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l'HÉATRE COMPLET
^ORGE SAND
PREMIÈRE SÉRIE
COSIMA — LE ROI ATTEND
FRANÇOIS LE CHAMP! — CLAUDIE
MOLIÈRE
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
HUE VIVIENNE, 3 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1866
Tons droits réservés
(O
PREFACE
Quand nous avons aborde le théâtre, le matérialisme l'avais
envahi. A la suite des événements politiques, les maîtres s'en
étaient un peu retirés; les talents de second et de troisième
ordre n'avaient pas cherché à lui imprimer une direction
nouvelle, et nous n'avions pas la prétention d'y apporter la
moindre découverte. Le succès très-inattendu d'un ouvragé'
très-simple [François leChampi) ne nous enivra pas, et, depuis,
jamais l'ambition de supplanter personne ne nous a jeté dans
ces luttes fiévreuses qui font, de la vie des auteurs dramati-
ques, une vie à part, toute d'émotions violentes ou de poi-
gnantes anxiétés. On assure que, sans cette agitation, sanS'
les ardentes rivalités, sans les petites perfidies, sans la rage
du succès à tout prix, on ne peut arriver aux grands triom--
phes : nous ne le croyons pas; nous avons vu des preuves du'
contraire, même chez les auteurs les plus suivis, les plus
applaudis et les plus enrichis.
La grande force et la seule vraie, c'est le talent. Tout le
reste est factice, et le succès même ne prouve pas toujours;
1 i
i THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
car, s'il en est de légitimes, il en est aussi de scandaleux :
l'histoire est là pour l'attester.
Si le talent est tantôt accueilli, tantôt repoussé au théâtre;
si l'ineptie, aujourd'hui sifflée:, le lendemain couronnée, y
subit absolument les mômes vicissitudes que, le génie, peu
importe, en vérité. De tout temps, le public des théâtres a
été mobile, distrait, prévenu, impatient, glacé ou passionné
au gré de mille circonstances fortuites qui n'ont rien de com-
mun avec l'art, et qui ne l'empêchent pas de revenir, en
temps et lieu, à des réparations éclatantes.
Nous ne conseillerons doue jamais à personne de prendre
le succès du moment pour une preuve absolue, et nous plain-
drons toujours un écrivain qui sacrifie sa propre conviction à
cette chance douteuse et fragile.
Ceci posé, nous ne raisonnerons donc pas du théâtre, au
point de vue de ce qui plaît ou ne plaît pas à la foule, de ce
qui tombe ou réussit, pour parler la langue des combattants.
Nous nous placerons sur un terrain plus calme et nous rap-
pellerons le véritable but de l'art dramatique.
Nous demanderons ici la permission de renvoyer le lecteur
à quelques pages insérées dans ce recueil et dont nous avons
fait précéder la publication de Comme il vous plaira. Elles se
résument ainsi : chaque soir, une notable partie de la popu-
lation civilisée des grandes villes consacre plusieurs heures à
vivre dans la fiction; chaque soir, un certain nombre de théâ-
tres ouvrent leurs portes à quiconque éprouve le besoin d'ou-
blier la vie réelle, et ce besoin est si général, que très-sou-
vent tous ces théâtres sont pleins. Cela existe depuis les
temps les plus reculés, cela existera toujours. Jamais l'homme
ne se passera du rêve; sa vie réelle, celle qu'il se fait à lui-
même ne lui suffit pas. Il faut qu'il l'oublie et qu'il assiste à
une sorte de vie impersonnelle, représentation d'un monde
tragique ou bouffon qui l'arrache forcément à ses préoccu-
pations individuelles.
Ce besoin de spectacle qui prouve moins le vide ou le loi-
>;ir fit« l'existonco (|uo la soif d'illusions inhérente à la vie hu-
mainc, peut cependant entraîner la sociétë au plus dur scep-
ticisme, de même qu'elle peut l'élever aux plus nobles aspi-
rations. Tout dépend de la nature des fictions qui servent
d'aliment à cet éternel et invincible besoin.
Pour l'artiste sérieux, auteur ou acteur, qui consacre sa vie
à la production de ces fictions, 41 y a donc bien loin d'un
succès de mode et d'argent à un succès de raison et de senti-
ment. Pour lui, le succès n'existe pas s'il n'a produit
que l'étonnement, et s'il n'a rien fait pénétrer dans ces
hautes régions de l'âme. Si Molière ne provoquait que le rire,
il y a longtemps qu'il serait oublié, et il faudrait^ aujour-
d'hui déjà, l'exhumer comme une curiosité littéraire passée
de mode. Molière peint les caractères bien plus que les ridi-
cules, et enseigne plus encore qu'il ne divertit. C'est pour-
quoi, après avoir lutté avec grand effort et souvent à ses dé-
pens contre les bouffons italiens, il les a fait oublier, pour
s'emparer d'un immortel triomphe.
Les bouffons italiens, de leur côté, avaient eu leur gloire
et leur raison d'être préférés à la mauvaise comédie de mœurs.
Ils avaient tenu le sceptre du rire dans le monde entier,
parce qu'ils avaient été, eux aussi, un progrès et un ensei-
gnement. Leurs masques exprimaient des types psychologi-
ques. Pantalon n'était pas seulement un disgracieux caco-
chyme, c'était surtout un avare et un vaniteux. Tartaglia n'eût
pas amusé une heure, s'il n'eût été que bègue et myope.
C'était un sot et un méchant sot. Le public des atellanes lui-
même, bien plus sérieux qu'on ne pense, voulait deviner
l'homme moral à travers l'homme physique. Le difforme était
déjà pour lui l'expression du vicieux on du malin. Silène le
ventru obscène, ou Ésope le sage bossu.
Ce qui était vrai à l'enfance de l'art, l'est encore aujour-
d'hui. Les fictions scéniques n'existent qu'à la condition d'en-
seigner. La très-sage maxime :
Tous les genres sont bons hors le genre ennuyeux,
confirme cette assertion. Ce qui n'enseigne rien lasse vite et
4 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
ennuie souverainement, et, dans tout ce qui amuse réelle-
ment, même sous la forme la plus légère et la pins bouffonne,
il y a un fonds de critique sérieuse, n'en doutez pas, témoin
Robert Macaire, dont l'interdiction a été, suivant nous, un fait
de pruderie très- mal entendu. Défense fut faite, ce jour-là, de
tuer l'escroquerie par le ridicule, la plus mortelle de toutes
les armes françaises.
Malgré l'évidence banale des vérités que nous venons de
rappeler, une grande erreur s'est glissée dans la moderne
littérature dramatique : c'est le besoin d'attirer le public en
vue de toute autre chose que de parler à ses bons instincts.
Pour bon nombre d'auteurs, de comédiens et de directeurs de
théâtre, il ne s'agit plus que de découvrir la fihve du succès
d'argent. Cela se conçoit de reste et ne nous indigue pas au-
tant que les gens qui ne connaissent pas la situation des cho-
ses derrière la rampe. L'auteur qui n'obtient pas le succès
d'argent ne trouve plus que des portes fermées dans les
directions de théâtre. Le comédien qui ne fait pas recette
est bientôt remercié. Le directeur qui n'est pas payé de ses
dépenses est ruiné et parfois déshonoré. Dans un temps
d'activité extraordinaire, comme celui où nous vivons, il faut "
plus que jamais réussir : l'erreur n'est donc pas de vouloir
réussir.
Mais vouloir réussir sans méthode et sans conviction, c'est
écrire sur le sable et bâtir sur le vent ; c'est ce qui arrive au-
jourd'hui à nombre de théâtres que l'on qualifie d'heureux
ou de malheureux, parce que la pensée qui les guide est com-
plètement livrée au hasard, et que le hasard seul les vide ou
les remplit. On s'est tellement habitué à ne plus compter sur
la valeur des choses littéraires, qu'on entend dire à chaque
instant aux gens de théâtre : « Ceci est bon, mais n'aura pas
de succès. — Cela est stupide, mais réussira. » Ou bien en-
core, en parlant de situations impossibles ou de dénoùmonts
absurdes : « Notre public aime ces choses-là. » Ou bien :
« C'est trop bien écrit; le public n'écoute pas ce qui est bien
écrit. » Ou bien : « Ne faites pas de grands caractères, le pu-
blic ne les comprend pas. » Ou bien : « Vos personnages sont
trop honnêtes : le public les trouvera invraisemblables; faites
des gens réels, très-réels. Le public veut voir sa propre image
et traite de fantaisie les conceptions élevées. En cela, beaucoup
de critiques sont comme lui. » Ou bien : « Cherchez les effeU.
Le public veut des elfets. Il ne tient pas à ce qu'ils soient ame-
nés d'une façon logique, pourvu qu'elle lui semble ingé-
nieuse, et avec lui tout l'art consiste à tirer d'une situa-
tion très-tendue un effet très-inattendu. Le public veut être
surpris. Tout ce qui peut le persuader ou l'attendrir est
épuisé. Donnez-lui du poivre, il ne sent même plus le goût
du sel. »
Pauvre public! S'il entendait comme on le traite dans les
conseils de'la facture dramatique, il n'aurait pas assez de sif-
flets pour se venger.
Et pourtant tout cela est faux. Le public n'aime pas ce qui
rétonne sans le convaincre; il ne hait pas ce qui est grand,
il écoute ce qui est bon. Il aime même ce qui est beau. Seu-
lement, il est public, c'est-à-dire qu'il est homme et qu'il se
trompe en masse comme l'individu se trompe en détail. Il
prend souvent le cuivre pour l'or et l'argent pour le plomb.
Cela est inévitab'e. S'ensuit-il qu'il faille se faire faux mon-
nayeur ?
Non ; car, si votre conscience ne répugne pas à ce métier,
l'expérience vous prouvera bientôt que le métier ne vaut rien.
Ce public, si facile à duper, a ses jours de clairvoyance où il
vous condamne rigoureusement. Le plus souvent, mal dis-
posé aux exécutions brutales, et craignant de se tromper en-
core, il apporte au théâtre la froideur du dégoût et de la mé-
fiance, ou bien il n'y vient pas du tout, ce qui est pire. Il peut
fort bien être injuste à ses heures, il peut ne pas compren-
dre un chef-d'œuvre, mais il peut tout aussi bien le sentir et
le proclamer si son heure est venue. Avec lui, vos prévisions
sont incessamment déjouées, car il est mobile , comme tout
ce qui est gouverné par une impression immédiate, et, quand
vous prononcez qu'il n'aime pas ceci ou cela, quand vous
6 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
VOUS vantez de ]e connaître, vous êtes sans cesse à la veille
d'une déception, que vous tâchez d'expliquer après coup,
mais que vous n'expliquez réellement pas; car on vous voit
alors faire rudement la critique de ce que vous aviez jugé
bon, ou porter aux nues ce dont vous aviez douté.
Quel sera donc l'élément de certitude du succès? Prenez-
en votre parti, il n'y en a pas. Une représentation théâtrale
sera toujours un coup de dés, où la main tremble à celui qui
les a pipés, mais où celui à qui sa conscience d'artiste no
reproche rien peut porter beaucoup de calme, et prévoir la
mauvaise chance avec beaucoup de philosophie. Il y a là
pourtant, nous le savons, danger de vie ou de mort pour le
directeur aux abois, pour l'acteur contesté;, pour l'auteur qui
a rêvé la gloire et la fortune avec passion. Tous trois, sans
doute, doivent trembler si leur caractère n'est pas à la hau-
teur du péril où leur ambition les a jetés. I\lais le public se
soucie fort peu de tous vos rêves ou de toutes vos craintes.
Il se dit que, si vous n'êtes pas brave, vous avez été fou de
l'affronter. N'attendez pas mieux de ce maître caressé et (latte
d'avance par vos concessions. Vous avez peut-être épié en
imagination son sourire^ convoité sa bienveillance, frémi de-
vant la pensée de son sarcasme. Inutile^ inutile ! Il est là, et
il ne fera que ce qui lui plaît. -
Dès lors, à quoi bon sacrifier sa conscience à une éventua-
lité insaisissable? En ceci comme en tout, la vie est un jeu de
hasard où l'unique certitude est dans le sentiment que l'on
porte en soi-même. Déloyal, vous pouvez être châtie. Probe,
vous pouvez être écrasé : voilà l'inconnu de votre avenir;
mais vous serez, à votre choix, probe ou déloyal. Cela en dit
assez pour que vous puissiez voir très-clairement l'emploi et
le but de votre vie.
Il y a cependant des chances, direz-vous : l'esprit et le
talent chercheront toujours à se les r-endre favorables. D'ac-
cord, et la conscience aussi pourra le chercher; mais, si vous
séparez l'habilctc de la conscience, vous n'avez plus que la
moitié de vos moyens, et vous diminuez d'autant vos chances
de succès. Échouer faute d'habileté n'est pas une honte. Au
tlidàtre, où l'on a beaucoup d'esprit, on a inventé un mot pour
CCS sortes de chutes : le succès d'estime. Mais tomber dans son
armure d'habileté, c'est une véritable condamnation si les rai-
sons de la chute sont morales.
Et puis il faudrait s'entendre sur ce mot d'habileté. Si
c'est de faire avaler au public une situation fausse et des ré-
solutions incompatibles avec le caractère des personnages, en
vue d'un cjfet heureux, l'habileté n'est pas grande. En toute
chose, dans l'art comme dans la vie, dès que l'on se débar-
rasse de la conscience, on simplifie beaucoup les questions.
Mais, si l'habileté consiste à faire accepter à un public, pré-
venu- et malveillant, des situations logiques et fortes, des
résolutions nobles et généreuses, oh ! alors, vous êtes dans la
bonne voie et vous avez pour vous la bonne chance; car, si
ce capricieux public dénie quelquefois les succès légitimes,
du moins il ne revient pas sur ceux qu'il a légitimement con-
sacrés, et les générations conûrment les équitables jugementè
des générations précédentes.
On entend souvent dire d'un auteur, d'un artiste, d'un spé-
culateur, d'un homme à succès quelconque : « Comme il est
habile 1 comme il connaît son public! » Ce qui, en certaines
occasions et à propos de «îrtaines personnes, équivaut à
ceci : « Comme il est insolent ! comme il méprise l'art ou
l'honnêteté ! »
On dit que nous traversons un temps où le monde appar-
tient aux habiles. Nous ne demandons pas mieux. Nous ne
croyons pas l'homme habile nécessairement fourbe, et, en
fait d'écrivains, nous en connaissons de très-forts dans la
conduite de leurs travaux et de leurs affaires, dont la loyauté
est réelle et la conscience irréprochable. Aussi., chez ceux-
là, point d'escamotage de la vérité, en vue de ménager l'hypo-
crisie des temps ou l'inintelligence des masses. Quand l'au-
teur dé Diane de Lys et du Demi-Monde présente un sujet ou
un personnage scabreux, il les présente de face et les met en
plein jour. Il est habile, c'est vrai; mais son habileté serait
8 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
vaine, s'il n'avait le courage de l'esprit et la puissance du
talent. Nous en connaissons d'autres, moins également heu-
reux, mais non moins vaillants, qui croient et savent aussi
que l'artiste véritable ne doit pas suivre le public, mais le
devancer, et faire bon marché de ses injustices.
Pour nous-même, qui avons eu au théâtre de grands succès,
et aussi des succès d'estime, c'est-à-dire des insuccès, nous
ne varierons pas dans notre respect pour le public, et, par ce
qui précède, on voit comment nous entendons ce respect.
Chercher à lui plaire par des habiletés puériles et de lâches
sacrifices à son prétendu manque d'idéal ne serait pas, selon
nous, le respecter; ce serait, au contraire, le mépriser pro-
fondément. Ce que nous respectons en lui, ce n'est ni le
bruit de ses mains, ni le contenu de sa bourse : il est sou-
vent mal à propos avare ou prodigue de ces choses-là. S'il
est, à un jour donné, dans une veine de scepticisme et de
dédain pour la poésie de l'âme, c'est tant pis pour lui bien
plus que pour nous. Un autre jour, il sera mieux disposé, et,
qu'il le soit pour nous ou pour un autre qui l'aura mieux mé-
rité, ce sera toujours tant mieux. Ce que nous trouvons d'in-
finiment respectable chez lui, c'est le progrès qu'il est tou-
jours capable de faire et dont il ne se défend pas de propos
délibéré. Ce que nous ne nous lasserons pas de flatter en lui,
c'est le beau côté de la nature mimaine, ce sont les instincts
élevés qui, tôt ou tard, reprennent le dessus. Qnant à ses
accès de mauvais prosaïsme et d'engourdissement du cœur,
nous ne les guetterons pas pour les encenser, et, quand nous
serons aux prises avec ses préjugés et ses erreurs, nous le
défions bien de nous faire transiger, dût-il nous placer entre
les sifflets et les grosses recettes.
Avec cette résolution, que nous n'avons jamais dissimulée,
nous aurons peut-être plus de revers que de triomphes; mais
il est certain que nous n'aurons jamais ni humiliation ni re-
gret de nos travaux dramatiques.
En défendrons-nous ici la valeur contre les attaques parfois
amères, parfois irréfléchies de la critique ? Non. La critique
au jour le jour des représentations théâtrales, c'est encore le
public, une élite quant à l'esprit, mais tout aussi variable et
sujette à erreur que la masse. Parfois elle nous a soutenu,
parfois elle a cherché à nous décourager. Nous l'attendons à
des jours plus rassis et à des jugements moins précipités. Ce
qu'elle nous accordera un jour, ce sera de n'avoir pas man-
qué de conscience et de dignité dans nos études de la vie
humaine; ce sera d'avoir fait de patients efforts pour in-
troduire la pensée du spectateur dans un monde plus pur et
mieux inspiré que le triste et dur courant de la vie terre à
terre.
Nous' avons cru que c'était là le. but du théâtre, et que ce
délassement, qui tient tant de place dans la vie civilisée, de-
jj^ vait être une aspiration aux choses élevées, un mirage poéti-
I que dans le désert de la réalité,
I Sous l'empire de cette conviction^ nous n'avons pas voulu
essayer de procéder par l'étude du réel aride, et présenter au
public un daguerréotype de ses misères et de ses plaies. On
en plaçait bien assez devant ses yeux. L'école du positif est
nombreuse, et, pour quelque&-uns qui ont le droit d'en faire
sortir de robustes enseignements, parce qu'ils en ont la puis-
sance, beaucoup d'autres ne réussissent qu'à montrer le laid
et à blaser le public sur ce triste face à face. D'autres, plus
coupables encore et poussant plus loin l'adulation, ont réussi
à le faire rire paternellement de ses vices.
Nous n'étions pas tenté d'entrer dans cette voie, et per-
sonne n'a encore osé nous reprocher de ne l'avoir pas fait;
mais quelques-uns nous ont reproché notre culte pour l'ar-
tiste, notre optimisme dans les solutions trop morales de l'ac-
tion, notre respect pour la simplicité des moyens, et beau-
coup d'autres choses auxquelles nous ne répondrons pas. Nous
nous bornerons à dire que, nous sentant poussé par un es-
prit de réaction contre le laid, le bas et le faux, nous avons
suivi la pente qui nous emportait en sens contraire. Il était
bien naturel qu'un romancier fût romanesque. Qu'il ait man-
qué de talent, c'est possible ; mais, comme ce n'est point là ce
1.
10 THEATRE COMPLET DE GEORGE 8AND
qu'on lui a reproché, comme, en cherchant à le détourner
de son but, certains critiques, et même certains amis, s'en
sont pris à ce qui faisait son seul mérite, la foi au bien, il
est en droit de résister à des remontrances qu'il ne saurait
comprendre et à des menaces qui ne sauraient l'intimider.
George Sand.
GOSIMA
LA HAINE DANS L'AMOUR
DRAME EN CINQ ACTES ET UN PROLOGUE
Thcâtrc-Français. — 29 avril 1840.
La première représentation du drame de Cosima a été fort
mal accueillie au Théâtre-Français. L'auteur ne s'est fait il-
lusion ni la veille ni le lendemain, sur l'issue de cette soirée.
Il attend fort paisiblement un auditoire plus calme et plus
indulgent. Il a droit à cette indulgence," il y compte. Il n'est
peut-être pas plus ignorant qu'un autre do ce qu'on appelle
l'art dramatique, car il a vu représenter beaucoup de chefs-
d'œuvre classiques; il en a senti profondément les beautés, et
il a sincèrement admiré le mérite des œuvres remarquables
de ses contemporains; mais il a voulu faire à sa manière et ne
l)rendrc conseil d'aucun d'eux. Il se sentait impuissant à pro-
duire de grands efiets de situation, et il ne comprenait pas la
nécessité de tenter une voie au-dessus de ses forces, dans un
temps où l'énergie du drame à été portée si haut par de plus
grands talents que le sien. Il a voulu marcher terre à terre
et ne prendre qu'une face de leur manière. Plus modeste et
moins ambitieux qu'on ne croit, il a été persuadé (et il l'est
encore) qu'on pourrait intéresser aussi par le développement
d'une passion sans incidents étrangers, sans surprise, sans
(erreur. Ce serait un intérêt d'un autre genre, un intérêt
moins saisissant, moins rapide, sans doute; mais, dans tous
12 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
les arts, chaque artiste exprime le sentiment qu'il a delà vie,
dans la mesure de ses facultés, ou selon l'inspiration qu'il en
reçoit au moment de son travail. S'il ne réussit pas à faire
aimer son œuvre, c'est sa faute, sans nul doute, et c'est à son
peu de talent qu'il doit s'en prendre. Mais lui contester avec
emportement ou avec ironie le droit d'essayer une manière,
n'est pas le fait d'un public artiste et judicieux.
L'auteur de Cosima abandonne donc de bon cœur à la cri-
tique le droit de condamner son œuvre; mais il ne lui recon-
naît pas celui d'interdire à qui que ce soit l'emploi d'une
forme aussi compliquée ou aussi simple que possible. Parmi
les drames de pur sentiment, personne n'admire et n'aime
plus que lui Marion Delorme, Antony, Chatterton, la Fille
du Cid. Et pourtant ce sont là des génies bien divers, des
écoles bien distinctes. Il n'a pas eu la témérité de vouloir
faire enregistrer son nom à côté de noms illustrés dans les
archives du théâtre moderne. Il n'a pas voulu -prouver que
le romancier pouvait cumuler et joindre à son titre celui de
dramaturge. Il déclare ne rien comprendre à ces questions
d'amour-propre, et il- est bien certain que les vrais auteurs
dramatiques de son temps ne s'en préoccupent pas plus que
lui. Ils ont laissé poindre des talents inférieurs, ils ont ap-
plaudi ou pardonné à des tentatives plus ou moins heureuses;
ils verraient, sans colère, s'établir un genre de productions
théâtrales naïves, analytiques de sentiments intimes, qui,
sans avoir la prétention de changer le goût du public à
l'égard des choses grandes et solennellement acceptées, l'ha-
bitueraient à savoir changer d'émotions et à s'intéresser aux
petits événements de la famille après avoir frémi et applaudi
avec transport au spectacle des grandes passions et des faits
éclatants. En un mot, ils verraient sans s'alarmer, à coup
sûr, d'humbles chaumières s'élever à côté de leurs superbes
portiques, et eux-mêmes, dans un jour de délassement, ils
[)0urraient s'essayer à ce genre, comme on fait une chanson
après un poëme, un paysage après un tableau d'histoire.
Mais une portion du public, (\\x\. veut voir partout présomp-
lion cl rivalité, repousse avec précipitation ce qui dérange
ses habitudes et ce qui n'est pas l'imitation servile des maî-
tres. Le public s'éclairera avec le temps, et, si la tentative de
Cosima est repoussée, elle n'en ouvrira pas moins la porte à
l'introduction d'une liberté nécessaire au théâtre. Les grands
artistes font accepter ce qu'ils veulent, et, l'auteur sifflé hier
le répète sans amertume, le mauvais accueil qu'il a reçu ne
prouve rien contre ceux qui, avec plus de talent que lui,
marcheront dans la vois qu'il indique.
L'auteur de Cosima n'en dira pas davantage pour justifier
son essai dramatique en tant que production littéraire; mais
il protestera avec force contre l'immoralité prétendue de son
sujet.
On a crié à l'indécence durant Ta première représenta-
tion, avec une pensée d'interprétation si peu décente, que les
gens d'un sentiment vraiment chaste se seraient volontiers
voilé la face devant un public livré à des préoccupations si
graveleuses. Comment m'' aimez-vous ? a semblé une équivo-
que malhonnête. Quel est donc mon crime? a excité des rires
de mépris et d'indignation vraiment burlesques. L'auteur
confesse qu'il riait aussi, au fond de sa loge, mais ce n'était
pas de sa pièce seulement.
L'auteur d'Indiana et de Jacques a voulu mettre en scène
l'intérieur d'un ménage. 11 l'a fait souvent, il le fera souvent
encore, n'importe sous quelle forme et devant quel public. 11 y
a beaucoup de choses dans ce sujet-là, et il y en a qu'on ne
doit pas craindre de répéter toujours, au risque d'être accusé
de stérilité ou d'obstination. La gloire de l'homme de lettres
paraît fort légère à sacrifier, quand on a une pensée sérieuse
et une volonté tranquille dans l'àme. C'est fort peu de chose
que d'être raillé, je vous assure; et je le dis à vous, jeunes
artistes qui tremblez d'aborder telle ou telle carrière : si vous
avez dans le cœur une bonne et généreuse conviction, vous
ne sentirez pas le plus petit battement de cœur à celte pre-
mière rencontre avec la masse, qu'on peut appeler sur toutes
les scènes du monde le lever du rideau. Eussiez-vous caressé
14 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
quelque désir de fortune ou de gloire, vous sentirez votre
personnalité s'évanouir comme un rêve, à l'approche de ce
combat où la vérité (le véritable enfant de vos entrailles, et
non pas l'œuvre de l'artiste, mais celle de Dieu en vous) va
lutter contre le préjugé ou l'ignorance. Vous vous sentirez
bien fort, non pas comme artiste (qu'importe le sort de l'ar-
tiste!) mais comme homme, et c'est de cela que vous serez
fier si, par malheur, vous vous trouvez ce jour-là le seul
homme de l'assemblée !
Ce malheur ne m'c^t point arrivé. Il y a eu dans l'auditoire
des esprits généreux et sincères qui, sans s'abuser sur le peu
do talent do l'auteur, ont sympathisé avec la pensée de son
ouvrage. C'est pour cete que je ne suis point triste d'avoir
entendu des murmures etdes imprécations; j'ai entendu aussi
des encouragements et des vœux au-dessus delà région où
éclatent ces sortes d'orages, et je n'ai point attribué ces ap-
plaudissements à l'éloquence de mon plaidoyer, mais à la vé-
rité de ma cause. C'est pourquoi ils m'ont été doux et me
tranquillisent sur l'avenir de mes croyances. Non, tous les
hommes d'aujourd'hui ne -sont pas livrés à des pensées de
despotisme et de cruauté. Non, la vengeance n'est pas le seul
sentiment, le seul devoir de l'homme froissé dans son bon-
heur domestique et brisé dans les affections de son cœur.
Non, la patience, le pardon et la bonté ne sont pas ridicules
aux yeux de tous; et, si la femme est encore faible, impres-
sionnable et sujette à faillir, dans le temps où nous vivons,
l'homme qui se pose auprès d'elle en protecteur, en ami et
en médecin de l'âme, n'est ni lâche ni coupable : c'est là
l'immoralité que j'ai voulu proclamer. L'idée n'était pas
neuve; la religion du Christ l'avait proclamée avant moi, et,
si j'avais présenté le caractère d'un époux vraiment aposto-
lique, j'aurais excité bien d'autres murmures. Je no l'ai
pas fait, parce que je no suis pas catholique, je l'axoue.
Si je l'étais, j'aurais le courage nécessaire pour le procla-
mer, niènie sur les planches d'un (liéâlre. Mais, si j'ai porté
comme bien d'autres sur l'avenir des regards plus avides
que ne le permet l'Église, je n'ai point abjuré la plus belle
partie des vérités évangéliqucs, celle qui moralise les légiti-
mes alTections et combat les instincts farouches.
G. S.
DISTRIBUTION
LE DUC DE FLORENCE MM. Menjacd.
ALVISE PETRUCCIO, liourgcois et né-ocianl de Flo-
rence Geffrot.
COSIM.\, sa femme Mme Dorvai..
NÉRI MM. Maillard.
ORDONIO ÉLISÉI, riche Vénitien Beai:v.\llet.
LE CHANOINE DE SAINTE -CROIX, oncle de Cusima. Joanny.
MALAVOLTI, )....„.,. ( Vap.let.
FARG.ANACCIO,]™'^'"''''""''^^^''^' ( Joanms.
LE B.ARIGEL Fonta.
TOSINO, page d'Ordonio Éliséi Mmes Atenel.
PASC.^LINA, servante d'Alvise Thénaud.
GONELLE, serviteur d'Alvise MM. Matiiii.n.
UN VALET d'Ordonio Alexandre
ESFAFIERS DU BAUIGEL
A Florence.
PROLOGUE
L'intérieur d'une église. — Le soir. — Une lampe allumée au fond. — Un
confessionnal à la droite du spectateur est placé au premier plau. —
Le second plan est sombre. — Dans le fond de la nef, on distinj^ue
quelques personnes agenouillées, éparses, qui peu h peu se retirent du-
rant les premières scènes.
• SCÈNE PREMIÈRE
COSIMA, NÉRI.
Cosima est à genoiK un peu en avant du second plan, dans l'altitude de
la prière, le dos presque tourné au spectateur. Néri, debout à quelques
10 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
pas d'elle, la barrette à la maia, est appuyé contre une colonne dans
une attitude méditative. Cosima lui fait un signe, et il se rapproche
d'elle. Elle se tourne à demi pour lui parler.
COSIMA.
Mon bon Néri, écoute : rends-moi un service. Va trouver
mon oncle le clianoine. A cette heure-ci, il est presque tou-
jours dans la sacristie. Tiens, par là! cette porte au fond de
la nef. Dis-lui que j'ai quelque chose de particulier à lui con-
fier tout de suite. Il ne me refusera pas, lors même qu'il se-
rait occupé. Il est si bon pour moi!... Dis-lui que je me re-
pens de le déranger, mais que je ne puis rentrer chez moi
sans lui avoir parlé.
NÉRI.
Vous laisserai-je seule ?
COSIMA.
Que pourrais-je craindre dans ce saint lieu? Va, et reviens
vile.
Néri s'éloigne.
SCÈNE II
COSfMA, ORDONIO, TOSINO.
Cosima en prière, sur le premier plan. Ordonio Éliséi entre par la droite
derrière le confessionnal. Il est suivi de Tosino, vêtu en femme et
voilé (costume pareil à celui que porte Cosima). Ils se tiennent au pre-
mier plan. Cosima leur tourne le dos.
ORDONIO, montrant Cosima.
La voici. Page, fais bien ton devoir. Va m'attendre dans
cotte chapelle, (il lui montre une chapelle latérale derrière le confes-
sionnal.) A mon premier signal, reviens ici et fais comme je
t'ai dit. Ne va pas t'endormir au moins!
TOSINO.
Soyez tranquille : je ne perdrai pas de vue mon homme,
et je saurai jouer mon rôle. (Montrant la chapelle.) Celle-ci?
ORDONIO.
Bien! — Vite! — (liegardanl Cosima, qui est toujours absorbée
dans sa prière.) Prie, prie! Le ciel n'exaucera point des vœux
C O s I M A « '
"insensés. Il t'a créée pour vivre et non pour languir, pour
céder et non pour vaincre. Je sens en moi une force supé-
rieure à toutes les menaces de la religion, à toutes les ter-
reurs de l'enfer! (Néri reparaît au fond, et. un instant après, le
chanoine le suit.) Les VOici. OÙ me cacherai-je? (Regardant le con-
fessionnal.) Eh! OÙ donc mieux? Ah! jeune femme, tu parle-
ras bien bas si les secrets de ton cœur échappent à l'oreille
d'un amant!
Il se cache derrière le confessionnal.
SCÈNE III
Les Mêmes, NÉRI, LE CHANOINE.
NÉRI, à Cosima.
Voici votre oncle. Je m'éloigne pour ne pa? gcner vos con-
fidences. Je vous attendrai au [)ied de la chaire.
cosniA.
C'est bien ! merci, mon ami ; que Dieu récompense ton zèle
et ton amitié pour moi!
Néri s'éloigne et ya s'agenouiller sous la chaire qu'on aperçoit au fond.
Le chanoine s'avance, Cosima se lève, et tous deux s'approchent du
second confessionnel.
LE CHANOINE.
Vous m'avez fait demander, ma .chère nièce. Vous enten-
drai-je en confession?
COSIMA.
Oui et non, mon bon père. Je ne suis pas préparée digne-
ment au sacrement de pénitence;... mon âme est trop agi-
tée... Je ne mérite pas l'absolution. Pourtant j'ai des choses
bien secrètes à vous dire.
LE CHANOINE.
Eh bien, nous entrerons au confessionnal; et, là, sans au-
cune solennité, nous causerons comme deux amis. [Cosima
s'agenouille au confessionnal, tandis que le chanoine s'assied.) Eh
bien, mon enfant, d'où vient ton inquiétude? Ton âme fut
toujours pure, et les chaînes du péché te sont légères. Parle,
18 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
con(ie-moi ta peine. Confie-la au ciel qui t'aime et qui te con-
solera.
COSJMA.
0 mon père! ne me parlez pas avec cette bonté. J'ai com-
mÏA aujourd'hui le crime dans mon cœur... Écoutez, je vous
parle comme à mon seul parent, comme au guide de ma jeu-
nesse, et aussi comme au ministre du Seigneur... Je vous
dirai les choses comme elles sont. Depuis quelque temps, un
homme me recherche... C'est un Vénitien... un...
LE CHANOINE.
Ne me dis pas son nom, c'est inutile.
COSIMA.
Ce n'est point inutile;... ceci est plus qu'une confession,
mon père, c'est une confidence. Cet homme s'appelle...
LE CHANOINE.
Ordonio Éliséi?
Ordonio, appuyé sur le confessionnal derrière Cosinia, se pencbc pour
entendre sa réponse.
COSIMA, baissant la voix avec abattement.
Oui, mon oncle.
Ordonio fait un geste de Irioniplie.
LE CHANOINE.
Eh bien, tu m'avais déjà parlé de ses poursuites : tu ne les
as point encouragées ? 'de ses lettres : tu ne les as pas
reçues? de ses instances : tu ne les as point écoutées?
COSIMA.
Non, mon oncle. Je vous assure que, s'il a conçu quelque
espérance, il faut qu'il soit bien présomptueux! (oesio ironique
d'Ordonio.) Mais je ne suis pas moins obsédée do ses soins.
Je ne puis faire un pas dans la ville sans qu'il soit sur mes
traces, et je ne puis me mettre à ma fenêtre sans qu'il soit
sous mes yeux. Ces assiduités ont été reiuarquées. Dos per-
sonnes imprudentes en ont averti mon mari. Mon mari, plus
imprudent encore, n'a rien fait pour en réprimer l'insolence.
Alors, j'ai bien vu que ce courtisan ferait du tort à ma ré-
putation et troublerait la i)aix do mon ménage.
CORIMA iO
LE CHANOINE.
L'a-t-il donc troublée en eiïet?
COSIMA.
Ce matin, mon mari regardait par la fenêtre, et, moi, je
travaillais auprès de lui; et, comme il regardait toujours du
côté des arcades où Ordonio Éliséi se promène continuelle-
mont, je pensai qu'il le voyait peut-être en ce momentflà, et
qu'il pouvait me soupçonner de l'encourager.
LE CHANOINE.
Et pourquoi votre mari aurait-il eu un pareil soupçon?
Rien ne l'y autoriserait de votre part.
COSIMA.
Aussi, j'ignore pourquoi je me sentis tout à coup aussi ef-
frayée et aussi confuse que si j'eusse en efl'et encouragé Ordo-
nio à se trouver là.
LE CHANOINE.
II y était donc?
COSIMA.
Il y était. Pourtant, je ne l'ai pas regardé, je ne l'ai pas
vu. Mais ceci est un mystère pour moi, mon oncle! Chaque
fois que cet homme est près de moi, j'en suis avertie secrè-
tement par un troiible inexplicable. Y a-t-il donc des dangers
si terribles, que les remords y précèdent les fautes?
LE CHANOINE.
Je n'aime pas à vous entendre parler si bien de ces dangers,
ma chère Cosima; je crains que vous n'ayez beaucoup trop
pensé à cet homme. Mais continuez ; car ce n'est pas tout?
cosniA.
Oh! non, ce n'est pas tout! Mon mari, s'étant retourné
vers moi, me vit tout à coup si émue, que j'étais près de
m'évanouir. Et lui aussi devint pâle; et, comme il me sou-
tint dans ses bras pour quitter la place où nous étions, je sen-
tis qu'il tremblait comme moi, et que, comme moi, il était
près de défaillir. '
LE CHANOINE.
Pauvre Alvise! 0 ciel I permettras-tu que la paix du juste
20 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
soit troublée par la fantaisie coupable du premier libertin qui
passe !
COSIMA.
OAlvise, mon noble mari! le plus sincère, le plus doux des
hommes! Savez-vous comment il me parla? « Cosima, me
dit-il, j'ai toujours eu en vous une aveugle confiance; et me
présecve le ciel de vous outrager par un soupçon ! Je crois en
votre parole comme en celle de Dieu. Dites-moi donc que vous
m'aimez. — Vous en doutez aujourd'hui, lui répondis-je,
puisque vous me le demandez ! — Je ne demande rien,
s'écria-t-il. Est-ce que je t'interroge, moi? Je ne veux rien
expliquer, ni 'rien comprendre. Dis-moi seulement que tu
m'aimes! — 0 mon ami, mon soutien, moiî ange, lui dis-je,
comment pourrais-je ne pas t'aimer? — Eh bien, s'écria-t-il,
jure-le donc! et jure aussi que tu n'aimes que moi^ et que
la seule pensée d'en aimer un autre n'est jamais entrée dans
ton cœur, » Le ton dont il me questionnait ainsi me glaçait
de crainte; car, en écoutant mes réponses, il semblait vou-
loir lire dans mes yeux jusqu'au fond de mon âme. Et,
comme je répondais d'une voix mal assurée : « Tu pourrais
donc, reprit-il avec force, le jurer comme au jour de notre
mariage, par tout ce qu'il y a de sacré, par la majesté de
Dieu, par l'honneur, par le devoir, par le saint Évangile ? »
Et, en même temps, il prit ma main glacée et la posa sur le
livre sacré qui était là, ouvert sur une table.
LE CHANOINE,
Et vous avez juré ?
COSIMA,
Je... je ne sais pas, mon père... J'avais pour,... je ne savais
ce que je faisais... et je crois (juc j'ai juré ;... oui, oui ! j'ai
juré sur l'Évangile.
LE CHANOINE.
Et... ensuite?...
c 0 s I :m a .
Et à peine cus-je obéi, qu'il se jola à mes pieds, et me re-
mercia presque en pleurant, me demandant pardon "d'avoir pu
exie;er de moi un tel serment... C'est ainsi que nous nous
sommes quittés, et aussitôt je suis accourue vers vous, mon
père, afin de vous raconter tout ce qui s'est passé.
LE CHANOINE.
N'as-tu rien de plus à me confier, mon enfant?
COSIMA.
Rien, mon oncle.
LE CHANOINE.
Et pourtant, tu as commencé par t'accuser presque d'un
crime.
COSIMA.
Je me sons coupable. Il me semble que je n'oserai plus
regarder mon mari en face.
LE CHANOINE.
Mais... qu'as-tu donc aujourd'hui, ma chère Cosima? j'ai
peine à te comprendre.
COSIMA.
J'ai juré sur l'Évangile, sur ce qu'il y a de plus sacré.
LE CHANOINE.
C'est peut-être une imprudence de la part de ton mari;...
mais enfin, puisque tu n'as fait qu'un serment loyal et vo-
lontaire...
COSIMA.
Eh bien, non! Je n'ai cédé qu'à la crainte d'affliger Alvise;
mais il y avait au dedans de moi une voix qui me criait :
« Tu mensj tu blasphèmes ! »
LE CHANOINE.
Cosima, serait-il vrai? aurais-tu donné accès dans ton cœur
à un sentiment coupable? aimerais-tu ce Vénitien? Hélas! il
n'est pas digne de toucher la main de ton mari !
COSIMA.
Oh ! ne me dites pas que je Taime 1
LE CHANOINE.
Dis-moi donc que tu ne l'aimes pas!
COSIMA.
Peut-on aimer ce que l'on méprise. Eh bien, je sens du
n THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
mépris pour la conduite de cet homme léger qui, en passant
dans une ville, ne trouve rien de plus honorable, de plus
utile à entreprendre, que de ternir l'honneur d'une femme et
de détruire la confiance d'un mari.
LE CHANOINE.
J'aime à l'entendre parler ainsi. Rassure-toi donc, ma fille ;
tu n'as point fait un faux serment. Tu aimes toujours ton
mari.
COSIMA.
Oh! de toute mon âme!... Et pourtant je souffre, je trem-
ble... Tenez, mon oncle, je suis bien malheureuse !
Elle fond en larmes.
LE CHANOINE.
0 cœur de femme! éternelle énigme! Essuie ces pleurs,
Cosima; c'est le honteux témoignage de la faiblesse. Pour-
rais-tu songer un instant à préférer un étranger à ton meil-
leur ami ? un homme sans mœurs et sans foi au plus honnête
et au plus généreux des hommes? Rentre en toi-même, Co-
sima. Chasse ces vaines imaginations. La peur est un piège
de l'ennemi du salut. Écoute, ceci demanderait un plus long
entretien. L'heure est avancée. J'irai demain chez toi, et nous
causerons. J'espère te faire mieux lire en toi-même et te re-
lever à tes propres yeux. Retourne chez toi, ma fille. Je
n'aime pas à voir une jeune femme fréquenter les églises le
soir. Ces promenades nocturnes ne sont pas assez protégées
par un jeune liomme comme Néri.
COSIMA.
Néri? n'cst-il pas l'ami, presque le fils adoptif de mon
mari, le mien par conséquent? Il est dévoué, il est brave ;
personne n'oserait me dire un mot lorsqu'il m'accompagne.
LE CHANOINE.
Je le crois bien! Mais je t'engage âne sortir que le jour.
Depuis quelque temps, tu te livres à une dévotion extérieure
qui, je te le dis avec la simplicité d'un ami, ne me semble
pas propre à ramener le calme dans ton âme... Je crains cjue
toute celte ferveur no soit de l'agitation, et que sais-je?...
C O s I M À
23
un désir involontaire de provoquer des rencontres dangereu-
ses... Penses-y; sois plus sédentaire!
COSIMA.
Olil vous me faites trembler !...
LE CHANOINE.
Calme-toi. Reste ici. Ne sors pas du confessionnal que Néri
ne vienne t'y rejoindre. Je vais l'avertir en passant.
Il s'éloigne et se dirige vers Néri. Aussitôt Ordonio s'élance vers la chapelle
ou il a caché son page.
ORDONIO.
Stl...
TOSINO, à voii basse.
Me voici, je suis aux aguets.
ORDONIO.
Cours au-devant de lui, ne lui parle pas que tu ne sois
hors de l'église, et alors tire-toi de ses griffes comme tu
pourras.
TOSINO.
Fiez-vous à moi. Je le rendrai fou. Autant vaudrait mettre
cent lutins à ses trousses! Vous, vous sortez par l'autre porte
avec la dame ?
ORDONIO.
Va donc! Tout est prévu.
Tosino se dirige vers Néri, que le chanoine a averti en passant. Le cha-
noine est rentré dans la sacristie. Néri prend le page pour Gosima et
lui offre son bras. Ils sortent ensemble tandis que Ordonio se rapproche du
confessionnal.
COSIMA, se levant à demi.
Est-ce toi, Néri?... (Ordoaio s'incline affirmativement. Cosima se
lève et lui prend le bras. Il veut la mener dans la direction opposée à celle
qu'ont prise Néri et Tosino.) Tu te trompcs, Néri ! Ce n'est pas là
notre chemin.
ORDONIO, tâchant de déguiser sa voix.
L'autre porte est fermée.
ii THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
COSIMA, s'ariêtant.
Qu'as-tu? Ta voix osl changée!... Tu semblés agité!...
Tu ne me réponds pas? (EiTcayoe.) Vous n'êtes pas Néri !
Elle veut fuir.
ORDONIO, la retenant de force.
Ne craignez rien , madame : c'est l'homme qui vous
aime.
COSlMA.
Laissez-moi, monsieur!... Néri!... J'appellerai Néri.
ORDONIO.
Votre voix*est étouffée par la p'eur ou par la colère; n'es-
sayez donc pas de crier. Néri est déjà loin, d'ailleurs.
COSIMA.
Oh! mon oncle!... à mon secours!...
ORDONIO, tirant son épée.
-Madame, je vous avertis qu'il, en va coûter la vie au pre-
mier que vos cris appelleront ici, fût-ce votre mari, fût-ce le
prêtre à qui vous venez de vous confesser.
COSIMA.
Vous étiez là?...
0 R D 0 M 0 .
Et j'ai entendu votre confession, madame. Voilà pourquoi
je suis résolu à tout braver, à tout immoler à mon amour et
au vôtre.
COSIMA.
Au mien ? Vous n'avez que mon mépris I
ORDONIO.
Votre oncle le chanoine n'emporte pas cette pcnsécj ma-
dame!
COSI-MA.
Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! permettras-tu que je sois ainsi
outragée ?
Elle veut eniore s'échapper et se heurte contre des chaises. Ûrdonio la
retient dans ses bras.
ounoMo.
Outragée? Vous me jugerez mieux, madame, (piand vous
m'aurez entendu, et vous allez ai'enlendre pour la première,
pour la dei-nière fois peut-être... Pourquoi cette frayeur in-
sensée, et ces larmes, et cette colère d'enfant? Je sais main-
tenant que vous m'aimez; et, vous qui savez combien je vous
aime, vous ne pouvez pas avoir peur de moi. Abjurons donc
toute feinte. Je vais vous en donner l'exemple, et vous en-
tendrez ma confession comme j'ai entendu la vôtre. Jusqu'ici,
Cosima, je me suis trompé : j'ai pris votre résistance pour de
la coquetterie, votre sagesse pour l'amour d'une vaine gloire;
mais tout à l'heure, ici (montrant le confessionnal), VOUS VOUS
êtes justifiée. Oh! je sais à présent que votre âme est aussi
belle que vos traits, et, moi qui vous aimais comme on aime
une femme, je suis à genoux devant vous comme devant un
ange. Ne me craignez donc plus. Je serai calme, je serai pa-
tient. Je vous aimerai dans le silence, dans le mystère, dans
la résignation. Je ne vous verrai plus qu'à votre insu. Je ne
vous compromettrai plus... Je'ne vous demande pas pardon
de l'avoir fait. Ce n'est point par des paroles que je prétends
vous prouver mon repentir et ma passion. Mais je mériterai
mon pardon, et je l'obtiendrai peut-être !
COSIMA.
Et vous me par'ez ainsi, me meurtrissant le bras, et l'épée
à la main ?
ORDONIO, mettant un genou en terre devant elle et lui présentant
son épée.
Disposez de moi comme de votre esclave. Je vous donne
mon cœur et ma vie.
Cosima profite de cet instant pour s'échapper. Elle fuit vers le fond de
l'église. Au même instant, Néri paraît en désordre. Cosima s'élance
vers lui, et Ordonio, toujours l'épée à lamain, se retire dans l'ombre
des colonnes.
COSIMA.
Est-ce donc vous enfin, Néri? Est-ce ainsi que vous restez
près de moi?
NÉRI.
Mais vous-même,... pourquoi venez- vous de me quitter?
I 2
-26 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
COSIMA.
De quoi parlez-vous donc? Je suis seule ici à vous attendre,
depuis une heure, depuis un siècle!,.. Allons! c'est une
négligence inouïe!... Rentrons!...
EIlo l'entraîne hors do l'église.
SCÈNE IV
ORDONIO, puis TOSINO.
ORDONIO.
Il paraît qu'on ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'il
se convertisse et qu'il vive, puisqu'on no trahit pas mon
crime. Femme, femme! tu es à moi!... (xosino rentre par la
porte de droite.) C'est beaucoup trop tôt! Tu as dû jouer pi-
toyablement ton rôle, puisque te voilà déjà revenu.
TOSINO.
Yous ne m'aviez pas dit que l'écuyer de votre belle en était
éperd liment amoureux. Je comptais sur un religieux silence
de sa part, et je marchais d'un air recueilli, lui faisant signe
de ne pas interrompre mes pieuses méditations ; mais, à
peine étions-nous sous le porche, qu'il s'est mis à me faire
questions sur questions. « Oii ! Cosima, que vous êtes triste
aujourd'hui! Eh bien, madame, vous ne me parlez donc pas?
Hélas!... ô ciel!... » Que sais-je? Quand j'ai vu qu'il fallait
répondre ou courir, j'ai pris ce dernier parti comme le plus
sûr. J'espérais qu'il allait me suivre, et je l'aurais mené jus-
que dans l'Arno; mais, soit qu'il ait la vue basse, soit qu'au
contraire la lueur de la première lanterne m'ait fait paraître
un peu trop grand pour une femme, il est revenu sur ses pas,
et, moi, le voyant rentrer dans l'église, je n'ai eu que le
temps d'en faire le tour pour vous avertir.
ORDONIO.
Quoi! cet innocent est amoureux d'elle?... Je suis bien
aise de l'apprendre... Et, dis-moi, scmblail-il habitué à être
écouté ?
COSIMA 27
TOSINO.
Il me semble parfaitement habitué à ennuyer... Et, main-
tenant, maître, que faisons-nous? Irai-je quitter ces ha-
bits?
ORDOrsIO,
Tu vas rentrer. Tu prendras des habits à moi, et tu t'es-
sayeras à jouer mon rôle. Tu imiteras devant une glace mes
gestes et ma démarche. Le pourras-tu?
TOSINO.
Oh I nous autres pages, nous sommes toujours habiles à
singer nos maîtres. D'ailleurs, je ne suis pas beaucoup plus
petit que vous, et je n'ai pas la main trop mal, ni le pied
non plus...
ORDONIO.
Écoute. J'ai reçu ce soir la nouvelle de la mort de mon
oncle; il faut que j'aille recueillir sa succession !...
TOSINO.
Ah ! mon Dieu ! et Votre Seigneurie conte cela avec un
sang-froid!... Si ce n'était le respect dû au lieu où nous
sommes, je danserais!... car nous voilà riches, mais riches!...
Et que deviendront nos amours pendant cette absence?
ORDONIO.
J'y ai songé; je ne suis pas si fou que de laisser refroidir
l'impression que j'ai produite. Il ne faut pas que la dame de
mes pensées^ femme romanesque s'il en fut, me croie assez
bourgeois pour aller compter des écus, au lieu de faire l'a-
mant espagnol sous son balcon. Écoute-moi donc!... Je pars
cette nuit même pour Venise. Je te laisse ici. Je serai peut-
être absent quelques semaines, pendant lesquelles tu auras
soin de te promener autour de ma belle, mais avec autant de
timidité apparente que je l'ai fait jusqu'ici avec audace. Il
faudra qu'elle te voie et qu'elle te prenne pour moi. Mais,
dès que tu te verras remarqué, il faudra fuir comme une
ombre, en affectant le respect et la crainte. Tu feras ainsi
tous les soirs. Le jour, tu te montreras sous ta véritable forme,
et tu diras à tous ceux qui te demanderont de mes nouvelles
28 THEATRE COMPLET DE GEORGE 3AND
que je me tiens enfermé, parce que je suis devenu fou par
amour, misanthrope, ce que tu voudras! Je suis encore peu
connu ici. Pourtant, si quelqu'un s'obstinait à me voir, dis
que je suis furieux, et qu'il y a danger de mort à forcer ma
porte. Je t'écrirai souvent de Venise, et je t'enverrai, pour
Cosima, des lettres que tu lui feras parvenir adroitement
conmie tu as déjà fait. — Et de tout cela tu ne seras pas
mesquinement récompensé. Tu m'entends? Va m'attendre.
Dis à Laurent de préparer tout pour mon départ. Je l'emmène.
Dans une heure^ je te rejoins, et je te donnerai des instruc-
tions plus détaillées.
TOSINO.
Vous serez content de votre page.
Il sort par la droite.
ORDONIO.
Et moi, je ne suis pas mécontent de ma soirée.
Il s'éloigne par le fond de l'église.
ACTE PREMIER
Chez Alvisc. — Un salon dans le goût de la renaissance, fort simple.
SCÈNE PREMIÈRE
PASCALINA, COSLMA.
Cosima travaille à filer de la soie. — Pascalina est penchée à la fonclre.
COSIMA.
Que faites-vous donc si longtemps à cette fenêtre, Pas-
calina ?
PASCALINA.
Ail! signora, je regarde si ce mauvais sujet ne rôde pas
autour de la maison. Je ne l'ai pas vu hier au soir, et... c'est
COSIMA 39
singulier !... je ne le vois pas encore. Pourtant, dès que le
jour baisse, il est toujours là, sous les arcades, se cachant
comme un voleur.
COSIMA.
Et que vous importe?
PASCALINA.
C'est qu'aussi cela fait damner, de voir un pareil vaurien
tourner et retourner devant notre maison, comme si Votre
Seigneurie n'était pas une honnête femme et comme si mes-
sire Alvise n'était pas homme à lui donner un bon coup d'é-
pée à travers le corps.
COSIMA.
Que dites-vous donc, Pascalina? Ne prononcez jamais de
telles paroles devant toute autre personne que moi, enten-
dez-yous bien !
PASCALINA.
Bah ! est-ce que notre maître ne serait pas bon pour tuer
ce grand coquin-là? Oh! il n'y a pas de danger! Les hommes
les plus hardis auprès des femmes sont les plus timides en
face des maris, et vice versus, comme dit M. le chanoine;
les hommes les plus doux à la maison sont les plus terribles
avec leurs ennemis
COSIMA.
Ce serait faire trop d'estime de ce désœuvré que de le trai-
ter en ennemi.
PASCALINA.
C'est aussi ce que dit messire Alvise.
COSIMA.
Comment! est-ce que mon mari a parlé de lui devant
toi?
PASCALINA.
Pas plus tard qu'hier, messire Malavolti qui va toujours
grondant, et l'autre voisin qui plaisante toujours, messire
Farganaccio, lui faisaient reproche de ce que, étant des pre-
miers négociants et^ par conséquent, des bons magistrats de
2.
30 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
notre ville, il n'avait pas fait arrêter vingt fois ce mauvais
garnement.
COSIMA.
Et... que répondait mon mari?
PASCALINA.
Ah ! il priait ces messieiirs de se mêler de leurs affaires et
non des siennes.
COSIMA.
Alvise avait raison. — D'ailleurs, cet homme ne s'occupe
plus de moi.
PASCALINA.
Il s'occupe de vous plus que jamais, signera ! Seulement,
il s'y prend d'une autre façon, pour voir si, en faisant le dé-
solé, il réussira mieux. Moi qui fais sentinelle à ma croisée,
je le vois souvent, au clair de la lune, sous votre jalousie,
soupirer et gesticuler comme un homme en démence, et
le fait est que, dans son quartier, il passe pour être devenu
fou.
COSIMA, émue.
Quelle plaisanterie !
PASCALINA.
Si c'en est une, il joue bien sa partie. On ne le voit plus
sortir que de nuit. Il ne parle plus à personne, môme à son
hôtesse; et son page, qui seul a accès auprès de lui, dit qu'il
ne boit ni ne mange, que le chagrin le consume, et qu'il est
'devenu si maigre, que, si on le voyait au grand jour, on ne
le reconnaîtrait pas.
COSIMA.
. A-t-on rapporté ces sottises à mon mari ?
PASCALINA.
Oui; mais il n'a fait qu'en rire.
COSIMA.
Je le crois bien !
PASCALINA.
Va pourtant il a ajouté : « Qu'il fasse Roland l'amoureux
tant qu'il lui plaira; mais (ju'il n'essaye pas défaire le Médor;
COSIMA 31
car il verra qu'un bourgeois de Florence est tout aussi mau-
vaise tête qu'un noble de Venise. »
COSIMA, effrayée.
Mon mari a dit cela?
PASCALINA.
Et, comme il le dit, il le ferait! Ainsi, dormez tranquille,
signera. Dans l'occasion, notre maître prouvera bien qu'il sait
garder son honneur et sa femme.
Elle sort.
SCÈNE II
COSIMA, seule.
Son honneur! qu'il le défende, s'il est vrai qu'il soit atta-
ché à mon humiliation! Mais sa femme!... Elle saura bien se
défendre elle-mènru3, s'il est vrai que l'amour d'un homme la
mette en péril ! Tous ces donneurs de conseils! ils ne s'aper-
çoivent donc pas de l'injure qu'ils me font en recommandant
chaque jour à mon mari de faire le guet autour de moi? Jus-
qu'à cette servante qui croit m'honorer en me disant qu'il
me gardera comme un sbire, l'épée au poing et la défiance
au cœur !... L'air que je respire est chargé d'idées grossières
et de paroles blessantes!... (Elle s'approche de la fenêtre.) Il n'est
pas venu hier au soir;... et aujourd'hui... l'heure est passée,
car Al vise va rentrer... Cet homme m'aurait-il délivrée pour
toujours de sa présence ?
Elle tombe dans la rêverie.
SCÈNE III
NÉRI, COSIMA.
NÉRI, à part.
Toujours à cette fenêtre ! (iiaut.) Ni> craignez-vous pas de
vous rendre malade? L'air est froid ce soir, madame.
32 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
COSIMA tressaille et quitte brusquement la fenêtre en apercevant
Néri.
Vous êtes trop facile à inquiéter, Néri; je n'ai point
froi^.
NÉRI.
Vos traits sont altérés pourtant!
COSIJIA, avec impatience.
Qu'importe?
K É R I .
Je vous assure que vous êtes changée depuis quelque
temps.
COSIMA.
Eh bien, il est peu galant de me le dire.
NKRI.
Il est vrai que je ne suis pas un courtisan^ moi !
COSIMA.
Eh bien, vous, quoi ?
NÉRI.
Vous, m'en voulez, Cosima, depuis le soir où j'ai été si
étrangement trompé par une femme que j'ai prise pour vous
et à qui j'ai donné le bras pour sortir de l'église...
COSIMA.
Vraiment, je vous conseille de rappeler ce trait! 11 fait
honneur à voire sagacité !
NÉRI.
Comme votre manière de me répondre fait honneur à no-
tre amitié !
COSIMA
Allons, Néri, vous savez bien que je ne vous en veux pas
de vous être si plaisamment trompé. Mais je ne saurais ou-
blier l'humeur que vous m'avez témoignée à cette occasion,
comme si j'étais coupable de votre maladresse, et comme si
ce n'était pas à moi de vous roprucher une si singulière dis-
traction.
COSIMA 33
NÉni.
Tantôt vous me reprochez trop de négligence, et tantôt
trop d'empressement.
COSIMA.
C'est que tantôt vous me suivez comme un écuver, et tah-
tôt vous vous placez devant moi comme un matamore.
XÉRI.
Et, de toute façon, je suis ridicule et déplaisant! Hélas 1
qu'ai-je donc fait? Vous m'aimiez autrefois comme un frère,
et maintenant vous me méprisez comme un gardien,... comme
un geôlier!
COSIMA.
Mais aussi, pourquoi le cliarges-tu d'un pareil emploi, mon
pauvre Néri ?
NKRI, avec douleur.
Ainsi, je suis votre gardien!... je suis votre geôlier, moi!...
Mon Dieu! (Cosima lui prend la main.) Mais que me dites-vous
donc, Cosima? (Avec des larmes.) Qu'avez-vous donc contre
moi?
COSIMA.
Je n'ai rien contre toi, mon bon Néri, rien je t'assure...
Je suis un peu irritée... Tu l'as deviné, je suis un peu malade,
mon ami.
KÉRI.
Oh! oui, je le vois bien; sans cela, vous ne vous tromperiez
pas ainsi... Moi qui donnerais ma vie pour vous épargner un
moment d'ennui!...
COSIMA, se laissant tomber sur uno chaise.
D'ennui?... Eh bien, tu l'as dit! c'est l'ennui qui me dé-
vore, et, je le sais maintenant, c'est le pire de tous les maux !
Je ne vis pas ici ! J'étouffe...
Elle cache son visage dans ses mains.
NÉRI, se rapprochant et lui prenant les mains avec tendresse,
mais avec respect.
Chère Cosima! d'où vient ce mal subit? Depuis deux ans
que vous êtes mariée^ j'ai toujours vécu près de vous, et je
34 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
ne VOUS avais jamais vue soulTrir ainsi. Que peut-il donc
manquer à votre bonheur ? vous la femme d'Alvise ! vous
qui êtes adorée !
COSIMA.
Pourquoi me rappeler l'amour de mon mari ? Est-ce que je
me plains d'Alvise? est-ce que je l'accuse?
NÉRI.
Peut-il exister d'autres chagrins pour vous que ceux du
cœur ? En est-il d'autres à notre âge, Cosima ?
COSIMA.
Je te parle de mon ennui, mon pauvre Néri ! Si l'on con-
naissait la cause de ce mal, on en guérirait, car on y trouve-
rait un contre-poison.
NÉRI.
L'ennui! je ne sais ce que c'est, moi!... Le temps me
semble toujours insulTisant au travail.
COSIMA.
Oh! c'est que tu travailles, toi! Vous ne connaissez pas
les angoisses de l'oisiveté, vous autres hommes! Vous avez
de l'ambition, vous avez des devoirs! Mais nous, de quoi
pouvons-nous remplir le vide de nos journées? Les travaux
du ménage, dit-on ? Mais c'est bien peu de chose, lorsque
nous mettons un peu d'ordre dans notre activité. Savez-vous
que, sans manquer à aucun de mes devoirs, j'ai de reste,
par jour, trois ou quatre heures dont je ne sais que faire ?
Savez-vous que ce travail est insipide (oiic montre son rouet
chargé do soie), et qu'à chaque minute il me prend envie de
briser ce rouet? Ah! cette soie que je file ne me sert qu'à
mesurer les heures de mon lent supplice! Tiens! chacun de
ces écheveaux te représente une semaine de mon agonie!...
(Elle repousse brusquement le dévidoir qui tombe aux pieds de Néri. Au
milieu des pelotons qui roulent, il se trouve une lettre qu'il ramasse.)
Que faites-vous là? Pourquoi prenez-vous ce papier?
NÉRI.
Il était dans votre sébile : c'est une lettre à votre adiosse,
Cosima... Vous ne l'aviez donc |)as ouNcrlo?
COSIMA J5
COSIMA.
Je ne sais pas seulement ce que cela peut être. Donnez.
NÉ RI, rcgarduut toujours la lettre.
Vous voulez la lire ?
COSIMA.
En quoi cela vous intéresse- t-il?
NÉRI.
Mais vous-même, cette lettre d'une main inconnue no peut
pas vous intéresser beaucoup. Peut-être vaudrait-il mieux la
brûler sans la lire ?
11 l'approche d'un flambeau.
COSIMA, la lui arrachant et s'efforrant de sourire.
Pourquoi donc ? Cela peut me divertir dans un moment
d'oisiveté. Il ne faut pas mépriser le moindre sujet de dis-
traction, quand on s'ennuie.
Elle met la lettre dans sa poche-
NÉ RI, après un moment de silence.
Vous VOUS ennuyez donc bien ?
COSIMA.
A la mort !
NÉ RI , avec tristesse.
Que no puis-jo vous créer une existence enchantée ! Mais
toute vie est triste, Cosima, toute âme est blessée ! Cepen-
dant, ordonnez-moi tout ce qu'il vous plaira. Vous le savez,
pour contenter la moindre de vos fantaisies, je mettrais mon
cœur sous vos pieds... Je puis me sacrifier moi-même...
COSIMA.
Vous sacrifier ! pourquoi donc ?
NÉRI.
Me sacrifier, oui ! Mais il est quelqu'un que je ne sacrifie-
rais jamais, même à vous, Cosima !
cosniA.
Vraiment! Peut-on vous demander son nom?
NÉRI. •
C'est mon bienfaiteur, c'est l'homme qui m'a élevé, in-
struit, adopté en quelque sorte; c'est celui que j'aime comme
36 TH?:ATRE complet de GEORGE SAND
un père, c'est, Alvise, c'est voire époux, madame. Son bon-
heur ne m'est pas plus cher que le vôtre, majs son honneur...
ces I M A, avec amertume.
Toujours, à propos de moi, l'honneur de mon mari !... En
vérité, j'admire le soin que chacun prend ici de ce trésor ap-
paremment si fragile. Mais je crains qu'il n'en soit comme de
toutes les choses précieuses qu'on ternit en y portant une
main indiscrète et maladroite.
NÉ RI, à part, avec abattement.
Elle me hait I
SCÈNE IV
Les Mêmes, ALYISE, FARGANAGGIO,
MALAVOLTI, PASGALINA.
Cosima s'avance vers son mari, qui l'embrasse au front.
ALVISE.
Dieu soit avec toi, mon bel ange! Voici nos amis Malavolti
et Farganaccio que j'amène souper. Je ne t'en ai pas avertie,
sachant qu'ils seront toujours pour toi, comme pour moi, les
bienvenus.
Cosima les salue gracieusement. Farganaccio lui bai.se la main.
PASGALINA, à Alvise.
Mais, moi, vous eussiez bien dû m'avertir ; vous allez faire
un mauvais souper.
FARGANACCIO, qui l'a entendue.
Ah! nous sommes venus à condition qu'on n'y changerait
rien ! (a Alvise.) Si vous ne vous mettez à table tout de suite,
nous croirons que vous manquez de parole.
ALVISE.
Eh ! sans doute. Point de façons entre vieux amis. — Mais,
dis-moi, Gosima, il fait^bon ici. Est-ce que nous ne pourrions
pas y souper ?
COSI.MA.
Rien de plus simple. Pascalina, faites apporter la table.
COSIMA 37
PASCALINA.
Ce sera bien facile, elle est toute servie.
COSIMA, voulant sortir avec elle.
Je t'aiderai.
FARGANACCIO, arrêtant Cosiina.
Ah! je ne souffrirai pas que vos belles mains travaillent
pour nous!
ALVISE.
Bien dit, mon vieux. Sois galant.
MALAVOLTI, avec une ironie de mauvaise humeur.
C'est de son âge !
FARGANACCIO.
Galant jusqu'à la mort! Allons, Pascalina, à nous deux!
(il prend un flambeau.) Riez, riez! cela nous fait voir vos dents
blanches.
PASCALINA.
Oui-da! n'en montre pas autant qui veut!
Pascalina et Farganaccio sortent. Néri les suit.
MALAVOLTI, s'asseyant devant la cheminée.
C'est une bonne idée que vous avez là. Cette pièce est tout
à fait agréable, (ii attise u feu.) Ah! on ne sait pas se chautiér
en Italie! C'est pourtant un pays aussi froid qu'un autre en
hiver... surtout depuis une vingtaine d'années... C'est peut-
être aussi qu'on devient frileux avec l'âge !... Du temps que
je faisais le commerce avec les Provinces-Unies...
COSIMA, à part.
Ah ! ciel ! il va commencer ses histoires sur la Hollande !
MALAVOLTI.
Je me souviens d'avoir vu à Bruges... (ii se retourne à demi et
voit qu'on ne l'écoute pas.) Hein ?
.\LVISE , qui s'est approché de sa femme et la regarde avec
tendress.!.
Dites toujours, voisin Malavolli, on vous écoute, (a Cosima.)
Je te trouve un peu pâle ?
COSIMA.
Je suis pourtant très-bien, je vous jure.
I 3
3H THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
MALAVOLTI.
Il s'appelait van, van./.
ALVISE.
Ils s'appellent tous comme cela. (RegardaDt le rouet et les pelo-
tons en désordre.) Quel est le maitre chat qui s'est mêlé de ton
ouvrage, ma pauvre enfant? Cela me rappelle qu'un juif est
venu ce matin à mon atelier m'offrir un petit meuble comme
celui-ci, mais tout incrusté d'argent et d'un travail exquis. Je
lui ai dit de te l'apporter; l'a-t-il fait?...
COSIMA.
Oh! oui!... oui, mon ami; et moi qui ne songeais pas à
vous en remercier !
Pascalina et Gonelle apportent la table toute servie. Farganaccio apporte
les flambeaux.
FARGANACCIO.
Allons, prenez place. ("Voyant qu'Alvise offre la main à sa femme.)
Fi donc! un mari conduire sa femme ? Nous ne pouvons pas
souffrir cela, nous autres.
Il lui prend la main.
MALAVOLTI.
Nous autres jeunes gens!...
ALVISE offre une assiette à Cosima, qui refuse.
Tu n'as donc pas d'appétit? Ah çà ! tu es souffrante ? Néri,
toi qui as toutes ses confidences, a-t-elle été malade au-
jourd'hui?
NÉRI.
Madame n'est pas bien.
COSIMA.
Qu'en savez-vous? Je ne vous ai rien dit de semblable.
MALAVOLTI.
Toutes les femmes sont comme cela. Elles aiment tant les
cachotterie?, qu'elles en font, môme à propos d'une migraine.
Je me souviens de la femme d'un bourgmestre...
FARGANACCIO.
Qu'y a-t- il de nouveau aujounlliui dans la ville ?
ALVlSi':.
Rien... Ahl si fait 1 Un homme a été Irouvé assassiné. Son
COSIMA 39
cadavre noltait sur l'Arno. Les bateliers l'ont repéché ce ma-
tin, et, comme de coutume, on a verbalisé.
MALAVOLTI.
Ce qui, comme de coutume, n'amènera aucune découverte.
COSIMA.
Sait-on qui ce peut être ?
ALVISE.
On le découvrira difficilement, car les assassins ont pris
soin de le défigurer pour mettre la justice en défaut,
MALAVOLTI.
Défiguré n'est pas le mot précisément pour celui-là, car on
lui a coupé la tête.
COSIMA.
Mais c'est affreux !
FARGANACCIO.
Un bon verre d'alléatico après le macaroni met le cœur en
joie... Allons, Malavolli, cela réveillera tout à fait vos sou-
venirs de Flandre.
Tandis qn'il remplit les verres, on entend frapper trois coups à la porte.
Un instant de silence.
MALAVOLTI.
Dieu me damne si ce n'est pas ainsi que s'annoncent les
estafiers du conseil de justice I
ALVISE, tranquillement.
C'est quelque écolier qui s'amuse à frapper aux portes. Je
n'ai jamais eu affaire. Dieu merci, au grand conseil !
FARGANACCIO.
Allons, à la santé de la signera.
Ils trinquent.
COSIMA.
Messire Malavolti, je bois à la prospérité des Provinces-
Unies !
GONELLE, qui est sorti un instant, rentre d'un air effaré.
Seigneur Alvise!... des hommes de la police demandent à
vous présenter un mandat du conseil...
40 THEATRE lOMPLET DE GEORGE SAND
ALVISE, se levant.
A moi?...
FARGANAGCIO.
Voilà qui est fort étrange !
SCÈNE V
Les Mêmes, LE BARIGEL, suivi de plusieursEstafiers.
LE BARIGEL.
Messire Alvise Petruccio, c'est avec douleur que j'exécute
ce mandat.
Il lui présente le mandat. Tous se lèvent.
ALVISE.
Un mandat d'amener contre moi ? Il y a erreur, messire.
Gosima se rapproche de son mari avec effroi.
LE BARIGEL.
Je voudrais le croire; mais les ordres sont précis.
FARGANACCIO.
C'est une erreur, c'est une erreur !
Il se rassied.
LE BARIGEL, à Alvise.
Je suis forcé de vous emmener.
COSIMA.
De l'emmener! Où donc voulez-vous emmener mon mari?
LE BARIGEL.
Rassurez-vous, madame. 11 ne s'agit peut-être que de quel-
ques explications à donner au conseil. Après quoi, je sup-
pose qu'on renverra votre mari libre et justifié.
ALVISE.
De quoi suis-je donc accusé ?
LE BARIGEL.
Je l'ignore; mais j'ai voulu être présent à l'exécution du
mandat, afin d'en adoucir la rigueur par ce témoignage d'es-
time.
ALVISE. •
Je vous en remercie, monsieur le barigol. J'obéis. Les ma-
gistrats de mon pays ne peuvent ordonner rien que de juste,
j'aime à le croire... Pourtant je ne vois rien dans ma con-
duite passée ou présente qui ait pu motiver... (Examinant le
mandat. ) Ce n'est point là l'appel du tribunal à un citoyen
pour cause de renseignement... C'est l'ordre d'arrestation
d'un accusé. (ACosima, qui s'attache à son bras.) Ma chère femme,
tranquillise-toi, l'innocence est une sauvegarde dont il serait
impie de douter... Je reviendrai bientôt, sois-en sûre! Dans
tous les cas, je te laisse un protecteur et un ami.
11 montre Néri, qui lui presse les mains avec effusion.
COSIMA.
Monsieur le barigel, laissez-moi suivre mon mari...
LE BARIGEL.
Madame, il m'est impossible de le permettre.
ALVISE.
Allons, soumettons-nous! (ii l'embrasse.) Pascalina, mon
manteau !
NÉRI.
Mais, moi, ne puis-je vous accompagner du moins jusqu'au
palais ?
ALVISE.
Reste auprès de ma femme, tranquillise-la. Tu ne pourrais
m'être d'aucun secours. Ma bonne conscience et ma bonne
renommée me viendront en aide.
MALAVOLTI.
Moi,* je vous suis jusqu'au palais; peut-être apprcndrai-jo
de quoi il s'agit.
ALVISE.
A la bonne heure. (Bas, à Maiavoiii.) Mais, s'il s'agit de quel-
que fâcheuse affaire, pas un mot à ma femme, entendez-vous?
FARGANACCIO.
Je vous accompagnerai aussi... Mon Dieu, mon Dieu!
comme les malheurs arrivent au moment où l'on y pense le
moins!
42 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
PASCALINA.
Et monsieur qui n'a pas seulement soupe I (Aux estaCers.)
Messieurs, laissez-lui le temps de souper !
ALVISE , au barigel.
Votre Seigneurie n'a pas de temps à perdre. Allons, cou-
rage, ma femme !... Au revoir, Néri !
Us sortent tous, excepté Cosima, qui retombe accablée sur une chaise,
et Néri, qui n'ose lui parler. Un instant de silence.
NÉRI.
Au nom du ciel, Cosima, ne vous laissez pas abattre ainsi !
Que peut-il arriver de pire à notre cher Alvise que de passer
une nuit en prison?
COSIMA.
Ne me dites donc pas cela, Néri ; est-ce que vous ne con-
naissez pas la justice et les juges dans ce pays-ci? est-ce que
vous croyez qu'ils lâcheront aisément leur proie ? Mais cela
ne s'est jamais vu !
NÉRI.
Et ne pas savoir ce dont on l'accuse! ne pouvoir rien
faire pour le secourir ! Quel est donc l'infâme qui a pu calom-
nier un homme tel que lui !
SCÈNE VI
LE CHANOINE, COSIMA, NÉRI.
COSIMA.
Oh ! mon oncle, savez-vous ce qui est arrivé ?
LE CHANOINE.
Hélas ! oui ; je viens de rencontrer Alvise qu'on emmène en
prison. J'ai compris que j'arrivais trop tard. Pourtant je n'ai
pas perdu un instant !
NÉRI.
Eussiez-Yous donc pu nous préserver de ce malheur ?
LE CHANOINE.
Si la vigilance du conseil ne ni'eùl devancé, j'eusse déter-
miné Alvise à quitter Florence jusqu'à ce que les souprons
qui pèsent sur lui se fussent dissipés...
COSIMA.
Vous savez donc ce dont on l'accuse?
LE CHANOINE.
Oui, et, quelque terreur qu'une semblable nouvelle puisse
vous causer, mes amis, je veux vous la dire. Ce n'est point
par la voix publique que vous devez l'apprendre. Cepen-
dant...
Il regarde la porte qui est restée ouverte, Néri devine sa pensée et
court la fermer.
COSIMA.
Je tremble!...
LE CHANOINE.
Uu cadavre a été trouvé ce matin dans l'Arno...
COSIMA.
Ah! oui... Nous le savons... Alvise nous en parlait un in-
stant avant son arrestation.
LE CHANOINE.
En vérité? Il vous en a parlé sans trouble?
COSIMA.
Eh! mais sans doute ! Pourquoi donc celte question?
LE CHANOINE.
Vous devinez, Néri; on accuse Alvise d'être le meurtrier!...
COSIMA.
Alvise!... Alvise accusé d'un meurtre !...
LE CHANOINE, lai prenant la main.
Ma fille, l'homme assassiné est le Vénitien Ordonio Éliséi !
Cosima tressaille, étouffe un cri, et s'appuie contre la table pour ne pas
tomber. Néri et le chanoine l'observent tous deux attentivement quoique
avec une expression différente.
NERI, après un instant de silence.
S'il en est ainsi, cet homme n'a point été assassiné. Alvise
l'a bravement appelé au combat... Il aura succombé dans une
lutte loyale, n'en doutez pas !
44 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
LE CHANOINE.
Je n'en doute pas non plus. Mais le cas n'en est pas moins
grave, car les lois poursuivent le duel avec autant de sévérité
que l'assassinat.
COSIMA, d'un air sombre et faisant un effort ponr parler.
Et les lois ont raison peut-être ! mais parce que cet homme
a été tué, il n'en résulte pas que mon mari soit coupable.
LE CHANOINE.
Il est vrai, ma fille... Mais une lettre de menaces trouvée
sur le cadavre, et où vous êtes désignée assez clairement
pour qu'on ne puisse se méprendre...
NÉ RI, précipitamment.
Une lettre de menaces! Ce n'est point Alvise qui l'a écrite,
c'est moi!...
COSIMA.
C'est vous!... et de quelle part?...
NÉRI.
Ce n'est point de la part d' Alvise, j'en ferai le serment de-
vant les juges.
COSIMA, (l'un ton accablant.
Mais de quel droit ?
NÉRI.
Cet homme vous compromettait !
COSIMA.
C'est faux ! Il avait cessé ses poursuites.
NÉRI.
Il les avait redoublées. Le mystère qu'il affectait les ren-
dait plus perfides encore, et votre réputation en souffrait da-
vantage. Votre mari ne songeait pas à les réprimer... Je ne
pouvais l'y faire songer sans lui inspirer des soupçons...
COSIMA, avec hauteur.
Vous n'eussiez pas réussi, monsieur.
NÉRI.
Accablez-moi de votre haine,... mais qu'Alvise soit dis-
culpé.
COSIMA *«»
LE CHANOINE.
Mais ce n'est pas vous qui avez provoqué Ordonio? Vous
ne vous êtes point battu avec lui?
NÉRI.
Que ne l'ai-je fait !
Il tombe dans la rêverie.
LE CHANOINE.
En votre âme et consience, Néri, croyez-vous qu'Alvise ail
pu se porter à une telle extrémité? Un duel suppose un té-
moin, un confident, au moins!... Cosima, vous me devez la
vérité tout entière... Au nom du ciel, je vous adjure de me
dire si vous n'avez pas commis quelque imprudence qui ait
pu éveiller la jalousie d'Alvise.
COSlMA.
Devant Dieu, non !
LE CHANOINE.
Et VOUS, Néri, vous ne savez donc rien?
NÉRI.
Non, sur l'honneur! mais, ô mon Dieu ! quel crime est le
mien, si par cette lettre imprudente j'ai pu attirer sur la tète
de mon bienfaiteur une si horrible accusation!... Dites-moi,
oh ! dites-moi qu'il est impossible qu'on y donne suite!...
LE CHANOINE.
Mes enfants, mon rôle n'est point de vous adoucir par de
vains ménagements l'horreur de cette situation. Il faut s'ar-
mer de courage. Vous connaissez la rigueur de nos lois et les
farouches habitudes de nos tribunaux...
COSIMA.
Le duc est généreux, dit-on, il aime la justice : j'irai me
jeter à ses pieds...
LE CHANOINE.
Il ne le faut pas; le duc est un jeune homme, ma fdle!.. .
d'ailleurs, ici, sa puissance échouerait contre celle du conseil
suprême. Alvise est un homme de bien, qui, magistrat lui-
même, s'est élevé souvent avec force contre les abus et le
despotisme. Il a des ennemis dans le corps dont il fait partie.
Les conseillers eux-mêmes craignent sa franchise et son cou-
3.
46 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
rage. S'ils manquent de preuves pour le condamner, ils ont
le pouvoir de le faire souffrir, et ils en useront... Les fers,
une longue captivité, la question peut-être...
COSIMA.
Comment, la question? la torture?... Oh! mon Dieu, mon
Dieu! Alvise n'est pas coupable !...
NÉ RI, avec angoisse.
Les fers! la torture! Oh! oui! combien d'accusés sont sor-
tis des cachots pour expirer au seuil de leur maison!,..
N'est-il donc aucun moyen de le sauver?...
Il se promène avec agitation.
COSIMA, amèrement.
Honneur conjugal, farouche préjugé! tu engendres la fé-
rocité de l'époux, la honte de la femme, la ruine de la fa-
mille !... Quel est donc ce monde pervers et insensé, où l'opi-
nion prescrit ce que les lois punissent !...
NE RI, agité, tremblant, se place entre Cosima et le chanoine.
Écoutez!... Faites grâce au meurtrier... Alvise est inno-
cent... Je suis seul coupable!
LE CHANOINE.
Vous?...
NERI, presque en délire.
C'est moi I... moi qui ai tué Ordonio Éliséi !
COSIMA, avec égarement.
C'est toi, misérable!... Eh bien, que son sang retombe sur
ta tète !
Elle tombe évanouie dans les bras du chanoine.
NÉ RI, au chanoine.
Son mari me l'avait confiée... Je vous remets ce dépôt
sacré.
LE CHANOINE.
Où courez- vous, malheureux?
NÉRI.
Me livrer à la justice !
Il sort avec impéliiosito.
ACTE- DEUXIÈME
Même décoration qu'à l'acte précédent.
SCÈNE PREMIÈRE
GOSIMA, dévidant do la soie; puis ORDONIO.
COSIMA.
Il fut un temps où je me croyais malheureuse, parce que
ma vie se consumait dans une paisible oisiveté; où je trou-
vais l'isolement au milieu de la famille, la terreur àl'abri des
tendres sollicitudes, l'impatience de l'avenir au sein d'un
présent calme et pur. Les temps sont bien changés! A l'en-
nui a succédé la douleur, à la famille la solitude, à la sécu-
rité l'épouvante ! Oh ! que de malheurs en peu de jours! Mon
mari prisonnier, Néri criminel, tous deux à la veille de subir
peut-être une horrible sentence! Tous nos amis consternés,
craignant d'être réputés complices du crime qui pèse sur
nous, ou m'accusant dans leur cœur d'en être la cause hon-
teuse!... Moi-même troublée, effrayée jusque dans le sanc-
tuaire de ma conscience, et n'osant plus chercher ma force
dans les pratiques d'une religion qui condamne mes pensées
avant même qu'elles soient écloses!... Est-il donc si difficile
de lire dans son propre cœur? — Ah! si rien n'eût été changé
dans cette vie que je maudissais, il me semble que je n'au-
rais jamais connu le remords... Mais, à présent qu'ils l'ont
lue, cet homme, puis-je donc chérir ses meurtriers? Et où
sera mon refuge, si un regret criminel vient se mêler à l'hor-
reur de mes pensées? (Elle tire une lettre de son sein.) La seule
faute que^'aie commise, c'est depuis qu'il n'est plus! (Ordonio
Éliséi, enveloppé d'un manteau, paraît à la portière de tapisserie qu'il
soulève sans bruit; il s'approche avec précaution jusque derrière le fau-
teuil de Cosiraa.) Jamais je n'aurais ouvert cette lettre sans le
crime de l'insensé Néri ! J'avais remis toutes les autres à mon
confesseur sans les lire; mais, maintenant que je n'en rece-
vrai plus, je ne puis me résoudre à détruire le dernier gage
48 THEATRE COMPLET DE GEORGE S A X D
d'une affection si courte et si funeste! (Elle ouvre la lettre et la
regarde.) Ils me disaient tous que c'était un méchant, un impie!
Il n'y a rien de semblable dans ses expressions. Qu'elles sont
nobles, touchantes et respectueuses, au contraire! et quelle
ardeur dans cette passion voilée!... Ah! si cet amour est
criminel, pourquoi Alvise n'a-t-il jamais su m'exprimer le
sien avec la même éloquence, et d'où vient que le langage de
la flatterie est plus persuasif que celui de la vérité? — Mon
Dieu, pardonnez-moi! ce sont là d'imprudentes pensées,
mais vous avez puni avant de juger!... Tu l'as payé bien
cher, ô malheureux jeune homme, ce rêve d'une félicité cou-
pable, et tu en as porté la peine sans qu'un mot, sans qu'un
regard de moi te l'ait adoucie!... Vous l'avez voulu, mon
Dieu! j'ai été sans pitié comme vous; maintenant, si vous
voulez que je sois sans regret, donnez-moi donc la force d'un
ange! (Elle cache son visage dans ses mains en sanglotant. Ordonio
Éliséi se met à genoux devant elle ; elle le voit, se lève, et retombe à demi
suffoquée par la joie.) Oh ! mon Dieu ! . . .
ORDONIO.
Tes larmes auraient le pouvoir de tirer les morts du tom-
beau... Mais je vis, Cosima!
COSIMA, s'approchant de lui et lui touchant les mains.
Toil...
ORDONIO, couvrant sa main de baisers.
Je vis pour t'aimer et pour te rendre, tous les jours de ma
vie, le bonheur que tu me donnes en cet instant.
COSIMA, s'arrachant de ses bras et reprenant peu à peu sa réserve.
Vous vivant! mon Dieu!... soyez béni! Est-ce un rêve?
mon mari est innocent!...
ORDONIO.
Ah! vous ne songez ([u'à lui!
COSIMA.
Ah ! je devrais y songer, mais je ne sais plus si j'existe ou
si je rêve; c'est vous, c'est bien vous, Ordonio !
ORDONIO.
Oh! je puis mourir à présent!.,.
COSIMA 49
COSIÎtf A.
Mourir!... Peut-être, mon Dieu! il vous est arrivé quelque
malheur! Vous avez été frappé par des meurtriers, percé de
coups, peut-être!... Dites! que vous est-il donc arrivé?
Pourquoi vous a-t-on cru mort? Oh! dites!
ORDONIO. ^
Un autre a péri à ma place; mais que vous importe? C'est
un chagrin pour moi seul, et un chagrin dont maintenant je
suis tenté de remercier le ciel!
COSIMA.
Al vise est sauvé, n'est-ce pas?
ORDONIO.
Il le sera bientôt; j'y travaille... Je me suis échappé un in-
stant pour venir vous le dire.
COSIMA,
Vous ne le deviez pas! Vous deviez ne vous occuper que
d'Alvise. Votre place n'est pas ici, monsieur, et, moi, je suis
coupable de ne pas vous repousser!
ORDOMO.
Ah! je serai repoussé assez tôt par la présence de celui que
vous désirez si ardemment !
COSIMA.
Ah! taisez-vous, monsieur, c'est par de telles folies que
vous avez attiré le malheur sur moi!... Je ne sais qui vous
êtes; mais, depuis que je vous ai vu pour la première fois,
l'infortune s'est étendue sur ma famille, et l'etîroi est entré
dans mon âme!... Ah! sauvez Al vise! Éloignez-vous d'ici,
laissez-moi, ne me regardez pas ainsi!... il me semble que
je suis coupable devant Dieu des tourments qu'Alvise a souf-
ferts, et de ceux qu'il souffre encore !
ORDONIO.
Ses tourments sont finis : son honneur est justifié.
COSIMA.
Mais il est toujours prisonnier. Pourquoi n'est -il pas en-
core ici, quand vous y êtes déjà, vous?
50 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
ORDOMO.
Vous me le demandez? Il sera ici dans un instant, cl pour
ne jamais vous quitter ; et moi, je ne vous reverrai plus peut-
être !... et vous me reprochez d'être venu à la dérobée con-
templer une seule fois vos traits, effleurer vos mains de mes
lèvres, comme si c'était trop de bonheur, a[)rè3 avoir tant
sou (fer t !
COSIMA.
Tant souffert! vous avez donc souffert aussi, vous?
ORDONIO.
J'étais loin de vous, je ne savais plus rien de vous; je
n'existais plus, et maintenant, s'il faut que je vous perde en-
core, J'aime mieux mourir!
COSIMA.
Ordonio! ne vous découragez pas ainsi; vivez ! vivez pour...
pour sauver mon mari.
OUDOMO.
Je le sauverai, madame; mais alors me tiailerez-vous du
moins comme un ami?
COSUIA.
Comme un frère, si ^'Ous avez pitié de nos souffrances pas-
sées et si vous respectez désormais le repos de ma famille,
l'honneur de ma maison...
ORUOMO.
Des craintes! des reproches! quand, moi, je me sacrilie,
quand je travaille au salut d'Alvise avec autant d'ardeur que
s'il s'agissait de mon bonheur et non de mon désespoir !
GOSIMA.
Eh bien, non! pas do reproches; car vous êtes loyal, vous
êtes noble, j'en suis sûre; allez donc, et que Dieu...
ORDONIO.
Achevez, Cosima!
COSlMA.
Dieu m'a entendue. Allez, Ordonio.
Orilonio lui b.iisu l:i main.
ORDOMO, seul.
Elle a peur! La peur est la vertu des femmes de celte
classe. Et Dieu sait pourtant si leurs maris sont clairvoyants !
Ce pauvre Alvise a cru à ma justification avec une ingénuité !
et moi, j'ai menti avec une assurance!... Allons! l'amour
justifie tout ! •
Il sort.
SCÈNE II
COSIMA, seule.
Elle traverse le théâtre et va regarder par la fenêtre en se cachant
avec le rideau.
Non, ce n'est pas un fantôme! c'est lui, c'est bien lui!...
Mon Dieu, pardonnez-moi d'avoir blasphémé !
SCÈNE III
COSIMA, LE CHANOINE.
LE CHAXOINE.
Je t'apporte d'heureuses nouvelles, mon enfant.
COSIMA.
Ah! oui, mon oncle.
LE CHAXOIXE.
Tu les sais déjà?
COSIMA.
Non!... mais un pressentiment,... cet air de joie que je
vois sur votre visage...
LE CHANOINE.
Alvise est sauvé.
COSIMA, avec effusion.
Que Dieu en soit mille fois béni !
LE CHANOINE.
Et c'est celui qu'on croyait mort... qui. lui-même est sorti
du tombeau, comme Lazare, pour proclamer la vérité.
COSIMA.
La vérité? Mais qui donc a été tué?
52 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
LE CHANOINE.
Un pauvre page d'Ordonio qui avait la singulière manie de
jouer le rôle de son maître en son absence.
COSIMA.
En son absence? Le seigneur Ordonio n'était donc pas ici à
l'époque où le bruit de sa mort...?
LE CHANOINE.
Il était à Venise, et jamais il n'avait songé à te faire l'in-
jure de ses poursuites ; c'est son page qui était devenu fou et
qui prenait ses vêtements, le soir, pour aller rôder comme un
galant bienvenu sous les fenêtres des dames, se persuadant
qu'il était un gentilhomme et se faisant passer pour Ordo-
nio Éliséi. Des bandits profitèrent de sa démence et l'assas-
sinèrent pour lui dérober les bijoux de son maître, dont il
avait la vanité de se parer. Puis ils le défigurèrent, comme
on te l'a dit, pour empêcher les recherches. On avait déjà
arrêté un de ces scélérats, il y a quelques jours, et on retar-
dait son jugement, comptant qu'il révélerait peut-être sa
complicité avec Alvise, lorsque Ordonio est revenu tout à
coup détromper tout le monde, les juges comme les accusés,
Alvise, nous tous, et toi-même, ma chère enfant, qui t'es ef-
frayée d'un fantôme et qui n'as été exposée qu'aux poursui-
tes d'un insensé. Ainsi, renais à la joie, à la sécurité, ma fille :
ton mari va nous être rendu, le brave Néri aussi ; et le sei-
gneur Ordonio, qui s'est noblement conduit à notre égard,
est un galant homme qu'il faut estimer pour son zèle, son
dévouement, et l'intérêt qu'il nous a montré. Notre duc de
Florence, qui est un généreux souverain et qui le protège
comme gentilhomme et comme étranger, s'intéresse vive-
ment, dit-on, à cette affaire : il en abrégera les formalités...
Tu semblés bien préoccupée! On dirait que tu n'as pas com-
pris le récit que je viens de te faire.
COSIMA, préoccupée.
Oh ! c'est une énigme pour moi !
LE CHANOINE.
Tu ne m'as donc pas écouté?
CO s I M A R3
COSIMA.
Non apparemment, mon oncle ! je suis si émue, si heureuse,
si impatiente de revoir Al vise!... Mais qui donc se prome-
nait là... (monirant la fenêtre) SOUS ces arcades, tous les soirs^
pendant des heures, pendant des nuits entières?...
LE CHANOINE.
Le page d'Ordonio.
COSIMA.
Et qui donc a été assassiné?
LE CHANOINE.
Le page, te dis-je!...
COSIMA.
Oh! c'est impossible!... Mais que m'importe, à moi?Ordonio
est vivant, mon mari est sauvé ! Mon oncle, je vous dirai ce
que je trouve d'étrange dans tout ceci,... mais pas aujour-
d'hui... plus tard!...
LE CHANOINE.
Et pourquoi pas tout de suite, ma fille?
COSIMA.
Ohl non, mon oncle... (a part.) Quel est donc ce nouveau
mystère? Est-ce un adroit mensonge d'Ordonio pour s'intro-
duire dans ma famille?... Serais-je sa complice?... Mais dois-
je éveiller les soupçjns de mon mari?... Oh ! non ! le bonheur,
le repos d'Alvise avant tout! Je me tairai, du moins jusqu'à
ce que...
LE CHANOINE, à part.
Elle est bien agitée... Ordonio voudrait-il... oserait-il nous
tromper? J'aurai l'œil sur lui. (Haut.) Ma fille, la dignité de
ton mari, la nôtre à tous est dans tes mains.
COSIMA.
Que voulez-vous dire, mon oncle?
LE CHANOINE.
Cosima, vous êtes jeune, vous êtes belle; mais il est une
parure sans laquelle toute beauté terrestre perd son éclat et
son prix. Cette parure, c'est une bonne renommée; elle doit
être sans tache...
COSIMA.
La mienne est-elle donc entachée, mon oncle?
s* THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
LE CHANOINE,
Non certes! Tous les bruits qui ont couru sur la cause
mystérieuse du procès d'Alvise n'ont pu porter atteinte à la
réputation. La vérité va être connue de tous, et l'innocence
de ton mari proclame la tienne. Mais songe que désormais
l'attention publique est éveillée... Bien des regards vont être
fixés sur toi! Le seigneur Ordonio est un homme de cour, un
jeune homme... Dieu me préserve de croire que ma chère
Cosima puisse tomber dans les pièges d'une séduction vul-
gaire ! Ton honneur, mon enfant, c'est la richesse, c'est la
gloire d'Alvise!... Songe à la noble confiance avec laquelle
cet homme généreux et pur a accepté les éclaircissements
que le seigneur Ordonio est venu lui donner. Cette confiance
qui lui fait honneur serait salie et raillée par la méclianceté
des hommes, si jamais...
COSIMA, troublée.
Mon Dieu! Alvise aurait-il sujet de se repentir déjà?... Mon
père, aurait-il des soupçons?
LE CHANOINE.
Non, ma fille, il n'en a conservé aucun. Ordonio s'est mon-
tré si empressé à le servir et si heureux de le voir sauvé,
qu'à moins de le regarder comme le dernier des hommes,... il
serait impossible de douter de lui. Alvise a été touché de sa
noble conduite, et il va te le présenter sans doute...
COSIMA, troublée, à part.
A moi? Oh! mon Dieu! comment oserai-je lui dire ?...
SCÈNE IV
Les Mêmes, PASGALINA, puis alvise, NÉRI, ORDO-
NIO, LE BAR1GEL, MALAVOLTI, FARGANAG-
GIO, GONELLE.
PASÇALINA, tout essoulTlée et criant de joie.
Signera, signera! voilà notre niaitrc... notre maître !... avec
COSIMA
53
ce cher M. Néri... et ce cher mort qui est ressuscité...
Voilà!... les voilà!...
Cosima s'est élancée au-devant de son mari, qui entre __avec Néri, Ordonio,
le barigel, Malavolti et Farganaccio. Cosima se jette dans les bras
d'Alvise, qui la lient longtemps embrassée. Gonelle reste au fond du
théâtre.
ALVISE.
Dieu de bonté! cet instant efface toutes mes peines. (\u cha-
noine.) Vous ne m'attendiez pas si tôt, mon cher oncle?
Ils s'embrassent.
COSIMA.
Sauvé! tout à fait sauvé?...
LE B.VRIGEL.
Oui, madame ; à la première menace des tourments qu'on
inflige aux accusés, le \éritable assassin a tout confessé. Il a
nommé ses complices, et le duc notre maître, en attendant
l'arrêt qui doit absoudre Alvise, s'est porté lui-même caution
pour votre mari, et l'a fait mettre en liberté.
COSIMA, regardant son mari.
Oh ! mon Dieu ! ces tourments, tu les as soufferts peut-être,
Alvise!... Ta pâleur me les révèle, ô mon ami!
ALVISE, la serrant sur son cœur.
Je ne m'en souviens plus! (Lui présentant Ordonio.) 'Voilà notre
sauveur : un digne gentilhomme, un frère, Cosima, à qui je te
prie de présenter ta main en signe d'amitié.
Cosima hésite, Alvise insiste, Ordonio baise la main de Cosima d'un air
contraint et respectueux, puis s'incline profondément.
FARGAXACCIO, bas, à Malavolti.
Voyez donc Alvise qui présente ce galant à sa femme!
MALAVOLTI, de même.
•Que voulez-vous! on ne meurt pas deux fois. Il est tout
simple qu'on tienne un peu à la vie!
ALVISE, à Pascalina qui pleure dans un coin.
Eh bien, toi, tu ne me dis rien? Viens donc m'embrasser,
ma pauvre fille !
