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Full text of "Théâtre"

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in  2009  with  funding  from 

Universityof  Ottawa 


http://www.archive.org/details/thtre01maet 


Théâtre. 


DU  MEME  AUTEUR  : 

Serres  chaudes  suivies  de  quinze  chansons. 
Un  volume  in-i8  Jésus 3.00 

L'Ornement  des  Xoces  Spirituelles  de 
Ruysbroeck  l'admirable,  traduit  du  flamand  et 
accompagné  d'une  Introduction.  Un  volume 
in-i6,  sur  papier  à  la  main 5.00 

Les  Disciples  a  Sais  et  les  Fragments  de 
Novalis,  traduits  de  l'allemand  et  précédés 
d'une  Introduction.  L^n  volume  in-i8  jésus  .     .     4.00 

Les  Sept  Princesses,  drame.  Un  petit  volume 
in-i8  Jésus 2.00 

Le  Trésor  des  Humbles.  Un  volume  in-i8  jésus  3  50 
La  Sagesse  et  la  Destinée.  LTn  volume  in-i8 

jésus 3.50 

La  Vie  des  Abeilles.  Un  volume  in- 18  jésus    .  3.50 


A  PARAITRE  : 

Théâtre.  Tome  II  :  Pcllèas  et  Mèlisaiide.  —  Alladine 
et  Paloniides.  —  hitèrieitr.  —  'La  mort  de  Tintagiles. 

Théâtre.  Tome  III  :  Aglavame  et  Sélysette.  —  Ardiane 
et  Barbe-bleue.  —  Sœur  Béatrice. 


CHEZ  LE  MEME  EDITEUR  : 

Sept  Essais  d'Emerson,  traduits  par  J.  Will, 
avec  une  préface  de  Maurice  Maeterlinck.  Un 
volume  m-i8  jésus 3.50 


MAURICE  MAETERLlx\XK 


Théâtre 


LA    PKLN'CESSE   MALEINE    (1890) 
l'intruse    il^I).    —    LES    AVEUGLES    (189I) 


P.   LACOMBLEZ 
Éditeur 

31,  RUE   DES   PAROISSIENS 
BRUXELLES 


PER   LAMM 

Éditeur 

7,      RUE     DE     LILLE,      7 
PARIS;    VIL 


1901 


Droits  de  tfaJiictio7i,  de  reprodîLctioji  et  de  représentation 

réserves  pour  tous  les  pays 

y  compris  la  Suède,  la  Xorii.'ège  et  la  Hollande. 


h 


Préface. 


Le  texte  de  ces  petits  drames  que  mon 
éditeur  réunit  aujourd'hui  en  trois  volumes, 
n'a  guère  été  modifié.  Ce  n'est  point  qu'ils  me 
semblent  parfaits,  il  s'en  faut  bien,  mais  on 
n'améliore  pas  un  poème  par  des  corrections 
successives.  Le  meilleur  et  le  pire  y  confon- 
dent leurs  racines^  et  souvent,  à  tenter  de  les 
démêler,  on  perdrait  l'émotion  particulière  et 
le  charme  léger  et  presque  inattendu,  qui  ne 
pouvaient  fleurir  qu'à  l'ombre  d'une  faute  qui 
n'avait  pas  encore  été  commise. 

Il  eût,  par  exemple,  été  facile  de  supprimer 
dans  la  Princesse  Maleine  beaucoup  de  naïve- 


II  PRÉFACE 


tés  dangereuses,  quelques  scènes  inutiles  et 
la  plupart  de  ces  répétitions  étonnées  qui 
donnent  aux  personnages  l'apparence  de 
somnambules  un  peu  sourds  constamment 
arrachés  à  un  songe  pénible.  J'aurais  pu  leur 
épargner  ainsi  quelques  sourires,  mais  l'atmo- 
sphère et  le  paysage  même  oii  ils  vivent  en 
eût  paru  changé.  Du  reste  ce  manque  de 
promptitude  à  entendre  et  à  répondre,  tient 
intimement  à  leur  psychologie  et  à  l'idée  un 
peu  hagarde  qu'ils  se  font  de  l'univers  On 
peut  ne  pas  approuver  cette  idée,  on  peut 
aussi  3'  revenir  après  avoir  parcouru  bien  des 
certitudes.  Un  poète  plus  âgé  que  je  n'étais 
alors  et  qui  l'eût  accueillie,  non  pas  à  l'entrée 
mais  à  la  sortie  de  l'expérience  de  la  vie, 
aurait  su  transformer  en  sagesse  et  en  beautés 
solides,  les  fatalités  trop  confuses,  qui  s'y 
agitent.  Mais  telle  quelle,  l'idée  anime  tout 
le  drame  et  il  serait  impossible  de  l'éclairer 
davantage  sans  enlever  à  celui-ci  la  seule 
qualité  qu'il  possède  :  une  certaine  harmonie 
épouvantée  et  sombre. 


PREFACE  III 


II. 


Les  autres  drames,  dans  l'ordre  où  ils  pa- 
rurent, à  savoir  :  IJ Intruse,  les  Aveugles 
(1890),  les  Sept  Prin  cesses  (1891)^  Pelle  as  et 
Mélisande  (1892),  Al  lad  me  et  Palojuides, 
Intérieur  et  la  Mort  de  Tlntagiles  (1894)  pré- 
sentent une  humanité  et  des  sentiments 
plus  précis,  en  proie  à  des  forces  aussi  incon- 
nues, mais  un  peu  mieux  dessinées.  On  y  a 
foi  à  d'énormes  puissances,  invisibles  et 
fatales,  dont  nul  ne  sait  les  intentions,  mais 
que  l'esprit  du  drame  suppose  malveillantes, 
attentives  à  toutes  nos  actions,  hostiles  au 
sourire,  à  la  vie,  à  la  paix,  au  bonheur. 
Des  destinées  innocentes  mais  involontai- 
rement ennemies,  s'y  nouent  et  s'y  dénouent 
pour  la  ruine  de  tous,  sous  les  regards 
attristés  des  plus  sages,  qui  prévoient  l'avenir 
mais  ne  peuvent  rien  changer  aux  jeux 
cruels  et  inflexibles  que  l'amour  et  la  mort 
promènent  parmi  les  vivants.  Et  l'amour  et 
la  mort  et  les  autres  puissances  y  exercent 


IV  PREFACE 

une  sorte  d'injustice  sournoise,  dont  les 
peines  —  car  cette  injustice  ne  récompense 
pas,  —  ne  sont  peut-être  que  des  caprices  du 
destin.  Au  fond,  on  y  trouve  l'idée  du  Dieu 
chrétien,  mêlée  à  celle  de  la  fatalité  antique, 
refoulée  dans  la  nuit  impénétrable  de  la 
nature,  et,  de  là,  se  plaisant  à  guetter,  à 
déconcerter,  à  assombrir  les  projets,  les 
pensées,  les  sentiments  et  l'humble  félicité 
des  hommes. 


III. 


Cet  inconnu  prend  le  plus  souvent  la  forme 
de  la  mort.  La  présence  infinie,  ténébreuse, 
hypocritement  active  de  la  mort  remplit  tous 
les  interstices  du  poème.  Au  problème  de 
l'existence  il  n'est  répondu  que  par  l'énigme 
de  son  anéantissement.  Du  reste,  c'est  une 
mort  indifférente  et  inexorable,  aveugle, 
tâtonnant  à  peu  près  au  hasard,  emportant 
de  préférence  les  plus  jeunes  et  les  moins 
malheureux,  simplement  parce  qu'ils  se  tien- 


PREFACE 


lient  moins  tranquilles  que  les  plus  misérables, 
et  que  tout  mouvement  trop  brusque  dans  la 
nuit  attire  son  attention.  Il  n'y  a  autour  d'elle 
que  de  petits  êtres  fragiles,  grelottants,  passi- 
vement pensifs,  et  les  paroles  prononcées,  les 
larmes  répandues  ne  prennent  d'importance 
que  de  ce  qu'elles  tombent  dans  le  gouffre  au 
bord  duquel  se  joue  le  drame  et  y  retentissent 
d'une  certaine  façon  qui  donne  à  croire  que 
l'abime  est  très  vaste  parce  que  tout  ce  qui  s'y 
va  perdre  y  fait  un  bruit  confus  et  assourdi. 


IV. 


Il  n'est  pas  déraisonnable  d'envisager  ainsi 
notre  existence.  C'est,  de  compte  fait,  pour 
l'instant,  et  malgré  tous  les  efforts  de  nos 
volontés,  le  fond  de  notre  vérité  humaine. 
Longtemps  encore,  à  moins  qu'une  décou- 
verte décisive  de  la  science  n'atteigne  le 
secret  de  la  nature,  à  moins  qu'une  révélation 
venue  d'un  autre  monde,  par  exemple  une 
communication  avecune  planète  plus  ancienne 


VI  PREFACE 


et  plus  savante  que  la  nôtre,  ne  nous  apprenne 
enfin  l'origine  et  le  but  de  la  vie,  longtemps 
encore,  toujours  peut-être,  nous  ne  serons  que 
de  précaires  et  fortuites  lueurs,  abandonnées 
sans  dessein  appréciable  à  tous  les  souffles 
d'une  nuit  indifférente.  A  peindre  cette  fai- 
blesse immense  et  inutile,  on  se  rapproche  le 
plus  de  la  vérité  dernière  et  radicale  de  notre 
être,  et,  si  des  personnages  qu'on  livre  ainsi  à 
ce  néant  hostile,  on  parvient  à  tirer  quelques 
gestes  de  grâce  et  de  tendresse,  quelques 
paroles  de  douceur,  d'espérance  fragile,  de 
pitié  et  d'amour,  on  a  fait  ce  qu'on  peut  humai- 
nement faire  quand  on  transporte  l'existence 
aux  confins  de  cette  grande  vérité  immobile 
qui  glace  l'énergie  et  le  désir  de  vivre.  C'est 
ce  que  j'ai  tenté  dans  ces  petits  drames.  Il  ne 
m'appartient  point  de  juger  si  j'y  ai  quelque- 
fois réussi. 


PREFACE  VII 


V. 


Mais  aujourd'hui,  cela  ne  me  paraît  plus 
suffisant.  Je  ne  crois  pas  qu'un  poème  doive 
sacrifier  sa  beauté  à  un  enseignement  moral , 
mais  si,  tout  en  ne  perdant  rien  de  ce  qui 
l'orne  au  dedans  comme  au  dehors,  il  nous 
mène  à  des  vérités  aussi  admissibles  mais 
plus  encourageantes  que  la  vérité  qui  ne 
mène  à  rien,  il  aura  l'avantage  d'accomplir  un 
double  devoir  incertain.  Chantons  durant  des 
siècles,  la  vanité  de  vivre  et  la  force  invin- 
cible du  néant  et  de  la  mort,  nous  ferons 
passer  sous  nos  yeux  des  tristesses  qui  devien- 
dront plus  monotones  à  mesure  qu'elles  se 
rapprocheront  davantage  de  la  dernière  vé- 
rité. Essayons  au  contraire  de  varier  l'appa- 
rence de  l'inconnu  qui  nous  entoure  et  d'y 
découvrir  une  raison  nouvelle  de  vivre  et  de 
persévérer,  nous  y  gagnerons  du  moins 
d'alterner  nos  tristesses  en  les  mêlant  d'espoirs 
qui  s' éteignent  et  se  rallument.  Or,  dans  l'état 
où  nous  sommes,  il  est  tout  aussi  légitime 


VIII  PREFACE 


d'espérer  que  nos  efforts  ne  sont  pas  inutiles, 
que  de  penser  qu'ils  ne  produisent  rien. 
La  vérité  suprême  du  néant,  de  la  mort  et 
de  l'inutilité  de  notre  existence,  où  nous 
aboutissons  dès  que  nous  poussons  notre 
enquête  à  son  dernier  terme,  elle  n'est,  après 
tout,  que  le  point  extrême  de  nos  connais- 
sances actuelles .  Xous  ne  voyons  rien  par  delà, 
parce  que  là  s'arrête  notre  intelligence. 
Elle  parait  certaine,  mais  en  définitive  rien 
en  elle  n'est  certain  que  notre  ignorance. 
Avant  que  d'être  tenu  de  l'admettre  irrévo- 
cablement, il  nous  faudra  longtemps  encore 
chercher  de  tout  notre  cœur  à  dissiper  cette 
ignorance  et  faire  ce  que  nous  pourrons  pour 
tenter  si  nous  ne  trouverons  pas  de  lumière. 
Dès  lors  le  grand  cercle  de  tous  nos  devoirs 
antérieurs  à  cette  certitude  trop  hâtive  et  mor- 
telle se  remet  en  branle,  et  la  vie  humaine  re- 
commence avec  ses  passions  qui  ne  semblent 
plus  aussi  vaines,  avec  ses  joies,  ses  tristesses 
et  ses  devoirs  qui  reprennent  de  l'importance 
puisqu'ils  peuvent  nous  aider  à  sortir  de 
l'obscurité  ou  à  la  supporter  sans  amertume. 


PREFACE  IX 


VI. 


Ce  n'est  pas  à  dire  que  nous  reviendrons 
au  point  où  nous  nous  trouvions  autrefois,  ni 
que  l'amour,  la  mort,  la  fatalité  et  les  autres 
forces  mystérieuses  de  la  vie,  reprendront 
exactement  leur  place  et  leur  rôle  anciens 
dans  notre  existence  réelle  et  dans  nos 
œuvres,  et  notamment,  puisque  c'est  d'elles 
que  nous  nous  occupons  ici,  dans  nos  œuvres 
dramatiques.  L'esprit  humain,  ai -je  dit,  à  ce 
propos,  dans  une  page  à  peu  près  inédite, 
l'esprit  humain  subit  depuis  trois  quarts  de 
siècle  une  évolution  dont  on  n'a  pas  encore 
une  vue  bien  claire,  mais  qui  est  probable- 
ment l'une  des  plus  considérables  qui  aient  eu 
lieu  dans  le  domaine  de  la  pensée.  Cette 
évolution,  si  elle  ne  nous  a  pas  donné  sur  la 
matière,  la  vie,  la  destinée  de  l'homme,  le 
but,  l'origine  et  les  lois  de  l'univers,  des  certi- 
tudes définitives,  nous  a  du  moins  enlevé  ou 
rendu  presque  impraticables  un  certain  nom- 
bre di  incertitudes  ;  et  ces  incertiticdes  étaient 


X  PREFACE 


justement  celles  où  se  complaisaient  et  fleu- 
rissaient librement  les  pensées  les  plus  hautes. 
Elles  étaient,  par  excellence,  l'élément  de 
beauté  et  de  grandeur  de  toutes  nos  allusions, 
la  force  cachée  qui  élevait  nos  paroles  au- 
dessus  des  paroles  de  la  vie  ordinaire,  et  le 
poète  semblait  grand  et  profond  à  proportion 
de  la  forme  plus  ou  moins  triomphante,  de 
la  place  plus  ou  moins  prépondérante  qu'il 
savait  donner  à  ces  incertitudes  belles  ou 
effrayantes,  pacifiques  ou  hostiles,  tragiques 
ou  consolatrices. 


VII. 

La  haute  poésie,  à  la  regarder  de  près,  se 
compose  de  trois  éléments  principaux  : 
D'abord  la  beauté  verbale,  ensuite  la  contem- 
plation et  la  peinture  passionnées  de  ce  qui 
existe  réellement  autour  de  nous  et  en  nous- 
mêmes,  c'est-à-dire  la  nature  et  nos  senti- 
ments, et  enfin,  enveloppant  l'œuvre  entière 
et  créant  son  atmosphère  propre,  l'idée  que 


PREFACE  XI 


le  poète  se  fait  de  l'inconnu  dans  lequel  flot- 
tent les  êtres  et  les  choses  qu^il  évoque,  du 
mystère  qui  les  domine  et  les  juge  et  qui 
préside  à  leurs  destinées.  Il  ne  me  paraît  pas 
douteux  que  ce  dernier  élément  est  le  plus 
important.  Voyez  un  beau  poème,  si  bref,  si 
rapide  qu'il  soit.  Rarement,  sa  beauté,  sa 
grandeur  se  limitent  aux  choses  connues  de 
notre  monde.  Neuf  fois*sur  dix  il  les  doit  à 
une  allusion  aux  mystères  des  destinées  hu- 
maines, à  quelque  lien  nouveau  du  visible  à 
^in^'isible,  du  temporel  à  l'éternel.  Or,  si 
l'évolution  peut-être  sans  précédent  qui  se 
produit  de  nos  jours  dans  l'idée  que  nous 
nous  faisons  de  l'inconnu  ne  trouble  pas 
encore  profondément  le  poète  lyrique,  et  ne 
lui  enlève  qu'une  partie  de  ses  ressources,  il 
n'en  va  pas  de  même  du  poète  dramatique.  Il 
est  peut-être  loisible  au  poète  lyrique  de 
demeurer  une  sorte  de  théoricien  de  l'inconnu. 
A  la  rigueur  il  lui  est  permis  de  se  tenir  aux 
idées  générales  les  plus  vastes  et  les  plus 
imprécises.  Il  n'a  point  à  se  préoccuper  de 
leurs  conséquences   pratiques.  S'il  est  con- 


XII  PREFACE 

vaincu  que  les  divinités  d'autrefois,  que  la 
justice  et  la  fatalité  n'interviennent  plus  aux 
actions  des  hommes  et  ne  dirigent  plus  la 
marche  de  ce  monde,  il  n'a  pas  besoin  de 
donner  un  nom  aux  forces  incomprises  qui  s'y 
mêlent  toujours  et   dominent   toute   chose. 
Que  ce  soit  Dieu  ou  l'Univers  qui  lui  paraisse 
immense  et  terrible,    il   importe  assez  peu. 
Nous  lui    demandons    principalement    qu'il 
fasse  passer  en  nous  l'impression  immense  ou 
'  terrible  qu'il  a  ressentie.  Mais  le  poète  dra- 
matique  ne  peut   se   borner   à   ces  généra- 
lités. Il  est  obligé  de  faire  descendre  dans  la 
vie  réelle,  dans  la  vie  de  tous  les  jours,  l'idée 
qu'il  se  fait  de  l'inconnu.  Il  faut  qu'il  nous 
.  montre  de  quelle  façon,  sous  quelle  forme, 
dans  quelles  conditions,  d'après  quelles  lois, 
I  à  quelle  fin,  agissent  sur  nos  destinées,  les 
;  puissances  supérieures,  les  influences  inintel- 
■ligibles,  les  principes  infinis,  dont,  en  tant 
que  poète,  il  est  persuadé  que  l'univers  est 
plein.  Et  comme  il  est  arrivé  à  une  heure  oii 
loyalement  il  lui  est  à  peu  près  impossible 
d'admettre  les  anciennes,  et  où  celles  qui  les 


PREFACE  XIII 


doivent  remplacer  ne  sont  pas  encore  déter- 
minées, n'ont  pas  encore  de  nom,  il  hésite, 
tâtonne,  et  s'il  veut  rester  absolument  sin- 
cère, il  n'ose  plus  se  risquer  hors  de  la  réalité 
immédiate.  Il  se  borne  à  étudier  les  senti- 
ments humains  dans  leurs  effets  matériels  et 
psychologiques.  Dans  cette  sphère  il  peut 
créer  de  fortes  œuvres  d'observation,  de  pas- 
sion et  de  sagesse,  mais  il  est  certain  qu'il 
n'atteindra  jamais  à  la  beauté  plus  vaste  et 
plus  profonde  des  grands  poèmes  oii  quel- 
que chose  d'infini  se  mêlait  aux  actions  des 
hommes  ;  et  il  se  demande  s'il  doit  décidé- 
ment renoncer  aux  beautés  de  cet  ordre. 


VIII. 

Je  ne  le  crois  pas.  Il  trouvera  à  réaliser  ces 
beautés,  des  difficultés  qu'aucun  poète  n'avait 
jusqu'ici  rencontrées,  mais  il  y  parviendra 
demain.  Et  aujourd'hui  même,  qui  semble  le 
moment  le  plus  dangereux  de  l'alternative, 
un   ou  deux   poètes   ont   réussi   à  sortir  du 


XIV  PREFACE 


monde  des  réalités  évidentes,  sans  rentrer 
dans  celui  des  chimères  anciennes,  car  la 
haute  poésie  est  avant  tout  le  royaume  de 
l'imprévu^  et  des  règles  les  plus  générales 
surgissent,  comme  des  fragments  d'étoiles 
qui  traversent  le  ciel  oii  l'on  n'attendait 
aucune  lueur,  des  exceptions  déconcertantes. 
Et  c'est, par  exemple,  La  Pidssance  des  Ténè- 
bres de  Tolstoï  qui  passe  sur  le  fleuve  le  plus 
banal  de  la  vie  inférieure,  comme  un  îlot 
flottant,  un  îlot  d'horreur  grandiose  et  tout 
ensanglanté  de  fumées  infernales,  mais  enve- 
loppé aussi  de  l'énorme  flamme  blanche,  pure 
et  miraculeuse  qui  jaillit  de  l'âme  primitive 
d'Akim.  Ou  bien,  ce  sont  les  Revenants 
d'Ibsen,  où  éclate,  dans  un  salon  bourgeois, 
aveuglant,  étouffant,  affolant  les  personnages, 
l'un  des  plus  terribles  mystères  des  destinées 
humaines.  Xous  avons  beau  nous  fermer  à 
/  l'angoisse  de  l'inintelligible,  dans  ces  deux 
drames  interviennent  des  puissances  supé- 
rieures que  nous  sentons  tous  peser  sur  notre 
vie.  Car  c'est  bien  moins  l'action  du  Dieu  des 
Chrétiens  qui  nous  trouble  dans  le  poème  de 


PREFACE  XV 


Tolstoï  que  l'action  du  Dieu  qui  se  trouve 
dans  une  âme  humaine,  plus  simple,  plus 
juste,  plus  pure  et  plus  grande  que  les  autres. 
Et  dans  le  poème  d'Ibsen,  c'est  l'influence 
d'une  loi  de  justice  ou  d'injustice  récemment 
soupçonnée  et  formidable;  la  loi  de  l'hérédité, 
loi  peut-être  discutable,  mais  si  mal  connue, 
et  en  même  temps  si  plausible,  que  sa  menace 
énorme  cache  la  plus  grande  portion  de  ce 
qu'on  y  pourrait  mettre  en  doute. 

Mais  en  dépit  de  ces  sorties  inattendues,  il 
n'en  reste  pas  moins  que  le  mystère,  l'inintel- 
ligible, le  surhumain,  l'infini  —  peu  importe 
le  nom  qu'on  lui  donne  —  est  devenu  si  peu 
maniable  depuis  que  nous  n'admettons  plus 
a  priori  l'intervention  divine  dans  les  actions 
humaines,  que  le  génie  même  n'a  pas  souvent 
de  ces  rencontres  heureuses.  Quand  Ibsen, 
dans  d'autres  drames,  essaie  de  relier  à 
d'autres  mystères  les  gestes  de  ses  hommes 
en  mal  de  conscience  exceptionnelle  ou  de 
ses  femmes  hallucinées,  il  faut  convenir  que 
si  l'atmosphère  qu'il  parvient  à  créer  est 
étrange  et  troublante,  elle  est  rarement  saine 


XVI  PREFACE 


et  respirable,  parce  qu'  elle  est  rarement  raison- 
nable et  réelle. 


IX. 


Dans  le  temps,  le  génie  à  coup  sur,  parfois 
le  simple  et  honnête  talent,  réussissaient  à 
nous  donner  au  théâtre  cet  arrière-plan  pro- 
fond, ce  nuage  des  cimes,  ce  courant  d'infini, 
tout  ceci  et  tout  cela,  qui  n'ayant  ni  nom  ni 
forme,  nous  autorise  à  mêler  nos  images  en 
en  parlant,  et  parait  nécessaire  pour  que 
l'œuvre  dramatique  coule  à  pleins  bords  et 
atteigne  son  niveau  idéal.  Aujourd'hui,  il  y 
manque  presque  toujours  ce  troisième  person- 
nage, énigmatique,  invisible  mais  partout 
présent,  qu'on  pourrait  appeler  le  personnage 
sublime,  qui,  peut-être,  n'est  que  l'idée  incon- 
sciente mais  forte  et  convaincue  que  le  poète 
se  fait  de  l'univers  et  qui  donne  à  l'œuvre  une 
portée  plus  grande,  je  ne  sais  quoi  qui  conti- 
nue d'y  vivre  après  la  mort  du  reste  et  permet 
d'y   revenir  sans  jamais  épuiser   sa  beauté. 


PREFACE  XVII 


Mais  convenons  qu'il  manque  aussi  à  notre 
vie  présente.  Reviendra-t-il?  Sortira-t-il  d'une 
conception  nouvelle  et  expérimentale  de  la 
justice  ou  de  l'indifférence  de  la  nature,  d'une 
de  ces  énormes  lois  générales  de  la  matière 
ou  de  l'esprit  que  nous  commençons  à  peine 
d'entrevoir  ?  En  tout  cas,  gardons  lui  sa  place. 
Acceptons,  s'il  le  faut,  que  rien  ne  la  vienne 
occuper  pendant  le  temps  qu'il  mettra  à  se 
dégager  des  ténèbres,  mais  n'y  installons  \ 
plus  de  fantômes.  Son  attente,  et  son  siège 
vide  dans  la  vie,  ont  par  eux-mêmes  une 
signification  plus  grande  que  tout  ce  que  nous 
pourrions  asseoir  sur  le  trône  que  notre 
patience  lui  réserve. 

Pour  mon  humble  part,  après  les  petits 
drames  que  j'ai  énumérés  plus  haut,  il  m'a 
semblé  loyal  et  sage  d'écarter  la  mort  de  ce 
trône  auquel  il  n'est  pas  certain  qu'elle  ait 
droit.  Déjà,  dans  le  dernier,  que  je  n'ai  pas 
nommé  parmi  les  autres,  dans  Aglavahie  et 
Sélysette,]?i\xx?i\%  voulu  qu'elle  cédât  à  l'amour, 
à  la  sagesse  ou  au  bonheur  une  part  de  sa 
puissance.  Elle  ne  m'a  pas  obéi,  et  j'attends. 


XVIII  PREFACE 


avec  la  plupart  des  poètes   de  mon   temps, 
qu'une  autre  force  se  révèle. 

Quant  aux  deux  petites  pièces  qui  suivent 
Aglavaine  et  Sélysette,  savoir  :  Ardiane  et 
Barbe-bleue  y  oit  la  délivrance  inutile^  et  Sœur 
Béatrice^  je  voudrais  qu'il  n'y  eût  aucun 
malentendu  à  leur  endroit.  Ce  n'est  pas  parce 
qu'elles  sont  postérieures  qu'il  y  faudrait 
chercher  une  évolution  ou  un  nouveau  désir. 
Ce  sont,  à  proprement  parler,  de  petits  jeux 
de  scène,  de  courts  poèmes  du  genre  assez 
malheureusement  appelé  «  opéra-comique  » 
destinés  à  fournir  aux  musiciens  qui  les 
avaient  demandés,  un  thème  convenable 
à  des  développements  lyriques.  Ils  ne  pré- 
tendent à  rien  davantage,  et  l'on  se  mépren- 
drait sur  mes  intentions  si  l'on  y  voulait 
trouver  par  surcroit  de  grandes  arrière-pensées 
morales  ou  philosophiques. 


M 


La  Princesse  Maleine, 


DRAMATIS  PERSON^. 

HjALMAR^  roi  d'une  partie  de  la  Hollande. 
Marcellus^   roi  d'une  autre  partie  de  la  Hol- 
lande. 
Le  prince  Hjalmar,  fils  du  roi  Hjalmar. 
Le  petit  Allan^  fils  de  la  reine  xVnne. 
Angus^  ami  du  prince  Hjalmar. 

Stéphano     )       „  .         -     -. 

^r  omciers  de  Marcellus. 

Un  chambellan. 

Un  médecin. 

Un  fou. 

Trois  pauvres. 

Deux  vieux  paysans,  un  cuisinier. 

Seigneurs^  oflEciers^  un  vacher^  un  cul-de-jatte^ 

pèlerins^   paysans^   domestiques^  mendiants, 

vagabonds^  enfants,  etc. 
AxxE^  reine  du  Jutland. 
GoDELivE^  femme  du  roi  Marcellus. 
La  princesse  Maleixe,  fille  de  Marcellus  et  de 

Godelive. 
La  princesse  Uglvaxe,  fille  de  la  reine  Anne. 
La  nourrice  de  Maleine. 
Sept  béguines. 
Une  vieille  femme. 

Dames  d'honneur^  servantes^  paysannes^  etc. 
Un  grand  chien  noir  nommé  Pluton. 

I^c  premier  acte  à  Harlingen  ;   les  antres  ait 

château  d'  Ysseliiioudc  et  aux  environs. 


ACTE     I 

SCÈNE  I 
Les  jardins  du  château. 

Entrent  Stéphane  et  Vanox. 
VANOX, 

Quelle  heure  est-il  ? 

STÉPHANO. 

D'après  la  lune  il  doit  être  minuit. 

VAXOX. 

Je  crois  qu'il  va  pleuvoir. 

STÉPHANO. 

Oui  ;  il  y  a  de  gros  nuages  vers  l'Ouest.  — 
On  ne  viendra  pas  nous  relever  avant  la  fin  de 
la  fête. 

VANOX. 

Et  elle  ne  finira  pas  avant  le  petit  jour. 


LA    PRINCESSK    MALEINK 


STEPHAXO. 

Oh  !  oh  !  Vanox  ! 

Ici  une  comète  apparaît  au-dessus  du  château. 
VANOX. 

Quoi? 

STKPHANO. 

Encore  la  comète  de  l'autre  nuit! 

VANOX. 

Elle  est  énorme  I 

STÉPHANO. 

Elle  a  l'air  de  verser  du  sang  sur  le  château  î 

Ici  une  pluie  d'étoiles  semble  tomber  sur  le  château. 
\ANOX. 

Les  étoiles  tombent   sur  le  château  !   Voyez  ! 


voyez  !  voyez  ! 


STKPHANO. 


Je  n'ai  jamais  vu  pareille  pluie  d'étoiles  !  On 
dirait  que  le  ciel  pleure  sur  ces  fiançailles  ! 


VANOX. 


On  dit  que  tout  ceci  présage  de  grands  mal- 
heurs ! 


STKPHANO. 


Oui  ;  peut-être  des  guerres  ou  des  morts  de 
rois.  On  a  vu  ces  présages  à  la  mort  du  vieux  roi 
Marcellus. 


ACTE    PREMIER 


VAXOX. 

On  dit  que  ces  étoiles  à  longue  chevelure 
annoncent  la  mort  des  princesses. 

STKPHAXO. 

On  dit...  on  dit  bien  des  choses... 

VANOX. 

La  princesse  Maleine  aura  peur  de  l'avenir  ! 

STÉPHANO. 

A  sa  place,  j'aurais  peur  de  l'avenir  sans  Faver- 
tissement  des  étoiles... 

VANOX. 

Oui  ;  le  vieux  Hjalmar  me  semble  assez 
étrange... 

STÉPHANO. 

Le  vieux  Hjalmar?  Ecoute,  je  n'ose  pas  dire 
tout  ce  que  je  sais  ;  mais  un  de  mes  oncles  est 
chambellan  de  Hjalmar  ;  eh  bien,  si  j'avais  une 
tille,  je  ne  la  donnerais  pas  au  prince  Hjalmar. 

VANOX. 

Je  ne  sais  pas...  le  prince  Hjalmar... 

STÉPHANO. 

Oh  !  ce  n'est  pas  à  cause  du  prince  Hjalmar. 
mais  son  père  ! . . . 

VANOX. 


On  dit  qu'il  a  la  tète. 


LA    PKLNXESSE    MALEIXE 


STKPHAXO. 

Depuis  que  cette  étrange  reine  Anne  est  venue 
du  Jutland,  où  ils  l'ont  détrônée^  après  avoir 
emprisonné  leur  vieux  roi^  son  mari,  depuis 
qu'elle  est  venue  à  Ysselmonde^  on  dit...  on  dit... 
enfin  le  vieux  Hjalmar  a  plus  de  soixante-dix  ans, 
et  je  crois  qu'il  l'aime  un  peu  trop  pour  son 
âge... 

VANOX. 

Oh:  oh! 

STÉPHAXO. 

Voilà  ce  qu'on  dit...  —  Et  je  n'ose  pas  dire  tout 
ce  que  je  sais.  —  Mais  n'oublie  pas  ce  que  j'ai  dit 
aujourd'hui. 

VANOX. 

Alors  pauvre  petite  princesse  ! 

STÉPHANO. 

Oh^  je  n'aime  pas  ces  fiançailles  !  —  Voilà  qu'il 
pleut  déjà  ! 

VANOX. 

Et   peut-être   un   orage   là-bas.    —   Mauvaise 

nuit  !    Passe  un  ^alet  avec  une  lanterne.  Où    CU  CSt  la  fête  ? 
LE    ^'ALET. 

Voyez  les  fenêtres. 

VANOX. 

Oh  1  elles  ne  s'éteignent  pas. 


ACTE    PREMIER 


LE    VALET. 

Et  elles  ne  s'éteindront  pas  cette  nuit.  Je  n'ai 
jamais  vu  de  fête  pareille  I  Le  vieux  roi  Hjalmar 
est  absolument  ivre,  il  a  embrassé  notre  roi 
^larcellus^  il... 

VAXOX. 

Et  les  fiancés  ? 

LE    VALET. 

Oh  I  les  fiancés  ne  boivent  pas  beaucoup.  — 
Allons,  bonne  nuit  1  je  vais  à  la  cuisine^  on  n'y 
boit  pas  de  l'eau  claire  non  plus,  bonne  nuit  ! 

Il  sort. 
VAXOX. 

Le  ciel  devient  noir,  et  la  lune  est  étrangement 
rouge. 

STÉPHANO. 

Voilà  l'averse  I  et  pendant  que  les  autres 
boivent^  nous  allons... 

le  les  fenêtres  du  château,  illuminées  au  fond  du  jardin, 
volent  en  éclats:  cris,  rumeurs,  tumulte. 

VAXOX. 

Oh! 

STÉPHAXO. 

Qu'y  a-t-il  ? 

A'AXOX. 

On  brise  les  vitres  1 


LA    PRINCESSE    MALEINE 


STEPHANO. 


Un  incendie  ! 


VAXOX. 

On  se  bat  dans  la  salle  ! 


La  princesse  Maleine,  éche\  elée  et  tout  en  pleurs, 
passe  en  courant,  au  fond  du  jardin. 

STEPHANO. 


^'A^•ox. 


La  princesse  ! 
Où  court-elle  ? 

STEPHANO. 

Elle  pleure  ! 

^'ANOX. 

On  se  bat  dans  la  salle  ! 


STKPHANO. 


Allons  voir!.. 


Cris,  tumulte,  les  jardins  se  remplissent  d'officiers,  de 
domestiques,  etc.,  les  portes  du  château  s'ouvrent 
\  iolemment,  et  le  roi  Hjalmar  paraît  sur  le  perron, 
entouré  de  courtisans  et  de  pertuisaniers.  Au-dessus 
du  château,  la  comète.  La  pluie  d  étoiles  continue. 

LF:    KOI    HJALMAR. 

Ignoble  Marcellus  !  Vous  avez  fait  aujourd'hui 
une  chose  monstrueuse!  Allons,  mes  chevaux! 
mes  chevaux  !  je  m'en  vais  !  je  m'en  vais  !  je  m'en 
vais  !  Et  je  vous  laisse  votre  Maleine,  avec  sa  face 


ACTE    PREMIER 


verte  et  ses  cils  blancs  !  Et  je  vous  laisse  avec 
votre  vieille  Godelive  I  Mais  attendez  !  Vous  irez 
à  genoux  à  travers  vos  marais  I  Et  ce  seront  vos 
fiançailles  que  je  viendrai  célébrer,  avec  tous  mes 
pertuisaniers  et  tous  les  corbeaux  de  Hollande  à 
vos  fêtes  funèbres  I  Allons-nous-en  I  Au  revoir  I 
au  revoir  1  Ah  !  ah  1  ah  I 

Il  sort  avec  ses  courtisans. 


SCENE  II 
Un  appartement  du  château. 


On  découvre  la  reine  Godelive,  la  princesse  Maleine  et 
la  nourrice;  elles  chantent  en  filant  leur  quenouille. 

I^es  nonnes  sont  malades. 
Malades  à  leur  tonr  ; 
Les  nonnes  sont  malades. 
Malades  dans  la  tour... 

GODELIVE. 

...  Voyons,  ne  pleure  plus  Maleine;  essuie  tes 
larmes  et  descends  au  jardin.  Il  est  midi. 

LA   NOURRICE. 

C'est  ce  que  je  lui  dis  depuis  ce  matin.  Madame. 
A  quoi  cela  sert-il  de  s'abîmer  les  yeux  ?  Elle 
ouvre  sa  fenêtre  ce  matin,  elle  regarde  un  che- 


LA  prixcp:sse  maleine 


min  vers  la  forêt  et  se  met  à  pleurer;  alors  je  lui 
dis  :  est-ce  que  vous  regardez  déjà  le  chemin  vers 
la  tour,  Maleine... 

GODELIVE. 

Ne  parle  pas  de  cela  ! 

LA  XOUKKICE. 

Si,  si,  il  faut  en  parler;  on  en  parlera  tout  à 
l'heure.  Je  lui  demande  donc  :  est-ce  que  vous 
regardez  déjà  le  chemin  vers  la  tour  où  l'on  a 
enfermé,  dans  le  temps,  la  pauvre  duchesse 
Anne,  parce  qu'elle  aimait  un  prince  qu'elle  ne 
pouvait  aimer?... 

GOI)ELI\"E. 

Xe  parle  pas  de  cela  1 

LA   NOURRICE. 

Au  contraire,  il  faut  en  parler,  on  en  parlera 
tout  à  l'heure.  Je  lui  demande  donc...  —  Voici 
le  roi! 

Kntre  Marcellus. 
MARCELLUS. 

Eh  bien^  Maleine  ? 

MALEINE. 

Sire  ? 

MARCELLUS. 

Aimais-tu  le  prince  Hjalmar? 


ACTE    PREMIER 


MALEINE. 

Oui.  Sire. 

MARCELLIJS. 

Pauvre  enfant  !...  mais  l'aimes-tu  encore  ? 

MALKIXE. 

Oui.  Sire. 

MAKCELLUS. 

Tu  l'aimes  encore  ? 

MALEINE. 

Oui. 

MAKCELLUS. 

Tu  l'aimes  encore  après?... 

GODELIVE. 

Seigneur,  ne  l'effrayez  pas  ! 

MARCELLUS. 

Mais  je  ne  l'effraye  pas!  —  Voyons^  je  viens 
ici  en  véritable  père^  et  je  ne  songe  qu'à  ton  bon- 
heur, ^laleine.  Examinons  cela  froidement.  Tu 
sais  ce  qui  est  arrivé  :  le  vieux  roi  Hjalmar 
m'outrage  sans  raison;  ou  plutôt^  je  soupçonne 
trop  bien  ses  raisons!...  Il  outrage  ignoblement 
ta  mère,  il  t'insulte  plus  bassement  encore^  et 
s'il  n'avait  pas  été  mon  hôte^  s'il  n'avait  pas  été 
là^  sous  la  ma^n  de  Dieu,  il  ne  serait  jamais  sorti 
de  mon  château!  —  enfin,  oublions  aujourd'hui. 


12  I,A    PRINCESSE    MAEEIXE 

—  Mais^  est-ce  à  nous  que  tu  dois  en  vouloir  ?  — 
est-ce  à  ta  mère  ou  est-ce  à  moi  ?  Voyons, 
réponds^  Maleine  ? 

MALEINE. 

Non^  Sire. 

MAKCELLUS. 

Alors  pourquoi  pleurer  ?  Quant  au  prince 
Hjalmar^  il  vaut  mieux  l'oublier;  et  puis,  com- 
ment pourrais-tu  l'aimer  Sérieusement  ?  vous 
vous  êtes  à  peine  entrevus  ;  et  le  cœur  à  ton  âge 
est  comme  un  cœur  de  cire  ;  on  en  fait  ce  qu'on 
veut.  Le  nom  de  Hjalmar  était  encore  écrit  dans 
les  nuages,  un  orage  est  venu  et  tout  est  effacé, 
et  dès  ce  soir  tu  n'y  songeras  plus.  Et  puis^  crois- 
tu  que  tu  aurais  été  bien  heureuse  à  la  cour  de 
Hjalmar  ?  Je  ne  parle  pas  du  prince,  le  prince  est 
un  enfant  ;  mais  son  père,  tu  sais  bien  qu'on  a 
peur  d'en  parler...  Tu  sais  bien  qu'il  n')^  a  pas  une 
cour  plus  sombre  en  Hollande  ;  tu  sais  que  son 
château  a  peut-être  d'étranges  secrets.  Mais  tu 
ne  sais  pas  ce  que  l'on  dit  de  cette  reine  étran- 
gère^  venue  avec  sa  fille  au  palais  d'Ysselmonde, 
et  je  ne  te  redirai  pas  ce  qu'on  en  dit  ;  car  je  ne 
veux  pas  verser  de  poison  dans  ton  cœur.  —  Mais 
tu  allais  entrer,  toute  seule^  dans  une  effrayante 
forêt  d'intrigues  et  de  soupçons  I  —  \'oyons, 
réponds,  Maleine;  n'avais-tu  pas  peur  de  tout 
cela  ?  et  n'était-ce  pas  un  peu  malgré  toi  que  tu 
allais  épouser  le  prince  Hjalmar  ? 


ACTE    PREMIER  I^ 


MALKIXE. 

Non^  Sire. 

iMARCELLUS. 

Soit,  mais  alors,  réponds-moi  franchement.  Il 
ne  faut  pas  que  le  vieux  roi  Hjalmar  triomphe. 
Nous  allons  avoir  une  grande  guerre  à  cause  de 
toi.  Je  sais  que  les  vaisseaux  de  Hjalmar  entou- 
rent Ysselmonde  et  vont  mettre  à  la  voile  avant 
la  pleine  lune  ;  d'un  autre  côté,  le  duc  de  Bour- 
gogne^ qui  t'aime  depuis  longtemps;  —  se  tournant 
vers  la  reine,  je  ne  sais  si  ta  mère  ?... 

GODELIVE. 

Oui^  Seigneur. 

MAKCELLUS. 

Eh  bien  ? 

GODELIVE. 

Il  faudrait  l'y  préparer,  peu  à  peu... 

MAKCELLUS. 

Laissez-la  parler  !  —  Eh  bien,  Maleine  ?... 

MALEINE.  ^ 

Sire? 

MAKCELLUS. 

Tu  ne  comprends  pas  ? 

MALEINE. 

Ouoi,  Sire  ? 


14  I-A    PRINCESSE    MAEEINE 

MARCELLUS. 

Tu  me  promets  d'oublier  Hjalmar  ? 

MALEINE. 

Sire... 

MARCELLUS. 

Tu  dis  ?  —  Tu  aimes  encore  Hjalmar  ? 

MALEINE. 

Oui,  Sire  I 

MARCELLUS. 

«  Oiù,  Sire.'»  Ah  I  démons  et  tempêtes!  Elle 
avoue  cela  cyniquement,  et  elle  ose  me  crier  cela 
sans  pudeur!  Elle  a  vu  Hjalmar  une  seule  fois, 
pendant  une  seule  après-midi,  et  la  voilà  plus 
chaude  que  l'enfer  ! 


Seigneur!... 


GODELIVE. 


MARCELLUS. 


Taisez-vous!  «  Oui,  Sire'  »  Et  elle  n'a  pas 
quinze  ans  !  Ah^  c'est  à  les  tuer  sur  place  !  Voilà 
quinze  ans  que  je  ne  vivais  plus  qu'en  elle  !  Voilà 
quinze  ans  que  je  retenais  mon  souffle  autour 
d'elle  !  Voilà  quinze  ans  que  nous  n'osions  plus 
respirer  de  peur  de  troubler  ses  regards  !  Voilà 
quinze  ans  que  j'ai  fait  de  ma  cour  un  couvent, 
et  le  jour  où  je  viens  regarder  dans  son  cœur... 


ACTE    PREMIER 


GODELIVE. 


Seigneur  ! 


LA    NOURRICE. 

Est-ce  qu'elle  ne  peut  pas  aimer  comme  une 
autre  ?  Allez-vous  la  mettre  sous  verre  ?  Est-ce 
une  raison  pour  crier  ainsi  à  tue-téte  après  une 
enfant  ?  Elle  n'a  rien  fait  de  mal  ! 

MAKCELLUS. 

Ah  !  elle  n'a  rien  fait  de  mal  !  —  Et  d'abord, 
taisez-vous  ;  je  ne  vous  parle  pas^  et  c'est  proba- 
blement à  vos  instigations  d'entremetteuse... 

GODELIVE. 

Seigneur  ! 

LA   NOURRICE. 

Entremetteuse  !  moi.  une  entremetteuse  ! 

MARCELLUS. 

Me  laisserez-vous  parler  enfin  !  Allez-vous-en  ! 
Allez-vous-en  toutes  deux  I  Oh  !  je  sais  bien  que 
vous  vous  entendez^  et  que  l'ère  des  intrigues  est 
ouverte  à  présent;  mais  attendez  !  —  Allez-vous- 
en  !     Ah  !      des    larmes  î     Sortent    GodeUve    et    la    nourrice. 

