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Full text of "Théatre complet"

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ŒUVRES COMPLÈTES 



M. LE C" ALFRED DE YIGNY 



ns L ACADEMIK rBAKCAISI 



THEATRE 



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CALMANiN LÉVY, ÉDITEUR 



ŒUVRES COMPLÈTES 

DB 

M. LE G" ALFRED DE VIGNY 

BB l'aCADÉUIB PHAMÇAISB ^ 

NOUVELLE ÉDITION FORMAT ORA^D IN-18 
Chaijae Tolume se vend séparément 



Cuiq-Mabs on 01% connntATiOH sons Locis XIII. Un Tolome. 

Poésus couplAtbs . . . • . . . Ilb vdume. 

Sbryitddb bt grandbuk MiLiTAiBES Un Toliune. 

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Teéatbb complbt '. Un Tolume. 



ÉDITION rORMAT IN-8 BN SIX VOLUMbI 

Ghaqae TolOme m Tend •éparémeot 



t. Aureau. ~~ Imp. de L&gnj 



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LE C" ALFRED DE^IGNT 

* 
db'l'académib phamçaisb 

THÉ AT R E 

COMPLET . 



CHATTEBTON, LA MARÉCHALE D'ANCRl 

QUITTE POUR LA PEUR 

LE MORE DE VENISE, SHYLOCK 



douzième: Édition 

IBTQB BT COBliaiB 



PARIS 

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR 
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 

3, RUE AUBBR, 3 

1882 
Droits de reproduction et de tradaotion réservés 



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J 



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CHATTERTON 



DRAME EN TROIS ACTES 

âlPA<S£NT£ POVA LÀ PRBMiiRB FOIS, À PARIS, 
êVK LE THiATRB-FRAKÇAlS 

Le 13 férrier 1»4S 



Despair ind àiel 

Shakspbau 



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^rv'' 



DERNIERE NUIT DE TRAVAIL 

DU 29 AU 30 iuiN 1884 



Ceci ^t la question» 



Je ▼iens d'achever cet ouvrage austère dans le silence d'un 
travail de dix-sept nuits. Les bruits de chaque jour rinterrom- 
paient à peine, et, sans s'arrêter, les paroles ont coulé dans le 
moule qu'avait creusé ma pensée. 

A pré4»ent que l'ouvrage est accompli, frémissant encore des 
souffrances qu'il m'a causées, et dans un recueillement aussi 
saint que la prière, je le considère avec tristesse, et je me de- 
mande s'il sera inutile ou s'il sera écouté des hommes. — Mon 
âme s'effraye pour eux en considérant combien il faut de temps 
à la plus simple 'dée d'un seul pour pénétrer dans le cœur de 
tous. 

Déjà, depuis deux années, j'ai dit par la bouche de Stello ce 
que je vais répéter bientôt par celle de Chatterton, et quel bien 
ai-je fait ? Beaucoup ooi lu mon livre et l'cmt aimé comme livre ; 
mais peu de cœurs, hélas ! en ont été changés. 

Les étrangers ont bien voulu en traduire les mots par les mots 
de leur langue, et leurs pays m'ont ainsi prêté l'oreille. Parmi 
les hommes qui m'ont écouté', les uns ont applaudi la composi- 
tion des trois drames suspendus à un même princi{>e, comme 
trois tablpaux à un même support ; les autres ont approuvé la 
manière Àont se nouent les arguments aux preuves, les règles 



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^ 1 



4 THÊATBE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

aux exemples, les corollaires aux propositions ; quelques-uns se 
sont attachés particulièrement à considérer les pages où se pres- 
sent les idées laconiques, serrées comme les combattants d'une 
épaisse phalange ; d'autres ont souri à la vue des couleurs cha- 
toyantes ou somHres du style ; mais les cœurs ont-ils été atten- 
dris ? — Rien ne me le prouve. L'endurcissement ne s'amollit 
point tout à coup par un livre. Il fallait Dieu lui-même pour ce 
prodige. Le plus grand nombre a dit en jetant ce livre : « Cette 
idée pouvait en effet se défendre. Voilà qui est un assez bon plai- 
doyer ! » Mais la cause, 6 grand Dieu ! la cause pendante à 
votre tribunal, ils n'y ont plus pensé ! 

f La cause, c'est le martyre perpétuel et la perpétuelle immo- 
/ lation du Poète. — La cause, c'est le droit qu'il aurait de vi- 
I vre. — La cause, c'est le pain qu'on ne lui donne pas, — La 
/ cause, c'est la mort qu'il est forcé de se donner. 

D'où vient ce qui se passe ? Vous ne cessez de vanter l'intel- 
ligence, et vous tuez les plus intelligents. Vous les tuez, en leur 
refusant le pouvoir de vivre selon les conditions de leur nature, 
— On croirait, à vous voir en faire si bon marché, que c'est une 
chose commune qu'un Poète. — Songez donc que, lorsqu'une 
nation en a deux en dix siècles, elle se trouve heureuse et s'enor- 
gueillit. Il y a tel peuple qui n'en a pas un, et n'en aura jamais. 
D'où vient donc ce qui se passe ? Pourquoi tant d'astres éteints 
dès qu'ils commençaient à poindre ? C'est que vous ne savez 
pas ce que c'est qu'un Poôte, et vous n'y pensez pas. 



Auras-tu donc tonjours des yeux pour ae pas voir, 
Jérusalem ( 



Trois sortes d'hommes, qu'il ne faut pas confondre, agissent 
sur les sociétés par les travaux de la pensée, mais se remuent 
dans des régions qui me semblent éternellement séparées. 

L'homme habile aux choses de la vie, et toujoure apprécié, se 
voit, parmi nous, à chaque pas. Il est convenable à tout et con- 
venable en tout. Il a une souplesse et une facilité qui tiennent 
du prodige. Il fait justement ce qu'il a résolu de feiire, ftHiipnK 
prement et nettement ce qu'il veut dire Rienn'empé<;ihe que sa 



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CHATTERTON 5 

vie soit prudente et compassée comme ses travaux. Il a Tesprit 
libre, frais et dispos, toujours présent et prêt à la risposte. Dé- 
pourvu d'émotions réelles^ il renvoie promptement la balle élas- 
tique des bons mots. Il écrit les affaires comme la littérature, et 
rédige la littérature comme les affaires. Il peut s'exercer indif- 
féremment à l'œuvre d'art et à la critique, prenant dans l'une 
la forrce à la mode, dans l'autre la dissertation sentencieuse. Il 
sait le nombre des paroles que l'on peut réunir pour faire les 
apparences de la passion, de la mélancolie, de la gravité, de l'é- 
rudition et de l'enthousiasme. Mais il n'a que de froides vel- 
léités de ces choses, et les devine plus qu'il ne les sent; il les 
res^fe de loin comme de vagues odeurs de fleurs inconnues. 
Il sait la place du mot et du sentiment, et les chiffrerait au 
besoin. Il se fait le langage des genres, comme on se fait le 
masque des visages. Il peut écrire la comédie et l'oraison fu- 
nèbre, le roman et l'histoire, l'épître et la tragédie, le couplet 
et le discours politique. Il monte de la grammaire à l'œuvi'e, 
au lieu de descendre de l'inspiration au style ; Il sait façonner 
tout dans un goût vulgaire et joli, et peut tout ciseler avec 
agrément, jusqu'à l'éloquence de-la passion. — C'est T h o m m e 

DE LETTRES. 

Cet homme est toujours aimé, toujours compris, toujours en 
vue; comme il est léger et ne pèse à personne, il est porté 
dans tous les bras où il veut aller ; c'eèt l'aimable roi du mo- 
ment, tel que le dix-huitième siècle en a tant couronné. — 
Cet homme n'a nul besoin de pitié. 

Au-dessus de lui est un homme d'une nature plus forte et 
meilleure. Une conviction profonde et grave est la source où 
il puise ses œuvres et les répand à larges flots sur un sol dur 
et souvent ingrat. Il a médité dans la retraite sa philosophie 
entière; il la voit tout d'un coup d'œil ; il la tient dans sa main 
comme une chaîne, et peut dire à quelle pensée il va suspen- 
dre son premier anneau, à laquelle aboutira le dernier, et 
quelles œuvres pourront s'attacher à tous les autres dans l'a- 
venir. Sa mémoire est riche, exacte et presque infaillible; son 
jugement est sain, exempt de troubles autres que ceux qu'il 



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6 THEATRE COMPLET D*ALFïlED DE VIGNt 

cherche, de passions autres que ses colères contenues ; îl M 
studieux et calme. Son génie, c'est l'attention portée au degré 
le plus élevé, c'est le bon sens à sa plus magnifique expression. 
Son langage est juste, net, franc, grand dans son allure et vi- 
goureux dans ses coups, il a surtout besoin d'ordre et de 
clarté, ayant toujours en vue le peuple auquel il parle et la 
voie où il conduit ceux qui croient en lui. L'ardeur d'un com- 
bat perpétuel enflamme sa vie et ses écrits. Son cceur a de 
grandes révoltes et des haines larges et sublimes qui le ron- 
gent en secret, mais que domine et dissimule son exacte raison. 
Après tout, il marche le pas qu'il veut, sait jeter des semences 
à une grande profondeur, et attendre qu'elles aient germé, 
dans une immobilité effrayante. Il est maître de lui et de beau- 
coup d'Ames qu'il entraîne du nord au sud, selon son bon vou- 
loir; il tient un peuple dans sa main, et l'opinion qu'on a de 
lui le tient dans le respect de lui-même et l'oblige à sur- 
veiller sa vie. — C'est le véritable, le grand écrivain. 

Celui-là n'est pas malheureux ; il a ce qu'il a voulu avoir ; 
il sera toujours combattu, mais avec des armes courtoises ; 
et, quand il donnera des armistices à ses ennemis, il recevra 
les hommages des deux camps. Vainqueur ou vaincu, son^ 
front est couronné. Il n'a nul bespin de votre pitié. ' 

Mais il est une autre sorte de nature, natnre plus passionnée, 
plus pure et plus rare. Celui qui vient d'elle est inhabile à tout 
ce qui n'est pas l'œuvre divine, et vient au monde a de rares 
intervalles, heureusement pour lui, malheureusement pour 
l'espèce humaine. Il y vient pour être à charge aux autres, 
quand il appartient complètement à cette race exquise et puis- 
sante qui fut celle des gr.inds hommes inspirés. — L'émotion 
est née avec lui si profonde et si intime, qu'elle l'a plongé, dès 
l'enfance, dans des extases involontaires, dans des réverîes^ 
interminables, dans des inventions infinies. L'imagination le 
possède par-dessus tout. Puissamment construite, son âme 
retient et juge toute chose avec une large mémoire et un sens 
droit et pénétrant ; mais 'l'imagiilation emporte ses facultés 
vers le ciel aussi irrésistiblement que le ballon enlève la na- 



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CHATTERTON 7 

celle. Au moindre choc, elle part; au plus petit souffle, elle 
vole et ne cesse d'errer dans l'espace qui n'a pas de routes hu- 
maines. Fuite sublime vers des mondes inconnus, vous de- 
venez l'habitude invincible de son âme I Dès loi*é, plus de 
rapports avec les hommes qui ne soient altérés et rompus sur 
quelques points. Sa sensibilité est devenue trop vive ; ce qui 
ne fait «[u'effleurer les autres la blesse jusqu'au sang; les af- 
fectionB ^.t les tendresses de sa vie sont écrasantes et dispro- 
portionnées ; ses enthousiasmes excessifs l'égarent ; ses sympa- 
thies sont trop vraies ; ceux qu'il plaint souffrent moins que 
lui, et il se meurt des peines des autres. Les dégoûts, les frois- 
sements et les résistances de la société humaine le jettent dans 
des abattements profonds, dans de noires indignations, dans 
des désolations insurmontables, parce qu'il comprend tout 
trop complètement et trop profondément, et parce que son 
œil va droit aux causes qu'il déplore ou dédaigne, quand 
d'autres yeux s'arrêtent à l'effet qu'ils combattent. De la sorte, 
il se tait, s'éloigne, se retourne sur lui-même et s'y renferme 
comme dans un cachot. Là, dans l'intérieur de sa. tôte brûlée, 
se forme et s'accroît quelque chose de pareil à ua volcan. L^, 
feu couvs^û^dwnèht et lentement dans ce cratère, ot laisse 
\ laves harmonieuses, qui d'eUes-iacmes sont je- 
[4ivine f^rrae des vers. Halo ie jouj^dfii'éruption, 
i dirait qulii olsjiîs^ e» étranger à ce qui se passe 
ae^tairt cela est imprévu et céleste ! Il marche con- 
"par des ardeurs secrètes et des langueurs inexplicables. 
Il va comme un malade et ne sait où il va ; il s'égare trois 
jours, sans savoir où il s'est traîné, comme fit jadis celui 
qu'aime le mieux la France ; il a besoin de ne rien faircy 
pour faire quelque chose en son art. Il £aut qu'il ne fasse rien 
d'utile et de journalier pour avoir le temps d'écouter les ac- 
cords qui se forment lentement dans son âme, et que le bruit 
grossier d'un travail positif et régulier interrompt et fait in- 
ÊdUiblement évanouir. — C'est le poète. — Celui-là est 
retranché dès qu'il se montre : toutes vos larmes, toute votre 
pitié pour lui I 

Pardonneas-lui et 6aiiTea4e. Cherchez et trouvez pour lui 




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8 THÉÂTRE COMPLET D*ALFRED DE TIGNY 

upe vie assurée, car à lui seul il ne saura trouver que la mort ! 
— C'est dans la première jeunesse qu'il sent sa force naître, 
qu'il pressent l'avenir de son génie, qu'il étreint d'un amour 
immense l'humanité et la nature, et c'est alors qu'on se défie 
de lui et qu'on le repousse. 

Il crie à la multitude : « C'est à vous que je parle, faites que 
je vive ! » Et la multitude ne l'entend pas ; elle répond : « Je ne 
te comprends point ! » £t elle a raison. 

Car son langage choisi n'est compris que d'un petit nombre 
d'hommes choisi lui-même. Il leur crie . « Écoutez-moi, et 
faites que je vive ! » Mais les uns sont enivrés de leurs propres 
œuvres, les autres sont dédaigneux et veulent dans l'enfant la 
perfection de l'homme, la plupart sont distraits et indifférents, 
tous sont impuissants à faire le bien. Ils répondent : « Nous 
ne pouvons rien !» Et ils ont raison^ 

Il crie au pouvoir : « Écoutez-moi, et faites que je ne meure 
^s. » Mais le pouvoir déclare qu'il ne protège que les înté- 
rôtâ positifs, et qu'il est étranger à l'intelligence, dont il a om- 
brage ; cèlaîiâutement déclaré et imprimé, il répond : ce Que 
ferais-je de vous"? » Etjl a raison. Tout le monde a raison* 
contre lui. Et lui, a-t-îl tort? — Que fàut-ii^ qu'il fiasse? H' 
ne sais ; mais voici ce qu'il peut faire. ' 

n peut, s'il a de la force, se faire soldat et passer sa vie 
sous les armes; une vie agitée, grossière, où l'activité physique 
tuera l'activité morale. Il peut, s'il en a la patience, se con- 
/ damner aux travaux du chiffîre, où le calcul txiera l'illusion. 
Il peut encore, si son cœur ne se soulève pas trop violem- 
, ment, courber et amoindrir sa pensée, et cesser de chanter 
' pour écrire. Il peut être Homme de lettres, ou mieux encore ; 
si la philosophie vient à son aide et s'il peut se dompter, il 
deviendra utile et grand écrivain ; mais, à la longue, le juge- 
ment aura tué l'imagination, et avec elle, hélas ! le vrai Poème 
qu'elle portait dans son sein. 

Dans tous les cas, il tuera une partie de lui même ; mais. 



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A^ CHATTERTON- 9 

pour ces demi-suicides, pour ces immenses résignations, il 
faut encore une force rare. Si elle ne lui a pas été donnée, 
cette force, ou si les occasions de l'employer ne se trouvent 
pas sur sa route, et lui manquent, même pour s'immoler ; si, 
plongé dans cette lente destruction de lui-même, il ne s'y peut 
tenir, quel parti prendre ? 

Celui que prit Chatterton : se tuer tout entier ; il reste peu 
à faire. 

Le voilà donc criminel ! criminel devant Dieu et les hommes. 
Car LE SUICIDE est un crime religieux et social. Qui veut le 
nier? qui pense à dire autre chose? — C'est ma conviction, 
comme c'est, je crois, celle de tout le monde. Voilà qui est bien 
entendu. — Le devoir et la raison le disent. Il ne s'agit que 
de savoir si le désespoir n'est pas quelque chose d'un peu plus 
fort que la raison et le devoir. . 

Cçrtes, on trouverait des choses bien sages à dire à Roméo 
sur la tombe de Juliette ; mais le malheur est que personne 
n'oserait ouvrir la bouche pour les prononcer devant une telle 
douleur. Songez à ceci I la Raison est une puissance froide et 
lente qui nous lie peu à peu par les idées qu'elle apporte l'une 
après l'autre, comme les liens subtils, déliés et innombrables 
de Gulliver; elle persuade, elle impose quand le cours ordi- 
naire des jours n'est que peu troublé ; mais le Désespoir véri- 
table est une puissance dévorante, irrésistible, hors des raison- 
nements, et qui commence par la pensée d'un seul coup. Le 
Désespoir n'est pas une idée ; c'est une chose, une chose qui 
torture, qui serre et qui broie le cœur d'un homme comme 
une tenaille, jusqu'à ce qu'il soit fou et se jette dans la mort 
comme dans les bras d'une mère. 

Est-ce lui qui est coupable, dites-le-moi? ou bien est-ce la 
société qui le traque ainsi jusqu'au bout? 

Examinons ceci ; on peut trouver que c'en est la peine. 

Il y a un jeu atroce, commun aux enfants du Midi ; tout le 
monde le sait. On forme un cercle de charbons ardents ; on 

1. 



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10 THÉÂTRE COMPLET D* ALFRED DE VIGNY 

«aisit un scorpion avec des pinces et on le pose aa centre. Il de- 
meure d*abord immobile Jusqu'à ce que la chaleur le brûle ; 
alors il s'effraye et s'agite. On rit. Il se décide vite , marche 
droit à la flamme, et tente courageusement de se frayer uno 
route à travers les charbons; mais la douleur est excessive, il 
se retire. On rit. Il fait lentement le tour du cercle et cherche 
partout un passage jmpossible. Alors il revient au centre et 
rentre dans sa première mais plus sombre immobilité. Enfîn, 
il prend son parti, retourne contre lui-même son dard empoi- 
sonné, et tombe mort sur-le-champ. On rit plu? fort que 
jamais. 

C'est lui sans doute qui est crue) et coupable, et ces enfants 
sont bons et innocents. 

Quand un homme meurt de cette manière, est-il donc Sui- 
cide? C'est la société qui le jette dans le brasier. 

Je le répète, la religion et la raison, idées sublimes, sont des 
idées cependant, et il y a telle cause de désespoir extrême qui 
tue les idées d'abord et l'homme ensuite : la faim, par exemple. 
— J'espère être assez positif. Ceci n'est pas de l'idéologie. 

H me sera donc permis peut-être de dire timidement qu'il 
serait bon de ne pas laisser un homme arriver jusqu'à ce degré 
de désespoir. 

Je ne demande à la société que ce qu'elle peut faire. Je ne 
la prierai point d'empêcher les peines de coeur et les infortunes 
idéales, de faire que Werther et Saint-Preux n'aiment ni Char- 
lotte ni Julie d'Ëtanges ; je ne la prierai pas d'empêcher qu'un 
riche désœuvré, roué et blasé, ne quitte la vie par dégoût de 
lui-même et des autres. Il y a, je le sais, mille idées de déso- 
lation auxquelles on ne peut rien. — Raison de plus, ce me 
semble, pour penser à celles auxquelles on peut quelque chose. 

n 

L^nfîrmité de l'inspiration est peut-être ridicule et mal- 
séante; je le veux. Mais on pourrait ne pas laisser mounr 
cette sorte de malades. Ils sont toujours peu nombreux, et 



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Qât>gle 



CHATTERTON U 

Je ne puis me refuser à croire qu'ils ont quelque valeur, 
puisque l'humanité est unanime sur leur grandeur, et les dé- 
dare immortels sur quelques verd ><[^nd ils so nt môrts^il 
est vrai. 

Je sais bien que la rareté môme de ces hommes inspirés et 
malheureux semblera prouver contre ce que j'ai écrit. — Sans 
doute, l'ébauche imparfaite que j'ai tentée de ces natures divi^ 
nés ne peut retracer que quelques traits des grandes figures du 
passé. On dira que les symptômes du génie se montrent sans 
enfantement ou ne produisent que des œuvres avortées ; que 
tout homme jeune et rêveur n'est pas poète pour cela ; que des 
essais ne sont pas des preuves ; que quelques vers ne donnent 
pas des droits. — Et qu'en savons-nous? Qui donc nous donne 
à nous-méme le droit d'étouffer le gland en disant qu'il ne 
.sera pas chêne? 

Je dis, moî, que quelques vers suffiraient à les reconnaître 
de leur vivant, si l'on savait y regarder. Qui ne dit à présent 
qu^il eût donné tout au moins une pension alimentaire à 
André Ghénier sur l'ode de la Jeune Captive seulement, et 
Teût déclaré poète sur les trente vers de Myrto f Mais je suis 
assuré que, durant sa vie (et il n'y a pas longtemps de cela), 
on ne pensait pas ainsi; car il disait : 



1.08 du mépris des sots qni sait la panvreté. 
Je regarde U tombe, asile souhaité. 



Jean La Fontaine a gravé pour vous d'avance sur sa pierre 
avec son insouciance désespérée : 



Jean s'en alla comme il était vmv, 
Hangeant ion fonds areo son rereno* 



Maïs, sans ce /otwte, qu'eût-il fkit? à quoi, sH Tons plaît, 
Hait-il bon? Il vous le dit : à dormir et ne ren fidre. Il fàt 
inûdlliblement mort de fidm. 



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12 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

• Les beaux vers^ il faut dire le mot, sont une marchandise 
qui ne plaft pas au commun des hommes. Or, la multitude 
seule multiplie le salaire ; et, dans les plus belles des nations, 
la multitude ne cesse qu'à la longue d'être commune dans ses 
.goûts et d'aimer ce qui est commun. Elle ne peut arriver 
qu'après une lente instruction donnée par les esprits d'élite ; 
et, en attendant, elle écrase sous tous ses pieds les talents 
naissants, dont elle n^entend môme pas les cris de détresse. 

Eh! n'entendez* vous pas le bruit des pistolets solitaires ? 
Leur explosion est bien plus éloquente que ma faible voix. 
N'entendez-vous pas ces jeunes désespérés qui demandent le 
. pain quotidien, et dont personne ne paye le travail? Eh quoi ! 
I les nations manquent-elles à ce pomt de superflu ? Ne pren- 
1 drons-nous pas, sur les palais et les milliards que nous don- 
{ nons, une mansarde et un pain pour ceux qui tentent sans 
«esse d'idéaliser leur nation malgré elle? Cesserons-nous de 
leur dire : • Désespère et meurs; despair and dtc? » — C'est 
au législateur à guérir cette plaie, l'une des plus vives et des 
plus profondes de notre corps social ; c'est à lui qu'il appar- 
tient de réaliser dans le présent une partie des jugements 
meilleurs de l'avenir, en assurant quelques années d'existence 
seulement à tout homme qui aurait donné un seul gage du 
talent divin. Il ne lui faut que deux choses : la vie et la 
rêverie; le pain et le temps. 



^ 



Voilà le sentiment et le vœu qui m'a fait écrire ce drame; 
je ne descendrai pas de cette question à celle de la forme d'art 
que j'ai créée. La vanité la plus vaine est peut-être celle des 
théories littéraires. Je ne cesse de m'étonner qu'il y ait eu 
des hommes qui aient pu croire de bonne foi durant un jour 
entier, à la durée des règles qu'ils écrivaient. Une idée vient 
au monde tout armée, comme Minerve ; elle revêt en naissant 



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I 



CHATTERTON lîï 

la seule armure qui lui convienne et qui doive dan$ l'avenir 
être sa forme durable : Tune, aujourd'hui, aura un vêtement 
composé de mille pièces; Fautre, demain, un vêtement simple. 
Si elle paraît belle à tous, on se hâte de calquer sa forme et de 
prendre sa mesure ; les rhéteurs notent ses dimensions pour 
qu'à l'avenir on en taille de semblables. Soin puéril ! — Il n'y | 
a ni maître ni école en poésie ; le seul maître , c'est celui qui ^ 
daigne faire descendre dans l'homme l'émotion féconde, et 
faire sortir les idées de nos fronts, qui en sont brisés quelque- 
fois. 

Puisse cette forme ne pas être renversée par l'assemblée 
qui la jugera dans six mois! avec elle périrait un plaidoyer en 
faveur de quelques infortunés inconnus ; mais je crois trop 
pour craindre beaucoup. — Je crois surtout à l'avenir et au 
besoin universel de choses sérieuses ; maintenant que l'amu- 
sement des yeux par des surprises enfantines fait sourire 
tout le monde au milieu même de ses grandes aventures, c'est, 
ce me semble, le temps du drame de la pensée. 

Une idée qui est l'examen d'une blessure de l'âme devait \ 
avoir dans sa forme l'unité la plus complète, la simplicité la 
plus sévère. S'il existait une intrigue moins compliquée que 
celle-ci, je la choisirais. L'acti on m atérielle est assez peu 
de chose pourtant. Je ne crois ^as queperSOTtne la réduise à 
une plus simple expression que, moi-même, je ne le vais faire : 
— C'est l'histoire d'un homme qui a écrit une lettre le matin, 
et qui attend la réponse jusqu'au soir ; elle arrive, et le tue. — 
Mais ici Inaction morale est tout. L'action est dans cette âme 
livrée à de noires tempêtes ; elle est dans les cœurs de cette 
jeune femme et de ce vieillard qui assistent à la tourmente, 
cherchant en vain à retarder le naufrage, et luttent contre un 
ciel et une mer si terribles que le bien est impuissant, et 
entraîné lui-même dans le désastre inévitable. 

J'ai voulu montrer l'homme spiritualiste étouffé par une 
société matérialiste, où le calculateur avare exploite sans pitié 
rmlelligence et le travail. Je n'ai point prétendu justifier les 



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\^ 



14 THÉÂTRE COMPLET D' ALFRED DE VIGNY 

actes désespérés des malheureux, mais protester contre Tindil* 
férence qui les y contraint. Peut-on frapper trop fort sur 
rindifférence si difficile à éveiller, sur la disti-action si difficile 
à fixer? Y a-t-il un autre moyen de toucher la société que de 
lui montrer la torture de ses victimes ? 

Le Poète était tout pour moi ; Chatterton n'était qu'un nom 
d'homme, et je viens d'écarter à dessein des faits exacts de sa 
vie pour ne prendre de sa destinée que ce qui la rend un 
exemple à jamais déplorable d'une noble misère. 

Toi que tes compatriotes appellent aujourd'hui merveilleux 
enfant l que tu aies été juste ou non, tu as été malheureux; 
j'en suis certain, et cela me suffit. — Ame désolée, pauvre 
4me do dix-huit ans ! pardonne-moi de prendre pour symbole 
le nom que tu portais sur la terre, et de tenter le bien en toa 

Écrit du 29 au 30 juin 1834* 




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i 



CARACTÈRES ET COSTUMES 

DES ROLES PRINCIPAUX 



Ipoqvf : 171U 



lÀ SCÈNE EST À LONDRES 



CHATTERTON 



CARACTàRE 



Jeune homme de dix-huit ans, pâle, énergique de Tisage^ 
faible de corps, épuisé de veilles et de pensée, simple et élé- 
gant à la fois dans ses manières, timide et tendre devant Kitty 
Bell, amical et bon avec le quaker, fier avec les autrot, et sur 
la défensive avec tout le monde ; grave et passionné dans l'ac- 
cent et le langage. 



■ OOSTUMB 



Habit noir, veste noire, pantalon gris, bottes moHes, cheveux 
bruns, sans poudre, tombant un peu en désordre ; Tair à la 
fois militaire et ecclésiastique. 



KITTY BELL 

CARACTÈRB 



Jeune femme de vingt-deux ans environ, mélancolique, git» 
cieuse, élégante par nature plus que par éducation, réservée 



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16 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

religieuse, timide dans ses manières, tremblante devant son 
mari, expansive et abandonnée seulement dans son amour ma- 
ternel. Sa pitié pour Chatterton va devenir de Famour, elle le 
sent, elle en frémit ; la réserve qu'elle s'impose en devient plus 
grande ; tout doit indiquer, dès qu'on la voit, qu'une douleur 
imprévue et une subite terreur peuvent la faire mourir tout à 
coup. 

COSTUMB 

Chapeau de velours noir, de ceux qu'on nomme â la Paméla ; 
robe longue, de soie grise; rubans noirs; longs cheveux bou- 
clés dont les repentirs flottent sur le sein. 

LE QUAKER 
CARA.CTBRB 

Vieillard de ^atre-vîngts ans, sain et robuste de corps et 
d'âme, énergique et chaleureux dans son accent, d'une bonté 
paternelle pour ceux qui l'entourent, les surveillant en silence 
et les dirigeant sans vouloir les heurter ; humoriste et mîsan- 
thropique lorsqu'il voit les vices de la société ; irrité contre elle 
et indulgent pour chaque homme en particulier, il ne se sert 
de son esprit mordant que lorsque l'indignation l'emporte ; son 
regard est pénétrant, mais il feint de n'avoir rien vu pour être 
maître de sa conduite; ami de la maison et attentif à l'accom- 
plissement de tous les devoirs et au maintien de l'ordre et de 
la paix, chacun en secret l'avoue pour directeur de son âme et 
de sa vie. 

COSTUMB 

Habit, veste, culotte, bas couleur noisette, brun clair ou 
gris; grand chapeau rond à larges bords; cheveux blancs 
aplatis et tombants. 

JOHN BELL 

OARACTBRB 

Homme de quarante-cinq à cinquante ans, vigoureux, rouge 
de visage, gonflé d'ale, de porter etderoastbeef, étalant dans 
sa démarche l'aplomb de sa richesse ; le regard soupçonneux, 



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CHATTERTON 17 

dominateur; avare et jaloux, brusque dans ses manières^ et 
faisant sentir le maître à chaque geste et à chaque mot. 

COSTUMB 

Cheveux plats sans poudre, large et simple habit brun. 
LORD BECKFORD 

CARACTàRB 

Vieillard riche, important; figure de* protecteur sot; les 
joues orgueilleuses, satisfaites, pendant sur une cravate bro- 
dée ; un pas ferme et imposant. Rempli d'estime pour la ri- 
chesse et de mépris pour la pauvreté. 

COSTUMB 

Collier de lord maire au cou ; habit riche, veste de brocart, 
grande canne à pomme d'or. 

lORD TALBOT 

CARACTÈRB 

Fat et bon garçon à la fois, joyeux compagnon, étourdi et 
vif de manières, ennemi de toute application et heureux sur- 
tout d'être délivré de tout spectacle triste et de toute affaire 
sérieuse. 

COSTUMB 

Habit de chasse rouge, ceinture de chamois, culotte de 
peau, cheveux à grosse queue légèrement poudrés, casquette 
noire vernie. 



Nota. — Les personnages sont placés sur le théâtre dans 
l'ordre de l'inscription de leurs noms en tête de chaque scène, 
et il est entendu que les termes de droite et de gawhe s'ap- 
pliquent au spectateur. 



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PERSONNAGES 

ET DISTRIBUTION DES ROLES 

TBLLB qu'elle EUT LIBU À I»Â ^iHi^DIK- ^KÀMÇA ISB 

Le iS féTritr^^S. 



CHATTERTOX M. Cspraon 

¥N QUAKER M. io^^^r. 

KITTY BELL M»* Dortal» 

JOHN BELL M. Gduud. 

LORD BECKFORD (lord maire de Londres) ...... H. Dupabat. 

lORD TALBOT M. Mirbcoor. 

LORD LAUDERDALE M. Mathibn. 

LORD KINGSTON M. Wklsch. 

UN GROOM M. MoNLAOB. 

UN OUYRIER • . M. Fawuu 

Rachel, fille de Kitty Bell, âgée de six ans. 

Son frère, jeune gar^n de ^atre ans. 

Trois Jeunes Lords. V^ 

Dnnze Ouvriers de la fabrique <le John Bell. 

Domesticpes du lord maire. 

Domefltiqne de John Bell* 

Un Groom. 



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I 



CHATTERTON 



ACTE PREMIER 



Un vaste appartement; arrière<l>ot]tiqae opulente et confortaMe de la maisor 
de John Bell. Â gauche du spectateur, une cheminée pleine de eharbon de terre 
allumé. A droite, la porte de la chambre à coucher de Kitty Bell. Au fond,, 
une grande porte vitrée: à travers les petits carreanz, on aperçoit une riche- 
boutique ; uû grand escalier tournant conduit à plusieurs portes étroites et som- 
bres, parmi lesquelles se trouve la porte de la jietite chambre de Chatterton^ 
Le quaker lit dans un coin de la ehambre, à gauche du spectateur. A droite est 
assise Kitty Bell; à ses pieds un enfant tossis sur un tabouret; iui0 jéuntf (Ule 
debout à c6té d'elle. ■ 



SCÈNE PREMIÈRE 
LE QUAKER, KITTY BELL, BACHEL 

KITTY BELL, à sa Hlle qui montre un livre à son frère. 

11 me semble que j'entends parler monsieur; ne faites pas: 
de bruit, enfants. 

Au quaker. 

Ne pensez-vous pasqu'îl arrive quelque chose? 

Le quaker hausse les épaules. 

Mon Bîeu ! votre père est en colère ! certainement, il est fort- 
en colère ; je Pentends bien au son de sa voix. — Ne jouez pas^ 
je vous en prie, Rachel. 

^^ Elle laisse tomber son ouvrage et éeoute. 

Il me semble qu'il s'apaise, n'est-ce pas, monsieur? 



p^-,^ 



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20 THEATRE COMPLET D'ALFEED DE VIGNY 
Le quaker fiût signe que oui, et continue sa lecture. 

N'essayez pas ce petit collier, Rachel ; ce sont des vanités 
du monde que nous ne devcns pas môme toucher. — Mais 
qui donc vous a donné ce livre-là ? C'est une Bible ; qui vous 
l'a donnée, s'il vous plaît? Je suis sûre que c'est le jeune mon- 
sieur qui demeure ici depuis trois mois. 

RACHEL. ^ 

Oui, maman. 

KITTY BELL. 

Oh ! mon Dieu ! qu'a-t-elle fait là ! — Je vous ai défendu de 
rien accepter, ma ûlle, et rien surtout de ce pauvre jeune 
homme. — Quand l'avez- vous vu, mon enfant? Je sais que 
vous êtes allée ce matin, avec votre frère, l'embrasser dans sa 
chambre. Pourquoi ôtes-vous entrés chez lui, mes enfants? 
C'est bien mal! 

Elle les embrasM. « 

Je suis certaine qu'il écrivait encore; car, depuis hier au 
soir, sa lampe brûlait toujours. 

RACHEL. 

Oui, et il plpurait. 

KITTY BELL. 

n pleurait! Allons, taisez-vous ! ne parlez de cela à personne. 
Vous irez rendre ce livre à M. Tom quand 11 vous appellera ; 
mais ne le dérangez jamais, et ne recevez de lui aucun présent. 
Vous voyez que, depuis trois mois qu'il loge ici, je ne lui ai 
même pas parlé une fois, et vous avez accepté quelque chose, 
un livre. Ce n'est pas bien. — Allez... allez embrasser le bon 
quaker. — Allez, c'est bien le meilleur ami que Dieu nous ait 
donné. 

Les enfants courent s'asseoir sur les genoux du quaker. « 

LE QUAKER. ' ^ 

Venez sur mes genoux tous deux, et écoutez-moi bien. — ^ 
Vous allez dire à votre bonne petite mère que son cœur est 
simple, pur et véritablement chrétien, mais qu'elle est plus 
enfant que vous dans sa conduite, qu'elle n'a pas assez réfléchi 
à ce qu'«ille vient de vous ordonner, et que je la prie de con- 
sidérer que rendre à un malheureux le cadeau qu'il a fait, 
c'est l'humilier et lui faire mesurer toute sa misère. 



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à 



ï 



CHATTERTON SI 

Kl ITT BELL t'élance de sa place. 

Oh ! il a raison ! il a mille fois raison ! — Donnée, donnez - 
moi ce livre Rachel. — Il faut le garder, ma fille ! le garder 
toute ta vie. — Talnère s'est trompée. -- Notrç ami a toujours nà 
raison. ÂM.^^àé^'^^' 

LE QUAKER» ému et InibaUantla main* • M^/fk^^^ *^ 

Ah I Kitty Bell ! Kitty Bell ! âme simple et tourmentée I — Ne 
dis point cela de moi. — Il n'y a pas de sagesse humaine. — 
Tu le vois bien, si j'avais raison au fond, j'ai eu tort dans la 
forme. — Bpvais-je avertir les enfants de l'erreur légère de leur 
mère ? Il n'y a pas, ô Kitty Bell, il n'y a pas si belle pensée à 
laquelle ne soit supérieur un des élans de ton cœur chaleureux, 
un des soupirs de ton âme tendre et modeste. 

On entend une Toiz tonnante. 
KITTY BELL, eflfrayée. 

Oh ! mon Dieu ! enco»e en colère. — La voix de leur père 
me répond là! 

Elle porte U main à son cœur. 

Je ne puis plus respirer. — Cette voix me brise le cœur. — 
Que lui a-t-on fait? Encore une colère comme hier au soir. — 

Elle tombe sur un fauteuil. 

J'ai besoin d'être assise. — N'est-ce pas comme un orage 
qui vient? et tous les orages tombent sur mon pauvre cœur. 

LE QUAKER. 

Ah ! je sais ce qui monte à la tête de votre seigneur et 
maître ; c'est une querelle avec les ouvriers de sa fabrique. 
— Ils viennent de lui envoyer, de Norton à Londres, une dé- 
putation pour demander la grâce d'un de leurs compagnons. 
Les pauvres gens ont fait bien vainement une lieue à pied ! 
Retirez-vous tous les trois... Vous êtes inutiles ici. — Cet 
homme-là vous tuera... c'est une espèce de ^.^utour qui écrase 
sa couvée. 

'^tty Bell sort, la main sur son cœur, en s'appuya nt «ur la tôtt 
4» MafilS| ^'elle emmène arec BaclieL 



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22 THÉATRB COMPLET D'ALFBED DE VIGNY 

SCÈNE II 

LE QUAKER, JOHN BELL, or «rnoofE »'««T»ti 



XE QUAKER, regariîant arrirer John Bell. 

Le voîlà en fureur... Voilà l'homme riche, le spéculateur 
heureux; voilà l'égoïste par excellence, le juste selon la loi. 