Pascalina se jette à son cou en criant et en sanglotant.
56 THÉATKE COMPLET DE GEORGE SAND
LE BARIGEL.
Alvise, la manière dont vous êtes accueilli dans votre mai-
son est la plus belle réhabilitation possible.
ALVISE.
Je n'en demande pas d'autre, et je ne me plains pas de
l'avoir payée cher.
ORDONIO.
Maintenant que vous êtes tous heureux, permettez-moi de
prendre congé de vous.
ALVISE.
Non pas! non pas! Vous allez souper avec nous.
ORDONIO.
Impossible; j'ai beaucoup d'affaires à terminer.
ALVISE.
Dites donc à commencer ! Vous ne faites que d'arriver.
ORDONIO.
Et je repars ce soir.
ALVISE.
Sur mon honneur, je ne le souffrirai pas. Vous ne voudriez
pas me causer ce chagrin.
ORDONIO, regardant Cosima, qui baisse les yeux.
Demain, en ce cas.
ALVISE.
Ni demain ni après.
ORDONIO, après avoir regardé Cosima, qui garde encore le silence.
Dans quelques jours du moins.
ALVISE.
Puissiez-vous ne jamais nous quitter!
LE CHANOINE, avec inlenlion.
11 ne faudrait pourtant pas que messirc Ordonio sacrifiât
ses intérêts aux exigences de notre amitié.
COSIMA 57
ALVISE.
En fait d'amitié, je ne com[)rends rien à la discrétion. Res-
tez longtemps près de nous! Cosima, dis-lui que tu le veux.
COSIMA , à Ordouio, avec embarras.
Daignerez-vous céder aux prières de mon mari ?
ORDONIO, avec intention.
Si vous y joignez les vôtres, madame...
ALVISE.
Voilà qui est convenu. Ce jour sera donc sans nuage pour
moi!... Mais Néri!... iMa femme, tu n'as rien dit à Néri!...
(il le cherche, el va le prendre dans un coin, où il s'est tenu -triste et re-
cueilli, durant toute cette scène.) Quoi ! c'est toi qui viens le der-
nier embrasser ta sœur? Cosima ! tu ne sais donc pas ce qu'il
a fait pour moi? lui qui s'est accusé pour me sauver!... On
s'est donné plus de peine pour lui faire avouer son innocence
qu'on n'en prend pour arracher aux autres l'aveu d'un crime.
(a Néri, avec saisissement, en le rei/ardant.) Ah ! mon enfant, tu as
plus souffert que moi, je le vois bien!... Regarde, Cosima! il
a persisté dans les tourments à dire qu'il était coupable!...
NÉRI.
Vous n'avez pas aaigné encore vous souvenir de moi, Co-
sima ! Il est vrai que, lorsque nous nous sommes quittés,
j'avais encouru votre disgrâce.
COSIMA.
Néri !
Elle se courbe lentement devant lui et se met à genoux ; Néri, éperdu,
relève Cosima, qui l'embrasse avec effusion.
ALVISE.
Oh! oui, tu as raison, ma bonne femme.
FARGANACCIO.
Allons, trêve de soupirs et de larmes ! Vous nous devez un
souper, Alvise !
ALVISE.
Et il sera aussi joyeux que le dernier fut triste. Allons,
58 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
Malavolti, nous dirons encore le verre en main : « Vive la
Flandre! »
PASCALINA, qui est sortie nn instant, rentre toute joyeuse.
Seigneur Alvise, voici tous les gens du quartier, et tous
vos ouvriers, avec tous ceux des corporations de la ville, qui
viennent vous complimenter.
Elle sort.
ALVISE.
Allons remercier ces braves gens! Gonellel va vite défon-
cer un tonneau de mon meilleur vin I
Alvise sort; tous les autres personnages le suivent, excepté Cosima et Or-
donio, qui sont restés les dernier». Ordonio la retient au moment où elle
va sortir aussi.
ORDONIO.
J'ai menti! Pour vous revoir, que n'aurais-je pas fait I
COSIMA.
N'espérez pas, monsieur, que je soutienne ce mensonge
devant mon oncle, devant mon mari! Laissez-moi, monsieur;
ma place est auprès de mon mari.
Elle sort.
SCÈlNE V
ORDONIO, seul.
La vertu a donc son effronterie comme le vice! Quoi! cette
femme que j'ai quittée avouant son amour au confessionnal,
et que je retrouve ici, tout à l'heure, arrosant ma dernière let-
tre de ses pleurs, ose à l'instant même reprendre l'audace de
son rôle, et me traiter en esclave! Vous jouez trop gros jeu,
madame, et vous perdrez la partie. Un peu de faiblesse, un
peu de crainte vous eût sauvée peut-être ! Mais vous me
mettez au défi, et, comme une femme que vous êtes , vous
succomberez grâce à votre orgueil et au mien !
ACTE TROISIÈME
Maison de campagne d'Alvise près de Florence, au pied des Apennins. —
Un jardin en terrasse. Vers le fond, de côté, un édifice fort simple. Au
premier plan, un banc; au fond, les montagnes.
SCÈNE PREMIÈRE
GONELLE, PASGALINA.
Pascalina fait un bouquet. Gonelle passe le râteau sur le sol.
PASGALINA.
Je ne sais pas si c'est que la campagne m'ennuie, ou si
c'est que je te vois ici plus souvent qu'à la ville, mais vrai-
ment je crois que, si cela continue, j'aurai des vapeurs.
GONELLE.
C'est l'air de la montagne. Ça fait le même effet à tout le
monde. Dites donc, Pascalina, avez-vous remarqué comme
madame est triste depuis quelque temps ?
PASCALINA.
De quoi te mêles-tu ?
GONELLE.
Et M. Néri! Ah ! mon Dieu I cela fait de la peine à voir!
PASCALINA.
Est-ce que cela te regarde ?
GONELLE.
Quant au seigneur Ordonio, il n'est guère plus gai que les
autres.
PASCALINA.
Qu'est-ce que cela te fait? Et, d'ailleurs, qu'en sais-tu, du
seigneur Ordonio?
GONELLE,
Pardionno! il vient assez souvent pour qu'on voie la mine
qu'il a.
60 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
PASCALINA.
Il vient fort peu depuis que notre maître est en voyage.
GONELLE.
Fort peu, fort peu ! D'où vient donc que je le rencontre ici
quasi tous les soirs? Quand je quitte mon ouvrage, je le vois
se glisser sous les tilleuls^ et, quoiqu'il s'enveloppe dans son
manteau, et qu'il laisse son cheval au bas de la montagne,
je sais bien que c'est lui, allez!
PASCALINA.
Eh bien, quand ce serait lui, quel mal y voyez-vous?
GONELLE.
Est-ce que j'y vois du mal, moi ? Qu'est-ce que ça me fait
qu'il vienne ici une fois ou deux par semaine? Quand il vien-
drait trois fois, quatre fois, cinq...
PASCALINA.
Tu es un sot ! Au lieu de penser aux alfaires d'autrui, tu fe-
rais mieux de travailler, paresseux ! Allons, voilà madame
qui vient prendre le frais sur sa terrasse, allez-vous-en, et
ne revenez pas rôder autour d'elle. Vous l'importunez I
GONELLE, s'en allaat.
C'est égal, il y a quelque chose là-dessous.
II sort.
SCÈNE II
PASCALINA, COSLMA.
Cosima entre rêveuse par le fond du théâtre.
PASCALINA, à part.
Toujours triste! Ah! si ce méchant la rendait heureuse du
moins! M'est avis que, s'il y a tant de femmes malheureuses
dans le mariage, ce n'est pas tant la faute du sacrement que
celle des hommes, et que, s'il y en a tant qui font de mé-
chants maris, c'est qu'il yen a plus encore qui font des amou-
reux détestables. (Haut.) Madame veut-elle accepter mon bou-
quet de ce soir ?
COSIMA, tressaillant.
Merci, mon enfant!
Elle prend le bouf[uct. Pascalina sort.
COSIMA, regardant le fond du théâtre.
11 n'arrive pas !... Ohl avec quelle impatience je l'attends!
Et, quand il sera ici, je souffrirai ! car le remords, l'effroi sont
dans mon âme ! C'est le châtiment de mon crime ! — Si Or-
donio était heureux, lui, du moins I Mais il souffre et se plaint
de moi 1 Mon amour n'est rien pour lui sans l'entier oubli de
mes devoirs... Ah! quelquefois je suis tentée de croire qu'il
ne m'aime pas ! — Et pourtant, comme il s'arrache avec em-
pressement à cette cour brillante qui l'admire et le flatte,
pour venir me voir, moi, pauvre recluse, humble bourgeoise,
obscure, ignorée, que personne ne vante, que personne ne
connaît ! — Ce n'est pas la vanité qui l'attire ici !... Et comme
il s'expose pour venir me voir ainsi, la nuit, par des chemins
dangereux!... Mais pourquoi donc ces instants d'amertume,
d'ironie, on dirait presque d'aversion? pourquoi a-t-il des
mots qui glacent et des regards qui font peur? — Oh! pour-
quoi Alvise m'abandonne-t-il ainsi?... Il a confiance en moi,
il m'estime, lui ! Mais il a trop compté sur ma force... Et mon
oncle, pourquoi m'.-^-t-il trompée? Car il me disait que la sé-
duction ne pouvait m'atteindre... Il me trompait!... Ah! in-
sensée ! Je les accuse, et je leur cache ce qui se passe en
moi; j'évite les questions de mon confesseur, je fuis le tribu-
nal de la pénitence !... Je deviens impie, je deviens folle!...
Ah! je souffre! Il est temps qu'Alvise revienne. — Et s'il re-
venait déjà?... Ces pas que j'entends, si c'étaient les siens?...
(Ordonio parait.) Ordonio! Ah! j'ai tremblé que ce ne fût
pas lui!
SCÈNE 111
COSIMA, ORDONIO. •
ORDONIO.
Vous m'attendiez! et pourtant vous ne m'aviez pas permis
de venir aujourd'hui, madame.
1 4
fi THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
COSIMA.
Je vous l'avais même défendu ; ces trop fréquentes visites
mettent ma réputation en danger, Ordonio.
ORDONIO.
Ah! sans doute, c'est là tout le danger qu'elles peuvent
vous faire courir; mais je ne vous serai pas longtemps fâcheux,
madame, car je suis venu exprès aujourd'hui pour vous faire
mes adieux,
COSIMA, effrayée.
Vos adieux!...
ORDONIO.
Oui, madame, je quitte Florence.
COSIMA,
Pas pour longtemps, j'espère ?
ORDONIO.
Pour toujours.
COSIMA.
Quel est ce jeu cruel, Ordonio? quel plaisir trouvez-vous
donc à me faire souffrir ?
ORDONIO, amèrement.
Vous faire souffrir! Quittez ce jeu, vous-même! Personne
ne vous a jamais fait souffrir, Cosima, et,... j'en suis sûr,
vous ne souffrirez jamais 1
COSIMA.
Personne ne m'a jugée ainsi I
ORDONIO.
Eh bien, moi, je vous juge.
COSIMA, avec des larmes.
Oh ! pourtant, je souffre !...
ORDONIO.
Elle souffre!... Écoulez, je ne vous demandn qu'un mot, et
ce mot, il est temps de me le dire, s'il est vrai que vous
m'aimiez.
COSIMA.
Vous en doutez !
COSIMA 63
ORDONIO.
Oh! je ne puis plus me payer de mots à double sens! Com-
ment m'aimez-vous ? Comme je vous aime ou comme votre
confesseur vous a permis de m'aimer ?
COSIMA.
Comme votre conscience et la mienne nous le prescrivent,
Ordonio.
ORDOMO.
En ce cas, vous ne m'aimez pas, et je ne vous demande
plus rien !
COSIMA.
Ah! si vous m'aimiez, vous, mon affection si pure, si dé-
vouée, suffirait pour vous rendre heureux !
OUDOMO.
Si j'eusse pu croire que vous m'aimiez vivant comme vous
m'avez aimé mort, et que votre amitié n'avait rien ôté à vo-
tre amour, j'aurais continué à subir le martyre que je m'étais
imposé; mais je vois que cet amour, tout chaste et timide
qu'il était, est jugé criminel et abjuré sans retour. La vertu
l'a emporté dans votre âme sans trop de combat, il faut le
dire. Peut-être l'amour de Néri a-t-il trouvé grâce auprès du
chanoine de Sainte-Croix, et peut-être aussi la miséricorde
vous a-t-elle semblé plus facile à exercer envers lui. Quoi
qu'il en soit, je ne puis accepter plus longtemps la part que
vous me faites, et ma loyauté répugne à tourmenter un rival
qui me semble mieux traité que moi.
COSIMA.
Néri! un rival !... Vous qui lui reprochiez si souvent d'in-
justes méfiances, n'ètes-vous pas plus injuste et plus mé-
fiant que lui? Oh! mon ami, revenez à vous-même. Depuis
quelque temps, il me semble que ce n'est pas vous qui me
parlez! Voudriez-vous détruire le bonheur que vous m'aviez
donné? Autant vaudrait m'arracher la vie, car c'est depuis
ce temps-là seulement que j'existe.
ORDONIO.
Dites-moi donc que vous m'aimez autrement que lui!
64 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
COSIMA.
Je vous aime mille fois plus, vous le savez,
ORDOXIO.
Mille fois plus 1 mais de la môme manière?
COSIMA.
Je ne vous comprends pas.
ORDOXIO.
Vous m'aimez d'amitié ! dites! rien que d'amitié?
COSIMA.
Ordonio ! quel sens ont donc ces vaines distinctions de-
vant Dieu qui lit au fond des cœurs ?
ORDOXIO.
Eh bien, donc, vous m'aimez d'amour'? (Se laissant tomber dou-
cement à ses genoux.) Oh ! tu m'aimes d'amour! ne me le dis pas,
puisque tu crains de prononcer ce mot terrible! mais laisse-
moi lire mon bonheur dans tes yeux... Ne détourne pas ton
visage !...
COSIMA, voulant se lever.
Rentrons, mon ami. De telles émotions nous feraient ou-
blier les promesses que nous avons faites à Dieu.
ORDONIO, la retenant et l'entourant de ses bras.
Un instant encore ainsi!... Est-ce donc trop demander
après tant de souffrances et de sacrifices ?
COSIMA, essayant de se dégager.
Oui, c'est trop, c'est plus que nous ne devons.
ORDOXIO,
Enfant ! qui donc tracera d'une main rigoureuse la limite
où nos droits finissent et où nos devoirs commencent ? En
quoi donc fais-tu consister ta vertu? Un regard, un mot, un
baiser... (il l'attire vers lui) peuvent-ils l'entacher, si le don de
ton coeur l'a laissée pure ?
COSIMA, se dégageant de ses bras.
Oh ! laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je ! Est-ce que je
n'ai pas déjà assez de remords dans l'âme ? Est-ce que jo
n'ai pas trompé mon mari, mon oncle? Est-ce que je ne sa-
COSIMA 85
vais pas que vous mentiez, quand vous mo disiez que vous
m'aimiez comme une sœur !
ORDOMO.
Oh! loi, dis-moi que tu ne m'aimes pas comme un frère 1
(Apercevant Néri.) Néri ! damné sois-tu^ surveillant incommode !
COSIMA.
C'est un ange protecteur que le ciel m'envoie.
ORDONIO.
Soyez tranquille, madame; cet ange n'a rien vu qui puisse
lui ôler l'espoir de trouver le ciel sur la terre.
COSIMA.
Oh! taisez- vous I
SCÈNE IV
NÉRI, COSIMA, ORDONIO.
NÉRI.
Vous ne m'attendiez pas aujourd'hui?
COSIMA, troublée.
Vous êtes le bienvenu, mon ami !
NÉRI, à part.
Il ne me semble pas ! (Haut.) J'ai quitté Florence pour vous
apporter cette lettre de votre mari.
COSIMA.
Ah ! merci!...
■ Elle prend la lettre précipitamment, se rassied sur le banc et ouvre la
lettre. Tout en la parcourant, elle lève les yeux à la dérobée et regarde
avec inquiétude Néri et Ordonio,' qui ne se parlent pas et se tiennent
dans une attitude hautaine et gênée.
ORDONIO, à part.
Comme cette lettre est venue à point pour lui servir de
contenance !
NÉRI, à part.
Comme elle est troublée 1... Que s'est-il donc passé?...
4.
66 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
(Haut.) Ma chère Cosima, je ne suis point seul. J'ai rencontré
en chemin votre oncle le chanoine et le-, amis de votre mari
qui venaient vous rendre visite. Je les ai devancés.
COSIMA.
En ce cas, mon ami, allez les recevoir; je voudrais jire
sans distraction la lettre d'Alvise. (Néri s'éloigne après avoir re-
gardé Ordonio, qui ne le suit pas. — Cosima, s'adrcssant à Ûrdouio.)
Allez aussi, Ordonio. ,
ORDONIO , ironiquement.
Il est donc bien jaloux ?
COSIMA.
Vous voulez donc me compromettre ?
ORDONIO.
Je ne veux pas vous brouiller avec lui !
SCÈNE V
COSIMA, seule.
Dès qu'elle est seule, elle oublie la lettre et la laisse tomber en parlant.
Mon Dieu! il ne m'aime pas! il ne m'estime pas, du moins.
Comment peut-il croire que je le trompe? Ah ! sans doute,
puisqu'il me voit tromper mon mari, il peut se persuader
(ju'une trahison de plus ne me coûte pas davantage... Mais est-
ce bien généreux à lui de me mépriser pour les fautes où il
m'entraîne?... Ah! je suis bien humiliée !...Ah! mon oncle!...
Elle court vers le chanoine et se jctlo dans ses bras.*
SCÈNE VI
COSIMA, LE CHANOINE.
LE CHANOINE.
Eh bien, mon enfant, as-tu lu la lettre d'Alvise ? Quand
nous revient-il?
COSIMA 07
COSIMA, cherchant la lettre.
Je ne sais pas encore... Je ne l'ai pas finie, rnon oncle.
LE CHANOINE.
Tu ne la lisais donc pas?
Il ramasse la lettre.
COSIMA, la parcourant.
Ahl dans quatre ou cinq jours, grâce au ciel !...
LE CHANOINE.
« Grâce au ciel ! » comme tu me dis cela!... Auras-tu donc
moins de joie au retour d'Alvise que tu n'as eu de douleur à
son départ? Il va revenir le cœur plein de confiance et de
tendresse, et rien n'empoisonnera la douceur de votre. réu-
nion, n'est-ce pas ? Tu pourras présenter un front serein à
son premier regard ; car, s'il te trouvait pâle et tremblante
comme te voici^ il en serait effrayé et voudrait en savoir la
cause. Certainement, tu pourrais la lui dire.
COSIMA, hors d'elle-même.
Ah! la feinte est un trop grand supplice; et, plutôt que de
mentir, je me jetterais à ses pieds, et je lui dirais tout.
LE CHANOINE.
Tout! et vous ne m'avez rien dit à moi !
COSIMA.
Je vous ai trompé, j'ai trompé Alvise. Je vous ai menti à
tous, j'ai menti à Dieu!
LE CHANOINE.
Et maintenant, vous allez me dire la vérité, je le veux, Co-
sima! Au nom du Dieu qui vous voit et vous juge!... au
nom de l'autorité paternelle que le ciel m'a donnée sur toil...
je l'exige... Parlez!
COSIMA.
J'ai revu Ordonio... Alvise m'en avait priée,... je le lui
avais promis ..
LE CHANOINE.
Vous m'aviez promis, à moi^ de ne jamais le voir en l'ab-
sence d'Alvise... Et vous l'avez vu souvent?
68 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
COSFMA.
Assez souvent pour m'égarer, pour me perdre...
LE CHANOINE.
Pour te perdre?... Oh ! non! non! c'est impossible... Vous
ne sentez pas la portée de vos paroles. L'eflroi vous égare...
Dites-moi, dites-moi maintenant que ce n'est pas vrai !...
COSIMA.
Mon âme est criminelle !
LE CHANOINE.
Si le remords est en vous aussi profond, aussi sincère que
vos larmes et vos paroles l'attestent, vous êtes déjà sauvée,
ma fille... Vous détestez le mal, vous le fuirez. Vous fuirez
Ordonio, vous ne le reverrez jamais !
COSIMA.
Il ne le faut plus, mon oncle, n'est-ce pas? il ne le faut
plus !
Elle fond en larmes.
LE CHANOINE.
Mon enfant. Dieu t'aidera. Notre vie à tous est une longue
douleur, et cette terre est un lieu d'épreuve, où nos larmes
nous frayent la voie vers le ciel... Mon cœur est brisé aussi,
Cosima, brisé de la souffrance, et peut-être du repentir de
l'avoir causée. Car j'ai été imprudent, je n'ai pas su te pré-
server. J'ai été un mauvais pasteur; j'ai laissé errer loin de
mes regards l'ouaille qui m'était confiée, et maintenant il faut
que je la rapporte au bercail, sanglante et déchirée aux ronces
du chemin. Ah! je n'ai pas pu me méfier de toi, Cosima; je
t'aimais trop pour te soupçonner !
COSIMA, pleurant.
Vous m'avez trop estimée, mon oncle !
LE CHANOINE.
Et je l'estime toujours. Mais je te vois brisée et je t'aiderai.
Je ne te quitterai plus. Je te sauverai, ma chère fille, malgré
ton ennemi, malgré toi-même, s'il le faut. Allons, du courage!
essuie tes pleurs. Un amour véritable, sacré, veille sur toi, et
il faudra bien que l'amour coupable lui cède la place.
SCENE VII
COSIMA, LE CHANOINE, NÉRI, MALAVOLTI,
FARCtANACGIO.
FARGAXACCIO, baisant la main de Cosima.
Salut à la belle campagnarde! Eh bien, quand revient donc
ce cher mari ?
COSIMA.
La semaine prochaine.
MALAVOLTI.
Elle est bien longue à venir, cette semaine-là, car il y a
longtemps qu'on nous la promet ! Il s'amuse donc bien en
Sicile, votre mari? Si c'était un pays intéressant,... com-
merçant...
FARGAXACCIO.
Comme la Flandre, par exemple !
MALAVOLTI.
C'est ce que j'allais dire.
FARGAXACCIO.
Ahçà! qu'est devenu votre beau chevalier Ordonio Éliséi?
Gonelle nous avait ait qu'il était ici.
COSIMA, s'efforçant de répondre avec indifférence.
Mais il y est en effet... Sans doute, il se promène dans le
parc.
MALAVOLTI.
Ah! (a Néri.) Eh bien, qu'est-ce que je vous disais? J'étais
bien sûr de l'avoir aperçu au travers de la grille! Et vous me
souteniez qu'il n'était pas ici !
LE CHANOINE.
Qu'a donc sa présence de si remarquable ici, messire Ma-
lavolti?
MALAVOLTI, à Farganaccio.
Bon! voilà le chanoine qui le protège, à présent! Ah! ils
sont tous fous dans cette famille-là, c'est un parti pris !
70 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
FARGANACCIO, h^ut.
Moi, je trouve cela tout simple. Madame est assez belle
pour qu'on fasse souvent le chemin de Florence pour la voir.
COSIMA.
Souvent, monsieur?
FARGANACCIO.
Pardon ! Je manque à la galanterie. Je voulais dire tous les
jours.
COSIMA, avec fierté.
Messire Ordonio ne m'honore pas tous les jours de sa vi-
site.
NE RI, avec indignât ion.
Ceux qui le disent en ont menti, et ceux qui le répètent...
LE CHANOINE, l'interrompant.
Se trompent.
COSIMA.
Vos Seigneuries me feront-elles l'honneur d'entrer dans la
maison ?
MALAVOLTI.
Nous sommes venus, en courant, vous rendre nos devoirs
et vous demander des nouvelles d'Alvise. Nous allons passer
quelques jours chez le prieur de Cafaggiolo, et nous repar-
tons à l'instant môme. Déjà le jour baisse, et les sentiers do
la montagne sont peu gracieux.
NÉRI.
Et, moi, je m'en retourne à Florence dès ce soir; j'ai quitté
mon travail (s'adressant à Cosima) pour VOUS apporter la lettre
d'Alvise.
MALAVOLTI.
Et le seigneur Ordonio, avec qui s'en retourne- t-il ?
ORDONIO, sortant des bosquets.
A'ous paraissez en peine de moi, messire !
MALAVOLTI,
Nous étions surpris de ne pas vous voir, seigneur Ordonio.
C08IMA 7i
FARGAKACCIO.
Nous aurions été marris de passer ici sans avoir l'avantage
de vous y saluer.
ORDONIO, avec hauteur.
Je suis votre esclave.
FARGANACCIO, d'un air dégagé et se dandinant.
Eh bien, mon jeune maître, comment gouvernons-nous Jes
plaisirs?
ORDONIO.
Comme vous gouvernez vos affaires, messieurs, le moins
mal que nous pouvons.
MALAVOLTI.
Vous faites, assure-t-on, les délices de la couri
LE CHANOINE, d'un ton ferme.
Ma nièce m'a dit que vous nous quittiez, seigneur Ordonio.
ORDONIO regarde Cosima d'un air de surprise, puis reprend avec
assurance.
Oui, mon révérend. J'emporterai le vif regret de n'avoir pu
prendre congé d'Alvise; mais madame, à laquelle je suis venu
aujourd'hui offrir mes adieux, voudra bien m'excuser auprès
de lui.
COSIMA, à part.
Malheureuse que je suis, je me sens mourir I
FARGANACCIO.
Ahl que vous allez faire couler de larmes! Tout le beau
sexe de Florence prendra le deuil.
ORDONIO, haut, avec intention.
Je ne crois pas, car ce sont justement ses rigueurs qui me
chassent.
FARGANACCIO,
C'est trop de modestie! Et la dame voilée que je rencontre
tous les soirs (oh ! c'est un singulier hasard !) au coin de
votre rue, et qui disparaît juste devant cette petile porte...
vous savez bien? une petite porte qui se trouve je ne sais
comment au bas de votre maison?... Eh! eh! on sait vos se-
crets.
72 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
COSIMA tressaille, et dit tout lias avec agifation au chanoine qui
l'observe atlentivement.
Ce n'est pas moi, mon oncle !
LE CHANOINE, bas, à Cosima.
J'en suis bien sûr, mon enfant!
ORDONIO, bas, à Cosima.
Ne feignez pas cette tristesse, madame; Néri a l'œil sur
vous.
COSIMA.
Encore! Ah! ciel! nous quitterons-nous ainsi?
ORDONIO.
Il n'eût tenu qu'à vous de me retenir, ce me semble !
COSIMA.
C'est vous qui me forcez...
FARGANACCIO, s'approchant d'eux.
Vous m'en voulez d'avoir trahi cette bonne fortune? Ah!
signera, il en a bien d'autres! Allons, mon cher, vous êtes
l'homme le plus galant de la cour. On dit que notre duc
vous a pris en une telle considération, qu'il ne porte plus que
des pourpoints taillés sur le modèle des vôtres.
ORDONIO.
C'est vrai. Il lui a pris la fantaisie de s'iiabiller à la véni-
tienne, et nos modes lui plaisent tant, qu'il m'a chargé de lui
envoyer nos plus belles étoffes. 11 les trouve très-supérieures
à celles qu'on fabrique dans ses États.
MALAVOLTI.
Merci Dieu! c'est nous qui les fabriquons, et le duc ne nous
retirera pas, j'espère^ la fourniture de sa maison! nous
l'avons de père en fds!
FARGANACCIO.
Mais je suis associé dans l'entreprise, moi! Diable! n'allez
pas mettre dans l'esprit du duc une pareille sottise!...
ORDONIO.
Comment me faites-vous l'honneur de dire?
MAI.AVOLTI, se raJoucissaol.
Vous n'rtos {uis conipclont sur ces nialiùn.-s-là, seigneur
Ordoiiio !
ORDONIO.
Je vous demande pardon. J'en parle au duc ex professa,
car nous sommes tous négociants à Venise. Plèbe et seigneu-
rie, tout le monde travaille et fabrique. Vous êtes des hommes
trop supérieurs, vous autres, pour soigner vous-même votre
industrie. Vous êtes doués de haute observation et de fine
critique; oh! sans contredit, vous avez plus d'esprit que
nous ! mais nos étolfes valent mieux que les vôtres, et le
duc l'a reconnu.
Pascaliaa et Goaelle eutrent avec des flambeaux.
NÉRI.
La nuit est venue, messieurs; partons-nous?
MALAVOLTI.
Nous ne suivons pas la même route.
Il veut s'approcher d'Ordonio.
ORDOMO, Jui tournant le dos.
Néri, je pars avec vous, (a Cosima.) Êtes-vous contente de
moi, madame? Dois-je vous baiser la main? Ne le trouvera-
t-il pas mauvais ?
COSIMA, de même.
Votre dernière parole sera donc une parole amère ?
ORDOXIO, lui baisant la main d'un air cérémonieux, lui dit tout bas.
Dois-je rester encore un jour?... (cosima hésite.) Vous ne
voulez pas ?
FARGAXACCIO, bas, à Malavolti.
Je ne sais ce qu'ils se disent; la Cosima est pâle comme une
morte.
COSlMA.
Bonsoir, Néri !
N K R I .
Vous paraissez souffrante !
LE CHANOINE, à Néri.
Tais-toi! (v Cosima.) Allons, ma fille, Dieu te regarde! (liant, a
I o
74 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
Ordonio, avec intention.) Je VOUS salue, messirc, Car VOUS nous
quittez?
ORDONIO, d'un air dégagé.
Mon révérend, je vous baise les mains.
LE CHANOINE, haut, à Cosiraa.
Ne VOUS dérangez pas, ma nièce, restez ! Je reconduirai ces
messieurs.
COSIMA, hors d'elle-même et se traînant b. peine.
Je veux vous voir monter à cheval, messieurs.
FARGANACCIO.
Vous verrez que je n'y ai pas mauvaise façon,
MALAVOLTI.
Non ! pour un homme de son âge !
COSIMA s'approche d'Ordonio ayec une sorte de désespoir et près de
s'oublier; Ordonio recule.
ORDONIO, à Néri.
- Néri, donnez le bras à madame, puisqu'elle veut absolu-
ment prendre la peine de nous reconduire.
COSIMA, à part, tout près de tomber.
Mon Dieul
Tous sortent. — Pascalina, portant un flambeau et suivant les personnages
précédents, est arrêtée par Alvise au moment où elle va sortir.
SCÈNE VIII
PASCALINA, ALVISE, en tenue de voyage.
PASCALINA.
Jésus, Mariai... Qui ètes-vous?... Je crie au voleur,
d'abord !
ALVISE.
Tais-toi, folle! ne me reconnais-tu pas?
PASCALINA, laissant tomber son flambeau.
Ah! notre maître!...
ALVISE.
Oui, mon enfant, ne fais pas de bruit. Je suis entré par la
petite porto du parc. J'ai laissé mon clioval attaché à im ar-
COSIMA 75
bre... Jemo suis glissé jusqu'ici. J'ai bien ent'^ndu plusieurs
voix...
PASCALINA.
Ah! monsieur, c'est votre oncle le chanoine... et M. Néril...
vrai! et vos deux vieux voisins, sur l'honneur!
ALVISE.
C'est bon, c'est bon ! Laissons-les partir. J'aime mieux qu'ils
ne me voient pas. J'ai honte d'être si ému ! Je suis si heureux
de revoir ce jardin... et cette maison!
PASCALIXA, à part, essuyant ses yeux.
Pauvre maître ! (Haut.) Je vais avertir madame, n'est-ce pas?
ALVISE.
Non, non, ne lui dis rien de mon arrivée!... Je me fais un
plaisir de la surprendre.
Pascalina sort.
SCÈNE IX
ALVISE, seul.
(;e ne sont pas leurs fâcheuses lettres ni leurs avis pleins
de malveillance qui m'ont fait revenir plus tôt. Oh! non!...
non!... Cependant ja tremble comme si un événement sinis-
tre pesait sur mon âme... C'est la joie sans doute qui fait
battre ainsi mon cœur... Cosima ! le cœur qui t'aime est fermé
au soupçon!... Ah! la voici!... Ne la surprenons pas trop
vite, de peur de l'effrayer. ~
SCÈNE X
COSIMA, ALVISE.
r.osiraa, éperdue, se laisse tomber sur le banc, cache son visage dans ses
mains, et sanglote.
ALVISE.
Ah ! mon Dieu ! il me semble qu'elle pleure!
COSIMA.
Parti!... parti sans me dire un mot de tendresse ou de
76 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
pitié!... Oh! j'aime mieux la mort que son oubli, j'aime
mieux le remords que son indifférence. Ne plus le voir! Mais
que deviendrai-je donc? que ferai-je de mon temps, de mes
pensées, de mes larmes?... Ohl non, non! qu'il revienne,
qu'il soit encore là! Pour le voir encore un instant, je don-
nerais toute une vie de calme et de vertu !...
ALVISE, à part.
Que dit-elle donc? et qui vient ici?
SCÈNE XI
Les Mêmes, ORDONIO.
Gosima sur le banc à droite. Alvise à gauche, dans l'obscurilé, tàchantjde
voir et d'entendre sans être vu. Ordonio, sortant des bosquets, le chapeau
sur la tête et le fouet à la main, se jette aux pieds de Cosima, qui pousse
un cri de surprise.
COSIMA.
Vous! — A quoi songez-vous? Vous me perdez!
ORDOMO.
Ne crains rien. J'ai feint d'être emporté par mon cheval,
et, pendant qu'ils cherchaient à mejoindre, j'ai sauté le fossé
du parc et me voici. (Riant.) Ce pauvre Néri galope après moi,
certes, comme il n'a galopé de sa vie.
ALVISE, à part.
Ah! ce n'est pas Néri qui me trahit du moins!
11 se rapproche.
COSIMA.
Que voulez-vous? Partez ! nous n'avons plus rien à nous
dire.
ORDONIO.
Orgueilleuse, qui m'aime et qui ne veut pas me l'avouer!
ALVISE, à part.
C'est la voix d'Ordonio !
COSIMA.
Et vous, vous ne m'aimez pas. Ce n'est pas moi que vous
aimez !
COSIMÀ 77
ORDONIO.
Toi seule.
COSIMA.
Non, ce n'est pas moi, vous dis-je, vous me trompez!
ORDONIO.
Jalouse! ohl dis-moi que tu es jalouse.
COSIMA.
Taisez-vous; mon oncle est ici^ il peut nous surprendre;
partez, hâtez-vous.
ORDONIO.
Dis-moi de revenir demain... ou je reste... ■
COSIMA.
Eh bien, restez à Florence jusqu'au retour d'Alvise; mais
fuyez maintenant! — Tenez! (Elle baisse la voix.) Ne voyez-
vous pas là, sous ces arbres,. .. comme une personne qui nous
écoute?
ORDONIO, de même.
Non, ce n'est rien!... Sois tranquille. A bientôt, ma bien-
aimée!
Il s'éloigne, Cosima rentre dans la maison.
SCÈNE XII
AL VISE, seul, atlPrré et pouvant à peine se soulenir.
Ils s'aiment! ils me trahissent! Oh! non, non, c'est impos-
sible, j'ai rêvé cela! Elle ne l'aime pas, elle ne peut pas l'ai-
mer... (Faisant un pas vers les bnsquets sous lesquels Ordonio a dis-
paru.) 0 loi qui mens à l'amitié et qui fuis dans les ténèbres,
infâme! malheur, malheur à toi!... (S'arrêtani.) Cosima!...
Mon cœur est brisé! (Levant les bras au ciel.) 0 justice! justice
de Dieu!...
11 tombe anéanti sur le banc.
78 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
ACTE QUATRIÈME
Dans le palais d'Ordonio Éliséi. — Une pièce élégante et mystérieuse, sans
fenêtres, éclairée d'en haut. Une seule porte apparente au fond, fermée
avec des barres.
SCÈNE PREMIÈRE
ORDONIO, seul, devant sa table ; puis UN DOMESTIQUE.
ORDONIO.
La faire souffrir!... C'était le seul parti à prendre. Avec de
la fermeté, on dompte les natures féminines les plus rebelles:
Leur force n'est jamais qu'un essai ; leur menace, un défi.
Depuis que j'ai su tirer parti du hasard pour éveiller le
soupçon dans son âme, sa force et sa fierté se sont évanouies.
C'est elle qui m'implore à présent. Elle a abjuré ses remords,
sa prudence, sa dévotion et jusqu'à la crainte d'alarmer son
mari. Elle oublie tout, absorbée par une seule crainte, occu-
pée d'un seul soin : la crainte d'avoir une rivale, le soin de
s'en assurer... 11 est bon qu'elle le croie! Encore quelques
jours de cette erreur, et son orgueil est terrassé. Oh ! la
femme veut faire souffrir, et elle ne souffre, elle, que quand
elle croit ne pas faire souffrir assez... (Un domestique entre.) Qu'y
a-t-il?
LE DOMESTIQUE, lui remettant une lettre.
Un message de monseigneur le duc.
OIIDONIQ.
Donnez!... (Le domestique sort.) Quelque nouvelle confidence
amoureuse! Ce brave prince est d'une candeur qui me ferait
sourire, n'était le respect que je lui dois. (Lisant). « Je puis
dérober une heure aux affaires. Vous savez à qui je veux la
consacrer. Écrivez un mot à la comtesse... Envoyez-lui un
page, et qu'elle soit chez vous dans une heure. Tous mes
gens sont connus de son mari. » C'est cela! Il faut que je
m'expose en même temps à la fureur de ce bon M. des Ubcrti,
COSIMA '■>
qui est jaloux comme un ligre, et à celle de ma belle Cosima,
qui est jalouse comme une dévote! Ce cher duc est bien de
nature princière! Rien ne lui paraît plus simple que de s'em-
parer de ma maison, de mon repos, de ma vie tout entière,
pour satisfaire sa passion ! — Heureusement, il me sert plus
qu'il ne pense en attirant sa dame ici tous les jours. Je gage-
rais que Cosima envoie Néri rôder autour de mon palais...
Le simple jeune homme est capable de tout pour lui plaire
et je suis bien certain qu'il ne lui ménage pas l'assertion de
mon infidélité. — C'est bien ! Tous servent mes intérêts, et,
sans sortir de chez moi, je vais à mon but. Allons, il faut que
j'écrive à la comtesse ! (ll so dispose à écrire. Le domestique repa-
raît.) Qu'est-ce encore?
LE DOMESTIQUE, k demi-voix.
La personne qui vient souvent ici, cachée sous son voile,
s'est présentée à la petite porte. Je lui ai, comme de cou-
tume, ouvert le passage secret. Elle vient.
ORDONIO, refermant la porte.
C'est bon. — (Seul.) Déjà! La comtesse n'attend pas qu'on
l'avertisse! Elle devine les ordres de son maître. Quand donc
ma belle Cosima viendra-t-elle ainsi au-devant de mes pen-
sées?
Il va ouvrir un panneau mobile dans la boiserie, à droite, en le faisant
glisser. Le panneau donne issue à un passage secret.
SCÈNE II
ORDONIO, COSIMA, voilée.
ORDONIO, la saluant avec respect.
J'allais vous envoyer un message, madame la comtesse.
COSIMA, levant son voile.
Quelle est donc cette femme que vous appelez madame la
comtesse avant de voir son visage ?
ORDONIO.
Cosima I (Se remettant après un instant do surprise.) Et c'est pOUr
80 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
le savoir que vous faites l'imprudence de venir vous-même
ici, madame?
COSIMA.
Non, ce n'était pas pour cela, car le ciel est témoin que je
n'y croyais pas.
Elle s'assied toute tremblante.
ORDONID, à part.
Jalouse !... et tout à l'heure, si je l'implore, elle va me dire
qu'elle ne m'aime pas ! (Haut.) Puis-je savoir, madame, quel
motif assez grave... ?
COSIMA.
C'est vous qui m'interrogez, monsieur ? Je ne m'y serais
pas attendue.
ORDONIO.
Est-ce donc vous, madame, qui me faites cet honneur ?
Vous ne m'y avez guère accoutumé. Prenez garde ! Je pour-
rais m'enorgueillir étrangement, si vous veniez à vous inquié-
ter des personnes que je reçois.
COSIMA, inquiète.
Il est vrai que je n'ai aucun droit à vous le demander.
ORDONIO.
Oh ! je ne le sais que trop, madame ! Et si vous maiTifes-
tiez votre volonté à cet égard...
COSIMA, inquiète.
Eh bien, vous consentiriez sans doute...
ORDOMO, avec fatuité.
Oh! je me trouverais bien heureux! Exciter la jalousie
quand on croit n'inspirer que le dédain ! c'est passer de la
servitude au triomphe; on en peut mourir de joie !... Ména-
gez-moi, madame I
Il s'assied auprès d'elle.
COSIMA, préoccupée.
C'est donc pour cela que vous êtes resté huit jours sans
me voir !..,
ORDONIO.
Quand même il y aurait à mon éioignemenl d'autres
raisons que votre volonté, madame, serais-je coupable en-
vers vous ?
C 0 s I M A .
Oh! oui, monsieur, vous le seriez beaucoup.
ORDONIO.
Prouvez-le-moi, c'est tout ce que je demande.
COSIMA.
Dépouillons toute feinte, Ordonlo. Je vous aimais, vous le
savez; et il se peut que, malgré moi... oh! bien malgré
moi !... je vous aime encore. Mais je ne dois plus et ne veux
plus vous aimer. A la veille peut-être de devenir coupable,
je me suis arrêtée au bord de l'abîme. La généreuse con-
fiance de mon mari m'a sauvée. Oh ! quel crime ce serait de
tromper un homme tel que lui ! Vous l'avez senti comme
moi, Ordonio; car vous êtes noble, vous êtes grand, et vous
m'avez promis de m'aider à guérir.
ORDONIO.
Eh bien, madame, n'ai-je pas voulu tenir ma promesse?
Depuis deux mois qu'Alvise est de retour, combien de fois
n'ai-je pas essayé de vous quitter? N'est-ce pas vous qui
m'avez retenu ? Kjmilié, contraint, malheureux auprès de
vous, n'espérant plus rien, et ne voulant plus rien deman-
der, j"ai cru voir enfin que désormais, sûre de vous-même,
et réconciliée avec votre confesseur, vous vouliez éterniser
ma souffrance. On eût dit qu'elle seule vous donnait la force
de me résister...
COSIMA.
Votre souffrance ? Non ; mais votre regret peut-être!...
Eh bien, quand cela serait, n'est-ce pas dans le cœur hu-
main ? La vertu dans l'amour n'est-elle pas un sacrifice ré-
ciproque ? Quand vous en acceptiez la moitié, ce sacrifice
était sublime à mes yeux; mais, quand vous m'avez laissée
l'accomplir seule, raillant mes efforts, niant ma sincérité,
abjurant toute compassion, toute estime, toute sympathie,
ah I ce courage a été au-dessus de mes forces !
5.
82 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
ORDOiNIO.
Abjurez donc un rêve de vertu que l'amour appelle orgueil
ou lâcheté !
COSIMA.
Dites-moi, Ordonio, si vous vous mariez un jour, est-ce là
le langage que vous tiendrez à votre femme?
ORDONIO, avec ironie.
Vraiment, madame, vous parlez morale comme un doc-
teur! Acceptez donc mes adieux, et ne rallumez pas sans
cesse mon amour par vos reproches !
COSIMA.
Oh ! je ne vous demandais que votre amitié ! Je voulais
qu'en nous quittant, nous emportassions du moins l'estime
l'un de l'autre. Je voulais que nous finissions comme nous
avions commencé, par un chaste baiser et un adieu fraternel
sous les yeux d'Alvise. -Alors, j'eusse pu vous perdre, et ne
pas désirer de vous oublier. J'eusse songé à vous tous les
jours de ma vie, et mes larmes eussent été douces. J'aurais
pu me dire : « Il m'a vraiment aimée, et la mort nous réu-
nira peut-être !... » Ah 1 vous autres hommes, vous ne savez
pas ce que c'est qu'un unique rêve de bonheur dans une vie
d'abnégation. Vous oubliez, dans l'ivresse d'une passion nou-
velle, les douleurs et les mécomptes de celle qui l'a précédée.
Vous n'avez pas besoin de vous souvenir et de conserver
pure cette fleur brisée, mais non flétrie, d'un premier, d'un
dernier amour !
ORDONIO, à part, la regardant.
Cette femme est belle ! Je n'y renoncerai pas. (Haut, avec
une passion factice.) Cosima, tu l'emportes, et je me soumettrai.
Oui, je veux que tu te souviennes de moi, et que tu me re-
grettes. Vivre dans ton cœur, et mourir à tout le reste!...
Tu l'exiges, je partirai ! mais auparavant... tu me diras en-
core une fois que tu m'aimes, (il s'approclio d'elle, et remoure do
SOS bras.) Tu me le diras comme tu me l'as dit une fois... et...
tu ne me repousseras pas si je te presse une dernière fois sur
mon cœur... Oh! ma bien-aimée, nous séparerons-nous
ainsi?... Et moi, n'emporterai-je de cet amour, si tôt sacrifié
au devoir, aucun souvenir dont l'ivresse rachète le vide affreux
où ma vie va se consumer ? Oh ! ne t'arrache pas de mes
bras, sans m'avoir fait croire à cet amour que je vais aussi-
tôt immoler à ton honneur et à ton repos !... Tiens I... laisse-
moi te dire...
COSIMA, se levant avec douleur.
Ah ! vous ne m'avez pas comprise !
ORDONIO.
Tu ne m'aimes pas!...
COSIMA.
Et vous, vous ne m'estimez point 1...
ORDONIO.
Si tu veux que je t'estime, prouve-moi que tu m'aimes.
COSIMA.
Hélas ! je suis ici, et vous pouvez en douter I
ORDOXIO, à part.
Au fait 1... elle est ici... (il jette un regard significatif et rapide
autour de la chambre, et se rapproche de Cosima avec assurance.) Ne me
pousse pas au désespoir... J'ai trop souffert, vois-tu 1... Et
tu veux que j'épuise ce calice sans adoucissement, sans con-
solation, sans souvenir enfin!... Car tu invoques l'avenir,
toi ! Eh bien, si tu m'aimais, tu ne t'effrayerais pas d'y por-
ter la pensée de m'avoir fait heureux ! Ne me fuis pas 1...
COSIMA, s'appuyant sur la porte secrète de droite.
Adieu ! Tout ce que vous me dites me déchire, car c'est
tout le contraire de ce que je venais vous demander!...
Adieu !.. Oubliez-moi... (Elle cherche à ouvrir la porte, et^ comme elle
n'y réussit pas et qu'Ordonio s'avance vers elle d'un air hardi, elle com-
mence à s'effrayer et lui dit toute tremblante.) Aidez-moi donc à ou-
vrir cette porte !
ORDO'IO, avec véhémence et l'attirant vers le milieu du théâtre.
Tu veux partir? Ah I tu ne crois pas que j'y consen-
tirai!...
COSIMA, avec force et lo rcpouisaut.
Laissez-moi, monsieur I
84 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAXD
ORDONIO, avec colère.
Eh bien, partez donc ! et adieu pour jamais ! (ii met la main
sur le bouton de la porte.) Est-ce ainsi que nous nous quitte-
rons ? Yous le voulez ? vous n'en aurez pas de regret ?
COSIMA.
Jamais !...
ORDONIO, tenant toujours la porto, et d'une voix âpre et irritée.
Eh bien, vous partirez ! mais, auparavant, vous entendrez
la vérité, car il est temps que je vous la dise. Vous n'aimez
personne, vous n'aimez rien ! Vous n'êtes qu'égoïsme et va-
nité. Un amant n'est pour vous qu'un serviteur, un valet qui
ramasse votre bouquet et vous présente votre éventail... Qu'il
se traîne à vos pieds, le front dans la poussière, sans jamais
oser se déclarer, et vous le garderez à votre service comme
vous gardez Néri. Mais qu'il se lasse, comme moi, d'être
joué, oh ! alors, malheur à lui ! car, pour l'enchaîner, vous
vous ferez belle, éloquente, humble même^ comme vous
l'étiez tout à l'heure; ou bien vous l'écraserez de votre indi-
gnation comme vous le faites en cet instant ; vous froisserez
vos belles mains comme vous les froissez à présent; vous
pleurerez même au besoin, comme vous allez le faire, si vous
voulez vous en donner la peine !...
COSIMA , avec exaspération et s'appuyant convulsivement sur
la table.
Mon Dieu 1 vous l'entendez ! C'est ainsi qu'il me juge, c'est
ainsi qu'il me connaît ! Quand je viens ici, au risque de me
perdre, lui dire toute ma douleur, toute ma folie !... lui, lui !
me raille et m'outrage ; il brise mon coeur sans pitié, sans
respect 1 Ah ! cet homme est de glace !
Elle tombe le visage dans ses mains et courbée sur la table.
ORDONIO, à part.
C'est bien ! la voilà telle que je la voulais ! Elle est à moi
maintenant... (Se rapprochant d'un air soumis.) Cosima, je t'ai fait
du mal. Pardonne ! ma tête s'égare !...
COSIMA, se relevant avec dignité.
Non, monsieur! votre tête est froide, votre cœur aussi, et
C 0 s I M A 83
le mien est tranquille ciësorniais! J'ai cru vous aimer, je me
suis trompée; je vous remercie de m'avoir éclairée... La le-
çon est cruelle, mais elle me profitera.
ORDOMO.
Tu l'oublieras, car ce n'est pas ma pensée que je t'ai
dite... Je t'aime, tu le sais!...
COSIMA.
Vous jouez une comédie qui me fait pitié 1'
OR DON 10, avec fureur.
Eh bien, j'aime mieux la haine que le mépris! Et je me
lasse à la fin de ce rôle de dupe. Vous ne sortirez pas d'ici !
COSIMA, épouvantée et se serrant contre la porte.
Grand Dieu ! j'ai pu aimer un pareil homme !
On entend frapper à la porte. Cosima, effrayée, revient, et Ordonio la
prend dans ses bras.
ORDONIO.
N'ayez pas peur. Ce sont mes gens.
UNE VOIX, derrière le théâtre.
N'importe, je veux le voir.
COSIMA.
Mon mari! c'est la voix de mon mari! Ah! mon protec-
teur !...
Elle veut courir vers la porte. Ordonio la retient.
ORDONIO.
Que faites-vous ? Vous voulez donc vous perdre ?
COSIMA.
Il vient me sauver !
ORDONIO, prenant son épée qui est sur la table.
Vous voulez donc que je sois forcé de le tuer?
COSIMA, s' arrêtant avec effroi.
Oh ! malheureuse que je suis !
ORDONIO, la poussant dans le passage secret.
Par ici, madame !... Fuyez...
Il tire le panneau et va ouvrir la porte du fond.
86 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE III
ALYISE, ORDONIO.
ALVISE, pendant qu'Ordonio remet précipitamment son épée sur
la table.
Vous êtes aussi difficile à aborder qu'un prince I
ORDONIO.
Que ne vous nommiez-vous, Ahise ? Je ne vous aurais pas
fait attendre. Vous savez, on est chez soi, on travaille, on
s'enferme...
ALVISE.
Oui, sans doute... On travaille, on sert l'État ou le
prince ;... on est puissant !... on est rare 1...
ORDONIO.
Il est vrai que, depuis bien des jours, je n'ai pu aller chez
vous! (a part.) Le bonhomme se déciderait-il enfin à être
jaloux ?
ALVISE.
Êtes-vous disposé à me prêter un peu d'attention ?
ORDOMO.
Je suis à vos ordres.
Il lui montre un siège, et s'assied de l'autre côté de la table.
ALVISE.
Vous m'avez sauvé la vie. L'honneur vous prescrivait de
ne pas me laisser condamner, quand vous étiez la preuve vi-
vante de mon innocence, et que vous n'aviez qu'à vous mon-
trer pour la proclamer.
ORDOMO.
Je ne prétendis jamais à aucune graliUide de votre part.
ALVISE.
Mais, moi, je me fis un devoir d'être reconnaissant; car il
y a manière de faire les choses, et vous fiites, en celte occa-
sion, animé d'un zèle qui vous gagna mon estime et celle de
ma famille.
COSIMA. 87
ORDONIO.
Allons donc, mon cher Alvise! j'ai été trop payé de mes
soins, et, si je puis vous prouver encore combien je vous suis
dévoué... (a part.) Je gage qu'il a de mauvaises affaires !... Je
serai sa caution ; c'est l'usage ! ... »
ALVISE, après un instant de réflexion.
Grand merci ! Vous avez été payé de vos soins par notre
amitié à tous; mais, comme un usurier, vous prétendiez à un
payement disproportionné, impossible !... Vous ne l'avez pas
obtenu. (Ordonio fait un bnisque mouvement de surprise.) Soyons
calme, je ne suis pas jaloux, et surtout je ne feins pas une
jalousie que je n'éprouve point, et que je sais n'être pas
fondée... Vous n'avez pas porté atteinte à mon honneur, je le
sais, car je sais tout I
OrJonio s'agite sur sa chaise.
ORDOMO.
De grâce, abrégeons!
ALVISE.
De grâce, contenez-vous; nous sommes ici pour nous
expliquer... Dès le principe," je n'ignorais pas les démarches
que vous aviez faites pour nouer une intrigue dans ma mai-
son, et, lorsque vc'is fîtes d'ardents efforts pour me tirer de
prison, le chanoine, oncle de ma femme, vous fit sentir que
je repousserais votre dévouement. Mais vous, alors, avec un
air de franchise et de loyauté que vous possédez, vous autres
grands seigneurs, vous fîtes un récit étrange auquel vous
sùte» donner toutes les apparences de la vérité. Vous n'eûtes
pas honte de tromper un homme qui eût cru la méfiance in-
digne de lui, tant il croyait le mensonge indigne de vous.
Vous fûtes assez habile, assez froidement fourbe, pour lui
persuader que vous n'aviez jamais eu de pensées contraires à
mon repos et à l'honneur de ma famille. Vous fûtes si per-
suasif, que le bon prêtre vint avec vous me trouver dans
mon cachot pour vous aider à lever tous mes doutes. Nous
échangeâmes peu de paroles... le sujet n'en comportait
guère... mais nous nous entendîmes à demi-mot. Vous mîtes
88 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
votre main dans la mienne. Vous jurâtes par le nom de vos
ancêtres et par l'épée qu'ils vous ont transmise... Nous autres
gens obscurs, sans aïeux, sans gloire, on nous habitue dès
l'enfance à tenir pour sacrée la parole des nobles; je crus à
la vôtre, et je vous aimai parce que... parce que j'ai besoin
d'aimer, moi !
ORDOXIO, voulant se lever.
Il suffit, je vous entends... Vous croyez que, depuis lors...
ALVISE.
Je ne crois rien, je ne vous ai rien dit encore.
ORDONIO, se rasseyant.
Allons donc !
ALVISE.
Trois mois se passèrent. Tout semblait heureux autour de
moi; vous paraissiez heureux vous-même d'avoir trouvé,
sous un humble toit, une famille d'honnêtes gens qui vous
faisait l'honneur de vous traiter en égal. Des affaires d'hon-
neur, et non pas d'intérêt, messire (car, pour gagner un peu
d'or, je n'eusse pas quitté les objets de mon aflection, croyez-
le bien) , m'appelèrent au loin. Je pensais bien que mon
absence ne serait pas sans danger; mais je ne voulus pas
exposer aux fatigues du voyage et aux périls de la mer une
personne que j'aime plus que mon repos, plus que ma vie !...
Au bout de trois autres mois, je revins. Vous vous trouviez
ce soir-là en visite à ma maison de campagne... Je venais de
traverser mon parc, j'allais franchir le seuil de ma demeupe...
Il y avait dans l'obscurité... sous les marronniers de la ter-
rasse... près d'un banc, deux personnes qui parlaient vive-
ment... l'une qui menaçait et pressait... l'autre qui se refusait
et se défendait... Je vis tout, j'entendis toull...
ORDONIO.
C'en est assez, messire ! Il m'importe maintenant, non de
me justifier, mais de disculper la personne...
ALVISE.
Épargnez-vous cette peine, elle n'en a pas besoin. Je vous
ai dit que je savais tout. J'en sais plus que vous-même, car
vous vous croyez aimé, et vous ne l'êtes pas.
OUDOXIO, avec une modestie ironiqae.
Dieu me préserve de croire...
ALVISE.
N'invoquez pas le ciel. Vous avez perdu le droit de faire
un serment. Je vous dis, moi, que vous n'êtes pas aimé, car
vous estimer est maintenant impossible. Une grande bonté
de cœur, un rêve de jeunesse, un peu de vanité peut-être,
ont troublé un instant la conscience la plus pure qui fut
jamais; mais, depuis ces derniers temps, vous avez jeté le
masque, et vous vous êtes montré trop injuste, trop cruel,
trop lâche pour qu'on ne vous méprise pas au fon<l du cœur.
(Arrêtant Ordonio, qui met la main sur son épée restée en travers sur la
table.) Oh! soyez tranquille 1 je soutiendrai tout ce que j'a-
vance ; mais je veux tout dire, et il faut bien que vous l'en-
tendiez, c'est votre devoir et le mien.
ORDOMO, à part.
Que ces bourgeois sont pédants! Faut-il donc tant de
préambules pour se battre!
ALVISE.
Il m'importe de vous dire pourquoi, au lieu de vous châtier
sur-le-champ, j'ai dissimulé à mon tour en vous faisant le
même accueil qu'auparavant. Le chanoine de Sainte-Croix
m'eût voulu plus sévère; disciple de l'Évangile, il n'avait
qu'un but, c'était de vous éloigner, afin d'empêcher ce qui
arrive aujourd'hui. Mais, moi, je voulais lire la vérité au fond
des cœurs. Je ne pouvais pas renoncer à ma vengeance par
religion; j'y aurais renoncé peut-être par amour. Si vous
eussiez été aimé [si vous eussiez été digne de l'être), j'ignore
ce que j'aurais fait!,., je me serais éloigné,... je me serais
peut-être ôté la" vie... Car je sens dans mon âme une si grande
pitié pour ceux qui souffrent, une telle impuissance à faire
souffrir, qu'en toute chose j'aimerais mieux être la victime
que le bourreau. Aussi votre conduite me met à l'aise main-
tenant, et je puis sans remords châtier un menteur et un mi-
90 THEATEE COMPLET DE GEORGE SAND
sérable! Car, depuis deux mois, vous avez fait couler bien
des larmes précieuses... Je ne parle pas des miennes, je les
ai dévorées, et mes cheveux ont blanchi en quelques nuits
sans qu'on y prît garde; mais je parle d'un noble cœur que
vous faites saigner, d'un orgueil légitime et sacré que vous
mettez à la torture, d'une vertu qui est au-dessus de vos
attaques et que vous voulez flétrir... Vous voyez bien que je
sais tout!... Je sais que, pour jeter le trouble dans des pen-
sées chastes, vous avez accusé mon meilleur ami, le plus
noble, le plus pur de tous les hommes, d'être aussi perfide,
aussi corrompu que vous. Je sais enfin que vous êtes devenu
un fléau pour l'âme crédule et généreuse qui voulait toujours
vous pardonner et qui espérait vous convertir; et mainte-
nant voilà que cette âme infortunée n'ose implorer la pro-
tection d'aucun des amis que le ciel a placés autour d'elle,
et que, craignant d'attirer de nouveaux désastres sur sa fa-
mille, elle ne se confie plus ni à son frère Néri, ni à son oncle
le prêtre, ni à moi, son plus fidèle, son plus sûr ami !... Mais
sachez bien, vous,, que cette victime de votre perversité n'est
abandonnée ni du ciel ni des hommes, et qu'il n'est pas si
facile de briser un pauvre cœur sous l'œil de la Providence !
Vous m'entendez maintenant. II faut que la faiblesse soit
protégée, il faut que l'insolence soit punie !...
ORDONIO.
Et il faut que l'injure soit vengée. Je vous ai écouté avec
patience, ce me semble, et, en tout ce qui m'est personnel,
ce n'est point avec des paroles que je prétends vous répon-
dre. Mais il m'importe, je le répète, de justifier la signera
Cosima...
ALVISE, avec force-
Taisez-vous! ne prononcez pas un nom que je me suis
abstenu de confier aux murailles de cette chambre ! Vos la-
quais l'ont peut-être entendu !,,.
On entend remuer dans le passage secret. Ordonio réprime un mouvement
d'inquiétude.
COSIMA 91
ORDONIO, à part.
Serait-elle encore là? (Haut.) Veuillez donc me suivre dans
un appartement plus retiré. On exerce, dans ce temps-ci, con-
tre les duels une police si sévère, qu'il n'est pas trop de pré-
cautions à prendre pour se concerter... La moindre impru-
dence pourrait rendre notre rencontre impos>iljle.
Il l'emmène par la porte du fond.
SCÈNE IV
CO.SIMA, seule, sortant du passage secret et tombant sur
une chaise.
Alvise ! 0 Alvise ! homme généreux, cœur sublime, tu vas
verser ton sang pour moi, pour moi indigne qui n'ai su ni te
deviner, ni te mériter ! Tu vas offrir ta poitrine aux coups d'un
ennemi sans religion et sans entrailles, qui ne reculera pas
devant le meurtre du mari après avoir brisé le cœur de la
femme!... J'empêcherai ce combat. Je m'attacherai à ses
genoux !...
Elle se relève, et marche arec agitation vers la porte du fond. Ordonio en
sort, entre sur la scène, et referme vivement la porte au verrou.
SCÈNE V
ORDONIO, COSIMA.
ORDO.MO.
Vous n'êtes pas partie?
COSIMA.
Je ne partirai pas que vous ne m'ayez promis... juré de
renoncer à vous battre...
ORDONIO.
Votre mari est là, il peut vous entendre...
COSIMA.
Il est là! il vous attend!... Vous allez vous battre à l'in-
stant même !..,
92 THEATRE COMPLET DE GEORGE SA.ND
ORDONIO.
Non, pas encore I le jour n'est même pas fixé.
COSIMA.
Où allez-vous donc ensemble? Vous prenez votre manteau...
Vous sortez ?
ORDONIO.
Nous allons fixer seulement le lieu du rendez-vous. Il nous
faut chercher un endroit si retiré, que l'espionnage ne puisse
nous y devancer...
COSIMA, se mettant entre lui et la porte.
Vous n'irez pas.
ORDONIO.
Madame, votre mari vous entend.
COSIMA.
Il m'entendra ; je le fléchirai, lui ! _
ORDONIO.
Et que pensera-t-il de votre présence ici ? Il croit telle-
ment à votre innocence ! Voulez-vous, à la veille de le quit-
ter pour toujours peut-être, lui ôter la seule joie qni lui
reste ?
COSIMA.
Oh ! toutes vos paroles sont atroces I
ORDONIOj voulant l'attirer vers le passage secret.
Fuyez donc ! et, si vous voulez absolument lui parler, vous
le ferez ce soir, chez vous.
COSIMA, avec angoisse.
Il n'y sera pas ! il n'y sera plus jamais ! Vous allez vous
battre avec lui !
ORDONIO.
Voulez-vous que je vous donne une preuve du contraire ?
Vous pouvez encore empêcher ce combat. Oui, pour toi, je
puis accepter le déshonneur. Fuir avec toi et même sans toi,
pourvu qu'il soit un jour, une heure où tu ne me repousseras
pas!
COSIMA, avec force.
Est-ce à moi que vous dites cola ?
CUSIMA 93
ORDONIO.
Vous refusez!...
COSIMA, voulant courir vers la porte du fond.
Alvise ! (Sa voix est étouffée.) Alvise !
Elle lutte contre Ordonio qui la retient, et tombe évanouie.
ORDOMO.
Cosima ! Revenez à vous, Cosima ! Ah ! que faire ? (il la dé-
pose sur le sofa.) Elle ne m'entend pas. (On frappe à la porte du
fond.) Cosima!... Votre mari!... (Très-haut et s'approchant de la
porte du fond.) Ayez patience, de grâce ! (Sa rapprochant de Co-
sima.) Comment la laisser ainsi? (On frappe encore.) Ah! (Arran-
geant Cosima sur le sofa pour qu'elle ne tombe pas.) Je ne puis pour-
tant pas laisser enfoncer la porte ! (il marche vers la porte en
élevant la voix.) Je suis à VOUS, messire.
n sort et on l'entend refermer la porte en dehors.
SCÈNE VI
COSIMA, puis LE DUC.
COSIMA, évanouie, revient peu à peu à elle, et regarde autour
d'elle à'a.h,jTd avec étonnement, pois avec effroi.
Seule? (Elle se lève.) Oh! Alvise!... (Secouant la porte du fond.)
Fermée ! (Elle essaye d'ouvrir le panneau de boiserie par lequel elle est
entrée.) Je ne sais pas ouvrir ces portes mystérieuses ! En-
fermée ici ! Mais c'est horrible! Et Alvise!... Au secours!
Mon Dieu! Quelqu'un ici!... Personne ne viendra donc à
mon secours!... (On entend remuer le panneau de boiserie qui fait face
à celui par lequel Cosima est entrée.) Ah! du bruit ici !... Yoici
quelqu'un ! (Elle court vers le panneau.) Délivrez-moi !... Ouvrez-
moi !...
Un homme enveloppé d'un manteau ouvre le panneau.
COSIMA.
Ahl qui que vous soyez,... merci!,.. Laissez-moi partir!
LE DUC.
Qu'est-ce donc? Pourquoi ces cris? ce désordre? cette
94 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
beauté échevelée ? Ce n'est pas vous que je comptais trouver
ici, madame; je ne vous connais pas.
COSIMA.
Ni moi non plus ! je ne vous connais pas... Ne me retenez
pas... Je veux fuir cette maison!... (Regardant le duc, qui la re-
tient en souriant.) Ah! si! si!... je vous connais... je vous ai vu
déjà!... (Passant la main sur son front et s'écriant.) Ah ! monsei-
gneur le duc !
LE DUC.
Qui êtes-vous donc, madame?
COSIMA, se met aux genoux du duc, qui veut en vain l'en
empêcher.
Monseigneur, je m'appelle Cosima Valentini, et je suis la
femme d'Alvise Petruccio, un des plus estimables bourgeois
de la ville de Florence,
LE DUC
Je connais votre mari, c'est un digne citoyen. Relevez-
vous, madame !
COSIMA.
Non, monseigneur ! je ne me relèverai pas que vous ne
m'ayez promis assistance et protection. Vous êtes le maître
ici, et vous aimez la justice; vous me protégerez, n'est-ce
pas, monseigneur ?
LE DUC
Mais contre qui donc, madame ?
COSIMA.
Contre un homme qui m'outrage.
LE DUC
Est-il un homme capable d'outrager une femme telle que
vous?
COSIMA.
Vous savez bien, monseigneur, qu'il est des hommes qui
nous implorent sans nous aimer, des hommes qui ne voient
en nous, si nous sommes belles, que le plaisir de nous égarer,
et, si nous sommes sages, que la gloire de nous vaincre; des
hommes qui nous méprisent si nous leur cédons, et qui nous
haïssent si nous ne leur cédons pas 1 II n'y a pas longtemps
que je sais que de tels hommes existent 1
LE DUC, avec gravité.
J'ai rencontré de ces hommes-là, et je les méprise ! Je les
ai toujours traités avec rigueur. Si je croyais en avoir un seul
auprès de moi...
COSIMA.
Eh bien, monseigneur, que feriez-vous?
LE DUC.
Je lui retirerais mon estime et je l'éloignerais de ma per-
sonne.
COSIMA.
Et si un tel homme, forcé d'accepter le défi d'un époux
généreux qui veut sauver et non punir sa femme; si cet
homme, brave sans doute, et faisant parade en public de la
plus exquise loyauté, venait dire à la femme consternée,
lorsqu'à genoux et toute en larmes, elle le supplie, lui,
exercé aux nobles arts de la guerre, d'éviter une rencontre
avec ce mari voué aux travaux paisibles, et qui de sa vie n'a
manié une épée... Ma bouche se refuse à répéter ce qu'il est
venu lui dire !
LE DUC, la relevant.
Dites-le, madame, je veux savoir la vérité.
COSIMA.
Eh bien, s'il avait voulu vendre à cette femme la vie de
son mari au prix de son honneur, à elle; s'il lui avait dit :
« Ce que mes prières n'ont pas obtenu, il faut que vous l'ac-
cordiez à mes menaces; soyez à moi, ou je tue votre ami,
votre protecteur, votre époux... »
LE DUC, se levant.
Ce serait le fait d'un infâme et d'un lâche.
COSIMA, se levant aussi.
Et que feriez-vous de lui, monseigneur?
LE DUC.
Si j'étais son souverain, j'appellerais sur sa tète la sévérité
% THEATRE COMPLET DE GEORGE SAXD
des lois; si j'étais son ami, je l'arracherais de mon cœur; si
j'étais son hôte, je le chasserais de ma maison.
COSIMA.
Eh bien, monseigneur, bannissez-le de vos États à l'instant
même. Voilà ce que je réclame de votre pitié comme de votre
justice. Sauvez la vie de mon époux en prévenant ce duel.
Sauvez la mienne aussi ; car, si, pour l'empêcher, je dois ap-
partenir à celui qui me hait et me méprise, j'en fais le ser-
ment devant vous, monseigneur, je ne survivrai pas à la
honte !
LE DUC.
Mais quel est donc ce misérable ? (a part.) Ce ne peut être
Ordonio !
COSIMA.
C'est votre ami, votre confident, monseigneur : c'est le
noble Ordonio Éliséi.
LE DUC.
Ordonio ! lui ? Je ne puis le croire ! li m'a dit qu'il vous
aimait !
COSIMA.
11 n'a pour moi que de la haine.
LE DUC.
C'est impossible ! Quelle en serait donc la cause?
COSIMA.
Ma sagesse qu'il appelle orgueil, ma religion qu'il appelle
hypocrisie, mon amour conjugal qu'il appelle lâcheté, ma
chasteté qu'il appelle égoïsme.
LE DUC.
Pour un homme qui aime, ce sont là des causes de déses-
poir, et non de haine. Si tout ce que vous m'avez dit est vrai,
devant Dieu, madame, je fais le serment de vous défendre,
non de vous venger ! Ordonio est Vénitien, et je n'ai pas de
droits sur lui.
COSIMA.
Me venger ? Eh ! monseigneur, croyez-vous que j'eusse été
me prosterner à Venise devant le grand incpiisiteur pour lui
C 0 s I M A 97
demander la télé d'Ordonio ? Mais, ici (elle so remet à genom),
je suis aux genoux d'un prince dont la main est ouverte à la
justice, et le cœur à la clémence.
LE DUC, ému.
Cosima, vos paroles ont été au fond de ce cœur un peu
jeune, un peu léger même, mais incapable d'outrager la fai-
blesse el d'avilir la beauté. Je ne me sens que trop porté à
vous plaindre,... à vous admirer peut-être 1... Cependant j'ai
eu longtemps de l'affection et de l'estime pour Ordonio, et il
m'est impossible de le condamner sur votre simple accusa-
tion. Il faut donc que je m'éclaire avant d'agir. — Levez-
vous I
COSIMA.
Encore une fois, je ne me relèverai pas que Votre Altesse
ne m'ait promis de prendre des mesures à l'instant même
contre ce duel... Le duel, monseigneur! Ils sont sortis ensem-
ble pour se concerter... Ce soir peut-être... Ah ! qui sait !...
Je n'ai pu courir, me jeter entre eux... Il m'a repoussée avec
violence, il m'a enfermée ici...
LE DUC, la relevant.
Ces portes s'ouvrent devant moi, et devant une personne
dont Ordonio seul ■'onnaît le nom. Mais croyez bien qu'au-
cune considération ne m'empêchera de vous faire justice.
— Allons! La nuit est venue; je vais vous reconduire chez
vous.
COSIMA.
Moi, monseigneur?
LE DUC.
Je ne souffrirai pas qu'une femme comme vous aille seule
la nuit par les rues, quand je puis lui servir de cavalier.
Ce manteau cache mon visage... Baissez votre voile, ma-
dame.
11 s'enveloppe, lui offre la main, et sort avec elle par le passage secret.
'#
98 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
ACTE CINQUIÈME
La maison d'Alvise. — Même décoration qu'au premier et au deuxième acte.
SCÈNE PREMIÈRE
COSIMA, AL VISE, LE CHANOINE, FARGANACGIO,
PASCALINA.
Cosima est assise, morne et abattue, auprès de la cheminée. Farganaccio est
debout auprès d'elle. Alvise et le chanoine jouent aux échecs devant une
table. Pascalina est à la fenêtre.
LE CHANOINE.
Mais, si vous laissez là votre cavalier, vous êtes mat clans
un instant. Vous n'êtes pas à votre jeu, mon cher Alvise.
ALVISE.
Il est vrai, je suis fort distrait aujourd'hui. Eh bien, vous
êtes échec à votre tour, mon révérend !
FARGANACCIO.
Est-ce que vous n'êtes pas tentée de venir voir les illumi-
nations, belle dame ? La fête sera magnifique.
COSIMA.
La fête ! Est-ce qu'il y a une fête?
FARGANACCIO.
Ni plus ni moins que la fête de notre duc! Oh! c'est un
beau jour pour tout Florence, car c'est un aimable prince !
Il y a grand bal à la cour ce soir et des réjouissances dans
toute la ville.
ALVISE, avec intention, à sa femme.
Vous ne saviez pas cela, Cosima? C'est vous qui êtes bien
distraite ce soir !... Il me semblait que vous ('lioz sortie tan-
tôt ?
COSIMA.
Moi?
Doux fois...
ALVISE.
COSIMA »8
COSIMA.
Je... je ne crois pas... être sortie plus d'une fois.
ALVISE.
Deux fois, vous dis-je.
LE CHANOINE.
/krimporte ? Songez donc à votre jeu I
ALVISE.
Vous aurez été à l'église?
PASCALINA,
Certainement^ j'y ai accompagné madame.
ALVISE.
Qui vous interroge, Pascalina ?
FARGANACCIOj riant et se rapprochant du jeu.
Depuis quand Alvise fait-il le jaloux?...
ALVISE, frappant sur la table.
Jaloux ! jaloux !... à quel propos dites-vous cela?
FARGANACCIO.
Si vous le prenez ainsi... Oh ! oh ! votre mari est bien tra-
gique ce soir, madame.
ALVISE.
Et vous bien facétieux, en vérité !
FARGANACCIO.
Allons, il paraît que votre jeu va niai, mon cher Alvise...
Je ne dirai plus rien.
Pendant ce temps, une lettre est tombée de la fenêtre aui pieds de
Pascalina, qui l'a ramassée furtivement, et s'est rapprochée de Co-
siroa.
■ PASCALINA, à Cosima.
Madame, il est là. Il attend la réponse.
COSIMA.
Puis-je donc répondre?... Qu'il attende 1
Pascalina se rapproche de la fenêtre.
ALVISE. .
Mat !... vous êtes mat, mon révérend!
LE CHANOINE.
Sur l'honneur, je ne m'y serais pas attendu... Avoir
100 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
comme vous conduisiez votre jeu, je croyais bien que je ga-
gnerais cette partie.
ALVISE, se levant.
Il y a bien des choses auxquelles on ne s'attend pas et qui
arrivent pourtant. Il y a bien des parties qui semblent ga-
gnées... et qui ne le sont pas encore.
LE CHANOINE.
Voulez -VOUS me donner ma revanche?
ALVlSE.
Demain, mon cher oncle; ce soir, je suis obligé do sortir.
COSIMA, se levant avec agitation.
Sortir! Et où donc voulez- vous aller?
FARGANACCIO.
Voir la fête, sans doute ; mais j'espère que vous allez em-
mener votre femme.
ALVISE.
Nullement. Il ne sied pas à une femme comme elle de cou-
rir les rues un jour de fête publique, (a Pascaiina.) Que faites-
vous donc là ? Fermez celle fenêtre et laissez-nous!
PASCALINA, en sortant, dit à Cosima.
Il est là, signora; il attendra.
FARGANACCIO, au chanoine.
Il est de bien mauvaise humeur, ce soir ; je ne l'ai jamais
vu ainsi!.*., (a part.) On dirait qu'un orage domestique est
dans l'air... Je me retire. (Haut.) Bonsoir, Alvise... Je vous
baise les mains, belle dame!...
Il sort.
SCÈNE II
COSIMA, LE CHANOINE, ALVISE.
COSIMA, tremblante.
l\lais vous ne sortirez pas!...
ALVISE.
Et qui donc m'en empêchera ?
COSIMA *01
COSIMA.
Moi, mon ami... Je vous conjure de ne point sortir. Dans
ces jours de tumulte, il arrive mille accidents. Non, vous ne
me causerez pas cette inquiétude.
ALVISE.
C'est la première fois que je vous vois prendre tant de
souci à propos de rien.
COSI>fA.
C'est la première fois que je vous vois courir avec tant
d'empressement à une fête.
ALVISE.
Il ne s'agit pas de fêle ici, Cosima; des affaires sérieuses
me réclament,
COSlMA.
Toutes les affaires sont suspendues aujourd'hui.
ALVISE.
Qu'en savez-vous? Laissez-moi, vous dis -je.
COSIMA.
Eh bien, emmenez-moi avec vous.
ALVISE.
Je vous ai déjà c'it que cela ne se peut pas.
COSIMA.
Vous ne m'avez jamais rien refusé, Alvise... J'irai avec
vous.
ALVISE, s'arrêtant et la regardant fixement.
Oh ! voici qui est étrange, madame!...
LE CHANOINE, qui les a observés.
Mes enfants, il se passe entre vous quelque chose d'é-
trange, en effet ! J'en veux savoir la cause, (u se place entre eux,
et leur prenà la main à l'un et à l'autre.) Alvise, Cosima, VOUS
n'eûtes jamais de secrets pour moi ; vous me devez la confi-
dence de vos peines secrètes. Allons, mes enfants^ ouvrez-
moi votre cœur ; je sais combien vous vous aimez, combien
vous vous respectez mutuellement; et, lorsqu'un nuage
obscurcit la paix de votre union, c'est à moi de le dissiper...
102 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
Voyons, d'où vient cette agitation... .cette pâleur de ma
nièce... la vôtre, Alvise ?
COSIMA, se jetant dans ses bras.
Mon père, empêchez-le de sortir ce soir.
ALVISE, se dégageant de la main du chanoine.
Mon père, je dois sortir, et je sortirai. Restez ici, vous;
vous avez sans doute une confession à entendre. (Avec amer-
tume.) L'effroi que montre madame me prouve assez que vous
ne connaissez pas bien les secrets de sa conscience.
COSIMA.
Eh bien, oui, j'ai une confession à faire ; mais je la forai
devant vous, Alvise, et vous resterez pour l'entendre.
Elle se jette à genoux.
ALVISE, vivement et la relevant.
Non,, Cosima ! je ne veux rien entendre. Pardonne-moi un
instant d'amertume. Tu n'as rien à confesser; je n'ai aucun
reproche à te faire. Tais-toi 1... oh! tais-toi !... Mon père, ne
lui demandez rien. C'est une âme pure!... une âme géné-
reuse... Elle souffre, et voilà tout !
COSIMA, pleurant et lui baisant les mains.
Oh! Alvise!...
ALVISE, à parc, levant les yeux au ciel.
Et moi aussi, je souffre;... mais je l'aime... (iiaut.) Allons,
rassure-toi. Je suis tranquille. Je reviendrai dans une heure.
(Cosima s'attache à lui.) Eh bien, qu'y a-t-il donc? Pourquoi
donc voulez-vous m'empécher de sortir ? Encore une fois,
madame, je ne vous comprends pas.
COSIMA.
Je sais tout ! Vous allez vous battre !
LE CHANOINE.
Vous battre, grand Dieu !
COSIMA.
Oui, oui, mon oncle ! il va se battre. Vous le savez mainte-
nant : c'est à vous do l'en empocher... Oii ! vous l'emiiècheroz !
Li! chanoine saisit le bras d'Alvise, qui se dégage pour revenir vers
(losima-
COSIMA 103
ALVISE.
Mais qui donc vous a si bien informée, madame?... Je ne
vous ai pas perdue de vue de la soirée.
COSIMA.
(Qu'importe? je le sais!... Je m'exposerai à votre juste
colère, plutôt que de vous laisser partir... Oh! méprisez-
moi, baissez-moi I... mais n'exposez pas votre vie pour moi I...
Oh! je ne le mérite pas !
ALVISE.
Mais je veux savoir, moi, pourquoi vous dites que je vais
me battre... Y a-t-il donc un démon familier qui remplit de
délations et de parjures l'air que je respire ?
LE CHANOINE.
On vous a trompée, Cosima. Votre imagination vous sug-
gère de folles terreurs. Alvise n'eut pas les projets que vous
supposez. Il ne les aura jamais... Restez, ma fille. Je sors
avec lui. Ma présence à ses côtés doit dissiper toutes vos
craintes.
COSIMA.
Non, non, il vous échappera... On l'attend, j'en suis sûre.
ALVISE.
On vous a fait un lâche tnensonge, madame !...
COSIMA, éperdue.
Non! j'étais là!... j'étais chez Ordonio, aujourd'hui, quand
vous y êtes venu... Vous voyez bien que je suis indigne de
votre colère, et que toute votre vengeance doit être l'abandon
et le mépris!...
Elle tombe à genoux.
ALVISE, atlcrré.
Vous étiez là!... Mon père, vous l'entendez... Elle a été
chez lui, elle était chez lui, elle. était enfermée avec lui!...
cachée, enfermée avec Ordonio Éliséi ! — Ô mon Dieu ! je te
prends à témoin ! Je ne suis pas un homme de sang ; jamais
je n'avais senti la haine, jamais je n'avais fait un serment
impie, jamais je n'avais souhaité la perte de mon sembla-
ble I.,. Et j'aimais celle femme, je la respectais encore! Je
104 THEATRE COMPLET DE GEORGE SÀND
voulais venger son honneur outragé, mais je ne voulais pas
la faire souffrir ! Je lui pardonnais dans mon cœur. J'aurais
lavé mes mains de ce sang impur, et jamais elle n'aurait su
que je l'avais versé pour elle. Je sentais pour elle, dans mon
cœur, des trésors de miséricorde infinis comme les tiens, ô
mon Dieu ! mais cette dernière trahison ferme mon âme à
tout pardon et à toute pitié. 0 lâche séducteur ! tu payeras
cher la honte et le désespoir de tes victimes ! (a. Cosima.)
Rentrez dans votre appartement, madame, et restez-y si
vous ne voulez pas que je me devienne odieux à moi-même
en vous y contraignant.
Cosima, atterrée, recule devant lui peu à peu. Il la pousse dans sa '
chambre et l'enferme.
SCÈNE III
LE CHANOINE, ALVISE.
LE CHANOINE.
Je m'attache à vos pas, Alvise. Vous n'irez pas exposer
une vie honorable et précieuse aux coups d'un suborneur et
d'un lâche. /
ALVISE.
Oh ! laissez-moi, mon père!... j'ai été assez longtemps sans
pilié pour moi-même; maintenant, plus de pitié pour les
autres!... Nul pouvoir humain ne peut me retenir ici un
instant de plus.
LE CHANOINE.
Eh bien, sortons ensemble; moi, je ne vous quitte pas.
SCÈNE IV
LE DUC, ALYISE, LE CHANOINE.
LIÎ DUC.
Arrêtez, messire Alvise I vous vouliez sortir ; moi, je vous
le défends.
COSIMA 105
ALVISE.
Vous me le défendez, monseigneur ?
LE DUC.
Vous renoncerez à vous battre avec Ordonio Éliséi. Comme
votre ami, je vous en prie ; comme votre souverain, je vous
l'ordonne.
ALVISE.
Eli bien, moi, monseigneur, comme votre sujet fidèle, je
vous demande à genoux de révoquer cette défense. Mais, si
vous persistez,... comme homme d'honneur, comme libre ci-
toyen, je m'en affranchis. Oh! vous comptez trop sur le res-
pect que votre nom inspire, monseigneur, si vous croyez pou-
voir imposer silence à la dignité humaine outragée en nous
par l'impudence de vos courtisans. Il ne sera pas'dit que les
grands viendront porter la douleur et l'opprobre dans nos fa-
milles, sans que nous nous fassions justice ! Demain, mon-
seigneur, je me constituerai votre prisonnier, et j'oiîrirai ma
tète au bourreau si vous le voulez ; mais, aujourd'hui, je serai
un sujet rebelle et j'encourrai votre colère.
LE DUC,
J'excuse votre emportement^ messire; je sais ce que vous
avez souffert^ je sai; le crime de voti-e ennemi. Je ne viens
pas vous demander grâce pour lui. Je viens, au contraire,
remettre son sort entre vos mains ; mais il ne s'agit pas seu-
lement ici de punir l'offense, il s'agit de réhabiliter la vertu.
C'est à moi que votre femme est venue demander protection,
et c'est moi qui viens rendre, à elle votre estime, à vous sa
confiance. Mais il importe à mes desseins que ma présence
ici soit un mystère... Suivez-moi dans l'appartement voisin...
(Cherchant des yeux et désignant la portière du fond.) Derrière Ce ri-
deau!... Quelqu'un, si je suis bien informé, va s'introduire
ici. Je veux être témoin sans être vu. (Aivise hésite.) Vous dou-
tez de ma parole, messire ?
LE CHANOINE.
Obéissez, Aivise. C'est la Providence qui vous envoie ici,
monseigneur.
106 THEATRE COMPLET DE GEORGE 8AND
SCÈNE V
ORDONIO, puis COSIMA.
OBDONIO monte par la fenêlre.
C'est bien! Voici un plaisant tour, et dont le duc rira bien
quand je le lui raconterai. Et ce bon Ahise, qui va m'atten-
dre au bord de l'Arno ! Heureusement, il est homme à prendre
patience une heure ou deux, lui qui a su jusqu'à aujourd'hui
ditïérer sa vengeance. Voyons! ai-jebien lu ce billet tombé
tout à l'heure à mes pieds? (Tout en lisant.) Fuir avec elle... à
l'instant même, quitter Florence pour toujours... 'Oh ! ce
n'est pas ainsi que je l'entends, moi ! Je ne prétends pas quit.
ter cette belle contrée et cette joyeuse cour sans avoir fait
payer cher à messire Alvise ses étranges emportements à
mon égard... Allons!... Mais est-ce bien ici?... Ce billet
était lancé de la fenêtre de sa chambre... Oui, oui, c'est bien
ici. (il approche de la porte de Gosima : puis s'arrête, pour jeter un coup
•d'œii autour de lui.) Mais il y a quelques précautions à prendre.
Le temps a des ailes. (ll avance l'aiguille de la pendule avec la
pointe de son épée.) Je ne dois pas oublier qu'Alvise attend, et je
ne veux pas qu'on me retienne ici plus qu'il ne faut, (ii ouvre
la chambre de Cosiraa.) Vous êtes libre, belle captive, et votre li-
bérateur se prosterne devant vous.
11 met un genou en terre.
COSIMA.
Alvise est parti, n'est-ce pas?
ORDOXIO.
Il doit être déjà au rendez-vous. Mais, puisque vous voulez
que votre esclave oublie à vos genoux les serments de l'hon-
neur, il fera à l'amour le plus grand sacrifice qu'un homme
puisse faire. Oh ! comprenez donc enfin combien je vous aime!
COSIMA.
Vous avez lu mon billet? vous en acceptez les conditions?
ORDOMO.
Ne suis-je pas ici?
COSIMA 107
COSIMA.
Mais êtes -vous prêt à fuir avec moi, à quitter Florence
sur-le-champ? Vos mesures sont-elles prises? Vous n'êtes
pas en baliit de voyage. Vous me trompez, Ordonio I
ORDONIO.
Peux-tu le croire ?... J'ai été forcé de paraître au bal chez
le prince; mais tout est prévu. Des chevaux nous attendent
dans la cour de mon palais. Viens !
COSIMA.
Chez vous ! Et si mon mari venait nous y surprendre ? s'il
était averti de notre fuite ?
ORDONIO.
Comment le serait-il? Il m'attend à une des portes de la
ville, et nous allons fuir par la, porte opposée. Allons, ma
bien-aimée , que l'amour te doiino du courage !
COSIMA, à part, s'éloignant de lui d'un pas, et tirant îi la dérobée
de sa ceinture un flacon d'or qu'elle garde dans sa main jusqu'à
la fin de la scène.
L'amour ! il parle d'amour en ce lieu, en cet instant ! Et ce
duc qui devait me protéger I... Il faudra donc mourir I...
ORDONIO.
L'heure s'écoule, minuit approche, (a part.) Alvise, ne me
voyant pas arriver, peut revenir ici... (Haut, avec impatience.)
Partons donc, au nom du ciel !
COSIMA.
Vos prières ressemblent à des ordres.
OUDOMO.
Toujours de l'orgueil! Le tien n'est-il pas assouvi, Co-
sima ? ne suis-je pas arrivé à ce que tu voulais faire de moi,
un enfant, un jouet, un homme sans tête et sans cœur ? Que
te faut-il encore? Ne suis-je pas ici à t'implorer, tandis que,
là-bas, ton mari s'impatiente et que chaque instant passé
près de toi me déshonore à ses yeux ?
COSIMA.
Vous ne m'avez jamais aimée !
i08 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
ORDONIO.
Moi!... je ne l'aime pas!
COSIMA.
Oh 1 si vous m'aimiez, vous renonceriez à ce duel ; vous
partiriez sans moi. Au lieu de m'imposer de honteuses condi-
tions, au lieu de me forcer à déshonorer le nom d'AIvise et à
briser son cœur par le scandale de cette fuite, vous iriez at-
tendre loin de moi que le temps eût effacé vos ressentiments.
Alvise finirait par comprendre qu'il y a là un plus grand cou-
rage que celui de se battre. Vous seriez consolé de cette
séparation par ma reconnaissance, par mon respect!... Oh!
je te vénérerais comme un ange, si tu agissais ainsi !
ORDONIO.
Tu me le dis avec ce regard humide, avec ce divin sou-
rire... et tu veux que je t'écoute ! Que tu es belle ainsi!...
Cette pâleur...
COSIMA.
Ne me touchez pas !
ORDONIO, sèchement.
Ah çà! vous me fuyez avec une répugnance... Si c'est une
comédie pour me retenir en me flattant d'un vain espoir, et
me faire manquer, en pure perte, à un rendez-vons d'hon-
neur, ne comptez pas que je m'y laisse prendre.
Il va froidement prendre son épéc et feint de vouloir sorlir.
COSIMA, hors d'elle-même.
Ne vous contenterez- vous pas de ma soumission? faudra-
t-il y ajouter la feinte? Mon Dieu ! dois-je.avoir le sourire
sur les lèvres, quand j'ai la mort dans l'âme?
ORDONIO.
Et lorsque je vous fais horreur, n'est-ce pas? Oh! non,
non ! madame, ce n'est pas ainsi que je l'entendais, car, au
fond, je me croyais aimé.
Il feint encore do vouloir sortir; elle le retient.
COSIMA.
Oh I tenez!... vous l'étiez!... vous le savez bien.
OOSIMA 109
oiinoNio.
C'est pour cela que je ne croyais pas mon rôle si odieux
que vous voulez le faire en cet instant !
OOSIMA.
Je vous aimais d'un amour si pur!... Souvenez- vous...
Ayez [)itié !...
ORDONIO.
Et mon amour, à moi, vous déshonore!
COSIMA, se mettant à genoux.
Ordonio, vous êtes orgueilleux; vous aimez à commander;
vous voulez que tout cède et ploie sous votre impérieuse vo-
lonté... Eh bien, voyez! je m'humilie, je me soumets. Je vous
4"ais arbitre de mon sort... Je vous implore à genoux ! Tuez-
moi! Un esclave fut-il jamais tenu de s'abaisser davantage?
Soyez généreux. Prenez ma vie, laissez-moi l'honneur!...
ORDOXIO.
Et mon honneur, à moi, madame ? Croyez-vous que votre
sang laverait la tache que vous allez y faire ? Vous craignez
vos remords et vous trouvez fort naturel que, pour vous, je
m'expose au mépris des hommes? Oh! non pas, non pas! Il
n'en sera pas ainsi.
COSIMA, s'atlachant à ses genoux.
Rien ne peut-il te fléchir? Au nom de ta mère! au nom de
tes sœurs ! au nom de celle qui sera ta femme un jour ! au
nom de notre amour passé, qui peut renaître purifié par
l'honneur !...
ORDOMO.
Notre amour s'est changé en haine, madame, c'en est assez.
Oh ! je vois bien que votre but est de gagner du temps. Sa-
chez bien que vous ne m'avez pas joué ! L'heure n'est pas
passée; j'ai encore le temps de conserver l'estime des hommes
et de braver l'astuce des femmes ! Vous ne pouvez vous ré-
soudre à être sincère ? Vous ne me connaissez pas ! (Elle s'at-
tache à lui.) Laissez-moi I... votre mari attend I
COSIMA, montrant la pendule, qui marque une heure du malin.
Il ne vous attend plus! il est troj) tard !
7
lit" THEATRE COMPLET DE GEORGE SAXD
onDONIO.
Vous vous trompez, madame. Écoutez ! cette i)endule avance
d'une heure.
L horloge de la ville sonne minuit dans le lointain.
COSIMA.
Eh bien !... (Elle revient sur le devant du théâtre, avale le poison
précipitamment et s'élance vers Ordonio en s'écriant.) Partons main-
tenant !
Ordonio l'entraîne vers le fond. Aussitôt paraissent le duc, Alvise, Néri, le
chanoine, le barigel. Gardes dans le fond.
SCENE VI
Les Mêmes, LE DUC, ALYISE, LE CHANOINE,
NÉRL
ALVISE, s'élançant vers Ordonio l'épéa à la main.
Infâme ! c'est ta dernière heure qui sonne !
A l'instant même, Néri et les autres personnages se jettent entre eux. Le
duc abaisse la pointe de l'épée d'Alvise avec la sienne.
LE DUC.
Vous êtes bien hardis, messieurs, de tirer l'épée en ma
présence 1 Alvise, est-ce ainsi que vous reconnaissez ma pro-
tection et que vous respectez mon droit de grâce?... Vous
vouliez une satisfaction, il vous l'a donnée; il voidait vous
ôter l'honneur, c'est à vous maintenant de lui laisser la vie.
ORDONIO.
Monseigneur, si votre rang ne vous mettait à l'abri de tout;
si, oubliant que vous êtes prince, vous vouliez vous souve-
nir que vous êtes chevalier, vous me feriez raison de cette
perfidie !
LE DUC.
Rendez grâce à votre qualité d'étranger, qui vous met à
l'abri de ma justice; quant à vous rendre raison, vous ne
méritez pas un tel honneur.
COSIMA lit
OnnONIO , has, au duc,
Peut-ôlre que, si nous prenions pour juge le comte des
Ubcrti, il trouverait Voire Altesse aussi coupable que moi.
LE DUC.
Silence sur votre vie, monsieur ! vous aurez satisfaction.
ORDOMO.
J'y compte.
11 sort.
LE DUC, à Cosima.
Madame, pardonnez-moi l'abandon où j'ai paru vous lais-
ser; je n'ai pas cessé un instant de veiller sur vous, mais je
devais connaître la vérité, et l'équité a passé avant la cour-
toisie.
COSIMA.
Merci, monseigneur ! béni soyez-vous ! Mais ce que le sort
avait décidé est accompli... Il est trop tard pour le réparer...
Oh! Alvise!
LE CHANOINE.
Ma fille, tout est réparé ! que tout soit oublié...
ALVISÉ.
Mais voyez comme elle pâlit!... Cosima !...Qu'as-lu donc?
COSIMA.
Mon père, absolvt-z-moi, priez pour moi, j'ai manqué de
confiance en Dieu.
LE CHANOINE.
Malheureuse enfant, achève !
COSIMA.
Je me suis donné la mort... Je ne voulais pas survivre à la
honte... Le poison... Oh! Alvise, je n'espérais pas mourir
entre vos bras.
LE CHANOINE.
Dieu te pardonne, ma fille !
NÉRI , tirant son poignard.
Et moi, je vais la venger !
THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
VARIANTE.
ACTE CINQUIÈME
L'intérieur d'un kiosque très-riche situé au fond des jardins du palais ducal.
— De grandes croisées et une porte vitrée s'ouvrent de plain-pied sur les
jardins.— Dans l'éloignement, on aperçoit le palais ducal illuminé. - Une
petite porte à droite, une autre à gauche.
SCÈNE PREMIÈRE
LE DUC, puis JACOPO.
Le duc agile une sonnette d'or placée sur la table. Entre Jacopo.
LE DUC.
Mes ordres ont-ils été exécutés?
JACOPO.
Oui, monseigneur ; l'homme que Votre Altesse m'a com-
mandé de faire arrêter est ici.
LE DUC.
Comment vous ôtes-vous emparé de lui ?
JACOPO.
Au sortir de ses ateliers, à la nuit close, dans une rue dé-
serte; personne n'a pu s'en apercevoir : on l'a amené ici
couvert d'un capuchon.
LE DUC.
Tenez-le dans le pavillon voisin ; traitez-le avec respect,
mais ne le laissez pas sortir, quelques raisons qu'il vous
donne, quelque prière qu'il vous adresse.
JACOPO.
Votre Altesse sera obéie.
LE DUC.
Avez-vous porté les lettres que je vous avais remises?
COSIMA 113
JACOPO.
Oui, monseigneur. Au coup de minuit, les personnes à qui
elles sont adressées se trouveront ici.
LE DUC.
Vous les tiendrez enfermées dans le pavillon avec messire
Alvise, jusqu'à ce que je les fasse appeler.
JACOPO.
Oui, monseigneur.
LE DLC.
Quelle heure est-il ?
JACOPO, regardant l'heure à une pendule placée sur un socle.
A peine onze heures.
LE DUC
C'est bien ; allez au palais, vous trouverez dans la grande
salle de danse le seigneur Ordonio Éliséi. Vous lui direz que
je l'attends ici; ensuite, vous irez chercher la dame dont je
vous ai parlé, avec les précautions que je vous ai recomman-
dées.
JACOPO.
Oui, monseigneur.
11 sort.
LE DUC, seul.
Non ! je ne pouvais pas m'en rapporter aveuglément à la
parole d'une femme que le dépit et la jalousie égarent peut-
être! je devais me préserver aussi de la fascination que sa
jeunesse et sa beauté exerçaient déjà sur moi. Insensés que
nous sommes ! à quoi tiennent nos serments et nos résolutions ?
