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Full text of "Théâtre complet"

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l'HÉATRE  COMPLET 


^ORGE  SAND 


PREMIÈRE  SÉRIE 


COSIMA   —   LE    ROI    ATTEND 

FRANÇOIS   LE   CHAMP!    —  CLAUDIE 

MOLIÈRE 


PARIS 

MICHEL  LÉVY  FRÈRES,  LIBRAIRES  ÉDITEURS 

HUE    VIVIENNE,    3   BIS,    ET  BOULEVARD   DES   ITALIENS,    13 
A   LA   LIBRAIRIE    NOUVELLE 

1866 
Tons  droits  réservés 


(O 


PREFACE 


Quand  nous  avons  aborde  le  théâtre,  le  matérialisme  l'avais 
envahi.  A  la  suite  des  événements  politiques,  les  maîtres  s'en 
étaient  un  peu  retirés;  les  talents  de  second  et  de  troisième 
ordre  n'avaient  pas  cherché  à  lui  imprimer  une  direction 
nouvelle,  et  nous  n'avions  pas  la  prétention  d'y  apporter  la 
moindre  découverte.  Le  succès  très-inattendu  d'un  ouvragé' 
très-simple  [François  leChampi)  ne  nous  enivra  pas,  et,  depuis, 
jamais  l'ambition  de  supplanter  personne  ne  nous  a  jeté  dans 
ces  luttes  fiévreuses  qui  font,  de  la  vie  des  auteurs  dramati- 
ques, une  vie  à  part,  toute  d'émotions  violentes  ou  de  poi- 
gnantes anxiétés.  On  assure  que,  sans  cette  agitation,  sanS' 
les  ardentes  rivalités,  sans  les  petites  perfidies,  sans  la  rage 
du  succès  à  tout  prix,  on  ne  peut  arriver  aux  grands  triom-- 
phes  :  nous  ne  le  croyons  pas;  nous  avons  vu  des  preuves  du' 
contraire,  même  chez  les  auteurs  les  plus  suivis,  les  plus 
applaudis  et  les  plus  enrichis. 

La  grande  force  et  la  seule  vraie,  c'est  le  talent.  Tout  le 
reste  est  factice,  et  le  succès  même  ne  prouve  pas  toujours; 
1  i 


i  THEATRE   COMPLET    DE    GEORGE   SAND 

car,  s'il  en  est  de  légitimes,  il  en  est  aussi  de  scandaleux  : 
l'histoire  est  là  pour  l'attester. 

Si  le  talent  est  tantôt  accueilli,  tantôt  repoussé  au  théâtre; 
si  l'ineptie,  aujourd'hui  sifflée:,  le  lendemain  couronnée,  y 
subit  absolument  les  mômes  vicissitudes  que, le  génie,  peu 
importe,  en  vérité.  De  tout  temps,  le  public  des  théâtres  a 
été  mobile,  distrait,  prévenu,  impatient,  glacé  ou  passionné 
au  gré  de  mille  circonstances  fortuites  qui  n'ont  rien  de  com- 
mun avec  l'art,  et  qui  ne  l'empêchent  pas  de  revenir,  en 
temps  et  lieu,  à  des  réparations  éclatantes. 

Nous  ne  conseillerons  doue  jamais  à  personne  de  prendre 
le  succès  du  moment  pour  une  preuve  absolue,  et  nous  plain- 
drons toujours  un  écrivain  qui  sacrifie  sa  propre  conviction  à 
cette  chance  douteuse  et  fragile. 

Ceci  posé,  nous  ne  raisonnerons  donc  pas  du  théâtre,  au 
point  de  vue  de  ce  qui  plaît  ou  ne  plaît  pas  à  la  foule,  de  ce 
qui  tombe  ou  réussit,  pour  parler  la  langue  des  combattants. 
Nous  nous  placerons  sur  un  terrain  plus  calme  et  nous  rap- 
pellerons le  véritable  but  de  l'art  dramatique. 

Nous  demanderons  ici  la  permission  de  renvoyer  le  lecteur 
à  quelques  pages  insérées  dans  ce  recueil  et  dont  nous  avons 
fait  précéder  la  publication  de  Comme  il  vous  plaira.  Elles  se 
résument  ainsi  :  chaque  soir,  une  notable  partie  de  la  popu- 
lation civilisée  des  grandes  villes  consacre  plusieurs  heures  à 
vivre  dans  la  fiction;  chaque  soir,  un  certain  nombre  de  théâ- 
tres ouvrent  leurs  portes  à  quiconque  éprouve  le  besoin  d'ou- 
blier la  vie  réelle,  et  ce  besoin  est  si  général,  que  très-sou- 
vent tous  ces  théâtres  sont  pleins.  Cela  existe  depuis  les 
temps  les  plus  reculés,  cela  existera  toujours.  Jamais  l'homme 
ne  se  passera  du  rêve;  sa  vie  réelle,  celle  qu'il  se  fait  à  lui- 
même  ne  lui  suffit  pas.  Il  faut  qu'il  l'oublie  et  qu'il  assiste  à 
une  sorte  de  vie  impersonnelle,  représentation  d'un  monde 
tragique  ou  bouffon  qui  l'arrache  forcément  à  ses  préoccu- 
pations individuelles. 

Ce  besoin  de  spectacle  qui  prouve  moins  le  vide  ou  le  loi- 
>;ir  fit«  l'existonco  (|uo  la  soif  d'illusions  inhérente  à  la  vie  hu- 


mainc,  peut  cependant  entraîner  la  sociétë  au  plus  dur  scep- 
ticisme, de  même  qu'elle  peut  l'élever  aux  plus  nobles  aspi- 
rations. Tout  dépend  de  la  nature  des  fictions  qui  servent 
d'aliment  à  cet  éternel  et  invincible  besoin. 

Pour  l'artiste  sérieux,  auteur  ou  acteur,  qui  consacre  sa  vie 
à  la  production  de  ces  fictions,  41  y  a  donc  bien  loin  d'un 
succès  de  mode  et  d'argent  à  un  succès  de  raison  et  de  senti- 
ment.  Pour  lui,  le  succès  n'existe  pas  s'il  n'a  produit 
que  l'étonnement,  et  s'il  n'a  rien  fait  pénétrer  dans  ces 
hautes  régions  de  l'âme.  Si  Molière  ne  provoquait  que  le  rire, 
il  y  a  longtemps  qu'il  serait  oublié,  et  il  faudrait^  aujour- 
d'hui déjà,  l'exhumer  comme  une  curiosité  littéraire  passée 
de  mode.  Molière  peint  les  caractères  bien  plus  que  les  ridi- 
cules, et  enseigne  plus  encore  qu'il  ne  divertit.  C'est  pour- 
quoi, après  avoir  lutté  avec  grand  effort  et  souvent  à  ses  dé- 
pens contre  les  bouffons  italiens,  il  les  a  fait  oublier,  pour 
s'emparer  d'un  immortel  triomphe. 

Les  bouffons  italiens,  de  leur  côté,  avaient  eu  leur  gloire 
et  leur  raison  d'être  préférés  à  la  mauvaise  comédie  de  mœurs. 
Ils  avaient  tenu  le  sceptre  du  rire  dans  le  monde  entier, 
parce  qu'ils  avaient  été,  eux  aussi,  un  progrès  et  un  ensei- 
gnement. Leurs  masques  exprimaient  des  types  psychologi- 
ques. Pantalon  n'était  pas  seulement  un  disgracieux  caco- 
chyme, c'était  surtout  un  avare  et  un  vaniteux.  Tartaglia  n'eût 
pas  amusé  une  heure,  s'il  n'eût  été  que  bègue  et  myope. 
C'était  un  sot  et  un  méchant  sot.  Le  public  des  atellanes  lui- 
même,  bien  plus  sérieux  qu'on  ne  pense,  voulait  deviner 
l'homme  moral  à  travers  l'homme  physique.  Le  difforme  était 
déjà  pour  lui  l'expression  du  vicieux  on  du  malin.  Silène  le 
ventru  obscène,  ou  Ésope  le  sage  bossu. 

Ce  qui  était  vrai  à  l'enfance  de  l'art,  l'est  encore  aujour- 
d'hui. Les  fictions  scéniques  n'existent  qu'à  la  condition  d'en- 
seigner. La  très-sage  maxime  : 

Tous  les  genres  sont  bons  hors  le  genre  ennuyeux, 

confirme  cette  assertion.  Ce  qui  n'enseigne  rien  lasse  vite  et 


4      THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

ennuie  souverainement,  et,  dans  tout  ce  qui  amuse  réelle- 
ment, même  sous  la  forme  la  plus  légère  et  la  pins  bouffonne, 
il  y  a  un  fonds  de  critique  sérieuse,  n'en  doutez  pas,  témoin 
Robert  Macaire,  dont  l'interdiction  a  été,  suivant  nous,  un  fait 
de  pruderie  très- mal  entendu.  Défense  fut  faite,  ce  jour-là,  de 
tuer  l'escroquerie  par  le  ridicule,  la  plus  mortelle  de  toutes 
les  armes  françaises. 

Malgré  l'évidence  banale  des  vérités  que  nous  venons  de 
rappeler,  une  grande  erreur  s'est  glissée  dans  la  moderne 
littérature  dramatique  :  c'est  le  besoin  d'attirer  le  public  en 
vue  de  toute  autre  chose  que  de  parler  à  ses  bons  instincts. 
Pour  bon  nombre  d'auteurs,  de  comédiens  et  de  directeurs  de 
théâtre,  il  ne  s'agit  plus  que  de  découvrir  la  fihve  du  succès 
d'argent.  Cela  se  conçoit  de  reste  et  ne  nous  indigue  pas  au- 
tant que  les  gens  qui  ne  connaissent  pas  la  situation  des  cho- 
ses derrière  la  rampe.  L'auteur  qui  n'obtient  pas  le  succès 
d'argent  ne  trouve  plus  que  des  portes  fermées  dans  les 
directions  de  théâtre.  Le  comédien  qui  ne  fait  pas  recette 
est  bientôt  remercié.  Le  directeur  qui  n'est  pas  payé  de  ses 
dépenses  est  ruiné  et  parfois  déshonoré.  Dans  un  temps 
d'activité  extraordinaire,  comme  celui  où  nous  vivons,  il  faut  " 
plus  que  jamais  réussir  :  l'erreur  n'est  donc  pas  de  vouloir 
réussir. 

Mais  vouloir  réussir  sans  méthode  et  sans  conviction,  c'est 
écrire  sur  le  sable  et  bâtir  sur  le  vent  ;  c'est  ce  qui  arrive  au- 
jourd'hui à  nombre  de  théâtres  que  l'on  qualifie  d'heureux 
ou  de  malheureux,  parce  que  la  pensée  qui  les  guide  est  com- 
plètement livrée  au  hasard,  et  que  le  hasard  seul  les  vide  ou 
les  remplit.  On  s'est  tellement  habitué  à  ne  plus  compter  sur 
la  valeur  des  choses  littéraires,  qu'on  entend  dire  à  chaque 
instant  aux  gens  de  théâtre  :  «  Ceci  est  bon,  mais  n'aura  pas 
de  succès.  —  Cela  est  stupide,  mais  réussira.  »  Ou  bien  en- 
core, en  parlant  de  situations  impossibles  ou  de  dénoùmonts 
absurdes  :  «  Notre  public  aime  ces  choses-là.  »  Ou  bien  : 
«  C'est  trop  bien  écrit;  le  public  n'écoute  pas  ce  qui  est  bien 
écrit.  »  Ou  bien  :  «  Ne  faites  pas  de  grands  caractères,  le  pu- 


blic  ne  les  comprend  pas.  »  Ou  bien  :  «  Vos  personnages  sont 
trop  honnêtes  :  le  public  les  trouvera  invraisemblables;  faites 
des  gens  réels,  très-réels.  Le  public  veut  voir  sa  propre  image 
et  traite  de  fantaisie  les  conceptions  élevées.  En  cela,  beaucoup 
de  critiques  sont  comme  lui.  »  Ou  bien  :  «  Cherchez  les  effeU. 
Le  public  veut  des  elfets.  Il  ne  tient  pas  à  ce  qu'ils  soient  ame- 
nés d'une  façon  logique,  pourvu  qu'elle  lui  semble  ingé- 
nieuse, et  avec  lui  tout  l'art  consiste  à  tirer  d'une  situa- 
tion très-tendue  un  effet  très-inattendu.  Le  public  veut  être 
surpris.  Tout  ce  qui  peut  le  persuader  ou  l'attendrir  est 
épuisé.  Donnez-lui  du  poivre,  il  ne  sent  même  plus  le  goût 
du  sel.  » 

Pauvre  public!  S'il  entendait  comme  on  le  traite  dans  les 
conseils  de'la  facture  dramatique,  il  n'aurait  pas  assez  de  sif- 
flets pour  se  venger. 

Et  pourtant  tout  cela  est  faux.  Le  public  n'aime  pas  ce  qui 
rétonne  sans  le  convaincre;  il  ne  hait  pas  ce  qui  est  grand, 
il  écoute  ce  qui  est  bon.  Il  aime  même  ce  qui  est  beau.  Seu- 
lement, il  est  public,  c'est-à-dire  qu'il  est  homme  et  qu'il  se 
trompe  en  masse  comme  l'individu  se  trompe  en  détail.  Il 
prend  souvent  le  cuivre  pour  l'or  et  l'argent  pour  le  plomb. 
Cela  est  inévitab'e.  S'ensuit-il  qu'il  faille  se  faire  faux  mon- 
nayeur  ? 

Non  ;  car,  si  votre  conscience  ne  répugne  pas  à  ce  métier, 
l'expérience  vous  prouvera  bientôt  que  le  métier  ne  vaut  rien. 
Ce  public,  si  facile  à  duper,  a  ses  jours  de  clairvoyance  où  il 
vous  condamne  rigoureusement.  Le  plus  souvent,  mal  dis- 
posé aux  exécutions  brutales,  et  craignant  de  se  tromper  en- 
core, il  apporte  au  théâtre  la  froideur  du  dégoût  et  de  la  mé- 
fiance, ou  bien  il  n'y  vient  pas  du  tout,  ce  qui  est  pire.  Il  peut 
fort  bien  être  injuste  à  ses  heures,  il  peut  ne  pas  compren- 
dre un  chef-d'œuvre,  mais  il  peut  tout  aussi  bien  le  sentir  et 
le  proclamer  si  son  heure  est  venue.  Avec  lui,  vos  prévisions 
sont  incessamment  déjouées,  car  il  est  mobile ,  comme  tout 
ce  qui  est  gouverné  par  une  impression  immédiate,  et,  quand 
vous  prononcez  qu'il  n'aime  pas  ceci  ou  cela,  quand  vous 


6      THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

VOUS  vantez  de  ]e  connaître,  vous  êtes  sans  cesse  à  la  veille 
d'une  déception,  que  vous  tâchez  d'expliquer  après  coup, 
mais  que  vous  n'expliquez  réellement  pas;  car  on  vous  voit 
alors  faire  rudement  la  critique  de  ce  que  vous  aviez  jugé 
bon,  ou  porter  aux  nues  ce  dont  vous  aviez  douté. 

Quel  sera  donc  l'élément  de  certitude  du  succès?  Prenez- 
en  votre  parti,  il  n'y  en  a  pas.  Une  représentation  théâtrale 
sera  toujours  un  coup  de  dés,  où  la  main  tremble  à  celui  qui 
les  a  pipés,  mais  où  celui  à  qui  sa  conscience  d'artiste  no 
reproche  rien  peut  porter  beaucoup  de  calme,  et  prévoir  la 
mauvaise  chance  avec  beaucoup  de  philosophie.  Il  y  a  là 
pourtant,  nous  le  savons,  danger  de  vie  ou  de  mort  pour  le 
directeur  aux  abois,  pour  l'acteur  contesté;,  pour  l'auteur  qui 
a  rêvé  la  gloire  et  la  fortune  avec  passion.  Tous  trois,  sans 
doute,  doivent  trembler  si  leur  caractère  n'est  pas  à  la  hau- 
teur du  péril  où  leur  ambition  les  a  jetés.  I\lais  le  public  se 
soucie  fort  peu  de  tous  vos  rêves  ou  de  toutes  vos  craintes. 
Il  se  dit  que,  si  vous  n'êtes  pas  brave,  vous  avez  été  fou  de 
l'affronter.  N'attendez  pas  mieux  de  ce  maître  caressé  et  (latte 
d'avance  par  vos  concessions.  Vous  avez  peut-être  épié  en 
imagination  son  sourire^  convoité  sa  bienveillance,  frémi  de- 
vant la  pensée  de  son  sarcasme.  Inutile^  inutile  !  Il  est  là,  et 
il  ne  fera  que  ce  qui  lui  plaît.     - 

Dès  lors,  à  quoi  bon  sacrifier  sa  conscience  à  une  éventua- 
lité insaisissable? En  ceci  comme  en  tout,  la  vie  est  un  jeu  de 
hasard  où  l'unique  certitude  est  dans  le  sentiment  que  l'on 
porte  en  soi-même.  Déloyal,  vous  pouvez  être  châtie.  Probe, 
vous  pouvez  être  écrasé  :  voilà  l'inconnu  de  votre  avenir; 
mais  vous  serez,  à  votre  choix,  probe  ou  déloyal.  Cela  en  dit 
assez  pour  que  vous  puissiez  voir  très-clairement  l'emploi  et 
le  but  de  votre  vie. 

Il  y  a  cependant  des  chances,  direz-vous  :  l'esprit  et  le 
talent  chercheront  toujours  à  se  les  r-endre  favorables.  D'ac- 
cord, et  la  conscience  aussi  pourra  le  chercher;  mais,  si  vous 
séparez  l'habilctc  de  la  conscience,  vous  n'avez  plus  que  la 
moitié  de  vos  moyens,  et  vous  diminuez  d'autant  vos  chances 


de  succès.  Échouer  faute  d'habileté  n'est  pas  une  honte.  Au 
tlidàtre,  où  l'on  a  beaucoup  d'esprit,  on  a  inventé  un  mot  pour 
CCS  sortes  de  chutes  :  le  succès  d'estime.  Mais  tomber  dans  son 
armure  d'habileté,  c'est  une  véritable  condamnation  si  les  rai- 
sons de  la  chute  sont  morales. 

Et  puis  il  faudrait  s'entendre  sur  ce  mot  d'habileté.  Si 
c'est  de  faire  avaler  au  public  une  situation  fausse  et  des  ré- 
solutions incompatibles  avec  le  caractère  des  personnages,  en 
vue  d'un  cjfet  heureux,  l'habileté  n'est  pas  grande.  En  toute 
chose,  dans  l'art  comme  dans  la  vie,  dès  que  l'on  se  débar- 
rasse de  la  conscience,  on  simplifie  beaucoup  les  questions. 
Mais,  si  l'habileté  consiste  à  faire  accepter  à  un  public,  pré- 
venu- et  malveillant,  des  situations  logiques  et  fortes,  des 
résolutions  nobles  et  généreuses,  oh  !  alors,  vous  êtes  dans  la 
bonne  voie  et  vous  avez  pour  vous  la  bonne  chance;  car,  si 
ce  capricieux  public  dénie  quelquefois  les  succès  légitimes, 
du  moins  il  ne  revient  pas  sur  ceux  qu'il  a  légitimement  con- 
sacrés, et  les  générations  conûrment  les  équitables  jugementè 
des  générations  précédentes. 

On  entend  souvent  dire  d'un  auteur,  d'un  artiste,  d'un  spé- 
culateur, d'un  homme  à  succès  quelconque  :  «  Comme  il  est 
habile  1  comme  il  connaît  son  public!  »  Ce  qui,  en  certaines 
occasions  et  à  propos  de  «îrtaines  personnes,  équivaut  à 
ceci  :  «  Comme  il  est  insolent  !  comme  il  méprise  l'art  ou 
l'honnêteté  !  » 

On  dit  que  nous  traversons  un  temps  où  le  monde  appar- 
tient aux  habiles.  Nous  ne  demandons  pas  mieux.  Nous  ne 
croyons  pas  l'homme  habile  nécessairement  fourbe,  et,  en 
fait  d'écrivains,  nous  en  connaissons  de  très-forts  dans  la 
conduite  de  leurs  travaux  et  de  leurs  affaires,  dont  la  loyauté 
est  réelle  et  la  conscience  irréprochable.  Aussi.,  chez  ceux- 
là,  point  d'escamotage  de  la  vérité,  en  vue  de  ménager  l'hypo- 
crisie des  temps  ou  l'inintelligence  des  masses.  Quand  l'au- 
teur dé  Diane  de  Lys  et  du  Demi-Monde  présente  un  sujet  ou 
un  personnage  scabreux,  il  les  présente  de  face  et  les  met  en 
plein  jour.  Il  est  habile,  c'est  vrai;  mais  son  habileté  serait 


8      THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

vaine,  s'il  n'avait  le  courage  de  l'esprit  et  la  puissance  du 
talent.  Nous  en  connaissons  d'autres,  moins  également  heu- 
reux, mais  non  moins  vaillants,  qui  croient  et  savent  aussi 
que  l'artiste  véritable  ne  doit  pas  suivre  le  public,  mais  le 
devancer,  et  faire  bon  marché  de  ses  injustices. 

Pour  nous-même,  qui  avons  eu  au  théâtre  de  grands  succès, 
et  aussi  des  succès  d'estime,  c'est-à-dire  des  insuccès,  nous 
ne  varierons  pas  dans  notre  respect  pour  le  public,  et,  par  ce 
qui  précède,  on  voit  comment  nous  entendons  ce  respect. 
Chercher  à  lui  plaire  par  des  habiletés  puériles  et  de  lâches 
sacrifices  à  son  prétendu  manque  d'idéal  ne  serait  pas,  selon 
nous,  le  respecter;  ce  serait,  au  contraire,  le  mépriser  pro- 
fondément. Ce  que  nous  respectons  en  lui,  ce  n'est  ni  le 
bruit  de  ses  mains,  ni  le  contenu  de  sa  bourse  :  il  est  sou- 
vent mal  à  propos  avare  ou  prodigue  de  ces  choses-là.  S'il 
est,  à  un  jour  donné,  dans  une  veine  de  scepticisme  et  de 
dédain  pour  la  poésie  de  l'âme,  c'est  tant  pis  pour  lui  bien 
plus  que  pour  nous.  Un  autre  jour,  il  sera  mieux  disposé,  et, 
qu'il  le  soit  pour  nous  ou  pour  un  autre  qui  l'aura  mieux  mé- 
rité, ce  sera  toujours  tant  mieux.  Ce  que  nous  trouvons  d'in- 
finiment respectable  chez  lui,  c'est  le  progrès  qu'il  est  tou- 
jours capable  de  faire  et  dont  il  ne  se  défend  pas  de  propos 
délibéré.  Ce  que  nous  ne  nous  lasserons  pas  de  flatter  en  lui, 
c'est  le  beau  côté  de  la  nature  mimaine,  ce  sont  les  instincts 
élevés  qui,  tôt  ou  tard,  reprennent  le  dessus.  Qnant  à  ses 
accès  de  mauvais  prosaïsme  et  d'engourdissement  du  cœur, 
nous  ne  les  guetterons  pas  pour  les  encenser,  et,  quand  nous 
serons  aux  prises  avec  ses  préjugés  et  ses  erreurs,  nous  le 
défions  bien  de  nous  faire  transiger,  dût-il  nous  placer  entre 
les  sifflets  et  les  grosses  recettes. 

Avec  cette  résolution,  que  nous  n'avons  jamais  dissimulée, 
nous  aurons  peut-être  plus  de  revers  que  de  triomphes;  mais 
il  est  certain  que  nous  n'aurons  jamais  ni  humiliation  ni  re- 
gret de  nos  travaux  dramatiques. 

En  défendrons-nous  ici  la  valeur  contre  les  attaques  parfois 
amères,  parfois  irréfléchies  de  la  critique  ?  Non.  La  critique 


au  jour  le  jour  des  représentations  théâtrales,  c'est  encore  le 
public,  une  élite  quant  à  l'esprit,  mais  tout  aussi  variable  et 
sujette  à  erreur  que  la  masse.  Parfois  elle  nous  a  soutenu, 
parfois  elle  a  cherché  à  nous  décourager.  Nous  l'attendons  à 
des  jours  plus  rassis  et  à  des  jugements  moins  précipités.  Ce 
qu'elle  nous  accordera  un  jour,  ce  sera  de  n'avoir  pas  man- 
qué de  conscience  et  de  dignité  dans  nos  études  de  la  vie 
humaine;  ce  sera  d'avoir  fait  de  patients  efforts  pour  in- 
troduire la  pensée  du  spectateur  dans  un  monde  plus  pur  et 
mieux  inspiré  que  le  triste  et  dur  courant  de  la  vie  terre  à 
terre. 

Nous' avons  cru  que  c'était  là  le.  but  du  théâtre,  et  que  ce 
délassement,  qui  tient  tant  de  place  dans  la  vie  civilisée,  de- 
jj^  vait  être  une  aspiration  aux  choses  élevées,  un  mirage  poéti- 
I  que  dans  le  désert  de  la  réalité, 

I  Sous  l'empire  de  cette  conviction^  nous  n'avons  pas  voulu 
essayer  de  procéder  par  l'étude  du  réel  aride,  et  présenter  au 
public  un  daguerréotype  de  ses  misères  et  de  ses  plaies.  On 
en  plaçait  bien  assez  devant  ses  yeux.  L'école  du  positif  est 
nombreuse,  et,  pour  quelque&-uns  qui  ont  le  droit  d'en  faire 
sortir  de  robustes  enseignements,  parce  qu'ils  en  ont  la  puis- 
sance, beaucoup  d'autres  ne  réussissent  qu'à  montrer  le  laid 
et  à  blaser  le  public  sur  ce  triste  face  à  face.  D'autres,  plus 
coupables  encore  et  poussant  plus  loin  l'adulation,  ont  réussi 
à  le  faire  rire  paternellement  de  ses  vices. 

Nous  n'étions  pas  tenté  d'entrer  dans  cette  voie,  et  per- 
sonne n'a  encore  osé  nous  reprocher  de  ne  l'avoir  pas  fait; 
mais  quelques-uns  nous  ont  reproché  notre  culte  pour  l'ar- 
tiste, notre  optimisme  dans  les  solutions  trop  morales  de  l'ac- 
tion, notre  respect  pour  la  simplicité  des  moyens,  et  beau- 
coup d'autres  choses  auxquelles  nous  ne  répondrons  pas.  Nous 
nous  bornerons  à  dire  que,  nous  sentant  poussé  par  un  es- 
prit de  réaction  contre  le  laid,  le  bas  et  le  faux,  nous  avons 
suivi  la  pente  qui  nous  emportait  en  sens  contraire.  Il  était 
bien  naturel  qu'un  romancier  fût  romanesque.  Qu'il  ait  man- 
qué de  talent,  c'est  possible  ;  mais,  comme  ce  n'est  point  là  ce 

1. 


10     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  8AND 

qu'on  lui  a  reproché,  comme,  en  cherchant  à  le  détourner 
de  son  but,  certains  critiques,  et  même  certains  amis,  s'en 
sont  pris  à  ce  qui  faisait  son  seul  mérite,  la  foi  au  bien,  il 
est  en  droit  de  résister  à  des  remontrances  qu'il  ne  saurait 
comprendre  et  à  des  menaces  qui  ne  sauraient  l'intimider. 

George  Sand. 


GOSIMA 


LA    HAINE    DANS    L'AMOUR 

DRAME    EN    CINQ    ACTES    ET    UN    PROLOGUE 
Thcâtrc-Français.  —  29  avril  1840. 


La  première  représentation  du  drame  de  Cosima  a  été  fort 
mal  accueillie  au  Théâtre-Français.  L'auteur  ne  s'est  fait  il- 
lusion ni  la  veille  ni  le  lendemain,  sur  l'issue  de  cette  soirée. 
Il  attend  fort  paisiblement  un  auditoire  plus  calme  et  plus 
indulgent.  Il  a  droit  à  cette  indulgence,"  il  y  compte.  Il  n'est 
peut-être  pas  plus  ignorant  qu'un  autre  do  ce  qu'on  appelle 
l'art  dramatique,  car  il  a  vu  représenter  beaucoup  de  chefs- 
d'œuvre  classiques;  il  en  a  senti  profondément  les  beautés, et 
il  a  sincèrement  admiré  le  mérite  des  œuvres  remarquables 
de  ses  contemporains;  mais  il  a  voulu  faire  à  sa  manière  et  ne 
l)rendrc  conseil  d'aucun  d'eux.  Il  se  sentait  impuissant  à  pro- 
duire de  grands  efiets  de  situation,  et  il  ne  comprenait  pas  la 
nécessité  de  tenter  une  voie  au-dessus  de  ses  forces,  dans  un 
temps  où  l'énergie  du  drame  à  été  portée  si  haut  par  de  plus 
grands  talents  que  le  sien.  Il  a  voulu  marcher  terre  à  terre 
et  ne  prendre  qu'une  face  de  leur  manière.  Plus  modeste  et 
moins  ambitieux  qu'on  ne  croit,  il  a  été  persuadé  (et  il  l'est 
encore)  qu'on  pourrait  intéresser  aussi  par  le  développement 
d'une  passion  sans  incidents  étrangers,  sans  surprise,  sans 
(erreur.  Ce  serait  un  intérêt  d'un  autre  genre,  un  intérêt 
moins  saisissant,  moins  rapide,  sans  doute;  mais,  dans  tous 


12     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

les  arts,  chaque  artiste  exprime  le  sentiment  qu'il  a  delà  vie, 
dans  la  mesure  de  ses  facultés,  ou  selon  l'inspiration  qu'il  en 
reçoit  au  moment  de  son  travail.  S'il  ne  réussit  pas  à  faire 
aimer  son  œuvre,  c'est  sa  faute,  sans  nul  doute,  et  c'est  à  son 
peu  de  talent  qu'il  doit  s'en  prendre.  Mais  lui  contester  avec 
emportement  ou  avec  ironie  le  droit  d'essayer  une  manière, 
n'est  pas  le  fait  d'un  public  artiste  et  judicieux. 

L'auteur  de  Cosima  abandonne  donc  de  bon  cœur  à  la  cri- 
tique le  droit  de  condamner  son  œuvre;  mais  il  ne  lui  recon- 
naît pas  celui  d'interdire  à  qui  que  ce  soit  l'emploi  d'une 
forme  aussi  compliquée  ou  aussi  simple  que  possible.  Parmi 
les  drames  de  pur  sentiment,  personne  n'admire  et  n'aime 
plus  que  lui  Marion  Delorme,  Antony,  Chatterton,  la  Fille 
du  Cid.  Et  pourtant  ce  sont  là  des  génies  bien  divers,  des 
écoles  bien  distinctes.  Il  n'a  pas  eu  la  témérité  de  vouloir 
faire  enregistrer  son  nom  à  côté  de  noms  illustrés  dans  les 
archives  du  théâtre  moderne.  Il  n'a  pas  voulu  -prouver  que 
le  romancier  pouvait  cumuler  et  joindre  à  son  titre  celui  de 
dramaturge.  Il  déclare  ne  rien  comprendre  à  ces  questions 
d'amour-propre,  et  il-  est  bien  certain  que  les  vrais  auteurs 
dramatiques  de  son  temps  ne  s'en  préoccupent  pas  plus  que 
lui.  Ils  ont  laissé  poindre  des  talents  inférieurs,  ils  ont  ap- 
plaudi ou  pardonné  à  des  tentatives  plus  ou  moins  heureuses; 
ils  verraient,  sans  colère,  s'établir  un  genre  de  productions 
théâtrales  naïves,  analytiques  de  sentiments  intimes,  qui, 
sans  avoir  la  prétention  de  changer  le  goût  du  public  à 
l'égard  des  choses  grandes  et  solennellement  acceptées,  l'ha- 
bitueraient à  savoir  changer  d'émotions  et  à  s'intéresser  aux 
petits  événements  de  la  famille  après  avoir  frémi  et  applaudi 
avec  transport  au  spectacle  des  grandes  passions  et  des  faits 
éclatants.  En  un  mot,  ils  verraient  sans  s'alarmer,  à  coup 
sûr,  d'humbles  chaumières  s'élever  à  côté  de  leurs  superbes 
portiques,  et  eux-mêmes,  dans  un  jour  de  délassement,  ils 
[)0urraient  s'essayer  à  ce  genre,  comme  on  fait  une  chanson 
après  un  poëme,  un  paysage  après  un  tableau  d'histoire. 

Mais  une  portion  du  public,  (\\x\.  veut  voir  partout  présomp- 


lion  cl  rivalité,  repousse  avec  précipitation  ce  qui  dérange 
ses  habitudes  et  ce  qui  n'est  pas  l'imitation  servile  des  maî- 
tres. Le  public  s'éclairera  avec  le  temps,  et,  si  la  tentative  de 
Cosima  est  repoussée,  elle  n'en  ouvrira  pas  moins  la  porte  à 
l'introduction  d'une  liberté  nécessaire  au  théâtre.  Les  grands 
artistes  font  accepter  ce  qu'ils  veulent,  et,  l'auteur  sifflé  hier 
le  répète  sans  amertume,  le  mauvais  accueil  qu'il  a  reçu  ne 
prouve  rien  contre  ceux  qui,  avec  plus  de  talent  que  lui, 
marcheront  dans  la  vois  qu'il  indique. 

L'auteur  de  Cosima  n'en  dira  pas  davantage  pour  justifier 
son  essai  dramatique  en  tant  que  production  littéraire;  mais 
il  protestera  avec  force  contre  l'immoralité  prétendue  de  son 
sujet. 

On  a  crié  à  l'indécence  durant  Ta  première  représenta- 
tion, avec  une  pensée  d'interprétation  si  peu  décente,  que  les 
gens  d'un  sentiment  vraiment  chaste  se  seraient  volontiers 
voilé  la  face  devant  un  public  livré  à  des  préoccupations  si 
graveleuses.  Comment  m'' aimez-vous  ?  a  semblé  une  équivo- 
que malhonnête.  Quel  est  donc  mon  crime?  a  excité  des  rires 
de  mépris  et  d'indignation  vraiment  burlesques.  L'auteur 
confesse  qu'il  riait  aussi,  au  fond  de  sa  loge,  mais  ce  n'était 
pas  de  sa  pièce  seulement. 

L'auteur  d'Indiana  et  de  Jacques  a  voulu  mettre  en  scène 
l'intérieur  d'un  ménage.  11  l'a  fait  souvent,  il  le  fera  souvent 
encore,  n'importe  sous  quelle  forme  et  devant  quel  public.  11  y 
a  beaucoup  de  choses  dans  ce  sujet-là,  et  il  y  en  a  qu'on  ne 
doit  pas  craindre  de  répéter  toujours,  au  risque  d'être  accusé 
de  stérilité  ou  d'obstination.  La  gloire  de  l'homme  de  lettres 
paraît  fort  légère  à  sacrifier,  quand  on  a  une  pensée  sérieuse 
et  une  volonté  tranquille  dans  l'àme.  C'est  fort  peu  de  chose 
que  d'être  raillé,  je  vous  assure;  et  je  le  dis  à  vous,  jeunes 
artistes  qui  tremblez  d'aborder  telle  ou  telle  carrière  :  si  vous 
avez  dans  le  cœur  une  bonne  et  généreuse  conviction,  vous 
ne  sentirez  pas  le  plus  petit  battement  de  cœur  à  celte  pre- 
mière rencontre  avec  la  masse,  qu'on  peut  appeler  sur  toutes 
les  scènes  du  monde  le  lever  du  rideau.  Eussiez-vous  caressé 


14  THEATRE  COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

quelque  désir  de  fortune  ou  de  gloire,  vous  sentirez  votre 
personnalité  s'évanouir  comme  un  rêve,  à  l'approche  de  ce 
combat  où  la  vérité  (le  véritable  enfant  de  vos  entrailles,  et 
non  pas  l'œuvre  de  l'artiste,  mais  celle  de  Dieu  en  vous)  va 
lutter  contre  le  préjugé  ou  l'ignorance.  Vous  vous  sentirez 
bien  fort,  non  pas  comme  artiste  (qu'importe  le  sort  de  l'ar- 
tiste!) mais  comme  homme,  et  c'est  de  cela  que  vous  serez 
fier  si,  par  malheur,  vous  vous  trouvez  ce  jour-là  le  seul 
homme  de  l'assemblée  ! 

Ce  malheur  ne  m'c^t  point  arrivé.  Il  y  a  eu  dans  l'auditoire 
des  esprits  généreux  et  sincères  qui,  sans  s'abuser  sur  le  peu 
do  talent  do  l'auteur,  ont  sympathisé  avec  la  pensée  de  son 
ouvrage.  C'est  pour  cete  que  je  ne  suis  point  triste  d'avoir 
entendu  des  murmures  etdes  imprécations;  j'ai  entendu  aussi 
des  encouragements  et  des  vœux  au-dessus  delà  région  où 
éclatent  ces  sortes  d'orages,  et  je  n'ai  point  attribué  ces  ap- 
plaudissements à  l'éloquence  de  mon  plaidoyer,  mais  à  la  vé- 
rité de  ma  cause.  C'est  pourquoi  ils  m'ont  été  doux  et  me 
tranquillisent  sur  l'avenir  de  mes  croyances.  Non,  tous  les 
hommes  d'aujourd'hui  ne  -sont  pas  livrés  à  des  pensées  de 
despotisme  et  de  cruauté.  Non,  la  vengeance  n'est  pas  le  seul 
sentiment,  le  seul  devoir  de  l'homme  froissé  dans  son  bon- 
heur domestique  et  brisé  dans  les  affections  de  son  cœur. 
Non,  la  patience,  le  pardon  et  la  bonté  ne  sont  pas  ridicules 
aux  yeux  de  tous;  et,  si  la  femme  est  encore  faible,  impres- 
sionnable et  sujette  à  faillir,  dans  le  temps  où  nous  vivons, 
l'homme  qui  se  pose  auprès  d'elle  en  protecteur,  en  ami  et 
en  médecin  de  l'âme,  n'est  ni  lâche  ni  coupable  :  c'est  là 
l'immoralité  que  j'ai  voulu  proclamer.  L'idée  n'était  pas 
neuve;  la  religion  du  Christ  l'avait  proclamée  avant  moi,  et, 
si  j'avais  présenté  le  caractère  d'un  époux  vraiment  aposto- 
lique, j'aurais  excité  bien  d'autres  murmures.  Je  no  l'ai 
pas  fait,  parce  que  je  no  suis  pas  catholique,  je  l'axoue. 
Si  je  l'étais,  j'aurais  le  courage  nécessaire  pour  le  procla- 
mer, niènie  sur  les  planches  d'un  (liéâlre.  Mais,  si  j'ai  porté 
comme  bien  d'autres  sur   l'avenir  des  regards  plus  avides 


que  ne  le  permet  l'Église,  je  n'ai  point  abjuré  la  plus  belle 
partie  des  vérités  évangéliqucs,  celle  qui  moralise  les  légiti- 
mes alTections  et  combat  les  instincts  farouches. 


G.  S. 


DISTRIBUTION 

LE  DUC  DE  FLORENCE MM.  Menjacd. 

ALVISE   PETRUCCIO,  liourgcois  et  né-ocianl  de  Flo- 
rence   Geffrot. 

COSIM.\,  sa  femme Mme  Dorvai.. 

NÉRI MM.  Maillard. 

ORDONIO  ÉLISÉI,  riche  Vénitien Beai:v.\llet. 

LE  CHANOINE  DE  SAINTE -CROIX,  oncle  de  Cusima.  Joanny. 

MALAVOLTI,      )....„.,.  (  Vap.let. 

FARG.ANACCIO,]™'^'"''''""''^^^''^' (  Joanms. 

LE  B.ARIGEL Fonta. 

TOSINO,  page  d'Ordonio  Éliséi Mmes  Atenel. 

PASC.^LINA,  servante  d'Alvise Thénaud. 

GONELLE,  serviteur  d'Alvise MM.   Matiiii.n. 

UN  VALET  d'Ordonio Alexandre 

ESFAFIERS  DU  BAUIGEL 

A    Florence. 


PROLOGUE 

L'intérieur  d'une  église.  —  Le  soir.  —  Une  lampe  allumée  au  fond.  —  Un 
confessionnal  à  la  droite  du  spectateur  est  placé  au  premier  plau.  — 
Le  second  plan  est  sombre.  —  Dans  le  fond  de  la  nef,  on  distinj^ue 
quelques  personnes  agenouillées,  éparses,  qui  peu  h  peu  se  retirent  du- 
rant les  premières  scènes. 

•   SCÈNE  PREMIÈRE 
COSIMA,  NÉRI. 

Cosima  est  à  genoiK  un  peu  en  avant  du  second  plan,  dans  l'altitude  de 
la  prière,  le  dos  presque  tourné  au  spectateur.  Néri,  debout  à  quelques 


10     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

pas  d'elle,  la  barrette  à  la  maia,  est  appuyé  contre  une  colonne  dans 
une  attitude  méditative.  Cosima  lui  fait  un  signe,  et  il  se  rapproche 
d'elle.  Elle  se  tourne  à  demi  pour  lui  parler. 
COSIMA. 

Mon  bon  Néri,  écoute  :  rends-moi  un  service.  Va  trouver 
mon  oncle  le  clianoine.  A  cette  heure-ci,  il  est  presque  tou- 
jours dans  la  sacristie.  Tiens,  par  là!  cette  porte  au  fond  de 
la  nef.  Dis-lui  que  j'ai  quelque  chose  de  particulier  à  lui  con- 
fier tout  de  suite.  Il  ne  me  refusera  pas,  lors  même  qu'il  se- 
rait occupé.  Il  est  si  bon  pour  moi!...  Dis-lui  que  je  me  re- 
pens  de  le  déranger,  mais  que  je  ne  puis  rentrer  chez  moi 
sans  lui  avoir  parlé. 

NÉRI. 

Vous  laisserai-je  seule  ? 

COSIMA. 

Que  pourrais-je  craindre  dans  ce  saint  lieu?  Va,  et  reviens 
vile. 

Néri  s'éloigne. 

SCÈNE  II 
COSfMA,   ORDONIO,    TOSINO. 
Cosima  en  prière,  sur  le  premier  plan.  Ordonio  Éliséi  entre  par  la  droite 
derrière  le  confessionnal.    Il    est   suivi   de   Tosino,   vêtu   en    femme  et 
voilé  (costume  pareil  à  celui  que  porte  Cosima).  Ils  se  tiennent  au  pre- 
mier plan.  Cosima  leur  tourne  le  dos. 

ORDONIO,  montrant  Cosima. 
La  voici.  Page,  fais  bien  ton  devoir.  Va  m'attendre  dans 

cotte  chapelle,  (il  lui  montre  une  chapelle  latérale  derrière  le  confes- 
sionnal.) A  mon  premier  signal,  reviens  ici  et  fais  comme  je 
t'ai  dit.  Ne  va  pas  t'endormir  au  moins! 

TOSINO. 

Soyez  tranquille  :  je  ne  perdrai  pas  de  vue  mon  homme, 
et  je  saurai  jouer  mon  rôle.  (Montrant  la  chapelle.)  Celle-ci? 

ORDONIO. 
Bien!  —    Vite!    —  (liegardanl  Cosima,  qui  est    toujours  absorbée 

dans  sa  prière.)  Prie,  prie!  Le  ciel  n'exaucera  point  des  vœux 


C  O  s  I  M  A  «  ' 

"insensés.  Il  t'a  créée  pour  vivre  et  non  pour  languir,  pour 
céder  et  non  pour  vaincre.  Je  sens  en  moi  une  force  supé- 
rieure à  toutes  les  menaces  de  la  religion,  à  toutes  les  ter- 
reurs de  l'enfer!  (Néri  reparaît  au  fond,  et.  un  instant  après,  le 
chanoine  le  suit.)  Les  VOici.  OÙ  me  cacherai-je?  (Regardant  le  con- 
fessionnal.) Eh!  OÙ  donc  mieux?  Ah!  jeune  femme,  tu  parle- 
ras bien  bas  si  les  secrets  de  ton  cœur  échappent  à  l'oreille 
d'un  amant! 

Il  se  cache  derrière  le  confessionnal. 

SCÈNE  III 
Les  Mêmes,  NÉRI,  LE  CHANOINE. 

NÉRI,  à  Cosima. 
Voici  votre  oncle.  Je  m'éloigne  pour  ne  pa?  gcner  vos  con- 
fidences. Je  vous  attendrai  au  [)ied  de  la  chaire. 
cosniA. 
C'est  bien  !  merci,  mon  ami  ;  que  Dieu  récompense  ton  zèle 
et  ton  amitié  pour  moi! 

Néri  s'éloigne  et  ya  s'agenouiller  sous  la  chaire  qu'on  aperçoit  au  fond. 
Le  chanoine  s'avance,  Cosima  se  lève,  et  tous  deux  s'approchent  du 
second  confessionnel. 

LE    CHANOINE. 

Vous  m'avez  fait  demander,  ma  .chère  nièce.  Vous  enten- 
drai-je  en  confession? 

COSIMA. 

Oui  et  non,  mon  bon  père.  Je  ne  suis  pas  préparée  digne- 
ment au  sacrement  de  pénitence;...  mon  âme  est  trop  agi- 
tée... Je  ne  mérite  pas  l'absolution.  Pourtant  j'ai  des  choses 
bien  secrètes  à  vous  dire. 

LE    CHANOINE. 

Eh  bien,  nous  entrerons  au  confessionnal;  et,  là,  sans  au- 
cune solennité,   nous  causerons  comme  deux  amis.   [Cosima 

s'agenouille    au    confessionnal,    tandis    que   le   chanoine    s'assied.)   Eh 

bien,  mon  enfant,  d'où  vient  ton  inquiétude?  Ton  âme  fut 
toujours  pure,  et  les  chaînes  du  péché  te  sont  légères.  Parle, 


18  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

con(ie-moi  ta  peine.  Confie-la  au  ciel  qui  t'aime  et  qui  te  con- 
solera. 

COSJMA. 

0  mon  père!  ne  me  parlez  pas  avec  cette  bonté.  J'ai  com- 
mÏA  aujourd'hui  le  crime  dans  mon  cœur...  Écoutez,  je  vous 
parle  comme  à  mon  seul  parent,  comme  au  guide  de  ma  jeu- 
nesse, et  aussi  comme  au  ministre  du  Seigneur...  Je  vous 
dirai  les  choses  comme  elles  sont.  Depuis  quelque  temps,  un 
homme  me  recherche...  C'est  un  Vénitien...  un... 

LE   CHANOINE. 

Ne  me  dis  pas  son  nom,  c'est  inutile. 

COSIMA. 

Ce  n'est  point  inutile;...  ceci  est  plus  qu'une  confession, 
mon  père,  c'est  une  confidence.  Cet  homme  s'appelle... 

LE    CHANOINE. 

Ordonio  Éliséi? 

Ordonio,  appuyé  sur  le  confessionnal  derrière  Cosinia,  se  pencbc  pour 
entendre  sa  réponse. 
COSIMA,  baissant  la  voix  avec  abattement. 
Oui,  mon  oncle. 

Ordonio  fait  un  geste  de  Irioniplie. 
LE   CHANOINE. 

Eh  bien,  tu  m'avais  déjà  parlé  de  ses  poursuites  :  tu  ne  les 
as  point  encouragées  ? 'de  ses  lettres  :  tu  ne  les  as  pas 
reçues?  de  ses  instances  :  tu  ne  les  as  point  écoutées? 

COSIMA. 

Non,  mon  oncle.  Je  vous  assure  que,  s'il  a  conçu  quelque 
espérance,  il  faut  qu'il  soit  bien  présomptueux!  (oesio  ironique 
d'Ordonio.)  Mais  je  ne  suis  pas  moins  obsédée  do  ses  soins. 
Je  ne  puis  faire  un  pas  dans  la  ville  sans  qu'il  soit  sur  mes 
traces,  et  je  ne  puis  me  mettre  à  ma  fenêtre  sans  qu'il  soit 
sous  mes  yeux.  Ces  assiduités  ont  été  reiuarquées.  Dos  per- 
sonnes imprudentes  en  ont  averti  mon  mari.  Mon  mari,  plus 
imprudent  encore,  n'a  rien  fait  pour  en  réprimer  l'insolence. 
Alors,  j'ai  bien  vu  que  ce  courtisan  ferait  du  tort  à  ma  ré- 
putation et  troublerait  la  i)aix  do  mon  ménage. 


CORIMA  iO 

LE    CHANOINE. 

L'a-t-il  donc  troublée  en  eiïet? 

COSIMA. 

Ce  matin,  mon  mari  regardait  par  la  fenêtre,  et,  moi,  je 
travaillais  auprès  de  lui;  et,  comme  il  regardait  toujours  du 
côté  des  arcades  où  Ordonio  Éliséi  se  promène  continuelle- 
mont,  je  pensai  qu'il  le  voyait  peut-être  en  ce  momentflà,  et 
qu'il  pouvait  me  soupçonner  de  l'encourager. 

LE    CHANOINE. 

Et  pourquoi  votre  mari  aurait-il  eu  un  pareil  soupçon? 
Rien  ne  l'y  autoriserait  de  votre  part. 

COSIMA. 

Aussi,  j'ignore  pourquoi  je  me  sentis  tout  à  coup  aussi  ef- 
frayée et  aussi  confuse  que  si  j'eusse  en  efl'et  encouragé  Ordo- 
nio à  se  trouver  là. 

LE    CHANOINE. 

II  y  était  donc? 

COSIMA. 

Il  y  était.  Pourtant,  je  ne  l'ai  pas  regardé,  je  ne  l'ai  pas 
vu.  Mais  ceci  est  un  mystère  pour  moi,  mon  oncle!  Chaque 
fois  que  cet  homme  est  près  de  moi,  j'en  suis  avertie  secrè- 
tement par  un  troiible  inexplicable.  Y  a-t-il  donc  des  dangers 
si  terribles,  que  les  remords  y  précèdent  les  fautes? 

LE    CHANOINE. 

Je  n'aime  pas  à  vous  entendre  parler  si  bien  de  ces  dangers, 
ma  chère  Cosima;  je  crains  que  vous  n'ayez  beaucoup  trop 
pensé  à  cet  homme.  Mais  continuez  ;  car  ce  n'est  pas  tout? 
cosniA. 

Oh!  non,  ce  n'est  pas  tout!  Mon  mari,  s'étant  retourné 
vers  moi,  me  vit  tout  à  coup  si  émue,  que  j'étais  près  de 
m'évanouir.  Et  lui  aussi  devint  pâle;  et,  comme  il  me  sou- 
tint dans  ses  bras  pour  quitter  la  place  où  nous  étions,  je  sen- 
tis qu'il  tremblait  comme  moi,  et  que,  comme  moi,  il  était 
près  de  défaillir.  ' 

LE    CHANOINE. 

Pauvre  Alvise!  0  ciel I  permettras-tu  que  la  paix  du  juste 


20     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

soit  troublée  par  la  fantaisie  coupable  du  premier  libertin  qui 
passe  ! 

COSIMA. 

OAlvise,  mon  noble  mari!  le  plus  sincère,  le  plus  doux  des 
hommes!  Savez-vous  comment  il  me  parla?  «  Cosima,  me 
dit-il,  j'ai  toujours  eu  en  vous  une  aveugle  confiance;  et  me 
présecve  le  ciel  de  vous  outrager  par  un  soupçon  !  Je  crois  en 
votre  parole  comme  en  celle  de  Dieu. Dites-moi  donc  que  vous 
m'aimez.  —  Vous  en  doutez  aujourd'hui,  lui  répondis-je, 
puisque  vous  me  le  demandez  !  —  Je  ne  demande  rien, 
s'écria-t-il.  Est-ce  que  je  t'interroge,  moi?  Je  ne  veux  rien 
expliquer,  ni  'rien  comprendre.  Dis-moi  seulement  que  tu 
m'aimes!  —  0  mon  ami,  mon  soutien,  moiî  ange,  lui  dis-je, 
comment  pourrais-je  ne  pas  t'aimer?  —  Eh  bien,  s'écria-t-il, 
jure-le  donc!  et  jure  aussi  que  tu  n'aimes  que  moi^  et  que 
la  seule  pensée  d'en  aimer  un  autre  n'est  jamais  entrée  dans 
ton  cœur,  »  Le  ton  dont  il  me  questionnait  ainsi  me  glaçait 
de  crainte;  car,  en  écoutant  mes  réponses,  il  semblait  vou- 
loir lire  dans  mes  yeux  jusqu'au  fond  de  mon  âme.  Et, 
comme  je  répondais  d'une  voix  mal  assurée  :  «  Tu  pourrais 
donc,  reprit-il  avec  force,  le  jurer  comme  au  jour  de  notre 
mariage,  par  tout  ce  qu'il  y  a  de  sacré,  par  la  majesté  de 
Dieu,  par  l'honneur,  par  le  devoir,  par  le  saint  Évangile  ?  » 
Et,  en  même  temps,  il  prit  ma  main  glacée  et  la  posa  sur  le 
livre  sacré  qui  était  là,  ouvert  sur  une  table. 

LE    CHANOINE, 

Et  vous  avez  juré  ? 

COSIMA, 

Je...  je  ne  sais  pas,  mon  père...  J'avais  pour,...  je  ne  savais 
ce  que  je  faisais...  et  je  crois  (juc  j'ai  juré  ;...  oui,  oui  !  j'ai 
juré  sur  l'Évangile. 

LE    CHANOINE. 

Et...  ensuite?... 

c  0  s  I  :m  a  . 
Et  à  peine  cus-je  obéi,  qu'il  se  jola  à  mes  pieds,  et  me  re- 
mercia presque  en  pleurant,  me  demandant  pardon  "d'avoir  pu 


exie;er  de  moi  un  tel  serment...  C'est  ainsi  que  nous  nous 
sommes  quittés,  et  aussitôt  je  suis  accourue  vers  vous,  mon 
père,  afin  de  vous  raconter  tout  ce  qui  s'est  passé. 

LE    CHANOINE. 

N'as-tu  rien  de  plus  à  me  confier,  mon  enfant? 

COSIMA. 

Rien,  mon  oncle. 

LE    CHANOINE. 

Et  pourtant,  tu  as  commencé  par  t'accuser  presque  d'un 
crime. 

COSIMA. 

Je  me  sons  coupable.  Il  me  semble  que  je  n'oserai  plus 
regarder  mon  mari  en  face. 

LE    CHANOINE. 

Mais...  qu'as-tu  donc  aujourd'hui,  ma  chère  Cosima?  j'ai 
peine  à  te  comprendre. 

COSIMA. 

J'ai  juré  sur  l'Évangile,  sur  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré. 

LE     CHANOINE. 

C'est  peut-être  une  imprudence  de  la  part  de  ton  mari;... 
mais  enfin,  puisque  tu  n'as  fait  qu'un  serment  loyal  et  vo- 
lontaire... 

COSIMA. 

Eh  bien,  non!  Je  n'ai  cédé  qu'à  la  crainte  d'affliger  Alvise; 
mais  il  y  avait  au  dedans  de  moi  une  voix  qui  me  criait  : 
«  Tu  mensj  tu  blasphèmes  !  » 

LE     CHANOINE. 

Cosima,  serait-il  vrai?  aurais-tu  donné  accès  dans  ton  cœur 
à  un  sentiment  coupable?  aimerais-tu  ce  Vénitien?  Hélas!  il 
n'est  pas  digne  de  toucher  la  main  de  ton  mari  ! 

COSIMA. 

Oh  !  ne  me  dites  pas  que  je  Taime  1 

LE    CHANOINE. 

Dis-moi  donc  que  tu  ne  l'aimes  pas! 

COSIMA. 

Peut-on  aimer  ce  que  l'on  méprise.  Eh  bien,  je  sens  du 


n  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

mépris  pour  la  conduite  de  cet  homme  léger  qui,  en  passant 
dans  une  ville,  ne  trouve  rien  de  plus  honorable,  de  plus 
utile  à  entreprendre,  que  de  ternir  l'honneur  d'une  femme  et 
de  détruire  la  confiance  d'un  mari. 

LE    CHANOINE. 

J'aime  à  l'entendre  parler  ainsi.  Rassure-toi  donc,  ma  fille  ; 
tu  n'as  point  fait  un  faux  serment.  Tu  aimes  toujours  ton 
mari. 

COSIMA. 

Oh!  de  toute  mon  âme!...  Et  pourtant  je  souffre,  je  trem- 
ble... Tenez,  mon  oncle,  je  suis  bien  malheureuse  ! 

Elle  fond  en  larmes. 
LE    CHANOINE. 

0  cœur  de  femme!  éternelle  énigme!  Essuie  ces  pleurs, 
Cosima;  c'est  le  honteux  témoignage  de  la  faiblesse.  Pour- 
rais-tu songer  un  instant  à  préférer  un  étranger  à  ton  meil- 
leur ami  ?  un  homme  sans  mœurs  et  sans  foi  au  plus  honnête 
et  au  plus  généreux  des  hommes?  Rentre  en  toi-même,  Co- 
sima. Chasse  ces  vaines  imaginations.  La  peur  est  un  piège 
de  l'ennemi  du  salut.  Écoute,  ceci  demanderait  un  plus  long 
entretien.  L'heure  est  avancée.  J'irai  demain  chez  toi,  et  nous 
causerons.  J'espère  te  faire  mieux  lire  en  toi-même  et  te  re- 
lever à  tes  propres  yeux.  Retourne  chez  toi,  ma  fille.  Je 
n'aime  pas  à  voir  une  jeune  femme  fréquenter  les  églises  le 
soir.  Ces  promenades  nocturnes  ne  sont  pas  assez  protégées 
par  un  jeune  liomme  comme  Néri. 

COSIMA. 

Néri?  n'cst-il  pas  l'ami,  presque  le  fils  adoptif  de  mon 
mari,  le  mien  par  conséquent?  Il  est  dévoué,  il  est  brave  ; 
personne  n'oserait  me  dire  un  mot  lorsqu'il  m'accompagne. 

LE    CHANOINE. 

Je  le  crois  bien!  Mais  je  t'engage  âne  sortir  que  le  jour. 
Depuis  quelque  temps,  tu  te  livres  à  une  dévotion  extérieure 
qui,  je  te  le  dis  avec  la  simplicité  d'un  ami,  ne  me  semble 
pas  propre  à  ramener  le  calme  dans  ton  âme...  Je  crains  cjue 
toute  celte  ferveur  no  soit  de  l'agitation,  et  que  sais-je?... 


C  O  s  I M  À 


23 


un  désir  involontaire  de  provoquer  des  rencontres  dangereu- 
ses... Penses-y;  sois  plus  sédentaire! 

COSIMA. 

Olil  vous  me  faites  trembler  !... 

LE    CHANOINE. 

Calme-toi.  Reste  ici.  Ne  sors  pas  du  confessionnal  que  Néri 
ne  vienne  t'y  rejoindre.  Je  vais  l'avertir  en  passant. 
Il  s'éloigne  et  se  dirige  vers  Néri.  Aussitôt  Ordonio  s'élance  vers  la  chapelle 
ou  il  a  caché  son  page. 
ORDONIO. 
Stl... 

TOSINO,   à  voii  basse. 
Me  voici,  je  suis  aux  aguets. 

ORDONIO. 

Cours  au-devant  de  lui,  ne  lui  parle  pas  que  tu  ne  sois 
hors  de  l'église,  et  alors  tire-toi  de  ses  griffes  comme  tu 
pourras. 

TOSINO. 

Fiez-vous  à  moi.  Je  le  rendrai  fou.  Autant  vaudrait  mettre 
cent  lutins  à  ses  trousses!  Vous,  vous  sortez  par  l'autre  porte 
avec  la  dame  ? 

ORDONIO. 

Va  donc!  Tout  est  prévu. 

Tosino  se  dirige  vers  Néri,  que  le  chanoine  a  averti  en  passant.  Le  cha- 
noine est  rentré  dans  la  sacristie.  Néri  prend  le  page  pour  Gosima  et 
lui  offre  son  bras.  Ils  sortent  ensemble  tandis  que  Ordonio  se  rapproche  du 
confessionnal. 

COSIMA,   se  levant  à  demi. 
Est-ce  toi,  Néri?...    (Ordoaio    s'incline  affirmativement.  Cosima  se 

lève  et  lui  prend  le  bras.  Il  veut  la  mener  dans  la  direction  opposée  à  celle 

qu'ont  prise  Néri  et  Tosino.)  Tu  te  trompcs,  Néri  !  Ce  n'est  pas  là 
notre  chemin. 

ORDONIO,    tâchant  de  déguiser  sa    voix. 

L'autre  porte  est  fermée. 


ii  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE    SAND 

COSIMA,   s'ariêtant. 

Qu'as-tu?  Ta  voix  osl  changée!...  Tu  semblés  agité!... 
Tu  ne  me  réponds  pas?  (EiTcayoe.)  Vous  n'êtes  pas  Néri  ! 

Elle  veut  fuir. 
ORDONIO,  la  retenant  de  force. 
Ne   craignez  rien ,   madame   :   c'est  l'homme  qui   vous 
aime. 

COSlMA. 

Laissez-moi,  monsieur!...  Néri!...  J'appellerai  Néri. 

ORDONIO. 

Votre  voix*est  étouffée  par  la  p'eur  ou  par  la  colère;  n'es- 
sayez donc  pas  de  crier.  Néri  est  déjà  loin,  d'ailleurs. 

COSIMA. 

Oh!  mon  oncle!...  à  mon  secours!... 

ORDONIO,  tirant  son  épée. 

-Madame,  je  vous  avertis  qu'il,  en  va  coûter  la  vie  au  pre- 
mier que  vos  cris  appelleront  ici,  fût-ce  votre  mari,  fût-ce  le 
prêtre  à  qui  vous  venez  de  vous  confesser. 

COSIMA. 

Vous  étiez  là?... 

0  R  D  0  M  0  . 

Et  j'ai  entendu  votre  confession,  madame.  Voilà  pourquoi 
je  suis  résolu  à  tout  braver,  à  tout  immoler  à  mon  amour  et 
au  vôtre. 

COSIMA. 

Au  mien  ?  Vous  n'avez  que  mon  mépris  I 

ORDONIO. 

Votre  oncle  le  chanoine  n'emporte  pas  cette  pcnsécj  ma- 
dame! 

COSI-MA. 

Oh  !  mon  Dieu,  mon  Dieu  !  permettras-tu  que  je  sois  ainsi 
outragée  ? 
Elle  veut  eniore  s'échapper  et  se  heurte  contre  des  chaises.  Ûrdonio  la 
retient  dans  ses  bras. 
ounoMo. 
Outragée?  Vous  me  jugerez  mieux,  madame,  (piand  vous 


m'aurez  entendu,  et  vous  allez  ai'enlendre  pour  la  première, 
pour  la  dei-nière  fois  peut-être...  Pourquoi  cette  frayeur  in- 
sensée, et  ces  larmes,  et  cette  colère  d'enfant?  Je  sais  main- 
tenant que  vous  m'aimez;  et,  vous  qui  savez  combien  je  vous 
aime,  vous  ne  pouvez  pas  avoir  peur  de  moi.  Abjurons  donc 
toute  feinte.  Je  vais  vous  en  donner  l'exemple,  et  vous  en- 
tendrez ma  confession  comme  j'ai  entendu  la  vôtre.  Jusqu'ici, 
Cosima,  je  me  suis  trompé  :  j'ai  pris  votre  résistance  pour  de 
la  coquetterie,  votre  sagesse  pour  l'amour  d'une  vaine  gloire; 

mais  tout  à    l'heure,    ici  (montrant   le    confessionnal),   VOUS   VOUS 

êtes  justifiée.  Oh!  je  sais  à  présent  que  votre  âme  est  aussi 
belle  que  vos  traits,  et,  moi  qui  vous  aimais  comme  on  aime 
une  femme,  je  suis  à  genoux  devant  vous  comme  devant  un 
ange.  Ne  me  craignez  donc  plus.  Je  serai  calme,  je  serai  pa- 
tient. Je  vous  aimerai  dans  le  silence,  dans  le  mystère,  dans 
la  résignation.  Je  ne  vous  verrai  plus  qu'à  votre  insu.  Je  ne 
vous  compromettrai  plus...  Je'ne  vous  demande  pas  pardon 
de  l'avoir  fait.  Ce  n'est  point  par  des  paroles  que  je  prétends 
vous  prouver  mon  repentir  et  ma  passion.  Mais  je  mériterai 
mon  pardon,  et  je  l'obtiendrai  peut-être  ! 

COSIMA. 

Et  vous  me  par'ez  ainsi,  me  meurtrissant  le  bras,  et  l'épée 
à  la  main  ? 

ORDONIO,  mettant  un  genou  en  terre  devant  elle  et  lui  présentant 
son  épée. 

Disposez  de  moi  comme  de  votre  esclave.  Je  vous  donne 
mon  cœur  et  ma  vie. 

Cosima  profite  de  cet  instant  pour  s'échapper.  Elle  fuit  vers  le  fond  de 
l'église.  Au  même  instant,  Néri  paraît  en  désordre.  Cosima  s'élance 
vers  lui,  et  Ordonio,  toujours  l'épée  à  lamain,  se  retire  dans  l'ombre 
des  colonnes. 

COSIMA. 

Est-ce  donc  vous  enfin,  Néri?  Est-ce  ainsi  que  vous  restez 
près  de  moi? 

NÉRI. 

Mais  vous-même,...  pourquoi  venez- vous  de  me  quitter? 
I  2 


-26  THEATRE    COMPLET    DE   GEORGE   SAND 

COSIMA. 

De  quoi  parlez-vous  donc?  Je  suis  seule  ici  à  vous  attendre, 
depuis  une  heure,  depuis  un  siècle!,..  Allons!  c'est  une 
négligence  inouïe!...  Rentrons!... 

EIlo  l'entraîne  hors  do  l'église. 

SCÈNE  IV 
ORDONIO,  puis  TOSINO. 

ORDONIO. 

Il  paraît  qu'on  ne  veut  pas  la  mort  du  pécheur,  mais  qu'il 
se  convertisse  et  qu'il  vive,  puisqu'on  no  trahit  pas  mon 
crime.  Femme,  femme!  tu  es  à  moi!...  (xosino  rentre  par  la 
porte  de  droite.)  C'est  beaucoup  trop  tôt!  Tu  as  dû  jouer  pi- 
toyablement ton  rôle,  puisque  te  voilà  déjà  revenu. 

TOSINO. 

Yous  ne  m'aviez  pas  dit  que  l'écuyer  de  votre  belle  en  était 
éperd liment  amoureux.  Je  comptais  sur  un  religieux  silence 
de  sa  part,  et  je  marchais  d'un  air  recueilli,  lui  faisant  signe 
de  ne  pas  interrompre  mes  pieuses  méditations  ;  mais,  à 
peine  étions-nous  sous  le  porche,  qu'il  s'est  mis  à  me  faire 
questions  sur  questions.  «  Oii  !  Cosima,  que  vous  êtes  triste 
aujourd'hui!  Eh  bien,  madame,  vous  ne  me  parlez  donc  pas? 
Hélas!...  ô  ciel!...  »  Que  sais-je?  Quand  j'ai  vu  qu'il  fallait 
répondre  ou  courir,  j'ai  pris  ce  dernier  parti  comme  le  plus 
sûr.  J'espérais  qu'il  allait  me  suivre,  et  je  l'aurais  mené  jus- 
que dans  l'Arno;  mais,  soit  qu'il  ait  la  vue  basse,  soit  qu'au 
contraire  la  lueur  de  la  première  lanterne  m'ait  fait  paraître 
un  peu  trop  grand  pour  une  femme,  il  est  revenu  sur  ses  pas, 
et,  moi,  le  voyant  rentrer  dans  l'église,  je  n'ai  eu  que  le 
temps  d'en  faire  le  tour  pour  vous  avertir. 

ORDONIO. 

Quoi!  cet  innocent  est  amoureux  d'elle?...  Je  suis  bien 
aise  de  l'apprendre...  Et,  dis-moi,  scmblail-il  habitué  à  être 
écouté  ? 


COSIMA  27 

TOSINO. 

Il  me  semble  parfaitement  habitué  à  ennuyer...  Et,  main- 
tenant, maître,  que  faisons-nous?  Irai-je  quitter  ces  ha- 
bits? 

ORDOrsIO, 

Tu  vas  rentrer.  Tu  prendras  des  habits  à  moi,  et  tu  t'es- 
sayeras à  jouer  mon  rôle.  Tu  imiteras  devant  une  glace  mes 
gestes  et  ma  démarche.  Le  pourras-tu? 

TOSINO. 

Oh  I  nous  autres  pages,  nous  sommes  toujours  habiles  à 
singer  nos  maîtres.  D'ailleurs,  je  ne  suis  pas  beaucoup  plus 
petit  que  vous,  et  je  n'ai  pas  la  main  trop  mal,  ni  le  pied 
non  plus... 

ORDONIO. 

Écoute.  J'ai  reçu  ce  soir  la  nouvelle  de  la  mort  de  mon 
oncle;  il  faut  que  j'aille  recueillir  sa  succession  !... 

TOSINO. 

Ah  !  mon  Dieu  !  et  Votre  Seigneurie  conte  cela  avec  un 
sang-froid!...  Si  ce  n'était  le  respect  dû  au  lieu  où  nous 
sommes,  je  danserais!...  car  nous  voilà  riches,  mais  riches!... 
Et  que  deviendront  nos  amours  pendant  cette  absence? 

ORDONIO. 

J'y  ai  songé;  je  ne  suis  pas  si  fou  que  de  laisser  refroidir 
l'impression  que  j'ai  produite.  Il  ne  faut  pas  que  la  dame  de 
mes  pensées^  femme  romanesque  s'il  en  fut,  me  croie  assez 
bourgeois  pour  aller  compter  des  écus,  au  lieu  de  faire  l'a- 
mant espagnol  sous  son  balcon.  Écoute-moi  donc!...  Je  pars 
cette  nuit  même  pour  Venise.  Je  te  laisse  ici.  Je  serai  peut- 
être  absent  quelques  semaines,  pendant  lesquelles  tu  auras 
soin  de  te  promener  autour  de  ma  belle,  mais  avec  autant  de 
timidité  apparente  que  je  l'ai  fait  jusqu'ici  avec  audace.  Il 
faudra  qu'elle  te  voie  et  qu'elle  te  prenne  pour  moi.  Mais, 
dès  que  tu  te  verras  remarqué,  il  faudra  fuir  comme  une 
ombre,  en  affectant  le  respect  et  la  crainte.  Tu  feras  ainsi 
tous  les  soirs.  Le  jour,  tu  te  montreras  sous  ta  véritable  forme, 
et  tu  diras  à  tous  ceux  qui  te  demanderont  de  mes  nouvelles 


28  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  3AND 

que  je  me  tiens  enfermé,  parce  que  je  suis  devenu  fou  par 
amour,  misanthrope,  ce  que  tu  voudras!  Je  suis  encore  peu 
connu  ici.  Pourtant,  si  quelqu'un  s'obstinait  à  me  voir,  dis 
que  je  suis  furieux,  et  qu'il  y  a  danger  de  mort  à  forcer  ma 
porte.  Je  t'écrirai  souvent  de  Venise,  et  je  t'enverrai,  pour 
Cosima,  des  lettres  que  tu  lui  feras  parvenir  adroitement 
conmie  tu  as  déjà  fait.  —  Et  de  tout  cela  tu  ne  seras  pas 
mesquinement  récompensé.  Tu  m'entends?  Va  m'attendre. 
Dis  à  Laurent  de  préparer  tout  pour  mon  départ.  Je  l'emmène. 
Dans  une  heure^  je  te  rejoins,  et  je  te  donnerai  des  instruc- 
tions plus  détaillées. 

TOSINO. 

Vous  serez  content  de  votre  page. 

Il  sort  par  la  droite. 
ORDONIO. 

Et  moi,  je  ne  suis  pas  mécontent  de  ma  soirée. 

Il  s'éloigne  par  le  fond  de  l'église. 


ACTE  PREMIER 

Chez  Alvisc.  —  Un  salon  dans  le  goût  de  la  renaissance,  fort  simple. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

PASCALINA,    COSLMA. 

Cosima  travaille  à  filer  de  la  soie.  —  Pascalina  est  penchée  à  la  fonclre. 

COSIMA. 
Que  faites-vous  donc  si  longtemps  à  cette  fenêtre,  Pas- 
calina ? 

PASCALINA. 

Ail!  signora,  je  regarde  si  ce  mauvais  sujet  ne  rôde  pas 
autour  de  la  maison.  Je  ne  l'ai  pas  vu  hier  au  soir,  et...  c'est 


COSIMA  39 

singulier  !...  je  ne  le  vois  pas  encore.  Pourtant,  dès  que  le 
jour  baisse,  il  est  toujours  là,  sous  les  arcades,  se  cachant 
comme  un  voleur. 

COSIMA. 

Et  que  vous  importe? 

PASCALINA. 

C'est  qu'aussi  cela  fait  damner,  de  voir  un  pareil  vaurien 
tourner  et  retourner  devant  notre  maison,  comme  si  Votre 
Seigneurie  n'était  pas  une  honnête  femme  et  comme  si  mes- 
sire  Alvise  n'était  pas  homme  à  lui  donner  un  bon  coup  d'é- 
pée  à  travers  le  corps. 

COSIMA. 

Que  dites-vous  donc,  Pascalina?  Ne  prononcez  jamais  de 
telles  paroles  devant  toute  autre  personne  que  moi,  enten- 
dez-yous  bien  ! 

PASCALINA. 

Bah  !  est-ce  que  notre  maître  ne  serait  pas  bon  pour  tuer 
ce  grand  coquin-là?  Oh!  il  n'y  a  pas  de  danger!  Les  hommes 
les  plus  hardis  auprès  des  femmes  sont  les  plus  timides  en 
face  des  maris,  et  vice  versus,  comme  dit  M.  le  chanoine; 
les  hommes  les  plus  doux  à  la  maison  sont  les  plus  terribles 
avec  leurs  ennemis 

COSIMA. 

Ce  serait  faire  trop  d'estime  de  ce  désœuvré  que  de  le  trai- 
ter en  ennemi. 

PASCALINA. 

C'est  aussi  ce  que  dit  messire  Alvise. 

COSIMA. 

Comment!  est-ce  que  mon  mari  a  parlé  de  lui  devant 
toi? 

PASCALINA. 

Pas  plus  tard  qu'hier,  messire  Malavolti  qui  va  toujours 
grondant,  et  l'autre  voisin  qui  plaisante  toujours,  messire 
Farganaccio,  lui  faisaient  reproche  de  ce  que,  étant  des  pre- 
miers négociants  et^  par  conséquent,  des  bons  magistrats  de 

2. 


30     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

notre  ville,  il  n'avait  pas  fait  arrêter  vingt  fois  ce  mauvais 
garnement. 

COSIMA. 

Et...  que  répondait  mon  mari? 

PASCALINA. 

Ah  !  il  priait  ces  messieiirs  de  se  mêler  de  leurs  affaires  et 
non  des  siennes. 

COSIMA. 

Alvise  avait  raison.  —  D'ailleurs,  cet  homme  ne  s'occupe 
plus  de  moi. 

PASCALINA. 

Il  s'occupe  de  vous  plus  que  jamais,  signera  !  Seulement, 
il  s'y  prend  d'une  autre  façon,  pour  voir  si,  en  faisant  le  dé- 
solé, il  réussira  mieux.  Moi  qui  fais  sentinelle  à  ma  croisée, 
je  le  vois  souvent,  au  clair  de  la  lune,  sous  votre  jalousie, 
soupirer  et  gesticuler  comme  un  homme  en  démence,  et 
le  fait  est  que,  dans  son  quartier,  il  passe  pour  être  devenu 
fou. 

COSIMA,   émue. 

Quelle  plaisanterie  ! 

PASCALINA. 

Si  c'en  est  une,  il  joue  bien  sa  partie.  On  ne  le  voit  plus 
sortir  que  de  nuit.  Il  ne  parle  plus  à  personne,  môme  à  son 
hôtesse;  et  son  page,  qui  seul  a  accès  auprès  de  lui,  dit  qu'il 
ne  boit  ni  ne  mange,  que  le  chagrin  le  consume,  et  qu'il  est 
'devenu  si  maigre,  que,  si  on  le  voyait  au  grand  jour,  on  ne 
le  reconnaîtrait  pas. 

COSIMA. 

.    A-t-on  rapporté  ces  sottises  à  mon  mari  ? 

PASCALINA. 

Oui;  mais  il  n'a  fait  qu'en  rire. 

COSIMA. 

Je  le  crois  bien  ! 

PASCALINA. 

Va  pourtant  il  a  ajouté  :  «  Qu'il  fasse  Roland  l'amoureux 
tant  qu'il  lui  plaira;  mais  (ju'il  n'essaye  pas  défaire  le  Médor; 


COSIMA  31 

car  il  verra  qu'un  bourgeois  de  Florence  est  tout  aussi  mau- 
vaise tête  qu'un  noble  de  Venise.  » 

COSIMA,  effrayée. 
Mon  mari  a  dit  cela? 

PASCALINA. 

Et,  comme  il  le  dit,  il  le  ferait!  Ainsi,  dormez  tranquille, 
signera.  Dans  l'occasion,  notre  maître  prouvera  bien  qu'il  sait 
garder  son  honneur  et  sa  femme. 

Elle  sort. 

SCÈNE  II 

COSIMA,    seule. 

Son  honneur!  qu'il  le  défende,  s'il  est  vrai  qu'il  soit  atta- 
ché à  mon  humiliation!  Mais  sa  femme!...  Elle  saura  bien  se 
défendre  elle-mènru3,  s'il  est  vrai  que  l'amour  d'un  homme  la 
mette  en  péril  !  Tous  ces  donneurs  de  conseils!  ils  ne  s'aper- 
çoivent donc  pas  de  l'injure  qu'ils  me  font  en  recommandant 
chaque  jour  à  mon  mari  de  faire  le  guet  autour  de  moi?  Jus- 
qu'à cette  servante  qui  croit  m'honorer  en  me  disant  qu'il 
me  gardera  comme  un  sbire,  l'épée  au  poing  et  la  défiance 
au  cœur  !...  L'air  que  je  respire  est  chargé  d'idées  grossières 
et  de  paroles  blessantes!...  (Elle  s'approche  de  la  fenêtre.)  Il  n'est 
pas  venu  hier  au  soir;...  et  aujourd'hui...  l'heure  est  passée, 
car  Al  vise  va  rentrer...  Cet  homme  m'aurait-il  délivrée  pour 
toujours  de  sa  présence  ? 

Elle  tombe  dans  la  rêverie. 

SCÈNE  III 
NÉRI,  COSIMA. 

NÉRI,   à  part. 

Toujours  à  cette  fenêtre  !  (iiaut.)  Ni>  craignez-vous  pas  de 
vous  rendre  malade?  L'air  est  froid  ce  soir,  madame. 


32  THÉÂTRE   COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

COSIMA  tressaille  et  quitte  brusquement  la  fenêtre  en  apercevant 

Néri. 

Vous  êtes  trop  facile  à  inquiéter,  Néri;  je  n'ai  point 
froi^. 

NÉRI. 

Vos  traits  sont  altérés  pourtant! 

COSIJIA,   avec  impatience. 
Qu'importe? 

K  É  R I . 

Je  vous  assure  que  vous  êtes  changée  depuis  quelque 
temps. 

COSIMA. 

Eh  bien,  il  est  peu  galant  de  me  le  dire. 

NKRI. 

Il  est  vrai  que  je  ne  suis  pas  un  courtisan^  moi  ! 

COSIMA. 

Eh  bien,  vous,  quoi  ? 

NÉRI. 

Vous,  m'en  voulez,  Cosima,  depuis  le  soir  où  j'ai  été  si 
étrangement  trompé  par  une  femme  que  j'ai  prise  pour  vous 
et  à  qui  j'ai  donné  le  bras  pour  sortir  de  l'église... 

COSIMA. 

Vraiment,  je  vous  conseille  de  rappeler  ce  trait!  11  fait 
honneur  à  voire  sagacité  ! 

NÉRI. 

Comme  votre  manière  de  me  répondre  fait  honneur  à  no- 
tre amitié  ! 

COSIMA 

Allons,  Néri,  vous  savez  bien  que  je  ne  vous  en  veux  pas 
de  vous  être  si  plaisamment  trompé.  Mais  je  ne  saurais  ou- 
blier l'humeur  que  vous  m'avez  témoignée  à  cette  occasion, 
comme  si  j'étais  coupable  de  votre  maladresse,  et  comme  si 
ce  n'était  pas  à  moi  de  vous  roprucher  une  si  singulière  dis- 
traction. 


COSIMA  33 

NÉni. 

Tantôt  vous  me  reprochez  trop  de  négligence,  et  tantôt 
trop  d'empressement. 

COSIMA. 

C'est  que  tantôt  vous  me  suivez  comme  un  écuver,  et  tah- 
tôt  vous  vous  placez  devant  moi  comme  un  matamore. 

XÉRI. 

Et,  de  toute  façon,  je  suis  ridicule  et  déplaisant!  Hélas  1 
qu'ai-je  donc  fait?  Vous  m'aimiez  autrefois  comme  un  frère, 
et  maintenant  vous  me  méprisez  comme  un  gardien,...  comme 
un  geôlier! 

COSIMA. 

Mais  aussi,  pourquoi  le  cliarges-tu  d'un  pareil  emploi,  mon 
pauvre  Néri  ? 

NKRI,  avec  douleur. 

Ainsi,  je  suis  votre  gardien!...  je  suis  votre  geôlier,  moi!... 
Mon  Dieu!  (Cosima  lui  prend  la  main.)  Mais  que  me  dites-vous 
donc,  Cosima?  (Avec  des  larmes.)  Qu'avez-vous  donc  contre 
moi? 

COSIMA. 

Je  n'ai  rien  contre  toi,  mon  bon  Néri,  rien  je  t'assure... 
Je  suis  un  peu  irritée...  Tu  l'as  deviné,  je  suis  un  peu  malade, 
mon  ami. 

KÉRI. 

Oh!  oui,  je  le  vois  bien;  sans  cela,  vous  ne  vous  tromperiez 
pas  ainsi...  Moi  qui  donnerais  ma  vie  pour  vous  épargner  un 
moment  d'ennui!... 

COSIMA,  se  laissant  tomber  sur  uno  chaise. 
D'ennui?...  Eh  bien,  tu  l'as  dit!  c'est  l'ennui  qui  me  dé- 
vore, et,  je  le  sais  maintenant,  c'est  le  pire  de  tous  les  maux  ! 
Je  ne  vis  pas  ici  !  J'étouffe... 

Elle  cache  son  visage  dans  ses  mains. 
NÉRI,  se  rapprochant  et  lui  prenant  les  mains  avec  tendresse, 

mais  avec  respect. 
Chère  Cosima!  d'où  vient  ce  mal  subit?  Depuis  deux  ans 
que  vous  êtes  mariée^  j'ai  toujours  vécu  près  de  vous,  et  je 


34     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

ne  VOUS  avais  jamais  vue  soulTrir  ainsi.  Que  peut-il  donc 
manquer  à  votre  bonheur  ?  vous  la  femme  d'Alvise  !  vous 
qui  êtes  adorée  ! 

COSIMA. 

Pourquoi  me  rappeler  l'amour  de  mon  mari  ?  Est-ce  que  je 
me  plains  d'Alvise?  est-ce  que  je  l'accuse? 

NÉRI. 

Peut-il  exister  d'autres  chagrins  pour  vous  que  ceux  du 
cœur  ?  En  est-il  d'autres  à  notre  âge,  Cosima  ? 

COSIMA. 

Je  te  parle  de  mon  ennui,  mon  pauvre  Néri  !  Si  l'on  con- 
naissait la  cause  de  ce  mal,  on  en  guérirait,  car  on  y  trouve- 
rait un  contre-poison. 

NÉRI. 

L'ennui!  je  ne  sais  ce  que  c'est,  moi!...  Le  temps  me 
semble  toujours  insulTisant  au  travail. 

COSIMA. 

Oh!  c'est  que  tu  travailles,  toi!  Vous  ne  connaissez  pas 
les  angoisses  de  l'oisiveté,  vous  autres  hommes!  Vous  avez 
de  l'ambition,  vous  avez  des  devoirs!  Mais  nous,  de  quoi 
pouvons-nous  remplir  le  vide  de  nos  journées?  Les  travaux 
du  ménage,  dit-on  ?  Mais  c'est  bien  peu  de  chose,  lorsque 
nous  mettons  un  peu  d'ordre  dans  notre  activité.  Savez-vous 
que,  sans  manquer  à  aucun  de  mes  devoirs,  j'ai  de  reste, 
par  jour,  trois  ou  quatre  heures  dont  je  ne  sais  que  faire  ? 
Savez-vous  que  ce  travail  est  insipide  (oiic  montre  son  rouet 
chargé  do  soie),  et  qu'à  chaque  minute  il  me  prend  envie  de 
briser  ce  rouet?  Ah!  cette  soie  que  je  file  ne  me  sert  qu'à 
mesurer  les  heures  de  mon  lent  supplice!  Tiens!  chacun  de 
ces  écheveaux  te  représente  une  semaine  de  mon  agonie!... 

(Elle  repousse  brusquement  le  dévidoir  qui  tombe  aux  pieds  de  Néri.  Au 
milieu  des  pelotons  qui   roulent,   il   se  trouve    une  lettre  qu'il  ramasse.) 

Que  faites-vous  là?  Pourquoi  prenez-vous  ce  papier? 

NÉRI. 

Il  était  dans  votre  sébile  :  c'est  une  lettre  à  votre  adiosse, 
Cosima...  Vous  ne  l'aviez  donc  |)as  ouNcrlo? 


COSIMA  J5 

COSIMA. 

Je  ne  sais  pas  seulement  ce  que  cela  peut  être.  Donnez. 

NÉ  RI,    rcgarduut  toujours   la  lettre. 
Vous  voulez  la  lire  ? 

COSIMA. 

En  quoi  cela  vous  intéresse- t-il? 

NÉRI. 

Mais  vous-même,  cette  lettre  d'une  main  inconnue  no  peut 
pas  vous  intéresser  beaucoup.  Peut-être  vaudrait-il  mieux  la 
brûler  sans  la  lire  ? 

11  l'approche  d'un  flambeau. 
COSIMA,  la  lui  arrachant  et  s'efforrant  de  sourire. 
Pourquoi  donc  ?  Cela  peut  me  divertir  dans  un  moment 
d'oisiveté.  Il  ne  faut  pas  mépriser  le  moindre  sujet  de  dis- 
traction, quand  on  s'ennuie. 

Elle  met  la  lettre  dans  sa  poche- 
NÉ  RI,  après  un  moment  de  silence. 
Vous  VOUS  ennuyez  donc  bien  ? 

COSIMA. 

A  la  mort  ! 

NÉ  RI  ,  avec  tristesse. 

Que  no  puis-jo  vous  créer  une  existence  enchantée  !  Mais 
toute  vie  est  triste,  Cosima,  toute  âme  est  blessée  !  Cepen- 
dant, ordonnez-moi  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  Vous  le  savez, 
pour  contenter  la  moindre  de  vos  fantaisies,  je  mettrais  mon 
cœur  sous  vos  pieds...  Je  puis  me  sacrifier  moi-même... 

COSIMA. 

Vous  sacrifier  !  pourquoi  donc  ? 

NÉRI. 

Me  sacrifier,  oui  !  Mais  il  est  quelqu'un  que  je  ne  sacrifie- 
rais jamais,  même  à  vous,  Cosima  ! 
cosniA. 
Vraiment!  Peut-on  vous  demander  son  nom? 

NÉRI.     • 

C'est  mon  bienfaiteur,  c'est  l'homme  qui  m'a  élevé,  in- 
struit, adopté  en  quelque  sorte;  c'est  celui  que  j'aime  comme 


36  TH?:ATRE   complet   de   GEORGE   SAND 

un  père,  c'est,  Alvise,  c'est  voire  époux,  madame.  Son  bon- 
heur ne  m'est  pas  plus  cher  que  le  vôtre,  majs  son  honneur... 
ces  I M  A,    avec    amertume. 

Toujours,  à  propos  de  moi,  l'honneur  de  mon  mari  !...  En 
vérité,  j'admire  le  soin  que  chacun  prend  ici  de  ce  trésor  ap- 
paremment si  fragile.  Mais  je  crains  qu'il  n'en  soit  comme  de 
toutes  les  choses  précieuses  qu'on  ternit  en  y  portant  une 
main  indiscrète  et  maladroite. 

NÉ  RI,  à  part,  avec  abattement. 

Elle  me  hait  I 

SCÈNE  IV 

Les    Mêmes,   ALYISE,    FARGANAGGIO, 
MALAVOLTI,   PASGALINA. 

Cosima  s'avance  vers  son  mari,  qui  l'embrasse  au  front. 
ALVISE. 

Dieu  soit  avec  toi,  mon  bel  ange!  Voici  nos  amis Malavolti 
et  Farganaccio  que  j'amène  souper.  Je  ne  t'en  ai  pas  avertie, 
sachant  qu'ils  seront  toujours  pour  toi,  comme  pour  moi,  les 
bienvenus. 

Cosima  les  salue  gracieusement.  Farganaccio  lui  bai.se  la  main. 
PASGALINA,   à  Alvise. 

Mais,  moi,  vous  eussiez  bien  dû  m'avertir  ;  vous  allez  faire 
un  mauvais  souper. 

FARGANACCIO,   qui   l'a  entendue. 

Ah!  nous  sommes  venus  à  condition  qu'on  n'y  changerait 
rien  !  (a  Alvise.)  Si  vous  ne  vous  mettez  à  table  tout  de  suite, 
nous  croirons  que  vous  manquez  de  parole. 

ALVISE. 

Eh  !  sans  doute.  Point  de  façons  entre  vieux  amis.  —  Mais, 
dis-moi,  Gosima,  il  fait^bon  ici.  Est-ce  que  nous  ne  pourrions 
pas  y  souper  ? 

COSI.MA. 

Rien  de  plus  simple.  Pascalina,  faites  apporter  la  table. 


COSIMA  37 

PASCALINA. 

Ce  sera  bien  facile,  elle  est  toute  servie. 

COSIMA,  voulant  sortir  avec   elle. 
Je  t'aiderai. 

FARGANACCIO,   arrêtant  Cosiina. 

Ah!  je  ne  souffrirai  pas  que  vos  belles  mains  travaillent 
pour  nous! 

ALVISE. 

Bien  dit,  mon  vieux.  Sois  galant. 

MALAVOLTI,  avec  une  ironie  de  mauvaise  humeur. 
C'est  de  son  âge  ! 

FARGANACCIO. 

Galant  jusqu'à  la  mort!  Allons,  Pascalina,  à  nous  deux! 
(il  prend  un  flambeau.)  Riez,  riez!  cela  nous  fait  voir  vos  dents 
blanches. 

PASCALINA. 

Oui-da!  n'en  montre  pas  autant  qui  veut! 

Pascalina  et  Farganaccio  sortent.  Néri  les  suit. 
MALAVOLTI,   s'asseyant  devant  la  cheminée. 

C'est  une  bonne  idée  que  vous  avez  là.  Cette  pièce  est  tout 
à  fait  agréable,  (ii  attise  u  feu.)  Ah!  on  ne  sait  pas  se  chautiér 
en  Italie!  C'est  pourtant  un  pays  aussi  froid  qu'un  autre  en 
hiver...  surtout  depuis  une  vingtaine  d'années...  C'est  peut- 
être  aussi  qu'on  devient  frileux  avec  l'âge  !...  Du  temps  que 
je  faisais  le  commerce  avec  les  Provinces-Unies... 
COSIMA,  à  part. 

Ah  !  ciel  !  il  va  commencer  ses  histoires  sur  la  Hollande  ! 

MALAVOLTI. 

Je  me  souviens  d'avoir  vu  à  Bruges...  (ii  se  retourne  à  demi  et 

voit  qu'on  ne  l'écoute  pas.)  Hein  ? 

.\LVISE  ,  qui  s'est  approché  de  sa  femme  et  la  regarde  avec 
tendress.!. 

Dites  toujours,  voisin  Malavolli,  on  vous  écoute,  (a  Cosima.) 
Je  te  trouve  un  peu  pâle  ? 

COSIMA. 

Je  suis  pourtant  très-bien,  je  vous  jure. 

I  3 


3H  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

MALAVOLTI. 

Il  s'appelait  van,  van./. 

ALVISE. 
Ils  s'appellent  tous  comme  cela.  (RegardaDt  le  rouet  et  les  pelo- 
tons en  désordre.)  Quel  est  le  maitre  chat  qui  s'est  mêlé  de  ton 
ouvrage,  ma  pauvre  enfant?  Cela  me  rappelle  qu'un  juif  est 
venu  ce  matin  à  mon  atelier  m'offrir  un  petit  meuble  comme 
celui-ci,  mais  tout  incrusté  d'argent  et  d'un  travail  exquis.  Je 
lui  ai  dit  de  te  l'apporter;  l'a-t-il  fait?... 

COSIMA. 

Oh!  oui!...  oui,  mon  ami;  et  moi  qui  ne  songeais  pas  à 
vous  en  remercier  ! 

Pascalina  et  Gonelle  apportent  la  table  toute  servie.  Farganaccio    apporte 

les  flambeaux. 

FARGANACCIO. 

Allons,  prenez  place.  ("Voyant  qu'Alvise  offre  la  main  à  sa  femme.) 

Fi  donc!  un  mari  conduire  sa  femme  ?  Nous  ne  pouvons  pas 

souffrir  cela,  nous  autres. 

Il  lui  prend  la  main. 
MALAVOLTI. 

Nous  autres  jeunes  gens!... 

ALVISE   offre  une  assiette  à  Cosima,  qui  refuse. 

Tu  n'as  donc  pas  d'appétit?  Ah  çà  !  tu  es  souffrante  ?  Néri, 
toi  qui  as  toutes  ses  confidences,  a-t-elle  été  malade  au- 
jourd'hui? 

NÉRI. 

Madame  n'est  pas  bien. 

COSIMA. 

Qu'en  savez-vous?  Je  ne  vous  ai  rien  dit  de  semblable. 

MALAVOLTI. 

Toutes  les  femmes  sont  comme  cela.  Elles  aiment  tant  les 
cachotterie?,  qu'elles  en  font,  môme  à  propos  d'une  migraine. 
Je  me  souviens  de  la  femme  d'un  bourgmestre... 

FARGANACCIO. 

Qu'y  a-t-  il  de  nouveau  aujounlliui  dans  la  ville  ? 

ALVlSi':. 

Rien...  Ahl  si  fait  1  Un  homme  a  été  Irouvé  assassiné.  Son 


COSIMA  39 

cadavre  noltait  sur  l'Arno.  Les  bateliers  l'ont  repéché  ce  ma- 
tin, et,  comme  de  coutume,  on  a  verbalisé. 

MALAVOLTI. 

Ce  qui,  comme  de  coutume,  n'amènera  aucune  découverte. 

COSIMA. 

Sait-on  qui  ce  peut  être  ? 

ALVISE. 

On  le  découvrira  difficilement,  car  les  assassins  ont  pris 
soin  de  le  défigurer  pour  mettre  la  justice  en  défaut, 

MALAVOLTI. 

Défiguré  n'est  pas  le  mot  précisément  pour  celui-là,  car  on 
lui  a  coupé  la  tête. 

COSIMA. 

Mais  c'est  affreux  ! 

FARGANACCIO. 

Un  bon  verre  d'alléatico  après  le  macaroni  met  le  cœur  en 
joie...  Allons,  Malavolli,  cela  réveillera  tout  à  fait  vos  sou- 
venirs de  Flandre. 

Tandis  qn'il  remplit  les  verres,  on  entend  frapper  trois  coups  à  la  porte. 

Un  instant  de  silence. 

MALAVOLTI. 

Dieu  me  damne  si  ce  n'est  pas  ainsi  que  s'annoncent  les 
estafiers  du  conseil  de  justice  I 

ALVISE,  tranquillement. 

C'est  quelque  écolier  qui  s'amuse  à  frapper  aux  portes.  Je 
n'ai  jamais  eu  affaire.  Dieu  merci,  au  grand  conseil  ! 

FARGANACCIO. 

Allons,  à  la  santé  de  la  signera. 

Ils  trinquent. 
COSIMA. 

Messire  Malavolti,  je  bois  à  la  prospérité  des  Provinces- 
Unies  ! 

GONELLE,  qui  est  sorti  un  instant,  rentre  d'un  air  effaré. 

Seigneur  Alvise!...  des  hommes  de  la  police  demandent  à 
vous  présenter  un  mandat  du  conseil... 


40  THEATRE   lOMPLET  DE   GEORGE    SAND 

ALVISE,  se  levant. 
A  moi?... 

FARGANAGCIO. 

Voilà  qui  est  fort  étrange  ! 

SCÈNE  V 
Les  Mêmes,  LE  BARIGEL,  suivi  de  plusieursEstafiers. 

LE    BARIGEL. 

Messire  Alvise  Petruccio,  c'est  avec  douleur  que  j'exécute 
ce  mandat. 

Il   lui  présente  le  mandat.  Tous  se  lèvent. 
ALVISE. 

Un  mandat  d'amener  contre  moi  ?  Il  y  a  erreur,  messire. 

Gosima  se  rapproche  de  son  mari  avec  effroi. 
LE    BARIGEL. 

Je  voudrais  le  croire;  mais  les  ordres  sont  précis. 

FARGANACCIO. 

C'est  une  erreur,  c'est  une  erreur  ! 

Il  se  rassied. 
LE    BARIGEL,   à   Alvise. 

Je  suis  forcé  de  vous  emmener. 

COSIMA. 

De  l'emmener!  Où  donc  voulez-vous  emmener  mon  mari? 

LE    BARIGEL. 

Rassurez-vous,  madame.  11  ne  s'agit  peut-être  que  de  quel- 
ques explications  à  donner  au  conseil.  Après  quoi,  je  sup- 
pose qu'on  renverra  votre  mari  libre  et  justifié. 

ALVISE. 

De  quoi  suis-je  donc  accusé  ? 

LE    BARIGEL. 

Je  l'ignore;  mais  j'ai  voulu  être  présent  à  l'exécution  du 
mandat,  afin  d'en  adoucir  la  rigueur  par  ce  témoignage  d'es- 
time. 

ALVISE.  • 

Je  vous  en  remercie,  monsieur  le  barigol.  J'obéis.  Les  ma- 


gistrats  de  mon  pays  ne  peuvent  ordonner  rien  que  de  juste, 
j'aime  à  le  croire...  Pourtant  je  ne  vois  rien  dans  ma  con- 
duite passée  ou  présente  qui  ait  pu  motiver...  (Examinant  le 
mandat.  )  Ce  n'est  point  là  l'appel  du  tribunal  à  un  citoyen 
pour  cause  de  renseignement...  C'est  l'ordre  d'arrestation 
d'un  accusé.  (ACosima,  qui  s'attache  à  son  bras.)  Ma  chère  femme, 
tranquillise-toi,  l'innocence  est  une  sauvegarde  dont  il  serait 
impie  de  douter...  Je  reviendrai  bientôt,  sois-en  sûre!  Dans 
tous  les  cas,  je  te  laisse  un  protecteur  et  un  ami. 

11  montre  Néri,  qui  lui  presse  les  mains  avec  effusion. 
COSIMA. 

Monsieur  le  barigel,  laissez-moi  suivre  mon  mari... 

LE    BARIGEL. 

Madame,  il  m'est  impossible  de  le  permettre. 

ALVISE. 

Allons,  soumettons-nous!  (ii  l'embrasse.)  Pascalina,  mon 
manteau  ! 

NÉRI. 

Mais,  moi,  ne  puis-je  vous  accompagner  du  moins  jusqu'au 
palais  ? 

ALVISE. 

Reste  auprès  de  ma  femme,  tranquillise-la.  Tu  ne  pourrais 
m'être  d'aucun  secours.  Ma  bonne  conscience  et  ma  bonne 
renommée  me  viendront  en  aide. 

MALAVOLTI. 

Moi,* je  vous  suis  jusqu'au  palais;  peut-être  apprcndrai-jo 
de  quoi  il  s'agit. 

ALVISE. 

A  la  bonne  heure.  (Bas,  à  Maiavoiii.)  Mais,  s'il  s'agit  de  quel- 
que fâcheuse  affaire,  pas  un  mot  à  ma  femme,  entendez-vous? 

FARGANACCIO. 

Je  vous  accompagnerai  aussi...  Mon  Dieu,  mon  Dieu! 
comme  les  malheurs  arrivent  au  moment  où  l'on  y  pense  le 
moins! 


42  THEATRE  COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

PASCALINA. 

Et  monsieur  qui  n'a  pas  seulement  soupe  I  (Aux  estaCers.) 
Messieurs,  laissez-lui  le  temps  de  souper  ! 
ALVISE  ,  au  barigel. 
Votre  Seigneurie  n'a  pas  de  temps  à  perdre.  Allons,  cou- 
rage, ma  femme  !...  Au  revoir,  Néri  ! 

Us  sortent  tous,  excepté  Cosima,  qui  retombe  accablée  sur    une    chaise, 

et  Néri,  qui  n'ose  lui  parler.  Un  instant  de  silence. 

NÉRI. 

Au  nom  du  ciel,  Cosima,  ne  vous  laissez  pas  abattre  ainsi  ! 
Que  peut-il  arriver  de  pire  à  notre  cher  Alvise  que  de  passer 
une  nuit  en  prison? 

COSIMA. 

Ne  me  dites  donc  pas  cela,  Néri  ;  est-ce  que  vous  ne  con- 
naissez pas  la  justice  et  les  juges  dans  ce  pays-ci?  est-ce  que 
vous  croyez  qu'ils  lâcheront  aisément  leur  proie  ?  Mais  cela 
ne  s'est  jamais  vu  ! 

NÉRI. 

Et  ne  pas  savoir  ce  dont  on  l'accuse!  ne  pouvoir  rien 
faire  pour  le  secourir  !  Quel  est  donc  l'infâme  qui  a  pu  calom- 
nier un  homme  tel  que  lui  ! 

SCÈNE  VI 
LE  CHANOINE,  COSIMA,  NÉRI. 

COSIMA. 

Oh  !  mon  oncle,  savez-vous  ce  qui  est  arrivé  ? 

LE    CHANOINE. 

Hélas  !  oui  ;  je  viens  de  rencontrer  Alvise  qu'on  emmène  en 
prison.  J'ai  compris  que  j'arrivais  trop  tard.  Pourtant  je  n'ai 
pas  perdu  un  instant  ! 

NÉRI. 

Eussiez-Yous  donc  pu  nous  préserver  de  ce  malheur  ? 

LE    CHANOINE. 

Si  la  vigilance  du  conseil  ne  ni'eùl  devancé,  j'eusse  déter- 


miné  Alvise  à  quitter  Florence  jusqu'à  ce  que  les  souprons 
qui  pèsent  sur  lui  se  fussent  dissipés... 

COSIMA. 

Vous  savez  donc  ce  dont  on  l'accuse? 

LE    CHANOINE. 

Oui,  et,  quelque  terreur  qu'une  semblable  nouvelle  puisse 
vous  causer,  mes  amis,  je  veux  vous  la  dire.  Ce  n'est  point 
par  la  voix  publique  que  vous  devez  l'apprendre.  Cepen- 
dant... 

Il  regarde  la  porte  qui  est  restée  ouverte,  Néri  devine  sa  pensée  et 
court  la  fermer. 
COSIMA. 
Je  tremble!... 

LE    CHANOINE. 

Uu  cadavre  a  été  trouvé  ce  matin  dans  l'Arno... 

COSIMA. 

Ah!  oui...  Nous  le  savons...  Alvise  nous  en  parlait  un  in- 
stant avant  son  arrestation. 

LE    CHANOINE. 

En  vérité?  Il  vous  en  a  parlé  sans  trouble? 

COSIMA. 

Eh!  mais  sans  doute  !  Pourquoi  donc  celte  question? 

LE    CHANOINE. 

Vous  devinez,  Néri;  on  accuse  Alvise  d'être  le  meurtrier!... 

COSIMA. 

Alvise!...  Alvise  accusé  d'un  meurtre  !... 

LE   CHANOINE,  lai  prenant  la  main. 

Ma  fille,  l'homme  assassiné  est  le  Vénitien  Ordonio  Éliséi  ! 
Cosima  tressaille,  étouffe  un  cri,  et  s'appuie  contre  la  table  pour  ne  pas 

tomber.  Néri  et  le  chanoine  l'observent  tous  deux  attentivement  quoique 

avec  une  expression  différente. 

NERI,   après  un  instant  de  silence. 

S'il  en  est  ainsi,  cet  homme  n'a  point  été  assassiné.  Alvise 
l'a  bravement  appelé  au  combat...  Il  aura  succombé  dans  une 
lutte  loyale,  n'en  doutez  pas  ! 


44  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

LE    CHANOINE. 

Je  n'en  doute  pas  non  plus.  Mais  le  cas  n'en  est  pas  moins 
grave,  car  les  lois  poursuivent  le  duel  avec  autant  de  sévérité 
que  l'assassinat. 

COSIMA,   d'un  air  sombre  et   faisant  un  effort  ponr  parler. 

Et  les  lois  ont  raison  peut-être  !  mais  parce  que  cet  homme 
a  été  tué,  il  n'en  résulte  pas  que  mon  mari  soit  coupable. 

LE    CHANOINE. 

Il  est  vrai,  ma  fille...  Mais  une  lettre  de  menaces  trouvée 
sur  le  cadavre,  et  où  vous  êtes  désignée  assez  clairement 
pour  qu'on  ne  puisse  se  méprendre... 

NÉ  RI,   précipitamment. 

Une  lettre  de  menaces!  Ce  n'est  point  Alvise  qui  l'a  écrite, 
c'est  moi!... 

COSIMA. 

C'est  vous!...  et  de  quelle  part?... 

NÉRI. 

Ce  n'est  point  de  la  part  d' Alvise,  j'en  ferai  le  serment  de- 
vant les  juges. 

COSIMA,   (l'un  ton  accablant. 

Mais  de  quel  droit  ? 

NÉRI. 

Cet  homme  vous  compromettait  ! 

COSIMA. 

C'est  faux  !  Il  avait  cessé  ses  poursuites. 

NÉRI. 

Il  les  avait  redoublées.  Le  mystère  qu'il  affectait  les  ren- 
dait plus  perfides  encore,  et  votre  réputation  en  souffrait  da- 
vantage. Votre  mari  ne  songeait  pas  à  les  réprimer...  Je  ne 
pouvais  l'y  faire  songer  sans  lui  inspirer  des  soupçons... 
COSIMA,  avec  hauteur. 

Vous  n'eussiez  pas  réussi,  monsieur. 

NÉRI. 

Accablez-moi  de  votre  haine,...  mais  qu'Alvise  soit  dis- 
culpé. 


COSIMA  *«» 

LE    CHANOINE. 

Mais  ce  n'est  pas  vous  qui  avez  provoqué  Ordonio?  Vous 
ne  vous  êtes  point  battu  avec  lui? 

NÉRI. 

Que  ne  l'ai-je  fait  ! 

Il  tombe  dans  la  rêverie. 
LE    CHANOINE. 

En  votre  âme  et  consience,  Néri,  croyez-vous  qu'Alvise  ail 
pu  se  porter  à  une  telle  extrémité?  Un  duel  suppose  un  té- 
moin, un  confident,  au  moins!...  Cosima,  vous  me  devez  la 
vérité  tout  entière...  Au  nom  du  ciel,  je  vous  adjure  de  me 
dire  si  vous  n'avez  pas  commis  quelque  imprudence  qui  ait 
pu  éveiller  la  jalousie  d'Alvise. 

COSlMA. 

Devant  Dieu,  non  ! 

LE    CHANOINE. 

Et  VOUS,  Néri,  vous  ne  savez  donc  rien? 

NÉRI. 

Non,  sur  l'honneur!  mais,  ô  mon  Dieu  !  quel  crime  est  le 
mien,  si  par  cette  lettre  imprudente  j'ai  pu  attirer  sur  la  tète 
de  mon  bienfaiteur  une  si  horrible  accusation!...  Dites-moi, 
oh  !  dites-moi  qu'il  est  impossible  qu'on  y  donne  suite!... 

LE    CHANOINE. 

Mes  enfants,  mon  rôle  n'est  point  de  vous  adoucir  par  de 
vains  ménagements  l'horreur  de  cette  situation.  Il  faut  s'ar- 
mer de  courage.  Vous  connaissez  la  rigueur  de  nos  lois  et  les 
farouches  habitudes  de  nos  tribunaux... 

COSIMA. 

Le  duc  est  généreux,  dit-on,  il  aime  la  justice  :  j'irai  me 
jeter  à  ses  pieds... 

LE    CHANOINE. 

Il  ne  le  faut  pas;  le  duc  est  un  jeune  homme,  ma  fdle!.. . 
d'ailleurs,  ici,  sa  puissance  échouerait  contre  celle  du  conseil 
suprême.  Alvise  est  un  homme  de  bien,  qui,  magistrat  lui- 
même,  s'est  élevé  souvent  avec  force  contre  les  abus  et  le 
despotisme.  Il  a  des  ennemis  dans  le  corps  dont  il  fait  partie. 
Les  conseillers  eux-mêmes  craignent  sa  franchise  et  son  cou- 

3. 


46     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

rage.  S'ils  manquent  de  preuves  pour  le  condamner,  ils  ont 
le  pouvoir  de  le  faire  souffrir,  et  ils  en  useront...  Les  fers, 
une  longue  captivité,  la  question  peut-être... 

COSIMA. 

Comment,  la  question?  la  torture?...  Oh!  mon  Dieu,  mon 
Dieu!  Alvise  n'est  pas  coupable  !... 

NÉ  RI,   avec  angoisse. 
Les  fers!  la  torture!  Oh!  oui!  combien  d'accusés  sont  sor- 
tis des  cachots  pour  expirer  au    seuil   de  leur  maison!,.. 
N'est-il  donc  aucun  moyen  de  le  sauver?... 

Il  se  promène  avec  agitation. 
COSIMA,   amèrement. 

Honneur  conjugal,  farouche  préjugé!  tu  engendres  la  fé- 
rocité de  l'époux,  la  honte  de  la  femme,  la  ruine  de  la  fa- 
mille !...  Quel  est  donc  ce  monde  pervers  et  insensé,  où  l'opi- 
nion prescrit  ce  que  les  lois  punissent  !... 

NE  RI,  agité,   tremblant,   se  place  entre  Cosima  et  le  chanoine. 

Écoutez!...  Faites  grâce  au  meurtrier...  Alvise  est  inno- 
cent... Je  suis  seul  coupable! 

LE    CHANOINE. 

Vous?... 

NERI,   presque  en  délire. 

C'est  moi  I...  moi  qui  ai  tué  Ordonio  Éliséi  ! 

COSIMA,   avec  égarement. 

C'est  toi,  misérable!...  Eh  bien,  que  son  sang  retombe  sur 
ta  tète  ! 

Elle  tombe  évanouie  dans  les  bras  du  chanoine. 
NÉ  RI,   au  chanoine. 
Son  mari  me  l'avait  confiée...  Je  vous  remets  ce  dépôt 
sacré. 

LE    CHANOINE. 

Où  courez- vous,  malheureux? 

NÉRI. 

Me  livrer  à  la  justice  ! 

Il  sort   avec  impéliiosito. 


ACTE- DEUXIÈME 

Même  décoration  qu'à  l'acte  précédent. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

GOSIMA,  dévidant  do  la  soie;   puis  ORDONIO. 
COSIMA. 

Il  fut  un  temps  où  je  me  croyais  malheureuse,  parce  que 
ma  vie  se  consumait  dans  une  paisible  oisiveté;  où  je  trou- 
vais l'isolement  au  milieu  de  la  famille,  la  terreur  àl'abri  des 
tendres  sollicitudes,  l'impatience  de  l'avenir  au  sein  d'un 
présent  calme  et  pur.  Les  temps  sont  bien  changés!  A  l'en- 
nui a  succédé  la  douleur,  à  la  famille  la  solitude,  à  la  sécu- 
rité l'épouvante  !  Oh  !  que  de  malheurs  en  peu  de  jours!  Mon 
mari  prisonnier,  Néri  criminel,  tous  deux  à  la  veille  de  subir 
peut-être  une  horrible  sentence!  Tous  nos  amis  consternés, 
craignant  d'être  réputés  complices  du  crime  qui  pèse  sur 
nous,  ou  m'accusant  dans  leur  cœur  d'en  être  la  cause  hon- 
teuse!... Moi-même  troublée,  effrayée  jusque  dans  le  sanc- 
tuaire de  ma  conscience,  et  n'osant  plus  chercher  ma  force 
dans  les  pratiques  d'une  religion  qui  condamne  mes  pensées 
avant  même  qu'elles  soient  écloses!...  Est-il  donc  si  difficile 
de  lire  dans  son  propre  cœur?  —  Ah!  si  rien  n'eût  été  changé 
dans  cette  vie  que  je  maudissais,  il  me  semble  que  je  n'au- 
rais jamais  connu  le  remords...  Mais,  à  présent  qu'ils  l'ont 
lue,  cet  homme,  puis-je  donc  chérir  ses  meurtriers?  Et  où 
sera  mon  refuge,  si  un  regret  criminel  vient  se  mêler  à  l'hor- 
reur de  mes  pensées?  (Elle  tire  une  lettre  de  son  sein.)  La  seule 
faute  que^'aie  commise,  c'est  depuis  qu'il  n'est  plus!  (Ordonio 
Éliséi,  enveloppé  d'un  manteau,  paraît  à  la  portière  de  tapisserie  qu'il 
soulève  sans  bruit;  il  s'approche  avec  précaution  jusque  derrière  le  fau- 
teuil de  Cosiraa.)  Jamais  je  n'aurais  ouvert  cette  lettre  sans  le 
crime  de  l'insensé  Néri  !  J'avais  remis  toutes  les  autres  à  mon 
confesseur  sans  les  lire;  mais,  maintenant  que  je  n'en  rece- 
vrai plus,  je  ne  puis  me  résoudre  à  détruire  le  dernier  gage 


48  THEATRE   COMPLET   DE    GEORGE  S  A  X  D 

d'une  affection  si  courte  et  si  funeste!  (Elle  ouvre  la  lettre  et  la 
regarde.)  Ils  me  disaient  tous  que  c'était  un  méchant,  un  impie! 
Il  n'y  a  rien  de  semblable  dans  ses  expressions.  Qu'elles  sont 
nobles,  touchantes  et  respectueuses,  au  contraire!  et  quelle 
ardeur  dans  cette  passion  voilée!...  Ah!  si  cet  amour  est 
criminel,  pourquoi  Alvise  n'a-t-il  jamais  su  m'exprimer  le 
sien  avec  la  même  éloquence,  et  d'où  vient  que  le  langage  de 
la  flatterie  est  plus  persuasif  que  celui  de  la  vérité?  —  Mon 
Dieu,  pardonnez-moi!  ce  sont  là  d'imprudentes  pensées, 
mais  vous  avez  puni  avant  de  juger!...  Tu  l'as  payé  bien 
cher,  ô  malheureux  jeune  homme,  ce  rêve  d'une  félicité  cou- 
pable, et  tu  en  as  porté  la  peine  sans  qu'un  mot,  sans  qu'un 
regard  de  moi  te  l'ait  adoucie!...  Vous  l'avez  voulu,  mon 
Dieu!  j'ai  été  sans  pitié  comme  vous;  maintenant,  si  vous 
voulez  que  je  sois  sans  regret,  donnez-moi  donc  la  force  d'un 
ange!  (Elle  cache  son  visage  dans  ses  mains  en  sanglotant.  Ordonio 
Éliséi  se  met  à  genoux  devant  elle  ;  elle  le  voit,  se  lève,  et  retombe  à  demi 
suffoquée  par  la  joie.)  Oh  !  mon  Dieu  ! . . . 
ORDONIO. 

Tes  larmes  auraient  le  pouvoir  de  tirer  les  morts  du  tom- 
beau... Mais  je  vis,  Cosima! 

COSIMA,  s'approchant  de  lui  et  lui  touchant  les  mains. 
Toil... 

ORDONIO,  couvrant  sa  main  de  baisers. 
Je  vis  pour  t'aimer  et  pour  te  rendre,  tous  les  jours  de  ma 
vie,  le  bonheur  que  tu  me  donnes  en  cet  instant. 

COSIMA,   s'arrachant  de  ses  bras  et  reprenant  peu  à   peu  sa  réserve. 

Vous  vivant!  mon  Dieu!...  soyez  béni!  Est-ce  un  rêve? 
mon  mari  est  innocent!... 

ORDONIO. 

Ah!  vous  ne  songez  ([u'à  lui! 

COSIMA. 

Ah  !  je  devrais  y  songer,  mais  je  ne  sais  plus  si  j'existe  ou 
si  je  rêve;  c'est  vous,  c'est  bien  vous,  Ordonio  ! 

ORDONIO. 

Oh!  je  puis  mourir  à  présent!.,. 


COSIMA  49 

COSIÎtf  A. 

Mourir!...  Peut-être,  mon  Dieu!  il  vous  est  arrivé  quelque 
malheur!  Vous  avez  été  frappé  par  des  meurtriers,  percé  de 
coups,  peut-être!...  Dites!  que  vous  est-il  donc  arrivé? 
Pourquoi  vous  a-t-on  cru  mort?  Oh!  dites! 

ORDONIO.  ^ 

Un  autre  a  péri  à  ma  place;  mais  que  vous  importe?  C'est 
un  chagrin  pour  moi  seul,  et  un  chagrin  dont  maintenant  je 
suis  tenté  de  remercier  le  ciel! 

COSIMA. 

Al  vise  est  sauvé,  n'est-ce  pas? 

ORDONIO. 

Il  le  sera  bientôt;  j'y  travaille...  Je  me  suis  échappé  un  in- 
stant pour  venir  vous  le  dire. 

COSIMA, 

Vous  ne  le  deviez  pas!  Vous  deviez  ne  vous  occuper  que 
d'Alvise.  Votre  place  n'est  pas  ici,  monsieur,  et,  moi,  je  suis 
coupable  de  ne  pas  vous  repousser! 

ORDOMO. 

Ah!  je  serai  repoussé  assez  tôt  par  la  présence  de  celui  que 
vous  désirez  si  ardemment  ! 

COSIMA. 

Ah!  taisez-vous,  monsieur,  c'est  par  de  telles  folies  que 
vous  avez  attiré  le  malheur  sur  moi!...  Je  ne  sais  qui  vous 
êtes;  mais,  depuis  que  je  vous  ai  vu  pour  la  première  fois, 
l'infortune  s'est  étendue  sur  ma  famille,  et  l'etîroi  est  entré 
dans  mon  âme!...  Ah!  sauvez  Al  vise!  Éloignez-vous  d'ici, 
laissez-moi,  ne  me  regardez  pas  ainsi!...  il  me  semble  que 
je  suis  coupable  devant  Dieu  des  tourments  qu'Alvise  a  souf- 
ferts, et  de  ceux  qu'il  souffre  encore  ! 

ORDONIO. 

Ses  tourments  sont  finis  :  son  honneur  est  justifié. 

COSIMA. 

Mais  il  est  toujours  prisonnier.  Pourquoi  n'est -il  pas  en- 
core ici,  quand  vous  y  êtes  déjà,  vous? 


50  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

ORDOMO. 

Vous  me  le  demandez?  Il  sera  ici  dans  un  instant,  cl  pour 
ne  jamais  vous  quitter  ;  et  moi,  je  ne  vous  reverrai  plus  peut- 
être  !...  et  vous  me  reprochez  d'être  venu  à  la  dérobée  con- 
templer une  seule  fois  vos  traits,  effleurer  vos  mains  de  mes 
lèvres,  comme  si  c'était  trop  de  bonheur,  a[)rè3  avoir  tant 
sou  (fer  t  ! 

COSIMA. 

Tant  souffert!  vous  avez  donc  souffert  aussi,  vous? 

ORDONIO. 

J'étais  loin  de  vous,  je  ne  savais  plus  rien  de  vous;  je 
n'existais  plus,  et  maintenant,  s'il  faut  que  je  vous  perde  en- 
core, J'aime  mieux  mourir! 

COSIMA. 

Ordonio!  ne  vous  découragez  pas  ainsi;  vivez  !  vivez  pour... 
pour  sauver  mon  mari. 

OUDOMO. 

Je  le  sauverai,  madame;  mais  alors  me  tiailerez-vous  du 
moins  comme  un  ami? 

COSUIA. 

Comme  un  frère,  si  ^'Ous  avez  pitié  de  nos  souffrances  pas- 
sées et  si  vous  respectez  désormais  le  repos  de  ma  famille, 
l'honneur  de  ma  maison... 

ORUOMO. 

Des  craintes!  des  reproches!  quand,  moi,  je  me  sacrilie, 
quand  je  travaille  au  salut  d'Alvise  avec  autant  d'ardeur  que 
s'il  s'agissait  de  mon  bonheur  et  non  de  mon  désespoir  ! 

GOSIMA. 

Eh  bien,  non!  pas  do  reproches;  car  vous  êtes  loyal,  vous 
êtes  noble,  j'en  suis  sûre;  allez  donc,  et  que  Dieu... 

ORDONIO. 

Achevez,  Cosima! 

COSlMA. 

Dieu  m'a  entendue.  Allez,  Ordonio. 

Orilonio  lui  b.iisu  l:i  main. 


ORDOMO,  seul. 

Elle  a  peur!  La  peur  est  la  vertu  des  femmes  de  celte 
classe.  Et  Dieu  sait  pourtant  si  leurs  maris  sont  clairvoyants  ! 
Ce  pauvre  Alvise  a  cru  à  ma  justification  avec  une  ingénuité  ! 
et  moi,  j'ai  menti  avec  une  assurance!...  Allons!  l'amour 
justifie  tout  !  • 

Il  sort. 

SCÈNE  II 

COSIMA,  seule. 

Elle  traverse  le  théâtre  et  va  regarder  par  la  fenêtre  en  se  cachant 
avec  le  rideau. 

Non,  ce  n'est  pas  un  fantôme!  c'est  lui,  c'est  bien  lui!... 
Mon  Dieu,  pardonnez-moi  d'avoir  blasphémé  ! 

SCÈNE  III 
COSIMA,  LE   CHANOINE. 

LE    CHAXOINE. 

Je  t'apporte  d'heureuses  nouvelles,  mon  enfant. 

COSIMA. 

Ah!  oui,  mon  oncle. 

LE  CHAXOIXE. 

Tu  les  sais  déjà? 

COSIMA. 

Non!...  mais  un  pressentiment,...  cet  air  de  joie  que  je 
vois  sur  votre  visage... 

LE    CHANOINE. 

Alvise  est  sauvé. 

COSIMA,  avec  effusion. 
Que  Dieu  en  soit  mille  fois  béni  ! 

LE    CHANOINE. 

Et  c'est  celui  qu'on  croyait  mort...  qui.  lui-même  est  sorti 
du  tombeau,  comme  Lazare,  pour  proclamer  la  vérité. 

COSIMA. 

La  vérité?  Mais  qui  donc  a  été  tué? 


52  THEATRE   COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

LE    CHANOINE. 

Un  pauvre  page  d'Ordonio  qui  avait  la  singulière  manie  de 
jouer  le  rôle  de  son  maître  en  son  absence. 

COSIMA. 

En  son  absence?  Le  seigneur  Ordonio  n'était  donc  pas  ici  à 
l'époque  où  le  bruit  de  sa  mort...? 

LE   CHANOINE. 

Il  était  à  Venise,  et  jamais  il  n'avait  songé  à  te  faire  l'in- 
jure de  ses  poursuites  ;  c'est  son  page  qui  était  devenu  fou  et 
qui  prenait  ses  vêtements,  le  soir,  pour  aller  rôder  comme  un 
galant  bienvenu  sous  les  fenêtres  des  dames,  se  persuadant 
qu'il  était  un  gentilhomme  et  se  faisant  passer  pour  Ordo- 
nio Éliséi.  Des  bandits  profitèrent  de  sa  démence  et  l'assas- 
sinèrent pour  lui  dérober  les  bijoux  de  son  maître,  dont  il 
avait  la  vanité  de  se  parer.  Puis  ils  le  défigurèrent,  comme 
on  te  l'a  dit,  pour  empêcher  les  recherches.  On  avait  déjà 
arrêté  un  de  ces  scélérats,  il  y  a  quelques  jours,  et  on  retar- 
dait son  jugement,  comptant  qu'il  révélerait  peut-être  sa 
complicité  avec  Alvise,  lorsque  Ordonio  est  revenu  tout  à 
coup  détromper  tout  le  monde,  les  juges  comme  les  accusés, 
Alvise,  nous  tous,  et  toi-même,  ma  chère  enfant,  qui  t'es  ef- 
frayée d'un  fantôme  et  qui  n'as  été  exposée  qu'aux  poursui- 
tes d'un  insensé.  Ainsi,  renais  à  la  joie,  à  la  sécurité,  ma  fille  : 
ton  mari  va  nous  être  rendu,  le  brave  Néri  aussi  ;  et  le  sei- 
gneur Ordonio,  qui  s'est  noblement  conduit  à  notre  égard, 
est  un  galant  homme  qu'il  faut  estimer  pour  son  zèle,  son 
dévouement,  et  l'intérêt  qu'il  nous  a  montré.  Notre  duc  de 
Florence,  qui  est  un  généreux  souverain  et  qui  le  protège 
comme  gentilhomme  et  comme  étranger,  s'intéresse  vive- 
ment, dit-on,  à  cette  affaire  :  il  en  abrégera  les  formalités... 
Tu  semblés  bien  préoccupée!  On  dirait  que  tu  n'as  pas  com- 
pris le  récit  que  je  viens  de  te  faire. 

COSIMA,   préoccupée. 

Oh  !  c'est  une  énigme  pour  moi  ! 

LE    CHANOINE. 

Tu  ne  m'as  donc  pas  écouté? 


CO  s  I  M  A  R3 

COSIMA. 

Non  apparemment,  mon  oncle  !  je  suis  si  émue,  si  heureuse, 
si  impatiente  de  revoir  Al  vise!...  Mais  qui  donc  se  prome- 
nait là...  (monirant  la  fenêtre)  SOUS  ces  arcades,  tous  les  soirs^ 
pendant  des  heures,  pendant  des  nuits  entières?... 

LE    CHANOINE. 

Le  page  d'Ordonio. 

COSIMA. 

Et  qui  donc  a  été  assassiné? 

LE    CHANOINE. 

Le  page,  te  dis-je!... 

COSIMA. 

Oh!  c'est  impossible!...  Mais  que  m'importe, à  moi?Ordonio 
est  vivant,  mon  mari  est  sauvé  !  Mon  oncle,  je  vous  dirai  ce 
que  je  trouve  d'étrange  dans  tout  ceci,...  mais  pas  aujour- 
d'hui... plus  tard!... 

LE   CHANOINE. 

Et  pourquoi  pas  tout  de  suite,  ma  fille? 

COSIMA. 

Ohl  non,  mon  oncle...  (a  part.)  Quel  est  donc  ce  nouveau 
mystère?  Est-ce  un  adroit  mensonge  d'Ordonio  pour  s'intro- 
duire dans  ma  famille?...  Serais-je  sa  complice?...  Mais  dois- 
je  éveiller  les  soupçjns  de  mon  mari?...  Oh  !  non  !  le  bonheur, 
le  repos  d'Alvise  avant  tout!  Je  me  tairai,  du  moins  jusqu'à 
ce  que... 

LE    CHANOINE,    à    part. 

Elle  est  bien  agitée...  Ordonio  voudrait-il...  oserait-il  nous 
tromper?  J'aurai  l'œil  sur  lui.  (Haut.)  Ma  fille,  la  dignité  de 
ton  mari,  la  nôtre  à  tous  est  dans  tes  mains. 

COSIMA. 

Que  voulez-vous  dire,  mon  oncle? 

LE    CHANOINE. 

Cosima,  vous  êtes  jeune,  vous  êtes  belle;  mais  il  est  une 
parure  sans  laquelle  toute  beauté  terrestre  perd  son  éclat  et 
son  prix.  Cette  parure,  c'est  une  bonne  renommée;  elle  doit 
être  sans  tache... 

COSIMA. 

La  mienne  est-elle  donc  entachée,  mon  oncle? 


s*     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 
LE  CHANOINE, 

Non  certes!  Tous  les  bruits  qui  ont  couru  sur  la  cause 
mystérieuse  du  procès  d'Alvise  n'ont  pu  porter  atteinte  à  la 
réputation.  La  vérité  va  être  connue  de  tous,  et  l'innocence 
de  ton  mari  proclame  la  tienne.  Mais  songe  que  désormais 
l'attention  publique  est  éveillée...  Bien  des  regards  vont  être 
fixés  sur  toi!  Le  seigneur  Ordonio  est  un  homme  de  cour,  un 
jeune  homme...  Dieu  me  préserve  de  croire  que  ma  chère 
Cosima  puisse  tomber  dans  les  pièges  d'une  séduction  vul- 
gaire !  Ton  honneur,  mon  enfant,  c'est  la  richesse,  c'est  la 
gloire  d'Alvise!...  Songe  à  la  noble  confiance  avec  laquelle 
cet  homme  généreux  et  pur  a  accepté  les  éclaircissements 
que  le  seigneur  Ordonio  est  venu  lui  donner.  Cette  confiance 
qui  lui  fait  honneur  serait  salie  et  raillée  par  la  méclianceté 
des  hommes,  si  jamais... 

COSIMA,  troublée. 

Mon  Dieu!  Alvise  aurait-il  sujet  de  se  repentir  déjà?...  Mon 
père,  aurait-il  des  soupçons? 

LE    CHANOINE. 

Non,  ma  fille,  il  n'en  a  conservé  aucun.  Ordonio  s'est  mon- 
tré si  empressé  à  le  servir  et  si  heureux  de  le  voir  sauvé, 
qu'à  moins  de  le  regarder  comme  le  dernier  des  hommes,...  il 
serait  impossible  de  douter  de  lui.  Alvise  a  été  touché  de  sa 
noble  conduite,  et  il  va  te  le  présenter  sans  doute... 

COSIMA,  troublée,  à  part. 

A  moi?  Oh!  mon  Dieu!  comment  oserai-je  lui  dire  ?... 

SCÈNE  IV 

Les  Mêmes,  PASGALINA,  puis  alvise,  NÉRI,  ORDO- 
NIO, LE  BAR1GEL,  MALAVOLTI,  FARGANAG- 
GIO,   GONELLE. 

PASÇALINA,   tout  essoulTlée  et  criant  de  joie. 

Signera,  signera!  voilà  notre  niaitrc...  notre  maître  !...  avec 


COSIMA 


53 


ce   cher  M.  Néri...  et  ce  cher  mort   qui    est   ressuscité... 

Voilà!...  les  voilà!... 

Cosima  s'est  élancée  au-devant  de  son  mari,  qui  entre __avec  Néri,  Ordonio, 
le  barigel,  Malavolti  et  Farganaccio.  Cosima  se  jette  dans  les  bras 
d'Alvise,  qui  la  lient  longtemps  embrassée.  Gonelle  reste  au  fond  du 
théâtre. 

ALVISE. 

Dieu  de  bonté!  cet  instant  efface  toutes  mes  peines.  (\u  cha- 
noine.) Vous  ne  m'attendiez  pas  si  tôt,  mon  cher  oncle? 

Ils  s'embrassent. 
COSIMA. 

Sauvé!  tout  à  fait  sauvé?... 

LE    B.VRIGEL. 

Oui,  madame  ;  à  la  première  menace  des  tourments  qu'on 
inflige  aux  accusés,  le  \éritable  assassin  a  tout  confessé.  Il  a 
nommé  ses  complices,  et  le  duc  notre  maître,  en  attendant 
l'arrêt  qui  doit  absoudre  Alvise,  s'est  porté  lui-même  caution 
pour  votre  mari,  et  l'a  fait  mettre  en  liberté. 
COSIMA,  regardant  son  mari. 
Oh  !  mon  Dieu  !  ces  tourments,  tu  les  as  soufferts  peut-être, 
Alvise!...  Ta  pâleur  me  les  révèle,  ô  mon  ami! 
ALVISE,  la  serrant  sur  son  cœur. 
Je  ne  m'en  souviens  plus!  (Lui  présentant  Ordonio.) 'Voilà notre 
sauveur  :  un  digne  gentilhomme,  un  frère,  Cosima,  à  qui  je  te 
prie  de  présenter  ta  main  en  signe  d'amitié. 
Cosima  hésite,  Alvise  insiste,  Ordonio  baise  la  main  de  Cosima  d'un  air 
contraint  et  respectueux,  puis  s'incline  profondément. 
FARGAXACCIO,  bas,  à  Malavolti. 
Voyez  donc  Alvise  qui  présente  ce  galant  à  sa  femme! 

