yeux soient toujours abusés.
Je le crois criminel, puisque vous l'accusez.
Son trépas à mes pleurs offre assez de matières
Sans que j'aille chercher d'odieuses lumières,
Qui, ne pouvant le rendre à ma juste douleur.
Peut-être ne feraient qu'accroître mon malheur.
Laissez-moi , loin de vous , et loin de ce rivage ,
De mon fils déoêiiré fuir la sanglante imago.
Confus, persécuté d'un mortel souvenir.
De l'univers entier je voudrais me bannir.
Tout semble s'élever contre mon injustice ;
L'éclat de mon nom même augmente mon supplice :
Moins connu des mortels, je me cacherais mieux.
Je hais jusques aux soins dont m'honorent les dieux ;
Et je m'en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,
Sans plus les fatiguer d'inutiles prières.
Quoi qu'ils fissent pour moi, leur funeste bonté
Ne me saurait payer de ce qu'ils m'ont ôté.
PHÈDRE.
Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence :
M faut à votre fils rendre son innocence :
Il n'était point coupable.
THÉSÉE.
Ah ! pèn* inforlum'*!
b&2 PHÈDRE.
El c'est sur voire foi que je l'ai condamné !
Cruelle! pensez-vous être assez excusée?
PHÈDRE.
Les moments me sont chers; écoutez-moi, Thésée*
C'est moi qui, sur ce fils chaste et respectueux.
Osai jeter un œil profane, incestueux.
Le ciel mit dans mon sein une (lamme funeste :
La détestable Œnone a conduit tout lo reste.
Elle a craint qu'Hippoljte , instruit de ma fureur.
Ne découvrit un feu qui lui faisait horreur :
La perfide, abusant de ma faiblesse extrême,
S'est hâtée à vos yeux de l'accuser lui-même.
Elle s'en est punie, et, fuyant mon courroux.,
A cherche dans les flots un supplice trop doux.
Le fer aurait déjà tranché ma destinée;
Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée :
J'ai voulu, devant vous exposant mes remords.
Par un chemin plus lent descendro chez les morts.
J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athènes.
Déjà jusqu'à mon cœur le yenin parvenu
Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu;
Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage
Et le ciel et l'époux que ma présence outrage;
Et la mort, à mes yeux dérobant la clartQ^
Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.
PAKOPE.
Elle expire , seigneur !
THÉSÉE.
D'une action si noire
Que ne peut avec elle expier la mémoire!
Allons, de mon erreur, hélas! trop éclalivis,
Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fil.s :
Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste.
Expier la fureur d'un vœu que je déteste :
Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités;
Et, pour mieux apaiser ses mânes irrités,
Que, malgré les complots d'une injuste famille.
Son amant3 aujourd'hui me tienne lion de fille.
Fl!f DE PIIF.nnF.
PRÉFACE
D*B8THBIL
La célèbre mJiiMin de fUïnt-CTrajaiit été prîticipnleineiii êulitîe pouréli^rrr
driTj:s la \t\éié un Tort grand nombre ûc jeiinfi ilçiDûist'IEr» raurmbléeA de loua
b'm rudroiLs du rojaumc « on ii't à rii-'n oublie ùc ti>ut ce i[m poqv^t con-
trîbitcf à le* Tf^ndre capabkj; de acrrir Dku dans l« dirrérenL^ étèls ou î\ lui
plaira de les ûpjjeler. ^Eiist» cii leur iDiintraat len choses 4<&»rntiellcft et ué-
cf^iuires , on ne néglîgi: psi de luur apprendre cHI« q^ii prqveni nenfir a
tpiLT potlr l'espril , cl à leur forniirr le jugeaient. On a iipn^iné pûqr Cfla
|>]iiAimr» mojena , qui , wns Ir* dctoitrncr dt Iciir lrjitin.il cl de le un cïtfrck'ci
ardinalrcu^t lu instruixent en le* dÏTcrtissïiit : ofi leur met , ]>aLir ainsi dire,
a [îrofît IruTA hcnrcA de récrealloti. On Inir fait faire entre rjlea, sur ]ciin
principaux dctûiri » de* couve rutlotif ii^géniciiici qu'on leur n i:ompi>!i,êf7^i
«près , du j[u^ellËA'm(^mcs compoaeot sur-tc'cliainp. On les r^it l'arlii^r siur
le^ biitoim qu'on leur ■ Lues , ou sur les Importantes rcriléi c^n'on kur a
ertacign^ci. Ou leur Tak récîtof par cvur et déclamer le^ pluit beaiii endrnils
drf mcini'un poCtei \ H ccU sert suitouL i l<a dt^faire de quantité de mau-
vaiw» pronûncïaliDns quVUes pourraient avoir apporte» es l<:urs [^ovincï»^
On u AOiTi aussi de fiirc a|]pTenJre 3 cbauter à celtes qui ont de la voii ^ r|
nn ne Jcur laiwe pas pendre nn talient qui Icm peut amuïcr inn^^ccmniirntt el
ijuVUttt peuvent t!ifl|^lfi_Yer un jour à cl tan ter kà luiJângea de PieiK
liai» la |/liiparl d^'s yUm eicelkntt vers de notrr LàngUL' ayant été com-'
pn^i^ -»■- l'n-! TTn'H'-r'* ■^..^nf^^^'n^ ^ pt [T^Qj pltia beaux airsêtanl Aur ilrs p^trtjlcs
extrêmement molles et efTétoinces , capables de faire des improssions dange-
reuses sar de jeunes esprits , les personnes illustres qui ont bien voulu prendre
la principale direction de celte maison ont souhaité qu'il j cûl quelque ou-
vrage qui , sans avoir tous ces défauts , pût produire une partie de ces bons
effets. Elles me firent l'honneur de roc communiquer leur dessein , et même
de me demander si je ne pourrais pas faire sur quelque sujet de piclc et de
morale une espèce de poème où le chant fût mêlé avec le récit , le tout lié
par une action qui rendit la chose plus vive , et moins capable d*ennnyer.
Je leur proposai le sujet d^Esther, qui les frappa d'abord, cette* histoire
leur paraissant pleine de grandes leçons d'amour de Dieu , et de détache-
ment du monde au milieu du monde même. Et je crus de mon cêté que je
trouverais assez de facilité k traiter ce sujet ; d'autant plus qu'il me sembla
que, san« altérer aucune des circonstances tant soit peu considérables de l'I^-
criturc sainte, ee qui serait , à mon avis, une espèce de sacrilrge. je pour-
rais remplir toute mon action avec les seules scènes que Dieu lui-même,
pour ainsi dire, a préparées.
Ûâ4 PREFACE DESTHER.
J entrepris donc» la chose : et je ro^aperçiis «{n'en IraTaillant sur le pl^n
qn'on m'avait donne , j^cxcciitais en quelque sorte un desaein qui m'avait
souvent passé dans Pesprit ; qui était de lier , comme dans les anciennes tra-
gédies greequcs . le chœur et le chant stcc Taclion , et d*emplojer à chanter
les louanges du vrai Dien cette partie du choeur qne les païens employaient a
rhanler les louanges de leurs fausses dÎTÎnités.
A dire vrai , je ne pensais guère que la chose dût être aussi publique qu'elle
l'a été. Mais les grandes vérités de rÉcriture et la manière sublime dont
elles j sont énoncées, pour peu qu'on les présente, même imparfaitemcot.
snx jeui des hommes, sont si propres i les frapper , et d*aiUeurs ces jeunes
demoiselles ont déclame el chanté cet ouvrage avec tant de gr&ce, tant de mo-
destie et tant de piété , qu'il n*a pas été possible qu'il demeurât renfermé dan
le secret de leur maison : de sorte qu'un divertissement d'enfants est dereou
le sujet de l'empressement de toute la cour, le roi lui-même, qui en avait
été louché , n*a]rant pu refuser à tout ce qu'il j a de plus grands seigneurs
de les V amener, et ajant eu la satisfaction de voir , par le plaisir qu'ils j ont
pris, qu'on se peut aussi bien divertir aux choses de piété , qu'à tous les spec-
tacles profanes.
Au reste , quoique j'aie évité soigneiuement de mêler le profane avee ie
sacré , j'ai cru néanmoins que je pouvais emprunter deux on trois traits dite-
rodote, pour mieux peindre Assuérus : car j*ai suivi le sentiment de plusieurs
savants interprètes de TÉcriture , qui tiennent que ce roi est le même que le
fameux Darius , fils d'Hystaspe , dont parle cet historien. Eu effet, ils en rap-
portent quantité de preuves , dont quelques-unes me paraissent des démons-
trations. Mais je n'ai pas jugé ii propos de croire ce même Hérodote sur sa
parole , lorsqu'il dit que les Perses n'élevaient ni temples, ni auteb, ni statues
h leurs dieux , et qu'ils ne se servaient point de libations dans leurs sacrifices.
Son témoignage est expressément détruit par rÉcriture , aussi bien que |iar
Xcnophon , beaucoup mieux instruit que lui des mœurs et des affaires de la
Perse , et enfin par Quinte-Curee.
On peut dire que l'unité de lien est observée dans cette pièce , en ce que
toute l'action se passe dans le palais d'Assuérus. Cependant, comme on vou>
lait rendre ce divertissement pljs agréable à des enfants en jetant quelque va-
riété dans les décorations , cela a été cause que je n'ai pas gardé cette uniié
avec la même rigueur que j'ai fait autrefois dans mes tragédies.
Je cntn qu'il est bon d'avertir ici que, bien qu'il y ait dans Estber des
pepoonages d'hommes , ces personnages n'ont pas laissé d'êtie représentés
par des filles avec tonte la bienséance de leur sexe. La chose leur a été d'au-
tant plus aisée , qu'anciennement les habits des Persans et des Juifs étaient
de longues robes qui tombaient jusqu'à terre.
Je ne puis me résoudre à finir cette préface sans rendre à celui qui a fait la
musique la justice qui lui est dne, et sans confesser franchement que ses chants
ont fait un des plus grands agréments de la pièce. Tous les connaisseurs demeu-
rent d'accord que depuis longtemps on n'a point entendu d'airs plus touchanls.
ni plus rorivenahirs aux paroles. Quelques personnes ont trouvé la musique
ilu Jlm uic^ rhœur un peu lonj^ue quoique très-belle. Mais qu'aurait-un dit
PRÉFACE D'ESTHëR. 5j:>
de CCS jtnmtt Israélites qui aTaicnt tant fait de tant k Dieu poor être dcli-
Trées de lliorrible péril où elles éCaitfot, si , ce péril étant passé, elles lui
en af aient rendu de médiocres actions de ^rftccs ? Elles auraient directement'
péché contre la louable coutume de leur nation, où Ton ne recevait de Dieu
aucun bienfait sijpialt , qu'on oe l'en remerciit sor«le-chainp par de fort
longs cantiques, témoin ceax de Marie, sœur de Moîse , de Débora et de Ja-
dilh , et tant d^autres dont rÉcriture eat pleine. On dit même que les Juifs ,
encore aujourd'hui, célèbrent par de grandes actions de grftces le jour où leur*
ancêtres furent délivrés par Estbcr de la craauté d'Amao.
PROLOGUE.
* LA PIÉTÉ.
Du séjour bienheureux de la Divinité
Je descends dans ce lieu * par la Grâce habité :
L'Innocence s'y plaît ^ ma compagne éternelle.
Et n'a point sous les cieux d'asile plus fidèle.
Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints
Tout un peuple naissant est formé par mes mains :
Je nourris dans son cœur la semence féconde
Des vertus dont il doit sanctifier le monde.
Un roi qui me protège , un roi victorieux ,
A commis à mes soins ce dépôt précieux.
C'est lui qui rassembla ces colombes timides,
Éparses en cent lieux, sans secours et sans guides :
Pour elles, à sa porte, élevant ce palais,
11 leur y fit trouver l'abondance et la paix.
Grand Dieu , que cet ouvrage ait place en ta mémoire !
Que tous les soins qu'il prend pour soutenir ta gloire
Soient gravés de ta main au livre où sont écrits
Les noms prédestinés des rois que tu chéris!
Tu m'écoutes : ma voix ne t'est point étrangère;
Je suis la Piété, cette fille si chère,
Qui t'offre de ce roi les plus tendres soupirs :
Du feu de ton amour j'allume ses désirs.
Du zèle qui pour toi l'enflamme et le dévore
La chaleur se répand du couchant à l'aurore :
Tu le vois tous les jours, devant toi prosterné,
Humilier ce front de splendeur couronné.
Et, confondant l'orgueil par d'augustes exemples.
Baiser avec respect le pavé de tes temples.
De ta gloire animé, lui seul de tant de rois
S'arme pour ta querelle, et combat pour tes droits.
Le perfide intérêt, l'aveugle jalousie,
S'unissent contre toi pour l'affreuse hérésie ;
' U nuison de Saiiit-Cyr.
PROLOGUE. 557
La discorde en fureur frémit de toutes parts;
Tout semble abandonner tes sacrés étendards;
Et l'enfer, couvrant tout de ses vapeurs funèbres,
Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres :
Lui seul invariable, et fondé sur la foi.
Ne cherche, ne regarde, et n'écbute que toi.
Et, bravant du démon l'impuissant artifice.
De la religion soutient tout l'édifice.
Gratid DieUj juge ta cause, et déploie aujourd'hui
Ce bras, ce même bras qui combattait pour lui^
Lorsque des nations à sa perte animocs
Le Rhin vit taot de fois disperser les armées.
Des mêmes ennemis je reconnais l'orgueil;
ils viennent se briser contre le même écueil :
Déjâj rompant partout leurs plus fermes barrières^
Du débris de leurs forts il couvre ces frontitres.
Tu lui donnes un Qls prompt à le seconder^
Qui sait combattre, plaire, obéir, commander;
Un fils quij comme lui sui\i de la victoire,
Semble à g^agner son cœur borner toute sa gloire;
Un fils à tous ses vœux avec amour soumis,
L'éternel désespoir de tous ses ennemis :
Pareil à ces esprits que ta justice envoie.
Quand son roi lui dit. Pars, il s'élance avec joie.
Du tonnerre vengeur s'en va tout embraser.
Et, tranquille, à ses pieds revient le déposer.
Mais, tandis qu'un grand roi venge ainsi mes injures.
Vous qui goûtez ici des délices si pures.
S'il permet à son cœur un moment de repos.
A vos jeux innocents appelez ce héros;
Retracez-lui d'Esther l'histoire glorieuse ,
Et siir l'impiété la foi victorieuse.
Et vous, qui vous plaisez aux folles passions
Qu'allument dans vos cœurs les vaines fictions,
Profanes amateurs de spectacles frivoles ,
Dont l'oreille s'ennuie au son de mes paroles ,
Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité :
Tout respire ici Dieu , la paix, la vérité.
ËSTHER,
TRAGKDIli (IC80).
ACTEURS.
ASSUÉtVi'S. roi de IV-ne.
ESTIIER.. reine de PetM.
MAROOCHÉC, oncle d*Eatker.
AMAN, farori d'Assoéms.
ZARÈS, femme d'Aman.
HYDASPE, officier du palais Inléricur d'Assucrus.
ASAPU , autre officier d'Assuérus.
ÉLISE , confidente d'Esther.
TIIAMAR, laraclite de la suiU- d'Estlicr.
Gardes du roi Assuénia.
Choeur de jesncs fiUet israéliUik
La scène est à Sose, dans le |«Uis d'Assncrus.
ACTE PREMIER.
Le iheâlre représente l'appartcnicnt d^EiUcr.
SCÈNE I.
ESTHBR, ËLISE.
ESTHER.
t)st-«e toi 9 chère Élise? 0 jour trois fois heureux !
Que béni soit le ciel qui te rend à mes vœux !
Toi qui^ de Benjamin comme moi descendue^
Fus de mes premiers ans la compagne assidue ,
Et qui, d'un même joug souffrant roppressioii ^
M'aidais à soupirer les malheurs de Sion I
Combien ce temps encore est cher à ma mémoire !
Mais toi, de ton Esther ignorais-tu la gloire?
Depuis plus de six mois que je te fais chercher,
Quel chmat^ quel désert a donc pu te cacher ?
ÉLISE.
Au bruit de votre mort justement éphur** .
I ACTK I, SCtNK r. :,ôî,
Du reste des humains je vivais séparée,
Et de mes tristes jours n'attendais que la fin.
Quand tout à coup, madame, un prophète divin :
« C'est pleurer trop longtemps une mort qui t'abuse,
« Lève-toi, m'a-t-il dit, prends ton chemin vers Suse ;
a Là tu verras d'Esther la pompe et les honneurs,
« Et sur le trône assis le sujet de tes pleurs.
« Rassure, ajoula-t-il, tes tribus alarraées,
*i Sion; le jour approche, où le dieu des armées
a Va de son bras puissant faire éclater Tappui;
fl Et le cri de son peuple est monté jusqu'à lui. »
Il dit : et moîj de joie et d'horreur pénétrée.
Je cours. De ce palais j'ai su trouver l'entrée.
0 spectacle i ô triomphe admirable à mes yeui,
Digne en effet du bras qui sauva i»o^ aïcuï!
Le fier Aasuérus couronne sa captive,
El le Persan superbe est aux pieds d une juive î
Par quels secrets ressorts, par quel encbainemeuL
Le ciel a-t-il conduit ce grand événement ?
ESTHEH.
Peut-être on t'a conté la fameuse disgrâce
Pc l'aUière Vasthi, dont jWcupe la place.
Lorsque le roi, contre elle enflammé de dépit,
La chassa de son trône ainsi que de son lit.
Mais il ne put sitol en bannir la pensée t
Vaslhi régna longtemps dans son âme orrcnséL\
Dans SCS nombrcui États il fallut donc chcrclier
Quelque nouvel objet qui l'en pût détacher.
De l'Inde à l'Hellespont ses esclaves coururent :
Les filles de l'Egypte à Suse comparurent;
Celles mêmes du Parthe et du Scythe indompté
Y briguèrent le sceptre offert à la beauté.
On m'élevait alors, solitaire et cachée,
Sous les yeux vigilants du sage Mardocliée :
Tu sais combien je dois à ses heureux secours.
La mort m'avait ravi les auteurs de mes jours :
Mais lui, voyant en moi la fille de son frère.
Me tint lieu, chère Élise, et de père et de mère.
Du triste état des Juifs jour et nuit agité,
11 me lira du sein de mon obscurité.
Et, sur mes faibles mains fondant leur driivrantiv,
à(iO KSTUER.
11 me fil d'un empire accepter l'espérance.
A ses desseins secrets , tremblante, j'obéis;
Je vins : mais je cachai ma race et mon pays.
Qui pourrait cependant l'exprimer les cabales
Que formait en ces lieux ce peuple de rivales.
Qui toutes, disputant un si grand intérêt,
Des yeux d'Assuérus attendaient leur arrêt?
Chacune avait sa brigue et de puissants suffrages :
L'une d'un sang fameux vantait les avantages;
L'autre, pour se parer de superbes atours.
Des plus adroites maips empruntait le secours;
Et moi, pour toute brigue et pour tout artifice.
De mes larmes au ciel j'offrais le sacrifice.
Enfin on m'annonça l'ordre d'Assuérus.
Devant ce fier monarque, Élise , je parus.
Dieu tient le cœur des rois entre ses mains puissantes;
Il fait que tout prospère aux Ames innocentes.
Tandis qu'en ses projets l'orgueilleux est trompe.
De mes faibles attraits le roi parut frappé :
11 m'observa longtemps dans un sombre silence;
Et le ciel, qui pour moi fit pencher la balance.
Dans ce temps-là, sans doute, agissait sur son cœur.
Enfin , avec des yeux où régnait la douceur :
Soyez reine, dit-il; et, dès ce moment même.
De sa main sur mon front posa son diadème.
Pour mieux faire éclater sa joie et son amour.
Il combla de présents tous les grands de sa cour;
Et même ses bienfaits, dans toutes ses provinces.
Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes.
Hélas! durant ces jours de joie et de festins.
Quelle était en secret ma honte et mes chagrins!
Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise;
La moitié de la terre à son sceptre est soumise :
Et de Jérusalem l'herbe cache les murs!
Sion, repaire affreux de reptiles impurs.
Voit de son temple saint les pierres dispersées >
Et du Dieu d'isracl les fêtes sont cessées !
ÉUSE.
N'avez-vous point au roi confié vos ennuis?
ESTHEA.
Le roi, jusqu'à ce jour, ignore qui je suis.
ACTE I, SC£N£ II. 561
Celui par qui le ciel règle ma destinée
Sur ce secret encor tient ma langue enchaînée.
ÉLISE.
Mardochée ? Hé ! peut-il approcher de ces lieux?
ESTHER.
Son amitié pour moi le rend ingénieux*
Absent 9 je le consulte; et ses réponses sages
Pour venir jusqu'à moi trouvent mille passages :
Un père a moins de soin du salut de son ûls.
Déjà méme^ déjà, par ses secrets avis^
J'ai découvert au roi les sanglantes pratiques
Que formaient contre lui deux ingrats domestiques.
Cependant mon amour pour notre nation
A rempli ce palais de filles de Sion ,
Jeunes et tendres fleurs , par le sort agitées^
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
Dans un lieu séparé de profanes témoins.
Je mets à les former mon étude et mes soins;
Et c'est là que y fuyant l'orgueil diî diadème^
Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même,
Aux pieds de l'Éternel je viens m'humilier,
Et goûter le plaisir de me faire oublier.
Mais à tous les Persans je cache leurs familles.
li faut les appeler. Venez, venez, mes filles.
Compagnes autrefois de ma captivité.
De l'antique Jacob jeune postérité.
SCÈNE II.
ESTHER, ËUSE, le chobur.
UNE ISRAÉLITE, chanUnt derrière le Uic&lrc.
Ma sœur, quelle voix nous appelle?
UMB AUTRE.
J'en reconnais les agréables sons :
Cest la reine.
TOUTES DEUX.
Courons, mes sœurs, obéissons.
La reine nous appelle :
Allons, rangeons-nous auprès d'elle.
662 £STHER.
TOUT LB CHCBUA
cnlrant sur U scène par pluneurs endroiu diiïéreiiU.
La reine nous appelle :
Allons^ rangeons-nous auprès d'elle.
ÉUSB.
Ciel ! quel nombreux essaim d'innocentes beautés
S'offre à mes yeux en foule , et sort de tous côtés !
Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !
Prospérez^ cher espoir d'une nation sainte.
Puissent jusques au ciel yos soupirs innocents
Monter comme l'odeur d'un agréable encens !
Que Dieu jette sur tous des regards pacifiques!
ESTHER.
Mes filles^ chantez-Qous quelqu'un de ces cantiques
Où vos voix si souvent^ se mêlant à mes pleurs,
De la triste Sion célèbrent les malheurs.
UlfE ISRAÉLITE chante seule.
Déplorable Sion, qu'as-tu fait de ta gloire?
Tout l'univers admirait ta splendeur :
Tu n'es plus que poussière ; et de cette grandeur
11 ne nous reste plus que la triste mémoire.
Sion , jusques au ciel élevée autrefois.
Jusqu'aux enfers maintenant abaissée ,
Puissé-je demeurer sans voix.
Si dans mes chants ta douleur retracée
Jusqu'au dernier soupir n'occupe ma pensée!
TOirr LE CHOEUR.
0 rives du Jourdain ! ô champs aimés des cicux !
Sacrés monts, fertiles vallées
Par cent miracles signalées!
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées?
UlCB ISRAÉLITE , seule.
Quand verrai-je, ô Sion^ relever tes remparts,
Et de tes tours les magnifiques faites?
Quand verrai-je de toutes parts
Tes peuples en chantant accourir à tes fètcs?
TOUT LE CHOEUR.
0 rives du Jourdain! ô champs aimés des cicux!
Sacrés monts, fertiles vallées
Par cent miracles signalées !
ACTE I, scfM*VK m. :,r,3
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées?
SCÈNE III.
ESTHER, MARDOCHÉE, ÉLISE, le ch(eur.
ESTHBR.
Quel profane en ce lieu s'ose avancer vers nous?
Que vois-je! Mardochée! 0 mon père, est-ce vous?
Un ange du Seigneur sous son aile sacrée
A donc conduit vos pas, et caché votre entrée?
Mais d'où vient cet air sombre , et ce cilice affrcvx ,
Et cette cendre enfin qui couvre vos cheveux?
Que nous annoncez-vous ?
MARDOCHÉE.
0 reine infortunée!
0 d'un peuple innocent barbare destinée !
Lisez, lisez l'arrêt détestable, cruel...
Nous sommes tous perdus! et c'est fait d'Israël!
BSTHER.
Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glaco !
UARDOCHÉE.
On doit de tous les Juifs exterminer la race.
Au sanguinaire Aman nous sommes tous livrés;
Les glaives, les couteaux sont déjà préparés :
Toute la nation à la fois est proscrite.
Aman, l'impie Aman, race d'Amalécite,
A pour ce coup funeste armé tout son crédit;
Et le roi trop crédule a signé cet édit.
Prévenu contre nous par cette bouche impure ,
Il nous croit en horreur à toute la nature :
Ses ordres sont donnés, et dans tous ses États
Le jour fatal est pris pour tant d'assassinats.
Cieux, éclairerez-vous cet horrible carnage?
Le fer ne connaîtra ni le sexe ni l'âge ;
Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours :
Et ce jour effroyable arrive dans dix jours.
ESTHER.
O Dieu, qui vois former des desseins si funostos,
As-tu donc (le Jacob abandonné les restes?
Ô64 ËSTHER.
UNE DES PLUS JEUNES ISRAÉLITES.
Ciel^ qui nous défendra, si tu ne nous défends?
UARDOGHÉE.
Laissez les pleurs , Esther, à ces jeunes enfants.
En vous est tout l'espoir de vos malheureux frères;
Il faut les secourir : mais les heures sont chères;
Le temps voie , et bientôt amènera le jour
Où le nom des Hébreux doit périr sans retour.
Toute pleine du feu de tant de saints prophètes^
Allez, osez au roi déclarer qui vous êtes.
EStHER.
Hélas I ignorez-vous quelles sévères lois
Aux timides mortels cachent ici les rois?
Au fond de leur palais leur majesté terrible
Affecte à leurs sujets de se rendre invisible;
Et la mort est le prix de tout audacieux
Qui sans être appelé se présente à leurs yeux ,
Si le roi dans l'instant, pour sauver le coupable.
Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable.
Rien né met à l'abri de cet ordre fatal.
Ni le rang, ni le sexe; et le crime est égal.
Moi-même, sur son trône à ses côtés assise.
Je ^uis à cette loi, comme une autre , soumise ;
Et, sans le prévenir, il faut pour lui parler
Qu'il me cherche, ou du moins qu'il me îaSSid appeler.
HAAOOCHÉE.
Quoi! lorsque vous voyez périr votre patrie.
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie!
Dieu parle: et d'un mortel vous craignez le courroux !