Si la comtesse lisait dans m&s pensées en cet instant... Allons !
il s'agit de faire le souverain et de tenter une épreuve... (sou-
riant) dans laquelle le cœur du jeune homme n'est pas non
plus tout à fait désintéressé... Quelle folie est la mienne ! (il
redevient sérieux.) Je travaille à rendre cette jeune femme à son
mari, à ses devoirs, et, malgré moi, je souffre en songeant
qu'elle a menti peut-être, et qu'Ordonio ne s'est pas vanté en
vain d'être son amaut !... Lequel des deux me trompe ? Il lui
a_écrit ce soir, j'en suis certain, et il a reçu d'elle la promesse
lli THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
de venir au rendez-vous qu'il lui demandait. Y vient-elle de
gré ou de force ? Ordonio, un lâche, un fat, un calomnia-
teur?.. Ah! les princes sont bien malheureux! On porte de-
vant eux le masque du caractère qu'ils aiment, et, quand ils
ont le dos tourné, on le jette... Ordonio! il m'en coûtera de
ne plus croire en toi... et pourtant je tremble que tu ne
m'aies dit la vérité !... Allons! l'honneur avant tout !...
SCÈNE II
ORDONIO, LE DUC.
OUDONIO.
Me voici aux ordres de Votre Altesse.
LE DUC.
Vous m'avez dit tout à l'heure, dans la salle du bal, lors-
que je vous demandais où en étaient vos amours avec la
femme d'Alvise Petruccio, que vous aviez cette nuit un ren-
dez-vous avec elle.
ORDONIO, d'un air dégagé.
Cela est vrai, monseigneur. (Prenant un billet dans la poche de
son pourpoint.) Ce simple billet en fait foi!
LE DUC, lisant.
« J'irai. » Le style est laconique !
ORDOMO.
C'est une réponse aussi brève et aussi claire que la de-
mande.
LE DUC.
Et la demande devait sans doute être bien éloquente pour
amener ce résultat. Pourriez-vous me redire ce qu'elle con-
tenait ?
ORDONIO.
Ah ! monseigneur, je n'en ai pas gardé copie ; mais je puis
aisément me la rappeler, car elle ne renfermait ciue ces deux
mots : ^1 minuit ua jamais.
COSIMA iio
LK UUC.
Et à quoi faisait allusion ce jamais? Cela ressemble à une
menace.
ORDONIO.
C'est celle qu'on fait toujours en pareil cas! C'dtait lui dire
que j'allais me donner la mort si elle ne répondait à ma
llamme.
LE DUC.
C'est une menace fort peu effrayante, car on ne la réalise
guère. Pour une personne aussi parfaite que vous l'avez dé-
peinte, votre belle Cosima fait peu d'honneur à son jugement,
de se laisser prendre à une telle moquerie. Vous m'aviez dit
qu'elle avait de l'esprit.
ORDONIO.
Ah ! monseigneur, elle est belle comme un ange ! (a. part.)
Qu'a-t-il donc ce soir? Il a la parole brève.
LE DUC, à part.
Aurait-il tant d'assurance si elle était restée pure ?
ORDOMO.
Votre Altesse parait soucieuse et préoccupée ; qu'imagine-
rai-Je pour la distraire ?
LE DUC.
Rien, Ordonio; je suis seulement un peu embarrassé pour
vous dire ce qui m'arrive.
ORDOMO.
Le comte des Uberti aurait-il découvert que sa femme et
Votre Altesse venaient un peu trop souvent chez moi? Fi le
jaloux ! Mais Votre Altesse ne peut pas le faire taire, et cela
me regarde. Je vais lui chercher querelle, et en débarrasser
le plus tôt possible sa femme et Votre Altesse. Justement j'ai
une affaire d'honneur cette nuit. Allons, j'en aurai deux !
LE DUC,
Ah ! vous avez un duel cette nuit ?
ORDONIO, d'un ton leste.
Non pas moi, mais un mien ami à qui je sers de second.
116 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
LE DUC.
Prenez garde, Ordonio ; les lois sont sévères à cet égard,
ORDOMO.
Plus sévères que Votre Altesse.
LE DUC, à part.
Son insolence me déplaît! (Haut.) Écoutez, Ordonio. 11 ne
s'agit point de duel avec le comte. Il s'agit de le tromper
encore cette nuit, car j'ai un rendez-vous avec la comtesse,
à la même heure que vous, et il faut que ce soit chez vous.
ORDONIO, à part.
Odieuse fantaisie ! (Haut.) Il faudra donc que je renonce à
mon bonheur, car j'ai donné rendez-vous à ma belle chez moi,
et, si je ne m'y trouve pas à l'heure dite, il est à craindre
que le confesseur ne l'emporte sur l'amant avant la fin de la
semaine. Cependant, je suis toujours l'humble sujet de Votre
Altesse.
LE DUC.
Oh ! Dieu me garde de vous demander un pareil sacrifice...
Non! j'ai tout arrangé. J'ai envoyé mon fidèle Jacopo, comme
si c'était de votre part, chercher à son logis votre belle
Cosima; il va l'amener ici bien voilée, bien furtive, bien
tremblante. Toutes les m.esures sont prises pour qu'on ne se
doute pas qu'elle vient vous trouver dans mon propre palais.
Allons! vous ne m'en voulez pas d'avoir dérangé un peu vos
projets? Le comte est si bourgeoisement jaloux de sa femme,
que je n'aurais pas été en sûreté ici avec elle... Et messire
Alvise, est-il jaloux?
ORDONIO.
Oh! de ce côté-là, je ne risque rien. Cet homme est si
aristocratiquement tranquille, qu'en aucun lieu du monde...
Il avance l'aiguille de la pendule placée sur le socle.
LE DUC, qui l'observe.
Que faites-vous là?
ORDONIO.
J'avance l'aiguille de cette pendule. Forcé d'être assistant
dans un duel vers le milieu do la nuit, je ne veux pas qu'on
me retienne ici plus qu'il ne faut.
LE nue.
Vous songez à tout!... Allons! accompagnez-moi jusqu'à
la sortie des jardins. (Lui montraot une porte à droite.) Vous
savez qu'il y a ici un boudoir assez joli?
OrJonio s'incline en souriant, lis sortent et ferment la porte en dehors.
SCÈNE III
COSIMA, JACOPO.
Jacopo introduit Cosima par la porte de gauche. Cosima est fort pâle. Son
voile est jeté en désordre sur ses épaules. Son regard est tantôt fixe,
tantôt effaré. Sa voix est changée.
COSIMA.
OÙ me conduisez-vous? Ce n'est point là la maison de votre
maître; ce n'est point ici que je suis venue dans la journée.
JACOPO.
Votre Seigneurie est dans une maison voisine du palais du-
cal, et appartenant aussi bien que l'autre au seigneur Ordo-
nio. Votre Seigneurie m'a déjà fait l'honneur de m'interroger
en chemin, et j'ai eu l'honneur de lui faire la même réponse.
COSIMA.
Ah! je ne m'en souvenais pas. (Avec un frisson.) .Alais cette
maison-ci est-elle sûre?...
JACOPO.
Encore plus que l'autre, madame.
COSIMA, lui donnant de l'argent.
Vous ne direz jamais rien contre moi, n'est-ce pas? Quand
même je mourrais bientôt, vous ne vous croiriez pas délié de
votre silence? Songez qu'il y a un Dieu !
JACOPO.
Soyez sans crainte, madame.
Il salue et se relire par où il est venu.
H8 THÉATKE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE IV
COSIMA, seule.
Elle faii involonlairement uq pas pour sortir avec Jacopo, puis elle
s'arrête et récoute fermer la porte en dehors.
11 le faut! — Plus d'espoir! — 0 mon Dieu! vous m'avez
abandonnée! Vous m'avez placée entre deux crimes, le sui-
cide ou la corruption ! Vous n'avez pas voulu me laisser un
seul appui. Mon oncle! Néri!... où sont-ils? Je n'ai pu les
joindre de la soirée. Avec quelle horrible rapidité ces heures
se sont écoulées ! Toutes mes espérances ont été anéanties,
tous mes efforts inutiles, et mon implacable destin s'accomplit!
— Et ce duc gui devait me sauver et qui aussitôt m'a ou-
bliée ! Aucun secours, aucune pitié! nulle part un ami! Mon
Dieu!... (Elle s'approche d'une fenêtre et soulève le rideau. On entend
le son des instruments dans le lointain.) Le palais est bien près d'ici,
en effet. — Des illuminations! de la musique! une fête!,..
Ah! je comprends maintenant que le prince ne pouvait ni se
rappeler les dangers d'une pauvre femme, ni laisser monter
jusqu'à lui le cri de sa douleur! — Ne pourrais-je pas faire
une dernière tentative, courir à travers ce jardin, pénétrer
dans ce bal, me jeter aux pieds du souverain, le sommer de
tenir sa parole en face de toute sa cour? Ah ! dans leurs
idées, un duel est une chose sacrée, et nul ne voudra l'em-
pêcher!... le duc seul l'aurait pu, et il ne l'a pas voulu, lui
qui me faisait de si belles promesses!... Il y pensera demain
quand Ordonio ira se vanter à lui de ma défaite, ou quand on
ramassera le corps ensanglanté d'Alvise dans quelque fossé
de la ville. — Deux fois déjà, ce soir, je me suis présentée
aux portes de.ce palais; j'en ai été repoussée comme on re-
pousse un mendiant ! J'ai écrit trois lettres au duc; que se-
ront-elles devenues? Elle font peut-être en cet instant la ri-
sée de quelque page! — Et Al vise! Al vise, où est-il à cette
heure?... Ah! ce que m'a écrit Ordonio est bien vrai ; c'est
bien cette nuit qu'ils vont se battre si je ne me dévoue à
COSIMA 1^^
l'opprobre pour le sauver. Pourquoi n'est-il pas rentré après
son travail comme les autres soirs? Il n'a pas voulu me voir;
il a voulu mourir sans me (lire un mot, sans me pardonner,
sansm'entendre!... Oh! le quitter ainsi, le quitter pour tou-
jours!... J'irai à ce palais, j'irai!... (Elle reste anéantie. La musi-
que se fait entendre de nouveau dans réloignement] Ah! déjà. VOICI
l'heure fatale! plus d'espoir!... Et si Ordonio ne venait pas!
s'il m'avait trompée!... s'il m'avait attirée dans un piège
pour m'tîmpêcher de troubler leur vengeance !... Et s'il reve-
nait vers moi couvert de son sang!... (La musique se fait enten-
dre de nouveau dans réloignement.) Le bruit de cette fête est le
glas de mon agonie. Ah ! princes, on dit que vos réjouissan-
ces coûtent cher au peuple ; en voici une qui me coûte bien
plus que- la vie! — Ordonio ne vient pas! — Chaque minute
est un siècle... Et si j'allais mourir auparavant !
Elle tombe sur sei genoux.
SCÈNE V
ORDONIO, COSIMA.
COSlMA se rciùvo avec un cri d'horreur.
Déjà
OUDONIO.
Merci de l'accueil, gracieuse dame !
Il jette sou cjjéc sur une chaise.
COSIMA.
D'où voaez-vous? Où est Alvise?
ORDOMO.
Alvise m'attend; sans aucun doute, il est exact au rendez-
vous, et maintenant il s'impatiente. Il ne faudr-a pas le faire
attendre pour rien, madame. Si vous êtes toujours aussi dé-
daigneuse pour moi, je ne me soucie pas de passer ici pour
un sot et là-bas pour un lâche. Décidez lequel de ces deux
rôles je dois jouer; mais ne comptez pas que je veuille les
jouer tous deux en même temps.
120 THEATRE COMFLET DE GEORGE SAXD
COSIMA, anéantie.
Vous me voyez ici, messire !
ORDONTO.
C'est me dire que, pour préserver les jours d'un époux
adoré, vous voulez bien écouter, en détournant la tète, les
plaintes d'un amantrebuté! C'est grand, c'est romanesque;...
mais, entre nous, c'est parfaitement ridicule. Quittez cet air
contrit, et dépouillez, de grâce, ne fût-ce qu'un instant dans
votre vie, cet air de victime qui vous rend si charmante, il est
vrai, mais qui ne peut m'en imposer. Voyons ! votre coquet-
terie n'est-elle pas assouvie, Cosima? Ne suis-je pas arrivé
à ce que vous vouliez faire de moi, un enfant, un esclave, un
homme sans tête et sans cœur? Que vous faut-il encore? Ne
suis-je pas ici à vous implorer, tandis que, là-bas, votre mari
me méprise, et que chaque instant perdu à vos pieds me
déshonore à ses yeux? — Vous ne m'écoutez seulement pas!
COSIMA, absorbée.
Vous ne m'avez jamais aimée !
ORDOXIO, à part.
Elle a l'air égaré! Est-ce un jeu? Voyons!... (iiaïu.) Que
vous êtes belle ainsi! cette pâleur, ces cheveux épars...
COSIMA, s'éloignant de lui avec une aversion insurmontable.
Ne me touchez pas !
ORDONIO, sèchement.
Ah çà! vous me fuyez avec une répugnance!... Si c'est une
comédie pour me retenir en me flattant d'un vain espoir, et
me faire manquer en pure perte à un rendez-vous d'honneur,
ne comptez pas que je m'y laisse prendre.
Il va froiilement prendre son épée et feint de vouloir sortir.
COSIMA, hors d'elle-même.
Ne vous contenterez-vous pas de ma soumission? faudra-
t-il y ajouter la feinte? Mon Dieu! dois-je avoir le sourire sur
les lèvres quand j'ai la mort dans l'àmc?
ORnONIO.
Et lorsque je vous fais horreur, n'est-ce pas, Cosima? Oh !
COSIMA 121
non, non, madame! Ce n'est pas ainsi que je l'entendais, car
au fond je me croyais aimé.
Il feint encore île vouloir sortir ; elle le relient.
COSIMA.
Oh! tenez!... vous l'étiez!... vous le savez bien.
ORDONIO.
C'est pour cela que je ne croyais pas mon rôle si odieux
que vous voulez le faire en cet instant!
COSIMA.
Je vous aimais d'un amour si pur!... Souvenez-vous, ayez
pitié!...
OUDOXIO.
Et mon amour, à moi, vous déshonore?... Il est vrai qu'en
ce moment-ci déjà je suis un homme perdu de réputation...
Mais c'est vous qui le voulez !
COSIMA, se mettant ii genonx.
Ordonio, vous êtes orgueilleux ; vous aimez à commander.
Vous pensez que la femme est un être inférieur à l'homme,
qu'elle doit lui céder et lui appartenir en dépit de tout. La
dignité^ la chasteté que j'ai voulu garder vous ont irrité con-
tre moi... Eh bien, voyez! je m'huinilie, je me soumets. Je
vous fais arbitre de mon sort. Je vous implore à genoux!
Tuez-moi! Un esclave fut-il jamais tenu de s'abaisser davan-
tage? Soyez généreux, prenez ma vie, laissez -moi l'hon-
neur !...
ORDOMO.
Et mon honneur à moi, madame? Croyez-vous que votre
sang laverait la tache que vous allez y faire? V^ous craignez
vos remords. Vous trouvez fort naturel que, pour vous, je
m'expose. au mépris des hommes. Oh! non pas! non pas! il
n'en sera pas ainsi.
COSIMA, s'attnchant à ses penoiix.
Rien ne peut te fléchir? Au nom de ta mère! au nom de tes
sœurs! au nom de celle qui sera ta femme un jour! au nom
de notre amour qui peut renaître purifié par l'honneur!...
122 THÉÂTRE COMPLET DK GEORGE SA NU
ORDONIO.
Notre amour s'est changé en haine, madame. C'en est as-
sez! Oh! je vois bien que votre but est de gagner du temps.
Sachez bien que vous ne m'avez pas joué ! L'heure n'est pas
passée, j'ai encore le temps de conserver l'estime des hommes
et de braver l'astuce des femmes ! Vous ne pouvez vous résou-
dre à être sincère? Vous ne me connaissez pas! (Elle s'atiache
à lui.) Arrière!... Votre mari attend!
00 SIM A, montrant la pendule, qui marque une heure du nialia.
Il ne VOUS attend plus ! il est trop tard !
ORDONIO.
Vous VOUS trompez, madame! Écoutez! cette pendule avance
d'une heure.
L'horloge du palais ducal sonne minuit dans le lointain.
COSIMA, s'élantanl vers Ordonio avec désespoir et le retenant.
Eh bien!...
Ordonio l'enlraîne d'un pas vers le boudoir. Aussitôt paraissent le dur,
Alvise, Néri, le chanoine et le barigel.
SCÈNE YI
ORDONIO, COSIMA, LE DLC, ALVISE, NÉRL
LE CHANOINE, LE BARIGEL.
Au momcnl où Ordonio va franchir la porte de droite qui conduit au bou-
doir, le (duc en sort, ayant Alviso à sa gauche et Néri à sa droite. Derrière
eux vienneat le chanoine et lo barigel. Ordonio abandonne Cosima.
ALVISE, s'élanrant vers Ordonio l'épce à la main.
Infâme! c'est ta dernière heure qui sonne !
Ordonio veut se défemlre. A l'instant mÎMne, Néri et )cs autres person-
nages se jettent entre eux. Le duc ahiissn la pointe do l'épL'e d'Al-
vise avecla sienne. (Cosima se précipite au cou de son mari.
LE nue.
Vous êtes bien hardis, messieurs, de tirer i'éi)ée en ma
présence! Est-ce ainsi, messire Alvise, que vous reconnais-
sez ma protection et (|ue vous respectez mon droit de grâce?
COSIMA i23
Vous vouliez une satisfaction? Je vous l'ai donnée terrible
pour votre adversaire, car il vient de se déshonorer sous vos
yeux; et, quelque mensonge qu'il ait à son service pour l'ave-
nir, nous sommes ici quelques témoins honorables qui sau-
rons proclamer la vérité si l'on nous y contraint! Tenez-vous
donc tranquille! Il voulait vous ôter l'honneur... Laissez-lui
la vie...
ORDOMO, pile de fureur.
Monseigneur si votre rang ne vous mettait à l'abri de tout;
si, oubliant que vous êtes prince, vous vouliez vous rappeler
que vous éles chevalier, je vous demanderais raison de cette
trahison.
LE DUC.
Messire Ordonio, si votre qualité d'étranger ne vous met-
tait à l'abri de ma justice, je pourrais me souvenir que je
suis chevalier et vous châtier comme vous le méritez. Mais
la foi des traités me force à vous épargner. Vous sortirez de
mes États, sous bonne escorte, à l'instant mèçae !
ORDONIO.
Et quel est mon crime? Ai-je fait violence à cette femme?
LE DUC.
Vous l'avez violée dans sa conscience, et c'est la pire vio-
lence qui se puiss- commettre ! (a Cosima.) Madame, pardon-
nez-moi les angoisses que je vous ai causées, et l'oubli où
j'ai paru vous laisser. Je' n'ai pas cessé un instant de veiller
sur vous, mais je devais m'assurer de la vérité, et l'équité a
passé avant la courtoisie.
COSIMA.
Oh! monseigneur! votre protection a été ingénieuse et je
vous en remercie,. , Mais ce que le sort avait décidé... est
accompli... et il est trop tard pour le réparer... Oh! Alvise...
LE CHANOINE.
Ma fille, tout est réparé; que tout soit elFacé. Alvise a le
cœur assez grand pour que la tendresse y etface la souf-
france. (S'interrompant.) Ah! voyez comme elle pâlit! Ses lè-
vres sont bleues... Cosima, qu'avez-vous?
i2i THÉÂTRE COMPLET DE GEOEGE SAND
COSIMA, se laissant tomber des bras d'Alvise aux genoux du chanoine.
Mon père, absolvez-moi, priez pour moil J'ai manqué de
confiance en Dieu!...
LE CHANOINE.
Malheureuse enfanl!... Achève!
COSIMA,
Je me suis empoisonnée...
Elle tombe inaniraée. Cri général. Alvise se jette sur elle avec déses-
poir. Dans la confusion et la consternation générale, Néri se jette
sur Ordonio, le prend à la gorge et l'araène auprès de Cosinia.
NÉRI, à Ordonio.
Tiens, bourreau! voilà ton ouvrage! La voilà, cette femme
qui aspirait à l'honneur d'être flétrie par toi ! Tu avais deviné
juste. Je l'aimais comme un insensé; mais je n'étais pas
comme toi un parjure et un infâme, et je serais mort mille
fois plutôt que de le lui faire savoir. ]\iaintenant que tu le
sais, toi,... et que tous le savent,... on saura bien aussi pour-
quoi je délivre la terre d'un monstre!
11 lui plonge un poignard dans la gorge.
LE DUC.
Que faites-vous, malheureux? C'est un assassinat. Vous
vous livrez vous-même à la mort !
NÉRI,
Ce que je viens de faire, Alvise l'eût fait. Il était dans la
destinée de cet homme de périr de ma main. Déjà une fois
je m'en étais accusé pour sauver Alvise; je n'avais fait que
la moitié de mon devoir.
FIN DE COSliMA
LE ROI ATTEND
PROLOGUE
Théâtre de la République. — 9 avril 18i8)
DISTRIBUTION
MOLIÈRE MM. Samsox.
SOPHOCLE Licier.
ESCHYLE Maubant.
, EURIPIDE Maillard.
Les O.MBRF.S de < sh,\KSPE.\RE Geffroy.
VOLTAIRE Provost.
BE.\UMâRCH.\1S Régnier.
L\ GRANGE Delainay.
DUCROISY MiREcoiR.
BRÉCOURT Lerocx.
BÉJ.\RT Raphaël.
Premier Nécessaire Chf.ry.
Deuxième Nécessaire • Robert.
Troisième Nécessaire Fonta.
Quatrième Nécessaire ■ ..'...... Matriev.
CisQciÈME Nécessaire Riche.
La Mcse Mmes Rachel.
Laforèt AiG. Broh AN .
Mademoiselee MOLIÈRE Anaïs.
Mademoiselle DUPARC Denain.
Mademoiselle DUCROISY , Soliè.
Mademoiselle BÉJART, Judith.
Mademoiselle HERVÉ . Bonval.
Mademoiselle DE BRIE Allax.
SCÈNE PREMIERE
MOLIÈRE, LAFORÈT.
LAFOBET.
Allons donc, monsieur Molière, mon maître, s'il vous plaît,
126 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
mettez VOUS à votre tablo et n'oubliez pas que votre pièce
n'est point finie.
MOLIÈRE.
Bon! bon! elle le sera dans un moment; je n'ai plus
qu'une scène à écrire.
LAFORÉT.
Mais vos acteurs, et vos actrices surtout, prétendent ne
point savoir leur affaife.
MOLIÈRE, assis et travaillant.
Je les attends ici pour répéter, et je veux écrire le dénoù-
ment de la pièce, du temps qu'ils répéteront les premières
scènes.
LAFORÊT.
Ah! monsieur, vous n'y songez point! Prétendez-vous
qu'ils étudient, qu'ils répètent, qu'ils jouent, et le tout quasi
à la fois ? car Sa Majesté le roi viendra dans deux heures et
compte que vous êtes prêt.
MOLIÈRE.
Le roi aura de l'indulgence.
LAFORÊT.
Les rois n'en ont point pour ce qui regarde leurs amuse-
ments. En vérité, mon maître, vous avez pris là une charge
bien lourde de vouloir faire rire des gens qui ne rient que
quand ils veulent. Le roi ne veut point savoir que vous êtes
malade et que votre pauvre corps ne suffit pas à tout le mal
que vous vous donrtez. Vous sortez à peine de votre lit, et il
faut déjà que vous écriviez une pièce de prologue, que vous
la fassiez apprendre et répéter, et que vous y fassiez votre
rôle en propre personne... (.v part.) Il ne m'écoute point.
Tant mieux! car, à babiller de la sorte, je ne fais que le re-
tarder. Mon pauvre maître! il est tout changé de couleur et
bien maigri depuis ces derniers temps !
MOLIÈRE, lui jetant une feuille do son manuscrit. '
Tiens, lis à mesure, et, si quelque chose te choque, dis-le,
en peu de mots.
LK ROI ATTENn i"i'
LAFOUIÎT, pronanl une plume.
C'est cela, je marquerai les endroits que je ne compren-
drai point...
JIOLIÈUE, s'interrompant.
Heureuse intelligence do ceux qui n'ont rien appris, et qui
trouvent en eux-mêmes ces façons de dire dont notre langage
tleuri et arrangé n'approche point! Ali! Laforèt, c'est toi qui
es l'auteur de mes meilleures scènes !
LAFORÊT.
Point, mon maître ! Il faut encore que cela passe par votre
griffonnage pour signifier quelque chose, et la vérité est qu'à
nous deux nous avons beaucoup d'esprit.
MOLIÈRE, souriant et écrivant.
Tu trouves ?
LAFORÊT.
Oh ! d'abord, nous parlons d'une manière que tout le
monde entend et qui n'écorche point les oreilles des chrétiens.
Tous ceux qui vont ouïr vos pièces en reviennent charmés,
de quelque étage qu'ils soient, et ce que le roi dit, que vous
feriez rire les pierres, les gens comme moi le disent aussi et
rient sans se faire prier. M'est avis, monsieur, que nous par-
lons beaucoup mieux que ces précieux et ces précieuses de
cour que vous ave^ contrefaits si juste, qu'on croirait les en-
tendre parler eux-mêmes.
MOLIÈRE, jetant sa plume.
J'ai fini. Quelle heure est-il?
LAFORÊT.
Vous avez encore une heure ; mais vos comédiens n'arri-
vent point. Ah ! monsieur, nous voici comme le jour de l'Ivi-
promptu de Versailles, où personne ne savait son personnage,
et où vous étiez si fort en peine, que vous en fites une mala-
die. Que ne donnerais-je point pour vous voir dehors de tout
cela! Un peu de la disgrâce du roi ne nuirait point à votre
santé, croyez-moi.
MOLIÈRE.
L Impromptu fut cependant fort bien joué et mes camarades
128 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
se surpassèrent. Un peu de hâte et de fièvre ne nuit point au
succès des choses. Mais voilà nos gens qui arrivent. Ne per-
dons point de temps.
SCÈNE II
MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DUCROISY;
Mesdemoiselles DUPARC, BÉJART, DE BRIE,
MOLIÈRE, DUCROISY, HERVÉ.
MOLIÈRE.
Allons donc, messieurs et mesdames ! vous moquez-vous
avec votre longueur? Voici la fin de notre pièce.
DUCROISY.
Ah ! par ma foi, Molière, c'est vous qui vous moquez de
nous, de croire qu'il nous soit possible d'apprendre et de
jouer dans le même moment. Je vous jure bien que. pour ma
part, j'y renonce.
Il jette son rôle avec humeur sur la table.
MOLIÈRE.
• Tétebleu! messieurs, me voulez-vous faire damner aujour-
d'hui ?
BRÉCOURT,
Que voulez-vous qu'on fasse ? Nous ne savons pas nos rô-
les; et c'est nous faire enrager vous-même que de nous obli-
ger à jouer de la sorte.
MOLIÈRE.
Ah! les étranges animaux à conduire que des comédiens !
LA GRANGE.
Le moyen de jouer ce qu'on ne sait pas?
MADEMOISELLE DUPARC.
Pour moi, je vous déclare que je ne me souviens pas d'un
mot de mon personnage.
MADEMOISELLE DE BRIE.
■ Je sais bien qu'il faudra me souffler le mien d'un bout à
l'autre.
LE ROI ATTEND 12'J
MADEMOISELLE BÉJART.
• Et moi, je me prépare fort à tenir mon rôle à la main.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
• Et moi aussi.
MADEMOISELLE HERVÉ.
. Pour moi, je n'ai pas grand'chose à dire.
MADEMOISELLE DUCROISY.
' Ni moi non plus; mais, avec cela, je ne répondrais pas de
ne point manquer.
MADEMOISELLE DE BRIE, a Molière.
Tant pis pour vous! Il fallait prendre mieux vos précau-
tions et n'entreprendre pas en huit jours ce que vous avez
fait.
MOLIÈRE.
Le moyen de m'en défendre quand le roi me l'a com-
mandé ?
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
Cela est [bel et bon, monsieur mon mari ; mais, si les rois
demandent l'impossible...
MOLIÈRE.
• Taisez-vous, ma femme; vous êtes une bête ?
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
• Grand merci! Voilà ce que c'est; le mariage change bien
les gens, et vous ne m'auriez pas dit cela il y a dix-huit mois.
MOLIÈRE.
• Taisez-vous, je vous prie.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
Quant à moi, je ne m'en soucie point, et il n'y a ici de roi
qui tienne. Je ne sais pas une parole de la pièce, et, si le roi
n'est point content, qu'il s'en prenne à vous.
MOLIÈRE.
Ma femme, allons tout doucement, s'il vous plaît. Le roi
n'est pas loin et pourrait vous entendre.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
Je n'en démordrai point. Si je n'ai pas de mémoire, le roi
ne saurait m'en faire avoir, et je trouve que ce n'est point la
130 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
peine de vous tant moquer des courtisans, pour ensuite ve-
nir dire ce qu'ils disent et faire ce qu'ils font.
MOLIÈRE.
Oh ! la peste soit des femmes et de leur langue ! Songeons à
répéter, s'il vous plaît.
LA GRANGE.
Renonçons-y plutôt, s'il vous plaît. C'est bien là chose im-
possible, quand aucun de nous n'a eu le temps de faire ce
que l'on demande, de se mettre en scène et de débiter des
choses qu'on ne sait point. Je suis votre valet, mais pour
mille pistoles vous ne me feriez point jouer.
DUCROISV.
Ni moi, pour vingt-cinq bons coups de fouet.
MOLIÈRE.
Mon Dieu, j'entends du bruit; c'est le roi qui arrive assuré-
ment, et je vois bien que nous n'aurons pas le temps de pas-
ser outre. Voilà ce que c'est que de se quereller. Eh bien,
faites donc, pour le reste, du mieux qu'il vous sera possible.
MADEMOISELLE BÉJART.
Par ma foi, la frayeur me prend, et je ne saurais aller jouer
mon rôle, si je ne le répète tout entier.
MOLIÈRE.
Comment, vous ne sauriez allez jouer votre rôle?
MADEMOISELLE BÉJART.
Non.
MADEMOISELLE DUPARC.
Ni moi le mien.
MADEMOISELLE DE BRIE.
Ni moi non plus.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
Ni moi.
MADEMOISELLE HERVÉ.
Ni moi.
MADEMOISELLE DUCROISY.
Ni moi.
LE ROI ATTEND 131
MO LUC RE.
Que pensez-vous donc faire ? Vous moquez-vous toutes de
moi ?
SCÈNE III
Les Mêmes, BÉJART.
BÉJART.
^fessieurs, je viens vous avertir que le roi est venu, et qu'il
attend que vous commenciez.
MOLIÈRE.
Ah ! monsieur, vous me voyez dans la plus grande peine du
monde. Voici des femmes qui s'elfrayent et qui disent qu'il
leur faut répéter leurs rôles avant d'aller commencer. Nous
demandons de grâce encore un moment, (aux actrices.) Hé ! pour
Dieu, tâchez de vous remettre. Prenez courage, je vous prie.
MADEMOISELLE DUPARC.
Vous devez vous aller excuser.
MOLIÈRE.
Comment m'excuser?
SCÈNE IV
Les MÊMES, un Nécessaire.
UN NÉCESSAIRE.
Messieurs, commencez donc !
JIOLIÊRE.
Tout à l'heure, monsieur. Je crois que je perdrai l'esprit de
ceUe affaire-cij et...
SCÈNE V
Les Mêmes, un Deuxième Nécessaire.
LE deuxième nécessaire.
Messieurs, commencez donc !
132 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
MOLIÈRE.
Dans un moment , monsieur ! (a ses camarades.) Hé ! quoi
donc! voulez-vous que j'aie l'affront...?
SCÈNE VI
Les Mêmes, un Troisième Nécessaire.
LE troisième nécessaire.
Messieurs, commencez donc !
MOLIÈRE.
Oui, monsieur, nous y allons ! Hé! que de gens se font de
fête et viennent dire : Commencodonc, à qui le roi ne l'a
pas commandé.
SCÈNE VII
'Les Mêmes, un Quatrième Nécessaire.
le quatrième nécessaire.
Messieurs, commencez donc I
MOLIÈRE,
Voilà qui est fait, monsieur, (a ses camarades.) Quoi donc ! re-
cevrai-je la confusion...?
SCÈNE VIII
Les MÊMES, autres Nécessaires.
CINQUIÈME nécessaire.
Messieurs, le roi risque d'attendre.
sixième nécessaire.
Messieurs, le roi attend.
septième nécessaire.
Messieurs, le roi a attendu.
MADEMOISELLE DE BRIE.
Quant à nous, il ne nous reste qu'uri parti à prendre, et
c'est de nous sauver. /
LE ROI ATTEND 133
JIADEMOISRLLE nUPARC,
C'ist ce qu'il convient de faire. Que Molière s'en lire
comme il pourra.
MADEMOISELLE HERVÉ.
Je pense comme vous.
MADEMOISELLE DUGROISY.
C'est mon avis, et sauve qui peut !
MADEMOISELLE MOLIÈRE, a son mari.
Anssi c'est bien fait, et voilà la peine de vos entêtements.
Tons les acteurs et tous les nécessaires se sauvent. Molière reste senl
et consterné.
SCÈNE IX
MOLIÈRE, seul.
Le roi attend, le roi a attendu !... Je suis un homme déses-
péré, un homme perdu, un homme mort! Ah! maudite soit
l'heure où j'acceptai les commandements d'un roi , le renom
d'auteur et la livrée de comédien! Maudite soit ma femme!
maudite soit ma troupe! maudite soit ma pièce! (il se promène
avec agitation.) Oh! l'étrange faiblesse , et l'aveuglement ef-
froyable de hasarder ainsi les intérêts de son honneur, pour la
ridicule pensée d'une obligation chimérique ! N'est-ce point
l'amour-propre qui m'a conseillé d'accepter à faire une comé-
die en si peu de temps ? et ma femme n'aurait-elle pas raison de
me reprocher d'avoir fait le courtisan en agissant de la sorte?
(Il se promène.) Assurément, quand je considère ma vie^ il ne me
semble point que j'aie encouru le reproche d'hypocrisie, ce
vice à la mode qui jouit, en repos, d'une impunité souveraine.
De tout temps, je me suis avisé que le personnage d'homme de
bien est le meilleur qu'on puisse jouer, et, si j'ai marqué de
l'atlachement au roi, c'est que sa bonté m'a fait son obligé
avant que sa puissance m'ait fait son serviteur. Oui, mon cœur,
je crois que tu es honnête, et que tu es plus sensible à des
marques d'estime qu'à des faveurs de fortune... Sans cela, où
l:i'. THEATRE COMPLET DE GEuRGE SAND
serait la vérité de mon attachement?... Qu'est-ce qu'un roi?
Un homme qui a puissance de faire le bien^ et c'est seulement
quand il le fait qu'il se distingue des autres hommes... D'où
vient qu'il y a si grande mortification à déplaire à un roi,
lorsqu'on se retient si peu de déplaire aux gens de bien dont
on n'a rien à craindre ?.. . Ta tète fut-elle bien sage, Molière,
le jour qu'elle ne se trouva pas bien abritée dans la bouti-
que de ton père ? Que ne restais-tu simple artisan comme la
naissance t'y avait destiné, plutôt que de courir par le monde
après la gloire et la fortune!... C'est que l'emploi de la co-
médie est de corriger les vices par des leçons agréables, et
que rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la
peinture de leurs défauts ; c'est que le ciel t'avait donné ce
regard qui perce le voile du mensonge, et cet art de mettre en
lumière, par des poèmes ingénieux, ce que les méchants et
les sots portent au dedans d'eux-mêmes. N'était-ce point un
plaisir permis que de s'attaquer aux travers des grands, et
pourrait-on m'accuser de mépriser la condition d'où je sors,
parce que je censure vivefhent les scélératesses et les lai-
deurs de ceux qui se croient au-dessus de toute condition ?
Non, Molière, tu n'as point failli, et, si le roi s'est servi de toi
pour châtier sa cour, tu t'es servi du roi pour venger l'hon-
neur de tous ceux que les gens de cour voudraient rabaisser.
Allons, je sens que ces réflexions m'ont mis l'esprit en meil-
leur état, et que je puis attendre, sans trop de honte et de fai-
blesse, le déplaisir du prince. Il esthomme à savoir que notre
génie a ses lassitudes tout comme sa puissance, et ma femme
n'avait point tort de dire qu'il ne dépendait pas d'un monar-
que de nous donner à propos la mémoire ou le talent, (il s'as-
sied.) Me rendrait-il pareillement la santé que j'ai perdue on
mille fatigues pour son service, pour l'honneur des lettres,
pour l'avantage de mes camarades? Non; ces rois qu'on égale
aux dieux ne peuvent rien contre la nature. Elle seule peut,
d'elle-même, quand nous la laissons faire, se tirer douce-
ment du désordre où elle est tombée...
Il s'assoupit. — A moitié assoupi-
LE ROI ATTEND 135
Jo sens une grande fatigue;... mais mon esprit, satisfait, se
perd dans la contemplation du monde éternel où ma vie n'est
qu'une petite goutte en un vaste océan. D'autres poètes ont été
avant moi, qui ont soufl'ert aussi, et les maîtres, que tous les
jours j'étudie, n'ont trouvé de force que dans le sentiment du
bien qu'ils faisaient aux hommes. D'autres viendront encore
qui m'étudieront et m'interpréteront à leur tour dans une
langue nouvelle. Puissent-ils être moins malades de corps et
aussi sains d'esprit que je me sens à cette heure.
11 s'endort. — Un nuage l'enveloppe lentement; un chœur de musique
chante derrière le nuage. Quand le nuage se dissipe, on voit debout,
autour de Molière endormi, les ombres des poètes antiques et mo-
dernes : Piaule, Térence, Eschyles, Sophocle, Euripide, Shakspeare,
Voltaire, Rousseau, Marivaux, Scdaioe, Beaumarchais, etc. La Muse du
théâtre est au milieu d'eux, tout près de Molière.
SCÈNE X
LA MUSE, LES Ombres des Poètes.
LA MUSE.
Dors, ô poëte chéri! que ton âme généreuse et pure goûte
les bienfaits du repos^ en attendant le jour où, sur cette scène
illustrée par tes œuvres, tu t'endormiras une dernière fois
pour te réveiller dans le sein des dieux. 0 Molière, tu ne t'es
pas trompé, et les pensées au milieu desquelles la vision te
surprend sont comme la voix lointaine de tes devanciers qui
s'unit à celle de la postérité pour te dire : « Courage, ô ami
du vrai, censeur du vice! tu souffres, tu languis; mais tu
chantes, tu travailles; fils de l'artisan, lumière du peuple,
prends toujours conseil de l'enfant du peuple. Aie confiance,
ami ! si les soucis du monde te consument, si les grands te
dédaignent, si les hypocrites te persécutent, ton vengeur
veille : la raison humaine, la logique du peuple te préserve-
ront de l'oubU, et, dans l'avenir, tu seras, non plus l'amuse-
ment d'une cour, mais l'enseignement d'une nation. » Les voici
autour de toi, ces frères immortels, ces poètes du "passé et de
136 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
l'avenir qu'invoquait tout à l'heure ta pensée. Montrez-vous à
lui dans son rêve, maîtres illustres, et soutenez par vos paro-
les son âme défaillante. Dites-lui qu'il ne se berce point d'une
vaine illusion en croyant à la dignité humaine. Dites-lui que
la vérité est de tous les temps, et qu'elle grandit dans la nuit
des âges, comme la lumière d'un flambeau. Venez les pre-
miers, pères de l'antique tragédie, poètes primitifs : Eschyle,
Sophocle, Euripide! et que l'éternel oracle de la sagesse re-
tentisse dans le cœur des hommes nouveaux.
ESCHYLE.
Les dieux, a-t-on dit, ne daignent pas s'occuper des hom-
mes qui foulent aux pieds la gloire des plus saintes lois. Par-
ler ainsi, c'est être impie. Ils l'ont vu plus d'une fois, les
neveux de ceux qui respiraient l'injustice, enivrés de l'excès
d'une funeste opulence. Ne possédons que des biens sans
péril. Le nécessaire, c'est la sagesse. La richesse est un fai-
ble rempart pour l'homme qui a renversé d'un pied insolent
les autels de la justice.
La justice conserve son éclat, même dans les chaumières
enfumées. Mais l'or et la fortune, quand les mains sont souil-
lées, n'arrêtent point ses regards. Elle fuit, elle cherche une
plus sainte demeure!
Que jamais la discorde, insatiable de crimes, ne fasse en-
tendre ses frémissements dans la cité des hommes libres !
Que jamais le sang des citoyens n'abreuve la poussière, et que
jamais, pour venger le meurtre, le meurtre ne se redresse
dans Athènes ! Que l'intérêt de l'État l'emporte dans les cœurs,
que les citoyens soient pleins d'un mutuel amour. L'union est
le remède de tous les maux chez les mortels !
SOPHOCLE.
Que ne puis-je me transporter dans le lieu que le bras des
vaillants combattants fait retentir du cliquetis des armes de la
délivrance ! J'envie le bonheur de tout ce qui sera témoin de
leur gloire. 0 vous qui périssez pour la défense de vos autels
domestiques, votre tombeau sera toujours contre l'ennemi un
rempart plus redoutable que mille combattants.
LE ROI ATTEND 137
Les saintes lois de la vërité n'ont pas toujours suffi pour
mettre les hommes à l'abri des outrages des hommes. Mais
les dieux, tôt ou tard, sévissent contre les indignes profana-
teurs des choses sacrées. Sachez, impies consécrateurs de
l'esclavage, que vous êtes réduits au sort que vous faites su-
bir aux hommes. En les privant de la liberté, vous perdez la
vôtre. Les décrets d'un mortel impie n'ont point assez de
force pour prévaloir sur les lois non écrites, œuvres immua-
bles des dieux. Celles-ci ne sont ni d'aujourd'hui ni d'hier. Nul
ne sait leur origine, mais elles sont toujours vivantes.
LA MUSE.
Lois non écrites de la conscience humaine, vous serez
écrites maintenant de la main des hommes, et jurées sur les
autels de la patrie. — A ton tour, suave Euripide, dis-nous la
vérité de ton âme, supérieure à celle de ton siècle.
EURIPIDE.
Les lois écrites donnent aux faibles et aux puissants des
droits égaux. Le dernier des citoyens ose répondre avec
fierté au riche arrogant qui l'insulte, et le plus petit, s'il a le
droit pour lui, l'emporte sur le plus grand.
L'égalité unit étroitement les amis aux amis, les villes
aux villes, les naticns aux nations. Il y a entre le plus et le
moins une éternelle guerre; mais les mortels ne possèdent pas
en propre les richesses : elles appartiennent aux dieux, et
nous en sommes les dépositaires. Quand ils le veulent, ils les
reprennent.
J'ai vu l'indigence dans l'âme du riche, comme l'âme géné-
reuse dans le sein du pauvre.
Le sein d'un mortel renferme souvent les décrets de l'ave-
nir, et la Muse chante les promesses de Jupiter Libérateur, 0
terre, tu suis la route de la justice : ne souffre point qu'on te
ravisse la gloire d'obéir aux dieux. Minerve fait goûter au
pauvre ainsi qu'à l'homme opulent *la liqueur délicieuse de
l'espérance.
LA MUSE.
Shakspeare, grand tragique et grand philosophe de la re-
8.
138 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
naissance des lettres, parle aussi au poëte qui rêve. Voltaire,
précurseur d'une grande révolution; Beaumarchais, puissant
levier d'une lutte mémorable, dites-lui par qui et comment
son œuvre sera continuée.
SHAKSPEARE.
Ces temps nouveaux sont remplis d'étranges événements.
Toute la masse delà terre a chancelé comme une machine mal
assurée, et des tempêtes se sont élevées, où les vents en fureur
ont fendu le tronc des vieux chênes. L'esclave a levé sa main
gauche en l'air, elle a flambé comme vingt torches réunies,
et sa main, insensible à la flamme, est restée sans brûlure.
Cassius affranchira Cassius d'esclavage. C'est là , grands
dieux ! que vous placez pour le faible une force invincible !
C'est par là que vous déjouez les tyrans. Ni la tour de pierre,
ni les murailles de bronze travaillé, ni le cachot privé d'air,
ni les liens de fer massif ne peuvent enchaîner la force de
l'àme... (a Sophocle, Eschyle et Euripide). Oracles de l'antiquité,
j'ai prophétisé aussi ; c'est la mission des poètes, c'est l'héri-
tage que les morts laissent aux vivants... Quant à moi, je
n'étais point de ceux qui supportent l'injustice avec nn visage
serein, et, si parfois j'ai ri comme Molière, comme Molière
j'avais l'âme et le visage sérieux.
VOLTAIRE, teiKint Jean-Jacques Rousseau par la main.
J'ai été vif en mon temps à l'endroit des vivants et des
morts. Mais les morts sont calmes et fort peu jaloux les uns
des autres. J'ai assez fait pour m'endormir tranquille après
une longue bataille; j'ai réduit le passé en poussière; j'ai
écrasé l'infâme intolérance; j'ai fait une grande révolution.
Rousseau en a fait une seconde. Nous avons tous deux édifié
l'avenir, et la France nous garde deux couronnes qui se tou-
chent sans se flétrir mutuellement dans la main de la Li-
berté.
BEAUMARCHAIS.
Grand Molière, j'admire la sérénité de ton sonmieil et l'éga-
lité de ton âme ! La mienne fut un alambic et ma vie un
LE 1H)I ATTEND 130
orage. Tu m'as légué Sganarelle et Scapin, dont j'ai fait Fi-
garo ; et Figaro a remué la cour et la ville, les rois et le peuple.
11 a hâté la chute de ceux qui n'avaient eu que la peine de
naître; il a réhabilité l'intelligence; il a llétri avec àcreté les
enlraves que la sottise et l'immoralité des favoris de la for-
lune voulaient river au cou des favoris delanalure. J'ai démas-
qué le juge prévaricateur, j'ai raillé jusqu'au sang l'esprit de
censure. J'ai dit, je dis encore que les sottises imprimées
n'ont d'impori.ance que dans les lieux où on en gêne le cours,
et que, sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flat-
teur. J'ai dit qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent
les petits écrits. Tout ce que j'ai dit a percé comme le poinçon,
sinon gravé comme le burin. Fils d'artisan comme toi, Mo-
lière, j'ai vengé l'artisan du mépris des grands. A présent,
ma tâche est finie. La nature m'avait fait vindicatif; la Pro-
vidence m'a fait vengeur.
LA MUSE.
Il est passé, le temps de la vengeance! La raison humaine
a triomphé, l'obstacle est détruit, le chemin est libre; levez-
vous, poètes de l'avenir! Qu'elle est belle, la poésie qui se
I)répare! qu'il est grand, l'art qui va naître au souffle de la
liberté! 0 vous qui viendrez cueillir des fleurs sur cette terre
féconde, n'oubliez pas qu'elle fut longtemps arrosée de sang,
de sueurs et de larmes. Songez que vos pères l'ont trouvée
inculte et qu'ils y ont semé la vie. Rappelez-vous qu'ils n'ont
dû l'éclat du talent qu'à la grandeur de la pensée, et que le
génie est stérile quand le cœur est froid. Réchauffez -vous
à cet éternel foyer dont les vrais poètes ont fait jaillir l'étin-
celle. Promenez-en la flamme sur le monde, et que le rayon-
nement de la France libre s'étende du couchant à l'aurore !
Éveille-toi, 31olière, et vous, ombres immortelles, remon-
tez vers les deux, ce sanctuaire où l'âme humaine se re-
trempe, et d'où les bienfaits du génie des morts retombent
sans cesse sur les vivants comme une pluie fécondante.
Le nuage redescend, se perd pendant un chœur de musique, et la vision
disparaît.
140 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE XI
MOLIÈRE, LAFORÊT.
LAFORÊT.
Hé! pour l'amour de Dieu, monsieur mon maître, qu'est-ce
que vous faites ici, quand tout le monde vous demande et que
le roi crie après vous?
MOLIÈRE.
Tu dis que le roi crie après moi? Est-ce qu'il y a encore
des rois?... Je m'éveille d'un vrai chaos où il m'a semblé que
tout avait changé de nom, de mode et de' langage sur la
terre... Cela faisait un ensemble assez noble et une fort hon-
nête compagnie... Est-ce que tu serais aussi en léthargie, ma
pauvre Laforèl?
LAFORKT.
Léthargie tant que vous voudrez, monsieur, mais le roi
est dans la salle, le roi remplit la salle tout entière, du bas
jusqu'en haut.
MOLIÈRE.
Ah! ma foi, je suis fou, ou c'est toi qui perds le jugement,
ma servante. Qui est-ce qui méjugera, maintenai)t^si Laforét
déraisonne?
LAFORÊT.
Mais, monsieur, tournez-vous un peu, et regardez plutôt.
Vous verrez si je vous mens. Regardez donc le roi qui
vous attend depuis une heure, et tâchez à vous excuser en
lui tournant quelque beau compliment de votre façon.
MOLIERE, s'approclianl de la rampe ot regardant la salle en niellant
sa main devant ses yeux.
Le roi? Je ne vois point le roi; où se peut-il être caché?
LAFOKKT, derrière lui.
Dites toujours votre excuse ; vous regardei'cz après.
MOLIÈRE, saluant.
Sire!...
Il s'arrête, rroiso les bras et reste pensif.
LE ROI ATTEND »*1
LAFORKT, le tiraillant.
lié! de grâce, parlez, ou le diantre m'emporte si vous
n'êtes sifllé.
MOLIÈRE, absorbé.
Laisse-moi, Laforêt, ne m'éveille pas, je rêve encore; mais,
tout en rêvant, mon esprit se dégage de sa pesanteur et je
sens enfler mon courage. Je vois bien un roi, mais il ne s'ap-
pelle plus Louis XIY; il s'appelle le peuple! le peuple souve-
rain ! C'est un mot que je ne connaissais point, un mot grand
comme l'éternité! Ce souverain-là est grand aussi, plus
grand que tous les rois, parce qu'il est bon, parce qu'il n'a
pas d'intérêt à tromper, parce qu'au lieu de courtisans il a
des frères... Ah! oui, je le reconnais maintenant, car j'en
suis aussi, moi, de cette forte race, où le génie et le cœur
vont de compagnie. Quoi! pas un seul marquis, point de
précieuse ridicule, point de gras financier, point de Tartufe,
point de fâcheux, point de Pourceaugnac? Je te dis de ne me
point éveiller, Laforêt, car je fais, cette fois, un bon rêve
qui m'explique celui de tantôt.
LAFORÊT.
Pardienne! monsieur, où prendriez-vous vo? marquis, à
présent? Il y a beau temps que vous en a:vez fait justice, ainsi
que de toutes ces vilaines gens que vous avez étrillées de la
bonne manière, à telles enseignes qu'ils ne se montrent plus
nulle part.
MOLIÈRE, se tournant vers sa servante.
Et les médecins? y a-t-il encore des médecins?
LAFORÊT.
Oui, monsieur, il y en a encore; mais ils tuent beaucoup
moins de gens que de notre temps. Allons, c'est assez babil-
ler, faites au nouveau souverain votre compliment.
MOLIÈRE.
J'ai peur qu'il ne se moque à cause du vieux langage que
nous parlons.
LAFORÊT.
Hé I dites toujours. Tous les hommes sont semblables par
142 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
les paroles, et ce n'est que les actions qui les découvrent
différents ; vous voyez que je vous sais par cœur.
MOLIÈRE, très-ému.
Messieurs...
LAFORÊT, à demi-voix.
Il faut dire citoyens, à cette heure.
MOLIÈRE.
Sommes-nous donc à Rome ou à Sparte? Vive-Dieu ! je le
veux bien... Mais non, je sens que nous sommes mieux encore à
Paris. Citoyens, le Théâtre de la République est heureux do
vous ouvrir ses portes toutes grandes, et il vous invite à y en-
trer souvent. C'est le grand Corneille^ c'est le doux Racine,
interprètes des grands tragiques de l'antiquité ; c'est l'éton-
nant Shakspeare, c'est le naïf Sedaine, c'est le brillant Beau-
marchais, c'est le tendre Marivaux, c'est le puissant Voltaire,
ce sont tous les anciens et tous les modernes, c'est enfin le
vieux Molière qui vous en feront les honneurs. Nous ne vous
ferons pas ces prologues pompeux qu'on adressait aux rois.
On ne flatte pas ceux qu'on estime. Nous avons de bonnes
choses à vous servir^ et nous savons qu'elles vous seront
agréables, étant offertes du mieux que nous pourrons.
FIN DU ROI ATTEND
FRANÇOIS LE CHAMPI
COMÉDIE EN TROIS ACTES
Odéon. — 25 novembre 18'i9.
A M. BOCAGE
DinECTEUR DU THÉÂTRE DE l'ODÉO\
Mon ami, vous me conseillez de faire prëcëder d'une courte
préface la publication de la pièce de François le Champi. Mais
je ne pourrai que répéter ce que j'ai dit dans la préface du
roman dont cette pièce est le résumé : c'est que le rêve de la
vie champêtre a été l'idéal de tous les temps et de tous les
peuples. Depuis les nâtres de Longus jusqu'aux nymphes de
Trianon, disais-je, les poètes, les peintres, les musiciens, ont
célébré la vie pastorale, donnant à chaque phase de l'existence
de ce songe d'innocence et de bonheur les formes de la mode
régnante.
Le son^bre Shakspeare a fait des bergeries ni plus ni moins
que le doux Virgile ; Cervantes, le Tasse, Molière et Jean-
Jacques Rousseau en ont fait aussi. Il est donc bien certain
que la vie des champs est le refuge de toutes les imagina-
tions, et que tous les hommes, depuis le grand poëté que la
nature inspire jusqu'au bon bourgeois que la campagne ré-
jouit, ont besoin de se représenter l'âge d'or dans les siècles
de fer.
Notre siècle a donné un autre caractère à la pastorale. On
n"a plus fait des bergers, mais des paysans. Il eu devait être
UV THÉA.TRE COMPLET DE GEORGE SAND
ainsi : l'art clierchait la réalité, et ce n'est pas un mal; il l'a-
vait trop longtemps évitée ou sacrifiée. Il a peut-être été un
peu trop loin. L'art doit vouloir une vérité relative plutôt
qu'une réalité absolue. En fait de bergerie, Sedaine, dans
quelques scènes adorables, avait peut-être touché juste et
marqué la limite.
Je n'ai pas prétendu faire une tentative nouvelle; j'ai subi
comme nos bons aïeux, et pour parler comme eux, la douce
ivresse de la vie rustique. En lisant le Comme il vous plaira de
Shakspeare, et en lisant aussi Sedaine, j'ai ri et pleuré. Et
puis j'ai vu et entendu au village, où j'ai presque toujours
vécu, des choses qui m'ont'fait rire et pleurer en même temps :
c'était comme les naïvetés de l'enfance mêlées aux austérités
philosophiques et religieuses de la vieillesse. Rien ne res-
semble moins à un agneau qu'un chêne, et pourtant le chêne
et l'agneau s'harmonisent dans le paysage. La symphonie pas-
torale de Beethoven a des accents terribles et des naïvetés
sans exemple : c'est bien comme dans la nature.
J'ai cherché à jouer aussi de ce vieux luth et de ces vieux
pipeaux, chauds encore des mains de tant de grands maîtres,
et je n'y ai touché qu'en tremblant, car je savais bien qu'il y
avait là des notes sublimes que je ne trouverais pas.
Mais j'y ai trouvé du plaisir, et, un jour, par hasard, vous
avez eu du plaisir aussi à entendre bégayer, sous mes doigts
inhabiles, ce vieux instrument de la fantaisie des siècles.
Vous avez voulu essayer de faire résonner sur une grande
scène dramatique, et les mélodies champêtres du vieux Berry,
et le vieux langage de ses paysans. Il fallait tout le courage
d'un véritable artiste, comme vous l'êtes, pour risquer des
formes si simples devant un public habitué à d'habiles com-
binaisons et à des émotions fortes.
Le public a goûté cette simplicité de moyens. Il a fait bon
accueil à des formes enfantines, à des scènes de mœurs naïves.
J'en remercie beaucoup le public, non pas pour moi comme
individu, mais pour nous deux coumio artistes; je l'en re-
mercie pour tout co qui n'est pas moi dans ma pièce, c'est-
FRANÇOIS LE CHAMPI l^'i
à-dire pour rexccllonle mise en sc^ne que vous seul avez
composée, et qui fait tout le cliarme, toute la grâce et toute
la vérité de l'action; je l'en remercie pour certaines formes de
langage qui ne sont pas de moi, car je n'ai fait que les en-
tendre et les retenir; pour les chants populaires que M. An-
cessy a recueillis et agencés avec tant de goût et d'habile
simplicité. Il m'eût été bien pénible, je l'avoue, que les sif-
flets acquis à ma prose eussent couvert la pure mélodie de la
chanson de Jeanne Darc et la solennelle antienne des noces.
Mais je remercie surtout le public d'avoir mis de côté toute
prévention contre l'auteur et le sujet, pour écouter les émi-
nents acteurs qui l'ont si bien récompensé de son attention.
Ils ont fait de rien quelque chose, et de peu beaucoup. Ma-
dame Laurent a créé le type de la femme honnête et bonne,
de la mère à la fois austère et tendre. Jamais on n'a moins
joué un rôle, jamais on ne l'a mieux fait sentir. M. Deshayes,
dans celui de Jean Bonnin, aurait sufii tout seul au succès de
la pièce. Jamais je n'ai encore rencontré dans les traînes de
la vallée Noire un paysan si paysan, un Berrichon si Berri-
chon, et, pourtant, je les connais, les paysans berrichons 1
M. Clarence a donné au charapi une élévation, et une ten-
dresse pénétrante qui font couler des larmes; madame Des-
hayes est une Mariette ravissante, madame Moreau-Sainti
une commère de village consommée^ et si belle^ que l'on com-
prend bien qu'elle ait fait tourner la tête à défunt maître
Blanchet ; mademoiselle Biron a fait d'un petit rôle un premier
rôle : elle est butorde et elle est gracieuse, lourde et légère,
brusque et sensible. Cette tête de madone, cette taille de
reine, ne sont pas invraisemblables sous ce costume et avec
les allures de servante. Comment fait-elle? Demandez cela à
la nature, qui fait tous les jours de pareils miracles. N'avez-
vous jamais vu Nausicaa tordant le linge à la fontaine et Ca-
lypso trayant les vaches? Gela se voit aux champs, et, cette
fois, cela s'est vu au théâtre. Quant à mademoiselle Volnais,
qui avait quatre paroles à dire, elle a su être un petit garçon
si gentil et si bon, qu'on voudrait en être la mère.
I 9
110 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAKD
Et VOUS, mon ami, vous avez mis, à relier et à marier dans
un doux tableau tous ces talents et toutes ces grâces, l'intelli-
gence du cœur. C'est pour cela que le public attendri ne s'est
pas demandé s'il y avait là un auteur et une pièce. Il a vu de
bons paysans et un intérieur rustique, il s'est laissé gagner à
un sentiment de bonhomie et de candeur qui est au fond du
cœur humain, et qui se retrouve même dans les temps agi-
tés et malheureux. Hélas! c'est là qu'on a le plus besoin de
prendre à deux mains ce pauvre cœur que Dieu a fait tendre
et faible, que les discordes civiles rendent amer et défiant. En
interrogeant ses palpitations, chacun devrait se dire avec, la
naïveté berrichonne : « Mon Dieu, je suis pourtant bon; d'où
vient donc que je suis méchant? »
L'auteur doit des' remercîments à la critique des journaux,
qui s'est montrée, comme le public, portée à la bienveillance,
et désarmée de ses préventions personnelles devant un essai
sans audace et sans prétention. Une de ces critiques conte-
nait quelque chose de très-vrai et que je crois utile de rap-
peler. Elle a dit que le paysan était intéressé par habitude,
généreux et dévoué par occasion; qu'il se rendait aux bonnes
raisons et savait alors se résigner, se sacrifier même, avec
plus de calme et de grandeur que les gens éclairés; que .nous
attachions, nous autres, enfants du siècle, plus d'importance
à nos passions qu'elles n'en méritaient réellement, et qu'à
cause de cela nous n'avions pas dans le sacrifice la simplicité
antique, le stoïcisme religieux de l'homme des champs. Cela
-est parfaitement vrai. Mais ce n'est pas exclusivement vrai
pour le paysan. Cela est généralement vrai pour le peuple.
Donnez-lui de bonnes raisons, donnez-lui l'éducation du cœur,
et vous verrez comme le bon grain germera dans la bonne
terre. Il n'y a pas de mauvaise terre, les agriculteurs vous le
disent : il y a des ronces et des pierres, ôtez-les; il y a dos
oiseaux qui dévorent la semence, préservez la semence. Veillez
à l'éclosion du germe, et croyez bien que Dieu n'a rien fait
qui soit condamné à nuire ou à périr.
Quant à vous, mon ami, ([ui avez des premiers lancé l'art
FRANÇOIS LE CHAMPI 1*'
dramatique dans les voies hardies du romantisme; vous à qui
de grands poètes ont dû de grands succès, et qui, avec eux,
avez accompli une tranàlormaliou théâtrale, vous vous êtes
montré artiste bien complet et bien généreux en me forçant,
en quelque sorte, à vous laisser tenter une expérience si op-
posée aux habitudes du théâtre moderne. A Dieu ne plaise
que cette apparition soit taxée de retour aux formes classi-
ques! Je suis trop de mon temps pour désirer qu'une école
qui a eu ses époques de grandeur et de décadence, comme
toutes les écoles, vienne remplacer tout ce que le génie du
nouveau siècle a acquis de beau et de bon au théâtre. Il y a
eu excès de sève dans la production; mais un excès de so-
briété dans les moyens serait pire, et ferait succéder un sys-
tème un peu bête à un système uu peu fou. Je n'ai pas peur
que vous vous y laissiez prendre. Il y aura une école nouvelle,!
qui ne sera ni classique ni romantique, et que nous ne verrons
peut-être pas, car il faut le temps à tout, et nous sommes un
peu plus d'hier que de demain, vous et moi; mais, sans aucun
doute, cette école nouvelle sortira du romantisme, comme la
vérité sort plus immédiatement de l'agitation des vivants que
du sommeil des morts. Je trouve que la critique a parfois un
peu déraisonné sur ces questions d'école. On a voulu procé-
der par réactions de systèmes. Les réactions sont toujours des
pas en arrière qui manquent leur effet et vous emportent en
avant malgré vous. Chénier est un romantique; Lucrèce et
Agnès de Méranie d'un côté, la Cigué et Gabrielle de l'autre, ne
sont point des œuvres classiques, quoi qu'on ait dit. Si le
Chavipi était quelque chose, ce serait plutôt une pastorale ro-
mantique dans le vrai sens du mot. Mais laissons là le Champi,
laissons là les systèmes, et finissons cette causerie par le sou-
venir de notre vieille amitié, qui m'est plus précieuse qu'un
succès de théâtre.
G. S.
Paris, décembre 1849.
THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
DISTRIBUTION
MADELEINE BLANCHET, meunière M»" Marie Laorent.
MARIETTE BLANCHET, sa belle-sœur Desuayks.
FRANÇOIS LE CHAMP! M. Clarenck.
SÉVÈRE, paysanne riche M™" Moreau-Sainti.
JEAN BONNLN, neveu de Sévère M. Deshayes.
JEANNIE, fils de Madeleine Mi'« Volnais.
CATHERINE, servante de Madeleine Biron.
— Au moulin du Cormier. —
ACTE PREMIER
Un intérieur rustique. A la droite du spectateur, une grande cheminée avec
banc pour s'asseoir dans l'intérieur de l'âtre. En avant de la cheminée,
une petite table couverte de pelotes, de corbeilles et de chiffons, au-
dessus de laquelle une glace, attachée à la muraille, est penchée en avant.
La glace a un grand cadre de bois découpé à l'ancienne mode. — A
gauche du spectateur, une porte conduisant à la chambre de Madeleine; à
côté, nne vieille crédence servant de secrétaire. — Au fond, une porte à
double battant donnant sur la campagne, qui est couverte de neige et qu'on
voit à travers le battant supérieur, qui est vitré. Au fond, à gauche du
spectateur, un escalier de bois conduisant à la chambre do Mariette.
SCÈNE PREMIERE
CATHERINE, MARIETTE.
Mariette, debout devant le miroir, ajuste sa cornette ; Catherine balaye.
CATHERINE.
Dame! ça vous va bien, tout de même, ces acquêts noirs
et blancs !... Vous ressemblez quasiment comme ça à une belle
petite pic!
MARIETTE.
Ne m'en parle pas, Catherine ; pour moi, je ne vois rien
de si laid que le deuil.
CATHERINE.
C'est triste, si vous voulez, parce que ça rappelle la mort,
FRANÇOIS LE CHAMPI IW
et VOUS aimeriez mieux vos tabliers roses et vos coiffages à
dentelles.
MARIETTE.
Est-ce que c'est gai, d'être toujours triste et de ne voir
personne ?
CATHERINE.
Prenez donc patience un brin, demoiselle Mariette ; il n'y a
pas un mois que votre défunt frère était là, jurant après ses
ouvriers, et grondant à son moulin, comme le feu dans une
grange à paille. Il me semble par moments que je l'entends
encore.
MARIETTE.
Il ne faut pas mal parler des morts, Catherine.
CATHERINE.
Olil celui-là aurait tort de venir se plaindre, car, ni du-
rant sa vie, ni depuis sa mort, personne ici ne l'a contrarié.
Il a été soigné et choyé, dans sa maladie, aussi chrétienne-
ment que s'il avait été un homme bien mignon, à preuve
que sa pauvre chère veuve en est malade de fatigue... Mais,
est-ce qu'elle ne m'appelle point?
Elle entre chez Madeleine, dont la porte est entr ouverte.
SCÈNE II
MARIETTE, seule.
Il est vrai qu'elle a bien. rempli ses devoirs ; mais, qu'elle
soit malade ou non, elle n'est point gaie, la pauvre Made-
leine! Ah! je m'ennuie, il n'y a pas à dire!
SCÉiNEIII
MARIETTE, JEAN BONNIN, qui est entré à pas de
loup, sans être vu de Mariette.
JEAN.
Oh! la v'ià!... Je ne lui veux point parler; elle se fâche-
150 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
rait... Je vais simplement lui faire déclaration de mes senti-
ments d'une manière bien adroite... Elle ne me voit point...
C'est bon !
Il s'approche de la cheminée, et accroche au manteau un bouquet de ver-
dure, avec des rubans; pui» il se retire comme il est entré, en marchant
avec des précautions comiques. ■v
SCÈNE IV
CATHERINE, MARIETTE.
MARIETTE, sortant de sa rêverie.
Eh bien, est-ce que ma belle-sœur se réveille?... A-t-elIe
du mieux?
CATHERINE.
Elle parlait en rêvassant, et elle continue de dormir sur
son fauteuil. C'est toujours la môme chose, pas plus de cou-
leurs qu'une morte, et pas plus de souffle qu'un poulet. Il
faut qu'elle soit bien malade, allez, pour être comme ça, elle
qui a tant de courage ! (Elle regarde Madeleine par la porte entr' ou-
verte.) Pauvre chère femme! Non, il n'y a pas de femme pour
être brave femme comme cette femme-là!
Elle pleure.
MARIETTE.
Ne te désole donc pas, Catherine. Qu'est-ce que nous de-
viendrons, Jeannie et moi, si tu perds courage?
CATHERINE.
Jeannie! pauvre cher enfant du bon Dieu!... dire que le
voilà tout seul à présent pour faire des ouvrages d'homme
qu'il n'a pas la force de faire!... Je m'en vas lui bailler un
coup de main au moulin. Vous, demoiselle, vous allez garder
votre belle-sœur, pas vrai?
MARIETTE.
Sois tranquille, j'en aurai grand soin.
CATHERINE.
Oh! vous n'en sauriez trop avoir ! car, si vous la perdiez,
FRANÇOIS LE CIIAMPI 1^1
\ oyez-vous, vous ne retrouveriez pas quelqu'un pour vous
aunor comme elle vous aime... et ça ne serait pas...
Elle hausse les épaules cl sort.
SCÈNE V
MARIETTE, seule.
Ça ne serait pas madame Sévère!... Cette Glle-là ne peut
pas la soulTrir. Elle est aimable, pourtant, la Sévère!... tou-
jours gaie, elle... ^iie aperçoit le bouquet.) Ah! par exemple,
voilà un bouquet qui s'est planté là tout seul, car je n'ai vu
personne. C'est pour moi, bien sûr. (Examinant les rubans.) Du
rose! c'est une fille à marier;... du bleu! un garçon qui veut
épouser;... un ruban noir! c'est pour dire qu'on plaint mon
deuil ;... et c'était à la cheminée, suivant la coutume du pays,
pour signifier qu'on se présenterait dans l'année. C'est assez
gentil, l'idée du mariage; mais qui sera le galant? Bien sûr,
il rôde par ici, car il n'y a qu'un instant qu'il est entré. (Elle
va regarder à la fenêtre.) Ah! c'est un jeune homme... qui paraît
très-bien, ma fine!... mais je ne le connais point. Tiens! il
caresse le chien, et le chien le caresse comme si c'était ciu'il
le connaît... Ah! il vient ici. (Elle court vers la glace et ajuste ses
cheveux.)
SCÈNE VI
FRANÇOIS, MARIETTE.
rranrois a nn paquet au bout do son bâton ; il secoue la neige qu'il a sur
lui et entre sans frapper, mais en regardant autour de lui avec émo-
tion.
FRANÇOIS.
Excusez-moi, jeunesse ; mais c'est toujours bien ici le mou-
lin du Cormier et la demeurance à madame Blanchet?
MARIETTE, à part.
Jeunesse!... En voilà un qui ne se gène pas. (Haut.) Et
qu'est-ce que vous lui voulez donc, à madame Blanchet?
IS2 TIIKATRE COMPLET DE GEORGE SAND
FRANÇOIS.
Ah!.,, grand merci, demoiselle.
Il s'élance vers la chambre de Madeleine, Mariette se place devant la
porte.
MARIETTE.
Eh bien donc!... est-ce qu'on entre comme ça dans la
chambre d'une malade?
FRANÇOIS.
EHe est malade ?. .. Ah ! mon Dieu !
MARIETTE.
Oui, elle l'est. Et vous, qui étes-vous?... car je ne vous ai
jamais vu dans le pays d'ici.
FRANÇOIS.
Mon Dieu, mon Dieu!... elle est bien malade, je gagerais?
MARIETTE.
Gagez si vous voulez ; mais je n'ai point ù vous répondre,
puisque vous ne vous faites point connaître.
FRANÇOIS.
Malade!... et je ne le savais point!
MARIETTE.
Mais n'essayez donc pas d'entrer; vous allez la réveiller...
Ah çà! vous ne m'écoutez point. (Elle se place devant la porte do
Madeleine.) Voudriez-vous entrer malgré moi?... Vous me faites
peur!... Catherine! oh! Catherine!
FRANÇOIS. Il regarde Madeleine par la porte enlr'ou verte.
Oui, oui, bien malade, je le vois; et je reviens peut-être
pour la voir mourir!... Je viens trop tard, quoi!...
MARIETTE.
Catherine !
Franrois va à la cheminée, jette son ijaipiel à terre, enfonce son chapean
sur ses yeux, et s'aisied dans l'àtre, la tête dans ses mains.
FRANÇOIS LE CHAMPI *53
SCÈNE Vil
MARIETTE, CATHERINE, FRANÇOIS.
CATHEUINK, ossoufïlôe.
Vous m'appelez, demoiselle Blanchet?... Notre m.aîtresse
est éveillée?... Il faut la faire boire. (Elle s'approche du feu pour
prcfiJrc la tisane et se relève effrayée. Il fait sombre.) A qui diantre SOnt
CCS jambes-là?... Oh la! vous m'avez quasiment fait peur,
vous!... Tiens!... cane répond point; avec ça que la demoi-
selle a laissé mourir le feu. (s'approchanide Mariette.) Ah ! demoi-
selle!... déjà un de vos galants à la maison?... C'est trop tôt!...
vrai, c'est trop tôt.
MARIETTE, h demi-voix.
Oui!... un beau galant!... c'est plutôt un voleur... ou un
fou... ou un sourd; enfin, je ne sais qui c'est; et c'est de
peur que je t'ai appelée.
CATHERINE, élevant la voix.
Oh! n'ayez crainte; je suis là, et Jeannie n'est pas loin.
FRANÇOIS, sortant de sa rêverie.
Jeannie!... où est-il Jeannie?... Il n'est pas malade, lui?...
CATHERINE, grossissant sa voix.
Il est grand comme un chêne, hardi comme un soldat, et
corporé comme un charpentier, entendez-vous?... et à nous
deux on ne vous craint guère, comprenez-vous?
FRANÇOIS, se parlant à lui-même.
Ah! Dieu soit loué!... ce cher petit enfant!
CATHERINE, k Mariette.
Voyez-vous, demoiselle, qu'il n'est point sourdaud, et qu'il
connaît Jeannie!...
MARIETTE, à Catherine.
Raison de plus, il a quelque mauvaise idée.
CATHERINE.
Mais, moi, s'il nous ennuie, je saurai bien lui jeter un lan-
9.
lo'» THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
dier à la tète, Mais qui, Dieu permis, sera cet homme-là?...
Je veux lui faire toml^er son chapeau dans les cendres pour
voir si c'est un loup-garou ou un homme baptisé.
Catherine s'avance vers François.
M.VDlfc.EI>)E, dans la coulisse.
Catherine!
FRANÇOIS, se levanl.
Catherinej votre maîtresse vous appelle; vous ne l'entendez
donc pas?
MADELEINE, dans la coulisse.
Catherine !
CATHERINE.
Dieu du ciel!,., c'est la vérité, et je m'y en vas. Venez,
demoiselle, c'est l'heure de la changer d'air, et nous allons
rouler son fauteuil par ici... J'y vas, j'y cours, nol' maîtresse !
j'allume une clarté!...
Pendant ce temps, elle a allumé un flambeau et entre dans la chambre
avec Mariette.
SCÈNE VIII
FRANÇOIS, seul.
Il regarde dans la chambre.
Et voilà comme elle est faible à présent ! elle ne marche
plus!... Pauvre chère âme, va!... c'est moi qui te porterai.
(il va pour entrer, et s'arrête.) Non, il ne faut pas qu'elle me voie
tout d'un coup, ça pourrait lui causer trop de saisissement.
Il se retire vers la cheminée pendant que Catherine et Mariette roulent
Madeleine dans son fauteuil sur le devant du théâtre.
SCÈNE IX
MARIETTE, MADELEINE, CATHERINE,
FRANÇOIS.
.MARIETTE.
Vous serez mieux ici que dans votre chambre, ma sœur,
vous aurez plus d'air.
FRANÇOIS LE CHAMPI *»«
MADKLKIMK, d'unft voix faible.
Oui, c'est vrai, je suis bien, très-l)ien, mon enfant...
■ CATHEIUNE.
Oh! oui, bien, bien!... C'est toujours comme ça que vous
dites; et je vous dis, moi, que vous ^tes mal; la force ne
vous revient pas; ça n'est pas naturel, et vous m'impatientez
quand vous dites que vous ne soulîrez jîoint.
MADELEINE.
Tu le vois, Mariette, elle me gronde; c'est à force de m'ai-
mer, cette bonne fille.
CATHERINE.
C'est vrai que je vous aime; mais c'est vrai aussi que vous
n'êtes point raisonnable. Il faut vous plaindre; au moins, on
saura ce que vous avez.
MADELEINE.
Catherine, tu te tourmentes trof), tu te fatigues!... et toi
aussi, ma petite mignonne. Et Jeannie, où est-il^ mon Jean-
nie? (Elle se retourne et voit François.) Ce n'est pas Jeannie qui
est là?... Il n'est point encore de si belle taille... Qui est, mes
enfants, si je ne rêve, cet homme qui reste là sous la che-
minée?
FRANÇOIS, à parti
Elle ne me reconnaît pas !
CATHERINE.
Ne vous inquiétez point, notre maîtresse; c'est nu étran-
ger qui n'est pas d'ici... J'allais le mettre dehors quand vous
m'avez appelée.
MADELEINE, ri'sanlanl tonjoiii'.-; François.
Ne le mettez pas dehors, mes enfants, car je le connais,
moi, et il a bien agi en venant ici... Approche donc, mon
fils... (François se jette :i ses genoux; elle l'embrasse.) Je demandais
tous les jours au bon Dieu de pouvoir te donner ma bénédic-
tion.
FRANÇOIS.
Ah! ma chère mère!... je suis si cunteat de vous voir,
que je ne peux rien vous dire.
156 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAXD
MADELEINE.
Et Jeannie qui me parlait de toi encore ce matin!... (lu'il
va être content!... Catherine, Mariette, appelez Jeannie, qu'il
vienne vite!...
CATHERINE.
Mais c'est donc?... Mais oui, ça l'est! Ça n'est pas possi-
ble!... Si, c'est lui!... c'est notre champi!... c'est François!...
Ah! bonjour donc, mon pauvre François!... Dame! c'est que
tu as tant changé, depuis quatre ou cinq ans...
FRANÇOIS.
Six ans!... ma bonne Catherine... J'avais bonne envie de
te sauter au cou; mais j'étais trop tourmenté, vois-tu.
CATHERINE.
Oh bien, nous nous embrasserons tout à l'heure; je cours
chercher Jeannie d'abord, (a Mariette.) Venez, demoiselle, ve-
nez lui annoncer la chose.
MARIETTE, à Catherine.
Tiens, tiens!... c'est là ce fameux champi?
Elles sortent par le fond.
SCÈNE X
MADELEINE, FRANÇOIS.
MADELEINE.
Ah! je veux bien mourir à présent, si c'est la volonté du
bon Dieu ; car j'aurai vu tous mes enfants élevés.
FRANÇOIS.
Vous êtes donc en danger de mourir, madame Blanchet?...
MADELEINE.
Non, mon François, j'espère que non.
FRANÇOIS.
Ah! vous voilà si faible et si pâle, que j'ai grand'crainte...
et cette crainlo-là m'ùte tout le sang du cœur. Mon Dieu,
vous étiez malade comme ça, et vous no me l'avez pas fait
assavoir ?
FRANÇOIS LE C H A M PI
157
MADELEINE.
Je te savais dans une bonne place, et je no voulais point te
déranger de ton ouvrage. Comment donc as-tu fait pour ver-
nir de si loin?
FRANÇOIS.
Ce n'est pas bien loin, allez!... Dix lieues de pays, pour
venir vous voir, ça ne m'a coûté qu'une enjambée. Et pour-
tant, la roule m'a paru longue... Ah! faut-il!... la neige
m'écolérait^ parce qu'elle m'empêchait de marcher mon pas.
Et puis, quand j'ai vu la fumée sur le toit, j'ai dit : « C'est
bon, la maison est habitée... » Ah bien, oui ! mais ça pouvait
être par d'autres; car je savais que vos affaires étaient en
mauvais arroi, et que votre mari ne vous avait laissé que des
dettes... Et, quand j'ai vu l'endroit si changé, la moitié des
arbres coupée, le moulin qui a perdu la parole, et la roue
toute prise dans la glace,... je me suis dit : « Voilà une maison
qui va à sa ruine; une meule qui n'a plus de grain ;... plus de
chevaline au pré, plus de volalure dans la cour, ça ne va
plus !... ça ne va plus!... et il est grand temps que J'arrive. »
MADELEINE.
Comme ça me fait plaisir d'entendre ta voix... malgré
qu'elle soit bien changée.
FRANÇOIS.
Ah! dame! ce n'est plus la voix d'un enfant; mais c'est
toujours le même cœur, allez!... c'est toujours l'amitié de
votre champi^ l'enfant de l'hospice que vous avez recueilli,
élevé, instruit, choyé, comme si c'était le vôtre! et ce cœur-
là, voyez-vous, madame Blanchet, il est à vous, comme celui
de votre fils Jeannie est à vous. Mais je vous parle trop, et
peut-être que mon parlage vous casse la tête ?
MADELEINE.
Tout au contraire, et il me semble que, de t'avoir vu, ça
me fera du bien.
FRANÇOIS.
De m'avoir vu ? Vous croyez donc que je vas vous quitter ?
158 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
Oh! que non pas!... Tenez, quand j'ai appris la mort de
votre mari... c'est pourtant un homme qui vous a causé bien
des peines; un homme très-dur et point juste, qui a mangé
son bien et le vôtre avec une femme qui ne vaut rien ; un
homme qui vous a reproché le pain que vous me faisiez man-
ger, et qui m'a forcé de vous quitter !... eh bien, c'est égal,
quand j'ai pensé qu'il était le père de Jeannie, je me suis dit:
« Bien sûr que madame Blanchet le pleure comme une honnête
femme et une bonne chrétienne qu'elle est. » Et, là-dessus,
j'ai quasiment pleuré, moi aussi; mais, alors, je me suis dit :
« A présent, champi, ton devoir est de tout quitter pour aller
servir celle qui t'a servi de mère. » Et me voilà; et je ne
m'en vas plus,... à moins que vous ne me chassiez !...
MADELEINE.
Ah! bon cœur!... qu'as-tu fait là?.,. Tu as quitté de bons
maîtres et de gros profils pour une pauvre maison dont il fau-
dra bientôt que je sorte moi-même; car tu ne sais pas com-
bien je suis dans la peine.
Je m'en doute, et c'est pour ça que je suis venu. Allons,
madame Blanchet, ayez fiance en moi ; je m'entends un peu
aux affaires, grâce à vous, puisque vous m'avez fait appren-
dre à lire, ce qui est la clef de tout pour un paysan. J'ai du
courage, de la santé, et ce que je veux est diantrement bien
voulu. Laissez-moi faire, et ne vous tourmentez pas; car,
avant tout, je veux vous voir guérie.
maokleim:.
Tiens!... tu me donucs si bon es[)oir, i[u'il me semble l'êlro
déjà.
Jt;ANNIE, du dehors.
OÙ est-il, mon François! Ah! François ?
FRANÇOIS LK CHAMPI 15^
SCENE XI
Les Mêmes, MARIETTE, CATHERINE, JEANNIE.
Jeamnie et François se jettent dans les bras l'un de 1 autre.
FRANÇOIS.
Oh! comme il est joli! comme il a profité!... Tu n'es pas
encore si gros- ni si grand que la Catherine voulait bien le
dire ; mais ça me fait plaisir, Jeannie, parce que je m'ima-
gine que tu auras encore besoin de moi pour me faire faire
tes petites volontés.
JE ANNIE, gaiement.
Oui, mes quatre "cents volontés, comme tu disais dans le
temps.
FRANÇOIS.
Oui-da, il a bonne mémoire. Oh ! que c'est donc mignon,
Jeannie, de n'avoir point oublié son François!... Mais est-ce
que nous avons encore tant de volontés que ça?
JEANNIE.
Oh! je n'en ai plus qu'une, mais elle est grosse comme
moi ! c'est de voir ma mère mignonne guérie.
FRANÇOIS,
C'est très-bien parlé, ça, Jeannie; va, j'ai la même rolonté,
et le bon Dieu nous contentera. Nous allons si bien la soigner,
notre. mère mignonne, et la réconforter, que nous la ferons
bientôt rire de nos folletés comme autrefois.
Pendant ce qui précède, Catherine a servi une table.
CATHERINE.
Ah çà ! c'est à mon tour de l'embrasser, ce champi ! (Elle
l'embrasse.) Ah! je crovais bien, mon pauvre François, que tu
ne retournerais jamais. Allons, il faut te réchauffer l'estomac.
(Elle fait asseoir François de force et se met à genoux en face de lui, les
coudes appuyés sur la table.) Mais voyez donc, notre maîtresse,
comme il est devenu beau! Il m'aurait fallu du temps, quant
à moi, pour le réclamer! Est-il beau!... l'est-il!... et qu'il a
160 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
de la barbe pour de bon !... (Elle se frotte la joue.) Dame ! ça ne
piquait pas du tout quand tu es parti... et, à présent, ça pi-
cote. Quels bras!... quelles mains!... un ouvrier comme ça
en vaut deux. Combien donc est-ce qu'on te paye là-bas?
MARIETTE, à MaJeleine.
Est-elle hardie, cette Catherine, d'examiner comme ça ce
garçon?
MADELEINE.
C'est qu'elle l'a vu tout petit, et qu'elle le regarde aussi
comme son enfant.
MARIETTE, lui versanl à boire.
Mangez donc mieux que ça!... vous ne vous nourrissez
quasi point. Catherine, fais donc flamber le feu, il ne fait
point chaud ici.
FRANÇOIS.
Ne faites pas attention à moi, demoiselle... (la regardant)
demoiselle Blanchet, car, sans vous ofTenser, vous ressemblez
à votre défunt frère.
MADELEINE.
Oui, c'est ma petite belle-sœur. Tu ne la connaissais pas,
François?... Elle est avec moi depuis six ans,... depuis ton
départ. Avec Jeannie et toi, ça me fait trois beaux enfants!...
3Iais mange donc !
FRANÇOIS, se levant.
Je suis si content d'être là, que je n'ai envie de boire ni
de manger... Mais vous toussez beaucoup, madame. Blan-
chet ?
CATHERINE.
C'est que, de vrai, il ne fait point chaud ici. Je vas vous
remettre dans votre chambre, notre maîtresse, et vous y
servir votre soupe.
FRANÇOIS, à Madeleine, qui veut se lever.
Qu'est-ce que vous faites? vous voulez donc vous rendre
plus malade ?
MADELEINE.
Tu as raison, mes forces ne sont pas encore revenues.
FKAXÇOIS LE t IIAMPI 161
FUANÇOIS.
C'est moi qui roulerai le fauteuil de madame Blanchot; il
y a si longtemps que je n'ai eu le contentement de la servir!
Il roule Madeleine dans sa chanibie.
J BANNIE, prenant l'écuelle.
Et c'est moi qui la ferai manger.
Il suit sa mèro cl François.
SCÈNE XII
CATHERINE, MARIETTE.
Catherine range la table.
MARIETTE.
Dis-moi donc, Catherine, qu'est-ce que c'est qu'un champi?
CATHERINE.
Voilà que vous me demandez des choses... Je ne sais com-
ment vous dire... Un champi,... c'est un champi... quoi !
MARIETTE.
Je sais bien que cela veut dire un enfant trouvé dans les
champs, un enfant abandonné de père et de mère.
CATHERINE.
Eh bien, oui, voilà ce que c'est.
MARIETTE.
Ce n'est pas leur faute; pourquoi les méprise-t-on?
CATHERINE.
Parce que la misère les rend quelquefois mauvais. Mais ce
n'est point le cas pour notre champi, à nous!... Nous l'avons
bien élevé; il a toujours montré de l'esprit, de la conduite,
et un cœur!...
MARIETTE.
Et, alors, pourquoi donc est-ce que mon frère l'avait
chassé ?
CATHERINE.
Qui est-ce qui vous a dit ça?.,. Ce n'est pas moi.
162 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
MARIETTE.
Enfin, tu vois bien que je le sais.
CATHERINE.
Et moi, je sais qui vous l'a dit : c'est la Sévère... Elle ne
vous a peut-être pas dit le reste?...
MARIETTE.
Quoi donc?
CATHERINE.
C'est que, dans ce temps-là,... elle trouvait le petit champi
déjà bien à son gré... et que c'est à cause qu'il n'a pas voulu
la trouver au sien, qu'elle l'a fait chas'ser par ses menteries...
Tenez, tenez, votre madame Sévère gouvernait un peu trop
votre défunt frère, et leur amitié n'était pas déjà une si belle
chose... Mais vous m'en feriez dire plus que je ne veux; je
m'en vas dans le moulin arranger le lit de notre François.
SCÈNE XIII
Les MÊMES, FRANÇOIS.
FRANÇOIS, entendant les derniers mots de Catherine.
Non, Catherine, j'arrangerai bien ça moi-même. Demoi-
selle Mariette, voulez-vous aller aider votre belle-sœur, qui
veut se coucher?
Mariette entre chez Madeleine, et tire la porte.
SCÈNE XIV
FRANÇOIS, CATHERINE.
FRANÇOIS.
Ah çà ! écoute, toi, Catherine; dis-moi, en deux mots, où
en sont les affaires de la maison.
CATHERINE, pleurant.
Ah ! mon pauvre François, tout a a i)our le pkis mal ; car
celte méchante femme nous en veut trop.
FRANÇOIS LE CHAMPI 163
FRANÇOIS.
Ne pleure pas; ça me gène pour entendre. Quelle méchante
femme veux-tu dire?... la Sévère?...
CATHERINE.
Eh ! oui, Sévère la mal nommée, comme tu l'appelais dans
le temps; la vilaine créature à maître Blanchet, qui a ruiné
le défunt, et qui, à présent^ voudrait ruiner la veuve et l'en-
fant!
FRANÇOIS.
Je sais qu'elle le faisait boire, et que, quand il était comme
ça tout enflambé de vin et de folie, elle lui faisait signer tout
ce qu elle voulait. Je parie qu'elle dit qu'il est mort son dé-
biteur ?
CATHERINE.
Elle montre un billet de quatre cents pistoles, et les gens
de loi disent qu'il est bon; mais, moi, je jurerais mon chrême
et mon baptême qu'il a été payé; car, trois jours avant de
tomber malade; notre maître lui a porté sur son cheval quatre
gros sacs d'écus, je les ai vus; et, depuis, il cherchait un pa-
pier, une quittance, qu'il disait avoir reçue ; et il est mort
comme ça... parlant toujours de la chose dans son délire.
FRANÇOIS.
Ah ! c'est bon à savoir, ça ; mais comment la Sévère a-
t-elle su que la quittance était égarée?
CATHERINE.
Hélas! mon Dieu, elle l'a su par une personne qui n'aurait
pas dû le dire, mais qui a la langue aussi légère que la tête :
par la petite Mariette, sœur du défunt.
FRANÇOIS.
Oh! est-ce que cette jeunesse fréquente la Sévère?
CATHERINE.
Que voulez-vous ! son frère l'y conduisait, et elle veut la
marier avec Jean Bonnin, son neveu...
FRANÇOIS.
Comment! ce petit Jean qui était si simple ?
164 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
CATHERINE.
Il n'est plus si petit; mais il est toujours aussi fafiot. La
Sévère, qui fait métier de présenter des galants à la petite,
favorise son neveu, comme de raison. La petite est coquette;
elle n'ose plus aller chez la Sévère; mais la Sévère lui parle
sur les chemins, ou le dimanche à la messe. Elle la flatte, et
j'ai grand'crainte qu'elle ne la gouverne trop. Par son moyen,
elle sait tout ce qui se fait ici, et elle s'en servira pour nous
ruiner.
FRANÇOIS.
Mais, moi, je suis là, et nous verrons bien! Tu es sûre que
M. Blanchet avait payé? tu le lui as entendu dire ?...
CATHERINE, levant la main.
Aussi vrai que je n'ai jamais volé, moi.
FRANÇOIS.
En ce cas, c'est sûr, et c'est tout ce qu'il me faut. Tran-
quillise-toi, Catherine, et d'abord commençons par le plus
pressé. Où est le meunier ?
CATHERINE.
Parti, François; on lui devait deux ans de gages.
FRANÇOIS.
Et le garçon du moulin ?
CATHERINE.
C'est notre pauvre petil Jeannie qui fait aller le mouHn à
lui tout seul; mais bientôt il n'aura pas grand'peine, car
toutes nos pratiques nous ont quittés. Quand on est dans le
malheur!... Nous sommes là sans un denier : tout est saisi,
bientôt nous n'aurons pas un morceau de pain, pas un œuf,
pas un fagot !...
FRANÇOIS.
Ai-je bien fait de revenir !... Allons, Catherine, j'ai gagné
un peu d'argent chez mes maîtres, et j'apjwrte de quoi remé-
dier au plus gros du dommage. Nous allons racheter le né-
cessaire, et, quant au moulin, s'il y a du désarroi, je n'ai pas
besoin de charron pour le remettre en danse... (a jcannic, qui
sort de chez sa mère.) Il n'est point tard, et il faut que mon Jean-
FRANÇOIS LE CHAMPI 465
nio, qui est presto comme un papillon, coure bien vite, ce
soir et encore demain matin, dire à toutes nos pratiques que
le moulin crie comme dix mille diables, et qu'il y a à la
meule un rude meunier qui attend le grain.
JE.VNNIE.
J'y vas, j'y cours, mon François !
CATHERINE.
Prends donc tes sabots et ton bonnet de laine !
JEANNIE.
Non, non ; j'irai plus vite comme je suis.
Il sort en courant. Catherine le pourr^nit pour lui faire prendre
son bonnet.
FRANÇOIS.
A présent, Catherine, donne-moi la clef de la crédence...
C'est bien toujours là que tu ranges tous les papiers?...
CATHERINE, lui donnant la clef.
Tous les papiers du défunt y sont, et mêmement tous ceux
que les huissiers ont apportés depuis. Moi, je n'y connais
rien, bonnes gens!... Mais, puisque tu sais lire dans les
écritures, tu vas examiner tout ça...
FRANÇOIS. •
Et maintenant, vu dormir, Catherine.
CATHERINE.
Oh ! non pas ; je ne quitte jamais notre maîtresse la nuit...
Elle est si faible !
FRANÇOIS.
jMais la demoiselle Mariette la veille bien à son tour ?
CATHERINE.
Oh! ma Gne, jamais; c'est jeune, voyez-vous; ça ne con-
naît pas la peine; d'ailleurs, moi, ça m'est égal; je dors un
peu sur ma chaise ; et il y a, ma foi, bien un mois que je ne
me suis pas couchée chrétiennement dans un lit deux heures
d'affilée.
FRANÇOIS.
C'est pour ça que tu vas dormir dans le tien bien chré-
166 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
tiennement toute la nuit; et mademoiselle Mariette veillera
sa belle-sœur; je t'en réponds, j'y aurai l'œil.
CATHERINK.
Oh ! ça fâcherait peut-être madame Blanchet. Elle craint
de contrarier cette petite ; et, d'ailleurs, il faut la veiller mal-
gré elle.
FRANÇOIS.
Fais ce que je te dis. Vois-tu, Catherine^ il faut m'obeir
pour un peu de temps. -Quand tout ira bien ici, tu me com-
manderas à ton tonr,
CATHERINE.
Allons, je ne sais pas comment ça se fait, mais tu parais
avoir si bonne tête et si bon cœur, que le commandement
soit ton droit.
Elle sort.
SCÈNE XV
FRANÇOIS, seul.
Il va devant la crédence et l'ouvre.
D'abord, je vas me débarrasser de ma ceinture, et serrer
ici les écus que j'ai gagnés, (il ôte sa ceinture et met l'argent dans
la crédence.) Voilà mes six années de gages comme garçon
meunier; il ne s'en manque guère... J'ai bien fait d'économi-
ser!... Je savais bien qu'au train dont marchait maître Blan-
chet, sa femme et son enfant auraient besoin du champi un
jour ou l'autre... Quant à ça ... (il tire un portefeuille et l'ouvre.)
Non, il vaut mieux le garder sur moi jour et nuit, c'est plus
sûr... Ça ne gêne pas, ces petits morceaux de papier fin ;... ça
ne fait pas plus de bruit dans la poche qu'une miette de pain
dans un bonnet... C'est drôle!... et dire que ça vaut quatre
mille francs I... un beau champ de blé, quoi I...On ne voit pas
souvent de ça dans nos campagnes; mais, moi, je sais que
c'est bon et. que ça payera les dettes de Madeleine... Quant
à celle qui m'a envoyé ça, bénie soil-elle, quand même ! 0
ma pauvre mère!... vous aviez de quoi élever votre champi,
mais vous avez eu peur du monde, parce que le monde est
FRANÇOIS LE CHAMP I *C7
sans pilié !... Ouand j'ai reçu ce cadeau-là, bien en secret,
par les mains d'un prêtre, ça m'a lait d'al)ord plus de peine
que de plaisir... Ça voulait dire : « Tiens! voilà de l'argent,
tu ne me connaîtras jamais... » Et moi, j'aurais mieux aimé
embrasser celle qui m'a mis au monde ! Eh bien, merci, ma
mère ! (ii baise le portefeuille.) Tu m'as rendu un plus grand ser-
vice que je ne pensais... puisque tu m'as donné le moyen de
sauver celle qui m'a tenu lieu de toi ! (il remet le portefeuille dans
sa poche.) Allons, voyons ces paperasses.
Il examine les paiiiers.
SCÈNE XVI
FRANÇOIS, JEAN BONNIN, entrant avec précaution.
JEAN, à part.
Toi, je t'ai bien vu entrer, mais je ne te vois pas faire
mine de sortir... Qu'est-ce que ça signifie ? serait-ce un ga-
lant pour la Mariette?... (il regarde François à la dérobée.) Un
beau gars, ma foi , un jeune homme, et qui a du dequoi,
d'après ses habits !... Oh ! je te ferai causer 1 j'en veux savoir
le fin mot!...
Il tousse.
FRANÇOIS, sans se retourner.
Te voilà déjà revenu, Jeannie ?
JEAN. Il tousse encore.
Jeune homme !
FRANÇOIS, se retournant.
Plaît-il?
JEAN.
Sans vous commander, peut-on vous demander si vous
n'avez point vu un laurier ?
FRANÇOIS, l'exaininant.
Un laurier?
JEAN.
Oui, un bouquet de laurier avec des rubans, comme qui
dirait une engageure qu'on met à la cheminée.
IC8 THÉATEE COMPLET DE GEORGE SAND
FRANÇOIS.
Ah! bon I un bouquet iiour demander le cœur et la main
d'une jeune fille à marier?... Je n'ai rien vu... C'est donc
vous qui l'aviez apporté, ce bouquet?
JEAN.
C'est peut-être bien vous ?
FRANÇOIS.
Et si c'était moi?
JEAN.
Dame 1 faudrait s'expliquer, (a part.) Voilà un homme qui
est fin I
FRANÇOIS.