MALAVOLTI,  de  même. 

•Que  voulez-vous!  on  ne  meurt  pas  deux  fois.  Il  est  tout 
simple  qu'on  tienne  un  peu  à  la  vie! 

ALVISE,  à  Pascalina  qui  pleure  dans  un  coin. 

Eh  bien,  toi,  tu  ne  me  dis  rien?  Viens  donc  m'embrasser, 
ma  pauvre  fille  ! 

Pascalina  se  jette  à  son  cou  en  criant  et  en  sanglotant. 


56  THÉATKE  COMPLET  DE  GEORGE   SAND 

LE    BARIGEL. 

Alvise,  la  manière  dont  vous  êtes  accueilli  dans  votre  mai- 
son est  la  plus  belle  réhabilitation  possible. 

ALVISE. 

Je  n'en  demande  pas  d'autre,  et  je  ne  me  plains  pas  de 
l'avoir  payée  cher. 

ORDONIO. 

Maintenant  que  vous  êtes  tous  heureux,  permettez-moi  de 
prendre  congé  de  vous. 

ALVISE. 

Non  pas!  non  pas!  Vous  allez  souper  avec  nous. 

ORDONIO. 

Impossible;  j'ai  beaucoup  d'affaires  à  terminer. 

ALVISE. 

Dites  donc  à  commencer  !  Vous  ne  faites  que  d'arriver. 

ORDONIO. 

Et  je  repars  ce  soir. 

ALVISE. 

Sur  mon  honneur,  je  ne  le  souffrirai  pas.  Vous  ne  voudriez 
pas  me  causer  ce  chagrin. 

ORDONIO,  regardant  Cosima,  qui  baisse  les  yeux. 
Demain,  en  ce  cas. 

ALVISE. 

Ni  demain  ni  après. 
ORDONIO,  après  avoir  regardé  Cosima,  qui  garde  encore  le  silence. 
Dans  quelques  jours  du  moins. 

ALVISE. 

Puissiez-vous  ne  jamais  nous  quitter! 

LE    CHANOINE,   avec  inlenlion. 

11  ne  faudrait  pourtant  pas  que  messirc  Ordonio  sacrifiât 
ses  intérêts  aux  exigences  de  notre  amitié. 


COSIMA  57 

ALVISE. 

En  fait  d'amitié,  je  ne  com[)rends  rien  à  la  discrétion.  Res- 
tez longtemps  près  de  nous!  Cosima,  dis-lui  que  tu  le  veux. 

COSIMA  ,   à  Ordouio,   avec  embarras. 

Daignerez-vous  céder  aux  prières  de  mon  mari  ? 

ORDONIO,  avec  intention. 
Si  vous  y  joignez  les  vôtres,  madame... 

ALVISE. 

Voilà  qui  est  convenu.  Ce  jour  sera  donc  sans  nuage  pour 
moi!...  Mais  Néri!...  iMa  femme,  tu  n'as  rien  dit  à  Néri!... 
(il  le  cherche,  el  va  le  prendre  dans  un  coin,  où  il  s'est  tenu  -triste  et  re- 
cueilli, durant  toute  cette  scène.)  Quoi  !  c'est  toi  qui  viens  le  der- 
nier embrasser  ta  sœur?  Cosima  !  tu  ne  sais  donc  pas  ce  qu'il 
a  fait  pour  moi?  lui  qui  s'est  accusé  pour  me  sauver!...  On 
s'est  donné  plus  de  peine  pour  lui  faire  avouer  son  innocence 
qu'on  n'en  prend  pour  arracher  aux  autres  l'aveu  d'un  crime. 
(a  Néri,  avec  saisissement,  en  le  rei/ardant.)  Ah  !  mon  enfant,  tu  as 
plus  souffert  que  moi,  je  le  vois  bien!...  Regarde,  Cosima!  il 
a  persisté  dans  les  tourments  à  dire  qu'il  était  coupable!... 

NÉRI. 

Vous  n'avez  pas  aaigné  encore  vous  souvenir  de  moi,  Co- 
sima !  Il  est  vrai  que,  lorsque  nous  nous  sommes  quittés, 
j'avais  encouru  votre  disgrâce. 

COSIMA. 

Néri  ! 
Elle  se  courbe  lentement  devant  lui  et  se  met  à  genoux  ;  Néri,  éperdu, 
relève  Cosima,  qui  l'embrasse  avec  effusion. 
ALVISE. 

Oh!  oui,  tu  as  raison,  ma  bonne  femme. 

FARGANACCIO. 

Allons,  trêve  de  soupirs  et  de  larmes  !  Vous  nous  devez  un 
souper,  Alvise  ! 

ALVISE. 

Et  il  sera  aussi  joyeux  que  le  dernier  fut  triste.  Allons, 


58  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE    SAND 

Malavolti,  nous  dirons  encore  le  verre  en  main  :  «  Vive  la 
Flandre!  » 

PASCALINA,  qui  est  sortie  nn  instant,  rentre  toute  joyeuse. 
Seigneur  Alvise,  voici  tous  les  gens  du  quartier,  et  tous 
vos  ouvriers,  avec  tous  ceux  des  corporations  de  la  ville,  qui 
viennent  vous  complimenter. 

Elle  sort. 
ALVISE. 

Allons  remercier  ces  braves  gens!  Gonellel  va  vite  défon- 
cer un  tonneau  de  mon  meilleur  vin  I 
Alvise  sort;  tous  les  autres  personnages  le  suivent,  excepté  Cosima  et  Or- 

donio,  qui  sont  restés  les  dernier».  Ordonio  la  retient  au  moment  où  elle 

va  sortir  aussi. 

ORDONIO. 

J'ai  menti!  Pour  vous  revoir,  que  n'aurais-je  pas  fait  I 

COSIMA. 

N'espérez  pas,  monsieur,  que  je  soutienne  ce  mensonge 
devant  mon  oncle,  devant  mon  mari!  Laissez-moi, monsieur; 
ma  place  est  auprès  de  mon  mari. 

Elle  sort. 

SCÈlNE  V 

ORDONIO,  seul. 

La  vertu  a  donc  son  effronterie  comme  le  vice!  Quoi!  cette 
femme  que  j'ai  quittée  avouant  son  amour  au  confessionnal, 
et  que  je  retrouve  ici,  tout  à  l'heure,  arrosant  ma  dernière  let- 
tre de  ses  pleurs,  ose  à  l'instant  même  reprendre  l'audace  de 
son  rôle,  et  me  traiter  en  esclave!  Vous  jouez  trop  gros  jeu, 
madame,  et  vous  perdrez  la  partie.  Un  peu  de  faiblesse,  un 
peu  de  crainte  vous  eût  sauvée  peut-être  !  Mais  vous  me 
mettez  au  défi,  et,  comme  une  femme  que  vous  êtes ,  vous 
succomberez  grâce  à  votre  orgueil  et  au  mien  ! 


ACTE    TROISIÈME 

Maison  de  campagne  d'Alvise  près  de  Florence,  au  pied  des  Apennins.  — 
Un  jardin  en  terrasse.  Vers  le  fond,  de  côté,  un  édifice  fort  simple.  Au 
premier  plan,  un  banc;  au  fond,  les  montagnes. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

GONELLE,  PASGALINA. 

Pascalina  fait  un  bouquet.  Gonelle  passe  le  râteau  sur  le  sol. 
PASGALINA. 

Je  ne  sais  pas  si  c'est  que  la  campagne  m'ennuie,  ou  si 
c'est  que  je  te  vois  ici  plus  souvent  qu'à  la  ville,  mais  vrai- 
ment je  crois  que,  si  cela  continue,  j'aurai  des  vapeurs. 

GONELLE. 

C'est  l'air  de  la  montagne.  Ça  fait  le  même  effet  à  tout  le 
monde.  Dites  donc,  Pascalina,  avez-vous  remarqué  comme 
madame  est  triste  depuis  quelque  temps  ? 

PASCALINA. 

De  quoi  te  mêles-tu  ? 

GONELLE. 

Et  M.  Néri!  Ah  !  mon  Dieu  I  cela  fait  de  la  peine  à  voir! 

PASCALINA. 

Est-ce  que  cela  te  regarde  ? 

GONELLE. 

Quant  au  seigneur  Ordonio,  il  n'est  guère  plus  gai  que  les 
autres. 

PASCALINA. 

Qu'est-ce  que  cela  te  fait?  Et,  d'ailleurs,  qu'en  sais-tu,  du 
seigneur  Ordonio? 

GONELLE, 

Pardionno!  il  vient  assez  souvent  pour  qu'on  voie  la  mine 
qu'il  a. 


60  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

PASCALINA. 

Il  vient  fort  peu  depuis  que  notre  maître  est  en  voyage. 

GONELLE. 

Fort  peu,  fort  peu  !  D'où  vient  donc  que  je  le  rencontre  ici 
quasi  tous  les  soirs?  Quand  je  quitte  mon  ouvrage,  je  le  vois 
se  glisser  sous  les  tilleuls^  et,  quoiqu'il  s'enveloppe  dans  son 
manteau,  et  qu'il  laisse  son  cheval  au  bas  de  la  montagne, 
je  sais  bien  que  c'est  lui,  allez! 

PASCALINA. 

Eh  bien,  quand  ce  serait  lui,  quel  mal  y  voyez-vous? 

GONELLE. 

Est-ce  que  j'y  vois  du  mal,  moi  ?  Qu'est-ce  que  ça  me  fait 
qu'il  vienne  ici  une  fois  ou  deux  par  semaine?  Quand  il  vien- 
drait trois  fois,  quatre  fois,  cinq... 

PASCALINA. 

Tu  es  un  sot  !  Au  lieu  de  penser  aux  alfaires  d'autrui,  tu  fe- 
rais mieux  de  travailler,  paresseux  !  Allons,  voilà  madame 
qui  vient  prendre  le  frais  sur  sa  terrasse,  allez-vous-en,  et 
ne  revenez  pas  rôder  autour  d'elle.  Vous  l'importunez  I 

GONELLE,   s'en   allaat. 

C'est  égal,  il  y  a  quelque  chose  là-dessous. 

II  sort. 

SCÈNE  II 
PASCALINA,  COSLMA. 

Cosima  entre  rêveuse  par  le  fond  du  théâtre. 
PASCALINA,   à  part. 

Toujours  triste!  Ah!  si  ce  méchant  la  rendait  heureuse  du 
moins!  M'est  avis  que,  s'il  y  a  tant  de  femmes  malheureuses 
dans  le  mariage,  ce  n'est  pas  tant  la  faute  du  sacrement  que 
celle  des  hommes,  et  que,  s'il  y  en  a  tant  qui  font  de  mé- 
chants maris,  c'est  qu'il  yen  a  plus  encore  qui  font  des  amou- 
reux détestables.  (Haut.)  Madame  veut-elle  accepter  mon  bou- 
quet de  ce  soir  ? 


COSIMA,  tressaillant. 
Merci,  mon  enfant! 

Elle  prend  le  bouf[uct.  Pascalina  sort. 
COSIMA,   regardant  le  fond  du  théâtre. 

11  n'arrive  pas  !...  Ohl  avec  quelle  impatience  je  l'attends! 
Et,  quand  il  sera  ici,  je  souffrirai  !  car  le  remords,  l'effroi  sont 
dans  mon  âme  !  C'est  le  châtiment  de  mon  crime  !  —  Si  Or- 
donio  était  heureux,  lui,  du  moins  I  Mais  il  souffre  et  se  plaint 
de  moi  1  Mon  amour  n'est  rien  pour  lui  sans  l'entier  oubli  de 
mes  devoirs...  Ah!  quelquefois  je  suis  tentée  de  croire  qu'il 
ne  m'aime  pas  !  —  Et  pourtant,  comme  il  s'arrache  avec  em- 
pressement à  cette  cour  brillante  qui  l'admire  et  le  flatte, 
pour  venir  me  voir,  moi,  pauvre  recluse,  humble  bourgeoise, 
obscure,  ignorée,  que  personne  ne  vante,  que  personne  ne 
connaît  !  —  Ce  n'est  pas  la  vanité  qui  l'attire  ici  !...  Et  comme 
il  s'expose  pour  venir  me  voir  ainsi,  la  nuit,  par  des  chemins 
dangereux!...  Mais  pourquoi  donc  ces  instants  d'amertume, 
d'ironie,  on  dirait  presque  d'aversion?  pourquoi  a-t-il  des 
mots  qui  glacent  et  des  regards  qui  font  peur?  —  Oh!  pour- 
quoi Alvise  m'abandonne-t-il  ainsi?...  Il  a  confiance  en  moi, 
il  m'estime,  lui  !  Mais  il  a  trop  compté  sur  ma  force...  Et  mon 
oncle,  pourquoi  m'.-^-t-il  trompée?  Car  il  me  disait  que  la  sé- 
duction ne  pouvait  m'atteindre...  Il  me  trompait!...  Ah!  in- 
sensée !  Je  les  accuse,  et  je  leur  cache  ce  qui  se  passe  en 
moi;  j'évite  les  questions  de  mon  confesseur,  je  fuis  le  tribu- 
nal de  la  pénitence  !...  Je  deviens  impie,  je  deviens  folle!... 
Ah!  je  souffre!  Il  est  temps  qu'Alvise  revienne.  —  Et  s'il  re- 
venait déjà?...  Ces  pas  que  j'entends, si  c'étaient  les  siens?... 
(Ordonio  parait.)  Ordonio!  Ah!  j'ai  tremblé  que  ce  ne  fût 
pas  lui! 

SCÈNE   111 
COSIMA,  ORDONIO.     • 

ORDONIO. 

Vous  m'attendiez!  et  pourtant  vous  ne  m'aviez  pas  permis 
de  venir  aujourd'hui,  madame. 

1  4 


fi  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

COSIMA. 

Je  vous  l'avais  même  défendu  ;  ces  trop  fréquentes  visites 
mettent  ma  réputation  en  danger,  Ordonio. 

ORDONIO. 

Ah!  sans  doute,  c'est  là  tout  le  danger  qu'elles  peuvent 
vous  faire  courir;  mais  je  ne  vous  serai  pas  longtemps  fâcheux, 
madame,  car  je  suis  venu  exprès  aujourd'hui  pour  vous  faire 
mes  adieux, 

COSIMA,    effrayée. 

Vos  adieux!... 

ORDONIO. 

Oui,  madame,  je  quitte  Florence. 

COSIMA, 

Pas  pour  longtemps,  j'espère  ? 

ORDONIO. 

Pour  toujours. 

COSIMA. 

Quel  est  ce  jeu  cruel,  Ordonio?  quel  plaisir  trouvez-vous 
donc  à  me  faire  souffrir  ? 

ORDONIO,   amèrement. 

Vous  faire  souffrir!  Quittez  ce  jeu,  vous-même!  Personne 
ne  vous  a  jamais  fait  souffrir,  Cosima,  et,...  j'en  suis  sûr, 
vous  ne  souffrirez  jamais  1 

COSIMA. 

Personne  ne  m'a  jugée  ainsi  I 

ORDONIO. 

Eh  bien,  moi,  je  vous  juge. 

COSIMA,  avec  des  larmes. 
Oh  !  pourtant,  je  souffre  !... 

ORDONIO. 

Elle  souffre!...  Écoulez,  je  ne  vous  demandn  qu'un  mot,  et 
ce  mot,  il  est  temps  de  me  le  dire,  s'il  est  vrai  que  vous 
m'aimiez. 

COSIMA. 

Vous  en  doutez  ! 


COSIMA  63 

ORDONIO. 

Oh!  je  ne  puis  plus  me  payer  de  mots  à  double  sens!  Com- 
ment m'aimez-vous  ?  Comme  je  vous  aime  ou  comme  votre 
confesseur  vous  a  permis  de  m'aimer  ? 

COSIMA. 

Comme  votre  conscience  et  la  mienne  nous  le  prescrivent, 
Ordonio. 

ORDOMO. 

En  ce  cas,  vous  ne  m'aimez  pas,  et  je  ne  vous  demande 
plus  rien  ! 

COSIMA. 

Ah!  si  vous  m'aimiez,  vous,  mon  affection  si  pure,  si  dé- 
vouée, suffirait  pour  vous  rendre  heureux  ! 

OUDOMO. 

Si  j'eusse  pu  croire  que  vous  m'aimiez  vivant  comme  vous 
m'avez  aimé  mort,  et  que  votre  amitié  n'avait  rien  ôté  à  vo- 
tre amour,  j'aurais  continué  à  subir  le  martyre  que  je  m'étais 
imposé;  mais  je  vois  que  cet  amour,  tout  chaste  et  timide 
qu'il  était,  est  jugé  criminel  et  abjuré  sans  retour.  La  vertu 
l'a  emporté  dans  votre  âme  sans  trop  de  combat,  il  faut  le 
dire.  Peut-être  l'amour  de  Néri  a-t-il  trouvé  grâce  auprès  du 
chanoine  de  Sainte-Croix,  et  peut-être  aussi  la  miséricorde 
vous  a-t-elle  semblé  plus  facile  à  exercer  envers  lui.  Quoi 
qu'il  en  soit,  je  ne  puis  accepter  plus  longtemps  la  part  que 
vous  me  faites,  et  ma  loyauté  répugne  à  tourmenter  un  rival 
qui  me  semble  mieux  traité  que  moi. 

COSIMA. 

Néri!  un  rival  !...  Vous  qui  lui  reprochiez  si  souvent  d'in- 
justes méfiances,  n'ètes-vous  pas  plus  injuste  et  plus  mé- 
fiant que  lui?  Oh!  mon  ami,  revenez  à  vous-même.  Depuis 
quelque  temps,  il  me  semble  que  ce  n'est  pas  vous  qui  me 
parlez!  Voudriez-vous  détruire  le  bonheur  que  vous  m'aviez 
donné?  Autant  vaudrait  m'arracher  la  vie,  car  c'est  depuis 
ce  temps-là  seulement  que  j'existe. 

ORDONIO. 

Dites-moi  donc  que  vous  m'aimez  autrement  que  lui! 


64  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE    SAND 

COSIMA. 

Je  vous  aime  mille  fois  plus,  vous  le  savez, 

ORDOXIO. 

Mille  fois  plus  1  mais  de  la  môme  manière? 

COSIMA. 

Je  ne  vous  comprends  pas. 

ORDOXIO. 

Vous  m'aimez  d'amitié  !  dites!  rien  que  d'amitié? 

COSIMA. 

Ordonio  !  quel  sens  ont  donc  ces  vaines  distinctions  de- 
vant Dieu  qui  lit  au  fond  des  cœurs  ? 

ORDOXIO. 
Eh  bien,  donc,  vous  m'aimez  d'amour'?  (Se  laissant  tomber  dou- 
cement à  ses  genoux.)  Oh  !  tu  m'aimes  d'amour!  ne  me  le  dis  pas, 
puisque  tu  crains  de  prononcer  ce  mot  terrible!  mais  laisse- 
moi  lire  mon  bonheur  dans  tes  yeux...  Ne  détourne  pas  ton 
visage  !... 

COSIMA,  voulant  se  lever. 
Rentrons,  mon  ami.  De  telles  émotions  nous  feraient  ou- 
blier les  promesses  que  nous  avons  faites  à  Dieu. 

ORDONIO,  la  retenant  et  l'entourant  de  ses  bras. 
Un  instant  encore  ainsi!...  Est-ce  donc  trop  demander 
après  tant  de  souffrances  et  de  sacrifices  ? 

COSIMA,  essayant  de  se  dégager. 
Oui,  c'est  trop,  c'est  plus  que  nous  ne  devons. 

ORDOXIO, 

Enfant  !  qui  donc  tracera  d'une  main  rigoureuse  la  limite 
où  nos  droits  finissent  et  où  nos  devoirs  commencent  ?  En 
quoi  donc  fais-tu  consister  ta  vertu?  Un  regard,  un  mot,  un 
baiser...  (il  l'attire  vers  lui)  peuvent-ils  l'entacher,  si  le  don  de 
ton  coeur  l'a  laissée  pure  ? 

COSIMA,  se  dégageant  de  ses  bras. 

Oh  !  laissez-moi,  laissez-moi,  vous  dis-je  !  Est-ce  que  je 
n'ai  pas  déjà  assez  de  remords  dans  l'âme  ?  Est-ce  que  jo 
n'ai  pas  trompé  mon  mari,  mon  oncle?  Est-ce  que  je  ne  sa- 


COSIMA  85 

vais  pas  que  vous  mentiez,  quand  vous  mo  disiez  que  vous 
m'aimiez  comme  une  sœur  ! 

ORDOMO. 

Oh!  loi,  dis-moi  que  tu  ne  m'aimes  pas  comme  un  frère  1 
(Apercevant  Néri.)  Néri  !  damné  sois-tu^  surveillant  incommode  ! 

COSIMA. 

C'est  un  ange  protecteur  que  le  ciel  m'envoie. 

ORDONIO. 

Soyez  tranquille,  madame;  cet  ange  n'a  rien  vu  qui  puisse 
lui  ôler  l'espoir  de  trouver  le  ciel  sur  la  terre. 

COSIMA. 

Oh!  taisez- vous  I 

SCÈNE  IV 
NÉRI,  COSIMA,  ORDONIO. 

NÉRI. 

Vous  ne  m'attendiez  pas  aujourd'hui? 
COSIMA,  troublée. 
Vous  êtes  le  bienvenu,  mon  ami  ! 

NÉRI,   à  part. 

Il  ne  me  semble  pas  !  (Haut.)  J'ai  quitté  Florence  pour  vous 
apporter  cette  lettre  de  votre  mari. 

COSIMA. 

Ah  !  merci!... 
■  Elle    prend  la  lettre  précipitamment,  se  rassied  sur  le  banc  et  ouvre  la 

lettre.  Tout  en  la  parcourant,  elle  lève  les  yeux  à  la  dérobée  et  regarde 

avec  inquiétude  Néri  et  Ordonio,'  qui  ne  se  parlent  pas  et   se  tiennent 

dans  une  attitude  hautaine  et  gênée. 

ORDONIO,  à  part. 

Comme  cette  lettre  est  venue  à  point  pour  lui  servir  de 
contenance  ! 

NÉRI,  à  part. 

Comme  elle  est  troublée  1...  Que  s'est-il  donc  passé?... 

4. 


66  THEATRE  COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

(Haut.)  Ma  chère  Cosima,  je  ne  suis  point  seul.  J'ai  rencontré 
en  chemin  votre  oncle  le  chanoine  et  le-,  amis  de  votre  mari 
qui  venaient  vous  rendre  visite.  Je  les  ai  devancés. 

COSIMA. 

En  ce  cas,  mon  ami,  allez  les  recevoir;  je  voudrais  jire 

sans  distraction  la  lettre  d'Alvise.  (Néri  s'éloigne  après  avoir  re- 
gardé Ordonio,  qui  ne  le  suit  pas.  —  Cosima,  s'adrcssant  à  Ûrdouio.) 
Allez  aussi,  Ordonio.  , 

ORDONIO  ,  ironiquement. 
Il  est  donc  bien  jaloux  ? 

COSIMA. 

Vous  voulez  donc  me  compromettre  ? 

ORDONIO. 

Je  ne  veux  pas  vous  brouiller  avec  lui  ! 
SCÈNE  V 

COSIMA,  seule. 

Dès  qu'elle  est  seule,  elle  oublie  la  lettre  et  la  laisse  tomber  en  parlant. 

Mon  Dieu!  il  ne  m'aime  pas!  il  ne  m'estime  pas,  du  moins. 
Comment  peut-il  croire  que  je  le  trompe?  Ah  !  sans  doute, 
puisqu'il  me  voit  tromper  mon  mari,  il  peut  se  persuader 
(ju'une  trahison  de  plus  ne  me  coûte  pas  davantage...  Mais  est- 
ce  bien  généreux  à  lui  de  me  mépriser  pour  les  fautes  où  il 
m'entraîne?...  Ah!  je  suis  bien  humiliée  !...Ah!  mon  oncle!... 
Elle  court  vers  le  chanoine  et  se  jctlo  dans  ses  bras.* 

SCÈNE   VI 
COSIMA,  LE  CHANOINE. 

LE    CHANOINE. 

Eh  bien,  mon  enfant,  as-tu  lu  la  lettre  d'Alvise  ?  Quand 
nous  revient-il? 


COSIMA  07 

COSIMA,   cherchant  la  lettre. 

Je  ne  sais  pas  encore...  Je  ne  l'ai  pas  finie,  rnon  oncle. 

LE    CHANOINE. 

Tu  ne  la  lisais  donc  pas? 

Il  ramasse  la  lettre. 

COSIMA,   la  parcourant. 

Ahl  dans  quatre  ou  cinq  jours,  grâce  au  ciel  !... 

LE    CHANOINE. 

«  Grâce  au  ciel  !  »  comme  tu  me  dis  cela!...  Auras-tu  donc 
moins  de  joie  au  retour  d'Alvise  que  tu  n'as  eu  de  douleur  à 
son  départ? Il  va  revenir  le  cœur  plein  de  confiance  et  de 
tendresse,  et  rien  n'empoisonnera  la  douceur  de  votre. réu- 
nion, n'est-ce  pas  ?  Tu  pourras  présenter  un  front  serein  à 
son  premier  regard  ;  car,  s'il  te  trouvait  pâle  et  tremblante 
comme  te  voici^  il  en  serait  effrayé  et  voudrait  en  savoir  la 
cause.  Certainement,  tu  pourrais  la  lui  dire. 
COSIMA,  hors  d'elle-même. 

Ah!  la  feinte  est  un  trop  grand  supplice;  et,  plutôt  que  de 
mentir,  je  me  jetterais  à  ses  pieds,  et  je  lui  dirais  tout. 

LE    CHANOINE. 

Tout!  et  vous  ne  m'avez  rien  dit  à  moi  ! 

COSIMA. 

Je  vous  ai  trompé,  j'ai  trompé  Alvise.  Je  vous  ai  menti  à 
tous,  j'ai  menti  à  Dieu! 

LE   CHANOINE. 

Et  maintenant,  vous  allez  me  dire  la  vérité,  je  le  veux,  Co- 
sima!  Au  nom  du  Dieu  qui  vous  voit  et  vous  juge!...  au 
nom  de  l'autorité  paternelle  que  le  ciel  m'a  donnée  sur  toil... 
je  l'exige...  Parlez! 

COSIMA. 

J'ai  revu  Ordonio...  Alvise  m'en  avait  priée,...  je  le  lui 
avais  promis  .. 

LE    CHANOINE. 

Vous  m'aviez  promis,  à  moi^  de  ne  jamais  le  voir  en  l'ab- 
sence d'Alvise...  Et  vous  l'avez  vu  souvent? 


68  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

COSFMA. 

Assez  souvent  pour  m'égarer,  pour  me  perdre... 

LE    CHANOINE. 

Pour  te  perdre?...  Oh  !  non!  non!  c'est  impossible...  Vous 
ne  sentez  pas  la  portée  de  vos  paroles.  L'eflroi  vous  égare... 
Dites-moi,  dites-moi  maintenant  que  ce  n'est  pas  vrai  !... 

COSIMA. 

Mon  âme  est  criminelle  ! 

LE    CHANOINE. 

Si  le  remords  est  en  vous  aussi  profond,  aussi  sincère  que 
vos  larmes  et  vos  paroles  l'attestent,  vous  êtes  déjà  sauvée, 
ma  fille...  Vous  détestez  le  mal,  vous  le  fuirez.  Vous  fuirez 
Ordonio,  vous  ne  le  reverrez  jamais  ! 

COSIMA. 

Il  ne  le  faut  plus,  mon  oncle,  n'est-ce  pas?  il  ne  le  faut 
plus  ! 

Elle  fond  en  larmes. 
LE    CHANOINE. 

Mon  enfant.  Dieu  t'aidera.  Notre  vie  à  tous  est  une  longue 
douleur,  et  cette  terre  est  un  lieu  d'épreuve,  où  nos  larmes 
nous  frayent  la  voie  vers  le  ciel...  Mon  cœur  est  brisé  aussi, 
Cosima,  brisé  de  la  souffrance,  et  peut-être  du  repentir  de 
l'avoir  causée.  Car  j'ai  été  imprudent,  je  n'ai  pas  su  te  pré- 
server. J'ai  été  un  mauvais  pasteur;  j'ai  laissé  errer  loin  de 
mes  regards  l'ouaille  qui  m'était  confiée,  et  maintenant  il  faut 
que  je  la  rapporte  au  bercail,  sanglante  et  déchirée  aux  ronces 
du  chemin.  Ah!  je  n'ai  pas  pu  me  méfier  de  toi,  Cosima;  je 
t'aimais  trop  pour  te  soupçonner  ! 

COSIMA,  pleurant. 

Vous  m'avez  trop  estimée,  mon  oncle  ! 

LE   CHANOINE. 

Et  je  l'estime  toujours.  Mais  je  te  vois  brisée  et  je  t'aiderai. 
Je  ne  te  quitterai  plus.  Je  te  sauverai,  ma  chère  fille,  malgré 
ton  ennemi,  malgré  toi-même,  s'il  le  faut.  Allons, du  courage! 
essuie  tes  pleurs.  Un  amour  véritable, sacré,  veille  sur  toi,  et 
il  faudra  bien  que  l'amour  coupable  lui  cède  la  place. 


SCENE  VII 

COSIMA,  LE  CHANOINE,   NÉRI,  MALAVOLTI, 
FARCtANACGIO. 

FARGAXACCIO,  baisant  la  main  de  Cosima. 
Salut  à  la  belle  campagnarde!  Eh  bien,  quand  revient  donc 
ce  cher  mari  ? 

COSIMA. 

La  semaine  prochaine. 

MALAVOLTI. 

Elle  est  bien  longue  à  venir,  cette  semaine-là,  car  il  y  a 
longtemps  qu'on  nous  la  promet  !  Il  s'amuse  donc  bien  en 
Sicile,  votre  mari?  Si  c'était  un  pays  intéressant,...  com- 
merçant... 

FARGAXACCIO. 

Comme  la  Flandre,  par  exemple  ! 

MALAVOLTI. 

C'est  ce  que  j'allais  dire. 

FARGAXACCIO. 

Ahçà!  qu'est  devenu  votre  beau  chevalier  Ordonio  Éliséi? 
Gonelle  nous  avait  ait  qu'il  était  ici. 

COSIMA,  s'efforçant  de  répondre  avec  indifférence. 

Mais  il  y  est  en  effet...  Sans  doute,  il  se  promène  dans  le 
parc. 

MALAVOLTI. 

Ah!  (a  Néri.)  Eh  bien,  qu'est-ce  que  je  vous  disais?  J'étais 
bien  sûr  de  l'avoir  aperçu  au  travers  de  la  grille!  Et  vous  me 
souteniez  qu'il  n'était  pas  ici  ! 

LE  CHANOINE. 

Qu'a  donc  sa  présence  de  si  remarquable  ici,  messire  Ma- 
lavolti? 

MALAVOLTI,  à  Farganaccio. 
Bon!  voilà  le  chanoine  qui  le  protège,  à  présent!  Ah!  ils 
sont  tous  fous  dans  cette  famille-là,  c'est  un  parti  pris  ! 


70  THÉÂTRE  COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

FARGANACCIO,  h^ut. 

Moi,  je  trouve  cela  tout  simple.  Madame  est  assez  belle 
pour  qu'on  fasse  souvent  le  chemin  de  Florence  pour  la  voir. 

COSIMA. 

Souvent,  monsieur? 

FARGANACCIO. 

Pardon  !  Je  manque  à  la  galanterie.  Je  voulais  dire  tous  les 
jours. 

COSIMA,   avec  fierté. 
Messire  Ordonio  ne  m'honore  pas  tous  les  jours  de  sa  vi- 
site. 

NE  RI,  avec  indignât  ion. 
Ceux  qui  le  disent  en  ont  menti,  et  ceux  qui  le  répètent... 

LE   CHANOINE,  l'interrompant. 
Se  trompent. 

COSIMA. 

Vos  Seigneuries  me  feront-elles  l'honneur  d'entrer  dans  la 
maison  ? 

MALAVOLTI. 

Nous  sommes  venus,  en  courant,  vous  rendre  nos  devoirs 
et  vous  demander  des  nouvelles  d'Alvise.  Nous  allons  passer 
quelques  jours  chez  le  prieur  de  Cafaggiolo,  et  nous  repar- 
tons à  l'instant  môme.  Déjà  le  jour  baisse,  et  les  sentiers  do 
la  montagne  sont  peu  gracieux. 

NÉRI. 

Et,  moi,  je  m'en  retourne  à  Florence  dès  ce  soir;  j'ai  quitté 
mon  travail  (s'adressant  à  Cosima)  pour  VOUS  apporter  la  lettre 
d'Alvise. 

MALAVOLTI. 

Et  le  seigneur  Ordonio,  avec  qui  s'en  retourne- t-il  ? 

ORDONIO,  sortant  des  bosquets. 
A'ous  paraissez  en  peine  de  moi,  messire  ! 

MALAVOLTI, 

Nous  étions  surpris  de  ne  pas  vous  voir,  seigneur  Ordonio. 


C08IMA  7i 

FARGAKACCIO. 

Nous  aurions  été  marris  de  passer  ici  sans  avoir  l'avantage 
de  vous  y  saluer. 

ORDONIO,  avec  hauteur. 
Je  suis  votre  esclave. 

FARGANACCIO,  d'un  air  dégagé  et  se  dandinant. 
Eh  bien,  mon  jeune  maître,  comment  gouvernons-nous  Jes 
plaisirs? 

ORDONIO. 

Comme  vous  gouvernez  vos  affaires,  messieurs,  le  moins 
mal  que  nous  pouvons. 

MALAVOLTI. 

Vous  faites,  assure-t-on,  les  délices  de  la  couri 

LE    CHANOINE,  d'un  ton  ferme. 
Ma  nièce  m'a  dit  que  vous  nous  quittiez,  seigneur  Ordonio. 
ORDONIO   regarde  Cosima  d'un  air  de  surprise,   puis  reprend   avec 
assurance. 
Oui,  mon  révérend.  J'emporterai  le  vif  regret  de  n'avoir  pu 
prendre  congé  d'Alvise;  mais  madame,  à  laquelle  je  suis  venu 
aujourd'hui  offrir  mes  adieux,  voudra  bien  m'excuser  auprès 
de  lui. 

COSIMA,  à  part. 
Malheureuse  que  je  suis,  je  me  sens  mourir  I 

FARGANACCIO. 

Ahl  que  vous  allez  faire  couler  de  larmes!  Tout  le  beau 
sexe  de  Florence  prendra  le  deuil. 

ORDONIO,  haut,  avec  intention. 

Je  ne  crois  pas,  car  ce  sont  justement  ses  rigueurs  qui  me 
chassent. 

FARGANACCIO, 

C'est  trop  de  modestie!  Et  la  dame  voilée  que  je  rencontre 
tous  les  soirs  (oh  !  c'est  un  singulier  hasard  !)  au  coin  de 
votre  rue,  et  qui  disparaît  juste  devant  cette  petile  porte... 
vous  savez  bien?  une  petite  porte  qui  se  trouve  je  ne  sais 
comment  au  bas  de  votre  maison?...  Eh!  eh!  on  sait  vos  se- 
crets. 


72  THEATRE   COMPLET    DE   GEORGE  SAND 

COSIMA   tressaille,   et    dit   tout   lias  avec  agifation    au    chanoine   qui 
l'observe  atlentivement. 

Ce  n'est  pas  moi,  mon  oncle  ! 

LE   CHANOINE,  bas,  à  Cosima. 
J'en  suis  bien  sûr,  mon  enfant! 

ORDONIO,  bas,  à  Cosima. 
Ne  feignez  pas  cette  tristesse,  madame;  Néri  a  l'œil  sur 
vous. 

COSIMA. 

Encore!  Ah!  ciel!  nous  quitterons-nous  ainsi? 

ORDONIO. 

Il  n'eût  tenu  qu'à  vous  de  me  retenir,  ce  me  semble  ! 

COSIMA. 

C'est  vous  qui  me  forcez... 

FARGANACCIO,  s'approchant  d'eux. 

Vous  m'en  voulez  d'avoir  trahi  cette  bonne  fortune?  Ah! 
signera,  il  en  a  bien  d'autres!  Allons,  mon  cher,  vous  êtes 
l'homme  le  plus  galant  de  la  cour.  On  dit  que  notre  duc 
vous  a  pris  en  une  telle  considération,  qu'il  ne  porte  plus  que 
des  pourpoints  taillés  sur  le  modèle  des  vôtres. 

ORDONIO. 

C'est  vrai.  Il  lui  a  pris  la  fantaisie  de  s'iiabiller  à  la  véni- 
tienne, et  nos  modes  lui  plaisent  tant,  qu'il  m'a  chargé  de  lui 
envoyer  nos  plus  belles  étoffes.  11  les  trouve  très-supérieures 
à  celles  qu'on  fabrique  dans  ses  États. 

MALAVOLTI. 

Merci  Dieu!  c'est  nous  qui  les  fabriquons,  et  le  duc  ne  nous 
retirera  pas,  j'espère^  la  fourniture  de  sa  maison!  nous 
l'avons  de  père  en  fds! 

FARGANACCIO. 

Mais  je  suis  associé  dans  l'entreprise,  moi!  Diable!  n'allez 
pas  mettre  dans  l'esprit  du  duc  une  pareille  sottise!... 

ORDONIO. 

Comment  me  faites-vous  l'honneur  de  dire? 


MAI.AVOLTI,  se  raJoucissaol. 

Vous  n'rtos  {uis  conipclont  sur  ces  nialiùn.-s-là,  seigneur 
Ordoiiio  ! 

ORDONIO. 

Je  vous  demande  pardon.  J'en  parle  au  duc  ex  professa, 
car  nous  sommes  tous  négociants  à  Venise.  Plèbe  et  seigneu- 
rie, tout  le  monde  travaille  et  fabrique.  Vous  êtes  des  hommes 
trop  supérieurs,  vous  autres,  pour  soigner  vous-même  votre 
industrie.  Vous  êtes  doués  de  haute  observation  et  de  fine 
critique;  oh!  sans  contredit,  vous  avez  plus  d'esprit  que 
nous  !  mais  nos  étolfes  valent  mieux  que  les  vôtres,  et  le 
duc  l'a  reconnu. 

Pascaliaa  et  Goaelle  eutrent  avec  des  flambeaux. 
NÉRI. 

La  nuit  est  venue,  messieurs;  partons-nous? 

MALAVOLTI. 

Nous  ne  suivons  pas  la  même  route. 

Il  veut  s'approcher  d'Ordonio. 
ORDOMO,  Jui  tournant  le  dos. 
Néri,  je  pars  avec  vous,  (a  Cosima.)  Êtes-vous  contente  de 
moi,  madame?  Dois-je  vous  baiser  la  main?  Ne  le  trouvera- 
t-il  pas  mauvais  ? 

COSIMA,    de   même. 

Votre  dernière  parole  sera  donc  une  parole  amère  ? 

ORDOXIO,   lui  baisant  la  main  d'un  air  cérémonieux,  lui  dit  tout  bas. 

Dois-je  rester  encore  un  jour?...  (cosima  hésite.)  Vous  ne 
voulez  pas  ? 

FARGAXACCIO,  bas,   à   Malavolti. 

Je  ne  sais  ce  qu'ils  se  disent;  la  Cosima  est  pâle  comme  une 
morte. 

COSlMA. 

Bonsoir,  Néri  ! 

N  K  R I . 

Vous  paraissez  souffrante  ! 

LE    CHANOINE,   à    Néri. 

Tais-toi!  (v Cosima.)  Allons,  ma  fille, Dieu  te  regarde!  (liant, a 
I  o 


74  THEATRE   COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

Ordonio,  avec  intention.)  Je  VOUS  salue,  messirc,  Car  VOUS  nous 
quittez? 

ORDONIO,  d'un   air   dégagé. 

Mon  révérend,  je  vous  baise  les  mains. 

LE  CHANOINE,  haut,  à  Cosiraa. 

Ne  VOUS  dérangez  pas,  ma  nièce,  restez  !  Je  reconduirai  ces 
messieurs. 

COSIMA,  hors  d'elle-même  et  se  traînant  b.  peine. 
Je  veux  vous  voir  monter  à  cheval,  messieurs. 

FARGANACCIO. 

Vous  verrez  que  je  n'y  ai  pas  mauvaise  façon, 

MALAVOLTI. 

Non  !  pour  un  homme  de  son  âge  ! 
COSIMA  s'approche  d'Ordonio  ayec  une  sorte  de  désespoir  et  près  de 
s'oublier;  Ordonio  recule. 
ORDONIO,   à  Néri. 
-    Néri,  donnez  le  bras  à  madame,  puisqu'elle  veut  absolu- 
ment prendre  la  peine  de  nous  reconduire. 

COSIMA,  à  part,  tout  près  de  tomber. 
Mon  Dieul 
Tous  sortent.  — Pascalina,  portant  un  flambeau  et  suivant  les  personnages 
précédents,  est  arrêtée  par  Alvise  au  moment  où  elle  va  sortir. 

SCÈNE  VIII 

PASCALINA,  ALVISE,  en  tenue  de  voyage. 
PASCALINA. 

Jésus,   Mariai...    Qui  ètes-vous?...   Je  crie   au    voleur, 
d'abord  ! 

ALVISE. 

Tais-toi,  folle!  ne  me  reconnais-tu  pas? 

PASCALINA,  laissant  tomber  son  flambeau. 
Ah!  notre  maître!... 

ALVISE. 

Oui,  mon  enfant,  ne  fais  pas  de  bruit.  Je  suis  entré  par  la 
petite  porto  du  parc.  J'ai  laissé  mon  clioval  attaché  à  im  ar- 


COSIMA  75 

bre...  Jemo  suis  glissé  jusqu'ici.  J'ai  bien  ent'^ndu  plusieurs 
voix... 

PASCALINA. 

Ah!  monsieur,  c'est  votre  oncle  le  chanoine...  et  M.  Néril... 
vrai!  et  vos  deux  vieux  voisins,  sur  l'honneur! 

ALVISE. 

C'est  bon,  c'est  bon  !  Laissons-les  partir.  J'aime  mieux  qu'ils 
ne  me  voient  pas.  J'ai  honte  d'être  si  ému  !  Je  suis  si  heureux 
de  revoir  ce  jardin...  et  cette  maison! 

PASCALIXA,  à  part,  essuyant  ses  yeux. 

Pauvre  maître  !  (Haut.)  Je  vais  avertir  madame,  n'est-ce  pas? 

ALVISE. 

Non,  non,  ne  lui  dis  rien  de  mon  arrivée!...  Je  me  fais  un 
plaisir  de  la  surprendre. 

Pascalina  sort. 

SCÈNE  IX 

ALVISE,  seul. 

(;e  ne  sont  pas  leurs  fâcheuses  lettres  ni  leurs  avis  pleins 
de  malveillance  qui  m'ont  fait  revenir  plus  tôt.  Oh!  non!... 
non!...  Cependant  ja  tremble  comme  si  un  événement  sinis- 
tre pesait  sur  mon  âme...  C'est  la  joie  sans  doute  qui  fait 
battre  ainsi  mon  cœur...  Cosima  !  le  cœur  qui  t'aime  est  fermé 
au  soupçon!...  Ah!  la  voici!...  Ne  la  surprenons  pas  trop 
vite,  de  peur  de  l'effrayer.  ~ 

SCÈNE  X 
COSIMA,  ALVISE. 

r.osiraa,  éperdue,  se  laisse  tomber  sur  le  banc,  cache  son  visage  dans  ses 
mains,  et  sanglote. 

ALVISE. 

Ah  !  mon  Dieu  !  il  me  semble  qu'elle  pleure! 

COSIMA. 

Parti!...  parti  sans  me  dire  un  mot  de  tendresse  ou  de 


76  THÉÂTRE   COMPLET    DE   GEORGE    SAND 

pitié!...  Oh!  j'aime  mieux  la  mort  que  son  oubli,  j'aime 
mieux  le  remords  que  son  indifférence.  Ne  plus  le  voir!  Mais 
que  deviendrai-je  donc?  que  ferai-je  de  mon  temps,  de  mes 
pensées,  de  mes  larmes?...  Ohl  non,  non!  qu'il  revienne, 
qu'il  soit  encore  là!  Pour  le  voir  encore  un  instant,  je  don- 
nerais toute  une  vie  de  calme  et  de  vertu  !... 

ALVISE,  à  part. 

Que  dit-elle  donc?  et  qui  vient  ici? 

SCÈNE  XI 
Les  Mêmes,  ORDONIO. 

Gosima  sur  le  banc  à  droite.  Alvise  à  gauche,  dans  l'obscurilé,  tàchantjde 
voir  et  d'entendre  sans  être  vu.  Ordonio,  sortant  des  bosquets,  le  chapeau 
sur  la  tête  et  le  fouet  à  la  main,  se  jette  aux  pieds  de  Cosima,  qui  pousse 
un  cri  de  surprise. 

COSIMA. 
Vous!  —  A  quoi  songez-vous?  Vous  me  perdez! 

ORDOMO. 

Ne  crains  rien.  J'ai  feint  d'être  emporté  par  mon  cheval, 
et,  pendant  qu'ils  cherchaient  à  mejoindre,  j'ai  sauté  le  fossé 
du  parc  et  me  voici.  (Riant.)  Ce  pauvre  Néri  galope  après  moi, 
certes,  comme  il  n'a  galopé  de  sa  vie. 
ALVISE,  à  part. 
Ah!  ce  n'est  pas  Néri  qui  me  trahit  du  moins! 

11  se  rapproche. 
COSIMA. 
Que  voulez-vous?  Partez  !   nous  n'avons  plus  rien  à  nous 
dire. 

ORDONIO. 

Orgueilleuse,  qui  m'aime  et  qui  ne  veut  pas  me  l'avouer! 

ALVISE,  à  part. 
C'est  la  voix  d'Ordonio  ! 

COSIMA. 

Et  vous,  vous  ne  m'aimez  pas.  Ce  n'est  pas  moi  que  vous 
aimez  ! 


COSIMÀ  77 

ORDONIO. 

Toi  seule. 

COSIMA. 

Non,  ce  n'est  pas  moi,  vous  dis-je,  vous  me  trompez! 

ORDONIO. 

Jalouse!  ohl  dis-moi  que  tu  es  jalouse. 

COSIMA. 

Taisez-vous;  mon  oncle  est  ici^  il  peut  nous  surprendre; 
partez,  hâtez-vous. 

ORDONIO. 

Dis-moi  de  revenir  demain...  ou  je  reste...    ■ 

COSIMA. 

Eh  bien,  restez  à  Florence  jusqu'au  retour  d'Alvise;  mais 
fuyez  maintenant!  —  Tenez!  (Elle  baisse  la  voix.)  Ne  voyez- 
vous  pas  là,  sous  ces  arbres,. ..  comme  une  personne  qui  nous 
écoute? 

ORDONIO,  de  même. 
Non,  ce  n'est  rien!...  Sois  tranquille.  A  bientôt,  ma  bien- 
aimée! 

Il  s'éloigne,  Cosima  rentre  dans  la  maison. 

SCÈNE  XII 

AL  VISE,  seul,  atlPrré  et  pouvant  à  peine  se  soulenir. 

Ils  s'aiment!  ils  me  trahissent!  Oh!  non,  non,  c'est  impos- 
sible, j'ai  rêvé  cela!  Elle  ne  l'aime  pas,  elle  ne  peut  pas  l'ai- 
mer... (Faisant  un  pas  vers  les  bnsquets  sous  lesquels  Ordonio  a  dis- 
paru.) 0  loi  qui  mens  à  l'amitié  et  qui  fuis  dans  les  ténèbres, 
infâme!  malheur,  malheur  à  toi!...  (S'arrêtani.)  Cosima!... 
Mon  cœur  est  brisé!  (Levant  les  bras  au  ciel.)  0  justice!  justice 
de  Dieu!... 

11  tombe  anéanti  sur  le  banc. 


78     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

ACTE  QUATRIÈME 

Dans  le  palais  d'Ordonio  Éliséi.  —  Une  pièce  élégante  et  mystérieuse,  sans 
fenêtres,  éclairée  d'en  haut.  Une  seule  porte  apparente  au  fond,  fermée 
avec  des  barres. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

ORDONIO,  seul,  devant  sa  table  ;  puis  UN  DOMESTIQUE. 

ORDONIO. 

La  faire  souffrir!...  C'était  le  seul  parti  à  prendre.  Avec  de 
la  fermeté,  on  dompte  les  natures  féminines  les  plus  rebelles: 
Leur  force  n'est  jamais  qu'un  essai  ;  leur  menace,  un  défi. 
Depuis  que  j'ai  su  tirer  parti  du  hasard  pour  éveiller  le 
soupçon  dans  son  âme,  sa  force  et  sa  fierté  se  sont  évanouies. 
C'est  elle  qui  m'implore  à  présent.  Elle  a  abjuré  ses  remords, 
sa  prudence,  sa  dévotion  et  jusqu'à  la  crainte  d'alarmer  son 
mari.  Elle  oublie  tout,  absorbée  par  une  seule  crainte,  occu- 
pée d'un  seul  soin  :  la  crainte  d'avoir  une  rivale,  le  soin  de 
s'en  assurer...  11  est  bon  qu'elle  le  croie!  Encore  quelques 
jours  de  cette  erreur,  et  son  orgueil  est  terrassé.  Oh  !  la 
femme  veut  faire  souffrir,  et  elle  ne  souffre,  elle,  que  quand 
elle  croit  ne  pas  faire  souffrir  assez...  (Un  domestique  entre.)  Qu'y 
a-t-il? 

LE   DOMESTIQUE,  lui  remettant  une  lettre. 

Un  message  de  monseigneur  le  duc. 

OIIDONIQ. 

Donnez!...  (Le  domestique  sort.)  Quelque  nouvelle  confidence 
amoureuse!  Ce  brave  prince  est  d'une  candeur  qui  me  ferait 
sourire,  n'était  le  respect  que  je  lui  dois.  (Lisant).  «  Je  puis 
dérober  une  heure  aux  affaires.  Vous  savez  à  qui  je  veux  la 
consacrer.  Écrivez  un  mot  à  la  comtesse...  Envoyez-lui  un 
page,  et  qu'elle  soit  chez  vous  dans  une  heure.  Tous  mes 
gens  sont  connus  de  son  mari.  »  C'est  cela!  Il  faut  que  je 
m'expose  en  même  temps  à  la  fureur  de  ce  bon  M.  des  Ubcrti, 


COSIMA  '■> 

qui  est  jaloux  comme  un  ligre,  et  à  celle  de  ma  belle  Cosima, 
qui  est  jalouse  comme  une  dévote!  Ce  cher  duc  est  bien  de 
nature  princière!  Rien  ne  lui  paraît  plus  simple  que  de  s'em- 
parer de  ma  maison,  de  mon  repos,  de  ma  vie  tout  entière, 
pour  satisfaire  sa  passion  !  —  Heureusement,  il  me  sert  plus 
qu'il  ne  pense  en  attirant  sa  dame  ici  tous  les  jours.  Je  gage- 
rais que  Cosima  envoie  Néri  rôder  autour  de  mon  palais... 
Le  simple  jeune  homme  est  capable  de  tout  pour  lui  plaire 
et  je  suis  bien  certain  qu'il  ne  lui  ménage  pas  l'assertion  de 
mon  infidélité.  —  C'est  bien  !  Tous  servent  mes  intérêts,  et, 
sans  sortir  de  chez  moi,  je  vais  à  mon  but.  Allons,  il  faut  que 
j'écrive  à  la  comtesse  !  (ll  so  dispose  à  écrire.  Le  domestique  repa- 
raît.) Qu'est-ce  encore? 

LE    DOMESTIQUE,  k  demi-voix. 

La  personne  qui  vient  souvent  ici,  cachée  sous  son  voile, 
s'est  présentée  à  la  petite  porte.  Je  lui  ai,  comme  de  cou- 
tume, ouvert  le  passage  secret.  Elle  vient. 
ORDONIO,  refermant  la  porte. 

C'est  bon.  —  (Seul.)  Déjà!  La  comtesse  n'attend  pas  qu'on 
l'avertisse!  Elle  devine  les  ordres  de  son  maître.  Quand  donc 
ma  belle  Cosima  viendra-t-elle  ainsi  au-devant  de  mes  pen- 
sées? 

Il  va  ouvrir  un  panneau  mobile  dans  la  boiserie,  à  droite,  en  le  faisant 
glisser.  Le  panneau  donne  issue  à  un  passage  secret. 

SCÈNE  II 
ORDONIO,  COSIMA,  voilée. 

ORDONIO,    la    saluant    avec    respect. 
J'allais  vous  envoyer  un  message,  madame  la  comtesse. 

COSIMA,  levant  son  voile. 
Quelle  est  donc  cette  femme  que  vous  appelez  madame  la 
comtesse  avant  de  voir  son  visage  ? 

ORDONIO. 
Cosima  I  (Se  remettant  après  un  instant  do  surprise.)  Et  c'est  pOUr 


80     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

le  savoir  que  vous  faites  l'imprudence  de  venir  vous-même 
ici,  madame? 

COSIMA. 

Non,  ce  n'était  pas  pour  cela,  car  le  ciel  est  témoin  que  je 
n'y  croyais  pas. 

Elle  s'assied  toute  tremblante. 
ORDONID,  à  part. 

Jalouse  !...  et  tout  à  l'heure,  si  je  l'implore,  elle  va  me  dire 
qu'elle  ne  m'aime  pas  !  (Haut.)  Puis-je  savoir,  madame,  quel 
motif  assez  grave...  ? 

COSIMA. 

C'est  vous  qui  m'interrogez,  monsieur  ?  Je  ne  m'y  serais 
pas  attendue. 

ORDONIO. 

Est-ce  donc  vous,  madame,  qui  me  faites  cet  honneur  ? 
Vous  ne  m'y  avez  guère  accoutumé.  Prenez  garde  !  Je  pour- 
rais m'enorgueillir  étrangement,  si  vous  veniez  à  vous  inquié- 
ter des  personnes  que  je  reçois. 

COSIMA,  inquiète. 

Il  est  vrai  que  je  n'ai  aucun  droit  à  vous  le  demander. 

ORDONIO. 

Oh  !  je  ne  le  sais  que  trop,  madame  !  Et  si  vous  maiTifes- 
tiez  votre  volonté  à  cet  égard... 

COSIMA,  inquiète. 

Eh  bien,  vous  consentiriez  sans  doute... 
ORDOMO,  avec  fatuité. 

Oh!  je  me  trouverais  bien  heureux!  Exciter  la  jalousie 
quand  on  croit  n'inspirer  que  le  dédain  !  c'est  passer  de  la 
servitude  au  triomphe;  on  en  peut  mourir  de  joie  !...  Ména- 
gez-moi, madame  I 

Il  s'assied  auprès  d'elle. 
COSIMA,    préoccupée. 

C'est  donc  pour  cela  que  vous  êtes  resté  huit  jours  sans 
me  voir  !.., 

ORDONIO. 

Quand   même   il    y  aurait   à   mon  éioignemenl  d'autres 


raisons  que  votre  volonté,  madame,  serais-je  coupable  en- 
vers vous  ? 

C  0  s  I M  A . 

Oh!  oui,  monsieur,  vous  le  seriez  beaucoup. 

ORDONIO. 

Prouvez-le-moi,  c'est  tout  ce  que  je  demande. 

COSIMA. 

Dépouillons  toute  feinte,  Ordonlo.  Je  vous  aimais,  vous  le 
savez;  et  il  se  peut  que,  malgré  moi...  oh!  bien  malgré 
moi  !...  je  vous  aime  encore.  Mais  je  ne  dois  plus  et  ne  veux 
plus  vous  aimer.  A  la  veille  peut-être  de  devenir  coupable, 
je  me  suis  arrêtée  au  bord  de  l'abîme.  La  généreuse  con- 
fiance de  mon  mari  m'a  sauvée.  Oh  !  quel  crime  ce  serait  de 
tromper  un  homme  tel  que  lui  !  Vous  l'avez  senti  comme 
moi,  Ordonio;  car  vous  êtes  noble,  vous  êtes  grand,  et  vous 
m'avez  promis  de  m'aider  à  guérir. 

ORDONIO. 

Eh  bien,  madame,  n'ai-je  pas  voulu  tenir  ma  promesse? 
Depuis  deux  mois  qu'Alvise  est  de  retour,  combien  de  fois 
n'ai-je  pas  essayé  de  vous  quitter?  N'est-ce  pas  vous  qui 
m'avez  retenu  ?  Kjmilié,  contraint,  malheureux  auprès  de 
vous,  n'espérant  plus  rien,  et  ne  voulant  plus  rien  deman- 
der, j"ai  cru  voir  enfin  que  désormais,  sûre  de  vous-même, 
et  réconciliée  avec  votre  confesseur,  vous  vouliez  éterniser 
ma  souffrance.  On  eût  dit  qu'elle  seule  vous  donnait  la  force 
de  me  résister... 

COSIMA. 

Votre  souffrance  ?  Non  ;  mais  votre  regret  peut-être!... 
Eh  bien,  quand  cela  serait,  n'est-ce  pas  dans  le  cœur  hu- 
main ?  La  vertu  dans  l'amour  n'est-elle  pas  un  sacrifice  ré- 
ciproque ?  Quand  vous  en  acceptiez  la  moitié,  ce  sacrifice 
était  sublime  à  mes  yeux;  mais,  quand  vous  m'avez  laissée 
l'accomplir  seule,  raillant  mes  efforts,  niant  ma  sincérité, 
abjurant  toute  compassion,  toute  estime,  toute  sympathie, 
ah  I  ce  courage  a  été  au-dessus  de  mes  forces  ! 

5. 


82  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

ORDOiNIO. 

Abjurez  donc  un  rêve  de  vertu  que  l'amour  appelle  orgueil 
ou  lâcheté  ! 

COSIMA. 

Dites-moi,  Ordonio,  si  vous  vous  mariez  un  jour,  est-ce  là 
le  langage  que  vous  tiendrez  à  votre  femme? 

ORDONIO,  avec  ironie. 

Vraiment,  madame,  vous  parlez  morale  comme  un  doc- 
teur! Acceptez  donc  mes  adieux,  et  ne  rallumez  pas  sans 
cesse  mon  amour  par  vos  reproches  ! 

COSIMA. 

Oh  !  je  ne  vous  demandais  que  votre  amitié  !  Je  voulais 
qu'en  nous  quittant,  nous  emportassions  du  moins  l'estime 
l'un  de  l'autre.  Je  voulais  que  nous  finissions  comme  nous 
avions  commencé,  par  un  chaste  baiser  et  un  adieu  fraternel 
sous  les  yeux  d'Alvise. -Alors,  j'eusse  pu  vous  perdre,  et  ne 
pas  désirer  de  vous  oublier.  J'eusse  songé  à  vous  tous  les 
jours  de  ma  vie,  et  mes  larmes  eussent  été  douces.  J'aurais 
pu  me  dire  :  «  Il  m'a  vraiment  aimée,  et  la  mort  nous  réu- 
nira peut-être  !...  »  Ah  1  vous  autres  hommes,  vous  ne  savez 
pas  ce  que  c'est  qu'un  unique  rêve  de  bonheur  dans  une  vie 
d'abnégation.  Vous  oubliez,  dans  l'ivresse  d'une  passion  nou- 
velle, les  douleurs  et  les  mécomptes  de  celle  qui  l'a  précédée. 
Vous  n'avez  pas  besoin  de  vous  souvenir  et  de  conserver 
pure  cette  fleur  brisée,  mais  non  flétrie,  d'un  premier,  d'un 
dernier  amour  ! 

ORDONIO,  à  part,  la  regardant. 

Cette  femme  est  belle  !  Je  n'y  renoncerai  pas.  (Haut,  avec 
une  passion  factice.)  Cosima,  tu  l'emportes,  et  je  me  soumettrai. 
Oui,  je  veux  que  tu  te  souviennes  de  moi,  et  que  tu  me  re- 
grettes. Vivre  dans  ton  cœur,  et  mourir  à  tout  le  reste!... 
Tu  l'exiges,  je  partirai  !  mais  auparavant...  tu  me  diras  en- 
core une  fois  que  tu  m'aimes,  (il  s'approclio  d'elle,  et  remoure  do 
SOS  bras.)  Tu  me  le  diras  comme  tu  me  l'as  dit  une  fois...  et... 
tu  ne  me  repousseras  pas  si  je  te  presse  une  dernière  fois  sur 
mon  cœur...    Oh!   ma   bien-aimée,   nous   séparerons-nous 


ainsi?...  Et  moi,  n'emporterai-je  de  cet  amour,  si  tôt  sacrifié 
au  devoir,  aucun  souvenir  dont  l'ivresse  rachète  le  vide  affreux 
où  ma  vie  va  se  consumer  ?  Oh  !  ne  t'arrache  pas  de  mes 
bras,  sans  m'avoir  fait  croire  à  cet  amour  que  je  vais  aussi- 
tôt immoler  à  ton  honneur  et  à  ton  repos  !...  Tiens  I...  laisse- 
moi  te  dire... 

COSIMA,  se  levant  avec  douleur. 
Ah  !  vous  ne  m'avez  pas  comprise  ! 

ORDONIO. 

Tu  ne  m'aimes  pas!... 

COSIMA. 

Et  vous,  vous  ne  m'estimez  point  1... 

ORDONIO. 

Si  tu  veux  que  je  t'estime,  prouve-moi  que  tu  m'aimes. 

COSIMA. 

Hélas  !  je  suis  ici,  et  vous  pouvez  en  douter  I 
ORDOXIO,  à  part. 

Au  fait  1...  elle  est  ici...  (il  jette  un  regard  significatif  et  rapide 
autour  de  la  chambre,  et  se  rapproche  de  Cosima  avec  assurance.)  Ne  me 
pousse  pas  au  désespoir...  J'ai  trop  souffert,  vois-tu  1...  Et 
tu  veux  que  j'épuise  ce  calice  sans  adoucissement,  sans  con- 
solation, sans  souvenir  enfin!...  Car  tu  invoques  l'avenir, 
toi  !  Eh  bien,  si  tu  m'aimais,  tu  ne  t'effrayerais  pas  d'y  por- 
ter la  pensée  de  m'avoir  fait  heureux  !  Ne  me  fuis  pas  1... 
COSIMA,  s'appuyant  sur  la  porte  secrète  de  droite. 

Adieu  !  Tout  ce  que  vous  me  dites  me  déchire,  car  c'est 
tout  le  contraire  de  ce  que  je  venais  vous  demander!... 
Adieu  !..  Oubliez-moi...  (Elle  cherche  à  ouvrir  la  porte,  et^  comme  elle 
n'y  réussit  pas  et  qu'Ordonio  s'avance  vers  elle  d'un  air  hardi,  elle  com- 
mence à  s'effrayer  et  lui  dit  toute  tremblante.)  Aidez-moi  donc  à  ou- 
vrir cette  porte  ! 

ORDO'IO,  avec  véhémence  et  l'attirant  vers  le  milieu  du  théâtre. 

Tu  veux  partir?  Ah  I  tu  ne  crois  pas  que  j'y  consen- 
tirai!... 

COSIMA,  avec  force  et  lo  rcpouisaut. 

Laissez-moi,  monsieur  I 


84  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAXD 

ORDONIO,  avec  colère. 
Eh  bien,  partez  donc  !  et  adieu  pour  jamais  !  (ii  met  la  main 
sur  le  bouton  de  la  porte.)  Est-ce  ainsi  que  nous  nous  quitte- 
rons ?  Yous  le  voulez  ?  vous  n'en  aurez  pas  de  regret  ? 

COSIMA. 

Jamais  !... 

ORDONIO,  tenant  toujours  la  porto,  et  d'une  voix  âpre  et  irritée. 

Eh  bien,  vous  partirez  !  mais,  auparavant,  vous  entendrez 
la  vérité,  car  il  est  temps  que  je  vous  la  dise.  Vous  n'aimez 
personne,  vous  n'aimez  rien  !  Vous  n'êtes  qu'égoïsme  et  va- 
nité. Un  amant  n'est  pour  vous  qu'un  serviteur,  un  valet  qui 
ramasse  votre  bouquet  et  vous  présente  votre  éventail...  Qu'il 
se  traîne  à  vos  pieds,  le  front  dans  la  poussière,  sans  jamais 
oser  se  déclarer,  et  vous  le  garderez  à  votre  service  comme 
vous  gardez  Néri.  Mais  qu'il  se  lasse,  comme  moi,  d'être 
joué,  oh  !  alors,  malheur  à  lui  !  car,  pour  l'enchaîner,  vous 
vous  ferez  belle,  éloquente,  humble  même^  comme  vous 
l'étiez  tout  à  l'heure;  ou  bien  vous  l'écraserez  de  votre  indi- 
gnation comme  vous  le  faites  en  cet  instant  ;  vous  froisserez 
vos  belles  mains  comme  vous  les  froissez  à  présent;  vous 
pleurerez  même  au  besoin,  comme  vous  allez  le  faire,  si  vous 
voulez  vous  en  donner  la  peine  !... 

COSIMA  ,  avec  exaspération  et  s'appuyant  convulsivement  sur 
la  table. 

Mon  Dieu  1  vous  l'entendez  !  C'est  ainsi  qu'il  me  juge,  c'est 
ainsi  qu'il  me  connaît  !  Quand  je  viens  ici,  au  risque  de  me 
perdre,  lui  dire  toute  ma  douleur,  toute  ma  folie  !...  lui,  lui  ! 
me  raille  et  m'outrage  ;  il  brise  mon  coeur  sans  pitié,  sans 
respect  1  Ah  !  cet  homme  est  de  glace  ! 

Elle  tombe  le  visage  dans  ses  mains  et  courbée  sur  la  table. 
ORDONIO,  à  part. 
C'est  bien  !  la  voilà  telle  que  je  la  voulais  !  Elle  est  à  moi 
maintenant...  (Se  rapprochant  d'un  air  soumis.)  Cosima,  je  t'ai  fait 
du  mal.  Pardonne  !  ma  tête  s'égare  !... 

COSIMA,  se  relevant  avec  dignité. 
Non,  monsieur!  votre  tête  est  froide,  votre  cœur  aussi,  et 


C  0  s  I  M  A  83 

le  mien  est  tranquille  ciësorniais!  J'ai  cru  vous  aimer,  je  me 
suis  trompée;  je  vous  remercie  de  m'avoir  éclairée...  La  le- 
çon est  cruelle,  mais  elle  me  profitera. 

ORDOMO. 

Tu  l'oublieras,  car  ce  n'est  pas  ma  pensée  que  je  t'ai 
dite...  Je  t'aime,  tu  le  sais!... 

COSIMA. 

Vous  jouez  une  comédie  qui  me  fait  pitié  1' 

OR  DON  10,  avec  fureur. 
Eh  bien,  j'aime  mieux  la  haine  que  le  mépris!  Et  je  me 
lasse  à  la  fin  de  ce  rôle  de  dupe.  Vous  ne  sortirez  pas  d'ici  ! 

COSIMA,  épouvantée  et  se  serrant  contre  la  porte. 

Grand  Dieu  !  j'ai  pu  aimer  un  pareil  homme  ! 
On  entend   frapper  à  la  porte.  Cosima,  effrayée,  revient,  et  Ordonio  la 
prend  dans  ses  bras. 
ORDONIO. 

N'ayez  pas  peur.  Ce  sont  mes  gens. 

UNE  VOIX,  derrière  le  théâtre. 

N'importe,  je  veux  le  voir. 

COSIMA. 

Mon  mari!  c'est  la  voix  de  mon  mari!  Ah!  mon  protec- 
teur !... 

Elle  veut  courir  vers  la  porte.  Ordonio  la  retient. 
ORDONIO. 

Que  faites-vous  ?  Vous  voulez  donc  vous  perdre  ? 

COSIMA. 

Il  vient  me  sauver  ! 

ORDONIO,  prenant  son  épée  qui  est  sur  la  table. 
Vous  voulez  donc  que  je  sois  forcé  de  le  tuer? 

COSIMA,  s' arrêtant  avec  effroi. 

Oh  !  malheureuse  que  je  suis  ! 

ORDONIO,  la  poussant  dans  le   passage  secret. 

Par  ici,  madame  !...  Fuyez... 

Il  tire  le  panneau  et  va  ouvrir  la  porte  du  fond. 


86  THÉÂTRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

SCÈNE    III 

ALYISE,  ORDONIO. 

ALVISE,  pendant  qu'Ordonio  remet  précipitamment  son  épée  sur 
la  table. 

Vous  êtes  aussi  difficile  à  aborder  qu'un  prince  I 

ORDONIO. 

Que  ne  vous  nommiez-vous,  Ahise  ?  Je  ne  vous  aurais  pas 
fait  attendre.  Vous  savez,  on  est  chez  soi,  on  travaille,  on 
s'enferme... 

ALVISE. 

Oui,  sans  doute...  On  travaille,  on  sert  l'État  ou  le 
prince  ;...  on  est  puissant  !...  on  est  rare  1... 

ORDONIO. 

Il  est  vrai  que,  depuis  bien  des  jours,  je  n'ai  pu  aller  chez 
vous!  (a  part.)  Le  bonhomme  se  déciderait-il  enfin  à  être 
jaloux  ? 

ALVISE. 

Êtes-vous  disposé  à  me  prêter  un  peu  d'attention  ? 

ORDOMO. 

Je  suis  à  vos  ordres. 

Il  lui  montre  un  siège,  et  s'assied  de  l'autre  côté  de  la  table. 
ALVISE. 

Vous  m'avez  sauvé  la  vie.  L'honneur  vous  prescrivait  de 
ne  pas  me  laisser  condamner,  quand  vous  étiez  la  preuve  vi- 
vante de  mon  innocence,  et  que  vous  n'aviez  qu'à  vous  mon- 
trer pour  la  proclamer. 

ORDOMO. 

Je  ne  prétendis  jamais  à  aucune  graliUide  de  votre  part. 

ALVISE. 

Mais,  moi,  je  me  fis  un  devoir  d'être  reconnaissant;  car  il 
y  a  manière  de  faire  les  choses,  et  vous  fiites,  en  celte  occa- 
sion, animé  d'un  zèle  qui  vous  gagna  mon  estime  et  celle  de 
ma  famille. 


COSIMA.  87 

ORDONIO. 

Allons  donc,  mon  cher  Alvise!  j'ai  été  trop  payé  de  mes 
soins,  et,  si  je  puis  vous  prouver  encore  combien  je  vous  suis 
dévoué...  (a  part.)  Je  gage  qu'il  a  de  mauvaises  affaires  !...  Je 
serai  sa  caution  ;  c'est  l'usage  ! ...  » 

ALVISE,  après  un  instant  de  réflexion. 

Grand  merci  !  Vous  avez  été  payé  de  vos  soins  par  notre 
amitié  à  tous;  mais,  comme  un  usurier,  vous  prétendiez  à  un 
payement  disproportionné,  impossible  !...  Vous  ne  l'avez  pas 
obtenu.  (Ordonio  fait  un  bnisque  mouvement  de  surprise.)  Soyons 
calme,  je  ne  suis  pas  jaloux,  et  surtout  je  ne  feins  pas  une 
jalousie  que  je  n'éprouve  point,  et  que  je  sais  n'être  pas 
fondée...  Vous  n'avez  pas  porté  atteinte  à  mon  honneur,  je  le 
sais,  car  je  sais  tout  I 

OrJonio  s'agite  sur  sa  chaise. 
ORDOMO. 

De  grâce,  abrégeons! 

ALVISE. 

De  grâce,  contenez-vous;  nous  sommes  ici  pour  nous 
expliquer...  Dès  le  principe,"  je  n'ignorais  pas  les  démarches 
que  vous  aviez  faites  pour  nouer  une  intrigue  dans  ma  mai- 
son, et,  lorsque  vc'is  fîtes  d'ardents  efforts  pour  me  tirer  de 
prison,  le  chanoine,  oncle  de  ma  femme,  vous  fit  sentir  que 
je  repousserais  votre  dévouement.  Mais  vous,  alors,  avec  un 
air  de  franchise  et  de  loyauté  que  vous  possédez,  vous  autres 
grands  seigneurs,  vous  fîtes  un  récit  étrange  auquel  vous 
sùte»  donner  toutes  les  apparences  de  la  vérité.  Vous  n'eûtes 
pas  honte  de  tromper  un  homme  qui  eût  cru  la  méfiance  in- 
digne de  lui,  tant  il  croyait  le  mensonge  indigne  de  vous. 
Vous  fûtes  assez  habile,  assez  froidement  fourbe,  pour  lui 
persuader  que  vous  n'aviez  jamais  eu  de  pensées  contraires  à 
mon  repos  et  à  l'honneur  de  ma  famille.  Vous  fûtes  si  per- 
suasif, que  le  bon  prêtre  vint  avec  vous  me  trouver  dans 
mon  cachot  pour  vous  aider  à  lever  tous  mes  doutes.  Nous 
échangeâmes  peu  de  paroles...  le  sujet  n'en  comportait 
guère...  mais  nous  nous  entendîmes  à  demi-mot.  Vous  mîtes 


88  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

votre  main  dans  la  mienne.  Vous  jurâtes  par  le  nom  de  vos 
ancêtres  et  par  l'épée  qu'ils  vous  ont  transmise...  Nous  autres 
gens  obscurs,  sans  aïeux,  sans  gloire,  on  nous  habitue  dès 
l'enfance  à  tenir  pour  sacrée  la  parole  des  nobles;  je  crus  à 
la  vôtre,  et  je  vous  aimai  parce  que...  parce  que  j'ai  besoin 
d'aimer,  moi  ! 

ORDOXIO,  voulant  se  lever. 
Il  suffit,  je  vous  entends...  Vous  croyez  que,  depuis  lors... 

ALVISE. 

Je  ne  crois  rien,  je  ne  vous  ai  rien  dit  encore. 

ORDONIO,  se  rasseyant. 
Allons  donc  ! 

ALVISE. 

Trois  mois  se  passèrent.  Tout  semblait  heureux  autour  de 
moi;  vous  paraissiez  heureux  vous-même  d'avoir  trouvé, 
sous  un  humble  toit,  une  famille  d'honnêtes  gens  qui  vous 
faisait  l'honneur  de  vous  traiter  en  égal.  Des  affaires  d'hon- 
neur, et  non  pas  d'intérêt,  messire  (car,  pour  gagner  un  peu 
d'or,  je  n'eusse  pas  quitté  les  objets  de  mon  aflection,  croyez- 
le  bien) ,  m'appelèrent  au  loin.  Je  pensais  bien  que  mon 
absence  ne  serait  pas  sans  danger;  mais  je  ne  voulus  pas 
exposer  aux  fatigues  du  voyage  et  aux  périls  de  la  mer  une 
personne  que  j'aime  plus  que  mon  repos,  plus  que  ma  vie  !... 
Au  bout  de  trois  autres  mois,  je  revins.  Vous  vous  trouviez 
ce  soir-là  en  visite  à  ma  maison  de  campagne...  Je  venais  de 
traverser  mon  parc,  j'allais  franchir  le  seuil  de  ma  demeupe... 
Il  y  avait  dans  l'obscurité...  sous  les  marronniers  de  la  ter- 
rasse... près  d'un  banc,  deux  personnes  qui  parlaient  vive- 
ment... l'une  qui  menaçait  et  pressait...  l'autre  qui  se  refusait 
et  se  défendait...  Je  vis  tout,  j'entendis  toull... 

ORDONIO. 

C'en  est  assez,  messire  !  Il  m'importe  maintenant,  non  de 
me  justifier,  mais  de  disculper  la  personne... 

ALVISE. 

Épargnez-vous  cette  peine,  elle  n'en  a  pas  besoin.  Je  vous 


ai  dit  que  je  savais  tout.  J'en  sais  plus  que  vous-même,  car 
vous  vous  croyez  aimé,  et  vous  ne  l'êtes  pas. 

OUDOXIO,  avec  une  modestie  ironiqae. 

Dieu  me  préserve  de  croire... 

ALVISE. 

N'invoquez  pas  le  ciel.  Vous  avez  perdu  le  droit  de  faire 
un  serment.  Je  vous  dis,  moi,  que  vous  n'êtes  pas  aimé,  car 
vous  estimer  est  maintenant  impossible.  Une  grande  bonté 
de  cœur,  un  rêve  de  jeunesse,  un  peu  de  vanité  peut-être, 
ont  troublé  un  instant  la  conscience  la  plus  pure  qui  fut 
jamais;  mais,  depuis  ces  derniers  temps,  vous  avez  jeté  le 
masque,  et  vous  vous  êtes  montré  trop  injuste,  trop  cruel, 
trop  lâche  pour  qu'on  ne  vous  méprise  pas  au  fon<l  du  cœur. 
(Arrêtant  Ordonio,  qui  met  la  main  sur  son  épée  restée  en  travers  sur  la 
table.)  Oh!  soyez  tranquille  1  je  soutiendrai  tout  ce  que  j'a- 
vance ;  mais  je  veux  tout  dire,  et  il  faut  bien  que  vous  l'en- 
tendiez, c'est  votre  devoir  et  le  mien. 
ORDOMO,  à  part. 

Que  ces  bourgeois  sont  pédants!  Faut-il  donc  tant  de 
préambules  pour  se  battre! 

ALVISE. 

Il  m'importe  de  vous  dire  pourquoi,  au  lieu  de  vous  châtier 
sur-le-champ,  j'ai  dissimulé  à  mon  tour  en  vous  faisant  le 
même  accueil  qu'auparavant.  Le  chanoine  de  Sainte-Croix 
m'eût  voulu  plus  sévère;  disciple  de  l'Évangile,  il  n'avait 
qu'un  but,  c'était  de  vous  éloigner,  afin  d'empêcher  ce  qui 
arrive  aujourd'hui.  Mais,  moi,  je  voulais  lire  la  vérité  au  fond 
des  cœurs.  Je  ne  pouvais  pas  renoncer  à  ma  vengeance  par 
religion;  j'y  aurais  renoncé  peut-être  par  amour.  Si  vous 
eussiez  été  aimé  [si  vous  eussiez  été  digne  de  l'être),  j'ignore 
ce  que  j'aurais  fait!,.,  je  me  serais  éloigné,...  je  me  serais 
peut-être  ôté  la"  vie...  Car  je  sens  dans  mon  âme  une  si  grande 
pitié  pour  ceux  qui  souffrent,  une  telle  impuissance  à  faire 
souffrir,  qu'en  toute  chose  j'aimerais  mieux  être  la  victime 
que  le  bourreau.  Aussi  votre  conduite  me  met  à  l'aise  main- 
tenant, et  je  puis  sans  remords  châtier  un  menteur  et  un  mi- 


90     THEATEE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

sérable!  Car,  depuis  deux  mois,  vous  avez  fait  couler  bien 
des  larmes  précieuses...  Je  ne  parle  pas  des  miennes,  je  les 
ai  dévorées,  et  mes  cheveux  ont  blanchi  en  quelques  nuits 
sans  qu'on  y  prît  garde;  mais  je  parle  d'un  noble  cœur  que 
vous  faites  saigner,  d'un  orgueil  légitime  et  sacré  que  vous 
mettez  à  la  torture,  d'une  vertu  qui  est  au-dessus  de  vos 
attaques  et  que  vous  voulez  flétrir...  Vous  voyez  bien  que  je 
sais  tout!...  Je  sais  que,  pour  jeter  le  trouble  dans  des  pen- 
sées chastes,  vous  avez  accusé  mon  meilleur  ami,  le  plus 
noble,  le  plus  pur  de  tous  les  hommes,  d'être  aussi  perfide, 
aussi  corrompu  que  vous.  Je  sais  enfin  que  vous  êtes  devenu 
un  fléau  pour  l'âme  crédule  et  généreuse  qui  voulait  toujours 
vous  pardonner  et  qui  espérait  vous  convertir;  et  mainte- 
nant voilà  que  cette  âme  infortunée  n'ose  implorer  la  pro- 
tection d'aucun  des  amis  que  le  ciel  a  placés  autour  d'elle, 
et  que,  craignant  d'attirer  de  nouveaux  désastres  sur  sa  fa- 
mille, elle  ne  se  confie  plus  ni  à  son  frère  Néri,  ni  à  son  oncle 
le  prêtre,  ni  à  moi,  son  plus  fidèle,  son  plus  sûr  ami  !...  Mais 
sachez  bien,  vous,,  que  cette  victime  de  votre  perversité  n'est 
abandonnée  ni  du  ciel  ni  des  hommes,  et  qu'il  n'est  pas  si 
facile  de  briser  un  pauvre  cœur  sous  l'œil  de  la  Providence  ! 
Vous  m'entendez  maintenant.  II  faut  que  la  faiblesse  soit 
protégée,  il  faut  que  l'insolence  soit  punie  !... 

ORDONIO. 

Et  il  faut  que  l'injure  soit  vengée.  Je  vous  ai  écouté  avec 
patience,  ce  me  semble,  et,  en  tout  ce  qui  m'est  personnel, 
ce  n'est  point  avec  des  paroles  que  je  prétends  vous  répon- 
dre. Mais  il  m'importe,  je  le  répète,  de  justifier  la  signera 
Cosima... 

ALVISE,  avec  force- 
Taisez-vous!  ne  prononcez  pas  un  nom  que  je  me  suis 
abstenu  de  confier  aux  murailles  de  cette  chambre  !  Vos  la- 
quais l'ont  peut-être  entendu  !,,. 

On  entend  remuer  dans  le  passage  secret.  Ordonio  réprime  un  mouvement 
d'inquiétude. 


COSIMA  91 

ORDONIO,  à  part. 
Serait-elle  encore  là?  (Haut.)  Veuillez  donc  me  suivre  dans 
un  appartement  plus  retiré.  On  exerce,  dans  ce  temps-ci,  con- 
tre les  duels  une  police  si  sévère,  qu'il  n'est  pas  trop  de  pré- 
cautions à  prendre  pour  se  concerter...  La  moindre  impru- 
dence pourrait  rendre  notre  rencontre  impos>iljle. 

Il  l'emmène  par  la  porte  du  fond. 

SCÈNE  IV 

CO.SIMA,  seule,   sortant  du  passage  secret  et  tombant  sur 
une  chaise. 

Alvise  !  0  Alvise  !  homme  généreux,  cœur  sublime,  tu  vas 
verser  ton  sang  pour  moi,  pour  moi  indigne  qui  n'ai  su  ni  te 
deviner,  ni  te  mériter  !  Tu  vas  offrir  ta  poitrine  aux  coups  d'un 
ennemi  sans  religion  et  sans  entrailles,  qui  ne  reculera  pas 
devant  le  meurtre  du  mari  après  avoir  brisé  le  cœur  de  la 
femme!...  J'empêcherai  ce  combat.  Je  m'attacherai  à  ses 
genoux  !... 

Elle  se  relève,  et  marche  arec  agitation  vers  la  porte  du  fond.  Ordonio  en 
sort,  entre  sur  la  scène,  et  referme  vivement  la  porte  au  verrou. 

SCÈNE   V 
ORDONIO,  COSIMA. 

ORDO.MO. 

Vous  n'êtes  pas  partie? 

COSIMA. 

Je  ne  partirai  pas  que  vous  ne  m'ayez  promis...  juré  de 
renoncer  à  vous  battre... 

ORDONIO. 

Votre  mari  est  là,  il  peut  vous  entendre... 

COSIMA. 

Il  est  là!  il  vous  attend!...  Vous  allez  vous  battre  à  l'in- 
stant même  !.., 


92  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE  SA.ND 

ORDONIO. 

Non,  pas  encore  I  le  jour  n'est  même  pas  fixé. 

COSIMA. 

Où  allez-vous  donc  ensemble?  Vous  prenez  votre  manteau... 
Vous  sortez  ? 

ORDONIO. 

Nous  allons  fixer  seulement  le  lieu  du  rendez-vous.  Il  nous 
faut  chercher  un  endroit  si  retiré,  que  l'espionnage  ne  puisse 
nous  y  devancer... 

COSIMA,  se  mettant  entre  lui  et  la  porte. 

Vous  n'irez  pas. 

ORDONIO. 

Madame,  votre  mari  vous  entend. 

COSIMA. 

Il  m'entendra  ;  je  le  fléchirai,  lui  !         _ 

ORDONIO. 

Et  que  pensera-t-il  de  votre  présence  ici  ?  Il  croit  telle- 
ment à  votre  innocence  !  Voulez-vous,  à  la  veille  de  le  quit- 
ter pour  toujours  peut-être,  lui  ôter  la  seule  joie  qni  lui 
reste  ? 

COSIMA. 

Oh  !  toutes  vos  paroles  sont  atroces  I 

ORDONIOj  voulant  l'attirer  vers  le  passage  secret. 
Fuyez  donc  !  et,  si  vous  voulez  absolument  lui  parler,  vous 
le  ferez  ce  soir,  chez  vous. 

COSIMA,   avec  angoisse. 
Il  n'y  sera  pas  !  il  n'y  sera  plus  jamais  !  Vous  allez  vous 
battre  avec  lui  ! 

ORDONIO. 

Voulez-vous  que  je  vous  donne  une  preuve  du  contraire  ? 
Vous  pouvez  encore  empêcher  ce  combat.  Oui,  pour  toi,  je 
puis  accepter  le  déshonneur.  Fuir  avec  toi  et  même  sans  toi, 
pourvu  qu'il  soit  un  jour,  une  heure  où  tu  ne  me  repousseras 
pas! 

COSIMA,  avec  force. 

Est-ce  à  moi  que  vous  dites  cola  ? 


CUSIMA  93 

ORDONIO. 

Vous  refusez!... 

COSIMA,  voulant  courir  vers  la  porte  du  fond. 

Alvise  !  (Sa  voix  est  étouffée.)  Alvise  ! 

Elle  lutte  contre  Ordonio  qui  la  retient,  et  tombe  évanouie. 
ORDOMO. 

Cosima  !  Revenez  à  vous,  Cosima  !  Ah  !  que  faire  ?  (il  la  dé- 
pose sur  le  sofa.)  Elle  ne  m'entend  pas.  (On  frappe  à  la  porte  du 
fond.)  Cosima!...  Votre  mari!...  (Très-haut  et  s'approchant  de  la 
porte  du  fond.)  Ayez  patience,  de  grâce  !  (Sa  rapprochant  de  Co- 
sima.) Comment  la  laisser  ainsi?  (On  frappe  encore.)  Ah!  (Arran- 
geant Cosima  sur  le  sofa  pour  qu'elle  ne  tombe  pas.)  Je  ne  puis  pour- 
tant pas  laisser  enfoncer  la  porte  !  (il  marche  vers  la  porte  en 
élevant  la  voix.)  Je  suis  à  VOUS,  messire. 

n  sort  et  on  l'entend  refermer  la  porte  en  dehors. 

SCÈNE  VI 
COSIMA,  puis  LE  DUC. 

COSIMA,  évanouie,  revient  peu  à  peu  à  elle,  et  regarde  autour 
d'elle  à'a.h,jTd  avec  étonnement,  pois  avec  effroi. 
Seule?  (Elle  se  lève.)  Oh!  Alvise!...  (Secouant  la  porte  du  fond.) 
Fermée  !  (Elle  essaye  d'ouvrir  le  panneau  de  boiserie  par  lequel  elle  est 

entrée.)  Je  ne  sais  pas  ouvrir  ces  portes  mystérieuses  !  En- 
fermée ici  !  Mais  c'est  horrible!  Et  Alvise!...  Au  secours! 
Mon  Dieu!  Quelqu'un  ici!...  Personne  ne  viendra  donc  à 

mon  secours!...  (On  entend  remuer  le  panneau  de  boiserie  qui  fait  face 
à  celui  par  lequel  Cosima  est  entrée.)  Ah!  du  bruit  ici  !...  Yoici 
quelqu'un  !  (Elle  court  vers  le  panneau.)  Délivrez-moi  !...  Ouvrez- 
moi  !... 

Un  homme  enveloppé  d'un  manteau  ouvre  le  panneau. 
COSIMA. 

Ahl  qui  que  vous  soyez,...  merci!,..  Laissez-moi  partir! 

LE    DUC. 

Qu'est-ce  donc?  Pourquoi  ces  cris?  ce  désordre?  cette 


94  THEATRE  COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

beauté  échevelée  ?  Ce  n'est  pas  vous  que  je  comptais  trouver 
ici,  madame;  je  ne  vous  connais  pas. 

COSIMA. 

Ni  moi  non  plus  !  je  ne  vous  connais  pas...  Ne  me  retenez 
pas...  Je  veux  fuir  cette  maison!...  (Regardant  le  duc,  qui  la  re- 
tient en  souriant.)  Ah!  si!  si!...  je  vous  connais...  je  vous  ai  vu 
déjà!...  (Passant  la  main  sur  son  front  et  s'écriant.)  Ah  !  monsei- 
gneur le  duc  ! 

LE    DUC. 

Qui  êtes-vous  donc,  madame? 

COSIMA,  se  met  aux  genoux  du  duc,  qui  veut  en  vain  l'en 
empêcher. 
Monseigneur,  je  m'appelle  Cosima  Valentini,  et  je  suis  la 
femme  d'Alvise  Petruccio,  un  des  plus  estimables  bourgeois 
de  la  ville  de  Florence, 

LE    DUC 

Je  connais  votre  mari,  c'est  un  digne  citoyen.  Relevez- 
vous,  madame  ! 

COSIMA. 

Non,  monseigneur  !  je  ne  me  relèverai  pas  que  vous  ne 
m'ayez  promis  assistance  et  protection.  Vous  êtes  le  maître 
ici,  et  vous  aimez  la  justice;  vous  me  protégerez,  n'est-ce 
pas,  monseigneur  ? 

LE    DUC 

Mais  contre  qui  donc,  madame  ? 

COSIMA. 

Contre  un  homme  qui  m'outrage. 

LE    DUC 

Est-il  un  homme  capable  d'outrager  une  femme  telle  que 
vous? 

COSIMA. 

Vous  savez  bien,  monseigneur,  qu'il  est  des  hommes  qui 
nous  implorent  sans  nous  aimer,  des  hommes  qui  ne  voient 
en  nous,  si  nous  sommes  belles,  que  le  plaisir  de  nous  égarer, 
et,  si  nous  sommes  sages,  que  la  gloire  de  nous  vaincre;  des 
hommes  qui  nous  méprisent  si  nous  leur  cédons,  et  qui  nous 


haïssent  si  nous  ne  leur  cédons  pas  1  II  n'y  a  pas  longtemps 
que  je  sais  que  de  tels  hommes  existent  1 
LE  DUC,  avec  gravité. 
J'ai  rencontré  de  ces  hommes-là,  et  je  les  méprise  !  Je  les 
ai  toujours  traités  avec  rigueur.  Si  je  croyais  en  avoir  un  seul 
auprès  de  moi... 

COSIMA. 

Eh  bien,  monseigneur,  que  feriez-vous? 

LE    DUC. 

Je  lui  retirerais  mon  estime  et  je  l'éloignerais  de  ma  per- 
sonne. 

COSIMA. 

Et  si  un  tel  homme,  forcé  d'accepter  le  défi  d'un  époux 
généreux  qui  veut  sauver  et  non  punir  sa  femme;  si  cet 
homme,  brave  sans  doute,  et  faisant  parade  en  public  de  la 
plus  exquise  loyauté,  venait  dire  à  la  femme  consternée, 
lorsqu'à  genoux  et  toute  en  larmes,  elle  le  supplie,  lui, 
exercé  aux  nobles  arts  de  la  guerre,  d'éviter  une  rencontre 
avec  ce  mari  voué  aux  travaux  paisibles,  et  qui  de  sa  vie  n'a 
manié  une  épée...  Ma  bouche  se  refuse  à  répéter  ce  qu'il  est 
venu  lui  dire  ! 

LE  DUC,  la  relevant. 

Dites-le,  madame,  je  veux  savoir  la  vérité. 

COSIMA. 

Eh  bien,  s'il  avait  voulu  vendre  à  cette  femme  la  vie  de 
son  mari  au  prix  de  son  honneur,  à  elle;  s'il  lui  avait  dit  : 
«  Ce  que  mes  prières  n'ont  pas  obtenu,  il  faut  que  vous  l'ac- 
cordiez à  mes  menaces;  soyez  à  moi,  ou  je  tue  votre  ami, 
votre  protecteur,  votre  époux...  » 

LE  DUC,  se  levant. 
Ce  serait  le  fait  d'un  infâme  et  d'un  lâche. 

COSIMA,  se  levant  aussi. 
Et  que  feriez-vous  de  lui,  monseigneur? 

LE  DUC. 

Si  j'étais  son  souverain,  j'appellerais  sur  sa  tète  la  sévérité 


%     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAXD 

des  lois;  si  j'étais  son  ami,  je  l'arracherais  de  mon  cœur;  si 
j'étais  son  hôte,  je  le  chasserais  de  ma  maison. 

COSIMA. 

Eh  bien,  monseigneur,  bannissez-le  de  vos  États  à  l'instant 
même.  Voilà  ce  que  je  réclame  de  votre  pitié  comme  de  votre 
justice.  Sauvez  la  vie  de  mon  époux  en  prévenant  ce  duel. 
Sauvez  la  mienne  aussi  ;  car,  si,  pour  l'empêcher,  je  dois  ap- 
partenir à  celui  qui  me  hait  et  me  méprise,  j'en  fais  le  ser- 
ment devant  vous,  monseigneur,  je  ne  survivrai  pas  à  la 
honte  ! 

LE    DUC. 

Mais  quel  est  donc  ce  misérable  ?  (a  part.)  Ce  ne  peut  être 
Ordonio  ! 

COSIMA. 

C'est  votre  ami,  votre  confident,  monseigneur  :  c'est  le 
noble  Ordonio  Éliséi. 

LE    DUC. 

Ordonio  !  lui  ?  Je  ne  puis  le  croire  !  li  m'a  dit  qu'il  vous 
aimait  ! 

COSIMA. 

11  n'a  pour  moi  que  de  la  haine. 

LE    DUC. 

C'est  impossible  !  Quelle  en  serait  donc  la  cause? 

COSIMA. 

Ma  sagesse  qu'il  appelle  orgueil,  ma  religion  qu'il  appelle 
hypocrisie,  mon  amour  conjugal  qu'il  appelle  lâcheté,  ma 
chasteté  qu'il  appelle  égoïsme. 

LE    DUC. 

Pour  un  homme  qui  aime,  ce  sont  là  des  causes  de  déses- 
poir, et  non  de  haine.  Si  tout  ce  que  vous  m'avez  dit  est  vrai, 
devant  Dieu,  madame,  je  fais  le  serment  de  vous  défendre, 
non  de  vous  venger  !  Ordonio  est  Vénitien,  et  je  n'ai  pas  de 
droits  sur  lui. 

COSIMA. 

Me  venger  ?  Eh  !  monseigneur,  croyez-vous  que  j'eusse  été 
me  prosterner  à  Venise  devant  le  grand  incpiisiteur  pour  lui 


C  0  s  I  M  A  97 

demander  la  télé  d'Ordonio  ?  Mais,  ici  (elle  so  remet  à  genom), 
je  suis  aux  genoux  d'un  prince  dont  la  main  est  ouverte  à  la 
justice,  et  le  cœur  à  la  clémence. 

LE    DUC,  ému. 

Cosima,  vos  paroles  ont  été  au  fond  de  ce  cœur  un  peu 
jeune,  un  peu  léger  même,  mais  incapable  d'outrager  la  fai- 
blesse el  d'avilir  la  beauté.  Je  ne  me  sens  que  trop  porté  à 
vous  plaindre,...  à  vous  admirer  peut-être  1...  Cependant  j'ai 
eu  longtemps  de  l'affection  et  de  l'estime  pour  Ordonio,  et  il 
m'est  impossible  de  le  condamner  sur  votre  simple  accusa- 
tion. Il  faut  donc  que  je  m'éclaire  avant  d'agir.  —  Levez- 
vous  I 

COSIMA. 

Encore  une  fois,  je  ne  me  relèverai  pas  que  Votre  Altesse 
ne  m'ait  promis  de  prendre  des  mesures  à  l'instant  même 
contre  ce  duel...  Le  duel,  monseigneur!  Ils  sont  sortis  ensem- 
ble pour  se  concerter...  Ce  soir  peut-être...  Ah  !  qui  sait  !... 
Je  n'ai  pu  courir,  me  jeter  entre  eux...  Il  m'a  repoussée  avec 
violence,  il  m'a  enfermée  ici... 

LE  DUC,  la  relevant. 

Ces  portes  s'ouvrent  devant  moi,  et  devant  une  personne 
dont  Ordonio  seul  ■'onnaît  le  nom.  Mais  croyez  bien  qu'au- 
cune considération  ne  m'empêchera  de  vous  faire  justice. 
—  Allons!  La  nuit  est  venue;  je  vais  vous  reconduire  chez 
vous. 

COSIMA. 

Moi,  monseigneur? 

LE    DUC. 

Je  ne  souffrirai  pas  qu'une  femme  comme  vous  aille  seule 
la  nuit  par  les  rues,  quand  je  puis  lui  servir  de  cavalier. 
Ce  manteau  cache  mon  visage...  Baissez  votre  voile,  ma- 
dame. 
11  s'enveloppe,  lui  offre  la  main,  et  sort  avec  elle  par  le  passage  secret. 


'# 


98     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

ACTE  CINQUIÈME 

La  maison  d'Alvise.  —  Même  décoration  qu'au  premier  et  au  deuxième  acte. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

COSIMA,  AL  VISE,  LE  CHANOINE,  FARGANACGIO, 
PASCALINA. 

Cosima  est  assise,  morne  et  abattue,  auprès  de  la  cheminée.  Farganaccio  est 
debout  auprès  d'elle.  Alvise  et  le  chanoine  jouent  aux  échecs  devant  une 
table.  Pascalina  est  à  la  fenêtre. 

LE    CHANOINE. 

Mais,  si  vous  laissez  là  votre  cavalier,  vous  êtes  mat  clans 
un  instant.  Vous  n'êtes  pas  à  votre  jeu,  mon  cher  Alvise. 

ALVISE. 

Il  est  vrai,  je  suis  fort  distrait  aujourd'hui.  Eh  bien,  vous 
êtes  échec  à  votre  tour,  mon  révérend  ! 

FARGANACCIO. 

Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  tentée  de  venir  voir  les  illumi- 
nations, belle  dame  ?  La  fête  sera  magnifique. 

COSIMA. 

La  fête  !  Est-ce  qu'il  y  a  une  fête? 

FARGANACCIO. 

Ni  plus  ni  moins  que  la  fête  de  notre  duc!  Oh!  c'est  un 
beau  jour  pour  tout  Florence,  car  c'est  un  aimable  prince  ! 
Il  y  a  grand  bal  à  la  cour  ce  soir  et  des  réjouissances  dans 
toute  la  ville. 

ALVISE,  avec  intention,  à  sa  femme. 

Vous  ne  saviez  pas  cela,  Cosima?  C'est  vous  qui  êtes  bien 
distraite  ce  soir  !...  Il  me  semblait  que  vous  ('lioz  sortie  tan- 
tôt ? 

COSIMA. 


Moi? 
Doux  fois... 


ALVISE. 


COSIMA  »8 

COSIMA. 

Je...  je  ne  crois  pas...  être  sortie  plus  d'une  fois. 

ALVISE. 

Deux  fois,  vous  dis-je. 

LE    CHANOINE. 

/krimporte  ?  Songez  donc  à  votre  jeu  I 

ALVISE. 

Vous  aurez  été  à  l'église? 

PASCALINA, 

Certainement^  j'y  ai  accompagné  madame. 

ALVISE. 

Qui  vous  interroge,  Pascalina  ? 

FARGANACCIOj  riant  et  se  rapprochant  du  jeu. 

Depuis  quand  Alvise  fait-il  le  jaloux?... 

ALVISE,  frappant  sur  la  table. 

Jaloux  !  jaloux  !...  à  quel  propos  dites-vous  cela? 

FARGANACCIO. 

Si  vous  le  prenez  ainsi...  Oh  !  oh  !  votre  mari  est  bien  tra- 
gique ce  soir,  madame. 

ALVISE. 

Et  vous  bien  facétieux,  en  vérité  ! 

FARGANACCIO. 

Allons,  il  paraît  que  votre  jeu  va  niai,  mon  cher  Alvise... 
Je  ne  dirai  plus  rien. 
Pendant  ce  temps,  une   lettre   est  tombée  de  la  fenêtre  aui  pieds   de 

Pascalina,  qui  l'a  ramassée  furtivement,  et  s'est  rapprochée   de  Co- 

siroa. 

■     PASCALINA,  à  Cosima. 

Madame,  il  est  là.  Il  attend  la  réponse. 

COSIMA. 

Puis-je  donc  répondre?...  Qu'il  attende  1 

Pascalina  se  rapproche  de  la  fenêtre. 
ALVISE.      . 

Mat  !...  vous  êtes  mat,  mon  révérend! 

LE    CHANOINE. 

Sur   l'honneur,   je   ne   m'y  serais  pas  attendu...  Avoir 


100    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

comme  vous  conduisiez  votre  jeu,  je  croyais  bien  que  je  ga- 
gnerais cette  partie. 

ALVISE,  se  levant. 
Il  y  a  bien  des  choses  auxquelles  on  ne  s'attend  pas  et  qui 
arrivent  pourtant.  Il  y  a  bien  des  parties  qui  semblent  ga- 
gnées... et  qui  ne  le  sont  pas  encore. 

LE    CHANOINE. 

Voulez -VOUS  me  donner  ma  revanche? 

ALVlSE. 

Demain,  mon  cher  oncle;  ce  soir,  je  suis  obligé  do  sortir. 

COSIMA,  se  levant  avec  agitation. 
Sortir!  Et  où  donc  voulez- vous  aller? 

FARGANACCIO. 

Voir  la  fête,  sans  doute  ;  mais  j'espère  que  vous  allez  em- 
mener votre  femme. 

ALVISE. 

Nullement.  Il  ne  sied  pas  à  une  femme  comme  elle  de  cou- 
rir les  rues  un  jour  de  fête  publique,  (a  Pascaiina.)  Que  faites- 
vous  donc  là  ?  Fermez  celle  fenêtre  et  laissez-nous! 

PASCALINA,  en  sortant,  dit  à  Cosima. 

Il  est  là,  signora;  il  attendra. 

FARGANACCIO,  au  chanoine. 

Il  est  de  bien  mauvaise  humeur,  ce  soir  ;  je  ne  l'ai  jamais 
vu  ainsi!.*.,  (a  part.)  On  dirait  qu'un  orage  domestique  est 
dans  l'air...  Je  me  retire.  (Haut.)  Bonsoir,  Alvise...  Je  vous 
baise  les  mains,  belle  dame!... 

Il  sort. 

SCÈNE  II 
COSIMA,  LE  CHANOINE,   ALVISE. 

COSIMA,   tremblante. 
l\lais  vous  ne  sortirez  pas!... 

ALVISE. 

Et  qui  donc  m'en  empêchera  ? 


COSIMA  *01 

COSIMA. 

Moi,  mon  ami...  Je  vous  conjure  de  ne  point  sortir.  Dans 
ces  jours  de  tumulte,  il  arrive  mille  accidents.  Non,  vous  ne 
me  causerez  pas  cette  inquiétude. 

ALVISE. 

C'est  la  première  fois  que  je  vous  vois  prendre  tant  de 
souci  à  propos  de  rien. 

COSI>fA. 

C'est  la  première  fois  que  je  vous  vois  courir  avec  tant 
d'empressement  à  une  fête. 

ALVISE. 

Il  ne  s'agit  pas  de  fêle  ici,  Cosima;  des  affaires  sérieuses 
me  réclament, 

COSlMA. 

Toutes  les  affaires  sont  suspendues  aujourd'hui. 

ALVISE. 

Qu'en  savez-vous?  Laissez-moi,  vous  dis -je. 

COSIMA. 

Eh  bien,  emmenez-moi  avec  vous. 

ALVISE. 

Je  vous  ai  déjà  c'it  que  cela  ne  se  peut  pas. 

COSIMA. 

Vous  ne  m'avez  jamais  rien  refusé,  Alvise...  J'irai  avec 
vous. 

ALVISE,  s'arrêtant  et  la  regardant  fixement. 

Oh  !  voici  qui  est  étrange,  madame!... 

LE  CHANOINE,  qui  les  a  observés. 

Mes  enfants,  il  se  passe  entre  vous  quelque  chose  d'é- 
trange, en  effet  !  J'en  veux  savoir  la  cause,  (u  se  place  entre  eux, 
et  leur  prenà  la  main  à  l'un  et  à  l'autre.)  Alvise,  Cosima,  VOUS 
n'eûtes  jamais  de  secrets  pour  moi  ;  vous  me  devez  la  confi- 
dence de  vos  peines  secrètes.  Allons,  mes  enfants^  ouvrez- 
moi  votre  cœur  ;  je  sais  combien  vous  vous  aimez,  combien 
vous  vous  respectez  mutuellement;  et,  lorsqu'un  nuage 
obscurcit  la  paix  de  votre  union,  c'est  à  moi  de  le  dissiper... 


102    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

Voyons,   d'où  vient  cette  agitation...  .cette  pâleur  de  ma 
nièce...  la  vôtre,  Alvise  ? 

COSIMA,  se  jetant  dans  ses  bras. 
Mon  père,  empêchez-le  de  sortir  ce  soir. 

ALVISE,  se  dégageant  de  la  main  du  chanoine. 
Mon  père,  je  dois  sortir,  et  je  sortirai.  Restez  ici,  vous; 
vous  avez  sans  doute  une  confession  à  entendre.  (Avec  amer- 
tume.) L'effroi  que  montre  madame  me  prouve  assez  que  vous 
ne  connaissez  pas  bien  les  secrets  de  sa  conscience. 

COSIMA. 

Eh  bien,  oui,  j'ai  une  confession  à  faire  ;  mais  je  la  forai 
devant  vous,  Alvise,  et  vous  resterez  pour  l'entendre. 

Elle  se  jette  à  genoux. 
ALVISE,  vivement  et  la  relevant. 
Non,,  Cosima  !  je  ne  veux  rien  entendre.  Pardonne-moi  un 
instant  d'amertume.  Tu  n'as  rien  à  confesser;  je  n'ai  aucun 
reproche  à  te  faire.  Tais-toi  1...  oh!  tais-toi  !...  Mon  père,  ne 
lui  demandez  rien.  C'est  une  âme  pure!...  une  âme  géné- 
reuse... Elle  souffre,  et  voilà  tout  ! 

COSIMA,  pleurant  et  lui  baisant  les  mains. 

Oh!  Alvise!... 

ALVISE,  à  parc,  levant  les  yeux  au  ciel. 

Et  moi  aussi,  je  souffre;...  mais  je  l'aime...  (iiaut.)  Allons, 
rassure-toi.  Je  suis  tranquille.  Je  reviendrai  dans  une  heure. 
(Cosima  s'attache  à  lui.)  Eh  bien,  qu'y  a-t-il  donc?  Pourquoi 
donc  voulez-vous  m'empécher  de  sortir  ?  Encore  une  fois, 
madame,  je  ne  vous  comprends  pas. 

COSIMA. 

Je  sais  tout  !  Vous  allez  vous  battre  ! 

LE    CHANOINE. 

Vous  battre,  grand  Dieu  ! 

COSIMA. 

Oui,  oui,  mon  oncle  !  il  va  se  battre.  Vous  le  savez  mainte- 
nant :  c'est  à  vous  do  l'en  empocher...  Oii  !  vous  l'emiiècheroz  ! 

Li!  chanoine  saisit  le  bras  d'Alvise,  qui  se  dégage  pour  revenir  vers 
(losima- 


COSIMA  103 

ALVISE. 

Mais  qui  donc  vous  a  si  bien  informée,  madame?...  Je  ne 
vous  ai  pas  perdue  de  vue  de  la  soirée. 

COSIMA. 

(Qu'importe?  je  le  sais!...  Je  m'exposerai  à  votre  juste 
colère,  plutôt  que  de  vous  laisser  partir...  Oh!  méprisez- 
moi,  baissez-moi  I...  mais  n'exposez  pas  votre  vie  pour  moi  I... 
Oh!  je  ne  le  mérite  pas  ! 

ALVISE. 

Mais  je  veux  savoir,  moi,  pourquoi  vous  dites  que  je  vais 
me  battre...  Y  a-t-il  donc  un  démon  familier  qui  remplit  de 
délations  et  de  parjures  l'air  que  je  respire  ? 

LE    CHANOINE. 

On  vous  a  trompée,  Cosima.  Votre  imagination  vous  sug- 
gère de  folles  terreurs.  Alvise  n'eut  pas  les  projets  que  vous 
supposez.  Il  ne  les  aura  jamais...  Restez,  ma  fille.  Je  sors 
avec  lui.  Ma  présence  à  ses  côtés  doit  dissiper  toutes  vos 
craintes. 

COSIMA. 

Non,  non,  il  vous  échappera...  On  l'attend,  j'en  suis  sûre. 

ALVISE. 

On  vous  a  fait  un  lâche tnensonge,  madame  !... 

COSIMA,  éperdue. 

Non!  j'étais  là!...  j'étais  chez  Ordonio,  aujourd'hui,  quand 
vous  y  êtes  venu...  Vous  voyez  bien  que  je  suis  indigne  de 
votre  colère,  et  que  toute  votre  vengeance  doit  être  l'abandon 
et  le  mépris!... 

Elle  tombe  à  genoux. 
ALVISE,  atlcrré. 

Vous  étiez  là!...  Mon  père,  vous  l'entendez...  Elle  a  été 
chez  lui,  elle  était  chez  lui,  elle. était  enfermée  avec  lui!... 
cachée,  enfermée  avec  Ordonio  Éliséi  !  —  Ô  mon  Dieu  !  je  te 
prends  à  témoin  !  Je  ne  suis  pas  un  homme  de  sang  ;  jamais 
je  n'avais  senti  la  haine,  jamais  je  n'avais  fait  un  serment 
impie,  jamais  je  n'avais  souhaité  la  perte  de  mon  sembla- 
ble I.,.  Et  j'aimais  celle  femme,  je  la  respectais  encore!  Je 


104  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE    SÀND 

voulais  venger  son  honneur  outragé,  mais  je  ne  voulais  pas 
la  faire  souffrir  !  Je  lui  pardonnais  dans  mon  cœur.  J'aurais 
lavé  mes  mains  de  ce  sang  impur,  et  jamais  elle  n'aurait  su 
que  je  l'avais  versé  pour  elle.  Je  sentais  pour  elle,  dans  mon 
cœur,  des  trésors  de  miséricorde  infinis  comme  les  tiens,  ô 
mon  Dieu  !  mais  cette  dernière  trahison  ferme  mon  âme  à 
tout  pardon  et  à  toute  pitié.  0  lâche  séducteur  !  tu  payeras 
cher  la  honte  et  le  désespoir  de  tes  victimes  !  (a.  Cosima.) 
Rentrez  dans  votre  appartement,  madame,  et  restez-y  si 
vous  ne  voulez  pas  que  je  me  devienne  odieux  à  moi-même 
en  vous  y  contraignant. 

Cosima,  atterrée,  recule  devant  lui  peu  à  peu.  Il  la  pousse  dans  sa  ' 
chambre  et  l'enferme. 

SCÈNE  III 
LE  CHANOINE,  ALVISE. 

LE    CHANOINE. 

Je  m'attache  à  vos  pas,  Alvise.  Vous  n'irez  pas  exposer 
une  vie  honorable  et  précieuse  aux  coups  d'un  suborneur  et 
d'un  lâche.  / 

ALVISE. 

Oh  !  laissez-moi,  mon  père!...  j'ai  été  assez  longtemps  sans 
pilié  pour  moi-même;  maintenant,  plus  de  pitié  pour  les 
autres!...  Nul  pouvoir  humain  ne  peut  me  retenir  ici  un 
instant  de  plus. 

LE    CHANOINE. 

Eh  bien,  sortons  ensemble;  moi,  je  ne  vous  quitte  pas. 

SCÈNE  IV 
LE  DUC,  ALYISE,  LE  CHANOINE. 

LIÎ    DUC. 

Arrêtez,  messire  Alvise  I  vous  vouliez  sortir  ;  moi,  je  vous 
le  défends. 


COSIMA  105 

ALVISE. 

Vous  me  le  défendez,  monseigneur  ? 

LE    DUC. 

Vous  renoncerez  à  vous  battre  avec  Ordonio  Éliséi.  Comme 
votre  ami,  je  vous  en  prie  ;  comme  votre  souverain,  je  vous 
l'ordonne. 

ALVISE. 

Eli  bien,  moi,  monseigneur,  comme  votre  sujet  fidèle,  je 
vous  demande  à  genoux  de  révoquer  cette  défense.  Mais,  si 
vous  persistez,...  comme  homme  d'honneur,  comme  libre  ci- 
toyen, je  m'en  affranchis.  Oh!  vous  comptez  trop  sur  le  res- 
pect que  votre  nom  inspire,  monseigneur,  si  vous  croyez  pou- 
voir imposer  silence  à  la  dignité  humaine  outragée  en  nous 
par  l'impudence  de  vos  courtisans.  Il  ne  sera  pas'dit  que  les 
grands  viendront  porter  la  douleur  et  l'opprobre  dans  nos  fa- 
milles, sans  que  nous  nous  fassions  justice  !  Demain,  mon- 
seigneur, je  me  constituerai  votre  prisonnier,  et  j'oiîrirai  ma 
tète  au  bourreau  si  vous  le  voulez  ;  mais,  aujourd'hui,  je  serai 
un  sujet  rebelle  et  j'encourrai  votre  colère. 

LE    DUC, 

J'excuse  votre  emportement^  messire;  je  sais  ce  que  vous 
avez  souffert^  je  sai;  le  crime  de  voti-e  ennemi.  Je  ne  viens 
pas  vous  demander  grâce  pour  lui.  Je  viens,  au  contraire, 
remettre  son  sort  entre  vos  mains  ;  mais  il  ne  s'agit  pas  seu- 
lement ici  de  punir  l'offense,  il  s'agit  de  réhabiliter  la  vertu. 
C'est  à  moi  que  votre  femme  est  venue  demander  protection, 
et  c'est  moi  qui  viens  rendre,  à  elle  votre  estime,  à  vous  sa 
confiance.  Mais  il  importe  à  mes  desseins  que  ma  présence 
ici  soit  un  mystère...  Suivez-moi  dans  l'appartement  voisin... 

(Cherchant  des  yeux  et  désignant  la  portière  du  fond.)  Derrière  Ce  ri- 
deau!... Quelqu'un,  si  je  suis  bien  informé,  va  s'introduire 
ici.  Je  veux  être  témoin  sans  être  vu.  (Aivise  hésite.)  Vous  dou- 
tez de  ma  parole,  messire  ? 

LE    CHANOINE. 

Obéissez,  Aivise.  C'est  la  Providence  qui  vous  envoie  ici, 
monseigneur. 


106  THEATRE   COMPLET   DE    GEORGE  8AND 

SCÈNE    V 

ORDONIO,  puis  COSIMA. 

OBDONIO  monte  par  la  fenêlre. 
C'est  bien!  Voici  un  plaisant  tour,  et  dont  le  duc  rira  bien 
quand  je  le  lui  raconterai.  Et  ce  bon  Ahise,  qui  va  m'atten- 
dre  au  bord  de  l'Arno  !  Heureusement,  il  est  homme  à  prendre 
patience  une  heure  ou  deux,  lui  qui  a  su  jusqu'à  aujourd'hui 
ditïérer  sa  vengeance.  Voyons!  ai-jebien  lu  ce  billet  tombé 
tout  à  l'heure  à  mes  pieds?  (Tout  en  lisant.)  Fuir  avec  elle...  à 
l'instant  même,  quitter  Florence  pour  toujours...  'Oh  !  ce 
n'est  pas  ainsi  que  je  l'entends,  moi  !  Je  ne  prétends  pas  quit. 
ter  cette  belle  contrée  et  cette  joyeuse  cour  sans  avoir  fait 
payer  cher  à  messire  Alvise  ses  étranges  emportements  à 
mon  égard...  Allons!...  Mais  est-ce  bien  ici?...  Ce  billet 
était  lancé  de  la  fenêtre  de  sa  chambre...  Oui,  oui,  c'est  bien 
ici.  (il  approche  de  la  porte  de  Gosima  :  puis  s'arrête,  pour  jeter  un  coup 
•d'œii  autour  de  lui.)  Mais  il  y  a  quelques  précautions  à  prendre. 

Le    temps  a  des    ailes.  (ll  avance  l'aiguille  de   la   pendule   avec  la 

pointe  de  son  épée.)  Je  ne  dois  pas  oublier  qu'Alvise  attend,  et  je 
ne  veux  pas  qu'on  me  retienne  ici  plus  qu'il  ne  faut,  (ii  ouvre 
la  chambre  de  Cosiraa.)  Vous  êtes  libre,  belle  captive,  et  votre  li- 
bérateur se  prosterne  devant  vous. 

11  met  un  genou  en  terre. 
COSIMA. 

Alvise  est  parti,  n'est-ce  pas? 

ORDOXIO. 

Il  doit  être  déjà  au  rendez-vous.  Mais,  puisque  vous  voulez 
que  votre  esclave  oublie  à  vos  genoux  les  serments  de  l'hon- 
neur, il  fera  à  l'amour  le  plus  grand  sacrifice  qu'un  homme 
puisse  faire.  Oh  !  comprenez  donc  enfin  combien  je  vous  aime! 

COSIMA. 

Vous  avez  lu  mon  billet?  vous  en  acceptez  les  conditions? 

ORDOMO. 

Ne  suis-je  pas  ici? 


COSIMA  107 

COSIMA. 

Mais  êtes -vous  prêt  à  fuir  avec  moi,  à  quitter  Florence 
sur-le-champ?  Vos  mesures  sont-elles  prises?  Vous  n'êtes 
pas  en  baliit  de  voyage.  Vous  me  trompez,  Ordonio  I 

ORDONIO. 

Peux-tu  le  croire  ?...  J'ai  été  forcé  de  paraître  au  bal  chez 
le  prince;  mais  tout  est  prévu.  Des  chevaux  nous  attendent 
dans  la  cour  de  mon  palais.  Viens  ! 

COSIMA. 

Chez  vous  !  Et  si  mon  mari  venait  nous  y  surprendre  ?  s'il 
était  averti  de  notre  fuite  ? 

ORDONIO. 

Comment  le  serait-il?  Il  m'attend  à  une  des  portes  de  la 
ville,  et  nous  allons  fuir  par  la,  porte  opposée.  Allons,  ma 
bien-aimée ,  que  l'amour  te  doiino  du  courage  ! 
COSIMA,  à  part,  s'éloignant  de  lui  d'un  pas,  et  tirant  îi  la  dérobée 

de  sa  ceinture  un  flacon    d'or  qu'elle  garde  dans    sa    main   jusqu'à 

la  fin  de  la  scène. 

L'amour  !  il  parle  d'amour  en  ce  lieu,  en  cet  instant  !  Et  ce 
duc  qui  devait  me  protéger  I...  Il  faudra  donc  mourir  I... 

ORDONIO. 

L'heure  s'écoule,  minuit  approche,  (a  part.)  Alvise,  ne  me 
voyant  pas  arriver,  peut  revenir  ici...  (Haut,  avec  impatience.) 
Partons  donc,  au  nom  du  ciel  ! 

COSIMA. 

Vos  prières  ressemblent  à  des  ordres. 

OUDOMO. 

Toujours  de  l'orgueil!  Le  tien  n'est-il  pas  assouvi,  Co- 
sima  ?  ne  suis-je  pas  arrivé  à  ce  que  tu  voulais  faire  de  moi, 
un  enfant,  un  jouet,  un  homme  sans  tête  et  sans  cœur  ?  Que 
te  faut-il  encore?  Ne  suis-je  pas  ici  à  t'implorer,  tandis  que, 
là-bas,  ton  mari  s'impatiente  et  que  chaque  instant  passé 
près  de  toi  me  déshonore  à  ses  yeux  ? 

COSIMA. 

Vous  ne  m'avez  jamais  aimée  ! 


i08  THEATRE   COMPLET    DE    GEORGE   SAND 

ORDONIO. 

Moi!...  je  ne  l'aime  pas! 

COSIMA. 

Oh  1  si  vous  m'aimiez,  vous  renonceriez  à  ce  duel  ;  vous 
partiriez  sans  moi.  Au  lieu  de  m'imposer  de  honteuses  condi- 
tions, au  lieu  de  me  forcer  à  déshonorer  le  nom  d'AIvise  et  à 
briser  son  cœur  par  le  scandale  de  cette  fuite,  vous  iriez  at- 
tendre loin  de  moi  que  le  temps  eût  effacé  vos  ressentiments. 
Alvise  finirait  par  comprendre  qu'il  y  a  là  un  plus  grand  cou- 
rage que  celui  de  se  battre.  Vous  seriez  consolé  de  cette 
séparation  par  ma  reconnaissance,  par  mon  respect!...  Oh! 
je  te  vénérerais  comme  un  ange,  si  tu  agissais  ainsi  ! 

ORDONIO. 

Tu  me  le  dis  avec  ce  regard  humide,  avec  ce  divin  sou- 
rire... et  tu  veux  que  je  t'écoute  !  Que  tu  es  belle  ainsi!... 
Cette  pâleur... 

COSIMA. 

Ne  me  touchez  pas  ! 

ORDONIO,   sèchement. 
Ah  çà!  vous  me  fuyez  avec  une  répugnance...  Si  c'est  une 
comédie  pour  me  retenir  en  me  flattant  d'un  vain  espoir,  et 
me  faire  manquer,  en  pure  perte,  à  un  rendez-vons  d'hon- 
neur, ne  comptez  pas  que  je  m'y  laisse  prendre. 

Il  va  froidement  prendre  son  épéc  et  feint  de  vouloir  sorlir. 
COSIMA,  hors  d'elle-même. 
Ne  vous  contenterez- vous  pas  de  ma  soumission?  faudra- 
t-il  y  ajouter  la  feinte?  Mon  Dieu  !  dois-je.avoir  le  sourire 
sur  les  lèvres,  quand  j'ai  la  mort  dans  l'âme? 

ORDONIO. 

Et  lorsque  je  vous  fais  horreur,  n'est-ce  pas?  Oh!  non, 
non  !  madame,  ce  n'est  pas  ainsi  que  je  l'entendais,  car,  au 
fond,  je  me  croyais  aimé. 

Il  feint  encore  do  vouloir  sortir;  elle  le  retient. 
COSIMA. 

Oh  I  tenez!...  vous  l'étiez!...  vous  le  savez  bien. 


OOSIMA  109 

oiinoNio. 
C'est  pour  cela  que  je  ne  croyais  pas  mon  rôle  si  odieux 
que  vous  voulez  le  faire  en  cet  instant  ! 

OOSIMA. 

Je  vous  aimais  d'un  amour  si  pur!...  Souvenez- vous... 
Ayez  [)itié  !... 

ORDONIO. 

Et  mon  amour,  à  moi,  vous  déshonore! 

COSIMA,  se  mettant   à   genoux. 

Ordonio,  vous  êtes  orgueilleux;  vous  aimez  à  commander; 
vous  voulez  que  tout  cède  et  ploie  sous  votre  impérieuse  vo- 
lonté... Eh  bien,  voyez!  je  m'humilie,  je  me  soumets.  Je  vous 
4"ais  arbitre  de  mon  sort...  Je  vous  implore  à  genoux  !  Tuez- 
moi!  Un  esclave  fut-il  jamais  tenu  de  s'abaisser  davantage? 
Soyez  généreux.  Prenez  ma  vie,  laissez-moi  l'honneur!... 

ORDOXIO. 

Et  mon  honneur,  à  moi,  madame  ?  Croyez-vous  que  votre 
sang  laverait  la  tache  que  vous  allez  y  faire  ?  Vous  craignez 
vos  remords  et  vous  trouvez  fort  naturel  que,  pour  vous,  je 
m'expose  au  mépris  des  hommes?  Oh!  non  pas,  non  pas!  Il 
n'en  sera  pas  ainsi. 

COSIMA,  s'atlachant  à  ses  genoux. 

Rien  ne  peut-il  te  fléchir?  Au  nom  de  ta  mère!  au  nom  de 
tes  sœurs  !  au  nom  de  celle  qui  sera  ta  femme  un  jour  !  au 
nom  de  notre  amour  passé,  qui  peut  renaître  purifié  par 
l'honneur  !... 

ORDOMO. 

Notre  amour  s'est  changé  en  haine,  madame,  c'en  est  assez. 
Oh  !  je  vois  bien  que  votre  but  est  de  gagner  du  temps.  Sa- 
chez bien  que  vous  ne  m'avez  pas  joué  !  L'heure  n'est  pas 
passée;  j'ai  encore  le  temps  de  conserver  l'estime  des  hommes 
et  de  braver  l'astuce  des  femmes  !  Vous  ne  pouvez  vous  ré- 
soudre à  être  sincère  ?  Vous  ne  me  connaissez  pas  !  (Elle  s'at- 
tache à  lui.)  Laissez-moi  I...  votre  mari  attend  I 

COSIMA,  montrant  la  pendule,  qui  marque  une  heure  du  malin. 

Il  ne  vous  attend  plus!  il  est  troj)  tard  ! 

7 


lit"  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAXD 

onDONIO. 

Vous  vous  trompez,  madame.  Écoutez  !  cette  i)endule  avance 
d'une  heure. 

L  horloge  de  la  ville  sonne  minuit  dans  le  lointain. 
COSIMA. 
Eh  bien  !...  (Elle  revient  sur  le  devant  du  théâtre,  avale  le  poison 
précipitamment  et  s'élance  vers  Ordonio  en  s'écriant.)  Partons  main- 
tenant ! 

Ordonio  l'entraîne  vers  le  fond.  Aussitôt  paraissent  le  duc,  Alvise,  Néri,  le 
chanoine,  le  barigel.  Gardes  dans  le  fond. 


SCENE  VI 

Les  Mêmes,  LE  DUC,  ALYISE,  LE  CHANOINE, 
NÉRL 

ALVISE,  s'élançant  vers  Ordonio  l'épéa    à  la  main. 

Infâme  !  c'est  ta  dernière  heure  qui  sonne  ! 

A  l'instant  même,  Néri  et  les  autres  personnages  se  jettent  entre  eux.  Le 

duc    abaisse  la  pointe  de  l'épée  d'Alvise  avec  la  sienne. 

LE    DUC. 

Vous  êtes  bien  hardis,  messieurs,  de  tirer  l'épée  en  ma 
présence  1  Alvise,  est-ce  ainsi  que  vous  reconnaissez  ma  pro- 
tection et  que  vous  respectez  mon  droit  de  grâce?...  Vous 
vouliez  une  satisfaction,  il  vous  l'a  donnée;  il  voidait  vous 
ôter  l'honneur,  c'est  à  vous  maintenant  de  lui  laisser  la  vie. 

ORDONIO. 

Monseigneur,  si  votre  rang  ne  vous  mettait  à  l'abri  de  tout; 
si,  oubliant  que  vous  êtes  prince,  vous  vouliez  vous  souve- 
nir que  vous  êtes  chevalier,  vous  me  feriez  raison  de  cette 
perfidie  ! 

LE    DUC. 

Rendez  grâce  à  votre  qualité  d'étranger,  qui  vous  met  à 
l'abri  de  ma  justice;  quant  à  vous  rendre  raison,  vous  ne 
méritez  pas  un  tel  honneur. 


COSIMA  lit 

OnnONIO  ,   has,   au  duc, 

Peut-ôlre  que,  si  nous  prenions  pour  juge  le  comte  des 
Ubcrti,  il  trouverait  Voire  Altesse  aussi  coupable  que  moi. 

LE    DUC. 

Silence  sur  votre  vie,  monsieur  !  vous  aurez  satisfaction. 

ORDOMO. 

J'y  compte. 

11  sort. 
LE   DUC,  à  Cosima. 
Madame,  pardonnez-moi  l'abandon  où  j'ai  paru  vous  lais- 
ser; je  n'ai  pas  cessé  un  instant  de  veiller  sur  vous,  mais  je 
devais  connaître  la  vérité,  et  l'équité  a  passé  avant  la  cour- 
toisie. 

COSIMA. 

Merci,  monseigneur  !  béni  soyez-vous  !  Mais  ce  que  le  sort 
avait  décidé  est  accompli...  Il  est  trop  tard  pour  le  réparer... 
Oh!  Alvise! 

LE    CHANOINE. 

Ma  fille,  tout  est  réparé  !  que  tout  soit  oublié... 

ALVISÉ. 

Mais  voyez  comme  elle  pâlit!...  Cosima !...Qu'as-lu  donc? 

COSIMA. 

Mon  père,  absolvt-z-moi,  priez  pour  moi,  j'ai  manqué  de 
confiance  en  Dieu. 

LE    CHANOINE. 

Malheureuse  enfant,  achève  ! 

COSIMA. 

Je  me  suis  donné  la  mort...  Je  ne  voulais  pas  survivre  à  la 
honte...  Le  poison...  Oh!  Alvise,  je  n'espérais  pas  mourir 
entre  vos  bras. 

LE    CHANOINE. 

Dieu  te  pardonne,  ma  fille  ! 

NÉRI  ,   tirant  son   poignard. 

Et  moi,  je  vais  la  venger  ! 


THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 


VARIANTE. 


ACTE  CINQUIÈME 

L'intérieur  d'un  kiosque  très-riche  situé  au  fond  des  jardins  du  palais  ducal. 
—  De  grandes  croisées  et  une  porte  vitrée  s'ouvrent  de  plain-pied  sur  les 
jardins.—  Dans  l'éloignement,  on  aperçoit  le  palais  ducal  illuminé.  -  Une 
petite  porte  à  droite,  une  autre  à  gauche. 

SCÈNE   PREMIÈRE 
LE  DUC,  puis  JACOPO. 

Le  duc  agile  une  sonnette  d'or  placée  sur  la  table.  Entre  Jacopo. 
LE    DUC. 

Mes  ordres  ont-ils  été  exécutés? 

JACOPO. 

Oui,  monseigneur  ;  l'homme  que  Votre  Altesse  m'a  com- 
mandé de  faire  arrêter  est  ici. 

LE    DUC. 

Comment  vous  ôtes-vous  emparé  de  lui  ? 

JACOPO. 

Au  sortir  de  ses  ateliers,  à  la  nuit  close,  dans  une  rue  dé- 
serte; personne  n'a  pu  s'en  apercevoir  :  on  l'a  amené  ici 
couvert  d'un  capuchon. 

LE     DUC. 

Tenez-le  dans  le  pavillon  voisin  ;  traitez-le  avec  respect, 
mais  ne  le  laissez  pas  sortir,  quelques  raisons  qu'il  vous 
donne,  quelque  prière  qu'il  vous  adresse. 

JACOPO. 

Votre  Altesse  sera  obéie. 

LE    DUC. 

Avez-vous  porté  les  lettres  que  je  vous  avais  remises? 


COSIMA  113 

JACOPO. 

Oui,  monseigneur.  Au  coup  de  minuit,  les  personnes  à  qui 
elles  sont  adressées  se  trouveront  ici. 

LE    DUC. 

Vous  les  tiendrez  enfermées  dans  le  pavillon  avec  messire 
Alvise,  jusqu'à  ce  que  je  les  fasse  appeler. 

JACOPO. 

Oui,  monseigneur. 

LE   DLC. 

Quelle  heure  est-il  ? 

JACOPO,  regardant  l'heure   à  une  pendule  placée  sur  un  socle. 

A  peine  onze  heures. 

LE     DUC 

C'est  bien  ;  allez  au  palais,  vous  trouverez  dans  la  grande 
salle  de  danse  le  seigneur  Ordonio  Éliséi.  Vous  lui  direz  que 
je  l'attends  ici;  ensuite,  vous  irez  chercher  la  dame  dont  je 
vous  ai  parlé,  avec  les  précautions  que  je  vous  ai  recomman- 
dées. 

JACOPO. 

Oui,  monseigneur. 

11  sort. 
LE   DUC,  seul. 