Que dis-je? votre vie, Esther, est-elle à vous?
N'est-elle pas au sang dont vous êtes issue?
N'est-elle pas à Dieu dont vous l'avez reçue?
Et qui sait, lorsqu'au trône il conduisit vos pas,
Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas?
Songez-y bien; ce Dieu ne vous a pas choisie
Pour être un vain spectacle aux peuples de TAsic ,
Ni pour charmer les yeux des profanes humains :
Pour un plus noble usage il réserve ses saints.
S'immoler pour son nom et pour son héritage.
D'un enfant d'Israël voilà le vrai partage :
Trop heureuse pour lui de hasarder vos jours!
A.CTE I, SCENE IV. 5C5
Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours?
Que peuvent contre lui tous les rois de la terre?
En vain ils s'uniraient pour lui faire la guerre :
Pour dissiper leur ligue il n'a qu'à se montrer;
il parle , et dans la poudre il les fait tous rentrer.
Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble :
11 voit comme un néant tout l'univers ensemble;
Et les faibles mortels , vains jouets du trépas ,
Sont tous devant ses yeux comme s'ils n'étaient pas.
S'il a permis d'Aman l'audace criminelle ^
Sans doute qu'il voulait éprouver voire zèle.
C'est lui qui , m' excitant à vous oser chercbefj
Devant moi, chère EsUier, a bien voulu marcher :
Et s'il Faut que sa voli frappe en vain vos oreilles.
Nous n'en verrons pas moins éckler ses merveilles*
Il peut confondre Aman, il peut briser nos fers
Par la plus faihle main qui soit dans Tunivers :
Et vous, qui n'aurez point acceptas cette grâce.
Vous périrai peut-être , et toute votre race*
ESTHER.
Allez : que tous les Juifs dans Suse répandus,
A prier avec vous jour et nuit assidus,
Me prêtent de leurs vœux le secours salutaire.
Et pendant CQ^trois jours gardent un jeûne austère
Déjà la sombre nuit a'commencé son tour :
Demain, quand le soleil rallumera le jour,
Contente de périr, s'il faut que je périsse.
J'irai pour mon pays m'offrir en sacrifice.
Qu'on s'éloigne un moment.
(Le chœur se retire vers le fond du Uiéltre.
SCÈNE IV.
ESTHER, ÉLISE, le chosur.
ESTHER.
0 mon souverain roi.
Me voici donc tremblante et seule devant toi !
Mon père mille fois m'a dit dans mon enfance
Qu'avec nous tu juras une sainte alliance,
Quand, pour te faire un peuple agréable à tes yeux.
Il plut à ton amour de choisir nos aïeux :
48
500 ESTHER.
Uèma tu leur promis de ta hourhft sarrtM»
Une postérité d'éternelle durée.
Héla^! ce peuple ingrat a méprisé ta loi.
La nation chérie a violé sa foi ;
Elle a répudié son époux et son père,
Pour rendre à d'autres dieux un honneur adultère :
Maintenant elle sert sous un maître étranger.
Mais c'est peu d'être esclave, on la veut égorger :
Nos superbes vainqueurs, insultant à nos larmes.
Imputent à leurs dieux le bonheur de leurs armes,
Et veulent aujourd'hui qu'un même coup mortel
Abolisse ton nom, ton peuple, et ton autel.
Ainsi donc un perfide, après tant de miracles.
Pourrait anéantir la foi de tes oracles.
Ravirait aux morteb le plus cher de tes dons.
Le saint que tu promets, et que nous attendons?
Non, non, ne souffre pas que ces peuples farouches.
Ivres de notre sang, ferment les seules bouches
Qui dans tout l'univers célèbrent tes bienfaits ;
FA confonds tous ces dieux qui ne furent jamais.
Pour moi , que tu retiens parmi ces infidèles ,
Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles,
Et que je mets au rang des profanations
Leur table, leurs festins, et leurs libations;
Que même cette pompe où je suis condamnée ,
Ce bandeau dont il faut que je paraisse ornée
Dans ces jours solennels à l'orgueil dédiés,
Seule et dans le secret je le foule à mes pieds ;
Qu'à ces vains ornements je préfère la cendre.
Hit n'ai de goût qu'aux pleurs que tu me vois répandre.
J'attendais le moment marqué dans ton arrêt,
Pour oser de ton peuple embrasser l'intérêt :
Ce moment est venu ; ma prompte obéissance
Va d'un roi redoutable affronter la présence.
Cest pour toi que je marche : accompagne mes pas
Devant ce fier lion qui ne te connaît pas;
Commande en me voyant que son courroux s'apaise ,
Et prête à mes discours un charme qui lui plaise.
Les orages , les vents , les cieux te sont soumis :
Tourne enfin sa fureur contre nos ennemis.
ACTK I, SCÈNE V. .• i»7
SCÈNE V.
Toule cette teène est chantée.
LE CHOEUR.
UNE ISRAËUTE y seule.
fUcurons et gémissons^ mes fidèles compagnes :
A nos sanglots donnons un. libre cours :
Levons les yeux vers les saintes montagnes
D'où rinnocence attend tout son secours.
0 mortelles alarmes ! *
Tout Israël périt. Pleurez, mes tristes yeux :
11 ne fut jamais sous les cieux
Un si juste sujet de larmes.
TOUT LE CHOEUR.
0 mortelles alarmes!
UNE AUTRE ISRAÉLITE.
N'était-ce pas assez qu'un vainqueur odieux
De l'auguste Sion eût détruit tous les charmes,
Et traîné ses enfants captifs en mille lieux?
TOUT LE CHOEUR.
0 mortelles alarmes !
LA MÊME ISRAÉLITE.
Faibles agneaux livrés à des loups furieux ,
Nos soupirs sont nos seules armes.
TOUT LE CHOEUR.
0 mortelles alarmes!
UNE ISRAÉUTE.
Arrachons, déchirons tous ces vains ornements
Qui parent notre tète.
UNE AUTRE.
Revètons-nous d'habillements
"Conformes à l'horrible fête
Que l'impie Aman nous apprête.
TOUT LE CHOEUR.
Arrachons, déchirons tous ces vains ornements
Qui parent notre tète.
UNE ISRAÉLfrE, seule.
Quel carnage de toutes parts!
On égorge à la fois les enfants, les vieillards.
StôS ESTIIEn.
Et la sœur et le frère ^
Et la fille et la mère ^
Le fils dans les bras de son père !
Que de corps entassés , que de membres épars ,
PrWés de sépulture!
Grand Dieu^ tes saints sont la pâture
Des tigres et des léopards!
UNE DES FLUS JEUNES ISRAÉUTES.
Hélas ! si jeune encore ^
Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur?
Ma vie à peine a commencé d'éclore :
Je tomberai comme une fleur
Qui n'a vu qu'une aurore.
Hélas! si jeune encore^
Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur?
UNE AUTRE.
Des offenses d'autrui malheureuses victimes,
Que nous servent, hélas! ces regrets superflus?
Nos pères ont péché, nos pères ne sont plus.
Et nous portons la peine de leurs crimes.
TOUT LE CHOEUR.
Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats;
Non, non, il ne souffrira pas
Qu'on égorge ainsi l'innocence.
UNE ISRAÉLITE, teale.
Hé quoi ! dirait l'impiété,
Où donc est-il ce Dieu si redouté
Dont Israël nous vantait la puissance?
UNE AUTRE.
€e Dieu jaloux, ce Dieu victorieux.
Frémissez, peuples de la terre.
Ce Dieu jaloux, ce Dieu victorieux.
Est le seul qui commande aux cieux :
Ni les éclairs ni le tonnerre
N'obéissent point à vos dieux.
UNE AUTRE.
li renverse l'audacieux.
UNE AUTRE.
11 prend l'humble sous sa défense.
TOUT LE CBGEUR.
Le Dieu que nous servons est le Dieu des combat
ACTE II, SCÈNE I. â69
Non^ non 9 il ne souffrira pas
Qu'on égorge ainsi l'innocence.
DEUX ISRAÉLITES. '
0 Dieu y que la gloire couronne ^
Dieu , que la lumière environne ,
Qui voles sur l'aile des ventes
Et dont le trône est porte par les anges ;
DEUX AUTRES DES PLUS JEUNES.
Dieu, qui veux bien que de simples enfants
Avec eux chantent tes louanges;
TOUT LE CBOEUR.
Tu vois nos pressants dangers;
Donùe à ton nom la victoire;
Ne souffre point que ta gloire
Passe à des dieux étrangers.
UNE ISRAÉUTE, ^eii'e.
Arme-toi, viens nous défendre :
Descends, tel qu'autrefois la mer te vit descendre.
Que les méchante apprennent aujourd'hui
A craindre ta colère.
Qu'ils soient comme la poudre et la paille légère
Que le vent chasse devant lui.
TOUT LE CBflEUR.
Tu vois nos pressants dangers;
Donne à ton nom la victoire ;
Ne souffre point que ta gloire
Passe à des dieux étrangers.
ACTE SECOND.
Le ihéâtfc représenle U cb«nbr« où est le trône d'Assuêruft.
SCÈNE 1.
AMAN, HYDASPB.
AMAN.
Uc quoi! lorsque le jour ne commence qu'à luire ,
Dans ce lieu redoutable osps-tn m'introduire?
4».
&7o ESTIIER.
U¥DASI*E.
Vous savez qu'on s'en peut reposer sur ma f »i ;
Que ces portes^ seigneur^ n'obéissent qu'à moi.
Venez. Partout ailleurs on pourrait nous entendre.
AMAN.
Quel est donc le secret que tu me veux apprendre?
UYOASPE.
Seigneur^ de vos bienfaits mille fois honore.
Je me souviens toujours que je vous ai juré
D'exposer à vos yeux, par des avis sincères,
Tout ce que ce palais renferme de mystères.
Le roi d'un noir chagrin parait enveloppé;
Quelque songe effrayant cette nuit Ta frappé.
Pendant que tout gardait un silence paisible ,
Sa voix s'est fait entendre avec un cri terrible.
J'ai couru. Le désordre était dans ses discours :
il s'est plaint d'un péril qui menaçait ses jours;
Il parlait d'ennemi, de ravisseur farouche;
Même le nom d'Esther est sorti de sa bouche.
Il a dans ces horreurs passé toute la nuit.
Enfin, las d'appeler un sommeil qui le fuit.
Pour écarter de lui ces images funèbres.
Il s'est fait apporter ces annales célèbres
Où les faits de son règne, avec soin amassés,
Par de fidèles mains chaque jour sont tracés;
On y conserve écrits le service et l'offense.
Monuments éternels d'amour et de vengeance.
Le roi, que j'ai laissé plus calme dans son lit.
D'une oreille attentive écoute ce récit.
AMAN.
De quel temps de sa vie a-Hl choisi l'histoire?
HYDASPE.
11 revoit tous ces temps si remplis de sa gloire.
Depuis le fameux jour qu'au trône de Gyrus
Le choix du sort plaça l'heureux Assucrus.
AMAN.
Ce songe, Hydaspe, est donc sorti de son idée?
HYDASPE.
Entre tous les devins fameux dans la Ghaldée ,
11 a fait asisembler ceux qui savent le mieux
Lire en un songe obscur les valoniés des cicux...
ACTE II, SCEJNt I. :,7
Mais quel Iroublc vous-mùmc aujourd'hui vous agite?
Votre àme en m'ccoulant paraît tout interdite :
L'heureux Aman a-t-il quelques secrets ennuis?
AMAN.
l^euK-tu le demander dans la place où je suis?
Haï^ craint, envié, souvent plus misérable
Ûuc tous les malheureux que mon pouvoir accable !
HYDASPB.
Hé ! qui jamais du ciel eut des regards plus doux?
Vous voyez l'univers prosterné devant vous.
AMAN.
L'univers! Tous les jours un homme... un vil esclave^
D'un front audacieux me dédaigne et me bravo.
HTDASPE.
Quel est cet ennemi de l'État et du roi?
AMAN.
Le nom de Mardochée est-il connu de toi?
DTDASPE.
Qui? ce chef d'une race abominable, impie?
AMAK.
Oui, lui-même.
■YOASPE.
Hé, seigneur! d'une si belle vi''
Un si faible ennemi peut-il troubler la paix?
AMAN.
L'insolent devant moi ne se courba jamais.
En vain de la faveur du plus grand des monarques
Tout révère à genoux les glorieuses marques ;
Lorsque d'un saint respect tous les Persans toucher
N'osent lever leurs fronts à la terre attach^rs.
Lui, fièrement assis, et la tète immobile.
Traite tous ces honneurs d'impiété servlle ,
Présente à mes regards un front séditieux ,
Et ne daignerait pas au moins baisser les yeui.
Du palais cependant il assiège la porte :
A quelque heure que j'entre, Uydaspe, ou que je sorte .
Son visage odieux m'afflige et me poursuit;
Et mon esprit troublé le voit encor la nuit.
Ce matin j'ai voulu devancer la lumière :
Je l'ai trouvé couvert d'une affreuse poussière.
Revêtu de lambeaux, tout pale; mais son œil
572 ESTHER.
i:onsorvait sous la cendre encor le même orgueil.
Doù lui vient, cher ami, cette impudente audace?
Toi, qui dans ce palais Tois tout ce qui se passe.
Crois-tu que quelque voix ose parler pour lui?
Sur quelroseau fragile a-t-il mis son appui?
BTDASPE.
Seigneur, vous le savez, son avis salutaire
Découvrit de Tbarès le complot sanguinaire.
Le roi promit alors de ie récompenser :
Le roi, depuis ce temps, parait n'y plus penser.
amah.
Non, il faut à tes yeux dépouiller Tartifice :
J'ai su de mon destin corriger l'injustice :
Dans les mains des Persans jeune enfant apporté ,
Je gouverne l'empire où je fus acheté;
Mes richesses des rois égalent l'opulence ;
Environné d'enfants, soutiens de ma puissance,
Il ne manque à mon front que le bandeau royal :
Cependant ( des mortels aveuglement fatal!)
De cet amas d'honneurs la douceur passagère
Fait sur mon cœur à peine une atteinte légère ;
Mais Mardochée, assis aux portes du palais.
Dans ce cœur malheureux enfonce mille traits,
Et toute ma grandeur me devient insipide ,
Tandis que le soleil éclaire ce perfide.
BTDASPE.
Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours :
La nation entière est promise aux vautours.
AMAN.
Ah! que ce temps est long à mon impatience!
C'est lui (je te veux bien confier ma vengeance).
C'est lui qui, devant moi refusant de ployer.
Les a livrés au bras qui les va foudroyer.
C'était trop peu pour moi d'une telle victime :
La vengeance trop faible attire un second crime.
Un homme tel qu'Ajnan , lorsqu'on l'ose irriter.
Dans sa juste fureur ne peut trop éclater.
11 faut des châtiments dont l'univers frémisse ;
Qu'on tremble en comparant l'offense et le supplice;
Que les peuples entiers dans le sang soiont noyés.
Je veux qu'on dise un jour aux siècles effrayés :
ACTE II, S CÈiNE I. 673
U fut des Juifs; il fut une insolente race ;
Répandus sur la terre ^ ils en couvraient la face :
Un seul osa d'Aman attirer le courroi»;
Aussitôt de la terre ils disparurent tous.
HTDASPE.
Ce n'est donc pas^ seigneur^ le sang amalécite
Dont la voix à les perdre en secret vous excite?
AMAN.
Je sais quéj descendu de ce sang nmlheurmx.
Une étemeÙe haine a dû m'armer ct>ntrit eux;
Qu'ils firent d'Amalcc un indigne carnage j
Que, jusqu*aui vils trou peau* , tout éprouva kur rage;
Qu'un déplorable reste k peine fut sauvé ;
UaiBj crois-moi j dana le rang où je suis élevée
Mon àmcj à ma grandeur tout entière attachée ,
Des intérêts du sang lsi failiL^ment touchée,
Mardochée est coupable; et que faut-il de plus?
Je prévins donc contre eux l'esprit d'Assuérus
J'inventai des couleurs; j'armai la calomnie;
J'intéressai sa gloire; il trembla pour sa vie :
Je les peignis puissants^ riches'^ séditieux;
Leur dieu même ennemi de tous les autres dieux.
Jusqu'à quand soufrre-tH)n que ce peuple respire^
Et d'un culte profane infecte votre empire?
Étrangers dans la Perse ^ à nos lois opposés^
Du reste des humains ils semblent divisés^
N'aspirent qu*à troubler le repos où nous sommes^
Et détestés partout détestent tous les hommes.
Prévenez , punissez leurs insolents efforts ;
De leur dépouille enfin grossissez vos trésors.
Je dis^ et l'on me crut. Le roi, dès l'heure même.
Mit dans ma main le sceau de son pouvoir suprême :
Assure^ me dit-il, le repos de ton roi;
Va^ perds ces malheureux : leur dépouille est à toi.
Toute la nation fut ainsi condamnée.
Du carnage avec lui je réglai la journéo.
Mais de ce traître enfin le trépas différé
Fait trop souffrir mon cœur de son sang altéré.
Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie.
Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie?
a74 ESTUER.
HTDASPE,
Et ne pouV%z-vous pas d'un mot l'exterminer?
Dites au roi^ seigneur^ de vous l'abandonner.
AMAN.
Je viens pour épier le moment favorable.
Tu connais comme moi ce prince inexorable :
Tu sais combien terrible en ces soudains transports
De nos desseins souvent il rompt tous les ressorts.
Mais S me tourmenter ma crainte est trop subtile :
Mardochéc à ses yeux est une âme trop vile.
HTDASPE.
Que tardez-vous? Allez ^ et faites promptement
Élever de sa mort le honteux instrument.
AMAN.
J'entends du bruit; je sors. Toi^ si le roi m'appelle...
HYDASPE .
Il suffit.
SCÈNE II.
ASSUËRUS, HYDASPE, ASAPH, surrs d'assuérus.
ASSUiRUS.
Ainsi donc, sans cet avis fidèle.
Deux traîtres dans son lit assassinaient leur roi?
Qu'on me laisse ; et qu'Asaph seul demeure avec moi.
SCÈNE III.
ASSUËRUS, ASAPH.
A88UÉRUS , afâU sur son trdne.
Je veux bien l'avouer : de ce couple perfide
J'avais presque oublié l'attentat parricide;
Et j'ai pâli deux fois au terrible récit
Qui vient d'en retracer l'image à mon esprit.
Je vois de quel succès leur fureur fut suivie,
Et que dans les tourments ils laissèrent la vie.
Mais ce sujet zélé qui, d'un œil si subtil.
Sut de leur noir complot développer le fil.
Qui me montra sur moi leur main déjà levée.
Enfin par qui la Perse avec moi fut sauvée.
Quel honneur pour sa foi , quel prix a-t-il reçu?
ACTE IT, SCÈNE III.
ASAPH.
On loi promit beaucoup : c'est tout ce que j'u^u.
ASSUÈRUS.
O d'un si grand service oubli trop condamnable!
Des embarras du trône effet inévitable !
De soins tumultueux un prince environné
Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné;
L'avenir l'inquiète, et le présent le frappe :
Mais plus prompt que l'éclair le passé nous échappe ,
EX y de tant de mortels à toute heure empressés
A nous faire valoir leurs soins intéressés ,
Il ne s'en trouve point qui!, touchés d'un vrai zèle ,
Prennent à notre gloire un intérêt fidèle ,
Du mérite oublié nous fassent souvenir,
Trop prompts à nous parler de ce qu*il faut punir.
Ah! que plutôt l'injure échappe à ma vengeance.
Qu'un si rare bienfait à ma reconnaissance !
Et qui voudrait jamais s*exposer pour son roi?
Ce mortel qui montra tant de zèle pour moi
Vit-il encore?
ASAPH.
11 voit l'astre qui vous éclaire.
ASSUÉRUS.
Et que n'a-trii plutôt demandé son salaire?
Quel pays reculé le cache à mes bienfaits ?
ASAPH.
Assis le plus souvent aux portes du palais ,
Sans se plaindre de vous ni de sa destinée ,
Il y traîne, seigneur, sa vie infortunée.
ASSUÉRUS.
Et je dois d'aujtant moins oublier la vertu ,
Qu'elle-même s'oublie. Il se nomme, dis-tu?
ASAPH.
Mardochée est le nom que je viens de vous lire.
ASSUÉRUS.
Et son pays ?
ASAPH.
Seigneur, puisqu'il faut vous le dire ,
C'est un de ces captifs à périr destines,
Drs rives du Jourdain sur TEuphratc amenés.
i>76 ESTHER.
ASSUÉRU6.
Il est donc^uif ? Oh ciel ! sur le point que la Yie
Par mes propres sujets* m'allait être ravie ^
Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants!
Un Juif m'a préservé du glaive des Persans!
Mais^ puisqu'il m'a sauvé ^ quel qu'il soit, il n'importe.
Holà, quelqu'un.
SCÈNE IV.
ASSUÉRUS, HYDASPE, ASAPH.
HYDASPE.
Seigneur?
ASSUÉRUS.
Regarde à cette porte;
Vois s'il s'offre à tes yeux quelque grand de ma cour.
BTOASPE.
Aman à votre porte a devancé le jour.
ASSUÉRUS.
Qu'il entre. Ses avis m'éclaireront peut-être.
SCÈNE V.
ASSUÉRUS, AMAN, HYDASPE, ASAPH.
ASSUÉRUS.
Approche, heureux appui du trône de ton maître.
Ame de mes conseils, et qui seul tant de fois
Du sceptre dans ma main as soulagé le poids.
Un reproche secret embarrasse mon àme.
Je sais combien est pur le zèle qui t'enflamme;
Le mensonge jamais n'entra dans tes discours;
Et mon intérêt seul est le but où tu cours.
Dis-moi donc : que doit faire un prince magnanime
Qui veut combler d'honneurs un sujet qu'il estime?
Par quel gage éclatant, et digne d'un grand roi^
Puis-je récompenser le mérite et la foi ?
Ne donne point de borne à ma reconnaissance ;
Mesure tes conseils sur ma vaste puissance.
AMA?I, h pan.
C'est pour toi-même , Aman , que tu vas prononcer :
Et quel autre que toi peut-on récompenser?
ACït: ir, scE^K V. 177
ASSt'KRUS.
yUC |ïfllSCS-tU?
AMAN.
Seigneur, je cherche, j'envisage
Des monarques persans la conduite et Tuisage;
Mais k mes ycuï eu vain je les rappelle tous ;
VuuT vous régler sur eui^ que sonl-ils près de vous?
Votre règne aux ucveuît doit servir de modelé.
Vousî voulez d'un sujet Teconrialtrc le zèle^
L'iionneur Sfiul peut flatter un esprit généreux :
Je voudrais donc, seigneur, que ce mortel heurouï.
De la pourpre nujourd'hni pare comme vous-mcmv,
Et portant sur le front le sacré diadème.
Sur un de vos coursiers pompeusement orné.
Aux yeui de vos sujets dans Suse fut mené;
Que, pour comble de gloire et de magniflcenee , -:-»f
13 n seigneur éminent en richesse, en puissance,
Eiifin de votre empire après vous le premier,
Par la hridp^ guidùt son suptTbe coursier;
Et lui-mt^me, marchant en habits ma^-nifiques,
Cri^t à haute voix dans les places publiques :
a Mortels, prosternez-vous! c'est ainsi que le roi
« Honore le mérite, et couronne la foi. »
ASSUÉRUS.
Je vois que la sagesse elle-même t'inspire :
Avec mes volontés ton sentiment conspire.
Va, ne perds point de temps : ce que tu m'as dicté.
Je veux de point en point qu'il soit exécuté.
La vertu dans l'oubli ne sera plus cachée.
Aux portes du palais prends le Juif Mardochce,
Cest lui que je prétends honorer aujourd'hui :
Ordonne son triomphe, et marche devant lui ;
Que Suse par ta voix de son nom retentisse.
Et fais à son aspect que tout genou fléchisse.
Sortez tous. '
AMATf , à part.
Oieui!
49
578 ESTHËR.
SCÈNE VI.
ASSUÉRUS.
Le prix est sans doute inouï ;
Jamais d'un tel honneur un sujet n'a joui :
Mais plus la récompense est grande et glorieuse.
Plus même de ce Juif la race est odieuse ,
Plus j'assure ma yie^ et montre avec éclat
Combien Assuérus redoute d'être ingrat.
On verra l'innocent discerné du coupable :
Je n'en perdrai pas moins ce peuple abominable;
Leur crime...
SCÈNE VIL
ASSUÉRUS, ESTHER, ËUSE, THAHAR, xmz partik
DU CHOEUR.
(Eitber entre s'appujant sar tUse : quatre IsraéliUt soutiennent m robe. )
ASSUÉRUS.
^ Sans mon ordre on porte ici ses pas!
Quel mortefinsolent vient chercher le trépas?
Gardes... C'est vous, EsUier? quoi! sans être attendue?
ESTBER.
Mes filles, soutenez votre reine éperdue.
Je me meurs. (Elle tombe éiranouic.)
ASSUÉRUS.
Dieux puissants! quelle étrange pâleur
De son teint tout à coup efface la couleur!
Esther, que craignez-vous? suis-je pas votre frère?
Est-ce pour vous qu'est fait un ordre si sévère?
Vivez : le sceptre d'or que vous tend cette main
Pour vous de ma clémence est un gage certain.
ESTBER.
Quelle voix salutaire ordonne que je vive,
Et rappelle en mon sein «non Ame fugitive?
ASSUERUS.
Ne connaissez-vous pas la voix de votre ép^x?
Encolle un coup, vivez, et revenez à vous.
ESTIIER.
Seigneur, je n'ai jamais contemplé qu'avec crainte
ACTE II, SCÈNE VII. 579
L'auguste majesté sur votre front empreinte ;
Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans mon âme troublée a dû jeter d'effroi :
Sur ce trône sacré qu'environne la foudre
J'ai cru vous voir tout prêt à me réduire en poudre.
Hélas! sans frissonner quel cœur audacieux
Soutiendrait les éclairs qui partaient de vos yeux ?
Ainsi du Dieu vivant la colère étincelle...
ASSUÉRDS.
O soleil! à flambeau de lumière immortelle;
Je me trouble raoi-méme; et sans frémissement
Je ne puis voir sa peine et sun saisissement.
Calmez j reine, calmoz la frayeur qui voufi presse*
Du cœur d'Assuérus souveraine maîtresse ^
Éprouvez seulement son ardente amitié.
Faut-il de mes États vouj* donner ia moitié?
ESTHEtt. I
Hé! se peut^il qu'un roi craint de la terre entière j
Devant qui tout fléchit et baise la poussière ^
Jette sur son esclave un regard si serein,
Et m' offre sur m n cœur un pou v ol r so u v crain ? ' ; , .
ASSCJÊRUS.
Croyez-moi , chère Esther^ ce sceptre , cet empire ,
Et ces profonds respects que la terreur inspire,
A leur pompeux éclat mêlent peu de douceur.