Eh bien, on s'expliquera quand vous voudrez, Jean Bonnin.
JEAN, à part.
Il me connaît, et je ne le connais point... Il est plus fin
que moi.
FRANÇOIS.
Vous voilà tout interloqué; on dirait que vous avez oublié
votre nom, en venant ici. Au moins, vous n'auriez pas dû
oublier votre parenté, car m'est avis que le neveu de ma-
dame Sévère devrait faire un peu plus de façons pour entrer
dans la maison et pour vouloir entrer dans la famille de ma-
dame Blanchet.
JEAN.
C'est- il de sa part que vous me baillez mon congé?
FRANÇOIS.
Non, ce n'est qu'un conseil d'ami.
JEAN.
Vous n'êtes point mon ami; je no vous connais point.
FRANÇOIS.
Eh bien, dites à votre tante que vous avez vu le champi,
et qu'il est céans.
JEAN.
Lechampi!... Comment, c'estvous ?... c'est toi, François?...
Oh! c'est bien différent! nous n'avons jamais été ennemis,
que je sache... Oh bien, je veux causer avec toi; demain.
FRANÇOIS LE CHAMPI IC,9
j'irai to Irouver dans le moulin, cl, si lu veux me rendre ser-
vice, je te payerai à boire, mais, la, tout ton toûl !
FRANÇOIS, souriant.
Je ne demande pas mieux.
JEAN.
Eh bien, c'est dit, à demain!.,. Je m'en vas... parce que je
ne dois pas venir ici... C'est trop tôt!... c'est trop tôt! La
main, François"?
FRANÇOIS, lui donnant la main.
Soitl...
JEAN, à part, en sortant.
Étais-je bête, de me molester l'esprit pour un champil...
C'est égal, je ne vas pas loin... Je veux le voir sortir... Il
est fin...
Il sort.
SCÈNE XYII
FRANÇOIS, seul, rangeant la crédence.
Le voilà enchanté de moi! C'est si peu de chose qu'un
champi !... on ne le craint pas, et^ au besoin, on l'achète...
parce que c'est pauvre !... Bon ! je te confesserai plus que tu
ne me confesseras, toi! Mais la diable de quittance n'est
point ici : elle aura été soustraite ou brûlée par mégarde!...
Diantre !...
11 ferme la crédence.
SCÈNE XVIII
MARIETTE, FRANÇOIS.
MARIETTE.
Eh bien, vous êtes donc encore ici, monsieur François?
Où donc est la Catherine? Voilà ma belle-sœur endormie, et
c'est l'heure de nous reposer Ions.
I 40
170 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
FRANÇOIS.
Vous êtes donc bien fatiguée, demoiselle ? A vous voir si
fraîche, je ne l'aurais point cru.
MARIETTE, nionlrant l'escalier.
C'est donc un tort à vos yeux d'avoir bonne mine ?
FRANÇOIS, s'approchant de l'escalier.
Non; mais j'ai fait une comparaison de votre mine si bril-
lante avec celle de la pauvre Catherine, et, que voulez-vous
que je vous dise?... j'ai pris plus d'intérêt à regarder la
pauvre servante qui meurt comme un bon cheval sous le har-
nais, que la belle jeunesse qui reluit comme une aube au
printemps,
MARIETTE.
Est-ce que Catherine s'est plainte d'être fatiguée ?... Pour-
quoi ne me l'a-t-elle point dit?...
FRANÇOIS.
Le courage ne se plaint jamais; c'est au bon cœur*de devi-
ner quand il souffre.
MARIETTE.
Et vous l'avez deviné?... A ce compte, c'est Catherine qui
a le courage, c'est vous qui avez le bon cœur... Et moi,
qu'est-ce que j'ai ?
FRANÇOIS.
Vous avez votre beauté pour vous consoler du mal des
autres.
MARIETTE, descendant les marches.
C'est tout!... Savez -vous, monsieur le meunier, que, si
vous me dites mes vérités, j'en sais dire aussi, et qu'on no
me gagne guère à ce jeu-là?...
FRANÇOIS.
Dites, belle Mariette, dites ce que vous avez au fin bout de
la langue. Vous voulez dire que je suis un insolent de vous
parler en ami, moi qui ne suis rien, moins que rien... un
champi !...
MARIETTE, embarrassée.
Ohl je n'ai pas eu l'idée do vous reprocher... Vous me
FRANÇOIS LE CHAMPI 174
croyez bien mauvaise, je le vois... Pourtant, nous ne nous
connaissons que de tantôt; et je pourrais vous demaiider de
quel droit vous mo souhaitez penser à votre mode.
FRANÇOIS.
Mon droit?... Vous le connaissez bien! c'est le droit du
champi... de l'enfant qui a été recueilli ici par la charité de
madame Blanchet;... ce qui est cause qu'il a le devoir de l'ai-
mer comme sa mère, à seule fm de la récompenser de son
bon cœur.
MARIETTE, éimie.
Je n'ai rien à blâmer là-dessus, maître François, et peut-
être que, vous aussi, vous prendrez une meilleure idée avec
le temps.
FRANÇOIS, avec franchise.
Il ne. tiendra qu'à vous, et je ne demande pas mieux...
Voulez-vous me donner une poignée de main ?
MARIETTE, minaudant.
C'est un peu trop tôt, je pense...
FRANÇOIS, souriant.
Vous ne voulez point? Ce sera pour plus tard... Où allez-
vous donc, mademoiselle Mariette ?
MARIETTE, se dirigeant vers sa chambre.
Eh! je vas chercher mon manteau et ma coiffe pour veiller
Madeleine.
FRANÇOIS.
Vous voyez bien que vous n'êtes pas seulement la plus jo-
lie fille du monde, et que vous êtes bonne aussi, comme un
petit ange! Allons, voulez-vous me donner la main, à pré-
sent?
/
MARIETTE.
Puisque vous me le demandez si honnêtement...
François lui baise la main ; pendant ce teni[is, Jean Bonnin passe la
tète par la porte et fait un geste de désespoir comique; il disparaît aus-
sitôt, et François sort après lui.
172 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
MARIETTE, montant à sa chambre.
Tiens!... tiens!... comme il m'a baisé la main ! c'est gentil,
çal... ça n'est pas des manières de paysan...
ACTE DEUXIÈME
Même décoration qu'au premier acte; seulement, la porte du fond est
grande ouverte et l'on voit la campagne au printemps.
SCÈNE PREMIÈRE
FRANÇOIS, JEANNIE, MADELEINE, appuyée sur
le bras de CATHERINE.
FRANÇOIS.
Allons, madame Blanchet, il faut vous promener souvent
pour reprendre vos forces; voilà le printemps, le rossignol
qui chante, la rivière qui cause, le soleil qui se fait clair et
beau, (a Jeannie.) Soutiens-la bien, petit, car elle n'est pas
encore des plus fortes, notre mère mignonne.
JEANNIE.
N'aie pas peur, mon François, je la conduirai aussi adroi-
tement que tu me conduisais quand j'étais petit.
MADELEINE.
Oh! je no tarderai pas à vous aider à l'ouvrage, mes pau-
vres enfants; je me sens tous les jours mieux.
CATHERINE.
Dame ! c'a été un peu long ; mais voilà que vous reprenez
comme un rejet. M'est avis, madame Blanchet, que la mala-
die vous a rajeunésie ; vous voilà aussi blanche qu'une bour-
geoise, et ça ne vous gâte point. C'est pourtant à ce François-
là que nous devons le contentement de vous voir guérie!
JEANNIE.
Oui, c'est à lui ; depuis trois mois qu'il est revenu à la
maison, il nous a porté bonheur en tout.
FRANÇOIS LE CHA.MPI 173
MADELEINE.
Je le crois bien! il s'y emploie du matin au soir. Eh bien,
lu parais soucieux, François ?
CATHERINE.
Je sais ce qu'il a; quelqu'un nous a dit ce malin que la
Sévère voulait recommencer ses chicanes au sujet du billet
de quatre mille francs de M. Ulanchet.
MADELEINE.
Ah ! mon Dieu, elle n'y a pas renoncé ?.Ce serait noire ruine.
FRANÇOIS.
Elle n'oserait, ce sont des menaces pour vous effrayer;
mais soyez sûre qu'elle ne s'embarquera pas dans une si
mauvaise affaire.
Catherine va à la fcnclro.
MADELEINE.
Si pourtant mon mari n'avait pas payé!
FRANÇOIS.
C'est ce que je saurai, pas plus tard qu'aujourd'hui; j'ai
trouvé un prétexte pour y aller, chez la Sévère, et j'y vais de
ce pas.
CATHERINE, regardant par la fenêtre.
Oh! mafme, vous n'aurez pas besoin d'aller bien loin, car
la voilà qui vient ici.
Elle ferme la porte du fond.
MADELEINE.
Ici, la Sévère! elle ose venir chez moi? Oh! c'est une
grande hardiesse !
FRANÇOIS.
Oui, bien grande; mais elle n'y reviendra pas deux fois,
car je veux la recevoir. Sortez par ici, ma chère mère (u
montre la chambre de Madeleine), pour ne la point rencontrer, et
promenez-vous au bout du jardin pour ne la point entendre,
ça ne vous ferait que du mal.
CATHERINE , regardant toujours par le fond.
11 parait qu'elle n'a point osé se risquer seule, car elle
10.
174 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
amène ici son gros innocent de neveu , qu'elle veut faire
épouser à mademoiselle Mariette.
FRANÇOIS.
C'est bon, va au-devant d'eux, et dis-leur que la demoi-
selle est ici.
Catherine sort.
MADELEINE.
Mais OÙ donc est-elle, Mariette?
FRANÇOIS.
Chez la Sévère, comme tous les jours; mais elles n'auront
pas suivi le même chemin et ne se seront pas rencontrés.
François va vers la fenêtre.
MADELEINE.
Mon Dieu, est-il possible que cette enfant s'obstine dans
une pareille amitié? Ah! je l'entends, cette vilaine feuune.
Allons-nous-en, mon Jeannie ; et toi, François, ne te querelle
pas avec son neveu.
FRANÇOIS, riant.
Ah! pour cela, il n'y a point de danger.
Madeleine et son fils sortent par la porte de côté.
FRANÇOIS.
A nous deux, maintenant, dame Sévère !
SCÈNE II
FRANÇOIS, SÉVÈRE, JEAN BONNIN.
SÉVÈRE.
Eh bien, cette grosse niaise de servante qui nous disait
que la Mariette était céans! je ne vois que le beau meunier
à la veuve.
FRANÇOIS.
Dites le serviteur do madame Blanchct, pour vous obéir,
pas moins, dame Sévère.
SÉVÈRE.
Ah! tu es devenu bien honnête avec les années, chauipi ;
FRANÇOIS LK CIIAMPI 175
tu n'étais pas comme ça quand on l'a cliassé de la maison.
FRANÇOIS.
Piiis(iuo, par l'efTet de votre bonté, j'ai été forcé de voya-
ger, madame Sévère, c'est à vous que j'ai l'obligation d'avoir
appris l'honnêteté; et, s'il vous plaisait me laisser causer un
brin avec vous, vous ne me trouveriez peut-être plus si mal
éduqué que par le temps passé.
SÉVÈRE.
Tiens, il a appris à parler, ce garçon-là. (a. part.) Et il est,
ma foi, devenu joli homme tout à fait, (a Jean Bonnin.) Eh bien,
qu'est-ce que tu fais là, comme un nigaud, à regarder les
images de la cheminée ? Dirait-on pas que tu as froid ! il
faut être plus dégourdi que ça quand on vient voir sa belle.
Allons, éveille-toi, cherche-la dans le moulin ou dans le ver-
ger, puisqu'elle n'est point dans la maison.
FRANÇOIS, à Jean Bonnin.
Vous souhaitez voir notre jeune demoiselle ? Je crois bien
qu'elle est allée jusque chez sa cousine Fanchon.
JEAN.
Diantre! ce n'est point tout près d'ici! C'est égal, je m'en
y vas.
Il son.
FRANÇOIS, k part.
Va, mon garçon, et tâche de la rencontrer.
SCENE III
FRANÇOIS, SÉVÈRE.
SÉVÈRE.
Eh bien, qu'est-ce que vous avez à nous conter, le beau
meunier ?
FRANÇOIS, d'un ton patelin.
Je voulais VOUS parler d'affaires, mais vous dites là un
uwt... Dame! on vous en conterait bien, si on l'osait î C'est
que vous êtes diantrement belle femme , da I vous n'avez
176 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
point empiré, depuis que je ne vous ai vue d'aussi près; vous
êtes encore fraîche comme une guigne, et je ne m'étonne
point que défunt maître Blanchet eût perdu l'esprit à cause
de vous !
SÉVÈRE , à part.
Je vois ce que c'est; on me flatte, on a peur. (Haut.) Voyons,
c'est-il par malice, ou par enjôlerie, que tu me contes ces sor-
nettes-là? Crois-tu que je ne saclie pas où tu veux en venir?
FRANÇOIS.
Oh! pouvez-vous dire ça! Vous savez bien que, pour de la
malice, je n'en ai jamais été cousu... Vous vous mettez dans
l'esprit que je vous demande grâce pour cette pauvre ma-
dame Blanchet, qui a son sort entre vos mains, et que je vou-
drais vous amener à un petit arrangement? La vérité est que
cette femme est malheureuse, et qu'il ne dépendrait que de
vous de la mettre sur les chemins, une besace au dos et un
bâton de misère à la main.
SÉVÈRE.
Sans doute, il ne tient qu'à moi. (a part.) Et c'est à quoi je
ne manquerai point, si je puis.
FRANÇOIS.
Oh ! vous ne feriez point une pareille chose ! vous avez le
cœur trop bien placé, et vous ne voudriez point non plus lui
subtiliser l'amitié de sa petite belle-sœur, qu'elle aime comme
son enfant, et qu'elle élève depuis quasiment cinq ou six
années.
SÉVÈRE.
Ah ! nous y voilà !.,. Nous savons tous que la petite a du
bien, qu'on serait assez aise d'en conserver la tutelle pour
parer à de gros embarras, sauf à lui rendre des comptes plus
tard, comme on pourra ! On voudrait bien l'empêcher de
venir chez moi, parce qu'elle risque d'y rencontrer galant à
son gré, et que le plus tard on la mariera, le plus longtemps
on verra reluire ses écus; mais la petite a une bonne tète.
Dieu merci, on ne la renfermera pas comme un oiseau dans
une cage. Elle n'a ni père ni mère, elle fait ce qu'elle veut
FRANÇOIS Lli CHAMPI *''
pense comme elle l'entend, et le mari qu'elle choisira, il fau-
dra bien qu'on s'en accom.mode !
Ils vont s'asseoir à droite.
FRANÇOIS, à part.
C'est donc comme cela qu'on endoctrine cette jeunesse!
(Haut.) Moi, je ne vous en dirai rien, madame Sévère. Je ne
sais pas toutes ces affaires-là, et ne me mêle point de ce que
veut, ou ne veut pas la demoiselle de céans. Je sais seulement
qu'il y a des personnes qui, pour avoir plus d'âge et de cor-
pulence, n'en sont pas moins bonnes à regarder.
SÉVÈRE, à part.
Diantre! il me regarde avec des yeux!... C'est qu'il a fiè-
rement bonne mine, ce garçon-là ! (Haut.) Allons ! qu'est-ce
que tout ça signifie? est-ce pour ton compte ou pour celui
de la veuve Blanchet que tu me flattes ?
FRANÇOIS, faisant le simple.
Oh! pour le compte de madame Blanchet, à quoi bon?
Vous ne lui voulez' point de mal! vous êtes si bonne! vous
vous divertissez un peu à lui donner du tourment; mais vous
êtes trop juste pour vouloir réclamer ce qui ne vous serait
point dû !
SÉVÈRE.
Ce qui ne me serait point dû? Est-ce que quelqu'un ici se
permet d'en douter?
FRANÇOIS.
Dame! oui, un peu...
SÉVÈRE.
Ah! voilà qui est fort! Défunt Blanchet m'a-t-il fait des
billets, oui ou non ?
FRANÇOIS.
Oh! oui.
SÉVÈRE.
Et m'a-t-il jamais payée ?
FRANÇOIS, changeant peu à peu de ton.
Eh! oui.
178 THÉÂTRE COMPLET DE GEOKGE SAND
SÉVÈRE.
On ose dire çal Où est ma quittance? peut-on me la mon-
trer, ma quittance?
FRANÇOIS, élev<ant la voix.
Parbleu! oui.
Ils se lèvent.
SÉVÈRE, troublée.
Comment, oui, oui? Il n'y a pas besoin de tant crier, je
no suis point sourde. Faites-la donc voir, cette quittance;
je serais bien aise qu'on me la fit voir!
FRAAÇOIS.
On vous la fera voir devant les juges si vous voulez plai-
der! fA part.) Elle est bien inquiète.
SÉVÈRE, se remettant.
Ah! bien, je connais ça; ou veut m'éprouver, on croit me
faire peur! Tu joues mal ton rôle, champi;'tu as cru me
prendre au piège. (Avec un riro forcé.) Mais c'est peine perdue,
mon gars ; je suis dans mon droit, et je plaiderai jusqu'à ce
qu'elle paraisse, cette fameuse quittance.
FRANÇOIS, tranquillement et feignant de chercher sa poche.
Vous voulez donc la voir absolument^ cette pauvre quit-
tance du bon Dieu? (a part.) Voyons jusqu'où elle ira! le pre-
mier papier venu ! (ll tire un papier de sa poche en ayant l'œil sur tous
les mouvements de Sévère.) Oh! elle est écrite de votré belle main,
madame Sévère, et, quand je l'ai retrouvée, j'ai eu envie de
baiser votre signature.
SÉVÈRE, voulant saisir la quittance.
Ce ne peut être ma signature, voyons!...
FRANÇOIS, remettant tranquillement le papier dans sa poche.
Prenez donc garde, madame Sévère, vous allez vous écliauf-
fer le sang! et, à cette heure, auriez-vous point aHaire à
votre logis? J'ai dans mon idée que vous feriez bien d'y re-
tourner, car il y a ici un bon bras...
SÉVÈRE, effrayée.
Malheureux, tu oses menacer une femme!
FRANÇOIS LE CHAMPI 179
FRANÇOIS.
Non pas, non pas ; je dis qu'il y a ici un bon bras pour
vous reconduire, si vous voulez l'accepter.
SÉVÈRE.
J'entends, et c'est bien assez; mais ne crois pas, chanipi,
m'avoir fait peur ni regret; vous direz du mal de moi ! je ne
m'en embarrasse guère, et vous verrez comme je sais prendre
les devants.
FRANÇOIS,
A cela, il n'y aura rien de nouveau !
SÉVÈRE.
Si fait, il y aura du nouveau, et, si vous parlez mal de
moi, vous en entendrez parler aussi. Ah! c'est comme çal tu
as voulu me jouer! Je m'en vas, mais vous ne tarderez point
à me revoir, et je ne me tiens pas loin. A bientôt, beau meu-
nier.
Elle sort.
SCÈNE IV
FRANÇOIS, seul.
J'en étais bien '=;ùr, elle a donné dans le piège; elle ne
plaidera point; pour être malhonnête, on n'est pas toujours
habilo! Mais j'ai peut-être été un peu vite avec elle; elle
s'en va furieuse!... Ah! qu'elle ne lâche point un mot contre
Madeleine!...
SCÈNE V
MARIETTE, venant du dehors; FRANÇOIS.
FRANÇOIS.
Ah! vous voilà de retour, demoiselle? . ,
MARIETTE, assise à gauche.
Eh bien, François, qu'est-ce que ça vous fait que je sois ici
ou ailleurs?
180 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
FRAÎVÇOIS.
Ça ne me regarde point, et pourtant j'y fais attention,
comme vous voyez.,,
MARIETTE.
Allons, laissez-moi, et gardez vos observations pour vous;
je ne suis pas en humeur de me laisser taquiner aujourd'hui.
FRANÇOIS,
J'en sais hien la cause, et ne vous la demande point.
MARIETTE.
Quelle cause est-ce que vous supposez?...
FRANÇOIS.
C'est donc vous qui me questionnez à cette heure? Eli bien,
j'obéirai à votre premier commandement... Je garde mes idées
pour moi.
MARIETTE, se levant.
Ehl vous m'impatientez; qu'est-ce que vous voulez me
donner à entendre? Vous êtes toujours après moi,
FRANÇOIS,
Non; c'est vous qui voulez me forcer à parler, et c'est moi
qui veux me taire.
MARIETTE hausse les épaules d'un air de dépit.
Qui donc est venu ici, que je vois les chaises dérangées?
FRANÇOIS.
Vous voyez bien que vous m'abimez de questions; qu'est-
ce que ça vous fait que les chaises soient dérangées ?
MARIETTE.
Ça m'est fort égal ; mais je dis qu'il est venn ici quelqu'un.
FRANÇOIS.
Vous ne l'avez donc pas rencontrée ?
MARIETTE.
Qui?
FRANÇOIS.
Vous en venez pourtant !
MARIETTE.
D'où?
FRANÇOIS LI-: CHAMl'l 181
V R A N Ç 0 1 S .
E^t-ce que je vous le demande?
MAIUIÎTTE.
Ail ! finissez ces jeu\-là, François, ou nous nous brouille-
rons ensemble.
FRANÇOIS.
Est-ce que c'est possible !
MARIETTE.
Quoi?
FRANÇOIS.
De nous brouiller.
MARIETTE.
Vous croyez donc que nous sommes trop bons amis pour ça?
FRANÇOIS.
Tout au contraire ; je crois que nous sommes brouillés do
naissance^ et que nous n'y pouvons rien changer.
MARIETTE.
Voilà une parole bien aimable I
FRANÇOIS.
Il faut qu'elle vous plaise, puisque vous me la demandez.
MARIETTE.
Moi, je vous la demande ?
FRANÇOIS.
N'auriez-vous pas trouvé mauvais si je l'avais entendu au-
trement ?
MARIETTE.
Ohl que vous me lourmenlez, François! Voyons, il n'y a
qu'un mol qui serve, et, si c'est cela, il faut le dire : vous
me détestez?
FRANÇOIS.
Ma foi, vous le mériteriez bien !
MARIETTE, très-animée, le regardant.
Allons! dites ce que vous avez contre moi; ce sera plus
tôt fini.
FRANÇOIS
Vous êtes déjà lasse de la dispute ! vous êtes donc malade
aujourd'hui ?
I 44
182 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAXD
MARIETTE.
Il y aurait de quoi l'être, d'être toujours moquée, molestée
et blâmée par vous !
FRANÇOIS.
Quand vous voudrez que je vous parle sérieusement et de
bonne amitié, vous me le ferez savoir.
MARIETTE.
Eh bien, je vous le demande tout de suite; dépéchez-vous,
ou je m'en vas !
FRANÇOIS.
Vous y retournez sitôt?
MARIETTE.
Ah ! c'est trop, je n'en peux pas supporter davantage !
Elle pleure.
FRANÇOIS, un peu ému.
Voilà que vous vous en prenez à vos beaux yeux, à pré-
sent, Mariette?
MARIETTE, pleurant.
Ça vous fait plaisir de me chagriner et de me mettre hors
de moi! Réjouissez-vous donc, vous avez votre divertisse-
ment comme vous l'avez souhaité.
FR\NÇ0IS, lui prenant la main.
Voyons, Mariette, ne pleurez point et ne prenez point on
mal ce que je vas vous dire : il ne faut plus aller chez la Sé-
vère, ma bonne demoiselle; ce n'est pas la place d'une per-
sonne comme vous.
MARIETTE.
Et qui vous dit que je la fréquente déjà tant?
FRANÇOIS.
Vous avez beau vous en cacher, je vous dis, moi, que vous
y allez un peu plus souvent que tous les jours, et que vos
moulons sont gardés par le tiers et le quart (qui cause i\o
vous), tandis que vous courez sar des chemins où vous auriez
dû laisser pousser l'herbe bien haute, avant que d'y mettre
le pied ! Je sais bien qu'on se divertit et qu'on est fêtée au
logis de la Sévère. On y rencontre des galants qui, tous, sont
FRANÇOIS LE CHAMPl 183
pour le bon motif; car vous êtes riche, et vous pourriez vous
passer d'être belle, avec les prétendants que la Sévère vous
présente-à choisir; mais ya llatle toujours d'être courtisée et
louangée, et, pour ce plaisir-là, vous ne craignez pas de faire
à Madeleine un chagrin qui lui fend le cœur.
MARIETTE.
Madeleine! Madeleine! pourquoi me parlez-vous de Made-
leine? Elle sait bien que je ne songe point à la chagriner ;
mais vous, si vous avez du déplaisir, dites-le, et je verrai ce
que j'ai à répondre. Pourquoi est-ce que vous fourrez tou-
jours ma belle-sœur là dedans?
Elle se lève.
FRANÇOIS.
Mariette, il ne manque pas de gens qui aimeraient à vous
persuader à leur profit; mais, quant à moi, je ne saurais le
faire au détriment de l'amitié que vous devez à Madeleine.
MARIETTE.
Toujours Madeleine! Elle a ses raisons pour m'empêcher de
me marier.
FRANÇOIS.
Oh ! fi ! demoiselle, voilà la Sévère qui parle par votre
bouche. Eh bien, jt vous dis, moi, que Madeleine vous aime
plus que vous ne méritez; la pauvre chère âme ne saii que se
désoler, et , vous connaissant précipiteuse et combustible
comme votre défunt frère, elle craint d'augmenter le mal en
vous contrariant; elle espère que, de vous-même, vous vous
dégoûterez de son ennemie; mais, puisque \ous n'avez pa's le
cœur de blâmer ce qui est méprisable, Madeleine devrait vous
arrêter au penchant de votre perdition.
MARIETTE, en colère.
Oui-da, et pardi, on va obéir comme un enfant de deux
ans aux volontés d'une belle-sœur ! Dirait-on pas que je lui
dois soumission ? Et où prend-elle que je perds mon honneur?
Dites-lui^ s'il vous plaît, qu'il est aussi bien agrafé que le
sien, et peut-être, mieux. Je sais qu'en allant chez la Sévère
je n'y fais point de mal, et cela me suffit. ^
18V THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
FRANÇOIS.
A savoir. Et tenez, Mariette, vous avez trop de presse d'y
aller; n'y retournez plus, croyez-moi, ou, à îa parfin, je croi-
rai que vous n'y allez à de bonnes intentions.
MARIETTE.
C'est donc décidé, maître François, que vous allez faire
toujours le maître d'école avec moi? Vous vous croyez l'homme
de chez nous, le remplaçant de mon frère, pour me faire la
semonce! Je vous conseille de me laisser en repos. (Elle rajuste
sa coiffe devant le miroir.) Votre servante! si ma belle-sœur me
demande, vous direz que je suis chez la Sévère, et, si elle
vous y envoie me chercher, vous verrez comment vous y
serez reçu.
FRANÇOIS.
A votre aise, demoiselle! je quitte la partie, et vous laisse
le chemin libre; ne craignez point que j'aille contrarier vos
amoureux, ça ne se fait que pour les personnes que l'on tient
en grande amitié et en grande révérence.
Il sort par la chambre de Madeleine.
SCÈNE VI
MARIETTE, seule.
Ah! que voilà de mauvaises paroles! il n'a point d'amitié
pour moi.
Elle se jette sur une chaise et sanglote.
SCÈNE VII
SÉVÈRE, MARIETTE.
SÉVÈRE.
Eh bien, qu'est-ce que je vois! ma pauvre mignonne tout
en larmes? Ah! je le vois bien, Mariette, on vous moleste par
trop, ici !
FRANÇOIS LE CHAMPI *86
MARIETTE.
Non, ce n'est pas ça! c'est un chagrin que j'ai.
SÉVÈRE.
Pauvre petite chère amie! la voilà qui a ses jolis yeux
rouges comme braise! Ah! Mariette, Mariette, vous n'avez
point de fiance envers moi et vous ne me dites point tout !
MARIETTE.
Qu'est-ce que vous voulez donc que je vous dise^ Sévère?
Ce que j'ai, je ne le sais pas moi-même!
SÉVÈRE.
Moi, je le sais; votre belle-sœur vous déteste, parce que
vous êtes trop jeune et trop gentille, à côté d'elle; ça marque
trop son âge, et c'est autant par jalousie que par intérêt
qu'elle veut vous empêcher de plaire aux hommes.
MARIETTE.
Je n'ai jamais dit ça. Sévère, ne me faites pas dire ça ! je
vous dis que mon chagrin me vient de moi-même !
SÉVÈRE.
Alors, mignonne, c'est que vous avez une peine d'amour,
et je gage que je sais pour qui?
MARIETTE.
Si vous le savez, dites-le donc, car, pour moi, je n'oserais
me fier aux idées qui me viennent dans la tête.
SÉVÈRE, avec volubilité.
Je n'irai pas par quatre chemins, Mariette; vous avez du
goût pour mon neveu, pour ce pauvre Jean Bonnin, qui n'ose
point vous parler, parce qu'il est honteux, cet enfant-là, et
alors, vous croyez qu'il ne vous aime point. Mais, moi, je
vous dis qu'il en tient pour vous autant que vous pouvez le
souhaiter. Je suis venue avec lui, justement parce qu'il veut
vous présenter sa demande^ et parce que je prévois qu'il sera
mal reçu ici, et que je n'entends point qu'on lui fasse d'af-
front. Il est votre amoureux attitré, puisqu'il vous plaît; vous
avez le droit de le recevoir, comme il a celui de vous fré-
quenter ; et, si votre monde veut réconduire, il faut que je
186 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
sois là, pour vous donner protection et savoir qui, de vous ou
(le votre belle- sœur, est céans la fille à marier.
MARIETTE, distraite.
Votre neveu est venu? Je ne le vois point.
SÉVÈRE.
Votre meunier l'a envoyé chez votre cousine Fanclion, di-
sant que vous y étiez.
MARIETTE.
Je n'y étais point, et il le savait bien, puisqu'il épie tout
ce que je fais.
SÉVÈRE.
Ah ! le champi s'est amusé à faire courir mon neveu comme
ça pour se gausser de nous ?
MARIETTE, pensive.
Dites donc, Sévère, est-ce que vous penseriez, d'après cela
et d'autres choses encore que je vous dirai, que notre meu-
nier serait comme jaloux, comme amoureux de moi ?
SÉVÈRE.
Voyez-vous ce drôle! il se permet aussi de vous en conter?
Vous ne me l'aviez jamais dit, Mariette.
MARIETTE.
Non, Sévère, il ne m'en conte point; tout au rebours, il
me contrarie et me reprend sur toutes choses. Il a une façon
d'être avec moi^ à quoi je ne comprends rien; tantôt com-
plaisant et amiteux, comme si nous étions frère et sœur; tan-
tôt grondeur et répréhensif, comme s'il se croyait mon on-
cle ou mon parrain.
SÉVÈRE.
Franchement, Mariette, ce pai'cn de meunier vous a jeté
un charme.
MARIETTE, après s'i'trc caché un imtant la figure dans les mains.
Eh bien, je crois que vous avez dit le fin mot, Sévère,
c'est comme un charme qu'il a jeté sur moi ! Tant plus il me
moleste, tant plus je suis obligée de penser à lui ! Les plus
belles louanges des autres ne me font qu'un petit plaisir; le
moindre mot de lui me rend fièrc et me contente... Vous di-
FRANÇOIS LE CHAMPI 187
lez pou l -être que c'est la coquetterie qui me tient, et le (Jé-
pit que j'ai de voir qu'il sait si bien se défendre de moi. C'est
possible, mais, pas moins, j'en sèche de souci... Quand je vas
chez vous faire la charmante avec d'autres, c'est tout bonne-
ment parce que j'enrage contre lui, et que je voudrais le faire
enrager contre moi! quand je crois que je l'ai rendu jaloux,
je suis contente, et, quand je crois qu'il ne l'est point, je
voudrais être morte !
Elle se met à pleurer. Sévère la flatte et la caresse.
SÉVÈRE, à part.
Je m'étais toujours doutée de ça !
SCÈNE VIII
FRANÇOIS, sans êtrevTi; MARIETTE, SÉVÈRE,
FRANÇOIS, sur le senil de la porte du fond.
Déjà la Sévère à l'œuvre!
Il écoute sans se montrer.
sévè:re.
Oh ! foin du champi ! Comment, mignonne, une fille de
votre rang épouserait un champi! J'en aurais honte pour
vous, ma pauvre ànie, et encore ce n'est rien ! Il vous le
faudrait disputer à votre belle-sœur, car il est son bon ami;
aussi vrai que nous voilà deux !
François est au moment de se montrer, il fait un geste d'indignation et
se cache de nouveau.
MARIETTE.
Là-dessus, Sévère, je ne puis vous croire; ma belle-sœur
est une honnête femme, et, d'ailleurs, elle est d'un âge...
SÉVÈRE.
Elle n'a guère que trente ans, et ce champi n'était encore
qu'un galopin^ que... Est-ce que vous ne savez point la cause
pourquoi votre frère l'a chassé ?
MARIETTE.
Vous me l'avez déjà donné à entendre, mais...
188 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SÉVÈRE.
Mais vous en doutez ? En ce cas, vous êtes la seule, car
tout le monde sait bien qu'un beau jour votre frère le trouva
en grande accointance avec sa femme et l'assomma à
bons coups du manche de son fouet, puis le jeta hors de son
logis.
FRANÇOIS, à part.
Oh ! menterie abominable !
MARIETTE.
Vous ne mentez points Sévère? vous en feriez serment ?
SÉVÈRE.
Je le tiens du pauvre défunt, qui n'était point si heureux
ni si honoré chez lui qu'on veut bien le dire.
MARIETTE.
Et alors, il tentera de l'épouser, à présent qu'elle est
veuve ?
SÉVÈRE.
Savoir! il paraît i]u'il commence à s'en dégoûter, puisqu'il
vous honore de son attention ; mais c'est un grand innocent
qui, sa vie durant, sera gouverné par la veuve, et vous n'au-
rez de son amitié que ce qu'il conviendra à la veuve de vous
en laisser. Voyez si ça vous flatte I
MARIETTE.
Si c'est là le train qu'elle mène, je lui conseille de me blâ-
mer et de vous critiquer, à présent ! Eh bien, je vas la sa-
luer, moi, et m'en aller demeurer avec vous; et, si elle s'en
offense, je lui répondrai, et, si elle veut me contraindre, je
plaiderai, et la ferai connaître pour ce qu'elle est, entendez-
vous!...
SÉVÈRE.
La loi vous donnera tort, parce que vous êtes mineure ; il
y a un meilleur remède, mignonne : c'est de vous marier au
plus vite; elle ne vous refusera pas son consentemeut, parce
qu'elle doit voir que le chanipi vous courtise. Vous ne pouvez
pas attendre, voyez-vous, parce qu'on dirait bientôt de vi-
FRANÇOIS LE CHAMPI
189
laines choses, el personne ne voudrait plus vous épouser. Ma-
riez-vous donc, et prenez celui que je vous conseille.
MARIETTE.
C'est ditj je vous donne ma parole; allez chercher votre
neveu, Sévère, et qu'il vienne tout de suite ici faire sa de-
mande.
SliVÈRE.
C'est ça; courage, mon enfant! voilà comment il faut me-
ner les affaires !
Elle sort [lar le fond; Mariette remonte à sa cliarabre,
SCÈNE IX
FRANÇOIS, seul.
Oh! j'en ai lourd comme un rocher sur le cœur! Oh! mé-
chante! méchante Sévère! Et cette petite jeunesse de Ma-
riette qui croit à cela ! ... Mon Dieu, que le monde est vilain,
et que les cœurs sont injustes!... (il s'assied.) Est-ce que je
serais devenu fou? Oii diantre la Mariette a-t-elle pris que
j'étais amoureux d'elle? Mais Madeleine!... dire que je me per-
mets d'être amoureux de celle-là... Pai; exemple, faut avoir
une insolence! E' pourtant, M. Blanchet m'a renvoyé par
jalousie! est-ce possible? Oser dire qu'il m'a frappé! ah! je
n'avais pas dix-sept ans, mais je l'aurais mis en menus mor-
ceaux! Ah! pauvre chère femme (se levant), quand j'ai été pe-
tit, on t'a tourmentée à cause du pain que tu me faisais man-
ger;... quand j'ai été grand, on t'a offensée et humiliée pour
l'honnête amitié que tu me portais ! J'ai toujours été pour toi
une cause de dommage et de chagrin ! Mon Dieu, ces idées-là
me troublent la tête, et je suis comme si je marchais sur un
brasier!... j'en ai comme de la honte, comme de la colère,
comme delà peine... et je ne sais quoi encore qui fait que le
cœur me saute, comme si j'étais content... Être le mari de
Madeleine ! et pourtant, elle m'a bien aimé comme son en-
fant, et ça, c'est la plus grande et la plus belle des amitiés
qu'une femme puisse donner ; les autres ne viennent qu'a-
11.
iW THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
près... Elle ne me méprise point pour être champi, elle ! J'ai
encore mes quatre mille francs, toutes les dettes payées, et je
serais bien pour elle un bon parti, comme ils disent. Elle ne
regarde point à l'argent; mais, à cause de son fils, elle doit
consulter la raison... Il faut un homme ici pour travailler le
bien et gouverner les affaires, il faudra toujours qu'elle se
remarie... Se remarier avec un antre que moi!... tonnerre!...
Ahl c'est moi ! c'est moi qu'il faut qu'elle choisisse; com-
ment donc se fait-il que je n'y aie jamais songé? Merci, mon
Dieu, c'est vous qui avez forcé le diable à se confesser ; merci,
Sévère ! c'est vous qui, en voulant me faire du mal, m'avez
enseigné mon devoir... Je m'en vas tout de suite trouver
Madeleine, et lui conter tout ça, car j'en ai la fièvre! Ah!
bon, la voilà qui rentre... (il va pour entrer dans la chambre de
Madeleine.) Mais Jeannie est avec elle !... Non, il s'en va... Al-
lons!... voilà qui est drôle!... je n'ose point! non, vrai, je
n'ose point! j'ai honte! et de quoi donc? Est-ce que tu as
peur^ champi, avec ta chère mère Madeleine ? Allons donc !
François, du courage! (ll va jusqu'à la porte et il revient précipi-
tamment. 1 La VOilà qui vient par ici; j'ai comme un éblouisse-
ment,... comme une idée de me sauver!...
Il se retire vers la cheminée.
SCÈNE X
MADELEINE, FRANÇOIS.
MADELEINE.
Te voilà! Eh bien, tu as vu la Sévère... Que s'est-il
passé?
FRANÇOIS.
Ah! oui... la Sévère!., je l'ai vue et entendue. Elle n'osera
plaider; mais vous n'avez point fini avec elle;... sa méchan-
ceté est grande, et, tant qu'elle vivra, elle tentera do vous
faire des ennemis.
MADELEINE.
Je n'en doute pas! mais, la méprisant trop pour vouloir en
FRANÇOIS LE CHAMPI '91
tirer vengeance, je n'ai que faire de savoir le mal qu'elle
peut dire de moi.
FRANÇOIS.
Oh! je n'ai garde de vous le répéter! je n'oserais... Mais il
faut que je vous prévienne d'une chose : c'est qu'elle va re-
venir ici tout à l'heure.
MADELEINE.
Encore !...
FRANÇOIS.
Elle veut commencer à se venger de vous, en vou-: brouil-
lant avec la petite 3Iariette... et, pour cela, elle doit vous la
demander en mariage pour son neveu.
MADELEINE.
Jean Bonnin?... Il ne lui convient pas! elle a trop d'esprit
pour se soumettre à un homme qui n'en a point.
FRANÇOIS.
Oh! ne craignez pas qu'elle se soumette à personne... Elle
le fera marcher!... elle a une tête !... Il est riche, il est hon-
nête garçon et ne tient point de sa tante. C'est l'homme qu'il
faut à Manette, croyez-moi, ma chère mère... Et, d'ailleurs,
tant plus vous voudrez l'en dégoûter, tant plus elle s'y obs-
tinera.
MADELEINE.
François, avant de te répondre là-dessus, il faut que tu me
donnes ton cœur à connaître, car je veux de toi la vérité.
FRANÇOIS.
Soyez assurée, ma chère mère, que je vous ai donné mon
cœur comme à Dieu, et que vous aurez de moi vérité de
confession.
MADELEINE, lai prenant les deux mains.
François, voilà que tu es dans tes vingt-deux ans, et que tu
peux songer à te marier !... N'aurais-tu point d'idées con-
traires?^
FRANÇOIS, ému.
Non, non, madame Blanchet,... je n'ai point d'idées con-
traires... à la vôtre...
192 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAXD
MADELEINE.
Je m'attendais à ce que tu me dis... Eli bien!... puisque
j'ai deviné ton idée, François, sache donc que c'est la mienne
aussi.
FRANÇOIS.
Ohl que me voici réconforté par cette parole-là!... ma
chère Madeleine!... j'en suis étouffé de joie, et je ne sais com-
ment vous remercier de m'avoir si bien compris.
MADELEINE.
J'y avais peut être songé avant toi !
FRANÇOIS.
Vrai?,.. Oh!... qu'est-ce que vous me dites là ! il y a peut-
être bien longtemps que j'y songe sans y penser et sans oser
me questionner là-dessus.
MADELEINE.
C'est bien ce que je voyais; j'attendais à connaître si la
personne te prendrait en amitié ;... et vous vous donniez parfois
tant de dépit l'un à l'autre, que je n'osais m'y fier... Mais ce
dépit-là commence à devenir bien clair pour moi, et je pense
qu'il est temps que vous vous disiez la vérité. Eh bien,
donc!... pourquoi me regardes-tu d'un air confondu?
FRANÇOIS, abattu.
Je voudrais bien savoir de qui vous me parlez, ma chère
mère, car, pour moi, je n'y comprends rien.
MADELEINE.
Non, vraiment? tu ne sais pas? est-ce que tu voudrais
m'en faire un secret?
FRANÇOIS.
Un secret à vous? Oh! vous me traitez bien mal, Made-
leine, et ne me connaissez point. Tenez, je me sens comme
si j'allais étouffer, comme si j'allais me fâcher, comme si
j'allais pleurer !...
MADELEINE.
Eh bjen, enfant, tu as du chagrin! parce que tu es amou-
reux, cl que les choses ne vont point comme tu voudrais!...
FRANÇOIS LE CIIAMPI 193
FRANÇOIS.
Bien vrai, elles vont tout au rebours!
MADELEINE.
Tu vois bien^ tu as du dépit; mais, moi, je t'assure que
Mariette n'aime point Jean Bonnin, et qu'elle ne se retourne
vers lui que par un dépit pareil au tien. Est-ce que je ne
vois point ce qu'il y a au fond de vos petites fâcheries? Ya,
c'est un grand bonheur pour moi de penser qu'elle t'aime, et
que, marié à ma belle-sœur, tu demeureras près de moi et
seras dans ma famille! que je pourrai, en vous logeant, en
travaillant pour vous, en élevant vos enfants, m'acquitter de
tout le bien que tu m'as fait; par ainsi, assure-moi donc ce
bonheur-là, et guéris-toi de ta jalousie. Si Mariette aime à se
faire brave, c'est qu'elle veut te plaire ; si elle est devenue un
peu fainéante, c'est qu'elle pense trop à loi; et si elle me ré-
pond avec un peu d'humeur, c'est qu'elle a du souci, et ne
sait à qui s'en prendre; mais la preuve qu'elle est bonne et
qu'elle veut être sage, c'est qu'elle te souhaite pour son mari.
FRANÇOIS.
C'est vous qui êtes bonne, madame Blanchet ; car vous
croyez à la bonté des autres, et vous êtes trompée. Tenez, je
ne suis pas venu ici pour vous y apporter la brouille et la
défiance; mais vous m'obligez à vous dire que cette fille ne
vous aime point; et vous pensez après cela que je peux l'ai-
mer? Allons! c'est vous qui ne m'aimez plus...
MADELEINE.
Eh bien, François, qu'est-ce que ça veut dire! C'est la
première fois de ta vie que tu me fais des reproches. Ne t'en
va donc pas comme ça; ce serait mal, vois-tu, et il ne faut
pas se quereller avec une mère, comme on peut le faire avec
une amoureuse.
Elle va s'asseoir dans le fauteuil.
FRANÇOIS, au fond.
Oh ! vous en connaissez ladiff'érence mieux que moi. Lais-
sez-moi prendre l'air, madame Blanchet, je reviendrai tout à
l'heure; mais, pour le moment, je me sens alFolé de chagrin.
m THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
MADELEINE, écoutant et se levant.
Tais-toi, et reste. J'entends la voix de cette Sévère; ne me
quitte pas, François; cette femme-là me fait autant de mai
que de peur!
FRANÇOIS, passant sa main sur sa figure.
Non, non, ne craignez rien, ma clière mère, je suis là et je
reprends mes esprits.
SCÈNE XI
Les Mkmes, JEAN BONNIN, SÉVÈRE,
MARIETTE, CATHERINE.
Sévère et Jean entrent par le fond. Mariette descend de sa chambre.
SÉVÈRE.
Excusez si je vous dérange de votre compagnie, madame
Blanchet; mais je ne viens point ici pour y prendre racine.
Puisque vous étiez avec votre confident, vous pouvez savoir
ce qui m'amène; et, d'ailleurs, voilà mon neveu qui vous le
dira en personne, et qui n'est point disposé à se laisser écon-
duire par des étrangers.
JEAN.
Doucement, ma tante!... il n'est point nécessaire de le
prendre sur ce ton-là ; je parlerai bien moi-même. — Ma-
dame Blanchet et la compagnie (il salue à droite et à gauchel, par
le respect que je vous dois, je me rends auprès de vous pour
le motif du mariage, à celles fins de vous témoigner ce que
j'en pense; vous demandant, premièrement de vos nouvelles
au sujet de votre santé, laquelle me sera toujours sensible,
ainsi que le cœur et la main de mademoisolle la citoyonno
Mariette Blanchet, ici i)rësente, votre honorée belle-sœur et
ma légitime épouse, s'il plaît à Dieu et à votre bon consente-
tement;... laquelle je vous prie do me donner pour femme,
sans vous offenser de mon discours, et de croire à mes bon-
nes intentions que vous devez considérer au rapport de mon
petit avoir dont je peux vous rendre bon compte et bien as-
FRANÇOIS LE CHAMPI 193
sor(i aux apports de mademoiselle Blancliet, qui seront tou-
jours, ainsi que je le dois, en état de bonne gestion, et ma
femme pareillement, sans en excepter ma future belle-sœur,
au vis-à-vis de qui je prétends me comporter honnêtement,
et cultiver ses biens, si faire se peut, selon ma suffisance et
la connaissance que j'en ai reçue. Par ainsi, madame Blan-
cliet, vous comprenez la conséquence de la chose et l'exposi-
tion, que je vous en fais, du mieux qu'il me sera donné, et
pour la suite de mes jours, en vous admonestant à bonnes in-
tentions, de me bien comporter, ainsi que les enfants qui en
pourront résulter, doni vos bons exemples seront toujours
devant leurs yeux. SoulTrez-moi donc d'en recevoir votre pa-
role en vous transmettant la mienne... que j'en retranche si
quelque chose vous en a déplu... et encore que...
11 tousse.
MADELEINE.
Jean Bonnin, mon enfant, vous devez comprendre que, dans
les rapports où je me trouve avec certaine personne de votre
famille (Mariette descend la scène), il m'eût été plus agréable de ,
vous voir seul ici; je vous engage à y revenir une autre fois,
et alors, nous causerons ensemble avec plus d'amitié et moins
de cérémonie.
JEAN.
Qu'à cela ne tienne !... Ma tar.te a fait son office de parente
en se présentant avec moi pour certifier de mes bonnes in-
tentions; à présent, elle peut s'en aller et je la remercie.
SÉVÈRE, bas, à Jean.
Grand imbécile, va! ce n'est pas comme ça qu'il faut dire!
JEAN, haut.
Si fait! je crois parler comme il faut.
SÉVÈRE, haut, avec aigreur.
Et tu ne vois donc pas que c'est une manière de t'écon-
duire toi-même? qu'on ne veut dire ni oui ni non?,., et que
ça durera comme ça jusqu'à la majorité de la Mariette ?
MADELEINE.
Jean Bonnin, croyez bien que Mariette Blanchet ne dépend
196 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
que d'elle-même, et que, le jour où elle souhaitera sérieuse-
ment et sincèrement vous avoir pour mari, je n'aurai aucune
objection à faire contre votre conduite et les autres conve-
nances... Mais, comme Mariette ne m'a encore jamais parlé
de ses intentions ni des vôtres, vous me permettrez bien de
la consulter avant de vous donner réponse.
SÉVÈRE.
Eh bien, Mariette, vous ne dites rien? Vous êtes cependant
ici pour vous expliquer, et je ne vois pas qu'il soit besoin de
parler en secret avec votre belle-sœur, lorsque nous savons
tous que votre volonté est d'épouser Jean Bonnin, mon neveu,
avec ou sans le consentement d'autrui.
MARIETTE, qui s'est avancée près de Madeleine.
Pardon, Sévère, si vous n'êtes point reçue ici comme je le
souhaiterais; je vais sortir avec vous pour causer de nos
affaires, comme je vous l'ai promis. Mais, auparavant, je dirai
à ma belle-sœur que mon parti est pris, et que j'ai fait choix;
je n'ai point de confidence à échanger avec elle, et je lui dé-
clare, devant ses amis et ses conseils, que j'agrée la demande
de Jean Bonnin, et que je désire n'être point contrariée là-
dessus.
MADELEINE.
J'espère bien, Mariette, que nous serons toujours d'accord
sur les inlérêls de votre bonheur. Vousdevez savoir combien
je respecte vos secrets, puisque, les connaissant mieux que
vous-même, je ne vous ai jamais fait de question. Prenez
donc le temps de réfléchir, et ne quittez pas la maison avec
un prétendu qui n'a pas encore reçu ma parole. Je vous de-
mande seulement trois jours pour m'entendre avec vous;
après quoi, je vous autoriserai à faire ce que vous jugerez à
propos.
SÉVÈRE, a Marii'lle.
C'est-à-dire qu'on vous défend de répondre à l'invitation
que je vous ai faite de venir dîner chez moi, en raison de vos
accordailles.
FRANÇOIS LE CHAMPI 197
MARIETTE, avec aigreur.
Vous le voyez, Sévère, je ne suis point libre, et je me vois
forcée de souffrir les volontés de ma belle-sœur.
CATIIERIXE.
Ail! demoiselle, pouvez -vous parlez comme ça, quand
vous êtes la maîtresse ici! et plus, peut-être, que vous ne de-
vriez !
SÉVÈRE.
Jusqu'à la servante qui vous fait la leçon et qui se mêle de
vous morigéner!... Je m'en vas, Mariette; je suis bien aise
d'avoir vu comment vous étiez traitée ici, et je saurai dire à
ceux qui vous blâment d'y être que, si vous y restez, c'est
contre votre volonté,
FRANÇOIS, s'avançant.
Jean Bonnin, vous êtes un honnête homme, et vous n'êtes
point assez simple pour ne pas voir que cela ne peut être sup-
porté plus longtemps.
JEAN.
Allons-nous-en, ma tante, et ne dites plus rien, vous gâte-
riez la sauce. Sans adieu, madame Bianchet, et votre servi-
teur, croyez-le bien!... A l'honorable plaisir de vous revoir,
mamselle Mariette.
Il pread le bras de sa tante sous le sien, bon gré, mal gré.
SÉVÈRE, à Jean.
Tu ne seras jamais qu'un âne, tiens!...
JEAN.
Et vous, vous avez le diable au corps, vrai !...
Ils sortent en se querellant. Mariette remonte dans sa chambre et jette la
porte derrière elle avec violence.
SCÈNE XII
CATHERINE, MADELEINE, FRANÇOIS,
JEANNIE.
MADELEINE va s'asseoir sur le fauteuil.
Ah ! mes enfants, je ne sais pas ce que j'ai fait de mal,
198 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
mais j'en suis bien punie! MarieUe!... ma pauvre enfanl!
elle me fend le cœur!
JE ANNIE, onlr.int.
Eh bien, qu'est-ce qu'il y a donc?... La Sévère sort d'ici et
ma pauvre maman pleure I...
FRANÇOIS, le poussant dans les bras de Madeleine.
Tenez!... en voilà un du moins qui vous aime !
JEANNIE, embrassant sa mère.
Oh ! si je vous aime !
Groupe autour de Madeleine.
ACTE TROISIÈME.
Môme décoration. On voit quelques bottes de paille, en dehors, devant la
porto. Catherine est assise sur une gerbe, et Madeleine est assise sur la
chaise qui est près de celte même porte. Elles font des liens.
SCÈNE PREMIÈRE
CATHERINE, MADELEINE.
CATHERINE.
Je me console de tout, en vous voyant si bien revenue à la
santé, notre moulin si bien achalandé, vos terres si bien cul-
tivées, tous vos créanciers satisfaits, mon Jeannie qui pousse
comme un charme, et mes vaches qui sont grasses comme des
grives; avec ça que l'année est bonne et que nous avons beau
temps pour rentrer la moisson ; mais tout ç,a n'empêche pas
notre François d'être triste, j'en tombe d'accord, et le bon
Dieu seul peut savoir ce qu'il a.
MADELEINE.
Mais vois-tu bien comme il est changé! j'ai grand'pcur
((u'il ne tombe malade à son tour.
CATHERINE.
Mais, moi, je ne puis point croire ce que vous dites : qu'il
FRANÇOIS LE CHAMPI 199
a un amour conlrarié pour la Mariette : m'est avis, tout au
rebours, qu'il ne s'en soucie point du tout.
MADELEINE.
El pourtant, c'est depuis le jour où Jean Bonnin est venu
nous la demander, et qu'elle s'est décidée pour lui, sans en
vouloir démordre, que François est tombé dans celte peine.
CATHERINE.
Oui, mais il y aura bientôt trois mois, et je peux bien vous
assurer que, depuis ce temps-là, François et la Mariette ne se
sont pas dit quatre paroles.
MADELEINE, se levant.
Raison de plus ; auparavant, ils se taquinaient ; à présent, ils
se boudent; rien ne m'ùtera de l'idée que Mariette va contre
son cœur en laissant sa promesse à un autre; j'ai fait mon
possible pour lui tirer la vérité, j'y ai perdu ma peine; à
toutes mes raisons, elle me répond un mot bien dur (Catherine
se lève) et qui lui a été soufflé par la Sévère : « Que celles qui
aiment les champis les gardent. »
CATHERINE.
Voyez-vous, elle dit çaî ma fine, elle ne sait ce qu'elle dit :
un champi comme notre François vaut mieux qu'un noble
comme il y en ai... N'est-ce point votre pensée, madame
Blanchet ?
MADELEINE.
Sans doute; mais je n'aurai point ce bonheur-là de metire
François dans ma famille ; la chose va tous les jours de mal
en pis.
CATHERINE.
Bah ! ne vous en inquiétez pas tant... Si François a une at-
tache pour Mariette, il s'en guérira en la voyant mariée; la
chose ne va point tarder, puisque le dernier ban est publié, et
que voici la demoiselle à la fin de son deuil.
MADELEINE.
Et pourtant, Mariette n'est pas si bien décidée qu'elle veut
le faire accroire; Jean Bonnin en a du souci, et la Sévère pa-
200 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
reillement Mais voilà François; je vas essayer encore une
fois de le confesser, et, si je n'y réussis point, il faudra que
j'y renonce.
Catherine sort en portant les liens.
SCÈNE II
FRANÇOIS, MADELEINE.
MADELEINE.
Eii bien, toujours cet air chagrin !
FRANÇOIS.
Et vous, toujours cet air inquiet ! J'ai envie de vous gron-
der, madame Blanchet ; car, enfin, vous vous tourmentez de
tout.
MADELEINE.
Mais je vois que tu maigris et que tu n'as point la mine que
tu avais il y a trois mois.
FRANÇOIS.
C'est qu'il y a trois mois le soleil était moins chaud et l'ou-
vrage moins pressant; voulez-vous donc qu'en temps de mois-
son, je sois frais comme un pâquerette ? Tout le monde est
bien de même depuis que l'on coupe le blé.
MADELEINE.
Oh! il y a le feu du soleil et le feu de la fièvre, j'en con-
nais la différence... Me jurerais-tu que tu n'as aucun souci?
FRANÇOIS.
Est-ce qu'il est possible de vivre vie mortelle sans avoir
quelque ennui?... Par exemple, j'en ai un que je puis vous
dire, et à quoi il faut bien que nous cherchions remède en-
semble.
MADELEINE.
Ah ! enfin, dis-le donc !
FRANÇOIS.
Ce n'est i)oint ce que vous croyez, et ce ([ue c'est, vous ne
vous en doutez seulement pas!...
FRANÇOIS LE C HAMPI -301
MADELEINE.
Parle.
FRANÇOIS.
Ça me gêne à vous dire, et pourtant je ne dois pas le taire
plus longtemps : c'est que la Sévère ne lâche point de vous
décrier, et qu'elle en dit de si belles sur votre compte, que le
monde commence à le croire et à jaser aussi. Bon Dieu !... je
voudrais bien les tenir un petit moment au bout de mon bras,
ceux qui répandent de pareilles choses !
MADELEINE.
Allons, ne te fâche pas, et apprends-moi donc ce qu'on dit
de moi, car je ne saurais deviner.
FRANÇOIS.
On dit, on dit!... ça me pèse!... eh bien, c'est Mariette
qui a une jalousie contre vous, en quoi la Sévère la pousse à
vous noircir, et, à elles deux, elles disent contre vous... à
cause de moi, des choses... allons, c'est lâché ! des choses qui
vous font du tort.
MADELEINE.
Vrai !... Voilà qui est mal ; et quelle sorte de jalousie peut-
ou mettre dans la tête de cette pauvre petite folle de Mariette
à propos de moi? On t'a trompé, François, cela ne se peut.
Je ne suis plus faite pour inquiéter une jeune et jolie fdle :
j'ai quasi trente ans, et, pour une femme de campagne, qui
a eu beaucoup de peine et de fatigue, ce n'est plus le temps
de mettre son bonnet sur l'oreille et de songer à plaire. Si je
ne suis point d'âge à être ta mère, je suis du moins de cette
apparence-là, et le démon seul peut penser que je te regarde
autrement que comme mon fils.
FRANÇOIS.
Et pourtant, M. Blanchet, avait une mauvaise idée comme
ça, quand il vous a obligée de me chasser I
MADELEINE.
Tu sais donc ça à présent, François? Je ne te l'aurais ja-
mais dit : une si vilaine idée doit te peiner et te confusionner
autant que moi... N'en parlons point, et pardonnons encore
202 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
cela à mon défunt mari. Je croyais que toute une vie de rai-
son, de chagrins et d'honnêteté m'avait acquis le droit d'être
respectée; mais, puisque la méchanceté n'épargne personne,
prenons cela en patience comme le reste. Allons, retourne
faire engranger la récolte, et ne te fatigue point; surtout ne
t'afflige point à cause de moi, j'en ai bien supporté d'au-
tres!... et si ma pauvre Mariette ne veut point revenir à la
raison, c'est à moi de te chercher une jeune, belle et bonne
femme, et nous la trouverons bien, pauvre enfant; va, nous
la trouverons bien !
Elle rentre dans sa chambre.
SCÈNE III
FRANÇOIS, seul.
Je n'oserai jamais lui dire ce quej'ai dans le cœur... Je n'ai
plus mon franc parler avec elle, moi qui étais si heureux de
l'aimer, quand je croyais ne pas tant l'aimer !... C'était toute
ma consolation de penser à elle, et maintenant, c'est tout mal-
heur et tout désarroi! ... Allons ! ne m'aimez point, Madeleine !
c'est bien assez de ce que vous avez fait pour moi, et je n'ai
point droit de vous en demander plus; vous m'avez connu
trop enfant et trop misérable, je vous ai été trop longtemps
un sujet de compassion et une cause de chagrin ; à cette
heure, vous ne sauriez avoir de moi ni joie ni fierté.
[il met sa tète dans ses mains.
SCÈNE IV
JEAN BONNIN, entrant furlivemenl ; FRANÇOIS.
JEAN, parlant à lui-mèrae.
Oh! ma fine, je l'ai bien dépistée, ma grosse tante; elle
voulait me tourmenter, mais ça ne sera pas encore pour au-
jourd'hui : j'ai attrapé la passerelle, j'ai sauté dans les vignes,
et elle n'osera point venir me relancer jusqu'ici. (Apercevant
FRANÇOIS LE CHAMPI '203
François.) Ail! dis flonc, François, bonjour! Est-ce que hi a^; vu
la Mariette, à ce malin ?
FRANÇOIS.
Bonjour, mon garçon! je n'ai point vu Mariette; mais je
retourne à mon ouvrage, et, si je la rencontre, je lui dirai
que tu es ici.
Il sort.
JEAN, souriant.
Oui, François... oui, François.
SCÈNE V
JEAN BONNIN, seul.
Voilà un garçon qu'est bien honnête, malgré tout ce que
ma tante veut en dire ! C'est qu'elle n'est point commode, ma
tante! elle veut si bien me conseiller, qu'elle me ferait passer
pour une bête, et avec ça je me sens bien d'être un peu plus
fin qu'elle. Si je l'avais écoutée, j'aurais gâté mes affaires, je
me serais querellé avec tout le monde; au lieu que, ménageant
l'un et épargnant l'autre, j'ai mené ça par un petit chemin
qui va plus droit qu'une faucille. Je vois bien que la Mariette
n'est point affolée de moi, mais ça m'excite au lieu de me dé-
goûter, et, puisque je l'aime, nom d'une serpe ! il faudra bien
qu'elle m'aime aussi. Dame, on est rusé, mais on est amou-
reux tout de même, et tant plus je me sens épris, tant plus je
me sens madré.
SCÈNE VI
SÉVÈRE, JEAN BONNIN.
Sévère, qui est entrée avec précipitation, lui frappe sur l'épaule.
JEAN.
Oh! ne tapez donc pas si fort. Gomment, vous voilà ici?
vous voulez donc encore une fois vous faire enseigner le che-
min de la porte ?
-204 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
SÉVÈRE.
Tu dois savoir qu'on ne m'intimide point.
JEA.\.
Oh! je vous connais, et ce que vous avez dans la tète, vous
ne l'avez point sous vos semelles ; mais qu'est-ce que vous
venez encore manigancer ici ?
SÉVÈRE.
Tu le sauras; et d'abord, quand je te cherche d'un côté,
pourquoi est-ce que tu te sauves de l'autre?
JEAN.
C'est que vous me tourmentez trop ; vous songez à conten-
ter votre rancune contre madame Blanchet et contre son meu-
nier, beaucoup plus qu'à faire réussir mon mariage, et vous
ne craignez point tant de me nuire que vous ne souhaitez
vous venger d'autrui.
SÉVÈRE.
Tant pis pour toi, Jean ! c'est ta faute, il ne fallait pas pren-
dre parti pour mes ennemis, il fallait rester du mien ; tu t'es
imaginé que tu réussirais sans moi, et je te ferai voir que je
peux défaire tout ce que j'ai fait.
JEAN.
Ça veut dire que vous venez conter du mal de moi à ma
future?
SÉVÈRE.
PeutTétre, si tu ne vas pas comme je veux; et, comme je
gouverne à mon gré sa petite cervelle, j'y ferai entrer qui je
voudrai à ta place.
JEAN.
A savoir si vous la gouvernerez toujours! mais enfin,
qu'est-ce donc que vous voulez ?
SÉVÈRE.
Je veux que lu la brouilles avec Madeleine, que tu l'enga-
ges à venir me voir souvent, chose qu'elle néglige (et je parie
que cela vient de toi); enfin, que, le jour de votre mariage,
vous fassiez un éclat et quittiez la maison, en disant bien
haut que vous ne pouvez point supporter plus longtemps
•FRANÇOIS LE CHAMPl 205
le scandale du commerce avec le champi ; voilà tout ce que
je veux, et je ne te réclamerai plus rien.
SCÈNE VII
Les Mêmes, MARIETTE, qui entre doucement et les écoute.
JEAN.
Vrai, plus rien du tout ?
SÉVÈRE.
Vrai... Et les cent pistoles que tu m'as promises pour pot-
de-vin de l'affaire ?
JEAN.
Cent pistoles^ que vous dites! Ah! comme vous y allez! si
j'ai promis quelque petite chose, comme cadeau de noces, ce
n'est pas moitié de ce que vous annoncez.
SÉVÈRE.
Voilà que tu renies ta parole, à présent?
JEAN.
Non, ma tante; j'ai promis cinquante pistoles, et vous en
avez déjà reçu la moitié; vous aurez l'autre si j'épouse Ma-
riette, aussi vrai que voilà mon chapeau ! Mais, nom d'une
trique, vous ne m'ei soutirerez pas davantage, et j'agirai avec
la famille de Mariette comme il conviendra à moi et à mon
épouse.
SÉVÈRE.
En ce cas, j'évente la mèche, je dis tout à ta future, elle
te met à la porte, je perds deux cent cinquante bons francs,
mais tu perds même somme que tu m'auras toujours donnée
pour te présenter et te recommander à la Mariette.
MARIETTE, se montrant.
Qu'est-ce que j'entends là! comment, Jean Bonnin, vous
auriez donné de l'argent pour me faire croire que vous m'ai-
miez?
SÉVÈRE.
Oui, il en a donné; je suis contente que ça s'explique de-
vant vous, Mariette, et je vas tout vous raconter.
200 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
JEAN.
El rnoi aussi, Mariette, je vas tout vous raconter.
SlivÈKE.
J'aurai l'avance.
MARIETTE.
Ce n'est pas la peine; si votre neveu a donné de l'argent,
c'est vous qui l'avez reçu, et j'estime la chose aussi mauvaise
d'un côté comme de l'autre.
SÉVÈRE, avec volubilité.
Ce n'est pas ce que vous croyez, ma mignonne. Voilà un
imbécile qui est venu me trouver un beau matin, en me di-
sant : « J'ai vu Mariette Blanchet, elle me convient, je vou-
drais être son mari. — Eh bien, mon garçon, que je lui dis, la
fortune emboîte la sienne, ça pourrait s'arranger. — Oui, ut-
il, mais je ne suis point hardi, et, quand je n'ai point appris
mes compliments par cœur, j'ai la langue un peu épaisse. »
JEAN.
Oh ! vous ne l'avez point, et si, fait-elle plus de bruit que
le battant d'une cloche.
SÉVÈRE.
Tais-toi; je dis la chose comme elle est. « Sur ce, que je lui
dis, je parlerai pour toi, et je le ferai entrer en connaissance
avec cette jolie hlle. — Oui, ma tante ; mais il y a d'autres
galants qui en veulent ; vous serez obligée de les éconduire,
ce qui vous fera des ennemis; je veux vous dédommager,
voilà cent pistoles qui seront pour vous, si vous lui dites du
bien de moi et du mal des autres. »
MARIETTE.
Et c'est ce que vous avez fait.
SÉVÈRE.
Je ne l'ai fait que par amitié pour lui, et je n'ai voulu ac-
cepter que cinq cents francs, non pas comme une condition,
mais parce que j'avais des embarras.
JEAN.
Laissez donc! vous avez déjà reçu, dans l'année, jilus de
trois mille francs de tous les autres prétendants de Mariette.
FRANÇOIS LE CHAMPI 207
SKVKRK.
Tu en as menti ! Eli bien, puisque tu le prends comme ça,
jen dirai encore plus. Je dirai qu'à présent tu nies que je
t'aie rendu service, parce que, selon toi, la Mariette est affolée
de ta personne. Oui, Mariette, il dit que je vous ai trompée,
et que la Madeleine est une honnête femme, que le cliampi a
été votre amant et non pas le sien, et il n'a point le cœur de
chercher querelle à ce champi, qui, à son dire, vous fait l'af-
front de vous abandonner après vous avoir séduite ; et il dit
encore que, si vous n'avez point été sage, il s'en consolera
bien avec votre dot'. Mais, moi, de si vilains sentiments me
révoltent, à la fin; je ne veux point que vous soyez trompée
comme je l'ai été par ce petit serpent-là ; je le croyais un bdh
enfant, bien amoureux de vous; mais renvoyez-moi ça, tout
de suite, car j'aimerais mieux vous voir mariée avec le
champi qu'avec un sujet si traître, si poltron et si intéressé.
JE.VN, faisant le geste d'ôter son chapeau.
Merci, ma tante! allons, vous avez dit le tout, et le restant
avec. A présent, voulez-vous me laisser plaider, Mariette ?
MARIETTE.
Mon jugement est tout porté ; mais parlez, Jean, afin que
je sache lequel, de vous ou de votre tante, est le plus haïs-
sable.
JEAN.
D'abord, le commencement de ce qu'elle a dit est faux, le
milieu aussi et la fin de même. Je m'accuserai dans les choses
où je suis fautif, et c'est à cela, Mariette, que vous connaîtrez
si je dis la vérité. Premièrement, je n'ai jamais été trouver
ma tante pour me faire présenter à vous; je ne pensais point
au mariage, c'est elle qni m'a mis ça dans la tête; mais, à la
voir si empressée de vous faire épouser, je me méfiais de votre
conduite! Oh! dame! je dis tout, moi, vous voyez. Diantre!
ce n'est pas tout d'être riche et jolie^ c'e^t bien quelque
chose, mais je ne suis pas si sot que de vouloir me passer de
l'honnêteté, (a part.) Ah! diantre non! (Haut.) J'avais une idée
contre ce beau meunier, qui était dans la maison, et alors...
208 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAXD
alors j'ai épié, j'ai espionné, je me suis caché dans tous les
coins, j'ai écouté à toutes les portes, et, ma foi, j'ai décou-
vert ce que je voulais savoir, ce que ma fine tante ne sa-
vait point ou ne voulait point me dire. Ah! ma tante, ça
vous étonne ; voilà un compliment qui n'est pas appris par
cœur.
SÉVÈRE.
Imbécile !
Elle va s'asseoir à droite.
MARIETTE.
Et qu'est-ce que vous avez appris et découvert, Jean?
J'espère que vous voudrez bien le dire.
JEAN.
Oui, Mariette, je le dirai, car nous sommes là pour ne rien
nous cacher. Eh bien, j'ai découvert que vous aviez du goût
pour le champi et que vous n'en étiez que plus sage, parce
que le champi n'y correspondait point du tout. Pour lors, je
me suis dit : « Voilà une fille superbe, une fille de grand es-
prit, qui ne serait point pour le nez de Jean Bonnin, si le
dépit d'une autre amourette ne l'y poussait point un peu. » Et
alors, comme, à force de vous épier, j'étais devenu amou-
reux comme un fou, je me suis demandé si ce ne serait pas
un assez grand bonheur que de gagner petit à petit votre
amitié, sans vous contrarier et sans perdre patience. Et, là-
dessus, j'ai été trouver ma tante, et je lui ai dit : « Je vois clair
à me conduire, ne vous mêlez de rien. » Mais elle, qui ne con-
naît que son intérêt, m'a menacé de vous dire tant de mal de
moi, que jamais vous ne voudriez me regarder. Alors, j'ai fait
comme les autres, j'ai donné de l'argent à ma tante pour
l'engager à ne rien dire contre moi... Grondez-moi, si vous
voulez, Mariette, car, si ma tante avait connu mon amour, elle
aurait bien pu me faire donner tout ce que j'ai au monde ;
mon sang et mes écus, rien ne m'eût paru trop cher pour
n'avoir point d'ennemi auprès de vous. Elle m'a servi à sa
manière, elle vous a dit du mal de mes rivaux, chose que je
n'e.\igeais point. Voyons, Mariette, est-ce que je suis mau-
FRANÇOIS LE CHAMPI 209
vaise langue, moi? est-ce que je vous ai jamais dit du mal de
quelqu'un, même un mot contre ce François.Jdont j'étais bien
un peu jaloux, malgré moi ?
MARIETTE.
C'est la vérité.
JEAN.
Eh bien, donc, croyez-moi, quand je vous dis que je vous
aime. Dire que je suis fâché du bien que vous avez, serait
mensonge et niaiserie, et pourtant, devenez pauvre, et vous
verrez si je ne vous épouse pas, quant au reste.
MARIETTE.
C'est assez, Jean. Vous êtes un honnête homme et un boa
cœur, et votre tante m'est assez connue. Il y a déjà quelque
temps que j'ouvre les yeux, et que j'ai sujet de me méfier
d'elle. Adieu, Sévère, je vous prie de ne jamais venir ici pour
moi ; autrement, je me joindrais aux autres pour vous en faire
sortir.
SÉVÈRE, a part.
Tudieu! ça va bien; et voilà la petite qui se met aussi
contre moi! (Haut.) Oh ! 3[ariette, vous n'y songez point, j'en
sais long sur votre compte, et ce n'est point après toutes les
confidences que j'ai reçues de vous qu'il est prudent de vous
brouiller avec la Sévère.
JEAN.
Assez, ma tante; on ne vous écoute point. Je connais Ma-
riette mieux que vous, et vous ne réussirez point à me dé-
goûter d'elle. Allons, détalez, car vous m'échauffez le sang,
et j'oublierais le respect que je vous dois.
SÉVÈRE.
Tu me le revaudras, toi !
JEAN.
On ne ;vous craint plus, on vous connaît ; on sait bien que
vous ne faites de mal qu'à ceux dont vous n'avez point peur.
sévère sort en montrant le poing.
42.
210 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE YIII
JEAN BONNIN, MARIETTE.
•JEAN.
Et à présent, demoiselle Mariette, voulez-vous me pardon-
ner ce qu'il y a de mauvais en moi ?
MARIETTE.
Je n'ai rien à vous pardonner, Jean, car je n'ai pas de re-
proches à vous faire. *
JEAN.
Mais, moi, j'en aurais un peu contre vous, et, si j'osais...
MARIETTE.
Dites; je crois que vous ne pouvez point me fâcher.
JEAN.
C'est que le jour de notre mariage n'est pas fixé, ^t que,
tout en me disant que vous ne le retarderez point, vous ne
m'avez point l'air d'une personne qui se hâte.
MARIETTE.
Que voulez-vous, Jean ! puisque vous savez tout, -^louvez-
vous me blâmer d'attendre, pour être votre femme, d'être
bien assurée que je ne pense pas à un autre?
JEAN.
Mais puisque l'autre ne pense point à vous !
MARIETTE.
Ne me parlez plus de lui, Jean; je n'ai rien à vous dire là-
dessus, et cela doit s'arranger en moi-môme avec le temps el
l'assistance du bon Dieu
JEAN.
Oh! je ne veux point vous tourmenter, et, pour ce qui est
de vous, donnez-moi un bon soufllet, si je vous impatiente ;
mais, pour ce qui est de François, j'en veux parler, vu (|ue je
n'ai point de dépit contre lui, et mèmcmenl que je l'aime à
cause qu'il ne vous aime point.
»l A R I E T T E .
Eh ! vous m'impatientez! (pi'esl-ce ([ue vous eu savez?
FRANÇOIS LE CHAMPI 211
JKAN.
Jo vas VOUS le prouver ; Mariette, ne vous fâchez point : on
n'aime pas deux femmes à la fois, et, tant qu'à moi, je pour-
rais bien passer vingt ans dans la maison d'ici sans songer à
votre belle-sœur, puisque c'est vous que j'aime et non point
elle.
MARIETTE,
C'est donc vrai, ce que dit là-dessus la Sévère ? elte ne
m'a donc point trompée, dans cette chose-là?
JE.VN.
Si fait, elle vous a vilainement et mauvaisement tromi)ée.
MARIETTE.
Allons, est-ce vrai, oui ou non? car vous dites le pour et le
conire, et l'on ne saurait vous comprendre.
JEAN.
Je vas vous dire la franche marguerite. Il est faux, aussi
faux qu'un faux louis est un faux louis, que votre belle-sœur
se conduise mal et songe au champi; la pauvre chère femme,
elle n'y songe non plus qu'à moi, et elle l'aime comme elle
aime Jeannie son garçon; si elle l'aimait, est-ce qu'elle vous
tourmenterait pour l'épouser ?
MARIETTE. .
Vous savez donc ça, aussi^ vous? vous savez donc tout?
JEAN.
Dame, ça m'intéresse un peu, moi, ces affaires-là !
MARIETTE.
Vous croyez donc qu'elle agit de bonne foi ?
JEAN.
Et vous, vous pensez le contraire?
MARIETTE.
Oh ! je ne sais plus ce que je crois et ce que je ne crois pas !
Votre méchante Sévère m'a rempli la tète de tant de propos
et de soupçons, que j'en serais devenue folle.
JEAX.
Ecoulez votre raison tt votre cœur, demoiselle Mariette :
\olre belle-sœur est une femme bien honnête et bien raison-
212 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
nable; elle vous aime et voit que vous aimez François; elle,
voudrait vous le faire épouser ; vous n'auriez donc qu'un mot
à dire si François vous en disait trois; mais François ne vous
en dit pas seulement deux, et alors...
MARIETTE.
Et alors, François est amoureux de ma belle-sœur, laquelle
n'est point amoureuse de lui ?
JEAN.
Dame, il faut que tout le monde ici ait la cocote aux yeux
pour ne point voir la chose.
MARIETTE.
Et il voudrait l'épouser ?
JEAN.
Bédame !
MARIETTE.
Et il n'est triste et malade que parce qu'elle n'y consent
point?
JEAN.
Trédame !
MARIETTE.
iMais elle n'y consentira jamais, parce qu'il est trop jeune
pour elle !
JEAN.
Oh! là-dessus, vous jugez mal; votre belle-sœur n'est ni
vieille ni déchirée ; elle a été jolie femme et n'a pas fini de
l'être... Croyez-vous donc que vous ne serez plus bonne à
regarder dans dix ou douze ans d'ici? Diantre ! j'espère bien
être, dans ce temps-là, aussi amoureux et aussi fier de vous
que je le suis à cette heure.
MARIETTE.
Au fait, ma belle-sœur est fort bien, et je ne sais pourquoi
Sévère, qui a dix ans de plus qu'elle, voulait me la faire
trouver si vieille.
JEAN.
Et puis, voyez- vous, Mariette, l'amitié, quand elle est forte,
ne regarde point à cela; le champi a aimé Madeleine quasi
FRANÇOIS LE CHAMPI
213
depuis qu'il est au monde. Il l'aimait que vous n'étiez point
née; il l'a aimée avant de vous connaître, il l'aime encore de-
puis, et il l'aimera le restant de ses jours ; il n'ose s'en conQer
à personne; mais Jean Bonnin connaît bien la mouche qui l'a
mordu.
MARIETTE.
11 est vrai, Jean, que vous êtes grandement clairvoyant!...
et je ne m'en doutais point.
JEAN.
Mais ma clairvoyance ne fait point de peur à Mariette Blan-
chet, parce que Mariette n'aura jamais rien de mauvais à ca-
cher, et, comme elle a de l'esprit pour deux, elle serait fâ-
chée que son mari n'en eût point pour un.
MARIETTE.
Jean, voilà bien la preuve de ce que vous dites... Nous
nous marierons dimanche qui vient.
JEAN.
C'est dit ?
MARIETTE.
C'est dit.
JEAN.
Oh! ne vous en dédites plus, car je deviendrais fou !...
MARIETTE.
Voilà Madeleine, laissez-moi avec elle, je veux lui parler.
Jean, vous serez content de moi.
JEAN.
Allons donc!... à la bonne heure !...
Il sort, après avoir salué, du fond, Madeleine qui entre.
SCÈNE IX
MADELEINE, MARIETTE.
MADELEINE, sortant de sa chambre.
Eh bien, ma 'petite, jo mets donc Jean Bonnin en fuite?
Pourquoi cela? Lui a-t-on fait croire, à lui aussi, que j'étais
214 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
son ennemie? (Mariette se jette à ses pieds.) Eh bien, eh bien, ma
cliérie, pourquoi est-ce que- tu pleures? Embrasse-moi donc!
MARIETTE.
Non, ma sœur, je resterai à vos genoux jusqu'à ce que
vous m.'ayez accordé deux choses.
MADELEINE.
Dis donc vite, car je suis pressée de te les accorder.
MARIETTE, se levant.
D'abord, il faut que vous me rendiez votre amitié comme
je l'avais autrefois.
MADELEINE.
Tu ne l'as jamais perdue; tu m'as fait de la peine, c'est
vrai ; mais il ne dépendait pas de moi de t'aimer moins pour
ça.
MARIETTE.
Vous auriez dû me détester et me chasser de chez vous,
car j'ai été plus mauvaise que vous ne pensez; j'ai été ingrate
envers vous qui m'avez élevée, choyée, gâtée; oh! gâtée, c'est
le mot; et c'est pour ça que j'ai abusé et que je me suis lais-
sée aller à des choses contre vous, dont j'ai tant de honte et
de regret à présent, que j'en suis malade !
MADELEINE.
Allons, tu vas te rendre malade, à présent! il ne me man-
querait plus que ce chagrin-là 1 Voyons, viens t'asseoir là...
tes coudes sur mes genoux, comme quand tu avais douze ans
et que je te faisais répéter ton catéchisuie. Allons, la seconde
chose que tu dois me demander ? Je la sais peut-être.
MARIETTE.
Non, ma sœur, ma petite maman, vous ne la savez point ;
vous croyez que j'aime François et que jo ne veux plus de
Jean Bonnin : eh bien, c'est le contraire; je ne pense plus à
François, depuis que je sais qu'il aime une autre que moi,
et cela est cause que j'aime tout à fait Jean Bonnin, qui est
un garçon d'esprit sous son air simple, et un honnête homme
très-amoureux de moi.
FRANÇOIS LE CHAMPI :âi5
MADELEINE.
Pour Iionnète homme, je l'ai toujours tenu pour tel ; pour
homme d'esprit, j'ai remarque, ces derniers temps, qu'il ju-
geait bien et ne manquait point de finesse. Si tu l'aimes, je
l'aimerai. Mais, alors, quelle est donc celle que François pré-
fère à ma petite Mariette?
MARIETTE.
Vous le savez, ma sœur, vous le savez bien, et à présent
nous le savons aussi; oh! n'en rougissez point!,., vous méri-
tez bien qu'on vous aime mieux que la petite Mariette, car
vous êtes meilleure qu'elle, et, d'ailleurs, vous avez fait tant
de bien à François, qu'il serait un ingrat s'il avait pu penser
à une autre que vous.
MADELEINE.
Moi, moi !... (Elles se lèvent toutes les deux.) Est-ce que tu rêves,
Mariette ?
MARIETTE.
Comment, vous ne lô'savez pas?
MADELEINE.
Je le sais si peu, que je ne le crois pas.
MARIETTE.
11 n'avait jamais osé vous le dire, et vous n'en aviez seule-
ment pas l'idée! El Sévère, qui disait... Oh! méchante Sé-
vère, que vous m'avez fait de mal !... •-
Jean Bouuin paraît dans le fond et appelle François du geste.
MADELEINE.
Allons, oublie-la, et n'écoute plus jamais ses menteries. Tu
vois que tu peux encore ramener François.
MARIETTE.
Non, ma sœur, non, vous dis-je ; je suis trop fière pour
continuer d'aimer qui ne m'aime point, et je vous aime trop
pour ne pas vouloir que vous épousiez celui qui vous aime si
bien et qui vous rendra si heureuse.
MADELEINE.
Épouser François, moi! mais c'e^t une folie!
21G THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE X
Tout le Monde, hors la SÉVÈRE.
FRANÇOIS.
Hélas 1 oui, ce serait une folie,... si vous le haïssez.
MADELEINE.
Te haïr, moi?... Mais t'épouser!...
FRANÇOIS.
Eh bien, oui, épouser François, qui mourra de chagrin si
VOUS ne l'aimez point, car il vous a aimée toute sa vie sans le
savoir; François, qui est assez riche pour rendre votre fils
heureux ; François, qui demande pardon à Mariette d'avoir
méconnu son bon coaur; François, qui vous demande, à vous,
de le prendre pour mari ou de le renvoyer de chez vous,
parce qu'il ne peut plus vivre avec ce secret-là, qui l'étouffe
et le tue !
JEAN.
Oui, madame Blanchet, voilà le fin mot, et, pour ma part,
je vous demande d'épouser François, à seules fins que Ma-
riette m'épouse.
Il fait passer Mariette auprès de Madeleine.
MARIETTE.
Dites oui, ma bonne sœur, et nous serons tous contents !
CATHERINE.
Dites oui, not' maîtresse, car jamais vous ne trouverez un
meilleur mari pour vous, un meilleur maître pour moi et un
meilleur père pour Jeannie I
MADELEINE.
Et toi, Jeannie, tu pleures et ne dis rien; oh! toi, avant
tout, Jeannie!...
JEANNIE.
Dame, il dit comme ça qu'il va s'en aller; et pourquoi est-
ce, maman, que tu ne veux pus le faire rester ?
FRANÇOIS LE CHAMPI 217
MADELEINE.
Mon Dieu, c'est comme un rêve, et vous ne me donnez pas
le temps de me reconnaître!... Allons! puisque tout le monde
le veut ici, il faudra peut-être bien que je fmisse par le vou-
loir moi-même !
FIN DE FRANÇOIS LE CHAMPI
13
GLAUDIE
DRAME EN TROIS ACTES
Porte -Saint- Martin. — 11 janvier 1851.
A M. BOCAGE
DIRECTEVR DU THÉÂTRE DE l'ODÉON.
Mon ami, après la représentation de ClaïuUe, comme après
celle de François le C/ta?nj}(', j'éprouve le besoin de vous dire
tout haut que c'est à vous, à vos conseils et à vos soins que
je dois la satisfaction du public et la mienne propre.
Ce contentement personnel serait complet, si j'avais pu
refaire ma pièce, pour ainsi dire sous votre dictée, lorsqu'à
Noliant, au coin du feu, vous me l'analysiez à moi-même, en
me montrant le m illeur parti que je pouvais tirer des situa-
tions et des caractères. Mais, comme j'ai fait tout mon possi-
ble pour bien écouter et pour bien profiter, je m'applaudis
intérieurement de ma confiance et de ma docilité. Prenez
donc votre part avant moi du succès littéraire de Claudie;
car j'ai un vrai, un profond plaisir à reconnaître qu'il vous
appartient dans ce qu'il y a d'essentiel et d'indispensable pour
une œuvre dramatique, la composition et le résumé.
Quant à la science charmante de la mise en scène, tout ce
qui s'occupe de théâtre sait que vous y excellez. Quant au
génie dramatique de l'acteur, les applaudissements et les lar-
mes du public le proclament chaque soir avec plus d'élo-
quence que je ne saurais le faire. Moi aussi, j'ai pleuré en
vous voyant et en vous écoutant : je ne savais plus de qui
était la pièce, je ne voyais et n'entendais que votre douleur
220 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
et votre piété, et, comme le cœur saisi et rempli d'émotion
ne trouve guère de paroles, ici comme là-bas, je ne sais que
vous dire : « Merci, c'est beau, c'est bien, c'est bon. «
Remerciez pour moi aussi ces rares artistes qui ont person-
nifié, avec tant de conscience et de savoir, les divers types
de Claudie ; M. Fechter, qui a idéalisé celui de Sylvain en lui
conservant la vérité, talent hors ligne et incontestable ; ma-
dame Génot, la tendre et ardente mère qui, avec l'excellent
père Fauveau (M. Perrin), sait faire pleurer à un lever de ri-
deau; la belle madame Daubrun à la voix harmonieuse, au
jeu digne dans la franchise et Ja rondeur; M. Barré, qui ne
m'a fait regretter ni désirer rien de mieux pour l'interpréta-
tion du rôle de Denis Ronciat; mademoiselle Lia Félix; enfin
tous, remerciez-les pour moi, d'avoir fait de Claudie un spec-
tacle émouvant et vrai qui leur doit toute la sympathie qu'il
obtient.
Et à vous, mon ami, merci surtout, merci encore et tou-
jours, pour le passé, pour le présent et pour l'avenir.
G. S.
Nohant, le 15 janvier 1851.
DISTRIBUTION
LE PÈRE RÉMY, ancien soldat, vieux moissonneur (oc-
togénaire) M. Bocage.
CLAUDIE, sa petite-fille, 21 ans Mlle Lia Félii.
L\ GRAND' ROSE, paysanne riche, propriétaire de la mé-
tairie des Bossons, de 25 à 30 ans, belle femme élé^'ante. Mme Daubron.
FAUVEAU, métayer de la Grand'Rose, paysan aisp, nOans. M. Perrin.
LA MÈRE FAUVEAU,. sa femme, de 45 à 50 ans Mme Génot.
SYLVAIN, leur fils, 25 ans MM. Fechter.
DENIS RONCIAT, paysan faraud, 30 ans Barré.
Un Gounemuseux Béraud.
— A la motairio iIcs Boisons *. —
* L'auteur de Claudie. ayant donné à ses personna^'cs des noms plus ou
moins répandus dans le pays qu'il habite, et farailicrs ù son oreille, no sup-
221
ACTE PREMIER
L'intérieur d'une cour de ferme. Un hangar élevé occupe le premier plan et
unit deux constructions, dont on voit de chaque côté les portes condui-
sant dans l'intérieur des logements. Aux autres plans, différentes construc-
tions, comme étables, écuries, pigeonnier. Le fond est fermé par un mur
au-dessus duquel on voit là campagne. La porte de droite, au premier plan,
où il y a trois marches, est celle du logement de la Grand'Rose. Celle de
gauche est la porte du logement des métayers. Un peu au-dessus et pres-
que au milieu du théâtre , est un puits avec une auge à laver. Autour de
l'auge ou sur les bords du puits, sont groupés sans ordre des vases rusti-
ques. Sur le devant du même côté, une table, des chaises.
SCÈNE PREMIÈRE
FAUVEAU, ROSE.
FAUVEAU, assis à la table; devant lui est une ardoise encadrée,
et près de lui une grande bourse en cuir. 11 est en train de com-
pter de l'argent. Il aperçoit la Grand'Rose, qui entre du fond à
gauche et qui se dirige vers son logement. — Étonné.
Ah ! c'était bien l'heure que vous arriviez, notre maîtresse !
ROSE, sur les marches et se retournant.
Ah! c'est toi, père Fauveau !...
FAUVEAU, se levant. Il boite un peu de la jambe gauche.
Le temps me durait, depuis quinze jours qu'on ne vous a
point vue ! C'est vrai, je me trouve étrange quand vous n'êtes
point à la maison;
ROSE, étant 5on manteau.
Que veux-tu, mon vieux ! j'avais ce restant d'affaires à la
ville pour la succession de mon mari.
Elle va déposer son manteau dans l'intérieur et revient tout de suite.
pose pas que les citoyens de campagne qui portent ces noms pourraient se
croire désignés dans un ouvrage de pure invention. Pourtant, s'il en était
besoin, il déclarerait, et il déclare d'avance, qu'il les a pris au hasard, et
sans connaître aucune particularité à laquelle il ait voulu faire allusion.
222 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
FAUVEAU.
Ces affaires-là ne prendront donc point finissement? depuis
trois ans que vous êtes veuve !
ROSE.
Tu sais bien, père Fauveau, qu'il faut patienter quand on
se met dans les procès! mais, par la grâce de Dieu, m'en
voilà débarrassée : j'ai gagné le mien. .
FAUVEAU.
Bien gagné, la, en appel?
ROSE.
En appel!
Elle descend les marches et s'assied près de la table.
FAUVEAU.
Diache! vous voilà riche, à cette heure, madame Rose !...
une métairie comme celle-ci ! (Regardant autour do lui avec com-
plaisance.) Et je dis qu'elle est sur un bon pied, la métairie des
Bossons, et qu'il y a du plaisir à en être métayer ! Avec les
trois locatures qu'on vous contestait,... ça vous fait pas beau-
xoup moins de trois mille bonnes pistoles au soleil.
ROSE.
Oui, trente mille francs approchant. Ah çà ! où en étes-
vous de la moisson ? avez-vous rentré le tout ?
FAUVEAU.
Ma fine, vous arrivez bien à propos pour la gerbaude, et,
dans une petite heure d'ici, je crois bien que mon garçon
Sylvain viendra vous chercher, s'il vous sait de retour, pour
voir lever la dernière gerbe et y attacher le bouquet.
ROSE.
Alors, on dansera et on soupera ?
FAUVEAU, regardant à gauche.
Tout est prêt... Les femmes sont en train de désenfourner,
et le cornemuseux est déjà rendu. Ah! l'on comptait bien sur
vous, car Denis Ronciat est déjà venu deux fois à ce matin,
pour savoir si vous étiez arrivée.
CLAUDIE 223
ROSE.
Denis Ronciat I de quoi est-ce qu'il se môle ?
FAUVEAU.
Dame ! puisqu'on dit que vous vous mariez tous les deux !
ROSE.
Si nous nous marions tous les deux, ça sera chacun de son
côté.
FAUVEAU.
Peut-être bien que vous ne voulez point dire ce qui en est.
Excusez-moi si je vous offense; mais, pour sûr, vous ne tar-
derez pas à vous remarier... Cane peut guère tourner autre-
ment, à votre âge, riche, belle femme et point sotte que vous
êtes ! est-ce que vous voilà faite pour rester veuve ?
ROSE, se levant.
A vingt-huit ans, ça serait dommage , n'est-ce pas ? Eh
bien, je ne dis pas non... Mais il me faudrait rencontrer un
épouseux à mon idée.
FAUVEAU, avec intention.
Et votre idée, dame Rose, ça serait un joli gars de vingt-
cinq ans, bon sujet, courageux au travail, qui soignerait vos
biens et qui ne vous mangerait point votre de quoi.
ROSE.
Sans doute !
FAUVEAU.
Je veux gager aussi que vous tiendriez à la conduite plus
qu'à la fortune, et que vous ne demanderiez pas à vous enri-
chir autrement que par la prospération de vos biens.
ROSE.
A savoir! je suis en position de doubler mon avoir par un
bon mariage, et, si ça se trouvait avec la bonne conduite et le
ménagement...
FAUVEAU.
Ah ! voilà I c'est le tout d'y tomber ! Les garçons riches^
voyez-vous, ça aime la dépense et le divertissement ;... ça
court la ville , les assemblées ; ça boit la bière et le café ; ça
roule partout^ hormis au logis; ça ne toucherait pas le man-
22i THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
che d'une pelle ou les orillons d'une charrue pour tout au
monde... ça fait de rudes embarras et de la pauvre ouvrage!
Votre Denis Ronciat, je vous le dis, moi, au risque de vous
offenser, votre Denis Ronciat ne vous convient point. C'est
un coureux de femmes, une tête à l'évent, un poulain désen-
fargé.
ROSE.
Je sais ça et ne tiens point à lui... Cependant il a des biens
du côté de Jeux-les-Bois, des beaux biens, à ce qu'on dit.
FAUVEAU.
Ses biens I ses biens ! les connaissez-vous ?
ROSE.
Non; j'ai jamais été par là.
FAUVEAU.
Ah! c'est que je les connais, moi ! c'est du bien de Cham-
pagne, comme on dit; chéti' pays! terre de varenne! c'est
maigre... Les plus mauvaises terres de chez nous seraient en-
core de l'engrais pour les meilleures des siennes... Et puis
c'est mal gouverné ! un propriétaire qui, depuis quatre ou
cinq ans, ne réside point chez lui ! A cause, qu'il ne réside
plus chez lui ?
ROSE.
Je ne sais pas... Pour l'instant, il dit que c'est à cause qu'il
est amoureux de moi qu'il s'est établi par ici.
FAUVEAU.
Il n'y a pas cinq ans qu'il vous connaît, il n'y a pas seule-
ment six mois. Et, avant^ où a-l-il passé? Partout, excepté
chez lui. Un homme qui ne se plaît point dans son endroit,
c'est pas grand'chose, je vous dis, et peut-être bien que ça a
plus de dettes que de quoi les payer.
ROSE.
Je ne te dis pas non... Ali! c'est diantrement malaisé de
bien choisir.
FAUVEAU, avec intention.
Tenez, sans comparaison, il vous faudrait un homme
comme mon Sylvain.
CLAUDIE 225
ROSE.
Tu m'as déjà dit ça. Ton Sylvain est un bon sujet, je ne
vas pas contre ; mais qu'est-ce qu'il a? Ses deux bras, et rien
avec.
FAUVEAU.
Et son bon cœur pour vous aimer?... et sa bonne mine
pour vous faire honneur?... et ses petites connaissances pour
régir vos biens? Savez-vous qu'il lit, écrit et fait les comptes
quatre fois mieux que votre Ronciat ?
ROSE.
Je sais qu'il n'est pas bètc ni vilain, et qu'une femme n'au-
rait pointa rougir de lui ;... mais il a un défaut, ton Sylvain!
un grand défaut, qui pourrait bien molester le sort d'une
femme.
FAUVEAU.
Quel défaut donc que vous lui trouvez?
ROSE.
Il est.. .je ne sais comment dire. Il est trop critiquant,
trop près regardant à la conduite des femmes. Il n'excuse pas
le plus petit manquement, il voit du mal dans tout, il trouve
de la coquetterie dans un rien; enfm, je crois qu'il serait ja-
loux et querelleux en ménage.
FAUVEAU, embarrassé.
Ah! pour ça, vous vous trompez bien.
ROSE.
Non! non! je le connais, va! je l'ai observé! et, ma fine,
tant qu'à prendre un homme qui vous fasse enrager, autant
vaut le prendre un peu riche.
FAUVEAU.
Je sais bien qu'il ne l'est point ; aussi, je ne vous parle pas
de lui. Il n'y prétend rien, lui, le pauvre enfant, il n'oserait.
Et si pourtant, il vous aime, voyez-vous ! 11 ne donne pas un
coup de pioche à vos terres sans avoir dans son idée de vous
contenter.
ROSE.
Vrai? tu crois?
13,
226 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
FAUVEAU.
Et, quand on lui parle de votre mariage avec Denis Ron-
ciat, il prend un souci... On dirait qu'il tremble la fièvre ! (Re-
gardant vers le fond.) Tenez, voilà sa mère qui vous le dira tout
comme moi.
ROSE.
Eh ! non ! ne me parlez point de ces badineries-là devant
elle.
SCÈNE II
Les Mêmes, LA MÈRE FAUYEAU.
FAUVEAU, à la mère Fauveau, qui entre du fond et qui se dirige
vers la porte de gauche. Elle porte un grand panier couvert d'une
serviette.