Voyons^  Alaleine^  ferme  d'abord  les  portes.  Main- 
tenant que  nous  sommes  seuls,  je  veux  oublier. 
On  t'a  donné  de  mauvais  conseils^  et  je  sais  que 
les  femmes  entre  elles  font  d'étranges  projets  ;  ce 
n'est  pas  que  j'en  veuille  au  prince  Hjalmar  ; 
mais  il  faut  être  raisonnable.  Me  promets-tu  d'être 
raisonnable  ? 


l6  LA   PRINXESSE    MALEIXE 

MALEINE. 

Oui^  Sire. 

MAKC'ELLUS. 

Ah  !  tu  vois  1  alors  tu  ne  songeras  plus  à  ce 
mariage  ? 

MALEIXE. 

Oui. 

MAKCELLUS. 

Oui  ?  —  c'est-à-dire  que  tu  vas  oublier  Hjalmar? 

MALEIXE. 

Non. 

MARCELLUS. 

Tu  ne  renonces  pas  encore  à  Hjalmar  ? 

MALEIXE. 

Non. 

MARCELLUS. 

Et  si  je  vous  y  oblige^  moi  ?  et  si  je  vous 
enferme?  et  si  je  vous  sépare  à  jamais  de  votre 
Hjalmar  à  face  de  petite  fille  ?  —  vous  dites  ?  — 
Elle  pleure.  Ah  !  c'est  aiusi  I  —  Allez-vous-en  ;  et 
nous  verrons  !  Allez-vous-en  ! 

Ils  sortent  séparément. 


ACTE    PREMIER 


SCENE    III 
Une  forêt. 

Entrent  le  prince  Hjalmar  et  An^^us. 
LE    PRINCE    HJALMAR. 

J'étais  malade  ;  et  l'odeur  de  tous  ces  morts  !  et 
l'odeur  de  tous  ces  morts  !  et  maintenant^  c'est 
comme  si  cette  nuit  et  cette  forêt  avaient  versé 
un  peu  d'eau  sur  mes  yeux... 

ANGUS. 

Il  ne  reste  plus  que  les  arbres  ! 

HJALMAR. 

Avez-vous  vu  mourir  le  vieux  roi  Marcellus  ? 

ANGUS. 

Xon^  mais  j'ai  vu  autre  chose  ;  hier  au  soir, 
pendant  votre  absence^  ils  ont  mis  le  feu  au 
château,  et  la  vieille  reine  Godelive  courait  à 
travers  les  flammes  avec  les  domestiques.  Ils  se 
sont  jetés  dans  les  fossés  et  je  crois  que  tous  y  ont 
péri. 

HJALMAR. 

Et  la  princesse  Maleine  ?  —  Y  était-elle  ? 

ANGUS. 

Je  ne  l'ai  pas  vue. 


l8  LA    PRINXESSE    MAI.EINE 

HJALMAR. 

Mais  d'autres  Font-ils  vue  ? 

AXGUS. 

Personne  ne  l'a  vue,  on  ne  sait  où  elle  est. 

HJALMAK. 

Elle  est  morte  ? 

AXGUS. 

On  dit  qu'elle  est  morte. 

HJALMAR. 

Mon  père  est  terrible  I 

AXGUS. 

Vous  l'aimiez  déjà  ? 

HJALMAK. 

Oui? 

AXGUS. 

La  princesse  Maleine. 

HJALMAR. 

Je  ne  l'ai  vue  qu'une  seule  fois...  elle  avait 
cependant  une  manière  de  baisser  les  yeux  ;  —  et 
de  croiser  les  mains  ;  —  ainsi  —  et  des  cils  blancs 
étranges!  —  Et  son  regard!...  on  était  tout  à 
coup  comme  dans  un  grand  canal  d'eau  fraîche... 
Je  ne  m'en  souviens  pas  très  bien  ;  mais  je  vou- 
drais revoir  cet  étrange  regard... 


ACTE    PREMIER  I9 


ANGUS. 

Quelle  est  cette  tour  sur  cette  butte  ? 

HJALMAK. 

On  dirait  un  vieux  moulin  à  vent  ;   il  n'a  pas 
de  fenêtres. 

ANGUS. 

Il  y  a  une  inscription  de  ce  côté. 

HJALMAK. 

Une  inscription  ? 

ANGUS. 

Oui.  —  en  latin. 

HJALMAK. 

Pouvez-vous  lire  ? 

ANGUS. 

Oui^  mais  c'est  très  vieux.  —  Vo3'ons  : 
Oliin  inclus  a 
Anna  dncissa 
anno...,  etc.^ 
il  y  a  trop  de  mousse  sur  tout  le  reste. 

HJALMAK. 

Asseyons-nous  ici. 

ANGUS. 

«  Dncissa  Anna  »^  c'est  le.  nom  de  la  mère  dç 
votre  fiancée. 


20  I.A    PRINCESSE    .MALEIXE 

HJALMAR. 

D'Uglyane  ?  —  Oui. 

AXGUS. 

Voilà  un  oîà  plus  lent  et  plus  froid  que  la  neige  ! 

HJALMAK. 

Mon  Dieu^  le  temps  des  oui  de  flamme  est 
assez  loin  de  moi... 

AXGUS. 

Uglyane  est  jolie  cependant. 

HJAL'MAK. 

J'en  ai  peur  1 

AXGUS. 

Ohî 

HJALMAR. 

Il  y  a  une  petite  âme  de  cuisinière  au  fond  de 
ses  yeux  verts. 

AXGUS. 

Oh  !  oh  !  mais  alors,  pourquoi  consentez-vous  ? 

HJALMAK. 

A  quoi  bon  ne  pas  consentir  ?  Je  suis  malade 
à  eu  mourir  une  de  ces  vingt  mille  nuits  que 
nous  avons  à  vivre,  et  je  veux  le  repos  I  le  repos  ! 
le  repos  !  Et  puis,  elle  ou  une  autre,  qui  me 
dira  «  mon  petit  Hjahuar  »  au  clair  de  lune  en 
me  pinçant  le  nez  !  Pouah  I  —  Avez-vous  remar- 


ACTE    PREMIER  21 


que  les  colères  subites  de  mon  père  depuis  que 
la  reine  Anne  est  arrivée  à  Ysselmonde  ?  —  Je  ne 
sais  ce  qui  se  passe  ;  mais  il  y  a  là  quelque  chose^ 
et  je  commence  à  avoir  d'étranges  soupçons  ;  j'ai 
peur  de  la  reine  I 

ANGUS. 

Elle  vous  aime  comme  un  fils  cependant. 

HJALMAK. 

Comme  un  fils  ?  —  Je  n'en  sais  rien^  et  j'ai 
d'étranges  idées^  elle  est  plus  belle  que  sa  fille^  et 
voilà  d'abord  un  grand  mal.  Elle  travaille  comme 
une  taupe  à  je  ne  sais  quoi  ;  elle  a  excité  mon 
pauvre  vieux  père  contre  Marcellus  et  elle  a 
déchaîné  cette  guerre  ;  —  il  y  a  quelque  chose 
là-dessous  I 

AXGUS. 

Il  v  a,  qu'elle  voudrait  vous  faire  épouser 
Uglyane,  ce  n'est  pas  infernal. 

HJALMAK. 

Il  y  a  encore  autre  chose. 

AXGUS. 

Oh  1  je  sais  bien  !  Une  fois  mariés^  elle  vous 
envoie  en  Jutland  vous  battre  sur  les  glaçons 
pour  son  petit  trône  d'usurpatrice,  et  délivrer 
peut-être  son  pauvre  mari^  qui  doit  être  bien 
inquiet  en  l'attendant  ;  car  une  reine  aussi  belle^ 
errant  seule  par  le  monde,  il  faut  bien  qu'il  arrive 
des  histoires... 


22  LA    PRINXESSE    MALEIXE 

HJALMAK. 

Il  y  a  encore  autre  chose. 

AXGUS. 

Quoi? 

HJALMAK. 

Vous  le  saurez  un  jour;  allons-nous-en. 

AXGUS. 

Vers  la  ville  ? 

HJALMAK. 

Vers  la  ville  ?  —  il  n'y  en  a  plus  ;  il  n'y  a  plu^ 
que  des  morts  entre  des  murs  écroulés  ! 

lis  sortent. 


SCENE  IV 
Une  chambre  voûtée  dans  une  tour. 

On  décou^  re  la  princesse  Maleine  et  la  nourrice. 

LA  noukkicp:. 

Voilà  trois  jours  que  je  travaille  à  desceller  les 
pierres  de  cette  tour^  et  je  n'ai  plus  d'ongles  au 
bout  de  mes  pauvres  doigts.  Vous  pourrez  vous 
vanter  de  m'avoir  fait  mourir.  Mais  voilà^  il 
fallait  désobéir!  il  fallait  vous  échapper  du 
palais  !  il  fallait  rejoindre  Hjalmar  !  Et  nous  voici 


ACTE    PREMIER 


dans  cette  tour  ;  nous  voici  entre  ciel  et  terre, 
au-dessus  des  arbres  de  la  forêt  !  Ne  vous  avais-je 
pas  avertie,  ne  vous  F  avais-je  pas  dit  ?  Je  con- 
naissais bien  votre  père  !  —  Mais  est-ce  après  la 
guerre  qu'on  nous  délivrera  ? 

MALEINE. 

Mon  père  l'a  dit. 

LA    XOUKKUL. 

Mais  cette  guerre  ne  finira  jamais  !  Depuis 
combien  de  jours  sommes-nous  dans  cette  tour? 
Depuis  combien  de  jours  n'ai-je  plus  vu  de  lune 
ni  de  soleil  1  Et  partout  où  je  mets  les  mains^  je 
trouve  des  champignons  et  des  chauves-souris  ; 
et  j'ai  vu.  ce  matin,  que  nous  n'avions  plus  d'eau  ! 

MALEIXE. 

Ce  matin  ? 

LA    XOUKKICE. 

Oui,  ce  matin,  pourquoi  riez-vous  ?  Il  n'y  a  pas 
de  quoi  rire  ?  Si  nous  ne  parvenons  pas  à  écarter 
cette  pierre  aujourd'hui,  il  ne  nous  reste  plus 
qu'à  dire  nos  prières.  Mon  Dieu  I  mon  Dieu  ! 
qu'ai-je  donc  fait  pour  être  mise  dans  ce  tom- 
beau^ au  milieu  des  rats^  des  araignées  et  des 
champignons  1  Je  ne  me  suis  pas  révoltée,  moi  1 
Je  n'ai  pas  été  insolente  comme  vous  !  Etait-ce 
si  difficile  de  se  soumettre  en  apparence,  et  de 
renoncer  à  ce  saule  pleureur  de  Hjalmar  qui  ne 
remuerait  pas  le  petit  doigt  pour  nous  délivrer  ? 


24  I.A    PRINCESSE    MALEIXE 

MALEINE. 

Nourrice  1 

LA    NOURRICE. 

Oui,  nourrice  !  Je  serai  bientôt  la  nourrice  des 
vers  de  terre  à  cause  de  vous.  Et  dire  que  sans 
vous,  j'étais  tranquillement  dans  la  cuisine  en  ce 
moment,  ou  à  me  chauffer  au  soleil  dans  le 
jardin,  en  attendant  la  cloche  du  déjeuner!  Mon 
Dieu!  mon  Dieu!  qu'ai-je  donc  fait  pour...  Oh. 
Maleine  !  Maleine  !  Maleine  ! 

MALEINE. 

Quoi? 

LA    NOURRICE. 

La  pierre!... 

MALEINE. 

La...? 

LA    NOURRICE. 

Oui,  —  elle  a  remué  ! 

MALEINE. 

La  pierre  a  remué  ? 

LA    NOURRICE. 

Elle  a  remué  !  elle  est  détachée  !  Il  y  a  du  soleil 
entre  le  mortier!  Venez  voir!  Il  y  en  a  sur  ma 
robe  !  Il  y  en  a  sur  mes  mains  !  Il  y  en  a  sur 
votre  visage  !  Il  y  en  a  sur  les  murs  !  Eteignez  la 
lampe  !  il  y  en  a  partout  !  Je  vais  pousser  la  pierre  ! 


ACTE    PREMIER 


MALKINE. 

Elle  tient  encore  ? 

LA    NOURRICE. 

Oui!  —  mais  ce  n'est  rien!  c'est  là.  dans  le 
coin  ;  donnez-moi  votre  fuseau  !  —  oh  !  elle  ne 
veut  pas  tomber  I... 

MALEINE, 

Tu  vois  quelque  chose  par  les  fentes  ? 

LA   NOURRICE. 

Oui  !  oui  !  —  non  1  je  ne  vois  que  le  soleil  ! 

MALEINE. 

Est-ce  le  soleil  ? 

LA   NOURRICE. 

Oui!  oui!  c'est  le  soleil!  Mais  voyez  donc! 
c'est  de  l'argent  et  des  perles  sur  ma  robe  !  Et 
c'est  chaud  comme  du  lait  sur  mes  mains  ! 

MALEINE. 

Mais  laisse-moi  donc  voir  aussi  ! 

LA    NOURRICE. 

Voyez-vous  quelque  chose  ? 

MALEINE. 

Je  suis  éblouie  ! 

LA    NOURRICE. 

C'est  étonnant  que  nous  ne  vo3'ions  pas 
d'arbres.  Laissez-moi  regarder. 


26  LA    PRINCESSE    MAEEIXE 

MALEINE. 

Où  est  mon  miroir  ? 

LA    NOURRICE. 

Je  vois  mievix. 

MALEINE. 

En  vois-tu  ? 

LA    NOURRICE. 

Non.  Nous  sommes  sans  doute  au-dessus  des 
arbres.  Mais  il  y  a  du  vent.  Je  vais  essayer  de 

pousser  la  pierre.  Oh  !   Elles  reculent  devant  le  jet  de  soleil 
qui  sirrue  et  restent  un  moment  en  silence  au  fond  de  la  salle.  J  G  n  y 

vois  plus  ! 

MALEINE. 

\^a  voir  I  va  voir  1  J'ai  peur  ! 

LA  NOURRICE. 

Fermez   les   yeux  1    Je  crois   que    je    deviens 
aveugle  ! 

MALEINE. 

Je  vais  voir  moi-même. 

lA  NOURRICE. 

Eh  bien  ? 

MALEINE. 

Oh!    c'est  une   fournaise!  et  j'ai  des  meules 
rouges  dans  les  yeux  ! 


ACTE    PREMIER 


LA  NOURRICE. 

Mais  ne  voyez-vous  rien  I 

MALEIXE. 

Pas  encore;  si!  si!  le  ciel  est  tout  bleu.  Et  la 
forêt  !  Oh  !  toute  la  forêt  ! 

LA  NOURRICE. 

Laissez-moi  voir  ! 

MALEINE. 

Attends  !  Je  commence  à  voir  ! 

LA  NOURRICE. 

Voyez-vous  la  ville  ? 

MALEINE. 

Non. 

LA  NOURRICE. 

Et  le  château  ? 

MALEINE. 

Non. 

LA  NOURRICE. 

C'e>t  qu'il  est  de  l'autre  côté. 

MALEINE. 

Mais  cependant...  je  vois  la  mer. 

LA  NOURRICE. 

Vous  voyez  la  mer  ? 


28  LA    PRINCESSE    MALEINE 

MALEINE. 

Oui,  oui,  c'est  la  mer  !  Elle  est  verte  ! 

LA  XOUKKK^E. 

Mais  alors,  vous  devez  voir  la  ville.  Laissez- 
moi  regarder. 

MALEINE. 

Je  vois  le  phare  I 

LA  NOURRICE. 

Vous  voyez  le  phare  ? 

MALEINE. 

Oui.  Je  crois  que  c'est  le  phare... 

LA  NOURRICE. 

Mais  alors,  vous  devez  voir  la  ville. 

MALEINE. 

Je  ne  vois  pas  la  ville. 

LA  NOURRICE. 

Vous  ne  voyez  pas  la  ville  ? 

MALEINE. 

Je  ne  vois  pas  la  ville. 

LA  NOURRICE. 

Vous  ne  voyez  pas  le  beffroi  ? 

MALEINE. 

Non. 


ACTE    PREMIER  K) 


LA  nourkic;k. 
C'est  étonnant  ! 

MALEINE. 

Je  vois  un  navire  sur  ia  mer  I 

LA  NOURKICE. 

Il  y  a  un  navire  sur  la  mer  ? 

MALEINE. 

Avec  des  voiles  blanches  1... 

LA  NOURRICE. 

Où  est-il  ? 

MALEINE. 

Oh!  le  vent  de  la  mer  agite  mes  cheveux  !  — 
Mais  il  n'y  a  plus  de  maisons  le  long  des  routes  ! 

LA  NOURRICE. 

Quoi  ?  —  Ne  parlez  pas  ainsi  vers  l'extérieur, 
je  n'entends  rien. 

MALEINE. 

Il  n'y  a  plus  de  maisons  le  long  des  routes  ! 

LA  NOURRICE. 

Il  n'y  a  plus  de  maisons  le  long  des  routes  ? 

MALEINE.  / 

Il  n'y  a  plus  de  clochers  dans  la  campagne  ! 

LA  NOURRICE. 

Il  n'y  a  plus  de  clochers  dans  la  campagne  ? 


30  I.A    PRINCESSE    MALEIXE 

MALEIXE. 

Il  n'y  a  plus  de  moulins  dans  les  prairies  ! 

LA  NOURRICE. 

Plus  de  moulins  dans  les  prairies  ? 

MALEIXE. 

Je  ne  reconnais  plus  rien  ! 

LA  NOURRICE. 

Laissez-moi  regarder.  —  Il  n'y  a  plus  un  seul 
paysan  dans  les  champs.  Oh  !  le  grand  pont  de 
pierre  est  démoli.  —  Mais  qu'est-ce  qu'ils  ont 
fait  aux  ponts-levis  ?  —  Voilà  une  ferme  qui  a 
brûlé  !  —  Et  celle-là  aussi  !  —  Mais  celle-là  aussi  ! 
—  Mais  celle-là  aussi!  —  Mais!...  oh!  Maleine! 
Maleine  ! 

MALEINE. 

Quoi? 

LA  NOURRICE. 

Tout  a  brûlé  !  tout  a  brûlé  !  tout  a  brûlé! 

MALEINE. 

Tout  a...? 

LA  NOURRICE. 

Tout  a  brûlé.  Maleine!  tout  a  brûlé!  Oh,  je 
vois  maintenant  î . . .  Il  n'}^  a  plus  rien  ! 

MALEIXE. 

Ce  n'est  pas  vrai,  laisse-moi  voir  ! 


ACTE    PREMIER  ^I 


LA  NOURRICE. 

Aussi  loin  qu'on  peut  voir  tout  a  brûlé  1  Toute 
la  ville  n'est  plus  qu'un  tas  de  briques  noires.  Je 
ne  vois  plus  que  les  fossés  pleins  de  pierres  du 
château  I  II  n'y  a  plus  un  homme  ni  une  bête 
dans  les  champs  !  Il  n'y  a  plus  que  les  corbeaux 
dans  les  prairies  I  II  ne  reste  plus  que  les  arbres  ! 

MALEIXE. 

Mais  alors I... 

LA  NOURRICE. 

Ah!... 


ACTE    I  I 

SCÈNE  I 
Une  forêt. 

Entrent  la  princesse  Maleine  et  la  nourrice. 
MALEINE. 

Oh,  qu'il  fait  noir  ici  ! 

LA  NOURRICE. 

Il  fait  noir!  il  fait  noir!  une  forêt  est-elle 
éclairée  comme  une  salle  de  fête  ?  —  J'en  ai  vu 
de  plus  noires  que  celle-ci  ;  et  où  il  y  avait  des 
loups  et  des  sangliers.  Je  ne  sais  d'ailleurs  s'il  n'3' 
en  a  pas  ici  ;  mais^  grâce  à  Dieu^  il  passe  au  moins 
un  peu  de  lune  et  d'étoiles  entre  les  arbres. 

MALEINE. 

Sais-tu  le  chemin,  maintenant^  nourrice  ? 


ACTE   DEUXIEME  33 


LA  NOURRICE. 

Le  chemin  ?  Ma  foi  non  ;  je  ne  sais  pas  le 
chemin.  Je  n'ai  jamais  su  le  chemin  ;  croyez -vous 
que  je  sache  tous  les  chemins  ?  Vous  avez  voulu 
aller  à  Ysselmonde  ;  moi;  je  vous  ai  suivie  ;  et 
voilà  où  nous  en  sommes  depuis  douze  heures 
que  vous  me  promenez  dans  cette  forêt,  où  nous 
allons  mourir  de  faim^  à  moins  que  nous  ne 
soyons  dévorées  par  les  ours  et  les  sangliers  ;  et 
tout  cela  pour  aller  à  Ysselmonde  où  vous  serez 
bien  reçue  par  le  prince  Hjalmar  quand  il  vous 
verra  venir^  la  peau  sur  les  os^  pâle  comme  une 
fille  de  cire  et  pauvre  comme  une  qui  n'a  rien  du 
tout. 

MALEINE. 

Des  hommes  I 

LA  NOURRICE. 

N'ayez  pas  peur  ;  mettez-vous  derrière  moi. 

Entrent  trois  pauvres. 
LES  PAUVRES. 

Bonsoir  ! 

LA  NOURRICE. 

Bonsoir  !  où  sommes-nous  ? 

PREMIER  PAUVRE. 

Dans  la  forêt. 

3 


34  LA    PRINCESSE    MALEINE 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Que  faites-vous  ici  ? 

LA  NOURRICE. 

Nous  sommes  perdues. 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Vous  êtes  seules  ? 

LA  NOURRICE. 

Oui    —    non^    nous    sommes    ici   avec    deux 
hommes. 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Où  sont-ils  ? 

LA  NOURRICE. 

Ils  cherchent  le  chemin. 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Est-ce  qu'ils  sont  loin  ? 

LA  NOURRICE. 

Non^  ils  vont  revenir. 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Quelle  est  cette  petite  ?  c'est  votre  fille  ? 

LA  NOURRICE. 

Oui^  c'est  ma  fille. 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Elle  ne  dit  rien  ;  est-ce  qu'elle  est  muette  ? 


ACTE    DEUXIEME  35 


LA  NOURRICE. 

Xon^  elle  n'est  pas  du  pays. 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Votre  lîlle  n'est  pas  du  pays? 

LA  NOURRICE. 

Si^  si^  mais  elle  est  malade. 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Elle  est  maigre.  Quel  âge  a-t-elle? 

LA  NOURRICE. 

Elle  a  quinze  ans. 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Oh!  oh!  alors  elle  commence...  où  sont-ils  ces 
deux  hommes  ? 

LA  NOURRICE. 

Ils  doivent  être  aux  environs. 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Je  n'entends  rien. 

LA  NOURRICE. 

C'est  qu'ils  ne  font  pas  de  bruit. 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Voulez-vous  venir  avec  nous  ? 

TROISIÈME  PAUVRE. 

Ne  dites  pas  de  mauvaises  paroles  dans  la  forêt. 


36  la  princesse  maleixe 

maleixp:. 
Demande-leur  le  chemin  d'Ysselmonde  ? 

LA  NOURRICE. 

Quel  est  le  chemin  d'Ysselmonde  ? 

PREMIER  PAUVRE. 

D'Ysselmonde  ? 

LA  NOURRICE. 

Oui. 

PREMIER  PAUVRE. 

Par  là  ! 

MALEINE. 

Demande-leur  ce  qui  est  arrivé. 

LA  NOURRICE. 

Qu'est-ce  qui  est  arrivé  ? 

PREMIER  PAU\RE. 

Ce  qui  est  arrivé  ? 

LA  NOURRICE. 

Oui  ;  il  y  a  eu  une  guerre  ? 

PREMIER  PAUVRE. 

Oui  ;  il  y  a  eu  une  guerre. 

MALEINE. 

Demande-leur  s'il  est  vrai  que  le  roi  et  la  reine 
soient  morts  ? 


ACTE    DEUXIEME  37 


LA  NOURRICE. 

Est-ce  que  le  roi  et  la  reine  sont  morts  ? 

PREMIER  PAUVRE. 

Le  roi  et  la  reine  ? 

LA  NOURRICE. 

Oui^  le  roi  Marcellus  et  la  reine  Godelive. 

PREMIER  PAUVRE. 

Oui^  je  crois  qu'ils  sont  morts. 

MALEINE. 

Ils  sont  morts  ? 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Oui^  je  crois  qu'ils  sont  morts  ;  tout  le  monde 
est  mort  de  ce  côté-là  dans  le  pays. 

MALEINE. 

Mais  VOUS  ne  savez  depuis  quand  ? 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Non. 

MALEINE. 

Vous  ne  savez  pas  comment  ? 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Non. 

TROISIÈME  PAUVRE. 

Les  pauvres  ne  savent  jamais  rien. 


38  LA    PRINXES.se    MALEIXE 

malp:l\k. 
Avez-vous  vu  le  prince  Hjalmar  ? 

PREMIER  PAUVRE. 

Oui. 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Il  va  se  marier. 

MALEINE. 

Le  prince  Hjalmar  va  se  marier  ? 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Oui. 

MALEINE. 

Avec  qui  ? 

PREMIER  PAUVRE. 

Je  ne  sais  pas. 

MALEINE. 

Mais  quand  va-t-il  se  marier  ? 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Je  ne  sais  pas. 

LA  NOURRICE. 

Où  pourrons-nous  coucher  cette  nuit  ? 

DEUXIÈME  PAUVRE. 

Avec  nous. 


ACTE    DEUXIÈME  39 


PREMIER  PAUVRE. 

Allez  chez  l'ermite. 

LA  NOURRICE. 

Quel  ermite  ? 

PREMIER  PAUVRE. 

Là-bas,  au  carrefour  des  quatre  Judas. 

LA  NOURRICE.  \ 

Au  carrefour  des  quatre  Judas  ? 

TROISIÈME  PAUVRE. 

Ne  criez  pas  ce  nom  dans  l'obscurité  ! 

Ils  sortent  tous. 


SCENE  II 
Une  salle  dans  le  château. 

On  découvre  le  roi  Hjalmar  et  la  reine  Anne  enlacés. 
ANNE. 

Mon  glorieux  vainqueur! 

LE  ROI. 

Anne  ! 

Il  lembrasse. 


40  LA  PRINCESSE   MALEINE 

ANNE. 

Attention^  votre  fils  ! 


Entre  le  prince  Hjalmar;  il  \a  à  une 
fenêtre  ou\  erte,  sans  les  voir. 


LE   PRINCE    HJALMAR. 

Il  pleut;  un  enterrement  dans  le  cimetière  : 
on  a  creusé  deux  fosses  et  le  dies  irœ  entre  dans 
la  maison.  On  ne  voit  que  le  cimetière  par  toutes 
les  fenêtres  ;  il  vient  manger  les  jardins  du  châ- 
teau ;  et  voilà  que  les  dernières  tombes  descendent 
jusqu'à  l'étang.  On  ouvre  le  cercueil^  je  vais 
fermer  la  fenêtre. 

ANNE. 

Monseigneur  ! 

HJALMAR. 

Ha  1  —  Je  ne  vous  avais  pas  vus. 

ANNE. 

Nous  venons  d'arriver. 

HJALMAR. 

Ah! 

ANNE. 

A  quoi  songiez-vous^  Seigneur  ? 

HJALMAR. 

A  rien^  Madame. 


ACTE   DEUXIEME  4I 


ANNE. 

A  rien?  C'est  pour  la  fin  du  mois_,  Seigneur... 

HJALMAR. 

Pour  la  fin  du  mois^  Madame  ? 

ANNE. 

Vos  belles  noces... 

HJALMAK. 

Oui^  Madame. 

ANNE. 

Mais^  approchez-vous  donc^  Seigneur. 

LE    ROI. 

Oui,  approche-toi^  Hjalmar. 

ANNE. 

Pourquoi  donc  êtes-vous  si  froid  ?  Avez-vous 
peur  de  moi  ?  Vous  êtes  presque  mon  fils  cepen- 
dant ;  et  je  vous  aime  comme  une  mère  ;  —  et 
peut-être  plus  qu'une  mère  ;  —  donnez-moi  votre 
main. 

HJALMAR. 

Ma  main^  Madame  ? 

ANNE. 

Oui,  votre  main  ;  et  regardez-moi  dans  les 
yeux  ;  —  n'y  voyez-vous  pas  que  je  vous  aime  ? 
—  Vous  ne  m'avez  jamais  embrassée  jusqu'ici. 


LA    PRINCESSE    MAI.EINE 


HJALMAR. 

Vous  embrasser^  Madame  ? 

ANNE. 

Oui^  m' embrasser  ;  n'embrassiez-vous  pas  votre 
mère  ?  Je  voudrais  vous  embrasser  tous  les  jours. 

—  J'ai  rêvé  de  vous  cette  nuit... 

HJALMAK. 

De  moi^  Madame  ? 

ANNE. 

Oui,  de  vous.  Je  vous  dirai  mon  rêve  un  jour. 

—  Votre  main  est  toute  froide^  et  vos  joues  sont 
brûlantes.  Donnez-moi  l'autre  main. 

HJALMAR. 

L'autre  main  ? 

ANNE. 

Oui.  Elle  est  froide  aussi  et  pâle  comme  une 
main  de  neige.  Je  voudrais  réchauffer  ces  mains- 
là  !  —  Etes-vous  malade  ? 

HJALMAR. 

Oui^  Madame. 

ANNE. 

Notre  amour  vous  guérira. 

Ils  sortent. 


ACTE    DEUXIEME  43 


SCEXE    III 
Une  rue  du  village. 

Entrent  la  princesse  Maleine  et  la  nourrice. 
MALETXE  se  penchant  sur  le  parapet  d'un  pont. 

Je  ne  me  reconnais  plus  quand  je  me  vois  dans 
l'eau  : 

LA    NOURRICE. 

Fermez  votre  manteau  ;  on  voit  les  franges  d'or 
de  votre  robe  ;  —  voici  des  paysans  ! 

Entrent  deux  vieux  paysans. 
PREMIER   PAVSAN. 

Voilà  la  fille  : 

SECOND   PAYSAN. 

Celle  qui  est  arrivée  aujourd'hui  ? 

PREMIER    PAYSAN. 

Oui  ;  avec  une  vieille. 

SECOND    PAYSAN. 

D'où  vient-elle  ? 

PREMIER    PAYSAN. 

On  ne  sait  pas. 

SECOND   PAYSAN. 

Alors  ca  ne  me  dit  rien  de  bon. 


44  I-^    PRIN'CESSE    MALEINE 

PREMIER    PAYSAN. 

On  en  parle  dans  tout  le  village. 

SECOND    PAYSAN. 

Elle  n'est  pas  extraordinaire  cependant. 

PREMIER    PAYSAN. 

Elle  est  maigre. 

SECOND    PAYSAN. 

Où  demeure-t-elle  ? 

PREMIER    PAYSAN. 

Au  «  Lion  bleu  ». 

SECOND   PAYSAN. 

Est-ce  qu'elle  a  de  l'argent  ? 

PREMIER  PAYSAN. 

On  dit  que  oui. 

SECOND  PAYSAN. 

Il  faudrait  voir. 

Ils  sortent.  —  î^ntre  un  vacher 
LE  VACHER. 

Bonsoir  ! 

MALEINE  ET  LA  NOURRICE. 

Bonsoir  ! 

LE  VACHER. 

Il  fait  beau  ce  soir. 


ACTE    DEUXIEME  45 


LA  NOURRICE. 

Oui^  il  fait  assez  beau. 

LE  VACHER. 

C'est  grâce  à  la  lune. 

LA  nourrice:. 
Oui. 

LE  VACHER. 

Mais  il  a  fait  chaud  pendant  le  jour. 

LA  NOURRICE. 

Oh  I  oui,  il  a  fait  chaud  pendant  le  jour. 

LE  VACHER  descendant  vers  1  eau. 

Je  m'en  vais  me  baigner. 

LA  NOURRICE. 

Vous  baigner  I 

LE  VACHER. 

Oui,  je  vais  me  déshabiller  ici. 

LA  NOURRICE. 

Vous  déshabiller  devant  nous?... 

LE  VACHER. 

Oui. 

LA  NOURRICE  à  Maleine. 

Venez  1 


46  LA    PRINXESSE    MALEINE 

LE  VACHER. 

Vous  n'avez  jamais  vu  un  homme  tout  nu  ? 

Entre,    en    courant,    une    vieille    femme   en    pleurs, 
elle  va  crier  à  la  porte  de  l'auberge  du  v-Lion  bleu.» 

LA    VIEILLE   FEMME. 

Au  secours  !  au  secours  I  Mon  Dieu  I  mon  Dieu! 
ouvrez  donc  !  Ils  s'assassinent  avec  de  grands 
couteaux  ! 

DES    BUVEURS    ouvrant  la  porte. 

Qu'y  a-t-il  ? 

LA    VIEILLE   FEMME. 

Mon  fils  !  mon  pauvre  fils  !  Ils  s'assassinent  avec 
de  grands  couteaux  !  avec  de  grands  couteaux  de 
cuisine  ! 

DES    VOIX    AUX    FENÊTRES. 

Qu'y  a-t-il  ? 

LES   BUVEURS. 

Une  bataille  ! 

DES    VOIX    AUX    FENÊTRES. 

Nous  venons  voir  1 

LES   BUVEURS. 

'     Où  sont-ils  ? 


ACTE    DEUXIÈME  47 


LA    VIEILLE   FEMME. 

Derrière  «  r Etoile  d'or  »,  il  se  bat  avec  le  for- 
geron à  cause  de  cette  fille  qui  est  venue  au 
village  aujourd'hui  ;  ils  saignent  déjà  tous  les 
deux! 

LES    BUVEURS. 

Ils  saignent  déjà  tous  les  deux  ? 

LA    VIEILLE   FEMME. 

Il  y  a  déjà  du  sang  sur  les  murs  1 

LES    UNS. 

Il  y  a  déjà  du  sang  sur  les  murs  ? 

LES    AUTRES. 

Allons  voir  I  Où  sont-ils  ? 

LA    VIEILLE   FEMME. 

Derrière  «  l Etoile  cTor  »,  on  peut  les  voir  d'ici. 

LES    BUVEURS. 

On  peut  les  voir  d'ici  ?  —  avec  de  grands 
couteaux  de  cuisine  ?  —  comme  ils  doivent  sai- 
gner !  —  Attention ,  le  prince  !  ils  rentrent  tous  dans 
l'auberge  du  «  Lion  bleu  »  entraînant  la  vieille  femme  qui  crie  et  se 
débat.  —  Entrent  le  prince  Hjalmar  et  Angus. 

MALEINE    à  la  nourrice. 

Hjalmar  1 


48  LA   PRINXESSE   MALEINE 


LA   NOURRICE. 

Cachez-vous  ! 

Elles  sortent. 
ANGUS. 

Avez-vous  vu  cette  petite  paysanne  ? 

HJALMAR. 

Entrevue...  entrevue... 

ANGUS. 

Elle  est  étrange. 

HJALMAR. 

Je  ne  l'aime  pas. 

ANGUS. 

Moi^  je  la  trouve  admirable  ;  et  je  vais  en  par- 
ler à  la  princesse  Uglyane.  Il  lui  faut  une 
suivante.  Oh^  comme  vous  êtes  pâle  ! 

HJALMAR. 

Je  suis  pâle  ? 

ANGUS. 

Extraordinairement  pâle  !   Etes-vous  malade  ? 

HJALMAR. 

Non  ;  c'est  cette  journée  d'automne  si  étrange- 
ment chaude  ;  j'ai  cru  vivre  tout  le  jour  dans  une 
salle  pleine  de  fiévreux;  et  maintenant,  cette 
nuit  froide  comme  une  cave  !  Je  ne  suis  pas  sorti 
du  château  aujourd'hui  et  cette  humidité  du  soir 
m'a  saisi  dans  l'avenue. 


ACTE    DEUXIEME  49 


AXGUS. 

Prenez  garde  !  Il  y  a  beaucoup  de  malades  au 
village. 

HJALMAR. 

Oui,  ce  sont  les  marais  ;  et  voilà  que  je  suis  au 
milieu  de  marais,  moi  aussi  I 

AXGUS. 

Quoi? 

HJALMAK. 

J'ai  entrevu  aujourd'hui  les  flammes  de  péchés 
auxquels  je  n'ose  pas  encore  donner  un  nom  I 

ANGUS. 

Je  ne  comprends  pas. 

HJALMAK. 

Je  n'ai  pas  compris  non  plus  certains  mots  de 
la  reine  Anne,  mais  j'ai  peur  de  comprendre  ! 

ANGUS. 

Mais  qu'est-il  arrivé  ? 

HJALMAK. 

Peu  de  chose  ;  mais  j'ai  peur  de  ce  que  je  verrai 
de  l'autre  côté  de  mes  noces...  Oh  I  oh  1  regardez 
donc,  Angus! 

Ici  l'on  voit  le  roi  et  la  reine  Anne  qui 
s'embrassent  à  une  fenêtre  du  château. 

AXGUS. 

Attention  1  ne  regardez  pas,  ils  vont  nous  voir. 


50  LA    PRINXESSE    MALEINE 

HJALMAR. 

Non.  nous  sommes  dans  l'obscurité  et  leur 
chambre  est  éclairée.  Mais  voyez  donc  comme  le 
ciel  devient  rouge  au-dessus  du  château  ! 

ANGUS. 

Il  y  aura  une  tempête  demain. 

HJALMAR. 

Elle  ne  l'aime  pas  cependant... 

AXGUS. 

Allons-nous-en  ! 

HJALMAR. 

Je  n'ose  plus  regarder  ce  ciel-là  ;  et  Dieu  sait 
quelles  couleurs  il  a  ,pris  au-dessus  de  nous 
aujourd'hui!  Vous  ne  savez  pas  ce  que  j'ai 
entrevu  cette  après-midi  dans  ce  château  que  je 
crois  vénéneux^  et  où  les  mains  de  la  reine  Anne 
m'ont  mis  en  sueur  plus  que  ce  soleil  de 
septembre  sur  les  murs  ! 

AXGUS. 

Alais  qu'est-il  donc  arrivé  ? 

HJALMAR. 

N'en  parlons  plus  !  —  où  est-elle  cette  petite 
paysanne  ? 

Cris  dans  l'auberge  du  «  Lion  bleu  ». 
ANGUS. 

Qu'est-ce  que  c'est? 


ACTE    DEUXIEME 


HJALMAK. 

Je  ne  sais;  il  y  a  eu  toute  l'après-midi  une 
étrange  agitation  dans  le  village.  Allons-nous-en^ 
vous  comprendrez  un  jour  ce  que  j'ai  dit. 

Ils  sortent. 
UN    BU\'EUK    om Tant  la  porte  de  l'auberge. 

Il  est  parti  I 

TOUS    LES    BUVEURS    .sur  le  seuil. 

11  est  parti  ?  —  Maintenant  nous  pouvons 
voir  I  —  Comme  ils  doivent  saigner  !  ^  Ils  sont 
peut-être  morts  ! 

Ils  sortent  tous. 


SCENE  IV 
Un  appartement  du  château. 

On  dicou\re  la  reine  Anne,  la  princesse  Uglyane, 
la  princesse  Maleine,  \  êtue  comme  une  suiv  antt , 
et  une  suivante. 

ANNE. 

Apportez  un  autre  manteau.  —  Je  crois  que  le 
vert  vaudra  mieux. 

UGLVAXE. 

Je  n'en  veux  pas  ;  —  un  manteau  de  velour- 
vert  paon,  sur  une  robe  vert  d'eau  ! 


52  LA    PRINCESSE    MALEINE 

ANNE. 

Je  ne  sais  pas. 

UGLVAXE. 

«  Je  ne  sais  pas!  je  ne  sais  pas!  »  Vous  ne 
savez  jamais  quand  il  s'agit  des  autres  I 

ANNE. 

Voyons,  ne  te  fâche  pas  !  J'ai  cru  bien  faire  en 
te  disant  cela;  tu  vas  arriver  toute  rouge  au 
rendez-vous. 

UGLYANE. 

Je  vais  arriver  toute  rouge  au  rendez-vous  î 
Ah  !  c'est  à  se  jeter  par  les  fenêtres  I  Vous  ne 
savez  plus  qu'imaginer  pour  me  faire  souffrir  1 

ANNE. 

Uglyane  !  Uglyane  !  Voyons^  voyons.  — Appor- 
tez un  autre  manteau. 

LA    SUIVANTE. 

Celui-ci.  Madame  ? 

UGLYANE. 

Oui  ?  —  oh  !  oui  ! 

ANNE. 

Oui  ;  —  tourne-toi  ;  —  oui,  oui,  cela  vaut  infini- 
ment mieux. 

UGLYANE. 

Et  mes  cheveux  ?  —  ainsi  ? 


ACTE    DEUXIEME  53 


ANNK. 

Il  faudrait  les  lisser  un  peu  plus  sur  le  front. 

UGLYANE. 

Où  est  mon  miroir  ? 

ANNE. 

Oïl  est  son  miroir  ?  a  Maieine.  Vous  ne  faites  rien, 
vous  ?  Apportez  son  miroir  !  —  Elle  est  ici  depuis 
huit  jours  et  elle  ne  saura  jamais  rien  !  —  Est-ce 
que  vous  venez  de  la  lune  ?  —  Allons  î  arrivez 
donc  !  Où  ètes-vous  ? 

MALEINE. 

Ici.  Madame. 

UGLYAXE. 

Mais  ne  penchez  pas  ainsi  ce  miroir  !  —  J'y  vois 
tous  les  saules  pleureurs  du  jardin^  ils  ont  l'air  de 
pleurer  sur  votre  visage. 

ANNE. 

Oui.  ainsi  1  —  mais  laisse-les  s'étaler  sur  le  dos. 
—  Malheureusement  il  fera  trop  noir  dans  le 
bois... 

UGLYAXE. 

Il  fera  noir  ? 

ANNE. 

Il  ne  te  verra  pas,  —  il  y  a  de  gros  nuages  sur  la 
lune. 


54  I-\^    PRINCESSE    MALEIXE 


UGLYAXE. 


]\Iais  pourquoi  veut-il  que  je  vienne  au  jardin  ? 
si  c'était  au  mois  de  juillet,  ou  bien  pendant  le 
jour  ;  mais  le  soir,  en  automne  1  il  fait  froid  1  il 
pleut  !  il  y  a  du  vent  1  Mettrai-je  des  bijoux  ? 

AXXE. 

Evidemment.  —  Mais  nous  allons... 

Elle  lui  parle  à  l'oreille. 
UGLYAXE. 

Oui. 

AXXE    à  Maleine  et  à  la  sui%ante. 

Allez-vous-en,  et  ne  revenez  pas  avant  qu'on 
vous  appelle. 

Sortent  la  princesse  ^laleine  et  la  sui\  ante. 


SCENE  V 
Un  corridor  du  château. 


Entre    la  princesse  Maleine.  —  Elle  va  frappei 
une  porte  au  bout  du  corridor. 


AXXE    à  l'intérieur. 

Oui  est  là  ? 

MALELXE. 

Moi  ! 


ACTE    DEUXIEME 


ANNE. 

Oui.  vous  ? 

MALEIXE. 

La  princesse  AJa...  la  nouvelle  suivante. 

ANNE  entre-bâillant  la  porte. 

Que  venez-vous  faire  ici  ? 

MALEINE. 

Je  viens  de  la  part... 

ANNE. 

N'entrez  pas  1  eh  bien  ? 

MALEINE. 

Je  viens  de  la  part  du  prince  Hjalmar... 

ANNE. 

Oui.  oui^  elle  vient  I  elle  vient  1  un  moment  I  II 
n'est  pas  encore  huit  heures.  —  laissez-nous  ! 

MALEINE. 

Un  officier  m'a  dit  qu'il  était  absent.    • 

ANNE. 

Oui  est  absent? 

xMALElNE. 

Le  prince  Hjalmar. 


56  LA   PRINCESSE   MALEIXE 

ANNE. 

Le  prince  Hjalmar  est  absent  ? 

MALEINE. 

Il  a  quitté  le  château. 

ANNE. 

Où  est-il  allé? 

UGLYANE  de  1  intérieur. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a? 

ANNE. 

Le  prince  a  quitté  le  château  ! 

UGLYANE  par  rentre-bàiUement  de  la  porte. 

Quoi  ? 

ANNE. 

Le  prince  a  quitté  le  château  1 

MALEINE. 

Oui. 

UGLYANE. 

Ce  n'est  pas  possible  1 

ANNE. 

Où  est-il  allé  ? 

MALELNE. 

Je  ne  sais  pas.  Je  crois  qu'il  est  allé  vers  la 
orèt  ;  et  il  fait  dire  qu'il  ne  pourra  pas  venir  au 
endez-vous. 


ACTE    DEUXIEME 


ANNE. 

Oui  vous  a  dit  cela  ? 

MALEINE. 

Un  officier. 

ANNE. 

Quel  officier  ? 

MALEINE. 

Je  ne  sais  pas  son  nom. 

ANNE. 

Où  est-il,  cet  officier  ? 

MALEINE, 

Il  est  parti  avec  le  prince. 

ANNE. 

Pourquoi  n'est-il  pas  venu  lui-même? 

MALEINE. 

