Full text of "Théâtre"
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Théâtre.
DU MEME AUTEUR :
Serres chaudes suivies de quinze chansons.
Un volume in-i8 Jésus 3.00
L'Ornement des Xoces Spirituelles de
Ruysbroeck l'admirable, traduit du flamand et
accompagné d'une Introduction. Un volume
in-i6, sur papier à la main 5.00
Les Disciples a Sais et les Fragments de
Novalis, traduits de l'allemand et précédés
d'une Introduction. L^n volume in-i8 jésus . . 4.00
Les Sept Princesses, drame. Un petit volume
in-i8 Jésus 2.00
Le Trésor des Humbles. Un volume in-i8 jésus 3 50
La Sagesse et la Destinée. LTn volume in-i8
jésus 3.50
La Vie des Abeilles. Un volume in- 18 jésus . 3.50
A PARAITRE :
Théâtre. Tome II : Pcllèas et Mèlisaiide. — Alladine
et Paloniides. — hitèrieitr. — 'La mort de Tintagiles.
Théâtre. Tome III : Aglavame et Sélysette. — Ardiane
et Barbe-bleue. — Sœur Béatrice.
CHEZ LE MEME EDITEUR :
Sept Essais d'Emerson, traduits par J. Will,
avec une préface de Maurice Maeterlinck. Un
volume m-i8 jésus 3.50
MAURICE MAETERLlx\XK
Théâtre
LA PKLN'CESSE MALEINE (1890)
l'intruse il^I). — LES AVEUGLES (189I)
P. LACOMBLEZ
Éditeur
31, RUE DES PAROISSIENS
BRUXELLES
PER LAMM
Éditeur
7, RUE DE LILLE, 7
PARIS; VIL
1901
Droits de tfaJiictio7i, de reprodîLctioji et de représentation
réserves pour tous les pays
y compris la Suède, la Xorii.'ège et la Hollande.
h
Préface.
Le texte de ces petits drames que mon
éditeur réunit aujourd'hui en trois volumes,
n'a guère été modifié. Ce n'est point qu'ils me
semblent parfaits, il s'en faut bien, mais on
n'améliore pas un poème par des corrections
successives. Le meilleur et le pire y confon-
dent leurs racines^ et souvent, à tenter de les
démêler, on perdrait l'émotion particulière et
le charme léger et presque inattendu, qui ne
pouvaient fleurir qu'à l'ombre d'une faute qui
n'avait pas encore été commise.
Il eût, par exemple, été facile de supprimer
dans la Princesse Maleine beaucoup de naïve-
II PRÉFACE
tés dangereuses, quelques scènes inutiles et
la plupart de ces répétitions étonnées qui
donnent aux personnages l'apparence de
somnambules un peu sourds constamment
arrachés à un songe pénible. J'aurais pu leur
épargner ainsi quelques sourires, mais l'atmo-
sphère et le paysage même oii ils vivent en
eût paru changé. Du reste ce manque de
promptitude à entendre et à répondre, tient
intimement à leur psychologie et à l'idée un
peu hagarde qu'ils se font de l'univers On
peut ne pas approuver cette idée, on peut
aussi 3' revenir après avoir parcouru bien des
certitudes. Un poète plus âgé que je n'étais
alors et qui l'eût accueillie, non pas à l'entrée
mais à la sortie de l'expérience de la vie,
aurait su transformer en sagesse et en beautés
solides, les fatalités trop confuses, qui s'y
agitent. Mais telle quelle, l'idée anime tout
le drame et il serait impossible de l'éclairer
davantage sans enlever à celui-ci la seule
qualité qu'il possède : une certaine harmonie
épouvantée et sombre.
PREFACE III
II.
Les autres drames, dans l'ordre où ils pa-
rurent, à savoir : IJ Intruse, les Aveugles
(1890), les Sept Prin cesses (1891)^ Pelle as et
Mélisande (1892), Al lad me et Palojuides,
Intérieur et la Mort de Tlntagiles (1894) pré-
sentent une humanité et des sentiments
plus précis, en proie à des forces aussi incon-
nues, mais un peu mieux dessinées. On y a
foi à d'énormes puissances, invisibles et
fatales, dont nul ne sait les intentions, mais
que l'esprit du drame suppose malveillantes,
attentives à toutes nos actions, hostiles au
sourire, à la vie, à la paix, au bonheur.
Des destinées innocentes mais involontai-
rement ennemies, s'y nouent et s'y dénouent
pour la ruine de tous, sous les regards
attristés des plus sages, qui prévoient l'avenir
mais ne peuvent rien changer aux jeux
cruels et inflexibles que l'amour et la mort
promènent parmi les vivants. Et l'amour et
la mort et les autres puissances y exercent
IV PREFACE
une sorte d'injustice sournoise, dont les
peines — car cette injustice ne récompense
pas, — ne sont peut-être que des caprices du
destin. Au fond, on y trouve l'idée du Dieu
chrétien, mêlée à celle de la fatalité antique,
refoulée dans la nuit impénétrable de la
nature, et, de là, se plaisant à guetter, à
déconcerter, à assombrir les projets, les
pensées, les sentiments et l'humble félicité
des hommes.
III.
Cet inconnu prend le plus souvent la forme
de la mort. La présence infinie, ténébreuse,
hypocritement active de la mort remplit tous
les interstices du poème. Au problème de
l'existence il n'est répondu que par l'énigme
de son anéantissement. Du reste, c'est une
mort indifférente et inexorable, aveugle,
tâtonnant à peu près au hasard, emportant
de préférence les plus jeunes et les moins
malheureux, simplement parce qu'ils se tien-
PREFACE
lient moins tranquilles que les plus misérables,
et que tout mouvement trop brusque dans la
nuit attire son attention. Il n'y a autour d'elle
que de petits êtres fragiles, grelottants, passi-
vement pensifs, et les paroles prononcées, les
larmes répandues ne prennent d'importance
que de ce qu'elles tombent dans le gouffre au
bord duquel se joue le drame et y retentissent
d'une certaine façon qui donne à croire que
l'abime est très vaste parce que tout ce qui s'y
va perdre y fait un bruit confus et assourdi.
IV.
Il n'est pas déraisonnable d'envisager ainsi
notre existence. C'est, de compte fait, pour
l'instant, et malgré tous les efforts de nos
volontés, le fond de notre vérité humaine.
Longtemps encore, à moins qu'une décou-
verte décisive de la science n'atteigne le
secret de la nature, à moins qu'une révélation
venue d'un autre monde, par exemple une
communication avecune planète plus ancienne
VI PREFACE
et plus savante que la nôtre, ne nous apprenne
enfin l'origine et le but de la vie, longtemps
encore, toujours peut-être, nous ne serons que
de précaires et fortuites lueurs, abandonnées
sans dessein appréciable à tous les souffles
d'une nuit indifférente. A peindre cette fai-
blesse immense et inutile, on se rapproche le
plus de la vérité dernière et radicale de notre
être, et, si des personnages qu'on livre ainsi à
ce néant hostile, on parvient à tirer quelques
gestes de grâce et de tendresse, quelques
paroles de douceur, d'espérance fragile, de
pitié et d'amour, on a fait ce qu'on peut humai-
nement faire quand on transporte l'existence
aux confins de cette grande vérité immobile
qui glace l'énergie et le désir de vivre. C'est
ce que j'ai tenté dans ces petits drames. Il ne
m'appartient point de juger si j'y ai quelque-
fois réussi.
PREFACE VII
V.
Mais aujourd'hui, cela ne me paraît plus
suffisant. Je ne crois pas qu'un poème doive
sacrifier sa beauté à un enseignement moral ,
mais si, tout en ne perdant rien de ce qui
l'orne au dedans comme au dehors, il nous
mène à des vérités aussi admissibles mais
plus encourageantes que la vérité qui ne
mène à rien, il aura l'avantage d'accomplir un
double devoir incertain. Chantons durant des
siècles, la vanité de vivre et la force invin-
cible du néant et de la mort, nous ferons
passer sous nos yeux des tristesses qui devien-
dront plus monotones à mesure qu'elles se
rapprocheront davantage de la dernière vé-
rité. Essayons au contraire de varier l'appa-
rence de l'inconnu qui nous entoure et d'y
découvrir une raison nouvelle de vivre et de
persévérer, nous y gagnerons du moins
d'alterner nos tristesses en les mêlant d'espoirs
qui s' éteignent et se rallument. Or, dans l'état
où nous sommes, il est tout aussi légitime
VIII PREFACE
d'espérer que nos efforts ne sont pas inutiles,
que de penser qu'ils ne produisent rien.
La vérité suprême du néant, de la mort et
de l'inutilité de notre existence, où nous
aboutissons dès que nous poussons notre
enquête à son dernier terme, elle n'est, après
tout, que le point extrême de nos connais-
sances actuelles . Xous ne voyons rien par delà,
parce que là s'arrête notre intelligence.
Elle parait certaine, mais en définitive rien
en elle n'est certain que notre ignorance.
Avant que d'être tenu de l'admettre irrévo-
cablement, il nous faudra longtemps encore
chercher de tout notre cœur à dissiper cette
ignorance et faire ce que nous pourrons pour
tenter si nous ne trouverons pas de lumière.
Dès lors le grand cercle de tous nos devoirs
antérieurs à cette certitude trop hâtive et mor-
telle se remet en branle, et la vie humaine re-
commence avec ses passions qui ne semblent
plus aussi vaines, avec ses joies, ses tristesses
et ses devoirs qui reprennent de l'importance
puisqu'ils peuvent nous aider à sortir de
l'obscurité ou à la supporter sans amertume.
PREFACE IX
VI.
Ce n'est pas à dire que nous reviendrons
au point où nous nous trouvions autrefois, ni
que l'amour, la mort, la fatalité et les autres
forces mystérieuses de la vie, reprendront
exactement leur place et leur rôle anciens
dans notre existence réelle et dans nos
œuvres, et notamment, puisque c'est d'elles
que nous nous occupons ici, dans nos œuvres
dramatiques. L'esprit humain, ai -je dit, à ce
propos, dans une page à peu près inédite,
l'esprit humain subit depuis trois quarts de
siècle une évolution dont on n'a pas encore
une vue bien claire, mais qui est probable-
ment l'une des plus considérables qui aient eu
lieu dans le domaine de la pensée. Cette
évolution, si elle ne nous a pas donné sur la
matière, la vie, la destinée de l'homme, le
but, l'origine et les lois de l'univers, des certi-
tudes définitives, nous a du moins enlevé ou
rendu presque impraticables un certain nom-
bre di incertitudes ; et ces incertiticdes étaient
X PREFACE
justement celles où se complaisaient et fleu-
rissaient librement les pensées les plus hautes.
Elles étaient, par excellence, l'élément de
beauté et de grandeur de toutes nos allusions,
la force cachée qui élevait nos paroles au-
dessus des paroles de la vie ordinaire, et le
poète semblait grand et profond à proportion
de la forme plus ou moins triomphante, de
la place plus ou moins prépondérante qu'il
savait donner à ces incertitudes belles ou
effrayantes, pacifiques ou hostiles, tragiques
ou consolatrices.
VII.
La haute poésie, à la regarder de près, se
compose de trois éléments principaux :
D'abord la beauté verbale, ensuite la contem-
plation et la peinture passionnées de ce qui
existe réellement autour de nous et en nous-
mêmes, c'est-à-dire la nature et nos senti-
ments, et enfin, enveloppant l'œuvre entière
et créant son atmosphère propre, l'idée que
PREFACE XI
le poète se fait de l'inconnu dans lequel flot-
tent les êtres et les choses qu^il évoque, du
mystère qui les domine et les juge et qui
préside à leurs destinées. Il ne me paraît pas
douteux que ce dernier élément est le plus
important. Voyez un beau poème, si bref, si
rapide qu'il soit. Rarement, sa beauté, sa
grandeur se limitent aux choses connues de
notre monde. Neuf fois*sur dix il les doit à
une allusion aux mystères des destinées hu-
maines, à quelque lien nouveau du visible à
^in^'isible, du temporel à l'éternel. Or, si
l'évolution peut-être sans précédent qui se
produit de nos jours dans l'idée que nous
nous faisons de l'inconnu ne trouble pas
encore profondément le poète lyrique, et ne
lui enlève qu'une partie de ses ressources, il
n'en va pas de même du poète dramatique. Il
est peut-être loisible au poète lyrique de
demeurer une sorte de théoricien de l'inconnu.
A la rigueur il lui est permis de se tenir aux
idées générales les plus vastes et les plus
imprécises. Il n'a point à se préoccuper de
leurs conséquences pratiques. S'il est con-
XII PREFACE
vaincu que les divinités d'autrefois, que la
justice et la fatalité n'interviennent plus aux
actions des hommes et ne dirigent plus la
marche de ce monde, il n'a pas besoin de
donner un nom aux forces incomprises qui s'y
mêlent toujours et dominent toute chose.
Que ce soit Dieu ou l'Univers qui lui paraisse
immense et terrible, il importe assez peu.
Nous lui demandons principalement qu'il
fasse passer en nous l'impression immense ou
' terrible qu'il a ressentie. Mais le poète dra-
matique ne peut se borner à ces généra-
lités. Il est obligé de faire descendre dans la
vie réelle, dans la vie de tous les jours, l'idée
qu'il se fait de l'inconnu. Il faut qu'il nous
. montre de quelle façon, sous quelle forme,
dans quelles conditions, d'après quelles lois,
I à quelle fin, agissent sur nos destinées, les
; puissances supérieures, les influences inintel-
■ligibles, les principes infinis, dont, en tant
que poète, il est persuadé que l'univers est
plein. Et comme il est arrivé à une heure oii
loyalement il lui est à peu près impossible
d'admettre les anciennes, et où celles qui les
PREFACE XIII
doivent remplacer ne sont pas encore déter-
minées, n'ont pas encore de nom, il hésite,
tâtonne, et s'il veut rester absolument sin-
cère, il n'ose plus se risquer hors de la réalité
immédiate. Il se borne à étudier les senti-
ments humains dans leurs effets matériels et
psychologiques. Dans cette sphère il peut
créer de fortes œuvres d'observation, de pas-
sion et de sagesse, mais il est certain qu'il
n'atteindra jamais à la beauté plus vaste et
plus profonde des grands poèmes oii quel-
que chose d'infini se mêlait aux actions des
hommes ; et il se demande s'il doit décidé-
ment renoncer aux beautés de cet ordre.
VIII.
Je ne le crois pas. Il trouvera à réaliser ces
beautés, des difficultés qu'aucun poète n'avait
jusqu'ici rencontrées, mais il y parviendra
demain. Et aujourd'hui même, qui semble le
moment le plus dangereux de l'alternative,
un ou deux poètes ont réussi à sortir du
XIV PREFACE
monde des réalités évidentes, sans rentrer
dans celui des chimères anciennes, car la
haute poésie est avant tout le royaume de
l'imprévu^ et des règles les plus générales
surgissent, comme des fragments d'étoiles
qui traversent le ciel oii l'on n'attendait
aucune lueur, des exceptions déconcertantes.
Et c'est, par exemple, La Pidssance des Ténè-
bres de Tolstoï qui passe sur le fleuve le plus
banal de la vie inférieure, comme un îlot
flottant, un îlot d'horreur grandiose et tout
ensanglanté de fumées infernales, mais enve-
loppé aussi de l'énorme flamme blanche, pure
et miraculeuse qui jaillit de l'âme primitive
d'Akim. Ou bien, ce sont les Revenants
d'Ibsen, où éclate, dans un salon bourgeois,
aveuglant, étouffant, affolant les personnages,
l'un des plus terribles mystères des destinées
humaines. Xous avons beau nous fermer à
/ l'angoisse de l'inintelligible, dans ces deux
drames interviennent des puissances supé-
rieures que nous sentons tous peser sur notre
vie. Car c'est bien moins l'action du Dieu des
Chrétiens qui nous trouble dans le poème de
PREFACE XV
Tolstoï que l'action du Dieu qui se trouve
dans une âme humaine, plus simple, plus
juste, plus pure et plus grande que les autres.
Et dans le poème d'Ibsen, c'est l'influence
d'une loi de justice ou d'injustice récemment
soupçonnée et formidable; la loi de l'hérédité,
loi peut-être discutable, mais si mal connue,
et en même temps si plausible, que sa menace
énorme cache la plus grande portion de ce
qu'on y pourrait mettre en doute.
Mais en dépit de ces sorties inattendues, il
n'en reste pas moins que le mystère, l'inintel-
ligible, le surhumain, l'infini — peu importe
le nom qu'on lui donne — est devenu si peu
maniable depuis que nous n'admettons plus
a priori l'intervention divine dans les actions
humaines, que le génie même n'a pas souvent
de ces rencontres heureuses. Quand Ibsen,
dans d'autres drames, essaie de relier à
d'autres mystères les gestes de ses hommes
en mal de conscience exceptionnelle ou de
ses femmes hallucinées, il faut convenir que
si l'atmosphère qu'il parvient à créer est
étrange et troublante, elle est rarement saine
XVI PREFACE
et respirable, parce qu' elle est rarement raison-
nable et réelle.
IX.
Dans le temps, le génie à coup sur, parfois
le simple et honnête talent, réussissaient à
nous donner au théâtre cet arrière-plan pro-
fond, ce nuage des cimes, ce courant d'infini,
tout ceci et tout cela, qui n'ayant ni nom ni
forme, nous autorise à mêler nos images en
en parlant, et parait nécessaire pour que
l'œuvre dramatique coule à pleins bords et
atteigne son niveau idéal. Aujourd'hui, il y
manque presque toujours ce troisième person-
nage, énigmatique, invisible mais partout
présent, qu'on pourrait appeler le personnage
sublime, qui, peut-être, n'est que l'idée incon-
sciente mais forte et convaincue que le poète
se fait de l'univers et qui donne à l'œuvre une
portée plus grande, je ne sais quoi qui conti-
nue d'y vivre après la mort du reste et permet
d'y revenir sans jamais épuiser sa beauté.
PREFACE XVII
Mais convenons qu'il manque aussi à notre
vie présente. Reviendra-t-il? Sortira-t-il d'une
conception nouvelle et expérimentale de la
justice ou de l'indifférence de la nature, d'une
de ces énormes lois générales de la matière
ou de l'esprit que nous commençons à peine
d'entrevoir ? En tout cas, gardons lui sa place.
Acceptons, s'il le faut, que rien ne la vienne
occuper pendant le temps qu'il mettra à se
dégager des ténèbres, mais n'y installons \
plus de fantômes. Son attente, et son siège
vide dans la vie, ont par eux-mêmes une
signification plus grande que tout ce que nous
pourrions asseoir sur le trône que notre
patience lui réserve.
Pour mon humble part, après les petits
drames que j'ai énumérés plus haut, il m'a
semblé loyal et sage d'écarter la mort de ce
trône auquel il n'est pas certain qu'elle ait
droit. Déjà, dans le dernier, que je n'ai pas
nommé parmi les autres, dans Aglavahie et
Sélysette,]?i\xx?i\% voulu qu'elle cédât à l'amour,
à la sagesse ou au bonheur une part de sa
puissance. Elle ne m'a pas obéi, et j'attends.
XVIII PREFACE
avec la plupart des poètes de mon temps,
qu'une autre force se révèle.
Quant aux deux petites pièces qui suivent
Aglavaine et Sélysette, savoir : Ardiane et
Barbe-bleue y oit la délivrance inutile^ et Sœur
Béatrice^ je voudrais qu'il n'y eût aucun
malentendu à leur endroit. Ce n'est pas parce
qu'elles sont postérieures qu'il y faudrait
chercher une évolution ou un nouveau désir.
Ce sont, à proprement parler, de petits jeux
de scène, de courts poèmes du genre assez
malheureusement appelé « opéra-comique »
destinés à fournir aux musiciens qui les
avaient demandés, un thème convenable
à des développements lyriques. Ils ne pré-
tendent à rien davantage, et l'on se mépren-
drait sur mes intentions si l'on y voulait
trouver par surcroit de grandes arrière-pensées
morales ou philosophiques.
M
La Princesse Maleine,
DRAMATIS PERSON^.
HjALMAR^ roi d'une partie de la Hollande.
Marcellus^ roi d'une autre partie de la Hol-
lande.
Le prince Hjalmar, fils du roi Hjalmar.
Le petit Allan^ fils de la reine xVnne.
Angus^ ami du prince Hjalmar.
Stéphano ) „ . - -.
^r omciers de Marcellus.
Un chambellan.
Un médecin.
Un fou.
Trois pauvres.
Deux vieux paysans, un cuisinier.
Seigneurs^ oflEciers^ un vacher^ un cul-de-jatte^
pèlerins^ paysans^ domestiques^ mendiants,
vagabonds^ enfants, etc.
AxxE^ reine du Jutland.
GoDELivE^ femme du roi Marcellus.
La princesse Maleixe, fille de Marcellus et de
Godelive.
La princesse Uglvaxe, fille de la reine Anne.
La nourrice de Maleine.
Sept béguines.
Une vieille femme.
Dames d'honneur^ servantes^ paysannes^ etc.
Un grand chien noir nommé Pluton.
I^c premier acte à Harlingen ; les antres ait
château d' Ysseliiioudc et aux environs.
ACTE I
SCÈNE I
Les jardins du château.
Entrent Stéphane et Vanox.
VANOX,
Quelle heure est-il ?
STÉPHANO.
D'après la lune il doit être minuit.
VAXOX.
Je crois qu'il va pleuvoir.
STÉPHANO.
Oui ; il y a de gros nuages vers l'Ouest. —
On ne viendra pas nous relever avant la fin de
la fête.
VANOX.
Et elle ne finira pas avant le petit jour.
LA PRINCESSK MALEINK
STEPHAXO.
Oh ! oh ! Vanox !
Ici une comète apparaît au-dessus du château.
VANOX.
Quoi?
STKPHANO.
Encore la comète de l'autre nuit!
VANOX.
Elle est énorme I
STÉPHANO.
Elle a l'air de verser du sang sur le château î
Ici une pluie d'étoiles semble tomber sur le château.
\ANOX.
Les étoiles tombent sur le château ! Voyez !
voyez ! voyez !
STKPHANO.
Je n'ai jamais vu pareille pluie d'étoiles ! On
dirait que le ciel pleure sur ces fiançailles !
VANOX.
On dit que tout ceci présage de grands mal-
heurs !
STKPHANO.
Oui ; peut-être des guerres ou des morts de
rois. On a vu ces présages à la mort du vieux roi
Marcellus.
ACTE PREMIER
VAXOX.
On dit que ces étoiles à longue chevelure
annoncent la mort des princesses.
STKPHAXO.
On dit... on dit bien des choses...
VANOX.
La princesse Maleine aura peur de l'avenir !
STÉPHANO.
A sa place, j'aurais peur de l'avenir sans Faver-
tissement des étoiles...
VANOX.
Oui ; le vieux Hjalmar me semble assez
étrange...
STÉPHANO.
Le vieux Hjalmar? Ecoute, je n'ose pas dire
tout ce que je sais ; mais un de mes oncles est
chambellan de Hjalmar ; eh bien, si j'avais une
tille, je ne la donnerais pas au prince Hjalmar.
VANOX.
Je ne sais pas... le prince Hjalmar...
STÉPHANO.
Oh ! ce n'est pas à cause du prince Hjalmar.
mais son père ! . . .
VANOX.
On dit qu'il a la tète.
LA PKLNXESSE MALEIXE
STKPHAXO.
Depuis que cette étrange reine Anne est venue
du Jutland, où ils l'ont détrônée^ après avoir
emprisonné leur vieux roi^ son mari, depuis
qu'elle est venue à Ysselmonde^ on dit... on dit...
enfin le vieux Hjalmar a plus de soixante-dix ans,
et je crois qu'il l'aime un peu trop pour son
âge...
VANOX.
Oh: oh!
STÉPHAXO.
Voilà ce qu'on dit... — Et je n'ose pas dire tout
ce que je sais. — Mais n'oublie pas ce que j'ai dit
aujourd'hui.
VANOX.
Alors pauvre petite princesse !
STÉPHANO.
Oh^ je n'aime pas ces fiançailles ! — Voilà qu'il
pleut déjà !
VANOX.
Et peut-être un orage là-bas. — Mauvaise
nuit ! Passe un ^alet avec une lanterne. Où CU CSt la fête ?
LE ^'ALET.
Voyez les fenêtres.
VANOX.
Oh 1 elles ne s'éteignent pas.
ACTE PREMIER
LE VALET.
Et elles ne s'éteindront pas cette nuit. Je n'ai
jamais vu de fête pareille I Le vieux roi Hjalmar
est absolument ivre, il a embrassé notre roi
^larcellus^ il...
VAXOX.
Et les fiancés ?
LE VALET.
Oh I les fiancés ne boivent pas beaucoup. —
Allons, bonne nuit 1 je vais à la cuisine^ on n'y
boit pas de l'eau claire non plus, bonne nuit !
Il sort.
VAXOX.
Le ciel devient noir, et la lune est étrangement
rouge.
STÉPHANO.
Voilà l'averse I et pendant que les autres
boivent^ nous allons...
le les fenêtres du château, illuminées au fond du jardin,
volent en éclats: cris, rumeurs, tumulte.
VAXOX.
Oh!
STÉPHAXO.
Qu'y a-t-il ?
A'AXOX.
On brise les vitres 1
LA PRINCESSE MALEINE
STEPHANO.
Un incendie !
VAXOX.
On se bat dans la salle !
La princesse Maleine, éche\ elée et tout en pleurs,
passe en courant, au fond du jardin.
STEPHANO.
^'A^•ox.
La princesse !
Où court-elle ?
STEPHANO.
Elle pleure !
^'ANOX.
On se bat dans la salle !
STKPHANO.
Allons voir!..
Cris, tumulte, les jardins se remplissent d'officiers, de
domestiques, etc., les portes du château s'ouvrent
\ iolemment, et le roi Hjalmar paraît sur le perron,
entouré de courtisans et de pertuisaniers. Au-dessus
du château, la comète. La pluie d étoiles continue.
LF: KOI HJALMAR.
Ignoble Marcellus ! Vous avez fait aujourd'hui
une chose monstrueuse! Allons, mes chevaux!
mes chevaux ! je m'en vais ! je m'en vais ! je m'en
vais ! Et je vous laisse votre Maleine, avec sa face
ACTE PREMIER
verte et ses cils blancs ! Et je vous laisse avec
votre vieille Godelive I Mais attendez ! Vous irez
à genoux à travers vos marais I Et ce seront vos
fiançailles que je viendrai célébrer, avec tous mes
pertuisaniers et tous les corbeaux de Hollande à
vos fêtes funèbres I Allons-nous-en I Au revoir I
au revoir 1 Ah ! ah 1 ah I
Il sort avec ses courtisans.
SCENE II
Un appartement du château.
On découvre la reine Godelive, la princesse Maleine et
la nourrice; elles chantent en filant leur quenouille.
I^es nonnes sont malades.
Malades à leur tonr ;
Les nonnes sont malades.
Malades dans la tour...
GODELIVE.
... Voyons, ne pleure plus Maleine; essuie tes
larmes et descends au jardin. Il est midi.
LA NOURRICE.
C'est ce que je lui dis depuis ce matin. Madame.
A quoi cela sert-il de s'abîmer les yeux ? Elle
ouvre sa fenêtre ce matin, elle regarde un che-
LA prixcp:sse maleine
min vers la forêt et se met à pleurer; alors je lui
dis : est-ce que vous regardez déjà le chemin vers
la tour, Maleine...
GODELIVE.
Ne parle pas de cela !
LA XOUKKICE.
Si, si, il faut en parler; on en parlera tout à
l'heure. Je lui demande donc : est-ce que vous
regardez déjà le chemin vers la tour où l'on a
enfermé, dans le temps, la pauvre duchesse
Anne, parce qu'elle aimait un prince qu'elle ne
pouvait aimer?...
GOI)ELI\"E.
Xe parle pas de cela 1
LA NOURRICE.
Au contraire, il faut en parler, on en parlera
tout à l'heure. Je lui demande donc... — Voici
le roi!
Kntre Marcellus.
MARCELLUS.
Eh bien^ Maleine ?
MALEINE.
Sire ?
MARCELLUS.
Aimais-tu le prince Hjalmar?
ACTE PREMIER
MALEINE.
Oui. Sire.
MARCELLIJS.
Pauvre enfant !... mais l'aimes-tu encore ?
MALKIXE.
Oui. Sire.
MAKCELLUS.
Tu l'aimes encore ?
MALEINE.
Oui.
MAKCELLUS.
Tu l'aimes encore après?...
GODELIVE.
Seigneur, ne l'effrayez pas !
MARCELLUS.
Mais je ne l'effraye pas! — Voyons^ je viens
ici en véritable père^ et je ne songe qu'à ton bon-
heur, ^laleine. Examinons cela froidement. Tu
sais ce qui est arrivé : le vieux roi Hjalmar
m'outrage sans raison; ou plutôt^ je soupçonne
trop bien ses raisons!... Il outrage ignoblement
ta mère, il t'insulte plus bassement encore^ et
s'il n'avait pas été mon hôte^ s'il n'avait pas été
là^ sous la ma^n de Dieu, il ne serait jamais sorti
de mon château! — enfin, oublions aujourd'hui.
12 I,A PRINCESSE MAEEIXE
— Mais^ est-ce à nous que tu dois en vouloir ? —
est-ce à ta mère ou est-ce à moi ? Voyons,
réponds^ Maleine ?
MALEINE.
Non^ Sire.
MAKCELLUS.
Alors pourquoi pleurer ? Quant au prince
Hjalmar^ il vaut mieux l'oublier; et puis, com-
ment pourrais-tu l'aimer Sérieusement ? vous
vous êtes à peine entrevus ; et le cœur à ton âge
est comme un cœur de cire ; on en fait ce qu'on
veut. Le nom de Hjalmar était encore écrit dans
les nuages, un orage est venu et tout est effacé,
et dès ce soir tu n'y songeras plus. Et puis^ crois-
tu que tu aurais été bien heureuse à la cour de
Hjalmar ? Je ne parle pas du prince, le prince est
un enfant ; mais son père, tu sais bien qu'on a
peur d'en parler... Tu sais bien qu'il n')^ a pas une
cour plus sombre en Hollande ; tu sais que son
château a peut-être d'étranges secrets. Mais tu
ne sais pas ce que l'on dit de cette reine étran-
gère^ venue avec sa fille au palais d'Ysselmonde,
et je ne te redirai pas ce qu'on en dit ; car je ne
veux pas verser de poison dans ton cœur. — Mais
tu allais entrer, toute seule^ dans une effrayante
forêt d'intrigues et de soupçons I — \'oyons,
réponds, Maleine; n'avais-tu pas peur de tout
cela ? et n'était-ce pas un peu malgré toi que tu
allais épouser le prince Hjalmar ?
ACTE PREMIER I^
MALKIXE.
Non^ Sire.
iMARCELLUS.
Soit, mais alors, réponds-moi franchement. Il
ne faut pas que le vieux roi Hjalmar triomphe.
Nous allons avoir une grande guerre à cause de
toi. Je sais que les vaisseaux de Hjalmar entou-
rent Ysselmonde et vont mettre à la voile avant
la pleine lune ; d'un autre côté, le duc de Bour-
gogne^ qui t'aime depuis longtemps; — se tournant
vers la reine, je ne sais si ta mère ?...
GODELIVE.
Oui^ Seigneur.
MAKCELLUS.
Eh bien ?
GODELIVE.
Il faudrait l'y préparer, peu à peu...
MAKCELLUS.
Laissez-la parler ! — Eh bien, Maleine ?...
MALEINE. ^
Sire?
MAKCELLUS.
Tu ne comprends pas ?
MALEINE.
Ouoi, Sire ?
14 I-A PRINCESSE MAEEINE
MARCELLUS.
Tu me promets d'oublier Hjalmar ?
MALEINE.
Sire...
MARCELLUS.
Tu dis ? — Tu aimes encore Hjalmar ?
MALEINE.
Oui, Sire I
MARCELLUS.
« Oiù, Sire.'» Ah I démons et tempêtes! Elle
avoue cela cyniquement, et elle ose me crier cela
sans pudeur! Elle a vu Hjalmar une seule fois,
pendant une seule après-midi, et la voilà plus
chaude que l'enfer !
Seigneur!...
GODELIVE.
MARCELLUS.
Taisez-vous! « Oui, Sire' » Et elle n'a pas
quinze ans ! Ah^ c'est à les tuer sur place ! Voilà
quinze ans que je ne vivais plus qu'en elle ! Voilà
quinze ans que je retenais mon souffle autour
d'elle ! Voilà quinze ans que nous n'osions plus
respirer de peur de troubler ses regards ! Voilà
quinze ans que j'ai fait de ma cour un couvent,
et le jour où je viens regarder dans son cœur...
ACTE PREMIER
GODELIVE.
Seigneur !
LA NOURRICE.
Est-ce qu'elle ne peut pas aimer comme une
autre ? Allez-vous la mettre sous verre ? Est-ce
une raison pour crier ainsi à tue-téte après une
enfant ? Elle n'a rien fait de mal !
MAKCELLUS.
Ah ! elle n'a rien fait de mal ! — Et d'abord,
taisez-vous ; je ne vous parle pas^ et c'est proba-
blement à vos instigations d'entremetteuse...
GODELIVE.
Seigneur !
LA NOURRICE.
Entremetteuse ! moi. une entremetteuse !
MARCELLUS.
Me laisserez-vous parler enfin ! Allez-vous-en !
Allez-vous-en toutes deux I Oh ! je sais bien que
vous vous entendez^ et que l'ère des intrigues est
ouverte à présent; mais attendez ! — Allez-vous-
en ! Ah ! des larmes î Sortent GodeUve et la nourrice.
Voyons^ Alaleine^ ferme d'abord les portes. Main-
tenant que nous sommes seuls, je veux oublier.
On t'a donné de mauvais conseils^ et je sais que
les femmes entre elles font d'étranges projets ; ce
n'est pas que j'en veuille au prince Hjalmar ;
mais il faut être raisonnable. Me promets-tu d'être
raisonnable ?
l6 LA PRINXESSE MALEIXE
MALEINE.