Eh bien, femme, vous ne dites donc rien à notre maîtresse?
vous ne lui demandez point ses portements?
LA MÈRE FAUVEAU, qui a déposé son panier prés du puits,
allant à Rose et lui prenant les mains.
Oh! je l'avais vue avant vous, et les portements de notre
bourgeoise sont écrits tout en fleur sur sa figure.
FAUVEAU, passant à la gauche de Rose, à sa femme.
Ça, c'est bien dit. Mais écoutez donc, femme! c'est-il pas
vrai que, depuis un tour de temps, notre Sylvain est tout
chose... comme contrarié, comme chagriné, dis?
LA MÈRE FAUVEAU.
C'est la vérité qu'il n'est pas bien... et j'ai grand'crainte
qu'il ne prenne les fièvres après moisson.
ROSE, qui se trouve au milieu.
Qu'est-ce qu'il a donc ?
LA MÈRE FAUVEAU.
J'en ignore; c'est un garçon qui ne se plaint ni ne s'écoute.
FAUVEAU.
(ja ne serait-il [)oint qu'il aurait une auiour chagrinante
dans la tète?
CL AU DIE 227
ROSE, bas, à Fauvçau.
Tais-toi donc !
LA MÈRE FAUVEAU.
J'en.ai quasiment souci, à vous dire vrai. •
FAUVEAU, à Rose.
La, je ne lui fais pas dire ! Et vous voyez si pourtant que
je ne lui fais pas de questions... (a sa femme.) Dites donc,
fenime...
ROSE.
C'est assez, ça ne me regarde point, vos secrets de famille.
Ah çà! où est- il donc, le Sylvain?
LA MÈRE FAUVEAU.
Il est sur le charroi, le dernier charroi de blé de la ger-
baude, et il ne tarde que l'heure d'arriver avec la musique et
le bouquet.
ROSE, remontant vers le fond.
Je m'en vas au-devant d'eux !
FAUVEAU.
Allez, allez-y, notre maîtresse, ça vous divertira. Excusez-
moi si je vous y conduis pas ; vous savez que cette jambe cas-
sée ne me porte pas encore aussi bien que l'autre,
ROSE.
Est-ce que tu en souffres toujours?
FAUVEAU.
Encore un si peu, et je ne suis point solide sur les cailloux ;
mais l'ouvrage n'en souffre point... Je bourine dans les bâti-
ments et Sylvain travaille aux champs pour deux.
ROSE.
Ne te dérange pas, et ne te fatigue point trop ce soir pour
la fête... (a la mère Fanvean.) OÙ sont-ils, les moissonneurs?
LA MÈRE FAUVEAU.
Dans les champs des Pigerattes... A revoir, notre maî-
tresse !
La Grand Bose sort par le fond, à gauciie.
228 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE III
, LA MÈRE FAUVEAU, FAUVEAU.
LA MÈRE FAUVEAU, à Fauveau, qui s'est assis à droite.
Lui tapant sur l'épaule.
Qu'est-ce que c'est donc que toutes ces questions-là que
vous me poussiez devant la bourgeoise ?
FAUVEAU, se levant et se tâtant le front.
Femme, j'ai une idée!...
LA MÈRE FAUVEAU.
Tant pisi tu en as toujours trop, et ça te dérange de ton
chemin plus que ça ne t'y avance.
FAUVEAU.
Tais-toi, femme, tu n'entends rien aux affaires... Qu'est-ce
que tu dirais si je faisais marier notre garçon avec notre maî-
LA MERE FAUVEAU.
Te voilà encore dans tes foliotés ! innocent, va!
FAUVEAU.
Je te dis que j'y abotterai ! (imitant sa femme qui remue la tête.)
Faut pas dodeliner de la tête I La bourgeoise en tient et elle
en veut !
LA MÈRE FAUVEAU.
Non, mon homme, vous songez! La bourgeoise verra bien
vite que Sylvain ne veut point d'elle.
FAUVEAU.
Il ne veut point d'elle? Ma fine, il est bien dégoûté !
LA MÈRE FAUVEAU.
La bourgeoise est jolie, avenante et bravo femme s'il en
fut; mais elle a fait un peu parler d'elle, entre nous soit dit.
FAUVEAU.
Bah ! des bêtises !
LA MÈRE FAUVEAU.
Des bêtises, si vous voulez; mais vous connaissez l'humeur
deSylvain. Il a ses idées, il ne veut point entendre causer sur la
CLAUDIE 229
femmo qu'il regarde, et, si on dit un mot de travers, il tourne
sa vue d'un autre côté. Il est plus fier là-dessus que porté sur
l'argent. Faites attention à ce que je vous dis, mon vieux, et
ne vous fourrez point dans des trigauderies qui ne nous pro-
fiteraient point.
F AU VEAU, arec htimenr.
Oh! toi, tu ne crois jamais à rien! tu me prends pour une
bête!
LA MÈRE FAUVEAU.
Non pas ; mais pour un rèveux, un peu finassier, un peu
curieux, un peu fafiot, enfin ! Tu as de l'esprit, au fond, et un
bon cœur d'homme... Faut pas gâter ça par des ambitions dé-
placées.
FAUVEAU.
Est-ce que tu crois que Sylvain serait amoureux par ail-
leurs, que tu m'as dit oui, quand je t'ai questionné devant la
bourgeoise ?
LA MÈRE FAUVEAU.
Oui, je le crains...
FAUVEAU.
Tu le crains ! c'est donc que... ?
LA MÈRE FAUVEAU.
Taisons-nous là-dessus, le voilà...
SCÈNE IV
Les mêmes, SYLVAIN.
Sylvain entre du fond. Il tient une fourche qu'il dépose à droite à
l'entrée. — Costume de travail. Grand chapeau de paille. Sa
blouse est attachée sur son dos.
FAUVEAU.
Eh bien, mon fils, te voilà si tôt rentré? As-tu rencontré
la bourgeoise ?
SYLVAIN.
Non, mon père, je rentre pour vous dire de tirer le vin, la
gerbaude me suit.
Sa mère lui essuie la figure et l'embrasse.
230 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
FAUVEAU.
Va donc vitement te faire propre pour présenter le bouquet
à la bourgeoise.
SYLVAIN.
Oh! pour ça, mon père, je ne m'y entends point... Je ne
suis point d'humeur à galantiser autour des femmes... C'est
vous que ça regarde.
FAUVEAU.
Galantiser! est-ce que c'est de mon âge?
SYLVAIN.
C'est peut-être trop tard aussi pour moi.
Sa mère passe au milieu et tire de sa poche un dé à coudre, du fil, et
remet un bouton à la chemise de Sylvain, qui n'y fait pas attention et
qui est tout à son père.
FAUVEAU, étonné.
Qu'est-ce que ça veut dire, cette parole-là, trop tard à
vingt-cinq ans? et quand il s'agit delà rose des roses!
SYLVAIN.
Oui, la Grand'Rose comme on l'appelle... C'est une très-
bonne maîtresse pour nous, je- n'en disconviens pas. Elle a le
cœur franc et la main donnante... Je lui porte le sentiment
que je lui dois; mais faut pas m'en demander plus [que je
n'en peux donner !
LA MÈUE FAUVEAU, qui a fini, à son mari.
Tu vois bien !
Elle va près du puits et range différentes choses, puis elle vide son panier,
où se trouvent des légumes.
FAUVEAU, à Sylvain.
A qui en as-tu? Sur quoi me rechignes-tu là?
SYLVAIN, allant à son père.
C'est que je vous entends, mon père, et que, depuis Une
quinzaine, vous me voulez pousser à des idées qui ne sont
point les miennes. De ce que j'ai ri quand vous m'en avez
causé encore hier soir, je no voudrais pas vous laisser croire
que je peux me rendre à votre commandement.
CLAUDIE 23i
FAUVEAU.
Jo to conseille de faire le farouche ! comme si on courait
après toi !
SYLVAIN.
Je ne dis point ça... La Rose n'a pas à courir après un
homme; assez courront après elle; mais je ne me mettrai
point sur les rangs... A chacun le sien.
FAUVEAU.
Qu'est-ce que tu as donc à lui reprocher ? d'être un peu
coquette ? d'aimer à se faire brave, à se faire dire des com-
pliments, à danser, à se divertir ? Quel mal y trouves-tu ?
SYLVAIN.
Je n'en trouve point... Mais mon goût ne me porterait point
pour une femme à qui il faudrait bailler tous ces divertisse-
ments-là.
FAUVEAU.
Oui, tu prétends être jaloux! Ah! mon pauvre gars, tu
n'auras jamais de bonheur en ménage avec une pareille ma-
ladie.
SYLVAIN.
Je prétends être jaloux, vous dites? Eh bien, pourquoi non,
cher père ? Je veux aimer ma femme à ce point-là, et je ne
saurais être jaloux de madame Rose, partant je ne saurais
l'aimer. Mais nous perdons le temps, là,.. J'étais venu aussi
pour vous dire, mon père, que nous avons là quatre ou cinq
moissonneurs de louage qui veulent s'en aller tout de suite,
et qu'il faudrait vitement payer... (Allant à gauche.) Je m'en vas
cherclier l'argent.
FAUVEAU.
Non, je l'ai sur moi... C'est tous les ans la même chose...
Je sais qu'ils n'attendent point et qu'ils viennent vous déran-
ger au milieu de la gerbaude... (Allant s'as?poir à la table.) As-tu
mis leur compte en écrit ?
SYLVAIN, se plaçant debout près de la table.
C'est inutile, je l'ai dans la tête, (a son père qoi écrit sur l'ar-
doise.) Nous devons quinze journées à cet homme de Boussac,
232 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
qui est borgne. Treize et demie à Denison du Maranbert.
Vingt journées à Etienne Bigot etautantà son frère... Ça fait...
LA MÈRE FAUVEAU, en dehors du hangar.
En voilà encore deux qui demandent leur paye parce qu'ils
veulent partir.
SYLVAIN, tressaillant.
Qui donc?
LA MÈRE FAUVEAU.
C'est ce vieux^ avec sa petite-fille. (Mouvement de Sylvain. —
La mère Fauveau parlant au fond.) Eh bien, approchez donc, mes
amis, on va vous contenter.
Elle s'assied près du puits et épluche des lé^'umes.
SCENE V
Les Mêmes, RÉMY, CLAUDIE, tous deux la faucille en
main. Claudie porte un petit sac.
RÈMY, se découvrant.
Pardon, excuse, si on vous importune, mais on voudrait
s'en retourner à ce soir; on a six lieues de pays à marcher
d'ici chez nous.
SYLVAIN.
Ce soir ! Vous n'y songez point !
FAUVEAU, comptant de l'argent.
On va toujours vous payer, si vous le souhaitez. (Regardant
Rémy.) Ah! c'est le père Rémy, de Jeux-les-Bois, un homme
ancien, quatre-vingts ans, pas vrai ?
RÉMY, se dressant.
Quatre-vingt-deux ans, et qui moissonne encore...
SYLVAIN.
Un ancien militaire, qui a été sous-officier, et qui a reçu
de l'éducation, mon père.
RÉMY.
Oh ! de l'éducation, pas plus que vous, maître Sylvain !
CLAUDIE 233
mais on a fait son devoir à la guerre, cl, à présent, on fait sa
corvée dans les champs de blé !
FAUVE AU, avec intention, regardant Claudio.
Un peu grâce à votre pelite-fille, qui fait la moitié de l'ou-
vrage. Allons, je ne me plains pas de vous... A vous deux,
vous avez sans doute fait ce que vous pouviez.
LA MÈRE FAUVEAU, à Claudie.
Vous paraissez vannée de fatigue, ma fille; vous allez man-
ger im morceau devant que de partir , et votre père aussi ?
CLAUDIE.
Grand merci, mère Fauveau, nous n'avons besoin de rien.
LA MÈRE FAUVEAU.
Si fait, si fait!...
Elle regarde Sylvain, qui lui fait signe d'insister, puis elle
retourne à son ouvrage près du puits.
FALVEAU.
Nous disons donc que vous avez une vingtaine de journées,
je crois ?
SYLVAIN, debout près de lui.
Une trentaine, mon père...
ClAUDIE, près de son père.
Faites excuse tous les deux, nous en avons vingt-cinq.
FAUVEAU, étonné.
Tant que ça !
RÈMY, regardant Claudie.
Vingt-cinq journées, pas une de plus, pas une de moins.
FAUVEAU.
Je ne dis pas non... Et vous demandez pour ça ?
RÉMV.
Comptez vous-même ; vous savez bien ce que vous donnez
aux autres.
FAUVEAU.
Ce que je baille aux autres, oui ! mais, à vous deux, vous ne
m'avez pas fait l'ouvrage de...
234 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
RÉMY, l'interrompant.
L'ouvrage de deux ; aussi nous ne vous demandons pas do
nous payer comme deux.
FAUVEAU.
Diache ! je le crois bien, que vous ne m_e demandez point ça !
RÉMY^ s'animant.
Eh bien, après? Où cherchez-vous le désaccord? Nous
voilà deux qui vous demandons la paye d'un seul, et vous
trouvez ça injuste?
SYLVAIN, qui est allé puiser de l'eau pour sa mère, venant près de
son père.
Eh! non! il n'y a pas de désaccord ! Vingt-cinq fois cin-
quante sous, ça fait tout juste soixante-deux francs et cin-
quante centimes... et mèmementsi mon père me veut croire...
FAUVEAU.
Attends donc, attends donc ! Comme tu y vas^ toi ! vingt
écus et deux livres dix sous pour le moissonnage d'un homme
de cet âge-là!
RÉMY.
Eh bien, et ma petite-fille, la comptez-vous pour rien?
FAUVEAU.
Votre fille, votre fille, on dit qu'elle a bon courage; mais
elle n'est point forte, et l'ouvrage d'une femme en moisson,
ça ne foisonne guère...
SY'LVAIN, coupant la parole à Rémy, qui veut répondre.
Pardonnez-moi si je vous contredis, mon père ; mais l'ou-
vrage d'une femme comme cette Claudie, ça doit compter.
Tenez, jDour être juste, vous devriez payer le père Rémy et
sa petit-fille comme un et demi.
FAUVEAU.
Ah bien, par exemple!...
CLAUDIE.
Nous n'avons pas demandé tant que ça, maître Sylvain ;
nous avons fait un accord avec vous, et nous nous y tenons...
Nous vous avons offert de tenir une rége, et nous l'avons
aussi bien tenue à nous doux qu'un bon moissonneur.
CLAUDIE 235
FAUVEAU, so levant, à Claudin.
Vou?, VOUS parlez sagement, ma fille. Si vous avez fait un
accord avec mon garçon, je ne reviendrai pas sur sa parole
et ne le blâmerai point sur son bon cœur... C'était une cha-
rité à vous faire ; vous êtes malheureux ; il a bien agi ! Il n'y
a guère de monde qui ferait de ces marchés-là pas moins I On
sait bien que deux faucilles dans un sillon, dans une rége,
comme vous dites, ça embarrasse et que ça détence * les au-
tres coupeurs plus que ça ne les aide ; mais enfin...
SYLVAIN, se trouvant à la droite do son père.
Mon père, je vous ferai observer que votre jambe malade
ne vous a point souffert de venir aux champs pour voir com-
ment l'ouvrage marchait ; mais je l'ai vu, moi ! J'ai moissonné
toujours en tête de la bande, et je vous atteste que cette jeu-
nesse-là travaille autant qu'un homme. Elle serait morte à la
peine si, à chaque fin de rége, son père n'eût point pris sa
place. Par ainsi, à eux d'eux, l'un se reposant quand l'autre
travaille, ils avancent autant et plus qu'un fort ouvrier...
C'est pourquoi je vous dirai qu'en considération de leur pau-
vreté, de leur fatigue et de leur grand cœur à l'ouvrage, vous
agiriez comme un homme juste que vous êtes en leur payant
la journée à raison de trois francs, et, si vous vouliez être
encore plus juste, juste comme le bon Dieu, qui mesure son
secours à la misère d'un chacun, vous les payeriez comme
un et demi !
FAUVEAU, avec humeur et élevant la voix.
C'est ça! et puis comme deux, peut-être ! Es-tu fou, Syl-
vain, de me pousser comme ça... Tu veux donc ma ruine et
la tienne, que tu, soutiens mes ouvriers contre moi?
RÉMY, les arrêtant du geste.
Pas tant de paroles ! Merci pour votre bon cœur, maître
Sylvain ; mais ça serait une aumône, et nous ne la deman-
• On a écrit le mot comme il se prononce; mais la véritable orthographe
serait délempser, faire perdre du temps.
236 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
dons point. On est misérable, mais, avec votre permission, on
est aussi fier que d'autres. Qu'on nous paye comme un et nous
serons contents.
SYLVAIN, bas, à son père.
Vous voyez, mon père, c'est du monde bien comme il faut,
et, si vous aviez vu, comme moi, le comportement de ce vieux
et de sa petite-fille, vous auriez eu le cœur fendu de pitié...
Oui, ça fait mal de penser qu'il y a des pauvres chrétiens
assez mal partagés pour être forcés de prendre des ouvrages
au-dessus de leurs âges et de leurs moyens. Un homme de
quatre-vingt-deux ans, et une femme, suivre la moisson, qui
est la plus dure de toutes les fatigues dans nos pays ! par ce
grand soleil et ce vent du midi qui vous sèche le gosier et
vous brûle les yeux ! Vrai ! c'est bien dur, et jamais charité
n'aura été mieux placée que celle que vous leur ferez.
FAUVEAU.
Allons! tu me persuades tout ce que tu veux... (ARémy et à
Clauaie.)Ya pour trois francs, puisque mon garçon dit que
c'est dans la justice. La justice avant tout! (A part, en allant à
la table.) Faut que je me dépêche, car Sylvain me ferait ac-
croire de leur donner trois francs quinze sous.
SYLVAIN, à Claudie.
Mais vous n'allez point nous quitter comme ça ? Vous ferez
la fête avec nous ; un bon repas restaurera votre père, et vous
passerez la nuit chez nous ! Ma mère le veut^ d'abord !
LA MÈRE FAUVEAU, de sa place.
Oui, oui, le vieux serait trop fatigué de se mettre en route
après une journée de travail.
RÉMY.
Merci pour vos honnêtetés, mes braves gens, mais on vou-
drait s'en aller; nous marcherons mieux par la fraîcheur.
Mais, pour ne pas être méconnaissant do vos civilités, on boira
un coup pour arroser la gerbaude quand elle entrera, et
Claudio donnera un coup de main aux femmes de la maison
pour les aider à servir le repas, (a Sylvain, qui lui remet de l'ar-
CLAUDIE 23/
t:pnt de la pari de son ]ùtq.) Je prends sans Compter, maître Fau-
veau, et en vous remerciant.
FALVEAU.
Si fait, si fait, il faut toujours compter.
RÉMY, regardant la somme en bloc
Je vois bien qu'il y a plus que nous ne prétendions... Mais
si vous y avez regret...
Il veut rendre l'argent.
SYLVAIN.
Non, non! mon père est content de bien agir à votre en-
droit.
RÉAIY, remettant l'argent à Claudie.
Or donc, vous êtes de braves gens, le bon Dieu vous con-
serve! je m'en vas au-devant de la gerbaude!
11 sort par le fond.
CLAUDIE, a la mère Fauveau.
Commandez-moi donc ce que j'ai à faire pour vous aider,
mère Fauveau,
LA MÈRE FAUVEAU, lui precaat sa faucille et son petit sac.
Tenez, ma fille, si vous voulez laver le restant des vais-
seaux, ça nous soulagera d'autant. Vous prendrez aussi les
nappes et les couverts chez nous (elle lui montre la porte de
gauche), et VOUS les porterez ici en face, dans le logement do
la bourgeoise, qui est plus grand que le nôtre.
Elle lui montre la porte de droite et sort par celle de gauche.
FAUVEAU, ramassant l'argent qui est sur la table. A Sylvain.
Moi, je vas payer ces autres moissonneurs qui attendent...
Ya donc t'habiller, Sylvain ! il n'est que temps.
SYLVAIN.
J'y vas, j'y vas, mon père.
Fauïcau sort par le fond, à gauche.
238 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE VI
CLAUDIE, SYLVAIN.
Claadie s'est approchée du puits et puise de l'eau. Sylvain est allé à droite
prendre sa fourche et se dispose à sortir, quand il voit le mal que se donne
Claudie pour faire monter le seau.
SYLVAIN.
Voilà que vous prenez encore de la peine, Claudie, au lieu
de vous reposer. Les femmes de chez nous ne se fatiguent
guère, elles ne moissonnent point, surtout ! Après tantôt un
mois de pareil travail, c'est pour vous achever !
CLAUDIE, triste mais calme, parlant d'un ton doux mais résolu.
Ne faites pas attention à moi, maître Sylvain.
SYLVAIN, quittant sa fourche et allant au puits, atteint le seau
et en verse le contenu dans un petit baquet qui est près du puits.
Excusez-moi, je fais attention à vous. Il n'y a pas moyen,
quand on a le cœur un peu bien placé, de ne point voir le
courage et la peine que vous avez, (claudie prend trois assiettes
qui sont sur le bord du puits, puis elle les lave dans le baquet, et ensuite
les essuie , sans regarder Sylvain. Sylvain revenant à droite.) Elle ne
m'écoute point! elle a mémementla mine de ne vouloir point
m'entendre. Quel âge donc est-ce que vous avez, Claudie ?
CLAUDIE, tout en faisant son ouvrage.
J'ai vingt et un ans.
SYLVAIN.
Et vous moissonnez comme ça pour la première fois ?
CLAUDIE.
C'est la troisième année.
SYLVAIN.
Faut que vous soyez bien dans la gène ?
CLAUDIE.
Sans doute.
CLAUDIE 239
SYLVAIN.
Vous étiez bien jeune quand vous avez perdu votre père et
votre mère?
CLAUDIE.
Oui, j'avais cinq ans.
SYLVAIN.
Votre grand-père n'a pas un bout de champ ou de jardin ?
CLAUDIE.
Nous n'avons pas même de maison, nous payons loyer
d'une petite locature.
SYLVAIN.
C'est loin d'ici où vous demeurez?
CLAUDIE.
Je crois qu'il y a environ six lieues de pays.
SYLVAIN.
Ah! il y a plus de six lieues d'ici à Jeux-les-Bois !... (ciau-
die, ayant essuyé les assiettes, étend sa serviette sur le dos d'une chaise
et entre h. gauche, puis en sort tout de suite avec son panier où sont des sor-
viclles, des nappes et quelques gobelets. Sylvain à lui-même.) Il n'y a
pas moyen de causer avec elle ! .. . je ne sais plus quelles ques-
tions lui faire!,.. Comme elle est triste avec son air tran-
quille !... Elle a trop de misère, c'est sûr... (a Ciaudie, qui met
les quelques gobelets dans le baquet, puis qui pose et compte le linge
sur la table.) Est-ce que VOUS avez des parents dans votre
endroit?
CLAUDIE.
Nous n'en avons plus.
SYLVAIN.
Vous êtes seule avec votre grand-père?
CLAUDIE.
Oui, seule.
SYLVAIN.
lyiais il y a des voisins qui vous aident ?
CLAUDIE.
Nous ne demandons rien.
â40 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SYLVAIN.
Si vous veniez demeurer [)ar ici, vous seriez peul-étre
mieux ?
CLAUDIE.
J'en ignore.
SYLVAIN.
Vous trouveriez toujours de l'ouvrage dans notre métafrie...
Et puis ma mère est très-bonne ; si vous veniez à être ma-
lade,- elle vous assisterait.
CLAUDIE.
Oh ! c'est vrai qu'elle est très-bonne !
SYLVAIN.
La bourgeoise Rose n'est pas mauvaise non plus.
CLAUDIE.
Elle passe pour charitable.
SYLVAIN.
Eh bien, ça ne vous tenterait point de vous établir par chez
nous?
CLAUDIE.
Non ; mon père a son accoutumance là-bas.
SYLVAIN.
Et vous y voulez rester?
CLAUDIE, passant devant Sylvain et faisant un raouvemenl do
respect et en niOnie temps de douleur.
Mon Dieu, oui !
Elle sort en emportant le linge par la porte de droite.
SCÈNE VII
SYLVAIN, seul, regardant h droite.
Allons, je ne lui donne ni fiance ni regret. Elle a tourné
son idée d'un autre côté. Sans doute il y a quelqu'un qui la
recherche dans son pays, car clic est trop belle fille et trop
méritante pour n'avoir point donné dans la vue à d'autres qu'à
CJ.AUDIE 2'.1
moi. Que le bon Dieu la lasso heurousc, c'csl tout co que je
(loinando.
Il tombe dans la rOvcrio et s'arnHe Jcvant la porle où est cnli'éi' Claudio
en regardant toujours si elle ne sort pas de chez la Grand'Rose.
• SCÈNE VIII
SYLVAIN, DENIS RONCIAT, fort endimanché. Il fait un
mouvemeul en apercevant Sylvain.
DENIS, d'une voix retentissante.
Bonjour, rnaitre Sylvain Fauveau!
SYLVAIN , du geste.
Salut, monsieur Denis Ronciat.
DENIS.
La bourgeoise est arrivée à la parlai?
SYLVAIN, se retournant sans le remarquer.
On le dit, je ne l'ai point vue.
DENIS.
J'ai entendu la musette, et je crois que la gerbaude n'est
pas loin. Je vas l'attendre ici, car je suis diablement fatigué...
et... différemment, mon cheval pareillement. Voici la troi-
sième fois qu'il fait la route de chez moi ici depuis ce matin.
Sylvain, qui est retombé dans sa rêverie et qui ne l'écoute pas, reprend
sa fourche et sort par la gauche.
SCÈNE IX
DENIS, seul, s'asseyant à droite et ôtaut ses grandes guêtres
en cuir, qu'il jette dans un coin.
Ce gars-là me bat froid. 11 pense à épouser sa bourgeoise.
Son père s'en flatte et me l'a donné à entendre... Mais plus
souvent que des métayers qui n'ont rien me souffleront ce
mariage-là 1 ... Une belle dot et une belle femme ! grandement
44
242 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
recherchée par toute la jeunesse du pays. Ça flatte d'avoir
la préférence... et on l'aura !... Oui, qu'on l'aura^ je dis... la
préférence !
SCÈNE X
DENIS, CLAUDÎE.
Claudie rentre par la porte de droite, va au baquet et se remet à laver
quelques gobelets sans faire attention à Denis.
DENIS, à part, la voyant passer.
Qu'est-ce que c'est que cette fille-là?... une nouvelle ser-
vante?... Je vas lui parler,.. Faut toujours mettre les servan-
tes dans ses intérêts... (Appelant Claudie, qui est entrée h gauche.)
Dites donc, la fiHe! (Elle rentre tenant une serviette, et, reconnaissant
Ronciat, elle tressaille, laisse tomber sa serviette, et reste immobile. Denis
fait une exclamation, et recule comme terrifié.) Qu'est-ce que ça veuL
dire?... A quelles fins êtes-vous céans, Claudie?
CLAUDIE, froidement.
Qu'est-ce que ça vous fait, monsieur Ronciat ?
DENIS.
Ça me fait, ça me fait... Différemment ça ne me fait
rien... Mais je ne m'attendais point à vous voir.
CLAUDIE, tombant assise, même jeu.
Ni moi non plus.
DENIS, fort troublé.
Et... différemment, votre santé est bonne?... depuis le temp^
que... alors, pour lors que... sans doute que... (s'essuyant u-
front.) Ça fait rudement chaud, pas vrai ?
CLAUDIE, se levant, même jeu.
Si c'est là tout ce que vous avez à me dire, ne me dérangez
point pour si peu. Je reprends mon ouvrage.
Elle ramasse sa serviette et essuie ses gobelets.
DENIS.
Je ne prétends point vous molester, Claudie. Et si votre
ouvrage est pressante... Mais quelle ouvrage donc est-ce que
vous faites céans, Claudic? Si vous y êtes servante, il n'y a
pas grand temps.
CLAUDIE.
J'y suis venue en moisson, et je m'en vas ce soir.
DENIS.
Vous êtes venue en moisson? C'est donc vous, cette fdle
qu'on m'a parlé, qui mène si bien la faucille? Si j'avais connu
que c'était vous!...
CLAUDIE.
Vous ne seriez point venu ici, aujourd'hui'?...
DENIS.
Je ne dis pas!... différemment... sans doute que pour tra-
vailler comme ça, il faut que vous soyez un peu dans la
peine, et, si vous êtes comme ça dans la peine,... ça serait à
moi de...
CLAUDIE.
Eh bien?
DENIS.
Ça serait à moi de vous assister.
CLAUDIE, laissant tomber la serviette et le gobelet, et allaut à lui.
Avec fierté.
Où auriez-vous donc pris le droit de m'assister, Denis Ron-
ciat ?
DENIS, à part.
Diable ! diable ! je pensais qu'elle allait me rappeler ça... et
la voilà qui fait celle qui ne s'en souvient tant seulement
point... Ah ! ma foi, tant pis, je vas brusquer les choses, moi.
(Haut.) Çà donc, vous ne souhaitez rien de moi?
CLAUDIE.
Rien du tout.
DENIS.
Ah! vous êtes toujours fière ! cette fierté-là ne vaut rien,
Claudie, et j'ai dans mon idée que vous êtes venue ici pour
tirer une vengeance de moi.
CLAUDIE.
Ça serait un peu lard ! après cinq ans...
2U THEATRE COMPLET DE GEORGE SA.ND
DENIS,
Après cinq ans... de... Gomment dites-vous?
CLAUDIE.
Cinq ans d'oubliance.
DEMS.
D'oubliance de ma part que vous voulez dire ?
CLAUDIE.
Autant (le ma part que de la vôtre!
DENIS , avec joie.
Vrai? Oh bien, si c'est réciproque, nous pouvons bien
nous entendre et faire la paix à cette heure. Voyons, Claudie,
parlons peu et parlons bien; différemment, combien veux-tu
en dédommagement pour... ?
CLAUDIE , reganlant fixement.
Pour?...
DENIS, hésitant.
Pour...
CLAUDIE , avec force et douleur.
Pour qui?... puisqu'il est mort !
DENIS, se découvrant.
Il est mort?... (a part, et mettant la main sur sa poitrine.) Tout
de même, ça me fait quelque chose ! ça me donne un coup
dans l'estomac !...
CLAUDIE,
Il est mort l'an dernier, Denis! et vous ne l'avez seule-
ment point su ! Vous ne l'avez assisté ni quand il est venu
au monde, ni quand il en est sorti. Il a vécu de misère avec
moi, il est mort de misère malgré moi, et c'est malgré moi
aussi que je ne suis point morte avec lui ! Vous ne vous en
êtes jamais tourmenté ! Tous les ans, pendant trois ans qu'il
a vécu, je vous ai fait écrire une lettre par le curé de notre
paroisse pour vous réclamer votre promesse ; vous n'avez ja-
mais fait réponse. Depuis une année, vous n'avez plus reçu de
lettre ; vous auriez dû comprendre que ça signifiait : « La pau-
vre Claudie a perdu sa consolation et son espérance, elle n'a
plus besoin de rien. »
CLAUDIE 2*5
DENIS.
Dame ! dame!... pauvre Claudie!.., c'est ta faute aussi, tu
aurais dû écrire plus souvent, venir me trouver. . .
CLAUDIE.
Moi?...
DENIS.
Ou tout au moins... différemment, m'envoyer ton père.
CLAUDIE, avec fierté.
Mon père! un homme comme lui? un ancien soldat, un
homme de quatre-vingt-deux ans, qui est fier, qui n'a jamais
tendu la main et qui piochera la terre jusqu'à ce qu'il tombe
dessus? vous auriez souhaité le voir mendier le pain de sa
fille, à vous, Denis, qui l'avez séduite à l'âge de quinze ans
et qui ne l'avez détournée de son devoir qu'en lui faisant
toutes les promesses, toutes les prières, toutes les menaces
d'un homme qui veut se périr par grande amour et par
grande tristesse? Si j'avais voulu de vous une promesse de
mariage, ne me l'auriez-vous point signée ? Est-ce que vous
ne me l'avez pas offerte? est-ce que je ne l'ai point refusée?
Ah ! je n'étais qu'une enfant, bien simple et bien sotte, et ce-
pendant j'avais déjà plus de cœur que vous n'en avez jamais
eu, car j'aurais cru vous faire injure en doutant de votre pa-
role ! Et mon père, qui savait tout ça, aurait été vous prier
de vous en souvenir? Non, non, le pauvre vieux, s'il en avait
eu la force, il n'aurait été vers vous que pour vous tuer... et
sans moi, qui l'ai retenu, qui sait s'il n'aurait point fait un
malheur !
DENIS.
Diable! diable!... et différemment, est-ce^qu'il est ici, ton
père ?
CLAUDIE.
Oh! n'ayez crainte, le voilà trop vieux pour se venger,
mon pauvre père ! il travaille encore... (pleurant), mais il s'en
va, et bientôt je pourrai m'en aller aussi, car j'aurai tout
perdu, et personne n'aura plus besoin de moi.
44.
246 THEATRE COMPLET DE GEOEGE SAND
DENIS.
Claudie, voyons, écoute-moi... J'ai été oublieux, c'est vrai;
je me suis mal comporté envers toi, c'est encore vrai, et tu
as le droit de vouloir me punir en faisant du tort à ma répu-
tation ; mais il ne faut pas comme ça donner son cœur à la
rancune. Tout peut s'arranger.
CLAUDIE.
Non, Denis! rien ne peut plus s'arranger, car il y a long-
temps que je ne vous estime plus, et que, par suite, je ne vous
aime point.
DENIS.
Voyons, Ciaudie, voyons! si je t'offrais... la, cent bons
écus...
CLAUDIE, le repoussant du geste.
Malheureux que vous êtes !
DENIS.
Eh bien, quatre cents francs!... cinq cents, la !
CLAUDIE.
Taisez-vous donc ! vous m'offririez tout ce que vous avez,
que je regarderais ça comme un affront que vous me faites.
Elle passe à droite.
DENIS.
Ah! dame! aussi... tu en veux trop! tu veux que je t'é-
pouse!
CLAUDIE.
Tant que mon pauvre enfant a vécu, j'ai dû le vouloir à
cause de lui ! mais, à présent, j'aimerais mieux mourir que
d'épouser un homme que je méprise. •
DENIS.
Ah! que vous êtes mauvaise, Claudie ! vous voulez vous
revenger, je vois ça! on vous a dit que j'allais me marier
avec la bourgeoise de céans; mais ça n'est pas vrai, c'est des
propos.
CLAUDIE.
Je ne sais rien de vous; je ne vou< savais senlemonl pas
dans le pays d'ici.
CLAUDIE 247
DENIS.
Parole d'honneur, Claudie, que je ne songe pas au ma-
riage ! par ainsi tu n'as pas besoin de me décrier, et différem-
uicnl... si lu y tentais, je nierais tout, d'abord !
CLAUDIE.
Je m'en rapporte à vous pour savoir mentir.
On entend la cornemuse.
DENIS.
Chut! chut! Claudie pas de querelle devant le monde!
Voilà la gerbâude qui arrive ! Sois bonne, ma pauvre Claudie,
va, je t'en récompenserai.
Elle remonte vers le fond. Denis reste sur le devant, 'a droite.
SCENE XI
FAUYEAU, SYLVAIN, LA MÈRE FAUVEAU, CLAU-
DIE, RÉiMY, ROSE, DENIS, le Cornemuseux,
Moissonneurs, Glaneuses, Ouvriers, Enfants
et Servantes de l\ métairie.
On voit paraître d'abord le cornemaseux, suivi d'enfants, ensuite les mois-
sonneurs, Sylvain et sa mère, suivis de filles de ferme qui sortent de
gauche, la Grand'Ros-' donnant le bras à Fauveau. Viennent parmi les
travailleurs le père Rémy avec Claudie. Puis, au fond, on aperçoit une
énorme charrette de blé en gerbes, surmontée d'une antre gerbe ornée de
fleurs et de rubans, tenue par deux hommes. La charrette, traînée par deux
bœufs, s'arrête devant l'entrée de la ferme. Les deux hommes qui sont sur
le charroi font glisser la gerbe, laquelle est reçue par deux moissonneurs qui
l'apportent au milieu du théâtre. Le père Fauveau.conduit la Grand'Rose à
droite près de la gerbe,,et va à gauche près de son fils et de sa femme. Rémy
est au fond avec Claudie. Denis est à droite entre la Grand'Rose et le
cornemuseux. Les autres personnages, ainsi que les enfants, se placent au
fond et de chaque côté.
FAUVEAU.
Allons, Sylvain! voilà la gerbâude! ..C'est à toi de déta-
cher le bouquet pour le présenter à la bourgeoise!
2W THÉATEE COMPLET DE GEORGE SAND
SYLVAIN.
Non, mon père, c'est contre la coutume; il faut que ça soit
le plus jeune ou le plus vieux de la bande, et je ne suis ni
l'un ni l'autre.
LA MÈRE FAUVEAU.
C'est juste ! la coutume avant tout, et mêmement, dans ma
jeunesse, c'était toujours le plus vieux, on estimait que ça
portait plus de bonheur.
RÉMV, descendant près de la gerbe."
Le plus vieux ici, sans contredit, c'est moi, et je connais la
cérémonie mieux que personne... (Regardant la gerbe.) D'abord,
est-elle faite comme il faut, la gerbe ? Il y.faut autant de liens
que vous avez eu de moissonneurs! Et puis il n'y faut point
épargner l'arrosage, le vin du bon Dieu... (a ce moment, les fdies
de ferme, sur un signe de Sylvain, entrent à gauche et reviennent avec des
brocs de vin et des gobelets qu'elles déposent sur la table. — Le père
Rémy continue de parler pendant ce jeu de scène. )Et puis, après, vi-
vent la joie, la santé, l'amiiié, l'abondance! vivent les vieux!
vivent les jeunes!... (Regardant les enfants qui se groupent autour
de lui.) Et vive aussi le petit monde !.., Tout ça rira, chantera,
dansera... (Avec respect.) Mais, avant tout, faut consacrer la
gerbe, car on ne doit point se jouer des vieux us.
ROSE.
Faites donc tout à votre idée, vieux, et à l'ancienne mode ;
vous aurez la gerbe pour récompense.
RÉMY, souriant.
J'aurai la gerbe? Et me donnerez-vous aussi des bras pour
l'emporter chez moi, à six lieues d'ici ?
ROSE.
J'entends ! on y mettra le prix, mon brave homme, et vous
choisirez le blé ou ce c[u'il y aura dessous. Allons, voilà mon
estimation, cinq francs pour la gerbaude ! Que chacun fasse
comme moi, suivant ses moyens. Les plus pauvres mettront
ce qu'ils pourront. Ça ne serait qu'un petit cadeau, un petit
sou, ça porte toujours bonheur à qui le donne.
Elle met une pièce de cinq francs au pied de la gerbe.
CLAUDIE 2W
UKMY, la saluant.
Vous êtes bien lionnèto, la bourgeoise. (Le pèro Fauvcau s'ap-
proche lentement et fouille dans sa poche pour choisir une petite pièce de
monnaie. — Rémy, gaiomont.) Mettez-y Une idée de bonne amitié
et le compte y sera.
Fauveau met une petite pièce de monnaie et serre la main a Rcmy, qui
s'incline.
LA MÈRE FAUVE.VU, s'approche aussi et retire Je ses poches un
de à coudre, une paire do ciseaux, un couteau, une pelote, du fil,
et met le tout au pied de la gerbe. — A Rémy, lui donnant la
main.
Ça sera pour la jeune fille.
RÉMY, lui montrant Claudie, qui est près do la gerbe.
Merci pour elle, mais elle n'a point besoin de ça pour vous
aimer. (La mère Fauveau embrasse Claudie. — Sylvain vient à son tour
et lire sa montre, qu'il veut aussi déposer. — Rcmy l'arrêtant.) Oh. ça,
c'est trop beau pour du monde comme nous !
SYLVAIN.
Vous n'avez point le droit de rien refuser... Vous êtes lieu-
tenant de gerbaude; je connais la coutume aussi, moi !
Il met sa montre et serre la main à Rcmy. En reprenant sa place, il sa-
lue Claudie, laquelle fait un mouvement qui n'est aperçu que de Sylvain.
— Une toute petite fille apporte gravement une grosse pomme verte.
REMY, prenant la pomme et embrassant l'enfant.
Merci!... Je reçois votre bénédiction, mon petit cœur.
D autres viennent plus rapidement apporter leurs oITrandes.
ROSE, s'approchant de Denis Ronciat, qui se tient à l'écart.
Eh bien, est-ce que vous ne voulez rien'donner pour ce
pauvre homme, vous qui avez le moyen ?
RONCIAT, fouillant dans sa poche.
Sffait! si fait!
11 s approche pour faire le même jeu de scène que les autres. Rémy fait un
mouvement et l'arrête.
250 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
RÉ M Y, regardant fixement.
Denis Ronciat ! (Avec colère et mépris.) Retire ta main et ton
offrande... je n'en veux point.
Dans lo mouvercenl des personnages qui occupent la scène, on ne fait pas
grande attention aux paroles de Rémy. Rose, qui est plus près de Ron-
ciat, les remarque.
ROSE, à Denis.
Eli bien, qu'est-ce qu'il a donc contre vous, ce vieux-là?
DENIS, à Rose.
Ah! ma foi. je ne sais point. Différemment... je ne le con-
nais pas. C'est si vieux, ça radote !
FAUVEAU , criant.
Allons, la chanson, vieux! la chanson! Silence là-bas!
RÉMY, chantant d'une voix cassée.
A la sueur de ton visaige,
Tu gagneras ton pauvre sort.
REPRISE EN CHOEUR.
A la sueur de ton visaige,
Tu gagneras ton pauvre sort !
RÉMY.
Après grand'peine et grand effort,
Après travail et long usaige...
Après grand'peine et grand effort,
Pauvre paysan i, voici la mort 1
REPRISE EN CHOEUR.
Pauvre paysan, voici la mort!
ROSE , les arrêtant du geste.
Oh ! pas de cette chanson-là, elle est trop triste
RÉMY.
Elle est bien ancienne; je n'en sais que de celles-là.
FAUVEAU.
3Iieux vaut ne point chanter que nous dire une chanson
de mort un jour de gerbaudo I
1. /'cy est d'une syllabe dans lo langage rustique comme dans le vieux
français.
CLAUDIE 25i
RÉMY.
:' La mort vous fait peur, à vous autres, parce que vous êtes
jeunes! Si vous aviez mon âge, vous vous diriez que la mort
et la vie, c'est quasiment une même chose. Ça se tient comme
l'hiver et l'été, comme la terre et le germe, comme la racine
et la branche. (Regardant Denis.) Un peu plus tôt, un peu plus
tard, faut toujours souffrir pour vivre, et vivre pour mourir.
Allons, puisque vous n'estimez point mes chansons de l'an-
cien temps, je vas vous faire un petit discours sur la ger-
baude. Celui qui ne peut point chanter doit parler... Mais la
voix me fait défaut. Donnez-moi un verre de vin blanc...
FAUVEAU.
Si vous souhaitiez un doigt de brandevin, ça vous donne-
rait plus de force ; c'est souverain, après moisson.
RÉMV, regardant Denis.
Oui, c'est ça, je veux bien, j'ai quelque chose à dire et je
veux le dire. Donnez-moi du rude.
CLAUDIE, Youlant l'empêcher de boire de l'eau-de-vie que lui
présente la mère Fauveau.
Mon père, ne buvez point ça ; à votre âge, c'est trop fort 1
Rappelez- vous que, l'an passé, ça a manqué vous tuer!
RÉMY.
Bah! bah! laisse-moi donc! je me sens faible, ça me re-
mettra.
DENIS, à demi- voix.
Allons ! allons ! Ta musette; c'est bien assez écouter ce vieux
qui ne sait ce qu'il dit.
LA MÈRE FAUVEAU, qui est près de lui, versant à boire aux
moissonneurs.
Excusez, monsieur Ronciat; quand un homme d'âge veut
parler, on doit l'entendre ; et^ quand il parle sur la gerbaude,
ça porterait malheur de l'interrompre.
RÉMY, élevant son verre.
Criez avec moi, mes amis : à la gerbe ! à la gerbaude !
232 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
TOUS, criant.
A la gerbaude !
Les personnages reprennent leurs mêmes places comme à l'entrée de la
gerbaude.
RÉ M Y, se découvrant. Tous font de même. Un grand silence règne
autour de Rémy.
Salut à la gerbe ! et merci à Dieu pour ses grandes bontés !
De tous tes "présents, mon bon Dieu, voilà le plus riche! Le
beau froment, la joie de nos guérets, l'ornement de la terre,
la récompense du laboureur 1 Voilà l'or du paysan, voilà le
pain du riche et du pauvre ! Merci à Dieu pour la gerbaude!
(Aux assistants.) Faites comme moi, mes enfants, buvez et ar-
rosez la gerbaude.
Tous boivent, la mère Faureau et les autres femmes ayant fait le tour
pour remplir les verres.
TOUS, avec respect.
Merci à Dieu pour la gerbaude !
Ils viennent faire, du fond de leurs verres, des libations sur la gerbaude.
F AU VEAU, reprenant sa place.
Ça va bien! vous avez bien parlé, père Rémy I (aux autres.)
Ce vieux-là n'est point sot!
RÉMY, à la gerbe.
Que le bon Dieu bénisse la moisson de cette année dans la
grange comme il l'a bénie sur terre! Le blé a foisonné, il
ne sera point cher. Tant mieux pour ceux qui n'en recueillent
qu'au profit des autres! Le pauvre monde peine beaucoup;
le bon Dieu lui envoie des années qui le soulagent. Le riche
travaille pour ses enfants; les pauvres sont les enfants de
Dieu^ et il fait travailler son soleil pour tout le monde. Merci
à Dieu pour le pain à bon marché et pour la gerbaude !
TOUS, répétant les libations.
• Merci à Dieu pour la gerbaude !
CLAUDIE , prenant le gobelet que Rémy porto à ses lèvros.
No buvez plus, mon père, vous êtes pâle I
REMY.
Esl-ce que j'ai mal parlé, celle fois? f.\ Ro?r ) Ai-jo ofrensô
la bourgeoise ?
lU) s E .
Non, mon vieux! Je ne suis point porlée contre le pauvre
monde. Parlez, parlez!
RÉMV, lui présentant le bouquet qui domine la gerbe.
Que Dieu récompense les bons riches !... (il l'embrasse.) Qu'il
les conserve tant qu'il y aura des pauvres ! (Regardant Ronciat.)
Des gens heureux qui lèvent la tète et qui font le mal,... il y
en a : le ciel les voit! Des gens bien à plaindre,... il y en a
aussi : la terre les connaît! (Se replaçant près delà gerbe.) Gerbe !
gerbe de blé, si tu pouvais parler! si lu pouvais dire combien
il t'a fallu de gouttes de notre sueur pour t'arroser, pour te
lier l'an passé, pour séparer ton grain de ta paille avec le fléau,
pour te préserver tout l'hiver, pour te remettre en terre au
printemps, pour te faire un lit au tranchant de l'arrau, pour
te recouvrir, te fumer, te herser, t'héserber, et enfin pour te
moissonner et te lier encore, et pour te rapporter ici, où de
nouvelles peines vont recommencer pour ceux qui travail-
lent... (En s'exaitantj Gerbe de blé ! tu fais blanchir et tomber
les cheveux, tu courbes les reins, tu usés les genoux. Le pau-
vre monde travaille quatre-vingts ans pour obtenir à titre de
récompense une gerbe qui lui servira peut-être d'oreiller pour
mourir et rendre à Dieu sa pauvre âme fatiguée... (A Ronciat,
avec colère.) C'est qu'il y a des mauvais cœurs, Denis Ronciat,
il y a des mauvais cœurs ! Je ne dis que ça !
DENIS, au coruemuseux.
Vingt sous, si tu Tais brailler ta muselle !
LE COHXEMUSEUX.-
Nenni, monsieur... Couper la parole à un vieux, ça ferait
crever mon inslrumenl! -
RÉJIV, balbutiant cl repoussant machinalement ?a fdlo,
qui veut l'emmjner.
Laissez-moi... laissez-moi dire... Il y a des gens qui preii-
I 15
254 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
nentà leur prochain plus que la vie, ils lui prennent l'hon-
neur. Oui, oui, laisse-moi, ma fille... tu me fais perdre mes
idées!...
CLAUDIE.
Mon père est malade, voyez ses yeux! Ce qu'il dit lui fait
du mal. Aidez-moi à l'ôter de là.
RÉMY, soutenu par Sylvain et Claudie. Le groupe est resserré
autour de lui.
Oui, je me sens malade, je ne vois plus ! Est-ce que vous
n'êtes plus là, vous autres? Je vous ai attristés... Je vas chan-
ter encore.
Atteignant la gerbe qu'il fait tomber, il chante.
Pauvre paysan, voici la morti
Il s'affaisse sur la gerbe.
CLAUDIE, arec détresse.
Bonnes gens! mon père se meurt !
ROSE, a un moissonneur.
Vite le médecin, le curé!
SYLVAIN.
Courez vite, c'est un coup. de sang!
RÉMY , la tète sur la gerbe.
C'est trop tard ! Dieu me fera grâce. J'ai tant souffert dans
ce pauvre monde!... Ma fille !... ma fille !... C'est une bonne
fille, entendez-vous? (Serrant convulsivement la main de Sylvain.)
N'importe qui vous êtes, ayez soin de ma fille !
CLAUDIE , se jetant sur lui.
Mon4)ère, mon pauvre père ! je veux mourir avec toi !
RÉMY, touchant la gerbe et se soulevant un peu.
Ah! la gerbaude ! la gerbe! l'oreiller du pauvre I
11 tombe sur la gerbe.
ROSE.
Ayons soin do cette pauvre fille !
LA MÈRE FAUVE AU.
Ça fend le cœur !
FAUVE AU, avec douleur.
Voilà une triste çcrbaude !
355
DENIS, bas, so penchant vers Clandic.
Claudie, Claudie, je ne t'abandonnerai point, vrail
SYLVAIN, de l'autre côté.
Claudie, votre père vous a confiée à moi, c'est sacré !
ACTE DEUXIÈME
L'intérieur du logement des métayers. Maison de paysan, vaste, bien aeublée
à l'ancienne mode, et bien tenue. Au fond, une sortie fermée par une
porte à hauteur d'appui. Au fond, à gauche, près de la porte de sortie, une
fenêtre; devant la fenêtre, un bas de buffet. Du même côté, au premier
plan, une grande cheminée avec du feu; devant le feu, des fers à repas-
ser. A droite, au fond, un escalier qui prend à partir de la porte de sor-
tie, et qui conduit à une galerie placée à la hauteur d'un étage. Du même
côté, sur le devant, une table; dessus, une couverture, une petite tasse,
un carreau, du linge, un fer, tout ce qu'il faut pour repasser du linge.
SCÈNE PREMIÈRE
REM Y, assis dans ia. cheminée, l'air hébété; LA MERE FAU-
VEAU, assise près de la table, et filant au fuseau; CLAUDIE,
k la table et repassant du linge.
LA MÈRE FAUVEAU.
Je vous assure, ma fille, que vous ne nous êtes point à
charge, et que vous avez tort de vouloir nous quitter. Vous
travaillez plus proprement et plus subtilement que pas une de
mes servantes, vous avez un grand courage dans les bras,
dans les jambes et je crois surtout dans le cœur. Et si nous
faisons un peu de dépense pour garder votre pauvre père,
qui, depuis son coup de sang de la moisson, ne s'aide quasi-
ment plus, nous en sommes bien récompensés par votre tra-
vail, qui vaut gros dans une métairie; par ainsi restez donc
236 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
avec nous jusqu'à temps que votre père se rétablisse, si c'est
la volonté du bon Dieu.
CLAUDIE.
Vous êtes une âme grandement bonne, mère Fauveau, et,
si je veux m'en aller, ne le prenez point comme une mécon-
naissance de vos amitiés. Vous m'en faites tant, que je vou-
drais pouvoir mourir à votre service ; mais, aussi vrai que
j'aime le bon Dieu et vous, je ne peux point rester davan-
tage.
Elle va à la cheminée, embrasse son père^ prend un autre fer et revient a
la table.
LA MÈRE FAUVEAU.
Claudie^ je ne vous demande point vos raisons. Peut-être
que j'en ai une doutance, et je ne vous en estime que mieux ;
peut-être que, dans un peu de temps, je vous dirai que vous
faites bien de partir; mais votre père n'est pas encore en état,
et vous ne pouvez point l'emmener avant de vous être pour-
vue d'ouvrage pour le soutenir.
CLAUDIE.
Mon père est faible, mais il ne parait point souffrir; et,
comme je sais qu'il aime beaucoup son endroit, j'ai dans mon
idée qu'il a de l'ennui d'en être absent. Je suis quasiment
assurée de trouver de l'ouvrage chez nous : on m'emploie aux
lessives, on me donne des blouses à faire; je travaille aussi à
la terre, qui est plus légère là-bas que par ici. J'aurai plus
de peine qu'avant, puisque mon père ne peut plus s'occuper;
mais qu'est-ce que ça me fait d'user ma santé ? Je durerai
toujours bien autant que ce pauvre homme-là, qui n'en a pas
pour longtemps, et qui, depuis deux mois qu'il est malade
chez vous, n'a pas l'air de pouvoir reprendre ses forces.
Elle va serrer le linge dans le bas du buffet qui est au-dessous de la
croisée.
LA MÈRE FAUVEAU, se levant.
Moi, je le trouve mieux depuis deux ou trois jours, et, ce
matin, il m'a parlé plus longtemps et plus raisonnablement
qu'il n'avait fait depuis son accident.
CLAUDIE 2^7
CLAUDIE, revenant près de la mère Faayeau.
Il VOUS a parlé ? Et... qu'est-ce qu'il vous disait?
LA MÈRE FAUVEAU.
Il me demandait si le médecin l'avait condamné, et s'il en
avait encore pour longtemps à durer comme ça sans rien
faire.
CLAUDIE, regardant son père.
Pauvre père ! je sais bien qu'il regrette de n'être pas mort
sur le coup. Mais, voyez-vous, quand je devrais le garder
comme ça, en misère, le restant de mes jours, je ne plain-
drais pas ma peine. Ah! tout ce que le bon Dieu ^oudra,
pourvu que je le conserve ! Vous ne savez pas quel homme
c'était, mère Fauveau !
Elle essnie ses yeux à la dérobée.
LA MÈRE FAUVEAU, lui prenant la main.
C'est pour cela, ma pauvre Claudie, qu'il vous faut rester
encore un peu. Il ne manque de rien ici, et vous pouvez le
voir à chaque moment.
CLAUDIE.
Je sais qu'il ne sera jamais aussi bien que chez vous, ni
moi non plus !
LA MÈRE FAUVEAU.
Eh bien, alors!...
CLAUDIE.
J'attendrai encore une quinzaine pour vous obéir. Aussi
bien, je vous serai utile pour dériver et sécher votre chanvre.
Et, après ça, malgré vos bontés, je m'en irai, parce que je
crois que c'est mon devoir. Allons, je m'en vas chercher la
fournée. J'emmènerai mon père jusqu'au cellier. Ça le promè-
nera un peu.
Elle s'approche de son père et le fait lever sans qu'il oppose la moindre
résistance, ni paraisse se soucier de ce qu'on veut faire de lui.
LA MÈRE FAUVEAU, parlant haut.
Il faut prendre l'air, père Rémy; ça vous vaudra mieux
que d'être toujours dans la cheminée.
258 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
RÉ M Y, parlant avec effort.
J'ai toujours froid.
LA MÈRE FAUVE AU, à Claudie.
Voyez-vous qu'il entend bien aujourd'hui ?
CLAUDIE.
Ça ne vous contrarie pas de venir avec moi, mon père?
, RÉMY.
Est-ce que nous retournons chez nous ?
CLAUDIE.
Pas encore, bientôt !
Elle sort par le fond avec son père ; Sylvain, du haut de la galerie, guette
sa sortie.
SCÈNE II
LA MÈRE FAUVEAU, SYLVAIN.
SYLVAIN, à sa mère, qui revient près de la table.
Eh bien, mère, avez-vous réussi?
LA MÈRE FAUVEAU, levant la tète.
Sylvain, j'ai fait ce que j'ai pu. Une mère n'a que sa parole.
J'ai eu tort peut-être de te la donner, mais je ne sais point
résister à ce que tu veux.
SYLVAIN.
Et... elle restera?
LA MÈRE FAUVEAU.
Encore une quinzaine pour nous aider à teiller le chanvre.
SYLVAIN.
Une quinzaine? rien que ça ? Elle veut donc toujours nous
quitter?
LA MÈRE FAUVEAU, prenant sa quenouille et la portant
sur le bas du buffet.
Son idée ne changera point, sois-en assuré. C'est une fille
qui pense trop bien pour vouloir mettre du désaccord dans
une famille.
CLAUDIE 259
SYLVAIN, descendant.
Mère, je ne sais pas quelle iddo vous avez ! vous croyez
que je pense à cette iîlle, et... je n'y pense point.
11 regarde au dehors, du côté où est sortie Claudie.
LA MÈRE FAUVEAU, l'attirant à elle.
Sylvain, faut pas dire des menteries à sa mère!
SYLVAIN.
Je n'y pense point tant que vous croyez ! Écoutez donc, je
suis un peu le chef de la famille, depuis que le père est
éboité; et je vois bien qu'une servante comme Claudie porte
profit à notre ménage. Ce n'est pas deux, trois servantes qui
vous la remplaceront, convenez-en. Une fille si adroite, si
prompte , si épargnante, si fidèle ! une malheureuse enfant
qui n'a rien et qui n'est jalouse que de faire prospérer le bien
d'autrui ! Est-ce peu de chose ça ? faut-il pas bien de la raison
et de la religion pour avoir ces sentiments-là?
LA MÈUE FAUVEAU.
Oui, oui, mon enfant, c'est vrai ! mais, si tu prends tant de
feu à la chose, c'est moins par intérêt pour l'épargne que par
inclination pour cette jeunesse. Tu voudrais bien t'en faire
accroire à toi-même là-dessus, mais je vois clair : elle te
plaît... et tu le lui a= dit!
SYLVAIN.
Non, mère, jamais ! ça, j'en jureî
LA MÈRE FAUVEAU.
Jamais ?
SYLVAIN.
J'ai jamais osé!
LA MÈRE FAUVEAU.
Alors, elle l'a deviné, car, pour sûr, elle le sait.
SYLVAIN, avec joie.
Si elle le sait, c'est donc que vous le lui avez dit ? Oh ! la
bonne brave femme de mère que vous êtes !
Il l'embrasse.
LA MERE FAUVEAU.
Voyez le traître d'enfant ! il me flatte pour me fourrer dans
260 THEATRE COMPLET DE GEORGE S AND
ses folletés ! Non, Sylvain, non ; je n'ai rien dit, et je ne di-
rai rien. Tu ne dois point courtiser cette Claudie, parce que
tu ne peux point l'épouser.
SYLVAIN.
L'épouser ? Et où serait donc l'empêchement ? est-ce que
nous sommes riches pour que je cherche une dot? Nous
avons nos bras et notre courage au travail, et Claudie appor-
terait cette dot-là, bien ronde et bien belle!
LA MÈRE FAUVEAU.
Mais ton père a son idée contraire, et, s'il se doutait de la
tienne, il n'aurait point de repos que Claudie ne soit hors de
chez nous,
SYLVAIN.
Mon père ! mon père entendra la raison !
LA MÈRE FAUVEAU.
Pas sûr 1 depuis qu'il est certain que la bourgeoise a tout
de bon du goût pour toi, il est comme fou de contentement,
et, si on venait lui dire que tu veux épouser Claudie, Claudie
la moisonneuse, Claudie la servante, ça lui ferait une mortiû-
cation!.,.
SYLVAIN.
Mon père a la tête vive, mais non point dérangée. Il m'é-
coute toujours, quand je lui bataille tout doucement ses fan-
taisies. Mère, l'empêchement dont j'ai crainte, ce n'est point
ça : c'est que Claudie ne m'aime point.
LA MÈRE FAUVEAU.
Elle a toujours bien peur de t'aimer, puisqu'elle veut partir.
SYLVAIN.
Ou bien elle a peur d'être oubliée par un autre qui l'attend
peut-être dans son pays.
LA MÈRE FAUVEAU.
Ce n'est point chose impossible... Tu vois donc bien qu'il
ne faut point te presser. Après tout, nous ne la connaissons
point, cette fdle ; ni elle ni personne de son endroit, excepté
Denis Ronciat, qui dit ne point se souvenir d'elle. Nous
l'avons gardée par charité sans nous informer de rien ; c'était
CLAUDIE 26i
notre devoir! mais, enfin, j'ai observé qu'elle était fort se-
crète, autant sur elle-même que sur les autres, et qu'elle ne
répondait guère aux questions. Qui sait si elle n'a point une
connaissance, bonne ou mauvaise !
SYLV.VIN.
Mère, mère! qu'est-ce que vous dites là! Une mauvaise
connaissance! nous ne savons rien d'elle!... Et qui connaî-
trez-vous pour bonne et sage, et juste, si ce n'est point Clau-
die ? Un mois de moisson, deux depuis, ça fait trois mois
qu'elle est sous nos yeux, la nuit comme le jour. Où avez-
vous jamais vu une misère si fièrement portée, une jeunesse
si sévèrement défendue ? Faites une comparaison de cette
fille-là avec toutes les autres. Les riches sont glorieuses, co-
quettes, et cherchent l'argent dans le mariage. Les pauvres
sont lâches, quémandeuses, et cherchent l'aumône dans l'a-
mour. Voyez si Glaudie leur ressemble, elle qui, au lieu de de-
mander toujours quelque chose , refuse tout ce qu'elle ne
peut pas payer par son travail! elle qui cache sa pauvreté et
qui passe la moitié des nuits à recoudre et à laver les pauvres
nippes de son père et les siennes! elle qui est si farouche à
tous les hommes, que, pendant la moisson, quand elle était
seule au milieu de t"enle garçons, pas tous bien retenus ni bien
honnêtes, elle empêchait, rien que par l'air de son visage, les
mauvaises paroles et les mauvaises chansons! Est-ce que je
ne la voyais pas, moi , morte de fatigue et ne s'oubliant ja-
mais ; défiante même d'un regard et se faisant respecter à
force de se respecter elle-même ? Non, non! cette fille-là n'a
jamais fait un faux pas dans sa vie, et celui qui ne voudrait
pas le voir serait aveugle.
LA MÈRE FAUVE.VU.
Ah! mon fils, comme te voilà épris! Allons! je vois bien
qu'il faudra contrarier ton père pour te contenter. Après tout,
la contrariété de ton père sera d'un moment, et ton contente-
ment, à toi, c'est pour toute ta vie! Le voilà avec la bour-
geoise , et Denis Ronciat, qui occupera l'une, du temps que
nous tâcherons de persuader l'autre.
là.
262 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCENE III
LA MÈRE FAUVEAU, FAUVEAU, ROSE, DENIS,
SYLVAIN.
SYLVAIN.
Ah ! il y avait longtemps qu'on ne vous avait vu, maître
Ronciat! pas depuis la moisson !
DENIS.
Tu es fâché de me voir ?
SYLVAIN.
Point du tout ! j'en suis content.
DENIS.
J'aurais cru... différemment, que tu n'étais point pressé de
voir la fin de mon absence.
ROSE.
Et à cause qu'il s'en serait réjoui ? Est-ce donc que vous
portez ombrage à toute la jeunesse du pays?
DENIS.
Ahl voilà que vous me taquinez encore, la belle Rose! Je
pourrais bien vous rendre la pareille!
ROSE.
Essayez-y donc une fois, qu'on voie en6n sortir l'esprit que
vous tenez si bien fermé de clef dans votre cervelle.
FAUVEAU, inquiet et se battant les flancs.
Ah ! font-ils rire ! font-ils rire !
DENIS.
J'aurai peut-être bien plus d'esprit que vous ne voudrez
si je dis seulement les choses comme elles sont.
FAUVEAU.
Quelles choses, donc ?
DENIS.
Jo les (lirai à la Rose si elle veut causer avec moi tout seul.
ROSE.
Eh bien, c'est ça, causons I car voilà une heure que vous
m'ennuyez avec des disettes que je ne comprends point.
CLAUDIE 263
SYLVAIN, au fond, avec sa mère, à Fanveau.
Venez, mon père, j'ai aussi quelque chose à vous dire,
avec ma mère que voilà.
FAUVEAU, à Rose.
Nous vous laissons, notre maîtresse ! (Bas.) Mais, si c'est du
mal de Sylvain qu'il veut vous dire, n'en croyez rien.
ROSE, bas, à Fauvean.
Ne t'inquiète point, je m'en vas lui donner son congé, à ce
Ronciatl (Regardant Sylvain qui monte l'escalier.) Mais, si ton gar-
çon m'aime, fais-lui donc entendre qu'il est trop craintif avec
moi et qu'il serait temps de me le dire lui-même.
FAUVEAU, de même.
Il demande à me parler, je réponds que c'est pour ça.
SYLVAIN.
Allons, venez, mon père.
Il lui donne la main et l'aide à monter. Ils disparaissent au bout de la
galerie.
SCÈNE n
ROSE, DENIS.
ROSE, s' asseyant à gauche.
Allons, faut s'expliquer !
DENIS.
Oui, différemment faut s'expliquer, ma charmante; car
voilà trois mois que vous me faites trimer, et j'aimerais mieux
savoir mon sort tout de suite que de passer pour un inno-
cent, quand tout le monde dit et quand votre métayer dit, à
qui veut l'entendre, que vous épousez Sylvain Fauveau.
ROSE.
On dit ça ? Eh bien , quand on le dirait?
DENIS.
Excusez ! ça me moleste, moi !
ROSE,
Je ne vous ai jamais rien promis. Si vous avez voulu nw
264 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
courtiser, c'est votre affaire... Vous avez couru la chance
comme les autres !
DENIS.
Vous avez raison, belle Rose : un garçon doit courir ces
chances-là, et vous valez bien la peine qu'on se dérange pour
vous suivre.
11 prend une chaise à droite, la place près de Rose ci s'assied.
ROSE.
A la bonne heure ! Parlez donc honnêtement.
DENIS.
Je parlerai tant honnêtement que vous voudrez, et, quand
je dis que je suis molesté, ce n'est point tant à cause de moi
qu'à cause de vous.
ROSE.
Voilà OÙ je ne vous entends plus. Vous pensez que ce se-
rait hontable pour moi d'épouser le fils de mon métayer parce
qu'il n'est point riche... Mais, si c'était mon idée, si je me
trouvais assez de bien pour deux? Quand un homme de pe-
tite condition est franc et rangé, il vaut bien autant qu'un
plus relevé qui se conduit mal.
DENIS.
Et différemment... c'est pour moi que vous dites ça?
ROSE.
Non ; mais enfin, si vous voulez que je vous donne une
raison de mon refus, c'est que je crois que voUs avez quelque
chose à vous reprocher.
DENIS.
Moi! On vous a dit du mal de moi ? Je sais ce que c'est.
ROSE.
Vous le savez? Alors, confessez- vous donc tout seul, ça
vaudra mieux.
DENIS, h. part.
Diache ! si ce n'était point ça !
ROSE.
Eh bien?
CLAUDIE 265
DENIS, à part.
Je suis pris!
ROSE.
Tenez, Denis, vous avez une lourdeur sur la conscience. Si
j'étais chagrinante, j'aurais pu vous tourmenter avec ça de-
vant le monde ; mais j'ai voulu attendre de vous en parler
seul à seul, et, puisque nous y voilà, convenez que vous avez
fait du tort à quelqu'un ?
DENIS.
Pourquoi diantre croyez-vous ça? Si vous voulez croire
tout ce qu'on dit !
ROSE.
On ne m'a rien dit, je n'ai rien demandé, et, d'ailleurs,
l'homme que j'aurais questionné ne serait plus en état de me
répondre. Mais j'ai entendu, le jour de la dernière gerbaude,
des paroles que vous seriez bien en peine de m'expliquer.
DENIS.
Ce vieux qui battait la campagne?
ROSE.
Ce vieux parlait bien raisonnablement. Vous avez dit que
vous ne le connaissiez point, encore qu'il fût de votre en-
droit. Votre pays n'est pas si gros que vous n'y connaissiez
tout le monde... Vous n'êtes point revenu ici, c'est sans doute
par crainte d'y rencontrer des gens qui peuvent vous faire
rougir ; et, quanta moi, ne me souciant pas d'être la femme
de quelqu'un à qui l'on peut dire : « Vous m'avez pris plus
que la vie, vous m'avez pris l'honneur! » Ah! le vieux a dit
comme ga !... Je vous ai battu froid, et, quand je vous ai ren-
contré depuis, à la ville, je vous ai prié de ne me plus faire
ni cadeaux ni invitations.
DENIS , se levant.
Si je vous ai offensée, Rose, pardonnez-moi. Différemment,
quand on est amoureux, on est jaloux, on a du dépit, on
ne sait point ce qu'on dit!... Quant à ce vieux et sa tille...
266 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
ROSE, se levant.
Sa fille? Oui, je me doutais bien qu'il était question de sa
fille...
DENIS.
Pardi ! puisqu'elle vous a parlé ! Je le vois bien, qu'elle vous
a indisposée contre moi !
ROSE.
Je vous jure qu'elle ne m'a jamais dit un mot !
DENIS.
Oh! vous lui avez promis de ne point la trahir.
ROSE.
Denis, vous m'en apprenez plus que je n'en savais, et j'en
devine plus que vous ne m'en dites. Vous avez trompé cette
jeunesse et vous êtes sans doute cause qu'elle est dans la mi-
sère et dans la peine. Voilà pourquoi son père a refusé votre
argent de la gerbaude ! Tout le monde n'a pas vu ça ; mais
je l'ai vu, moi !
DENIS.
Oui-da! vous avez de bons yeux; mais vous ne voyez
point tout.
ROSE.
Qu'est-ce que je ne vois point?
DENIS, avec intention.
Vous ne voyez point que votre Sylvain, que vous croyez si
franc et si rangé, en conte à cette même fille, à telles ensei-
gnes que bien du monde prétend que ce n'est point vous,
mais elle, qu'il va prochainement épouser I
ROSE.
On dit ça? Oh! vous en imposez, Denis!
DENIS.
Demandez-le à qui vous voudrez chez vous... Hormis les
parents qui ont leur intérêt à vous tromper, tout votre monde
vous dira qu'il en est affolé.
ROSE, vivciueul.
Affolé de cette Claudie?
CLAUDIE Ï67
DENIS, avec intention.
Elle n'est point tant laide.
ROSE, se remettant.
Non certes, elle n'est point laide ! et elle est encore toute
jeune; eh bien, si elle est au goût de Sylvain, pourquoi est-
ce qu'il ne l'épouserait point? C'est un honnête homme, lui,
et il n'est point dans le cas d'abuser d'une malheureuse.
DENIS.
Ah ! vous le prenez comme ça, Rose ? ça vous est égal ?
ROSE.
Vous le voyez bien !
DENIS.
Pour lors, pardonnez-moi de vous avoir chagrinée et accep-
tez-moi pour votre mari.
ROSE , avec dépit.
Je ne veux point me marier.
DENIS.
Oh ! ça se dit comme ça, mais on en revient 1
ROSE.
Non, vous dis-je, restons bons amis, si vous voulez ; mais
ne me fréquentez plus dans l'idée de m'épouser, je vous le
défends.
DENIS.
Vrai ?
ROSE.
Vrai.
DENIS.
Voilà-t-il pas 1 parce que j'ai eu dans le temps une con-
naissance ! comme si c'était une faute contre vous que je
n'avais jamais vue ! comme si c'était un mal pour un garçon
de se divertir un peu devant que de songer à s'établir! comme
s'il fallait damner tous ceux qui ont eu des maîtresses de bonne
volonté ! Voyez-vous ça ! Vous faites bien la renchérie, dame
268 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
Rose ! (Avec intention.) Etsi, VOUS êtes fautive comme une autre,
je ne vous j-eproche point, .moi, quelques petites aventures
que vous avez eues pendant et depuis votre mariage! Allez!
allez ! nous ne sommes pas des anges, ni vous, ni moi, ni les
autres; et vous pourriez bien avoir pour moi la tolérance
que j'ai pour vous!
ROSE.
Vous voulez faire l'insolent, ça ne servira qu'à me dégoû-
ter de vous davantage.
DENIS.
Non, ça n'était point dans mon intention.
ROSE.
Si fait; vous autres beaux garçons à la mode, vous tirez
gloire de vos faiblesses, et vous tenez les nôtres à déshon-
neur. Mais je sais, moi, que personne ne peut venir me dire
que je lui ai fait du tort, que je l'ai mis dans la peine et
laissé dans la honte. Mes fautes, si j'en ai commis, n'ont nui
qu'à moi, tandis que la vôtre a été tout profit pour vous,
tout dommage pour le prochain. Allez-vous-en là-dessus, et
ne me parlez point davantage.
DENIS.
Voilà donc mon congé expédié ! On tâchera de s'en conso-
ler ! (a part, en se retirant.) Je dois ça à Glaudie. Ah ! par ma foi,
Claudie, tu mêle payeras!
11 sort.
SCÈNE V
ROSE, seule.
Ça n'est pas vrai ! Sylvain ne regarde point cette Claudie.
Son père ne serait point assez fou pour me dire qu'il est ma-
lade d'amitié' pour moi, tandis qu'il songerait à une autre.
(Apercevant le père Fauveau au haut de la galerie.) Ah ! le VOila, ce
père Fauveau. Faut en finir! faut savoir la vérité!
SCENE VI
ROSE, FAUVEAU, avec une figure constcrtK'c.
ROSE.
Eh bien vieux, qu'est-ce que c'est que cette mine-là que
vous me faites ? qu'est-ce qu'il y a de nouveau ?
FAUVEAU, qui est descendu et qui est au fond.
Il y a de nouveau que... Il n'y a rien, notre maîtresse.
ROSE.
Ah ! ne me lanterne pas comme ça, père Fauveau ; j'ai dans
l'idée que tu me trompes ou que tu te trompes toi-même.
Ton garçon ne pense point à moi, il veut épouser votre ser-
vante Claudie.
FAUVEAU.
Ah ! vous savez donc la chose ?
ROSE.
C'est donc vrai ?
FAUVEAU.
Non, ça n'est pas vrai ! c'est une songerie qu'il a mise dans
la tète de sa mère. Il n'aura point mon consentement, d'abord.
ROSE.
Il est majeur et tu ne peux pas l'empêcher de faire ce
qu'il veut. D'ailleurs, tu n'es pas déjà si maître chez toi, et
tu- finis toujours par céder.
FAUVEAU.
Je ne céderai point. Soutenez-moi, dame Rose, et vous
verrez !
ROSE , avec dépit.
Que je te soutienne pour forcer ton garçon à m'épouser ?
Est-ce que tu es fou? est-ce que tu crois que j'y tiens, à ton
garçon? est-ce que je manque d'épouseux, pour en vou'oir
un qui ne veut point de moi ?
FAUVEAU.
La la ! vous êtes en colère, notre bourgeoise I tout ça se
270 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
passera. Tenez bon, je vous dis, et Sylvain reviendra de
celte folleté. Vous l'aimez, c'est sûr, puisque vous voilà toute
rouge et toute dépitée.
ROSE.
Je confesse que je suis en colère, mais c'est du mauvais
personnage que tu m'as fait jouer. Tu t'es gaussé de moi, tu
as fait accroire à ton gars que j'étais coiffée de lui, et, à cette
heure, je vas servir de risée à lui et à cette Claudie 1 mais j'en
serai assez vengée, va! qu'il l'épouse, sa Claudie ! je veux que
tu y donnes ton consentement, je veux que ça soit vite con-
clu ; je ne demande que ça.
F AU VEAU.
Est-ce que vous savez sur elle quelque chose qui pourrait
en dégoûter Sylvain ? Faut le dire bien vite !
ROSE.
Non, je ne suis point traître ! je ne dirai rien ; mais qu'il
l'épouse, sa Claudie, qu'il l'épouse !
Elle sort.
SCÈNE VII
FAUVEAU, seul.
Tout n'est point fini encore ! Voyons, faut pas perdre la
tête surtout! Je vas d'abord renvoyer cette malheureuse!
Non, ça serait pis. Je vas savoir ce que Denis Ronciat a pu
dire d'elle à la bourgeoise!... c'est ça.
Il remonte vers le fond et voit Sylvain qui entre pâle et défait.
SCÈNE VIII
SYLVAIN, FAUVEAU.
FAUVEAU,
Ah ! vous voilà, vous? Eh bien, vous êtes dans l'intention
de choquer votre père et de l'olTenscr?
CLAUDIE 271
SYLVAIN.
Non, mon père, je ne crois pas vous offenser en vous di-
sant que je veux tenir la conduite d'un honnête homme. Je
ne me marierai point pour de l'argent. Je ne tromperai point
une femme qui est bonne pour nous, pour tout le monde, et
qui mérite d'avoir un homme qui l'aime franchement. Je ne
dirai donc jamais à la Grand'Rose que je l'aime. Je mentirais,
et vous ne voudriez pas faire de votre fils un menteur.
FAUVEAU.
Je ne peux pas te forcer là-dessus ; mais je t'empêcherai
d'épouser cette misère, cette loqueteuse de Claudie.
STLVAIX.
Pourquoi me parlez-vous de Claudie? Est-ce que je vous
ai dit que je voulais l'épouser ?
FAUVEAU.
Ta mère me l'a dit devant toi et tu n'as pas dit non.
SYLVAIN.
J'ai dit que, si elle était aussi honnête qu'elle le paraissait,
sa pauvreté était un mérite de plus; je. n'ai dit que ça, mon
père; là-dessus, vous vous êtes enlevé, et le respect que je
vous dois m'a empêché de continuer le discours que nous-
avions ensemble.
FAUVEAU.
Et, à présent que tu me vois plus tranquille, tu viens me
dire que tu t'obstines contre moi ?
SYLVAIN.
Non, mon père. J'ai réfléchi un moment, et j'ai vu que le
mariage ne me convenait point.
FAUVEAU, allant à lai.
Ce mariage-là ne te convient point, à la bonne heure, mon
garçon, te voilà plus raisonnable !... j'avais pris la mouche un
peu vite... "Ne pensons plus à ça, Sylvain, pas vrai?
273 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SYLVAIN.
Si je vous ai manqué en quelque chose, pardonnez-le-moi,
mon père.
FAUVEAU.
Non, non, mon garçon. C'est moi qui suis précipiteux. N'y
pensons plus! (a part.) Ça se remmanche! il n'y a pas trop de
mal ! Je cours dire ça à la bourgeoise et l'empêcher de faire
paraître son dépit.
11 sort.
SCÈNE IX
SYLVAIN, seul, s'asseyant à droite, et pleurant.
Me marier, moi ? Oh ! jamais, par exemple ! car il n'y a
point de femme sans reproche. Non ! il n'y en a point, puis-
que Claudie est fautive ! La maîtresse de Denis Ronciat, d'un
sot, d'un glorieux qui n'a pour lui que son- argent, son assu-
rance auprès des femmes, son air hardi et content de lui-
même! Ah! les plus retenues dans l'apparence sont les plus
trompeuses ! Elle l'a aimé, elle s'est abandonnée à lui ! Et
sans doute qu'elle l'aime encore, et qu'elle n'est venue en
moisson par ici que dans l'espérance de se faire épouser,
•comme il le prétend ! Et moi qui croyais qu'elle m'aimait se-
crètement et qu'elle me le cachait par grande vertu ! (Se le-
vant.) Mais peut-être bien qu'il m'a menti, ce Ronciat ! Il a du
dépit de ce que la Rose ne veut point de lui, et il ne sait à qui
s'en prendre. Ça ne serait pas la première fois qu'il se vante-
rait d'être bien avec une femme qui ne le connaîtrait seule-
ment point. C'est la coutume des farauds comme lui ! Ils
vous disent ça dans l'oreille, ils vous demandent le secret, et
celle qu'on décrie ne peut point se défendre... Ah ! Claudie!...
Je veux qu'elle me parle, qu'elle s'accuse, qu'elle se confesse
de tout ! Sinon, je veux la mépriser et l'oublier.
CLAUDIE 273
SCENE X
CLAUDIE, SYLVAIN.
Claudie osl entrée, elle lient son petit sac du premier acte, va ouvrir le bas
du buffet, et eu retire quelques hardes, qu'elle pose sur une chaise.
Sylvain, qui lui a tourné le dos brusquement en la voyant entrer, la re-
garde à la dérobée.
SYLVAIN, après quelques instants de silence.
Qu'est-ce que vous cherchez donc là, Claudie ?
CLAUDIE.
Je prends mes etfets pour m'en aller, maître Sylvain.
SVLVAIX.
Comment! vous partez?
CLAUDIE.
Tout de suite.
SYLVAIN.
Pourquoi ça ? vous deviez rester encore une quinzaine ?
CLAUDIE, avec douceur , s' agenouillant devant la chaise et mettant
ses effets dans son sac pendant le dialogue suivant.
J'y étais décidée. Je pensais que mon travail faisait besoin
dans la maison d'ici. Mais je viens de rencontrer madame
Rose, qui, contre sa coutume, m'a parlé très-durement. Elle
m'a dit des paroles que je n'entends point, et puis elle m'a
fait connaître que mon père et moi étions une charge et un
embarras dans son domaine. Là-dessus, je lui ai fait soumission,
et j'allais vitemenl pour louer une charrette, quand votre
mère, tout en pleurant, m'a dit : « Oui, il faut vous en aller,
ma pauvre fille ; mais ça ne serait pas assez doux, le pas du
cheval, je veux que nos bœufs conduisent votre père. » Et
elle a couru les faire lier. Moi, je vas quérir mon père, et je
vous fais mes adieux, maître Sylvain, en vous remerciant de
toutes les complaisances et honnêtetés que vous avez eues
pour nous.
SYLVAIN.
Madame Rose a eu tort, vous ne nous gêniez point.
274 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
CLAUDIE.
Ayant travaillé de mon mieux, je ne croyais point que la
maladie de mon père vous eût porté nuisance. Mais on a été
si bon pour nous ici, que j'aurais grand tort de me plaindre
pour un petit moment d'humeur. Tant que je vivrai, je
vous aurai de l'obligation à tous, et à vous en particulier,
maître Sylvain, pour ce que véritablement vous avez sauvé
la vie à mon père ; et si, malgré que je n'ai rien et que je ne
peux pas faire beaucoup, vous veniez à avoir besoin de moi
pour quelque service dans mon moyen et dans mon pays, je
serais aux ordres de votre famille et bien contente de vous
obliger.
Elle se lève.
SYLVAIN, ému.
Merci, Claudie, merci 1 (a part.) 0 mon Dieu! pour la pre-
mière fois qu'elle me parle si amiteusement, ne pouvoir Ipas
m'en réjouir ! (Haut.) Et vous partez? vous n'avez plus rien à
me dire ?
CLAUDIE.
Rien qne je sache, maître Sylvain.
SYLVAIN.
Et vous ne savez pointée que la bourgeoise a contre vous?
CLAUDIE.
Non.
SYLVAIN.
Qu'est-ce qu'on peut lui avoir dit pour vous mettre mal
avec elle ?
CLAUDIE.
Je n'en veux rien savoir, pour n'emporter de rancune con-
tre personne.
SYLVAIN.
Vous ne pensez pas que ça serait quelqu'un de chez vous?...
par exemple,... Denis Ronciat?...
CLAUDIE, tressaillant.
Si quelqu'un a dit des méchancetés ou des faussetés sur
moi, que le bon Dieu lui pardonne.
CLAUDIE 275
SYLVAIN.
Mais si c'étaient des vérités ?
CL.VUDIE.
Je ne crains pas qu'aucune vérité dite sur mon compte me
mérite l'afFront des bons coeurs et des honnêtes gens.
SYLVAIN.
Aussi, ceux qui vous affrontent ont grand tort; mais vous
auriez pu éviter cela en allant de vous-même au-devant des
accusations.
CLAUDIE.
Pour quoi faire, puisque je ne voulais point rester ici?
SYLVAIN.
Mais une personne comme vous doit vouloir emporter l'es-
time d'un chacun ?
CLAUDIE.
Ça ne regarde que moi !
SYLVAIN.
Ça regarderait pourtant l'homme qui vous aimerait?
CLAUDIE.
Qui m'aimerait!... Je ne veux point être aimée.
SYLVAIN.
Vous souhaitez pourtant vous marier ?
CLAUDIE.
Vous vous trompez bien.
SYLVAIN.
Oh! par exemple, si Denis Ronciat voulait vous épouser,
vous feriez peut-être votre devoir et votre contentement en io
voulant aussi ?
CLAUDIE.
Je crois que je ne ferais ni l'un ni l'autre.
SYLVAIN.
Ce n'est point ce qu'il dit !
CLAUDIE.
Il parle de moi ? Eh bien, moi, je ne parle point de lui !
SYLVAIN.
Écoutez, Claudie, ne vous faites point comme ça arracher
-i76 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
les paroles une par une. Parlez-moi; marquez-moi de la con-
llance. Dites-moi comment et depuis quancl_ vous connaissez
cet homme-là. Ge que vous me direz, je le croirai. 3Iais, si
vous ne me dites rien,... je crois tout!.., (Elle fait un pas vers le
fond ; il se place devant elle. — Avec douleur.) VoyOns ! ne noUS quit-
tons pas comme ça! ça fait trop de mal ! Votre conduite avec
moi n'est point franche... Vousvous taisez toujours, je le sais;
mais le silence est quelquefois une offense à la vérité, pire
que les paroles. On est coquette, des fois, en ayant l'air
d'être farouche... On attire les gens en ayant l'air de les
repousser!... Claudie! Claudie, il faut tout me dire!
Il pleure et s'appuie contre le buffet.
CLAUDIE, passant un peu à droite, toujours en gagnant la sortie.
Je m'en vas, maître Sylvain, voilà tout ce que j'ai à vous
dire. Je ne relève point les mauvais sentiments que vous me
prêtez. Tant que j'ai un pied dans votre logis, je vous dois le
respect, et vous regarde comme mon maître, ayant accepté
de travailler sous votre commandement. Il a été doux et hu-
main jusqu'à cette heure; laissez-moi partir là-dessus.
SYLVAIN, avec force, se tenant devant la porte.
Eh bien, si je suis votre maître, comme vous dites, j'ai le
droit de vous interroger, afin de vous défendre et de vous
justifier, si vous êtes accusée à tort.
CLAUDIE.
Oui, si je voulais rester chez vous, vous auriez ce droit-là,
et j'aurais le devoir de vous répondre ; mais je ne voulais pas
rester, je ne le veux pas, et je pars. (Avec douleur et lentement en
poussant la petite porte, et le regardant.) Adieu, maitrc Sylvain, jo
vas quérir mon père, la voiture est prête.
Elle sort.
SCÈNE XI
^S'\LVAIN, seul, tombant assis près de la porte, et pleurant.
Mon Dieu, mon Dieu ! qu'elle est donc fièrc et patiente», cl
froide! Si avec tout ça elle n'est pas honnête, c'est la der-
nière des malheureuses!... Mais si elle est honnête... Denis est
un vaurien, et moi un fou... un imbécile!... (lu-ardant dehors.)
Ah ! oui! mon Dieu! voilà les bœufs attelés ! elle va partir...
Partir! Et qu'est-ce que je vas donc devenir, moi?
SCÈNE XII
SYLVAIN, ROSE.
SYLVAIN'.
Eti bien, notre bourgeoise, vous avez donc congédié notre
servante ?
ROSE.
i\Ioi? Point du tout! Je n'ai point droit sur vos servantes.
Vous les prenez, vous les payez, vous les nourrissez, vous
les renvoyez. Ça ne me regarde pas.
SYLVAIN.
Ça n'est pourtant point nous qui renvoyons la Claudie,
c'est vous !
ROSE.
Et, quand je vous dis que non, vous croirez cette filIe-Ià
plus que moi ?
SYLVAIN.
Vous l'avez rudement menée, à ce qu'il paraît ! Qu'est-ce
que vous avez donc contre elle ?
ROSE.
Et qu'est-ce que vous voulez [que j'aie contre cette ser-
vante ? Je ne m'en occupe point.
SYLVAIN.
En ce cas, dites-lui donc que vous n'avez pas regret à la
nourriture de son père, car elle croit que vous y trouvez à
redire et elle nous quitte.
ROSE , avec dépit.
Elle me fait passer pour une avare et une sans-cœur ,
parce que je lui ai demandé si elle comptait rester chez vous
encore longtemps! Est-ce que je sais ce que je lui ai dit,
I 16
278 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
moi ? Oh! la mauvaise engeance que ces sortes de filles-là !
C'est fier, c'est susceptible, c'est méchant ! On ne peut pas
leur dire un mot sans que ça vous mette le marché à la main.
&CENE XIII
SYLVAIN, ROSE, CLAUDIE, conduisant RÉMY, qni se
traîne lentement, mais qui montre une certaine inquiétude qu'il
n'avait pas au commencement de l'acte; FAUVEAU, LA
MERE FAUVEAU entrent en même temps. Fauveau se tient
soucieux et silencieux à l'écart; sa femme s'occupe de Rémy et de
Claudie avec bouté.
LA MÈRE FAUVEAU, au fond du théâtre.
Mais non, mais non, père Rémy, on ne vous renvoie point
d'ici. On vous quitte de bonne amitié, et vous allez boire un
coup devant que de partir.
SYLVAIN, à Rose, haut.
Tenez, les voilà qui partent ! Il ne faudrait pourtant pas
avoir l'air de renvoyer comme ça des gens qui ont eu un
bon comportement chez nous et qui voulaient d'eux-mêmes
s'en aller. Encore tantôt ma mère les avait priés de rester.
Madame Rose, ça nous fait passer pour des gens rudes et sans
parole, ces manières-là ! Et vous qui d'accoutumance êtes
très-bonne, vous devriez leur dire au moins une douce parole
pour les consoler.
ROSE.
Vous êtes les maîtres chez vous. Gardez-les si ça vous con-
vient!
FAUVEAU, avec humeur, descendant à droite, près de Rose.
Minute ! Après vous, madame Rose, c'est moi qui suis le
maître céans. La femme et le garçon n'ont rien à dire quand
j'ai parlé, et je i)arlo. Je ne me plains pas do ces gens-là. Je
leur ai fait du bien, je ne le regrette point; mais je dis qu'ils
CLAUDIE 279
peuvent et qu'ils doivent s'en aller tout de suite, c'est ma vo-
lonté.
RÉMY, faisant un effort pour parler.
Ils doivent s'en aller?
SYLVAIN, à gauche, près de sa mère.
Mon père, vous êtes le maître ici, personne n'ira jamais à
rencontre. Mais vous êtes un homme juste, et vous ne devez
rien croire à la légère. Si on vous avait menti, vous regret-
teriez, le restant de vos jours, d'avoir été dur au pauvre
monde?
ROSE, avec dépit.
Allons, Fauveau ! dis-leur donc de rester ! Qu'est-ce que
ça me fait, à moi? Tu vois bien que ton fils en tient pour cette
fille et qu'il te faudra les marier un jour ou l'autre. Quant à
moi, j'y donne les mains, c'est le moyen de faire prendre fin
à toutes les sottises qu'on s'est mises dans la tête à mon su-
jet. Sylvain est peut-être assez simple pour croire que j'ai
souhaité d'être recherchée par lui, tandis que...
SYLVAIN.
Eh non, notre maîtresse ! je n'ai jamais cru ça, et je ne sais
pas pourquoi vous venez dire toutes ces choses-là i
FAUVEAU.
Je ne sais pas non plus, madame Rose, pourquoi vous di-
tes devant cette fille que mon garçon a idée de l'épouser,
quand il m'a dit de lui-même ce qu'il pensait d'elle, il n'y a
pas un quart d'heure.
RÉMY, même jeu.
Cette fille ! qui donc cette fille?
SYLVAIN.
Pour cette chose-là, excusez-moi, mon père. Je ne vous ai
rien dit du tout, ni en bien ni en mal, et ce que je pense
d'elle pour le moment, le bon Dieu i^tout seul en a connais-
sance.
FAUVEAU.
C'est bien parlé, mon fils; on ne doit faire rougir per-
280 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
sonne; mais je peux dire à madame Rose que vous avez con-i
naissance de la vérité.
SYLVAIN.
Mon père, vous vous avancez trop. Je ne sais rien de mau-
vais sur le compte de Claudie, partant je ne dois croire à
rien.
FAUVEAU.
■ J'ai cru que Denis Ronciat t'avait dit ce qu'il vient de me
dire?
RÉMY.
Denis Ronciat!
SYLVAIN.
Denis Ronciat ne fait pas autorité pour moi.
FAUVEAU.
Mais les registres de l'état civil font autorité, et, si l'on
veut consulter ceux de son endroit (montrant Claudie), à l'article
des naissances, on y verra le nom d'un enfant dont cette
fille-là est la mère et dont le père est inconnu.
SYLVAIN.
Mon père, mon père ! vous êtes sûr de ce que vous di-
tes là ?
FAUVEAU.
Demande-lui à elle-même, et, si elle le nie...
Claudie s'approche pour répondre; le père Rémy, qui pendant toute cette
scène s'est agité do plus en plus, retrouve enfin ses facultés et arrête
Claudio.
RÉMY.
Tais-toi, ma fille ; ne dis rien ! c'est à ton père de répon-
dre !
LA MÈRE FAUVEAU.
La ! vous avez cru que ce pauvre vieux ne faisait plus cas
de rien, et voilà que vous lui faites boire son calice!
RÉMY, d'une voix qui s'éclaircit et s'élève peu h. peu.
Hélas ! c'est bien dit : mon calice ! je me croyais mort, et
je me tenais en repos, sans vouloir comprendre où j'étais et
ce que je faisais encore en ce monde. Mais vous m'avez ré-
CLAUDIE Î81
veillé, et je veux vivre ! vivre, quand ça ne serait qu'un mo-
ment, pour vous dire que vous êtes des malheureux, plus
malheureux que moi ! Vous accusez ma fille ! ma fille, qui ne
vous demande rien, pas plus que moi, qui travaille comme un
galérien pour me faire vivre, qui a été bonne mère autant
qu'elle est bonne fille! maClaudie, ma pauvre Claudie! (Clan-
die se cache en sanglotant dans le sein de son père.) Eh bien, OUI,
c'est vrai qu'elle a été trompée, c'est vrai qu'à l'âge de
quinze ans elle a écouté un garçon sans coeur et sans religion.
Elle l'a aimé, elle Va cru honnête; il n'y a que celles qui
n'aiment point qui se méfient! Oui, c'est vrai qu'un enfant mé-
connu et abandonné de son père a été élevé dans notre pauvre
logis ! (Sylvain tombe assis à gauche près de sa mère, se cache la figure
dans ses mains, et reste dans cette position jusqu'à la fin de l'acte.
Rémy, continuant, aux autres personnages.] Le pauvre enfant! sibeau
si doux, si caressant, si malheureux! un ange du bon Dieu qui
nous consolait de tout, et qui ne nous faisait pas honte, nous
l'aimions trop pour ça!... Et, dans notre endroit^ chacun l'ai-
mait et le plaignait d'être si chétif qu'il ne pouvait pas vivre!
Pauvre petit! il avait été nourri de larmes ! Et vous nous re-
prochez ça ! Vous chassez ma fille comme une vagabonde, et
vous ne chassez point à coups de fourche et de fourchât un
infâme, qui, après lui avoir juré le mariage, l'a délaissée, ou-
bliée dans sa misère, et qui ose encore venir auprès de vous
l'accuser du tort qu'il lui a fait? Vous avez pourtant vu
comme cette fille souffre et travaille ! vous ne lui avez jamais
entendu faire une plainte, ni un reproche, ni une bassesse,
ni une avance ! et vous osez dire qu'elle veut se faire épouser
par votre garçon! (Montrant Sylvain.) Est-ce qu'il est digne
d'elle, votre garçon ? Qu'il soit honnête homme et bon ou-
vrier tant qu'il voudra, est-ce qu'il a montré sa vertu par des
épreuves comme les nôtres ? est-ce qu'il a été foulé de misère
et de chagrin comme nous? est-ce qu'il connaît comme nous la
patience et la soumission aux volontés du bon Dieu ?... Non,
non ! ne soyez pas si fiers ! Vous êtes plus aisés que nous, et
voilà tout ce que vous avez de plus que nous dans ce monde ;
16.
282 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
mais nous verrons là-haut, nous autres, qui sera le plus près
du Dieu juste!... (Entraînant Claudie dans le fond.) Viens, ma
Claudie ; allons-nous-en ! il me reste encore assez de force
pour gagner ma pauvre cabane, où je veux mourir en paix !
LA MÈRE FAUVEAU et ROSE, éperdues.
Non, vous ne partirez pas comme ça... père Rémy! père
Rémy!...
RÉMY, s'exaltant toujours.
Retirez- vous 1 nous ne voulons plus rieti devons autres !...
Ah! vous croyez que je n'aurais plus la force de défendre ma
fille ; essayez-y un pou !
Il sort avec Claudie en menaçant avec égarement les personnages qui
veulent s'opposer à son départ.
ACTE TllOISlÈMi^
Mémo décoration qu'au deuxième acte. La table qui était à droite est ii
gauche; dessus est un soupière une assiette, un couvert.
SCÈNE PREMIÈRE
FAUVEAU, LA MÈRE FAUVEAU.
Fauvoau est assis à la table, où son souper est servi; il semble n'y pas faire
attention.
LA MÈRE FAUVEAU, assise près de lui à gauche.
Eh bien, rnon mari, mangez donc votre souper.
FAUVEAU, d'un air contrarié.
Merci, femme, je n'ai pas faim.
LA MÈRE FAUVEAU.
Avalez une vorréo de vin hlnnr. Cii Adiw itMiiolIra on ap-
pétit.
FAUVEAU.
Non, femme, je n'ai pas soif.
CLAUDIE 283
LA MÈRE FAUVEAU.
C'est donc que vous êtes malade?
FAUVEAU.
Eh non, femme, je me porte bien.
LA MÈRE FAUVEAU.