J'ai  dit  que  vous  vouliez  être  seules. 

ANNE. 

Oui  vous  avait  chargée  de  dire  cela  ?  Mon  Dieu 
mon  Dieu  1  qu'est-il  donc  arrivé  ?  Allez-vous-en  1 


la  porte  .*e  referme.  Maleinesort. 


LA  pkixcp:sse  maleixe 


SCENE  VI 
Un  bois  dans  un  parc. 

HJALMAK. 

Elle  m'a  dit  de  l'attendre  auprès  du  jet  d'eau. 
Je  veux  la  voir  enfin  en  présence  du  soir...  Je 
veux  voir  si  la  nuit  la  fera  réfléchir.  —  Est-ce 
qu'elle  aurait  un  peu  de  silence  dans  le  cœur  ?  — 
Je  n'ai  jamais  vu  ce  bois  d'automne  plus  étrange 
que  ce  soir.  Je  n'ai  jamais  vu  ce  bois  plus  obscur 
que  ce  soir  ;  à  quelles  clartés  allons-nous  donc 
nous  voir?  Je  ne  distingue  pas  mes  mains!  — 
Mais  qu'est-ce  que  toutes  ces  lueurs  autour  de 
moi  ?  Tous  les  hiboux  du  parc  sont  donc  venus  ici  ! 
Allez-vous-en  !    Allez-vous-en  1    au    cimetière  ! 

auprès    des    morts  !  Il  leur  jette  de  la  terre.    Est-Ce   qu'oU 

vous  invite  aux  nuits  de  noces  ?  Voilà  que  j'ai  des 
mains  de  fossoyeur  à  présent.  —  Oh  !  je  ne  revien- 
drai pas  souvent  !  —  Attention  !  elle  vient  !  — 
Est-ce  que  c'est  le  vent  ?  —  Oh  !  comme  les  feuil- 
les tombent  autour  de  moi  1  —  Mais  il  y  a  là  un 
arbre  qui  se  dépouille  absolument  !  Et  comme  les 
nuages  s'agitent  sur  la  lune  I  —  Mais  ce  sont 
des  feuilles  de  saule  pleureur  qui  tombent  ainsi 
sur  mes  mains  1  —  Oh  î  je  suis  mal  venu  ici  !  —  Je 
n'ai  jamais  vu  ce  bois  plus  étrange  que  ce  soir  !  — 
Je  n'ai  jamais  vu  plus  de  présages  que  ce  soir  !  — 
Elle  est  là  ! 

Entre  la  princesse  Maleinc. 


ACTE    DEUXIEME 


MALEINE. 

Où  êtes-vous.  Seigneur  ? 

HJALMAK. 

Ici. 

MALEINE. 

Où  donc  ?  —  Je  ne  vois  pas. 

HJALMAR. 

Ici,  près  du  jet  d'eau.  —  Nous  nous  entrever- 
rons à  la  clarté  de  l'eau.  Il  fait  étrange  ici  ce  soir. 

MALEINE. 

Oui  ;  —  j'ai  peur  !  —  ah  !  je  vous  ai  trouvé  I 

HJALMAR. 

Pourquoi  tremblez-vous  ? 

MALEINE. 

Je  ne  tremble  pas. 

HJALMAR. 

Je  ne  vous  vois  pas.  —  Venez  ici;  il  fait  plus 
clair,  et  renversez  un  peu  la  tète  vers  le  ciel.  — 
Vous  êtes  étrange  aussi  ce  soir  1  —  On  dirait  que 
mes  yeux  se  sont  ouverts  ce  soir.  —  On  dirait  que 
mon  cœur  s'est  entr'ouvert  ce  soir...  —  Mais  je 
crois  que  vous  êtes  vraiment  belle  !  —  Mais  vous 
êtes  étrangement  belle.  Ugh^ane  I  — Il  me  semble 
que  je  ne  vous  ai  jamais  regardée  jusqu'ici  1  — 
]Mais  je  crois  que  vous  êtes  étrangement  belle  !  — 
Il  y  a  quelque  chose  autour  de  vous  ce  soir...  — 
Allons  ailleurs,  à  la  lumière  !  —  Venez  1 


60  I.A    PRINCESSE    MALEIXE 

MALEINE. 

Pas  encore. 

HJALMAR. 

Ugl3'ane!  Uglyaneî 

Il  l'embrasse:  ici  le  jet  d'eau,  agité  par  le  vent,  se 
penche  et  vient  retomber  sur  eux. 

MALEIXE. 

J'ai  peur  î 

HJALMAK. 

Allons  plus  loin... 

MALEIXE. 

Quelqu'un  pleure  ici.... 

HJALMAK. 

Quelqu'un  pleure  ici  ?... 

MALEIXE. 

J'ai  peur. 

HJALMAK. 

Mais  n'entendez-vous  pas  que  c'est  le  vent  ? 

MALEIXE. 

Mais  qu'est-ce  que  tous  ces  yeux  sur  les  arbres  ? 

HJALMAK. 

Où  donc  ?  Oh  !  ce  sont  les  hiboux  qui  sont 
revenus  !  Je  vais  les  chasser,  ii  leur  jette  de  la  terre.  Allez- 
vous-en  î  allez -vous-en  ! 


ACTE    DEUXIEME 


MALEIXE. 

Il  y  en  a  un  qui  ne  veut  pas  s'en  aller  ! 

HJALMAK. 

Où  est-il  ? 

MALEINE. 

Sur  le  saule  pleureur. 

HJALMAR. 

Allez-vous-en  1 

MALEINE. 

11  ne  s'en  va  pas  ! 

HJALMAK. 

Allez-vous-en  1  Allez-vous-en  ! 

Il  lui  jette  de  la  terre. 
MALEIXE. 

Oh  I  vous  avez  jeté  de  la  terre  sur  moi! 

HJALMAK. 

J'ai  jeté  de  la  terre  sur  vous  ? 

MALEINE. 

Oui,  elle  est  retombée  sur  moi! 

HJALMAK. 

Oh  !  ma  pauvre  Uglyane  ! 

MALEINE.' 

J'ai  peur  ! 


62  LA    PRLNXESSK    MALEINE 

HJALMAK. 

Vous  avez  peur  auprès  de  moi  ? 

MALEINE. 

Il  y  a  là  des  flammes  entre  les  arbres. 

HJALMAK. 

Ce  n'est  rien  ;  —  ce  sont  des  éclairs,  il  a  fait  très 
chaud  aujourd'hui. 

MALEINE. 

J'ai  peur  I   oh  !   qui  est-ce  qui  remue  la  terre 
autour  de  nous  ? 

HJALMAK. 

Ce  n'est  rien;  c'est  une  taupe,  une  pauvre  petite 
taupe  qui  travaille. 

MALEINE. 

J'ai  peur!... 

HJALMAK. 

Mais  nous  sommes  dans  le  parc... 

MALEINE. 

Y  a-t-il  des  mur>  autour  du  parc  ? 

HJALMAK. 

Mais  oui  ;  il  \'  a  des  murs  et  des  fossés  autour 
du  parc. 

MALEINE. 

Et  personne  ne  peut  entrer  ? 


ACTE    DEUXIEME  63 


HJALMAK. 

Non  ;  —  mai^i  il  y  a  bien  des  choses  inconnues 
qui  entrent  malgré  tout. 

MALEINE. 

Je  saigne  du  nez. 

HJALMAR. 

Vous  saignez  du  nez  ? 

MALEIXK. 

Oui,  où  est  mon  mouchoir? 

HJALMAR. 

Allons  au  bassin. 

MALEIXK. 

Oh^  ma  robe  est  déjà  pleine  de  sang  ! 

HJALMAR. 

Uglvane  1  Uglyane  !  regardez-moi... 

MALELXE. 

Oui. 

L'n  .-iltmc. 
HJALMAR. 

A  quoi  songez-vous  ? 

MALELXE. 

Je  suis  triste  ! 

HJALMAR. 

Vous  êtes  triste  ?  à  quoi  songez-vous,  Ugh'ane  ? 


04  I-A    PRLNXESSE    MALEIXE 

MALEINE. 

Je  songe  à  la  princesse  Maleine. 

HJALMAK. 

Vous  dites  ? 

MALEINE. 

Je  songe  à  la  princesse  Maleine. 

HJALMAK. 

Vous  connaissez  la  princesse  Maleine  ? 

MALEINE. 

Je  suis  la  princesse  Maleine. 

HJALMAK. 

Quoi  ? 

MALEINE. 

Je  suis  la  princesse  Maleine. 

HJALMAK. 

Vous  n'êtes  pas  Uglyane. 

MALEINE. 

Je  suis  la  princesse  Maleine. 

HJALMAK. 

Vous  êtes  la  princesse  Maleine  !  Vous  êtes  la 
princesse  Maleine  !  Mais  elle  est  morte  ! 


ACTE    DEUXIÈME  65 


MALEIXE. 

Je  suis  la  princesse  Maleine. 

Ici  la  lune  passe  entre  les  arbres  et  éclaire  la  prin- 
cesse Maleine. 

HJALMAR. 

Oh!  Maleine!  —  Mais  d'où  venez-vous?  et 
comment  êtes-vous  venue  jusqu'ici  ?  Mais  com- 
ment ètes-vous  venue  jusqu'ici  ? 

MALEIXE. 

Je  ne  sais  pas. 

HJALMAR. 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 
d'où  me  suis-je  évadé  aujourd'hui  !  Et  quelle 
pierre  vous  avez  soulevée  cette  nuit  !  Mon  Dieu  ! 
mon  Dieu!  de  quel  tombeau  suis-je  sorti  ce  soir! 
—  Maleine  !  Maleine  !  qu'allons-nous  faire  ?  — 
Maleine!...  Je  crois  que  je  suis  dans  le  ciel 
jusqu'au  cœur!... 

MALEINE. 

Oh  î  moi  aussi  ! 

Ici  le  jet  deau  sanglote  étrangement  et  meurt. 
TOUS    DEUX^    se  retournant. 


Oh 


MALEINE. 


Qu'est-ce  qu'il  y  a  ?  qu'est-ce  qu'il  y  a  mainte- 
nant ? 


66  LA    PRINXESSE    MALEINE 

HJALMAK. 

Ne  pleurez  pas  ;  n'ayez  pas  peur.  C'est  le  jet 
d'eau  qui  sanglote... 

MALEINE. 

Qu'est-ce  qui  arrive  ici  ?  Qu'est-ce  qui  va  arri- 
ver? Je  veux  m'en  aller!  je  veux  m'en  aller!  je 
veux  m'en  aller  ! 

HJALMAR. 

Ne  pleurez  pas  ! 

MALEINE. 

Je  veux  m'en  aller  ! 

HJALMAR. 


Il  est  mort  ;  allons  ailleurs. 


Ils  sortent. 


ACTE    III 

SCÈNE  I 
Un  appartement  du  château. 

On  découvre  le  roi.  —  Entre  le  prince  Hjalmar. 
HJALMAK.  ^, 

Mon  père  ? 

LE    ROI. 

Hjalmar  ? 

HJALMAR. 

J'aurais  à  vous  parler,  mon  père. 

LE    ROL 

De  quoi  voulez-vous  me  parler  ? 

HJALMAR. 

Vous  êtes  malade,  mon  père  ? 


68  I,A    PRINXESSE    MALEIXE 


LE    KOI. 


Oui  ;  je  suis  malade,  et  voyez  comme  je  deviens 
vieux  !  Presque  tous  mes  cheveux  sont  tombés  ; 
voyez  comme  mes  mains  tremblent;  et  je  crois 
que  j'ai  toutes  les  flammes  de  l'enfer  dans  la  tête  ! 

HJALMAK. 

Mon  père  î  mon  pauvre  père  1  II  faudrait  vous 
éloigner;  aller  ailleurs  peut-être...  je  ne  sais 
pas... 

lp:  roi. 

Je  ne  puis  pas  m'éloigner  I  —  Pourquoi  êtes- 
vous  venu?  J'attends  quelqu'un. 

HJALMAK. 

J'avais  à  vous  parler. 

LE     ROL 

De  quoi  ? 

HJALMAR. 

De  la  princesse  Maleine. 

LE  ROI. 

De  quoi  ?  —  Je  n'entends  presque  plus. 

HJALMAR. 

De  la  princesse  Maleine.  La  princesse  Maleine 
est  revenue. 

LE    ROI. 

La  princesse  Maleine  est  revenue  ? 


ACTE    TROISIÈME  6q 


HJALMAK. 

Oui. 

LE    KOI. 

Mais  elle  est  morte  ! 

HJAL.MAR. 

Elle  est  revenue. 

LE    KOI. 

Mais  je  l'ai  vue  morte  ! 

HJALMAK. 

Elle  est  revenue. 

LE    KOL 

Où  est-elle? 

HJALMAK. 

Ici. 

LE    KOI. 

Ici^  dans  le  château  ? 

HJALMAK. 

Oui. 

LE    KOI. 

Alontrez-la  !  Je  veux  la  voir  ! 

HJALMAK. 

Pas   encore.    —    Mon   père,  je    ne   puis  plu'- 


épouser  Uglyane. 


LA    PRIX(  ESriE    MALEIXE 


LE    ROI. 

Vous  ne  pouvez  plus  épouser  Uglyane  ? 

HJALMAK. 

Je  n'ai  jamais  aimé  que  la  princesse  Maleine. 

LE    ROI. 

Ce  n'est  pas  possible,  Hjalmar!...  Hjalmarl... 
Mais  elle  va  s'en  aller  !... 

HJALMAR. 

Oui? 

LE     ROI. 

Anne  ! 

HJALMAR. 

Il  faudrait  l'y  préparer  peu  à  peu. 

LE     ROI. 

Moi?  —  1'}^  préparer?  —  Ecoutez...  je  crois 
qu'elle  monte  l'escalier.  Mon  Dieu  !...  mon  Dieu! 
que  va-t-il  arriver  ?  —  Hjalmar,  attendez  î... 

Il   sort. 
HJALMAR. 

Mon  père  !  mon  pauvre  père  1  —  Elle  le  fera 
mourir  avant  la  fin  du  mois  ! 

Rentre  le  roi. 
LE     ROI. 

Ne  l'avertissez  pas  encore  aujourd'hui  ! 

Il   sort. 


ACTE    TROISIEME 


HJALMAR. 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  —  Je  crois  que  je 
l'entends  dans  l'oratoire.  —  Elle  va  venir  ici.  — 
Depuis  quelques  jours  elle  me  suit  comme  mon 
ombre.  Entre  la  reme  Anne.  Boiisoir^  Madame. 

ANNE. 

Ah  !  c'est  vous  Hjalmar.  —  Je  ne  m'attendais 
pas... 

HJALMAR. 

J'avais  à  vous  parler^  Madame. 

ANNE. 

Vous  n'aviez  jamais  rien  à  me  dire...  Sommes- 
nous  seuls  ? 

HJALMAR. 

Oui^  Madame. 

ANNE. 

Alors  venez  ici.  Asseyez-vous  ici. 

HJALMAR. 

Ce  n'est  qu'un  mot^  Madame.  —  Avez-vous 
entendu  parler  de  la  princesse  Maleine  ? 

ANNE. 

De  la  princesse  Maleine  ? 

HJALMAR. 

Oui,  Madame. 


LA    PRIN'CESSE    MALEIXE 


ANNE. 

Oui,  Hjalmar  ;  —  mais  elle  est  morte. 

HJALMAR. 

On  dit  qu'elle  vit  peut-être. 

ANNE. 

Mais  c'est  le  roi  lui-même  qui  l'a  tuée. 

HJALMAR. 

On  dit  qu'elle  vit  peut-être. 

ANNE. 

Tant  mieux  pour  elle. 

HJAI^MAK. 

Vous  la  verrez  peut-être. 

ANNE. 

Ah  1  ah  !  ah  !  dans  l'autre  monde  alors  ? 

HJALMAR. 

Ah:... 

Il  sort. 
ANNE. 

Où  allez-vous.  Seigneur?  et  pourquoi  fuvez- 
vous  ?  —  Mais  pourquoi  fuyez -vous  ? 


Elle  sort. 


ACIE    TROISIEME  73 


SCENE  II 
Une  salle  d'apparat  dans  le  château. 

On  découvre  le  roi,  la  reine  Anne,  Hjalmar, 
Ufilyane,  Angus,  des  dames  d'honneur,  des 
seigneurs,  etc.  —  On  danse.  Musique. 

ANNE. 

Venez,  ici.  Monseigneur;  vous  me  semblez 
tran.sfiguré  ce  soir. 

HJALMAK. 

Ma  fiancée  n'est-elle  pas  près  de  moi  ? 

ANNE. 

Laissez-moi  mettre  un  peu  la  main  sur  votre 
cœur.  Oh  !  il  bat  déjà  des  ailes  comme  s'il  voulait 
voler  vers  je  ne  sais  quel  ciel  ! 

HJALMAK. 

C'est  votre  main  qui  le  retient.  Madame. 

ANNE. 

Je  ne  comprends  pas...  je  ne  comprends  pas. 
Vous  m'expliquerez  cela  plus  tard.  Au  roi.  Vous 
êtes  triste.  Seigneur  ;  à  quoi  songez-vous  ? 

LE    KOL 

Moi  ?  —  Je  ne  suis  pas  triste  mais  je  deviens 
très  vieux. 


/4 


LA    PRINXESSE    MALEINE 


ANNK. 

V^oyons^  ne  dites  pas  cela  un  soir  de  fête  !  Admi- 
rez plutôt  votre  fils;  n'est-il  pas  admirable  ainsi 
en  pourpoint  de  soie  noire  et  violette  ?  et  n'ai-je 
pas  choisi  un  bel  époux  pour  ma  fille  ? 

HJALMAK. 

Madame^  je  m'en  vais  retrouver  Angus.  Il  jet- 
tera un  peu  d'eau  sur  le  feu  tandis  que  vous  n'y 
versez  que  de  Fhuile. 

ANNK. 

Mais  ne  nous  revenez  pas  tout  transi  de  la  pluie 
de  ses  sages  paroles... 

HJALMAK. 

Elles  tomberont  en  plein  soleil  ! 

ANGUS. 

Hjalmar  1  Hjalmar  ! 

HJALMAK. 

Oh  !  je  sais  ce  que  vous  allez  dire  ;  mais  il  n'est 
pas  question  de  ce  que  vous  croyez. 

AXGLIS. 

Je  ne  vous  reconnais  plus  ;  —  mais  que  vous 
est-il  donc  arrivé  hier  soir  ? 

HJALMAR. 

Hier  soir  ?  —  Oh,  il  est  arrivé  d'étranges  choses 
hier  soir!  —  Mais  j'aime  mieux  ne  pas  en  parler 
à  présent.  Allez  une  nuit  dans  le  bois  du  parc. 


ACTE    TROISIEME 


près  du  jet  d'eau  ;  et  vous  remarquerez  que  c'est  à 
certains  moments  seulement,  et  lorsqu'on  les 
regarde,  que  les  choses  se  tiennent  tranquilles 
comme  des  entants  sages  et  ne  semblent  pas 
étranges  et  bizarres;  mais  dès  qu'on  leur  tourne 
le  dos,  elles  vous  font  des  grimaces  et  vous  jouent 
de  mauvais  tours. 

AXGUS. 

Je  ne  comprends  pas. 

HJALMAR. 

Moi  non  plus  ;  mais  j'aime  mieux  être  au  milieu 
des  hommes;  tussent-ils  tous  contre  moi. 

AXGUS. 

Quoi? 

HJALMAR. 

Ne  vous  éloignez  pas. 

AXGUS. 

Pourquoi  ? 

HJALMAR. 

Je  ne  sais  pas  encore. 

AXXE. 

Avez -vous    bientôt   fini,    Monseigneur  ?    On 
n'abandonne  pas  ainsi  sa  fiancée  I 

HJALMAR. 

J'accours,  Madame. 


76  LA    PRIN'CESSE    MALEIXE 

HJAL.MAR  à  Uylyane. 

Angus  vient  de  me  raconter  une  étrange  aven- 
ture^ Uglyane. 

UGLYAXE. 

Vraiment. 

HJALMAR. 

Oui.  — Il  s'agit  d'une  jeune  iille;  une  pauvre 
jeune  fille  qui  a  perdu  tous  les  biens  qu'elle 
avait... 

UGLYAXE. 

Ohl 

HJALMAK. 

Et  elle  veut  l'épouser  malgré  tout.  Elle  l'attend 
au  jardin  tous  les  soirs  ;  elle  le  poursuit  au  clair  de 
lune  ;  il  n'a  plus  un  instant  de  repos. 

UGLYANE. 

Que  va-t-il  faire  ? 

HJALMAK. 

Il  n'en  sait  rien.  Je  lui  ai  dit  de  faire  lever  les 
ponts-levis^  et  de  mettre  un  homme  d'armes  à 
chaque  porte,  afin  qu'elle  ne  puisse  plus  entrer  ; 
il  ne  veut  pas. 

UGLYANE. 

Pourquoi  ? 


ACTE    TROISIEME  77 


HJALMAK. 

Je  n'en  sais  rien.  —  Oh  1  ma  chère  Uglyane  ! 

AXGUS  à  Hjalmar. 

Ne  grelottez-vous  pas  en  entrant  dans  les  grottes 
de  glace  du  mariage  ? 

HJALMAK. 

Nous  en  ferons  des  grottes  de  flammes  ! 

LE    KOI;  très  haut. 

Je  ne  vois  pas  du  tout  danser  d'ici. 

ANNE. 

Mais  vous  êtes  à  trois  pas  des  danseurs^   Mon- 
seigneur. 

LE     KOL 

Je  croyais  en  être  très  loin. 

ANGUS  à  Hjalmar. 

Avez-vous  remarqué  comme  votre  père  a  l'air 
pâle  et  fatigué  depuis  quelque  temps  ? 

HJALMAR. 

Oui;  oui... 

ANGUS. 

Il  vieillit  étrangement. 

LE  KOI;    très  haut. 

Je  crois  que  la  mort  commence  à  frapper  à  ma 
porte  ! 

Il  tressaillent  tous.  —  Silence.  —  La  musique  cesse 
subitement  et  on  entend  frapper  à  une  porte. 


k 


LA    PRINCESSE    MALEIXE 


ANNE. 

On  frappe  à  la  petite  porte  ! 

HJALMAK. 


Entrez 


La  porte  s'entr' ouvre  et  on  aperçoit,  dans  l'entre- 
bâillement, la  princesse  Maleine  en  longs  vête 
ments  blancs  de  fiancée. 


ANNE. 

Qui  est-ce  qui  entre  ? 

HJALMAK. 

La  princesse  Maleine  ! 

AXXE. 

Oui? 

HJALMAR. 

La  princesse  Maleine  ! 

LE     KOL 

Fermez  la  porte. 

TOUS. 

Fermez  la  porte  ! 

HJALMAR. 

Pourquoi  fermer  la  porte  ? 


Le  roi  tombe. 


ACTE   TROISIEME 


ANGUS. 

Au  secours  î  le  roi  se  trouve  mal  î 

UNE  damp:  d'honneur. 
Allez  chercher  un  verre  d'eau  ! 

HJALMAK. 

Mon  père  !  —  Aidez- moi  ! . . . 

UNE   AUTRE   DAME 

Allez  chercher  un  prêtre  ! 

UN    SEIGNEUR. 

Ouvrez  les  fenêtres  ! 

ANGUS. 

Ecartez -VOUS  1  Ecartez-vous  ! 

HJALMAR. 

Appelez  un  médecin  !  Portons-le  sur  son   lit  I 
Aidez-moi  ! 

ANGUS. 

Il  y  a  une  étrange  tempête  au-dessus  du  chà-  \^ 
teau. 

Ils  sortent  tous. 


80  I>A    PRINCESSE    MALEINE 


SCENE  III 
Devant   le  château. 

Entrent  le  roi  et  la  reine  Anne. 
LE     ROI. 

Mais  on  pourrait  peut-être  éloigner  la  petite  ? 

ANNE. 

Et  la  revoir  le  lendemain  ?  —  ou  bien  faut-il 
attendre  une  mer  de  misères  ?  faut-il  attendre  que 
Hjalmar  la  rejoigne  ?  —  faut-il... 

LE     KOI. 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  que  voulez-vous  que  je 
fasse  ? 

ANNE. 

Vous  ferez  ce  que  vous  voudrez  ;  vous  avez  à 
choisir  entre  cette  fille  et  moi. 

LE     ROI. 

On  ne  sait  jamais  ce  qu'il  pense... 

ANNE. 

Je  sais  qu'il  ne  l'aime  pas.  Il  l'a  crue  morte. 
Avez-vous  vu  couler  une  larme  sur  ses  joues  ? 

LE     ROI. 

Elles  ne  coulent  pas  toujours  sur  les  joues. 


ACTE    TROISIÈME  8l 


ANNE. 

Il  ne  se  serait  pas  jeté  dans  les  bras  d'Uglyane. 

LE     KOI. 

Attendez  quelques  jours.  —  Il  pourrait  en 
mourir... 

ANNE. 

Nous  attendrons.  —  Il  ne  s'en  apercevra  pas. 

LE    ROI. 

Je  n'ai  pas  d'autre  enfant... 

ANNE. 

Mais  c'est  pourquoi  il  faut  le  rendre  heureux. 
—  Attention  !  il  arrive  avec  sa  mendiante  de 
cire  ;  il  l'a  promenée  autour  des  marais,  et  l'air  du 
soir  l'a  déjà  rendue  plus  verte  qu'une  noyée  de 

quatre   semaines.    Entrent  le  pnnce   Hjalmar   ef  la   princesse 

Maieine.  Bousoir,  Hjalmar!   —  Bonsoir,  Maleine  ! 
vous  avez  fait  une  belle  promenade  ? 

HJALMAR. 

Oui,  Madame. 


Il  vaut  mieux  cependant  ne  pas  sortir  le  soir. 
Il  faut  que  Maleine  soit  prudente.  Elle  me  semble 
un  peu  pâle  déjà.  L'air  des  marais  est  très  perni- 
cieux. 

6 


82  LA    PRINXESSE    MALEIXE 

MALEINE. 

On  me  l'a  dit,  Madame. 

ANNE. 

Oh  !  c'est  un  véritable  poison  ! 

HJALMAR. 

Nous  n'étions  pas  sortis  de  toute  la  journée  ;  et 
le  clair  de  lune  nous  a  entraînés  ;  nous  avons  été 
voir  les  moulins  à  vent  le  long  du  canal. 

ANNE. 

Il  faut  être  prudente  au  commencement;  j'ai 
été  malade  moi  aussi. 

LE    ROI. 

Tout  le  monde  est  malade  en  venant  ici. 

HJALMAR. 

Il  y  a  beaucoup  de  malades  au  village. 

LE    ROI. 

\       Et  beaucoup  de  morts  au  cimetière  ! 

ANNE. 

Voyons  !  n'effrayez  pas  cette  enfant  ! 

Entre  le  fou. 
HJALMAR. 

Maleine^  le  fou  ! 

MALEINE. 

Oh! 


A(   lE    TKOIMEMK  83 


ANNE. 

Vous  ne  l'aviez  pa^  encore  vu.  Maleine  ?  N'ayez 
pas  peur^  n'ayez  pas  peur;  il  ne  fait  pas  de  mal. 
Il  erre  ainsi  tous  les  soirs. 

HJALMAR. 

11  va^  toutes  les  nuits^  creuser  des  fosses  dans  les 
vergers. 

MALEINE. 

Pourc[uoi  ? 

HJALMAR. 


Wk  On  ne  sait  pas. 


MALEINE. 

Est-ce  moi  qu'il  montre  du  doigt  ? 

HJALMAR. 

Oui^  n'y  fais  pas  attention. 

MALEINE. 

Il  fait  le  signe  de  la  croix  I 

LE    EOU. 

Oh  :  oh  :  oh  : 

MALEINE. 

J'ai  peur  ! 

HJALMAR. 

Il  a  l'air  épouvanté. 


84  LA    PRIN'CESSE    MALEINE 

lp:  fou. 
Oh  !  oh  !  oh  ! 

HJALMAR. 

Il  s'en  va. 


Sort  le  fou. 


ANNE. 

A  quand  les  noces^  Maleine  ? 

HJALMAR. 

Avant  la  fin  du  mois,  si  mon  père  y  consent. 

LE     ROI. 

Oui.  oui... 

ANNE. 

Vous  savez  que  je  reste  ici  jusqu'à  vos  noces  ;  et 
Uglyane  aussi  ;  oh  1  la  pauvre  Uglyane  !  Hjalmar, 
Hjalmar^  l'avez-vous  abandonnée  ! 

HJAL^L\R. 

Madame!... 

ANNE. 

Oh  !  n'ayez  pas  de  remords^  il  vaut  mieux  vous 
le  dire  aujourd'hui  ;  elle  obéissait  à  son  père  plus 
qu'à  son  cœur  ;  elle  vous  aimait  cependant  ;  mais 
que  voulez-vous  ?  elle  a  été  élevée  et  elle  a  passé 
son  enfance  avec  le  prince  Orsic  son  cousin  et  cela 
ne  s'oublie  pas  ;  elle  a  pleuré  toutes  les  larmes  de 
son  pauvre  petit  cœur  en  le  quittant,  et  j'ai  dû  la 
traîner  jusqu'ici. 


ACTE    TROISIEME 


85 


MALEIXE.  -  -"^ 

Il  \  a  quelque  chose  de  noir  qui  arrive. 

LK     KOI. 

De  qui  parlez-vou^  .-' 

HJALMAK. 

Quoi  ? 

MALEINE. 

Il  y  a  quelque  chose  de  noir  qui  arrive. 

HJALMAK. 

Où  donc  ? 

MALEINE. 

Là-has  ;  dans  le  hrouillard,   du  côté  du  cime- 
;ière. 

HJALMAK. 

Ah  !  ce  sont  les  sept  béguines. 

MALEIXE. 

Sept  béguines  1 

ANNE. 

Oui  ;  elles  viennent  filer  pour  vos  noces. 

Entrent  la  nourrice  et  sept  béguines. 
LA    NOUKKICE. 

Bonsoir  !  Bonsoir.  Maleine  1 


86  LA    PRINCESSE    MAI.EIXE 

LES   SEPT    BÉGUINES. 

Bonsoir  ! 

TOUS. 

Bonsoir,  mes  sœurs  1 

MALEIXE. 

Oh  1  qu'est-ce  qu'elle  porte  ? 

HJALMAR. 

Qui? 

MALEIXE. 

La  troisième,  la  vieille, 

LA    XOURKICE. 

C'est  de  la  toile  pour  vous,  Maleine. 

Sortent  les  sept  béguines.   —   On   entend    sonner 
une  cloche. 

HJALMAK. 

On  sonne  les  vêpres;  —  viens,  Maleine. 

MALEIXE. 

J'ai  froid! 

HJALMAR. 

Tu  es  pâle,  rentrons  ! 

MALEIXE. 

Oh  1   comme  il  y  a  de>.  corbeaux  autour   de 
nous! 

Croassements. 


ACTE   TROISIÈME 


HJALMAR. 

Viens  ! 

MALEIXE. 

Mais  qu'est-ce  que  toutes  ces  flammes  sur  les 
marais  ? 

Feux  follets  sur  les  marais. 
LA    NOURRICE. 

On  dit  que  ce  sont  des  âmes. 

HJALMAR. 

Ce  sont  des  feux  follets.  —  Viens. 

MALEINE. 

Oh  1  il  y  en  a  un  très  long  qui  va  au  cimetière! 

HJALMAR. 

Viens  ;  viens. 

LE    ROL 

Je  rentre  aussi  ;  —  Anne,  venez-vous  ? 

ANNE. 
Je   vous    suis.    Sortent  le  roi.  Hjalmar  et  Maleine.    Alaleme 

m'a  l'air  un  peu  malade.  Il  faudra  la  soigner. 

LA    NOURRICE. 

Elle  est  un  peu  pâle,  Madame.  Mais  elle  n'est 
pas  malade.  Elle  est  plus  forte  que  vous  ne  le 
croyez. 


88  LA    PRIN'CESSE    MALEIXE 

ANNE. 

Je  ne  serais  pas  étonnée  si  elle  tombait  malade. . . 

Elle  sort  a^  ce  la  nourrice. 


SCENE  IV 

Une  chambre   dans   la  maison  du 
médecin. 

Entre  le  médecin. 
LE     MÉDECIN. 

Elle  m'a  demandé  du  poison  ;  il  y  a  un  my.stère 
au-dessus  du  château  et  je  crois  que  ses  murs  vont 
tomber  sur  nos  tètes  ;  et  malheur  aux  petits  qui 
sont  dans  la  maison  1  II  y  a  déjà  d'étranges 
rumeurs  autour  de  nous  ;  et  il  me  semble  que  de 
l'autre  côté  de  ce  monde  on  commence  à 
s'inquiéter  un  peu  de  l'adultère.  En  attendant, 
ils  entrent  dans  la  misère  jusqu'aux  lèvres  ;  et 
le  vieux  roi  va  mourir  dans  le  lit  de  la  reine 
avant  la  fin  du  mois...  Il  blanchit  étrangement 
depuis  quelques  semaines  et  son  esprit  com- 
mence à  chanceler  en  même  temps  que  son 
corps.  Il  ne  faut  pas  que  je  me  trouve  au  milieu 
des  tempêtes  qui  vont  venir,  il  .serait  temps 
de  s'en  aller,  il  serait  temps  de  s'en  aller,  et 
je    n'ai    pas   envie    d'entrer    aveuglément    avec 


A<    I  K     IRUISIÈME  80 


elle  en  cet  enfer!  Il  faut  que  je  lui  donne 
quelque  poison  presque  inoffensif,  qui  lui  fasse 
illusion  ;  et  j'ouvrirai  les  yeux  avant  qu'on  ne 
ferme  un  tombeau.  En  attendant,  je  m'en  lave  les 
mains...  Je  ne  veux  pas  mourir  en  essa^-ant  de 
soutenir  une  tour  qui  s'écroule  ! 

Il  son. 


\ 


SCENE  V 
Une  cour  du  château. 

tntre  le  roi. 
LE     KOI. 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  Je  voudrais  être  ailleurs  1 
Je  voudrais  pouvoir  dormir  jusqu'à  la  fin  du  mois  ; 
et  que  je  serais  heureux  de  mourir  !  Elle  me  con- 
duit comme  un  pauvre  épagneul  ;  elle  va  m' entraî- 
ner dans  une  forêt  de  crimes^  et  les  flammes  de 
l'enfer  .sont  au  bout  de  ma  route  !  Mon  Dieu^  .si  je 
pouvais  revenir  sur  mes  pas  !  Mais  n'y  avait-il  pas 
moyen  d'éloigner  la  petite  ?  J'ai  pleuré  ce  matin 
en  la  voyant  malade  !  Si  elle  pouvait  quitter  ce 
château  vénéneux  !...  Je  voudrais  m'en  aller 
n'importe  où  !  n'importe  où  !  Je  voudrais  voir  les 
tours  s'écrouler  dans  l'étang  !  Il  me  semble  que 
tout  ce  que  je  mange  est  empoisonné;  et  je  crois 
que  le  ciel  est  vénéneux  ce  soir  !  —  Mais  ce  poison, 
mon  Dieu,  dans  ce  pauvre  petit  corps  blanc  î... 

oh  !  oh  !   oh  1     Entre  la  rcme  Anne.    Ils  arrivent  ? 


90  LA    PRINCESSE    MALEINE 

.     AXXE. 

Oui^  ils  viennent. 

LE    ROI. 

Je  m'en  vais. 

ANNE. 

Quoi  ? 

LE     ROL 

Je  m'en  vais  ;  je  ne  puis  plus  voir  cela. 

ANNE. 

Qu'est-ce  que  c'est  ?  vous  allez  rester.  Asseyez- 
vous  là.  N'ayez  pas  l'air  étrange  I 

LE     ROL 

J'ai  l'air  étrange  ? 

ANNE. 

Oui.    Ils    s'en    apercevront.    Avez   l'air   plus 
heureux. 

LE     ROL 

Oh  !  oh  !  heureux  1 

ANNE. 

Voyons^  taisez-vous;  ils  sont  là. 

LE     ROL 

Mon  Dieu  1  mon  Dieu  !  comme  elle  est  pâle  1 

Entrent    le    prince    Hjahnar,    Maleine    et  le    petit 
Allan. 


ACTE    TROISIEME  91 


ï 


ANNE. 

Eh  bien.  Maleine.  comment  allez-vous  ? 

MALEIXE. 

Un  peu  mieux;  un  peu  mieux. 

ANNE. 

Vous  avez  meilleure  mine  ;  asseyez-vous  ici. 
Maleine.  J'ai  fait  apporter  des  coussins  ;  l'air  est 
très  pur  ce  soir. 

LE     KOI. 

Il  y  a  des  étoiles. 

ANNE. 

Je  n'en  vois  pas. 

LE     KOI. 

Je  croyais  en  voir  là-bas. 

ANNE. 

Où  sont  vos  idées  ? 

LE    KOI. 

Je  ne  sais  pas. 

ANNE. 

Etes-vous  bien  ainsi,  Maleine  ? 

MALEINE. 

Oui,  oui. 

ANNE. 

Etes-vous  fatiguée  ? 


<)2  LA    PRINCESSE    MALEIXE 

MALEIXE. 

Un  peu.  Madame. 

ANNE. 

Je  vais  mettre  ce  coussin  sous  votre  coude. 

MALEINE. 

Merci^  Madame. 

HJALMAR. 

Elle  est  si  résignée  I  Oh  1  ma  pauvre  Maleine  ! 

ANNE. 

Voyons^  voyons  ;  ce  n'est  rien.  Il  faut  du  cou- 
rage ;  c'est  l'air  des  marais.  Uglyane  est  malade 
elle  aussi. 

HJALMAK. 

Uglyane  est  malade  ? 

ANNE. 

Elle  est  malade  comme  Maleine  ;  elle  ne  quitte 
plus  sa  chambre. 

LE     ROI. 

Maleine  ferait  mieux  de  quitter  le  château. 

AXXE. 

Quoi  ? 

LE     ROL 

Je  disais  que  Alaleine  ferait  peut-être  mieux 
d'aller  ailleurs... 


ACTE    TROISIEME  93 

HJALMAR. 

Je  l'ai  dit  également. 

AXNK. 

Où  irait-elle  ? 

LE    ROI. 

Je  ne  sais  pas. 

AXNK. 

Non,  non,  il  vaut  mieux  qu'elle  reste  ici  ;  elle 
se  fera  à  l'air  des  marais.  Mon  Dieu^  j'ai  été 
malade  moi-aussi;  où  la  soignera-t-on  mieux 
qu'ici?  Est-ce  qu'il  ne  vaut  pas  mieux  qu'elle 

reste  ici  ? 

LE    ROL 

Oh  :  Oh  : 

ANNE. 

Quoi  ? 

LE    ROI. 

Oui  !  oui  I 

ANNE. 

Ah  I  —  Voyons^  AUan  ;  qu'as-tu  donc  à  nous 
obser\-er  ainsi  ?  Viens  m'embrasser  ;  et  va-t-en 
jouer  à  la  balle. 

LE    PETIT    ALLAX. 

Est-ce  que  Ma-aleine  est  ma-alade  ? 


94  I-A    PRLN'CESSE    MALEINE 

AXXE. 

Oui^  un  peu. 

LE    PETIT   ALLAX. 

Très^  très^  très  ma-alade  ? 

AXXE. 

Non,  non. 

LE   PETIT   ALLAX. 

Elle  jouera  plus  a-avec  moi  ? 

AXXE. 

Si,  si^  elle  jouera  encore  avec  toi;  n'est-ce  pas^ 
Maleine  ? 

LE    PETIT   ALLAX. 

Oh  !  le  mou-oulin  il  s'est  a-arrété  1 

AXXE. 

Quoi? 

LE    PETIT   ALLAX. 

Le  niou-oulin  il  s'est  a-arrêté  1 

AXXE. 

Quel  moulin  ? 

LE   PETIT   ALLAX. 

Là-à^  le  mou-oulin  noir  1 

AXXE. 

Et   bien^    c'est   que    le    meunier    est    allé    se 
coucher. 


ACTE    TROISIEME  95 


LE   PETIT   ALLAN. 

Est-ce  qu'il  est  ma-alade  ? 

ANNE. 

Je  n'en  sais  rien  ;  allons^  tais-toi  ;  va  jouer. 

LE    PETIT   ALLAX. 

Pourquoi  Ma-aleine  ferme  les  yeux  ? 

AXXE. 

Elle  est  fatiguée. 

LE   PETIT   ALLAX. 

Ou-ouvrez  les  yeux^  Ma-aleine  ! 

AXXE. 

Allons^  laisse-nous  tranquilles  maintenant  ;  va 
jouer... 

LE   PETIT   ALLAX. 

Ou-ouvrez  les  yeux.  Ma-aleine! 

AXXE. 

Va  jouer  ;  va  jouer.  Ah  !  vous  avez  mis  votre 
manteau  de  velours  noir^  Maleine  ? 


MALEIXE. 

Oui^  Madame. 

HJALMAR. 

Il  est  un  peu  triste. 


96  LA    PRIN'CESSE    MALEIXE 

AXNK. 

11  est  admirable  !  Au  roi.  L'avez-vous  vu,   Sei- 
gneur ? 

LE    HOI. 

Moi  ? 

ANNE. 

Oui,  vous.  * 

LE    KOI. 

Quoi  ? 

ANNE. 

Où  ètes-vous  ?  Je  parle  du  manteau  de  velours 
noir. 

LE    ROL 

Il  y  a  là  un  cyprès  qui  me  fait  des  signes  ! 

TOUS. 

Quoi  ? 

LE    KOL 

Il  y  a  là  un  cyprès  qui  me  fait  des  signes  î 

ANNE. 

Vous   vous   êtes    endormi  ?    est-ce    que    vous 
rêvez  ? 

LE    ROI. 

Moi  ? 


ACTE    TROISIEME 


I 


ANNE. 

Je  parlais  du  manteau  de  velours  noir. 

LE    KOI. 

Ah  1  —  oui,  il  est  très  beau... 

ANNE. 

Ah  !    ah  !    ah  !    il    s'était    endormi  !    —    Mais 
comment  vous  trouvez-vous,  Maleine  ? 


MALEINE. 

Mieux,  mieux. 

LE    KOI. 

Non^  non^  c'est  trop  terrible  1 

HJALMAK. 

Ou'est-ce  qu'il  y  a  ? 

ANNE. 

Qu'est-ce  qui  est  terrible  ? 

LE   KOI. 

Rien  !  rien  ! 

ANNE. 

tMais  faites  attention  à  ce  que  vous  dites  1  Vou- 
effrayez  tout  le  monde  I 


LE    KOI. 

Moi  ?  J'effraye  tout  le  monde  ? 


98  LA   PRINCESSE   MALEINE 

ANNE. 

Mais  ne  répétez  pas  toujours  ce  que  l'on  dit  I 
Qu'avez-vous  donc  ce  soir  ?  Vous  êtes  malade  ? 

HJALMAR. 

Vous  avez  sommeil^  mon  père  ? 

LE    ROI. 

Non,  non^  je  n'ai  pas  sommeil  ! 

ANNE. 

A  quoi  songez- vous  ? 

LE    ROI. 

Maleine  ? 

MALEINE. 

Sire? 

LE    ROI. 

Je  ne  vous  ai  pas  encore  embrassée  ? 

MALEINE. 

Non,  Sire. 

LE    ROI. 

Est-ce  que  je  puis  vous  embrasser  ce  soir  ? 

MALEINE. 

Mais  oui^  Sire. 

LE    ROI^    l'embrassant. 

Oh^  Maleine  !  Maleine  ! 


ACTE    TROISIEME 


99 


► 


MALEIXE. 

Sire  ?  —  Qu'est-ce  que  vous  avez  ? 

LE     ROI. 

Mes  cheveux  blanchissent^  voyez-vous  I 

MALEIXE. 

Vous  m'aimez  un  peu  aujourd'hui  ? 

LE     KOI. 

Oh  1  oui,  Maleine  !...  Donne-moi  ta  petite 
main  !  —  Oh  !  oh  !  elle  est  chaude  encore  comme 
une  petite  flamme. . . . 

MALEIXE. 

Qu'y  a-t-il  ?  —  Mais  qu'est-ce  qu'il  y  a  ? 

AXXE. 

Voyons!  voyons  !  Vous  la  faites  pleurer... 

LE     KOI. 

Je  voudrais  être  mort  ! 

AXXE. 

Ne  dites  plus  de  pareilles  choses  le  soir  I 

HJALMAK. 

Allons-nous-en. 

Ici  on  frappe  étrangement  à  la  porte. 
AXXE. 

On  frappe  I 


I<X)  LA   PRINXESSE    MALEIXE 

HJALMAR. 

Qui  est-ce  qui  frappe  à  cette  heure  ? 

ANNE. 

Personne  ne  répond. 

On  frappe. 
LE     KOI. 

Oui  peut-ce  être  ? 

HJALMAR. 

Frappez  un  peu  plus  fort  ;  on  ne  vous  entend 
pas! 

ANNE. 

On  n'ouvre  plus  I 

HJALMAR. 

On  n'ouvre  plus.  Revenez  demain  ! 

On  frappe. 
LE     ROL 

Oh  :  oh  !  oh  : 

On  frappe. 
ANNE. 

Mais  avec  quoi  frappe-t-il  ? 