JOHN BELL. Vingt oumers le suivent «n silence et f'arrdtent contre la porte. 
Aux onyriers, avec tîolère. p 

Non, non, non, non ! — Vous travaillerez davantage, voîlà 
tout. 

UBT OUVRIER, à ses camarades. 

Et VOUS gagnerez moins, voilà tout. 

JOHN BELL. 

Si je savais qui arépondu cela, je le chassersds sur-lç-champ 
comme Fautre. 

LE QUAKER. 

Bien dit, John Bell! tu es beau précisément comme un mo- 
narque au milieu de ses sujets. 

JOHN BELL. 

Comme vous êtes quaker, je ne vous écoute pas, vous ; msds, 
si je savais lequel de ceux-là vient de parler î Ah ! l'homme 
sans foi que celui qui a dit cette parole ! Ne m'avez-vous pas 
tous vu compagnon parmi vous? Gomment suis-je arrivé au 
bien-être que Ton me voit? Ai-je acheté tout d'un coup 
toutes les maisons de Norton avec sa fabrique? Si j'en suis le 
seifl maître à présent, n'ai-je pas donné Texemple du travail 
et de l'économie? N'est-ce pas en plaçant les produits de ma 
journée que j'ai nourri mon année? Me suis-je montré pares- 
seux ou prodigue dans ma conduite ? — Que chacun agisse 
ainsi, et il deviendra aussi riche que moi. Les machines dimi- 
nuent votre salaire, mais elles augmentent le mien ; j'en suis 
très-fâché pour vous, mais très-content pour moi. Si les ma- 
chines vous appartenaient, je trouverais très-bon que leur pro- 
duction vous appartînt; mais j'ai acheté les mécaniques avec 
l'argent que mes bras ont gagné : faites de même, soyez labo- 



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Y 



CHATTERTON 23 

rieox, et surtoiii économes. Rappelez-^Tons lyieneesage jh^o* 
Yerbe de nos pères : Gardons bien les scua, les schellings se 
gardent wx-mémes. Et à présent, qa'im ne me parle plus de 
ToHe ; il est dbamé pour toujours. Retirez-vous sans rien dire, 
I pan» que le premier qui parlera sera chassé, comme lui, de 

la fabrique, et if aura ni pain, ni logement, ni travail dans le 
village. 

Us sortent. 
LS QUAKER. 

Courage , ami ! je n'ai jamais entendu au parlement un 
raisonnement plus sain que le tien« 

JOHN BELL revient encot» irrité ^ s'tfsnqr^t l^TÛagiB. 

Et VOUS, ne profitez pas de ce que vous êtes quaker pour 
troubler tout, partout où vous êtes. — Vous parlez rarement, 
mais vous devriez ne parler jamais^ Vous jetez au milieu des 
actions des paroles qui sont comme des coups de couteau. 

LE QUAKER. 

Ce n'est que du bon sens, maître John ; et quand les 
hommes sont fous, cela leur fait mal à la tête. Mais je n'en ai 
pas de remords ; l'impression d^un mot vrai ne dure pas plus 
que le temps de le dire ; c'est l'afTaire d'un moment. 

JOHN BELL. 

Ce n'est pas là mon idée : vous savez que j^aime assez â rai- 
sonner avec vous sur la politique ; mais vous mesurez tout à 
votre toise, et vous avez tort. La secte de vos quakers est déjà 
une exception dans la chrétienté, et vous êtes vous-même 
une exception parmi les quakers. — Vous avez partagé tous 
tos biens entre vos neveux; vous ne possédez plus rien 
qu'ime chétive subsistance, et vous achevez votre vie dans 
l'immobilité et la méditation. — Cela vous convient, je le 
veux ; mais ce que je ne veux pas, c'est que, dans ma maison, 
■ levons veniez, en public, autoriser mes inférieurs à Tinso- 
lence. 

^/ ^ LE QUAKER 

J "Eh l que te fkit, je te prie, leur insolence? Le bêlement de 

I tes moutons t'a-t-il jamais empêché de les tondre et de les 
f manger? — Y a-t-il un seul de ces hommes dont tu ne puis- 
ses vendre le lit? Y a-t-il dans le bourg de Norton une seule fa- 
mille quin'envoiesespetîts garçons et ses filles tousser et pâlir 



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24 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

en travaillant tes laines? Quelle maison ne t'appartient pas et 
n'est chèrement louée par toi? Quelle minute de leur exis- 
tence ne t'est pas donnée? Quelle goutte de sueur ne te rap- 
porte un schelling? La terre de Norton, avec les maisons et 
les familles, est portée dans ta main comme le globe dans la 
main de Gharlemagne. — Tu es le baron absolu de ta fabil- 
que féodale. 

JOHN BELL. 

C'est vrai, mais c'est juste. — La terre est à moi, parce 
que je l'ai achetée ; les maisons, parce que je les ai bâties ; les 
habitants, parce que je les loge ; et leur travail, parce que je 
le paye. Je suis juste selon la loi. 

LE QUAKER. 

Et ta loi est-elle juste selon Dieu ? 

JOHN BELL. 

Si vous n'étiez quaker, vous seriez pendu pour parler ainsi. 

LE QUAKER. 

Je me pendrais moi-même plutôt que de parler autrement, 
cai' j'ai pour toi une amitié véritable. 

JOHN BELL. 

S'il n'était vrai, docteur, que vous êtes mon ami depuis 
vingt ans et que vous avez sauvé un de mes enfants, je ne 
vous reverrais jamais. 

LE QUAKER. 

Tant pis, car je ne te sauverais plus toi-même, quand tu 
es plus aveuglé par la folie jalouse des spéculateurs que les 
enfants par la faiblesse de leur âge. — Je désire que tu ne 
chasses pas ce malheureux ouvrier. — Je ne te le demande 
pas, parce que je n'ai jamais rien demandé à personne, mais 
je te le conseille, 

JOHN BELL. 

Ce qui est fait est fait. — Que n'agissent-ils tous comme 
moi ! — Que tout travaille et servfi dans leur famille. — Ne 
fais-je pas travailler ma femme, moi? — Jamais on ne Ja 
voit, mais elle est ici tout le jour ; et, tout en baissant les 
yeux, elle s'en sert pour travailler beaucoup. — Malgré mes 
ateliers et fabriques aux environs de Londres, je veux qu'elle 
continue à diriger du fond de ses appartements cette maison 



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CHATTERTON 25 

rfe plaisance, o^ viennent les lords, au retour du parlement, 
-^ de lâchasse ou de Hyde-Park. Cela me fait de bonnes relations 
que j'utilise plus tard. — Tobie était un ouvrier habile, mais 
sans prévoyance. — Un calculateur véritable ne laisse rien 
lubsister d'inutile autoflr de lui. — Tout doit rapporter, les 
thoses animées et inanimées. — La terre est féconde et 
l'argent est aussi fertile, et le temps rapporté l'argent. — 
Or, l^s femmes ont des années comme nous ; donc, c'est per- 
dre un bon revenu que de laisser passer ce temps sans emploi. 
— Tobie a laissé sa femme et ses filles dans la paresse ; c'est 
un malheur très-grand pour lui, je n'en suis pas responsable. 

LE QUAKER. 

Il s'est rompu le bras dans une de tes machines. 

JOHN BELL.. 

Oui, et même il a rompu la machine. 

LE QUAKER. 

Et je suis sûr que dans ton cœur tu regrettes plus le ressort 
de fer que le ressort de chair et de sang : va, ton cœur est > 
d'acier comme tes mécaniques. — La Société deviendra^ 
^mme ton^œur, elle aura pour dieu un lingot d'or et pour 
souverain pontife un usurier juif. — Mais ce n'est pas ta faute, 
tu agis fort bien selon ce que tu as trouvé autour de toi en 
venant sur la terre; je ne t'en veux pas du tout, tuas été 
conséquent, c'est une qualité rare. — Seulement, si tune veux 
pas me laisser parler, laisse-moi lire. 

n reprend son Hrre et se retoarne dans son iaateiuU 
JOHN BELL oavre la porte de sa femme avec force. 

Mistress Bell! venez ici. 

SCÈNE III 
-* Lbs MftMss, KITTT BELL» 



I 



K.ITTY BELL, avec efiroi, tenant ses enfiuiti par la main. Oo se cachent 
dans la robe de leur qière par crainte de leur père* 

Me voici. 

JOHN BELL. 

Les comptes delajournée d'hier, s'il vous plaît? — Ce jeune 
homme qui loge là-haut n'a-t-il pas d'autre nom que Tom? 
ou Thomas?... J'espère qu'il en sortira bientôt. 

2 



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•26 THÉÂTRE COMPLET D'ALFBÉD DE VIGNY 

KITTT BELIm 

Elle va prendre un registre sur «ee table, ei le ki apporte. 

Il n'a écrit que ce nom-là sur nos registres en louant cette 
petite chambre. -— Voici mes comptes du jour avec ceux des 
derniers mois. % 

JOHN BELL, 
n les eonapte sur le registre. 

Catherine ! vous n'êtes plus aussi exacte. 

Il s'iaterrompt et la regarde en face aveo nn air de défiance. 

Il veille toute la nuit, ce Tom? — C'est bien étrange. — Il 
41 y air fort misérable. \ 

BeTeoant au registre, qu'il parconrt des yenz. 

Vous n'êtes plus aussi exacte. 

KITTY BELL. 

Mon Dieu! pour quelle raison me dire eda? 

JOHN BELL. 

Ne la soupçonnez-vous pas, mistress Bell? 

KITTY BELL. 

Serait-ce parce que les chiffres sont mal disposés ? 

JOHN BELL. 

La plus sincère met de la finesse partout. Ne. pouvez-vous 
pas répondre droit et regarder en face?. 

KITTY BELL. 

Mais enfin, que trouvez- vous là qui vous fâche? 

JOHN BELL. 

C'est ce que je ne trpuvc pas qui me fâche, et dont l'absence 
m'étonne... 

KITTY BELL, aveo embarras. 

Mais il n'y a qu'à voir, je ne sais pas bien. 

JOHN BELL 

11 manque là cinq ou six guinées ; à la première vue, j 
suis sûr. 

KITTY BELL. 

Voulez-vous m'expliquer comment ? . .. 

JOHN BELL, la prenant par le bras. 

Passez dans votre chambre, s'il vous plaît, vous serez moins 
distraite. -- Les enfants sont désœuvrés, je n'aimp. pas cela, — 



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1 



\ 



CHATTERTON 27 

Ma maison n'est plus si bien tenue. Rachel est trop décolletée : 
je n'aime pas cela... 

Rachel court se jeter entre les jambes da quaker. Joho BeU* 
pourtoit en s^dvessant à Khtj Bell, qui est entrée dans 
sa chamlura & coucher arant lui. 

Me voici, me voici; recommencez cette colonne et mul- 
pliez par sept^ 

il entre dans la chambre après Kitty BeU»'- 

SCÈNE IV 
LE QUAKER, RACHEL. 

RACHEL. 

Pai peur ! 

LE QUAKER. 

De frayeur en frayeur, tu passeras ta vie d'esclave. Peur de^ 
ton père, peur de ton mari un jour, jusqu'à la délivrance. 

Ici ou Toit Chatterton sortir de sa diambre et descendre lentement 
l'escalier. U s'arpête et regarde le vieillard et l'enfant. 

Joue, belle enfant^ jusqu'à ce que tu sois femme ; oublie 
jusque-là, et, après, oublie encore si tu peux. Joue toujours 
et ne réfléchis jamais. Viens sur mon genou. — Là ! — Tu- 
pleures ! tu caches ta tête dans ma poitrine. Regarde, regarde^ 
voilà ton ami qui descend. 

SCÈNE V 

LE QUAKER, RACHEL, CHATTERTON. 

CHATTERTON/ après aroir embrassé Rachel, qui eourt an dayant de lui^ 
donne la main au quaker. 

Bonjour, mon sévère ami. 

LE QUAKER. 

Pas assez comme ami et pas assez comme médecin. Ton 
âme te ronge le corps. Tes mains sont brûlantes et ton visago- 
est pâle. — Combien de temps espères- tu vivre ainsi ? 

CHATTERTOIf. 

Le moins possible. — Mistress Bell n'est- elle pas ici} 



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28 THÊATBB COMPLET D'àLFRED DE VIGNY 
LE QUAKER. 

Ta vie n'est-elle donc utile à personne ? 

CHATTERTON. 

Au contraire, ma vie est de trop à tout le monde. 

LE QUAKER. 

Crois-tu fermement ce que tu dis? 

CHATTERTON.. 

Aussi fermement que vous croyez à la charité chrétienne. 

Il sourit avec amertume. 
LE QUAKER. 

Quel âge as-tu donc? Ton cœur est pur et jeune comme 
celui de Rachel, et ton esprit expérimenté est vieux comme le 
mien. 

CHATTERTON. 

J'aurai demain dix- huit ans. 

LE QUAKER. 

Pauvre enfant ! 

CHATTERTON. 

Pauvre, oui. — Enfant, non... J'ai vécu mille ans ! 

LE QUAKER. 

Ce ne serait pas assez pour savoir la moitié de ce qu'il y a 
de mal parmi les hommes. — Mais la science universelle 
c'est l'infortune. 

CHATTERTON. 

Je suis donc bien savant !.. . Mais j'ai cru que mistress Bell 
était ici. — Je viens d'écrire une lettre qui m'a bien coûté. 

LE QUAKER. 

Je crains que tu ne sois trop bon. Je t'ai bien dit de prendre 
garde à cela. Les hommes sont divisés en deux parts : martyrs 
et bourreaux. Tu seras toujours martyr de tous, comme la 
mère de cette enfant-là. 

CHATTERTON, avec ua élan violent. 

La bonté d'un homme ne le rend victime que jusqu'où il le 
veut bien, et l'affranchissement est dans sa main. 

LE QUAKER. 

Qu'entends-tîi par là? 

CHATTERTON, embrassant Rachel, dit de la vcixlaplns tendre. 

Voulons-nous faire peur à cette enfant ? et si près de l'oreille 
de sa ihère. 



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CHA.TTERTON 29 

LE QUAKER. 

Sa mère a l'oreille frappée d'une voix moins douce que la 
tienne, elle n'entendrait pas. — Voilà trois fois qu'il la de- 
mande i 

CHATTERTON, s'appnyant sur le fanteoil où i^ quaker est assis. 

Tous me grondez toujours ; mais dites-moi seulement pour- 
quoi on ne se laisserait pas aller à la pente de son caractère, 
dès qu'on est sûr de quitter la partie quand la lassitude viendra ? 
Pour moi, j'ai résolu de ne me point masquer et d'être moi- 
même jusqu'à la fin, d'écouter, en tout, mon cœur dans ses 
épanchements comme dans ses indignations, et de me résigner 
à bien accomplir ma loi. À quoi bon feindre le rigorisme, quand 
on est indulgent? On verrait un sourire de pitié sous ma sévé- 
rité factice, et je ne saurais trouver un voile qui ne fût trans- 
parent. — On me trahit de tout côté, je le vois, et me laisse ^ 
tromper par dédain de moi-même, par ennui de prendre ma 
défense. J'envie quelques hommes en voyant le plaisir qu'ils^ 
trouvent à triompher de moi par des ruses grossières; je lesj^ 
vois de loin en ourdir les fils, (et je ne me baisserais pas pour ; 
en rompre un seul, tant je suis devenu indiiférent à ma vie; \ 
Je suis d'ailleurs assez vengé par leur abaissement, qui m'é- . 
lève à mes yeux, et il me semble que la Providence ne peut 
laisser aller longtemps les choses delà sorte. N'avait-elle pas 
son but en me créant? Ai-je le droit de me roidir contre elle 
pour réformer la nature ? Est-ce à moi de démentir Dieu ? 

LE QUAKER. 

En toi, la rêverie continuelle a tué l'actfon. 

CHATTERTON. 

Eh \ qu'importe, si une heure de cette rêverie produit plus 
d'oeuvres que vingt jours de Faction des autres ! Qui peut juger 
entre eux et moi ? N'y a-t-il pour l'homme que le travail du 
corps? et le labeur de la tête n'est-il pas digne de quelque 
pitié? Eh! grand Dieu ! la seule science de l'esprit, est-ce la 
science des nombres? Pythagore est-il le dieu du monde? 
Dois-je dire à l'inspiration ardente : « Ne viens pas, tu es 
inutile?» 

LE QUAKER. 

Elle t'a marqué au front de son caractère fatal. Je ne te blâme 
pas, mon eniant, mais je te pleure. 



f 



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80 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

CHATTERTON. 

n s'assied. 

Bon quaker, dans votre société fraternelle et spiritualiste, 
a-t-on pitié de ceux que tourmente la passion de la pensée? Je 
le crois ; je vous Ypis indulgent pour moi, sévère pour tout le 
monde ; cela me calme un peu. 

Ici Rachel ra s'asseoir sur les geooax de Chattertoo . 

En vérité, depuis trois mois, je suis presque heureux ici : 
on n*y sait pas mon nom, on ne m'y parle pas de moi, et je vois 
de beaux enfants sur mes genoux. 

L^ QUAKER. 

Ami, je t'aime pour ton caractère sérieux. Tu serais digne de 
nos assemblées religieuses, où Ton ne voit pas l'agitation des 
papistes, adorateurs d'images , où Ton n'entend pas les chants 
puérils des protestants. Je t'aime, parce que je devine que le 
monde te hait. Une âme contemplative est à charge à tous les 
désœuvrés remuants qui couvrent la terre : l'imagination et le 
recueillement sont deux maladies dont personne n'a pitié ! — 
Tune sais seulement pas les noms des ennemis secrets qui rô- 
dent autour de toi ; mais j'en sais qui te haïssent d'autant plus 
qu'ils ne te connaissent pas» 

CHATTERTON, arec chaleur. 

Et cependant n'ai-je pas quelque droit à l'amour de mes 
frères, moi qui travaille pour eux nuit et jour ; moi qui cherche 
avec tant de fatigues, dans les ruines nationales, quelques 
fleurs de poésie dont je puisse extraire un parfum durable ; 
moi qui veux ajouter une perle de plus à la couronne d'Angle- 
terre, ei qui plonge dans tant de mers et de fleuves pour la 
chercher ? 

Ici Rachol quitte Chatterton ; elle va s'asseoir sur un .tabouret 
aux pieds du quaker et regarde des gravures. 

Si vous saviez mes travaux !... J'ai fait de ma chambre la 
cellule d'un cloître ; j'ai béni et sanctifié ma vie et ma pensée ; 
j'ai raccourci ma vue, et j'ai éteint devant mes yeux les lumières 
de notre âge ; j'ai fait mon cœur plus simple ; je me suis appris 
le parler enfantin du vieux temps ; j'ai écrit , comme le roi Harold 
au duc Guillaume, envers à demi saxons et francs ; et ensuite, 
cette muse du dixième siècle, cette muse religieuse, je l'ai 
placée dans une châsse comme une sainte. — lis l'auraient 



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CHATTERTON 31 

brisée s'ils Tavaient crue faite de ma main : ils l'ont adorô» 
comme Tœuvre d'un moine qui n'a jamais existé, et que j'ai 
nommé Rowley. 

LE QUAKER. 

Ouf, ils aiment assez à faire vivre les morts et mourir les 
vivants. 

CHATTERTON. 

Cependant on a su que ce livre était fait par moi. On ne 
pouvait plus le détruire, on l'a laissé vivre ; mais il ne m'a 
donné qu'un peu de bruit, et je ne puis faire d'autre métier que 



If 



celui d'écrire. — Pai tenté de me ployer à tout, sang y par- / t -4- 
venir. — On m'a parlé de travaux exacts ; je les ai abordés, / i^^[^f^ 
sans pouvoir les accomplir. — Puissent les hommes pardonner/ * 
i Dieu de m'avoir ainsi créé! — Est-ce excès de force, ou\ 
n'est-ce que faiblesse honteuse ? Je n'en sais rien, mais jamais 
je ne pus enchaîner dans des canaux étroits et réguliers les 
débordements tumultueux de mon esprit, (çii toujours inondait 
ses rives malgré moi. J'étais incapable de suivre les lentes opé- 
rations des calculs journaliers, j'y renonçai le premier. J'avouat 
mon esprit vaincu par le chiffre, et j'eus dessein d'exploiter 
mon corps. Hélas 1 mon ami! autre douleur 1 autre humi- 
liation ! — Ce corps, dévoré dès l'enfance par les ardeurs de 
mes veilles, est trop faible pour les rudes travaux de la mer 
ou de l'armée ; trop faible même pour la moins fatigante in- 
dustrie. 

U selèveateenseAi^Utioa involontaire. 

Et d'ailleurs, eussé-je les fbrces d'Hercule, je trouverai? 
toujours entre moi et mon ouvrage l'ennemie fatale née ave& 
moi ; la fée malfaisante trouvée sans doute dans mon berceau, 
la Distractio n, la^gi^élic ' — Elle se met partout; elle me 
donne et m'ôte tout ; elle charme et détruit toute chose pour 
moi \ elle m'a sauvé... elle m'a perdu ! 

LE QUAKER. 

Et à présent que fais-tu donc ? 

CHATTERTON. 

Que sais-je ?... J'écris. — Pourquoi? Je n'en sais rien.*^ 
Parce qu'il le faut. 

11 tombe assis et n'écoute pins la réponse dn quaker. 1! regarde Rachel 
•t l'appelle prte de loL 



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82 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
LE QUAKER* 

La maladie est incurable ) 

CHATTERTON. 

La mienne ? 

LE QUAKER. 

Non, celle de l'humanité. — Selon ton cœur, tu prends en 
bienveillante pitié ceux qui te disent : « Sois un autre homme 
que celui que tu es ; » moi, selon ma tête, je les ai en mépris, 
parce qu'ils veulent dire : « Retire-toi de notre soleil ; il n'y 
a pas de place pour toi. Les guérira qui pourra, t J'espère peu 
en moi ; mais, du moins, je les poursuivrai. 

CHATTERTON» continuant de parler à Raehel, à qui il a parlé bav 
pendant la réponse du quaker. 

Et VOUS ne l'avez plus, votre Bible? où est donc votre ma- 
man? 

LE QUAKER, se lerant. 

Veux-tu sortir avec moi ? 

CHATTERTON, àRachel. 

Qu'avez- VOUS fait de la Bible, miss Raehel? 

LE QUAKER. 

N'entends-tu pas le maître qui gronde? Écoute! 

JOHN BELL, dans la coulisse. 

Je ne le veux pas. — Cela ne se peut pas ainsi. — Non, non, 
madame. 

LE QUAKE A, & Chatterton, en prenant son chapeau et sa canna 
à la hftte. - 

Tu as les yeux rouges, il faut prendre l'air. Viens, la fraîche 
matinée te guérira de ta nuit brûlante. 

CHATTERTON, regardant venir Kitly Bell. 

Certainement cette jeune femme est fort malheureuse. 

LE QUAKER. 

Cela ne regarde personne. Je voudrais que personne ne fût 
ici quand elle sortira. Donne la clef de ta chambre. — Elle la 
trouvera tout à l'heure. Il y a des choses d'intérieur qu'il ne 
faut pas avoir l'air d'apercevoir. — Sortons. —La voilà. 

CHATTERTON. 

Ah ! comme elle pleure ! — Vous avez raison... Je ne pour* 
rais pas voir cela. — Sortons. 



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CHATTERTON 83 

SCÈNE VI 

KITTT BELL entre en pleurant, mine de JOHN BELL* 



/<' 



IT T T B E L L, & Rachel, en la faisant entrer dans la chambre d'où 
elle sort. 

Allez avec votre frère, Rachel, et laissez-moi ici. 

A 800 mari. 

Je vous le demande mille fois, n^exigez pas que je vous dise 
pourquoi ce peu d'argent vous manque ; six guinées, est-ce 
quelque chose pour vous? Considérez bien, monsieur, que 
j'aurais pu vous le cacher dix fois en altérant mes calculs. 
Mais je ne ferais pas un mensonge, môme pour sauver mes 
enfants, et j'ai préféré vous demander la permission de garder 
le silence là-dessus, ne pouvant ni vous dire la vérité, ni mentir, 
sans faire une méchante action. 

JOHN BELL. 

Depuis que le ministre a mis votre main dans la mienney 
vous ne m'avez pas résisté de cette manière. 

KITTY BELL. 

Il faut donc que le motif en soit sacré. 

JOHN BELL. 

Ou coupable, madame. 

KITTY BELL, arec indignatioii* 

Vous ne le croyez pas ! 

JOHN BELL. 

Peut-être. 

KITTY BELL. 

Ayez pitié de moi ! vous me tuez par de telles scènes. 

JOHN BELL. 

Bah ! vous êtes plus forte que vous ne le croyez. 

KITTY BELL. 

Ah ! n'y comptez pas trop... Au nom de nos pauvres enfants! 

JOHN BELL. 

Où je vois un mystère, je vois une faute. 

KITTY BELL. 

Et si vous n'y trouviez qu'une bonne action, quel regret pour 
vous! 



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34 THEATRE COMPLET D'^ALFRED DE VIGNY 

JOHN BELL. 

Si c'est une bonne action, pourquoi vous être cachée? 

KITTY BELL. 

Pourquoi, John Bell? Parce que votr« cœur s'est endurci, 
et que vous m'auriez empêchée d'agir selon le mien. Et ce-^ 
pendant, qui donne au pauvre prête au Seigneur. 

JOHN BELL. 

Vous feriez mieux de prêter â intérêts sur de bons gages, 

KITTY BELL. 

Dieu VOUS pardonne vos sentiments et vos paroles ! . 

JOHN BELL, marchaDt dans la chambre à grands pas. 

Depuis quelque temps, vous lisez trop ; je n'aime pas cette 
manie dans une femme... Voulez- vous être une bas bleuf 

KITTY BELL. 

Oh ! mon ami ! en viendrez-vous jusqu'à me dire des choses 
méchantes, parce que, pour la première fois, je ne vous obéis 
pas sans restrictions ? — Je ne suis qu'une femme simple et 
faible ; je ne sais rien que mes devoirs de chrétienne. 

JOHN BELL. 

Les S'^^oir pour ne pas les remplir, c'est une profanation. 

KITTY BELL. 

Accordez- moi quelques semaines de silence seulement sur 
ces comptes, et le premier mot qui sortira de ma bouche içera 
le pardon que je vous demanderai pour avoir tardé à vous dire 
la vérité. Le second sera le récit exact de ce que j'ai fait. 

JOHN BELL. 

Je désire que vous n'ayez rien à dissimuler. 

KITTY BELL. ^ 

Dieu le sait ! il n'y a pas une minute de ma vie dont le sou- 
venir puisse me faire Fougir. 

JOHN BELL. 

Et cependant jusqu'ici vous ne m'avez rien ca-hé, 

KITTY BELL. 

Souvent la terreur nous apprend à mentir. 

JOHN BELL. 

Vous savez donc faire un mensonge? 



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Goosie 



1 



CHATTERTON 



35 



. KITTY BELL. 

Si je le savais, vous prierais-je de ne pas m'intcrroger ? — 
Vous êtes un juge impitoyable^ 

JOHN BELL. 

Impitoyable ! vous me rendrez compte de cet argent* 

itlTTY BELL. 

Eh bien, je vous demande jusqu'à demain pour cela. 

JOHN BELL. 

Soit, jusqu'à demain je n'en parlerai plus. 

KITTY BELL lui baise U main. 

Ah ! je vous retrouve, — Vous êtes bon. — Soyez-le tou- 
jours. 

JOHN BJSLL. 

C'est bien ! c'est bien ! songez à demain. 

U »ort. 
KITTY BELL, seule. 

Pourquoi, lorsque j'ai touché la main de mon mari, me 
fiuis-je reproché d'avpir gardé ce livre ? ■:— La conscience ne 
peut pas avoir tort. 

Elle rêve. 

Je le rendrai. 

Elle sort à pas lentiw 



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ACTE DEUXIÈME 

Même déooratloo. 

SCÈNE PREMIÈRE 
LE QUAKERj, CHATTERTON. 
CHATTERTON entre rite et ijmme ensesaaTaot 

Enfin, nous voilà au port ! l 

LE QUAKER. \ 

Ami, est-ce un accès de folie qui t'a pris ? 

CHATTERTON. 

Je sais très-bien ce que je fais. 

LE QUAKER. 

Mais pourquoi rentrer ainsi tout à coup ? 

CHATTERTO N, ajité. 

Croyez-vous qu'il m'ait vu? 

LE QUAKER. 

Il n'a pas détourné son cheval, et je ne l'aï pas vu tourner 
la télé une fois. Ses deux grooms l'ont suivi au grand trot. 
Mais pourquoi l'éviter, ce jeune homme? 

CHATTERTON. 

Vous êtes sûr qu'il ne m'a pas reconnu? 

LE QUAKER. 

Si le serment n'était un usage impie, je pourrais le jurer. 

CHATTERTON. 

Je respire. — C'est que vous savez bien qu'il est de mes 
amis. C'est lord Talbot. 

LE QUAKER. 

Eh bien, qu'importe? un ami n'est guère plusïnéchanl 
qu'un autre homme. 



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CHATTERTON ^ 3T 

CHATTERTON, marchant à grands paf arae bnmevr* 

II ne pouvait rien n'arriver de pis que de le voir. Mon asile 
était violé, ma paix était troublée, mon nom était connu ici. 

LE QUAKER. 

Le grand malheur! 

CHATTERTON. 

Le savez- vous, mon nom, pour en juger? 

LE QUAKER. 

n y a quelque chose de bien puéril dans ta crainte. Tu n'es 
<iue sauvage, et tu seras pris pour un criminel si tu continues. 

CHATTERTON. 

mon Dieu, pourquoi suis-je sorti avec vous? Je suis cer- 
tain qu'il m'a vu. 

LE QUAKER. 

Je l'ai vu souvent venir ici après ses parties de chasse. 

CHATTERTON. 

Lui? 

LE QUAKER. 

Oui, lui, avec de jeunes lords de ses amis. 

CHATTERTON. 

Uest écrit que je ne pourrai poser ma tête nulle part. Ton* 
rs deammis ? 

LE QUAKER. 

n faut être bien malheureux pour en venir à dire cela. 

C HATTERTON, avec humeur. 

Vous n'avez jamais marché aussi lentement qu'aujourd'hui. 

LE QUAKER. 

Prends-toi à moi de ton désespoir. Pauvre enfant ! rien n'a 
pu t' occuper dans cette promenade. La nature est morte devant 
tes yeux. 

CHATTERTON. 

Croyez- vous que mislress Bell soit très-pieuse? Il me 
semble lui avoir vu une Bible dans les mains. 

LE QUAKER, brusquement. 

Je n'ai point vu cela. C'est une femme qui aime ses devoirs 
et qui craint Dieu. Mais je n'ai pas vu qu'elle eût aucun livre 
dans les mains. (A part.) Où va- t-il se prendre! à quoiose-t-il 
penser! J'aime mieux qu'il se noie que de s'attacher à cette 

3 



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38 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

branche. — (H»nt.) C'est une jeune femme très-froide- qui n*c 
émue que pour ses enfants, quand ils sont malades. Je la coi 
nais depuis sa naissance. 

CHATTERTON. 

Je gagerais cent livres sterling que cette rencontre de lor 
Talbot me portera malheur» 

LE QUAKER. 

Gomment serait-ce possible? 

CHATTERTON. 

Je ne sais comment cela se fera, mais vous verrez si ceh 
manque. — Si cette jeune femme aimait un homme, il ferai 
mieux de se faire sauter la cervelle que de la séduire. Ce serai 
affreux, n'est-ce pas ? 

LE QUAKER. 

N'y aura-t-il jamais une de tes idées qui ne tourne au dé- 
sespoir? 

CHATTERTON. 

Je sens autour de moi quelque malheur inévitable . J'y suis 
tout accoutumé. Je ne résiste plus. Vous verrez cela ; c'est un 
curieux spectacle. — Je me reposais ici, mais mon ennemie ne 
m'y laissera pas. 

LE QUAKER. % 

Quelle ennemie? 

CHATTERTON. 

Nommez-la comme vous voudrez : la Fortune, la Destinée ; 
que sais-je, moi? 

LE QUAKER. 

Tu t'écarles de la religion. 

CHATTERTON va & lai et loi prend la main. 

Vous avez peur que je ne fasse du mal ici? — Ne craignez 
rien. Je suis inoffensif comme les enfants. Docteur, vous avez 
vu quelquefois des pestiférés ou dçs lépreux? Votre premier 
désir était de les écarter de l'habitation des hommes. — Écar- 
tez-moi, repoussez- moi, ou bien laissez-moi seul; je me sé- 
parerai moi-même plutôt que de donner à personne la conta- 
fion de mon infortune. 

Cris et coups de fouet d'une partie de chasse finie. 

Tenez, voilà comme on dépiste le sanglier solitaire l 



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ï ' CHATTEHTON 89 

lacoii- '^'T^ SCÈNE II 

CHATTERTON, LE QUAKER, JOHN BELL, 
^^^^^ ^ KITTY BELL, 

JOHN BELL, àsa femme. 

Vous avez mal fait, Kitty, de ne pas me dire que c'était un 
personnage de considératidn. 

f ^ Un domestifjao' apporte no thé. 

ferait '^'T" »^^^ 

jgpaif En est-il ainsi? En vérité, je ne le savais pas. 

JOHN BELL. 

! De très-grande considération. Lord Talbot m'a fait dire que 

(j5 c'était son ami, et un homme distingué qui ne veut pas être 

connu. ' 

KITTT BELL. 

Hélas ! il n'est donc plus malheureux ? — J'en suis bien aise . 
yj Mais je ne lui parlerai pas, je m en vais. 

JOHN BELL- 

' ^ Restez, restez. Invitez-4e à prendre le thé avec le docteur en 

famille ; cela fera plaisir à lord Talbot. 

Il Ta B'&sseoir à droite^ près de la table à thé. 
LE QUAKER, à 'chatterton qui fiait on mouyement pour se retirer 
, , ehex loi. 

' * Non, non, ne t'en va pas, on parle de toi. 

KITTT BELL, au quaker. 

Mon ami, voulez-vous avoir la bonté de lui demander s'il 
veut déjeuner avec mon mari et mes enfsuats? 

LE QUAKER. 

^ Vous avez tort de l'inviter, il ne peut pas souffrir les invita- 

tions. 

r KITTT BELL. 

Mais c'est mon mari qui le veut. 

LE QUAKER. 

Sa volonté est souveraine. (A Chatterton.) Madame invite son hôte 
à déjeuner et désire qu'il prenne le thé en famille ce matin... 

(Bas) Il ne faut pas accepter; c'est par ordre de son mari 
qu'elle fait cette démarche ; mais cela lui déplaît. 



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40 THÉÂTRE COMPLET D*ALFBED DE VIGNY 
JOHN BELL* assis, lisaot le journal, s'adresse & KiUj. 

Ua-t-on invité? 

KITTT BELL. 

Le docteur lui en parle. 

CHATTERTON, au quaker. 

Je suis forcé de me retirer chez moi. 

LE QUAKER, à Kittj. 

Il est forcé de se retirer chez lui. 

KITTT BELL, à John Bell. 

Monsieur est forcé de se retirer chez lui. 

JOHN BELL. 

C'est de l'orgueil : il croit nous honorer. 

Il tourne le dos et se remet à lire. 

CHATTERTON, au quaker. 

Je n'aurais pas accepté : c'était par pitié qu'on m'invitait. 

Il ya vers sa chambre, le quaker le suit et le retient. Ici un domestique 
amène les enfants et les fait asseoir à table. Le quaker s'assied au 
fond , Kit^ Bell k droite, John Bell à gauche, tournant le dos à la 
chambre, les enfants près de leur mère. 

SCÈNE III 

LBSM^MBf, LORD TALBOT, LORD LAUDERDALE, 
LORD KINGSTON) et trois Jbuxbs Lobds, en habits de chasse. 

LORD TALBOT, un peu ÎTre. 

Où est-il ? OÙ est-il ? Le voilà, mon camarade ! mon ami ! Que 
diable fais-tu ici ? Tu nous as quittés ? Tu ne veux plus de nous ? 
c'est donc fini? Parce que tu es illustre à présent, tu nous dé- 
daignes. Moi, je n'ai rien appris de bon à Oxford, si ce n'est à 
boxer, j'en conviens ; mais cela ne m'empêche pas d'être ton 
ami. — Messieurs, voilà mon bon ami... 

CHATTERTON, voulant l'interrompre 

Milord... 

LORD TALBOT. 

Mon ami Chatterton. 

CHATTERTON, sériousemeot, lui pressant la moio. 

George, George ! toujours indiscret» 



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.J 



CHATTERTON 41 

LORD TALBOT. 

Est-ce que cela te fait de la peine ? — L'auteur des poëmes 
qui font tant de bruit ! le voilà ! Messieurs, j'ai été à l'Univer- 
sité avec lui. — Ma foi, je ne me serais pas douté de ce talent-là. 
Ah! le sournois, comme il m'a attrapé! — Mon cher, voilà 
lord Lauderdale et lord Kingston, qui savent par cœur ton 
poëme d*Harold. Ah! si tu veux souper avec nous, tu seras 
contentd'eux, surmon honneur. Ils disent les vers comme Gar- 
rick. — La chasse au renard ne t'amuse pas ; sans cela, je t'au- 
rais prêté Rébecca, que ton père m'a vendue. Mais tu sais que 
nous venons tous souper ici après la chasse. Ainsi, à ce soir. 
Ah ! par Dieu ! nous nous amuserons. — Mais tu es en deuil ! 
Ah! diable 1 

CHATTERTON, areo tristesse. 

Oui, de mon père. 

LORD TALBOT. 

Ah ! il était bien vieux aussi. Que veux- tu ! te voilà héntier, 

CHATTERTON, amèrement. 

Oui. De tout ce qu'il lui restait. 

LORD TALBOT. 

Ma foi, si tu dépenses aussi noblement ton argent qu'à Ox- 
ford, cela te fera honneur; cependant tu étais déjà bien sau- 
vage. Eh bien, je deviens comme toi à présent, en vérité. J'ai 
le spleen, mais ce n'est que pour une heure ou deux. — Ah ! 
rnîstress Bell, vous êtes une puritaine. Touchez là, vous ne 
m'avez pas donné la main aujourd'hui. Je dis qu« vous êtes 
une puritaine; sans cela, je vous aurais recommandé moM 
ami. 

JOHN BELL. 

Répondez donc à milord, Kitty ! Milord, Votre Seigneurie 
sait comme elle est timide. (A Kitty.) Montrez de bonnes dispo- 
sitions pour son ami. 

KITTY BELL. 

Votre Seigneurie ne doit pas douter de l'intérêt que mon 
mari prend aux personnes qui veulent bien loger chez lui. 

JOHN BELL. 

Elle est si sauvage, milord, qu'elle ne lui a pas adressé la 
parole une fois, le croiriez-vous ? pas une fois depuis trois 
mois qu'il loge ici ! 