Non  !  je  ne  pouvais  pas  m'en  rapporter  aveuglément  à  la 
parole  d'une  femme  que  le  dépit  et  la  jalousie  égarent  peut- 
être!  je  devais  me  préserver  aussi  de  la  fascination  que  sa 
jeunesse  et  sa  beauté  exerçaient  déjà  sur  moi.  Insensés  que 
nous  sommes  !  à  quoi  tiennent  nos  serments  et  nos  résolutions  ? 
Si  la  comtesse  lisait  dans  m&s  pensées  en  cet  instant...  Allons  ! 
il  s'agit  de  faire  le  souverain  et  de  tenter  une  épreuve...  (sou- 
riant) dans  laquelle  le  cœur  du  jeune  homme  n'est  pas  non 
plus  tout  à  fait  désintéressé...  Quelle  folie  est  la  mienne  !  (il 
redevient  sérieux.)  Je  travaille  à  rendre  cette  jeune  femme  à  son 
mari,  à  ses  devoirs,  et,  malgré  moi,  je  souffre  en  songeant 
qu'elle  a  menti  peut-être,  et  qu'Ordonio  ne  s'est  pas  vanté  en 
vain  d'être  son  amaut  !...  Lequel  des  deux  me  trompe  ?  Il  lui 
a_écrit  ce  soir,  j'en  suis  certain,  et  il  a  reçu  d'elle  la  promesse 


lli     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

de  venir  au  rendez-vous  qu'il  lui  demandait.  Y  vient-elle  de 
gré  ou  de  force  ?  Ordonio,  un  lâche,  un  fat,  un  calomnia- 
teur?.. Ah!  les  princes  sont  bien  malheureux!  On  porte  de- 
vant eux  le  masque  du  caractère  qu'ils  aiment,  et,  quand  ils 
ont  le  dos  tourné,  on  le  jette...  Ordonio!  il  m'en  coûtera  de 
ne  plus  croire  en  toi...  et  pourtant  je  tremble  que  tu  ne 
m'aies  dit  la  vérité  !...  Allons!  l'honneur  avant  tout  !... 

SCÈNE  II 
ORDONIO,  LE  DUC. 

OUDONIO. 

Me  voici  aux  ordres  de  Votre  Altesse. 

LE    DUC. 

Vous  m'avez  dit  tout  à  l'heure,  dans  la  salle  du  bal,  lors- 
que je  vous  demandais  où  en  étaient  vos  amours  avec  la 
femme  d'Alvise  Petruccio,  que  vous  aviez  cette  nuit  un  ren- 
dez-vous avec  elle. 

ORDONIO,  d'un  air  dégagé. 

Cela  est  vrai,  monseigneur.  (Prenant  un  billet  dans  la  poche  de 
son  pourpoint.)  Ce  simple  billet  en  fait  foi! 

LE    DUC,   lisant. 

«  J'irai.  »  Le  style  est  laconique  ! 

ORDOMO. 

C'est  une  réponse  aussi  brève  et  aussi  claire  que  la  de- 
mande. 

LE    DUC. 

Et  la  demande  devait  sans  doute  être  bien  éloquente  pour 
amener  ce  résultat.  Pourriez-vous  me  redire  ce  qu'elle  con- 
tenait ? 

ORDONIO. 

Ah  !  monseigneur,  je  n'en  ai  pas  gardé  copie  ;  mais  je  puis 
aisément  me  la  rappeler,  car  elle  ne  renfermait  ciue  ces  deux 
mots  :  ^1  minuit  ua  jamais. 


COSIMA  iio 

LK    UUC. 

Et  à  quoi  faisait  allusion  ce  jamais?  Cela  ressemble  à  une 
menace. 

ORDONIO. 

C'est  celle  qu'on  fait  toujours  en  pareil  cas!  C'dtait  lui  dire 
que  j'allais  me  donner  la  mort  si  elle  ne  répondait  à  ma 
llamme. 

LE    DUC. 

C'est  une  menace  fort  peu  effrayante,  car  on  ne  la  réalise 
guère.  Pour  une  personne  aussi  parfaite  que  vous  l'avez  dé- 
peinte, votre  belle  Cosima  fait  peu  d'honneur  à  son  jugement, 
de  se  laisser  prendre  à  une  telle  moquerie.  Vous  m'aviez  dit 
qu'elle  avait  de  l'esprit. 

ORDONIO. 

Ah  !  monseigneur,  elle  est  belle  comme  un  ange  !  (a.  part.) 
Qu'a-t-il  donc  ce  soir?  Il  a  la  parole  brève. 
LE    DUC,    à    part. 
Aurait-il  tant  d'assurance  si  elle  était  restée  pure  ? 

ORDOMO. 

Votre  Altesse  parait  soucieuse  et  préoccupée  ;  qu'imagine- 
rai-Je  pour  la  distraire  ? 

LE    DUC. 

Rien,  Ordonio;  je  suis  seulement  un  peu  embarrassé  pour 
vous  dire  ce  qui  m'arrive. 

ORDOMO. 

Le  comte  des  Uberti  aurait-il  découvert  que  sa  femme  et 
Votre  Altesse  venaient  un  peu  trop  souvent  chez  moi?  Fi  le 
jaloux  !  Mais  Votre  Altesse  ne  peut  pas  le  faire  taire,  et  cela 
me  regarde.  Je  vais  lui  chercher  querelle,  et  en  débarrasser 
le  plus  tôt  possible  sa  femme  et  Votre  Altesse.  Justement  j'ai 
une  affaire  d'honneur  cette  nuit.  Allons,  j'en  aurai  deux  ! 

LE    DUC, 

Ah  !  vous  avez  un  duel  cette  nuit  ? 

ORDONIO,  d'un  ton  leste. 
Non  pas  moi,  mais  un  mien  ami  à  qui  je  sers  de  second. 


116  THEATRE   COMPLET  DE    GEORGE   SAND 

LE    DUC. 

Prenez  garde,  Ordonio  ;  les  lois  sont  sévères  à  cet  égard, 

ORDOMO. 

Plus  sévères  que  Votre  Altesse. 

LE    DUC,   à  part. 

Son  insolence  me  déplaît!  (Haut.)  Écoutez,  Ordonio.  11  ne 

s'agit  point  de  duel  avec  le  comte.  Il  s'agit  de  le  tromper 

encore  cette  nuit,  car  j'ai  un  rendez-vous  avec  la  comtesse, 

à  la  même  heure  que  vous,  et  il  faut  que  ce  soit  chez  vous. 

ORDONIO,  à  part. 

Odieuse  fantaisie  !  (Haut.)  Il  faudra  donc  que  je  renonce  à 
mon  bonheur,  car  j'ai  donné  rendez-vous  à  ma  belle  chez  moi, 
et,  si  je  ne  m'y  trouve  pas  à  l'heure  dite,  il  est  à  craindre 
que  le  confesseur  ne  l'emporte  sur  l'amant  avant  la  fin  de  la 
semaine.  Cependant,  je  suis  toujours  l'humble  sujet  de  Votre 
Altesse. 

LE     DUC. 

Oh  !  Dieu  me  garde  de  vous  demander  un  pareil  sacrifice... 
Non!  j'ai  tout  arrangé.  J'ai  envoyé  mon  fidèle  Jacopo,  comme 
si  c'était  de  votre  part,  chercher  à  son  logis  votre  belle 
Cosima;  il  va  l'amener  ici  bien  voilée,  bien  furtive,  bien 
tremblante.  Toutes  les  m.esures  sont  prises  pour  qu'on  ne  se 
doute  pas  qu'elle  vient  vous  trouver  dans  mon  propre  palais. 
Allons!  vous  ne  m'en  voulez  pas  d'avoir  dérangé  un  peu  vos 
projets?  Le  comte  est  si  bourgeoisement  jaloux  de  sa  femme, 
que  je  n'aurais  pas  été  en  sûreté  ici  avec  elle...  Et  messire 
Alvise,  est-il  jaloux? 

ORDONIO. 

Oh!  de  ce  côté-là,  je  ne  risque  rien.  Cet  homme  est  si 
aristocratiquement  tranquille,  qu'en  aucun  lieu  du  monde... 
Il  avance   l'aiguille  de  la  pendule  placée  sur  le  socle. 
LE    DUC,   qui  l'observe. 

Que  faites-vous  là? 

ORDONIO. 

J'avance  l'aiguille  de  cette  pendule.  Forcé  d'être  assistant 


dans  un  duel  vers  le  milieu  do  la  nuit,  je  ne  veux  pas  qu'on 
me  retienne  ici  plus  qu'il  ne  faut. 
LE  nue. 

Vous  songez  à  tout!...  Allons!  accompagnez-moi  jusqu'à 
la  sortie  des  jardins.  (Lui  montraot  une  porte  à  droite.)  Vous 
savez  qu'il  y  a  ici  un  boudoir  assez  joli? 

OrJonio  s'incline  en  souriant,  lis  sortent  et  ferment  la  porte  en  dehors. 

SCÈNE    III 

COSIMA,  JACOPO. 

Jacopo  introduit  Cosima  par  la  porte  de  gauche.  Cosima  est  fort  pâle.  Son 
voile  est  jeté  en  désordre  sur  ses  épaules.  Son  regard  est  tantôt  fixe, 
tantôt  effaré.  Sa  voix  est  changée. 

COSIMA. 

OÙ  me  conduisez-vous?  Ce  n'est  point  là  la  maison  de  votre 
maître;  ce  n'est  point  ici  que  je  suis  venue  dans  la  journée. 

JACOPO. 

Votre  Seigneurie  est  dans  une  maison  voisine  du  palais  du- 
cal, et  appartenant  aussi  bien  que  l'autre  au  seigneur  Ordo- 
nio.  Votre  Seigneurie  m'a  déjà  fait  l'honneur  de  m'interroger 
en  chemin,  et  j'ai  eu  l'honneur  de  lui  faire  la  même  réponse. 

COSIMA. 

Ah!  je  ne  m'en  souvenais  pas.  (Avec  un  frisson.)  .Alais  cette 
maison-ci  est-elle  sûre?... 

JACOPO. 

Encore  plus  que  l'autre,  madame. 

COSIMA,  lui  donnant  de  l'argent. 

Vous  ne  direz  jamais  rien  contre  moi,  n'est-ce  pas?  Quand 
même  je  mourrais  bientôt,  vous  ne  vous  croiriez  pas  délié  de 
votre  silence?  Songez  qu'il  y  a  un  Dieu  ! 

JACOPO. 

Soyez  sans  crainte,  madame. 

Il  salue  et  se  relire  par  où  il  est  venu. 


H8  THÉATKE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

SCÈNE     IV 
COSIMA,   seule. 

Elle  faii  involonlairement  uq  pas  pour  sortir  avec  Jacopo,  puis  elle 
s'arrête  et  récoute  fermer  la  porte  en  dehors. 

11  le  faut!  —  Plus  d'espoir!  —  0  mon  Dieu!  vous  m'avez 
abandonnée!  Vous  m'avez  placée  entre  deux  crimes,  le  sui- 
cide ou  la  corruption  !  Vous  n'avez  pas  voulu  me  laisser  un 
seul  appui.  Mon  oncle!  Néri!...  où  sont-ils?  Je  n'ai  pu  les 
joindre  de  la  soirée.  Avec  quelle  horrible  rapidité  ces  heures 
se  sont  écoulées  !  Toutes  mes  espérances  ont  été  anéanties, 
tous  mes  efforts  inutiles,  et  mon  implacable  destin  s'accomplit! 
—  Et  ce  duc  gui  devait  me  sauver  et  qui  aussitôt  m'a  ou- 
bliée !  Aucun  secours,  aucune  pitié!  nulle  part  un  ami!  Mon 
Dieu!...  (Elle  s'approche  d'une  fenêtre  et  soulève  le  rideau.  On  entend 
le  son  des  instruments  dans  le  lointain.)  Le  palais  est  bien  près  d'ici, 
en  effet.  —  Des  illuminations!  de  la  musique!  une  fête!,.. 
Ah!  je  comprends  maintenant  que  le  prince  ne  pouvait  ni  se 
rappeler  les  dangers  d'une  pauvre  femme,  ni  laisser  monter 
jusqu'à  lui  le  cri  de  sa  douleur!  —  Ne  pourrais-je  pas  faire 
une  dernière  tentative,  courir  à  travers  ce  jardin,  pénétrer 
dans  ce  bal,  me  jeter  aux  pieds  du  souverain,  le  sommer  de 
tenir  sa  parole  en  face  de  toute  sa  cour?  Ah  !  dans  leurs 
idées,  un  duel  est  une  chose  sacrée,  et  nul  ne  voudra  l'em- 
pêcher!... le  duc  seul  l'aurait  pu,  et  il  ne  l'a  pas  voulu,  lui 
qui  me  faisait  de  si  belles  promesses!...  Il  y  pensera  demain 
quand  Ordonio  ira  se  vanter  à  lui  de  ma  défaite,  ou  quand  on 
ramassera  le  corps  ensanglanté  d'Alvise  dans  quelque  fossé 
de  la  ville.  —  Deux  fois  déjà,  ce  soir,  je  me  suis  présentée 
aux  portes  de.ce  palais;  j'en  ai  été  repoussée  comme  on  re- 
pousse un  mendiant  !  J'ai  écrit  trois  lettres  au  duc;  que  se- 
ront-elles devenues?  Elle  font  peut-être  en  cet  instant  la  ri- 
sée de  quelque  page!  —  Et  Al  vise!  Al  vise,  où  est-il  à  cette 
heure?...  Ah!  ce  que  m'a  écrit  Ordonio  est  bien  vrai  ;  c'est 
bien  cette  nuit  qu'ils  vont  se  battre  si  je  ne  me  dévoue  à 


COSIMA  1^^ 

l'opprobre  pour  le  sauver.  Pourquoi  n'est-il  pas  rentré  après 
son  travail  comme  les  autres  soirs?  Il  n'a  pas  voulu  me  voir; 
il  a  voulu  mourir  sans  me  (lire  un  mot,  sans  me  pardonner, 
sansm'entendre!...  Oh!  le  quitter  ainsi,  le  quitter  pour  tou- 
jours!... J'irai  à  ce  palais,  j'irai!...  (Elle  reste  anéantie.  La  musi- 
que se  fait  entendre  de  nouveau  dans  réloignement]  Ah!  déjà.  VOICI 

l'heure  fatale!  plus  d'espoir!...  Et  si  Ordonio  ne  venait  pas! 
s'il  m'avait  trompée!...  s'il  m'avait  attirée  dans  un  piège 
pour  m'tîmpêcher  de  troubler  leur  vengeance  !...  Et  s'il  reve- 
nait vers  moi  couvert  de  son  sang!...  (La  musique  se  fait  enten- 
dre de  nouveau  dans  réloignement.)  Le  bruit  de  cette  fête  est  le 
glas  de  mon  agonie.  Ah  !  princes,  on  dit  que  vos  réjouissan- 
ces coûtent  cher  au  peuple  ;  en  voici  une  qui  me  coûte  bien 
plus  que- la  vie!  —  Ordonio  ne  vient  pas!  —  Chaque  minute 
est  un  siècle...  Et  si  j'allais  mourir  auparavant  ! 

Elle  tombe  sur  sei  genoux. 

SCÈNE    V 
ORDONIO,  COSIMA. 

COSlMA  se  rciùvo  avec  un  cri  d'horreur. 


Déjà 


OUDONIO. 

Merci  de  l'accueil,  gracieuse  dame  ! 

Il  jette  sou  cjjéc  sur  une  chaise. 
COSIMA. 

D'où  voaez-vous?  Où  est  Alvise? 

ORDOMO. 

Alvise  m'attend;  sans  aucun  doute,  il  est  exact  au  rendez- 
vous,  et  maintenant  il  s'impatiente.  Il  ne  faudr-a  pas  le  faire 
attendre  pour  rien,  madame.  Si  vous  êtes  toujours  aussi  dé- 
daigneuse pour  moi,  je  ne  me  soucie  pas  de  passer  ici  pour 
un  sot  et  là-bas  pour  un  lâche.  Décidez  lequel  de  ces  deux 
rôles  je  dois  jouer;  mais  ne  comptez  pas  que  je  veuille  les 
jouer  tous  deux  en  même  temps. 


120    THEATRE  COMFLET  DE  GEORGE  SAXD 

COSIMA,  anéantie. 
Vous  me  voyez  ici,  messire  ! 

ORDONTO. 

C'est  me  dire  que,  pour  préserver  les  jours  d'un  époux 
adoré,  vous  voulez  bien  écouter,  en  détournant  la  tète,  les 
plaintes  d'un  amantrebuté!  C'est  grand,  c'est  romanesque;... 
mais,  entre  nous,  c'est  parfaitement  ridicule.  Quittez  cet  air 
contrit,  et  dépouillez,  de  grâce,  ne  fût-ce  qu'un  instant  dans 
votre  vie,  cet  air  de  victime  qui  vous  rend  si  charmante,  il  est 
vrai,  mais  qui  ne  peut  m'en  imposer.  Voyons  !  votre  coquet- 
terie n'est-elle  pas  assouvie,  Cosima?  Ne  suis-je  pas  arrivé 
à  ce  que  vous  vouliez  faire  de  moi,  un  enfant,  un  esclave,  un 
homme  sans  tête  et  sans  cœur?  Que  vous  faut-il  encore?  Ne 
suis-je  pas  ici  à  vous  implorer,  tandis  que,  là-bas,  votre  mari 
me  méprise,  et  que  chaque  instant  perdu  à  vos  pieds  me 
déshonore  à  ses  yeux?  —  Vous  ne  m'écoutez  seulement  pas! 
COSIMA,  absorbée. 

Vous  ne  m'avez  jamais  aimée  ! 

ORDOXIO,    à  part. 

Elle  a  l'air  égaré!  Est-ce  un  jeu?  Voyons!...  (iiaïu.)  Que 
vous  êtes  belle  ainsi!  cette  pâleur,  ces  cheveux  épars... 
COSIMA,  s'éloignant  de  lui  avec  une    aversion  insurmontable. 

Ne  me  touchez  pas  ! 

ORDONIO,  sèchement. 

Ah  çà!  vous  me  fuyez  avec  une  répugnance!...  Si  c'est  une 
comédie  pour  me  retenir  en  me  flattant  d'un  vain  espoir,  et 
me  faire  manquer  en  pure  perte  à  un  rendez-vous  d'honneur, 
ne  comptez  pas  que  je  m'y  laisse  prendre. 

Il  va  froiilement  prendre  son  épée  et  feint  de  vouloir  sortir. 
COSIMA,   hors  d'elle-même. 
Ne  vous  contenterez-vous  pas  de  ma  soumission?  faudra- 
t-il  y  ajouter  la  feinte?  Mon  Dieu!  dois-je  avoir  le  sourire  sur 
les  lèvres  quand  j'ai  la  mort  dans  l'àmc? 

ORnONIO. 

Et  lorsque  je  vous  fais  horreur,  n'est-ce  pas,  Cosima?  Oh  ! 


COSIMA  121 

non,  non,  madame!  Ce  n'est  pas  ainsi  que  je  l'entendais,  car 
au  fond  je  me  croyais  aimé. 

Il  feint  encore  île  vouloir  sortir  ;  elle  le  relient. 
COSIMA. 

Oh!  tenez!...  vous  l'étiez!...  vous  le  savez  bien. 

ORDONIO. 

C'est  pour  cela  que  je  ne  croyais  pas  mon  rôle  si  odieux 
que  vous  voulez  le  faire  en  cet  instant! 

COSIMA. 

Je  vous  aimais  d'un  amour  si  pur!...  Souvenez-vous,  ayez 
pitié!... 

OUDOXIO. 

Et  mon  amour,  à  moi,  vous  déshonore?...  Il  est  vrai  qu'en 
ce  moment-ci  déjà  je  suis  un  homme  perdu  de  réputation... 
Mais  c'est  vous  qui  le  voulez  ! 

COSIMA,  se  mettant  ii  genonx. 

Ordonio,  vous  êtes  orgueilleux  ;  vous  aimez  à  commander. 
Vous  pensez  que  la  femme  est  un  être  inférieur  à  l'homme, 
qu'elle  doit  lui  céder  et  lui  appartenir  en  dépit  de  tout.  La 
dignité^  la  chasteté  que  j'ai  voulu  garder  vous  ont  irrité  con- 
tre moi...  Eh  bien,  voyez!  je  m'huinilie,  je  me  soumets.  Je 
vous  fais  arbitre  de  mon  sort.  Je  vous  implore  à  genoux! 
Tuez-moi!  Un  esclave  fut-il  jamais  tenu  de  s'abaisser  davan- 
tage? Soyez  généreux,  prenez  ma  vie,  laissez -moi  l'hon- 
neur !... 

ORDOMO. 

Et  mon  honneur  à  moi,  madame?  Croyez-vous  que  votre 
sang  laverait  la  tache  que  vous  allez  y  faire?  V^ous  craignez 
vos  remords.  Vous  trouvez  fort  naturel  que,  pour  vous,  je 
m'expose. au  mépris  des  hommes.  Oh!  non  pas!  non  pas!  il 
n'en  sera  pas  ainsi. 

COSIMA,   s'attnchant  à  ses  penoiix. 

Rien  ne  peut  te  fléchir?  Au  nom  de  ta  mère!  au  nom  de  tes 
sœurs!  au  nom  de  celle  qui  sera  ta  femme  un  jour!  au  nom 
de  notre  amour  qui  peut  renaître  purifié  par  l'honneur!... 


122  THÉÂTRE   COMPLET   DK   GEORGE   SA  NU 

ORDONIO. 

Notre  amour  s'est  changé  en  haine,  madame.  C'en  est  as- 
sez! Oh!  je  vois  bien  que  votre  but  est  de  gagner  du  temps. 
Sachez  bien  que  vous  ne  m'avez  pas  joué  !  L'heure  n'est  pas 
passée,  j'ai  encore  le  temps  de  conserver  l'estime  des  hommes 
et  de  braver  l'astuce  des  femmes  !  Vous  ne  pouvez  vous  résou- 
dre à  être  sincère?  Vous  ne  me  connaissez  pas!  (Elle  s'atiache 
à  lui.)  Arrière!...  Votre  mari  attend! 

00  SIM  A,  montrant  la  pendule,  qui  marque  une  heure  du  nialia. 

Il  ne  VOUS  attend  plus  !  il  est  trop  tard  ! 

ORDONIO. 

Vous  VOUS  trompez,  madame!  Écoutez!  cette  pendule  avance 
d'une  heure. 

L'horloge  du   palais  ducal  sonne  minuit  dans  le  lointain. 
COSIMA,   s'élantanl   vers  Ordonio  avec   désespoir  et  le   retenant. 

Eh  bien!... 
Ordonio  l'enlraîne  d'un  pas  vers  le  boudoir.  Aussitôt  paraissent   le  dur, 
Alvise,  Néri,  le  chanoine  et  le  barigel. 

SCÈNE  YI 

ORDONIO,  COSIMA,  LE  DLC,  ALVISE,  NÉRL 
LE  CHANOINE,  LE  BARIGEL. 

Au  momcnl  où  Ordonio  va  franchir  la  porte  de  droite  qui  conduit  au  bou- 
doir, le  (duc  en  sort,  ayant  Alviso  à  sa  gauche  et  Néri  à  sa  droite.  Derrière 
eux  vienneat  le  chanoine  et  lo  barigel.  Ordonio  abandonne  Cosima. 

ALVISE,  s'élanrant  vers  Ordonio  l'épce  à  la  main. 
Infâme!  c'est  ta  dernière  heure  qui  sonne  ! 

Ordonio  veut  se  défemlre.  A  l'instant  mÎMne,  Néri  et  )cs  autres  person- 
nages se  jettent  entre  eux.  Le  duc  ahiissn  la  pointe  do  l'épL'e  d'Al- 
vise  avecla  sienne.  (Cosima  se  précipite  au  cou  de  son  mari. 

LE   nue. 
Vous  êtes  bien  hardis,  messieurs,  de  tirer  i'éi)ée  en  ma 
présence!  Est-ce  ainsi,  messire  Alvise,  que  vous  reconnais- 
sez ma  protection  et  (|ue  vous  respectez  mon  droit  de  grâce? 


COSIMA  i23 

Vous  vouliez  une  satisfaction?  Je  vous  l'ai  donnée  terrible 
pour  votre  adversaire,  car  il  vient  de  se  déshonorer  sous  vos 
yeux;  et,  quelque  mensonge  qu'il  ait  à  son  service  pour  l'ave- 
nir, nous  sommes  ici  quelques  témoins  honorables  qui  sau- 
rons proclamer  la  vérité  si  l'on  nous  y  contraint!  Tenez-vous 
donc  tranquille!  Il  voulait  vous  ôter  l'honneur...  Laissez-lui 
la  vie... 

ORDOMO,  pile  de  fureur. 
Monseigneur  si  votre  rang  ne  vous  mettait  à  l'abri  de  tout; 
si,  oubliant  que  vous  êtes  prince,  vous  vouliez  vous  rappeler 
que  vous  éles  chevalier,  je  vous  demanderais  raison  de  cette 
trahison. 

LE   DUC. 

Messire  Ordonio,  si  votre  qualité  d'étranger  ne  vous  met- 
tait à  l'abri  de  ma  justice,  je  pourrais  me  souvenir  que  je 
suis  chevalier  et  vous  châtier  comme  vous  le  méritez.  Mais 
la  foi  des  traités  me  force  à  vous  épargner.  Vous  sortirez  de 
mes  États,  sous  bonne  escorte,  à  l'instant  mèçae  ! 

ORDONIO. 

Et  quel  est  mon  crime?  Ai-je  fait  violence  à  cette  femme? 

LE    DUC. 

Vous  l'avez  violée  dans  sa  conscience,  et  c'est  la  pire  vio- 
lence qui  se  puiss-  commettre  !  (a  Cosima.)  Madame,  pardon- 
nez-moi les  angoisses  que  je  vous  ai  causées,  et  l'oubli  où 
j'ai  paru  vous  laisser.  Je' n'ai  pas  cessé  un  instant  de  veiller 
sur  vous,  mais  je  devais  m'assurer  de  la  vérité,  et  l'équité  a 
passé  avant  la  courtoisie. 

COSIMA. 

Oh!  monseigneur!  votre  protection  a  été  ingénieuse  et  je 
vous  en  remercie,. ,  Mais  ce  que  le  sort  avait  décidé...  est 
accompli...  et  il  est  trop  tard  pour  le  réparer...  Oh!  Alvise... 

LE    CHANOINE. 

Ma  fille,  tout  est  réparé;  que  tout  soit  elFacé.  Alvise  a  le 
cœur  assez  grand  pour  que  la  tendresse  y  etface  la  souf- 
france. (S'interrompant.)  Ah!  voyez  comme  elle  pâlit!  Ses  lè- 
vres sont  bleues...  Cosima,  qu'avez-vous? 


i2i  THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEOEGE  SAND 

COSIMA,  se  laissant  tomber  des  bras  d'Alvise  aux  genoux  du  chanoine. 
Mon  père,  absolvez-moi,  priez  pour  moil  J'ai  manqué  de 
confiance  en  Dieu!... 

LE    CHANOINE. 

Malheureuse  enfanl!...  Achève! 

COSIMA, 

Je  me  suis  empoisonnée... 
Elle  tombe  inaniraée.  Cri  général.  Alvise  se   jette  sur  elle  avec  déses- 
poir. Dans   la  confusion  et  la  consternation  générale,  Néri  se  jette 
sur  Ordonio,    le  prend  à   la  gorge  et  l'araène  auprès  de  Cosinia. 
NÉRI,    à    Ordonio. 

Tiens,  bourreau!  voilà  ton  ouvrage!  La  voilà,  cette  femme 
qui  aspirait  à  l'honneur  d'être  flétrie  par  toi  !  Tu  avais  deviné 
juste.  Je  l'aimais  comme  un  insensé;  mais  je  n'étais  pas 
comme  toi  un  parjure  et  un  infâme,  et  je  serais  mort  mille 
fois  plutôt  que  de  le  lui  faire  savoir.  ]\iaintenant  que  tu  le 
sais,  toi,...  et  que  tous  le  savent,...  on  saura  bien  aussi  pour- 
quoi je  délivre  la  terre  d'un  monstre! 

11  lui  plonge  un  poignard   dans  la  gorge. 
LE    DUC. 

Que  faites-vous,  malheureux?  C'est  un  assassinat.  Vous 
vous  livrez  vous-même  à  la  mort  ! 

NÉRI, 

Ce  que  je  viens  de  faire,  Alvise  l'eût  fait.  Il  était  dans  la 
destinée  de  cet  homme  de  périr  de  ma  main.  Déjà  une  fois 
je  m'en  étais  accusé  pour  sauver  Alvise;  je  n'avais  fait  que 
la  moitié  de  mon  devoir. 


FIN    DE    COSliMA 


LE  ROI  ATTEND 

PROLOGUE 

Théâtre  de  la  République.  —  9  avril  18i8) 


DISTRIBUTION 

MOLIÈRE MM.     Samsox. 

SOPHOCLE Licier. 

ESCHYLE Maubant. 

, EURIPIDE Maillard. 

Les  O.MBRF.S  de  <  sh,\KSPE.\RE Geffroy. 

VOLTAIRE Provost. 

BE.\UMâRCH.\1S Régnier. 

L\  GRANGE Delainay. 

DUCROISY MiREcoiR. 

BRÉCOURT Lerocx. 

BÉJ.\RT Raphaël. 

Premier  Nécessaire Chf.ry. 

Deuxième  Nécessaire • Robert. 

Troisième  Nécessaire Fonta. 

Quatrième  Nécessaire ■  ..'......  Matriev. 

CisQciÈME  Nécessaire Riche. 

La  Mcse Mmes    Rachel. 

Laforèt AiG.   Broh AN . 

Mademoiselee  MOLIÈRE Anaïs. 

Mademoiselle  DUPARC Denain. 

Mademoiselle  DUCROISY ,   Soliè. 

Mademoiselle  BÉJART, Judith. 

Mademoiselle  HERVÉ .    Bonval. 

Mademoiselle  DE  BRIE Allax. 


SCÈNE  PREMIERE 
MOLIÈRE,  LAFORÈT. 


LAFOBET. 

Allons  donc,  monsieur  Molière,  mon  maître,  s'il  vous  plaît, 


126    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

mettez  VOUS  à  votre  tablo  et  n'oubliez  pas  que  votre  pièce 
n'est  point  finie. 

MOLIÈRE. 

Bon!  bon!  elle  le  sera  dans  un  moment;  je  n'ai  plus 
qu'une  scène  à  écrire. 

LAFORÉT. 

Mais  vos  acteurs,  et  vos  actrices  surtout,  prétendent  ne 
point  savoir  leur  affaife. 

MOLIÈRE,   assis  et  travaillant. 

Je  les  attends  ici  pour  répéter,  et  je  veux  écrire  le  dénoù- 
ment  de  la  pièce,  du  temps  qu'ils  répéteront  les  premières 
scènes. 

LAFORÊT. 

Ah!  monsieur,  vous  n'y  songez  point!  Prétendez-vous 
qu'ils  étudient,  qu'ils  répètent,  qu'ils  jouent,  et  le  tout  quasi 
à  la  fois  ?  car  Sa  Majesté  le  roi  viendra  dans  deux  heures  et 
compte  que  vous  êtes  prêt. 

MOLIÈRE. 

Le  roi  aura  de  l'indulgence. 

LAFORÊT. 

Les  rois  n'en  ont  point  pour  ce  qui  regarde  leurs  amuse- 
ments. En  vérité,  mon  maître,  vous  avez  pris  là  une  charge 
bien  lourde  de  vouloir  faire  rire  des  gens  qui  ne  rient  que 
quand  ils  veulent.  Le  roi  ne  veut  point  savoir  que  vous  êtes 
malade  et  que  votre  pauvre  corps  ne  suffit  pas  à  tout  le  mal 
que  vous  vous  donrtez.  Vous  sortez  à  peine  de  votre  lit,  et  il 
faut  déjà  que  vous  écriviez  une  pièce  de  prologue,  que  vous 
la  fassiez  apprendre  et  répéter,  et  que  vous  y  fassiez  votre 
rôle  en  propre  personne...  (.v  part.)  Il  ne  m'écoute  point. 
Tant  mieux!  car,  à  babiller  de  la  sorte,  je  ne  fais  que  le  re- 
tarder. Mon  pauvre  maître!  il  est  tout  changé  de  couleur  et 
bien  maigri  depuis  ces  derniers  temps  ! 

MOLIÈRE,   lui  jetant  une  feuille  do  son  manuscrit.  ' 

Tiens,  lis  à  mesure,  et,  si  quelque  chose  te  choque,  dis-le, 
en  peu  de  mots. 


LK   ROI   ATTENn  i"i' 

LAFOUIÎT,   pronanl  une   plume. 

C'est  cela,  je  marquerai  les  endroits  que  je  ne  compren- 
drai point... 

JIOLIÈUE,   s'interrompant. 

Heureuse  intelligence  do  ceux  qui  n'ont  rien  appris,  et  qui 
trouvent  en  eux-mêmes  ces  façons  de  dire  dont  notre  langage 
tleuri  et  arrangé  n'approche  point!  Ali!  Laforèt,  c'est  toi  qui 
es  l'auteur  de  mes  meilleures  scènes  ! 

LAFORÊT. 

Point,  mon  maître  !  Il  faut  encore  que  cela  passe  par  votre 
griffonnage  pour  signifier  quelque  chose,  et  la  vérité  est  qu'à 
nous  deux  nous  avons  beaucoup  d'esprit. 

MOLIÈRE,   souriant  et  écrivant. 

Tu  trouves  ? 

LAFORÊT. 

Oh  !  d'abord,  nous  parlons  d'une  manière  que  tout  le 
monde  entend  et  qui  n'écorche  point  les  oreilles  des  chrétiens. 
Tous  ceux  qui  vont  ouïr  vos  pièces  en  reviennent  charmés, 
de  quelque  étage  qu'ils  soient,  et  ce  que  le  roi  dit,  que  vous 
feriez  rire  les  pierres,  les  gens  comme  moi  le  disent  aussi  et 
rient  sans  se  faire  prier.  M'est  avis,  monsieur,  que  nous  par- 
lons beaucoup  mieux  que  ces  précieux  et  ces  précieuses  de 
cour  que  vous  ave^  contrefaits  si  juste,  qu'on  croirait  les  en- 
tendre parler  eux-mêmes. 

MOLIÈRE,   jetant  sa  plume. 

J'ai  fini.  Quelle  heure  est-il? 

LAFORÊT. 

Vous  avez  encore  une  heure  ;  mais  vos  comédiens  n'arri- 
vent point.  Ah  !  monsieur,  nous  voici  comme  le  jour  de  l'Ivi- 
promptu  de  Versailles,  où  personne  ne  savait  son  personnage, 
et  où  vous  étiez  si  fort  en  peine,  que  vous  en  fites  une  mala- 
die. Que  ne  donnerais-je  point  pour  vous  voir  dehors  de  tout 
cela!  Un  peu  de  la  disgrâce  du  roi  ne  nuirait  point  à  votre 
santé,  croyez-moi. 

MOLIÈRE. 

L Impromptu  fut  cependant  fort  bien  joué  et  mes  camarades 


128  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE   SAND 

se  surpassèrent.  Un  peu  de  hâte  et  de  fièvre  ne  nuit  point  au 
succès  des  choses.  Mais  voilà  nos  gens  qui  arrivent.  Ne  per- 
dons point  de  temps. 

SCÈNE  II 

MOLIÈRE,  BRÉCOURT,  LA  GRANGE,  DUCROISY; 
Mesdemoiselles  DUPARC,  BÉJART,  DE  BRIE, 
MOLIÈRE,  DUCROISY,  HERVÉ. 

MOLIÈRE. 

Allons  donc,  messieurs  et  mesdames  !  vous  moquez-vous 
avec  votre  longueur?  Voici  la  fin  de  notre  pièce. 

DUCROISY. 

Ah  !  par  ma  foi,  Molière,  c'est  vous  qui  vous  moquez  de 
nous,  de  croire  qu'il  nous  soit  possible  d'apprendre  et  de 
jouer  dans  le  même  moment.  Je  vous  jure  bien  que.  pour  ma 
part,  j'y  renonce. 

Il  jette  son  rôle  avec  humeur  sur  la  table. 
MOLIÈRE. 

•  Tétebleu!  messieurs,  me  voulez-vous  faire  damner  aujour- 
d'hui ? 

BRÉCOURT, 

Que  voulez-vous  qu'on  fasse  ?  Nous  ne  savons  pas  nos  rô- 
les; et  c'est  nous  faire  enrager  vous-même  que  de  nous  obli- 
ger à  jouer  de  la  sorte. 

MOLIÈRE. 

Ah!  les  étranges  animaux  à  conduire  que  des  comédiens  ! 

LA    GRANGE. 

Le  moyen  de  jouer  ce  qu'on  ne  sait  pas? 

MADEMOISELLE    DUPARC. 

Pour  moi,  je  vous  déclare  que  je  ne  me  souviens  pas  d'un 
mot  de  mon  personnage. 

MADEMOISELLE    DE    BRIE. 

■  Je  sais  bien  qu'il  faudra  me  souffler  le  mien  d'un  bout  à 
l'autre. 


LE  ROI   ATTEND  12'J 

MADEMOISELLE    BÉJART. 

•  Et  moi,  je  me  prépare  fort  à  tenir  mon  rôle  à  la  main. 

MADEMOISELLE     MOLIÈRE. 

•  Et  moi  aussi. 

MADEMOISELLE     HERVÉ. 

.  Pour  moi,  je  n'ai  pas  grand'chose  à  dire. 

MADEMOISELLE    DUCROISY. 

'  Ni  moi  non  plus;  mais,  avec  cela,  je  ne  répondrais  pas  de 
ne  point  manquer. 

MADEMOISELLE    DE    BRIE,    a  Molière. 

Tant  pis  pour  vous!  Il  fallait  prendre  mieux  vos  précau- 
tions et  n'entreprendre  pas  en  huit  jours  ce  que  vous  avez 
fait. 

MOLIÈRE. 

Le  moyen  de  m'en  défendre  quand  le  roi  me  l'a  com- 
mandé ? 

MADEMOISELLE     MOLIÈRE. 

Cela  est  [bel  et  bon,  monsieur  mon  mari  ;  mais,  si  les  rois 
demandent  l'impossible... 

MOLIÈRE. 

•  Taisez-vous,  ma  femme;  vous  êtes  une  bête  ? 

MADEMOISELLE    MOLIÈRE. 

•  Grand  merci!  Voilà  ce  que  c'est;  le  mariage  change  bien 
les  gens,  et  vous  ne  m'auriez  pas  dit  cela  il  y  a  dix-huit  mois. 

MOLIÈRE. 

•  Taisez-vous,  je  vous  prie. 

MADEMOISELLE     MOLIÈRE. 

Quant  à  moi,  je  ne  m'en  soucie  point,  et  il  n'y  a  ici  de  roi 
qui  tienne.  Je  ne  sais  pas  une  parole  de  la  pièce,  et,  si  le  roi 
n'est  point  content,  qu'il  s'en  prenne  à  vous. 

MOLIÈRE. 

Ma  femme,  allons  tout  doucement,  s'il  vous  plaît.  Le  roi 
n'est  pas  loin  et  pourrait  vous  entendre. 

MADEMOISELLE    MOLIÈRE. 

Je  n'en  démordrai  point.  Si  je  n'ai  pas  de  mémoire,  le  roi 
ne  saurait  m'en  faire  avoir,  et  je  trouve  que  ce  n'est  point  la 


130    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

peine  de  vous  tant  moquer  des  courtisans,  pour  ensuite  ve- 
nir dire  ce  qu'ils  disent  et  faire  ce  qu'ils  font. 

MOLIÈRE. 

Oh  !  la  peste  soit  des  femmes  et  de  leur  langue  !  Songeons  à 
répéter,  s'il  vous  plaît. 

LA    GRANGE. 

Renonçons-y  plutôt,  s'il  vous  plaît.  C'est  bien  là  chose  im- 
possible, quand  aucun  de  nous  n'a  eu  le  temps  de  faire  ce 
que  l'on  demande,  de  se  mettre  en  scène  et  de  débiter  des 
choses  qu'on  ne  sait  point.  Je  suis  votre  valet,  mais  pour 
mille  pistoles  vous  ne  me  feriez  point  jouer. 

DUCROISV. 

Ni  moi,  pour  vingt-cinq  bons  coups  de  fouet. 

MOLIÈRE. 

Mon  Dieu,  j'entends  du  bruit;  c'est  le  roi  qui  arrive  assuré- 
ment, et  je  vois  bien  que  nous  n'aurons  pas  le  temps  de  pas- 
ser outre.  Voilà  ce  que  c'est  que  de  se  quereller.  Eh  bien, 
faites  donc,  pour  le  reste,  du  mieux  qu'il  vous  sera  possible. 

MADEMOISELLE    BÉJART. 

Par  ma  foi,  la  frayeur  me  prend,  et  je  ne  saurais  aller  jouer 
mon  rôle,  si  je  ne  le  répète  tout  entier. 

MOLIÈRE. 

Comment,  vous  ne  sauriez  allez  jouer  votre  rôle? 

MADEMOISELLE    BÉJART. 

Non. 

MADEMOISELLE    DUPARC. 

Ni  moi  le  mien. 

MADEMOISELLE   DE    BRIE. 

Ni  moi  non  plus. 

MADEMOISELLE    MOLIÈRE. 

Ni  moi. 

MADEMOISELLE    HERVÉ. 

Ni  moi. 

MADEMOISELLE    DUCROISY. 

Ni  moi. 


LE  ROI    ATTEND  131 

MO  LUC  RE. 

Que  pensez-vous  donc  faire  ?  Vous  moquez-vous  toutes  de 
moi  ? 

SCÈNE   III 
Les  Mêmes,  BÉJART. 

BÉJART. 

^fessieurs,  je  viens  vous  avertir  que  le  roi  est  venu,  et  qu'il 
attend  que  vous  commenciez. 

MOLIÈRE. 

Ah  !  monsieur,  vous  me  voyez  dans  la  plus  grande  peine  du 
monde.  Voici  des  femmes  qui  s'elfrayent  et  qui  disent  qu'il 
leur  faut  répéter  leurs  rôles  avant  d'aller  commencer.  Nous 
demandons  de  grâce  encore  un  moment,  (aux  actrices.)  Hé  !  pour 
Dieu,  tâchez  de  vous  remettre.  Prenez  courage,  je  vous  prie. 

MADEMOISELLE    DUPARC. 

Vous  devez  vous  aller  excuser. 

MOLIÈRE. 

Comment  m'excuser? 

SCÈNE  IV 
Les  MÊMES,  un  Nécessaire. 

UN    NÉCESSAIRE. 

Messieurs,  commencez  donc  ! 

JIOLIÊRE. 

Tout  à  l'heure,  monsieur.  Je  crois  que  je  perdrai  l'esprit  de 
ceUe  affaire-cij  et... 

SCÈNE  V 
Les  Mêmes,  un  Deuxième   Nécessaire. 

LE     deuxième    nécessaire. 

Messieurs,  commencez  donc  ! 


132  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

MOLIÈRE. 

Dans  un  moment ,  monsieur  !  (a  ses  camarades.)  Hé  !  quoi 
donc!  voulez-vous  que  j'aie  l'affront...? 

SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,  un  Troisième  Nécessaire. 

LE    troisième    nécessaire. 

Messieurs,  commencez  donc  ! 

MOLIÈRE. 

Oui,  monsieur,  nous  y  allons  !  Hé!  que  de  gens  se  font  de 
fête  et  viennent  dire  :  Commencodonc,  à  qui  le  roi  ne  l'a 
pas  commandé. 

SCÈNE  VII 
'Les  Mêmes,  un  Quatrième  Nécessaire. 

le  quatrième   nécessaire. 
Messieurs,  commencez  donc  I 

MOLIÈRE, 

Voilà  qui  est  fait,  monsieur,  (a  ses  camarades.)  Quoi  donc  !  re- 
cevrai-je  la  confusion...? 

SCÈNE   VIII 
Les  MÊMES,  autres  Nécessaires. 

CINQUIÈME     nécessaire. 

Messieurs,  le  roi  risque  d'attendre. 

sixième  nécessaire. 
Messieurs,  le  roi  attend. 

septième    nécessaire. 
Messieurs,  le  roi  a  attendu. 

MADEMOISELLE    DE    BRIE. 

Quant  à  nous,  il  ne  nous  reste  qu'uri  parti  à  prendre,  et 
c'est  de  nous  sauver.  / 


LE  ROI   ATTEND  133 

JIADEMOISRLLE    nUPARC, 

C'ist  ce  qu'il  convient  de  faire.  Que  Molière  s'en  lire 
comme  il  pourra. 

MADEMOISELLE     HERVÉ. 

Je  pense  comme  vous. 

MADEMOISELLE  DUGROISY. 

C'est  mon  avis,  et  sauve  qui  peut  ! 

MADEMOISELLE    MOLIÈRE,    a  son  mari. 

Anssi  c'est  bien  fait,  et  voilà  la  peine  de  vos  entêtements. 
Tons  les  acteurs  et  tous  les  nécessaires  se  sauvent.   Molière  reste  senl 
et  consterné. 

SCÈNE  IX 

MOLIÈRE,  seul. 

Le  roi  attend,  le  roi  a  attendu  !...  Je  suis  un  homme  déses- 
péré, un  homme  perdu,  un  homme  mort!  Ah!  maudite  soit 
l'heure  où  j'acceptai  les  commandements  d'un  roi ,  le  renom 
d'auteur  et  la  livrée  de  comédien!  Maudite  soit  ma  femme! 
maudite  soit  ma  troupe!  maudite  soit  ma  pièce!  (il  se  promène 
avec  agitation.)  Oh!  l'étrange  faiblesse  ,  et  l'aveuglement  ef- 
froyable de  hasarder  ainsi  les  intérêts  de  son  honneur,  pour  la 
ridicule  pensée  d'une  obligation  chimérique  !  N'est-ce  point 
l'amour-propre  qui  m'a  conseillé  d'accepter  à  faire  une  comé- 
die en  si  peu  de  temps  ?  et  ma  femme  n'aurait-elle  pas  raison  de 
me  reprocher  d'avoir  fait  le  courtisan  en  agissant  de  la  sorte? 
(Il  se  promène.)  Assurément,  quand  je  considère  ma  vie^  il  ne  me 
semble  point  que  j'aie  encouru  le  reproche  d'hypocrisie,  ce 
vice  à  la  mode  qui  jouit,  en  repos,  d'une  impunité  souveraine. 
De  tout  temps,  je  me  suis  avisé  que  le  personnage  d'homme  de 
bien  est  le  meilleur  qu'on  puisse  jouer,  et,  si  j'ai  marqué  de 
l'atlachement  au  roi,  c'est  que  sa  bonté  m'a  fait  son  obligé 
avant  que  sa  puissance  m'ait  fait  son  serviteur.  Oui,  mon  cœur, 
je  crois  que  tu  es  honnête,  et  que  tu  es  plus  sensible  à  des 
marques  d'estime  qu'à  des  faveurs  de  fortune...  Sans  cela,  où 


l:i'.     THEATRE  COMPLET  DE  GEuRGE  SAND 

serait  la  vérité  de  mon  attachement?...  Qu'est-ce  qu'un  roi? 
Un  homme  qui  a  puissance  de  faire  le  bien^  et  c'est  seulement 
quand  il  le  fait  qu'il  se  distingue  des  autres  hommes...  D'où 
vient  qu'il  y  a  si  grande  mortification  à  déplaire  à  un  roi, 
lorsqu'on  se  retient  si  peu  de  déplaire  aux  gens  de  bien  dont 
on  n'a  rien  à  craindre  ?.. .  Ta  tète  fut-elle  bien  sage,  Molière, 
le  jour  qu'elle  ne  se  trouva  pas  bien  abritée  dans  la  bouti- 
que de  ton  père  ?  Que  ne  restais-tu  simple  artisan  comme  la 
naissance  t'y  avait  destiné,  plutôt  que  de  courir  par  le  monde 
après  la  gloire  et  la  fortune!...  C'est  que  l'emploi  de  la  co- 
médie est  de  corriger  les  vices  par  des  leçons  agréables,  et 
que  rien  ne  reprend  mieux  la  plupart  des  hommes  que  la 
peinture  de  leurs  défauts  ;  c'est  que  le  ciel  t'avait  donné  ce 
regard  qui  perce  le  voile  du  mensonge,  et  cet  art  de  mettre  en 
lumière,  par  des  poèmes  ingénieux,  ce  que  les  méchants  et 
les  sots  portent  au  dedans  d'eux-mêmes.  N'était-ce  point  un 
plaisir  permis  que  de  s'attaquer  aux  travers  des  grands,  et 
pourrait-on  m'accuser  de  mépriser  la  condition  d'où  je  sors, 
parce  que  je  censure  vivefhent  les  scélératesses  et  les  lai- 
deurs de  ceux  qui  se  croient  au-dessus  de  toute  condition  ? 
Non,  Molière,  tu  n'as  point  failli,  et,  si  le  roi  s'est  servi  de  toi 
pour  châtier  sa  cour,  tu  t'es  servi  du  roi  pour  venger  l'hon- 
neur de  tous  ceux  que  les  gens  de  cour  voudraient  rabaisser. 
Allons,  je  sens  que  ces  réflexions  m'ont  mis  l'esprit  en  meil- 
leur état,  et  que  je  puis  attendre,  sans  trop  de  honte  et  de  fai- 
blesse, le  déplaisir  du  prince.  Il  esthomme  à  savoir  que  notre 
génie  a  ses  lassitudes  tout  comme  sa  puissance,  et  ma  femme 
n'avait  point  tort  de  dire  qu'il  ne  dépendait  pas  d'un  monar- 
que de  nous  donner  à  propos  la  mémoire  ou  le  talent,  (il  s'as- 
sied.) Me  rendrait-il  pareillement  la  santé  que  j'ai  perdue  on 
mille  fatigues  pour  son  service,  pour  l'honneur  des  lettres, 
pour  l'avantage  de  mes  camarades?  Non;  ces  rois  qu'on  égale 
aux  dieux  ne  peuvent  rien  contre  la  nature.  Elle  seule  peut, 
d'elle-même,  quand  nous  la  laissons  faire,  se  tirer  douce- 
ment du  désordre  où  elle  est  tombée... 

Il    s'assoupit.  —  A  moitié  assoupi- 


LE  ROI   ATTEND  135 

Jo  sens  une  grande  fatigue;...  mais  mon  esprit,  satisfait,  se 
perd  dans  la  contemplation  du  monde  éternel  où  ma  vie  n'est 
qu'une  petite  goutte  en  un  vaste  océan.  D'autres  poètes  ont  été 
avant  moi,  qui  ont  soufl'ert  aussi,  et  les  maîtres,  que  tous  les 
jours  j'étudie,  n'ont  trouvé  de  force  que  dans  le  sentiment  du 
bien  qu'ils  faisaient  aux  hommes.  D'autres  viendront  encore 
qui  m'étudieront  et  m'interpréteront  à  leur  tour  dans  une 
langue  nouvelle.  Puissent-ils  être  moins  malades  de  corps  et 
aussi  sains  d'esprit  que  je  me  sens  à  cette  heure. 
11  s'endort.  —  Un  nuage  l'enveloppe  lentement;  un  chœur  de  musique 
chante  derrière  le  nuage.  Quand  le  nuage  se  dissipe,  on  voit  debout, 
autour  de   Molière  endormi,  les  ombres  des  poètes  antiques  et  mo- 
dernes :  Piaule,  Térence,  Eschyles,  Sophocle,  Euripide,   Shakspeare, 
Voltaire, Rousseau,  Marivaux,  Scdaioe,  Beaumarchais,  etc.  La  Muse  du 
théâtre  est  au  milieu  d'eux,  tout  près  de  Molière. 

SCÈNE  X 
LA  MUSE,  LES  Ombres  des  Poètes. 

LA    MUSE. 

Dors,  ô  poëte  chéri!  que  ton  âme  généreuse  et  pure  goûte 
les  bienfaits  du  repos^  en  attendant  le  jour  où,  sur  cette  scène 
illustrée  par  tes  œuvres,  tu  t'endormiras  une  dernière  fois 
pour  te  réveiller  dans  le  sein  des  dieux.  0  Molière,  tu  ne  t'es 
pas  trompé,  et  les  pensées  au  milieu  desquelles  la  vision  te 
surprend  sont  comme  la  voix  lointaine  de  tes  devanciers  qui 
s'unit  à  celle  de  la  postérité  pour  te  dire  :  «  Courage,  ô  ami 
du  vrai,  censeur  du  vice!  tu  souffres,  tu  languis;  mais  tu 
chantes,  tu  travailles;  fils  de  l'artisan,  lumière  du  peuple, 
prends  toujours  conseil  de  l'enfant  du  peuple.  Aie  confiance, 
ami  !  si  les  soucis  du  monde  te  consument,  si  les  grands  te 
dédaignent,  si  les  hypocrites  te  persécutent,  ton  vengeur 
veille  :  la  raison  humaine,  la  logique  du  peuple  te  préserve- 
ront de  l'oubU,  et,  dans  l'avenir,  tu  seras,  non  plus  l'amuse- 
ment d'une  cour,  mais  l'enseignement  d'une  nation.  »  Les  voici 
autour  de  toi,  ces  frères  immortels,  ces  poètes  du  "passé  et  de 


136    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

l'avenir  qu'invoquait  tout  à  l'heure  ta  pensée.  Montrez-vous  à 
lui  dans  son  rêve,  maîtres  illustres,  et  soutenez  par  vos  paro- 
les son  âme  défaillante.  Dites-lui  qu'il  ne  se  berce  point  d'une 
vaine  illusion  en  croyant  à  la  dignité  humaine.  Dites-lui  que 
la  vérité  est  de  tous  les  temps,  et  qu'elle  grandit  dans  la  nuit 
des  âges,  comme  la  lumière  d'un  flambeau.  Venez  les  pre- 
miers, pères  de  l'antique  tragédie,  poètes  primitifs  :  Eschyle, 
Sophocle,  Euripide!  et  que  l'éternel  oracle  de  la  sagesse  re- 
tentisse dans  le  cœur  des  hommes  nouveaux. 

ESCHYLE. 

Les  dieux,  a-t-on  dit,  ne  daignent  pas  s'occuper  des  hom- 
mes qui  foulent  aux  pieds  la  gloire  des  plus  saintes  lois.  Par- 
ler ainsi,  c'est  être  impie.  Ils  l'ont  vu  plus  d'une  fois,  les 
neveux  de  ceux  qui  respiraient  l'injustice,  enivrés  de  l'excès 
d'une  funeste  opulence.  Ne  possédons  que  des  biens  sans 
péril.  Le  nécessaire,  c'est  la  sagesse.  La  richesse  est  un  fai- 
ble rempart  pour  l'homme  qui  a  renversé  d'un  pied  insolent 
les  autels  de  la  justice. 

La  justice  conserve  son  éclat,  même  dans  les  chaumières 
enfumées.  Mais  l'or  et  la  fortune,  quand  les  mains  sont  souil- 
lées, n'arrêtent  point  ses  regards.  Elle  fuit,  elle  cherche  une 
plus  sainte  demeure! 

Que  jamais  la  discorde,  insatiable  de  crimes,  ne  fasse  en- 
tendre ses  frémissements  dans  la  cité  des  hommes  libres  ! 
Que  jamais  le  sang  des  citoyens  n'abreuve  la  poussière,  et  que 
jamais,  pour  venger  le  meurtre,  le  meurtre  ne  se  redresse 
dans  Athènes  !  Que  l'intérêt  de  l'État  l'emporte  dans  les  cœurs, 
que  les  citoyens  soient  pleins  d'un  mutuel  amour.  L'union  est 
le  remède  de  tous  les  maux  chez  les  mortels  ! 

SOPHOCLE. 

Que  ne  puis-je  me  transporter  dans  le  lieu  que  le  bras  des 
vaillants  combattants  fait  retentir  du  cliquetis  des  armes  de  la 
délivrance  !  J'envie  le  bonheur  de  tout  ce  qui  sera  témoin  de 
leur  gloire.  0  vous  qui  périssez  pour  la  défense  de  vos  autels 
domestiques,  votre  tombeau  sera  toujours  contre  l'ennemi  un 
rempart  plus  redoutable  que  mille  combattants. 


LE  ROI  ATTEND  137 

Les  saintes  lois  de  la  vërité  n'ont  pas  toujours  suffi  pour 
mettre  les  hommes  à  l'abri  des  outrages  des  hommes.  Mais 
les  dieux,  tôt  ou  tard,  sévissent  contre  les  indignes  profana- 
teurs des  choses  sacrées.  Sachez,  impies  consécrateurs  de 
l'esclavage,  que  vous  êtes  réduits  au  sort  que  vous  faites  su- 
bir aux  hommes.  En  les  privant  de  la  liberté,  vous  perdez  la 
vôtre.  Les  décrets  d'un  mortel  impie  n'ont  point  assez  de 
force  pour  prévaloir  sur  les  lois  non  écrites,  œuvres  immua- 
bles des  dieux.  Celles-ci  ne  sont  ni  d'aujourd'hui  ni  d'hier.  Nul 
ne  sait  leur  origine,  mais  elles  sont  toujours  vivantes. 

LA  MUSE. 

Lois  non  écrites  de  la  conscience  humaine,  vous  serez 
écrites  maintenant  de  la  main  des  hommes,  et  jurées  sur  les 
autels  de  la  patrie.  —  A  ton  tour,  suave  Euripide,  dis-nous  la 
vérité  de  ton  âme,  supérieure  à  celle  de  ton  siècle. 

EURIPIDE. 

Les  lois  écrites  donnent  aux  faibles  et  aux  puissants  des 
droits  égaux.  Le  dernier  des  citoyens  ose  répondre  avec 
fierté  au  riche  arrogant  qui  l'insulte,  et  le  plus  petit,  s'il  a  le 
droit  pour  lui,  l'emporte  sur  le  plus  grand. 

L'égalité  unit  étroitement  les  amis  aux  amis,  les  villes 
aux  villes,  les  naticns  aux  nations.  Il  y  a  entre  le  plus  et  le 
moins  une  éternelle  guerre;  mais  les  mortels  ne  possèdent  pas 
en  propre  les  richesses  :  elles  appartiennent  aux  dieux,  et 
nous  en  sommes  les  dépositaires.  Quand  ils  le  veulent,  ils  les 
reprennent. 

J'ai  vu  l'indigence  dans  l'âme  du  riche,  comme  l'âme  géné- 
reuse dans  le  sein  du  pauvre. 

Le  sein  d'un  mortel  renferme  souvent  les  décrets  de  l'ave- 
nir, et  la  Muse  chante  les  promesses  de  Jupiter  Libérateur,  0 
terre,  tu  suis  la  route  de  la  justice  :  ne  souffre  point  qu'on  te 
ravisse  la  gloire  d'obéir  aux  dieux.  Minerve  fait  goûter  au 
pauvre  ainsi  qu'à  l'homme  opulent  *la  liqueur  délicieuse  de 
l'espérance. 

LA   MUSE. 

Shakspeare,  grand  tragique  et  grand  philosophe  de  la  re- 

8. 


138  THEATRE  COMPLET    DE   GEORGE   SAND 

naissance  des  lettres,  parle  aussi  au  poëte  qui  rêve.  Voltaire, 
précurseur  d'une  grande  révolution;  Beaumarchais,  puissant 
levier  d'une  lutte  mémorable,  dites-lui  par  qui  et  comment 
son  œuvre  sera  continuée. 

SHAKSPEARE. 

Ces  temps  nouveaux  sont  remplis  d'étranges  événements. 
Toute  la  masse  delà  terre  a  chancelé  comme  une  machine  mal 
assurée,  et  des  tempêtes  se  sont  élevées,  où  les  vents  en  fureur 
ont  fendu  le  tronc  des  vieux  chênes.  L'esclave  a  levé  sa  main 
gauche  en  l'air,  elle  a  flambé  comme  vingt  torches  réunies, 
et  sa  main,  insensible  à  la  flamme,  est  restée  sans  brûlure. 
Cassius  affranchira  Cassius  d'esclavage.  C'est  là ,  grands 
dieux  !  que  vous  placez  pour  le  faible  une  force  invincible  ! 
C'est  par  là  que  vous  déjouez  les  tyrans.  Ni  la  tour  de  pierre, 
ni  les  murailles  de  bronze  travaillé,  ni  le  cachot  privé  d'air, 
ni  les  liens  de  fer  massif  ne  peuvent  enchaîner  la  force  de 
l'àme...  (a  Sophocle,  Eschyle  et  Euripide).  Oracles  de  l'antiquité, 
j'ai  prophétisé  aussi  ;  c'est  la  mission  des  poètes,  c'est  l'héri- 
tage que  les  morts  laissent  aux  vivants...  Quant  à  moi,  je 
n'étais  point  de  ceux  qui  supportent  l'injustice  avec  nn  visage 
serein,  et,  si  parfois  j'ai  ri  comme  Molière,  comme  Molière 
j'avais  l'âme  et  le  visage  sérieux. 

VOLTAIRE,  teiKint  Jean-Jacques  Rousseau  par  la  main. 
J'ai  été  vif  en  mon  temps  à  l'endroit  des  vivants  et  des 
morts.  Mais  les  morts  sont  calmes  et  fort  peu  jaloux  les  uns 
des  autres.  J'ai  assez  fait  pour  m'endormir  tranquille  après 
une  longue  bataille;  j'ai  réduit  le  passé  en  poussière;  j'ai 
écrasé  l'infâme  intolérance;  j'ai  fait  une  grande  révolution. 
Rousseau  en  a  fait  une  seconde.  Nous  avons  tous  deux  édifié 
l'avenir,  et  la  France  nous  garde  deux  couronnes  qui  se  tou- 
chent sans  se  flétrir  mutuellement  dans  la  main  de  la  Li- 
berté. 

BEAUMARCHAIS. 

Grand  Molière,  j'admire  la  sérénité  de  ton  sonmieil  et  l'éga- 
lité de  ton  âme  !  La  mienne  fut  un  alambic  et  ma  vie  un 


LE   1H)I    ATTEND  130 

orage.  Tu  m'as  légué  Sganarelle  et  Scapin,  dont  j'ai  fait  Fi- 
garo ;  et  Figaro  a  remué  la  cour  et  la  ville,  les  rois  et  le  peuple. 
11  a  hâté  la  chute  de  ceux  qui  n'avaient  eu  que  la  peine  de 
naître;  il  a  réhabilité  l'intelligence;  il  a  llétri  avec  àcreté  les 
enlraves  que  la  sottise  et  l'immoralité  des  favoris  de  la  for- 
lune  voulaient  river  au  cou  des  favoris  delanalure.  J'ai  démas- 
qué le  juge  prévaricateur,  j'ai  raillé  jusqu'au  sang  l'esprit  de 
censure.  J'ai  dit,  je  dis  encore  que  les  sottises  imprimées 
n'ont  d'impori.ance  que  dans  les  lieux  où  on  en  gêne  le  cours, 
et  que,  sans  la  liberté  de  blâmer,  il  n'est  point  d'éloge  flat- 
teur. J'ai  dit  qu'il  n'y  a  que  les  petits  hommes  qui  redoutent 
les  petits  écrits.  Tout  ce  que  j'ai  dit  a  percé  comme  le  poinçon, 
sinon  gravé  comme  le  burin.  Fils  d'artisan  comme  toi,  Mo- 
lière, j'ai  vengé  l'artisan  du  mépris  des  grands.  A  présent, 
ma  tâche  est  finie.  La  nature  m'avait  fait  vindicatif;  la  Pro- 
vidence m'a  fait  vengeur. 

LA    MUSE. 

Il  est  passé,  le  temps  de  la  vengeance!  La  raison  humaine 
a  triomphé,  l'obstacle  est  détruit,  le  chemin  est  libre;  levez- 
vous,  poètes  de  l'avenir!  Qu'elle  est  belle,  la  poésie  qui  se 
I)répare!  qu'il  est  grand,  l'art  qui  va  naître  au  souffle  de  la 
liberté!  0  vous  qui  viendrez  cueillir  des  fleurs  sur  cette  terre 
féconde,  n'oubliez  pas  qu'elle  fut  longtemps  arrosée  de  sang, 
de  sueurs  et  de  larmes.  Songez  que  vos  pères  l'ont  trouvée 
inculte  et  qu'ils  y  ont  semé  la  vie.  Rappelez-vous  qu'ils  n'ont 
dû  l'éclat  du  talent  qu'à  la  grandeur  de  la  pensée,  et  que  le 
génie  est  stérile  quand  le  cœur  est  froid.  Réchauffez -vous 
à  cet  éternel  foyer  dont  les  vrais  poètes  ont  fait  jaillir  l'étin- 
celle. Promenez-en  la  flamme  sur  le  monde,  et  que  le  rayon- 
nement de  la  France  libre  s'étende  du  couchant  à  l'aurore  ! 

Éveille-toi,  31olière,  et  vous,  ombres  immortelles,  remon- 
tez vers  les  deux,  ce  sanctuaire  où  l'âme  humaine  se  re- 
trempe, et  d'où  les  bienfaits  du  génie  des  morts  retombent 
sans  cesse  sur  les  vivants  comme  une  pluie  fécondante. 
Le  nuage  redescend,  se  perd  pendant  un  chœur  de  musique,  et  la  vision 
disparaît. 


140  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE    XI 

MOLIÈRE,  LAFORÊT. 

LAFORÊT. 

Hé!  pour  l'amour  de  Dieu,  monsieur  mon  maître,  qu'est-ce 
que  vous  faites  ici,  quand  tout  le  monde  vous  demande  et  que 
le  roi  crie  après  vous? 

MOLIÈRE. 

Tu  dis  que  le  roi  crie  après  moi?  Est-ce  qu'il  y  a  encore 
des  rois?...  Je  m'éveille  d'un  vrai  chaos  où  il  m'a  semblé  que 
tout  avait  changé  de  nom,  de  mode  et  de'  langage  sur  la 
terre...  Cela  faisait  un  ensemble  assez  noble  et  une  fort  hon- 
nête compagnie...  Est-ce  que  tu  serais  aussi  en  léthargie,  ma 
pauvre  Laforèl? 

LAFORKT. 

Léthargie  tant  que  vous  voudrez,  monsieur,  mais  le  roi 
est  dans  la  salle,  le  roi  remplit  la  salle  tout  entière,  du  bas 
jusqu'en  haut. 

MOLIÈRE. 

Ah!  ma  foi,  je  suis  fou,  ou  c'est  toi  qui  perds  le  jugement, 
ma  servante.  Qui  est-ce  qui  méjugera,  maintenai)t^si  Laforét 
déraisonne? 

LAFORÊT. 

Mais,  monsieur,  tournez-vous  un  peu,  et  regardez  plutôt. 
Vous  verrez  si  je  vous  mens.  Regardez  donc  le  roi  qui 
vous  attend  depuis  une  heure,  et  tâchez  à  vous  excuser  en 
lui  tournant  quelque  beau  compliment  de  votre  façon. 

MOLIERE,  s'approclianl  de  la  rampe  ot  regardant  la  salle  en  niellant 
sa  main  devant  ses  yeux. 

Le  roi?  Je  ne  vois  point  le  roi;  où  se  peut-il  être  caché? 

LAFOKKT,  derrière  lui. 
Dites  toujours  votre  excuse  ;  vous  regardei'cz  après. 

MOLIÈRE,   saluant. 

Sire!... 

Il  s'arrête,  rroiso  les  bras  et  reste  pensif. 


LE   ROI    ATTEND  »*1 

LAFORKT,   le  tiraillant. 

lié!  de  grâce,  parlez,  ou  le  diantre  m'emporte  si  vous 
n'êtes  sifllé. 

MOLIÈRE,    absorbé. 

Laisse-moi,  Laforêt,  ne  m'éveille  pas,  je  rêve  encore;  mais, 
tout  en  rêvant,  mon  esprit  se  dégage  de  sa  pesanteur  et  je 
sens  enfler  mon  courage.  Je  vois  bien  un  roi,  mais  il  ne  s'ap- 
pelle plus  Louis  XIY;  il  s'appelle  le  peuple!  le  peuple  souve- 
rain !  C'est  un  mot  que  je  ne  connaissais  point,  un  mot  grand 
comme  l'éternité!  Ce  souverain-là  est  grand  aussi,  plus 
grand  que  tous  les  rois,  parce  qu'il  est  bon,  parce  qu'il  n'a 
pas  d'intérêt  à  tromper,  parce  qu'au  lieu  de  courtisans  il  a 
des  frères...  Ah!  oui,  je  le  reconnais  maintenant,  car  j'en 
suis  aussi,  moi,  de  cette  forte  race,  où  le  génie  et  le  cœur 
vont  de  compagnie.  Quoi!  pas  un  seul  marquis,  point  de 
précieuse  ridicule,  point  de  gras  financier,  point  de  Tartufe, 
point  de  fâcheux,  point  de  Pourceaugnac?  Je  te  dis  de  ne  me 
point  éveiller,  Laforêt,  car  je  fais,  cette  fois,  un  bon  rêve 
qui  m'explique  celui  de  tantôt. 

LAFORÊT. 

Pardienne!  monsieur,  où  prendriez-vous  vo?  marquis,  à 
présent?  Il  y  a  beau  temps  que  vous  en  a:vez  fait  justice,  ainsi 
que  de  toutes  ces  vilaines  gens  que  vous  avez  étrillées  de  la 
bonne  manière,  à  telles  enseignes  qu'ils  ne  se  montrent  plus 
nulle  part. 

MOLIÈRE,  se  tournant  vers  sa  servante. 

Et  les  médecins?  y  a-t-il  encore  des  médecins? 

LAFORÊT. 

Oui,  monsieur,  il  y  en  a  encore;  mais  ils  tuent  beaucoup 
moins  de  gens  que  de  notre  temps.  Allons,  c'est  assez  babil- 
ler, faites  au  nouveau  souverain  votre  compliment. 

MOLIÈRE. 

J'ai  peur  qu'il  ne  se  moque  à  cause  du  vieux  langage  que 
nous  parlons. 

LAFORÊT. 

Hé  I  dites  toujours.  Tous  les  hommes  sont  semblables  par 


142  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

les  paroles,  et  ce  n'est  que  les  actions  qui  les  découvrent 
différents  ;  vous  voyez  que  je  vous  sais  par  cœur. 

MOLIÈRE,   très-ému. 

Messieurs... 

LAFORÊT,    à    demi-voix. 

Il  faut  dire  citoyens,  à  cette  heure. 

MOLIÈRE. 

Sommes-nous  donc  à  Rome  ou  à  Sparte?  Vive-Dieu  !  je  le 
veux  bien...  Mais  non,  je  sens  que  nous  sommes  mieux  encore  à 
Paris.  Citoyens,  le  Théâtre  de  la  République  est  heureux  do 
vous  ouvrir  ses  portes  toutes  grandes,  et  il  vous  invite  à  y  en- 
trer souvent.  C'est  le  grand  Corneille^  c'est  le  doux  Racine, 
interprètes  des  grands  tragiques  de  l'antiquité  ;  c'est  l'éton- 
nant Shakspeare,  c'est  le  naïf  Sedaine,  c'est  le  brillant  Beau- 
marchais, c'est  le  tendre  Marivaux,  c'est  le  puissant  Voltaire, 
ce  sont  tous  les  anciens  et  tous  les  modernes,  c'est  enfin  le 
vieux  Molière  qui  vous  en  feront  les  honneurs.  Nous  ne  vous 
ferons  pas  ces  prologues  pompeux  qu'on  adressait  aux  rois. 
On  ne  flatte  pas  ceux  qu'on  estime.  Nous  avons  de  bonnes 
choses  à  vous  servir^  et  nous  savons  qu'elles  vous  seront 
agréables,  étant  offertes  du  mieux  que  nous  pourrons. 


FIN    DU    ROI    ATTEND 


FRANÇOIS  LE  CHAMPI 

COMÉDIE  EN  TROIS  ACTES 

Odéon.  —  25  novembre  18'i9. 


A  M.   BOCAGE 

DinECTEUR    DU    THÉÂTRE    DE    l'ODÉO\ 


Mon  ami,  vous  me  conseillez  de  faire  prëcëder  d'une  courte 
préface  la  publication  de  la  pièce  de  François  le  Champi.  Mais 
je  ne  pourrai  que  répéter  ce  que  j'ai  dit  dans  la  préface  du 
roman  dont  cette  pièce  est  le  résumé  :  c'est  que  le  rêve  de  la 
vie  champêtre  a  été  l'idéal  de  tous  les  temps  et  de  tous  les 
peuples.  Depuis  les  nâtres  de  Longus  jusqu'aux  nymphes  de 
Trianon,  disais-je,  les  poètes,  les  peintres,  les  musiciens,  ont 
célébré  la  vie  pastorale,  donnant  à  chaque  phase  de  l'existence 
de  ce  songe  d'innocence  et  de  bonheur  les  formes  de  la  mode 
régnante. 

Le  son^bre  Shakspeare  a  fait  des  bergeries  ni  plus  ni  moins 
que  le  doux  Virgile  ;  Cervantes,  le  Tasse,  Molière  et  Jean- 
Jacques  Rousseau  en  ont  fait  aussi.  Il  est  donc  bien  certain 
que  la  vie  des  champs  est  le  refuge  de  toutes  les  imagina- 
tions, et  que  tous  les  hommes,  depuis  le  grand  poëté  que  la 
nature  inspire  jusqu'au  bon  bourgeois  que  la  campagne  ré- 
jouit, ont  besoin  de  se  représenter  l'âge  d'or  dans  les  siècles 
de  fer. 

Notre  siècle  a  donné  un  autre  caractère  à  la  pastorale.  On 
n"a  plus  fait  des  bergers,  mais  des  paysans.  Il  eu  devait  être 


UV  THÉA.TRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

ainsi  :  l'art  clierchait  la  réalité,  et  ce  n'est  pas  un  mal;  il  l'a- 
vait trop  longtemps  évitée  ou  sacrifiée.  Il  a  peut-être  été  un 
peu  trop  loin.  L'art  doit  vouloir  une  vérité  relative  plutôt 
qu'une  réalité  absolue.  En  fait  de  bergerie,  Sedaine,  dans 
quelques  scènes  adorables,  avait  peut-être  touché  juste  et 
marqué  la  limite. 

Je  n'ai  pas  prétendu  faire  une  tentative  nouvelle;  j'ai  subi 
comme  nos  bons  aïeux,  et  pour  parler  comme  eux,  la  douce 
ivresse  de  la  vie  rustique.  En  lisant  le  Comme  il  vous  plaira  de 
Shakspeare,  et  en  lisant  aussi  Sedaine,  j'ai  ri  et  pleuré.  Et 
puis  j'ai  vu  et  entendu  au  village,  où  j'ai  presque  toujours 
vécu,  des  choses  qui  m'ont'fait  rire  et  pleurer  en  même  temps  : 
c'était  comme  les  naïvetés  de  l'enfance  mêlées  aux  austérités 
philosophiques  et  religieuses  de  la  vieillesse.  Rien  ne  res- 
semble moins  à  un  agneau  qu'un  chêne,  et  pourtant  le  chêne 
et  l'agneau  s'harmonisent  dans  le  paysage.  La  symphonie  pas- 
torale de  Beethoven  a  des  accents  terribles  et  des  naïvetés 
sans  exemple  :  c'est  bien  comme  dans  la  nature. 

J'ai  cherché  à  jouer  aussi  de  ce  vieux  luth  et  de  ces  vieux 
pipeaux,  chauds  encore  des  mains  de  tant  de  grands  maîtres, 
et  je  n'y  ai  touché  qu'en  tremblant,  car  je  savais  bien  qu'il  y 
avait  là  des  notes  sublimes  que  je  ne  trouverais  pas. 

Mais  j'y  ai  trouvé  du  plaisir,  et,  un  jour,  par  hasard,  vous 
avez  eu  du  plaisir  aussi  à  entendre  bégayer,  sous  mes  doigts 
inhabiles,  ce  vieux  instrument  de  la  fantaisie  des  siècles. 
Vous  avez  voulu  essayer  de  faire  résonner  sur  une  grande 
scène  dramatique,  et  les  mélodies  champêtres  du  vieux  Berry, 
et  le  vieux  langage  de  ses  paysans.  Il  fallait  tout  le  courage 
d'un  véritable  artiste,  comme  vous  l'êtes,  pour  risquer  des 
formes  si  simples  devant  un  public  habitué  à  d'habiles  com- 
binaisons et  à  des  émotions  fortes. 

Le  public  a  goûté  cette  simplicité  de  moyens.  Il  a  fait  bon 
accueil  à  des  formes  enfantines,  à  des  scènes  de  mœurs  naïves. 
J'en  remercie  beaucoup  le  public,  non  pas  pour  moi  comme 
individu,  mais  pour  nous  deux  coumio  artistes;  je  l'en  re- 
mercie pour  tout  co  qui  n'est  pas  moi  dans  ma  pièce,  c'est- 


FRANÇOIS  LE   CHAMPI  l^'i 

à-dire  pour  rexccllonle  mise  en  sc^ne  que  vous  seul  avez 
composée,  et  qui  fait  tout  le  cliarme,  toute  la  grâce  et  toute 
la  vérité  de  l'action; je  l'en  remercie  pour  certaines  formes  de 
langage  qui  ne  sont  pas  de  moi,  car  je  n'ai  fait  que  les  en- 
tendre et  les  retenir;  pour  les  chants  populaires  que  M.  An- 
cessy  a  recueillis  et  agencés  avec  tant  de  goût  et  d'habile 
simplicité.  Il  m'eût  été  bien  pénible,  je  l'avoue,  que  les  sif- 
flets acquis  à  ma  prose  eussent  couvert  la  pure  mélodie  de  la 
chanson  de  Jeanne  Darc  et  la  solennelle  antienne  des  noces. 
Mais  je  remercie  surtout  le  public  d'avoir  mis  de  côté  toute 
prévention  contre  l'auteur  et  le  sujet,  pour  écouter  les  émi- 
nents  acteurs  qui  l'ont  si  bien  récompensé  de  son  attention. 
Ils  ont  fait  de  rien  quelque  chose,  et  de  peu  beaucoup.  Ma- 
dame Laurent  a  créé  le  type  de  la  femme  honnête  et  bonne, 
de  la  mère  à  la  fois  austère  et  tendre.  Jamais  on  n'a  moins 
joué  un  rôle,  jamais  on  ne  l'a  mieux  fait  sentir.  M.  Deshayes, 
dans  celui  de  Jean  Bonnin,  aurait  sufii  tout  seul  au  succès  de 
la  pièce.  Jamais  je  n'ai  encore  rencontré  dans  les  traînes  de 
la  vallée  Noire  un  paysan  si  paysan,  un  Berrichon  si  Berri- 
chon, et,  pourtant,  je  les  connais,  les  paysans  berrichons  1 
M.  Clarence  a  donné  au  charapi  une  élévation,  et  une  ten- 
dresse pénétrante  qui  font  couler  des  larmes;  madame  Des- 
hayes est  une  Mariette  ravissante,  madame  Moreau-Sainti 
une  commère  de  village  consommée^  et  si  belle^  que  l'on  com- 
prend bien  qu'elle  ait  fait  tourner  la  tête  à  défunt  maître 
Blanchet  ;  mademoiselle  Biron  a  fait  d'un  petit  rôle  un  premier 
rôle  :  elle  est  butorde  et  elle  est  gracieuse,  lourde  et  légère, 
brusque  et  sensible.  Cette  tête  de  madone,  cette  taille  de 
reine,  ne  sont  pas  invraisemblables  sous  ce  costume  et  avec 
les  allures  de  servante.  Comment  fait-elle?  Demandez  cela  à 
la  nature,  qui  fait  tous  les  jours  de  pareils  miracles.  N'avez- 
vous  jamais  vu  Nausicaa  tordant  le  linge  à  la  fontaine  et  Ca- 
lypso  trayant  les  vaches?  Gela  se  voit  aux  champs,  et,  cette 
fois,  cela  s'est  vu  au  théâtre.  Quant  à  mademoiselle  Volnais, 
qui  avait  quatre  paroles  à  dire,  elle  a  su  être  un  petit  garçon 
si  gentil  et  si  bon,  qu'on  voudrait  en  être  la  mère. 

I  9 


110  THEATRE    COMPLET   DE   GEORGE  SAKD 

Et  VOUS,  mon  ami,  vous  avez  mis,  à  relier  et  à  marier  dans 
un  doux  tableau  tous  ces  talents  et  toutes  ces  grâces,  l'intelli- 
gence du  cœur.  C'est  pour  cela  que  le  public  attendri  ne  s'est 
pas  demandé  s'il  y  avait  là  un  auteur  et  une  pièce.  Il  a  vu  de 
bons  paysans  et  un  intérieur  rustique,  il  s'est  laissé  gagner  à 
un  sentiment  de  bonhomie  et  de  candeur  qui  est  au  fond  du 
cœur  humain,  et  qui  se  retrouve  même  dans  les  temps  agi- 
tés et  malheureux.  Hélas!  c'est  là  qu'on  a  le  plus  besoin  de 
prendre  à  deux  mains  ce  pauvre  cœur  que  Dieu  a  fait  tendre 
et  faible,  que  les  discordes  civiles  rendent  amer  et  défiant.  En 
interrogeant  ses  palpitations,  chacun  devrait  se  dire  avec,  la 
naïveté  berrichonne  :  «  Mon  Dieu,  je  suis  pourtant  bon;  d'où 
vient  donc  que  je  suis  méchant?  » 

L'auteur  doit  des' remercîments  à  la  critique  des  journaux, 
qui  s'est  montrée,  comme  le  public,  portée  à  la  bienveillance, 
et  désarmée  de  ses  préventions  personnelles  devant  un  essai 
sans  audace  et  sans  prétention.  Une  de  ces  critiques  conte- 
nait quelque  chose  de  très-vrai  et  que  je  crois  utile  de  rap- 
peler. Elle  a  dit  que  le  paysan  était  intéressé  par  habitude, 
généreux  et  dévoué  par  occasion;  qu'il  se  rendait  aux  bonnes 
raisons  et  savait  alors  se  résigner,  se  sacrifier  même,  avec 
plus  de  calme  et  de  grandeur  que  les  gens  éclairés;  que  .nous 
attachions,  nous  autres,  enfants  du  siècle,  plus  d'importance 
à  nos  passions  qu'elles  n'en  méritaient  réellement,  et  qu'à 
cause  de  cela  nous  n'avions  pas  dans  le  sacrifice  la  simplicité 
antique,  le  stoïcisme  religieux  de  l'homme  des  champs.  Cela 
-est  parfaitement  vrai.  Mais  ce  n'est  pas  exclusivement  vrai 
pour  le  paysan.  Cela  est  généralement  vrai  pour  le  peuple. 
Donnez-lui  de  bonnes  raisons,  donnez-lui  l'éducation  du  cœur, 
et  vous  verrez  comme  le  bon  grain  germera  dans  la  bonne 
terre.  Il  n'y  a  pas  de  mauvaise  terre,  les  agriculteurs  vous  le 
disent  :  il  y  a  des  ronces  et  des  pierres,  ôtez-les;  il  y  a  dos 
oiseaux  qui  dévorent  la  semence,  préservez  la  semence.  Veillez 
à  l'éclosion  du  germe,  et  croyez  bien  que  Dieu  n'a  rien  fait 
qui  soit  condamné  à  nuire  ou  à  périr. 

Quant  à  vous,  mon  ami,  ([ui  avez  des  premiers  lancé  l'art 


FRANÇOIS  LE   CHAMPI  1*' 

dramatique  dans  les  voies  hardies  du  romantisme;  vous  à  qui 
de  grands  poètes  ont  dû  de  grands  succès,  et  qui,  avec  eux, 
avez  accompli  une  tranàlormaliou  théâtrale,  vous  vous  êtes 
montré  artiste  bien  complet  et  bien  généreux  en  me  forçant, 
en  quelque  sorte,  à  vous  laisser  tenter  une  expérience  si  op- 
posée aux  habitudes  du  théâtre  moderne.  A  Dieu  ne  plaise 
que  cette  apparition  soit  taxée  de  retour  aux  formes  classi- 
ques! Je  suis  trop  de  mon  temps  pour  désirer  qu'une  école 
qui  a  eu  ses  époques  de  grandeur  et  de  décadence,  comme 
toutes  les  écoles,  vienne  remplacer  tout  ce  que  le  génie  du 
nouveau  siècle  a  acquis  de  beau  et  de  bon  au  théâtre.  Il  y  a 
eu  excès  de  sève  dans  la  production;  mais  un  excès  de  so- 
briété dans  les  moyens  serait  pire,  et  ferait  succéder  un  sys- 
tème un  peu  bête  à  un  système  uu  peu  fou.  Je  n'ai  pas  peur 
que  vous  vous  y  laissiez  prendre.  Il  y  aura  une  école  nouvelle,! 
qui  ne  sera  ni  classique  ni  romantique,  et  que  nous  ne  verrons 
peut-être  pas,  car  il  faut  le  temps  à  tout,  et  nous  sommes  un 
peu  plus  d'hier  que  de  demain,  vous  et  moi;  mais,  sans  aucun 
doute,  cette  école  nouvelle  sortira  du  romantisme,  comme  la 
vérité  sort  plus  immédiatement  de  l'agitation  des  vivants  que 
du  sommeil  des  morts.  Je  trouve  que  la  critique  a  parfois  un 
peu  déraisonné  sur  ces  questions  d'école.  On  a  voulu  procé- 
der par  réactions  de  systèmes.  Les  réactions  sont  toujours  des 
pas  en  arrière  qui  manquent  leur  effet  et  vous  emportent  en 
avant  malgré  vous.  Chénier  est  un  romantique;  Lucrèce  et 
Agnès  de  Méranie  d'un  côté,  la  Cigué  et  Gabrielle  de  l'autre,  ne 
sont  point  des  œuvres  classiques,  quoi  qu'on  ait  dit.  Si  le 
Chavipi  était  quelque  chose,  ce  serait  plutôt  une  pastorale  ro- 
mantique dans  le  vrai  sens  du  mot.  Mais  laissons  là  le  Champi, 
laissons  là  les  systèmes,  et  finissons  cette  causerie  par  le  sou- 
venir de  notre  vieille  amitié,  qui  m'est  plus  précieuse  qu'un 
succès  de  théâtre. 

G.  S. 
Paris,  décembre  1849. 


THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 


DISTRIBUTION 

MADELEINE  BLANCHET,  meunière M»"  Marie  Laorent. 

MARIETTE  BLANCHET,  sa  belle-sœur Desuayks. 

FRANÇOIS  LE  CHAMP! M.     Clarenck. 

SÉVÈRE,  paysanne  riche M™"  Moreau-Sainti. 

JEAN  BONNLN,  neveu  de  Sévère M.     Deshayes. 

JEANNIE,  fils  de  Madeleine Mi'«  Volnais. 

CATHERINE,  servante  de  Madeleine Biron. 

—  Au  moulin  du  Cormier.  — 


ACTE  PREMIER 

Un  intérieur  rustique.  A  la  droite  du  spectateur,  une  grande  cheminée  avec 
banc  pour  s'asseoir  dans  l'intérieur  de  l'âtre.  En  avant  de  la  cheminée, 
une  petite  table  couverte  de  pelotes,  de  corbeilles  et  de  chiffons,  au- 
dessus  de  laquelle  une  glace,  attachée  à  la  muraille,  est  penchée  en  avant. 
La  glace  a  un  grand  cadre  de  bois  découpé  à  l'ancienne  mode.  —  A 
gauche  du  spectateur,  une  porte  conduisant  à  la  chambre  de  Madeleine;  à 
côté,  nne  vieille  crédence  servant  de  secrétaire.  —  Au  fond,  une  porte  à 
double  battant  donnant  sur  la  campagne,  qui  est  couverte  de  neige  et  qu'on 
voit  à  travers  le  battant  supérieur,  qui  est  vitré.  Au  fond,  à  gauche  du 
spectateur,  un  escalier  de  bois  conduisant  à  la  chambre  do  Mariette. 

SCÈNE  PREMIERE 
CATHERINE,  MARIETTE. 

Mariette,  debout  devant  le  miroir,  ajuste  sa  cornette  ;  Catherine  balaye. 
CATHERINE. 

Dame!  ça  vous  va  bien,  tout  de  même,  ces  acquêts  noirs 
et  blancs  !...  Vous  ressemblez  quasiment  comme  ça  à  une  belle 
petite  pic! 

MARIETTE. 

Ne  m'en  parle  pas,  Catherine  ;  pour  moi,  je  ne  vois  rien 
de  si  laid  que  le  deuil. 

CATHERINE. 

C'est  triste,  si  vous  voulez,  parce  que  ça  rappelle  la  mort, 


FRANÇOIS  LE  CHAMPI  IW 

et  VOUS  aimeriez  mieux  vos  tabliers  roses  et  vos  coiffages  à 
dentelles. 

MARIETTE. 

Est-ce  que  c'est  gai,  d'être  toujours  triste  et  de  ne  voir 
personne  ? 

CATHERINE. 

Prenez  donc  patience  un  brin,  demoiselle  Mariette  ;  il  n'y  a 
pas  un  mois  que  votre  défunt  frère  était  là,  jurant  après  ses 
ouvriers,  et  grondant  à  son  moulin,  comme  le  feu  dans  une 
grange  à  paille.  Il  me  semble  par  moments  que  je  l'entends 
encore. 

MARIETTE. 

Il  ne  faut  pas  mal  parler  des  morts,  Catherine. 

CATHERINE. 

Olil  celui-là  aurait  tort  de  venir  se  plaindre,  car,  ni  du- 
rant sa  vie,  ni  depuis  sa  mort,  personne  ici  ne  l'a  contrarié. 
Il  a  été  soigné  et  choyé,  dans  sa  maladie,  aussi  chrétienne- 
ment que  s'il  avait  été  un  homme  bien  mignon,  à  preuve 
que  sa  pauvre  chère  veuve  en  est  malade  de  fatigue...  Mais, 
est-ce  qu'elle  ne  m'appelle  point? 

Elle  entre  chez  Madeleine,  dont  la  porte  est  entr  ouverte. 

SCÈNE   II 

MARIETTE,  seule. 

Il  est  vrai  qu'elle  a  bien. rempli  ses  devoirs  ;  mais,  qu'elle 
soit  malade  ou  non,  elle  n'est  point  gaie,  la  pauvre  Made- 
leine! Ah!  je  m'ennuie,  il  n'y  a  pas  à  dire! 

SCÉiNEIII 

MARIETTE,  JEAN   BONNIN,  qui  est  entré  à  pas  de 
loup,   sans  être  vu  de  Mariette. 

JEAN. 

Oh!  la  v'ià!...  Je  ne  lui  veux  point  parler;  elle  se  fâche- 


150  THEATRE   COMPLET  DE  GEORGE    SAND 

rait...  Je  vais  simplement  lui  faire  déclaration  de  mes  senti- 
ments d'une  manière  bien  adroite...  Elle  ne  me  voit  point... 
C'est  bon  ! 

Il  s'approche  de  la  cheminée,  et  accroche  au  manteau  un  bouquet  de  ver- 
dure, avec  des  rubans;  pui»  il  se  retire  comme  il  est  entré,  en  marchant 
avec  des  précautions  comiques.  ■v 

SCÈNE  IV 
CATHERINE,  MARIETTE. 

MARIETTE,  sortant  de  sa  rêverie. 

Eh  bien,  est-ce  que  ma  belle-sœur  se  réveille?...  A-t-elIe 
du  mieux? 

CATHERINE. 

Elle  parlait  en  rêvassant,  et  elle  continue  de  dormir  sur 
son  fauteuil.  C'est  toujours  la  môme  chose,  pas  plus  de  cou- 
leurs qu'une  morte,  et  pas  plus  de  souffle  qu'un  poulet.  Il 
faut  qu'elle  soit  bien  malade,  allez,  pour  être  comme  ça,  elle 

qui  a  tant  de  courage  !  (Elle  regarde  Madeleine  par  la  porte  entr' ou- 
verte.) Pauvre  chère  femme!  Non,  il  n'y  a  pas  de  femme  pour 
être  brave  femme  comme  cette  femme-là! 

Elle  pleure. 
MARIETTE. 

Ne  te  désole  donc  pas,  Catherine.  Qu'est-ce  que  nous  de- 
viendrons, Jeannie  et  moi,  si  tu  perds  courage? 

CATHERINE. 

Jeannie!  pauvre  cher  enfant  du  bon  Dieu!...  dire  que  le 
voilà  tout  seul  à  présent  pour  faire  des  ouvrages  d'homme 
qu'il  n'a  pas  la  force  de  faire!...  Je  m'en  vas  lui  bailler  un 
coup  de  main  au  moulin.  Vous,  demoiselle,  vous  allez  garder 
votre  belle-sœur,  pas  vrai? 

MARIETTE. 

Sois  tranquille,  j'en  aurai  grand  soin. 

CATHERINE. 

Oh!  vous  n'en  sauriez  trop  avoir  !  car,  si  vous  la  perdiez, 


FRANÇOIS   LE   CIIAMPI  1^1 

\ oyez-vous,  vous  ne  retrouveriez  pas  quelqu'un  pour  vous 
aunor  comme  elle  vous  aime...  et  ça  ne  serait  pas... 

Elle  hausse  les  épaules  cl  sort. 

SCÈNE  V 

MARIETTE,  seule. 

Ça  ne  serait  pas  madame  Sévère!...  Cette  Glle-là  ne  peut 
pas  la  soulTrir.  Elle  est  aimable,  pourtant,  la  Sévère!...  tou- 
jours gaie,  elle...  ^iie  aperçoit  le  bouquet.)  Ah!  par  exemple, 
voilà  un  bouquet  qui  s'est  planté  là  tout  seul,  car  je  n'ai  vu 
personne.  C'est  pour  moi,  bien  sûr.  (Examinant  les  rubans.)  Du 
rose!  c'est  une  fille  à  marier;...  du  bleu!  un  garçon  qui  veut 
épouser;...  un  ruban  noir!  c'est  pour  dire  qu'on  plaint  mon 
deuil  ;...  et  c'était  à  la  cheminée,  suivant  la  coutume  du  pays, 
pour  signifier  qu'on  se  présenterait  dans  l'année.  C'est  assez 
gentil,  l'idée  du  mariage;  mais  qui  sera  le  galant?  Bien  sûr, 
il  rôde  par  ici,  car  il  n'y  a  qu'un  instant  qu'il  est  entré.  (Elle 
va  regarder  à  la  fenêtre.)  Ah!  c'est  un  jeune  homme...  qui  paraît 
très-bien,  ma  fine!...  mais  je  ne  le  connais  point.  Tiens!  il 
caresse  le  chien,  et  le  chien  le  caresse  comme  si  c'était  ciu'il 
le  connaît...  Ah!  il  vient  ici.  (Elle  court  vers  la  glace  et  ajuste  ses 
cheveux.) 

SCÈNE  VI 
FRANÇOIS,  MARIETTE. 

rranrois  a  nn  paquet  au  bout  do  son  bâton  ;  il  secoue  la  neige  qu'il  a  sur 
lui  et  entre  sans  frapper,  mais  en  regardant  autour  de  lui  avec  émo- 
tion. 

FRANÇOIS. 

Excusez-moi,  jeunesse  ;  mais  c'est  toujours  bien  ici  le  mou- 
lin du  Cormier  et  la  demeurance  à  madame  Blanchet? 

MARIETTE,   à   part. 

Jeunesse!...  En  voilà  un  qui  ne  se  gène  pas.  (Haut.)  Et 
qu'est-ce  que  vous  lui  voulez  donc,  à  madame  Blanchet? 


IS2  TIIKATRE    COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

FRANÇOIS. 

Ah!.,,  grand  merci,  demoiselle. 

Il  s'élance  vers   la  chambre   de   Madeleine,  Mariette    se  place  devant  la 

porte. 

MARIETTE. 

Eh  bien  donc!...  est-ce  qu'on  entre  comme  ça   dans  la 
chambre  d'une  malade? 

FRANÇOIS. 

EHe  est  malade  ?. ..  Ah  !  mon  Dieu  ! 

MARIETTE. 

Oui,  elle  l'est.  Et  vous,  qui  étes-vous?...  car  je  ne  vous  ai 
jamais  vu  dans  le  pays  d'ici. 

FRANÇOIS. 

Mon  Dieu,  mon  Dieu!...  elle  est  bien  malade,  je  gagerais? 

MARIETTE. 

Gagez  si  vous  voulez  ;  mais  je  n'ai  point  ù  vous  répondre, 
puisque  vous  ne  vous  faites  point  connaître. 

FRANÇOIS. 

Malade!...  et  je  ne  le  savais  point! 

MARIETTE. 

Mais  n'essayez  donc  pas  d'entrer;  vous  allez  la  réveiller... 

Ah  çà!  vous  ne  m'écoutez  point.  (Elle  se  place  devant  la  porte  do 

Madeleine.)  Voudriez-vous  entrer  malgré  moi?...  Vous  me  faites 
peur!...  Catherine!  oh!  Catherine! 

FRANÇOIS.   Il  regarde  Madeleine  par  la  porte  enlr'ou verte. 
Oui,  oui,  bien  malade,  je  le  vois;  et  je  reviens  peut-être 
pour  la  voir  mourir!...  Je  viens  trop  tard,  quoi!... 

MARIETTE. 

Catherine  ! 

Franrois  va  à  la  cheminée,   jette  son  ijaipiel  à  terre,  enfonce  son  chapean 
sur   ses   yeux,  et  s'aisied  dans  l'àtre,  la   tête  dans  ses  mains. 


FRANÇOIS  LE  CHAMPI  *53 

SCÈNE    Vil 

MARIETTE,  CATHERINE,  FRANÇOIS. 

CATHEUINK,  ossoufïlôe. 

Vous  m'appelez,  demoiselle  Blanchet?...  Notre  m.aîtresse 
est  éveillée?...  Il  faut  la  faire  boire.  (Elle  s'approche  du  feu  pour 

prcfiJrc  la  tisane  et  se  relève  effrayée.  Il  fait  sombre.)  A  qui  diantre  SOnt 

CCS  jambes-là?...  Oh  la!  vous  m'avez  quasiment  fait  peur, 
vous!...  Tiens!...  cane  répond  point;  avec  ça  que  la  demoi- 
selle a  laissé  mourir  le  feu.  (s'approchanide  Mariette.)  Ah  !  demoi- 
selle!... déjà  un  de  vos  galants  à  la  maison?...  C'est  trop  tôt!... 
vrai,  c'est  trop  tôt. 

MARIETTE,  h  demi-voix. 

Oui!...  un  beau  galant!...  c'est  plutôt  un  voleur...  ou  un 
fou...  ou  un  sourd;  enfin,  je  ne  sais  qui  c'est;  et  c'est  de 
peur  que  je  t'ai  appelée. 

CATHERINE,  élevant  la  voix. 

Oh!  n'ayez  crainte;  je  suis  là,  et  Jeannie  n'est  pas  loin. 

FRANÇOIS,   sortant  de  sa  rêverie. 

Jeannie!...  où  est-il  Jeannie?...  Il  n'est  pas  malade,  lui?... 

CATHERINE,  grossissant  sa  voix. 

Il  est  grand  comme  un  chêne,  hardi  comme  un  soldat,  et 
corporé  comme  un  charpentier,  entendez-vous?...  et  à  nous 
deux  on  ne  vous  craint  guère,  comprenez-vous? 

FRANÇOIS,  se  parlant  à  lui-même. 

Ah!  Dieu  soit  loué!...  ce  cher  petit  enfant! 

CATHERINE,  k  Mariette. 

Voyez-vous,  demoiselle,  qu'il  n'est  point  sourdaud,  et  qu'il 
connaît  Jeannie!... 

MARIETTE,  à  Catherine. 

Raison  de  plus,  il  a  quelque  mauvaise  idée. 

CATHERINE. 

Mais,  moi,  s'il  nous  ennuie,  je  saurai  bien  lui  jeter  un  lan- 

9. 


lo'»     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

dier  à  la  tète,  Mais  qui,  Dieu  permis,  sera  cet  homme-là?... 
Je  veux  lui  faire  toml^er  son  chapeau  dans  les  cendres  pour 
voir  si  c'est  un  loup-garou  ou  un  homme  baptisé. 

Catherine  s'avance  vers  François. 
M.VDlfc.EI>)E,  dans  la  coulisse. 
Catherine! 

FRANÇOIS,  se  levanl. 

Catherinej  votre  maîtresse  vous  appelle;  vous  ne  l'entendez 
donc  pas? 

MADELEINE,  dans  la  coulisse. 

Catherine  ! 

CATHERINE. 

Dieu  du  ciel!,.,  c'est  la  vérité,  et  je  m'y  en  vas.  Venez, 
demoiselle,  c'est  l'heure  de  la  changer  d'air,  et  nous  allons 
rouler  son  fauteuil  par  ici...  J'y  vas,  j'y  cours,  nol'  maîtresse  ! 
j'allume  une  clarté!... 

Pendant  ce  temps,   elle   a  allumé  un  flambeau  et  entre  dans  la   chambre 
avec  Mariette. 

SCÈNE  VIII 

FRANÇOIS,  seul. 

Il  regarde  dans  la  chambre. 

Et  voilà  comme  elle  est  faible  à  présent  !  elle  ne  marche 

plus!...  Pauvre  chère  âme,  va!...  c'est  moi  qui  te  porterai. 

(il  va  pour  entrer,  et  s'arrête.)  Non,  il  ne  faut  pas  qu'elle  me  voie 

tout  d'un  coup,  ça  pourrait  lui  causer  trop  de  saisissement. 

Il   se  retire  vers  la  cheminée   pendant  que  Catherine   et  Mariette  roulent 
Madeleine  dans  son  fauteuil  sur  le  devant  du  théâtre. 

SCÈNE  IX 

MARIETTE,   MADELEINE,   CATHERINE, 
FRANÇOIS. 

.MARIETTE. 

Vous  serez  mieux  ici  que  dans  votre  chambre, ma  sœur, 
vous  aurez  plus  d'air. 


FRANÇOIS   LE   CHAMPI  *»« 

MADKLKIMK,  d'unft  voix  faible. 

Oui,  c'est  vrai,  je  suis  bien,  très-l)ien,  mon  enfant... 

■  CATHEIUNE. 

Oh!  oui,  bien,  bien!...  C'est  toujours  comme  ça  que  vous 
dites;  et  je  vous  dis,  moi,  que  vous  ^tes  mal;  la  force  ne 
vous  revient  pas;  ça  n'est  pas  naturel,  et  vous  m'impatientez 
quand  vous  dites  que  vous  ne  soulîrez  jîoint. 

MADELEINE. 

Tu  le  vois,  Mariette,  elle  me  gronde;  c'est  à  force  de  m'ai- 
mer,  cette  bonne  fille. 

CATHERINE. 

C'est  vrai  que  je  vous  aime;  mais  c'est  vrai  aussi  que  vous 
n'êtes  point  raisonnable.  Il  faut  vous  plaindre;  au  moins,  on 
saura  ce  que  vous  avez. 

MADELEINE. 

Catherine,  tu  te  tourmentes  trof),  tu  te  fatigues!...  et  toi 
aussi,  ma  petite  mignonne.  Et  Jeannie,  où  est-il^  mon  Jean- 
nie?  (Elle  se  retourne  et  voit  François.)  Ce  n'est  pas  Jeannie  qui 
est  là?...  Il  n'est  point  encore  de  si  belle  taille...  Qui  est,  mes 
enfants,  si  je  ne  rêve,  cet  homme  qui  reste  là  sous  la  che- 
minée? 

FRANÇOIS,    à   parti 

Elle  ne  me  reconnaît  pas  ! 

CATHERINE. 

Ne  vous  inquiétez  point,  notre  maîtresse;  c'est  nu  étran- 
ger qui  n'est  pas  d'ici...  J'allais  le  mettre  dehors  quand  vous 
m'avez  appelée. 

MADELEINE,   ri'sanlanl   tonjoiii'.-;  François. 

Ne  le  mettez  pas  dehors,  mes  enfants,  car  je  le  connais, 
moi,  et  il  a  bien  agi  en  venant  ici...  Approche  donc,  mon 

fils...  (François  se   jette  :i  ses  genoux;  elle  l'embrasse.)  Je  demandais 

tous  les  jours  au  bon  Dieu  de  pouvoir  te  donner  ma  bénédic- 
tion. 

FRANÇOIS. 

Ah!  ma  chère  mère!...  je  suis  si  cunteat  de  vous  voir, 
que  je  ne  peux  rien  vous  dire. 


156  THÉÂTRE    COMPLET   DE  GEORGE   SAXD 

MADELEINE. 

Et  Jeannie  qui  me  parlait  de  toi  encore  ce  matin!...  (lu'il 
va  être  content!...  Catherine,  Mariette,  appelez  Jeannie,  qu'il 
vienne  vite!... 

CATHERINE. 

Mais  c'est  donc?...  Mais  oui,  ça  l'est!  Ça  n'est  pas  possi- 
ble!... Si,  c'est  lui!...  c'est  notre  champi!...  c'est  François!... 
Ah!  bonjour  donc,  mon  pauvre  François!...  Dame!  c'est  que 
tu  as  tant  changé,  depuis  quatre  ou  cinq  ans... 

FRANÇOIS. 

Six  ans!...  ma  bonne  Catherine...  J'avais  bonne  envie  de 
te  sauter  au  cou;  mais  j'étais  trop  tourmenté,  vois-tu. 

CATHERINE. 

Oh  bien,  nous  nous  embrasserons  tout  à  l'heure;  je  cours 
chercher  Jeannie  d'abord,  (a  Mariette.)  Venez,  demoiselle,  ve- 
nez lui  annoncer  la  chose. 

MARIETTE,    à  Catherine. 

Tiens,  tiens!...  c'est  là  ce  fameux  champi? 

Elles  sortent  par  le  fond. 

SCÈNE  X 
MADELEINE,  FRANÇOIS. 

MADELEINE. 

Ah!  je  veux  bien  mourir  à  présent,  si  c'est  la  volonté  du 
bon  Dieu  ;  car  j'aurai  vu  tous  mes  enfants  élevés. 

FRANÇOIS. 

Vous  êtes  donc  en  danger  de  mourir,  madame  Blanchet?... 

MADELEINE. 

Non,  mon  François,  j'espère  que  non. 

FRANÇOIS. 

Ah!  vous  voilà  si  faible  et  si  pâle,  que  j'ai  grand'crainte... 
et  cette  crainlo-là  m'ùte  tout  le  sang  du  cœur.  Mon  Dieu, 
vous  étiez  malade  comme  ça,  et  vous  no  me  l'avez  pas  fait 
assavoir  ? 


FRANÇOIS   LE    C  H  A  M  PI 


157 


MADELEINE. 

Je  te  savais  dans  une  bonne  place,  et  je  no  voulais  point  te 
déranger  de  ton  ouvrage.  Comment  donc  as-tu  fait  pour  ver- 
nir de  si  loin? 

FRANÇOIS. 

Ce  n'est  pas  bien  loin,  allez!...  Dix  lieues  de  pays,  pour 
venir  vous  voir,  ça  ne  m'a  coûté  qu'une  enjambée.  Et  pour- 
tant, la  roule  m'a  paru  longue...  Ah!  faut-il!...  la  neige 
m'écolérait^  parce  qu'elle  m'empêchait  de  marcher  mon  pas. 
Et  puis,  quand  j'ai  vu  la  fumée  sur  le  toit,  j'ai  dit  :  «  C'est 
bon,  la  maison  est  habitée...  »  Ah  bien,  oui  !  mais  ça  pouvait 
être  par  d'autres;  car  je  savais  que  vos  affaires  étaient  en 
mauvais  arroi,  et  que  votre  mari  ne  vous  avait  laissé  que  des 
dettes...  Et,  quand  j'ai  vu  l'endroit  si  changé,  la  moitié  des 
arbres  coupée,  le  moulin  qui  a  perdu  la  parole,  et  la  roue 
toute  prise  dans  la  glace,...  je  me  suis  dit  :  «  Voilà  une  maison 
qui  va  à  sa  ruine;  une  meule  qui  n'a  plus  de  grain  ;...  plus  de 
chevaline  au  pré,  plus  de  volalure  dans  la  cour,  ça  ne  va 
plus  !...  ça  ne  va  plus!...  et  il  est  grand  temps  que  J'arrive.  » 

MADELEINE. 

Comme  ça  me  fait  plaisir  d'entendre  ta  voix...  malgré 
qu'elle  soit  bien  changée. 

FRANÇOIS. 

Ah!  dame!  ce  n'est  plus  la  voix  d'un  enfant;  mais  c'est 
toujours  le  même  cœur,  allez!...  c'est  toujours  l'amitié  de 
votre  champi^  l'enfant  de  l'hospice  que  vous  avez  recueilli, 
élevé,  instruit,  choyé,  comme  si  c'était  le  vôtre!  et  ce  cœur- 
là,  voyez-vous,  madame  Blanchet,  il  est  à  vous,  comme  celui 
de  votre  fils  Jeannie  est  à  vous.  Mais  je  vous  parle  trop,  et 
peut-être  que  mon  parlage  vous  casse  la  tête  ? 

MADELEINE. 

Tout  au  contraire,  et  il  me  semble  que,  de  t'avoir  vu,  ça 
me  fera  du  bien. 

FRANÇOIS. 

De  m'avoir  vu  ?  Vous  croyez  donc  que  je  vas  vous  quitter  ? 


158     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

Oh!  que  non  pas!...  Tenez,  quand  j'ai  appris  la  mort  de 
votre  mari...  c'est  pourtant  un  homme  qui  vous  a  causé  bien 
des  peines;  un  homme  très-dur  et  point  juste,  qui  a  mangé 
son  bien  et  le  vôtre  avec  une  femme  qui  ne  vaut  rien  ;  un 
homme  qui  vous  a  reproché  le  pain  que  vous  me  faisiez  man- 
ger, et  qui  m'a  forcé  de  vous  quitter  !...  eh  bien,  c'est  égal, 
quand  j'ai  pensé  qu'il  était  le  père  de  Jeannie,  je  me  suis  dit: 
«  Bien  sûr  que  madame  Blanchet  le  pleure  comme  une  honnête 
femme  et  une  bonne  chrétienne  qu'elle  est.  »  Et,  là-dessus, 
j'ai  quasiment  pleuré,  moi  aussi;  mais,  alors,  je  me  suis  dit  : 
«  A  présent,  champi,  ton  devoir  est  de  tout  quitter  pour  aller 
servir  celle  qui  t'a  servi  de  mère.  »  Et  me  voilà;  et  je  ne 
m'en  vas  plus,...  à  moins  que  vous  ne  me  chassiez  !... 

MADELEINE. 

Ah!  bon  cœur!...  qu'as-tu  fait  là?.,.  Tu  as  quitté  de  bons 
maîtres  et  de  gros  profils  pour  une  pauvre  maison  dont  il  fau- 
dra bientôt  que  je  sorte  moi-même;  car  tu  ne  sais  pas  com- 
bien je  suis  dans  la  peine. 


Je  m'en  doute,  et  c'est  pour  ça  que  je  suis  venu.  Allons, 
madame  Blanchet,  ayez  fiance  en  moi  ;  je  m'entends  un  peu 
aux  affaires,  grâce  à  vous,  puisque  vous  m'avez  fait  appren- 
dre à  lire,  ce  qui  est  la  clef  de  tout  pour  un  paysan.  J'ai  du 
courage,  de  la  santé,  et  ce  que  je  veux  est  diantrement  bien 
voulu.  Laissez-moi  faire,  et  ne  vous  tourmentez  pas;  car, 
avant  tout,  je  veux  vous  voir  guérie. 

maokleim:. 

Tiens!...  tu  me  donucs  si  bon  es[)oir,  i[u'il  me  semble  l'êlro 
déjà. 

Jt;ANNIE,   du  dehors. 


OÙ  est-il,  mon  François!  Ah!  François  ? 


FRANÇOIS   LK    CHAMPI  15^ 

SCENE  XI 
Les   Mêmes,  MARIETTE,  CATHERINE,   JEANNIE. 

Jeamnie  et  François  se  jettent  dans  les  bras  l'un  de  1  autre. 
FRANÇOIS. 

Oh!  comme  il  est  joli!  comme  il  a  profité!...  Tu  n'es  pas 
encore  si  gros-  ni  si  grand  que  la  Catherine  voulait  bien  le 
dire  ;  mais  ça  me  fait  plaisir,  Jeannie,  parce  que  je  m'ima- 
gine que  tu  auras  encore  besoin  de  moi  pour  me  faire  faire 
tes  petites  volontés. 

JE  ANNIE,   gaiement. 

Oui,  mes  quatre  "cents  volontés,  comme  tu  disais  dans  le 
temps. 

FRANÇOIS. 

Oui-da,  il  a  bonne  mémoire.  Oh  !  que  c'est  donc  mignon, 
Jeannie,  de  n'avoir  point  oublié  son  François!...  Mais  est-ce 
que  nous  avons  encore  tant  de  volontés  que  ça? 

JEANNIE. 

Oh!  je  n'en  ai  plus  qu'une,  mais  elle  est  grosse  comme 
moi  !  c'est  de  voir  ma  mère  mignonne  guérie. 

FRANÇOIS, 

C'est  très-bien  parlé,  ça,  Jeannie;  va,  j'ai  la  même  rolonté, 
et  le  bon  Dieu  nous  contentera.  Nous  allons  si  bien  la  soigner, 
notre. mère  mignonne,  et  la  réconforter,  que  nous  la  ferons 
bientôt  rire  de  nos  folletés  comme  autrefois. 

Pendant  ce  qui  précède,  Catherine  a  servi  une  table. 
CATHERINE. 

Ah  çà  !  c'est  à  mon  tour  de  l'embrasser,  ce  champi  !  (Elle 
l'embrasse.)  Ah!  je  crovais  bien,  mon  pauvre  François,  que  tu 
ne  retournerais  jamais.  Allons,  il  faut  te  réchauffer  l'estomac. 

(Elle  fait  asseoir  François  de  force  et  se  met  à  genoux  en  face  de  lui,  les 

coudes  appuyés  sur  la  table.)  Mais  voyez  donc,  notre  maîtresse, 
comme  il  est  devenu  beau!  Il  m'aurait  fallu  du  temps,  quant 
à  moi,  pour  le  réclamer!  Est-il  beau!...  l'est-il!...  et  qu'il  a 


160    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

de  la  barbe  pour  de  bon  !...  (Elle  se  frotte  la  joue.)  Dame  !  ça  ne 
piquait  pas  du  tout  quand  tu  es  parti...  et,  à  présent,  ça  pi- 
cote. Quels  bras!...  quelles  mains!...  un  ouvrier  comme  ça 
en  vaut  deux.  Combien  donc  est-ce  qu'on  te  paye  là-bas? 
MARIETTE,  à  MaJeleine. 
Est-elle  hardie,  cette  Catherine,  d'examiner  comme  ça  ce 
garçon? 

MADELEINE. 

C'est  qu'elle  l'a  vu  tout  petit,  et  qu'elle  le  regarde  aussi 
comme  son  enfant. 

MARIETTE,  lui  versanl  à  boire. 

Mangez  donc  mieux  que  ça!...  vous  ne  vous  nourrissez 
quasi  point.  Catherine,  fais  donc  flamber  le  feu,  il  ne  fait 
point  chaud  ici. 

FRANÇOIS. 

Ne  faites  pas  attention  à  moi,  demoiselle...  (la  regardant) 
demoiselle  Blanchet,  car,  sans  vous  ofTenser,  vous  ressemblez 
à  votre  défunt  frère. 

MADELEINE. 

Oui,  c'est  ma  petite  belle-sœur.  Tu  ne  la  connaissais  pas, 
François?...  Elle  est  avec  moi  depuis  six  ans,...  depuis  ton 
départ.  Avec  Jeannie  et  toi,  ça  me  fait  trois  beaux  enfants!... 
3Iais  mange  donc  ! 

FRANÇOIS,   se   levant. 

Je  suis  si  content  d'être  là,  que  je  n'ai  envie  de  boire  ni 
de  manger...  Mais  vous  toussez  beaucoup,  madame.  Blan- 
chet ? 

CATHERINE. 

C'est  que,  de  vrai,  il  ne  fait  point  chaud  ici.  Je  vas  vous 
remettre  dans  votre  chambre,  notre  maîtresse,  et  vous  y 
servir  votre  soupe. 

FRANÇOIS,  à  Madeleine,  qui  veut  se  lever. 

Qu'est-ce  que  vous  faites?  vous  voulez  donc  vous  rendre 
plus  malade  ? 

MADELEINE. 

Tu  as  raison,  mes  forces  ne  sont  pas  encore  revenues. 


FKAXÇOIS   LE    t  IIAMPI  161 

FUANÇOIS. 

C'est  moi  qui  roulerai  le  fauteuil  de  madame  Blanchot;  il 
y  a  si  longtemps  que  je  n'ai  eu  le  contentement  de  la  servir! 
Il  roule  Madeleine  dans  sa  chanibie. 
J BANNIE,  prenant   l'écuelle. 
Et  c'est  moi  qui  la  ferai  manger. 

Il  suit  sa  mèro  cl  François. 

SCÈNE  XII 
CATHERINE,   MARIETTE. 

Catherine  range  la  table. 
MARIETTE. 

Dis-moi  donc,  Catherine,  qu'est-ce  que  c'est  qu'un  champi? 

CATHERINE. 

Voilà  que  vous  me  demandez  des  choses...  Je  ne  sais  com- 
ment vous  dire...  Un  champi,...  c'est  un  champi...  quoi  ! 

MARIETTE. 

Je  sais  bien  que  cela  veut  dire  un  enfant  trouvé  dans  les 
champs,  un  enfant  abandonné  de  père  et  de  mère. 

CATHERINE. 

Eh  bien,  oui,  voilà  ce  que  c'est. 

MARIETTE. 

Ce  n'est  pas  leur  faute;  pourquoi  les  méprise-t-on? 

CATHERINE. 

Parce  que  la  misère  les  rend  quelquefois  mauvais.  Mais  ce 
n'est  point  le  cas  pour  notre  champi,  à  nous!...  Nous  l'avons 
bien  élevé;  il  a  toujours  montré  de  l'esprit,  de  la  conduite, 
et  un  cœur!... 

MARIETTE. 

Et,  alors,  pourquoi  donc  est-ce  que  mon  frère  l'avait 
chassé  ? 

CATHERINE. 

Qui  est-ce  qui  vous  a  dit  ça?.,.  Ce  n'est  pas  moi. 


162  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

MARIETTE. 

Enfin,  tu  vois  bien  que  je  le  sais. 

CATHERINE. 

Et  moi,  je  sais  qui  vous  l'a  dit  :  c'est  la  Sévère...  Elle  ne 
vous  a  peut-être  pas  dit  le  reste?... 

MARIETTE. 

Quoi  donc? 

CATHERINE. 

C'est  que,  dans  ce  temps-là,...  elle  trouvait  le  petit  champi 
déjà  bien  à  son  gré...  et  que  c'est  à  cause  qu'il  n'a  pas  voulu 
la  trouver  au  sien,  qu'elle  l'a  fait  chas'ser  par  ses  menteries... 
Tenez,  tenez,  votre  madame  Sévère  gouvernait  un  peu  trop 
votre  défunt  frère,  et  leur  amitié  n'était  pas  déjà  une  si  belle 
chose...  Mais  vous  m'en  feriez  dire  plus  que  je  ne  veux;  je 
m'en  vas  dans  le  moulin  arranger  le  lit  de  notre  François. 

SCÈNE    XIII 
Les  MÊMES,   FRANÇOIS. 

FRANÇOIS,  entendant  les  derniers  mots  de  Catherine. 

Non,  Catherine,  j'arrangerai  bien  ça  moi-même.  Demoi- 
selle Mariette,  voulez-vous  aller  aider  votre  belle-sœur,  qui 
veut  se  coucher? 

Mariette  entre  chez  Madeleine,  et  tire  la  porte. 

SCÈNE  XIV 
FRANÇOIS,   CATHERINE. 

FRANÇOIS. 

Ah  çà  !  écoute,  toi,  Catherine;  dis-moi,  en  deux  mots,  où 
en  sont  les  affaires  de  la  maison. 

CATHERINE,   pleurant. 

Ah  !  mon  pauvre  François,  tout  a  a  i)our  le  pkis  mal  ;  car 
celte  méchante  femme  nous  en  veut  trop. 


FRANÇOIS    LE  CHAMPI  163 

FRANÇOIS. 

Ne  pleure  pas;  ça  me  gène  pour  entendre.  Quelle  méchante 
femme  veux-tu  dire?...  la  Sévère?... 

CATHERINE. 

Eh  !  oui,  Sévère  la  mal  nommée,  comme  tu  l'appelais  dans 
le  temps;  la  vilaine  créature  à  maître  Blanchet,  qui  a  ruiné 
le  défunt,  et  qui,  à  présent^  voudrait  ruiner  la  veuve  et  l'en- 
fant! 

FRANÇOIS. 

Je  sais  qu'elle  le  faisait  boire,  et  que,  quand  il  était  comme 
ça  tout  enflambé  de  vin  et  de  folie,  elle  lui  faisait  signer  tout 
ce  qu  elle  voulait.  Je  parie  qu'elle  dit  qu'il  est  mort  son  dé- 
biteur ? 

CATHERINE. 

Elle  montre  un  billet  de  quatre  cents  pistoles,  et  les  gens 
de  loi  disent  qu'il  est  bon;  mais,  moi,  je  jurerais  mon  chrême 
et  mon  baptême  qu'il  a  été  payé;  car,  trois  jours  avant  de 
tomber  malade;  notre  maître  lui  a  porté  sur  son  cheval  quatre 
gros  sacs  d'écus,  je  les  ai  vus;  et,  depuis,  il  cherchait  un  pa- 
pier, une  quittance,  qu'il  disait  avoir  reçue  ;  et  il  est  mort 
comme  ça...  parlant  toujours  de  la  chose  dans  son  délire. 

FRANÇOIS. 

Ah  !  c'est  bon  à  savoir,  ça  ;  mais  comment  la  Sévère  a- 
t-elle  su  que  la  quittance  était  égarée? 

CATHERINE. 

Hélas!  mon  Dieu,  elle  l'a  su  par  une  personne  qui  n'aurait 
pas  dû  le  dire,  mais  qui  a  la  langue  aussi  légère  que  la  tête  : 
par  la  petite  Mariette,  sœur  du  défunt. 

FRANÇOIS. 

Oh!  est-ce  que  cette  jeunesse  fréquente  la  Sévère? 

CATHERINE. 

Que  voulez-vous  !  son  frère  l'y  conduisait,  et  elle  veut  la 
marier  avec  Jean  Bonnin,  son  neveu... 

FRANÇOIS. 

Comment!  ce  petit  Jean  qui  était  si  simple  ? 


164  THEATRE    COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

CATHERINE. 

Il  n'est  plus  si  petit;  mais  il  est  toujours  aussi  fafiot.  La 
Sévère,  qui  fait  métier  de  présenter  des  galants  à  la  petite, 
favorise  son  neveu,  comme  de  raison.  La  petite  est  coquette; 
elle  n'ose  plus  aller  chez  la  Sévère;  mais  la  Sévère  lui  parle 
sur  les  chemins,  ou  le  dimanche  à  la  messe.  Elle  la  flatte,  et 
j'ai  grand'crainte  qu'elle  ne  la  gouverne  trop.  Par  son  moyen, 
elle  sait  tout  ce  qui  se  fait  ici,  et  elle  s'en  servira  pour  nous 
ruiner. 

FRANÇOIS. 

Mais,  moi,  je  suis  là,  et  nous  verrons  bien!  Tu  es  sûre  que 
M.  Blanchet  avait  payé?  tu  le  lui  as  entendu  dire  ?... 

CATHERINE,   levant  la  main. 

Aussi  vrai  que  je  n'ai  jamais  volé,  moi. 

FRANÇOIS. 

En  ce  cas,  c'est  sûr,  et  c'est  tout  ce  qu'il  me  faut.  Tran- 
quillise-toi, Catherine,  et  d'abord  commençons  par  le  plus 
pressé.  Où  est  le  meunier  ? 

CATHERINE. 

Parti,  François;  on  lui  devait  deux  ans  de  gages. 

FRANÇOIS. 

Et  le  garçon  du  moulin  ? 

CATHERINE. 

C'est  notre  pauvre  petil  Jeannie  qui  fait  aller  le  mouHn  à 
lui  tout  seul;  mais  bientôt  il  n'aura  pas  grand'peine,  car 
toutes  nos  pratiques  nous  ont  quittés.  Quand  on  est  dans  le 
malheur!...  Nous  sommes  là  sans  un  denier  :  tout  est  saisi, 
bientôt  nous  n'aurons  pas  un  morceau  de  pain,  pas  un  œuf, 
pas  un  fagot  !... 

FRANÇOIS. 

Ai-je  bien  fait  de  revenir  !...  Allons,  Catherine,  j'ai  gagné 
un  peu  d'argent  chez  mes  maîtres,  et  j'apjwrte  de  quoi  remé- 
dier au  plus  gros  du  dommage.  Nous  allons  racheter  le  né- 
cessaire, et,  quant  au  moulin,  s'il  y  a  du  désarroi,  je  n'ai  pas 
besoin  de  charron  pour  le  remettre  en  danse...  (a  jcannic,  qui 
sort  de  chez  sa  mère.)  Il  n'est  point  tard,  et  il  faut  que  mon  Jean- 


FRANÇOIS   LE    CHAMPI  465 

nio,  qui  est  presto  comme  un  papillon,  coure  bien  vite,  ce 
soir  et  encore  demain  matin,  dire  à  toutes  nos  pratiques  que 
le  moulin  crie  comme  dix  mille  diables,  et  qu'il  y  a  à  la 
meule  un  rude  meunier  qui  attend  le  grain. 

JE.VNNIE. 

J'y  vas,  j'y  cours,  mon  François  ! 

CATHERINE. 

Prends  donc  tes  sabots  et  ton  bonnet  de  laine  ! 

JEANNIE. 

Non,  non  ;  j'irai  plus  vite  comme  je  suis. 

Il  sort  en  courant.  Catherine  le  pourr^nit  pour  lui  faire  prendre 
son  bonnet. 

FRANÇOIS. 

A  présent,  Catherine,  donne-moi  la  clef  de  la  crédence... 
C'est  bien  toujours  là  que  tu  ranges  tous  les  papiers?... 

CATHERINE,   lui  donnant  la  clef. 

Tous  les  papiers  du  défunt  y  sont,  et  mêmement  tous  ceux 
que  les  huissiers  ont  apportés  depuis.  Moi,  je  n'y  connais 
rien,  bonnes  gens!...  Mais,  puisque  tu  sais  lire  dans  les 
écritures,  tu  vas  examiner  tout  ça... 

FRANÇOIS.        • 

Et  maintenant,  vu  dormir,  Catherine. 

CATHERINE. 

Oh  !  non  pas  ;  je  ne  quitte  jamais  notre  maîtresse  la  nuit... 
Elle  est  si  faible  ! 

FRANÇOIS. 

jMais  la  demoiselle  Mariette  la  veille  bien  à  son  tour  ? 

CATHERINE. 

Oh!  ma  Gne,  jamais;  c'est  jeune,  voyez-vous;  ça  ne  con- 
naît pas  la  peine;  d'ailleurs,  moi,  ça  m'est  égal;  je  dors  un 
peu  sur  ma  chaise  ;  et  il  y  a,  ma  foi,  bien  un  mois  que  je  ne 
me  suis  pas  couchée  chrétiennement  dans  un  lit  deux  heures 
d'affilée. 

FRANÇOIS. 

C'est  pour  ça  que  tu  vas  dormir  dans  le  tien  bien  chré- 


166    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

tiennement  toute  la  nuit;  et  mademoiselle  Mariette  veillera 
sa  belle-sœur;  je  t'en  réponds,  j'y  aurai  l'œil. 

CATHERINK. 

Oh  !  ça  fâcherait  peut-être  madame  Blanchet.  Elle  craint 
de  contrarier  cette  petite  ;  et,  d'ailleurs,  il  faut  la  veiller  mal- 
gré elle. 

FRANÇOIS. 

Fais  ce  que  je  te  dis.  Vois-tu,  Catherine^  il  faut  m'obeir 
pour  un  peu  de  temps.  -Quand  tout  ira  bien  ici,  tu  me  com- 
manderas à  ton  tonr, 

CATHERINE. 

Allons,  je  ne  sais  pas  comment  ça  se  fait,  mais  tu  parais 
avoir  si  bonne  tête  et  si  bon  cœur,  que  le  commandement 
soit  ton  droit. 

Elle  sort. 

SCÈNE  XV 
FRANÇOIS,  seul. 

Il  va   devant  la  crédence  et  l'ouvre. 

D'abord,  je  vas  me  débarrasser  de  ma  ceinture,  et  serrer 

ici  les  écus  que  j'ai  gagnés,    (il  ôte  sa  ceinture  et  met  l'argent  dans 

la  crédence.)  Voilà  mes  six  années  de  gages  comme  garçon 
meunier;  il  ne  s'en  manque  guère...  J'ai  bien  fait  d'économi- 
ser!... Je  savais  bien  qu'au  train  dont  marchait  maître  Blan- 
chet, sa  femme  et  son  enfant  auraient  besoin  du  champi  un 
jour  ou  l'autre...  Quant  à  ça  ...  (il  tire  un  portefeuille  et  l'ouvre.) 
Non,  il  vaut  mieux  le  garder  sur  moi  jour  et  nuit,  c'est  plus 
sûr...  Ça  ne  gêne  pas,  ces  petits  morceaux  de  papier  fin  ;...  ça 
ne  fait  pas  plus  de  bruit  dans  la  poche  qu'une  miette  de  pain 
dans  un  bonnet...  C'est  drôle!...  et  dire  que  ça  vaut  quatre 
mille  francs  I...  un  beau  champ  de  blé,  quoi  I...On  ne  voit  pas 
souvent  de  ça  dans  nos  campagnes;  mais,  moi,  je  sais  que 
c'est  bon  et. que  ça  payera  les  dettes  de  Madeleine...  Quant 
à  celle  qui  m'a  envoyé  ça,  bénie  soil-elle,  quand  même  !  0 
ma  pauvre  mère!...  vous  aviez  de  quoi  élever  votre  champi, 
mais  vous  avez  eu  peur  du  monde,  parce  que  le  monde  est 


FRANÇOIS   LE   CHAMP  I  *C7 

sans  pilié  !...  Ouand  j'ai  reçu  ce  cadeau-là,  bien  en  secret, 
par  les  mains  d'un  prêtre,  ça  m'a  lait  d'al)ord  plus  de  peine 
que  de  plaisir...  Ça  voulait  dire  :  «  Tiens!  voilà  de  l'argent, 
tu  ne  me  connaîtras  jamais...  »  Et  moi,  j'aurais  mieux  aimé 
embrasser  celle  qui  m'a  mis  au  monde  !  Eh  bien,  merci,  ma 
mère  !  (ii  baise  le  portefeuille.)  Tu  m'as  rendu  un  plus  grand  ser- 
vice que  je  ne  pensais...  puisque  tu  m'as  donné  le  moyen  de 
sauver  celle  qui  m'a  tenu  lieu  de  toi  !  (il  remet  le  portefeuille  dans 
sa  poche.)  Allons,  voyons  ces  paperasses. 

Il  examine  les  paiiiers. 

SCÈNE  XVI 

FRANÇOIS,  JEAN  BONNIN,  entrant  avec  précaution. 
JEAN,   à  part. 

Toi,  je  t'ai  bien  vu  entrer,  mais  je  ne  te  vois  pas  faire 
mine  de  sortir...  Qu'est-ce  que  ça  signifie  ?  serait-ce  un  ga- 
lant pour  la  Mariette?...  (il  regarde  François  à  la  dérobée.)  Un 
beau  gars,  ma  foi  ,  un  jeune  homme,  et  qui  a  du  dequoi, 
d'après  ses  habits  !...  Oh  !  je  te  ferai  causer  1  j'en  veux  savoir 
le  fin  mot!... 

Il  tousse. 
FRANÇOIS,   sans  se  retourner. 

Te  voilà  déjà  revenu,  Jeannie  ? 

JEAN.  Il  tousse  encore. 
Jeune  homme  ! 

FRANÇOIS,   se  retournant. 

Plaît-il? 

JEAN. 

Sans  vous  commander,  peut-on  vous  demander  si  vous 
n'avez  point  vu  un  laurier  ? 

FRANÇOIS,    l'exaininant. 

Un  laurier? 

JEAN. 

Oui,  un  bouquet  de  laurier  avec  des  rubans,  comme  qui 
dirait  une  engageure  qu'on  met  à  la  cheminée. 


IC8  THÉATEE  COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

FRANÇOIS. 

Ah!  bon  I  un  bouquet  iiour  demander  le  cœur  et  la  main 
d'une  jeune  fille  à  marier?...  Je  n'ai  rien  vu...  C'est  donc 
vous  qui  l'aviez  apporté,  ce  bouquet? 