Et fatiguent souvent leur triste possesseur.
Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce
Qui me charme toujours et jamais ne me lasse.
De l'aimaÈle vertu doux et puissants attraits!
Tout respire en Esther l'innocence et la paix :
Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres.
Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres.
Que dis-je? sur ce trône assis auprès de vous.
Des astres ennemis j'en crains moins le couitoux.
Et crois que votre front prête h mon diadcmt'
Un éclat qui le rend respectable aux dieux même.
Osez donc me répondre , et ne me cachcï pas
Quel sujet important conduit ici vos pas.
Quel intérêt, qiit4s snins vous aj.ntent, vouh pressent?
Je vois qu'en m'écoutant vos yeux au ciel s'adressent.
Parlez : de vos désirs le succès est certain
680 EST MER.
Si ce succès oépend d'une mortelle main.
ESTHER.
0 bonté qui m'assure autant qu'elle m'honore !
Un intérêt pressant veut que je vous implore ;
J'attends ou mon malheur ou ma félicité;
Et tout dépend, seigneur, de votre volonté.
Un mot de votre bouche, en terminant mes peines.
Peut rendre Esther heureuse entre toutes les reines.
ASSUÊRUS.
Ah ! que vous enflammez mon désir curieux I
ESTUER.
Seigneur, si j'ai trouvé grâce devant vos yeux.
Si jamais à mes vœux vous fûtes favorable ,
Permettez , avant tout , qu'Ësther puisse à sa table
Recevoir aujourd'hui son souverain seigneur,
Et qu'Aman soit admis à cet excès d'honneur.
J'oserai devant lui rompre ce grand silence;
Et j'ai pour m'cxpliqaer besoin de sa présence.
ASSUÊRUS.
Dans quelle inquiétude, Esther, vous me jetez 1
Toutefois qu'il soit fait comme vous souhaitez.
( à ceux de m suite.)
Vous, que l'on cherche Aman ; et qu'on lui fasse entendre
Qu'invité chez la reine, il ait soin de s'y rendre.
SCÈNE VIII.
ASSUERUS, ESTHER, ÉLISE, THAMAR, H\^DASPE,
UNE PARTIE DU CHŒUR.
HYDASPE.
Les savants Chaldéens, par votre ordre appelés ,
Dans cet appartement, seigneur, sont assemblés.
ASSUÊRUS.
Princesse, un songe étrange occupe ma pensée :
Vous-même en leur réponse êtes intéressée.
Venez, derrière un voile écoutant leurs discours.
De vos propres clartés me prêter le secours.
Je crains pour vous, pour moi, quelque ennemi perfide.
ESTHER.
Suis-moi, Thamar. Et vous, troupe jeune et timide ,
ACTE 11, SCÈNE IX. 681
Sans craindre ici les yeux d'une profane cour,
A l'abri de ce trône attendez mon retour.
SCÈNE IX.
Celte scène est partie déclamée ti partie chantée.
ÉLISE. UNE PARTIE nu cno-tJft* »
Que VOUS semble, mes sœurs , de TéUt où nous sommi^s T
D'EsllJer, d'Aman, qui le doit emporter?
EM-ce Dieu , sont-ce \vs hommes^ (»«*ii«
Dunl les œuvres vont éclater? l^mi
Vous avez \u quelle ardt^ntc colère
Allumait de ce roi te visage sévère.
tîKE iSHAÉUTE,
Des éclairs de ses yeuît l'œil t-tait ébloui.
UNE AUTBE.
Et sa vûiK m'a paru comme un tonnerre hornble.
Comment ce courroux sî terrible
En un moment s' esMl évanoui? ' ' ' **►
VhE DES ISRAÉLITES clitnlc.
Vn moment a changé ce courage inûesible :
Le lion rugissant est un agneau paisible. ,
Dieu , notre Dieu sans doute a versé dans son cœur
Cet esprit de douceur,
LE CHOitH rliantc.
ûicu^ notre Dieu sans doute a vcisé dans son cœur 'ui*'f
Cet esprit de douceur.
LA NKME ISRAÉLITE ^10^1 ta.
Tel qu'un ruisseau docile
Obéit à ta niavn qui détourne son cours j
Et, laissant de ses eaui partager le secours.
Va rendre lr»ut un chamiy fertile : •• t M
Dieu j de nos volontis arbitre souverain , !,♦, i
Le cœur des rois est ainsi dans ta main.
ÉLISE.
Ah! que je crains, mes sœurs, les funestes nuages
Qui de ce prince obscurcissent les yeux î
Comme il est aveugle du cnltc de ses dieux !
582 ESTHëR.
UNE ISRAÉLITE.
Il n'atteste jamais que leurs noms odieux.
UNE AUTBE.
Aux feux inanimés dont se parent ies cicux
H rend de profanes hommages.
UlfB AUTRE.
Tout son palais est plein de leurs images.
LE CDtiBUR chante.
Malheureux 9 vous quittez le maître des humains
Pour adorer l'ouvrage de vos mains !
DUE ISRAÉUTB clumte.
Dieu d'Israël, dissipe enfin cette ombre :
Des larmes de tes saints quand seras-tu touché ?
Quand sera le voile arraché
Qui sur tout l'univers jette une nuit si sombre?
Dieu d'Israël^ dissipe enfin cette ombre :
Jusqu'à quand seras-tu caché?
UNE DES PLUS JEUNES ISRAÊLfrES.
Parlons plus bas, mes sœurs. Ciel! si quelque infidèle.
Écoutant nos discours, nous allait déceler!
ÉUSE.
Quoi! fille d'Abraham, une crainte mortelle
Semble déjà vous faire chanceler!
Hé! si rimpie Aman, dans sa main homicide
Fai^nt luire à vos yeux un glaive menaçant,
A blasphémer le nom du Tout-Puissant
Voulait forcer votre bouche timjde !
UNE AUTRE ISRAÊUTE.
Peut-être Assuérus, frémissant de courroux.
Si nous ne courbons les genoux
Devant une muette idole.
Commandera qu'on nous immole.
Chère sœur, que choisircz-vous?
LA JEUNE ISRAÉLnE.
Moi je pourrais trahir le Dieu que j'aime!
J'adorerais un dieu sans force et sans vertu,
Reste d'un tronc par lès vents abattu.
Qui ne peut se sauver lui-même !
LE CHGEUR chtnle. [plorcnt.
Dieux impuissants, dieux sourds, tous ceux qui vous im-
Ne seront jamais entendus :
ACTE W, SCÈNE IX. 583
Que les démons^ et ceux qui les adorent,
Soient à jamais détruits et confondus !
UNE ISRAÉLITB chante.
Que nia bouche et mon cœur, et tout ce que je suis ,
Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie.
Dans les craintes, dans les ennuis.
En ses bontés mon àme se confie.
Veut-il par mon trépas que je le glorifie?
Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis.
Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie.
Je n'admirai jamais la gloire de l'impit:.
^n% KVjm tSHAÉUTl.
Au bonheur du méchant qu'une autr*^ porte: envie.
Ti>us s^s jours paraissent charmants j
r/or éclate en ses vêtements :
Son orgueil est sans tMvrne ainsi que sa richesse ,
Jamais Tair n'est troublé de ses gémissements;
Il s'eiidcirt, i! s'éveille au son des instruments;
Son cceur nage dans la mollesse.
UKE AUTRE ISnAÈUT£:. |
Pour comble de prospérité,
jl cspèro revivre en sa p^ïsléritéi
El d'enfaitts à sa table une riante tnuipe
Semble boire avec lui la joie à pleine coupe*
( Toul Le rcite nt chisitt. )
LE cenEtn.
Heureux , dit-<m , le peuple floTissajil
Sur qui se» biens conlenl en abondance!
Plus heureux le peuple innocent
Qui dans le Di^'u Aw rii'l ii u\\% sa confiance!
UNE ISRAÉUTE teule.
Pour contenter ses frivoles désirs,.
L'homme insensé vainement se consume :
Il trouve l'amertume
Au milieu des plaisirs.
UNE AUTRE seule.
Le bonheur de l'impie est toujours agité :
Il erre à la merci de sa propre inconstance.
Ne cherchons la félicité
514 ËSTIIER.
Que dans la paix de Tinnocence.
LA MÊHE^ avec une autrr.
0 douce paix !
0 lumière éternelle!
Beauté toujours nouvelle !
Heureux le cœur épris de tes attraits*
0 douce paix !
0 lumière éternelle!
Heureux le oœur qui ne te perd jamais!
LE CHO6U0.
0 douce paix !
0 lumière éternelle !
Beauté toujours nouvelle !
0 douce paix !
Heureux le cœur qui ne te perd jamais!
LA MÊME , seule.
Nulle paix pour Timpic. 11 la cherche , elle fuit;
Et le calme en son cœur ne trouve point de place.
Le glaive au dehors le poursuit;
Le remords au dedans le glace,
tme AUTRE.
La gloire des méchants en un moment s'éteint .
L'affreux tombeau pour jamais les dévore.
Il n'en est pas ainsi de celui qui te craint;
Il renaîtra^ mon Dieu^ plus brillant que l'aurore.
LE CHCEna.
0 douce paix !
Heureux le cœur qui ne te perd jamais!
ÉLISE y 8.1U9 chanter.
Mes sœurs ^ j'euiends du bruit dans la chamiire prodiaine.
On nous appelle; allons rejoindre notre reine.
\
ACTE m, SCÈSE I.
ACTE TROISIÈME.
\a! tLéàtrc reoréfcnlr les jardifin d'Entlier, et un i\c^ c6té<i du talnn na se
fsiit le fcsiin.
SCÈNE I.
AMAN, ZARÊS.
ZARÈS.
C'est (Jonc ici d'Ksther le superbe jardin.
Et ce salon pompeux est le lieu du festin?
Mais , tandis que la porte en est cncor rernicc ,
Écoutez les conseils d'une épouse alarmée.
Au nom du sacré nœud qui me lie avec vous,
Dissimulez, seigneur, cet aveugle courroux;
Éclaircissez ce front où la tristesse est peinte :
Les rois craignent surtout le reproche et la plainte.
Seul entre tous les grands par la reine invité,
Ressentez donc aussi cette félicité.
Si le mal vous aigrit, que le bienfait vous touche.
Je l'ai cent fois appris de votre propre bouche :
Quiconque ne sait pas dévorer un affront.
Ni de fausses couleurs se déguiser le front, .
Loin de l'aspect des rois qu'il s'écarte, qu'il fuie!
Il est des contre-temps qu'il faut qu'un sage essuie :
Souvent avec prudence un outrage enduré
Aux honneurs les plus hauts a servi de degré.
AMAI^.
0 douleur! ô supplice affreux à la pensée!
0 honte, qui jamais ne peut être effacée!
Un exécrable Juif, l'opprobre des humains.
S'est donc vu de la pourpre habillé par mes mains!
C'est peu qu'il ait sur moi remporté la victoire;
Malheureux, j'ai servi de héraut à sa gloire !
Le traître ! il insultait à ma confusion ;
Et tout le peuple môme, avec dérision
Observant la rougeur qui couvra\t mon visage ,
586 ESTHER.
l>c ma chute certaine en tirait le présage.
Roi cruel, ce sont là les jeux où tu te plais!
Tu ne m'as prodigué tes perfides bienfaits
Uue pour me faire mieux sentir ta tyrannie ,
Et m'accaiiier enfin de plus d'ignominie.
ZARkB.
Pourquoi juger si mal de son intention?
11 croit récompenser une bonne action.
Ne faut-il pas y seigneur, s'étonner au amtraire
Qu'il en ait si longtemps diffésé le salaire?
Du reste, il n'a rien fait que par votre conseil;
Vous-même avez dicté tout ce triste appareil :
Vous êtes après lui le premier de Tcmpire.
Saitr-il toute l'horreur que ce Juif vous inspire?
AMAN.
11 sait qu'il me doit tout, et que, pour sa grandeur.
J'ai foulé sous les pieds remords, crainte, pudeur;
Qu'avec un cœur d'airain exerçant sa puissance ,
J'ai fait taire les lois et gémir l'innocence ;
Que pour lui, des Persans bravant l'aversion,
J'ai chéri, j'ai cherché la malédiction :
Et, pour prix de ma vie à leur haine exposée.
Le barbare aujourd'hui m'expose à leur risée !
ZARBS.
Seigneur, nous sommes seuls. Que sert de se flatter?
Ce zèle que pour lui vous fîtes éclater.
Ce sf>în d'immoler tout à son pouvoir suprême.
Entre nous, avaient-ils d'autre ol^et que vous-même?
Et, sans chercher plus loin , tous ces Juifs désolés.
N'est-ce pas à vous seul qu« vous les immolez?
Et ne craignez-vous point que quelque avis funeste...
Enfin la cour nous hait, le peuple nous déteste.
Ce Juif même, il le faut confesser malgré moi.
Ce Juif, comblé d'honneurs, me cause quelque effroi.
Les malheurs sont souvent enchaînés l'un à l'autre.
Et sa race toujours fut fatale à la vôtre.
De ce léger affront songez à profiter.
Peut-être la fortune est prête à vous quitter;
Aux plus affreux excès son inconstance passe :
Prévenez son caprice avant qu'elle se lasse.
Ou tcndez-vous plus haut? Je frémis quand je voi
ACTE III, SCÈNE M. 5^7
Les abimes profonds qui s'offrent devant moi;
La chute désormais ne peut être qu'horrible.
Osez chercher pilleurs un destin plus paisible :
Regagnez THellespont^ et ces bords écartés
Où iros aïeux errants jadis furent jetés,
Lorsque des Juifs contre eux la vengeance allumée
Chassa tout Amalec de la triste Idumée.
Aux malices du sort enfin dérobez-vous.
Nos plus riches trésors marcheront devant nous.
Vous pouvez du départ me laisser la conduite -,
Surtout de vos enfants j'assurerai la fuite.
N'ayez soin cependant que de dissimuler.
Contente, sur vos pas vous me verrez voler :
La mer la plus terrible et la plus orageuse
Est plus sûre pour nous que cette cour trompeuse.
Mais à grands pas vers vous je vois quelqu'un marcher :
C'est Hydaspe.
SCÈNE IL
AMAN, ZARËS, HYDASPE.
HTDISPE.
Seigneur, je courais vous chercher.
Votre absence en ces lieux suspend toute la joie ;
Et pour vous y conduire Assuérus m'envoie.
AMAK.
Et Mardochée est-il aussi de ce festin?
BTDASPB.
A la table d'Ësther portez-vous ce chagrin?
Uuoi ! toujours de ce Juif l'image vous désole?
Laissez-le s'applaudir d'un triomphe frivole.
Croit-il d' Assuérus éviter la rigueur ?
Ne possédez-vous pas son oreille et son cœur?
On a payé le zèle, on punira le crime;
Et l'on vous a, seigneur, orné votre victime.
Je me trompe , ou vos vœux par Esther secondes
Obtiendront plus encor que vous ne demandez.
AMAN.
Croirai-je le bonheur que ta bouche m'annonce?
HYDASPE.
J'ai des savants devins entendu la réponse :
58S KSTHEK.
Ils disent que la main d'on perfide étranger
Dans le sang de la reine est prête à se plonger.
Et le roi^ qui ne sait où trouver le coupable,
N'impute qu^'aux seuls Juifs ce projet détestable.
AMAN.
Oui, ce sont, cher ami, des monstres furieux :
Il faut craindre surtout leur chef audacieux.
La terre avec horreur dès longtemps les endure ;
Et l'on n'^n peut trop tôt délivrer la nature.
Ah! je respire enfin. Chère ^rès, adieu.
HYDASPE.
Les compagnes d'Esther s'avancent vers ce lieu ;
Sans doute leur concert va commencer la fête.
Entrez, et recevez l'honneur qu'on vous apprête.
SCÈNE in.
ÉLISE, LE CHOEUR.
( G.'ci se récite saus cLanl. )
UNE DES ISRAÉLITES.
C'est Aman.
UNE AUTRE.
C'est lui-même; et j'en frémis, ma sœur.
LA PREMIERE.
Mon cœur de crainte et d'horreur se resserre.
l'autre.
C'est d'Israël le superbe oppresseur.
LA PREMIÈRE.
C'est celui qui trouble la tene.
ÉLISE.
Peut-ou, en le voyant, ne le connaître pas?
L'orgueil et le dédain sont peints sur son visage.
UNE ISRAÉLITE.
On lit dans ses regards sa fureur et sa rage.
UNE AUTRE.
Je croyais voir marcher la mort devant ses pas.
UNE DES PLUS JEUNES.
Je ne sais si ce tigre a reconnu sa proie :
Mais en nous regardant, mes sœurs, il m'a semblé
Qu'il avait dans les yeux une barbare joie
^ ACTE 111, SCÉ?JE m. â8y
Dont tout mon sang est encore trouble.
ÉLISE.
Que ce nouvel honneur va croître son audace !
Je le vois, mes sœurs, je le voi :
A la table d'Esther l'insolent près Ju roi
A déjà pris sa place.
UNE DES ISRAÉLITES.
Ministres du festin , de grâce , dites-nous
Quels mets à ce cruel > quel vin prcpar^ï-vousf
UNB^JLUTRE.
Le saog de rorpluilinj
UTÏE TROISIEME.
Les pleurs des misérables j
' Lk SECONDE.
Sont ses meta les plus agréables.
LA TnOlSIËME.
C'est son breuvage le plus doui.
ÉLISE.
Chères sœurs , suspendez la douleur qui vous pn^fise.
Chantons j on nous l'ordonne; et que puissent nos chants
Du coeur d'Assuérus adoucir la rudesse ,
Comme autrefois David ^ par ses accords touchants j
Calmait d'un roi jaloua: la sauvage instesse!
( Tout Le rc*lc de celte tcène est rïiaalc.)
U^B (SRAÉLITE. ' *i ^^
Que le peuple est heureux ,
Lorsqu'un roi généreux ,
Craint dans tout l'univers ^ veut encore qu'on l'aime !
Heureux le peuple! heureux le roi lui-même!
TOUT LE cnceuR.
0 repos! 6 tranquillité l
0 d'un parfait bonheur assurance éternelle.
Quand la suprême autorité
Dans ses conseils a toujours auprès d'elle
La justice et la vérité î
Ces quatre stances suivantes sont chantées alternativement par une voit
seule et par tout le chœur.
UNE 1SRAÈUTE.
Rois, chassez la calomnie
Ses criminels attentats
50
:>90 KSTIIEB.
Dos plus paisibics Ëtato
Troublent l'heureuse harmonie.
Sa fureur^ de sang avide ^
Poursuit partout Tinnocent.
Rois 9 prenez soin de l'absent
Contre sa langue liomicide.
De ce monstre si farouche
Craignez la feinte douceur :
La vengeance est dans son cœur.
Et la pitié dans sa bouche.
La fraude adroite et subtile
Sème de fleurs son chemin :
Mais sur ses pas vient enfin
Le repentir inutile.
UNE ISRAÉLITE , woie.
D'un souffle l'aquilon écarte les nud^es,
Et chasse au loin U foudre et les orages :
Un roi sagt;^ ennemi du langage menteur.
Écarte d'un regard le perfide imposteur.
UNE AUTRE.
J'admire un roi victorieux,
Que sa valeur conduit triomphant en tous lieux :
Mais un roi sage et qui hait l'injustice,
Qui sous la loi du riche impérieux
Ne souffre point que le pauvre gémisse ,
Est le plus beau présent des âeux,
UNE AUTRE.
La veuve en sa défense espère ;
UNE AUTRE.
De l'orphelin il est le père;
TOUTES ENSEMBLE.
Et les larmes du juste implorant son appui
Sont précieuses devant lui.
UNE ISRAÉUTE, seale.
Détourne, roi puissant, détourne tes oreilles
De tout conseil barbare et mensonger.
11 est temps que tu t'éveilles :
Dans le sang innocent ta main va se plonger
Pendant que tu sommeilles.
ACTE 111-, SCENE IV. 591
Détourne^ roi puissant^ dutourne tes oreilles
De tout conseil barbare et mensonger.
UI«E AUTRE.
Ainsi puisse sous toi trembler la terre entière !
Ainsi puisse à jamais contre tes ennemis
Le bruit de ta valeur te servir de barrière !
S'ils t'attaquent, qu'ils soient en un moment soumis;
Que de ton bras la force les renverse;
Que de ton nom la terreur les disperse :
Que tout leur camp nombreux soit devant tes soldats
Gomme d'enfants une trgupe inutile;
Et si par un chemin il entre en tes États ,
Qu'il en sorte par plus de mille.
SCÈNE IV.
ASSUÉRUS, ESTHER, AMAN, ÉUSE, le chceuii.
ASSUÉRUS, à EfUier.
Oui, VOS moindres discours ont des grâces secrètes :
Une noble pudeur à tout ce que vous faites
Donne un prix que n'ont point ni la pourpre ni l'or.
Quel climat renfermait un si rare trésor?
Dans quel sein vertueux avez-vous pris naissance?
Et quelle main si sage éleva votre enfance?
Mais dites promptement ce que vous demandez :
Tous vos désirs, Esther, vous seront accordés;
Dussiez-vous , je l'ai dit, et veux bien le redire,
Demander la moitié de ce puissant empire.
ESTHER.
Je ne m'égare point dans ces vastes désirs.
Mais puisqu'il faut enfin expliquer mes soupirs.
Puisque mon roi lui-même à parler me convie,
( Elle se jfiUe aos pieds da roi. )
J'ose VOUS implorer, et pour ma propre vie ,
Et pour les tristes jours d'un peuple infortuné
Qu'à périr avep moi vous avez condamné.
ASSUÉRUS, U relevant.
A périr! Vous! Quel peuple? El quel CsXee mystère?
AMAN , à |iart.
Je tremble.
592 KSTif£A.
BSTHER.
Esfher^ seigneur^ eut un Juif pour son père;
De vos ordres sanglants vous savez la rigueur.
AHAn , à part.
Ah dieux !
ASSUÉRUS.
Ahl de quel coup me percez-vous le cœur!
Vous la fille d'un Juif! Hé quoi! tout ce que j'aime ,
Cette Esther^ Tinnocence et la sagesse même ,
Que je croyais du ciel les plus chères amours ,
Dans cette source impure aurait puisé ses jours!
Malheureux!
ESTHER.
Vous pourrez rejeter ma prière :
Mais je demande au moins que^ pour grâce dernière.
Jusqu'à la fin , seigneur, vous m'entendiez parler.
Et que surtout Aman n'ose point me troubler.
ASSUÉRUS.
Parlez.
ESTHER.
0 Dieu, confonds l'audace et l'imposture!
Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature.
Que vous croyez, seigneur, le rebut des humains^
D'une riche contrée autrefois souverains.
Pendant qu'ils n'adoraient que le Dieu de leurs pères.
Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères.
Ce Dieu , maître absolu de la terre et des cieux ,
N'est point tel que Terreur le figure à vos yeux.
L'Éternel est son nom; le monde est son ouvrage :
Il entend les soupirs de l'humble qu'on outrage.
Juge tous les mortels avec d'égales lois.
Et du haut de son trône interroge les rois :
Des plus fermes États la chute épouvantable.
Quand il veut, n'est qu'un jeu de sa main redoutable.
Les Juifs à d'autres dieux osèrent s'adresser :
Roi, peuples, en un jour tout se vit disperser;
Sous les Assyriens leur triste servitude
Devint le juste prix de leur ingratitude.
Mais, pour punir enfin nos maîtres à leur tour,
Dieu fit choix de Cyrus ^vant qu'il vit le jour.
L'appela par son nom, le promit à la terre.
ACTE Iir, SCENE IV. À93
Le fit naître^ et soudain Tarma de son tonnerre^
Brisa les fiers remparts et les portes d'airain ^
Mit des superbes rois la dépouille en sa main^
De son temple détruit vengea sur eux l'injure :
Babylone paya nos pleurs avec usure.
Cyrus^ par lui vainqueur, publia ses bienfaits.
Regarda notre peuple avec des yeux de paix,
Nous rendit et nos lois et nos fôtes divines.
Et le temple déjà sortait de ses ruines.
Mais, de ce roi si sage héritier insensé,
Son fils interrompit l'ouvrage commence.
Fut sourd à nos douleurs. Dieu rejeta sa race.
Le retrancha lui-même, et vous mit en sa place.
Que n'espérions-nous point d'un roi si généreux I
Dieu regarde en pitié son peuple malheureux ,
Disions-nous; un roi règne, ami de l'innocence.
Partout du nouveau prince on vantail la clémence.
Les Juifs partout de joie en poussèrent des cris.
Ciel ! verra-t-on toujours par de cruels esprits
Des princes les plus doux l'oreille environnée.
Et du bonheur public la source empoisonnée!
Dans le fond de la Thrace un barbare enfanté
Est venu dans ces lieux souffler la cruauté :
Un ministre ennemi de votre propre gloire...
AMAN.
De votre gloire! moi! Ciel! le pourricz-vous croire?
Moi qui n'ai d'autre objet ni d'autre dieu...
ASSUÉRUS.
Tais-toi.
Oses-tu donc parler sans l'ordre de ton roi?
BSTHER.
Notre ennemi cruel devant vous se déclare.
C'est lui ; c'est ce ministre infidèle et barbare
Qui, d'un zèle trompeur à vos yeux revêtu.
Contre notre innocence arma votre vertu.
Et quel autre, grand Dieu! qu'un Scythe impitoyable
Aurait de tant d'horreurs dicté l'ordre effroyable?
Partout l'affreux signal en même temps donné
De meurtres remplira l'univers étonné :
On verra, sous le nom du plus juste des princes,
Un perfide étranger désoler vos provinces;
594 ESTIIER.
Et dans ce palais mèmc^ en |>roie à son courroux ,
Le sang de vos sujets regorger jusqu'à vous.
Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée?
Quelle guerre intestine avons-nous allumée?
Les a-t-on vus marcher parmi vos ennemis?
Fut-il jamais au joug esclaves plus soumis?
Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie.
Pendant que votre main sur eux appesantie
A leurs persécuteurs les livrait sans secours ,
Us conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours.
De rompre des méchants les trames criminelles.
De mettre votre trône à l'ombre de ses ailes.
N'en doutez point , seigneur, il fut votre soutien :
Lui seul mit à vos pieds le Parthe et l'Indien ,
Dissipa devant vous les innombrables Scythes ,
Et renferma, les mers dans vos vastes limites :
Lui seul aux yeux d'un Juif découvrit le dessein
Do deux traîtres tout prêts à vous percer le sein.
Ilclas! ce Juif jadis m'adopta pour sa fille.
ASSUÉRUS.
Mardochée?
ESTRBR.
11 restait seul de notre famille.
Mon père était son frère. Il descend comme moi
Du sang infortuné de notre premier roi.
Plein d'une juste barreur pour un Amalécite,
Race que notre Dieu de sa bouche a maudite ,
Il n'a devant Aman pu fléchir les genoux.