Tenez, mon homme; vous avez du souci.
FAUVEAU.
Ma foi, non, je suis plutôt content.
LA MÈRE FAUVEAU.
Ah ! vous êtes content, vous? Il n'y a pas de quoi.
FAUVEAU, avec colère.
Voyons, qu'est-ce qu'il y a?Tredienne! depuis tantôt deux
heures, vous me boudez, vous ne me parlez point, et, à celte
heure, voilà que vous me regardez avec des yeux tout moites,
qui ne valent rien.
LA MÈRE FAUVEAU, tristement.
Mon pauvre cher homme, les yeux de votre femme sont le
miroir de votre conscience, et vous n'êtes point content de
mes yeux, quand vous n'êtes point content de vous-même.
FAUVEAU.
Tu veux que notre garçon ait raison d'aimer cette Claudie?
Eh bien, tu es folle ! j'aimerais mieux me couper les deux bras
que de donner la main à un mariage comme ça.
' LA MÈRE FAUVEAU.
Vous aimeriez mieux perdre votre fils ?
FAUVEAU.
Femme, femme, je ne sais pas si c'est pour m'endormir,
mais vous me dites là des paroles !...
LA MÈRE FAUVEAU.
Ah ! que les hommes sont aveugles !
FAUVEAU, avec colère.
Aveugle, moi ?
LA MÈRE FAUVEAU.
Vous n'avez donc point vu ce que Sylvain a tenté quand la
charrette qui emmenait Claudie et son père est sortie de la
cour ?
28! THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
FAUVEAU.
Tenté? Non! j'ai bien vu qu'il blêmissait et qu'il tombait
comme en faiblesse; mais ça s'est passé tout de suite.
LA MÈRE FÀUVEAU.
Vous avez cru qu'il tombait en faiblesse, là, tout justement
sous la roue de la voiture à bœufs?
FAUVEAU.
Ma fine, quand on est pris de pâmoison, on ne sait point
où l'on tombe.
LA MÈRE FAUVEAU.
Pas moins, une minute de plus, et la roue lui passait sur
la tête. Sans le bouvier, le bon Thomas, que Dieu bénisse I
qui s'est trouvé là tout à point pour arrêter ses bêtes, il était
mort !
FAUVEAU.
Tu veux donc croire absolument qu'il l'a fait exprès ?
LA MERE FAUVEAU, se levant et se rapprochant de son mari.
Je ne le crois pas, Fauveau, j'en suis sûre ! Sylvain n'était
point en faiblesse. Il était blanc comme un linge, mais il avait
toute sa force, tout son vouloir; mémement il a pris son
temps, il a regardé si on ne l'observait point, et, quand il a
cru que je ne le voyais plus, quand il a eu appelé une der-
nière fois Claudie, qui n'a pas seulement voulu tourner la tête
de son côté, il a dit : C'est bien! Et il s'est jeté sous la voiture
pour se faire écraser. Demandez-le à Thomas, qui lui a dit
en le relevant malgré lui : « Qu'est-ce que vous faites là,
mon maître ? vous voulez donc mécontenter le bon Dieu ? »
Demandez-le à madame Rose, qui lui a dit : « Qu'est-ce
que vous faites là, Sylvain? vous voulez donc faire mourir
votre mère? » — J'ai accouru, j'ai questionné, personne n'a
voulu me répondre. Vous avez crié à Thomas : « Marche, mar-
che ! «Sylvain a dit que le pied lui avait coulé en se retour-
nant. Il a fait comme s'il voulait me sourire. Ah ! quel sourire,
mon homme! si vous l'aviez vu comme je l'ai vu, vous ne
dormiriez pas cette nuit.
Elle sanglolfl.
CLAUDIE 285
FAUVEAU, tout démoralisé-
Si tu crois ça, il faudrait... il faudrait...
LA MÈRE FAUVEAU, so levant.
Qu'est-ce qu'il faudrait? Jamais ces gens-là ne voudront
revenir céans! on les a trop molestés, en leur reprochant
leur mauvais sort !
FAUVEAU.
Je sais que j'ai été trop loin, ça, c'est vrai, et j'en ai été
repentant tout de suite ; mais j'ai fait tout mon possible pour
les raccoiser. Us n'ont voulu entendre à rien. Us sont trop
orgueilleux, aussi l Laissons-les aller. On se raccommodera
plus tard... à l'occasion... (Se levant.) Tiens, on leur enverra
cinq boisseaux de blé pour leur hiver!... Mais faut d'abord
tâcher de reconsoler Sylvain. Où est-il, à cette heure?
LA MÈRE FAUVEAU, sans tourner la tête.
11 est dans la grange, étendu sur un tas de paille, la tête
tout enterrée en avant, comme quelqu'un qui ne veut plus rien
dire, rien voir et rien entendre.
FAUVEAU, après nn temps et faisant tourner sa femme devant lui.
Peut-être qu'il dort.
LA MÈRE FAUVEAU, le regardant fixement.
Oh ! non, qu'il ne dort pas ! Il étouffe l'envie qu'il a de gé-
mir et de crier. 11 s'est jeté là comme un homme qui a plus
de peine qu'il n'en peut porter. Quand je m'approche de lui,
il fait comme s'il dormait; mais votre neveu Jean, qui est là
caché derrière la crèche, et qui m'a juré de ne pas le perdre
de vue, m'assure qu'il pleure en dedans et qu'on entend son
pauvre cœur qui saute et gronde comme une rivière trop
pleine.
FAUVEAU, prenant un air sombre.
Il finira par entendre raison; laissons-le pleurer son soûl.
LA MÈRE FAUVEAU, comme avec reproche.
Oui! oui! trouve-lui des larmes! comme si c'était bien
aisé à un homme qui a de la force, de se fondre comme une
neige au soleil! Je vous dis qu'il ne pleurera point et qu'il
286 THEATKE COMPLET DE GEORGE SAND
en mourra, soit d'un coup de colère et de folie, soit d'une
languition d'ennuyance et de dégoût.
FAUVEAU, s'éloignant d'elle.
Ferame ! vous me menez trop durement ! à vous entendre,
je suis un mauvais père et j'ai tué mon fils.
LA MÈRE FAUVEAU, allant à lui, avec douceur.
Non, mon homme ! mais vous avez voulu suivre vos idées
d'ambition, vous avez humilié des malheureux, et voilà que
Dieu vous en punit. Votre fils veut mourir, et notre maîtresse
vous blâme et nous quitte.
SCÈNE II
FAUVEAU, LA MÈRE FAUVEAU, puis ROSE, puis
RÉMY et CLAUDIE.
ROSE, derrière le théâtre.
Venez, venez, mes braves gens ! Oh! je le veux! je suis la
maîtresse, moi I
Elle rentre et jette sa cape sur une chaise, Rémy et Claudie la suivent
et restent hésitants au fond du théâtre.
LA MÈRE FAUVEAU, courant au-devant d'eux.
Ah! mon Dieu! vous nous les ramenez, notre maîtresse !
FAUVEAU, allant vers eux lentement et s' arrêtant à mi-chemin.
Ah ! tiens ! vous les avez ramenés, notre maîtresse ?
ROSE, essoufflée.
Et ce n'est pas sans peine ! J'ai couru après eux toujours
au galop! J'ai commandé à Thomas de retourner malgré eux.
Oh! j'aurais plutôt fait verser la voiture que de les lais-
ser partir fâchés contre nous! c'est nous qui avions tort!
Vous d'abord, père Fauveau, et puis moi par suite. C'est-il la
faute de ces pauvres gens si vous m'avez contédes meiUerios?
'J'u lucntcuds, l*'auveau; mais je te pardonne, ù condition que
CLAUDIE 287
Claudio et son pcro seront les bienvenus chez loi... c'est-à-
dire chez moi !
LA MÈRE FAUVEAU, allant à Rose.
Comment ! notre maîtresse? vous avez été vous-même...,
vous avez réussi à...? vous êtes consentante de.,.? Tenez (elle
lui saute au cou) , VOUS êtes une brave femme, une bonne mai-
tresse, une personne bien comme il faut, un cœur... oh! le
bon cœur que vous avez, madame Rose ! Vous avez le sang
vif comme un follet, mais ça se retourne tout de suite du
bon côté, et, ma fine, faut que je vous embrasse encore! (Elle
l'embrasse et ajoute en baissant la voix.) C'est le bon Dieu qui VOUS
a conseillée pour empêcher un grand malheur, et, puisque
c'est comme ça, vous irez jusqu'au bout, pas vrai ?
ROSE.
Oui; qu'est-ce qu'il faut faire?
LA MÈRE FAUVEAU, poussant Rose à droite, aiin d'éviter d'être
entendue par son mari, qui débarrasse la table et qui tâche d'é-
couter. — A Rose.
Voulez- vous venir avec moi ?
ROSE, bas.
Ah! je dçvine ! Ahons, allons!
FAUVEAU, à Rose, qui remonte au fond.
Où est-ce donc que vous courez tout de suite comme ça,
notre maîtresse, avant qu'on ait eu le temps de se reconnaître ?
ROSE.
C'est notre secret! Tu le sauras plus tard. Allons, père
Rémy I allons, Glaudie ! approchez-vous donc et vous reposez.
Vous êtes ici chez vous, entendez-vous bien ? et mon métayer
veut absolument s'excuser des mauvaises raisons de tantôt.
LA MÈRE FAUVEAU.
Venez, venez, notre maîtresse.
La mère Fauveau et Rose sortent.
288 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE m
FAUYEAU, RÉMY, CLAUDIE.
FAUVEAU, mal h l'aise.
Mais où est-ce donc que vous allez comme ça, notre mai-
tresse ? (il veut sortir comme pour suivre Rose, et so trouve face à face
avec le père Rémy et Claudie, qui sont au fond du théàlre.) Par ainsi ,
mon vieux, vous voilà revenu ? C'est ibien. Je n'ai rien con-
tre vous, moi, d'abord I Vous comprenez la chose... que... à
cause de notre maîtresse... et puis la vivacité!... qu'on dit
comme ça une parole... et puis une autre... (Cherchant à s'en
aller et parlant à la cantonade.) Mais OÙ donc est-ce que VOUS al-
lez comme ça, notre maîtresse ? (Rémy et Claudie se rangent silen-
cieusement pour le laisser passer. Rémy l'observe froidement. Claudie
paraît ne rien voir et ne rien entendre autour d'elle.) Entrez doncl as-
seyez-vous. Vous êtes chez vous, comme dit notre maîtresse.
Moi, faut que j'aille voir où ce qu'elle court comme ça, notre
maîtresse !
Il s'esquive.
SCÈNE IV
RÉMY, CLAUDIE,
Ils redescendent le théâtre. Claudie est morne et absorbée.
CLAUDIE.
Mon
père, pourquoi est-ce que vous m'avez ramenée ici?
REMY
Eh bien, ma fille, est-ce que ce n'était pas aussi ton idée ?
Est-ce que j'ai jamais eu une autre idée que la tienne ?
CLAUniE.
Mais ce n'était point mon idée, cher père! Et c'est tout à
l'ait malgré moi que vous avez cédé à madame Rose.
RÉMY,
Tu étais malade.
CLAUDIE *W
CLAUniE.
Je ne suis pas malade. D'ailleurs, nous serion.^ rendus chez
nous à cette heure. Qu'est-ce que nous venons faire ici, mon
Dieu ? Ce n'est point notre place !
RÉiMY, la regardant.
. Que veux~tu ! madame Rose est si bonne ! elle criait, elle
pleurait ! fallait-il résister à son bon cœur? J'ai cru que lu
serais bien aise de lui pardonner et de revoir la mère Fau-
veau qui t'aime tant !
CLAUDIE.
Je pardonne à tout le monde, mais je ne voulais pas reve-
nir. Et vous ne m'écoutiez pas !
RÉMV.
Ne me gronde pas, Claudie. Que veux-tu! à mon âge, et
quand on sort tout d'un coup d'une maladie, on retombe, on
perd son courage !
CLAUDIE.
Non, grâce au bon Dieu, vous êtes guéri comme par mira-
cle ! (Le regardant à son tonr.) Vous avez l'air tranquille et fort,
et tout reverdi, mon cher père ! allons-nous-enï
RÉMV.
Je ne me sens poi^t de mal; mais je suis las, bien las
fille!
Il s'assied k gauche et dépose son bâton et son chajftaa sur la table.
CLAUDIE, s'agenouillant devant lui.
C'est vrai, mon Dieu, vous devez l'être! Ah! mon pauvre
père ! je suis la cause qu'on vous tue !
RÉMY.
Eh bien, est-ce que je me plains de quelque chose? Pour-
quoi me dis-tu ça? Est-ce que je t'ai jamais fait un reproche,
moi ?
CLAUDIE.
Oh! vous, vous êtes le bon Dieu, pour moi !
RÉMY.
Je ne suis pas le bon Dieu, Claudie ! Je suis un pauvre
I 17
290 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SANt)
homme que le malheur a tordu comme un brin de paille,
mais à qui, tout de même, Dieu a envoyé un grand secours
en lui donnant une fille comme loi !
CLAUDIE, sombre.
Une fille qui l'a déshonoré 1...
RÉMV, se levant avec elle.
Tais-toi, Claudie! tu n'as point le droit d'accuser et de mau-
dire la fille que j'aime ! Ta faute n'a perdu que toi, et mon
devoir est de te la faire oublier. Le sauveur des pauvres hu-
mains a pris la brebis égarée sur ses épaules, et ce que le bon
pasteur a fait pour son ouailie, un père ne le ferait pas pour
sa fille? Tu as eu assez de repentir, tu as assez souffert, assez
pleuré, assez travaillé, assez expié, ma pauvre Claudie. D"ail-
leurs, notre péché est le même : nous avons eu trop de con-
fiance, nous n'avons pas connu les mauvais cœurs. Nous en
avons été assez punis, puisque nous avons perdu notre pau-
vre petit! Tu n'as donc plus que moi, comme je n'ai plus que
toi sur la terre! Et nous ne nous aimerions pas? Va^ il y a
assez longtemps que tu te déchires le cœur, je veux que tu te
pardonnes à toi-même. Entends-tu, Claudie, c'est ma volonté.
Sur la fin du récit, Rémy a défait les cordons de la cape de Claudie et
, il lui fait signe de la mettre sur une chaise. Claudie obéit.
Mon père, je n'aime que vous, je n'aime que vous au
monde !
SGÉNE V
Les Mêmes, LA MÈRE FAUVEAU et ROSE avec
SYLVAIN entre elles deux; elles l'amènent comme malL'ré lui.
Allons, Sylvain, faut que tout le monde me cède aujour-
d'hui 1
CLAUDIE 291
LA MÈRE FAUVEAU.
Oui, oui, Sylvain, la bourgeoise veut être obéie.
Sylvain est amené en face de Claudie; il tressaille et veut se dégager.
SYLVAIN.
Ma mère, madame Rose, je ne sais point ce que vous sou-
haitez de moi !
ROSE.
Vous ne voulez point dire au père Rémy que vous êlea
content de le revoir chez nous? En ce cas, je l'emmène, j'ai
à lui j)arler.
Elle prend Rémy par le bras gauche.
LA MÈRE FAUVEAU, prenant l'autre bras de Rcmy.
Et moi aussi, j'ai à lui parler. Venez, père Rémy.
RÉMY , qui a pris son chapeau et son bâton, hésitant.
Mais... c'est donc des secrets?
ROSE.
peut-être! vous verrez! Allons, avfez-vous peiir de moi?
Oh ! je ne suis pas si diable que j'en ai l'air !
Claudie veut suivre son père, la mère Fauveau l'arrête en souriant.
LA MÈRE FAUVJEAU.
Ah! ma fille, vous êtes une curieuse!
RÉMY, naïvement, à ClaOdie.
Elle dit que tu es une curieuse...
ClaU'iie s'arrête interdite. Ils remontent tous les trois vers le fond, et, au
moment où ils vont sortir, Sylvain, qui est près de la porte, veut suivre
sa mère; Rose le retient.
ROSE.
Sylvain, patientez un brin; tenez compagnie à Claudie qui
a eu de la peine ici. Le devoir d'un chacun est de la consoler.
SYLVAIN.
Mais je n'ai fait peine ni injure à personne, moi !
ROSE.
Eh bien, je ne peux pas en dire autant, et c'est pour ça
que je veux me confesser au père Rémy ; mais la confession
ne veut pas de témoins. Restez où vous voilà.
Elle le pousse vers Claudie et sort avec la mère Fauveau et le père Rémy
entre ellét deux.
80J THEATRE COMPLET DE GEORGE 8AND
SCEiNE VI
SYLVAIN, CLAUDIE.
CLAUDIE, faisant effort pour parler.
C'est vrai que vous ne m'avez point fait de peine, maître
Sylvain, et que je n'ai rien contre vous; partant, nous n'avons
point à nous expliquer.
Elle veut se retirer.
SYLVAIN, sans l'arrêter, ruais se plaçant de manière k gêner
sa sortie.
Certainement non, nous n'avons point à nous expliquer. Je
ne sais pas pourquoi on a voulu que je vienne ici. Vous y
êtes, Claudie, c'est bien. Je n'y trouve point à redire. On a eu
tort de vous offenser, on a raison de vouloir vous en consoler,
mais tout cela ne me regarde point.
CLAUDIE.
Je le sais bien, et, si je suis ici, c'est malgré moi; je ne
voulais point revenir, je ne serais jamais revenue. Mon père
a cédé à madame Rose, mais ce n'est point pour rester^ et je
compte que nous allons repartir.
SYLVAIN, se jetant devant la porte.
Oh! je ne vous empêche ni de partir ni de rester; si vous
croyez que ça vient de moi, tout ce qui se manigance ici au-
jourd'hui, vous vous abusez! je n'y suis pour rien. Est-ce
que j'ai à vous demander compte de vos idées, de votre passé,
de voire conduite? Soyez tout ce que vous voudrez, je ne
m'en embarrasse point.
CLAUDIE, avec résignation, sans bouger boauconp tont le restant
de la scène.
Qui est-ce qui vous prie de vous en embarrasser?
SYLVAIN, s animant peu à peu.
Oh! c'est qu'on a dit des folies, des bclises ici, tantôt;
mais est-ce que je vous ai jamais dit un mol que tout le monde
ne puisse pas entendre, voyons?
CLA.UDIE W
CLAUDI8.
Je ne l'aurais pas souiïerLl
SVLV.VIN, même jen.
Oh! je sais que vous êtes fière et vaillante ! c'est à propos
dans votre position !
CLAUDIE.
Un lionnête homme et un bon chrétien aurait pour devoir
de ne jamais me parler de ma position, et, puisque vous n'avez
pas le cœur de le comprendre, je vous défends de me dire
un mot de plus.
SYLVAIN, marchant à grands pas.
Oh! je ne vous insulte pas, je vous plains !
CLAUDIE.
Gardez votre pitié pour qui vous la réclamera.
SYLVAIN , même jeu.
Courage! vous voulez qu'on vous respecte comme une
sainte, pas vrai?
CLAUDIE , lentement.
Le malheur qui ne se plaint pas a le droit de se faire res-
pecter.
SYLVAIN, cachant ses larmes a?ec un peu de Jépil.
Le malheur qui ne se plaint pas, à des fois, ça ressemble à
la honte qui se cache. M'est avis qu'on aurait mieux respecté
votre malheur si vous ne l'aviez pas si bien celé.
CLAUDIE.
Maître Sylvain, les pauvres ont besoin de travailler. On re-
pousse une fille... dans ma position, comme vous dites, et,
pour trouver de l'ouvrage hors de chez moi, je suis condam-
née à me taire.
SYLVAIN; vivement.
Et à mentir!
CLAUDIE, hésitant.
A qui ai-je menti ? Personne ne m'a interrogée.
SYLVAIN, vivement, élevant la voix.
Si fait! moi, je vous ai interrogée ici, ce matin.
294 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
CLAUDIE.
Et je vous ai menti?
SYLVAIN.
Se taire, c'est mentir, dans l'occasion.
CLAUDIE.
Dans l'occasion ! quelle occasion ?
SYLVAIN.
Oui, quand on souffre l'amitié d'une personne à qui on ne
veut point avouer ce qu'on est.
CLAUDIE,
Vous avez raison ; mais, quand on ne souffre l'amitié de
personne, on n'est obligée à rien envers personne.
SYLVAIN, suffoquant.
A la bonne heure ! gardez donc vos secrets et vos amitiés !
personne ne vous les demande plus. (On entend un bruit de voix.)
A moins que ça ne soit Denis Roncial!... car c'est sa voix que
j'entends !
CLAUDIE, à part.
Denis Ronciat!... Mon Dieu ! c'est trop pour un jour!
Elle tombe sur une chaise et reste atterrée. Sylvain s'assied, accablé, de
l'autre côté près de la table, et affecte d'être indifférent à tout ce qui
se passe.
SCÈNE VU
Les Mêmes, ROSE, DENIS RONCIAT, RÉMV,
FAUVJplAU, LA MÈRE FAUVEAU,
ROSE, entrant la première.
Eh bien, si vous voulez vous expliquer, ça se passera de-
vant moi et devant toute la famille.
DENIS, la suivant.
Ça ne me fait rien, je n'ai peur cje personne.
FAUVEAUj, entrant avec Rémy.
Père Rémy, soyez calme! pas de bruit chez nous, hein?
Il va à gaucLe et s'assied sur le coin de lu table ; la mère Fanveau le suit
CLAUDIE 395
et s'approche de Sylvain avec inquiétude. Rémy se place derrière la
chaise de sa fille et la regarde sans rien dire.
DENIS, au milieu dn théâtre.
Par ainsi, difféi-emment, vous êtes étonnés de me voir.
ROSE.
Oui, car je vous avais prié de ne plus revenir. Vous avez
encore l'intention de faire du mal ; mais vous ne le ferez plus
en cachette, et les gens que vous accusez seront là pour se
défendre.
DENIS.
Si je reviens, inalgré que vous m'avez chassé, comme je ne
reviens pas pour vous, la belle Rose, vous pouvez bien me
souffrir parler à ce vieux dans la demeurance à vos métayers...
Pour lors, je me présente dans des intentions... simplement
pour causer^ à seules fins de s'entendre. Vous voulez appeler
tout votre monde en témoignage de ce que je vas dire, eh
bien, j'y donne mon consentement. La! y sommes-nous?
FAUVEAU, de sa place.
Nous y sommes, sous la condition qu'on ne se disputera
point. Il y en a eu assez comme ça, aujourd'hui, des paroles!
RÉMY, très-calme.
Soyez donc tranqiille, père Fauveau, c'est moi qui vous
réponds de M. Denis Ronciat.
DENIS, s'enhardissant.
Pour ça, vous avez raison, père Rémy!,,. Et tiens, mon
vieux, d'après ce que j'ai à te dire, nous allons nous enten-
dre vitementj je l'espère.
Il lui frappe sur l'épaule.
RÉMY, raillant.
Ah! VOUS me donnez du tu, monsieur Ronciat? Vous me
touchez sur l'épaule? C'est bien de l'honneur que vous me
faites !
DENIS, interdit.
Vous êtes gai, à ce soir, père Rémy ! Ça va donc mieux ?
J'en suis content!
Î96 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
RÉMY.
Ça va très-bien. Vous êtes bien honnête.
FAUVEAU, à part.
Ça va se gâter I (db sa place, au père Rémy.) Dites donc, père
Rémy... ne...
RÉMY, aux autres.
Souffrez-moi d'entendre ce que M. Ronciat me veut dire.
J'attends; y sommes-nous?
DENIS.
M'y voilà! écoutez bien. Différemment... je vous ai fait du
tort, vous m'en avez fait aussi. Vous voulez me faire passer
pour un sans-cœur. Vous faites bruit de votre histoire, ça se
répand vite ! Vous voulez ameuter la population contre ma
personne ; car, en revenant ici, j'ai trouvé toute la paroisse en
émoi. « Ah ! coquin ! tu as fait chasser le père Rémy ; mais
voilà la Grand'Rose qui le ramène en triomphe! » Et les
femmes me montraient le poing, et les enfants voulaient me
jeter des pierres !... Tout ça, ça me donne du ridicule ! Vous
m'avez fait congédier par la bourgeoise de céans, qui ne me
voyait point d'un mauvais œil...
ROSE.
Insolent! vous vous trompez bien.
DENIS.
Oh ! ne.nous fâchons mie! Vous me voulez parler en public,
je parle en public ! Différemment, je ne peux pas rester comme
ça, père Rémy ! il faut en finir. Faut vous prononcer. Qu'est-
ce que vous exigez de moi en réparation du chagrin dont je
vous ai mortifié dans le temps? Si la somme n'est point trop
forte... on peut s'accorder.
RÉMY, toujours calme.
La somme? Ah! vous m'offrez de l'argent, monsieur Ron-
ciat? Et... à cause, sans être trop curieux?
DENIS.
Voyons! est-ce que vous ne m'tjnlendez point?
CLAUDIE
W7
i
REMY. ,
Non! excusez-moi, je suis très-vieux; je sors d'une grosse
maladie; j'ai quasiment perdu la souvenance.
DENIS.
Est-ce un jeu, père Rémy? Vous ne vous souvenez-vous
plus de...?
RÉMY.
Je ne me souviens plus de rien, et je ne peux point accep-
ter votre argent sans savoir comment je l'ai gagné.
DENIS, troublé.
Gagné, gagné! je ne dis point ça! je sais bien que vous
n'avez jamais été consentant de ma sottise. Vous êtes un hon-
nête homme, je ne vas pas contre. Vous avez cru que je re-
cherchais votre fille pour le mariage...
RÉMY.
Vous me l'avez donc demandée en mariage? la, sérieuse-
ment ? en famille ? avec parole d'honneur ? Attendez donc
que je me souvienne !
DENIS.
Allons, allons ! vous vous souvenez de tout et je ne prétends
pas nier. Oui, je vous ai donné parole de ma part et de celle
de mes parents... Mais je ne croyais pas vous tromper ! Vrai !
je ne le croyais point! J'étais tout jeune, tout franc, tout
bête! J'étais amoureux et je ne me méfiais point de moi. Vo-
tre fille était une enfant, elle ne connaissait point le danger.
On allait ensemble, comme 'deux accordés, sans songer à mal.
Et puis voilà qu'on succombe sans savoir comment, on se
marie, le bon Dieu pardonne tout, et le mal n'est pas bien
grand.
RÉMY, avec reproche.
Le mal est grand quand le garçon n'épouse point. Ça
prouve qu'il a de bonnes raisons pour se dédire; et sans
doute que vous, honnête homme, vous avez connu que ma
fille ne serait point une honnête femme? Elle était coquette,
n.
298 THEATRE COMFLET DE GEORGE SAND
dites? Elle vous donnait de la jalousie? Elle écoutait d'autres
galants ?
Ici, Claudie se lève et prend la luain de son père, qui semble la protéger
et la fait asseoir tout en regardant Denis.
DENIS.
Non! je n'irai point contre la vérité, malgré que je vois
bien que vous forcez ma confession. Le tort est de mon côté.
Claudie.,. je le dis devant elle, Claudie était sage, elle n'é-
coutait que moi et j'étais aussi sûr d'elle...
RÉMY.
Comment! vous l'avez quittée sans sujet?
DENIS.
Sans autre sujet que la crainte de devenir gueux en épou-
sant une fille qui n'avait rien.
RÉMY.
Ah ! c'est vrai, elle n'avait plus rien. Celte tante riche dont
elle devait hériter a pris fantaisie de se marier sur ses vieux
jours... au moment où vous alliez épouser Claiidie... et glors
vous avez tout d'un coup changé d'idée. Je ne pouvais pas
croire que ce fût là toute votre excuse ; mais, puisque vous le
dites...
DENIS.
Sacristi ! c'est vous qui me le faites dire !
ROSE.
Et vous ne pouvez pas le nier.
DENIS.
Eh bien, mordi! bien d'autres auraient faitcomme moi. IMes
parents avaient de la fortune, mais ils travaillaient. Moi, on
ne m'avait pas élevé à travailler. « Amuse-toi, qu'on médisait,
t'es riche, épouse qui tu voudras ; t'es fils unique. Tu seras
bourgeois... » Eh bien, j'ai eu l'ambition de vivre comme
ça... Je me suis dit, en vous voyant ruinés, qu'il me fallait,
ou reprendre la pioche que mes parents n'avaient jamais pu
lâcher, ou mettre la main sur une grosse dot pour me soute-
nir dans la fainéantise. Voilà mon tort, je le confesse;. mais
c'est comme ça. J'ai trahi l'amour pour la fortune, j'ai fait
CLAUDIE 299
comme tant d'autres ! Je me suis peut-être trompé, ma faute
m'a porté nuisance et j'ai manqué plus d'un mariage. Voilà
pourquoi j'ai quitté notre endroit et suis venu chercher fetnpie
par ici, avec l'intention de vous faire un sort aussitôt que
j'aurais payé mes dettes. Mais, au lieu de m'y aider, vous
m'avez traversé encore une fois. Finissons-en donc, den^an-
dez-moi ce que vqus voudrez, et, quand on saura que j'ai ré-
paré mon tort, on ne me rebutera plus par ailleurs,
RKMY,
Vous êtes bien généreux, monsieur Ronciat, de vouloir con-
tenter un homme capable de demander de l'argent en échange
de son honneur, ou il faut que je sois bien avili pour que
vous osiez m'en faire l'offre ! (Faisant un pas en avant et s'adressant
aux autres.) Braves gens, qui m'avez recueilli et assisté depuis
la moisson dernière, dites-moi donc si, pendant que j'étais
malade et peut-être hors de sens, je n'ai point fait quelque
bassesse qui ait pu autoriser M. Ronciat à me faire un pareil
affront devant vous!
F4.UVEAU.
Oh ! par exemple, non ! vous êtes un homme bien respec-
table, j'en lève la main !
LA MÈRE FAUVEAU.
Et moi pareillement! Et votre fille est digne de vous.
ROSE.
Et il n'y a qu'un lâche qui puisse venir vous proposer de
l'argent.
LA MÈRE FAUVEAU.
Ne les excitez point, dame Rose ! le père Rémy couve une
grosse colère.
Sylvain se relève brustjiiement, semble sortir de sa rêverie et reste les
yeux fixés sur ClauJie.
RÉMY.
N'ayez crainte, mère Fauveau. Je suis aussi tranquille à
cette heure que je le serai au jour de ma mort. Ça vous
étonne? Ça félonne aussi, maître Ronciat? Tu l'es peut-être
souvent demandé pourquoi j'ai patienté cinq ans avec toi;
30Ù THEATRE COMPLET DE GEORGE 8AND
pourquoi, moi, un ancien soldai, un vieux paysan encore rude
du poignet et plus fort que toi qui n'as jamais travaillé, je n^
t'ai pas mis sous mon genou pour te casser la tète contre une
pierre. Je veux bien te le dire, et me confesser à mon tour.
C'est que j'étais aveugle, j'étais injuste envers ma fille. Oui,
je lui faisais cette injure de croire qu'elle avait un restant
d'amitié pour toi. Je lui en demande pardon aujourd'hui, (ii
embrasse Ciaudie. — A Denis.) Mais j'avoue que plus elle le niait,
plus je m'imaginais que ses larmes versées en secret et son
éloigneraent pour l'idée du mariage provenaient d'une souve-
nance et d'un regret. Cent fois j'ai pris ma cognée pour aller
l'attendre au coin d'un bois; cent fois, j'ai jeté ma cognée
derrière ma porte, en regardant ma fille qui disait sa prière
et qui, dans mon idée, la disait peut-être pour toi. Je n'ai
pas voulu venger ma fille, dans la crainte d'être odieux à ma
fille, voilà tout.
DENIS, ému.
Dame I écoutez donc, père Rémy, si j'avais pensé que Clau-
dio eût encore des sentiments pour moi... Mais elle m'a dit
elle-même ici, quand je l'ai revue à la gerbaude, qu'elle ne
m'aimait plus... et différemment... je ne pouvais plus lui rien
offrir.
RÉMY.
Elle disait la vérité, et je le sais, moi. Je le sais d'aujour-
d'hui seulement. Voilà pourquoi tu me vois tranquille, parce
que je me sens enfin libre de te punir.
FAUVEAU.
Père Rémy, père Rémy ! apaisez-vous 1
DENIS, remontant un peu.
Eh! laissez-le faire. Je ne me défendrai pas contre un
homme de cet àge-là. Je m'en irai plutôt!
RÉMY.
N'aie donc pas peur, Denis Ronciat. Je ne t'en veux plus.
Je t'ai cru méchant et jo vois que tu n'es qu'un lâche. La seule
punition que je t'indige, c'est celle de ma pitié. Va-t'en là-
dessus, malheureux, je te fais grâce. Va-t'en avec ton ambi-
lion et ta paresse, avec ton argent et la honte de me l'avoir
offert.
F A U V E A U .
Ça, c'est bien ! vrai ! ça fait honneur à un pauvre homme de
pouvoir parier comme ça.
LA MÈRE FACVEAU.
Oui, c'est bien, père Rémy, c'est bien.
ROSE.
C'est bien i)arler et bien agir.
DENIS , écrasé par tous les regards et se débattant contre la honte.
C'est donc comme ça? voilà le piège que vous m'avez tendu
pour mettre tout le monde contre moi? Oh da ! il faudra bien
que je trouve un moyen de vous fermer la bouche!... je ne
sais pas encore ce que je ferai pour ça... mais j'y réfléchirai
et je trouverai quelque chose... à quoi vous ne vous attendez
pas... ni moi non plus!
Il se retourne pour sortir.
ROSE.
En attendant, vous allez trouver la porte pour sortir d'ici,
pas vrai ?
DE M s, revenant.
Vous pensez m^ renvoyer comme ça, tout penaud, tout
écrasé, tout mortifié? Eh bien, c'est ce qui vous trompe, et
je vas vous montrer que je vaux mieux que vous ne voulez
bien le croire... Père Rémy, faites attention. Claudie, veux-
tu me dire que tu m'aimes toujours, que c'est pour moi que
tu as refusé d'en écouter d'autres... (mouvement de Sylvain), et le
diable me soulève si je ne me marie pas avec toi...*(un silence.)
Eh bien, Claudie, vous ne m'écoutez point ? Je suis Denis
Ronciat et je vous offre ma main, foi d'homme ! Ah çà ! dé-
pêchons-nous pour que le diable ne m'en fasse pas dédire.
RÉMY, à Claudie, qui est restée comme pétrifiée durant toute
cette scène.
Ma fille, entends-tu? c'est à toi de répondre.
CLAUDIE, avec fermeté, se levant.
Mon père, pour épouser un homme, il faut jurer à Dieu de
302 THEATRE COMPLET DE GEORGE 9AND
l'aimer, de l'estimer et de le respecter toute sa vie. Et, quand
on sent qu'on ne peut que le mépriser, c'est mentir à Dieu,
c'est faire un sacrilège. Je refuse.
DENIS.
La, sérieusement?
CLAUDIK.
Je refuse.
ROSE.
Et j'en ferais autant à sa place.
RÉMY, il Denis.
Tu as offert une réparation^ on l'a refusée ; maintenant, j'ai
le droit d'exiger celle qui me convient.
DENIS , remettant son chapeau.
Ail ! nom d'une bouteille ! je ne vois pas ce que vous pou-
vez exiger de plus.
RÉMY.
J'exige que tu quittes le pays.
DENIS.
Par ma foi ! avec plaisir. Il y a longtemps que j'en ai l'idée.
Différemment, je n'ai point envie d'être montré au doigt.
Bonsoir, la compagnie! je m'en vas chez mon oncle Raton, à
plus de trente lieues d'ici, et j'y ferai tout de même une
bonne fin et un bon mariage (à Rémy), pourvu que vous ne
veniez pas en moisson de ce côté-là. Promettez-vous de me
laisser tranquille ?
RÉMY, le prenant au collet et le secouant un peu.
Je n'ai pas de conditions à recevoir de toi... Je te défends
de jamais remettre le pied dans la paroisse, nwHe part enfin
où ma fille pourrait te rencontrer. Jure-le!
DENIS.
J'en jure (regardant Rose] et sans regrets!
RÉMY, l'éloignant du geste.
Que le bon Dieu te pardonne comme nous te pardonnons!
Puisses-tu t'amender et réparer la mauvaise conduite par une
bonne. Maintenant, tu peux l'un aller... Adieu!
DENIS hésito pour saluer Clandie, qiii no lu regarde pas;
il n'ose pas, et dit-
Adieu, père Rémy... (Remettant son chapeau, il.iort avec un reste
d'aplomb.) Serviteur à tout le inonde!
SCÈNE YIII
Les Mêmes, hors DENIS RONCIAT.
La mère Fauveau, inquiète de l'attitude morne et forcée de Sylvain, reste
auprès de lui. Rose s'approche de Claudie.
FAUVEAU, à Rémy, l'amenant sur le devant.
Diache! Savez-vous que c'est courageux, ce que vous faites
là, votre fille et vous, de refuser un mariage qui vous ren-
drait la bonne renommée ?
RlîiMY.
Oui, ça nous relevait dans l'estime des hommes; mais c'est
acheter ça trop cher, quand il faut mentir à Dieu, à sa pro-
pre conscience et à la vérité de son cœur. Nous sommes
chrétiens avant tout, père Fauveau.
FAUVEAU.
Et francs chrétiens qu'on peut dire! Tenez, c'est une fière
femme que votre Claudie et ça la relève assez d'avoir forcé,
sans dire un mot, son enjoleux à lui faire amende honorable.
Et vous, père Rémy, vous êtes un homme tout à fait comme
il faut. Savez-vous que j'ai eu grand tort à ce matin de vous
faire de la peine? j'en suis chagriné, vrai; et, si vous me
voulez croire, vous me baillerez la main... la, de bonne amitié !
REMY, lui serrant la main.
C'est de tout mon cœur, père Fauveau ! de tout mon cœur,
entendez-vous?
FAUVEAU, s'apercevant que Sylvain les observe et les écoute avec
un commmencement d'asitalion.
Parlons plus bas, c'est inutile de revenir là-dessus de-
vant... ces enfants.
304 THEATRE COMPLET DE OEORGB 8ÀND
REM Y, sans baisser la Toii.
Pourquoi donc ça? Si quelqu'un a eu une mauvaise pensée
sur ma fille, ne voulez-vous point donner l'exemple du res-
pect qu'on lui doit?
F AU VEAU, à demi-voix.
Oui, oui, ça viendra ; mais, pour l'instant, faut de la pru-
dence. Si vous voulez la marier un jour ou l'autre, faut pas
tant ébruiter son malheur.
RÉMY.
Ah ! vous croyez qu'elle ne mérite pas de rencontrer un
honnête garçon qui regarde à la bonté de Dieu plus qu'à la
rigueur" des hommes?
F AU VEAU, avec intention.
C'est de la rigueur, si vous voulez... mais ça règne par-
tout, et les parents regardent à ça, si les enfants n'y regar-
dent point !
RÉMY, bas, en poussant Fauveau du coude et lui montrant Rose,
qui est toujours près de Claudie.
Et pourtant madame Rose a fait parler d'elle plus souvent
que ma fille. Est-ce qu'à cause de son bon cœur et de sa
grande charité, un honnête homme ne pourrait pas l'aimer?
FAUVEAU.
Si fait! où voulez-vous en venir?
RÉMY, avec intention et toujours bas.
Et, comme elle est riche avec ça, il y a bien des parents
qui voudraient, malgré le préjugé, la faire épousera leur fils?
FAUVEAU, piqué et oubliant de parler bas.
C'est-il pour me blâmer que vous dites ça?
RÉMY, parlant haut.
Non ! je ne pensa qu'à ma fille, moi, et ce n'est pas à moi
qu'il faut venir dire que les idées du monde peuvent préva-
loir contre elle.
FAUVEAU, très-haut, avec>colère.
Les idées du monde, c'est les miennes, et je ne veux point
les démolir. (Appuyant «ur te» mots.) Faut pas, parce que vous
CLAUDIB
J05
savez mieux parler que moi, chercher à me prendre pour une
bête.
LA MÈRE F AU VEAU, se mettant entre eux.
Eh bien, eh bien! allez-vous point vous quereller à cette
heure ?
ROSE, de même, attirant Rémy à elle.
Qu "est-ce qu'il y a donc?
FAUVEAU.
Il y a que ce vieux-là est trop entêté de son orgueil.
RÉMY, se calmant et s'exaltant ensuite.
Mon orgueil ? Non ! ce n'est point ça^ père Fauveau, vous
ne me comprenez pas. Il est tombé, mon orgueil, je l'ai mis
aujourd'hui sous mes pieds ! J'ai rendu cet hommage au
grand juge qui m'a fait retrouver ma force et ma raison
comme par miracle au moment où ma fille outragée en avait
besoin ! J'ai été colère, j'ai été fou un moment. C'était la ma-
ladie qui se débattait en moi avec la guérison. Mais, un mo-
ment après, tenez! ma vue s'est éclaircie, et il m'a semblé,
comme je m'en allais d'auprès de vous autres, que je voyais
la vérité du ciel face à face. Alors, tous vos ménagements...
et ma fierté à moi, mon orgueil, comme vous dites, tout ça
se dissipait comme un brouillard devant le soleil du bon
Dieu. Oui, Dieu est grand ! Dieu est juste! Il veut que la
justice règne sur la terre !
Le père Fanveau a repris sa place et garde le silence. Sylvain, qui s'est
levé, vient s'agenouiller devant Rémy avec respect.
SYLVAIN.
Vous dites vrai, homme de bien! C'est pourquoi, mon or-
gueil, mon mauvais orgueil à moi, s'humilie devant vous. Je
vous demande la main de votre fille, que vous m'avez ensei-
gné à estimer comme elle le mérite. (Rémy lui fait signe. que c'est
à Claudie de répondre. — Sylvain, se levant à Claudie.) Claudie, par-
donnez-moi, acceptez-moi pour votre soutien. Je vous aimais
à en mourir, et, quand j'ai appris la vérité, ce n'était pas du
blâme que je sentais. Non! comme Dieu m'entend ! c'était de
la jalousie, mais je ne serai môme plus jaloux. Je n'ai plus
300 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
sujet de l'être. Fiez-vous à moi, je vous aimerai, et vous dé-
fendrai d'un cœur pareil à celui de votre père. Fiez-vous à
moi, je vous dis, je ne crains pas le nionde, moi, et je saurai
faire respecter ma femme !
CLAUDIE, se tournant vers Sylvain.
Non, Sylvain ! j'ai juré de me punir moi-même, en portant
seule la peine de ma faute.
LA MKRE FAUVBAU, allant à Claudie.
Claudie, c'est par crainte de nous déplaire que vous parlez
comme ça; mais, moi, voyez-vous, je vous ai toujours sou-
haitée pour ma tille.
CLAUDIE.
Mère Fauveau, demandez-moi ma vie, c'est tout ce que je
peux vous donner.
ROSE.
Claudie! c'est moi qui vous ai le plus offensée ici ! Faudra-
t-il que je me mette à genoux?
CLAUDIE.
Madame Rose, c'est moi qui me mettrais aux vôtres pour
vous remercier d'être si bonne ; mais ne me demandez pas
ce que je ne peux pas accorder.
Sylvain, désespéré du refus de Claudia, se jette sur le sein de son père.
FAUVEAU, vaincu, à Claudie.
Ma fille, c'est bien à vous de vous défendre comme ça ;
mais, par pitié pour vous-même et pour mon pauvre enfant,
fiez-vous à sa parole et à la mienne.
SYLVAIN.
Oh ! merci, père ! merci !
CLAUDIE.
Père Fauveau, je vous remercie, je vous respecte, je vous
aime, mais je ne peux point vous obéir.
SYLVAIN, pleurant.
Oh! mon Dieu, mon Dieu ! elle ne m'aime point !
CtAUDIE 807
RÉMY, prenant Claudio par la main et l'amenant a loi.
Claudie, c'est à mon tour de le prier; refuseras-tu a ton
père?
CLAUDIE.
Je ne peux pas accorder à mon père ce que j'ai juré à Dieu
de n'accorder à personne.
RÉMY.
Eh bien , Dieu donne à ton père le droit de briser ton ser-
ment, et je le brise. Je t'ordonne de m'obéir et d'épouser cet
homme juste.
Claudie chancelle et laisse tomber sa tète sur le sein de son père.
SYLVAIN, même jen, de l'antre côté de Rémy.
Elle pâlit, elle souffre ! elle me déteste I
RÉMY, soutenant sa fille dans ses bras, et s'adressant doncement
à Sylvain, avec joie.
Non! elle t'aime, et la violence qu'elle se fait pour le ca-
cher est au-dessus de ses forces. Mais je le sais, moi ! elle a
eu le délire en partant d'ici, elle a pleuré, elle a parlé! Voilà
pourquoi je suis revenu!... (Élevant les mains.) Merci, mon
Dieu! qui m'avez permis de ne pas mourir avant d'avoir
donné un bon soutien à ma fille ! (On entend une cloche lointaine.
A Sylvain et à Claudie.) A genoux, mes enfants! (aux autres.) Mes
amis, à genoux! c'est V Angélus qui sonne, (il reste seul debout.)
C'est l'heure du repos! qu'il descende dans nos cœurs, le re-
pos du bon Dieu, à la fin d'une journée d'épreuves, où chacun
de nous a réussi à faire son devoir! Demain, cette cloche nous
réveillera pour nous rappeler au travail; nous serons de-
bout avec une face joyeuse et une conscience épanouie. (Re-
levant les enfants. — Tons se lèvent.) Car le travail, ce n'est point
la punition de l'homme... c'est sa récompense et sa force...
c'est sa gloire et sa fête! Ah! Je suis guéri et je vais donc
enfin pouvoir travailler; je n'ai pas eu ce contentement- là
depuis la gerbaude!
30S THEATRE COMPLET DE GEORGE 8AND
SYLVAIN.
Vous l'aurez encore... Nous moissonnerons ensemble, mon
père.
RÉMY.
Oui, mon enfant! grâce rendue à Dieu, au travail et à vo-
tre bonheur... (Se redressant.) Je sens maintenant que je devien-
drai centenaire.
FIN DE CLAUDIE
MOLIÈRE
DRAME EN CINQ ACTES
Gaieté. ~ 10 mai 1851
A ALEXANDRE DUMAS
Si je TOUS prie d'agréer fraternellement la dédicace de
cette faible étude, c'est parce qu'elle présente, par l'absence,
un peu volontaire, je l'avoue, d'incidents et d'action, un con-
traste marqué avec les vivantes et brillantes compositions
dont vous avez illustré la scène moderne. Je tiens à protester
contre la tendance qu'on pourrait m'attribuer, de regarder
l'absence d'action, au théâtre, comme une réaction systéma-
tique contre l'école dont vous êtes le chef. Loin de moi ce
blasphème contre le mouvement et la vie. J'aime trop vos
ouvrages, je les lis, je les écoute avec trop de conscience et
d'émotion, je suis trop artiste dans mon cœur, pour souhai-
ter que la moindre atteinte soit portée à vos triomphes. Bien
des gens croient que les artistes sont nécessairement jaloux
les uns des autres. Je plains ces gens-là d'être si peu artistes
eux-mêmes, et de ne pas comprendre 'que la pensée d'assas-
siner nos émules serait celle de notre propre suicide.
Puisque l'occasion s'en présente, je veux la saisir pour
vous soumettre quelques réflexions générales dont chacun
peut faire son profit.
L'action dramatique exclut-elle l'analyse des sentiments et
des passions, et réciproquement? l'homme intérieur peut-il
être suffisamment révélé dans les courtes proportions de la
scène, au milieu du mouvement précipité des incidents de sa
3i0 THÉATEE COMPLET DE GEoRGE SANt)
vie extérieure? Je n'hésite pas à dire oui, je n'hésite pas à
reconnaître que vous l'avez plusieurs fois prouvé. Cependant
l'activité de l'imagination, la fièvre de la vie vous ont aussi
plusieurs fois emporté jusqu'à sacrifier des nuances, des dé-
veloppements de caractère; et, par là, vous n'avez pas sa-
tisfait le besoin que j'éprouve de bien connaître les personna-
ges dont je vois les actions et de bien pénétrer le motif de
leurs actions. Je crois qu'avec la volonté, la merveilleuse puis-
sance que vous a\ ez de tenir notre intérêt en haleine, vous
pouviez sacrifier un peu mon genre de scrupule à l'éclat des
choses extérieures. Quand vous l'avez fait, vous avez bien
fait, après tout, puisque vous pouviez en dédommagement,
nous donner tant de belles choses dramatiques. Mais, à ces
mouvants tableaux, à ces enchaînements de péripéties, je
préfère celles de vos œuvres où l'esprit est satisfait par la
réflexion autant que par l'imprévu.
Donc, on peut resserrer dans le cadre étroit de la repré -
sentation l'analyse du cœur humain et l'imprévu rapide de
la vie réelle. Mais c'est fort difficile; tout le monde n'est pas
vous, et, en cherchant à imiter votre manière, on a trop
habitué le public à se passer de ce dont vous n'avez jamais
fait bon marché, vous dont il est possible d'imiter le costume,
mais non l'être qui le porte.
J'ai donc souhaité, moi dont les instincts sont plus concen-
trés et la création moins colorée, de donner au public ce qui
était en moi, sans songer à imiter un maître dont je chéris la
puissance, et je me suis dit avec le bonhomme :
Ne forçons point notre talent.
De là cette pièce de Molière^ où je n'ai cherché à représen-
ter que la vie intime, et où rien ne m'a intéressé que les
combats intérieurs et les chagrins secrets. Existence roma-
nesque et insouciante au début, laborieuse et tendre dans la
seconde période, douloureuse et déchirée ensuite, calomniée
et torturée à son déclin, et finissant par une mort profondé-
ment triste et solennelle. Un mot navrant, un mot historique
résume cette vie près de s'éteindre : Mais, mon Dieu, qiCun
homme souffre avant de pouvoir mourir l On pourrait ajouter
que plus cet homme est grand et bon, plus il soudre. —
Voilà tout ce qui m'a frappé dans Molière, en dehors de tout
ce que le monde sait de sa vie extérieure et de tout ce qu'on
eût pu inventer ou présumer autour de lui. Vous eussiez
trouvé moyen, vous, de montrer l'intérieur et l'extérieur de
cette grande existence, et vous le ferez quand vous voudrez.
Moi, je me suis contenté de ce qui me plaisait. J'ignore si le
public s'en contentera, car je vous écris ceci, une heure
avant le lever du rideau. Mais le mécontentement du public
ne me découragerait nullement. Je me dirai, s'il en est ainsi,
que la faute est dans la nature incomplète de mon talent, et
non dans le but que je me suis proposé.
Ce but, je tiens à le constater et à vous le dire : voiis avez
monté l'action dramatique à sa plus haute puissance, sans
vouloir sacrifier l'analyse psychologique; mais, en voulant faire
comme vous, on a sacrifié cette seconde condition essentielle,
parce qu'il faut être très-fort pour mener de front les deux
choses. Je ne veux pas vous imiter, je ne le pourrais pas, et
j'aurais mauvaise grâce à trouver trop vert le raisin luxuriant
que vous avez planté et fait mûrir. Je veux faire de mon
mieux dans ma voie, et je serais désolé que quelques-uns
crussent devoir m'imiter dans mes défauts. Si le théâtre de-
venait exclusivement une école de patiente et calme analyse,
nous n'aurions plus de théâtre; mais ces mêmes défauts, si'
on s'habitue à me les pardonner et à prendre en considéra-
tion mes efforts pour ramener la part d'analyse qui doit être
faite, auront produit un bon résultat. La grande difficulté de
nos jours, c'est d'analyser rapidement. Nos pères n'étaient
pas sceptiques et raisonneurs comme nous : leurs caractères
étaient plus d'une pièce, beaucoup de croyances et, par con-
séquent, de sentiments et de résolutions, n'étaient pas soumis
à la discussion. Aujourd'hui, nous sommes autant de mondes
philosophiques que nous sommes d'individus pensants. Un
312 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
Othello moderne aurait besoin de s'expliquer davantage pour
être accepté de tous. Et cependant on veut des scènes cour-
tes, des dialogues serrés. — Allons, allons, on va commencer
mon humble épreuve ; je vous quitte, et je vous dis : faites
mieux que moi, et, dans le bon chemin, donnez l'exemple à
moi et aux autres.
G. S.
10 mai 1851.
P.-S. — L'épreuve a été acceptée par un public bienveillant
et grâce aux efforts des artistes dramatiques auxquels j'adresse
mes remercîments. Je ne parlerai pas, cette fois, de mon ami
M. Bocage; ayant toujours à le remercier pour les soins af-
fectueux et intelligents qu'il donne à la mise en scène et à
l'interprétation de mes ouvrages, je ne ferais que répéter ce
que je lui ai déjà dit deuji fois^ ce que j'espère avoir à lui
dire encore bientôt. — Je me bornerai à dire qu'il est digne
par le talent, digne par le cœur.
Je dois aussi et j'adresse cordialement d'affectueux éloges
à mesdames Lacressonnière, Boudeville et Jouve; à MM. Mé-
nier, Lacressonnière, Matis, Baron, tous consciencieux et
habiles interprètes d'une pensée qui n'est pas à la hauteur du
sujet, mais qui est du moins religieuse et fervente pour la
mémoire de l'homme de bien et de génie qui fut Molière.
PRÉFACE
■ Depuis quelque tcmp?, j'ai lu, avec assez d'attention pour
en faire consciencieusennent mon profit, ce qui a été écrit sur
mes essais dramatiques. Mais, à mon grand regret, je n'y ai
trouvé aucun profit. A quoi cela tient-il? A la diversité des
opinions et des points de vue. Ainsi, pour cette pièce de
Molière, l'un m'a dit : « Armande est odieuse, inacceptable
au thécître. » Un autre : « Armande n'est pas assez coupable
pour justifier les fureurs et les douleurs de Molière : elle est
trop excusable, trop innocente. » Un autre : « Vous avez ou-
blié Molière et sa femme : vous n'avez fait qu'Alceste et Cé-
limène. » Un autre : « Vous auriez dû chercher Alceste et Cé-
limène dans Molière et sa femme : vous avez eu tort de n'y
pas songer. » Un autre : « Vous avez fait Molière grand et
bon : il était bas et méchant. « Un autre : « Il était grand
et fort : vous l'avez fait trop faible, trop humain. » Un autre :
« Vous avez traité Condé en petit garçon, et Molière lui
frappe trop sur l'épaule. » Un autre : « Vous avez inventé
autour de l'agonie de Molière des ouvriers qui n'y étaient
point, et cela, pour faire du socialisme. » Un autre : « Vous
avez oublié de montrer dans l'agonie de Molière son dévoue-
ment pour les machinistes, ce dévouement, cause unique le
sa mort, et vous avez perdu là une belle occasion de faire
du socialisme. » Un autre : « Le drame" s'enfonce dans une
obscurité incroyable. » Un autre : « Le drame est d'une
simplicité puérile. » Un autre : « Vous avez rabaissé Molière
en le montrant jaloux. » Un autre : « Vous avez oublié de
nous montrer la jalousie de Molière. » Un autre : « Vous
I ' 18
315 THEATKE COMPLET DE GEORGE SAND
avez supposé bien gratuitement Moliè-re irrité contre les
grands seigneurs. » Un autre : « Vous avez omis le senti-
ment de rage que Molière devait nourrir contre les grands
seigneurs, » etc., etc., etc.
Je n'exagère pas, je cite textuellement, et ce serait une
assez curieuse étude que de rassembler dans un seul tableau
tous ces jugements contradictoires avec leurs considérants et
leurs attendus.
Que conclure de tout cela? Qu'à force d'avoir des criti-
ques, nous n'avons plus de critique; et c'est un grand mal
que d'être forcé de chercher la vérité tout seul et sans l'aide
d'amis ou d'ennemis qui s'entendent pour nous encourager
ou nous redresser. Et, cependant, chacun d'eux a raison à
son point de vue. Mais pourquoi voient-ils chacun dans une
œuvre dramatique précisément le contraire de ce qii'y voit
son voisin? Ce n'est pas leur faute : c'est celle du temps où
nous vivons. Toute chose est discutée, discutable, et c'est ce
qui rend l'analyse bien difficile au théâtre.
Nos pères n'étaient pas sceptiques en raisonnements comme
nous : leurs caractères étaient plus d'une pièce. Beaucoup
de croyances et, par conséquent, de sentiments et de résolu-
tions, n'étaient pas soumis à la discussion. Aujourd'hui, nous
sommes autant de mondes philosophiques que nous sommes
d'individus pensants. Un Othello moderne aurait besoin de
s'expliquer davantage pour être accepté de tous, et, cepen-
dant, on veut des scènes courtes, des dialogues serrés.
Je me garderai bien de défendre le mérite Uttéraire d'une
œuvre quelconque de mon fait, et je reconnais à la critique
tous les droits possibles de contester ce mérite-là. Quant au
mérite dramatique, j'en ai fait bon marché, plus que per-
sonne, en la dédiant affectueusement à un maître dont je
n'essaye même pas d'imiter les qualités, tant je les juge au-
dessus des miennes. Ce que je crois devoir défendre envers
et contre tous, c'est mon sentiment propre, c'est mon ap-
préciation personnelle du grand Molière, du bon Molière,
de riionnûle Molière, quoi qu'on en dise. C'est un tribut que
je veux apporter religieusement à la mémoire du maître des
maîtres, et je m'en fais un devoir d'autant plus sérieux, que
les Tartufes, les Montfieury, les bigots et les calomniateurs de
toute espèce, qui l'ont outragé de son vivant, semblent avoir
voulu ressusciter tout exprès pour le poursuivre dans ces
temps-ci.
Avant tout, je demande aux esprits consciencieux, litté-
raires, religieux ou politiques, qui ne regarderont pas le nom
de Molière comme une question sans actualité, de lire, s'ils
ne l'ont déjà fait, l'excellent article que M. Despois vient de
publier dans la Liberté de iienser. Je ne trouverais pas un
mot à changer dans cette appréciation historique, si j'avais
à en faire le résumé de mes propres notions sur Molière.
Après ce consciencieux et véridique travail, dont je voudrais
pouvoir faire la préface du mien, je n'ai qu'à confirmer de
tout le poids de ma conviction et de ma certitude ces points
principaux. Non, Molière ne fut pas l'amant de la mère de
sa femme, cela est désormais acquis à l'histoire par des preu-
ves certaines. — Non, rien ne prouve qu'il ait été même
l'amant de la sœur de sa femme, de Madeleine Béjart. —
Non, rien ne prouve qu'il fût l'amant de mademoiselle Duparc
ou de mademoiselle Debrie. — Non, rien ne prouve que sa
femme, Armande Béjart, lui ait été infidèle par les sens, tan-
dis que tout prouve qu'elle lui a été infidèle par le cœur. —
Non, Molière ne fut pas le courtisan lâche, mais l'ami fidèle
de Louis XIV et de Condé. — Non, Amphitryon n'est pas et
ne peut pas avoir été la réhabilitation de l'adultère du roi. —
Non, Tartufe n'est pas l'appui servile donné au roi contre
un parti persécuté. — Non, le mépris de Molière pour la
calomnie n'est pas une preuve de sa culpabilité, mais de son
innocence. — Non, Molière ne fut ni insolent, ni servile, ni
ridicule, ni vindicatif : il fut homme de bien autant qu'homme
de génie : son cœur fut le plus ardent, le plus tendre, le
plus pur, le plus fidèle cœur de son époque. Son caractère -
fut irascible, ce fut là tout son défaut; mais, malade et ac-
cablé de fatigue, de souffrance et de chagrin, comme il le fut
316 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
presque toute sa vie, lui était-il possible d'être autrement?
Fut-il aimé et vénéré jusqu'à sa dernière heure par ses
amis, par sa servante, par son protecteur Condé, qui, certes,
n'aimait pas les flatteurs, par son élève Baron, qui cepen-
dant aimait ou avait aimé sa femme? Oui, et c'est une
preuve irrécusable que la bonté de son cœur et la grandeur
de ses sentiments faisaient oublier les inégalités de son
humeur.
Voilà tout ce que j'ai à dire aux ennemis de l'auteur de
Tartufe. Qu'ils tâchent de lire l'histoire de bonne foi, et ils'
verront que ce n'est pas moi qui ai eu l'honneur d'inventer
Molière honnête homme, mais que c'est le témoignage de tous
ceux qui l'ont connu et jugé avec impartialité.
r* Quant à ceux qui me reprochent de l'avoir montré trop
terre à terre, trop semblable aux autres hommes, trop mal-
j heureux des choses vulgaires de la vie, pas assez homme de
I génie, pas assez grand homme enfin, et qui partent de là
j pour me faire un crime, une insolence, une audace inouïe du
"" sujet et du litre de ma pièce, je leur répondrai ceci : « Vous
auriez raison de nfe reprocher mon audace, si j'avais tenté de
vous montrer 3Iolière écrivain, Molière satirique, Molière
railleur, Molière raisonneur, aux prises avec les beaux es-
prits, les théologues, les philosophes et les critiques de son
temps. Mais vous voyez bien que je n'y ai pas même songé,
et que l'insolence ne m'est pas venue de vous montrer le
coté de l'homme que vous connaissez aussi bien que moi, et
que vous appréciez peut-être encore mieux que je ne sau-
rais le faire. Je n'ai voulu peindre de Molière qu^ ce que tout
le monde, le premier venu^ la servante de Molière par exem-
ple, eût pu voir, comprendre et raconter. Si jamais entre-
prise fut modeste, c'est celle-là, et vous n'êtes pas justes de
chercher l'outrecuidance où il n'y a qu'humilité respec-
tueuse. »
A. quoi eût servi de vouloir montrer les preuves de la gloire
de Molièfe?qui donc les ignore? Lisez Tartufe, lisez le Misan-
thrope, lisez tous ses chefs-d'œuvre, et ne demandez pas
MOLIÈRE 3ir
autre chose. Mais on n'est pas grand homme à toutes les
heures de sa vie, parce qu'on est homme avant tout, homme
toujours. Certains grands hommes sont de pauvres hommes,
vus de près, et, moi, j'ai voulu montrer que Molière, même
lorsqu'il était homme faible, malheureux, tourmenté, égaré,
était encore un homme excellent, jamais un pauvre homme. J'ai
été plus religieux envers lui que la plupart des écrivains de
son temps et que tous ses biographes, car tous ont recher-
ché en lui le côté plaisant ou ridicule, même ceux qui l'ai-
maient et l'admiraient. Mais, dans ce temps-là, on se croyait
obligé de trouver un côté comique dans la vie d'un comique :
c'était le goiit, la mode. Thezzelin croyait rendre hommage
à la mémoire de Scaramouche en lui attribuant la vie et les
aventures d'un truand, et en écrivant la biographie de cet
incomparable artiste dans le goût d'un canevas de bouffon-
neries italiennes '. Brécourt lui-même, le fidèle Brécourt,
qui, dans une préface, rendait hommage aux vertus sérieu-
ses de Molière, ne le présentait-il pas sur la scène comme un
personnage burlesque dans sa comédie de l'Ombre de Molière?
— De là une foule d'aventures puériles, invraisemblables,
apocryphes même, pour avoir l'occasion de dire un bon mot
sur Molière ou de faire dire un bon mot à Molière. Je n'ai
pas voulu, moi, faire faire de Vesprit à Molière : l'essai m'eût
paru une profanation. 11 n'y a que Molière qui puisse avoir
l'esprit de Molière. Je ne lui ai fait dire que deux mots histo-
riques : l'un tout à fait bonhomme à propos du bonhomme
la Fontaine; l'autre déchirant, celui de son agonie, celui
qui pour moi résume toute sa vie de cœur : « Mon Dieu!
qu'un homme soutire avant de pouvoir mourir! »
Mais à quoi bon? m'a-t-on dit. Quelle est la morale, quelle
est l'utilité de cette peinture domestique? En quoi Molière
nous est-il révélé à son avantage dans ces luttes intimes que
tout le monde sait de reste?
1. Voyez, dans le Recueil de Ghérardi, le jugement du célèbre
Arlequin sur cet ignoble pamphlet et l'hommage rendue à Fiorelli.
18.
318 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
D'abord, je vous rëpondrai que tout le monde ne le savait
pas de reste, puisqu'en les racontant, on les a si diversement
jugées, puisque, aujourd'hui encore, il est de tradition que
Molière fut un Sganarelle, un Arnolphe, sa femme une courti-
sane, son mariage un inceste flanqué de deux adultères, et la
jalousie de Madeleine Béjart une persécution, un danger, un
reproche et une malédiction pour lui. Or, si rien de tout
cela n'était vrai, n'aurais-je pas 'fait une chose nouvelle et
utile en vous remettant la vérité sous les yeux?
Vous dites que cette vérité-là est de mon invention, que
c'est une fantaisie, et, torturant les paroles d'Alexandre Du-
mas sur Napoléon et sur le libre examen de l'écrivain qui fait
parler les grands hommes, vous prétendez connaître le fond
du cœur des grands hommes mieux que nous. Eh bien, j'ose
vous dire que vous ne le connaissez pas, que vous ne pouvez
pas le connaître aussi bien que nous lorsque vous ne vous
êtes pas trouvé aux prises avec la nécessité de l'interpréta-
tion. La critique est parfois savante (je ne parle pas de celle
qui attribue Paul et Virginie à l'abbé de Saint-Pierre : je
respecte trop l'originalité de cet aperçu pour le contredire);
la critique, en général, sait beaucoup, mais elle ne sait, en
général, que ce qu'elle a lu.
Elle n'a pas le temps, à propos de tout ce qui lui passe
sous les yeux, de faire la part des documents sincères et
authentiques, et celle des documents mensongers et apo-
cryphes. Elle juge par la mémoire, elle prononce du haut de
l'érudition. Elle ne peut faire davantage; mais je dirais vo-
lontiers à tel critique que j'ai vu trancher lestement sur la
vie et les sentiments de Molière : « Voyons, faites-nous une
biographie de Molière, muis faites-la consciencieuse, impar-
tiale; feuilletez à nouveau les biographies et les écrits du
temps, pesez -en la valeur; cherchez la vérité au milieu des
contradictions flagrantes de ces témoignages contemporains,
ot concluez avec votre raison, avec votre justice, avec vos
eniraillos. Eh bien, j'ai la certitude que vous feriez ce que
j'ai fait. Lassé de la frivolité, de l'aveuglement ou de la mnu-
MOLIÈRE 319
vaise foi de ces jugements inconciliables, vous chercheriez
Molière dans Molière.
D'abord, peut-être dans ses entreliens avec ses amis, qui
certes, n'ont pas su rapporter ses propres paroles, mais qui
ont, au moinSj Chapelle surtout, traduit d'une certaine façon
sa pensée, et, enfin, vous reviendriez à Alceste. Vous le re-
liriez pour la millième fois, mais avec une lumière nouvelle,
et vous y verriez la rigidité et la douleur de Molière honnête
homme; la jalousie^ la passion, la faiblesse et la force de
Molière amoureux; la miséricorde, la tendresse, la douceur
de Molière généreux et bon. Tout cela est dans le Misan-
thrope. Armande y est tout entière aussi avec sa froideur, sa
moquerie, sa vanité, son ingratitude, sa sagesse même; car,
pour moi, Armande est sage, plus sage encore que Célimène.
11 y a autant de témoignages en faveur de cette froide vertu
qu'il y en a contre, et le témoignage concluant, c'est celui de
Molière dans son entretien avec Chapelle, et dans toutes les
occasions de sa vie où il a eu occasion de parler de sa femme.
Quoi! à supposer que je me trompe, l'opinion de Molière
sur son propre amour serait sans valeur et ne mériterait pas
d'être préférée à celle des pamphlétaires de son temps!
c'est un caprice, une fantaisie de ma part d'avoir cru Mo-
lière plus clairvoyant et plus véridique que ses détrac-
teurs, ses envieux, ou même ses amis! La ténacité de son
amour, la douleur qui le tue, ne sont-elles pas, d'ailleurs, des
preuves sérieuses pour qui regarde sérieusement le caractère
de cet homme si sérieux? On a vu, on voit, je le sais, de
grands esprits et de grands cœurs être dupes; mais est-ce
une nécessité qu'ils le soient et n'y a-t-il pas plus de chances
pour qu'ils soient justes et lucides? Moi, je crois que Molière
eût méprisé et oublié une femme dissolue; je crois qu'il a pu
estimer la sienne, qu'il n'a souffert que de son ingratitude, de
sa coquetterie, de ses travers, de sa sécheresse, et que c'en
était bien assez pour le tuer.
Ce n'est pas mon œuvre littéraire que je défends ici, je le
répète : je ne suis pas sujet à ce genre d'acharnement. Je dé-
320 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE 8AND
fends Molière; je n'avais pas besoin de défendre son génie, je
ne l'ai pas lenlé. Mais vous voyez bien que sa vie privée pou-
vait être défendue, puisqu'elle était attaquée, et qu'en y re-
gardant bien, on peut la trouver pure, douloureuse, grave et
surtout, ce qui me tenait au cœur, exempte de ridicule.
Quant à Madeleine Béjart, il est hors de doute qu'elle fut
l'amie fidèle et dévouée de Molière. Vous voulez qu'elle ait
été sa maîtresse. Pourquoi le voulez-vous? qu'en savez-vous?
/Nous n'en avons aucune preuve; on l'a dit, voilà tout; mais
n'a-t-on pas dit, n'a-t-on pas écrit qu'elle a été sa belle-
mère? Et vous avez maintenant des actes qui établissent
également qu'elle était la sœur d'Armande. N'a-t-on pas ra-
conté minutieusement le mariage secret de Molière avec Ar-
, mande, par crainte de cette mère jalouse qui se serait brouil-
lée avec Molière, et qui certes aurait dû se brouiller d'une
manière irrévocable ! Ne sait-on pas aujourd'hui que le ma-
riage de Molière ne fut pas secret, que sa femme porta son
nom aussitôt qu'elle en eut le droit, que la fille de Molière
porta le doux nom de Madeleine, et que Madeleine Béjart ne
cessa pas de faire partie de la troupe de Molière, après le
mariage, deux faits qui n'indiquent pas une rupture éclatante,
I irrévocable, mais, au contraire, des relations de famille très-
j douces et très-pures.
Je ne défends plus ici Molière contre ses ennemis, puisqu'il
est vrai, hélas! qu'après deux cents ans, le père de la comé-
die, le plus grand homme avec Corneille de notre littérature
classique, Molière a encore des ennemis acharnés. Mais vous
qui aimez Molière, critiquez, censurez ma pièce, la forme,
le style, la conduite, blâmez tout, excepté le sentiment qui
m'a fait vous montrer un grand homme victime de sa sensi-
bilité, de sa confiance, de sa bonté, de sa franchise, de
toutes les causes secrètes de sa grandeur et de son génie.
Les causes secrètes, intimes, elles sont du domaine du ro-
man et du théâtre tout comme les effets éclatants. J'eusse pu,
je le sais, interpréter autrement et faire une pièce plus gaie
ou plus dramatique; j'eusse pu aussi rester dans la donnée
que j'ai suivie et mieux agencer mon petit drame. Ceci est la
faute de mon talent et non celle de mon sujet. Critiquez
donc ma forme et mes moyens, je vous accorde ce droit-là,
et non celui de blâmer mon appréciation, car je la maintiens
plus honnête, plus morale, plus vraie que toutes celles que
vous m'avez indiquées après coup et que pour rien au monde
je n'eusse voulu adopter, même avec la certitude d'une grande
réussite de talent.
Un mot pour le choix que j'ai fait du théâtre de la Gaieté
pour représenter la pièce de Molière. A qui donc en ont ceux
qui m'ont blâmé de ce clioix? Ici encore, à propos des ac-
teurs, comme à propos de la pièce, s'élèvent toute sorte de
contradictions. « Ces pauvres acteurs du boulevard, a-t-on
dit, ils étaient bien étonnés, bien mal à l'aise, d'avoir à débi-
ter une prose plus soignée que celle du mélodrame. » Et ce-
pendant, dans les mêmes articles, on reconnaît que tous ces
acteurs ont admirablement joué; on déclare que la pièce a
été montée et mise en scène avec un soin exquis ; que ma-
dame Lacressonnière a été une Célimène excellente, et M. Pau-
lin Ménier un comique du premier ordre dont la place est aux
Français et non à la Gaieté. Pourquoi donc faut-il envoyer au
Théâtre-Français tous les talents, toutes les capacités, toutes
les grâces? Est-ce que le Théâtre-Français manque de tout
cela? Non, certes. Et c'est parce qu'il est riche et complet
qu'il faut désirer que les artistes éminents des autres théâtres,
surtout ceux du boulevard, restent où ils sont; c'est parce
qu'il y a de grands artistes aux boulevards, à la Gaieté comme
ailleurs, qu'il faut travailler pour les artistes du boulevard.
Quel besom le Théâtre-Français a-t il des modernes? Faibles
ou forts, aucun d'eux n'effacera Corneille, Molière, Racine et
tant d'autres dont les théâtres subventionnés ont le monopole.
Pourquoi les théâtres qui, par leur situation et la modicité
des places, sont seuls à la portée du peuple, sont-ils privés de
Molière, de Corneille, de Racine et de tous les chefs-d'œuvre
classiques ? On prétend qu'il faut conserver pures les tradi-
tions et favoriser la stabilité d'un monument élevé à la mé-
322 THEATEE COMPLET DE GEORGE SAND
moire des .grands écrivains dramatiques. C'est bien vu dans un
certain sens; mais pourquoi les traditions du Théâtre-Fran-
çais seraient-elles perdues, pourquoi les savants artistes de ce
théâtre seraient-ils découragés ou délaissés si le privilège de
représenter les vieux chefs-d'œuvre cessait d'être leur apa-
nage exclusif? La question est bien discutable, on l'avouera,
et je m'étonne qu'elle n'ait pas été sérieusement entamée sous
un gouvernement républicain. Comment I vous proclamez pour
la plupart que le peuple est ignorant, qu'il fréquente les ca-
barets, qu'il a des mœurs grossières, et vous ne voulez pas
l'éclairer ni le moraliser ! vous en évitez, vous en repoussez
les moyens ! Vous décrétez que le peuple est indigne d'enten-
dre les œuvres des maîtres, vous le privez de cette nourri-
ture saine et robuste que les maîtres ont préparée pour lui,
cependant, et vous la réservez pour une classe lettrée qui la
dédaigne à force d'en être rebattue, qui n'y trouve plus rien
de neuf et qui, grâce à l'élégance de ses mœurs, prétend,
certes, n'avoir plus besoin des naïfs enseignements de nos pè-
res! Eh bien, si vous voulez favori-er certaines écoles drama-
tiques et lyriques, faites-le plus largement encore, si largement
que les théâtres subventionnés soient des spectacles gratuits
dont tout le monde puisse profiter. De cette manière, je com-
prendrai votre sollicitude pour un certain groupe d'artistes
choisis et pour un certain répertoire d'élite. Mais, si- vous
n'ouvrez ces sanctuaires qu'aux riches, si leur situation et
leur cherté en excluent les pauvres, je n'en vois pas l'utilité.
Les riches ont tant d'autres moyens de s'instruire, et les
pauvres en ont si peu 1
Maintenant, dans l'état où sont les choses, n'est-ce pas un
devoir pour les gens de lettres, quand ils peuvent le faire,
quand des raisons d'affection ou de convenance personnelle
ne les en empêchent pas, de porter aux théâtres populaires,
le fruit de leur travail le plus soigné, l'expression de leurs
sentiments les plus chers ?Appellerez-vous cela du socialisme?
Faites-le si vous voulez, mais vous n'oseriez pas dire que vous
n'êtes pas socialiste dans ce cas-là, et à ce point là, de vouloir
MOLIERE 383
inplruireet moraliser des classes avec lesquelles il/audra comp-
ter tôt ou tard. N'est-ce pas votre intérêt comme le leur ? Est-on
votre ennemi parce qu'on vous conseille ? Est-ce qu'Alexan-
dre Dumas, que vous n'accusez pas de socialisme échevelé et
qui a chanté toutes les puissances comme toutes les misères,
n'a pas bien fait de donner au Cirque une magnifique étude
de Napoléon? Est-ce qu'il n'est pas le seul jusqu'à celte
heure qui ait fait parler avec grandeur ce grand personnage ?
Est-ce qu'il n'est pas écouté et compris par ces spectateurs
à cinquante centimes, plus naïvement, plus religieusement
qu'il ne le serait par les habitués de la rue de Richelieu? Les
lettrés I nous n'avons rien à leur apprendre, ils en savent
tous autant les uns que les autres, autant que nous par con-
séquent; mais le peuple, il est beau temps qu'on lui donne à
sentir ce qu'on peut faire de mieux. La littérature sérieuse
l'ennuie, dit-on; il ne la comprend pas. Je n'en crois rien;
mais, s'il en est ainsi, raison de plus pour insister auprès de
lui et pour l'Jiabituer aux émotions ou awx réflexions sérieuses.
Quant à moi qui ne suis pas habile et qui cherche toujours
sans jamais me Qatter d'avoir trouV'é, je suis satisfait d'avoir
donné à un théâtre du peuple, non pas une pièce que j'estiuvj
bonne, mais une pièvO que j'ai faite avec soin et conscience,
où j'ai été impartial, je m'en flatte, et dont l'utilité m'est
suffisamment démontrée par les colères étranges de certaines
gens.
La pièce complète que je publie ici est le premier jet de
ma pensée sur la vie intérieure de Molière : c'était long, trop
long de beaucoup pour le théâtre, et on a dû en retrancher
une partie considérable. Il est résulté de ces retranchemenlâ
faits un peu tard, à cause de mon éloignement, que la pièce,
sans acquérir le mouvement qui lui manquait, a perdu, selon
moi, quelques qualités essentielles de l'analyse. Plusieurs es-
prits sérieux m'ont reproché avec raison d'avoir fait repré-
senter une analyse incomplète. Elle était trop complète
d'abord, pas assez ensuite; mais la faute en est à moi seul,
nullement aux conseils qui m'ont dirigé dans cette exécution.
354 THÉÂTRE COMPLET DE GEOUGE SÀND
La faute était et est restée dans la pièce elle-même. Si certains
développements eussent été à leur place, on n'eût pas été
forcé de les retrancher absolument : on eût laissé le néces-
saire. La pièce était donc faible de contexture et peu répa-
rable de ce côté. Mais, ceci accordé, on trouvera peut-être
quelque intérêt à la lecture. Du moins, ceux qui se sont at-
tendris naïvement en voyant souffrir un grand homme, ceux
qui aiment le côté humain des caractères, le calice de
l'homme divin et sa défaillance à la veille du sacrifice, les
larmes de Jeanne d'Arc blessée et découragée, la faiblesse des
forts, en un mot, cette faiblesse touchante qui les fait aimer
de tous, parce qu'en ces moments-là tous les comprennent
et les sentent vivre dans leur propre cœur, ceux-là, dis-je,
liront avec bienveillance une étude plus développée et par-
donneront ainsi à l'absence des qualités dramatiques.
DISTRIBUTION
MOLIÈRE MM .
CONDÈ
BRÉCOURT
DUPARC , dit Gros-René
BARON
LOUIS XIV
Un Bel Esprit
Un Doccereux
Un Marquis
Chef machiniste
Brigadier machiniste
MADELEINE BÈJART Mracs
ARMÂNDE BÈJART
PIERRETTE LAFORÈT, servante de Molière...
MADELEINE, ûlle de Molière (de six à huit ans).
Deux Belles Dames
Une Vieille Dame
Ouvriers, Dames et Messieurs, Musiciens, etc.
Bocage.
Lachessonmère.
Matis.
Pacli.n Ménier.
Baron.
eugè.ne bondois.
Fresne.
RiCHER.
boi'deville.
Lacressonmére.
Hortense Jouve.
Marie Collin.
Le premier acte, dans lo Limousin; le deuiième, ;i Versailles; le
t oisième, à Autejil; le quatrième ol le cinciuièrae, à Paris.
MOLIERE 325
ACTE PREMIER
Arbres et rochers sur une hauteur. — Chemin creux au fond.
SCÈNE PREMIERE.
DUPARC, puis BRÉCOURT.
Brécourt est dans uno carriole-fourgon traînée par un cheval, qu'il arrête
sur le théâtre.
BRÉCOURT, descendant du fourgon.
Cet endroit-ci me semble disposé à souhait pour la halte, le
repas et la sieste. Ces paysans nous avaient bien dit que
nous trouverions une fontaine ombragée au faîte de la mon-
tée.
DUPARC, ôlant son arquebuse et descendant un sentier. II silllo eej
chiens.
Tiburce ! Artaban !
BRÉCOURT.
Oublie donc un peu tes chiens, et me viens aider à débal-
ler nos provisions 'le bouche. Nous serons bien ici... Les
coussins du chariot pour asseoir nos dames... le panier aux
vivres... Tout doux! ne cassons rien.... Nous y sommes. Et si
nous allumions du feu ?
DUPARC, qui l'a aidé à sortir du fourgon un grand panier carré, des
coussins et divers ustensiles.
Pourquoi faire?
BRÉCOURT.
Pour faire cuire le gibier que tu avais promis de tuer en
route.
DUPARC.
Mauvais plaisant! tu ne songes qu'à ta gueule, et oubUes ce
pauvre cheval, qui vaut mieux que nous tous.
Il sort lo cheval du brancard.
1 19
^26 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAXD
BRÉCOURT.
Je songe d'abord à ceux de mon espèce,
DUPARC.
Notre espèce est la pire de toutes, Brécourt! Les hommes
ne valent rien!... Çà, viennent-ils, nos compagnons?
BRÉCOURT, regardant au fond du théâtre en se penchant sur les
rochers.
Notre chef monte la côte, et ces dames viennent de leur
pied léger, battant les buissons comme des écoliers en va-
cances.
duparC.
Oui, oui, selon leur coutume, toujours riant, caquetant ou
bayant aux corneilles, du temps qu'on crève de faim et de soif
à les attendre! j'ai l'estomac creux comme un rebec! Al-
lons, je vas mettre ce pauvre cheval à l'ombre; mes chiens
ont déjà trouvé le bon endroit.
Il sort avec le cheval.
SCÈNE II
BRÉCOURT, seul.
Oui croirait que ce misanthrope est, sur les planches, le
plus beau rieur de la troupe? Le public ne se doute guère de
l'humeur véritable du joyeux Gros^René! le public ne sait
point que le masque qui rit et grimace est souvent collé au
visage du comédien par ses pleurs!
SCÈNE III
BRÉCOURT, PIERRETTE, très-pauvremeat vêtue avec un
jupon rapiécé.
PIERRETTE, entrant de droite à reculons et parlant vers la coulisse.
Allons, mesdemoiselles, soyez belles et sages, et n'allez
point courir dans les blés pour y gâter vos beaux habits.
BRÉCOURT, à part, (3l l'observant du fond du théâtre.
A qui diantre parle cette petite paysanne? A ses oies, Dieu
me pardonne !
PIERRETTE, se croyant seule.
Ah! c'est qu'il les faut souvent avertir, ces demoiselles-là!
Ça vous a une cervelle si légère! ce n'est point comme moi
qui pense toujours à quelque chose. Voyons, à quoi est-ce
que je penserais bien?... Je penserais bien à manger; mais
mordi ! je n'ai miet.te à me fourrer sous la dent. A dormir ;...
mais il faut que je songe aussi à garder mes oies, et ces deux
idées-là ne peuvent jamais s'accorder ensemble. Dame! je m'en-
nuierais bien d'être toute seule sur la montagne si je n'avais
point mon brin d'esprit pour me tenir compagnie. Ils disent
pourtant à la ferme que je suis simple. (Changeant sa voix et
contrefaisant quelqu'un.) « Une grande sotte qui a seize ans et
qui ne sait rien de rien! » (Reprenant sa voix.) Oh! oui-da! si
on m'avait enseigné quelque chose, je saurais quelque chose.
(Apercevant Brécourt.) Oh la la! oh la la!...
Elle veut s enfuir.
BRÉCOURT.
Eh bien, donc, ma fille! est-ce que je vous fais si grand'-
peur?
PIERRETTE.
Oh! oui, grand'peur, monsieur! Ne me faites point de
mal : je ne vous parle point.
BRÉCOURT,
Tu es une vraie sauvage, ma mie, et sij tu discourais seule
fort gaillardement tout à l'heure.
PIERRETTE.
Vous m'écoutiez donc? Voire, qui l'aurait su! Mais je n'ai
rien dit pour vous faire du tort. Je ne pensais seulement
point à vous.
BRÉCOURT.
Je le crois. Aussi ne veux-je point te faire de peine. Tiens,
connais-tu cela ?
Il lui montre une pièce de monnaie.
328 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
PIERRETTE.
Je n'y connais pas grand' chose : je ne sais point calculer
l'argent.
BRÉCOURT.
Tu ne gagnes donc point ta vie à garder les oies?
PIERRETTE.
Si fait, je gagne mon pain : on me donne des sabots par-
dessus le marché.
BRÉCOURT.
Eh bien, veux-tu gagner cette pièce d'argent?
PIERRETTE.
Nenni, monsieur, si c'est à faire quelque chose contre le
bien du roi.
BRÉCOURT.
Oh! oh! tu tiens pour le bien du roi, toi?
PIERRETTE.
Moi? Dame, je ne sais pas.
BRÉCOURT.
Sais-tu ce que c'est que le roi?
PIERRETTE.
Je ne l'ai jamais vu.
BRÉCOURT.
Mais tu crains les frondeurs?
PIERRETTE.
Ah! oui, par exemple!
BRÉCOURT.
Qu'est-ce que c'est que les frondeurs ?
PIERRETTE.
Dame, on dit que... Ma foi, je ne les connais point, moi.
Vous me dites là un tas de choses que je n'entends mie. On
dit comme ça chez nous qu'il faut agir pour le bien du roi;
et puis voilà : je n'en sais pas plus long.
BRÉCOURT,
Allons, je ne t'en demande pas davantage. Veux -lu nous
aider, mes camarades et moi, à déjeuner sous ces arbres?
MOLIÈRE 3J9
PIERRETTE.
Et où donc est-ce qu'ils sont, vos camarades?
BRÉCOURTj la conduisant au fond.
Tiens, les vois-tu qui montent par ici ?
PIERRETTE.
Oh! le beau monde, le joli monde! tous en braves habits
de ville! on n'en voit pas souvent par ici, du monde comme
ça! Mais, 's'il? me réclament à déjeuner, moi, je n'ai rien à
leur donner, d'abord.
BRÉCOURT, lui montrant le panier et le plaçant au milieu du théâtre.
Nous avons ici tout ce qu'il faut, et tu en auras ta part si
tu nous aides.
PIERRETTE.
Qu'est-ce qu'il faut faire? tenir votre cheval? Ah! ça 'me
connaît, ça, les chevals, et je lui virerai les manches à
seules fins qu^l ne s'ensauve point. Mais ce monsieur qui
vient là, c'est-il un curé, qu'il est tout de noir habillé?
BRÉCOURT.
Non, c'est un comédien : c'est notre chef.
PIERRETTE.
Ah! c'est un comédien? Je ne sais point ce que-c'est; mais
ça ne me regarde pas.
SCENE IV
BRÉCOURT, PIERRETTE, MOLIÈRE, MADELEINE
BÉJART, ARMANDE BÉJART.
Molière, à pied, conduit par la bride un autre cheval attelé h un autre
chariot. Brécourt va au-devant de lui et l'aide à dételer avec Pier-
BRECOURT.
Eh bien, Molière, n'ai-je point trouvé là une jolie salle de
réfection? J'ai pourvu à tout, car j'ai déjà un page (montrant
Pierrette); et il y a SOUS ces rochers une fontaine pour rafraî-
Ghir nos flacons.
330 THEATRE COMPLET UE GEORCxE SAND
MOLIÈRE.
C'est affaire à toi, mon cher Brécourt, de prendre les de-
vants. — Voyons, mesdames, n'est-ce point là le modèle des
hommes? au théâtre, en voyage, partout, n'est-ce point lui
qui s'emploie toujours pour le plaisir des autres ?
ARMANDE.
Il faut bien qu'il soit aimable pour deux, pour son ami
Duparc et pour lui-même.
MOLIÈRE.
Duparc fait cependant aussi toutes vos volontés, mademoi-
selle Armande.
BRÉCOURT, à Pierrette, qui emmène le cheval.
Allons leur donner i'avoine.
PIERRETTE.
Oh! je sais bien soigner ça, moi, les bêtes. Dites donc, mes-
demoiselles, vous garderez les miennes pendant ce temps-là?
ARMANDE.
Comment?
PIERRETTE, montrant la coulisse par où elle est entrée.
Oui, mes oies, qui sont par là, le long des blés.
Elle sort avec Brécourt.
ARMAXDE, riant.
Bon! compte là-dessus!
SCÈNE V
MOLIÈRE, MADELEINE, ARMANDE.
MOLIÈRE.
Eh bien, mes entants, vous le voyez : vous avez voulu
suivre ma fortune errante, et je n'ai souvent à vous offrir
qu'un siège de gazon et un toit de feuillage. C'est trop de
fatigues et d'aventures pour des femmes délicates.
MADELEINE.
•lusqu'ici, quanta moi, je, n'ai ressenti aucune fatigue, et
MOLIKRE ^-'^
nos aventures m'ont semblé plus divertissantes que fâcheu-
ses. Je l'aime, cette vie vagabonde, et ne me l'étais point
imaginée aussi agréable qu'elle l'est en votre compagnie.
MOLIÈRE, regardant de temps en temps Armande.
Vous parlez ainsi pour ne me point affliger, sachant bien
que je voudrais vous donner toutes les aises et que je souffre
de ne pouvoir ôter les épines de votre chemin. Quel carac-
tère généreux est le vôtre, Madeleine, et qu'un mot de vous
doit donner de courage et de consolation I
MADELEINE.
Vous ne vous connaissez donc pofnt vous même, Molière ,
car vous êtes mon modèle, et c'est à vous que je m'efforce de
ressembler pour être satisfaite de moi.
ARMANDE.
Ah! mon Dieu, que de compliments! Est-ce un rôle que
vous récitez là tous les deux ?
MADELEINE.
Je dis ma pensée, qui devrait être la vôtre aussi, Armande.
ARMANDE.
Oh! ma pensée, la voici pour le moment. J'ai chaud, j'ai
faim et je suis lasse.
MOLIÈRE.
ï.a pauvre mignonne! hâtons-nous donc de déjeuner.
Il s'approche du panier : Armande se lève.
MADELEINE.
Non pas avant que nos camarades, qui prennent de la
peine, soient ici pour commencer avec nons. Ne gâtez point
cette enfant, mon ami ; ne faut-il pas qu'elle apprenne à pa-
tienter et à souffrir comme les autres? Elle a voulu voyager
avec nous, elle veut être comédienne; je la trouvais encore
trop jeune, vous m'avez forcée de céder; et, maintenant
qu'elle y est, il la faut habituer à porter son mal sans se
plaindre.
MOLIÈRE, à Armande, qui hoche la tête.
Votre sœur a, parbleu, raison, Armande : il faut de la pa-
tience, (il passe ses mains derrière lui, soulève le couvercle du panisr et
332 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
en tire des fruits qu'il passe en cachette à Armande.)Il faut (Mre SObre
et croire tout ce que votre sœur vous dit.
ARMAXDE.
Allons, j'y essayerai : merci de la leçon, mon bon ami. Je
vais faire un tour en attendant le déjeuner pour m'exercer à
la patience.
' Elle sort en griïnolant.
SCÈNE YI
MOLIÈRE, MADELEINE.
MADELEINE.
Molière, Molière! vous l'aimez trop, cette petite fille!
MOLIÈRE.
Je l'aime comme mon enfant.
MADELEINE.
Comme votre enfant ! Vous n'avez guère plus de trente ans ;
elle en a bientôt quinze. Êtes-vous d'âge à faire le tuteur ?
MOLIÈHE.
Il me semble que oui. Je m.'imagine qu'elle est votre nièce
et que je suis son père, parce que je vous considère comme
ma sœur. La solide amitié qui m'unit à vous, Madeleine, rem-
plit ma vie de vaillance et de force; la sainte tendresse que
j'ai pour Armande égayé mes loisirs et m'adoucit le cœur.
C'est de vous que je reçois tout ce que j'ai de bon dans l'âme,
et c'est à elle que je le voudrais pouvoir donner comme un
bien qui lui est dû plus qu'à moi.
MADELEINE.
Vous ne nous aimez pas de la même manière, je le sais;
mais n'a-t-elle point la meilleure part? Il y a huit ans que
nous partageons, vous et moi, mêmes soins et même fortune :
il y a six mois à peine que ma sœur est avec nous, et déjà
elle vous occupe plus que de raison.
MOLIERE 3.»
MOLIÈRE.
Quoi! Madeleine, Tamilié s'accommode-t-elle de la ja-
lousie ?
MADELEINE, tressaillant.
L'amilié est jalouse de confiance. Écoutez, Molière : je veux
la vôtre, je l'exige. Montrez-moi le fond de votre cœur. Sen-
tez-vous de l'amour pour Armande? S'il en est ainsi, je vous
demande de ne me le point cacher. Je redoublerai de soins
pour rendre ma sœur digne de vous, et je lui servirai vérita-
blement de tutrice et de mère, pour joindre son sort au vôtre
dès qu'elle sera en âge de se marier.
MOLIÈRE, un peu ému.
Parlez-vous sérieusement, Madeleine ?
MADELEINE, ëiuue, mais se contenant.
Je VOUS le jure par notre amitié même.
MOLIÈRE.
Eh bien, moi, par le respect que je vous porte, je jure que
je n'ai jamais songé au mariage sans frayeur et sans aver-
sion. Je suis l'homme de la terre le moins capable de se fixer
dans des liens éternels ; non que j'aie le caractère volage :
l'inconstance, c'est de l'ingratitude, et, d'ailleurs, je serais
porté à trop de jalousie pour vouloir donner à ma femme
l'exemple de l'infidélité; mais, pour avoir une compagne, il
faut la rendre heureuse, et la mienne ne trouverait point son
compte dans les choses (}ui me préoccupent. Vous savez bien
que je n'ai qu'une passion, celle du théâtre, que j'y ai tout
sacrifié , mes parents , mon avenir et moi-même. Héritier
d'un certain fonds de commerce et d'une charge assez lucra-
tive dans la maison du roi, fils de famille, avocat... diplômé,
s'il vous plait ! ne m'avez-vous point vu quitter tout pour
in'attacher à une profession misérable et que le monde consi-
dère comme dégradante? J'y fus poussé par une force incon-
nue, par un entêtement de ma destinée encore plus que de
ma volonté. Et encore que je ne voie point la fin de mes tra-
verses, de mes fatigues et de mon obscurité, rien ne me fera
renoncer à mon dessein. J'v \eux donner tout mon temps,
19.
334. THEATRE COMPLET DE GEORGE SAXD
toutes mes veilles, toutes mes pensées. Je ne me laisserai dis-
traire ni par les sentiments du cœur ni par les charges de
la famille. Vous voyez donc bien que je ne me dois point ma-
rier, à moins que je ne devienne fort riche et fort célèbre.
(Souriant.) Ce qui n'est point vraisemblable : que vous en
semble ?
MADELEINE.
Je sais vos résolutions, et me suis associée à vos intérêts
, sur le pied que nous ne devions nous marier ni l'un ni l'autre.
Mais, à ce compte-là, Molière, vous ne devez point aimer ma
sœur, et j'ui sujet d'en être inquiète.
MOLIÈRE.
Non, Madeleine, vous n'avez point sujet de l'être; car je
suis un galant homme, et vous le savez bien.
MADELEINE.
Vous me donnez donc votre votre parole sérieuse et réflé-
chie que vous verrez toujours Armande avec les yeux d'un
frère ?
MOLIÈRE.
Oui, ma bonne amie, recevez-la devant Dieu.
MADELEINE.
J'y crois, et j'y compte.
BRÉCOURT, derrière le lljéàlre.
Molière! hé! Molière I
Molière va vers lui.
MADELEINE, à part.
J'y crois... j'y compte, et cependant je souffre !
SCÈNE VII .
MOLIÈRE, BRÉCOURT, MADELEINE,
PIERRETTE.
BRÉCOURT.
Voici un plaisant accident! nous avons toutes choses pour
déjeuner, hormis du pain que nous avons oublié. (Montraui
MOLIÈRE 385
Pierrette.) Mais Celte petite fille dit qu'il y a ici près une ferme
où nous en pourrons trouver : j'y cours.
MOLIÈRE.
Non, c'est à moi de faire quelque chose pour les autres :
repose- toi.
PIERBETTE.
Oh! c'est tout près, la ferme! voyez, au bout de ce
champ-là,
MADELEINE, a Molièro.
J'y vais avec vous.
MOLIÈRE,
Bien, venez... Mais Armande, où est-elle?
BRÉCOURT, regardant vers la coulisse.
Tenez, sur le chemin que vous allez prendre, justement.
Moi, je vais puiser de Veau, (a Pierrette.) Toi, veille sur nos
provisions.
SCÈNE VIII
PIERRETTE, seule.
Oh! pardine! il n'y a pas de danger : il ne passe pas déjà
tant de monde par ce chemin-ci. C'est égal, on m'a dit :
« Veille! » je vas veiller. (Elle s'assied par terre le dos contre Je
grand panier à provision» et commence a bâiller.) AveC ÇB, je garderai
mes oies... qui sont là... bien raisonnables... Elles dorment
toutes... Ah! les paresseuses, de dormir comme ça en plein
midi!...
Elle s'endort.
SCÈNE IX
PIERRETTE, endormie; UN CAVALIER.
LE CAVALIER, dans le chemin creux, frappant son cheval qui
résiste.
Allons! courage, maudite bête! Es-tu déjà fourbue? (ii
fouetie le cheval qui disparaît.) Mange, couche-toi, crève, fais ce
336 THÉAT.RE COMPLET DE GEORGE SÂXD
que tu voudras et va au diable! (A|.proclianl et s'essuyant le front.)