Oui^ Sire.
MAKC'ELLUS.
Ah ! tu vois 1 alors tu ne songeras plus à ce
mariage ?
MALEIXE.
Oui.
MAKCELLUS.
Oui ? — c'est-à-dire que tu vas oublier Hjalmar?
MALEIXE.
Non.
MARCELLUS.
Tu ne renonces pas encore à Hjalmar ?
MALEIXE.
Non.
MARCELLUS.
Et si je vous y oblige^ moi ? et si je vous
enferme? et si je vous sépare à jamais de votre
Hjalmar à face de petite fille ? — vous dites ? —
Elle pleure. Ah ! c'est aiusi I — Allez-vous-en ; et
nous verrons ! Allez-vous-en !
Ils sortent séparément.
ACTE PREMIER
SCENE III
Une forêt.
Entrent le prince Hjalmar et An^^us.
LE PRINCE HJALMAR.
J'étais malade ; et l'odeur de tous ces morts ! et
l'odeur de tous ces morts ! et maintenant^ c'est
comme si cette nuit et cette forêt avaient versé
un peu d'eau sur mes yeux...
ANGUS.
Il ne reste plus que les arbres !
HJALMAR.
Avez-vous vu mourir le vieux roi Marcellus ?
ANGUS.
Xon^ mais j'ai vu autre chose ; hier au soir,
pendant votre absence^ ils ont mis le feu au
château, et la vieille reine Godelive courait à
travers les flammes avec les domestiques. Ils se
sont jetés dans les fossés et je crois que tous y ont
péri.
HJALMAR.
Et la princesse Maleine ? — Y était-elle ?
ANGUS.
Je ne l'ai pas vue.
l8 LA PRINXESSE MAI.EINE
HJALMAR.
Mais d'autres Font-ils vue ?
AXGUS.
Personne ne l'a vue, on ne sait où elle est.
HJALMAK.
Elle est morte ?
AXGUS.
On dit qu'elle est morte.
HJALMAR.
Mon père est terrible I
AXGUS.
Vous l'aimiez déjà ?
HJALMAK.
Oui?
AXGUS.
La princesse Maleine.
HJALMAR.
Je ne l'ai vue qu'une seule fois... elle avait
cependant une manière de baisser les yeux ; — et
de croiser les mains ; — ainsi — et des cils blancs
étranges! — Et son regard!... on était tout à
coup comme dans un grand canal d'eau fraîche...
Je ne m'en souviens pas très bien ; mais je vou-
drais revoir cet étrange regard...
ACTE PREMIER I9
ANGUS.
Quelle est cette tour sur cette butte ?
HJALMAK.
On dirait un vieux moulin à vent ; il n'a pas
de fenêtres.
ANGUS.
Il y a une inscription de ce côté.
HJALMAK.
Une inscription ?
ANGUS.
Oui. — en latin.
HJALMAK.
Pouvez-vous lire ?
ANGUS.
Oui^ mais c'est très vieux. — Vo3'ons :
Oliin inclus a
Anna dncissa
anno..., etc.^
il y a trop de mousse sur tout le reste.
HJALMAK.
Asseyons-nous ici.
ANGUS.
« Dncissa Anna »^ c'est le. nom de la mère dç
votre fiancée.
20 I.A PRINCESSE .MALEIXE
HJALMAR.
D'Uglyane ? — Oui.
AXGUS.
Voilà un oîà plus lent et plus froid que la neige !
HJALMAK.
Mon Dieu^ le temps des oui de flamme est
assez loin de moi...
AXGUS.
Uglyane est jolie cependant.
HJAL'MAK.
J'en ai peur 1
AXGUS.
Ohî
HJALMAR.
Il y a une petite âme de cuisinière au fond de
ses yeux verts.
AXGUS.
Oh ! oh ! mais alors, pourquoi consentez-vous ?
HJALMAK.
A quoi bon ne pas consentir ? Je suis malade
à eu mourir une de ces vingt mille nuits que
nous avons à vivre, et je veux le repos I le repos !
le repos ! Et puis, elle ou une autre, qui me
dira « mon petit Hjahuar » au clair de lune en
me pinçant le nez ! Pouah I — Avez-vous remar-
ACTE PREMIER 21
que les colères subites de mon père depuis que
la reine Anne est arrivée à Ysselmonde ? — Je ne
sais ce qui se passe ; mais il y a là quelque chose^
et je commence à avoir d'étranges soupçons ; j'ai
peur de la reine I
ANGUS.
Elle vous aime comme un fils cependant.
HJALMAK.
Comme un fils ? — Je n'en sais rien^ et j'ai
d'étranges idées^ elle est plus belle que sa fille^ et
voilà d'abord un grand mal. Elle travaille comme
une taupe à je ne sais quoi ; elle a excité mon
pauvre vieux père contre Marcellus et elle a
déchaîné cette guerre ; — il y a quelque chose
là-dessous I
AXGUS.
Il v a, qu'elle voudrait vous faire épouser
Uglyane, ce n'est pas infernal.
HJALMAK.
Il y a encore autre chose.
AXGUS.
Oh 1 je sais bien ! Une fois mariés^ elle vous
envoie en Jutland vous battre sur les glaçons
pour son petit trône d'usurpatrice, et délivrer
peut-être son pauvre mari^ qui doit être bien
inquiet en l'attendant ; car une reine aussi belle^
errant seule par le monde, il faut bien qu'il arrive
des histoires...
22 LA PRINXESSE MALEIXE
HJALMAK.
Il y a encore autre chose.
AXGUS.
Quoi?
HJALMAK.
Vous le saurez un jour; allons-nous-en.
AXGUS.
Vers la ville ?
HJALMAK.
Vers la ville ? — il n'y en a plus ; il n'y a plu^
que des morts entre des murs écroulés !
lis sortent.
SCENE IV
Une chambre voûtée dans une tour.
On décou^ re la princesse Maleine et la nourrice.
LA noukkicp:.
Voilà trois jours que je travaille à desceller les
pierres de cette tour^ et je n'ai plus d'ongles au
bout de mes pauvres doigts. Vous pourrez vous
vanter de m'avoir fait mourir. Mais voilà^ il
fallait désobéir! il fallait vous échapper du
palais ! il fallait rejoindre Hjalmar ! Et nous voici
ACTE PREMIER
dans cette tour ; nous voici entre ciel et terre,
au-dessus des arbres de la forêt ! Ne vous avais-je
pas avertie, ne vous F avais-je pas dit ? Je con-
naissais bien votre père ! — Mais est-ce après la
guerre qu'on nous délivrera ?
MALEINE.
Mon père l'a dit.
LA XOUKKUL.
Mais cette guerre ne finira jamais ! Depuis
combien de jours sommes-nous dans cette tour?
Depuis combien de jours n'ai-je plus vu de lune
ni de soleil 1 Et partout où je mets les mains^ je
trouve des champignons et des chauves-souris ;
et j'ai vu. ce matin, que nous n'avions plus d'eau !
MALEIXE.
Ce matin ?
LA XOUKKICE.
Oui, ce matin, pourquoi riez-vous ? Il n'y a pas
de quoi rire ? Si nous ne parvenons pas à écarter
cette pierre aujourd'hui, il ne nous reste plus
qu'à dire nos prières. Mon Dieu I mon Dieu !
qu'ai-je donc fait pour être mise dans ce tom-
beau^ au milieu des rats^ des araignées et des
champignons 1 Je ne me suis pas révoltée, moi 1
Je n'ai pas été insolente comme vous ! Etait-ce
si difficile de se soumettre en apparence, et de
renoncer à ce saule pleureur de Hjalmar qui ne
remuerait pas le petit doigt pour nous délivrer ?
24 I.A PRINCESSE MALEIXE
MALEINE.
Nourrice 1
LA NOURRICE.
Oui, nourrice ! Je serai bientôt la nourrice des
vers de terre à cause de vous. Et dire que sans
vous, j'étais tranquillement dans la cuisine en ce
moment, ou à me chauffer au soleil dans le
jardin, en attendant la cloche du déjeuner! Mon
Dieu! mon Dieu! qu'ai-je donc fait pour... Oh.
Maleine ! Maleine ! Maleine !
MALEINE.
Quoi?
LA NOURRICE.
La pierre!...
MALEINE.
La...?
LA NOURRICE.
Oui, — elle a remué !
MALEINE.
La pierre a remué ?
LA NOURRICE.
Elle a remué ! elle est détachée ! Il y a du soleil
entre le mortier! Venez voir! Il y en a sur ma
robe ! Il y en a sur mes mains ! Il y en a sur
votre visage ! Il y en a sur les murs ! Eteignez la
lampe ! il y en a partout ! Je vais pousser la pierre !
ACTE PREMIER
MALKINE.
Elle tient encore ?
LA NOURRICE.
Oui! — mais ce n'est rien! c'est là. dans le
coin ; donnez-moi votre fuseau ! — oh ! elle ne
veut pas tomber I...
MALEINE,
Tu vois quelque chose par les fentes ?
LA NOURRICE.
Oui ! oui ! — non 1 je ne vois que le soleil !
MALEINE.
Est-ce le soleil ?
LA NOURRICE.
Oui! oui! c'est le soleil! Mais voyez donc!
c'est de l'argent et des perles sur ma robe ! Et
c'est chaud comme du lait sur mes mains !
MALEINE.
Mais laisse-moi donc voir aussi !
LA NOURRICE.
Voyez-vous quelque chose ?
MALEINE.
Je suis éblouie !
LA NOURRICE.
C'est étonnant que nous ne vo3'ions pas
d'arbres. Laissez-moi regarder.
26 LA PRINCESSE MAEEIXE
MALEINE.
Où est mon miroir ?
LA NOURRICE.
Je vois mievix.
MALEINE.
En vois-tu ?
LA NOURRICE.
Non. Nous sommes sans doute au-dessus des
arbres. Mais il y a du vent. Je vais essayer de
pousser la pierre. Oh ! Elles reculent devant le jet de soleil
qui sirrue et restent un moment en silence au fond de la salle. J G n y
vois plus !
MALEINE.
\^a voir I va voir 1 J'ai peur !
LA NOURRICE.
Fermez les yeux 1 Je crois que je deviens
aveugle !
MALEINE.
Je vais voir moi-même.
lA NOURRICE.
Eh bien ?
MALEINE.
Oh! c'est une fournaise! et j'ai des meules
rouges dans les yeux !
ACTE PREMIER
LA NOURRICE.
Mais ne voyez-vous rien I
MALEIXE.
Pas encore; si! si! le ciel est tout bleu. Et la
forêt ! Oh ! toute la forêt !
LA NOURRICE.
Laissez-moi voir !
MALEINE.
Attends ! Je commence à voir !
LA NOURRICE.
Voyez-vous la ville ?
MALEINE.
Non.
LA NOURRICE.
Et le château ?
MALEINE.
Non.
LA NOURRICE.
C'e>t qu'il est de l'autre côté.
MALEINE.
Mais cependant... je vois la mer.
LA NOURRICE.
Vous voyez la mer ?
28 LA PRINCESSE MALEINE
MALEINE.
Oui, oui, c'est la mer ! Elle est verte !
LA XOUKKK^E.
Mais alors, vous devez voir la ville. Laissez-
moi regarder.
MALEINE.
Je vois le phare I
LA NOURRICE.
Vous voyez le phare ?
MALEINE.
Oui. Je crois que c'est le phare...
LA NOURRICE.
Mais alors, vous devez voir la ville.
MALEINE.
Je ne vois pas la ville.
LA NOURRICE.
Vous ne voyez pas la ville ?
MALEINE.
Je ne vois pas la ville.
LA NOURRICE.
Vous ne voyez pas le beffroi ?
MALEINE.
Non.
ACTE PREMIER K)
LA nourkic;k.
C'est étonnant !
MALEINE.
Je vois un navire sur ia mer I
LA NOURKICE.
Il y a un navire sur la mer ?
MALEINE.
Avec des voiles blanches 1...
LA NOURRICE.
Où est-il ?
MALEINE.
Oh! le vent de la mer agite mes cheveux ! —
Mais il n'y a plus de maisons le long des routes !
LA NOURRICE.
Quoi ? — Ne parlez pas ainsi vers l'extérieur,
je n'entends rien.
MALEINE.
Il n'y a plus de maisons le long des routes !
LA NOURRICE.
Il n'y a plus de maisons le long des routes ?
MALEINE. /
Il n'y a plus de clochers dans la campagne !
LA NOURRICE.
Il n'y a plus de clochers dans la campagne ?
30 I.A PRINCESSE MALEIXE
MALEIXE.
Il n'y a plus de moulins dans les prairies !
LA NOURRICE.
Plus de moulins dans les prairies ?
MALEIXE.
Je ne reconnais plus rien !
LA NOURRICE.
Laissez-moi regarder. — Il n'y a plus un seul
paysan dans les champs. Oh ! le grand pont de
pierre est démoli. — Mais qu'est-ce qu'ils ont
fait aux ponts-levis ? — Voilà une ferme qui a
brûlé ! — Et celle-là aussi ! — Mais celle-là aussi !
— Mais celle-là aussi! — Mais!... oh! Maleine!
Maleine !
MALEINE.
Quoi?
LA NOURRICE.
Tout a brûlé ! tout a brûlé ! tout a brûlé!
MALEINE.
Tout a...?
LA NOURRICE.
Tout a brûlé. Maleine! tout a brûlé! Oh, je
vois maintenant î . . . Il n'}^ a plus rien !
MALEIXE.
Ce n'est pas vrai, laisse-moi voir !
ACTE PREMIER ^I
LA NOURRICE.
Aussi loin qu'on peut voir tout a brûlé 1 Toute
la ville n'est plus qu'un tas de briques noires. Je
ne vois plus que les fossés pleins de pierres du
château I II n'y a plus un homme ni une bête
dans les champs ! Il n'y a plus que les corbeaux
dans les prairies I II ne reste plus que les arbres !
MALEIXE.
Mais alors I...
LA NOURRICE.
Ah!...
ACTE I I
SCÈNE I
Une forêt.
Entrent la princesse Maleine et la nourrice.
MALEINE.
Oh, qu'il fait noir ici !
LA NOURRICE.
Il fait noir! il fait noir! une forêt est-elle
éclairée comme une salle de fête ? — J'en ai vu
de plus noires que celle-ci ; et où il y avait des
loups et des sangliers. Je ne sais d'ailleurs s'il n'3'
en a pas ici ; mais^ grâce à Dieu^ il passe au moins
un peu de lune et d'étoiles entre les arbres.
MALEINE.
Sais-tu le chemin, maintenant^ nourrice ?
ACTE DEUXIEME 33
LA NOURRICE.
Le chemin ? Ma foi non ; je ne sais pas le
chemin. Je n'ai jamais su le chemin ; croyez -vous
que je sache tous les chemins ? Vous avez voulu
aller à Ysselmonde ; moi; je vous ai suivie ; et
voilà où nous en sommes depuis douze heures
que vous me promenez dans cette forêt, où nous
allons mourir de faim^ à moins que nous ne
soyons dévorées par les ours et les sangliers ; et
tout cela pour aller à Ysselmonde où vous serez
bien reçue par le prince Hjalmar quand il vous
verra venir^ la peau sur les os^ pâle comme une
fille de cire et pauvre comme une qui n'a rien du
tout.
MALEINE.
Des hommes I
LA NOURRICE.
N'ayez pas peur ; mettez-vous derrière moi.
Entrent trois pauvres.
LES PAUVRES.
Bonsoir !
LA NOURRICE.
Bonsoir ! où sommes-nous ?
PREMIER PAUVRE.
Dans la forêt.
3
34 LA PRINCESSE MALEINE
DEUXIÈME PAUVRE.
Que faites-vous ici ?
LA NOURRICE.
Nous sommes perdues.
DEUXIÈME PAUVRE.
Vous êtes seules ?
LA NOURRICE.
Oui — non^ nous sommes ici avec deux
hommes.
DEUXIÈME PAUVRE.
Où sont-ils ?
LA NOURRICE.
Ils cherchent le chemin.
DEUXIÈME PAUVRE.
Est-ce qu'ils sont loin ?
LA NOURRICE.
Non^ ils vont revenir.
DEUXIÈME PAUVRE.
Quelle est cette petite ? c'est votre fille ?
LA NOURRICE.
Oui^ c'est ma fille.
DEUXIÈME PAUVRE.
Elle ne dit rien ; est-ce qu'elle est muette ?
ACTE DEUXIEME 35
LA NOURRICE.
Xon^ elle n'est pas du pays.
DEUXIÈME PAUVRE.
Votre lîlle n'est pas du pays?
LA NOURRICE.
Si^ si^ mais elle est malade.
DEUXIÈME PAUVRE.
Elle est maigre. Quel âge a-t-elle?
LA NOURRICE.
Elle a quinze ans.
DEUXIÈME PAUVRE.
Oh! oh! alors elle commence... où sont-ils ces
deux hommes ?
LA NOURRICE.
Ils doivent être aux environs.
DEUXIÈME PAUVRE.
Je n'entends rien.
LA NOURRICE.
C'est qu'ils ne font pas de bruit.
DEUXIÈME PAUVRE.
Voulez-vous venir avec nous ?
TROISIÈME PAUVRE.
Ne dites pas de mauvaises paroles dans la forêt.
36 la princesse maleixe
maleixp:.
Demande-leur le chemin d'Ysselmonde ?
LA NOURRICE.
Quel est le chemin d'Ysselmonde ?
PREMIER PAUVRE.
D'Ysselmonde ?
LA NOURRICE.
Oui.
PREMIER PAUVRE.
Par là !
MALEINE.
Demande-leur ce qui est arrivé.
LA NOURRICE.
Qu'est-ce qui est arrivé ?
PREMIER PAU\RE.
Ce qui est arrivé ?
LA NOURRICE.
Oui ; il y a eu une guerre ?
PREMIER PAUVRE.
Oui ; il y a eu une guerre.
MALEINE.
Demande-leur s'il est vrai que le roi et la reine
soient morts ?
ACTE DEUXIEME 37
LA NOURRICE.
Est-ce que le roi et la reine sont morts ?
PREMIER PAUVRE.
Le roi et la reine ?
LA NOURRICE.
Oui^ le roi Marcellus et la reine Godelive.
PREMIER PAUVRE.
Oui^ je crois qu'ils sont morts.
MALEINE.
Ils sont morts ?
DEUXIÈME PAUVRE.
Oui^ je crois qu'ils sont morts ; tout le monde
est mort de ce côté-là dans le pays.
MALEINE.
Mais VOUS ne savez depuis quand ?
DEUXIÈME PAUVRE.
Non.
MALEINE.
Vous ne savez pas comment ?
DEUXIÈME PAUVRE.
Non.
TROISIÈME PAUVRE.
Les pauvres ne savent jamais rien.
38 LA PRINXES.se MALEIXE
malp:l\k.
Avez-vous vu le prince Hjalmar ?
PREMIER PAUVRE.
Oui.
DEUXIÈME PAUVRE.
Il va se marier.
MALEINE.
Le prince Hjalmar va se marier ?
DEUXIÈME PAUVRE.
Oui.
MALEINE.
Avec qui ?
PREMIER PAUVRE.
Je ne sais pas.
MALEINE.
Mais quand va-t-il se marier ?
DEUXIÈME PAUVRE.
Je ne sais pas.
LA NOURRICE.
Où pourrons-nous coucher cette nuit ?
DEUXIÈME PAUVRE.
Avec nous.
ACTE DEUXIÈME 39
PREMIER PAUVRE.
Allez chez l'ermite.
LA NOURRICE.
Quel ermite ?
PREMIER PAUVRE.
Là-bas, au carrefour des quatre Judas.
LA NOURRICE. \
Au carrefour des quatre Judas ?
TROISIÈME PAUVRE.
Ne criez pas ce nom dans l'obscurité !
Ils sortent tous.
SCENE II
Une salle dans le château.
On découvre le roi Hjalmar et la reine Anne enlacés.
ANNE.
Mon glorieux vainqueur!
LE ROI.
Anne !
Il lembrasse.
40 LA PRINCESSE MALEINE
ANNE.
Attention^ votre fils !
Entre le prince Hjalmar; il \a à une
fenêtre ou\ erte, sans les voir.
LE PRINCE HJALMAR.
Il pleut; un enterrement dans le cimetière :
on a creusé deux fosses et le dies irœ entre dans
la maison. On ne voit que le cimetière par toutes
les fenêtres ; il vient manger les jardins du châ-
teau ; et voilà que les dernières tombes descendent
jusqu'à l'étang. On ouvre le cercueil^ je vais
fermer la fenêtre.
ANNE.
Monseigneur !
HJALMAR.
Ha 1 — Je ne vous avais pas vus.
ANNE.
Nous venons d'arriver.
HJALMAR.
Ah!
ANNE.
A quoi songiez-vous^ Seigneur ?
HJALMAR.
A rien^ Madame.
ACTE DEUXIEME 4I
ANNE.
A rien? C'est pour la fin du mois_, Seigneur...
HJALMAR.
Pour la fin du mois^ Madame ?
ANNE.
Vos belles noces...
HJALMAK.
Oui^ Madame.
ANNE.
Mais^ approchez-vous donc^ Seigneur.
LE ROI.
Oui, approche-toi^ Hjalmar.
ANNE.
Pourquoi donc êtes-vous si froid ? Avez-vous
peur de moi ? Vous êtes presque mon fils cepen-
dant ; et je vous aime comme une mère ; — et
peut-être plus qu'une mère ; — donnez-moi votre
main.
HJALMAR.
Ma main^ Madame ?
ANNE.
Oui, votre main ; et regardez-moi dans les
yeux ; — n'y voyez-vous pas que je vous aime ?
— Vous ne m'avez jamais embrassée jusqu'ici.
LA PRINCESSE MAI.EINE
HJALMAR.
Vous embrasser^ Madame ?
ANNE.
Oui^ m' embrasser ; n'embrassiez-vous pas votre
mère ? Je voudrais vous embrasser tous les jours.
— J'ai rêvé de vous cette nuit...
HJALMAK.
De moi^ Madame ?
ANNE.
Oui, de vous. Je vous dirai mon rêve un jour.
— Votre main est toute froide^ et vos joues sont
brûlantes. Donnez-moi l'autre main.
HJALMAR.
L'autre main ?
ANNE.
Oui. Elle est froide aussi et pâle comme une
main de neige. Je voudrais réchauffer ces mains-
là ! — Etes-vous malade ?
HJALMAR.
Oui^ Madame.
ANNE.
Notre amour vous guérira.
Ils sortent.
ACTE DEUXIEME 43
SCEXE III
Une rue du village.
Entrent la princesse Maleine et la nourrice.
MALETXE se penchant sur le parapet d'un pont.
Je ne me reconnais plus quand je me vois dans
l'eau :
LA NOURRICE.
Fermez votre manteau ; on voit les franges d'or
de votre robe ; — voici des paysans !
Entrent deux vieux paysans.
PREMIER PAVSAN.
Voilà la fille :
SECOND PAYSAN.
Celle qui est arrivée aujourd'hui ?
PREMIER PAYSAN.
Oui ; avec une vieille.
SECOND PAYSAN.
D'où vient-elle ?
PREMIER PAYSAN.
On ne sait pas.
SECOND PAYSAN.
Alors ca ne me dit rien de bon.
44 I-^ PRIN'CESSE MALEINE
PREMIER PAYSAN.
On en parle dans tout le village.
SECOND PAYSAN.
Elle n'est pas extraordinaire cependant.
PREMIER PAYSAN.
Elle est maigre.
SECOND PAYSAN.
Où demeure-t-elle ?
PREMIER PAYSAN.
Au « Lion bleu ».
SECOND PAYSAN.
Est-ce qu'elle a de l'argent ?
PREMIER PAYSAN.
On dit que oui.
SECOND PAYSAN.
Il faudrait voir.
Ils sortent. — î^ntre un vacher
LE VACHER.
Bonsoir !
MALEINE ET LA NOURRICE.
Bonsoir !
LE VACHER.
Il fait beau ce soir.
ACTE DEUXIEME 45
LA NOURRICE.
Oui^ il fait assez beau.
LE VACHER.
C'est grâce à la lune.
LA nourrice:.
Oui.
LE VACHER.
Mais il a fait chaud pendant le jour.
LA NOURRICE.
Oh I oui, il a fait chaud pendant le jour.
LE VACHER descendant vers 1 eau.
Je m'en vais me baigner.
LA NOURRICE.
Vous baigner I
LE VACHER.
Oui, je vais me déshabiller ici.
LA NOURRICE.
Vous déshabiller devant nous?...
LE VACHER.
Oui.
LA NOURRICE à Maleine.
Venez 1
46 LA PRINXESSE MALEINE
LE VACHER.
Vous n'avez jamais vu un homme tout nu ?
Entre, en courant, une vieille femme en pleurs,
elle va crier à la porte de l'auberge du v-Lion bleu.»
LA VIEILLE FEMME.
Au secours ! au secours I Mon Dieu I mon Dieu!
ouvrez donc ! Ils s'assassinent avec de grands
couteaux !
DES BUVEURS ouvrant la porte.
Qu'y a-t-il ?
LA VIEILLE FEMME.
Mon fils ! mon pauvre fils ! Ils s'assassinent avec
de grands couteaux ! avec de grands couteaux de
cuisine !
DES VOIX AUX FENÊTRES.
Qu'y a-t-il ?
LES BUVEURS.
Une bataille !
DES VOIX AUX FENÊTRES.
Nous venons voir 1
LES BUVEURS.
' Où sont-ils ?
ACTE DEUXIÈME 47
LA VIEILLE FEMME.
Derrière « r Etoile d'or », il se bat avec le for-
geron à cause de cette fille qui est venue au
village aujourd'hui ; ils saignent déjà tous les
deux!
LES BUVEURS.
Ils saignent déjà tous les deux ?
LA VIEILLE FEMME.
Il y a déjà du sang sur les murs 1
LES UNS.
Il y a déjà du sang sur les murs ?
LES AUTRES.
Allons voir I Où sont-ils ?
LA VIEILLE FEMME.
Derrière « l Etoile cTor », on peut les voir d'ici.
LES BUVEURS.
On peut les voir d'ici ? — avec de grands
couteaux de cuisine ? — comme ils doivent sai-
gner ! — Attention , le prince ! ils rentrent tous dans
l'auberge du « Lion bleu » entraînant la vieille femme qui crie et se
débat. — Entrent le prince Hjalmar et Angus.
MALEINE à la nourrice.
Hjalmar 1
48 LA PRINXESSE MALEINE
LA NOURRICE.
Cachez-vous !
Elles sortent.
ANGUS.
Avez-vous vu cette petite paysanne ?
HJALMAR.
Entrevue... entrevue...
ANGUS.
Elle est étrange.
HJALMAR.
Je ne l'aime pas.
ANGUS.
Moi^ je la trouve admirable ; et je vais en par-
ler à la princesse Uglyane. Il lui faut une
suivante. Oh^ comme vous êtes pâle !
HJALMAR.
Je suis pâle ?
ANGUS.
Extraordinairement pâle ! Etes-vous malade ?
HJALMAR.
Non ; c'est cette journée d'automne si étrange-
ment chaude ; j'ai cru vivre tout le jour dans une
salle pleine de fiévreux; et maintenant, cette
nuit froide comme une cave ! Je ne suis pas sorti
du château aujourd'hui et cette humidité du soir
m'a saisi dans l'avenue.
ACTE DEUXIEME 49
AXGUS.
Prenez garde ! Il y a beaucoup de malades au
village.
HJALMAR.
Oui, ce sont les marais ; et voilà que je suis au
milieu de marais, moi aussi I
AXGUS.
Quoi?
HJALMAK.
J'ai entrevu aujourd'hui les flammes de péchés
auxquels je n'ose pas encore donner un nom I
ANGUS.
Je ne comprends pas.
HJALMAK.
Je n'ai pas compris non plus certains mots de
la reine Anne, mais j'ai peur de comprendre !
ANGUS.
Mais qu'est-il arrivé ?
HJALMAK.
Peu de chose ; mais j'ai peur de ce que je verrai
de l'autre côté de mes noces... Oh I oh 1 regardez
donc, Angus!
Ici l'on voit le roi et la reine Anne qui
s'embrassent à une fenêtre du château.
AXGUS.
Attention 1 ne regardez pas, ils vont nous voir.
50 LA PRINXESSE MALEINE
HJALMAR.
Non. nous sommes dans l'obscurité et leur
chambre est éclairée. Mais voyez donc comme le
ciel devient rouge au-dessus du château !
ANGUS.
Il y aura une tempête demain.
HJALMAR.
Elle ne l'aime pas cependant...
AXGUS.
Allons-nous-en !
HJALMAR.
Je n'ose plus regarder ce ciel-là ; et Dieu sait
quelles couleurs il a ,pris au-dessus de nous
aujourd'hui! Vous ne savez pas ce que j'ai
entrevu cette après-midi dans ce château que je
crois vénéneux^ et où les mains de la reine Anne
m'ont mis en sueur plus que ce soleil de
septembre sur les murs !
AXGUS.
Alais qu'est-il donc arrivé ?
HJALMAR.
N'en parlons plus ! — où est-elle cette petite
paysanne ?
Cris dans l'auberge du « Lion bleu ».
ANGUS.
Qu'est-ce que c'est?
ACTE DEUXIEME
HJALMAK.
Je ne sais; il y a eu toute l'après-midi une
étrange agitation dans le village. Allons-nous-en^
vous comprendrez un jour ce que j'ai dit.
Ils sortent.
UN BU\'EUK om Tant la porte de l'auberge.
Il est parti I
TOUS LES BUVEURS .sur le seuil.
11 est parti ? — Maintenant nous pouvons
voir I — Comme ils doivent saigner ! ^ Ils sont
peut-être morts !
Ils sortent tous.
SCENE IV
Un appartement du château.
On dicou\re la reine Anne, la princesse Uglyane,
la princesse Maleine, \ êtue comme une suiv antt ,
et une suivante.
ANNE.
Apportez un autre manteau. — Je crois que le
vert vaudra mieux.
UGLVAXE.
Je n'en veux pas ; — un manteau de velour-
vert paon, sur une robe vert d'eau !
52 LA PRINCESSE MALEINE
ANNE.
Je ne sais pas.
UGLVAXE.
« Je ne sais pas! je ne sais pas! » Vous ne
savez jamais quand il s'agit des autres I
ANNE.
Voyons, ne te fâche pas ! J'ai cru bien faire en
te disant cela; tu vas arriver toute rouge au
rendez-vous.
UGLYANE.
Je vais arriver toute rouge au rendez-vous î
Ah ! c'est à se jeter par les fenêtres I Vous ne
savez plus qu'imaginer pour me faire souffrir 1
ANNE.
Uglyane ! Uglyane ! Voyons^ voyons. — Appor-
tez un autre manteau.
LA SUIVANTE.
Celui-ci. Madame ?
UGLYANE.
Oui ? — oh ! oui !
ANNE.
Oui ; — tourne-toi ; — oui, oui, cela vaut infini-
ment mieux.
UGLYANE.
Et mes cheveux ? — ainsi ?
ACTE DEUXIEME 53
ANNK.
Il faudrait les lisser un peu plus sur le front.
UGLYANE.
Où est mon miroir ?
ANNE.
Oïl est son miroir ? a Maieine. Vous ne faites rien,
vous ? Apportez son miroir ! — Elle est ici depuis
huit jours et elle ne saura jamais rien ! — Est-ce
que vous venez de la lune ? — Allons î arrivez
donc ! Où ètes-vous ?
MALEINE.
Ici. Madame.
UGLYAXE.
Mais ne penchez pas ainsi ce miroir ! — J'y vois
tous les saules pleureurs du jardin^ ils ont l'air de
pleurer sur votre visage.
ANNE.
Oui. ainsi 1 — mais laisse-les s'étaler sur le dos.
— Malheureusement il fera trop noir dans le
bois...
UGLYAXE.
Il fera noir ?
ANNE.
Il ne te verra pas, — il y a de gros nuages sur la
lune.
54 I-\^ PRINCESSE MALEIXE
UGLYAXE.
]\Iais pourquoi veut-il que je vienne au jardin ?
si c'était au mois de juillet, ou bien pendant le
jour ; mais le soir, en automne 1 il fait froid 1 il
pleut ! il y a du vent 1 Mettrai-je des bijoux ?
AXXE.
Evidemment. — Mais nous allons...
Elle lui parle à l'oreille.
UGLYAXE.
Oui.
AXXE à Maleine et à la sui%ante.
Allez-vous-en, et ne revenez pas avant qu'on
vous appelle.
Sortent la princesse ^laleine et la sui\ ante.
SCENE V
Un corridor du château.
Entre la princesse Maleine. — Elle va frappei
une porte au bout du corridor.
AXXE à l'intérieur.
Oui est là ?
MALELXE.
Moi !
ACTE DEUXIEME
ANNE.
Oui. vous ?
MALEIXE.
La princesse AJa... la nouvelle suivante.
ANNE entre-bâillant la porte.
Que venez-vous faire ici ?
MALEINE.
Je viens de la part...
ANNE.
N'entrez pas 1 eh bien ?
MALEINE.
Je viens de la part du prince Hjalmar...
ANNE.
Oui. oui^ elle vient I elle vient 1 un moment I II
n'est pas encore huit heures. — laissez-nous !
MALEINE.
Un officier m'a dit qu'il était absent. •
ANNE.
Oui est absent?
xMALElNE.
Le prince Hjalmar.
56 LA PRINCESSE MALEIXE
ANNE.
Le prince Hjalmar est absent ?
MALEINE.
Il a quitté le château.
ANNE.
Où est-il allé?
UGLYANE de 1 intérieur.
Qu'est-ce qu'il y a?
ANNE.
Le prince a quitté le château !
UGLYANE par rentre-bàiUement de la porte.
Quoi ?
ANNE.
Le prince a quitté le château 1
MALEINE.
Oui.
UGLYANE.
Ce n'est pas possible 1
ANNE.