JEAN. 

C'est  peut-être  bien  vous  ? 

FRANÇOIS. 

Et  si  c'était  moi? 

JEAN. 

Dame  1  faudrait  s'expliquer,  (a  part.)  Voilà  un  homme  qui 
est  fin  I 

FRANÇOIS. 

Eh  bien,  on  s'expliquera  quand  vous  voudrez,  Jean  Bonnin. 

JEAN,    à  part. 

Il  me  connaît,  et  je  ne  le  connais  point...  Il  est  plus  fin 
que  moi. 

FRANÇOIS. 

Vous  voilà  tout  interloqué;  on  dirait  que  vous  avez  oublié 
votre  nom,  en  venant  ici.  Au  moins,  vous  n'auriez  pas  dû 
oublier  votre  parenté,  car  m'est  avis  que  le  neveu  de  ma- 
dame Sévère  devrait  faire  un  peu  plus  de  façons  pour  entrer 
dans  la  maison  et  pour  vouloir  entrer  dans  la  famille  de  ma- 
dame Blanchet. 

JEAN. 

C'est- il  de  sa  part  que  vous  me  baillez  mon  congé? 

FRANÇOIS. 

Non,  ce  n'est  qu'un  conseil  d'ami. 

JEAN. 

Vous  n'êtes  point  mon  ami;  je  no  vous  connais  point. 

FRANÇOIS. 

Eh  bien,  dites  à  votre  tante  que  vous  avez  vu  le  champi, 
et  qu'il  est  céans. 

JEAN. 

Lechampi!...  Comment,  c'estvous  ?...  c'est  toi,  François?... 
Oh!  c'est  bien  différent!  nous  n'avons  jamais  été  ennemis, 
que  je  sache...  Oh  bien,  je  veux  causer  avec  toi;  demain. 


FRANÇOIS  LE  CHAMPI  IC,9 

j'irai  to  Irouver  dans  le  moulin,  cl,  si  lu  veux  me  rendre  ser- 
vice, je  te  payerai  à  boire,  mais,  la,  tout  ton  toûl  ! 
FRANÇOIS,  souriant. 
Je  ne  demande  pas  mieux. 

JEAN. 

Eh  bien,  c'est  dit,  à  demain!.,.  Je  m'en  vas...  parce  que  je 
ne  dois  pas  venir  ici...  C'est  trop  tôt!...  c'est  trop  tôt!  La 
main,  François"? 

FRANÇOIS,  lui  donnant  la  main. 
Soitl... 

JEAN,   à  part,  en  sortant. 
Étais-je  bête,  de  me  molester  l'esprit  pour  un  champil... 
C'est  égal,  je  ne  vas  pas  loin...  Je  veux  le  voir  sortir...  Il 
est  fin... 

Il  sort. 

SCÈNE  XYII 

FRANÇOIS,   seul,  rangeant  la  crédence. 

Le  voilà  enchanté  de  moi!  C'est  si  peu  de  chose  qu'un 
champi  !...  on  ne  le  craint  pas,  et^  au  besoin,  on  l'achète... 
parce  que  c'est  pauvre  !...  Bon  !  je  te  confesserai  plus  que  tu 
ne  me  confesseras,  toi!  Mais  la  diable  de  quittance  n'est 
point  ici  :  elle  aura  été  soustraite  ou  brûlée  par  mégarde!... 
Diantre  !... 

11  ferme  la  crédence. 

SCÈNE   XVIII 
MARIETTE,  FRANÇOIS. 

MARIETTE. 

Eh  bien,  vous  êtes  donc  encore  ici,  monsieur  François? 
Où  donc  est  la  Catherine?  Voilà  ma  belle-sœur  endormie,  et 
c'est  l'heure  de  nous  reposer  Ions. 

I  40 


170  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE    SAND 

FRANÇOIS. 

Vous  êtes  donc  bien  fatiguée,  demoiselle  ?  A  vous  voir  si 
fraîche,  je  ne  l'aurais  point  cru. 

MARIETTE,   nionlrant  l'escalier. 

C'est  donc  un  tort  à  vos  yeux  d'avoir  bonne  mine  ? 

FRANÇOIS,   s'approchant  de  l'escalier. 

Non;  mais  j'ai  fait  une  comparaison  de  votre  mine  si  bril- 
lante avec  celle  de  la  pauvre  Catherine,  et,  que  voulez-vous 
que  je  vous  dise?...  j'ai  pris  plus  d'intérêt  à  regarder  la 
pauvre  servante  qui  meurt  comme  un  bon  cheval  sous  le  har- 
nais, que  la  belle  jeunesse  qui  reluit  comme  une  aube  au 
printemps, 

MARIETTE. 

Est-ce  que  Catherine  s'est  plainte  d'être  fatiguée  ?...  Pour- 
quoi ne  me  l'a-t-elle  point  dit?... 

FRANÇOIS. 

Le  courage  ne  se  plaint  jamais;  c'est  au  bon  cœur*de  devi- 
ner quand  il  souffre. 

MARIETTE. 

Et  vous  l'avez  deviné?...  A  ce  compte,  c'est  Catherine  qui 
a  le  courage,  c'est  vous  qui  avez  le  bon  cœur...  Et  moi, 
qu'est-ce  que  j'ai  ? 

FRANÇOIS. 

Vous  avez  votre  beauté  pour  vous  consoler  du  mal  des 
autres. 

MARIETTE,  descendant  les  marches. 

C'est  tout!...  Savez -vous,  monsieur  le  meunier,  que,  si 
vous  me  dites  mes  vérités,  j'en  sais  dire  aussi,  et  qu'on  no 
me  gagne  guère  à  ce  jeu-là?... 

FRANÇOIS. 

Dites,  belle  Mariette,  dites  ce  que  vous  avez  au  fin  bout  de 
la  langue.  Vous  voulez  dire  que  je  suis  un  insolent  de  vous 
parler  en  ami,  moi  qui  ne  suis  rien,  moins  que  rien...  un 
champi  !... 

MARIETTE,    embarrassée. 

Ohl  je  n'ai  pas  eu  l'idée  do  vous  reprocher...  Vous  me 


FRANÇOIS   LE   CHAMPI  174 

croyez  bien  mauvaise,  je  le  vois...  Pourtant,  nous  ne  nous 
connaissons  que  de  tantôt;  et  je  pourrais  vous  demaiider  de 
quel  droit  vous  mo  souhaitez  penser  à  votre  mode. 

FRANÇOIS. 

Mon  droit?...  Vous  le  connaissez  bien!  c'est  le  droit  du 
champi...  de  l'enfant  qui  a  été  recueilli  ici  par  la  charité  de 
madame  Blanchet;...  ce  qui  est  cause  qu'il  a  le  devoir  de  l'ai- 
mer comme  sa  mère,  à  seule  fm  de  la  récompenser  de  son 
bon  cœur. 

MARIETTE,   éimie. 

Je  n'ai  rien  à  blâmer  là-dessus,  maître  François,  et  peut- 
être  que,  vous  aussi,  vous  prendrez  une  meilleure  idée  avec 
le  temps. 

FRANÇOIS,   avec  franchise. 

Il  ne.  tiendra  qu'à  vous,  et  je  ne  demande  pas  mieux... 
Voulez-vous  me  donner  une  poignée  de  main  ? 

MARIETTE,   minaudant. 

C'est  un  peu  trop  tôt,  je  pense... 

FRANÇOIS,   souriant. 

Vous  ne  voulez  point?  Ce  sera  pour  plus  tard...  Où  allez- 
vous  donc,  mademoiselle  Mariette  ? 

MARIETTE,   se  dirigeant  vers  sa  chambre. 

Eh!  je  vas  chercher  mon  manteau  et  ma  coiffe  pour  veiller 
Madeleine. 

FRANÇOIS. 

Vous  voyez  bien  que  vous  n'êtes  pas  seulement  la  plus  jo- 
lie fille  du  monde,  et  que  vous  êtes  bonne  aussi,  comme  un 
petit  ange!  Allons,  voulez-vous  me  donner  la  main,  à  pré- 
sent? 

/ 

MARIETTE. 

Puisque  vous  me  le  demandez  si  honnêtement... 

François  lui  baise  la  main  ;  pendant  ce  teni[is,  Jean  Bonnin  passe  la 
tète  par  la  porte  et  fait  un  geste  de  désespoir  comique;  il  disparaît  aus- 
sitôt, et  François  sort  après  lui. 


172         THÉÂTRE  COMPLET   DE  GEORGE   SAND 
MARIETTE,  montant  à  sa  chambre. 

Tiens!...  tiens!...  comme  il  m'a  baisé  la  main  !  c'est  gentil, 
çal...  ça  n'est  pas  des  manières  de  paysan... 


ACTE  DEUXIÈME 

Même  décoration  qu'au  premier  acte;  seulement,  la  porte  du  fond  est 
grande  ouverte  et  l'on  voit  la  campagne  au  printemps. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

FRANÇOIS,  JEANNIE,  MADELEINE,  appuyée  sur 
le  bras  de    CATHERINE. 

FRANÇOIS. 

Allons,  madame  Blanchet,  il  faut  vous  promener  souvent 
pour  reprendre  vos  forces;  voilà  le  printemps,  le  rossignol 
qui  chante,  la  rivière  qui  cause,  le  soleil  qui  se  fait  clair  et 
beau,  (a  Jeannie.)  Soutiens-la  bien,  petit,  car  elle  n'est  pas 
encore  des  plus  fortes,  notre  mère  mignonne. 

JEANNIE. 

N'aie  pas  peur,  mon  François,  je  la  conduirai  aussi  adroi- 
tement que  tu  me  conduisais  quand  j'étais  petit. 

MADELEINE. 

Oh!  je  no  tarderai  pas  à  vous  aider  à  l'ouvrage,  mes  pau- 
vres enfants;  je  me  sens  tous  les  jours  mieux. 

CATHERINE. 

Dame  !  c'a  été  un  peu  long  ;  mais  voilà  que  vous  reprenez 
comme  un  rejet.  M'est  avis,  madame  Blanchet,  que  la  mala- 
die vous  a  rajeunésie  ;  vous  voilà  aussi  blanche  qu'une  bour- 
geoise, et  ça  ne  vous  gâte  point.  C'est  pourtant  à  ce  François- 
là  que  nous  devons  le  contentement  de  vous  voir  guérie! 

JEANNIE. 

Oui,  c'est  à  lui  ;  depuis  trois  mois  qu'il  est  revenu  à  la 
maison,  il  nous  a  porté  bonheur  en  tout. 


FRANÇOIS  LE  CHA.MPI  173 

MADELEINE. 

Je  le  crois  bien!  il  s'y  emploie  du  matin  au  soir.  Eh  bien, 
lu  parais  soucieux,  François  ? 

CATHERINE. 

Je  sais  ce  qu'il  a;  quelqu'un  nous  a  dit  ce  malin  que  la 
Sévère  voulait  recommencer  ses  chicanes  au  sujet  du  billet 
de  quatre  mille  francs  de  M.  Ulanchet. 

MADELEINE. 

Ah  !  mon  Dieu,  elle  n'y  a  pas  renoncé  ?.Ce  serait  noire  ruine. 

FRANÇOIS. 

Elle  n'oserait,  ce  sont  des  menaces  pour  vous  effrayer; 
mais  soyez  sûre  qu'elle  ne  s'embarquera  pas  dans  une  si 
mauvaise  affaire. 

Catherine  va  à  la  fcnclro. 
MADELEINE. 

Si  pourtant  mon  mari  n'avait  pas  payé! 

FRANÇOIS. 

C'est  ce  que  je  saurai,  pas  plus  tard  qu'aujourd'hui;  j'ai 
trouvé  un  prétexte  pour  y  aller,  chez  la  Sévère,  et  j'y  vais  de 
ce  pas. 

CATHERINE,  regardant  par  la  fenêtre. 

Oh!  mafme,  vous  n'aurez  pas  besoin  d'aller  bien  loin,  car 
la  voilà  qui  vient  ici. 

Elle  ferme  la  porte  du  fond. 
MADELEINE. 

Ici,  la  Sévère!  elle  ose  venir  chez  moi?  Oh!  c'est  une 
grande  hardiesse  ! 

FRANÇOIS. 

Oui,  bien  grande;  mais  elle  n'y  reviendra  pas  deux  fois, 
car  je  veux  la  recevoir.  Sortez  par  ici,  ma  chère  mère  (u 
montre  la  chambre  de  Madeleine),  pour  ne  la  point  rencontrer,  et 
promenez-vous  au  bout  du  jardin  pour  ne  la  point  entendre, 
ça  ne  vous  ferait  que  du  mal. 

CATHERINE  ,   regardant  toujours    par   le  fond. 

11  parait  qu'elle  n'a  point  osé  se  risquer  seule,  car  elle 

10. 


174    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

amène  ici  son  gros  innocent  de  neveu  ,  qu'elle  veut  faire 
épouser  à  mademoiselle  Mariette. 

FRANÇOIS. 

C'est  bon,  va  au-devant  d'eux,  et  dis-leur  que  la  demoi- 
selle est  ici. 

Catherine  sort. 
MADELEINE. 

Mais  OÙ  donc  est-elle,  Mariette? 

FRANÇOIS. 

Chez  la  Sévère,  comme  tous  les  jours;  mais  elles  n'auront 
pas  suivi  le  même  chemin  et  ne  se  seront  pas  rencontrés. 

François  va  vers  la  fenêtre. 
MADELEINE. 

Mon  Dieu,  est-il  possible  que  cette  enfant  s'obstine  dans 
une  pareille  amitié?  Ah!  je  l'entends,  cette  vilaine  feuune. 
Allons-nous-en,  mon  Jeannie  ;  et  toi,  François,  ne  te  querelle 
pas  avec  son  neveu. 

FRANÇOIS,  riant. 

Ah!  pour  cela,  il  n'y  a  point  de  danger. 

Madeleine  et  son  fils  sortent  par  la  porte  de  côté. 
FRANÇOIS. 

A  nous  deux,  maintenant,  dame  Sévère  ! 

SCÈNE  II 
FRANÇOIS,  SÉVÈRE,  JEAN  BONNIN. 

SÉVÈRE. 

Eh  bien,  cette  grosse  niaise  de  servante  qui  nous  disait 
que  la  Mariette  était  céans!  je  ne  vois  que  le  beau  meunier 
à  la  veuve. 

FRANÇOIS. 

Dites  le  serviteur  do  madame  Blanchct,  pour  vous  obéir, 
pas  moins,  dame  Sévère. 

SÉVÈRE. 

Ah!  tu  es  devenu  bien  honnête  avec  les  années,  chauipi  ; 


FRANÇOIS   LK   CIIAMPI  175 

tu  n'étais  pas  comme  ça  quand  on  l'a  cliassé  de  la  maison. 

FRANÇOIS. 

Piiis(iuo,  par  l'efTet  de  votre  bonté,  j'ai  été  forcé  de  voya- 
ger, madame  Sévère,  c'est  à  vous  que  j'ai  l'obligation  d'avoir 
appris  l'honnêteté;  et,  s'il  vous  plaisait  me  laisser  causer  un 
brin  avec  vous,  vous  ne  me  trouveriez  peut-être  plus  si  mal 
éduqué  que  par  le  temps  passé. 

SÉVÈRE. 

Tiens,  il  a  appris  à  parler,  ce  garçon-là.  (a.  part.)  Et  il  est, 
ma  foi,  devenu  joli  homme  tout  à  fait,  (a  Jean  Bonnin.)  Eh  bien, 
qu'est-ce  que  tu  fais  là,  comme  un  nigaud,  à  regarder  les 
images  de  la  cheminée  ?  Dirait-on  pas  que  tu  as  froid  !  il 
faut  être  plus  dégourdi  que  ça  quand  on  vient  voir  sa  belle. 
Allons,  éveille-toi,  cherche-la  dans  le  moulin  ou  dans  le  ver- 
ger, puisqu'elle  n'est  point  dans  la  maison. 

FRANÇOIS,    à  Jean  Bonnin. 

Vous  souhaitez  voir  notre  jeune  demoiselle  ?  Je  crois  bien 
qu'elle  est  allée  jusque  chez  sa  cousine  Fanchon. 

JEAN. 

Diantre!  ce  n'est  point  tout  près  d'ici!  C'est  égal,  je  m'en 
y  vas. 

Il  son. 
FRANÇOIS,  k  part. 
Va,  mon  garçon,  et  tâche  de  la  rencontrer. 

SCENE  III 
FRANÇOIS,  SÉVÈRE. 

SÉVÈRE. 

Eh  bien,  qu'est-ce  que  vous  avez  à  nous  conter,  le  beau 
meunier  ? 

FRANÇOIS,  d'un  ton   patelin. 

Je  voulais  VOUS  parler  d'affaires,  mais  vous  dites  là  un 
uwt...  Dame!  on  vous  en  conterait  bien,  si  on  l'osait  î  C'est 
que  vous  êtes  diantrement  belle  femme ,   da  I  vous  n'avez 


176    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

point  empiré,  depuis  que  je  ne  vous  ai  vue  d'aussi  près;  vous 
êtes  encore  fraîche  comme  une  guigne,  et  je  ne  m'étonne 
point  que  défunt  maître  Blanchet  eût  perdu  l'esprit  à  cause 
de  vous  ! 

SÉVÈRE  ,    à  part. 

Je  vois  ce  que  c'est;  on  me  flatte,  on  a  peur.  (Haut.)  Voyons, 
c'est-il  par  malice,  ou  par  enjôlerie,  que  tu  me  contes  ces  sor- 
nettes-là? Crois-tu  que  je  ne  saclie  pas  où  tu  veux  en  venir? 

FRANÇOIS. 

Oh!  pouvez-vous  dire  ça!  Vous  savez  bien  que,  pour  de  la 
malice,  je  n'en  ai  jamais  été  cousu...  Vous  vous  mettez  dans 
l'esprit  que  je  vous  demande  grâce  pour  cette  pauvre  ma- 
dame Blanchet,  qui  a  son  sort  entre  vos  mains,  et  que  je  vou- 
drais vous  amener  à  un  petit  arrangement? La  vérité  est  que 
cette  femme  est  malheureuse,  et  qu'il  ne  dépendrait  que  de 
vous  de  la  mettre  sur  les  chemins,  une  besace  au  dos  et  un 
bâton  de  misère  à  la  main. 

SÉVÈRE. 

Sans  doute,  il  ne  tient  qu'à  moi.  (a  part.)  Et  c'est  à  quoi  je 
ne  manquerai  point,  si  je  puis. 

FRANÇOIS. 

Oh  !  vous  ne  feriez  point  une  pareille  chose  !  vous  avez  le 
cœur  trop  bien  placé,  et  vous  ne  voudriez  point  non  plus  lui 
subtiliser  l'amitié  de  sa  petite  belle-sœur,  qu'elle  aime  comme 
son  enfant,  et  qu'elle  élève  depuis  quasiment  cinq  ou  six 
années. 

SÉVÈRE. 

Ah  !  nous  y  voilà  !.,.  Nous  savons  tous  que  la  petite  a  du 
bien,  qu'on  serait  assez  aise  d'en  conserver  la  tutelle  pour 
parer  à  de  gros  embarras,  sauf  à  lui  rendre  des  comptes  plus 
tard,  comme  on  pourra  !  On  voudrait  bien  l'empêcher  de 
venir  chez  moi,  parce  qu'elle  risque  d'y  rencontrer  galant  à 
son  gré,  et  que  le  plus  tard  on  la  mariera,  le  plus  longtemps 
on  verra  reluire  ses  écus;  mais  la  petite  a  une  bonne  tète. 
Dieu  merci,  on  ne  la  renfermera  pas  comme  un  oiseau  dans 
une  cage.  Elle  n'a  ni  père  ni  mère,  elle  fait  ce  qu'elle  veut 


FRANÇOIS   Lli   CHAMPI  *'' 

pense  comme  elle  l'entend,  et  le  mari  qu'elle  choisira,  il  fau- 
dra bien  qu'on  s'en  accom.mode  ! 

Ils  vont  s'asseoir  à  droite. 

FRANÇOIS,   à  part. 

C'est  donc  comme  cela  qu'on  endoctrine  cette  jeunesse! 
(Haut.)  Moi,  je  ne  vous  en  dirai  rien,  madame  Sévère.  Je  ne 
sais  pas  toutes  ces  affaires-là,  et  ne  me  mêle  point  de  ce  que 
veut,  ou  ne  veut  pas  la  demoiselle  de  céans.  Je  sais  seulement 
qu'il  y  a  des  personnes  qui,  pour  avoir  plus  d'âge  et  de  cor- 
pulence, n'en  sont  pas  moins  bonnes  à  regarder. 

SÉVÈRE,    à  part. 

Diantre!  il  me  regarde  avec  des  yeux!...  C'est  qu'il  a  fiè- 
rement bonne  mine,  ce  garçon-là  !  (Haut.)  Allons  !  qu'est-ce 
que  tout  ça  signifie?  est-ce  pour  ton  compte  ou  pour  celui 
de  la  veuve  Blanchet  que  tu  me  flattes  ? 

FRANÇOIS,   faisant  le  simple. 

Oh!  pour  le  compte  de  madame  Blanchet,  à  quoi  bon? 
Vous  ne  lui  voulez' point  de  mal!  vous  êtes  si  bonne!  vous 
vous  divertissez  un  peu  à  lui  donner  du  tourment;  mais  vous 
êtes  trop  juste  pour  vouloir  réclamer  ce  qui  ne  vous  serait 
point  dû  ! 

SÉVÈRE. 

Ce  qui  ne  me  serait  point  dû?  Est-ce  que  quelqu'un  ici  se 
permet  d'en  douter? 

FRANÇOIS. 

Dame!  oui,  un  peu... 

SÉVÈRE. 

Ah!  voilà  qui  est  fort!  Défunt  Blanchet  m'a-t-il  fait  des 
billets,  oui  ou  non  ? 

FRANÇOIS. 

Oh!  oui. 

SÉVÈRE. 

Et  m'a-t-il  jamais  payée  ? 

FRANÇOIS,  changeant  peu  à  peu  de  ton. 
Eh!  oui. 


178  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEOKGE  SAND 

SÉVÈRE. 

On  ose  dire  çal  Où  est  ma  quittance?  peut-on  me  la  mon- 
trer, ma  quittance? 

FRANÇOIS,   élev<ant  la  voix. 

Parbleu!  oui. 

Ils  se  lèvent. 
SÉVÈRE,  troublée. 
Comment,  oui,  oui?  Il  n'y  a  pas  besoin  de  tant  crier,  je 
no  suis  point  sourde.  Faites-la  donc  voir,  cette  quittance; 
je  serais  bien  aise  qu'on  me  la  fit  voir! 

FRAAÇOIS. 

On  vous  la  fera  voir  devant  les  juges  si  vous  voulez  plai- 
der! fA  part.)  Elle  est  bien  inquiète. 

SÉVÈRE,   se  remettant. 

Ah!  bien,  je  connais  ça;  ou  veut  m'éprouver,  on  croit  me 
faire  peur!  Tu  joues  mal  ton  rôle,  champi;'tu  as  cru  me 
prendre  au  piège.  (Avec  un  riro  forcé.)  Mais  c'est  peine  perdue, 
mon  gars  ;  je  suis  dans  mon  droit,  et  je  plaiderai  jusqu'à  ce 
qu'elle  paraisse,  cette  fameuse  quittance. 

FRANÇOIS,  tranquillement  et  feignant  de  chercher  sa  poche. 

Vous  voulez  donc  la  voir  absolument^  cette  pauvre  quit- 
tance du  bon  Dieu?  (a  part.)  Voyons  jusqu'où  elle  ira!  le  pre- 

mier  papier  venu  !  (ll  tire  un  papier  de  sa  poche  en  ayant  l'œil  sur  tous 

les  mouvements  de  Sévère.)  Oh!  elle  est  écrite  de  votré  belle  main, 
madame  Sévère,  et,  quand  je  l'ai  retrouvée,  j'ai  eu  envie  de 
baiser  votre  signature. 

SÉVÈRE,   voulant  saisir  la  quittance. 

Ce  ne  peut  être  ma  signature,  voyons!... 

FRANÇOIS,   remettant  tranquillement  le  papier  dans  sa  poche. 

Prenez  donc  garde,  madame  Sévère,  vous  allez  vous  écliauf- 
fer  le  sang!  et,  à  cette  heure,  auriez-vous  point  aHaire  à 
votre  logis?  J'ai  dans  mon  idée  que  vous  feriez  bien  d'y  re- 
tourner, car  il  y  a  ici  un  bon  bras... 

SÉVÈRE,   effrayée. 

Malheureux,  tu  oses  menacer  une  femme! 


FRANÇOIS  LE  CHAMPI  179 

FRANÇOIS. 

Non  pas,  non  pas  ;  je  dis  qu'il  y  a  ici  un  bon  bras  pour 
vous  reconduire,  si  vous  voulez  l'accepter. 

SÉVÈRE. 

J'entends,  et  c'est  bien  assez;  mais  ne  crois  pas,  chanipi, 
m'avoir  fait  peur  ni  regret;  vous  direz  du  mal  de  moi  !  je  ne 
m'en  embarrasse  guère,  et  vous  verrez  comme  je  sais  prendre 
les  devants. 

FRANÇOIS, 

A  cela,  il  n'y  aura  rien  de  nouveau  ! 

SÉVÈRE. 

Si  fait,  il  y  aura  du  nouveau,  et,  si  vous  parlez  mal  de 
moi,  vous  en  entendrez  parler  aussi.  Ah!  c'est  comme  çal  tu 
as  voulu  me  jouer!  Je  m'en  vas,  mais  vous  ne  tarderez  point 
à  me  revoir,  et  je  ne  me  tiens  pas  loin.  A  bientôt,  beau  meu- 
nier. 

Elle  sort. 

SCÈNE  IV 

FRANÇOIS,  seul. 

J'en  étais  bien  '=;ùr,  elle  a  donné  dans  le  piège;  elle  ne 
plaidera  point;  pour  être  malhonnête,  on  n'est  pas  toujours 
habilo!  Mais  j'ai  peut-être  été  un  peu  vite  avec  elle;  elle 
s'en  va  furieuse!...  Ah!  qu'elle  ne  lâche  point  un  mot  contre 
Madeleine!... 

SCÈNE  V 

MARIETTE,  venant  du  dehors;   FRANÇOIS. 

FRANÇOIS. 

Ah!  vous  voilà  de  retour,  demoiselle?  .  , 

MARIETTE,    assise   à  gauche. 

Eh  bien,  François,  qu'est-ce  que  ça  vous  fait  que  je  sois  ici 
ou  ailleurs? 


180  THEATRE   COMPLET  DE    GEORGE  SAND 

FRAÎVÇOIS. 

Ça  ne  me  regarde  point,  et  pourtant  j'y  fais  attention, 
comme  vous  voyez.,, 

MARIETTE. 

Allons,  laissez-moi,  et  gardez  vos  observations  pour  vous; 
je  ne  suis  pas  en  humeur  de  me  laisser  taquiner  aujourd'hui. 

FRANÇOIS, 

J'en  sais  hien  la  cause,  et  ne  vous  la  demande  point. 

MARIETTE. 

Quelle  cause  est-ce  que  vous  supposez?... 

FRANÇOIS. 

C'est  donc  vous  qui  me  questionnez  à  cette  heure?  Eli  bien, 
j'obéirai  à  votre  premier  commandement...  Je  garde  mes  idées 
pour  moi. 

MARIETTE,  se  levant. 

Ehl  vous  m'impatientez;  qu'est-ce  que  vous  voulez  me 
donner  à  entendre?  Vous  êtes  toujours  après  moi, 

FRANÇOIS, 

Non;  c'est  vous  qui  voulez  me  forcer  à  parler,  et  c'est  moi 
qui  veux  me  taire. 

MARIETTE    hausse  les  épaules  d'un  air  de  dépit. 

Qui  donc  est  venu  ici,  que  je  vois  les  chaises  dérangées? 

FRANÇOIS. 

Vous  voyez  bien  que  vous  m'abimez  de  questions;  qu'est- 
ce  que  ça  vous  fait  que  les  chaises  soient  dérangées  ? 

MARIETTE. 

Ça  m'est  fort  égal  ;  mais  je  dis  qu'il  est  venn  ici  quelqu'un. 

FRANÇOIS. 

Vous  ne  l'avez  donc  pas  rencontrée  ? 

MARIETTE. 

Qui? 

FRANÇOIS. 

Vous  en  venez  pourtant  ! 

MARIETTE. 

D'où? 


FRANÇOIS   LI-:    CHAMl'l  181 

V  R  A  N  Ç  0 1 S . 

E^t-ce  que  je  vous  le  demande? 

MAIUIÎTTE. 

Ail  !  finissez  ces  jeu\-là,  François,  ou  nous  nous  brouille- 
rons ensemble. 

FRANÇOIS. 

Est-ce  que  c'est  possible  ! 

MARIETTE. 

Quoi? 

FRANÇOIS. 

De  nous  brouiller. 

MARIETTE. 

Vous  croyez  donc  que  nous  sommes  trop  bons  amis  pour  ça? 

FRANÇOIS. 

Tout  au  contraire  ;  je  crois  que  nous  sommes  brouillés  do 
naissance^  et  que  nous  n'y  pouvons  rien  changer. 

MARIETTE. 

Voilà  une  parole  bien  aimable  I 

FRANÇOIS. 

Il  faut  qu'elle  vous  plaise,  puisque  vous  me  la  demandez. 

MARIETTE. 

Moi,  je  vous  la  demande  ? 

FRANÇOIS. 

N'auriez-vous  pas  trouvé  mauvais  si  je  l'avais  entendu  au- 
trement ? 

MARIETTE. 

Ohl  que  vous  me  lourmenlez,  François!  Voyons,  il  n'y  a 
qu'un  mol  qui  serve,  et,  si  c'est  cela,  il  faut  le  dire  :  vous 
me  détestez? 

FRANÇOIS. 

Ma  foi,  vous  le  mériteriez  bien  ! 

MARIETTE,   très-animée,   le  regardant. 

Allons!  dites  ce  que  vous  avez  contre  moi;  ce  sera  plus 
tôt  fini. 

FRANÇOIS 

Vous  êtes  déjà  lasse  de  la  dispute  !  vous  êtes  donc  malade 
aujourd'hui  ? 

I  44 


182  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE    SAXD 

MARIETTE. 

Il  y  aurait  de  quoi  l'être,  d'être  toujours  moquée,  molestée 
et  blâmée  par  vous  ! 

FRANÇOIS. 

Quand  vous  voudrez  que  je  vous  parle  sérieusement  et  de 
bonne  amitié,  vous  me  le  ferez  savoir. 

MARIETTE. 

Eh  bien,  je  vous  le  demande  tout  de  suite;  dépéchez-vous, 
ou  je  m'en  vas  ! 

FRANÇOIS. 

Vous  y  retournez  sitôt? 

MARIETTE. 

Ah  !  c'est  trop,  je  n'en  peux  pas  supporter  davantage  ! 

Elle  pleure. 
FRANÇOIS,  un  peu  ému. 
Voilà  que  vous  vous  en  prenez  à  vos  beaux  yeux,  à  pré- 
sent, Mariette? 

MARIETTE,   pleurant. 

Ça  vous  fait  plaisir  de  me  chagriner  et  de  me  mettre  hors 
de  moi!  Réjouissez-vous  donc,  vous  avez  votre  divertisse- 
ment comme  vous  l'avez  souhaité. 

FR\NÇ0IS,   lui  prenant  la  main. 

Voyons,  Mariette,  ne  pleurez  point  et  ne  prenez  point  on 
mal  ce  que  je  vas  vous  dire  :  il  ne  faut  plus  aller  chez  la  Sé- 
vère, ma  bonne  demoiselle;  ce  n'est  pas  la  place  d'une  per- 
sonne comme  vous. 

MARIETTE. 

Et  qui  vous  dit  que  je  la  fréquente  déjà  tant? 

FRANÇOIS. 

Vous  avez  beau  vous  en  cacher,  je  vous  dis,  moi,  que  vous 
y  allez  un  peu  plus  souvent  que  tous  les  jours,  et  que  vos 
moulons  sont  gardés  par  le  tiers  et  le  quart  (qui  cause  i\o 
vous),  tandis  que  vous  courez  sar  des  chemins  où  vous  auriez 
dû  laisser  pousser  l'herbe  bien  haute,  avant  que  d'y  mettre 
le  pied  !  Je  sais  bien  qu'on  se  divertit  et  qu'on  est  fêtée  au 
logis  de  la  Sévère.  On  y  rencontre  des  galants  qui,  tous,  sont 


FRANÇOIS   LE    CHAMPl  183 

pour  le  bon  motif;  car  vous  êtes  riche,  et  vous  pourriez  vous 
passer  d'être  belle,  avec  les  prétendants  que  la  Sévère  vous 
présente-à  choisir;  mais  ya  llatle  toujours  d'être  courtisée  et 
louangée,  et,  pour  ce  plaisir-là,  vous  ne  craignez  pas  de  faire 
à  Madeleine  un  chagrin  qui  lui  fend  le  cœur. 

MARIETTE. 

Madeleine!  Madeleine!  pourquoi  me  parlez-vous  de  Made- 
leine? Elle  sait  bien  que  je  ne  songe  point  à  la  chagriner  ; 
mais  vous,  si  vous  avez  du  déplaisir,  dites-le,  et  je  verrai  ce 
que  j'ai  à  répondre.  Pourquoi  est-ce  que  vous  fourrez  tou- 
jours ma  belle-sœur  là  dedans? 

Elle  se  lève. 
FRANÇOIS. 

Mariette,  il  ne  manque  pas  de  gens  qui  aimeraient  à  vous 
persuader  à  leur  profit;  mais,  quant  à  moi,  je  ne  saurais  le 
faire  au  détriment  de  l'amitié  que  vous  devez  à  Madeleine. 

MARIETTE. 

Toujours  Madeleine!  Elle  a  ses  raisons  pour  m'empêcher  de 
me  marier. 

FRANÇOIS. 

Oh  !  fi  !  demoiselle,  voilà  la  Sévère  qui  parle  par  votre 
bouche.  Eh  bien,  jt  vous  dis,  moi,  que  Madeleine  vous  aime 
plus  que  vous  ne  méritez;  la  pauvre  chère  âme  ne  saii  que  se 
désoler,  et ,  vous  connaissant  précipiteuse  et  combustible 
comme  votre  défunt  frère,  elle  craint  d'augmenter  le  mal  en 
vous  contrariant;  elle  espère  que,  de  vous-même,  vous  vous 
dégoûterez  de  son  ennemie;  mais,  puisque  \ous  n'avez  pa's  le 
cœur  de  blâmer  ce  qui  est  méprisable,  Madeleine  devrait  vous 
arrêter  au  penchant  de  votre  perdition. 

MARIETTE,   en  colère. 

Oui-da,  et  pardi,  on  va  obéir  comme  un  enfant  de  deux 
ans  aux  volontés  d'une  belle-sœur  !  Dirait-on  pas  que  je  lui 
dois  soumission  ?  Et  où  prend-elle  que  je  perds  mon  honneur? 
Dites-lui^  s'il  vous  plaît,  qu'il  est  aussi  bien  agrafé  que  le 
sien,  et  peut-être,  mieux.  Je  sais  qu'en  allant  chez  la  Sévère 
je  n'y  fais  point  de  mal,  et  cela  me  suffit.  ^ 


18V  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

FRANÇOIS. 

A  savoir.  Et  tenez,  Mariette,  vous  avez  trop  de  presse  d'y 
aller;  n'y  retournez  plus,  croyez-moi,  ou,  à  îa  parfin,  je  croi- 
rai que  vous  n'y  allez  à  de  bonnes  intentions. 

MARIETTE. 

C'est  donc  décidé,  maître  François,  que  vous  allez  faire 
toujours  le  maître  d'école  avec  moi?  Vous  vous  croyez  l'homme 
de  chez  nous,  le  remplaçant  de  mon  frère,  pour  me  faire  la 
semonce!  Je  vous  conseille  de  me  laisser  en  repos.  (Elle  rajuste 
sa  coiffe  devant  le  miroir.)  Votre  servante!  si  ma  belle-sœur  me 
demande,  vous  direz  que  je  suis  chez  la  Sévère,  et,  si  elle 
vous  y  envoie  me  chercher,  vous  verrez  comment  vous  y 
serez  reçu. 

FRANÇOIS. 

A  votre  aise,  demoiselle!  je  quitte  la  partie,  et  vous  laisse 
le  chemin  libre;  ne  craignez  point  que  j'aille  contrarier  vos 
amoureux,  ça  ne  se  fait  que  pour  les  personnes  que  l'on  tient 
en  grande  amitié  et  en  grande  révérence. 

Il  sort  par  la  chambre  de  Madeleine. 

SCÈNE  VI 

MARIETTE,  seule. 

Ah!  que  voilà  de  mauvaises  paroles!  il  n'a  point  d'amitié 
pour  moi. 

Elle  se  jette  sur  une  chaise  et  sanglote. 

SCÈNE  VII 
SÉVÈRE,  MARIETTE. 

SÉVÈRE. 

Eh  bien,  qu'est-ce  que  je  vois!  ma  pauvre  mignonne  tout 
en  larmes?  Ah!  je  le  vois  bien,  Mariette,  on  vous  moleste  par 
trop,  ici  ! 


FRANÇOIS  LE  CHAMPI  *86 

MARIETTE. 

Non,  ce  n'est  pas  ça!  c'est  un  chagrin  que  j'ai. 

SÉVÈRE. 

Pauvre  petite  chère  amie!  la  voilà  qui  a  ses  jolis  yeux 
rouges  comme  braise!  Ah!  Mariette,  Mariette,  vous  n'avez 
point  de  fiance  envers  moi  et  vous  ne  me  dites  point  tout  ! 

MARIETTE. 

Qu'est-ce  que  vous  voulez  donc  que  je  vous  dise^  Sévère? 
Ce  que  j'ai,  je  ne  le  sais  pas  moi-même! 

SÉVÈRE. 

Moi,  je  le  sais;  votre  belle-sœur  vous  déteste,  parce  que 
vous  êtes  trop  jeune  et  trop  gentille,  à  côté  d'elle;  ça  marque 
trop  son  âge,  et  c'est  autant  par  jalousie  que  par  intérêt 
qu'elle  veut  vous  empêcher  de  plaire  aux  hommes. 

MARIETTE. 

Je  n'ai  jamais  dit  ça.  Sévère,  ne  me  faites  pas  dire  ça  !  je 
vous  dis  que  mon  chagrin  me  vient  de  moi-même  ! 

SÉVÈRE. 

Alors,  mignonne,  c'est  que  vous  avez  une  peine  d'amour, 
et  je  gage  que  je  sais  pour  qui? 

MARIETTE. 

Si  vous  le  savez,  dites-le  donc,  car,  pour  moi,  je  n'oserais 
me  fier  aux  idées  qui  me  viennent  dans  la  tête. 
SÉVÈRE,   avec  volubilité. 

Je  n'irai  pas  par  quatre  chemins,  Mariette;  vous  avez  du 
goût  pour  mon  neveu,  pour  ce  pauvre  Jean  Bonnin,  qui  n'ose 
point  vous  parler,  parce  qu'il  est  honteux,  cet  enfant-là,  et 
alors,  vous  croyez  qu'il  ne  vous  aime  point.  Mais,  moi,  je 
vous  dis  qu'il  en  tient  pour  vous  autant  que  vous  pouvez  le 
souhaiter.  Je  suis  venue  avec  lui,  justement  parce  qu'il  veut 
vous  présenter  sa  demande^  et  parce  que  je  prévois  qu'il  sera 
mal  reçu  ici,  et  que  je  n'entends  point  qu'on  lui  fasse  d'af- 
front. Il  est  votre  amoureux  attitré,  puisqu'il  vous  plaît;  vous 
avez  le  droit  de  le  recevoir,  comme  il  a  celui  de  vous  fré- 
quenter ;  et,  si  votre  monde  veut  réconduire,  il  faut  que  je 


186     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

sois  là,  pour  vous  donner  protection  et  savoir  qui,  de  vous  ou 
(le  votre  belle- sœur,  est  céans  la  fille  à  marier. 

MARIETTE,   distraite. 

Votre  neveu  est  venu?  Je  ne  le  vois  point. 

SÉVÈRE. 

Votre  meunier  l'a  envoyé  chez  votre  cousine  Fanclion,  di- 
sant que  vous  y  étiez. 

MARIETTE. 

Je  n'y  étais  point,  et  il  le  savait  bien,  puisqu'il  épie  tout 
ce  que  je  fais. 

SÉVÈRE. 

Ah  !  le  champi  s'est  amusé  à  faire  courir  mon  neveu  comme 
ça  pour  se  gausser  de  nous  ? 

MARIETTE,    pensive. 

Dites  donc,  Sévère,  est-ce  que  vous  penseriez,  d'après  cela 
et  d'autres  choses  encore  que  je  vous  dirai,  que  notre  meu- 
nier serait  comme  jaloux,  comme  amoureux  de  moi  ? 

SÉVÈRE. 

Voyez-vous  ce  drôle!  il  se  permet  aussi  de  vous  en  conter? 
Vous  ne  me  l'aviez  jamais  dit,  Mariette. 

MARIETTE. 

Non,  Sévère,  il  ne  m'en  conte  point;  tout  au  rebours,  il 
me  contrarie  et  me  reprend  sur  toutes  choses.  Il  a  une  façon 
d'être  avec  moi^  à  quoi  je  ne  comprends  rien;  tantôt  com- 
plaisant et  amiteux,  comme  si  nous  étions  frère  et  sœur;  tan- 
tôt grondeur  et  répréhensif,  comme  s'il  se  croyait  mon  on- 
cle ou  mon  parrain. 

SÉVÈRE. 

Franchement,  Mariette,  ce  pai'cn  de  meunier  vous  a  jeté 
un  charme. 

MARIETTE,  après  s'i'trc  caché  un  imtant  la  figure  dans  les  mains. 

Eh  bien,  je  crois  que  vous  avez  dit  le  fin  mot,  Sévère, 
c'est  comme  un  charme  qu'il  a  jeté  sur  moi  !  Tant  plus  il  me 
moleste,  tant  plus  je  suis  obligée  de  penser  à  lui  !  Les  plus 
belles  louanges  des  autres  ne  me  font  qu'un  petit  plaisir;  le 
moindre  mot  de  lui  me  rend  fièrc  et  me  contente...  Vous  di- 


FRANÇOIS  LE   CHAMPI  187 

lez  pou l -être  que  c'est  la  coquetterie  qui  me  tient,  et  le  (Jé- 
pit  que  j'ai  de  voir  qu'il  sait  si  bien  se  défendre  de  moi.  C'est 
possible,  mais,  pas  moins,  j'en  sèche  de  souci...  Quand  je  vas 
chez  vous  faire  la  charmante  avec  d'autres,  c'est  tout  bonne- 
ment parce  que  j'enrage  contre  lui,  et  que  je  voudrais  le  faire 
enrager  contre  moi!  quand  je  crois  que  je  l'ai  rendu  jaloux, 
je  suis  contente,  et,  quand  je  crois  qu'il  ne  l'est  point,  je 
voudrais  être  morte  ! 

Elle  se  met  à  pleurer.  Sévère  la  flatte  et  la  caresse. 
SÉVÈRE,  à  part. 
Je  m'étais  toujours  doutée  de  ça  ! 

SCÈNE  VIII 

FRANÇOIS,  sans  êtrevTi;  MARIETTE,  SÉVÈRE, 

FRANÇOIS,  sur  le  senil  de  la  porte  du  fond. 
Déjà  la  Sévère  à  l'œuvre! 

Il  écoute  sans  se  montrer. 
sévè:re. 
Oh  !  foin  du  champi  !  Comment,  mignonne,  une  fille  de 
votre  rang  épouserait  un  champi!  J'en  aurais  honte  pour 
vous,  ma  pauvre  ànie,  et  encore  ce  n'est  rien  !  Il  vous  le 
faudrait  disputer  à  votre  belle-sœur,  car  il  est  son  bon  ami; 
aussi  vrai  que  nous  voilà  deux  ! 

François  est  au  moment  de  se  montrer,  il  fait  un  geste  d'indignation  et 

se  cache  de  nouveau. 

MARIETTE. 

Là-dessus,  Sévère,  je  ne  puis  vous  croire;  ma  belle-sœur 
est  une  honnête  femme,  et,  d'ailleurs,  elle  est  d'un  âge... 

SÉVÈRE. 

Elle  n'a  guère  que  trente  ans,  et  ce  champi  n'était  encore 
qu'un  galopin^  que...  Est-ce  que  vous  ne  savez  point  la  cause 
pourquoi  votre  frère  l'a  chassé  ? 

MARIETTE. 

Vous  me  l'avez  déjà  donné  à  entendre,  mais... 


188  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

SÉVÈRE. 

Mais  vous  en  doutez  ?  En  ce  cas,  vous  êtes  la  seule,  car 
tout  le  monde  sait  bien  qu'un  beau  jour  votre  frère  le  trouva 
en  grande  accointance  avec  sa  femme  et  l'assomma  à 
bons  coups  du  manche  de  son  fouet,  puis  le  jeta  hors  de  son 
logis. 

FRANÇOIS,   à  part. 

Oh  !  menterie  abominable  ! 

MARIETTE. 

Vous  ne  mentez  points  Sévère?  vous  en  feriez  serment  ? 

SÉVÈRE. 

Je  le  tiens  du  pauvre  défunt,  qui  n'était  point  si  heureux 
ni  si  honoré  chez  lui  qu'on  veut  bien  le  dire. 

MARIETTE. 

Et  alors,  il  tentera  de  l'épouser,  à  présent  qu'elle  est 
veuve  ? 

SÉVÈRE. 

Savoir!  il  paraît  i]u'il  commence  à  s'en  dégoûter,  puisqu'il 
vous  honore  de  son  attention  ;  mais  c'est  un  grand  innocent 
qui,  sa  vie  durant,  sera  gouverné  par  la  veuve,  et  vous  n'au- 
rez de  son  amitié  que  ce  qu'il  conviendra  à  la  veuve  de  vous 
en  laisser.  Voyez  si  ça  vous  flatte  I 

MARIETTE. 

Si  c'est  là  le  train  qu'elle  mène,  je  lui  conseille  de  me  blâ- 
mer et  de  vous  critiquer,  à  présent  !  Eh  bien,  je  vas  la  sa- 
luer, moi,  et  m'en  aller  demeurer  avec  vous;  et,  si  elle  s'en 
offense,  je  lui  répondrai,  et,  si  elle  veut  me  contraindre,  je 
plaiderai,  et  la  ferai  connaître  pour  ce  qu'elle  est,  entendez- 
vous!... 

SÉVÈRE. 

La  loi  vous  donnera  tort,  parce  que  vous  êtes  mineure  ;  il 
y  a  un  meilleur  remède,  mignonne  :  c'est  de  vous  marier  au 
plus  vite;  elle  ne  vous  refusera  pas  son  consentemeut,  parce 
qu'elle  doit  voir  que  le  chanipi  vous  courtise.  Vous  ne  pouvez 
pas  attendre,  voyez-vous,  parce  qu'on  dirait  bientôt  de  vi- 


FRANÇOIS   LE   CHAMPI 


189 


laines  choses,  el  personne  ne  voudrait  plus  vous  épouser.  Ma- 
riez-vous donc,  et  prenez  celui  que  je  vous  conseille. 

MARIETTE. 

C'est  ditj  je  vous  donne  ma  parole;  allez  chercher  votre 
neveu,  Sévère,  et  qu'il  vienne  tout  de  suite  ici  faire  sa  de- 
mande. 

SliVÈRE. 

C'est  ça;  courage,  mon  enfant!  voilà  comment  il  faut  me- 
ner les  affaires  ! 

Elle  sort  [lar  le  fond;  Mariette  remonte  à  sa  cliarabre, 

SCÈNE    IX 

FRANÇOIS,  seul. 

Oh!  j'en  ai  lourd  comme  un  rocher  sur  le  cœur!  Oh!  mé- 
chante! méchante  Sévère!  Et  cette  petite  jeunesse  de  Ma- 
riette qui  croit  à  cela  ! ...  Mon  Dieu,  que  le  monde  est  vilain, 
et  que  les  cœurs  sont  injustes!...  (il  s'assied.)  Est-ce  que  je 
serais  devenu  fou?  Oii  diantre  la  Mariette  a-t-elle  pris  que 
j'étais  amoureux  d'elle?  Mais  Madeleine!...  dire  que  je  me  per- 
mets d'être  amoureux  de  celle-là...  Pai;  exemple,  faut  avoir 
une  insolence!  E'  pourtant,  M.  Blanchet  m'a  renvoyé  par 
jalousie!  est-ce  possible?  Oser  dire  qu'il  m'a  frappé!  ah!  je 
n'avais  pas  dix-sept  ans,  mais  je  l'aurais  mis  en  menus  mor- 
ceaux! Ah!  pauvre  chère  femme  (se  levant),  quand  j'ai  été  pe- 
tit, on  t'a  tourmentée  à  cause  du  pain  que  tu  me  faisais  man- 
ger;... quand  j'ai  été  grand,  on  t'a  offensée  et  humiliée  pour 
l'honnête  amitié  que  tu  me  portais  !  J'ai  toujours  été  pour  toi 
une  cause  de  dommage  et  de  chagrin  !  Mon  Dieu,  ces  idées-là 
me  troublent  la  tête,  et  je  suis  comme  si  je  marchais  sur  un 
brasier!...  j'en  ai  comme  de  la  honte,  comme  de  la  colère, 
comme  delà  peine...  et  je  ne  sais  quoi  encore  qui  fait  que  le 
cœur  me  saute,  comme  si  j'étais  content...  Être  le  mari  de 
Madeleine  !  et  pourtant,  elle  m'a  bien  aimé  comme  son  en- 
fant, et  ça,  c'est  la  plus  grande  et  la  plus  belle  des  amitiés 
qu'une  femme  puisse  donner  ;  les  autres  ne  viennent  qu'a- 

11. 


iW         THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

près...  Elle  ne  me  méprise  point  pour  être  champi,  elle  !  J'ai 
encore  mes  quatre  mille  francs,  toutes  les  dettes  payées,  et  je 
serais  bien  pour  elle  un  bon  parti,  comme  ils  disent.  Elle  ne 
regarde  point  à  l'argent;  mais,  à  cause  de  son  fils,  elle  doit 
consulter  la  raison...  Il  faut  un  homme  ici  pour  travailler  le 
bien  et  gouverner  les  affaires,  il  faudra  toujours  qu'elle  se 
remarie...  Se  remarier  avec  un  antre  que  moi!...  tonnerre!... 
Ahl  c'est  moi  !  c'est  moi  qu'il  faut  qu'elle  choisisse;  com- 
ment donc  se  fait-il  que  je  n'y  aie  jamais  songé?  Merci,  mon 
Dieu,  c'est  vous  qui  avez  forcé  le  diable  à  se  confesser  ;  merci, 
Sévère  !  c'est  vous  qui,  en  voulant  me  faire  du  mal,  m'avez 
enseigné  mon  devoir...  Je  m'en  vas  tout  de  suite  trouver 
Madeleine,  et  lui  conter  tout  ça,  car  j'en  ai  la  fièvre!  Ah! 
bon,  la  voilà  qui  rentre...  (il  va  pour  entrer  dans  la  chambre  de 
Madeleine.)  Mais  Jeannie  est  avec  elle  !...  Non,  il  s'en  va...  Al- 
lons!... voilà  qui  est  drôle!...  je  n'ose  point!  non,  vrai,  je 
n'ose  point!  j'ai  honte!  et  de  quoi  donc?  Est-ce  que  tu  as 
peur^  champi,  avec  ta  chère  mère  Madeleine  ?  Allons  donc  ! 

François,  du  courage!  (ll  va  jusqu'à  la  porte  et  il  revient  précipi- 
tamment. 1  La  VOilà  qui  vient  par  ici;  j'ai  comme  un  éblouisse- 
ment,...  comme  une  idée  de  me  sauver!... 

Il  se  retire  vers  la  cheminée. 

SCÈNE   X 
MADELEINE,  FRANÇOIS. 

MADELEINE. 

Te  voilà!  Eh  bien,  tu  as  vu  la  Sévère...  Que  s'est-il 
passé? 

FRANÇOIS. 

Ah!  oui...  la  Sévère!.,  je  l'ai  vue  et  entendue.  Elle  n'osera 
plaider;  mais  vous  n'avez  point  fini  avec  elle;...  sa  méchan- 
ceté est  grande,  et,  tant  qu'elle  vivra,  elle  tentera  do  vous 
faire  des  ennemis. 

MADELEINE. 

Je  n'en  doute  pas!  mais,  la  méprisant  trop  pour  vouloir  en 


FRANÇOIS  LE  CHAMPI  '91 

tirer  vengeance,  je  n'ai  que  faire  de  savoir  le  mal  qu'elle 
peut  dire  de  moi. 

FRANÇOIS. 

Oh!  je  n'ai  garde  de  vous  le  répéter!  je  n'oserais...  Mais  il 
faut  que  je  vous  prévienne  d'une  chose  :  c'est  qu'elle  va  re- 
venir ici  tout  à  l'heure. 

MADELEINE. 

Encore  !... 

FRANÇOIS. 

Elle  veut  commencer  à  se  venger  de  vous,  en  vou-:  brouil- 
lant avec  la  petite  3Iariette...  et,  pour  cela,  elle  doit  vous  la 
demander  en  mariage  pour  son  neveu. 

MADELEINE. 

Jean  Bonnin?...  Il  ne  lui  convient  pas!  elle  a  trop  d'esprit 
pour  se  soumettre  à  un  homme  qui  n'en  a  point. 

FRANÇOIS. 

Oh!  ne  craignez  pas  qu'elle  se  soumette  à  personne...  Elle 
le  fera  marcher!...  elle  a  une  tête  !...  Il  est  riche,  il  est  hon- 
nête garçon  et  ne  tient  point  de  sa  tante.  C'est  l'homme  qu'il 
faut  à  Manette,  croyez-moi,  ma  chère  mère...  Et,  d'ailleurs, 
tant  plus  vous  voudrez  l'en  dégoûter,  tant  plus  elle  s'y  obs- 
tinera. 

MADELEINE. 

François,  avant  de  te  répondre  là-dessus,  il  faut  que  tu  me 
donnes  ton  cœur  à  connaître,  car  je  veux  de  toi  la  vérité. 

FRANÇOIS. 

Soyez  assurée,  ma  chère  mère,  que  je  vous  ai  donné  mon 
cœur  comme  à  Dieu,  et  que  vous  aurez  de  moi  vérité  de 
confession. 

MADELEINE,   lai  prenant  les  deux  mains. 

François,  voilà  que  tu  es  dans  tes  vingt-deux  ans,  et  que  tu 
peux  songer  à  te  marier  !...  N'aurais-tu  point  d'idées  con- 
traires?^ 

FRANÇOIS,    ému. 

Non,  non,  madame  Blanchet,...  je  n'ai  point  d'idées  con- 
traires... à  la  vôtre... 


192  THÉÂTRE   COMPLET    DE   GEORGE   SAXD 

MADELEINE. 

Je  m'attendais  à  ce  que  tu  me  dis...  Eli  bien!...  puisque 
j'ai  deviné  ton  idée,  François,  sache  donc  que  c'est  la  mienne 
aussi. 

FRANÇOIS. 

Ohl  que  me  voici  réconforté  par  cette  parole-là!...  ma 
chère  Madeleine!...  j'en  suis  étouffé  de  joie,  et  je  ne  sais  com- 
ment vous  remercier  de  m'avoir  si  bien  compris. 

MADELEINE. 

J'y  avais  peut  être  songé  avant  toi  ! 

FRANÇOIS. 

Vrai?,..  Oh!...  qu'est-ce  que  vous  me  dites  là  !  il  y  a  peut- 
être  bien  longtemps  que  j'y  songe  sans  y  penser  et  sans  oser 
me  questionner  là-dessus. 

MADELEINE. 

C'est  bien  ce  que  je  voyais;  j'attendais  à  connaître  si  la 
personne  te  prendrait  en  amitié  ;...  et  vous  vous  donniez  parfois 
tant  de  dépit  l'un  à  l'autre,  que  je  n'osais  m'y  fier...  Mais  ce 
dépit-là  commence  à  devenir  bien  clair  pour  moi,  et  je  pense 
qu'il  est  temps  que  vous  vous  disiez  la  vérité.  Eh  bien, 
donc!...  pourquoi  me  regardes-tu  d'un  air  confondu? 
FRANÇOIS,    abattu. 

Je  voudrais  bien  savoir  de  qui  vous  me  parlez,  ma  chère 
mère,  car,  pour  moi,  je  n'y  comprends  rien. 

MADELEINE. 

Non,  vraiment?  tu  ne  sais  pas?  est-ce  que  tu  voudrais 
m'en  faire  un  secret? 

FRANÇOIS. 

Un  secret  à  vous?  Oh!  vous  me  traitez  bien  mal,  Made- 
leine, et  ne  me  connaissez  point.  Tenez,  je  me  sens  comme 
si  j'allais  étouffer,  comme  si  j'allais  me  fâcher,  comme  si 
j'allais  pleurer  !... 

MADELEINE. 

Eh  bjen,  enfant,  tu  as  du  chagrin!  parce  que  tu  es  amou- 
reux, cl  que  les  choses  ne  vont  point  comme  tu  voudrais!... 


FRANÇOIS   LE   CIIAMPI  193 

FRANÇOIS. 

Bien  vrai,  elles  vont  tout  au  rebours! 

MADELEINE. 

Tu  vois  bien^  tu  as  du  dépit;  mais,  moi,  je  t'assure  que 
Mariette  n'aime  point  Jean  Bonnin,  et  qu'elle  ne  se  retourne 
vers  lui  que  par  un  dépit  pareil  au  tien.  Est-ce  que  je  ne 
vois  point  ce  qu'il  y  a  au  fond  de  vos  petites  fâcheries?  Ya, 
c'est  un  grand  bonheur  pour  moi  de  penser  qu'elle  t'aime,  et 
que,  marié  à  ma  belle-sœur,  tu  demeureras  près  de  moi  et 
seras  dans  ma  famille!  que  je  pourrai,  en  vous  logeant,  en 
travaillant  pour  vous,  en  élevant  vos  enfants,  m'acquitter  de 
tout  le  bien  que  tu  m'as  fait;  par  ainsi,  assure-moi  donc  ce 
bonheur-là,  et  guéris-toi  de  ta  jalousie.  Si  Mariette  aime  à  se 
faire  brave,  c'est  qu'elle  veut  te  plaire  ;  si  elle  est  devenue  un 
peu  fainéante,  c'est  qu'elle  pense  trop  à  loi;  et  si  elle  me  ré- 
pond avec  un  peu  d'humeur,  c'est  qu'elle  a  du  souci,  et  ne 
sait  à  qui  s'en  prendre;  mais  la  preuve  qu'elle  est  bonne  et 
qu'elle  veut  être  sage,  c'est  qu'elle  te  souhaite  pour  son  mari. 

FRANÇOIS. 

C'est  vous  qui  êtes  bonne,  madame  Blanchet  ;  car  vous 
croyez  à  la  bonté  des  autres,  et  vous  êtes  trompée.  Tenez,  je 
ne  suis  pas  venu  ici  pour  vous  y  apporter  la  brouille  et  la 
défiance;  mais  vous  m'obligez  à  vous  dire  que  cette  fille  ne 
vous  aime  point;  et  vous  pensez  après  cela  que  je  peux  l'ai- 
mer? Allons!  c'est  vous  qui  ne  m'aimez  plus... 

MADELEINE. 

Eh  bien,  François,  qu'est-ce  que  ça  veut  dire!  C'est  la 
première  fois  de  ta  vie  que  tu  me  fais  des  reproches.  Ne  t'en 
va  donc  pas  comme  ça;  ce  serait  mal,  vois-tu,  et  il  ne  faut 
pas  se  quereller  avec  une  mère,  comme  on  peut  le  faire  avec 
une  amoureuse. 

Elle  va  s'asseoir  dans  le  fauteuil. 
FRANÇOIS,   au  fond. 

Oh  !  vous  en  connaissez  ladiff'érence  mieux  que  moi.  Lais- 
sez-moi prendre  l'air,  madame  Blanchet,  je  reviendrai  tout  à 
l'heure;  mais,  pour  le  moment,  je  me  sens  alFolé  de  chagrin. 


m  THEATRE   COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

MADELEINE,  écoutant  et  se  levant. 

Tais-toi,  et  reste.  J'entends  la  voix  de  cette  Sévère;  ne  me 
quitte  pas,  François;  cette  femme-là  me  fait  autant  de  mai 
que  de  peur! 

FRANÇOIS,  passant  sa  main  sur  sa  figure. 

Non,  non,  ne  craignez  rien,  ma  clière  mère,  je  suis  là  et  je 
reprends  mes  esprits. 

SCÈNE  XI 

Les  Mkmes,  JEAN  BONNIN,  SÉVÈRE, 
MARIETTE,    CATHERINE. 

Sévère  et  Jean  entrent  par  le  fond.  Mariette  descend  de  sa  chambre. 

SÉVÈRE. 

Excusez  si  je  vous  dérange  de  votre  compagnie,  madame 
Blanchet;  mais  je  ne  viens  point  ici  pour  y  prendre  racine. 
Puisque  vous  étiez  avec  votre  confident,  vous  pouvez  savoir 
ce  qui  m'amène;  et,  d'ailleurs,  voilà  mon  neveu  qui  vous  le 
dira  en  personne,  et  qui  n'est  point  disposé  à  se  laisser  écon- 
duire  par  des  étrangers. 

JEAN. 

Doucement,  ma  tante!...  il  n'est  point  nécessaire  de  le 
prendre  sur  ce  ton-là  ;  je  parlerai  bien  moi-même.  —  Ma- 
dame Blanchet  et  la  compagnie  (il  salue  à  droite  et  à  gauchel,  par 
le  respect  que  je  vous  dois,  je  me  rends  auprès  de  vous  pour 
le  motif  du  mariage,  à  celles  fins  de  vous  témoigner  ce  que 
j'en  pense;  vous  demandant,  premièrement  de  vos  nouvelles 
au  sujet  de  votre  santé,  laquelle  me  sera  toujours  sensible, 
ainsi  que  le  cœur  et  la  main  de  mademoisolle  la  citoyonno 
Mariette  Blanchet,  ici  i)rësente,  votre  honorée  belle-sœur  et 
ma  légitime  épouse,  s'il  plaît  à  Dieu  et  à  votre  bon  consente- 
tement;...  laquelle  je  vous  prie  do  me  donner  pour  femme, 
sans  vous  offenser  de  mon  discours,  et  de  croire  à  mes  bon- 
nes intentions  que  vous  devez  considérer  au  rapport  de  mon 
petit  avoir  dont  je  peux  vous  rendre  bon  compte  et  bien  as- 


FRANÇOIS  LE   CHAMPI  193 

sor(i  aux  apports  de  mademoiselle  Blancliet,  qui  seront  tou- 
jours, ainsi  que  je  le  dois,  en  état  de  bonne  gestion,  et  ma 
femme  pareillement,  sans  en  excepter  ma  future  belle-sœur, 
au  vis-à-vis  de  qui  je  prétends  me  comporter  honnêtement, 
et  cultiver  ses  biens,  si  faire  se  peut,  selon  ma  suffisance  et 
la  connaissance  que  j'en  ai  reçue.  Par  ainsi,  madame  Blan- 
cliet, vous  comprenez  la  conséquence  de  la  chose  et  l'exposi- 
tion, que  je  vous  en  fais,  du  mieux  qu'il  me  sera  donné,  et 
pour  la  suite  de  mes  jours,  en  vous  admonestant  à  bonnes  in- 
tentions, de  me  bien  comporter,  ainsi  que  les  enfants  qui  en 
pourront  résulter,  doni  vos  bons  exemples  seront  toujours 
devant  leurs  yeux.  SoulTrez-moi  donc  d'en  recevoir  votre  pa- 
role en  vous  transmettant  la  mienne...  que  j'en  retranche  si 
quelque  chose  vous  en  a  déplu...  et  encore  que... 

11  tousse. 
MADELEINE. 

Jean  Bonnin,  mon  enfant,  vous  devez  comprendre  que,  dans 
les  rapports  où  je  me  trouve  avec  certaine  personne  de  votre 
famille  (Mariette  descend  la  scène),  il  m'eût  été  plus  agréable  de  , 
vous  voir  seul  ici;  je  vous  engage  à  y  revenir  une  autre  fois, 
et  alors,  nous  causerons  ensemble  avec  plus  d'amitié  et  moins 
de  cérémonie. 

JEAN. 

Qu'à  cela  ne  tienne  !...  Ma  tar.te  a  fait  son  office  de  parente 
en  se  présentant  avec  moi  pour  certifier  de  mes  bonnes  in- 
tentions; à  présent,  elle  peut  s'en  aller  et  je  la  remercie. 
SÉVÈRE,  bas,  à  Jean. 

Grand  imbécile,  va!  ce  n'est  pas  comme  ça  qu'il  faut  dire! 

JEAN,   haut. 

Si  fait!  je  crois  parler  comme  il  faut. 

SÉVÈRE,  haut,   avec  aigreur. 

Et  tu  ne  vois  donc  pas  que  c'est  une  manière  de  t'écon- 
duire  toi-même?  qu'on  ne  veut  dire  ni  oui  ni  non?,.,  et  que 
ça  durera  comme  ça  jusqu'à  la  majorité  de  la  Mariette  ? 

MADELEINE. 

Jean  Bonnin,  croyez  bien  que  Mariette  Blanchet  ne  dépend 


196    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

que  d'elle-même,  et  que,  le  jour  où  elle  souhaitera  sérieuse- 
ment et  sincèrement  vous  avoir  pour  mari,  je  n'aurai  aucune 
objection  à  faire  contre  votre  conduite  et  les  autres  conve- 
nances... Mais,  comme  Mariette  ne  m'a  encore  jamais  parlé 
de  ses  intentions  ni  des  vôtres,  vous  me  permettrez  bien  de 
la  consulter  avant  de  vous  donner  réponse. 

SÉVÈRE. 

Eh  bien,  Mariette,  vous  ne  dites  rien?  Vous  êtes  cependant 
ici  pour  vous  expliquer,  et  je  ne  vois  pas  qu'il  soit  besoin  de 
parler  en  secret  avec  votre  belle-sœur,  lorsque  nous  savons 
tous  que  votre  volonté  est  d'épouser  Jean  Bonnin,  mon  neveu, 
avec  ou  sans  le  consentement  d'autrui. 

MARIETTE,   qui  s'est  avancée  près  de  Madeleine. 

Pardon,  Sévère,  si  vous  n'êtes  point  reçue  ici  comme  je  le 
souhaiterais;  je  vais  sortir  avec  vous  pour  causer  de  nos 
affaires,  comme  je  vous  l'ai  promis.  Mais,  auparavant,  je  dirai 
à  ma  belle-sœur  que  mon  parti  est  pris,  et  que  j'ai  fait  choix; 
je  n'ai  point  de  confidence  à  échanger  avec  elle,  et  je  lui  dé- 
clare, devant  ses  amis  et  ses  conseils,  que  j'agrée  la  demande 
de  Jean  Bonnin,  et  que  je  désire  n'être  point  contrariée  là- 
dessus. 

MADELEINE. 

J'espère  bien,  Mariette,  que  nous  serons  toujours  d'accord 
sur  les  inlérêls  de  votre  bonheur.  Vousdevez  savoir  combien 
je  respecte  vos  secrets,  puisque,  les  connaissant  mieux  que 
vous-même,  je  ne  vous  ai  jamais  fait  de  question.  Prenez 
donc  le  temps  de  réfléchir,  et  ne  quittez  pas  la  maison  avec 
un  prétendu  qui  n'a  pas  encore  reçu  ma  parole.  Je  vous  de- 
mande seulement  trois  jours  pour  m'entendre  avec  vous; 
après  quoi,  je  vous  autoriserai  à  faire  ce  que  vous  jugerez  à 
propos. 

SÉVÈRE,    a  Marii'lle. 

C'est-à-dire  qu'on  vous  défend  de  répondre  à  l'invitation 
que  je  vous  ai  faite  de  venir  dîner  chez  moi,  en  raison  de  vos 
accordailles. 


FRANÇOIS  LE  CHAMPI  197 

MARIETTE,   avec  aigreur. 

Vous  le  voyez,  Sévère,  je  ne  suis  point  libre,  et  je  me  vois 
forcée  de  souffrir  les  volontés  de  ma  belle-sœur. 

CATIIERIXE. 

Ail!  demoiselle,  pouvez -vous  parlez  comme  ça,  quand 
vous  êtes  la  maîtresse  ici!  et  plus,  peut-être,  que  vous  ne  de- 
vriez ! 

SÉVÈRE. 

Jusqu'à  la  servante  qui  vous  fait  la  leçon  et  qui  se  mêle  de 
vous  morigéner!...  Je  m'en  vas,  Mariette;  je  suis  bien  aise 
d'avoir  vu  comment  vous  étiez  traitée  ici,  et  je  saurai  dire  à 
ceux  qui  vous  blâment  d'y  être  que,  si  vous  y  restez,  c'est 
contre  votre  volonté, 

FRANÇOIS,   s'avançant. 

Jean  Bonnin,  vous  êtes  un  honnête  homme,  et  vous  n'êtes 
point  assez  simple  pour  ne  pas  voir  que  cela  ne  peut  être  sup- 
porté plus  longtemps. 

JEAN. 

Allons-nous-en,  ma  tante,  et  ne  dites  plus  rien,  vous  gâte- 
riez la  sauce.  Sans  adieu,  madame  Bianchet,  et  votre  servi- 
teur, croyez-le  bien!...  A  l'honorable  plaisir  de  vous  revoir, 
mamselle  Mariette. 

Il  pread  le  bras  de  sa  tante  sous  le  sien,  bon  gré,  mal  gré. 
SÉVÈRE,   à  Jean. 
Tu  ne  seras  jamais  qu'un  âne,  tiens!... 

JEAN. 

Et  vous,  vous  avez  le  diable  au  corps,  vrai  !... 

Ils  sortent  en  se  querellant.  Mariette  remonte  dans  sa  chambre  et  jette  la 
porte  derrière  elle  avec  violence. 

SCÈNE  XII 

CATHERINE,  MADELEINE,   FRANÇOIS, 
JEANNIE. 

MADELEINE   va  s'asseoir  sur  le  fauteuil. 

Ah  !  mes  enfants,  je  ne  sais  pas  ce  que  j'ai  fait  de  mal, 


198    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

mais  j'en  suis  bien  punie!  MarieUe!...  ma  pauvre  enfanl! 
elle  me  fend  le  cœur! 

JE  ANNIE,    onlr.int. 

Eh  bien,  qu'est-ce  qu'il  y  a  donc?...  La  Sévère  sort  d'ici  et 
ma  pauvre  maman  pleure  I... 

FRANÇOIS,  le  poussant  dans  les  bras  de  Madeleine. 
Tenez!...  en  voilà  un  du  moins  qui  vous  aime  ! 

JEANNIE,  embrassant  sa  mère. 
Oh  !  si  je  vous  aime  ! 

Groupe  autour  de  Madeleine. 


ACTE  TROISIÈME. 


Môme  décoration.  On  voit  quelques  bottes  de  paille,  en  dehors,  devant  la 
porto.  Catherine  est  assise  sur  une  gerbe,  et  Madeleine  est  assise  sur  la 
chaise  qui  est  près  de  celte  même  porte.  Elles  font  des  liens. 

SCÈNE  PREMIÈRE 
CATHERINE,  MADELEINE. 

CATHERINE. 

Je  me  console  de  tout,  en  vous  voyant  si  bien  revenue  à  la 
santé,  notre  moulin  si  bien  achalandé,  vos  terres  si  bien  cul- 
tivées, tous  vos  créanciers  satisfaits,  mon  Jeannie  qui  pousse 
comme  un  charme,  et  mes  vaches  qui  sont  grasses  comme  des 
grives;  avec  ça  que  l'année  est  bonne  et  que  nous  avons  beau 
temps  pour  rentrer  la  moisson  ;  mais  tout  ç,a  n'empêche  pas 
notre  François  d'être  triste,  j'en  tombe  d'accord,  et  le  bon 
Dieu  seul  peut  savoir  ce  qu'il  a. 

MADELEINE. 

Mais  vois-tu  bien  comme  il  est  changé!  j'ai  grand'pcur 
((u'il  ne  tombe  malade  à  son  tour. 

CATHERINE. 

Mais,  moi,  je  ne  puis  point  croire  ce  que  vous  dites  :  qu'il 


FRANÇOIS   LE   CHAMPI  199 

a  un  amour  conlrarié  pour  la  Mariette  :  m'est  avis,  tout  au 
rebours,  qu'il  ne  s'en  soucie  point  du  tout. 

MADELEINE. 

El  pourtant,  c'est  depuis  le  jour  où  Jean  Bonnin  est  venu 
nous  la  demander,  et  qu'elle  s'est  décidée  pour  lui,  sans  en 
vouloir  démordre,  que  François  est  tombé  dans  celte  peine. 

CATHERINE. 

Oui,  mais  il  y  aura  bientôt  trois  mois,  et  je  peux  bien  vous 
assurer  que,  depuis  ce  temps-là,  François  et  la  Mariette  ne  se 
sont  pas  dit  quatre  paroles. 

MADELEINE,  se  levant. 

Raison  de  plus  ;  auparavant,  ils  se  taquinaient  ;  à  présent,  ils 
se  boudent;  rien  ne  m'ùtera  de  l'idée  que  Mariette  va  contre 
son  cœur  en  laissant  sa  promesse  à  un  autre;  j'ai  fait  mon 
possible  pour  lui  tirer  la  vérité,  j'y  ai  perdu  ma  peine;  à 
toutes  mes  raisons,  elle  me  répond  un  mot  bien  dur  (Catherine 
se  lève)  et  qui  lui  a  été  soufflé  par  la  Sévère  :  «  Que  celles  qui 
aiment  les  champis  les  gardent.  » 

CATHERINE. 

Voyez-vous,  elle  dit  çaî  ma  fine,  elle  ne  sait  ce  qu'elle  dit  : 
un  champi  comme  notre  François  vaut  mieux  qu'un  noble 
comme  il  y  en  ai...  N'est-ce  point  votre  pensée,  madame 
Blanchet  ? 

MADELEINE. 

Sans  doute;  mais  je  n'aurai  point  ce  bonheur-là  de  metire 
François  dans  ma  famille  ;  la  chose  va  tous  les  jours  de  mal 
en  pis. 

CATHERINE. 

Bah  !  ne  vous  en  inquiétez  pas  tant...  Si  François  a  une  at- 
tache pour  Mariette,  il  s'en  guérira  en  la  voyant  mariée;  la 
chose  ne  va  point  tarder,  puisque  le  dernier  ban  est  publié,  et 
que  voici  la  demoiselle  à  la  fin  de  son  deuil. 

MADELEINE. 

Et  pourtant,  Mariette  n'est  pas  si  bien  décidée  qu'elle  veut 
le  faire  accroire;  Jean  Bonnin  en  a  du  souci,  et  la  Sévère  pa- 


200    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

reillement Mais  voilà  François;  je  vas  essayer  encore  une 

fois  de  le  confesser,  et,  si  je  n'y  réussis  point,  il  faudra  que 
j'y  renonce. 

Catherine  sort  en  portant  les  liens. 

SCÈNE  II 
FRANÇOIS,  MADELEINE. 

MADELEINE. 

Eii  bien,  toujours  cet  air  chagrin  ! 

FRANÇOIS. 

Et  vous,  toujours  cet  air  inquiet  !  J'ai  envie  de  vous  gron- 
der, madame  Blanchet  ;  car,  enfin,  vous  vous  tourmentez  de 
tout. 

MADELEINE. 

Mais  je  vois  que  tu  maigris  et  que  tu  n'as  point  la  mine  que 
tu  avais  il  y  a  trois  mois. 

FRANÇOIS. 

C'est  qu'il  y  a  trois  mois  le  soleil  était  moins  chaud  et  l'ou- 
vrage moins  pressant;  voulez-vous  donc  qu'en  temps  de  mois- 
son, je  sois  frais  comme  un  pâquerette  ?  Tout  le  monde  est 
bien  de  même  depuis  que  l'on  coupe  le  blé. 

MADELEINE. 

Oh!  il  y  a  le  feu  du  soleil  et  le  feu  de  la  fièvre,  j'en  con- 
nais la  différence...  Me  jurerais-tu  que  tu  n'as  aucun  souci? 

FRANÇOIS. 

Est-ce  qu'il  est  possible  de  vivre  vie  mortelle  sans  avoir 
quelque  ennui?...  Par  exemple,  j'en  ai  un  que  je  puis  vous 
dire,  et  à  quoi  il  faut  bien  que  nous  cherchions  remède  en- 
semble. 

MADELEINE. 

Ah  !  enfin,  dis-le  donc  ! 

FRANÇOIS. 

Ce  n'est  i)oint  ce  que  vous  croyez,  et  ce  ([ue  c'est,  vous  ne 
vous  en  doutez  seulement  pas!... 


FRANÇOIS  LE  C  HAMPI  -301 

MADELEINE. 

Parle. 

FRANÇOIS. 

Ça  me  gêne  à  vous  dire,  et  pourtant  je  ne  dois  pas  le  taire 
plus  longtemps  :  c'est  que  la  Sévère  ne  lâche  point  de  vous 
décrier,  et  qu'elle  en  dit  de  si  belles  sur  votre  compte,  que  le 
monde  commence  à  le  croire  et  à  jaser  aussi.  Bon  Dieu  !...  je 
voudrais  bien  les  tenir  un  petit  moment  au  bout  de  mon  bras, 
ceux  qui  répandent  de  pareilles  choses  ! 

MADELEINE. 

Allons,  ne  te  fâche  pas,  et  apprends-moi  donc  ce  qu'on  dit 
de  moi,  car  je  ne  saurais  deviner. 

FRANÇOIS. 

On  dit,  on  dit!...  ça  me  pèse!...  eh  bien,  c'est  Mariette 
qui  a  une  jalousie  contre  vous,  en  quoi  la  Sévère  la  pousse  à 
vous  noircir,  et,  à  elles  deux,  elles  disent  contre  vous...  à 
cause  de  moi,  des  choses...  allons,  c'est  lâché  !  des  choses  qui 
vous  font  du  tort. 

MADELEINE. 

Vrai  !...  Voilà  qui  est  mal  ;  et  quelle  sorte  de  jalousie  peut- 
ou  mettre  dans  la  tête  de  cette  pauvre  petite  folle  de  Mariette 
à  propos  de  moi?  On  t'a  trompé,  François,  cela  ne  se  peut. 
Je  ne  suis  plus  faite  pour  inquiéter  une  jeune  et  jolie  fdle  : 
j'ai  quasi  trente  ans,  et,  pour  une  femme  de  campagne,  qui 
a  eu  beaucoup  de  peine  et  de  fatigue,  ce  n'est  plus  le  temps 
de  mettre  son  bonnet  sur  l'oreille  et  de  songer  à  plaire.  Si  je 
ne  suis  point  d'âge  à  être  ta  mère,  je  suis  du  moins  de  cette 
apparence-là,  et  le  démon  seul  peut  penser  que  je  te  regarde 
autrement  que  comme  mon  fils. 

FRANÇOIS. 

Et  pourtant,  M.  Blanchet,  avait  une  mauvaise  idée  comme 
ça,  quand  il  vous  a  obligée  de  me  chasser  I 

MADELEINE. 

Tu  sais  donc  ça  à  présent,  François?  Je  ne  te  l'aurais  ja- 
mais dit  :  une  si  vilaine  idée  doit  te  peiner  et  te  confusionner 
autant  que  moi...  N'en  parlons  point,  et  pardonnons  encore 


202    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

cela  à  mon  défunt  mari.  Je  croyais  que  toute  une  vie  de  rai- 
son, de  chagrins  et  d'honnêteté  m'avait  acquis  le  droit  d'être 
respectée;  mais,  puisque  la  méchanceté  n'épargne  personne, 
prenons  cela  en  patience  comme  le  reste.  Allons,  retourne 
faire  engranger  la  récolte,  et  ne  te  fatigue  point;  surtout  ne 
t'afflige  point  à  cause  de  moi,  j'en  ai  bien  supporté  d'au- 
tres!... et  si  ma  pauvre  Mariette  ne  veut  point  revenir  à  la 
raison,  c'est  à  moi  de  te  chercher  une  jeune,  belle  et  bonne 
femme,  et  nous  la  trouverons  bien,  pauvre  enfant;  va,  nous 
la  trouverons  bien  ! 

Elle  rentre  dans  sa  chambre. 

SCÈNE  III 

FRANÇOIS,  seul. 

Je  n'oserai  jamais  lui  dire  ce  quej'ai  dans  le  cœur...  Je  n'ai 
plus  mon  franc  parler  avec  elle,  moi  qui  étais  si  heureux  de 
l'aimer,  quand  je  croyais  ne  pas  tant  l'aimer  !...  C'était  toute 
ma  consolation  de  penser  à  elle,  et  maintenant,  c'est  tout  mal- 
heur et  tout  désarroi! ...  Allons  !  ne  m'aimez  point,  Madeleine  ! 
c'est  bien  assez  de  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi,  et  je  n'ai 
point  droit  de  vous  en  demander  plus;  vous  m'avez  connu 
trop  enfant  et  trop  misérable,  je  vous  ai  été  trop  longtemps 
un  sujet  de  compassion  et  une  cause  de  chagrin  ;  à  cette 
heure,  vous  ne  sauriez  avoir  de  moi  ni  joie  ni  fierté. 

[il  met  sa  tète  dans  ses  mains. 

SCÈNE  IV 

JEAN  BONNIN,  entrant  furlivemenl ;    FRANÇOIS. 
JEAN,  parlant  à  lui-mèrae. 

Oh!  ma  fine,  je  l'ai  bien  dépistée,  ma  grosse  tante;  elle 
voulait  me  tourmenter,  mais  ça  ne  sera  pas  encore  pour  au- 
jourd'hui :  j'ai  attrapé  la  passerelle,  j'ai  sauté  dans  les  vignes, 
et  elle  n'osera  point  venir  me  relancer  jusqu'ici.  (Apercevant 


FRANÇOIS  LE    CHAMPI  '203 

François.)  Ail!  dis  flonc,  François,  bonjour!  Est-ce  que  hi  a^;  vu 
la  Mariette,  à  ce  malin  ? 

FRANÇOIS. 

Bonjour,  mon  garçon!  je  n'ai  point  vu  Mariette;  mais  je 
retourne  à  mon  ouvrage,  et,  si  je  la  rencontre,  je  lui  dirai 
que  tu  es  ici. 

Il  sort. 
JEAN,  souriant. 
Oui,  François...  oui,  François. 

SCÈNE  V 

JEAN  BONNIN,  seul. 

Voilà  un  garçon  qu'est  bien  honnête,  malgré  tout  ce  que 
ma  tante  veut  en  dire  !  C'est  qu'elle  n'est  point  commode,  ma 
tante!  elle  veut  si  bien  me  conseiller,  qu'elle  me  ferait  passer 
pour  une  bête,  et  avec  ça  je  me  sens  bien  d'être  un  peu  plus 
fin  qu'elle.  Si  je  l'avais  écoutée,  j'aurais  gâté  mes  affaires,  je 
me  serais  querellé  avec  tout  le  monde;  au  lieu  que,  ménageant 
l'un  et  épargnant  l'autre,  j'ai  mené  ça  par  un  petit  chemin 
qui  va  plus  droit  qu'une  faucille.  Je  vois  bien  que  la  Mariette 
n'est  point  affolée  de  moi,  mais  ça  m'excite  au  lieu  de  me  dé- 
goûter, et,  puisque  je  l'aime,  nom  d'une  serpe  !  il  faudra  bien 
qu'elle  m'aime  aussi.  Dame,  on  est  rusé,  mais  on  est  amou- 
reux tout  de  même,  et  tant  plus  je  me  sens  épris,  tant  plus  je 
me  sens  madré. 

SCÈNE   VI 

SÉVÈRE,  JEAN  BONNIN. 

Sévère,  qui  est  entrée  avec  précipitation,  lui  frappe  sur  l'épaule. 
JEAN. 

Oh!  ne  tapez  donc  pas  si  fort.  Gomment,  vous  voilà  ici? 
vous  voulez  donc  encore  une  fois  vous  faire  enseigner  le  che- 
min de  la  porte  ? 


-204    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 
SÉVÈRE. 

Tu  dois  savoir  qu'on  ne  m'intimide  point. 

JEA.\. 

Oh!  je  vous  connais,  et  ce  que  vous  avez  dans  la  tète,  vous 
ne  l'avez  point  sous  vos  semelles  ;  mais  qu'est-ce  que  vous 
venez  encore  manigancer  ici  ? 

SÉVÈRE. 

Tu  le  sauras;  et  d'abord,  quand  je  te  cherche  d'un  côté, 
pourquoi  est-ce  que  tu  te  sauves  de  l'autre? 

JEAN. 

C'est  que  vous  me  tourmentez  trop  ;  vous  songez  à  conten- 
ter votre  rancune  contre  madame  Blanchet  et  contre  son  meu- 
nier, beaucoup  plus  qu'à  faire  réussir  mon  mariage,  et  vous 
ne  craignez  point  tant  de  me  nuire  que  vous  ne  souhaitez 
vous  venger  d'autrui. 

SÉVÈRE. 

Tant  pis  pour  toi,  Jean  !  c'est  ta  faute,  il  ne  fallait  pas  pren- 
dre parti  pour  mes  ennemis,  il  fallait  rester  du  mien  ;  tu  t'es 
imaginé  que  tu  réussirais  sans  moi,  et  je  te  ferai  voir  que  je 
peux  défaire  tout  ce  que  j'ai  fait. 

JEAN. 

Ça  veut  dire  que  vous  venez  conter  du  mal  de  moi  à  ma 
future? 

SÉVÈRE. 

PeutTétre,  si  tu  ne  vas  pas  comme  je  veux;  et,  comme  je 
gouverne  à  mon  gré  sa  petite  cervelle,  j'y  ferai  entrer  qui  je 
voudrai  à  ta  place. 

JEAN. 

A  savoir  si  vous  la  gouvernerez  toujours!  mais  enfin, 
qu'est-ce  donc  que  vous  voulez  ? 

SÉVÈRE. 

Je  veux  que  lu  la  brouilles  avec  Madeleine,  que  tu  l'enga- 
ges à  venir  me  voir  souvent,  chose  qu'elle  néglige  (et  je  parie 
que  cela  vient  de  toi);  enfin,  que,  le  jour  de  votre  mariage, 
vous  fassiez  un  éclat  et  quittiez  la  maison,  en  disant  bien 
haut  que  vous  ne  pouvez  point  supporter  plus  longtemps 


•FRANÇOIS  LE   CHAMPl  205 

le  scandale  du  commerce  avec  le  champi  ;  voilà  tout  ce  que 
je  veux,  et  je  ne  te  réclamerai  plus  rien. 

SCÈNE  VII 

Les  Mêmes,   MARIETTE,   qui  entre  doucement  et  les  écoute. 
JEAN. 

Vrai,  plus  rien  du  tout  ? 

SÉVÈRE. 

Vrai...  Et  les  cent  pistoles  que  tu  m'as  promises  pour  pot- 
de-vin  de  l'affaire  ? 

JEAN. 

Cent  pistoles^  que  vous  dites!  Ah!  comme  vous  y  allez!  si 
j'ai  promis  quelque  petite  chose,  comme  cadeau  de  noces,  ce 
n'est  pas  moitié  de  ce  que  vous  annoncez. 

SÉVÈRE. 

Voilà  que  tu  renies  ta  parole,  à  présent? 

JEAN. 

Non,  ma  tante;  j'ai  promis  cinquante  pistoles,  et  vous  en 
avez  déjà  reçu  la  moitié;  vous  aurez  l'autre  si  j'épouse  Ma- 
riette, aussi  vrai  que  voilà  mon  chapeau  !  Mais,  nom  d'une 
trique,  vous  ne  m'ei  soutirerez  pas  davantage,  et  j'agirai  avec 
la  famille  de  Mariette  comme  il  conviendra  à  moi  et  à  mon 
épouse. 

SÉVÈRE. 

En  ce  cas,  j'évente  la  mèche,  je  dis  tout  à  ta  future,  elle 
te  met  à  la  porte,  je  perds  deux  cent  cinquante  bons  francs, 
mais  tu  perds  même  somme  que  tu  m'auras  toujours  donnée 
pour  te  présenter  et  te  recommander  à  la  Mariette. 

MARIETTE,   se  montrant. 

Qu'est-ce  que  j'entends  là!  comment,  Jean  Bonnin,  vous 
auriez  donné  de  l'argent  pour  me  faire  croire  que  vous  m'ai- 
miez? 

SÉVÈRE. 

Oui,  il  en  a  donné;  je  suis  contente  que  ça  s'explique  de- 
vant vous,  Mariette,  et  je  vas  tout  vous  raconter. 


200  THEATRE  COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

JEAN. 

El  rnoi  aussi,  Mariette,  je  vas  tout  vous  raconter. 

SlivÈKE. 

J'aurai  l'avance. 

MARIETTE. 

Ce  n'est  pas  la  peine;  si  votre  neveu  a  donné  de  l'argent, 
c'est  vous  qui  l'avez  reçu,  et  j'estime  la  chose  aussi  mauvaise 
d'un  côté  comme  de  l'autre. 

SÉVÈRE,   avec  volubilité. 

Ce  n'est  pas  ce  que  vous  croyez,  ma  mignonne.  Voilà  un 
imbécile  qui  est  venu  me  trouver  un  beau  matin,  en  me  di- 
sant :  «  J'ai  vu  Mariette  Blanchet,  elle  me  convient,  je  vou- 
drais être  son  mari.  — Eh  bien,  mon  garçon,  que  je  lui  dis,  la 
fortune  emboîte  la  sienne,  ça  pourrait  s'arranger.  —  Oui,  ut- 
il, mais  je  ne  suis  point  hardi,  et,  quand  je  n'ai  point  appris 
mes  compliments  par  cœur,  j'ai  la  langue  un  peu  épaisse.  » 

JEAN. 

Oh  !  vous  ne  l'avez  point,  et  si,  fait-elle  plus  de  bruit  que 
le  battant  d'une  cloche. 

SÉVÈRE. 

Tais-toi;  je  dis  la  chose  comme  elle  est.  «  Sur  ce,  que  je  lui 
dis,  je  parlerai  pour  toi,  et  je  le  ferai  entrer  en  connaissance 
avec  cette  jolie  hlle.  —  Oui,  ma  tante  ;  mais  il  y  a  d'autres 
galants  qui  en  veulent  ;  vous  serez  obligée  de  les  éconduire, 
ce  qui  vous  fera  des  ennemis;  je  veux  vous  dédommager, 
voilà  cent  pistoles  qui  seront  pour  vous,  si  vous  lui  dites  du 
bien  de  moi  et  du  mal  des  autres.  » 

MARIETTE. 

Et  c'est  ce  que  vous  avez  fait. 

SÉVÈRE. 

Je  ne  l'ai  fait  que  par  amitié  pour  lui,  et  je  n'ai  voulu  ac- 
cepter que  cinq  cents  francs,  non  pas  comme  une  condition, 
mais  parce  que  j'avais  des  embarras. 

JEAN. 

Laissez  donc!  vous  avez  déjà  reçu,  dans  l'année,  jilus  de 
trois  mille  francs  de  tous  les  autres  prétendants  de  Mariette. 


FRANÇOIS  LE   CHAMPI  207 

SKVKRK. 

Tu  en  as  menti  !  Eli  bien,  puisque  tu  le  prends  comme  ça, 
jen  dirai  encore  plus.  Je  dirai  qu'à  présent  tu  nies  que  je 
t'aie  rendu  service,  parce  que,  selon  toi,  la  Mariette  est  affolée 
de  ta  personne.  Oui,  Mariette,  il  dit  que  je  vous  ai  trompée, 
et  que  la  Madeleine  est  une  honnête  femme,  que  le  cliampi  a 
été  votre  amant  et  non  pas  le  sien,  et  il  n'a  point  le  cœur  de 
chercher  querelle  à  ce  champi,  qui,  à  son  dire,  vous  fait  l'af- 
front de  vous  abandonner  après  vous  avoir  séduite  ;  et  il  dit 
encore  que,  si  vous  n'avez  point  été  sage,  il  s'en  consolera 
bien  avec  votre  dot'.  Mais,  moi,  de  si  vilains  sentiments  me 
révoltent,  à  la  fin;  je  ne  veux  point  que  vous  soyez  trompée 
comme  je  l'ai  été  par  ce  petit  serpent-là  ;  je  le  croyais  un  bdh 
enfant,  bien  amoureux  de  vous;  mais  renvoyez-moi  ça,  tout 
de  suite,  car  j'aimerais  mieux  vous  voir  mariée  avec  le 
champi  qu'avec  un  sujet  si  traître,  si  poltron  et  si  intéressé. 
JE.VN,  faisant  le  geste  d'ôter  son  chapeau. 

Merci,  ma  tante!  allons,  vous  avez  dit  le  tout,  et  le  restant 
avec.  A  présent,  voulez-vous  me  laisser  plaider,  Mariette  ? 

MARIETTE. 

Mon  jugement  est  tout  porté  ;  mais  parlez,  Jean,  afin  que 
je  sache  lequel,  de  vous  ou  de  votre  tante,  est  le  plus  haïs- 
sable. 

JEAN. 

D'abord,  le  commencement  de  ce  qu'elle  a  dit  est  faux,  le 
milieu  aussi  et  la  fin  de  même.  Je  m'accuserai  dans  les  choses 
où  je  suis  fautif,  et  c'est  à  cela,  Mariette,  que  vous  connaîtrez 
si  je  dis  la  vérité.  Premièrement,  je  n'ai  jamais  été  trouver 
ma  tante  pour  me  faire  présenter  à  vous;  je  ne  pensais  point 
au  mariage,  c'est  elle  qni  m'a  mis  ça  dans  la  tête;  mais,  à  la 
voir  si  empressée  de  vous  faire  épouser,  je  me  méfiais  de  votre 
conduite!  Oh!  dame!  je  dis  tout,  moi,  vous  voyez.  Diantre! 
ce  n'est  pas  tout  d'être  riche  et  jolie^  c'e^t  bien  quelque 
chose,  mais  je  ne  suis  pas  si  sot  que  de  vouloir  me  passer  de 
l'honnêteté,  (a  part.) Ah!  diantre  non!  (Haut.)  J'avais  une  idée 
contre  ce  beau  meunier,  qui  était  dans  la  maison,  et  alors... 


208  THEATRE  COMPLET  DE   GEORGE    SAXD 

alors  j'ai  épié,  j'ai  espionné,  je  me  suis  caché  dans  tous  les 
coins,  j'ai  écouté  à  toutes  les  portes,  et,  ma  foi,  j'ai  décou- 
vert ce  que  je  voulais  savoir,  ce  que  ma  fine  tante  ne  sa- 
vait point  ou  ne  voulait  point  me  dire.  Ah!  ma  tante,  ça 
vous  étonne  ;  voilà  un  compliment  qui  n'est  pas  appris  par 
cœur. 

SÉVÈRE. 

Imbécile  ! 

Elle  va  s'asseoir  à  droite. 

MARIETTE. 

Et  qu'est-ce  que  vous  avez  appris  et  découvert,  Jean? 
J'espère  que  vous  voudrez  bien  le  dire. 

JEAN. 

Oui,  Mariette,  je  le  dirai,  car  nous  sommes  là  pour  ne  rien 
nous  cacher.  Eh  bien,  j'ai  découvert  que  vous  aviez  du  goût 
pour  le  champi  et  que  vous  n'en  étiez  que  plus  sage,  parce 
que  le  champi  n'y  correspondait  point  du  tout.  Pour  lors,  je 
me  suis  dit  :  «  Voilà  une  fille  superbe,  une  fille  de  grand  es- 
prit, qui  ne  serait  point  pour  le  nez  de  Jean  Bonnin,  si  le 
dépit  d'une  autre  amourette  ne  l'y  poussait  point  un  peu.  »  Et 
alors,  comme,  à  force  de  vous  épier,  j'étais  devenu  amou- 
reux comme  un  fou,  je  me  suis  demandé  si  ce  ne  serait  pas 
un  assez  grand  bonheur  que  de  gagner  petit  à  petit  votre 
amitié,  sans  vous  contrarier  et  sans  perdre  patience.  Et,  là- 
dessus,  j'ai  été  trouver  ma  tante,  et  je  lui  ai  dit  :  «  Je  vois  clair 
à  me  conduire,  ne  vous  mêlez  de  rien.  »  Mais  elle,  qui  ne  con- 
naît que  son  intérêt,  m'a  menacé  de  vous  dire  tant  de  mal  de 
moi,  que  jamais  vous  ne  voudriez  me  regarder.  Alors,  j'ai  fait 
comme  les  autres,  j'ai  donné  de  l'argent  à  ma  tante  pour 
l'engager  à  ne  rien  dire  contre  moi...  Grondez-moi,  si  vous 
voulez,  Mariette,  car,  si  ma  tante  avait  connu  mon  amour,  elle 
aurait  bien  pu  me  faire  donner  tout  ce  que  j'ai  au  monde  ; 
mon  sang  et  mes  écus,  rien  ne  m'eût  paru  trop  cher  pour 
n'avoir  point  d'ennemi  auprès  de  vous.  Elle  m'a  servi  à  sa 
manière,  elle  vous  a  dit  du  mal  de  mes  rivaux,  chose  que  je 
n'e.\igeais  point.  Voyons,  Mariette,  est-ce  que  je  suis  mau- 


FRANÇOIS  LE  CHAMPI  209 

vaise  langue,  moi?  est-ce  que  je  vous  ai  jamais  dit  du  mal  de 
quelqu'un,  même  un  mot  contre  ce  François.Jdont  j'étais  bien 
un  peu  jaloux,  malgré  moi  ? 

MARIETTE. 

C'est  la  vérité. 

JEAN. 

Eh  bien,  donc,  croyez-moi,  quand  je  vous  dis  que  je  vous 
aime.  Dire  que  je  suis  fâché  du  bien  que  vous  avez,  serait 
mensonge  et  niaiserie,  et  pourtant,  devenez  pauvre,  et  vous 
verrez  si  je  ne  vous  épouse  pas,  quant  au  reste. 

MARIETTE. 

C'est  assez,  Jean.  Vous  êtes  un  honnête  homme  et  un  boa 
cœur,  et  votre  tante  m'est  assez  connue.  Il  y  a  déjà  quelque 
temps  que  j'ouvre  les  yeux,  et  que  j'ai  sujet  de  me  méfier 
d'elle.  Adieu,  Sévère,  je  vous  prie  de  ne  jamais  venir  ici  pour 
moi  ;  autrement,  je  me  joindrais  aux  autres  pour  vous  en  faire 
sortir. 

SÉVÈRE,    a  part. 

Tudieu!  ça  va  bien;  et  voilà  la  petite  qui  se  met  aussi 
contre  moi!  (Haut.)  Oh  !  3[ariette,  vous  n'y  songez  point,  j'en 
sais  long  sur  votre  compte,  et  ce  n'est  point  après  toutes  les 
confidences  que  j'ai  reçues  de  vous  qu'il  est  prudent  de  vous 
brouiller  avec  la  Sévère. 

JEAN. 

Assez,  ma  tante;  on  ne  vous  écoute  point.  Je  connais  Ma- 
riette mieux  que  vous,  et  vous  ne  réussirez  point  à  me  dé- 
goûter d'elle.  Allons,  détalez,  car  vous  m'échauffez  le  sang, 
et  j'oublierais  le  respect  que  je  vous  dois. 

SÉVÈRE. 

Tu  me  le  revaudras,  toi  ! 

JEAN. 

On  ne  ;vous  craint  plus,  on  vous  connaît  ;  on  sait  bien  que 
vous  ne  faites  de  mal  qu'à  ceux  dont  vous  n'avez  point  peur. 
sévère  sort  en  montrant  le  poing. 
42. 


210         THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 
SCÈNE     YIII 

JEAN  BONNIN,  MARIETTE. 

•JEAN. 

Et  à  présent,  demoiselle  Mariette,  voulez-vous  me  pardon- 
ner ce  qu'il  y  a  de  mauvais  en  moi  ? 

MARIETTE. 

Je  n'ai  rien  à  vous  pardonner,  Jean,  car  je  n'ai  pas  de  re- 
proches à  vous  faire.  * 

JEAN. 

Mais,  moi,  j'en  aurais  un  peu  contre  vous,  et,  si  j'osais... 

MARIETTE. 

Dites;  je  crois  que  vous  ne  pouvez  point  me  fâcher. 

JEAN. 

C'est  que  le  jour  de  notre  mariage  n'est  pas  fixé,  ^t  que, 
tout  en  me  disant  que  vous  ne  le  retarderez  point,  vous  ne 
m'avez  point  l'air  d'une  personne  qui  se  hâte. 

MARIETTE. 

Que  voulez-vous,  Jean  !  puisque  vous  savez  tout, -^louvez- 
vous  me  blâmer  d'attendre,  pour  être  votre  femme,  d'être 
bien  assurée  que  je  ne  pense  pas  à  un  autre? 

JEAN. 

Mais  puisque  l'autre  ne  pense  point  à  vous  ! 

MARIETTE. 

Ne  me  parlez  plus  de  lui,  Jean;  je  n'ai  rien  à  vous  dire  là- 
dessus,  et  cela  doit  s'arranger  en  moi-môme  avec  le  temps  el 
l'assistance  du  bon  Dieu 

JEAN. 

Oh!  je  ne  veux  point  vous  tourmenter,  et,  pour  ce  qui  est 
de  vous,  donnez-moi  un  bon  soufllet,  si  je  vous  impatiente  ; 
mais,  pour  ce  qui  est  de  François,  j'en  veux  parler,  vu  (|ue  je 
n'ai  point  de  dépit  contre  lui,  et  mèmcmenl  que  je  l'aime  à 
cause  qu'il  ne  vous  aime  point. 

»l  A  R I  E  T  T  E . 

Eh  !  vous  m'impatientez!  (pi'esl-ce  ([ue  vous  eu  savez? 


FRANÇOIS   LE   CHAMPI  211 

JKAN. 

Jo  vas  VOUS  le  prouver  ;  Mariette,  ne  vous  fâchez  point  :  on 
n'aime  pas  deux  femmes  à  la  fois,  et,  tant  qu'à  moi,  je  pour- 
rais bien  passer  vingt  ans  dans  la  maison  d'ici  sans  songer  à 
votre  belle-sœur,  puisque  c'est  vous  que  j'aime  et  non  point 
elle. 

MARIETTE, 

C'est  donc  vrai,  ce  que  dit  là-dessus  la  Sévère  ?  elte  ne 
m'a  donc  point  trompée,  dans  cette  chose-là? 

JE.VN. 

Si  fait,  elle  vous  a  vilainement  et  mauvaisement  tromi)ée. 

MARIETTE. 

Allons,  est-ce  vrai,  oui  ou  non?  car  vous  dites  le  pour  et  le 
conire,  et  l'on  ne  saurait  vous  comprendre. 

JEAN. 

Je  vas  vous  dire  la  franche  marguerite.  Il  est  faux,  aussi 
faux  qu'un  faux  louis  est  un  faux  louis,  que  votre  belle-sœur 
se  conduise  mal  et  songe  au  champi;  la  pauvre  chère  femme, 
elle  n'y  songe  non  plus  qu'à  moi,  et  elle  l'aime  comme  elle 
aime  Jeannie  son  garçon;  si  elle  l'aimait,  est-ce  qu'elle  vous 
tourmenterait  pour  l'épouser  ? 

MARIETTE.    . 

Vous  savez  donc  ça,  aussi^  vous?  vous  savez  donc  tout? 

JEAN. 

Dame,  ça  m'intéresse  un  peu,  moi,  ces  affaires-là  ! 

MARIETTE. 

Vous  croyez  donc  qu'elle  agit  de  bonne  foi  ? 

JEAN. 

Et  vous,  vous  pensez  le  contraire? 

MARIETTE. 

Oh  !  je  ne  sais  plus  ce  que  je  crois  et  ce  que  je  ne  crois  pas  ! 
Votre  méchante  Sévère  m'a  rempli  la  tète  de  tant  de  propos 
et  de  soupçons,  que  j'en  serais  devenue  folle. 

JEAX. 

Ecoulez  votre  raison  tt  votre  cœur,  demoiselle  Mariette  : 
\olre  belle-sœur  est  une  femme  bien  honnête  et  bien  raison- 


212    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

nable;  elle  vous  aime  et  voit  que  vous  aimez  François;  elle, 
voudrait  vous  le  faire  épouser  ;  vous  n'auriez  donc  qu'un  mot 
à  dire  si  François  vous  en  disait  trois;  mais  François  ne  vous 
en  dit  pas  seulement  deux,  et  alors... 

MARIETTE. 

Et  alors,  François  est  amoureux  de  ma  belle-sœur,  laquelle 
n'est  point  amoureuse  de  lui  ? 

JEAN. 

Dame,  il  faut  que  tout  le  monde  ici  ait  la  cocote  aux  yeux 
pour  ne  point  voir  la  chose. 

MARIETTE. 

Et  il  voudrait  l'épouser  ? 

JEAN. 

Bédame  ! 

MARIETTE. 

Et  il  n'est  triste  et  malade  que  parce  qu'elle  n'y  consent 
point? 

JEAN. 

Trédame  ! 

MARIETTE. 

iMais  elle  n'y  consentira  jamais,  parce  qu'il  est  trop  jeune 
pour  elle  ! 

JEAN. 

Oh!  là-dessus,  vous  jugez  mal;  votre  belle-sœur  n'est  ni 
vieille  ni  déchirée  ;  elle  a  été  jolie  femme  et  n'a  pas  fini  de 
l'être...  Croyez-vous  donc  que  vous  ne  serez  plus  bonne  à 
regarder  dans  dix  ou  douze  ans  d'ici?  Diantre  !  j'espère  bien 
être,  dans  ce  temps-là,  aussi  amoureux  et  aussi  fier  de  vous 
que  je  le  suis  à  cette  heure. 

MARIETTE. 

Au  fait,  ma  belle-sœur  est  fort  bien,  et  je  ne  sais  pourquoi 
Sévère,  qui  a  dix  ans  de  plus  qu'elle,  voulait  me  la  faire 
trouver  si  vieille. 

JEAN. 

Et  puis,  voyez- vous,  Mariette,  l'amitié,  quand  elle  est  forte, 
ne  regarde  point  à  cela;  le  champi  a  aimé  Madeleine  quasi 


FRANÇOIS  LE    CHAMPI 


213 


depuis  qu'il  est  au  monde.  Il  l'aimait  que  vous  n'étiez  point 
née;  il  l'a  aimée  avant  de  vous  connaître,  il  l'aime  encore  de- 
puis, et  il  l'aimera  le  restant  de  ses  jours  ;  il  n'ose  s'en  conQer 
à  personne;  mais  Jean  Bonnin  connaît  bien  la  mouche  qui  l'a 
mordu. 

MARIETTE. 

11  est  vrai,  Jean,  que  vous  êtes  grandement  clairvoyant!... 
et  je  ne  m'en  doutais  point. 

JEAN. 

Mais  ma  clairvoyance  ne  fait  point  de  peur  à  Mariette  Blan- 
chet,  parce  que  Mariette  n'aura  jamais  rien  de  mauvais  à  ca- 
cher, et,  comme  elle  a  de  l'esprit  pour  deux,  elle  serait  fâ- 
chée que  son  mari  n'en  eût  point  pour  un. 

MARIETTE. 

Jean,  voilà  bien  la  preuve  de  ce  que  vous  dites...  Nous 
nous  marierons  dimanche  qui  vient. 

JEAN. 

C'est  dit  ? 

MARIETTE. 

C'est  dit. 

JEAN. 

Oh!  ne  vous  en  dédites  plus,  car  je  deviendrais  fou  !... 

MARIETTE. 

Voilà  Madeleine,  laissez-moi  avec  elle,  je  veux  lui  parler. 
Jean,  vous  serez  content  de  moi. 

JEAN. 

Allons  donc!...  à  la  bonne  heure  !... 

Il  sort,  après  avoir  salué,  du  fond,  Madeleine  qui  entre. 

SCÈNE  IX 

MADELEINE,  MARIETTE. 
MADELEINE,   sortant  de  sa  chambre. 

Eh  bien,  ma  'petite,  jo  mets  donc  Jean  Bonnin  en  fuite? 
Pourquoi  cela?  Lui  a-t-on  fait  croire,  à  lui  aussi,  que  j'étais 


214  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

son  ennemie?  (Mariette  se  jette  à  ses  pieds.)  Eh  bien,  eh  bien,  ma 
cliérie,  pourquoi  est-ce  que-  tu  pleures?  Embrasse-moi  donc! 

MARIETTE. 

Non,  ma  sœur,  je  resterai  à  vos  genoux  jusqu'à  ce  que 
vous  m.'ayez  accordé  deux  choses. 

MADELEINE. 

Dis  donc  vite,  car  je  suis  pressée  de  te  les  accorder. 

MARIETTE,  se  levant. 
D'abord,  il  faut  que  vous  me  rendiez  votre  amitié  comme 
je  l'avais  autrefois. 

MADELEINE. 

Tu  ne  l'as  jamais  perdue;  tu  m'as  fait  de  la  peine,  c'est 
vrai  ;  mais  il  ne  dépendait  pas  de  moi  de  t'aimer  moins  pour 
ça. 

MARIETTE. 

Vous  auriez  dû  me  détester  et  me  chasser  de  chez  vous, 
car  j'ai  été  plus  mauvaise  que  vous  ne  pensez;  j'ai  été  ingrate 
envers  vous  qui  m'avez  élevée, choyée,  gâtée;  oh!  gâtée,  c'est 
le  mot;  et  c'est  pour  ça  que  j'ai  abusé  et  que  je  me  suis  lais- 
sée aller  à  des  choses  contre  vous,  dont  j'ai  tant  de  honte  et 
de  regret  à  présent,  que  j'en  suis  malade  ! 

MADELEINE. 

Allons,  tu  vas  te  rendre  malade,  à  présent!  il  ne  me  man- 
querait plus  que  ce  chagrin-là  1  Voyons,  viens  t'asseoir  là... 
tes  coudes  sur  mes  genoux,  comme  quand  tu  avais  douze  ans 
et  que  je  te  faisais  répéter  ton  catéchisuie.  Allons,  la  seconde 
chose  que  tu  dois  me  demander  ?  Je  la  sais  peut-être. 

MARIETTE. 

Non,  ma  sœur,  ma  petite  maman,  vous  ne  la  savez  point  ; 
vous  croyez  que  j'aime  François  et  que  jo  ne  veux  plus  de 
Jean  Bonnin  :  eh  bien,  c'est  le  contraire;  je  ne  pense  plus  à 
François,  depuis  que  je  sais  qu'il  aime  une  autre  que  moi, 
et  cela  est  cause  que  j'aime  tout  à  fait  Jean  Bonnin,  qui  est 
un  garçon  d'esprit  sous  son  air  simple,  et  un  honnête  homme 
très-amoureux  de  moi. 


FRANÇOIS   LE  CHAMPI  :âi5 

MADELEINE. 

Pour  Iionnète  homme,  je  l'ai  toujours  tenu  pour  tel  ;  pour 
homme  d'esprit,  j'ai  remarque,  ces  derniers  temps,  qu'il  ju- 
geait bien  et  ne  manquait  point  de  finesse.  Si  tu  l'aimes,  je 
l'aimerai.  Mais,  alors,  quelle  est  donc  celle  que  François  pré- 
fère à  ma  petite  Mariette? 

MARIETTE. 

Vous  le  savez,  ma  sœur,  vous  le  savez  bien,  et  à  présent 
nous  le  savons  aussi;  oh!  n'en  rougissez  point!,.,  vous  méri- 
tez bien  qu'on  vous  aime  mieux  que  la  petite  Mariette,  car 
vous  êtes  meilleure  qu'elle,  et,  d'ailleurs,  vous  avez  fait  tant 
de  bien  à  François,  qu'il  serait  un  ingrat  s'il  avait  pu  penser 
à  une  autre  que  vous. 

MADELEINE. 

Moi,  moi  !...  (Elles  se  lèvent  toutes  les  deux.) Est-ce  que  tu  rêves, 
Mariette  ? 

MARIETTE. 

Comment,  vous  ne  lô'savez  pas? 

MADELEINE. 

Je  le  sais  si  peu,  que  je  ne  le  crois  pas. 

MARIETTE. 

11  n'avait  jamais  osé  vous  le  dire,  et  vous  n'en  aviez  seule- 
ment pas  l'idée!  El  Sévère,  qui  disait...  Oh!  méchante  Sé- 
vère, que  vous  m'avez  fait  de  mal  !...  •- 
Jean  Bouuin  paraît  dans  le  fond  et  appelle  François  du  geste. 
MADELEINE. 

Allons,  oublie-la,  et  n'écoute  plus  jamais  ses  menteries.  Tu 
vois  que  tu  peux  encore  ramener  François. 

MARIETTE. 

Non,  ma  sœur,  non,  vous  dis-je  ;  je  suis  trop  fière  pour 
continuer  d'aimer  qui  ne  m'aime  point,  et  je  vous  aime  trop 
pour  ne  pas  vouloir  que  vous  épousiez  celui  qui  vous  aime  si 
bien  et  qui  vous  rendra  si  heureuse. 

MADELEINE. 

Épouser  François,  moi!  mais  c'e^t  une  folie! 


21G    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 
SCÈNE  X 

Tout  le  Monde,  hors  la  SÉVÈRE. 

FRANÇOIS. 

Hélas  1  oui,  ce  serait  une  folie,...  si  vous  le  haïssez. 

MADELEINE. 

Te  haïr,  moi?... Mais  t'épouser!... 

FRANÇOIS. 

Eh  bien,  oui,  épouser  François,  qui  mourra  de  chagrin  si 
VOUS  ne  l'aimez  point,  car  il  vous  a  aimée  toute  sa  vie  sans  le 
savoir;  François,  qui  est  assez  riche  pour  rendre  votre  fils 
heureux  ;  François,  qui  demande  pardon  à  Mariette  d'avoir 
méconnu  son  bon  coaur;  François,  qui  vous  demande,  à  vous, 
de  le  prendre  pour  mari  ou  de  le  renvoyer  de  chez  vous, 
parce  qu'il  ne  peut  plus  vivre  avec  ce  secret-là,  qui  l'étouffe 
et  le  tue  ! 

JEAN. 

Oui,  madame  Blanchet,  voilà  le  fin  mot,  et,  pour  ma  part, 
je  vous  demande  d'épouser  François,  à  seules  fins  que  Ma- 
riette m'épouse. 

Il  fait  passer  Mariette  auprès  de  Madeleine. 
MARIETTE. 

Dites  oui,  ma  bonne  sœur,  et  nous  serons  tous  contents  ! 

CATHERINE. 

Dites  oui,  not'  maîtresse,  car  jamais  vous  ne  trouverez  un 
meilleur  mari  pour  vous,  un  meilleur  maître  pour  moi  et  un 
meilleur  père  pour  Jeannie  I 

MADELEINE. 

Et  toi,  Jeannie,  tu  pleures  et  ne  dis  rien;  oh!  toi,  avant 
tout,  Jeannie!... 

JEANNIE. 

Dame,  il  dit  comme  ça  qu'il  va  s'en  aller;  et  pourquoi  est- 
ce,  maman,  que  tu  ne  veux  pus  le  faire  rester  ? 


FRANÇOIS   LE  CHAMPI  217 

MADELEINE. 

Mon  Dieu,  c'est  comme  un  rêve,  et  vous  ne  me  donnez  pas 
le  temps  de  me  reconnaître!...  Allons!  puisque  tout  le  monde 
le  veut  ici,  il  faudra  peut-être  bien  que  je  fmisse  par  le  vou- 
loir moi-même  ! 


FIN    DE    FRANÇOIS    LE    CHAMPI 


13 


GLAUDIE 

DRAME  EN  TROIS  ACTES 
Porte -Saint- Martin.  —  11  janvier  1851. 


A  M.  BOCAGE 

DIRECTEVR  DU  THÉÂTRE   DE  l'ODÉON. 

Mon  ami,  après  la  représentation  de  ClaïuUe,  comme  après 
celle  de  François  le  C/ta?nj}(',  j'éprouve  le  besoin  de  vous  dire 
tout  haut  que  c'est  à  vous,  à  vos  conseils  et  à  vos  soins  que 
je  dois  la  satisfaction  du  public  et  la  mienne  propre. 

Ce  contentement  personnel  serait  complet,  si  j'avais  pu 
refaire  ma  pièce,  pour  ainsi  dire  sous  votre  dictée,  lorsqu'à 
Noliant,  au  coin  du  feu,  vous  me  l'analysiez  à  moi-même,  en 
me  montrant  le  m  illeur  parti  que  je  pouvais  tirer  des  situa- 
tions et  des  caractères.  Mais,  comme  j'ai  fait  tout  mon  possi- 
ble pour  bien  écouter  et  pour  bien  profiter,  je  m'applaudis 
intérieurement  de  ma  confiance  et  de  ma  docilité.  Prenez 
donc  votre  part  avant  moi  du  succès  littéraire  de  Claudie; 
car  j'ai  un  vrai,  un  profond  plaisir  à  reconnaître  qu'il  vous 
appartient  dans  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  et  d'indispensable  pour 
une  œuvre  dramatique,  la  composition  et  le  résumé. 

Quant  à  la  science  charmante  de  la  mise  en  scène,  tout  ce 
qui  s'occupe  de  théâtre  sait  que  vous  y  excellez.  Quant  au 
génie  dramatique  de  l'acteur,  les  applaudissements  et  les  lar- 
mes du  public  le  proclament  chaque  soir  avec  plus  d'élo- 
quence que  je  ne  saurais  le  faire.  Moi  aussi,  j'ai  pleuré  en 
vous  voyant  et  en  vous  écoutant  :  je  ne  savais  plus  de  qui 
était  la  pièce,  je  ne  voyais  et  n'entendais  que  votre  douleur 


220  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

et  votre  piété,  et,  comme  le  cœur  saisi  et  rempli  d'émotion 
ne  trouve  guère  de  paroles,  ici  comme  là-bas,  je  ne  sais  que 
vous  dire  :  «  Merci,  c'est  beau,  c'est  bien,  c'est  bon.  « 

Remerciez  pour  moi  aussi  ces  rares  artistes  qui  ont  person- 
nifié, avec  tant  de  conscience  et  de  savoir,  les  divers  types 
de  Claudie  ;  M.  Fechter,  qui  a  idéalisé  celui  de  Sylvain  en  lui 
conservant  la  vérité,  talent  hors  ligne  et  incontestable  ;  ma- 
dame Génot,  la  tendre  et  ardente  mère  qui,  avec  l'excellent 
père  Fauveau  (M.  Perrin),  sait  faire  pleurer  à  un  lever  de  ri- 
deau; la  belle  madame  Daubrun  à  la  voix  harmonieuse,  au 
jeu  digne  dans  la  franchise  et  Ja  rondeur;  M.  Barré,  qui  ne 
m'a  fait  regretter  ni  désirer  rien  de  mieux  pour  l'interpréta- 
tion du  rôle  de  Denis  Ronciat;  mademoiselle  Lia  Félix;  enfin 
tous,  remerciez-les  pour  moi,  d'avoir  fait  de  Claudie  un  spec- 
tacle émouvant  et  vrai  qui  leur  doit  toute  la  sympathie  qu'il 
obtient. 

Et  à  vous,  mon  ami,  merci  surtout,  merci  encore  et  tou- 
jours, pour  le  passé,  pour  le  présent  et  pour  l'avenir. 

G.  S. 
Nohant,  le  15  janvier  1851. 


DISTRIBUTION 

LE  PÈRE  RÉMY,  ancien  soldat,  vieux  moissonneur  (oc- 
togénaire)    M.    Bocage. 

CLAUDIE,  sa  petite-fille,  21  ans Mlle  Lia  Félii. 

L\  GRAND'  ROSE,  paysanne  riche,  propriétaire  de  la  mé- 
tairie des  Bossons,  de  25  à  30  ans,  belle  femme  élé^'ante.  Mme  Daubron. 

FAUVEAU,  métayer  de  la  Grand'Rose,  paysan  aisp,  nOans.  M.      Perrin. 

LA  MÈRE  FAUVEAU,. sa  femme,  de  45  à  50  ans Mme  Génot. 

SYLVAIN,  leur  fils,  25  ans MM.  Fechter. 

DENIS  RONCIAT,  paysan  faraud,  30  ans Barré. 

Un  Gounemuseux Béraud. 

—  A  la  motairio  iIcs  Boisons  *.  — 

*  L'auteur  de  Claudie.  ayant  donné  à  ses  personna^'cs  des  noms  plus  ou 
moins  répandus  dans  le  pays  qu'il  habite,  et  farailicrs  ù  son  oreille,  no  sup- 


221 


ACTE  PREMIER 

L'intérieur  d'une  cour  de  ferme.  Un  hangar  élevé  occupe  le  premier  plan  et 
unit  deux  constructions,  dont  on  voit  de  chaque  côté  les  portes  condui- 
sant dans  l'intérieur  des  logements.  Aux  autres  plans,  différentes  construc- 
tions, comme  étables,  écuries,  pigeonnier.  Le  fond  est  fermé  par  un  mur 
au-dessus  duquel  on  voit  là  campagne.  La  porte  de  droite,  au  premier  plan, 
où  il  y  a  trois  marches,  est  celle  du  logement  de  la  Grand'Rose.  Celle  de 
gauche  est  la  porte  du  logement  des  métayers.  Un  peu  au-dessus  et  pres- 
que au  milieu  du  théâtre ,  est  un  puits  avec  une  auge  à  laver.  Autour  de 
l'auge  ou  sur  les  bords  du  puits,  sont  groupés  sans  ordre  des  vases  rusti- 
ques. Sur  le  devant  du  même  côté,  une  table,  des  chaises. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

FAUVEAU,  ROSE. 

FAUVEAU,  assis  à  la  table;  devant    lui   est   une    ardoise  encadrée, 
et  près  de  lui   une  grande  bourse  en  cuir.  11  est  en  train  de  com- 
pter  de   l'argent.   Il  aperçoit  la  Grand'Rose,  qui  entre  du   fond  à 
gauche  et  qui  se  dirige  vers  son  logement.  —  Étonné. 
Ah  !  c'était  bien  l'heure  que  vous  arriviez,  notre  maîtresse  ! 

ROSE,  sur  les  marches  et  se  retournant. 
Ah!  c'est  toi,  père  Fauveau  !... 

FAUVEAU,   se  levant.  Il  boite   un  peu  de  la  jambe  gauche. 
Le  temps  me  durait,  depuis  quinze  jours  qu'on  ne  vous  a 
point  vue  !  C'est  vrai,  je  me  trouve  étrange  quand  vous  n'êtes 
point  à  la  maison; 

ROSE,  étant  5on  manteau. 
Que  veux-tu,  mon  vieux  !  j'avais  ce  restant  d'affaires  à  la 
ville  pour  la  succession  de  mon  mari. 

Elle  va  déposer  son  manteau  dans  l'intérieur  et  revient  tout  de  suite. 

pose  pas  que  les  citoyens  de  campagne  qui  portent  ces  noms  pourraient  se 
croire  désignés  dans  un  ouvrage  de  pure  invention.  Pourtant,  s'il  en  était 
besoin,  il  déclarerait,  et  il  déclare  d'avance,  qu'il  les  a  pris  au  hasard,  et 
sans  connaître  aucune  particularité  à  laquelle  il  ait  voulu  faire  allusion. 


222  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

FAUVEAU. 

Ces  affaires-là  ne  prendront  donc  point  finissement?  depuis 
trois  ans  que  vous  êtes  veuve  ! 

ROSE. 

Tu  sais  bien,  père  Fauveau,  qu'il  faut  patienter  quand  on 
se  met  dans  les  procès!  mais,  par  la  grâce  de  Dieu,  m'en 
voilà  débarrassée  :  j'ai  gagné  le  mien. . 

FAUVEAU. 

Bien  gagné,  la,  en  appel? 

ROSE. 

En  appel! 

Elle  descend  les  marches  et  s'assied  près  de  la  table. 
FAUVEAU. 

Diache!  vous  voilà  riche,  à  cette  heure,  madame  Rose  !... 
une  métairie  comme  celle-ci  !  (Regardant  autour  do  lui  avec  com- 
plaisance.) Et  je  dis  qu'elle  est  sur  un  bon  pied,  la  métairie  des 
Bossons,  et  qu'il  y  a  du  plaisir  à  en  être  métayer  !  Avec  les 
trois  locatures  qu'on  vous  contestait,...  ça  vous  fait  pas  beau- 
xoup  moins  de  trois  mille  bonnes  pistoles  au  soleil. 

ROSE. 

Oui,  trente  mille  francs  approchant.  Ah  çà  !  où  en  étes- 
vous  de  la  moisson  ?  avez-vous  rentré  le  tout  ? 

FAUVEAU. 

Ma  fine,  vous  arrivez  bien  à  propos  pour  la  gerbaude,  et, 
dans  une  petite  heure  d'ici,  je  crois  bien  que  mon  garçon 
Sylvain  viendra  vous  chercher,  s'il  vous  sait  de  retour,  pour 
voir  lever  la  dernière  gerbe  et  y  attacher  le  bouquet. 

ROSE. 

Alors,  on  dansera  et  on  soupera  ? 

FAUVEAU,  regardant  à  gauche. 

Tout  est  prêt...  Les  femmes  sont  en  train  de  désenfourner, 
et  le  cornemuseux  est  déjà  rendu.  Ah!  l'on  comptait  bien  sur 
vous,  car  Denis  Ronciat  est  déjà  venu  deux  fois  à  ce  matin, 
pour  savoir  si  vous  étiez  arrivée. 


CLAUDIE  223 

ROSE. 

Denis  Ronciat  I  de  quoi  est-ce  qu'il  se  môle  ? 

FAUVEAU. 

Dame  !  puisqu'on  dit  que  vous  vous  mariez  tous  les  deux  ! 

ROSE. 

Si  nous  nous  marions  tous  les  deux,  ça  sera  chacun  de  son 
côté. 

FAUVEAU. 

Peut-être  bien  que  vous  ne  voulez  point  dire  ce  qui  en  est. 
Excusez-moi  si  je  vous  offense;  mais,  pour  sûr,  vous  ne  tar- 
derez pas  à  vous  remarier...  Cane  peut  guère  tourner  autre- 
ment, à  votre  âge,  riche,  belle  femme  et  point  sotte  que  vous 
êtes  !  est-ce  que  vous  voilà  faite  pour  rester  veuve  ? 
ROSE,  se  levant. 

A  vingt-huit  ans,  ça  serait  dommage  ,  n'est-ce  pas  ?  Eh 
bien,  je  ne  dis  pas  non...  Mais  il  me  faudrait  rencontrer  un 
épouseux  à  mon  idée. 

FAUVEAU,  avec  intention. 

Et  votre  idée,  dame  Rose,  ça  serait  un  joli  gars  de  vingt- 
cinq  ans,  bon  sujet,  courageux  au  travail,  qui  soignerait  vos 
biens  et  qui  ne  vous  mangerait  point  votre  de  quoi. 

ROSE. 

Sans  doute  ! 

FAUVEAU. 

Je  veux  gager  aussi  que  vous  tiendriez  à  la  conduite  plus 
qu'à  la  fortune,  et  que  vous  ne  demanderiez  pas  à  vous  enri- 
chir autrement  que  par  la  prospération  de  vos  biens. 

ROSE. 

A  savoir!  je  suis  en  position  de  doubler  mon  avoir  par  un 
bon  mariage,  et,  si  ça  se  trouvait  avec  la  bonne  conduite  et  le 
ménagement... 

FAUVEAU. 

Ah  !  voilà  I  c'est  le  tout  d'y  tomber  !  Les  garçons  riches^ 
voyez-vous,  ça  aime  la  dépense  et  le  divertissement  ;...  ça 
court  la  ville ,  les  assemblées  ;  ça  boit  la  bière  et  le  café  ;  ça 
roule  partout^  hormis  au  logis;  ça  ne  toucherait  pas  le  man- 


22i    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

che  d'une  pelle  ou  les  orillons  d'une  charrue  pour  tout  au 
monde...  ça  fait  de  rudes  embarras  et  de  la  pauvre  ouvrage! 
Votre  Denis  Ronciat,  je  vous  le  dis,  moi,  au  risque  de  vous 
offenser,  votre  Denis  Ronciat  ne  vous  convient  point.  C'est 
un  coureux  de  femmes,  une  tête  à  l'évent,  un  poulain  désen- 
fargé. 

ROSE. 

Je  sais  ça  et  ne  tiens  point  à  lui...  Cependant  il  a  des  biens 
du  côté  de  Jeux-les-Bois,  des  beaux  biens,  à  ce  qu'on  dit. 

FAUVEAU. 

Ses  biens  I  ses  biens  !  les  connaissez-vous  ? 

ROSE. 

Non;  j'ai  jamais  été  par  là. 

FAUVEAU. 

Ah!  c'est  que  je  les  connais,  moi  !  c'est  du  bien  de  Cham- 
pagne, comme  on  dit;  chéti'  pays!  terre  de  varenne!  c'est 
maigre...  Les  plus  mauvaises  terres  de  chez  nous  seraient  en- 
core de  l'engrais  pour  les  meilleures  des  siennes...  Et  puis 
c'est  mal  gouverné  !  un  propriétaire  qui,  depuis  quatre  ou 
cinq  ans,  ne  réside  point  chez  lui  !  A  cause,  qu'il  ne  réside 
plus  chez  lui  ? 

ROSE. 

Je  ne  sais  pas...  Pour  l'instant,  il  dit  que  c'est  à  cause  qu'il 
est  amoureux  de  moi  qu'il  s'est  établi  par  ici. 

FAUVEAU. 

Il  n'y  a  pas  cinq  ans  qu'il  vous  connaît,  il  n'y  a  pas  seule- 
ment six  mois.  Et,  avant^  où  a-l-il  passé? Partout,  excepté 
chez  lui.  Un  homme  qui  ne  se  plaît  point  dans  son  endroit, 
c'est  pas  grand'chose,  je  vous  dis,  et  peut-être  bien  que  ça  a 
plus  de  dettes  que  de  quoi  les  payer. 

ROSE. 

Je  ne  te  dis  pas  non...  Ali!  c'est  diantrement  malaisé  de 
bien  choisir. 

FAUVEAU,    avec   intention. 

Tenez,  sans  comparaison,  il  vous  faudrait  un  homme 
comme  mon  Sylvain. 


CLAUDIE  225 

ROSE. 

Tu  m'as  déjà  dit  ça.  Ton  Sylvain  est  un  bon  sujet,  je  ne 
vas  pas  contre  ;  mais  qu'est-ce  qu'il  a?  Ses  deux  bras,  et  rien 
avec. 

FAUVEAU. 

Et  son  bon  cœur  pour  vous  aimer?...  et  sa  bonne  mine 
pour  vous  faire  honneur?...  et  ses  petites  connaissances  pour 
régir  vos  biens?  Savez-vous  qu'il  lit,  écrit  et  fait  les  comptes 
quatre  fois  mieux  que  votre  Ronciat  ? 

ROSE. 

Je  sais  qu'il  n'est  pas  bètc  ni  vilain,  et  qu'une  femme  n'au- 
rait pointa  rougir  de  lui  ;...  mais  il  a  un  défaut,  ton  Sylvain! 
un  grand  défaut,  qui  pourrait  bien  molester  le  sort  d'une 
femme. 

FAUVEAU. 

Quel  défaut  donc  que  vous  lui  trouvez? 

ROSE. 

Il  est.. .je  ne  sais  comment  dire.  Il  est  trop  critiquant, 
trop  près  regardant  à  la  conduite  des  femmes.  Il  n'excuse  pas 
le  plus  petit  manquement,  il  voit  du  mal  dans  tout,  il  trouve 
de  la  coquetterie  dans  un  rien;  enfm,  je  crois  qu'il  serait  ja- 
loux et  querelleux  en  ménage. 

FAUVEAU,   embarrassé. 

Ah!  pour  ça,  vous  vous  trompez  bien. 

ROSE. 

Non!  non!  je  le  connais,  va!  je  l'ai  observé!  et,  ma  fine, 
tant  qu'à  prendre  un  homme  qui  vous  fasse  enrager,  autant 
vaut  le  prendre  un  peu  riche. 