HJALMAR. 

Je  ne  sais  pas. 

ANNE. 

Allez  voir. 


ACTE    TROISIEME 


HJALMAR. 

Je  vais  voir. 

Il  ouvre  la  porte. 
ANNE. 

Qui  est-ce  ? 

HJALMAR. 

Je  ne  sais  pas.  Je  ne  vois  pas  bien. 

ANNE. 

Entrez  ! 

MALEINE. 

J'ai  froid! 

HJALMAR. 

Il  n'y  a  personne  ! 

TOUS. 

Il  n'y  a  personne  ? 

HJALMAR. 

Il  fait  noir  ;  je  ne  vois  personne. 

ANNE. 

Alors  c'est  le  vent  ;  il  faut  que  ce  soit  le  vent  ! 

HJALMAR. 

Oui^  je  crois  que  c'est  le  cyprès. 

LE     ROI. 

Ohl 


102  LA   PR1NXE8SE    MALEIXE 

ANNE. 

Est-ce  que  nous  ne  ferions  pas  mieux  de  rentrer 

HJALMAK. 

Oui. 

Il  sortent  tou.- 


k 


ACTE   IV 

SCÈNE  I 
Une  partie  du  jardin. 


Entre  le  prince  Hjalmar. 
HJALMAR. 

Elle  me  suit  comme  un  chien.  Elle  était  à  une 
fenêtre  de  la  tour  ;  elle  m'a  vu  passer  le  pont  du 
jardin  et  voilà  qu'elle  arrive  au  bout  de  l'allée  î — 
Je  m'en  vais. 

Il  sort.  —  Entre  la  reine  Anne. 
ANNE. 

Il  me  fuit  et  je  crois  qu'il  a  des  soupçons.  Je  ne 
veux  pas  attendre  plus  longtemps.  Ce  poison 
traînera  jusqu'au  jugement  dernier  !  Je  ne  puis 
plus  me  fier  à  personne  ;  et  je  crois  que  le  roi 
devient  fou.  Il  faut  que  je  l'aie  tout  le  temps 
sous  les  yeux.  Il  erre  autour  de  la  chambre  de 


I04  LA    PRINCESSE    MALEINE 

Maleine,  et  je  crois  qu'il  voudrait  l'avertir.  — 
J'ai  pris  la  clef  de  cette  chambre.  Il  est  temps 
d'en  finir  !  —  Ah  !  voici  la  nourrice.  Elle  est  tou- 
jours chez  la  petite,  il  faudrait  l'éloigner  aujour- 
d'hui. Bonjour,  nourrice. 

Entre  la  nourrice. 
LA    NOUKRTCK. 

Bonjour,  bonjour^  Madame. 

ANNE. 

Il  fait  beau^  n'est-ce  pas.  nourrice  ? 

LA  XOURKICE. 

Oui.  Madame;  un   peu  chaud   peut-être;   un 
peu  trop  chaud  pour  la  saison. 

ANNE. 

Ce  sont  les  derniers  jours  de  soleil  ;  il  faut  en 
profiter. 

LA  NOURRICE. 

Je  n'ai  plus  eu  le  temps  de  venir  au  jardin 
depuis  que  Maleine  est  malade. 

ANNE. 

Est-ce  qu'elle  va  mieux  ? 

LA  NOURRICE. 

Oui,  un  peu  mieux  peut-être  ;    mais  toujours 
faible^  faible  !  et  pàle^  pâle  ! 


ACTE   QUATRIEME  IO5 


ANNE. 

J'ai  vu  le  médecin  ce  matin  ;  il  m'a  dit  qu'il 
lui  faut,  avant  tout,  le  repos. 

LA  NOURRICE. 

Il  me  l'a  dit  aussi. 

ANNE. 

Il  conseille  même  de  la  laisser  seule,  et  de  ne 
pas  entrer  dans  sa  chambre  à  moins  qu'elle 
n'appelle. 

LA  NOURRICE. 

Il  ne  m'en  a  rien  dit. 

ANNE. 

Il  l'aura  oublié;  on  n'aura  pas  osé  vous  le  dire 
de  peur  de  vous  faire  de  la  peine. 

LA  NOURRICE. 

Il  a  eu  tort^  il  a  eu  tort. 

ANNE. 

Mais  oui  ;  il  a  eu  tort. 

LA  NOURRICE. 

J'avais  justement  cueilli  quelques  grappes  de 
raisins  pour  elle. 


I06  LA    PRLNXESSE    MALEIXE 

ANNE. 

Il  y  a  déjà  des  raisins  ? 

LA  NOURRICE. 

Oui^  oui.  j'en  ai  trouvé  le  long  du  mur.  Elle 
les  aime  tant... 

ANNE. 

Ils  sont  très  beaux. 

LA   NOURRICE. 

Je  croyais  les  lui  donner  après  la  messe^   mais 
j'attendrai  qu'elle  soit  guérie. 

ANNE. 

Il  ne  faudra  pas  attendre  longtemps. 

On  entend  sonner  une  cloche. 
LA    NOURRICE. 

Mon  Dieu,  on  sonne  la  messe!  J'allais  oublier 
que  c'est  dimanche. 

ANNE. 


J'y  vais  également. 


Elles  sortent , 


ACTE  ouatrie:sie 


SCENE  II 
Une  cuisine   du  château. 


On  décou^re  des  serxantes,  des  cuisiniers,  des 
domestiques,  etc.  —  Les  sept  béguines  filent 
leur  quenouille  dans  le  fond  de  la  salle,  en 
chantant  à  mi-\  oix  des  hymnes  latines. 


UN    CUISINIER. 

Il  va  tonner. 

UN    DOMKSTigUE. 

Je  viens  du  jardin;  je  n'ai  jamais  vu  de  ciel 
pareil  ;  il  est  aussi  noir  que  l'étang. 

UNE   SERVANTE. 

Il  est  six  heures,  et  je  n'y  voi.s  plus.  Il  faudrait 
allumer  les  lampes. 

UNE   AUTRE    SERVANTE. 

On  n'entend  rien. 

UNE   TROISIÈME    SERVANTE. 

J'ai  peur. 

UN    CUISINIER, 

Il  ne  faut  pas  avoir  peur. 

UNE    VIEILLE   SERVANTE. 

Mais  regardez  donc  le  ciel  !  J'ai  plus  de  soixante- 
dix  ans  et  je  n'ai  jamais  vu  un  ciel  comme  celui-ci! 


I08  LA    PRIN'CESSE    MAI.EIXE 

UN    DOMESTIQUE. 

C'est  vrai. 

UNE    BÉGUINE- 

Y  a-t-il  de  l'eau  bénite  ? 

UNE    SERVANTE. 

Oui,  oui. 

UNE   AUTRE   BÉGUINE. 

Où  est-elle  ? 

UN    CUISINIER. 

Attendez  qu'il  tonne. 

Entre  une  servante. 
LA    SERVANTE. 

La  reine  demande  si  le  souper  du  petit  AUan 
est  déjà  prêt? 

LE   CUISINIER. 

Mais  non;   il  n'est  pas  sept  heures.  Il  soupe 
toujours  à  sept  heures. 

LA   SERVANTE. 

Il  soupera  plus  tôt  ce  soir. 

LE    C^UISINIER. 

Pourquoi  ? 

LA    SERVANTE. 

Je  n'en  sais  rien. 


ACTE    QUATRIEME  IO9 


LE    CUISINIER. 

En  voilà  une  hi.stoire  1  II  fallait  me  prévenir... 

Entre  une  deuxième  servante. 
LA    DEUXIÈME   SERVANTE. 

Où  est  le  souper  du  petit  Allan  ? 

LE    CUISINIER. 

«  Oïl  est  le  souper  du  petit  Allajif  »  Mais  je 
ne  puis  pas  préparer  ce  souper  en  faisant  le  signe 
de  la  croix  ! 

LA    DEUXIÈME    SERVANTE. 

Il  suffit  d'un  œuf  et  d'un  peu  de  bouillon.  Je 
dois  le  mettre  au  lit  immédiatement  après. 

UNE    SERVANTE. 

Est-ce  qu'il  est  malade  ? 

LA    DEUXIÈME   SERVANTE. 

Mais  non^  il  n'est  pas  malade. 

UNE   AUTRE    SER\'ANTE. 

^lais  qu'est-il  arrivé? 

LA    DEUXIÈME   SER\ANTE. 

Je  n'en  sais  rien.  —  Au  cuismier.  Elle  ne  veut  pas 
que  l'œuf  soit  trop  dur. 

Entre  une  troisième  serx  ante. 
LA   TROISIÈME   SERVANTE. 

Il  ne  faut  pas  attendre  la  reine  cette  nuit. 


LA    PRINCESSE    MALEIXE 


LEvS    SERVANTES. 

Quoi  ? 

LA   TROISIÈME   SERVANTE. 

Il  ne  faut  pas  attendre  la  reine  cette  nuit.  Elle 
.se  déshabillera  toute  seule. 

LES    SERVANTES. 

Allons^  tant  mieux  ! 

LA   TROISIÈME   SERVANTE. 

Il    faut    allumer    toutes    les    lampes    dans  sa 
chambre. 

UNE    SERVANTE. 

Allumer  toutes  les  lampes  ? 

LA    TROISIÈME   SERVANTE. 

Oui. 

UNE    SERVANTE. 

Mais  pourquoi  ? 

LA   TROISIÈME   SERVANTE. 

Je  n'en  sais  rien  ;  elle  l'a  dit. 

UNE    AUTRE    SERVANTE. 

Mais  qu'est-ce  qu'elle  a  ce  soir  ? 

UN    DOMESTIQUE. 

Elle  a  un  rendez-vous. 

UN    AUTRE    DOMESTIQUE. 

Avec  le  roi. 


ACTE   QUATRIEME 


UN    AUTRE    DOMESTIQUE. 

Ou  avec  le  prince  Hjalmar. 

Entre  une  quatrième  servante. 
LA   QUATRIÈME   SERVANTE. 

Il  faut  monter  de  l'eau  dans  la  chambre  de  la 
reine. 

UNE   SERVANTE. 

De  l'eau  ?  Mais  il  y  en  a. 

LA    QUATRIÈME   SERVANTE. 

Il  n'y  en  aura  pas  assez. 

UN    DOMESTIQUE. 

Est-ce  qu'elle  va  se  baigner  ? 

UN    CUISINIER. 

Est-ce  vous  autres  qui  la  baignez  ? 

UNE   SERVANTE. 

Oui. 

LE   CUISINIER. 

Oh  la,  la  ! 

UN    DOMESTIQUE. 

Elle  est  toute  nue  alors  ? 

UNE    SERVANTE. 

Evidemment. 


I-A    PRINCESSE    .MALEINE 


LE    DOMESTIQUE. 

Sacrebleu  ! 

Un  éclair. 
TOUS. 

Un  éclair! 

Ils  se  signent. 
UNE   BÉGUINE. 

Mais  taisez-vous  donc!  Vous  allez  attirer  la 
foudre  !  Vous  allez  attirer  la  foudre  sur  nous  tous  ! 
Moi,  je  ne  reste  pas  ici  I 

LES   AUTRES   BÉGUINES. 

Moi  non  plus  1  —  Moi  non  plus  1  —  Moi  non 
plus  !  —  Moi  non  plus  î  —  Moi  non  plus  1  —  Moi 
non  plus  I 

Elles  sortent  précipitamment  en  faisant  le  signe  de  la  croix. 


SCENE  m 
La  chambre  de  la  princesse  Maleine. 

On  découvre  la  princesse  Maleine  étendue  sur  son 
lit.  —  Vn  grand  chien  noir  tremble  dans  un  coin. 

MALEINE. 

Ici  Pluton  !  ici  Pluton  I  Ils  m'ont  laissée  toute 
seule  !  Ils  m'ont  lais.sée  toute  seule  dans  une 
nuit  pareille  !  Hjalmar  n'est  pas  venu  me  voir. 
Ma  nourrice  n'est  pas  venue  me  voir  ;  et  quand 


ACTE    QUATRIEME  II 3 


j'appelle,  personne  ne  me  répond.  Il  est  arrivé 
quelque  chose  au  château...  Je  n'ai  pas  entendu 
un  seul  bruit  aujourd'hui  ;  on  dirait  qu'il  est 
habité  par  des  morts.  —  Où  es-tu  mon  pauvre 
chien  noir?  Est-ce  que  tu  vas  m'abandonner 
aussi  ?  —  Où  es-tu,  mon  pauvre  Pluton  ?  —  Je  ne 
puis  te  voir  dans  l'obscurité;  tu  es  aussi  noir 
que  ma  chambre.  —  Est-ce  toi  que  je  vois  dans  le 
coin  ?  —  Mais  ce  sont  tes  yeux  qui  luisent  dans  le 
coin  !  Mais  ferme  les  yeux  pour  l'amour  de  Dieullci 

Pluton  1  Ici  Pluton  I   ici  commence  Forage.   —  Est-CC  toi 

que  j'ai  vu  trembler  dans  le  coin  ?  —  Mais  je  n'ai 
jamais  vu  trembler  ainsi  !  Il  fait  trembler  tous  les 
meubles  !  —  As-tu  vu  quelque  chose  ?  —  Ré- 
ponds-moi;  mon  pauvre  Pluton  !  Y  a-t-il  quel- 
qu'un dans  la  chambre  ?  Viens  ici,  Pluton.  viens^ 
ici  !  —  Mais  viens  près  de  moi  dans  mon  lit  !  — 
Alais  tu  trembles  à  mourir  dans  ce  coin  !  Eiie  se  leva 

et  ^a  \ers  le  chien  qui  recule  et  se  cache  sous  un  meuble.    —   OÙ 

es-tu^  mon  pauvre  Pluton? — Oh!  tes  yeux  sont  en 
feu  maintenant.  —  Mais  pourquoi  as-tu  peur  de 
moi  cette  nuit?  Eiie  se  recouche.  —  Si  je  pouvais 
m'endormir  un  moment...  —  Mon  Dieu!  Mon 
Dieu  !  comme  je  suis  malade  !  Et  je  ne  sais  pas  ce 
que  j'ai;  —  et  personne  ne  sait  ce  que  j'ai;  le 
médecin  ne  sait  pas  ce  que  j'ai  ;  ma  nourrice  ne 
sait  pas  ce  que  j'ai  ;  Hjalmar  ne  sait  pas  ce  que 

j'ai...  Ici  le  vent  agite   les   rideaux  du  lit.  Ah!     OU     tOUChc 

aux  rideaux  de  mon  lit  !  Oui  est-ce  qui  touche 
aux  rideaux  de  mon  lit  ?  Il  y  a  quelqu'un  dans  ma 
chambre  ?  —  Il  doit  y  avoir  quelqu'un  dans  ma 

8 


114.  LA    PRINXESSE    MALEINE 

chambre  ?  —  Oh  !  voilà  la  lune  qui  entre  dans  ma 
chambre  !  —  Mais  qu'est-ce  que  cette  ombre  sur 
la  tapisserie  ?  —  Je  crois  que  le  crucifix  balance 
sur  le  mur  î  Qui  est-ce  qui  touche  au  crucifix  ? 
Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  je  ne  puis  plus  rester  ici  1 

Elle  se  lé^  e  et  va  vers  la  porte  quelle  essaye  d'ou\  rir.  llS  m  Ont 

enfermée  dans  ma  chambre  !  —  Ouvrez-moi  pour 
l'amour  de  Dieu!  Il  y  a  quelque  chose  dans  ma 
chambre  !  —  Je  vais  mourir  si  l'on  me  laisse  ici  ! 
Nourrice  !  nourrice  !  où  es-tu  ?  Hjalmar  !  Hjalmar! 

Hjalmar  I     où    êteS-VOUS  ?  KUe  revient  vers  le   lit.  —   Je 

n'ose  plus  sortir  de  mon  ht.  —  Je  vais  me  tour- 
ner de  l'autre  côté.  —  Je  ne  verrai  plus  ce  qu'il 

y  a  sur  le  mur.  ici  des  vêtements  blancs,  placés  sur  un prle-Dleu, 
sont  agités  lentement  par  le  vent.  —  Ah  !  il  y  a  qUClqu'un 
sur    le    prie-Dieu  !  Elle  se  tourne  de  l'autre  côté.  —    Ah  î 

l'ombre  est  encore  sur  le  mur  !  Eiie  se  retourne.  — 
Ah  1  il  est  encore  sur  le  prie-Dieu  !  Oh  !  oh  !  oh  ! 
oh!  ohl  —  Je  vais  essayer  de  fermer  les  yeux. 

Ici  on  entend  craquer  les  meubles   et  sémir  le  vent.   —    On  !   On  . 

oh!  qu'y  a-t-il  maintenant  ?  Il  y  a  du  bruit  dans 
ma  chambre  !  EUe  se  leve.  —  Je  veux  voir  ce  qu'il  y 
a  .sur  le  prie-Dieu  !  —  J'avais  peur  de  ma  robe  de 
noces  !  Mais^  quelle  est  cette  ombre  sur  la  tapis- 
serie?   Elle  fait  ylisser  la  tapisserie.  Elle  CSt  SUr  le  mur 

à  présent  !  Je  vais  boire  un  peu  d'eau  !  EUe  boit,  et 

dépose  le  verre  sur  un  meuble.  —  Oh  !    COmmC    ils    Crieut 

les  roseaux  de  ma  chambre!  Et  quand  je  marche 
tout  parle  dans  ma  chambre!  Je  crois  que  c'est 
l'ombre  du  cyprès  ;  il  y  a  un  cyprès  devant  ma 
fenêtre.  Eiie  va  vers  la  fenêtre.  —  Oh,  la  tristc  chambre 


J 


ACTE    QUATRIEME 


qu'ils  m'ont  donnée  1  ii  tonne.  Je  ne  vois  que  des 
croix  aux  lueurs  des  éclairs  ;  et  j'ai  peur  que  les 
morts  n'entrent  par  les  fenêtres.  Mais  quelle  tem- 
pête dans  le  cimetière  !  et  quel  vent  dans  les 
saules  pleureurs!  Elle  se  couche  sur  son  ht.  Je  n'entends 
plus  rien  maintenant;  et  la  lune  est  sortie  de  ma 
chambre.  Je  n'entends  plus  rien,  maintenant. 
Je  préfère  entendre  du  bruit.  Elle  écoute.  Il  y  a  des 
pas  dans  le  corridor.  D'étranges  pas^  d'étranges 
pas^  d'étranges  pas...  On  chuchote  autour  de  ma 
chambre  ;   et  j'entends  des  mains  sur  ma  porte  ! 

Ici   le  chien  se  met  à  hurler.  PlutOU  !   PlutOU  I    qUClqu'UH 

va  entrer  !  —  Plu  ton  !  Pluton  !  Pluton  !  ne  hurle 
pas  ainsi!  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  je  crois  que 


SCENE  IV 
Un  corridor  du  château. 

Entrent,    au    bout  du  corridor,  le  roi  et  la  reine 
Anne.— Le  roi  porte  une  lumière,!  orage  continue. 

ANNE. 

Je  crois  que  l'orage  sera  terrible  cette  nuit;  il 
y  avait  un  vent  effrayant  dans  la  cour^  un  des  vieux 
saules  pleureurs  est  tombé  dans  l'étang. 

LE    KOI. 

Ne  le  faisons  pas. 


tiô  la  princesse  maleixe 

annp:. 
Quoi  ? 

LE     KOI. 

N'y  a-t-il  pa>  moyen  de  faire  autrement  ? 

ANNE. 

Venez. 

LE     ROI. 

Les  sept  béguines  ! 

Or.  entend  \enir  les  sept  béguines  qui  chantent  des 
litanies. 

UNE     BÉGUINE,    au  loin. 

Propitius  e>tC'  1 

LES   AUTRES     BÉGUINES. 

Parce  nobis.  Domine  ! 

UNE    BÉGUINE. 

Propitius  este  ! 

LES    AUTRES. 

Exaudi  ne  s,  Domine  ! 

UNE   BÉGUINE. 

Ab  omni  malo  ! 

LES    AUTRES. 

Libéra  nos,  Domine  ! 

UNE   BÉGUINE. 

Ab  omni  peccato  ! 


ACTE   QUATRIEME  II7 


LES    AUTRES. 

Libéra  nos,  Domine  î 

Elles  entrent  à  la  file,  le  première  porte  une  lan- 
terne, la  septième  un  livre  de  prières. 

UNE   BÉGUINE. 

Ab  ira  tua  ! 

LES    AUTRES. 

Libéra  nos^  Domine  ! 

UNE    BÉGULNE. 

A  subitanea  et  improvisa  morte  ! 

LES   AUTRES. 

Libéra  nos,  Domine  ! 

UNE   BÉGUINE. 

Ab  insidiis  diaboli  ! 

LES    AUTRES. 

Libéra  nos^  Domine  ! 

UNE  BIlGUINE,   en  passant  de\ant  le  roi  et  la  reine. 

A  spiritu  fornicationis  ! 

LES    AUTRES. 

Libéra  nos.  Domine  ! 

UNE    BÉGUINE. 

Ab  ira^  et  odio^  et  omni  mala  voluntate  ! 


r8  I.A    PRINXESSE    MALEIXE 

LES   AUTRES. 

Libéra  nos,  Domine  ! 


Elles  sortent  et  on  continue  de  le*;  entendre  dan? 
réloianement. 


UNE  bp:guixe. 
A  fulgure  et  tempestate  ! 

LES   AUTRES. 

Libéra  nos,  Domine  ! 

UNE  BÉGUINE,  très  loin. 

A  morte  perpétua  î 

LES   AUTRES. 

Libéra  nos,  Domine  1 

ANNE. 

Elles  sont  parties.  —  Venez. 

LE    ROI. 

Oh  !  ne  le  faisons  pas  aujourd'hui  I 

ANNE. 

Pourquoi  ? 

LE    ROI. 

Il  tonne  si  terriblement  1 

ANNE. 

On  ne  l'entendra  pas  crier.  Venez. 

LE    ROI. 

Attendons  encore  un  peu. 


ACTE    QUATRIÈME  II9 


ANNE. 

Taisez-vous  ;  c'est  ici  la  porte... 

LE    ROI. 

Est-ce  ici  la  porte?...  Mon  Dieu!   mon  Dieu! 
mon  Dieu  I 

ANNE. 

Où  est  la  clef? 

LE    ROL 

Allons  jusqu'au  bout  du  corridor;  il  y  a  peut- 
être  quelqu'un. 

ANNE. 

Où  est  la  clef? 

LE    ROI. 

Attendons  jusqu'à  demain. 

ANNE. 

Mais  comment  est-il  possible  ?  Allons  !  la  clef! 
la  clef! 

LE     ROI. 

Je  crois  que  je  l'ai  oubliée. 

ANNE. 

Ce  n'est  pas  possible.  Je  vous  l'ai  donnée. 

LE     ROI. 

Je  ne  la  trouve  plus... 


I20  I.A    PRINXESSE    MAI.EIXE 

ANNE. 

Mais  je  l'ai  mise  dans  votre  manteau... 

LE     ROI. 

Elle  n'y  est  plus.  Je  vais  la  chercher... 

AXXE. 

Où  donc? 

LE     KOI. 

Ailleurs. 

ANNE. 

Non,  non,  restez  ici  ;  vous  ne  reviendriez  plus. 

LE     KOI. 

Si.  si^  je  reviendrai. 

ANNE. 

J'irai  moi-même.  Restez  ici.  Où  est-elle? 

LE     ROI. 

Je  ne  sais  pas.  Dans  ma  chambre  à  coucher... 

ANNE. 

Mais  vous  vous  en  irez  ? 

LE     KOI. 

Oh  !  non^  je  resterai  !...  je  resterai  ici  ! 

ANNE. 

Mais  il  faut  que  vous  l'ayez.  Je  l'ai  mise  dans 
votre  manteau.  Cherchez.  Nous  n'avons  pas  de 
temps  à  perdre. 


ACTE  QUATRIEME 


LK     ROI. 

Je  ne  la  trouve  pas, 

ANNE. 

Voyons...  —  Mais  elle  est  ici  !  Voyons^  sois  rai- 
sonnable, Hjalmar  ;  et  ne  fais  pas  l'enfant  ce  soir. .. 
Est-ce  que  tu  ne  m'aimes  plus  ? 

Elle  veut  Tembrasser. 
LE    ROI^    la  repoussant. 

Non^  non^  pas  maintenant. 

ANNE. 

Ouvrez  ! 

LE   ROI. 

Oh  !  oh  !  oh  !  J'aurais  moins  peur  de  la  porte 
de  l'enfer!  Il  n'y  a  qu'une  petite  fille  là  derrière  ; 
elle  ne  peut  pas... 

ANNE. 

Ouvrez  ! 

LE    ROI. 

Elle  ne  peut  pas  tenir  une  fleur  dans  ses  mains  I 
Elle  tremble  quand  elle  tient  une  pauvre  petite 
fleur  dans  ses  mains  ;  et  moi... 

ANNE. 

Allons  ;  ne  faites  pas  de  scènes^  ce  n'est  pas  le 
moment.  —  Nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre  ! 


LA    PRINXESSE    MALEIXE 


LE    KOI. 

Je  ne  trouve  pas  le  trou  de  la  serrure. 

ANNE. 

Donnez-moi  la  lumière  ;  elle  tremble  comme 
si  le  corridor  allait  s'écrouler. 

LE   ROI. 

Je  ne  trouve  pas  le  trou  de  la  serrure. 

ANNE. 

Vous  tremblez  ? 

LE    KOI. 

Non  ;  —  oui^  un  peu,  mais  je  n'y  vois  plus  ! 

ANNE. 

Donnez-moi  la  clef?  Entrouvrant  la  porte.  EutrCZ  î 

Le  chien  noir  sort  en  rampant. 
LE    KOI. 

Il  y  a  quelque  chose  qui  est  sorti  1 

ANNE. 

Oui. 

LE    KOI. 

Il  y  a  quelque  chose  qui  est  sorti  ! 

ANNE. 

Taisez-vous  ! 

LE    KOI. 

Mais  qu'est-ce  qui  est  sorti  de  la  chambre  ? 


ACTE   QUATRIEME  I23 

ANNE. 

Je  ne  sais  pas  ;  —  entrez  !  entrez  !  entrez  ! 

Ils  entrent  dans  la  chambre. 


SCENE  V 
La  chambre  de  la  princesse  Maleine. 


On  découvre  la  princesse  Maleine  immobile  sur  son 
lit,  épou\  antée  et  aux  écoutes  ;  entrent  le  roi  et  la         y 
reine  Anne.  —  Loraye  augmente. 


LE    ROI. 

Je  veux  savoir  ce  qui  est  sorti  de  la  chambre  !... 

ANNE. 

Avancez,  avancez  1 

LE     ROI. 

Je  veux   aller    voir    ce    qui    est    sorti    de   la 
chambre... 

ANNE. 

Taisez -vous.  Elle  est  là. 

LE    ROI. 

Elle  est  morte  !  —  Allons-nous-en  ! 

ANNE. 

Elle  a  peur. 


24  I.A    PRINCESSE    MALEINE 


LE     ROI. 

Allons-nous-en  I    J'entends    battre    son    cœur 
jusqu'ici! 

ANNE. 

Avancez;  —  est-ce  que  vous  devenez  fou  ? 

LE     ROI. 

Elle  nous  regarde^  oh  î  oh  ! 

ANNE. 

Mais  c'est  une  petite  fille!  —  Bonsoir.  Alaleine. 

—  Est-ce  que  tu  ne  m'entends  pas^  Maleine  ? 
Nous  venons  te  dire  bonsoir.  —  Es-tu  malade^ 
Maleine  ?  Est-ce  que  tu  ne  m'entends  pas  ? 
Maleine  !  Maleine  ! 

Maleine  fait  .--igné  que  oui. 
LE    ROI. 

Ah! 

ANNE. 

Tu  es  effrayante  !  —  Maleine  !  ]\Ialeine  !  As-tu 
perdu  la  voix  ? 

MALEINE. 

Bon...  soir!... 

ANNE. 

Ah  !  tu  vis  encore  ;  —  as-tu  tout  ce  qu'il  te  faut  ? 

—  Mais  je  vais  ôter  mon  manteau.  Elle  dépose  son 

manteau  sur  un  meuble  et  s'approche  du  lit.  —  JC  VaiS  VOir.  — 

Oh  !  cet  oreiller  est  bien  dur.  —  Je  vais  arranger 


ACTE    QUATRIEME 


tes  cheveux.  —  Mais  pourquoi  me  regardes-tu 
ainsi^  Maleine  ?  Maleine  ?  —  Je  viens  te  dorloter 
un  peu.  —  Où  est-ce  que  tu  as  mal  ?  —  Tu  trem- 
bles comme  si  tu  allais  mourir.  —  Mais  tu  fais 
trembler  tout  le  lit  !  —  Mais  je  viens  simplement 
te  dorloter  un  peu.  —  Ne  me  regarde  pas  ainsi  1 
Il  faut  être  dorlotée  à  ton  âge  ;  je  vais  être  ta  pau- 
vre maman.  —  Je  vais  arranger  tes  cheveux.  — 
Voyons,  lève  un  peu  la  tête  ;  je  vais  les  nouer 
avec  ceci.  —  Lève  un  peu  la  tête.  —  Ainsi. 

Elle  lui  passe  un  lacet  autour  du  cou. 
MALEINE,    fautant  à  bas  du  Ht. 

Ah  !  qu'est-ce  que  vous  m'avez  mis  autour  du 
cou? 

ANNE. 

Rien  I  rien  1  ce  n'est  rien  !  ne  criez  pas  ! 

MALEINE. 

Ah  :  ah  : 

ANNE. 

Arrêtez-la  I  arrêtez-la  ! 

LE    KOI. 

Quoi  ?  Quoi  ? 

ANNE. 


LE    ROI. 

Je  ne  peux  pas  !... 


126  LA    PKlxXCESSE    MALEINE 

MALEINE. 

Vous  allez  me  !...  oh  1  vous  allez  me  !... 

ANNE,    saisissant  Maleine. 

Non  !  non  ! 

MALEINE. 

Maman!  Maman!  Nourrice!  Nourrice!  Kjal- 
mar  !  Hjalmar  !  Hjalmar  ! 

ANNE^    au  roi. 

Où  ètes-vous  ? 

LE   ROI. 

Ici  !  ici  î 

MALEINE,    suivant  Anne  sur  les  yenoux. 

Attendez  !  Attendez  un  peu  !  Anne  !  Madame  ! 
roi!  roi!  roi!  Hjalmar!  —  Pas  aujourd'hui!  — 
Non!  non!  pas  maintenant!... 

ANNE. 

Vous  allez  me  suivre  autour  du  monde  à 
genoux  ? 

Elle  tire  sur  le  lacet. 
MALEINE^    tombant  au  milieu  de  la  chambre. 

Maman!...  Oh!  oh!  oh! 

Le  roi  \a  s'asseoir. 


ACTE    QUATRIEME 


ANNE. 

Elle  ne  bouge  plus.  C'est  déjà  fini.  —  Où  étes- 
vous  ?  Aidez-moi  !  Elle  n'est  pas  morte.  —  Vous 
êtes  assis  ! 

LE    KOI. 

Oui!  oui!  oui! 

ANNE. 

Tenez-lui  les  pieds  ;  elle  se  débat.  Elle  va  se 
relever... 

LE    ROL 

Quels  pieds  ?  quels  pieds  ?  Où  sont-ils  ? 

ANNE. 

Là  !  là  !  là  !  Tirez  ! 

LE     ROI. 

Je  ne  peux  pas  !  Je  ne  peux  pas  ! 

ANNE. 

Mais  ne  la  faites  pas  souffrir  inutilement  ! 

Ici  la  gréie  crépite  subitement  contre  les  fenêtres. 
LE    ROI. 

Ah! 

ANNE. 

Qu'est-ce  que  vous  avez  fait  ? 

LE    ROI. 

Aux  fenêtres  !  —  On  frappe  aux  fenêtres  ! 


128  LA    PRINCESSE    MAI.EIXE 

ANNE. 

On  frappe  aux  fenêtres  ? 
lp:  KOI. 

Oui  !  oui  1  avec  des  doigts  î  oh  1  des  millions  de 
doigts  ! 

Xouvelle  a\er.se. 
ANNE. 

C'est  la  grêle  ! 

LE     KOI. 

La  grêle  ? 

ANNE. 

Oui. 

LE     KOI. 

Est-ce  que  c'est  la  grêle  ? 

ANNE. 

Oui,  je  l'ai  vu.  —  Ses  yeux  deviennent  troubles. 

LE     KOI. 

Je  veux  m'en  aller  !  Je  m'en  vais  1  Je  m'en  vais  î 

ANNE. 

Quoi  ?  quoi  ?  Attendez  !   attendez  !    Elle   est 
morte. 

Ici  une  fenêtre  s'ou\  re  ^  iolemment  sous  un  coup  de 
vent,  et  un  vase  posé  sur  l'appui  et  contenant  une 
tige  de  lys  tombe  brayamnient  dans  la  chambre. 


ACTE   QUATRIEME  12() 

LE    KOI. 

Oh!  oh!...  maintenant!...  — Qu'y  a-t-il  main- 
tenant ? 

ANNE. 

Ce  n'est  rien,  c'est  le  13's  ;  le  lys  est  tombé. 

LE    ROI. 

On  a  ouvert  la  fenêtre. 

ANNE. 

C'est  le  vent. 

Tonnerres  et  éclairs. 
LE    ROL 

Est-ce  que  c'est  le  vent  ? 

ANNE. 

Oui,   oui,   vous  l'entendez  bien.   —   Enlevez, 
enlevez  l'autre  lys  ;  —  il  va  tomber  aussi. 

LE    KOL 

Où  ?  où  ? 

ANNE. 

Là!  là!  à  la  fenêtre.  Il  va  tomber,  il  va  tomber  ! 
On  l'entendra  ! 

LE  KOI,  prenant  le  lys. 

Où  faut-il  le  mettre  ? 

ANNE. 

Mais  où  vous  voudrez  ;  à  terre  !  à  terre  ! 

9 


130  I.A   PRLNXESSE   MALEINE 

LE    ROI. 

Je  ne  sais  pas  où... 

ANNE. 

Mais  ne  restez  pas  avec  ce  lys  dans  vos  mains  ! 
Il  tremble  comme  s'il  était  au  milieu  d'une  tem- 
pête !  Il  va  tomber  ! 

LE    ROI. 

Où  faut-il  le  mettre  ? 

ANNE. 

Où  vous  voudrez;  à  terre;  —  n'importe  où... 

LE    ROI. 

Ici? 
Oui^  oui. 

Ah! 


ANNE. 


Ici  Maleine  fait  un  mouvement. 
LE    KOI, 


ANNE. 

Quoi  ?  quoi  ? 

LE    ROI^    imitant  le  mouvement. 

Elle  a!... 

ANNE. 

Elle  est  morte  ;  elle  est  morte.  Venez! 


ACTE   QUATRIEME  131 


LE     ROI. 

Moi? 

ANNE. 

Oui.  Elle  saigne  du  nez.  —  Donnez-moi  votre 
mouchoir. 

LE     ROI. 

Mon...  mon  mouchoir? 

ANNE. 

Oui. 

LE     ROI. 

Non^  non  !  pas  le  mien  !  pas  le  mien  ! 

Ici  le  fou  apparaît  à  la  fenêtre    restée  ou^  erte  et 
ricane  tout  à  coup. 

ANNE. 

Il  y  a  quelqu'un  I  II  y  a  quelqu'un  à  la  fenêtre  ! 

LE    ROI. 

Oh  !  oh  !  oh  ! 

ANNE. 

C'est  le  fou  !  Il  a  vu  de  la  lumière.  —  Il  le  dira. 
—  Tuez-le  ! 

Le  roi  court  à  la  fenêtre  et  frappe  le  fou  d'un  coup 
dépée. 

LE    FOU^    tombant. 

Oh! oh! oh! 


132  LA    PRINCESSE    MALEIXE 

ANNE. 

Il  est  mort  ? 

LE    ROI. 

Il  est  tombé.  Il  est  tombé  dans  le  fossé.  Il  se 
noie!  Ecoutez!  Ecoutez!... 

On  entend  des  clapotements. 
ANNE. 

Il  n'y  a  personne  aux  environs  ? 

LE    KOI. 

Il  se  noie  ;  il  se  noie.  Ecoutez  ! 

ANNE. 

Il  n'y  a  personne  aux  environs  ? 

Tonnerres  et  éclairs. 
LE    KOI. 

Il  y  a  des  éclairs  !  il  }'  a  des  éclairs  ! 

ANNE. 

Quoi  ? 

LE    KOI. 

Il  pleut  !  il  pleut  !  Il  grêle  !  il  grêle  !  Il  tonne  ! 
il  tonne  ! 

ANNE. 

Oue  faites-vous  là,  à  la  fenêtre  ? 


ACTE    QUATRIEME  I33 


LE    KOI. 

Il  pleut,  il  pleut  sur  moi  1  Ils  versent  de  l'eau 
sur  ma  tète  I  Je  voudrais  être  sur  la  pelouse  !  Je 
voudrais  être  en  plein  air  !  Ils  versent  de  l'eau  sur 
ma  tête  !  Il  faudrait  toute  l'eau  du  déluge  pour 
me  baptiser  à  présent  !  Le  ciel  entier  écrase  de  la 
grêle  sur  ma  tête  !  Le  ciel  entier  écrase  des  éclairs 
sur  ma  tête  ! 

ANNE. 

Vous  devenez  fou  I  Vous  allez  vous  faire  fou- 
droyer î 

LE    ROL 

Il  grêle  !  il  grêle  sur  ma  tête  !  Il  3^  a  des  grêlons 
comme  des  œufs  de  corbeaux  ! 

ANNE. 

Mais  vous  devenez  fou  î  Ils  vont  vous  lapider. 
—  Vous  saignez  déjà.  —  Fermez  la  fenêtre. 

LE    ROL 

J'ai  soif. 

ANNE. 

Buvez.  Il  y  a  de  l'eau  dans  ce  verre. 

LE     ROL 

Où? 

ANNE. 

Là  ;  il  est  encore  à  moitié  plein. 


134  LA    PRINCESSE    MALEINE 

LE     ROI. 

Elle  a  bu  dans  ce  verre  ? 

ANNE. 

Oui;  peut-être. 

LE     ROI. 

11  n'y  a  pas  d'autre  verre  ? 

Il  verse  l'eau  qui  reste  et  rince  le  verre. 
ANNE. 

Non^  —  que  faites-vous  ? 

LE     ROI. 

Elle  est  morte,   ici   on   entend   d'étranges   frùlements   et   un 
bruit  de  griffes  contre  la  porte.  Afl  . 

ANNE. 

On  gratte  à  la  porte  ! 

LE     ROI. 

Ils  grattent  I  ils  grattent  ! 

ANNE. 

Taisez-vous. 

LE     ROI. 

Mais  ce  n'est  pas  avec  une  main  ! 

ANNE. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est. 

LE     ROI. 

Prenons  garde  !  Oh  !  oh  I  oh  ! 


i 


ACTE   QUATRIEME  IV 


ANNE. 

Hjalmar!  Hjalmar!  qu'est-ce  que  vous  avez  ? 

LE     ROT. 

Quoi  ?  quoi  ? 

ANNE. 

Vous  êtes  effrayant  I  Vous  allez  tomber  ?  Buvez, 
buvez  un  peu. 

LE    KOI. 

Oui  !  oui  ! 

ANNE. 

On  marche  dans  le  corridor. 

LE   ROI. 

Il  va  entrer  ! 

ANNE. 

Qui? 

LE   ROI. 

Celui...  celui...  qui  !.. 

Il  fait  le  geste  de  gratter. 
ANNE. 

Taisez-vous.  —  On  chante... 

\'OIX  dans  le  corridor. 

De  profimdis  clamavi  ad  te  Domine  ;  Domine 
exmidi  vocem  meam! 


136  LA   PRINXESSE    MALEINE 

ANNE. 

Ce  sont  les  sept  béguines  qui  vont  à  la  cuisine. 

A'OIX  dans  le  corridor. 

F^iant  aiircs  tiiœ  inicndcntes,  in  voccm  dcprcca- 
tionis  mcœ  ! 

Le  roi  laisse  tomber  le  ^■erre  et  la  carafe. 
ANNE. 

Ou'avez-vous  fait  ? 

LE    KOI. 

Ce  n'est  pas  ma  faute... 

ANNE. 

Elles    auront    entendu    le   bruit.    Elles    vont 
entrer... 

"N'OIX  s'tloignant  dans  le  corridor. 

Si  iniqiiitatcs  obscrvavcris,  Domine  :  Domine, 
qiiis  snstinebitf 

ANNE. 

Elles  sont  passées  ;  elles  vont  à  la  cuisine. 

LE    KOI. 

Je  veux  m'en  aller!  Je   veux   m'en  aller!  Je 
veux  aller  avec  elles  !  Ouvrez-moi  la  porte  ! 

Il  va  vers  la  porte. 
ANNE^    le  retenant. 

Qu'est-ce  que  vous  faites?  Où  allez-vous?  Vous 
devenez  fou  ? 


ACTE    QUATRIEME  I37 


LE     KOI. 

Je  veux  aller  avec  elles  !  Elles  sont  déjà  sur  la 
pelouse...  Elles  sont  au  bord  de  l'étang...  Il 
y  a  du  vent  ;  il  pleut  ;  il  y  a  de  Teau  ;  il  y 
a  de  l'air!  —  Si  du  moins  vous  l'aviez  fait  mou- 
rir en  plein  air  1  Mais  ici  dans  une  petite  chambre  I 
Dans  une  pauvre  petite  chambre  !  —  Je  vais 
ouvrir  les  fenêtres... 

ANNE. 

Mais  il  tonne  1  Vous  devenez  fou  ?  J'aurais 
mieux  fait  de  venir  seule... 

LE    KOI. 

Oui  !  oui  ! 

ANNE. 

Vous  VOUS  en  seriez  lavé  les  mains,  n'est-ce  pas  ? 
Mais  maintenant... 

LE     ROI. 

Je  ne  l'ai  pas  tuée  !  Je  n'y  ai  pas  touché  !  C'est 
vous  qui  l'avez  tuéel  C'est  vous  !  c'est  vous  !  c'est 
vous  ! 

ANNE. 

Bien,  bien;  taisez-vous.  —  Nous  verrons  après. 
Mais  ne  criez  pas  ainsi. 

LE    KOI. 

Ne  dites  plus  que  c'est  moi  ou  je  vous  tue  aussi! 
C'est  vous  !  c'est  vous  ! 


138  LA   PRIN'CESSE   MALEINE 

ANNE. 

Mais  ne  criez  pas  comme  un  possédé  î  On  va 
vous  entendre  jusqu'au  bout  du  corridor. 

LE     ROI. 

On  m'a  entendu  ? 

On  frappe  à  la  porte. 

I 

On  frappe  !  Ne  bougez  pas  ! 

On  frappe. 
LE     ROI. 

Que  va-t-il  arriver  ?  Que  va-t-il  arriver  main- 
tenant ? 

On  frappe. 
ANNE. 

Eteignez  la  lumière. 

LE     ROI. 

Oh! 

ANNE. 

Je  vous  dis  d'éteindre  la  lumière. 

LE     ROI. 

Non. 

ANNE. 

Je  l'éteindrai  moi-même. 

Elle  éteint  la  lumière.  On  frappe. 


ACTE    QUATRIEME  I39 

LA    NOURRICE,    dans  le  corridor. 

Maleine  !  Maleine  ! 

ANNE,    dans  la  chambre. 

C'est  la  nourrice... 

LE     ROI. 

Oh  1  oh  I  la  nourrice  !  la  bonne,  la  bonne  nour- 
rice I  Je  veux  voir  la  nourrice  !  Ouvrons  !  Ou- 
vrons ! 

ANNE. 

Mais  taisez-vous  donc  ;  pour  Dieu,  taisez-vous  ! 

LA    NOURRICE,    dans  le  corridor. 

Maleine  !  Maleine  !  Est-ce  que  vous  dormez  ? 

LE    ROI,    dan.s  la  chambre. 

Oui  ;  oui  ;  oui  ;  oh  I 

ANNE. 

Taisez- VOUS. 

LA    NOURRICE,    dans  le  corridor. 

Maleine...  ma  pauvre  petite  Maleine...  Vous 
ne  répondez  plus  ?  Vous  ne  voulez  plus  me 
répondre  ?  —  Je  crois  qu'elle  dort  profondément. 

LE    ROI^    dans  la  chambre. 

Oh  !  oh  I  profondément  I 

On  frappe. 
ANNE. 

Taisez-vous  ! 


I40  LA    PRINXESSE    MALEIXE 

LA  NOURRICE,    dans  le  corridor. 

Maleine!  —  Ma  pauvre  petite  Maleine  !  Je 
vous  apporte  de  beaux  raisins  blancs  et  un  peu 
de  bouillon.  Ils  disent  que  vous  ne  pouvez  pas 
manger  ;  mais  je  sais  bien  que  vous  êtes  très 
faible;  je  sais  bien  que  vous  avez  faim.  — 
Maleine^  Maleine  I  Ouvrez-moi  ! 

LE  ROL   dans  la  chambre. 

Oh! ohl oh! 

ANNE. 

Ne  pleurez  pasi  elle  s'en  ira... 

LA  NOURRICE,   dans  le  corridor. 