Où est-il allé ?
MALELNE.
Je ne sais pas. Je crois qu'il est allé vers la
orèt ; et il fait dire qu'il ne pourra pas venir au
endez-vous.
ACTE DEUXIEME
ANNE.
Oui vous a dit cela ?
MALEINE.
Un officier.
ANNE.
Quel officier ?
MALEINE.
Je ne sais pas son nom.
ANNE.
Où est-il, cet officier ?
MALEINE,
Il est parti avec le prince.
ANNE.
Pourquoi n'est-il pas venu lui-même?
MALEINE.
J'ai dit que vous vouliez être seules.
ANNE.
Oui vous avait chargée de dire cela ? Mon Dieu
mon Dieu 1 qu'est-il donc arrivé ? Allez-vous-en 1
la porte .*e referme. Maleinesort.
LA pkixcp:sse maleixe
SCENE VI
Un bois dans un parc.
HJALMAK.
Elle m'a dit de l'attendre auprès du jet d'eau.
Je veux la voir enfin en présence du soir... Je
veux voir si la nuit la fera réfléchir. — Est-ce
qu'elle aurait un peu de silence dans le cœur ? —
Je n'ai jamais vu ce bois d'automne plus étrange
que ce soir. Je n'ai jamais vu ce bois plus obscur
que ce soir ; à quelles clartés allons-nous donc
nous voir? Je ne distingue pas mes mains! —
Mais qu'est-ce que toutes ces lueurs autour de
moi ? Tous les hiboux du parc sont donc venus ici !
Allez-vous-en ! Allez-vous-en 1 au cimetière !
auprès des morts ! Il leur jette de la terre. Est-Ce qu'oU
vous invite aux nuits de noces ? Voilà que j'ai des
mains de fossoyeur à présent. — Oh ! je ne revien-
drai pas souvent ! — Attention ! elle vient ! —
Est-ce que c'est le vent ? — Oh ! comme les feuil-
les tombent autour de moi 1 — Mais il y a là un
arbre qui se dépouille absolument ! Et comme les
nuages s'agitent sur la lune I — Mais ce sont
des feuilles de saule pleureur qui tombent ainsi
sur mes mains 1 — Oh î je suis mal venu ici ! — Je
n'ai jamais vu ce bois plus étrange que ce soir ! —
Je n'ai jamais vu plus de présages que ce soir ! —
Elle est là !
Entre la princesse Maleinc.
ACTE DEUXIEME
MALEINE.
Où êtes-vous. Seigneur ?
HJALMAK.
Ici.
MALEINE.
Où donc ? — Je ne vois pas.
HJALMAR.
Ici, près du jet d'eau. — Nous nous entrever-
rons à la clarté de l'eau. Il fait étrange ici ce soir.
MALEINE.
Oui ; — j'ai peur ! — ah ! je vous ai trouvé I
HJALMAR.
Pourquoi tremblez-vous ?
MALEINE.
Je ne tremble pas.
HJALMAR.
Je ne vous vois pas. — Venez ici; il fait plus
clair, et renversez un peu la tète vers le ciel. —
Vous êtes étrange aussi ce soir 1 — On dirait que
mes yeux se sont ouverts ce soir. — On dirait que
mon cœur s'est entr'ouvert ce soir... — Mais je
crois que vous êtes vraiment belle ! — Mais vous
êtes étrangement belle. Ugh^ane I — Il me semble
que je ne vous ai jamais regardée jusqu'ici 1 —
]Mais je crois que vous êtes étrangement belle ! —
Il y a quelque chose autour de vous ce soir... —
Allons ailleurs, à la lumière ! — Venez 1
60 I.A PRINCESSE MALEIXE
MALEINE.
Pas encore.
HJALMAR.
Ugl3'ane! Uglyaneî
Il l'embrasse: ici le jet d'eau, agité par le vent, se
penche et vient retomber sur eux.
MALEIXE.
J'ai peur î
HJALMAK.
Allons plus loin...
MALEIXE.
Quelqu'un pleure ici....
HJALMAK.
Quelqu'un pleure ici ?...
MALEIXE.
J'ai peur.
HJALMAK.
Mais n'entendez-vous pas que c'est le vent ?
MALEIXE.
Mais qu'est-ce que tous ces yeux sur les arbres ?
HJALMAK.
Où donc ? Oh ! ce sont les hiboux qui sont
revenus ! Je vais les chasser, ii leur jette de la terre. Allez-
vous-en î allez -vous-en !
ACTE DEUXIEME
MALEIXE.
Il y en a un qui ne veut pas s'en aller !
HJALMAK.
Où est-il ?
MALEINE.
Sur le saule pleureur.
HJALMAR.
Allez-vous-en 1
MALEINE.
11 ne s'en va pas !
HJALMAK.
Allez-vous-en 1 Allez-vous-en !
Il lui jette de la terre.
MALEIXE.
Oh I vous avez jeté de la terre sur moi!
HJALMAK.
J'ai jeté de la terre sur vous ?
MALEINE.
Oui, elle est retombée sur moi!
HJALMAK.
Oh ! ma pauvre Uglyane !
MALEINE.'
J'ai peur !
62 LA PRLNXESSK MALEINE
HJALMAK.
Vous avez peur auprès de moi ?
MALEINE.
Il y a là des flammes entre les arbres.
HJALMAK.
Ce n'est rien ; — ce sont des éclairs, il a fait très
chaud aujourd'hui.
MALEINE.
J'ai peur I oh ! qui est-ce qui remue la terre
autour de nous ?
HJALMAK.
Ce n'est rien; c'est une taupe, une pauvre petite
taupe qui travaille.
MALEINE.
J'ai peur!...
HJALMAK.
Mais nous sommes dans le parc...
MALEINE.
Y a-t-il des mur> autour du parc ?
HJALMAK.
Mais oui ; il \' a des murs et des fossés autour
du parc.
MALEINE.
Et personne ne peut entrer ?
ACTE DEUXIEME 63
HJALMAK.
Non ; — mai^i il y a bien des choses inconnues
qui entrent malgré tout.
MALEINE.
Je saigne du nez.
HJALMAR.
Vous saignez du nez ?
MALEIXK.
Oui, où est mon mouchoir?
HJALMAR.
Allons au bassin.
MALEIXK.
Oh^ ma robe est déjà pleine de sang !
HJALMAR.
Uglvane 1 Uglyane ! regardez-moi...
MALELXE.
Oui.
L'n .-iltmc.
HJALMAR.
A quoi songez-vous ?
MALELXE.
Je suis triste !
HJALMAR.
Vous êtes triste ? à quoi songez-vous, Ugh'ane ?
04 I-A PRLNXESSE MALEIXE
MALEINE.
Je songe à la princesse Maleine.
HJALMAK.
Vous dites ?
MALEINE.
Je songe à la princesse Maleine.
HJALMAK.
Vous connaissez la princesse Maleine ?
MALEINE.
Je suis la princesse Maleine.
HJALMAK.
Quoi ?
MALEINE.
Je suis la princesse Maleine.
HJALMAK.
Vous n'êtes pas Uglyane.
MALEINE.
Je suis la princesse Maleine.
HJALMAK.
Vous êtes la princesse Maleine ! Vous êtes la
princesse Maleine ! Mais elle est morte !
ACTE DEUXIÈME 65
MALEIXE.
Je suis la princesse Maleine.
Ici la lune passe entre les arbres et éclaire la prin-
cesse Maleine.
HJALMAR.
Oh! Maleine! — Mais d'où venez-vous? et
comment êtes-vous venue jusqu'ici ? Mais com-
ment ètes-vous venue jusqu'ici ?
MALEIXE.
Je ne sais pas.
HJALMAR.
Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !
d'où me suis-je évadé aujourd'hui ! Et quelle
pierre vous avez soulevée cette nuit ! Mon Dieu !
mon Dieu! de quel tombeau suis-je sorti ce soir!
— Maleine ! Maleine ! qu'allons-nous faire ? —
Maleine!... Je crois que je suis dans le ciel
jusqu'au cœur!...
MALEINE.
Oh î moi aussi !
Ici le jet deau sanglote étrangement et meurt.
TOUS DEUX^ se retournant.
Oh
MALEINE.
Qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'il y a mainte-
nant ?
66 LA PRINXESSE MALEINE
HJALMAK.
Ne pleurez pas ; n'ayez pas peur. C'est le jet
d'eau qui sanglote...
MALEINE.
Qu'est-ce qui arrive ici ? Qu'est-ce qui va arri-
ver? Je veux m'en aller! je veux m'en aller! je
veux m'en aller !
HJALMAR.
Ne pleurez pas !
MALEINE.
Je veux m'en aller !
HJALMAR.
Il est mort ; allons ailleurs.
Ils sortent.
ACTE III
SCÈNE I
Un appartement du château.
On découvre le roi. — Entre le prince Hjalmar.
HJALMAK. ^,
Mon père ?
LE ROI.
Hjalmar ?
HJALMAR.
J'aurais à vous parler, mon père.
LE ROL
De quoi voulez-vous me parler ?
HJALMAR.
Vous êtes malade, mon père ?
68 I,A PRINXESSE MALEIXE
LE KOI.
Oui ; je suis malade, et voyez comme je deviens
vieux ! Presque tous mes cheveux sont tombés ;
voyez comme mes mains tremblent; et je crois
que j'ai toutes les flammes de l'enfer dans la tête !
HJALMAK.
Mon père î mon pauvre père 1 II faudrait vous
éloigner; aller ailleurs peut-être... je ne sais
pas...
lp: roi.
Je ne puis pas m'éloigner I — Pourquoi êtes-
vous venu? J'attends quelqu'un.
HJALMAK.
J'avais à vous parler.
LE ROL
De quoi ?
HJALMAR.
De la princesse Maleine.
LE ROI.
De quoi ? — Je n'entends presque plus.
HJALMAR.
De la princesse Maleine. La princesse Maleine
est revenue.
LE ROI.
La princesse Maleine est revenue ?
ACTE TROISIÈME 6q
HJALMAK.
Oui.
LE KOI.
Mais elle est morte !
HJAL.MAR.
Elle est revenue.
LE KOI.
Mais je l'ai vue morte !
HJALMAK.
Elle est revenue.
LE KOL
Où est-elle?
HJALMAK.
Ici.
LE KOI.
Ici^ dans le château ?
HJALMAK.
Oui.
LE KOI.
Alontrez-la ! Je veux la voir !
HJALMAK.
Pas encore. — Mon père, je ne puis plu'-
épouser Uglyane.
LA PRIX( ESriE MALEIXE
LE ROI.
Vous ne pouvez plus épouser Uglyane ?
HJALMAK.
Je n'ai jamais aimé que la princesse Maleine.
LE ROI.
Ce n'est pas possible, Hjalmar!... Hjalmarl...
Mais elle va s'en aller !...
HJALMAR.
Oui?
LE ROI.
Anne !
HJALMAR.
Il faudrait l'y préparer peu à peu.
LE ROI.
Moi? — 1'}^ préparer? — Ecoutez... je crois
qu'elle monte l'escalier. Mon Dieu !... mon Dieu!
que va-t-il arriver ? — Hjalmar, attendez î...
Il sort.
HJALMAR.
Mon père ! mon pauvre père 1 — Elle le fera
mourir avant la fin du mois !
Rentre le roi.
LE ROI.
Ne l'avertissez pas encore aujourd'hui !
Il sort.
ACTE TROISIEME
HJALMAR.
Mon Dieu ! mon Dieu ! — Je crois que je
l'entends dans l'oratoire. — Elle va venir ici. —
Depuis quelques jours elle me suit comme mon
ombre. Entre la reme Anne. Boiisoir^ Madame.
ANNE.
Ah ! c'est vous Hjalmar. — Je ne m'attendais
pas...
HJALMAR.
J'avais à vous parler^ Madame.
ANNE.
Vous n'aviez jamais rien à me dire... Sommes-
nous seuls ?
HJALMAR.
Oui^ Madame.
ANNE.
Alors venez ici. Asseyez-vous ici.
HJALMAR.
Ce n'est qu'un mot^ Madame. — Avez-vous
entendu parler de la princesse Maleine ?
ANNE.
De la princesse Maleine ?
HJALMAR.
Oui, Madame.
LA PRIN'CESSE MALEIXE
ANNE.
Oui, Hjalmar ; — mais elle est morte.
HJALMAR.
On dit qu'elle vit peut-être.
ANNE.
Mais c'est le roi lui-même qui l'a tuée.
HJALMAR.
On dit qu'elle vit peut-être.
ANNE.
Tant mieux pour elle.
HJAI^MAK.
Vous la verrez peut-être.
ANNE.
Ah 1 ah ! ah ! dans l'autre monde alors ?
HJALMAR.
Ah:...
Il sort.
ANNE.
Où allez-vous. Seigneur? et pourquoi fuvez-
vous ? — Mais pourquoi fuyez -vous ?
Elle sort.
ACIE TROISIEME 73
SCENE II
Une salle d'apparat dans le château.
On découvre le roi, la reine Anne, Hjalmar,
Ufilyane, Angus, des dames d'honneur, des
seigneurs, etc. — On danse. Musique.
ANNE.
Venez, ici. Monseigneur; vous me semblez
tran.sfiguré ce soir.
HJALMAK.
Ma fiancée n'est-elle pas près de moi ?
ANNE.
Laissez-moi mettre un peu la main sur votre
cœur. Oh ! il bat déjà des ailes comme s'il voulait
voler vers je ne sais quel ciel !
HJALMAK.
C'est votre main qui le retient. Madame.
ANNE.
Je ne comprends pas... je ne comprends pas.
Vous m'expliquerez cela plus tard. Au roi. Vous
êtes triste. Seigneur ; à quoi songez-vous ?
LE KOL
Moi ? — Je ne suis pas triste mais je deviens
très vieux.
/4
LA PRINXESSE MALEINE
ANNK.
V^oyons^ ne dites pas cela un soir de fête ! Admi-
rez plutôt votre fils; n'est-il pas admirable ainsi
en pourpoint de soie noire et violette ? et n'ai-je
pas choisi un bel époux pour ma fille ?
HJALMAK.
Madame^ je m'en vais retrouver Angus. Il jet-
tera un peu d'eau sur le feu tandis que vous n'y
versez que de Fhuile.
ANNK.
Mais ne nous revenez pas tout transi de la pluie
de ses sages paroles...
HJALMAK.
Elles tomberont en plein soleil !
ANGUS.
Hjalmar 1 Hjalmar !
HJALMAK.
Oh ! je sais ce que vous allez dire ; mais il n'est
pas question de ce que vous croyez.
AXGLIS.
Je ne vous reconnais plus ; — mais que vous
est-il donc arrivé hier soir ?
HJALMAR.
Hier soir ? — Oh, il est arrivé d'étranges choses
hier soir! — Mais j'aime mieux ne pas en parler
à présent. Allez une nuit dans le bois du parc.
ACTE TROISIEME
près du jet d'eau ; et vous remarquerez que c'est à
certains moments seulement, et lorsqu'on les
regarde, que les choses se tiennent tranquilles
comme des entants sages et ne semblent pas
étranges et bizarres; mais dès qu'on leur tourne
le dos, elles vous font des grimaces et vous jouent
de mauvais tours.
AXGUS.
Je ne comprends pas.
HJALMAR.
Moi non plus ; mais j'aime mieux être au milieu
des hommes; tussent-ils tous contre moi.
AXGUS.
Quoi?
HJALMAR.
Ne vous éloignez pas.
AXGUS.
Pourquoi ?
HJALMAR.
Je ne sais pas encore.
AXXE.
Avez -vous bientôt fini, Monseigneur ? On
n'abandonne pas ainsi sa fiancée I
HJALMAR.
J'accours, Madame.
76 LA PRIN'CESSE MALEIXE
HJAL.MAR à Uylyane.
Angus vient de me raconter une étrange aven-
ture^ Uglyane.
UGLYAXE.
Vraiment.
HJALMAR.
Oui. — Il s'agit d'une jeune iille; une pauvre
jeune fille qui a perdu tous les biens qu'elle
avait...
UGLYAXE.
Ohl
HJALMAK.
Et elle veut l'épouser malgré tout. Elle l'attend
au jardin tous les soirs ; elle le poursuit au clair de
lune ; il n'a plus un instant de repos.
UGLYANE.
Que va-t-il faire ?
HJALMAK.
Il n'en sait rien. Je lui ai dit de faire lever les
ponts-levis^ et de mettre un homme d'armes à
chaque porte, afin qu'elle ne puisse plus entrer ;
il ne veut pas.
UGLYANE.
Pourquoi ?
ACTE TROISIEME 77
HJALMAK.
Je n'en sais rien. — Oh 1 ma chère Uglyane !
AXGUS à Hjalmar.
Ne grelottez-vous pas en entrant dans les grottes
de glace du mariage ?
HJALMAK.
Nous en ferons des grottes de flammes !
LE KOI; très haut.
Je ne vois pas du tout danser d'ici.
ANNE.
Mais vous êtes à trois pas des danseurs^ Mon-
seigneur.
LE KOL
Je croyais en être très loin.
ANGUS à Hjalmar.
Avez-vous remarqué comme votre père a l'air
pâle et fatigué depuis quelque temps ?
HJALMAR.
Oui; oui...
ANGUS.
Il vieillit étrangement.
LE KOI; très haut.
Je crois que la mort commence à frapper à ma
porte !
Il tressaillent tous. — Silence. — La musique cesse
subitement et on entend frapper à une porte.
k
LA PRINCESSE MALEIXE
ANNE.
On frappe à la petite porte !
HJALMAK.
Entrez
La porte s'entr' ouvre et on aperçoit, dans l'entre-
bâillement, la princesse Maleine en longs vête
ments blancs de fiancée.
ANNE.
Qui est-ce qui entre ?
HJALMAK.
La princesse Maleine !
AXXE.
Oui?
HJALMAR.
La princesse Maleine !
LE KOL
Fermez la porte.
TOUS.
Fermez la porte !
HJALMAR.
Pourquoi fermer la porte ?
Le roi tombe.
ACTE TROISIEME
ANGUS.
Au secours î le roi se trouve mal î
UNE damp: d'honneur.
Allez chercher un verre d'eau !
HJALMAK.
Mon père ! — Aidez- moi ! . . .
UNE AUTRE DAME
Allez chercher un prêtre !
UN SEIGNEUR.
Ouvrez les fenêtres !
ANGUS.
Ecartez -VOUS 1 Ecartez-vous !
HJALMAR.
Appelez un médecin ! Portons-le sur son lit I
Aidez-moi !
ANGUS.
Il y a une étrange tempête au-dessus du chà- \^
teau.
Ils sortent tous.
80 I>A PRINCESSE MALEINE
SCENE III
Devant le château.
Entrent le roi et la reine Anne.
LE ROI.
Mais on pourrait peut-être éloigner la petite ?
ANNE.
Et la revoir le lendemain ? — ou bien faut-il
attendre une mer de misères ? faut-il attendre que
Hjalmar la rejoigne ? — faut-il...
LE KOI.
Mon Dieu ! mon Dieu ! que voulez-vous que je
fasse ?
ANNE.
Vous ferez ce que vous voudrez ; vous avez à
choisir entre cette fille et moi.
LE ROI.
On ne sait jamais ce qu'il pense...
ANNE.
Je sais qu'il ne l'aime pas. Il l'a crue morte.
Avez-vous vu couler une larme sur ses joues ?
LE ROI.
Elles ne coulent pas toujours sur les joues.
ACTE TROISIÈME 8l
ANNE.
Il ne se serait pas jeté dans les bras d'Uglyane.
LE KOI.
Attendez quelques jours. — Il pourrait en
mourir...
ANNE.
Nous attendrons. — Il ne s'en apercevra pas.
LE ROI.
Je n'ai pas d'autre enfant...
ANNE.
Mais c'est pourquoi il faut le rendre heureux.
— Attention ! il arrive avec sa mendiante de
cire ; il l'a promenée autour des marais, et l'air du
soir l'a déjà rendue plus verte qu'une noyée de
quatre semaines. Entrent le pnnce Hjalmar ef la princesse
Maieine. Bousoir, Hjalmar! — Bonsoir, Maleine !
vous avez fait une belle promenade ?
HJALMAR.
Oui, Madame.
Il vaut mieux cependant ne pas sortir le soir.
Il faut que Maleine soit prudente. Elle me semble
un peu pâle déjà. L'air des marais est très perni-
cieux.
6
82 LA PRINXESSE MALEIXE
MALEINE.
On me l'a dit, Madame.
ANNE.
Oh ! c'est un véritable poison !
HJALMAR.
Nous n'étions pas sortis de toute la journée ; et
le clair de lune nous a entraînés ; nous avons été
voir les moulins à vent le long du canal.
ANNE.
Il faut être prudente au commencement; j'ai
été malade moi aussi.
LE ROI.
Tout le monde est malade en venant ici.
HJALMAR.
Il y a beaucoup de malades au village.
LE ROI.
\ Et beaucoup de morts au cimetière !
ANNE.
Voyons ! n'effrayez pas cette enfant !
Entre le fou.
HJALMAR.
Maleine^ le fou !
MALEINE.
Oh!
A( lE TKOIMEMK 83
ANNE.
Vous ne l'aviez pa^ encore vu. Maleine ? N'ayez
pas peur^ n'ayez pas peur; il ne fait pas de mal.
Il erre ainsi tous les soirs.
HJALMAR.
11 va^ toutes les nuits^ creuser des fosses dans les
vergers.
MALEINE.
Pourc[uoi ?
HJALMAR.
Wk On ne sait pas.
MALEINE.
Est-ce moi qu'il montre du doigt ?
HJALMAR.
Oui^ n'y fais pas attention.
MALEINE.
Il fait le signe de la croix I
LE EOU.
Oh : oh : oh :
MALEINE.
J'ai peur !
HJALMAR.
Il a l'air épouvanté.
84 LA PRIN'CESSE MALEINE
lp: fou.
Oh ! oh ! oh !
HJALMAR.
Il s'en va.
Sort le fou.
ANNE.
A quand les noces^ Maleine ?
HJALMAR.
Avant la fin du mois, si mon père y consent.
LE ROI.
Oui. oui...
ANNE.
Vous savez que je reste ici jusqu'à vos noces ; et
Uglyane aussi ; oh 1 la pauvre Uglyane ! Hjalmar,
Hjalmar^ l'avez-vous abandonnée !
HJAL^L\R.
Madame!...
ANNE.
Oh ! n'ayez pas de remords^ il vaut mieux vous
le dire aujourd'hui ; elle obéissait à son père plus
qu'à son cœur ; elle vous aimait cependant ; mais
que voulez-vous ? elle a été élevée et elle a passé
son enfance avec le prince Orsic son cousin et cela
ne s'oublie pas ; elle a pleuré toutes les larmes de
son pauvre petit cœur en le quittant, et j'ai dû la
traîner jusqu'ici.
ACTE TROISIEME
85
MALEIXE. - -"^
Il \ a quelque chose de noir qui arrive.
LK KOI.
De qui parlez-vou^ .-'
HJALMAK.
Quoi ?
MALEINE.
Il y a quelque chose de noir qui arrive.
HJALMAK.
Où donc ?
MALEINE.
Là-has ; dans le hrouillard, du côté du cime-
;ière.
HJALMAK.
Ah ! ce sont les sept béguines.
MALEIXE.
Sept béguines 1
ANNE.
Oui ; elles viennent filer pour vos noces.
Entrent la nourrice et sept béguines.
LA NOUKKICE.
Bonsoir ! Bonsoir. Maleine 1
86 LA PRINCESSE MAI.EIXE
LES SEPT BÉGUINES.
Bonsoir !
TOUS.
Bonsoir, mes sœurs 1
MALEIXE.
Oh 1 qu'est-ce qu'elle porte ?
HJALMAR.
Qui?
MALEIXE.
La troisième, la vieille,
LA XOURKICE.
C'est de la toile pour vous, Maleine.
Sortent les sept béguines. — On entend sonner
une cloche.
HJALMAK.
On sonne les vêpres; — viens, Maleine.
MALEIXE.
J'ai froid!
HJALMAR.
Tu es pâle, rentrons !
MALEIXE.
Oh 1 comme il y a de>. corbeaux autour de
nous!
Croassements.
ACTE TROISIÈME
HJALMAR.
Viens !
MALEIXE.
Mais qu'est-ce que toutes ces flammes sur les
marais ?
Feux follets sur les marais.
LA NOURRICE.
On dit que ce sont des âmes.
HJALMAR.
Ce sont des feux follets. — Viens.
MALEINE.
Oh 1 il y en a un très long qui va au cimetière!
HJALMAR.
Viens ; viens.
LE ROL
Je rentre aussi ; — Anne, venez-vous ?
ANNE.
Je vous suis. Sortent le roi. Hjalmar et Maleine. Alaleme
m'a l'air un peu malade. Il faudra la soigner.
LA NOURRICE.
Elle est un peu pâle, Madame. Mais elle n'est
pas malade. Elle est plus forte que vous ne le
croyez.
88 LA PRIN'CESSE MALEIXE
ANNE.
Je ne serais pas étonnée si elle tombait malade. . .
Elle sort a^ ce la nourrice.
SCENE IV
Une chambre dans la maison du
médecin.
Entre le médecin.
LE MÉDECIN.
Elle m'a demandé du poison ; il y a un my.stère
au-dessus du château et je crois que ses murs vont
tomber sur nos tètes ; et malheur aux petits qui
sont dans la maison 1 II y a déjà d'étranges
rumeurs autour de nous ; et il me semble que de
l'autre côté de ce monde on commence à
s'inquiéter un peu de l'adultère. En attendant,
ils entrent dans la misère jusqu'aux lèvres ; et
le vieux roi va mourir dans le lit de la reine
avant la fin du mois... Il blanchit étrangement
depuis quelques semaines et son esprit com-
mence à chanceler en même temps que son
corps. Il ne faut pas que je me trouve au milieu
des tempêtes qui vont venir, il .serait temps
de s'en aller, il serait temps de s'en aller, et
je n'ai pas envie d'entrer aveuglément avec
A< I K IRUISIÈME 80
elle en cet enfer! Il faut que je lui donne
quelque poison presque inoffensif, qui lui fasse
illusion ; et j'ouvrirai les yeux avant qu'on ne
ferme un tombeau. En attendant, je m'en lave les
mains... Je ne veux pas mourir en essa^-ant de
soutenir une tour qui s'écroule !
Il son.
\
SCENE V
Une cour du château.
tntre le roi.
LE KOI.
Mon Dieu ! mon Dieu ! Je voudrais être ailleurs 1
Je voudrais pouvoir dormir jusqu'à la fin du mois ;
et que je serais heureux de mourir ! Elle me con-
duit comme un pauvre épagneul ; elle va m' entraî-
ner dans une forêt de crimes^ et les flammes de
l'enfer .sont au bout de ma route ! Mon Dieu^ .si je
pouvais revenir sur mes pas ! Mais n'y avait-il pas
moyen d'éloigner la petite ? J'ai pleuré ce matin
en la voyant malade ! Si elle pouvait quitter ce
château vénéneux !... Je voudrais m'en aller
n'importe où ! n'importe où ! Je voudrais voir les
tours s'écrouler dans l'étang ! Il me semble que
tout ce que je mange est empoisonné; et je crois
que le ciel est vénéneux ce soir ! — Mais ce poison,
mon Dieu, dans ce pauvre petit corps blanc î...
oh ! oh ! oh 1 Entre la rcme Anne. Ils arrivent ?
90 LA PRINCESSE MALEINE
. AXXE.
Oui^ ils viennent.
LE ROI.
Je m'en vais.
ANNE.
Quoi ?
LE ROL
Je m'en vais ; je ne puis plus voir cela.
ANNE.
Qu'est-ce que c'est ? vous allez rester. Asseyez-
vous là. N'ayez pas l'air étrange I
LE ROL
J'ai l'air étrange ?
ANNE.
Oui. Ils s'en apercevront. Avez l'air plus
heureux.
LE ROL
Oh ! oh ! heureux 1
ANNE.
Voyons^ taisez-vous; ils sont là.
LE ROL
Mon Dieu 1 mon Dieu ! comme elle est pâle 1
Entrent le prince Hjahnar, Maleine et le petit
Allan.
ACTE TROISIEME 91
ï
ANNE.
Eh bien. Maleine. comment allez-vous ?
MALEIXE.
Un peu mieux; un peu mieux.
ANNE.
Vous avez meilleure mine ; asseyez-vous ici.
Maleine. J'ai fait apporter des coussins ; l'air est
très pur ce soir.
LE KOI.
Il y a des étoiles.
ANNE.
Je n'en vois pas.
LE KOI.
Je croyais en voir là-bas.
ANNE.
Où sont vos idées ?
LE KOI.
Je ne sais pas.
ANNE.
Etes-vous bien ainsi, Maleine ?
MALEINE.
Oui, oui.
ANNE.
Etes-vous fatiguée ?
<)2 LA PRINCESSE MALEIXE
MALEIXE.
Un peu. Madame.
ANNE.
Je vais mettre ce coussin sous votre coude.
MALEINE.
Merci^ Madame.
HJALMAR.
Elle est si résignée I Oh 1 ma pauvre Maleine !
ANNE.
Voyons^ voyons ; ce n'est rien. Il faut du cou-
rage ; c'est l'air des marais. Uglyane est malade
elle aussi.
HJALMAK.
Uglyane est malade ?
ANNE.
Elle est malade comme Maleine ; elle ne quitte
plus sa chambre.
LE ROI.
Maleine ferait mieux de quitter le château.
AXXE.
Quoi ?
LE ROL
Je disais que Alaleine ferait peut-être mieux
d'aller ailleurs...
ACTE TROISIEME 93
HJALMAR.
Je l'ai dit également.
AXNK.
Où irait-elle ?
LE ROI.
Je ne sais pas.
AXNK.
Non, non, il vaut mieux qu'elle reste ici ; elle
se fera à l'air des marais. Mon Dieu^ j'ai été
malade moi-aussi; où la soignera-t-on mieux
qu'ici? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux qu'elle
reste ici ?
LE ROL
Oh : Oh :
ANNE.
Quoi ?
LE ROI.
Oui ! oui I
ANNE.
Ah I — Voyons^ AUan ; qu'as-tu donc à nous
obser\-er ainsi ? Viens m'embrasser ; et va-t-en
jouer à la balle.
LE PETIT ALLAX.
Est-ce que Ma-aleine est ma-alade ?
94 I-A PRLN'CESSE MALEINE
AXXE.
Oui^ un peu.
LE PETIT ALLAX.
Très^ très^ très ma-alade ?
AXXE.
Non, non.
LE PETIT ALLAX.
Elle jouera plus a-avec moi ?
AXXE.
Si, si^ elle jouera encore avec toi; n'est-ce pas^
Maleine ?
LE PETIT ALLAX.
Oh ! le mou-oulin il s'est a-arrété 1
AXXE.
Quoi?
LE PETIT ALLAX.
Le niou-oulin il s'est a-arrêté 1
AXXE.
Quel moulin ?
LE PETIT ALLAX.
Là-à^ le mou-oulin noir 1
AXXE.
Et bien^ c'est que le meunier est allé se
coucher.
ACTE TROISIEME 95
LE PETIT ALLAN.
Est-ce qu'il est ma-alade ?
ANNE.
Je n'en sais rien ; allons^ tais-toi ; va jouer.
LE PETIT ALLAX.
Pourquoi Ma-aleine ferme les yeux ?
AXXE.
Elle est fatiguée.
LE PETIT ALLAX.
Ou-ouvrez les yeux^ Ma-aleine !
AXXE.
Allons^ laisse-nous tranquilles maintenant ; va
jouer...
LE PETIT ALLAX.
Ou-ouvrez les yeux. Ma-aleine!
AXXE.
Va jouer ; va jouer. Ah ! vous avez mis votre
manteau de velours noir^ Maleine ?
MALEIXE.
Oui^ Madame.
HJALMAR.
Il est un peu triste.
96 LA PRIN'CESSE MALEIXE
AXNK.
11 est admirable ! Au roi. L'avez-vous vu, Sei-
gneur ?
LE HOI.
Moi ?
ANNE.
Oui, vous. *
LE KOI.
Quoi ?
ANNE.
Où ètes-vous ? Je parle du manteau de velours
noir.
LE ROL
Il y a là un cyprès qui me fait des signes !
TOUS.
Quoi ?
LE KOL
Il y a là un cyprès qui me fait des signes î
ANNE.
Vous vous êtes endormi ? est-ce que vous
rêvez ?
LE ROI.
Moi ?
ACTE TROISIEME
I
ANNE.
Je parlais du manteau de velours noir.
LE KOI.
Ah 1 — oui, il est très beau...
ANNE.
Ah ! ah ! ah ! il s'était endormi ! — Mais
comment vous trouvez-vous, Maleine ?
MALEINE.
Mieux, mieux.
LE KOI.
Non^ non^ c'est trop terrible 1
HJALMAK.
Ou'est-ce qu'il y a ?
ANNE.
Qu'est-ce qui est terrible ?
LE KOI.
Rien ! rien !
ANNE.
tMais faites attention à ce que vous dites 1 Vou-
effrayez tout le monde I
LE KOI.
Moi ? J'effraye tout le monde ?
98 LA PRINCESSE MALEINE
ANNE.
Mais ne répétez pas toujours ce que l'on dit I
Qu'avez-vous donc ce soir ? Vous êtes malade ?
HJALMAR.
Vous avez sommeil^ mon père ?
LE ROI.
Non, non^ je n'ai pas sommeil !
ANNE.
A quoi songez- vous ?
LE ROI.
Maleine ?
MALEINE.
Sire?
LE ROI.
Je ne vous ai pas encore embrassée ?
MALEINE.
Non, Sire.
LE ROI.
Est-ce que je puis vous embrasser ce soir ?
MALEINE.
Mais oui^ Sire.
LE ROI^ l'embrassant.
Oh^ Maleine ! Maleine !
ACTE TROISIEME
99
►
MALEIXE.
Sire ? — Qu'est-ce que vous avez ?
LE ROI.
Mes cheveux blanchissent^ voyez-vous I
MALEIXE.