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n 



\ 



4? THÉÂTRE COMPLET D'ALTRED DE TIONT 
LORD TAIBOT. 

Oh ! maître John Bell, c'est une timidité dont il faut la cor- 
riger. Ce n'est pas bien. Allons, Chatterton, que diable I cor- 
rige-la, toi aussi, corrige - la. 

LE QUAKER» mm M krer. 

Jeune homme, depuis cinq minutes que tu es ici, tu n'as pas 
dit un mot qui ne Mt de trop. 

LORD TALBOT. 

Qu'est-ce que c'est que ça? Quel est cet animal sauvage? 

JOHN BELL. 

Pardon, milord, c'est un quaker. 

RiTM joywnx. 
LORD TALBOT. 

C'est vrai. Oh! quel bonheur! un quaker! (Le lorgnant.) Mes 
amis, c'est un gibier que nous n'avions pas fait lever encore. 

ÉeUu de rires des lords. 
CHATTERTON Ta vite à lord Talbot. 

(A demi-voix.) George, tout cela est bien léger; mon caractère 
ne s'y prête pas... Tu sais cela, souviens-toi de Primerose- 
Hill 1... J'aurai à te parler à ton retour de la chasse. 

LORD TALBOT, consterné. 

Ah ! si tu veux jouer encore du pistolet, comme tu voudras ! 
Mais je croyais t'avoir fait plaisir, moi. Est-ce que je t'ai affli- 
gé? Ma foi, nous avons bu un peu sec ce matin. — Qu'est-ce 
que j'ai donc dit, moi ? J'ai voulu te mettre bien avec eux tous. 
Tu viens ici pour la petite femme, hein? J'ai vu ça, moi. 

CHATTERTON. 

Ciel et terre ! Milord, pas un mot de plus. 

LORD TALBOT. 

Allons, il est de mauvaise humeur ce matin. MistressBell, 
ne lui donnez pas de thé vert ; il me tuerait ce soir, en vérité. 

KITTT BELL, à part. 

Mon Dieu, comme il me parle effrontément! " 

LORD LAUDERDALE vient serrer la main à Chatterton. 

Pardieu ! je suis bien aise de vous connaître ; vos vers m'ont 
fort diverti. 

CHATTERTON* 

Diverti, milord? 



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CHATTERTON 43 

LORD LAUDERDALE. 

- Ouï, vraiment, et je suis charmé de vous voir installé ici ; 
vous avez été plus adroit que Talbot, vous me ferez gagûer 
mon pari. ^ 

LORD KINGSTON. 

Oui,oui,ila beau jeter ses.guinées chez le mari, il n'aura pas 
la petite Catherine, comment?... Kitty.., 

CHATTERTON. 

Oui, milord, Kitty, c'est nom en abrégé. 

KITTT BELL, à part. 

Encore! Ces jeunes gens me montrent au doigt, et devant 
lui! 

LORD KINGSTON. 

Je crois bien qu'elle aurait eu un faible pour lui; mais vous 
l'avez, ma foi, supplanté. Ausurplus, George est un bon garçon 
et ne vous en voudra pas. — Vous me paraissez souffrant. 

CHATTERTON. 

Surtout en ce moment, milord. 

LORD TAIBOT. 

Assez, messieurs, assez ; n'allez pas trop loin. 

Deux grooms entrent à la fois. 
UN GROOM. 

Les chevaux de milord sont prêts. 

LORD TALBOT, frappant but l'épaule de John Bell. 

Monbon JohnBell, il n'y a de bons vins de France et d'Espa- 
gne que dans la maison de votre petite dévote de femme. Nous 
voulons les boire en rentrant, et tenez-moi pour un maladroit 
sijenevousrapporte dix renards pour lui faire des fourrures. — 
Venez donc nous voir partir. — Passez, Lauderdale, passez 
donc. A ce soir tous, si Rébecca ne me casse pas le col. 

JOHN BELL. 

Monsieur Chatterton, je suis vraiment heureux de faire con- 
naissance avec vous. 

Il lui serre la main à Ini casser Tépaole. 

Toute ma maison est à votre service. 

A Kitty, qui allait se retirer. 

Mais, Catherine, causez donc un peu avec ce jeune homme. 
Il faut lui louer un aopartement plus beau et plus cher. 



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44 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

KÏTTY BELL. 

Mes enfants m'attendent. 

JOHN BELL. 

Restez, restez ; soyez polie ; je le veux absolument. 

CHATTERTON, au qwaker. 

Sortons d'ici. Voir sa dernière retraite envahie, son unique 
tepos troublé, sa douce obscurité trahie; voir pénétrer dans sa 
nuit "de si grossières clartés ! supplice! — Sortons d'ici. — 
Vous l'avais-je dit? 

jrOHN BELL. 

' J'ai besoin de vous, docteur; laissez monsieui^ avec ma 
femme : je vous veux absolument, j'ai à vous parler. Je vous 
racommoderai avec Sa Seigneurie. 

LE QUAKER. 

Je ne sors pas d'ici. 

Toua sortent. II reste assis aa miliea de la scène. Kit^ 
et Chatterton debout, les yeux baissés et interdits. 

SCÈNE IV 
CHATTERTON, LE QUAKER, KITTY BELL. 

LE QUAKER, à Kitty Bell. 

Il prend la main gauslie de Chatterton et met sa main 

sur le cœur de ce jeune homme. 

Les cœurs jeunes, simples et primitifs ne savent pas encore 
étouffer les vives indignations que donne la vue des hommes. 
^- Mon enfant, mon pauvre enfant, la solitude devient un amour 
bien dangereux. A vivre dans cette atmosphère, on ne peut 
plus supporter le moindre souffle étranger. La vie est une tem- 
pête, mon ami; il faut s'accoutumer à tenir la mer. — N'est-ce 
pas une pitié, mistress Bell, qu'à son ûge il ait besoin du-port? 
Je vais vous laisser lui parler et le gronder. 

KITTY BELL, troublée. 

Non, mon ami, restez, je vous prie. John Bell serait fâché dft 
ne plus vous trouver. Et d'ailleurs, ne tarde-t-il pas à monsieur 
de rejoindre ses amis d'enfance ? Je suis surprise qu'il ne les 
ait pas suivis. 



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Gooalp 



CHATTERTON 45 

LE QUAKER. 

Le bruit t'a importunée bien vivement, ma chère fille? 

KITTT BELL. 

Ah ! leur bruit etleurs intentions ! monsieur n*est-il pas dans 
leurs secrets? 

CHATTERTON, è part. 

Elle les a entendus ! elle est affligée ! Ce n'est plus la même 
femme. 

KITTT BELL, an qnaker, arec nae émotion mal contenuo. 

Je n'ai pas vécu encore assez solitaire, mon ami : je le sens 
bien. 

LE QUAKER, à Kitty Bell. 

Ne sois pas trop sensible à des folies. 

KITTT BELL. 

Voici un livre que j'ai trouvé dans les mains de ma fille. De- 
mandez à monsieur s'il ne lui appartient pas. 

CHATTERTON. 

En effet, il était à moi ! et à présent, je serais bien aise qu'il 
revînt dans mes mains. 

KITTT BELL, à part. 

11 a l'air d'y attacher du prix. mon Dieu ! je n'oserai plus 
le rendre à présent, ni le garder. 

LE QUAKER, à part 

Ah ! la voilà bien embarrassée. 

Il met la Bible dans sa poche, après avoir examiné à droite 
et à çanche leur embarras. A Chatterton. 

Tais-toi, je t'en prie; elle est prête à pleurer. 

KITTT BELL, se remettant. 

Monsieur a des amis bien gais et sans doute aussi très-bons. 

LE QUAKER. 

Ah! ne les lui reprochons point; il ne les cherchait pas. 

KITTT BELL. 

Je sais bien que M. Chatterton ne les attendait pas ici. 

CHATTERTON. 

La présence d'un ennemi mortel ne m'eût pas fait tant do 
mal ; croyez-le bien, madame. 

3. 



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r»- 



.46 THÉÂTRE COMPLET D'ALFEED DE VIGNY 
KITTT BELL. 

Ils ont l'air de connaître si bien M. Chatterton ! et nous, nous 
le connaissons si peu! 

LEQUàKERi à demi-Toiz, à Chatterton. 

Ah ! les misérables ! ils l'ont blessée au cœur. 

CHATTERTON, an ipàket. 

Et moi, monsieur ! 

KITTT BELL. 

M. Chatterton sait leur conduite comme ils savent ses pro- 
jets. Mais sa retraite ici, comment l'ont-ils interprétée? 

LE QUAKER) se lève. 

Que le Ciel confonde à jamais cette race de sauterelles qui 
s'abat à travers champs^ et qu'on appelle les honmies aimables I 
Voilà bien du mal en un moment. 

G H A T T E R T N, faisant asseoir le quaker. 

Au nom de Dieu ! ne sortez pas que je ne sache ce qu'elle a 
contre moi. Cela me trouble affreusement. 

KITTT BELL. 

M. Bell m'a chargée d'offriràM, Chatterton une chambre plus 
convenable. 

CHATTERTON. 

Ah! rien ne convient mieux que la mienne à mes projets. 

KITTT BELL. 

Mais, quandonneparlepasdesesprojets, on peut inspirer, à 
la longue, plus de crainte que l'on n'inspirait d'abord d'intérêt, 
€tje... 

CHATTERTOIT. 



Et?... 

Urne semble.. • 
Que veux-tu dire? 



XITTT BELL. 
LE QUAKEH. 



KITTT BELL. 

Que ces jeunes lords ont, en quelque sorte, le droit d'être 
surpris que leur ami les ait quittés pour cacher son nom et sa 
vie d£.ns une famille aussi simple que la nôtre. 

LE1}VAK£R, à Chatterton. 

Rassure-toi, ami ; elle veut dire que tu n'avais pas Tair, -en 



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CHATTERTON 47 

arrivant, d'être le riche compagnon àd ces riches petits lords. 

CHATTERTON, avec gravité. 

Si Ton m'avait demandé ici ma fortune, mon nom et l'his- 
toire de ma vie, je n'y serais pas entré... Si quelqu'un m» les 
demandait aujourd'hui, j'en sortirais. . 

LE QUAKER. 

Un silence qui vient de l'orgueil peut être mal compris ; tu 
le vois. 

CHATTERTON ▼« pour répondra , pais y ranooee et s'écrie. 

Une torture de plus dans un martyre, qu'importe! 

U se retire en fuyanL 
KITTY BELL, effrayée. 

Ah ! mon Dieu ! pourquoi s'est-il enfui de la sorte? Les pre- 
mières paroles que je lui adresse lui causent du chagrin!... 
mais en suis-je responsable aussi?... Pourquoi est-il venu 
ici?... je n'y comprends plus rien î je veux le savoir ! Toute ma 
famille est troublée pour lui et par lui ! Que leur ai-je fait à 
tous? Pourquoi l'avez-vous amené ici et non ailleurs, vous? — 
Je n'aurais jpmais dû me montrer, et je voudrais ne les avoir 
jamais vus. 

LE QUAKER, avec impatianee «t ehagria. 

Mais c'était à moi seul qu'il fallait (lire cela. Je ne m'offense 
ni ne me désole, moi. Mais à lui, quelle faute ! 

KITTT BELL. 

Mais, mon ami, les avez-vous entendus, ces jeunes gens? — 
O mon Dieu ! comment se fait-il qu'ils aient la puissance de 
troubler ainsi une vie que le Sauveur même eût bénie ? — 
Dites, vous qui êtes un homme, vous qui n'êtes point de ces 
méchants désœuvrés, vous qui êtes grave et bon, vous qui 
pensez qu'il y a une âme et un Dieu ; dites, mon ami, comment 
donc doit vivre une femme ? Où donc faut-il se cacher ? Je me 
taisais, je baissais les yeux, j'avais étendu sur moi la solitude 
«omme un voile, et Us l'ont déchiré. Je me croyais ignorée, et 
j'étais connue comme une de leurs femmes ; respectée, et j'étais 
l'objet d'un pari. A quoi donc m'ont servi mes deux enfants 
toujours à mes côtés comme des anges gardiens? A quoi m'a 
servi la gravHé de ma retraite ? Quelle femme sera honorée, 
grand Dieu I si je n'ai pu l'être, et s'il suffit aux jeunes gens 



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48 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

de la voir passer dans la rue pour s'emparer de son nom et 
s'en jouer comme d'une balle qu'ils se jettent l'un à l'autre î 

La Toix lui manque. Elle pleure. 

mon ami, mon ami ! obtenez qu'ils ne reviennent jamais 
dans ma maison. 

LE QUAKER. 

Qui donc? 

KITTT BELL. 

Mais eux... eux tous... tout le monde. 

LE QUAKER. 

Comment ? 

KITTT BELL. 

Ëtlui aussi... oui, lui. 

Elle fond en Iarme«. 
LE QUAKER. 

Mais tu veux donc le tuer? Après tout, qu'a-t-il fait? 

KITTT BELL, arec agitation. 

mon Dieu! moi, le tuer! — moijc[ui voudrais Sei- 
gneur, mon Dieu! vous que je prie sans cesse, vous savez si 
j'ai voulu le tuer! mais je vous parle et je ne sais si vous m'en- 
tendez. Je vous ouvre mon cœur, et vous ne me dites pas que 
vous y lisez. — Et si votre regard y a lu, comment savoir si 
vous n'êtes pas mécontent! Ah! mon ami... j'ai là quelque 
chose que je voudrais dire... Ah! si mon père vivait encore ! 

Elle prend la main du quaker. 

Oui, il y a des moments où je voudrais être catholique, à 
cause de leur confession. Enfin ! ce n'est autre chose que la 
confidence ; mais la confidence divinisée... j'en aurais besoin ! 

LE QUAKER. 

Ma fille, si ta conscience et la contemplation ne te soutien- 
nent pas assez, que ne viens-tu donc à moi ? 

KITTT BELL. 

Eh bien, expliquez-moi le trouble où me jette ce jeune 
homme ! les pleurs que m'arrache malgré moi sa vue, oui, sa 
seule vue ! 

LE QUAKER. 

femme ! faible femme ! au nom de Dieu, cache tes larmes, 
car le voilà. 



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k 



CHATTERTON - 49 

KITTY BELL. 

Dieu ! son visage est renversé l ' 

CHATTERTONt rentrant comme un foa, i «of chapeau. H tntrerM la 
chambre et marche en parlant sans voir personne. 

... Et d'ailleurs, et d'ailleurs, ils ne possèdent pas plus leurs 
richesses que je ne possède cette chambre. — L e monde n'e st 
qu'un mo t. — On peut perdre ou gagner le monde sur parole, 
en un qniart d'heure! Nous ne possédons t ous que nos six ^^^^ 

pjedsj^ c'est le vieux Will q ujj^adit. — Je vous rendrai votre '^' , ' 
chambre quand vous'"vôu5rez ; j'en veux une encore plus pe- 
tite. Pourtant je voulais encore attendre le succès d'une cer- 
taine lettre. Mais n'en parlons plus. 

Il se jette dans un fauteuil. 
LEQUAKERse lère et te à lui, loi prenant la tète. 
A demi-voix. 

Tais-toi, ami, tais-toi, arrête. — Calme, calme ta tête brû- 
lante. Laisse passer en silence tes emportements, et n'épou- 
vante pas cette jeune femme qui t'est étrangère. 

CBATTERT ON. se lève rirement snr le mot étrangère, et dit avee 
une ironie frémissante. 

Il n'y a personne sur la terre à présent qui ne me soit étran- 
ger. Devant tout le monde je dois saluer et me taire. Quand 
je parle, c'est une hardiesse bien inconvenante, et dont je dois 
demander humblement pardon... Je ne voulais qu'un peu de 
repos dans cette maison, le temps d'achever de coudre l'une 
à l'autre quelques pages que je dois ; à peu près comme un 
menuisier doit à l'ébéniste quelques planches péniblement pas- 
sées au rabot. — Je suis ouvrier en livres, voilLlout. — Je 
n'ai pas besoin d'un plus grand atelier que le mien , et M. Bell est ^ 

trop attendri de l'amitié de lord Talbot pour moi, on peut l'aimer 
ici, cela se conçoit. — Mais son amitié pour moi, ce n'est rien.^ 
Gela repose sur une ancienne idée que je lui ôlerai d'un mot; 
sur un vieux chiffre que je rayerai de sa tête, et que mon père 
a emporté dans le pli de son linceul; un chiffre assez considé- 
rable, ma foi, et qui me valait beaucoup de révérences et de 
serrements de main. — Mais tout cela est fini, je suis ouvrier 



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DE VIGNY 

leur. Ha! ha! — 
^rage ! 

t t'y euferme« 



eonsteraiCi 



m n'a jamais ému 
ici que je ne puis 
s trompés; il s'est 
!es jeunes gens ne 
l' est-il venu faire 
Pourtant, ce qu'il 
eux. 



le. 



à ce qu'il souffre. 
Bell. Il n'y a pas 
i vierge mère ne 
te que le tien. Et 
up dç mal autour 



mm 



CHATTERTON 61 

KITTY BELL. 

Puissances du ciel ! est-il possible? 

LE QUAKER. 

Écoute, écoute, je t'en prie. — Comment le mal sort du bien, 
€t le désordre de Tordre même, voilà ce que tune peux t'expli- 
•quer, n'-est-ce pas? Eh bien, sache, ma chère fille, qu'il a suffi 
pour cela d'un regard de toi, inspiré par la plus belle vertu 
qui siège à la droite de Dieu, la pitié. — Ce jeune homme, 
dont l'esprit a trop vite mûri sous les ardeurs de la poésie, 
comme dans une serre brûlante, a conservé le cœur naïf d'un 
•enfant. Il n'a plus de famille, et, saris se l'avouer, il en cherche 
une ; il s'est accoutumé à te voir vivre près de lui et peut-être 
«'est habitué à s'inspirer de ta vue et de ta grâce maternelle. 
La paix qui règne autour de toi a été aussi dangereuse pour cet 
'esprit rêveur que le sommeil sous la blanche tubéreuse ; ce n'est 
pas ta faute si, repoussé de tous côtés, il s'est cru heureux 
d'un accueil bienveillant ; mais enfin cette existence de sym- 
pathie silencieuse «t profonde est devenue la sienne. — Te 
crois-tu donc le droit de la lui ôter? 

KITTY DELL. 

Hélas ! croyez-vous donc qu'il ne nous ait pas trompés? 

LE QUAKER. 

Lovelace avait plus de dix-huit ans, Kitty. Et ne lis-tu pas 
«ur le front de Chatterton la timidité de la misère? Moi, je l'ai 
sondée , elle est profonde. 

KITTY BELL. 

O mon Dieu î quel mal a dû lui faire ce que j'ai dit tout à 
l'heure! 

LE QUAKER. 

Je le crms, madame. 

KITTY BELL. 

Madame?^- Ah! ne vous fâchez pas. Si vous saviez ce que 
J'ai fait et ce que j'allais faire ! 

LE QUAKER. 

Je veux bien le savoir. 

KITTY BELL. 

Je me suis cachée de mon mari, pour quelques sommes que 
l'ai données pour M. Chatterton. Je n'osais pas les lui deman- 



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62 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGKY 

der et je ne les ai pas reçues encore. Mon mari s'en est aper- 
çu. Dans ce moment même, j'allais peut-être ine déterminer 
à en parler à ce jeune homme. Oh 1 que je vous remercie de 
m'avoir épargné cette mauvaise action 1 Oui, c'eût été un 
crime assurément, n'est-ce pas? 

LE QUAKER. 

Il en aurait fait un, lui, plutôt que de ne pas vous satisfaire. 
Fier comme je le connais, cela est certain. Mon amie, ména- 
geons-le. Il est atteint d'une maladie toute morale et presque 
incurable, et quelquefois contagieuse ; maladie terrible qui se 
saisit surtout des âmes jeunes, ardentes et toutes neuves à la vie, 
éprises de l'amour du juste et du beau, et venant dans le monde 
pour y rencontrer, à chaque pas, toutes les iniquités et toutes 
les laideurs d'une société mal construite. Ce mal, c'est la 
haine de la vie et l'amour de la mort : c'est l'obstiné Suicide. 

KITTT BELL. 

Oh ! que le Seigneur lui pardonne ! serait-ce vrai? 

Elle se cache la tête pour pleurer. 
LE QUAKER. 

Je dis obstiné, parce qu'il est rare que ces malheureux re- 
noncent à leur projet quand il est arrêté en eux-mêmes. 

KITTY BELL. 

En est-il là? En êtes-vous sûr ? Dites-vous vrai? Dites-moi 
tout. Je ne veux pas qu'il meure! — Qu'a-t-il fait? que veut- 
il? Un homme si jeune ! une âme céleste ! la bonté des anges! 
la candeur des enfants ! une âme tout éclatante de pureté, 
tomber ainsi dans le crime des crimes; celui que le Christ hé- 
siterait lui-même à pardonner 1 Non, cela ne sera pas, il ne 
se tuera pas. Que lui faut-il? est-ce de l'argent? Èh bien, 
j'en aurai. —Nous en trotuverons bien quelque part pour lui. 
Tenez, tenez, voilà des bijoux, que jamais je n'ai daigné por- 
ter, prenez-les, vendez tout. — Se tuer ! là, devant moi et 
Ttii, mes enfants ! — Vendez, vendez, je dirai ce que je pour- 
rai. Je recommencerai à me cacher ; enfin je ferai mon crime 
aussi, moi; je mentirai : voilà tout. 

LE QUAKER. 

Tes mains ! tes mains ! ma fille, que je les adore^ 

U baise les deux mains réunies. 



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' # '■'■■ 



CHATTERTON 63 

Tes fautes sont innocentes, et, f)our cacher ton mensonge 
miséricordieux, les saintes tes sœurs étendraient leurs voiles ; 
mais garde tes bijoux, c'est un homme à mourir vingt fois de- 
vant un or qu'il n'aurait pas gagné ou tenu de sa famille. J'es- 
sayerais bien inutilement de lutter contre sa faute unique, vice 
presque vertueux, noble imperfection, péché sublime : l'orgueil 
de la pauvreté. 

KITTT BELL. 

Mais n'a-t-il pas parlé d'une lettre qu'il aurait écrite à quel- 
qu'un dont il attendrait du secours? 

LE QUAKER. 

Ah! c'est vrail Cela était échappé à mon esprit, mais ton 
cœur avait entendu. Oui, voilà une ancre de miséricorde. Je 
m'y appuierai avec lui. 

n veut sortir. 
KITTT BELL. 

Mais... que voulait-il dire en parlant de lord Talbot : « On 
peut l'aimer ici, cela se conçoit ! » 

LE QUAKER. 

Ne songe point à ce mot-là 1 Un esprit absorbé comme le 
sien dans ses travaux et ses peines, est inaccessible aux peti- 
tesses d'un dépit jaloux, et plus encore aux vaines fatuités de 
ces coureurs d'aventures. Que voudrait dire cela? Il faudrait 
donc supposer qu'il regarde ce Talbot comme essayant ses sé- 
ductions près de Kitty Bell et avec succès, et supposer que 
Chatterton se croit le droit d'en être jaloux ; supposer que ce 
charme d'intimité serait devenu en lui une passion?... Si cela 
était... 

KITTT BELL. 

Oh ! ne me dites plus rien... laissez-moi m'enfuir. 

Elle se sauve en fermant ses oreilles, et il la poursuit de sa voix. 
LE QUAKER. 

Si cola était, sur ma foi ! j'aimerais mieux le laisser iQou- 
rir! 



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ACTE TROISIÈME 



L« c!iaaibf« de Ckattertoo, loiibre, petite, ptuvre, miib fea; ao lit mîsirtlM» 
•t dfl désordre. 



SCÈNE PREMIÈRE 

CHATTERTON, seul. 
Il est assis snr le pied de son lit et écrit sur tes ^nonx. 

Il est certain qu'elle ne m'aime pas. — Et moi... je n'y 
veux plus penser. — Mes mains sont glacées, ma tête est brû- 
lante. — Me voilà seul en face de mon travail. — Il ne s'agit 
plus de sourire et d'être bon I de saluer et de serrer la main t 
toute cette comédie est jouée : j'en commence une autre avec 
moi-même. — Il faut, à cette heure, que ma volonté soit assez 
puissante pour saisir mon âme et l'emporter tour à tour dans 
le cadavre ressuscité des personnages que j'évoque et dans le 
fantôme de ceux que j'invente ! Ou bien il faut que, devant 
Chatterton malade, devant Chatterton qui a froid, qui a faim, 
ma volonté fasse poser avec prétention un autre Chatterton, 
:gracieusement paré pour l'amusement du public, et que celui- 
là soit décrit parl'autre; le troubadour par le mendiant. Voilà 
les deux poésies possibles, ça ne va pas plus loin que cela ! 
Les divertir ou leur faire pitié ; faire jouer de misérables pou- 
pées, ou l'être soi-même et faire trafic de cette singerie ! Ou- 
vrir son cœur pour le mettre en étalage sur un comptoir ! S'il 
41 des blessures, tant mieux ! il a plus de prix ; tant soit peu 
mutilé, on l'achète plus cher 1 

IlselôTe. 



^u i y i ii^9 d by VjOOQiC 



CHATTERTON 55 

Lêve-toî, créatnre de Dieu, feite à son image, et admire- 
toi encore dans cette condition ! 

II rit et se rassied. 
Une vieille horloge sonne une demi4eare, deax coups. 

Non, non! 

L'heure t'avertit ; assieds-foi, et travaille, malheureux ! Tu 
perdston temps en réfléchissant: tu n'as qu'une réflexion à 
faire, c'est que tu es un pauvre. — Entends-tu bien ? un 
pauvre ! 

Chaque minute de recueillement est un vol que tu fais ; 
c'est une minute stérile — Il s'agit bien de l'idée ! grand 
Dieu ! ce qui rapporte, c'est le mot. Il y a tel mot qui peut 
aller jusqu'à un schelling ; la pensée n'a pas cours sur la 
place. 

Oh ! loin de moi, — loin de moi, je t'en supplie, décourage- 
ment glacé ! mépris de moi-même, ne viens pas achever de 
me perdre ! détourne-toi! détourne-toi! car, à présent, mon 
nom et ma demeure, tout est connu ; et, si demain ce livre 
n'est pas achevé, je suis perdu ! oui, perdu ! sans espoir ! 

— Arrêté, jugé, condamné! jeté en prison ! 
dégradation ! ô honteux travail ! 

Il écrit. 

. Il est certain que cette jeune femme ne m'aimera jamais. — 
Eh bien, ne puis-je cesser d'avoir cette idée ? 

Long silence. 

J'ai bien peu d'orgueil d'y penser encore. — Mais qu'on me 
dise donc pourquoi j'aurais de l'orgueil. De l'orgueil de quoi? 
Je ne tiens aucune place dans aucun rang. Et il est certain que 
ce qui me soutient, c'est cette fierté naturelle. Elle me crie 
toujours à l'oreille de ne pas ployer et de ne pas avoir l'air 
malheureux. ^^ Et pour qui donc fait-on Theureux quand on 
ne Test pas? Je crois que c'est pour les femmes. Nous posons 
tous devant elles. — Les pauvres créatures, elles te pren- 
nent pour un trône, ô Publicité ! vile Publicité ! toi qui n'es 
qu'un pilori où le profane passant peut nous souffleter. En 
général, les femmes aiment celui qui ne s'abaisse devant per- 
sonne. Eh bien, par le Ciel, elles ont raison. — Du moins 
celle-ci qui a les yeux sur moi ne me verra pas baisser la tête. 

— Oh ! si elle m'eût aimé ! 

n s'abandonne à une longae rèferie dont sort TÎoIemment. 



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66 THÉÂTRE COMPLET D'aLFRED DE VIGNY 

Écris donc, malheureux, évoque donc ta volonté ! — Pour 
quoi est- elle si faible ? N'avoir pu encore lancer en avant cet 
esprit rebelle qu'elle excite et qui s'arrête ! — Voilà une 
humiliation toute nouvelle pour moi ! — Jusqu'ici, je l'avais 
toujours vu partir avant son maître ; il fallait un frein, et, cette 
nuit, c'est l'éperon qu'il lui faut. — Ah ! ah ! l'immortel ! ah ! 
ah! le rude maître du corps! Esprit superbe, seriez-vous 
paralysé par ce misérable brouillard qui pénètre dans une 
chambre délabrée? suffit-il, orgueilleux, d'un peu de vapeur 
froide pour vous vaincre ? 

U jette tar tet épanlet la eonrertare de son lit. 

L'épais brouillard ! il est tendu au dehors de ma fenêtre 
comme un rideau blanc, comme un linceul. — Il était pendu 
ainsi à la fenêtre de mon père la nuit de sa mort. 

L'horloge soono trois quarts. 

Encore ! le temps me presse ; et rien n'est écrit! 
niit. 

« Harold! Harold!... ô Christ! Harold... le duc Guillau- 
me... » 

Eh ! que me lait cet Harold, je vous prie ? — Je ne puis 
comprendre comment j'ai écrit cela. 

Il déchire le manuscrit en parlant. — Un peu de délire le prend. 

J'ai fait le catholique ; j'ai menti. Si j'étais catholique, je me 
ferais moine et trappiste. Un trappiste n'a pour lit qu'un cer- 
cueil, mais au moins il y dort. — Tous les hommes ont un lit 
où ils dorment : moi, j'en ai un où je travaille pour de l'ar- 
gent. 

n porte la main à sa t6te. 

Où vais-je?où vais-je? Le mot entraîne l'idée malgré elle... 
Ciel ! la folie ne marche-t-elle pas ainsi? Voilà qui peut 
épouvanter le plus brave... Allons ! calme-toi. — Je relisais 
ceci... Oui!... Ce poëme-là n'est pas assez beau !... Écrit trop 
vite! — Écrit pour vivre! —0 supplice! La bataille d'Ilas- 
tings!... Les vieux Saxons!... Les jeunes Normands!... Me 
suis-je intéressé à cela?Non.Et pourquoi donc en as-tu parlé? 
— Quand j'avais tant à dire sur ce que je vois. 

Il se lève et marche à grands pas. 

Réveiller de froides cendres, quand tout frémit et souffre ai:- 
tour de moi ; quand la Vertu appelle à son secours et se meurt 



DigitizecLby VjOOQIC 



Ah! misérable! Mais... c'est la Satire! tu deviens mé- 
chant. 

Il pleure longtemps ayee désolation. / 

Écris plutôt sur ce brouillard qui s'est logé à ta fenêtre 
comme à celle de ton père. 

n s'arrête, 
n prend une tabatière sur sa table. 

Le voilà, mon père ! — Vous voilà ! Bon vieux marin! franc 
capitaine de haut bord, vous dormiez la nuit, vous, et, le jour, 
vous vous battiez ! vous n'étiez pas un Paria intelligent comme 
Test devenu votre pauvre enfant. Voyez- vous, voyez-vous ce 
papier blanc? s'il n'est pas rempli demain, j'irai en prison, 
mon père, et je n'ai pas dans la tête un mot pour noircir ce 
papier, parce que j'ai faim. — Jai vendu, pour manger, le 
diamant qui était là, sur cette boîte, comme une étoile sur 
votre beau front. Et à présent, je ne l'ai plus et j'ai toujours 
la faim. Et j'ai aussi votre orgueil, mon père, qui fait que je 
ne le dis pas. — Mais, vous qui étiez vieux et qui saviez qu'il 
faut de l'argent pour vivre et que vous n'en aviez pas à me 
laisser, pourquoi m'avez-vous créé ? - 

U jette la boite. — Il court après, se met à genoux et pleure. 

Ah ! pardon, pardon, mon père ! mon vieux père en che- 
veux blancs! — Vous m'avez tant embrassé sur vos genoux! 
— C'est ma faute ! j'ai cru être poète ! C'est ma faute ; mais 
je vous assure que mon nom n'ira pas en prison ! Je vous le 
jure, mon vieux père. Tenez, tenez, voilà de l'opium! si j'ai 
par trop faim... je ne mangerai pas, je boirai. 

Il fond ea larmes sur la tabatière où est le portrait, v- 

Quelqu'un monte lourdement mon escalier de bois. — Ca* 
chons ce trésor 

Cachant l'.opinm. 



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58 THÉÂTRE COMPLET D'aLFRED DE VIGNY 

Et pourquoi? ne suis-je donc pas libre? plus libre que ja- 
mais? 

— Caton n'a pas caché son épêe. Reste comme tu es, Ro- 
main, et regarde en ftice. 

Il pose l'upiaift aa miCev de sm tablt. 



SCÈNE II 
CHATTERTON, LE QUAKER. 
L£ QUAKER* jetant les yenz sur la ûolo. 



Ah! 

Eh bien? 



CHATTERTON. 



LE QUAKER. 

Je connais cette liqueur. — Il y a là an moins soixante 
grains d* opium. Gela te donnerait une certaine exaltation qui 
te plairait d'abord assez comme poète, et puis un peu de dé- 
lire, et puis un bon sommeil bien lourd et sans rêve, je t'as- 
sure. — Tu es resté bien longtemps seul. Chatterton. 

Le quaker pose le flacon snr la table. Chatterton le reprend à la dérobée. 
CHATTERTON. 

Et si je veux rester seul pour toujours, n'en ai-je pas le 
droit? 

LE Quf^ER. 

II s^assied sur le lit ; Chatterton reste debout, les yeax fixes et hagards. 

Les païens disaient cela. 

CHATTERTON. 

Qu'on me donne une h e ure de bonheur et je redeviendrai 
UïT^xcelient chrétien . Ce que... ce~qne irôus craignez, les 
étoïciens l'appelaient sortie raisonnable. 

LE QUAKER. 

C'est vrai ; et ils disaient même que, les causes qui nous 
retiennent à la vie n'étant guère fortes, on pouvait bien en 
sortir pour des causes légères. Mais il faut considérer, ami, 
que la Fortune change souvent et peut beaucoup, et que, si 
elle peut faire quelque chose pour quelqu'un, c'est pour un 
vivant. 



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,^m^^.^M 



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T 



60 THEATRE COMPLET D*ALFRED DE VIGNY 

mon père assez intimement. On m'avait souvent offert sa pro- 
tection, je l'avais toujours refusée, parce que je n'aime pas être 
protégé. — Je comptais sur des idées pour vivre. Quelle folie! 
— Hier, elles m'ont manqué toutes ; il ne m'en est resté qu'une, 
celle d'essayer du protecteur. 

LE QUAKER. 

M. Beckford passe pour le plus honnête homme çt l'un des 
plus éclairés de Londres. Tu as bienfait. Pourquoi y as-tu re- 
noncé depuis? 

CHATTEPTON. 

Il m'a suffi depuis de la vue d'un homme. 

LE QUAKER. 

Essaye delà vue d'un sage après celle d'un fou. —Que t'im- 
porte? 

CHATTERTON. 

Eh ! pourquoi ces retards? Les hommes d'imagination sont 
,^Aernellement crucifiés ; le sarcasme et la misère sont les clous 
de leur croix. Pourquoi voulez- vous qu'un autre soit enfoncé 
dans ma chair, le remords de s'être inutilement abaissé ? — Je 
veux sortir raisonnablement. J'y suis forcé. 

LE QUAKER se lève. 

Que le Seigneur me pardonne ce que je vais faire. Écoute ! 
Chatterton, je suis très-vieux, je suis chrétiea et de la secte la 
plus pure de la république universelle du Christ. J'ai passé tous 
mes jours avec mes frères dans la méditation, la charité et la 
prière. Je vais te dire, au nom de Dieu, une chose vraie, et, en 
la disant, je vais, pour te sauver, jeter une tache sur mes che- 
veux blancs. 
\ Chatterton ! Chatterton ! tu peux per^lre ton Ama^ m aïs tu n'as 
pas le droit d'en perdre deu x. — Or, il y en a une qui s'est 

f attachée à la tienne et que ton infortune vient d'attirer comme 
le« Écossais disent que la paille attire le diamant radieux. Si 
tu t'en vas, elle s'en ira ; et cela, comme toi, sans être en état 
de grâce et indigne pour l'éternité de paraître devant Dieu. 
î^ Chatterton ! Chatterton ! tu peux douter de l'éternité, mais 

«lie n'en doute pas ; tu seras jugé selon tes malheurs et ton 
désespoir, et tu peux espérer miséricorde ; mais non pas elle, 
^ui était heureuse et toute chrétienne. Jeune homme, je te 



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CHATTERTON 61 

demande -grâce pour elle, à genoux, parce cpi'elle est pour moî 
sur la terre comme mon enfant. 

CHATTERTON. 

Mon Dieu! mon ami, monpère, que voulez-vous dire?... se* 
rait-ce donc...? Levez-vous !... vous me faites honte... Se- 
rait-ce...? 

LE QUAKER. 

Grâce! car, si tumeurs, elle mourra.7.' 

CHATTERTON. 

Mais qui donc ? 

LE (/Jaker. 
Parce qu'elle est faible de 6orps et d*âme, forte de cœur seu- 
lement. 

CHATTERTON. 

Nommez-la! aurais-je osé croire!.,. 
LE quaker. 

Il se relère. 

Si jamais tu lui dis ce secret, malheureux ! tu es un traître, 
et tu n'auras pas besoin de suicide ; ce sera moi qui te tuerai. 

CHATTERTON. 

Est-ce donc...? 

LE QUAKER. 

Oui, la femme de mon vieil ami, de ton hôte... la mère des 
beaux enfants. . ' 

CHATTERTON. 

Kitty Bell! 

LE QUAKER. 

Elle t'aime, jeune homme. Yeux-tu te tuer encore? 

CHATTERTON, tombant dans les bras du quaker* 

Hélas ! jenepuis donc plu s vivre ni mo urir ? 

LE QUAKER, fortemonU 

U faut vivre, te taire et prier Dieu 1 



L 



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92 THÉA.TBE COMPLET D'ALFBED DE VIGNY 

SCÈNE III ï 

L'arrière-bon tiqua. 
KITTY BELL, LE QUAKER j 

KITTY sort seule de s«^ chainbr» et regunle daas la. sallo. L 

Personne ! — Venez, mes &ahntal 

Il ne faut jamais se cacher, si ce n'est pour fsdrelebien. 

Allez vite chez lui! portez-loi... Je (au quaker.) reviens, mon 
ami , je reviens vous écouter. (A ses enfants.) Portez-lui tous vos 
fruits. — Ne dites pas que je vous envoie, et montez sans 
faire de bruit. — Bien ! Bien! 

Les deux enfants, portant nn panier, montent doueement l'eMalier 
et entrent dans la chambre de Chatterton. 
Quand ils sont en haut. 

Eh bien, mon ami, vous croyez donc que le bon lord maire 
lui fera du bien ? Oh ! mon ami, je consentirai à tout ce que 
. vous voudrez me conseiller ! 

LE QUAKER. 

Oui, Usera nécessaire que, dans peu de temps, il aille habiter 
une autre maison, peut-être mépae hors de Londres. 