Mon  Dieu  1  voilà  Hjalmar  qui  arrive  avec  le 
petit  Allan.  Il  va  voir  que  je  lui  apporte  des  fruits. 
Je  vais  les  cacher  sous  ma  mante. 

LE    ROI,   dans  la  chambre. 

Hjalmar  arrive  I 

ANNE. 

Oui. 

LE    ROI. 

Et  le  petit  Allan. 

ANNE. 

Je  .sais  bien  ;  taisez-vous. 

HJALMAR,  dans  le  corridor. 

Oui  est  là  ? 


ACTE    QUATRIEME  I4I 


LA    NOURRICE. 

C'est  moi.  Seigneur. 

HJALMAR. 

Ah  !  c'est  vous^  nourrice.  Il  fait  si  noir  dans  ce 
corridor...  Je  ne  vous  reconnaissais  pas.  Que 
faites-vous  ici  ? 

LA   NOURRICE. 

J'allais  à  la  cuisine  ;  et  j'ai  vu  le  chien  devant 
la  porte... 

HJALMAR. 

Ah  !  c'est  Pluton  1  —  Ici  Pluton  ! 

ANNE^    dans  la  chambre. 

C'était  le  chien  1 

LE     ROI. 

Quoi? 

ANNE. 

C'était  le  chien  qui  grattait... 

LA    NOURRICE,    dans  le  corridor. 

Il  était  dans  la  chambre  de  Maleine.  Je  ne  sais 
pas  comment  il  est  sorti.... 

HJALMAR. 

Est-ce  qu'elle  n'est  plus  dans  sa  chambre  ? 

LA    NOURRICE. 

Je  ne  sais  pas  ;  elle  ne  répond  pas. 


142  LA    PRIN'CESSE    MALEINE 

HJALMAR. 

Elle  dort. 

LA    NOURRICE. 

Il  ne  veut  pas  s'éloigner  de  la  porte. 

HJALMAR. 

Laissez-le  ;  les  chiens  ont  d'étranges  idées.  Mais 
quelle  tempête^  nourrice  !  mais  quelle  tempête  !... 

LA     NOURRICE. 

Et  le  petit  Allan  n'est  pas  encore  couché  ? 

HJALMAR. 

Il  cherche  sa  mère  ;  il  ne  trouve  plus  sa  mère. 

LE    PETIT    ALLAX. 

Petite  mère  est  pe-erdue  ! 

HJALMAR. 

Il  veut  absolument  la  voir  avant  de  s'endormir. 
Vous  ne  savez  pas  où  elle  est  ? 

LA     NOURRICE. 

Non. 

LE   PETIT    ALLAN. 

Petite  mère  est  pe-erdue  ! 

HJALMAR^    dans  le  corridor. 

On  ne  la  trouve  plus. 


ACTE   QUATRIEME  I43 

LE   PETIT   ALLAX. 

Petite  mère  est  pe-erdue  !  pe-erdue  !  pe-erdue  ! 
oh  !  oh  !  oh  ! 

LE    ROI^  dans  la   chambre. 

Oh! 

ANNE. 

Il  sanglote  ! 

LA    NOURRICE^  dans  le  corridor. 

Voyons^  ne  pleure  pas  ;  voici  ta  balle.  Je  l'ai 
trouvée  dans  le  jardin. 

LE   PETIT    ALLAN. 

Ah  !  ah  !  ah  ! 

On  entend  des  coups  sourds  contre  la  porte. 
LE    ROI^  dans  la  chambre. 

Ecoutez  !  Ecoutez  ! 

ANNE. 

C'est  le  petit  AUan  qui  joue  à  la  balle  contre  la 
porte  ! 

LE    ROI. 

Ils  vont  entrer.  —  Je  vais  la  fermer  1 

ANNE. 

Elle  est  fermée. 

LE    ROI^  allant  à  la  porte. 

Les  verrous  !  les  verrous  ! 


144  I-^    PRINXESSE    MALEIXE 

ANNE. 

Doucement,  doucement  ! 

HJALMAK,  dans  le  corridor. 

Mais  pourquoi  le  chien  renifle-t-il  ainsi  sous  la 
porte  ? 

LA    NOURRICE. 

Il  voudrait  entrer;  il  est  toujours  près  de 
Maleine. 

HJALMAK. 

Croyez-vous  qu'elle  puisse  sortir  demain  ? 

LA   NOURRICE. 

Oui,  oui.  Elle  est  guérie.  —  Eh  bien,  Allan, 
que  fais-tu  là! — Tu  ne  joues  plus  ?  Tu  écoutes  aux 
portes  ?  Oh  !  le  petit  vilain  qui  écoute  aux  portes  ! 

LE     PETIT   ALLAN. 

11  y  a  un  petit  ga-arçon  derrière  la  porte  ! 

ANNE,    dans  la  chambre. 

Que  dit-il  ? 

HJALMAR,    dans  le  corridor. 

Il  ne  faut  jamais  écouter  aux  portes.  II  arrive 
des  malheurs  quand  on  écoute  aux  portes. 

LE   PETIT    ALLAN. 

Il  y  a  un  petit  ga-arçon  derrière  la  porte  I 


ACTE   QUATRIEME  I45 


AXNE,    dans  la  chambre. 

Il  VOUS  a  entendu  !... 

LE     ROI. 

Oui  !  oui  I  Je  crois  que  oui  1 

ANNE. 

Il  entend  votre  cœur  ou  vos  dent>  I 

LE     ROI. 

On  entend  mes  dents  ? 

ANNE. 

Je  les  entends  jusqu'ici  I  Fermez  la  bouche! 

LE     ROI. 

:\Ioi  ? 

ANNE. 

Mais  ne  vous  couchez  pas  contre  la  porte  I  Allez- 
vous-en  ! 

LE    ROI. 

Où  ?  où  ? 

AXNE. 

Ici  :  ici  : 

LE    PETIT    ALLAX,    dans  le  cornd:r. 

Il  y  a  un  petit  ga-arçon  derrière  la  porte. 

HJALMAR. 

Viens  ;  tu  as  sommeil. 


146  LA    PRINXESSE    MAI.EIXE 

LA    NOURRICE. 

Viens  ;  c'est  un  méchant  petit  garçon. 

LE    PETIT    ALLAN. 

Je  veux  voir  le  petit  ga-arçon  !... 

LA    NOURRICE. 

Oui^  tu  le  verras  demain.  Viens^    nous  allons 
chercher  petite  mère.  Ne  pleure  pas^  viens! 

LE    PETIT    ALLAN. 

Je  veux  voir  le  petit  ga-arçon  1  oh  !  oh  !  Je  dirai 
à  petite  mère  !  oh  !  oh  ! 

LA    NOURRICE. 

Et  moi,  je  dirai  à  petite  mère  que  tu  as  éveillé 
Maleine.  Viens,  Maleine  est  malade. 

LE    PETIT    ALLAN. 

Ma-aleine  est  plus  ma-alade. 

LA    NOURRICE. 

Viens  ;  tu  vas  éveiller  Maleine. 

LE    PETIT    ALLAN^  séloignant. 

Non,  non,  j'éveillerai  pas  Ma-aleine  !  j'éveillerai 
pas  Ma-aleine  ! 

ANNE,   dan.s  la  chambre. 

Ils  sont  partis  ? 


ACTE    QUATRIEME  I47 


LE    ROI. 


Oui  !  oui  !  Allons-nous-en  !    Je   vais   ouvrir  la 
porte  !  la  clef!  la  clef!  où  est  la  clef? 

AN  ni:. 

Ici.  —  Attendez  un  peu.  —  Nous  allons  la  por- 
ter sur  son  lit. 

LE    ROL 

Qui? 

ANNE. 

Elle... 

LE    ROT. 

Je  n'}^  touche  plus  ! 

ANNE. 

Mais  on  verra  qu'on  Ta  étranglée  !  Aidez-moi  ! 

LE    ROL 

Je  n'y  touche  plus  !  Venez  !  venez  !  venez  ! 

ANNE. 

Aidez-moi  à  ôter  le  lacet  ! 

LE     ROL 

Venez  !  venez  ! 

ANNE. 

Je  ne  puis  pas  ôter  le  lacet  !  un  couteau  !  un 
couteau  ! 


14.8  LA    PRINCESSE    MALEIXE 


LE     ROI. 

Oh  !  qu'est-ce  qu'elle  a  autour  du  cou  ?  Qu'est- 
ce  qui  brille  autour  de  son  cou  ?  Venez  avec  moi  ! 

ANNE. 

Mais  ce  n'est  rien  !  C'est  un  collier  de  rubis  I 
votre  couteau  ! 

LE     ROI. 

Je  n'y  touche  plus  1  je  n'y  touche  plus^  vous 
dis-je  !  Mais  le  bon  Dieu  serait  à  genoux  devant 
moi  ! ...  je  le  renverserais  1  je  le  renverserais  !  Je  n'y 
touche  plus  !  Oh  I  il  y  a  1 . . .  il  y  a  ici  !.. . 

ANNE. 

Quoi  ?  quoi  ? 

LE     ROI. 

Ily  aici!...Oh!oh!ohl 

Il  ouvre  la  porte  en  tâtonnant  et  s'enfuit. 
ANNE. 

Où  est-il  ?...  Il  s'est  enfui...  Ou'a-t-il  vu  ?...  Je 
ne  vois  rien...  Il  court  contre  les  murs  du  corri- 
dor... Il  tombe  au  bout  du  corridor...  —  Je  ne 
reste  pas  seule  ici. 

Elle  sort. 


ACTE  V 


SCENE  I 

Une  partie  du  cimetière  devant 
le  château. 

On   découvre  une  grande  foule.  La  tempête  con 
tinue. 

UNE    \'IEILLE    FEMME. 

La  foudre  est  tombée  sur  le  moulin  ! 

UNE    AUTRE   FEMME. 

Je  l'ai  vue  tomber! 

UN     PAYSAN. 

Oui  I  oui  !  un  globe  bleu  1  un  globe  bleu  1 

UN    AUTRE    PAYSAN. 

Le  moulin  brûle  !  ses  ailes  brûlent  ! 

UN     ENFANT. 

Il  tourne  I  il  tourne  encore  ! 


150  LA    PRINCESSE    MALEINE 

TOUS. 

Oh! 

UX    VIKILLARD. 

Avez-vous  jamais  vu  une  nuit  comme  celle-ci  ? 

UN     PAVSAX. 

Voyez  le  château  !  le  château  1 

UN    AUTRE. 

Est-ce  qu'il  brùle  ?  —  Oui. 

UN    TROISIÈME   PAYSAN. 

Non^  non  I  ce  sont  des  flammes  vertes  !  Il  y  a 
des  flammes  vertes  aux  crêtes  de  tous  les  toits  I 

UNE   FEMME. 

Je  crois  que  le  monde  va  finir  ! 

UNE    AUTRE    FEMME. 

Ne  restons  pas  dans  le  cimetière  ! 

UN    PAYSAN. 

Attendons  1  attendons  un  peu  !  Ils  éclairent  tou- 
tes les  fenêtres  du  rez-de-chaussée  ! 

UN    PAU\RE 

Il  y  a  une  fête  ! 

UN   AUTRE  PAYSAN. 

Ils  vont  manger  I 


ACTE    CINQUIEME 


UN    VIEILLARD. 

Il  y  a  une  fenêtre  du  rez-de-chaussée  qui  ne 
s'éclaire  pas  ! 

UN    DOMESTIQUE    DU    CHATEAU. 

C'est  la  chambre  de  la  princesse  Maleine. 

UN    PAYSAN. 

Celle-là  ? 

LE     DOMESTIQUE. 

Oui  ;  elle  est  malade. 

UN    VAGABOND^   entrant. 

Il  y  a  un  grand  navire  de  guerre  dans  le  port. 

TOUS. 

Un  grand  navire  de  guerre  ? 

LE    VAGABOND. 

Un  grand  navire  noir  ;  on  ne  voit  pas  de  mate- 
lots. 

UN    VIEILLARD. 

C'est  le  jugement  dernier. 

Ici  la  lune  apparaît  au-dessus  du  château. 
TOUS. 

La  lune  I  la  lune  I  la  lune  ! 

UN     PAYSAN. 

Elle  noire;  elle  est  noire...  Qu'est-ce  qu'elle  a? 


LA    PRINCESSE    MALElxVE 


LE     DOMESTIQUE. 

Une  éclipse  !  une  éclipse  î 

Eclair  et  coup  de  foudre  formidables. 
TOUS. 

La  foudre  est  tombée  sur  le  château. 

UN     PAYSAN. 

Avez-vous  vu  trembler  le  château  ? 

UN  AUTRE  PAYSAN. 

Toutes  les  tours  ont  chancelé  ! 

UNE   FEMME. 

La  grande  croix  de  la  chapelle  a  remué...  Elle 
remue  !  elle  remue  ! 

LES    UNS. 

Oui,  oui  ;  elle  va  tomber  !  elle  va  tomber  ! 

LES     AUTRES. 

Elle  tombe  !  elle  tombe  !  avec  le  toit  de  la  tou- 
relle! 

UN     PAYSAN. 

Elle  est  tombée  dans  le  fossé. 

UN    VIEILLARD. 

11  y  aura  de  grands  malheurs. 

UN   AUTRE   ATEILLARD. 

On  dirait  que  l'enfer  est  autour  du  château. 


ACTE    CINQUIEME  I^^ 


» 


UNE    FEMME. 

Je  vous  dis  que  c'est  le  jugement  dernier. 

UNE   AUTRE   FEMME. 

Ne  restons  pas  dans  le  cimetière. 

UNE  TROISIÈME   FEMME. 

Les  morts  vont  sortir  ! 

UN     PÈLERIN. 

Je  crois  que  c'est  le  jugement  des  morts  ! 

UNE   FEMME. 

Ne  marchez  pas  sur  les  tombes  ! 

UNE   AUTRE   FEMME^  aux  enfants. 

Ne  marchez  pas  sur  les  croix  ! 

UN    PAYSAN,  accourant. 

Une  des  arches  du  pont  s'est  écroulée  î 

TOUS. 

Du  pont  ?  Quel  pont  ? 

LE   PAYSAN. 

Le  pont  de  pierre  du  château.  On  ne  peut  phu 
entrer  dans  le  château. 


UN    VIEILLARD. 

Je  n'ai  pas  envie  d'y  entrer. 

UN    AUTRE    VIEILLARD. 

Je  ne  voudrais  pas  y  être  !... 


154  LA    PRINCESSE    MALEINE 

UNE    VIEILLE    FEMME. 

Moi  non  plus  ! 

LE     DOMESTIQUE. 

Regardez  les  cygnes  !  Regardez  les  cygnes  ! 

TOUS. 

Où  ?  où  sont-ils  ! 

LE    DOMESTIQUE. 

Dans  le  fossé  ;  sous  la  fenêtre  de  la  princesse 
Maleine  ! 

LES    UNS. 

Qu'est-ce  qu'ils  ont  ?  Mais  qu'est-ce  qu'ils  ont  ? 

LES   AUTRES. 

Ils  s'envolent  !   ils    s'envolent  !    ils    s'envolent 
tous  ! 

UN    PÈLERIN. 

Il  y  en  a  un  qui  ne  s'envole  pas  ! 

UN    DEUXIÈME  PÈLERIN. 

Il  a  du  sang  sur  les  ailes  î 

UN  TROISIÈME  PÈLERIN. 

Il  flotte  à  la  renverse  ! 

TOUS. 

Il  est  mort  ! 

UN     PAVSAN. 

La  fenêtre  s'ouvre  ! 


ACTE   CINQUIEME 


LE     DOMESTIQUE. 

C'est  la  fenêtre  de  la  princesse  Maleine  ! 

UN    AUTRE    PAYSAN. 

Il  n'y  a  personne  1 

Un  silence. 
DES    FEMMES. 

Elle  s'ouvre  1 

d'autres  femmes. 
Allons-nous-en  !  allon>-nous-en  ! 

Elles  fuient  épouvantées. 
LES    HOMMES. 

Qu'y  a-t-il  ?  qu'y  a-t-il  ? 

TOUTES     LES    FEMMES. 

On  ne  sait  pas  ! 


Elles  fuient. 


QUELQUES    HOMMES. 

Mais  qu'est-il  arrivé  ? 

d'autres  hommes. 
Il  n'y  a  rien  !  Il  n'y  a  rien  ! 


Ils  fuient. 


TOUS. 

Mais  pourquoi  vou>  enfuyez-vous?   Il    n'y    a 
rien  !  Il  n'v  a  rien  '. 


156  LA    PRINCESSE    MALEIXE 

UX    CUL-DE-JATTE. 

Une  fenêtre  s'ouvre...  une  fenêtre  s'ouvre...  Ils 
ont  peur...  Il  n'y  a  rien  1 

Il  fuit  épouvanté  en  rampant  sur  les  mains. 

SCÈNE  II 

Une  salle  précédant  la  chapelle 
du  château. 


On  découvre  une  foule  de  neigneurs,  de  courtisans, 
de  dames,  etc..  dan.s  lattente.  La  tempête  con- 


UX    SEIGXEUR.  à  une  fenêtre. 

A- t-on  jamais  vu  une  pareille  nuit  I 

UX    AUTRE    SEIGXEUR. 

Mais  regardez  donc  les  sapins  I  Venez  voir  la 
forêt  de  sapins,  à  cette  fenêtre  !  Elle  se  couche 
jusqu'à  terre  à  travers  les  éclairs  !  —  On  dirait  un 
fleuve  d'éclairs  ! 

UX    AUTRE    SEIGXEUR. 

Et  la  lune  I  Avez-vous  vu  la  lune  ? 

DEUXIÈME   SEIGXEUR. 

Je  n'ai  jamais  vu  de  lune  plus  épouvantable  ! 


ACTE    (  INOUIEME 


O/ 


troisip:me  seigxeuk. 
L'éclipsé  ne  finira  pas  avant  dix  heures. 

PREMIER    SEIGNEUR. 

Et  les  nuages  !  Regardez  donc  les  nuages  !  On 
dirait  des  troupeaux  d'éléphants  noirs  qui  passent 
depuis  trois  heures  au-dessus  du  château  ! 

DEUXIÈME   SEIGNEUR. 

Ils  le  font  trembler  de  la  cave  au  grenier  ! 

HJALMAR- 

Ouelle  heure  est-il  ? 

PREMIER    SEIGNEUR. 

Neuf  heures. 

HJALMAR. 

Voilà  plus  d'une  heure  que  nous  attendons  le 
roi! 

TROISIÈME    SEIGNEUR. 

On  ne  sait  pas  encore  où  il  est  ? 

HJALMAR. 

Les  sept  béguines  l'ont  vu  en  dernier  lieu  dans 
le  corridor. 

DEUXIÈME    SEIGNEUR. 

Vers  quelle  heure  ? 

HJALMAR. 

Vers  sept  heures. 


158  LA    PRINCESSE    MALEIXE 

DEUXIÈME     SEIGNEUR. 

Il  n'a  pas  prévenu  ?... 

HJALMAK. 

Il  n'a  rien  dit.  Il  doit  être  arrivé  quelque  chose; 
je  vais  voir. 

Il  sort. 
DEUXIÈME    SEIGNEUR. 

On  ne  sait  pas  ce  qu'il  peut  arriver  pendant  de 
telles  nuits  ! 

TROISIÈME    SEIGNEUR. 

Mais  la  reine  Anne,  où  est-elle  ? 

PREMIER    SEIGNEUR. 

Elle  était  avec  lui. 

TROISIÈME   SEIGNEUR. 

Oh  !  oh  1  alors  ! 

DEUXIÈME    SEIGNEUR. 

Une  pareille  nuit  I 

PREMIER    SEIGNEUR. 

Prenez  garde!  Les  murs  écoutent... 

Entre  un  chambellan. 
TOUS. 

Eh  bien  ? 

LE    CHAMBELLAN. 

On  ne  sait  où  il  est. 


I 


ACTE    CINQUIEME  I59 


ï 


UN    SEIGNEUR. 

Mais  il  est  arrivé  un  malheur! 

LE   CHAMBELLAN. 

Il  faut  attendre.  J'ai  parcouru  tout  le  château  ; 
j'ai  interrogé  tout  le  monde  ;  on  ne  sait  où  il  est. 

UN    SEIGNEUR. 

Il  serait  temps  d'entrer  dans  la  chapelle  ;  — 
écoutez^  les  sept  béguines  y  sont  déjà. 

On  entend  des  chants  lointains. 
UN    AUTRE    SEIGNEUR^    à  une  fenêtre. 

Venez  ;  venez  ;  venez  voir  le  fleuve... 

DES    SEIGNEURS^    accourant. 

Qu'y  a-t-il  ? 

UN   SEIGNEUR. 

Il  y  a  trois  navires  dans  la  tempête  ! 

UNE   DAME    d'honneur. 

Je  n'ose  plus  regarder  un  fleuve  pareil  1 

UNE    AUTRE    DAME    d'hONNEUR. 

Ne  soulevez  plus  les  rideaux  !  ne  soulevez  plus 
les  rideaux  ! 

UN    SEIGNEUR. 

Toutes  les  murailles  tremblent  comme  si  elles 
avaient  la  fièvre  1 


l6o  LA    PRINCESSE    MALEIXE 

UN    AUTRE    SEIGNEUR^  à  une  autre  fenCtre. 

Ici.  ici,  venez  ici  1 

LES    UNS. 

Quoi  ? 

LES    AUTRES. 

Je  ne  regarde  plus  ! 

LE    SEIGNEUR,  à  la  fenêtre. 

Tous  les  animaux  se  sont  réfugiés  dans  le  cime- 
tière 1  II  y  a  des  paons  dans  les  cyprès  1  II  y  a  des 
hiboux  sur  les  croix  !  Toutes  les  brebis  du  village 
sont  couchées  sur  les  tombes  î 

UN    AUTRE  SEIGNEUR. 

On  dirait  une  fête  en  enfer  1 

UNE   DAME   d'honneur. 

Fermez  les  rideaux  !  fermez  les  rideaux  ! 

UN    VALET,  entrant. 

Une  des  tours  est  tombée  dans  l'étang  ! 

UN    SEIGNEUR. 

Une  des  tours  ? 

LE    vale:t. 
La  petite  tour  de  la  chapelle. 

LE     CHAMBELLAN. 

Ce  n'est  rien.  Elle  était  en  ruine. 


ACTE   CINQUIÈME  l6l 


UN    SEIGNEUR. 

On  se  croirait  dans  les  faubourgs  de  l'enfer. 

LES    FEMMES. 

Mon  Dieu  î  Mon  Dieu  !  que  va-t-il  arriver  ! 

LE     CHAMBELLAN. 

Il  n'y  a  pas  de  danger  î  —  Le  château  résisterait 
au  déluge  ! 

Ici  un  vieux  seigneur  ouvre  une  fenêtre,  on  entend 
un  chien  hurler  au  dehors.  —  Silence. 

TOUS. 

Qu'est-ce  que  c'est  ? 

LE    VIEUX    SEIGNEUR. 

Un  chien  qui  hurle  ! 

UNE   FEMME. 

N'ouvrez  plus  cette  fenêtre  ! 

Entre  le  prince  Hjalmar. 
UN     SEIGNEUR. 

Le  prince  Hjalmar! 

TOUS.. 

Vous  l'avez  vu,  Seigneur  ? 

HJALMAR. 

Je  n'ai  rien  vu  ! 

DES   SEIGNEURS. 

Mais  alors  ?... 


[02  LA   PRINXESSE    MALEIXE 

HJALMAR. 

Je  n'en  sais  rien. 

AN&US. 

Ouvrez  les  portes  1  le  roi  vient  I 

TOUS. 

Vous  l'avez  vu  ? 

AXGUS. 

Oui! 

HJALMAR. 

Où  était-il  ? 

AXGUS. 

Je  ne  sais  pas. 

HJALMAK. 

Et  la  reine  Anne  ? 

AXGUS. 

Elle  est  avec  lui. 

HJALMAR. 

Lui  avez-vous  parlé  ? 

AXGUS. 

Oui. 

HJALMAR. 

Ou'a-t-il  dit? 


Entre  Angus. 


ACTE    CINQUIÈME  163 


ANGUS. 

Il  n'a  pas  répondu. 

HJALMAR. 

Vous  êtes  pâle  ! 

ANGUS. 

J'ai  été  étonné  ! 

HJALMAR. 

De  quoi  ? 

AXGUS. 

Vous  verrez  ! 

UN    SEIGNEUR. 

Ouvrez  les  portes  !  Je  l'entends  ! 

ANNE,    derrière  la  porte. 

Entrez,  Sire... 

LE    ROI,    derrière  la  porte. 

Je  suis  malade...  Je  ne  vais  pas  entrer...  J'aime- 
rais mieux  ne  pas  entrer  dans  la  chapelle... 

ANNE,    à  la  porte. 

Entrez  1  entrez  ! 

Eurent  le  roi  et  la  reine  Anne. 
LE    ROI. 

Je  suis  malade...  Ne  faites  pas  attention... 

HJALMAR. 

Vous  êtes  malade,  mon  père  ? 


164.  LA    PRINCESSE    MALEiXE 

LE   KOI. 

Oui,  oui. 

HJALMAR. 

Qu'avez-vou^.  mon  père  ? 

LE     ROL 

Je  ne  sais  pas. 

ANNE. 

C'est  cette  épouvantable  nuit. 

LE     RO[. 

Oui,  une  épouvantable  nuit  ! 

ANNE. 

Allons  prier. 

LE     ROL 

Mais  pourquoi  vous  taisez-vous  tous  ? 

HJALMAR. 

Mon  père,  qu'}'  a-t-il  là  sur  vos  cheveux  ? 

LE     ROL 

Sur  mes  cheveux? 

HJALMAR. 

Il  y  a  du  sang  sur  vos  cheveux  ! 

LE     ROL 

Sur  mes  cheveux  ?  —  Oh  !  c'est  le  mien  !  On  rit.  — 
Mais  pourquoi  riez- vous  ?  Il  n'y  a  pas  de  quoi  rire  ! 


ACTE    C.I.\"0(JIE.MI£ 


165 


ANNE. 

Il  a  fait  une  chute  dans  le  corridor. 

On  frappe  à  une  petite  porte. 
UX    SEIGNEUR. 

On  frappe  à  la  petite  porte... 

LK     ROI. 

Ah  !  on  frappe  à  toutes  les  portes  ici  1  Je  ne  veux 
plus  qu'on  frappe  aux  portes  ! 

ANNE. 

Voulez-vous  aller  voir^  Seigneur  ?... 

UN  SEIGNEUR^  ou\  rant  la  porte. 

C'est  la  nourrice^  Madame. 

LE     ROI. 

Oui? 

UN    SEIGNEUR. 

La  nourrice.  Sire  ! 

ANNE,  se  levant. 

Attendez,  c'est  pour  moi... 

HJALMAR. 

Mais  qu'elle  entre  1  qu'elle  entre  I 

Entre  la  nourrice. 
LA    NOURRICE. 

Je  crois  qu'il  pleut  dans  la  chambre  de  Maleine. 


ï66  LA   PRINCESSE    MALEIXE 

LE     ROI. 

Quoi? 

LA    NOURRICE. 

Je  crois  qu'il  pleut  dans  la  chambre  de  Maleine. 

ANNE. 

Vous  aurez  entendu  la  pluie  contre  les  vitres. 

LA   NOURRICE. 

Je  ne  puis  pas  ouvrir  ? 

ANNE. 

Non  !  non  !  il  lui  faut  le  repos  ! 

LA     NOURRICE. 

Je  ne  puis  pas  entrer  ?... 

ANNE. 

Non  î  non  !  non  ! 

LE     ROI. 

Non  I  non  I  non  1 

LA     NOURRICE. 

On  dirait  que  le  roi  est  tombé  dans  la  neige. 

LE     ROI. 

Quoi? 

ANNE. 

Mais  que  faites-vous  ici  ?  Allez -vous-enî  Allez- 
vous-en  ! 

Sort  la  nourrice. 


ACTE   CINQUIÈME  167 


HJALMAR. 

Elle  a  raison  ;  vos  cheveux  me  semblent  tout 
blancs.  Est-ce  un  effet  de  la  lumière  ? 

ANNE. 

Oui^  il  y  a  trop  de  lumière. 

LE     ROI. 

Mais  pourquoi  me  regardez-vous  tous  ?  —  Est- 
ce  que  vous  ne  m'avez  jamais  vu  ? 

ANNE. 

Voyons  ;  entrons  dans  la  chapelle  ;  l'office  sera 
fini^  venez  donc. 

LE     ROI. 

Non^  non^  j'aimerais  m '.eux  ne  pas  prier  ce  soir... 

HJALMAR. 

Ne  pas  prier,  mon  père  ? 

LE     ROI. 

Si;  si;  mais  pas  dans  la  chapelle...  je  ne  me  sens 
pas  bien,  pas  bien  du  tout  î 

ANNE. 

Asseyez-vous  un  instant.  Seigneur. 

HJALMAR. 

Qu'avez-vous.  mon  père  ? 


I 


l68  LA    PRINXESSE    MALEIXE 


ANNE. 


Laissez,  laissez^  ne  l'interrogez  pas  ;  il  a  été  sur- 
pris par  l'orage  ;  laissez-lui  le  temps  de  se  remettre 
un  peu,  —  parlons  d'autre  chose. 

HJALMAR. 

Ne  verrons-nous  pas  la  princesse  Uglyane  ce 
soir  ? 

ANNE. 

Non^  pas  ce  soir,  elle  est  toujours  souffrante. 

LE     ROI. 

Je  voudrais  être  à  votre  place  î 

HJALMAR. 

Mais  ne  dirait-on  pas  que  nous  sommes 
malades  nous  aussi  ?  —  Nous  attendons  comme 
de  grands  coupables... 

LE     ROI. 

Où  voulez -vous  en  venir  ? 

HJALMAR. 

Plait-il,  mon  père  ? 

LE     ROI. 

Où  voulez-vous  en  venir  ?  Il  faut  le  dire  fran- 
chement... 

ANNE. 

Vous  n'avez  pas  compris.  —  Vous  étiez  distrait. 
—  Je  disais  qu'Uglyane  est  souffrante^  mais  elle 
va  mieux. 


ACTE    CINQUIÈME  169 


> 


ik 


ANGUS. 

Et  la  prince^^se  Maleine^  Hjalmar  ?... 

HJALMAK. 

Vous  la  verrez  ici^  avant  la  fin  de... 

Ici  la  petite  porte  que  la  noui  rice  a  laissé  entrouverte 
se  met  à  battre  sous  un  coup  de  vent  qui  fait 
trembler  les  lumières. 

LE    ROI^    se  levant. 

Ah  ! 

ANNE. 

Asseyez-vous!  asseyez-vous!  C'est  une  petite 
porte  qui  bat...  Asseyez- vous  ;  il  n'y  a  rien  ! 

HJALMAK. 

Mon  père,  qu'avez-vous  donc  ce  soir  ? 

ANNE. 

N'insistez  pas;   il  est  malade.   —  a  un  seigneur. 
Voudriez-vous  aller  fermer  la  porte  ? 

LE    ROL 

Oh  !  fermez  bien  les  portes  !  —  Mais  pourquoi 
marchez-vous  sur  la  pointe  des  pieds  ? 

HJALMAR. 

Y  a-t-il  un  mort  dans  la  salle  ? 

LE    ROL 

Ouoi  ?  Ouoi  ? 


170  LA   PRIN'CESSE   MALEIXE 

HJALMAR. 

On  dirait  qu'il  marche  autour  d'un  catafalque  ! 

LE    ROI. 

Mais  pourquoi  ne  parlez-vous  que  de  choses 
terribles  ce  soir  ! . . . 

HJALMAR. 

Mais,  mon  père... 

ANNE. 

Parlons  d'autre  chose.  N'y  a-t-il  pas  de  sujet 
plus  joyeux  ? 

UNE    DAME   d'honneur. 

Parlons  un  peu  de  la  princesse  Maleine... 

LE    ROI^    se  levant. 

Est-ce  que  ?  est-ce  que  ?... 

ANNE. 

Asseyez-vous  î  asseyez-vous  1 

LE     ROL 

Mais  ne  parlez  pas  de  la... 

ANNE. 

Mais  pourquoi  ne  parlerions-nous  pas  de  la 
princesse  Maleine  ?  —  Il  me  semble  que  les 
lumières  brûlent  mal  ce  soir. 

HJALMAR. 

Le  vent  en  a  éteint  plusieurs. 


ACTE    CINQUIEME 


LE     ROI. 

Allumez  les  lampes!  oui.  allumez-les  toutes! 
On  rallume  les  lampes.  Il  fait  trop  clair  maintenant! 
Est-ce  que  vous  me  vo3'ez  ? 

HJALMAR. 

Mais  mon  père?... 

LE    ROL 

Mais  pourquoi  me  regardez-vous  tous  ? 

ANNE. 

Eteignez  les  lumières.  11  a  les  yeux  très  faibles. 

Un  des  seigneurs  se  lève  et  va  pour  sortir. 
LE     ROL 

Où  allez-vous? 

LE    SEIGNEUR. 

Sire,  je... 

LE     ROI. 

Il  faut  rester  !  il  faut  rester  ici  !  Je  ne  veux  pas 
que  quelqu'un  sorte  de  la  salle  !  Il  faut  rester 
autour  de  moi  ! 

ANNE. 

Asseyez-vous,  asseyez-vous.  Vous  attristez  tout 
le  monde. 

LE     ROI. 

Quelqu'un  touche-t-il  aux  tapisseries  ? 


I.A    PKINCESSK    MALEJNK 


HJALMAK». 

Mais  non^  mon  père. 

LK    ROI. 

11  y  en  a  une  qui... 

HJALMAK. 

C'est  le  vent. 

LE     ROI. 

Pourquoi  a-ton  déroulé  cette  tapisserie  ? 

HJALMAR. 

Mais  elle  y  est  toujours  ;  c'est  le  Massacre  des 
Innocents. 

LE    ROL 

Je  ne  veux  plus  la  voir  !  je  ne  veux  pkis  la  voir  ! 
Ecartez-la  ! 

On  fait  glisser  la  tapisserie  et  une  autre  apparaît, 
représentant  le  Jiuji  nitnt  dcrniei\ 

LE     ROL 

On  l'a  fait  exprès  ! 

HJALMAR. 

Comment?... 

LE     ROI. 

Mais  avouez-le  donc  !  Vous  l'avez  fait  exprès, 
et  je  sais  bien  où  vous  voulez  en  venir  I... 

UNE    DAME    d'honneur. 

Que  dit  le  roi  ? 


ACTE    {  INOUIEMK  I73 


I 


ANNE. 

N'y  faites  pas  attention  ;  il  a  été  épouvanté  par 
cette  abominable  nuit. 

HJALMAK. 

Mon  père  ;  mon  pauvre  père...  qu'est-ce  que 
vous  avez  ? 

UNE    DAME    d'honneur. 

Sire,  voulez-vous  un  verre  d'eau  ? 

LE    ROI. 

Oui,  oui.  —  ah.  non  I   non!   —  enfin  tout  ce 
que  je  fais  !  tout  ce  que  je  fais  1 

HfALMAR. 

Mon  père  !...  Sire  !... 

UNE    DAME    d'honneur. 

Le  roi  est  distrait. 

HJALMAR. 

Mon  père  I . . . 

ANNE. 

Sire!  —  Votre  fils  vous  appelle. 

HJALMAR. 

Mon  père.  —  pourquoi  tournez-vous  toujours 
la  tète  ? 

LE     ROI. 

Attendez  un  peu!  attendez  un  peu!... 


174  I-^    PRINCESSE    MALEIXE 

HJALMAK. 

Mais  pourquoi  tour  nez- vous  la  tète  ? 

LE    ROI. 

^^  J'ai  senti  quelque  chose  dans  le  cou. 

AXXE. 

Mais  enfiii^  n'ayez  pas  peur  de  tout  1 

HJALMAR. 

Il  n'y  a  personne  derrière  vous. 

AXXE. 

N'en  parlez  plus...  n'en  parlez  plus^  entrons 
dans  la  chapelle.  Entendez-vous  les  béguines  ? 

Chants  étouffés  et  lointains;  la  reine  Anne  va  vers  la 
porte  de  la  chapelle,  le  roi  la  suit,  puis  retourne 
s'asseoir. 

LE     ROI. 

Non  !  non  I  ne  l'ouvrez  pas  encore  I 

AXXE. 

Vous  avez  peur  d'entrer  ?  —  Mais  il  n'y  a  pas 
plus  de  danger  là  qu'ici^  pourquoi  la  foudre  tom- 
berait-elle plutôt  sur  la  chapelle?  Entrons. 

LE     ROI. 

Attendons  encore  un  peu.  Restons  ensemble 
ici.  —  Croyez-vous  que  Dieu  pardonne  tout?  Je 
vous  ai  toujours  aimés  jusqu'ici.  —  Je  ne  vous  ai 
jamais  fait  de  mal  — jusqu'ici  — jusqu'ici^  n'est-ce 
pas  ? 


ACTE    CINQUIEME 


ANNE. 

Voyons,  voyons,  il  n'est  pas  question  de  cela. 
■ —  Il  parait  que  l'orage  a  fait  de  grands  ravages. 

ANGUS. 

On  dit  que  les  cygnes  se  sont  envolés. 

HJALMAR. 

Il  y  en  a  un  qui  est  mort. 

LE    ROI,    sursautant. 

Enfin,  enfin,  dites-le  si  vous  le  savez  !  Vous 
m'avez  assez  fait  souffrir  I  Dites-le  tout  d'un  coup  î 
Mais  ne  venez  pas  ici... 

ANNE. 

Asse3-ez-vous  î  asseyez-vous  donc  ! 

HJALMAR. 

Mon  père  1  mon  père  I  qu' est-il  donc  arrivé  ? 

LE     ROI. 


Entr( 


Eclairs  et  tonnerres  ;  —  une  des  sept  béguines  ouvre 
la  porte  de  la  chapelle  et  vient  regarder  dans 
la  salle  :  on  entend  les  autres  chanter  les 
litanies  de  ta  Sainte  Vierge  «  Roaamystica,  —  ora 
pro  nobis.  —  Turris  davidica  »,  etc.,  tandis 
qu'une  grande  clarté  rouge  provenue  des  vitraux 
et  de  l'illumination  du  tabernacle  inonde  subite- 
ment le  roi  et  la  reine  Anne. 


LE     ROI. 

Qui  est-ce  qui  a  préparé  cela  ? 


LA    PRINCESSE    MALEIXE 


TOUS. 

Quoi  ?  quoi  ?  qu'y  a-t-il  ? 

LE     ROI. 

Il  y  en  a  un  ici  qui  sait  tout  1  il  y  en  a  un  ici  qui 
a  préparé  tout  cela!  mais  il  faut  que  je  sache... 

ANNE^  l'entraînant. 

Venez  !  venez  I 

LE    Roi. 
11  y  en  a  un  qui  l'a  vu  ! 

ANNE. 

Alais  c'est  la  lune,  venez  ! 

LE     ROI. 

Mais  c'est  abominablement  lâche  !  Il  y  en  a  un 
qui  sait  tout  !  Il  y  en  a  un  qui  l'a  vu  et  qui  n'ose 
pas  le  dire  ! . . . 

ANNE. 

Mais  c'est  le  tabernacle!...  —  Allons-nous-en! 

LE    ROI. 

Oui!  oui!  oui  ! 

ANNE. 

Venez  !  venez  ! 

Ils  sortent  précipitamment  par  une  porte  opposée 
à  celle  de  la  chapelle. 

LES    UNS. 

Où  vont-ils  ? 


ACTE   CINQUIEME 


LES   AUTRES. 

Qu'y  a-t-il  ? 

UN    SEIGNEUR. 

Toutes  les  forêts  de  sapins  sont  en  flamme  ! 

ANGUS. 

Les  malheurs  se  promènent  cette  nuit. 

Ils  sortent  tou? 


SCENE  III 
Un    corridor  du  château. 

On  découvre  le  grand  chien  noir  qui  gratte  à  une 
porte.  —  Entre  la  nourrice  avec  une  lumière. 

LA   NOURRICE. 

Il  est  encore  à  la  porte  de  Maleine  I  —  Pluton  ! 
Pluton  !  qu'est-ce  que  tu  fais  là  ?  —  Mais  qu'a-t-il 
donc  à  gratter  à  cette  porte  ?  —  Tu  vas  éveiller 
ma  pauvre  Maleine  !  Va-t'en  !  va-t'en  !  va-t'en  ! 
Elle  frappe  des  pieds.  —  Mon  Dieu  1  qu'il  a  l'air  effra3'é  ! 
Est-il  arrivé  un  malheur  ?  A-t-on  marché  sur  ta 
pattC;  mon  pauvre  Pluton?  Viens,  nous  allons 

à    la    cuisine.    Lechienretoumegratter  àla  porte.    EnCOre    à 

cette  porte  I  encore  à  cette  porte  !  Mais  qu'y  a-t-il 
donc  derrière  cette  porte  ?  Tu  voudrais  être 
auprès  de  Maleine  ?  —  Elle  dort,  je  n'entends 
rien  !  Viens,  viens  ;  tu  l'éveillerais. 

Entre  le  prince  Hjalmar. 
12 


178  LA   PRINCESSE   MALEIXE 

HJALMAR. 

Oui  va  là  ? 

LA    NOURRICE. 

C'est  moi^  Seigneur. 

HJALMAR. 

Ah  !  c'est  vous,  nourrice  !  Encore  ici  ? 

LA   NOURRICE. 

J'allais  à  la  cuisine,  et  j'ai  vu  le  chien  noir  qui 
grattait  à  cette  porte. 

HJALMAR. 

Encore  à  cette  porte  I  Ici  Pluton  !  ici  Pluton  ! 

LA   NOURRICE. 

Est-ce  que  l'office  est  fini  ? 

HJALMAR. 

Oui...  Mon  père  était  étrange  ce  soir! 

LA    NOURRICE. 

Et  la  reine  de  mauvaise  humeur!... 

HJALMAR. 

Je  crois  qu'il  a  la  fièvre  ;  —  il  faudra  veiller  sur 
lui  ;  il  pourrait  arriver  de  grands  malheurs. 

LA   NOURRICE. 

Enfin;  les  malheurs  ne  dorment  pas... 


ACTE    CINQUIEME  I79 


HJALMAR. 

Je  ne  sais  ce  qui  arrive  ce  soir  ;  —  ce  n'est  pas 
bien  ce  qui  arrive  ce  soir.  Il  gratte  encore  à  cette 
porte  I... 

LA    NOURRICE. 

Ici  Pluton  !  donne-moi  la  patte. 

HJALMAR. 

Je  vais  un  moment  au  jardin. 

LA    NOURRICE. 

Il  ne  pleut  plus  ? 

HJALMAR. 

Je  crois  que  non. 

LA    NOURRICE. 

Il  gratte  encore  à  cette  porte  I  Ici  Pluton  1  ici 
Pluton  I  Fais  le  beau  1  voyons,  fais  le  beau  ! 

Le  chien  aboie. 
HJALMAR. 

Il  ne  faut  pas  aboyer.  Je  vais  l'emmener.  Il 
finirait  par  éveiller  Maleine.  Viens  1  Pluton  1  Plu- 
ton 1  Pluton  1 

LA    NOURRICE. 

Il  y  retourne  encore  ! 

HJALMAR. 

Il  ne  veut  pas  la  quitter... 


l8o  LA    PRINCESSE    MALEINE 

LA   NOURRICE. 

Mais  qu'y  a-t-il  donc  derrière  cette  porte  ? 

HJALMAR. 

Il  faut  qu'il  s'en  aille.  Va-t'en  !  va-t'en  !  va-t'en  ! 

Il  donne  un  coup  de  pied  au  chien,  qui  hurle,  mais 
retourne  gratter  à  la  porte. 

LA    NOURRICE. 

Il  gratte^  il  gratte^  il  renifle. 

HJALMAR. 

Il  flaire  quelque  chose  sous  la  porte. 

LA   NOURRICE. 

Il  doit  y  avoir  quelque  chose... 

HJALMAR. 

Allez  voir... 

LA   NOURRICE. 

La  chambre  est  fermée  ;  je  n'ai  pas  la  clet. 

HJALMAR. 

Oui  est-ce  qui  a  la  clef? 

LA    NOURRICE. 

La  reine  Anne. 

HJALMAR. 

Pourquoi  a-t-elle  la  clef? 

LA    NOURRICE. 

le  n'en  sais  rien. 


ACTE    CINQUIEME 


HJALMAR. 

Frappez  doucement. 

LA    NOURRICE. 

Je  vais  l'éveiller. 

HJALMAR. 

Ecoutons. 

LA     NOURRICE. 

Je  n'entends  rien. 

HJALMAR. 

Frappez  un  petit  coup. 

Elle  frappe  trois  petits  coups. 
LA     NOURRICE. 

Je  n'entends  rien. 

HJALMAR. 

Frappez  un  peu  plus  fort. 

Au  moment  où  elle  frappe  le  dernier  coup,  on  en 
tend  subitement  le  tocsin,  comme  s'il  était  sonné 
dans  Ta  chambre. 


LA   NOURRICE. 


Ah: 


HJALMAR. 

Les  cloches  !  le  tocsin  ! . . . 

LA   NOURRICE. 

Il  faut  que  la  fenêtre  soit  ouverte. 


l82  LA    PRINXESSE    MALELXE 

HJALMAR. 