Vous m'aimez un peu aujourd'hui ?
LE KOI.
Oh 1 oui, Maleine !... Donne-moi ta petite
main ! — Oh ! oh ! elle est chaude encore comme
une petite flamme. . . .
MALEIXE.
Qu'y a-t-il ? — Mais qu'est-ce qu'il y a ?
AXXE.
Voyons! voyons ! Vous la faites pleurer...
LE KOI.
Je voudrais être mort !
AXXE.
Ne dites plus de pareilles choses le soir I
HJALMAK.
Allons-nous-en.
Ici on frappe étrangement à la porte.
AXXE.
On frappe I
I<X) LA PRINXESSE MALEIXE
HJALMAR.
Qui est-ce qui frappe à cette heure ?
ANNE.
Personne ne répond.
On frappe.
LE KOI.
Oui peut-ce être ?
HJALMAR.
Frappez un peu plus fort ; on ne vous entend
pas!
ANNE.
On n'ouvre plus I
HJALMAR.
On n'ouvre plus. Revenez demain !
On frappe.
LE ROL
Oh : oh ! oh :
On frappe.
ANNE.
Mais avec quoi frappe-t-il ?
HJALMAR.
Je ne sais pas.
ANNE.
Allez voir.
ACTE TROISIEME
HJALMAR.
Je vais voir.
Il ouvre la porte.
ANNE.
Qui est-ce ?
HJALMAR.
Je ne sais pas. Je ne vois pas bien.
ANNE.
Entrez !
MALEINE.
J'ai froid!
HJALMAR.
Il n'y a personne !
TOUS.
Il n'y a personne ?
HJALMAR.
Il fait noir ; je ne vois personne.
ANNE.
Alors c'est le vent ; il faut que ce soit le vent !
HJALMAR.
Oui^ je crois que c'est le cyprès.
LE ROI.
Ohl
102 LA PR1NXE8SE MALEIXE
ANNE.
Est-ce que nous ne ferions pas mieux de rentrer
HJALMAK.
Oui.
Il sortent tou.-
k
ACTE IV
SCÈNE I
Une partie du jardin.
Entre le prince Hjalmar.
HJALMAR.
Elle me suit comme un chien. Elle était à une
fenêtre de la tour ; elle m'a vu passer le pont du
jardin et voilà qu'elle arrive au bout de l'allée î —
Je m'en vais.
Il sort. — Entre la reine Anne.
ANNE.
Il me fuit et je crois qu'il a des soupçons. Je ne
veux pas attendre plus longtemps. Ce poison
traînera jusqu'au jugement dernier ! Je ne puis
plus me fier à personne ; et je crois que le roi
devient fou. Il faut que je l'aie tout le temps
sous les yeux. Il erre autour de la chambre de
I04 LA PRINCESSE MALEINE
Maleine, et je crois qu'il voudrait l'avertir. —
J'ai pris la clef de cette chambre. Il est temps
d'en finir ! — Ah ! voici la nourrice. Elle est tou-
jours chez la petite, il faudrait l'éloigner aujour-
d'hui. Bonjour, nourrice.
Entre la nourrice.
LA NOUKRTCK.
Bonjour, bonjour^ Madame.
ANNE.
Il fait beau^ n'est-ce pas. nourrice ?
LA XOURKICE.
Oui. Madame; un peu chaud peut-être; un
peu trop chaud pour la saison.
ANNE.
Ce sont les derniers jours de soleil ; il faut en
profiter.
LA NOURRICE.
Je n'ai plus eu le temps de venir au jardin
depuis que Maleine est malade.
ANNE.
Est-ce qu'elle va mieux ?
LA NOURRICE.
Oui, un peu mieux peut-être ; mais toujours
faible^ faible ! et pàle^ pâle !
ACTE QUATRIEME IO5
ANNE.
J'ai vu le médecin ce matin ; il m'a dit qu'il
lui faut, avant tout, le repos.
LA NOURRICE.
Il me l'a dit aussi.
ANNE.
Il conseille même de la laisser seule, et de ne
pas entrer dans sa chambre à moins qu'elle
n'appelle.
LA NOURRICE.
Il ne m'en a rien dit.
ANNE.
Il l'aura oublié; on n'aura pas osé vous le dire
de peur de vous faire de la peine.
LA NOURRICE.
Il a eu tort^ il a eu tort.
ANNE.
Mais oui ; il a eu tort.
LA NOURRICE.
J'avais justement cueilli quelques grappes de
raisins pour elle.
I06 LA PRLNXESSE MALEIXE
ANNE.
Il y a déjà des raisins ?
LA NOURRICE.
Oui^ oui. j'en ai trouvé le long du mur. Elle
les aime tant...
ANNE.
Ils sont très beaux.
LA NOURRICE.
Je croyais les lui donner après la messe^ mais
j'attendrai qu'elle soit guérie.
ANNE.
Il ne faudra pas attendre longtemps.
On entend sonner une cloche.
LA NOURRICE.
Mon Dieu, on sonne la messe! J'allais oublier
que c'est dimanche.
ANNE.
J'y vais également.
Elles sortent ,
ACTE ouatrie:sie
SCENE II
Une cuisine du château.
On décou^re des serxantes, des cuisiniers, des
domestiques, etc. — Les sept béguines filent
leur quenouille dans le fond de la salle, en
chantant à mi-\ oix des hymnes latines.
UN CUISINIER.
Il va tonner.
UN DOMKSTigUE.
Je viens du jardin; je n'ai jamais vu de ciel
pareil ; il est aussi noir que l'étang.
UNE SERVANTE.
Il est six heures, et je n'y voi.s plus. Il faudrait
allumer les lampes.
UNE AUTRE SERVANTE.
On n'entend rien.
UNE TROISIÈME SERVANTE.
J'ai peur.
UN CUISINIER,
Il ne faut pas avoir peur.
UNE VIEILLE SERVANTE.
Mais regardez donc le ciel ! J'ai plus de soixante-
dix ans et je n'ai jamais vu un ciel comme celui-ci!
I08 LA PRIN'CESSE MAI.EIXE
UN DOMESTIQUE.
C'est vrai.
UNE BÉGUINE-
Y a-t-il de l'eau bénite ?
UNE SERVANTE.
Oui, oui.
UNE AUTRE BÉGUINE.
Où est-elle ?
UN CUISINIER.
Attendez qu'il tonne.
Entre une servante.
LA SERVANTE.
La reine demande si le souper du petit AUan
est déjà prêt?
LE CUISINIER.
Mais non; il n'est pas sept heures. Il soupe
toujours à sept heures.
LA SERVANTE.
Il soupera plus tôt ce soir.
LE C^UISINIER.
Pourquoi ?
LA SERVANTE.
Je n'en sais rien.
ACTE QUATRIEME IO9
LE CUISINIER.
En voilà une hi.stoire 1 II fallait me prévenir...
Entre une deuxième servante.
LA DEUXIÈME SERVANTE.
Où est le souper du petit Allan ?
LE CUISINIER.
« Oïl est le souper du petit Allajif » Mais je
ne puis pas préparer ce souper en faisant le signe
de la croix !
LA DEUXIÈME SERVANTE.
Il suffit d'un œuf et d'un peu de bouillon. Je
dois le mettre au lit immédiatement après.
UNE SERVANTE.
Est-ce qu'il est malade ?
LA DEUXIÈME SERVANTE.
Mais non^ il n'est pas malade.
UNE AUTRE SER\'ANTE.
^lais qu'est-il arrivé?
LA DEUXIÈME SER\ANTE.
Je n'en sais rien. — Au cuismier. Elle ne veut pas
que l'œuf soit trop dur.
Entre une troisième serx ante.
LA TROISIÈME SERVANTE.
Il ne faut pas attendre la reine cette nuit.
LA PRINCESSE MALEIXE
LEvS SERVANTES.
Quoi ?
LA TROISIÈME SERVANTE.
Il ne faut pas attendre la reine cette nuit. Elle
.se déshabillera toute seule.
LES SERVANTES.
Allons^ tant mieux !
LA TROISIÈME SERVANTE.
Il faut allumer toutes les lampes dans sa
chambre.
UNE SERVANTE.
Allumer toutes les lampes ?
LA TROISIÈME SERVANTE.
Oui.
UNE SERVANTE.
Mais pourquoi ?
LA TROISIÈME SERVANTE.
Je n'en sais rien ; elle l'a dit.
UNE AUTRE SERVANTE.
Mais qu'est-ce qu'elle a ce soir ?
UN DOMESTIQUE.
Elle a un rendez-vous.
UN AUTRE DOMESTIQUE.
Avec le roi.
ACTE QUATRIEME
UN AUTRE DOMESTIQUE.
Ou avec le prince Hjalmar.
Entre une quatrième servante.
LA QUATRIÈME SERVANTE.
Il faut monter de l'eau dans la chambre de la
reine.
UNE SERVANTE.
De l'eau ? Mais il y en a.
LA QUATRIÈME SERVANTE.
Il n'y en aura pas assez.
UN DOMESTIQUE.
Est-ce qu'elle va se baigner ?
UN CUISINIER.
Est-ce vous autres qui la baignez ?
UNE SERVANTE.
Oui.
LE CUISINIER.
Oh la, la !
UN DOMESTIQUE.
Elle est toute nue alors ?
UNE SERVANTE.
Evidemment.
I-A PRINCESSE .MALEINE
LE DOMESTIQUE.
Sacrebleu !
Un éclair.
TOUS.
Un éclair!
Ils se signent.
UNE BÉGUINE.
Mais taisez-vous donc! Vous allez attirer la
foudre ! Vous allez attirer la foudre sur nous tous !
Moi, je ne reste pas ici I
LES AUTRES BÉGUINES.
Moi non plus 1 — Moi non plus 1 — Moi non
plus ! — Moi non plus î — Moi non plus 1 — Moi
non plus I
Elles sortent précipitamment en faisant le signe de la croix.
SCENE m
La chambre de la princesse Maleine.
On découvre la princesse Maleine étendue sur son
lit. — Vn grand chien noir tremble dans un coin.
MALEINE.
Ici Pluton ! ici Pluton I Ils m'ont laissée toute
seule ! Ils m'ont lais.sée toute seule dans une
nuit pareille ! Hjalmar n'est pas venu me voir.
Ma nourrice n'est pas venue me voir ; et quand
ACTE QUATRIEME II 3
j'appelle, personne ne me répond. Il est arrivé
quelque chose au château... Je n'ai pas entendu
un seul bruit aujourd'hui ; on dirait qu'il est
habité par des morts. — Où es-tu mon pauvre
chien noir? Est-ce que tu vas m'abandonner
aussi ? — Où es-tu, mon pauvre Pluton ? — Je ne
puis te voir dans l'obscurité; tu es aussi noir
que ma chambre. — Est-ce toi que je vois dans le
coin ? — Mais ce sont tes yeux qui luisent dans le
coin ! Mais ferme les yeux pour l'amour de Dieullci
Pluton 1 Ici Pluton I ici commence Forage. — Est-CC toi
que j'ai vu trembler dans le coin ? — Mais je n'ai
jamais vu trembler ainsi ! Il fait trembler tous les
meubles ! — As-tu vu quelque chose ? — Ré-
ponds-moi; mon pauvre Pluton ! Y a-t-il quel-
qu'un dans la chambre ? Viens ici, Pluton. viens^
ici ! — Mais viens près de moi dans mon lit ! —
Alais tu trembles à mourir dans ce coin ! Eiie se leva
et ^a \ers le chien qui recule et se cache sous un meuble. — OÙ
es-tu^ mon pauvre Pluton? — Oh! tes yeux sont en
feu maintenant. — Mais pourquoi as-tu peur de
moi cette nuit? Eiie se recouche. — Si je pouvais
m'endormir un moment... — Mon Dieu! Mon
Dieu ! comme je suis malade ! Et je ne sais pas ce
que j'ai; — et personne ne sait ce que j'ai; le
médecin ne sait pas ce que j'ai ; ma nourrice ne
sait pas ce que j'ai ; Hjalmar ne sait pas ce que
j'ai... Ici le vent agite les rideaux du lit. Ah! OU tOUChc
aux rideaux de mon lit ! Oui est-ce qui touche
aux rideaux de mon lit ? Il y a quelqu'un dans ma
chambre ? — Il doit y avoir quelqu'un dans ma
8
114. LA PRINXESSE MALEINE
chambre ? — Oh ! voilà la lune qui entre dans ma
chambre ! — Mais qu'est-ce que cette ombre sur
la tapisserie ? — Je crois que le crucifix balance
sur le mur î Qui est-ce qui touche au crucifix ?
Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne puis plus rester ici 1
Elle se lé^ e et va vers la porte quelle essaye d'ou\ rir. llS m Ont
enfermée dans ma chambre ! — Ouvrez-moi pour
l'amour de Dieu! Il y a quelque chose dans ma
chambre ! — Je vais mourir si l'on me laisse ici !
Nourrice ! nourrice ! où es-tu ? Hjalmar ! Hjalmar!
Hjalmar I où êteS-VOUS ? KUe revient vers le lit. — Je
n'ose plus sortir de mon ht. — Je vais me tour-
ner de l'autre côté. — Je ne verrai plus ce qu'il
y a sur le mur. ici des vêtements blancs, placés sur un prle-Dleu,
sont agités lentement par le vent. — Ah ! il y a qUClqu'un
sur le prie-Dieu ! Elle se tourne de l'autre côté. — Ah î
l'ombre est encore sur le mur ! Eiie se retourne. —
Ah 1 il est encore sur le prie-Dieu ! Oh ! oh ! oh !
oh! ohl — Je vais essayer de fermer les yeux.
Ici on entend craquer les meubles et sémir le vent. — On ! On .
oh! qu'y a-t-il maintenant ? Il y a du bruit dans
ma chambre ! EUe se leve. — Je veux voir ce qu'il y
a .sur le prie-Dieu ! — J'avais peur de ma robe de
noces ! Mais^ quelle est cette ombre sur la tapis-
serie? Elle fait ylisser la tapisserie. Elle CSt SUr le mur
à présent ! Je vais boire un peu d'eau ! EUe boit, et
dépose le verre sur un meuble. — Oh ! COmmC ils Crieut
les roseaux de ma chambre! Et quand je marche
tout parle dans ma chambre! Je crois que c'est
l'ombre du cyprès ; il y a un cyprès devant ma
fenêtre. Eiie va vers la fenêtre. — Oh, la tristc chambre
J
ACTE QUATRIEME
qu'ils m'ont donnée 1 ii tonne. Je ne vois que des
croix aux lueurs des éclairs ; et j'ai peur que les
morts n'entrent par les fenêtres. Mais quelle tem-
pête dans le cimetière ! et quel vent dans les
saules pleureurs! Elle se couche sur son ht. Je n'entends
plus rien maintenant; et la lune est sortie de ma
chambre. Je n'entends plus rien, maintenant.
Je préfère entendre du bruit. Elle écoute. Il y a des
pas dans le corridor. D'étranges pas^ d'étranges
pas^ d'étranges pas... On chuchote autour de ma
chambre ; et j'entends des mains sur ma porte !
Ici le chien se met à hurler. PlutOU ! PlutOU I qUClqu'UH
va entrer ! — Plu ton ! Pluton ! Pluton ! ne hurle
pas ainsi! Mon Dieu! mon Dieu! je crois que
SCENE IV
Un corridor du château.
Entrent, au bout du corridor, le roi et la reine
Anne.— Le roi porte une lumière,! orage continue.
ANNE.
Je crois que l'orage sera terrible cette nuit; il
y avait un vent effrayant dans la cour^ un des vieux
saules pleureurs est tombé dans l'étang.
LE KOI.
Ne le faisons pas.
tiô la princesse maleixe
annp:.
Quoi ?
LE KOI.
N'y a-t-il pa> moyen de faire autrement ?
ANNE.
Venez.
LE ROI.
Les sept béguines !
Or. entend \enir les sept béguines qui chantent des
litanies.
UNE BÉGUINE, au loin.
Propitius e>tC' 1
LES AUTRES BÉGUINES.
Parce nobis. Domine !
UNE BÉGUINE.
Propitius este !
LES AUTRES.
Exaudi ne s, Domine !
UNE BÉGUINE.
Ab omni malo !
LES AUTRES.
Libéra nos, Domine !
UNE BÉGUINE.
Ab omni peccato !
ACTE QUATRIEME II7
LES AUTRES.
Libéra nos, Domine î
Elles entrent à la file, le première porte une lan-
terne, la septième un livre de prières.
UNE BÉGUINE.
Ab ira tua !
LES AUTRES.
Libéra nos^ Domine !
UNE BÉGULNE.
A subitanea et improvisa morte !
LES AUTRES.
Libéra nos, Domine !
UNE BÉGUINE.
Ab insidiis diaboli !
LES AUTRES.
Libéra nos^ Domine !
UNE BIlGUINE, en passant de\ant le roi et la reine.
A spiritu fornicationis !
LES AUTRES.
Libéra nos. Domine !
UNE BÉGUINE.
Ab ira^ et odio^ et omni mala voluntate !
r8 I.A PRINXESSE MALEIXE
LES AUTRES.
Libéra nos, Domine !
Elles sortent et on continue de le*; entendre dan?
réloianement.
UNE bp:guixe.
A fulgure et tempestate !
LES AUTRES.
Libéra nos, Domine !
UNE BÉGUINE, très loin.
A morte perpétua î
LES AUTRES.
Libéra nos, Domine 1
ANNE.
Elles sont parties. — Venez.
LE ROI.
Oh ! ne le faisons pas aujourd'hui I
ANNE.
Pourquoi ?
LE ROI.
Il tonne si terriblement 1
ANNE.
On ne l'entendra pas crier. Venez.
LE ROI.
Attendons encore un peu.
ACTE QUATRIÈME II9
ANNE.
Taisez-vous ; c'est ici la porte...
LE ROI.
Est-ce ici la porte?... Mon Dieu! mon Dieu!
mon Dieu I
ANNE.
Où est la clef?
LE ROL
Allons jusqu'au bout du corridor; il y a peut-
être quelqu'un.
ANNE.
Où est la clef?
LE ROI.
Attendons jusqu'à demain.
ANNE.
Mais comment est-il possible ? Allons ! la clef!
la clef!
LE ROI.
Je crois que je l'ai oubliée.
ANNE.
Ce n'est pas possible. Je vous l'ai donnée.
LE ROI.
Je ne la trouve plus...
I20 I.A PRINXESSE MAI.EIXE
ANNE.
Mais je l'ai mise dans votre manteau...
LE ROI.
Elle n'y est plus. Je vais la chercher...
AXXE.
Où donc?
LE KOI.
Ailleurs.
ANNE.
Non, non, restez ici ; vous ne reviendriez plus.
LE KOI.
Si. si^ je reviendrai.
ANNE.
J'irai moi-même. Restez ici. Où est-elle?
LE ROI.
Je ne sais pas. Dans ma chambre à coucher...
ANNE.
Mais vous vous en irez ?
LE KOI.
Oh ! non^ je resterai !... je resterai ici !
ANNE.
Mais il faut que vous l'ayez. Je l'ai mise dans
votre manteau. Cherchez. Nous n'avons pas de
temps à perdre.
ACTE QUATRIEME
LK ROI.
Je ne la trouve pas,
ANNE.
Voyons... — Mais elle est ici ! Voyons^ sois rai-
sonnable, Hjalmar ; et ne fais pas l'enfant ce soir. ..
Est-ce que tu ne m'aimes plus ?
Elle veut Tembrasser.
LE ROI^ la repoussant.
Non^ non^ pas maintenant.
ANNE.
Ouvrez !
LE ROI.
Oh ! oh ! oh ! J'aurais moins peur de la porte
de l'enfer! Il n'y a qu'une petite fille là derrière ;
elle ne peut pas...
ANNE.
Ouvrez !
LE ROI.
Elle ne peut pas tenir une fleur dans ses mains I
Elle tremble quand elle tient une pauvre petite
fleur dans ses mains ; et moi...
ANNE.
Allons ; ne faites pas de scènes^ ce n'est pas le
moment. — Nous n'avons pas de temps à perdre !
LA PRINXESSE MALEIXE
LE KOI.
Je ne trouve pas le trou de la serrure.
ANNE.
Donnez-moi la lumière ; elle tremble comme
si le corridor allait s'écrouler.
LE ROI.
Je ne trouve pas le trou de la serrure.
ANNE.
Vous tremblez ?
LE KOI.
Non ; — oui^ un peu, mais je n'y vois plus !
ANNE.
Donnez-moi la clef? Entrouvrant la porte. EutrCZ î
Le chien noir sort en rampant.
LE KOI.
Il y a quelque chose qui est sorti 1
ANNE.
Oui.
LE KOI.
Il y a quelque chose qui est sorti !
ANNE.
Taisez-vous !
LE KOI.
Mais qu'est-ce qui est sorti de la chambre ?
ACTE QUATRIEME I23
ANNE.
Je ne sais pas ; — entrez ! entrez ! entrez !
Ils entrent dans la chambre.
SCENE V
La chambre de la princesse Maleine.
On découvre la princesse Maleine immobile sur son
lit, épou\ antée et aux écoutes ; entrent le roi et la y
reine Anne. — Loraye augmente.
LE ROI.
Je veux savoir ce qui est sorti de la chambre !...
ANNE.
Avancez, avancez 1
LE ROI.
Je veux aller voir ce qui est sorti de la
chambre...
ANNE.
Taisez -vous. Elle est là.
LE ROI.
Elle est morte ! — Allons-nous-en !
ANNE.
Elle a peur.
24 I.A PRINCESSE MALEINE
LE ROI.
Allons-nous-en I J'entends battre son cœur
jusqu'ici!
ANNE.
Avancez; — est-ce que vous devenez fou ?
LE ROI.
Elle nous regarde^ oh î oh !
ANNE.
Mais c'est une petite fille! — Bonsoir. Alaleine.
— Est-ce que tu ne m'entends pas^ Maleine ?
Nous venons te dire bonsoir. — Es-tu malade^
Maleine ? Est-ce que tu ne m'entends pas ?
Maleine ! Maleine !
Maleine fait .--igné que oui.
LE ROI.
Ah!
ANNE.
Tu es effrayante ! — Maleine ! ]\Ialeine ! As-tu
perdu la voix ?
MALEINE.
Bon... soir!...
ANNE.
Ah ! tu vis encore ; — as-tu tout ce qu'il te faut ?
— Mais je vais ôter mon manteau. Elle dépose son
manteau sur un meuble et s'approche du lit. — JC VaiS VOir. —
Oh ! cet oreiller est bien dur. — Je vais arranger
ACTE QUATRIEME
tes cheveux. — Mais pourquoi me regardes-tu
ainsi^ Maleine ? Maleine ? — Je viens te dorloter
un peu. — Où est-ce que tu as mal ? — Tu trem-
bles comme si tu allais mourir. — Mais tu fais
trembler tout le lit ! — Mais je viens simplement
te dorloter un peu. — Ne me regarde pas ainsi 1
Il faut être dorlotée à ton âge ; je vais être ta pau-
vre maman. — Je vais arranger tes cheveux. —
Voyons, lève un peu la tête ; je vais les nouer
avec ceci. — Lève un peu la tête. — Ainsi.
Elle lui passe un lacet autour du cou.
MALEINE, fautant à bas du Ht.
Ah ! qu'est-ce que vous m'avez mis autour du
cou?
ANNE.
Rien I rien 1 ce n'est rien ! ne criez pas !
MALEINE.
Ah : ah :
ANNE.
Arrêtez-la I arrêtez-la !
LE KOI.
Quoi ? Quoi ?
ANNE.
LE ROI.
Je ne peux pas !...
126 LA PKlxXCESSE MALEINE
MALEINE.
Vous allez me !... oh 1 vous allez me !...
ANNE, saisissant Maleine.
Non ! non !
MALEINE.
Maman! Maman! Nourrice! Nourrice! Kjal-
mar ! Hjalmar ! Hjalmar !
ANNE^ au roi.
Où ètes-vous ?
LE ROI.
Ici ! ici î
MALEINE, suivant Anne sur les yenoux.
Attendez ! Attendez un peu ! Anne ! Madame !
roi! roi! roi! Hjalmar! — Pas aujourd'hui! —
Non! non! pas maintenant!...
ANNE.
Vous allez me suivre autour du monde à
genoux ?
Elle tire sur le lacet.
MALEINE^ tombant au milieu de la chambre.
Maman!... Oh! oh! oh!
Le roi \a s'asseoir.
ACTE QUATRIEME
ANNE.
Elle ne bouge plus. C'est déjà fini. — Où étes-
vous ? Aidez-moi ! Elle n'est pas morte. — Vous
êtes assis !
LE KOI.
Oui! oui! oui!
ANNE.
Tenez-lui les pieds ; elle se débat. Elle va se
relever...
LE ROL
Quels pieds ? quels pieds ? Où sont-ils ?
ANNE.
Là ! là ! là ! Tirez !
LE ROI.
Je ne peux pas ! Je ne peux pas !
ANNE.
Mais ne la faites pas souffrir inutilement !
Ici la gréie crépite subitement contre les fenêtres.
LE ROI.
Ah!
ANNE.
Qu'est-ce que vous avez fait ?
LE ROI.
Aux fenêtres ! — On frappe aux fenêtres !
128 LA PRINCESSE MAI.EIXE
ANNE.
On frappe aux fenêtres ?
lp: KOI.
Oui ! oui 1 avec des doigts î oh 1 des millions de
doigts !
Xouvelle a\er.se.
ANNE.
C'est la grêle !
LE KOI.
La grêle ?
ANNE.
Oui.
LE KOI.
Est-ce que c'est la grêle ?
ANNE.
Oui, je l'ai vu. — Ses yeux deviennent troubles.
LE KOI.
Je veux m'en aller ! Je m'en vais 1 Je m'en vais î
ANNE.
Quoi ? quoi ? Attendez ! attendez ! Elle est
morte.
Ici une fenêtre s'ou\ re ^ iolemment sous un coup de
vent, et un vase posé sur l'appui et contenant une
tige de lys tombe brayamnient dans la chambre.
ACTE QUATRIEME 12()
LE KOI.
Oh! oh!... maintenant!... — Qu'y a-t-il main-
tenant ?
ANNE.
Ce n'est rien, c'est le 13's ; le lys est tombé.
LE ROI.
On a ouvert la fenêtre.
ANNE.
C'est le vent.
Tonnerres et éclairs.
LE ROL
Est-ce que c'est le vent ?
ANNE.
Oui, oui, vous l'entendez bien. — Enlevez,
enlevez l'autre lys ; — il va tomber aussi.
LE KOL
Où ? où ?
ANNE.
Là! là! à la fenêtre. Il va tomber, il va tomber !
On l'entendra !
LE KOI, prenant le lys.
Où faut-il le mettre ?
ANNE.
Mais où vous voudrez ; à terre ! à terre !
9
130 I.A PRLNXESSE MALEINE
LE ROI.
Je ne sais pas où...
ANNE.
Mais ne restez pas avec ce lys dans vos mains !
Il tremble comme s'il était au milieu d'une tem-
pête ! Il va tomber !
LE ROI.
Où faut-il le mettre ?
ANNE.
Où vous voudrez; à terre; — n'importe où...
LE ROI.
Ici?
Oui^ oui.
Ah!
ANNE.
Ici Maleine fait un mouvement.
LE KOI,
ANNE.
Quoi ? quoi ?
LE ROI^ imitant le mouvement.
Elle a!...
ANNE.
Elle est morte ; elle est morte. Venez!
ACTE QUATRIEME 131
LE ROI.
Moi?
ANNE.
Oui. Elle saigne du nez. — Donnez-moi votre
mouchoir.
LE ROI.
Mon... mon mouchoir?
ANNE.
Oui.
LE ROI.
Non^ non ! pas le mien ! pas le mien !
Ici le fou apparaît à la fenêtre restée ou^ erte et
ricane tout à coup.
ANNE.
Il y a quelqu'un I II y a quelqu'un à la fenêtre !
LE ROI.
Oh ! oh ! oh !
ANNE.
C'est le fou ! Il a vu de la lumière. — Il le dira.
— Tuez-le !
Le roi court à la fenêtre et frappe le fou d'un coup
dépée.
LE FOU^ tombant.
Oh! oh! oh!
132 LA PRINCESSE MALEIXE
ANNE.
Il est mort ?
LE ROI.
Il est tombé. Il est tombé dans le fossé. Il se
noie! Ecoutez! Ecoutez!...
On entend des clapotements.
ANNE.
Il n'y a personne aux environs ?
LE KOI.
Il se noie ; il se noie. Ecoutez !
ANNE.
Il n'y a personne aux environs ?
Tonnerres et éclairs.
LE KOI.
Il y a des éclairs ! il }' a des éclairs !
ANNE.
Quoi ?
LE KOI.
Il pleut ! il pleut ! Il grêle ! il grêle ! Il tonne !
il tonne !
ANNE.
Oue faites-vous là, à la fenêtre ?
ACTE QUATRIEME I33
LE KOI.
Il pleut, il pleut sur moi 1 Ils versent de l'eau
sur ma tète I Je voudrais être sur la pelouse ! Je
voudrais être en plein air ! Ils versent de l'eau sur
ma tête ! Il faudrait toute l'eau du déluge pour
me baptiser à présent ! Le ciel entier écrase de la
grêle sur ma tête ! Le ciel entier écrase des éclairs
sur ma tête !
ANNE.
Vous devenez fou I Vous allez vous faire fou-
droyer î
LE ROL
Il grêle ! il grêle sur ma tête ! Il 3^ a des grêlons
comme des œufs de corbeaux !
ANNE.
Mais vous devenez fou î Ils vont vous lapider.
— Vous saignez déjà. — Fermez la fenêtre.
LE ROL
J'ai soif.
ANNE.
Buvez. Il y a de l'eau dans ce verre.
LE ROL
Où?
ANNE.
Là ; il est encore à moitié plein.
134 LA PRINCESSE MALEINE
LE ROI.
Elle a bu dans ce verre ?
ANNE.
Oui; peut-être.
LE ROI.
11 n'y a pas d'autre verre ?
Il verse l'eau qui reste et rince le verre.
ANNE.
Non^ — que faites-vous ?
LE ROI.
Elle est morte, ici on entend d'étranges frùlements et un
bruit de griffes contre la porte. Afl .
ANNE.
On gratte à la porte !
LE ROI.
Ils grattent I ils grattent !
ANNE.
Taisez-vous.
LE ROI.
Mais ce n'est pas avec une main !
ANNE.
Je ne sais pas ce que c'est.
LE ROI.
Prenons garde ! Oh ! oh I oh !
i
ACTE QUATRIEME IV
ANNE.
Hjalmar! Hjalmar! qu'est-ce que vous avez ?
LE ROT.
Quoi ? quoi ?
ANNE.
Vous êtes effrayant I Vous allez tomber ? Buvez,
buvez un peu.
LE KOI.
Oui ! oui !
ANNE.
On marche dans le corridor.
LE ROI.
Il va entrer !
ANNE.
Qui?
LE ROI.
Celui... celui... qui !..
Il fait le geste de gratter.
ANNE.
Taisez-vous. — On chante...
\'OIX dans le corridor.
De profimdis clamavi ad te Domine ; Domine
exmidi vocem meam!
136 LA PRINXESSE MALEINE
ANNE.
Ce sont les sept béguines qui vont à la cuisine.
A'OIX dans le corridor.
F^iant aiircs tiiœ inicndcntes, in voccm dcprcca-
tionis mcœ !
Le roi laisse tomber le ^■erre et la carafe.
ANNE.
Ou'avez-vous fait ?
LE KOI.
Ce n'est pas ma faute...
ANNE.
Elles auront entendu le bruit. Elles vont
entrer...
"N'OIX s'tloignant dans le corridor.
Si iniqiiitatcs obscrvavcris, Domine : Domine,
qiiis snstinebitf
ANNE.
Elles sont passées ; elles vont à la cuisine.
LE KOI.
Je veux m'en aller! Je veux m'en aller! Je
veux aller avec elles ! Ouvrez-moi la porte !
Il va vers la porte.
ANNE^ le retenant.
Qu'est-ce que vous faites? Où allez-vous? Vous
devenez fou ?
ACTE QUATRIEME I37
LE KOI.
Je veux aller avec elles ! Elles sont déjà sur la
pelouse... Elles sont au bord de l'étang... Il
y a du vent ; il pleut ; il y a de Teau ; il y
a de l'air! — Si du moins vous l'aviez fait mou-
rir en plein air 1 Mais ici dans une petite chambre I
Dans une pauvre petite chambre ! — Je vais
ouvrir les fenêtres...
ANNE.
Mais il tonne 1 Vous devenez fou ? J'aurais
mieux fait de venir seule...
LE KOI.
Oui ! oui !
ANNE.
Vous VOUS en seriez lavé les mains, n'est-ce pas ?
Mais maintenant...
LE ROI.
Je ne l'ai pas tuée ! Je n'y ai pas touché ! C'est
vous qui l'avez tuéel C'est vous ! c'est vous ! c'est
vous !
ANNE.
Bien, bien; taisez-vous. — Nous verrons après.
Mais ne criez pas ainsi.
LE KOI.
Ne dites plus que c'est moi ou je vous tue aussi!
C'est vous ! c'est vous !
138 LA PRIN'CESSE MALEINE
ANNE.
Mais ne criez pas comme un possédé î On va
vous entendre jusqu'au bout du corridor.
LE ROI.
On m'a entendu ?
On frappe à la porte.
I
On frappe ! Ne bougez pas !
On frappe.
LE ROI.
Que va-t-il arriver ? Que va-t-il arriver main-
tenant ?
On frappe.
ANNE.
Eteignez la lumière.
LE ROI.
Oh!
ANNE.
Je vous dis d'éteindre la lumière.
LE ROI.
Non.
ANNE.
Je l'éteindrai moi-même.
Elle éteint la lumière. On frappe.
ACTE QUATRIEME I39
LA NOURRICE, dans le corridor.
Maleine ! Maleine !
ANNE, dans la chambre.
C'est la nourrice...