FAUVEAU. 

Je  sais  bien  qu'il  ne  l'est  point  ;  aussi,  je  ne  vous  parle  pas 
de  lui.  Il  n'y  prétend  rien,  lui,  le  pauvre  enfant,  il  n'oserait. 
Et  si  pourtant,  il  vous  aime,  voyez-vous  !  11  ne  donne  pas  un 
coup  de  pioche  à  vos  terres  sans  avoir  dans  son  idée  de  vous 
contenter. 

ROSE. 

Vrai?  tu  crois? 

13, 


226  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

FAUVEAU. 

Et,  quand  on  lui  parle  de  votre  mariage  avec  Denis  Ron- 
ciat,  il  prend  un  souci...  On  dirait  qu'il  tremble  la  fièvre  !  (Re- 
gardant vers  le  fond.)  Tenez,  voilà  sa  mère  qui  vous  le  dira  tout 
comme  moi. 

ROSE. 

Eh  !  non  !  ne  me  parlez  point  de  ces  badineries-là  devant 
elle. 

SCÈNE  II 

Les  Mêmes,   LA  MÈRE  FAUYEAU. 

FAUVEAU,  à  la  mère  Fauveau,  qui  entre  du  fond  et  qui  se  dirige 
vers  la  porte  de  gauche.  Elle  porte  un  grand  panier  couvert  d'une 
serviette. 

Eh  bien,  femme,  vous  ne  dites  donc  rien  à  notre  maîtresse? 
vous  ne  lui  demandez  point  ses  portements? 

LA  MÈRE   FAUVEAU,  qui  a  déposé  son  panier  prés  du  puits, 
allant  à  Rose  et  lui  prenant  les  mains. 

Oh!  je  l'avais  vue  avant  vous,  et  les  portements  de  notre 
bourgeoise  sont  écrits  tout  en  fleur  sur  sa  figure. 

FAUVEAU,  passant  à  la  gauche  de  Rose,  à  sa  femme. 

Ça,  c'est  bien  dit.  Mais  écoutez  donc,  femme!  c'est-il  pas 
vrai  que,  depuis  un  tour  de  temps,  notre  Sylvain  est  tout 
chose...  comme  contrarié,  comme  chagriné,  dis? 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

C'est  la  vérité  qu'il  n'est  pas  bien...  et  j'ai  grand'crainte 
qu'il  ne  prenne  les  fièvres  après  moisson. 

ROSE,   qui  se   trouve  au  milieu. 

Qu'est-ce  qu'il  a  donc  ? 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

J'en  ignore;  c'est  un  garçon  qui  ne  se  plaint  ni  ne  s'écoute. 

FAUVEAU. 

(ja  ne  serait-il  [)oint  qu'il  aurait  une  auiour  chagrinante 
dans  la  tète? 


CL  AU  DIE  227 

ROSE,  bas,   à  Fauvçau. 
Tais-toi  donc  ! 

LA  MÈRE  FAUVEAU. 

J'en.ai  quasiment  souci,  à  vous  dire  vrai.  • 

FAUVEAU,   à  Rose. 

La,  je  ne  lui  fais  pas  dire  !  Et  vous  voyez  si  pourtant  que 
je  ne  lui  fais  pas  de  questions...  (a  sa  femme.)  Dites  donc, 
fenime... 

ROSE. 

C'est  assez,  ça  ne  me  regarde  point,  vos  secrets  de  famille. 
Ah  çà!  où  est- il  donc,  le  Sylvain? 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

Il  est  sur  le  charroi,  le  dernier  charroi  de  blé  de  la  ger- 
baude,  et  il  ne  tarde  que  l'heure  d'arriver  avec  la  musique  et 
le  bouquet. 

ROSE,  remontant  vers  le  fond. 

Je  m'en  vas  au-devant  d'eux  ! 

FAUVEAU. 

Allez,  allez-y,  notre  maîtresse,  ça  vous  divertira.  Excusez- 
moi  si  je  vous  y  conduis  pas  ;  vous  savez  que  cette  jambe  cas- 
sée ne  me  porte  pas  encore  aussi  bien  que  l'autre, 

ROSE. 

Est-ce  que  tu  en  souffres  toujours? 

FAUVEAU. 

Encore  un  si  peu,  et  je  ne  suis  point  solide  sur  les  cailloux  ; 
mais  l'ouvrage  n'en  souffre  point...  Je  bourine  dans  les  bâti- 
ments et  Sylvain  travaille  aux  champs  pour  deux. 

ROSE. 

Ne  te  dérange  pas,  et  ne  te  fatigue  point  trop  ce  soir  pour 
la  fête...  (a  la  mère  Fanvean.)  OÙ  sont-ils,  les  moissonneurs? 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Dans  les  champs  des  Pigerattes...  A  revoir,  notre  maî- 
tresse ! 

La  Grand  Bose  sort  par  le  fond,  à  gauciie. 


228    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE  III 

,  LA  MÈRE  FAUVEAU,  FAUVEAU. 

LA  MÈRE  FAUVEAU,  à  Fauveau,  qui  s'est  assis  à  droite. 
Lui  tapant  sur  l'épaule. 
Qu'est-ce  que  c'est  donc  que  toutes  ces  questions-là  que 
vous  me  poussiez  devant  la  bourgeoise  ? 

FAUVEAU,  se  levant  et  se  tâtant  le  front. 
Femme,  j'ai  une  idée!... 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Tant  pisi  tu  en  as  toujours  trop,  et  ça  te  dérange  de  ton 
chemin  plus  que  ça  ne  t'y  avance. 

FAUVEAU. 

Tais-toi,  femme,  tu  n'entends  rien  aux  affaires...  Qu'est-ce 
que  tu  dirais  si  je  faisais  marier  notre  garçon  avec  notre  maî- 


LA  MERE    FAUVEAU. 

Te  voilà  encore  dans  tes  foliotés  !  innocent,  va! 

FAUVEAU. 

Je  te  dis  que  j'y  abotterai  !  (imitant  sa  femme  qui  remue  la  tête.) 
Faut  pas  dodeliner  de  la  tête  I  La  bourgeoise  en  tient  et  elle 
en  veut  ! 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

Non,  mon  homme,  vous  songez!  La  bourgeoise  verra  bien 
vite  que  Sylvain  ne  veut  point  d'elle. 

FAUVEAU. 

Il  ne  veut  point  d'elle?  Ma  fine,  il  est  bien  dégoûté  ! 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

La  bourgeoise  est  jolie,  avenante  et  bravo  femme  s'il  en 
fut;  mais  elle  a  fait  un  peu  parler  d'elle,  entre  nous  soit  dit. 

FAUVEAU. 

Bah  !  des  bêtises  ! 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

Des  bêtises,  si  vous  voulez;  mais  vous  connaissez  l'humeur 
deSylvain.  Il  a  ses  idées,  il  ne  veut  point  entendre  causer  sur  la 


CLAUDIE  229 

femmo  qu'il  regarde,  et,  si  on  dit  un  mot  de  travers,  il  tourne 
sa  vue  d'un  autre  côté.  Il  est  plus  fier  là-dessus  que  porté  sur 
l'argent.  Faites  attention  à  ce  que  je  vous  dis,  mon  vieux,  et 
ne  vous  fourrez  point  dans  des  trigauderies  qui  ne  nous  pro- 
fiteraient point. 

F  AU  VEAU,  arec  htimenr. 
Oh!  toi,  tu  ne  crois  jamais  à  rien!  tu  me  prends  pour  une 
bête! 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

Non  pas  ;  mais  pour  un  rèveux,  un  peu  finassier,  un  peu 
curieux,  un  peu  fafiot,  enfin  !  Tu  as  de  l'esprit,  au  fond,  et  un 
bon  cœur  d'homme...  Faut  pas  gâter  ça  par  des  ambitions  dé- 
placées. 

FAUVEAU. 

Est-ce  que  tu  crois  que  Sylvain  serait  amoureux  par  ail- 
leurs, que  tu  m'as  dit  oui,  quand  je  t'ai  questionné  devant  la 
bourgeoise  ? 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

Oui,  je  le  crains... 

FAUVEAU. 

Tu  le  crains  !  c'est  donc  que...  ? 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Taisons-nous  là-dessus,  le  voilà... 
SCÈNE   IV 
Les  mêmes,  SYLVAIN. 

Sylvain  entre  du  fond.  Il  tient  une  fourche  qu'il  dépose  à  droite  à 
l'entrée.  —  Costume  de  travail.  Grand  chapeau  de  paille.  Sa 
blouse  est  attachée  sur  son  dos. 

FAUVEAU. 

Eh  bien,  mon  fils,  te  voilà  si  tôt  rentré?  As-tu  rencontré 
la  bourgeoise  ? 

SYLVAIN. 

Non,  mon  père,  je  rentre  pour  vous  dire  de  tirer  le  vin,  la 
gerbaude  me  suit. 

Sa  mère  lui  essuie  la  figure  et  l'embrasse. 


230  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

FAUVEAU. 

Va  donc  vitement  te  faire  propre  pour  présenter  le  bouquet 
à  la  bourgeoise. 

SYLVAIN. 

Oh!  pour  ça,  mon  père,  je  ne  m'y  entends  point...  Je  ne 
suis  point  d'humeur  à  galantiser  autour  des  femmes...  C'est 
vous  que  ça  regarde. 

FAUVEAU. 

Galantiser!  est-ce  que  c'est  de  mon  âge? 

SYLVAIN. 

C'est  peut-être  trop  tard  aussi  pour  moi. 
Sa  mère  passe   au  milieu  et  tire  de  sa  poche  un  dé  à  coudre,  du  fil,  et 
remet  un  bouton  à  la  chemise  de  Sylvain,  qui  n'y  fait  pas  attention  et 
qui  est  tout  à  son  père. 

FAUVEAU,  étonné. 

Qu'est-ce  que  ça  veut  dire,  cette  parole-là,  trop  tard  à 
vingt-cinq  ans?  et  quand  il  s'agit  delà  rose  des  roses! 

SYLVAIN. 

Oui,  la  Grand'Rose  comme  on  l'appelle...  C'est  une  très- 
bonne  maîtresse  pour  nous,  je- n'en  disconviens  pas.  Elle  a  le 
cœur  franc  et  la  main  donnante...  Je  lui  porte  le  sentiment 
que  je  lui  dois;  mais  faut  pas  m'en  demander  plus  [que  je 
n'en  peux  donner  ! 

LA  MÈUE   FAUVEAU,  qui  a  fini,  à  son  mari. 

Tu  vois  bien  ! 

Elle  va  près  du  puits  et  range  différentes  choses,  puis  elle  vide  son  panier, 

où  se  trouvent  des  légumes. 

FAUVEAU,   à  Sylvain. 

A  qui  en  as-tu?  Sur  quoi  me  rechignes-tu  là? 
SYLVAIN,  allant  à  son  père. 

C'est  que  je  vous  entends,  mon  père,  et  que,  depuis  Une 
quinzaine,  vous  me  voulez  pousser  à  des  idées  qui  ne  sont 
point  les  miennes.  De  ce  que  j'ai  ri  quand  vous  m'en  avez 
causé  encore  hier  soir,  je  no  voudrais  pas  vous  laisser  croire 
que  je  peux  me  rendre  à  votre  commandement. 


CLAUDIE  23i 

FAUVEAU. 

Jo  to  conseille  de  faire  le  farouche  !  comme  si  on  courait 
après  toi  ! 

SYLVAIN. 

Je  ne  dis  point  ça...  La  Rose  n'a  pas  à  courir  après  un 
homme;  assez  courront  après  elle;  mais  je  ne  me  mettrai 
point  sur  les  rangs...  A  chacun  le  sien. 

FAUVEAU. 

Qu'est-ce  que  tu  as  donc  à  lui  reprocher  ?  d'être  un  peu 
coquette  ?  d'aimer  à  se  faire  brave,  à  se  faire  dire  des  com- 
pliments, à  danser,  à  se  divertir  ?  Quel  mal  y  trouves-tu  ? 

SYLVAIN. 

Je  n'en  trouve  point...  Mais  mon  goût  ne  me  porterait  point 
pour  une  femme  à  qui  il  faudrait  bailler  tous  ces  divertisse- 
ments-là. 

FAUVEAU. 

Oui,  tu  prétends  être  jaloux!  Ah!  mon  pauvre  gars,  tu 
n'auras  jamais  de  bonheur  en  ménage  avec  une  pareille  ma- 
ladie. 

SYLVAIN. 

Je  prétends  être  jaloux,  vous  dites?  Eh  bien,  pourquoi  non, 
cher  père  ?  Je  veux  aimer  ma  femme  à  ce  point-là,  et  je  ne 
saurais  être  jaloux  de  madame  Rose,  partant  je  ne  saurais 
l'aimer.  Mais  nous  perdons  le  temps,  là,..  J'étais  venu  aussi 
pour  vous  dire,  mon  père,  que  nous  avons  là  quatre  ou  cinq 
moissonneurs  de  louage  qui  veulent  s'en  aller  tout  de  suite, 
et  qu'il  faudrait  vitement  payer...  (Allant  à  gauche.)  Je  m'en  vas 
cherclier  l'argent. 

FAUVEAU. 

Non,  je  l'ai  sur  moi...  C'est  tous  les  ans  la  même  chose... 
Je  sais  qu'ils  n'attendent  point  et  qu'ils  viennent  vous  déran- 
ger au  milieu  de  la  gerbaude...  (Allant  s'as?poir  à  la  table.)  As-tu 
mis  leur  compte  en  écrit  ? 

SYLVAIN,  se  plaçant  debout  près  de  la  table. 

C'est  inutile,  je  l'ai  dans  la  tête,  (a  son  père  qoi  écrit  sur  l'ar- 
doise.) Nous  devons  quinze  journées  à  cet  homme  de  Boussac, 


232    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

qui  est  borgne.  Treize  et  demie  à  Denison  du  Maranbert. 
Vingt  journées  à  Etienne  Bigot  etautantà  son  frère...  Ça  fait... 
LA  MÈRE   FAUVEAU,  en  dehors  du  hangar. 
En  voilà  encore  deux  qui  demandent  leur  paye  parce  qu'ils 
veulent  partir. 

SYLVAIN,  tressaillant. 
Qui  donc? 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 
C'est  ce  vieux^  avec  sa  petite-fille.  (Mouvement  de  Sylvain.  — 
La  mère  Fauveau  parlant  au  fond.)  Eh  bien,   approchez  donc,  mes 
amis,  on  va  vous  contenter. 

Elle  s'assied  près  du  puits  et  épluche  des  lé^'umes. 


SCENE  V 

Les  Mêmes,  RÉMY,   CLAUDIE,  tous   deux  la  faucille  en 
main.  Claudie  porte  un  petit  sac. 

RÈMY,  se  découvrant. 
Pardon,  excuse,  si  on  vous  importune,  mais  on  voudrait 
s'en  retourner  à  ce  soir;  on  a  six  lieues  de  pays  à  marcher 
d'ici  chez  nous. 

SYLVAIN. 

Ce  soir  !  Vous  n'y  songez  point  ! 

FAUVEAU,   comptant    de    l'argent. 

On  va  toujours  vous  payer,  si  vous  le  souhaitez.  (Regardant 
Rémy.)  Ah!  c'est  le  père  Rémy,  de  Jeux-les-Bois,  un  homme 
ancien,  quatre-vingts  ans,  pas  vrai  ? 

RÉMY,  se  dressant. 

Quatre-vingt-deux  ans,  et  qui  moissonne  encore... 

SYLVAIN. 

Un  ancien  militaire,  qui  a  été  sous-officier,  et  qui  a  reçu 
de  l'éducation,  mon  père. 

RÉMY. 

Oh  !  de  l'éducation,  pas  plus  que  vous,  maître  Sylvain  ! 


CLAUDIE  233 

mais  on  a  fait  son  devoir  à  la  guerre,  cl,  à  présent,  on  fait  sa 
corvée  dans  les  champs  de  blé  ! 

FAUVE  AU,   avec  intention,  regardant  Claudio. 
Un  peu  grâce  à  votre  pelite-fille,  qui  fait  la  moitié  de  l'ou- 
vrage. Allons,  je  ne  me  plains  pas  de  vous...  A  vous  deux, 
vous  avez  sans  doute  fait  ce  que  vous  pouviez. 

LA   MÈRE   FAUVEAU,    à  Claudie. 

Vous  paraissez  vannée  de  fatigue,  ma  fille;  vous  allez  man- 
ger im  morceau  devant  que  de  partir ,  et  votre  père  aussi  ? 

CLAUDIE. 

Grand  merci,  mère  Fauveau,  nous  n'avons  besoin  de  rien. 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Si  fait,  si  fait!... 

Elle    regarde  Sylvain,  qui  lui  fait  signe  d'insister,   puis  elle 
retourne  à  son  ouvrage  près  du  puits. 
FALVEAU. 

Nous  disons  donc  que  vous  avez  une  vingtaine  de  journées, 
je  crois  ? 

SYLVAIN,   debout  près  de  lui. 
Une  trentaine,  mon  père... 

ClAUDIE,  près  de  son  père. 
Faites  excuse  tous  les  deux,  nous  en  avons  vingt-cinq. 

FAUVEAU,   étonné. 

Tant  que  ça  ! 

RÈMY,  regardant  Claudie. 
Vingt-cinq  journées,  pas  une  de  plus,  pas  une  de  moins. 

FAUVEAU. 

Je  ne  dis  pas  non...  Et  vous  demandez  pour  ça  ? 

RÉMV. 

Comptez  vous-même  ;  vous  savez  bien  ce  que  vous  donnez 
aux  autres. 

FAUVEAU. 

Ce  que  je  baille  aux  autres,  oui  !  mais,  à  vous  deux,  vous  ne 
m'avez  pas  fait  l'ouvrage  de... 


234    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

RÉMY,   l'interrompant. 
L'ouvrage  de  deux  ;  aussi  nous  ne  vous  demandons  pas  do 
nous  payer  comme  deux. 

FAUVEAU. 

Diache  !  je  le  crois  bien,  que  vous  ne  m_e  demandez  point  ça  ! 

RÉMY^  s'animant. 

Eh  bien,  après?  Où  cherchez-vous  le  désaccord?  Nous 
voilà  deux  qui  vous  demandons  la  paye  d'un  seul,  et  vous 
trouvez  ça  injuste? 

SYLVAIN,  qui  est  allé  puiser  de  l'eau  pour  sa  mère,  venant  près  de 
son  père. 

Eh!  non!  il  n'y  a  pas  de  désaccord  !  Vingt-cinq  fois  cin- 
quante sous,  ça  fait  tout  juste  soixante-deux  francs  et  cin- 
quante centimes...  et  mèmementsi  mon  père  me  veut  croire... 

FAUVEAU. 

Attends  donc,  attends  donc  !  Comme  tu  y  vas^  toi  !  vingt 
écus  et  deux  livres  dix  sous  pour  le  moissonnage  d'un  homme 
de  cet  âge-là! 

RÉMY. 

Eh  bien,  et  ma  petite-fille, la  comptez-vous  pour  rien? 

FAUVEAU. 

Votre  fille,  votre  fille,  on  dit  qu'elle  a  bon  courage;  mais 
elle  n'est  point  forte,  et  l'ouvrage  d'une  femme  en  moisson, 
ça  ne  foisonne  guère... 

SY'LVAIN,  coupant  la  parole  à  Rémy,  qui  veut  répondre. 

Pardonnez-moi  si  je  vous  contredis,  mon  père  ;  mais  l'ou- 
vrage d'une  femme  comme  cette  Claudie,  ça  doit  compter. 
Tenez,  jDour  être  juste,  vous  devriez  payer  le  père  Rémy  et 
sa  petit-fille  comme  un  et  demi. 

FAUVEAU. 

Ah  bien,  par  exemple!... 

CLAUDIE. 

Nous  n'avons  pas  demandé  tant  que  ça,  maître  Sylvain  ; 
nous  avons  fait  un  accord  avec  vous,  et  nous  nous  y  tenons... 
Nous  vous  avons  offert  de  tenir  une  rége,  et  nous  l'avons 
aussi  bien  tenue  à  nous  doux  qu'un  bon  moissonneur. 


CLAUDIE  235 

FAUVEAU,  so  levant,  à  Claudin. 
Vou?,  VOUS  parlez  sagement,  ma  fille.  Si  vous  avez  fait  un 
accord  avec  mon  garçon,  je  ne  reviendrai  pas  sur  sa  parole 
et  ne  le  blâmerai  point  sur  son  bon  cœur...  C'était  une  cha- 
rité à  vous  faire  ;  vous  êtes  malheureux  ;  il  a  bien  agi  !  Il  n'y 
a  guère  de  monde  qui  ferait  de  ces  marchés-là  pas  moins  I  On 
sait  bien  que  deux  faucilles  dans  un  sillon,  dans  une  rége, 
comme  vous  dites,  ça  embarrasse  et  que  ça  détence  *  les  au- 
tres coupeurs  plus  que  ça  ne  les  aide  ;  mais  enfin... 

SYLVAIN,  se  trouvant  à  la  droite  do  son  père. 

Mon  père,  je  vous  ferai  observer  que  votre  jambe  malade 
ne  vous  a  point  souffert  de  venir  aux  champs  pour  voir  com- 
ment l'ouvrage  marchait  ;  mais  je  l'ai  vu,  moi  !  J'ai  moissonné 
toujours  en  tête  de  la  bande,  et  je  vous  atteste  que  cette  jeu- 
nesse-là travaille  autant  qu'un  homme.  Elle  serait  morte  à  la 
peine  si,  à  chaque  fin  de  rége,  son  père  n'eût  point  pris  sa 
place.  Par  ainsi,  à  eux  d'eux,  l'un  se  reposant  quand  l'autre 
travaille,  ils  avancent  autant  et  plus  qu'un  fort  ouvrier... 
C'est  pourquoi  je  vous  dirai  qu'en  considération  de  leur  pau- 
vreté, de  leur  fatigue  et  de  leur  grand  cœur  à  l'ouvrage,  vous 
agiriez  comme  un  homme  juste  que  vous  êtes  en  leur  payant 
la  journée  à  raison  de  trois  francs,  et,  si  vous  vouliez  être 
encore  plus  juste,  juste  comme  le  bon  Dieu,  qui  mesure  son 
secours  à  la  misère  d'un  chacun,  vous  les  payeriez  comme 
un  et  demi  ! 

FAUVEAU,  avec  humeur  et  élevant  la  voix. 

C'est  ça!  et  puis  comme  deux,  peut-être  !  Es-tu  fou,  Syl- 
vain, de  me  pousser  comme  ça...  Tu  veux  donc  ma  ruine  et 
la  tienne,  que  tu, soutiens  mes  ouvriers  contre  moi? 
RÉMY,  les  arrêtant  du  geste. 

Pas  tant  de  paroles  !  Merci  pour  votre  bon  cœur,  maître 
Sylvain  ;  mais  ça  serait  une  aumône,  et  nous  ne  la  deman- 

•  On  a  écrit  le  mot  comme  il  se  prononce;  mais  la  véritable  orthographe 
serait  délempser,  faire  perdre  du  temps. 


236    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

dons  point.  On  est  misérable,  mais,  avec  votre  permission,  on 
est  aussi  fier  que  d'autres.  Qu'on  nous  paye  comme  un  et  nous 
serons  contents. 

SYLVAIN,  bas,  à  son  père. 
Vous  voyez,  mon  père,  c'est  du  monde  bien  comme  il  faut, 
et,  si  vous  aviez  vu,  comme  moi,  le  comportement  de  ce  vieux 
et  de  sa  petite-fille,  vous  auriez  eu  le  cœur  fendu  de  pitié... 
Oui,  ça  fait  mal  de  penser  qu'il  y  a  des  pauvres  chrétiens 
assez  mal  partagés  pour  être  forcés  de  prendre  des  ouvrages 
au-dessus  de  leurs  âges  et  de  leurs  moyens.  Un  homme  de 
quatre-vingt-deux  ans,  et  une  femme,  suivre  la  moisson,  qui 
est  la  plus  dure  de  toutes  les  fatigues  dans  nos  pays  !  par  ce 
grand  soleil  et  ce  vent  du  midi  qui  vous  sèche  le  gosier  et 
vous  brûle  les  yeux  !  Vrai  !  c'est  bien  dur,  et  jamais  charité 
n'aura  été  mieux  placée  que  celle  que  vous  leur  ferez. 

FAUVEAU. 

Allons!  tu  me  persuades  tout  ce  que  tu  veux...  (ARémy  et  à 
Clauaie.)Ya  pour  trois  francs,  puisque  mon  garçon  dit  que 
c'est  dans  la  justice.  La  justice  avant  tout!  (A  part,  en  allant  à 
la  table.)  Faut  que  je  me  dépêche,  car  Sylvain  me  ferait  ac- 
croire de  leur  donner  trois  francs  quinze  sous. 
SYLVAIN,  à  Claudie. 

Mais  vous  n'allez  point  nous  quitter  comme  ça  ?  Vous  ferez 
la  fête  avec  nous  ;  un  bon  repas  restaurera  votre  père,  et  vous 
passerez  la  nuit  chez  nous  !  Ma  mère  le  veut^  d'abord  ! 
LA   MÈRE   FAUVEAU,   de  sa  place. 

Oui,  oui,  le  vieux  serait  trop  fatigué  de  se  mettre  en  route 
après  une  journée  de  travail. 

RÉMY. 

Merci  pour  vos  honnêtetés,  mes  braves  gens,  mais  on  vou- 
drait s'en  aller;  nous  marcherons  mieux  par  la  fraîcheur. 
Mais,  pour  ne  pas  être  méconnaissant  do  vos  civilités,  on  boira 
un  coup  pour  arroser  la  gerbaude  quand  elle  entrera,  et 
Claudio  donnera  un  coup  de  main  aux  femmes  de  la  maison 
pour  les  aider  à  servir  le  repas,  (a  Sylvain,  qui  lui  remet  de  l'ar- 


CLAUDIE  23/ 

t:pnt  de  la  pari  de  son  ]ùtq.)  Je  prends  sans  Compter,  maître  Fau- 
veau,  et  en  vous  remerciant. 

FALVEAU. 

Si  fait,  si  fait,  il  faut  toujours  compter. 

RÉMY,  regardant  la  somme  en  bloc 
Je  vois  bien  qu'il  y  a  plus  que  nous  ne  prétendions...  Mais 
si  vous  y  avez  regret... 

Il  veut  rendre  l'argent. 
SYLVAIN. 

Non,  non!  mon  père  est  content  de  bien  agir  à  votre  en- 
droit. 

RÉAIY,   remettant  l'argent  à  Claudie. 
Or  donc,  vous  êtes  de  braves  gens,  le  bon  Dieu  vous  con- 
serve! je  m'en  vas  au-devant  de  la  gerbaude! 

11  sort  par  le  fond. 
CLAUDIE,  a  la  mère  Fauveau. 
Commandez-moi  donc  ce  que  j'ai  à  faire  pour  vous  aider, 
mère  Fauveau, 

LA  MÈRE   FAUVEAU,   lui  precaat  sa  faucille  et  son  petit  sac. 

Tenez,  ma  fille,  si  vous  voulez  laver  le  restant  des  vais- 
seaux, ça  nous  soulagera  d'autant.  Vous  prendrez  aussi  les 
nappes  et  les  couverts  chez  nous  (elle  lui  montre  la  porte  de 
gauche),  et  VOUS  les  porterez  ici  en  face,  dans  le  logement  do 
la  bourgeoise,  qui  est  plus  grand  que  le  nôtre. 

Elle  lui  montre  la  porte  de  droite  et  sort  par  celle  de  gauche. 
FAUVEAU,  ramassant  l'argent  qui  est  sur  la  table.  A  Sylvain. 
Moi,  je  vas  payer  ces  autres  moissonneurs  qui  attendent... 
Ya  donc  t'habiller,  Sylvain  !  il  n'est  que  temps. 

SYLVAIN. 

J'y  vas,  j'y  vas,  mon  père. 

Fauïcau  sort  par  le  fond,  à  gauche. 


238    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE   VI 

CLAUDIE,   SYLVAIN. 

Claadie  s'est  approchée  du  puits  et  puise  de  l'eau.  Sylvain  est  allé  à  droite 
prendre  sa  fourche  et  se  dispose  à  sortir,  quand  il  voit  le  mal  que  se  donne 
Claudie  pour  faire  monter  le  seau. 

SYLVAIN. 

Voilà  que  vous  prenez  encore  de  la  peine,  Claudie,  au  lieu 
de  vous  reposer.  Les  femmes  de  chez  nous  ne  se  fatiguent 
guère,  elles  ne  moissonnent  point,  surtout  !  Après  tantôt  un 
mois  de  pareil  travail,  c'est  pour  vous  achever  ! 
CLAUDIE,  triste  mais  calme,  parlant  d'un    ton  doux  mais  résolu. 

Ne  faites  pas  attention  à  moi,  maître  Sylvain. 
SYLVAIN,  quittant   sa   fourche   et    allant  au   puits,    atteint   le  seau 

et  en  verse  le  contenu  dans  un  petit  baquet  qui  est  près  du  puits. 

Excusez-moi,  je  fais  attention  à  vous.  Il  n'y  a  pas  moyen, 
quand  on  a  le  cœur  un  peu  bien  placé,  de  ne  point  voir  le 
courage  et  la  peine  que  vous  avez,  (claudie  prend  trois  assiettes 
qui  sont  sur  le  bord  du  puits,  puis  elle  les  lave  dans  le  baquet,  et  ensuite 
les  essuie ,  sans  regarder  Sylvain.  Sylvain  revenant  à  droite.)  Elle  ne 
m'écoute  point!  elle  a  mémementla  mine  de  ne  vouloir  point 
m'entendre.  Quel  âge  donc  est-ce  que  vous  avez,  Claudie  ? 
CLAUDIE,  tout  en  faisant  son  ouvrage. 

J'ai  vingt  et  un  ans. 

SYLVAIN. 

Et  vous  moissonnez  comme  ça  pour  la  première  fois  ? 

CLAUDIE. 

C'est  la  troisième  année. 

SYLVAIN. 

Faut  que  vous  soyez  bien  dans  la  gène  ? 

CLAUDIE. 

Sans  doute. 


CLAUDIE  239 

SYLVAIN. 

Vous  étiez  bien  jeune  quand  vous  avez  perdu  votre  père  et 
votre  mère? 

CLAUDIE. 

Oui,  j'avais  cinq  ans. 

SYLVAIN. 

Votre  grand-père  n'a  pas  un  bout  de  champ  ou  de  jardin  ? 

CLAUDIE. 

Nous  n'avons  pas  même  de  maison,  nous  payons  loyer 
d'une  petite  locature. 

SYLVAIN. 

C'est  loin  d'ici  où  vous  demeurez? 

CLAUDIE. 

Je  crois  qu'il  y  a  environ  six  lieues  de  pays. 

SYLVAIN. 

Ah!  il  y  a  plus  de  six  lieues  d'ici  à  Jeux-les-Bois  !...  (ciau- 
die,  ayant  essuyé  les  assiettes,  étend  sa  serviette  sur  le  dos  d'une  chaise 
et  entre  h.  gauche,  puis  en  sort  tout  de  suite  avec  son  panier  où  sont  des  sor- 
viclles,  des  nappes  et  quelques  gobelets.  Sylvain  à  lui-même.)  Il  n'y  a 
pas  moyen  de  causer  avec  elle  ! .. .  je  ne  sais  plus  quelles  ques- 
tions lui  faire!,..  Comme  elle  est  triste  avec  son  air  tran- 
quille !...  Elle  a  trop  de  misère,  c'est  sûr...  (a  Ciaudie,  qui  met 
les  quelques  gobelets  dans  le  baquet,  puis  qui  pose  et  compte  le  linge 
sur  la  table.)  Est-ce  que  VOUS  avez  des  parents  dans  votre 
endroit? 

CLAUDIE. 

Nous  n'en  avons  plus. 

SYLVAIN. 

Vous  êtes  seule  avec  votre  grand-père? 

CLAUDIE. 

Oui,  seule. 

SYLVAIN. 

lyiais  il  y  a  des  voisins  qui  vous  aident  ? 

CLAUDIE. 

Nous  ne  demandons  rien. 


â40  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

SYLVAIN. 

Si  vous  veniez  demeurer  [)ar  ici,  vous  seriez  peul-étre 
mieux  ? 

CLAUDIE. 

J'en  ignore. 

SYLVAIN. 

Vous  trouveriez  toujours  de  l'ouvrage  dans  notre  métafrie... 
Et  puis  ma  mère  est  très-bonne  ;  si  vous  veniez  à  être  ma- 
lade,- elle  vous  assisterait. 

CLAUDIE. 

Oh  !  c'est  vrai  qu'elle  est  très-bonne  ! 

SYLVAIN. 

La  bourgeoise  Rose  n'est  pas  mauvaise  non  plus. 

CLAUDIE. 

Elle  passe  pour  charitable. 

SYLVAIN. 

Eh  bien,  ça  ne  vous  tenterait  point  de  vous  établir  par  chez 
nous? 

CLAUDIE. 

Non  ;  mon  père  a  son  accoutumance  là-bas. 

SYLVAIN. 

Et  vous  y  voulez  rester? 

CLAUDIE,  passant  devant    Sylvain  et  faisant  un  raouvemenl  do 

respect  et  en  niOnie  temps  de  douleur. 
Mon  Dieu,  oui  ! 

Elle  sort  en  emportant  le  linge  par  la  porte  de  droite. 

SCÈNE  VII 

SYLVAIN,  seul,  regardant  h  droite. 

Allons,  je  ne  lui  donne  ni  fiance  ni  regret.  Elle  a  tourné 
son  idée  d'un  autre  côté.  Sans  doute  il  y  a  quelqu'un  qui  la 
recherche  dans  son  pays,  car  clic  est  trop  belle  fille  et  trop 
méritante  pour  n'avoir  point  donné  dans  la  vue  à  d'autres  qu'à 


CJ.AUDIE  2'.1 

moi.  Que  le  bon  Dieu  la  lasso  heurousc,  c'csl  tout  co  que  je 
(loinando. 

Il  tombe  dans  la  rOvcrio  et  s'arnHe  Jcvant  la  porle  où  est  cnli'éi'  Claudio 
en  regardant  toujours  si  elle  ne  sort  pas  de  chez  la  Grand'Rose. 

•  SCÈNE  VIII 

SYLVAIN,  DENIS  RONCIAT,  fort  endimanché.   Il  fait  un 
mouvemeul  en  apercevant  Sylvain. 

DENIS,  d'une  voix  retentissante. 

Bonjour,  rnaitre  Sylvain  Fauveau! 

SYLVAIN  ,   du  geste. 
Salut,  monsieur  Denis  Ronciat. 

DENIS. 

La  bourgeoise  est  arrivée  à  la  parlai? 

SYLVAIN,  se  retournant  sans  le  remarquer. 
On  le  dit,  je  ne  l'ai  point  vue. 

DENIS. 

J'ai  entendu  la  musette,  et  je  crois  que  la  gerbaude  n'est 
pas  loin.  Je  vas  l'attendre  ici,  car  je  suis  diablement  fatigué... 
et...  différemment,  mon  cheval  pareillement.  Voici  la  troi- 
sième fois  qu'il  fait  la  route  de  chez  moi  ici  depuis  ce  matin. 
Sylvain,  qui  est  retombé  dans  sa  rêverie  et  qui  ne  l'écoute  pas,  reprend 
sa  fourche  et  sort  par  la  gauche. 

SCÈNE  IX 

DENIS,  seul,   s'asseyant  à  droite  et  ôtaut  ses  grandes  guêtres 
en  cuir,   qu'il  jette  dans  un  coin. 

Ce  gars-là  me  bat  froid.  11  pense  à  épouser  sa  bourgeoise. 
Son  père  s'en  flatte  et  me  l'a  donné  à  entendre...  Mais  plus 
souvent  que  des  métayers  qui  n'ont  rien  me  souffleront  ce 
mariage-là  1 ...  Une  belle  dot  et  une  belle  femme  !  grandement 

44 


242  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE   SAND 

recherchée  par  toute  la  jeunesse  du  pays.  Ça  flatte  d'avoir 
la  préférence...  et  on  l'aura  !...  Oui,  qu'on  l'aura^  je  dis...  la 
préférence  ! 

SCÈNE   X 

DENIS,  CLAUDÎE. 

Claudie  rentre  par  la  porte  de  droite,  va  au  baquet  et  se  remet  à  laver 
quelques  gobelets  sans  faire  attention  à  Denis. 

DENIS,   à  part,  la  voyant  passer. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  fille-là?...  une  nouvelle  ser- 
vante?... Je  vas  lui  parler,..  Faut  toujours  mettre  les  servan- 
tes dans  ses  intérêts...  (Appelant  Claudie,  qui  est  entrée  h  gauche.) 
Dites  donc,  la  fiHe!  (Elle  rentre  tenant  une  serviette,  et,  reconnaissant 
Ronciat,  elle  tressaille,  laisse  tomber  sa  serviette,  et  reste  immobile.  Denis 
fait  une  exclamation,  et  recule  comme  terrifié.)  Qu'est-ce  que  ça  veuL 
dire?...  A  quelles  fins  êtes-vous  céans,  Claudie? 
CLAUDIE,  froidement. 

Qu'est-ce  que  ça  vous  fait,  monsieur  Ronciat  ? 

DENIS. 

Ça   me  fait,    ça  me  fait...  Différemment  ça  ne   me  fait 
rien...  Mais  je  ne  m'attendais  point  à  vous  voir. 
CLAUDIE,  tombant  assise,  même  jeu. 
Ni  moi  non  plus. 

DENIS,  fort  troublé. 
Et...  différemment,  votre  santé  est  bonne?...  depuis  le  temp^ 
que...  alors,  pour  lors  que...  sans  doute  que...  (s'essuyant  u- 
front.)  Ça  fait  rudement  chaud,  pas  vrai  ? 

CLAUDIE,  se  levant,  même  jeu. 
Si  c'est  là  tout  ce  que  vous  avez  à  me  dire,  ne  me  dérangez 
point  pour  si  peu.  Je  reprends  mon  ouvrage. 

Elle  ramasse  sa  serviette  et  essuie  ses  gobelets. 
DENIS. 

Je  ne  prétends  point  vous  molester,  Claudie.  Et  si  votre 
ouvrage  est  pressante...  Mais  quelle  ouvrage  donc  est-ce  que 


vous  faites  céans,  Claudic?  Si  vous  y  êtes  servante,  il  n'y  a 
pas  grand  temps. 

CLAUDIE. 

J'y  suis  venue  en  moisson,  et  je  m'en  vas  ce  soir. 

DENIS. 

Vous  êtes  venue  en  moisson?  C'est  donc  vous,  cette  fdle 
qu'on  m'a  parlé,  qui  mène  si  bien  la  faucille?  Si  j'avais  connu 
que  c'était  vous!... 

CLAUDIE. 

Vous  ne  seriez  point  venu  ici,  aujourd'hui'?... 

DENIS. 

Je  ne  dis  pas!...  différemment...  sans  doute  que  pour  tra- 
vailler comme  ça,  il  faut  que  vous  soyez  un  peu  dans  la 
peine,  et,  si  vous  êtes  comme  ça  dans  la  peine,...  ça  serait  à 
moi  de... 

CLAUDIE. 

Eh  bien? 

DENIS. 

Ça  serait  à  moi  de  vous  assister. 

CLAUDIE,  laissant  tomber  la  serviette  et  le  gobelet,  et  allaut  à  lui. 
Avec  fierté. 

Où  auriez-vous  donc  pris  le  droit  de  m'assister,  Denis  Ron- 
ciat  ? 

DENIS,   à  part. 

Diable  !  diable  !  je  pensais  qu'elle  allait  me  rappeler  ça...  et 
la  voilà  qui  fait  celle  qui  ne  s'en  souvient  tant  seulement 
point...  Ah  !  ma  foi,  tant  pis,  je  vas  brusquer  les  choses,  moi. 
(Haut.)  Çà  donc,  vous  ne  souhaitez  rien  de  moi? 

CLAUDIE. 

Rien  du  tout. 

DENIS. 

Ah!  vous  êtes  toujours  fière  !  cette  fierté-là  ne  vaut  rien, 
Claudie,  et  j'ai  dans  mon  idée  que  vous  êtes  venue  ici  pour 
tirer  une  vengeance  de  moi. 

CLAUDIE. 

Ça  serait  un  peu  lard  !  après  cinq  ans... 


2U  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE    SA.ND 

DENIS, 

Après  cinq  ans...  de...  Gomment  dites-vous? 

CLAUDIE. 

Cinq  ans  d'oubliance. 

DEMS. 

D'oubliance  de  ma  part  que  vous  voulez  dire  ? 

CLAUDIE. 

Autant  (le  ma  part  que  de  la  vôtre! 

DENIS ,  avec  joie. 
Vrai?  Oh  bien,  si  c'est  réciproque,  nous  pouvons  bien 
nous  entendre  et  faire  la  paix  à  cette  heure.  Voyons,  Claudie, 
parlons  peu  et  parlons  bien;  différemment,  combien  veux-tu 
en  dédommagement  pour... ? 

CLAUDIE  ,  reganlant  fixement. 
Pour?... 

DENIS,  hésitant. 

Pour... 

CLAUDIE  ,  avec  force  et  douleur. 
Pour  qui?...  puisqu'il  est  mort  ! 

DENIS,  se  découvrant. 
Il  est  mort?...  (a  part,  et  mettant  la  main  sur  sa  poitrine.)  Tout 
de  même,  ça  me  fait  quelque  chose  !  ça  me  donne  un  coup 
dans  l'estomac  !... 

CLAUDIE, 

Il  est  mort  l'an  dernier,  Denis!  et  vous  ne  l'avez  seule- 
ment point  su  !  Vous  ne  l'avez  assisté  ni  quand  il  est  venu 
au  monde,  ni  quand  il  en  est  sorti.  Il  a  vécu  de  misère  avec 
moi,  il  est  mort  de  misère  malgré  moi,  et  c'est  malgré  moi 
aussi  que  je  ne  suis  point  morte  avec  lui  !  Vous  ne  vous  en 
êtes  jamais  tourmenté  !  Tous  les  ans,  pendant  trois  ans  qu'il 
a  vécu,  je  vous  ai  fait  écrire  une  lettre  par  le  curé  de  notre 
paroisse  pour  vous  réclamer  votre  promesse  ;  vous  n'avez  ja- 
mais fait  réponse.  Depuis  une  année,  vous  n'avez  plus  reçu  de 
lettre  ;  vous  auriez  dû  comprendre  que  ça  signifiait  :  «  La  pau- 
vre Claudie  a  perdu  sa  consolation  et  son  espérance,  elle  n'a 
plus  besoin  de  rien.  » 


CLAUDIE  2*5 

DENIS. 

Dame  !  dame!...  pauvre  Claudie!..,  c'est  ta  faute  aussi,  tu 
aurais  dû  écrire  plus  souvent,  venir  me  trouver. . . 

CLAUDIE. 

Moi?... 

DENIS. 

Ou  tout  au  moins...  différemment,  m'envoyer  ton  père. 
CLAUDIE,  avec  fierté. 

Mon  père!  un  homme  comme  lui?  un  ancien  soldat,  un 
homme  de  quatre-vingt-deux  ans,  qui  est  fier,  qui  n'a  jamais 
tendu  la  main  et  qui  piochera  la  terre  jusqu'à  ce  qu'il  tombe 
dessus?  vous  auriez  souhaité  le  voir  mendier  le  pain  de  sa 
fille,  à  vous,  Denis,  qui  l'avez  séduite  à  l'âge  de  quinze  ans 
et  qui  ne  l'avez  détournée  de  son  devoir  qu'en  lui  faisant 
toutes  les  promesses,  toutes  les  prières,  toutes  les  menaces 
d'un  homme  qui  veut  se  périr  par  grande  amour  et  par 
grande  tristesse?  Si  j'avais  voulu  de  vous  une  promesse  de 
mariage,  ne  me  l'auriez-vous  point  signée  ?  Est-ce  que  vous 
ne  me  l'avez  pas  offerte?  est-ce  que  je  ne  l'ai  point  refusée? 
Ah  !  je  n'étais  qu'une  enfant,  bien  simple  et  bien  sotte,  et  ce- 
pendant j'avais  déjà  plus  de  cœur  que  vous  n'en  avez  jamais 
eu,  car  j'aurais  cru  vous  faire  injure  en  doutant  de  votre  pa- 
role !  Et  mon  père,  qui  savait  tout  ça,  aurait  été  vous  prier 
de  vous  en  souvenir?  Non,  non,  le  pauvre  vieux,  s'il  en  avait 
eu  la  force,  il  n'aurait  été  vers  vous  que  pour  vous  tuer...  et 
sans  moi,  qui  l'ai  retenu,  qui  sait  s'il  n'aurait  point  fait  un 
malheur  ! 

DENIS. 

Diable!  diable!...  et  différemment,  est-ce^qu'il  est  ici,  ton 
père  ? 

CLAUDIE. 

Oh!  n'ayez  crainte,  le  voilà  trop  vieux  pour  se  venger, 
mon  pauvre  père  !  il  travaille  encore...  (pleurant),  mais  il  s'en 
va,  et  bientôt  je  pourrai  m'en  aller  aussi,  car  j'aurai  tout 
perdu,  et  personne  n'aura  plus  besoin  de  moi. 

44. 


246  THEATRE   COMPLET   DE  GEOEGE  SAND 

DENIS. 

Claudie,  voyons,  écoute-moi...  J'ai  été  oublieux,  c'est  vrai; 
je  me  suis  mal  comporté  envers  toi,  c'est  encore  vrai,  et  tu 
as  le  droit  de  vouloir  me  punir  en  faisant  du  tort  à  ma  répu- 
tation ;  mais  il  ne  faut  pas  comme  ça  donner  son  cœur  à  la 
rancune.  Tout  peut  s'arranger. 

CLAUDIE. 

Non,  Denis!  rien  ne  peut  plus  s'arranger,  car  il  y  a  long- 
temps que  je  ne  vous  estime  plus,  et  que,  par  suite,  je  ne  vous 
aime  point. 

DENIS. 

Voyons,  Ciaudie,  voyons!  si  je  t'offrais...  la,  cent  bons 
écus... 

CLAUDIE,  le  repoussant  du   geste. 
Malheureux  que  vous  êtes  ! 

DENIS. 

Eh  bien,  quatre  cents  francs!...  cinq  cents,  la  ! 

CLAUDIE. 

Taisez-vous  donc  !  vous  m'offririez  tout  ce  que  vous  avez, 
que  je  regarderais  ça  comme  un  affront  que  vous  me  faites. 

Elle  passe  à  droite. 
DENIS. 

Ah!  dame!  aussi...  tu  en  veux  trop!  tu  veux  que  je  t'é- 
pouse! 

CLAUDIE. 

Tant  que  mon  pauvre  enfant  a  vécu,  j'ai  dû  le  vouloir  à 
cause  de  lui  !  mais,  à  présent,  j'aimerais  mieux  mourir  que 
d'épouser  un  homme  que  je  méprise.  • 

DENIS. 

Ah!  que  vous  êtes  mauvaise,  Claudie  !  vous  voulez  vous 
revenger,  je  vois  ça!  on  vous  a  dit  que  j'allais  me  marier 
avec  la  bourgeoise  de  céans;  mais  ça  n'est  pas  vrai,  c'est  des 
propos. 

CLAUDIE. 

Je  ne  sais  rien  de  vous;  je  ne  vou<  savais  senlemonl  pas 
dans  le  pays  d'ici. 


CLAUDIE  247 

DENIS. 

Parole  d'honneur,  Claudie,  que  je  ne  songe  pas  au  ma- 
riage !  par  ainsi  tu  n'as  pas  besoin  de  me  décrier,  et  différem- 
uicnl...  si  lu  y  tentais,  je  nierais  tout,  d'abord  ! 

CLAUDIE. 

Je  m'en  rapporte  à  vous  pour  savoir  mentir. 

On  entend  la  cornemuse. 
DENIS. 

Chut!  chut!  Claudie  pas  de  querelle  devant  le  monde! 
Voilà  la  gerbâude  qui  arrive  !  Sois  bonne,  ma  pauvre  Claudie, 
va,  je  t'en  récompenserai. 

Elle  remonte  vers  le  fond.  Denis  reste  sur  le  devant,  'a  droite. 


SCENE  XI 

FAUYEAU,  SYLVAIN,  LA  MÈRE  FAUVEAU,  CLAU- 
DIE, RÉiMY,  ROSE,  DENIS,  le  Cornemuseux, 
Moissonneurs,  Glaneuses,  Ouvriers,  Enfants 
et  Servantes  de  l\  métairie. 

On  voit  paraître  d'abord  le  cornemaseux,  suivi  d'enfants,  ensuite  les  mois- 
sonneurs, Sylvain  et  sa  mère,  suivis  de  filles  de  ferme  qui  sortent  de 
gauche,  la  Grand'Ros-'  donnant  le  bras  à  Fauveau.  Viennent  parmi  les 
travailleurs  le  père  Rémy  avec  Claudie.  Puis,  au  fond,  on  aperçoit  une 
énorme  charrette  de  blé  en  gerbes,  surmontée  d'une  antre  gerbe  ornée  de 
fleurs  et  de  rubans,  tenue  par  deux  hommes.  La  charrette,  traînée  par  deux 
bœufs,  s'arrête  devant  l'entrée  de  la  ferme.  Les  deux  hommes  qui  sont  sur 
le  charroi  font  glisser  la  gerbe,  laquelle  est  reçue  par  deux  moissonneurs  qui 
l'apportent  au  milieu  du  théâtre.  Le  père  Fauveau.conduit  la  Grand'Rose  à 
droite  près  de  la  gerbe,,et  va  à  gauche  près  de  son  fils  et  de  sa  femme.  Rémy 
est  au  fond  avec  Claudie.  Denis  est  à  droite  entre  la  Grand'Rose  et  le 
cornemuseux.  Les  autres  personnages,  ainsi  que  les  enfants,  se  placent  au 
fond  et  de  chaque  côté. 

FAUVEAU. 

Allons,  Sylvain!  voilà  la  gerbâude!  ..C'est  à  toi  de  déta- 
cher le  bouquet  pour  le  présenter  à  la  bourgeoise! 


2W  THÉATEE   COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

SYLVAIN. 

Non,  mon  père,  c'est  contre  la  coutume;  il  faut  que  ça  soit 
le  plus  jeune  ou  le  plus  vieux  de  la  bande,  et  je  ne  suis  ni 
l'un  ni  l'autre. 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

C'est  juste  !  la  coutume  avant  tout,  et  mêmement,  dans  ma 
jeunesse,  c'était  toujours  le  plus  vieux,  on  estimait  que  ça 
portait  plus  de  bonheur. 

RÉMV,  descendant  près  de  la  gerbe." 

Le  plus  vieux  ici,  sans  contredit,  c'est  moi,  et  je  connais  la 
cérémonie  mieux  que  personne...  (Regardant  la  gerbe.)  D'abord, 
est-elle  faite  comme  il  faut,  la  gerbe  ?  Il  y.faut  autant  de  liens 
que  vous  avez  eu  de  moissonneurs!  Et  puis  il  n'y  faut  point 
épargner  l'arrosage,  le  vin  du  bon  Dieu...  (a  ce  moment,  les  fdies 
de  ferme,  sur  un  signe  de  Sylvain,  entrent  à  gauche  et  reviennent  avec  des 
brocs  de  vin  et  des  gobelets  qu'elles  déposent  sur  la  table.  —  Le  père 
Rémy  continue  de  parler  pendant  ce  jeu  de  scène. )Et  puis,  après,  vi- 
vent la  joie,  la  santé,  l'amiiié,  l'abondance!  vivent  les  vieux! 
vivent  les  jeunes!...  (Regardant  les  enfants  qui  se  groupent  autour 
de  lui.)  Et  vive  aussi  le  petit  monde  !..,  Tout  ça  rira,  chantera, 
dansera...  (Avec  respect.)  Mais,  avant  tout,  faut  consacrer  la 
gerbe,  car  on  ne  doit  point  se  jouer  des  vieux  us. 

ROSE. 

Faites  donc  tout  à  votre  idée,  vieux,  et  à  l'ancienne  mode  ; 
vous  aurez  la  gerbe  pour  récompense. 

RÉMY,    souriant. 

J'aurai  la  gerbe?  Et  me  donnerez-vous  aussi  des  bras  pour 
l'emporter  chez  moi,  à  six  lieues  d'ici  ? 

ROSE. 

J'entends  !  on  y  mettra  le  prix,  mon  brave  homme,  et  vous 
choisirez  le  blé  ou  ce  c[u'il  y  aura  dessous.  Allons,  voilà  mon 
estimation,  cinq  francs  pour  la  gerbaude  !  Que  chacun  fasse 
comme  moi,  suivant  ses  moyens.  Les  plus  pauvres  mettront 
ce  qu'ils  pourront.  Ça  ne  serait  qu'un  petit  cadeau,  un  petit 
sou,  ça  porte  toujours  bonheur  à  qui  le  donne. 

Elle  met  une  pièce  de  cinq  francs  au  pied  de  la  gerbe. 


CLAUDIE  2W 

UKMY,   la  saluant. 

Vous  êtes  bien  lionnèto,  la  bourgeoise.  (Le  pèro  Fauvcau  s'ap- 
proche lentement  et  fouille  dans  sa  poche  pour  choisir  une  petite  pièce  de 
monnaie.  —  Rémy,  gaiomont.)  Mettez-y  Une  idée  de  bonne  amitié 
et  le  compte  y  sera. 
Fauveau  met  une  petite  pièce  de  monnaie  et  serre  la  main  a  Rcmy,  qui 

s'incline. 
LA   MÈRE   FAUVE.VU,   s'approche  aussi  et  retire  Je   ses  poches  un 

de  à  coudre,  une  paire  do  ciseaux,  un  couteau,  une  pelote,  du  fil, 

et  met  le  tout  au  pied  de  la  gerbe.  —  A  Rémy,  lui   donnant  la 

main. 

Ça  sera  pour  la  jeune  fille. 

RÉMY,  lui  montrant  Claudie,  qui  est  près  do  la  gerbe. 

Merci  pour  elle,  mais  elle  n'a  point  besoin  de  ça  pour  vous 
aimer.  (La  mère  Fauveau  embrasse  Claudie.  —  Sylvain  vient  à  son  tour 
et  lire  sa  montre,  qu'il  veut  aussi  déposer.  —  Rcmy  l'arrêtant.)  Oh.  ça, 
c'est  trop  beau  pour  du  monde  comme  nous  ! 

SYLVAIN. 

Vous  n'avez  point  le  droit  de  rien  refuser...  Vous  êtes  lieu- 
tenant de  gerbaude;  je  connais  la  coutume  aussi,  moi  ! 
Il  met  sa  montre  et  serre  la  main  à  Rcmy.  En  reprenant  sa  place,  il  sa- 
lue Claudie,  laquelle  fait  un  mouvement  qui  n'est  aperçu  que  de  Sylvain. 
—  Une  toute  petite  fille  apporte  gravement  une  grosse  pomme  verte. 

REMY,  prenant  la  pomme  et  embrassant  l'enfant. 
Merci!...  Je  reçois  votre  bénédiction,  mon  petit  cœur. 

D  autres  viennent  plus  rapidement  apporter  leurs  oITrandes. 
ROSE,  s'approchant  de  Denis  Ronciat,  qui  se  tient  à  l'écart. 
Eh  bien,  est-ce  que  vous  ne  voulez  rien'donner  pour  ce 
pauvre  homme,  vous  qui  avez  le  moyen  ? 

RONCIAT,  fouillant  dans  sa  poche. 
Sffait!  si  fait! 

11  s  approche  pour  faire  le  même  jeu  de  scène  que  les  autres.  Rémy  fait  un 
mouvement  et  l'arrête. 


250    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

RÉ  M  Y,  regardant  fixement. 
Denis  Ronciat  !  (Avec  colère  et  mépris.)  Retire  ta  main  et  ton 
offrande...  je  n'en  veux  point. 

Dans  lo  mouvercenl  des  personnages  qui  occupent  la  scène,  on  ne  fait  pas 
grande  attention  aux  paroles  de  Rémy.  Rose,  qui  est  plus  près  de  Ron- 
ciat, les  remarque. 

ROSE,  à  Denis. 
Eli  bien,  qu'est-ce  qu'il  a  donc  contre  vous,  ce  vieux-là? 

DENIS,   à  Rose. 
Ah!  ma  foi.  je  ne  sais  point.  Différemment...  je  ne  le  con- 
nais pas.  C'est  si  vieux,  ça  radote  ! 

FAUVEAU  ,  criant. 

Allons,  la  chanson,  vieux!  la  chanson!  Silence  là-bas! 
RÉMY,  chantant  d'une  voix  cassée. 
A  la  sueur  de  ton  visaige, 
Tu  gagneras  ton  pauvre  sort. 

REPRISE    EN    CHOEUR. 

A  la  sueur  de  ton  visaige, 
Tu  gagneras  ton  pauvre  sort  ! 

RÉMY. 
Après  grand'peine  et  grand  effort, 
Après  travail  et  long  usaige... 
Après  grand'peine  et  grand  effort, 
Pauvre  paysan  i,  voici  la  mort  1 
REPRISE    EN    CHOEUR. 

Pauvre  paysan,  voici  la  mort! 

ROSE  ,   les  arrêtant  du  geste. 
Oh  !  pas  de  cette  chanson-là,  elle  est  trop  triste 

RÉMY. 

Elle  est  bien  ancienne;  je  n'en  sais  que  de  celles-là. 

FAUVEAU. 

3Iieux  vaut  ne  point  chanter  que  nous  dire  une  chanson 
de  mort  un  jour  de  gerbaudo  I 

1.  /'cy  est  d'une  syllabe  dans  lo  langage  rustique  comme  dans  le  vieux 
français. 


CLAUDIE  25i 

RÉMY. 

:'  La  mort  vous  fait  peur,  à  vous  autres,  parce  que  vous  êtes 
jeunes!  Si  vous  aviez  mon  âge,  vous  vous  diriez  que  la  mort 
et  la  vie,  c'est  quasiment  une  même  chose.  Ça  se  tient  comme 
l'hiver  et  l'été,  comme  la  terre  et  le  germe,  comme  la  racine 
et  la  branche.  (Regardant  Denis.)  Un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus 
tard,  faut  toujours  souffrir  pour  vivre,  et  vivre  pour  mourir. 
Allons,  puisque  vous  n'estimez  point  mes  chansons  de  l'an- 
cien temps,  je  vas  vous  faire  un  petit  discours  sur  la  ger- 
baude.  Celui  qui  ne  peut  point  chanter  doit  parler...  Mais  la 
voix  me  fait  défaut.  Donnez-moi  un  verre  de  vin  blanc... 

FAUVEAU. 

Si  vous  souhaitiez  un  doigt  de  brandevin,  ça  vous  donne- 
rait plus  de  force  ;  c'est  souverain,  après  moisson. 
RÉMV,  regardant  Denis. 
Oui,  c'est  ça,  je  veux  bien,  j'ai  quelque  chose  à  dire  et  je 
veux  le  dire.  Donnez-moi  du  rude. 

CLAUDIE,  Youlant  l'empêcher  de  boire  de  l'eau-de-vie    que  lui 

présente  la  mère  Fauveau. 
Mon  père,  ne  buvez  point  ça  ;  à  votre  âge,  c'est  trop  fort  1 
Rappelez- vous  que,  l'an  passé,  ça  a  manqué  vous  tuer! 

RÉMY. 

Bah!  bah!  laisse-moi  donc!  je  me  sens  faible,  ça  me  re- 
mettra. 

DENIS,  à  demi- voix. 
Allons  !  allons  !  Ta  musette;  c'est  bien  assez  écouter  ce  vieux 
qui  ne  sait  ce  qu'il  dit. 
LA  MÈRE   FAUVEAU,  qui  est  près  de  lui,  versant  à  boire  aux 
moissonneurs. 

Excusez,  monsieur  Ronciat;  quand  un  homme  d'âge  veut 
parler,  on  doit  l'entendre  ;  et^  quand  il  parle  sur  la  gerbaude, 
ça  porterait  malheur  de  l'interrompre. 

RÉMY,  élevant  son  verre. 

Criez  avec  moi,  mes  amis  :  à  la  gerbe  !  à  la  gerbaude  ! 


232  THEATRE   COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

TOUS,  criant. 

A  la  gerbaude  ! 
Les  personnages  reprennent  leurs  mêmes  places  comme  à  l'entrée  de  la 

gerbaude. 
RÉ  M  Y,  se  découvrant.  Tous  font  de  même.  Un  grand  silence  règne 
autour  de  Rémy. 
Salut  à  la  gerbe  !  et  merci  à  Dieu  pour  ses  grandes  bontés  ! 
De  tous  tes  "présents,  mon  bon  Dieu,  voilà  le  plus  riche!  Le 
beau  froment,  la  joie  de  nos  guérets,  l'ornement  de  la  terre, 
la  récompense  du  laboureur  1  Voilà  l'or  du  paysan,  voilà  le 
pain  du  riche  et  du  pauvre  !  Merci  à  Dieu  pour  la  gerbaude! 
(Aux  assistants.)  Faites  comme  moi,  mes  enfants,  buvez  et  ar- 
rosez la  gerbaude. 

Tous  boivent,  la  mère  Faureau  et   les  autres  femmes  ayant  fait  le  tour 
pour  remplir  les  verres. 
TOUS,  avec  respect. 
Merci  à  Dieu  pour  la  gerbaude  ! 
Ils  viennent  faire,  du  fond  de  leurs  verres,  des  libations  sur  la  gerbaude. 
F  AU  VEAU,  reprenant  sa  place. 
Ça  va  bien!  vous  avez  bien  parlé,  père  Rémy  I  (aux  autres.) 
Ce  vieux-là  n'est  point  sot! 

RÉMY,  à  la  gerbe. 
Que  le  bon  Dieu  bénisse  la  moisson  de  cette  année  dans  la 
grange  comme  il  l'a  bénie  sur  terre!  Le  blé  a  foisonné,  il 
ne  sera  point  cher.  Tant  mieux  pour  ceux  qui  n'en  recueillent 
qu'au  profit  des  autres!  Le  pauvre  monde  peine  beaucoup; 
le  bon  Dieu  lui  envoie  des  années  qui  le  soulagent.  Le  riche 
travaille  pour  ses  enfants;  les  pauvres  sont  les  enfants  de 
Dieu^  et  il  fait  travailler  son  soleil  pour  tout  le  monde.  Merci 
à  Dieu  pour  le  pain  à  bon  marché  et  pour  la  gerbaude  ! 

TOUS,  répétant  les  libations. 
•  Merci  à  Dieu  pour  la  gerbaude  ! 

CLAUDIE  ,  prenant  le  gobelet  que  Rémy  porto  à  ses  lèvros. 
No  buvez  plus,  mon  père,  vous  êtes  pâle  I 


REMY. 

Esl-ce  que  j'ai  mal  parlé,  celle  fois?  f.\  Ro?r  )  Ai-jo  ofrensô 
la  bourgeoise  ? 

lU)  s  E . 

Non,  mon  vieux!  Je  ne  suis  point  porlée  contre  le  pauvre 
monde.  Parlez,  parlez! 

RÉMV,  lui  présentant  le  bouquet  qui  domine  la  gerbe. 

Que  Dieu  récompense  les  bons  riches  !...  (il  l'embrasse.)  Qu'il 
les  conserve  tant  qu'il  y  aura  des  pauvres  !  (Regardant  Ronciat.) 
Des  gens  heureux  qui  lèvent  la  tète  et  qui  font  le  mal,...  il  y 
en  a  :  le  ciel  les  voit!  Des  gens  bien  à  plaindre,...  il  y  en  a 
aussi  :  la  terre  les  connaît!  (Se  replaçant  près  delà  gerbe.)  Gerbe  ! 
gerbe  de  blé,  si  tu  pouvais  parler!  si  lu  pouvais  dire  combien 
il  t'a  fallu  de  gouttes  de  notre  sueur  pour  t'arroser,  pour  te 
lier  l'an  passé,  pour  séparer  ton  grain  de  ta  paille  avec  le  fléau, 
pour  te  préserver  tout  l'hiver,  pour  te  remettre  en  terre  au 
printemps,  pour  te  faire  un  lit  au  tranchant  de  l'arrau,  pour 
te  recouvrir,  te  fumer,  te  herser,  t'héserber,  et  enfin  pour  te 
moissonner  et  te  lier  encore,  et  pour  te  rapporter  ici,  où  de 
nouvelles  peines  vont  recommencer  pour  ceux  qui  travail- 
lent... (En  s'exaitantj  Gerbe  de  blé  !  tu  fais  blanchir  et  tomber 
les  cheveux,  tu  courbes  les  reins,  tu  usés  les  genoux.  Le  pau- 
vre monde  travaille  quatre-vingts  ans  pour  obtenir  à  titre  de 
récompense  une  gerbe  qui  lui  servira  peut-être  d'oreiller  pour 
mourir  et  rendre  à  Dieu  sa  pauvre  âme  fatiguée...  (A  Ronciat, 
avec  colère.)  C'est  qu'il  y  a  des  mauvais  cœurs,  Denis  Ronciat, 
il  y  a  des  mauvais  cœurs  !  Je  ne  dis  que  ça  ! 
DENIS,    au  coruemuseux. 

Vingt  sous,  si  tu  Tais  brailler  ta  muselle  ! 

LE    COHXEMUSEUX.- 

Nenni,  monsieur...  Couper  la  parole  à  un  vieux,  ça  ferait 
crever  mon  inslrumenl!   - 

RÉJIV,   balbutiant  cl  repoussant  machinalement  ?a  fdlo, 
qui  veut  l'emmjner. 

Laissez-moi...  laissez-moi  dire...  Il  y  a  des  gens  qui  preii- 
I  15 


254    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

nentà  leur  prochain  plus  que  la  vie,  ils  lui  prennent  l'hon- 
neur. Oui,  oui,  laisse-moi,  ma  fille...  tu  me  fais  perdre  mes 
idées!... 

CLAUDIE. 

Mon  père  est  malade,  voyez  ses  yeux!  Ce  qu'il  dit  lui  fait 
du  mal.  Aidez-moi  à  l'ôter  de  là. 

RÉMY,  soutenu  par  Sylvain  et  Claudie.   Le  groupe  est  resserré 
autour  de  lui. 

Oui,  je  me  sens  malade,  je  ne  vois  plus  !  Est-ce  que  vous 
n'êtes  plus  là,  vous  autres?  Je  vous  ai  attristés...  Je  vas  chan- 
ter encore. 

Atteignant  la  gerbe  qu'il  fait  tomber,  il  chante. 
Pauvre  paysan,  voici  la  morti 

Il  s'affaisse  sur  la  gerbe. 

CLAUDIE,  arec  détresse. 
Bonnes  gens!  mon  père  se  meurt  ! 

ROSE,  a  un  moissonneur. 
Vite  le  médecin,  le  curé! 

SYLVAIN. 

Courez  vite,  c'est  un  coup. de  sang! 

RÉMY  ,  la  tète  sur  la  gerbe. 

C'est  trop  tard  !  Dieu  me  fera  grâce.  J'ai  tant  souffert  dans 

ce  pauvre  monde!...  Ma  fille  !...  ma  fille  !...  C'est  une  bonne 

fille,  entendez-vous?  (Serrant  convulsivement  la   main  de  Sylvain.) 

N'importe  qui  vous  êtes,  ayez  soin  de  ma  fille  ! 

CLAUDIE  ,  se  jetant  sur  lui. 

Mon4)ère,  mon  pauvre  père  !  je  veux  mourir  avec  toi  ! 

RÉMY,  touchant  la  gerbe  et  se  soulevant  un  peu. 
Ah!  la  gerbaude  !  la  gerbe!  l'oreiller  du  pauvre  I 

11  tombe  sur  la  gerbe. 
ROSE. 

Ayons  soin  do  cette  pauvre  fille  ! 

LA     MÈRE    FAUVE AU. 

Ça  fend  le  cœur  ! 

FAUVE  AU,   avec  douleur. 

Voilà  une  triste  çcrbaude  ! 


355 


DENIS,  bas,  so  penchant  vers  Clandic. 
Claudie,  Claudie,  je  ne  t'abandonnerai  point,  vrail 

SYLVAIN,  de   l'autre  côté. 

Claudie,  votre  père  vous  a  confiée  à  moi,  c'est  sacré  ! 


ACTE  DEUXIÈME 

L'intérieur  du  logement  des  métayers.  Maison  de  paysan,  vaste,  bien  aeublée 
à  l'ancienne  mode,  et  bien  tenue.  Au  fond,  une  sortie  fermée  par  une 
porte  à  hauteur  d'appui.  Au  fond,  à  gauche,  près  de  la  porte  de  sortie,  une 
fenêtre;  devant  la  fenêtre,  un  bas  de  buffet.  Du  même  côté,  au  premier 
plan,  une  grande  cheminée  avec  du  feu;  devant  le  feu,  des  fers  à  repas- 
ser. A  droite,  au  fond,  un  escalier  qui  prend  à  partir  de  la  porte  de  sor- 
tie, et  qui  conduit  à  une  galerie  placée  à  la  hauteur  d'un  étage.  Du  même 
côté,  sur  le  devant,  une  table;  dessus,  une  couverture,  une  petite  tasse, 
un  carreau,  du  linge,  un  fer,  tout  ce  qu'il  faut  pour  repasser  du  linge. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

REM  Y,  assis  dans  ia.  cheminée,  l'air  hébété;  LA  MERE  FAU- 
VEAU,  assise  près  de  la  table,  et  filant  au  fuseau;  CLAUDIE, 

k  la  table  et  repassant  du  linge. 

LA  MÈRE  FAUVEAU. 

Je  vous  assure,  ma  fille,  que  vous  ne  nous  êtes  point  à 
charge,  et  que  vous  avez  tort  de  vouloir  nous  quitter.  Vous 
travaillez  plus  proprement  et  plus  subtilement  que  pas  une  de 
mes  servantes,  vous  avez  un  grand  courage  dans  les  bras, 
dans  les  jambes  et  je  crois  surtout  dans  le  cœur.  Et  si  nous 
faisons  un  peu  de  dépense  pour  garder  votre  pauvre  père, 
qui,  depuis  son  coup  de  sang  de  la  moisson,  ne  s'aide  quasi- 
ment plus,  nous  en  sommes  bien  récompensés  par  votre  tra- 
vail, qui  vaut  gros  dans  une  métairie;  par  ainsi  restez  donc 


236  THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

avec  nous  jusqu'à  temps  que  votre  père  se  rétablisse,  si  c'est 
la  volonté  du  bon  Dieu. 

CLAUDIE. 

Vous  êtes  une  âme  grandement  bonne,  mère  Fauveau,  et, 
si  je  veux  m'en  aller,  ne  le  prenez  point  comme  une  mécon- 
naissance de  vos  amitiés.  Vous  m'en  faites  tant,  que  je  vou- 
drais pouvoir  mourir  à  votre  service  ;  mais,  aussi  vrai  que 
j'aime  le  bon  Dieu  et  vous,  je  ne  peux  point  rester  davan- 
tage. 

Elle  va  à  la  cheminée,  embrasse  son  père^  prend  un  autre  fer  et  revient  a 

la  table. 

LA     MÈRE    FAUVEAU. 

Claudie^  je  ne  vous  demande  point  vos  raisons.  Peut-être 
que  j'en  ai  une  doutance,  et  je  ne  vous  en  estime  que  mieux  ; 
peut-être  que,  dans  un  peu  de  temps,  je  vous  dirai  que  vous 
faites  bien  de  partir;  mais  votre  père  n'est  pas  encore  en  état, 
et  vous  ne  pouvez  point  l'emmener  avant  de  vous  être  pour- 
vue d'ouvrage  pour  le  soutenir. 

CLAUDIE. 

Mon  père  est  faible,  mais  il  ne  parait  point  souffrir;  et, 

comme  je  sais  qu'il  aime  beaucoup  son  endroit,  j'ai  dans  mon 

idée  qu'il  a  de  l'ennui  d'en  être  absent.  Je  suis  quasiment 

assurée  de  trouver  de  l'ouvrage  chez  nous  :  on  m'emploie  aux 

lessives,  on  me  donne  des  blouses  à  faire;  je  travaille  aussi  à 

la  terre,  qui  est  plus  légère  là-bas  que  par  ici.  J'aurai  plus 

de  peine  qu'avant,  puisque  mon  père  ne  peut  plus  s'occuper; 

mais  qu'est-ce  que  ça  me  fait  d'user  ma  santé  ?  Je  durerai 

toujours  bien  autant  que  ce  pauvre  homme-là,  qui  n'en  a  pas 

pour  longtemps,  et  qui,  depuis  deux  mois  qu'il  est  malade 

chez  vous,  n'a  pas  l'air  de  pouvoir  reprendre  ses  forces. 

Elle  va  serrer  le  linge  dans  le    bas  du  buffet  qui  est  au-dessous  de  la 

croisée. 

LA   MÈRE    FAUVEAU,   se  levant. 

Moi,  je  le  trouve  mieux  depuis  deux  ou  trois  jours,  et,  ce 
matin,  il  m'a  parlé  plus  longtemps  et  plus  raisonnablement 
qu'il  n'avait  fait  depuis  son  accident. 


CLAUDIE  2^7 

CLAUDIE,  revenant  près  de  la  mère  Faayeau. 
Il  VOUS  a  parlé  ?  Et...  qu'est-ce  qu'il  vous  disait? 

LA    MÈRE     FAUVEAU. 

Il  me  demandait  si  le  médecin  l'avait  condamné,  et  s'il  en 
avait  encore  pour  longtemps  à  durer  comme  ça  sans  rien 
faire. 

CLAUDIE,  regardant  son  père. 
Pauvre  père  !  je  sais  bien  qu'il  regrette  de  n'être  pas  mort 
sur  le  coup.  Mais,  voyez-vous,  quand  je  devrais  le  garder 
comme  ça,  en  misère,  le  restant  de  mes  jours,  je  ne  plain- 
drais pas  ma  peine.  Ah!  tout  ce  que  le  bon  Dieu  ^oudra, 
pourvu  que  je  le  conserve  !  Vous  ne  savez  pas  quel  homme 
c'était,  mère  Fauveau  ! 

Elle  essnie  ses  yeux  à  la  dérobée. 
LA   MÈRE    FAUVEAU,   lui  prenant  la  main. 

C'est  pour  cela,  ma  pauvre  Claudie,  qu'il  vous  faut  rester 
encore  un  peu.  Il  ne  manque  de  rien  ici,  et  vous  pouvez  le 
voir  à  chaque  moment. 

CLAUDIE. 

Je  sais  qu'il  ne  sera  jamais  aussi  bien  que  chez  vous,  ni 
moi  non  plus  ! 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Eh  bien,  alors!... 

CLAUDIE. 

J'attendrai  encore  une  quinzaine  pour  vous  obéir.  Aussi 
bien,  je  vous  serai  utile  pour  dériver  et  sécher  votre  chanvre. 
Et,  après  ça,  malgré  vos  bontés,  je  m'en  irai,  parce  que  je 
crois  que  c'est  mon  devoir.  Allons,  je  m'en  vas  chercher  la 
fournée.  J'emmènerai  mon  père  jusqu'au  cellier.  Ça  le  promè- 
nera un  peu. 

Elle  s'approche  de  son  père  et  le  fait  lever  sans  qu'il  oppose  la  moindre 

résistance,  ni  paraisse  se  soucier  de  ce  qu'on  veut  faire  de  lui. 

LA   MÈRE    FAUVEAU,  parlant  haut. 

Il  faut  prendre  l'air,  père  Rémy;  ça  vous  vaudra  mieux 
que  d'être  toujours  dans  la  cheminée. 


258    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

RÉ  M  Y,  parlant  avec  effort. 
J'ai  toujours  froid. 

LA   MÈRE    FAUVE  AU,   à  Claudie. 

Voyez-vous  qu'il  entend  bien  aujourd'hui  ? 

CLAUDIE. 

Ça  ne  vous  contrarie  pas  de  venir  avec  moi,  mon  père? 

,  RÉMY. 

Est-ce  que  nous  retournons  chez  nous  ? 

CLAUDIE. 

Pas  encore,  bientôt  ! 
Elle  sort  par  le  fond  avec  son  père  ;  Sylvain,  du  haut  de  la  galerie,  guette 
sa  sortie. 

SCÈNE  II 

LA  MÈRE  FAUVEAU,  SYLVAIN. 

SYLVAIN,  à  sa  mère,  qui  revient  près  de  la  table. 
Eh  bien,  mère,  avez-vous  réussi? 

LA   MÈRE   FAUVEAU,   levant  la  tète. 
Sylvain,  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu.  Une  mère  n'a  que  sa  parole. 
J'ai  eu  tort  peut-être  de  te  la  donner,  mais  je  ne  sais  point 
résister  à  ce  que  tu  veux. 

SYLVAIN. 

Et...  elle  restera? 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Encore  une  quinzaine  pour  nous  aider  à  teiller  le  chanvre. 

SYLVAIN. 

Une  quinzaine?  rien  que  ça  ?  Elle  veut  donc  toujours  nous 
quitter? 

LA  MÈRE   FAUVEAU,  prenant  sa  quenouille  et  la  portant 
sur  le  bas  du  buffet. 
Son  idée  ne  changera  point,  sois-en  assuré.  C'est  une  fille 
qui  pense  trop  bien  pour  vouloir  mettre  du  désaccord  dans 
une  famille. 


CLAUDIE  259 

SYLVAIN,  descendant. 
Mère,  je  ne  sais  pas  quelle  iddo  vous  avez  !  vous  croyez 
que  je  pense  à  cette  iîlle,  et...  je  n'y  pense  point. 

11  regarde  au  dehors,  du  côté  où  est  sortie  Claudie. 
LA  MÈRE   FAUVEAU,  l'attirant  à  elle. 
Sylvain,  faut  pas  dire  des  menteries  à  sa  mère! 

SYLVAIN. 

Je  n'y  pense  point  tant  que  vous  croyez  !  Écoutez  donc,  je 
suis  un  peu  le  chef  de  la  famille,  depuis  que  le  père  est 
éboité;  et  je  vois  bien  qu'une  servante  comme  Claudie  porte 
profit  à  notre  ménage.  Ce  n'est  pas  deux,  trois  servantes  qui 
vous  la  remplaceront,  convenez-en.  Une  fille  si  adroite,  si 
prompte ,  si  épargnante,  si  fidèle  !  une  malheureuse  enfant 
qui  n'a  rien  et  qui  n'est  jalouse  que  de  faire  prospérer  le  bien 
d'autrui  !  Est-ce  peu  de  chose  ça  ?  faut-il  pas  bien  de  la  raison 
et  de  la  religion  pour  avoir  ces  sentiments-là? 

LA    MÈUE     FAUVEAU. 

Oui,  oui,  mon  enfant,  c'est  vrai  !  mais,  si  tu  prends  tant  de 
feu  à  la  chose,  c'est  moins  par  intérêt  pour  l'épargne  que  par 
inclination  pour  cette  jeunesse.  Tu  voudrais  bien  t'en  faire 
accroire  à  toi-même  là-dessus,  mais  je  vois  clair  :  elle  te 
plaît...  et  tu  le  lui  a=  dit! 

SYLVAIN. 

Non,  mère,  jamais  !  ça,  j'en  jureî 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Jamais  ? 

SYLVAIN. 

J'ai  jamais  osé! 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

Alors,  elle  l'a  deviné,  car,  pour  sûr,  elle  le  sait. 

SYLVAIN,   avec  joie. 
Si  elle  le  sait,  c'est  donc  que  vous  le  lui  avez  dit  ?  Oh  !  la 
bonne  brave  femme  de  mère  que  vous  êtes  ! 

Il  l'embrasse. 
LA    MERE    FAUVEAU. 

Voyez  le  traître  d'enfant  !  il  me  flatte  pour  me  fourrer  dans 


260    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  S  AND 

ses  folletés  !  Non,  Sylvain,  non  ;  je  n'ai  rien  dit,  et  je  ne  di- 
rai rien.  Tu  ne  dois  point  courtiser  cette  Claudie,  parce  que 
tu  ne  peux  point  l'épouser. 

SYLVAIN. 

L'épouser  ?  Et  où  serait  donc  l'empêchement  ?  est-ce  que 
nous  sommes  riches  pour  que  je  cherche  une  dot?  Nous 
avons  nos  bras  et  notre  courage  au  travail,  et  Claudie  appor- 
terait cette  dot-là,  bien  ronde  et  bien  belle! 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Mais  ton  père  a  son  idée  contraire,  et,  s'il  se  doutait  de  la 
tienne,  il  n'aurait  point  de  repos  que  Claudie  ne  soit  hors  de 
chez  nous, 

SYLVAIN. 

Mon  père  !  mon  père  entendra  la  raison  ! 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Pas  sûr  1  depuis  qu'il  est  certain  que  la  bourgeoise  a  tout 
de  bon  du  goût  pour  toi,  il  est  comme  fou  de  contentement, 
et,  si  on  venait  lui  dire  que  tu  veux  épouser  Claudie,  Claudie 
la  moisonneuse,  Claudie  la  servante,  ça  lui  ferait  une  mortiû- 
cation!.,. 

SYLVAIN. 

Mon  père  a  la  tête  vive,  mais  non  point  dérangée.  Il  m'é- 
coute toujours,  quand  je  lui  bataille  tout  doucement  ses  fan- 
taisies. Mère,  l'empêchement  dont  j'ai  crainte,  ce  n'est  point 
ça  :  c'est  que  Claudie  ne  m'aime  point. 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

Elle  a  toujours  bien  peur  de  t'aimer,  puisqu'elle  veut  partir. 

SYLVAIN. 

Ou  bien  elle  a  peur  d'être  oubliée  par  un  autre  qui  l'attend 
peut-être  dans  son  pays. 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Ce  n'est  point  chose  impossible...  Tu  vois  donc  bien  qu'il 
ne  faut  point  te  presser.  Après  tout,  nous  ne  la  connaissons 
point,  cette  fdle  ;  ni  elle  ni  personne  de  son  endroit,  excepté 
Denis  Ronciat,  qui  dit  ne  point  se  souvenir  d'elle.  Nous 
l'avons  gardée  par  charité  sans  nous  informer  de  rien  ;  c'était 


CLAUDIE  26i 

notre  devoir!  mais,  enfin,  j'ai  observé  qu'elle  était  fort  se- 
crète, autant  sur  elle-même  que  sur  les  autres,  et  qu'elle  ne 
répondait  guère  aux  questions.  Qui  sait  si  elle  n'a  point  une 
connaissance,  bonne  ou  mauvaise  ! 

SYLV.VIN. 

Mère,  mère!  qu'est-ce  que  vous  dites  là!  Une  mauvaise 
connaissance!  nous  ne  savons  rien  d'elle!...  Et  qui  connaî- 
trez-vous  pour  bonne  et  sage,  et  juste,  si  ce  n'est  point  Clau- 
die  ?  Un  mois  de  moisson,  deux  depuis,  ça  fait  trois  mois 
qu'elle  est  sous  nos  yeux,  la  nuit  comme  le  jour.  Où  avez- 
vous  jamais  vu  une  misère  si  fièrement  portée,  une  jeunesse 
si  sévèrement  défendue  ?  Faites  une  comparaison  de  cette 
fille-là  avec  toutes  les  autres.  Les  riches  sont  glorieuses,  co- 
quettes, et  cherchent  l'argent  dans  le  mariage.  Les  pauvres 
sont  lâches,  quémandeuses,  et  cherchent  l'aumône  dans  l'a- 
mour. Voyez  si  Glaudie  leur  ressemble,  elle  qui,  au  lieu  de  de- 
mander toujours  quelque  chose  ,  refuse  tout  ce  qu'elle  ne 
peut  pas  payer  par  son  travail!  elle  qui  cache  sa  pauvreté  et 
qui  passe  la  moitié  des  nuits  à  recoudre  et  à  laver  les  pauvres 
nippes  de  son  père  et  les  siennes!  elle  qui  est  si  farouche  à 
tous  les  hommes,  que,  pendant  la  moisson,  quand  elle  était 
seule  au  milieu  de  t"enle  garçons,  pas  tous  bien  retenus  ni  bien 
honnêtes,  elle  empêchait,  rien  que  par  l'air  de  son  visage,  les 
mauvaises  paroles  et  les  mauvaises  chansons!  Est-ce  que  je 
ne  la  voyais  pas,  moi ,  morte  de  fatigue  et  ne  s'oubliant  ja- 
mais ;  défiante  même  d'un  regard  et  se  faisant  respecter  à 
force  de  se  respecter  elle-même  ?  Non,  non!  cette  fille-là  n'a 
jamais  fait  un  faux  pas  dans  sa  vie,  et  celui  qui  ne  voudrait 
pas  le  voir  serait  aveugle. 

LA    MÈRE    FAUVE.VU. 

Ah!  mon  fils,  comme  te  voilà  épris!  Allons!  je  vois  bien 
qu'il  faudra  contrarier  ton  père  pour  te  contenter.  Après  tout, 
la  contrariété  de  ton  père  sera  d'un  moment,  et  ton  contente- 
ment, à  toi,  c'est  pour  toute  ta  vie!  Le  voilà  avec  la  bour- 
geoise ,  et  Denis  Ronciat,  qui  occupera  l'une,  du  temps  que 
nous  tâcherons  de  persuader  l'autre. 

là. 


262  THEATRE  COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

SCENE    III 

LA  MÈRE  FAUVEAU,  FAUVEAU,  ROSE,  DENIS, 
SYLVAIN. 

SYLVAIN. 

Ah  !  il  y  avait  longtemps  qu'on  ne  vous  avait  vu,  maître 
Ronciat!  pas  depuis  la  moisson  ! 

DENIS. 

Tu  es  fâché  de  me  voir  ? 

SYLVAIN. 

Point  du  tout  !  j'en  suis  content. 

DENIS. 

J'aurais  cru...  différemment,  que  tu  n'étais  point  pressé  de 
voir  la  fin  de  mon  absence. 

ROSE. 

Et  à  cause  qu'il  s'en  serait  réjoui  ?  Est-ce  donc  que  vous 
portez  ombrage  à  toute  la  jeunesse  du  pays? 

DENIS. 

Ahl  voilà  que  vous  me  taquinez  encore,  la  belle  Rose!  Je 
pourrais  bien  vous  rendre  la  pareille! 

ROSE. 

Essayez-y  donc  une  fois,  qu'on  voie  en6n  sortir  l'esprit  que 
vous  tenez  si  bien  fermé  de  clef  dans  votre  cervelle. 
FAUVEAU,   inquiet  et  se  battant  les  flancs. 
Ah  !  font-ils  rire  !  font-ils  rire  ! 

DENIS. 

J'aurai  peut-être  bien  plus  d'esprit  que  vous  ne  voudrez 
si  je  dis  seulement  les  choses  comme  elles  sont. 

FAUVEAU. 

Quelles  choses,  donc  ? 

DENIS. 

Jo  les  (lirai  à  la  Rose  si  elle  veut  causer  avec  moi  tout  seul. 

ROSE. 

Eh  bien,  c'est  ça,  causons  I  car  voilà  une  heure  que  vous 
m'ennuyez  avec  des  disettes  que  je  ne  comprends  point. 


CLAUDIE  263 

SYLVAIN,  au  fond,  avec  sa  mère,  à  Fanveau. 
Venez,  mon  père,  j'ai  aussi  quelque  chose  à  vous  dire, 
avec  ma  mère  que  voilà. 

FAUVEAU,   à  Rose. 

Nous  vous  laissons,  notre  maîtresse  !  (Bas.)  Mais,  si  c'est  du 
mal  de  Sylvain  qu'il  veut  vous  dire,  n'en  croyez  rien. 
ROSE,  bas,  à  Fauvean. 
Ne  t'inquiète  point,  je  m'en  vas  lui  donner  son  congé,  à  ce 
Ronciatl  (Regardant  Sylvain  qui  monte  l'escalier.)  Mais,  si  ton  gar- 
çon m'aime,  fais-lui  donc  entendre  qu'il  est  trop  craintif  avec 
moi  et  qu'il  serait  temps  de  me  le  dire  lui-même. 
FAUVEAU,  de  même. 
Il  demande  à  me  parler,  je  réponds  que  c'est  pour  ça. 

SYLVAIN. 

Allons,  venez,  mon  père. 
Il  lui  donne  la  main  et  l'aide  à  monter.  Ils  disparaissent  au  bout  de  la 
galerie. 

SCÈNE  n 
ROSE,  DENIS. 

ROSE,  s' asseyant  à  gauche. 
Allons,  faut  s'expliquer  ! 

DENIS. 

Oui,  différemment  faut  s'expliquer,  ma  charmante;  car 
voilà  trois  mois  que  vous  me  faites  trimer,  et  j'aimerais  mieux 
savoir  mon  sort  tout  de  suite  que  de  passer  pour  un  inno- 
cent, quand  tout  le  monde  dit  et  quand  votre  métayer  dit,  à 
qui  veut  l'entendre,  que  vous  épousez  Sylvain  Fauveau. 

ROSE. 

On  dit  ça  ?  Eh  bien ,  quand  on  le  dirait? 

DENIS. 

Excusez  !  ça  me  moleste,  moi  ! 

ROSE, 

Je  ne  vous  ai  jamais  rien  promis.  Si  vous  avez  voulu  nw 


264  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

courtiser,   c'est  votre  affaire...  Vous  avez  couru  la  chance 
comme  les  autres  ! 

DENIS. 

Vous  avez  raison,  belle  Rose  :  un  garçon  doit  courir  ces 
chances-là,  et  vous  valez  bien  la  peine  qu'on  se  dérange  pour 
vous  suivre. 

11  prend  une  chaise  à  droite,  la  place  près  de  Rose  ci  s'assied. 
ROSE. 

A  la  bonne  heure  !  Parlez  donc  honnêtement. 

DENIS. 

Je  parlerai  tant  honnêtement  que  vous  voudrez,  et,  quand 
je  dis  que  je  suis  molesté,  ce  n'est  point  tant  à  cause  de  moi 
qu'à  cause  de  vous. 

ROSE. 

Voilà  OÙ  je  ne  vous  entends  plus.  Vous  pensez  que  ce  se- 
rait hontable  pour  moi  d'épouser  le  fils  de  mon  métayer  parce 
qu'il  n'est  point  riche...  Mais,  si  c'était  mon  idée,  si  je  me 
trouvais  assez  de  bien  pour  deux?  Quand  un  homme  de  pe- 
tite condition  est  franc  et  rangé,  il  vaut  bien  autant  qu'un 
plus  relevé  qui  se  conduit  mal. 

DENIS. 

Et  différemment...  c'est  pour  moi  que  vous  dites  ça? 

ROSE. 

Non  ;  mais  enfin,  si  vous  voulez  que  je  vous  donne  une 
raison  de  mon  refus,  c'est  que  je  crois  que  voUs  avez  quelque 
chose  à  vous  reprocher. 

DENIS. 

Moi!  On  vous  a  dit  du  mal  de  moi  ?  Je  sais  ce  que  c'est. 

ROSE. 

Vous  le  savez?  Alors,  confessez- vous  donc  tout  seul,  ça 
vaudra  mieux. 

DENIS,   h.  part. 
Diache  !  si  ce  n'était  point  ça  ! 

ROSE. 

Eh  bien? 


CLAUDIE  265 

DENIS,  à  part. 
Je  suis  pris! 

ROSE. 

Tenez,  Denis,  vous  avez  une  lourdeur  sur  la  conscience.  Si 
j'étais  chagrinante,  j'aurais  pu  vous  tourmenter  avec  ça  de- 
vant le  monde  ;  mais  j'ai  voulu  attendre  de  vous  en  parler 
seul  à  seul,  et, puisque  nous  y  voilà,  convenez  que  vous  avez 
fait  du  tort  à  quelqu'un  ? 

DENIS. 

Pourquoi  diantre  croyez-vous  ça?  Si  vous  voulez  croire 
tout  ce  qu'on  dit  ! 

ROSE. 

On  ne  m'a  rien  dit,  je  n'ai  rien  demandé,  et,  d'ailleurs, 
l'homme  que  j'aurais  questionné  ne  serait  plus  en  état  de  me 
répondre.  Mais  j'ai  entendu,  le  jour  de  la  dernière  gerbaude, 
des  paroles  que  vous  seriez  bien  en  peine  de  m'expliquer. 

DENIS. 

Ce  vieux  qui  battait  la  campagne? 

ROSE. 

Ce  vieux  parlait  bien  raisonnablement.  Vous  avez  dit  que 
vous  ne  le  connaissiez  point,  encore  qu'il  fût  de  votre  en- 
droit. Votre  pays  n'est  pas  si  gros  que  vous  n'y  connaissiez 
tout  le  monde...  Vous  n'êtes  point  revenu  ici,  c'est  sans  doute 
par  crainte  d'y  rencontrer  des  gens  qui  peuvent  vous  faire 
rougir  ;  et,  quanta  moi,  ne  me  souciant  pas  d'être  la  femme 
de  quelqu'un  à  qui  l'on  peut  dire  :  «  Vous  m'avez  pris  plus 
que  la  vie,  vous  m'avez  pris  l'honneur!  »  Ah!  le  vieux  a  dit 
comme  ga  !...  Je  vous  ai  battu  froid,  et,  quand  je  vous  ai  ren- 
contré depuis,  à  la  ville,  je  vous  ai  prié  de  ne  me  plus  faire 
ni  cadeaux  ni  invitations. 

DENIS  ,  se  levant. 

Si  je  vous  ai  offensée,  Rose,  pardonnez-moi.  Différemment, 
quand  on  est  amoureux,  on  est  jaloux,  on  a  du  dépit,  on 
ne  sait  point  ce  qu'on  dit!...  Quant  à  ce  vieux  et  sa  tille... 


266  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

ROSE,  se  levant. 
Sa  fille?  Oui,  je  me  doutais  bien  qu'il  était  question  de  sa 
fille... 

DENIS. 

Pardi  !  puisqu'elle  vous  a  parlé  !  Je  le  vois  bien,  qu'elle  vous 
a  indisposée  contre  moi  ! 

ROSE. 

Je  vous  jure  qu'elle  ne  m'a  jamais  dit  un  mot  ! 

DENIS. 

Oh!  vous  lui  avez  promis  de  ne  point  la  trahir. 

ROSE. 

Denis,  vous  m'en  apprenez  plus  que  je  n'en  savais,  et  j'en 
devine  plus  que  vous  ne  m'en  dites.  Vous  avez  trompé  cette 
jeunesse  et  vous  êtes  sans  doute  cause  qu'elle  est  dans  la  mi- 
sère et  dans  la  peine.  Voilà  pourquoi  son  père  a  refusé  votre 
argent  de  la  gerbaude  !  Tout  le  monde  n'a  pas  vu  ça  ;  mais 
je  l'ai  vu,  moi  ! 

DENIS. 

Oui-da!  vous  avez  de  bons  yeux;  mais  vous  ne  voyez 
point  tout. 

ROSE. 

Qu'est-ce  que  je  ne  vois  point? 

DENIS,  avec  intention. 

Vous  ne  voyez  point  que  votre  Sylvain,  que  vous  croyez  si 
franc  et  si  rangé,  en  conte  à  cette  même  fille,  à  telles  ensei- 
gnes que  bien  du  monde  prétend  que  ce  n'est  point  vous, 
mais  elle,  qu'il  va  prochainement  épouser  I 

ROSE. 

On  dit  ça?  Oh!  vous  en  imposez,  Denis! 

DENIS. 

Demandez-le  à  qui  vous  voudrez  chez  vous...  Hormis  les 
parents  qui  ont  leur  intérêt  à  vous  tromper,  tout  votre  monde 
vous  dira  qu'il  en  est  affolé. 

ROSE,   vivciueul. 

Affolé  de  cette  Claudie? 


CLAUDIE  Ï67 

DENIS,  avec  intention. 
Elle  n'est  point  tant  laide. 

ROSE,  se  remettant. 
Non  certes,  elle  n'est  point  laide  !  et  elle  est  encore  toute 
jeune;  eh  bien,  si  elle  est  au  goût  de  Sylvain,  pourquoi  est- 
ce  qu'il  ne  l'épouserait  point? C'est  un  honnête  homme,  lui, 
et  il  n'est  point  dans  le  cas  d'abuser  d'une  malheureuse. 

DENIS. 

Ah  !  vous  le  prenez  comme  ça,  Rose  ?  ça  vous  est  égal  ? 

ROSE. 

Vous  le  voyez  bien  ! 

DENIS. 

Pour  lors,  pardonnez-moi  de  vous  avoir  chagrinée  et  accep- 
tez-moi pour  votre  mari. 

ROSE  ,  avec  dépit. 
Je  ne  veux  point  me  marier. 

DENIS. 

Oh  !  ça  se  dit  comme  ça,  mais  on  en  revient  1 

ROSE. 

Non,  vous  dis-je,  restons  bons  amis,  si  vous  voulez  ;  mais 
ne  me  fréquentez  plus  dans  l'idée  de  m'épouser,  je  vous  le 
défends. 

DENIS. 

Vrai  ? 

ROSE. 

Vrai. 

DENIS. 

Voilà-t-il  pas  1  parce  que  j'ai  eu  dans  le  temps  une  con- 
naissance !  comme  si  c'était  une  faute  contre  vous  que  je 
n'avais  jamais  vue  !  comme  si  c'était  un  mal  pour  un  garçon 
de  se  divertir  un  peu  devant  que  de  songer  à  s'établir!  comme 
s'il  fallait  damner  tous  ceux  qui  ont  eu  des  maîtresses  de  bonne 
volonté  !  Voyez-vous  ça  !  Vous  faites  bien  la  renchérie,  dame 


268  THEATRE  COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

Rose  !  (Avec  intention.)  Etsi,  VOUS  êtes  fautive  comme  une  autre, 
je  ne  vous  j-eproche  point,  .moi,  quelques  petites  aventures 
que  vous  avez  eues  pendant  et  depuis  votre  mariage!  Allez! 
allez  !  nous  ne  sommes  pas  des  anges,  ni  vous,  ni  moi,  ni  les 
autres;  et  vous  pourriez  bien  avoir  pour  moi  la  tolérance 
que  j'ai  pour  vous! 

ROSE. 

Vous  voulez  faire  l'insolent,  ça  ne  servira  qu'à  me  dégoû- 
ter de  vous  davantage. 

DENIS. 

Non,  ça  n'était  point  dans  mon  intention. 

ROSE. 

Si  fait;  vous  autres  beaux  garçons  à  la  mode,  vous  tirez 
gloire  de  vos  faiblesses,  et  vous  tenez  les  nôtres  à  déshon- 
neur. Mais  je  sais,  moi,  que  personne  ne  peut  venir  me  dire 
que  je  lui  ai  fait  du  tort,  que  je  l'ai  mis  dans  la  peine  et 
laissé  dans  la  honte.  Mes  fautes,  si  j'en  ai  commis,  n'ont  nui 
qu'à  moi,  tandis  que  la  vôtre  a  été  tout  profit  pour  vous, 
tout  dommage  pour  le  prochain.  Allez-vous-en  là-dessus,  et 
ne  me  parlez  point  davantage. 

DENIS. 

Voilà  donc  mon  congé  expédié  !  On  tâchera  de  s'en  conso- 
ler !  (a  part,  en  se  retirant.)  Je  dois  ça  à  Glaudie.  Ah  !  par  ma  foi, 
Claudie,  tu  mêle  payeras! 

11  sort. 

SCÈNE  V 

ROSE,  seule. 

Ça  n'est  pas  vrai  !  Sylvain  ne  regarde  point  cette  Claudie. 
Son  père  ne  serait  point  assez  fou  pour  me  dire  qu'il  est  ma- 
lade d'amitié' pour  moi,  tandis  qu'il  songerait  à  une  autre. 
(Apercevant  le  père  Fauveau  au  haut  de  la  galerie.)  Ah  !  le  VOila,  ce 
père  Fauveau.  Faut  en  finir!  faut  savoir  la  vérité! 


SCENE  VI 

ROSE,   FAUVEAU,  avec  une  figure  constcrtK'c. 
ROSE. 

Eh  bien  vieux,  qu'est-ce  que  c'est  que  cette  mine-là  que 
vous  me  faites  ?  qu'est-ce  qu'il  y  a  de  nouveau  ? 

FAUVEAU,  qui  est  descendu  et  qui  est  au  fond. 
Il  y  a  de  nouveau  que...  Il  n'y  a  rien,  notre  maîtresse. 

ROSE. 

Ah  !  ne  me  lanterne  pas  comme  ça,  père  Fauveau  ;  j'ai  dans 
l'idée  que  tu  me  trompes  ou  que  tu  te  trompes  toi-même. 
Ton  garçon  ne  pense  point  à  moi,  il  veut  épouser  votre  ser- 
vante Claudie. 

FAUVEAU. 

Ah  !  vous  savez  donc  la  chose  ? 

ROSE. 

C'est  donc  vrai  ? 

FAUVEAU. 

Non,  ça  n'est  pas  vrai  !  c'est  une  songerie  qu'il  a  mise  dans 
la  tète  de  sa  mère.  Il  n'aura  point  mon  consentement,  d'abord. 

ROSE. 

Il  est  majeur  et  tu  ne  peux  pas  l'empêcher  de  faire  ce 
qu'il  veut.  D'ailleurs,  tu  n'es  pas  déjà  si  maître  chez  toi,  et 
tu-  finis  toujours  par  céder. 

FAUVEAU. 

Je  ne  céderai  point.  Soutenez-moi,  dame  Rose,  et  vous 
verrez  ! 

ROSE  ,  avec  dépit. 

Que  je  te  soutienne  pour  forcer  ton  garçon  à  m'épouser  ? 
Est-ce  que  tu  es  fou?  est-ce  que  tu  crois  que  j'y  tiens,  à  ton 
garçon?  est-ce  que  je  manque  d'épouseux,  pour  en  vou'oir 
un  qui  ne  veut  point  de  moi  ? 

FAUVEAU. 

La  la  !  vous  êtes  en  colère,  notre  bourgeoise  I  tout  ça  se 


270    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

passera.  Tenez  bon,  je  vous  dis,  et  Sylvain  reviendra  de 
celte  folleté.  Vous  l'aimez,  c'est  sûr,  puisque  vous  voilà  toute 
rouge  et  toute  dépitée. 

ROSE. 

Je  confesse  que  je  suis  en  colère,  mais  c'est  du  mauvais 
personnage  que  tu  m'as  fait  jouer.  Tu  t'es  gaussé  de  moi,  tu 
as  fait  accroire  à  ton  gars  que  j'étais  coiffée  de  lui,  et,  à  cette 
heure,  je  vas  servir  de  risée  à  lui  et  à  cette  Claudie  1  mais  j'en 
serai  assez  vengée,  va!  qu'il  l'épouse,  sa  Claudie  !  je  veux  que 
tu  y  donnes  ton  consentement,  je  veux  que  ça  soit  vite  con- 
clu ;  je  ne  demande  que  ça. 

F  AU  VEAU. 

Est-ce  que  vous  savez  sur  elle  quelque  chose  qui  pourrait 
en  dégoûter  Sylvain  ?  Faut  le  dire  bien  vite  ! 

ROSE. 

Non,  je  ne  suis  point  traître  !  je  ne  dirai  rien  ;  mais  qu'il 
l'épouse,  sa  Claudie,  qu'il  l'épouse  ! 

Elle  sort. 

SCÈNE  VII 

FAUVEAU,  seul. 

Tout  n'est  point  fini  encore  !  Voyons,  faut  pas  perdre  la 
tête  surtout!  Je  vas  d'abord  renvoyer  cette  malheureuse! 
Non,  ça  serait  pis.  Je  vas  savoir  ce  que  Denis  Ronciat  a  pu 
dire  d'elle  à  la  bourgeoise!...  c'est  ça. 

Il  remonte  vers  le  fond  et  voit  Sylvain  qui  entre  pâle  et  défait. 

SCÈNE  VIII 
SYLVAIN,  FAUVEAU. 

FAUVEAU, 

Ah  !  vous  voilà,  vous?  Eh  bien,  vous  êtes  dans  l'intention 
de  choquer  votre  père  et  de  l'olTenscr? 


CLAUDIE  271 

SYLVAIN. 

Non,  mon  père,  je  ne  crois  pas  vous  offenser  en  vous  di- 
sant que  je  veux  tenir  la  conduite  d'un  honnête  homme.  Je 
ne  me  marierai  point  pour  de  l'argent.  Je  ne  tromperai  point 
une  femme  qui  est  bonne  pour  nous,  pour  tout  le  monde,  et 
qui  mérite  d'avoir  un  homme  qui  l'aime  franchement.  Je  ne 
dirai  donc  jamais  à  la  Grand'Rose  que  je  l'aime.  Je  mentirais, 
et  vous  ne  voudriez  pas  faire  de  votre  fils  un  menteur. 

FAUVEAU. 

Je  ne  peux  pas  te  forcer  là-dessus  ;  mais  je  t'empêcherai 
d'épouser  cette  misère,  cette  loqueteuse  de  Claudie. 

STLVAIX. 

Pourquoi  me  parlez-vous  de  Claudie?  Est-ce  que  je  vous 
ai  dit  que  je  voulais  l'épouser  ? 

FAUVEAU. 

Ta  mère  me  l'a  dit  devant  toi  et  tu  n'as  pas  dit  non. 

SYLVAIN. 

J'ai  dit  que,  si  elle  était  aussi  honnête  qu'elle  le  paraissait, 
sa  pauvreté  était  un  mérite  de  plus;  je. n'ai  dit  que  ça,  mon 
père;  là-dessus,  vous  vous  êtes  enlevé,  et  le  respect  que  je 
vous  dois  m'a  empêché  de  continuer  le  discours  que  nous- 
avions  ensemble. 

FAUVEAU. 

Et,  à  présent  que  tu  me  vois  plus  tranquille,  tu  viens  me 
dire  que  tu  t'obstines  contre  moi  ? 

SYLVAIN. 

Non,  mon  père.  J'ai  réfléchi  un  moment,  et  j'ai  vu  que  le 
mariage  ne  me  convenait  point. 

FAUVEAU,  allant  à  lai. 

Ce  mariage-là  ne  te  convient  point,  à  la  bonne  heure,  mon 
garçon,  te  voilà  plus  raisonnable  !...  j'avais  pris  la  mouche  un 
peu  vite... "Ne  pensons  plus  à  ça,  Sylvain,  pas  vrai? 


273         THEATRE  COMPLET  DE   GEORGE  SAND 
SYLVAIN. 

Si  je  vous  ai  manqué  en  quelque  chose,  pardonnez-le-moi, 
mon  père. 

FAUVEAU. 

Non,  non,  mon  garçon.  C'est  moi  qui  suis  précipiteux.  N'y 
pensons  plus!  (a  part.)  Ça  se  remmanche!  il  n'y  a  pas  trop  de 
mal  !  Je  cours  dire  ça  à  la  bourgeoise  et  l'empêcher  de  faire 
paraître  son  dépit. 

11  sort. 

SCÈNE  IX 

SYLVAIN,  seul,  s'asseyant  à  droite,  et  pleurant. 

Me  marier,  moi  ?  Oh  !  jamais,  par  exemple  !  car  il  n'y  a 
point  de  femme  sans  reproche.  Non  !  il  n'y  en  a  point,  puis- 
que Claudie  est  fautive  !  La  maîtresse  de  Denis  Ronciat,  d'un 
sot,  d'un  glorieux  qui  n'a  pour  lui  que  son-  argent,  son  assu- 
rance auprès  des  femmes,  son  air  hardi  et  content  de  lui- 
même!  Ah!  les  plus  retenues  dans  l'apparence  sont  les  plus 
trompeuses  !  Elle  l'a  aimé,  elle  s'est  abandonnée  à  lui  !  Et 
sans  doute  qu'elle  l'aime  encore,  et  qu'elle  n'est  venue  en 
moisson  par  ici  que  dans  l'espérance  de  se  faire  épouser, 
•comme  il  le  prétend  !  Et  moi  qui  croyais  qu'elle  m'aimait  se- 
crètement et  qu'elle  me  le  cachait  par  grande  vertu  !  (Se  le- 
vant.) Mais  peut-être  bien  qu'il  m'a  menti,  ce  Ronciat  !  Il  a  du 
dépit  de  ce  que  la  Rose  ne  veut  point  de  lui,  et  il  ne  sait  à  qui 
s'en  prendre.  Ça  ne  serait  pas  la  première  fois  qu'il  se  vante- 
rait d'être  bien  avec  une  femme  qui  ne  le  connaîtrait  seule- 
ment point.  C'est  la  coutume  des  farauds  comme  lui  !  Ils 
vous  disent  ça  dans  l'oreille,  ils  vous  demandent  le  secret,  et 
celle  qu'on  décrie  ne  peut  point  se  défendre...  Ah  !  Claudie!... 
Je  veux  qu'elle  me  parle,  qu'elle  s'accuse,  qu'elle  se  confesse 
de  tout  !  Sinon,  je  veux  la  mépriser  et  l'oublier. 


CLAUDIE  273 

SCENE  X 

CLAUDIE,  SYLVAIN. 

Claudie  osl  entrée,  elle  lient  son  petit  sac  du  premier  acte,  va  ouvrir  le  bas 
du  buffet,  et  eu  retire  quelques  hardes,  qu'elle  pose  sur  une  chaise. 
Sylvain,  qui  lui  a  tourné  le  dos  brusquement  en  la  voyant  entrer,  la  re- 
garde à  la  dérobée. 

SYLVAIN,  après  quelques  instants  de  silence. 
Qu'est-ce  que  vous  cherchez  donc  là,  Claudie  ? 

CLAUDIE. 

Je  prends  mes  etfets  pour  m'en  aller,  maître  Sylvain. 

SVLVAIX. 

Comment!  vous  partez? 

CLAUDIE. 

Tout  de  suite. 

SYLVAIN. 

Pourquoi  ça  ?  vous  deviez  rester  encore  une  quinzaine  ? 

CLAUDIE,  avec  douceur  ,  s' agenouillant  devant  la  chaise    et   mettant 

ses  effets  dans  son  sac  pendant  le  dialogue  suivant. 

J'y  étais  décidée.  Je  pensais  que  mon  travail  faisait  besoin 
dans  la  maison  d'ici.  Mais  je  viens  de  rencontrer  madame 
Rose,  qui,  contre  sa  coutume,  m'a  parlé  très-durement.  Elle 
m'a  dit  des  paroles  que  je  n'entends  point,  et  puis  elle  m'a 
fait  connaître  que  mon  père  et  moi  étions  une  charge  et  un 
embarras  dans  son  domaine.  Là-dessus,  je  lui  ai  fait  soumission, 
et  j'allais  vitemenl  pour  louer  une  charrette,  quand  votre 
mère,  tout  en  pleurant,  m'a  dit  :  «  Oui,  il  faut  vous  en  aller, 
ma  pauvre  fille  ;  mais  ça  ne  serait  pas  assez  doux,  le  pas  du 
cheval,  je  veux  que  nos  bœufs  conduisent  votre  père.  »  Et 
elle  a  couru  les  faire  lier.  Moi,  je  vas  quérir  mon  père,  et  je 
vous  fais  mes  adieux,  maître  Sylvain,  en  vous  remerciant  de 
toutes  les  complaisances  et  honnêtetés  que  vous  avez  eues 
pour  nous. 

SYLVAIN. 

Madame  Rose  a  eu  tort,  vous  ne  nous  gêniez  point. 


274         THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 
CLAUDIE. 

Ayant  travaillé  de  mon  mieux,  je  ne  croyais  point  que  la 
maladie  de  mon  père  vous  eût  porté  nuisance.  Mais  on  a  été 
si  bon  pour  nous  ici,  que  j'aurais  grand  tort  de  me  plaindre 
pour  un  petit  moment  d'humeur.  Tant  que  je  vivrai,  je 
vous  aurai  de  l'obligation  à  tous,  et  à  vous  en  particulier, 
maître  Sylvain,  pour  ce  que  véritablement  vous  avez  sauvé 
la  vie  à  mon  père  ;  et  si,  malgré  que  je  n'ai  rien  et  que  je  ne 
peux  pas  faire  beaucoup,  vous  veniez  à  avoir  besoin  de  moi 
pour  quelque  service  dans  mon  moyen  et  dans  mon  pays,  je 
serais  aux  ordres  de  votre  famille  et  bien  contente  de  vous 
obliger. 

Elle  se  lève. 
SYLVAIN,   ému. 

Merci,  Claudie,  merci  1  (a  part.)  0  mon  Dieu!  pour  la  pre- 
mière fois  qu'elle  me  parle  si  amiteusement,  ne  pouvoir  Ipas 
m'en  réjouir  !  (Haut.)  Et  vous  partez?  vous  n'avez  plus  rien  à 
me  dire  ? 

CLAUDIE. 

Rien  qne  je  sache,  maître  Sylvain. 

SYLVAIN. 

Et  vous  ne  savez  pointée  que  la  bourgeoise  a  contre  vous? 

CLAUDIE. 

Non. 

SYLVAIN. 

Qu'est-ce  qu'on  peut  lui  avoir  dit  pour  vous  mettre  mal 
avec  elle  ? 

CLAUDIE. 

Je  n'en  veux  rien  savoir,  pour  n'emporter  de  rancune  con- 
tre personne. 

SYLVAIN. 

Vous  ne  pensez  pas  que  ça  serait  quelqu'un  de  chez  vous?... 
par  exemple,...  Denis  Ronciat?... 

CLAUDIE,  tressaillant. 

Si  quelqu'un  a  dit  des  méchancetés  ou  des  faussetés  sur 
moi,  que  le  bon  Dieu  lui  pardonne. 


CLAUDIE  275 

SYLVAIN. 

Mais  si  c'étaient  des  vérités  ? 

CL.VUDIE. 

Je  ne  crains  pas  qu'aucune  vérité  dite  sur  mon  compte  me 
mérite  l'afFront  des  bons  coeurs  et  des  honnêtes  gens. 

SYLVAIN. 

Aussi,  ceux  qui  vous  affrontent  ont  grand  tort;  mais  vous 
auriez  pu  éviter  cela  en  allant  de  vous-même  au-devant  des 
accusations. 

CLAUDIE. 

Pour  quoi  faire,  puisque  je  ne  voulais  point  rester  ici? 

SYLVAIN. 

Mais  une  personne  comme  vous  doit  vouloir  emporter  l'es- 
time d'un  chacun  ? 

CLAUDIE. 

Ça  ne  regarde  que  moi  ! 

SYLVAIN. 

Ça  regarderait  pourtant  l'homme  qui  vous  aimerait? 

CLAUDIE. 

Qui  m'aimerait!...  Je  ne  veux  point  être  aimée. 

SYLVAIN. 

Vous  souhaitez  pourtant  vous  marier  ? 

CLAUDIE. 

Vous  vous  trompez  bien. 

SYLVAIN. 

Oh!  par  exemple,  si  Denis  Ronciat  voulait  vous  épouser, 
vous  feriez  peut-être  votre  devoir  et  votre  contentement  en  io 
voulant  aussi  ? 

CLAUDIE. 

Je  crois  que  je  ne  ferais  ni  l'un  ni  l'autre. 

SYLVAIN. 

Ce  n'est  point  ce  qu'il  dit  ! 

CLAUDIE. 

Il  parle  de  moi  ?  Eh  bien,  moi,  je  ne  parle  point  de  lui  ! 

SYLVAIN. 

Écoutez,  Claudie,  ne  vous  faites  point  comme  ça  arracher 


-i76     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

les  paroles  une  par  une.  Parlez-moi;  marquez-moi  de  la  con- 
llance.  Dites-moi  comment  et  depuis  quancl_  vous  connaissez 
cet  homme-là.  Ge  que  vous  me  direz,  je  le  croirai.  3Iais,  si 
vous  ne  me  dites  rien,...  je  crois  tout!..,  (Elle  fait  un  pas  vers  le 

fond  ;  il  se  place  devant  elle. —  Avec  douleur.)  VoyOns  !  ne  noUS  quit- 
tons pas  comme  ça!  ça  fait  trop  de  mal  !  Votre  conduite  avec 
moi  n'est  point  franche...  Vousvous  taisez  toujours, je  le  sais; 
mais  le  silence  est  quelquefois  une  offense  à  la  vérité,  pire 
que  les  paroles.  On  est  coquette,  des  fois,  en  ayant  l'air 
d'être  farouche...  On  attire  les  gens  en  ayant  l'air  de  les 
repousser!...  Claudie!  Claudie,  il  faut  tout  me  dire! 

Il  pleure  et  s'appuie  contre  le  buffet. 
CLAUDIE,   passant  un  peu  à  droite,   toujours   en  gagnant    la    sortie. 

Je  m'en  vas,  maître  Sylvain,  voilà  tout  ce  que  j'ai  à  vous 
dire.  Je  ne  relève  point  les  mauvais  sentiments  que  vous  me 
prêtez.  Tant  que  j'ai  un  pied  dans  votre  logis,  je  vous  dois  le 
respect,  et  vous  regarde  comme  mon  maître,  ayant  accepté 
de  travailler  sous  votre  commandement.  Il  a  été  doux  et  hu- 
main jusqu'à  cette  heure;  laissez-moi  partir  là-dessus. 

SYLVAIN,   avec  force,   se  tenant  devant  la   porte. 

Eh  bien,  si  je  suis  votre  maître,  comme  vous  dites,  j'ai  le 
droit  de  vous  interroger,  afin  de  vous  défendre  et  de  vous 
justifier,  si  vous  êtes  accusée  à  tort. 

CLAUDIE. 

Oui,  si  je  voulais  rester  chez  vous,  vous  auriez  ce  droit-là, 
et  j'aurais  le  devoir  de  vous  répondre  ;  mais  je  ne  voulais  pas 

rester,  je  ne  le  veux  pas,  et  je  pars.  (Avec  douleur  et  lentement  en 
poussant  la  petite  porte,  et  le  regardant.)  Adieu,  maitrc  Sylvain,  jo 

vas  quérir  mon  père,  la  voiture  est  prête. 

Elle  sort. 

SCÈNE  XI 

^S'\LVAIN,   seul,   tombant  assis  près  de  la  porte,  et   pleurant. 

Mon  Dieu,  mon  Dieu  !  qu'elle  est  donc  fièrc  et  patiente»,  cl 
froide!  Si  avec  tout  ça  elle  n'est  pas  honnête,  c'est  la  der- 


nière  des  malheureuses!...  Mais  si  elle  est  honnête...  Denis  est 
un  vaurien,  et  moi  un  fou...  un  imbécile!...  (lu-ardant  dehors.) 
Ah  !  oui!  mon  Dieu!  voilà  les  bœufs  attelés  !  elle  va  partir... 
Partir!  Et  qu'est-ce  que  je  vas  donc  devenir,  moi? 

SCÈNE  XII 
SYLVAIN,  ROSE. 

SYLVAIN'. 

Eti  bien,  notre  bourgeoise,  vous  avez  donc  congédié  notre 
servante  ? 

ROSE. 

i\Ioi?  Point  du  tout!  Je  n'ai  point  droit  sur  vos  servantes. 
Vous  les  prenez,  vous  les  payez,  vous  les  nourrissez,  vous 
les  renvoyez.  Ça  ne  me  regarde  pas. 

SYLVAIN. 

Ça  n'est  pourtant  point  nous  qui  renvoyons  la  Claudie, 
c'est  vous  ! 

ROSE. 

Et,  quand  je  vous  dis  que  non,  vous  croirez  cette  filIe-Ià 
plus  que  moi  ? 

SYLVAIN. 

Vous  l'avez  rudement  menée,  à  ce  qu'il  paraît  !  Qu'est-ce 
que  vous  avez  donc  contre  elle  ? 

ROSE. 

Et  qu'est-ce  que  vous  voulez  [que  j'aie  contre  cette  ser- 
vante ?  Je  ne  m'en  occupe  point. 

SYLVAIN. 

En  ce  cas,  dites-lui  donc  que  vous  n'avez  pas  regret  à  la 
nourriture  de  son  père,  car  elle  croit  que  vous  y  trouvez  à 
redire  et  elle  nous  quitte. 

ROSE  ,   avec  dépit. 

Elle  me  fait  passer  pour  une  avare  et  une  sans-cœur , 

parce  que  je  lui  ai  demandé  si  elle  comptait  rester  chez  vous 

encore  longtemps!  Est-ce  que  je  sais  ce  que  je  lui  ai  dit, 

I  16 


278     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

moi  ?  Oh!  la  mauvaise  engeance  que  ces  sortes  de  filles-là  ! 
C'est  fier,  c'est  susceptible,  c'est  méchant  !  On  ne  peut  pas 
leur  dire  un  mot  sans  que  ça  vous  mette  le  marché  à  la  main. 


&CENE  XIII 

SYLVAIN,  ROSE,  CLAUDIE,  conduisant  RÉMY,  qni  se 
traîne  lentement,  mais  qui  montre  une  certaine  inquiétude  qu'il 
n'avait  pas  au  commencement  de  l'acte;  FAUVEAU,  LA 
MERE  FAUVEAU  entrent  en  même  temps.  Fauveau  se  tient 
soucieux  et  silencieux  à  l'écart;  sa  femme  s'occupe  de  Rémy  et  de 
Claudie  avec  bouté. 

LA   MÈRE   FAUVEAU,   au  fond  du  théâtre. 

Mais  non,  mais  non,  père  Rémy,  on  ne  vous  renvoie  point 
d'ici.  On  vous  quitte  de  bonne  amitié,  et  vous  allez  boire  un 
coup  devant  que  de  partir. 

SYLVAIN,  à  Rose,  haut. 

Tenez,  les  voilà  qui  partent  !  Il  ne  faudrait  pourtant  pas 
avoir  l'air  de  renvoyer  comme  ça  des  gens  qui  ont  eu  un 
bon  comportement  chez  nous  et  qui  voulaient  d'eux-mêmes 
s'en  aller.  Encore  tantôt  ma  mère  les  avait  priés  de  rester. 
Madame  Rose,  ça  nous  fait  passer  pour  des  gens  rudes  et  sans 
parole,  ces  manières-là  !  Et  vous  qui  d'accoutumance  êtes 
très-bonne,  vous  devriez  leur  dire  au  moins  une  douce  parole 
pour  les  consoler. 

ROSE. 

Vous  êtes  les  maîtres  chez  vous.  Gardez-les  si  ça  vous  con- 
vient! 

FAUVEAU,  avec  humeur,  descendant  à  droite,  près  de  Rose. 

Minute  !  Après  vous,  madame  Rose,  c'est  moi  qui  suis  le 

maître  céans.  La  femme  et  le  garçon  n'ont  rien  à  dire  quand 

j'ai  parlé,  et  je  i)arlo.  Je  ne  me  plains  pas  do  ces  gens-là.  Je 

leur  ai  fait  du  bien,  je  ne  le  regrette  point;  mais  je  dis  qu'ils 


CLAUDIE  279 

peuvent  et  qu'ils  doivent  s'en  aller  tout  de  suite,  c'est  ma  vo- 
lonté. 

RÉMY,  faisant  un  effort  pour  parler. 
Ils  doivent  s'en  aller? 

SYLVAIN,  à  gauche,  près  de  sa  mère. 
Mon  père,  vous  êtes  le  maître  ici,  personne  n'ira  jamais  à 
rencontre.  Mais  vous  êtes  un  homme  juste,  et  vous  ne  devez 
rien  croire  à  la  légère.  Si  on  vous  avait  menti,  vous  regret- 
teriez, le  restant  de  vos  jours,  d'avoir  été  dur  au  pauvre 
monde? 

ROSE,  avec  dépit. 

Allons,  Fauveau  !  dis-leur  donc  de  rester  !  Qu'est-ce  que 
ça  me  fait,  à  moi?  Tu  vois  bien  que  ton  fils  en  tient  pour  cette 
fille  et  qu'il  te  faudra  les  marier  un  jour  ou  l'autre.  Quant  à 
moi,  j'y  donne  les  mains,  c'est  le  moyen  de  faire  prendre  fin 
à  toutes  les  sottises  qu'on  s'est  mises  dans  la  tête  à  mon  su- 
jet. Sylvain  est  peut-être  assez  simple  pour  croire  que  j'ai 
souhaité  d'être  recherchée  par  lui,  tandis  que... 

SYLVAIN. 

Eh  non,  notre  maîtresse  !  je  n'ai  jamais  cru  ça,  et  je  ne  sais 
pas  pourquoi  vous  venez  dire  toutes  ces  choses-là  i 

FAUVEAU. 

Je  ne  sais  pas  non  plus,  madame  Rose,  pourquoi  vous  di- 
tes devant  cette  fille  que  mon  garçon  a  idée  de  l'épouser, 
quand  il  m'a  dit  de  lui-même  ce  qu'il  pensait  d'elle,  il  n'y  a 
pas  un  quart  d'heure. 

RÉMY,  même  jeu. 

Cette  fille  !  qui  donc  cette  fille? 

SYLVAIN. 

Pour  cette  chose-là,  excusez-moi,  mon  père.  Je  ne  vous  ai 
rien  dit  du  tout,  ni  en  bien  ni  en  mal,  et  ce  que  je  pense 
d'elle  pour  le  moment,  le  bon  Dieu  i^tout  seul  en  a  connais- 
sance. 

FAUVEAU. 

C'est   bien  parlé,  mon   fils;  on  ne  doit  faire  rougir  per- 


280    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

sonne;  mais  je  peux  dire  à  madame  Rose  que  vous  avez  con-i 
naissance  de  la  vérité. 

SYLVAIN. 

Mon  père,  vous  vous  avancez  trop.  Je  ne  sais  rien  de  mau- 
vais sur  le  compte  de  Claudie,  partant  je  ne  dois  croire  à 
rien. 

FAUVEAU. 

■  J'ai  cru  que  Denis  Ronciat  t'avait  dit  ce  qu'il  vient  de  me 
dire? 

RÉMY. 

Denis  Ronciat! 

SYLVAIN. 

Denis  Ronciat  ne  fait  pas  autorité  pour  moi. 

FAUVEAU. 

Mais  les  registres  de  l'état  civil  font  autorité,  et,  si  l'on 
veut  consulter  ceux  de  son  endroit  (montrant  Claudie),  à  l'article 
des  naissances,  on  y  verra  le  nom  d'un  enfant  dont  cette 
fille-là  est  la  mère  et  dont  le  père  est  inconnu. 

SYLVAIN. 

Mon  père,  mon  père  !  vous  êtes  sûr  de  ce  que  vous  di- 
tes là  ? 

FAUVEAU. 

Demande-lui  à  elle-même,  et,  si  elle  le  nie... 

Claudie  s'approche  pour  répondre;  le  père  Rémy,  qui  pendant  toute  cette 
scène  s'est  agité  do  plus  en  plus,  retrouve  enfin  ses  facultés  et  arrête 
Claudio. 

RÉMY. 
Tais-toi,  ma  fille  ;  ne  dis  rien  !  c'est  à  ton  père  de  répon- 
dre ! 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

La  !  vous  avez  cru  que  ce  pauvre  vieux  ne  faisait  plus  cas 
de  rien,  et  voilà  que  vous  lui  faites  boire  son  calice! 

RÉMY,   d'une  voix  qui  s'éclaircit  et  s'élève  peu  h.  peu. 

Hélas  !  c'est  bien  dit  :  mon  calice  !  je  me  croyais  mort,  et 
je  me  tenais  en  repos,  sans  vouloir  comprendre  où  j'étais  et 
ce  que  je  faisais  encore  en  ce  monde.  Mais  vous  m'avez  ré- 


CLAUDIE  Î81 

veillé,  et  je  veux  vivre  !  vivre,  quand  ça  ne  serait  qu'un  mo- 
ment, pour  vous  dire  que  vous  êtes  des  malheureux,  plus 
malheureux  que  moi  !  Vous  accusez  ma  fille  !  ma  fille,  qui  ne 
vous  demande  rien,  pas  plus  que  moi,  qui  travaille  comme  un 
galérien  pour  me  faire  vivre,  qui  a  été  bonne  mère  autant 
qu'elle  est  bonne  fille!  maClaudie,  ma  pauvre  Claudie!  (Clan- 

die  se  cache  en   sanglotant   dans  le  sein  de  son  père.)  Eh  bien,  OUI, 

c'est  vrai  qu'elle  a  été  trompée,  c'est  vrai  qu'à  l'âge  de 
quinze  ans  elle  a  écouté  un  garçon  sans  coeur  et  sans  religion. 
Elle  l'a  aimé,  elle  Va  cru  honnête;  il  n'y  a  que  celles  qui 
n'aiment  point  qui  se  méfient!  Oui,  c'est  vrai  qu'un  enfant  mé- 
connu et  abandonné  de  son  père  a  été  élevé  dans  notre  pauvre 
logis  !  (Sylvain  tombe  assis  à  gauche  près  de  sa  mère,  se  cache  la  figure 
dans  ses  mains,  et  reste  dans  cette  position  jusqu'à  la  fin  de  l'acte. 
Rémy,  continuant,  aux  autres  personnages.]  Le  pauvre  enfant!  sibeau 

si  doux,  si  caressant,  si  malheureux!  un  ange  du  bon  Dieu  qui 
nous  consolait  de  tout,  et  qui  ne  nous  faisait  pas  honte,  nous 
l'aimions  trop  pour  ça!...  Et,  dans  notre  endroit^ chacun  l'ai- 
mait et  le  plaignait  d'être  si  chétif  qu'il  ne  pouvait  pas  vivre! 
Pauvre  petit!  il  avait  été  nourri  de  larmes  !  Et  vous  nous  re- 
prochez ça  !  Vous  chassez  ma  fille  comme  une  vagabonde,  et 
vous  ne  chassez  point  à  coups  de  fourche  et  de  fourchât  un 
infâme,  qui,  après  lui  avoir  juré  le  mariage,  l'a  délaissée,  ou- 
bliée dans  sa  misère,  et  qui  ose  encore  venir  auprès  de  vous 
l'accuser  du  tort  qu'il  lui  a  fait?  Vous  avez  pourtant  vu 
comme  cette  fille  souffre  et  travaille  !  vous  ne  lui  avez  jamais 
entendu  faire  une  plainte,  ni  un  reproche,  ni  une  bassesse, 
ni  une  avance  !  et  vous  osez  dire  qu'elle  veut  se  faire  épouser 
par  votre  garçon!  (Montrant  Sylvain.)  Est-ce  qu'il  est  digne 
d'elle,  votre  garçon  ?  Qu'il  soit  honnête  homme  et  bon  ou- 
vrier tant  qu'il  voudra,  est-ce  qu'il  a  montré  sa  vertu  par  des 
épreuves  comme  les  nôtres  ?  est-ce  qu'il  a  été  foulé  de  misère 
et  de  chagrin  comme  nous?  est-ce  qu'il  connaît  comme  nous  la 
patience  et  la  soumission  aux  volontés  du  bon  Dieu  ?...  Non, 
non  !  ne  soyez  pas  si  fiers  !  Vous  êtes  plus  aisés  que  nous,  et 
voilà  tout  ce  que  vous  avez  de  plus  que  nous  dans  ce  monde  ; 

16. 


282  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

mais  nous  verrons  là-haut,  nous  autres,  qui  sera  le  plus  près 
du  Dieu  juste!...  (Entraînant  Claudie  dans  le  fond.)  Viens,  ma 
Claudie  ;  allons-nous-en  !  il  me  reste  encore  assez  de  force 
pour  gagner  ma  pauvre  cabane,  où  je  veux  mourir  en  paix  ! 
LA  MÈRE  FAUVEAU  et  ROSE,  éperdues. 
Non,  vous  ne  partirez  pas  comme  ça...  père  Rémy!  père 
Rémy!... 

RÉMY,  s'exaltant  toujours. 

Retirez- vous  1  nous  ne  voulons  plus  rieti  devons  autres  !... 
Ah!  vous  croyez  que  je  n'aurais  plus  la  force  de  défendre  ma 
fille  ;  essayez-y  un  pou  ! 

Il  sort  avec  Claudie  en  menaçant  avec  égarement  les  personnages  qui 
veulent  s'opposer  à  son  départ. 


ACTE    TllOISlÈMi^ 

Mémo  décoration  qu'au  deuxième  acte.  La  table  qui  était  à  droite  est  ii 
gauche;  dessus  est  un  soupière  une  assiette,  un  couvert. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

FAUVEAU,  LA  MÈRE  FAUVEAU. 

Fauvoau  est  assis  à  la  table,  où  son  souper  est  servi;  il  semble  n'y  pas  faire 
attention. 

LA   MÈRE   FAUVEAU,  assise  près  de  lui  à  gauche. 
Eh  bien,  rnon  mari,  mangez  donc  votre  souper. 