Oui^  oui.  entrez  1 

LA    NOURRICE. 

La  porte  est  ouverte  ! 

HJALMAR. 

Elle  était  fermée  ? 

LA    NOURRICE. 

Elle  était  fermée  tout  à  l'heure  1 

HJALMAR. 

Entrez  I 

La  nourrice  entre  dans  la  chambre. 
LA    NOURRICE,    sortant  de  la  chambre. 

Ma  lumière  .s'est  éteinte  en  ouvrant  la  porte... 
Mais  j'ai  vu  quelque  chose... 

HJALMAR. 

Quoi  ?  quoi  ? 

LA   NOURRICE. 

Je  ne  sais  pas.  La  fenêtre  est  ouverte.  —  Je 
crois  qu'elle  est  tombée... 

HJALMAR. 

Maleine  ? 

LA    NOURRICE. 

Oui.  —  Vite  1  vite  I 


ACTE    CINQUIÈME  183 


HJALMAK. 

Quoi  ? 

LA    NOURRICE. 

Une  lumière  1 

HJALMAR. 

Je  n'en  ai  pas. 

LA    NOURRICE. 

Il  y  a  une  lampe  au  bout  du  corridor.  Allez  la 
chercher. 

HJALMAR. 

Oui. 

Il  sort. 
LA    N0URRIC:E,    à  la  porte. 

Maleine  1  où  es-tu,  Maleine?  Maleinel  Maleine! 
Maleine  ! 

Rentre  Hjalmar. 
HJALMAR. 

Je  ne  peux  la  décrocher.  Où  est  votre  lampe  ? 
J'irai  l'allumer. 

Il  sort. 
LA    NOURRICE. 

Oui.  —  Maleine!  Maleinel  Maleinel  Es-tu 
malade?  Je  suis  ici  1  Mon  Dieu  I  mon  Dieu  ! 
Maleine  !  Maleine  î  Maleine  ! 

Rentre  Hjalmar  avec  la  lumière. 


184  LA    PRINCESSE    MAI.EIXE 

HJALMAR. 

Entrez  ! 

Il  donne  la  lumière  à  la  nourrice  qui  rentre  dans  la 
chambre. 

LA    NOURRICE^    dans  la  chambre. 

Ah! 

HJALMAR,    à  la  porte. 

Quoi  ?  quoi  ?  qu'y  a-t-il  ? 

LA    NOURRICE^  dans  la  chambre. 

Elle  est  morte!  Je  vou.s  dis  qu'elle  est  morte! 
Elle  est  morte  !  elle  est  morte  ! 

HJALMAR,    à  la  porte. 

Elle  est  morte  !  Alaleine  est  morte  ? 

LA    NOURRICE^  dans  la  chambre. 

Oui  î  oui  !  oui  !  oui  !  oui  !  Entrez  !  entrez  !  entrez  ! 

HJALMAR,    entrant  dans  la  chambre. 

Morte  ?  Est-ce  qu'elle  est  morte  ? 

LA   NOURRICE. 

Maleine  !  Maleine  !  Maleine  !  Elle  est  froide  !  Je 
crois  qu'elle  est  froide  ! 

HJALMAR. 

Oui! 

LA    NOURRICE. 

Ohl  oh!  oh! 

La  porte  se  referme. 


ACTE    CINQUIEME 


SCENE  IV. 
La  chambre  de  la  princesse  Maleine. 


On  découvre  Hjalmar  et  la  nourrice.  —  Durant  toute 
la  scène  on  entend  sonner  le  tocsin  au  dehors. 


LA    NOURRICE. 

Aidez-moi  î  aidez-moi  ! 

HJALMAR. 

Quoi  ?  à  quoi  ?  à  quoi  ? 

LA    NOURRICE. 

Elle  est  raide  !  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  Alaleine  ! 
Maleine  ! 

HJALMAR. 

Mais  ses  yeux  sont  ouverts  î... 

LA    NOURRICE. 


On  l'a  étranglée  !   Au  cou  !  au  cou  !  au  cou  ! 

HJALMAR. 


voyez  ! 


Oui  1  oui  1  oui  ! 

LA    NOURRICE. 

Appelez  !  appelez  !  criez 


lS6  LA    PRINXESSE    MALEIXE 

HJALMAK. 

Oui  !  oui  !  oui  1  Oh  I  oh  !  —  Dehors.  Arrivez  !  arri- 
vez I  Etranglée  I  étranglée  I  Maleine  !  Maleine  ! 
Maleine!  Etranglée!  étranglée  I  étranglée  !  Oh  I 
oh  !  oh  !  Etrancrlée  !  étrano^lée  1  étranglée  1 

O  o  O 

On  l'entend  courir  dans  le  corridor  et  battre  les 
portes  et  les  murs. 

UN    DOMESTIQUE^   dans  le  corridor. 

Qu'y  a-t-il  ?  qu'y  a-t-il  ? 

HJALM AR ,    dans  le  corridor. 

Etranglée  1  étranglée  !... 

LA    NOURRICE,  dans  la  chambre. 

Maleine  !  ^laleine  1  Ici  I  ici  1 

LE    DOMESTIQUE^   entrant. 

C'est  le  fou  I  On  l'a  trouvé  sou.s  la  fenêtre  ! 

LA   NOURRICE. 

Ee  fou  ? 

LE     DOMESTIQUE. 

Oui  !  oui  !  Il  est  dans  le  fossé  1  II  est  mort  1 

LA    NOURRICE. 

La  fenêtre  est  ouverte  I 

LE     DOMESTIQUE. 

Oh  I  la  pauvre  petite  princesse  ! 

Entrent  Angus,  des  seigneurs,  des  dames,  des 
domestiques,  des  servantes  et  les  sept  béguines, 
avec  des  lumières. 


ACTE    CINQUIEME 


TOUS. 

Ou'}'  a-t-il  ?  —  Ou'est-il  arrivé  ? 

LE    DOMESTIQUE. 

On  a  tué  la  petite  princesse!... 

LES    UNS. 

On  a  tué  la  petite  princesse  ? 

LES   AUTRES. 

Maleine  ? 

LE    DOMESTIQUE. 

Oui^  je  crois  que  c'est  le  fou  ! 

UN    SEIGNEUR. 

J'avais  dit  qu'il  arriverait  des  malheurs... 

LA    NOURRICE. 

Maleine!  Maleine!  Ma  pauvre  petite  Maleine! 
Aidez-moi  ! 

UNE    BÉGUINE. 

Il  n'y  a  rien  à  faire  ! 

UNE    AUTRE   BÉGUINE. 

Elle  est  froide  ! 

LA   TROISIÈME   BÉGUINE. 

Elle  est  roide  ! 

LA   QUATRIÈME   BÉGUINE. 

Fermez-lui  les  yeux  ! 


LA    PRINCESSE    MALEIXE 


LA   CINQUIÈME   BEGUINE. 

Ils  sont  figés  ! 

LA    SIXIÈME   BÉGUINE. 

Il  faut  joindre  ses  mains  ! 

LA    SEPTIÈME    BÉGUINE. 

Il  est  trop  tard  î 

UNE    DAME^    sévanouissant. 

Oh  1  oh  1  oh  ! 

LA    NOURRICE. 

Aidez-moi    à   soulever  Maleine  !    Aidez-moi  ; 
mon  Dieu^  mon  Dieu^  aidez-moi  donc  ! 

LE    DOMESTIQUE. 

Elle  ne  pèse  pas  plus  qu'un  oiseau  ! 

On  entend  de  grands  cris  dans  le  corridor. 
LE  ROl^  dans  le  corridor. 

Ah  I  ah  1  ah  !  ah  !  ah  !  Ils  l'ont  vu  î  ils  l'ont  vu  ! 
Je  viens  !  je  viens  !  je  viens  1 

ANNE,  dans  le  corridor. 

Arrêtez  !  arrêtez  !  Vous  êtes  fou  ! 

LE     KOI. 

Venez  !  venez  I  Avec  moi  1  avec  moi  I  Mordez  I 

mordez  !   mordez  !    Entre  le  roi  entraînant  la  reine  Anne.  Elle 

et  moi!  Je  préfère  le  dire  à  la  fin!  Nous  l'avons 


fait  à  deux 


ACTE   CIXQUIÈME  189 


ANNE. 

Il  est  fou  !  Aidez-moi  ! 

LE     KOI. 

Non,  je  ne  suis  pas  fou  !  Elle  a  tué  Maleine  ! 

ANNE. 

II  est  fou  !  Emmenez-le  1  II  me  fait  mal  !  Il  arri- 
vera des  malheurs  ; 

LE     ROL 

C'est  elle!  c'est  elle!  Et  moi!  moi!  moi!  j'y 
étais  aussi  !... 

HJALMAR. 

Quoi  ?  quoi  ? 

LE     ROL 

Elle  l'a  étranglée  !  Ainsi  !  ainsi  !  Voyez  !  voyez  ! 
voyez  !  On  frappait  aux  fenêtres  !  Ah  !  ah  !  ah  î 
ah  !  ah  !  Je  vois  là  son  manteau  rouge  sur  Maleine  ! 
Vo^'ez  !  voj'ez  !  vo3^ez  ! 

HJALMAR. 

Comment  ce  manteau  rouge  est-il  ici  ? 

ANNE. 

Mais  qu'est-il  arrivé  ? 

HJALMAR. 

Comment  ce  manteau  est-il  ici  ? 


ANNE. 

Mais  vous  voyez  bien  qu'il  est  fou 


I-A    PRINCESSE    MALEINE 


HJALMAR. 

Répondez-moi  I  comment  est-il  ici?... 

ANNE. 

Est-ce  que  c'est  le  mien  ? 

HJALMAR. 

Oui,  le  vôtre  !  le  vôtre  !  le  vôtre  I  le  vôtre  !... 

ANNE. 

Lâchez-moi  donc  !  Vous  me  faites  mal  I 

HJALMAR. 

Comment  est-il  ici  ?  ici  ?  ici  ?  —  Vous  l'avez  ?... 

ANNE. 

Après!... 

HJALMAR. 

Oh!  la  putain!  putain!  putain!  monstru... 
monstrueuse  putain  !...  Voilà  !  voilà  !  voilà  !  voilà! 
voilà  ! 

Il  la  frappe  de  plusieurs  coups  de  poignard. 
ANNE. 

Oh  !  oh  !  oh  ! 

Elle  meurt. 
LES    UNS. 

Il  a  frappé  la  reine  ! 

LES    AUTRES. 

Arrêtez-le  ! 


ACTE   CINQUIEME  I  c,  I 


HJALMAK. 

Vous  empoisonnerez  les  corbeaux  et  les  vers  ! 

TOUS. 

Elle  est  morte!... 

ANGUS. 

Hjalmar  1  Hjalmar  ! 

HJALMAR. 

Allez-vous-en  I  Voilà  !  voilà  !  voilà  I  ii  >e  frappe  de 
son  poignard.  Maleiue  !  Maleine  I  Maleine  I  —  Oh  ! 
mon  père  !  mon  père  !... 

Il  tombe. 
LE     KOI. 

Ah  !  ah  !  ah  ! 

HJALMAK. 

Maleine!  Maleine!  Donnez-moi.  donnez-moi 
sa  petite  main  !  —  Oh  !  oh  !  ouvrez  les  fenêtres  ! 
Oui  !  oui  !  oh  !  oh  ! 

Il  meurt. 
LA    XOUKKICE. 

Un  mouchoir  !  un  mouchoir!  Il  va  mourir  ! 

AXGUS. 

11  est  mort  ! 

LA    XOUKKICE. 

Soulevez-le  !  Le  sangr  l'étouffé  ! 


192  LA   PRINXESSE    MALEIXE 

UN.   SEIGNEUR. 

Il  est  mort  ! 

LE     ROI. 

Oh  !  oh  !  oh  !  Je  n'avais  plus  pleuré  depuis  le 
déluge  !  Mais  maintenant  je  suis  dans  l'enfer 
jusqu'aux  yeux  !  —  Mais  regardez  leurs  yeux  !  Ils 
vont  sauter  sur  moi  comme  des  grenouilles  ! 

ANGUS. 

Il  est  fou  ! 

LE     ROI. 

Non^  non,  mais  j'ai  perdu  courage  !...  Ahl  c'est 
à  faire  pleurer  les  pavés  de  l'enfer  I... 

ANGUS. 

Emmenez-le^  il  ne  peut  plus  voir  cela  !... 

LE     ROI. 

Non^  non^  laissez-moi; — je  n'ose  plus  rester 
seul. . .  où  donc  est  la  belle  reine  Anne  ?  —  Anne  ! . . . 
—  Anne!...  —  Elle  est  toute  tordue!...  —  Je  ne 
l'aime  plus  du  tout!...  Mon  Dieu!  qu'on  a  l'air 
pauvre  quand  on  est  mort  !...  Je  ne  voudrais  plus 
l'embrasser  maintenant  !...  Mettez  quelque  chose 
sur  elle... 

LA     NOURRICE. 

Et  sur  Maleine  aussi...  Maleine  !  Maleine...  oh  î 
oh  !  oh  ! 


ACTE   CINQUIEME  I93 


LE     ROI. 

Je  n'embrasserai  plus  personne  dans  ma  vie^ 
depuis  que  j'ai  vu  tout  ceci  1...  Où  donc  est  notre 

pauvre    petite    Maleine  ?     Il  prend  U  mam  de  Maleme.    — 

Ah  !  elle  est  froide  comme  un  ver  de  terre  !  — 
Elle  descendait  comme  un  ange  dans  mes  bras... 
Mais  c'est  le  vent  qui  l'a  tuée  ! 

ANGUS. 

Emmenons-le  I  pour  Dieu,  emmenons-le! 

LA    NOURRICE. 

Oui  :  oui  : 

UN    SEIGNEUR. 

Attendons  un  instant  ! 

LE    ROI. 

Avez-vous  des  plumes  noires  ?  Il  faudrait  des 
plumes  noires  pour  savoir  si  la  reine  vit  encore... 
C'était  une  belle  femme,  vous  savez  !  —  Enten- 
dez-vous mes  dents  ? 

Le  petit  jour  entre  dans  la  chambre. 
TOUS. 

Quoi? 

LE    ROI. 

Entendez-vous  mes  dents  ? 

LA    NOURRICE. 

Ce  sont  les  cloches^  Seigneur... 

13 


[94-  l'A    PRIN'CESSE    MALEINE 


LE    ROI. 


Mais^  c'est  mon  cœur  alors  !...  Ah  1  je  les  aimais 
bien  tous  les  trois,  voyez-vous  !  —  Je  voudrais 
boire  un  peu... 

LA    NOURRICE,    apportant  un  verre  d  eau. 

Voici  de  l'eau. 

LE    ROI. 

Merci. 

Il  boit  avidement. 
LA    NOURRICE. 

Ne  buvez  pas  ainsi...  Vous  êtes  en  sueur. 

LE    ROI. 

J'ai  si  soif! 

LA    NOURRICE. 

Venez,  mon  pauvre  Seigneur  !  Je  vais  essuyer 
votre  front. 

LE    KOI. 

Oui.  —  Aïe!  vous  m'avez  fait  mail  Je  suis 
tombé  dans  le  corridor...  j'ai  eu  peur! 

LA   NOURRICE. 

Venez^  venez.  Allons-nous-en. 

LE    ROI. 

Ils  vont  avoir  froid  sur  les  dalles...  —  Elle  a 
crié  Maman  !  et  puis^  oh  !  oh  !  oh  !  —  C'est  dom- 
mage^ n'est-ce  pas?  Une    pauvre    petite  fille... 


ACTE    nXOUIEME  I95 


mais  c'est  le  vent...  Oh  !  n'ouvrez  jamais  les 
fenêtres  !  —  Il  faut  que  ce  soit  le  vent...  Il  y  avait 
des  vautours  aveugles  dans  le  vent  cette  nuit  ! 

—  Mais  ne  laissez  pas  traîner  ses  petites  mains 
sur  les  dalles...  Vous  allez  marcher  sur  ses  mains  ! 

—  Oh  !  oh  I  prenez  garde  ! 

LA   XOUKRICE. 

Venez^  venez.  Il  faut  se  mettre  au  lit.  Il  est 
temps.  Venez,  venez. 

LE    ROI. 

Oui^  oui,  oui^  il  fait  trop  chaud  ici...  Eteignez 
les  lumières  ;  nous  allons  au  jardin  ;  il  fera  frais 
sur  la  pelouse^  après  la  pluie  !  J'ai  besoin  d'un 
peu  de  repos...  Oh!  voilà  le  soleil  1 

Le  soleil  entre  dans  la  chambre. 
LA    NOURRICE. 

Venez,  venez  ;  nous  allons  au  jardin. 

LE    ROI. 

Mais  il  faut  enfermer  le  petit  Allan  !  Je  ne 
veux  plus  qu'il  vienne  m' épouvanter  I 

LA    NOURRICE. 

Oui^  oui.  nous  l'enfermerons.  Venez,  venez . 

LE    ROI. 

Avez-vous  la  clef  ? 

LA   NOURRICE. 

Oui^  venez. 


196  LA    PRIN'CESSE    MALEIXE 


LE    ROI. 

Oui^  aidez-moi...  J'ai  un  peu  de  peine  à  mar- 
cher... Je  suis  un  pauvre  petit  vieux...  Les 
jambes  ne  vont  plus...  Mais  la   tète  est  solide... 

Sappuyant  sur  la  nourrice.  Je  ne  VOUS  tais  paS  mal  ? 
LA    NOURRICE. 

Non,  non^  appuyez  hardiment. 

LE    ROI. 

Il  ne  faut  pas  m'en  vouloir,  n'est-ce  pas  ?  Moi 
qui  suis  le  plus  vieux,  j'ai  du  mal  à  mourir... 
Voilà  !  voilà  !  à  présent  c'est  fini  !  Je  suis  heureux 
que  ce  soit  fini;  car  j'avais  tout  le  monde  sur  le 
cœur. 

LA    NOURRICE. 

Venez,  mcn  pauvre  Seigneur. 

LE    ROI. 

Mon  Dieu  1  mon  Dieu  I  elle  attend  à  présent 
sur  les  quais  de  l'enter  1 

LA    NOURRICE. 

Venez  !  venez  1 

LE    ROI. 

Y  a-t-il  quelqu'un  ici  qui  ait  peur  de  la  malé- 
diction des  mctrts  ? 

ANGUS. 

Oui;  Sire,  moi... 


ACTE   CINQUIEME  197 


LE    KOI. 

Eh  bien  !  fermez  leurs  yeux  alors  et  allons-nous 
en! 

LA    NOURRICE. 

Oui^  oui,  venez,  venez. 

LE    ROI. 

Je  viens,  je  viens  !  Oh  1  oh  !  comme  je  vais  être 
seul  maintenant!...  —  Et  me  voilà  dans  le  mal- 
heur jusqu'aux  oreilles!  —  A  soixante-dix  sept 
ans  !  Où  donc  étes-vous  ? 


Ici^  ici. 


LA    NOURRICE. 


LE    ROI. 


Vous  ne  m'en  voudrez  pas?  —  Nous  allons 
déjeuner  ;  y  aura-t-il  delà  salade  ?  —  Je  vovidrais 
un  peu  de  salade... 

LA    NOURRICE. 

Oui,  oui,  il  y  en  aura. 

LE     ROI. 

Je  ne  sais  pas  pourquoi,  je  suis  un  peu  triste 
aujourd'hui.  —  Mon  Dieu  !  mon  Dievi  !  que  les 
morts  ont  donc  l'air  malheureux!... 

Il  sort  avec  la  nourrice 


198  LA    PRINXESSE    MALEIXE 


AXGUS. 


Encore  une  nuit  pareille  et  nous  serons  tout 
blancs  ! 

Ils  sortent  tous,  à  lexception  des  sept  béguines,  qui 
entonnent  le  iU/serere  en  transportant  les  cada- 
vres sur  le  lit.  Les  cloches  se  taisent.  On  entend 
les  rossignols  au  dehorsX'n  coq  saute  sur  l'appui 
de  la  fenêtre  et  chante. 


FIN 


A  Edmond  Picard. 


L'Intruse. 


PERSONNAGES 

,  L'Aïeul.  (Il  est  aveugle). 
Le  Père. 
L'Oncle. 

Les  trois  Filles. 
La  Sœur  de  Charité. 
La  Servante. 


La  scène  dans  les  temps  modernes. 


L'INTRUSE 


Une  salle  assez  sombre  en  un  vieux  château.  Une  porte  à  droite,  une 
porte  à  gauche  et  une  petite  porte  masquée,  dans  un  angle.  Au  fond, 
des  fenêtres  à  vitrauxoù  domine  le  %ert,  et  une  porte  a itrée  s'ouvrant 
sur  une  terrasse.  Une  grande  horloge  flamande  dans  un  coin.  Une 
lampe  allumée. 


LES    TROIS    FILLES. 

Venez    ici.   grand-père^   asse3'ez-vous    sous   la 
lampe. 


Il  me  semble  qu'il  ne  fait  pas  très  clair  ici, 

LE   PÈRE. 

Allons-nous  sur  la  terrasse,  ou  restons- nou.s 
dans  cette  chambre  ? 

l'oncle. 

Ne  vaudrait-il  pas  mieux  rester  ici  ?  Il  a  plu 
toute  la  semaine  et  ces  nuits  sont  humides-  et 
froides. 

LA  fille  aînée. 


Il  y  a  des  étoiles  cependant. 


202  L  INTRUSE 


L  ONCLE. 

Oh  !  les  étoiles^  ça  ne  prouve  rien. 
l'aïeul. 

Il  vaut  mieux  rester  ici^  on  ne  sait  pas  ce  qui 
peut  arriver. 

LE   PÈRE. 

Il  ne  faut  plus  avoir  d'inquiétudes.  Il  n'y  a 
plus  de  danger,  elle  est  sauvée... 

l'aïeul. 
Je  crois  qu'elle  ne  va  pas  bien... 

LE    PÈRE. 

Pourquoi  dites-vous  cela  ? 
l'aïeul. 
J'ai  entendu  sa  voix. 

LE   PÈRE. 

Mais  puisque  les  médecins  affirment  que  nous 
pouvons  être  tranquilles... 

l'oncle. 

V^ous  savez  bien  que  votre  beau-père  aime  à 
nous  inquiéter  inutilement. 


Je  n'y  vois  pas  comme  vous. 


L INTRUSE  203 


L  ONCLE. 

Il  faut  VOUS  en  rapporter  alors  à  ceux  qui  voient. 
Elle  avait  très  bonne  mine  cette  après-midi.  Elle 
dort  profondément^  et  nous  n'allons  pas  empoi- 
sonner la  première  bonne  soirée  que  le  hasard 
nous  donne...  Il  me  semble  que  nous  avons  le 
droit  de  nous  reposer,  et  même  de  rire  un  peu, 
sans  avoir  peur,  ce  soir. 

LE   PÈKE. 

C'est  vrai,  c'est  la  première  fois  que  je  me  sens 
chez  moi^  au  milieu  des  miens,  depuis  cet  accou- 
chement terrible. 

l'oncle. 

Une  fois  que  la  maladie  est  entrée  dans  une 
maison,  on  dirait  qu'il  y  a  un  étranger  dans  la 
famille. 

LE   PÈRE. 

Mais  alors^  on  voit  aussi  qu'en  dehors  de  la 
famille,  il  ne  faut  compter  sur  personne. 

l'oncle. 

V^ous  avez  bien  raison. 

l'aïeul. 

Pourquoi  n'ai-je  pu  voir  ma  pauvre  fille 
aujourd'hui  ? 

l'oncle. 
Vous  savez  bien  que  le  médecin  l'a  détendu. 


204  L  INTRUSE 


L  AÏEUL. 

Je  ne  sais  pas  ce  qu'il  faut  que  je  pense... 

l'oncle. 
Il  est  inutile  de  vous  inquiéter. 

L  AlEUL^    indiquant  la  porte  à  gauche. 

Elle  ne  peut  pas  nous  entendre  ? 

LE    PÈRE. 

Nous  ne  parlerons  pas  trop  haut  ;  d'ailleurs  la 
porte  est  très  épaisse^  et  puis  la  sœur  de  charité 
est  avec  elle^  et  nous  avertirait  si  nous  faisions 
trop  de  bruit. 

L  AÏEUL,  indiquant  la  porte  à  droite. 

Il  ne  peut  pas  nous  entendre  ? 

LE   PÈRE. 

Xon^  non. 

l'aïeul. 
Il  dort  ? 

LE    PÈRE. 

Je  suppose  que  oui. 

l'aïeul. 
Il  faudrait  aller  voir. 


L  INTRUSE 


L  ONCLE. 


Il  m'inquiéterait  plus  que  votre  femme^  ce 
petit.  Voilà  plusieurs  semaines  qu'il  est  né^  et  il 
a  remué  à  peine;  il  n'a  pas  poussé  un  seul  cri 
jusqu'ici  ;  on  dirait  un  enfant  de  cire. 


Je  crois  qu'il  sera  sourd,  et  peut-être  muet... 
Voilà  ce  que  c'est  que  les  mariages  consanguins... 

Silence  réprobateur. 
LE    PÈRE. 

Je  lui  en  veux  presque  du  mal  qu'il  a  fait  à  sa 
mère. 


Il  faut  être  raisonnable  ;  ce  n'est  pas  sa  faute 
au  pauvre  petit.  —  Il  est  tout  seul  dans  cette 
chambre  ? 

LE   PÈRE. 

Oui.  le  médecin  ne  veut  plus  qu'il  reste  dans 
la  chambre  de  sa  mère. 

l'oncle. 

Mais  la  nourrice  est  avec  lui  ? 

le  père. 

Non,  elle  est  allée  se  reposer  un  moment  ;  elle 
l'a  bien  gagné  depuis  ces  derniers  jours.  — 
Ursule,  va  donc  voir  s'il  dort  bien.  . 


2o6  l'intruse 


LA   FILLE   AINEE. 

Oui^  mon  père. 

Les  trois  sœurs  se  lèvent,  et,  se  tenant  par  la  main, 
entrent  dans  la  chambre,  à  droite. 

LE    PÈRE. 

A  quelle  heure  notre  sœur  viendra-t-elle  ! 

l'oncle. 
Je  crois  qu'elle  viendra  vers  neuf  heures. 

le  père. 

Il  est  neuf  heures  passées.  Je  voudrais  qu'elle 
vienne  ce  soir  ;  ma  femme  tient  beaucoup  à  la 
voir. 

l'oncle. 

Il  est  certain  quelle  viendra.  C'est  la  première 
fois  qu'elle  vienne  ici  ? 

LE    PÈRE. 

Elle  n'est  jamais  entrée  dans  la  maison. 

l'oncle. 
Il  lui  est  très  difficile  de  quitter  son  couvent. 

LE    PÈRE. 

Elle  sera  seule  ? 

l'oncle. 

Je  pense  qu'une  des  nonnes  l'accompagnera. 
Elles  ne  peuvent  pas  sortir  seules. 


L  INTRUSE 


LE    PÈRE. 

Elle  est  la  supérieure  cependant. 

l'oncle. 
La  règle  est  la  même  pour  toutes. 

l'aïeul. 
Vous  n'avez  plus  d'inquiétudes  ? 

l'oncle. 

Pourquoi  donc  aurions-nous  des  inquiétudes  ? 
Il  ne  faut  plus  revenir  là-dessus.  Il  n'y  a  plus  rien 
à  craindre. 

l'aïeul. 
Votre  sœur  est  plus  âgée  que  vous  ? 

l'oncle. 
Elle  est  l'ainée  de  nous  tous. 

l'aïeul. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  j'ai  ;  je  ne  suis  pas  tran- 
quille. Je  voudrais  que  votre  sœur  tut  ici. 

l'oncle. 
Elle  viendra  ;  elle  l'a  promis. 

l'aïeul. 
Je  voudrais  que  cette  soirée  fût  passée  I 

Rentrent  les  trois  tilies. 


2o8  l'intruse 


LE  pp:ke. 
Il  dort  ? 

LA    FILLE    AÎNÉE. 

Oui^  mon  père,  très  profondément. 

l'oncle. 
Qu'allons-nous  faire  en  attendant  ? 

l'aïeul. 
En  attendant  quoi  ? 

l'oncle. 
En  attendant  notre  sœur. 

le  père. 
Tu  ne  vois  rien  venir^  Ursule  ? 

LA   FILLE   AÎNÉE^  à  la  fenêtre. 

Non^  mon  père. 

LE   PÈKE. 

Et  dans  l'avenue  ?  —  Tu  vois  l'avenue  ? 

LA   FILLE. 

Oui^  mon  père  ;  il  y  a  clair  de  lune^  et  je  vois 
l'avenue  jusqu'aux  bois  de  cyprès. 

l'aïeul. 

Et  tu  ne  vois  personne  ? 

LA   FILLE. 

Personne^  grand-père. 


I/IXTRUSE  209 


i 


Quel  temps  fait-il  ? 

LA   FILLE. 

Il  fait  très  beau  ;  entendez-vous  les  rossignols  ? 

l'oncle. 
Oui^  oui. 

LA   FILLE. 

Un  peu  de  vent  s'élève  dan>  l'avenue. 

l'aïeul. 
Un  peu  de  vent  dans  l'avenue  ? 

LA   FILLE. 

Oui,  les  arbres  tremblent  un  peu. 
l'oncle. 

C'est  étonnant  que  ma  sœur  ne  soit  pas  encore 
ici. 

l'aïeul. 
Je  n'entends  plus  les  rossignols. 

LA   FILLE. 

Je  crois  que  quelqu'un  est  entré  dans  le  jardin^ 
grand-père. 

l'aïeul. 
Oui  e^t-ce  ? 

LA    FILLE. 

Je  ne  sais  pas^  je  ne  vois  personne. 


210  I/INTRUSE 


L'ONCLE. 

C'est  qu'il  n'y  a  personne. 

LA    FILLE. 

Il  doit  y  avoir  quelqu'un  dans  le  jardin  ;  les 
rossignols  se  sont  tus  tout  à  coup. 

l'aïeul. 

Je  n'entends  pas  marcher  cependant. 

LA    FILLE. 

Il  faut  que  quelqu'un  passe  près  de  l'étang, 
car  les  cygnes  ont  peur. 

UNE   AUTRE    FILLE. 

Tous  les  poissons  de  l'étang  plongent  subite- 
ment. 

LE   PÈRE. 

Tu  ne  vois  personne  ? 

LA    FILLE. 

Personne^  mon  père. 

LE    PÈRE. 

Mais  cependant^   l'étang  est  dans  le  clair  de 
lune... 

LA    FILLE. 

Oui  ;  je  vois  que  les  cygnes  ont  peur. 
l'oncle. 

Je  suis  sur  que  c'est  ma  sœur  qui  les  effraie. 
Elle  sera  entrée  par  la  petite  porte. 


LINÏRUSE 


LE    PERE. 

Je  ne  m'explique  pas  pourquoi  les  chiens 
n'aboient  point. 

LA    FILLE. 

Je  vois  le  chien  de  garde  tout  au  fond  de  sa 
niche.  —  Les  cygnes  vont  vers  l'autre  rive  1... 

l'oncle. 

Ils  ont  peur  de  ma  sœur.  Je  vais  voir,  ii  appelle. 
Ma  sœur  I  ma  sœur  1  Est-ce  toi  ?  —  Il  n'y  a  per- 
sonne. 

LA   FILLE. 

Je  suis  sûre  que  quelqu'un  est  entré  dans  le 
jardin.  Vous  allez  voir. 

l'oncle. 

Mais  elle  me  répondrait  ! 

l'aïeul. 

Est-ce  que  les  rossignols  ne  recommencent  pas 
à  chanter^  Ursule  ? 

LA  fille. 

Je  n'en  entends  plus  un  seul  dans  toute  la  cam- 
pagne. 

l'aïeul. 
Il  n'y  a  pas  de  bruit  cependant. 

LE   PÈRE. 

Il  y  a  un  silence  de  mort. 


L  INTRUSE 


L'AÏEUL. 

Il  faut  que  ce  soit  un  inconnu  qui  les  effraie^ 
car  si  c'était  quelqu'un  de  la  maison,  ils  ne  se 
tairaient  pas. 

l'oncle. 
Allez-vous  vous  occuper  des  rossignols  à  pré- 
sent ? 

l'aïeul. 
Toutes  les  fenéires  sont-elles  ouvertes,  Ursule? 

LA    FILLE. 

La  porte  vitrée  est  ouverte,  grand-père. 

l'aïeul. 

11  me  semble  que  le  froid  entre  dans  la  chambre. 

LA  fille. 

Il  y  a  un  peu  de  vent  dans  le  jardin,  grand- 
père,  et  les  rose>  s'effeuillent. 

LE    PÈRE. 

Eh  bien^  ferme  la  porte.  Il  est  tard. 

LA    FILLE. 

Oui,  mon  père.  —  Je  ne  peux  pas  fermer  la 
porte. 

LES   deux.   AU'TKES    FILLES. 

Nous  ne  pouvons  pas  la  fermer. 


L  INTRU.SE 


L  AÏEUL. 

Qu'y  a-t-il  donc,  mes  filles? 

l'oncle. 

Il  ne  faut  pas  dire  cela  d'une  voix  extraordi- 
naire. Je  vais  les  aider. 

LA   FILLE   AÎNÉE. 

Nous  ne  pan'enons  pas  à  la  fermer  tout  à  fait. 

l'oncle. 

C'est  à  cause  de  l'humidité.  Appuyons  ensem- 
ble. Il  faut  qu'il  y  ait  quelque  chose  entre  les 
battants. 

LE    PÈRE. 

Le  menuisier  l'arrangera  demain. 

l'aïeul. 
Est-ce  que  le  menuisier  vient  demain  ? 

LA    EILLE. 

Oui,  grand-père,  il  vient  travailler  dans  la  cave. 

l'aïeul. 
Il  va  faire  du  bruit  dans  la  maison  1... 

LA    FILLE. 

Je  lui  dirai  de  travailler  doucement. 

On  entend,  tout  à  coup,  le  bruit  d  une  faux  qa'on 
aiguise  au  dehors. 


214  LIxXTRUSE 


L  AIEUL^   tressaillant. 

Oh! 

l'oncle. 
Qu'est-ce  que  c'est  ? 

LA    FILLE. 

Je  ne  sais  pas  au  juste;  je  crois  que  c'est  le 
jardinier.  Je  ne  vois  pas  bien_,  il  est  dans  l'ombre 
de  la  maison. 

LE    PÈRE. 

C'est  le  jardinier  qui  va  faucher. 

l'oncle. 
Il  fauche  pendant  la  nuit  ? 

le  père. 

N'est-ce  pas  dimanche^  demain  ?  —  Oui.  — 
J'ai  remarqué  que  l'herbe  était  très  haute  autour 
de  la  maison. 

l'aïeul. 

Il  me  semble  que  sa  faux  fait  bien  du  bruit... 

LA    FILLE. 

Il  fauche  autour  de  la  maison. 

l'aïeul. 
L'aperçois-tu^  Ursule  ? 

LA   FILLE. 

Non^  grand-père^  il  est  dans  l'obscurité. 


LINTRUSE 

'■ 

215 

l'aïeul. 

Je  crains  qu'il  ne 

réveille  ma  fille. 

l'oncle. 

Nous  r 

entendons 

i  à  peine. 
l'aïeul. 

Moi;  je 

l'entends 

comme  s 

'il  fauchait 

dans 

la 

maison. 

l'oncle. 

La  malade  ne  l'entendra  pas  ;  il  n'y  a  pas  de 
danger. 

LE   PÈRE. 

Il  me  semble  que  la  lampe  ne  brûle  pas  bien  ce 
soir. 


Il  faudrait  y  mettre  de  l'huile. 

LE   PÈRE. 

J'en  ai  vu  mettre  ce  matin.  Elle  brûle  mal 
depuis  qu'on  a  fermé  la  fenêtre. 

l'oncle. 

Je  crois  que  le  verre  est  voilé. 

LE   PÈRE. 

Elle  brûlera  mieux  tout  à  l'heure. 


2  It)  L  INTRUSE 


LA    FILLE. 

Grand-père  s'est   endormi.    Il  n'a   pas   dormi 
depuis  trois  nuits. 

LE   PÈRE. 

Il  a  eu  bien  des  inquiétudes. 

l'oncle. 

Il  s'inquiète  toujours  outre  mesure.  Il  y  a  des 
moments  où  il  ne  veut  pas  entendre  raison. 

LE   PÈRE. 

C'est  assez  excusable  à  son  âge. 

l'oncle. 
Dieu  sait  où  nous  en  serons  à  son  âge  ! 

LE   PÈRE. 

Il  a  près  de  quatre-vingts  ans. 

l'oncle. 
Alors^  on  a  le  droit  d'être  étrange. 

LE    PÈRE. 

Il  est  comme  tous  les  aveugles. 

l'oncle. 
Ils  réfléchissent  un  peu  trop. 

LE    PÈRE. 

Ils  ont  trop  de  temps  à  perdre. 


I/IXTRUSE 


Ils  n'ont  pas  autre  chose  à  faire. 

LE   PÈRE. 

Et  puis,  ils  n'ont  aucune  distraction. 

l'oncxe.  -^ 

Cela  doit  être  terrible. 

le  père. 
Il  parait  qu'on  s'y  habitue. 

l'oncxe. 
Je  ne  puis  me  l'imaginer. 

LE   PÈRE. 

Il  est  certain  qu'ils  sont  à  plaindre. 
l'oncle. 

Ne  pas  savoir  oia  l'on  est,  ne  pas  savoir  d'où 
l'on  vient,  ne  pas  savoir  où  l'on  va,  ne  plus  dis- 
tinguer midi  de  minuit,  ni  l'été  de  l'hiver...  et 
toujours  ces  ténèbres,  ces  ténèbres...  j'aimerais 
mieux  ne  plus  vivre...  Est-ce  que  c'est  absolument 
incurable  ? 

LE   PÈRE. 

Il  paraît  que  oui. 

l'oncle. 
Mais  il  n'est  pas  absolument  aveugle  ? 


2i8  l'intruse 


LE   PÈRE. 

Il  distingue  les  grandes  clartés. 

l'oncle. 
Ayons  soin  de  nos  pauvres  yeux. 

LE  père. 
Il  a  souvent  d'étranges  idées. 

l'oncle. 
Il  y  a  des  moments  où  il  n'est  pas  amusant. 

le  père. 
Il  dit  absolument  tout  ce  qu'il  pense. 

l'oncle. 
Mais  autrefois^  il  n'était  pas  ainsi  ? 

LE   PÈRE. 

Mais  non  ;  dans  le  temps  il  était  aussi  raison- 
nable que  nous  ;  il  ne  disait  rien  d'extraordinaire. 
Il  est  vrai  qu'Ursule  l'encourage  un  peu  trop  ; 
elle  répond  à  toutes  ses  questions... 


Il  vaudrait  mieux  ne  pas  répondre^  c'est  lui 
rendre  un  mauvais  service. 


Dix  heures   sonnent. 


l'aïeul^  séveillant. 


Suis-je  tourné  vers  la  porte  vitrée  ? 


l'intruse  219 


LA   FILLE. 

Vous  avez  bien  dormi^  grand-père  ? 

l'aïeul. 
Suis-je  tourné  vers  la  porte  vitrée  ? 

la  fille. 
Oui.  grand-père. 

l'aïeul. 
Il  n'y  a  personne  à  la  porte  vitrée  ? 

la  fille. 
Mais  non,  grand-père^  je  ne  vois  personne. 

l'aïeul. 

Je  croyais  que   quelqu'un  attendait.  Il  n'est 
venu  personne? 

LA   FILLE. 

Personne,  grand-père. 

l'aïeul^  à  l'oncle  et  au  père. 

Et  votre  sœur  n'est  pas  venue  ? 

l'oncle. 

Il  est  trop  tard  ;  elle  ne  viendra  plus  ;  ce  n'est 
pas  gentil  de  sa  part. 

LE    PÈRE. 

Elle  commence  à  m'inquiéter. 

On    entend   un  bruit,   comme  de   quelqu  un    qui 
entre  dans  la  maison. 


I 


22Ô  L  INTRUSE 


L  ONCLE. 

Elle  est  là  !  avez-vous  entendu  ? 

LE   PÈRE. 

Oui  ;  quelqu'un  est  entré  par  les  souterrains. 

l'oncle. 

Il  faut  que  ce  soit  notre  sœur.  J'ai  reconnu  son 
pas. 

l'aïeul. 
J'ai  entendu  marcher  lentement. 

le  père. 
Elle  est  entrée  très  doucement. 

l'oncle. 
Elle  sait  qu'il  y  a  un  malade. 

l'aïeul. 
Je  n'entends  plus  rien  maintenant. 

l'oncle. 


Elle  montera  immédiatement,  on  lui  dira  que 
nous  sommes  ici. 

LE    PÈRE. 

Je  suis  heureux  qu'elle  soit  venue. 

l'oncle. 
J'étais  sur  qu'elle  viendrait  ce  soir. 


l'intruse 


l'aïeul. 
Elle  tarde  bien  à  monter. 

l'oncle. 
Il  faut  cependant  que  ce  soit  elle. 

le  père. 
Nous  n'attendons  pas  d'autres  visites. 

l'aïeul. 
Je  n'entends  aucun  bruit  dans  les  souterrains. 

LE    PÈRE. 

Je  vais  appeler  la  servante  ;  nous  saurons  à  quoi 
nous  en  tenir. 

Il  tire  un  cordon  de  sonnette. 

l'aïeul. 
J'entends  déjà  du  bruit  dans  l'escalier. 

LE   PÈRE. 

C'est  la  servante  qui  monte. 

l'aïeul. 
Il  me  semble  qu'elle  n'est  pas  seule. 

le  père. 
Elle  monte  lentement... 

l'aïeul. 
J'entends  les  pas  de  votre  sœur  ! 


I 


I/IXTRUSE 


LE    PERE. 

Je  n'entends^  moi^  que  la  servante. 

l'aïeul. 
C'est  votre  sœur  !  c'est  votre  sœur  ! 

On  frappe  à  la  petite  porte. 

l'oncle. 

Elle  frappe  à  la  porte  de  l'escalier  dérobé. 

le  père. 

Je  vais  ouvrir  moi-même,  parce  que  cette 
petite  porte  fait  trop  de  bruit  ;  elle  ne  sert  que 
lorsqu'on  veut  entrer  dans  la  chambre  sans  qu'on 

s'en  aperçoive.  Il  entrouvre  la  petite  porte:   la  servante  reste 
dehors,  dans  lentre-bâillen^ent.  Où  éteS-VOUS  ? 

LA   SERVANTE. 

Ici^  Monsieur. 

l'aïeul. 
Votre  sœur  est  à  la  porte  ? 

l'oncle. 
Je  ne  vois  que  la  servante. 

LE   PÈRE. 

Il  n'y  a  que  la  servante,  a  la  servante.  Qui  est-ce 
qui  est  entré  dans  la  maison  ? 

LA    SERVANTE. 

Entré  dans  la  maison  ? 


I    INTRUSE  223 


LE   PERE. 

Oui^  quelqu'un  est  venu  tout  à  l'heure  ? 

LA    SERVANTE. 

Personne  n'est  venu^  Monsieur. 

l'aïeul. 
Qui  est-ce  qui  soupire  ainsi  ? 

l'oxcle. 
C'est  la  servante,  elle  est  essoufflée. 

l'aïeul. 
Est-ce  qu'elle  pleure  ? 

l'oncle. 
Mais  non  ;  pourquoi  pleurerait-elle  ? 

LE    PÈRE^    à  la  servante. 

Quelqu'un  n'est  pas  entré^  tout  à  l'heure  ? 

la    SERVANTE. 

Mais  non^  Monsieur. 

LE   PÈRE. 

Mais  nous  avons  entendu  ouvrir  la  porte  I 

LA    SERVANTE. 

C'est  moi  qui  ai  fermé  la  porte. 

LE   PÈRE. 

Elle  était  ouverte  ? 


I/INTRUSE 


LA    SERVANTE. 

Oui,  Monsieur. 

LE    PÈRE. 

Pourquoi  était-elle  ouverte,  à  cette  heure  ? 

LA    SERVANTE. 

Je  ne  sais  pas^  Monsieur^  moi  je  l'avais  fermée. 

LE   PÈRE. 

Mais  alors^  qui  est-ce  qui  l'a  ouverte  ? 

LA    SERVANTE. 

Je  ne  sais  pas,  Monsieur,  il  faut  que  quelqu'un 
soit  sorti  après  moi... 

LE   PÈRE. 

Il  faut  faire  attention.  —  Mais  ne  poussez  donc 
pas  la  porte;  vous  savez  bien  qu'elle  fait  du  bruit! 

LA    SERVANTE. 

Mais^  Monsieur^  je  ne  touche  pas  à  la  porte. 

LE    PÈRE. 

Mais  si  !  vous  poussez  comme  si  vous  vouliez 
entrer  dans  la  chambre  ! 

LA    SER\'ANTE. 

Mais^  Monsieur^  je  suis  à  trois  pas  de  la  porte! 

LE  pèrp:. 
Parlez  un  peu  moins  haut. 


l/lNTRUSE  225 


Est-ce  qu'on  éteint  la  lumière  ? 

LA    FILLE   AÎNÉE. 

Mais  non,  grand-père. 

l'aïeul. 
11  me  semble  qu'il  fait  noir  tout  à  coup.    \,^ 

LE    PÈRE^    à  la  servante. 