LE ROI.
Oh 1 oh I la nourrice ! la bonne, la bonne nour-
rice I Je veux voir la nourrice ! Ouvrons ! Ou-
vrons !
ANNE.
Mais taisez-vous donc ; pour Dieu, taisez-vous !
LA NOURRICE, dans le corridor.
Maleine ! Maleine ! Est-ce que vous dormez ?
LE ROI, dan.s la chambre.
Oui ; oui ; oui ; oh I
ANNE.
Taisez- VOUS.
LA NOURRICE, dans le corridor.
Maleine... ma pauvre petite Maleine... Vous
ne répondez plus ? Vous ne voulez plus me
répondre ? — Je crois qu'elle dort profondément.
LE ROI^ dans la chambre.
Oh ! oh I profondément I
On frappe.
ANNE.
Taisez-vous !
I40 LA PRINXESSE MALEIXE
LA NOURRICE, dans le corridor.
Maleine! — Ma pauvre petite Maleine ! Je
vous apporte de beaux raisins blancs et un peu
de bouillon. Ils disent que vous ne pouvez pas
manger ; mais je sais bien que vous êtes très
faible; je sais bien que vous avez faim. —
Maleine^ Maleine I Ouvrez-moi !
LE ROL dans la chambre.
Oh! ohl oh!
ANNE.
Ne pleurez pasi elle s'en ira...
LA NOURRICE, dans le corridor.
Mon Dieu 1 voilà Hjalmar qui arrive avec le
petit Allan. Il va voir que je lui apporte des fruits.
Je vais les cacher sous ma mante.
LE ROI, dans la chambre.
Hjalmar arrive I
ANNE.
Oui.
LE ROI.
Et le petit Allan.
ANNE.
Je .sais bien ; taisez-vous.
HJALMAR, dans le corridor.
Oui est là ?
ACTE QUATRIEME I4I
LA NOURRICE.
C'est moi. Seigneur.
HJALMAR.
Ah ! c'est vous^ nourrice. Il fait si noir dans ce
corridor... Je ne vous reconnaissais pas. Que
faites-vous ici ?
LA NOURRICE.
J'allais à la cuisine ; et j'ai vu le chien devant
la porte...
HJALMAR.
Ah ! c'est Pluton 1 — Ici Pluton !
ANNE^ dans la chambre.
C'était le chien 1
LE ROI.
Quoi?
ANNE.
C'était le chien qui grattait...
LA NOURRICE, dans le corridor.
Il était dans la chambre de Maleine. Je ne sais
pas comment il est sorti....
HJALMAR.
Est-ce qu'elle n'est plus dans sa chambre ?
LA NOURRICE.
Je ne sais pas ; elle ne répond pas.
142 LA PRIN'CESSE MALEINE
HJALMAR.
Elle dort.
LA NOURRICE.
Il ne veut pas s'éloigner de la porte.
HJALMAR.
Laissez-le ; les chiens ont d'étranges idées. Mais
quelle tempête^ nourrice ! mais quelle tempête !...
LA NOURRICE.
Et le petit Allan n'est pas encore couché ?
HJALMAR.
Il cherche sa mère ; il ne trouve plus sa mère.
LE PETIT ALLAX.
Petite mère est pe-erdue !
HJALMAR.
Il veut absolument la voir avant de s'endormir.
Vous ne savez pas où elle est ?
LA NOURRICE.
Non.
LE PETIT ALLAN.
Petite mère est pe-erdue !
HJALMAR^ dans le corridor.
On ne la trouve plus.
ACTE QUATRIEME I43
LE PETIT ALLAX.
Petite mère est pe-erdue ! pe-erdue ! pe-erdue !
oh ! oh ! oh !
LE ROI^ dans la chambre.
Oh!
ANNE.
Il sanglote !
LA NOURRICE^ dans le corridor.
Voyons^ ne pleure pas ; voici ta balle. Je l'ai
trouvée dans le jardin.
LE PETIT ALLAN.
Ah ! ah ! ah !
On entend des coups sourds contre la porte.
LE ROI^ dans la chambre.
Ecoutez ! Ecoutez !
ANNE.
C'est le petit AUan qui joue à la balle contre la
porte !
LE ROI.
Ils vont entrer. — Je vais la fermer 1
ANNE.
Elle est fermée.
LE ROI^ allant à la porte.
Les verrous ! les verrous !
144 I-^ PRINXESSE MALEIXE
ANNE.
Doucement, doucement !
HJALMAK, dans le corridor.
Mais pourquoi le chien renifle-t-il ainsi sous la
porte ?
LA NOURRICE.
Il voudrait entrer; il est toujours près de
Maleine.
HJALMAK.
Croyez-vous qu'elle puisse sortir demain ?
LA NOURRICE.
Oui, oui. Elle est guérie. — Eh bien, Allan,
que fais-tu là! — Tu ne joues plus ? Tu écoutes aux
portes ? Oh ! le petit vilain qui écoute aux portes !
LE PETIT ALLAN.
11 y a un petit ga-arçon derrière la porte !
ANNE, dans la chambre.
Que dit-il ?
HJALMAR, dans le corridor.
Il ne faut jamais écouter aux portes. II arrive
des malheurs quand on écoute aux portes.
LE PETIT ALLAN.
Il y a un petit ga-arçon derrière la porte I
ACTE QUATRIEME I45
AXNE, dans la chambre.
Il VOUS a entendu !...
LE ROI.
Oui ! oui I Je crois que oui 1
ANNE.
Il entend votre cœur ou vos dent> I
LE ROI.
On entend mes dents ?
ANNE.
Je les entends jusqu'ici I Fermez la bouche!
LE ROI.
:\Ioi ?
ANNE.
Mais ne vous couchez pas contre la porte I Allez-
vous-en !
LE ROI.
Où ? où ?
AXNE.
Ici : ici :
LE PETIT ALLAX, dans le cornd:r.
Il y a un petit ga-arçon derrière la porte.
HJALMAR.
Viens ; tu as sommeil.
146 LA PRINXESSE MAI.EIXE
LA NOURRICE.
Viens ; c'est un méchant petit garçon.
LE PETIT ALLAN.
Je veux voir le petit ga-arçon !...
LA NOURRICE.
Oui^ tu le verras demain. Viens^ nous allons
chercher petite mère. Ne pleure pas^ viens!
LE PETIT ALLAN.
Je veux voir le petit ga-arçon 1 oh ! oh ! Je dirai
à petite mère ! oh ! oh !
LA NOURRICE.
Et moi, je dirai à petite mère que tu as éveillé
Maleine. Viens, Maleine est malade.
LE PETIT ALLAN.
Ma-aleine est plus ma-alade.
LA NOURRICE.
Viens ; tu vas éveiller Maleine.
LE PETIT ALLAN^ séloignant.
Non, non, j'éveillerai pas Ma-aleine ! j'éveillerai
pas Ma-aleine !
ANNE, dan.s la chambre.
Ils sont partis ?
ACTE QUATRIEME I47
LE ROI.
Oui ! oui ! Allons-nous-en ! Je vais ouvrir la
porte ! la clef! la clef! où est la clef?
AN ni:.
Ici. — Attendez un peu. — Nous allons la por-
ter sur son lit.
LE ROL
Qui?
ANNE.
Elle...
LE ROT.
Je n'}^ touche plus !
ANNE.
Mais on verra qu'on Ta étranglée ! Aidez-moi !
LE ROL
Je n'y touche plus ! Venez ! venez ! venez !
ANNE.
Aidez-moi à ôter le lacet !
LE ROL
Venez ! venez !
ANNE.
Je ne puis pas ôter le lacet ! un couteau ! un
couteau !
14.8 LA PRINCESSE MALEIXE
LE ROI.
Oh ! qu'est-ce qu'elle a autour du cou ? Qu'est-
ce qui brille autour de son cou ? Venez avec moi !
ANNE.
Mais ce n'est rien ! C'est un collier de rubis I
votre couteau !
LE ROI.
Je n'y touche plus 1 je n'y touche plus^ vous
dis-je ! Mais le bon Dieu serait à genoux devant
moi ! ... je le renverserais 1 je le renverserais ! Je n'y
touche plus ! Oh I il y a 1 . . . il y a ici !.. .
ANNE.
Quoi ? quoi ?
LE ROI.
Ily aici!...Oh!oh!ohl
Il ouvre la porte en tâtonnant et s'enfuit.
ANNE.
Où est-il ?... Il s'est enfui... Ou'a-t-il vu ?... Je
ne vois rien... Il court contre les murs du corri-
dor... Il tombe au bout du corridor... — Je ne
reste pas seule ici.
Elle sort.
ACTE V
SCENE I
Une partie du cimetière devant
le château.
On découvre une grande foule. La tempête con
tinue.
UNE \'IEILLE FEMME.
La foudre est tombée sur le moulin !
UNE AUTRE FEMME.
Je l'ai vue tomber!
UN PAYSAN.
Oui I oui ! un globe bleu 1 un globe bleu 1
UN AUTRE PAYSAN.
Le moulin brûle ! ses ailes brûlent !
UN ENFANT.
Il tourne I il tourne encore !
150 LA PRINCESSE MALEINE
TOUS.
Oh!
UX VIKILLARD.
Avez-vous jamais vu une nuit comme celle-ci ?
UN PAVSAX.
Voyez le château ! le château 1
UN AUTRE.
Est-ce qu'il brùle ? — Oui.
UN TROISIÈME PAYSAN.
Non^ non I ce sont des flammes vertes ! Il y a
des flammes vertes aux crêtes de tous les toits I
UNE FEMME.
Je crois que le monde va finir !
UNE AUTRE FEMME.
Ne restons pas dans le cimetière !
UN PAYSAN.
Attendons 1 attendons un peu ! Ils éclairent tou-
tes les fenêtres du rez-de-chaussée !
UN PAU\RE
Il y a une fête !
UN AUTRE PAYSAN.
Ils vont manger I
ACTE CINQUIEME
UN VIEILLARD.
Il y a une fenêtre du rez-de-chaussée qui ne
s'éclaire pas !
UN DOMESTIQUE DU CHATEAU.
C'est la chambre de la princesse Maleine.
UN PAYSAN.
Celle-là ?
LE DOMESTIQUE.
Oui ; elle est malade.
UN VAGABOND^ entrant.
Il y a un grand navire de guerre dans le port.
TOUS.
Un grand navire de guerre ?
LE VAGABOND.
Un grand navire noir ; on ne voit pas de mate-
lots.
UN VIEILLARD.
C'est le jugement dernier.
Ici la lune apparaît au-dessus du château.
TOUS.
La lune I la lune I la lune !
UN PAYSAN.
Elle noire; elle est noire... Qu'est-ce qu'elle a?
LA PRINCESSE MALElxVE
LE DOMESTIQUE.
Une éclipse ! une éclipse î
Eclair et coup de foudre formidables.
TOUS.
La foudre est tombée sur le château.
UN PAYSAN.
Avez-vous vu trembler le château ?
UN AUTRE PAYSAN.
Toutes les tours ont chancelé !
UNE FEMME.
La grande croix de la chapelle a remué... Elle
remue ! elle remue !
LES UNS.
Oui, oui ; elle va tomber ! elle va tomber !
LES AUTRES.
Elle tombe ! elle tombe ! avec le toit de la tou-
relle!
UN PAYSAN.
Elle est tombée dans le fossé.
UN VIEILLARD.
11 y aura de grands malheurs.
UN AUTRE ATEILLARD.
On dirait que l'enfer est autour du château.
ACTE CINQUIEME I^^
»
UNE FEMME.
Je vous dis que c'est le jugement dernier.
UNE AUTRE FEMME.
Ne restons pas dans le cimetière.
UNE TROISIÈME FEMME.
Les morts vont sortir !
UN PÈLERIN.
Je crois que c'est le jugement des morts !
UNE FEMME.
Ne marchez pas sur les tombes !
UNE AUTRE FEMME^ aux enfants.
Ne marchez pas sur les croix !
UN PAYSAN, accourant.
Une des arches du pont s'est écroulée î
TOUS.
Du pont ? Quel pont ?
LE PAYSAN.
Le pont de pierre du château. On ne peut phu
entrer dans le château.
UN VIEILLARD.
Je n'ai pas envie d'y entrer.
UN AUTRE VIEILLARD.
Je ne voudrais pas y être !...
154 LA PRINCESSE MALEINE
UNE VIEILLE FEMME.
Moi non plus !
LE DOMESTIQUE.
Regardez les cygnes ! Regardez les cygnes !
TOUS.
Où ? où sont-ils !
LE DOMESTIQUE.
Dans le fossé ; sous la fenêtre de la princesse
Maleine !
LES UNS.
Qu'est-ce qu'ils ont ? Mais qu'est-ce qu'ils ont ?
LES AUTRES.
Ils s'envolent ! ils s'envolent ! ils s'envolent
tous !
UN PÈLERIN.
Il y en a un qui ne s'envole pas !
UN DEUXIÈME PÈLERIN.
Il a du sang sur les ailes î
UN TROISIÈME PÈLERIN.
Il flotte à la renverse !
TOUS.
Il est mort !
UN PAVSAN.
La fenêtre s'ouvre !
ACTE CINQUIEME
LE DOMESTIQUE.
C'est la fenêtre de la princesse Maleine !
UN AUTRE PAYSAN.
Il n'y a personne 1
Un silence.
DES FEMMES.
Elle s'ouvre 1
d'autres femmes.
Allons-nous-en ! allon>-nous-en !
Elles fuient épouvantées.
LES HOMMES.
Qu'y a-t-il ? qu'y a-t-il ?
TOUTES LES FEMMES.
On ne sait pas !
Elles fuient.
QUELQUES HOMMES.
Mais qu'est-il arrivé ?
d'autres hommes.
Il n'y a rien ! Il n'y a rien !
Ils fuient.
TOUS.
Mais pourquoi vou> enfuyez-vous? Il n'y a
rien ! Il n'v a rien '.
156 LA PRINCESSE MALEIXE
UX CUL-DE-JATTE.
Une fenêtre s'ouvre... une fenêtre s'ouvre... Ils
ont peur... Il n'y a rien 1
Il fuit épouvanté en rampant sur les mains.
SCÈNE II
Une salle précédant la chapelle
du château.
On découvre une foule de neigneurs, de courtisans,
de dames, etc.. dan.s lattente. La tempête con-
UX SEIGXEUR. à une fenêtre.
A- t-on jamais vu une pareille nuit I
UX AUTRE SEIGXEUR.
Mais regardez donc les sapins I Venez voir la
forêt de sapins, à cette fenêtre ! Elle se couche
jusqu'à terre à travers les éclairs ! — On dirait un
fleuve d'éclairs !
UX AUTRE SEIGXEUR.
Et la lune I Avez-vous vu la lune ?
DEUXIÈME SEIGXEUR.
Je n'ai jamais vu de lune plus épouvantable !
ACTE ( INOUIEME
O/
troisip:me seigxeuk.
L'éclipsé ne finira pas avant dix heures.
PREMIER SEIGNEUR.
Et les nuages ! Regardez donc les nuages ! On
dirait des troupeaux d'éléphants noirs qui passent
depuis trois heures au-dessus du château !
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Ils le font trembler de la cave au grenier !
HJALMAR-
Ouelle heure est-il ?
PREMIER SEIGNEUR.
Neuf heures.
HJALMAR.
Voilà plus d'une heure que nous attendons le
roi!
TROISIÈME SEIGNEUR.
On ne sait pas encore où il est ?
HJALMAR.
Les sept béguines l'ont vu en dernier lieu dans
le corridor.
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Vers quelle heure ?
HJALMAR.
Vers sept heures.
158 LA PRINCESSE MALEIXE
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Il n'a pas prévenu ?...
HJALMAK.
Il n'a rien dit. Il doit être arrivé quelque chose;
je vais voir.
Il sort.
DEUXIÈME SEIGNEUR.
On ne sait pas ce qu'il peut arriver pendant de
telles nuits !
TROISIÈME SEIGNEUR.
Mais la reine Anne, où est-elle ?
PREMIER SEIGNEUR.
Elle était avec lui.
TROISIÈME SEIGNEUR.
Oh ! oh 1 alors !
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Une pareille nuit I
PREMIER SEIGNEUR.
Prenez garde! Les murs écoutent...
Entre un chambellan.
TOUS.
Eh bien ?
LE CHAMBELLAN.
On ne sait où il est.
I
ACTE CINQUIEME I59
ï
UN SEIGNEUR.
Mais il est arrivé un malheur!
LE CHAMBELLAN.
Il faut attendre. J'ai parcouru tout le château ;
j'ai interrogé tout le monde ; on ne sait où il est.
UN SEIGNEUR.
Il serait temps d'entrer dans la chapelle ; —
écoutez^ les sept béguines y sont déjà.
On entend des chants lointains.
UN AUTRE SEIGNEUR^ à une fenêtre.
Venez ; venez ; venez voir le fleuve...
DES SEIGNEURS^ accourant.
Qu'y a-t-il ?
UN SEIGNEUR.
Il y a trois navires dans la tempête !
UNE DAME d'honneur.
Je n'ose plus regarder un fleuve pareil 1
UNE AUTRE DAME d'hONNEUR.
Ne soulevez plus les rideaux ! ne soulevez plus
les rideaux !
UN SEIGNEUR.
Toutes les murailles tremblent comme si elles
avaient la fièvre 1
l6o LA PRINCESSE MALEIXE
UN AUTRE SEIGNEUR^ à une autre fenCtre.
Ici. ici, venez ici 1
LES UNS.
Quoi ?
LES AUTRES.
Je ne regarde plus !
LE SEIGNEUR, à la fenêtre.
Tous les animaux se sont réfugiés dans le cime-
tière 1 II y a des paons dans les cyprès 1 II y a des
hiboux sur les croix ! Toutes les brebis du village
sont couchées sur les tombes î
UN AUTRE SEIGNEUR.
On dirait une fête en enfer 1
UNE DAME d'honneur.
Fermez les rideaux ! fermez les rideaux !
UN VALET, entrant.
Une des tours est tombée dans l'étang !
UN SEIGNEUR.
Une des tours ?
LE vale:t.
La petite tour de la chapelle.
LE CHAMBELLAN.
Ce n'est rien. Elle était en ruine.
ACTE CINQUIÈME l6l
UN SEIGNEUR.
On se croirait dans les faubourgs de l'enfer.
LES FEMMES.
Mon Dieu î Mon Dieu ! que va-t-il arriver !
LE CHAMBELLAN.
Il n'y a pas de danger î — Le château résisterait
au déluge !
Ici un vieux seigneur ouvre une fenêtre, on entend
un chien hurler au dehors. — Silence.
TOUS.
Qu'est-ce que c'est ?
LE VIEUX SEIGNEUR.
Un chien qui hurle !
UNE FEMME.
N'ouvrez plus cette fenêtre !
Entre le prince Hjalmar.
UN SEIGNEUR.
Le prince Hjalmar!
TOUS..
Vous l'avez vu, Seigneur ?
HJALMAR.
Je n'ai rien vu !
DES SEIGNEURS.
Mais alors ?...
[02 LA PRINXESSE MALEIXE
HJALMAR.
Je n'en sais rien.
AN&US.
Ouvrez les portes 1 le roi vient I
TOUS.
Vous l'avez vu ?
AXGUS.
Oui!
HJALMAR.
Où était-il ?
AXGUS.
Je ne sais pas.
HJALMAK.
Et la reine Anne ?
AXGUS.
Elle est avec lui.
HJALMAR.
Lui avez-vous parlé ?
AXGUS.
Oui.
HJALMAR.
Ou'a-t-il dit?
Entre Angus.
ACTE CINQUIÈME 163
ANGUS.
Il n'a pas répondu.
HJALMAR.
Vous êtes pâle !
ANGUS.
J'ai été étonné !
HJALMAR.
De quoi ?
AXGUS.
Vous verrez !
UN SEIGNEUR.
Ouvrez les portes ! Je l'entends !
ANNE, derrière la porte.
Entrez, Sire...
LE ROI, derrière la porte.
Je suis malade... Je ne vais pas entrer... J'aime-
rais mieux ne pas entrer dans la chapelle...
ANNE, à la porte.
Entrez 1 entrez !
Eurent le roi et la reine Anne.
LE ROI.
Je suis malade... Ne faites pas attention...
HJALMAR.
Vous êtes malade, mon père ?
164. LA PRINCESSE MALEiXE
LE KOI.
Oui, oui.
HJALMAR.
Qu'avez-vou^. mon père ?
LE ROL
Je ne sais pas.
ANNE.
C'est cette épouvantable nuit.
LE RO[.
Oui, une épouvantable nuit !
ANNE.
Allons prier.
LE ROL
Mais pourquoi vous taisez-vous tous ?
HJALMAR.
Mon père, qu'}' a-t-il là sur vos cheveux ?
LE ROL
Sur mes cheveux?
HJALMAR.
Il y a du sang sur vos cheveux !
LE ROL
Sur mes cheveux ? — Oh ! c'est le mien ! On rit. —
Mais pourquoi riez- vous ? Il n'y a pas de quoi rire !
ACTE C.I.\"0(JIE.MI£
165
ANNE.
Il a fait une chute dans le corridor.
On frappe à une petite porte.
UX SEIGNEUR.
On frappe à la petite porte...
LK ROI.
Ah ! on frappe à toutes les portes ici 1 Je ne veux
plus qu'on frappe aux portes !
ANNE.
Voulez-vous aller voir^ Seigneur ?...
UN SEIGNEUR^ ou\ rant la porte.
C'est la nourrice^ Madame.
LE ROI.
Oui?
UN SEIGNEUR.
La nourrice. Sire !
ANNE, se levant.
Attendez, c'est pour moi...
HJALMAR.
Mais qu'elle entre 1 qu'elle entre I
Entre la nourrice.
LA NOURRICE.
Je crois qu'il pleut dans la chambre de Maleine.
ï66 LA PRINCESSE MALEIXE
LE ROI.
Quoi?
LA NOURRICE.
Je crois qu'il pleut dans la chambre de Maleine.
ANNE.
Vous aurez entendu la pluie contre les vitres.
LA NOURRICE.
Je ne puis pas ouvrir ?
ANNE.
Non ! non ! il lui faut le repos !
LA NOURRICE.
Je ne puis pas entrer ?...
ANNE.
Non î non ! non !
LE ROI.
Non I non I non 1
LA NOURRICE.
On dirait que le roi est tombé dans la neige.
LE ROI.
Quoi?
ANNE.
Mais que faites-vous ici ? Allez -vous-enî Allez-
vous-en !
Sort la nourrice.
ACTE CINQUIÈME 167
HJALMAR.
Elle a raison ; vos cheveux me semblent tout
blancs. Est-ce un effet de la lumière ?
ANNE.
Oui^ il y a trop de lumière.
LE ROI.
Mais pourquoi me regardez-vous tous ? — Est-
ce que vous ne m'avez jamais vu ?
ANNE.
Voyons ; entrons dans la chapelle ; l'office sera
fini^ venez donc.
LE ROI.
Non^ non^ j'aimerais m '.eux ne pas prier ce soir...
HJALMAR.
Ne pas prier, mon père ?
LE ROI.
Si; si; mais pas dans la chapelle... je ne me sens
pas bien, pas bien du tout î
ANNE.
Asseyez-vous un instant. Seigneur.
HJALMAR.
Qu'avez-vous. mon père ?
I
l68 LA PRINXESSE MALEIXE
ANNE.
Laissez, laissez^ ne l'interrogez pas ; il a été sur-
pris par l'orage ; laissez-lui le temps de se remettre
un peu, — parlons d'autre chose.
HJALMAR.
Ne verrons-nous pas la princesse Uglyane ce
soir ?
ANNE.
Non^ pas ce soir, elle est toujours souffrante.
LE ROI.
Je voudrais être à votre place î
HJALMAR.
Mais ne dirait-on pas que nous sommes
malades nous aussi ? — Nous attendons comme
de grands coupables...
LE ROI.
Où voulez -vous en venir ?
HJALMAR.
Plait-il, mon père ?
LE ROI.
Où voulez-vous en venir ? Il faut le dire fran-
chement...
ANNE.
Vous n'avez pas compris. — Vous étiez distrait.
— Je disais qu'Uglyane est souffrante^ mais elle
va mieux.
ACTE CINQUIÈME 169
>
ik
ANGUS.
Et la prince^^se Maleine^ Hjalmar ?...
HJALMAK.
Vous la verrez ici^ avant la fin de...
Ici la petite porte que la noui rice a laissé entrouverte
se met à battre sous un coup de vent qui fait
trembler les lumières.
LE ROI^ se levant.
Ah !
ANNE.
Asseyez-vous! asseyez-vous! C'est une petite
porte qui bat... Asseyez- vous ; il n'y a rien !
HJALMAK.
Mon père, qu'avez-vous donc ce soir ?
ANNE.
N'insistez pas; il est malade. — a un seigneur.
Voudriez-vous aller fermer la porte ?
LE ROL
Oh ! fermez bien les portes ! — Mais pourquoi
marchez-vous sur la pointe des pieds ?
HJALMAR.
Y a-t-il un mort dans la salle ?
LE ROL
Ouoi ? Ouoi ?
170 LA PRIN'CESSE MALEIXE
HJALMAR.
On dirait qu'il marche autour d'un catafalque !
LE ROI.
Mais pourquoi ne parlez-vous que de choses
terribles ce soir ! . . .
HJALMAR.
Mais, mon père...
ANNE.
Parlons d'autre chose. N'y a-t-il pas de sujet
plus joyeux ?
UNE DAME d'honneur.
Parlons un peu de la princesse Maleine...
LE ROI^ se levant.
Est-ce que ? est-ce que ?...
ANNE.
Asseyez-vous î asseyez-vous 1
LE ROL
Mais ne parlez pas de la...
ANNE.
Mais pourquoi ne parlerions-nous pas de la
princesse Maleine ? — Il me semble que les
lumières brûlent mal ce soir.
HJALMAR.
Le vent en a éteint plusieurs.
ACTE CINQUIEME
LE ROI.
Allumez les lampes! oui. allumez-les toutes!
On rallume les lampes. Il fait trop clair maintenant!
Est-ce que vous me vo3'ez ?
HJALMAR.
Mais mon père?...
LE ROL
Mais pourquoi me regardez-vous tous ?
ANNE.
Eteignez les lumières. 11 a les yeux très faibles.
Un des seigneurs se lève et va pour sortir.
LE ROL
Où allez-vous?
LE SEIGNEUR.
Sire, je...
LE ROI.
Il faut rester ! il faut rester ici ! Je ne veux pas
que quelqu'un sorte de la salle ! Il faut rester
autour de moi !
ANNE.
Asseyez-vous, asseyez-vous. Vous attristez tout
le monde.
LE ROI.
Quelqu'un touche-t-il aux tapisseries ?
I.A PKINCESSK MALEJNK
HJALMAK».
Mais non^ mon père.
LK ROI.
11 y en a une qui...
HJALMAK.
C'est le vent.
LE ROI.
Pourquoi a-ton déroulé cette tapisserie ?
HJALMAR.
Mais elle y est toujours ; c'est le Massacre des
Innocents.
LE ROL
Je ne veux plus la voir ! je ne veux pkis la voir !
Ecartez-la !
On fait glisser la tapisserie et une autre apparaît,
représentant le Jiuji nitnt dcrniei\
LE ROL
On l'a fait exprès !
HJALMAR.
Comment?...
LE ROI.
Mais avouez-le donc ! Vous l'avez fait exprès,
et je sais bien où vous voulez en venir I...
UNE DAME d'honneur.
Que dit le roi ?
ACTE { INOUIEMK I73
I
ANNE.
N'y faites pas attention ; il a été épouvanté par
cette abominable nuit.
HJALMAK.
Mon père ; mon pauvre père... qu'est-ce que
vous avez ?
UNE DAME d'honneur.
Sire, voulez-vous un verre d'eau ?
LE ROI.
Oui, oui. — ah. non I non! — enfin tout ce
que je fais ! tout ce que je fais 1
HfALMAR.
Mon père !... Sire !...
UNE DAME d'honneur.
Le roi est distrait.
HJALMAR.
Mon père I . . .
ANNE.
Sire! — Votre fils vous appelle.
HJALMAR.
Mon père. — pourquoi tournez-vous toujours
la tète ?
LE ROI.
Attendez un peu! attendez un peu!...
174 I-^ PRINCESSE MALEIXE
HJALMAK.
Mais pourquoi tour nez- vous la tète ?
LE ROI.
^^ J'ai senti quelque chose dans le cou.
AXXE.
Mais enfiii^ n'ayez pas peur de tout 1
HJALMAR.
Il n'y a personne derrière vous.
AXXE.
N'en parlez plus... n'en parlez plus^ entrons
dans la chapelle. Entendez-vous les béguines ?
Chants étouffés et lointains; la reine Anne va vers la
porte de la chapelle, le roi la suit, puis retourne
s'asseoir.
LE ROI.
Non ! non I ne l'ouvrez pas encore I
AXXE.
Vous avez peur d'entrer ? — Mais il n'y a pas
plus de danger là qu'ici^ pourquoi la foudre tom-
berait-elle plutôt sur la chapelle? Entrons.
LE ROI.
Attendons encore un peu. Restons ensemble
ici. — Croyez-vous que Dieu pardonne tout? Je
vous ai toujours aimés jusqu'ici. — Je ne vous ai
jamais fait de mal — jusqu'ici — jusqu'ici^ n'est-ce
pas ?
ACTE CINQUIEME
ANNE.
Voyons, voyons, il n'est pas question de cela.
■ — Il parait que l'orage a fait de grands ravages.
ANGUS.
On dit que les cygnes se sont envolés.
HJALMAR.
Il y en a un qui est mort.
LE ROI, sursautant.
Enfin, enfin, dites-le si vous le savez ! Vous
m'avez assez fait souffrir I Dites-le tout d'un coup î
Mais ne venez pas ici...
ANNE.
Asse3-ez-vous î asseyez-vous donc !
HJALMAR.
Mon père 1 mon père I qu' est-il donc arrivé ?
LE ROI.
Entr(
Eclairs et tonnerres ; — une des sept béguines ouvre
la porte de la chapelle et vient regarder dans
la salle : on entend les autres chanter les
litanies de ta Sainte Vierge « Roaamystica, — ora
pro nobis. — Turris davidica », etc., tandis
qu'une grande clarté rouge provenue des vitraux
et de l'illumination du tabernacle inonde subite-
ment le roi et la reine Anne.
LE ROI.
Qui est-ce qui a préparé cela ?
LA PRINCESSE MALEIXE
TOUS.
Quoi ? quoi ? qu'y a-t-il ?
LE ROI.
Il y en a un ici qui sait tout 1 il y en a un ici qui
a préparé tout cela! mais il faut que je sache...
ANNE^ l'entraînant.
Venez ! venez I
LE Roi.
11 y en a un qui l'a vu !
ANNE.
Alais c'est la lune, venez !
LE ROI.
Mais c'est abominablement lâche ! Il y en a un
qui sait tout ! Il y en a un qui l'a vu et qui n'ose
pas le dire ! . . .
ANNE.
Mais c'est le tabernacle!... — Allons-nous-en!
LE ROI.
Oui! oui! oui !
ANNE.
Venez ! venez !
Ils sortent précipitamment par une porte opposée
à celle de la chapelle.
LES UNS.
Où vont-ils ?
ACTE CINQUIEME
LES AUTRES.
Qu'y a-t-il ?
UN SEIGNEUR.
Toutes les forêts de sapins sont en flamme !
ANGUS.
Les malheurs se promènent cette nuit.
Ils sortent tou?
SCENE III
Un corridor du château.
On découvre le grand chien noir qui gratte à une
porte. — Entre la nourrice avec une lumière.
LA NOURRICE.
Il est encore à la porte de Maleine I — Pluton !
Pluton ! qu'est-ce que tu fais là ? — Mais qu'a-t-il
donc à gratter à cette porte ? — Tu vas éveiller
ma pauvre Maleine ! Va-t'en ! va-t'en ! va-t'en !
Elle frappe des pieds. — Mon Dieu 1 qu'il a l'air effra3'é !
Est-il arrivé un malheur ? A-t-on marché sur ta
pattC; mon pauvre Pluton? Viens, nous allons
à la cuisine. Lechienretoumegratter àla porte. EnCOre à
cette porte I encore à cette porte ! Mais qu'y a-t-il
donc derrière cette porte ? Tu voudrais être
auprès de Maleine ? — Elle dort, je n'entends
rien ! Viens, viens ; tu l'éveillerais.
Entre le prince Hjalmar.
12
178 LA PRINCESSE MALEIXE
HJALMAR.
Oui va là ?
LA NOURRICE.
C'est moi^ Seigneur.
HJALMAR.
Ah ! c'est vous, nourrice ! Encore ici ?
LA NOURRICE.
J'allais à la cuisine, et j'ai vu le chien noir qui
grattait à cette porte.
HJALMAR.
Encore à cette porte I Ici Pluton ! ici Pluton !
LA NOURRICE.
Est-ce que l'office est fini ?
HJALMAR.
Oui... Mon père était étrange ce soir!
LA NOURRICE.
Et la reine de mauvaise humeur!...
HJALMAR.
Je crois qu'il a la fièvre ; — il faudra veiller sur
lui ; il pourrait arriver de grands malheurs.
LA NOURRICE.
Enfin; les malheurs ne dorment pas...
ACTE CINQUIEME I79
HJALMAR.
Je ne sais ce qui arrive ce soir ; — ce n'est pas
bien ce qui arrive ce soir. Il gratte encore à cette
porte I...
LA NOURRICE.
Ici Pluton ! donne-moi la patte.
HJALMAR.
Je vais un moment au jardin.
LA NOURRICE.
Il ne pleut plus ?
HJALMAR.
Je crois que non.
LA NOURRICE.
Il gratte encore à cette porte I Ici Pluton 1 ici
Pluton I Fais le beau 1 voyons, fais le beau !
Le chien aboie.
HJALMAR.
Il ne faut pas aboyer. Je vais l'emmener. Il
finirait par éveiller Maleine. Viens 1 Pluton 1 Plu-
ton 1 Pluton 1
LA NOURRICE.