KITTY BELL. 

Soit à jamais bénie la maison où il sera heureux, puisqu*i 
ne peut Tétre dans la mienne ! mais qu'il vive, ce sera assez^ 
pour moi. 

LE QUAKER. 

Je ne lui parlerai pas à présent de cette résolution ; je l'y 
préparerai par degrés. 

KITTY BELL, ayant peur que le quaker n'y consenlt» 

Si vous voulez, je lui en parlerai, moi. 

LE QUAKER. 

Pas encore : ce serait trop tôt. 

KITTY BELL. 

Mais si, comme vous le dites, ce n'est pour lui qu'une habi- 
tude à rompre ? 

LE QUAKER. 

Sans doute... il est fort sauvage. — Les auteurs n'aiment que 



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CHATTEETON 6^1 

leurs manuscrits... Il ne tient à personne, il n'aime personne, 
Gep^idant ce serait trop tôt. 

KITTY BEL!.. 

Pourquoi donc trop tôt, si vous pensez quesapréseoioe sott 
s: â^e ? 

l:e quaker. 
Oui, je le pense, je ne me rétracte pas. 

KITTTBELL. 

Cependant, si cela est nécessaire, je sui§ prête à le lui dire 
à présent ici. 

LEQIUAKEK. 

î^on, non, ce serait tout perdre. 

KITTY BELL, satisfaite. 

Alors, mon ami, convenez-en, s'il reste ici, je ne pms pas le 
maltraiter ; il faut bien que Ton tâche de le rendre moins mal- 
heureux. J'ai envoyé mes enfants pour le distraire ; et ils ont 
voulu absolument lui porter leur goûter, leurs fruits, que sais- 
je? Est-ce un grand crime à moi, mon ami ? en est-ce un à 
mes enfants ? 

Le qaaker, s'assejant, se détonrne pour essuyer ane larme. 
KITTY BELL. 

On dit donc qu'il a fait de bien beaux livres ? Les avez^vous 
lus, ses livres? 

LE QUAKER, a^ee une ittsomeiaaeeiiffectée» 

Oui, c'est un beau génie. 

KITTY BELL. 

Et si jeune ! est-ce possible? — Ah ! vous ne voulez pas me 
répondre, et vous avez tort, car jamais je n'oublie un mot de 
vous. Ce matin, par exemple, ici même, ne m'avez-vous pas dit 
que rendre à un maiheureuxun cadeau qu*U a fait, c'est l'hu- 
tnilier et lui faire mesurer toute sa nUsère? — Aussi, je suis 

l)ien sû/e que vous ne lui avez pas rendu sa Bible ? — N'esl-il 

ipas '/fai? avouez-le. 

LEQUAKER, lui donnant sa Bible, en la loi faisant attendre. 

'ti^^ mon enfant, comme c'est moi qui te la donne, 
ctz peux la garder; 

KITTY BELL. 
£lle s'assied à ses pieds à la manière des enfants qui demandent une gr&co. 



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64 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Oh! mon ami, mon père, votre bonté a quelquefois un air 
méchant, mais c'est toujours la bonté la meilleure. Vous êtes 
au-dessus de nous par votre prudence ; vous pourriez voir à 
yos pieds tous nos petits orages que vous méprisez, et cepen- 
dant, sans être atteint, vous y prenez part ; vous en souffrez 
par indulgence, et puis vous laissez tomber quelques mots, et 
les nuages se dissipent, et nous vous rendons grâces, et les 
larmes s'effacent, et nous sourions, parce que vous l'avez 
permis. 

LE QUAKER l'embrassé sur le front. 

Mon enfant ! ma chère enfant ! avec toi, du moins, je suis sûr 
de n'en avoir pas de regret. (Oq parle.) — On vient !... Pourvu 
que ce ne soit pas un de ses amis. — Ah ! c'est ce Talbot, j'en 
étais sûr. 

Oa entead le cor de chasse. 

1 SCÈNE IV 



Lb8 MÊMES, LORD TALBOT, JOHN BELL. 
LORD TALBOT. 

Oui, oui, je vais les aller joindre tous, qu'ils se réjouissent! 
moi, je n'ai plus le cœur à leur joie. J'ai assez d'eux, laissez- 
les souper sans moi. Je me suis assez amusé à les voir se ruiner 
pour essayer de me suivre; à présent, ce jeu-là m'ennuie. 
Monsieur Bell, j'ai à vous parler. — Vous ne m'aviez pas dit 
les chagrins et la pauvreté de mon ami, de Chatterton. 

JOHN BELL, à KiUy Bell. 

Mistress Bell, votre absence est nécessaire... pour un instant. 

Kitty Bell se retire lentement dans sa chambre. 

Mais, milord, ses chagrins, je ne les vois pas; et, quant à sa 
pauvreté, je sais qu'il ne doit rien ici, 

LORD TALBOT. 

Ciel! comment fait-il? Oh ! si vous saviez et vous aussi, 
bon quaker, si vous saviez ce que l'on vient de m'apprendre ! 
D'abord ses beaux poèmes ne lui ont pas donné un morceau de 
pain. — Ceci est tout simple ; ce sont des poèmes, et ils sont 
beaux : c'est le cours naturel des choses. Ensuite, une espèCv» 



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CHATTERTON 65 

d'érudît, un misérable inconnu et méchant, vient de publier 
(Dieu fasse qu'il l'ignore!) une atroce calomnie. II a prétendu 
prouver qn'Uarold et tous ses poëmes n'étaient pas de lui. 
Mais, moi, j'attesterai le contraire, moi qui l'ai vu les inventer 
à mes côtés, là, encore enfant; Je l'attesterai, je l'imprimerai, 
et je signerai Talbot. 

L£ QUAKER. 

C'est bien, jeune homme. 

LORD TALBOT. 

Mais ce n'est pas tout. N'avez- vous pas vu rôder chez vous 
un nommé Skimer ? 

JOHN BELL. 

Oui, oui, je sais ; un riche propriétaire de plusieurs maisons 
dans la Cité. 

LORD TALBOT. 

C'est cela. 

JOHN BELL. 

Il est venu hier. 

LORD TALBOT. 

Eh bien, il le cherche pour le faire arrêter, lui, trois fois \ 
quelque pauvre loyer qu'il lui doit. Et | 
! vojlà qui est horrible à penser. — Je vou- 
hèhte au pays, je voudrais pouvoir le dire 
ût l'entendre. — Approchez tous deux, 
sortir de chez lui, a promis par écrit et 
ai lu. ., — il a signé que, tel jour (et ce jour 
erait sa dette, et que, s'il mourait dans l'in- / 
à l'École de chirurgie... on n'ose pas dire 
pour la payer; et le millionnaire a reçu 

LE QUAKER. f- 

Il misère sublime ! 

LORD TALBOT. 

Il n'y faut pas songer ; je (Ruinerai tout à son insu ; mais 
sa tranquillité, la comprenez- vous ? 

LE QUAKER. 

Et sa fierté, ne la comprends-tu pas, toi, ami ? 

LORD TALBOT. 

Eh ! monsieur, je le connaissais avant vous, je le veux voir. 



millionnaire 




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6t3 THÉÂTRE COMPLET D' ALFRED DE VIGNY 

— * Je sais comment il faut lui parler. U faut ie forcer de 
s'occuper de son avenir... et, d'ailleurs, j'ai quelque chose à 
réparer, 

JOHN BEX.I. 

Diable ! diable ! voilà une méchante affaire ; à le voir si bien 
avec vous, milord, j'ai cru que c'était un vrai g^[itleman, moi; 
mais tout cela pourra faire chez moi un esclandre. Tenez, fran- 
chement, je désire que ce jeune homme soit averti par vous 
qu'il ne peut demeucer plus d'un mois ici, milord. 

L R D T A L B T, arec un rire amer. 

N'en parlons plus, monsieur ; j'espère, s'il a la bonté d'y 
venir, que ma maison le dédommagera de la vôtre. 

KITTY BELL revient timidement. 

Avant que Sa Seigneurie se retire, j'aurais voulu lui deman- 
der quelque chose, avec la permission de M. Bell. 

JOHN BELL, se promenant brusquement au fond delà chambre. 

Vous n?avez pas besoin de ma permission. Dites ce qu'il 
TOUS plaira. 

KITTY BELL. 

Milord connaît-il M. Beckford, le lord maire de Londres? 

LORD TALBOT. 

PaiWeu ! madame, je crois môme que nous sommes un peu 
parents ; je le ^s toutes les fois que je crois qu'il ne m'en- 
nuiera pas, c'est-â-dire une fois par an. — Il me dit toujours 
que j'ai des dettes, et pour mon usage je le trouve sot ; mais 
en général on l'estime. 

XITTT BELL. 

M. le docteur m'a dit qu'il était plein de sagesse et debien- 



LORD TALBOT. 

A vrai dire, et à parler sérieusement, c'est le plus honnête 
homme des trois royaumes. Si vous désirez de lui quelque 
chose . .. j'irai le voir ce soir qiême. 

KITTT BELL. 

Il y a, je crois, ici quelqu'un qui aura afiFaire à lui, et... 

Ici Chatterton descend de sa chambre arec les denz enfants. 
70HN BELL. 

Que voulez- vous dire ? ÊteSf vous folle ? 



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CHATTERTON ©7 

KITTY BËLL, saluant. 

Rien que ce qu'il tous plaira. 

X.ORD TALBOT. 

Mais laissez-la parler, au moins. 

LE QUAKER. 

La seule ressource qui reste à Chatterton, c'est cette pro« 
tection. 

LORD TALBOT. 

Est-ce pour lui ? J'y cours. 

JOHN BELL, & sa femme. 

Comment donc saYez-vous si bien ses affaires ? 

LE QUAKER. 

Je les lui ai apprises, moi. 

JOHN BELL, à Kitty. 

Si jamais ! . .• 

KITTY BELL. 

Oh ! ne tous emportez pas, monsieur ! nous ne sommes pas 
seuls. 

JOHN BELL. 

Ne pariez plus de ce jeune homme. 

Ici, Chatterton» qui « remis les deux enfants entre les nuâni de levr «ère^ 

revient vers la cheminée. 

KITTY BELL. 

Comme vous l'ordonnerez. 

JOHN BELL. 

Milord, voici votre ami, vous saurez de lui-môme ses senti- 
•nents. 

SCÈNE V 

CHATTERTON, LORD TALBOT, LE QUAKER, 
JOHN BSLL, KITTY BELL. 

Oiatterton a Vaircalme et presque henrenz. Il jette sor un fimteail quelque* 

monosci^ts. 

LORB TALBOT. 

Tom, je reviens pqur vous rendre un service • me le oermel- 
lez-vous ? 



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68 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

CHATTERTON} avec la doncear d'un enfant dans la voix et ne cessant de 
regarder Kitty Bell pendant toute la scène. 

Je suis résigné, George, à tout ce que Ton voudra, à pres- 
que tout. 

LORD TALBOT. 

Vous avez donc une mauvaise affaire avec ce fripon de Skir- 
ner? Il veut vous faire arrêter demain. 

CHATTERTON. 

Je ne le savais pas, mais il a raison^ 

JOHN BELL» au quaker. 

Milord est trop bon pour lui ; voy^z son air de hauteur... 

LORD TALBOT. 

A-t-il raison? 

CHATTERTON. 

Il a raison selon la loi.. C'était hier qjje je devais le payer, 
ce devait être avec le prix d'un manuscrit inachevé, j'avais si- 
gné cette promesse ; si j'ai eu du chagrin, si l'inspiration ne 
s'est pas présentée à l'heure dite, cela ne le regarde pas. 

Oui, je ne devais pas compter à ce point sur mes forces et 
dater l'arrivée d'une muse et son départ comme on calcule la 
course d'un cheval. — J'ai manqué de respect à mon âme im- 
mortelle, je l'ai louée à l'heure et vendue. — C'est moi qui ai 
tort, je mérite ce qu'il en arrivera. 

LE QUAKER, à Kitty. 

Je gagerais qu'il leur .semble fou ! c'est trop beau pour eux. 

LORD TALBOT) en rtant^ mais un peu piqué. 

Ah çà ! c'est de peur d'être de mon avis que vous le dé- 
fendez. 

JOHN BELL. 

C'est bien vrai, c'est pour contredire 

CHATTERTON. 

Non... Je pense à présent que tout le monde a raison, ex<> 
cepté les Poètes. La Poésie est une maladie du cerveau. Je 
ne parle plus de moi, je suis guéri. 

LE^jQ^J A K E R, à Kittf. 

Je n'aime pas qu'il dise cela. 



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CHATTERTON 69 

CHATTERTON 

Je n'écrirai plus un vers de ma vie, je vous le jure; quel- 
que chose qui arrive, je rC^w écrirai plus un seul. 

LE QUAKRH, ne le quittant pas des yeitx. 

Hum I il retombe. 

LORD TALBOT. 

Est-il vrai que vous comptiez sur M. Beckford, sur mon 
vieux cousin ? Je suis surpris que vous n*ayez pas compté sur 
moi plutôt. 

CHATTERTON. 

Le lord maire est à mes yeux le gouvernement, et le gou- 
vernement est l'Angleterre, milord : c'est sur l'Angleterre que 
je compte. 

LORD TALBOT. 

Malgré cela, je lui dirai ce que vous voudrez. 

JOHNBELL. 

Il ne le mérite gySre. 

LE QUAKER. 

Bien ! voilà une rivalité de protections. Le vieux lord vou- 
dra mieux protéger que le jeune. Nous y gagnerons peut- 
être. 

On entend un roulement sur le pavé. 
KITTT BELL. 

Il me semble que j'entends une voiture. 



SGÈNE VI 



Lii MftMii, M. BECKFORD. 

Les jeunes lords descendent arec leurs serviettes à la main et en habit de chasse 
. pour voir le lord maire. Six domestiques portant des torches entrent et se ran- 
gent en haie. On annonce le lord maire. 

KITTT BELL. 

Il vient lui-môme, le lord maire, pour M. Chatterton l 
Rachel ! mes enfants ! quel bonheur ! embrassez-moi» 

Elle courte eux et les baise avec transport. 
JOHN BELL. 

Les femmes ont des accès de folie inexplicables ! 



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70 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
LE QUAKER, à part. 

La mère donne à ses enfants un baiser d'amante sans le 
savoir, ^ 

M.' BEGKFORD, parlant haat et a'établissant pesaouneot et pompeasement ^^ 
dans un grand fauteuil. 

Âh ! ah ! voici, je crois, tous ceux que je cherchais réunis. 
— Ah ! John Bell, mou féal ami, il fait bon vivre chez vous, 
ce me semble ! car j'y vois de joyeuses figures qui aiment le 
bruit et le désordre plus que de raison. — Mais c*eat de 
leur âge. 

JOHN BELL. 

Milord, Votre Seigneurie est trop bonne de me faire Thon- 
neur de venir dans ma maison une seconde fois. 

M. BEGKFORD. 

Oui, pardieu! Bell, mon ami ; c'est la seconde fois que j'y 
viens... Ah ! les jolis enfants que voilà ! Oui, c'est la seconde 
fois, car la première ce fut pour vous complimenter sur le 
bel établissement de vos manufactures; et aujourd'hui je 
trouve cette maison nouvelle plus belle que jamais : c'est votre 
petite femme qui l'administre, c'est très-bien. — Mon cousin, 
Talbot, vous ne dites rien 1 Je vous ai dérangé, George ; vous 
étiez en fête avec vos amis, n'est-ce pas ? Talbot, mon cousin, 
vous ne serez jamais qu'un libertin ; mais c'est de votre âge. 

LORD TALBOT. 

Ne vous occupez paô de moi, mon cher lord. 

LORD LAUDERDALE. 

C'est ce que nous lui disons tous les jours, milord. 

M. BECKPORD. 

Et vous aussi, Lauderdale, et vous, Kingston? toujours 
avec lui? toujours des nuits passées à chanter, à jouer et à 
boire ? Vous ferez tous une mauvaise fin ; mais je ne vous en 
veux pas, chacun a le droit de dépenser sa fortune comme il 
l'entend. — John Bell, n'avez-vous pas chez vous un jeune 
homme nommé Chatterton, pour qui j'ai voulu venir moi- 
même ? 

CHATTERTON. 

C'est moi, milord, qui vous ai écrit. 

M. BEGKFORD. 

Ah ! c'est vous, mon cher I Venez donc îcî un peu , que je 



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CH&TTEETON 71 

VOUS voie en fsice. J'ai conaa totre père, un digne Iwanme s'il 
en fut; un pauvre soldat, mais qui avait bravement fait son 
chemin. Ah ! c'est vous qui êtes Thomas Chatterton? Vous vous 
amusez à faire des vers, mon petit ami; c'est bon pour une 
fois, mais il ne faut pas continuer. Il n'y a personne qui n'ait 
eu celte fantaisie. Hé ! hé l J'ai fkit comme vous dans mon 
printemps, et jamais Littleton, Swift et Wilkes n'ont écrit 
pour les belles dames des vers plus galants et plus badins 
que les miens. 

CHATTERTON. 

Je n'en doute pas, milord. 

H. BEGKFORD. 

Mais je ne donnais aux Muses que le temps perdu. Je savais 
bien ce qu'en dit Ben Johnson : que la plus belle muse du 
monde ne peut suffire à nourrir son homme, et qu'il faut 
avoir ces demoiselles-là pour maîtresses, mais jamais pour 
femmes. 

Landerdale, Kiogstoa et les lords riealb 
£AUD£RDALE. 

Bravo, milord! c'est Inen vrai! 

LE Qv4[eR, à part. 

Il \eut le tuer à petit feu. 

CHATTERTON. 

Rien de plus vrai, je le vois aujourd'hui, milord. 

M. BEGKFORD. 

Votre histoire est celle de mille jeunes gens ; vous n'avez 
rien pu faire que vos maudits vers, et à quoi sont-ils bons, 
je vous prie? Je vous parle en père, moi, à quoi sont-ils bons ? 
— Un bon Anglais doit être utile au pays. — Voyons un peu, 
qu^elle idée vous faites-vous de nos devoirs à tous, tant que 
nous sommes? 

CHATTERTON, à part 

Pour elle! pour elle ! je boirai le calice jusqu'à la lie. (Haut.) Je 
crois les comprendre) milord. — L'Angleterre est un vaisseau. 
Notre île en a la forme : la proue tournée au nord, elle est 
comme à l'ancre, au milieu des mers, surveillant le continent. 
Sans cesse elle tire de ses flancs d'autres vaisseaux faits à son 
image, et qui vont la représenter sur toutes les côtes du monde. 
Mais c'est à bord du grand navire qu'est notre ouvrage à tous. 



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72 THÉÂTRE COMPLET D*ALFEED DE VIGNY 

Le roi, les lords, les communes sont au pavillon, au gouver- 
nail et à la boussole ; nous autres, nous devons tous avoir les 
mains aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et 
charger les canons : nous sommes tous de Téquipage, et nul 
n'est inutile dans la manœuvre de notre glorieux navire. 

H. BEGKFORD. 

Pas mal ! pas mal ! quoi qu'il fasse encore de la Poésie; mais 
en admettant votre i4ée, vous voyez que j'ai encore raison. 
Que diable peut faire le Poëte dans la manœuvre ? 

Ua moment d'attente. 
CHATTERTON. 

Il lit dans les astres la route que nous montre le doigt du 
Seigneur. 

LORD TALBOT. 

Qu'en dites-vous, milord ? lui donnez-vous tort? Le pilote 
n'est pas inutile. 

M. BECKFORD. 

Imagination, mon cher ! ou folie, c'est la même chose ; vous 
n'êtes bon à rien, et vous vous êtes rendu tel par ces bille- 
vesées. — J'ai des renseignements sur vous... à vous parler 
franchement... et... | 

LORD TALBOT. 

Milord, c'est un de mes amis^ et vous m'obligerez en le trai- 
tant bien.,, 

M. BEGKFORD. 

Oh ! vous VOUS y intéressez, George ? Eh bien, vous serez 
content ; j'ai fait quelque chose pouç votre protégé, malgré 
les recherches de Baie... Chatterlomie sait pas qu'on a décou- 
vert ses petites ruses de manuscrit ; mais elles sont bien inno- 
centes, et je les lui pardonne de bon cœur. Le Magisterial 
est un bien bon écrit; je vous l'apporte pour vous convertir, 
avec une lettre où vous trouverez mes propositions : il s'agit 
de cent livres sterling par an. Ne faites pas le dédaigneux^ mon 
enfant; que diable! votre père n'était pas sorti de la côte 
d'Adam, il n'était pas frère du roi, votre père ; et vous n'êtes 
bon à rien qu'à ce qu'on \ous propose, en vérité. C'est un 
commencement ; vous ne me quitterez pas, et je vous sur- 
veiU^rai de près. 

Kitty Bell lupplie Chatterton, par un regard, de ne pas refuser* 
Elle a deviné son hésitation* 



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CHATTERTON 73 

CHATTERTON, il hésite un moment; puis, après avoir regarJé Kitly. 

Je consens à tout, milord. 

LORD LAUDERDALE. 

Que milord est bon! 

JOHN BEH. 

Voulez- vous accepter le premier toast, milord? 

KITTY BELL, à sa fiUe. 

^ Allez lui baiser la main. 

LE QUAKER, serrant la main à Chatterton. 

Bien, mon ami, tu as été courageux. 

LORD TALBOT. 

J'étais sûr de mon gros cousin Tom. — Allons, j'ai fait tant 
qu'il est à bon port. * 

M. BEGRFORD. 

John Bell, mon honorable Bell, conduisez-moi au souper de 
ces jeunes fous, que je les voie se mettre à table. — Cela me 
rajeunira. 

LORD TALBOT. 

Parbleu! tout ira, jusqu'au quaker. — Ma foi, milord, que ^ 
ce soit par vous ou par moi, voUà Chatterton tranquille • allons 
— n'y pensons plus. ' ' 

JOHN BELL. 

Nous allons tous conduire milord, 

A Kitty Bell. 

Vous allez revenir faire les honneurs, je le veux. 

Elle va rers sa chambre. 
CHATTERTON, au quaker. 

N'ai-je pas fait tout ce que vous vouliez? 

Tout haut^ à M. Beckford. 

Milord, je suis à vous tout à l'heure, j'ai quelques papiers à 
brûler. 

H. BECKFORD. 

Bien, bien!... Use corrige de la poésie, c'est bien. 

Us sortent. 
JOHN BELL, revient à sa femme brusqnemeot. 

Mais rentrez donc chez vous, et souvenez-vous que je vous 
* tends. 

j Kitty Bell s'arrête sur la porte un moment et regarde Chatterton 

' avee inquiétude. 

6 



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74 THEATRE COMPLET 0*ALFRED DE VIGNY 
KITTT BELL, à part. 

Pourquoi veut-il rester seul, mon Dieu? 

Elle sort aree set enfaoU et porte le plus jeune dans tes Lias. 



SCÈNE VII 



CHATTERTON, seul, se promenant. 

Allez, mes bons amis. — Il est bien étonnant que ma des* 
tinée change ainsi tout à coup. J'ai peine à m'y fier; pourtant 
les apparences y sont. — Je tiens là ma fortune. — Qu'a voulu 
dire cet homme en parlant de mes ruses? Âh ! toujours ce 
qu'ils disent tous. Ils ont deviné ce que je leur avouais nloi- 
méme, que je suis l'auteur de mon livre. Finesse grossière! je 
le reconnais là ! Que sera cette place ? quelque emploi de com- 
mis? Tant mieux, cela est honorable ! Je pourrai vivre sans 
écrire les choses communes qui font vivre. — Le quaker ren- 
trera dans la paix de son âme que j'ai troublée, et elle ! Kitty 
Bell, je ne la tuerai pas, s'il est vrai que je l'eusse tuée. — 
Bois-je le croire ? J'en doute : ce que l'on renferme toujours 
ainsi est peu violent ; et, pour être si aimante, son âme est 
bien maternelle. N'importe, cela vaut mieux, et je ne la verrai 
plus. C'est convenu... autant eût valu me tuer. Un corps est 
aisé à cacher. — On ne le lui eût pas dît. Le quaker y eût veillé, 
il pense à tout. Et à présent, pourquoi vivre? pour qui?... — 
Pour qu'elle vive, c'est assez... Allons... arrêtez-vous, idées 
noires, ne revenez pas... disons ceci... 

-•' Il lit le journal. <^ 

« Chatterton n'est pas l'auteur de ses œuvres... Voilà qui 
est bien prouvé. — Ces poèmes admirables sont réellement 
d'un moine nommé Rowley, qui les avait traduits d'un autre 
moine du dixième siècle, nommé Turgo... Cette imposture, 
pardonnable à un écolier, serait criminelle plus tard... Signé. .- 
Baie ... » Baie? Qu'est-ce que cela? que lui ai-je fait? — De 
quel égoût sort ce serpent? 

Quoi! mon nom est élouiïé ! ma gloire éteinte ! mon honneur 



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CHATTERTON 75 

perdu ! —Voilà le juge ! ... le bienfaiteur ! voyons, qu'ofii'e-t-il ? 

Il dé«adiètQ la lettre, lit... et s'écrie arec indigoatkA. 

Une place de premief valet de chambre dans sa maison !.., 
Ah ! pays damné ! terre du dédain I sois maudite à jamais ! 

Prenaot la fiole d'opîam. #. 

mon âme, Je t'avais vendue ! je te rachète avec ceci. 

Il boit ropiam. 

Skimer sera payé ! —Libre de tous ! égal à tous, à présent! 
— Salut, première heure de repos que j'aie goûtée ! — Der- 
nière heure de ma vie, aurore du jour étemel, salut! — 
Adieu, humiliation, haines, sarcasmes, travaux dégradants, 
incertitudes, angoisses, misères, tortures du cœur, adieu ! Oh! 
quel bonheur, je vous dis adieu! •— Si Ton savdt! si l'on sa- 
vait ce bonheur que j'ai... on n'hésiterait pas si longtemps! 

loi, après uo îastaot de rtoaeiiieineBt dorant lequel son visage 'prend 
une expression de béatitude, il joint les maios et poursuit : 

Mort, ange de délivrance, que ta paix est douce ! j'avais 
bien raison de t'adorer, mais je n'avais pas la force de te con- 
quérir. —Je sais que tes pas seront lents et sûrs. Regarde-moi, 
ange sévère, leur ôter à tous la trace de mes pas sur la terre. 

Il jette au feu tous ses papiers. 

Allez, nobles pensées écrites pour tous ces ingrats dédai- 
gneux, purifiez-vous dans la flamme et remontez au ciel avec 
moi. 

Il lire les yeux au ciel et décbire lentement ses poèmes^ dans l'attitude 
grave et exaltée d'un bomme qui fait un sacrifice feienneL 



SCÈNE YÏÏI 
CHATTERTON, KITTY BELL, 

* r 

Kilty Ben sort lentement de sa cbambre, s'arrête, obserre Cbatlerton, et ra \% 
placer entre la cbeminée et Iiri. — Il tewt tout ï, eoup de déchirei* ses pa- 
piers. 

ÏÏTTt BÊLL, i part. 

Que fait-il donc? Je n'oserai jamais lui parler! Que brûle- 
t-il? Cette flamme me fait peur, et son visage éclairé par elle 
est lugubre. 

A. Chattertoa. 



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76 THÉATBE COMPLET D'ALFBBD DE VIGNY 

N'allez-vous pas rejoindre milord? 

GHàTTERTOII laisse tomber ses papiers; toat son corps frémit. 

Déjà ! — Ah I c'est vous I — Ah ! madame ! à genoux ! par 
pitié ! ouhliez-moi« 

KITTT BELL. 

Eh 1 mon Dieu ! pourquoi cela? qu'avez- vous fait? 

CHATTERTON. 

levais partir. — Adieu 1 — Tenez, madame, il ne faut pas 
que les femmes soient dupes de nous plus longtemps. Les pas- 
sions des poètes n'existent qpi'à peine. On ne doit pas aimer 
ces gens-là ; franchement, ils n'aiment rien ; ce sont tous des 
égoïstes. Le cerveau se nourrit aux dépens du cœur. Ne les 
lisez jamais et ne les voyez pas; moi, j'ai été plus mauvais 
qu'eux tous. 

KITTT BELL. 

Mon Dieu! pourquoi dites-vous : « J'ai été? » 

CHATTERTON. 

Parce que je ne veux plus être poète ; vous le voyez, j'ai dé- 
chiré tout. — Ce que je serai ne vaudra guère mieux, mais 
nous verrons. Adieu ! — Écoutez-moi ! Vous avez une famille 
^ charmante ; aimez- vous vos enfants ? 

KITTT BELL. 

Plus que ma vie, assurément. 

CHATTERTON. 

Aimez donc votre vie pour ceux à qui vous l'avez donnée. 

KITTT BELL. 

Hélas ! ce n'est que pour eux que je l'aime. 

CHATTERTON. 

Eh ! quoi de plus heau dans le monde, ô Kitty Bell ! Avec 
ces anges sur vos genoux, vous ressemblez à la divine Charité. 

KITTT BE^L. ^ 

Us me quitteront un jour. 

CHATTERTON 

Rien ne vaut cela pour vous! — C'efet là le vrai dans la 
vie ! Voilà un amour sans trouble et sans peur. En eux est le 
sang de votre sang, l'&me de votre âme ; ainvez-les, madame, 
uniquement et par-dessus tout. Promeitez-k-moi ! 

KITTT BELL. ^ 

Mon Dieu ! vos yeux sont pleins de larmes, et vous souries. 



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CHATTERTON 77 

CHATTERTON. 

Puissent vds beaux yeux ne jamais pleurer et vos lèvres sou- 
rire sans cesse ! Kitty ! ne laissez entrer en vous aucun cha- 
grin étranger à votre paisible famille. 

KITTT BELL. 

Hélas! cela dépend- il de nous? 

CHATTERTOIC. 

Oui ! oui!... H y a des idées avec lesquelles on peut fermer 
son cœur. — Demandez au quaker, il vous en donnera. — Je 
n'ai pas le temps, moi ; laissez-moi sortir. 

Il iftirche vers sa chambra. 
KITTT BELL. 

Mon Dieu ! comme vous souffrez ! 

CHATTERTON. 

Au contraire. — Je suis guéri. — Seulement, j*ai la tête 
brûlante. Ah ! bonté ! bonté ! tu me fais plus de mal que leurs 
noirceurs. 

KITTT BELL. 

De quelle bonté parlez-vous? Est-ce de la vôtre? 

CHATTERTON. 

Les femmes sont dupes de leur bonté. C'est par bonté que 
vous êtes venue. On vous attend là-haut! J'en suis certain. 
Que faites- vous ici? 

KITTT BELL, émue profondément et TcBil hagard. 

A présent, quand toute la terre m'attendrait, j'y resterais. 

CHATTERTON. 

Tout à l'heure je vous suivrai. — Adieu! adieu I 

KITTT BELL, l'arrêtant. 

"Vous ne viendrez pas? 

CHATTERTON. 

J'irai. — J'irai. 

KITTT BELL. 

Oh ! vous ne voulez pas venir. 

CHATTERTON. 

Madame, cette maison est à vous, mais cette heure m'ap- 
partient. 

KITTT BELL. 

Qu'en voulez-vous faire? 



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78 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
CHATTERTON. 

Laissez-moi , Kitty. Les hommes ont des moments où ils 
ne peuvent plus se courber à votre taille et s'adoucir la voix 
pour vous... Kitty Bell, laissez-moi. 

KITTT BELL. 

Jamai? je ne serai heureuse si je vous laisse ainsi, monsieur» 

CHATTERTON. 

Venez- VOUS pour ma punition? Quel mauvais génie vous 
envoie? ^ 

KITTY BELX» 

Une épouvante inexplicable. • 

CBAÏTERTON. 

Vous serez épouvantée $i vous restez. 

EIXTY ȕl.L. ^ 

Avez-Tous de mauvais desseias, grand Dieu? 

CHATTERTON. 

Ne VOUS en ai-je pas dit assez? Gomment êtes-vous là? 

KJTTY BELL. 

Eh! comment n'y serais-je plus? 

CHATTERTON. 

Parce que je vous aime, Kitty. 

KITTY BELL, 

Ah ! monsieur, si vous me le dites, c'est que vous voulez: 
mourir. 

CHATTERTON. 

J'en ai le droit, de mourir. — Je le jure devant vous, et je 
le soutiendrai devant Dieu ! 

KITTT BELL. 

Et moi, je vous jure que c'est un crime; ne le commette» 
pas. 

CHATTERTON. 

H le faut, Kitty, je suis condamné. 

KITTY BELL 

A.ttendez seulement un jour pour penser à votre âme. 

CHATTERTON. 

n n'y a rien que je n'aie pensé, Kitty. 

KITTY BELL. 

Une heure seulement pour prier.. 



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CHATTERTON 19 

CHATTERTON. 

Je ne peux plus prier. 

KITTT BELL. 

Et moi! je vous prie pour moi-même. Gela me tuera. 

CHATTERTON. 

Je TOUS ai avertie ! il n'est plus temps» 

KITTT BELL. 

Et si je vous aime, moi ! ^ 

CHATTERTON. 

Je l'ai vu, et c'est pour cela que j'ai bien fait de mourir ; c'est 
pour cela que Dieu peut me pardonner. 

KITTT BELL. 

Qu'avez-vous donc fait? 

CHATTERTON. 

Il n^t plus temps, Kitty; c'est un mort qui vous parle. 

KITTT BELL, à genoux, les mains au ciel. 

Puissanees dudel! grâce pour lui. 

CHATTERTON. 

Allez- vous-en . . . Adieu ! 

/^ KITTT BELL, tombant. 

Je ne le puis plus... 

^ CHATTERTON. 

Eh bien donc! prie pour moi sur la terre et dans le ciel. 

^ Il la baise au front et remonte l'escalier en chancelant ; il ourre sa porte 
et tmnbe dans sa chambre. 
KrTTT BELL. 

Ah! —Grand Dieu! 

Elle tronre la Gole. 

Qu'est-ce que cela? — Mon Dieu ! pardonnez-lui . 



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80 THÉATRB COMPLET D'aLFRED DE VIGNY 

SCÈNE IX 

KITTY BELL, LE QUAKER. 

LE QUAKER, aceouraot. 

Vous êtes perdue... Que faites- vous ici ? 

KITTl^ BELL, renversée sur les marches de Tesealier. 

Montez vite ! montez, monsieur, il \a mourir; sauvez-le... 
s'il est temps. 

Tandis que le quaker s'achemine vers l'escalier, Kitty Bell cherche à voir, à tra- 
vers les portes vitrées, s'il n'y a personne qni puisse donner du secours; puis, ne 
voyant rien, elle suit le quaker avec terreur, en écoutant le bruit de la cham- 
bre de Chatterton. ^ 

LE QUAKER, en montant à grands pas, à Kitty BeU. 

Reste, reste, mon enfant, ne me suis pas. 

m 
Il entre chez Chatterton et s'enferme avec lui. On devbe des soupirs de Chatter- 
ton et des paroles d'eiyiburagement du quaker. Kitty Bell monte, à demi éva- 
nouie, en s'accrochani à la rampe de thaque marche: elle fait effort pour tirer 
à elle la porte, qui résiste et s'ouvre enfin< On voit Chatterton mourant et tombé 
sur le bra» ^ quaker. Elle crie, glisse- à 'demi morte sur la rampe de l'escalier 
et tombe sur la dernière marche/ 

On entend John Bell appeler de la salle voisine. 
' JOHN BELL. 

Mistress Bell ! 

Kit^ se lève tout à coup comme par ressort 
JOHN BELL, une seconde fois. 

IGstress Bell ! 

Elle te met en marche et vient s'asseoir, lisant sa Bible et balbutiant tout bat 
des paroles qu'on n'entend pas. Ses enfants accourent et s'attachent à m 
robe. 

LE QUAKER, du haut de l'escalier. 

L'a-t-elle vu mourir? Ta-t-elle vu? 

Il va près d'elle. 

Ma mie! ma fille! 

JOHN BELL, entrant violemment et montent deux marches de l'escalier. 

Que fait-elle ici ? Où e^t ce jeune homme? Ma volonté est 
qu'on l'emmène] 



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CHATTERTON 81 

LE QUAKER. 

Dites qu'on l'emporte, il est mort. 

JOHN BELL. 

Mort?' ;■ 

tE QUAKER. 

Oui, mort à dix-huit ans ! Vous Tavez tous si bien reçu, 
étonnez-vous qu'il soit parti ! 

JOHN BELL. 

Mais... ;"' 

LE QUAKER. 

Arrêtez, monsieur, c'est assez d'effroi pour une femme. 

Il regarde Kitty et la voit monraote. 

Monsieur, emmenez ses enfants ! Vite, qu'ils ne la voient 
pas. 

Il arrache les enfanti des piedi de Kitty, les passa à John Bell, et prend leur 
mère dans ses bras. John Bell les prend à part et reste stupéfait. Kitty Bell 
meurt dans les bras da qoaker. 

JOHN BELLf aveo épooTante, 

Eh bien! eh bien! Kitty! Kitty! qu'avez-vous? 

n s'arrête en royant le quaker s'agenouiller. 
LE QUAKERi à genoux. 

Oh! dans ton sein! dans ton sein, Seigneur, reçois ces deux 
martyrs ! 

Lo quaker reste k genwz, les yeux tournés vers le eiel, jusqu'à ce que \ê 
lideau soit baissé. 



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LES REPRESENTATIONS 

1>0 

DRAME 

lOUÊ LE 12 FÉvaiER 1835 A LA COMÉD I E -FR A ^Ç A 181. 



Ce a'est pas â mm qu'il appartient de parler du succès de 
ce drame; il a été au delà des espérances les plus exagérées de 
ceux qui voulaient Men le souhaiter. IMfedgré la conscience 
qu'on ne peut &'empôcher d'avoir de ce qu'il y a de passager 
dans réclat du théâtre, il y a aussi quelque chose de grand, 
de grave et presque religieux dans cette alliance contractée 
avec l'assemblée dont on est entendu, et c'est une solennelle 
récompense des fatigues de l'esprit. — Aussi serait-il injuste 
de ne pas nommer les interprètes à qui l'on a confié ses idées 
dans un livre qui sera plus durable que les représentations 
du drame qu'il renferme. Pour moi, j'ai toujours pensé que 
l'on ne saurait rendre trop hautement justice aux acteurs, eux 
dont l'art difficile s'unit à celui du poète dramatique, et 
complète son œuvre. — Ils parlent, ils combattent pour lui, 
et offrent leur poitrine aux coups qu'il va recevoir, peut-être; 
ils vont à. la conquête de la gloire solide qu'il conserve, et 
n'ont pour eux que celle d'un moment. Séparés du monde 
qui leur est bien sévère, leurs travaux sont perpétuels, et 
letts tiiomphe va peu au delà de leur existence. Gomment 



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84 THÊATBE COMPLET D* ALFRED DE VIGNY 

ne pas constater le souvenir des effort qu'ils font tous, et 
ne pas écrire ce que signerait chacun de ces spectateurs qui 
les applaudissent avec ivresse? 