Ni lui rendre un honneur qu'il ne croit dû qu'à vous.
De là contre les Juifs et contre Mardochée
Cette haine, seigneur, sous d'autres noms cachée.
En vain de vos bienfaits Mardochée est paré :
A la porte d'Aman est déjà préparé
D'un infâme trépas l'instrument exécrable;
Dans une heure au plus tard ce vieillard vénérable
Des portes du palais par son ordre arraché,
Couvert de votre pour|)re , y doit être attaché.
ÀSSUÉRUS.
Quel jour mêlé d'horreur vient effrayer mon âme î
Tout mon sang de colère et de htmte s'enflamme.
J étais donc le jouet .. Ciel, daigne m'éclaircr!
ACTE III, SCÈNE V. 595
y II moment sans témoins cherchons à respirer.
Appelez Mardochée^ il faut aussi l'entendre.
( AasoêrtM t'éloigae. )
UNE ISRAÉUTE.
Vérité que j'implore 9 achève de descendre!
SCÈNE V.
ËSTUER, AMAN, ÉLISE, le chceub.
AMAn , i EiÛicr.
D'un juste étonne ment je demeure frappé.
Les ennemis des Juifs m'ont trahi, mVnt trompé i
J'en atteste du ciel la puissance suprÊme,
Ku les perdant^ j*ai cru vous assurer vous-même.
l'nnccsscj en leur faveur employez mon crédit ;
Le roi, vous le voyez, flotte encore interdit.
Je sais par quels ressorts on k pousse, on l'arrête,
Lt fais, comme il me plait, le calme et la tempête.
Los iiitérèls dns Juifs dcjà me sont sacrés.
rarkz : vos ennemis aussitôt massacrés,
Viçtiuies de la fui que ma bouche vous jure,
IJe ma fatale erreur répareront Tinjure.
Quel sang demandez-vous?
ESTHEn.
Va, traître, laisse-moi :
l^cs Juifs n'attendent rien d'un méchant tel que lou
Miscrahle! le Dieu vengeur de rinnocence.
Tout prêt à te juger, tient déjà sa balance :
Bientôt son juste arrùt te sera prononcé.
Tremble ; son jour approche, et ton règne est passé.
Ouf, ce Dieu , je l'avoue , est un Dieu redoutable.
Mais veut-il que l'on garde une haine implacable?
C'en est fait ; mon orgueil est ftircê de plier.
L'inexorable Aman est réduit à prier.
( U se jette aui pieds d'Esthcr. )
Par le salut des Juifs, par ces pieds que j'embrasse,
Par ce sage vieillard, Thonneur de votre race.
Daignez d'un roi terrible apaiser le courroux :
Sauvez Aman , qui tremble à vos sacrés genoux.
.VJ6 KSTHlilR.
SCÈNE VI.
ASSyÊRUS, ESTUBR, AMAN, ÉLISE, le chokur,
GARDES.
ASSUÉRUS.
Quoi! le traître sur vous porte ses mains hardies!
Ah ! dans ses yeux confus je lis ses perfidies;
Et son trouble, appuyant la foi de vos discours,
De tous ses attentats me rappelle le cours.
Qu'à ce monstre à l'instant l'àme soit arrachée;
Et que devant sa porte, au lieu de Mardochcc,
Apaisant par sa mort et la terre et les cieux.
De mes peuples vengés il repaisse les yeux.
(Aman est emmcDé par In gardes. )
SCÈNE VIL
ASSUERUS, ESTHER, MARDOCHÉE, ÉLISE, le CHoeoR.
ASSUÉRUS, à Mardocliée.
Mortel chéri du ciel, mon salut et ma joie ,
Aux conseils des méchants ton roi n'est plus en proie.
Mes yeux sont dessillés, le crime est confondu :
Viens briller près de moi dans le rang qui t'est dû.
Je te donne d'Aman les biens et la puissance :
Possède justement son injuste opulence.
Je romps le joug funeste où les Juifs sont soumis,
Je leur livre le sang de tous leurs ennemis :
A régal des Persans je veux qu'on les honore ,
Et que tout tremble au nom du Dieu qu'Esther adore.
Rebâtissez son temple, et peuplez vos cités;
Que vos heureux enfants dans leurs solennités
Consacrent de ce jour le triomphe et la gloire.
Et qu'à jamais mon nom vive dans leur mémoire.
SCÈNE VIII.
.\SSIJÉRUS, ËSTUER, MARDOCHÉE, ASAPIi> ÉLISE,
LB GHOBUR.
ASSl'ÉRUS.
Oue veut Asaph .•
ACTE V, SCÈNE IX. 597
ASAPII.
Seigneur, le traître est expiré.
Par le peuple en fureur à moitié déchiré.
On traîne^ on va donner en spectacle funeste
De son corps tout sanglant le misérable reste.
N4RD0CHÉE.
Roi, qu'à jamais le ciel prenne soin de vos jours!
Le péril des Juifs presse^ et veut un prompt secours.
ASSUÉRUS.
Oui , je t'entends. Allons par des ordres contraires
Révoquer d'un méchant les ordres sanguinaires.
ESTHER.
0 Dieu, par quelle route inconnue aux mortels
Ta sagesse conduit ses desseins éternels !
SCÈNE IX.
LECKÛlilJB.
loUT LE cutmin.
Dieu fait triompliur riiinocencL :
Chantons, célébrons sa puissance- %
UNE ÎSRAÉUTi:*
Il a vu contre nous les ra^ieliants 5'asscmt4ci%
Et notre sang prêt à couler;
Comme l'eau sur la terre ils allaient le répandra :
Du haut du ciel sa voix s est fait entendra ;
L'homme superbe est renversé ^
Ses propres lîèches Tont percé.
USE AtïTRE,
J'ai vu l'impit.: adoré sur la terre ;
Pareil au cèdn-, il cachait dans les cjuux
Son Iront audacieux j
Il semblait à son grc gouvÊrner le tonnerre ^
Foulait aux pieds ses ennemis vaincus :
Je n'ai fait que passer: il n'était déjà plus.
UNE AUTRE.
On peut des plus grands rois surprendre la justice :
Incapables de tromper.
Ils ont peine à s'échapper
Des pièges de l'artifice.
598 ESTUER.
Un cœur noble ne peut soupçonner en autrui
La bassesse et la malice
Qu'il ne sent point en lui.
DlfB AUTRE.
Comment s'est calmé l'orage?
UNE AUTKE.
Quelle main salutaire a chassé le nuage?
TOUT LE CHCEUR.
L'aimable Esther a fait ce grand ouvrage.
UNE ISRAÉLITE^ seule.
De l'amour de son Dieu son cœur s'est embrasé;
Au péril d'une mort funeste
Son zèle ardent s'est expose ;
Elle a parlé^ le ciel a fait le reste.
DEUX ISRAÉIITES.
Esther a triomphé des filles des Persans :
La nature et le ciel à l'envi l'ont ornée.
l'une DES DEUX.
Tout ressent de ses yeux les charmes innocents.
Jamais tant de beauté fut-elle couronnée?
l'autre.
Les charmet de son cœur sont encor plus puissants.
Jamais tant de vertu fut-elle couronnée?
TOUTES deux ensemble.
Esther a triomphé des filles des Persans :
La nature* et le ciel à l'envi l'ont ornée.
UNE ISRAÉLITE^ teule.
Ton Dieu n'est plus irrité ;
Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière;
Quitte les vêtements de ta captivité.
Et reprends ta splendeur première.
Les chemins de Sion à la fin sont ouverts :
Rompez vos fers.
Tribus captives;
Troupes fugitives.
Repassez les monts et les mers;
Rassemblez-vous des bouts de l'univers.
TOUT LE CHGBUR.
Rompez vos fers.
Tribus captives;
Troupes fugitives,
ACTE V, SCKNE IX. :,99
Repassez les monts et les mers ;
Rassemblez-vous des bouts de Tunivers.
ITNE ISRAÉUTE , seule.
Je reverrai ces campagnes si chères.
UNE AUTRE.
J*irai pkurer au tombeau de mes pèresi.
TOUT LE CHflEUR,
Repasser les raonts et les mcni;
RassemMei-vûus des bouts de l'univers.
UNE ISRAÉLITE, Mtalt.
Relevez, rekvez les superbes portiques
Du temple où notre Dieu se plaît d'être adoré :
Que de l'urlc plus pur son autel i^oil paré,
Et que du sein des monts le marbre soit tire.
Liban, dupouille-toi de tes cèdres antiques ;
Pr^treg sacres, prépareï vos cantiques.
UNE AUTRE.
Dieu descend^ et revient habiter parmi nous :
Terre , frémis d'allégresse et de crainte ;
Et vous^ sous sa majesté sainte,
Gieux, abaissez-vous.
UKÈ AUTRE.
Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable !
Heureux qui dès Tenfance en connaît la douceur 1
Jeune peuple, courez à ce maître adorable :
Les biens les plus charmants n'ont rien de comparable
Aux torrents de plaisirs qu'il répand dans un cœur.
Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable !
Ueureax qui dès l'enfance en connaît la douceur!
UNE AUTRE.
11 s'apaise, il (Pardonne;
Du cœur ingrat qui l'abandonne
11 attend le retour;
11 excuse notre faiblesse ;
A nous chercher même il s'empresse :
Pour l'enfant qu'elle a mis au jour
Une mère a moins de tendresse.
Ah! qui peut avec lui partager notre amour?
TROIS ISRAÉLITES.
Il nous fait remporter une illustre victoire.
COO ESTHER.
l'une des trois.
Il nous a révélé sa gloire.
TOUTES TROIS ensonble.
Ah! qui peut avec lui partager notre amour I
TOUT LB CHOBUR.
Que son nom soit béni; que son nom soit chanté;
Que l'on célèbre ses ouvrages
Au delà des temps et des âges^
Au delà de l'éternité !
f:n u'LSTUEn.
PRÉFACE
D'ATBAUE.
Tout le monde sait que le royaume de Juda cUit compoaé dea deux iri-
bua de Juda et de Benjamin , et que loi dix autrca tribua qui a« révoltèrent
cujitro f^uboajB cttitiptijaicnL h rtijnirat: d'ïtrsi\. dmine ira roi» de JliiIj
^laitnl de li iiuiisuu de Dand , et «[ù'iJa avaient dans leur piruge ii ville et
le irui|j(c de Jérusalem , tuut ce {[b'îI y iitiiI, Je prétreii ri de lévites se rc*
ùréreEit juprùa d'FUi^, et k'ur demeure» ni ttiuibura aLtackiéa ; ear, dcpuii
qui? te tcnijile de Siluiuao fut blLi , il n çUil plus périma de ai cri lier ^tileun ;
et tous tcfi atiLr^â auteli ifn'an di-Tiit à Dieu sur de* uotiu^ata, appela
l^tr cette rKiaon daitt t'Êcfbtucc les li^uU tic ai , ne lui étuieal buiut asréti*
lik'9. Aiiiii le culte legiùiae ne tabaiït4iii plus tjue tUni Ju^a. Uni dia Iriliiu,
eteeple un lre«-p€ljl nuEnbre de pcnoufiu < éLaicut un idulALm « eu acLit-
mitiiiiies^
Au rcite, rci prkrea et cti tt-^ilei f^ù lient eux-Uièujtw nue tribu fort
DDtbbrrUii-^ lt» furent partig^éa eu divi^n^ cbues pour «L-nrir tour à tuur
dans le t'^mple, d^ua jour de sabbat à Tjulre. Lea |>réEr{i« ^laietii, de Ja fi-
mille d'Auron ; et il ii'j avait que ceuL de- c^rllc f umillc letqiiclï puuent
eit^rccr la tacriâcature. La lerite^ leur éliieut jLubordnnncA « et avai^m «oiti,
rjitrc aulrc* cbaiei , du cbant, de b picparation dra ùctiuieii, et de la
garde du Icmpte. €(-' nom «Je i&nLù ne Ja issu fias d'être duuiié qiielqiiefaii
indiffércmi^ient à lOiL* ceux de Li (riba. Ceui qui ctaitut eo siiinauie a liaient,
ainsi que k grand prêtre Je tir loj^aiitfnt daxLS ht purliquci ou galeries duut
le il mple était environné ► tt qui faniaicnt |i*rtiê du temple mcnie. Tuut I c-
dificc s'si|ipf]ait en n;É itérai le tieu sjiut : mais ou a{) pela il plui p^rtiéuliért^
iiici>t de te nom ^etle p^rLis da tCEnpIe intéirieur du étaient le dundetiur dVr,
Tau tel an parfuri^ , rt les tables di.'s f^aim lic prnpDïitiuii ; et cette partie
étatt enrorc di^tjo^uée du uLint dot aainta ud élail i'an fai*, et où le grand
lirêtre leul atait drait d'rntr«r ttne lots 1 jtiiiice. C éta^t une traditicii a^ei
catistajite , que la muntagne tar laquelle le temple (ut iiiïtj était U lucmL*
montagne dû Abraïtam ai^it autreruiâ offert eu sac ri tire ton ëIs I^aac,
J'ai cru devoir eipliquer ici cet particularilèa « iûii i|tie clus a qui TbiA-
toire de l'Ancien Teatament ne aéra pas asaez présente n'en s(»ieat point ar-
rétéa en lisant celle tragédie. Elle a pour sujet Joas reconnu et mis aur le
trône : et j*aurais du , dana lea règles , l'intituler Joab ; mais la plupart du
monde n^eu ajjnt entendu parler que sous le nom d*ATHAi.iE, je n'ai fias
ugé à propos de la leur présenter sous un autre titre , puisque d'ailleurs
Athalie j joue un personnage ai considérable, et que c'est aa mort qui ter-
mine la pièce
Voici une partie dea principaux cvénementa qui devancèrent cette grande
action.
SI
G02 PRÉKACE DATflALlE
Jfiram , roi de Joda , filn de Joupliat , et le lepiième roi de la raee de
David , cpouM AUiatie , fille d'Achab et do Jézabel , qui régaaieot eo kfaêl ,
fameux l'an et l'autre , nais principalement Jézabel , par leurs aanglaotes
persecuttona eoutre les prophètes. Athalie, noa moins impie (|ue sa ncre,
entraîna bien tôt le roi son mari dans ridolâtrie, et fit même construire daos
Jérusalem un temple à Baal , qui était le dieu da pajs de Tjr et de Sidcin .
où Jéubcl avait pris naissance. Joram , après avoir vn périr par les raaiua
des Arabes et des PhilisCias tous les princes ses enfants, k la rckcrve d'O-
ehorias , mourut lui-même niiéiablcment d'une longue maladie qui lui coa>
smna les entrailles. Sa mort funeste n*eui})ècba pas Ocbosias d'initer son im>
piété et celle d'AtbaUe an mère. Mais ce prince , aprèn avoir régné aculemeot
nu an , étant idlé rendre Tbile au roi d*l8ra£l , frère d'AtbaUe , fut enveloppé
dans la mine de la maison d'Achab , et tué par l'ordre de Jéfan , que t>ieu
avait (sit aacrer par ses propbèuss , pour régner sur br^êl , et pour être le
ministre de ses vengeances. Jého extermina toute la poatéricé d'AcLab , et fit
jeter par les feiiètrea Jéxabel, qui, aelon la prédiction d'Êlie, fut mangée
des chiens daos In vigne de ce même Nabotli qu'elle avait fait mourir «i*
trefoia pour s'emparer de son héritage. Athalie , ayant appris à Jérusnlem
tous ces massacres, entreprit de son c6lé d^éteindre entièrement la raee royale
do David , en faisant mourir toua les enfants d'Oohosias , ses petks^U. Mais
heureusement Josalieth, sœur d'Ochoâas , et fiUe de Joraw, mais d'une
autre mère qu' Athalie , étant arrivée lorsqu'on égorgeait les prinees ses ne-
veux , elle trouva moyen de dérober dn milieu des morts le petit Joas encore à
la mamelle , et le confia avec sa nourrice an grand prêtre son mari , qui les
cacha tons deux dans le temple , où l*enfant fut élevé secrètemeut jusqu'au
jour qu'il fut pmclamc roi de Juda. L'hiatotre des rois dit (|ue ce fut U sep-
tième année d'aprct. fidais le texte grec des Paraliponièoea, qne Sévère 611I-
piee a suiri , dit que fc fut la huitième. Cest ce qui m'a nutoriaé à donner
a ce prioee oeuf à dix aua , pour le mettre déjà en état de répondre anx
questions qu'on loi fait.
Je crois ne lui avoir rien fait dire qui soit au-deaausde la portée d'un en
hnt de cet âge qui a de l'esprit et de la mémoire. M«is ^ quand j'anrais été
nn peu au delà , il faut considérer qne c'est ici un enfant tout extraordinaire,
élevé dans le temple par nn grand prêtre qui , le regardant comme l'unique
espérance de sa nation , l'avait instniit de bonne hoore dans tous les devoir*
de la religion et de la royauté. 11 n'en était pas de mêose des enfnnts des
Juifs, que de la plupart dea nMres : on leur apprenait les aaintes lettres,
non-seulement dès qn'ils avaient atteint l'usage de la raiaon , mais , pour me
servir de PexpresMon de saint Paul , dès la mamelle. Oiaqoe Juif éuit obUgé
d'écrire une fois en sa vie, de sa propre main, le volume de la loi tout entier.
I^es rais étaient même obligés de récrire deux fois ; et il lenr était enjoint
de l'avoir conUnncUrment dcnrant les yeux. Je puis dire lô que U France
voit en la personne d'un prince de huit aua et demi, qui fait aujourd'hui srs
plus chères cicliccs , un exemple illnslre de ce que peut dans nn enfant un
heureux naturel aidé d'une excellente éducation, et que ai j'avais donne au
pclit Joan la même vivacité et te même discernement qm brillent dans le«
PRÉFACE D'ATUALIE. 603
reparties de ce jeune prince , on ni*aurait accocé avec nison d'avoir péclié
contre les régli-s de la vratsembiance.
I/âge de Zacbaric, fils da grand prêtre, n'éunt poinl marque , on peut
lui supposer, si i*on veut, deux on trois ans de plus qu'à Jois.
J'ai suivi rcxplication depla^ieun comnentalenn Tort habiles, qui pronveot,
|»ar le texte roémc de l'Écriture , que tous ces soldats à qui Joîada , ou Joad,
jMar L>3vid , étmenl autant de |.irètriM r( di! \é^ iLes , aaui bim que Jt^ cinq
CfïiLuiiierï qui Itfs çiiminDuJLLJeitt. En efttt , (Ji^cm cr* ifilef|irtlej< , loytdttait
^rv )iaiiit Û^a une as sain Le actittn^ et oiiruii iirrifiiEic n'v devait èLn.^ cm-
plajc. 11 9j dgi%i4it ntiD-seuk-mcnt du coii'^'EVcfr 1ë «ccplrc cIaiij la mi<î«»u
ite t>ii\id , mai3 Focorc de ronïcrvcr i ce ^runJ mi ce Lie luiti? de di^^^cen'
[luiila âonl devait fiâître le MciAie. k Car ee Mtsiîu , laat de foiï prutuis
■ GOiumc liU d'Abraham , devait atisâj élrc le Fils de David et de Lqus les ruM
n de Jtida. >K Delà vkïtt que l'iLiuâlrc et Aa^nni prélat* éc [|iii j ai l'UipruiUc
ees parûltj appdb Junï kprccii^ai Tcatc de ■■ niaiioii de lïavjd^ Ja^éfibe en
fia rie danq les màma ttrniii'a ; t-t l'f,critnrt dil çAprpsséiueot cnje Dieu nViler-
mviia p;** Luute la familli! de Joratti , votilaul conserver a David la Uin|ie qu'il
lui avilit promise. Ur cette lampe ^ qu'étail-ec autre cbou? que la iuitiif're
qui liera il être un jatir révélée a.ui natiana 7
L'IiuLuirc fiif Apccdiâ ptum le jnDr ou Juas Tut prockiuè. Quelques ipter-
prèiL-t VËuletiL que ce (ùl un JMur de lÔte. J'al climAi eeJle de la Fciilef&te ,
qui étui! Tu LU! de» irtfîi f^randE j lélta ûvs Juifit. Un jf cêlebrijit la mëatiiira
ûc la publicatinii du U li>i s-ur k itioiit de ^iiisi» el nn j urfrail ati,ùi â E>ieu
lt§ prrtiiieri paiiu de la uDLivelje niuiivnn ; ce qui ïu.tM.]t qu'un la nommait
encore la fèlc des prémices. J'ji *ongc que cca ^ircMuslauecs me faumirajein*
quelque variélé pour lei cliaiiti à\i chcEur.
Hk elicciir c»t es m posté de jeuues h 13 es de h tribu de Lévi ^ et je meli à
leur iêic une filk que je duniie pour tmm à /jtcharie. Ccit dk qui intro-
duit le chœur chez sa mère. Elle chante avec lui , porte la parole pour lui ,
et fait enfin les fonctions de ce personnage des anciens chœurs qu^on appe-
lait le CoryfhÉe. J'ai ausiti essaye d'imiter des anciens celte continuité d'ac-
tiim qui fait que leur théâtre ne demeure jamais vide , les intervalles des actes
n'étant marqués que par des hjniues et par des moralités du chœur , qui ont
rapport à ce qui se passe.
On me trouvera peut-être un peu hardi d'avoir osé mettre sur la scène un
prophète inspiré de Dieu , et qui prédit Tavenir. Mais j'ai eu la précaution
de ne mettre dans sa bourbe que des expressions tirées des prophètes mêmes,
r^ioique l'Écriture ne dise pas en termes exprès que Joîada ait eu l'esprit de
prophétie , comme elle le dit de son fils , elle le représente comme un homme
tout plein de l'esprit de Dieu. £t d'ailleurs ne paraît-il pas, par l'Évangile , .
qu'il a pu pruphétiser en qualité de souverain pontife ? Je suppose donc qu^il
vuitcB esprit le funeste changement de Joas , qui , après trente années d'un
régne fort pieux, s'abandonna aux mauvais conseils des Qatteurs, et se souilla
' M. d« M.-4UI.
A04 PRÉFACE D'ATUALJE.
dn mrttKrc de Zacharie, fils et <oeceMe«r de ce gnod prêtre. Ce neartre.
commit dent le temple , fut une d«e priacipalet caoaea de U colère de Dieu
contre les Juifs, et ite loue les malheurs qni (eur arrÏTèreot dans la suite. On
prétend même que depuis ce jour-là les r4(»onscs de Dien cessèrent entièrement
dans le sanctuaire. C'est ce qui ma donné lieu de faire prédire de suite
k Joad et la destruction du temple et la ruine de Jénisslera. Mais comme In
prophètes joignent d'ordinaire les consolations aux menaces , et i^ue d'ail -
leurs il s*sgit de mettre snr le tr^ne un des ancêtres du .Messie, j'ai pris occa-
sion de faire entrevoir la venue de ce conaolatear , aprèii lequel loua les an-
ciens juntes soupiraient. Cette scène , qui est une espèce d'épisode , amène
très- naturellement la musique, par la coutume qu'avaient plusieurs prophètes
dVutfer dana leurs aainla transports au son des iustniitienis ; témoin celte
Iroope de prophètes qui vinrent an devant de Saûl avec des harpes et des
Ijres qu'on portait devant eux ; et témoin Elisée hii-iuème , qui , étant coo-
Aiité snr Paveur par le roi de Juda et par le roi d'lsrae\ , dit* conne fait
ici Joad , Addueitë mihi psalten. Ajoutez à cela que cette praphi^ie «»t
beaucoup à «tigmenler le troui>Je dans ia pièce , par la coitclcioaiion et par
Isa difTércnta Diourcmenii où elle jette le chreur et les principaux arteon.
ATHALIE,
TRAGÉDIE. '(1691.)
ACl'EURS.
JOÀS t roj lie Jiuli , fîli d Oc|t<ii]a<>
ATIIiIUIl» reuvedcJoram , aleulf de Joas, "*
JOAl» , kuLr«ii3«iW i0lAP4 , gnud prêtre. • '
JQSABLTH p taau de Joan , timiizic du graïiU prêtre, ^
ZADIAKIE , lib d« J^ad €l de Jo»beLb,
ÏIALOMITU , tt£ur de ZjtttiArk.
AB^ittV, l'un des |>rittci|iaiài otneien de* f<n\à^ h^A*.
AZ\EVIAâ, ISMAKL, et letTKOlS AUTRES Cllfirïid*! prêtra il Ah
MATflAN . i»f^Lre ajifialât. «crifinaUrar rte BtôL * j= ^
^ABAL . ctirUKitMil aa Mithin.
A4jAB i TcAOïc de Jn joiu d'AlÉtAbe, ^
TUOL'I'EiJfr prclna et de léiitci.
SUtTii d'JUkaliç.
DICEllK (k ^etiud m Les de lu Inliit iM Léfi.
La •cène eit dans le temple de Jérusalem , dans im vestibnle de l'apiiartcmcnl
du graiMl prêtre.
ACTE PREMIER.
SCÈNE !.
JOAD, ABNER.
ABNER.
Oui, je viens dans son temple adorer l'Eternel;
Je viens, selon Tusage antique et solennel,
Célébrer avec vous la fameuse journée
Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée.
Que les temps sont changés l Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour.
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
51.
60G ATUALIË.
Le peuple saint en foule inondait les portiques;
Et tous^ devant l'autel avec ordre introduits ^ [fruits.
De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux
Au Dieu de l'univers consacraient ces prémices :
Les prêtres ne pouvaient sufûre aux sacrifices.
L'audace d'une femme ^ arrêtant ce concours.
En des jours ténébreux a changé ces beaux jours.
D'adorateurs zélés à peine un petit nombre
Ose des premiers temps nous retracer quelque ombre :
Le reste pour son Dieu montre un oubli fatal ;
Ou même, s'empressant aux autels de Baal,
Se fait initier à ses honteux mystères,
Et blasphème le nom qu'ont invoqué leurs pères.
Je tremble qu'Athalie, à ne vous rien cacher,
Vous-même de l'autel vous faisant arracher.
N'achève enfin sur vous ses vengeances funestes.
Et d'un respect forcé ne dépouille les restes.
JOAD.
D'où vous vient aujourd'hui ce noir pressentiment?
ABRER.
Pensez vous être saint et juste impunément? '
Dès longtemps elle hait cette fermeté rare
Qui rehausse en Joad l'éclat de la tiare :
Dès longtemps votre amour pour la religion
Est traité de révolte et de sédition.
Du mérite éclatant cette reine jalouse
Haft surtout Josabetli votre fidèle épouse :
Si du grand prêtre Aaron Joad est successeur.
De notre dernier roi Josabeth est la sœur.
Mathan d'ailleurs, Mathan , ce prêtre sacrilège ,
Plus méchant qu'Athalie, à toute heure l'assiège;
Mathan, de nos autels infâme déserteur.
Et de toute vertu zélé persécuteur.