Il y retourne encore !
HJALMAR.
Il ne veut pas la quitter...
l8o LA PRINCESSE MALEINE
LA NOURRICE.
Mais qu'y a-t-il donc derrière cette porte ?
HJALMAR.
Il faut qu'il s'en aille. Va-t'en ! va-t'en ! va-t'en !
Il donne un coup de pied au chien, qui hurle, mais
retourne gratter à la porte.
LA NOURRICE.
Il gratte^ il gratte^ il renifle.
HJALMAR.
Il flaire quelque chose sous la porte.
LA NOURRICE.
Il doit y avoir quelque chose...
HJALMAR.
Allez voir...
LA NOURRICE.
La chambre est fermée ; je n'ai pas la clet.
HJALMAR.
Oui est-ce qui a la clef?
LA NOURRICE.
La reine Anne.
HJALMAR.
Pourquoi a-t-elle la clef?
LA NOURRICE.
le n'en sais rien.
ACTE CINQUIEME
HJALMAR.
Frappez doucement.
LA NOURRICE.
Je vais l'éveiller.
HJALMAR.
Ecoutons.
LA NOURRICE.
Je n'entends rien.
HJALMAR.
Frappez un petit coup.
Elle frappe trois petits coups.
LA NOURRICE.
Je n'entends rien.
HJALMAR.
Frappez un peu plus fort.
Au moment où elle frappe le dernier coup, on en
tend subitement le tocsin, comme s'il était sonné
dans Ta chambre.
LA NOURRICE.
Ah:
HJALMAR.
Les cloches ! le tocsin ! . . .
LA NOURRICE.
Il faut que la fenêtre soit ouverte.
l82 LA PRINXESSE MALELXE
HJALMAR.
Oui^ oui. entrez 1
LA NOURRICE.
La porte est ouverte !
HJALMAR.
Elle était fermée ?
LA NOURRICE.
Elle était fermée tout à l'heure 1
HJALMAR.
Entrez I
La nourrice entre dans la chambre.
LA NOURRICE, sortant de la chambre.
Ma lumière .s'est éteinte en ouvrant la porte...
Mais j'ai vu quelque chose...
HJALMAR.
Quoi ? quoi ?
LA NOURRICE.
Je ne sais pas. La fenêtre est ouverte. — Je
crois qu'elle est tombée...
HJALMAR.
Maleine ?
LA NOURRICE.
Oui. — Vite 1 vite I
ACTE CINQUIÈME 183
HJALMAK.
Quoi ?
LA NOURRICE.
Une lumière 1
HJALMAR.
Je n'en ai pas.
LA NOURRICE.
Il y a une lampe au bout du corridor. Allez la
chercher.
HJALMAR.
Oui.
Il sort.
LA N0URRIC:E, à la porte.
Maleine 1 où es-tu, Maleine? Maleinel Maleine!
Maleine !
Rentre Hjalmar.
HJALMAR.
Je ne peux la décrocher. Où est votre lampe ?
J'irai l'allumer.
Il sort.
LA NOURRICE.
Oui. — Maleine! Maleinel Maleinel Es-tu
malade? Je suis ici 1 Mon Dieu I mon Dieu !
Maleine ! Maleine î Maleine !
Rentre Hjalmar avec la lumière.
184 LA PRINCESSE MAI.EIXE
HJALMAR.
Entrez !
Il donne la lumière à la nourrice qui rentre dans la
chambre.
LA NOURRICE^ dans la chambre.
Ah!
HJALMAR, à la porte.
Quoi ? quoi ? qu'y a-t-il ?
LA NOURRICE^ dans la chambre.
Elle est morte! Je vou.s dis qu'elle est morte!
Elle est morte ! elle est morte !
HJALMAR, à la porte.
Elle est morte ! Alaleine est morte ?
LA NOURRICE^ dans la chambre.
Oui î oui ! oui ! oui ! oui ! Entrez ! entrez ! entrez !
HJALMAR, entrant dans la chambre.
Morte ? Est-ce qu'elle est morte ?
LA NOURRICE.
Maleine ! Maleine ! Maleine ! Elle est froide ! Je
crois qu'elle est froide !
HJALMAR.
Oui!
LA NOURRICE.
Ohl oh! oh!
La porte se referme.
ACTE CINQUIEME
SCENE IV.
La chambre de la princesse Maleine.
On découvre Hjalmar et la nourrice. — Durant toute
la scène on entend sonner le tocsin au dehors.
LA NOURRICE.
Aidez-moi î aidez-moi !
HJALMAR.
Quoi ? à quoi ? à quoi ?
LA NOURRICE.
Elle est raide ! Mon Dieu ! mon Dieu ! Alaleine !
Maleine !
HJALMAR.
Mais ses yeux sont ouverts î...
LA NOURRICE.
On l'a étranglée ! Au cou ! au cou ! au cou !
HJALMAR.
voyez !
Oui 1 oui 1 oui !
LA NOURRICE.
Appelez ! appelez ! criez
lS6 LA PRINXESSE MALEIXE
HJALMAK.
Oui ! oui ! oui 1 Oh I oh ! — Dehors. Arrivez ! arri-
vez I Etranglée I étranglée I Maleine ! Maleine !
Maleine! Etranglée! étranglée I étranglée ! Oh I
oh ! oh ! Etrancrlée ! étrano^lée 1 étranglée 1
O o O
On l'entend courir dans le corridor et battre les
portes et les murs.
UN DOMESTIQUE^ dans le corridor.
Qu'y a-t-il ? qu'y a-t-il ?
HJALM AR , dans le corridor.
Etranglée 1 étranglée !...
LA NOURRICE, dans la chambre.
Maleine ! ^laleine 1 Ici I ici 1
LE DOMESTIQUE^ entrant.
C'est le fou I On l'a trouvé sou.s la fenêtre !
LA NOURRICE.
Ee fou ?
LE DOMESTIQUE.
Oui ! oui ! Il est dans le fossé 1 II est mort 1
LA NOURRICE.
La fenêtre est ouverte I
LE DOMESTIQUE.
Oh I la pauvre petite princesse !
Entrent Angus, des seigneurs, des dames, des
domestiques, des servantes et les sept béguines,
avec des lumières.
ACTE CINQUIEME
TOUS.
Ou'}' a-t-il ? — Ou'est-il arrivé ?
LE DOMESTIQUE.
On a tué la petite princesse!...
LES UNS.
On a tué la petite princesse ?
LES AUTRES.
Maleine ?
LE DOMESTIQUE.
Oui^ je crois que c'est le fou !
UN SEIGNEUR.
J'avais dit qu'il arriverait des malheurs...
LA NOURRICE.
Maleine! Maleine! Ma pauvre petite Maleine!
Aidez-moi !
UNE BÉGUINE.
Il n'y a rien à faire !
UNE AUTRE BÉGUINE.
Elle est froide !
LA TROISIÈME BÉGUINE.
Elle est roide !
LA QUATRIÈME BÉGUINE.
Fermez-lui les yeux !
LA PRINCESSE MALEIXE
LA CINQUIÈME BEGUINE.
Ils sont figés !
LA SIXIÈME BÉGUINE.
Il faut joindre ses mains !
LA SEPTIÈME BÉGUINE.
Il est trop tard î
UNE DAME^ sévanouissant.
Oh 1 oh 1 oh !
LA NOURRICE.
Aidez-moi à soulever Maleine ! Aidez-moi ;
mon Dieu^ mon Dieu^ aidez-moi donc !
LE DOMESTIQUE.
Elle ne pèse pas plus qu'un oiseau !
On entend de grands cris dans le corridor.
LE ROl^ dans le corridor.
Ah I ah 1 ah ! ah ! ah ! Ils l'ont vu î ils l'ont vu !
Je viens ! je viens ! je viens 1
ANNE, dans le corridor.
Arrêtez ! arrêtez ! Vous êtes fou !
LE KOI.
Venez ! venez I Avec moi 1 avec moi I Mordez I
mordez ! mordez ! Entre le roi entraînant la reine Anne. Elle
et moi! Je préfère le dire à la fin! Nous l'avons
fait à deux
ACTE CIXQUIÈME 189
ANNE.
Il est fou ! Aidez-moi !
LE KOI.
Non, je ne suis pas fou ! Elle a tué Maleine !
ANNE.
II est fou ! Emmenez-le 1 II me fait mal ! Il arri-
vera des malheurs ;
LE ROL
C'est elle! c'est elle! Et moi! moi! moi! j'y
étais aussi !...
HJALMAR.
Quoi ? quoi ?
LE ROL
Elle l'a étranglée ! Ainsi ! ainsi ! Voyez ! voyez !
voyez ! On frappait aux fenêtres ! Ah ! ah ! ah î
ah ! ah ! Je vois là son manteau rouge sur Maleine !
Vo^'ez ! voj'ez ! vo3^ez !
HJALMAR.
Comment ce manteau rouge est-il ici ?
ANNE.
Mais qu'est-il arrivé ?
HJALMAR.
Comment ce manteau est-il ici ?
ANNE.
Mais vous voyez bien qu'il est fou
I-A PRINCESSE MALEINE
HJALMAR.
Répondez-moi I comment est-il ici?...
ANNE.
Est-ce que c'est le mien ?
HJALMAR.
Oui, le vôtre ! le vôtre ! le vôtre I le vôtre !...
ANNE.
Lâchez-moi donc ! Vous me faites mal I
HJALMAR.
Comment est-il ici ? ici ? ici ? — Vous l'avez ?...
ANNE.
Après!...
HJALMAR.
Oh! la putain! putain! putain! monstru...
monstrueuse putain !... Voilà ! voilà ! voilà ! voilà!
voilà !
Il la frappe de plusieurs coups de poignard.
ANNE.
Oh ! oh ! oh !
Elle meurt.
LES UNS.
Il a frappé la reine !
LES AUTRES.
Arrêtez-le !
ACTE CINQUIEME I c, I
HJALMAK.
Vous empoisonnerez les corbeaux et les vers !
TOUS.
Elle est morte!...
ANGUS.
Hjalmar 1 Hjalmar !
HJALMAR.
Allez-vous-en I Voilà ! voilà ! voilà I ii >e frappe de
son poignard. Maleiue ! Maleine I Maleine I — Oh !
mon père ! mon père !...
Il tombe.
LE KOI.
Ah ! ah ! ah !
HJALMAK.
Maleine! Maleine! Donnez-moi. donnez-moi
sa petite main ! — Oh ! oh ! ouvrez les fenêtres !
Oui ! oui ! oh ! oh !
Il meurt.
LA XOUKKICE.
Un mouchoir ! un mouchoir! Il va mourir !
AXGUS.
11 est mort !
LA XOUKKICE.
Soulevez-le ! Le sangr l'étouffé !
192 LA PRINXESSE MALEIXE
UN. SEIGNEUR.
Il est mort !
LE ROI.
Oh ! oh ! oh ! Je n'avais plus pleuré depuis le
déluge ! Mais maintenant je suis dans l'enfer
jusqu'aux yeux ! — Mais regardez leurs yeux ! Ils
vont sauter sur moi comme des grenouilles !
ANGUS.
Il est fou !
LE ROI.
Non^ non, mais j'ai perdu courage !... Ahl c'est
à faire pleurer les pavés de l'enfer I...
ANGUS.
Emmenez-le^ il ne peut plus voir cela !...
LE ROI.
Non^ non^ laissez-moi; — je n'ose plus rester
seul. . . où donc est la belle reine Anne ? — Anne ! . . .
— Anne!... — Elle est toute tordue!... — Je ne
l'aime plus du tout!... Mon Dieu! qu'on a l'air
pauvre quand on est mort !... Je ne voudrais plus
l'embrasser maintenant !... Mettez quelque chose
sur elle...
LA NOURRICE.
Et sur Maleine aussi... Maleine ! Maleine... oh î
oh ! oh !
ACTE CINQUIEME I93
LE ROI.
Je n'embrasserai plus personne dans ma vie^
depuis que j'ai vu tout ceci 1... Où donc est notre
pauvre petite Maleine ? Il prend U mam de Maleme. —
Ah ! elle est froide comme un ver de terre ! —
Elle descendait comme un ange dans mes bras...
Mais c'est le vent qui l'a tuée !
ANGUS.
Emmenons-le I pour Dieu, emmenons-le!
LA NOURRICE.
Oui : oui :
UN SEIGNEUR.
Attendons un instant !
LE ROI.
Avez-vous des plumes noires ? Il faudrait des
plumes noires pour savoir si la reine vit encore...
C'était une belle femme, vous savez ! — Enten-
dez-vous mes dents ?
Le petit jour entre dans la chambre.
TOUS.
Quoi?
LE ROI.
Entendez-vous mes dents ?
LA NOURRICE.
Ce sont les cloches^ Seigneur...
13
[94- l'A PRIN'CESSE MALEINE
LE ROI.
Mais^ c'est mon cœur alors !... Ah 1 je les aimais
bien tous les trois, voyez-vous ! — Je voudrais
boire un peu...
LA NOURRICE, apportant un verre d eau.
Voici de l'eau.
LE ROI.
Merci.
Il boit avidement.
LA NOURRICE.
Ne buvez pas ainsi... Vous êtes en sueur.
LE ROI.
J'ai si soif!
LA NOURRICE.
Venez, mon pauvre Seigneur ! Je vais essuyer
votre front.
LE KOI.
Oui. — Aïe! vous m'avez fait mail Je suis
tombé dans le corridor... j'ai eu peur!
LA NOURRICE.
Venez^ venez. Allons-nous-en.
LE ROI.
Ils vont avoir froid sur les dalles... — Elle a
crié Maman ! et puis^ oh ! oh ! oh ! — C'est dom-
mage^ n'est-ce pas? Une pauvre petite fille...
ACTE nXOUIEME I95
mais c'est le vent... Oh ! n'ouvrez jamais les
fenêtres ! — Il faut que ce soit le vent... Il y avait
des vautours aveugles dans le vent cette nuit !
— Mais ne laissez pas traîner ses petites mains
sur les dalles... Vous allez marcher sur ses mains !
— Oh ! oh I prenez garde !
LA XOUKRICE.
Venez^ venez. Il faut se mettre au lit. Il est
temps. Venez, venez.
LE ROI.
Oui^ oui, oui^ il fait trop chaud ici... Eteignez
les lumières ; nous allons au jardin ; il fera frais
sur la pelouse^ après la pluie ! J'ai besoin d'un
peu de repos... Oh! voilà le soleil 1
Le soleil entre dans la chambre.
LA NOURRICE.
Venez, venez ; nous allons au jardin.
LE ROI.
Mais il faut enfermer le petit Allan ! Je ne
veux plus qu'il vienne m' épouvanter I
LA NOURRICE.
Oui^ oui. nous l'enfermerons. Venez, venez .
LE ROI.
Avez-vous la clef ?
LA NOURRICE.
Oui^ venez.
196 LA PRIN'CESSE MALEIXE
LE ROI.
Oui^ aidez-moi... J'ai un peu de peine à mar-
cher... Je suis un pauvre petit vieux... Les
jambes ne vont plus... Mais la tète est solide...
Sappuyant sur la nourrice. Je ne VOUS tais paS mal ?
LA NOURRICE.
Non, non^ appuyez hardiment.
LE ROI.
Il ne faut pas m'en vouloir, n'est-ce pas ? Moi
qui suis le plus vieux, j'ai du mal à mourir...
Voilà ! voilà ! à présent c'est fini ! Je suis heureux
que ce soit fini; car j'avais tout le monde sur le
cœur.
LA NOURRICE.
Venez, mcn pauvre Seigneur.
LE ROI.
Mon Dieu 1 mon Dieu I elle attend à présent
sur les quais de l'enter 1
LA NOURRICE.
Venez ! venez 1
LE ROI.
Y a-t-il quelqu'un ici qui ait peur de la malé-
diction des mctrts ?
ANGUS.
Oui; Sire, moi...
ACTE CINQUIEME 197
LE KOI.
Eh bien ! fermez leurs yeux alors et allons-nous
en!
LA NOURRICE.
Oui^ oui, venez, venez.
LE ROI.
Je viens, je viens ! Oh 1 oh ! comme je vais être
seul maintenant!... — Et me voilà dans le mal-
heur jusqu'aux oreilles! — A soixante-dix sept
ans ! Où donc étes-vous ?
Ici^ ici.
LA NOURRICE.
LE ROI.
Vous ne m'en voudrez pas? — Nous allons
déjeuner ; y aura-t-il delà salade ? — Je vovidrais
un peu de salade...
LA NOURRICE.
Oui, oui, il y en aura.
LE ROI.
Je ne sais pas pourquoi, je suis un peu triste
aujourd'hui. — Mon Dieu ! mon Dievi ! que les
morts ont donc l'air malheureux!...
Il sort avec la nourrice
198 LA PRINXESSE MALEIXE
AXGUS.
Encore une nuit pareille et nous serons tout
blancs !
Ils sortent tous, à lexception des sept béguines, qui
entonnent le iU/serere en transportant les cada-
vres sur le lit. Les cloches se taisent. On entend
les rossignols au dehorsX'n coq saute sur l'appui
de la fenêtre et chante.
FIN
A Edmond Picard.
L'Intruse.
PERSONNAGES
, L'Aïeul. (Il est aveugle).
Le Père.
L'Oncle.
Les trois Filles.
La Sœur de Charité.
La Servante.
La scène dans les temps modernes.
L'INTRUSE
Une salle assez sombre en un vieux château. Une porte à droite, une
porte à gauche et une petite porte masquée, dans un angle. Au fond,
des fenêtres à vitrauxoù domine le %ert, et une porte a itrée s'ouvrant
sur une terrasse. Une grande horloge flamande dans un coin. Une
lampe allumée.
LES TROIS FILLES.
Venez ici. grand-père^ asse3'ez-vous sous la
lampe.
Il me semble qu'il ne fait pas très clair ici,
LE PÈRE.
Allons-nous sur la terrasse, ou restons- nou.s
dans cette chambre ?
l'oncle.
Ne vaudrait-il pas mieux rester ici ? Il a plu
toute la semaine et ces nuits sont humides- et
froides.
LA fille aînée.
Il y a des étoiles cependant.
202 L INTRUSE
L ONCLE.
Oh ! les étoiles^ ça ne prouve rien.
l'aïeul.
Il vaut mieux rester ici^ on ne sait pas ce qui
peut arriver.
LE PÈRE.
Il ne faut plus avoir d'inquiétudes. Il n'y a
plus de danger, elle est sauvée...
l'aïeul.
Je crois qu'elle ne va pas bien...
LE PÈRE.
Pourquoi dites-vous cela ?
l'aïeul.
J'ai entendu sa voix.
LE PÈRE.
Mais puisque les médecins affirment que nous
pouvons être tranquilles...
l'oncle.
V^ous savez bien que votre beau-père aime à
nous inquiéter inutilement.
Je n'y vois pas comme vous.
L INTRUSE 203
L ONCLE.
Il faut VOUS en rapporter alors à ceux qui voient.
Elle avait très bonne mine cette après-midi. Elle
dort profondément^ et nous n'allons pas empoi-
sonner la première bonne soirée que le hasard
nous donne... Il me semble que nous avons le
droit de nous reposer, et même de rire un peu,
sans avoir peur, ce soir.
LE PÈKE.
C'est vrai, c'est la première fois que je me sens
chez moi^ au milieu des miens, depuis cet accou-
chement terrible.
l'oncle.
Une fois que la maladie est entrée dans une
maison, on dirait qu'il y a un étranger dans la
famille.
LE PÈRE.
Mais alors^ on voit aussi qu'en dehors de la
famille, il ne faut compter sur personne.
l'oncle.
V^ous avez bien raison.
l'aïeul.
Pourquoi n'ai-je pu voir ma pauvre fille
aujourd'hui ?
l'oncle.
Vous savez bien que le médecin l'a détendu.
204 L INTRUSE
L AÏEUL.
Je ne sais pas ce qu'il faut que je pense...
l'oncle.
Il est inutile de vous inquiéter.
L AlEUL^ indiquant la porte à gauche.
Elle ne peut pas nous entendre ?
LE PÈRE.
Nous ne parlerons pas trop haut ; d'ailleurs la
porte est très épaisse^ et puis la sœur de charité
est avec elle^ et nous avertirait si nous faisions
trop de bruit.
L AÏEUL, indiquant la porte à droite.
Il ne peut pas nous entendre ?
LE PÈRE.
Xon^ non.
l'aïeul.
Il dort ?
LE PÈRE.
Je suppose que oui.
l'aïeul.
Il faudrait aller voir.
L INTRUSE
L ONCLE.
Il m'inquiéterait plus que votre femme^ ce
petit. Voilà plusieurs semaines qu'il est né^ et il
a remué à peine; il n'a pas poussé un seul cri
jusqu'ici ; on dirait un enfant de cire.
Je crois qu'il sera sourd, et peut-être muet...
Voilà ce que c'est que les mariages consanguins...
Silence réprobateur.
LE PÈRE.
Je lui en veux presque du mal qu'il a fait à sa
mère.
Il faut être raisonnable ; ce n'est pas sa faute
au pauvre petit. — Il est tout seul dans cette
chambre ?
LE PÈRE.
Oui. le médecin ne veut plus qu'il reste dans
la chambre de sa mère.
l'oncle.
Mais la nourrice est avec lui ?
le père.
Non, elle est allée se reposer un moment ; elle
l'a bien gagné depuis ces derniers jours. —
Ursule, va donc voir s'il dort bien. .
2o6 l'intruse
LA FILLE AINEE.
Oui^ mon père.
Les trois sœurs se lèvent, et, se tenant par la main,
entrent dans la chambre, à droite.
LE PÈRE.
A quelle heure notre sœur viendra-t-elle !
l'oncle.
Je crois qu'elle viendra vers neuf heures.
le père.
Il est neuf heures passées. Je voudrais qu'elle
vienne ce soir ; ma femme tient beaucoup à la
voir.
l'oncle.
Il est certain quelle viendra. C'est la première
fois qu'elle vienne ici ?
LE PÈRE.
Elle n'est jamais entrée dans la maison.
l'oncle.
Il lui est très difficile de quitter son couvent.
LE PÈRE.
Elle sera seule ?
l'oncle.
Je pense qu'une des nonnes l'accompagnera.
Elles ne peuvent pas sortir seules.
L INTRUSE
LE PÈRE.
Elle est la supérieure cependant.
l'oncle.
La règle est la même pour toutes.
l'aïeul.
Vous n'avez plus d'inquiétudes ?
l'oncle.
Pourquoi donc aurions-nous des inquiétudes ?
Il ne faut plus revenir là-dessus. Il n'y a plus rien
à craindre.
l'aïeul.
Votre sœur est plus âgée que vous ?
l'oncle.
Elle est l'ainée de nous tous.
l'aïeul.
Je ne sais pas ce que j'ai ; je ne suis pas tran-
quille. Je voudrais que votre sœur tut ici.
l'oncle.
Elle viendra ; elle l'a promis.
l'aïeul.
Je voudrais que cette soirée fût passée I
Rentrent les trois tilies.
2o8 l'intruse
LE pp:ke.
Il dort ?
LA FILLE AÎNÉE.
Oui^ mon père, très profondément.
l'oncle.
Qu'allons-nous faire en attendant ?
l'aïeul.
En attendant quoi ?
l'oncle.
En attendant notre sœur.
le père.
Tu ne vois rien venir^ Ursule ?
LA FILLE AÎNÉE^ à la fenêtre.
Non^ mon père.
LE PÈKE.
Et dans l'avenue ? — Tu vois l'avenue ?
LA FILLE.
Oui^ mon père ; il y a clair de lune^ et je vois
l'avenue jusqu'aux bois de cyprès.
l'aïeul.
Et tu ne vois personne ?
LA FILLE.
Personne^ grand-père.
I/IXTRUSE 209
i
Quel temps fait-il ?
LA FILLE.
Il fait très beau ; entendez-vous les rossignols ?
l'oncle.
Oui^ oui.
LA FILLE.
Un peu de vent s'élève dan> l'avenue.
l'aïeul.
Un peu de vent dans l'avenue ?
LA FILLE.
Oui, les arbres tremblent un peu.
l'oncle.
C'est étonnant que ma sœur ne soit pas encore
ici.
l'aïeul.
Je n'entends plus les rossignols.
LA FILLE.
Je crois que quelqu'un est entré dans le jardin^
grand-père.
l'aïeul.
Oui e^t-ce ?
LA FILLE.
Je ne sais pas^ je ne vois personne.
210 I/INTRUSE
L'ONCLE.
C'est qu'il n'y a personne.
LA FILLE.
Il doit y avoir quelqu'un dans le jardin ; les
rossignols se sont tus tout à coup.
l'aïeul.
Je n'entends pas marcher cependant.
LA FILLE.
Il faut que quelqu'un passe près de l'étang,
car les cygnes ont peur.
UNE AUTRE FILLE.
Tous les poissons de l'étang plongent subite-
ment.
LE PÈRE.
Tu ne vois personne ?
LA FILLE.
Personne^ mon père.
LE PÈRE.
Mais cependant^ l'étang est dans le clair de
lune...
LA FILLE.
Oui ; je vois que les cygnes ont peur.
l'oncle.
Je suis sur que c'est ma sœur qui les effraie.
Elle sera entrée par la petite porte.
LINÏRUSE
LE PERE.
Je ne m'explique pas pourquoi les chiens
n'aboient point.
LA FILLE.
Je vois le chien de garde tout au fond de sa
niche. — Les cygnes vont vers l'autre rive 1...
l'oncle.
Ils ont peur de ma sœur. Je vais voir, ii appelle.
Ma sœur I ma sœur 1 Est-ce toi ? — Il n'y a per-
sonne.
LA FILLE.
Je suis sûre que quelqu'un est entré dans le
jardin. Vous allez voir.
l'oncle.
Mais elle me répondrait !
l'aïeul.
Est-ce que les rossignols ne recommencent pas
à chanter^ Ursule ?
LA fille.
Je n'en entends plus un seul dans toute la cam-
pagne.
l'aïeul.
Il n'y a pas de bruit cependant.
LE PÈRE.
Il y a un silence de mort.
L INTRUSE
L'AÏEUL.
Il faut que ce soit un inconnu qui les effraie^
car si c'était quelqu'un de la maison, ils ne se
tairaient pas.
l'oncle.
Allez-vous vous occuper des rossignols à pré-
sent ?
l'aïeul.
Toutes les fenéires sont-elles ouvertes, Ursule?
LA FILLE.
La porte vitrée est ouverte, grand-père.
l'aïeul.
11 me semble que le froid entre dans la chambre.
LA fille.
Il y a un peu de vent dans le jardin, grand-
père, et les rose> s'effeuillent.
LE PÈRE.
Eh bien^ ferme la porte. Il est tard.
LA FILLE.
Oui, mon père. — Je ne peux pas fermer la
porte.
LES deux. AU'TKES FILLES.
Nous ne pouvons pas la fermer.
L INTRU.SE
L AÏEUL.
Qu'y a-t-il donc, mes filles?
l'oncle.
Il ne faut pas dire cela d'une voix extraordi-
naire. Je vais les aider.
LA FILLE AÎNÉE.
Nous ne pan'enons pas à la fermer tout à fait.
l'oncle.
C'est à cause de l'humidité. Appuyons ensem-
ble. Il faut qu'il y ait quelque chose entre les
battants.
LE PÈRE.
Le menuisier l'arrangera demain.
l'aïeul.
Est-ce que le menuisier vient demain ?
LA EILLE.
Oui, grand-père, il vient travailler dans la cave.
l'aïeul.
Il va faire du bruit dans la maison 1...
LA FILLE.
Je lui dirai de travailler doucement.
On entend, tout à coup, le bruit d une faux qa'on
aiguise au dehors.
214 LIxXTRUSE
L AIEUL^ tressaillant.
Oh!
l'oncle.
Qu'est-ce que c'est ?
LA FILLE.
Je ne sais pas au juste; je crois que c'est le
jardinier. Je ne vois pas bien_, il est dans l'ombre
de la maison.
LE PÈRE.
C'est le jardinier qui va faucher.
l'oncle.
Il fauche pendant la nuit ?
le père.
N'est-ce pas dimanche^ demain ? — Oui. —
J'ai remarqué que l'herbe était très haute autour
de la maison.
l'aïeul.
Il me semble que sa faux fait bien du bruit...
LA FILLE.
Il fauche autour de la maison.
l'aïeul.
L'aperçois-tu^ Ursule ?
LA FILLE.
Non^ grand-père^ il est dans l'obscurité.
LINTRUSE
'■
215
l'aïeul.
Je crains qu'il ne
réveille ma fille.
l'oncle.
Nous r
entendons
i à peine.
l'aïeul.
Moi; je
l'entends
comme s
'il fauchait
dans
la
maison.
l'oncle.
La malade ne l'entendra pas ; il n'y a pas de
danger.
LE PÈRE.
Il me semble que la lampe ne brûle pas bien ce
soir.
Il faudrait y mettre de l'huile.
LE PÈRE.
J'en ai vu mettre ce matin. Elle brûle mal
depuis qu'on a fermé la fenêtre.
l'oncle.
Je crois que le verre est voilé.
LE PÈRE.
Elle brûlera mieux tout à l'heure.
2 It) L INTRUSE
LA FILLE.
Grand-père s'est endormi. Il n'a pas dormi
depuis trois nuits.
LE PÈRE.
Il a eu bien des inquiétudes.
l'oncle.
Il s'inquiète toujours outre mesure. Il y a des
moments où il ne veut pas entendre raison.
LE PÈRE.
C'est assez excusable à son âge.
l'oncle.
Dieu sait où nous en serons à son âge !
LE PÈRE.
Il a près de quatre-vingts ans.
l'oncle.
Alors^ on a le droit d'être étrange.
LE PÈRE.
Il est comme tous les aveugles.
l'oncle.
Ils réfléchissent un peu trop.
LE PÈRE.
Ils ont trop de temps à perdre.
I/IXTRUSE
Ils n'ont pas autre chose à faire.
LE PÈRE.
Et puis, ils n'ont aucune distraction.
l'oncxe. -^
Cela doit être terrible.
le père.
Il parait qu'on s'y habitue.
l'oncxe.
Je ne puis me l'imaginer.
LE PÈRE.
Il est certain qu'ils sont à plaindre.
l'oncle.
Ne pas savoir oia l'on est, ne pas savoir d'où
l'on vient, ne pas savoir où l'on va, ne plus dis-
tinguer midi de minuit, ni l'été de l'hiver... et
toujours ces ténèbres, ces ténèbres... j'aimerais
mieux ne plus vivre... Est-ce que c'est absolument
incurable ?
LE PÈRE.
Il paraît que oui.
l'oncle.
Mais il n'est pas absolument aveugle ?
2i8 l'intruse
LE PÈRE.
Il distingue les grandes clartés.
l'oncle.
Ayons soin de nos pauvres yeux.
LE père.
Il a souvent d'étranges idées.
l'oncle.
Il y a des moments où il n'est pas amusant.
le père.
Il dit absolument tout ce qu'il pense.
l'oncle.
Mais autrefois^ il n'était pas ainsi ?
LE PÈRE.
Mais non ; dans le temps il était aussi raison-
nable que nous ; il ne disait rien d'extraordinaire.
Il est vrai qu'Ursule l'encourage un peu trop ;
elle répond à toutes ses questions...
Il vaudrait mieux ne pas répondre^ c'est lui
rendre un mauvais service.
Dix heures sonnent.
l'aïeul^ séveillant.
Suis-je tourné vers la porte vitrée ?
l'intruse 219
LA FILLE.
Vous avez bien dormi^ grand-père ?
l'aïeul.
Suis-je tourné vers la porte vitrée ?
la fille.
Oui. grand-père.
l'aïeul.
Il n'y a personne à la porte vitrée ?
la fille.
Mais non, grand-père^ je ne vois personne.
l'aïeul.
Je croyais que quelqu'un attendait. Il n'est
venu personne?
LA FILLE.
Personne, grand-père.
l'aïeul^ à l'oncle et au père.
Et votre sœur n'est pas venue ?
l'oncle.
Il est trop tard ; elle ne viendra plus ; ce n'est
pas gentil de sa part.
LE PÈRE.
Elle commence à m'inquiéter.
On entend un bruit, comme de quelqu un qui
entre dans la maison.
I
22Ô L INTRUSE
L ONCLE.
Elle est là ! avez-vous entendu ?
LE PÈRE.
Oui ; quelqu'un est entré par les souterrains.
l'oncle.
Il faut que ce soit notre sœur. J'ai reconnu son
pas.
l'aïeul.
J'ai entendu marcher lentement.
le père.
Elle est entrée très doucement.
l'oncle.
Elle sait qu'il y a un malade.
l'aïeul.
Je n'entends plus rien maintenant.
l'oncle.
Elle montera immédiatement, on lui dira que
nous sommes ici.
LE PÈRE.
Je suis heureux qu'elle soit venue.
l'oncle.
J'étais sur qu'elle viendrait ce soir.
l'intruse
l'aïeul.
Elle tarde bien à monter.
l'oncle.
Il faut cependant que ce soit elle.
le père.
Nous n'attendons pas d'autres visites.
l'aïeul.
Je n'entends aucun bruit dans les souterrains.
LE PÈRE.
Je vais appeler la servante ; nous saurons à quoi
nous en tenir.
Il tire un cordon de sonnette.
l'aïeul.
J'entends déjà du bruit dans l'escalier.
LE PÈRE.
C'est la servante qui monte.
l'aïeul.
Il me semble qu'elle n'est pas seule.
le père.
Elle monte lentement...
l'aïeul.
J'entends les pas de votre sœur !
I
I/IXTRUSE
LE PERE.
Je n'entends^ moi^ que la servante.
l'aïeul.
C'est votre sœur ! c'est votre sœur !
On frappe à la petite porte.
l'oncle.
Elle frappe à la porte de l'escalier dérobé.
le père.