Jamais aucune pièce de théâtre ne fut mieux jouée^ je crois, 
que ne Ta été celle-ci, et le mérite en est grand ; car, der- 
rière le drame écrit, il y a comme un second drame que récri- 
ture n'atteint pas, et que n'expriment pas les paroles. Ce 
drame repose dans le mystérieux amour de Chatterton et de 
KittyBeH; cet amour qui' se devine toujours et ne se dit 
jamais ; cet amour de deux êtres si purs, qu'ils n'oseront 
jamais se parler, ni rester seuls qu'au moment de la mort ; 
amour qui n'a pour expression que de timides regards, pour 
message qu'une Bible, pour messagers que deux enfants, pour 
caresses que la trace des lèvres et des larmes que ces fronts 
innocents portent de la jeune mère au poète; amour que le 
quaker repousse toujours d'une main tremblante et gronde 
d'une voix attendrie. Ces rigueurs paternelles, ces tendresses 
voilées, ont été exprimées et nuancées avec une perfection rare 
et un goût exquis. Assez d'autres se chargeront de juger et 
de critiquer les acteurs ; moi, je me plais à dire ce qu'ils 
avaient à vaincre, et en qjaoï ils ont réussi. 

L'onction et la sérénité d'une vie sainte et courageuse, la 
douce gravité du quaker, la profondeur de sa prudence, la 
chaleur passionnée de ses sympathies et de ses prières, tout 
ce qu'il y a de sacré et de puissant dans son intervention pa- 
ternelle, a été parfaitement exprimé par le talent savant et 
expérimenté de M. Joanny. Ses cheveux blancs, son aspect 
vénérable et bon, ajoutaient à son habileté consommée la 
naïveté d'une réalisation complète. 

Un homme très-jeune encore, M. Geffroy, a accepté et har- 
diment abordé les difficultés sans nombre d'un rôle qui, à 
lui seul, est la pièce entière. Il a dignement porté ce fardeau, 
regardé comme pesant par les plus savants acteurs. Avec une 
haute intelligence, il a fait comprendre la fierté de Glialterton 
dans sa lutte perpétuelle, opposée à la candeur juvénile de 
son caractère ; la profondeur de ses douleurs et de ses tra- 
vaux, en contraste avec la douceur paisible de ses penchants; 
son accablement I chaque fois que le rocher qu'il roule 



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CHATTEBTON 85 

retombe sur lui pour l'écraser ; sa dernière indignation et 
sa résolution subite de mourir, et par-dessus tous ces traits, 
exprima avec un talent souple, fort et plein d'avenir, Té- 
lévation de sa joie lorsq[ue enfin il a délivré son âme et la 
sent libre de retourner dans sa véritable patrie. 

Entre ces deux personnages s'est montrée, dans toute la 
pureté idéale de sa forme, Kitty Bell, l'une des rêveries de 
Stello. On savait quelle tragédienne on allait revoir dans ma- 
dame Dorval ; mais avait-on prévu cette grâce poétique avec 
laquelle elle a dessiné la femme nouvelle qu'elle a voulu de- 
venir? Je ne le crois pas. Sans cesse elle fait naître le souve- 
nir des Vierges maternelles de Raphaël et des plus beaux ta- 
bleaux de la Charité ; — sans efforts elle est posée comme 
elles ; comme elles aussi, elle porte, elle emmène, elle assied 
ses enfants, qui ne semblent jamais pouvoir être séparés de 
leur gracieuse mère; offrant ainsi aux peintres des groupes 
dignes de leur étude, et qui ne semblent pas étudiés. Ici sa 
voix est tendre jusque dans la douleur et le désespoir ; sa 
parole lente et mélancolique est celle de l'abandon et de la 
pitié ; ses gestes^ ceux de la dévotion bienfaisante ; ses regards 
ne cessent de demander grâce au ciel pour l'infortune ; ses 
mains sont toujours prêtes à se croiser pour la prière ; on sent 
que les élans de son cœur, contenus parje devoir, lui vont être 
mortels aussitôt que l'amour et la terreur l'auront vaincue. 
Rien n'est innocent et doux comme ses ruses et ses coquette- ' 
ries naïves pour obtenir que le quaker lui parle de Chatterton. 
Elle est bonne et modeste jusqu'à ce qu'elle soit surprenante 
d'énergie, de tragique grandeur et d'inspirations imprévues, 
quand l'effroi fait enfin sortir au dehors tout le cœur d'une 
femme et d'une amante. Elle est poétique dans tous les dé- 
tails de ce rôle qu'elle caresse avec amour, et dans son ensem- 
ble qu'elle paraît avoir composé avec prédilection, montrant 
enfin sur la scène française le talent le plus accompli dont 
le théâtre se puisse enorgueillir. 

Ainsi ont été présentés les trois grands caractères sur les- 
quels repose le drame. Trois autres personnages, dont les pre- 
miers sont les victimes, ont été rendus avec une rare vérité. 
John Bell est bien l'égoïste^ le calculateur bourru ; bas avec 



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86 THÉÂTRE COMPLET D* ALFRED DE VIGNY 

les grands, insolent avec les peUts. Le lord maire est bien le 
protecteur ^empesé, sot, confiant en lui-même, et ces deux 
rôles sont largement joués. Lord Talbot, bruyant, insuppor- 
table et obligeant sans bonté, a été représenté avec élégance, 
ainsi que ses amis importuns. 

J'avais désiré et j'ai obtenu que cet ensemble offrît l'aspect 
sévère et simple d'un tableau flamand, et j'ai pu ainsi faire 
sortir quelques vérités morales du sein d'une famille grave et 
honnête ; agiter une question sociale, et en faire découler les 
idées de ces lèvres qui doivent les trouver sans effort, les 
faisant naître du sentiment profond de leur position dans la 
vie. 

Cette porte est ouverte à présent, et le peuple le plus impa- 
tient a écouté les plus longs développements philosophiques 
et lyriques. 

Essayons à l'avenir de tirer la scène du dédain où sa futilité 
l'ensevelirait infailliblement en peu de temps. Les hommes 
sérieux et les familles honorables qui s'en éloignent pourront 
revenir à cette tribune et à cette chaire, si l'on y trouve dea 
pensées et des sentiments dignes de graves réflexions. 



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SUR LES OEUVRES 



DE CHATTERTON 



Je ne peux me résoudre â quitter une idée sans l'avoir 
épuisée. J'aurais des remords involontaires d'abandonner ce 
nom de Chatterton dont je me suis fait une arme^ sans dire 
hautement tout ce qui sert à l'honorer et tout ce qui atteste- 
la puissance de ce jeune et profond esprit. 

La Société ne veut jamais avoir tort. Sitôt qu'elle a fait une 
victime, elle l'accuse et cherche à la déshonorer pour n'avoir 
plus de remords. Gela est plus facile que de s'amender. Il y 
a tant de cœurs qui se sentent soulagés en se persuadant 
qu'un malheureux était un infâme ; cela dit, on pense à autre 
chose. 

Chatterton venait d'expirer depuis peu de jours, lorsque 
parureçt à la fois un poème burlesque et un pamphlet sur sa 
mort. '— Chose plaisante apparemment, comme chacun sait. 
— Les bouffons et les diffamateurs sont de tous les temps;, 
mais d'ordinaire ils ne suivent un hommB que jusqu'à son 
cimetière et ne vont pas plus loki. Chatterton a conservé les 
siens au delà. On ne sait plus leurs noms, même en Angle- 
terre, il est vrai; c'est une justice qui se fait partout, l mais 
leurs libelles se sont conservés , et , quand on a voulu écrire 
sur Chatterton, on a trop souvent copié le pamphlet au lieu 
ie Fhistaiii^ 



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83 THÉÂTRE COMPLET D* ALFRED DE VIGNY 

Il m*avaii semblé qu^on pouvait avoir plus de pitié de la 
gloire d*un enfant. Après tout, sa vie n*a de criminel que sa 
mort, crime commis contre lui-même, et je ne vois d'incon- 
testable, d'authentique et de prouvé que le prodige de ses 
travaux. 

Laissons à l'Angleterre le regret de son malheur, et le 
regret, plus grand peut-être, de la persécution de ses 
cendres. Ne partageons pas avec elle cette faute dont elle 
s'est déjà repentie * et mesurons le poëte à son œuvre. 

A l'école de charité de Bristol, fondée par Edward Colston, 
écuyer, se trouve un enfant taciturne et insouciant en appa- 
rence, qui, un jour, sort de son silence, et lit une satire qu'il 
vient d'écrire en vers. Ce jour-là, il venait d'avoir onze ans 
et demi. Cette tendre voix jette son premier cri, et c'est l'in- 
dignation qui le lui arrache à la vue d'un prêtre qui a changé 
de religion pour de l'argent. 

Un humble assistant, ou sous-maître de l'école, nommé 
Thomas Philippe, l'écoute et l'encourage. Il part, il est poëte, 
il écrit. U fait des élégies, des poèmes, une prophétie lyrique, 
un poëme héroïque * et satirique, un chant dans le goût d'Os- 
sian *. A quatorze ans, il a imprimé trois volumes. Il étudie, 
il examine tout : astronomie, physique, musique, chirurgie, et 
surtout les antiquités saxonnes K II s'arrête là et s'y attache. 

^ Vfartoo, ptrlantde Chatterton, l'appelle proeit^y ofgenius, et récemment va. 
poète, on homme de bien, Wordsworth a dit: 

I thoaght of Chatterton, the marveUoui boy, 
The sleepless sool that perished in his pride.M 
Of him who walked in glory and in jo]r, 
FoUowing his ploagh, along the moontain aidai» 
B7 oor own apirits we are déifîed : 
We poets in oor yonth begin In gladoesa, 
Bat thereof comes in the end despondençy and madoe». 
VtroaDswoani. Résolution and Independencê* 
Stanxa,7th. 

S The ConstUiad, 

* Gorthmund, 

« Un de ses eompagnona de collège èerit eedt 

In the eonrse of that jear, 1764 whereio, Ifrequently aaw and eoBTened witk 
Chatterton, the exeentriei^of hia miodieema toharebeen aingularly diaplayed .On* 



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CHATTERTON 89 

Il invente Rowley ; il se fait une langue du quinzième siècle, 
et quelle langue ! une langue poétique, forte, pleine, exacte, 
concise, riche, harmonieuse, colorée, enflammée, nuancée à 
rinfînî ; retentissante comme un clairon, fraîche et énergique 
comme un hautbois, avec quelque chose de sauvage et d^agreste 
qui rappelle la montagne et la cornemuse du pâtre saxon. Or, 
avec cette langue savante, voici ce qu'il a fait en trois ans et 
demi, car il n'avait pas tout à fait dix*huit ans le jour de sa 
mort. 

La Bataille d'Hastings, poëme épique en deux chants. 
Œlla, tragédie épique. Goddwytiy tragédie. Le Tournoij 
poème. La Mort de sire Charles Baudouin^ poème. Les 
Métamorphoses anglaises. La Ballade de Charité, Trois 
poèmes intitulés : Vers à Lydgate, Trois églogues. Elinoure 
et Juga, poème. Deux poèmes sur l'église Notre-Dame. L'épi- 
taphe de Robert Canning, et son histoire, c'est-à-dire un en- 
semble de plus de quatre mille vers. Et ce qu'il a fallu joindre 
de savoir à l'inspiration, donnera à quiconque l'étudiera sé- 
rieusement un étonnement qui tient de l'épouvante. Pic de 
la Mirandole, ce savant presque fabuleux, fut moins précoce 
et moins grand. On le sent, Chatterton, s'il ne fût mort de 
son désespoir, fût mort de ses travaux. 

Qu'il me soit permis de donner ici quelques fragments de 
ses poèmes pour faire mieux apprécier l'immensité de ses 
recherches savantes et la vigueur précoce de son talent. 



Le plus important des poèmes de Chatterton est la Bataille 
d'Hastings. Sa forme est homérique, et l'on trouve même à 

day he migbt ba foand basily emplojed in tba stady of beraidry and En- 
glisb aatiquitias, botb of whicb are nnmbered amongst tbe most favoarite of bis 
purauitfl ; tbe next discovered bim deeply engaged confoonded and perplezed amidst 
tbe snbtelties of metâpbysical disçpisition, or lost and bewildered în tbe abstruse 
labyrintb of matbematical researcbes ; and tbeie in an instant agûn neglected and 
tbrown aside to make room for astronomy and music. Bf en pbysie, was not withnut 
a cbarm to allure bis imagination and be woold talk of Galon Hippocrates, aad 
Paracelsus, witb ail tbe confidence and famillarity of a modem empiric. 



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90 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

chaque pas des vers grecs traduits en vieux anglais. Rowley 
est censé traduire Turgot *. 

« Turgot, né à Bristol , de parents saxons, et moine de 
réglise de Duresme. i> — Turgot est THomère de cette Iliade. 
Il s'écrie : - , . 

« Y, tho' a Saxon, yet tke truth will telL • 

Et il rend justice à la bravoure fatale des conquérants nor- 
mands. Ce caractère donne une sauvage grandeur à tout le 
poëme. Je ne citerai ici que le début des deux chants , inter- 
rompus en 1770 par la mort de Chatterton. Je joindrai seule- 
ment ici au texte la traduction, en anglais moderne, des mots 
qui ont vieilli jusqu'à devenir presque inintelligibles. 

1 Turgott!is, bora of Saxonne parents in Briston Towne, a mook of the church »f 
Duresme. 



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CHATTERTON 91 

BATTLE OF HASTINGS 

N^ 1 

DÉBUT DU PREMIER CHANT 

IL A 564 VERS 



Chryste, it is a grief for me to telle 
How manie a nobil erle and valrous knyghto 
In fyghtynge for kynge Harrold noblie fell. 
Al sleyne in Hastings feeld in bloudie fyghte. 
sea ! ur teeming donore ^y han tby ûoude. 
Han anie fructuous entendem^it '. 
Thou wouldst hâve rose and sank wyth thyde of bloude^ 
Before Duke Wyllyam's knyghtes han hither went ; 
Whose cowart arrows manie erles sleyne, 
And hrued ' the feeld wyth blonde as season rayne. 

And of his knyghtes did eke fuU manie die. 
Ail passyng hie, of mickle myghte ech one, 
Whose poygnant arrowes, typp'd with destynie, 
Caus'd manie wydowes to make myckie mone. 

Lordynges, avaunt, that, chycken-harted are, 
From out of hearynge quicklie now départe ; 
FuU well I wote *, to synge of bloudie warre 
Will greeva your tenderlie and maiden harte. 
Go, do the weaklie worn^man inn mann's geare ^, 
And scond^ your mansion if hrynm war corne there 

Soone BÊ the erlie maten belle was tolde, 
And sonne was come to byd us ail good daie, 
Bothe armies on the feeld, both brave and bolde© 



1 Prolifie, bonelictrsfs. — * VsfioL mtaning* —s Embrued, -*^Bjiow.— * Draiib- 
- * Abieond firom, quit. 



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92 THÉÂTRE COMPLET D'ALFEED DE VIGNY 

Prepar'd for fyghte, in champyon arraie. 
As when two bulles, destynde for Hocktide fyghte, 
Are yoked bie the necke within a sparre *, 
Theie rend the erthe, and travellyrs affryghte, 
Lackynge to gage the sportive bloudie warre ; 
Se lacked Harroldes menne to como to blowes, 
The Normans lacked for to T\rielde their bo\yes. 

Kynge Harrolde, turnynge to hys lecgemen *, spake : 
My merrie men, be not caste downe in mynde : 
Your onlie Iode • for aye to mar or make 
Before you sunne has donde bis welke ♦, you'U fynde. 
Your lovyng wife, who erst dyd rid the londe 
Of Lurdanes ^, and the treasure that you ban, 
"Wyll falle into the Normanne robber's bonde 
Unlesse -with bonde and harte you plaie the manne. 
Cheer up youre hartes, chase sorrowe farre awaie, 
Godde and seyncte Guthbert be the "worde to daie. 

And thenne Duke Wyllyam to bis knyghtes did saie ; 
My merrie menne, be bravelie, everiche ® ; 
Gif I do gayn the honore of the daie. 
Ech one of you I will make myckle riche. 
Béer you in mynde, we for a kyngdomm fyghte ; 
Lordsbyppes and honores ech one shall possesse ; 
Be this the -worde to daie, Gad and my Ryghte ; 
Ne doubt but God will oure true cause blesse. 

The clarions^ tken sounded sharpe and shrille ; 
Deathdoeynge blades were out intent to kille. 

And brave Kyng Harrolde had nowe donde bis saie • ; 
He therev\rv\rythe myghte amayne • bis shortehorse-spear : 
The noise it made the duke to turc awaie, 
And bytt bis Knyghte, de Beque, upon the ear, 
.^is cristede i» beaver dyd hym smalle abounde " ; 
The cruel spear went thorough ail bis hede ; 
The purpel bloude came goushynge to the grounde, 

>Bar, enclonire.<^^* Subjecto.—* Fraise, hononr. — « Fioished his course.— 

• Lord Danef. — • Ererj one. — ' Tmmpett.— * Pat oa hU miliUrjr eoat. -• 

• Gtwt force, —w Grested helmet — " Benefit, or fernce. 



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CHATTERTON 93 

And at Duke Wyllyam's feet he tumbled deade : 

So fell the myghtie tower of Standrip, whenne 
It felte the furie of the Danish menne. 

Afflem, son of Guthbert, holie sayncte. 
Corne ayde thy freend, and shewe Duke Wyllyam's payne ; 
Take up thy pencyl, ail hys features paincte; 
Thy coloryng excells a synger strayne. 

Duke Wyllyam sawè hys freends sleyne piteousiie, 
Hys lovynge freende whome he muche honored. 
For he han lovd hym from puerilitie * 
And theie togelher bothe han bin ybred : 

! in Duke Wyllyam's harte it raisde a flame, 
To whiche the rage of emptie wolwes is tame. 

On peut se faire une idée de ce qu'il a fallu de pénétration, 
d'aptitude, de savoir, pour écrire ainsi environ quatre mille 
vers, et se reporter avec une justesse de langage si parfaite, à 
l'époque où la langue française allait envahir la langue saxonne 
et se mêlait avec elle. De cette union est né l'anglais modei-ne • 
et nous avons dans Jean de Wace (roman de Rou) de vieux 
vers où semble se former cette alliance ; 

Quand la bataille fut mostré 
La noit avant le di quaté 
Furent Engleis forment haslie 
Mult riant et mull envesie ; 
Tote noit mangierent et burent 
Mult le veiller demeuer : 
Treper et saillir et chanter 
Lublie crie et weisseil 
Laticome et drinck heil 
Drinc hîndrewart and drinc to me 
Drinc helf and drinc to me. 

J%st aussi la relation du débarquement de Guillaume le 
Conquérant, et Chatterton s'en est peut-être inspiré. 

t CUUdhood. 



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^ THEATRE COMPLET D' ALFRED DE VIGNY 
DÉBUT DU SECOKl) CHANT, 

IL A 720 V£R8 



Oh truth! îmmorlal dougliter of the skies, 
Too lyttle known to wi7ters of thèse daies, 
Teach me, fayre saincte ! thy passynge worthe to pryze, 
To blâme a friend and give a foeman prayse. 
The fickle moone, bedeckt withe sylver rays, 
Leadynge a traîne of starres of feeble lyghte, 
With look adigne* the worlde belowe surveies, 
The world that wotted * not it could be nyghte ; 
Wy th armour dyd * , with human gore ydeyd * , 
She seesKynge Harolde stande, fayre Englands curse and pryde, 

With aie and vernage'^ drunck bis souldiers lay ; 
Hère was an hynde, anie an erlie spredde ; 
Sad keepynge of their leaders natal daie ! 
This even in drinke, too morrow with the dead! 
Thro' everie troope disorder reer'd her hedde ; 
Dancynge and heideignes^ was the onHe thème ; 
Sad dôme was theires, who lefte this easie bedde, 
And wak'd in torments from so sweet a dream. 

1 Of dignity. — » Knew. — • It sLould be fpelt d/ght, cloathtd or prop&red. i 

— * Djed. — ^ A. sort of wine. — • Romping-, or conDtrydaoees. j 



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CHATTEBTON 96 



lES MÉTAMORPHOSES ANGLAISES 

Les Métamorphoses anglaises de Chatterton peuvent être re- 
gardées comme une imitation d'Ovide, un poème mytholo- 
gique. On peut remarquer qu'il n'a point choqué la vraisem- 
blance en les attribuant à Rowley, son moine idéal du quinzième 
sièsle ;.car je vois qu'il y avait une traduction française des 
Métamorphoses d'Ovide dans la bibliothèque du duc Hum- 
phrey, et une autre écrite par un ecclésiastique normand 
en 1467. 

Ce po^me est fondé sur une partie de l'histoire de Geoffroy 
de Montmouth, qui décrit le débarquement de-BruttiSy le par- 
tage de son royaume, l'histoire de sa mort, et la fin de son 
fils aîné Locrine, dans la guerre que fit contre lui Guendolen^ 
sa femme ; la vengeance qu'il tira d'Elstride, sa maîtresse, et 
de sa sœur Sabrina, en les faisant noyer dans la Seveme, et 
l'ordre qu'il donna que cette rivière portât son nom. Les prin- 
cipaux faits sont pris dans cette histoire. Il y avait eu aussi en 
Angleterre une tragédie sur ce sujet, intitulée Locrine, qui, 
pendant quelque temps, fut attribuée à Shakspeare, mais 
rayée depuis de ses œuvres. 

Voici le commencement de ce poëme : 

ENGLISH METÀMORPHOSIS 

BlE T. ROWLEIE 

■ OOK I 

Whanne Scythyannes, salvage as the wolves Iheie chaccle 
Peynted in horrowe* formes bie nature dyghte*, 
fieckcled* yn beastskyns, slepteuponne the vas 
And wyth the momeynge rouzed the wolfe to fyghte, 
SweTte as descendeynge lemes* of roddie lyghte, 

* UntenJy, diaagreable. — « Dresse. — » Wrapped. — * Rayt. 



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96 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Plongedto Ihe hulstred* bedde of laveynge ' seas, 
Gerd » the blacke mountayn. Okes in drybblets * twighte» 
Ând ranne yn tboghte alonge the azuré mees, 
Whoseeyne dyd féerie sheene, like blue-hayred defs% 
Dreerie hange upon Dover's emblaunched'^ clefs. 



Un mois avant sa mort, Chatterton envoya la ballade qjal 
suit à Féditeur du journal appelé Tovm and Country Ma- 
gazine. Ce sont les derniers vers gu'il ait écrits, et c'est pour 
cela que je les ai choisis. Outre une rare perfection de style 
et de rhythme, j*y trouve le jeune poète mieux représenté que 
dans des œuvres plus imposantes ; j'y vois une morale pure 
et toute fraternelle, enveloppée dans une composition simple, 
qui rappelle la parabole du Samaritain ; une satire très-fine, 
amenée sans effort, et ne dépassant jamais les idées et les 
expressions du siècle où elle semble écrite ; et, au fond de tout 
cela, le sentiment sourd, profond, désolant, inexorable d'une 
misère sans espérance, et que la Charité même ne saurait 
consoler. 

* Hidden, secret. — * Waahîng. — » Broke, rent, slriick, — * Sinall plecea. — 
• Pulled, rent. — • Yoponrs, rather »pectr«i. — ' Wliite. 



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CHATTERTON 97 

AN 
EXCELLENTE BALADE OF CHARITIE 

AS WROTEn DI£ THE GODE PRIBSTl 

TlioiiiaM Ro^pvlej^, 1464 



In Virgyne the sweltrie son gan sheene, 

And hotte upon Ihe mees did caste his raie ; 

The appe rodded its pâlie green, 

And the mole peare did bende the leafy spraiee ; 

The peede chelandri sung the livelong daie : 

'T was nowe the pride, the manhode of the yeare. 

And eke the grounde was dighte in ist mose defte aumere, 

The Sun was glemeing in the midde of daie ; 

Deadde still the aire, and eke the welken blue, 

When from the sea arist in drear arraie 

A hepc of cloudes of sable sullen hue> 

The which full fast unto the woodlande drewe, 

Hiltring attenes the sunnis fetive face, 

And the blacke tempeste swolne and gathered up apace. 

Beneathe an holme, faste by a pathwaie sidè, 
Which dide unto seyncte Godwine's covent ledc, 
A happless pilgrim moneynge did abide, 
Pore in his viewe, ungentle in his weed, 
Longe bretfui of the miseries of neede. 
Where from the hail-stone coulde the aimer flic? 
He bad no housen theere, ne anie covent nie. 

Look in his glommed face, his sprighte there scanne ; 
Howe woe-be-gone, how withered, frowynd, deade ! 
Haste to thie church-glebe-house, asshrewed manne ! 
Uaste to thie kiste, thie onlie dortoure bedde. 



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^ THÉÂTRE COMPLET D'âLFBED DE VIGNY 

Claie, as tbe claie whiche will gre on thie hedde, 

Is Charitie and Lowe aminge highe elves ; 

Knîghtis and Barrons live for pleasure and themselves. 

The gathered storme is rype; he bigge drops falle; 
The forswat meadowes smethe, and drenche the raine j 
The comyng ghastness do the cattle palI, 
And the fuU flockes are drivynge oer the plaine ; 
Dashde from the cloudes the waters flott againe; ' 
The welkin opes; the yellow levynne flies; 
And the hot fierie smothe in the wide lowings dies. 

Liste ! now the thundêr's rattling clymmynge sonnd 
Cheves slowlie on, and then embollen clangs, 
Shake the hie spyre, and loffl, dispended, drown'd, 
Still on the gallard eare of terroure hanges ; 
The windes are up; the lofty elmen swanges; 
Again the levynne anà the thunder poures, 
And the fuUe cloudes are braste attenes in stonen showers. 

Spurreynge bis palfrie oere the watrie plaine, 
The Abbote of Seyncte Godwynes convente came ; 
His chapournette was drented with the reine, 
And his pencte gyrdle met with mickle shame ; 
He aynewarde tolde his bederoll at the same ; 
The storme encreasen, and he drew aside, 
With the mist aimes craver neere to the holmc lo bide. 
His cope was ail of Lyncolne clothe so fyne, 
With a gold button fasten'd neere his chynne ; 
His autremete was edged with golden twynne. 
And his shoone pyke a loverds mighte bave binne; 
FuU welle it shewn he thoughten coste no sinne; 
The trammels of the palfiye pleasdc his sighte. 
For the horse-millanare his head with roses dighte. 
An aimes, sir priest ! the droppynge pilgrim saide, 
! let me waite within your convente dore, 
Till the sunne sheneth hie above our heade, 
And the loude tempeste of the aire is oer ; 



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CHATTERTON Ô^ 

Helpless and onld am I, alas; and poor; 

No house, ne friend, ne moneie in my pouche ; 

AU yatte I.allmy owne is this my silver crouche. 

Varlet, replyde the Abatte, cea»e your dinne; 
This is no season aimes ad prayes to give; 
Mie porter never lets in faitour in; 
None touche mie rynge who not in honour live. 
And nowe the sonne with the blacke cloudes did stryve, 
And shettynge on the grounde his glarrie raie^ 
The Abbate spurrde his sleede, and eflsooBes roadde awaie.. 

Once moe the skie was blacke, the thounder rolde ; 
Faste reyneynge oer the plaine a priest was seen; 
Ne dighte fuli proude, ne buttoned in golde ; 
His cop and jape were graie, and eke were clene ; 
A Limitoure he was of ord«r seene; 
And from the pathwaie side then turned he, 
Where the pore aimer laie binethe the holmen tree. 
An aimes, sir priest! the droppynge pilgrim saide. 
For sweete Seyncte Marie and yonr order sake. 
The Limitoure then loosen*d his pouche threade. 
And did thereoute a groate of silver take ; 
The mister pilgrim dyd for halline shake. 
Hère take this silver, it maie eathe thei care ; 
We are Goddes stewards ail, nete of oure owne we bare^ 

But ah! unhailUe pilgrim, leme of me, 
Scathe anie give a rentrollo to their Lorde. 
Hère take my semecope, thou arte bare I see; 
*Tis thyne ; the Seynctes will give mie rewardé. 
He left the pilgrim, and his waie aborde. 
Virgynne and hallie Seyncte, who sitte yn gloure, 
Or give the mittee will, or give the goed man puwer^ 



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100 THÉÂTRE COMPLET D*ALFRED DE VIGNY 

L'EXCELLENTE BALLADE DE CHARITÉ 

COMME ELLE FUT ACIITB »▲! LB B0!| PBÉTBB 

Tltomas Bowley, 1464. 



C'était vers le mois de la Vierge, lorsque le soleil lançait ses 
rayons dévorants et les faisait briller sur les prairies échauf- 
fées. La pomme quittait son vert pâle et rougissait, et la molle 
poire faisait plier la branche touffue. Le chardonneret chantait 
tout le long du jour; c'était alors la gloire et la virilité de 
Tannée, et la terre était vêtue de sa plus belle parure de 
gazon. Le soleil était rayonnant au milieu du jour, l'éclair 
calme et mort, le ciel tout bleu. Et voilà qu'il se lève sur la mer 
un amas de nuages d'une couleur noire, qui s'avancent au- 
dessus des bois en cachant le front éclatant du soleil. La noire 
tempête s'enfle, et s'étend à tire-d'aile. 

Sous un chêne planté près du chemin qui conduit au cou- 
vent de Saint-Godv^in, s'est arrêté un triste pèlerin, pauvre 
d'aspect, pauvre d'habits, depuis longtemps plein de misère 
et de besoins. Où pourra-t-il s'enfuir et se mettre à l'abri de 
la grêle ? Il n'y a près de là ni maison ni couvent. 

Sa figure pâle atteste les craintes de son âme ; il est miséra- 
ble, désolé, à demi mort. Il s'avance vers le dernier lit du dor- 
toir, vers la fosse, aussi froid que la terre qui couvrira sa tête. 
La charité et l'amour se trouvent-ils parmi les puissants du 
monde, les chevaliers et les barons, qui Vivent pour le plaisir 
et pour eux-mêmes? 

La tempête qui se préparait est mûre ; de larges gouttes 
tombent déjà; les prairies brûlées boivent la pluie avec ardeur 
et remplissent l'air de vapeurs. L'orage prochain effraye les 
troupeaux, qui s'enfuient dans la plaine. La pluie tombe par 
torrents des nuages. Le ciel s'ouvre; le jaune éclair brille, et 
les vapeurs enflammées vont mourir au loin. 

Écoutez ! à présent résonne le roulement du tonne rre ; il 



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CHATTERTON 101 

s'avance lentement et semble s'accroître, il ébranle le clocher 
dont l'aiguille se balance là-bas , puis il diminue et se perd 
tout à fait. Cependant l'oreille effrayée l'écoute encore. Les 
vents se lèvent tous ; l'orme baisse la tête ; l'éclair brille de nou- 
veau, et le tonnerre éclate : les nuages gonflés s'ouvrent et 
lancent à la fois une grêle de pierres. 

Monté sur son palefroi, l'abbé de Saint-Godwin se dirige 
vers le couvent, à travers la plaine humide et ruisselante. Son 
petit chaperon est percé parla pluie, et sa ceinture peinte est 
très- endommagée. Il dit son chapelet à rebours, ce qui montre 
son déplaisir; l'orage s'accroît; il cherche un abri près du 
chêne où le malheureux s'était réfugié. Son manteau est du 
plus >ieau drap de Lyncolne, attaché sous le menton par un 
bouton d'or ; sa robe blanche ornée de franges d'or, ses 
souliersrelevés comme ceux d'un seigneur, montrent bien qu'il 
ne considère pas la richesse comme un péché. Les beaux 
harnais lui plaisent, ainsi que les ornements de la tête de 
«on cheval. 

— La charité, seigneur prêtre ! dit le malheureux pèlerin 
épuisé; permettez-moi d'entrer dans votre couvent jusqu'à 
ce que le soleil vienne luire sur nos têtes, et que la bruyante 
tempête de l'air soit passée. Je suis vieux, pauvre et sans se- 
cours ; je n'ai ni maison, ni ami, ni bourse : tout mon bien 
est ce crucifix d'argent. 

— Tais-toi, misérable I dit l'abbé, ce n'est pas le temps de 
demander l'aumône ou des prières.: mon portier ne laisse 
jamais entrer les vagabonds : je ne reçois que celui qui vit 
honorablement. 

Le soleil en ce moment luttait contre les sombres nuages, 
et lançait un de ses rayons les plus brillants ; l'abbé pique son 
coursier et disparaît bientôt. 

Encore une fois le ciel se couvre de lourdes nuées ; le ton- 
nerre gronde. On voit un prêtre qui traverse la plaine ; l'ha- 
billement de celui-là n'avait rien de brillant et n'avait point 
de boutons d'or; son capuchon et son petit manteau étaient 
gris, mais très-propres ; c'était un moine des ordres mendiants. 
Se détournant du grand chemin, il se dirige vers le chêne où 

le pauvre s'est abrité. 

6. 



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102 THÉATE]^ COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

— La charité, sire prêtre ! dit le pèlerin exténué, pour l'a- 
mour de sainte Marie et celui de son ordre. 

Le moine alors détache sa bourse et en tire un groat^ d'ar- 
gent. Le pauvre pèlerin tremble de joie. 
9 — Tiens, prends cet argent, il pourra te soulager, malheu- 
reux pèlerin ; nous ne sommes tous que les mendiants du Ciel, 
et nous n'avons rien qui nous appartienne réellement. Mais 
apprends de moi que nous rendons bien rarement un compte 
fidèle à Notre-Seigneur. Allons, prends mon manteau ; tu es 
presque nu, à ce que je vois; il est à toi. Les saints sauront 
bien m'en dédommager. 

Il quitte le pèlerin et poursuit son chemin. — Vierge, et 
TOUS tous. Saints qui vivez en gloire, donnez la bonne volonté 
au riche ou la subsistance au pauvre. 



H faut se garder de juger Chatterton sur cette ballade, et 
cette ballade sur une imparfaite traduction. Mais ce sera en 
étudiant toutes ses œuvres, qui méritent un travail spécial et 
complet, que l'on appréciera la beauté simple des conceptions, 
la fraîcheur et la vérité des couleurs, et la finesse de l'exécu- 
tion,- où rien n'est négligé dans la science du détail, et où 
brillent toutes les richesses du rhythme et de la rime. On verra, 
en apprenant ce langage renouvelé, de quelle force de tête 
était doué le jeune Anglais, et quelle devait être l'infortune 
qui a brisé de si hautes facultés. 

J'ai vu dans une ancienne église, enNormandie,une pierre 
tumulaire, posée en expiation, par ordre du pape Léon X, sur 
le corps d'un jeune homme mis à mort par erreur. Moins du- 
rable sans doute que cette pierre, puisse ce drame être, pour 
la mémoire du jeune poète, un LIVRE EXPIATOIRE! Puis- 
sions-nous surtout, dans.notre France, avoir une pitié qui ne 
soit pas stérile pour les hommes dont la destinée ressemble à 
celle de Chatterton, mort à dix- huit ans. 

Mars 1835. 
A Quatre pencê. 



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I.k 



MARÉCHALE D'ANCRE 



DRAME EN CINQ ACTES 

REPRÉSENTÉ POUR LA PRBMIÉR£ FOIS, A PARIlf 
SUR LE SECO^'D THÉATRI - FRANÇAIS 

Le 25 iuifi 483^ 



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Goode 



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AVANT-PROPOS 



La minorité de Louis XIII unît comme elle avsdt commencé, 
par un assassinat. Goncini et la Galigaï régnèrent entre ces 
deux crimes. Le second m'a semblé être l'expiation du pre- 
mier; et, pour le faire voir à tous les yeux, j'ai ramené au 
même lieu le pistolet de Vitry et le couteau de Ravaillac^ ins- 
truments de l'élévation et de la chute du maréchal d'Ancre, 
pensant que, si l'art est une fable, il doit être une fable 
philosophique. 

Il me suffira d'indiquer ici les ressorts cachés par lesquels 
se meut tout l'ouvrage. Les spectateurs et les lecteurs atten- 
tifs sauront en suivre le jeu, et ceux qui les ont découverts 
me sauront gré de n'avoir pas laissé ces ressorts à nu dans le 
corps du drame. 

Au centre du cercle que décrit cette composition, un re- 
gard sûr peut entrevoir la Destinée, contre laquelle nous 
luttons toujours, mais qui l'emporte sur nous dès que le 
Caractère s'affaiblit ou s'altère, et qui, d'un pas très-sûr, 
nous mène à ses fms mystérieuses, et souvent à l'expiation, 
par des voies impossibles à prévoir. Autour de cette idée, le 
pouvoir souverain dans les mains d'une femme ; l'incapacité 
d'une cour à manier les affaires publiques; la cruauté polie 
des favoris ; les besoins et les afflictions des peuples sous leurs 
règnes. Ensuite les tortures du remords politique ; puis celles 
de l'adultère frappé, au milieu de ses joies, des mêmes peî - 
nés qu'il donnait sans scrupule; et, après tout, la pitié aue 
t«us méritent. 



JoiUat 1831. 



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PERSONNAGES 

ET DISTRIBUTION DES ROLES 

TELLE QD'ELLE EUT LIEU AU SECOND THEATRE-FRANÇAIS (ODÉON^ 

Le 25 juin 4834. 



LÀ MARÉCHALE D'ANCRE Mlle Georom. 

CONCINI M. FaÉDÉRiCK Lemaitrb*. 

BORGIA M. Licier. 

ISABELLA . , ^ ' . . Mlle Noblbt. 

PICARD M. Fbrtil^i. 

SAMUEL M. DoPÀRÀT. 

DELUYNES M. Doligwt. 

FIKSQUE. . M. DKLAFOiSE. 

THÉMINES . . . • M. Éric-Berkard. 

DÉAGEANT M. Vaixih. 

MADAME DE ROUVRES Mlle GsoaoES cadette^. 

MADAME DE MORET , . -Mlle Docmbmw. 

LE PRINCE DE CONDÉ M. ArsAick. 

TITRY .....<... M. Dblawtrb. 

MONGLÀI. . M. Chiut. 

CRÉQUI. M. Paul. 

D'ANVILLE . . . . • M. MoioAca. 

LE COMTE DE LA PÈNB M. Tom. 

DE THIENNES M. Ch. Hosteb. 

PhEntsa Laquais be Comcihi ...*.. M. Tourhas» 

Deuxième Laqda^s . * M. Rihobllb. 

Premier Gentilhomme de Coxcimi . • . . M. Augc&tb. 

Premier Officier ..••.••.•• M. Saiht-Pauw 



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c> 



CARACTERES 



lA MARÉCHALE D^ANCRE, 

Femme d'un caractère ferme et mâle, mère tendre et amie 
dévouée ; calculée et dissimulée à la façon des Médicis, dont 
elle est l'élève ; manières nobles, mais un peu hypocrites ; 
teint du Midi sans couleurs; gestes brusques parfois, mais 
habituellement composés. 