FAUVEAU,  d'un  air  contrarié. 
Merci,  femme,  je  n'ai  pas  faim. 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Avalez  une  vorréo  de  vin  hlnnr.  Cii  Adiw  itMiiolIra  on  ap- 
pétit. 

FAUVEAU. 

Non,  femme,  je  n'ai  pas  soif. 


CLAUDIE  283 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

C'est  donc  que  vous  êtes  malade? 

FAUVEAU. 

Eh  non,  femme,  je  me  porte  bien. 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

Tenez,  mon  homme;  vous  avez  du  souci. 

FAUVEAU. 

Ma  foi,  non,  je  suis  plutôt  content. 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Ah  !  vous  êtes  content,  vous?  Il  n'y  a  pas  de  quoi. 
FAUVEAU,   avec  colère. 

Voyons,  qu'est-ce  qu'il  y  a?Tredienne!  depuis  tantôt  deux 
heures,  vous  me  boudez,  vous  ne  me  parlez  point,  et,  à  celte 
heure,  voilà  que  vous  me  regardez  avec  des  yeux  tout  moites, 
qui  ne  valent  rien. 

LA    MÈRE    FAUVEAU,   tristement. 

Mon  pauvre  cher  homme,  les  yeux  de  votre  femme  sont  le 
miroir  de  votre  conscience,  et  vous  n'êtes  point  content  de 
mes  yeux,  quand  vous  n'êtes  point  content  de  vous-même. 

FAUVEAU. 

Tu  veux  que  notre  garçon  ait  raison  d'aimer  cette  Claudie? 
Eh  bien,  tu  es  folle  !  j'aimerais  mieux  me  couper  les  deux  bras 
que  de  donner  la  main  à  un  mariage  comme  ça. 

'    LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Vous  aimeriez  mieux  perdre  votre  fils  ? 

FAUVEAU. 

Femme,  femme,  je  ne  sais  pas  si  c'est  pour  m'endormir, 
mais  vous  me  dites  là  des  paroles  !... 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Ah  !  que  les  hommes  sont  aveugles  ! 

FAUVEAU,   avec  colère. 
Aveugle,  moi  ? 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Vous  n'avez  donc  point  vu  ce  que  Sylvain  a  tenté  quand  la 
charrette  qui  emmenait  Claudie  et  son  père  est  sortie  de  la 
cour  ? 


28!    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 
FAUVEAU. 

Tenté?  Non!  j'ai  bien  vu  qu'il  blêmissait  et  qu'il  tombait 
comme  en  faiblesse;  mais  ça  s'est  passé  tout  de  suite. 

LA    MÈRE    FÀUVEAU. 

Vous  avez  cru  qu'il  tombait  en  faiblesse,  là,  tout  justement 
sous  la  roue  de  la  voiture  à  bœufs? 

FAUVEAU. 

Ma  fine,  quand  on  est  pris  de  pâmoison,  on  ne  sait  point 
où  l'on  tombe. 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Pas  moins,  une  minute  de  plus,  et  la  roue  lui  passait  sur 
la  tête.  Sans  le  bouvier,  le  bon  Thomas,  que  Dieu  bénisse  I 
qui  s'est  trouvé  là  tout  à  point  pour  arrêter  ses  bêtes,  il  était 
mort  ! 

FAUVEAU. 

Tu  veux  donc  croire  absolument  qu'il  l'a  fait  exprès  ? 
LA  MERE   FAUVEAU,  se  levant  et  se  rapprochant  de  son  mari. 

Je  ne  le  crois  pas,  Fauveau,  j'en  suis  sûre  !  Sylvain  n'était 
point  en  faiblesse.  Il  était  blanc  comme  un  linge,  mais  il  avait 
toute  sa  force,  tout  son  vouloir;  mémement  il  a  pris  son 
temps,  il  a  regardé  si  on  ne  l'observait  point,  et,  quand  il  a 
cru  que  je  ne  le  voyais  plus,  quand  il  a  eu  appelé  une  der- 
nière fois  Claudie,  qui  n'a  pas  seulement  voulu  tourner  la  tête 
de  son  côté,  il  a  dit  :  C'est  bien!  Et  il  s'est  jeté  sous  la  voiture 
pour  se  faire  écraser.  Demandez-le  à  Thomas,  qui  lui  a  dit 
en  le  relevant  malgré  lui  :  «  Qu'est-ce  que  vous  faites  là, 
mon  maître  ?  vous  voulez  donc  mécontenter  le  bon  Dieu  ?  » 
Demandez-le  à  madame  Rose,  qui  lui  a  dit  :  «  Qu'est-ce 
que  vous  faites  là,  Sylvain?  vous  voulez  donc  faire  mourir 
votre  mère?  »  —  J'ai  accouru,  j'ai  questionné,  personne  n'a 
voulu  me  répondre.  Vous  avez  crié  à  Thomas  :  «  Marche,  mar- 
che !  «Sylvain  a  dit  que  le  pied  lui  avait  coulé  en  se  retour- 
nant. Il  a  fait  comme  s'il  voulait  me  sourire.  Ah  !  quel  sourire, 
mon  homme!  si  vous  l'aviez  vu  comme  je  l'ai  vu,  vous  ne 
dormiriez  pas  cette  nuit. 

Elle  sanglolfl. 


CLAUDIE  285 

FAUVEAU,  tout  démoralisé- 
Si  tu  crois  ça,  il  faudrait...  il  faudrait... 

LA   MÈRE   FAUVEAU,  so  levant. 
Qu'est-ce  qu'il  faudrait?  Jamais  ces  gens-là  ne  voudront 
revenir  céans!  on  les  a  trop  molestés,  en  leur  reprochant 
leur  mauvais  sort  ! 

FAUVEAU. 

Je  sais  que  j'ai  été  trop  loin,  ça,  c'est  vrai,  et  j'en  ai  été 
repentant  tout  de  suite  ;  mais  j'ai  fait  tout  mon  possible  pour 
les  raccoiser.  Us  n'ont  voulu  entendre  à  rien.  Us  sont  trop 
orgueilleux,  aussi  l  Laissons-les  aller.  On  se  raccommodera 
plus  tard...  à  l'occasion...  (Se  levant.)  Tiens,  on  leur  enverra 
cinq  boisseaux  de  blé  pour  leur  hiver!...  Mais  faut  d'abord 
tâcher  de  reconsoler  Sylvain.  Où  est-il,  à  cette  heure? 
LA  MÈRE   FAUVEAU,  sans  tourner  la  tête. 

11  est  dans  la  grange,  étendu  sur  un  tas  de  paille,  la  tête 
tout  enterrée  en  avant,  comme  quelqu'un  qui  ne  veut  plus  rien 
dire,  rien  voir  et  rien  entendre. 
FAUVEAU,  après  nn  temps  et  faisant  tourner   sa  femme  devant  lui. 

Peut-être  qu'il  dort. 

LA  MÈRE   FAUVEAU,  le  regardant  fixement. 

Oh  !  non,  qu'il  ne  dort  pas  !  Il  étouffe  l'envie  qu'il  a  de  gé- 
mir et  de  crier.  11  s'est  jeté  là  comme  un  homme  qui  a  plus 
de  peine  qu'il  n'en  peut  porter.  Quand  je  m'approche  de  lui, 
il  fait  comme  s'il  dormait;  mais  votre  neveu  Jean,  qui  est  là 
caché  derrière  la  crèche,  et  qui  m'a  juré  de  ne  pas  le  perdre 
de  vue,  m'assure  qu'il  pleure  en  dedans  et  qu'on  entend  son 
pauvre  cœur  qui  saute  et  gronde  comme  une  rivière  trop 
pleine. 

FAUVEAU,  prenant  un  air  sombre. 

Il  finira  par  entendre  raison;  laissons-le  pleurer  son  soûl. 
LA  MÈRE   FAUVEAU,  comme  avec  reproche. 

Oui!  oui!  trouve-lui  des  larmes!  comme  si  c'était  bien 
aisé  à  un  homme  qui  a  de  la  force,  de  se  fondre  comme  une 
neige  au  soleil!  Je  vous  dis  qu'il  ne  pleurera  point  et  qu'il 


286  THEATKE  COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

en  mourra,  soit  d'un  coup  de  colère  et  de  folie,  soit  d'une 
languition  d'ennuyance  et  de  dégoût. 

FAUVEAU,  s'éloignant  d'elle. 
Ferame  !  vous  me  menez  trop  durement  !  à  vous  entendre, 
je  suis  un  mauvais  père  et  j'ai  tué  mon  fils. 

LA   MÈRE   FAUVEAU,   allant  à  lui,  avec  douceur. 
Non,  mon  homme  !  mais  vous  avez  voulu  suivre  vos  idées 
d'ambition,  vous  avez  humilié  des  malheureux,  et  voilà  que 
Dieu  vous  en  punit.  Votre  fils  veut  mourir,  et  notre  maîtresse 
vous  blâme  et  nous  quitte. 

SCÈNE    II 

FAUVEAU,  LA  MÈRE  FAUVEAU,  puis  ROSE,  puis 
RÉMY  et  CLAUDIE. 

ROSE,  derrière  le  théâtre. 
Venez,  venez,  mes  braves  gens  !  Oh!  je  le  veux!  je  suis  la 
maîtresse,  moi  I 
Elle  rentre  et  jette  sa  cape  sur  une  chaise,  Rémy  et  Claudie  la  suivent 
et  restent  hésitants  au  fond  du  théâtre. 
LA  MÈRE   FAUVEAU,   courant  au-devant  d'eux. 
Ah!  mon  Dieu!  vous  nous  les  ramenez,  notre  maîtresse  ! 
FAUVEAU,  allant  vers  eux  lentement  et  s' arrêtant  à  mi-chemin. 
Ah  !  tiens  !  vous  les  avez  ramenés,  notre  maîtresse  ? 

ROSE,  essoufflée. 
Et  ce  n'est  pas  sans  peine  !  J'ai  couru  après  eux  toujours 
au  galop!  J'ai  commandé  à  Thomas  de  retourner  malgré  eux. 
Oh!  j'aurais  plutôt  fait  verser  la  voiture  que  de  les  lais- 
ser partir  fâchés  contre  nous!  c'est  nous  qui  avions  tort! 
Vous  d'abord,  père  Fauveau,  et  puis  moi  par  suite.  C'est-il  la 
faute  de  ces  pauvres  gens  si  vous  m'avez  contédes  meiUerios? 
'J'u  lucntcuds,  l*'auveau;  mais  je  te  pardonne,  ù  condition  que 


CLAUDIE  287 

Claudio  et  son  pcro  seront  les  bienvenus  chez  loi...  c'est-à- 
dire  chez  moi  ! 

LA  MÈRE  FAUVEAU,  allant  à  Rose. 
Comment  !  notre  maîtresse?  vous  avez  été  vous-même..., 
vous  avez  réussi  à...?  vous  êtes  consentante  de.,.?  Tenez  (elle 
lui  saute  au  cou) ,  VOUS  êtes  une  brave  femme,  une  bonne  mai- 
tresse,  une  personne  bien  comme  il  faut,  un  cœur...  oh!  le 
bon  cœur  que  vous  avez,  madame  Rose  !  Vous  avez  le  sang 
vif  comme  un  follet,  mais  ça  se  retourne  tout  de  suite  du 
bon  côté,  et,  ma  fine,  faut  que  je  vous  embrasse  encore!  (Elle 
l'embrasse  et  ajoute  en  baissant  la  voix.)  C'est  le  bon  Dieu  qui  VOUS 
a  conseillée  pour  empêcher  un  grand  malheur,  et,  puisque 
c'est  comme  ça,  vous  irez  jusqu'au  bout,  pas  vrai  ? 

ROSE. 

Oui;  qu'est-ce  qu'il  faut  faire? 

LA  MÈRE    FAUVEAU,  poussant  Rose  à  droite,   aiin  d'éviter  d'être 
entendue  par  son  mari,  qui  débarrasse    la  table    et  qui    tâche  d'é- 
couter.  —  A  Rose. 
Voulez- vous  venir  avec  moi  ? 

ROSE,  bas. 
Ah!  je  dçvine  !  Ahons,  allons! 

FAUVEAU,  à  Rose,  qui  remonte  au  fond. 
Où  est-ce  donc  que  vous  courez  tout  de  suite  comme  ça, 

notre  maîtresse,  avant  qu'on  ait  eu  le  temps  de  se  reconnaître  ? 

ROSE. 

C'est  notre  secret!  Tu  le  sauras  plus  tard.  Allons,  père 
Rémy  I  allons,  Glaudie  !  approchez-vous  donc  et  vous  reposez. 
Vous  êtes  ici  chez  vous,  entendez-vous  bien  ?  et  mon  métayer 
veut  absolument  s'excuser  des  mauvaises  raisons  de  tantôt. 

LA    MÈRE     FAUVEAU. 

Venez,  venez,  notre  maîtresse. 

La  mère  Fauveau  et  Rose  sortent. 


288     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE  m 
FAUYEAU,  RÉMY,  CLAUDIE. 

FAUVEAU,  mal  h  l'aise. 

Mais  où  est-ce  donc  que  vous  allez  comme  ça,  notre  mai- 
tresse  ?  (il  veut  sortir  comme  pour  suivre  Rose,  et  so  trouve  face  à  face 
avec  le  père  Rémy  et  Claudie,  qui  sont  au  fond  du  théàlre.)  Par  ainsi , 
mon  vieux,  vous  voilà  revenu  ?  C'est  ibien.  Je  n'ai  rien  con- 
tre vous,  moi,  d'abord  I  Vous  comprenez  la  chose...  que...  à 
cause  de  notre  maîtresse...  et  puis  la  vivacité!...  qu'on  dit 
comme  ça  une  parole...  et  puis  une  autre...  (Cherchant  à  s'en 
aller  et  parlant  à  la  cantonade.)  Mais  OÙ  donc  est-ce  que  VOUS  al- 
lez comme  ça,  notre  maîtresse  ?  (Rémy  et  Claudie  se  rangent  silen- 
cieusement pour  le  laisser  passer.  Rémy  l'observe  froidement.  Claudie 
paraît  ne  rien  voir  et  ne  rien  entendre  autour  d'elle.)  Entrez  doncl  as- 
seyez-vous.  Vous  êtes  chez  vous,  comme  dit  notre  maîtresse. 
Moi,  faut  que  j'aille  voir  où  ce  qu'elle  court  comme  ça,  notre 
maîtresse  ! 

Il  s'esquive. 

SCÈNE  IV 
RÉMY,  CLAUDIE, 

Ils  redescendent  le  théâtre.  Claudie  est  morne  et  absorbée. 
CLAUDIE. 


Mon 


père,  pourquoi  est-ce  que  vous  m'avez  ramenée  ici? 


REMY 


Eh  bien,  ma  fille,  est-ce  que  ce  n'était  pas  aussi  ton  idée  ? 
Est-ce  que  j'ai  jamais  eu  une  autre  idée  que  la  tienne  ? 

CLAUniE. 

Mais  ce  n'était  point  mon  idée,  cher  père!  Et  c'est  tout  à 
l'ait  malgré  moi  que  vous  avez  cédé  à  madame  Rose. 

RÉMY, 

Tu  étais  malade. 


CLAUDIE  *W 

CLAUniE. 

Je  ne  suis  pas  malade.  D'ailleurs,  nous  serion.^  rendus  chez 
nous  à  cette  heure.  Qu'est-ce  que  nous  venons  faire  ici,  mon 
Dieu  ?  Ce  n'est  point  notre  place  ! 

RÉiMY,  la  regardant. 
.    Que  veux~tu  !  madame  Rose  est  si  bonne  !  elle  criait,  elle 
pleurait  !  fallait-il  résister  à  son  bon  cœur?  J'ai  cru  que  lu 
serais  bien  aise  de  lui  pardonner  et  de  revoir  la  mère  Fau- 
veau  qui  t'aime  tant  ! 

CLAUDIE. 

Je  pardonne  à  tout  le  monde,  mais  je  ne  voulais  pas  reve- 
nir. Et  vous  ne  m'écoutiez  pas  ! 

RÉMV. 

Ne  me  gronde  pas,  Claudie.  Que  veux-tu!  à  mon  âge,  et 
quand  on  sort  tout  d'un  coup  d'une  maladie,  on  retombe,  on 
perd  son  courage  ! 

CLAUDIE. 

Non,  grâce  au  bon  Dieu,  vous  êtes  guéri  comme  par  mira- 
cle !  (Le  regardant  à  son  tonr.)  Vous  avez  l'air  tranquille  et  fort, 
et  tout  reverdi,  mon  cher  père  !  allons-nous-enï 

RÉMV. 

Je  ne  me  sens  poi^t  de  mal;  mais  je  suis  las,  bien  las 
fille! 

Il  s'assied  k  gauche  et  dépose  son  bâton  et  son  chajftaa  sur  la  table. 
CLAUDIE,  s'agenouillant  devant  lui. 
C'est  vrai,  mon  Dieu,  vous  devez  l'être!  Ah!  mon  pauvre 
père  !  je  suis  la  cause  qu'on  vous  tue  ! 

RÉMY. 

Eh  bien,  est-ce  que  je  me  plains  de  quelque  chose?  Pour- 
quoi me  dis-tu  ça?  Est-ce  que  je  t'ai  jamais  fait  un  reproche, 
moi  ? 

CLAUDIE. 

Oh!  vous,  vous  êtes  le  bon  Dieu,  pour  moi  ! 

RÉMY. 

Je  ne  suis  pas  le  bon  Dieu,  Claudie  !  Je  suis  un  pauvre 
I  17 


290  THÉÂTRE    COMPLET   DE  GEORGE  SANt) 

homme  que  le  malheur  a  tordu  comme  un  brin  de  paille, 
mais  à  qui,  tout  de  même,  Dieu  a  envoyé  un  grand  secours 
en  lui  donnant  une  fille  comme  loi  ! 

CLAUDIE,  sombre. 

Une  fille  qui  l'a  déshonoré  1... 

RÉMV,  se  levant  avec  elle. 

Tais-toi,  Claudie!  tu  n'as  point  le  droit  d'accuser  et  de  mau- 
dire la  fille  que  j'aime  !  Ta  faute  n'a  perdu  que  toi,  et  mon 
devoir  est  de  te  la  faire  oublier.  Le  sauveur  des  pauvres  hu- 
mains a  pris  la  brebis  égarée  sur  ses  épaules,  et  ce  que  le  bon 
pasteur  a  fait  pour  son  ouailie,  un  père  ne  le  ferait  pas  pour 
sa  fille?  Tu  as  eu  assez  de  repentir,  tu  as  assez  souffert,  assez 
pleuré,  assez  travaillé,  assez  expié,  ma  pauvre  Claudie.  D"ail- 
leurs,  notre  péché  est  le  même  :  nous  avons  eu  trop  de  con- 
fiance, nous  n'avons  pas  connu  les  mauvais  cœurs.  Nous  en 
avons  été  assez  punis,  puisque  nous  avons  perdu  notre  pau- 
vre petit!  Tu  n'as  donc  plus  que  moi,  comme  je  n'ai  plus  que 
toi  sur  la  terre!  Et  nous  ne  nous  aimerions  pas?  Va^  il  y  a 
assez  longtemps  que  tu  te  déchires  le  cœur,  je  veux  que  tu  te 
pardonnes  à  toi-même.  Entends-tu,  Claudie,  c'est  ma  volonté. 

Sur  la  fin  du  récit,  Rémy   a  défait  les  cordons  de  la  cape  de  Claudie  et 
,       il  lui  fait  signe  de  la  mettre  sur  une  chaise.  Claudie  obéit. 


Mon  père,  je   n'aime  que  vous,  je  n'aime  que  vous  au 
monde  ! 

SGÉNE  V 
Les    Mêmes,   LA    MÈRE    FAUVEAU    et    ROSE  avec 

SYLVAIN  entre  elles  deux;   elles  l'amènent  comme  malL'ré  lui. 


Allons,  Sylvain,  faut  que  tout  le  monde  me  cède  aujour- 
d'hui 1 


CLAUDIE  291 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Oui,  oui,  Sylvain,  la  bourgeoise  veut  être  obéie. 
Sylvain  est  amené  en  face  de  Claudie;  il  tressaille  et  veut  se  dégager. 
SYLVAIN. 

Ma  mère,  madame  Rose,  je  ne  sais  point  ce  que  vous  sou- 
haitez de  moi  ! 

ROSE. 

Vous  ne  voulez  point  dire  au  père  Rémy  que  vous  êlea 
content  de  le  revoir  chez  nous?  En  ce  cas,  je  l'emmène,  j'ai 
à  lui  j)arler. 

Elle  prend  Rémy  par  le  bras  gauche. 
LA  MÈRE    FAUVEAU,  prenant  l'autre  bras  de  Rcmy. 
Et  moi  aussi,  j'ai  à  lui  parler.  Venez,  père  Rémy. 

RÉMY  ,   qui  a  pris  son  chapeau  et  son  bâton,  hésitant. 
Mais...  c'est  donc  des  secrets? 

ROSE. 

peut-être!  vous  verrez!  Allons,  avfez-vous  peiir  de  moi? 
Oh  !  je  ne  suis  pas  si  diable  que  j'en  ai  l'air  ! 

Claudie  veut  suivre  son  père,  la  mère  Fauveau  l'arrête  en  souriant. 
LA    MÈRE    FAUVJEAU. 

Ah!  ma  fille,  vous  êtes  une  curieuse! 

RÉMY,   naïvement,  à  ClaOdie. 
Elle  dit  que  tu  es  une  curieuse... 
ClaU'iie  s'arrête  interdite.  Ils  remontent  tous  les  trois  vers  le  fond,  et,  au 
moment  où  ils  vont  sortir,  Sylvain,  qui  est  près  de  la  porte,  veut  suivre 
sa  mère;  Rose  le  retient. 

ROSE. 

Sylvain,  patientez  un  brin;  tenez  compagnie  à  Claudie  qui 
a  eu  de  la  peine  ici.  Le  devoir  d'un  chacun  est  de  la  consoler. 

SYLVAIN. 

Mais  je  n'ai  fait  peine  ni  injure  à  personne,  moi  ! 

ROSE. 

Eh  bien,  je  ne  peux  pas  en  dire  autant,  et  c'est  pour  ça 
que  je  veux  me  confesser  au  père  Rémy  ;  mais  la  confession 
ne  veut  pas  de  témoins.  Restez  où  vous  voilà. 
Elle  le  pousse  vers  Claudie  et  sort  avec  la  mère  Fauveau  et  le  père  Rémy 
entre  ellét  deux. 


80J  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   8AND 

SCEiNE    VI 

SYLVAIN,  CLAUDIE. 

CLAUDIE,  faisant  effort  pour  parler. 

C'est  vrai  que  vous  ne  m'avez  point  fait  de  peine,  maître 
Sylvain,  et  que  je  n'ai  rien  contre  vous;  partant,  nous  n'avons 
point  à  nous  expliquer. 

Elle  veut  se  retirer. 
SYLVAIN,  sans  l'arrêter,   ruais  se  plaçant  de  manière  k  gêner 
sa  sortie. 

Certainement  non,  nous  n'avons  point  à  nous  expliquer.  Je 
ne  sais  pas  pourquoi  on  a  voulu  que  je  vienne  ici.  Vous  y 
êtes,  Claudie,  c'est  bien.  Je  n'y  trouve  point  à  redire.  On  a  eu 
tort  de  vous  offenser,  on  a  raison  de  vouloir  vous  en  consoler, 
mais  tout  cela  ne  me  regarde  point. 

CLAUDIE. 

Je  le  sais  bien,  et,  si  je  suis  ici,  c'est  malgré  moi;  je  ne 
voulais  point  revenir,  je  ne  serais  jamais  revenue.  Mon  père 
a  cédé  à  madame  Rose,  mais  ce  n'est  point  pour  rester^  et  je 
compte  que  nous  allons  repartir. 

SYLVAIN,   se  jetant  devant  la  porte. 

Oh!  je  ne  vous  empêche  ni  de  partir  ni  de  rester;  si  vous 
croyez  que  ça  vient  de  moi,  tout  ce  qui  se  manigance  ici  au- 
jourd'hui, vous  vous  abusez!  je  n'y  suis  pour  rien.  Est-ce 
que  j'ai  à  vous  demander  compte  de  vos  idées,  de  votre  passé, 
de  voire  conduite?  Soyez  tout  ce  que  vous  voudrez,  je  ne 
m'en  embarrasse  point. 
CLAUDIE,  avec  résignation,  sans  bouger  boauconp  tont  le  restant 
de    la  scène. 

Qui  est-ce  qui  vous  prie  de  vous  en  embarrasser? 

SYLVAIN,   s  animant  peu  à  peu. 

Oh!  c'est  qu'on  a  dit  des  folies,  des  bclises  ici,  tantôt; 
mais  est-ce  que  je  vous  ai  jamais  dit  un  mol  que  tout  le  monde 
ne  puisse  pas  entendre,  voyons? 


CLA.UDIE  W 

CLAUDI8. 

Je  ne  l'aurais  pas  souiïerLl 

SVLV.VIN,   même  jen. 

Oh!  je  sais  que  vous  êtes  fière  et  vaillante  !  c'est  à  propos 
dans  votre  position  ! 

CLAUDIE. 

Un  lionnête  homme  et  un  bon  chrétien  aurait  pour  devoir 
de  ne  jamais  me  parler  de  ma  position,  et,  puisque  vous  n'avez 
pas  le  cœur  de  le  comprendre,  je  vous  défends  de  me  dire 
un  mot  de  plus. 

SYLVAIN,   marchant   à  grands   pas. 

Oh!  je  ne  vous  insulte  pas,  je  vous  plains  ! 

CLAUDIE. 

Gardez  votre  pitié  pour  qui  vous  la  réclamera. 

SYLVAIN  ,   même  jeu. 

Courage!  vous  voulez  qu'on  vous  respecte  comme  une 
sainte,  pas  vrai? 

CLAUDIE  ,   lentement. 
Le  malheur  qui  ne  se  plaint  pas  a  le  droit  de  se  faire  res- 
pecter. 

SYLVAIN,   cachant  ses  larmes  a?ec  un  peu  de  Jépil. 
Le  malheur  qui  ne  se  plaint  pas,  à  des  fois,  ça  ressemble  à 
la  honte  qui  se  cache.  M'est  avis  qu'on  aurait  mieux  respecté 
votre  malheur  si  vous  ne  l'aviez  pas  si  bien  celé. 

CLAUDIE. 

Maître  Sylvain,  les  pauvres  ont  besoin  de  travailler.  On  re- 
pousse une  fille...  dans  ma  position,  comme  vous  dites,  et, 
pour  trouver  de  l'ouvrage  hors  de  chez  moi,  je  suis  condam- 
née à  me  taire. 

SYLVAIN;   vivement. 

Et  à  mentir! 

CLAUDIE,   hésitant. 

A  qui  ai-je  menti  ?  Personne  ne  m'a  interrogée. 

SYLVAIN,   vivement,   élevant  la  voix. 

Si  fait!  moi,  je  vous  ai  interrogée  ici,  ce  matin. 


294  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

CLAUDIE. 

Et  je  vous  ai  menti? 

SYLVAIN. 

Se  taire,  c'est  mentir,  dans  l'occasion. 

CLAUDIE. 

Dans  l'occasion  !  quelle  occasion  ? 

SYLVAIN. 

Oui,  quand  on  souffre  l'amitié  d'une  personne  à  qui  on  ne 
veut  point  avouer  ce  qu'on  est. 

CLAUDIE, 

Vous  avez  raison  ;  mais,  quand  on  ne  souffre  l'amitié  de 
personne,  on  n'est  obligée  à  rien  envers  personne. 
SYLVAIN,  suffoquant. 

A  la  bonne  heure  !  gardez  donc  vos  secrets  et  vos  amitiés  ! 
personne  ne  vous  les  demande  plus.  (On  entend  un  bruit  de  voix.) 
A  moins  que  ça  ne  soit  Denis  Roncial!...  car  c'est  sa  voix  que 
j'entends  ! 

CLAUDIE,  à  part. 

Denis  Ronciat!...  Mon  Dieu  !  c'est  trop  pour  un  jour! 
Elle  tombe  sur  une  chaise  et  reste  atterrée.  Sylvain  s'assied,  accablé,  de 

l'autre  côté  près  de  la  table,  et  affecte  d'être  indifférent  à  tout  ce  qui 

se  passe. 

SCÈNE  VU 

Les  Mêmes,   ROSE,   DENIS  RONCIAT,  RÉMV, 
FAUVJplAU,  LA  MÈRE  FAUVEAU, 

ROSE,   entrant  la  première. 

Eh  bien,  si  vous  voulez  vous  expliquer,  ça  se  passera  de- 
vant moi  et  devant  toute  la  famille. 

DENIS,    la  suivant. 

Ça  ne  me  fait  rien,  je  n'ai  peur  cje  personne. 

FAUVEAUj,  entrant  avec  Rémy. 
Père  Rémy,  soyez  calme!  pas  de  bruit  chez  nous,  hein? 

Il  va  à  gaucLe  et  s'assied  sur  le  coin  de  lu  table  ;  la  mère  Fanveau  le  suit 


CLAUDIE  395 

et  s'approche  de  Sylvain  avec   inquiétude.  Rémy  se  place  derrière  la 
chaise  de  sa  fille  et  la  regarde  sans  rien  dire. 

DENIS,  au  milieu  dn  théâtre. 
Par  ainsi,  difféi-emment,  vous  êtes  étonnés  de  me  voir. 

ROSE. 

Oui,  car  je  vous  avais  prié  de  ne  plus  revenir.  Vous  avez 
encore  l'intention  de  faire  du  mal  ;  mais  vous  ne  le  ferez  plus 
en  cachette,  et  les  gens  que  vous  accusez  seront  là  pour  se 
défendre. 

DENIS. 

Si  je  reviens,  inalgré  que  vous  m'avez  chassé,  comme  je  ne 
reviens  pas  pour  vous,  la  belle  Rose,  vous  pouvez  bien  me 
souffrir  parler  à  ce  vieux  dans  la  demeurance  à  vos  métayers... 
Pour  lors,  je  me  présente  dans  des  intentions...  simplement 
pour  causer^  à  seules  fins  de  s'entendre.  Vous  voulez  appeler 
tout  votre  monde  en  témoignage  de  ce  que  je  vas  dire,  eh 
bien,  j'y  donne  mon  consentement.  La!  y  sommes-nous? 
FAUVEAU,   de  sa  place. 
Nous  y  sommes,  sous  la  condition  qu'on  ne  se  disputera 
point.  Il  y  en  a  eu  assez  comme  ça,  aujourd'hui,  des  paroles! 
RÉMY,  très-calme. 
Soyez  donc  tranqiille,  père  Fauveau,  c'est  moi  qui  vous 
réponds  de  M.  Denis  Ronciat. 

DENIS,  s'enhardissant. 
Pour  ça,  vous  avez  raison,  père  Rémy!,,.  Et  tiens,  mon 
vieux,  d'après  ce  que  j'ai  à  te  dire,  nous  allons  nous  enten- 
dre vitementj  je  l'espère. 

Il  lui  frappe  sur  l'épaule. 
RÉMY,    raillant. 
Ah!  VOUS  me  donnez  du  tu,  monsieur  Ronciat?  Vous  me 
touchez  sur  l'épaule?  C'est  bien  de  l'honneur  que  vous  me 
faites  ! 

DENIS,  interdit. 
Vous  êtes  gai,  à  ce  soir,  père  Rémy  !  Ça  va  donc  mieux  ? 
J'en  suis  content! 


Î96  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

RÉMY. 

Ça  va  très-bien.  Vous  êtes  bien  honnête. 

FAUVEAU,  à  part. 

Ça  va  se  gâter  I  (db  sa  place,  au  père  Rémy.)  Dites  donc,  père 
Rémy...  ne... 

RÉMY,   aux  autres. 

Souffrez-moi  d'entendre  ce  que  M.  Ronciat  me  veut  dire. 
J'attends;  y  sommes-nous? 

DENIS. 

M'y  voilà!  écoutez  bien.  Différemment...  je  vous  ai  fait  du 
tort,  vous  m'en  avez  fait  aussi.  Vous  voulez  me  faire  passer 
pour  un  sans-cœur.  Vous  faites  bruit  de  votre  histoire,  ça  se 
répand  vite  !  Vous  voulez  ameuter  la  population  contre  ma 
personne  ;  car,  en  revenant  ici,  j'ai  trouvé  toute  la  paroisse  en 
émoi.  «  Ah  !  coquin  !  tu  as  fait  chasser  le  père  Rémy  ;  mais 
voilà  la  Grand'Rose  qui  le  ramène  en  triomphe!  »  Et  les 
femmes  me  montraient  le  poing,  et  les  enfants  voulaient  me 
jeter  des  pierres  !...  Tout  ça,  ça  me  donne  du  ridicule  !  Vous 
m'avez  fait  congédier  par  la  bourgeoise  de  céans,  qui  ne  me 
voyait  point  d'un  mauvais  œil... 

ROSE. 

Insolent!  vous  vous  trompez  bien. 

DENIS. 

Oh  !  ne.nous  fâchons  mie!  Vous  me  voulez  parler  en  public, 
je  parle  en  public  !  Différemment,  je  ne  peux  pas  rester  comme 
ça,  père  Rémy  !  il  faut  en  finir.  Faut  vous  prononcer. Qu'est- 
ce  que  vous  exigez  de  moi  en  réparation  du  chagrin  dont  je 
vous  ai  mortifié  dans  le  temps?  Si  la  somme  n'est  point  trop 
forte...  on  peut  s'accorder. 

RÉMY,   toujours  calme. 

La  somme?  Ah!  vous  m'offrez  de  l'argent,  monsieur  Ron- 
ciat? Et...  à  cause,  sans  être  trop  curieux? 

DENIS. 

Voyons!  est-ce  que  vous  ne  m'tjnlendez  point? 


CLAUDIE 


W7 


i 


REMY.  , 

Non!  excusez-moi,  je  suis  très-vieux;  je  sors  d'une  grosse 
maladie;  j'ai  quasiment  perdu  la  souvenance. 

DENIS. 

Est-ce  un  jeu,  père  Rémy?  Vous  ne  vous  souvenez-vous 
plus  de...? 

RÉMY. 

Je  ne  me  souviens  plus  de  rien,  et  je  ne  peux  point  accep- 
ter votre  argent  sans  savoir  comment  je  l'ai  gagné. 

DENIS,   troublé. 

Gagné,  gagné!  je  ne  dis  point  ça!  je  sais  bien  que  vous 
n'avez  jamais  été  consentant  de  ma  sottise.  Vous  êtes  un  hon- 
nête homme,  je  ne  vas  pas  contre.  Vous  avez  cru  que  je  re- 
cherchais votre  fille  pour  le  mariage... 

RÉMY. 

Vous  me  l'avez  donc  demandée  en  mariage?  la,  sérieuse- 
ment ?  en  famille  ?  avec  parole  d'honneur  ?  Attendez  donc 
que  je  me  souvienne  ! 

DENIS. 

Allons,  allons  !  vous  vous  souvenez  de  tout  et  je  ne  prétends 
pas  nier.  Oui,  je  vous  ai  donné  parole  de  ma  part  et  de  celle 
de  mes  parents...  Mais  je  ne  croyais  pas  vous  tromper  !  Vrai  ! 
je  ne  le  croyais  point!  J'étais  tout  jeune,  tout  franc,  tout 
bête!  J'étais  amoureux  et  je  ne  me  méfiais  point  de  moi.  Vo- 
tre fille  était  une  enfant,  elle  ne  connaissait  point  le  danger. 
On  allait  ensemble,  comme 'deux  accordés,  sans  songer  à  mal. 
Et  puis  voilà  qu'on  succombe  sans  savoir  comment,  on  se 
marie,  le  bon  Dieu  pardonne  tout,  et  le  mal  n'est  pas  bien 
grand. 

RÉMY,   avec  reproche. 

Le  mal  est  grand  quand  le  garçon  n'épouse  point.  Ça 
prouve  qu'il  a  de  bonnes  raisons  pour  se  dédire;  et  sans 
doute  que  vous,  honnête  homme,  vous  avez  connu  que  ma 
fille  ne  serait  point  une  honnête  femme?  Elle  était  coquette, 

n. 


298    THEATRE  COMFLET  DE  GEORGE  SAND 

dites?  Elle  vous  donnait  de  la  jalousie?  Elle  écoutait  d'autres 
galants  ? 

Ici,  Claudie  se  lève  et  prend  la  luain  de  son  père,  qui  semble  la  protéger 

et  la  fait  asseoir  tout  en  regardant  Denis. 

DENIS. 

Non!  je  n'irai  point  contre  la  vérité,  malgré  que  je  vois 
bien  que  vous  forcez  ma  confession.  Le  tort  est  de  mon  côté. 
Claudie.,.  je  le  dis  devant  elle,  Claudie  était  sage,  elle  n'é- 
coutait que  moi  et  j'étais  aussi  sûr  d'elle... 

RÉMY. 

Comment!  vous  l'avez  quittée  sans  sujet? 

DENIS. 

Sans  autre  sujet  que  la  crainte  de  devenir  gueux  en  épou- 
sant une  fille  qui  n'avait  rien. 

RÉMY. 

Ah  !  c'est  vrai,  elle  n'avait  plus  rien.  Celte  tante  riche  dont 
elle  devait  hériter  a  pris  fantaisie  de  se  marier  sur  ses  vieux 
jours...  au  moment  où  vous  alliez  épouser  Claiidie...  et  glors 
vous  avez  tout  d'un  coup  changé  d'idée.  Je  ne  pouvais  pas 
croire  que  ce  fût  là  toute  votre  excuse  ;  mais,  puisque  vous  le 
dites... 

DENIS. 

Sacristi  !  c'est  vous  qui  me  le  faites  dire  ! 

ROSE. 

Et  vous  ne  pouvez  pas  le  nier. 

DENIS. 

Eh  bien,  mordi!  bien  d'autres  auraient  faitcomme  moi.  IMes 
parents  avaient  de  la  fortune,  mais  ils  travaillaient.  Moi,  on 
ne  m'avait  pas  élevé  à  travailler.  «  Amuse-toi,  qu'on  médisait, 
t'es  riche,  épouse  qui  tu  voudras  ;  t'es  fils  unique.  Tu  seras 
bourgeois...  »  Eh  bien,  j'ai  eu  l'ambition  de  vivre  comme 
ça...  Je  me  suis  dit,  en  vous  voyant  ruinés,  qu'il  me  fallait, 
ou  reprendre  la  pioche  que  mes  parents  n'avaient  jamais  pu 
lâcher,  ou  mettre  la  main  sur  une  grosse  dot  pour  me  soute- 
nir dans  la  fainéantise.  Voilà  mon  tort,  je  le  confesse;. mais 
c'est  comme  ça.  J'ai  trahi  l'amour  pour  la  fortune,  j'ai  fait 


CLAUDIE  299 

comme  tant  d'autres  !  Je  me  suis  peut-être  trompé,  ma  faute 
m'a  porté  nuisance  et  j'ai  manqué  plus  d'un  mariage.  Voilà 
pourquoi  j'ai  quitté  notre  endroit  et  suis  venu  chercher  fetnpie 
par  ici,  avec  l'intention  de  vous  faire  un  sort  aussitôt  que 
j'aurais  payé  mes  dettes.  Mais,  au  lieu  de  m'y  aider,  vous 
m'avez  traversé  encore  une  fois.  Finissons-en  donc,  den^an- 
dez-moi  ce  que  vqus  voudrez,  et,  quand  on  saura  que  j'ai  ré- 
paré mon  tort,  on  ne  me  rebutera  plus  par  ailleurs, 

RKMY, 

Vous  êtes  bien  généreux,  monsieur  Ronciat,  de  vouloir  con- 
tenter un  homme  capable  de  demander  de  l'argent  en  échange 
de  son  honneur,  ou  il  faut  que  je  sois  bien  avili  pour  que 
vous  osiez  m'en  faire  l'offre  !  (Faisant  un  pas  en  avant  et  s'adressant 
aux  autres.)  Braves  gens,  qui  m'avez  recueilli  et  assisté  depuis 
la  moisson  dernière,  dites-moi  donc  si,  pendant  que  j'étais 
malade  et  peut-être  hors  de  sens,  je  n'ai  point  fait  quelque 
bassesse  qui  ait  pu  autoriser  M.  Ronciat  à  me  faire  un  pareil 
affront  devant  vous! 

F4.UVEAU. 

Oh  !  par  exemple,  non  !  vous  êtes  un  homme  bien  respec- 
table, j'en  lève  la  main  ! 

LA    MÈRE    FAUVEAU. 

Et  moi  pareillement!  Et  votre  fille  est  digne  de  vous. 

ROSE. 

Et  il  n'y  a  qu'un  lâche  qui  puisse  venir  vous  proposer  de 
l'argent. 

LA   MÈRE    FAUVEAU. 

Ne  les  excitez  point,  dame  Rose  !  le  père  Rémy  couve  une 
grosse  colère. 
Sylvain  se  relève  brustjiiement,  semble  sortir  de  sa  rêverie  et  reste  les 
yeux  fixés  sur  ClauJie. 
RÉMY. 

N'ayez  crainte,  mère  Fauveau.  Je  suis  aussi  tranquille  à 
cette  heure  que  je  le  serai  au  jour  de  ma  mort.  Ça  vous 
étonne?  Ça  félonne  aussi,  maître  Ronciat?  Tu  l'es  peut-être 
souvent  demandé  pourquoi  j'ai  patienté  cinq  ans  avec  toi; 


30Ù  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  8AND 

pourquoi,  moi,  un  ancien  soldai,  un  vieux  paysan  encore  rude 
du  poignet  et  plus  fort  que  toi  qui  n'as  jamais  travaillé,  je  n^ 
t'ai  pas  mis  sous  mon  genou  pour  te  casser  la  tète  contre  une 
pierre.  Je  veux  bien  te  le  dire,  et  me  confesser  à  mon  tour. 
C'est  que  j'étais  aveugle,  j'étais  injuste  envers  ma  fille.  Oui, 
je  lui  faisais  cette  injure  de  croire  qu'elle  avait  un  restant 
d'amitié  pour  toi.  Je  lui  en  demande  pardon  aujourd'hui,  (ii 
embrasse  Ciaudie.  —  A  Denis.)  Mais  j'avoue  que  plus  elle  le  niait, 
plus  je  m'imaginais  que  ses  larmes  versées  en  secret  et  son 
éloigneraent  pour  l'idée  du  mariage  provenaient  d'une  souve- 
nance et  d'un  regret.  Cent  fois  j'ai  pris  ma  cognée  pour  aller 
l'attendre  au  coin  d'un  bois;  cent  fois,  j'ai  jeté  ma  cognée 
derrière  ma  porte,  en  regardant  ma  fille  qui  disait  sa  prière 
et  qui,  dans  mon  idée,  la  disait  peut-être  pour  toi.  Je  n'ai 
pas  voulu  venger  ma  fille,  dans  la  crainte  d'être  odieux  à  ma 
fille,  voilà  tout. 

DENIS,   ému. 

Dame  I  écoutez  donc,  père  Rémy,  si  j'avais  pensé  que  Clau- 
dio eût  encore  des  sentiments  pour  moi...  Mais  elle  m'a  dit 
elle-même  ici,  quand  je  l'ai  revue  à  la  gerbaude,  qu'elle  ne 
m'aimait  plus...  et  différemment...  je  ne  pouvais  plus  lui  rien 
offrir. 

RÉMY. 

Elle  disait  la  vérité,  et  je  le  sais,  moi.  Je  le  sais  d'aujour- 
d'hui seulement.  Voilà  pourquoi  tu  me  vois  tranquille,  parce 
que  je  me  sens  enfin  libre  de  te  punir. 

FAUVEAU. 

Père  Rémy,  père  Rémy  !  apaisez-vous  1 

DENIS,  remontant  un   peu. 

Eh!  laissez-le  faire.  Je  ne  me  défendrai  pas  contre  un 
homme  de  cet  àge-là.  Je  m'en  irai  plutôt! 

RÉMY. 

N'aie  donc  pas  peur,  Denis  Ronciat.  Je  ne  t'en  veux  plus. 
Je  t'ai  cru  méchant  et  jo  vois  que  tu  n'es  qu'un  lâche.  La  seule 
punition  que  je  t'indige,  c'est  celle  de  ma  pitié.  Va-t'en  là- 
dessus,  malheureux,  je  te  fais  grâce.  Va-t'en  avec  ton  ambi- 


lion  et  ta  paresse,  avec  ton  argent  et  la  honte  de  me  l'avoir 
offert. 

F  A  U  V  E  A  U . 

Ça,  c'est  bien  !  vrai  !  ça  fait  honneur  à  un  pauvre  homme  de 
pouvoir  parier  comme  ça. 

LA    MÈRE    FACVEAU. 

Oui,  c'est  bien,  père  Rémy,  c'est  bien. 

ROSE. 

C'est  bien  i)arler  et  bien  agir. 

DENIS  ,   écrasé  par  tous  les  regards  et  se  débattant  contre  la  honte. 

C'est  donc  comme  ça?  voilà  le  piège  que  vous  m'avez  tendu 
pour  mettre  tout  le  monde  contre  moi?  Oh  da  !  il  faudra  bien 
que  je  trouve  un  moyen  de  vous  fermer  la  bouche!...  je  ne 
sais  pas  encore  ce  que  je  ferai  pour  ça...  mais  j'y  réfléchirai 
et  je  trouverai  quelque  chose...  à  quoi  vous  ne  vous  attendez 
pas...  ni  moi  non  plus! 

Il  se  retourne  pour  sortir. 
ROSE. 

En  attendant,  vous  allez  trouver  la  porte  pour  sortir  d'ici, 
pas  vrai  ? 

DE  M  s,   revenant. 

Vous  pensez  m^  renvoyer  comme  ça,  tout  penaud,  tout 
écrasé,  tout  mortifié?  Eh  bien,  c'est  ce  qui  vous  trompe,  et 
je  vas  vous  montrer  que  je  vaux  mieux  que  vous  ne  voulez 
bien  le  croire...  Père  Rémy,  faites  attention.  Claudie,  veux- 
tu  me  dire  que  tu  m'aimes  toujours,  que  c'est  pour  moi  que 
tu  as  refusé  d'en  écouter  d'autres...  (mouvement  de  Sylvain),  et  le 
diable  me  soulève  si  je  ne  me  marie  pas  avec  toi...*(un  silence.) 
Eh  bien,  Claudie,  vous  ne  m'écoutez  point  ?  Je  suis  Denis 
Ronciat  et  je  vous  offre  ma  main,  foi  d'homme  !  Ah  çà  !  dé- 
pêchons-nous pour  que  le  diable  ne  m'en  fasse  pas  dédire. 
RÉMY,  à  Claudie,  qui  est  restée  comme  pétrifiée  durant  toute 
cette   scène. 

Ma  fille,  entends-tu?  c'est  à  toi  de  répondre. 

CLAUDIE,   avec  fermeté,   se  levant. 

Mon  père,  pour  épouser  un  homme,  il  faut  jurer  à  Dieu  de 


302  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   9AND 

l'aimer,  de  l'estimer  et  de  le  respecter  toute  sa  vie.  Et,  quand 
on  sent  qu'on  ne  peut  que  le  mépriser,  c'est  mentir  à  Dieu, 
c'est  faire  un  sacrilège.  Je  refuse. 

DENIS. 

La,  sérieusement? 

CLAUDIK. 

Je  refuse. 

ROSE. 

Et  j'en  ferais  autant  à  sa  place. 

RÉMY,  il  Denis. 
Tu  as  offert  une  réparation^  on  l'a  refusée  ;  maintenant,  j'ai 
le  droit  d'exiger  celle  qui  me  convient. 

DENIS  ,  remettant  son  chapeau. 
Ail  !  nom  d'une  bouteille  !  je  ne  vois  pas  ce  que  vous  pou- 
vez exiger  de  plus. 

RÉMY. 

J'exige  que  tu  quittes  le  pays. 

DENIS. 

Par  ma  foi  !  avec  plaisir.  Il  y  a  longtemps  que  j'en  ai  l'idée. 
Différemment,  je  n'ai  point  envie  d'être  montré  au  doigt. 
Bonsoir,  la  compagnie!  je  m'en  vas  chez  mon  oncle  Raton,  à 
plus  de  trente  lieues  d'ici,  et  j'y  ferai  tout  de  même  une 
bonne  fin  et  un  bon  mariage  (à  Rémy),  pourvu  que  vous  ne 
veniez  pas  en  moisson  de  ce  côté-là.  Promettez-vous  de  me 
laisser  tranquille  ? 

RÉMY,   le  prenant  au  collet  et  le  secouant  un  peu. 

Je  n'ai  pas  de  conditions  à  recevoir  de  toi...  Je  te  défends 
de  jamais  remettre  le  pied  dans  la  paroisse,  nwHe  part  enfin 
où  ma  fille  pourrait  te  rencontrer.  Jure-le! 

DENIS. 

J'en  jure  (regardant  Rose]  et  sans  regrets! 
RÉMY,  l'éloignant  du  geste. 

Que  le  bon  Dieu  te  pardonne  comme  nous  te  pardonnons! 
Puisses-tu  t'amender  et  réparer  la  mauvaise  conduite  par  une 
bonne.  Maintenant,  tu  peux  l'un  aller...  Adieu! 


DENIS  hésito  pour  saluer  Clandie,  qiii  no  lu  regarde  pas; 
il  n'ose  pas,  et  dit- 
Adieu,  père  Rémy...  (Remettant  son  chapeau,  il.iort  avec  un  reste 
d'aplomb.)  Serviteur  à  tout  le  inonde! 

SCÈNE   YIII 
Les  Mêmes,  hors  DENIS  RONCIAT. 

La  mère  Fauveau,  inquiète  de  l'attitude  morne  et  forcée  de  Sylvain,  reste 
auprès  de  lui.  Rose  s'approche  de  Claudie. 

FAUVEAU,   à  Rémy,  l'amenant  sur  le  devant. 
Diache!  Savez-vous  que  c'est  courageux,  ce  que  vous  faites 
là,  votre  fille  et  vous,  de  refuser  un  mariage  qui  vous  ren- 
drait la  bonne  renommée  ? 

RlîiMY. 

Oui,  ça  nous  relevait  dans  l'estime  des  hommes;  mais  c'est 
acheter  ça  trop  cher,  quand  il  faut  mentir  à  Dieu,  à  sa  pro- 
pre conscience  et  à  la  vérité  de  son  cœur.  Nous  sommes 
chrétiens  avant  tout,  père  Fauveau. 

FAUVEAU. 

Et  francs  chrétiens  qu'on  peut  dire!  Tenez,  c'est  une  fière 
femme  que  votre  Claudie  et  ça  la  relève  assez  d'avoir  forcé, 
sans  dire  un  mot,  son  enjoleux  à  lui  faire  amende  honorable. 
Et  vous,  père  Rémy,  vous  êtes  un  homme  tout  à  fait  comme 
il  faut.  Savez-vous  que  j'ai  eu  grand  tort  à  ce  matin  de  vous 
faire  de  la  peine?  j'en  suis  chagriné,  vrai;  et,  si  vous  me 
voulez  croire,  vous  me  baillerez  la  main...  la,  de  bonne  amitié  ! 
REMY,  lui  serrant  la  main. 

C'est  de  tout  mon  cœur,  père  Fauveau  !  de  tout  mon  cœur, 
entendez-vous? 

FAUVEAU,    s'apercevant  que  Sylvain    les  observe    et  les  écoute  avec 
un  commmencement  d'asitalion. 

Parlons  plus  bas,  c'est  inutile  de  revenir  là-dessus  de- 
vant... ces  enfants. 


304  THEATRE  COMPLET  DE  OEORGB  8ÀND 

REM  Y,  sans  baisser  la  Toii. 
Pourquoi  donc  ça?  Si  quelqu'un  a  eu  une  mauvaise  pensée 
sur  ma  fille,  ne  voulez-vous  point  donner  l'exemple  du  res- 
pect qu'on  lui  doit? 

F  AU  VEAU,    à   demi-voix. 

Oui,  oui,  ça  viendra  ;  mais,  pour  l'instant,  faut  de  la  pru- 
dence. Si  vous  voulez  la  marier  un  jour  ou  l'autre,  faut  pas 
tant  ébruiter  son  malheur. 

RÉMY. 

Ah  !  vous  croyez  qu'elle  ne  mérite  pas  de  rencontrer  un 
honnête  garçon  qui  regarde  à  la  bonté  de  Dieu  plus  qu'à  la 
rigueur" des  hommes? 

F  AU  VEAU,    avec  intention. 

C'est  de  la  rigueur,  si  vous  voulez...  mais  ça  règne  par- 
tout, et  les  parents  regardent  à  ça,  si  les  enfants  n'y  regar- 
dent point  ! 

RÉMY,   bas,   en    poussant  Fauveau    du  coude  et    lui  montrant  Rose, 
qui  est  toujours  près  de  Claudie. 

Et  pourtant  madame  Rose  a  fait  parler  d'elle  plus  souvent 
que  ma  fille.  Est-ce  qu'à  cause  de  son  bon  cœur  et  de  sa 
grande  charité,  un  honnête  homme  ne  pourrait  pas  l'aimer? 

FAUVEAU. 

Si  fait!  où  voulez-vous  en  venir? 

RÉMY,   avec  intention  et  toujours  bas. 

Et,  comme  elle  est  riche  avec  ça,  il  y  a  bien  des  parents 
qui  voudraient,  malgré  le  préjugé,  la  faire  épousera  leur  fils? 

FAUVEAU,   piqué  et  oubliant  de  parler  bas. 

C'est-il  pour  me  blâmer  que  vous  dites  ça? 

RÉMY,   parlant   haut. 

Non  !  je  ne  pensa  qu'à  ma  fille,  moi,  et  ce  n'est  pas  à  moi 
qu'il  faut  venir  dire  que  les  idées  du  monde  peuvent  préva- 
loir contre  elle. 

FAUVEAU,   très-haut,    avec>colère. 

Les  idées  du  monde,  c'est  les  miennes,  et  je  ne  veux  point 
les  démolir.  (Appuyant  «ur  te»  mots.)  Faut  pas,  parce  que  vous 


CLAUDIB 


J05 


savez  mieux  parler  que  moi,  chercher  à  me  prendre  pour  une 
bête. 

LA  MÈRE   F  AU  VEAU,  se  mettant  entre  eux. 
Eh  bien,  eh  bien!  allez-vous  point  vous  quereller  à  cette 
heure  ? 

ROSE,   de  même,    attirant  Rémy  à  elle. 

Qu "est-ce  qu'il  y  a  donc? 

FAUVEAU. 

Il  y  a  que  ce  vieux-là  est  trop  entêté  de  son  orgueil. 
RÉMY,   se  calmant  et  s'exaltant  ensuite. 

Mon  orgueil  ?  Non  !  ce  n'est  point  ça^  père  Fauveau,  vous 
ne  me  comprenez  pas.  Il  est  tombé,  mon  orgueil,  je  l'ai  mis 
aujourd'hui  sous  mes  pieds  !  J'ai  rendu  cet  hommage  au 
grand  juge  qui  m'a  fait  retrouver  ma  force  et  ma  raison 
comme  par  miracle  au  moment  où  ma  fille  outragée  en  avait 
besoin  !  J'ai  été  colère,  j'ai  été  fou  un  moment.  C'était  la  ma- 
ladie qui  se  débattait  en  moi  avec  la  guérison.  Mais,  un  mo- 
ment après,  tenez!  ma  vue  s'est  éclaircie,  et  il  m'a  semblé, 
comme  je  m'en  allais  d'auprès  de  vous  autres,  que  je  voyais 
la  vérité  du  ciel  face  à  face.  Alors,  tous  vos  ménagements... 
et  ma  fierté  à  moi,  mon  orgueil,  comme  vous  dites,  tout  ça 
se  dissipait  comme  un  brouillard  devant  le  soleil  du  bon 
Dieu.  Oui,  Dieu  est  grand  !  Dieu  est  juste!  Il  veut  que  la 
justice  règne  sur  la  terre  ! 

Le  père  Fanveau  a  repris  sa  place  et  garde  le  silence.  Sylvain,  qui  s'est 

levé,  vient  s'agenouiller  devant  Rémy  avec  respect. 

SYLVAIN. 

Vous  dites  vrai,  homme  de  bien!  C'est  pourquoi,  mon  or- 
gueil, mon  mauvais  orgueil  à  moi,  s'humilie  devant  vous.  Je 
vous  demande  la  main  de  votre  fille,  que  vous  m'avez  ensei- 
gné à  estimer  comme  elle  le  mérite.  (Rémy  lui  fait  signe. que  c'est 
à  Claudie  de  répondre.  —  Sylvain,  se  levant  à  Claudie.)  Claudie,  par- 
donnez-moi,  acceptez-moi  pour  votre  soutien.  Je  vous  aimais 
à  en  mourir,  et,  quand  j'ai  appris  la  vérité,  ce  n'était  pas  du 
blâme  que  je  sentais.  Non!  comme  Dieu  m'entend  !  c'était  de 
la  jalousie,  mais  je  ne  serai  môme  plus  jaloux.  Je  n'ai  plus 


300     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

sujet  de  l'être.  Fiez-vous  à  moi,  je  vous  aimerai,  et  vous  dé- 
fendrai d'un  cœur  pareil  à  celui  de  votre  père.  Fiez-vous  à 
moi,  je  vous  dis,  je  ne  crains  pas  le  nionde,  moi,  et  je  saurai 
faire  respecter  ma  femme  ! 

CLAUDIE,   se  tournant  vers  Sylvain. 
Non,  Sylvain  !  j'ai  juré  de  me  punir  moi-même,  en  portant 
seule  la  peine  de  ma  faute. 

LA    MKRE    FAUVBAU,   allant   à  Claudie. 

Claudie,  c'est  par  crainte  de  nous  déplaire  que  vous  parlez 
comme  ça;  mais,  moi,  voyez-vous,  je  vous  ai  toujours  sou- 
haitée pour  ma  tille. 

CLAUDIE. 

Mère  Fauveau,  demandez-moi  ma  vie,  c'est  tout  ce  que  je 
peux  vous  donner. 

ROSE. 

Claudie!  c'est  moi  qui  vous  ai  le  plus  offensée  ici  !  Faudra- 
t-il  que  je  me  mette  à  genoux? 

CLAUDIE. 

Madame  Rose,  c'est  moi  qui  me  mettrais  aux  vôtres  pour 
vous  remercier  d'être  si  bonne  ;  mais  ne  me  demandez  pas 
ce  que  je  ne  peux  pas  accorder. 

Sylvain,  désespéré  du  refus  de  Claudia,  se  jette  sur  le  sein  de  son  père. 
FAUVEAU,  vaincu,   à  Claudie. 

Ma  fille,  c'est  bien  à  vous  de  vous  défendre  comme  ça  ; 
mais,  par  pitié  pour  vous-même  et  pour  mon  pauvre  enfant, 
fiez-vous  à  sa  parole  et  à  la  mienne. 

SYLVAIN. 

Oh  !  merci,  père  !  merci  ! 

CLAUDIE. 

Père  Fauveau,  je  vous  remercie,  je  vous  respecte,  je  vous 
aime,  mais  je  ne  peux  point  vous  obéir. 

SYLVAIN,   pleurant. 

Oh!  mon  Dieu,  mon  Dieu  !  elle  ne  m'aime  point  ! 


CtAUDIE  807 

RÉMY,   prenant  Claudio  par  la  main  et  l'amenant  a  loi. 

Claudie,  c'est  à  mon  tour  de  le  prier;  refuseras-tu  a  ton 
père? 

CLAUDIE. 

Je  ne  peux  pas  accorder  à  mon  père  ce  que  j'ai  juré  à  Dieu 
de  n'accorder  à  personne. 

RÉMY. 

Eh  bien ,  Dieu  donne  à  ton  père  le  droit  de  briser  ton  ser- 
ment, et  je  le  brise.  Je  t'ordonne  de  m'obéir  et  d'épouser  cet 
homme  juste. 

Claudie  chancelle  et  laisse  tomber  sa  tète  sur  le  sein  de  son  père. 

SYLVAIN,  même  jen,  de  l'antre  côté  de  Rémy. 
Elle  pâlit,  elle  souffre  !  elle  me  déteste  I 

RÉMY,  soutenant  sa  fille  dans  ses  bras,  et  s'adressant  doncement 

à  Sylvain,  avec  joie. 
Non!  elle  t'aime,  et  la  violence  qu'elle  se  fait  pour  le  ca- 
cher est  au-dessus  de  ses  forces.  Mais  je  le  sais,  moi  !  elle  a 
eu  le  délire  en  partant  d'ici,  elle  a  pleuré,  elle  a  parlé!  Voilà 
pourquoi  je  suis  revenu!...  (Élevant  les  mains.)  Merci,  mon 
Dieu!  qui  m'avez  permis  de  ne  pas  mourir  avant  d'avoir 
donné  un  bon  soutien  à  ma  fille  !  (On  entend  une  cloche  lointaine. 
A  Sylvain  et  à  Claudie.)  A  genoux,  mes  enfants!  (aux  autres.)  Mes 

amis,  à  genoux!  c'est  V Angélus  qui  sonne,  (il  reste  seul  debout.) 
C'est  l'heure  du  repos!  qu'il  descende  dans  nos  cœurs,  le  re- 
pos du  bon  Dieu,  à  la  fin  d'une  journée  d'épreuves,  où  chacun 
de  nous  a  réussi  à  faire  son  devoir!  Demain,  cette  cloche  nous 
réveillera  pour  nous  rappeler  au  travail;  nous  serons  de- 
bout avec  une  face  joyeuse  et  une  conscience  épanouie.  (Re- 
levant les  enfants.  —  Tons  se  lèvent.)  Car  le  travail,  ce  n'est  point 
la  punition  de  l'homme...  c'est  sa  récompense  et  sa  force... 
c'est  sa  gloire  et  sa  fête!  Ah!  Je  suis  guéri  et  je  vais  donc 
enfin  pouvoir  travailler;  je  n'ai  pas  eu  ce  contentement- là 
depuis  la  gerbaude! 


30S  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE   8AND 

SYLVAIN. 

Vous  l'aurez  encore...  Nous  moissonnerons  ensemble,  mon 
père. 

RÉMY. 

Oui,  mon  enfant!  grâce  rendue  à  Dieu,  au  travail  et  à  vo- 
tre bonheur...  (Se  redressant.)  Je  sens  maintenant  que  je  devien- 
drai centenaire. 


FIN    DE    CLAUDIE 


MOLIÈRE 

DRAME     EN     CINQ     ACTES 
Gaieté.  ~  10  mai  1851 


A    ALEXANDRE    DUMAS 

Si  je  TOUS  prie  d'agréer  fraternellement  la  dédicace  de 
cette  faible  étude,  c'est  parce  qu'elle  présente,  par  l'absence, 
un  peu  volontaire,  je  l'avoue,  d'incidents  et  d'action,  un  con- 
traste marqué  avec  les  vivantes  et  brillantes  compositions 
dont  vous  avez  illustré  la  scène  moderne.  Je  tiens  à  protester 
contre  la  tendance  qu'on  pourrait  m'attribuer,  de  regarder 
l'absence  d'action,  au  théâtre,  comme  une  réaction  systéma- 
tique contre  l'école  dont  vous  êtes  le  chef.  Loin  de  moi  ce 
blasphème  contre  le  mouvement  et  la  vie.  J'aime  trop  vos 
ouvrages,  je  les  lis,  je  les  écoute  avec  trop  de  conscience  et 
d'émotion,  je  suis  trop  artiste  dans  mon  cœur,  pour  souhai- 
ter que  la  moindre  atteinte  soit  portée  à  vos  triomphes.  Bien 
des  gens  croient  que  les  artistes  sont  nécessairement  jaloux 
les  uns  des  autres.  Je  plains  ces  gens-là  d'être  si  peu  artistes 
eux-mêmes,  et  de  ne  pas  comprendre 'que  la  pensée  d'assas- 
siner nos  émules  serait  celle  de  notre  propre  suicide. 

Puisque  l'occasion  s'en  présente,  je  veux  la  saisir  pour 
vous  soumettre  quelques  réflexions  générales  dont  chacun 
peut  faire  son  profit. 

L'action  dramatique  exclut-elle  l'analyse  des  sentiments  et 
des  passions,  et  réciproquement?  l'homme  intérieur  peut-il 
être  suffisamment  révélé  dans  les  courtes  proportions  de  la 
scène,  au  milieu  du  mouvement  précipité  des  incidents  de  sa 


3i0  THÉATEE   COMPLET  DE  GEoRGE  SANt) 

vie  extérieure?  Je  n'hésite  pas  à  dire  oui,  je  n'hésite  pas  à 
reconnaître  que  vous  l'avez  plusieurs  fois  prouvé.  Cependant 
l'activité  de  l'imagination,  la  fièvre  de  la  vie  vous  ont  aussi 
plusieurs  fois  emporté  jusqu'à  sacrifier  des  nuances,  des  dé- 
veloppements de  caractère;  et,  par  là,  vous  n'avez  pas  sa- 
tisfait le  besoin  que  j'éprouve  de  bien  connaître  les  personna- 
ges dont  je  vois  les  actions  et  de  bien  pénétrer  le  motif  de 
leurs  actions.  Je  crois  qu'avec  la  volonté,  la  merveilleuse  puis- 
sance que  vous  a\  ez  de  tenir  notre  intérêt  en  haleine,  vous 
pouviez  sacrifier  un  peu  mon  genre  de  scrupule  à  l'éclat  des 
choses  extérieures.  Quand  vous  l'avez  fait,  vous  avez  bien 
fait,  après  tout,  puisque  vous  pouviez  en  dédommagement, 
nous  donner  tant  de  belles  choses  dramatiques.  Mais,  à  ces 
mouvants  tableaux,  à  ces  enchaînements  de  péripéties,  je 
préfère  celles  de  vos  œuvres  où  l'esprit  est  satisfait  par  la 
réflexion  autant  que  par  l'imprévu. 

Donc,  on  peut  resserrer  dans  le  cadre  étroit  de  la  repré  - 
sentation  l'analyse  du  cœur  humain  et  l'imprévu  rapide  de 
la  vie  réelle.  Mais  c'est  fort  difficile;  tout  le  monde  n'est  pas 
vous,  et,  en  cherchant  à  imiter  votre  manière,  on  a  trop 
habitué  le  public  à  se  passer  de  ce  dont  vous  n'avez  jamais 
fait  bon  marché,  vous  dont  il  est  possible  d'imiter  le  costume, 
mais  non  l'être  qui  le  porte. 

J'ai  donc  souhaité,  moi  dont  les  instincts  sont  plus  concen- 
trés et  la  création  moins  colorée,  de  donner  au  public  ce  qui 
était  en  moi,  sans  songer  à  imiter  un  maître  dont  je  chéris  la 
puissance,  et  je  me  suis  dit  avec  le  bonhomme  : 

Ne  forçons  point  notre  talent. 

De  là  cette  pièce  de  Molière^  où  je  n'ai  cherché  à  représen- 
ter que  la  vie  intime,  et  où  rien  ne  m'a  intéressé  que  les 
combats  intérieurs  et  les  chagrins  secrets.  Existence  roma- 
nesque et  insouciante  au  début,  laborieuse  et  tendre  dans  la 
seconde  période,  douloureuse  et  déchirée  ensuite,  calomniée 
et  torturée  à  son  déclin,  et  finissant  par  une  mort  profondé- 


ment  triste  et  solennelle.  Un  mot  navrant,  un  mot  historique 
résume  cette  vie  près  de  s'éteindre  :  Mais,  mon  Dieu,  qiCun 
homme  souffre  avant  de  pouvoir  mourir l  On  pourrait  ajouter 
que  plus  cet  homme  est  grand  et  bon,  plus  il  soudre.  — 
Voilà  tout  ce  qui  m'a  frappé  dans  Molière,  en  dehors  de  tout 
ce  que  le  monde  sait  de  sa  vie  extérieure  et  de  tout  ce  qu'on 
eût  pu  inventer  ou  présumer  autour  de  lui.  Vous  eussiez 
trouvé  moyen,  vous,  de  montrer  l'intérieur  et  l'extérieur  de 
cette  grande  existence,  et  vous  le  ferez  quand  vous  voudrez. 
Moi,  je  me  suis  contenté  de  ce  qui  me  plaisait.  J'ignore  si  le 
public  s'en  contentera,  car  je  vous  écris  ceci,  une  heure 
avant  le  lever  du  rideau.  Mais  le  mécontentement  du  public 
ne  me  découragerait  nullement.  Je  me  dirai,  s'il  en  est  ainsi, 
que  la  faute  est  dans  la  nature  incomplète  de  mon  talent,  et 
non  dans  le  but  que  je  me  suis  proposé. 

Ce  but,  je  tiens  à  le  constater  et  à  vous  le  dire  :  voiis  avez 
monté  l'action  dramatique  à  sa  plus  haute  puissance,  sans 
vouloir  sacrifier  l'analyse  psychologique;  mais,  en  voulant  faire 
comme  vous,  on  a  sacrifié  cette  seconde  condition  essentielle, 
parce  qu'il  faut  être  très-fort  pour  mener  de  front  les  deux 
choses.  Je  ne  veux  pas  vous  imiter,  je  ne  le  pourrais  pas,  et 
j'aurais  mauvaise  grâce  à  trouver  trop  vert  le  raisin  luxuriant 
que  vous  avez  planté  et  fait  mûrir.  Je  veux  faire  de  mon 
mieux  dans  ma  voie,  et  je  serais  désolé  que  quelques-uns 
crussent  devoir  m'imiter  dans  mes  défauts.  Si  le  théâtre  de- 
venait exclusivement  une  école  de  patiente  et  calme  analyse, 
nous  n'aurions  plus  de  théâtre;  mais  ces  mêmes  défauts,  si' 
on  s'habitue  à  me  les  pardonner  et  à  prendre  en  considéra- 
tion mes  efforts  pour  ramener  la  part  d'analyse  qui  doit  être 
faite,  auront  produit  un  bon  résultat.  La  grande  difficulté  de 
nos  jours,  c'est  d'analyser  rapidement.  Nos  pères  n'étaient 
pas  sceptiques  et  raisonneurs  comme  nous  :  leurs  caractères 
étaient  plus  d'une  pièce,  beaucoup  de  croyances  et,  par  con- 
séquent, de  sentiments  et  de  résolutions,  n'étaient  pas  soumis 
à  la  discussion.  Aujourd'hui,  nous  sommes  autant  de  mondes 
philosophiques  que  nous  sommes  d'individus  pensants.  Un 


312     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

Othello  moderne  aurait  besoin  de  s'expliquer  davantage  pour 
être  accepté  de  tous.  Et  cependant  on  veut  des  scènes  cour- 
tes, des  dialogues  serrés.  —  Allons,  allons,  on  va  commencer 
mon  humble  épreuve  ;  je  vous  quitte,  et  je  vous  dis  :  faites 
mieux  que  moi,  et,  dans  le  bon  chemin,  donnez  l'exemple  à 
moi  et  aux  autres. 

G.  S. 
10  mai  1851. 


P.-S.  —  L'épreuve  a  été  acceptée  par  un  public  bienveillant 
et  grâce  aux  efforts  des  artistes  dramatiques  auxquels  j'adresse 
mes  remercîments.  Je  ne  parlerai  pas,  cette  fois,  de  mon  ami 
M.  Bocage;  ayant  toujours  à  le  remercier  pour  les  soins  af- 
fectueux et  intelligents  qu'il  donne  à  la  mise  en  scène  et  à 
l'interprétation  de  mes  ouvrages,  je  ne  ferais  que  répéter  ce 
que  je  lui  ai  déjà  dit  deuji  fois^  ce  que  j'espère  avoir  à  lui 
dire  encore  bientôt.  —  Je  me  bornerai  à  dire  qu'il  est  digne 
par  le  talent,  digne  par  le  cœur. 

Je  dois  aussi  et  j'adresse  cordialement  d'affectueux  éloges 
à  mesdames  Lacressonnière,  Boudeville  et  Jouve;  à  MM.  Mé- 
nier,  Lacressonnière,  Matis,  Baron,  tous  consciencieux  et 
habiles  interprètes  d'une  pensée  qui  n'est  pas  à  la  hauteur  du 
sujet,  mais  qui  est  du  moins  religieuse  et  fervente  pour  la 
mémoire  de  l'homme  de  bien  et  de  génie  qui  fut  Molière. 


PRÉFACE 


■  Depuis  quelque  tcmp?,  j'ai  lu,  avec  assez  d'attention  pour 
en  faire  consciencieusennent  mon  profit,  ce  qui  a  été  écrit  sur 
mes  essais  dramatiques.  Mais,  à  mon  grand  regret,  je  n'y  ai 
trouvé  aucun  profit.  A  quoi  cela  tient-il?  A  la  diversité  des 
opinions  et  des  points  de  vue.  Ainsi,  pour  cette  pièce  de 
Molière,  l'un  m'a  dit  :  «  Armande  est  odieuse,  inacceptable 
au  thécître.  »  Un  autre  :  «  Armande  n'est  pas  assez  coupable 
pour  justifier  les  fureurs  et  les  douleurs  de  Molière  :  elle  est 
trop  excusable,  trop  innocente.  »  Un  autre  :  «  Vous  avez  ou- 
blié Molière  et  sa  femme  :  vous  n'avez  fait  qu'Alceste  et  Cé- 
limène.  »  Un  autre  :  «  Vous  auriez  dû  chercher  Alceste  et  Cé- 
limène  dans  Molière  et  sa  femme  :  vous  avez  eu  tort  de  n'y 
pas  songer.  »  Un  autre  :  «  Vous  avez  fait  Molière  grand  et 
bon  :  il  était  bas  et  méchant.  «  Un  autre  :  «  Il  était  grand 
et  fort  :  vous  l'avez  fait  trop  faible,  trop  humain.  »  Un  autre  : 
«  Vous  avez  traité  Condé  en  petit  garçon,  et  Molière  lui 
frappe  trop  sur  l'épaule.  »  Un  autre  :  «  Vous  avez  inventé 
autour  de  l'agonie  de  Molière  des  ouvriers  qui  n'y  étaient 
point,  et  cela,  pour  faire  du  socialisme.  »  Un  autre  :  «  Vous 
avez  oublié  de  montrer  dans  l'agonie  de  Molière  son  dévoue- 
ment pour  les  machinistes,  ce  dévouement,  cause  unique  le 
sa  mort,  et  vous  avez  perdu  là  une  belle  occasion  de  faire 
du  socialisme.  »  Un  autre  :  «  Le  drame"  s'enfonce  dans  une 
obscurité  incroyable.  »  Un  autre  :  «  Le  drame  est  d'une 
simplicité  puérile.  »  Un  autre  :  «  Vous  avez  rabaissé  Molière 
en  le  montrant  jaloux.  »  Un  autre  :  «  Vous  avez  oublié  de 
nous  montrer  la  jalousie  de  Molière.  »  Un  autre  :  «  Vous 
I  '  18 


315  THEATKE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

avez  supposé  bien  gratuitement  Moliè-re  irrité  contre  les 
grands  seigneurs.  »  Un  autre  :  «  Vous  avez  omis  le  senti- 
ment de  rage  que  Molière  devait  nourrir  contre  les  grands 
seigneurs,  »  etc.,  etc.,  etc. 

Je  n'exagère  pas,  je  cite  textuellement,  et  ce  serait  une 
assez  curieuse  étude  que  de  rassembler  dans  un  seul  tableau 
tous  ces  jugements  contradictoires  avec  leurs  considérants  et 
leurs  attendus. 

Que  conclure  de  tout  cela?  Qu'à  force  d'avoir  des  criti- 
ques, nous  n'avons  plus  de  critique;  et  c'est  un  grand  mal 
que  d'être  forcé  de  chercher  la  vérité  tout  seul  et  sans  l'aide 
d'amis  ou  d'ennemis  qui  s'entendent  pour  nous  encourager 
ou  nous  redresser.  Et,  cependant,  chacun  d'eux  a  raison  à 
son  point  de  vue.  Mais  pourquoi  voient-ils  chacun  dans  une 
œuvre  dramatique  précisément  le  contraire  de  ce  qii'y  voit 
son  voisin?  Ce  n'est  pas  leur  faute  :  c'est  celle  du  temps  où 
nous  vivons.  Toute  chose  est  discutée,  discutable,  et  c'est  ce 
qui  rend  l'analyse  bien  difficile  au  théâtre. 

Nos  pères  n'étaient  pas  sceptiques  en  raisonnements  comme 
nous  :  leurs  caractères  étaient  plus  d'une  pièce.  Beaucoup 
de  croyances  et,  par  conséquent,  de  sentiments  et  de  résolu- 
tions, n'étaient  pas  soumis  à  la  discussion.  Aujourd'hui,  nous 
sommes  autant  de  mondes  philosophiques  que  nous  sommes 
d'individus  pensants.  Un  Othello  moderne  aurait  besoin  de 
s'expliquer  davantage  pour  être  accepté  de  tous,  et,  cepen- 
dant, on  veut  des  scènes  courtes,  des  dialogues  serrés. 

Je  me  garderai  bien  de  défendre  le  mérite  Uttéraire  d'une 
œuvre  quelconque  de  mon  fait,  et  je  reconnais  à  la  critique 
tous  les  droits  possibles  de  contester  ce  mérite-là.  Quant  au 
mérite  dramatique,  j'en  ai  fait  bon  marché,  plus  que  per- 
sonne, en  la  dédiant  affectueusement  à  un  maître  dont  je 
n'essaye  même  pas  d'imiter  les  qualités,  tant  je  les  juge  au- 
dessus  des  miennes.  Ce  que  je  crois  devoir  défendre  envers 
et  contre  tous,  c'est  mon  sentiment  propre,  c'est  mon  ap- 
préciation personnelle  du  grand   Molière,  du  bon  Molière, 


de  riionnûle  Molière,  quoi  qu'on  en  dise.  C'est  un  tribut  que 
je  veux  apporter  religieusement  à  la  mémoire  du  maître  des 
maîtres,  et  je  m'en  fais  un  devoir  d'autant  plus  sérieux,  que 
les  Tartufes,  les  Montfieury,  les  bigots  et  les  calomniateurs  de 
toute  espèce,  qui  l'ont  outragé  de  son  vivant,  semblent  avoir 
voulu  ressusciter  tout  exprès  pour  le  poursuivre  dans  ces 
temps-ci. 

Avant  tout,  je  demande  aux  esprits  consciencieux,  litté- 
raires, religieux  ou  politiques,  qui  ne  regarderont  pas  le  nom 
de  Molière  comme  une  question  sans  actualité,  de  lire,  s'ils 
ne  l'ont  déjà  fait,  l'excellent  article  que  M.  Despois  vient  de 
publier  dans  la  Liberté  de  iienser.  Je  ne  trouverais  pas  un 
mot  à  changer  dans  cette  appréciation  historique,  si  j'avais 
à  en  faire  le  résumé  de  mes  propres  notions  sur  Molière. 
Après  ce  consciencieux  et  véridique  travail,  dont  je  voudrais 
pouvoir  faire  la  préface  du  mien,  je  n'ai  qu'à  confirmer  de 
tout  le  poids  de  ma  conviction  et  de  ma  certitude  ces  points 
principaux.  Non,  Molière  ne  fut  pas  l'amant  de  la  mère  de 
sa  femme,  cela  est  désormais  acquis  à  l'histoire  par  des  preu- 
ves certaines.  —  Non,  rien  ne  prouve  qu'il  ait  été  même 
l'amant  de  la  sœur  de  sa  femme,  de  Madeleine  Béjart.  — 
Non,  rien  ne  prouve  qu'il  fût  l'amant  de  mademoiselle  Duparc 
ou  de  mademoiselle  Debrie.  —  Non,  rien  ne  prouve  que  sa 
femme,  Armande  Béjart,  lui  ait  été  infidèle  par  les  sens,  tan- 
dis que  tout  prouve  qu'elle  lui  a  été  infidèle  par  le  cœur.  — 
Non,  Molière  ne  fut  pas  le  courtisan  lâche,  mais  l'ami  fidèle 
de  Louis  XIV  et  de  Condé.  —  Non,  Amphitryon  n'est  pas  et 
ne  peut  pas  avoir  été  la  réhabilitation  de  l'adultère  du  roi.  — 
Non,  Tartufe  n'est  pas  l'appui  servile  donné  au  roi  contre 
un  parti  persécuté.  —  Non,  le  mépris  de  Molière  pour  la 
calomnie  n'est  pas  une  preuve  de  sa  culpabilité,  mais  de  son 
innocence.  —  Non,  Molière  ne  fut  ni  insolent,  ni  servile,  ni 
ridicule,  ni  vindicatif  :  il  fut  homme  de  bien  autant  qu'homme 
de  génie  :  son  cœur  fut  le  plus  ardent,  le  plus  tendre,  le 
plus  pur,  le  plus  fidèle  cœur  de  son  époque.  Son  caractère - 
fut  irascible,  ce  fut  là  tout  son  défaut;  mais,  malade  et  ac- 
cablé de  fatigue,  de  souffrance  et  de  chagrin,  comme  il  le  fut 


316     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

presque  toute  sa  vie,  lui  était-il  possible  d'être  autrement? 

Fut-il  aimé  et  vénéré  jusqu'à  sa  dernière  heure  par  ses 
amis,  par  sa  servante,  par  son  protecteur  Condé,  qui,  certes, 
n'aimait  pas  les  flatteurs,  par  son  élève  Baron,  qui  cepen- 
dant aimait  ou  avait  aimé  sa  femme?  Oui,  et  c'est  une 
preuve  irrécusable  que  la  bonté  de  son  cœur  et  la  grandeur 
de  ses  sentiments  faisaient  oublier  les  inégalités  de  son 
humeur. 

Voilà  tout  ce  que  j'ai  à  dire  aux  ennemis  de  l'auteur  de 
Tartufe.  Qu'ils  tâchent  de  lire  l'histoire  de  bonne  foi,  et  ils' 
verront  que  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  eu  l'honneur  d'inventer 
Molière  honnête  homme,  mais  que  c'est  le  témoignage  de  tous 
ceux  qui  l'ont  connu  et  jugé  avec  impartialité. 
r*  Quant  à  ceux  qui  me  reprochent  de  l'avoir  montré  trop 
terre  à  terre,  trop  semblable  aux  autres  hommes,  trop  mal- 
j  heureux  des  choses  vulgaires  de  la  vie,  pas  assez  homme  de 
I  génie,  pas  assez  grand  homme  enfin,   et  qui  partent  de  là 
j  pour  me  faire  un  crime,  une  insolence,  une  audace  inouïe  du 
""  sujet  et  du  litre  de  ma  pièce,  je  leur  répondrai  ceci  :  «  Vous 
auriez  raison  de  nfe  reprocher  mon  audace,  si  j'avais  tenté  de 
vous  montrer  3Iolière  écrivain,  Molière  satirique,   Molière 
railleur,  Molière  raisonneur,  aux  prises  avec  les  beaux  es- 
prits, les  théologues,  les  philosophes  et  les  critiques  de  son 
temps.  Mais  vous  voyez  bien  que  je  n'y  ai  pas  même  songé, 
et  que  l'insolence  ne  m'est  pas  venue  de  vous  montrer  le 
coté  de  l'homme  que  vous  connaissez  aussi  bien  que  moi,  et 
que  vous  appréciez  peut-être  encore  mieux  que  je  ne  sau- 
rais le  faire.  Je  n'ai  voulu  peindre  de  Molière  qu^  ce  que  tout 
le  monde,  le  premier  venu^  la  servante  de  Molière  par  exem- 
ple, eût  pu  voir,  comprendre  et  raconter.  Si  jamais  entre- 
prise fut  modeste,  c'est  celle-là,  et  vous  n'êtes  pas  justes  de 
chercher  l'outrecuidance   où   il    n'y  a  qu'humilité    respec- 
tueuse. » 

A.  quoi  eût  servi  de  vouloir  montrer  les  preuves  de  la  gloire 
de  Molièfe?qui  donc  les  ignore?  Lisez  Tartufe,  lisez  le  Misan- 
thrope, lisez  tous  ses  chefs-d'œuvre,  et  ne  demandez  pas 


MOLIÈRE  3ir 

autre  chose.  Mais  on  n'est  pas  grand  homme  à  toutes  les 
heures  de  sa  vie,  parce  qu'on  est  homme  avant  tout,  homme 
toujours.  Certains  grands  hommes  sont  de  pauvres  hommes, 
vus  de  près,  et,  moi,  j'ai  voulu  montrer  que  Molière,  même 
lorsqu'il  était  homme  faible,  malheureux,  tourmenté,  égaré, 
était  encore  un  homme  excellent,  jamais  un  pauvre  homme.  J'ai 
été  plus  religieux  envers  lui  que  la  plupart  des  écrivains  de 
son  temps  et  que  tous  ses  biographes,  car  tous  ont  recher- 
ché en  lui  le  côté  plaisant  ou  ridicule,  même  ceux  qui  l'ai- 
maient et  l'admiraient.  Mais,  dans  ce  temps-là,  on  se  croyait 
obligé  de  trouver  un  côté  comique  dans  la  vie  d'un  comique  : 
c'était  le  goiit,  la  mode.  Thezzelin  croyait  rendre  hommage 
à  la  mémoire  de  Scaramouche  en  lui  attribuant  la  vie  et  les 
aventures  d'un  truand,  et  en  écrivant  la  biographie  de  cet 
incomparable  artiste  dans  le  goût  d'un  canevas  de  bouffon- 
neries italiennes  '.  Brécourt  lui-même,  le  fidèle  Brécourt, 
qui,  dans  une  préface,  rendait  hommage  aux  vertus  sérieu- 
ses de  Molière,  ne  le  présentait-il  pas  sur  la  scène  comme  un 
personnage  burlesque  dans  sa  comédie  de  l'Ombre  de  Molière? 
—  De  là  une  foule  d'aventures  puériles,  invraisemblables, 
apocryphes  même,  pour  avoir  l'occasion  de  dire  un  bon  mot 
sur  Molière  ou  de  faire  dire  un  bon  mot  à  Molière.  Je  n'ai 
pas  voulu,  moi,  faire  faire  de  Vesprit  à  Molière  :  l'essai  m'eût 
paru  une  profanation.  11  n'y  a  que  Molière  qui  puisse  avoir 
l'esprit  de  Molière.  Je  ne  lui  ai  fait  dire  que  deux  mots  histo- 
riques :  l'un  tout  à  fait  bonhomme  à  propos  du  bonhomme 
la  Fontaine;  l'autre  déchirant,  celui  de  son  agonie,  celui 
qui  pour  moi  résume  toute  sa  vie  de  cœur  :  «  Mon  Dieu! 
qu'un  homme  soutire  avant  de  pouvoir  mourir!  » 

Mais  à  quoi  bon?  m'a-t-on  dit.  Quelle  est  la  morale,  quelle 
est  l'utilité  de  cette  peinture  domestique?  En  quoi  Molière 
nous  est-il  révélé  à  son  avantage  dans  ces  luttes  intimes  que 
tout  le  monde  sait  de  reste? 

1.  Voyez,  dans  le  Recueil  de  Ghérardi,  le  jugement  du  célèbre 
Arlequin  sur  cet  ignoble  pamphlet  et  l'hommage  rendue  à  Fiorelli. 

18. 


318     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

D'abord,  je  vous  rëpondrai  que  tout  le  monde  ne  le  savait 
pas  de  reste,  puisqu'en  les  racontant,  on  les  a  si  diversement 
jugées,  puisque,  aujourd'hui  encore,  il  est  de  tradition  que 
Molière  fut  un  Sganarelle,  un  Arnolphe,  sa  femme  une  courti- 
sane, son  mariage  un  inceste  flanqué  de  deux  adultères,  et  la 
jalousie  de  Madeleine  Béjart  une  persécution,  un  danger,  un 
reproche  et  une  malédiction  pour  lui.  Or,  si  rien  de  tout 
cela  n'était  vrai,  n'aurais-je  pas  'fait  une  chose  nouvelle  et 
utile  en  vous  remettant  la  vérité  sous  les  yeux? 

Vous  dites  que  cette  vérité-là  est  de  mon  invention,  que 
c'est  une  fantaisie,  et,  torturant  les  paroles  d'Alexandre  Du- 
mas sur  Napoléon  et  sur  le  libre  examen  de  l'écrivain  qui  fait 
parler  les  grands  hommes,  vous  prétendez  connaître  le  fond 
du  cœur  des  grands  hommes  mieux  que  nous.  Eh  bien,  j'ose 
vous  dire  que  vous  ne  le  connaissez  pas,  que  vous  ne  pouvez 
pas  le  connaître  aussi  bien  que  nous  lorsque  vous  ne  vous 
êtes  pas  trouvé  aux  prises  avec  la  nécessité  de  l'interpréta- 
tion. La  critique  est  parfois  savante  (je  ne  parle  pas  de  celle 
qui  attribue  Paul  et  Virginie  à  l'abbé  de  Saint-Pierre  :  je 
respecte  trop  l'originalité  de  cet  aperçu  pour  le  contredire); 
la  critique,  en  général,  sait  beaucoup,  mais  elle  ne  sait,  en 
général,  que  ce  qu'elle  a  lu. 

Elle  n'a  pas  le  temps,  à  propos  de  tout  ce  qui  lui  passe 
sous  les  yeux,  de  faire  la  part  des  documents  sincères  et 
authentiques,  et  celle  des  documents  mensongers  et  apo- 
cryphes. Elle  juge  par  la  mémoire,  elle  prononce  du  haut  de 
l'érudition.  Elle  ne  peut  faire  davantage;  mais  je  dirais  vo- 
lontiers à  tel  critique  que  j'ai  vu  trancher  lestement  sur  la 
vie  et  les  sentiments  de  Molière  :  «  Voyons,  faites-nous  une 
biographie  de  Molière,  muis  faites-la  consciencieuse,  impar- 
tiale; feuilletez  à  nouveau  les  biographies  et  les  écrits  du 
temps,  pesez -en  la  valeur;  cherchez  la  vérité  au  milieu  des 
contradictions  flagrantes  de  ces  témoignages  contemporains, 
ot  concluez  avec  votre  raison,  avec  votre  justice,  avec  vos 
eniraillos.  Eh  bien,  j'ai  la  certitude  que  vous  feriez  ce  que 
j'ai  fait.  Lassé  de  la  frivolité,  de  l'aveuglement  ou  de  la  mnu- 


MOLIÈRE  319 

vaise  foi  de  ces  jugements  inconciliables,  vous  chercheriez 
Molière  dans  Molière. 

D'abord,  peut-être  dans  ses  entreliens  avec  ses  amis,  qui 
certes,  n'ont  pas  su  rapporter  ses  propres  paroles,  mais  qui 
ont,  au  moinSj  Chapelle  surtout,  traduit  d'une  certaine  façon 
sa  pensée,  et,  enfin,  vous  reviendriez  à  Alceste.  Vous  le  re- 
liriez pour  la  millième  fois,  mais  avec  une  lumière  nouvelle, 
et  vous  y  verriez  la  rigidité  et  la  douleur  de  Molière  honnête 
homme;  la  jalousie^  la  passion,  la  faiblesse  et  la  force  de 
Molière  amoureux;  la  miséricorde,  la  tendresse,  la  douceur 
de  Molière  généreux  et  bon.  Tout  cela  est  dans  le  Misan- 
thrope. Armande  y  est  tout  entière  aussi  avec  sa  froideur,  sa 
moquerie,  sa  vanité,  son  ingratitude,  sa  sagesse  même;  car, 
pour  moi,  Armande  est  sage,  plus  sage  encore  que  Célimène. 
11  y  a  autant  de  témoignages  en  faveur  de  cette  froide  vertu 
qu'il  y  en  a  contre,  et  le  témoignage  concluant,  c'est  celui  de 
Molière  dans  son  entretien  avec  Chapelle,  et  dans  toutes  les 
occasions  de  sa  vie  où  il  a  eu  occasion  de  parler  de  sa  femme. 

Quoi!  à  supposer  que  je  me  trompe,  l'opinion  de  Molière 
sur  son  propre  amour  serait  sans  valeur  et  ne  mériterait  pas 
d'être  préférée  à  celle  des  pamphlétaires  de  son  temps! 
c'est  un  caprice,  une  fantaisie  de  ma  part  d'avoir  cru  Mo- 
lière plus  clairvoyant  et  plus  véridique  que  ses  détrac- 
teurs, ses  envieux,  ou  même  ses  amis!  La  ténacité  de  son 
amour,  la  douleur  qui  le  tue,  ne  sont-elles  pas,  d'ailleurs,  des 
preuves  sérieuses  pour  qui  regarde  sérieusement  le  caractère 
de  cet  homme  si  sérieux?  On  a  vu,  on  voit,  je  le  sais,  de 
grands  esprits  et  de  grands  cœurs  être  dupes;  mais  est-ce 
une  nécessité  qu'ils  le  soient  et  n'y  a-t-il  pas  plus  de  chances 
pour  qu'ils  soient  justes  et  lucides?  Moi,  je  crois  que  Molière 
eût  méprisé  et  oublié  une  femme  dissolue;  je  crois  qu'il  a  pu 
estimer  la  sienne,  qu'il  n'a  souffert  que  de  son  ingratitude,  de 
sa  coquetterie,  de  ses  travers,  de  sa  sécheresse,  et  que  c'en 
était  bien  assez  pour  le  tuer. 

Ce  n'est  pas  mon  œuvre  littéraire  que  je  défends  ici,  je  le 
répète  :  je  ne  suis  pas  sujet  à  ce  genre  d'acharnement.  Je  dé- 


320     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  8AND 

fends  Molière;  je  n'avais  pas  besoin  de  défendre  son  génie,  je 
ne  l'ai  pas  lenlé.  Mais  vous  voyez  bien  que  sa  vie  privée  pou- 
vait être  défendue,  puisqu'elle  était  attaquée,  et  qu'en  y  re- 
gardant bien,  on  peut  la  trouver  pure,  douloureuse,  grave  et 
surtout,  ce  qui  me  tenait  au  cœur,  exempte  de  ridicule. 

Quant  à  Madeleine  Béjart,  il  est  hors  de  doute  qu'elle  fut 
l'amie  fidèle  et  dévouée  de  Molière.  Vous  voulez  qu'elle  ait 
été  sa  maîtresse.  Pourquoi  le  voulez-vous?  qu'en  savez-vous? 

/Nous  n'en  avons  aucune  preuve;  on  l'a  dit,  voilà  tout;  mais 
n'a-t-on  pas  dit,  n'a-t-on  pas  écrit  qu'elle  a  été  sa  belle- 
mère?  Et  vous  avez  maintenant  des  actes  qui  établissent 
également  qu'elle  était  la  sœur  d'Armande.  N'a-t-on  pas  ra- 
conté minutieusement  le  mariage  secret  de  Molière  avec  Ar- 

,  mande,  par  crainte  de  cette  mère  jalouse  qui  se  serait  brouil- 
lée avec  Molière,  et  qui  certes  aurait  dû  se  brouiller  d'une 
manière  irrévocable  !  Ne  sait-on  pas  aujourd'hui  que  le  ma- 
riage de  Molière  ne  fut  pas  secret,  que  sa  femme  porta  son 
nom  aussitôt  qu'elle  en  eut  le  droit,  que  la  fille  de  Molière 
porta  le  doux  nom  de  Madeleine,  et  que  Madeleine  Béjart  ne 
cessa  pas  de  faire  partie  de  la  troupe  de  Molière,  après  le 
mariage,  deux  faits  qui  n'indiquent  pas  une  rupture  éclatante, 

I  irrévocable,  mais,  au  contraire,  des  relations  de  famille  très- 
j  douces  et  très-pures. 

Je  ne  défends  plus  ici  Molière  contre  ses  ennemis,  puisqu'il 
est  vrai,  hélas!  qu'après  deux  cents  ans,  le  père  de  la  comé- 
die, le  plus  grand  homme  avec  Corneille  de  notre  littérature 
classique,  Molière  a  encore  des  ennemis  acharnés.  Mais  vous 
qui  aimez  Molière,  critiquez,  censurez  ma  pièce,  la  forme, 
le  style,  la  conduite,  blâmez  tout,  excepté  le  sentiment  qui 
m'a  fait  vous  montrer  un  grand  homme  victime  de  sa  sensi- 
bilité, de  sa  confiance,  de  sa  bonté,  de  sa  franchise,  de 
toutes  les  causes  secrètes  de  sa  grandeur  et  de  son  génie. 

Les  causes  secrètes,  intimes,  elles  sont  du  domaine  du  ro- 
man et  du  théâtre  tout  comme  les  effets  éclatants.  J'eusse  pu, 
je  le  sais,  interpréter  autrement  et  faire  une  pièce  plus  gaie 
ou  plus  dramatique;  j'eusse  pu  aussi  rester  dans  la  donnée 


que  j'ai  suivie  et  mieux  agencer  mon  petit  drame.  Ceci  est  la 
faute  de  mon  talent  et  non  celle  de  mon  sujet.  Critiquez 
donc  ma  forme  et  mes  moyens,  je  vous  accorde  ce  droit-là, 
et  non  celui  de  blâmer  mon  appréciation,  car  je  la  maintiens 
plus  honnête,  plus  morale,  plus  vraie  que  toutes  celles  que 
vous  m'avez  indiquées  après  coup  et  que  pour  rien  au  monde 
je  n'eusse  voulu  adopter,  même  avec  la  certitude  d'une  grande 
réussite  de  talent. 

Un  mot  pour  le  choix  que  j'ai  fait  du  théâtre  de  la  Gaieté 
pour  représenter  la  pièce  de  Molière.  A  qui  donc  en  ont  ceux 
qui  m'ont  blâmé  de  ce  clioix?  Ici  encore,  à  propos  des  ac- 
teurs, comme  à  propos  de  la  pièce,  s'élèvent  toute  sorte  de 
contradictions.  «  Ces  pauvres  acteurs  du  boulevard,  a-t-on 
dit,  ils  étaient  bien  étonnés,  bien  mal  à  l'aise,  d'avoir  à  débi- 
ter une  prose  plus  soignée  que  celle  du  mélodrame.  »  Et  ce- 
pendant, dans  les  mêmes  articles,  on  reconnaît  que  tous  ces 
acteurs  ont  admirablement  joué;  on  déclare  que  la  pièce  a 
été  montée  et  mise  en  scène  avec  un  soin  exquis  ;  que  ma- 
dame Lacressonnière  a  été  une  Célimène  excellente,  et  M.  Pau- 
lin Ménier  un  comique  du  premier  ordre  dont  la  place  est  aux 
Français  et  non  à  la  Gaieté.  Pourquoi  donc  faut-il  envoyer  au 
Théâtre-Français  tous  les  talents,  toutes  les  capacités,  toutes 
les  grâces?  Est-ce  que  le  Théâtre-Français  manque  de  tout 
cela?  Non,  certes.  Et  c'est  parce  qu'il  est  riche  et  complet 
qu'il  faut  désirer  que  les  artistes  éminents  des  autres  théâtres, 
surtout  ceux  du  boulevard,  restent  où  ils  sont;  c'est  parce 
qu'il  y  a  de  grands  artistes  aux  boulevards,  à  la  Gaieté  comme 
ailleurs,  qu'il  faut  travailler  pour  les  artistes  du  boulevard. 
Quel  besom  le  Théâtre-Français  a-t  il  des  modernes?  Faibles 
ou  forts,  aucun  d'eux  n'effacera  Corneille,  Molière,  Racine  et 
tant  d'autres  dont  les  théâtres  subventionnés  ont  le  monopole. 
Pourquoi  les  théâtres  qui,  par  leur  situation  et  la  modicité 
des  places,  sont  seuls  à  la  portée  du  peuple,  sont-ils  privés  de 
Molière,  de  Corneille,  de  Racine  et  de  tous  les  chefs-d'œuvre 
classiques  ?  On  prétend  qu'il  faut  conserver  pures  les  tradi- 
tions et  favoriser  la  stabilité  d'un  monument  élevé  à  la  mé- 


322  THEATEE  COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

moire  des  .grands  écrivains  dramatiques.  C'est  bien  vu  dans  un 
certain  sens;  mais  pourquoi  les  traditions  du  Théâtre-Fran- 
çais seraient-elles  perdues,  pourquoi  les  savants  artistes  de  ce 
théâtre  seraient-ils  découragés  ou  délaissés  si  le  privilège  de 
représenter  les  vieux  chefs-d'œuvre  cessait  d'être  leur  apa- 
nage exclusif?  La  question  est  bien  discutable,  on  l'avouera, 
et  je  m'étonne  qu'elle  n'ait  pas  été  sérieusement  entamée  sous 
un  gouvernement  républicain.  Comment  I  vous  proclamez  pour 
la  plupart  que  le  peuple  est  ignorant,  qu'il  fréquente  les  ca- 
barets, qu'il  a  des  mœurs  grossières,  et  vous  ne  voulez  pas 
l'éclairer  ni  le  moraliser  !  vous  en  évitez,  vous  en  repoussez 
les  moyens  !  Vous  décrétez  que  le  peuple  est  indigne  d'enten- 
dre les  œuvres  des  maîtres,  vous  le  privez  de  cette  nourri- 
ture saine  et  robuste  que  les  maîtres  ont  préparée  pour  lui, 
cependant,  et  vous  la  réservez  pour  une  classe  lettrée  qui  la 
dédaigne  à  force  d'en  être  rebattue,  qui  n'y  trouve  plus  rien 
de  neuf  et  qui,  grâce  à  l'élégance  de  ses  mœurs,  prétend, 
certes,  n'avoir  plus  besoin  des  naïfs  enseignements  de  nos  pè- 
res! Eh  bien,  si  vous  voulez  favori-er  certaines  écoles  drama- 
tiques et  lyriques,  faites-le  plus  largement  encore,  si  largement 
que  les  théâtres  subventionnés  soient  des  spectacles  gratuits 
dont  tout  le  monde  puisse  profiter.  De  cette  manière,  je  com- 
prendrai votre  sollicitude  pour  un  certain  groupe  d'artistes 
choisis  et  pour  un  certain  répertoire  d'élite.  Mais,  si- vous 
n'ouvrez  ces  sanctuaires  qu'aux  riches,  si  leur  situation  et 
leur  cherté  en  excluent  les  pauvres,  je  n'en  vois  pas  l'utilité. 
Les  riches  ont  tant  d'autres  moyens  de  s'instruire,  et  les 
pauvres  en  ont  si  peu  1 

Maintenant,  dans  l'état  où  sont  les  choses,  n'est-ce  pas  un 
devoir  pour  les  gens  de  lettres,  quand  ils  peuvent  le  faire, 
quand  des  raisons  d'affection  ou  de  convenance  personnelle 
ne  les  en  empêchent  pas,  de  porter  aux  théâtres  populaires, 
le  fruit  de  leur  travail  le  plus  soigné,  l'expression  de  leurs 
sentiments  les  plus  chers ?Appellerez-vous  cela  du  socialisme? 
Faites-le  si  vous  voulez,  mais  vous  n'oseriez  pas  dire  que  vous 
n'êtes  pas  socialiste  dans  ce  cas-là,  et  à  ce  point  là,  de  vouloir 


MOLIERE  383 

inplruireet  moraliser  des  classes  avec  lesquelles  il/audra  comp- 
ter tôt  ou  tard.  N'est-ce  pas  votre  intérêt  comme  le  leur  ?  Est-on 
votre  ennemi  parce  qu'on  vous  conseille  ?  Est-ce  qu'Alexan- 
dre Dumas,  que  vous  n'accusez  pas  de  socialisme  échevelé  et 
qui  a  chanté  toutes  les  puissances  comme  toutes  les  misères, 
n'a  pas  bien  fait  de  donner  au  Cirque  une  magnifique  étude 
de  Napoléon?  Est-ce  qu'il  n'est  pas  le  seul  jusqu'à  celte 
heure  qui  ait  fait  parler  avec  grandeur  ce  grand  personnage  ? 
Est-ce  qu'il  n'est  pas  écouté  et  compris  par  ces  spectateurs 
à  cinquante  centimes,  plus  naïvement,  plus  religieusement 
qu'il  ne  le  serait  par  les  habitués  de  la  rue  de  Richelieu?  Les 
lettrés  I  nous  n'avons  rien  à  leur  apprendre,  ils  en  savent 
tous  autant  les  uns  que  les  autres,  autant  que  nous  par  con- 
séquent; mais  le  peuple,  il  est  beau  temps  qu'on  lui  donne  à 
sentir  ce  qu'on  peut  faire  de  mieux.  La  littérature  sérieuse 
l'ennuie,  dit-on;  il  ne  la  comprend  pas.  Je  n'en  crois  rien; 
mais,  s'il  en  est  ainsi,  raison  de  plus  pour  insister  auprès  de 
lui  et  pour  l'Jiabituer  aux  émotions  ou  awx  réflexions  sérieuses. 

Quant  à  moi  qui  ne  suis  pas  habile  et  qui  cherche  toujours 
sans  jamais  me  Qatter  d'avoir  trouV'é,  je  suis  satisfait  d'avoir 
donné  à  un  théâtre  du  peuple,  non  pas  une  pièce  que  j'estiuvj 
bonne,  mais  une  pièvO  que  j'ai  faite  avec  soin  et  conscience, 
où  j'ai  été  impartial,  je  m'en  flatte,  et  dont  l'utilité  m'est 
suffisamment  démontrée  par  les  colères  étranges  de  certaines 
gens. 

La  pièce  complète  que  je  publie  ici  est  le  premier  jet  de 
ma  pensée  sur  la  vie  intérieure  de  Molière  :  c'était  long,  trop 
long  de  beaucoup  pour  le  théâtre,  et  on  a  dû  en  retrancher 
une  partie  considérable.  Il  est  résulté  de  ces  retranchemenlâ 
faits  un  peu  tard,  à  cause  de  mon  éloignement,  que  la  pièce, 
sans  acquérir  le  mouvement  qui  lui  manquait,  a  perdu,  selon 
moi,  quelques  qualités  essentielles  de  l'analyse.  Plusieurs  es- 
prits sérieux  m'ont  reproché  avec  raison  d'avoir  fait  repré- 
senter une  analyse  incomplète.  Elle  était  trop  complète 
d'abord,  pas  assez  ensuite;  mais  la  faute  en  est  à  moi  seul, 
nullement  aux  conseils  qui  m'ont  dirigé  dans  cette  exécution. 


354    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEOUGE  SÀND 

La  faute  était  et  est  restée  dans  la  pièce  elle-même.  Si  certains 
développements  eussent  été  à  leur  place,  on  n'eût  pas  été 
forcé  de  les  retrancher  absolument  :  on  eût  laissé  le  néces- 
saire. La  pièce  était  donc  faible  de  contexture  et  peu  répa- 
rable de  ce  côté.  Mais,  ceci  accordé,  on  trouvera  peut-être 
quelque  intérêt  à  la  lecture.  Du  moins,  ceux  qui  se  sont  at- 
tendris naïvement  en  voyant  souffrir  un  grand  homme,  ceux 
qui  aiment  le  côté  humain  des  caractères,  le  calice  de 
l'homme  divin  et  sa  défaillance  à  la  veille  du  sacrifice,  les 
larmes  de  Jeanne  d'Arc  blessée  et  découragée,  la  faiblesse  des 
forts,  en  un  mot,  cette  faiblesse  touchante  qui  les  fait  aimer 
de  tous,  parce  qu'en  ces  moments-là  tous  les  comprennent 
et  les  sentent  vivre  dans  leur  propre  cœur,  ceux-là,  dis-je, 
liront  avec  bienveillance  une  étude  plus  développée  et  par- 
donneront ainsi  à  l'absence  des  qualités  dramatiques. 


DISTRIBUTION 


MOLIÈRE MM . 

CONDÈ 

BRÉCOURT 

DUPARC  ,  dit  Gros-René 

BARON 

LOUIS  XIV 

Un  Bel  Esprit 

Un  Doccereux 

Un  Marquis 

Chef  machiniste 

Brigadier  machiniste 

MADELEINE  BÈJART Mracs 

ARMÂNDE  BÈJART 

PIERRETTE  LAFORÈT,  servante  de  Molière... 
MADELEINE,  ûlle  de  Molière  (de  six  à  huit  ans). 

Deux  Belles  Dames 

Une  Vieille  Dame 

Ouvriers,  Dames  et  Messieurs,  Musiciens,  etc. 


Bocage. 

Lachessonmère. 

Matis. 

Pacli.n  Ménier. 

Baron. 

eugè.ne  bondois. 


Fresne. 

RiCHER. 

boi'deville. 
Lacressonmére. 
Hortense  Jouve. 
Marie  Collin. 


Le  premier  acte,  dans  lo  Limousin;  le  deuiième,  ;i  Versailles;  le 
t  oisième,  à  Autejil;  le  quatrième  ol  le  cinciuièrae,  à  Paris. 


MOLIERE  325 

ACTE  PREMIER 

Arbres  et  rochers  sur  une  hauteur.  —  Chemin  creux  au   fond. 

SCÈNE  PREMIERE. 
DUPARC,  puis  BRÉCOURT. 

Brécourt  est  dans  uno  carriole-fourgon  traînée  par  un  cheval,  qu'il  arrête 
sur  le  théâtre. 

BRÉCOURT,   descendant  du  fourgon. 

Cet  endroit-ci  me  semble  disposé  à  souhait  pour  la  halte,  le 
repas  et  la  sieste.  Ces  paysans  nous  avaient  bien  dit  que 
nous  trouverions  une  fontaine  ombragée  au  faîte  de  la  mon- 
tée. 

DUPARC,  ôlant  son   arquebuse  et   descendant   un    sentier.  II    silllo   eej 
chiens. 

Tiburce  !  Artaban  ! 

BRÉCOURT. 

Oublie  donc  un  peu  tes  chiens,  et  me  viens  aider  à  débal- 
ler nos  provisions  'le  bouche.  Nous  serons  bien  ici...  Les 
coussins  du  chariot  pour  asseoir  nos  dames...  le  panier  aux 
vivres...  Tout  doux!  ne  cassons  rien....  Nous  y  sommes.  Et  si 
nous  allumions  du  feu  ? 

DUPARC,  qui  l'a  aidé  à   sortir  du  fourgon  un  grand  panier  carré,   des 
coussins  et  divers  ustensiles. 
Pourquoi  faire? 

BRÉCOURT. 

Pour  faire  cuire  le  gibier  que  tu  avais  promis  de  tuer  en 
route. 

DUPARC. 

Mauvais  plaisant!  tu  ne  songes  qu'à  ta  gueule,  et  oubUes  ce 
pauvre  cheval,  qui  vaut  mieux  que  nous  tous. 

Il  sort  lo  cheval  du  brancard. 
1  19 


^26  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAXD 

BRÉCOURT. 

Je  songe  d'abord  à  ceux  de  mon  espèce, 

DUPARC. 

Notre  espèce  est  la  pire  de  toutes,  Brécourt!  Les  hommes 
ne  valent  rien!...  Çà,  viennent-ils,  nos  compagnons? 
BRÉCOURT,  regardant  au  fond   du  théâtre  en  se  penchant  sur  les 
rochers. 

Notre  chef  monte  la  côte,  et  ces  dames  viennent  de  leur 
pied  léger,  battant  les  buissons  comme  des  écoliers  en  va- 
cances. 

duparC. 

Oui,  oui,  selon  leur  coutume,  toujours  riant,  caquetant  ou 
bayant  aux  corneilles,  du  temps  qu'on  crève  de  faim  et  de  soif 
à  les  attendre!  j'ai  l'estomac  creux  comme  un  rebec!  Al- 
lons, je  vas  mettre  ce  pauvre  cheval  à  l'ombre;  mes  chiens 
ont  déjà  trouvé  le  bon  endroit. 

Il   sort  avec  le  cheval. 

SCÈNE  II 
BRÉCOURT,  seul. 

Oui  croirait  que  ce  misanthrope  est,  sur  les  planches,  le 
plus  beau  rieur  de  la  troupe?  Le  public  ne  se  doute  guère  de 
l'humeur  véritable  du  joyeux  Gros^René!  le  public  ne  sait 
point  que  le  masque  qui  rit  et  grimace  est  souvent  collé  au 
visage  du  comédien  par  ses  pleurs! 

SCÈNE  III 

BRÉCOURT,    PIERRETTE,    très-pauvremeat    vêtue    avec   un 
jupon  rapiécé. 

PIERRETTE,  entrant  de  droite  à  reculons  et  parlant  vers  la  coulisse. 
Allons,  mesdemoiselles,   soyez  belles  et  sages,  et  n'allez 
point  courir  dans  les  blés  pour  y  gâter  vos  beaux  habits. 


BRÉCOURT,  à  part,  (3l  l'observant  du  fond  du  théâtre. 

A  qui  diantre  parle  cette  petite  paysanne?  A  ses  oies,  Dieu 
me  pardonne  ! 

PIERRETTE,  se  croyant  seule. 

Ah!  c'est  qu'il  les  faut  souvent  avertir, ces  demoiselles-là! 
Ça  vous  a  une  cervelle  si  légère!  ce  n'est  point  comme  moi 
qui  pense  toujours  à  quelque  chose.  Voyons,  à  quoi  est-ce 
que  je  penserais  bien?...  Je  penserais  bien  à  manger;  mais 
mordi  !  je  n'ai  miet.te  à  me  fourrer  sous  la  dent.  A  dormir  ;... 
mais  il  faut  que  je  songe  aussi  à  garder  mes  oies,  et  ces  deux 
idées-là  ne  peuvent  jamais  s'accorder  ensemble.  Dame!  je  m'en- 
nuierais bien  d'être  toute  seule  sur  la  montagne  si  je  n'avais 
point  mon  brin  d'esprit  pour  me  tenir  compagnie.  Ils  disent 
pourtant  à  la  ferme  que  je  suis  simple.  (Changeant  sa  voix  et 
contrefaisant  quelqu'un.)  «  Une  grande  sotte  qui  a  seize  ans  et 
qui  ne  sait  rien  de  rien!  »  (Reprenant  sa  voix.)  Oh!  oui-da!  si 
on  m'avait  enseigné  quelque  chose,  je  saurais  quelque  chose. 
(Apercevant  Brécourt.)  Oh  la  la!   oh  la  la!... 

Elle  veut  s  enfuir. 
BRÉCOURT. 

Eh  bien,  donc,  ma  fille!  est-ce  que  je  vous  fais  si  grand'- 
peur? 

PIERRETTE. 

Oh!  oui,  grand'peur,  monsieur!  Ne  me  faites  point  de 
mal  :  je  ne  vous  parle  point. 

BRÉCOURT, 

Tu  es  une  vraie  sauvage,  ma  mie,  et  sij  tu  discourais  seule 
fort  gaillardement  tout  à  l'heure. 

PIERRETTE. 

Vous  m'écoutiez  donc?  Voire,  qui  l'aurait  su!  Mais  je  n'ai 
rien  dit  pour  vous  faire  du  tort.  Je  ne  pensais  seulement 
point  à  vous. 

BRÉCOURT. 

Je  le  crois.  Aussi  ne  veux-je  point  te  faire  de  peine.  Tiens, 
connais-tu  cela  ? 

Il  lui  montre  une  pièce  de  monnaie. 


328  THÉÂTRE   COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

PIERRETTE. 

Je  n'y  connais  pas  grand'  chose  :  je  ne  sais  point  calculer 
l'argent. 

BRÉCOURT. 

Tu  ne  gagnes  donc  point  ta  vie  à  garder  les  oies? 

PIERRETTE. 

Si  fait,  je  gagne  mon  pain  :  on  me  donne  des  sabots  par- 
dessus le  marché. 

BRÉCOURT. 

Eh  bien,  veux-tu  gagner  cette  pièce  d'argent? 

PIERRETTE. 

Nenni,  monsieur,  si  c'est  à  faire  quelque  chose  contre  le 
bien  du  roi. 

BRÉCOURT. 

Oh!  oh!  tu  tiens  pour  le  bien  du  roi,  toi? 

PIERRETTE. 

Moi?  Dame,  je  ne  sais  pas. 

BRÉCOURT. 

Sais-tu  ce  que  c'est  que  le  roi? 

PIERRETTE. 

Je  ne  l'ai  jamais  vu. 

BRÉCOURT. 

Mais  tu  crains  les  frondeurs? 

PIERRETTE. 

Ah!  oui,  par  exemple! 

BRÉCOURT. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  les  frondeurs  ? 

PIERRETTE. 

Dame,  on  dit  que...  Ma  foi,  je  ne  les  connais  point,  moi. 
Vous  me  dites  là  un  tas  de  choses  que  je  n'entends  mie.  On 
dit  comme  ça  chez  nous  qu'il  faut  agir  pour  le  bien  du  roi; 
et  puis  voilà  :  je  n'en  sais  pas  plus  long. 

BRÉCOURT, 

Allons,  je  ne  t'en  demande  pas  davantage.  Veux -lu  nous 
aider,  mes  camarades  et  moi,  à  déjeuner  sous  ces  arbres? 


MOLIÈRE  3J9 

PIERRETTE. 

Et  où  donc  est-ce  qu'ils  sont,  vos  camarades? 

BRÉCOURTj  la  conduisant  au  fond. 

Tiens,  les  vois-tu  qui  montent  par  ici  ? 

PIERRETTE. 

Oh!  le  beau  monde,  le  joli  monde!  tous  en  braves  habits 
de  ville!  on  n'en  voit  pas  souvent  par  ici,  du  monde  comme 
ça!  Mais,  's'il?  me  réclament  à  déjeuner,  moi,  je  n'ai  rien  à 
leur  donner,  d'abord. 

BRÉCOURT,  lui  montrant  le  panier  et  le  plaçant  au  milieu  du  théâtre. 

Nous  avons  ici  tout  ce  qu'il  faut,  et  tu  en  auras  ta  part  si 
tu  nous  aides. 

PIERRETTE. 

Qu'est-ce  qu'il  faut  faire?  tenir  votre  cheval?  Ah!  ça  'me 
connaît,  ça,  les  chevals,  et  je  lui  virerai  les  manches  à 
seules  fins  qu^l  ne  s'ensauve  point.  Mais  ce  monsieur  qui 
vient  là,  c'est-il  un  curé,  qu'il  est  tout  de  noir  habillé? 

BRÉCOURT. 

Non,  c'est  un  comédien  :  c'est  notre  chef. 

PIERRETTE. 

Ah!  c'est  un  comédien?  Je  ne  sais  point  ce  que-c'est;  mais 
ça  ne  me  regarde  pas. 


SCENE  IV 

BRÉCOURT,  PIERRETTE,  MOLIÈRE,  MADELEINE 
BÉJART,  ARMANDE  BÉJART. 

Molière,  à  pied,  conduit  par  la  bride  un  autre  cheval   attelé  h  un  autre 
chariot.  Brécourt  va  au-devant  de  lui  et  l'aide  à  dételer  avec    Pier- 


BRECOURT. 

Eh  bien,  Molière,  n'ai-je  point  trouvé  là  une  jolie  salle  de 
réfection?  J'ai  pourvu  à  tout,  car  j'ai  déjà  un  page  (montrant 
Pierrette);  et  il  y  a  SOUS  ces  rochers  une  fontaine  pour  rafraî- 
Ghir  nos  flacons. 


330  THEATRE  COMPLET  UE   GEORCxE  SAND 

MOLIÈRE. 

C'est  affaire  à  toi,  mon  cher  Brécourt,  de  prendre  les  de- 
vants.  —  Voyons,  mesdames,  n'est-ce  point  là  le  modèle  des 
hommes?  au  théâtre,  en  voyage,  partout,  n'est-ce  point  lui 
qui  s'emploie  toujours  pour  le  plaisir  des  autres  ? 

ARMANDE. 

Il  faut  bien  qu'il  soit  aimable  pour  deux,  pour  son  ami 
Duparc  et  pour  lui-même. 

MOLIÈRE. 

Duparc  fait  cependant  aussi  toutes  vos  volontés,  mademoi- 
selle Armande. 

BRÉCOURT,  à  Pierrette,  qui  emmène  le  cheval. 
Allons  leur  donner  i'avoine. 

PIERRETTE. 

Oh!  je  sais  bien  soigner  ça,  moi,  les  bêtes.  Dites  donc, mes- 
demoiselles, vous  garderez  les  miennes  pendant  ce  temps-là? 

ARMANDE. 

Comment? 

PIERRETTE,    montrant  la   coulisse  par  où    elle   est  entrée. 
Oui,  mes  oies,  qui  sont  par  là,  le  long  des  blés. 

Elle  sort  avec  Brécourt. 
ARMAXDE,  riant. 

Bon!  compte  là-dessus! 

SCÈNE  V 
MOLIÈRE,  MADELEINE,  ARMANDE. 

MOLIÈRE. 

Eh  bien,  mes  entants,  vous  le  voyez  :  vous  avez  voulu 
suivre  ma  fortune  errante,  et  je  n'ai  souvent  à  vous  offrir 
qu'un  siège  de  gazon  et  un  toit  de  feuillage.  C'est  trop  de 
fatigues  et  d'aventures  pour  des  femmes  délicates. 

MADELEINE. 

•lusqu'ici,  quanta  moi,  je, n'ai  ressenti  aucune  fatigue,  et 


MOLIKRE  ^-'^ 

nos  aventures  m'ont  semblé  plus  divertissantes  que  fâcheu- 
ses. Je  l'aime,  cette  vie  vagabonde,  et  ne  me  l'étais  point 
imaginée  aussi  agréable  qu'elle  l'est  en  votre  compagnie. 
MOLIÈRE,  regardant  de  temps  en  temps  Armande. 
Vous  parlez  ainsi  pour  ne  me  point  affliger,  sachant  bien 
que  je  voudrais  vous  donner  toutes  les  aises  et  que  je  souffre 
de  ne  pouvoir  ôter  les  épines  de  votre  chemin.  Quel  carac- 
tère généreux  est  le  vôtre,  Madeleine,  et  qu'un  mot  de  vous 
doit  donner  de  courage  et  de  consolation  I 

MADELEINE. 

Vous  ne  vous  connaissez  donc  pofnt  vous  même,  Molière , 
car  vous  êtes  mon  modèle,  et  c'est  à  vous  que  je  m'efforce  de 
ressembler  pour  être  satisfaite  de  moi. 

ARMANDE. 

Ah!  mon  Dieu,  que  de  compliments!  Est-ce  un  rôle  que 
vous  récitez  là  tous  les  deux  ? 

MADELEINE. 

Je  dis  ma  pensée,  qui  devrait  être  la  vôtre  aussi,  Armande. 

ARMANDE. 

Oh!  ma  pensée,  la  voici  pour  le  moment.  J'ai  chaud,  j'ai 
faim  et  je  suis  lasse. 

MOLIÈRE. 

ï.a  pauvre  mignonne!  hâtons-nous  donc  de  déjeuner. 

Il  s'approche  du  panier  :    Armande   se  lève. 
MADELEINE. 

Non  pas  avant  que  nos  camarades,  qui  prennent  de  la 
peine,  soient  ici  pour  commencer  avec  nons.  Ne  gâtez  point 
cette  enfant,  mon  ami  ;  ne  faut-il  pas  qu'elle  apprenne  à  pa- 
tienter et  à  souffrir  comme  les  autres?  Elle  a  voulu  voyager 
avec  nous,  elle  veut  être  comédienne;  je  la  trouvais  encore 
trop  jeune,  vous  m'avez  forcée  de  céder;  et,  maintenant 
qu'elle  y  est,  il  la  faut  habituer  à  porter  son  mal  sans  se 
plaindre. 

MOLIÈRE,   à  Armande,   qui  hoche  la  tête. 

Votre  sœur  a,  parbleu,  raison,  Armande  :  il  faut  de  la  pa- 
tience, (il  passe  ses  mains  derrière  lui,  soulève  le  couvercle  du  panisr  et 


332    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

en  tire  des  fruits  qu'il  passe  en  cachette  à  Armande.)Il  faut  (Mre  SObre 
et  croire  tout  ce  que  votre  sœur  vous  dit. 

ARMAXDE. 

Allons,  j'y  essayerai  :  merci  de  la  leçon,  mon  bon  ami.  Je 
vais  faire  un  tour  en  attendant  le  déjeuner  pour  m'exercer  à 
la  patience. 

'  Elle  sort  en  griïnolant. 

SCÈNE  YI 
MOLIÈRE,  MADELEINE. 

MADELEINE. 

Molière,  Molière!  vous  l'aimez  trop,  cette  petite  fille! 

MOLIÈRE. 

Je  l'aime  comme  mon  enfant. 

MADELEINE. 

Comme  votre  enfant  !  Vous  n'avez  guère  plus  de  trente  ans  ; 
elle  en  a  bientôt  quinze.  Êtes-vous  d'âge  à  faire  le  tuteur  ? 

MOLIÈHE. 

Il  me  semble  que  oui.  Je  m.'imagine  qu'elle  est  votre  nièce 
et  que  je  suis  son  père,  parce  que  je  vous  considère  comme 
ma  sœur.  La  solide  amitié  qui  m'unit  à  vous,  Madeleine,  rem- 
plit ma  vie  de  vaillance  et  de  force;  la  sainte  tendresse  que 
j'ai  pour  Armande  égayé  mes  loisirs  et  m'adoucit  le  cœur. 
C'est  de  vous  que  je  reçois  tout  ce  que  j'ai  de  bon  dans  l'âme, 
et  c'est  à  elle  que  je  le  voudrais  pouvoir  donner  comme  un 
bien  qui  lui  est  dû  plus  qu'à  moi. 

MADELEINE. 

Vous  ne  nous  aimez  pas  de  la  même  manière,  je  le  sais; 
mais  n'a-t-elle  point  la  meilleure  part?  Il  y  a  huit  ans  que 
nous  partageons,  vous  et  moi,  mêmes  soins  et  même  fortune  : 
il  y  a  six  mois  à  peine  que  ma  sœur  est  avec  nous,  et  déjà 
elle  vous  occupe  plus  que  de  raison. 


MOLIERE  3.» 

MOLIÈRE. 

Quoi!  Madeleine,  Tamilié  s'accommode-t-elle  de  la  ja- 
lousie ? 

MADELEINE,  tressaillant. 

L'amilié  est  jalouse  de  confiance.  Écoutez,  Molière  :  je  veux 
la  vôtre,  je  l'exige.  Montrez-moi  le  fond  de  votre  cœur.  Sen- 
tez-vous de  l'amour  pour  Armande?  S'il  en  est  ainsi,  je  vous 
demande  de  ne  me  le  point  cacher.  Je  redoublerai  de  soins 
pour  rendre  ma  sœur  digne  de  vous,  et  je  lui  servirai  vérita- 
blement de  tutrice  et  de  mère,  pour  joindre  son  sort  au  vôtre 
dès  qu'elle  sera  en  âge  de  se  marier. 

MOLIÈRE,   un  peu  ému. 

Parlez-vous  sérieusement,  Madeleine  ? 

MADELEINE,   ëiuue,   mais  se  contenant. 

Je  VOUS  le  jure  par  notre  amitié  même. 

MOLIÈRE. 

Eh  bien,  moi,  par  le  respect  que  je  vous  porte,  je  jure  que 
je  n'ai  jamais  songé  au  mariage  sans  frayeur  et  sans  aver- 
sion. Je  suis  l'homme  de  la  terre  le  moins  capable  de  se  fixer 
dans  des  liens  éternels  ;  non  que  j'aie  le  caractère  volage  : 
l'inconstance,  c'est  de  l'ingratitude,  et,  d'ailleurs,  je  serais 
porté  à  trop  de  jalousie  pour  vouloir  donner  à  ma  femme 
l'exemple  de  l'infidélité;  mais,  pour  avoir  une  compagne,  il 
faut  la  rendre  heureuse,  et  la  mienne  ne  trouverait  point  son 
compte  dans  les  choses  (}ui  me  préoccupent.  Vous  savez  bien 
que  je  n'ai  qu'une  passion,  celle  du  théâtre,  que  j'y  ai  tout 
sacrifié  ,  mes  parents  ,  mon  avenir  et  moi-même.  Héritier 
d'un  certain  fonds  de  commerce  et  d'une  charge  assez  lucra- 
tive dans  la  maison  du  roi,  fils  de  famille,  avocat...  diplômé, 
s'il  vous  plait  !  ne  m'avez-vous  point  vu  quitter  tout  pour 
in'attacher  à  une  profession  misérable  et  que  le  monde  consi- 
dère comme  dégradante?  J'y  fus  poussé  par  une  force  incon- 
nue, par  un  entêtement  de  ma  destinée  encore  plus  que  de 
ma  volonté.  Et  encore  que  je  ne  voie  point  la  fin  de  mes  tra- 
verses, de  mes  fatigues  et  de  mon  obscurité,  rien  ne  me  fera 
renoncer  à  mon  dessein.  J'v  \eux  donner  tout  mon  temps, 

19. 


334.    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAXD 

toutes  mes  veilles,  toutes  mes  pensées.  Je  ne  me  laisserai  dis- 
traire ni  par  les  sentiments  du  cœur  ni  par  les  charges  de 
la  famille.  Vous  voyez  donc  bien  que  je  ne  me  dois  point  ma- 
rier, à  moins  que  je  ne  devienne  fort  riche  et  fort  célèbre. 
(Souriant.)  Ce  qui  n'est  point  vraisemblable  :  que  vous  en 
semble  ? 

MADELEINE. 

Je  sais  vos  résolutions,  et  me  suis  associée  à  vos  intérêts 
,  sur  le  pied  que  nous  ne  devions  nous  marier  ni  l'un  ni  l'autre. 
Mais,  à  ce  compte-là,  Molière,  vous  ne  devez  point  aimer  ma 
sœur,  et  j'ui  sujet  d'en  être  inquiète. 

MOLIÈRE. 

Non,  Madeleine,  vous  n'avez  point  sujet  de  l'être;  car  je 
suis  un  galant  homme,  et  vous  le  savez  bien. 

MADELEINE. 

Vous  me  donnez  donc  votre  votre  parole  sérieuse  et  réflé- 
chie que  vous  verrez  toujours  Armande  avec  les  yeux  d'un 
frère  ? 

MOLIÈRE. 

Oui,  ma  bonne  amie,  recevez-la  devant  Dieu. 

MADELEINE. 

J'y  crois,  et  j'y  compte. 

BRÉCOURT,   derrière  le   lljéàlre. 

Molière!  hé!  Molière I 

Molière  va  vers  lui. 
MADELEINE,    à    part. 

J'y  crois...  j'y  compte,  et  cependant  je  souffre  ! 

SCÈNE  VII       . 

MOLIÈRE,  BRÉCOURT,   MADELEINE, 
PIERRETTE. 

BRÉCOURT. 

Voici  un  plaisant  accident!  nous  avons  toutes  choses  pour 
déjeuner,  hormis  du  pain  que  nous  avons  oublié.  (Montraui 


MOLIÈRE  385 

Pierrette.)  Mais  Celte  petite  fille  dit  qu'il  y  a  ici  près  une  ferme 
où  nous  en  pourrons  trouver  :  j'y  cours. 

MOLIÈRE. 

Non,  c'est  à  moi  de  faire  quelque  chose  pour  les  autres  : 
repose- toi. 

PIERBETTE. 

Oh!  c'est  tout  près,  la  ferme!  voyez,  au  bout  de  ce 
champ-là, 

MADELEINE,    a  Molièro. 

J'y  vais  avec  vous. 

MOLIÈRE, 

Bien,  venez...  Mais  Armande,  où  est-elle? 

BRÉCOURT,  regardant  vers  la  coulisse. 

Tenez,  sur  le  chemin  que  vous  allez  prendre,  justement. 
Moi,  je  vais  puiser  de  Veau,  (a  Pierrette.)  Toi,  veille  sur  nos 
provisions. 

SCÈNE  VIII 

PIERRETTE,   seule. 

Oh!  pardine!  il  n'y  a  pas  de  danger  :  il  ne  passe  pas  déjà 
tant  de  monde  par  ce  chemin-ci.  C'est  égal,  on  m'a  dit  : 
«  Veille!  »  je  vas  veiller.  (Elle  s'assied  par  terre  le  dos  contre  Je 
grand  panier  à  provision»  et  commence  a  bâiller.)  AveC  ÇB,  je  garderai 

mes  oies...  qui  sont  là...  bien  raisonnables...  Elles  dorment 
toutes...  Ah!  les  paresseuses,  de  dormir  comme  ça  en  plein 

midi!... 

Elle  s'endort. 

SCÈNE  IX 

PIERRETTE,   endormie;  UN    CAVALIER. 

LE    CAVALIER,   dans  le  chemin  creux,  frappant  son  cheval  qui 
résiste. 