Me voilà aussi fatigué que ma monture, et, si je m'en croyais,
je me laisserais tomber. Mais il faut que le vouloir serve à
l'homme, surtout dans les grands périls... Ah! ce lieu-ci me
semble occupé... Gare à nous!... (il examine le chariot et lit cette
inscription sur un coffre.) Troupe DU SIEUR MoLiÈRE. Molièrel
qu'est-ce que c'est que ça? (il avance la tête dans le chariot, et en
retire à demi quelques accessoires de théâtre.) Casques, rapières, per-
tuisanes en bois doré! Ce ne sont point là gens de guerre,
mais comédiens de campagne. J'en aurai bon marché. Il faut
qu'ils me cèdent un de leurs chevaux. Où sont-ils donc?
(Voyant Pierrette.) Hé! petite ! (il la secoue.) Sus! sus! répondez!
PIERRETTE.
Oh! qu'est-ce qu'il va? Êtes-vous de ces gens-là qui vont
déjeuner ici ?
LR CAVALIER.
Déjeuner ? Pardieu ! oui, j'en suis! Où déjeune-t-on ?
PIERRETTE.
Voilà le panier aux vivres. Il n'y manque que le pain qu'ils
ont été quérir,
LE CAVALIER.
Le pain? Oh! bagatelle!
Il s'assied à cheval sur le panier et lève le couvercle.
PIERRETTE.
Vous allez comme ça manger sans attendre vos camarades?
Ça n'est pas bien honnête !
LE CAVALIER.
Vous trouvez?
PIERRETTE, à part.
Oh I les méchants yeux'qu'il a! c'est peut-être un voleur!
Je m'en vas avertir les autres, moi !
Elle se sauve.
SCENE X
LE CAVALIER, seul.
Bonne rencontre, vrai Dieu! la fortune me suit partout. Al-
lons, de la confiance, de l'audace, et tout est sauvé, (il com-
mence à dépecer une volaille.) Mes sept braves doivent être rendus
à Limoges. Sept hommes contre toute la France ! Oui, mais
je suis le huitième!
SCÈNE XI
LE CAVALIER, BRÉCOURT.
BRÉCOURT , tient un bâton derrière lui, et s'approche doucement sans
que le cavalier l'observe. Après l'avoir examiné un instant, il se place
à cheval en face de lui sur l'antre bout du panier, en lui disant.
Bon appétit, mon camarade !
LE CAVALIER, prenant une bouteille dans le panier.
Grand merci ! à votre santé ! (Brécourt lève son bâton, que le ca-
valier pare avec un pistolet qu'il a tiré rapidement de sa ceinture.) Dou-
cement, mo.i ami ! j'ai faim, j'ai soif, je suis pressé, j'ai de
l'argent ; je récompense qui m'oblige, je tue qui me dérange.
BRÉCOURT, tirant sa rapière.
Tuez donc, si vous pouvez, car je prétends fort vous dé-
ranger.
LE CAVALIER, jetant son pistolet.
Si vous prenez ces armes-là, à la bonne heure ! (il tire aussi
sa rapière, et s'arrête; à part.) M'est avis que je fais ici mal à
propos le gentilhomme. Une querelle ne "peut que me re-
tarder.
BRÉCOURT.
Eh bien, monsieur, je suis à vos ordres. Est-ce que vous
reculez déjà ?
338 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE 8À\D
LE CAVALIER.
Non pas; mais nous couperons-nous la gorge pour si peu ?
Vendez-moi votre part de ce déjeuner; car, si j'avais un
royaume, je le donnerais à cette heure pour un morceau de
pain.
BRÉCOURT.
Monsieur, je ne suis point marchand vivandier, et ne tiens
point auberge. Je suis fort marri de vous chagriner ; mais il
faut, s'il vous plaît, que vous receviez une petite leçon pour
avoir touché sans ma permission à des choses confiées à ma
garde. Choisissez de la rapière ou du bâton !
LE CAVALIER.
Allons, vous l'exigez? J'en suis fâché pour vous, je vous
jure.
Ils croisent l'épée.
SCÈNE XII
Les Mêmes, MOLIÈRE, ARMANDE, MADELEINE ,
DUPARG, PIERRETTE.
MOLIÈRE, séparant leurs épées avec sa canne.
Halte-là, messieurs I... Brécourt, qu'est-ce donc?
BRÉCOURT.
Laisse, laisse, Molière : je suis en train de mettre à la rai-
son un voyageur de trop grand appétit que j'ai surpris nous
dévalisant de nos vivres.
MOLIÈRE.
Le cas est grave, car nous avons grand appétit aussi.
Voyons, monsieur l'affamé, qu'avez- vous à dire pour votre dé-
fense?
LE CAVALIER.
Monsieur, puisque vous ne me paraissez pas disposé à
prendre la chose au tragique, je vous avouerai que j'ai agi
un peu cavalièrement. La fatigue où jo succombe et les atlai-
ros qui me pressent me peuvent seules excuser. Je compla^s
MOLIERE 339
laisser ici ma bourse en payement de mon pillage : je l'ai of-
ferte à votre camarade, qui n'a voulu entendre à rien. Il a
la tète un peu chaude.
MOLIÈRE, se rapprochant du cavalier, qu'il examine avec surprise et
qu'il amène peu à peu sur le devant du théâtre dans un aparté complet.
11 est le plus doux et le meilleur dos hommes, mais fier et
très-brave, et ce caraclère-là n'a rien qui vous doive surpren-
dre; car vous-même...
LE CAVALIER,
Eh bien, quoi ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ?
MOLIÈRE.
Parce que je veux mourir, ou je vous connais !
LE CAVALIER, baissant la vois, mais d'un ton absolu.
Vous VOUS trompez! vous ne me connaissez point.
MOLIÈRE.
Ce ton absolu, ce regard d'aigle, cette crinière de lion \^
Oh! pardonnez-moi, monsieur, je vous connais fort bien, et
qui vous a vu une fois ne saurait vous oublier, (Haut.) Bré-
court, je connais monsieur. C'est un galant homme un peu
prompt. J'ai à lui parler. Servez le déjeuner, mes enfants,
et mettez un couvert de plus.
Les autres personnages s'occupent, vont, viennent, sortent, rentrent, au
fond du théâtre.
LE CAVALIER.
Vous me connaissez, dites-vous? Eh bien, le mensonge me
répugne, et, même pour sauver mes destinées, je ne saurais
m'abaisser jusque-là. Voyons, que comptez-vous faire? (il se
retourne et regarde derrière lui.) Vous voilà trois hommes contre
un ; mais vous devez savoir que, fussiez-vous dix, vous n'au-
riez pas bon marché de moi.
MOLIÈRE.
Fussions-nous vingt peut-être, je le sais. Ayez cependant
assez bonne opinion de moi pour croire que je cède au res-
pect beaucoup plus qu'à la crainte; croyez aussi, monsieur,
que ce n'est point votre rang qui m'éblouit, mais que c'est au
3;0 THEATRE COMPLET DE GEORGE SÀND
génie, à la -vaillance, au malheur peut-être, que je me sens
porté à rendre hommage.
LE CAVALIER,
Le malheur? Oui ou non! qui sait? Dieu est le maître.
Vous, monsieur, vous me paraissez être homme de sens. Gar-
dez -moi le secret, et comptez que, si je triomphe, vous en
serez un jour grandement récompensé.
MOLIÈRE.
Monsieur, encore que le roi ne m'ait pas donné charge de
garder son royaume, je pourrais m'emparer de votre per-
sonne par la violence (le cavalier sourit), cu par la trahison.
(Le cavalier tressaille.) Quant à la violence, je ne puis me défen-
dre d'un grand respect pour votre personne ; et, quant à la
trahison, monsieur, regardez-moi, et voyez si vous m'en
croyez capable.
LE CAVALIER, après une pause, pendant laquelle il le regarde.
Jamais homme ne fut pourvu d'un plus mâle et plus honnête
visage ! Je me fie à vous.
MOLIÈRE.
Et VOUS faites bien, (a ses camarades.) Allons, amis, à table, à
table! (Au cavalier.) Ceci est une métaphore : chacun fait ici
comme il peut, et vous savez mieux que nous comment on
vit en campagne.
BRÉCOURT, au cavalier.
Monsieur a donc gagné son procès? Allons, puisque vous
êtes ami de Molière, touchez là : je regretterais de vous avoir
gâté.
Ils s'asseyent, les dames sur des coussins, les hommes sur des souches ou
des pierres qu'ils ont disposées autour du panier, qui sert de table pour
perler les viandes, fruits et bouteilles.
MOLIÈRE.
Monsieur est homme de qualité : je n'ai point l'honneur
d'être son ami; mais j'ai eu celui de le voir à la cour, où j'é-
tais, par hérédité de fonctions, altaclié à la peisoniie do Sa
Majesté Louis XII L
MOLIÈER 41
LE CAVALIER, tressaillant.
Du feu roi!
MOLIÈRE.
^ Je l'ai suivi à Narbonne, et j'ai vu Richelieu, voyageant sur
\ son lit de mort, porter au bourreau les têtes de Cinq-Mars
;et de Thou. C'était cruel, mais c'était grand comme la tragé-
'die antique. Ce que nous voyons aujourd'hui n'est plus que
[delà comédie.
LE CAVALIER.
Ah ! vous trouvez ?
BRÉCOURT.
Nous sommes là-dessus de l'avis de tout le monde.
DUPARC.
Ce n'est même point de la bonne comédie, car c'est ridi-
cule sans être divertissant.
LE CAVALIER.
Et le Mazarin n'est point un Richelieu, à votre avis ?
DUPARC
Je ne sais point quel est le vôtre; mais je n'ai point cou-
tume de celer le mien. Le Mazarin...
BRÉCOURT.
Le Mazarin est tout ce qu'il vous plaira : je suis pour lui
à celte heure que Turenne est pour lui.
LE CAVALIER.
Ah ! vous êtes pour Turenne, vous ?
BRÉCOURT.
Pardieu! oui, monsieur, car j'ai servi sous ses ordres, et il
ne ferait point bon me venir dire qu'il n'est pas le plus grand
homme de ce temps-ci.
MOLIÈRE, voyant l'agitation du cavalier.
Monsieur pense de même, car il est attaché à son service.
LE CAVALIER, bondissant.
Moi?
MOLIÈRE.
Mais oui. Ne m'avez-vous point dit que vous étiez charge
342 THEATRE COMPLET DE GEORGE SÀND
d'une mission importante et que vous vous rendiez auprès
de lui?
LE CAVALIER, souriant.
Oui, oui, vous avez raison, c'est comme cela. C'est ce qui
me doit excuser auprès de monsieur (montrant Brécourt) d'avoir
fait main basse sur les apprêts de ce repas champêtre, (a Bro-
court.) Puisque vous avez porté le harnais de guerre, mon
brave, vous savez bien que faim et soif sont de grandes dia-
blesses qui ne parlementent point volontiers.
BRÉCOURT.
Eh bien, oui, je l'avoue, on agissait souvent comme vous :
on traitait son propre pays en province conquise. Tant pis
pour le pauvre paysan! tant pis pour le pauvre voyageur!
DUPARC.
Aussi s'est-il fait comédien par dégoût du métier de pillard
et à seules fins de redevenir bon citoyen.
MOLIÈRE, riant.
Monsieur verra plus tard si, pour expier ses péchés, il lui
convient de prendre le même parti que toi.
BRÉCOURT.
En attendant^ je lui porte la santé du grand Turenne.
LE CAVALIER.
Volontiers, et celle du roi, si bon vous semble.
MADELEINE.
Moi, femme, je propose celle de la reine. Elle est malheu-
reuse à l'heure qu'il est.
ARMANDE.
Quant à moi, je porte celle de M. le Prince! Je suis fron-
deuse, et de la jeune Fronde encore! Vivent les princes !
LE CAVALIER.
En vérité, ma belle enfant ?
ARMANDE.
J'ai l'humeur contredisante et ne puis souffrir de penser
comme les autres.
MOLIÈRE, riant.
Arminde se rond justice.
MOLIERE ^*^
A RM AN DE-.
Et VOUS, monsieur Duparc, dit Gros-Réné, vous ne buvez à
personne? Eh bien, je veux que vous me fassiez raison, et je
vous propose la santé de vos deux chiens, Artaban et Tiburce.
DUPARC, éltivanl son verre.
Vivent les chiens! Il n'y a que cela d'honnête et de hdèle
en ce triste monde!
PIERRETTE, qui est assise par terre auprès des demoiselles Béjart.
Oh bien , vivent les oies ! c'est des bonnes bêtes aussi ; ça
ne vous a pas un brin de malice.
MOLIÈRE.
Vivent les bêtes tant que vous voudrez : les plus humbles
créatures sont l'ouvrage de ce grand artisan de l'univers
dont cette belle nature est le temple ouvert à tous les hom- '
mes, même au pauvre comédien excommunié. Mais, puisque _
nous sommes en train de porter des santés, portons donc celle
de ce pauvre peuple de France, qui paye les violons de toutes \
les fêtes et les trompettes de toutes les guerres ! Qu'en dites- J
vous, notre hôte?
LE CAVAL,IER.
Vivent la France et son peuple ! soit.
MOLIÈRE.
Hélas! la France... où est-elle à cette heure?
LE CAVALIER.
Elle est où sont ses véritables intérêts, monsieur, et tout
le monde ne peut pas en être juge.
MOLIÈRE.
Il y a bien des théories là-dessus; mais je suis un pauvre
homme qui ne connaît pas la pratique et qui va philosophant
et moralisant à sa mode sur les faits évidents. Je crois donc,
sans vous offenser, qu'aujourd'hui aucun parti ne représente
la France. Vieille Fronde, jeune Fronde, ministère, parlement,
bourgeoisie, peuple des villes et des campagnes, qui bataille
tantôt pour celui-ci, tantôt pour celui-là, sans savoir de quoi
il retourne, tous ces noms, toutes ces devises ne représentent
plus que des passions, des intérêts, des ambitions, chez les
344 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAÎs'D
grands; chez les petits, de l'ignorance, de l'inquiétude, du
malaise et du désespoir. Au milieu de vos conflits, la France
se meurt, les campagnes souff'rent, la religion se corrompt,
les arts périssent. Eh bien, il y a un être innocent de nos fu-
reurs. C'est un enfant de quinze ans qui s'appelle Louis XIV,
et que la volonté de Dieu invite à personnifier l'unité de la
France. Celui-là seul peut régner sans appeler l'étranger chez
lui, preuve que .sa cause est, au temps où nous vivons, la
seule cause légitime. Bon -Dieu! quelle éducation lui font les
partis, à ce pauvre enfant-là ! l'éducation de la guerre civile!
cela me rappelle... Mais je vous importunerais d'un récit
hors de saison.
LE CAVALIER.
A propos du jeune roi? Parlez, parlez, cela intéresse tout
le monde.
MOLIÈRE.
Eh bien, c'était un jour que le roi, lors au maillot, pleurait
fort et que rien ne pouvait l'apaiser. Sa Majesté la reine
s'imagina d'envoyer chercher Scaramouche...
LE CAVALIER.
Scaramouche ?
MOLIÈRE.
Oui, Tiberio Fiorelli, le fameux Scaramouche, un histrion
fort plaisant qui, comme tous les bouffons de profession, a le
tempérament fort mélancolique. J'étais son élève, et il m'em-
mena pour l'aider à porter sa guitare, son chien, son chat,
son singe et son perroquet. Le roi ne cessa point de crier; il
dansa et fit sauter ses bêtes, le roi pleurait toujours plus fort.
Alors, Scaramouche demanda qu'on mît le roi dans ses bras,
et on l'y mit. Aussitôt, cessant toutes ses grimaces et regar-
dant le royal enfant d'un air fort sérieux : « 0 roi, dit-il,
garde les pleurs pour le jour où tu connaîtras les hommes ! »
Ceci dit d'un ton bien grave, et avec des yeux humides de
pitié, frappa l'enfant comme un son prophétique. On eût dit
qu'il le comprenait; car ses larmes cessèrent tout à coup. Il
caressa de ses petites mains les joues blêmes et la longue
MOLIERE 342
moustache de Scaramouche, à qui, la reine donna une belle
chaîne d'or, en lui disant : « Va, ScaramouchC; tu es plus
sage qu'on ne pense, ou tu dis plus vrai que tu ne crois. »
LE CAVALIER.
Votre histoire est agréable; mais qu'en voulez-vous con-
clure?
MOLIÈRE.
Que l'heure est venue pour le roi de pleurer bien fort s'il
aime la France, et de crier bien haut s'il veut la sauver.
LE CAVALIER.
Qu'il crie donc : « A moi, mes amis! » et ses vrais amis
accourront.
MOLIÈRE.
Ses vrais amis ne sont point ceux qui cherchent à le dé-
trôner ou à se partager les lambeaux de la république.
LE CAVALIER.
En vérité, monsieur...
PIERRETTE, qui est sortie quelques moments auparavant, revient
tout essouiïïée.
Hé, monsieur! hé! votre chevau que vous avez laissé la
bride sur le cou, saute à cette heure comme un beau diable,
et veut manger les autres.
LE CAVALIER.
Ah! tant mieux î je le croyais fourbu.
Il sort.
SCÈNE XIII
PIERRETTE, ARMANDE, MADELEINE, MOLIÈRE,
DUPARG, BRÉCOURT.
ARMANDE, à/ Molière.
Qu'est-ce donc que cet homme-là qui n'a- point du tout
l'air de penser comme vous?
3iG THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAXD
MOLIÈRE.
Je vous le dirai tout à l'iieure, quand il sera parti. Plions
bagages, nous autres.
Brécourt et Doparc commencent à enlever les accessoires.
PIERRETTE.
Oh! VOUS partez donc déjà! Voilà que Je commençais de
m'accoutumer à vous autres, et que je vais m'ennuyer de
n'avoir plus personne à qui parler.
MOLIÈRE.
Eh! elle est gentille, cette petite j elle n'a point la mine
d'une sotte.
PIERRETTE.
Oli! si fait, monsieur, pour sotte, je le suis; car on me le
dit sans cesse, et personne ne me veut tenir compagnig. Mais
je suis de bon coeur, allez! et, si vous vouliez m' emmener
pour engraisser vos poules, garder vos oies, traire vos va-
ches...
MOLIÈRE.
Je le voudrais bien ; mais le malheur est que je n'ai aucune
de ces bêtes-là. Voyons, ne saurais-tu aider et soigner les
personnes.
PIERRETTE.
Voire! j'apprendrais.
MOLIÈRE.
Mesdemoiselles, vous n'avez point de fille de chambre, et
vous en cherchez une. Est-ce que celle-là ne vous réjouira
point par sa bonne humeur?
MADELEINE.
Si fait. Comment t'appelles-tu, mon enfant?
PI&RRETTE.
Pierrelle Laforêt, toute prête à vous suivre, mamselle!
MADELEINE.
N'as-tu point de parents qui s'y opposeraient?
PIERRETTE.
Je n'ai jamais eu ni père ni mère, ni oncles ni tantes : je
suis une enfant du bon Dieu. J'ai été trouvée au mitan
M O L I k R E 34/
d'un bois, et c'est pour ra qu'on m'a donné le nom de
Laforêt.
MOLIÈRE.
Elle a de l'esprit sans le savoir. Prenez-la, mesdames. —
Que veux-tu gagner?
PIERRETTE.
Ma fine, il me faudrait bien une bonne livre de pain pour
chaque jour de l'année.
MADELEINE.
Cela va sans dire. Et tes gages?
PIERRETTE.
Oh! je n'entends rien à ces affaires-là : vous me baillerez
ce qu'il vous plaira.
MOLIÈRE.
Eh bien, ta confiance prouve que tu es de bon cœur. Viens
avec nous, et tu ne t'en repentiras point.
PIERRETTE.
Oh! ma fine, tout de suite! Je vas rendre le compte de mes
oies et remercier les gens de la ferme.
Elle sort en sautant.
MOLIÈRE.
Vous, mes amis, laissez-moi seul un instant avec notre
hôte; car le voici prêt à partir.
Tous sortent, eiceplc Molière.
SCENE XIV
MOLIÈRE, LE CAVALIER.
LE CAVALIER.
Avant que de me remettre en route, monsieur Molière, je
veux vous rendre grâce de votre hospitalité et vous offrir mes
services. Je vous trouve d'un caractère qui s'accorde mal
avec votre profession. N'en voulez-vous point changer?
348 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAXD
MOLIÈRE.
Non, prince, je l'aime, cette condition : j'y veux vivre et
mourir.
LE CAVALIER.
Eh bien, vous êtes, j'imagine, acteur sérieux et tragique.
Ces temps agités passeront. On pourrait vous faire engager à
l'hôtel de Bourgogne.
MOLIÈRE.
Je n'ai pas tant d'ambition.
LE CAVALIER.
Ou vous en avez une plus haute? Parlez.
MOLIÈRE.
Que M. le Prince me pardonne; mais je n'aime que les
vers du grand Corneille, et ne me sens pas assez grand pour
les dire.
LE CAVALIER.
C'est de la modestie.
MOLIÈRE.
Nullement : j'ai l'humeur enjouée et non point héroïque.
LE CAVALIER.
Vous préférez la comédie ?
MOLIÈRE.
Oui; mais je ne m'amuse qu'à celles que je fais moi-
même.
LE CAVALIER.
Ah! vous êtes auteur?
MOLIÈRE.
Point : je n'écris que des canevas sur lesquels mes cama-
rades et moi brodons à l'impromptu des dialogues libres, à la
manière des Italiens.
LE CAVALIER.
Ce genre réclame beaucoup d'esprit.
MOLIÈRE.
Il y faut du naturel et l'observation des caractères hu-
mains. Cet exercice me plaît et m'instruit, ce me semble,
plus que tous les livres.
MOLIÈRE 349
LE CAVALIER.
Eh bien, ce divertissement plaît aux piM-sonnes instruites
comme au peuple, et, si je venais à rentrer dans mes biens...
MOLIÈRE.
Ne me promettez rien, monseigneur, car il vous faudrait,
pour me contenter, engager toute ma troupe, dont vous n'avez
vu jusqu'ici qu'une partie. Tous les sujets ne sont point
bons; cependant, je ne les abandonnerais pour rien au
monde, ces pauvres gens qui comptent sur moi pour résister
à la rigueur du sort. Nous n'aurions pour le moment qu'une
grâce à vous demander.
LE CAVALIER.
Dites donc vite, car je suis pressé de vous l'accorder.
MOLIÈRE, souriant.
Et de partir ! Eh bien, prince, ce serait de vous soumettre
au roi, pour finir la guerre civile, laquelle nous dérange et
nous fait beaucoup de tort, en nous chassant de province en
province, à travers beaucoup de misères et de périls. Si vous
pouvez nous accorder cela, je vous tiens quitte de tout le
reste.
LK CAVALIER, souriant.
On y fera son possible, monsieur Molière. Priez pourquele
roi nous y aide un peu. En attendant, veuillez agréerce petit
présent en souvenir du bon accueil que vous m'avez fait.
Il vent lui donner une bague.
MOLIÈRE.
Oh! pour ce qui est de cela, prince, je n'en ferai rien.
LE CAVALIER, avec hauteur.
Comment! monsieur, vous prétendez m'avoir fait l'au-
mône?
MOLIÈRE.
Je sais qu'il est interdit, de nos jours, à un homme de pe-
tite condition de refuser l'argent d'un grand et que cela passe
pour une impertinence qui le met en disgrâce auprès des
autres. Mais nous ne sommes point ici dans des circonstan-
ces ordinaires, et je vous dirai la vérité comme il convient à
I. W
330 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAXD
un honnête Iiomme de la dire et à un grand homme de l'en-
tendre. Prince, vous trahissez de propos délibéré le roi et la
France : mon devoir serait de traverser vos desseins au péril
de ma vie, et, si je ne le fais point, c'est parce que vous êtes
un héros et que j'espère tout de vos propres réflexions quand
cette ivresse de vengeance où vous êtes sera dissipée. Voilà
pourquoi je ne me repens point de vous avoir respecté et
d'avoir humblement partagé mon pain avec vous. Mais en
accepter la moindre récompense serait une félonie envers
mon souverain, et vous n'insisterez point. Si vous rougissez,
monseigneur, de l'assistance d'un pauvre diable de mon es-
pèce, oubliez-la vitement. Il n'est point à croire que je me
trouve jamais sur votre chemin pour vous en faire ressou-
venir.
Il salue profondément et se retire.
SCÈNE XV
LE CAVALIER, seul.
Cet homme est fort étrange! Il aime et respecte ma per-
sonne, qui lui est sacrée; il déteste mon œuvre, qui lui sem-
ble criminelle! c'est un homme d'un grand sens et dont l'air
et les paroles attachent singulièrement. Il raisonne juste au
fond... Il est vrai que son pauvre métier le place en dehors
des grands intérêts et des grandes passions de ce monde...
Où la vertu se va-t-elle nicher?... (ii rêve un instant puis tout à
coup se réveille de sa rêverie.) Mais je ne me suis pas mis en
route avec tant de mystère et au travers de tant de périls
pour m'arrêler aux raisons de chacun!
Il va pour sortir el voit rentrer Pierrette.
SCENE XVI
PIERRETTE, LE CAVALIER.
LK CAVALIBR.
Ehl petite fille, ici, je te prie!
MOLIÈRE 3M
PIERRETTE.
Qu'est-ce qu'il y a donc encore?
LE CAVALIER.
Viens, mon enfant. Tu es une honnête personne, cela se
voit sur ta figure. Tu remettras pour moi cette bague à la
i)elle Armande, la plus jeune des deux comédiennes, et tu
la prieras, de ma part, de la garder en souvenir de moi et
pour l'amour de la Fronde. Et puis voici pour toi, ma fille.
Il lui remet la bague et de l'argent, et sort.
SCÈNE XVII
PIERRETTE, seule, regardant dans sa main.
Et à cause donc que vous me baillez de l'argent? (Elle lève
la me.) Bon! le voilà déjà loin! (Regardant dans la coulisse.) Il
grimpe sur son chevau... Ça n'est pas long! le v'ià qui part
comme un coup de tonnerre. Oh! dame! il n'est point en-
gourdi, celui-là!
SCÈNE XVIII
PIERRETTE, MOLIÈRE, MADELEINE, ARMANDE,
DUPARC, BRÉCOURT.
PIERRETTE, à Armande.
Tenez, mamselle! voilà un afBquet que le monsieur qui
était là tout à l'heure m'a baillé pour vous. Il m'a dit comme
ça, en s'en allant : « Tu lui diras comme ça... » Oh! mordi!
je ne me souviens déjà plus de ce qu'il m'a dit de vous dire.
ARMANDE, prenant la bagne.
Un présent à moi? Oh! la belle bague! Voyez donc, ma
sœur, le gros diamant!
MADELEINE.
Un présent? Et de quel droit cet étranger vous fait-il un
présent?
352 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
ARMANDE.
Allez-vous point me le retirer?
MADELEINE.
Oui, pour le donner à quelque pauvre. Yous ne devez
point recevoir de présents.
AU MANDE, pleurant.
Voyez, Molière, c'est une tyrannie! ma sœur me prend
tout et me chicane en toutes choses.
MOLIÈRE, à Madeleine.
Amie, vous pouvez lui laisser ce jouet d'enfant. L'homme
qui le lui envoie n'est point à craindre. Il y a trop loin de
lui à nous pour qu'il ail dessein de se souvenir d'elle.
ARMANDE.
C'est donc un grand personnage?
MOLIÈRE.
Plus que cela, c'est un très-grand homme.
DUPARC.
Vrai? Je lui ai trouvé la mine d'un fou.
BRÉCOURT.
Et moi, celle d'un diable! Je ne suis point un poltron, je
crois avoir fait mes preuves; eh bien, pendant que je croi-
sais l'épée avec lui, ses yeux me lançaient des éclairs qui
m'empêchaient de voir ceux de sa lame.
MOLIÈRE.
Brécourt, tu eusses peut-être bien fait de le tuer, qui
sait? mais les desseins de Dieu sont cachés, et j'ai senti
comme une force supérieure qui m'obligeait à le préserver
de tes coups.
ARMANDE.
Qui est-ce donc, mon Dieu? Oh! mon cher Molière, dites
donc vite!
MOLIÈRE, regardant aux alentours.
Il est parti ?
PIERRETTE.
Oh! il est loin!
MOLIÈRE 353
MOLIÈRE.
Eh bien, mesdames, eh bien, mes amis, cet homme-là,
c'est M. le Prince.
MADELEINE.
Le prince de Condé !
MOLIÈRE.
Le grand Condé!
BRÉCOURT.
Seul dans ce pays-ci, quand on le croit à la frontière?
DUPARC.
Mordieu! je comprends! il va rejoindre l'armée des prin-
ces, il va marcher sur Paris avec l'étranger, enlever le roi et
se faire proclamer peut-être à sa place, après avoir tué ou
fait tuer des milliers de gens qui valent mieux que lui!...
Il s'est élancé vers le fond du théâtre, et regarde au loin.
BRÉCOURT, regardant aussi.
Le voilà au fond du ravin. (Duparc élève son arquebuse comme
pour viser.) Il va Combattre M. de Turenne ! feu, Duparc !
MOLIÈRE, abaissant l'arme avex sa canne.
Non, Duparc! Cet homme-là, qui a fait tant de bien, peut
encore sauver la France, s'il comprend qu'il lui a fait assez de
mal!... Turenne, 1p grand Turenne, était hier contre le roi
avec Condé ; demain peut-être, le roi sera avec Condé contre
Turenne. Nous vivons dans un temps ou les plus sages font
de grandes folies, où les plus fous font tout à coup de gran-
des choses, à quoi l'on ne s'attendait point... Que Dieu
souffle sur l'esprit de vertige! A quelque chose malheur est
bon! Les petits gagneront à tout ceci d'apprendre que les
querelles des grands ne sont point les leurs... Eh bien, mes-
dames, n'est-ce pas le moment de nous remettre en route?
Qu'avez-vous donc, Armande? Vous êtes pâle... et, à présent,
vous rougissez! Qui vous agite ainsi?
ARMANDE, absorbée.
Le grand Condé m'a donné une bague! à moi! Oh! il ne
m'oubliera point! seule ici, j'ai porté sa santé!... La belle
bague! Je vous défie de me l'ùter à présent, ma sœur! je
?0.
2U THEATRE COMPLET DE GEORGE SAXD
veux la porter toute ma vie!... ^C'est beau, un diamant!
cela brille comme le soleil, comme la gloire! A regarder cela
et à songer à cet homme-là, le vertige vous prend!
MOLIÈRJS.
Enfant, la gloire vous tourne la tête!
ARMANDE.
Oui, oui, philosophez là-dessus, vous autres qui n'en avez
point, qui n'en aurez jamais!... Moi, j'en veux; moi, j'en ai,
puisque le grand Condé a fait attention à moi!
MOLIÈRE.
Il y a plus d'un chemin pour arriver à la gloire, Armande...
Mais vous ne m'écoutez point... (a Madeleine.'; Elle a la tète
perdue, votre petite sœur, et vous allez la voir vous mépriser
désormais. (Baissant la voix.) Eh bien, croyez-vous encore que
je puisse songer à épouser cette glorieuse?
Il se dirige vers la voilure, qui va se mettre en marche.
MADELEINE, à part.
Dieu en soit béni ! Molière n'aura jamais de gloire !
ACTE DEUXIÈME
Au palais de Versailles. — Une salle d'attente servant de foyer aux acteurs.
Toilettes, miroirs. Porte au l'ond. Une fenêtre donnant sur les jardins.
Une porte de côté qui est celle du labinet de toilette de .Molière.
SCÈNE PREMIÈRE
PIERRETTE, MOLIÈRE.
Molière, en costume de .Sgauarelli-, sort ilu cabinet avec Pierrette Laforêt,
qui continue de l'iialiiller eu luanhaiil.
MOLIÈRE.
Allons, allons, Laforèt, c'est bien; je suis prêt, n'est-ce pas?
Il s'a|)|iroclie et ir^'arde l'Iieure à une pendule [dacée sur la cheminée.
MOLIÈRE 3S.'i
l'IERUETTE.
Hé, monsieur Molière, donnez- vous le temps! que vous
êles donc vif!
MOLIÈRE.
Je ne suis point vif, je suis pressé! voilà l'heure qui ap-
proche.
PIERRETTE.
Vous avez beau vous dépêcher, la cour ne se dépêchera pas
pour cela. Elle est encore à table, et vous en avez pour une
grosse heure à attendre.
MOLIÈRE.
N'importe, ma fille! le roi a donné l'ordre du spectacle
pour six heures, il faut qu'à six heures tout soit prêt, et moi
le premier. C'est à nous d'attendre le plaisir du roi, et non
point à lui d'attendre le nôtre.
PIERRETTE.
Eh! ma foi, monsieur, quand le roi vous attendrait un
peu! lia bien entendu ce matin M. Lulli!
MOLIÈRE.
Vrai?
PIERRETTE.
• Ahl vous ne ^avez point cela? Tout le monde en parle
dans la maison.
MOLIÈRE.
Mais elle est grande, la maison de Versailles, et je ne puis
être partout. Que s'est-il donc passé?
PIERRETTE.
Eh bien, monsieur, le roi attendait la saint... la saint...
MOLIÈRE.
La symphonie?
PIERRETTE.
C'est ça ! M. Lulli trouvait que les musiciens ne la musi-
quaient point à son idée. Il la leur faisait répéter deux ou
trois fois. Il était furieux, il cassait les violons. Le roi et la
cour s'impatientaient : le roi envoie un page... Bon! M. Lulli
n'y prend point garde. Le roi envoie encore un page: point
366 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
d'affaire. Le roi envoie un troisième page, qui dit comme ça:
« Palsembleu I monsieur L'ulli, le roi vous attend. » Sur quoi,
M. Lulli lui répliqua : « Le roi est le maître, n'est-ce pas,
monsieur? — Oui, monsieur. — En ce c^s, monsieur, il est le
/maître d'attendre. »
MOLIÈRE.
Ce diable d'homme, qu'il a d'esprit! Sais-tu si le roi s'est
fâché?
PIERRETTE.
On dit qu'il a ri de bon cœur. Vous voyez bien que vous
n'avez point tant de tourments à vous donner. Ces messieurs
ni ces dames n'iront point si vite que vous. Mademoiselle Ma-
deleine Béjart, je ne dis pas, elle est comme vous, celle-là,
toujours pressée; mais l'autre! oh! qu'elle est donc mu-
sarde !
JIOLIÈRE.
A r mande?
PIERRETTE.
Il lui faut plus d'une heure pour ajuster un nœud, et, quand
elle a fini, elle se regarde dans son miroir bien tranquille-
ment, du temps que tout le moude crie après elle.
MOLIÈRE.
Tu es injuste! depuis quelque temps, elle est devenue fort
diligente.
PIERRETTE.
Oui, quand vous la regardez, parce qu'elle veut vous com-
plaire.
MOLIÈRE, tressaillant.
Elle veut me plaire? Que dis-tu là?
PIERRETTE.
Elle est fine! elle voit que vous devenez tous les jours
plus riche, plus caressé des grands messieurs, plus aimé du
roi, plus fameux dans la cour et dans la ville, et elle connaît
bien qu'il y va de son intérêt de vous contenter pour demeu-
rer dans voire troupe et y représenter les premiers rôles.
Ce n'était point comme ça du temps que vous n'étiez qu'un
MOLIÈRE 357
petit chef de troupe courant les campagnes et jouant dans les
granges plus souvent que dans les châteaux I On vous rebu-
tait, on vous rompait en visière, on vous traitait de bourru!
EtDieusaitœpendant que vous ne l'ëtiez point dans ce temps-
là, pauvre cher homme! Et, à présent que vous l'êtes de-
venu un peu, on vous flatte, on vous ménage.
MOLIKRE.
Tu dis que je suis devenu bourru ?
PIERRETTE.
Oh! ce n'est point que je vous en veuille pour ça! vous
avez tant de mal! Tenez, vous avez l'air fatigué.
MOLIÈRE.
J'ai l'air fatigué? Donne-moi donc mes boîtes, que je m'ar-
range la figure.
l'IEIlRETTE.
Eh! pas encore! votre fard serait tout tombé avant que
vous entriez en scène. Voyons, tenez-vous donc un peu tran-
quille. Asseyez-vous sur ce fauteuil. Étendez vos jambes.
Savez-vous qu'il y a douze jours que nous sommes 'ici en
fêtes et que vous n'avez point eu trois bonnes heures pour
dormir par chaque nuit ?
MOLIÈRE.
Qu'est ce que cela fait? Me prends-tu pour un vieillard?
Parce que tu as vingt-cinq ans, toi, comme Armande !
PIERRETTE.
Vous n'êtes pas vieux! mais vous avez la quarantaine, et
vous n'êtes point jeune!
MOLIERE.
J'espère que si !
PIERRETTE.
Mais non !
[MOLIÈRE.
Mais si, te dis-je ! Tairas-tu ta pesle de langue!
PIERRETTE.
Ah! voilà que vous devenez bourru!
338 THÉATEE COMPLET DE GEORGE SANP
MOLIÈRE, riant.
Non, je m'exerce à la scène de comédie que je vais jouer
tout à l'heure.
PIERRETTE, riant.
Tiens, c'est vrai, c'est comme dans votre Mariage forcé, où
Sganarelle ne veut point avoir l'âge que son compère prétend
lui prouver. Mais vous n'êtes point si barbon que Sganarelle,
et vous n'êtes point si fou que de songer comme lui au mariage.
MOLIÈRE.
Pourquoi donc n'y songerais-je point?
PIERRETTE,
Parce que vous y avez toujours été contraire.
MOLIÈRE.
Ce n'est point une raison.
PIERRETTE.
Oh bien, si vous vous ravisez, je ne connais qu'une femme
pour vous : c'est mademoiselle Béjart.
MOLIÈRE.
Armande? Es- tu folle?
PIERRETTE.
Oh! que nenni! celle-ci est trop jeune et trop amoureuse
d'elle-même. Mais mademoiselle Béjart l'aînée, qui est un peu
plus mûre et encore jolie femme, da ! C'est une personne,
voyez-vous, qui a du cœur, du courage et de l'esprit quasi-
ment autant que vous.
MOLIÈRE.
Pauvre Madeleine !
PIERRETTE.
Eh bien, monsieur, est-ce que vous ne l'aimez point?
MOLIÈRE.
Si fait, de tout mon cœur, autant que je l'estime. Mais je
n'eus jamais pour elle qu'une honnête amitié.
PIERRETTE.
Eh bien, monsieur Molière, quelle sorte d'amitié voulez-
vous donc avoir pour votre femme?
MOLIÈRE.
Tu as raison, Pierrette, (a pan.) Cette fille-là a des mot»
r,
MOLIÈRR '•■*•
d'un terrible bon sens ! (iiaut.) Mais de quoi diable vicns-tu
me parler? Je ne veux point me marier.
PIERRETTE.
Oh! mariez-vous si bon vous semble ! Moi, je me respec-
terai et je servirai votre femme, quand elle serait le diable
en cotillon.
SCÈNE 11
Les Mêmes, BRÉCOURT, DUPARC.
MOLIÈRE.
Ah! mes amis, vous voilà prêts? C'est bien. Brécourt en
costume de Pancrace, Duparc en Marphorius... Voilà de très-
beaux docteurs et qui joueront bien !
BRÉCOURT.
Sois tranquille : nous savons tous nos rôles, et la pièce
nous plaît. C'est court, mais c'est gai, et les caractères sont
aussi bien dessinés qu'ils le seraient dans un grand ouvrage.
DUPARC.
Eh! c'est là le défaut selon moi! On commence à s'inté-
resser aux personnages au beau moment que la pièce finit.
MOLIÈRE.
Que veux -tu, mon ami! Faire une pièce, la distribuer, la
monter, la répéter et la jouer en quarante-huit heures! avec
un ballet, encore!
DUPARC.
Oui, la pièce n'est que le prétexte du ballet, et le ballet un
prétexte à l'envie qu'a le roi d'y danser.
PIERRETTE. -
Oh! le roi n'est point du tout raisonnable. Demander à
monsieur quatre pièces nouvelles en quinze jours!
MOLIÈRE.
Le roi savait que Tartufe était prêt; et, quant à la Prin-
cesse d'Élide, il a permis que je me fisse aider.
DUPARC.
DUPAUC.
360 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
DUPARC.
Si vous pensez faire de bonne besogne à ce frain-là, soit,
ça vous regarde.
BRÉCOURT.
Le moindre trait de Molière est un coup de maître, et le
Tartufe est là pour montrer que l'auteur du Misanthrope ne
décline point.
DUPARC, à Molière.
Et vous l'avez lu au roi, le Tartufe?
MOLIÈRE.
Oui.
Tout entier?
Certes.
Et cela lui plait?
MOLIÙRE.
Le roi est plus indulgent que toi, mon ami : il m'a dit
qu'il ne savait lequel préférer, du Misanthrope ou du Tartufe.
DUPARC,
Belle merveille que le roi ait dit cela!
BRÉCOURT.
Eh bien, à qui en as-lu?
DUPARC.
J'en ai au sujet du Tartufe, qui fera des ennemis à Mo-
lière.
MOLIÈRE.
Oui, à la cour; mais si le roi et le peuple sont pour moi?
DUPARC.
Ah! vous comptez pour rien la noblesse, vous! vous la
croyez morte parce que votre jeune roi s'en moque et vous
pousse à la ridiculiser?
BRÉCOURT.
La iVondc est enterrée, Dieu merci!
MOLIÈRE 361
MOLIÈRE.
Et, grâce au roi, elle l'est pour toujours, mes amis. Le roi
est jeune, le roi est beau, le roi s'amuse, il court la bague et
danse lo ballet; et, pendant ce temps-là, le roi, qui, au fond,
est grave, mùr, attentif et froid, gouverne et suit sa [joliticjue.
DUl'ARC.
On ne s'en douterait point ici 1 Au milieu des carrousels,
des festins, des pétards et des lampions, le roi me fait la
mine de courtiser grandement et chèrement ses courtisanes.
MOLIÈRE.
Le roi, en ayant l'air de se ruiner, ruine la noblesse, qu'il
attire à ses fêtes. Il l'enivre de ses séductions, il l'écrase de
sa magnificence, il abaisse l'orgueil des châteaux et fait ram-
per à ses pieds, en costume de baladins, ces hors seigneurs
qui se croyaient ses pairs dans leurs provinces et qui s'habi-
tuent désormais à s'effacer comme de petites étincelles dars
les rayons du soleil de Versailles.
BRÉCOURT.
Tu vois juste, Molière. La splendeur du roi efface celle des
grands et prépare peut-être celle des petits. La jeune no-
blesse rit à ses fêtes, parce que la jeunesse s'amuse môme de
ce qui la tue; mais les vieux frondeurs ne s'y méprennnnt
point et mordent leur moustache grise en accusant tout bas
le roi de ne protéger que les vilains.
DUPARC.
Je vous accorde ceci, car la chose est assez visible; mais
prenez garde que le roi n'ait pas aussi bon marché des bi-
gots que des ambitieux. Les courtisans drapés dans le Misan-
thrope ont été forcés d'avaler la pilule; mais trop de gens se
reconnaîtront dans le Tartufe^ et ceux-ci perdront Molière
dans l'esprit du roi, en attendant qu'ils perdent le roi dans
l'esprit du peuple.
BRÉCOURT.
Tu vois toujours les choses en noir !
DUPAilC.
Je les vois comme elles sont.
I. ?.i
362 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAXD
MOLIÈBE.
Que Dieu nous protège, mes amis! et remplissons notre
tâche. Un roi sage, un homme fort, nous encourage à dire la
vérité. Disons-la, dussions-nous la payer cher, et dût-il nous
désavouer un jour.
SCÈNE III
Les Mêmes, MADELEINE et ARMANDE,
en costume de fantaisie.
MADELEINE.
Eh bien, messieurs n'entendez-vous point les fanfares et
les boîtes? Le roi sort de table, et vous n'avez que le temps
d'aller vous mettre en scène.
MOLIÈRE, à P.ierrette.
Eh I vite, Laforêt ! le blanc, le rouge, mes sourcils, ma
barbe grise! Tu vois bien que je devrais être prêt!
Il s'arrange devant la glace de la cheminée.
BRÉCOURT.
Rien ne presse encore : la cour mettra plus d'un quart
d'heure à défiler de la grotte enchantée jusqu'au château et
à se placer pour la comédie.
MOLIÈRE.
Vous êtes toutes prèles pour le ballet, mesdemoiselles Bé-
jart? Vous y paraissez pour le coup d'oeil.
MADELEINE.
Je suis prête.
MOLIÈRE.
Et vous, Armande ?
ARMANDE.
Moi, je le serai,
DUPARf:.
Songez que la pièce sera jouée on vingt minutes : c'est
jnoins de temps qu'il no vous en faut d'ordinaire i)Our placer
MOLIERE 3G3
une épingle. Le roi ne mettra guère que cinq minutes entre
les deux levers de rideau pour se travestir en Égyptien.
MOLIÈRE.
OÙ est Baron? Le petit Baron est aussi du ballet.
DUPARC.
Oh! celui-là, vous ne le tenez point. Il se sera oubli.J de-
vant quelque nappe d'eau, non point à conteinpler les tri-
tons et les naïades de bronze, mais à se consumer d'amour
pour sa propre image, comme le beau Narcisse, de sotte
mémoire !
MOLIÈRE, s'arrangeant toujours.
Que veux-tu! il est beau, cet enfant, il plaît à tout le
monde : il faut bien qu'il se plaise ^n peu à lui-même.
DUPARC.
Oui, oui, vous faites bien de l'y encourager! C'est à vous
de savoir ce que vous coûte la braverie ^e votre fils adoplif.
BRÉCOURT.
Eh bien, quand le jeune Baron coûterait à Molière quel-
ques canons et quelques dentelles, ne. faut-il point faire une
affaire de ces amusements d'enfant !
DUPARC.
La peste soit d'un enfant de cette taille-là, et à qui le poil
follet commence à danser autour du menton! Demandez aux
filles de chambre des filles d'honneur ce qu'elles en pensent !
BRÉCOURT.
Est-ce qu'il en coûte à ta femme?
DUPARC.
Je ne me soucie point de ma femme. Depuis qu'elle galope
comme un page dans les carrousels du roi, il ne me semble
plus qu'elle soit ma femme, mais mon palefrenier.
MOLIÈRfi, ayant uni de se grimer.
Allons, partons! (il fait sortir tous ses acteurs, et, au momcut ,lo
»ortir lui-même, il se relourae vers Arraande, qui est restée près de la
364 THEATRE CuMPLET DE GEORGE SAXD
croisée.) Vous demeurez, Armande?Lc succès de ina comédie
ne vous intéresse point?
ARMANDE.
Si fait, je vous suis; mais je veux voir d'ici défder tout le
cortège royal.
» MOLIÈRE.
Ah! qui, tous ces beaux seigneurs, tous ces marquis!... (\
Pierrette, avec une sorte d'inquiétude.) Reste avec elle : je n'ai pas
besoin de toi.
PIERRETTE.
Mais, moi, je veux vous voir jouer, et tenir votre manteau
dans la coulisse. (Molière sort; elle le suit en disant à part.) Ma-
demoiselle Armande saura bien se garder toute seule!
SCÈNE IV
ARMANDE, seule, à la croisée ouverte.
Ah! voici le quadrille du roi : le comte d'Armagnac, le duc
de Saint-Aignan, le marquis de Soiecourt, le plus adroit
aux bagues après Sa Majesté; le marquis de Villeroy... (Quit-
tant la croisée.) Molière ne peut pas les souffrir, les marquis!
c'est sans doute parce qu'il ne peut pas l'être. (Elle s'arrange
la figure devant la glace.) La noblesse, on a beau dire, ne s'ac-
quiert point : c'est pourquoi les gens bien nés pardonnent
aux roturiers d'avoir de l'esprit, tandis que ceux-ci ne leur
pardonnent point de s'en pouvoir passer... Ce pauvre Mo-
lière! comme il est jaloux de moi! En vérité, je l'aime bien,
et je goûte un grand plaisir à le faire enrager! Il est si malin
quand il est en colère! et si bon quand il a fini de gronder,
et si simple quand il me demande pardon de la i)oiiie que je
lui ai faite!
MOLTERE 365
SCÈNE V
ARMANDE, BARON.
Armande s'est replacée debout devant la glace et ne se retourne pas
quand Baron entre. Celui-ci entre à la dérobée.
BARON, ému.
Ah! vous voilà seule, mademoiselle Béjart?
ARMANDE.
C'est vous, Baron? Qu'est-ce que vous me voulez?
BARON.
Vous voir un moment, puisque je rencontre l'occasion si
belle !
ARMANDE.
Eh bien, après ?
BARON.
Oh ! si c'est la manière que vous avez de me recevoir, je
n'oserai jamais vous rien dire ! .
ARMANDE.
Vous n'avez, ce -ne semble, rien à me dire que vous ne me
l'ayez écrit.
Elle se retourne vers lui et tire un billet de sa poche.
BARON.
Oh ! vous avez reçu mon billet! vous l'avez lu ! ... vous l'avez
gardé, Armande!
il veut se jeter à ses genoux; elle lui tourne le dos et se remet devant
la glace.
ARMANDE.
Oui, je l'ai gardé pour le montrer à Molière.
BARON.
Oh! n'en faites rien, mademoiselle! vous me voulez donc
brouiller avec lui?
ARMANDE.
Il y aurait de quoi ; car il est fort impertinent pour lui.
36(> THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
votre billet doux! (Elle ouvre le billet et le lit en s'accoadant nonclia-
lamment sur la cheminée.) « Non, VOUS n'aimez point, VOUS n'ai-
merez jamais Molière, n'est-ce pas? Il ne vous aime pas non
plus, lui! il est trop grave pour vous, vous êtes trop jeune
pour lui. Croyez à un jeune cœur rempli d'espoir et de cou-
rage. Je ne suis rien encore; mais mon amour me fera attein-
dre la gloire et la fortune si vous m'encouragez! etc., etc. »
C'est très-joli, tout cela; mais Molière serait peu flatté du
respect que vous me conseillez de porter à sa gravité.
BARON.
Offenser, dénigrer. Molière! Oh ! telle n'est pas mon inten-
tion. Je m'efforçais de me prouver à moi-même que cette
passion qu'on dit qu'il a pour vous n'était qu'une supposi-
tion... C'était pour raffermir ma conscience, effrayée peut-
être, que je vous écrivais de la sorte... Tenez, Armande, dé-
cidez de moil S'il est vrai qu'il vous recherche..., renvoyez-
moi, désespérez-moi tout de suite! Il ne faut qu'un mot pour
cela. Je sens que je vous aime, malgré moi, plus que je ne
devrais, que je vous aime plus que Molière!... Et cependant
je sais que je dois chérir Molière plus que moi-même et n'être
point jaloux, mais content de son bonheur!... Oui, aimez-le,
Armande I II est si bon, lui ! Aimez-le ! J'en serai bien heu-
reux, moi!
Il fond en larmes.
ARMANDE, surprise, le regardant. — X part.
Ouais! voilà un bon cœur bien aimant! (Haut.) Allons,
allons, mon cher Baron, un peu de courage, surtout devant
les gens! Vous laissez trop voir vos sentiments pour moi, et
Molière finira par s'en apercevoir.
BARON, tressaillant.
Vous craignez donc Molière?
ARMANDE.
Oh! je ne crains personne! Mais je ne veux pas vous brouil-
ler avec lui, comme vous disiez tout à l'heure.
BARON.
11 vous aime donc, lui?
AK.M\.M)E.
Je ne sais pas; mais puisque vous le croyez vous-même...
BARON.
Arraande, je ne crois, je ne sais rien; je ne croirai que ce
que vous voudrez me dire. C'est à vous de m'empêcher de
m'égarer.
A RM AND E, pensive.
Vous avez bien de la vertu dans l'amitié 1 C'est beau pour
un garçon de votre air et de votre âge ! Mais cette vertu-là
serait inquiétante pour qui serait tenté de voys aimer!
BARON.
Que voulez- vous dire, Armande? Armande! si vous m'ai-
miez, vous!...
ARMANDE.
Eh bien, si je vous aimais, et si Molière avait jeté sa vue
sur moi, est-ce que la douleur de Molière éconduit ne vous
empêcherait pas d'apprécier votre bonheur?
BARON.
Pourquoi tous ces si? Dites si vous m'aimez et ne me par-
lez pas d'autre chose.
ARMANDE.
Ah! voilà la qi ?stion changée! Vous demandiez d'abord si
Molière m'aimait.
BARON.
Que vous me faites souffrir! Parlez-moi de vous, de vous
seule!
ARMANDE.
Non; il me plaît de parler de Molière d'abord, de Molière
que vous chérissez plus que vous-même, et vous ne voulez
plus?
BARON.
Eh bien, parlez-en donc, et dites-moi que vous l'aimez.
ARMANDE.
C'est encore autre chose. Vous n'avez pas deux idées de
suite. Baron! La question était de savoir si j'étais aimée de
Molière, et si, dans ce cas, vous deviez renoncer à moi.
."6« THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
BAKON, accablé.
Prononcez donc mon aiTèt! Vous aime-t-il?
ARMAXDE, le regardant attentivement.
Vous êtes brave comme un preux! Vous voilà tout prêt à
être guéri de votre flamme, si je dis oui. Vous ne m'aimez
guère !
BARON.
Guéri ! vous dites que je serai guéri I La mort guérit, en
effet, tout les maux !
ARMANDE, riant.
Ah! Baron, si vous me dites que vous en mourrez, me
voilà forcée de ne vous point laisser mourir, poui- peu que je
ne sois point une tigresse, et-, alors, tant pis pour Molière!
BARON.
Vous riez! vous raillez dans un pareil moment! quand je
me sens prêt à vous sacrifier la conscience de mon amitié, la
première fleur de ma loyauté, toute la religion de mon en-
fance!... Armande, ayez pitié de moi, je n'avais jamais ré-
fléchi, jamais souffert, jamais aimé! je croyais que le pre-
mier amour d'un homme devait être si pur, si doux, et j'en
serais tout enivré!
ARMANDE.
Pour enivré, vous ne l'êtes guère, je le vois, et vous me
donnez l'exemple d'un courage tout chevaleres([ue qui me
gagne à mon tour. Soyez donc fidèle à Molière, je le serai
aussi, et la crainte de déplaire à notre commun bienfaiteur
m'empêchera d'écouter l'amour de personne.
BARON.
Armande, vous me tuez! Oui, oui, souriez avec dédain,
moquez-vous, trouvez-moi ridicule!... Dites que les amoureux
parlent toujours de leur mort. Je ne sais rien des effets de
l'amour, moi; je n'ai pas encore fait l'épreuve d'un désespoir
comme celui oîi vous me mettez. Mais je sens que, si l'on en
guérit, on y doit laisser la moitié de son âme! Adieu ! je crois
(juc cette épreuve était un jeu cruel pour vous débarrasser de
moi, et que vous cherchiez dans ma faiblesse des armes pour
me mépriser. Mais vous avoz ri trop tôt, et, si je suis mal-
heureux plus que je ne le puis dire, du moins je ne suis pas
encore coupable... Ne riez donc pas trop, Armande, je ne
suis point un lâche!... Vous me considérez comme un enfant;
mais j'ai quelque fierté, et j'en aurai peut-être assez, cette
fois, pour vous prouver que j'étais un homme... un homme
que vous voulez briser et qui succombera peut-être sous sa
douieur, mais non pas sous votre caprice.
Il sort avec impétuosité.
SCÈNE VI
ARMANDE, seuFe.
Oui, c'est un homme! un homme assez fort même, et il y
aurait plaisir à le vaincre dans ses scrupules de conscience !
J'ai ri trop tôt!... Non! On s'engage soi-même plus qu'on ne
pense dans ces sortes de combats, et Baron n'est pointlepoux
qu'il me faut. Il est jeune, il est beau, il plaît par sa figure
et le ton de sa voix, mais il ne sera peut-être jamais qu'un
médiocre comédien! Allons donc!... Mais voyons donc com-
ment réussit à la cour cette comédie de Molière !
Elle prend sa pelisse pour sortir.
SCÈNE VII
ARMANDE, MADELEINE, LE PRINCE DE CONDÉ,
en habit de voyage.
CONDÉ, à Madoleine.
Non, non, je l'attendrai ici, puisqu'il y doit revenir tout à
l'heure. Je ne suis point en costume pour me montrer. Sa
Majesté me donne audience particulière après le ballet, et,
en attendant, je veux serrer la main à Molière dans cet en-
droit retiré, qui convient mieux à un homme fatigué de cam-
pagnes et de voyages que l'éclat des fêtes royales... Mais
voilà mademoiselle votre sœur, si je ne me trompe!
I 21.
370 THKATRE COMPLET DE GEORGE SAND
A RM AN DE, le reconnaissant.
Sr. le prince de Gondé ! Ah ! mon Dieu ! .
CONDÉ.
Pardonnez- moi si, après les années écoulées sans vous
voir, je ne vous ai pas reconnue tout d'abord. Ces années-là
vous ont fait gagner en agrément tout ce qu'elles m'ont fait
perdre,
ARMANDE, avec minauderie.
Oh! monseigneur, j'ai toujours ma bague, elle ne m'a ja-
mais quittée!
CONDÉ.
Je vous en rends mille grâces, (ii lui baise la main, et dit à
part, après l'avoir regardée.) Toujours la même personne! Naïveté
bien étudiée. (Haut.) Vous devez être aujourd'hui une actrice
accomplie. On le dit partout... (Se tournant vers Madeleine.) On
le dit de vous deux.
MADELEINE.
Nous faisons de notre mieux pour mériler les distinctions
que le roi accorde à la troupe de Molière.
CONDÉ, il Madeleine.
Savez-vous, mademoiselle, que, lorsque le bruit de la gloire
de Molière m'est venu trouver, partout, dans le tumulte des
camps, comme dans les loisirs de la retraite, je n'ai pas été
surpris le moins du monde?
ARMANDE.
Votre Altesse s'est rappelé que ce nom appartenait à un
homme qu'elle avait rencontré pour un moment en voyage?
CONDÉ.
Ce voyage-là,. mademoiselle, a trop marqué dans ma vie,
il a été trop hardi, trop périlleux, et couronné de trop de
succès pour que j'en aie oublié la moindre circonstance; je
fis cent vingt lieues presque seul à travers des pays hostiles
et dans un moment où ma tête était mise à prix. Eh bien,
je no fus reconnu que par un seul homme, lequel, par grande
loyauté et générosité, ne me voulut point trahir, encore (lu'il
no fût point de mon parti, ot qu'il lilaniàt mon entreprise.
Cet homme, c'était Molière, le divin Molière, qui faisait alors
dans le monde une assez pauvre figure, mais en qui je ne
sais quel air de franchise, de grandeur et de sagesse, me fit
pressentir un homme au-dessus du commun. Aussi n'a-t-il
jamais fait imprimer une pièce que je ne l'aie lue avec avidité
et je sais le Misanthrope. Corneille est le bréviaire des rois,
Molière est celui de tous les hommes.
MADELEINE.
Ah! que .Molière ne peut-il entendre les paroles de Votre
Altesse! je les veux retenir pour les lui redire.
ARMANDE.
En vérité Je ne le croyais point si célèbre; je voyais bien
qu'il divertissait agréablement la cour et la ville; mais je
n'aurais point pensé qu'on pariât de lui jusque dans tous les
pays que Votre Altesse a parcourus, ni que sa renommée
fût si chère qu'elle l'est au grand Condé.
CONDÉ. -^
C'est que, vivant au foyer même de cet astre, vous ne pou- '
vez point voir jusqu'où ses rayons s'étendent. Et puis c'est le ^
propre de la jeunesse et de la beauté d'être fières d'elles-
mêmes et de ne vouloir briller que de leur propre éclat. On
ajoute {lu récit de vos perfections, mesdemoiselles, l'éloge de
votre vertu; et, comme la vertu vaut la gloire, je me plais à
vous rendre hommage... Mais j'entends un grand mouve-
ment : c'est peut-être que la comédie finit ?
MADELEINE.
Oui, monseigneur; Molière vient se reposer ici pour un
moment avant le ballet. Je cours lui dire...
CONDÉ.
Non, de grâce, laissez-moi aller avec vous. Je le veux em-^
brasser sans préambule et voir s'il me reconnaîtra à pre-
mière vue.
Il 1 invite à passer devant lui.
MADELEINE.
J'obéis.
Us sortent.
372 THEATRE COMPLKT DE GEORGE SA\D
SCÈNE VIII
ARMANDE, seule.
J'ai donc bien fait de demeurer sage, et de dédaigner égale-
ment petits comédiens et grands seigneurs. Oh! la gloire!...
La vertu, au dire du grand Condé, peut marcher de pair avec
la gloire... Oui, mais elles se doivent unir pour obscurcir
tout le reste... Molière, Molière!... jaloux, rigide... point
jeune... mais tant de gloire!...
SCÈNE IX
ARMANDE, BARON.
BARON, entrant précipitamment.
Voilà Molière qui vient! allez-vous donc mettre le soupçon
dans son cœur et lui montrer ma lettre? Brùlez-la, oubliez-
la, mademoiselle, je vous en supplie!
ARMANDE.
Moi? Est-ce que j'ai souvenance que vous m'ayez dit ou
écrit quelque chose?
BVRON.
Oh! mon Dieu!
SCENE X
Les MiÎMES, MOLIÈRE, CONDÉ, MADELEINE,
BRÉCOURT, DUPARC, PIERRETTE.
MOLIÈRE, qui entre avec Condé.
Je crois ([iie ce jour-ci est le plus beau de ma vie. Le vain-
queur de Nordiingue et de Rocroy s'est souvenu de Molière
et l'a voulu serrer dans ses bras, pour l'amour de la morale
el de la vérilo. Je ne demandais point au ciel d'autre récom-
pense du peu de bien que j'ai pu faire, que l'approbolion
M (J L T k R E 373
(]u plus grand capitaine cl du plus lionnêle homme de son
siècle.
CONDÉ.
Après Turenne!
MOLIÈRE.
Avec Turenne! qui honore l'un honore l'autre; et ces deux
grands rivaux se sont grandis encore en se réconciliant. Ah!
je vous le disais bien, monseigneur, ([ue vous redeviendriez
l'épéede la France!
CONDÉ.
Nous reviendrons sur ces choses^ et j'en veux parler beau-
coup avec vous; mais vous n'avez point de temps à perdre
ici, et je sais que vos affaires ont besoin d'autant d'ordre et
de présence d'esprit que les miennes en. autre lieu. Je vous
quitte en vous priant de me venir voir à Chantilly, aussitôt
que vous aurez fini pour cette fois à Versailles, (ii lui serre la
main. — Voyant Brécourt.) Ah! monsieur, qui m'avez voulu jadis
couper la gorge, la main aussi, je vous prie. — Mesdames, je
suis votre humble serviteur, (a Molière, qui veut le reconduire.)
Point, point : ne quittez point votre poste.
Il le repousse doucement et sort.
SCÈNE XI
Les Mêmes, hors CONDÉ.
MOLIÈRE.
Le grand homme a raison. A nos affaires, mes enfants, à
nos affaires! Baron, tu es prêt? Va voir si les danseurs le
sont : les sieurs Arnal, Noblet, Desairs...
BARON.
J'ai la liste, je vais faire l'appel.
Il sort.
MOLIÈRE.
Toi, Brécourt, tu as promis à M. le comte d'Armagnac de
l'aider à sa toilette. C'est la deuxième entrée de la scène cin-
374 THÉATEE COMPLET DE GEORGE SAND
quième, le quadrille des Goguenards. Tu ne saurais trop le lui
rappeler. Ces grands seigneurs, cela veut danser n'importe
dans quel endroit de la pièce!
BRiicOURT.
J'y vais.
11 sort.
DUPARC.
Moi, j'ai la surveillance des démons; sont-ils dans la salle
des petits danseurs du roi?
MOLIÈRE.
Oui, tous ensemble, anges et lutins.
Duparc sort.
MADELEINE. '
Moi, je vais voir si les chanteuses espagnoles sont à leur
poste.
Elle sort.
SCÈNE XII
MOLIÈRE, ARMANDE, PIERRETTE.
PIERRETTE, à Molière. *
Et vous, j'espère que vous allez vous reposer un brin avant
que de recommencer à- vous trémousser?
MOLIÈRE, s'asseyant.
Oui, je veux bien... Ai-je bien pensé à tout?... Ah' j'ou-
bliais le principal ! le roi doit passer par ici pour se rendre
avec moi sur le théâtre. Peut-être qu'il voudra entrer dans
mon cabinet de toilette pour faire donner la dernière main à
son déguisement, Cours ranger, épousseter, essuyer les mi-
roirs, va!
PIERRETTE.
Oh diantre! j'étais déjà la servante de Molière, et c'était
([uelipie chose ! A présent, mo voilà donc la servante du'roi?
Qu'est-ce qui m'aurait dit ça?
Elle lorl.
MOLIERE , i'o
SCÈNE XIII
MOLIÈRE, ARMANDE.
MOLIÈRE, assis, d'un air accablé.
Je VOUS le disais bien, Armande, que vous ne preniez nul
souci de ma pauvre comédie !
ARMANDE.
Je sais pourtant qu'elle a grandement réussi.
MOLIÈRE.
Comment le sauriez-vous? Vous n'y étiez point!
ARMAXDE.
' Ne savais-je point qu'elle est bonne, et croyez-vous que
je m'y connaisse -si peu que de douter de la fortune de vos
ouvrages.
MOLIÈRE.
Je donnerais volontiers ce beau compliment de coulisse
pour un regard d'intérêt quand je suis en scène. C'est là que
j'aurais besoin d'un cœur qui envoyât un peu de chaleur au
mien.
ARMANDE.
Ne savez-vous point que j'étais retenue ici par la présence
de M. le Prince?
MOLIÈRE.
Oui, ou par les fadeurs de quelque officier du 'palais, ou
bien par les enfantillages de Baron, que sais-je? vous ne vous
plaisez qu'à des riens, et vous avez toujours quinze ans!
ARMANDE.
Non, mon ami;- j'en ai vingt-cinq, et je m'en aperçois, car
je raisonne, je réfléchis et je comprends.
MOLIÈRE.
Eh bien, moi qui n'ai plus vingt-cinq ans, je ne donne
point encore à ces froides combinaisons de l'esprit le temps
que je puis dérober auK affaires. C'est mon cœur qui me
37(i THKATRE COMPLET DE GEORGE SAND
mène dans ces momenls-là, el je sens alors que je vis, que
j'aime et que je soufTre!
A RM AN DE, caressante.
Et qui donc aimez-vous, Molière?
MOLIÈRE, avec humeur.
Oh ! ce n'est point vous !
ARMANDE, piquée.
Je sais que j'ai trop peu de mérite pour cela, et que vous
chérissez ma sœur plus que moi !
MOLIÈRE.
Oui, certes! elle vaut mieux que vous.
ARMANDE.
Alors, pourquoi donc ne l'épousez-vous point? Depuis
qu'elle sèche sur pied à vous attendre, elle a eu le temps de
reverdir.
MOLIÈRE.
Que me dites-vous là? Vous êtes une méchante langue.
Ni votre sœur ni moi n'avons jamais songé à nous marier.
ARMANDE.
Quant à elle^ cela lui plaît à dire. Quant à vous, il est possi-
ble que vous ayez le mariage en horreur.
MOLIÈRE.
Oh ! je l'ai certainement, surtout depuis que je vous con-
nais.
ARMANDE.
Alors, Molière, de quel droit me souhaitez-vous si attentive
et si aimante auprès de vous?
MOLIÈRE, étonné.
Je ne vous entends point! ne vous regardé-je pas comme
ma fille? ne devriez-vous pas m'aimer comme votre père? et
l'amitié que j'exigerais de vous, peut-elle blesser la bien-
séance?
ARMANDE.
Mais oui, si je m'y laisse emporter sans prudence et sans
retenue.
MOLIÈRE, entre l'i-molion et la méfiance.
Vous moquez-vcus, Annande? et voulez-vous faire la prude
avec un homme qui se rend trop de justice pour donner lieu
à vos méfiances?
ARMANDEj avec aplomb.
Si vous appelez pruderie la vertu, alors, Molière, il ne me
reste plus qu'à vous quitter pour toujours.
MOLIÈRE, avec douleur.
Me quitter? et pourquoi donc, mon Dieu? Quel est ce ca-
price? Ah!... elle me rendra fou!
ARMANDE.
Ce n'est point un caprice, et je pense être plus sage que
vous, monsieur Molière, en vous disant que je considère le
mariage comme le biit des âmes honnêtes. Je suis donc déci-
dée à me marier avant qu'il soit trop tard pour inspirer de
l'amour à mon mari; car je souhaiterais fort d'être aimée, et,
telle que me voilà auprès de vous, je ne le suis point. On
me flatte et me courtise d'un côté, on me reprend et on me
sermonne de l'autre. J'aime la' sagesse et ne profite ni de
l'amour ({u'on me témoigne, ni des remontrances que l'on me
fait, puisque je -ésiste à la séduction et ne mérite point ce
blâme. Je me veux donc marier, vous dis-je, il faut que vous
le sachiez et ma sœur aussi.
MOLIÈRE, pile et tremblant.
Et avec qui, s'il vous plaît, avez-vous résolu de vous ma-
rier?
ARMANDE.
Pour cela, je n'en sais rien encore, je n'y ai point pensé.
MOLIÈRE, hors de lui.
A d'autres, Armande ! Vous aimez quelqu'un !
ARMANDE.
Eh ! qu'est-ce que cela vous fait?
MOLIÈRE, abattu.
Vous avez raison, cela ne me regarde point et je n'ai jtoint
378 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
le droit de vous interroger. C'est à votre sœur de connaître
vos sentiments. Tenez, la voici, parlez ensemble.
Il cache sa tête dans ,ses mains.
SCÈNE XIV
Les Mêmes, MADELEINE.
MADELEINE.
Qu'est-ce donc, Molière? Êtes-vous malade? On dirait que
vous pleurez?
Elle s'approche de lui ; il fait nn geste pour la repousser et cache encore
plus sa figure. Madeleine s'arrête interdite.
ARMANDE, à part.
Allons, il faut en finir. (Haut.) Ce n'est rien, ma sœur; nous
nous querellons ; je me veux marier et il s'emporte contre
moi. Je vous demande un peu pourquoi?
MADELEINE, saisie, à part.
Oh! je le sais bien, moil... (Haut.) Mais au fait... que lui
importe? Parlez donc, Molière!
MOLIÈRE, faisant un eiïori sur lni-rac"me.
Je n'ai rien à vous dire, sinon que je trouve étrange cette
résolution soudaine, et blessante la façon dont elle me la vient
annoncer. Je me croyais son ami, son conseil, son protecteur,
et elle me fait un mystère de ses résolutions!... Qu'elle les
garde pour elle seule, ou qu'elle les dise, je m'en lave les
mains.
n va se rasseoir.
MADELEINE.
Parlez, ma sœur. Pourquoi ne diriez-vous point franche-
ment à Molière quelle est la personne que vous aimez?
ARMANDE.
Cela m'est impossible.
MADELEINE.
Me le direz-vous, à moi ?
MOLIKRK 379
ARMANDE.
Oui, si vous mo promettez le secret vis-à-vis de tout le
monde (montrant Molière), et de lui tout le premier.
MADELEINE.
Vous l'entendez, mon ami? Que dois-je faire?
MOLIÈRE,» se levant.
L'écouter, la conseiller dans son intérêt; la marier avec
celui qui lui plait, si c'est un honnête homme, et ne me point
consulter, puisque telle est la fantaisie de son ingratitude.
Il passe dans son cabinet.
MADELEINE, à part en le regardant sortir.
Mon Dieu! comme il souffre!
SCENE XV
MADELEINE, ARMANDE.
MADELEINE.
, Voyons, ma chère Armande, je suis ta meilleure amie et te
sers de mère depuis longtemps. Dis-moi ta pensée.
ARMANDE.
Ma bonne sœur, ce que j'ai à vous dire vous va chagriner,
car je suis fort à plaindre. J'aime. Molière, et Molière ne
m'aime point. Il ne m'aimera jamais, et, m'aimàt-il d'ailleurs,
il ne se veut point marier. Le soin de mon honneur et ma
dignité me commandent de l'oublier, et, pour cela, je vous
prie de m'aider à m'éloigner de lui, et à feindre que j'ai des-
sein de me marier avec quelque autre.
MADELEINE, éperdue.'
Vous aimez Molière? Vous mentez! .-^
ARMANDE, jetant un coup d'œil sur la porte du cabinet, qui est .,
restée ouverte et élevant la voix.
Je mens?... Et qui voulez-vous donc que j'aime, si ce n'est'
Molière? N'est-il point le plus grand, le meilleur, le plus
380 THKATRE COMPLET DE GEORGE SAND
boau, le plus aimable homme ([uc je connaisse? Nommez-moi
quelqu'un que je puisse seulement regarder à côté de lui!
(Feignant le désespoir.) Mais il me déteste, il déteste le mariage,-
et vous me blâmez de lui vouloir celer mes sentiments!
SCÈNE XVI
Les Mêmes, MOLIÈRE.
MOLIÈRE, éperdu, s'élance hors du cabinet et tombe aux pieds
d Arraande.
Elle m'aime! elle le dit!... (a Madeleine.) Ah! chère Béjart,
c'est moi qu'elle aime! J'étouffe de joie, il me semble que je
vais en mourir.
Arniande joue la confusion; Madeleine est atterrée.
MADELEINE, à part.
Allons! l'heure est venue! (Elle relève Molière et le conduit à son
fauteuil, où il se laisse tomber comme anéanti.) Eh bien, Molière^
puisque vous l'aimez aussi depuis longtemps, soyez donc
heureux.
MOLIÈRE.
Je l'aimais! Vous le saviez donc? Je ne le savais pas moi-
même !
ARMANDE.
Ma sœur me trompe, vous ne m'aimez pas.
MOLIÈRE, se levant avec transport et la serrant dans ses bras.
Armande! mon enfant! mon amour! ma femme!
ARMANDE.
Votre femme, Molière? Vous avez dit votre femme?
MOLIÈRE,
Oui, mon amie et ma compagne pour toujours, devant Dieu
et devant les hommes!
ARMANDE, pliant le genou devant lui.
La femme de Molière!... Ma .sœur, bénissez-moi dans mon
bonheur et dans ma gloire !
MADELEINE la relève et l'embrasse.
Sois fligne do lui, ina chère Armande!
MOLIERE J8l
SCÈNK XVII
Les Mêmes, PIERRETTE.
PIERRETTE, accourant.
Monsieur Molière! monsieur Molière! le roi... le roi qui
vient!
Les portes du fond s'ouvreot, Louis XIV paraît, déguisé en Égypllen,
avec une suite qui reste sur le seuil-
SCÈNE XVIll
Les Mêmes, LE ROL
LE ROI, uu masque à la main.
Eh bien, Molière, me voilà prêt. Nous avons encore cinq
minutes. Voulez-vous regarder s'il ne manque rien à mon
ajustement?
MOLIÈRE, le toisant attentivement.
Rien, sire.
le roi.
Marchons donc.
MOLIÈRE.
Puisque Votre Majesté a cinq minutes à perdre, je lui en
demande une pour moi.
LE ROI, souriant.
Je vous en donne deux. Parlez vite.
MOLIÈRE.
Je demande à Votre Majesté d'avoir pour agréable que je
prenne pour ma femme mademoiselle Gresinde-Armande
Béjart, qui s'efforcera de lui complaire en continuant son
emploi dans la troupe honorée des bontés royales.
LE ROI.
Ce mariage m'est agréable^ puisqu'il assure à mon théâtre
une comédienne excellente. Je vous fais mon compliment à
tous deux, (il fait un pas, s'arrête et se retourne vers Armande ) Ma-
dame Molière, vous avez là un grand nom à soutenir ! Ce
382 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
n'est point le roi de France, c'est l'univers entier qui signe
aujourd'hui vos lettres de noblesse.
Il passe; tous le suirent.
SCÈNE XIX
MADELEINE, PIERRETTE.
Madeleine, qui est restée la dernière avec Pierrette, chancelle au
moment de sortir; Pierrette la retienf dans ses bras.
PIERRETTE.
Eh bien, mademoiselle Madeleine, est ce que vous vous
trouvez mal? Gomme vous voilà blèmie!
MADELEINE.
Ce n'est rien... ce n'est rien... Il faut aller danser!... La-
forêt!... Ah! ma pauvre Laforêti...
Elle tombe en sanglotant et en criant dans les bras de Pierrette.
ACTE TROISIÈME
A Auteuil. — Une chambre de travail confortable mais simple, éclairée fai-
blemeut par une lampe k chapiteau. Un bureau avec des papiers épars.
Une fenêtre fermée de rideaux épais est à la gauche de Molière. Le bureau
se trouve entre cette fenêtre et le canapé . Une porte, à la droite de l'ac-
teur, conduit il la chambre îv coucher de Molière.
SCENE PREMIÈRE
MOLIÈRE, BARON.
Molière, seul d'abord, à demi couché sur un canapé, est immobile, les
yeux ouverts. On entend confnsi'ment chanter ilerrièro le théâtre. Puis
Baron ouvre la porto du fond et s'approche sur la pointe du jpiei. Par
cette porlc, on entend distinctement ce refrai.i :
Le plus grand niallieur, c'est de naître.
Le seul bonlieur, c'est de uiourir.
MOLIERE 383
MO LIE RE, rt'iiétaDt, sans chanter, les Jeux vers.
Le plus grand malheur, c'est de naître.
Le seul bonheur, c'est de mourir.
Je croyais rêver, d'ouïr de telles paroles sur un air à boire!
Voilà une étrange façon de se divertir. (Voyant Baron:) Ah ! tu
es là, mon enfant?
BARON.
Comment! vous n'êtes point couché, mon ami? Je venais
voir si vous dormiez I
MOLIÈRE.
Et le moyen de dormir, avec ces fous dont les rires, les
querelles et les chansons me viennent disputer, jusque dans
ma retraite d'Auteuil, les heures de mon repos? De ma
chambre, je les entendais trop. Je suis venu me réfugier ici,
où je les entends encore.
BARON, après avoir été refermer la porte.
Mais vous êtes mal sur ce canapé! Yous seriez mieux dans
votre lit 1
MOLIÈRE.
Les lits sont faits pour les gens bien portants; ils sont le
tombeau des malades. Le mien m'étouffe, et je ne me couche
presque plus. Mais, dis-moi, Baron, quelle antienne burlesque
chantaient-ils donc là, tout à l'heure ?
BARON.
C'est un impromptu de M. Chapelle, à qui le vin donne des
idées noires.
MOLIÈRE.
C'est donc la première fois? '
BARON.
Cette mélancolie a commencé par M. Boileau, qui, sur
cette sentence de je ne sais quel ancien, que le premier bon-
heur est de ne point naître, et le second, de promplement
mourir, a discouru de fort grande éloquence. M. Nantouillet
a dit comme lui; M Chapelle les a d'abord combattus, et puis
il s'est rangé à leur avis. 11 a couiposé des vers fort lugubres,
384 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
que M. Lulli a mis tout de suite sur un air fort gai, et les
voilà (jui, à cette heure, pleurent, rient et chantent sans sa-
voir pourquoi.
MOLIÈRE.
Qu'est-ce que l'homme? Un être qui s'étourdit ou se la-
mente sans jamais trouver le cahne de son jugement ou le
repos de son cœur! Toujours la douleur au fond de la gaieté
et le désespoir même dans l'iviesse!... Mais la Fontaine, est-
ce qu'il est toujours là?
BARON.
11 est parti sur le minuit, trouvant qu'il en avait assez,
mais sans s'être douté qu'ils l'avaient raillé et mystifié tout
le temps. Il était encore plus distrait que de coutume.
MOLIÈRE.
Ils le raillent toujours, mais ils auront beau se trémousser,
aucun d'eux n'effacera le bonhomme! Ah çà!... quelle heure
est-il, Baron?
BARON.
Je ne sais pas bien; il fait grand jour, et vos convives se
disposent à partir. M. BoileauNa fait pour vous ces vers-ci,
qu'il m'a chargé de vous remettre en manière d'adieu et de
remerciments.
MOLIERE, prenant les vers.
Va donc les accompagner, et puis tu iras te coucher. Je
n'aime point ces veilles-là et ces excès à ton âge.
BARON.
Il fallait bien leur faire les honneurs en votre place.
MOLIÈRE.
Sans doute! Et la pauvre Laforêt, elle a été debout aussi
toute la nuit?
BARON.
Et, comme de coutume, sans se plaindre.
MOLIÈRE.
Mes pauvres enfants, j'ai des amis bien iudiscrels, cpii no
respectent ni votre santé ni ma maladie. Je ferais volonticis
une rente à Chapelle pour qu'il allât régaler sa compagnie
MOLIERE 383
ailleurs que chez mui. — As-lu veillé, au moins, à ce qu'ils
ne manquassent de rien ?
BARON.
J'ai fail de mon mieux.
MOLIÈRE.
Et tu ne t'es point laissé entraîner à boire, je le vois.
BARON.
Je vous l'avais promis, mon père.
MOLIÈRE.
C'est bien, mon enfant, je t'en remercie. — Et ma fille,
leur bruit ne l'a point éveillée?
BARON.
La petite a très-bien dormi et dort encore.
MOLIÈRE.
Bon! va donc les reconduire et m'excuser encore de ce
qu'étant au lait pour toute nourriture, je n'ai pu leur faire
raison.
BARON.
Tâchez de dormir à présent.
MOLIÈRE.
J'y tâcherai, mon enfant. ,^
Baron lui baiâC la main ci sort.
SCÈNE II
MOLIERE, seul, lisant les vers de Boileau.
Ta muse, avec docilité,
Dit plaisamment, la vérité;
Chacun profite à ton école.
Tout en est beau, tout en est bon ;
Et ta plus burlesque parole
Est souvent un docte sermon.
Laisse gronder les envieux;
Ils ont beau crier en tous lieux
I n
385 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
Qu'en vain tu charmes le vulgaire,
Que tes vers n'ont rien de plaisant;
Si tu savais un peu moins plaire,
Tu ne leur déplairais pas tant.
Merci, Boileau ! Tu crois qu'il faut me consoler des injures
des bigots ! tu crois que ma souffrance provient de leurs in-
jures et de leurs persécutions ! Chapelle le croit aussi !... Mes
amis, vous vous trompez -tous! Si je n'avais point d'autres
maux à combattre, ma force y suffirait de reste. Hélas ! mes
douleurs les plus âpres ne sont point celles du poëte et du co-
; médien, mais bien celles de l'homme, et mon cœur saigne par
tant de blessures, que je ne sens plus celles que l'on veut
, ,faire à mon amour-propre! (La porte s'ouvre doucement.) Qliï
vient là?
SCÈNE II.I
MOLIÈRE, PIERRETTE, amenant LA PETITE
Madeleine Molière, qui porte un gros bouquet de fleurs.
La petite Molière est un enfant de six à huit ans.
LA PETITE MADELEINE.
C'est moi, mon papa, qui me suis levée de bonne heure,
parce que Laforêt dit que c'est aujourd'hui votre fêle, et qu'il
faut vous présenter, à votre réveil, ce que vous aimez le
mieux.
MOLIÈRE , lu prenant sur ses genoux.
Oh 1 oui, certes, elle a bien raison, ta bonne Pierrette ! elle
sait que ma petite Madeleine est ce que j'aime le plus au
monde !
Il l'embrasse.
LA PETITE MADELEINE.
Laforêt a dit comme ça que ma marraine, la tante Béjart,
viendra me voir, pour bien sûr, aujourd'hui, ot qu'elle m'ap-
portera une belle grande poupée. El nia [telile niainaii, quand
est-ce donc qu'elle viendra ?
PIEURETTK.
Peut-être bien domain.
LA PETITE MADELEINE.
Tu dis toujours comme ça, demain!... Est-ce que vous
|)leurez, mon papa, que vous avez la figure toute mouillée ?
MOLIÈRE.
Non, ma fille, non pas ! (a Pierrette.) Emmène-la; il ne faut
point que les enfants voient des larmes! (a sa fille.) Va courir
dans le jardin, mademoiselle, et tu reviendras déjeuner avec
moi.
Pierrette conduit l'enfant à la porto et la regarde s'en aller.
SCÈNE IV
PIERRETTE, MOLIÈRE.
PIERRETTE.
Qu'elle est belle! hein, monsieur?
MOLIÈRE.
Belle comme sa mère I
PIERRETTE, a part.
Tout lui fait mal, même sa fille! (iiaut.) Allons! monsieur,
voici l'heure de dormir, puisqu'on vous a fait des vacarmes
toute la nuit.
MOLIÈRE.
Ils sont partis ?
PIERRETTE.
Oui, et vous aurez enfin une matinée tranquille.
MOLIÈRE.
Dormir, c'est une fiction pour moi. Tiens, Laforêt, je me
trouverais beaucoup mieux de respirer l'air du matin. Ouvre-
moi les fenêtres. Les fumées de leur vin ont monté jusqu'ici.
PIERRETTE.
C'est vrai qu'on en a le cœur tribouillé par toute la maison.
MOLIÈRE, debout à la fenêtre.
Une belle matinée de printemps! Le soleil est levé, les oi-
388
THEATRE COMPLET DE GEORGE SA\D
soaiix chantent. Tiens, Laforèt, tiens ! la petite qui court après
un papillon! Ah! cette grâce! cette splendeur de la vie!...
J'ai vu sa mère presque comme cela !
PIERRETTE.
Eh bien, eh bien, elle n'est pas si loin, sa mère; et vous
n'avez qu'à lui écrire, elle reviendra.
MOLIÈRE.
Elle est loin.,, bien loin de la route de son devoir...
PIERRETTE.
Eh ! non, monsieur, elle est à Paris, dans votre apparte-
ment, rue de Richelieu.
MOLIÈRE.
Non ! je te dis qu'elle n'y est point; elle court les champs,
es châteaux, les palais! Il lui faut la vie d'une reine!
PIERRETTE.
Dame! elle s'ennuie un peu ici; elle est encore jeune...
plus jeune... que vous, et toujours belle comme un ange;
elle aime à se faire brave, à se faire voir. Tout ça lui passera,
allez! et, puisqu'elle est sage, laissez-la faire... Songez à
vous-même, écrivez vos comédies, ne vous saboulez point
l'esprit à d'autres choses... Réjouissez-vous avec vos amis,
vous en avez de bons... M. Baron qui est là comme votre fils,
un honnête garçon, lui ! un joli comédien déjà, et qui vous
fera honneur... Et tenez, en voilà encore deux, et des meil-
leurs, qui se sont levés de grand malin pour venir vous sou-
haiter votre fêle.
MOLIÈRE, toujours à la fenOtre.
Ah! oui, Duparc, Brécourt, mes fidèles compagnons; je les
aime également, bien que l'un me fasse toujours du bien et
l'autre toujours du mal.
PIERRETTE.
Bah! il a une chienne d'humeur, M. Duparc, mais au fond,
allez ! ce n'est |)as celui ([ui vous aime le moins.
Elit» va ouvrir la porte du fond.
M 0 L I K R E J»«
SCÈNE V
Les Mêmes, BRÉCOURT, DUPARC, BARON.
BRÉCOURT, embrassant Molière.
Nous te venons apporter une bonne, une grande nouvelle
pour le jour de ta fête. Ducroisy et La Thorillière sont reve-
nus du camp du roi cette nuit.
MOLIÈRE.
Ah! vraiment? déjà?
BRÉCOURT.
Ils sont venus frapper à notre porte en nous disant que,
rompus de fatigue, ils allaient se mettre au lit, mais qu'ils
nous chargeaient de t'apporter la permission de jouer Tartufe
devant les Parisiens, et la voici !
MOLIÈRE, ouvrant la missive.
Enfin ! Ah 1 mes amis, quelle affaire dans ma pauvre vie que
ce Tartufe!
DUPARC.
Je te l'avais bien prédit que cela tournerait à mal, et que
tu serais abandonné du roi lui-même!
MOLIÈRE.
Qui l'eût pu croire, qu'un roi si puissant, si absolu, et que
l'on traitait comme un dieu, aurait moins de pouvoir en son
royaume qu'une bande de frénétiques enragés d'hypocrisie et
de vengeance! Mais ne nous plaignons plus, puisqu'à la fin
justice nous est faite, et que voici l'ordre de jouer, signé de
la main du roi !
DUPARC.
Il est bien temps, après des années d'oubli ou de lâcheté!
Ton grand roi, Molière, est un Tartufe lui-même.
BRÉCOURT.
Tout beau! Duparc, le roi...
DUPARC.
Eh! morbleu! laissez-moi parler comme je veux. Tout le
danger y est pour moi, si vous avez ici des espions!
390 THKATRE COMPLET DE GEORGE SAND
BARON.
Duparc!...
DUPARC.
Je vous dis que la torture ne m'en ferait point démordre!
Le roi est un homme d'esprit, un galant liomme à certains
égards, je le veux bien ; mais il a un côté vicieux, c'est celui
par lequel il est hypocrite. Homme de voluptés secrètes et
d'intolérance publique, il n'avait pas reconnu tout d'abord
qu'il y avait dans le Tartufe, à l'insu même de Molière,
quelques traits de sa ressemblance. Mais sa mauvaise con-
science le lui a dit plus tard, et, tout en jurant à Molière qu'il
ne voyait rien d'irréligieux dans sa pièce, il n'en a pas moins
laissé interdire la représentation pendant bon nombre d'an-
nées, l'exposant ainsi aux insultes de ses ennemis et aux ca-
lomnies des fanatiques. S'il cède enlin, c'est que, d'après mon
conseil, Molière a mis de la vigueur dans son dernier placet...
pas assez à mon gré, car, si j'eusse été en sa place, j'eusse
écrit : « Sire, vous êtes un plaisant cuistre, vous qui avez
trois enfants de la Montespan et qui n'en faites pas moins vos
dévotions avec grand apparat, de vouloir nous empêcher... »
Eh bien, cela vous fait rire, vous autres?
BRÉCOURT.
Certes! voilà qui eût admirablemeut raccommodé nos af-
faires!
MOLIÈRE.
Le mieux est de rire^ en effet, des boutades de Duparc, et
le roi rirait lui-môme, s'il pouvait les entendre.
DUPARC.
Parla mordieu! non, Molière! il ne rirait point de cela!
MOLIÈRE.
Écoute, mon ami. Si tu respectais quelque chose au monde,
tu respecterais l'amitié... Oui, je dis l'amitié que j'ai dans le
cœur pour cet homme qu'on appelle Louis XIV. Oh! je sais
bien, mon Heraclite, que tu me reproches de lui trop sacrifier
mon temps, mon talent et ma santé. Mais consilère, je te prie,
que, s'il m'a commandé parfois des choses précipitées, il m'a
donné aussi les moyens d'en mûrir quelques-unes, ce que je
n'aurais jamais pu faire, si j'étais demeuré pauvre et obscur.
Son esprit pénétrant a deviné, à première vue, qu'il y avait en
nous quelque chose de plus solide et de plus vrai que chez ces
braillards de l'hôtel de Bourgogne qui tenaient le sceptre du
théâtre. Sans l'arrêt de son goût, qui faisait déjà loi en
France, nous n'eussions point ressuscité avec éclat, comme
nous l'avons fait, l'ancienne, la vraie, la bonne comédie, celle
qui reprend les vices du siècle et corrige les hommes de leurs
travers. J'ai donc une reconnaissance très-profonde pour
l'homme qui m'a aidé à dire beaucoup de vérités utiles, et
dont la main puissante a tenu le fouet dont j'ai fustigé les
turpitudes des grands de la terre. Cet homme m'a plusieurs
fois ouvert naïvement son cœur; il m'a demandé des con-
seils, et il les a suivis ; il m'en a donné, et ils étaient bons à
suivre. Il m'a vengé de l'impertinence des courtisans, en me •
faisant manger avec lui, tète à tête, en face d'eux tous, de--
bout et consternés. — Je ne suis point né ingrat et ne puis
me changer là-dessus à l'âge que j'ail... Eh bien, il est vrai
que j'ai eu des sujets de plainte, et que j'ai vu des taches
dans le soleil ; mais je n'ai pas le droit de les faire remarquer
aux autres, et mon tempérament fidèle me porte à pardonner
le tort que me peuvent faire quelquefois ceux qui m'ont obligé
souvent.
BRÉCOURT.
A.h! Molière, c'est de toi qu'on peut dire que l'homme est
encore supérieur à l'écrivain.
BARON, lui pressant la main.
Mon père!
PIERRETTE, s'essuyant les yeux.
Tout ce que monsieur dit dû roi et de lui, ça me tire^
toujours des larmes, parce que c'est toute mon histoire avec^
monsieur I
MOLIÈRE.
Ah çà! mes amis, c'est assez discouru. C'est demain qu'il
faut donner le Tartufe, puis(}ue nous l'avions annoncé.
392 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAXD
DUPARC.
Messieurs les magistrats vont avoir un beau pied de nez,
eux qui comptaient l'interdire encore!
BARON.
Parlons donc pour Paris, car nous n'avons que le temps de
nous préparer.
MOLIÈRE.
Ah ! mon jeune Damis ! il te tarde de revoir le feu du lus-
tre ! Allons! ceci va me secouer et me faire oublier mon mal.
Aidez- moi à tout préparer, mes amis. Toi, Pierrette, ap-
prête mes paquets, pendant que je m'habillerai. Baron, range
mes papiers, je te prie, et ferme tous mes tiroirs.
Tous sortent, excepté Baron.
SCÈNE VI
BARON, seul.
Il s'approche du bureau et range les papiers.
Oui, ce voyage lui fera du bien... et à moi, du mal... car
nous la reverrons! Il faudra bien qu'elle reprenne son rôle
dans le Tartufe, et, quoi qu'en dise Molière, il est plus pressé
de lui pardonnner que de la maudire!... Allons, du courage J
qu'importe que je souffre, pourvu qu'il soit heureux! ma
douleur est un mérite que j'offre au ciel pour l'amour de mon
bienfaiteur, et ma consolation est de me sentir son ami,
encore plus qu'il ne le peut savoir, (ii regarde les papiers.) Ah!
le manuscrit des Précieuses ridicules... Il est en ordre? Oui...
Les vers de Boileau! Des vers! encore des vers, des éloges,
des injures!... des lettres... (Prenant une lettre ouverte.) Des let-
tres anonymes... En voici une toute fraîchement reçue... (il
lit.) « On fait savoir à Élomire... » — Élomire? Ah! oui,
c'est l'anagramme de Molière... — « Le soin que prend sa
piquante moitié de changer en réalité bien éclatante, bien
scandaleuse, les soupçons du pauvre Sganarelle... »Ah! c'est
affreux... « C'est le prince de C..., le meilleur ami de l'igno-
blo fil diabolique auteur du Tartufe, qui ven,";e, à celte heure,
tous les maris trompés dont il a si gaillardement raillé l'in-
fortune. » Il déchire la lettre avec indignation.) Et VOilà CB qu'ils
lui écrivent tous les jours, les infâmes!... Ah! Molière, pau-
vre grand cœur, que tu payes cher l'honneur de dire la vérité
aux hommes!... Sa femme?... Non, c'est impossible... Mais
pourtant... Ah! cette femme est un démon!...
Il met ses coudes sur la table et sa tête dans ses mains.
SCÈNE VII
ARMANDE, BARON.
ARMANDE; elle entre doucement.
Bonjour, Baron ; où est Molière?
BARON, bondissant sur sa chaise.
Ah! c'est vous, madame?
ARMANDE.
Eh bien, cela vous étonne?
BARON,
Oh! certes! car on ne vous croyait point à portée de rece-
voir si tôt l'annonce de la représentation de Tartufe, et on
pensait vous chercher ailleurs qu'à Paris.
ARMANDE.
Ailleurs qu'à Paris? Pourquoi ne point dire tout simple-
ment à Chantilly?
BARON.
On a dit, on a écrit à Molière que vous y étiez, madame,
et il le croit.
ARMANDE.
Il fait fort bien de le croire, puisque j'en arrive.
BARON.
Quoi ! vous l'avouez?
ARMANDE.
Je ne l'avoue point, je le proclame, si cela vous plaît.
Qu'y peut-on trouver à redire?
394 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
BARON.
Vous le demandez?
ARM AND E, riant.
Je comprends! ah! la belle idée que vous avez là!... le
prince de Condé... Laissez-moi rire... Je savais bien qu'on le
disait ; mais je ne supposais point que cela fût pris au sérieux
quelque part, et ici surtout!
BARON.
Vous êtes gaie !
ARMANDE.
Oui, vraiment : je suis d'une charmante humeur.
BARON.
Elle rit!... et Molière dévore ses larmes! elle rit!... et ici
l'on ne dort point! elle rit!... et l'on se meurt de chagrin pour
elle!
ARMANDE.
Allons donc! ne sais-je pas bien que, si l'on veille ici, c'est
à table, en compagnie de bons vivants qui sortent de la mai-'
son en battant la muraille? Vous me voulez faire accroire que
mon mari se consume dans les larmes, quand il se dispose à
aller jouer le Tartufe, et à recueillir des applaudi^ments qui
lui feront fort bien oublier sa jalousie?
BARON.
Vous ne croyez point aux peines que vous ne partagez pas!
c'est le propre des cœurs ingrats et froids.
ARMANDE, après une pause, pendant laquelle elle l'examine.
Monsieur Baron, vou5 plairait-il de me dire où vous pre-
nez le droit de me faire des remontrances et de m'adresser
des injures?
BARON, troublé.
Dans ma sollicitude, dans mon attachement pour Molière.
ARMANDE.
Si vous n'avez pas d'autre raison à me donner d'une si
forte insolence, je vous avertis que je ne m'en saurais payer.
Cherchez-en quelque autre qui me puisse faire excuser vos
emportements.
MOLIERE 395
BARON.
Quelle autre pourrais-je vous donner ? En est-il de meil-
leure ?
ARMANDE.
Baron, il en est une plus mauvaise, mais que les femmes
sont si bien accoutumées d'entendre, qu'elles ne s'en offensent
plus.
BARON.
Laquelle donc?
ARMANDE.
Feignez donc de l'ignorer! moi, je feindrai de ne point
comprendre pourquoi vous vous montrez encore plus jaloux
de moi que ne l'est mon mari, et je prendrai cette conduite
pour indigne d'un honnête homme.
BARON.
Armande!
ARMANDE.
Eh bien, Baron?
BARON.
Vous êtes une tête folle ou une âme perverse.
ARMANDE.