CONCINL 

Parvenu insolent, incertain dans les affaires, mais brave 
Tépée à la main. Voluptueux et astucieux Italien, il regarde 
et observe longtemps avec précaution avant de parler ; il croit 
voir des pièges partout, et sa démarche est indécise et hau- 
taine comme sa conduite; son œil fin, impudent et caute- 
leux. 

« Jamais, dit un historien du temps, esclaves ne furent tant 
«erfs de leurs maistres qu'il l'estoit de ses voluptez ; jamais 
esclave tant fugitif de son maistre qu'il l'estoit des lois de la 
justice. — Il estoit grand et droit, et bien proportionné de son 
<;orps; mais depuis quelque^ temps l'appréhension qu'il avoit 
le rendoit plus pâle de visage, plus hagard en ses yeux, et 
plus triste son teint basané. » 

BORGIA. 

Montagnard brusque et bon. "Vindicatif et animé parla ven^ 
detta, comme par une seconde âme ; conduit par elle comm« 
par la destinée. Caractère vigoureux, triste et profondément- 
sensible. Haïssant et aimant avec violence. Sauvage par nature, 



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108 THEATRE COMPLET D'ALFBED DE VIGNY 

et civilisé comme malgré lui par la cour et la politesse de son 
tempe. 

Silencieux, morose et rude de gestes et attitudes. Teint 
presque africain. Costume noir. Épée et poignard d'acier 
bronzé. 

ISABELLA MONTI. 

Jeune Italienne naïve et passionnée. Ignorante, dévote, sau- 
vage, amoureuse et jalouse. Passant de lïmmobilité à des 
mouvements violents et emportés. Costume corse, élégant et 
simple. 

FIESQUE. 

Blanc, blond, frais, rose, de joyeuse humeur et de vie heu- 
reuse. L'air ouvert, franc, étourdi, l'allure légère et gracieuse, 
le nez au vent, le poing sur la hanche, les gants à la main, la 
canne haute. Bon et spirituel garçon. 

Habit de courtisan recherché. Attitude de raffiné d'hon- 
neur. Rubans et nœuds galants de couleurs tendres. Une 
aiguillette zinzolin, jaune et noire, comme tous les gentils- 
hommes du parti de Concini. 

SAMUEL MONTALTO. 

Riche et avare, humble et faux. — Juif de cour. Pas trop sale 
au dehors, beaucoup en dessous. Beau chapeau et cheveux gras. 

DÉAGEANT. 

L'histoire dit qu'il trompait le roi, la reine mère et la maré- 
chale par de fausses confidences. 

Magistrat, courtisan à la figure pâle, au sourire continuel, à 
Fœil fixe. Il marche en saluant, et salue presque en rampant. 
Il ne regarde jamais en face et prend de grands airs quand il 
est le plus fort. 



Habit du parlement. 



PICARD. 



Homme de bon sens et de bon bras. — Gros et gras, franc du 
collier, probe et brusque. Superstitieux par éducation, mais se 
méfiant un peu de son penchant à croire les bruits merveil- 



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LA MARÉCHA.LE D*ANCR^ 109 

lenx. — Habitude de respect pour les seigneurs. Énergie de 
la Ligue et des guerres de Paris. 
Habits simples et propres de bourgeois armés du temps. 

M. DE LUYNES. 

Très-jeune et très-blond. Favori ambitieux et cruel ; froid, 
. poli et roide en ses manières. Empesé dans ses attitudes ; 
ayant cet aplomb imperturbable de Phomme qui se sent le mal* 
tre et sait le secret de son pouvoir, 

MADAME DE ROUVRES. 

Femme de la cour, importante, égoïste, hautaine et fausse. 

MADAME DE MORET. 

Femme de la cour, élégante, insouciante et égoïste. 

H. DE THÉMINES. 

Quarante-cinq ans. Grave et froid personnage qui sait la 
cour parfaitement. Ironique dans ses politesses, et ayant tou- 
jours une arrière-pensée. 

LE PRINCE DE GONDÉ (Henri H de Boorbon). 

Il avait alors trente ans. Chef des mécontents. Manières 
nobles et un peu hautaines. Il est placé à peu près comme 
Louis XIII dans l'histoire : entre deux grands hommes. Son 
grand-père fut le fameux Condéj prolestant, compagnon 
d'armes de Coligny^ tuéàJarnac; son fils fut le grand Gondé. 
— Ce qui le particularise le mieux est l'amour du vieux 
Henri IV pour sa jeune femme, qu'il mit en croupe derrière 
lui et emmena hors de France. 

LE BARON DE YITRY. 

Homme de guerre et de cour, déterminé et sans scrupules. 
Un de ces hommes qui se jettent à corps perdu dans le crime, 
sans penser qu'il y ait au monde une conscience et un 
remords. — Allure cavalière d'un matador. 

7^ 



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110 THEATRE COMPLET D'ALFRBi> DE YIGMY 
CRÉQUI. 

Avantageux et joueur. 

MONGLAT. 

Rieur impertinent. 

d'an VILLE. 

Insouciant. 

SE THIENNBfi« 

Un des basants à mille francs de Gondnù 

LE COMTE DE LA PÈNS* 

Enfant délicat et mélancolique» 



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LA 

MARÉCHALE D'ANCRE 



ACTE PREMIER 



Une galerie da Louvre. — Des seigneurs et gentilshommes jouent antonf d'une 
table de trictrac, à gauche de la icône *. — Au fond de la galerie passent de* 
groupes de gens de U cour (pà. vont diez la reine mère. 



SCÈNE PREMIÈRE 

LE MARÉCHAL DE THÉMINES, FIESQUE, 

CRÉQUI, MONGLAT, d'aNVILLE, 

SAMUEL, BORGIA. 

CRÉQUI, au jeu. 

M. de Tliémines a encore perdu! 

FIESQUE, à Samnal. 

Eh ! te voilà, vieux mécréant ! Que viens-tu faire au Louvre, 
Samuel? 

SAMUEL MONTALTO, bas. 

Vendre et acheter si j'en trouve l'occasion. Mais, mon ^on- 
tilhomme, ne me nommez pas Samuel ici, je veus^rie. J'ai 
pris un nom de chrétien; je m'appelle Montalto à Paris. 

PIESQUE. 

Est-ce que tu fais toujours de la fausse monnaie, l'ami? 
Serais-tu toujours alchimiste, nécromancien et physicien, dans 

* Ces mots : droite et gauche de la scène, ddvent s'entendre de la droite et dt 
la gauche des actourt. 



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112 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Ion vieux laboratoire? ou as-tu peur d'être pendu seulement 
comme usurier? 

SAMUEL. 

Usurier! je ne le suis plus : je prête gratis, à présent. 

FIBSQUB. 

Si tu prêtes gratis, tu fais bien de venir au jeu ce soir; tu . 
trouveras des amis à obliger. Pour moi, je ne te demanderai 
qu'un conseil. 

Il le tire à part, à droite de la scèoe. 

Regarde ce Corse au teint jaune, à la moustache noire, à 
l'œil sombre. 

SAMUEL 

C'est Borgia. 

FIESQUE. 

Lui-môme. On dit qu'il cache, dans un coin de Paris, la 
plus jolie fille dont le soleil d'Italie ait jamais cuivré les joues. 

SAMUEL, à part. 

Bon ! en voilà déjà deux qui savent qu'elle est ici. Le maré- 
chal d'Ancre a voulu me l'acheter hier (Haut.) Monsieur de 
Fiesque, je ne voudrais pas, pour mille pistoles, répéter ce que 
vous venez de dire. Borgia est jaloux et violent. Jamais le grand 
Salomon n'eut autant de portes et de rideaux que ce Corse 
silencieux, pour cacher sa Sunamite aux yeux noirs. Je vois 
cette femme tous les jours, moi; mais c'est parce que je suis 
vieux. 

FIESQUE. 

Et moi aussi, moi qui suis jeune, pardieu! je l'ai vue, et 
j'en suis épris, Samuel. Je sais où elle demeure. 

SAMUEL. 

Chut! Vous me feriez poignarder par lui. Où croyez- vous 
donc qu'elle demeure? 

FIESQUE. 

Chez toi, mécréant! Et le maréchal d'Ancre rôdait avee moi 
le jour où je la vis. 

SAMUEL. 

Mais taisez-vous donc ! Borgia vous a entendu... 

THÉMINES. 

Eh bien, mettez-vous au jeu, monsieur Borgia? 



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Li^ MARÉCHALE D'ANCRB ||3 

BORGIA. 

Non, monsieur, non. 

THÉMINES. 

Vous êtes distrait? 

BORGIA. 

Oui. 

THÉMINES, à Ton de set fils, rers lequel il te peoche en arrière du 
trictrac. 

Ce n'est pas peu de chose que de mettre la main sur un 
prince du sang; mais il me faut de l'argent. Suivez bien le 
coup, mon fils, et, si je perds, allez dire à M. de Bassom- 
pierre qu'il peut compter sur moi. Que mettez -vous au jeu, 
Borgia? 

BORGIA. 

Rien. Je ne joue jamais. 

THÉMINES. 

C'est mal. Il faut que les jeunes gens aiment le jeu pour se 
mettre bien en cour ici. Allons ! 

BORGIA* Il passe du côté de Samuel avec méfiance. 

Taijeté d'autres dés. j 

MONGLAt, à demi-Toiz, à Thémines. 

Eh! monsieur de Thémines, ne comptons pas sur un pauvre 
Corse pour le jeu. C'est encore un de ces Italiens que Con- 
dni nous a amenés et qui n'ont que la cape et Tépée. 

F I £ s Q U B ponrsoit, frappant sur l'épaule de Samuel. 

Samuel, mon ami, il faut que je la voie demain. 

BORGIA, tournant autour d'eux* 

De quoiparle-t-il? 

FIESQUE. 

Et (u me garderas le secret? 

SAHLEL. 

Ma mémoire est fermée comme mon coffre -fort. Tout peut 
y entrer et y tenir, mais rien n'en sort. Je garderai donc voira 
secret ; mais vous ne la verrez pas. 

BORGIA. Il s'approche pour entendre. 

Depuis un mois à Paris^ suis-je déjà épié par ces rusés 
jeunes gens? 



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îl'4 THEATRE COMPLET d'ALFRED DE VIGNY 
, SAMUEL. 

Vous croyez Faimer? 

ÏIESQUE. 

J'en suis, parbleu ! bien sûr. 

B R 6 1 A , à Samaely très-bai. 

Si tu lui réponds, tu es mort! 

Ici il se retire. 
F I E S Q U E , n'ayant rien remarqué. 

Tu commenceras par prendre pour elle ce beau diamant, 
monté autrefois par Benvenuto Cellini. 

Samuel prend le diamant, fait signe qu'il consent et s'éloigne. 
FIESQUE, le snivant. 

Ensuite tu m'attendras à ton cinquième étage... 

Samuel se retire encore. 

Et puis tu lui feras la leçon... Mais réponds donc!... 

Samuel lui fait un signe de silence en mettant la main sur la bouche, et sort. 

Mais prends bien garde que madame la maréchale n'en ap- 
prenne rien; je suis trop en faveur à présent pour risquer de 
me brouiller avec elle, entends-iu bien? Elle a des espions; 
les connais-tu? 

Samuel se retire en faisant signe q«'il les connaît. 

Eh bien, coquin! répondras-tu? 

Samuel s'évade, et Borgia se trouve nez à nez avec Fiesque. 
BORGIA. 

Je vous répondrai, moi, monsieur. 

FIESQUE. 

A quelle question, monsieur? 

B0R6IA. 

A toutes, monsieur. 

FIESQUE. 

Eh bien, voyons, pour votre compte. Qui ôtes-vous? 

BORGIA. 

de que je vous souhaite d'être : un homme. 

FIESQUE. 

Homme, soit; mais gentilhomme, tout au plus. 

BORGIA. 

Noble comme le roi. J'ai mes preuves. 

F i E s Q U E , lui toomant lo dos: 

Ma foi fil faut que je les voie avant de croiser le fer. N'êtes- 



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LA MARÉ<ÎHÂ.LE D^ANCRE 115 

VOUS pas un des serviteurs à mille francs du maréchal? Quelle 
«st YOtre place parmi ses amis, la dernière? 

BORGIA. 

La première parmi ses ennemis et les vôtres. 

FIESQtJE. 

£h bien, soit. Je vous verrai mieux demain. Paiassee du son 
de Totre "\^>ix. 

BORGIA. 

Demain, c'est trop tard. Sortons tous deux. 

FIESQUE. 

Écoutez. Vous arrivez à la cour d'aujourd'hui? Je le veux 
bien : ce sera un bon début, qui vous fera honneur. Mais je 
veux parler un peu, pour ne pas sortir sur-le-champ. Ensuite 
je suis à vous... malgré la pluie. Ne nous faisons pas remar- 
quer, c'est ridicule. Attendons qu'on entre pour sortir. 

MONGLAT, à Fiesçpie. 

Voilà un beau coup. Je bats votre coin par doublet et mar- 
que six points. 

Ea se reoyeraaat au trictrac où il jone. 

Eh bien, Fiesque, encore une affaire demain? 

FIESQUE. 

Ah! celle-ià'ne vaut pas qu'on en parle... 

Il va suivre le jeu de Monglat ea s'appuyant sur sa chaise. 
MONGLAT. 

Vas-tu seul? — Bezet ! 

FFESQUE. 

Seul. Marque donc deux points. — Oh! quel temps il fait! 
M. le Prince vient-il ce soir au Louvre? 

MONGLAT^ 

Il va venir. J'ai gagné. 

THiHiirss. 
M. le prince va venir. J'ai perdu. 

A BOQ fils, placé derrière loi. 

Allez dire à M. de Bassompierre que madame la maréchale 
peut me regarder comme son serviteur. 

Il se lève ; les gentilshommes se gronpoot avtmur de loi. 

Deux mots à VOUS tous, messieurs de l'aiguillette jaune, rouge 
et noire. Nous sommes ici plus de gentilshommes qu'il n'en 



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116 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

faut pour un coup de main ; et je crois qu'aujourd*hui la mar- 
quise d'Ancre décidera la reine à une entreprise très-hardie. 
Nous avons là deux compagnies de gardes françaises et les 
Suisses du faubourg Saint- Honoré, 

CRÉQUI. 

Ma foi, je suis tout à vous, marquis; et je serai ravi de voir 
comment se comportera mon frère aîné, qui est tout au Condé. 
Quand faudra-t-il croiser Tépée? 

THÉUINES. 

Quand je mettrai la main sur la mienne ; et cela ne m'arri- 
vera qu'après l'ordre de la reine : vous le savez, monsieur de 
Monglat? 

UONGLAT. 

Je sais aussi qu'elle ne le donnera pas qu'elle n'ait reçu 
ses ordres elle-même de madame la maréchale dlAncre? 

CRÉQUI. 

Savez-vous que la tête de cette femme est la plus forlc du 
royaume? 

FIESQUE. 

Mais... oui, oui... nous le savons I 

MONGLAT. 

Et peut-être son cœur... 

THÉMINES. 

Oh! quant à cela, elle est brave comme un homme, mais 
elle n'a pas Fâme tendre d'une femme ; elle est incapable de 
ce que nous nommons belle passion. 

CRÉQUI. 

Eh! Fiesque, qu'endis-tu? 

FIESQUE. 

Parbleu! ne fais pas l'esprit pénétrant, Créquî. Je suis bien 
aise de pouvoir le déclarer ici, devant tout le monde : il n'est 
point vi'ai qu'elle m'ait aimé. Je ne prendrai pas des airs d'im- 
portant, et j'avoue que je lui ai fait la cour pendant six longs 
mois. Vous m'avez cru plus heureux que je n'étais,* car je ne 
fus seulement que le moins mal reçu. Par exemple, j'y ai gagné 
de l'avoir pour amie, et de la connaître mieux que personne, 
Très-heureux de m'être retiré sans trop de honte comme Beau- 



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LA MARÉCHALE D* ANCRE U7 

fort, sans gaucherie comme Goigny, et sans bruit et disgrâce 
comme Lachesnaye. 

MONGLAT. 

Il est de fait que nous la voyons mal, messieurs, et de trop 
loin. 

FIESQUE. 

Eh! franchement, qu'en pensez-vous, Monglat? 

MONGLAT. 

Je la crois superstitieuse et faible, car elle consulte les cartes. 

FIESQUB. 

Et vous, Créqui? 

CRÉQUL 

Moi, je la crois presque fée ; car elle a fait de Goncini un 
marquis, d'un fils de notaire un premier gentilhomme, d'un 
homme qui ne savait pas se tenir à cheval un grand éouyer, 
d'un poltron un maréchal de France, et de nous, qui n'aimons 
guère cet homme, ses partisans. 

FIESQUE. 

Et vous, d'Anville? 

D'ANVILLE. 

Moi, je la crois bonne et généreuse, et je croîs que, sî les 
femmes de la cour la détestent, c'est parce qu'elle était une 
femme de rien. Si elle était née Montmorency, elles lui trou- 
veraient toutes les qualités qu'elles refusent à Léonora Galigsû. 

FIESQUE. 

Et vous, monsieur de Thémines? 

THÉMINES. 

Puisque, avant de nous dire votre avis, vous voulez le nôtre, 
je m'avoue de l'opinion de d'Anville. Un pays entier, le nôtre ^ 
surtout, est sujet à se tromper dans ses jugements lorsque le 
pouvoir élève un personnage sur son piédestal chancelant. Le 
pouvoir est toujours détesté ; et la haine qu'on a pour l'habit, 
cet habit la communique comme une peste à l'homme qui le 
porte. Qu'il soit ce qu'il voudra ou pourra être de bon, n'im- 
porte : il est puissant! il gêne, il pèse sur toutes les» têtes, il 
fatigue tous les yeux.. .. La Galigaî était femme delà reine, 
la Galigaî est marquise, la Galigaî est maréchale de France : 
c'est assez pour qu'on la dise méchante, mensongère, ambi- 

7. 



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118 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRBD DE VIGNY 

tieuse, avare, orgueilleuse et cruelle. Moi, je la crois bonne, 
sincère, modérée, généreuse, modeste et bienfaisante ; quoi- 
que ce ne soit, après tout, qu'une parvenue. 

FIESQUE. 

Parvenue, si Ton veut; elle est parvenue bien haut, et Ton 
ne fait pas de si grandes choses sans avoir de la grandeur en 
soi. Après tout, c'est un beau spectacle que nous donne cette 
petite femme qui combat d'égal à égal les plus grands carac- 
tères et les plus hauts événements de son temps. Un esprit 
commun n'arriverait pas là. Ne vous étonnez pas de son indif- 
férence ; en vérité, cela vient de ce qu'elle n'a rien rencontré 
de digne d'elle. Son regard triste et sa bouche dédaigneuse 
nous le disent assez. . 

BORGIA, à part, sombre et éoont&at avec aTÎdtté. 

Dis-tu vrai, léger Français? dis-tu vrai*. 

FIESQUE. 

De vous tous qui portez ses couleurs, messieurs, et de tous 
les gentilshommes de sa cour, il n'y en a pas un qu'elle ne con- 
naisse et n'ait jugé en moins de temps qu'il n'en met à com- 
poser son visage et à Mser sa moustache et sa barbe. Son coup 
d'oeil est sûr, ses idées sont nettes et précises ; mais, malgré 
son air imposant, je l'ai souvent surprise ensevelie dans une 
tristesse douce et tendre qui lui allait fort bien. Lequel de vous 
s'est imaginé qu'elle fût déjà morte pour l'amour ? Celui-là s'est 
bien trompé... Moi, je ne suis pas suspect, car, foi d'honnête 
homme ! j'ai été longtemps à ne pas croire au cœur; mais elle 
en a un, et un cœur de veuve, affligé, souffrant et tout prêt 
à s'attendrir... Ce qui prouve le plus en sa faveur, c'est que 
* son mari l'ennuie prodigieusement. Elle le traîne à sa suite 
avec son ambition, ses homieurs et tout son fatras de dignités, 
comme elle traîne péniblement la queue de ses longues robes 
dorées. Oh ! moi, c'est une femme que j'aurais bien aiir 6e ; 
mais elle n'a pas voulu. Depuis ce temps-là, je ne suis plus à 
la cour qu'un observateur ; j'ai quitté le champ clos, je regarde 
les combats galants, et je compte les blessés. Elle en fait partie. 

TODS. 

Qui donc aime-t-elle? Nommez-le! 



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LA MASECHALE D'ANCRE 11» 

BORGIA, à part. 

Effronté jeune homme, tu lui ôtes son voileî 

FIESQUE. 

Ah! messieurs, queldommagequ'ellen'aime aucun de nous 
ce serait hien la plus fidèle maîtresse et la plus passionnée du 
monde. Sa grandeur Fattriste et ne Téblouit pas du tout. £Ue 
aime à se retirer pour penser. 

BORGIA, àpart. 

Plût à Dieu! plût à Dieu! 

VIESQUB. 

Mais nul de nous ne lui tournera la tète ; f y mettrais en gag« 
tout mon sang et mes os, qui sont encore à moi, et dans cent 
ans appartiendront à tout le monde. Pour moi, j'y renonce, 
et Ijdsse la place. En trois tête-à-tête, je me suis effrayé de 
mon néant. On ne plaît pas à ces femmes-là, voyez-vous, par 
des sérénades et des promenades, des billets et des ballets, 
des compliments et des diamants, des cornets et des sonnets ; 
tout cela doucereux, langoureux, amoureux, et rimant deux 
à deux, selon la ridicule mode des faiseurs de vers, dont elle 
fait des gorges chaudes. Ce n'est pas non plus par grands coups 
de hardiesse et de bras, coups de dague €t d'estoc et de 
stylet, coups de tête folle et de cerveau diabolique à se jetei* 
à l'eau pour ramasser un gant, à tuer un cheval de mille du- 
cats parce qu'il ne s'arrête pas en la voyant, à se poignarder 
ou à peu près si elle boude, à provoquer tous ceux qui la re- 
gardent en iace.,4 Non, non, non, cent fois non. Elle a autour 
d'elle tous les galants cavaliers qui savent ce manège. 

MONGLAT. 

* Vous allez voir qu'il lui faut un diseur de bonne aventure... 

GRÉQUI. 

Qui cherche avec elle dans le tarot la carte du soleil * et le 
victorieux valet de cœur. 

FIESQUS. 

Non. n feut à cette sorte de femme un de ces traits héroï- 
ques ou l'une de ces grandes actions de dévouement qui sont 
pour elle comme un philtre amoureux, portant en lui plus 

* C'est le neuf de cœur dans le Uroi. 



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120 THÉÂTRE COMPLET P'ALFBRD DE VIGNY 

de substances enivrantes et délirantes qu'une longue fidélité 
n'en peut infuser dans un débile cerveau féminin. Faute de 
quoi... messieurs, ne vous déplaise... (U Uiw ea rUnt) elle aime 
totxt bonnement... son mari. 

TOUS, rianU 

Bahîbah! Ahlahl 

BORGIA, à part. 

Que le premier venu ait le droit de la regarder en face et de 
parler d'elle ainsi ! n'est-ce jpas de quoi indigner? 

THÉHINES. 

Trêve de raillerie, messieurs : toujours est-il que nous por- 
tons ses couleurs et la servirons à qui mieux mieux, en bons amis, 
sinon en amants. Mais voyons sainement la situation politique 
de la maréchale d'Ancre. La reine mère est bien reine^ et 
gouvernée par la maréchale; mais le roi Louis sera bientôt 
Louis XIII, il a seize ans passés, sa majorité approche. M. de 
Luynes le presse de s'affranchir de sa mère. Le jeune Louis 
est doux, mais rusé ; il déteste l'insolent maréchal d'Ancre ; au 
premier jour, il le jettera par terre. Le maréchal a été si loin 
en affaires, que laguerre civile estàllumée par tout le royaume 
à présent. Le peuple le hait pour cela et il a raison; le peuple 
aime le prince de Condé, qui est devenu, vous en conviendrez 
bien, le seul chef des mécontents; il vient hardiment à la 
cour, et Paris est à lui tout à fait. Je vois donc la maréchale 
placée entre le peuple et le jeune roi. Rude position, dont 
elle aura peine à se tirer. Je dis la maréchale; car elle est, 
ma foi! bien la reine de la régente Marie de Médicis. Or, je 
ne lui vois qu'un parti à prendre, et le bruit court fort qu'elle 
le prendra. N'allez pas vous récrier l C'est celui d'arrêter le 
prince de Condé. 

TOUS. 

Quoi! M. le prince? le premier prince du sang? 

' THÉMINES. 

Lui-même; car sans cela elle est écrasée, ainsi que la reine 
mère, entre le parti du roi et celui du peuple. 

MOMGLAT. 

Sans cela, monsieur?... Dites à cause de cela. C'est un mau 
jais conseil à lui donner. ; 



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LÀ. MARÉCHALE D' ANCRE 12L 

FIESQUE. 

Non, le conseil est bon.. 

CRKQUI. 

C'est le pire de tous. 

d'anville. 
Elle n'a pas d'autre parti à prendre. 

TOUS LES GENTILSHOMMES, te querellant. 

Non, vous dis-je. — Si fait. — C'est une folie. — C'est le 
plus prudent! — Vous êtes trop jeune. — Vous, trop vieux. 

THÉMINES. 

Silence, messieurs I Voici la maréchale qui sort de chez la 
reine avec son mari, plus gonflé de sa faveur que je ne le vis 
jamais. Éloignons-nous un peu, et n'ayons pas l'air de les ob- 
server : vous savez qu'elle n'aime pas cela. Elle marche bien 
vite ; elle a l'air d'être bien préoccupée. 

Les geatUshommes s'éloignent et se groupent au fond du théâtre î 
qaelqaes-onfl fe mettent an jeu de trictrac. 



SCÈNE II 



LitMftMBs, CONCINI, LA MARÉCHALE d'aNCRE, 

SUITX. 

Deux pages portent la queue de sa robe ; ils ont raignillette JAnn4«, rnngc «i ua'tft 
et l'habit jaune, rouge et noir, livrée de Concini. 

B0R6IA. 

Ah! la voilà donc... Je la revois enfin après un temps si 
long 1 

FIESQUE. 

Sortons à présent : l'entrée de la maréchale nous cachera. 

B0R6IA. 

Un moment! oh! un moment !... La voilà! elle approche! 
Comment l'absence et l'infidélité ne détruisent- elles pas la 
beauté? C'est une chose injuste ! 

FIESQUE. 

Venez vite : la pluie a cessé, et je n'ai pas envie de me faire 
mouiller pour vous si elle tombe encore. 



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i22 THÉÂTRE COMPXET D'ALFRED DE VIGNY T 
B0R6IA. 

Pourquoi pas ? L'eau lavera votre sang. \ 

FIESQUE. 

Ou le vôtre, beau sire : nous Talions voir. 

BORGIA. 

Allons donc, et que je revienne sur-le-champ. 

FIESQUE. 

<}ui vivra reviendra. Venez. 

Ub sortent on se prenant sous le bras. 

SCÈNE III 

Lbs M6UB8, excepté FIESQUE et BORGIA; 
Là Maréchale, à quelques ^ntllskommes qui se sont levés. 

Ah! messieurs, ne vous levez pas, ne quittez pas le jeu; 
«ne distraction peut faire que le sort change de côté. J'ai 
■d'ailleurs à parler encore à M. le maréchal d'Ancre. 

Elle le prend à part dans iine embrasure de la fenêtre, sur le devant 
de la seène. 

Je VOUS en prie, ne partez pas aujourd'hui. 

CONCINI. 

Il faut que j'aille en Picardie d'abord, et ensuite à mon gou- 
vernement de Normandie, Léonora, et je vous laisse près de 
la reine pour achever les mécontents. Vous êtes toujours aussi 
puissante sur la reine mère. Elle n'oublie paff que je la fis ré- 
gente de France par mes bons conseils. 

LA MARECIfALE. . 

Non, elle ne l'oublie pas. Parlez. (A part.) Encore de l'am- 
bition. 

CONCINI. 

Je voudrais acheter au duc de Wittemberg la souveraineté 
^u comté de Montbelliard ; ne pourriez -vous en dire un mot 
i la reine? 

LA MARÉCHALE» arec donoenr. 

Encore cette prétention? Ne nous arrêterons -nous pas? 

CONCINI, lui prenant la main. 

Oui. Encore celle-ci, Léonora. •• 



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LA MARECHALE D'ANCRE 1^3 

LA MARÉGHALB. 

N*a-t-elle pas fait assez, monsieur? Vous êtes son premier 
écuyer, premier gentilhomme de la chambre, maréchal de 
France, marquis d'Ancre, vicomte de la Pêne et baron de 
Lusigny. (Xrèi-bd».) N'est^-ce pas assez pour Concini*^ 

CONCINI. 

Non : encore ceci, Léonora ; fais encore ceci pour moi. 

LA MARÉCHALE. 

La reinese lassera. M. deLuynes anime chaque Jour le jeune 
roi contre nousj prenez garde, prenez garde! . 

CONCINI. 

Fais encore ceci pour nos enfants. 

LA MARÉCHALE, tout à conp; "' 

' Je le Yeux bien. Mais les bagatelles vous occupent plus que les 
grandes choses. Ah ! monsieur, les Français ont en haine les 
parvenus étrangers. Occupez-vous des intrigues des mécon- 
tents ; moi, je ne puis les suivre ; je passe ma vie avec la reine 
mère, ma bonne maîtresse. C'est â vous qu'il appartient de 
savoir ce qui se passe au dehors et de m'en instruire 

CONCINI. 

Ils n'oseront rien contre moi : je les surveille. Ne vous oc- 
cupez pas d'eux, et faites seulement près de la reine ce que je 
vous demande. 

LA MARÉCHALE. 

En vérité, monsieur, tout est contre nous aujourd'hui, sur 
la terre et dans le ciel. 

CONCINI. 

Êtes- vous encore superstitieuse comme dans votre enfance, 
Léonora? Iriez-vous encore consulter la fiole de saint Janvier? 

LA MARÉCHALE, arec on peu d'embarras. 

Peut-être. Pourquoi non? J'ai tiré trois fois les cartes, qui 
annoncent un retour inquiétant. Il y a des signes, monsieur, 
que les meilleurs chrétiens ne peuvent révoquer en doute et 
qui ne vont pas contre la foi. C'est aujourd'hui le 13 du mois, 
et j'ai VU; depuis que je suis levée, bien des présages d'assez 
mauvais augure. Je ne m'en laisserai pas intimider; mais je 
pense qu'il vaut mieux ne rien entreprendre aujourd'hui. 



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124 THÊATBB COMPLET D'ALFBED DE VIGNY 
CONCINI. 

Et pourtant il faut arrêter le prince de Gondé, qui va venir 
au Louvre, Demain il pourrait être trop tard; je serai parti; 
vous serez seule à Paris. Les mécontents sont bien forts : 
Mayenne brûle la Picardie, Bouillon fortifie Sedan, et Paris 
s'inquiète. 

LA MARÉCHALE. 

Oui ; mais, si nous attaquons le prince de Gondé, le peuple 
l'en aimera mieux. 

CONCINI. 

Il faut le faire arrêter. 

LA MARÉCHALE. 

Un autre jour. 

CONGINI. 

Il faut obtenir du nioins un ordre positif. 

LA MARÉCHALE. 

De la reine? 

CONClNI. 

Oui, de la reine. 

LA MARÉCHALE, moQtraat un parchemin. 

Le voici : j'ai d'avance tout pouvoir pour vous et pour moil 

CONCINI. 

Eh bien, tenez, c'est un coup bien hardi, mais il peut nous 
sauver. 

LA MARÉCHALE. 

Hélas! hélas! 

CONCINI. 

Quel chagrin vous fait soupirer? 

LA MARECHALE. 

L'Italie, l'Italie, la paix, le repos, Florence, l'obscurité, 
l'oubli. 

CONCINI. 

Au milieu de nos grandeurs, dire cela! 

LA MARÉCHALE. 

Et me charger d'une telle entreprise! aujourd'hui vendredi, 
le jour de la mort du roî oC de la mort de Dieul 

CONCINI. 

Encore cela pour assurer la grandeur future de nos enfants. 



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LA MARËCUALE D'ANCRE 125 

LA MARÉCHAL^. 

• Ah ! Pour eux, pour eux seuls, risquons tout, je le veux bien. 
Mon Dieu ! la reine elle-même perd de son autorité ; onFenvahit 
de toutes parts. Il me semble quelquefois qu'on se lasse de 
nous en France. y v . 

•: - CONCINI. 

Non. Je vois tout mieux que vous au dehors. Vous faites 
trop de bien dans Paris; vos profusions trahissent nos riches- 
ses, et feraient croire que nous avons peur. 

LA MARÉCHALE. 

Il y a tant de malheureux! 

CONCINI. 

Vous les rendrez heureux quand les mécontents seront ar- 
rêtés. ■ r,:.^.-.:v:.V.-- ■ .:•.'*' 

LA MARÉCHALE. 

Eh bien, donc, partez dès ce moment même, et laissez-moi 
agir. Je vais tout voir de près et me faire homme aujourd'hui. 
Ceci du moins est grand et digne de nous. Mais plus de petites 
demandes, de petits fiefs, de petites principautés... Promettez- 
le-moi... Vous êtes assez riche... Plus de tout cela... c'est 
ignoble. 

£a ee moment, un gentilhomme remet an papier à Concbi avec mystère. 
CONCINI. 

Ce sera la dernière fois... je vous le promets... Vous voilà 
brave à présent, je vous reconnais ; et vous hésitiez tout à 
l'heure l 

LA MARÉCHALE. 

C'était Léonora Galigaï qui tremblait ; la maréchale d'Ancre 
n'hésitera jamais. 

CONCINI. 

Je vous reconnais; votre tête est forte, mon amie. 

LA MARÉCHALE. 

Et mon cœur faible. Je suis mère, et c'est par là que les 
femmes sont craintives ou héroïques, inférieures à vous. — 
Dites une fois votre volonté, Concini; cette fois seulement. 
Sera-ce aujourd'hui? 

CONCINI. 

Je ne déciderai rien : faites-le arrêter ou laissez-lui quitter 



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126 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Paris ; je m'en rapporte à vous et serai coûtent, quelque chose 
que vous fassiez. 

LA HARéCRALE. 

Allez donc, et quittons-nous, puiscju^en ce malheureux 
royaume, je suis toujburs condamnée à vouloir. 

CONGINI, allant versH.de Théminea. 

Monsieur de Thémines, et vous tous, messieurs, je vous dis 
adieupour huit jours, et vous recommande madame la maréchale 
d'Ancre. (Rerenant à la maréchale.) Est-il vrai (juc Mlchacl Borgia 
soit revenu de Florence? 

LA MARÉCHALE, portant la main à son cœar. 

(A part.) Je sentais cela ici . (Haut.) Je ne l'avais pas ouï dire, mais 
je n'en serais pas surprise. Que vous importe? 

CONGINI. 

Un ennemi mortel et un ennemi corse I 

LA MARÉCHALE. . 

Que vous importe s'il vous hait? vous êtes maréchal de 
France. 

CONCINI. 

Mais nous étions rivaux; avant votre mariage, il vous aimait. 

LA MARÉCHALE, arec orgueil. 

Que vous importe s'il m'aime? je suis la marquise d'Ancre. 

C G N G I N I , lui baisant la main. 

Oui, oui, et une noble et sévère épouse. Adieu! 

LA MARÉCHALE, à part, et se détournant tandis qu'il baise sa maio. 

Mais bien affligée. Adieu. (A part.) Quel départ et quel retour I 
Ma destinée devient douteuse et sombre. 

En passant, changeant tout à coup de visage, et parlant ay^c gaieté et confiance 
à Thémines. 

Monsieur de Thémines, Bassompierre et monsieur votre fils 
prétendent que je dois compter sur vous ; je vais revenir au 
Louvre tout à l'heure, et vous dire ce qu'il est bon de faire 
pour le service de Sa Majesté. 

Les deux pages prennent le bas de sa robe. 
THÉMINES, en saluant profondément. 

Je TOUS obéirai comme à elle-même, madame. 

Elle sort avec Concini. 



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LA MARÉCHALE D'ANCRE |27 



SCÈNE IV 

lu MéMEs, excepté LA MARÉCHALE et CONCINI ; 
MONGLAT entea. 

THÉlflNES. 

C'estvraîmenl une femme admirable. Tenons- nous sur nos 
gardes, messieurs, sans avoir l'air d'y penser, et remettons- 
nous au jeu. Mais où diantre est donc allé Fiesqpie? 

MONGLAT, arrivant. 

Parbleu! je me suis beaucoup diverti à le suivre. Il s*est pris 
de querelle avec le Corse sauvage autluel vous parliez tout à 
l'heure, et, comme je craignais un peu le stylet du pays et la 
vendetta, ie les ai regardés faire. L'homme s'est, ma foi, battu 
comme nous : tout en glissant sur le pavé dans un coin de rue, 
Fiesque a reçu une égratignure au bras, et revient en riant 
comme un fou, et Taatre triste comme un mort. Les voilà qui 
montent l'escalier du Louvre. 

THÉMINES. 

n convient, messieurs, de n'y pas faire attention. Jetez les 
dés, et fermons les yeux sur leur petite affaire, comme chacun 
de nous désirerait que l'on fît pour lui. La reine n'aime pas les 
duels. 

CWiQUL 

Nous ne la servons guère selon son goût. 

MONGLAT. 

Je suis tout disposé à ne point parlera ce nouveau venu de 
Florence. Nous en avons assez ici depuis quelque temps, de ces 
basanés, dont la cour est infestée par les Médicis. 

SCÈNE V 



Lis M&MBB, BOHGIA et FIESQUE entrent et se promènent aa 
moment ensemble. 

FIESQUE, lui frappant sur l'épanle. 

Ma foi> monsieur di Borgia, pour uiî Corse, vous êtes un brave 



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128 THEATBB COMPLET D'ALFBED DE VIGNY 

garçon de n« m'avoir fait qu'une boutonnière à la manche de 
mon habit. 

BORGIA, froid et distrait. 

C'est bon, n'en parlons plus, monsieur et quittons-nous. 

FIESQUEy le inirant. 

Je vous suis, parbleu! tout dévoué, car j'avais glissé dans 
la boue et j'étais tout découvert de Tépée. 

BORGIA. 

Cela se peut. Quittez-moi, s'il vous plaît. 

Il s'éloigne. 
FIESQUE. 

Je vous promets, foi de gentilhomme ! de ne pas chercher 
à voir votre femme, ou sœur, ou maîtresse, je ne sais. 

BORGIA, les bras croisés^ frappaot de sa main sar son eoude. 

C'est bien ! mais quittez-moi. 

FIESQUE. 