Cest peu que, le front ceint d'une mitre étrangère.
Ce lévite à Baal prête son ministère ;
Ce temple l'importune, et son impiété
Voudrait anéantir le Dieu qu'il a quitté.
Pour vous perdre il n'est point de ressorts qu'il n'invente :.
Quelquefois il vous plaint, souvent même il vous vante;
H affecte pour vous une fausse douceur; ^
VA, par Itide son fiel colorant la noirceur.
ACTE I, SCÈNb 1. 007
Tantôt à cette reine il vous |>eint redoutable;
Tantôt, voyant pour l'or sa soif insatiable?.
Il lui feint qu'en un lieu que vous seul connaissez
Vous cachez des trésors par David amassés.
Enfin , depuis deux jours la superbe Athalie
Dans un sombre cha^^in parait ensevelie.
Je l'observais hier, et je voyais ses yeux
Lancer sur le lieu saint des regards furieux ;
Comme si, dans le fond de ce vaste édifice.
Dieu cachait un vengeur armé pour son supplice.
Croyez-moi, plus j'y pense, et moins je puis douter
Que sur vous son courroux ne soit près d'éclater.
Et que de Jézabel la fille sanguinaire
Ne vienne attaquer Dieu jusqu'en son sanctuaire.
JOAD.
Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte ,
Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte.
Cependant je rends grâce au zèle officieux
Qui sur tous mes périls vous fait ouvrir les yeux.
Je vois que l'injustice en secret vous irrite.
Que vous avez encor le cœur Israélite.
Le ciel en soit béni ! Mais ce secret courroux ,
Cette oisive vertu , vous en contentez-vous ?
La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère?
Huit ans déjà passés, une impie étrangère
Du sceptre de David usurpe tous les droits ,
Se baigne impunément dans le sang de nos rois ,
Des enfants de son fils détestable homicide.
Et même contre Dieu lève son bras perfide :
Et vous, l'un des soutiens de ce tremblant État,
Vous, nourri dans les camps du saint roi Josaphat,
Qui sous son fils Joram commandiez nos armées.
Qui rassurâtes seul nos villes alarmées,
Ix>rsque d'Ochozias le trépas imprévu
Dispersa tout son camp à l'aspect de Jchu ;
Je crains Dieu, dites-vous, sa vérité me touche!
Voici comme ce Dieu vous répond par ma bouche :
u Du zèle de ma foi que sert de vous parer?
tt l*ar de stériles vœux pensez-vous m'honoror?
•08 ÀlUALlE.
« Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifiées?
a Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses?
« Le sang de vos rois crie, et n'est point écouté.
« Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété;
« Du milieu de mon peuple exterminez les crimes :
tt Et vous viendrez alors m'immoler vos victimes. »
ABNER.
Hé! que puis-je au milieu de ce peuple abattu?
Benjamin est sans force , et Juda sans vertu :
Le jour qui de leurs rois vit éteindre la race
Éteignit tout le feu do leur antique audace.
Dieu môme, disent-ils, s'est retiré de nous :
De l'honneur des Hébreux autrefois si jaloux,
11 voit sans intérêt leur grandeur terrassée ;
Et sa miséricorde à la fin s'est lassée :
On ne voit plus pour nous ses redoutables mains
De merveilles sans nombre effrayer les humains :
L'arche sainte est muette , et ne rend plus d'oracles.
JOAD.
Et quel temps fut jamais si fertile en miracles?
Quand Dieu par plus d'effets montra4-il son pouvoir?
Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voii-.
Peuple ingrat? quoi! toujours les plus grandes merveilles
Sans ébranler ton cœur frapperont tes oreilles?
Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours
Des prodiges fameux accomplis en nos jours,
Des tyrans d'Israël les célèbres disgrâces.
Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces;
L'impie Achab détruit, et (le son sang trempé
Le champ que par le meurtre il avait usurpé ;
Près de ce champ fatal Jézabel immolée,
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée ,
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés.
Et de son corps hideux les membres déchirés ;
Des prophètes menteurs la troupe confondue ,
Et la flamme du ciel sur l'autel descendue;
Ëlie aux cléments parlant en souverain ^
Les cieux par lui fermés et devenus d'airain ,
Kt la terre trois ans sans pluie et sans rosée;
Les morts se ranimant à la voix d'Elisée?
Hccoiinaissez , Abner, à ces traits éclatants.
ACTE J, SCLM: I. 009
Un Dieu tel aujourd'hui qu'il fut dans tous les temps.
Il sait, quand il lui plaît, faire élatcr sa gloire;
Et son peuple est toujours présent à sa ménioire.
ABNER.
Mais où sont ces honneurs à David tant promis,
Et prédits môme encore à Salomon son fils?
Hélas! nous espérions que de leur race heureuse
Devait sorlir de rois une suitn nombre u se ^
Que sur toute tribu ^ sur toute iidliou ,
L'un d'eux établirait sa domination^
Ferait cesser partout la diÀCordft el la guerre ,
El verrait à ses pieds tous tes rois de la terre.
JOAD.
Atii pTomesses du ciel pourquoi renonecz-vous?
ADNER,
Ce roïj fils de David, où le cberchiîrons-nous?
Le ciel mÈme peut-il réparer les raines *
De cet arbre séché jusque dans ses raeincs?
AthaUe ttouffa reiiraiil même au berceau.
Les Tuorls^ après huit ans, sortent-Ils du tombeau?
Abï si datis sa fureur clic s'était trompée;
Si du saîij4:df- uo5 roh quelque goutte échappée.,,
JOAD.
Eh bien! que feriez -vous?
ABNER.
0 jour heureux pour moi !
De quelle ardeur j'irais reconnaître mon roi !
Doutez-vous qu'à ses pieds nos tribus empressées...
Mais pourquoi me flatter de ces vaines pensées?
Déplorable héritier de ces rois triomphants ,
Ochozias restait seul avec ses enfants :
Par les traits de Jéhu je vis percer le père ;
Vous avez vu les fils massacrés par la mcrc.
JOAD.
Je ne m'explique point : mais quand l'astre du jour
Aura sur l'horizon fait le tiers de son tour.
Lorsque la troisième heure aux prières rappelle.
Retrouvez-vous au temple avec ce même zèle.
Dieu pourra vous montrer par d'importants bienfaits
Que sa parole est stable, et ne trompe jamais.
Allez : pour ce grand jour il faut que je m'apprête.
010 ATHALIE.
Kt du temple déjà Taabe blanchit le faite.
' ABNBR.
Uuel sera ce bienfait que je ne comprends pas?
L'illustre Josabeth porte vers vous ses pas :
Je sors^ et vais me joindre à la troupe fidèle
Qu'attire de ce jour la pompe solennelle.
SCÈNE II.
JOAD, JOSABETH.
JOAD.
Les temps sont accomplis ^ princesse : il faut parler;
Et votre heureux larcin ne se peut plus celer.
Des ennemis de Dieu la coupable insolence ,
Abusant contre lui de ce profond silence ,
Accuse trop longtemps ses promesses d'erreur :
Que dis-je? le succès animant leur fureur^
Jusque sur notre autel votre injuste marâtre
Veut offrir à Baal un encens idolâtre.
Montrons ce ieune roi que vos makis ont sauve ^
Sous l'aile du Seigneur dans le temple élevé.
De nos princes hébreux il aura le courage ;
Et déjà son esprit a devancé son âge.
Avant que son destin s'explique par ma voix ,
Je vais l'offrir au Dieu par qui régnent les rois :
Aussitôt assemblant nos lévites , nos prêtres ,
Je leur déclarerai l'héritier de leurs maîtres.
JOSABETH.
Saitril déjà son nom et son noble destin?
JOAD.
11 ne répond encor qu'au nom d'Êliacin^
Et se croit quelque enfant rejeté par sa mère ,
A qui j'ai par pitié daigne servir de père.
JOSABETH.
Hélas! de quel péril je l'avais su tirer!
Dans quel péril encor il est près de rentrer !
JOAD.
Quoi! déjà votre foi s'affaiblit et s'étonne?
JOSABETH.
A vos sages conseils, seigneur, je m'abandonno.
Du jour que j'arrachai cet enfant à la mort,
ACTE I, SCÈNE II. cil
Je remis* en vos mains tout le soin de son sort;
Même, de mon amour craignant la violence.
Autant que je le puis j'évite sa présence ^
De peur qu'en le voyant quelque trouble indiscret
Ne fasse avec mes pleurs échapper mon secret.
Surtout j'ai cru devoir aux larmes , aux prières ,
Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières.
Cependant aujourd'hui puis-je vous demander
Quels amis vous avez prêts à vous seconder?
Abner^ le brave Abner viendra-t-il nous défendre?
A-t-il près de son roi fait serment de se rendre ?
JOAD.
Abner, quoiqu'on se pût assurer sur sa foi.
Ne sait pas même cncor si nous avons un roi.
JOSABETB.
Mais à qui de Joas confiez-vous la garde?
Est-ce Obcd, estrce Ara mon que cet honneur regarde?
De mon père sur eux les bienfaits répandus...
JOAD.
A l'injuste Athalie ils se sont tous vendus.
JOSABETB.
Oui donc opposez-vous contre ses satellites?
JOAD.
Ne vous l'ai-je pas dit? nos prêtres, nos lévites.
JOSABETB.
Je sais que, près de vous en secret assemblé ,
Par vos soins prévoyants leur nombre est redoublé ;
Que, pleins d'amour pour vous, d'horreur pour Athalie,
Un serment solennel par avance les lie
A ce fils de David qu'on leur doit révéler.
Mais, quelque noble ardeur dont ils puissent brûler.
Peuvent-ils de leur roi venger seuls la querelle ?
Pour un si grand ouvrage est-ce assez de leur zèle?
Doutez vous qu'Athalie, au premier bruit semé
Qu'un ûls d'Ochozias est ici renfermé ,
De ses fiers étrangers assemblant les cohortes ,
N'environne le temple, et n'en brise les portes?
Suffira-t-il contre eux de vos ministres saints,
Qui, levant au Seigneur leurs innocentes mains.
Ne savent que gémir et prier pour nos crimes.
Et n'ont jamais versé que le sang des victimes?
ftl2 ATHALIE.
Peut-être dans leurs bras Joas percé de coups...
JOAD.
£t comptez-vous pour rien Dieu qui combat pour nous?
Dieu^ qui de l'orphelin protège l'innocence.
Et fait dan5 la faiblesse éclater sa puissance;
Dieu, qui hait les tyrans, et qui dans Jezracl
Jura d'exterminer Achab et Jézabel;
Dieu y qui, frappant Joram le mari de leur fiUe,
A jusque sur son ûls poursuivi leur famille ;
Dieu, dont le bras vengeur, pour un temps suspendu.
Sur cette race impie est toujours étendu?
JOSABETH.
Et c'est sur tous ces rois sa justice sévère
Que je crains pour le ftls de mon malheureux frère.
Qui sait si cet enfant, par leur crime entraîné.
Avec eux en naissant ne fut pas condamnée
Si Dieu, le séparant d'une odieuse race.
En faveur de David voudra lui faire grâce?
Hclas! l'état horrible où le ciel me l'offrit
Revient à tout moment effrayer mon esprit.
De princes égorgés la chambre était remplie :
Un poignard à la main , l'implacable Athalie
Au carnage animait ses barbares soldats.
Et poursuivait le cours de ses assassinats.
Joas, laissé pour mort, frappa soudain ma vue :
Je me figure encor sa nourrice éperdue.
Qui devant les bourreaux s'était jetée en vain ,
Et, faible, le tenait renversé sur son sein.
Je le pris tout sanglant. Eu baignant son visage.
Mes pleurs du sentiment lui rendirent l'usage,
Et, soit frayeur encore, ou pour me caresser.
De ses bras innocents je me sentis presser.
Grand Dieu, que mon amour ne lui soit point funeste!
Du fidèle David c'est le précieux reste :
Nourri dans ta maison, en l'amour de ta loi,
11 ne connaît encor d'autre père que toi.
Sur le point d'attaquer une reine homicide ,
A Taspect du péril si ma foi s'intimide ,
Si la chair et le sang, se troublant aujourd'hui.
Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui,
Conserve 1 héritier de tes saintes promesses.
ACTE I, SCÈNE 111. 613
Et ne punis que moi de toutes mes faiblesses !
JOAD.
Vos larmes, Josabeth, n'ont rien de criminel :
Mais Dieu veut qu'on espère en son soin paternel.
11 ne recherche point, aveugle en sa colère ,
Sur le fils qui le craint l'iaipLiUé du père.
Tout ce qui reste encor de fidèles Hébreux ^
Lui 'viendront aujourd'hui renouveler leurs voêuï : - ^
Autant que de David la race est respectée ,
Autant de Jézabcl la fille est délestée.
Jf>as les touchera par sa noble pudeur,
Où semble de son sang reluire la splendeur :
Et DieUj par sa voix même appuyant notre exemple.
De plus près à leur cœur parlera dans son temple.
Deux infidèles rois tour à tour Tout bravé :
Il faut que sur le trône un roi soit élevé ,
Qui se souvienne un jour qu'au rang de ses ancêtres
Dieu l'a fait remonter par la main de ses prélrus,
L'a tiré par leurs mains de Toubli du tombeau ,
Et de David éteint rallumé le flambeau.
Grand Dieu, si tu prévois qu'indigne dii sa race
11 doive de David abandonner la trace ,
Qu'il soit comme le fruit en naissant arraché.
Ou qu'un souffle ennemi dans sa fleur a séché!
Mais si ce même enfant, à les ordres docile ,
Doit être à tes desseins un instrument utile.
Fais qu'au juste héritier le sceptre soit remis;
Livre en mes faibles mains ses puissants ennemis;
Confonds dans ses conseils une reine cruelle!
Daigne, daigne, mon Dieu , sur Mathan et sur ejle
Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur.
De la chute des rois funeste avantrcoureur !
L'heure me presse : adieu. Des plus saintes familles
Votre fils et sa sœur vous amènent les filles.
SCÈNE m.
JOSABETH, ZACHARIE, SALOMITH, le choeub.
JOSABETH.
Cher Zacharie, allez, ne vous arrêtez pas;
De votre auguste père accompagnez les pas.
■AGINB. **
G44 ATHALIE.
0 filles de Lévi , troupe jeune et fidèle ,
Que déjà le Seigneur embrase de son zèle,
Qui venez si souvent partager mes soupirs.
Enfants, ma seule joie en mes longs déplaisirs,
Ces festons dans vos mains, et ces fleurs sur vos t^lcs.
Autrefois convenaient à nos pompeuses fêtes :
Mais, hélas! en ce temps d'opprobre et de douleurs.
Quelle offrande sied mieux que celle de nos pleurs!
J'entends déjà, j'entends la trompette sacrée.
Et du temple bientôt on permettra l'entrée.
Tandis que je me vais préparer à marcher,
Chantez , louez le Dieu que vous venez chercher.
SCÈNE IV.
LE CHŒUR.
TOUT LE CHOEUR chante.
Tout l'univers est plein de sa magnificence;
Qu'on l'adore ce Dieu ; qu'on l'invoque à jamais :
Son empire a des temps précédé la naissance ;
Chantons, publions ses bienfaits.
U!«E VOIX , seule.
En vain l'injuste violence
Au peuple qui le loue imposerait silence;
Son nom ne périra jamais.
Le jour annonce au jour sa gloire et sa puissance ,
Tout l'univers est plein de sa magnificence :
Chantons^ publions ses bienfaits.
TOUT LE CHOEUR répète.
Tout l'univers est plein de sa magnificence ;
Chantons, publions ses bienfaits.
UNE VOIX noile.
Il donne aux fleurs leur aimable peinture;
Il fait naître et mûrir les fruits;
II leur dispense avec mesure
Et la chaleur des jours et la fraîcheur dos nuits.
Le champ qui les reçut les rend avec usure.
UNE AUTRE.
Il commande au soleil d'animer la nature.
Et la lumière est un don de ses mains :
Mais sa loi sainte, sa loi pure
* ACTK 1, SCÈNE IV. 616
L^st le plus riclie don qu'il ait fait aux humains.
UNE AUTRE.
0 mont de Sinaï^ conserve la mémoire
De ce jour à jamais auguste et renommé ,
Quand , sur ton sommet enflammé ,
Dans un nuage épais le Seigneur enfermé
Fit luire aux yeux mortels un rayon de sa gloire.
Dis-nous pourquoi -ces feux cl ces éclairs ,
Ces torrents de fumée, et ce bruit dans les airs.
Ces trompettes et ce tonnerre :
Venait-il renverser Tordre des éléments?
Sur ses antiques fondements
Venait-il ébranler la terre ?
UNE AUTRE.
11 venait révéler aux enfants des Hébreux
De ses préceptes saints la lumière immortelle ;
Il venait à ce peuple heureux
Ordonner de l'aimer d'une amour éternelle.
TOUT LE CHOEUR.
0 divine, ô charmante loi!
0 justice, 6 bonté suprême !
Que de raisons , quelle douceur extrême
D'engager à ce Dieu son amour et sa foi !
UNE VOIX, seule.
D'un joug cruel il sauva nos aïeux ,
Les nourrit au désert d'un pain délicieux ;
Il nous donne ses lois, il se donne lui-môme :
Pourtant de biens, il commande qu'on l'aime.
LE CHOEUR.
0 justice, ô bonté suprême!
LA MÊME voix.
Des mers pour eux il entr'ouvrit les eaux ,
D'un aride rocher fit sortir des ruisseaux -,
H nous donne ses lois, il se donne lui-même :
Pour tant de biens, il commande qu'on l'aime.
LE CHOEUR.
0 divine, ô charmante loi!
Que de raisons, quelle douceur extrême
D'engager à ce Dieu son amour et sa foi !
UNE AUTRE VOIX , seule.
Vous qui ne connaissez qu'une crainte servile,
016 ATHALIE. ,
Ingrats^ un Dieu si bon ne peut-il tous charmer?
Est-il donc à vos cœurs > est-il si difficile
Et si pénible de Taimer?
L'esclave craint le tyran qui l'outrage.
Mais des enfants l'amour est le partage :
Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits.
Et ne l'aimer jamais !
TOUT us CHCBUR.
0 divine, ô charmante loi l
0 justice, ô bonté suprême !
Que de raisons, quelle douceur extrême
D'engager à ce Dieu son amour et sa foi !
ACTE SECOND.
SCÈNE I.
JOSABETH, SALOMITH, le choeur.
JOSADETH.
Mes mies, c'est assez; suspendez vos cantiques :
11 est temps de nous joindre aux prières publiques.
Voici notre heure; allons célébrer ce grand jour,
El devant le Seigneur paraître à notre tour.
SCÈNE II.
ZACHARIE, JOSABETH, SALOMITH, le chceuk.
JOSABETH.
Mais que vois-je! Mon fils, quel sujet vous ramène?
Où courez-vous ainsi tout pâle et hors d'haleine?
ZACHARIE.
0 ma mère!
JOSABETH.
Eh bien', quoi?
ZACIAHIE.
Le temple est profané!
JOSABBTB.
Comment?
ACTE II, SCÈNE 11. 6i7
ZACHA.RIB.
Et du Seigneur l'autel abandonné.
JOSABETH.
Je tremble. Hàtez-vous d'éclaircir votre mère.
ZACHARIE.
Déjà, selon la loi, le grand prêtre mon père.
Après avoir au Dieu qui nourrit les humains
De la moisson nouvelle offert les premiers pains.
Lui présentait encore entre ses mains sanglantes
Des victimes de paix les entrailles fumantes;
Debout à ses côtés, le jeune Éliacin
Comme moi le servait en long habit de lin ;
Et cependant du sang de la chair immolée
Les prêtres arrosaient l'autel et l'assemblée :
Un bruit confus s'élève, et du peuple surpris
Détourne tout à coup les yeux et les esprits.
Une femme... (peut-on la nommer sans blasphème!)
Une femme... C'était Athalie elle-même.
JOSABGTH.
Ciel!
ZACHARIE.
Dans un des parvis, aux hommes réservé ^
Cette femme superbe entre , le front levé ,
Et ?e préparait même àrpasser les limites
De l'enceinte sacrée ouverte aux seuls lévites.
Le peuple s'épouvante , et fuit de toutes parts.
Mon père... ah! quel courroux animait ses regards!
Moïse à Pharaon parut moins formidable :
« Reine, sors, a-tril dit, de ce lieu redoutable,
« D'où te bannit ton sexe et ton impiété.
« Viens-tu du Dieu vivant braver la majesté? »
La reine alors, sur lui jetant un œil farouche.
Pour blasphémer sans doute ouvrait déjà la bouche :
J'ignore si de Dieu l'ange se dévoilant
Est venu lui montrer un glaive étincelant;
Mais sa langue en sa bouche à l'instant s'est glacée ,
Et toute son audace a paru terrassée :
Ses yeux, comme effrayés, n'osaient se détourner :
Surtout Éliacin paraissait l'étonner.
JOSABETH.
Quoi donc! Éliacin a paru devant clic?
52.
618 ATUALIK.
ZACHAAIE.
Nous regardions tous deux cette reine cruelle ^
Et d'une égale horreur nos cœurs étaient frappés :
Mais les prêtres bientôt nous ont enveloppés;
On nous a fait sortir. J'ignore tout le reste,
Kt venais vous conter ce désordre funeste.
JOSABETH.
Ah! de nos bras sans doute elle vient l'arracher;
Et c'est lui qu'à l'autel sa fureur vient chercher.
Peut-être en ce moment l'objet de tant de larroes...
Souviens-toi de David, Dieu, qui vois mes alarmes 1
SALOHITH.
Quel est-il, cet objet des pleurs que vous versez?
ZACHAniE.
Les jours d'Ëliacin seraicnt-ils menacés ?
SALOMrTH.
Aurait-il de la reine attiré la colère ?
ZACHARIB.
Que craint-on d'un enfant sans support et sans pèret
JOSABETB.
Ah! la voici. Sortons : il la faut éviter.
SCÈNE III.
ATHALIE, AGAR, ABNER, suite d'atuaue.
AGAR. .
Madame, dans ces lieux pourquoi vous a.rrèter?
lei tous les objets vous blessent, vous irritent.
Abandonnez ce temple aux prêtres qui l'habitent;
Fuyez tout ce tumulte , et dans votre palais
A vos sens agités venez rendre la paix.
ATHALIE.
Non , je ne puis; tu vois mon trouble et ma faiblesse ;
Va, fais dire à Mathan qu'il vienne, qu'il se presse.
Heureuse si je puis trouver par son secours
Cette paix que je cherche, et qui me fuit toujours l
( Elle t'aaeied. )
ACTE II, SCENE V. 619
SCÈNE IV.
ATHALIE, ABNER, suite d'athalie.
ABNER.
Madame, pardonnez si j'ose le défendre :
Le zèle de Joad n'a point dû vous surprendre.
Du Dieu que nous servons tel est l'ordre éternel :
Lui-même il nous traça son temple et son autel ,
Aux seuls enfants d'Aaron commit ses sacrifire.'i.
Aux lévites marqua leur place et leurs offices.
Et surtout défendit à leur postérité
Avec tout autre dieu toute société.
Hé quoi ! vous de nos rois et la fille et la mère ,
Ëte»-vous à ce point parmi nous étrangère?
Ignorez-vous nos lois? et faut-il qu'aujourd'hui...
Voici votre Mathan ; je vous laisse avec lui.
ATHALIE.
Votre présence, Abner, est ici nécessaire.
Laissons là de Joad Taudace téméraire.
Et tout ce vain amas de superstitions
Qui ferment votre temple aux autres nations :
Un sujet plus pressant excite mes alarmes.
Je sais que, dès l'enfance élevé dans les armes,
Abner a le cœur noble , et qu'il rend à la fois
Ce qu'il doit à son Dieu , ce qu'il doit à ses rois :
Demeurez.
SCÈNE V.
ATHALIE, MATHAN, ABNER, suite d'athalie.
MATHA!«.
Grande reine, est-ce ici votre place?
Quel trouble vous agite , et quel effroi vous glace?
Parmi vos ennemis que venez-vous chercher?
De ce temple profane osez-vous approcher?
Avez-vous dépouillé cette haine si vive...
ATHAUE.
l»rétez-moi l'un et l'autre une oreille attentive.
Je ne veux point Ici rappeler le passe ,
020 ATU.ALIE.
Ni vous rendre raison du sang que j'ai versé :
Ce que j'ai fait, Abner, j'ai cru le devoir faire.
Je ne prends point pour juge un peuple téméraire :
Quoi que son insolence ait osé puj)lier,
Le ciel même a pris soin de me justifier.
Sur d'éclatants succès ma puissance établie
A fait jusqu'aux deux mers respecter Atbalie :
Par moi Jérusalem goûte un calme profond ;
Le Jourdain ne voit plus l'Arabe vagabond
Ni l'altier Philistin par d'éternels ravages.
Comme au temps de vos rois, désoler ses rivages;
Le Syrien me traite et de reine et de sœur;
Enfin de ma maison le perfide oppresseur.
Qui devait jusqu'à moi pousser sa barbarie,
Jéhu, le fier Jéhu tremble dans Samarie;
De toutes part pressé par un puissant voisin ,
Que j'ai su soulever contre cet assassin ,
Il me laisse en ces lieux souveraine maîtresse.
ie jouissais en paix du fruit de ma sagesse :
Mais un trouble importun vient depuis quelques jours
De mes prospérités interrompre le cours.
Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe!)
Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge .
Je l'évite partout; partout il me poursuit.
C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit ;
Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée ,
Comme au jour de sa mort, pompeusement parée :
Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté ;
Môme elle avait encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage.
Pour réparer des ans l'irréparable outrage :
« Tremble, m'a-l-elle dit, fille digne de moi;
n Le cruel Dieu des Juifs l'emporte^aussi sur toi.
a Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
« Ma fille. )> En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser :
Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser;
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chair meurtris et traînés dans la fange ,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
Que des Chiens dévorants se disputaient entre aux.
ACTE H, SCÈNE V. 031
AVNER.
Grand Dieu !
ATHALIE.
Dans ce désordre à mes yeux se présente
Un jeune enfant couvert d'une robe éclatante^
Tel qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus.
Sa vue a ranimé mes esprits abattus :
Mais lorsque, revenant de mon trouble funeste ,
J'admirais sa douceur, son air noble et modeste.
J'ai senti tout à coup un homicide acier
Que le traître en mon sein a plongé tout entier.
De tant d'objets divers le bizarre assemblage
Peut-être du hasard vous parait un ouvrage :
Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur.
Je Tai pris pour l'effet d'une sombre vapeur.
Mais de ce souvenir mon àme possédée
A deux fois en dormant revu la même idée ;
Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer
Ce même enfant toujours tout prêt à me percer.
Lasse enfin des horreurs dont j'étais poursuivie ,
J'allais prier Baal de veiller sur ma vie.
Et chercher du repos au pied de ses autels :
Que ne peut la frayeur sur l'esprit des mortels!
Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée ,
Et d'apaiser leur Dieu j'ai conçu la pensée ;
J'ai cru que des présents calmeraient son courroux.
Que ce Dieu , quel qu'il soit, en deviendrait plus doux.
Pontife de Baal , excusez ma faiblesse.
J'entre. Le peuple fuit; le sacrifice cesse;
Le grand prêtre vers moi s'avance avec fureur :
Pendant qu'il me parlait, 6 surprise! 5 terreur!
J'ai vu ce même enfant dont je suis menacée.
Tel qu'un songe effrayant Ta peint à ma pensée.
Je l'ai vu; son même air, son même habit de lin,
Sa démarche , ses yeux, et tous ses traits enfin :
Cest lui-même. 11 marchait à côté du grand prêtre :
Mais bientôt à ma vue on l'a fait disparaître.
Voilà quel trouble ici m'oblige à m'arréter,
Et SUT quoi j'ai voulu tous deux vous consulter.
Que présage, Math^n, ce prodige incroyable?
ft32 ATIIALIE.
MATHAIS.
Ce songe et ce rapport, tout me semble effroyable...
ATHALIE.
Mais cet enfant fatal, Abner, vous l'avez vu :
Quel est-il? de quel sang? et de quelle tribu?
ABNER.
Deux enfants à l'autel prêtaient leur ministère :
L'un est fils de Joad, Josabeth est sa mère;
L'autre m'est inconnu.
MATHAN.
Pourquoi délibérer?
De tous les deux , madame , il se faut assurer.
Vous savez pour Joad mes égards, mes mesures;
Que je ne cherche point à venger mes injures ;
Que la seule équité règne en tous mes avis :
Mais lui-môme, après tout, fût-ce son propre fils.
Voudrait-il un moment laisser vivre un capable?
ABIfER.
De quel crime un enfant peutril être capable?
MATH AN.
Le ciel nous le fait voir un poignard à la main :
Le ciel est juste et sage, et ne fait rien en vain.
Que cherchez-vous de plus?
ABNER.
Mais, sur la foi d'un s<mge.
Dans le sang d'un enfant voulez-vous qu'on se plonge?
Vous ne savez encor de quel père il est né ,
Quel il est.
MATHAN.
On le craint ; tout est examiné.
A d'illustres parents s'il doit son origine,
La splendeur de son sort doit hâter sa ruine :
Dans le vulgaire obscur si le sort l'a placé ,
Qu'importe qu'au hasard un sang vil soit verse?
Kst-ce aux rois à garder cette lente justice?
Leur sûreté souvent dépend d'un prompt supplice
N'allons point les gêner d'un soin embarra.ssant :
Dès qu'on leur est suspect, on n'est plus innocent.
ABNER.
Hé quoi, Mathan ! d'un prêtre est-ce là le langîigc?
Mui, nourri dans la guerre aux horreurs du carnage,
ACTE II, SCÈNE M. C23
Des vengeances des rois ministre rigoureux.
C'est moi qui prête ici ma voix au malheureux \
Et vous^ qui lui devez des entrailles de pcrc^
Vous, ministre de paix dans les temps de colère.
Couvrant d'un zèle faux votre ressentiment.
Le sang à votre gré coule trop lentement!
Vous m'avez commandé de vous parler sans feinte,
Madame : quel est donc ce grand sujet de crainte?
Un songe, un faible enfant, que votre œil prévenu
Peut-être sans raison croit avoir reconnu.
ATHAL1E.
Je le veux croire, Abner, je puis m'étre trompée :
Peut-être un songe vain m'a trop préoccupée.
Eh bien, il faut revoir cet enfant de plus près;
Il en faut à loisir examiner les traits.
Qu'on les fasse tous deux paraître en ma présoncc.
ABNER.
Je crains...
ATHALIE.
Manquerait-on pour moi de complaisance?
De ce refus bizarre où seraient les raisons?
Il pourrait me jeter en d'étranges soupçons.
Que Josabet, vous'dis-je, ou Joad les amène.
Je puis, quand je voudrai, parler en souveraine.
Vos prêtres, je veux bien, Abner, vous l'avouer,
Des bontés d'Athalie ont lieu de se louer.
Je sais sur ma conduite et contre ma puissance
Jusqu'où de leurs discours ils portent la licence :
Ils vivent cependant, et leur temple est debout.
Mais je sens que bientôt ma douceur est à bout.
Que Joad mette un frein à son zèle sauvage ,
Et ne m'irrite point par un second outrage.
Allez.
SCÈNE VI.
ATHALIE, MATHAN, suite datiiaue.
MATHAN.
Enfin je puis parler en liberté;
Jo puis dans tout son jour mettre la vérité.
Quelque monstre naissant dans ce temple s'élève.
624 ATHALIE.
Reine; n'attendez pas que le nuage crève.
Abner chez le grand prêtre a devancé le jour :
Pour le sang de ses rois vous savez son amour.
Et qui sait si Joad ne veut point en leur place
Substituer Tenfant dont le ciel vous menace^
Soit son fils, soit quelque autre?
ATHALIE.
Oui^vousm'ouvrezlesyeui :
Je commence à voir clair dans cet avis des cieuz.
Mais je veux de mon doute être débarrassée :
Un enfant est peu propre à trahir sa pensée;
Souvent d'un grand dessein un mot nous fait juger.
Laissez-moi, cher Mathan, le voir, l'interroger.
Vous cependant, allez; et, sans jeter d'alarmes,
A tous mes Tyriens faites prendre les armes.
SCÈNE VIL
JOAS, JOSABETH, ATHALIE, ZACHARIE, ABNER, SA-
LOUITH, DEUX LÉVITES, le choeur, suite d'atiaue.
JOSABETH , AUX deux lëritet.
0 VOUS, sur ces enfants si chers ^ si précieux.
Ministres du Seigneur, ayez toujours les yeux.
ABIfER, à JomImUi.
Princesse ,tesurez-vous, je les prends sous ma garde.
ATHAUE.
Oh ciell plus j'examine, et plus je le regarde...
Cest lui ! D'horreur encor tous mes sens sont saisis.
( montnikt Jom. )
Epouse de Joad, cstrce là votre fils?
JOSABETH.
Qui? lui, madame?
ATHALIE.
Lui.
JOSABETH.
Je ne suis point sa mère.
( monirtiit ZacliArie. )
Voilà mon fils.
ATHAUE , à Jom.
Et vous, quel est donc votre p^re?
Jeune «".nfant, répondez.
ACTE II, SCÈNE VII. ftQâ
JOSABETB.
Le ciel jusqu'aujourd'hui...
ATHÀLIE^ à Josabetli.
Pourquoi vous pressez-TOus de répondre pour lui?
C'est à lui de parler.
JOSABETB.
Dans un âge si tendre
Quel éclaircissement en pouvez-vous attendre?
ATHALIB.
Cet âge est innocent : son ingénuité
N'altère point encor la simple vérité.
Laissez-le s'expliquer sur tout ce qui le touche.
JOSABETB 9 è part.
Daigne mettre, grand Dieu, ta sagesse en sa bouche!
ATBAUB.
Comment vous nommez- vous?
JOAS.
J'ai nom Éliacin.
ATHAL1E.
Votre père?
JOAS.
Je suis, dit-on, un orphelin
Entre les bras de Dieu jeté dès ma naissance,
Et qui de mes parents n'eus jamais connaissance.
ATBAUE.
Vous êtes sans parents?
JOAS.
Ils m'ont abandonné.
ATBAUE.
Comment? et depuis quand?
JOAS.
Depuis que je suis né.
ATHALIB. I
Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre? i
JOAS.
Ce temple est mon pays : je n'en connais point d'autre. |
ATUAUE.
Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer? I
JOAS. I
Parmi des loups cruels , prêts à me dévorer.
51
626 ATHALIE.
ATHALIE.
Qui VOUS mit dans ce temple?
JOAS.
Une femme inconnue ,
Qui ne dit point son nom, et qu'on n'a point revue.
ATHAUE.
Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin?
JOA&
Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin?
Aux petits xles oiseaux il donne leur pâture ,
Et sa bonté s'étend sur toute la nature.
Tous les jours je l'invoque; et d'un soin paternel
11 me nourrit des dons offerts sur son autel.
' ATIIAtlE.
Quel prodige nouveau me trouble et m'embarrasse!
La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce,
Font insensiblement à mon inimitié
Succéder... Je serais sensible à la pitié!
ABNKR.
Madame, voilà donc cet erfnemi terrible?
De vos songes menteurs l'imposture est visible;
A moins que la pitié, qui semble vous troubler.
Ne soit ce coup fatal qui vous faisait trembler.
ATHALIE, a Joas el à JosabeUi.
Vous sortez?
JOSABETH.
Vous avez entendu sa fortune :
Sa présence à la fln pourrait être importune.
ATHAUE.
Non ; revenez. Quel est tous les jours votre emploi?
JOAS.
J'adore le Seigneur; on m'explique sa loi;
Dans son livre divin on m'apprend à la lire;
Et déjà de ma main je commence à l'écrire.
ATHAUE.
Que vous dit cette loi?
JOAS.
Que Dieu veut être aimé ;
Qu'il venge tôt ou tard son saint nom blasphémé;
Qu'il est le défenseur de l'orphelin timide;
Qu'il résiste au superbe, et punit l'homicide.
ACTE II, SCÈNE VII. 627
ATBALIE.
J'entends. Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu^
A quoi s'occupe-t-il?
JOAS.
11 loue^ il bénit Dieu.
. ATHAUE.
Dieu veut-il qu'à toute heure on pne, on le contemple?
JOAS.
Tout profane exercice est banni de son temple.
ATHALIE.
Quels sont donc vos plaisirs?
JOAS.
Quelquefois à l'autel
Je présente au grand prêtre ou l'encens ou le sel :
J'entends chanter de Dieu les grandeurs infinies;
Je vois l'ordre pompeux de ses cérémonies.
ATHAUE.
Hé quoi! vous n'avez point de passe-temps plus doux?
Je. plains le triste sort d'un enfant tel que vous.
Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire.
JOAS.
Moi ! des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire !
ATHAUE.
Non y je ne vous veux pas contraindre à l'oublier.
JOAS.
Vous ne le priez point.
ATHAUE.
Vous pourrez le prier.
JOAS.
Je verrais cependant en invoquer un autre.
ATHAUE.
J'ai mon Dieu que je sers; vous servirez le vôtre :
Ce sont deux puissants dieux.
JOAS.
11 faut craindre le mien :
*Lui seul est Dieu, madame; et le vôtre n'est rien.
ATHAUE.
Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule.
JOAS.
' Le bonheur des méchants comme un torrent s'écoule.
626 ATHALtE.
ATDALIB.
Ces méchants^ qui sont-ils?
JOSABETH.
Hé madaûse t excusez
Un enfant...
ATHAUByi JoMbeth.
J'aime à voir comme vous rinstruisez.
Enfin y Éliacin, tous avez su me plaire;
Vous n'êtes point sans doute un enfant ordinaire.
Vous voyez 9 je suis reine ^ et n'ai point d'héritier;
Laissez là cet habit, quittez ce vil métier :
Je veux vous faire part de toutes mes richesses.
Essayez dès ce jour l'effet de mes promesses :
A ma table, partout, à mes côtés assis.
Je prétends vous traiter comme mon propre fils.
JOAS.
Ck)mme votre fils!
ATHAUE.
Oui... Vous vous taisez?
JOAS.
Quel père
Je quitterais! et pour...
ATHALIE.
Eh bien !
JOAS.
Pour quelle mère l
ATHAUE, à JoMbelh.
Sa mémoire est fidèle; et, dans tout ce qu'il dit.
De vous et de Joad je reconnais l'esprit.
Voilà comme, infectant cette simple jeunesse.
Vous employez tous deux le calme où je vous laisse.
Vous cultivez déjà leur haine et leur fureur :
Vous ne leur prononcez mon nom qu'avec horreur.
JOSABETB.
Peut-on de nos malheurs leur dérober l'histoire?
Tout l'univers les sait, vous-même en faites gloire.
ATHALIE.
Oui, ma Juste fureur, et j'en fais vanité,
A vengé mes parents sur ma postérité.
J'aurais vu massacrer et mon père et mon frère.
Du haut de son palais précipiter ma mère.
ACTËlI, SCÈNE VIII. 629
Et dans un même jour égorger à la fois
(Quel spectacle d'horreur!) quatre-vingts fils de rois;
Et pourquoi? pour venger je ne sais quels prophètes
Dont elle avait puni les fureurs indiscrètes :
Et moi , reine sans cœur^ fille sans amitié ,
Esclave d'une lâche et frivole pitié.
Je n'aurais pas du moins à cette aveugle rage
Rendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage.
Et de votre David traité tous les neveux
Comme on traitait d'Achab les restes malheureux!
Où serais-je aujourd'hui, si, domptant ma faiblesse.
Je n'eusse d'une mère étouffé la tendresse;
Si de mon propre sang ma main versant des flots
N'eût par ce coup hardi réprimé vos complots?
Enfin de votre Dieu l'implacable vengeance
Entre nos deux maisons rompit toute alliance :
David m'est en horreur ; et les fils de ce roi ,
Quoique nés de mon sang, sont étrangers pour moi.
JOSABETH.
Tout vous a réussi. Que Dieu voie, et nous juge.
ATHALIE.
Ce Dieu, depuis longtemps votre unique refuge^
Que deviendra l'effet de ses prédictions?
Qu'il vous donne ce roi promis aux nations.
Cet enfant de David, votre espoir, votre attente...
Mais nous nous reverrons. Adieu. Je sors contente.
J'ai voulu voir; j'ai vu.
ABNER,à Josabeth.
Je vous l'avais promis;
Je vous rçnds le dépôt que vous m'avez commis.
SCÈNE VIII.
JOAD, JOSABETH, JOAS, ZACHARIE, ABNER, S/iLOMlTH,
* LÉVITES, LB CHŒOR.
JOSABETH, è Joad.
Avez-vous entendu cette superbe reine..
Seigneur?
JOAD.
J'entendais tout, et plaignais votre ptinc.
Ces lévites et moi , prêts à vous secourir,
55.
630 ATUALIK.
Nous étions avec vous résolus de périr.
( à Joat , en reBU>raaaaat. )
Que Dieu veiiic sur vous> enfant dont le courage
Vient de rendre à son nom ce noble témoignage 1
Je reconnais^ Abner^ ce service important :
Souvenez-vous de l'heure où Joad vous attend.
Et nous y dont cette femme impie et meurtrière
A souillé les regards et troublé la prière ,
Rentrons; et qu'un sang pur, par mes mains épanché ,
Lave jusques au marbre où ses pas ont touché.
SCÈNE IX.
LE CHOEUR.
UNE DES FILLES DU CHOEUR.
Quel astre à nos yeux vient de luire?
Quel sera quelque jour cet enfant merveilleux?
11 brave le faste orgueilleux ,
Et ne se laisse point séduire
A tous ses attraits périlleux.
UNE AUTRE.
Pendant que du dieu d'Athalie
Chacun court encenser l'autel.
Un enfant courageux publie
Que Dieu lui seul est éternel,
Et parle comme un autre Élie
Devant cette autre Jézabel.
UNE AUTRE.
Qui nous révélera ta naissance secrète,
Cher enfant? Es-tu eis de quelque saint prophète?
UNE AUTRE.
Ainsi l'on vit l'aimable Samuel
Croître à l'ombre du tabernacle :
Il devint des Hébreux l'espérance et l'orstcle.
Puisses-tu, comme lui, consoler Israël!
UNE AUTRE.
0 bienheureux mille fois
L'enfant que le Seigneur aime ,
Qui de bonne heure entend sa voix.
Et que ce Dieu daigne instruire lui-même!
Loin du monde élevé, de tou« les dons des cicux
ACTE II, SCÈNE IX. 631
H est orné dès sa naissance ;
Et du méchant l'abord contagieux
N'altère point son innocence.
TOUT LE CHOEUR.
Heureuse , heureuse Tenfance
Que le Seigneur instruit et prend sous sa défense !
LA MÊME VOIX 9 seule.
Tel en un secret vallon^
Sur le bord d'une onde pure ,
Croit, à l'abri de l'aquilon^
Un jeune lis, l'amour de la nature.
Loin du monde éleyé , de tous les dons des cieux
11 est orné dès sa naissance ;
Et du méchant l'abord contagieux
N'altère point son innocence.
TOCT LE CiïOEUR,
Heureuïj heureux mille fois
Uenfant que le S*;ïgneur rend docile à ses lois !
UWK VOIX «ulc.
Mon DieUj qu*ijnc vertu naissante
Parmi tant de périls marche à pas inccrïain-sî
Qu^une âme qui te cherche et veut ûtrc iuneci'nlc
Trouve d'obstacle a ses desseins!
Que d'ennemis lui Tont la guorrc!
Ou se peuvent cacher tes saints?
t^s pécheurs couvrent la terre.
* U^E AUTRE*
0 jïakis de David ^ et sa chère cité,
Motit fameux, que Dieu même a longtemps liabitéi
Commtriit as-lu du ciel attiré la colère?
Siun j chère Slon ^ que dis-tu quand tu vois
Une impie élrangore
AssîSCj hélas! au Irône de tes roisî
TOUT LE CHOEOR.
Sion , chère Sion , que dis-tu quand tu vois
Une impie étrangère
Assise, hélas! au trône de tes rois?
LA MÊME VOIX continoe.
Au lieu des cantiques charmants
Ou David t'exprimait ses saints ravissements,
tt bénissait snn Dieu, son seigneur, et son père.
633 ATUALIE.
Sion , chère Sion , que dis-tq quand tu vois
Louer le Dieu de l'impie étrangère»
Et blasphémer le nom qu'ont adoré tes rois?
UNE voix Mule.
Combien de temps. Seigneur» combien de temps encore
Verrons-nous contre toi les méchants s'élever?
Jusque dans ton saint temple ils viennent te braver :
Ils traitent d'insensé le peuple qui f adore.
Combien de temps» Seigneur» combien de temps encore
Verrons-nous contre toi les méchants s'élever?
UNE AUTRE.
Que vous sert» disent-ils» cette vertu sauvage?
De tant de plaisirs si doux
Pourquoi fuyez- vous l'usage?
Votre Dieu ne fait rien pour vous,
UNE AUTRE.
Rions» chantons» dit cette troupe impie ;
De fleurs en fleurs» de plaisirs en plaisirs»
Promenons nos désirs.
Sur l'avenir insensé qui se fie!
De nos ans passagers le nom'bre est incertain :
Hàtons-nous aujourd'hui de jouir de la vie ;
Qui sait si nous serons demain ?
TOUT LE CHOEUR.
Qu'ils pleurent» ô mon Dieu» qu'ils frémissent de crainte
Ces malheureux» qui de ta cite sainte
Ne verront point l'étemelle splendeur!
C'est à Aous de chanter» nous à qui tu révèles
Tes clartés immortelles :
C'est à nous de chanter tes dons et ta grandeur.
UNE VOa tettlc.
De tous ces vains plaisirs où leur àme se plonge»
Que leur restera-t-il? Ce qui reste d'un songe
Dont on a reconnu Terreur.
A leur réveil (ô réveil plein d'horreur!)»
Pendant que le pauvre à ta table
Goûtera de ta paix la douceur ineffable»
Us boiront dans la coupe affreuse» inépuisable^
Que tu présenteras» au jour de ta fureur»
A toute la race coupable.
ACTE m, SCÈNE II. 633
TOUT LE CBCEUR.
0 réveil plein d'horreur!
0 songe peu durable!
0 dangereuse erreur!
ACTE TROISIÈME.
SCÈNE I.
MATUAN, NABAL, le chœur.
MATH AN.
Jeunes filles^ allez. Qu'on dise à Josabeth
Que Matban veut ici lui parler en secret.
UNE DES FILLES DU CHOEUR.
Mathan! 0 Dieu du ciel^ puisses-tu le confondre!
NABAL.
Hé quoi ! tout se disperse, et fuit sans vous répondre.
MATHAN.
Approchons.
SCÈNE II.
ZAGHARIE, MATHAN, NABAL.
ZACHARIE.
Téméraire, où voulez-vous passer?
Au delà de ce lieu gardez-vous d'avancer :
Cest des ministres saints la demeure sacrée;
Les lois à tout profane en défendent l'entrée.
Qui cherchez-vous? Mon père, en ce jour solennel.
De l'idolâtre impur fuit l'aspect criminel;
Et devant le Seigneur maintenant prosternée
Ma mère en ce devoir craint d'être détournée.
MATHAN.
Mon fils, nous attendrons; cessez de vous troubler.
Cest votre illustre mère à qui je veux parler :
Je viens ici chargé d'un ordre de la reine.
634 ATHâLIE.
SCÈNE m.
MATHAN, NABAL.
NABAL.
Leurs enfants ont déjà leur audace hautaine.
Mais que veut Athalie en cette occasion?
D'où naît dans ses conseils cette confusion?
Par rinsolent Joad ce matin offensée ,
Et d'un enfant fatal en songe menacée ,
Elle allait immoler Joad à son courroux ,
Et dans ce temple enfin placer Baal et vous.
Vous m'en aviez déjà confié votre joie;
Et j'espérais ma part d'une si riche proie.
Qui fait changer ainsi ses vœux irrésolus?
NATHAN.
Ami^ depuis deux Jours je ne la connais plus.
Ce n'est plus cette reine éclairée, intrépide,
Ëlevée au-des^s de son sexe timide.
Qui d'abord accablait ses ennemis surpris.
Et d'un instant perdu connaissait tout le prix :
La peur d'un vain remords trouble cette grande âme :
Elle flotte, elle hésite; en un mot, elle est femme.
J'avais tantôt rempli d'amertume et de fiel
Son cœur déjà saisi des menaces du ciel;
Elle-même, à mes soins confiant sa vengeance.
M'avait dit d'assembler sa garde en diligence :
Mais, soit que cet enfant devant elle amené.
De ses parents, ditron, rebut infortuné.
Eût d'un songe effrayant diminué l'alarme.
Soit qu'elle eût même en lui vu je ne sais quel charme.
J'ai trouvé son courroux chancelant, incertain.
Et déjà remettant sa vengeance à demain.
Tous ses projets semblaient l'un l'autre se détruire.
« Du sort de cet enfant je me suis fait instruire,
« Ai-je dit; on commence à vanter ses aïeux :
a Joad de temps en temps le montre aux factieux,
« Le fait attendre aux Juifs comme un autre Molsc ,
« Et d'oracles menteurs s'appuie ci s'autorise. »
Ces mots ont fait monter la rougeur sur son front.
Jamais mensonge heureux n'eut un effet si prompt.
ACTE III, SCÈNE III. 635
a Est-ce à moi de languir dans cette incertitude ?
« Sortons, a-t-elle dit, sortons d'inquiétude.
« Vous-même à Josabeth prononcez cet arrêt :
« Les feux vont s'atlumer, et le fer est tout prêt :
« Rien ne peut de leur temple empêcher le ravage ,
c( Si je n'ai de leur foi cet enfant pour otage. «
NABAL.
Eh bien! pour un enfant qu'ils ne connaissent pas.
Que le hasard peut-être a jeté dans leurs bras.
Voudront-ils que leur temple enseveli sous l'herbe...?
MATHATf.
Eh! de tous les mortels connais le plus superbe.
Plutôt que dans mes mains par Joad soit livre
Un enfant qu'à son Dieu Joad a consacré.
Tu lui verras subir la mort la plus terrible.
D'ailleurs pour cet enfant leur attache est visible.
Si j'ai bien de la reine entendu le récit,
Joad sur sa naissance en sait plus qu'il ne dit.
Quel qu'il soit , je prévois qu'il leur sera funeste :
Us le refuseront. Je prends sur moi le reste ;
Et j'espère qu'enfin de ce temple odieux
Et la flamme et le fer vont délivrer mes yeux.
NABAL.
Qui peut vous inspirer une haine si forte?
Est-ce que de Baal le zèle vous transporte?
Pour moi, vous le savez, descendu d'Ismaêl,
Je ne sers ni Baal ni le Dieu d'Israël.
MATIEAN.
Ami, peux-tu penser que d'un zèle frivole
Je me laisse aveugler pour une vaine idole,
Pour un fragile bois , que malgré mon secours
Les vers sur son autel consument tous les jours?
Né ministre du Dieu qu'en ce temple on adore,
Peutrètre que Mathan le servirait encore.
Si l'amour des grandeurs, la soif de commander.
Avec son joug étroit pouvaient s'accommoder.
Qu'est-il besoin, Nabal, qu'à tes yeux je rappelle
De Joad et de moi la fameuse querelle,
Quand j'osai contre lui disputer l'encensoir.
Mes brigues, mes combats, mes pleurs, mon desespoir?
Vaincu par lui, j'entrai dans une autre carrière,
G36 ATHALIE.
Et mon âme à la cour s'attacha tout entière.
J'approchai par degrés de l'oreille des rois;
Et bientôt en oracle on érigea ma voix.
J'étudiai leur cœur^ je flattai leurs caprices^
Je leur semai de fleurs le bord des précipices :
Près de leurs passions rien ne me fut sacré;
De mesure et de poids je changeais à leur gré.
Autant que de Joad l'inflexible rudesse
De leur superbe oreille offensait la mollesse^
Autant je les charmais par ma dextérité^
Dérobant à leurs yeux la triste vérité ,
Prêtant à leur fureur des couleurs favorables^
Et prodigue surtout du sang des misérables.
Enfin! au dieu nouveau qu'elle avait introduit
Par les mains d'Athalie un temple fut construit.
Jérusalem pleura de se voir profanée;
Des enfants de Lévi la troupe consternée
En poussa vers le ciel des hurlements affreux :
Moi seul^ donnant l'exemple aux timides Hébreux ,
Déserteur de leur loi, j'approuvai l'entreprise,
Et par là de Baal méritai la prêtrise;
Par là je me rendis terrible à mon rival >
Je ceignis la tiare , et marchai son égal.
Toutefois, je l'avoue, en ce comble de gloire,
Du Dieu que j'ai quitté l'importune mémoire
Jette en mon âme un reste de terreur;
Et c'est ce qui redouble et nourrit ma fureur.
Heureux si, sur son temple achevant ma vengeance >
Je puis convaincre enfin sa haine d'impuissance.
Et parmi le débris, le ravage et les morts,
A force d'attentats perdre tous mes remords!
Mais voici Josabeth.
SCÈNE IV.
JOSABETH, MATHAN, NABAL.
MàTHAN.
Envoyé par la reine
Pour rétablir le calme et dissiper la haine ,
Princesse, en qui le ciel mit un esprit si doux.
Ne vous étonnez pas si je m'adresse à vous.
ACTE III, Scène iv. car
Un bruit, que j'ai pourtant soupçonne de mensonge,
Appuyant les avis qu'elle a reçus en songe.
Sur Joad, accusé de dangereux complots.