Je vais ouvrir moi-même, parce que cette
petite porte fait trop de bruit ; elle ne sert que
lorsqu'on veut entrer dans la chambre sans qu'on
s'en aperçoive. Il entrouvre la petite porte: la servante reste
dehors, dans lentre-bâillen^ent. Où éteS-VOUS ?
LA SERVANTE.
Ici^ Monsieur.
l'aïeul.
Votre sœur est à la porte ?
l'oncle.
Je ne vois que la servante.
LE PÈRE.
Il n'y a que la servante, a la servante. Qui est-ce
qui est entré dans la maison ?
LA SERVANTE.
Entré dans la maison ?
I INTRUSE 223
LE PERE.
Oui^ quelqu'un est venu tout à l'heure ?
LA SERVANTE.
Personne n'est venu^ Monsieur.
l'aïeul.
Qui est-ce qui soupire ainsi ?
l'oxcle.
C'est la servante, elle est essoufflée.
l'aïeul.
Est-ce qu'elle pleure ?
l'oncle.
Mais non ; pourquoi pleurerait-elle ?
LE PÈRE^ à la servante.
Quelqu'un n'est pas entré^ tout à l'heure ?
la SERVANTE.
Mais non^ Monsieur.
LE PÈRE.
Mais nous avons entendu ouvrir la porte I
LA SERVANTE.
C'est moi qui ai fermé la porte.
LE PÈRE.
Elle était ouverte ?
I/INTRUSE
LA SERVANTE.
Oui, Monsieur.
LE PÈRE.
Pourquoi était-elle ouverte, à cette heure ?
LA SERVANTE.
Je ne sais pas^ Monsieur^ moi je l'avais fermée.
LE PÈRE.
Mais alors^ qui est-ce qui l'a ouverte ?
LA SERVANTE.
Je ne sais pas, Monsieur, il faut que quelqu'un
soit sorti après moi...
LE PÈRE.
Il faut faire attention. — Mais ne poussez donc
pas la porte; vous savez bien qu'elle fait du bruit!
LA SERVANTE.
Mais^ Monsieur^ je ne touche pas à la porte.
LE PÈRE.
Mais si ! vous poussez comme si vous vouliez
entrer dans la chambre !
LA SER\'ANTE.
Mais^ Monsieur^ je suis à trois pas de la porte!
LE pèrp:.
Parlez un peu moins haut.
l/lNTRUSE 225
Est-ce qu'on éteint la lumière ?
LA FILLE AÎNÉE.
Mais non, grand-père.
l'aïeul.
11 me semble qu'il fait noir tout à coup. \,^
LE PÈRE^ à la servante.
Descendez, mais ne faites plus de bruit dans
l'escalier.
LA SERVANTE.
Je n'ai pas fait de bruit.
LE PÈRE.
Je vous dis que vous avez fait du bruit ; descen-
dez doucement; vous éveilleriez Madame.
Et s'il venait quelqu'un, dites que nous n'y
sommes pas.
l'oncle.
Oui^ dites que nous n'y sommes pas î
l'aïeul^ tressaillant.
Il ne fallait pas dire cela !
LE PÈRE.
...Si ce n'est pour ma sœur et pour le médecin.
l'oncle.
A quelle heure le médecin viendra-t-il ?
226 l'intruse
LE PERE.
Il ne pourra pas venir avant minuit.
Il ferme la porte. On entend sonner onze heures
l'aïeul.
Elle est entrée ?
le père.
Oui donc ?
l'aïeul.
La servante ?
le père.
Mais non^ elle est descendue.
l'aïeul.
Je cro^^ais qu'elle s'était assise à la table.
l'oncle.
La servante ?
l'aïeul.
Oui.
l'oncle.
Il ne manquerait plus que cela !
l'aïeul.
Personne n'est entré dans la chambre ?
le père.
Mais non^ personne n'est entré.
L INTRUSE 227
L AÏEUL.
Et votre sœur n'est pas ici ?
l'oncle.
Notre sœur n'est pas venue.
l'aïeul.
Vous voulez me tromper I
l'oncle.
Vous tromper ?
l'aïeul.
Ursule^ dis-moi la vérité^ pour l'amour de
Dieu!
la fille aînée.
Grand-père ! grand-père ! qu'est-ce que vous
avez ?
l'aïeul.
Il est arrivé quelque chose ! . . . Je suis sur que
ma fille est plus mail...
l'oncle.
Est-ce que vous rêvez ?
l'aïeul.
Vous ne voulez pas me le dire!... Je vois bien
qu'il y a quelque chose I...
l'oncle.
En ce cas^ vous voyez mieux que nous.
128 l'intruse
L AÏEUL.
U rsule, dis-moi la vérité !
LA FILLE.
Mais on vous dit la vérité^ grand-père !
l'aïeul.
Tu n'as pas ta voix ordinaire !
le père.
C'est parce que vous l'effrayez.
l'aïeul.
Votre voix est changée^ elle aussi I
LE PÈRE.
Mais vous devenez fou !
Lui et l'oncle se font des signes d'intelligence,
pour se persuader que l'aïeul a perdu la raison.
l'aïeul.
J'entends bien que vous avez peur !
le père.
Mais de quoi donc aurions-nous peur ?
l'aïeul.
Pourquoi voulez-vous me tromper ?
l'oncle.
Qui est-ce qui songe à vous tromper ?
l'aïeul.
Pourquoi avez-vous éteint la lumière ?
L ONCLE.
Mais on n'a pas éteint la lumière ; il fait aussi
clair qu'auparavant.
LA FILLE.
Il me semble que la lampe a baissé.
LE PÈRE.
J'y vois aussi clair que d'habitude.
l'aïeul.
J'ai des meules de moulin sur les yeux ! Mes
filles, dites-moi donc ce qui arrive ici ! dites-le-
moi pour l'amour de Dieu_, vous autres qui voyez!
Je suis ici, tout seul, dans des ténèbres sans fin !
Je ne sais pas qui vient s'asseoir à côté de moi!
Je ne sais plus ce qui se passe à deux pas de
moi!... Pourquoi parliez-vous à voix basse^ tout
à l'heure ?
le père.
Personne n'a parlé à voix basse.
l'aïeul.
Vous avez parlé à voix basse, près de la porte.
LE PÈRE.
Vous avez entendu tout ce que j'ai dit.
l'aïeul.
Vous avez introduit quelqu'un dans la cham-
bre ?
230 L INTRUSE
LE PERE.
Mais je vous dis que personne n'est entré !
l'aïeul.
Est-ce votre sœur ou un prêtre ? — Il ne faut
pas essayer de me tromper. — Ursule^ qui est-ce
qui est entré ?
LA FILLE.
Personne, grand-père.
l'aïeul.
Il ne faut pas essayer de me tromper ; je sais ce
que je sais ! — Combien sommes-nous ici?
la fille.
Nous sommes six autour de la table^ grand-
père.
l'aïeul.
Vous êtes tous autour de la table ?
LA FILLE.
Oui^ grand-père.
l'aïeul.
Vous êtes là, Paul ?
le pèke.
Oui.
l'aïeul.
Vous êtes là^ Olivier ?
L INTRUSE 231
Mais oui; mais oui ; je suis ici, à ma place ordi-
naire. Ce n'est pas sérieux^ n'est-ce pas ?
l'aïeul.
Tu es là^ Geneviève ?
UNE DES FILLES.
Oui, grand-père.
l'aïeul.
Tu es là, Gertrude ?
UNE autre fille.
Oui^ grand-père.
l'aïeul.
Tu es ici^ Ursule ?
LA FILLE AÎNÉE.
Oui, grand-père, à côté de vous.
l'aïeul.
Et qui est-ce qui est assis là ?
LA FILLE.
Où donc, grand-père ? — Il n'y a personne.
l'aïeul.
Là^ là, au milieu de nous ?
LA FILLE.
Mais il n'y a personne^ grand-père !
232 I/INTRUSE
LE PÈRE.
On VOUS dit qu'il n'\' a personne !
l'aïeul.
Mais vous ne vo3'ez pas, vous autres !
l'oncle.
Voyons, vous voulez rire ?
l'aïeul.
Je n'ai pas envie de rire, je vous assure.
l'oncle.
Alors, croyez-en ceux qui voient.
L AlEL'L. indécis.
Je croyais qu'il y avait quelqu'un... Je crois
que je ne vivrai plus longtemps...
l'oncle.
Pourquoi irions-nous vous tromper ? à quoi
cela ser\,'irait-il ?
LE PÈRE.
Il faudrait bien vous dire la vérité.
l'oncle.
A quoi bon se tromper mutuellement ?
LE PÈRE.
Vous ne pourriez vivre longtemps dans l'erreur.
L INTRUSE 2\^
L AIEUL^ essayant de se lever.
Je voudrais percer ces ténèbres!...
LE PÈRE.
Où voulez-vous aller ?
l'aïeul.
De ce côté là...
LE père.
Ne vous troublez pas ainsi...
l'oncle.
Vous êtes étrange ce soir.
l'aïeul.
C'est vous autres qui me semblez étranges î
LE PÈRE.
Que cherchez-vous ainsi ?...
l'aïeul.
Je ne sais pas ce que j'ai !
LA FILLE AÎNÉE.
Grand-père^ grand-père, que vous faut-il,
grand-père ?
l'aïeul.
Donnez-moi vos petites mains, mes filles.
LES TROIS FILLES.
Oui, grand-père.
234 L INTRUSE
L AÏEUL.
Pourquoi tremblez-vous toutes les trois^ mes
filles ?
LA FILLE AÎNÉE.
Nous ne tremblons presque pas^ grand-père.
l'aïeul.
^ Je crois que vous êtes pâles toutes les trois.
LA FILLE AÎNÉE.
Il est tard, grand-père^ et nous sommes fati-
guées.
LE PÈRE.
Il faudrait aller vous coucher et grand-père
aussi ferait mieux de prendre un peu de repos.
l'aïeul.
Je ne pourrais pas dormir cette nuit !
l'oncle.
Nous attendrons le médecin.
Préparez-moi à la vérité !
l'oncle.
Mais il n'y a pas de vérité !
l'aïeul.
Alors^ je ne sais pas ce qu'il y a !
L INTRUSE 235
L ONCLE.
Je VOUS dis qu'il n'y a rien du tout 1
l'aïeul.
Je voudrais voir ma pauvre fille !
LE PÈRE.
Mais vous savez bien que c'est impossible ; il ne
faut pas l'éveiller inutilement.
l'ON'CLE.
Vous la verrez demain.
l'aïeul.
On n'entend aucun bruit dans sa chambre.
l'oncle.
Je serais inquiet si j'entendais du bruit.
l'aïeul.
Il y a bien longtemps que je n'ai vu ma fille !...
Je lui ai pris les mains hier au soir et je ne la
voyais pas î... Je ne sais plus ce qu'elle devient...
Je ne sais plus comment elle est... Je ne connais
plus son visage... Elle doit être changée depuis
ces semaines ! ... J'ai senti les petits os de ses joues;
sous mes mains... Il n'y a plus -que les ténèbres
entre elle et moi^ et vous tous!... Je ne peux plus
vivre ainsi ... ce n'est pas vivre cela !... Vous êtes
là; touS; les yeux ouverts à regarder mes yeux
mortS; et pas un de vous n'a pitié ! ... Je ne sais pas
236 l'intruse
ce que j'ai... on ne dit jamais ce qu'il faudrait
dire... et tout est effrayant lorsqu'on y songe....
Mais pourquoi ne parlez-vous plus ?
l'oncle.
Que voulez-vous que nous disions^ puisque
vous ne voulez pas nous croire ?
l'aïeul.
^ Vous avez peur de vous trahir !
LE PÈRE.
Mais soyez donc raisonnable, à la fin !
l'aïeul.
Il y a longtemps que l'on me cache quelque
chose!... Il s'est passé quelque chose dans la
maison... Mais je commence à comprendre main-
tenant... Il y a trop longtemps qu'on me trompe I
— Vous croyez donc que je ne saurai jamais rien?
— Il y a des moments où je suis moins aveugle
que vous^ vous savez?... Est-ce que je ne vous
entends pas chuchoter, depuis des jours et des
jours, comme si vous étiez dans la maison d'un
pendu ? — Je n'ose pas dire ce que je sais ce soir...
Mais je saurai la vérité !... J'attendrai que vous
disiez la vérité ; mais il y a longtemps que je la
sais, malgré vous! — Et maintenant, je sens que
vous êtes tous plus pâles que des morts !
LES TROIS FILLES.
Grand-père ! grand-père î qu'avez-vous donc,
grand-père ?
LIxVTRUSE 2 7,]
Ce n'est pas de vous que je parle^ mes filles^
non^ ce n'est pas de vous que je parle... Je sais
bien que vous m'apprendriez la vérité, s'ils
n'étaient pas autour de vous!... Et d'ailleurs je
suis sur qu'ils vous trompent aussi... Vous verrez,
mes filles, vous verrez!... Est-ce que je ne vous
entends pas sangloter toutes les trois ?
LE PÈRE.
Est-ce que. vraiment, ma femme est en danger?
l'aïeul.
Il ne faut plus essayer de me tromper ; il est
trop tard maintenant, et je sais la vérité mieux
que vous !...
l'oncle.
Mais enfin, nous ne sommes pas aveugles, nous !
LE père.
Voulez-vous entrer dans la chambre de votre
fille ? Il y a ici un malentendu et une erreur qui
doivent finir. — Voulez-vous ?
L AÏEUL, subitement indécis.
Non; non, pas maintenant... pas encore...
l'oncle.
Vous voyez bien que vous ivètes pas raison-
nable.
238 l'intruse
L AÏEUL.
On ne sait jamais tout ce qu'un homme n'a pas
pu dire dans sa vie!... — Qui est-ce qui fait ce
bruit ?
LA FILLE AÎNÉE.
C'est la lampe qui palpite ainsi; grand-père.
l'aïeul.
Il me semble qu'elle est bien inquiète... bien
inquiète...
LA fille.
C'est le vent froid qui la tourmente...
l'oncle.
Il n'y a pas de vent froid^ les fenêtres sont
fermées.
LA fille.
le crois qu'elle va s'éteindre.
le père.
Il n'y a plus d'huile.
LA fille.
Elle s'éteint tout à fait.
LE PÈRE.
Nous ne pouvons pas rester ainsi dans les
ténèbres.
L INTRUSE 239
L ON'CLE.
Pourquoi pas ? — J'y suis déjà habitué.
LE PÈRE.
Il y a de la lumière dans la chambre de ma
femme.
l'oncle.
Nous en prendrons tout à l'heure quand le
médecin sera venu.
LE PÈRE.
Il est vrai qu'on y voit assez ; il y a la clarté du
dehors.
l'aïeul.
Est-ce qu'il fait clair dehors ?
LE PÈRE.
Plus clair qu'ici.
l'oncle..
Moi^ j'aime autant causer dans l'obscurité.
LE PÈRE.
Moi aussi.
Silence.
l'aïeul.
Il me semble que l'horloge fait bien du bruit!...
LA FILLE AÎNÉE.
C'est qu'on ne parle plus^ grand-père.
l
240 I. INTRUSE
L AÏEUL.
Mais pourquoi vous taisez-vous tous ?
l'oncle.
De quoi voulez-vous que nous parlions ? —
Vous n'êtes pas sérieux ce soir.
l'aïeul.
Est-ce qu'il fait très noir dans la chambre ?
l'oncle.
Il n^y fait pas très clair.
Silence.
l'aïeul.
Je ne me sens pas bien^ Ursule ; ouvre un peu
la fenêtre.
le père.
Oui^ ma fille, ouvre un peu la fenêtre ; je com-
mence à avoir besoin d'air, moi aussi.
La fille ouvre une fenêtre.
l'oncle.
Je crois positivement que nous sommes restés
enfermés trop longtemps.
l'aïeul.
Est-ce que la fenêtre est ouverte ?
LA FILLE.
Oui^ grand-père^ elle est grande ouverte.
L INTRUSE 241
On ne dirait pas qu'elle est ouverte ; il ne vient
aucun bruit du dehors.
LA FILLE.
Non, grand-père, il n'y a pas le moindre bruit.
LE PÈRE.
Il y a un silence extraordinaire.
LA FILLE.
On entendrait marcher un ange.
l'oncle.
Voilà pourquoi je n'aime pas la campagne.
l'aïeul.
Je voudrais entendre un peu de bruit. Quelle
heure est-il, Ursule ?
LA FILLE.
Minuit bientôt, grand-père.
Ici l'Oncle se met à marcher de long en larjre dans
la chambre.
l'aïeul.
Oui est-ce qui marche ainsi^ autour de nous ?
l'oncle.
C'est moi, c'est moi, n'ayez pas peur. J'éprouve
le besoin de marcher un peu. Silence. — Mais je vais
me rasseoir; — je ne vois pas où je vais.
Silence.
16'
242 L INTRUSE
Je voudrais être ailleurs !
LA FILLE.
Où voudriez-vous aller, grand-père ?
l'aïeul.
Je ne sais pas où — dans une autre chambre,
n'importe où! n'importe où !
LE PÈRE.
Où irions-nous ?
l'oncle.
Il est trop tard pour aller ailleurs.
Silence. Ils sont assis, immobiles, autour de la table.
l'aïeul.
Qu'est-ce que j'entends, Ursule?
LA FILLE.
Rien^ grand-père^ ce sont des feuilles qui tom-
bent ; — oui^ ce sont des feuilles qui tombent sur
la terrasse.
l'aïeul.
Va fermer la fenêtre. Ursule.
LA FILLE.
Oui^ grand-père.
Elle ferme la fenêtre et revient s'asseoir.
L INTRUSE 243
L AÏEUL.
J'ai froid. Siience. Les trois sœurs s'embrassent. Qu'cst-Ce
que j'entends maintenant.
LE PÈRE.
Ce sont les trois sœurs qui s'embrassent.
l'oncle.
Il me semble qu'elles sont bien pâles, ce soir.
Silence.
l'aïeul.
Qu'est-ce que j'entends encore ?
LA FILLE.
Rien, grand-père ; ce sont mes mains que j'ai
jointes.
Silence.
l'aïeul.
Et ceci?...
LA FILLE.
Je ne sais pas, grand-père... peut-être mes
sœurs qui tremblent un peu ?
l'aïeul.
J'ai peur aussi, mes filles.
Ici un rayon de lune pénétre par un coin des
\i'.rau,v et répand, çà et là, quelques lueurs
étranges dans la chambre. Minuit sonne et, au
dernier coup, il semble, à certains, qu'on en-
tende, très vaguement, un bruit comme de quel-
qu'un qui se lèverait en toute hâte.
244 L INTRUSE
L'AÏEUL^ tressaillant dune épouvante spéciale.
^ Qui est-ce qui s'est levé ?
l'oncle.
On ne s'est pas levé !
LE PÈRE.
Je ne me suis pas levé !
LES TROIS FILLES.
Moi non plus ! — Moi non plus ! — Moi non
plus !
l'aïeul.
Il 3' a quelqu'un qui s'est levé de table !
l'oncle.
La lumière!...
Ici on entend tout à coup un vagissement d'épou-
vante, à droite, dans la chambre de 1 enfant; et
ce vagissement continue avec des gradations de
terreur, jusqu'à la fin delà scène.
LE PÈRE.
Ecoutez ! l'enfant 1
l'oncle.
Il n'a jamais pleuré !
LE PÈRE.
Allons voir!
L INTRUSE 245
l'oncle.
La lumière I la lumière !
A ce moment, on entend courir à pas précipites
et sourds, dans la chambre de gauche. — Ensuite,
un silence de mort. — Ils écoutent dans une
muette terreur, jusqu'à ce que la porte de cette
chambre s ouvre lentement, la clarté de la pièce
^■oi9ine sirrue dans la salle, et la Sœur de Cha-
rité paraît sur le seuil, en ses vêtements noirs,
et s'incline en faisant le signe de la croix, pour
annoncer la mort de la femme. Ils comprennent,
et. après un moment d indécision et d effroi,
entrent en silence dans la chambre mortuaire,
tandis que l'Oncle, sur le pas de la porte, .s'efface
poliment, pour laisser passer les trois jeunes
filles. L'aveugle, resté seul, se lève et s'agite, à
tâtons, autour de la table, dans les ténèbres.
L AÏEUL.
Où allez-vous ? — Où allez-vous ? — Elles
m'ont laissé tout seul !
FIX
A Charles Van Lcrbcrghe.
Les Aveugles.
PERSONNAGES
Lk Pkktke.
Trois Aveugles-nks.
Le plus vieil Aveugle.
Le cinquième Aveugle.
Le sixième Aveugle.
Trois \'ieilles Aveugles ex prière.
La plus vieille Aveugle.
Une jeune A\'eugle.
Une Aveugle folle.
LES AVEUGLES
Une très ancienne forêt septentrionale, d aspect éternel sous un ciel
profondément étoile. — Au milieu, et vers le fond de la nuit, est assis un
très vieux preTre enveloppé d'un large manteau noir. Le buste et la tète,
légèrement renversés et mortellement immobiles, s'appuient contre le
tronc d'un chêne énorme et caverneux. La face est d'une immuable livi-
dité de cire où s'entrouvrent les lèvres violettes. Les yeux muets et fixes
ne regardent plus du côté ^ isible de l'éternité, et semblent ensanglantés
sous un grand nombre de douleurs immémoriales et de larmes. Les che-
veux, d'une blancheur très grave, retombent en mèches roides et rares,
sur le visage plus éclairé et plus las que tout ce qui l'entoure dans le
silence attentif de la morne forêt. Les mains amaigries sont rigidement
jointes sur les cuisses. — A droite, six vieillards aveugles sont assis sur
des pierres, des souches et des feuilles mortes. — A tiauche, et séparées
d'eux par un arbre déraciné et des quartiers de roc, six femmes, également
aveu;; les, sont assises en face des vieillards. Trois d'entre elles prient et
se lamentent dune voix sourde et sans interruption. Une autre est très
vieille. La cinquième, en une attitude de muette démence, porte, sur les
genoux, un petit enfant endormi. La sixième est d'une jeunesse éclatante
et sa chevelure inonde tout son être. Elles ont, ainsi que les vieillards,
d'amples vêtements, sombres et uniformes. La plupart attendent, les cou-
des sur les genoux et le visage entre les mains; et tous semblent avoir
perdu l'habitude du geste inutile et ne détournent plus la tête aux rumeurs
étouffées et inquiètes de l'Ile. De grands arbres funéraires, des ifs, des
saules pleureurs, des cyprès, les couvrent de leurs ombres fidèles. Une
toufîe de longs asphodèles maladifs fleurit, non loin du prêtre, dans la
nuit. Il fait extraordinairement sombre, malgré le clair de lune qui, çà
et là, s'efforce d'écarter un moment les ténèbres des feuillages.
LES AVEUGLES
PREMIER AVEUGLE-NE.
Il ne revient pas encore ?
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Vous m'avez éveillé !
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je dormais aussi.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Il ne revient pas encore?
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je n'entends rien venir.
TROISIÈME A\'EUGLE-NÉ.
Il est temps de rentrer à l'hospice.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Il faudrait savoir où nous sommes.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il fait froid depuis son départ.
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Quelqu'un sait-il où nous sommes ?
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Nous avons marché très longtemps ; uqus
devons être très loin de l'hospice.
I,ES AVEUGLES
PREMIER AVEUGLE-NE.
Ah I les femmes sont en face de nous ?
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Nous sommes assises en face de vous.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Attendez, je viens près de vous, ii se leve et tâtonne.
— Où ètes-vous ? — Parlez 1 que j'entende où vous
êtes !
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Ici ; nous sommes assises sur des pierres.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Il s'avance et se heurte contre le tronc d'arbre et les quartiers de roc.
Il y a quelque chose entre nous...
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il vaut mieux rester à sa place !
TROISIÈME A\'EUGLE-NÉ.
Où ètes-vous assises? — Voulez-vous venir
près de nous ?
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Nous n'osons pas nous lever '
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Pourquoi nous a-t-il séparés ?
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
J'entends prier du côté des femmes.
252 LES AVEUGLES
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Oui; ce sont les trois vieilles qui prient.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Ce n'est pas le moment de prier !
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Vous prierez tout à l'heure, au dortoir !
Les trois vieilles continuent leurs pri.éres.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je voudrais savoir à côté de qui je suis assis ?
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je crois que je suis près de vous.
Ils tâtonnent autour deux.
TROISIÈME A\ŒUGLE-NÉ.
Nous ne pouvons pas nous toucher !
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Cependant, nous ne sommes pas loin l'un de
l'autre. Il tâtonne autour de lui, et heurte de son bâton le cinquième
aveugle, qui gémit sourdement. Cclui qui n'eUtCUd paS est à
côté de nous !
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je n'entends pas tout le monde ; nous étions
six tout à l'heure.
LES AVEUGLES 253
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je commence à me rendre compte. Interrogeons
aussi les femmes ; il faut savoir à quoi s'en tenir.
J'entends toujours prier les trois vieilles; est-ce
qu'elles sont ensemble ?
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Elles sont assises à côté de moi^ sur un rocher.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je suis assis sur des feuilles mortes !
TROISIÈME A\'EUGLE-NÉ.
Et la belle aveugle, où est-elle ?
LA PLL'S VIEILLE AVEUGLE.
Elle est près de celles qui prient.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Où est la folle et son enfant ?
LA JEUNE AVEUGLE.
Il dort ; ne l'éveillez pas !
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Oh ! comme vous êtes loin de nous î Je vous
croyais en face de moi !
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Nous savons, à peu près, tout ce qu'il faut
savoir; causons \m peu, en attendant le retour du
prêtre.
254 I-E^*^ AVEUGLES
LA PLUS AIEILLE AVEUGLE.
Il nous a dit de l'attendre en silence.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Nous ne sommes pas dans une église.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Vous ne savez pas où nous sommes.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
J'ai peur quand je ne parle pas.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Savez-vous où est allé le prêtre ?
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il me semble qu'il nous abandonne trop long-
temps.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Il devient trop vieux. Il paraît que lui-même
n'3^ voit plus depuis quelque temps. Il ne veut
pas l'avouer^ de peur qu'un autre ne vienne
prendre sa place parmi nous ; mais je soupçonne
qu'il n'y voit presque plus. Il nous faudrait un
autre guide ; il ne nous écoute plus^ et nous
sommes trop nombreux. Il n'y a que les trois
religieuses et lui qui voient dans la maison ; et ils
sont tous plus vieux que nous ! — Je suis sur qu'il
nous a égarés et qu'il cherche le chemin. Où est-
il allé ? — Il n'a pas le droit de nous laisser ici...
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Il est allé très loin ; je crois qu'il a parlé sérieu-
sement aux femmes.
LES AVEU(;LE8
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Il ne parle plus qu'aux femmes ? — Est-ce que
nous n'existons plus ? — Il faudra bien s'en plain-
dre à la fin I
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
A qui vous plaindrez-vous ?
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je ne sais pas encore ; nous verrons ; nous
verrons. — ]\Iais où donc est-il allé? — Je le
demande aux femmes.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Il était fatigué d'avoir marché si longtemps. Je
crois qu'il s'est assis un moment au milieu de
nous. Il est très triste et très faible depuis quel-
ques jours. Il a peur depuis que le médecin est
mort. Il est seul. Il ne parle presque plus. Je ne
sais ce qui est arrivé. Il voulait absolument sortir
aujourd'hui. Il disait qu'il voulait voir l'Ile,
une dernière fois^ sous le soleil, avant l'hiver. Il
paraît que l'hiver sera très long et très froid et
que les glaces viennent déjà du Nord. Il était
très inquiet ; on dit que les grands orages de ces
jours passés ont gonflé le fleuve et que toutes les
digues sont ébranlées. Il disait aussi que la mer
reff"rayait ; il parait qu'elle s'agite sans raison^ et
que les falaises de l'Ile ne sont plus assez hautes.
Il voulait voir ; mais il ne nous a pas dit ce qu'il
a vu. — Maintenant, je crois qu'il est allé chercher
du pain et de l'eau pour la folle. Il a dit qu'il lui
faudrait aller très loin... Il faut attendre.
LES AVEUGLES
LA JEUNE AVEUGLE.
Il m'a pris les mains en partant ; et ses mains
tremblaient comme s'il avait eu peur.
Puis il m'a embrassée...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Oh : oh !
LA JEUNE AVEUGLE.
Je lui ai demandé ce qui était arrivé. Il m'a dit
qu'il ne savait pas. Il m'a dit que le règne des
vieillards allait finir, peut-être...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Que voulait-il dire, en disant cela ?
LA JEUNE AVEUGLE.
Je ne l'ai pas compris. Il m'a dit qu'il allait du
côté du grand phare.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Y a-t-il un phare ?
LA JEUNE AVEUGLE.
Oui, au Nord de l'Ile. Je crois que nous n'en
sommes pas éloignés. Il disait qu'il voyait la clarté
du fanal jusqu'ici, dans les feuilles. Une m'a jamais
semblé plus triste qu'aujourd'hui, et je crois qu'il
pleurait depuis quelques jours. Je ne sais pas
pourquoi je pleurais aussi sans le voir. Je ne l'ai
pas entendu s'en aller. Je ne l'ai plus interrogé.
J'entendais qu'il souriait trop gravement ; j'enten-
dais qu'il fermait les yeux et qu'il voulait se taire.. .
LES AVEUGLES 257
PREMIER A\'EUGLE-NE.
Il ne nous a rien dit de tout cela !
LA JEUNE AVEUGLE.
Vous ne l'écoutez pas quand il parle 1
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Vous murmurez tous quand il parle 1
DEUXIÈME AVEUGLE.
Il nous a dit simplement « Bonne nuit » en s'en
allant.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il faut qu'il soit bien tard.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Il a dit deux ou trois fois « Bonne nuit » en s'en
allant comme s'il allait dormir. J'entendais qu'il
me regardait en disant « Bonne nuit ; bonne nuit ! »
— La voix change quand on regarde quelqu'un
fixement.
LE CINQUIÈME AVEUGLE.
Ayez pitié de ceux qui ne voient pas !
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Oui est-ce qui parle ainsi sans raison ?
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je crois que c'est celui qui n'entend pas.
258 LES AVEUGLES
PREMIER AVEUGLE-NE.
Taisez-vous 1 — ce n'est plus le moment de
mendier !
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Où allait-il chercher du pain et de Teau ?
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Il est allé du côté de la mer.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
On ne va pas ainsi vers la mer à son âge !
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Sommes-nous près de la mer ?
LA VIEILLE AVEUGLE.
Oui; taisez-vous un instant; vous l'entendrez.
Murmure d'une mer voisine et très calme contre les
falaises.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je n'entends que les trois vieilles qui prient.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Ecoutez bien, vous l'entendrez à travers leurs
prières.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Oui ; j'entends quelque chose qui n'est pas loin
de nous.
LES AVEUGLES 259
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Elle était endormie ; on dirait qu'elle s'éveille.
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
Il a eu tort de nous mener ici ; je n'aime pas à
entendre ce bruit.
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Vous savez bien que l'Ile n'est pas grande, et
qu'on l'entend dès qu'on sort de l'enclos de Vho^-
pice.
DEUXIÈME AVEUGLE-XÉ.
Je ne l'ai jamais écoutée.
TROISIÈME AVEUGLE-XÉ.
Il me semble qu'elle est à côté de nous aujour-
d'hui ; je n'aime pas à l'entendre de près.
DEUXIÈME AVEUGLE-XÉ.
Moi non plus ; d'ailleurs, nous ne demandons
pas à sortir de l'hospice.
TROISIÈME AVEUGLE-XÉ.
Nous ne sommes jamais venus jusqu'ici ; il
était inutile de nous mener si loin.
LA PLUS VIEILLE AVEITGLE.
Il faisait très beau ce matin ; il a voulu nous
faire jouir des derniers jours de soleil^ avant de
nous enfermer tout l'hiver dans l'hospice.
26o LES AVEUGLES
l^KEMIER A\EUGLE-NK.
Mais j'aime mieux rester dans l'hospice I
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Il disait aussi qu'il nous fallait connaître un
peu la petite Ile où nous sommes. Lui-même ne
l'a jamais entièrement parcourue; il y a une
montagne où personne n'a monté, des vallées où
l'on n'aime pas à descendre et des grottes où nul
n'a pénétré jusqu'ici. Il disait enfin qu'il ne fallait
pas toujours attendre le soleil sous les voûtes du
dortoir; il voulait nous mener jusqu^au bord de
la mer. Il y est allé seul.
LE PLUS VIEIL A\"EUGLE.
Il a raison ; il faut songer à vivre.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Mais il n'y a rien à voir au dehors 1
DEUXIÈME A\'EUGLE-XÉ.
Sommes-nous au soleil^ maintenant ?
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Je ne crois pas ; il me semble qu'il est très tard.
DEUXIÈME A\'EUGLE-XÉ.
Quelle heure est-il ?
LES AUTRES AVEUGLES.
Je ne sai^ pas. — Personne ne le sait.
LES AVEU(iLES 26 1
DEUXIEME AVEUGLE-XE.
Est-ce qu'il fait clair encore ? Au sixième aveugle. —
Ou êtes-vous ? — Voyons ; vous qui voyez un peu,
voyons !
LE SIXIÈME A\"EUGLE.
Je crois qu'il fait très noir; quand il fait du
soleil, je vois une ligne bleue sous mes paupières ;
j'en ai vu une, il y a bien longtemps ; mais à
présent, je n'aperçois plus rien.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Moi, je sais qu'il est tard quand j'ai faim, et j'ai
faim.
TROISIÈME AVEUGLE-XÉ.
Mais regardez le ciel ; vous y verrez peut-être
quelque chose I
Tous lèvent la tête vers le ciel, à 1 exception des
trois aveugles-nés qui continuent de regarder la
terre.
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Je ne sais si nous sommes sous le ciel.
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
La voix résonne comme si nous étions dans
une grotte.
LE PLUS VIEIL A\-EUGLE.
Je crois plutôt qu'elle résonne ainsi parce que
c'est le soir.
262 I,B:S AVEUGLKft
LA JEUNE AVEUGLE.
Il me semble que je sens le clair de lune sur
m^es mains.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Je crois qu'il y a des étoiles ; je les entends.