Non, jamais ! Et, tout Italien que vous êtes, je vous aime 
beaucoup, parce que vous haïssez Concini. Si je le sers, c'est 
par amour pour sa femme. 

BORGIA, sombre. 

Par amour! ...^^çi^^^ 

;- FIESQUE. 

Et vous l'aimeriez peut-être aussi, mon ami, si vous la 
connaissiez. 

BORGIA* frappant dn pied. 

Quittez-moi I ou recommençons l'affaire. 

FIESQUE. 

Pardieu! non, mon brave. Je te dis que je t'dme; et, si tu 
veux dégaîner, l'bccasion va venir, car voici M. le Prince. 

Borgia s'éloigne et se retire avec bumeor eontre une colonne. 



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LA MARÉCHALE D'ANCRE | 129 

SCÈNE VI 

LE PRINCE DE CONDÉ et ax Scite, de vingt gentibbommes, 
traversent U galerie da Louvre pour se rendre chez la reine mère. 

LE PRINCE DE GONDÉ regarde autour de loi avee on peu d'inqaiétade 
en traversant la salle. 

Vous avez bien du monde ici, monsieur de Thémines. 

THÉMINES, salaant profondément. 

Ce n'est jamais assez pour monseigneur. 

LE PRINCE DE CONDÉ. 

Si tous ces gentilshommes sont mes amis, à la bonne heure; 
mais autrement... 

THÉMINES, salaant encore plus bas. 

Autrement je dirais : Ce n'est jamais assez contre monsei- 
gneur. 

LE PRINCE DE CONDÉ, passant ta porte et sonnant. 

Allons, allons, Thémines! vous êtes devenu courtisan, de 
partisan que vous étiez. 

THÉMINES, saluant plus bas. 

Toujours le vôtre, monseigneur. 

B0R6IA, à part, entre les dents. 

Un baiser, Judas I un baiser I 

SCÈNE VII 

Lis MftMEs, M. DE LUYNES, DÉAGEANT et le garde dea 
sceaux DUVAIR* — loua, vôtus de noir, passent et se groupent dans 
«n eoin. MONTÂ.LTO rôde seul, avec on air homble, distrait et désœuvré. 

THÉMINES, àFies^e. 

Voici Luynes et les siens qui viennent nous observer. 

LUTNES, à Déage&nt. 

Moucher conseiller! laissons tout faire devant nous. Les 
Condé et les Concini sont en présence, qu'ils se dévorent mu- 
tuellement; nous écraserons plus tard le vainqueur avec le nom 



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laO THEATRE COMPLET D* ALFRED DE VIGNY 

du roi. Â présent nous sommes neutres. Elle veut m'attaquer 
avec des intérêts, je l'attaquerai avec des passions. 

THRMIKES. 

Ils sont bien gênants pour la maréchale, qui vient à nous... 
Comment va-t-elle les recevoir? 

SCÈNE VIII 

Lbs HftMBS, LÀ MARÉCHALE, Suiti. 
DÉAGEANTt à Lnjnes, dans un coin de la scène. 

Si elle fait arrêter le prince de Condé, elle est perdue. Il est 
trop aimé du peuple de Paris pour que cela ne soulève pas 
une émeute. (A part.) Cependant son coup peut réussir. Faisons- 
lui la cour. 

U va saluer bien bas la marécliale, et lui dit. 

Madame! voici le jour de la fermeté. Ne faiblissez pas devant 
les factieux. Vous avez l'oreille de la reine, mais il faut de la 
vigueur. M. de Luynes est perdu si vous arrêtez M. le Prince. 

LA MARÉCHALE, l'observant. 

Pensez- vous cela, monsieur le conseiller? pensez-vous cela? 

DÉAGEANT. 

De cœur et d'âme, madame. 

n salue, et se retirant près de H. de Luynes, il lui dit. 

Vous avez l'oreille du roi, c'est beaucoup. Mais ayez de la 
fermeté surtout. De la fermeté ! au nom de Dieu, de la fermeté ! 

LÀ MARÉCHALE. Elle s'arrête en voyant Luynes, et d'un coup d'oeil le 
toise, lui et les siens, puis tout à coup prend son parti et marche droit à lui. 
Ses pages la quittent et restent arrière. 

(Avec tristesse.) Monsieur de Luynes, le roi a mal reçu mon mari ; 
que vous ai- je fait? 

LUT ITE S , avec hanteor. 

Mais, madame, sais-je rien de ce qui se passe? 

LA MARÉCHALE. 

Vous me répondrez du roi, monsieur ; prenez-y garde. 

LUTNE^. 

Le roi est mon maître et le vôtre^ madame* 



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LiL MARÉCHALE D'ANCRE 131 

LA ttARÉGRAL£. 

Et la reine est sa mère, monsieur. 

LUYNES. 

Sa mère est sa sujette. 

LA MARÉCHALE. 

Sujette?... Pas encore. 

Luynes se retire à droite de la scène aree sef partkaof, remarquables par 
leurs plumes blanches. Elle lui tourne le dos et va à Thémlnes. Très-baa et 
tristement. 

Écoutez-moi, Thémines. M. le Prince va sortir de chez la 
reine. J'ai à lui parler. Avant tout, vous m'entendez, avant tout ! 
regardez-moi bien, et, si je laisse tomber ce gant, vous arrê- 
terez M. le Prince. Voici Tordre de la reine et le brevet de 
maréchal de France pour vous. — Je suis bien malheureuse 
de tout cela, mon ami, bien maUieureuse... 

THÉMINES. 

Je suis capitaine des gardes et je sais mon devoir. Je vous- 
obéirai aveuglément, madame, bien affligé pour tous de cette^ 
nécessité. 

LA MARÉCHALE. 

Des ménagements î du respect ! C'est le premier prince du 
sang. 

THÉMINES. 

Eh ! madame, soyez en assurance qu'il ira à la Bastille en 
marchant sur des tapis. Je n'ai fait autre chose toute ma vie 
qu'arrêter des princes sans leur faire le moindre mal. Rassurez- 
vous, j'ai la main légère. 

LA MARECHALE, en avant. 

Il est donc là, près de moi, dans la foule, ce Borgia, à qui 
j'ai préféré Goncini ! C'est le seul homme qui m'ait aimée du fond 
du cœur, je le crois; c'est le seul que j'aie aimé jamais, et je 
l'ai sacrifié cruellement ! Il ne s'approche pas. Est-ce parce qu'il 
ne l'ose pas, ou ne le veut pas? J'aimerais mieux des reproches. 
Comment l'aborder? Quel prétexte prendre pour l'encourager ^ 

Alix gentilshommes, très-haut. 

Ah ! messieurs, toujours le jeu ! l'amour du jeul 

Elle Ta à leur groupe. 



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132 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
B0R6IA. 

Pas un regard ! Elle me voit et ne me connaît pas. Légèreté ! 
légèreté! Le pouvoir l'enivre. Elle atout oublié. Quand saura- 
t-elle que je suis marié? Quand croira-t-elle que je suis 
heureux, pour qu'elle souffre à son tour?... Bah! elle ne sait 
plus mon nom ! (A Mongiat.) Monsieur, di( es-moi, je vous prie, 
dans quel salon est la reine? 

n caote bM arae loi* 



SCÈNE IX 



LB8MftMt0,LE PRINCE DE C ON DÉ , sortant peo aeeompagné. 
n 7a à la Maréchale, qui le saine profondément. Elle l'observe pour voir à sa con- 
tenance s'il est disposé à se réconcilier areo elle. Le Prince voit son salut, la 
regarde froidement, et se retonme yen LE BARON DE VITRY. 

LE PRINCE DE C N D é , avec impatience. 

Dis-moi, "Vitry, que diantre fait-elle ici? 

VITRY. 

Elle est bien à sa place, à la porte et au corps de garde. 

LA MARéCHALB aie son gant aT«c colère. Thémines l'observe et se prépare. 

(A part.) J*ai là votre destinée, monsieur le Princç; elle tient 
à peu de chose! Et vous me bravez. — Au moment d'agir, 
j'ai peur. 

Le prince de Condé parle en riant et la montre au doigt. 

Âh! faible raison I Voyons si le sort est pour lui. 

. Elle tire fortivement nn jeu de cartes de sa poche. 

Ceci veut dire retard ; parlons-lui. 

Elle s'avance vers le Prineei et le salae encore profondément. 

Monsieur le prince compte-t-il quitter la cour dès aujourd'hui ? 

LE PRINCE DE CONDét avec insolence et nn grand air. 

Âh ! madame la marquise de... comment donc?... de Galigaî| 
je crois. Je ne vous voyais, ma foi, pas. 

LA MARÉCHALE. 

L'accent français est rude au nom des pauvres Italiennes, 
monseigneur. 



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LA MARÉCHALE D*ANCRE 133 

Elle regarde encwe ses cartes à la dérobée. 

Succès I Succès ! 

Elle serre précipitamment soq j'en, et, pins libre et plus confiantei eUe s avance, i 
LE PRINCE DE CONDÉ 

Les noms nouveaux échappent à notre mémoire. 

LA MARéCHALE 

Gomme la fortune à nos mains, monseigneur. 

Elle laisse tomber le gant de ses mains. 

Aussitôt on ferme toutes les portes du Louvre. Les gentilshommes tirent leurs 

épées, et le capitaine des gardes, Thémines, s'avance vers le Prince. 

LE PRINCE DE CONDÉ;, 

Qu'est-ce à dire, messieurs? est-ce ici le coup de Jamac? 

THÉMINES, saluant très-bas. 

Monseigneur, c'est seulement le coup du roi. Sa Majesté 
est avertie que vous écoutez de mauvais conseils contre son 
service, et m'a ordonné de m'assurer de votre personne. 

LE PRINCE DE CONDÉ, mettant la main à l'épée. 

N'ai-je ici aucun ami ? 

THÉMINES, saluant. 

Monseigneur n'a ici que d'humbles serviteurs , et j'ose lui 
présenter mes deux. fils, qui auront l'honneur de garder sa 
noble épée. 

C 09f D É se retourne , et, se voyant entouré des gentilshommes de Concini , il 
remet son épée aux deux fils de Thémines, ({ui, tous deux s'avancent en saluAnt 
deux fois à chaque pas qu'ils font en avant. 

La voici, monsieur. Le feu roi l'a mesurée et pesée ; il la 
connaissait bien ; elle est sans tache. 

THÉMINES, saluant. 

Et je remercie M. le Prince de ne m'avoir pas exposé à 
tacher la mienne. 

BORGIA, à part. 

En Corse, c'est le coup de stylet i ici, le coup de chapeau. 

y ITRT ouvre à plusieurs gentilshommes qui sortent de chez la r«ina 
l'épée à la main. 

Vive M. le Prince I 

LES GENTILSHOMMES DE CONCINI 

Vive le^ maréchal d'Ancre ! 

8 



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134 THÉÂTRE COMPLET D'AIFRED DE VIGNY 
THÉHINES) alkDt au gentilshommes de Condé. 

Au nom de la reine, messieurs, bas les armes ! 

U déploie l'ordre de la reine. Tout remettent l'épée an fourreau, et le prince 
de Condé, haussant les épauTes, suit les deux Gis de Thémines. Tandis que 
le groupe des gentilshommes du prince croise l'épée, la maréchale, effrayée 
court derrière Borgia, se mettre à l'abri; il tire nu poignard de la main 
gauche, et de la droite il preadla main dala maréchale. Les gens de Coudé se 
rendent sur-le-champ. 

• THÉMINES 

Ne craignez plus rien, madame ; ces messieurs entendent 
raison, et votre coup d'État a réussi. 

B R G I A se retourne lentement. Lui et la maréchale se regardent ea 
souriant. 

Eh bien, Léonora, est-ce vous? 

LA MARECHALB) confuse de se trouver la main dans celle de Borgia. 

Âh! Borgia, venez me voir demain. 

Plusieurs des courtisans viennent saluer Borgia, vojant que la maréchale faéi 

a farlô. 



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ACTE DEUXIÈME 



Le laboratoire Ja juif Samuel. — Le juif est assis k sa table et compte iw piëoes 
d'er. Isabella joue de la guitare eu regardant à la fenêtre, d'ob Ton veit les murs 
d'eae église •! H^ê toits de Parii. 



SCÈNE PREMIÈRE 



SAMUEL, ISABELLA. 
SAMUEL. 

Dix mille florins de M. le prince. Dix mille de Concînî. Dix 
mille deM. de Luynes. Les trois partis m'ont donné juste autant 
l'un que Tautre et m'ont autant maltraité. Il est impossible 
que je me décide pour aucun des trois, en conscience... Vingt- 
trois... trente-six... 

ISABELLA) fredonnant à la fenêtre. 

Michaele mio, mio Michaele, c, e, e, e. 

SAMUEL. 

Dame Isabella, vous m'empêchez de compter. 

ISABELLA, sans se retourner. 

Signor Samuel, vous m'empêchez de chanter. 

Elle fait plut de bruit arec sa guitare. 
. . 7. SAMUEL. 

M. 'îfe Borgîa ne v^utpas que vous sortiez de votre chambre. 

ISABELLA, aT«c maeité. 

Moi, j'aime cette fenêtre. Je ne vois de ma chambre que des 
cheminées noires et des toits rouges. 



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136 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
SAMUEL. 

Et par celle-ci, des manteaux rouges et des chapeaux noirs, 
n'est-ce pas? 

Isabelle se lève tont à coup et va rers lai, faisant un geste menaçant de sa gaitare. 
Le jaif met ses denx mains devant son visage, de peur d'être battu. 

Ah I ne vous emportez pas comme vous faites toujours. 

ISABELLA) immobile, lui parlant vite et le regardant fixemeut. 

M'as- tu vue sortir depuis six mois une seule fois? 

SAMUEL. 

Non, non, pas une seule fois. ^ 

ISABELLA. 

Sais-je le nom d'une seule rue de Paris, mémo de la tienne, 
où je suis enfermée? 

SAMUEL. 

Non, vous ne le savez pas. 

ISABELLA.' 

M'as- tu vue par cette fenêtre recevoir ou jeter un seul billet? 

SAMUEL. 

Pas un seul, (à part.) Elle est si haute, la fenêtre! 

ISABELLA. 

M'as-tu vue sourire à un homme, seulement des yeux? 

SAMUEL. 

Jamais, jamais. 

ISABELLA. 

Fîds-je autre chose qu'attendre, et attendre encore? 

SAMUEL. 

C'est vrai I c'est vrai I 

ISABELLA. 

Ai-je un autre nom à la mémoire et sur la bouche que celui 
deBorgia?Disl 

'S^V SAMUEL. 

Pas un autre nom. 

ISABELLA. 

M'as-tu entendue me plaindre de lui? ^ 

SAMUEL. 

Jamais, signora, jamais. 



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LA MARÉCHALE D'ANCRB 137 

ISABELLA. 

Eh bien, donc, juif, Je te le jure par cièlui que tes pareils ont 
fait mourir et n'ont pas empêché de ressusciter, que, si tu te 
plains de moi à Borgia, je te ferai savoir ce que c'est qu'une 
femme d'Âïacio. 

SAMUEL. 

Ce ne sont là que des bagatelles ; une fenêtre, un salut : plai- 
santeries. 

ISABELLA. 

Pauvre juif, tu ne connais ni lui ni moi ; le plus léger repro- 
che de lui peut me faire mourir, et pour la moindre faute il me 
tuerait. 

SAMUEL. 

Vous croyez? 

ISABELLA. 

J'en suis sûre, j'en suis fière. et j'en ferais autant. (On frappe.) 
Adieu. Je vais dans ma chambre, parce que je le veux, mais non 
parce que tu me le dis. 

EUe «ntre dans sa chambre. 
SAMUEL. 

Cette méchante race italienne me rendra fou, si elle ne me 
fait pendre* 

SCÈNE II 

SAMUEL, PICARD, serrarier. 
PICARD. 

Bonjour, juif. 

SAM UELi lui tendant la maia. 

Bonjour, maître Picard, 

PICARD, mettant lei mains derrière son dos. . 

Pas de main, pas de main ; je suis chrétien, et bon chrétien, 
je m'en flatte. 

SAMUEL. 

Ah ! c'est bon ! c'est bon ! Je ne veux pas vous humilier, vous 
abaisser jusqu'à moi, maître Picard. 

8. 



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138 THEATRE COMPLET D'ALPRED DE VIGNY 
PICARD. 

Je ne dis pas que je me trouve humilié de tous donner la 
main; mais, moi, je ne suis pas comme nos grands seigneurs 
sans religion, je ne vous donnerai pas la main. 

, SAMUEL. 

Et que voulez-vous de moi aujourd'hui, maître Picard, qui 
ne me donnez pas la main? 

PICARD. 

Je voudrais savoir si notre ami M. de Borgia, ce gentil- 
homme qui demeure ici, ne viendra pas bientôt. 

SAHUBL. 

Devait-il venir sitôt? 

PICARD. 

Il devait m'attendre ; mais il a oublié l'heure^r 

SAMUEL. 

Quelle heure? 

PICARD. 

N'importe, nous irons sans lui. 

- . . SAMUEL. 

PICARD. 

A une œuvre qu'il sait ; ne vous a-t-il pas parlé d'Isaac ? 

SAMUEL, liii imposant silence. 

Ah!... Taisez-vous... Allez-y sur-le-champ... Il demeure 
dans la première maison du pont au Change. Il a six miHe pi- 
ques de la Ligue dans ses caves... Allez... Voici mon billet 
pour lui. 

PICARD. 

Juif, cela ne me suffit pas. Il faut que tu me répondes du 
Corse. 

SAMUEL. 

Je n'en puis répondre ; je le connais à peine, et j^ ne sais d'où 
vous le connaissez. Il loge ici depuis un mois, et vient de Flo- 
rence avec sa femme. 

* PICARD. 

Voilà ce qui m'est arrivé, et comment je le connais. Je mon- 
tais ma garde bourgeoise avec mes ouvriers serruriers à la 
porte Bussy. Je parlais à M. le prévôt des marchands et à MM. 
las échevins, qui me connaissent bien et depuis longtemps. — 



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LA ÎIARÊCHA-LE D'ANCRB .139 

Je lui dis (c'est à M. le prévôt), je lui dis : « Soyez tranquille. » 
Parce que, voyez-vous, il m'avait dit avant : « Faites bonne 
garde : on en veut à M. le Prince ; les Italiens sont enragés ; 
ce Concini perdra le roi et le royaume. » Je lui réponds : < Je 
le crois comme vous , monsieur le prévôt. » Lui , jH soupire, 
car c'est un bravehomme, voyez- vous, et non pasun juif comme 
Concini. Ce que je dis, ce n'est pas pour vous affliger; mais à 
Paris nous disons cela des voleurs. Je lui réponds : « Je le crois 
comme vous. » Comme je disais cela, passe un carrosse. Je le 
vois venir avec des écuyers et huit chevaux, et huit de relais 
courant derrière, et la Uvrée zinzoUn * jaune, rouge et noire. 
Je dis aux bourgeois et aux ouvriers : « Mes enfants, c'est un 
grand seigneur. » Je ne l'offensais pas, n'est-ce pas? Il n'y a 
que le roi qui doive aller en poste ; mais c'est égal, puisque la 
reine le veut bien. Le carrosse veut passer pour aller à Le- 
signy ; moi, je ne veux pas, et je dis : « Montrez vos piques et vos 
mousquets aux chevaux! » Les cheveaux s'arrêtent. Concini 
met, comme ça, la tête à la portière avec ses cheveux noirs 
comme jais! Je dis : « Le mot de passe? » Je suis le maréchal 
d'Ancre. » Je dis : a Le mot de passe ?» Il me dit : <r Coquin ! » 
Je lui dis : <x Monsieur le maréchal, le mot de passe! » M. le 
prévôt le reconnaît et me dit : <e Laissez-le passer. » Je dis : 
« C'est bon. » Il passe. Le soir, je marchais les bras croisés, 
comme ça, hors de la barrière, quand deux hommes... deux 
valets jaunes, rouges et noirs, zinzolin toujours, méprennent, 

• Voici quelques citations extraites des rares pamplilets du temps, que j'ai sous 
les yeux, dont plusieurs étaient écrito en vers pitoyables, et par lesquels U mau- 
Taise hnmeur parisienne préludait aux histoires rimées de la Fronde. U s'agit éi 
U lÎTrét de Concini. 

fUR LES COULBOKS »X COSCmRX« 

ZuzoUn jaune et noir est la couleur funeste 
Vmn flasque Florentin, du royaume la peste, 
Le jaune est l'or du roy, voilé en mille endroicts; 
Le range zinzolin est le sang qui soupire, 
Kt le noir est le denil qu'ont tons les bons François 
Be Toir par «n faquin renversé nostre empire. 

[^ Courrier picard, en 1G15.) 



/ 



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140 THÉÂTRE COMPLET D'ALFBED DE VIGNT 

Fun à droite, Tautre à gauche, et me frappent à coups de plat 
d*épée... (DooionreasemeDt) J'aurais mieux aimé la pointe! Je ne 
criais pas, caria garde bourgeoise serait venue à moi et m'au- 
rait vu battre. Ces valets m^auraient, ma foi I tué , conmie 
i(y allaient... Je commençais à n'y plus voir. Passe um homme 
tout noir : visage noir, manteau noir, habit noir. C'était le 
Corse. Il avait dans sa manche le stylet du pays ; il les jette tous 
deux par terre. Je lui dis : a Merci. » Il me dit : a J'aurais voulu 
que ce fût leur maître, je le cherche. » Je lui dis : < Nous 
le chercherons ensemble. » Et voilà tout. Il me quitte. On 
prend les deux valets. Ils n'étaient que blessés. M. le prévôt 
les a fait pendre. Le Corse m'a dit de venir ici, et me voilà. 

SAMUEL. 

Il est sorti. Votre billet est toujours sûr pour les armes? On 
n'a rien saisi chez vous, maître Picard? 

PICARD. 

Sois tranquille. Je suis bon pour la somme convenue : le dou- 
bla, comme c'est toujours avec Samuel, et je t'amène quelqu'un 
qui répondra et signera avec moi et qui voulait s'entendre 
aussi avec le Corse. 

SAMUEL. 

Qui est-ce? qui est-ce? 

PICARD. 

Un magistrat que je ne veux pas nommer. 

SAMUEL. 

Où est-il? 

PICARD. 

Sur l'escalier. 

SAMUEL. 

Il neiâflait pas le laisser là. .. Il peut rencontrer tant de per- 
sonnes qui viennent ici pour prêt ou pour emprunt !••• 
{jk u porto.) Entrez, entrez... monsieur. 



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LA MARÉCHALE D'ANCBfi 141 

SCÈNE III 

1e8 HftMKt, DÉAGEANT. 

DÉAGEANTi à rois bases et donee. 

Le bon Samuel vous a-t-iJ fourni les armes qu'il faul ? 

PICARD, brusquement. 

Oui, oui. 

DÉAGEANT, bas, à Samuel.' 

Voici un ordre de M. de Luynes de vous donner quatre fois 
la somme si vous me livrez passage dans tous les coins de 
votre maison. C'est au nom de M. de Luynes, bon Samuel, que 
je vous le dis: vous serez jugé et condamné comme propageant 
le judaïsme, si vous ne faites ce que je veux. 

SAMUEL, avec résignation. 

Je ferai ce que vous voulez, monsieur le conseiller au parle- 
ment. 

DÉAGEANT. 

Je connais tous ceux qui viennent dans votre maison, J6 
veux les entendre parler. Je sais comment est construit ce bâti- 
ment et tout ce que vous y cachez. Il me faut conduire dans 
tous ces détours. Au nom du roi ! Lisez cet ordre 

SAMUEL, après Taroir lu. 

n est précis. J'obéirai. Venez. 

DÉAGEANT. 

Pas encore : j'aî à parler à cet honnête homme, maître Pi- 
card. Je suis assuré de votre discrétion, n'est-il pas vrai ? 

SAMUEL. 

Aussi assuré que je le serais du bûcher si j'y manquais, sei- 
gneur conseiller. Si un chrétien parlait à un juif sans le mena- 
cer, il se croirait damné. 

PICARD. 

Allons, juif! allons! laisse-nous un moment, et garde ta 
porte. Nous avons à causer. 

Samuel sort. 



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142 THEATRE COMPLET D'ALFRED DK VIONY 

SCÈNE IV 
DÉAGEANT, PICARD. 

PICARD. 
Vous aviez à me parler, monsieur le conseiller? 

DÉAGEANT. 

Maître Picard, vous avez été insuHé. 

PICARD. 

Peut-être. 

DÉA GEANT. 

Battu même. 

PICARD. 

C'est bon! c'est bon? 

DÉAGEANT. 

bh ! battu, c'est le mot. Honteusement battu! 

PICARD. 

Eh bien? 

DÉAGEANT, s'asseyant.. 

Avouez que Concini est un mauvais garnement. 

•PICARD. 

Ça se peut. 

DÉAGEANT. 

Un traître qui nous livre à l'Espagnol. 

PICARD. 

Ceci, je n'en sais rien. 

DÉAGEANT. ^ 

Un concussionnaire, un voleur qui, par les întrfgues de sa 
femme, a dépouillé toutes nos provinces. Un insolent, qui en 
Picardie, a fait graver son nom et ses armes sur les canons du 
poi. 

PIC>RD. 

Croyez-vous ? 

• ' DÉAGEANT. 

Vr, effronté qui porte sur son chapeau un panache de héron 
noir que portait le feu roi Henri. 

PICARD, après avoir réfléchi longtemps. 

Peu de chose, peu de chose. 



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Là maréchale D* ancre 143 

DÉAGEAMT. 

Et sa femme, la Galigaî, est fort soupçonnée de magie. Elle 
consulte Gosme Ruger, abbé de Saint-Mahé, qui est un 
athéiste,* Mathieu de Monthenay. Elle sacrifie des coqs blancs 
dans réglise. -^ .(-j^^^^ 

PICARD, après un momeat de silence et après arolr considéra Déageaat, 
lai frappe pesamment sur l'épaule. 

Ça,monsieurle conseiller, vous me croyez par trop simple et 
vous avez chanté d'un ton trop bas. Vous vous êtes mépris. Il 
y abien quelquesgens qui vous croiront, mais je n'en suis pas. 
Et sur cela, je suis bien aise de vous dire mon idée. M'est avis 
qu'une naUon est toute pareille à un tonneau de vin: en haut 
est la mousse, comme qui dirait la cour ; en bas est la lie, 
comme qui dirait la populace paresseuse, ignorante et men- 
diante. Mais entre la lie et la mousse, est le bon vin généreux, 
comme qui dirait le peuple ou les honnêtes gens. Ce peuple-là 
ne se met pas en colère pour peu de chose et aime bien à savoir 
pourquoi il s'y met. Vous désirez être défait de Goncini; et moi 
aussi, parce qu'il entretient le roi et le pays dans la guerre ci- 
vile, dont nous avons bien assez, et qu'il nous traite en esclaves, 
ce que le feu roi n'aimait pas. Mais ce que vous me dites de 
lui me frappe bien peu ; et de sa femme, je le nie. Elle fait du 
bien partout de sa main et de sa bourse, malgré son mari et à 
son insu. Nous l'aimons. Il y a six mille piques qui s'apprêtent 
à entourer sa maison. J'y ajouterai la mienne ; mais, si je vous 
avais entendu plus tôt, vous m'auriez fait réfléchir longtemps. 
Je vais voir la garde bourgeoise et mes amis, et leur parler un 
peu avant le soir. Moi, je ne veux pas que l'on agisse sans bien 
savoir pourquoi; et, après avoir agi, je ne veux pas qu'on soi/ 
méchant. Voilà I 

DÉAGEANT. 

Mais ne vousa-t-on pas dit que M. deLuynes a ordre du roi 
de le faire arrêter. 

PICARD. 

Que M. de Luynes fasse ce qu'il lui plaira, cela nous inquiète 
peu. On m'attend... Je vais voir ce que j'aurai à faire. Adieu. 

U lui tooroe le dos et tort* 



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144 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

SCÈNE V 
DÉÂGEANT, SAMUEL. 

B É A G E A N T , après être resté interdit. 

One m'importe, pourvu qu'il me serve! Encore une passion 
excitée contre les Goncini ! 

A Samuel, qui rentre. 

Où cours-tu si vite? 

SAMUEL. 

Gagnez la rue par cette porte. Voici deux valets de Goncini. 

BÉAGEANT. 

Gagner la rue ? Non, pardieu ! Je reste chez toi tout au jour 
d'hui samedi. 

SAMUEL. 

Samedi ! jour de sabbat ! 

BÉAGEANT. 

Et j'y dois tout surveiller àTintérieur, comme M. le prévôt 
de File au dehors. 

SAMUEL. 

Eh bien, donc, au lieu de descendre Fescalier, montez-le : 
passez par ce corridor, et j'irai vous retrouver, (a part) Puisse- 
t-il s'y casser bras et jambes! 

Déageant sort. 

SCÈNE VI 

SAMUEL, Bboz LA^oiit. 

f REMIER LAQUAIS. Hs se tournent en saluant à droite et 2k gauelke è 
mesure qu'ils parlent. 

M. ]e mai'échal d'Ancre veut vous parler seul. 

SECOND LAQUAIS. 

11 demande s'il y a sûreté pour lui. 



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LA MARÉCHALE D*ANCRB I4ft 

PREMIER LAQUAIS. 

Vous répondrez de tout sur votre tête. 

SECOND LAQUAIS. 

Nous avons vingt hommes dans les rues environnantes. 

PREMIER LAQUAIS. 

On mettra le feu à votre maison s'il arrive à monseigneur le 
moindre accident. 

SAMUEL. 

Messieurs, je suis tout à fait à vos ordres. Que monseigneur 
vienne sur-le-champ, s'il lui plaît. Je ne résisterai jamais à ses 
volontés, si clairement exprimées. Votre langage n'a rien 
d'obscur ; et, quant à sa sûi*eté, vous y pourvoyez parfaite- 
ment. 

Us sortent. — A port. 

Il y aura du sang bientôt. Tout ceci ne peut tourner autre- 
ment. Voici l'heure où le Corse rentre chez lui ; il rencontrera 
l'aveugle Concini, qui ne vient pas sans quelque dessein d'am- 
bition ou de débauche. Que m'importe, après tout, la vie de 
ces Nazaréens ! j'ai tous leurs secrets et les garde tous, parce 
que tous ces hommes sont à craindre. Mais que suis-je poiur 
eux ? une bourse et non un homme. 

SCÈNE VII 
SAMUEL, CONCINI. 

CONCINI, agité. 

Es-tu seul, Samuel ? 

SAMUEL. 

Eh ! monseigneur, si je suis seul ! je suis vieux, je suis faible 
et je suis à vos gages. Rassurez- vous. Que faut-il à Votre 
Grandeur ? 

• CONCINI regarde autour de la chambre et va en examioant tous les coins. 

Où donne cette cloison? 

Il frappe dessus. 
SAMUEL. 

De mon laboratoire dans mon comptoir, monseigneur. 

CONCINI, bas, avec joie. 

Tu sais que nous avons fait arrêter le prince de Condé hier? 

9 



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146 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
SAMUEL. 

Je ne sais rien de ce qui se passe au dehors ; mais je félicite 
monseigneur du grand coup qu'il vient de frapper. 

CONCINl, arec pe«r. 

Oh! ce n'est pas moi ; ce n'est pas moi qui l'ai fait! C'est ma 
femme. Tout le monde le sait. Je suis censé en Picardie aujour- 
d'hui. 

Frappant la cloison. 

Mais c'est une tapisserie et non du hois : on peut entendre 
parler. 

13AHUEL. 

Mais il n'y a là persoime. Voyez. 

U ouvre la porte que recouvre une tapisserie. 

C N CI N 1 1 s'asseyent, avec orgueil. 

Tous mes ennemis sont vaincus, les mécontents sont bat- 
tus ; Mayenne ne peut plus se défendre à Boissons. Me voici le 
maître 1 

SÀltUEL. 

Monseigneur est le plus heureux des hommes. 

G N CI N I f mjrstérieusement et avec inquiétude. 

Oui, as-tu du contre-poison ? . 

SAMUEL. 

Pour vous? 

CONCINI. 

Peut-être! Je voyage: j'ai des ennemis beaucoup; des gens 
beaucoup ; et des parents beaucoup. 

SAMUEL. 

Des parents? 

GONCINL. 

Qui me détestent. Mais, si tu n'as pas cet antidote, n'en par- 
lons plus; c'était une fantaisie. A propos, je viens loger dies 
toi. 

SAMUEL. 

Chez moi ! loger ! vous ! (a part.) Je suis perdu. 

GONCINI. 

Oui,mfï. J'ai laissé partir mes équipages pour la Picas'^ie; 
mais mon carrosse va sans moi en poste. 

SAMUEL, ft paît. 

En poste ! quelle dépense î le roi seul va ainsi. 



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LA MABÉCHALE B'ANCRS 147 

OONCÎNl. 

J'ai laissé régler àmafemnœ qudques p^tes aâinres qa'elle 
«ntend aussi bien que moi ... 

SAMUEL, àpcrt 

Lâcbe chrétien! qui laisse à une femme tous les dangers cft 
garde tous les plaisirs ! 

^ CONCINI. 

Et je reste quelques [jours ici pour me reposer du gouvw- 
nement avec la jeune femme que tu sais, coquin! 

SAMUEL. 

L'y voilà 

CONCINI. 

J'ai toujours le cœur italien-, vois-tu? Et j'aime à enrichir les 
femmes de mon pays. Celle-ci est bien joHe... Je l'ai vue dix 
fois à sa fenêtre. Est- elle fille, femme ou veuve? 

SAMUEL. 

Femme. 

COMGIMI. 

(D'un «ir iasonciani.) Et de quel homme? (A ptrt.) Voyons s'il 
mentira. 

SAMUEL. 

D'un gentilhomme ae Corse, arrivé doprnis im mois à Paria. 

fiONGIHIi jownt ifve M booNe. 

Son nom? 

8AMVEL. 

. U est pauvre et jaloux. 

CONGINI. 

De l'or dans les deux cas. Son Jiom? 

SAMUEL, tombant à genoax. 

Il est sauvage et rude comme le fer. 

COMCINI, moatiant la porte où sont tes geai. 

On fait fondre et ployer le fen Son XKMoa? 

SAMUEX. 

ASoBseignettr, je 43ais poignardé si je parle. 

CONCINI. 

£t pendu si tu te tais. Or, j'ai l'avance sur lui. Donne-moi 
la préférence pour obéir. Tu me connais. 



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148 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
SAMUEL. 

Et je le connais aussi. Monseigneur, si jamais j*ai mis quel- 
que habileté à faire passer dans tous les pays de TEurope les 
trésors que vous m'aviez confiés; si j'ai su vous faire acheter 
aux moindres prix les plus beaux châteaux seigneuriaux de ce 
pays, épargnez-moi l'horreur de prononcer ce nom. 

C N G I N 1 1 lai passant sa caaoe sur la tête. 

Allons ! -allons ! c'est Borgia. 

SAMUEL. 

Ce n'est toujours pas moi qui vous l'ai dit; n'est-il pas vrai? 

CONCINI. 

Je ne rends point de faux témoignage, Samuel. Lève-toi, et 
écoute. (Gravement.) Celui qui m'a appris ce nom est celui qui 
jette les hommes pêle-mêle sur ce monde. Depuis que Con- 
cini et Borgia y sont, Borgia heurte Concini. Mon père a tué 
le sien, et du même coup en a été tué. Nos mères nous prirent 
encore dans les langes et en s'injuriant accoutumèrent nos pe- 
tits bras à se frapper. A quinze ans, nous nous sommes battus 
à coups de couteau deux fois. A Florence, nous avons aimé tous 
deux Léonora Galigaï. Je le fis passer pour mort pendant une 
absence, et j'épousai sa Léonora, qui depuis a fait ma fortune. 
Il me hait et je le hais. Dans les montagnes de Corse, les 
hommes de sa famille laisseront croître leur barbe jusqu'à ce 
qu'ils aient éteint ma famille ; et, s'il vient ici, c'est pour ce que 
nous appelons lavendette, 

SAMUEL. 

Non, monseigneur, non! il n'annonce aucune haine contre 
qui ce soit... et... 

CONCINI. 

Ton appartement est-il sûr?... 

SAMUEL. 

Ah! monseigneur, rien de ce qu'on fait n'est vu, rien de ce 
qu'on dit n'est entendu dans ma sainte maison. 

CONCINI, vite et bas. 

C'est pour cela que je veux l'habiter. Mais écoute et tais-toi. 
Je sais que Borgia a dans les mains une lettre que j'écrivis à 
quelqu'un peu de jours avant le... Va voir si personne ne peut 
entendre. •• 



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LA MARÉCHALE D'ANCRB 149 

Le jaif montre, en oarrant les portes, qu'il n'y a personne* 

Ayant le 14 mai 1610. Tu te le rappelles * ? 

SAMUBL. 

Un vendredi? 



* J*ai yn, par rétonnement et les sernpnles de qnelqnM personnes, que ce point 
dlûstoire était bien pea eonnn. En effet, les pièces relatires ao procès de la Ga« 
ligal et à l'assassiof t de Goncini sont derenues très-rares. Je les ai entre les mains* 
Il n'j a pas nne de ces pièces qol ne renferme cette charge ou ne rappelle ce 
grand attentat, i Rayaillae, dit l'nn de ces livres qne je copie, pour mettre U 
seignenr Gondno snr le théastre, tne le dit Henry de deoz coaps de contean, em- 
pesché dans son carrosse à lire une lettre par le sieur d'Espernon, et en plein 
délice de veoir la réjonissance de son peuple an couronnement de la royne. Ce 
grand prince mort, son fils, jeune de dix ans, est éleré snr le throsne» auquel 
CoDcini este peu à peu ses plus confidents... s'empare des places les pins fortes 
et des ports de mer pour y recoToir l'Hespagaol, avec lequel il cabalise et rompt 
tontes les alliances du feu roy, etc. » Ici ses projets sont longuement développés.* 
Je trouTO partout la preuve que la voix publique chargeait les Coneini de ce 
«rime. Quelquefois, c'étaient des vers tels que ceux-ci que l'on jetait sur !• 
chemin: 

EAUAITLIC ÀU MARISCHIL d'aXCRI. 

Ha I truand I ha f maraud I iadis plus gueux qne moy, 
Comment n'es-tn pas mort, ainsi que moy, en Greoe ? 
Par tes suasions j'ay massacré ce roy. 
Dont toute k grandeur de U France relano. 