Allait de sa colère attirer tous les flots.
Je ne veux point ici vous vanter mes services :
De Joad contre moi je sais les injustices ;
Mais il faut à l'offense opposer les bienfaits.
Enfin je viens chargé de paroles de paix.
Vivez, solennisez vos fêtes sans ombrage.
De votre obéissance elle ne veut qu'un gage :
C'est ( pour l'en détourner j'ai fait ce que j'ai pu )
Cet enfant sans parents^ qu'elle dit qu'elle a vu.
JOSABETH.
Éliacin? ,
MATH AN.
J'en ai pour elle quelque honte :
D'un vain songe peut-être elle fait trop de compte.
Mais vous vous déclarez ses mortels ennemis ,
Si cet enfant sur l'heure en mes mains n'est remis.
La reine impatiente attend votre réponse.
JOSABETH.
Et voilà d^ sa part la paix qu'on nous annonce !
MATHAN^
Pourriez-vous un moment douter de l'accepter?
D'un peu de complaisance est-ce trop l'acheter?
JOSABETH.
J'admirais si Mathan, dépouillant l'artifice ,
Avait pu de son cœur surmonter l'injustice.
Et si de tant de maux le funeste inventeur
De quelque ombre de bien pouvait être l'auteur.
MATHAN.
De quoi vous plaignez-vous? Vient-on avec furie
Arracher de vos bras votre fils Zacharie?
Quel est cet autre enfant si cher à votre amour?
Ce grand attachement me surprend à mon tour.
Est-ce un trésor pour vous si précieux, si rare?
Est-ce un libérateur que le ciel vous prépare ?
Songez-y, vos refus pourraient me confirmer
Un bruit sourd que déjà l'on commence à semer.
JOSABETH.
Quel bruit?
54
638 AtAaLIE.
MATHAN.
Que cet enfant vient d'illustre origine;
Qu'à quelque grand projet votre époux le destine.
JOSABETR.
Et Mathan, par ce bruit qui flatte sa fureur...
MATIIAN.
Princesse, c'est à vous à me tirer d'erreur.
Je sais que , du mensonge implacable ennemie ,
Josabeth livrerait même sa propre vie ,
S'il fallait que sa vie à sa sincérité
Coûtât le moindre mot contre la vérité.
Du sort de cet enfant on n'a donc nulle trace?
Une profonde nuit enveloppe sa race?
Et vous-même ignorez de quels parents issu.
De quelle main Joad en ses bras l'a reçu?
Parlez, je vous écoute, et suis prêt a vous croire.
Au Dieu que vous servez, princesse, rendez gloire.
JOSABETH.
Méchant, c'est bien à vous d oser ainsi nommer
Un Dieu que votre bouche enseigne à blasphémer!
Sa vérité par vous ^peut-elle être attestée.
Vous , malheureux , assis dans la chaire empestée
Où le mensonge règne et répand son poison ;
Vous, nourri dans la fourbe et dans la trahison?
SCÈNE V.
JOAD, JOSABETH, MATHAN, NABAL.
JOAD.
Où suis-je? de Baal ne vois-jc pas le prêtre?
Quoi! fille de David, vous parlez h ce traître?
Vous souffrez qu'il vous parle? et vous ne craignez pas
Que du fond de l'abîme enûr'ouvert sous ses pas
Il ne sorte à l'instant des feux qui vous embrasent.
Ou qu'en tombant sur lui ces murs ne vous écrasenl?
Que veut-il? De quel fçont cet ennemi de Dieu
Vient-il infecter l'air qu'on respire en ce lieu?
MATHAN.
On reconnaît Joad à cette violence.
Toutefois il devrait montrer plus de prudence ,
Respecter une reine, ot no pas outragor
ACTE III, SCENE Vf. C3î>
Celui que de son ordre elle a daigné charger.
JOAD.
Eh bien! que nous faitrelle annoncer de sinistre?
Quel sera Tordre affreux qu'apporte un tel ministre?
HATHAN.
J'ai fait à Josabeth savoir sa volonté.
JOAD.
Sors donc de devant moi^ monstre d'impiété.
De toutes tes horreurs, va, comble la mesure.
Dieu s'apprête à te joindre à la race parjure,
Abiron et Dathan^ Doôg, Achitophel :
Les chiens à qui son bras a livré Jézabel,
Attendant que sur toi sa fureur se déploie ,
Déjà sont à ta porte, et demandent leur proie.
MATHAN, troublé.
Avant la fin du jour... on verra qui de nous..,
Doit... Mais sortons, Nabal.
MABAL.
Où vous égarez-vous?
De vos sens étonnés quel désordre s'empare?
Voilà votre chemin.
SCÈNE VI.
JOAD, JOSABETH.
JOSABETH.
L'orage se déclare :
Athalie en fureur demande Éliacin.
Déjà de sa naissance et de votre dessein
On commence , seigneur, à percer le mystère :
Fou s'en faut que Mathan ne m'ait nommé son père.
JOAD.
Au perfide Mathan qui l'aurait révélé?
Votre trouble à Mathan n'a-t-il point trop parlé?
JOSABETH.
J'ai fait ce que j'ai pu pour m'en rendre maîtresse.
Cependant, croyez-moi, seigneur, le péril presse.
Réservons cet enfant pour un temps plus heureux.
Tandis que les méchants délibèrent entre eux.
Avant qu'on l'environne, avant qu'on nous l'arracht;.
Une seconde fois souffrez que je le cache;
640 ATHALIE.
Les portes^ les chemins lui sont encore ouverts.
Faut-il le transporter aux plus afhreux déserts?
Je suis prête; je sais une secrète issue
Par où y sans qu'on le voie, et sans être aperçue^
De Gédron avec lui traversant le torrent.
J'irai dans le désert où jadis en pleurant.
Et cherchant comme nous son salut dans la fuite,
David d'un fils rehelle évita la poursuite.
Je craindrai moins pour lui les lions et les ours...
Mais pourquoi de Jéhu refuser le secours?
Je vous ouvre peut-être un avis salutaire.
Faisons de ce trésor Jéhu dépositaire :
On peut dans ses États le conduire aujourd'hui.
Et le chemin est court qui mène jusqu'à lui.
Jéhu n'a point un cœur farouche, inexorable;
De David à ses yeux le nom est favorable.
Hélas l est-il un roi si dur et si cruel,
A moins qu'il n'eût pour mère une autre Jézabel,
Qui d'un tel suppliant ne plaignit l'infortune?
Sa cause à tous les rois n'est-elle pas commune?
JOAD.
Quels timides conseils m'osez-vous suggérer !
En l'appui de Jéhu pourriez-vous espérer?
JOSàBCTH.
Dieu défend-il tout soin et toute prévoyance?
Ne l'offense-t-on point par trop de confiance?
A ses desseins sacrés employant les humains,
N'a-t-il pas de Jéhu lui-même armé lès mains?
JOAD.
Jéhu, qu'avait choisi sa sagesse profonde,
Jéhu, sur qui je vois que votre espoir se fonde.
D'un oubfi trop ingrat a payé ses bienfaits :
Jéhu laisse d'Achab l'affreuse fille en paix.
Suit des rois d'Israël les profanes exemples.
Du vil dieu de TÉgypte a conservé les temples;
Jéhu, sur les hauts lieux enfin osant offrir
Un téméraire encens que Dieu ne peut souffrir.
N'a pour servir sa cause et venger ses injures
Ni le cœur assez droit, ni les mains assez piires.
Non, non; c'est à Dieu seul qu'il nous faut attacher.
Montrons Éliacin; et, loin de le cacher,
ACTE III, SCÈNE VII. o4i
Que du bandeau royal sa tète soit ornée :
Je veux même, avancer l'heure déterminée.
Avant que de Mathan le complot soit formé.
SCÈNE VIL
JOAD, JOSABETH; AZARIAS, suivi oo ghceur et db
PLUSIEURS UVTTES.
JOAD.
Eh bien, Azahas, le temple est-il fermé?
AZARIAS.
J'en ai fait devant moi fermer toutes les portes.
iOAD.
N'y reste-t-il que vous et vos saintes cohortes?
AZARIAS.
De SCS parvis sacré» j^ai deux fois fait le tour.
Tout a fui; tous se sont séparés sans retour, *
Misérable troupeau qu'a dispersé la crainte;
Et Dieu n'est plus servi que dans la tribu sainte
Depuis qu'^à Pharaon ce peuple est échappé ,
Une égale terreur ne l'avait point frappé.
JOAD.
Peuple lâche en effet, et né pour l'esclavage.
Hardi contre Dieu seul! Poursuivons notre ouvrage.
Mais qui retient encor ces enfants parmi nous ?
UNE DES FILLES DU CHGEUR.
Hé! pourrions-nous, seigneur, nous séparer de vous?
Dans le temple de Dieu sommes-nous étrangères?
Vous avez près de vous nos pères et nos frères.
UNE AUTRE.
Hclas! si, pour venger l'opprobre d'Israël,
Nos mains ne peuvent pas, comme autrefois Jahcl \
Des ennemis de Dieu percer la tète impie ,
Nous lui pouvons du moins immoler notre vie.
Quand vos bras combattront pour son temple attaqué ,
Par nos larmes du moins il peut être iovoqué.
iOAD.
Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta querelle ,
Des prêtres, des enfants, 6 Sagesse éternelle!
* Juges , cil. IV.
5i.
fti2 ATHALIE.
Mais si tu les soutiens, qui peut les ébranler?
Du tombeau , quand tu veux , tu sais nous rappeler :
Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites.
Ils ne s'assurent point en leurs propres mérites.
Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois.
En tes serments jurés au plus saint de leurs rois.
En ce temple où tu fais ta demeure sacrée.
Et qui doit du soleil égaler la durée.
Mais d'où vient que mon cœur frémit d'un saint effroi?
Est-ce l'esprit divin qui s'empare de moi?
C'est lui-même: ilm'échauffe; iLparlc; mes yeux s'ouvrent.
Et les siècles obscurs devant moi se découvrent.
Lévites , de vos sons prétez-moi les accords , .
Et de ses mouvements secondez les transports.
LE CHGEUR chante au sou de toute la STrophonie «iea instnmieiits.
Que du Seigneur la voix se fasse entendre.
Et qu'à nos cœurs son oracle divin
Soit ce qu'à l'herbe tendre
Est, au pnn temps, la fraîcheur du matin.
JOAD.
Cieux, écoutez ma voix. Terre, prête roreillc.
Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille!
Pécheurs, disparaissez; le Seigneur se réveille.
( Ici rceoamence la iTiophonie, etjoad anssitdt reprend la parole. )
Comment en un plomb vil l'or pur ' s'est-il changé?...
Quel est dans le lieu saint ce pontife' égorgé?...
Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide.
Des prophètes divins malheureuse homicide :
De son amour pour toi ton Dieu s'est dépouillé;
Ton encens à ses yeux est un encens souillé...
Où menez-vous ces enfants et ces femmes^?
Le Seigneur a détruit la reine des cités :
Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés.
Dieu ne veut plus qu'on vienne à ses solennités.
Temple, renverse-toi. Cèdres, jetez des flammes.
Jérusalem, objet de ma douleur,*
Quelle main en un jour t'a ravi tous tes charmes?
' Zjirli.iric.
CiipliTilc de IbbyloiK .
ACTE m, SCÉ.^E VII. 643
Qu\ changera mes yeux en deux sources de larmes
Pour pleurer ton malheur?
AZ ARIAS.
G saint temple!
JOSABETH.
0 David !
LE CHOEUR.
Dieu de Sion, rappelle,
Rappelle en sa faveur tes antiques bontés!
( La .tyiiiphonie recommence encore , et Joad uo moment aprèi rinterroiiiiit.)
JOAD.
Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert , brillante de clartés.
Et porte sur le front une marque immortelle?
Peuples de la terre, chantez.
Jérusalem renaît > plus charmante et plus belle :
D'où lui viennent de tous côtés
Ces enfants» qu'en son sein elle n'a point portés?
Lève, Jôrusalt^m, lè\€ ta lèii^ aiticre;
Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés ;
Les rois dus nations ^ devant toi prosternés,
De tes pieds baisent la poussière ;
Lfïs pcuplÉ^fi à ïiiml marchent à ta lumière*
Heureux qui pour Sion d'une sainte ferveur
* Sentira son àmn embrasée !
CicuXj rcpandeï votre rosée.
Et que ta terre enfante son Sauveur l
JO^ADETH.
HiHast d'ûâ nous viendra celte insigne faveur^
Si les rois de qui doit descendre ce Sauveur..*
JOAD.
Pn^parcz, Jofîabeth, le riche diadème
Que sur son front sacre David porta lui-même.
Et vous, pour vous armer, suivez-moi dans ces lieux
Où se garde caché , loin des profanes yeux ,
Ce formidable amas de lances et d'épées
Qui du sang philistin jadis furent trempées,
' Les GcnliU.
644 ATHALIË.
Et que DaTÎd yainqueur, d'ans et d'honneurs chaîné ,
Fit consacrer au Dieu qui l'avait protégé.
Peutron les employer pour un plus noble usage?
Venez , je veux moi-même en faire le partage.
SCÈNE VIII.
SALOMITH, LE CHCEUR.
SÀLOiirrH.
Que de craintes , mes sœurs! que de troubles mortels I
Dieu tout-puissant y sont-ce là les prémices.
Les parfums et les sacriQces
Qu'on devait en ce jour offrir sur tes autels?
UNS DES riLLES DU CHOEUR.
Quel spectacle à nos yeux timides !
Qui l'eût cru qu'on dût voir jamais
Les glaives meurtriers, les lances homicides
Briller dans la maison de paix?
UNE ÀUTEB.
D'où vient que, pour son Dieu pleine d'indifférence,
Jérusalem se tait en ce pressant danger?
D'où vient, mes sœurs, que, pour nous protéger.
Le brave Abner au moins ne rompt pas le silence?
sàlomitd.
Hélas! dans une cour où Ton n'a d'autres lois
Que la force et la violence ,
Où les honneurs et les emplois
Sont le prix d'une aveugle et bas^e obéissance,
Ma sœur, pour la triste innocence
Qui voudrait élever sa voix?
UNE AUTRE.
Dans ce péril, dans ce désordre extrême.
Pour qui prépare^yon le sacré diadème?
SÀLOiirni.
Le Seigneur a daigné parler;
Mais ce qu'à son prophète il vient de révéler.
Qui pourra nous le faire entendre?
S'arme-i-il pour nous défendre?
S'arme-tril pour nous accabler?
T(»UT LE CHOEUR chante.
0 promesse! ô menace! ô ténébreux mystère l
ACTE III, SCÈNE VIII. 045
Que de maux^ que de biens sont prédits tour à tour!
Comment peut-on avec tant de colère
Accorder tant d'amour?
UNE YOIX seule.
Sion ne sera plus; une flamme cruelle
Détruira tous ses ornements.
UNE AUTRE VOIX.
Dieu protège Sion; elle a pour fondements
Sa parqle éternelle.
LA PREMIERE.
Je vois tout son éclat disparaître à mes yeux.
LA SECONDE.
Je vois de toutes parts sa clarté répandue.
LA 'PREMIÈRE.
Dans un gouffre profond Sion est descendue.
LA SECONDE.
Sion a son front dans les cieux.
LA PREMiÈRE.
Quel triste abaissement !
LA SECONDE.
Quelle immortelle gloire!
LA PREMIÈRE.
Que de cris de douleur!
LA SECONDE.
Que de cbants de victoire!
UNE TROISIÈME.
Cessons de nous troubler; notre Dieu, quelque jour.
Dévoilera ce grand mystère.
TOUTES TROIS.
Révérons sa colère;
Espérons en son amour.
UNE AUTRE.
D'un cœur qui t'aime,
Mon Dieu, qui peut troubler la paix?
11 cherche en tout ta volonté suprême.
Et ne se cherche jamais.
Sur la terre , dans le ciel même ,
Est-il d'autre bonheur que la tranquille paix
D'un cœur qui t'aime?
C46 ATHALIK.
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
JOAS, JOSABETH, ZACHARLE, SALOMITH, un lévite
LE CHOEUR.
SALOMITII.
D'un pas majestueux, à côté de ma mère.
Le jeune Eliacin s'avance avec mon frère.
Dans ces voiles, mes sœurs, que portent-ils tous deux?
Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux?
JOZABETH , à Zacharie.
Mon fils , avec respect posez sur cette table
De notre sainte loi le livre redoutable.
Et vous aussi, posez, aimable Ëliacin,
Cet auguste bandeau près du livre divin.
Lévite, il faut placer ( Joad ainsi l'ordonne)
Le glaive de David auprès de sa couronne.
JOAS.
Princesse, quel est donc ce spectacle nouveau?
Pourquoi ce livre saint^ ce glaive, ce bandeau?
Depuis que le Seigneur m'a reçu dans son temple ,
D'un semblable appareil je n'ai point vu d'exemple.
JOSABETH.
Tous vos deutes, mon fils, bientôt s'éclairciront.
JOAS.
Vous voulez essayer ce bandeau sur mon front?
Ah princesse 1 gardez d'en profaner la gloire :
Du roi qui l'a porté respectez la mémoire.
Un malheureux enfant aux ours abandonné...
JOSABETH , lui essayant le diadème.
Laissez, mon fils : je fais ce qui m'est ordonné.
JOAS.
•Mais j'entends Jêls sanglots sortir de votre bouche !
Princesse, vous pleurez I Quelle pitié vous touche?
Est-ce qu'en holocauste aujourd'hui présenté
Je dois, comme autrefois la fille de Jephté,
ACTE IV, SCÈNE II. 647
Du Seigneur par ma mort apaiser Ja colère?
Hélas' un fils n'a rien qui ne soit à son père.
JOSABETH.
Voici qui vous dira les volontés des cieui.
Ne craignez rien. Et nous, sortons tous de ces lieux.
SCÈNE IL
JOAD, JOAS.
JOAS, courant dans Ici bras du grifid prèlrc.
Mon père!
JOAO.
Eh bien, mon fils?
JOAS.
Qu'est-ce donc qu'on prépare?
JOAD.
11 est juste ^ mon fils, que je vous le déclare.
Il faut que vous soyez, instruit^ même avant tous.
Des grands desseins de Dieu sur son peuple et sur vous.
Armez-vous d'un courage ei d'une foi nouvelle;
il est temps de montrer cetie ardeur et ce zèle
Qu'au fond de votre cœur mes soins ont cultivés.
Et de payer a Dieu ce que vous lui devez
Sentez-vous cette noble et généreuse envie?
JOAS.
Je me sens prêt, s'il veut, de lui donner ma vie.
JOAD
On vous a lu souvent l'histoire de nos rois :
Vous souvient-il, mon fils, quelles étroites lois
Doit s'imposer un roi digne du diadème?
JOAS.
Un roi sage ( ainsi Dieu l'a prononcé lui-même ' )
Sur la richesse et l'or ne met point son appui ,
Craint le Seigneur son Dieu, sans cesse a devant Ibi
Ses préceptes, ses lois, ses jugements sévères.
Et d'injustes fardeaux n'accable point ses frères.
JOAD.
Mais sur l'un de ces rois s'il fallait vou.*ïéglcr,
A qui choisiricz-vous, mon fils, de ressembler?
• Dcul., ch. XVII.
648 ATHALIE.
JOAS.
David , pour ie Seigneur plein d'un amour fidèle ,
Me parait des grands rois le plus parfait modèle.
JOAD.
Ainsi dans lenrs excès vous n'imiteriez pas
L'infidèle Joram^ l'impie Ochozias?
iOAS.
0 mon père!
JOAD.
Achevez 9 dites : que vous en semble?
J04S.
Puisse périr comme eux quiconque leur ressemble !
( Joad se prottenie à set pieds.)
Mon père , en quel état vous vois-jc devant moi !
JOAB,
Je vous rends le respect que je dois à mon roi.
De votre aïeul David , Joas^ rendez-vous digne.
iOAS.
Joaslmoi!
JOAD^ se releraat.
Vous saurez par quelle grâce insigne^
D'une mère en fureur Dieu trompant le dessein ,
Quand déjà son poignard était dans votre sein ,
Vous choisit^ vous sauva du milieu du carnage.
Vous n'êtes pas encore échappé de sa rage :
Avec la même ardeur qu'elle voulut jadis
Perdre en vous le dernier des enfants de son fils^
A vous faire périr sa cruauté s'attache ^
Et vous poursuit encor sous le nom qui vous cache.
Mais sous vos étendards j'ai déjà su ranger
Un peuple obéissant, et prompt à vous venger.
Entrez, généreux chefs des familles sacrées.
Du ministère saint tour à tour honorées.
. SCÈNE III.
JOAS, JOAD, AZARIAS, ISMAEL, trois autres cabfs
DES LÉVITES.
JOAD.
Roi, voilà vos vengeurs contre vos ennemis.
Prêtres, voilà le roi que je vous ai promis.
ACTE IV, SCÈNE III. 649
AZ ARIAS.
Ouui! c'est Éliacin?
ISMAEL.
Quoi ! cet enfant aimable...
JOAD.
Est des rois de Juda l'héritier véritable ,
Dernier né des enfants du triste Ochozias,
Nourri^ vous le savez y sous le nom de Joas.
De cette fleur si tendre et sitôt moissonnée
Tout Juda, comme vous, plaignant la destinée,
Avec ses frères morts le crut enveloppé.
Du perfide couteau comme eux il fut frappé :
Mais Dieu du coup mortel sut détourner l'atteinte ,
Conserva dans son cœur la chaleur presque éteinte ,
Permit que, des bourreaux trompant l'œil vigilant,
Josabeth dans son sein l'emportât tout sanglant.
Et, n'ayant de son vol que moi seul pour complice.
Dans le temple cachât l'enfant et la nourrice.
JOAS.
Hélas! de tant d'amour et de tant de bienfaits,
Mon père, quel moyen de m'acquitter jamais?
JOAD.
Gardez pour d'autres temps cette reconnaissance.
Voilà donc votre roi , votre unique espérance :
J'ai pris soin jusqu'ici de vous le conserver;
Ministres du Seigneur, c'est à vous d'achever.
Bientôt de Jézabel la fille meurtrière ,
Instruite que Joas voit encor la lumière.
Dans l'horreur du tombeau viendra le replonger :
Déjà, sans le connaître, elle veut l'égorger.
Prêtres saints, c'est à vous de prévenir sa rage :
Il faut finir des Juifs le honteux esclavage.
Venger vos princes morts, relever votre loi.
Et faire aux deux tribus reconnaître leur roi.
L'entreprise, sans doute, est grande et périlleuse;
J'attaque sur son trône une reine orgueilleuse ,
Qui voit sous ses drapeaux marcher un camp nombreux
De hardis étrangers, d'infidèles Hébreux :
Mais ma force est au Dieu dont l'intérêt me guido.
Songez qu'en cet enfant tout Israël réside.
Déjà ce D'eu vengeur commence à la troubler;
6M . àTHALIE.
l>éjày trompant ses soins, j'ai su vous rassembler :
Elle nous croit ici sans armes , sans défense.
Couronnons, proclamons Joas en diligence :
De là, du noaveau prince intrépides soldats,
Marchons, en invoquant l'arbitre des combats;
Et, réveillant la foi dans les cœurs endormie ,
Jusque dans son palais cherchons notre ennemie.
Et quels cœurs si plongés dans un lâche sommeil ,
Nous voyant avancer dans ce saint appareil ,
Ne s'empresseront pas à suivre notre exemple ?
Un roi , que Dieu lui-même a nourri dans son temple ;
Le successeur d'Aaron, de ses prêtres suivi.
Conduisant au combat les enfants de Lcvi ,
Et, dans ces mêmes mains des peuples révérées.
Les armes au Seigneur par David consacrées !
Dieu sur ses ennemis répandra sa terreur.
Dans l'infidèle sang baignez-vous sans horreur;
Frappez et TyrienSj et même Israélites»
Ne descendez-vous pas de ces fameux lévites
Qui, lorsqu'au dieu du Nil le volage Israël
Rendit dans le désert un culte criminel.
De leurs plu& chers parents saintement homicides,
Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides.
Et par ce noble exploit vous acquirent l'honneur
D'être seuls employés aux autels du Seigneur?
Mais je vois que déjà vous brûlez de me suivre.
Jurez donc avant tout sur cet auguste livre,
A ce roi que le ciel vous redonne ai^jourd'hui ,
De vivre, de combattre, et de mourir pour lui.
AZARUS , •« bo«t éê la table, ajaot la Buiii aar le livre aaint.
Oui, nous jurons ici pour nous, pour tous nos frères,
De rétablir Joas au trdne de ses pères.
De ne poser le fer entre nos mains remis ,
Qu'après l'avoir vengé tle tous ses ennemis.
Si quelque transgresseur enfreint cette promesse.
Qu'il éprouve, grand Dieu, ta fureur vengeresse;
Qu'avec lui ses enfants, de ton partage exclus.
Soient au rang de ces morts que tu ne connais plus!
JOàD.
Et vous, à cette loi, votre règle éternelle.
Roi, ne jurez-vous pas d'être toujours fidèle?
ACTE IV, SCÈNE III. tii
lOAS.
Pouirais-je à cette loi ne me pas conformer?
JOAD.
0 mon fils y de ce nom j'ose encor voas nommer.
Souffrez cette tendresse , et pardonnez aux larmes
Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes;
Loin du trône nourri, de ce fatal honneur.
Hélas ! TOUS ignorez le charme empoisonneur ;
De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse ,^
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois.
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois;
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même;
Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;
Qu'aux larmes, au travail, le peuple est condamne.
Et d'un sceptre de fer veut être gouverné ;
Que, s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime.
Ainsi de piège en piège, et d'abîme en abîme.
Corrompant de vos mœurs l'aimable pureté.
Us vous feront enfin haïr la vérité ,
Vous peindront la vertu sous una affreuse image.
' Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage.
Promettez sur ce livre, et devant ces témoins.
Que Dieu fera toujours le premier de vos soins;
Que , sévère aux méchants, et des bons le refuge.
Entre le pauvre et vous vous prendrez Dieu pour juge;
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin.
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.
iOAS, an mliea de U ubU, ajaot la naia tur le livre laiat.
Je promets d'observer ce que U loi m'ordonne.
Mon Dieu, punissez-moi si je vous abandonne !
JOAD.
Venez; de l'huile sainte il faut vous consacrer.
Paraissez, Josabeth; vous pouvez vous montrer.
«51 AXUALiK.
SCÈNE IV.
JOAS, JOAD, JOSABETH, ZACHARIE, SALOMITH,
AZARIAS^ ISJMAEL, trois autres chefs des
LÉVITES^ LE CHCBUR.
JOSABETH^ «mbrtMantJoai.
0 roi, fils de David!
JOAS.
0 mon unique mère !
Venez, cher Zacharie, embrasser votre frère.
JOSABETH , à Ztcliarie.
Aux pieds de votre roi prosternez-vous, mon lils.