LA JEUNE AVEUGLE.
Moi aussi.
PREMIER AVEUGLE-NÉ
Je n'entends aucun bruit.
DEUXIÈME A^•EUGLE-NÉ
Je n'entends que le bruit de nos souffles !
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Je crois que les femmes ont raison.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je n'ai jamais entendu les étoiles.
LES DEUX AUTRES AVEUGLES-NÉS.
Nous non plus.
Un vol d'oiseaux nocturnes s'abat subitement dans
les feuillages.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ
Ecoutez ! écoutez ! — Qu'y a-t-il au-dessus de
nous ? — Entendez-vous ?
LE PLUS \'IEIL A\EUGLe.
Quelque chose a passé entre le ciel et nous !
LES AVEUGLES 2o:?
PREMIER AVEUGLE-NE.
Je ne connais pas la nature de ce bruit. — Je
voudrais rentrer à l'hospice.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il faudrait savoir où nous sommes !
LE SIXIÈME AVEUGLE.
J'ai essayé de me lever ; il n'y a que des épines
autour de moi ; je n'ose plus étendre les mains.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il faudrait savoir où nous sommes !
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Nous ne pouvons pas le savoir !
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Il faut que nous soyons très loin de la maison ;
je ne comprends plus aucun bruit.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Depuis longtemps, je sens Podeur des feuilles
mortes !
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Quelqu'un a-t-il vu l'Ile autrefois et peut-il
nous dire où nous sommes ?
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Nous étions tous aveugles en arrivant ici.
264 LES AVEUGLES
PREMIER AVEUGLE-NE.
Nous n'avons jamais vu.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Ne nous inquiétons pas inutilement ; il revien-
dra bientôt ; attendons encore ; mais à l'avenir^
nous ne sortirons plus avec lui.
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Nous ne pouvons pas sortir seuls !
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Nous ne sortirons plus^ j'aime mieux ne pas
sortir.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Nous n'avions pas envie de sortir, personne ne
l'avait demandé.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
C'était jour de fête dans l'Ile ; nous sortons tou-
jours aux grandes fêtes.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il est venu me frapper sur l'épaule pendant que
je dormais encore^ en me disant : Levez-vous,
levez-vous, il est temps^ le soleil est très haut ! —
Etait-ce vrai? Je ne m'en suis pas aperçu. Je n'ai
jamais vu le soleil.
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Moi, j'ai vu le soleil lorsque j'étais très jeune.
LES AVEU(iLES
LA PLUS \'IEILLE AVEUGLE.
Moi aussi; il y a des années; lorsque j'étais
enfant ; mais je ne m'en souviens presque plus.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Pourquoi veut-il que nous sortions chaque fois
que le soleil se montre? Qui est-ce qui s'en aper-
çoit? Je ne sais jamais si je me promène à midi ou
à minuit.
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Paime mieux sortir à midi ; je soupçonne alors
de grandes clartés; et mes yeux font de grands
efforts pour s'ouvrir.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je préfère rester au réfectoire^ près du bon feu
de houille ; il y avait un grand feu ce matin...
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il pouvait nous mener au soleil dans la cour ;
on est à l'abri des murailles ; on ne peut pas sor-
tir^ il n'y a rien à craindre quand la porte est fer-
mée; — je la ferme toujours. — Pourquoi me
touchez-vous le coude gauche ?
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je ne vous ai pas touché ; je ne peux pas vous
atteindre.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je vous dis que quelqu'un m'a touché le coude !
266 LES AVEUGLES
PREMIER AVEUGLE-NE.
Ce n'est pas un de nous.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Mon Dieu 1 mon Dieu I dites-nous donc où
nous sommes !
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Nous ne pouvons pas attendre éternellement !
Une horloge très lointaine sonne douze coups très
lents.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Oh ! comme nous sommes loin de l'hospice !
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Il est minuit !
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il est midi 1 — Quelqu'un le sait-il ? — Parlez !
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Je ne sais pas ; mais je crois que nous sommes à
l'ombre.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je ne m'y reconnais plus ; nous avons dormi
trop longtemps !
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
J'ai faim !
LES AUTRES AVEUGLES.
Nous avons faim et soif!
I,ES AVEUGLES 26'
DEUXIÈME A\'EUGLE-NE.
Y a-t-il longtemps que nous sommes ici ?
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Il me semble que je suis ici depuis des siècles !
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Je commence à comprendre où nous sommes...
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
11 faudrait aller du côté où minuit est sonné...
Tous les oiseaux nocturnes exultent subitement
dans les ténèbres.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Entendez-vous ? — Entendez-vous ?
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Nous ne sommes pas seuls ici ?
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il y a longtemps que je me doute de quelque
chose ; on nous écoute. — Est-il revenu ?
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je ne sais pas ce que c'est ; c'est au-dessus de
nous.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Les autres n'ont-ils rien entendu ? — Vous vous
taisez toujours!
268 LES AVEl'GLES
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Nous écoutons encore.
LA JEUNE AVEUGLE.
J'entends des ailes autour de moi !
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Mon Dieu ! mon Dieu ! dites-nous donc où nous
sommes !
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Je commence à comprendre où nous sohimes...
L'hospice est de l'autre côté du grand fleuve;
nous avons passé le vieux pont. Il nous a conduits
au nord de l'Ile. Nous ne sommes pas loin du
fleuve^ et peut-être l'entendrions-nous si nous
écoutions un moment... Il faudrait aller jusqu'au
bord de l'eau s'il ne revenait pas... Il y passe, jour
et nuit^ de grands navires et les matelots nous
apercevront sur les rives. Il se peut que nous
soyons dans la forêt qui entoure le phare ; mais je
n'en connais pas l'issue... Quelqu'un veut-il me
suivre ?
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Restons assis I — Attendons, attendons ; — on
ne connaît pas la direction du grand fleuve, et il y
a des marais tout autour de l'hospice; attendons^
attendons... Il reviendra; il faut qu'il revienne!
LES AVEUGLES 269
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Quelqu'un sait-il par où nous sommes venus ?
Il nous l'a expliqué en marchant.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je n'y ai pas fait attention.
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Quelqu'un l'a-t-il écouté ?
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il faut l'écouter à l'avenir.
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Quelqu'un de nous est-il né dans l'Ile ?
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Vous savez bien que nous venons d'ailleurs.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Nous venons de l'autre côté de la mer.
PREMIER AVEUGLÈ-NÉ.
J'ai cru mourir pendant la traversée.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Moi aussi ; — nous sommes venus ensemble.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Nous sommes tous les trois de la même paroisse.
LES AVEUGLES
PREMIER AVEUGLE-NE.
On dit qu'on peut la voir d'ici^ par un temps
clair ; — vers le Nord. — Elle n'a pas de clocher.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Nous avons abordé par hasard.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Je viens d'un autre côté...
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
D'où venez-vous ?
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Je n'ose plus y songer... Je ne m'en souviens
presque plus quand j'en parle... Il y a trop long-
temps... Il y faisait plus froid qu'ici...
LA JEUNE AVEUGLE.
Moi^ je viens de très loin...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
D'où venez-vous donc ?
LA JEUNE AVEUGLE.
Je ne saurais le dire. Comment voulez-vous
que je vous l'explique ? — C'est trop loin d'ici ;
c'est au delà des mers. Je viens d'un grand
pays... Je ne pourrais le montrer que par signes;
mais nous n'y voyons plus... J'ai erré trop long-
temps... Mais j'ai vu le soleil et l'eau et le feu^ des
montagnes^ des visages et d'étranges fleurs... Il
LES AVEUGLES
n'y en a pas de pareilles dans cette Ile ; il y fait
trop sombre et trop froid... Je n'en ai plus reconnu
le parfum depuis que je n'y vois plus... Mais j'ai
vu mes parents et mes sœurs... J'étais trop jeune
alors poLir savoir où j'étais... Je jouais encore au
bord de la mer... Mais comme je me souviens
d'avoir vu !... Un jour, je regardais la neige du
haut d'une montagne... Je commençais à distin-
guer ceux qui seront malheureux...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Que voulez-vous dire ?
LA JEUNE AVEUGLE.
Je les distingue encore à leur voix par
moments... J'ai des souvenirs qui sont plus clairs
quand je n'y pense pas...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Moi^ je n'ai pas de souvenirs...
Un vol de grands oiseaux migrateurs passe avec des
clameurs au-dessus des feuillages.
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Quelque chose passe encore sous le ciel I
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Pourquoi ètes-vous venue ici ?
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
A qui demandez-vous cela ?
LES AVEUGLES
DEUXIEME AA'EUGLE-XE.
A notre jeune sœur.
LA JEUNE AVEUGLE.
On m'avait dit qu'il pouvait me guérir. Il m'a
dit que je verrai un jour ; alors je pourrai quitter
l'Ile...
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
Nous voudrions tous quitter l'Ile !
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Nous resterons toujours ici !
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il est trop vieux ; il n'aura pas le temps de nous
guérir !
LA JEUNE AVEUGLE.
Mes paupières sont fermées^ mais je sens que
mes yeux sont en vie...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Les miennes sont ouvertes.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je dors les yeux ouverts.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Ne parlons pas de nos yeux î
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il n'y a pas longtemps que vous êtes ici?
LES AVEUGLES 273
LE PLUS \'IEIL AVEUGLE.
J'ai entendu un soir^ pendant la prière^, du côté
des femmes^ une voix que je ne connaissais pas ;
et j'entendais à votre voix que vous étiez très
jeune. . .J'aurais voulu vous voir, à vous entendre. ..
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
Je ne m'en suis pas aperçu.
DEUXIÈME AVEUGLE-XÉ.
Il ne nous avertit jamais 1
LE SIXIÈME AVEUGLE.
On dit que vous êtes belle comme une femme
qui vient de très loin ?
LA JEUXE AVEUGLE.
Je ne me suis jamais vue.
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Nous ne nous sommes jamais vus les uns les
autres. Nous nous interrogeons et nous nous
répondons ; nous vivons ensemble, nous sommes
toujours ensemble, mais nous ne savons pas ce
que nous sommes!... Nous avons beau nous
toucher des deux mains ; les yeux en savent plus
que les mains...
LE SLXIÈME AVEUGLE.
Je vois parfois vos ombres quand vous êtes au
soleil.
i8
2 74 I^ES AVEUGLES
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Nous n'avons jamais vu la maison où nous
vivons; nous avons beau tàter les murs et les
fenêtres; nous ne savons pas où nous vivons !...
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
On dit que c'est un vieux château très sombre
et très misérable^ on n'y voit jamais de lumière,
si ce n'est dans la tour où se trouve la chambre
du prêtre.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Il ne faut pas de lumière à ceux qui ne voient
pas.
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Quand je garde le troupeau^ aux environs de
l'hospice, les brebis rentrent d'elles-mêmes^ en
apercevant, le soir, cette lumière de la tour... —
Elles ne m'ont jamais égaré.
LE PLUS \IEIL AVEUGLE.
V^oilà des années et des années que nous
sommes ensemble, et nous ne nous sommes
jamais aperçus! On dirait que nous sommes
toujours seuls!... Il faut voir pour aimer...
LA PLUS ^•IEILLE AVEUGLE.
Je rêve parfois que je vois...
LE PLUS VIEtL AVEUGLE.
Moi^ je ne vois que quand je rêve...
â
LES AVEUGLES 275
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
Je ne rève^ d'ordinaire^ qu'à minuit.
Une rafale ébranle la forêt, et les feuilles tombent
en masses sombres.
LE CINQUIÈME AVEUGLE.
Oui est-ce qui m'a touché les mains ?
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
Quelque chose tombe autour de nous !
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Cela vient d'en haut; je ne sais ce que c'est...
LE CIXOUIÈME AVEUGLE.
Oui est-ce qui m'a touché les mains ? — Je
m'étais endormi ; laissez-moi dormir I
LE PLUS \'IEIL AVEUGLE.
Personne n'a touché vos mains.
LE CIXOUIÈME AVEUGLE.
Qui est-ce qui m'a pris les mains ? Répondez à
haute voix^ j'ai l'oreille un peu dure...
LE PLUS \'IEIL AVEUGLE.
Nous ne le savons pas nou:5-mémes.
LE CIXQUIÈME AVEUGLE.
Est-on venu nous avertir ?
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
Il est inutile de répondre; il n'entend rien.
276 LES AVEUGLES
TROISIEME AVEUGLE-NE.
Il faut avouer que les sourds sont bien mal-
heureux !
LE PLUS \IEIL AVEUGLE.
Je suis las d'être assis !
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Je suis las d'être ici 1
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il me semble que nous sommes si loin les uns
des autres. . . Essayons de nous rapprocher un peu ;
— il commence à faire froid...
TROISIÈME A\'EUGLE-NÉ.
Je n'ose pas me lever ! il vaut mieux rester à sa
place.
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
On ne sait pas ce qu'il peut y avoir entre nous.
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Je crois que mes deux mains sont en sang; j'ai
voulu me mettre debout.
TROISIÈME A\'EUGLE-NÉ.
J'entends que vous vous penchez vers moi.
L'aveugle folle se frotte violemment les yeux en
gémissant et en se tournant obstinément vers le
prêtre immobile.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
J'entends encore un autre bruit...
f
LES AVEUGLES 277
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Je crois que c'est notre pauvre sœur qui se frotte
les yeux.
DEUXIÈME AVEUGLE-XÉ.
Elle ne fait jamais autre chose ; je l'entends
toutes les nuits.
TROISIÈME AVEUGLE-XÉ.
Elle est folle ; elle ne dit jamais rien.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Elle ne parle plus depuis qu'elle a eu son
enfant... Elle semble toujours avoir peur...
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Vous n'avez donc pas peur ici ?
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
Qui donc ?
LE PLUS VIEIL A\EUGLE.
Vous autres tous !
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Oui, oui, nous avons peur !
LA JEUXE A\-EUGLE.
Nous avons peur depuis longtemps 1
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
Pourquoi demandez-vous cela ?
2 7«5 LES AVEL'GLES
LE PLUS vip:[l A\'EUGLE.
Je ne sais pas pourquoi je le demande 1... Il me
semble que j'entends pleurer tout à coup parmi
nous !...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Il ne faut pas avoir peur; je crois que c'est la
folle...
LE PLUS \'IEIL A\-EUGLE.
Il y a encore autre chose... Je suis sûr qu'il v
a encore autre chose... Ce n'est pas de cela seul
que j'ai peur...
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Elle pleure toujours lorsqu'elle va allaiter son
enfant.
PREMIER A\'EUGLE-NÉ.
Il n'y a qu'elle qui pleure ainsi!
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
On dit qu'elle y voit encore par moments...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
On n'entend pas pleurer les autres...
LE PLUS ^'IEIL A\EUGLE.
Il faut voir pour pleurer...
LA JEUNE AVEUGLE.
Je sens une odeur de fleurs autour de nous...
LES AVEUGLES 279
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je ne sens que l'odeur de la terre !
LA JEUNE AVEUGLE.
Il y a des fleurs, il y a des fleurs autour de
nous !
DEUXIÈME A\EUGLE-NÉ.
Je ne sens que l'odeur de la terre I
LA PLUS \'IEILLE AVEUGLE.
J'ai senti des fleurs dans le vent...
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je ne sens que l'odeur de la terre !
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Je crois qu'elles ont raison.
LE SIXIÈME A\'EUGLE.
Où sont-elles ? — J'irai les cueillir.
LA JEUNE AVEUGLE.
A votre droite^ levez-vous.
Le sixième a\eugle se \é\e lentement et s a\ance à
tâtons, en se heurtant aux buissons et aux arbres,
vers les asphodèles qu il renverse et écrase sur
son passage.
LA JEUNE AVEUGLE.
J'entends que vous brisez des tiges vertes !
Arrêtez-vous 1 arrêtez-vous 1
2^,0 LES AVEUGLES
PREMIER AVEUGLE-NE.
Ne VOUS occupez pas des fleurs^ mais songez au
retour !
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Je n'ose plus revenir sur mes pas!
LA JEUNE AVEUGLE.
II ne faut pas revenir ! — Attendez. — Elle se lève.
— Oh ! comme la terre est froide ! Il va geler. —
Elle s'avance sans hésitation vers les étranges et pâles asphodèles, mais
elle est arrêtée par l'arbre renversé et les quartiers de roc, aux environs
des fleurs. — Elles sont ici ! — Je ne puis les attein-
dre ; elles sont de votre côté.
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Je crois que je les cueille.
Il cueille, à tâtons, les fleurs épargnées, et les lui
offre ; les oiseaux nocturnes s'envolent.
LA JEUNE AVEUGLE.
Il me semble que j'ai vu ces fleurs autrefois. .
Je ne sais plus leur nom... Mais comme elles sont
malades, et comme leur tige est molle ! Je ne les
reconnais presque pas... Je crois que c'est la fleur
des morts...
Elle tresse des asphodèles dans .sa che\ elure.
LE PLUS \'IEIL AVEUGLE.
J'entends le bruit de vos cheveux.
LA JEUNE AVEUGLE.
Ce sont les fleurs...
LES AVEUGLES ZS ■
LE PLUS VIEIL A\'EUGLE.
Nous ne vous verrons pas...
LA JEUNE AVEUGLE.
Je ne me verrai pas non plus... J'ai froid.
En ce moment, le vent s'élève dans la foret, et la
raer mugit, tout à coup et violemment, contre des
falaises très voisines.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Il tonne!
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je crois que c'est une tempête qui s'élève.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Je crois que c'est la mer.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
La mer ? — Est-ce que c'est la mer ? — Mais
elle est à deux pas de nous I — Elle est à côté de
nous î Je l'entends tout autour de moi I — Il faut
que ce soit autre chose !
LA JEUNE AVEUGLE.
J'entends le bruit des vagues à mes pieds.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je crois que c'est le vent dans les feuilles mortes.
LE PLUS VIEIL A\EUGLE.
Je crois que les femmes ont raison.
."82 LES AVEUGLES
TROISIÈxME AVEUGLE-XK.
Elle va venir ici !
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
D'où vient le vent ?
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il vient du côté de la mer.
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Il vient toujours du côté de la mer ; elle nous
entoure de tous côtés. Il ne peut pas venir d'autre
part...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Ne songeons plus à la n:ier I
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Alais il faut y songer puisqu'elle va nous attein-
dre !
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Vous ne savez pas si c'est elle...
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
J'entends ses vagues comme si j'allais y tremper
les deux mains ! Nous ne pouvons pas rester ici !
Elles sont peut-être autour de nous !
LE PLUS \-IEIL AVEUGI ^:.
Où voulez-vous aller ?
LES AVEUGLES 283
DEUXIEME AVEUGLE-NE.
N'importe où ! n'importe où ! Je ne veux plus
entendre le bruit de ces eaux I Allons-nous-en 1
Allons-nous-en !
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il me semble que j'entends encore autre chose.
— Ecoutez !
On entend un bruit de pas précipités et lointains,
dans les feuilles mortes.
PREMIER A\"EUGLE-NÉ.
Quelque chose s'approche !
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il vient î II vient ! Il revient I
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il vient à petits pas, comme un petit enfant...
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Ne lui faisons pas de reproches aujourd'hui !
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Je crois que ce n'est pas le pas d'un homme I
Un grand chien entre dans la forêt, et passe devant
les aveugles. — Silence.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Qui est-là ? — Oui ètes-vous ? — Ayez pitié de
nous^ nous attendons depuis si longtemps!...
Le chien s'arrête et vient poser les pattes de de\ ant sur les genoux de
laveugie. Ah! ah! qu'avez-vous mis .sur mes
28+ LES AVEUGLES
genoux ? Qu'est-ce que c'est ?... Est-ce une bête?
— Je crois que c'est un chien ?,.. Oh 1 oh ! c'est le
chien ! c'est le chien de l'hospice ! Viens ici !
viens ici ! Il vient nous délivrer I Viens ici ! viens
ici!
LES AUTRES AVEUGLES.
Viens ici ! viens ici !
PREMIER AVEUGLE-XK.
Il vient nous délivrer ! Il a suivi nos traces
jusqu'ici. Il me lèche les mains comme s'il me
retrouvait après des siècles I
LES AUTRES AVEUGLES.
Viens ici ! viens ici 1
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Il précède peut-être quelqu'un ?...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Non^ non^ il est seul. — Je n'entends rien
venir. — Il ne nous faut pas d'autre guide ; il n'y
en a pas de meilleur. Il nous conduira partout
où nous voulons aller ; il nous obéira...
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Je n'ose pas le suivre.
LA JEUNE AVEUGLE.
Moi non plus.
LES AVEUGLES 2S^
PREMIER A\EUGLE-NE.
Pourquoi pas? Il 3- voit mieux que nous.
DEUXIÈME A\'EUGLE-NÉ.
N'écoutons pas les femmes I
TROISIÈME A\EUGLE-NÉ.
Quelque chose est changé dans le ciel ; je
respire librement; l'air est pur maintenant...
LA PLUS \TEILLE AVEUGLE.
C'est le vent de la mer qui passe autour de
nous.
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Il me semble qu'il va faire clair ; je crois que le
soleil se lève...
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Je crois qu'il va faire froid...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Nous allons retrouver notre route. Il m'en-
traîne !... il m'entraîne. Il est ivre de joie ! — Je
ne peux plus le retenir?... Suivez-moi! suivez-
moi ! Nous retournons à la maison !...
Il se lève, entraîné par le chien qui le mène vers le
prêtre immobile, et s'arrête.
LES AUTRES AVEUGLES.
Où êtes-vous ? Où êtes-vous ? — Où allez-vous ?
— Prenez garde !
286 LES AVEUGLES
PREMIER AVEUGLE-NE.
Attendez ! attendez ! Ne me suivez pas encore ;
je reviendrai... Il s'arrête. — Qu'y a-t-il ? — Ah!
ah! J'ai touché quelque chose de très froid !
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Que dites-vous ? On n'entend presque plus votre
voix.
PREMIER A\-EUGLE-XÉ.
J'ai touché !... Je crois que je touche un visage!
TROISIÈME AVEUGLE-XÉ.
Que dites-vous ? — On ne vous comprend
presque plus. Qu'avez-vous ? — Où ètes-vous ? —
Etes-vous déjà si loin de nous ?
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
Oh ! oh ! oh ! — Je ne sais pas encore ce que
c'est... — Il y a un mort au milieu de nous !
LES AUTRES AVEUGLES.
Un mort au milieu de nous ? — Où ètes-vous ?
où ètes-vous ?
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
Il y a un mort parmi nous^ vous dis-je ! Oh I
oh ! j'ai touché le visage d'un mort I — Vous êtes
assis à côté d'un mort ! Il faut que l'un de nous
soit mort subitement ! Mais parlez donc, enfin.
que je sache ceux qui vivent! Où ètes-vous? —
Répondez ! répondez tous ensemble !
LES AVEUGLES 287
Les aveugles répondent successivement, à l'excep-
tion de l'aveugle folle et de l'aveugle sourd; les
trois vieilles ont cessé leurs prières.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je ne distingue plus vos voix ! . . . Vous parlez
tous de même 1... Elles tremblent toutes !
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il y en a deux qui n'ont pas répondu... Où
sont-ils ?
Il touche de son bâton le cinquième aveugle.
LE CINQUIÈME AVEUGLE.
Oh! oh! J'étais endormi; laissez-moi dormir!
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Ce n'est pas lui. — Est-ce la folle ?
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Elle est assise à côté de moi ; je l'entends vivre.
PREMIER A\'EUGLE-NÉ.
Je crois... Je crois que c'est le prêtre ! — Il est
debout ! Venez I venez ! venez !
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
11 est debout ?
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il n'est pas mort^ alors !
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Où e.st-il?
288 LES AVEUGLES
LE SIXIEME AVEUGLE.
Allons voir ! . . .
Ils se lèvent tous, à l'exception de la folle et du
cinquième aveugle, et s'a\ ancent, à tâtons, vers
le mort.
DEUXIÈME AVEUGLE-XÉ.
Est-il ici ? — Est-ce lui ?
TROISIÈME AVEUGLE-XÉ.
Oui I oui I je le reconnais !
PREMIER AVEUGLE-XÉ.
Mon Dieu ! mon Dieu 1 Ou'allons-nous deve-
nir !
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Mon père ! mon père ! — Est-ce vous ? mon
père, qu'est-il donc arrivé ? — Qu'avez-vous ? —
Répondez-nous I — Nous sommes tous autour de
vous...
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Apportez de l'eau ; il vit peut-être encore...
DEUXIÈME AVEUGLE-XÉ.
Essayons... Il pourra peut-être nous reconduire
à l'hospice.
TROISIÈME AVEUGLE-XÉ.
C'est inutile ; je n'entends plus son cœur. — Il
est froid...
LES AVEUGLES
PRExMIER AVEUGLE-XE.
Il est mort sans rien dire.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il aurait dû nous prévenir.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Oh ! comme il était vieux !.,. C'est la première
fois que je touche son visage...
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ, tàtant le cadavre.
Il est plus grand que nous !...
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Ses yeux sont grands ouverts ; il est mort les
mains jointes...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Il est mort,, ainsi sans raison...
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il n'est pas debout, il est assis sur une pierre...
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Mon Dieu ! mon Dieu ! Je ne savais pas tout
cela!... tout celai... Il était malade depuis si
longtemps... Il a dû souffrir aujourd'hui!... —
Il ne se plaignait pas... Il ne se plaignait qu'en
nous serrant les mains... On ne comprend pas
toujours... On ne comprend jamais !... Allons
prier autour de lui ; mettez-vous à genoux...
Les femmes s'agenouillent en gémissant.
19
290 LES AVEUGLES
PREMIER AVEUGLE-NE.
Je n'ose pas me mettre à genoux...
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
On ne sait pas sur quoi l'on s'agenouille...
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Etait-il malade ?... Il ne nous l'a pas dit...
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
J'ai entendu qu'il parlait à voix basse en s'en
allant... Je crois qu'il parlait à notre jeune sœur;
qu'a-t-il dit ?
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Elle ne veut pas répondre.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Vous ne voulez plus nous répondre ? — Où
donc êtes- vous ? — Parlez !
LA PLUS \IEILLE AVEUGLE.
Vous l'avez trop fait souffrir ; vous l'avez fait
mourir... Vous ne vouliez plus avancer; vous
vouliez vous asseoir sur les pierres de la route^
pour manger; vous avez murmuré tout le jour...
Je l'entendais soupirer... Il a perdu courage...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Etait-il malade ? le saviez-vous ?
LES AVEUGLES 29 1
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Nous ne savions rien... Nous ne l'avons jamais
vu... Quand donc avons-nous su quelque chose
sous nos pauvres yeux morts ?... Il ne se plaignait
pas... Maintenant c'est trop tard... J'en ai vu
mourir trois... mais jamais ainsi !... Maintenant
c'est à notre tour...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Ce n'est pas moi qui l'ai fait souffrir. — Je n'ai
rien dit...
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Moi non plus ; nous l'avons suivi sans rien
dire...
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il est mort en allant chercher de l'eau pour la
folle...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Qu'allons-nous faire ? Où irons-nous ?
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Où est le chien ?
PREMIER A\'EUGLE-NÉ.
Ici ; il ne veut pas s'éloigner du mort.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Entrainez-lc 1 Ecartez-le 1 écartez-le I
292 LES AVEU(iLES
PREMIER AVEUGLE-NE.
Il ne veut pas quitter le mort !
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Nous ne pouvons pas attendre à côté d'un
mort!... Nous ne pouvons pas mourir ici dans
les ténèbres !
TROISIÈME AVEUGLE-NP:.
Restons ensemble; ne nous écartons pas
les uns des autres; tenons-nous par la main;
asseyons-nous tous sur cette pierre... Où sont
les autres... Venez ici ! venez! venez !
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Où étes-vous ?
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Ici ; je suis ici. Sommes-nous tous réunis ? —
Venez plus près de moi. — Où «ront vos mains ?
— Il fait très froid.
LA JEUNE AVEUGLE.
Oh ! comme vos mains sont froides !
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Que faites-vous ?
LA JEUNE AVEUGLE.
Je mettais les mains sur mes yeux; je croyais
que j'allais y voir tout à coup...
LES AVEUGLES 293
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Qui est-ce qui pleure ainsi ?
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
C'est la folle qui sanglote.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Elle ne sait pas la vérité ?
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Je crois que nous allons mourir ici...
LA PLUS VIEILLE A\"EUGLE.
Quelqu'un viendra peut-être...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Je pense que les religieuses sortiront de l'hos-
pice...
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Elles ne sortent pas le soir.
LA JEUNE AVEUGLE.
Elles ne sortent jamais.
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je pense que les hommes du grand phare nous
apercevront...
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Ils ne descendent pas de leur tour.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Ils nous verront peut-être...
294 T^ES AVEUGLES
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Ils regardent toujours du côté de la mer.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il fait froid !
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Ecoutez les feuilles mortes ; je crois qu'il gèle.
LA JEUNE AVEUGLE.
Oh î comme la terre est dure !
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
J'entends, à ma gauche, un bruit que je ne
comprends pas...
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
C'est la mer qui gémit contre les rochers.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je croyais que c'étaient les femmes.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
J'entends les glaçons se briser sous les vagues...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Qui est-ce qui grelotte ainsi ? Il nous fait
trembler tous sur la pierre !
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je ne puis plus ouvrir les mains.
LES AVEUGLES 295
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
J'entends encore un bruit que je ne comprends
pas...
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Qui est-ce qui grelotte ainsi parmi nous? Il
fait trembler la pierre I
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Je crois que c'est une femme.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Je crois que c'est la folle qui grelotte le plus
fort.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
On n'entend pas son enfant.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Je crois qu'il tette encore.
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Il est le seul qui puisse voir où nous sommes !
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
J'entends le vent du Nord.
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Je crois qu'il n'y a plus d'étoiles ; il va neiger.
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Si l'un de nous s'endort^ il faut qu'on le
réveille.
290 LES AVEUGLES
LE PLUS VIEIL AV'EUGLE.
J'ai sommeil cependant!
Une rafale fait tourbillonner les feuilles mortes.
LA JEUNE AVEUGLE.
Entendez-vous les feuilles mortes ? — Je crois
que quelqu'un vient vers nous...
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
C'est le vent ; écoutez !
TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.
Il ne viendra plus personne !
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Les grands froids vont venir...
LA JEUNE AVEUGLE.
J'entends marcher dans le lointain.
PREMIER A\'EUGLE-NÉ.
Je n'entends que les feuilles mortes !
LA JEUNE AVEUGLE.
J'entends marcher très loin de nous !
DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.
Je n'entends que le vent du Nord !
LA JEUNE AVEUGLE.
Je vous dis que quelqu'un vient vers nous !
I.ES AVEUGLES 297
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
J'entends un bruit de pas très lents...
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Je crois que les femmes ont raison !
Il commence à neiger à gros flocons.
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Oh ! oh ! qu'est-ce qui tombe de si froid sur mes
mains ?
SIXIÈME AVEUGLE.
Il neige !
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
Serrons-nous les uns contre les autres !
LA JEUNE AVEUGLE.
Ecoutez-donc le bruit des pas !
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Pour Dieu ! faites silence un instant !
LA JEUNE AVEUGLE.
Us se rapprochent ! ils se rapprochent ! écoutcz-
donc!
Ici l'enfant de l'aveugle folle se met à vagir subite-
ment dans les ténèbres.
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
L'enfant pleure ?
298 I.ES AVEUGLES
LA JEUNE AVEUGLE.
Il voit ! il voit ! Il faut qu'il voie quelque chose
puisqu'il pleure. Elle saisit lenfant dans ses bras et s'avance
dans la direction d'où semble venir le bruit des pas ; les autres femmes la
suivent anxieusement et l'entourent. Je Vais à Sa renCOUtre !
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Prenez garde ! ' .
LA JEUNE AVEUGLE.
Oh ! comme il pleure ! — Qu'}' a-t-il ? — Ne
pleure pas. — N'aie pas peur ; il n'y a rien à crain-
dre^ nous sommes ici ; nous sommes autour de
toi. — Que vois-tu ? — Ne crains rien. — Ne
pleure pas ainsi ! Que vois- tu ? — Dis, que vois-
tu ?
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Le bruit des pas se rapproche par ici ; écoutez
donc ! écoutez donc !
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
J'entends le frôlement d'une robe contre les
feuilles mortes.
LE SIXIÈME AVEUGLE.
Est-ce une femme ?
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
Est-ce que c'est un bruit de pas ?
PREMIER AVEUGLE-NÉ.
C'est peut-être la mer dans les feuilles mortes ?
LES AVEUGLES 299
LA JEUNE AVEUGLE.
Non, non ! ce sont des pas ! ce sont des pas ! ce
sont des pas !
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Nous allons le savoir ; écoutez donc les feuilles
mortes !
LA JEUNE AVEUGLE.
Je les entends^ je les entends presque à côté de
nous ! écoutez ! écoutez ! — Que vois-tu ? Que
vois-tu ?
LA PLUS \IEILLE AVEUGLE.
De quel côté regarde-t-il ?
LA JEUNE AVEUGLE.
Il suit toujours le bruit des pas! — Regardez!
regardez! Quand je le tourne il se retourne pour
voir... Il voit ! il voit ! il voit î — Il faut qu'il voie
quelque chose d'étrange !...
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE, elle savance.
Elevez-le au-dessus de nous^ afin qu'il puisse
voir.
LA JEUNE AVEUGLE.
Ecartez-vous ! écartez-vous ! Elle éléve lenfant au
dessus du groupe d aveugles. — LeS paS SC SOUt arrêtés
parmi nous !...
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Ils sont ici ! Ils sont au milieu de nous î...
30O LES AVEUGLES
LA JEUNE AVEUGLE.
Qui étes-vous ?
Silence.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
Ayez pitié de nous !
Silence. — L'enfant pleure plus désespérément.
FIN
TABLE
Préface i
La princesse Maleine i
L'Intruse 199
Les Aveugles 247
BINDING SECT. DEC 2 1974
PLEASE DO NOT REMOVE
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
PQ Maeterlinck, Maurice
2625 Théâtre
M7
1901
t.l