Allons!  courage,  maudite  bête!  Es-tu  déjà  fourbue?  (ii 
fouetie  le  cheval  qui  disparaît.)  Mange,  couche-toi,  crève,  fais  ce 


336  THÉAT.RE  COMPLET  DE  GEORGE   SÂXD 

que  tu  voudras  et  va  au  diable!  (A|.proclianl  et  s'essuyant  le  front.) 

Me  voilà  aussi  fatigué  que  ma  monture,  et,  si  je  m'en  croyais, 
je  me  laisserais  tomber.  Mais  il  faut  que  le  vouloir  serve  à 
l'homme,  surtout  dans  les  grands  périls...  Ah!  ce  lieu-ci  me 

semble  occupé...  Gare  à  nous!...  (il  examine  le  chariot  et  lit  cette 

inscription  sur  un  coffre.)  Troupe  DU  SIEUR  MoLiÈRE.  Molièrel 

qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  (il  avance  la  tête  dans  le  chariot,  et  en 
retire  à  demi  quelques  accessoires  de  théâtre.)  Casques,  rapières,  per- 

tuisanes  en  bois  doré!  Ce  ne  sont  point  là  gens  de  guerre, 
mais  comédiens  de  campagne.  J'en  aurai  bon  marché.  Il  faut 
qu'ils  me  cèdent  un  de  leurs  chevaux.  Où  sont-ils  donc? 
(Voyant  Pierrette.)  Hé!  petite  !  (il  la  secoue.)  Sus!  sus!  répondez! 

PIERRETTE. 

Oh!  qu'est-ce  qu'il  va?  Êtes-vous  de  ces  gens-là  qui  vont 
déjeuner  ici  ? 

LR    CAVALIER. 

Déjeuner  ?  Pardieu  !  oui,  j'en  suis!  Où  déjeune-t-on  ? 

PIERRETTE. 

Voilà  le  panier  aux  vivres.  Il  n'y  manque  que  le  pain  qu'ils 
ont  été  quérir, 

LE    CAVALIER. 

Le  pain?  Oh!  bagatelle! 

Il  s'assied  à  cheval  sur  le  panier  et  lève  le  couvercle. 
PIERRETTE. 

Vous  allez  comme  ça  manger  sans  attendre  vos  camarades? 
Ça  n'est  pas  bien  honnête  ! 

LE     CAVALIER. 

Vous  trouvez? 

PIERRETTE,    à   part. 

Oh  I  les  méchants  yeux'qu'il  a!  c'est  peut-être  un  voleur! 
Je  m'en  vas  avertir  les  autres,  moi  ! 

Elle  se  sauve. 


SCENE  X 

LE  CAVALIER,  seul. 

Bonne  rencontre,  vrai  Dieu!  la  fortune  me  suit  partout.  Al- 
lons, de  la  confiance,  de  l'audace,  et  tout  est  sauvé,  (il  com- 
mence à  dépecer  une  volaille.)  Mes  sept  braves  doivent  être  rendus 
à  Limoges.  Sept  hommes  contre  toute  la  France  !  Oui,  mais 
je  suis  le  huitième! 

SCÈNE  XI 
LE  CAVALIER,  BRÉCOURT. 

BRÉCOURT  ,  tient  un  bâton  derrière  lui,  et  s'approche  doucement  sans 
que  le  cavalier  l'observe.  Après  l'avoir  examiné  un  instant,  il  se  place 
à  cheval  en  face  de  lui  sur  l'antre  bout  du  panier,  en  lui  disant. 

Bon  appétit,  mon  camarade  ! 

LE  CAVALIER,  prenant  une  bouteille  dans  le  panier. 

Grand  merci  !  à  votre  santé  !  (Brécourt  lève  son  bâton,  que  le  ca- 
valier pare  avec  un  pistolet  qu'il  a  tiré  rapidement  de  sa  ceinture.)  Dou- 
cement, mo.i  ami  !  j'ai  faim,  j'ai  soif,  je  suis  pressé,  j'ai  de 
l'argent  ;  je  récompense  qui  m'oblige,  je  tue  qui  me  dérange. 

BRÉCOURT,  tirant   sa  rapière. 

Tuez  donc,  si  vous  pouvez,  car  je  prétends  fort  vous  dé- 
ranger. 

LE    CAVALIER,  jetant  son  pistolet. 

Si  vous  prenez  ces  armes-là,  à  la  bonne  heure  !  (il  tire  aussi 
sa  rapière,  et  s'arrête;  à  part.)  M'est  avis  que  je  fais  ici  mal  à 
propos  le  gentilhomme.  Une  querelle  ne  "peut  que  me  re- 
tarder. 

BRÉCOURT. 

Eh  bien,  monsieur,  je  suis  à  vos  ordres.  Est-ce  que  vous 
reculez  déjà  ? 


338  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE   8À\D 

LE    CAVALIER. 

Non  pas;  mais  nous  couperons-nous  la  gorge  pour  si  peu  ? 
Vendez-moi  votre  part  de  ce  déjeuner;  car,  si  j'avais  un 
royaume,  je  le  donnerais  à  cette  heure  pour  un  morceau  de 
pain. 

BRÉCOURT. 

Monsieur,  je  ne  suis  point  marchand  vivandier,  et  ne  tiens 
point  auberge.  Je  suis  fort  marri  de  vous  chagriner  ;  mais  il 
faut,  s'il  vous  plaît,  que  vous  receviez  une  petite  leçon  pour 
avoir  touché  sans  ma  permission  à  des  choses  confiées  à  ma 
garde.  Choisissez  de  la  rapière  ou  du  bâton  ! 

LE    CAVALIER. 

Allons,  vous  l'exigez?  J'en  suis  fâché  pour  vous,  je  vous 
jure. 

Ils  croisent  l'épée. 

SCÈNE  XII 

Les  Mêmes,  MOLIÈRE,  ARMANDE,  MADELEINE  , 
DUPARG,  PIERRETTE. 

MOLIÈRE,  séparant  leurs  épées  avec  sa  canne. 
Halte-là,  messieurs I...  Brécourt,  qu'est-ce  donc? 

BRÉCOURT. 

Laisse,  laisse,  Molière  :  je  suis  en  train  de  mettre  à  la  rai- 
son un  voyageur  de  trop  grand  appétit  que  j'ai  surpris  nous 
dévalisant  de  nos  vivres. 

MOLIÈRE. 

Le  cas  est  grave,  car  nous  avons  grand  appétit  aussi. 
Voyons,  monsieur  l'affamé,  qu'avez- vous  à  dire  pour  votre  dé- 
fense? 

LE    CAVALIER. 

Monsieur,  puisque  vous  ne  me  paraissez  pas  disposé  à 
prendre  la  chose  au  tragique,  je  vous  avouerai  que  j'ai  agi 
un  peu  cavalièrement.  La  fatigue  où  jo  succombe  et  les  atlai- 
ros  qui  me  pressent  me  peuvent  seules  excuser.  Je  compla^s 


MOLIERE  339 

laisser  ici  ma  bourse  en  payement  de  mon  pillage  :  je  l'ai  of- 
ferte à  votre  camarade,  qui  n'a  voulu  entendre  à  rien.  Il  a 
la  tète  un  peu  chaude. 

MOLIÈRE,  se  rapprochant  du  cavalier,  qu'il  examine   avec  surprise  et 
qu'il  amène  peu  à  peu  sur  le  devant  du  théâtre  dans  un  aparté  complet. 

11  est  le  plus  doux  et  le  meilleur  dos  hommes,  mais  fier  et 
très-brave,  et  ce  caraclère-là  n'a  rien  qui  vous  doive  surpren- 
dre; car  vous-même... 

LE    CAVALIER, 

Eh  bien,  quoi  ?  Pourquoi  me  regardez-vous  ainsi  ? 

MOLIÈRE. 

Parce  que  je  veux  mourir,  ou  je  vous  connais  ! 

LE   CAVALIER,  baissant  la  vois,  mais  d'un  ton  absolu. 
Vous  VOUS  trompez!  vous  ne  me  connaissez  point. 

MOLIÈRE. 

Ce  ton  absolu,  ce  regard  d'aigle,  cette  crinière  de  lion  \^ 
Oh!  pardonnez-moi,  monsieur,  je  vous  connais  fort  bien,  et 
qui  vous  a  vu  une  fois  ne  saurait  vous  oublier,  (Haut.)  Bré- 
court, je  connais  monsieur.  C'est  un  galant  homme  un  peu 
prompt.  J'ai  à  lui  parler.  Servez  le  déjeuner,  mes  enfants, 
et  mettez  un  couvert  de  plus. 

Les  autres  personnages  s'occupent,   vont,  viennent,  sortent,  rentrent,  au 
fond  du  théâtre. 
LE    CAVALIER. 

Vous  me  connaissez,  dites-vous?  Eh  bien,  le  mensonge  me 
répugne,  et,  même  pour  sauver  mes  destinées,  je  ne  saurais 
m'abaisser  jusque-là.  Voyons,  que  comptez-vous  faire?  (il  se 
retourne  et  regarde  derrière  lui.)  Vous  voilà  trois  hommes  contre 
un  ;  mais  vous  devez  savoir  que,  fussiez-vous  dix,  vous  n'au- 
riez pas  bon  marché  de  moi. 

MOLIÈRE. 

Fussions-nous  vingt  peut-être,  je  le  sais.  Ayez  cependant 
assez  bonne  opinion  de  moi  pour  croire  que  je  cède  au  res- 
pect beaucoup  plus  qu'à  la  crainte;  croyez  aussi,  monsieur, 
que  ce  n'est  point  votre  rang  qui  m'éblouit,  mais  que  c'est  au 


3;0  THEATRE  COMPLET  DE   GEORGE   SÀND 

génie,  à  la  -vaillance,  au  malheur  peut-être,  que  je  me  sens 
porté  à  rendre  hommage. 

LE     CAVALIER, 

Le  malheur?  Oui  ou  non!  qui  sait?  Dieu  est  le  maître. 
Vous,  monsieur,  vous  me  paraissez  être  homme  de  sens.  Gar- 
dez -moi  le  secret,  et  comptez  que,  si  je  triomphe,  vous  en 
serez  un  jour  grandement  récompensé. 

MOLIÈRE. 

Monsieur,  encore  que  le  roi  ne  m'ait  pas  donné  charge  de 
garder  son  royaume,  je  pourrais  m'emparer  de  votre  per- 
sonne par  la  violence  (le  cavalier  sourit),  cu  par  la  trahison. 
(Le  cavalier  tressaille.)  Quant  à  la  violence,  je  ne  puis  me  défen- 
dre d'un  grand  respect  pour  votre  personne  ;  et,  quant  à  la 
trahison,  monsieur,  regardez-moi,  et  voyez  si  vous  m'en 
croyez  capable. 

LE    CAVALIER,   après  une  pause,    pendant  laquelle  il   le  regarde. 

Jamais  homme  ne  fut  pourvu  d'un  plus  mâle  et  plus  honnête 
visage  !  Je  me  fie  à  vous. 

MOLIÈRE. 

Et  VOUS  faites  bien,  (a  ses  camarades.)  Allons,  amis,  à  table,  à 
table!  (Au  cavalier.)  Ceci  est  une  métaphore  :  chacun  fait  ici 
comme  il  peut,  et  vous  savez  mieux  que  nous  comment  on 
vit  en  campagne. 

BRÉCOURT,   au  cavalier. 

Monsieur  a  donc  gagné  son  procès?  Allons,  puisque  vous 
êtes  ami  de  Molière,  touchez  là  :  je  regretterais  de  vous  avoir 
gâté. 

Ils  s'asseyent,  les  dames  sur  des  coussins,  les  hommes  sur  des  souches  ou 
des  pierres  qu'ils  ont  disposées  autour  du  panier,  qui  sert  de  table  pour 
perler  les  viandes,  fruits  et  bouteilles. 
MOLIÈRE. 

Monsieur  est  homme  de  qualité  :  je  n'ai  point  l'honneur 
d'être  son  ami;  mais  j'ai  eu  celui  de  le  voir  à  la  cour,  où  j'é- 
tais, par  hérédité  de  fonctions,  altaclié  à  la  peisoniie  do  Sa 
Majesté  Louis  XII L 


MOLIÈER  41 

LE   CAVALIER,   tressaillant. 

Du  feu  roi! 

MOLIÈRE. 

^  Je  l'ai  suivi  à  Narbonne,  et  j'ai  vu  Richelieu,  voyageant  sur 
\  son  lit  de  mort,  porter  au  bourreau  les  têtes  de  Cinq-Mars 
;et  de  Thou.  C'était  cruel,  mais  c'était  grand  comme  la  tragé- 
'die  antique.  Ce  que  nous  voyons  aujourd'hui  n'est  plus  que 
[delà  comédie. 

LE    CAVALIER. 

Ah  !  vous  trouvez  ? 

BRÉCOURT. 

Nous  sommes  là-dessus  de  l'avis  de  tout  le  monde. 

DUPARC. 

Ce  n'est  même  point  de  la  bonne  comédie,  car  c'est  ridi- 
cule sans  être  divertissant. 

LE    CAVALIER. 

Et  le  Mazarin  n'est  point  un  Richelieu,  à  votre  avis  ? 

DUPARC 

Je  ne  sais  point  quel  est  le  vôtre;  mais  je  n'ai  point  cou- 
tume de  celer  le  mien.  Le  Mazarin... 

BRÉCOURT. 

Le  Mazarin  est  tout  ce  qu'il  vous  plaira  :  je  suis  pour  lui 
à  celte  heure  que  Turenne  est  pour  lui. 

LE    CAVALIER. 

Ah  !  vous  êtes  pour  Turenne,  vous  ? 

BRÉCOURT. 

Pardieu!  oui,  monsieur,  car  j'ai  servi  sous  ses  ordres,  et  il 
ne  ferait  point  bon  me  venir  dire  qu'il  n'est  pas  le  plus  grand 
homme  de  ce  temps-ci. 

MOLIÈRE,  voyant  l'agitation  du  cavalier. 

Monsieur  pense  de  même,  car  il  est  attaché  à  son  service. 

LE     CAVALIER,   bondissant. 

Moi? 

MOLIÈRE. 

Mais  oui.  Ne  m'avez-vous  point  dit  que  vous  étiez  charge 


342    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SÀND 

d'une  mission  importante  et  que  vous  vous  rendiez  auprès 
de  lui? 

LE    CAVALIER,    souriant. 

Oui,  oui,  vous  avez  raison,  c'est  comme  cela.  C'est  ce  qui 
me  doit  excuser  auprès  de  monsieur  (montrant  Brécourt)  d'avoir 
fait  main  basse  sur  les  apprêts  de  ce  repas  champêtre,  (a  Bro- 
court.)  Puisque  vous  avez  porté  le  harnais  de  guerre,  mon 
brave,  vous  savez  bien  que  faim  et  soif  sont  de  grandes  dia- 
blesses qui  ne  parlementent  point  volontiers. 

BRÉCOURT. 

Eh  bien,  oui,  je  l'avoue,  on  agissait  souvent  comme  vous  : 
on  traitait  son  propre  pays  en  province  conquise.  Tant  pis 
pour  le  pauvre  paysan!  tant  pis  pour  le  pauvre  voyageur! 

DUPARC. 

Aussi  s'est-il  fait  comédien  par  dégoût  du  métier  de  pillard 
et  à  seules  fins  de  redevenir  bon  citoyen. 

MOLIÈRE,    riant. 

Monsieur  verra  plus  tard  si,  pour  expier  ses  péchés,  il  lui 
convient  de  prendre  le  même  parti  que  toi. 

BRÉCOURT. 

En  attendant^  je  lui  porte  la  santé  du  grand  Turenne. 

LE    CAVALIER. 

Volontiers,  et  celle  du  roi,  si  bon  vous  semble. 

MADELEINE. 

Moi,  femme,  je  propose  celle  de  la  reine.  Elle  est  malheu- 
reuse à  l'heure  qu'il  est. 

ARMANDE. 

Quant  à  moi,  je  porte  celle  de  M.  le  Prince!  Je  suis  fron- 
deuse, et  de  la  jeune  Fronde  encore!  Vivent  les  princes  ! 

LE    CAVALIER. 

En  vérité,  ma  belle  enfant  ? 

ARMANDE. 

J'ai  l'humeur  contredisante  et  ne  puis  souffrir  de  penser 
comme  les  autres. 

MOLIÈRE,   riant. 

Arminde  se  rond  justice. 


MOLIERE  ^*^ 

A  RM  AN  DE-. 

Et  VOUS,  monsieur  Duparc,  dit  Gros-Réné,  vous  ne  buvez  à 
personne?  Eh  bien,  je  veux  que  vous  me  fassiez  raison,  et  je 
vous  propose  la  santé  de  vos  deux  chiens,  Artaban  et  Tiburce. 
DUPARC,  éltivanl  son  verre. 

Vivent  les  chiens!  Il  n'y  a  que  cela  d'honnête  et  de  hdèle 
en  ce  triste  monde! 
PIERRETTE,  qui  est   assise  par  terre  auprès  des  demoiselles  Béjart. 

Oh  bien ,  vivent  les  oies  !  c'est  des  bonnes  bêtes  aussi  ;  ça 
ne  vous  a  pas  un  brin  de  malice. 

MOLIÈRE. 

Vivent  les  bêtes  tant  que  vous  voudrez  :  les  plus  humbles 
créatures  sont  l'ouvrage   de  ce  grand  artisan  de  l'univers 
dont  cette  belle  nature  est  le  temple  ouvert  à  tous  les  hom-  ' 
mes,  même  au  pauvre  comédien  excommunié.  Mais,  puisque  _ 
nous  sommes  en  train  de  porter  des  santés,  portons  donc  celle 
de  ce  pauvre  peuple  de  France,  qui  paye  les  violons  de  toutes  \ 
les  fêtes  et  les  trompettes  de  toutes  les  guerres  !  Qu'en  dites-  J 
vous,  notre  hôte? 

LE    CAVAL,IER. 

Vivent  la  France  et  son  peuple  !  soit. 

MOLIÈRE. 

Hélas!  la  France...  où  est-elle  à  cette  heure? 

LE    CAVALIER. 

Elle  est  où  sont  ses  véritables  intérêts,  monsieur,  et  tout 
le  monde  ne  peut  pas  en  être  juge. 

MOLIÈRE. 

Il  y  a  bien  des  théories  là-dessus;  mais  je  suis  un  pauvre 
homme  qui  ne  connaît  pas  la  pratique  et  qui  va  philosophant 
et  moralisant  à  sa  mode  sur  les  faits  évidents.  Je  crois  donc, 
sans  vous  offenser,  qu'aujourd'hui  aucun  parti  ne  représente 
la  France.  Vieille  Fronde,  jeune  Fronde,  ministère,  parlement, 
bourgeoisie,  peuple  des  villes  et  des  campagnes,  qui  bataille 
tantôt  pour  celui-ci,  tantôt  pour  celui-là,  sans  savoir  de  quoi 
il  retourne,  tous  ces  noms,  toutes  ces  devises  ne  représentent 
plus  que  des  passions,  des  intérêts,  des  ambitions,  chez  les 


344  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE  SAÎs'D 

grands;  chez  les  petits,  de  l'ignorance,  de  l'inquiétude,  du 
malaise  et  du  désespoir.  Au  milieu  de  vos  conflits,  la  France 
se  meurt,  les  campagnes  souff'rent,  la  religion  se  corrompt, 
les  arts  périssent.  Eh  bien,  il  y  a  un  être  innocent  de  nos  fu- 
reurs. C'est  un  enfant  de  quinze  ans  qui  s'appelle  Louis  XIV, 
et  que  la  volonté  de  Dieu  invite  à  personnifier  l'unité  de  la 
France.  Celui-là  seul  peut  régner  sans  appeler  l'étranger  chez 
lui,  preuve  que  .sa  cause  est,  au  temps  où  nous  vivons,  la 
seule  cause  légitime.  Bon  -Dieu!  quelle  éducation  lui  font  les 
partis,  à  ce  pauvre  enfant-là  !  l'éducation  de  la  guerre  civile! 
cela  me  rappelle...  Mais  je  vous  importunerais  d'un  récit 
hors  de  saison. 

LE    CAVALIER. 

A  propos  du  jeune  roi?  Parlez,  parlez,  cela  intéresse  tout 
le  monde. 

MOLIÈRE. 

Eh  bien,  c'était  un  jour  que  le  roi,  lors  au  maillot,  pleurait 
fort  et  que  rien  ne  pouvait  l'apaiser.  Sa  Majesté  la  reine 
s'imagina  d'envoyer  chercher  Scaramouche... 

LE    CAVALIER. 

Scaramouche  ? 

MOLIÈRE. 

Oui,  Tiberio  Fiorelli,  le  fameux  Scaramouche,  un  histrion 
fort  plaisant  qui,  comme  tous  les  bouffons  de  profession,  a  le 
tempérament  fort  mélancolique.  J'étais  son  élève,  et  il  m'em- 
mena pour  l'aider  à  porter  sa  guitare,  son  chien,  son  chat, 
son  singe  et  son  perroquet.  Le  roi  ne  cessa  point  de  crier;  il 
dansa  et  fit  sauter  ses  bêtes,  le  roi  pleurait  toujours  plus  fort. 
Alors,  Scaramouche  demanda  qu'on  mît  le  roi  dans  ses  bras, 
et  on  l'y  mit.  Aussitôt,  cessant  toutes  ses  grimaces  et  regar- 
dant le  royal  enfant  d'un  air  fort  sérieux  :  «  0  roi,  dit-il, 
garde  les  pleurs  pour  le  jour  où  tu  connaîtras  les  hommes  !  » 
Ceci  dit  d'un  ton  bien  grave,  et  avec  des  yeux  humides  de 
pitié,  frappa  l'enfant  comme  un  son  prophétique.  On  eût  dit 
qu'il  le  comprenait;  car  ses  larmes  cessèrent  tout  à  coup.  Il 
caressa  de  ses  petites  mains  les  joues  blêmes  et  la  longue 


MOLIERE  342 

moustache  de  Scaramouche,  à  qui,  la  reine  donna  une  belle 
chaîne  d'or,  en  lui  disant  :  «  Va,  ScaramouchC;  tu  es  plus 
sage  qu'on  ne  pense,  ou  tu  dis  plus  vrai  que  tu  ne  crois.  » 

LE    CAVALIER. 

Votre  histoire  est  agréable;  mais  qu'en  voulez-vous  con- 
clure? 

MOLIÈRE. 

Que  l'heure  est  venue  pour  le  roi  de  pleurer  bien  fort  s'il 
aime  la  France,  et  de  crier  bien  haut  s'il  veut  la  sauver. 

LE    CAVALIER. 

Qu'il  crie  donc  :  «  A  moi,  mes  amis!  »  et  ses  vrais  amis 
accourront. 

MOLIÈRE. 

Ses  vrais  amis  ne  sont  point  ceux  qui  cherchent  à  le  dé- 
trôner ou  à  se  partager  les  lambeaux  de  la  république. 

LE    CAVALIER. 

En  vérité,  monsieur... 
PIERRETTE,  qui  est    sortie  quelques  moments   auparavant,   revient 
tout  essouiïïée. 

Hé,  monsieur!  hé!  votre  chevau  que  vous  avez  laissé  la 
bride  sur  le  cou,  saute  à  cette  heure  comme  un  beau  diable, 
et  veut  manger  les  autres. 

LE    CAVALIER. 

Ah!  tant  mieux  î  je  le  croyais  fourbu. 

Il  sort. 

SCÈNE  XIII 

PIERRETTE,  ARMANDE,  MADELEINE,  MOLIÈRE, 
DUPARG,  BRÉCOURT. 

ARMANDE,   à/  Molière. 
Qu'est-ce  donc  que  cet  homme-là  qui  n'a-  point  du  tout 
l'air  de  penser  comme  vous? 


3iG  THÉÂTRE  COMPLET   DE   GEORGE   SAXD 

MOLIÈRE. 

Je  vous  le  dirai  tout  à  l'iieure,  quand  il  sera  parti.  Plions 
bagages,  nous  autres. 

Brécourt  et  Doparc  commencent  à  enlever  les  accessoires. 
PIERRETTE. 

Oh!  VOUS  partez  donc  déjà!  Voilà  que  Je  commençais  de 
m'accoutumer  à  vous  autres,  et  que  je  vais  m'ennuyer  de 
n'avoir  plus  personne  à  qui  parler. 

MOLIÈRE. 

Eh!  elle  est  gentille,  cette  petite  j  elle  n'a  point  la  mine 
d'une  sotte. 

PIERRETTE. 

Oli!  si  fait,  monsieur,  pour  sotte,  je  le  suis;  car  on  me  le 
dit  sans  cesse,  et  personne  ne  me  veut  tenir  compagnig.  Mais 
je  suis  de  bon  coeur,  allez!  et,  si  vous  vouliez  m' emmener 
pour  engraisser  vos  poules,  garder  vos  oies,  traire  vos  va- 
ches... 

MOLIÈRE. 

Je  le  voudrais  bien  ;  mais  le  malheur  est  que  je  n'ai  aucune 
de  ces  bêtes-là.  Voyons,  ne  saurais-tu  aider  et  soigner  les 
personnes. 

PIERRETTE. 

Voire!  j'apprendrais. 

MOLIÈRE. 

Mesdemoiselles,  vous  n'avez  point  de  fille  de  chambre,  et 
vous  en  cherchez  une.  Est-ce  que  celle-là  ne  vous  réjouira 
point  par  sa  bonne  humeur? 

MADELEINE. 

Si  fait.  Comment  t'appelles-tu,  mon  enfant? 

PI&RRETTE. 

Pierrelle  Laforêt,  toute  prête  à  vous  suivre,  mamselle! 

MADELEINE. 

N'as-tu  point  de  parents  qui  s'y  opposeraient? 

PIERRETTE. 

Je  n'ai  jamais  eu  ni  père  ni  mère,  ni  oncles  ni  tantes  :  je 
suis  une   enfant  du  bon  Dieu.    J'ai  été  trouvée  au  mitan 


M  O  L I  k  R  E  34/ 

d'un  bois,  et   c'est   pour   ra  qu'on  m'a  donné  le  nom   de 
Laforêt. 

MOLIÈRE. 

Elle  a  de  l'esprit  sans  le  savoir.  Prenez-la,  mesdames.  — 
Que  veux-tu  gagner? 

PIERRETTE. 

Ma  fine,  il  me  faudrait  bien  une  bonne  livre  de  pain  pour 
chaque  jour  de  l'année. 

MADELEINE. 

Cela  va  sans  dire.  Et  tes  gages? 

PIERRETTE. 

Oh!  je  n'entends  rien  à  ces  affaires-là  :  vous  me  baillerez 
ce  qu'il  vous  plaira. 

MOLIÈRE. 

Eh  bien,  ta  confiance  prouve  que  tu  es  de  bon  cœur.  Viens 
avec  nous,  et  tu  ne  t'en  repentiras  point. 

PIERRETTE. 

Oh!  ma  fine,  tout  de  suite!  Je  vas  rendre  le  compte  de  mes 
oies  et  remercier  les  gens  de  la  ferme. 

Elle  sort  en  sautant. 
MOLIÈRE. 

Vous,  mes  amis,  laissez-moi  seul  un  instant  avec  notre 
hôte;  car  le  voici  prêt  à  partir. 

Tous  sortent,   eiceplc  Molière. 

SCENE  XIV 
MOLIÈRE,  LE  CAVALIER. 

LE    CAVALIER. 

Avant  que  de  me  remettre  en  route,  monsieur  Molière,  je 
veux  vous  rendre  grâce  de  votre  hospitalité  et  vous  offrir  mes 
services.  Je  vous  trouve  d'un  caractère  qui  s'accorde  mal 
avec  votre  profession.  N'en  voulez-vous  point  changer? 


348  THEATRE  COMPLET   DE   GEORGE  SAXD 

MOLIÈRE. 

Non,  prince,  je  l'aime,  cette  condition  :  j'y  veux  vivre  et 
mourir. 

LE    CAVALIER. 

Eh  bien,  vous  êtes,  j'imagine,  acteur  sérieux  et  tragique. 
Ces  temps  agités  passeront.  On  pourrait  vous  faire  engager  à 
l'hôtel  de  Bourgogne. 

MOLIÈRE. 

Je  n'ai  pas  tant  d'ambition. 

LE   CAVALIER. 

Ou  vous  en  avez  une  plus  haute? Parlez. 

MOLIÈRE. 

Que  M.  le  Prince  me  pardonne;  mais  je  n'aime  que  les 
vers  du  grand  Corneille,  et  ne  me  sens  pas  assez  grand  pour 
les  dire. 

LE   CAVALIER. 

C'est  de  la  modestie. 

MOLIÈRE. 

Nullement  :  j'ai  l'humeur  enjouée  et  non  point  héroïque. 

LE    CAVALIER. 

Vous  préférez  la  comédie  ? 

MOLIÈRE. 

Oui;  mais  je  ne  m'amuse  qu'à  celles  que  je  fais  moi- 
même. 

LE    CAVALIER. 

Ah!  vous  êtes  auteur? 

MOLIÈRE. 

Point  :  je  n'écris  que  des  canevas  sur  lesquels  mes  cama- 
rades et  moi  brodons  à  l'impromptu  des  dialogues  libres,  à  la 
manière  des  Italiens. 

LE    CAVALIER. 

Ce  genre  réclame  beaucoup  d'esprit. 

MOLIÈRE. 

Il  y  faut  du  naturel  et  l'observation  des  caractères  hu- 
mains. Cet  exercice  me  plaît  et  m'instruit,  ce  me  semble, 
plus  que  tous  les  livres. 


MOLIÈRE  349 

LE    CAVALIER. 

Eh  bien,  ce  divertissement  plaît  aux  piM-sonnes  instruites 
comme  au  peuple,  et,  si  je  venais  à  rentrer  dans  mes  biens... 

MOLIÈRE. 

Ne  me  promettez  rien,  monseigneur,  car  il  vous  faudrait, 
pour  me  contenter,  engager  toute  ma  troupe,  dont  vous  n'avez 
vu  jusqu'ici  qu'une  partie.  Tous  les  sujets  ne  sont  point 
bons;  cependant,  je  ne  les  abandonnerais  pour  rien  au 
monde,  ces  pauvres  gens  qui  comptent  sur  moi  pour  résister 
à  la  rigueur  du  sort.  Nous  n'aurions  pour  le  moment  qu'une 
grâce  à  vous  demander. 

LE    CAVALIER. 

Dites  donc  vite,  car  je  suis  pressé  de  vous  l'accorder. 

MOLIÈRE,   souriant. 

Et  de  partir  !  Eh  bien,  prince,  ce  serait  de  vous  soumettre 
au  roi,  pour  finir  la  guerre  civile,  laquelle  nous  dérange  et 
nous  fait  beaucoup  de  tort,  en  nous  chassant  de  province  en 
province,  à  travers  beaucoup  de  misères  et  de  périls.  Si  vous 
pouvez  nous  accorder  cela,  je  vous  tiens  quitte  de  tout  le 
reste. 

LK    CAVALIER,    souriant. 

On  y  fera  son  possible,  monsieur  Molière.  Priez  pourquele 
roi  nous  y  aide  un  peu.  En  attendant,  veuillez  agréerce  petit 
présent  en  souvenir  du  bon  accueil  que  vous  m'avez  fait. 

Il  vent  lui  donner  une  bague. 
MOLIÈRE. 

Oh!  pour  ce  qui  est  de  cela,  prince,  je  n'en  ferai  rien. 

LE    CAVALIER,    avec  hauteur. 

Comment!  monsieur,  vous  prétendez  m'avoir  fait  l'au- 
mône? 

MOLIÈRE. 

Je  sais  qu'il  est  interdit,  de  nos  jours,  à  un  homme  de  pe- 
tite condition  de  refuser  l'argent  d'un  grand  et  que  cela  passe 
pour  une  impertinence  qui  le  met  en  disgrâce  auprès  des 
autres.  Mais  nous  ne  sommes  point  ici  dans  des  circonstan- 
ces ordinaires,  et  je  vous  dirai  la  vérité  comme  il  convient  à 
I.  W 


330    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAXD 

un  honnête  Iiomme  de  la  dire  et  à  un  grand  homme  de  l'en- 
tendre. Prince,  vous  trahissez  de  propos  délibéré  le  roi  et  la 
France  :  mon  devoir  serait  de  traverser  vos  desseins  au  péril 
de  ma  vie,  et,  si  je  ne  le  fais  point,  c'est  parce  que  vous  êtes 
un  héros  et  que  j'espère  tout  de  vos  propres  réflexions  quand 
cette  ivresse  de  vengeance  où  vous  êtes  sera  dissipée.  Voilà 
pourquoi  je  ne  me  repens  point  de  vous  avoir  respecté  et 
d'avoir  humblement  partagé  mon  pain  avec  vous.  Mais  en 
accepter  la  moindre  récompense  serait  une  félonie  envers 
mon  souverain,  et  vous  n'insisterez  point.  Si  vous  rougissez, 
monseigneur,  de  l'assistance  d'un  pauvre  diable  de  mon  es- 
pèce, oubliez-la  vitement.  Il  n'est  point  à  croire  que  je  me 
trouve  jamais  sur  votre  chemin  pour  vous  en  faire  ressou- 
venir. 

Il  salue  profondément  et  se  retire. 

SCÈNE  XV 

LE  CAVALIER,  seul. 

Cet  homme  est  fort  étrange!  Il  aime  et  respecte  ma  per- 
sonne, qui  lui  est  sacrée;  il  déteste  mon  œuvre,  qui  lui  sem- 
ble criminelle!  c'est  un  homme  d'un  grand  sens  et  dont  l'air 
et  les  paroles  attachent  singulièrement.  Il  raisonne  juste  au 
fond...  Il  est  vrai  que  son  pauvre  métier  le  place  en  dehors 
des  grands  intérêts  et  des  grandes  passions  de  ce  monde... 
Où  la  vertu  se  va-t-elle  nicher?...  (ii  rêve  un  instant  puis  tout  à 
coup  se  réveille  de  sa  rêverie.)  Mais  je  ne  me  suis  pas  mis  en 
route  avec  tant  de  mystère  et  au  travers  de  tant  de  périls 
pour  m'arrêler  aux  raisons  de  chacun! 

Il  va  pour  sortir  el  voit  rentrer  Pierrette. 

SCENE  XVI 
PIERRETTE,  LE  CAVALIER. 

LK    CAVALIBR. 

Ehl  petite  fille,  ici,  je  te  prie! 


MOLIÈRE  3M 

PIERRETTE. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc  encore? 

LE     CAVALIER. 

Viens,  mon  enfant.  Tu  es  une  honnête  personne,  cela  se 
voit  sur  ta  figure.  Tu  remettras  pour  moi  cette  bague  à  la 
i)elle  Armande,  la  plus  jeune  des  deux  comédiennes,  et  tu 
la  prieras,  de  ma  part,  de  la  garder  en  souvenir  de  moi  et 
pour  l'amour  de  la  Fronde.  Et  puis  voici  pour  toi,  ma  fille. 
Il  lui  remet  la  bague  et  de  l'argent,  et  sort. 

SCÈNE  XVII 

PIERRETTE,   seule,  regardant  dans  sa  main. 
Et  à  cause  donc  que  vous  me  baillez  de  l'argent?  (Elle  lève 

la  me.)  Bon!   le   voilà  déjà   loin!  (Regardant  dans   la   coulisse.)  Il 

grimpe  sur  son  chevau...  Ça  n'est  pas  long!  le  v'ià  qui  part 
comme  un  coup  de  tonnerre.  Oh!  dame!  il  n'est  point  en- 
gourdi, celui-là! 

SCÈNE  XVIII 

PIERRETTE,  MOLIÈRE,  MADELEINE,  ARMANDE, 
DUPARC,  BRÉCOURT. 

PIERRETTE,    à  Armande. 

Tenez,  mamselle!  voilà  un  afBquet  que  le  monsieur  qui 
était  là  tout  à  l'heure  m'a  baillé  pour  vous.  Il  m'a  dit  comme 
ça,  en  s'en  allant  :  «  Tu  lui  diras  comme  ça...  »  Oh!  mordi! 
je  ne  me  souviens  déjà  plus  de  ce  qu'il  m'a  dit  de  vous  dire. 

ARMANDE,   prenant  la  bagne. 

Un  présent  à  moi?  Oh!  la  belle  bague!  Voyez  donc,  ma 
sœur,  le  gros  diamant! 

MADELEINE. 

Un  présent?  Et  de  quel  droit  cet  étranger  vous  fait-il  un 
présent? 


352  THEATRE   COMPLET  DE  GEORGE    SAND 

ARMANDE. 

Allez-vous  point  me  le  retirer? 

MADELEINE. 

Oui,  pour  le  donner  à  quelque  pauvre.  Yous  ne  devez 
point  recevoir  de  présents. 

AU  MANDE,    pleurant. 

Voyez,  Molière,  c'est  une  tyrannie!  ma  sœur  me  prend 
tout  et  me  chicane  en  toutes  choses. 

MOLIÈRE,   à  Madeleine. 

Amie,  vous  pouvez  lui  laisser  ce  jouet  d'enfant.  L'homme 
qui  le  lui  envoie  n'est  point  à  craindre.  Il  y  a  trop  loin  de 
lui  à  nous  pour  qu'il  ail  dessein  de  se  souvenir  d'elle. 

ARMANDE. 

C'est  donc  un  grand  personnage? 

MOLIÈRE. 

Plus  que  cela,  c'est  un  très-grand  homme. 

DUPARC. 

Vrai?  Je  lui  ai  trouvé  la  mine  d'un  fou. 

BRÉCOURT. 

Et  moi,  celle  d'un  diable!  Je  ne  suis  point  un  poltron,  je 
crois  avoir  fait  mes  preuves;  eh  bien,  pendant  que  je  croi- 
sais l'épée  avec  lui,  ses  yeux  me  lançaient  des  éclairs  qui 
m'empêchaient  de  voir  ceux  de  sa  lame. 

MOLIÈRE. 

Brécourt,  tu  eusses  peut-être  bien  fait  de  le  tuer,  qui 
sait?  mais  les  desseins  de  Dieu  sont  cachés,  et  j'ai  senti 
comme  une  force  supérieure  qui  m'obligeait  à  le  préserver 
de  tes  coups. 

ARMANDE. 

Qui  est-ce  donc,  mon  Dieu?  Oh!  mon  cher  Molière,  dites 
donc  vite! 

MOLIÈRE,   regardant   aux    alentours. 

Il  est  parti  ? 

PIERRETTE. 

Oh!  il  est  loin! 


MOLIÈRE  353 

MOLIÈRE. 
Eh  bien,  mesdames,  eh   bien,  mes  amis,  cet  homme-là, 
c'est  M.  le  Prince. 

MADELEINE. 

Le  prince  de  Condé  ! 

MOLIÈRE. 

Le  grand  Condé! 

BRÉCOURT. 

Seul  dans  ce  pays-ci,  quand  on  le  croit  à  la  frontière? 

DUPARC. 

Mordieu!  je  comprends!  il  va  rejoindre  l'armée  des  prin- 
ces, il  va  marcher  sur  Paris  avec  l'étranger,  enlever  le  roi  et 
se  faire  proclamer  peut-être  à  sa  place,  après  avoir  tué  ou 
fait  tuer  des  milliers  de  gens  qui  valent  mieux  que  lui!... 

Il  s'est  élancé  vers  le  fond  du  théâtre,  et  regarde  au  loin. 
BRÉCOURT,  regardant  aussi. 
Le  voilà  au  fond  du  ravin.  (Duparc   élève  son   arquebuse  comme 

pour  viser.)  Il  va  Combattre  M.  de  Turenne  !  feu,  Duparc  ! 

MOLIÈRE,  abaissant  l'arme  avex  sa  canne. 

Non,  Duparc!  Cet  homme-là,  qui  a  fait  tant  de  bien,  peut 
encore  sauver  la  France,  s'il  comprend  qu'il  lui  a  fait  assez  de 
mal!...  Turenne,  1p  grand  Turenne,  était  hier  contre  le  roi 
avec  Condé  ;  demain  peut-être,  le  roi  sera  avec  Condé  contre 
Turenne.  Nous  vivons  dans  un  temps  ou  les  plus  sages  font 
de  grandes  folies,  où  les  plus  fous  font  tout  à  coup  de  gran- 
des choses,  à  quoi  l'on  ne  s'attendait  point...  Que  Dieu 
souffle  sur  l'esprit  de  vertige!  A  quelque  chose  malheur  est 
bon!  Les  petits  gagneront  à  tout  ceci  d'apprendre  que  les 
querelles  des  grands  ne  sont  point  les  leurs...  Eh  bien,  mes- 
dames, n'est-ce  pas  le  moment  de  nous  remettre  en  route? 
Qu'avez-vous  donc,  Armande?  Vous  êtes  pâle...  et,  à  présent, 
vous  rougissez!  Qui  vous  agite  ainsi? 

ARMANDE,   absorbée. 

Le  grand  Condé  m'a  donné  une  bague!  à  moi!  Oh!  il  ne 
m'oubliera  point!  seule  ici,  j'ai  porté  sa  santé!...  La  belle 
bague!  Je  vous  défie  de  me  l'ùter  à  présent,  ma  sœur!  je 

?0. 


2U  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAXD 

veux  la  porter  toute  ma  vie!...  ^C'est  beau,  un  diamant! 
cela  brille  comme  le  soleil,  comme  la  gloire!  A  regarder  cela 
et  à  songer  à  cet  homme-là,  le  vertige  vous  prend! 

MOLIÈRJS. 

Enfant,  la  gloire  vous  tourne  la  tête! 

ARMANDE. 

Oui,  oui,  philosophez  là-dessus,  vous  autres  qui  n'en  avez 
point,  qui  n'en  aurez  jamais!...  Moi,  j'en  veux;  moi,  j'en  ai, 
puisque  le  grand  Condé  a  fait  attention  à  moi! 

MOLIÈRE. 

Il  y  a  plus  d'un  chemin  pour  arriver  à  la  gloire,  Armande... 
Mais  vous  ne  m'écoutez  point...  (a  Madeleine.';  Elle  a  la  tète 
perdue,  votre  petite  sœur,  et  vous  allez  la  voir  vous  mépriser 
désormais.  (Baissant  la  voix.)  Eh  bien,  croyez-vous  encore  que 
je  puisse  songer  à  épouser  cette  glorieuse? 

Il  se  dirige  vers  la  voilure,  qui  va  se  mettre  en  marche. 
MADELEINE,   à  part. 

Dieu  en  soit  béni  !  Molière  n'aura  jamais  de  gloire  ! 


ACTE  DEUXIÈME 

Au  palais  de  Versailles.  —  Une  salle  d'attente  servant  de  foyer  aux  acteurs. 
Toilettes,  miroirs.  Porte  au  l'ond.  Une  fenêtre  donnant  sur  les  jardins. 
Une  porte  de  côté  qui  est  celle  du  labinet  de  toilette  de  .Molière. 

SCÈNE  PREMIÈRE 
PIERRETTE,  MOLIÈRE. 

Molière,  en  costume  de  .Sgauarelli-,  sort  ilu  cabinet  avec  Pierrette  Laforêt, 
qui  continue  de  l'iialiiller  eu   luanhaiil. 

MOLIÈRE. 

Allons,  allons,  Laforèt,  c'est  bien;  je  suis  prêt,  n'est-ce  pas? 

Il   s'a|)|iroclie  et  ir^'arde   l'Iieure  à  une  pendule  [dacée  sur  la  cheminée. 


MOLIÈRE  3S.'i 

l'IERUETTE. 

Hé,  monsieur  Molière,  donnez- vous  le  temps!  que  vous 
êles  donc  vif! 

MOLIÈRE. 

Je  ne  suis  point  vif,  je  suis  pressé!  voilà  l'heure  qui  ap- 
proche. 

PIERRETTE. 

Vous  avez  beau  vous  dépêcher,  la  cour  ne  se  dépêchera  pas 
pour  cela.  Elle  est  encore  à  table,  et  vous  en  avez  pour  une 
grosse  heure  à  attendre. 

MOLIÈRE. 

N'importe,  ma  fille!  le  roi  a  donné  l'ordre  du  spectacle 
pour  six  heures,  il  faut  qu'à  six  heures  tout  soit  prêt,  et  moi 
le  premier.  C'est  à  nous  d'attendre  le  plaisir  du  roi,  et  non 
point  à  lui  d'attendre  le  nôtre. 

PIERRETTE. 

Eh!  ma  foi,  monsieur,  quand  le  roi  vous  attendrait  un 
peu!  lia  bien  entendu  ce  matin  M.  Lulli! 

MOLIÈRE. 

Vrai? 

PIERRETTE. 

•     Ahl   vous  ne  ^avez  point  cela?  Tout  le  monde  en  parle 
dans  la  maison. 

MOLIÈRE. 

Mais  elle  est  grande,  la  maison  de  Versailles,  et  je  ne  puis 
être  partout.  Que  s'est-il  donc  passé? 

PIERRETTE. 

Eh  bien,  monsieur,  le  roi  attendait  la  saint...  la  saint... 

MOLIÈRE. 

La  symphonie? 

PIERRETTE. 

C'est  ça  !  M.  Lulli  trouvait  que  les  musiciens  ne  la  musi- 
quaient  point  à  son  idée.  Il  la  leur  faisait  répéter  deux  ou 
trois  fois.  Il  était  furieux,  il  cassait  les  violons.  Le  roi  et  la 
cour  s'impatientaient  :  le  roi  envoie  un  page...  Bon!  M.  Lulli 
n'y  prend  point  garde.  Le  roi  envoie  encore  un  page:  point 


366  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

d'affaire.  Le  roi  envoie  un  troisième  page,  qui  dit  comme  ça: 
«  Palsembleu  I  monsieur  L'ulli,  le  roi  vous  attend.  »  Sur  quoi, 
M.  Lulli  lui  répliqua  :  «  Le  roi  est  le  maître,  n'est-ce  pas, 
monsieur?  —  Oui,  monsieur.  —  En  ce  c^s,  monsieur,  il  est  le 
/maître  d'attendre.  » 

MOLIÈRE. 

Ce  diable  d'homme,  qu'il  a  d'esprit!  Sais-tu  si  le  roi  s'est 
fâché? 

PIERRETTE. 

On  dit  qu'il  a  ri  de  bon  cœur.  Vous  voyez  bien  que  vous 
n'avez  point  tant  de  tourments  à  vous  donner.  Ces  messieurs 
ni  ces  dames  n'iront  point  si  vite  que  vous.  Mademoiselle  Ma- 
deleine Béjart,  je  ne  dis  pas,  elle  est  comme  vous,  celle-là, 
toujours  pressée;  mais  l'autre!  oh!  qu'elle  est  donc  mu- 
sarde ! 

JIOLIÈRE. 

A  r  mande? 

PIERRETTE. 

Il  lui  faut  plus  d'une  heure  pour  ajuster  un  nœud,  et,  quand 
elle  a  fini,  elle  se  regarde  dans  son  miroir  bien  tranquille- 
ment, du  temps  que  tout  le  moude  crie  après  elle. 

MOLIÈRE. 

Tu  es  injuste!  depuis  quelque  temps,  elle  est  devenue  fort 
diligente. 

PIERRETTE. 

Oui,  quand  vous  la  regardez,  parce  qu'elle  veut  vous  com- 
plaire. 

MOLIÈRE,  tressaillant. 

Elle  veut  me  plaire?  Que  dis-tu  là? 

PIERRETTE. 

Elle  est  fine!  elle  voit  que  vous  devenez  tous  les  jours 
plus  riche,  plus  caressé  des  grands  messieurs,  plus  aimé  du 
roi,  plus  fameux  dans  la  cour  et  dans  la  ville,  et  elle  connaît 
bien  qu'il  y  va  de  son  intérêt  de  vous  contenter  pour  demeu- 
rer dans  voire  troupe  et  y  représenter  les  premiers  rôles. 
Ce  n'était  point  comme  ça  du  temps  que  vous  n'étiez  qu'un 


MOLIÈRE  357 

petit  chef  de  troupe  courant  les  campagnes  et  jouant  dans  les 
granges  plus  souvent  que  dans  les  châteaux  I  On  vous  rebu- 
tait, on  vous  rompait  en  visière,  on  vous  traitait  de  bourru! 
EtDieusaitœpendant  que  vous  ne  l'ëtiez  point  dans  ce  temps- 
là,  pauvre  cher  homme!  Et,  à  présent  que  vous  l'êtes  de- 
venu un  peu,  on  vous  flatte,  on  vous  ménage. 

MOLIKRE. 

Tu  dis  que  je  suis  devenu  bourru  ? 

PIERRETTE. 

Oh!  ce  n'est  point  que  je  vous  en  veuille  pour  ça!  vous 
avez  tant  de  mal!  Tenez,  vous  avez  l'air  fatigué. 

MOLIÈRE. 

J'ai  l'air  fatigué?  Donne-moi  donc  mes  boîtes,  que  je  m'ar- 
range la  figure. 

l'IEIlRETTE. 

Eh!  pas  encore!  votre  fard  serait  tout  tombé  avant  que 
vous  entriez  en  scène.  Voyons,  tenez-vous  donc  un  peu  tran- 
quille. Asseyez-vous  sur  ce  fauteuil.  Étendez  vos  jambes. 
Savez-vous  qu'il  y  a  douze  jours  que  nous  sommes  'ici  en 
fêtes  et  que  vous  n'avez  point  eu  trois  bonnes  heures  pour 
dormir  par  chaque  nuit  ? 

MOLIÈRE. 

Qu'est  ce  que  cela  fait?  Me  prends-tu  pour  un  vieillard? 
Parce  que  tu  as  vingt-cinq  ans,  toi,  comme  Armande  ! 

PIERRETTE. 

Vous  n'êtes  pas  vieux!  mais  vous  avez  la  quarantaine,  et 
vous  n'êtes  point  jeune! 

MOLIERE. 

J'espère  que  si  ! 

PIERRETTE. 

Mais  non  ! 

[MOLIÈRE. 

Mais  si,  te  dis-je  !  Tairas-tu  ta  pesle  de  langue! 

PIERRETTE. 

Ah!  voilà  que  vous  devenez  bourru! 


338    THÉATEE  COMPLET  DE  GEORGE  SANP 

MOLIÈRE,    riant. 
Non,  je  m'exerce  à  la  scène  de  comédie  que  je  vais  jouer 
tout  à  l'heure. 

PIERRETTE,   riant. 

Tiens,  c'est  vrai,  c'est  comme  dans  votre  Mariage  forcé,  où 
Sganarelle  ne  veut  point  avoir  l'âge  que  son  compère  prétend 
lui  prouver.  Mais  vous  n'êtes  point  si  barbon  que  Sganarelle, 
et  vous  n'êtes  point  si  fou  que  de  songer  comme  lui  au  mariage. 

MOLIÈRE. 

Pourquoi  donc  n'y  songerais-je  point? 

PIERRETTE, 

Parce  que  vous  y  avez  toujours  été  contraire. 

MOLIÈRE. 

Ce  n'est  point  une  raison. 

PIERRETTE. 

Oh  bien,  si  vous  vous  ravisez,  je  ne  connais  qu'une  femme 
pour  vous  :  c'est  mademoiselle  Béjart. 

MOLIÈRE. 

Armande?  Es- tu  folle? 

PIERRETTE. 

Oh!  que  nenni!  celle-ci  est  trop  jeune  et  trop  amoureuse 
d'elle-même.  Mais  mademoiselle  Béjart  l'aînée,  qui  est  un  peu 
plus  mûre  et  encore  jolie  femme,  da  !  C'est  une  personne, 
voyez-vous,  qui  a  du  cœur,  du  courage  et  de  l'esprit  quasi- 
ment autant  que  vous. 

MOLIÈRE. 

Pauvre  Madeleine  ! 

PIERRETTE. 

Eh  bien,  monsieur,  est-ce  que  vous  ne  l'aimez  point? 

MOLIÈRE. 

Si  fait,  de  tout  mon  cœur,  autant  que  je  l'estime.  Mais  je 
n'eus  jamais  pour  elle  qu'une  honnête  amitié. 

PIERRETTE. 

Eh  bien,  monsieur  Molière,  quelle  sorte  d'amitié  voulez- 
vous  donc  avoir  pour  votre  femme? 

MOLIÈRE. 

Tu  as  raison,  Pierrette,  (a  pan.)  Cette  fille-là  a  des  mot» 


r, 


MOLIÈRR  '•■*• 

d'un  terrible  bon  sens  !  (iiaut.)  Mais  de  quoi  diable  vicns-tu 
me  parler?  Je  ne  veux  point  me  marier. 

PIERRETTE. 

Oh!  mariez-vous  si  bon  vous  semble  !  Moi,  je  me  respec- 
terai et  je  servirai  votre  femme,  quand  elle  serait  le  diable 
en  cotillon. 

SCÈNE    11 
Les   Mêmes,  BRÉCOURT,  DUPARC. 

MOLIÈRE. 

Ah!  mes  amis,  vous  voilà  prêts?  C'est  bien.  Brécourt  en 
costume  de  Pancrace,  Duparc  en  Marphorius...  Voilà  de  très- 
beaux  docteurs  et  qui  joueront  bien  ! 

BRÉCOURT. 

Sois  tranquille  :  nous  savons  tous  nos  rôles,  et  la  pièce 
nous  plaît.  C'est  court,  mais  c'est  gai,  et  les  caractères  sont 
aussi  bien  dessinés  qu'ils  le  seraient  dans  un  grand  ouvrage. 

DUPARC. 

Eh!  c'est  là  le  défaut  selon  moi!  On  commence  à  s'inté- 
resser aux  personnages  au  beau  moment  que  la  pièce  finit. 

MOLIÈRE. 

Que  veux -tu,  mon  ami!  Faire  une  pièce,  la  distribuer,  la 
monter,  la  répéter  et  la  jouer  en  quarante-huit  heures!  avec 
un  ballet,  encore! 

DUPARC. 

Oui,  la  pièce  n'est  que  le  prétexte  du  ballet,  et  le  ballet  un 
prétexte  à  l'envie  qu'a  le  roi  d'y  danser. 

PIERRETTE.    - 

Oh!  le  roi  n'est  point  du  tout  raisonnable.  Demander  à 
monsieur  quatre  pièces  nouvelles  en  quinze  jours! 

MOLIÈRE. 

Le  roi  savait  que  Tartufe  était  prêt;  et,  quant  à  la  Prin- 
cesse d'Élide,  il  a  permis  que  je  me  fisse  aider. 


DUPARC. 


DUPAUC. 


360  THEATRE    COMPLET    DE   GEORGE   SAND 

DUPARC. 

Si  vous  pensez  faire  de  bonne  besogne  à  ce  frain-là,  soit, 
ça  vous  regarde. 

BRÉCOURT. 

Le  moindre  trait  de  Molière  est  un  coup  de  maître,  et  le 
Tartufe  est  là  pour  montrer  que  l'auteur  du  Misanthrope  ne 
décline  point. 

DUPARC,   à  Molière. 

Et  vous  l'avez  lu  au  roi,  le  Tartufe? 

MOLIÈRE. 

Oui. 

Tout  entier? 

Certes. 

Et  cela  lui  plait? 

MOLIÙRE. 

Le  roi  est  plus  indulgent  que  toi,  mon  ami  :  il  m'a  dit 
qu'il  ne  savait  lequel  préférer,  du  Misanthrope  ou  du  Tartufe. 

DUPARC, 

Belle  merveille  que  le  roi  ait  dit  cela! 

BRÉCOURT. 

Eh  bien,  à  qui  en  as-lu? 

DUPARC. 

J'en  ai  au  sujet  du  Tartufe,  qui  fera  des  ennemis  à  Mo- 
lière. 

MOLIÈRE. 

Oui,  à  la  cour;  mais  si  le  roi  et  le  peuple  sont  pour  moi? 

DUPARC. 

Ah!  vous  comptez  pour  rien  la  noblesse,  vous!  vous  la 
croyez  morte  parce  que  votre  jeune  roi  s'en  moque  et  vous 
pousse  à  la  ridiculiser? 

BRÉCOURT. 

La  iVondc  est  enterrée,  Dieu  merci! 


MOLIÈRE  361 

MOLIÈRE. 

Et,  grâce  au  roi,  elle  l'est  pour  toujours,  mes  amis.  Le  roi 
est  jeune,  le  roi  est  beau,  le  roi  s'amuse,  il  court  la  bague  et 
danse lo  ballet;  et,  pendant  ce  temps-là,  le  roi,  qui,  au  fond, 
est  grave,  mùr,  attentif  et  froid,  gouverne  et  suit  sa  [joliticjue. 

DUl'ARC. 

On  ne  s'en  douterait  point  ici  1  Au  milieu  des  carrousels, 
des  festins,  des  pétards  et  des  lampions,  le  roi  me  fait  la 
mine  de  courtiser  grandement  et  chèrement  ses  courtisanes. 

MOLIÈRE. 

Le  roi,  en  ayant  l'air  de  se  ruiner,  ruine  la  noblesse,  qu'il 
attire  à  ses  fêtes.  Il  l'enivre  de  ses  séductions,  il  l'écrase  de 
sa  magnificence,  il  abaisse  l'orgueil  des  châteaux  et  fait  ram- 
per à  ses  pieds,  en  costume  de  baladins,  ces  hors  seigneurs 
qui  se  croyaient  ses  pairs  dans  leurs  provinces  et  qui  s'habi- 
tuent désormais  à  s'effacer  comme  de  petites  étincelles  dars 
les  rayons  du  soleil  de  Versailles. 

BRÉCOURT. 

Tu  vois  juste,  Molière.  La  splendeur  du  roi  efface  celle  des 
grands  et  prépare  peut-être  celle  des  petits.  La  jeune  no- 
blesse rit  à  ses  fêtes,  parce  que  la  jeunesse  s'amuse  môme  de 
ce  qui  la  tue;  mais  les  vieux  frondeurs  ne  s'y  méprennnnt 
point  et  mordent  leur  moustache  grise  en  accusant  tout  bas 
le  roi  de  ne  protéger  que  les  vilains. 

DUPARC. 

Je  vous  accorde  ceci,  car  la  chose  est  assez  visible;  mais 
prenez  garde  que  le  roi  n'ait  pas  aussi  bon  marché  des  bi- 
gots que  des  ambitieux.  Les  courtisans  drapés  dans  le  Misan- 
thrope ont  été  forcés  d'avaler  la  pilule;  mais  trop  de  gens  se 
reconnaîtront  dans  le  Tartufe^  et  ceux-ci  perdront  Molière 
dans  l'esprit  du  roi,  en  attendant  qu'ils  perdent  le  roi  dans 
l'esprit  du  peuple. 

BRÉCOURT. 

Tu  vois  toujours  les  choses  en  noir  ! 

DUPAilC. 

Je  les  vois  comme  elles  sont. 

I.  ?.i 


362  THEATRE  COMPLET   DE   GEORGE  SAXD 

MOLIÈBE. 

Que  Dieu  nous  protège,  mes  amis!  et  remplissons  notre 
tâche.  Un  roi  sage,  un  homme  fort,  nous  encourage  à  dire  la 
vérité.  Disons-la,  dussions-nous  la  payer  cher,  et  dût-il  nous 
désavouer  un  jour. 

SCÈNE  III 

Les  Mêmes,  MADELEINE  et  ARMANDE, 

en  costume  de  fantaisie. 

MADELEINE. 

Eh  bien,  messieurs  n'entendez-vous  point  les  fanfares  et 
les  boîtes?  Le  roi  sort  de  table,  et  vous  n'avez  que  le  temps 
d'aller  vous  mettre  en  scène. 

MOLIÈRE,   à   P.ierrette. 

Eh  I  vite,  Laforêt  !  le  blanc,  le  rouge,  mes  sourcils,  ma 
barbe  grise!  Tu  vois  bien  que  je  devrais  être  prêt! 

Il  s'arrange  devant  la  glace  de  la  cheminée. 
BRÉCOURT. 

Rien  ne  presse  encore  :  la  cour  mettra  plus  d'un  quart 
d'heure  à  défiler  de  la  grotte  enchantée  jusqu'au  château  et 
à  se  placer  pour  la  comédie. 

MOLIÈRE. 

Vous  êtes  toutes  prèles  pour  le  ballet,  mesdemoiselles  Bé- 
jart?  Vous  y  paraissez  pour  le  coup  d'oeil. 

MADELEINE. 

Je  suis  prête. 

MOLIÈRE. 

Et  vous,  Armande  ? 

ARMANDE. 

Moi,  je  le  serai, 

DUPARf:. 

Songez  que  la  pièce  sera  jouée  on  vingt  minutes  :  c'est 
jnoins  de  temps  qu'il  no  vous  en  faut  d'ordinaire  i)Our  placer 


MOLIERE  3G3 

une  épingle.  Le  roi  ne  mettra  guère  que  cinq  minutes  entre 
les  deux  levers  de  rideau  pour  se  travestir  en  Égyptien. 

MOLIÈRE. 

OÙ  est  Baron?  Le  petit  Baron  est  aussi  du  ballet. 

DUPARC. 

Oh!  celui-là,  vous  ne  le  tenez  point.  Il  se  sera  oubli.J  de- 
vant quelque  nappe  d'eau,  non  point  à  conteinpler  les  tri- 
tons et  les  naïades  de  bronze,  mais  à  se  consumer  d'amour 
pour  sa  propre  image,  comme  le  beau  Narcisse,  de  sotte 
mémoire  ! 

MOLIÈRE,   s'arrangeant   toujours. 

Que  veux-tu!  il  est  beau,  cet  enfant,  il  plaît  à  tout  le 
monde  :  il  faut  bien  qu'il  se  plaise  ^n  peu  à  lui-même. 

DUPARC. 

Oui,  oui,  vous  faites  bien  de  l'y  encourager!  C'est  à  vous 
de  savoir  ce  que  vous  coûte  la  braverie  ^e  votre  fils  adoplif. 

BRÉCOURT. 

Eh  bien,  quand  le  jeune  Baron  coûterait  à  Molière  quel- 
ques canons  et  quelques  dentelles,  ne.  faut-il  point  faire  une 
affaire  de  ces  amusements  d'enfant  ! 

DUPARC. 

La  peste  soit  d'un  enfant  de  cette  taille-là,  et  à  qui  le  poil 
follet  commence  à  danser  autour  du  menton!  Demandez  aux 
filles  de  chambre  des  filles  d'honneur  ce  qu'elles  en  pensent  ! 

BRÉCOURT. 

Est-ce  qu'il  en  coûte  à  ta  femme? 

DUPARC. 

Je  ne  me  soucie  point  de  ma  femme.  Depuis  qu'elle  galope 
comme  un  page  dans  les  carrousels  du  roi,  il  ne  me  semble 
plus  qu'elle  soit  ma  femme,  mais  mon  palefrenier. 
MOLIÈRfi,   ayant   uni  de  se  grimer. 

Allons,  partons!  (il  fait  sortir  tous  ses  acteurs,  et,  au  momcut  ,lo 
»ortir  lui-même,  il    se  relourae  vers  Arraande,  qui  est  restée  près  de  la 


364  THEATRE   CuMPLET   DE  GEORGE   SAXD 

croisée.)  Vous  demeurez,  Armande?Lc  succès  de  ina  comédie 
ne  vous  intéresse  point? 

ARMANDE. 

Si  fait,  je  vous  suis;  mais  je  veux  voir  d'ici  défder  tout  le 
cortège  royal. 

»  MOLIÈRE. 

Ah!  qui,  tous  ces  beaux  seigneurs,  tous  ces  marquis!...  (\ 
Pierrette,  avec  une  sorte  d'inquiétude.)  Reste  avec  elle  :  je  n'ai  pas 
besoin  de  toi. 

PIERRETTE. 

Mais,  moi,  je  veux  vous  voir  jouer,  et  tenir  votre  manteau 
dans  la  coulisse.  (Molière  sort;  elle  le  suit  en  disant  à  part.)  Ma- 
demoiselle Armande  saura  bien  se  garder  toute  seule! 

SCÈNE  IV 

ARMANDE,  seule,   à  la  croisée  ouverte. 

Ah!  voici  le  quadrille  du  roi  :  le  comte  d'Armagnac,  le  duc 
de  Saint-Aignan,  le  marquis  de  Soiecourt,  le  plus  adroit 
aux  bagues  après  Sa  Majesté;  le  marquis  de  Villeroy...  (Quit- 
tant la  croisée.)  Molière  ne  peut  pas  les  souffrir,  les  marquis! 
c'est  sans  doute  parce  qu'il  ne  peut  pas  l'être.  (Elle  s'arrange 
la  figure  devant  la  glace.)  La  noblesse,  on  a  beau  dire,  ne  s'ac- 
quiert point  :  c'est  pourquoi  les  gens  bien  nés  pardonnent 
aux  roturiers  d'avoir  de  l'esprit,  tandis  que  ceux-ci  ne  leur 
pardonnent  point  de  s'en  pouvoir  passer...  Ce  pauvre  Mo- 
lière! comme  il  est  jaloux  de  moi!  En  vérité,  je  l'aime  bien, 
et  je  goûte  un  grand  plaisir  à  le  faire  enrager!  Il  est  si  malin 
quand  il  est  en  colère!  et  si  bon  quand  il  a  fini  de  gronder, 
et  si  simple  quand  il  me  demande  pardon  de  la  i)oiiie  que  je 
lui  ai  faite! 


MOLTERE  365 

SCÈNE    V 

ARMANDE,  BARON. 

Armande    s'est    replacée  debout  devant  la   glace  et  ne  se  retourne  pas 
quand   Baron  entre.  Celui-ci  entre  à  la  dérobée. 

BARON,   ému. 

Ah!  vous  voilà  seule,  mademoiselle  Béjart? 

ARMANDE. 

C'est  vous,  Baron?  Qu'est-ce  que  vous  me  voulez? 

BARON. 

Vous  voir  un  moment,  puisque  je  rencontre  l'occasion  si 
belle  ! 

ARMANDE. 

Eh  bien,  après  ? 

BARON. 

Oh  !  si  c'est  la  manière  que  vous  avez  de  me  recevoir,  je 
n'oserai  jamais  vous  rien  dire  !    . 

ARMANDE. 

Vous  n'avez,  ce  -ne  semble,  rien  à  me  dire  que  vous  ne  me 
l'ayez  écrit. 

Elle  se  retourne  vers  lui   et  tire  un  billet  de   sa  poche. 
BARON. 

Oh  !  vous  avez  reçu  mon  billet!  vous  l'avez  lu  ! ...  vous  l'avez 
gardé,  Armande! 

il  veut  se  jeter  à  ses  genoux;  elle  lui  tourne  le  dos  et  se  remet  devant 

la  glace. 

ARMANDE. 

Oui,  je  l'ai  gardé  pour  le  montrer  à  Molière. 

BARON. 

Oh!  n'en  faites  rien,  mademoiselle!  vous  me  voulez  donc 
brouiller  avec  lui? 

ARMANDE. 

Il  y  aurait  de  quoi  ;  car  il  est  fort  impertinent  pour  lui. 


36(>    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

votre  billet  doux!  (Elle  ouvre  le  billet  et  le  lit  en  s'accoadant  nonclia- 
lamment  sur  la  cheminée.)  «  Non,  VOUS  n'aimez  point,  VOUS  n'ai- 

merez  jamais  Molière,  n'est-ce  pas?  Il  ne  vous  aime  pas  non 
plus,  lui!  il  est  trop  grave  pour  vous,  vous  êtes  trop  jeune 
pour  lui.  Croyez  à  un  jeune  cœur  rempli  d'espoir  et  de  cou- 
rage. Je  ne  suis  rien  encore;  mais  mon  amour  me  fera  attein- 
dre la  gloire  et  la  fortune  si  vous  m'encouragez!  etc.,  etc.  » 
C'est  très-joli,  tout  cela;  mais  Molière  serait  peu  flatté  du 
respect  que  vous  me  conseillez  de  porter  à  sa  gravité. 

BARON. 

Offenser,  dénigrer. Molière!  Oh  !  telle  n'est  pas  mon  inten- 
tion. Je  m'efforçais  de  me  prouver  à  moi-même  que  cette 
passion  qu'on  dit  qu'il  a  pour  vous  n'était  qu'une  supposi- 
tion... C'était  pour  raffermir  ma  conscience,  effrayée  peut- 
être,  que  je  vous  écrivais  de  la  sorte...  Tenez,  Armande,  dé- 
cidez de  moil  S'il  est  vrai  qu'il  vous  recherche...,  renvoyez- 
moi,  désespérez-moi  tout  de  suite!  Il  ne  faut  qu'un  mot  pour 
cela.  Je  sens  que  je  vous  aime,  malgré  moi,  plus  que  je  ne 
devrais,  que  je  vous  aime  plus  que  Molière!...  Et  cependant 
je  sais  que  je  dois  chérir  Molière  plus  que  moi-même  et  n'être 
point  jaloux,  mais  content  de  son  bonheur!...  Oui,  aimez-le, 
Armande  I  II  est  si  bon,  lui  !  Aimez-le  !  J'en  serai  bien  heu- 
reux, moi! 

Il  fond  en  larmes. 
ARMANDE,   surprise,   le  regardant.    —  X  part. 

Ouais!  voilà  un  bon  cœur  bien  aimant!  (Haut.)  Allons, 
allons,  mon  cher  Baron,  un  peu  de  courage,  surtout  devant 
les  gens!  Vous  laissez  trop  voir  vos  sentiments  pour  moi,  et 
Molière  finira  par  s'en  apercevoir. 

BARON,   tressaillant. 

Vous  craignez  donc  Molière? 

ARMANDE. 

Oh!  je  ne  crains  personne!  Mais  je  ne  veux  pas  vous  brouil- 
ler avec  lui,  comme  vous  disiez  tout  à  l'heure. 

BARON. 

11  vous  aime  donc,  lui? 


AK.M\.M)E. 

Je  ne  sais  pas;  mais  puisque  vous  le  croyez  vous-même... 

BARON. 

Arraande,  je  ne  crois,  je  ne  sais  rien;  je  ne  croirai  que  ce 
que  vous  voudrez  me  dire.  C'est  à  vous  de  m'empêcher  de 
m'égarer. 

A  RM  AND E,   pensive. 

Vous  avez  bien  de  la  vertu  dans  l'amitié  1  C'est  beau  pour 
un  garçon  de  votre  air  et  de  votre  âge  !  Mais  cette  vertu-là 
serait  inquiétante  pour  qui  serait  tenté  de  voys  aimer! 

BARON. 

Que  voulez- vous  dire,  Armande?  Armande!  si  vous  m'ai- 
miez, vous!... 

ARMANDE. 

Eh  bien,  si  je  vous  aimais,  et  si  Molière  avait  jeté  sa  vue 
sur  moi,  est-ce  que  la  douleur  de  Molière  éconduit  ne  vous 
empêcherait  pas  d'apprécier  votre  bonheur? 

BARON. 

Pourquoi  tous  ces  si?  Dites  si  vous  m'aimez  et  ne  me  par- 
lez pas  d'autre  chose. 

ARMANDE. 

Ah!  voilà  la  qi  ?stion  changée!  Vous  demandiez  d'abord  si 
Molière  m'aimait. 

BARON. 

Que  vous  me  faites  souffrir!  Parlez-moi  de  vous,  de  vous 
seule! 

ARMANDE. 

Non;  il  me  plaît  de  parler  de  Molière  d'abord,  de  Molière 
que  vous  chérissez  plus  que  vous-même,  et  vous  ne  voulez 
plus? 

BARON. 

Eh  bien,  parlez-en  donc,  et  dites-moi  que  vous  l'aimez. 

ARMANDE. 

C'est  encore  autre  chose.  Vous  n'avez  pas  deux  idées  de 
suite.  Baron!  La  question  était  de  savoir  si  j'étais  aimée  de 
Molière,  et  si,  dans  ce  cas,  vous  deviez  renoncer  à  moi. 


."6«    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

BAKON,  accablé. 
Prononcez  donc  mon  aiTèt!  Vous  aime-t-il? 

ARMAXDE,   le  regardant   attentivement. 

Vous  êtes  brave  comme  un  preux!  Vous  voilà  tout  prêt  à 
être  guéri  de  votre  flamme,  si  je  dis  oui.  Vous  ne  m'aimez 
guère  ! 

BARON. 

Guéri  !  vous  dites  que  je  serai  guéri  I  La  mort  guérit,  en 
effet,  tout  les  maux  ! 

ARMANDE,  riant. 

Ah!  Baron,  si  vous  me  dites  que  vous  en  mourrez,  me 
voilà  forcée  de  ne  vous  point  laisser  mourir,  poui-  peu  que  je 
ne  sois  point  une  tigresse,  et-,  alors,  tant  pis  pour  Molière! 

BARON. 

Vous  riez!  vous  raillez  dans  un  pareil  moment!  quand  je 
me  sens  prêt  à  vous  sacrifier  la  conscience  de  mon  amitié,  la 
première  fleur  de  ma  loyauté,  toute  la  religion  de  mon  en- 
fance!... Armande,  ayez  pitié  de  moi,  je  n'avais  jamais  ré- 
fléchi, jamais  souffert,  jamais  aimé!  je  croyais  que  le  pre- 
mier amour  d'un  homme  devait  être  si  pur,  si  doux,  et  j'en 
serais  tout  enivré! 

ARMANDE. 

Pour  enivré,  vous  ne  l'êtes  guère,  je  le  vois,  et  vous  me 
donnez  l'exemple  d'un  courage  tout  chevaleres([ue  qui  me 
gagne  à  mon  tour.  Soyez  donc  fidèle  à  Molière,  je  le  serai 
aussi,  et  la  crainte  de  déplaire  à  notre  commun  bienfaiteur 
m'empêchera  d'écouter  l'amour  de  personne. 

BARON. 

Armande,  vous  me  tuez!  Oui,  oui,  souriez  avec  dédain, 
moquez-vous,  trouvez-moi  ridicule!...  Dites  que  les  amoureux 
parlent  toujours  de  leur  mort.  Je  ne  sais  rien  des  effets  de 
l'amour,  moi;  je  n'ai  pas  encore  fait  l'épreuve  d'un  désespoir 
comme  celui  oîi  vous  me  mettez.  Mais  je  sens  que,  si  l'on  en 
guérit,  on  y  doit  laisser  la  moitié  de  son  âme!  Adieu  !  je  crois 
(juc  cette  épreuve  était  un  jeu  cruel  pour  vous  débarrasser  de 
moi,  et  que  vous  cherchiez  dans  ma  faiblesse  des  armes  pour 


me  mépriser.  Mais  vous  avoz  ri  trop  tôt,  et,  si  je  suis  mal- 
heureux plus  que  je  ne  le  puis  dire,  du  moins  je  ne  suis  pas 
encore  coupable...  Ne  riez  donc  pas  trop,  Armande,  je  ne 
suis  point  un  lâche!...  Vous  me  considérez  comme  un  enfant; 
mais  j'ai  quelque  fierté,  et  j'en  aurai  peut-être  assez,  cette 
fois,  pour  vous  prouver  que  j'étais  un  homme...  un  homme 
que  vous  voulez  briser  et  qui  succombera  peut-être  sous  sa 
douieur,  mais  non  pas  sous  votre  caprice. 

Il  sort  avec  impétuosité. 

SCÈNE  VI 

ARMANDE,  seuFe. 

Oui,  c'est  un  homme!  un  homme  assez  fort  même,  et  il  y 
aurait  plaisir  à  le  vaincre  dans  ses  scrupules  de  conscience  ! 
J'ai  ri  trop  tôt!...  Non!  On  s'engage  soi-même  plus  qu'on  ne 
pense  dans  ces  sortes  de  combats,  et  Baron  n'est  pointlepoux 
qu'il  me  faut.  Il  est  jeune,  il  est  beau,  il  plaît  par  sa  figure 
et  le  ton  de  sa  voix,  mais  il  ne  sera  peut-être  jamais  qu'un 
médiocre  comédien!  Allons  donc!...  Mais  voyons  donc  com- 
ment réussit  à  la  cour  cette  comédie  de  Molière  ! 

Elle  prend  sa  pelisse  pour  sortir. 

SCÈNE  VII 
ARMANDE,  MADELEINE,  LE  PRINCE  DE  CONDÉ, 

en  habit  de  voyage. 

CONDÉ,  à  Madoleine. 
Non,  non,  je  l'attendrai  ici,  puisqu'il  y  doit  revenir  tout  à 
l'heure.  Je  ne  suis  point  en  costume  pour  me  montrer.  Sa 
Majesté  me  donne  audience  particulière  après  le  ballet,  et, 
en  attendant,  je  veux  serrer  la  main  à  Molière  dans  cet  en- 
droit  retiré,  qui  convient  mieux  à  un  homme  fatigué  de  cam- 
pagnes et  de  voyages  que  l'éclat  des  fêtes  royales...  Mais 
voilà  mademoiselle  votre  sœur,  si  je  ne  me  trompe! 
I  21. 


370  THKATRE   COMPLET    DE   GEORGE   SAND 

A  RM  AN  DE,    le  reconnaissant. 

Sr.  le  prince  de  Gondé  !  Ah  !  mon  Dieu  !  . 

CONDÉ. 

Pardonnez- moi  si,  après  les  années  écoulées  sans  vous 
voir,  je  ne  vous  ai  pas  reconnue  tout  d'abord.  Ces  années-là 
vous  ont  fait  gagner  en  agrément  tout  ce  qu'elles  m'ont  fait 
perdre, 

ARMANDE,    avec  minauderie. 

Oh!  monseigneur,  j'ai  toujours  ma  bague,  elle  ne  m'a  ja- 
mais quittée! 

CONDÉ. 

Je  vous  en  rends  mille  grâces,  (ii  lui  baise  la  main,  et  dit  à 
part,  après  l'avoir  regardée.)  Toujours  la  même  personne!  Naïveté 
bien  étudiée.  (Haut.)  Vous  devez  être  aujourd'hui  une  actrice 
accomplie.  On  le  dit  partout...  (Se  tournant  vers  Madeleine.)  On 
le  dit  de  vous  deux. 

MADELEINE. 

Nous  faisons  de  notre  mieux  pour  mériler  les  distinctions 
que  le  roi  accorde  à  la  troupe  de  Molière. 

CONDÉ,    il  Madeleine. 

Savez-vous,  mademoiselle,  que,  lorsque  le  bruit  de  la  gloire 
de  Molière  m'est  venu  trouver,  partout,  dans  le  tumulte  des 
camps,  comme  dans  les  loisirs  de  la  retraite,  je  n'ai  pas  été 
surpris  le  moins  du  monde? 

ARMANDE. 

Votre  Altesse  s'est  rappelé  que  ce  nom  appartenait  à  un 
homme  qu'elle  avait  rencontré  pour  un  moment  en  voyage? 

CONDÉ. 

Ce  voyage-là,. mademoiselle,  a  trop  marqué  dans  ma  vie, 
il  a  été  trop  hardi,  trop  périlleux,  et  couronné  de  trop  de 
succès  pour  que  j'en  aie  oublié  la  moindre  circonstance;  je 
fis  cent  vingt  lieues  presque  seul  à  travers  des  pays  hostiles 
et  dans  un  moment  où  ma  tête  était  mise  à  prix.  Eh  bien, 
je  no  fus  reconnu  que  par  un  seul  homme,  lequel,  par  grande 
loyauté  et  générosité,  ne  me  voulut  point  trahir,  encore  (lu'il 
no  fût  point  de  mon  parti,  ot  qu'il  lilaniàt  mon  entreprise. 


Cet  homme,  c'était  Molière,  le  divin  Molière,  qui  faisait  alors 
dans  le  monde  une  assez  pauvre  figure,  mais  en  qui  je  ne 
sais  quel  air  de  franchise,  de  grandeur  et  de  sagesse,  me  fit 
pressentir  un  homme  au-dessus  du  commun.  Aussi  n'a-t-il 
jamais  fait  imprimer  une  pièce  que  je  ne  l'aie  lue  avec  avidité 
et  je  sais  le  Misanthrope.  Corneille  est  le  bréviaire  des  rois, 
Molière  est  celui  de  tous  les  hommes. 

MADELEINE. 

Ah!  que  .Molière  ne  peut-il  entendre  les  paroles  de  Votre 
Altesse!  je  les  veux  retenir  pour  les  lui  redire. 

ARMANDE. 

En  vérité  Je  ne  le  croyais  point  si  célèbre;  je  voyais  bien 
qu'il  divertissait  agréablement  la  cour  et  la  ville;  mais  je 
n'aurais  point  pensé  qu'on  pariât  de  lui  jusque  dans  tous  les 
pays  que  Votre  Altesse  a  parcourus,  ni  que  sa  renommée 
fût  si  chère  qu'elle  l'est  au  grand  Condé. 

CONDÉ.  -^ 

C'est  que,  vivant  au  foyer  même  de  cet  astre,  vous  ne  pou-  ' 
vez  point  voir  jusqu'où  ses  rayons  s'étendent.  Et  puis  c'est  le  ^ 
propre  de  la  jeunesse  et  de  la  beauté  d'être  fières  d'elles- 
mêmes  et  de  ne  vouloir  briller  que  de  leur  propre  éclat.  On 
ajoute  {lu  récit  de  vos  perfections,  mesdemoiselles,  l'éloge  de 
votre  vertu;  et,  comme  la  vertu  vaut  la  gloire,  je  me  plais  à 
vous  rendre  hommage...  Mais  j'entends  un  grand  mouve- 
ment :  c'est  peut-être  que  la  comédie  finit  ? 

MADELEINE. 

Oui,  monseigneur;  Molière  vient  se  reposer  ici  pour  un 
moment  avant  le  ballet.  Je  cours  lui  dire... 

CONDÉ. 

Non,  de  grâce,  laissez-moi  aller  avec  vous.  Je  le  veux  em-^ 
brasser  sans  préambule  et  voir  s'il  me  reconnaîtra  à  pre- 
mière vue. 

Il  1  invite  à  passer  devant  lui. 
MADELEINE. 

J'obéis. 

Us  sortent. 


372  THEATRE   COMPLKT   DE   GEORGE  SA\D 

SCÈNE  VIII 

ARMANDE,  seule. 

J'ai  donc  bien  fait  de  demeurer  sage,  et  de  dédaigner  égale- 
ment petits  comédiens  et  grands  seigneurs.  Oh!  la  gloire!... 
La  vertu,  au  dire  du  grand  Condé,  peut  marcher  de  pair  avec 
la  gloire...  Oui,  mais  elles  se  doivent  unir  pour  obscurcir 
tout  le  reste...  Molière,  Molière!...  jaloux,  rigide...  point 
jeune...  mais  tant  de  gloire!... 

SCÈNE  IX 
ARMANDE,  BARON. 

BARON,   entrant  précipitamment. 

Voilà  Molière  qui  vient!  allez-vous  donc  mettre  le  soupçon 
dans  son  cœur  et  lui  montrer  ma  lettre?  Brùlez-la,  oubliez- 
la,  mademoiselle,  je  vous  en  supplie! 

ARMANDE. 

Moi?  Est-ce  que  j'ai  souvenance  que  vous  m'ayez  dit  ou 
écrit  quelque  chose? 

BVRON. 


Oh!  mon  Dieu! 


SCENE   X 


Les  MiÎMES,  MOLIÈRE,  CONDÉ,  MADELEINE, 
BRÉCOURT,   DUPARC,  PIERRETTE. 

MOLIÈRE,   qui  entre  avec  Condé. 

Je  crois  ([iie  ce  jour-ci  est  le  plus  beau  de  ma  vie.  Le  vain- 
queur de  Nordiingue  et  de  Rocroy  s'est  souvenu  de  Molière 
et  l'a  voulu  serrer  dans  ses  bras,  pour  l'amour  de  la  morale 
el  de  la  vérilo.  Je  ne  demandais  point  au  ciel  d'autre  récom- 
pense du   peu  de  bien  que  j'ai  pu  faire,  que  l'approbolion 


M  (J  L  T  k  R  E  373 

(]u  plus  grand  capitaine  cl  du  plus  lionnêle  homme  de  son 
siècle. 

CONDÉ. 

Après  Turenne! 

MOLIÈRE. 

Avec  Turenne!  qui  honore  l'un  honore  l'autre;  et  ces  deux 
grands  rivaux  se  sont  grandis  encore  en  se  réconciliant.  Ah! 
je  vous  le  disais  bien,  monseigneur,  ([ue  vous  redeviendriez 
l'épéede  la  France! 

CONDÉ. 

Nous  reviendrons  sur  ces  choses^  et  j'en  veux  parler  beau- 
coup avec  vous;  mais  vous  n'avez  point  de  temps  à  perdre 
ici,  et  je  sais  que  vos  affaires  ont  besoin  d'autant  d'ordre  et 
de  présence  d'esprit  que  les  miennes  en.  autre  lieu.  Je  vous 
quitte  en  vous  priant  de  me  venir  voir  à  Chantilly,  aussitôt 
que  vous  aurez  fini  pour  cette  fois  à  Versailles,  (ii  lui  serre  la 
main.  —  Voyant  Brécourt.)  Ah!  monsieur,  qui  m'avez  voulu  jadis 
couper  la  gorge,  la  main  aussi,  je  vous  prie.  —  Mesdames,  je 
suis  votre  humble  serviteur,  (a  Molière,  qui  veut  le  reconduire.) 
Point,  point  :  ne  quittez  point  votre  poste. 

Il  le  repousse  doucement  et  sort. 

SCÈNE  XI 
Les  Mêmes,  hors  CONDÉ. 

MOLIÈRE. 

Le  grand  homme  a  raison.  A  nos  affaires,  mes  enfants,  à 
nos  affaires!  Baron,  tu  es  prêt?  Va  voir  si  les  danseurs  le 
sont  :  les  sieurs  Arnal,  Noblet,  Desairs... 

BARON. 

J'ai  la  liste,  je  vais  faire  l'appel. 

Il  sort. 
MOLIÈRE. 

Toi,  Brécourt,  tu  as  promis  à  M.  le  comte  d'Armagnac  de 
l'aider  à  sa  toilette.  C'est  la  deuxième  entrée  de  la  scène  cin- 


374    THÉATEE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

quième,  le  quadrille  des  Goguenards.  Tu  ne  saurais  trop  le  lui 
rappeler.  Ces  grands  seigneurs,  cela  veut  danser  n'importe 
dans  quel  endroit  de  la  pièce! 

BRiicOURT. 

J'y  vais. 

11  sort. 
DUPARC. 

Moi,  j'ai  la  surveillance  des  démons;  sont-ils  dans  la  salle 
des  petits  danseurs  du  roi? 

MOLIÈRE. 

Oui,  tous  ensemble,  anges  et  lutins. 

Duparc  sort. 
MADELEINE.    ' 

Moi,  je  vais  voir  si  les  chanteuses  espagnoles  sont  à  leur 
poste. 

Elle  sort. 

SCÈNE  XII 
MOLIÈRE,  ARMANDE,  PIERRETTE. 

PIERRETTE,   à  Molière.  * 

Et  vous,  j'espère  que  vous  allez  vous  reposer  un  brin  avant 
que  de  recommencer  à- vous  trémousser? 
MOLIÈRE,  s'asseyant. 

Oui,  je  veux  bien...  Ai-je  bien  pensé  à  tout?...  Ah'  j'ou- 
bliais le  principal  !  le  roi  doit  passer  par  ici  pour  se  rendre 
avec  moi  sur  le  théâtre.  Peut-être  qu'il  voudra  entrer  dans 
mon  cabinet  de  toilette  pour  faire  donner  la  dernière  main  à 
son  déguisement,  Cours  ranger,  épousseter,  essuyer  les  mi- 
roirs, va! 

PIERRETTE. 

Oh  diantre!  j'étais  déjà  la  servante  de  Molière,  et  c'était 
([uelipie  chose  !  A  présent,  mo  voilà  donc  la  servante  du'roi? 
Qu'est-ce  qui  m'aurait  dit  ça? 

Elle  lorl. 


MOLIERE  ,  i'o 

SCÈNE   XIII 

MOLIÈRE,  ARMANDE. 

MOLIÈRE,  assis,  d'un  air  accablé. 

Je  VOUS  le  disais  bien,  Armande,  que  vous  ne  preniez  nul 
souci  de  ma  pauvre  comédie  ! 

ARMANDE. 

Je  sais  pourtant  qu'elle  a  grandement  réussi. 

MOLIÈRE. 

Comment  le  sauriez-vous?  Vous  n'y  étiez  point! 

ARMAXDE. 

'  Ne  savais-je  point  qu'elle  est  bonne,  et  croyez-vous  que 
je  m'y  connaisse  -si  peu  que  de  douter  de  la  fortune  de  vos 
ouvrages. 

MOLIÈRE. 

Je  donnerais  volontiers  ce  beau  compliment  de  coulisse 
pour  un  regard  d'intérêt  quand  je  suis  en  scène.  C'est  là  que 
j'aurais  besoin  d'un  cœur  qui  envoyât  un  peu  de  chaleur  au 
mien. 

ARMANDE. 

Ne  savez-vous  point  que  j'étais  retenue  ici  par  la  présence 
de  M.  le  Prince? 

MOLIÈRE. 

Oui,  ou  par  les  fadeurs  de  quelque  officier  du  'palais,  ou 
bien  par  les  enfantillages  de  Baron,  que  sais-je?  vous  ne  vous 
plaisez  qu'à  des  riens,  et  vous  avez  toujours  quinze  ans! 

ARMANDE. 

Non,  mon  ami;- j'en  ai  vingt-cinq,  et  je  m'en  aperçois,  car 
je  raisonne,  je  réfléchis  et  je  comprends. 

MOLIÈRE. 

Eh  bien,  moi  qui  n'ai  plus  vingt-cinq  ans,  je  ne  donne 
point  encore  à  ces  froides  combinaisons  de  l'esprit  le  temps 
que  je  puis  dérober  auK   affaires.  C'est  mon  cœur  qui  me 


37(i     THKATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

mène  dans  ces  momenls-là,  el  je  sens  alors  que  je  vis,  que 
j'aime  et  que  je  soufTre! 

A  RM  AN  DE,   caressante. 
Et  qui  donc  aimez-vous,  Molière? 

MOLIÈRE,   avec  humeur. 
Oh  !  ce  n'est  point  vous  ! 

ARMANDE,  piquée. 

Je  sais  que  j'ai  trop  peu  de  mérite  pour  cela,  et  que  vous 
chérissez  ma  sœur  plus  que  moi  ! 

MOLIÈRE. 

Oui,  certes!  elle  vaut  mieux  que  vous. 

ARMANDE. 

Alors,  pourquoi  donc  ne  l'épousez-vous  point?  Depuis 
qu'elle  sèche  sur  pied  à  vous  attendre,  elle  a  eu  le  temps  de 
reverdir. 

MOLIÈRE. 

Que  me  dites-vous  là?  Vous  êtes  une  méchante  langue. 
Ni  votre  sœur  ni  moi  n'avons  jamais  songé  à  nous  marier. 

ARMANDE. 

Quant  à  elle^  cela  lui  plaît  à  dire.  Quant  à  vous,  il  est  possi- 
ble que  vous  ayez  le  mariage  en  horreur. 

MOLIÈRE. 

Oh  !  je  l'ai  certainement,  surtout  depuis  que  je  vous  con- 
nais. 

ARMANDE. 

Alors,  Molière,  de  quel  droit  me  souhaitez-vous  si  attentive 
et  si  aimante  auprès  de  vous? 

MOLIÈRE,  étonné. 

Je  ne  vous  entends  point!  ne  vous  regardé-je  pas  comme 
ma  fille?  ne  devriez-vous  pas  m'aimer  comme  votre  père?  et 
l'amitié  que  j'exigerais  de  vous,  peut-elle  blesser  la  bien- 
séance? 

ARMANDE. 

Mais  oui,  si  je  m'y  laisse  emporter  sans  prudence  et  sans 
retenue. 


MOLIÈRE,  entre  l'i-molion  et   la  méfiance. 

Vous  moquez-vcus,  Annande?  et  voulez-vous  faire  la  prude 
avec  un  homme  qui  se  rend  trop  de  justice  pour  donner  lieu 
à  vos  méfiances? 

ARMANDEj  avec  aplomb. 
Si  vous  appelez  pruderie  la  vertu,  alors,  Molière,  il  ne  me 
reste  plus  qu'à  vous  quitter  pour  toujours. 
MOLIÈRE,   avec  douleur. 
Me  quitter?  et  pourquoi  donc,  mon  Dieu?  Quel  est  ce  ca- 
price? Ah!...  elle  me  rendra  fou! 

ARMANDE. 

Ce  n'est  point  un  caprice,  et  je  pense  être  plus  sage  que 
vous,  monsieur  Molière,  en  vous  disant  que  je  considère  le 
mariage  comme  le  biit  des  âmes  honnêtes.  Je  suis  donc  déci- 
dée à  me  marier  avant  qu'il  soit  trop  tard  pour  inspirer  de 
l'amour  à  mon  mari;  car  je  souhaiterais  fort  d'être  aimée,  et, 
telle  que  me  voilà  auprès  de  vous,  je  ne  le  suis  point.  On 
me  flatte  et  me  courtise  d'un  côté,  on  me  reprend  et  on  me 
sermonne  de  l'autre.  J'aime  la' sagesse  et  ne  profite  ni  de 
l'amour  ({u'on  me  témoigne,  ni  des  remontrances  que  l'on  me 
fait,  puisque  je  -ésiste  à  la  séduction  et  ne  mérite  point  ce 
blâme.  Je  me  veux  donc  marier,  vous  dis-je,  il  faut  que  vous 
le  sachiez  et  ma  sœur  aussi. 

MOLIÈRE,   pile  et  tremblant. 

Et  avec  qui,  s'il  vous  plaît,  avez-vous  résolu  de  vous  ma- 
rier? 

ARMANDE. 

Pour  cela,  je  n'en  sais  rien  encore,  je  n'y  ai  point  pensé. 

MOLIÈRE,  hors  de  lui. 

A  d'autres,  Armande  !  Vous  aimez  quelqu'un  ! 

ARMANDE. 

Eh  !  qu'est-ce  que  cela  vous  fait? 

MOLIÈRE,    abattu. 

Vous  avez  raison,  cela  ne  me  regarde  point  et  je  n'ai  jtoint 


378    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

le  droit  de  vous  interroger.  C'est  à  votre  sœur  de  connaître 
vos  sentiments.  Tenez,  la  voici,  parlez  ensemble. 

Il  cache  sa  tête  dans  ,ses  mains. 

SCÈNE  XIV 
Les  Mêmes,  MADELEINE. 

MADELEINE. 

Qu'est-ce  donc,  Molière?  Êtes-vous  malade?  On  dirait  que 
vous  pleurez? 

Elle  s'approche  de  lui  ;  il  fait  nn  geste  pour  la  repousser  et  cache  encore 

plus  sa  figure.  Madeleine  s'arrête  interdite. 

ARMANDE,   à   part. 

Allons,  il  faut  en  finir.  (Haut.)  Ce  n'est  rien,  ma  sœur;  nous 
nous  querellons  ;  je  me  veux  marier  et  il  s'emporte  contre 
moi.  Je  vous  demande  un  peu  pourquoi? 

MADELEINE,  saisie,   à  part. 

Oh!  je  le  sais  bien,  moil...  (Haut.)  Mais  au  fait...  que  lui 
importe?  Parlez  donc,  Molière! 

MOLIÈRE,   faisant  un  eiïori  sur  lni-rac"me. 

Je  n'ai  rien  à  vous  dire,  sinon  que  je  trouve  étrange  cette 
résolution  soudaine,  et  blessante  la  façon  dont  elle  me  la  vient 
annoncer.  Je  me  croyais  son  ami,  son  conseil,  son  protecteur, 
et  elle  me  fait  un  mystère  de  ses  résolutions!...  Qu'elle  les 
garde  pour  elle  seule,  ou  qu'elle  les  dise,  je  m'en  lave  les 

mains. 

n  va  se  rasseoir. 
MADELEINE. 

Parlez,  ma  sœur.  Pourquoi  ne  diriez-vous  point  franche- 
ment à  Molière  quelle  est  la  personne  que  vous  aimez? 

ARMANDE. 

Cela  m'est  impossible. 

MADELEINE. 

Me  le  direz-vous,  à  moi  ? 


MOLIKRK  379 

ARMANDE. 

Oui,  si  vous  mo  promettez  le  secret  vis-à-vis  de  tout  le 
monde  (montrant  Molière),  et  de  lui  tout  le  premier. 

MADELEINE. 

Vous  l'entendez,  mon  ami?  Que  dois-je  faire? 

MOLIÈRE,»  se   levant. 

L'écouter,  la  conseiller  dans  son  intérêt;  la  marier  avec 
celui  qui  lui  plait,  si  c'est  un  honnête  homme,  et  ne  me  point 
consulter,  puisque  telle  est  la  fantaisie  de  son  ingratitude. 

Il  passe  dans  son  cabinet. 
MADELEINE,   à  part  en  le  regardant  sortir. 
Mon  Dieu!  comme  il  souffre! 


SCENE  XV 
MADELEINE,  ARMANDE. 

MADELEINE. 

,    Voyons,  ma  chère  Armande,  je  suis  ta  meilleure  amie  et  te 
sers  de  mère  depuis  longtemps.  Dis-moi  ta  pensée. 

ARMANDE. 

Ma  bonne  sœur,  ce  que  j'ai  à  vous  dire  vous  va  chagriner, 
car  je  suis  fort  à  plaindre.  J'aime.  Molière,  et  Molière  ne 
m'aime  point.  Il  ne  m'aimera  jamais,  et,  m'aimàt-il  d'ailleurs, 
il  ne  se  veut  point  marier.  Le  soin  de  mon  honneur  et  ma 
dignité  me  commandent  de  l'oublier,  et,  pour  cela,  je  vous 
prie  de  m'aider  à  m'éloigner  de  lui,  et  à  feindre  que  j'ai  des- 
sein de  me  marier  avec  quelque  autre. 

MADELEINE,    éperdue.' 

Vous  aimez  Molière?  Vous  mentez!     .-^ 

ARMANDE,   jetant   un  coup    d'œil  sur  la    porte    du    cabinet,    qui  est  ., 
restée  ouverte  et  élevant  la  voix. 

Je  mens?...  Et  qui  voulez-vous  donc  que  j'aime,  si  ce  n'est' 
Molière?  N'est-il  point  le  plus  grand,  le  meilleur,  le   plus 


380    THKATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

boau,  le  plus  aimable  homme  ([uc  je  connaisse?  Nommez-moi 
quelqu'un  que  je  puisse  seulement  regarder  à  côté  de  lui! 
(Feignant  le  désespoir.)  Mais  il  me  déteste,  il  déteste  le  mariage,- 
et  vous  me  blâmez  de  lui  vouloir  celer  mes  sentiments! 

SCÈNE  XVI 
Les  Mêmes,  MOLIÈRE. 

MOLIÈRE,  éperdu,  s'élance  hors  du    cabinet  et  tombe  aux  pieds 
d  Arraande. 

Elle  m'aime!  elle  le  dit!...  (a  Madeleine.)  Ah!  chère  Béjart, 
c'est  moi  qu'elle  aime!  J'étouffe  de  joie,  il  me  semble  que  je 
vais  en  mourir. 

Arniande  joue  la  confusion;   Madeleine  est  atterrée. 
MADELEINE,   à  part. 
Allons!  l'heure  est  venue!  (Elle  relève  Molière  et  le  conduit  à  son 
fauteuil,  où  il  se    laisse    tomber   comme  anéanti.)  Eh  bien,   Molière^ 

puisque  vous  l'aimez  aussi  depuis  longtemps,  soyez  donc 
heureux. 

MOLIÈRE. 

Je  l'aimais!  Vous  le  saviez  donc?  Je  ne  le  savais  pas  moi- 
même  ! 

ARMANDE. 

Ma  sœur  me  trompe,  vous  ne  m'aimez  pas. 

MOLIÈRE,   se    levant  avec  transport    et  la   serrant  dans    ses  bras. 

Armande!  mon  enfant!  mon  amour!  ma  femme! 

ARMANDE. 

Votre  femme,  Molière?  Vous  avez  dit  votre  femme? 

MOLIÈRE, 

Oui,  mon  amie  et  ma  compagne  pour  toujours,  devant  Dieu 
et  devant  les  hommes! 

ARMANDE,   pliant  le  genou   devant  lui. 

La  femme  de  Molière!...  Ma  .sœur,  bénissez-moi  dans  mon 
bonheur  et  dans  ma  gloire  ! 

MADELEINE   la  relève  et  l'embrasse. 

Sois  fligne  do  lui,  ina  chère  Armande! 


MOLIERE  J8l 

SCÈNK    XVII 

Les  Mêmes,  PIERRETTE. 

PIERRETTE,    accourant. 

Monsieur  Molière!  monsieur  Molière!  le  roi...  le  roi  qui 
vient! 

Les  portes  du  fond  s'ouvreot,  Louis  XIV  paraît,  déguisé  en  Égypllen, 
avec  une  suite  qui  reste  sur  le  seuil- 

SCÈNE  XVIll 
Les  Mêmes,  LE  ROL 

LE   ROI,  uu  masque  à  la  main. 
Eh  bien,  Molière,  me  voilà  prêt.  Nous  avons  encore  cinq 
minutes.  Voulez-vous  regarder  s'il  ne  manque  rien  à  mon 
ajustement? 

MOLIÈRE,   le  toisant  attentivement. 
Rien,  sire. 

le  roi. 
Marchons  donc. 

MOLIÈRE. 

Puisque  Votre  Majesté  a  cinq  minutes  à  perdre,  je  lui  en 
demande  une  pour  moi. 

LE    ROI,   souriant. 

Je  vous  en  donne  deux.  Parlez  vite. 

MOLIÈRE. 

Je  demande  à  Votre  Majesté  d'avoir  pour  agréable  que  je 
prenne  pour  ma  femme  mademoiselle  Gresinde-Armande 
Béjart,  qui  s'efforcera  de  lui  complaire  en  continuant  son 
emploi  dans  la  troupe  honorée  des  bontés  royales. 

LE    ROI. 

Ce  mariage  m'est  agréable^  puisqu'il  assure  à  mon  théâtre 
une  comédienne  excellente.  Je  vous  fais  mon  compliment  à 

tous  deux,  (il  fait  un  pas,  s'arrête  et  se  retourne  vers  Armande  )  Ma- 
dame Molière,  vous  avez  là  un  grand  nom  à  soutenir  !  Ce 


382  THEATRE   COMPLET  DE    GEORGE   SAND 

n'est  point  le  roi  de  France,  c'est  l'univers  entier  qui  signe 
aujourd'hui  vos  lettres  de  noblesse. 

Il  passe;  tous  le  suirent. 

SCÈNE  XIX 

MADELEINE,  PIERRETTE. 

Madeleine,  qui  est    restée  la  dernière  avec  Pierrette,  chancelle  au 
moment  de  sortir;   Pierrette  la  retienf  dans  ses  bras. 

PIERRETTE. 

Eh  bien,  mademoiselle  Madeleine,  est  ce  que  vous  vous 
trouvez  mal?  Gomme  vous  voilà  blèmie! 

MADELEINE. 

Ce  n'est  rien...  ce  n'est  rien...  Il  faut  aller  danser!...  La- 
forêt!...  Ah!  ma  pauvre  Laforêti... 

Elle  tombe  en  sanglotant  et  en  criant  dans  les  bras  de  Pierrette. 


ACTE  TROISIÈME 

A  Auteuil.  —  Une  chambre  de  travail  confortable  mais  simple,  éclairée  fai- 
blemeut  par  une  lampe  k  chapiteau.  Un  bureau  avec  des  papiers  épars. 
Une  fenêtre  fermée  de  rideaux  épais  est  à  la  gauche  de  Molière.  Le  bureau 
se  trouve  entre  cette  fenêtre  et  le  canapé .  Une  porte,  à  la  droite  de  l'ac- 
teur, conduit  il  la  chambre  îv  coucher  de  Molière. 

SCENE  PREMIÈRE 
MOLIÈRE,  BARON. 

Molière,  seul  d'abord,  à  demi  couché  sur  un  canapé,  est  immobile,  les 
yeux  ouverts.  On  entend  confnsi'ment  chanter  ilerrièro  le  théâtre.  Puis 
Baron  ouvre  la  porto  du  fond  et  s'approche  sur  la  pointe  du  jpiei.  Par 
cette  porlc,  on  entend  distinctement  ce  refrai.i  : 

Le  plus  grand  niallieur,  c'est  de  naître. 

Le  seul  bonlieur,  c'est  de  uiourir. 


MOLIERE  383 

MO  LIE  RE,  rt'iiétaDt,   sans  chanter,   les  Jeux  vers. 
Le  plus  grand  malheur,  c'est  de  naître. 
Le  seul  bonheur,  c'est  de  mourir. 

Je  croyais  rêver,  d'ouïr  de  telles  paroles  sur  un  air  à  boire! 
Voilà  une  étrange  façon  de  se  divertir.  (Voyant  Baron:)  Ah  !  tu 
es  là,  mon  enfant? 

BARON. 

Comment!  vous  n'êtes  point  couché,  mon  ami?  Je  venais 
voir  si  vous  dormiez  I 

MOLIÈRE. 

Et  le  moyen  de  dormir,  avec  ces  fous  dont  les  rires,  les 
querelles  et  les  chansons  me  viennent  disputer,  jusque  dans 
ma  retraite  d'Auteuil,  les  heures  de  mon  repos?  De  ma 
chambre,  je  les  entendais  trop.  Je  suis  venu  me  réfugier  ici, 
où  je  les  entends  encore. 

BARON,   après  avoir  été  refermer  la  porte. 

Mais  vous  êtes  mal  sur  ce  canapé!  Yous  seriez  mieux  dans 
votre  lit  1 

MOLIÈRE. 

Les  lits  sont  faits  pour  les  gens  bien  portants;  ils  sont  le 
tombeau  des  malades.  Le  mien  m'étouffe,  et  je  ne  me  couche 
presque  plus.  Mais,  dis-moi,  Baron,  quelle  antienne  burlesque 
chantaient-ils  donc  là,  tout  à  l'heure  ? 

BARON. 

C'est  un  impromptu  de  M.  Chapelle,  à  qui  le  vin  donne  des 
idées  noires. 

MOLIÈRE. 

C'est  donc  la  première  fois?  ' 

BARON. 

Cette  mélancolie  a  commencé  par  M.  Boileau,  qui,  sur 
cette  sentence  de  je  ne  sais  quel  ancien,  que  le  premier  bon- 
heur est  de  ne  point  naître,  et  le  second,  de  promplement 
mourir,  a  discouru  de  fort  grande  éloquence.  M.  Nantouillet 
a  dit  comme  lui;  M  Chapelle  les  a  d'abord  combattus,  et  puis 
il  s'est  rangé  à  leur  avis.  11  a  couiposé  des  vers  fort  lugubres, 


384    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

que  M.  Lulli  a  mis  tout  de  suite  sur  un  air  fort  gai,  et  les 
voilà  (jui,  à  cette  heure,  pleurent,  rient  et  chantent  sans  sa- 
voir pourquoi. 

MOLIÈRE. 

Qu'est-ce  que  l'homme?  Un  être  qui  s'étourdit  ou  se  la- 
mente sans  jamais  trouver  le  cahne  de  son  jugement  ou  le 
repos  de  son  cœur!  Toujours  la  douleur  au  fond  de  la  gaieté 
et  le  désespoir  même  dans  l'iviesse!...  Mais  la  Fontaine,  est- 
ce  qu'il  est  toujours  là? 

BARON. 

11  est  parti  sur  le  minuit,  trouvant  qu'il  en  avait  assez, 
mais  sans  s'être  douté  qu'ils  l'avaient  raillé  et  mystifié  tout 
le  temps.  Il  était  encore  plus  distrait  que  de  coutume. 

MOLIÈRE. 

Ils  le  raillent  toujours,  mais  ils  auront  beau  se  trémousser, 
aucun  d'eux  n'effacera  le  bonhomme!  Ah  çà!...  quelle  heure 
est-il,  Baron? 

BARON. 

Je  ne  sais  pas  bien;  il  fait  grand  jour,  et  vos  convives  se 
disposent  à  partir.  M.  BoileauNa  fait  pour  vous  ces  vers-ci, 
qu'il  m'a  chargé  de  vous  remettre  en  manière  d'adieu  et  de 
remerciments. 

MOLIERE,    prenant   les   vers. 

Va  donc  les  accompagner,  et  puis  tu  iras  te  coucher.  Je 
n'aime  point  ces  veilles-là  et  ces  excès  à  ton  âge. 

BARON. 

Il  fallait  bien  leur  faire  les  honneurs  en  votre  place. 

MOLIÈRE. 

Sans  doute!  Et  la  pauvre  Laforêt,  elle  a  été  debout  aussi 
toute  la  nuit? 

BARON. 

Et,  comme  de  coutume,  sans  se  plaindre. 

MOLIÈRE. 

Mes  pauvres  enfants,  j'ai  des  amis  bien  iudiscrels,  cpii  no 
respectent  ni  votre  santé  ni  ma  maladie.  Je  ferais  volonticis 
une  rente  à  Chapelle  pour  qu'il  allât  régaler  sa  compagnie 


MOLIERE  383 

ailleurs  que  chez  mui.  —  As-lu  veillé,  au  moins,  à  ce  qu'ils 
ne  manquassent  de  rien  ? 

BARON. 

J'ai  fail  de  mon  mieux. 

MOLIÈRE. 

Et  tu  ne  t'es  point  laissé  entraîner  à  boire,  je  le  vois. 

BARON. 

Je  vous  l'avais  promis,  mon  père. 

MOLIÈRE. 

C'est  bien,  mon  enfant,  je  t'en  remercie.  —  Et  ma  fille, 
leur  bruit  ne  l'a  point  éveillée? 

BARON. 

La  petite  a  très-bien  dormi  et  dort  encore. 

MOLIÈRE. 

Bon!  va  donc  les  reconduire  et  m'excuser  encore  de  ce 
qu'étant  au  lait  pour  toute  nourriture,  je  n'ai  pu  leur  faire 
raison. 

BARON. 

Tâchez  de  dormir  à  présent. 

MOLIÈRE. 

J'y  tâcherai,  mon  enfant.  ,^ 

Baron  lui  baiâC  la  main  ci  sort. 

SCÈNE  II 

MOLIERE,  seul,   lisant  les  vers  de  Boileau. 

Ta  muse,  avec  docilité, 
Dit  plaisamment,  la  vérité; 
Chacun  profite  à  ton  école. 
Tout  en  est  beau,  tout  en  est  bon  ; 
Et  ta  plus  burlesque  parole 
Est  souvent  un  docte  sermon. 

Laisse  gronder  les  envieux; 
Ils  ont  beau  crier  en  tous  lieux 

I  n 


385     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

Qu'en  vain  tu  charmes  le  vulgaire, 
Que  tes  vers  n'ont  rien  de  plaisant; 
Si  tu  savais  un  peu  moins  plaire, 
Tu  ne  leur  déplairais  pas  tant. 

Merci,  Boileau  !  Tu  crois  qu'il  faut  me  consoler  des  injures 
des  bigots  !  tu  crois  que  ma  souffrance  provient  de  leurs  in- 
jures et  de  leurs  persécutions  !  Chapelle  le  croit  aussi  !...  Mes 
amis,  vous  vous  trompez -tous!  Si  je  n'avais  point  d'autres 
maux  à  combattre,  ma  force  y  suffirait  de  reste.  Hélas  !  mes 
douleurs  les  plus  âpres  ne  sont  point  celles  du  poëte  et  du  co- 

;  médien,  mais  bien  celles  de  l'homme,  et  mon  cœur  saigne  par 
tant  de  blessures,  que  je  ne  sens  plus  celles  que  l'on  veut 

,  ,faire  à  mon  amour-propre!  (La  porte  s'ouvre  doucement.)  Qliï 
vient  là? 

SCÈNE  II.I 

MOLIÈRE,   PIERRETTE,  amenant  LA   PETITE 

Madeleine    Molière,   qui  porte  un  gros  bouquet  de  fleurs. 

La  petite  Molière  est  un  enfant  de  six  à  huit  ans. 

LA    PETITE    MADELEINE. 

C'est  moi,  mon  papa,  qui  me  suis  levée  de  bonne  heure, 
parce  que  Laforêt  dit  que  c'est  aujourd'hui  votre  fêle,  et  qu'il 
faut  vous  présenter,  à  votre  réveil,  ce  que  vous  aimez  le 
mieux. 

MOLIÈRE  ,   lu  prenant   sur  ses  genoux. 

Oh  1  oui,  certes,  elle  a  bien  raison,  ta  bonne  Pierrette  !  elle 

sait  que  ma  petite  Madeleine  est  ce  que  j'aime  le  plus  au 

monde  ! 

Il  l'embrasse. 

LA    PETITE    MADELEINE. 

Laforêt  a  dit  comme  ça  que  ma  marraine,  la  tante  Béjart, 
viendra  me  voir,  pour  bien  sûr,  aujourd'hui,  ot  qu'elle  m'ap- 
portera une  belle  grande  poupée.  El  nia  [telile  niainaii,  quand 
est-ce  donc  qu'elle  viendra  ? 


PIEURETTK. 

Peut-être  bien  domain. 

LA    PETITE     MADELEINE. 

Tu  dis  toujours  comme  ça,  demain!...  Est-ce  que  vous 
|)leurez,  mon  papa,  que  vous  avez  la  figure  toute  mouillée  ? 

MOLIÈRE. 

Non,  ma  fille,  non  pas  !  (a  Pierrette.)  Emmène-la;  il  ne  faut 
point  que  les  enfants  voient  des  larmes!  (a  sa  fille.)  Va  courir 
dans  le  jardin,  mademoiselle,  et  tu  reviendras  déjeuner  avec 
moi. 

Pierrette  conduit  l'enfant  à  la  porto  et  la  regarde  s'en  aller. 

SCÈNE  IV 
PIERRETTE,  MOLIÈRE. 

PIERRETTE. 

Qu'elle  est  belle!  hein,  monsieur? 

MOLIÈRE. 

Belle  comme  sa  mère  I 

PIERRETTE,   a   part. 

Tout  lui  fait  mal,  même  sa  fille!  (iiaut.)  Allons!  monsieur, 
voici  l'heure  de  dormir,  puisqu'on  vous  a  fait  des  vacarmes 
toute  la  nuit. 

MOLIÈRE. 

Ils  sont  partis  ? 

PIERRETTE. 

Oui,  et  vous  aurez  enfin  une  matinée  tranquille. 

MOLIÈRE. 

Dormir,  c'est  une  fiction  pour  moi.  Tiens,  Laforêt,  je  me 
trouverais  beaucoup  mieux  de  respirer  l'air  du  matin.  Ouvre- 
moi  les  fenêtres.  Les  fumées  de  leur  vin  ont  monté  jusqu'ici. 

PIERRETTE. 

C'est  vrai  qu'on  en  a  le  cœur  tribouillé  par  toute  la  maison. 

MOLIÈRE,   debout  à  la  fenêtre. 

Une  belle  matinée  de  printemps!  Le  soleil  est  levé,  les  oi- 


388 


THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SA\D 


soaiix  chantent.  Tiens,  Laforèt,  tiens  !  la  petite  qui  court  après 
un  papillon!  Ah!  cette  grâce!  cette  splendeur  de  la  vie!... 
J'ai  vu  sa  mère  presque  comme  cela  ! 

PIERRETTE. 

Eh  bien,  eh  bien,  elle  n'est  pas  si  loin,  sa  mère;  et  vous 
n'avez  qu'à  lui  écrire,  elle  reviendra. 

MOLIÈRE. 

Elle  est  loin.,,  bien  loin  de  la  route  de  son  devoir... 

PIERRETTE. 

Eh  !  non,  monsieur,  elle  est  à  Paris,  dans  votre  apparte- 
ment, rue  de  Richelieu. 

MOLIÈRE. 

Non  !  je  te  dis  qu'elle  n'y  est  point;  elle  court  les  champs, 
es  châteaux,  les  palais!  Il  lui  faut  la  vie  d'une  reine! 

PIERRETTE. 

Dame!  elle  s'ennuie  un  peu  ici;  elle  est  encore  jeune... 
plus  jeune...  que  vous,  et  toujours  belle  comme  un  ange; 
elle  aime  à  se  faire  brave,  à  se  faire  voir.  Tout  ça  lui  passera, 
allez!  et,  puisqu'elle  est  sage,  laissez-la  faire...  Songez  à 
vous-même,  écrivez  vos  comédies,  ne  vous  saboulez  point 
l'esprit  à  d'autres  choses...  Réjouissez-vous  avec  vos  amis, 
vous  en  avez  de  bons...  M.  Baron  qui  est  là  comme  votre  fils, 
un  honnête  garçon,  lui  !  un  joli  comédien  déjà,  et  qui  vous 
fera  honneur...  Et  tenez,  en  voilà  encore  deux,  et  des  meil- 
leurs, qui  se  sont  levés  de  grand  malin  pour  venir  vous  sou- 
haiter votre  fêle. 

MOLIÈRE,   toujours  à  la  fenOtre. 

Ah!  oui,  Duparc,  Brécourt,  mes  fidèles  compagnons;  je  les 
aime  également,  bien  que  l'un  me  fasse  toujours  du  bien  et 
l'autre  toujours  du  mal. 

PIERRETTE. 

Bah!  il  a  une  chienne  d'humeur,  M.  Duparc,  mais  au  fond, 
allez  !  ce  n'est  |)as  celui  ([ui  vous  aime  le  moins. 

Elit»  va  ouvrir  la  porte  du  fond. 


M  0  L I  K  R  E  J»« 

SCÈNE  V 
Les  Mêmes,  BRÉCOURT,  DUPARC,  BARON. 

BRÉCOURT,   embrassant  Molière. 

Nous  te  venons  apporter  une  bonne,  une  grande  nouvelle 
pour  le  jour  de  ta  fête.  Ducroisy  et  La  Thorillière  sont  reve- 
nus du  camp  du  roi  cette  nuit. 

MOLIÈRE. 

Ah!  vraiment?  déjà? 

BRÉCOURT. 

Ils  sont  venus  frapper  à  notre  porte  en  nous  disant  que, 
rompus  de  fatigue,  ils  allaient  se  mettre  au  lit,  mais  qu'ils 
nous  chargeaient  de  t'apporter  la  permission  de  jouer  Tartufe 
devant  les  Parisiens,  et  la  voici  ! 

MOLIÈRE,   ouvrant  la  missive. 

Enfin  !  Ah  1  mes  amis,  quelle  affaire  dans  ma  pauvre  vie  que 
ce  Tartufe! 

DUPARC. 

Je  te  l'avais  bien  prédit  que  cela  tournerait  à  mal,  et  que 
tu  serais  abandonné  du  roi  lui-même! 

MOLIÈRE. 

Qui  l'eût  pu  croire,  qu'un  roi  si  puissant,  si  absolu,  et  que 
l'on  traitait  comme  un  dieu,  aurait  moins  de  pouvoir  en  son 
royaume  qu'une  bande  de  frénétiques  enragés  d'hypocrisie  et 
de  vengeance!  Mais  ne  nous  plaignons  plus,  puisqu'à  la  fin 
justice  nous  est  faite,  et  que  voici  l'ordre  de  jouer,  signé  de 
la  main  du  roi  ! 

DUPARC. 

Il  est  bien  temps,  après  des  années  d'oubli  ou  de  lâcheté! 
Ton  grand  roi,  Molière,  est  un  Tartufe  lui-même. 

BRÉCOURT. 

Tout  beau!  Duparc,  le  roi... 

DUPARC. 

Eh!  morbleu!  laissez-moi  parler  comme  je  veux.  Tout  le 
danger  y  est  pour  moi,  si  vous  avez  ici  des  espions! 


390  THKATRE  COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

BARON. 

Duparc!... 

DUPARC. 

Je  vous  dis  que  la  torture  ne  m'en  ferait  point  démordre! 
Le  roi  est  un  homme  d'esprit,  un  galant  liomme  à  certains 
égards,  je  le  veux  bien  ;  mais  il  a  un  côté  vicieux,  c'est  celui 
par  lequel  il  est  hypocrite.  Homme  de  voluptés  secrètes  et 
d'intolérance  publique,  il  n'avait  pas  reconnu  tout  d'abord 
qu'il  y  avait  dans  le  Tartufe,  à  l'insu  même  de  Molière, 
quelques  traits  de  sa  ressemblance.  Mais  sa  mauvaise  con- 
science le  lui  a  dit  plus  tard,  et,  tout  en  jurant  à  Molière  qu'il 
ne  voyait  rien  d'irréligieux  dans  sa  pièce,  il  n'en  a  pas  moins 
laissé  interdire  la  représentation  pendant  bon  nombre  d'an- 
nées, l'exposant  ainsi  aux  insultes  de  ses  ennemis  et  aux  ca- 
lomnies des  fanatiques.  S'il  cède  enlin,  c'est  que,  d'après  mon 
conseil,  Molière  a  mis  de  la  vigueur  dans  son  dernier  placet... 
pas  assez  à  mon  gré,  car,  si  j'eusse  été  en  sa  place,  j'eusse 
écrit  :  «  Sire,  vous  êtes  un  plaisant  cuistre,  vous  qui  avez 
trois  enfants  de  la  Montespan  et  qui  n'en  faites  pas  moins  vos 
dévotions  avec  grand  apparat,  de  vouloir  nous  empêcher...  » 
Eh  bien,  cela  vous  fait  rire,  vous  autres? 

BRÉCOURT. 

Certes!  voilà  qui  eût  admirablemeut  raccommodé  nos  af- 
faires! 

MOLIÈRE. 

Le  mieux  est  de  rire^  en  effet,  des  boutades  de  Duparc,  et 
le  roi  rirait  lui-môme,  s'il  pouvait  les  entendre. 

DUPARC. 

Parla  mordieu!  non,  Molière!  il  ne  rirait  point  de  cela! 

MOLIÈRE. 

Écoute,  mon  ami.  Si  tu  respectais  quelque  chose  au  monde, 
tu  respecterais  l'amitié...  Oui,  je  dis  l'amitié  que  j'ai  dans  le 
cœur  pour  cet  homme  qu'on  appelle  Louis  XIV.  Oh!  je  sais 
bien,  mon  Heraclite,  que  tu  me  reproches  de  lui  trop  sacrifier 
mon  temps,  mon  talent  et  ma  santé.  Mais  consilère,  je  te  prie, 
que,  s'il  m'a  commandé  parfois  des  choses  précipitées,  il  m'a 


donné  aussi  les  moyens  d'en  mûrir  quelques-unes,  ce  que  je 
n'aurais  jamais  pu  faire,  si  j'étais  demeuré  pauvre  et  obscur. 
Son  esprit  pénétrant  a  deviné,  à  première  vue,  qu'il  y  avait  en 
nous  quelque  chose  de  plus  solide  et  de  plus  vrai  que  chez  ces 
braillards  de  l'hôtel  de  Bourgogne  qui  tenaient  le  sceptre  du 
théâtre.  Sans  l'arrêt  de  son  goût,  qui  faisait  déjà  loi  en 
France,  nous  n'eussions  point  ressuscité  avec  éclat,  comme 
nous  l'avons  fait,  l'ancienne,  la  vraie,  la  bonne  comédie,  celle 
qui  reprend  les  vices  du  siècle  et  corrige  les  hommes  de  leurs 
travers.  J'ai  donc  une  reconnaissance  très-profonde  pour 
l'homme  qui  m'a  aidé  à  dire  beaucoup  de  vérités  utiles,  et 
dont  la  main  puissante  a  tenu  le  fouet  dont  j'ai  fustigé  les 
turpitudes  des  grands  de  la  terre.  Cet  homme  m'a  plusieurs 
fois  ouvert  naïvement  son  cœur;  il  m'a  demandé  des  con- 
seils, et  il  les  a  suivis  ;  il  m'en  a  donné,  et  ils  étaient  bons  à 
suivre.  Il  m'a  vengé  de  l'impertinence  des  courtisans,  en  me  • 
faisant  manger  avec  lui,  tète  à  tête,  en  face  d'eux  tous,  de-- 
bout  et  consternés.  —  Je  ne  suis  point  né  ingrat  et  ne  puis 
me  changer  là-dessus  à  l'âge  que  j'ail...  Eh  bien,  il  est  vrai 
que  j'ai  eu  des  sujets  de  plainte,  et  que  j'ai  vu  des  taches 
dans  le  soleil  ;  mais  je  n'ai  pas  le  droit  de  les  faire  remarquer 
aux  autres,  et  mon  tempérament  fidèle  me  porte  à  pardonner 
le  tort  que  me  peuvent  faire  quelquefois  ceux  qui  m'ont  obligé 
souvent. 

BRÉCOURT. 

A.h!  Molière,  c'est  de  toi  qu'on  peut  dire  que  l'homme  est 
encore  supérieur  à  l'écrivain. 

BARON,  lui  pressant  la  main. 
Mon  père! 

PIERRETTE,    s'essuyant   les  yeux. 

Tout  ce  que  monsieur  dit  dû  roi  et  de  lui,  ça  me  tire^ 
toujours  des  larmes,  parce  que  c'est  toute  mon  histoire  avec^ 
monsieur  I 

MOLIÈRE. 

Ah  çà!  mes  amis,  c'est  assez  discouru.  C'est  demain  qu'il 
faut  donner  le  Tartufe,  puis(}ue  nous  l'avions  annoncé. 


392  THÉÂTRE  COMPLET   DE   GEORGE  SAXD 

DUPARC. 

Messieurs  les  magistrats  vont  avoir  un  beau  pied  de  nez, 
eux  qui  comptaient  l'interdire  encore! 

BARON. 

Parlons  donc  pour  Paris,  car  nous  n'avons  que  le  temps  de 
nous  préparer. 

MOLIÈRE. 

Ah  !  mon  jeune  Damis  !  il  te  tarde  de  revoir  le  feu  du  lus- 
tre !  Allons!  ceci  va  me  secouer  et  me  faire  oublier  mon  mal. 
Aidez- moi  à  tout  préparer,  mes  amis.  Toi,  Pierrette,  ap- 
prête mes  paquets,  pendant  que  je  m'habillerai.  Baron,  range 
mes  papiers,  je  te  prie,  et  ferme  tous  mes  tiroirs. 

Tous  sortent,  excepté  Baron. 

SCÈNE   VI 

BARON,  seul. 

Il  s'approche  du  bureau  et  range  les  papiers. 

Oui,  ce  voyage  lui  fera  du  bien...  et  à  moi,  du  mal...  car 
nous  la  reverrons!  Il  faudra  bien  qu'elle  reprenne  son  rôle 
dans  le  Tartufe,  et,  quoi  qu'en  dise  Molière,  il  est  plus  pressé 
de  lui  pardonnner  que  de  la  maudire!...  Allons, du  courage J 
qu'importe  que  je  souffre,  pourvu  qu'il  soit  heureux!  ma 
douleur  est  un  mérite  que  j'offre  au  ciel  pour  l'amour  de  mon 
bienfaiteur,  et  ma  consolation  est  de  me  sentir  son  ami, 
encore  plus  qu'il  ne  le  peut  savoir,  (ii  regarde  les  papiers.)  Ah! 
le  manuscrit  des  Précieuses  ridicules...  Il  est  en  ordre?  Oui... 
Les  vers  de  Boileau!  Des  vers!  encore  des  vers,  des  éloges, 
des  injures!...  des  lettres...  (Prenant  une  lettre  ouverte.)  Des  let- 
tres anonymes...  En  voici  une  toute  fraîchement  reçue...  (il 
lit.)  «  On  fait  savoir  à  Élomire...  »  —  Élomire?  Ah!  oui, 
c'est  l'anagramme  de  Molière...  —  «  Le  soin  que  prend  sa 
piquante  moitié  de  changer  en  réalité  bien  éclatante,  bien 
scandaleuse,  les  soupçons  du  pauvre  Sganarelle...  »Ah!  c'est 
affreux...  «  C'est  le  prince  de  C...,  le  meilleur  ami  de  l'igno- 


blo  fil  diabolique  auteur  du  Tartufe,  qui  ven,";e,  à  celte  heure, 
tous  les  maris  trompés  dont  il  a  si  gaillardement  raillé  l'in- 
fortune. »  Il  déchire  la  lettre  avec  indignation.)  Et  VOilà  CB  qu'ils 
lui  écrivent  tous  les  jours,  les  infâmes!...  Ah!  Molière,  pau- 
vre grand  cœur,  que  tu  payes  cher  l'honneur  de  dire  la  vérité 
aux  hommes!...  Sa  femme?...  Non,  c'est  impossible...  Mais 
pourtant...  Ah!  cette  femme  est  un  démon!... 

Il  met  ses  coudes  sur  la  table  et  sa  tête  dans  ses  mains. 

SCÈNE  VII 

ARMANDE,  BARON. 

ARMANDE;  elle  entre  doucement. 
Bonjour,  Baron  ;  où  est  Molière? 

BARON,   bondissant  sur  sa  chaise. 

Ah!  c'est  vous,  madame? 

ARMANDE. 

Eh  bien,  cela  vous  étonne? 

BARON, 

Oh!  certes!  car  on  ne  vous  croyait  point  à  portée  de  rece- 
voir si  tôt  l'annonce  de  la  représentation  de  Tartufe,  et  on 
pensait  vous  chercher  ailleurs  qu'à  Paris. 

ARMANDE. 

Ailleurs  qu'à  Paris?  Pourquoi  ne  point  dire  tout  simple- 
ment à  Chantilly? 

BARON. 

On  a  dit,  on  a  écrit  à  Molière  que  vous  y  étiez,  madame, 
et  il  le  croit. 

ARMANDE. 

Il  fait  fort  bien  de  le  croire,  puisque  j'en  arrive. 

BARON. 

Quoi  !  vous  l'avouez? 

ARMANDE. 

Je  ne  l'avoue  point,  je  le  proclame,  si  cela  vous  plaît. 
Qu'y  peut-on  trouver  à  redire? 


394  THEATRE  COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

BARON. 

Vous  le  demandez? 

ARM  AND  E,   riant. 

Je  comprends!  ah!  la  belle  idée  que  vous  avez  là!...  le 
prince  de  Condé...  Laissez-moi  rire...  Je  savais  bien  qu'on  le 
disait  ;  mais  je  ne  supposais  point  que  cela  fût  pris  au  sérieux 
quelque  part, et  ici  surtout! 

BARON. 

Vous  êtes  gaie  ! 

ARMANDE. 

Oui,  vraiment  :  je  suis  d'une  charmante  humeur. 

BARON. 

Elle  rit!...  et  Molière  dévore  ses  larmes!  elle  rit!...  et  ici 
l'on  ne  dort  point!  elle  rit!...  et  l'on  se  meurt  de  chagrin  pour 
elle! 

ARMANDE. 

Allons  donc!  ne  sais-je  pas  bien  que,  si  l'on  veille  ici,  c'est 
à  table,  en  compagnie  de  bons  vivants  qui  sortent  de  la  mai-' 
son  en  battant  la  muraille?  Vous  me  voulez  faire  accroire  que 
mon  mari  se  consume  dans  les  larmes,  quand  il  se  dispose  à 
aller  jouer  le  Tartufe,  et  à  recueillir  des  applaudi^ments  qui 
lui  feront  fort  bien  oublier  sa  jalousie? 

BARON. 

Vous  ne  croyez  point  aux  peines  que  vous  ne  partagez  pas! 
c'est  le  propre  des  cœurs  ingrats  et  froids. 

ARMANDE,  après  une  pause,   pendant  laquelle  elle  l'examine. 

Monsieur  Baron,  vou5  plairait-il  de  me  dire  où  vous  pre- 
nez le  droit  de  me  faire  des  remontrances  et  de  m'adresser 
des  injures? 

BARON,    troublé. 

Dans  ma  sollicitude,  dans  mon  attachement  pour  Molière. 

ARMANDE. 

Si  vous  n'avez  pas  d'autre  raison  à  me  donner  d'une  si 
forte  insolence,  je  vous  avertis  que  je  ne  m'en  saurais  payer. 
Cherchez-en  quelque  autre  qui  me  puisse  faire  excuser  vos 
emportements. 


MOLIERE  395 

BARON. 

Quelle  autre  pourrais-je  vous  donner  ?  En  est-il  de  meil- 
leure ? 

ARMANDE. 

Baron,  il  en  est  une  plus  mauvaise,  mais  que  les  femmes 
sont  si  bien  accoutumées  d'entendre,  qu'elles  ne  s'en  offensent 
plus. 

BARON. 

Laquelle  donc? 

ARMANDE. 

Feignez  donc  de  l'ignorer!  moi,  je  feindrai  de  ne  point 
comprendre  pourquoi  vous  vous  montrez  encore  plus  jaloux 
de  moi  que  ne  l'est  mon  mari,  et  je  prendrai  cette  conduite 
pour  indigne  d'un  honnête  homme. 