( S^htne se jette au pieds de Joas. )
JOAD , pendant qu'ib a'cmbrasieot.
Enfants, ainsi toujours puissiez-vous être unis!
JOSABETH , à Joas.
Vous savez donc quel sang vous a donné la vie?
JOAS.
Et je sais qucUe main sans vous me Teût ravie.
JOSABETH.
De votre nom, Joas, je puis donc vous nommer?
JOAS.
Joas ne cessera jamais de vous aimer.
LE CHCBUR.
Quoi! c'est là...
JOSABETH.
C'est Joas.
JOAD.
Écoutons ce lévite.
SCÈNE V.
JOAS, JOAD, JOSABETH, ZACHARIE,
SALOMITH, AZARIAS, ISMAEL, trois autres chefs
DES LÉVITES, UN LÉVITE, LE CHOEUR.
UN LÉVITE.
J'ignore contre Dieu quel projet on médite;
Mais Tairain menaçant frémit de toutes parts ;
On voit luire des feux parmi des étendards.
Et sans doute Athalie assemble son armée :
Déjà même au secours toute voie est fermée;
ACTE IV, SCÈNE V. ^53
Déjà le sacré mont, on le temple est bàli.
D'insolents Tyriens est partout investi ;
L'un d'eux, en blasphémant, vient de nous faire entendre
Qu'Abner est dans les fers, et ne peut nous défendre.
JOSAbETH, n Joan.
Cher enfant, que le ciel en vain m'avait rendu,
Ilélas ! pour vous sauver j'ai fait ce que j'ai pu :
Dieu ne se souvient plus de David votre père.
JOAD , à Josahelb.
Quoi! VOUS ne craignez pas d'attirer sa colère
Sur VOUS et sur ce roi si cher à votre amour?
Et quand Dieu, de vos bras l'arrachant sans retour.
Voudrait que de David la maison fût éteinte ,
N'èles-vous pas ici sur la montagne sainte
Où le père des Juifs sur son fils innocent
Leva sans murmurer un bras obéissant,
El mit sur un bûcher ce fruit de sa vieillesse ,
Laissant à Dieu le soin d'accomplir sa promesse,
Ht lui sacrifiant, avec ce fils aimé.
Tout l'espoir de sa race en lui seul renfermé?
Amis partageons-nous. Qu'lsmaël en sa garde
Prenne tout le côté que l'orient regarde;
Vous, le côté de l'ourse; et vous, de l'occident;
Vous, le midi. Qu'aucun par un zèle imprudent,
Découvrant mes desseins, soit prêtre, soit lévite.
Ne sorte avant le temps, et ne se précipite;
Et que chacun enfin, d'un môme esprit poussé,
Garde en mourant le poste où je l'aurai placé.
L'ennemi nous regarde, en son aveugle rage,
Comme de vils troupeaux réservés au carnage,
Et croit ne rencontrer que désordre et qu'effroi.
Qu'Azarias partout accompagne le roi.
(àJoas.)
Venez, cher rejeton d'une vaillante race.
Remplir vos défenseurs d'nne nouvelle audace;
Venez du diadème à leurs yeux vous couvrir;
Et périssez du moins en roi , s'il faut périr.
(à on lévite.)
Sulvez-le, Josabeth. Vous, donnez-moi ces armes.
(aachcear.)
Enfants, offrez à Dieu vos innocentes larmes-
6A aTHALIE.
SCÈNE VI.
SALOMITH.LEGHCEUR.
LE CHOEUR chule.
Partez, enfants d'Aaron, partez :
Jamais plus illustre querelle
De Tos aïeux n'arma le zèle.
Partez, enfants d'Aaron, partez :
Cest votre roi, c'est Dieu pour qui vous combattez.
ONE voix teiilc.
OÙ sont les trait» que tu lances.
Grand Dieu , dans ton juste courroux?
N'es-tu plus le Dieu jaloux?
N'es-tu plus le Dieu des vengeances?
UNE AUTRE.
OÙ sont. Dieu de Jacob, tes antiques bontés?
Dans l'borreur qui nous environne.
N'entends-tu que la voix de nos iniquités?
N'cs-tu plus le Dieu qui pardonne?
LE CHCBUR.
Où sont. Dieu de Jacob, tes antiques bontés?
UNE VOre leale.
Cest à toi que dans cette guerre
Les flèches des méchants prétendent s'adresser.
Faisons, disent-ils, cesser
Les fêtes de Dieu sur la terre;
De son joug importun délivrons les mortels;
Massacrons tous ses saints; renversons ses auteb,
Que de son nom, que de sa gloire
11 ne reste plus de mémoire;
Que ni lui ni son Christ ne régnent plus sur nous.
LE CHOEUR.
OÙ sont les traits que tu lances ,
Grand Dieu, dans ton juste courroux?
N'es-tu plus le Dieu jaloux?
N'es-tu plus le Dieu des vengeances?
UNE VOIX seule.
Triste reste de nos rois ,
Chère et dernière fleur d'une tige si belle.
Hélas! sous le couteau d'une mère cruelle
ACTE V, SCÈNE I. 6j:>
Te verrons-nous tomber une seconde fois?
Prince aimable 9 dis-nous si quelque ange, au berceau.
Contre tes assassins prit soin de te défendre ;
Ou si dans la nuit du tombeau
La voix du Dieu vivant a ranimé ta cendre.
UNE AUTRE.
D'un père et d'un aïeul contre toi révoltés.
Grand Dieù^ les attentats lui sont-ils imputés?
, Est-ce que sans retour ta pitié l'abandonne?
LE OKBUa.
Où sont, Dieu de Jacob, tes antiques bontés?
N'^s-tu plus le Dieu qui pardonne?
UNE DES FILLES DU CmBUE, MMckaeter.
Obères sœurs, n'entendez^vous pas
Des cruels Tyriens la trompette qui sonne?
SALOMrm.
J'entends même les cris des barbares soldats,
Et d'borreur j'en frissonne.
Courons, fuyons , retirons-nous
A l'ombre salutaire
Du redoutable sanctuaire.
ACTE CINQUIEME.
SCÈNE L
ZACHARIE, SALOMITH, le choeur.
SàLOIIITH.
Cher Zacharie, eh bienl que nous apprenez-vous?
ZACHARIE.
Redoublez au Seigneur votre ardente prière :
Peut-être nous touchons à notre heure dernière ;
Pour l'horrible combat ^ ma soeur, l'ordre est donne?.
SALOMITH.
Que fait Joas?
ZACHÀRIE.
Joas vient d'être couronné :
Le grand prêtre a sur lui répandu l'huile sainte.
Gj0 ATHALIË.
Oh ciel ! dans tous les yeux quelle joie était peinte
A l'aspect de ce roi racheté du tombeau !
Ma sœur, on voit encor la marque du couteau :
On voit paraître aussi sa ûdèie nourrice ,
Qui y cachée en un coin de ce vaste édifice ,
Gardait ce cher dépôt, et n'avait de ses soins
Que les yeux de ma mère et que Dieu pour témoins.
Nos lévites pleuraient de joie et de tendresse, '
Et mêlaient leurs sanglots à leurs cris d'allégresse.
Lui, parmi ces transports affable et sans orgueil,
A l'un tendait la main, flattait l'autre de l'œil.
Jurait de se régler par leurs avis sincères,
Ei les appelait tous ses pères ou ses frères.
6AL0IIITB«
Ce secret au dehors est-il aussi semé?
Ce secret dans le temple est encor renfermé.
Des enfants de Lévi la troupe partagée
Dans un profond silence aux portes s'est rangée.
Tous doivent à la fois précipiter leurs pas ,
Et crier pour signal ; Vive le roi Joas!
Mais mon père défend que le roi se hasarde ,
Et veut qu'Azarias demeure pour sa garde.
Cependant Athalie, un poignard à la main.
Rit des faibles remparts de nos portes d'airain :
Pour les rompre , elle attend les fatales machine? ,
Et ne respire enQn que sang et que ruines.
Quelques prêtres, ma sœur, ont d'abord proposé
Qu'en un lieu souterrain par nos pères creusé
On renfermât du moins notre arche précieuse.
0 crainte, a dit mon pcrc, indigne, injurieuse!
L'arche qui fit tomber tant de superbes tours.
Et força le Jourdain de rebrousser son cours.
Des dieux des nations tant de fois triomphante ,
Fuirait donc à l'aspect d'une femme insolente I
Ma mère, auprès du roi, dans un trouble mortel.
L'œil tantôt sur ce prince et tantôt vers l'autel,
Muette, et succombant sous le poids des alarmes,
Aux yeux les plus cruels arracherait des larmes.
Le roi de temps en temps la presse entre ses bras,
La flatte... Chères sœurs, suivez toutes mes pas.
ACTE V, SCÈNE H. 657
Et, s'il faut aujourd'hui que notre roi périsse,
Allons, qu'un même sort avec lui nous unisse.
SALOMITH.
Quelle insolente main frappe à coups redouDiés?
Qui fait courir ainsi ces lévites troublés?
Quelle précaution leur fait cacher leurs armes?
Le temple est-il forcé?
ZACHARIE.
Dissipez vos alarmes;
Dieu nous envoie Abner.
SCÈNE II.
ABNER, JOAD, JOSABETH, ZACHARIE , SALOMIT H ,
iSMAEL, DEUX LÉVITES, LE CHOEUR.
JOAD.
En croirai-je mes yeux ,
Cher Abner? Quel chemin a pu jusqu'en ces lieux
Vous conduire au travers d'un camp qui nous assiège?
On disait que d'Achab la fille sacrilège
Avait, pour assurer ses projets inhumains.
Chargé d'indignes fers vos généreuses mains.
AD7«ER.
Oui, seigneur; elle a craint mon zèle et mon courage ;
Mais c'est le moindre prix que me gardait sa rage.
Dans l'horreur d'un cachot par son ordre enferme.
J'attendais que, le temple en cendre consumé.
De tant de flots de sang non encore assouvie.
Elle vint m'affranchir d'une importune vie.
Et retrancher des jours qu'aurait dû mille fois
Terminer la douleur de survivre à mes rois.
JOAD.
Par quel miracle a-t-ou obtenu votre grâce?
ABNER.
Dieu dans ce cœur cruel sait seul ce qui se passe.
Elle m'a fait venir ; et d'un air égaré :
K Tu vois de mes soldats tout ce temple entouré,
« Dit-elle; un feu vengeur va le réduire en cendre ;
« Et ton Dieu contre moi ne le saurait défendre.
« Ses prêtres toutefois (mais il faut se hâter)
6Sd ATHALIK.
a A deux conditions peuvent se racheter.
« Qu'avec Ëliacin on mette en ma puissance
« Un trésor dont je sais qu'ils ont la connaissance^
« Par votre roi David autrefois amassé,
A Sous le sceau du secret au grand prêtre laissé.
tt Va^ dis-leur qu'à ce prix je leur permets de vivre. »
JOAD.
Quel conseil, cher Àbner, croyez-vous qu'on doit suivre?
ÀBNER.
Et tout l'or de David , s'il est vrai qu'en effet
Vous gardiez de David quelque trésor secret;
Et tout ce que des mains de cette reine avare
Vous avez pu sauver et de riche et de rare ,
Donnez-le. Voulez-vous que d'impurs assassins
Viennent briser l'autel, brûler les chérubins.
Et , portant sur notre arche une main téméraire ,
De votre propre sang souiller le sanctuaire?
JOAD.
Mais siérait-il, Abner, à des cœurs généreux
De livrer au supplice un enfant malheureux ,
Un enfant que Dieu même à ma garde conGe,
Et de nous racheter aux dépens de sa vie?
ABRER.
Hélas ! Dieu voit mon cœur. Plût à ce Dieu puissant
Qu'Athalie oubliât un enfant innocent.
Et que du sang d' Abner sa cruauté contente
Crût calmer par ma mort le ciel qui la tourmente !
Mais que peuvent pour lui vos inutiles soins?
Quand vous périrez tous, en périra4ril moins?
Dieu vous ordonne-t-il de tenter l'impossible?
Pour obéir aux lois d'un tyran inflexible ,
Moïse, par sa mère au Nil abandonné.
Se vit, presque en naissant, à périr condamné :
Mais Dieu, le conservant contre toute espérance.
Fit par le tyran même élever son enfance.
Qui sait ce qu'il réserve à votre Ëliacin ;
fit si, lui préparant un semblable destin ,
Il n'a point de pitié déjà rendu capable
De nos malheureux rois l'homicide implacable?
Du moins, et Josabeth comme moi l'a pu voir,
Tantôt à son aspect je l'ai vu s'émouvoir;
ACTE V, SCÈiNE II. 669
J'ai TU de son courroux tomber la violence.
( à JoMbelh ).
Princesse, en ce péril vous gardez le silence?
Hé quoi! pour un enfant qui vous est étranger
Souffrez-vous que sans fruit Joad laisse égorger
Vous^ son ûls, tout c<3 peuple, et que le feu dévore
Le seul lieu sur la terre où Dieu veut qu'on Tadore?
Que feriez-vous de plus si des rois vos aïeux
Ce jeune enfant était un reste précieux?
JOSABETH , bas à Joad.
Pour le sang de ses rois vous vo^ez sa tendresse :
Que ne lui parlez-vous?
JOAD.
Il n'est pas temps, princesse.
ABNER.
Le temps est cher, seigneur, plus que vous ne pensez.
Tandis qu'à me répondre ici vous balancez,
Mathan près d'Athalie étincelant de rage
Demande le signal, et presse le carnage.
Faut-il que je me jette à vos sacrés genoux?
Au nom du lieu si saint qui n'est ouvert qu'à vous.
Lieu terrible, où de Dieu la majesté repose.
Quelque dure que soit la loi qu'on vous impose.
De ce coup imprévu songeons à nous parer.
Donnez-moi seulement le temps de respirer :
Demain, des cette nuit, je prendrai des mesures
Pour assurer le temple et venger ses injures.
Mais je vois que mes pleurs et que mes vains discours
Pour vous persuader sont un faible secours;
Votre austère vertu n'en peut être frappée :
Eh bien, trouvezrmoi donc quelque arme, quelque épée;
Et qu'aux portes du temple, où Tennemi m'attend,
Abner puisse du moins mourir en combattant.
JOAD.
Je me rends. Vous m'ouvrez un avis que j'embrasse :
De tant de maux, Abner, détournons la menace.
Il est vrai, de David un trésor est resté,
La garde en fut commise à ma fidélité ;
C'était des tristes Juifs l'espérance dernière ,
Que mes soins vigilants cachaient à la lumière :
Mais puisqu'à votre reine il faut le découvrir.
CCO ATHALIE.
Je vais la contenter; nos portes vont s'ouvrir.
De ses plus braves chefs qu'elle entre accompagnée;
Mais de nos saints autels qu'elle tienne éloignée
D'un ramas d'étrangers l'indisfcrète fureur :
Du pillage du temple épargnez-moi l'horreur.
Des prêtres^ des enfants lui feraient-ils quelque ombre?
De- sa suite avec vous qu'elle règle le nombre.
Et quant à cet enfant si craint^ si redouté ^
De votre cœur, Abner, je connais l'équité.
Je vous veux devant elle expliquer sa naissance.
Vous verrez s'il le faut remettre en sa puissance;
Et je vous ferai juge entre Athalie et lui.
ABNER.
Ah! je le prends déjà, seigneur, sous mon appui :
Ne craignez rien. Je cours vers celle qui m'envoie.
SCÈNE III.
JOAD, JOSABETH, ZACHARIE, SAL0M4TH, ISMAEL,
DEUX LÉVITES, LE COEUR.
JOAD.
Grand Dieu, voici ton heure, on t'amène ta proie»
Ismaêl, écoutez.
(11 lui parlé l>M.)
JOSABETH.
Puissant maître des cieux,
Remet^lui le bandeau dont tu couvris ses yeux
Lorsque, lui dérobant tout le fruit de son crime,
Tu cachas dans mon sein cette tendre victime!
JOAD.
Allez, sage Ismaêl , ne perdez point de temps,-
Suivez de point en point ces ordres importants :
Surtout qu'à son entrée et que sur son passage
Tout d'un calme profond lui présente l'image.
Vous, enfants, préparez un trône pour Joas;
Qu'il s'avance suivi de nos sacrés soldats.
Faites venir aussi sa (idèle nourrice,
Princesse, et de vos pleurs que la source tarisse.
( à un lévite.)
Vous, dès que cette reine, ivre d'un fol orgueil,
De la porte du temple aura passé le seuil.
ACTE V, SCÈNE IV. 661
Qu'elle ne pourra plus retourner en arrière ,
Prenez soin qu'à l'instant la trompette guerrière
Dans le camp ennemi jette un subit effroi :
Appelez tout le peuple au secours de son roi !
Et faites retentir jusques à son oreille
De Joas conservé l'étonnante merveille.
H vient.
SCENE IV.
JOAS, JOAD, JOSABETH, ZAQHARIE,
SALOMITH, AZ ARIAS,
TROUPES DE PRÊTRES ET DE LÉVITES, LE CHOEUR.
JOAD.
Lévites saints, prêtres de notre Dieu,
Partout sans vous montrer environnez ce lieu ;
Et, laissant à mes soins gouverner votre zèle.
Pour paraître iittendez que ma voix vous appelle.
(Ils se c&chent tous.)
Roi, je crois qu'à vos vœux cet espoir est permis.
Venez voir à vos pieds tomber vos ennemis.
Celle dont la fureur poursuivit votre enfance
Vers ces lieux à grands pas pour vous perdre s'avance.
Mais ne la craignez point; songez qu'autour de vous
L'ange exterminateur est debout avec nous.
Montez sur votre trône, et... Mais la porte s'ouvre :
Permettez un moment que ce voile vous couvre.
( Il lire un rideau. )
Vous changez de couleur, princesse!
JOSABETH.
Ah! sans pâlir
Puis-je voir d'assassins le temple se remplir?
Quoi! ne voyez-vous pas quelle nombreuse escorte...
JOAD.
Je vois que du saint temple on referme la porte.
Tout est en sûreté.
662 ATHALIE.
SCÈNE V.
ATHALIE, JOAS, JOAD, JOSABETH, ABNER , suite
d'athalie.
( JoM ea cMiché derrière le rideau. )
ATHALIE^ âJoad.
Te Toilà^ séducteur^
De ligues^ de complpts^ pernicieux auteur^
Qui dans le trouble seul as mis tes espérances,
Éternel ennemi des suprêmes puissances !
En Tappui de ton Dieu tu fêtais reposé :
De ton espoir frivole es-tu désabusé?
Il laisse en mon pouvoir et son temple et ta vie..
Je devrais, sur Tautei où ta main sacrifie.
Te... Mais du prix qu'on m'offre il faut me contenter.
Ce que tu m'ai promis^ songe à l'exécuter :
Cet enfant, ce trésor, qu'il faut qu'on me remette.
Où sont-ils?
JOAD.
Sur-le-champ tu seras satisfaite ;
Je te les vais montrer l'un et l'autre à la fois.
( Le rideau se tire. Ou yoil Joas sur son trône; sa nonrriee cat & gpnnnx
à la droite; Azarias, Vépéc à la main, est debout i aa gauche; et prè»de
lui Zacbarie et Salonith sont à ganoax sur les degrés do trône ; plusicnn
lévîles, Tépée • la nain, sont rangés sur les cècés.)
Paraissez, cher enfant, digne sang de nos rois.
Connais-tu l'héritier du plus saint des monarques,
Reine? De ton poignard connais du moins ces marques.
Voilà ton roi, ton fils, le fils d'Ochozias.
Peuples^ et vous, Abner, reconnaissez Joas.
ABNER.
Ciel!
ATHALIE, àJoad.
Perfide I
iOAD.
Vois-tu cette Juive fidèle
Dont tu sais bien qu'alors il suçait la mamelle?
Il fut par Josabeth à ta rage enlevé :
Ce temple le reçut, et Dieu l'a conservé.
Des trésors de David voilà ce qui me reste.
ACTE V, SCÈNE VI. 663
ATH\LIE.
Ta fourbe à cet enfant^ traître, sera funeste.
D'un fantôme odieux , soldats , délivrez-moi !
JOAD.
Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi!
( Ici le fond du thôfttre s'ourre. On voit le dedans du temple, et les lévites
armés entrent de tous cotés sur la scène. )
ATHALIE.
Où suis-je? 0 trahison! ô reine infortunée!
D'armes et d'ennemis je suis environnée !
JQAD.
Tes yeux cherchent en vain , tu ne peux échapper^
Et Dieu de toutes parts a su t' envelopper.
Ce Dieu que tu bravais en nos mains t'a livrée :
Rends-lui compte du sang dont tu f es enivrée.
ATHALIE.
Quoi! la peur a glace mes Indignes soldats !
Lâche Abner, dans quel picgc as-tu conduit mes pas!
ABNER.
Reine, Dieu m'est témoin...
ATDALIE.
Laisse là ton Dieu^ traître.
Et venge-moi.
ABMER , se jetant aux pieds de Joas.
Sur qui? Sur Joas! sur mon maître!
ATHALIE.
Lui Joas? lui t(jn roi? Songez, méchants, songez
Que mes armes encor vous tiennent assiégés.
J'entends h haute voix tout mon camp qui m'appelle.
On vient à mon secours. Tremblez, troupe rebelle !
SCÈNE VL
ISMAEL, JOAS, JOAD, ATHALIE, et tous les acteurs
DE LA scène précédente.
I8MABL, à Joad.
Seigneur, le temple est libre , et n'a plus d'ennemis :
L'étranger est en fuite, et le Juif est soumis.
Comme le vent dans l'air dissipe la fumée,
La voix du Tout-Puissant a chassé cette armée.
Nos lévites, du haut de nos sacrés parvis,
664 ATHALIE.
D'Ochozias au peupie ont annoncé le fils ,
Ont conté son enfance au glaive dérobée ,
Et la fille d'Âchab dans le piège tombée.
Partout en même temps la trompette a sonné :
Et ses sons et leurs cris dans son camp étonné
Ont répandu le trouble et la terreur subite
Dont Gédéon frappa le fier Madianite.
Les Tyriens^ jetant armes et boucliers^
Ont, par divers chemins^ disparu les premiers :
Quelques Juifs éperdus ont aussi pris la fuite;
Mais, de Dieu sur Joas admirant la conduite,
Le reste à haute voix s'est pour lui déclaré.
Enfin, d'un même esprit tout le peuple inspiré.
Femmes, vieillards, enfants, s'embrassant avec joie.
Bénissent le Seigneur et celui qu'il envoie ;
Tous chantent de David le fils ressuscité.
Baal est en horreur dans la sainte cité ;
De son temple profane on a brisé les portes;
Mathan est égorgé.
ATHÀLIE.
Dieu des Juifs, tu l'emportes!
Oui , c'est Joas : je cherche en vain à me tromper ;
Je reconnais l'endroit où je le fis frapper :
Je vois d'Ochozias et le port et le geste ;
Tout me retrace enfin un sang que je déteste.
David , David triomphe ; Achab seul est détruit.
Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit!
C'est toi qui, me flattant d'une vengeance aisée,
iM'as vingt fois en un jour à moi-môme opposée;
Tantôt pour un enfant excitant m€fs remords.
Tantôt m'éblouissant de tes riches trésors
Que j'ai craint de livrer aux flammes, au pillage.
Qu'il règne donc ce fils, ton soin et ton ouvrage!
Et que, pour signaler son empire nouveau.
On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau !
Voici ce qu'en mourant lui souhaite sa mère :
Que dis-je, souhaiter! je me flatte , j'espère
Qu'indocile à ton joug, fatigué de ta loi^
Fidèle au sang d'Achab qu'il a reçu de moi ,
Conforme à son aïeul, à son père semblable,
On verra de David l'héritier détestable
ACTE V, SCÈNE VIII. <j<j5
Abolir les honnenrs, profaner ton autel,
Et venger Athalie, Achab, et Jézabel.
( Allialie sort , les lévites la suivent. }
JOAD.
Qu'à l'instant hors du temple elle soit emmenée.
Et que la sainteté n'en soit pas profanée.
Allez, sacrés vengeurs de vos princes meurtris.
De leur sang par sa mort faire cesser les cris.
Si quelque audacieux embrasse sa querelle.
Qu'à la fureur du glaive on le livre avec elle.
SCÈNE VII.
JOAS, JOAD, JOSABETH, ABNER, et tous les actedus
DE LA SCÈNE PRÉCÉDENTE.
JOAS , descendu de ton tr6ne.
Dieu , qui voyez mon trouble et mon affliction ,
Détournez loin de moi sa malédiction ,
Et ne souffrez jamais qu'elle soit accomplie ;
Faites que Joas meure avant qu'il vous oublie.
JOAD , aux lévites.
Appelez tout le peuple , et montrons-lui son roi :
Qu'il lui vienne en ses mains renouveler sa foi.
Roi, prêtres, peuple, allons, pleins de reconnaissance.
De Jacob avec Dieu confirmer l'alliance ,
Et , saintement confus de nos égarements,
Nous rengager à lui par de nouveaux serments.
Abner, auprès du roi reprenez votre place.
SCÈNE VIII.
UN LÉYrrE, JOAS, JOAD, et tous les acteurs de la
SCÈNE PRÉCÉDENTE.
JOAD, au lévite.
Eh bien 9 de cette impie a-t-on puni l'audace?
le lévtte.
Le fer a de sa vie expié les horreurs.
Jérusalem, longtemps en proie à ses fureurs.
De son joug odieux à la fin soulagée ,
Avec joie en son sang la regarde plongée.
666 ATHALie.
JOAD. .
Par cette fin terrible^ et due à ses forfaits^
Apprenez, roi des Juifs, et n'oubliez jamais,
Que les rois dans le ciel ont un juge sévère ,
L'innocence un vengeur, et l'orphelin un père.
nii d'athai.ib«
TABLE.
Page*
NOTICB sar la vie et les ooTrages de Radne •
Préface de laTliébalde 9
La ThébaIde, ou les Frère» ennemis^ tragédie 10
Préface d'Alexandre le Grand 59
ALExvnDBK LE Gbard. tragédie 60
Préface d'Andromaque 107
Andhomaqus, tragédie 109
Préface des Plaideurs 161
Les PL4IDKCBS y comédie 163
Préface de Britannicus '311
Bbitajvnicus, tragédie 213
Préface de la première édition de Britannlciis. 270
Préface de Bérénice 273
BÉRÉRiCE, tragédie 276
Préface de Bajaiet 325
BUAZET, tragédie W
Préface de Mithridate S»
UrroBiDATE, tragédie , • >. . . 365
Préface dMphigénIe 458
IpiiiGÉRiE, tragédie 442 .
Préface de Phèdre 409
Phèobe, tragédie 501
Préface d'EsUier SSS
Prologue 556
EimiF.R, tragédie 556
Pi-éfaca d'Alhalle. - 601
ArnvUE, tragédie QOS
FIN DE LA TABLE.
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