Descendez,  mais  ne  faites  plus  de  bruit  dans 
l'escalier. 

LA    SERVANTE. 

Je  n'ai  pas  fait  de  bruit. 

LE    PÈRE. 

Je  vous  dis  que  vous  avez  fait  du  bruit  ;  descen- 
dez doucement;  vous  éveilleriez  Madame. 

Et   s'il  venait  quelqu'un,  dites  que  nous  n'y 
sommes  pas. 

l'oncle. 

Oui^  dites  que  nous  n'y  sommes  pas  î 

l'aïeul^     tressaillant. 

Il  ne  fallait  pas  dire  cela  ! 

LE   PÈRE. 

...Si  ce  n'est  pour  ma  sœur  et  pour  le  médecin. 

l'oncle. 
A  quelle  heure  le  médecin  viendra-t-il  ? 


226  l'intruse 


LE    PERE. 

Il  ne  pourra  pas  venir  avant  minuit. 

Il  ferme  la  porte.  On  entend  sonner  onze  heures 

l'aïeul. 
Elle  est  entrée  ? 

le  père. 
Oui  donc  ? 

l'aïeul. 
La  servante  ? 

le  père. 
Mais  non^  elle  est  descendue. 

l'aïeul. 
Je  cro^^ais  qu'elle  s'était  assise  à  la  table. 

l'oncle. 
La  servante  ? 

l'aïeul. 
Oui. 

l'oncle. 
Il  ne  manquerait  plus  que  cela  ! 

l'aïeul. 
Personne  n'est  entré  dans  la  chambre  ? 

le  père. 
Mais  non^  personne  n'est  entré. 


L INTRUSE  227 


L  AÏEUL. 

Et  votre  sœur  n'est  pas  ici  ? 

l'oncle. 
Notre  sœur  n'est  pas  venue. 

l'aïeul. 
Vous  voulez  me  tromper  I 

l'oncle. 
Vous  tromper  ? 

l'aïeul. 

Ursule^    dis-moi   la  vérité^    pour    l'amour   de 
Dieu! 

la  fille  aînée. 

Grand-père  !   grand-père  !   qu'est-ce  que  vous 
avez  ? 

l'aïeul. 

Il  est  arrivé  quelque  chose  ! . . .  Je  suis  sur  que 
ma  fille  est  plus  mail... 

l'oncle. 

Est-ce  que  vous  rêvez  ? 

l'aïeul. 

Vous  ne  voulez  pas  me  le  dire!...  Je  vois  bien 
qu'il  y  a  quelque  chose  I... 

l'oncle. 

En  ce  cas^  vous  voyez  mieux  que  nous. 


128  l'intruse 


L  AÏEUL. 

U rsule,  dis-moi  la  vérité  ! 

LA     FILLE. 

Mais  on  vous  dit  la  vérité^  grand-père  ! 

l'aïeul. 
Tu  n'as  pas  ta  voix  ordinaire  ! 

le  père. 
C'est  parce  que  vous  l'effrayez. 

l'aïeul. 
Votre  voix  est  changée^  elle  aussi  I 

LE   PÈRE. 

Mais  vous  devenez  fou  ! 

Lui  et  l'oncle   se   font   des   signes   d'intelligence, 
pour  se  persuader  que  l'aïeul  a  perdu  la  raison. 

l'aïeul. 
J'entends  bien  que  vous  avez  peur  ! 

le  père. 
Mais  de  quoi  donc  aurions-nous  peur  ? 

l'aïeul. 
Pourquoi  voulez-vous  me  tromper  ? 

l'oncle. 
Qui  est-ce  qui  songe  à  vous  tromper  ? 

l'aïeul. 
Pourquoi  avez-vous  éteint  la  lumière  ? 


L  ONCLE. 

Mais  on  n'a  pas  éteint  la  lumière  ;  il  fait  aussi 
clair  qu'auparavant. 

LA    FILLE. 

Il  me  semble  que  la  lampe  a  baissé. 

LE   PÈRE. 

J'y  vois  aussi  clair  que  d'habitude. 

l'aïeul. 

J'ai  des  meules  de  moulin  sur  les  yeux  !  Mes 
filles,  dites-moi  donc  ce  qui  arrive  ici  !  dites-le- 
moi  pour  l'amour  de  Dieu_,  vous  autres  qui  voyez! 
Je  suis  ici,  tout  seul,  dans  des  ténèbres  sans  fin  ! 
Je  ne  sais  pas  qui  vient  s'asseoir  à  côté  de  moi! 
Je  ne  sais  plus  ce  qui  se  passe  à  deux  pas  de 
moi!...  Pourquoi  parliez-vous  à  voix  basse^  tout 
à  l'heure  ? 

le  père. 
Personne  n'a  parlé  à  voix  basse. 

l'aïeul. 
Vous  avez  parlé  à  voix  basse,  près  de  la  porte. 

LE   PÈRE. 

Vous  avez  entendu  tout  ce  que  j'ai  dit. 

l'aïeul. 

Vous  avez  introduit  quelqu'un  dans  la  cham- 
bre ? 


230  L INTRUSE 


LE    PERE. 

Mais  je  vous  dis  que  personne  n'est  entré  ! 

l'aïeul. 

Est-ce  votre  sœur  ou  un  prêtre  ?  —  Il  ne  faut 
pas  essayer  de  me  tromper.  —  Ursule^  qui  est-ce 
qui  est  entré  ? 

LA     FILLE. 

Personne,  grand-père. 

l'aïeul. 

Il  ne  faut  pas  essayer  de  me  tromper  ;  je  sais  ce 
que  je  sais  !  —  Combien  sommes-nous  ici? 

la    fille. 

Nous  sommes  six  autour  de  la  table^  grand- 
père. 

l'aïeul. 

Vous  êtes  tous  autour  de  la  table  ? 

LA     FILLE. 

Oui^  grand-père. 

l'aïeul. 
Vous  êtes  là,  Paul  ? 

le  pèke. 
Oui. 

l'aïeul. 
Vous  êtes  là^  Olivier  ? 


L INTRUSE  231 


Mais  oui;  mais  oui  ;  je  suis  ici,  à  ma  place  ordi- 
naire. Ce  n'est  pas  sérieux^  n'est-ce  pas  ? 

l'aïeul. 

Tu  es  là^  Geneviève  ? 

UNE   DES    FILLES. 

Oui,  grand-père. 

l'aïeul. 
Tu  es  là,  Gertrude  ? 

UNE    autre    fille. 

Oui^  grand-père. 

l'aïeul. 
Tu  es  ici^  Ursule  ? 

LA    FILLE    AÎNÉE. 

Oui,  grand-père,  à  côté  de  vous. 

l'aïeul. 
Et  qui  est-ce  qui  est  assis  là  ? 

LA     FILLE. 

Où  donc,  grand-père  ?  —  Il  n'y  a  personne. 

l'aïeul. 
Là^  là,  au  milieu  de  nous  ? 

LA   FILLE. 

Mais  il  n'y  a  personne^  grand-père  ! 


232  I/INTRUSE 


LE    PÈRE. 

On  VOUS  dit  qu'il  n'\'  a  personne  ! 

l'aïeul. 
Mais  vous  ne  vo3'ez  pas,  vous  autres  ! 

l'oncle. 
Voyons,  vous  voulez  rire  ? 

l'aïeul. 
Je  n'ai  pas  envie  de  rire,  je  vous  assure. 

l'oncle. 
Alors,  croyez-en  ceux  qui  voient. 

L  AlEL'L.  indécis. 

Je  croyais  qu'il  y  avait  quelqu'un...  Je  crois 
que  je  ne  vivrai  plus  longtemps... 

l'oncle. 

Pourquoi   irions-nous  vous  tromper  ?  à  quoi 
cela  ser\,'irait-il  ? 

LE    PÈRE. 

Il  faudrait  bien  vous  dire  la  vérité. 

l'oncle. 
A  quoi  bon  se  tromper  mutuellement  ? 

LE    PÈRE. 

Vous  ne  pourriez  vivre  longtemps  dans  l'erreur. 


L INTRUSE  2\^ 


L  AIEUL^  essayant  de  se  lever. 

Je  voudrais  percer  ces  ténèbres!... 

LE   PÈRE. 

Où  voulez-vous  aller  ? 

l'aïeul. 
De  ce  côté  là... 

LE  père. 
Ne  vous  troublez  pas  ainsi... 

l'oncle. 
Vous  êtes  étrange  ce  soir. 

l'aïeul. 
C'est  vous  autres  qui  me  semblez  étranges  î 

LE   PÈRE. 

Que  cherchez-vous  ainsi  ?... 

l'aïeul. 
Je  ne  sais  pas  ce  que  j'ai  ! 

LA    FILLE   AÎNÉE. 

Grand-père^     grand-père,     que    vous    faut-il, 
grand-père  ? 

l'aïeul. 

Donnez-moi  vos  petites  mains,  mes  filles. 

LES   TROIS    FILLES. 

Oui,  grand-père. 


234  L INTRUSE 


L  AÏEUL. 

Pourquoi  tremblez-vous  toutes  les  trois^  mes 
filles  ? 

LA   FILLE   AÎNÉE. 

Nous  ne  tremblons  presque  pas^  grand-père. 
l'aïeul. 
^  Je  crois  que  vous  êtes  pâles  toutes  les  trois. 

LA    FILLE   AÎNÉE. 

Il  est  tard,  grand-père^  et  nous  sommes  fati- 
guées. 

LE    PÈRE. 

Il  faudrait   aller  vous  coucher  et  grand-père 
aussi  ferait  mieux  de  prendre  un  peu  de  repos. 

l'aïeul. 
Je  ne  pourrais  pas  dormir  cette  nuit  ! 

l'oncle. 
Nous  attendrons  le  médecin. 


Préparez-moi  à  la  vérité  ! 

l'oncle. 
Mais  il  n'y  a  pas  de  vérité  ! 

l'aïeul. 
Alors^  je  ne  sais  pas  ce  qu'il  y  a  ! 


L INTRUSE  235 


L  ONCLE. 

Je  VOUS  dis  qu'il  n'y  a  rien  du  tout  1 

l'aïeul. 
Je  voudrais  voir  ma  pauvre  fille  ! 

LE    PÈRE. 

Mais  vous  savez  bien  que  c'est  impossible  ;  il  ne 
faut  pas  l'éveiller  inutilement. 

l'ON'CLE. 

Vous  la  verrez  demain. 

l'aïeul. 
On  n'entend  aucun  bruit  dans  sa  chambre. 

l'oncle. 
Je  serais  inquiet  si  j'entendais  du  bruit. 

l'aïeul. 

Il  y  a  bien  longtemps  que  je  n'ai  vu  ma  fille  !... 
Je  lui  ai  pris  les  mains  hier  au  soir  et  je  ne  la 
voyais  pas  î...  Je  ne  sais  plus  ce  qu'elle  devient... 
Je  ne  sais  plus  comment  elle  est...  Je  ne  connais 
plus  son  visage...  Elle  doit  être  changée  depuis 
ces  semaines  ! ...  J'ai  senti  les  petits  os  de  ses  joues; 
sous  mes  mains...  Il  n'y  a  plus  -que  les  ténèbres 
entre  elle  et  moi^  et  vous  tous!...  Je  ne  peux  plus 
vivre  ainsi ...  ce  n'est  pas  vivre  cela  !...  Vous  êtes 
là;  touS;  les  yeux  ouverts  à  regarder  mes  yeux 
mortS;  et  pas  un  de  vous  n'a  pitié  ! ...  Je  ne  sais  pas 


236  l'intruse 


ce  que  j'ai...  on  ne  dit  jamais  ce  qu'il  faudrait 
dire...  et  tout  est  effrayant  lorsqu'on  y  songe.... 
Mais  pourquoi  ne  parlez-vous  plus  ? 

l'oncle. 

Que  voulez-vous  que  nous  disions^  puisque 
vous  ne  voulez  pas  nous  croire  ? 

l'aïeul. 

^  Vous  avez  peur  de  vous  trahir  ! 

LE   PÈRE. 

Mais  soyez  donc  raisonnable,  à  la  fin  ! 

l'aïeul. 

Il  y  a  longtemps  que  l'on  me  cache  quelque 
chose!...  Il  s'est  passé  quelque  chose  dans  la 
maison...  Mais  je  commence  à  comprendre  main- 
tenant... Il  y  a  trop  longtemps  qu'on  me  trompe  I 

—  Vous  croyez  donc  que  je  ne  saurai  jamais  rien? 

—  Il  y  a  des  moments  où  je  suis  moins  aveugle 
que  vous^  vous  savez?...  Est-ce  que  je  ne  vous 
entends  pas  chuchoter,  depuis  des  jours  et  des 
jours,  comme  si  vous  étiez  dans  la  maison  d'un 
pendu  ?  —  Je  n'ose  pas  dire  ce  que  je  sais  ce  soir... 
Mais  je  saurai  la  vérité  !...  J'attendrai  que  vous 
disiez  la  vérité  ;  mais  il  y  a  longtemps  que  je  la 
sais,  malgré  vous!  —  Et  maintenant,  je  sens  que 
vous  êtes  tous  plus  pâles  que  des  morts  ! 

LES   TROIS   FILLES. 

Grand-père  !  grand-père  î  qu'avez-vous  donc, 
grand-père  ? 


LIxVTRUSE  2  7,] 


Ce  n'est  pas  de  vous  que  je  parle^  mes  filles^ 
non^  ce  n'est  pas  de  vous  que  je  parle...  Je  sais 
bien  que  vous  m'apprendriez  la  vérité,  s'ils 
n'étaient  pas  autour  de  vous!...  Et  d'ailleurs  je 
suis  sur  qu'ils  vous  trompent  aussi...  Vous  verrez, 
mes  filles,  vous  verrez!...  Est-ce  que  je  ne  vous 
entends  pas  sangloter  toutes  les  trois  ? 

LE    PÈRE. 

Est-ce  que.  vraiment,  ma  femme  est  en  danger? 

l'aïeul. 

Il  ne  faut  plus  essayer  de  me  tromper  ;  il  est 
trop  tard  maintenant,  et  je  sais  la  vérité  mieux 
que  vous  !... 

l'oncle. 

Mais  enfin,  nous  ne  sommes  pas  aveugles,  nous  ! 

LE    père. 

Voulez-vous  entrer  dans  la  chambre  de  votre 
fille  ?  Il  y  a  ici  un  malentendu  et  une  erreur  qui 
doivent  finir.  —  Voulez-vous  ? 

L  AÏEUL,   subitement  indécis. 

Non;  non,  pas  maintenant...  pas  encore... 

l'oncle. 

Vous  voyez  bien  que  vous  ivètes  pas  raison- 
nable. 


238  l'intruse 


L  AÏEUL. 

On  ne  sait  jamais  tout  ce  qu'un  homme  n'a  pas 
pu  dire  dans  sa  vie!...  —  Qui  est-ce  qui  fait  ce 
bruit  ? 

LA   FILLE   AÎNÉE. 

C'est  la  lampe  qui  palpite  ainsi;  grand-père. 

l'aïeul. 

Il  me  semble  qu'elle  est  bien  inquiète...  bien 
inquiète... 

LA  fille. 

C'est  le  vent  froid  qui  la  tourmente... 

l'oncle. 

Il  n'y  a  pas  de  vent  froid^  les  fenêtres  sont 
fermées. 

LA  fille. 
le  crois  qu'elle  va  s'éteindre. 

le  père. 
Il  n'y  a  plus  d'huile. 

LA  fille. 
Elle  s'éteint  tout  à  fait. 

LE    PÈRE. 

Nous  ne  pouvons  pas  rester  ainsi  dans  les 
ténèbres. 


L INTRUSE  239 


L  ON'CLE. 

Pourquoi  pas  ?  —  J'y  suis  déjà  habitué. 

LE   PÈRE. 

Il  y  a  de  la  lumière  dans  la  chambre  de  ma 
femme. 

l'oncle. 

Nous  en  prendrons  tout  à  l'heure  quand  le 
médecin  sera  venu. 

LE    PÈRE. 

Il  est  vrai  qu'on  y  voit  assez  ;  il  y  a  la  clarté  du 
dehors. 

l'aïeul. 

Est-ce  qu'il  fait  clair  dehors  ? 

LE    PÈRE. 

Plus  clair  qu'ici. 

l'oncle.. 
Moi^  j'aime  autant  causer  dans  l'obscurité. 

LE    PÈRE. 

Moi  aussi. 

Silence. 

l'aïeul. 
Il  me  semble  que  l'horloge  fait  bien  du  bruit!... 

LA    FILLE    AÎNÉE. 

C'est  qu'on  ne  parle  plus^  grand-père. 


l 


240  I.  INTRUSE 


L  AÏEUL. 

Mais  pourquoi  vous  taisez-vous  tous  ? 

l'oncle. 

De  quoi  voulez-vous  que   nous   parlions  ?   — 
Vous  n'êtes  pas  sérieux  ce  soir. 

l'aïeul. 
Est-ce  qu'il  fait  très  noir  dans  la  chambre  ? 

l'oncle. 
Il  n^y  fait  pas  très  clair. 

Silence. 

l'aïeul. 

Je  ne  me  sens  pas  bien^  Ursule  ;  ouvre  un  peu 
la  fenêtre. 

le  père. 

Oui^  ma  fille,  ouvre  un  peu  la  fenêtre  ;  je  com- 
mence à  avoir  besoin  d'air,  moi  aussi. 

La  fille  ouvre  une  fenêtre. 

l'oncle. 

Je  crois  positivement  que  nous  sommes  restés 
enfermés  trop  longtemps. 

l'aïeul. 

Est-ce  que  la  fenêtre  est  ouverte  ? 

LA     FILLE. 

Oui^  grand-père^  elle  est  grande  ouverte. 


L INTRUSE  241 


On  ne  dirait  pas  qu'elle  est  ouverte  ;  il  ne  vient 
aucun  bruit  du  dehors. 

LA   FILLE. 

Non,  grand-père,  il  n'y  a  pas  le  moindre  bruit. 

LE   PÈRE. 

Il  y  a  un  silence  extraordinaire. 

LA    FILLE. 

On  entendrait  marcher  un  ange. 

l'oncle. 
Voilà  pourquoi  je  n'aime  pas  la  campagne. 

l'aïeul. 

Je  voudrais  entendre  un  peu  de  bruit.  Quelle 
heure  est-il,  Ursule  ? 

LA     FILLE. 

Minuit  bientôt,  grand-père. 

Ici  l'Oncle  se  met  à  marcher  de  long  en  larjre  dans 
la  chambre. 

l'aïeul. 

Oui  est-ce  qui  marche  ainsi^  autour  de  nous  ? 

l'oncle. 

C'est  moi,  c'est  moi,  n'ayez  pas  peur.  J'éprouve 
le  besoin  de  marcher  un  peu.  Silence.  —  Mais  je  vais 
me  rasseoir;  — je  ne  vois  pas  où  je  vais. 

Silence. 
16' 


242  L INTRUSE 


Je  voudrais  être  ailleurs  ! 

LA     FILLE. 

Où  voudriez-vous  aller,  grand-père  ? 

l'aïeul. 

Je  ne  sais  pas  où  —  dans  une  autre  chambre, 
n'importe  où!  n'importe  où  ! 

LE    PÈRE. 

Où  irions-nous  ? 

l'oncle. 
Il  est  trop  tard  pour  aller  ailleurs. 

Silence.  Ils  sont  assis,  immobiles,  autour  de  la  table. 

l'aïeul. 
Qu'est-ce  que  j'entends,  Ursule? 

LA     FILLE. 

Rien^  grand-père^  ce  sont  des  feuilles  qui  tom- 
bent ;  —  oui^  ce  sont  des  feuilles  qui  tombent  sur 
la  terrasse. 

l'aïeul. 

Va  fermer  la  fenêtre.  Ursule. 

LA     FILLE. 

Oui^  grand-père. 

Elle  ferme  la  fenêtre  et  revient  s'asseoir. 


L INTRUSE  243 


L  AÏEUL. 
J'ai  froid.  Siience.  Les  trois  sœurs  s'embrassent.  Qu'cst-Ce 

que  j'entends  maintenant. 

LE    PÈRE. 

Ce  sont  les  trois  sœurs  qui  s'embrassent. 

l'oncle. 
Il  me  semble  qu'elles  sont  bien  pâles,  ce  soir. 

Silence. 

l'aïeul. 
Qu'est-ce  que  j'entends  encore  ? 

LA    FILLE. 

Rien,  grand-père  ;  ce  sont  mes  mains  que  j'ai 
jointes. 


Silence. 

l'aïeul. 
Et  ceci?... 

LA    FILLE. 

Je  ne  sais   pas,    grand-père...    peut-être  mes 
sœurs  qui  tremblent  un  peu  ? 

l'aïeul. 

J'ai  peur  aussi,  mes  filles. 

Ici  un  rayon  de  lune  pénétre  par  un  coin  des 
\i'.rau,v  et  répand,  çà  et  là,  quelques  lueurs 
étranges  dans  la  chambre.  Minuit  sonne  et,  au 
dernier  coup,  il  semble,  à  certains,  qu'on  en- 
tende, très  vaguement,  un  bruit  comme  de  quel- 
qu'un qui  se  lèverait  en  toute  hâte. 


244  L INTRUSE 


L'AÏEUL^  tressaillant  dune  épouvante  spéciale. 

^  Qui  est-ce  qui  s'est  levé  ? 
l'oncle. 
On  ne  s'est  pas  levé  ! 

LE    PÈRE. 

Je  ne  me  suis  pas  levé  ! 

LES   TROIS    FILLES. 

Moi  non  plus  !  —  Moi  non  plus  !  —  Moi  non 
plus  ! 

l'aïeul. 
Il  3'  a  quelqu'un  qui  s'est  levé  de  table  ! 

l'oncle. 
La  lumière!... 

Ici  on  entend  tout  à  coup  un  vagissement  d'épou- 
vante, à  droite,  dans  la  chambre  de  1  enfant;  et 
ce  vagissement  continue  avec  des  gradations  de 
terreur,  jusqu'à  la  fin  delà  scène. 

LE    PÈRE. 

Ecoutez  !  l'enfant  1 

l'oncle. 
Il  n'a  jamais  pleuré  ! 

LE    PÈRE. 

Allons  voir! 


L INTRUSE  245 


l'oncle. 
La  lumière  I  la  lumière  ! 


A  ce  moment,  on  entend  courir  à  pas  précipites 
et  sourds,  dans  la  chambre  de  gauche. —  Ensuite, 
un  silence  de  mort.  —  Ils  écoutent  dans  une 
muette  terreur,  jusqu'à  ce  que  la  porte  de  cette 
chambre  s  ouvre  lentement,  la  clarté  de  la  pièce 
^■oi9ine  sirrue  dans  la  salle,  et  la  Sœur  de  Cha- 
rité paraît  sur  le  seuil,  en  ses  vêtements  noirs, 
et  s'incline  en  faisant  le  signe  de  la  croix,  pour 
annoncer  la  mort  de  la  femme.  Ils  comprennent, 
et.  après  un  moment  d  indécision  et  d  effroi, 
entrent  en  silence  dans  la  chambre  mortuaire, 
tandis  que  l'Oncle,  sur  le  pas  de  la  porte,  .s'efface 
poliment,  pour  laisser  passer  les  trois  jeunes 
filles.  L'aveugle,  resté  seul,  se  lève  et  s'agite,  à 
tâtons,  autour  de  la  table,  dans  les  ténèbres. 


L  AÏEUL. 

Où  allez-vous  ?   —   Où    allez-vous  ?    —    Elles 
m'ont  laissé  tout  seul  ! 


FIX 


A  Charles  Van  Lcrbcrghe. 


Les  Aveugles. 


PERSONNAGES 

Lk  Pkktke. 

Trois  Aveugles-nks. 

Le  plus  vieil  Aveugle. 

Le  cinquième  Aveugle. 

Le  sixième  Aveugle. 

Trois  \'ieilles  Aveugles  ex  prière. 

La  plus  vieille  Aveugle. 

Une  jeune  A\'eugle. 

Une  Aveugle  folle. 


LES    AVEUGLES 


Une  très  ancienne  forêt  septentrionale,  d  aspect  éternel  sous  un  ciel 
profondément  étoile.  —  Au  milieu,  et  vers  le  fond  de  la  nuit,  est  assis  un 
très  vieux  preTre  enveloppé  d'un  large  manteau  noir.  Le  buste  et  la  tète, 
légèrement  renversés  et  mortellement  immobiles,  s'appuient  contre  le 
tronc  d'un  chêne  énorme  et  caverneux.  La  face  est  d'une  immuable  livi- 
dité de  cire  où  s'entrouvrent  les  lèvres  violettes.  Les  yeux  muets  et  fixes 
ne  regardent  plus  du  côté  ^  isible  de  l'éternité,  et  semblent  ensanglantés 
sous  un  grand  nombre  de  douleurs  immémoriales  et  de  larmes.  Les  che- 
veux, d'une  blancheur  très  grave,  retombent  en  mèches  roides  et  rares, 
sur  le  visage  plus  éclairé  et  plus  las  que  tout  ce  qui  l'entoure  dans  le 
silence  attentif  de  la  morne  forêt.  Les  mains  amaigries  sont  rigidement 
jointes  sur  les  cuisses.  —  A  droite,  six  vieillards  aveugles  sont  assis  sur 
des  pierres,  des  souches  et  des  feuilles  mortes.  —  A  tiauche,  et  séparées 
d'eux  par  un  arbre  déraciné  et  des  quartiers  de  roc,  six  femmes,  également 
aveu;; les,  sont  assises  en  face  des  vieillards.  Trois  d'entre  elles  prient  et 
se  lamentent  dune  voix  sourde  et  sans  interruption.  Une  autre  est  très 
vieille.  La  cinquième,  en  une  attitude  de  muette  démence,  porte,  sur  les 
genoux,  un  petit  enfant  endormi.  La  sixième  est  d'une  jeunesse  éclatante 
et  sa  chevelure  inonde  tout  son  être.  Elles  ont,  ainsi  que  les  vieillards, 
d'amples  vêtements,  sombres  et  uniformes.  La  plupart  attendent,  les  cou- 
des sur  les  genoux  et  le  visage  entre  les  mains;  et  tous  semblent  avoir 
perdu  l'habitude  du  geste  inutile  et  ne  détournent  plus  la  tête  aux  rumeurs 
étouffées  et  inquiètes  de  l'Ile.  De  grands  arbres  funéraires,  des  ifs,  des 
saules  pleureurs,  des  cyprès,  les  couvrent  de  leurs  ombres  fidèles.  Une 
toufîe  de  longs  asphodèles  maladifs  fleurit,  non  loin  du  prêtre,  dans  la 
nuit.  Il  fait  extraordinairement  sombre,  malgré  le  clair  de  lune  qui,  çà 
et  là,  s'efforce  d'écarter  un  moment  les  ténèbres  des  feuillages. 


LES   AVEUGLES 


PREMIER     AVEUGLE-NE. 

Il  ne  revient  pas  encore  ? 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Vous  m'avez  éveillé  ! 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Je  dormais  aussi. 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Il  ne  revient  pas  encore? 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Je  n'entends  rien  venir. 

TROISIÈME   A\'EUGLE-NÉ. 

Il  est  temps  de  rentrer  à  l'hospice. 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Il  faudrait  savoir  où  nous  sommes. 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  fait  froid  depuis  son  départ. 

LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Quelqu'un  sait-il  où  nous  sommes  ? 

LA    PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Nous    avons    marché    très    longtemps  ;    uqus 


devons  être  très  loin  de  l'hospice. 


I,ES    AVEUGLES 


PREMIER      AVEUGLE-NE. 

Ah  I  les  femmes  sont  en  face  de  nous  ? 

LA   PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Nous  sommes  assises  en  face  de  vous. 

PREMIER      AVEUGLE-NÉ. 

Attendez,  je  viens  près  de  vous,  ii  se  leve  et  tâtonne. 
—  Où  ètes-vous  ?  —  Parlez  1  que  j'entende  où  vous 

êtes  ! 

LA   PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Ici  ;  nous  sommes  assises  sur  des  pierres. 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 
Il  s'avance  et  se  heurte  contre  le  tronc  d'arbre  et  les  quartiers  de  roc. 

Il  y  a  quelque  chose  entre  nous... 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Il  vaut  mieux  rester  à  sa  place  ! 

TROISIÈME    A\'EUGLE-NÉ. 

Où  ètes-vous   assises?   —   Voulez-vous    venir 
près  de  nous  ? 

LA   PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Nous  n'osons  pas  nous  lever  ' 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Pourquoi  nous  a-t-il  séparés  ? 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

J'entends  prier  du  côté  des  femmes. 


252  LES    AVEUGLES 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Oui;  ce  sont  les  trois  vieilles  qui  prient. 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Ce  n'est  pas  le  moment  de  prier  ! 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Vous  prierez  tout  à  l'heure,  au  dortoir  ! 

Les  trois  vieilles  continuent  leurs  pri.éres. 
TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Je  voudrais  savoir  à  côté  de  qui  je  suis  assis  ? 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Je  crois  que  je  suis  près  de  vous. 

Ils  tâtonnent  autour  deux. 
TROISIÈME    A\ŒUGLE-NÉ. 

Nous  ne  pouvons  pas  nous  toucher  ! 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Cependant,  nous  ne  sommes  pas  loin  l'un  de 

l'autre.  Il  tâtonne  autour  de  lui,  et  heurte  de  son  bâton  le  cinquième 
aveugle,  qui  gémit  sourdement.  Cclui  qui  n'eUtCUd  paS  est  à 

côté  de  nous  ! 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Je  n'entends  pas  tout  le  monde  ;  nous  étions 
six  tout  à  l'heure. 


LES    AVEUGLES  253 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Je  commence  à  me  rendre  compte.  Interrogeons 
aussi  les  femmes  ;  il  faut  savoir  à  quoi  s'en  tenir. 
J'entends  toujours  prier  les  trois  vieilles;  est-ce 
qu'elles  sont  ensemble  ? 

LA   PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Elles  sont  assises  à  côté  de  moi^  sur  un  rocher. 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Je  suis  assis  sur  des  feuilles  mortes  ! 

TROISIÈME    A\'EUGLE-NÉ. 

Et  la  belle  aveugle,  où  est-elle  ? 

LA   PLL'S    VIEILLE    AVEUGLE. 

Elle  est  près  de  celles  qui  prient. 

DEUXIÈME     AVEUGLE-NÉ. 

Où  est  la  folle  et  son  enfant  ? 

LA    JEUNE    AVEUGLE. 

Il  dort  ;  ne  l'éveillez  pas  ! 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Oh  !  comme  vous  êtes  loin  de  nous  î  Je  vous 
croyais  en  face  de  moi  ! 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Nous  savons,  à  peu  près,  tout  ce  qu'il  faut 
savoir;  causons  \m  peu,  en  attendant  le  retour  du 
prêtre. 


254  I-E^*^    AVEUGLES 


LA   PLUS  AIEILLE   AVEUGLE. 

Il  nous  a  dit  de  l'attendre  en  silence. 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Nous  ne  sommes  pas  dans  une  église. 

LA    PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Vous  ne  savez  pas  où  nous  sommes. 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

J'ai  peur  quand  je  ne  parle  pas. 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Savez-vous  où  est  allé  le  prêtre  ? 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Il  me  semble  qu'il  nous  abandonne  trop  long- 
temps. 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Il  devient  trop  vieux.  Il  paraît  que  lui-même 
n'3^  voit  plus  depuis  quelque  temps.  Il  ne  veut 
pas  l'avouer^  de  peur  qu'un  autre  ne  vienne 
prendre  sa  place  parmi  nous  ;  mais  je  soupçonne 
qu'il  n'y  voit  presque  plus.  Il  nous  faudrait  un 
autre  guide  ;  il  ne  nous  écoute  plus^  et  nous 
sommes  trop  nombreux.  Il  n'y  a  que  les  trois 
religieuses  et  lui  qui  voient  dans  la  maison  ;  et  ils 
sont  tous  plus  vieux  que  nous  !  —  Je  suis  sur  qu'il 
nous  a  égarés  et  qu'il  cherche  le  chemin.  Où  est- 
il  allé  ?  —  Il  n'a  pas  le  droit  de  nous  laisser  ici... 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Il  est  allé  très  loin  ;  je  crois  qu'il  a  parlé  sérieu- 
sement aux  femmes. 


LES    AVEU(;LE8 


PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Il  ne  parle  plus  qu'aux  femmes  ?  —  Est-ce  que 
nous  n'existons  plus  ?  —  Il  faudra  bien  s'en  plain- 
dre à  la  fin  I 

LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

A  qui  vous  plaindrez-vous  ? 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Je  ne  sais  pas  encore  ;  nous  verrons  ;  nous 
verrons.  —  ]\Iais  où  donc  est-il  allé?  —  Je  le 
demande  aux  femmes. 

LA    PLUS   VIEILLE   AVEUGLE. 

Il  était  fatigué  d'avoir  marché  si  longtemps.  Je 
crois  qu'il  s'est  assis  un  moment  au  milieu  de 
nous.  Il  est  très  triste  et  très  faible  depuis  quel- 
ques jours.  Il  a  peur  depuis  que  le  médecin  est 
mort.  Il  est  seul.  Il  ne  parle  presque  plus.  Je  ne 
sais  ce  qui  est  arrivé.  Il  voulait  absolument  sortir 
aujourd'hui.  Il  disait  qu'il  voulait  voir  l'Ile, 
une  dernière  fois^  sous  le  soleil,  avant  l'hiver.  Il 
paraît  que  l'hiver  sera  très  long  et  très  froid  et 
que  les  glaces  viennent  déjà  du  Nord.  Il  était 
très  inquiet  ;  on  dit  que  les  grands  orages  de  ces 
jours  passés  ont  gonflé  le  fleuve  et  que  toutes  les 
digues  sont  ébranlées.  Il  disait  aussi  que  la  mer 
reff"rayait  ;  il  parait  qu'elle  s'agite  sans  raison^  et 
que  les  falaises  de  l'Ile  ne  sont  plus  assez  hautes. 
Il  voulait  voir  ;  mais  il  ne  nous  a  pas  dit  ce  qu'il 
a  vu. —  Maintenant,  je  crois  qu'il  est  allé  chercher 
du  pain  et  de  l'eau  pour  la  folle.  Il  a  dit  qu'il  lui 
faudrait  aller  très  loin...  Il  faut  attendre. 


LES    AVEUGLES 


LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Il  m'a  pris  les  mains  en  partant  ;  et  ses  mains 
tremblaient  comme  s'il  avait  eu  peur. 
Puis  il  m'a  embrassée... 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Oh  :  oh  ! 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Je  lui  ai  demandé  ce  qui  était  arrivé.  Il  m'a  dit 
qu'il  ne  savait  pas.  Il  m'a  dit  que  le  règne  des 
vieillards  allait  finir,  peut-être... 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Que  voulait-il  dire,  en  disant  cela  ? 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Je  ne  l'ai  pas  compris.  Il  m'a  dit  qu'il  allait  du 
côté  du  grand  phare. 

PREMIER      AVEUGLE-NÉ. 

Y  a-t-il  un  phare  ? 

LA     JEUNE   AVEUGLE. 

Oui,  au  Nord  de  l'Ile.  Je  crois  que  nous  n'en 
sommes  pas  éloignés.  Il  disait  qu'il  voyait  la  clarté 
du  fanal  jusqu'ici,  dans  les  feuilles.  Une  m'a  jamais 
semblé  plus  triste  qu'aujourd'hui,  et  je  crois  qu'il 
pleurait  depuis  quelques  jours.  Je  ne  sais  pas 
pourquoi  je  pleurais  aussi  sans  le  voir.  Je  ne  l'ai 
pas  entendu  s'en  aller.  Je  ne  l'ai  plus  interrogé. 
J'entendais  qu'il  souriait  trop  gravement  ;  j'enten- 
dais qu'il  fermait  les  yeux  et  qu'il  voulait  se  taire.. . 


LES    AVEUGLES  257 


PREMIER     A\'EUGLE-NE. 

Il  ne  nous  a  rien  dit  de  tout  cela  ! 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Vous  ne  l'écoutez  pas  quand  il  parle  1 

LA   PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Vous  murmurez  tous  quand  il  parle  1 

DEUXIÈME    AVEUGLE. 

Il  nous  a  dit  simplement  «  Bonne  nuit  »  en  s'en 
allant. 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  faut  qu'il  soit  bien  tard. 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Il  a  dit  deux  ou  trois  fois  «  Bonne  nuit  »  en  s'en 
allant  comme  s'il  allait  dormir.  J'entendais  qu'il 
me  regardait  en  disant  «  Bonne  nuit  ;  bonne  nuit  !  » 
—  La  voix  change  quand  on  regarde  quelqu'un 
fixement. 

LE   CINQUIÈME   AVEUGLE. 

Ayez  pitié  de  ceux  qui  ne  voient  pas  ! 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Oui  est-ce  qui  parle  ainsi  sans  raison  ? 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Je  crois  que  c'est  celui  qui  n'entend  pas. 


258  LES    AVEUGLES 


PREMIER     AVEUGLE-NE. 

Taisez-vous  1  —  ce    n'est  plus  le  moment  de 
mendier  ! 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Où  allait-il  chercher  du  pain  et  de  Teau  ? 

LA   PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Il  est  allé  du  côté  de  la  mer. 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

On  ne  va  pas  ainsi  vers  la  mer  à  son  âge  ! 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Sommes-nous  près  de  la  mer  ? 

LA   VIEILLE    AVEUGLE. 

Oui;  taisez-vous  un  instant;  vous  l'entendrez. 

Murmure  d'une  mer  voisine  et  très  calme  contre  les 
falaises. 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Je  n'entends  que  les  trois  vieilles  qui  prient. 

LA   PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Ecoutez  bien,  vous  l'entendrez  à  travers  leurs 
prières. 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Oui  ;  j'entends  quelque  chose  qui  n'est  pas  loin 
de  nous. 


LES    AVEUGLES  259 


LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Elle  était  endormie  ;  on  dirait  qu'elle  s'éveille. 

PREMIER   AVEUGLE-XÉ. 

Il  a  eu  tort  de  nous  mener  ici  ;  je  n'aime  pas  à 
entendre  ce  bruit. 

LE    PLUS    VIEIL   AVEUGLE. 

Vous  savez  bien  que  l'Ile  n'est  pas  grande,  et 
qu'on  l'entend  dès  qu'on  sort  de  l'enclos  de  Vho^- 
pice. 

DEUXIÈME   AVEUGLE-XÉ. 

Je  ne  l'ai  jamais  écoutée. 

TROISIÈME    AVEUGLE-XÉ. 

Il  me  semble  qu'elle  est  à  côté  de  nous  aujour- 
d'hui ;  je  n'aime  pas  à  l'entendre  de  près. 

DEUXIÈME    AVEUGLE-XÉ. 

Moi  non  plus  ;  d'ailleurs,  nous  ne  demandons 
pas  à  sortir  de  l'hospice. 

TROISIÈME   AVEUGLE-XÉ. 

Nous  ne  sommes  jamais  venus  jusqu'ici  ;  il 
était  inutile  de  nous  mener  si  loin. 

LA    PLUS    VIEILLE  AVEITGLE. 

Il  faisait  très  beau  ce  matin  ;  il  a  voulu  nous 
faire  jouir  des  derniers  jours  de  soleil^  avant  de 
nous  enfermer  tout  l'hiver  dans  l'hospice. 


26o  LES    AVEUGLES 

l^KEMIER    A\EUGLE-NK. 

Mais  j'aime  mieux  rester  dans  l'hospice  I 

LA    PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Il  disait  aussi  qu'il  nous  fallait  connaître  un 
peu  la  petite  Ile  où  nous  sommes.  Lui-même  ne 
l'a  jamais  entièrement  parcourue;  il  y  a  une 
montagne  où  personne  n'a  monté,  des  vallées  où 
l'on  n'aime  pas  à  descendre  et  des  grottes  où  nul 
n'a  pénétré  jusqu'ici.  Il  disait  enfin  qu'il  ne  fallait 
pas  toujours  attendre  le  soleil  sous  les  voûtes  du 
dortoir;  il  voulait  nous  mener  jusqu^au  bord  de 
la  mer.  Il  y  est  allé  seul. 

LE    PLUS    VIEIL    A\"EUGLE. 

Il  a  raison  ;  il  faut  songer  à  vivre. 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Mais  il  n'y  a  rien  à  voir  au  dehors  1 

DEUXIÈME    A\'EUGLE-XÉ. 

Sommes-nous  au  soleil^  maintenant  ? 

LE    SIXIÈME    AVEUGLE. 

Je  ne  crois  pas  ;  il  me  semble  qu'il  est  très  tard. 

DEUXIÈME    A\'EUGLE-XÉ. 

Quelle  heure  est-il  ? 

LES   AUTRES   AVEUGLES. 

Je  ne  sai^  pas.  —  Personne  ne  le  sait. 


LES    AVEU(iLES  26 1 


DEUXIEME    AVEUGLE-XE. 
Est-ce  qu'il  fait  clair  encore  ?  Au  sixième  aveugle.  — 

Ou  êtes-vous  ?  —  Voyons  ;  vous  qui  voyez  un  peu, 
voyons  ! 

LE    SIXIÈME   A\"EUGLE. 

Je  crois  qu'il  fait  très  noir;  quand  il  fait  du 
soleil,  je  vois  une  ligne  bleue  sous  mes  paupières  ; 
j'en  ai  vu  une,  il  y  a  bien  longtemps  ;  mais  à 
présent,  je  n'aperçois  plus  rien. 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Moi,  je  sais  qu'il  est  tard  quand  j'ai  faim,  et  j'ai 
faim. 

TROISIÈME    AVEUGLE-XÉ. 

Mais  regardez  le  ciel  ;  vous  y  verrez  peut-être 
quelque  chose  I 

Tous  lèvent  la  tête  vers  le  ciel,  à  1  exception  des 
trois  aveugles-nés  qui  continuent  de  regarder  la 
terre. 

LE   SIXIÈME    AVEUGLE. 

Je  ne  sais  si  nous  sommes  sous  le  ciel. 

PREMIER   AVEUGLE-XÉ. 

La  voix  résonne  comme  si  nous  étions  dans 
une  grotte. 

LE    PLUS    VIEIL    A\-EUGLE. 

Je  crois  plutôt  qu'elle  résonne  ainsi  parce  que 
c'est  le  soir. 


262  I,B:S    AVEUGLKft 

LA   JEUNE    AVEUGLE. 

Il  me  semble  que  je  sens  le  clair  de  lune  sur 
m^es  mains. 

LA    PLUS   VIEILLE  AVEUGLE. 

Je  crois  qu'il  y  a  des  étoiles  ;  je  les  entends. 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Moi  aussi. 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ 

Je  n'entends  aucun  bruit. 

DEUXIÈME    A^•EUGLE-NÉ 

Je  n'entends  que  le  bruit  de  nos  souffles  ! 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Je  crois  que  les  femmes  ont  raison. 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Je  n'ai  jamais  entendu  les  étoiles. 

LES   DEUX   AUTRES   AVEUGLES-NÉS. 

Nous  non  plus. 

Un  vol  d'oiseaux  nocturnes  s'abat  subitement  dans 
les  feuillages. 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ 

Ecoutez  !  écoutez  !  —  Qu'y  a-t-il  au-dessus  de 
nous  ?  —  Entendez-vous  ? 

LE    PLUS    \'IEIL    A\EUGLe. 

Quelque  chose  a  passé  entre  le  ciel  et  nous  ! 


LES   AVEUGLES  2o:? 


PREMIER    AVEUGLE-NE. 

Je  ne  connais  pas  la  nature  de  ce  bruit.  —  Je 
voudrais  rentrer  à  l'hospice. 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Il  faudrait  savoir  où  nous  sommes  ! 

LE   SIXIÈME    AVEUGLE. 

J'ai  essayé  de  me  lever  ;  il  n'y  a  que  des  épines 
autour  de  moi  ;  je  n'ose  plus  étendre  les  mains. 

TROISIÈME     AVEUGLE-NÉ. 

Il  faudrait  savoir  où  nous  sommes  ! 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Nous  ne  pouvons  pas  le  savoir  ! 

LE    SIXIÈME   AVEUGLE. 

Il  faut  que  nous  soyons  très  loin  de  la  maison  ; 
je  ne  comprends  plus  aucun  bruit. 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Depuis  longtemps,  je  sens  Podeur  des  feuilles 
mortes  ! 

LE    SIXIÈME    AVEUGLE. 

Quelqu'un  a-t-il  vu  l'Ile  autrefois   et   peut-il 
nous  dire  où  nous  sommes  ? 

LA   PLUS    VIEILLE  AVEUGLE. 

Nous  étions  tous  aveugles  en  arrivant  ici. 


264  LES    AVEUGLES 


PREMIER     AVEUGLE-NE. 

Nous  n'avons  jamais  vu. 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Ne  nous  inquiétons  pas  inutilement  ;  il  revien- 
dra bientôt  ;  attendons  encore  ;  mais  à  l'avenir^ 
nous  ne  sortirons  plus  avec  lui. 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Nous  ne  pouvons  pas  sortir  seuls  ! 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Nous  ne  sortirons  plus^  j'aime  mieux  ne  pas 
sortir. 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Nous  n'avions  pas  envie  de  sortir,  personne  ne 
l'avait  demandé. 