Laquelle des dtax, à votre avis?
BARON.
L'une et l'autre, peut-être! Quoi ! vous me voulez contrain*
dre à vous dire que je vous aime quand vous savez qu'il n'en
est rien?
ARMANDE.
Ah! vous avez peu de mémoire, Baron !
BARON.
Je pensais que vous dussiez en avoir moins encore.
ARMANDE.
Je ne tiens point note des déclarations que je reçois; mais
le hasard m'a fait conserver et retrouver une certaine lettre
que vous m'écriviles à Versailles.
BARON.'
Vous vous souvenez et vous ne voulez pas que j'oublie!
396 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
Ah! VOUS ne croyez à rien, vous n'esliniez personne, vous ne
respectez aucune chose !
ARMANDE.
Oh! sans doute : je suis bien sacrilège de deviner que les
hommes ne blâment et ne décrient que les femmes qu'ils con-
voitent.
BARON.
Oh! vous avez l'art détestable de noircir tout ce que votre
œil regarde, et vous feriez douter d'elles-mêmes les con-
sciences les plus fermes. Mais, pour ne vous point confirmer
dans de pareils soupçons, je sors d'ici pour n'y rentrer ja-
mais. Adieu, madame!
ARMANDE, sèchement.
Pardonnez-moi, vous resterez, Baron.
BARON.
Non, certes!
ARMANUE, riant, avec coquetterie.
Vous resterez, vous dis-je.
BARON.
Vous le croyez? vous pensez me retenir ici malgré moi,
pour vous servir de risée, pour vous donner le plaisir d'avilir
à votre gré un cœur honnête en le rendant parjure et traître
à son meilleur ami, et en le flattant d'espérances que vous
savez bien ne vouloir jamais favoriser?
ARMANDE.
Voilà donc, enfin, le grand mot lâché, Baron 1 Si vous aviez
de l'espérance, vous resteriez apparemment, et trouveriez au-
tant de belles paroles, pour faire broncher ma vertu, que
vous en avez maintenant au service de la vôtre. (Baron, outré,
veut sortir; elle le relient.) Voyons, Baron, nous disons là des
folies. Dieu merci ! nos âmes valent mieux que nos discours,
et nous sommes d'anciens amis qu'une plaisanterie ne doit
point désunir. Je rends justice à vos bons sentiments; con-
naissez mieux les miens. Je veux guérir Molière de sajalou-
gie, je veux essayer de me soumettre à larij;idiléde ses goûts
et de ses habitudes; je renonce aux amusements du monde,
quelque innocents qu'ils aient élë pour moi; je ne veux plus
(juitter mon mari d'un seul pas! mais le pourrai-je, si per-
sonne ne m'aide et si chacun autour de lui me repousse ou mo
fuit? Je sais bien que les amis de Molière me haïssent; ils
sont jaloux de l'afTection que je lui ai inspirée, et leur mal-
veillance a aigri mes propres sentiments. Beaucoup de com-
bats et de chagrins m'attendent donc ici, je le sais. Gom-
ment les surmonterai-je, si je ne puis compter sur l'afTection
de personne? comment supporterai-je l'ennui d'une retraite
si mesquine, si je n'y trouve au moins le jeune et riant
compagnon de mes études?.,.
BARON.
Non, non, ne me parlez plus. J'aime encore mieux votre
haine que votre perfide amitié.
ARMANDE, à part.
C'est ce que nous verrons ! (Haut.) Eh bien, partez donc! je
partirai de mon côté, et pour toujours.
BARON.
Vous voulez donc tuer Molière ?
ARMANDE.
Et vous ne voulez donc point qu'il vive, puisque vous me
mettez au défi de l'abandonner ?
iiARONj frappant, sur la table.
Mais quelle est donc cette tortueuse et abominable fantai-
sie de me vouloir garder auprès de vous?
ARMANDE.
Et ne voyez-vous pas que votre obstination à m'éviter est
une offense ? Ne semblerait-il pas que nous ne pouvons vivre
sous le même toit sans devenir coupables ? — On vient par
ici! remettez-vous et réfléchissez. J'entends des voix que je
connais et qui m'annoncent des tempêtes; je les affronterai
avec courage ou j'abandonnerai la partie, selon que vous me
délaisserez ou me soutiendrez.
BARON.
Mais, dans ces orages domestiques, je ne puis rien faire; je
ne dois rien dire, moi!... je ne dois même point assister...
I 23
398 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
ARMANDE.
Ne me quittez point, Baron! (Avec un effroi simulé.) Ne dites
rien si vous voulez, mais ne me laissez point seule avec eux !
Baron, incertain et troublé, se laisse tomber sur le bureau.
SCÈNE VIII
Les MÊMES, DUPARC, MADELEINE, BRÉCOURT.
ARMANDE, allant au-devant d'eux avec aisance, et présentant son
front h sa sœur, qui l'embrasse.
Bonjour, ma sœur! bonjour, mes bons amis! Molière n'est
point avec vous?
MADELEINE.
Molière n'est pas encore levé.
ARMANDE.
Est-il malade? Je vais...
DUPARC, brusquement.
N'y allez point, c'est inutile, il ne vous recevrait pas.
ARMANDE, avec hauteur.
Il vous a chargé de me le dire?
DUPARC.
.le m'en charge tout seul!...
MADELEINE.
Duparc, je vous en prie, laissez-nous parler!...
DUPARC.
Non^ non, point tant de façons! je lui dirai son fait, moi.
Comment! péronnelle que vous êtes, vous avez le front de
venir ici dans un carrosse de Chantilly aux armes de Condé !
BARON, .igilé.
Monsieur Duparc!...
DUPARC
.le ne te parle point! je parle à madame Molière, et je lui
di^...
MOLIÈRE 39y
BRÉCOURT.
Tu ne diras plus rien, ou nous aurons affaire ensemble. Ar-
mande, écoutez-moi. Je ne sais ce que signifie ce voyage de
Chantilly; mais, à la vue du carrosse entrant dans la cour,
Molière s'est senti si malade, que nous en avons été effrayés.
Il nous a repoussés dans une espèce de transport, et s'est
renfermé dans sa chambre, sans vouloir s'expliquer sur ses
résolutions à votre égard.
MADELEINE.
Que ceci ne vous rebute point, Armande ; vous savez que
la réflexion apaise toujours ces emportements de douleur,
chez Molière. Laissez-le se calmer, et il écoutera, je n'en
doute pas, les bonnes raisons que vous avez à lui donner,
pour expliquer votre absence et déjouer les mauvais propos.
ARMANDE, regardant Baron, qui reste immobile.
Je n'ai rien à dire contre des calomnies trop basses pour
m'atteindre, et que Molière, pour son honneur autant que
pour le mien, devrait avoir appris depuis longtemps à mé-
priser. Quant à motiver la durée de mon absence, il me sem-
ble que vous eussiez pu le faire avant moi, vous tous qui êtes
ici, et qui connaissez ce que j'ai eu à souffrir de la jalousie
de mon mari.
BRÉCOURT.
Ma chère amie, j'ai le droit de vous parier comme un vieux
compagnon qui a chéri votre enfance. Ne soyez pas si fière !
il n'y a point d'abaissement à ployer sous la main de qui nous
aime. Si vous êtes irréprochable, comme j'en suis assuré,
justifiez-vous, et vous serez entendue : si vous avez quelque
léger tort, aimez, et vous serez pardonné^.
ARMANDE.
Brécourt, vous êtes un homme de sens, c'est pourquoi je
vous dis que, si vous étiez en ma place, vous n'auriez point la
patience que vous me conseillez. Mon sort est cruel, et je- ne
l'ai point mérité. Molière a le malheur de son âge...
DUPARC.
Molière n'est pas tellement plus vieux que vous, que vous
400 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
deviez mépriser tant sa caducité! Vous avez bien au moins
la trentaine, ma mie, et ce n'est plus l'âge de faire l'éventée!
MADELEINE, à Arraande.
N'écoutez pas ce bourru, qui vous aime au fond, et ne son-
gez qu'à Molière. Il est bien malade et bien malheureux,
croyez-moi !
ARMANDE.
Je m'en afflige profondément. Mais pourquoi veut-on que
je m'en accuse? Quoi ! ce n'est point assez de cette amer-
tume, sans y ajouter une honte que je ne mérite point?
MADELEINE.
Eh! qui vous parle de honte, ma chère Armande? Je sais
bien, moi, que votre conduite fut toujours pure, et que vous
vivez dans Je monde, sans vous laisser entraîner à ses égare-
ments. Mais ce n'est point dans le monde, c'est dans le sein
de votre famille, c'est auprès de votre enfant, c'est au chevet
de Molière, malade et accablé, que votre vertu devrait cher-
cher son éclat véritable. Vous menez un train de dissipation
qui n'est point coupable par lui-même, mais qui le devient
dès qu'il coûte le repos, le bonheur et la vie à un époux,
ARMANDE.
Mais pourquoi s'alarme-t-il à ce point?
BRÉCOURT.
Ah! ma pauvre Armande! c'est que vous ne répondez point
à la passion qu'il a pour vous!
ARMANDE.
Vous voulez qu3 je sois passionnée pour lui, quand je ne
l'ai encore été pour personne! Si telle était mon humeur,
eussé-je épousé Molière? Ne se peut-il contenter d'une amitié
tranquille, la seule que je puisse avoir pour mon mari... (elle
regarde Baron, qui se détourne avec dépit) et pour un homme quel
qu'il soit?
MADELEINE.
Oh! mon Dieu! vous ne pouvez pas aimer Molière! un
cœur comme le siea n'a pas réchauffé le vôtre! Vous ne
voyez en lui qu'un mari quelconque, un homme pareil aux
autres hommes! Malheureuse femme! si la postérité te juge,
elle te conrlamnera, quelque aimable et sage que tu puisses
être d'ailleurs. Elle dira que la femme de Molière n'a point
aimé Molière, et ce sera un crime aussi grand à ses yeux que
si tu l'avais trahi! Voilà ce que tu n'as point compris, ma
pauvre sœur! Toi, si avide de gloire, tu as cru que son nom
suffirait à te rendre illustre; mais tu n'as point vu qu!il t'im-
posait la tâche de le rendre heureux!
ARMANDE.
Ma sœur, je pourrais vous répondre que votre présence
assidue et vos empressements autour de mon mari rendent
les miens inutiles et découragent mes bonnes intentions.
MADELEINE.
Je ne vous entends point.
ARMANDE.
Vous m'entendez trop, car vous rougissez ! Regardez au
fond de votre cœur, Madeleine Béjart, et vous verrez s'il n'y
a pas plus d'une manière d'être coupable. 11 se peut bien que
je sois criminel'e de ne point assez aimer Molière; mais il se
peut aussi que vous le soyez davantage de l'aimer plus que
ne le fait sa propre femme.
MADELEINE.
Oh! dureté profonde! cœur amer! langue empoisonnée!...
C'en est trop! Armande! Armande! je n'ai pas la force de
vous répondre... Je vois bien que vous voulez me chasser
d'ici. J'obéirai; mais, au nom du ciel, remplacez bien auprès
de Molière les amis que vous lui faites perdre. Rendez-le
heureux, aimez-le, je vous le demanderais à genoux si je vous
savais capable de m'écouter.
Elle veut sortir. Duparc la retient dans ses bras, et s adresse avec anima-
tion à Armande.
DUPARC.
C'en est trop et j'éclate à la fin ! Il faut que vous n'ayez
'«02 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
point de honte de vouloir imputer des torts à qui vaut mille fois
mieux que vous ! à votre sœur, qui s'est sacrifiée pour vous !
oh! nous le savons tous, encore qu'elle ne l'ait jamais dit, et,
vous qui le savez mieux que personne, vous lui en faites un
reproche! à Molière! Molière, dont votre infernale coquetterie
a usé les jours^ comme ces flambeaux que les enfants et les
fous promènent et secouent à tous les vents, pour réjouir
leur yeux stupides des combats et des défaillances de leur
flamme ! Vous prétendez être vertueuse, vous? Vous profanez
un mot qui ne vous convient point. Vous ne livrez pas votre
'xœur, vous n'avez pas de cœur ! mais vous prostituez votre
froid visage à toutes les œillades impertinentes, votre oreille
banale à tous les sots propos, vos heures fainéantes à toutes
les promenades et parades où se complaît la vanité des co-
quettes. Oui, je vous le dis, vous êtes une coquette^ et c'est'
ce qu'il y a de plus froid, de plus lâche et de plus méchant
dans le monde.
Armande fait un pas pour s'en aller, Baron se lève et fait un mouvement.
Il rencontre les yeux triomphants d'Armande, qui est restée comme im-
passible aux reproches de Duparc. Baron^ effrayé, se recule. Armande
perd son sang-froid et laisse voir sa rage et sa douleur.
ARMANDE.
Je méprise les injures ; mais, puisque j'y suis exposée dans
ma propre maison, sans que Molière veuille m'accueilhr
comme sa femme et me protéger comme il le doit, je cède la
place à ceux qui la veulent prendre. (D'un ton impératif et repous-
sant Brécourt et Madeleine, qui veulent la retenir.) Restez, restez,
vous autres ! car je vous abandonne Molière, et c'est pour
toujours! Ah ! c'est bien moi qui puis dire comme l'un de ses
personnages : « Ma maison m'est effroyable, et je n'y rentre
point sans y trouver le désespoir !... »
Elle sort en cachant sa figure dans ses mains. Madeleine tombe pâmée sur
une chaise, Baron retombe sur la table, la tête dans ses deux mains.
103
SCENE IX
Les Mêmes, MOLIÈRE.
Molière entre lentement par la porte de sa chambre, au milieu il' un
silence de consternation.
MOLIÈRE.
Eh bien, elle est partie? (Brécourt lui répond afflrmativement par
un signe de tète.) Partie sans me voir ! sans vouloir me donner
le temps de reprendre l'empire de ma raison! Mes amis...,
ne me dites point ce qu'elle a dit, ce qu'elle a fait... ne me
dites rien !
MADELEINE, à Brécourt, qui est auprès d'elle.
Il la regrette, vous voyez ! Ah ! il faut courir après elle ! -"
Elle se lèyej Molière, qui l'observe, la retient.
MOLIÈRE, faisant un grand effort sur lui-même.
Eh bien, mes amis, ayons donc assez de philosophie et de
savoir-vivre, pour ne nous point ensevelir dans les chagrins
domestiques. Nous n'en avons pas le droit parce que nous
n'en avons pas le temps. Il faut songer au Tartufe.
Pierrette entre et lui amène sa fille, qu'il embraçse avec elVusion.
'M THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
ACTE QUATRIÈME
Au tliéàtrc du Palais-Royal. Le foyer des acteurs.
SCÈNE PREMIÈRE
PIERRETTE, MADELEINE, dans le coslume de
Dorino du Tartufe.
Elles ODli-ent ensemble, et Madeleiae rajuste son bonnel avec l'aide de
Pierrette.
PIERRETTE.
Eh bien, niadeinoiselle Madeleine, j'espère que ça va l)ien,
notre Tartufe?
MADELEINE,
Oui, mon enfant, le public est cliarmé, et, malgré le mau-
vais vouloir des mauvaises ,^ens, Molière l'emportera, j'es-
père !
PIERRETTE.
Oli ! c'est que vous jouez ça, vous, diantre ! on dirait d'une
véritable servante, on dirait de moi, par exemple ! seulement
cpie vous parlez en vers et que vous êtes plus belle et plus
brave que moi ! Savez-vous que vous êtes toujours jolie, vous?
MADELEINE.
Ail! l'ierrette, je ne m'en soucie pbint.
PIERRETTE.
C'est le tort que ^ous avez. J'ai remarqué cpi'on paraissait
belle quand on voulait, parce que je vois courtiser des fem-
mes qui n'ont pas pour deux liards d'agrément, et délaisser
certaines autres qui sont dix fois mieux tournées, mais qui ne
cherchent à occuper personne! M'est avis, que, moi, j'en fe-
rais accroire comme une autre là-dessus, si je voulais bien!
.Alais je n'ai pas le temps, voilà (oui.
MOLIÈRE 403
MADELEINE.
Allons, ma bonne Laforêt ne babillons pas ; on va con[\-
mencer le deuxième acte.
PIERRETTE.
Oh ! oui-da, ne laissons pas refroidir le public! Et M. Mo-
lière ! j'espère qu'il reçoit de beaux compliments dans les
coulisses?
MADELEINE.
Molière est plus soucieux que je ne l'ai vu jamais : lui qui
a tant de courage et de philosophie aux premières représen-
tations de ses pièces, cette fois, il est inquiet et abattu.
PIERRETTE.
Pauvre cher homme! peut-être bien qu'il pense à ses pei-
nes plus qu'à sa comédie! Et madame Molière, elle doit se
réjouir de voir qu'on applaudit bien fort.^
MADELEINE.
Armande est triste aussi.
PIERRETTE.
Ah! qu'il faut du courage dans ce monde, et que peu de
choses vont au gré de nos souhaits!
SCÈNE II
Les MÊMES, MOLIÈRE, CONDÉ.
MOLIÈRE, à Madeleine.
Allons, ma sœur, le second acte commence, et vous entrez
après la première scène, qui est fort courte.
Madeleine salue le prince et sort.
MOLIÈRE, bas, à Pierrette, tout en approchant un fauteuil pour le
prince et lui faisant les honneurs d'un air froid et préoccupé.
OÙ est ma femme?
PIERRETTE.
Je ne sais pas, monsieur.
23.
106 THÉATR:^ complet de GEORGE SAND
MOLIÈRE.
Cherche-la et dis-lui que je l'attends ici pour représenter la
scène du troisième acte. Elle n'a que faire de voir le second,
elle n'y paraît point.
SCÈNE 111
MOLIÈRE, CONDÉ.
MOLIÈRE.
Votre Altesse me veut parler? Je suis à ses ordres.
CONDÉ.
Je vous dérange peut-être beaucoup en ce moment, Mo-
lière ; mais j'aurai bientôt dit, et il me semble qu'après cela,
vous jouerez et, moi, j'applaudirai votre Tartufe de meilleur
cœur. Tenez! votre femme...
MOLIÈRE, iressiiillant.
Ma femme ?
CONDÉ, assez brusqiiemeut.
Votre femme, oui, je vous parle d'elle; votre femme est
ailée passer quelques jours à Chantilly, sur la demande des
princesses mes filles, qui ont voulu jouer avec les dames de
leur cour une petite pièce de comédie, je ne sais laquelle.
Je n'y étais point, j'arrive du camp du roi. Je n'ai point vu
chez moi madame Molière, je ne sache point l'avoir vue hors
de votre présence. Voilà tout ce que j'avais à vous dire, et^
à présent, je suis votre serviteur.
MOLIÈRE.
Je rends grâce à Votre Altesse du soin qu'elle prend de
justifier ma femme ; je n'en avais nul besoin. Je sais que ma
femme est rigide dans ses mœurs, et je n'ai jamais cru que
le grand Condé pût descendre à vouloir outrager secrètement
un homme qu'il caresse en public.
CONDÉ.
Monsieur Molière, vous dites cela d'un ton!... Je \ous prie
d'être sincère et de nie donner à connaître si votre cœur me
fait l'injure que paraissent vouloir démentir vos paroles.
MOLIÈRE,
Votre Altesse s'imagine que, si j'avais de tels soupçons, la
crainte m'empêcherait de les exprimer? Oh! qu'elle se dé-
trompe! Comme l'honneur à ses droits, la passion a ses fran-
chises, et, si je croyais- M. le Prince d'humeur à se jouer
de moi. rien ne me retiendrait de lui en faire des repro-
ches.
CONUÉ.
Si vous le prenez ainsi, m'expliquerez-vous pourquoi vous
refuj-ez de recevoir votre femme à son retour de Chantilly,
parce qu'elle arrive chez vous dans un carrosse aux livrées
de ma fille ? Cette misérable jalousie est si peu faite pour
vous, que je n'y aurais jamais voulu croire^ si madame Mo-
lière ne l'eût racontée elle-même à l'instant.
MOLIÈRE.
Ah! ma femme prend les princes du sang pour juges et
confidents de nos débats domestiques! C'est beaucoup d'hon-
neur pour elle et pour moi.
CONDÈ.
Morbleu ! Molière, ne le prenez pas ainsi ; car je perdrai la
patience. Je suis un homme de premier mouvement, moi, et
j'ai le sang fort chaud; je n'ai menti de ma vie, et mon or-
gueil, autant que ma loyauté, ne peut soutTrir l'imposture.
Comment voulez-vous que j'entende la fin de votre pièce,
avec l'idée que vous avez de moi? J'en suis outré et mettrais
volontiers le feu à votre salle de spectacle plutôt que de res-
ter là-dessus. Demandez-moi pardon, par tous les diables!
demandez-moi pardon, Molière, car je suis un honnête homme,
et, si vous me prenez pour un tartufe... (souriant au milien de
sa colère),- ma foi, je suis capable de vous tuer pour vous prou-
ver que je suis votre véritable ami.
MOLIÈRE, souriant avec mélancolie.
Si Votre Altesse me veut permettre de lui dire le premier
mot qui me vient sur les lèvres...
40S THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
CONDÉ.
Dites-le, dites-le! ce premier mot-là est toujours le meil-
leur.
MOLIÈRE.
Eh bien, je dis que vous êtes un excellent homme.
CONDÉ, lui tendant la main.
Merci, Molière. Je m'en vais content.
MOLIÈRE.
Attendez, prince ! Je. suis en colère, moi aussi, et ne me
sens guère moins bouillant que vous.
CONDK, revenant.
Ah! ah!
MOLIÈRE.
Je suis blessé des intentions que M. le Prince donne aux pa-
roles de ma femme, d'un enfant que je chéris et que l'on me
gâte. Je ne suis point Sganarelle, je ne suis point Arnolphe.
Mes ennernis le disent, mes amis ne devraient point le croire.
Si j'ai une sorte de jalousie au fond de l'âme, je sais l'y ren-
fermer, et je n'ai point celle qu'on me suppose. La mienne
n'a rien de grossier et ne calomnie pas l'honneur de ma
femme. Toute ma souffrance, toute ma colère viennent de
l'air que prennent avec moi ces beaux courtisans qui suivent
ses pas et dont elle a tort de vouloir se moquer, sans songer
qu'ils prétendent à se moquer de moi. Oui, je hais cette
cour où ma profession me force à vivre et où régnent l'envie,
la bassesse et la galanterie hypocrites. Je hais toutes les cours,
même la vôtre, monseigneur. C'est un grand honneur pour
moi que d'être accueilli dans votre cabinet; mais la place de
ma femme n'est point dans vos salons, et, là où les princesses
vos filles régnent par le respect qu'elles inspirent, la femme
de Molière, qui serait respectée aussi parmi ses pareilles, est
convoitée, et méprisée par conséquent' des nobles libertins
qui vous servent. Qu'est-ce pour ces gens-là, que la dignité
de .sentiments et les délicacesses du cœur de Molière? Mo-
lière! un railleur, un comédien! allons donc! c'est trop d'hon-
neur qu'on lui fait de remarquer qu'if a une jolie femme!
CONDE.
Je compatis à vos peines^ Molière; mais"je vous trouve trop
amer contre ces gens de cour qui ne sont pas tous coupa-
bles de leurs propres vices. Permettez-moi de vous le dire :
l'abaissement que masque leur frivole impertinence est l'œu-
vre d'une politique que vous avez peut-être trop bien servie.
Si la noblesse n'a plus rien de respectable, c'est que le roi l'a
faite ainsi, et que vous-même lui avez porté les derniers
coups. Il l'a tuée par le canon, et vous, vous l'avez tuée par
la satire; et présentement, au lieu d'hommes remuants et
dangereux sans doute, mais mâles et forts, vous n'avez plus
que des femmelettes. Le libertin'age est Je refuge de ceux à
qui on ne laisse plus rien de grand à faire. Et vous vous
plaignez-là de maux qui sont votre ouvrage.
MOLIÈRE.
C'est parce que cet ouvrage-là n'est poinl^ encore achevé
qu'il porte de mauvais fruits.
COXDÉ.
Que voulez- vous donc faire de plus"? Espérez- vous mettre
la noblesse plus bas encore? C'est bien de la présomption!
MOLIÈRE.
Prince, souvenez-vous de ce qu'écrivait, sous la Fronde, un
libelliste d'une farouche éloquence. Cet homme était payé
par vous pour ébranler le trône au profit des grands, et ce-
pendant, de ses entrailles populaires s'échappait ce cri que
vous n'avez pu retenir : « Les grands ne sont grands que
parce que nous-les portons sur nos épaules ; nous n'avons
qu'à les secouer pour en joncher la terre. «
CONDÉ.
Mordieu! monsieur, vous avez bonne mémoire! Mais que
Dubosq fût ou non à mes gages, songez que le pouvoir absolu
d'un seul n'est pas un refuge pour les faibles. Vous êtes bien
fiers, vous autres, parce que vous avez tout permis, tout ad-
miré, tout déifié dans un roi qui, par hasard, s'est trouvé
VIO THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
être un grand homme. Mais que cet homnie périsse, ou seu-
lement qu'il change un peu ! que l'âge, l'humaine faiblesse, et
surtout l'enivrement de sa puissance, lui donnent les yices
que vous blâmez en nous ! et vous verrez s'il ne viendra pas
prendre votre femme jusque dans vos bras ! Et puis vous cher-
cherez à qui demander vengeance alors que vous n'aurez plus
ni parlement, ni féodalité, ni franchises d'aucune sorte, rien
enfin qui fasse équilibre à cette autorité sans règle et sans
frein !
MOLIÈRE, pensif.
L'équilibre se fera autre part, peut-être !
CONDÉ, en colère.
Voulez-vous dire qu'il se fera par les 'gens du peuple? Je
vous répondrai que, si tous les monarques ne sont pas
Louis XIV, tous les plébéiens ne sont pas Molière, et que nous
ne prétendons pas soutenir une seconde fois le contre-poids
de la démagogie. Non, morbleu! non, Bordeaux ne relèvera
pas le drapeau sur ses clochers, et nous avons à jamais brisé,
sur les sceaux de la rébellion, la surprenante effigie de la Ré-
publique! Vous allez trop loin, monsieur Molière, et je vois
où nous lïièno notre engouement pour les écrivains de ce siè-
cle. Nous sommes aveugles, et le roi l'est peut-être plus que
noua; mais le sang de la i^ ronde n'est pas encore glacé dans
nos veines, et nous ferons voir au besoin que le vieux monde
n'est point près de finir!
11 son.
SCÈNE IV
MOLIÈRE, S.-UI, |,f,isir.
Ah! le lion se réveille ! le roi ne lui aura point donné le
commandement qu'il souhaitait... Moi, je livre avec Tartufe
la bataille aux courtisans... et nos douleurs se sont rencon-
trées...
Il reste ahsorbr.
41 i
SCÈNE V
MOLIÈRE, ARMANDE.
ARMANDE, dans le costume d'EImire.
Vous direz ce que vous voudrez, mais mon habillement est
pour faire horreur, et je n'ai point été applaudie en entrant
en scène.
MOLIÈRE, railleur et triste, se parlant à lui-même.
Le roi, la Fronde, l'avenir!... et la toilette de ma femme!
(AArmande.) Fort bien ! vous me remettez sur mes pieds. Vous
m'en voulez donc bien de vous' avoir fait changer de cos-
tume? Vous vouliez représenter une bourgeoise dans les ha-
bits d'une princesse, et une convalescente qui sort de son lit
avec des fleurs et des diamants comme une personne qui re-
vient du bal !
ARMANDE.
C'eût été invraisemblable si vous le voulez; mais la pre-
mière condition, c'est de plaire, et l'on n'applaudit point à ce
qui est désagréable à voir.
MOLIÈRE.
Si vous êtes applaudie pour vos bijoux, tout l'honneur en
revient à votre joaillier. Mais laissons ces enfantillages. Dites-
moi comment va la pièce.
ARMANDE.
Eh ! vraiment, je n'en sais rien. Je ne m'en suis point occu-/
pée. Que n'y assistez-vous vous-même? Pourquoi m'appelez-
vous ici ?
MOLIÈRE.
Ah ! je manque de courage au moment de la lutte suprême :
ceci est l'affaire décisive de ma vie, Armande; ce n'est plus
une question d'amour-propre, encore moins d'argent. C'estl
une question de vie et de mort pour la liberté de ma pensée K
et pour celle de^ tous les écrivains qui suivront mes traces.J
iî"2 THEATHE COMPLET DE GEORGE S AND
J'ai engagé un combat terrible ! Prenez-y quelque intérêt, si
vous voulez que j'aille jusqu'au bout.
ARMANDE.
Vous voulez que je répète cette scène avec vous? Je la
sais de reste!
MOLIÈRE.
Nous ne l'avons jamais répétée ensemhle, et vous venez la
jouera l'improviste.
ARMANDE.
J'allais pour l'étudier hier à Auteuil, je n'y ai point été ad-
mise.
MOLIÈRE.
Je n'ai point refusé de vous voir, j'étais souffrant, agité,
mécontent, je ne vous demandais que quelques moments pour
me recueillir et me calmer. Nous allions revenir ensemble à
Paris. Vous partez seule, exaspérée ! Au lieu de descendre
chez vous, vous allez prendre gîte chez votre mère, comme si
vous aviez horreur du toit qui m'abrite! Enfin, vous me lais-
sez jusqu'au dernier moment dans le doute si vous jouerez
votre rôle dans ma pièce, quand vous savez qu'elle est per-
due sans vous!... Vous arrivez au moment que le rideau va
lever, vous ne me^demandez aucune explication. du désac-
cord de la veille, vous m'en procurez une fort pénible et
fort déplacée avec M. le Prince; et, quand je vous prie de
mettre un habit plus convenable, vous me marquez un dépit
extrême... Armande, mon sort est rude, j'y succombe, et je .
ne trouve en vous nul appui, nulle consolation!
ARMANDE.
Allons! répétons-la donc, cette scène de comédie qui vous
tient au cœur plus que moi!
MOLIÈRE.
Qui me lient au cœur! hélas! ne me parlez point de mon
cauir, vous ne savez rien de ce qui s'y passe 1
ARMANDE.
Oh! je sais que j'y suis noire de crimes!
MOLIÈRE 413
MOLIÈRE.
S'il en était ainsi, si je doutais seulement de vous, est-ce
que je vous aimerais encore? JFe jugez-vous assez faible, as-
sez lâche pour adorer une femme que je n'estimerais pas ?
ARMANDE.
Vous m'aimez donc toujours, Molière ?
MOLIÈRE.
Oh ! elle le demande !
ARMANDE.
Mais, si vous m'aimez, pourquoi ne voulez-vous point qu'on
me cormaisse, qu'on voie si je suis belle et qu'on sache si j'ai
de l'esprit? Pourquoi blàmez-vous mes parures, mes visites,
mes conversations?
MOLIÈRE.
Vous me trouvez égoïste de vouloir garder mon trésor
pour moi seul? Ah! si vous m'aimiez, vous seriez égoïste de
la même façon que moi.
AKMANDE.
Si je vous aimais à votre mode, je vous empêcherais donc
de montrer votre génie par haine des hommages de la foule?
MOLIÈRE.
Moi, je ne su.j distrait de vous que par mes devoirs. Mais
essayez, cependant, essayez de m'aimer comme je vous aime,
et vous verrez si je ne sacrifie point aux douceurs de votre
intimité, talent^ fortune, renommée ! oui, l'amour même du
travail, qui est l'amour de nos semblables, je t'immolerais
tout, si tu me voulais oisif à tes pieds. Je passerais ma vie à
te contempler, heureux de détourner mes regards de ce triste
monde et de ne voir que toi dans l'univers!
ARMANDE.
Vous m'aimez toujours à ce point-là, Molière, malgré les
peines que je vous ai causées ? Tous mes vœux, toutes mes
fantaisies seraient encore des lois pour vous ?
MOLIÈRE.
Fais-en l'épreuve, renonce à tout ce qui n'est point moi.
L'amour est un foyer qui absorbe tout. Un mot, un sourire,
414 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
un regard de ce qu'on aime, ne sont-ce point là des biens
inappréciables que ternit le souffle du vulgaire et que son œil
profane? Oh! l'amour partagé! ce doit être l'infini, et qui
est aimé de la sorte n'a besoin ni du ciel ni des hommes.
ARMANDE.
Vraiment, Molière, je ne vous ai vu jamais si aimable pour
moi et j'en suis touchée! Tenez, je veux vous complaire:
répétons notre scène.
MOLIÈJRE.
Non, non, plus de scènes, plus de vers, plus de fictions!
dis-moi que tu veux ne te plaire qu'avec moi seul...
SCENE VI
Les MÊMES, DUPARC.
DUPARC, k Molière, qui contient un geste d'impatience en le
voyant entrer.
Vive-Dieu ! Molière, nous allons bien. Le public est trans-
porté. Il y a bien quelques murmures, et certains sournois
ont pris place sur le théâtre pour tâcher de nous refroidir et
de nous décourager. Ils espèrent que l'apparition tardive du
Tartufe en personne gâtera tout. Mais c'est le moment de
vaincre.
MOLIÈRE.
Est-ce que le scond acte est fini ?
, DUPARC.
Pas encore. Tu as répété la scène avec Elmire?
MOLlil:RE.
Non ! je n'y ai plus l'esprit.
DUPARC.
Comment, diable! tu vas perdre la tramontane dans le pire
moment ?
ARMANDE.
Répétons, répétons, Molière! Le succès dépend de moi!
MOLIERE ►i^
MOLIÈRE.
Qu'importe le succès ?
ARMANDE.
Mais, moi, j'y tiens pour mon compte.
MOLIÈRE.
Vous le voulez? Allons 1 Duparc nous souillera.
Ils récitent un fragment de Tartufe et restent interrompus.
SCÈNE VII
Les Mêmes, BARON.
BARON.
Mon ami, on a besoin de vous par ici.
MOLIÈRE.
Oh ! n'avoir pas un moment de calme ! Qu'est-ce qu'il y a
donc, Baron?
BARON.
Hélas ! c'est M. Chapelle qui est ivre jusqu'aux dents et qui
mène un si grand bruit de son admiration pour vous dans les
coulisses, que le spectacle en est troublé ; vous pourrez seul
lui faire entendre raison et J'engager à s'endormir dans quel-
que coin.
MOLIÈRE.
Ne peux-tu l'enfermer dans ta loge ?
BARON.
Il me prend pour un exempt et m'appelle M. Loyal.
MOLIÈRE.
Ah ! les amis !
DUPARC.
Je le vais jeter en bas des escaliers !
MOLIÈRE.
Non ! il est insupportable, mais il est si bon, et il m'aime
tant !
Il sort avec J)uparc.
416 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE VIII
ARMANDE, BARON.
ARMANDE, à Baron, qui veut sortir aussi.
Tu ne me dis rien, mon pauvre Baron?
BARON.
Avez-vous quelque chose à m'ordonner, madame ?
ARMANDE.
Et toi, n'as-tu aucune consolation à me donner après les
chagrins d'hier? '
BARON.
Je vous plains sans doute, Armande, et de toute mon âme,
de ne vouloir point comprendre l'affection d'autrui, et de
chercher des sujets d'amertume.
ARMANDE.
Mon cher enfant, je suis fort tentée de retourner avec Mo-
lière ; mais tu m'as abandonnée hier sans merci et sans cou-
rage aux malédictions et aux injures.
BARON.
Mon Dieu, je ne sais quel appui vous prêter, moi! vous
doutez de tout le monde.
ARMANDE.
Je veux croire Molière et toi, vous seuls ! je vais retour-
ner dans ma prison d'Auteuil, et n'en sortirai plus qu'avec
vous pour jouer la comédie. Seras-tu content?
BARON.
Mais c'est Molière et vous-même qu'il faut contenter ! Que
vous importe?...
ARMANDE.
Tu ne veux donc point de mon amitié? tu me refuses la
tienne ?
BARON.
Armande!... je vous suis tout dévoué, moi, vous le savez
i)ien ! jnais...
MOLIERE '.17
ARMANDE.
Mais quoi? pourquoi ce mais?
BARON.
Mais je ne puis plus aller à Auteuil ; je dois continuer à
Paris les études que la faible santé de Molière le force d'in-
terrompre.
ARMANDE.
Des études de théâtre? Je m'en charge, moi; j'en sais là-
dessus aussi long que Molière, et, s'il est grand auteur, je suis
grande actrice !
BARON.
Oh ! certes, admirable! mais...
ARMANDE, lui mettant la main sur la bouche.
Plus de mais! tu me suivras partout I le monde m'a gâtée.
Je ne puis me passer d'un serviteur. Tu ne seras point amou-
reux de moi, tu n'auras donc rien à te reprocher; tu n'es
point marquis, Molière ne prendra point d'ombrage. Je ne suis
point une coquette (Baron, entraîné, sourit), OU, du moins, je
suis une coquette corrigée. Je te permettrai d'aimer qui tu
voudras. C'est convenu?
BARON, faisant un grand efl'ort.
Non, madame, il m'est impossible de vous obéir.
ARMANDE, blessée.
Ah! c'est différent, monsieur Baron !
SCÈiNE IX
Les iiÈMES, MOLIÈRE, MADELEINE, BRÉCOURT,
PIERRETTE, DUPARC.
MADELEINE.
Eh bien, Armande, l'acte second vient de finir au bruit des
applaudissements, et c'est à vous d'enlever le troisième.
BRÉCOURT.
Oui. c'est à vous de planter le drapeau sur la brèche.
41« THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
PIERRETTE.
Oh I madame n'a qu'à se montrer pour cela I
DUPARC.
Allons, Molière, ranime-toi donc !
MOLIÈRE, près d'Armande.
Tout dépend de vous, Armande. Rendez-moi la foi en moi-
même.
ARMANDE.
Il ne m'appartient pas de vous influencer.
MOLIÈRE, consterné. ^
Quelle froide réponse I
DUPARC.
Allons, allons, ce n'est pas le moment de causer avec ta
femme. Armande, ramène-le à ses affaires, ce sont les nôtres,
les nôtres à tous, mordieu ! Sommes-nous prêts ?
ARMANDE.
Je ne sais pas pourquoi M. Duparc m'adresse la parole,
DUPARC.
Allez-vous point faire la mijaurée !
MOLIÈRE, avec force.
Silence, Duparc !
ARMANDE.
Il est tard, Molière, pour imposer silence à votre ami.
Vous trouvez apparemment qu'il a suffisamment rempli vos
intentions en m'insultant hier dans ma propre demeure et en
me contraignant d'en sortir.
MADELEINE.
Il a eu tort, il s'en repent! Mais ce n'est pas le moment
d'engager une discussion, Armande.
ARMANDE.
Vous êtes bien pressée de reparaître devant le public, ma
sœuri Mais, moi qui suis effroyable à voir dans le costume
que j'ai, je n'éprouve pas tant d'impatience et ne suis guère
disposée à faire des merveilles de ma personne avec le cha-
grin, le dépit et l'accablement où je suis.
MOLIERE.
Quel chagrjn? quel dépit? A cause de vos diamants que je
vous ai fait retirer? Reprenez-les, s'il vous les faut à tout
prix pour achever la pièce.
ARMANDE,
Non, ce n'est point là ce qui m'occupe; vous m'avez dit
tout à l'heure de belles paroles, Molière; mais personne ici
ne m'a fait d'excuses, et j'étouffe de honte de me trouver
ainsi au milieu de vous, qui me haïssez tous plus ou moins !
MOLIÈRE, alterié.
Je lahais^ moi!...
MADELEINE, saisissant ArraanJe dans ses bras.
Armande, ma sœur, que dis-tu là T Quoi ! mes pleurs ne te
disent point que je t'aime ?
BRÉCOURT.
Et je vous ai parlé sans douceur et sans affection, moi ?
PIERRETTE.
Et moi, je ne vous sers pas de tout mon cœur et de tout
mon courage?
ARMAXDE, que tous entourent, excepté Baron et Duparc.
Il y a encore ici quelqu'un qui me brave !
MOLIÈRE.
Qui donc?
ARMAXDE, regardant Baron.
C'est M. Duparc, et je veux le voir à mes genoux.
MOLIÈRE, à Dupare.
Toi, si ton humeur frondeuse et chagrine s'est emportée
hors de ma présence, tu feras des excuses.
DUPARC
Des excuses, moi ?...
MOLIÈRE.
Tu en feras à ma femme, comme j'en ai fait à la tienne
tout dernièrement pour avoir eu contre elle un mouvement
d'humeur à la répétition ?
DUPARC.
Mais, mille tonnerres de...
'.2(1 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
MOLIÈRE.
Veux-tu outrager lua personne dans celle de ma femme?
Suis-je ton ennemi, Fobjet particulier de ta ha'ine contre le
genre humain ?
DUPARC.
Mais, par la mordi ! tu es le seul homme...
MOLIÈRE.
Voyons, achève! suis-je le seul homme, avec Brécourt, que
tu estimes un peu ?
DUPARC.
Triple millions de... .le jure que... morbleu ! Molière, si tu
croyais...
MOLIÈRE.
Oui, je croirai que tu me hais, si tu ne fais ce que j'exige !
DUPARC.
Ah ! sang du diable! Je me jetterais dans la gueule de l'en-
fer pour...
BRÉCOURT , le poussant.
Jette-toi aux pieds d'Armande, dis-lui que tu es un sau-
vage, un bourru.
DUPARC.
Trente charretées de démons I Je peux bien dire que c'est la
première fois de ma vie que je fais des excuses à quelqu'un.
En avez-vous assez, Armande, et me laisserez-vous longtemps
faire la figure d'un sot?
MADELEINE.
Eh! ma bonne Armande, contente-toi des paroles qu'il peut
s'arracher à lui-même; rappelle-toi ton enfance, et ne romps
pas, par dépit, le cercle sacré dfes vieilles amitiés de Molière.
ARMANDE, après avoir froiilement contemplé Duparc à ses pieds,
le relève avec une certaine grâce, et, s adressant à Molière.
Molière, je me rends, et vous demande seulement d'abju-
rer solennellement ici votre jalousie. J'en suis offensée, et
personne ne me respectera jamais , si vous n'en donnez
l'exemple. Avouez vos torts, je suis prête à reconnaître les
miens, et à soullrir encore, s'il le faut, toutes vos injustices.
MOLIERE "^^
MOLIKUK, avec dignité.
Non, Armande, vous ne souffrirez plus, t'est moi qui vous
le jure. Je saurai éteindre en moi une passion que l'amitié
conjugale ne comporte point selon vous, et, me fiant à mes
principes, je ne vous alarmerai plus de ma jalousie. Songez,
de votre côié, je ne dis point à ménager ma susceptibilité,
pour laquelle je ne veux plus de grâce, mais à renfermer vo-
tre conduite apparente dans les bornes de vos vrais devoirs.
Je sais qu'en vous parlant de retraite et de simplicité, je ne
m'attire point vos bonnes grâces. Mais, avant que d'être
amant, je suis époux et père. J'ai charge de votre réputation
que vous ne préservez point assez de mauvais propos, j'ai
charge de l'éducation de ma fdle, à laquelle il faut de bons
exemples. Je vous adjure donc, ma femme, non point par
amour, mais par votre conscience, de supporter l'ennui d'une
vie plus sédentaire. J'aurais le pouvoir de vous y contraindre ;
mais je hais l'esclavage pour les autres comme pour moi-
même, et, abjurant mon droit, je vous parle au nom de nos
communs devoirs.
BARON, vivement, Ikh, à ArmanJe.
La mort est sur son visage! soumettez-vous !
ARMANDE.
M'y aiderez- vous ?
BARON.
Oh! de toute mon âme !
ARMANDE, allant à Molière et regardant Baron de temps en temps.
C'est ainsi qu'il eût fallu me paiier dès le commencement.
La voix de la raison est toute-puissante sur un esprit calme
comme le mien, et j'y cède en toute humilité. Molière, je vous
consacre désormais tous mes soins et vous demande de me
pardonner le mal que je vous ai fait souffrir.
Elle s'agenouille.
MOLIÈRE.
Viens sur mon cœur! Ce ne sont poinjt tes soins que je
réclame pour contenter mon égoïsme, c'est ta fille et ta bonne
renommée dont je te confie la garde à toi-même.
n
i-'"2 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
ARMANDE , à sa sœur.
Ma sœur, j'ai eu de l'aigreur contre vous, et je vous 'prie
aussi de l'oublier.
Elle plie le genou devant Madeleine, qui la relève et la serre dans ses
bras en pleurant.
MADELEINE, bas, a Armande.
Tu sauves la vie à Molière! Tue-moi, si tu veux, tu seras
mille fois bénie.
ARMANDE , à Duparc.
Duparc^ tu m'as offensée, mais je te pardonne I Je me rap-
pelle le temps où tu me portais dans tes bras des journées
entières en disant que tu ne pouvais pas souffrir les enfants.
Veux-tu faire la paix, mon vieux camarade ?
Elle lui présente son front.
DUPAUCj l'embrassant au front.
Ah! je devrais la briser, ta chienne de tète !
PIERRETTE, qui était sortie un instant.
Monsieur Molière, on demande s'il faut frapper les trois
coups.
MOLIÈRE.
Oui, certes, et bonne chance au Tartufe!
Tous sortent hors, Brécourt et Baron.
SCÈNE X
BRÉCOURT, BARON.
BRKCOURT.
Elle a vaincu tout le monde. 0 force fatale des ànies froi-
des! gouverneras-tu toujours les passions des âmes généreu-
ses? Mais on peut tuer Molière, on ne peut pas. on ne doit pas
l'avilir, Baron !
B.\R0N, trouble.
Ouo veux-lu dire, ami ?
MOLIERE 423
BRÉCOURT.
Je dis, mon enfant, que, vous aussi, vous êtes un homme
de génie: nous le savons ici, nous qui vous voyons grandir à
l'ombre bienfaisante de .Molière. Un jour viendra où tous le
sauront, si vous voulez.
BARON, inquiet.
Si je le veux ?
BRÉCOURT.
Il dépend de vous d'être tout ou rien. Vous serez tout, si
vous vous rappelez que, pour être grand dans un art quel-
conque, il faut être grand dans les actions et les sentiments
de la vie ; vous ne serez rien si la trahison et la lâcheté sur-
montent votre courage, La mort de votre vertu sera celle de
votre talent.
BARON.
Mon Dieu ! expliquez-vous, Brécourt.
BRÉCOURT.
Tu es sur le point de te perdre, Baron! J'ai vu tes yeux et
ta contenance tout à l'heure, à cette place où nous sommes.
Je t'ai vu échanger avec Armande un mot qui a subitement
changé son attitude et ses résolutions. C'est bien, mais c'est
assez ! Il faut vivre à Paris, chez moi. Baron; travailler à dis-
tance pour Molière, ne voir Armande qu'au théâtre, lui par-
ler à peine, n'y penser jamais et ne point la suivre à Auteuil.
BARON, se jetant dans ses bras.
Oui, garde-moi, sauve-moi, mon ami! Plains-moi... mais
tue-moi si je ne t'obéis point !
THEATRE COMPLET DE GEORGE SA\D
ACTE CINQUIÈME
Sur le théâtre inème de Molière au Palais-Royal. On vient de finir la ce-
rémonie du Malade imaginaire, et une partie des décors et des acces-
soires est encore sur la scène. Les machinistes sont en train d'enlever
rapidement le reste des décors. Les raoucheurs éteignent les lustres à
chandelles qui pendent du plafond sur le théâtre même. Les violons qui
jouaient sur la scène emportent leurs instruments. De^s fauteuils et des
chaises sont épars sur l'avant-scène, et quelques personnes qui ont assisté,
sur le théâtre (suivant l'usage du tenips\ à la représentation, s'en vont
ou se disposent à s'en aller.
SCÈNE PREMIÈRE
CONDÉ, BRÉCOURT, Ouvriers, Musiciens, Dames
et Messieurs, un Bel Esprit.
Brécourt est au fond du théâtre, allant et venant et donnant des or-
dres. Condé est assis sur uu fauteuil, dans une atlilude méditative,
tandis que le bel esprit tourne autour de lui. Les messieurs et les
dames sont debout et parlent à voix haute. /
UXE BELLE DAME.
C'est superbe! c'est admirable! le Malade imariinaire e?>l la.
plus belle comédie de Molière.
UN DOUCEREUX^, lui offiMtit son munchon.
Sans contredit! c'est plus moral que le Misanthrope et ne
blesse en rien la religion.
Ils s'en vont.
UNE AUTRE DAME, importante.
On est effroyablement mal assis sur ces cliaises-là. M. Mo-
lière traite bien mal la partie du public qui lui fait le plus
d'honneur en paraissant sur son théâtre.
UN MARQUIS.
C'est pour nous en dégoûter, apparemment. On dit qu'il
MOLIÈRE • 425
peste fort contre cette coutume, et qu'il prétend que les
mouvements de ses acteurs en sont gênés.
LA nAME.
C'est donc un mal-appris que ce M. de Molière? (un domes-
tique vient lui dire que son carrosse est prêt.) Ah ! marquis, VOilà ma
carrosse qui m'attend.
LE MARQUIS.
Ah! madame, Sa Majesté veut que ce soit du masculin.
Ils sortent.
UNE VIEILLE DAME, faisant des signes au bel esprit qui s'ap-
proche d'elle.
Eh ! monsieur ! monsieur, s'il vous plaît !
LE BEL ESPRIT.
Que vous plaît-il, madame? Êtes-vous satisfait^ de la céré-
monie ?
LA VIEILLE DAME.
Je le serais, n'était qu'on y parle latin et que je ne connais
pas le latin.
LE BEL ESPRIT.
IMais la comédie ?
LA VIEILLE DAME.
Hélas! monsieur, je ne l'ai point écoutée. J'avais toujours
les yeux vers M. le Prince, pour voir s'il donnerait attention
à mon placet, et, à cette heure, je n'ose point lui parler, car
il a un visage fort sévère. Puisque vous le connaissez, par-
lez-lui donc de moi.
LE BEL ESPRIT.
Allez! allez! madame, je lui vais parler de vous. Je suis
fors de ses amis.
LA VIEILLE DAME.
Attendrai-je?
► LE BEL ESPRIT.
Point, point; vous ne trouveriez plus de chaise pour vous
en aller. J'irai vous porter la réponse demain et dîner avefi
vous.
24.
'i26 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
LA VIEILLE DAME.
Vous me ferez plaisir. (Faisant une grande révérence a Condé,
qui ne la voit point.) Je Suis votre servante.
Elle s'en va.
LE BEL ESPRIT, resté seul avec Condé sur le devant du théâtre;
il se rapproche de Condé, qui ne fait pas attention à lui.
M, le Prince me paraît en peine de quelque chose?
CONDB^ brusquement.
Moi? Nullement! Que me voulez-vous?
LE BEL ESPRIT.
Je pensais que Votre Altesse royale attendait ici ses gens.
Tout le monde est sorti et j'allais m'offrir pour faire avancer
la suite et les équipages de Son Altesse.
ÇONDÉ, sèchement.
C'est trop d'empressement.
LE BEL ESPRIT.
Si j'ai déplu à Votre Altesse royale...
CONDÉ.
Où voulez-vous en venir? Vous demandez quelque chose ?
Je ne donne point audience ici; mais enfin qui êtes-vous et
que réclamez-vous?
LE BEL ESPRIT.
Je suis homme de lettres, poëte", musicien et peintre.
CONDÉ.
C'est beaucoup. Après? Dites vitement.
LE BEL ESPRIT.
Je m'adonne en particulier à la facture des beaux vers, et
je crois que ma muse, encore gênée dans les entraves de
l'obscurité, prendrait un éclat digne de son ambition, si
M. le Prince, l'illustre protecteur des lettres, daignait...
CONDÉ.
Ah! ce sont des vers? quoique sonnet?
LE BEL ESPRIT.
Ce n'est qu'un mince échantillon de la facilité qu'on peut
avoir, un impromptu sur la mort de...
CONDE.
Sur la mort de qui ?
LE BEL ESPRIT.
Sur une mort vraisemblablement assez prochaine, car ce que
nous avons vu ce soir donne à penser... 'Le prince fait des signes
d'impatience. — Le bel e>prit se hâtant.) En un mot, c'est l'épita-
phede Molière...
CONDÉ, en colère.
De Molière? Vous faites, par provision, l'épitaphe d'un
homme encore vivant, qui était là tout à l'heure sous nos
yeux ?
LE BEL ESPRIT._
Mon épitaphe étail^à la louange de Molière ; mais, puis-
que le sujet n'est point agréable à Votre Altesse royale...
CONDÉ, oatré.
Il vous l'est apparemment, à vous? Voyons-les, ces vers;
je gage qu'ils sont méchants comme votre figure...
LE BEL ESPRIT, elJrayé.
Us ne méritent point...
COXDÉ, lui arrachant les vers et les lisant.
Molière est dans la fosse noire ;
On dit qu'il est mort tout de Lon ;
Pour moi, je n'en saurais rien croire;
L'acte est trop sérieux pour être d'un bouffon.
Un bouffon! Molière un bouffon! Allez, monsieur, ce bouf-
fon-là vivra éternellement, tandis que vous et ceux de votre
espèce mourrez tout de bon, comme vous dites. Plats rimail-
leurs 1 vos vers sont de la nature de ceux qui s'attachent aux
cadavres pour les ronger; mais vous vous pressez trop. Mo-
lière est encore debout, et plaise au ciel qu'il soit là dans
vingt ans, pour me faire voire épitaphe, quelque indigne de
lui que soit le sujet !
Il froisse les vers et les lui jette à la figure. Le bel esprit, épouvanté,
prend la fuite.
«8 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE II
BRÉCOURT, CONDÉ, PIERRETTE, les Ouvriers.
Pendant la scène qui précède, le mouvement s'est calmé dan? le fond
du théâtre j qui reste vide de décors et sombre jusqu'à la fin de
l'acte.
PIERRETTE, aux ouvriers, sans voir Condé.
Allons, vous autres, est-ce fait?
UN OUVRIER.
Oui, oui, petite mère Laforêt; il peut venir quand il vou-
dra.
PIERRETTE.
Eh! ne secouez point ces tapis! la poussière le fait tousser.
l'ouvrier.
C'est juste, (aux autres.) A quoi pensez-vous donc?
UN AUTRE OUVRIER.
Est-ce qu'il est bien fatigué, ce soir, monsieur Molière?
PIERRETTE.
Hélas! oui.
UN AUTRE.
Mais est-ce qu'il ne viendra pas se reposer ici, comme c'est
son habitude, après le spectacle?
PIERRETTE.
Si fait, il va venir, quand il sera habillé. Jo ne veux point
le souffrir prendre tout d'un coup l'air du dehors en sortant
de sa loge.
PREMIER OUVRIER.
Ah! ayez bien soin de lui, mademoiselle Laforèt!
CONDÉ, qui s'est levé, à Brécourt.
Ces braves gens me paraissent bien attachés à Molière!
UN OUVRIER.
On le serait à moins, monsieur!
PIERRETTE.
Ah! c'est M. le prince de Condé!
L'0UVHIli:R, soulevant son bonnfil.
On le serait à moins, monseigneur... Si vous saviez...
Tenez, mademoiselle Laforèt, contez donc ça vous-même. (Aux
autres ouvriers.) Écoutez ça touS !
CONDÉ, à Pie ire tic.
Dites, mademoiselle Laforèt !
PIERRETTE.
Oh! ça sera bientôt dit, et son bon cœur n'étonnera per-
sonne. 11 a voulu jouer ce soir, encore qu'il fût bien malade,
Cl, comme nous le voulions empêcber, il a dit : « Voulez-vous
que je me repose, du temps que cinquante pauvres ouvriers
(jue j'emploie, et qui sont d'honnêtes pères de famille, per-
dront leur journée et manqueront de pain? »
UN VIEIL OUVRIER.
Mon bon Dieu! laisserez -vous finir un homme comme ce-
lui-là?
UN AUTRE OUVRIER.
Est-ce que nous pouvons rester ici jusqu'à ce qu'il sorte,
pour voir comment il se trouve?
PIERRETTE.
Oui, oui, ça lui fera plaisir de voir comme vous l'aimez.
Mais ne vous serr-^z pas autour de lui.
l'ouvrier.
Nous ne l'approcherons point. Nous nous tiendrons par là
dans les escaliers sans faire de bruit.
Ils sortent.
CONDÉ, à Pierrette, qui sort aussi.
Ne dites point à Molière que je l'attends aussi. Il se pres-
serait, et ce serait encore pour le fatiguer.
SCÈNE III
CONDÉ, BRÉCOURT.
CONDÉ.
Il n'est que neuf heures et un quart; j'ai tout le temps de
«0 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
l'attendre avant que de me rendre au jeu du roi. Ah! mon-
sieur Brécourt, je suis navré.
BRÉCOURT.
Et moi aussi, monseigneur. C'est cependant une pièce bien
mordante et bien gaie que celle de ce soir?
CONDÉ.
Oui certes, le Malade imaginaire est encore un chef-
d'œuvre comique, où l'étude des mœurs et la critique de l'hu-
maine faiblesse se poursuivent sous les dehors d'une folle
gaieté. Mais je n'y ai point ri. J'avais le cœur serré de dou-
leur. Ah! railler ainsi son propre mal, monsieur Brécourt,
c'est le courage du stoïque ou du martyr!
BRÉCOURT, tristement.
C'est le courage du comédien!
CONDÉ.
Cette scène est lugubre, où Orgon fait le mort!
BRECOURT.
Et ce mot que Molière affecte de dire d'une façon si plai-
sante et qui fait tant rire le public : « Mais n'y a-t-il point de
danger à contrefaire ainsi le mort ? »
CONDÉ.
Et, lorsque cette feinte mort devait finir dans la pièce, il
m'a semblé qu'il faisait un grand effort dans la réalité pour
revenir à la vie.
BRÉCOURT.
Madeleine Béjart, qui faisait Toinette, a été forcée de le se-
couer, et je l'ai vue pâlir, cette malheureuse fille, sous le
fard qui couvrait ses joues et sous le rire qui contractait son
visage.
CONDÉ.
Brécourt! j'ai vu quelque chose de plus affreux encore, et
(lu'ont remarqué comme moi les personnes assises près de
moi sur les côtés de la scène. Dans la cérémonie bouffonne,
Molière semblait étrangement souffrir, et, quand il a pro-
noncé Juro pour la seconde fois, une écume sanglante est
venue sur ses lèvres.
MOLIKKK 431
BRÉCOURT.
Je le sais, et son mouchoir a été rempli de sang; mais, de
ce moment, il s'est senti soulagé, et les accidents qui nous
effrayent lui semblent un bon symptôme, parce que, ensuite,
son mal paraît se dissiper un peu.
CONDÉ.
J'ai failli me lever et troubler le spectacle. Molière m'a re-
tenu par un ris forcé et par un geste de commandement, ce-
lui d'un brave soldat que nul ne peut empêcher dé itiourir à
son poste.
SCÈlNE IV
CONDÉ, BRÉCOURT, DUPARC, MADELEINE.
BRÉCOURT, allant à Duparc.
Eh bien, Duparc, Molière est^il rhabillé ?
DUPARC.
Je ne sais... Tu me vois dans une colère épouvantable.
MADELEINE.
Et moi dans une stupéfaction profonde.
CONDÉ.
Qu'est-ce donc": Parlez deVant moi, si c'est quelque chose
qui intéresse Molière.
DUPARC.
Certainement oui, monsieur le prince, je le veux dire à
vous, car vous ferez punir une si grande infamie; vous par-
lerez au roi, et vous ferez embastiller le scélérat.
BRÉCOURT.
Explique-toi vite avant que Molière vienne!
DUPARC.
Voici ce que c'est... Le fils de Montfleury, le comédien, un
sieur de Montfleury, qui se dit gentilhomme avec beaucoup
d'emphase, comme s'il était le seul gentilhomme comédien, et
comme si toi, Brécourt, et quasi toute la troupe de Molière ne
l'était pas aussi bien que lui sans en faire le moindre état! ...
432 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
BRÉCOURT.
Qu'importe! poursuis!
DUPARC.
Eh bien, ce Montfleury, poussé, payé peut-être par les bi-
gots, vient de présenter une requête au roi, par laquelle il
accuse Molière d'avoir épousé sa propre fille.
RRÉCOURT.
Qu'est-ce à dire? Je n'y comprends rien.
MADELEINE.
On prétend prouver que mon amitié pour Molière n'a pas
été toujours pure, et qu'au lieu d'être ma sœur, Armande est
ma fille... et la sienne.
BRÉCOURT.
Voilà une accusation aussi ridicule qu'odieuse. On prétend
prouver?... à qui, je vous prie? Est-ce à nous qui avons connu
la demoiselle Hervé, votre mère à toutes deux? à nous qui
savons que vous n'avez que dix ans de plus qu'Armande? à
nous qui n'avonS même pas besoin de connaître l'honnêteté
de vos relations avec Molière, pour constater que les faits,
tels qu'ils sont, rendent une pareille calomnie impossible à
soutenir?
MADELEINE.
Aussi n'est-ce point vous qu'on s'efforcera de persuader.
C'est le roi.
coxnÉ.
Le roi jettera les yeux sur l'acte de mariage de Molière ; ou
croira tout simplement à la parole de Condé, qui a vu dresser
et signer cet acte, votre mère vivante et [)résente. Cela même
ne sera pas nécessaire. Le roi ne croira point.
BRÉCOURT.
Que Votre Altesse royale me pardonne un doute ! le roi
n'est pas toujours entouré désormais de témoignages irrécu-
sables et l'on peut...
CONDÉ.
Vous avez raison, Brécourt. Je regrette de n'avoir point vu
Mi^LIKRK '.:«
Molière; mais le [ilus presse' est (Je cniirir l<> ih'lendre, ol je
vais au Louvre.
Il sort, nrccoiiil 1 .icconpagno.
SCENE V
DUPARC, MADELEINE.
MADELEINE.
Oh! non. Le roi connaît Molière, il ne le croira pas capa-
ble d'un crime.
X)vv\nr..
Mais le public le croira.
MADELEINE.
C'est impossible! S'il ne s'agissait que de moi, on écrase
volontiers les faibles; mais lui I Ah! qu'il n3 le sache point,
Duparc; le bruit que nous ferions le lui apprendrait, et le si-
lence du mépris est, d'ailleurs, la plus forte réplique aux
clameurs qui sont méprisables.
DUPARC.
Moi, je vous dis qu'il faut faire du bruit, morbleu ! et per-
cer la casaque à ce sieur Montfleury. C'est la coutume de Mo-
lière de dédaigner la calomnie. 11 n'est point as.sez vindicatif,
il encourage ainsi l'insolence des lâches. Si celte affaire-ci
n'est point démentie hautement, beaucoup de gens y croiront ;
de charitables écrivains qui guettent la mort de3Iolière, pour
se venger de n'avoir osé l'attaquer de son vivant, raconte-
ront la chose sans se prononcer ; d'autres, qui_ font semblant
de l'aimer, mais qui sont jaloux de lui, garderont un silence
prudent, votre M. Despréaux tout le premier!... Et, en
somme, le public, qui est ingrat comme un chat, répétera
sottement la chose sans se soucier qu'elle soit fausse ou vraie
C'est ainsi que la calomnie boiteuse, mais tenace, s'attache
aux grands hommes et les poursuit encore durant des siè-
cles, après leur mort.
1 2.-)
434 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE VI
Les Mêmes, MOLIÈRE, PIERRETTE.
MOLIÈRE.
Qu'as-lu donc, Duparc, à parler d'e mort?
DUPARC.
Moi ? Je ne parle point de cela.
MADELEINE.
Vous trouvez-vous mieux que tantôt, mon ami?
MOLIÈRE.
Beaucoup mieux, chère sœur. Pourquoi donc êtes-vous si
tristes tous les deux?
DUPARC.
Nous ne le sommes point.
MOLIÈRE.
Et elle aussi ?
11 montre Laforët.
PIERRETTE.
Vous savez bien que les femmes s'inquiètent de peu, parce
qu'elles n'entendent rien à la science, et que nous sommes
malades imaginaires pour ceux que nous aimons; n'est-ce
pas, mademoiselle Béjart? Mais, quand vous nous dites que
vous êtes bien, vous qui en savez plus long que tous les mé-
decins, puisque vous les contrefaites si bien, nous sommes
rassurées, et nous voilà gaies comme des merles ; pas vrai,
mademoiselle'Madeleine?
Elle lui fait des signes à la dérobée.
MADELEINE.
CiMiaincment, ma boiino Laforèt.
MOLIÈRE.
Arinando est cliagiitie aussi! Tenez, il y a dans l'air quel-
que mauvaise nouvelle ou queKjue sujet de fâcherie. Oublions
tout cela, mes enfants. Laforêt, Duparc, allez m'attendrechez
moi et préparez tout pour que nous soupions ensemble en
famille, avec Brécourt : où est-il? et Baron?
DUPARC.
Brécourt était ici tout à l'heure.
PIERRETTE.
Et M. Baron quitte son costume.
DUPARC.
Mais je te conseille de te coucher en rentrant; cela té vau-
dra mieux, Molière.
MOLIÈRE.
Je me coucherai si j'en sens le besoin; mais je prendrai
mon lait à votre table, et m'endormirai moins tristement en
vous sachant là près de moi. Vous causerez, vous rirez, vous
ne vous disputerez point! Voyons, ce n'est que la rue à tra-
verser, faites-moi ce plaisir. Cela distraira ma femme, qui
s'ennuie toujours! Faut-il, parce que je suis un mauvais con-
vive, que toute ma maison soit close à dix heures du soir?
DUPARC.
Nous ferons ta volonté. Je te laisse ma chaise.
MOLIÈRE.
Point! point! Cela me vaudra mieux de marcher. C'est si
près!
PIERRETTE.
Eh bien, asseyez-vous donc, et laissez-vous un peu ra-
fraîchir le sang. Vous ne vous arrêtez jamais ; c'est comme
un salpêtre.
MADELEINE.
Armande n'est point prête. Permettez-moi, Molière, de ne
vous point laisser seul ici.
MOLIÈRE, baissant la voix.
Oui, ma sœur, je désire causer avec vous.
Duparc et Pierrette sortent.
436 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE VII
MOLIERE, MADELEINE,
MADELEINE.
Causer, Molière? Ne vous serait -il pas meilleur de reposer
votre poitrine en ce moment-ci?
MOLIÈRE.
Ma chère, il n'est plus temps de se ménager quand l'heure
approche où il faut régler ses comptes avec la terre, et les
comptes du cœur et de la conscience sont les plus pressants.
MADELEINE.
Êtes-vous donc frappé de l'idée... ?
Elle ne peut achever.
MOLIÈRE, lui prenant La main et souriant.
Je ne suis frappé d'aucun pressentiment. Ne. vous affligez
point. Je me suis vu si souvent à deux doigts de la mort,
qu'elle ne m'effraye plus. Je sais qu'en lui faisant bonne con-
tenance, à cette camarde, on la force quelquefois à reculer
et à suspendre ses coups. J'espère que, cette fois encore,
nous la mettrons hors de notre logis; mais elle ne se lassera
point, elle est fort importune, et, puisqu'elle doit prochaine-
ment se présenter, soyons prêts à la suivre de bonne grâce,
quand ce sera la volonté de Dieu.
MADELEINE.
Avez-vous quelques ordres à me donner?
MOLIÈRE.
Oui, mon amie; mais, auparavant, laissez-moi vous faire
une question. Dans le cours de notre longue et paisible ami-
tié, m'est-il arrivé, à mon insu, devons causer quelque peine?
MADELEINE.
Pourquoi cette demande? Je n'eus jamais qu'à me louer
de votre protection.
MOLIÈRE.
Ma protection ! ce mot-là me condamnerait! c'est du res-
pect que je vous devais, c'est de la vénération.
MOLIÈRE W
MADELEINE.
Vous m'avez traitée comme une sœur qu'on protège en
même temps qu'on la respecte dans toutes les délicatesses de
son cœur et de son esprit. Mais, moi, j'ai toujours senti la
déférence que je vous devais. Je ne sais point si mon in-
stinct avait deviné votre génie, mais il connaissait les gran-
deurs de voire âme, et cela me sufQsait pour vous suivre et
vous croire en toutes choses.
MOLIÈRE.
Eh bien, oui, parlez-moi de ce dévouement si pur^ si beau!
n'en ai-je point mésusé quelquefois?
MADELEINE.
Jamais que je sache!
MOLIÈRE.
Quoi! je ne ^ous ai jamais fait souffrir? j'ai toujours été
digne de votre confiance? Quand je vous jurais que je n'ai-
mais point votre sœur, que je ne l'épouserais jamais, je ne
vous ai point trompée?
MADELEINE.
Vous étiez de bonne foi.
MOLIÈRE.
Oh! devant Dieu, je le jure ! Et cependant, j'ai manqué à
la parole que je vous avais donnée, à celle que je m'étais
donnée à moi-même !
MADELEINE.
Vous en avez été relevé, le jour où j'ai vu dans votre
cœur plus clair que vous même.
MOLIÈRE.
Oui, sainte et douce fille, tu l'as fait! Mais, moi, t'ai-je
consultée? Ai-je attendu ta permission pour le crier : « Je
l'aime, ta sœur, je la veux! )> N'ai-je point été brutal, égoïste,
aveugle?
MADELEINE.
Pourquoi ces craintes, Molière? Vous ai-je donné lieu de
douter de vous-même ou de moi?
*3 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
MOLIÈRE.
Oh! non, jamais vous! vous êtes un si pur diamant, que,
quand on s'y regarde, on n'y voit point ses propres fautes;
votre éclat les consume. Ah î que de bien vous m'avez fait,
sans vous lasser de mes souffrances ! comme vous m'avez sou-
tenu dans les détresses de ma passion! comme vous m'avez
guéri par mon propre amour, quand la jalousie me sollici-
tait à la violence! comme vous m'avez relevé mon idole quand
j'étais tenté de la briser!
MADELEINE.
Quel est mon mérite là dedans^ je vous prie? N'est-elle pas
ma sœur, ma pupille, confiée à mes soins dès son enfance,
mon enfant gâtée aussi, à moi?
MOLIÈRE.
Et il y a des misérables qui ont trouvé moyen d'inventer
un inceste dans le sentiment le plus pur de nos cœurs?
madelei>;e.
Que voulez-vous dire, 3Iolière?
MOLIÈRE.
Rien, rien ! Nous-parlerons de cela plus tard. Pour aujour-
d'hui, je veux vous recommander ma fille, votre filleule, ma
petite Madeleine, la joie de ma vie et le souci de ma mort.
Veillez sur elle^ mon amie; faites-la modeste, courageuse et
bonne comme vous. Qu'elle ne songe point à plaire aux hom-
mes, qu'elle songe à faire le bonheur d'un seul. L'affection!
la bonté! oh! une femme bonne! et on souhaite autre chose!...
Voici Baron. Soyez calme, ma sœur, je suis résigné à mon
sort... (a Barou.) Approche-toi.
SCÈNE VIII
BARON, MOLIÈRE, MADELEINE.
MOLIERE, leur prenant la main îi tous deux.
Et à présent, mes enfants, que je me sens tranquille et sou-
mis à toutes choses, je veux vous bénir daus le cas de quel-
que surprise de mon mal qui m'ôterait... (voyant frémir Baron)
je ne dis point la vie, non! mais ma force pour quel([ue
temps, (a Baron.) J'ai à le remercier, toi aussi, des tendres
soins dont tu m'entoures, et qui te font oublier jeunesse,
triomphes et plaisirs! Le ciel t'en récompensera, mon enfant;
il te donnera la puissance morale, c'est à dire le talent. Et
puis viendra la gloire, et alors, ne sois point enivré. Fais
comme moi qui ai toujours recherché les défauts de mes ou-
vrages et de mon jeu, du temps que les autres en regardaient
les qualités. C'est à n'être jamais satisfait de soi-même qu'on
arrive à se perfectionner. Le jour où l'on est trop content de
soi, les autres ne le sont plus, parce qu'on ne cherche plus!
on ne travaille plus! Pense à moi quand je ne serai point
là...
BAROX, lui baisant la main.
Mon Dieu ! que vos mains sont froides !
Il lui met son manchon.
MOLIÈRE.
Ce n'est rien, ce n'est rien! partons. Je me réchaufferai en
marchant. Armande est-elle enfin prête?
MADELEINE.
Je cours lui dire que vous l'attendez.
Elle sort par le côté.
MOLIÈRE.
Moi, je vais donner les ordres pour la représentation de
demain.
H sort par le fond du théâtre.
SCEiNE IX
BARON, seul.
Je ne sais point si j'ai l'esprit frappé! mais il me semble
qu'il touche à son heure suprême; et sa femme ne s'en
alarme point ! . '
HO THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE X
BARON, ARMANDE.
ARMANDE, arrivant par une autre coulisse que celle où Madeleiae es
sortie pour la chercher.
Eh bien, rentrons-nous à la fin?
BARON.
Mais, madame, c'est Molière qui vous attend.
ARMAXDE.
Que ne venait-il dans ma loge!
BARON.
Oui, pour y trouver M. de Visé, l'homme qui lui déplaît à
si juste titre?
ARMANDE.
Il y eût trouvé deux marquis et un conseiller au parle-
ment.
BARON.
Il est bien malade ce soir, madame, et il ne faut peut-être
pas faire sonner si haut à ses oreilles les noms et les titres de
vos brillantes relations. Vous savez qu'il n'aime point à sou-
per avec les gens de qualité qu'il n'invite point lui-même.
ARMANDE.
Des hommes de qualité ne sont point si pressés de souper
avec des comédiens ! Je ne les ai point invités, sachant, mon
cher, que vous étiez des nôtres ce soir.
BARON, Iranquillemeut,
Oh! vous avez fort bien fait.
ARMANDE,
J'admire le ton doctoral de M. Baron, qui soupe en partie
fine avec des marquis, on dit même avec des duchesses!
BARON.
Quand Molière est malade, je ne soupe point, je ne le quitte
pas, et n'amène point chez lui des gens faits pour l'importu-
MOLIERE 441
ner, préférant de beaucoup son conlontemenl à mon plaisir
et ea société à toute autre.
ARMANDE.
Avez-vous résolu de me pousser à bout? Ferez-vous tou-
jours le pédant avec moi? ou bien, est-ce encore de la jalou-
sie^ comme autrefois?
BARON.
Autrefois est bien loin, madame, et je l'ai si bien oublié,
que j'espérais vous l'avoir fait oublier à vous môme. J'ai
combattu, j'ai su vaincre; ma conscience est tranquille
comme mon cœur, et je n'ai plus pour vous que le sentiment
du profond respect que je dois à la femme de Molière.
ARMANDE.
Vous aimez ailleurs!
BARON.
Et pourquoi non, madame?
ARMANDE.
C'est bien, monsieur Baron^ je vous en félicite, (a part.) Oh!
je me vengerai !
SCÈNE XI
Les MiÎMES, MOLIÈRE.
MOLIÈREj .au fond du théâtre, parlant à ses ouvriers.
Oui, mes amis, demain Scaramouche et les Italiens, après-
demain notre Malade imaginaire pour la cinquième fois. Je
vous demande en grâce que tout soit prêt pour que nous
puissions commencer à quatre heures. Vous savez que je ne
puis plus veiller.
UN OUVRIER.
Oh! soyez tranquille, monsieur Molière; mais ne sortez
point ce soir à pied, il fait un vent très-froid avec de la
pluie.
I 25.
4i2 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
BARON.
Il pleut? Ah! je cours vous chercher ma chaise et la faire
avancer jusqu'ici.
Il sort.
SCÈNE XII
ARMANDE, MOLIÈRE.
MOLIÈRE.
Qu'est-ce donc, Armande? pleurez-vous?
ARMANDE.
Je souffre, mon ami ; une migraine affreuse, un malaise in-
croyable et beaucoup de tristesse.
MOLIÈRE.
Quoi! à propos de cette requête du sieur Montfleury? Vous
ne pouvez point mépriser cette infamie, dont votre sœur et
moi ne prenons nul souci?
ARMANDE.
Libre à ma sœur d'avoir ce couragc-là. Mais de telles ca-
lomnies rejaillissent sur moi et me font une situation odieuse
ou ridicule.
MOLIÈRE.
Et vous vous en prenez à moi de ce que j'ai des ennemie
méprisables?
ARMANDE.
Non pas, mon ami ; mais enfin, vous devriez...
MOLIÈRE.
Je devrais n'être pas malade, quasi mourant, sans doute!
Je devrais avoir la force de vous venger. Mais croyez-vous
m'avoir donné là un cordial bien salutaire que de m'être ve-
nue raconter vilement une noirceur que tous mes amis m'eus-
sent cachée avec soin ?
ARMANDE.
D'abord, vous voyez votre mal trop en noir, Molière. Je ne
veux point que vous me vengiez autrement que par un re-
cours au roi...
MOLIÈRE 443
AIOLIÈKE.
Je le ferai. ïrauquillisez-vous.
ARMANDE.
Quant à votre mal, il faut vous en distraire, n'y point son-
ger, faire comme moi qui, Dieu merci, suis plus malade que
vous et partirai la première...
MOLIÈRE.
Vous malade? Ah oui! c'est votre nouvelle fantaisie! De-
puis quelque temps, l'on se dit souffrante, et l'on prend toute
sorte de juleps comme raessire Orgon que nous représentions
tout à l'heure. On est toujours belle et fraîche comme à
vingt ans ; on a les roses d'un éternel printemps sur les joues,
et l'on se plaint de vapeurs et de petits maux qui servent de
prétexte à l'envie qu'on a de se distraire au dehors et d'im-
poser sa volonté au dedans.
ARMANDE.
Quoi! mon ami, toujours des reproches, et lorsque je souf-
fre si cruellement ?
MOLIÈRE.
Des reproches ! si vous l'entendez comme plaintes de la
jalousie, vous vous trompez, Armande. Ces plaintes-là, je les
ai si bien refoi'lées dans mon cœur, qu'elles y sont mortes :
ne remuez donc point les cendres de ma passion. J'ai vaincu
en moi ce légitime égoïsme de l'amour qui, mettant toutes
ses joies, toutes ses pensées, tous ses soins dans l'objet aimé,
se croit en droit d'exiger les mêmes retours. Vous, toujours
égale et fière dans votre liberté, vous m'avez laissé impitoya-
blement dans mes peines. J'ai appris à les supporter. Assuré
de votre vertu, j'ai fait taire les délicatesses de mon exigence;
mais ne croyez pas pour cela que je vous retire un blâme
que j'ai plus que jamais le devoir de vous faire entendre. No-
tre honneur devait être chose commune, et, si vous avez con-
servé le vôtre, vous n'avez point préservé le mien. Vos plain-
tes, vos confidences intimes à deux ou trois cents personnes,
ont rendu publique ma jalousie et votre hardiesse à la braver.
Croyez-vous que les calomnies dont vous vous plaignez au-
'l'i'i THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
jourd'hui avec tant d'amertume, les suppositions monstrueu-
ses qu'on insinue au public, ne sont point un peu votre ou-
vrage, et que l'on aurait fouillé avec cette audace dans mon
domestique, si on n'eût point connu qu'il était orageux et
troublé? Armande! Armande! le ciel m'est témoin cependant
que j'étais entré dans les liens du mariage avec la conscience
de mes devoirs et que je n'y ai point manqué ouvertement.
J'ai tracé ces devoirs sous une forme légère, mais par un en-
seignement d'un fond fort sérieux, lorsque j'ai montré au
théâtre des époux soupçonneux, outrageants, ridicules et
trompés par leur faute. J'ai mis dans la bouche d'hommes
plus sages le précepte de la confiance qu'on doit à ce qu'on
aime, et le respect d'une honnête liberté pour votre sexe. J'ai
voulu mettre ces lois en pratique dans mon intérieur. Gom-
ment, hélas! m'en avez-vous récompensé?
ARMANDE.
De quoi vous plaignez-vous, puisque je ne vous fus ja-
mais infidèle, et que vous-même êtes obligé d'en convenir ?
MOLIÈRE, plus vivement.
Il s'agit bien de cela! N'y a-t-il de fidélité que celle des
sens? N'y a-t-il point celle du cœur que la plus simple ami-
tié commande? M'étiez-vous fidèle, quand vous couriez les
fêtes et les assemblées avec des gens qui se riaient de moi ?
ARMANDE.
Je me riais d'eux bien davantage !
MOLIÈRE.
Bon! Et, quani ces gens-là viennent coqueter autour de
vous jusque chez moi ; quand ma maison est empestée de leur
musc, que mes oreilles sont assommées de leurs plats dis-
cours ; quand ils se font mes amis officieux malgré moi, se con-
solant de mes rebuffades par un charmant sourire de vos
lèvres à demi provoquantes, à demi dédaigneuses, énigme ter-
rible où ne s'est point trouvé le mot de ma destinée ! quand
ces beaux fils, ces faquins enrubanés, m'honorent de leur hu-
miliante prolection ; quand ils font imprimer malgré moi, de
slupidos prcfacps à mes œuvres les plus sérieuses, m'écrasant
ainsi des pavés sur la figure pour me délivrer de quelffue
mouche qui ne me gêne point, et que j'écarterais d'une main
beaucoup plus assurée que la leur; quand ils me volent mon
repos, mon temps, mon travail, ma sérénité, ma vie, dites-
moi, Armande, dites-moi, votre cœur m'est-il fidèle, et puis-
je être fier de vous et de moi-même ?
ARMANDE.
'Voilà bien de l'aigreur, Molière, et ces gens de qualité vous
sont bien odieux ! Avec qui donc souhaitez-vous que je vive?
Avec vos comédiens, qui, sauf Brécourt et Duparc, vous ont
toujours entouré de criailleries, vous suscitant mille embar-
ras, et vous jetant parfois dans de grands périls par leurs ja-
lousie et leur.cupidité?
MOLIÈRE.
Je confesse que ma profession m'a souvent écrasé. L'art
m'eût fait vivre, le métier me tue. J'aime la vie tranquille, et
la mienne est agitée par mille détails turbulents et communs.
Cependant, Armande, nous sommes comédiens aussi, nous
autres, ne l'oublions point, et sachons aimer nos camarades
en dépit de leurs travers'. C'est une profession orageuse et
ditficile dont on exige tout pour le plaisir d'autrui et à qui on
n'accorde rien pour le rele\ er ou l'adoucir. Au fond de leurs
cœurs, il y a du bon et du grand, comme chez tous les hom-
mes; leur esprit est mille fois plus agréable et plus solide que
celui de tous vos gens de cour, et c'est un 'grand ridicule,
croyez-moi, de n'aimer point ses pareils.
ARMANDE, piquée.
Fort bien! Ainsi je dois aimer M. Baron, à votre dire?
MOLIÈRE.
Baron ? Qu'avez-vous contre lui ?
ARMANDE.
Rien, puisque vous ne voulez point m'entendre et que j'ai
tort d'avance. Je sais que toute votre amitié est pour lui, et
que, grâce à ses soins, vous ne m'aimez plus.
446 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
MOLIÈRE.
Je ne t'aime plus, Armande! Armande, je te reprends, je
te gronde ! c'est que je t'aime toujours comme ma fdle !
ARMANDE.
Comme votre fille ?
MOLIÈRE, troublé.
Ma fille! Ah! les infâmes! ils prétendent, souiller le doux
nom que j'avais l'habitude de te donner ! vouloir m'empoi-
sonnercela! un sentiment si pur, si religieux, et qui a tou-
jours été le refuge de mon propre cœur dans les orages qui
l'ont bouleversé !
ARMAXDE.
. Ne pensez plus à cela, Molière; je l'aimerai toujours, ce
nom de votre fille que vous me donnez, et c'est pourquoi je
suis jalouse d'entendre M. Baron vous a[)peler aussi son père.
MOLIÈRE.
Jalouse, vous jalouse de mes affections? et depuis quand?
ARMANDE.
Depuis que vous en honorez un indigne.
MOLIÈRE.
Armande ! je t'en supplie, ne trouble point mon âme par
un caprice. Tu es soupçonneuse, susceptible! Combien de
fois n'as-tu pas accusé injustement ceux qui m'entourent et
jusqu'à la pauvre Laforét, qui donnerait sa vie pour toi et
pour moi ! Quand même Baron serait ingrat... ne me le dis
point. Je suis bien malade, ma pauvre enfant... Laisse-moi
passer en paix mes derniers jours.
ARMANDE.
Vous me fermez la bouche, Molière; je souffrirai en silence.
Ahl vous êtes bien changé pour moi, puisque vous êtes aveu-
gle à ce point sur ce qui me concerne !
MOLIÈRE, ému.
Quel papier tenez- vous là? Voyons, parlez!
ARMANDE.
Non, j'y vois trop de danger pour moi. Vous feriez un éclat,
ou bien vous écouteriez les mensonges de M. Baron.
MOLIÈRE.
M. Baron, toujours M. Baron ! Dites donc ce que vous vou-
iez dire !
ARMANDE.
Molière, c'est une affaire fort délicate. M. Baron me pour-
suit de son amour depuis qu'il est hors de page, .le ne m'en
soucie ni ne m'en inquiète; mais je trouve révoltante cette
trahison envers vous et n'en puis être plus longtemps com-
plice par mon silence. Je vous prie donc de réconduire, sans
lui en dire le motif : promettez-le-moi.
MOLIÈRE.
Tout ceci me met en défiance, je ne vous ferai point celle
promesse, que vous ne m'ayez donné la preuve de ce que vous
avancez.
ARMANDE.
Cela m'est bien facile! mais c'est un échange? ma preuve
contre votre parole de n'en soufQer mot à Baron ?
MOLIÈRE.
Je vous prom.^ts de ne lui point parler de cette preuve. C'est
à moi de la juger.
ARMANDE.
Molière n'a jamais donné sa parole en vain !
MOLIÈRE.
Vous le savez.
ARMANDE.
Lisez donc.
MOLIERE, regardant la lettre que tient Armandc et sans l'ouvrir.
Elle est bien froissée, cette lettre! Il y a donc longtemps
que vous l'avez reçue ?
ARMANDE.
Je l'ai reçue ce soir, et c'est dans un mouvement d'indi-
gnation que je l'ai mise en l'état où elle est.
■'lis THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
MOLIÈRE, lisant avec une tranquillité étrange.
« Armande, vous n'aimez pas, vous n'aimerez jamais Mo-
lière, n'est-ce pas? Il ne vous aime point non plus, lui ! c'est
impossible. Il est trop grave pour vous! Vous êtes trop jeune
pour lui... la jeunesse... l'amour... » (n lit des yeux.) Oui, une
(Idclaralion, des feux communs... (Fermant la lettre dans sa main.)
C'est une lettre d'amour comme toutes les autres.
ARMANDE.
Et vous n'êtes pas plus offensé que cela?
MOLIÈRE, se levant avec un calme affecté.
Je ne suis plus jaloux, je vous l'ai dit, Armande; mais je
chasserai Baron. Sa conduite est déloyale.
SCÈNE XIII
Les MÊMES, BARON.
BARON, au fond du théâtre.
Mon ami, j'ai enfin retrouvé mes porteurs; il m'a fallu les
chercher au cabaret. Ils sont là. Voulez-vous partir?
MOLIÈRE.
Un moment! qu'ils attendent! J'ai à vous parler, Baron.
ARMANDE, bas, à Molière.
Quoi ! devant moi ?
MOLIÈRE.
Non! prenez sa chaise et me la renvoyez aussitôt. Allez
m'ai tendre chez vous.
ARMANDE.
Mais songez à votre promesse! ne lui dites pas...
MOLIÈRE.
Je l'ai promis.
ARMANDE.
Mais rendez-moi la lettre.
MOLIÈRE, l'roidomeul mais avec IVnni'le.
Allez, allez !
ArraanJL' sort.
MOLIERE 449
SCÈNE XIV
MOLIÈRE, BARON.
BARON.
Qu'avez-vous à m'ordonner, mon père ?
MOLIÈRE.
Ton père ! Suis-je vraiment un père pour toi ?
BARON.
Oli! oui, un tendre père, et vous ne douterez jamais de mon
cœur, vous!... Mon Dieu! comme vous êtes pâle !... SoulTrez-
vous davantage ?
MOLIÈRE.
Je me porte bien.
BARON.
Mais vos mains ne sont point réchauffées !
MOLIÈRE.
J'ai un froid qui me tue; n'importe ! ces mains-là ont en-
core de la force.
BARON, il part.
Oui, elles meurtrissent les miennes. Est-ce une convulsion ?
MOLIÈRE.
Baron, vous devriez connaître que vous n'avez point de
meilleur ami que Molière!... Oh! ne rougissez point. Je ne
vous veux rien reprocher! Ce que j'ai fait pour vous, le pre-
mier venu ayant quelque argent en la poche et quelque bonté
en l'âme, l'eût fait aussi bien que moi. Mais ce dont je me
vante auprès de vous, Baron, c'est de vous avoir aimé comme
un père aime son fils. Et cela, voyez-vous, ne s'acquitte point
en paroles. L'amour seul peut payer l'amour, et, si vous
n'avez point dans le cœur une amitié forte et véritable pour
Molière, Molière est un père bien malheureux, et Baron un
cœur bien misérable !
4S0 THÉÂTRE COMPLET DE GEORGE SAND
BARON.
Pourquoi me dites-vous cela, Molière, et d'un air courroucé?
Mon Dieu ! en quoi ai-je pu vous déplaire ?
MOLIÈRE.
C'est que vous êtes un ingrat, Baron, et que j'ai horreur
des ingrats,' ne l'ayant jamais été moi-même, et ne compre-
nant pas qu'on le puisse être !
BARON.
Moi, ingrat? Dieu m'est témoin qu'il n'est point de sacrifi-
ces que je ne voulusse faire, et de tourments que je ne fusse
glorieux d'endurer pour l'amour de vous.
MOLIÈRE.
Des protestations, des serments! Va-t'en, je te méprise !
BARON.
Mon père ! Est-il possible ?...
MOLIÈRE.
Va-t'en, te dis-je; je ne te suis plus rien!
BARON, ;i part.
C'est la fièvre, c'est le délire. (Haut.) Molière, allons chez
vous, veneZj vous êtes malade.
MOLIÈRE.
Je ne suis pas malade, je ne suis pas égaré. J'ai toute ma
raison, toute ma force, et je vous dis que vous êtes un traître.
BARON.
Molière, je dois tout souffrir de vous ! mais, s'il est vrai
que je sois coupable, faites-moi savoir comment, et, s'il faut
expier ma faute, tout mon sang...
MOLIÈRE.
Ceci est une feinte ridicule, monsieur, et votre audace me
confond ! Il me semblait qu'au premier mot, vous dussiez vous
ôtcr de devant mes yeux. Sachez donc que je n'ai point d'ex-
plication à vous donner, et que je n'en accepterais aucune de
MOLIÈRE '♦51
VOUS. Sortez! je vous épargne la honte d'être publiquement
chassé de ma maison ; mais, ici, je suis encore chez moi ! (Avec
exaltation.) Le théâtre, c'est ma maison aussi, c'est mon sanc^
tuaire, c'est mon pavois de triomphe et mon lit de douleurs..'
C'est là que je voulais vous élever jusqu'à moi par le talent
et la vertu, afin de vous laisser, comme un héritage, le fruit de
tant de travaux, de chagrins et de fatigues! Voi.s y rentrerez
comme vous pourrez quand je n'y serai plus; mais, de mon
vivant, vous n'y paraîtrez jamais, car vous souillez une en-
ceinte que j'avais purifiée par l'amour du bien et le langage^
de la vérité !
BARON.
Molière, je vous déplais, je vous ai offensé apparemment...
Et pourtant je puis jurer par ce que je respecte le plus au
monde^ par votre nom illustre, par votre gloire qui m'est sa-
crée, par votre bonté que j'adore...
MOLIKRE.
Tais-toi I Ne peux-tu m'épargner la douleur d'entendre de
tels blasphèmes sortir de ta bouche ? (Le saisissant aux épaules
avec une force convulsive et le forçant à plier les genoux.) Si jeune !
avec des yeux si clairs, 'des traits si purs, porter dans l'âme
une si redoul .ble perversité! Tiens! tu me fais horreur, et
j'ai envie de te tuer!
Il le jette rudement par terre.
BARON, hors de lui, se relevant.
Oh! mon Dieu I si vous n'étiez pas mon bienfaiteur!...
MOLIÈRE, parlant à lui-même, sans le regarder.
Mon Dieu! ne pouvoir plus estimer ni chérir ce que je pré-
férais à tout le reste ! Avoir vu décliner la vertu d'un roi que
j'aimais avec mes entrailles plus encore qu'avec ma raison!
Avoir été forcé d'éteindre dans mon sein l'amour le plus gé-
néreux et le plus grand que jamais homme ait ressenti pour
une femme... Être réduit à mépriser un homme que j'avais
nourri, élevé comme mon propre fils!... Ah! c'est d'aujour-
d'hui que je suis vieux... vieux... vieux ! j'ai cent ans !...
452 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
SCÈNE XV
Les Mêmes, MADELEINE, PIERRETTE, DUPARC,
CONDÉ, BRÉCOURT, les Ouvriers.
CONDÉ , au fond.
I! est encore ici !
madeleine.
Oui, et nous sommes inquiets de ne le point voir rentrer;
nous venions savoir s'il est plus mal.
PIERRETTE, s'apprjchant.
Eh bien, monsieur Molière, vous ne venez donc point
souper ?
Molière reste absorbé, debout.
BRÉCOURT, à Baron.
Tu es fort troublé ; qu'y a-t-il ?
UN OUVRIER, s'approehant de Condé.
Oh ! il n'est pas plus mal ; nous l'entendions réciter quelque
chose, avec M. Baron : jamais il n'a eu la voix si forte.
CONDÉ.
Alors, il est beaucoup mieux? (Haut.) Molière, je viens de
voirie roi. Les cabales de vos ennemis échouent devant l'es-
time qu'il vous porte, et, pour preuve, il vous mande au-
près de lui, afin de s'entendre avec vous, sur le plan d'une
fête qu'il veut donner avant d'aller prendre le commande-
ment de son armée. Ètes-vous en état d'aller assister au
petit coucher du roi?
MOLIÈRE, sortant de sa rêverie.
! Le roi?... une fête?... Molière?... (il s'affaisse lentement sur
un fauteuil.) Prince, veuillez dire au roi que Molière se meurt
et n'a plus de maître ici-bas !
MADELEINE.
Oh ! ciel ! il se meurt, on effet !
PIERRETTE.
Du secours ! Oh ! mon Dieu 1 du secours !
MOLIÈRE iS'*
MOLIÈRE.
Non! point de médecins! Point de secours autre que celui
de vos cœurs... Du repos ! du silence! Priez... priez autour
de moi ! Dieu est ici comme partout... et les bigots ne le peu-
vent chasser de mon âme!...
Tous s'agenouillent; les ouvriers s'agenouillent aussi autour de lui.
CONDK, lui tenant la main.
Il expire! ... Mais voici un papier dans sa main... Une der-
nière volonté sans doute, et que nous lui devons promettre
d'observer tandis qu'il respire encore. Lisez, monsieur Baron!
BARON, après avoir jeté les yeux sur la lettre.
Oh ! mon Dieu ! voilà ce qui l'a tué !
DUPARC.
Qu'est-ce donc ?
BARON, donnant la lettre à Brécourt.
Une lettre, une lettre folle et puérile, que j'écrivis à sa
femme avant son mariage. 0 Molière! ô mon bienfaiteur! ô
mon père! vos sens ne m'entendent plus et je ne puis me
justifier, et vous allez mourir en me maudissant...
Il sanglote.
DUPARC.
Baron, es-tu coupable de sa mort? Oh! je te tuerais !
BRÉCOURT.
Non! Baron n'est pas coupable. Il a aimé Armande; mais il
s'est vaincu lui-même, et, depuis le jour oîi elle a été la femme
de Molière, Baron a été digne de Molière. Ame défaillante de
mon ami, grande âme du meilleur des hommes, si tu peux en-
core m'entendre, que le courroux et la douleur te quittent!
Pars en paix pour un monde meilleur, et sache qu'autour
de toi, en ce moment, il n'y a que des cœurs fidèles!
DUPARC
Hélas! il ne t'entend plus !
MOLIÈRE, se ranimant.
Si, si... je l'entends.., Baron, viens sur mon cœur... Par-
454 THEATRE COMPLET DE GEORGE SAND
donne à un mourant. Ah! c'est elle... qui me tue... Je lui
pardonne. Madeleine, ma sœur... mes amis... brave Condé...
ma bonne servante, mes ouvriers, dignes gens!... je m'en
vas... je vous quitte!... Ne me plaignez pas, i'ai tant de fois
désiré ce moment-ci ! Mais, mon Dieu! qu'un homme souffre
avant de 'pouvoir mourir!
BRÉCOURT.
Il respire encore 1 emportons-le chez lui !
MOLIÈRE, pendant que Duparc le prend dans ses bras.
Oui, je veux mourir chez moi, je veux bénir ma fille. --
DUPARC, l'emportant.
Perdre le seul homme que j'aie jamais aimé!...
DU TOME PREMIER
TABLE
PREFACE I
COSIMA OU LA HAINE DANS l'aMOUR 11
LE ROI ATTEND 125
FRANÇOIS LE CHAMPI 143
CLALDIE 219
MOLIÈRE 309
FIN DE LA TABLE
"OISSY. — TY . ET STEJÎ, DK ACG. BOCRET.
OEUVRE
GEORGE SAND
LIBRAIRIES DE MICHEL LEVY FRÈRES
ŒUVRES
DE
GEORGE SAND
ROITEIU ÉDITION
Format grand in-18
André. ...
Antonia
La Confession d'cne jelne Fille.
Constance Verrier
Le Dernier Amodr
La dernière Aldini
Elle et Lui
La Famille de Gerhandre . . .
François le Cbampi.
Indiana
Jacqces
Jean de la Roche
Laura t • • .
Lettres d'dn Voyageur
Mademoiselle la Quintinib . . .
Les Maîtres mosaïstes
Les Maîtres sonneurs
La Mare ac Diable
La Marquis de Villemer ....
Mauprat
Monsieur Sylvestre
Mont-Revêche
Nouvelles
La Petite Fadette
Tamaris
Théâtre complet
Théâtre de Nouant .... .
Valentine,
Valvédre , .
La Ville noibb
POISSY. — TYP. et STER. de A. BODRKT.
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