BARON. 

Armande! 

ARMANDE. 

Eh  bien,  Baron? 

BARON. 

Vous  êtes  une  tête  folle  ou  une  âme  perverse. 

ARMANDE. 

Laquelle  des  dtax,  à  votre  avis? 

BARON. 

L'une  et  l'autre,  peut-être!  Quoi  !  vous  me  voulez  contrain* 
dre  à  vous  dire  que  je  vous  aime  quand  vous  savez  qu'il  n'en 
est  rien? 

ARMANDE. 

Ah!  vous  avez  peu  de  mémoire,  Baron  ! 

BARON. 

Je  pensais  que  vous  dussiez  en  avoir  moins  encore. 

ARMANDE. 

Je  ne  tiens  point  note  des  déclarations  que  je  reçois;  mais 
le  hasard  m'a  fait  conserver  et  retrouver  une  certaine  lettre 
que  vous  m'écriviles  à  Versailles. 

BARON.' 

Vous  vous  souvenez  et  vous  ne  voulez  pas  que  j'oublie! 


396  THEATRE   COMPLET  DE  GEORGE   SAND 

Ah!  VOUS  ne  croyez  à  rien,  vous  n'esliniez  personne,  vous  ne 
respectez  aucune  chose  ! 

ARMANDE. 

Oh!  sans  doute  :  je  suis  bien  sacrilège  de  deviner  que  les 
hommes  ne  blâment  et  ne  décrient  que  les  femmes  qu'ils  con- 
voitent. 

BARON. 

Oh!  vous  avez  l'art  détestable  de  noircir  tout  ce  que  votre 
œil  regarde,  et  vous  feriez  douter  d'elles-mêmes  les  con- 
sciences les  plus  fermes.  Mais,  pour  ne  vous  point  confirmer 
dans  de  pareils  soupçons,  je  sors  d'ici  pour  n'y  rentrer  ja- 
mais. Adieu,  madame! 

ARMANDE,   sèchement. 

Pardonnez-moi,  vous  resterez,  Baron. 

BARON. 

Non,  certes! 

ARMANUE,  riant,  avec  coquetterie. 
Vous  resterez,  vous  dis-je. 

BARON. 

Vous  le  croyez?  vous  pensez  me  retenir  ici  malgré  moi, 
pour  vous  servir  de  risée,  pour  vous  donner  le  plaisir  d'avilir 
à  votre  gré  un  cœur  honnête  en  le  rendant  parjure  et  traître 
à  son  meilleur  ami,  et  en  le  flattant  d'espérances  que  vous 
savez  bien  ne  vouloir  jamais  favoriser? 

ARMANDE. 

Voilà  donc,  enfin,  le  grand  mot  lâché,  Baron  1  Si  vous  aviez 
de  l'espérance,  vous  resteriez  apparemment,  et  trouveriez  au- 
tant de  belles  paroles,  pour  faire  broncher  ma  vertu,  que 
vous  en  avez  maintenant  au  service  de  la  vôtre.  (Baron,  outré, 
veut  sortir;  elle  le  relient.)  Voyons,  Baron,  nous  disons  là  des 
folies.  Dieu  merci  !  nos  âmes  valent  mieux  que  nos  discours, 
et  nous  sommes  d'anciens  amis  qu'une  plaisanterie  ne  doit 
point  désunir.  Je  rends  justice  à  vos  bons  sentiments;  con- 
naissez mieux  les  miens.  Je  veux  guérir  Molière  de  sajalou- 
gie,  je  veux  essayer  de  me  soumettre  à  larij;idiléde  ses  goûts 
et  de  ses  habitudes;  je  renonce  aux  amusements  du  monde, 


quelque  innocents  qu'ils  aient  élë  pour  moi;  je  ne  veux  plus 
(juitter  mon  mari  d'un  seul  pas!  mais  le  pourrai-je,  si  per- 
sonne ne  m'aide  et  si  chacun  autour  de  lui  me  repousse  ou  mo 
fuit?  Je  sais  bien  que  les  amis  de  Molière  me  haïssent;  ils 
sont  jaloux  de  l'afTection  que  je  lui  ai  inspirée,  et  leur  mal- 
veillance a  aigri  mes  propres  sentiments.  Beaucoup  de  com- 
bats et  de  chagrins  m'attendent  donc  ici,  je  le  sais.  Gom- 
ment les  surmonterai-je,  si  je  ne  puis  compter  sur  l'afTection 
de  personne?  comment  supporterai-je  l'ennui  d'une  retraite 
si  mesquine,  si  je  n'y  trouve  au  moins  le  jeune  et  riant 
compagnon  de  mes  études?.,. 

BARON. 

Non,  non,  ne  me  parlez  plus.  J'aime  encore   mieux  votre 
haine  que  votre  perfide  amitié. 

ARMANDE,    à  part. 

C'est  ce  que  nous  verrons  !  (Haut.)  Eh  bien,  partez  donc!  je 
partirai  de  mon  côté,  et  pour  toujours. 

BARON. 

Vous  voulez  donc  tuer  Molière  ? 

ARMANDE. 

Et  vous  ne  voulez  donc  point  qu'il  vive,  puisque  vous  me 
mettez  au  défi  de  l'abandonner  ? 

iiARONj   frappant,  sur  la  table. 

Mais  quelle  est  donc  cette  tortueuse  et  abominable  fantai- 
sie de  me  vouloir  garder  auprès  de  vous? 

ARMANDE. 

Et  ne  voyez-vous  pas  que  votre  obstination  à  m'éviter  est 
une  offense  ?  Ne  semblerait-il  pas  que  nous  ne  pouvons  vivre 
sous  le  même  toit  sans  devenir  coupables  ?  —  On  vient  par 
ici!  remettez-vous  et  réfléchissez.  J'entends  des  voix  que  je 
connais  et  qui  m'annoncent  des  tempêtes;  je  les  affronterai 
avec  courage  ou  j'abandonnerai  la  partie,  selon  que  vous  me 
délaisserez  ou  me  soutiendrez. 

BARON. 

Mais,  dans  ces  orages  domestiques,  je  ne  puis  rien  faire;  je 
ne  dois  rien  dire,  moi!...  je  ne  dois  même  point  assister... 
I  23 


398  THEATRE   COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

ARMANDE. 

Ne  me  quittez  point,  Baron!  (Avec  un  effroi  simulé.)  Ne  dites 
rien  si  vous  voulez,  mais  ne  me  laissez  point  seule  avec  eux  ! 

Baron,  incertain  et  troublé,  se  laisse  tomber  sur  le  bureau. 

SCÈNE  VIII 
Les  MÊMES,  DUPARC,  MADELEINE,   BRÉCOURT. 

ARMANDE,    allant    au-devant  d'eux  avec   aisance,  et  présentant   son 
front  h  sa  sœur,   qui  l'embrasse. 
Bonjour,  ma  sœur!  bonjour,  mes  bons  amis!  Molière  n'est 
point  avec  vous? 

MADELEINE. 

Molière  n'est  pas  encore  levé. 

ARMANDE. 

Est-il  malade?  Je  vais... 

DUPARC,   brusquement. 

N'y  allez  point,  c'est  inutile,  il  ne  vous  recevrait  pas. 

ARMANDE,  avec  hauteur. 
Il  vous  a  chargé  de  me  le  dire? 

DUPARC. 

.le  m'en  charge  tout  seul!... 

MADELEINE. 

Duparc,  je  vous  en  prie,  laissez-nous  parler!... 

DUPARC. 

Non^  non,  point  tant  de  façons!  je  lui  dirai  son  fait,  moi. 
Comment!  péronnelle  que  vous  êtes,  vous  avez  le  front  de 
venir  ici  dans  un  carrosse  de  Chantilly  aux  armes  de  Condé  ! 

BARON,   .igilé. 

Monsieur  Duparc!... 

DUPARC 

.le  ne  te  parle  point!  je  parle  à  madame  Molière,  et  je  lui 
di^... 


MOLIÈRE  39y 

BRÉCOURT. 

Tu  ne  diras  plus  rien,  ou  nous  aurons  affaire  ensemble.  Ar- 
mande,  écoutez-moi.  Je  ne  sais  ce  que  signifie  ce  voyage  de 
Chantilly;  mais,  à  la  vue  du  carrosse  entrant  dans  la  cour, 
Molière  s'est  senti  si  malade,  que  nous  en  avons  été  effrayés. 
Il  nous  a  repoussés  dans  une  espèce  de  transport,  et  s'est 
renfermé  dans  sa  chambre,  sans  vouloir  s'expliquer  sur  ses 
résolutions  à  votre  égard. 

MADELEINE. 

Que  ceci  ne  vous  rebute  point,  Armande  ;  vous  savez  que 
la  réflexion  apaise  toujours  ces  emportements  de  douleur, 
chez  Molière.  Laissez-le  se  calmer,  et  il  écoutera,  je  n'en 
doute  pas,  les  bonnes  raisons  que  vous  avez  à  lui  donner, 
pour  expliquer  votre  absence  et  déjouer  les  mauvais  propos. 

ARMANDE,    regardant  Baron,   qui  reste  immobile. 

Je  n'ai  rien  à  dire  contre  des  calomnies  trop  basses  pour 
m'atteindre,  et  que  Molière,  pour  son  honneur  autant  que 
pour  le  mien,  devrait  avoir  appris  depuis  longtemps  à  mé- 
priser. Quant  à  motiver  la  durée  de  mon  absence,  il  me  sem- 
ble que  vous  eussiez  pu  le  faire  avant  moi,  vous  tous  qui  êtes 
ici,  et  qui  connaissez  ce  que  j'ai  eu  à  souffrir  de  la  jalousie 
de  mon  mari. 

BRÉCOURT. 

Ma  chère  amie,  j'ai  le  droit  de  vous  parier  comme  un  vieux 
compagnon  qui  a  chéri  votre  enfance.  Ne  soyez  pas  si  fière  ! 
il  n'y  a  point  d'abaissement  à  ployer  sous  la  main  de  qui  nous 
aime.  Si  vous  êtes  irréprochable,  comme  j'en  suis  assuré, 
justifiez-vous,  et  vous  serez  entendue  :  si  vous  avez  quelque 
léger  tort,  aimez,  et  vous  serez  pardonné^. 

ARMANDE. 

Brécourt,  vous  êtes  un  homme  de  sens,  c'est  pourquoi  je 
vous  dis  que,  si  vous  étiez  en  ma  place,  vous  n'auriez  point  la 
patience  que  vous  me  conseillez.  Mon  sort  est  cruel,  et  je-  ne 
l'ai  point  mérité.  Molière  a  le  malheur  de  son  âge... 

DUPARC. 

Molière  n'est  pas  tellement  plus  vieux  que  vous,  que  vous 


400  THEATRE   COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

deviez  mépriser  tant  sa  caducité!  Vous  avez  bien  au  moins 
la  trentaine,  ma  mie,  et  ce  n'est  plus  l'âge  de  faire  l'éventée! 

MADELEINE,   à   Arraande. 

N'écoutez  pas  ce  bourru,  qui  vous  aime  au  fond,  et  ne  son- 
gez qu'à  Molière.  Il  est  bien  malade  et  bien  malheureux, 
croyez-moi  ! 

ARMANDE. 

Je  m'en  afflige  profondément.  Mais  pourquoi  veut-on  que 
je  m'en  accuse?  Quoi  !  ce  n'est  point  assez  de  cette  amer- 
tume, sans  y  ajouter  une  honte  que  je  ne  mérite  point? 

MADELEINE. 

Eh!  qui  vous  parle  de  honte,  ma  chère  Armande?  Je  sais 
bien,  moi,  que  votre  conduite  fut  toujours  pure,  et  que  vous 
vivez  dans  Je  monde,  sans  vous  laisser  entraîner  à  ses  égare- 
ments. Mais  ce  n'est  point  dans  le  monde,  c'est  dans  le  sein 
de  votre  famille,  c'est  auprès  de  votre  enfant,  c'est  au  chevet 
de  Molière,  malade  et  accablé,  que  votre  vertu  devrait  cher- 
cher son  éclat  véritable.  Vous  menez  un  train  de  dissipation 
qui  n'est  point  coupable  par  lui-même,  mais  qui  le  devient 
dès  qu'il  coûte  le  repos,  le  bonheur  et  la  vie  à  un  époux, 

ARMANDE. 

Mais  pourquoi  s'alarme-t-il  à  ce  point? 

BRÉCOURT. 

Ah!  ma  pauvre  Armande!  c'est  que  vous  ne  répondez  point 
à  la  passion  qu'il  a  pour  vous! 

ARMANDE. 

Vous  voulez  qu3  je  sois  passionnée  pour  lui,  quand  je  ne 
l'ai  encore  été  pour  personne!  Si  telle  était  mon  humeur, 
eussé-je  épousé  Molière?  Ne  se  peut-il  contenter  d'une  amitié 
tranquille,  la  seule  que  je  puisse  avoir  pour  mon  mari...  (elle 
regarde  Baron,  qui  se  détourne  avec  dépit)  et  pour  un  homme  quel 
qu'il  soit? 

MADELEINE. 

Oh!  mon  Dieu!  vous  ne  pouvez  pas  aimer  Molière!  un 


cœur  comme  le  siea  n'a  pas  réchauffé  le  vôtre!  Vous  ne 
voyez  en  lui  qu'un  mari  quelconque,  un  homme  pareil  aux 
autres  hommes!  Malheureuse  femme!  si  la  postérité  te  juge, 
elle  te  conrlamnera,  quelque  aimable  et  sage  que  tu  puisses 
être  d'ailleurs.  Elle  dira  que  la  femme  de  Molière  n'a  point 
aimé  Molière,  et  ce  sera  un  crime  aussi  grand  à  ses  yeux  que 
si  tu  l'avais  trahi!  Voilà  ce  que  tu  n'as  point  compris,  ma 
pauvre  sœur!  Toi,  si  avide  de  gloire,  tu  as  cru  que  son  nom 
suffirait  à  te  rendre  illustre;  mais  tu  n'as  point  vu  qu!il  t'im- 
posait la  tâche  de  le  rendre  heureux! 

ARMANDE. 

Ma  sœur,  je  pourrais  vous  répondre  que  votre  présence 
assidue  et  vos  empressements  autour  de  mon  mari  rendent 
les  miens  inutiles  et  découragent  mes  bonnes  intentions. 

MADELEINE. 

Je  ne  vous  entends  point. 

ARMANDE. 

Vous  m'entendez  trop,  car  vous  rougissez  !  Regardez  au 
fond  de  votre  cœur,  Madeleine  Béjart,  et  vous  verrez  s'il  n'y 
a  pas  plus  d'une  manière  d'être  coupable.  11  se  peut  bien  que 
je  sois  criminel'e  de  ne  point  assez  aimer  Molière;  mais  il  se 
peut  aussi  que  vous  le  soyez  davantage  de  l'aimer  plus  que 
ne  le  fait  sa  propre  femme. 

MADELEINE. 

Oh!  dureté  profonde!  cœur  amer!  langue  empoisonnée!... 
C'en  est  trop!  Armande!  Armande!  je  n'ai  pas  la  force  de 
vous  répondre...  Je  vois  bien  que  vous  voulez  me  chasser 
d'ici.  J'obéirai;  mais,  au  nom  du  ciel,  remplacez  bien  auprès 
de  Molière  les  amis  que  vous  lui  faites  perdre.  Rendez-le 
heureux,  aimez-le,  je  vous  le  demanderais  à  genoux  si  je  vous 
savais  capable  de  m'écouter. 

Elle  veut  sortir.  Duparc  la  retient  dans  ses  bras,  et  s  adresse  avec  anima- 
tion à  Armande. 
DUPARC. 

C'en  est  trop  et  j'éclate  à  la  fin  !  Il  faut  que  vous  n'ayez 


'«02    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

point  de  honte  de  vouloir  imputer  des  torts  à  qui  vaut  mille  fois 
mieux  que  vous  !  à  votre  sœur,  qui  s'est  sacrifiée  pour  vous  ! 
oh!  nous  le  savons  tous,  encore  qu'elle  ne  l'ait  jamais  dit,  et, 
vous  qui  le  savez  mieux  que  personne,  vous  lui  en  faites  un 
reproche!  à  Molière!  Molière,  dont  votre  infernale  coquetterie 
a  usé  les  jours^  comme  ces  flambeaux  que  les  enfants  et  les 
fous  promènent  et  secouent  à  tous  les  vents,  pour  réjouir 
leur  yeux  stupides  des  combats  et  des  défaillances  de  leur 
flamme  !  Vous  prétendez  être  vertueuse,  vous?  Vous  profanez 
un  mot  qui  ne  vous  convient  point.  Vous  ne  livrez  pas  votre 
'xœur,  vous  n'avez  pas  de  cœur  !  mais  vous  prostituez  votre 
froid  visage  à  toutes  les  œillades  impertinentes,  votre  oreille 
banale  à  tous  les  sots  propos,  vos  heures  fainéantes  à  toutes 
les  promenades  et  parades  où  se  complaît  la  vanité  des  co- 
quettes. Oui,  je  vous  le  dis,  vous  êtes  une  coquette^  et  c'est' 
ce  qu'il  y  a  de  plus  froid,  de  plus  lâche  et  de  plus  méchant 
dans  le  monde. 

Armande  fait  un  pas  pour  s'en  aller,  Baron  se  lève  et  fait  un  mouvement. 
Il  rencontre  les  yeux  triomphants  d'Armande,  qui  est  restée  comme  im- 
passible aux  reproches  de  Duparc.  Baron^  effrayé,  se  recule.  Armande 
perd  son  sang-froid  et  laisse  voir  sa  rage  et  sa  douleur. 
ARMANDE. 

Je  méprise  les  injures  ;  mais,  puisque  j'y  suis  exposée  dans 
ma  propre  maison,  sans  que  Molière  veuille  m'accueilhr 
comme  sa  femme  et  me  protéger  comme  il  le  doit,  je  cède  la 
place  à  ceux  qui  la  veulent  prendre.  (D'un  ton  impératif  et  repous- 
sant Brécourt  et  Madeleine,  qui  veulent  la  retenir.)  Restez,  restez, 
vous  autres  !  car  je  vous  abandonne  Molière,  et  c'est  pour 
toujours!  Ah  !  c'est  bien  moi  qui  puis  dire  comme  l'un  de  ses 
personnages  :  «  Ma  maison  m'est  effroyable,  et  je  n'y  rentre 
point  sans  y  trouver  le  désespoir  !...  » 
Elle  sort  en  cachant  sa  figure  dans  ses  mains.  Madeleine  tombe  pâmée  sur 

une  chaise,  Baron  retombe  sur  la  table,  la  tête  dans  ses  deux  mains. 


103 


SCENE  IX 

Les  Mêmes,  MOLIÈRE. 

Molière  entre  lentement    par  la  porte  de  sa  chambre,    au   milieu  il' un 
silence  de  consternation. 

MOLIÈRE. 

Eh  bien,  elle  est  partie?  (Brécourt  lui  répond  afflrmativement  par 
un  signe  de  tète.)  Partie  sans  me  voir  !  sans  vouloir  me  donner 
le  temps  de  reprendre  l'empire  de  ma  raison!  Mes  amis..., 
ne  me  dites  point  ce  qu'elle  a  dit,  ce  qu'elle  a  fait...  ne  me 
dites  rien  ! 

MADELEINE,  à  Brécourt,  qui  est  auprès  d'elle. 
Il  la  regrette,  vous  voyez  !  Ah  !  il  faut  courir  après  elle  !  -" 
Elle  se  lèyej  Molière,  qui  l'observe,  la  retient. 
MOLIÈRE,  faisant  un  grand  effort  sur  lui-même. 
Eh  bien,  mes  amis,  ayons  donc  assez  de  philosophie  et  de 
savoir-vivre,  pour  ne  nous  point  ensevelir  dans  les  chagrins 
domestiques.  Nous  n'en  avons  pas  le  droit  parce  que  nous 
n'en  avons  pas  le  temps.  Il  faut  songer  au  Tartufe. 

Pierrette  entre  et  lui  amène  sa  fille,  qu'il  embraçse  avec  elVusion. 


'M  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

ACTE  QUATRIÈME 

Au  tliéàtrc  du   Palais-Royal.    Le  foyer  des   acteurs. 

SCÈNE   PREMIÈRE 

PIERRETTE,    MADELEINE,    dans    le  coslume  de 
Dorino  du  Tartufe. 

Elles  ODli-ent  ensemble,  et  Madeleiae  rajuste  son  bonnel  avec  l'aide  de 
Pierrette. 

PIERRETTE. 

Eh  bien,  niadeinoiselle  Madeleine,  j'espère  que  ça  va  l)ien, 
notre  Tartufe? 

MADELEINE, 

Oui,  mon  enfant,  le  public  est  cliarmé,  et,  malgré  le  mau- 
vais vouloir  des  mauvaises  ,^ens,  Molière  l'emportera,  j'es- 
père ! 

PIERRETTE. 

Oli  !  c'est  que  vous  jouez  ça,  vous,  diantre  !  on  dirait  d'une 
véritable  servante,  on  dirait  de  moi,  par  exemple  !  seulement 
cpie  vous  parlez  en  vers  et  que  vous  êtes  plus  belle  et  plus 
brave  que  moi  !  Savez-vous  que  vous  êtes  toujours  jolie,  vous? 

MADELEINE. 

Ail!  l'ierrette,  je  ne  m'en  soucie  pbint. 

PIERRETTE. 

C'est  le  tort  que  ^ous  avez.  J'ai  remarqué  cpi'on  paraissait 
belle  quand  on  voulait,  parce  que  je  vois  courtiser  des  fem- 
mes qui  n'ont  pas  pour  deux  liards  d'agrément,  et  délaisser 
certaines  autres  qui  sont  dix  fois  mieux  tournées,  mais  qui  ne 
cherchent  à  occuper  personne!  M'est  avis,  que,  moi,  j'en  fe- 
rais accroire  comme  une  autre  là-dessus,  si  je  voulais  bien! 
.Alais  je  n'ai  pas  le  temps,  voilà  (oui. 


MOLIÈRE  403 

MADELEINE. 

Allons,  ma  bonne  Laforêt  ne  babillons  pas  ;  on  va  con[\- 
mencer  le  deuxième  acte. 

PIERRETTE. 

Oh  !  oui-da,  ne  laissons  pas  refroidir  le  public!  Et  M.  Mo- 
lière !  j'espère  qu'il  reçoit  de  beaux  compliments  dans  les 
coulisses? 

MADELEINE. 

Molière  est  plus  soucieux  que  je  ne  l'ai  vu  jamais  :  lui  qui 
a  tant  de  courage  et  de  philosophie  aux  premières  représen- 
tations de  ses  pièces,  cette  fois,  il  est  inquiet  et  abattu. 

PIERRETTE. 

Pauvre  cher  homme!  peut-être  bien  qu'il  pense  à  ses  pei- 
nes plus  qu'à  sa  comédie!  Et  madame  Molière,  elle  doit  se 
réjouir  de  voir  qu'on  applaudit  bien  fort.^ 

MADELEINE. 

Armande  est  triste  aussi. 

PIERRETTE. 

Ah!  qu'il  faut  du  courage  dans  ce  monde,  et  que  peu  de 
choses  vont  au  gré  de  nos  souhaits! 

SCÈNE  II 
Les  MÊMES,  MOLIÈRE,  CONDÉ. 

MOLIÈRE,    à   Madeleine. 

Allons,  ma  sœur,  le  second  acte  commence,  et  vous  entrez 
après  la  première  scène,  qui  est  fort  courte. 

Madeleine  salue  le  prince  et  sort. 
MOLIÈRE,  bas,    à    Pierrette,  tout  en   approchant    un  fauteuil   pour  le 
prince  et  lui  faisant  les  honneurs  d'un  air  froid  et  préoccupé. 

OÙ  est  ma  femme? 

PIERRETTE. 

Je  ne  sais  pas,  monsieur. 

23. 


106  THÉATR:^   complet    de   GEORGE  SAND 

MOLIÈRE. 

Cherche-la  et  dis-lui  que  je  l'attends  ici  pour  représenter  la 
scène  du  troisième  acte.  Elle  n'a  que  faire  de  voir  le  second, 
elle  n'y  paraît  point. 


SCÈNE  111 
MOLIÈRE,  CONDÉ. 

MOLIÈRE. 

Votre  Altesse  me  veut  parler?  Je  suis  à  ses  ordres. 

CONDÉ. 

Je  vous  dérange  peut-être  beaucoup  en  ce  moment,  Mo- 
lière ;  mais  j'aurai  bientôt  dit,  et  il  me  semble  qu'après  cela, 
vous  jouerez  et,  moi,  j'applaudirai  votre  Tartufe  de  meilleur 
cœur.  Tenez!  votre  femme... 

MOLIÈRE,    iressiiillant. 

Ma  femme  ? 

CONDÉ,    assez    brusqiiemeut. 

Votre  femme,  oui,  je  vous  parle  d'elle;  votre  femme  est 
ailée  passer  quelques  jours  à  Chantilly,  sur  la  demande  des 
princesses  mes  filles,  qui  ont  voulu  jouer  avec  les  dames  de 
leur  cour  une  petite  pièce  de  comédie,  je  ne  sais  laquelle. 
Je  n'y  étais  point,  j'arrive  du  camp  du  roi.  Je  n'ai  point  vu 
chez  moi  madame  Molière,  je  ne  sache  point  l'avoir  vue  hors 
de  votre  présence.  Voilà  tout  ce  que  j'avais  à  vous  dire,  et^ 
à  présent,  je  suis  votre  serviteur. 

MOLIÈRE. 

Je  rends  grâce  à  Votre  Altesse  du  soin  qu'elle  prend  de 
justifier  ma  femme  ;  je  n'en  avais  nul  besoin.  Je  sais  que  ma 
femme  est  rigide  dans  ses  mœurs,  et  je  n'ai  jamais  cru  que 
le  grand  Condé  pût  descendre  à  vouloir  outrager  secrètement 
un  homme  qu'il  caresse  en  public. 

CONDÉ. 

Monsieur  Molière,  vous  dites  cela  d'un  ton!...  Je  \ous  prie 


d'être  sincère  et  de  nie  donner  à  connaître  si  votre  cœur  me 
fait  l'injure  que  paraissent  vouloir  démentir  vos  paroles. 

MOLIÈRE, 

Votre  Altesse  s'imagine  que,  si  j'avais  de  tels  soupçons,  la 
crainte  m'empêcherait  de  les  exprimer?  Oh!  qu'elle  se  dé- 
trompe! Comme  l'honneur  à  ses  droits,  la  passion  a  ses  fran- 
chises, et,  si  je  croyais-  M.  le  Prince  d'humeur  à  se  jouer 
de  moi.  rien  ne  me  retiendrait  de  lui  en  faire  des  repro- 
ches. 

CONUÉ. 

Si  vous  le  prenez  ainsi,  m'expliquerez-vous  pourquoi  vous 
refuj-ez  de  recevoir  votre  femme  à  son  retour  de  Chantilly, 
parce  qu'elle  arrive  chez  vous  dans  un  carrosse  aux  livrées 
de  ma  fille  ?  Cette  misérable  jalousie  est  si  peu  faite  pour 
vous,  que  je  n'y  aurais  jamais  voulu  croire^  si  madame  Mo- 
lière ne  l'eût  racontée  elle-même  à  l'instant. 

MOLIÈRE. 

Ah!  ma  femme  prend  les  princes  du  sang  pour  juges  et 
confidents  de  nos  débats  domestiques!  C'est  beaucoup  d'hon- 
neur pour  elle  et  pour  moi. 

CONDÈ. 

Morbleu  !  Molière,  ne  le  prenez  pas  ainsi  ;  car  je  perdrai  la 
patience.  Je  suis  un  homme  de  premier  mouvement,  moi,  et 
j'ai  le  sang  fort  chaud;  je  n'ai  menti  de  ma  vie,  et  mon  or- 
gueil, autant  que  ma  loyauté,  ne  peut  soutTrir  l'imposture. 
Comment  voulez-vous  que  j'entende  la  fin  de  votre  pièce, 
avec  l'idée  que  vous  avez  de  moi?  J'en  suis  outré  et  mettrais 
volontiers  le  feu  à  votre  salle  de  spectacle  plutôt  que  de  res- 
ter là-dessus.  Demandez-moi  pardon,  par  tous  les  diables! 
demandez-moi  pardon,  Molière,  car  je  suis  un  honnête  homme, 
et,  si  vous  me  prenez  pour  un  tartufe...  (souriant  au  milien  de 
sa  colère),-  ma  foi,  je  suis  capable  de  vous  tuer  pour  vous  prou- 
ver que  je  suis  votre  véritable  ami. 

MOLIÈRE,   souriant  avec  mélancolie. 

Si  Votre  Altesse  me  veut  permettre  de  lui  dire  le  premier 
mot  qui  me  vient  sur  les  lèvres... 


40S  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

CONDÉ. 

Dites-le,  dites-le!  ce  premier  mot-là  est  toujours  le  meil- 
leur. 

MOLIÈRE. 

Eh  bien,  je  dis  que  vous  êtes  un  excellent  homme. 

CONDÉ,  lui   tendant  la  main. 

Merci,  Molière.  Je  m'en  vais  content. 

MOLIÈRE. 

Attendez,  prince  !  Je. suis  en  colère,  moi  aussi,  et  ne  me 
sens  guère  moins  bouillant  que  vous. 

CONDK,    revenant. 

Ah!  ah! 

MOLIÈRE. 

Je  suis  blessé  des  intentions  que  M.  le  Prince  donne  aux  pa- 
roles de  ma  femme,  d'un  enfant  que  je  chéris  et  que  l'on  me 
gâte.  Je  ne  suis  point  Sganarelle,  je  ne  suis  point  Arnolphe. 
Mes  ennernis  le  disent,  mes  amis  ne  devraient  point  le  croire. 
Si  j'ai  une  sorte  de  jalousie  au  fond  de  l'âme,  je  sais  l'y  ren- 
fermer, et  je  n'ai  point  celle  qu'on  me  suppose.  La  mienne 
n'a  rien  de  grossier  et  ne  calomnie  pas  l'honneur  de  ma 
femme.  Toute  ma  souffrance,  toute  ma  colère  viennent  de 
l'air  que  prennent  avec  moi  ces  beaux  courtisans  qui  suivent 
ses  pas  et  dont  elle  a  tort  de  vouloir  se  moquer,  sans  songer 
qu'ils  prétendent  à  se  moquer  de  moi.  Oui,  je  hais  cette 
cour  où  ma  profession  me  force  à  vivre  et  où  régnent  l'envie, 
la  bassesse  et  la  galanterie  hypocrites.  Je  hais  toutes  les  cours, 
même  la  vôtre,  monseigneur.  C'est  un  grand  honneur  pour 
moi  que  d'être  accueilli  dans  votre  cabinet;  mais  la  place  de 
ma  femme  n'est  point  dans  vos  salons,  et,  là  où  les  princesses 
vos  filles  régnent  par  le  respect  qu'elles  inspirent,  la  femme 
de  Molière,  qui  serait  respectée  aussi  parmi  ses  pareilles,  est 
convoitée,  et  méprisée  par  conséquent'  des  nobles  libertins 
qui  vous  servent.  Qu'est-ce  pour  ces  gens-là,  que  la  dignité 
de  .sentiments  et  les  délicacesses  du  cœur  de  Molière?  Mo- 
lière! un  railleur,  un  comédien!  allons  donc!  c'est  trop  d'hon- 
neur qu'on  lui  fait  de  remarquer  qu'if  a  une  jolie  femme! 


CONDE. 

Je  compatis  à  vos  peines^  Molière;  mais"je  vous  trouve  trop 
amer  contre  ces  gens  de  cour  qui  ne  sont  pas  tous  coupa- 
bles de  leurs  propres  vices.  Permettez-moi  de  vous  le  dire  : 
l'abaissement  que  masque  leur  frivole  impertinence  est  l'œu- 
vre d'une  politique  que  vous  avez  peut-être  trop  bien  servie. 
Si  la  noblesse  n'a  plus  rien  de  respectable,  c'est  que  le  roi  l'a 
faite  ainsi,  et  que  vous-même  lui  avez  porté  les  derniers 
coups.  Il  l'a  tuée  par  le  canon,  et  vous,  vous  l'avez  tuée  par 
la  satire;  et  présentement,  au  lieu  d'hommes  remuants  et 
dangereux  sans  doute,  mais  mâles  et  forts,  vous  n'avez  plus 
que  des  femmelettes.  Le  libertin'age  est  Je  refuge  de  ceux  à 
qui  on  ne  laisse  plus  rien  de  grand  à  faire.  Et  vous  vous 
plaignez-là  de  maux  qui  sont  votre  ouvrage. 

MOLIÈRE. 

C'est  parce  que  cet  ouvrage-là  n'est  poinl^  encore  achevé 
qu'il  porte  de  mauvais  fruits. 

COXDÉ. 

Que  voulez- vous  donc  faire  de  plus"?  Espérez- vous  mettre 
la  noblesse  plus  bas  encore?  C'est  bien  de  la  présomption! 

MOLIÈRE. 

Prince,  souvenez-vous  de  ce  qu'écrivait,  sous  la  Fronde,  un 
libelliste  d'une  farouche  éloquence.  Cet  homme  était  payé 
par  vous  pour  ébranler  le  trône  au  profit  des  grands,  et  ce- 
pendant, de  ses  entrailles  populaires  s'échappait  ce  cri  que 
vous  n'avez  pu  retenir  :  «  Les  grands  ne  sont  grands  que 
parce  que  nous-les  portons  sur  nos  épaules  ;  nous  n'avons 
qu'à  les  secouer  pour  en  joncher  la  terre.  « 

CONDÉ. 

Mordieu!  monsieur,  vous  avez  bonne  mémoire!  Mais  que 
Dubosq  fût  ou  non  à  mes  gages,  songez  que  le  pouvoir  absolu 
d'un  seul  n'est  pas  un  refuge  pour  les  faibles.  Vous  êtes  bien 
fiers,  vous  autres,  parce  que  vous  avez  tout  permis,  tout  ad- 
miré, tout  déifié  dans  un  roi  qui,  par  hasard,  s'est  trouvé 


VIO  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

être  un  grand  homme.  Mais  que  cet  homnie  périsse,  ou  seu- 
lement qu'il  change  un  peu  !  que  l'âge,  l'humaine  faiblesse,  et 
surtout  l'enivrement  de  sa  puissance,  lui  donnent  les  yices 
que  vous  blâmez  en  nous  !  et  vous  verrez  s'il  ne  viendra  pas 
prendre  votre  femme  jusque  dans  vos  bras  !  Et  puis  vous  cher- 
cherez à  qui  demander  vengeance  alors  que  vous  n'aurez  plus 
ni  parlement,  ni  féodalité,  ni  franchises  d'aucune  sorte,  rien 
enfin  qui  fasse  équilibre  à  cette  autorité  sans  règle  et  sans 
frein  ! 

MOLIÈRE,   pensif. 

L'équilibre  se  fera  autre  part,  peut-être  ! 
CONDÉ,  en  colère. 

Voulez-vous  dire  qu'il  se  fera  par  les  'gens  du  peuple?  Je 
vous  répondrai  que,  si  tous  les  monarques  ne  sont  pas 
Louis  XIV,  tous  les  plébéiens  ne  sont  pas  Molière,  et  que  nous 
ne  prétendons  pas  soutenir  une  seconde  fois  le  contre-poids 
de  la  démagogie.  Non,  morbleu!  non,  Bordeaux  ne  relèvera 
pas  le  drapeau  sur  ses  clochers,  et  nous  avons  à  jamais  brisé, 
sur  les  sceaux  de  la  rébellion,  la  surprenante  effigie  de  la  Ré- 
publique! Vous  allez  trop  loin,  monsieur  Molière,  et  je  vois 
où  nous  lïièno  notre  engouement  pour  les  écrivains  de  ce  siè- 
cle. Nous  sommes  aveugles,  et  le  roi  l'est  peut-être  plus  que 
noua;  mais  le  sang  de  la  i^ ronde  n'est  pas  encore  glacé  dans 
nos  veines,  et  nous  ferons  voir  au  besoin  que  le  vieux  monde 
n'est  point  près  de  finir! 

11  son. 

SCÈNE  IV 

MOLIÈRE,  S.-UI,  |,f,isir. 

Ah!  le  lion  se  réveille  !  le  roi  ne  lui  aura  point  donné  le 
commandement  qu'il  souhaitait...  Moi,  je  livre  avec  Tartufe 
la  bataille  aux  courtisans...  et  nos  douleurs  se  sont  rencon- 
trées... 

Il  reste   ahsorbr. 


41  i 


SCÈNE  V 
MOLIÈRE,  ARMANDE. 

ARMANDE,   dans  le  costume  d'EImire. 

Vous  direz  ce  que  vous  voudrez,  mais  mon  habillement  est 
pour  faire  horreur,  et  je  n'ai  point  été  applaudie  en  entrant 
en  scène. 

MOLIÈRE,   railleur  et  triste,   se  parlant   à  lui-même. 

Le  roi,  la  Fronde,  l'avenir!...  et  la  toilette  de  ma  femme! 
(AArmande.)  Fort  bien  !  vous  me  remettez  sur  mes  pieds.  Vous 
m'en  voulez  donc  bien  de  vous'  avoir  fait  changer  de  cos- 
tume? Vous  vouliez  représenter  une  bourgeoise  dans  les  ha- 
bits d'une  princesse,  et  une  convalescente  qui  sort  de  son  lit 
avec  des  fleurs  et  des  diamants  comme  une  personne  qui  re- 
vient du  bal  ! 

ARMANDE. 

C'eût  été  invraisemblable  si  vous  le  voulez;  mais  la  pre- 
mière condition,  c'est  de  plaire,  et  l'on  n'applaudit  point  à  ce 
qui  est  désagréable  à  voir. 

MOLIÈRE. 

Si  vous  êtes  applaudie  pour  vos  bijoux,  tout  l'honneur  en 
revient  à  votre  joaillier.  Mais  laissons  ces  enfantillages.  Dites- 
moi  comment  va  la  pièce. 

ARMANDE. 

Eh  !  vraiment,  je  n'en  sais  rien.  Je  ne  m'en  suis  point  occu-/ 
pée.  Que  n'y  assistez-vous  vous-même?  Pourquoi  m'appelez- 
vous  ici  ? 

MOLIÈRE. 

Ah  !  je  manque  de  courage  au  moment  de  la  lutte  suprême  : 
ceci  est  l'affaire  décisive  de  ma  vie,  Armande;  ce  n'est  plus 
une  question  d'amour-propre,  encore  moins  d'argent.  C'estl 
une  question  de  vie  et  de  mort  pour  la  liberté  de  ma  pensée  K 
et  pour  celle  de^  tous  les  écrivains  qui  suivront  mes  traces.J 


iî"2     THEATHE  COMPLET  DE  GEORGE  S  AND 

J'ai  engagé  un  combat  terrible  !  Prenez-y  quelque  intérêt,  si 
vous  voulez  que  j'aille  jusqu'au  bout. 

ARMANDE. 

Vous  voulez  que  je  répète  cette  scène  avec  vous?  Je  la 
sais  de  reste! 

MOLIÈRE. 

Nous  ne  l'avons  jamais  répétée  ensemhle,  et  vous  venez  la 
jouera  l'improviste. 

ARMANDE. 

J'allais  pour  l'étudier  hier  à  Auteuil,  je  n'y  ai  point  été  ad- 
mise. 

MOLIÈRE. 

Je  n'ai  point  refusé  de  vous  voir,  j'étais  souffrant,  agité, 
mécontent,  je  ne  vous  demandais  que  quelques  moments  pour 
me  recueillir  et  me  calmer.  Nous  allions  revenir  ensemble  à 
Paris.  Vous  partez  seule,  exaspérée  !  Au  lieu  de  descendre 
chez  vous,  vous  allez  prendre  gîte  chez  votre  mère,  comme  si 
vous  aviez  horreur  du  toit  qui  m'abrite!  Enfin,  vous  me  lais- 
sez jusqu'au  dernier  moment  dans  le  doute  si  vous  jouerez 
votre  rôle  dans  ma  pièce,  quand  vous  savez  qu'elle  est  per- 
due sans  vous!...  Vous  arrivez  au  moment  que  le  rideau  va 
lever,  vous  ne  me^demandez  aucune  explication. du  désac- 
cord de  la  veille,  vous  m'en  procurez  une  fort  pénible  et 
fort  déplacée  avec  M.  le  Prince;  et,  quand  je  vous  prie  de 
mettre  un  habit  plus  convenable,  vous  me  marquez  un  dépit 
extrême...  Armande,  mon  sort  est  rude,  j'y  succombe,  et  je . 
ne  trouve  en  vous  nul  appui,  nulle  consolation! 

ARMANDE. 

Allons!  répétons-la  donc,  cette  scène  de  comédie  qui  vous 
tient  au  cœur  plus  que  moi! 

MOLIÈRE. 

Qui  me  lient  au  cœur!  hélas!  ne  me  parlez  point  de  mon 
cauir,  vous  ne  savez  rien  de  ce  qui  s'y  passe  1 

ARMANDE. 

Oh!  je  sais  que  j'y  suis  noire  de  crimes! 


MOLIÈRE  413 

MOLIÈRE. 

S'il  en  était  ainsi,  si  je  doutais  seulement  de  vous,  est-ce 
que  je  vous  aimerais  encore?  JFe  jugez-vous  assez  faible,  as- 
sez lâche  pour  adorer  une  femme  que  je  n'estimerais  pas  ? 

ARMANDE. 

Vous  m'aimez  donc  toujours,  Molière  ? 

MOLIÈRE. 

Oh  !  elle  le  demande  ! 

ARMANDE. 

Mais,  si  vous  m'aimez,  pourquoi  ne  voulez-vous  point  qu'on 
me  cormaisse,  qu'on  voie  si  je  suis  belle  et  qu'on  sache  si  j'ai 
de  l'esprit?  Pourquoi  blàmez-vous  mes  parures,  mes  visites, 
mes  conversations? 

MOLIÈRE. 

Vous  me  trouvez  égoïste  de  vouloir  garder  mon  trésor 
pour  moi  seul?  Ah!  si  vous  m'aimiez,  vous  seriez  égoïste  de 
la  même  façon  que  moi. 

AKMANDE. 

Si  je  vous  aimais  à  votre  mode,  je  vous  empêcherais  donc 
de  montrer  votre  génie  par  haine  des  hommages  de  la  foule? 

MOLIÈRE. 

Moi,  je  ne  su.j  distrait  de  vous  que  par  mes  devoirs.  Mais 
essayez,  cependant,  essayez  de  m'aimer  comme  je  vous  aime, 
et  vous  verrez  si  je  ne  sacrifie  point  aux  douceurs  de  votre 
intimité,  talent^  fortune,  renommée  !  oui,  l'amour  même  du 
travail,  qui  est  l'amour  de  nos  semblables,  je  t'immolerais 
tout,  si  tu  me  voulais  oisif  à  tes  pieds.  Je  passerais  ma  vie  à 
te  contempler,  heureux  de  détourner  mes  regards  de  ce  triste 
monde  et  de  ne  voir  que  toi  dans  l'univers! 

ARMANDE. 

Vous  m'aimez  toujours  à  ce  point-là,  Molière,  malgré  les 
peines  que  je  vous  ai  causées  ?  Tous  mes  vœux,  toutes  mes 
fantaisies  seraient  encore  des  lois  pour  vous  ? 

MOLIÈRE. 

Fais-en  l'épreuve,  renonce  à  tout  ce  qui  n'est  point  moi. 
L'amour  est  un  foyer  qui  absorbe  tout.  Un  mot,  un  sourire, 


414  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

un  regard  de  ce  qu'on  aime,  ne  sont-ce  point  là  des  biens 
inappréciables  que  ternit  le  souffle  du  vulgaire  et  que  son  œil 
profane?  Oh!  l'amour  partagé!  ce  doit  être  l'infini,  et  qui 
est  aimé  de  la  sorte  n'a  besoin  ni  du  ciel  ni  des  hommes. 

ARMANDE. 

Vraiment,  Molière,  je  ne  vous  ai  vu  jamais  si  aimable  pour 
moi  et  j'en  suis  touchée!  Tenez,  je  veux  vous  complaire: 
répétons  notre  scène. 

MOLIÈJRE. 

Non,  non,  plus  de  scènes,  plus  de  vers,  plus  de  fictions! 
dis-moi  que  tu  veux  ne  te  plaire  qu'avec  moi  seul... 


SCENE  VI 

Les  MÊMES,  DUPARC. 

DUPARC,  k  Molière,  qui  contient  un  geste  d'impatience  en  le 
voyant  entrer. 

Vive-Dieu  !  Molière,  nous  allons  bien.  Le  public  est  trans- 
porté. Il  y  a  bien  quelques  murmures,  et  certains  sournois 
ont  pris  place  sur  le  théâtre  pour  tâcher  de  nous  refroidir  et 
de  nous  décourager.  Ils  espèrent  que  l'apparition  tardive  du 
Tartufe  en  personne  gâtera  tout.  Mais  c'est  le  moment  de 
vaincre. 

MOLIÈRE. 

Est-ce  que  le  scond  acte  est  fini  ? 

,      DUPARC. 

Pas  encore.  Tu  as  répété  la  scène  avec  Elmire? 

MOLlil:RE. 

Non  !  je  n'y  ai  plus  l'esprit. 

DUPARC. 

Comment,  diable!  tu  vas  perdre  la  tramontane  dans  le  pire 
moment  ? 

ARMANDE. 

Répétons,  répétons,  Molière!  Le  succès  dépend  de  moi! 


MOLIERE  ►i^ 

MOLIÈRE. 

Qu'importe  le  succès  ? 

ARMANDE. 

Mais,  moi,  j'y  tiens  pour  mon  compte. 

MOLIÈRE. 

Vous  le  voulez?  Allons  1  Duparc  nous  souillera. 

Ils  récitent  un  fragment  de  Tartufe  et  restent  interrompus. 

SCÈNE  VII 
Les  Mêmes,  BARON. 

BARON. 

Mon  ami,  on  a  besoin  de  vous  par  ici. 

MOLIÈRE. 

Oh  !  n'avoir  pas  un  moment  de  calme  !  Qu'est-ce  qu'il  y  a 
donc,  Baron? 

BARON. 

Hélas  !  c'est  M.  Chapelle  qui  est  ivre  jusqu'aux  dents  et  qui 
mène  un  si  grand  bruit  de  son  admiration  pour  vous  dans  les 
coulisses,  que  le  spectacle  en  est  troublé  ;  vous  pourrez  seul 
lui  faire  entendre  raison  et  J'engager  à  s'endormir  dans  quel- 
que coin. 

MOLIÈRE. 

Ne  peux-tu  l'enfermer  dans  ta  loge  ? 

BARON. 

Il  me  prend  pour  un  exempt  et  m'appelle  M.  Loyal. 

MOLIÈRE. 

Ah  !  les  amis  ! 

DUPARC. 

Je  le  vais  jeter  en  bas  des  escaliers  ! 

MOLIÈRE. 

Non  !  il  est  insupportable,  mais  il  est  si  bon,  et  il  m'aime 
tant  ! 

Il  sort  avec  J)uparc. 


416     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 
SCÈNE  VIII 

ARMANDE,  BARON. 
ARMANDE,   à  Baron,   qui  veut  sortir  aussi. 

Tu  ne  me  dis  rien,  mon  pauvre  Baron? 

BARON. 

Avez-vous  quelque  chose  à  m'ordonner,  madame  ? 

ARMANDE. 

Et  toi,  n'as-tu  aucune  consolation  à  me  donner  après  les 
chagrins  d'hier?  ' 

BARON. 

Je  vous  plains  sans  doute,  Armande,  et  de  toute  mon  âme, 
de  ne  vouloir  point  comprendre  l'affection  d'autrui,  et  de 
chercher  des  sujets  d'amertume. 

ARMANDE. 

Mon  cher  enfant,  je  suis  fort  tentée  de  retourner  avec  Mo- 
lière ;  mais  tu  m'as  abandonnée  hier  sans  merci  et  sans  cou- 
rage aux  malédictions  et  aux  injures. 

BARON. 

Mon  Dieu,  je  ne  sais  quel  appui  vous  prêter,  moi!  vous 
doutez  de  tout  le  monde. 

ARMANDE. 

Je  veux  croire  Molière  et  toi,  vous  seuls  !  je  vais  retour- 
ner dans  ma  prison  d'Auteuil,  et  n'en  sortirai  plus  qu'avec 
vous  pour  jouer  la  comédie.  Seras-tu  content? 

BARON. 

Mais  c'est  Molière  et  vous-même  qu'il  faut  contenter  !  Que 
vous  importe?... 

ARMANDE. 

Tu  ne  veux  donc  point  de  mon  amitié?  tu  me  refuses  la 
tienne  ? 

BARON. 

Armande!...  je  vous  suis  tout  dévoué,  moi,  vous  le  savez 
i)ien  !  jnais... 


MOLIERE  '.17 

ARMANDE. 

Mais  quoi?  pourquoi  ce  mais? 

BARON. 

Mais  je  ne  puis  plus  aller  à  Auteuil  ;  je  dois  continuer  à 
Paris  les  études  que  la  faible  santé  de  Molière  le  force  d'in- 
terrompre. 

ARMANDE. 

Des  études  de  théâtre?  Je  m'en  charge,  moi;  j'en  sais  là- 
dessus  aussi  long  que  Molière,  et,  s'il  est  grand  auteur,  je  suis 
grande  actrice  ! 

BARON. 

Oh  !  certes,  admirable!  mais... 

ARMANDE,    lui  mettant   la   main  sur   la   bouche. 

Plus  de  mais!  tu  me  suivras  partout  I  le  monde  m'a  gâtée. 
Je  ne  puis  me  passer  d'un  serviteur.  Tu  ne  seras  point  amou- 
reux de  moi,  tu  n'auras  donc  rien  à  te  reprocher;  tu  n'es 
point  marquis,  Molière  ne  prendra  point  d'ombrage.  Je  ne  suis 
point  une  coquette  (Baron,  entraîné,  sourit),  OU,  du  moins,  je 
suis  une  coquette  corrigée.  Je  te  permettrai  d'aimer  qui  tu 
voudras.  C'est  convenu? 

BARON,  faisant  un  grand  efl'ort. 

Non,  madame,  il  m'est  impossible  de  vous  obéir. 

ARMANDE,   blessée. 

Ah!  c'est  différent,  monsieur  Baron  ! 

SCÈiNE  IX 

Les  iiÈMES,  MOLIÈRE,  MADELEINE,  BRÉCOURT, 
PIERRETTE,   DUPARC. 

MADELEINE. 

Eh  bien,  Armande,  l'acte  second  vient  de  finir  au  bruit  des 
applaudissements,  et  c'est  à  vous  d'enlever  le  troisième. 

BRÉCOURT. 

Oui.  c'est  à  vous  de  planter  le  drapeau  sur  la  brèche. 


41«  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE    SAND 

PIERRETTE. 

Oh  I  madame  n'a  qu'à  se  montrer  pour  cela  I 

DUPARC. 

Allons,  Molière,  ranime-toi  donc  ! 

MOLIÈRE,  près  d'Armande. 
Tout  dépend  de  vous,  Armande.  Rendez-moi  la  foi  en  moi- 
même. 

ARMANDE. 

Il  ne  m'appartient  pas  de  vous  influencer. 

MOLIÈRE,   consterné.  ^ 

Quelle  froide  réponse  I 

DUPARC. 

Allons,  allons,  ce  n'est  pas  le  moment  de  causer  avec  ta 
femme.  Armande,  ramène-le  à  ses  affaires,  ce  sont  les  nôtres, 
les  nôtres  à  tous,  mordieu  !  Sommes-nous  prêts  ? 

ARMANDE. 

Je  ne  sais  pas  pourquoi  M.  Duparc  m'adresse  la  parole, 

DUPARC. 

Allez-vous  point  faire  la  mijaurée  ! 

MOLIÈRE,   avec  force. 
Silence,  Duparc  ! 

ARMANDE. 

Il  est  tard,  Molière,  pour  imposer  silence  à  votre  ami. 
Vous  trouvez  apparemment  qu'il  a  suffisamment  rempli  vos 
intentions  en  m'insultant  hier  dans  ma  propre  demeure  et  en 
me  contraignant  d'en  sortir. 

MADELEINE. 

Il  a  eu  tort,  il  s'en  repent!  Mais  ce  n'est  pas  le  moment 
d'engager  une  discussion,  Armande. 

ARMANDE. 

Vous  êtes  bien  pressée  de  reparaître  devant  le  public,  ma 
sœuri  Mais,  moi  qui  suis  effroyable  à  voir  dans  le  costume 
que  j'ai,  je  n'éprouve  pas  tant  d'impatience  et  ne  suis  guère 
disposée  à  faire  des  merveilles  de  ma  personne  avec  le  cha- 
grin, le  dépit  et  l'accablement  où  je  suis. 


MOLIERE. 

Quel  chagrjn?  quel  dépit?  A  cause  de  vos  diamants  que  je 
vous  ai  fait  retirer?  Reprenez-les,  s'il  vous  les  faut  à  tout 
prix  pour  achever  la  pièce. 

ARMANDE, 

Non,  ce  n'est  point  là  ce  qui  m'occupe;  vous  m'avez  dit 
tout  à  l'heure  de  belles  paroles,  Molière;  mais  personne  ici 
ne  m'a  fait  d'excuses,  et  j'étouffe  de  honte  de  me  trouver 
ainsi  au  milieu  de  vous,  qui  me  haïssez  tous  plus  ou  moins  ! 

MOLIÈRE,   alterié. 

Je  lahais^  moi!... 

MADELEINE,   saisissant  ArraanJe  dans  ses  bras. 

Armande,  ma  sœur,  que  dis-tu  là  T  Quoi  !  mes  pleurs  ne  te 
disent  point  que  je  t'aime  ? 

BRÉCOURT. 

Et  je  vous  ai  parlé  sans  douceur  et  sans  affection,  moi  ? 

PIERRETTE. 

Et  moi,  je  ne  vous  sers  pas  de  tout  mon  cœur  et  de  tout 
mon  courage? 

ARMAXDE,   que   tous  entourent,  excepté  Baron  et  Duparc. 
Il  y  a  encore  ici  quelqu'un  qui  me  brave  ! 

MOLIÈRE. 

Qui  donc? 

ARMAXDE,    regardant  Baron. 
C'est  M.  Duparc,  et  je  veux  le  voir  à  mes  genoux. 

MOLIÈRE,  à  Dupare. 
Toi,  si  ton  humeur  frondeuse  et  chagrine  s'est  emportée 
hors  de  ma  présence,  tu  feras  des  excuses. 

DUPARC 

Des  excuses,  moi  ?... 

MOLIÈRE. 

Tu  en  feras  à  ma  femme,  comme  j'en  ai  fait  à  la  tienne 
tout  dernièrement  pour  avoir  eu  contre  elle  un  mouvement 
d'humeur  à  la  répétition  ? 

DUPARC. 

Mais,  mille  tonnerres  de... 


'.2(1  THEATRE  COMPLET    DE   GEORGE   SAND 

MOLIÈRE. 

Veux-tu  outrager  lua  personne  dans  celle  de  ma  femme? 
Suis-je  ton  ennemi,  Fobjet  particulier  de  ta  ha'ine  contre  le 
genre  humain  ? 

DUPARC. 

Mais,  par  la  mordi  !  tu  es  le  seul  homme... 

MOLIÈRE. 

Voyons,  achève!  suis-je  le  seul  homme,  avec  Brécourt,  que 
tu  estimes  un  peu  ? 

DUPARC. 

Triple  millions  de...  .le  jure  que...  morbleu  !  Molière,  si  tu 
croyais... 

MOLIÈRE. 

Oui,  je  croirai  que  tu  me  hais,  si  tu  ne  fais  ce  que  j'exige  ! 

DUPARC. 

Ah  !  sang  du  diable!  Je  me  jetterais  dans  la  gueule  de  l'en- 
fer pour... 

BRÉCOURT  ,    le  poussant. 

Jette-toi  aux  pieds  d'Armande,  dis-lui  que  tu  es  un  sau- 
vage, un  bourru. 

DUPARC. 

Trente  charretées  de  démons  I  Je  peux  bien  dire  que  c'est  la 
première  fois  de  ma  vie  que  je  fais  des  excuses  à  quelqu'un. 
En  avez-vous  assez,  Armande,  et  me  laisserez-vous  longtemps 
faire  la  figure  d'un  sot? 

MADELEINE. 

Eh!  ma  bonne  Armande,  contente-toi  des  paroles  qu'il  peut 
s'arracher  à  lui-même;  rappelle-toi  ton  enfance,  et  ne  romps 
pas,  par  dépit,  le  cercle  sacré  dfes  vieilles  amitiés  de  Molière. 

ARMANDE,   après  avoir  froiilement  contemplé  Duparc  à  ses  pieds, 
le  relève  avec  une  certaine  grâce,  et,   s  adressant  à  Molière. 

Molière,  je  me  rends,  et  vous  demande  seulement  d'abju- 
rer solennellement  ici  votre  jalousie.  J'en  suis  offensée,  et 
personne  ne  me  respectera  jamais ,  si  vous  n'en  donnez 
l'exemple.  Avouez  vos  torts,  je  suis  prête  à  reconnaître  les 
miens,  et  à  soullrir  encore,  s'il  le  faut,  toutes  vos  injustices. 


MOLIERE  "^^ 

MOLIKUK,    avec   dignité. 

Non,  Armande,  vous  ne  souffrirez  plus,  t'est  moi  qui  vous 
le  jure.  Je  saurai  éteindre  en  moi  une  passion  que  l'amitié 
conjugale  ne  comporte  point  selon  vous,  et,  me  fiant  à  mes 
principes,  je  ne  vous  alarmerai  plus  de  ma  jalousie.  Songez, 
de  votre  côié,  je  ne  dis  point  à  ménager  ma  susceptibilité, 
pour  laquelle  je  ne  veux  plus  de  grâce,  mais  à  renfermer  vo- 
tre conduite  apparente  dans  les  bornes  de  vos  vrais  devoirs. 
Je  sais  qu'en  vous  parlant  de  retraite  et  de  simplicité,  je  ne 
m'attire  point  vos  bonnes  grâces.  Mais,  avant  que  d'être 
amant,  je  suis  époux  et  père.  J'ai  charge  de  votre  réputation 
que  vous  ne  préservez  point  assez  de  mauvais  propos,  j'ai 
charge  de  l'éducation  de  ma  fdle,  à  laquelle  il  faut  de  bons 
exemples.  Je  vous  adjure  donc,  ma  femme,  non  point  par 
amour,  mais  par  votre  conscience,  de  supporter  l'ennui  d'une 
vie  plus  sédentaire.  J'aurais  le  pouvoir  de  vous  y  contraindre  ; 
mais  je  hais  l'esclavage  pour  les  autres  comme  pour  moi- 
même,  et,  abjurant  mon  droit,  je  vous  parle  au  nom  de  nos 
communs  devoirs. 

BARON,    vivement,    Ikh,    à   ArmanJe. 

La  mort  est  sur  son  visage!  soumettez-vous  ! 

ARMANDE. 

M'y  aiderez- vous  ? 

BARON. 

Oh!  de  toute  mon  âme  ! 

ARMANDE,  allant  à  Molière  et  regardant  Baron  de  temps  en  temps. 
C'est  ainsi  qu'il  eût  fallu  me  paiier  dès  le  commencement. 
La  voix  de  la  raison  est  toute-puissante  sur  un  esprit  calme 
comme  le  mien,  et  j'y  cède  en  toute  humilité.  Molière,  je  vous 
consacre  désormais  tous  mes  soins  et  vous  demande  de  me 
pardonner  le  mal  que  je  vous  ai  fait  souffrir. 

Elle  s'agenouille. 
MOLIÈRE. 

Viens  sur  mon  cœur!  Ce  ne  sont  poinjt  tes  soins  que  je 
réclame  pour  contenter  mon  égoïsme,  c'est  ta  fille  et  ta  bonne 
renommée  dont  je  te  confie  la  garde  à  toi-même. 

n 


i-'"2  THÉÂTRE   COMPLET  DE   GEORGE    SAND 

ARMANDE  ,   à   sa   sœur. 

Ma  sœur,  j'ai  eu  de  l'aigreur  contre  vous,  et  je  vous  'prie 
aussi  de  l'oublier. 

Elle  plie  le  genou  devant  Madeleine,  qui   la  relève  et  la  serre  dans  ses 

bras  en  pleurant. 

MADELEINE,    bas,   a  Armande. 

Tu  sauves  la  vie  à  Molière!  Tue-moi,  si  tu  veux,  tu  seras 
mille  fois  bénie. 

ARMANDE  ,   à  Duparc. 

Duparc^  tu  m'as  offensée,  mais  je  te  pardonne  I  Je  me  rap- 
pelle le  temps  où  tu  me  portais  dans  tes  bras  des  journées 
entières  en  disant  que  tu  ne  pouvais  pas  souffrir  les  enfants. 
Veux-tu  faire  la  paix,  mon  vieux  camarade  ? 

Elle  lui  présente  son  front. 
DUPAUCj   l'embrassant  au  front. 

Ah!  je  devrais  la  briser,  ta  chienne  de  tète  ! 

PIERRETTE,   qui  était  sortie  un  instant. 

Monsieur  Molière,  on  demande  s'il  faut  frapper  les  trois 
coups. 

MOLIÈRE. 

Oui,  certes,  et  bonne  chance  au  Tartufe! 

Tous  sortent  hors,  Brécourt  et  Baron. 

SCÈNE  X 
BRÉCOURT,   BARON. 

BRKCOURT. 

Elle  a  vaincu  tout  le  monde.  0  force  fatale  des  ànies  froi- 
des! gouverneras-tu  toujours  les  passions  des  âmes  généreu- 
ses? Mais  on  peut  tuer  Molière,  on  ne  peut  pas.  on  ne  doit  pas 
l'avilir,  Baron  ! 

B.\R0N,    trouble. 

Ouo  veux-lu  dire,  ami  ? 


MOLIERE  423 

BRÉCOURT. 

Je  dis,  mon  enfant,  que,  vous  aussi,  vous  êtes  un  homme 
de  génie:  nous  le  savons  ici,  nous  qui  vous  voyons  grandir  à 
l'ombre  bienfaisante  de  .Molière.  Un  jour  viendra  où  tous  le 
sauront,  si  vous  voulez. 

BARON,   inquiet. 

Si  je  le  veux  ? 

BRÉCOURT. 

Il  dépend  de  vous  d'être  tout  ou  rien.  Vous  serez  tout,  si 
vous  vous  rappelez  que,  pour  être  grand  dans  un  art  quel- 
conque, il  faut  être  grand  dans  les  actions  et  les  sentiments 
de  la  vie  ;  vous  ne  serez  rien  si  la  trahison  et  la  lâcheté  sur- 
montent votre  courage,  La  mort  de  votre  vertu  sera  celle  de 
votre  talent. 

BARON. 

Mon  Dieu  !  expliquez-vous,  Brécourt. 

BRÉCOURT. 

Tu  es  sur  le  point  de  te  perdre,  Baron!  J'ai  vu  tes  yeux  et 
ta  contenance  tout  à  l'heure,  à  cette  place  où  nous  sommes. 
Je  t'ai  vu  échanger  avec  Armande  un  mot  qui  a  subitement 
changé  son  attitude  et  ses  résolutions.  C'est  bien,  mais  c'est 
assez  !  Il  faut  vivre  à  Paris,  chez  moi.  Baron;  travailler  à  dis- 
tance pour  Molière,  ne  voir  Armande  qu'au  théâtre,  lui  par- 
ler à  peine,  n'y  penser  jamais  et  ne  point  la  suivre  à  Auteuil. 
BARON,  se  jetant  dans  ses  bras. 

Oui,  garde-moi,  sauve-moi,  mon  ami!  Plains-moi...  mais 
tue-moi  si  je  ne  t'obéis  point  ! 


THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SA\D 


ACTE  CINQUIÈME 

Sur  le  théâtre  inème  de  Molière  au  Palais-Royal.  On  vient  de  finir  la  ce- 
rémonie  du  Malade  imaginaire,  et  une  partie  des  décors  et  des  acces- 
soires est  encore  sur  la  scène.  Les  machinistes  sont  en  train  d'enlever 
rapidement  le  reste  des  décors.  Les  raoucheurs  éteignent  les  lustres  à 
chandelles  qui  pendent  du  plafond  sur  le  théâtre  même.  Les  violons  qui 
jouaient  sur  la  scène  emportent  leurs  instruments.  De^s  fauteuils  et  des 
chaises  sont  épars  sur  l'avant-scène,  et  quelques  personnes  qui  ont  assisté, 
sur  le  théâtre  (suivant  l'usage  du  tenips\  à  la  représentation,  s'en  vont 
ou  se  disposent  à  s'en  aller. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

CONDÉ,  BRÉCOURT,  Ouvriers,  Musiciens,  Dames 
et  Messieurs,  un  Bel  Esprit. 

Brécourt  est  au  fond  du  théâtre,  allant  et  venant  et  donnant  des  or- 
dres. Condé  est  assis  sur  uu  fauteuil,  dans  une  atlilude  méditative, 
tandis  que  le  bel  esprit  tourne  autour  de  lui.  Les  messieurs  et  les 
dames  sont  debout  et  parlent  à  voix  haute.  / 

UXE    BELLE    DAME. 

C'est  superbe!  c'est  admirable!  le  Malade  imariinaire  e?>l  la. 
plus  belle  comédie  de  Molière. 

UN    DOUCEREUX^,   lui   offiMtit  son   munchon. 

Sans  contredit!  c'est  plus  moral  que  le  Misanthrope  et  ne 
blesse  en  rien  la  religion. 

Ils  s'en  vont. 
UNE    AUTRE    DAME,   importante. 

On  est  effroyablement  mal  assis  sur  ces  cliaises-là.  M.  Mo- 
lière traite  bien  mal  la  partie  du  public  qui  lui  fait  le  plus 
d'honneur  en  paraissant  sur  son  théâtre. 

UN    MARQUIS. 

C'est  pour  nous  en  dégoûter,  apparemment.  On  dit  qu'il 


MOLIÈRE  •     425 

peste  fort  contre  cette  coutume,  et  qu'il  prétend  que  les 
mouvements  de  ses  acteurs  en  sont  gênés. 

LA    nAME. 

C'est  donc  un  mal-appris  que  ce  M.  de  Molière?  (un  domes- 
tique vient  lui  dire  que  son  carrosse  est  prêt.)  Ah  !  marquis,  VOilà  ma 

carrosse  qui  m'attend. 

LE    MARQUIS. 

Ah!  madame,  Sa  Majesté  veut  que  ce  soit  du  masculin. 

Ils  sortent. 
UNE    VIEILLE    DAME,   faisant  des    signes  au  bel  esprit    qui    s'ap- 
proche d'elle. 

Eh  !  monsieur  !  monsieur,  s'il  vous  plaît  ! 

LE    BEL    ESPRIT. 

Que  vous  plaît-il,  madame?  Êtes-vous  satisfait^  de  la  céré- 
monie ? 

LA    VIEILLE    DAME. 

Je  le  serais,  n'était  qu'on  y  parle  latin  et  que  je  ne  connais 
pas  le  latin. 

LE    BEL    ESPRIT. 

IMais  la  comédie  ? 

LA    VIEILLE    DAME. 

Hélas!  monsieur,  je  ne  l'ai  point  écoutée.  J'avais  toujours 
les  yeux  vers  M.  le  Prince,  pour  voir  s'il  donnerait  attention 
à  mon  placet,  et,  à  cette  heure,  je  n'ose  point  lui  parler,  car 
il  a  un  visage  fort  sévère.  Puisque  vous  le  connaissez,  par- 
lez-lui donc  de  moi. 

LE    BEL    ESPRIT. 

Allez!  allez!  madame,  je  lui  vais  parler  de  vous.  Je  suis 
fors  de  ses  amis. 

LA    VIEILLE    DAME. 

Attendrai-je? 

►  LE    BEL    ESPRIT. 

Point,  point;  vous  ne  trouveriez  plus  de  chaise  pour  vous 
en  aller.  J'irai  vous  porter  la  réponse  demain  et  dîner  avefi 
vous. 

24. 


'i26     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

LA    VIEILLE    DAME. 

Vous  me  ferez  plaisir.  (Faisant  une  grande  révérence  a  Condé, 
qui  ne  la  voit  point.)  Je  Suis  votre  servante. 

Elle  s'en  va. 
LE   BEL  ESPRIT,  resté  seul  avec  Condé  sur  le  devant  du  théâtre; 
il  se  rapproche  de  Condé,   qui  ne  fait  pas  attention  à  lui. 

M,  le  Prince  me  paraît  en  peine  de  quelque  chose? 

CONDB^  brusquement. 

Moi?  Nullement!  Que  me  voulez-vous? 

LE    BEL    ESPRIT. 

Je  pensais  que  Votre  Altesse  royale  attendait  ici  ses  gens. 
Tout  le  monde  est  sorti  et  j'allais  m'offrir  pour  faire  avancer 
la  suite  et  les  équipages  de  Son  Altesse. 
ÇONDÉ,  sèchement. 

C'est  trop  d'empressement. 

LE    BEL    ESPRIT. 

Si  j'ai  déplu  à  Votre  Altesse  royale... 

CONDÉ. 

Où  voulez-vous  en  venir?  Vous  demandez  quelque  chose  ? 
Je  ne  donne  point  audience  ici;  mais  enfin  qui  êtes-vous  et 
que  réclamez-vous? 

LE    BEL    ESPRIT. 

Je  suis  homme  de  lettres,  poëte",  musicien  et  peintre. 

CONDÉ. 

C'est  beaucoup.  Après?  Dites  vitement. 

LE    BEL    ESPRIT. 

Je  m'adonne  en  particulier  à  la  facture  des  beaux  vers,  et 
je  crois  que  ma  muse,  encore  gênée  dans  les  entraves  de 
l'obscurité,  prendrait  un  éclat  digne  de  son  ambition,  si 
M.  le  Prince,  l'illustre  protecteur  des  lettres,  daignait... 

CONDÉ. 

Ah!  ce  sont  des  vers?  quoique  sonnet? 

LE    BEL    ESPRIT. 

Ce  n'est  qu'un  mince  échantillon  de  la  facilité  qu'on  peut 
avoir,  un  impromptu  sur  la  mort  de... 


CONDE. 

Sur  la  mort  de  qui  ? 

LE    BEL    ESPRIT. 

Sur  une  mort  vraisemblablement  assez  prochaine,  car  ce  que 
nous  avons  vu  ce  soir  donne  à  penser...  'Le  prince  fait  des  signes 

d'impatience.  —  Le  bel  e>prit  se  hâtant.)  En  un  mot,  c'est  l'épita- 

phede  Molière... 

CONDÉ,  en  colère. 
De  Molière?  Vous  faites,  par  provision,  l'épitaphe   d'un 
homme  encore  vivant,   qui  était  là  tout  à  l'heure  sous  nos 
yeux  ? 

LE    BEL    ESPRIT._ 

Mon  épitaphe  étail^à  la  louange  de  Molière  ;  mais,  puis- 
que le  sujet  n'est  point  agréable  à  Votre  Altesse  royale... 
CONDÉ,   oatré. 

Il  vous  l'est  apparemment,  à  vous?  Voyons-les,  ces  vers; 
je  gage  qu'ils  sont  méchants  comme  votre  figure... 

LE    BEL    ESPRIT,   elJrayé. 

Us  ne  méritent  point... 

COXDÉ,   lui  arrachant  les  vers  et  les  lisant. 
Molière  est  dans  la  fosse  noire  ; 
On  dit  qu'il  est  mort  tout  de  Lon  ; 
Pour  moi,  je  n'en  saurais  rien  croire; 
L'acte  est  trop  sérieux  pour  être  d'un  bouffon. 

Un  bouffon!  Molière  un  bouffon!  Allez,  monsieur,  ce  bouf- 
fon-là vivra  éternellement,  tandis  que  vous  et  ceux  de  votre 
espèce  mourrez  tout  de  bon,  comme  vous  dites.  Plats  rimail- 
leurs 1  vos  vers  sont  de  la  nature  de  ceux  qui  s'attachent  aux 
cadavres  pour  les  ronger;  mais  vous  vous  pressez  trop.  Mo- 
lière est  encore  debout,  et  plaise  au  ciel  qu'il  soit  là  dans 
vingt  ans,  pour  me  faire  voire  épitaphe,  quelque  indigne  de 
lui  que  soit  le  sujet  ! 

Il  froisse  les  vers   et  les  lui  jette  à  la  figure.  Le   bel  esprit,  épouvanté, 
prend   la  fuite. 


«8    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 
SCÈNE  II 

BRÉCOURT,  CONDÉ,   PIERRETTE,  les  Ouvriers. 

Pendant  la  scène  qui  précède,  le  mouvement  s'est  calmé  dan?  le  fond 
du  théâtre j  qui  reste  vide  de  décors  et  sombre  jusqu'à  la  fin  de 
l'acte. 

PIERRETTE,  aux  ouvriers,    sans  voir  Condé. 
Allons,  vous  autres,  est-ce  fait? 

UN    OUVRIER. 

Oui,  oui,  petite  mère  Laforêt;  il  peut  venir  quand  il  vou- 
dra. 

PIERRETTE. 

Eh!  ne  secouez  point  ces  tapis!  la  poussière  le  fait  tousser. 

l'ouvrier. 
C'est  juste,  (aux  autres.)  A  quoi  pensez-vous  donc? 

UN    AUTRE    OUVRIER. 

Est-ce  qu'il  est  bien  fatigué,  ce  soir,  monsieur  Molière? 

PIERRETTE. 

Hélas!  oui. 

UN    AUTRE. 

Mais  est-ce  qu'il  ne  viendra  pas  se  reposer  ici,  comme  c'est 
son  habitude,  après  le  spectacle? 

PIERRETTE. 

Si  fait,  il  va  venir,  quand  il  sera  habillé.  Jo  ne  veux  point 
le  souffrir  prendre  tout  d'un  coup  l'air  du  dehors  en  sortant 
de  sa  loge. 

PREMIER    OUVRIER. 

Ah!  ayez  bien  soin  de  lui,  mademoiselle  Laforèt! 

CONDÉ,   qui  s'est  levé,   à  Brécourt. 

Ces  braves  gens  me  paraissent  bien  attachés  à  Molière! 

UN    OUVRIER. 

On  le  serait  à  moins,  monsieur! 

PIERRETTE. 

Ah!  c'est  M.  le  prince  de  Condé! 


L'0UVHIli:R,   soulevant  son  bonnfil. 
On  le   serait  à  moins,  monseigneur...  Si   vous  saviez... 
Tenez,  mademoiselle  Laforèt,  contez  donc  ça  vous-même.  (Aux 
autres  ouvriers.)  Écoutez  ça  touS  ! 

CONDÉ,   à  Pie  ire  tic. 

Dites,  mademoiselle  Laforèt  ! 

PIERRETTE. 

Oh!  ça  sera  bientôt  dit,  et  son  bon  cœur  n'étonnera  per- 
sonne. 11  a  voulu  jouer  ce  soir,  encore  qu'il  fût  bien  malade, 
Cl,  comme  nous  le  voulions  empêcber,  il  a  dit  :  «  Voulez-vous 
que  je  me  repose,  du  temps  que  cinquante  pauvres  ouvriers 
(jue  j'emploie,  et  qui  sont  d'honnêtes  pères  de  famille,  per- 
dront leur  journée  et  manqueront  de  pain?  » 

UN    VIEIL    OUVRIER. 

Mon  bon  Dieu!  laisserez -vous  finir  un  homme  comme  ce- 
lui-là? 

UN    AUTRE    OUVRIER. 

Est-ce  que  nous  pouvons  rester  ici  jusqu'à  ce  qu'il  sorte, 
pour  voir  comment  il  se  trouve? 

PIERRETTE. 

Oui,  oui,  ça  lui  fera  plaisir  de  voir  comme  vous  l'aimez. 
Mais  ne  vous  serr-^z  pas  autour  de  lui. 
l'ouvrier. 

Nous  ne  l'approcherons  point.  Nous  nous  tiendrons  par  là 
dans  les  escaliers  sans  faire  de  bruit. 

Ils   sortent. 
CONDÉ,   à  Pierrette,   qui  sort  aussi. 

Ne  dites  point  à  Molière  que  je  l'attends  aussi.  Il  se  pres- 
serait, et  ce  serait  encore  pour  le  fatiguer. 

SCÈNE  III 
CONDÉ,  BRÉCOURT. 

CONDÉ. 

Il  n'est  que  neuf  heures  et  un  quart;  j'ai  tout  le  temps  de 


«0     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

l'attendre  avant  que  de  me  rendre  au  jeu  du  roi.  Ah!  mon- 
sieur Brécourt,  je  suis  navré. 

BRÉCOURT. 

Et  moi  aussi,  monseigneur.  C'est  cependant  une  pièce  bien 
mordante  et  bien  gaie  que  celle  de  ce  soir? 

CONDÉ. 

Oui  certes,  le  Malade  imaginaire  est  encore  un  chef- 
d'œuvre  comique,  où  l'étude  des  mœurs  et  la  critique  de  l'hu- 
maine faiblesse  se  poursuivent  sous  les  dehors  d'une  folle 
gaieté.  Mais  je  n'y  ai  point  ri.  J'avais  le  cœur  serré  de  dou- 
leur. Ah!  railler  ainsi  son  propre  mal,  monsieur  Brécourt, 
c'est  le  courage  du  stoïque  ou  du  martyr! 

BRÉCOURT,   tristement. 

C'est  le  courage  du  comédien! 

CONDÉ. 

Cette  scène  est  lugubre,  où  Orgon  fait  le  mort! 

BRECOURT. 

Et  ce  mot  que  Molière  affecte  de  dire  d'une  façon  si  plai- 
sante et  qui  fait  tant  rire  le  public  :  «  Mais  n'y  a-t-il  point  de 
danger  à  contrefaire  ainsi  le  mort  ?  » 

CONDÉ. 

Et,  lorsque  cette  feinte  mort  devait  finir  dans  la  pièce,  il 
m'a  semblé  qu'il  faisait  un  grand  effort  dans  la  réalité  pour 
revenir  à  la  vie. 

BRÉCOURT. 

Madeleine  Béjart,  qui  faisait  Toinette,  a  été  forcée  de  le  se- 
couer, et  je  l'ai  vue  pâlir,  cette  malheureuse  fille,  sous  le 
fard  qui  couvrait  ses  joues  et  sous  le  rire  qui  contractait  son 
visage. 

CONDÉ. 

Brécourt!  j'ai  vu  quelque  chose  de  plus  affreux  encore,  et 
(lu'ont  remarqué  comme  moi  les  personnes  assises  près  de 
moi  sur  les  côtés  de  la  scène.  Dans  la  cérémonie  bouffonne, 
Molière  semblait  étrangement  souffrir,  et,  quand  il  a  pro- 
noncé Juro  pour  la  seconde  fois,  une  écume  sanglante  est 
venue  sur  ses  lèvres. 


MOLIKKK  431 

BRÉCOURT. 

Je  le  sais,  et  son  mouchoir  a  été  rempli  de  sang;  mais,  de 
ce  moment,  il  s'est  senti  soulagé,  et  les  accidents  qui  nous 
effrayent  lui  semblent  un  bon  symptôme,  parce  que,  ensuite, 
son  mal  paraît  se  dissiper  un  peu. 

CONDÉ. 

J'ai  failli  me  lever  et  troubler  le  spectacle.  Molière  m'a  re- 
tenu par  un  ris  forcé  et  par  un  geste  de  commandement,  ce- 
lui d'un  brave  soldat  que  nul  ne  peut  empêcher  dé  itiourir  à 
son  poste. 

SCÈlNE   IV 
CONDÉ,  BRÉCOURT,  DUPARC,  MADELEINE. 

BRÉCOURT,   allant   à   Duparc. 

Eh  bien,  Duparc,  Molière  est^il  rhabillé  ? 

DUPARC. 

Je  ne  sais...  Tu  me  vois  dans  une  colère  épouvantable. 

MADELEINE. 

Et  moi  dans  une  stupéfaction  profonde. 

CONDÉ. 

Qu'est-ce  donc":  Parlez  deVant  moi,  si  c'est  quelque  chose 
qui  intéresse  Molière. 

DUPARC. 

Certainement  oui,  monsieur  le  prince,  je  le  veux  dire  à 
vous,  car  vous  ferez  punir  une  si  grande  infamie;  vous  par- 
lerez au  roi,  et  vous  ferez  embastiller  le  scélérat. 

BRÉCOURT. 

Explique-toi  vite  avant  que  Molière  vienne! 

DUPARC. 

Voici  ce  que  c'est...  Le  fils  de  Montfleury,  le  comédien,  un 
sieur  de  Montfleury,  qui  se  dit  gentilhomme  avec  beaucoup 
d'emphase,  comme  s'il  était  le  seul  gentilhomme  comédien,  et 
comme  si  toi,  Brécourt,  et  quasi  toute  la  troupe  de  Molière  ne 
l'était  pas  aussi  bien  que  lui  sans  en  faire  le  moindre  état! ... 


432  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

BRÉCOURT. 

Qu'importe!  poursuis! 

DUPARC. 

Eh  bien,  ce  Montfleury,  poussé,  payé  peut-être  par  les  bi- 
gots, vient  de  présenter  une  requête  au  roi,  par  laquelle  il 
accuse  Molière  d'avoir  épousé  sa  propre  fille. 

RRÉCOURT. 

Qu'est-ce  à  dire?  Je  n'y  comprends  rien. 

MADELEINE. 

On  prétend  prouver  que  mon  amitié  pour  Molière  n'a  pas 
été  toujours  pure,  et  qu'au  lieu  d'être  ma  sœur,  Armande  est 
ma  fille...  et  la  sienne. 

BRÉCOURT. 

Voilà  une  accusation  aussi  ridicule  qu'odieuse.  On  prétend 
prouver?...  à  qui,  je  vous  prie? Est-ce  à  nous  qui  avons  connu 
la  demoiselle  Hervé,  votre  mère  à  toutes  deux?  à  nous  qui 
savons  que  vous  n'avez  que  dix  ans  de  plus  qu'Armande?  à 
nous  qui  n'avonS  même  pas  besoin  de  connaître  l'honnêteté 
de  vos  relations  avec  Molière,  pour  constater  que  les  faits, 
tels  qu'ils  sont,  rendent  une  pareille  calomnie  impossible  à 
soutenir? 

MADELEINE. 

Aussi  n'est-ce  point  vous  qu'on  s'efforcera  de  persuader. 
C'est  le  roi. 

coxnÉ. 

Le  roi  jettera  les  yeux  sur  l'acte  de  mariage  de  Molière  ;  ou 
croira  tout  simplement  à  la  parole  de  Condé,  qui  a  vu  dresser 
et  signer  cet  acte,  votre  mère  vivante  et  [)résente.  Cela  même 
ne  sera  pas  nécessaire.  Le  roi  ne  croira  point. 

BRÉCOURT. 

Que  Votre  Altesse  royale  me  pardonne  un  doute  !  le  roi 
n'est  pas  toujours  entouré  désormais  de  témoignages  irrécu- 
sables et  l'on  peut... 

CONDÉ. 

Vous  avez  raison,  Brécourt.  Je  regrette  de  n'avoir  point  vu 


Mi^LIKRK  '.:« 

Molière;  mais  le  [ilus  presse'  est  (Je  cniirir  l<>  ih'lendre,  ol  je 
vais  au  Louvre. 

Il  sort,  nrccoiiil  1  .icconpagno. 

SCENE  V 
DUPARC,  MADELEINE. 

MADELEINE. 

Oh!  non.  Le  roi  connaît  Molière,  il  ne  le  croira  pas  capa- 
ble d'un  crime. 

X)vv\nr.. 
Mais  le  public  le  croira. 

MADELEINE. 

C'est  impossible!  S'il  ne  s'agissait  que  de  moi,  on  écrase 
volontiers  les  faibles;  mais  lui  I  Ah!  qu'il  n3  le  sache  point, 
Duparc;  le  bruit  que  nous  ferions  le  lui  apprendrait,  et  le  si- 
lence du  mépris  est,  d'ailleurs,  la  plus  forte  réplique  aux 
clameurs  qui  sont  méprisables. 

DUPARC. 

Moi,  je  vous  dis  qu'il  faut  faire  du  bruit,  morbleu  !  et  per- 
cer la  casaque  à  ce  sieur  Montfleury.  C'est  la  coutume  de  Mo- 
lière de  dédaigner  la  calomnie.  11  n'est  point  as.sez  vindicatif, 
il  encourage  ainsi  l'insolence  des  lâches.  Si  celte  affaire-ci 
n'est  point  démentie  hautement,  beaucoup  de  gens  y  croiront  ; 
de  charitables  écrivains  qui  guettent  la  mort  de3Iolière,  pour 
se  venger  de  n'avoir  osé  l'attaquer  de  son  vivant,  raconte- 
ront la  chose  sans  se  prononcer  ;  d'autres,  qui_  font  semblant 
de  l'aimer,  mais  qui  sont  jaloux  de  lui,  garderont  un  silence 
prudent,  votre  M.  Despréaux  tout  le  premier!...  Et,  en 
somme,  le  public,  qui  est  ingrat  comme  un  chat,  répétera 
sottement  la  chose  sans  se  soucier  qu'elle  soit  fausse  ou  vraie 
C'est  ainsi  que  la  calomnie  boiteuse,  mais  tenace,  s'attache 
aux  grands  hommes  et  les  poursuit  encore  durant  des  siè- 
cles, après  leur  mort. 

1  2.-) 


434    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 
SCÈNE  VI 

Les  Mêmes,  MOLIÈRE,  PIERRETTE. 

MOLIÈRE. 

Qu'as-lu  donc,  Duparc,  à  parler  d'e  mort? 

DUPARC. 

Moi  ?  Je  ne  parle  point  de  cela. 

MADELEINE. 

Vous  trouvez-vous  mieux  que  tantôt,  mon  ami? 

MOLIÈRE. 

Beaucoup  mieux,  chère  sœur.  Pourquoi  donc  êtes-vous  si 
tristes  tous  les  deux? 

DUPARC. 

Nous  ne  le  sommes  point. 

MOLIÈRE. 

Et  elle  aussi  ? 

11  montre  Laforët. 
PIERRETTE. 

Vous  savez  bien  que  les  femmes  s'inquiètent  de  peu,  parce 
qu'elles  n'entendent  rien  à  la  science,  et  que  nous  sommes 
malades  imaginaires  pour  ceux  que  nous  aimons;  n'est-ce 
pas,  mademoiselle  Béjart?  Mais,  quand  vous  nous  dites  que 
vous  êtes  bien,  vous  qui  en  savez  plus  long  que  tous  les  mé- 
decins, puisque  vous  les  contrefaites  si  bien,  nous  sommes 
rassurées,  et  nous  voilà  gaies  comme  des  merles  ;  pas  vrai, 
mademoiselle'Madeleine? 

Elle  lui  fait  des  signes  à  la  dérobée. 
MADELEINE. 

CiMiaincment,  ma  boiino  Laforèt. 

MOLIÈRE. 

Arinando  est  cliagiitie  aussi!  Tenez,  il  y  a  dans  l'air  quel- 
que mauvaise  nouvelle  ou  queKjue  sujet  de  fâcherie.  Oublions 


tout  cela,  mes  enfants.  Laforêt,  Duparc,  allez  m'attendrechez 
moi  et  préparez  tout  pour  que  nous  soupions  ensemble  en 
famille,  avec  Brécourt  :  où  est-il?  et  Baron? 

DUPARC. 

Brécourt  était  ici  tout  à  l'heure. 

PIERRETTE. 

Et  M.  Baron  quitte  son  costume. 

DUPARC. 

Mais  je  te  conseille  de  te  coucher  en  rentrant;  cela  té  vau- 
dra mieux,  Molière. 

MOLIÈRE. 

Je  me  coucherai  si  j'en  sens  le  besoin;  mais  je  prendrai 
mon  lait  à  votre  table,  et  m'endormirai  moins  tristement  en 
vous  sachant  là  près  de  moi.  Vous  causerez,  vous  rirez,  vous 
ne  vous  disputerez  point!  Voyons,  ce  n'est  que  la  rue  à  tra- 
verser, faites-moi  ce  plaisir.  Cela  distraira  ma  femme,  qui 
s'ennuie  toujours!  Faut-il,  parce  que  je  suis  un  mauvais  con- 
vive, que  toute  ma  maison  soit  close  à  dix  heures  du  soir? 

DUPARC. 

Nous  ferons  ta  volonté.  Je  te  laisse  ma  chaise. 

MOLIÈRE. 

Point!  point!  Cela  me  vaudra  mieux  de  marcher.  C'est  si 
près! 

PIERRETTE. 

Eh  bien,  asseyez-vous  donc,  et  laissez-vous  un  peu  ra- 
fraîchir le  sang.  Vous  ne  vous  arrêtez  jamais  ;  c'est  comme 
un  salpêtre. 

MADELEINE. 

Armande  n'est  point  prête.  Permettez-moi,  Molière,  de  ne 
vous  point  laisser  seul  ici. 

MOLIÈRE,   baissant  la  voix. 

Oui,  ma  sœur,  je  désire  causer  avec  vous. 

Duparc  et  Pierrette  sortent. 


436  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE    VII 

MOLIERE,  MADELEINE, 

MADELEINE. 

Causer,  Molière?  Ne  vous  serait -il  pas  meilleur  de  reposer 
votre  poitrine  en  ce  moment-ci? 

MOLIÈRE. 

Ma  chère,  il  n'est  plus  temps  de  se  ménager  quand  l'heure 
approche  où  il  faut  régler  ses  comptes  avec  la  terre,  et  les 
comptes  du  cœur  et  de  la  conscience  sont  les  plus  pressants. 

MADELEINE. 

Êtes-vous  donc  frappé  de  l'idée...  ? 

Elle  ne  peut  achever. 
MOLIÈRE,  lui  prenant  La  main  et  souriant. 

Je  ne  suis  frappé  d'aucun  pressentiment.  Ne. vous  affligez 
point.  Je  me  suis  vu  si  souvent  à  deux  doigts  de  la  mort, 
qu'elle  ne  m'effraye  plus.  Je  sais  qu'en  lui  faisant  bonne  con- 
tenance, à  cette  camarde,  on  la  force  quelquefois  à  reculer 
et  à  suspendre  ses  coups.  J'espère  que,  cette  fois  encore, 
nous  la  mettrons  hors  de  notre  logis;  mais  elle  ne  se  lassera 
point,  elle  est  fort  importune,  et,  puisqu'elle  doit  prochaine- 
ment se  présenter,  soyons  prêts  à  la  suivre  de  bonne  grâce, 
quand  ce  sera  la  volonté  de  Dieu. 

MADELEINE. 

Avez-vous  quelques  ordres  à  me  donner? 

MOLIÈRE. 

Oui,  mon  amie;  mais,  auparavant,  laissez-moi  vous  faire 
une  question.  Dans  le  cours  de  notre  longue  et  paisible  ami- 
tié, m'est-il  arrivé,  à  mon  insu,  devons  causer  quelque  peine? 

MADELEINE. 

Pourquoi  cette  demande?  Je  n'eus  jamais  qu'à  me  louer 
de  votre  protection. 

MOLIÈRE. 

Ma  protection  !  ce  mot-là  me  condamnerait!  c'est  du  res- 
pect que  je  vous  devais,  c'est  de  la  vénération. 


MOLIÈRE  W 

MADELEINE. 

Vous  m'avez  traitée  comme  une  sœur  qu'on  protège  en 
même  temps  qu'on  la  respecte  dans  toutes  les  délicatesses  de 
son  cœur  et  de  son  esprit.  Mais,  moi,  j'ai  toujours  senti  la 
déférence  que  je  vous  devais.  Je  ne  sais  point  si  mon  in- 
stinct avait  deviné  votre  génie,  mais  il  connaissait  les  gran- 
deurs de  voire  âme,  et  cela  me  sufQsait  pour  vous  suivre  et 
vous  croire  en  toutes  choses. 

MOLIÈRE. 

Eh  bien,  oui,  parlez-moi  de  ce  dévouement  si  pur^  si  beau! 
n'en  ai-je  point  mésusé  quelquefois? 

MADELEINE. 

Jamais  que  je  sache! 

MOLIÈRE. 

Quoi!  je  ne  ^ous  ai  jamais  fait  souffrir?  j'ai  toujours  été 
digne  de  votre  confiance?  Quand  je  vous  jurais  que  je  n'ai- 
mais point  votre  sœur,  que  je  ne  l'épouserais  jamais,  je  ne 
vous  ai  point  trompée? 

MADELEINE. 

Vous  étiez  de  bonne  foi. 

MOLIÈRE. 

Oh!  devant  Dieu,  je  le  jure  !  Et  cependant,  j'ai  manqué  à 
la  parole  que  je  vous  avais  donnée,  à  celle  que  je  m'étais 
donnée  à  moi-même  ! 

MADELEINE. 

Vous  en  avez  été  relevé,  le  jour  où  j'ai  vu  dans  votre 
cœur  plus  clair  que  vous  même. 

MOLIÈRE. 

Oui,  sainte  et  douce  fille,  tu  l'as  fait!  Mais,  moi,  t'ai-je 
consultée?  Ai-je  attendu  ta  permission  pour  le  crier  :  «  Je 
l'aime,  ta  sœur,  je  la  veux!  )>  N'ai-je  point  été  brutal,  égoïste, 
aveugle? 

MADELEINE. 

Pourquoi  ces  craintes,  Molière?  Vous  ai-je  donné  lieu  de 
douter  de  vous-même  ou  de  moi? 


*3  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

MOLIÈRE. 

Oh!  non,  jamais  vous!  vous  êtes  un  si  pur  diamant,  que, 
quand  on  s'y  regarde,  on  n'y  voit  point  ses  propres  fautes; 
votre  éclat  les  consume.  Ah  î  que  de  bien  vous  m'avez  fait, 
sans  vous  lasser  de  mes  souffrances  !  comme  vous  m'avez  sou- 
tenu dans  les  détresses  de  ma  passion!  comme  vous  m'avez 
guéri  par  mon  propre  amour,  quand  la  jalousie  me  sollici- 
tait à  la  violence!  comme  vous  m'avez  relevé  mon  idole  quand 
j'étais  tenté  de  la  briser! 

MADELEINE. 

Quel  est  mon  mérite  là  dedans^  je  vous  prie?  N'est-elle  pas 
ma  sœur,  ma  pupille,  confiée  à  mes  soins  dès  son  enfance, 
mon  enfant  gâtée  aussi,  à  moi? 

MOLIÈRE. 

Et  il  y  a  des  misérables  qui  ont  trouvé  moyen  d'inventer 
un  inceste  dans  le  sentiment  le  plus  pur  de  nos  cœurs? 
madelei>;e. 
Que  voulez-vous  dire,  3Iolière? 

MOLIÈRE. 

Rien,  rien  !  Nous-parlerons  de  cela  plus  tard.  Pour  aujour- 
d'hui, je  veux  vous  recommander  ma  fille,  votre  filleule,  ma 
petite  Madeleine,  la  joie  de  ma  vie  et  le  souci  de  ma  mort. 
Veillez  sur  elle^  mon  amie;  faites-la  modeste,  courageuse  et 
bonne  comme  vous.  Qu'elle  ne  songe  point  à  plaire  aux  hom- 
mes, qu'elle  songe  à  faire  le  bonheur  d'un  seul.  L'affection! 
la  bonté!  oh!  une  femme  bonne!  et  on  souhaite  autre  chose!... 
Voici  Baron.  Soyez  calme,  ma  sœur,  je  suis  résigné  à  mon 
sort...  (a  Barou.)  Approche-toi. 

SCÈNE   VIII 
BARON,  MOLIÈRE,  MADELEINE. 
MOLIERE,   leur  prenant  la  main  îi  tous  deux. 

Et  à  présent,  mes  enfants,  que  je  me  sens  tranquille  et  sou- 
mis à  toutes  choses,  je  veux  vous  bénir  daus  le  cas  de  quel- 


que  surprise  de  mon  mal  qui  m'ôterait...  (voyant  frémir  Baron) 
je  ne  dis  point  la  vie,  non!  mais  ma  force  pour  quel([ue 
temps,  (a  Baron.)  J'ai  à  le  remercier,  toi  aussi,  des  tendres 
soins  dont  tu  m'entoures,  et  qui  te  font  oublier  jeunesse, 
triomphes  et  plaisirs!  Le  ciel  t'en  récompensera,  mon  enfant; 
il  te  donnera  la  puissance  morale,  c'est  à  dire  le  talent.  Et 
puis  viendra  la  gloire,  et  alors,  ne  sois  point  enivré.  Fais 
comme  moi  qui  ai  toujours  recherché  les  défauts  de  mes  ou- 
vrages et  de  mon  jeu,  du  temps  que  les  autres  en  regardaient 
les  qualités.  C'est  à  n'être  jamais  satisfait  de  soi-même  qu'on 
arrive  à  se  perfectionner.  Le  jour  où  l'on  est  trop  content  de 
soi,  les  autres  ne  le  sont  plus,  parce  qu'on  ne  cherche  plus! 
on  ne  travaille  plus!  Pense  à  moi  quand  je  ne  serai  point 
là... 

BAROX,  lui  baisant  la  main. 

Mon  Dieu  !  que  vos  mains  sont  froides  ! 

Il  lui  met  son  manchon. 
MOLIÈRE. 

Ce  n'est  rien,  ce  n'est  rien!  partons.  Je  me  réchaufferai  en 
marchant.  Armande  est-elle  enfin  prête? 

MADELEINE. 

Je  cours  lui  dire  que  vous  l'attendez. 

Elle  sort  par  le  côté. 
MOLIÈRE. 

Moi,  je  vais  donner  les  ordres  pour  la  représentation  de 
demain. 

H  sort  par  le  fond  du  théâtre. 

SCEiNE  IX 

BARON,  seul. 

Je  ne  sais  point  si  j'ai  l'esprit  frappé!  mais  il  me  semble 
qu'il  touche  à  son  heure  suprême;  et  sa  femme  ne  s'en 
alarme  point  !  .  ' 


HO    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 
SCÈNE   X 

BARON,  ARMANDE. 

ARMANDE,  arrivant  par  une  autre  coulisse  que  celle  où  Madeleiae  es 
sortie  pour  la  chercher. 
Eh  bien,  rentrons-nous  à  la  fin? 

BARON. 

Mais,  madame,  c'est  Molière  qui  vous  attend. 

ARMAXDE. 

Que  ne  venait-il  dans  ma  loge! 

BARON. 

Oui,  pour  y  trouver  M.  de  Visé,  l'homme  qui  lui  déplaît  à 
si  juste  titre? 

ARMANDE. 

Il  y  eût  trouvé  deux  marquis  et  un  conseiller  au  parle- 
ment. 

BARON. 

Il  est  bien  malade  ce  soir,  madame,  et  il  ne  faut  peut-être 
pas  faire  sonner  si  haut  à  ses  oreilles  les  noms  et  les  titres  de 
vos  brillantes  relations.  Vous  savez  qu'il  n'aime  point  à  sou- 
per avec  les  gens  de  qualité  qu'il  n'invite  point  lui-même. 

ARMANDE. 

Des  hommes  de  qualité  ne  sont  point  si  pressés  de  souper 
avec  des  comédiens  !  Je  ne  les  ai  point  invités,  sachant,  mon 
cher,  que  vous  étiez  des  nôtres  ce  soir. 

BARON,    Iranquillemeut, 

Oh!  vous  avez  fort  bien  fait. 

ARMANDE, 

J'admire  le  ton  doctoral  de  M.  Baron,  qui  soupe  en  partie 
fine  avec  des  marquis,  on  dit  même  avec  des  duchesses! 

BARON. 

Quand  Molière  est  malade,  je  ne  soupe  point,  je  ne  le  quitte 
pas,  et  n'amène  point  chez  lui  des  gens  faits  pour  l'importu- 


MOLIERE  441 

ner,  préférant  de  beaucoup  son  conlontemenl  à  mon  plaisir 
et  ea  société  à  toute  autre. 

ARMANDE. 

Avez-vous  résolu  de  me  pousser  à  bout?  Ferez-vous  tou- 
jours le  pédant  avec  moi?  ou  bien,  est-ce  encore  de  la  jalou- 
sie^ comme  autrefois? 

BARON. 

Autrefois  est  bien  loin,  madame,  et  je  l'ai  si  bien  oublié, 
que  j'espérais  vous  l'avoir  fait  oublier  à  vous  môme.  J'ai 
combattu,  j'ai  su  vaincre;  ma  conscience  est  tranquille 
comme  mon  cœur,  et  je  n'ai  plus  pour  vous  que  le  sentiment 
du  profond  respect  que  je  dois  à  la  femme  de  Molière. 

ARMANDE. 

Vous  aimez  ailleurs! 

BARON. 

Et  pourquoi  non,  madame? 

ARMANDE. 

C'est  bien,  monsieur  Baron^  je  vous  en  félicite,  (a  part.)  Oh! 
je  me  vengerai  ! 

SCÈNE   XI 
Les  MiÎMES,  MOLIÈRE. 

MOLIÈREj  .au  fond  du  théâtre,  parlant  à  ses  ouvriers. 
Oui,  mes  amis,  demain  Scaramouche  et  les  Italiens,  après- 
demain  notre  Malade  imaginaire  pour  la  cinquième  fois.  Je 
vous  demande  en  grâce  que  tout  soit  prêt  pour  que  nous 
puissions  commencer  à  quatre  heures.  Vous  savez  que  je  ne 
puis  plus  veiller. 

UN  OUVRIER. 

Oh!  soyez  tranquille,  monsieur  Molière;  mais  ne  sortez 
point  ce  soir  à  pied,  il  fait  un  vent  très-froid  avec  de  la 
pluie. 

I  25. 


4i2  THEATRE   COMPLET    DE   GEORGE   SAND 

BARON. 

Il  pleut?  Ah!  je  cours  vous  chercher  ma  chaise  et  la  faire 
avancer  jusqu'ici. 

Il  sort. 

SCÈNE  XII 
ARMANDE,  MOLIÈRE. 

MOLIÈRE. 

Qu'est-ce  donc,  Armande?  pleurez-vous? 

ARMANDE. 

Je  souffre,  mon  ami  ;  une  migraine  affreuse,  un  malaise  in- 
croyable et  beaucoup  de  tristesse. 

MOLIÈRE. 

Quoi!  à  propos  de  cette  requête  du  sieur  Montfleury?  Vous 
ne  pouvez  point  mépriser  cette  infamie,  dont  votre  sœur  et 
moi  ne  prenons  nul  souci? 

ARMANDE. 

Libre  à  ma  sœur  d'avoir  ce  couragc-là.  Mais  de  telles  ca- 
lomnies rejaillissent  sur  moi  et  me  font  une  situation  odieuse 
ou  ridicule. 

MOLIÈRE. 

Et  vous  vous  en  prenez  à  moi  de  ce  que  j'ai  des  ennemie 
méprisables? 

ARMANDE. 

Non  pas,  mon  ami  ;  mais  enfin,  vous  devriez... 

MOLIÈRE. 

Je  devrais  n'être  pas  malade,  quasi  mourant,  sans  doute! 
Je  devrais  avoir  la  force  de  vous  venger.  Mais  croyez-vous 
m'avoir  donné  là  un  cordial  bien  salutaire  que  de  m'être  ve- 
nue raconter  vilement  une  noirceur  que  tous  mes  amis  m'eus- 
sent cachée  avec  soin  ? 

ARMANDE. 

D'abord,  vous  voyez  votre  mal  trop  en  noir,  Molière.  Je  ne 
veux  point  que  vous  me  vengiez  autrement  que  par  un  re- 
cours au  roi... 


MOLIÈRE  443 

AIOLIÈKE. 

Je  le  ferai.  ïrauquillisez-vous. 

ARMANDE. 

Quant  à  votre  mal,  il  faut  vous  en  distraire,  n'y  point  son- 
ger, faire  comme  moi  qui,  Dieu  merci,  suis  plus  malade  que 
vous  et  partirai  la  première... 

MOLIÈRE. 

Vous  malade?  Ah  oui!  c'est  votre  nouvelle  fantaisie!  De- 
puis quelque  temps,  l'on  se  dit  souffrante,  et  l'on  prend  toute 
sorte  de  juleps  comme  raessire  Orgon  que  nous  représentions 
tout  à  l'heure.  On  est  toujours  belle  et  fraîche  comme  à 
vingt  ans  ;  on  a  les  roses  d'un  éternel  printemps  sur  les  joues, 
et  l'on  se  plaint  de  vapeurs  et  de  petits  maux  qui  servent  de 
prétexte  à  l'envie  qu'on  a  de  se  distraire  au  dehors  et  d'im- 
poser sa  volonté  au  dedans. 

ARMANDE. 

Quoi!  mon  ami,  toujours  des  reproches,  et  lorsque  je  souf- 
fre si  cruellement  ? 

MOLIÈRE. 

Des  reproches  !  si  vous  l'entendez  comme  plaintes  de  la 
jalousie,  vous  vous  trompez,  Armande.  Ces  plaintes-là,  je  les 
ai  si  bien  refoi'lées  dans  mon  cœur,  qu'elles  y  sont  mortes  : 
ne  remuez  donc  point  les  cendres  de  ma  passion.  J'ai  vaincu 
en  moi  ce  légitime  égoïsme  de  l'amour  qui,  mettant  toutes 
ses  joies,  toutes  ses  pensées,  tous  ses  soins  dans  l'objet  aimé, 
se  croit  en  droit  d'exiger  les  mêmes  retours.  Vous,  toujours 
égale  et  fière  dans  votre  liberté,  vous  m'avez  laissé  impitoya- 
blement dans  mes  peines.  J'ai  appris  à  les  supporter.  Assuré 
de  votre  vertu,  j'ai  fait  taire  les  délicatesses  de  mon  exigence; 
mais  ne  croyez  pas  pour  cela  que  je  vous  retire  un  blâme 
que  j'ai  plus  que  jamais  le  devoir  de  vous  faire  entendre.  No- 
tre honneur  devait  être  chose  commune,  et,  si  vous  avez  con- 
servé le  vôtre,  vous  n'avez  point  préservé  le  mien.  Vos  plain- 
tes, vos  confidences  intimes  à  deux  ou  trois  cents  personnes, 
ont  rendu  publique  ma  jalousie  et  votre  hardiesse  à  la  braver. 
Croyez-vous  que  les  calomnies  dont  vous  vous  plaignez  au- 


'l'i'i     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

jourd'hui  avec  tant  d'amertume,  les  suppositions  monstrueu- 
ses qu'on  insinue  au  public,  ne  sont  point  un  peu  votre  ou- 
vrage, et  que  l'on  aurait  fouillé  avec  cette  audace  dans  mon 
domestique,  si  on  n'eût  point  connu  qu'il  était  orageux  et 
troublé?  Armande!  Armande!  le  ciel  m'est  témoin  cependant 
que  j'étais  entré  dans  les  liens  du  mariage  avec  la  conscience 
de  mes  devoirs  et  que  je  n'y  ai  point  manqué  ouvertement. 
J'ai  tracé  ces  devoirs  sous  une  forme  légère,  mais  par  un  en- 
seignement d'un  fond  fort  sérieux,  lorsque  j'ai  montré  au 
théâtre  des  époux  soupçonneux,  outrageants,  ridicules  et 
trompés  par  leur  faute.  J'ai  mis  dans  la  bouche  d'hommes 
plus  sages  le  précepte  de  la  confiance  qu'on  doit  à  ce  qu'on 
aime,  et  le  respect  d'une  honnête  liberté  pour  votre  sexe.  J'ai 
voulu  mettre  ces  lois  en  pratique  dans  mon  intérieur.  Gom- 
ment, hélas!  m'en  avez-vous  récompensé? 

ARMANDE. 

De  quoi  vous  plaignez-vous,  puisque  je  ne  vous  fus  ja- 
mais infidèle,  et  que  vous-même  êtes  obligé  d'en  convenir  ? 

MOLIÈRE,   plus  vivement. 

Il  s'agit  bien  de  cela!  N'y  a-t-il  de  fidélité  que  celle  des 
sens?  N'y  a-t-il  point  celle  du  cœur  que  la  plus  simple  ami- 
tié commande?  M'étiez-vous  fidèle,  quand  vous  couriez  les 
fêtes  et  les  assemblées  avec  des  gens  qui  se  riaient  de  moi  ? 

ARMANDE. 

Je  me  riais  d'eux  bien  davantage  ! 

MOLIÈRE. 

Bon!  Et,  quani  ces  gens-là  viennent  coqueter  autour  de 
vous  jusque  chez  moi  ;  quand  ma  maison  est  empestée  de  leur 
musc,  que  mes  oreilles  sont  assommées  de  leurs  plats  dis- 
cours ;  quand  ils  se  font  mes  amis  officieux  malgré  moi,  se  con- 
solant de  mes  rebuffades  par  un  charmant  sourire  de  vos 
lèvres  à  demi  provoquantes,  à  demi  dédaigneuses,  énigme  ter- 
rible où  ne  s'est  point  trouvé  le  mot  de  ma  destinée  !  quand 
ces  beaux  fils,  ces  faquins  enrubanés,  m'honorent  de  leur  hu- 
miliante prolection  ;  quand  ils  font  imprimer  malgré  moi,  de 


slupidos  prcfacps  à  mes  œuvres  les  plus  sérieuses,  m'écrasant 
ainsi  des  pavés  sur  la  figure  pour  me  délivrer  de  quelffue 
mouche  qui  ne  me  gêne  point,  et  que  j'écarterais  d'une  main 
beaucoup  plus  assurée  que  la  leur;  quand  ils  me  volent  mon 
repos,  mon  temps,  mon  travail,  ma  sérénité,  ma  vie,  dites- 
moi,  Armande,  dites-moi,  votre  cœur  m'est-il  fidèle,  et  puis- 
je  être  fier  de  vous  et  de  moi-même  ? 

ARMANDE. 

'Voilà  bien  de  l'aigreur,  Molière,  et  ces  gens  de  qualité  vous 
sont  bien  odieux  !  Avec  qui  donc  souhaitez-vous  que  je  vive? 
Avec  vos  comédiens,  qui,  sauf  Brécourt  et  Duparc,  vous  ont 
toujours  entouré  de  criailleries,  vous  suscitant  mille  embar- 
ras, et  vous  jetant  parfois  dans  de  grands  périls  par  leurs  ja- 
lousie et  leur.cupidité? 

MOLIÈRE. 

Je  confesse  que  ma  profession  m'a  souvent  écrasé.  L'art 
m'eût  fait  vivre,  le  métier  me  tue.  J'aime  la  vie  tranquille,  et 
la  mienne  est  agitée  par  mille  détails  turbulents  et  communs. 
Cependant,  Armande,  nous  sommes  comédiens  aussi,  nous 
autres,  ne  l'oublions  point,  et  sachons  aimer  nos  camarades 
en  dépit  de  leurs  travers'.  C'est  une  profession  orageuse  et 
ditficile  dont  on  exige  tout  pour  le  plaisir  d'autrui  et  à  qui  on 
n'accorde  rien  pour  le  rele\  er  ou  l'adoucir.  Au  fond  de  leurs 
cœurs,  il  y  a  du  bon  et  du  grand,  comme  chez  tous  les  hom- 
mes; leur  esprit  est  mille  fois  plus  agréable  et  plus  solide  que 
celui  de  tous  vos  gens  de  cour,  et  c'est  un  'grand  ridicule, 
croyez-moi,  de  n'aimer  point  ses  pareils. 

ARMANDE,    piquée. 

Fort  bien!  Ainsi  je  dois  aimer  M.  Baron,  à  votre  dire? 

MOLIÈRE. 

Baron  ?  Qu'avez-vous  contre  lui  ? 

ARMANDE. 

Rien,  puisque  vous  ne  voulez  point  m'entendre  et  que  j'ai 
tort  d'avance.  Je  sais  que  toute  votre  amitié  est  pour  lui,  et 
que,  grâce  à  ses  soins,  vous  ne  m'aimez  plus. 


446  THÉÂTRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

MOLIÈRE. 

Je  ne  t'aime  plus,  Armande!  Armande,  je  te  reprends,  je 
te  gronde  !  c'est  que  je  t'aime  toujours  comme  ma  fdle  ! 

ARMANDE. 

Comme  votre  fille  ? 

MOLIÈRE,   troublé. 

Ma  fille!  Ah!  les  infâmes!  ils  prétendent,  souiller  le  doux 
nom  que  j'avais  l'habitude  de  te  donner  !  vouloir  m'empoi- 
sonnercela!  un  sentiment  si  pur,  si  religieux,  et  qui  a  tou- 
jours été  le  refuge  de  mon  propre  cœur  dans  les  orages  qui 
l'ont  bouleversé  ! 

ARMAXDE. 

.  Ne  pensez  plus  à  cela,  Molière;  je  l'aimerai  toujours,  ce 
nom  de  votre  fille  que  vous  me  donnez,  et  c'est  pourquoi  je 
suis  jalouse  d'entendre  M.  Baron  vous  a[)peler  aussi  son  père. 

MOLIÈRE. 

Jalouse,  vous  jalouse  de  mes  affections?  et  depuis  quand? 

ARMANDE. 

Depuis  que  vous  en  honorez  un  indigne. 

MOLIÈRE. 

Armande  !  je  t'en  supplie,  ne  trouble  point  mon  âme  par 
un  caprice.  Tu  es  soupçonneuse,  susceptible!  Combien  de 
fois  n'as-tu  pas  accusé  injustement  ceux  qui  m'entourent  et 
jusqu'à  la  pauvre  Laforét,  qui  donnerait  sa  vie  pour  toi  et 
pour  moi  !  Quand  même  Baron  serait  ingrat...  ne  me  le  dis 
point.  Je  suis  bien  malade,  ma  pauvre  enfant...  Laisse-moi 
passer  en  paix  mes  derniers  jours. 

ARMANDE. 

Vous  me  fermez  la  bouche,  Molière;  je  souffrirai  en  silence. 
Ahl  vous  êtes  bien  changé  pour  moi,  puisque  vous  êtes  aveu- 
gle à  ce  point  sur  ce  qui  me  concerne  ! 

MOLIÈRE,    ému. 

Quel  papier  tenez- vous  là?  Voyons,  parlez! 


ARMANDE. 

Non,  j'y  vois  trop  de  danger  pour  moi.  Vous  feriez  un  éclat, 
ou  bien  vous  écouteriez  les  mensonges  de  M.  Baron. 

MOLIÈRE. 

M.  Baron,  toujours  M.  Baron  !  Dites  donc  ce  que  vous  vou- 
iez dire  ! 

ARMANDE. 

Molière,  c'est  une  affaire  fort  délicate.  M.  Baron  me  pour- 
suit de  son  amour  depuis  qu'il  est  hors  de  page,  .le  ne  m'en 
soucie  ni  ne  m'en  inquiète;  mais  je  trouve  révoltante  cette 
trahison  envers  vous  et  n'en  puis  être  plus  longtemps  com- 
plice par  mon  silence.  Je  vous  prie  donc  de  réconduire,  sans 
lui  en  dire  le  motif  :  promettez-le-moi. 

MOLIÈRE. 

Tout  ceci  me  met  en  défiance,  je  ne  vous  ferai  point  celle 
promesse,  que  vous  ne  m'ayez  donné  la  preuve  de  ce  que  vous 
avancez. 

ARMANDE. 

Cela  m'est  bien  facile!  mais  c'est  un  échange?  ma  preuve 
contre  votre  parole  de  n'en  soufQer  mot  à  Baron  ? 

MOLIÈRE. 

Je  vous  prom.^ts  de  ne  lui  point  parler  de  cette  preuve.  C'est 
à  moi  de  la  juger. 

ARMANDE. 

Molière  n'a  jamais  donné  sa  parole  en  vain  ! 

MOLIÈRE. 

Vous  le  savez. 

ARMANDE. 

Lisez  donc. 

MOLIERE,    regardant    la    lettre   que   tient    Armandc   et   sans   l'ouvrir. 

Elle  est  bien  froissée,  cette  lettre!  Il  y  a  donc  longtemps 
que  vous  l'avez  reçue  ? 

ARMANDE. 

Je  l'ai  reçue  ce  soir,  et  c'est  dans  un  mouvement  d'indi- 
gnation que  je  l'ai  mise  en  l'état  où  elle  est. 


■'lis  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

MOLIÈRE,   lisant  avec  une  tranquillité  étrange. 

«  Armande,  vous  n'aimez  pas,  vous  n'aimerez  jamais  Mo- 
lière, n'est-ce  pas?  Il  ne  vous  aime  point  non  plus,  lui  !  c'est 
impossible.  Il  est  trop  grave  pour  vous!  Vous  êtes  trop  jeune 
pour  lui...  la  jeunesse...  l'amour...  »  (n  lit  des  yeux.)  Oui,  une 
(Idclaralion,  des  feux  communs...  (Fermant  la  lettre  dans  sa  main.) 
C'est  une  lettre  d'amour  comme  toutes  les  autres. 

ARMANDE. 

Et  vous  n'êtes  pas  plus  offensé  que  cela? 

MOLIÈRE,   se  levant  avec  un  calme   affecté. 

Je  ne  suis  plus  jaloux,  je  vous  l'ai  dit,  Armande;  mais  je 
chasserai  Baron.  Sa  conduite  est  déloyale. 

SCÈNE  XIII 
Les  MÊMES,  BARON. 

BARON,   au  fond  du  théâtre. 

Mon  ami,  j'ai  enfin  retrouvé  mes  porteurs;  il  m'a  fallu  les 
chercher  au  cabaret.  Ils  sont  là.  Voulez-vous  partir? 

MOLIÈRE. 

Un  moment!  qu'ils  attendent!  J'ai  à  vous  parler,  Baron. 

ARMANDE,    bas,    à   Molière. 

Quoi  !  devant  moi  ? 

MOLIÈRE. 

Non!  prenez  sa  chaise  et  me  la  renvoyez  aussitôt.  Allez 
m'ai  tendre  chez  vous. 

ARMANDE. 

Mais  songez  à  votre  promesse!  ne  lui  dites  pas... 

MOLIÈRE. 

Je  l'ai  promis. 

ARMANDE. 

Mais  rendez-moi  la  lettre. 

MOLIÈRE,   l'roidomeul  mais  avec  IVnni'le. 

Allez,  allez  ! 

ArraanJL'  sort. 


MOLIERE  449 

SCÈNE   XIV 
MOLIÈRE,   BARON. 

BARON. 

Qu'avez-vous  à  m'ordonner,  mon  père  ? 

MOLIÈRE. 

Ton  père  !  Suis-je  vraiment  un  père  pour  toi  ? 

BARON. 

Oli!  oui,  un  tendre  père,  et  vous  ne  douterez  jamais  de  mon 
cœur,  vous!...  Mon  Dieu!  comme  vous  êtes  pâle  !...  SoulTrez- 
vous  davantage  ? 

MOLIÈRE. 

Je  me  porte  bien. 

BARON. 

Mais  vos  mains  ne  sont  point  réchauffées  ! 

MOLIÈRE. 

J'ai  un  froid  qui  me  tue;  n'importe  !  ces  mains-là  ont  en- 
core de  la  force. 

BARON,    il   part. 

Oui,  elles  meurtrissent  les  miennes.  Est-ce  une  convulsion  ? 

MOLIÈRE. 

Baron,  vous  devriez  connaître  que  vous  n'avez  point  de 
meilleur  ami  que  Molière!...  Oh!  ne  rougissez  point.  Je  ne 
vous  veux  rien  reprocher!  Ce  que  j'ai  fait  pour  vous,  le  pre- 
mier venu  ayant  quelque  argent  en  la  poche  et  quelque  bonté 
en  l'âme,  l'eût  fait  aussi  bien  que  moi.  Mais  ce  dont  je  me 
vante  auprès  de  vous,  Baron,  c'est  de  vous  avoir  aimé  comme 
un  père  aime  son  fils.  Et  cela,  voyez-vous,  ne  s'acquitte  point 
en  paroles.  L'amour  seul  peut  payer  l'amour,  et,  si  vous 
n'avez  point  dans  le  cœur  une  amitié  forte  et  véritable  pour 
Molière,  Molière  est  un  père  bien  malheureux,  et  Baron  un 
cœur  bien  misérable  ! 


4S0  THÉÂTRE  COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

BARON. 

Pourquoi  me  dites-vous  cela,  Molière,  et  d'un  air  courroucé? 
Mon  Dieu  !  en  quoi  ai-je  pu  vous  déplaire  ? 

MOLIÈRE. 

C'est  que  vous  êtes  un  ingrat,  Baron,  et  que  j'ai  horreur 
des  ingrats,'  ne  l'ayant  jamais  été  moi-même,  et  ne  compre- 
nant pas  qu'on  le  puisse  être  ! 

BARON. 

Moi,  ingrat?  Dieu  m'est  témoin  qu'il  n'est  point  de  sacrifi- 
ces que  je  ne  voulusse  faire,  et  de  tourments  que  je  ne  fusse 
glorieux  d'endurer  pour  l'amour  de  vous. 

MOLIÈRE. 

Des  protestations,  des  serments!  Va-t'en,  je  te  méprise  ! 

BARON. 

Mon  père  !  Est-il  possible  ?... 

MOLIÈRE. 

Va-t'en,  te  dis-je;  je  ne  te  suis  plus  rien! 

BARON,   ;i  part. 

C'est  la  fièvre,  c'est  le  délire.  (Haut.)  Molière,  allons  chez 
vous,  veneZj  vous  êtes  malade. 

MOLIÈRE. 

Je  ne  suis  pas  malade,  je  ne  suis  pas  égaré.  J'ai  toute  ma 
raison,  toute  ma  force,  et  je  vous  dis  que  vous  êtes  un  traître. 

BARON. 

Molière,  je  dois  tout  souffrir  de  vous  !  mais,  s'il  est  vrai 
que  je  sois  coupable,  faites-moi  savoir  comment,  et,  s'il  faut 
expier  ma  faute,  tout  mon  sang... 

MOLIÈRE. 

Ceci  est  une  feinte  ridicule,  monsieur,  et  votre  audace  me 
confond  !  Il  me  semblait  qu'au  premier  mot,  vous  dussiez  vous 
ôtcr  de  devant  mes  yeux.  Sachez  donc  que  je  n'ai  point  d'ex- 
plication à  vous  donner,  et  que  je  n'en  accepterais  aucune  de 


MOLIÈRE  '♦51 

VOUS.  Sortez!  je  vous  épargne  la  honte  d'être  publiquement 
chassé  de  ma  maison  ;  mais,  ici,  je  suis  encore  chez  moi  !  (Avec 
exaltation.)  Le  théâtre,  c'est  ma  maison  aussi,  c'est  mon  sanc^ 
tuaire,  c'est  mon  pavois  de  triomphe  et  mon  lit  de  douleurs..' 
C'est  là  que  je  voulais  vous  élever  jusqu'à  moi  par  le  talent 
et  la  vertu,  afin  de  vous  laisser,  comme  un  héritage,  le  fruit  de 
tant  de  travaux,  de  chagrins  et  de  fatigues!  Voi.s  y  rentrerez 
comme  vous  pourrez  quand  je  n'y  serai  plus;  mais,  de  mon 
vivant,  vous  n'y  paraîtrez  jamais,  car  vous  souillez  une  en- 
ceinte que  j'avais  purifiée  par  l'amour  du  bien  et  le  langage^ 
de  la  vérité  ! 

BARON. 

Molière,  je  vous  déplais,  je  vous  ai  offensé  apparemment... 
Et  pourtant  je  puis  jurer  par  ce  que  je  respecte  le  plus  au 
monde^  par  votre  nom  illustre,  par  votre  gloire  qui  m'est  sa- 
crée, par  votre  bonté  que  j'adore... 

MOLIKRE. 

Tais-toi  I  Ne  peux-tu  m'épargner  la  douleur  d'entendre  de 
tels  blasphèmes  sortir  de  ta  bouche  ?  (Le  saisissant  aux  épaules 

avec  une  force  convulsive  et  le   forçant  à  plier  les  genoux.)  Si  jeune  ! 

avec  des  yeux  si  clairs, 'des  traits  si  purs,  porter  dans  l'âme 
une  si  redoul  .ble  perversité!  Tiens!  tu  me  fais  horreur,  et 
j'ai  envie  de  te  tuer! 

Il  le  jette  rudement  par  terre. 
BARON,  hors  de  lui,   se  relevant. 

Oh!  mon  Dieu I  si  vous  n'étiez  pas  mon  bienfaiteur!... 

MOLIÈRE,   parlant  à  lui-même,    sans  le  regarder. 

Mon  Dieu!  ne  pouvoir  plus  estimer  ni  chérir  ce  que  je  pré- 
férais à  tout  le  reste  !  Avoir  vu  décliner  la  vertu  d'un  roi  que 
j'aimais  avec  mes  entrailles  plus  encore  qu'avec  ma  raison! 
Avoir  été  forcé  d'éteindre  dans  mon  sein  l'amour  le  plus  gé- 
néreux et  le  plus  grand  que  jamais  homme  ait  ressenti  pour 
une  femme...  Être  réduit  à  mépriser  un  homme  que  j'avais 
nourri,  élevé  comme  mon  propre  fils!...  Ah!  c'est  d'aujour- 
d'hui que  je  suis  vieux...  vieux...  vieux  !  j'ai  cent  ans  !... 


452  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE    XV 

Les  Mêmes,  MADELEINE,  PIERRETTE,  DUPARC, 
CONDÉ,  BRÉCOURT,   les  Ouvriers. 

CONDÉ  ,  au  fond. 
I!  est  encore  ici  ! 

madeleine. 
Oui,  et  nous  sommes  inquiets  de  ne  le  point  voir  rentrer; 
nous  venions  savoir  s'il  est  plus  mal. 

PIERRETTE,   s'apprjchant. 

Eh  bien,  monsieur  Molière,  vous  ne  venez  donc  point 
souper  ? 

Molière  reste  absorbé,  debout. 
BRÉCOURT,   à  Baron. 

Tu  es  fort  troublé  ;  qu'y  a-t-il  ? 

UN    OUVRIER,   s'approehant  de  Condé. 

Oh  !  il  n'est  pas  plus  mal  ;  nous  l'entendions  réciter  quelque 
chose,  avec  M.  Baron  :  jamais  il  n'a  eu  la  voix  si  forte. 

CONDÉ. 

Alors,  il  est  beaucoup  mieux?  (Haut.)  Molière,  je  viens  de 
voirie  roi.  Les  cabales  de  vos  ennemis  échouent  devant  l'es- 
time qu'il  vous  porte,  et,  pour  preuve,  il  vous  mande  au- 
près de  lui,  afin  de  s'entendre  avec  vous,  sur  le  plan  d'une 
fête  qu'il  veut  donner  avant  d'aller  prendre  le  commande- 
ment de  son  armée.  Ètes-vous  en  état  d'aller  assister  au 
petit  coucher  du  roi? 

MOLIÈRE,   sortant  de  sa  rêverie. 
!     Le  roi?...   une  fête?...  Molière?...    (il  s'affaisse  lentement   sur 

un  fauteuil.)  Prince,  veuillez  dire  au  roi  que  Molière  se  meurt 
et  n'a  plus  de  maître  ici-bas  ! 

MADELEINE. 

Oh  !  ciel  !  il  se  meurt,  on  effet  ! 

PIERRETTE. 

Du  secours  !  Oh  !  mon  Dieu  1  du  secours  ! 


MOLIÈRE  iS'* 

MOLIÈRE. 

Non!  point  de  médecins!  Point  de  secours  autre  que  celui 
de  vos  cœurs...  Du  repos  !  du  silence!  Priez...  priez  autour 
de  moi  !  Dieu  est  ici  comme  partout...  et  les  bigots  ne  le  peu- 
vent chasser  de  mon  âme!... 

Tous  s'agenouillent;  les  ouvriers  s'agenouillent  aussi  autour  de  lui. 
CONDK,   lui  tenant  la  main. 

Il  expire! ...  Mais  voici  un  papier  dans  sa  main...  Une  der- 
nière volonté  sans  doute,  et  que  nous  lui  devons  promettre 
d'observer  tandis  qu'il  respire  encore.  Lisez,  monsieur  Baron! 
BARON,  après  avoir  jeté  les  yeux  sur  la  lettre. 

Oh  !  mon  Dieu  !  voilà  ce  qui  l'a  tué  ! 

DUPARC. 

Qu'est-ce  donc  ? 

BARON,   donnant  la  lettre   à  Brécourt. 

Une  lettre,  une  lettre  folle  et  puérile,  que  j'écrivis  à  sa 
femme  avant  son  mariage.  0  Molière!  ô  mon  bienfaiteur!  ô 
mon  père!  vos  sens  ne  m'entendent  plus  et  je  ne  puis  me 
justifier,  et  vous  allez  mourir  en  me  maudissant... 

Il  sanglote. 
DUPARC. 

Baron,  es-tu  coupable  de  sa  mort?  Oh!  je  te  tuerais  ! 

BRÉCOURT. 

Non!  Baron  n'est  pas  coupable.  Il  a  aimé  Armande;  mais  il 
s'est  vaincu  lui-même,  et,  depuis  le  jour  oîi  elle  a  été  la  femme 
de  Molière,  Baron  a  été  digne  de  Molière.  Ame  défaillante  de 
mon  ami,  grande  âme  du  meilleur  des  hommes,  si  tu  peux  en- 
core m'entendre,  que  le  courroux  et  la  douleur  te  quittent! 
Pars  en  paix  pour  un  monde  meilleur,  et  sache  qu'autour 
de  toi,  en  ce  moment,  il  n'y  a  que  des  cœurs  fidèles! 

DUPARC 

Hélas!  il  ne  t'entend  plus  ! 

MOLIÈRE,   se  ranimant. 

Si,  si...  je  l'entends..,  Baron,  viens  sur  mon  cœur...  Par- 


454    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

donne  à  un  mourant.  Ah!  c'est  elle...  qui  me  tue...  Je  lui 
pardonne.  Madeleine,  ma  sœur...  mes  amis...  brave  Condé... 
ma  bonne  servante,  mes  ouvriers,  dignes  gens!...  je  m'en 
vas...  je  vous  quitte!...  Ne  me  plaignez  pas,  i'ai  tant  de  fois 
désiré  ce  moment-ci  !  Mais,  mon  Dieu!  qu'un  homme  souffre 
avant  de  'pouvoir  mourir! 

BRÉCOURT. 

Il  respire  encore  1  emportons-le  chez  lui  ! 

MOLIÈRE,  pendant  que  Duparc  le  prend  dans  ses  bras. 
Oui,  je  veux  mourir  chez  moi,  je  veux  bénir  ma  fille.  -- 

DUPARC,  l'emportant. 
Perdre  le  seul  homme  que  j'aie  jamais  aimé!... 


DU    TOME    PREMIER 


TABLE 


PREFACE I 

COSIMA   OU   LA   HAINE    DANS    l'aMOUR 11 

LE    ROI   ATTEND 125 

FRANÇOIS   LE    CHAMPI 143 

CLALDIE 219 

MOLIÈRE 309 


FIN    DE   LA   TABLE 


"OISSY.  —  TY   .    ET  STEJÎ,    DK  ACG.   BOCRET. 


OEUVRE 


GEORGE   SAND 


LIBRAIRIES   DE    MICHEL    LEVY   FRÈRES 


ŒUVRES 

DE 

GEORGE    SAND 

ROITEIU   ÉDITION 
Format  grand  in-18 


André.   ...  

Antonia 

La  Confession  d'cne  jelne  Fille. 

Constance  Verrier 

Le  Dernier  Amodr 

La  dernière  Aldini 

Elle  et  Lui 

La  Famille  de  Gerhandre  .  .  . 

François  le  Cbampi. 

Indiana 

Jacqces 

Jean  de  la  Roche 

Laura t  •  •  . 

Lettres  d'dn  Voyageur 

Mademoiselle  la  Quintinib  .  .   . 

Les  Maîtres  mosaïstes 

Les  Maîtres  sonneurs 

La  Mare  ac  Diable 

La  Marquis  de  Villemer  .... 

Mauprat 

Monsieur  Sylvestre 

Mont-Revêche 

Nouvelles 

La  Petite  Fadette 

Tamaris 

Théâtre  complet 

Théâtre  de  Nouant   ....      . 

Valentine, 

Valvédre  ,  .  

La  Ville  noibb 


POISSY.  —  TYP.   et  STER.    de  A.    BODRKT. 


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