LA    PLUS    VIEILLE  AVEUGLE. 

C'était  jour  de  fête  dans  l'Ile  ;  nous  sortons  tou- 
jours aux  grandes  fêtes. 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Il  est  venu  me  frapper  sur  l'épaule  pendant  que 
je  dormais  encore^  en  me  disant  :  Levez-vous, 
levez-vous,  il  est  temps^  le  soleil  est  très  haut  !  — 
Etait-ce  vrai?  Je  ne  m'en  suis  pas  aperçu.  Je  n'ai 
jamais  vu  le  soleil. 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Moi,  j'ai  vu  le  soleil  lorsque  j'étais  très  jeune. 


LES    AVEU(iLES 


LA    PLUS    \'IEILLE     AVEUGLE. 

Moi  aussi;  il  y  a  des  années;  lorsque  j'étais 
enfant  ;  mais  je  ne  m'en  souviens  presque  plus. 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Pourquoi  veut-il  que  nous  sortions  chaque  fois 
que  le  soleil  se  montre?  Qui  est-ce  qui  s'en  aper- 
çoit? Je  ne  sais  jamais  si  je  me  promène  à  midi  ou 
à  minuit. 

LE    SIXIÈME   AVEUGLE. 


Paime  mieux  sortir  à  midi  ;  je  soupçonne  alors 
de  grandes  clartés;  et  mes  yeux  font  de  grands 
efforts  pour  s'ouvrir. 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Je  préfère  rester  au  réfectoire^  près  du  bon  feu 
de  houille  ;  il  y  avait  un  grand  feu  ce  matin... 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  pouvait  nous  mener  au  soleil  dans  la  cour  ; 
on  est  à  l'abri  des  murailles  ;  on  ne  peut  pas  sor- 
tir^ il  n'y  a  rien  à  craindre  quand  la  porte  est  fer- 
mée; —  je  la  ferme  toujours.  —  Pourquoi  me 
touchez-vous  le  coude  gauche  ? 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Je  ne  vous  ai  pas  touché  ;  je  ne  peux  pas  vous 
atteindre. 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Je  vous  dis  que  quelqu'un  m'a  touché  le  coude  ! 


266  LES    AVEUGLES 


PREMIER     AVEUGLE-NE. 

Ce  n'est  pas  un  de  nous. 

LA   PLUS    VIEILLE  AVEUGLE. 

Mon    Dieu  1   mon  Dieu  I    dites-nous  donc  où 
nous  sommes  ! 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Nous  ne  pouvons  pas  attendre  éternellement  ! 

Une  horloge  très  lointaine  sonne  douze  coups   très 
lents. 

LA    PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Oh  !  comme  nous  sommes  loin  de  l'hospice  ! 

LE    PLUS  VIEIL    AVEUGLE. 

Il  est  minuit  ! 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Il  est  midi  1  —  Quelqu'un  le  sait-il  ?  —  Parlez  ! 

LE   SIXIÈME   AVEUGLE. 

Je  ne  sais  pas  ;  mais  je  crois  que  nous  sommes  à 
l'ombre. 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Je  ne  m'y  reconnais  plus  ;  nous  avons  dormi 
trop  longtemps  ! 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

J'ai  faim  ! 

LES   AUTRES  AVEUGLES. 

Nous  avons  faim  et  soif! 


I,ES    AVEUGLES  26' 


DEUXIÈME    A\'EUGLE-NE. 

Y  a-t-il  longtemps  que  nous  sommes  ici  ? 

LA    PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Il  me  semble  que  je  suis  ici  depuis  des  siècles  ! 

LE    SIXIÈME    AVEUGLE. 

Je  commence  à  comprendre  où  nous  sommes... 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

11  faudrait  aller  du  côté  où  minuit  est  sonné... 

Tous  les  oiseaux   nocturnes   exultent  subitement 
dans  les  ténèbres. 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Entendez-vous  ?  —  Entendez-vous  ? 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Nous  ne  sommes  pas  seuls  ici  ? 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  y  a  longtemps  que  je  me  doute  de  quelque 
chose  ;  on  nous  écoute.  —  Est-il  revenu  ? 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est  ;  c'est  au-dessus  de 
nous. 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Les  autres  n'ont-ils  rien  entendu  ?  —  Vous  vous 
taisez  toujours! 


268  LES    AVEl'GLES 


LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Nous  écoutons  encore. 

LA    JEUNE     AVEUGLE. 

J'entends  des  ailes  autour  de  moi  ! 

LA   PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  dites-nous  donc  où  nous 
sommes  ! 

LE    SIXIÈME   AVEUGLE. 

Je  commence  à  comprendre  où  nous  sohimes... 
L'hospice  est  de  l'autre  côté  du  grand  fleuve; 
nous  avons  passé  le  vieux  pont.  Il  nous  a  conduits 
au  nord  de  l'Ile.  Nous  ne  sommes  pas  loin  du 
fleuve^  et  peut-être  l'entendrions-nous  si  nous 
écoutions  un  moment...  Il  faudrait  aller  jusqu'au 
bord  de  l'eau  s'il  ne  revenait  pas...  Il  y  passe,  jour 
et  nuit^  de  grands  navires  et  les  matelots  nous 
apercevront  sur  les  rives.  Il  se  peut  que  nous 
soyons  dans  la  forêt  qui  entoure  le  phare  ;  mais  je 
n'en  connais  pas  l'issue...  Quelqu'un  veut-il  me 
suivre  ? 

PREMIER      AVEUGLE-NÉ. 

Restons  assis  I  —  Attendons,  attendons  ;  —  on 
ne  connaît  pas  la  direction  du  grand  fleuve,  et  il  y 
a  des  marais  tout  autour  de  l'hospice;  attendons^ 
attendons...  Il  reviendra;  il  faut  qu'il  revienne! 


LES    AVEUGLES  269 


LE    SIXIÈME    AVEUGLE. 

Quelqu'un  sait-il  par  où  nous  sommes  venus  ? 
Il  nous  l'a  expliqué  en  marchant. 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Je  n'y  ai  pas  fait  attention. 

LE    SIXIÈME   AVEUGLE. 

Quelqu'un  l'a-t-il  écouté  ? 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Il  faut  l'écouter  à  l'avenir. 

LE    SIXIÈME    AVEUGLE. 

Quelqu'un  de  nous  est-il  né  dans  l'Ile  ? 

LE    PLUS   VIEIL    AVEUGLE. 

Vous  savez  bien  que  nous  venons  d'ailleurs. 

LA    PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Nous  venons  de  l'autre  côté  de  la  mer. 

PREMIER     AVEUGLÈ-NÉ. 

J'ai  cru  mourir  pendant  la  traversée. 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Moi  aussi  ;  —  nous  sommes  venus  ensemble. 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Nous  sommes  tous  les  trois  de  la  même  paroisse. 


LES    AVEUGLES 


PREMIER     AVEUGLE-NE. 

On  dit  qu'on  peut  la  voir  d'ici^  par  un  temps 
clair  ;  —  vers  le  Nord.  —  Elle  n'a  pas  de  clocher. 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Nous  avons  abordé  par  hasard. 

LA   PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Je  viens  d'un  autre  côté... 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

D'où  venez-vous  ? 

LA    PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Je  n'ose  plus  y  songer...  Je  ne  m'en  souviens 
presque  plus  quand  j'en  parle...  Il  y  a  trop  long- 
temps... Il  y  faisait  plus  froid  qu'ici... 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Moi^  je  viens  de  très  loin... 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

D'où  venez-vous  donc  ? 

LA    JEUNE    AVEUGLE. 

Je  ne  saurais  le  dire.  Comment  voulez-vous 
que  je  vous  l'explique  ?  —  C'est  trop  loin  d'ici  ; 
c'est  au  delà  des  mers.  Je  viens  d'un  grand 
pays...  Je  ne  pourrais  le  montrer  que  par  signes; 
mais  nous  n'y  voyons  plus...  J'ai  erré  trop  long- 
temps... Mais  j'ai  vu  le  soleil  et  l'eau  et  le  feu^  des 
montagnes^  des  visages  et  d'étranges  fleurs...  Il 


LES    AVEUGLES 


n'y  en  a  pas  de  pareilles  dans  cette  Ile  ;  il  y  fait 
trop  sombre  et  trop  froid...  Je  n'en  ai  plus  reconnu 
le  parfum  depuis  que  je  n'y  vois  plus...  Mais  j'ai 
vu  mes  parents  et  mes  sœurs...  J'étais  trop  jeune 
alors  poLir  savoir  où  j'étais...  Je  jouais  encore  au 
bord  de  la  mer...  Mais  comme  je  me  souviens 
d'avoir  vu  !...  Un  jour,  je  regardais  la  neige  du 
haut  d'une  montagne...  Je  commençais  à  distin- 
guer ceux  qui  seront  malheureux... 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Que  voulez-vous  dire  ? 

LA    JEUNE    AVEUGLE. 

Je  les  distingue  encore  à  leur  voix  par 
moments...  J'ai  des  souvenirs  qui  sont  plus  clairs 
quand  je  n'y  pense  pas... 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Moi^  je  n'ai  pas  de  souvenirs... 

Un  vol  de  grands  oiseaux  migrateurs  passe  avec  des 
clameurs  au-dessus  des  feuillages. 

LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Quelque  chose  passe  encore  sous  le  ciel  I 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Pourquoi  ètes-vous  venue  ici  ? 

LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

A  qui  demandez-vous  cela  ? 


LES    AVEUGLES 


DEUXIEME   AA'EUGLE-XE. 

A  notre  jeune  sœur. 

LA    JEUNE    AVEUGLE. 

On  m'avait  dit  qu'il  pouvait  me  guérir.  Il  m'a 
dit  que  je  verrai  un  jour  ;  alors  je  pourrai  quitter 
l'Ile... 

PREMIER     AVEUGLE-XÉ. 

Nous  voudrions  tous  quitter  l'Ile  ! 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Nous  resterons  toujours  ici  ! 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  est  trop  vieux  ;  il  n'aura  pas  le  temps  de  nous 
guérir  ! 

LA   JEUNE     AVEUGLE. 

Mes  paupières  sont  fermées^  mais  je  sens  que 
mes  yeux  sont  en  vie... 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Les  miennes  sont  ouvertes. 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Je  dors  les  yeux  ouverts. 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Ne  parlons  pas  de  nos  yeux  î 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  que  vous  êtes  ici? 


LES   AVEUGLES  273 


LE    PLUS    \'IEIL    AVEUGLE. 

J'ai  entendu  un  soir^  pendant  la  prière^,  du  côté 
des  femmes^  une  voix  que  je  ne  connaissais  pas  ; 
et  j'entendais  à  votre  voix  que  vous  étiez  très 
jeune. .  .J'aurais  voulu  vous  voir,  à  vous  entendre. .. 

PREMIER     AVEUGLE-XÉ. 

Je  ne  m'en  suis  pas  aperçu. 

DEUXIÈME    AVEUGLE-XÉ. 

Il  ne  nous  avertit  jamais  1 

LE   SIXIÈME   AVEUGLE. 

On  dit  que  vous  êtes  belle  comme  une  femme 
qui  vient  de  très  loin  ? 

LA   JEUXE   AVEUGLE. 

Je  ne  me  suis  jamais  vue. 

LE   PLUS   VIEIL   AVEUGLE. 

Nous  ne  nous  sommes  jamais  vus  les  uns  les 
autres.  Nous  nous  interrogeons  et  nous  nous 
répondons  ;  nous  vivons  ensemble,  nous  sommes 
toujours  ensemble,  mais  nous  ne  savons  pas  ce 
que  nous  sommes!...  Nous  avons  beau  nous 
toucher  des  deux  mains  ;  les  yeux  en  savent  plus 
que  les  mains... 

LE    SLXIÈME   AVEUGLE. 

Je  vois  parfois  vos  ombres  quand  vous  êtes  au 
soleil. 

i8 


2  74  I^ES    AVEUGLES 


LE   PLUS    VIEIL   AVEUGLE. 

Nous  n'avons  jamais  vu  la  maison  où  nous 
vivons;  nous  avons  beau  tàter  les  murs  et  les 
fenêtres;  nous  ne  savons  pas  où  nous  vivons  !... 

LA    PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

On  dit  que  c'est  un  vieux  château  très  sombre 
et  très  misérable^  on  n'y  voit  jamais  de  lumière, 
si  ce  n'est  dans  la  tour  où  se  trouve  la  chambre 
du  prêtre. 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Il  ne  faut  pas  de  lumière  à  ceux  qui  ne  voient 
pas. 

LE   SIXIÈME    AVEUGLE. 

Quand  je  garde  le  troupeau^  aux  environs  de 
l'hospice,  les  brebis  rentrent  d'elles-mêmes^  en 
apercevant,  le  soir,  cette  lumière  de  la  tour...  — 
Elles  ne  m'ont  jamais  égaré. 

LE   PLUS    \IEIL    AVEUGLE. 

V^oilà  des  années  et  des  années  que  nous 
sommes  ensemble,  et  nous  ne  nous  sommes 
jamais  aperçus!  On  dirait  que  nous  sommes 
toujours  seuls!...  Il  faut  voir  pour  aimer... 

LA    PLUS    ^•IEILLE    AVEUGLE. 

Je  rêve  parfois  que  je  vois... 

LE    PLUS    VIEtL    AVEUGLE. 

Moi^  je  ne  vois  que  quand  je  rêve... 


â 


LES    AVEUGLES  275 

PREMIER    AVEUGLE-XÉ. 

Je  ne  rève^  d'ordinaire^  qu'à  minuit. 

Une  rafale  ébranle  la  forêt,  et  les  feuilles  tombent 
en  masses  sombres. 

LE   CINQUIÈME    AVEUGLE. 

Oui  est-ce  qui  m'a  touché  les  mains  ? 

PREMIER    AVEUGLE-XÉ. 

Quelque  chose  tombe  autour  de  nous  ! 

LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Cela  vient  d'en  haut;  je  ne  sais  ce  que  c'est... 

LE    CIXOUIÈME   AVEUGLE. 

Oui  est-ce  qui  m'a  touché  les  mains  ?  —  Je 
m'étais  endormi  ;  laissez-moi  dormir  I 

LE   PLUS    \'IEIL   AVEUGLE. 

Personne  n'a  touché  vos  mains. 

LE   CIXOUIÈME    AVEUGLE. 

Qui  est-ce  qui  m'a  pris  les  mains  ?  Répondez  à 
haute  voix^  j'ai  l'oreille  un  peu  dure... 

LE    PLUS    \'IEIL    AVEUGLE. 

Nous  ne  le  savons  pas  nou:5-mémes. 

LE    CIXQUIÈME    AVEUGLE. 

Est-on  venu  nous  avertir  ? 

PREMIER   AVEUGLE-XÉ. 

Il  est  inutile  de  répondre;  il  n'entend  rien. 


276  LES    AVEUGLES 


TROISIEME   AVEUGLE-NE. 

Il  faut  avouer  que  les  sourds  sont  bien  mal- 
heureux ! 

LE   PLUS    \IEIL   AVEUGLE. 

Je  suis  las  d'être  assis  ! 

LE   SIXIÈME   AVEUGLE. 

Je  suis  las  d'être  ici  1 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  me  semble  que  nous  sommes  si  loin  les  uns 
des  autres. . .  Essayons  de  nous  rapprocher  un  peu  ; 
—  il  commence  à  faire  froid... 

TROISIÈME   A\'EUGLE-NÉ. 

Je  n'ose  pas  me  lever  !  il  vaut  mieux  rester  à  sa 
place. 

LE   PLUS   VIEIL    AVEUGLE. 

On  ne  sait  pas  ce  qu'il  peut  y  avoir  entre  nous. 

LE   SIXIÈME   AVEUGLE. 

Je  crois  que  mes  deux  mains  sont  en  sang;  j'ai 
voulu  me  mettre  debout. 

TROISIÈME   A\'EUGLE-NÉ. 

J'entends  que  vous  vous  penchez  vers  moi. 

L'aveugle  folle  se  frotte  violemment  les  yeux  en 
gémissant  et  en  se  tournant  obstinément  vers  le 
prêtre  immobile. 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

J'entends  encore  un  autre  bruit... 


f 

LES    AVEUGLES  277 

LA   PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Je  crois  que  c'est  notre  pauvre  sœur  qui  se  frotte 
les  yeux. 

DEUXIÈME   AVEUGLE-XÉ. 

Elle  ne  fait  jamais  autre  chose  ;  je  l'entends 
toutes  les  nuits. 

TROISIÈME    AVEUGLE-XÉ. 

Elle  est  folle  ;  elle  ne  dit  jamais  rien. 

LA    PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Elle  ne   parle  plus  depuis    qu'elle   a  eu   son 
enfant...  Elle  semble  toujours  avoir  peur... 

LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Vous  n'avez  donc  pas  peur  ici  ? 

PREMIER     AVEUGLE-XÉ. 

Qui  donc  ? 

LE    PLUS    VIEIL    A\EUGLE. 

Vous  autres  tous  ! 

LA   PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Oui,  oui,  nous  avons  peur  ! 

LA   JEUXE   A\-EUGLE. 

Nous  avons  peur  depuis  longtemps  1 

PREMIER    AVEUGLE-XÉ. 

Pourquoi  demandez-vous  cela  ? 


2  7«5  LES    AVEL'GLES 

LE  PLUS  vip:[l  A\'EUGLE. 

Je  ne  sais  pas  pourquoi  je  le  demande  1...  Il  me 
semble  que  j'entends  pleurer  tout  à  coup  parmi 
nous  !... 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Il  ne  faut  pas  avoir  peur;  je  crois  que  c'est  la 
folle... 

LE    PLUS    \'IEIL    A\-EUGLE. 

Il  y  a  encore  autre  chose...  Je  suis  sûr  qu'il  v 
a  encore  autre  chose...  Ce  n'est  pas  de  cela  seul 
que  j'ai  peur... 

LA   PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Elle  pleure  toujours  lorsqu'elle  va  allaiter  son 
enfant. 

PREMIER   A\'EUGLE-NÉ. 

Il  n'y  a  qu'elle  qui  pleure  ainsi! 

LA   PLUS   VIEILLE   AVEUGLE. 

On  dit  qu'elle  y  voit  encore  par  moments... 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

On  n'entend  pas  pleurer  les  autres... 

LE    PLUS    ^'IEIL    A\EUGLE. 

Il  faut  voir  pour  pleurer... 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Je  sens  une  odeur  de  fleurs  autour  de  nous... 


LES    AVEUGLES  279 


PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Je  ne  sens  que  l'odeur  de  la  terre  ! 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Il  y  a  des  fleurs,  il  y  a  des  fleurs  autour  de 
nous  ! 

DEUXIÈME   A\EUGLE-NÉ. 

Je  ne  sens  que  l'odeur  de  la  terre  I 

LA    PLUS    \'IEILLE     AVEUGLE. 

J'ai  senti  des  fleurs  dans  le  vent... 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Je  ne  sens  que  l'odeur  de  la  terre  ! 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Je  crois  qu'elles  ont  raison. 

LE     SIXIÈME     A\'EUGLE. 

Où  sont-elles  ?  —  J'irai  les  cueillir. 

LA   JEUNE     AVEUGLE. 

A  votre  droite^  levez-vous. 

Le  sixième  a\eugle  se  \é\e  lentement  et  s  a\ance  à 
tâtons,  en  se  heurtant  aux  buissons  et  aux  arbres, 
vers  les  asphodèles  qu  il  renverse  et  écrase  sur 
son  passage. 

LA    JEUNE     AVEUGLE. 

J'entends   que   vous   brisez   des  tiges  vertes  ! 
Arrêtez-vous  1  arrêtez-vous  1 


2^,0  LES    AVEUGLES 


PREMIER     AVEUGLE-NE. 

Ne  VOUS  occupez  pas  des  fleurs^  mais  songez  au 
retour  ! 

LE   SIXIÈME   AVEUGLE. 

Je  n'ose  plus  revenir  sur  mes  pas! 

LA    JEUNE   AVEUGLE. 

II  ne  faut  pas  revenir  !  —  Attendez.  —  Elle  se  lève. 
—  Oh  !  comme  la  terre  est  froide  !  Il  va  geler.  — 

Elle  s'avance  sans  hésitation  vers  les  étranges  et  pâles  asphodèles,  mais 
elle  est  arrêtée  par  l'arbre   renversé  et  les  quartiers  de  roc,  aux  environs 

des  fleurs.  —  Elles  sont  ici  !  —  Je  ne  puis  les  attein- 
dre ;  elles  sont  de  votre  côté. 

LE   SIXIÈME   AVEUGLE. 

Je  crois  que  je  les  cueille. 

Il  cueille,  à  tâtons,  les  fleurs  épargnées,    et  les  lui 
offre  ;  les  oiseaux  nocturnes  s'envolent. 

LA   JEUNE    AVEUGLE. 

Il  me  semble  que  j'ai  vu  ces  fleurs  autrefois.  . 
Je  ne  sais  plus  leur  nom...  Mais  comme  elles  sont 
malades,  et  comme  leur  tige  est  molle  !  Je  ne  les 
reconnais  presque  pas...  Je  crois  que  c'est  la  fleur 
des  morts... 

Elle  tresse  des  asphodèles  dans  .sa  che\  elure. 
LE   PLUS    \'IEIL     AVEUGLE. 

J'entends  le  bruit  de  vos  cheveux. 

LA   JEUNE    AVEUGLE. 

Ce  sont  les  fleurs... 


LES    AVEUGLES  ZS  ■ 

LE   PLUS   VIEIL     A\'EUGLE. 

Nous  ne  vous  verrons  pas... 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Je  ne  me  verrai  pas  non  plus...  J'ai  froid. 

En  ce  moment,  le  vent  s'élève  dans  la  foret,  et  la 
raer  mugit,  tout  à  coup  et  violemment,  contre  des 
falaises  très  voisines. 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Il  tonne! 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Je  crois  que  c'est  une  tempête  qui  s'élève. 

LA   PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Je  crois  que  c'est  la  mer. 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

La  mer  ?  —  Est-ce  que  c'est  la  mer  ?  —  Mais 
elle  est  à  deux  pas  de  nous  I  —  Elle  est  à  côté  de 
nous  î  Je  l'entends  tout  autour  de  moi  I  —  Il  faut 
que  ce  soit  autre  chose  ! 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

J'entends  le  bruit  des  vagues  à  mes  pieds. 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Je  crois  que  c'est  le  vent  dans  les  feuilles  mortes. 

LE   PLUS    VIEIL     A\EUGLE. 

Je  crois  que  les  femmes  ont  raison. 


."82  LES    AVEUGLES 


TROISIÈxME   AVEUGLE-XK. 

Elle  va  venir  ici  ! 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

D'où  vient  le  vent  ? 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Il  vient  du  côté  de  la  mer. 

LE    PLUS   VIEIL     AVEUGLE. 

Il  vient  toujours  du  côté  de  la  mer  ;  elle  nous 
entoure  de  tous  côtés.  Il  ne  peut  pas  venir  d'autre 
part... 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Ne  songeons  plus  à  la  n:ier  I 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Alais  il  faut  y  songer  puisqu'elle  va  nous  attein- 
dre ! 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Vous  ne  savez  pas  si  c'est  elle... 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

J'entends  ses  vagues  comme  si  j'allais  y  tremper 
les  deux  mains  !  Nous  ne  pouvons  pas  rester  ici  ! 
Elles  sont  peut-être  autour  de  nous  ! 

LE   PLUS    \-IEIL    AVEUGI  ^:. 

Où  voulez-vous  aller  ? 


LES    AVEUGLES  283 


DEUXIEME   AVEUGLE-NE. 

N'importe  où  !  n'importe  où  !  Je  ne  veux  plus 
entendre  le  bruit  de  ces  eaux  I  Allons-nous-en  1 
Allons-nous-en  ! 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  me  semble  que  j'entends  encore  autre  chose. 
—  Ecoutez  ! 

On  entend  un  bruit  de  pas  précipités  et  lointains, 
dans  les  feuilles  mortes. 

PREMIER    A\"EUGLE-NÉ. 

Quelque  chose  s'approche  ! 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  vient  î  II  vient  !  Il  revient  I 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  vient  à  petits  pas,  comme  un  petit  enfant... 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Ne  lui  faisons  pas  de  reproches  aujourd'hui  ! 

LA    PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Je  crois  que  ce  n'est  pas  le  pas  d'un  homme  I 

Un  grand  chien  entre  dans  la  forêt,  et  passe  devant 
les  aveugles.  —  Silence. 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Qui  est-là  ?  —  Oui  ètes-vous  ?  —  Ayez  pitié  de 
nous^   nous  attendons    depuis   si    longtemps!... 

Le  chien  s'arrête  et  vient  poser  les  pattes  de  de\  ant  sur  les  genoux  de 

laveugie.    Ah!    ah!     qu'avez-vous    mis    .sur    mes 


28+  LES    AVEUGLES 


genoux  ?  Qu'est-ce  que  c'est  ?...  Est-ce  une  bête? 
—  Je  crois  que  c'est  un  chien  ?,..  Oh  1  oh  !  c'est  le 
chien  !  c'est  le  chien  de  l'hospice  !  Viens  ici  ! 
viens  ici  !  Il  vient  nous  délivrer  I  Viens  ici  !  viens 
ici! 

LES   AUTRES   AVEUGLES. 

Viens  ici  !  viens  ici  ! 

PREMIER    AVEUGLE-XK. 

Il  vient  nous  délivrer  !  Il  a  suivi  nos  traces 
jusqu'ici.  Il  me  lèche  les  mains  comme  s'il  me 
retrouvait  après  des  siècles  I 

LES   AUTRES  AVEUGLES. 

Viens  ici  !  viens  ici  1 

LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Il  précède  peut-être  quelqu'un  ?... 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Non^  non^  il  est  seul.  —  Je  n'entends  rien 
venir.  —  Il  ne  nous  faut  pas  d'autre  guide  ;  il  n'y 
en  a  pas  de  meilleur.  Il  nous  conduira  partout 
où  nous  voulons  aller  ;  il  nous  obéira... 

LA    PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Je  n'ose  pas  le  suivre. 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Moi  non  plus. 


LES    AVEUGLES  2S^ 


PREMIER    A\EUGLE-NE. 

Pourquoi  pas?  Il  3-  voit  mieux  que  nous. 

DEUXIÈME    A\'EUGLE-NÉ. 

N'écoutons  pas  les  femmes  I 

TROISIÈME    A\EUGLE-NÉ. 

Quelque  chose  est  changé  dans  le  ciel  ;  je 
respire  librement;  l'air  est  pur  maintenant... 

LA    PLUS    \TEILLE    AVEUGLE. 

C'est  le  vent  de  la  mer  qui  passe  autour  de 
nous. 

LE    SIXIÈME   AVEUGLE. 

Il  me  semble  qu'il  va  faire  clair  ;  je  crois  que  le 
soleil  se  lève... 

LA   PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Je  crois  qu'il  va  faire  froid... 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Nous  allons  retrouver  notre  route.  Il  m'en- 
traîne !...  il  m'entraîne.  Il  est  ivre  de  joie  !  —  Je 
ne  peux  plus  le  retenir?...  Suivez-moi!  suivez- 
moi  !  Nous  retournons  à  la  maison  !... 

Il  se  lève,  entraîné  par  le  chien  qui  le  mène  vers  le 
prêtre  immobile,  et  s'arrête. 

LES   AUTRES   AVEUGLES. 

Où  êtes-vous  ?  Où  êtes-vous  ?  —  Où  allez-vous  ? 
—  Prenez  garde  ! 


286  LES    AVEUGLES 


PREMIER    AVEUGLE-NE. 

Attendez  !  attendez  !  Ne  me  suivez  pas  encore  ; 
je  reviendrai...  Il  s'arrête.  —  Qu'y  a-t-il  ?  —  Ah! 
ah!  J'ai  touché  quelque  chose  de  très  froid  ! 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Que  dites-vous  ?  On  n'entend  presque  plus  votre 
voix. 

PREMIER    A\-EUGLE-XÉ. 

J'ai  touché  !...  Je  crois  que  je  touche  un  visage! 

TROISIÈME    AVEUGLE-XÉ. 

Que  dites-vous  ?  —  On  ne  vous  comprend 
presque  plus.  Qu'avez-vous  ?  —  Où  ètes-vous  ?  — 
Etes-vous  déjà  si  loin  de  nous  ? 

PREMIER    AVEUGLE-XÉ. 

Oh  !  oh  !  oh  !  —  Je  ne  sais  pas  encore  ce  que 
c'est...  —  Il  y  a  un  mort  au  milieu  de  nous  ! 

LES    AUTRES    AVEUGLES. 

Un  mort  au  milieu  de  nous  ?  —  Où  ètes-vous  ? 
où  ètes-vous  ? 

PREMIER    AVEUGLE-XÉ. 

Il  y  a  un  mort  parmi  nous^  vous  dis-je  !  Oh  I 
oh  !  j'ai  touché  le  visage  d'un  mort  I  —  Vous  êtes 
assis  à  côté  d'un  mort  !  Il  faut  que  l'un  de  nous 
soit  mort  subitement  !  Mais  parlez  donc,  enfin. 
que  je  sache  ceux  qui  vivent!  Où  ètes-vous?  — 
Répondez  !  répondez  tous  ensemble  ! 


LES    AVEUGLES  287 


Les  aveugles  répondent  successivement,  à  l'excep- 
tion de  l'aveugle  folle  et  de  l'aveugle  sourd;  les 
trois  vieilles  ont  cessé  leurs  prières. 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Je  ne  distingue  plus  vos  voix  ! . . .  Vous  parlez 
tous  de  même  1...  Elles  tremblent  toutes  ! 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  y  en  a  deux  qui  n'ont  pas  répondu...  Où 
sont-ils  ? 

Il  touche  de  son  bâton  le  cinquième  aveugle. 
LE   CINQUIÈME   AVEUGLE. 

Oh!  oh!  J'étais  endormi;  laissez-moi  dormir! 

LE    SIXIÈME   AVEUGLE. 

Ce  n'est  pas  lui.  —  Est-ce  la  folle  ? 

LA    PLUS   VIEILLE   AVEUGLE. 

Elle  est  assise  à  côté  de  moi  ;  je  l'entends  vivre. 

PREMIER    A\'EUGLE-NÉ. 

Je  crois...  Je  crois  que  c'est  le  prêtre  !  —  Il  est 
debout  !  Venez  I  venez  !  venez  ! 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

11  est  debout  ? 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  n'est  pas  mort^  alors  ! 

LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Où  e.st-il? 


288  LES    AVEUGLES 


LE    SIXIEME    AVEUGLE. 

Allons  voir  ! . . . 

Ils  se  lèvent  tous,  à  l'exception  de  la  folle  et  du 
cinquième  aveugle,  et  s'a\  ancent,  à  tâtons,  vers 
le  mort. 

DEUXIÈME   AVEUGLE-XÉ. 

Est-il  ici  ?  —  Est-ce  lui  ? 

TROISIÈME   AVEUGLE-XÉ. 

Oui  I  oui  I  je  le  reconnais  ! 

PREMIER    AVEUGLE-XÉ. 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  1  Ou'allons-nous  deve- 
nir ! 

LA   PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Mon  père  !  mon  père  !  —  Est-ce  vous  ?  mon 
père,  qu'est-il  donc  arrivé  ?  —  Qu'avez-vous  ?  — 
Répondez-nous  I  —  Nous  sommes  tous  autour  de 
vous... 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Apportez  de  l'eau  ;  il  vit  peut-être  encore... 

DEUXIÈME   AVEUGLE-XÉ. 

Essayons...  Il  pourra  peut-être  nous  reconduire 
à  l'hospice. 

TROISIÈME   AVEUGLE-XÉ. 

C'est  inutile  ;  je  n'entends  plus  son  cœur.  —  Il 
est  froid... 


LES   AVEUGLES 


PRExMIER    AVEUGLE-XE. 

Il  est  mort  sans  rien  dire. 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Il  aurait  dû  nous  prévenir. 

DEUXIÈME  AVEUGLE-NÉ. 

Oh  !  comme  il  était  vieux  !.,.  C'est  la  première 
fois  que  je  touche  son  visage... 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ,    tàtant  le  cadavre. 

Il  est  plus  grand  que  nous  !... 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Ses  yeux  sont  grands  ouverts  ;  il  est  mort  les 
mains  jointes... 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Il  est  mort,,  ainsi  sans  raison... 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  n'est  pas  debout,  il  est  assis  sur  une  pierre... 

LA   PLUS   VIEILLE   AVEUGLE. 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  Je  ne  savais  pas  tout 
cela!...  tout  celai...  Il  était  malade  depuis  si 
longtemps...  Il  a  dû  souffrir  aujourd'hui!...  — 
Il  ne  se  plaignait  pas...  Il  ne  se  plaignait  qu'en 
nous  serrant  les  mains...  On  ne  comprend  pas 
toujours...  On  ne  comprend  jamais  !...  Allons 
prier  autour  de  lui  ;  mettez-vous  à  genoux... 

Les  femmes  s'agenouillent  en  gémissant. 
19 


290  LES    AVEUGLES 


PREMIER      AVEUGLE-NE. 

Je  n'ose  pas  me  mettre  à  genoux... 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

On  ne  sait  pas  sur  quoi  l'on  s'agenouille... 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Etait-il  malade  ?...  Il  ne  nous  l'a  pas  dit... 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

J'ai  entendu  qu'il  parlait  à  voix  basse  en  s'en 
allant...  Je  crois  qu'il  parlait  à  notre  jeune  sœur; 
qu'a-t-il  dit  ? 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Elle  ne  veut  pas  répondre. 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Vous  ne  voulez  plus  nous  répondre  ?  —  Où 
donc  êtes- vous  ?  —  Parlez  ! 

LA    PLUS    \IEILLE    AVEUGLE. 

Vous  l'avez  trop  fait  souffrir  ;  vous  l'avez  fait 
mourir...  Vous  ne  vouliez  plus  avancer;  vous 
vouliez  vous  asseoir  sur  les  pierres  de  la  route^ 
pour  manger;  vous  avez  murmuré  tout  le  jour... 
Je  l'entendais  soupirer...  Il  a  perdu  courage... 

PREMIER     AVEUGLE-NÉ. 

Etait-il  malade  ?  le  saviez-vous  ? 


LES    AVEUGLES  29 1 


LE    PLUS    VIEIL   AVEUGLE. 

Nous  ne  savions  rien...  Nous  ne  l'avons  jamais 
vu...  Quand  donc  avons-nous  su  quelque  chose 
sous  nos  pauvres  yeux  morts  ?...  Il  ne  se  plaignait 
pas...  Maintenant  c'est  trop  tard...  J'en  ai  vu 
mourir  trois...  mais  jamais  ainsi  !...  Maintenant 
c'est  à  notre  tour... 

PREMIER      AVEUGLE-NÉ. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  fait  souffrir.  —  Je  n'ai 
rien  dit... 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Moi  non  plus  ;  nous  l'avons  suivi  sans  rien 
dire... 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Il  est  mort  en  allant  chercher  de  l'eau  pour  la 
folle... 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Qu'allons-nous  faire  ?  Où  irons-nous  ? 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Où  est  le  chien  ? 

PREMIER    A\'EUGLE-NÉ. 

Ici  ;  il  ne  veut  pas  s'éloigner  du  mort. 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Entrainez-lc  1  Ecartez-le  1  écartez-le  I 


292  LES    AVEU(iLES 


PREMIER    AVEUGLE-NE. 

Il  ne  veut  pas  quitter  le  mort  ! 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Nous  ne  pouvons  pas  attendre  à  côté  d'un 
mort!...  Nous  ne  pouvons  pas  mourir  ici  dans 
les  ténèbres  ! 

TROISIÈME   AVEUGLE-NP:. 

Restons  ensemble;  ne  nous  écartons  pas 
les  uns  des  autres;  tenons-nous  par  la  main; 
asseyons-nous  tous  sur  cette  pierre...  Où  sont 
les  autres...  Venez  ici  !  venez!  venez  ! 

LE   PLUS    VIEIL   AVEUGLE. 

Où  étes-vous  ? 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Ici  ;  je  suis  ici.  Sommes-nous  tous  réunis  ?  — 
Venez  plus  près  de  moi.  —  Où  «ront  vos  mains  ? 
—  Il  fait  très  froid. 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Oh  !  comme  vos  mains  sont  froides  ! 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Que  faites-vous  ? 

LA  JEUNE   AVEUGLE. 

Je  mettais  les  mains  sur  mes  yeux;  je  croyais 
que  j'allais  y  voir  tout  à  coup... 


LES    AVEUGLES  293 


PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Qui  est-ce  qui  pleure  ainsi  ? 

LA   PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

C'est  la  folle  qui  sanglote. 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Elle  ne  sait  pas  la  vérité  ? 

LE   PLUS    VIEIL   AVEUGLE. 

Je  crois  que  nous  allons  mourir  ici... 

LA    PLUS    VIEILLE   A\"EUGLE. 

Quelqu'un  viendra  peut-être... 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Je  pense  que  les  religieuses  sortiront  de  l'hos- 
pice... 

LA   PLUS    VIEILLE   AVEUGLE. 

Elles  ne  sortent  pas  le  soir. 

LA   JEUNE    AVEUGLE. 

Elles  ne  sortent  jamais. 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Je  pense  que  les  hommes  du  grand  phare  nous 
apercevront... 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Ils  ne  descendent  pas  de  leur  tour. 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Ils  nous  verront  peut-être... 


294  T^ES    AVEUGLES 


LA    PLUS   VIEILLE   AVEUGLE. 

Ils  regardent  toujours  du  côté  de  la  mer. 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  fait  froid  ! 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Ecoutez  les  feuilles  mortes  ;  je  crois  qu'il  gèle. 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Oh  î  comme  la  terre  est  dure  ! 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

J'entends,  à  ma  gauche,  un  bruit  que  je  ne 
comprends  pas... 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

C'est  la  mer  qui  gémit  contre  les  rochers. 

TROISIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Je  croyais  que  c'étaient  les  femmes. 

LA    PLUS   VIEILLE   AVEUGLE. 

J'entends  les  glaçons  se  briser  sous  les  vagues... 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

Qui    est-ce   qui   grelotte    ainsi  ?    Il   nous   fait 
trembler  tous  sur  la  pierre  ! 

DEUXIÈME    AVEUGLE-NÉ. 

Je  ne  puis  plus  ouvrir  les  mains. 


LES    AVEUGLES  295 


LE    PLUS   VIEIL    AVEUGLE. 

J'entends  encore  un  bruit  que  je  ne  comprends 
pas... 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Qui  est-ce  qui  grelotte  ainsi  parmi  nous?  Il 
fait  trembler  la  pierre  I 

LE   PLUS   VIEIL    AVEUGLE. 

Je  crois  que  c'est  une  femme. 

LA    PLUS   VIEILLE    AVEUGLE. 

Je  crois  que  c'est  la  folle  qui  grelotte  le  plus 
fort. 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

On  n'entend  pas  son  enfant. 

LA   PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Je  crois  qu'il  tette  encore. 

LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Il  est  le  seul  qui  puisse  voir  où  nous  sommes  ! 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

J'entends  le  vent  du  Nord. 

LE   SIXIÈME    AVEUGLE. 

Je  crois  qu'il  n'y  a  plus  d'étoiles  ;  il  va  neiger. 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Si   l'un   de    nous    s'endort^    il    faut   qu'on   le 
réveille. 


290  LES    AVEUGLES 


LE   PLUS    VIEIL   AV'EUGLE. 

J'ai  sommeil  cependant! 

Une  rafale  fait  tourbillonner  les   feuilles  mortes. 
LA  JEUNE   AVEUGLE. 

Entendez-vous  les  feuilles  mortes  ?  —  Je  crois 
que  quelqu'un  vient  vers  nous... 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

C'est  le  vent  ;  écoutez  ! 

TROISIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Il  ne  viendra  plus  personne  ! 

LE   PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Les  grands  froids  vont  venir... 

LA    JEUNE   AVEUGLE. 

J'entends  marcher  dans  le  lointain. 

PREMIER     A\'EUGLE-NÉ. 

Je  n'entends  que  les  feuilles  mortes  ! 

LA   JEUNE     AVEUGLE. 

J'entends  marcher  très  loin  de  nous  ! 

DEUXIÈME   AVEUGLE-NÉ. 

Je  n'entends  que  le  vent  du  Nord  ! 

LA   JEUNE  AVEUGLE. 

Je  vous  dis  que  quelqu'un  vient  vers  nous  ! 


I.ES   AVEUGLES  297 


LA   PLUS   VIEILLE    AVEUGLE. 

J'entends  un  bruit  de  pas  très  lents... 

LE   PLUS   VIEIL     AVEUGLE. 

Je  crois  que  les  femmes  ont  raison  ! 

Il  commence  à  neiger  à  gros  flocons. 
PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Oh  !  oh  !  qu'est-ce  qui  tombe  de  si  froid  sur  mes 
mains  ? 

SIXIÈME   AVEUGLE. 

Il  neige  ! 

PREMIER   AVEUGLE-NÉ. 

Serrons-nous  les  uns  contre  les  autres  ! 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Ecoutez-donc  le  bruit  des  pas  ! 

LA   PLUS    VIEILLE  AVEUGLE. 

Pour  Dieu  !  faites  silence  un  instant  ! 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Us  se  rapprochent  !  ils  se  rapprochent  !  écoutcz- 
donc! 

Ici  l'enfant  de  l'aveugle  folle  se  met  à  vagir  subite- 
ment dans  les  ténèbres. 

LE    PLUS    VIEIL   AVEUGLE. 

L'enfant  pleure  ? 


298  I.ES    AVEUGLES 


LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Il  voit  !  il  voit  !  Il  faut  qu'il  voie  quelque  chose 

puisqu'il  pleure.  Elle  saisit  lenfant  dans  ses  bras  et  s'avance 
dans  la  direction  d'où  semble  venir  le  bruit  des  pas  ;  les  autres  femmes  la 
suivent  anxieusement  et  l'entourent.  Je  Vais  à  Sa  renCOUtre  ! 

LE   PLUS   VIEIL   AVEUGLE. 

Prenez  garde  !  '  . 

LA    JEUNE    AVEUGLE. 

Oh  !  comme  il  pleure  !  —  Qu'}'  a-t-il  ?  —  Ne 
pleure  pas.  —  N'aie  pas  peur  ;  il  n'y  a  rien  à  crain- 
dre^ nous  sommes  ici  ;  nous  sommes  autour  de 
toi.  —  Que  vois-tu  ?  —  Ne  crains  rien.  —  Ne 
pleure  pas  ainsi  !  Que  vois- tu  ?  —  Dis,  que  vois- 
tu  ? 

LA   PLUS   VIEILLE    AVEUGLE. 

Le  bruit  des  pas  se  rapproche  par  ici  ;  écoutez 
donc  !  écoutez  donc  ! 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

J'entends  le  frôlement  d'une  robe  contre  les 
feuilles  mortes. 

LE   SIXIÈME    AVEUGLE. 

Est-ce  une  femme  ? 

LE    PLUS    VIEIL    AVEUGLE. 

Est-ce  que  c'est  un  bruit  de  pas  ? 

PREMIER    AVEUGLE-NÉ. 

C'est  peut-être  la  mer  dans  les  feuilles  mortes  ? 


LES    AVEUGLES  299 


LA   JEUNE    AVEUGLE. 

Non,  non  !  ce  sont  des  pas  !  ce  sont  des  pas  !  ce 
sont  des  pas  ! 

LA   PLUS    VIEILLE    AVEUGLE. 

Nous  allons  le  savoir  ;  écoutez  donc  les  feuilles 
mortes  ! 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Je  les  entends^  je  les  entends  presque  à  côté  de 
nous  !  écoutez  !  écoutez  !  —  Que  vois-tu  ?  Que 
vois-tu  ? 

LA    PLUS    \IEILLE    AVEUGLE. 

De  quel  côté  regarde-t-il  ? 

LA   JEUNE    AVEUGLE. 

Il  suit  toujours  le  bruit  des  pas!  —  Regardez! 
regardez!  Quand  je  le  tourne  il  se  retourne  pour 
voir...  Il  voit  !  il  voit  !  il  voit  î  —  Il  faut  qu'il  voie 
quelque  chose  d'étrange  !... 

LA    PLUS    VIEILLE   AVEUGLE,  elle  savance. 

Elevez-le  au-dessus  de  nous^  afin  qu'il  puisse 
voir. 

LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Ecartez-vous  !  écartez-vous  !  Elle  éléve  lenfant  au 
dessus    du    groupe     d  aveugles.    —  LeS  paS  SC  SOUt    arrêtés 

parmi  nous  !... 

LA   PLUS   VIEILLE    AVEUGLE. 

Ils  sont  ici  !  Ils  sont  au  milieu  de  nous  î... 


30O  LES   AVEUGLES 


LA   JEUNE   AVEUGLE. 

Qui  étes-vous  ? 

Silence. 
LA   PLUS   VIEILLE    AVEUGLE. 

Ayez  pitié  de  nous  ! 

Silence.  —  L'enfant  pleure  plus  désespérément. 


FIN 


TABLE 


Préface     i 

La  princesse  Maleine i 

L'Intruse 199 

Les  Aveugles 247 


BINDING  SECT.     DEC  2    1974 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


PQ  Maeterlinck,  Maurice 

2625  Théâtre 

M7 

1901 

t.l