On peut lire dans les Mémoiret de Sully, Ww, xxv, 1608 : 

« Je mis en écrit ce que le Roi me dit; c'est par ces sortes de discours fami* 
tiers que je crou qu'on peut le mieux connoltre l'iotérieur des esprits et le vrai 
«aractère d'un cœur : 

« Les Conchines, mari et femme, sont devenus si rognes et si audacieux, qu'ils 
ont été jusqu'à user de menace contre ma personne, si je £aiseis quelque vio- 
lanoe à leurs partisans. » 

Si je donne ces documents, ce n'est pas qu'à mon sens (et je l'ai dit ailleurs) il 
•oit bien nécessaire qu'une œuvre d'art ait toujours pour autorités uu parchemin 
par crime et un in-folio par passion; ce n'est pas non plus que j'aie la moindre 
crainte d'avoir calomnié Goncino Goncini : il n'était pas à cela près d'un coup de 
couteau, et je ne sais pas d'ancienne famille qui, en ce temps, n'ait eu sou assas* 
•in; mais j'ai dit un mot de cela pour faire savoir que cette pensée d'une expiatii» 
inévitable qui remplit- le drame, qui en corrobore la fable, et à laquelle j'ai fait 
céder quelquefois l'histoire, avait cependant nne base plus solide qu'on ne l'a pu 



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Googie 



150 THÉATRB COMPLET B'ALFE^BD BB VIGNY 
GOlfGINI. 

Oui, un vendredi. H soDerlsaii cette lettre à tout prix... en- 
tends-tu? à tout prix ! 

SAMUEL. 

Quoi! voudriez-vous vous défaire de l'homme? 

OOHCINI. 

Non, cela m'emf^échenii de savoir où est ma lettre. Mais 
être aimé de la femme... on, sinon ahné, du moins préféré... 
ou quelque chose de semblable... Je connais mes Italiennes..^ 
Il y a peu d'amants qui na trouvant le secret du ms^i sur l& 
dievei où il Ta laissé, ei je rattrs^ei^ gaiement ma lettre. 

SAMUEL. 

CTest impossible, monseigneur. 

CONCINI. 

Eh quoi! n'est-elle pas sa femme? 

S^AMUEL. 



Oui. 






CONCINI. 


Seule? 






SAMUEL* 


Oui. 






GeifaiN^i^ 


Pauvre ? 






SAMUEL. 


Oui. 






CONCINI. 


N'est-il pas 


sombre et méchant? 




SAMVWL. 


Oui. 






CONCINI» étonné et nalrement. 


Eh bien? 






SAMUEL» 


Mais elle Paime. 




CONCINI. 


Bah ! il faudra donc le tuer? 


Probablemc 


SAMUEL- 

mt. 



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CONCINI 

Maïs es-tu sûr qu'elle Udme ? 

On frappe trois coups à la porte. 
SAMUEL. 

Le voici. Ah ! monseigneur, pour tout l'or du tabernacle, je 
Ae voudrais pas- qu'il vous trouvât ici; consentez à rester un 
moment dans ce cabinet,, où vous pourriez loger deux mois 
sans être vu. Entrez,, entnea, et vous verrez ce que sont ces sin- 
guliers jeunes gens« 

OONGINl, écoBtftBt. 

Oh ! c'est toi,,montagnard, c'est bien toi ! — le reconnaîtrais 
son pafr entrer mille. 

Il entre dans le cabinet. 

OxLvre-lui qjLiand tu voudras. Je veux voir le Ibup dans sa 
tani^ 

SCÈrà YIII 

S AM CIEL, BOBGIA. H entre et referme la porte an rerron avec sois. 
BjOR6.IA. 

Qu'a fait IsabelTa ? 

SAILUEL. 

Rien ou peu de chose : elle a chanté. 

BO/RGIA. 

Qui a-t^elle vu? 

SAMUEL* 

Personne. 

B R Gr I A f le regardant arec méfiance. 

Personne? 

SAMUEL. 

Personne. 

BORGIA. 

Dites, je vous prie, à Isabella que je suis rentré; 

Samuel sort. 



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152 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

SCÈNE IX 

BORGIÂ, MuL 

Eh ! comment aurais-je été si inflexible? comment n'auraîs-je 
pas tenté de l'avertir? Y a-t-il un homme qui ne Feût prise en 
pitié après l'avoir vue? Si elle eût été seule ou peu accompa- 
gnée, je lui disais tout et je l'emmenais. Où l'aurais-je conduite ? 
Ici peut-être ! oui, ici, plutôt que de la laisser ainsi dormir sur 
un volcan. Pensw que, ce soir, des hommes armés entreront 
dans ce tranquille palais, qu'ils jetteront dans la terreur 6es 
femmes timides etgracieuses, c'est une insupportable idée. Voilà 
ce qui anive quand on veut se venger : on va, on va, on va, et 
puis on se repent. J'ai été trop loin ! (il se promène.) Léonora 
m'oublie ; je prends par dépit la première main qui se trouve : 
j'épouse Isabella, et je me crois heureux. Bah ! la vengeance de 
Corse est née avec moi ; elle me parle toujours à l'oreille. Elle 
me dit : « Concini l'a épousée ! Goncini triomphe ! l'assassin Con- 
cini est aimé plus que toi ! Concini est presque roi d'un grand 
royaume. Va, pars ; renverse-le. » Je pars, me voilà, je vais 
frapper. Suis-je satisfait? Bah! et elle que j'ai vue ! et elle qui 
est devenue plus belle cent fois qu'elle n'était ! et elle que je ne 
hais plus ! la laisserais-je attachée à celui que l'on veut renver- 
ser? Je veux lui parler en secret; elle doit m'entendre. « Nous 
serons donc seuls, »pensais-je. Bah ! elle me reçoit au milieu de 
vingt personnes, au milieu d'une cour empesée et frivole. J'ai 
bienfait de sortir de son hôtel brusquement et sans parler, sans 
saluer. Les Français en ont ri : ils rient de tout ; ils riraient de 
leur damnation ! — Oh ! si seulement cette voix grave et tendre 
m'eût dit : « Borgia, je me souviens de notre amour ! » Si elle se 
fût repentie !... N'importe ! qu'elle vive heureuse et puissante I 
Je renonce aux complots : je l'ai vue ! je ne la verrai plus. 
Règne, règnit, heureux Concini ! Là cour seule d'un roi de seize 
ans ne te détrônerait pas ; règne donc, ô favori ; je te laisse la 
place. Je ne veux plus me venger, même de toi. J'ai revu Léo- 
nora : tout estfini... Oui, oui, c'est lace qui convient. La force 
contre un homme ; mais, pour toute femme, pitié !... 



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LA MABÊCHALB D'ANCRB 153 

SCÈNE X 

BORGIA, ISABELLÂ. 
ISABELLA, ^rement et Ini sautant au oon. 

Bonjour, enfin, bonjour. Il est bien tard. Qu'avez-vous donc 
fait? 

BORGIA, se détournant» 

J'ai perdu mon temps. 

ISABELLA. 

Est-ce pour cela que vous ne voulez pas m'embrasser? 

BORGIA* 

Je ne suis pas bien portant. 

ISABELLA. 

Vous êtes allé hors de Paris hier. Pourquoi cela ? 

BORGIA. 

Pour voir une terre et un château. 

ISABELLA. 

Et, le soir, vous êtes allé au Louvre ? As-tu vu la reine? Quel 
âge a-t-elle? 

BORGIA, se détournanU 

Quarante-Irois ans. 

ISABELLA. 

Ressemble-t-elle au prince Gosmo? Irai -je bientôt aussi au 
Louvre? Et le roi, Vas-tu vu? Quel âge a-t-ilî 

BORGIA, assis, frappant du pied. 

Seize ans. 

ISABELLA, s'appuyant sur son épaule. 

Ah ! pauvre enfant ! déjà roi ! Qu'il doit être joli à voir ! La 
reine porte-t-elle des perles? 

BORGIA. 

' Nous allons bfeBtôt retourner à Florence, 

ISABELLA. 

A Florence? et pourquoi cela? 

BORGIA. 

Parce que Paris est dangereux poiu* vous. 

0. 



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154 THÉÂTRE COMPLET D^ALFftRD D^E VIGNY 
ISÀBELLA. 

Dangereux! je ne connais/de Paris que ma chambre, et de 
Parisiens que le vieux juif. 

B0R6IA. 

N'avez-vous parié à personne de vous et de moi? 

ISABELLA. 

A personne au monde. J'ai dormi et dianté. Seule, toute 
seule... Je m'emuiyai8» 

BORGIA. 

Eh bien, nous partirons, parce que vous vous ennuyez, seule 
ici. 

ISABELLA. 

Non, non, je ne m'ennuie pas. J'aime la France. Restons, je 
vois passer tant de monde. Que tu es inconstant ! Pourquoi 
vouloir partir ? Et tes projets d'ambition? et' cette grande dame 
que tu devais voir ? ces hauts emplois que tu devais demander? 
Plus rien de tout cela! — Est-elle jolie? 

BORGIA, la repoussant. 

Ne me parlez jamais d'elle ni de ces puérilités. 

ISABELLA, hondaot. 

Je n'irai donc pas à la cour de la reine? 

BORGIA. 

Une cour pleine de corruption! Il faut partir. 

ISABELLA. 

Ah ! que je voudrais te voir grand écuyer du roi! 

BORGIA se I&ve aree colère, et se premèae dans la. chambre, oubliant 
Isabella. 

(Très-haut). Orgueil ! orgueil ! C'est là leur péché mortel ! c'est 
ce qui l'a rendue insensée! Dix dames d'atour, des grands sei- 
gneurs, des pages pour tenir sa robe. Pour m'humiUer, m'é- 
blouir ! Orgueil ! orgueil ! C'est ce qui la rend: folle, folle etaveu^ 
gle ! Comment la sauver? 

IS/B-ELLA, étonnée. 

Il ne me faut pas de pages, ni de dames ! 

B0R€ i A s'arrête et passe la main dans ses cherenx. 

A.i-je dit cela ? C'est alors moi qui suis fou, c'est l'air de la 
cour que j'ai respirA, 



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Ll HARÊCHA.LB D'AMCRB 155 

SCÈNE XI 

Lis Uàifxs, SAMUEL, an Paob, qpi attend à la porte entr^raTerta. 
SAMUEL. 

Un page en livrée rouge, jaune et noire, vous apporte ceci. 

B0R6IA, lUant. 

« Puisque VOUS le voulez ; A quatre heures. Seule. Sous votre 
garde ! » (Avec transport.) Oh ! SOUS la garde des esprits célestes... 
Léonora ! ton étoile a voulu ton salut... Je te préserverai... Je 
vais à toi... (a isabeiia, brusquement.) Vous resterez en France. — 
Je n'ai rien juré contre toi, Léonora : j'ai soulevé ces hommes 
contre le vil Concini seulement, (a Isabelle, pin» doncement.) Vous 
irez àlacour. — Je ne lui parlerai pas du. temps passé... Point 
d'attendrissement... ce seraitde la faiblesse... Rien de tout cela, 
rien... Non, non, point de cela, (a isabeiia.) Vous verrez la reine, 
le roi, ks pages et. tout le reste. — Ce serait lâcheté que de de- 
mander grâce à une femme... Si elle oublie , j'oublie aussi, 
moi... Mais je la préserverai... Oui, j.'en.ai la puissance... Je la 
sauverai, ou j'y demeurerai, (a Isabelle.) Je reviendrai cette nuit 
très-tard... (a ini-môme.) Et qu'est-ce que le plaisir de la ven- 
geance à côté des inefTables joies de l'amour?.... D'ailleurs... 

Il sort en parlant toujours, et, en prononçant des: mots imnteUigibles, il suit 
le page avec distraction ; il court, et s'enfuit en enfonçant son cbapean à 
larges bords sur sa tête, jusqu'aux yeux. 

SCÈNE XII 
ISABELLA, SAMUEL. 

ISABELLA. 

Qu'a-t-îl dit là, bon Samuel? Il a parlé français si vite, que je 
ne l'ai pas compris. 

SAMUEL. 

Il a parlé en français , en effet. Mais voulez-vous entendre 
chanter votre langue italienne ? Il y a là un de mes amis, un 



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156 THÉÂTRE COMPLET IAALFRED DE VIGNY 

pauvre musicien que je loge, et qui sait des airs de voire pays. 
C'est un Florentin, 

ISABELLA, regardant la porte qae Borgta a ouverte. 

Chanter ? Non. Oh ! je ne peux pas entendre chanter à pré- 
sent. Chanter? Oh ! non, bon Samuel. Non, certainement. Ne 
voyez -vous pas qu'il est égaré ? Qu'a-t-il donc dit en partant ? 
Je ne puis savoir ce qu'il a dit. Jamais il n'a parlé si vite ni si 
haut ! Plus tard, j'entendrai chanter, Samuel. Cette nuit, à dix 
heures ; j'aurai dormi un peu. Ce soir ! Dis-le à ton ami, Sa- 
muel, à ce soir... (EUese retire lentement.) A Ce SOir... (Un signe de 
tète.) Ce soir... (BUe pleure, et sort.) 



SCÈNE XIII 

SAMUEL, CONCINI. 

CD NC I N I sort du cabinet et serre la main à Samuel. 

Elle est charmante ! son mari la néglige. A ce soir ma musi- 
que avec elle ; je l'interrogerai sur la lettre... (a part.) et un peu 
aussi sur la grande dame. (Haut, i Samuel.) Pourquoi est-il sorti 

si précipitamment ? (Il sort en interrogeant le vieux Samuel.) 

Concini s'en va en parlant de la grande dame ; puis il s'arrête tout à coup pour 

dire les derniers mots. Samuel n'y répond qu'en balbutiant et se sauvaatf 

«ooune il se saurait de Fiesqne «a premier acto* 



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ACTE TROISIÈME 

La chambre à eoveher de la maréchal •• 



SCÈNE PREMIÈRE 
MADAME DE ROUVRES et MADAME DE MORET, 

Dambs de la maréchale. 

L'une arrange une cassette et l'autre une tapisseriew 

MADAME DE ROUVRES. 

Mais, en vérité, madame de Moret, vous n'y pensez pas» 

MADAME DE MORET. 

Quand madame d'Ancre veut recevoir cet homme ici, voulez- 
vous que je l'en empêche? Je suis bien décidée à ne prendre sur 
ma conscience que mes péchés. 

MADAME DE ROUVRES. 

Et quel est donc cet homme ? 

MADAME DE MORET. 

Que sais-je ? un pauvre Italien ruiné qui vient demander la 
charité. Ne croyez pas qu'il soit digne de la moindre attention 
deia part de la marquise. 

MADAME DE ROUVRES. 

Voici quelque chose qui mérite bien plus d'attention. Voyez 
ces hommes armés qui rôdent devant les portes, sur le quai. 
Voyez combien ils sont, combien avec des manteaux, combien 
avec des épées ! 

MADAME DE MORET. 

Je sais si bi&>u <:e qui se prépare , que j*ai envoyé hors du 
Louvre mes deux cassettes de bijoux. 

MADAME DE ROUVRES. 

Et pourquoi n'avertissez-vous pas madame la marquise? 



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168 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
MADAME DE MORET. 

Tout le peuple est contre le maréchal d'Ancre. 

MADASJNL DB ROUVREâ. 

Il faudrait le lui faire savoir. 

MADAME DE MORET. 

Le roi va renverser sa mère et Concini. 

MADAME DE ROUVRES. 

La maréchale ne s'en doute pas ; que ne parlez -vous ? 

MADAME DE MORET. 

Ah ! depuis quelques jours, je sais des choses , par le petit 
abbé de Ghaulnes, qui se fourre partout ! Je sais des choses î 

MADAME DE ROUVRES. 

El pourquoi ne pas les dire ? 

MADAME DE MORET. 

Eh ! mon Dieu ! que ne le faites-vous vous-même , vous qui 
lui êtes attachée depuis six ans ? 

MADAME DE ROUVRES* 

Et VOUS, madame, qu'elle a comblée des faveurs de la cour l 

MADAME DE MORET. 

Vous dont le mari est grand veneur. 

MADAME DE ROUVRES. 

Vous dont le frère est gouverneur du Béarn, 

MADAME DE MORET. 

Tenez, il est difficile de dire crûment ces ehoses^làt 

MADAME DE ROUVRES. 

Et; bien, je l'avoue, je pense comme vous. Tout ce qua Fon 
peut&ire, c'est de meilre sa fsuiaiUa en sûreté ; j'ai envoyé la 
mienne dans mes terres. 

MADAME DE MORET. 

Gomment donc ! mais c'est: u& devoip ! le seul devoir môme 
d^une mère de fomilleu 

MABAJFB. BE ROUVRE». 

En effet, quand j'y réfléchis, de quelques mots qu-'on. se serve 
pour dire : « Madame la marédiale d'Ancre, vos affaires sont 
perdues, le parti des mécontents triomphe , vous avez contre 
vous le roi et le peuple , votre mari va être arrêté demain ou 
après, » cela veut toujours dire : « Madame la maréchale, vous 
êteff sans esprit, sans prévoyance ; votre mari «st un so* impor- 



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LA. MA^RÉCHALB D'ANCBB ISA 

tant, et tout ce que je vous dis, tous devez le savoir mieux que 
moL » Tout cela est fort désagréable: à dire en face. 

MADAME DE MORET. 

Comment donc ! très-certainement. — Et cela convient-il à 
des femmes ? 

MADAME DE ROUVRES. 

Fi donc ! cela serait grossier. Ce qu'on nomme franchise est 
du dernier mauvais ton. 

MADAME DE MORET 

Que vous avez l'esprit juste , madame de Rouvres ! ah ! que 
vous voyez bien ! (Elle lui serre la main.) Et , d'aiUeurs , si Le mai 
qu'on lui annoncerait n'arriverait pas ! 

MADAME DE ROUVRES. 

Encore ! encore cela ! Oui. 

MADAME DE MORET. 

On serait bien vue après une belle prédiction bien sinistre ! 

MADAME DE ROUVRES. 

Et bien venue pour demander des grâces I 

MADAME DE MORET. 

Oui, n'est-ce pas? Et présentez-vous ensuite devant une 
femme de son caractère ! 

MADAME DE ROUVRES* 

C'est impossible. 

MADAME DE MORET. 

C'est impossible, en vérité. 

MADAME DE ROUVRES. 

Ab ! VOUS êtes charmante . * 

MADAME DE MORET, Tembrassant. 

Personne ne comprend mieux que vous le grand monde. 

MADAME DE ROUVRES. 

N'est-ce pas son aventurier qui vient ? 

MADAME DE MORET. 
Non , c'est eHe. (AUant au devant de la maréchale.) Ah ! madame, 

la belle journée qu'il fait aujourd'hui ! — Faut-il recevoir les 
gens qui se présenteront? — Ne sortez-vous pas? J'ai vu 
atteler vos die vaux. 



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WO THÉÂTRE COMPLET D*ALFRED DE VIGNY 

SCÈNE II 
Ibs MftMKs, LA MARÉCHALE, 
LA MÀRÉGHALE. 

Non, non, madame de Moret, je ne sors pas ce matin, et vous 
n'introduirez, s'il vous plaît, que la personne que j'ai désignée 
à madame de Rouvres, (a. part.) mon cœur, mon cœur, ren- 
ferme toutes tes larmes, quand^lles devraient te suffoquer ! 
Soyez assez bonnes pour me donner ce métier et la tapisserie : 
je veux travailler. (Elle s'établit à broder.) M. d'Ancre doit être 
près d'Amiens aujourd'hui. 

UADAME DE MORET. 

Ah ! sans nul doute, madame : le temps est si beau ! et tout ce 
qu'il fait lui réussit. 

UADAME DE ROUVRES. 

Il est né sous la plus heureuse étoile ! 

LA MARÉCHALE. 

Est-ce que vous croyez aux étoiles? Vous... superstitieuse ! 

MADAME DE ROUVRES. 

A la vôtre, madame. 

LA MARÉCHALE. 
Oh ! flatteuse, flatteuse, taisez-vous. (Elle lai donne la maiu.) Eh 

bien, moi aussi, je crois un peu à la prédestination. Laissez- 
moi y penser; voulez- vous? Adieu, adieu. 

MADAME DE MORET. 

Voici, je crois, ce gentilhomme italien, M. de... 

LA MARÉCHALE. 

N'importe le nom... n'importe... Allez, mes amies, allez... 
^Àvec doute.) Mes amies I... 



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LA. MARÉCHALE D'ANCBB 161 

SCÈNE III 

MADAME DE MOBET reqtre, et fonlèra h portière ttpissée, pour 
introduire BORGIA. LisDAiiBsse retirent. Il entre sans salner, le cht- 
pean à la main, et se plaee debout derant LA MARECHALE qui n'ose 
lui parler. 

BORGIA. 

C'est moi. 

LA UARÉCHALEt traTaillaat vite, arec une agitation nerrense. 

Je suis vraiment heureuse de vous revoir, monsieur de Borgîa. 
Je vous assure que je n'ai rien oublié de jptre enfance et que 
tous mes anciensVmis sont présents à ma pensée. Les familles 
de Scali et d'Adimari Labiten Ailes toujours Florence ? 

BORGIA. 

Le temps va vite, madame : nous en avons bien peu pour 
nous parler ainsi. . . 

LA HARÉGHALEf tonjonrs les yeux baissés. 

Mais... puis-je vous parler d'uneautre manière ?puis-je vous 
parler comme avant mon mariage ? C'est le temps qui nous a 
^ séparés, c'est la destinée, c'est... 

BORGIA. 

Non, ce n'est pas tout cela, madame. Regardez-moi. 

LA MARÉCHALE. 

C'est la nécessité d'obéir à madame Marie de Médicis. Concini 
me trompa et publia votre mortl Ce fut presque la mienne ; et à 
présent ce qui nous sépare, c'est l'habitude même de la sépara- 
tion, c'est la différence de nos positions,^'est... 

BORGIA. 

Regardez-moi . Si vous me regardiez «me fois seulement, vous 

diriez autre chose et autrement. (U lui prend la main arec tristesse 
et douceur.^ 

L A" M A R tf G H A L E. Elle tombe le front sur sa main. 

* Eh bien, eh bien, Borgia, pardonnez-moi, si c'est là ce qu'il 
vous faut ; pardonnez-moi. 

BORGIA, avec ironie. 

Vos serments, Léonora, étaient des serments passionnés ; je 



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Ifi2 THÊATRB COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

ne les ai point oubliés, moi. Les champs, les fleuves, la mer, les 
églises, les croix, les madones, tout, à Florence, tout, dans nos 
montagnes, en était témoin. Vous les disiez avec des pleurs, 
vous les écriviez avec du sang. Tout cela s'efface, tout cela-tient 
peu... Ah ! ah ! (il rit amèrement.) Que scut-ou, s'il VOUS plaît, dans 
son cœur, lorsqu'on trahit un serment ? Que croyez-vous, ma- 
dame, qu'il devienne dans le ciellorsqu'il y fut accepté? 

LA UARéCBALE. 

Grâce! grâce! 

BORGIA. 

C'est qu'alors noua étions heucenx,. brûianis^et pur» comme 
leciel italien. Oanous arutâ^àro Qtsœucenvoyantnoti^amitié, 
et l'on ne cessa da la cooire (pi'eii voyant noU^ amouc. Mais à 

présent.*. 

LA MARBQHALB. 

Oh ! pas davantage. Vous me faites bien mal ! 

BOftGIA. 

Et à présent^ au lieu d'être la pauvre et bien-aimée Galigaî, 
vous êtes la femme d'un vil favori. 

"' ' c LA KARÉGHALE, se leyantM(M fierté. 

Ah! cela n'est pas! Goncini est votre ennemi; il n'est pas 
noble à vous d'en parler ainsi. 

BORGIA. 

Je puis en parler ainsi, car il est triomphant et tout-puissant. 
Asseyez-vous ; je n'ai pas tout dit. Répondez-moi vite, car nous 
avons bien peu de temps à nous parler. Il me faut savoir si vous 
avez mérité les malheurs qui vous viendront. 

LA HARÉGHALE. 

Quels malheurs? qui me n\gnace? que voulez-vous dire? 

BORGIA , élevaat les bras au cîeL 

Eh quoi! ne le savez-vous pas? 

LA HARÉGHALE. 

Non, en vérité, Je ne le sais pas. 

BORGIA. 

Ne savez-vous pas ce que fait Paris depuis deux jours f 

LA MA Rie RALE. 

Non, je ne le sais pas». 



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LA MARÉCHALE D*ANCBB 163 

BORGIA. 

pitié ! pitié I éternelle pitié I De la haine, vous n'en mé- 
ritez point, 

LA KARéGHALS. 

Mais que voulaz-^ns dire ? 

BORGIA. 

Le pouvoir et la richesse sont deux murailles impénétrables 
à tous les bruits. Malheur à ceux qui s'y renferment! 

LA MAR1ÊGHALE. 

Borgia, chaque regard et chaque mot de vous me remplit 
d'effroi. 

^^ BORGIA. 

Vous et lui, lui et vous! puisque vous êtes unis ! ne sentez- 
vous pas la terre qui tremble sous vos pas? Votre fortune est 
trop haute, madame : elle va crouler. 

. LA MARÉCHALE. 

; » 

Et pourtant jtout nous a réussL < 

BÛRGIA* 

Pour votre malheur. 

LA marIghale. 
Le peuple de Paris ne m'aime-t-il pas? 

BORGIA. 

n ne vous connaft pas. 

LA UARÉGHALE. 

J'ai fait tant de bien! 

BORGIA. 

n ne le sait pas. 

LA MARÉCHALE. 

J'ai donné tant d'argent ! 

B<>RGIA. 

n ne l'apaffreçii. 

LA MARÉGHALB. 

On m'a dit qu'il détestait Lnynes et les mécontents. 

BORGIA. 

Eh ! Paris est à eux. Qui vous a dit de telles choses? 

LA MARÉCHALE. 

Qui? Le maréchal de Thémines,M. de Gonti, M. de Monglaty 



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164 THÉÂTRE COMPLET D'ALFBED D>>yiGNY 

le conseiller Défcgeant, l'évêque de Luçoni^ toutes gens delà 
cour. — "" 

BORGIA. 

Ils ont tous traité d'avance avec M. de Luynes et le prince 
de Gondé, vos ennemis. Le marché est passé. 

LA UARBGHALE. 

Quel marché ? 

BORGIA. 

Votre tête, Louis XIII maître absolu, sa mère exilée. 

LA MARÉCHALE, stupéfaite. 

Est-ce un rêve que ceci ? 

BORGIA. 

Non, c'est un réveil. 

^' LA MARÉCHALE. 

Hélas !;lls m'ont donc aveuglée ? 

! 

! BORGIA. 

Hélas ! ils vous ont traitée en reine ! — Quoi ! Concini n'a 
rien prévu ? Comment donc le sauver ? 

Se promenant avec agitation. 

Ah ! maudite à jamais l'étiquette empesée qui sépare du 
Ky monde tous les grands ! maudite soit la politesse criminelle 
qui peint sur les plus nobles visages le souple consentement 
du flatteur ! On parle, vous n'entendez pas; on écrit, vous ne 
lisez pas ! Vous ne voyez rien ! vous ne savez rien I Vos lambris 
dorés sont des grilles ! 

LA MARÉCHALE. 

Calmez-vous ! calmez-vous ! 

BORGIA. 

Et votre reine tombe avec vous ! et vous êtes aveugle, et 
vous aveuglez les autres ! 

Revenant à elle, arec colère. 

Eh ! de quoi se mêlait une faible femme ? Aller se charger 
des destinées d'un grand royaume ! Tout ce qu'une main 
d'épée peut faire, une main de fuseau l'entreprend! Il n'y a 
que les femmes d'Europe qui soient telles. Les chrétiens se 
trompent... Au sérail !... au sérail î.., 

LA MARÉCHALE 86 lèTt. 

Su mépris, Borgia ? 



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LA MARÉCHALE D'ANCRE 165 

B R G I À , avec désespoir. 

Non, du désespoir... Tu vas mourir bientôt. 

> LA MARÉCHALE , avy nAlma, «pré» nvnii' réfléchi. 

En vérité, vous vous méprenez. Je sais cela mieux que vous; 
tout est calme, tranquille, et l'avenir est sûr pour nous. 

B0R6IA. 

L'avenir a deux heures à vous donner, tout au plus. . 

LA ^RÉCHALE. 

Et commetit Pavez-vous s^^^s ? 

BORGIA. 

Répondez, répondez ! Le mal que Goncini a fait, en êtes- 
vous complice ? 

LA MARÉCHALE. 

Le mal? ' 

BORGIA. 

Ses exactions en Picardie, ses rapines partout, ses violence» 
dans Paris, qur en soulèvent tout le peuple contre lui... 

LA MARÉCHALE. 

Mais le peuple de Paris ne se mêle de rien ; tout se passe 
entre le maréchal d'Ancre, le prince de Gon^et M. de Lnynes.f j 
J'anhiOarrêter M. le Prince :^oiif ^st fini.^-'''^ 

BORGIA. 

L'intérieur du palais est tout ce que vous voyez. Mais, ré- 
pondez-moi, qu'avez-vous fait de mal dans tout ce mal? Dites- 
moi quelque chose qui puisse vous excuser; je veux vous 
sauver. Enfin, le crime du vendrediy Pavez-vous su? 

LA^ARÉCHALE. ^ 

Ce jour-là fut toujours malheureux pour -moi. 

BORGIA. 

Et la rue de la Ferronnerie ? 

LA MARÉCHALE. 

Quoi! 

BORGIA. 

Un roi si bon qu'il avait fait aimer le pouvoir absolu! 

LA MARÉCHALE, tremblaoto. 

Eh bien? 



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166 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
BORGIA. 

Henri IV... 

LA MARÉCHALE. 

Eh bien? 

BORGIA. 

C'est Concini qui l'a fait tuer ; c'est pour cela qu'il mourra. 

LA HARiCHAL^ 

Prétexte ! cela n'est pas. 

BORGIA. 

J'en ai la preuve, je l'apporte* 

XA liARiCHAIiE. 

Et pourquoi, grand Dieu, l'apporter ? 

BORGIA.. ^ 

Afin qu'il tombe. Je veux sa mort, je veux sa mort, parce 
qu'il m'a ôté la vie en m'ôtant tamain. J'aime tous ses ennemis 
et je hais tous ses amis. J'ai épousé toutes les haines qu'il a 
soulevées, j'ai adopté toutes les vengeances, justes ou non, 
les premières venues. Mais vous, je veux vous sauver, parce 
que vous vous êtes souvenue de moi. Gela m'a touché. 

LA UARÉGHALE. 

Et moi, je ne le veux pas. Vous voulez tuer le père de mes 
enfants. Si vous aviez tenu à nos souvenirs, auriez-vous pour- 
suivi cette vengeance ? C'est Luynes qui vous a suscité. Vous 
revenez à moi le stylet à la main. 

BORGIA. 

Le stylet ! Concini s'en est servi plus que moi ; peut-être ne 
le saviez -vous pas ! 

LA «AR^CHALE. 

Nommez-le ambitieux, perfide, vous en avez le droit : il 
nous a trompés, trompés tous les deuxi Mais ne l e dite s p^ s „ 
assassin : je n'y crois pas. C'est par haine que vous êtes 
venulci, non ^aAamour. 

FORGIA. 

Pour t^û& les deux. 

XA «A1UÊ<!SAXS. 

Eh bien, quelle preuve enfin avez-vous contre lui? 



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LA MARÉCHALE D'AMCBI: 1^7 

EORGIA. 

Il a écrit à Thomme. 

LA HARéCHALB. 

A quel homme ? 

B0R6IA. 

A Ravaillac. Et il y a au bas de sa lettre une écriture de 
femme. Pas la vôtre, grâce au ciel ! 

LA HARÉCHALE. 

Oh ! horrible à entendre! horrible à penser! 

BORGIA. 

Que vous importent ces secrets d'État ? Vous les ignoriez, 
n'est-ce pas? 

LA MARÉCHALE. 

Oh! profon dément. 

' BORGIA. 

Votre hôtel sera entouré tout à l'heure par le peuple armé. 
Préparez-vous 4 me suivre. 

^--\ LA UAREGHALE. 

Sauvez- VOUS mon mari ? 

BORGIA. 

Je n'en sais rien. Mais qu'importe ' UJest loin de Paris, en 
sûreté. 

LA MARÉCHALE. 

Gomment ïesavez-vous? Sur qui avez-voai$>autorité ? Qu'ôtes- 
vous venu faire en France? 

BORGIA. 

Je vous le dis, le tuer si je le rencontre jamais *, sinon, les 
autres le laisseront échapper. 

LA MARÉCHALE. 

Oh ! par pitié, faites cela ! ce sera plus digne de vous. N'usez 
jamais de ces lettres ! 

'- '"^^^ BORGIA. 

Avouez donc que ce Goncini est un infâme, et je serai con- 
tent. 

LA MARÉCHALE^ baiMUt los yeux» 

Il est mon mari« 



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16$ THÉÂTRE COMPLET D*ÂLFBED DE VIGNY 
B0R6IA, fombre. 

Oh ! que je vous entende parler de lui comme je fais, et je 
suis vengé, et je suis satisfait ! 

LÀ HARKGHALE. 

Il est mon mari. 

BORGIA. 

Dites seulement que vous ne Tavez jamais aimé; seulement 
cela, et je rends ces lettres à vous ou à luL 

LA MARÉCHALE. 

Lui rendrez-vous ces lettres ? 

BORGIA. 

Cela ne le sauvera que du roi ; mais je le ferai, je vous les 
rendrai à vous-même. 

LA MARÉCHALE. 
Elle s'approche de la porte, et l'ouvre pour ne plus être seule arec Borgia, 
et fait un geste pour appeler madame de Rouvres ; puis revient et tire de 
son sein un portrait. 

Voilà ma réponse, Borgia : c'est votre portrait. 

BORGIA. 

Quoi I vous l'aviez gardé ! 

LA MARÉCHALE. 

C'était pour vous pleurer. Maintenant, par pitié, ne m'en 
parlez pas! je vous le rendrais 3 Wdame de Rouvres, amenez 
mes enfants! " 

Madame de Rouvres parait et sort à rinstant. La Maréchale se rassied, 
et prend la main de Borgia. 

Asseyez-vous près de moi; calmons- nous. Ne me parlez 
pas, je vous en supplie, pendantTî^n instant. Vous m'avez 
troublée jusqu'au fond du cœur: c'est une grande faiblesse à 
moi ; mais vous reparaissez ici avec des souvenirs d'amoui]^^ 
des cris de haine; les uns m'effrayent pour moi, les autres 
pour ma famille. Écoutez, je ne suis plus à moi ^e suis épouse,/' 
Jê^ suis mèrg ^'je suis amie d'une grande reine et comme gou- 
vernantê'ÏÏ'un grand royaume. J'ai besoin de toute ma force. 
Oh! par grâce, ne me l'ôtez pas en<^^our. Dites vrai, dites 
tout. J& ne vous demande pas le nom des conjurés, ^naip ^"^ 
IglTiMlj f §JlP'ils doivent faire. Puisque enfin vous aviez voulu 
me sauver, que ne leTavé^-vbus arrêtés? 



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LJl MABÉCHALE D*ANCRB 168 

BORGIA. 

ic le pouvais pour quelques heures, et je l'ai fait. C'est le 
temps que nous perdons ainsi. 

LÀ MARÉCHALE. 

En sommes-nous donc là ? Eh bien, ne pensez pins à ma 
sauv er, car il est trop tard, ç^^"-*- ' 

Les en&nts entrent areo madame de Ronyres. 

Voici mes deux enfants; prenez-les tous deux en pitié. 
SCÈNE IV 

Les UÉifB8,MADAME DE ROUVRES entre, tenant unb JsnMS 
Fi tLB dans son bras droit et eondoisant par la main LE COMTE DE 
LA PÊNE) jeune garçon de dix ans, portant Tépée an c6té avecpla* 
sienrs ordres an cou. La maréchale ra au devant d'eux, prend sa fille dans se» 
bras et son fils par la mûn. 

LA MARÉCHALE. 

Laissez 4es moi^ madame de Rouvres ; je vous les rendrai 
quandT^n me les aura rendus à moi-même : je ne sais pas quel 
jour; ce jour-là estrëcril là-haut. Ce que je dis ne vous sur- 
prend-il pas? 

MADAME DE ROUVRES. 

Je ne dois pas empêcher madame la marquise de faire une 
chose que je crois prudente. 

LA MARÉCHALE. 

Prudente, madame ! Vous craignez donc quelque ] chose ? 
Vous ne m'en parliez pas. 

MADAME DE ROUVRES. 

Il y a des temps, madame, des situations qui rendent plus 
circonspect qu'on ne voudrait l'être. J'aimais trop vos enfants 
pour les quitter sans peine ; mais je crois qu'il est sage de les 
éloigner. 

LA MARÉCHALE, pftiissant et émue, considère attentivement le 
Tisage de madame do Rourres. 

Voilà qui m'étonne beaucoup. Allons! c'est bien; rentrez, 
madame, rentrez. 

A ses en&nts froidement. 

Embrassez-la... dites-lui adieu* 

10 



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170 THÉÂTRE COMPLET D*ALPRED DE VIGNY 
LE COMTE DE tA PÊNE, avec méûance. 

Adieu, madame, adieu. Je 'vous remercie des bontés que 
vous avez eues pour nous. 

Madame de Roqvtm sort, la t6te baissée. 
LA HARéCHALE. 

Ah ! cette femme m'a fait trembler, avec son air contraint 
€t forcé. Tout ce que vous dites est vrai, je le sens ; je sens 
qu'un grand malheur m'enveloppa j|e vous connais, d'ailleurs, I 
vous êtes du sang de Borgia. Si c'est \ouslqui avez résolu ce 
qui doilarriver, je sens que cela ne peut pas changer ; vos 
colèreé^taliennes soiuinaltérables. Vous et Concini, vous 
nourrissez une haine dont j'ai été la cause bien innocente. 
Mais n'importe ! si votre parti ^St ^s, le.«ftien r«st aussi. 
€onm>e il y a 'en qoelquc ^chose <le .gjènéreux Ji venir vous- 
même ici dire : « Je vais vous perdre-et j'ai conspiré avec 
vos ennemis J I ^oi, je vous dis : Vous êtes dans mes mains ; 
je pourrais vous faire arrêter. Mais vous vous êtes souvenu 
de votre ameurpour m'avertir : je m'en souviendrai p&ur me 
confier à vous. Voici tes otages que je vo«s donne. 

BORGIA. 

Quoi! les enfants de...? 

LA M.ARÉCHALE- ^^ 

Oui, les enfants de Goncini. Eît, si vous^tés^un galant 
honime,vousles sauverez.Donnez-moi votre main, promettez- 
moi leur vie. Après moi et leur père, après vous-même, qu'on 
les donne à M. de Fiesque. y ni là fift g nr jî ^"?^n : si je suis 
en péril de mort, ^ûi^j^le savez mieux que moi. Je n'y veux 
plus penser. Acceptez-les ; nous voilà touj|[dans vos mains.. 

BORGIA. 

Eh ! ne voyez- vous pas bien qu'après tout je suis venu pour 
vous revoir et vous sauver ? 

LA MARÉCHALE. 

On vient. Quelque nouvelle qu'on m'apporte, je compte sur 
votre parole. 

Elle pose sur la table le portrak de Bergift, qu'elle avait 6té de son lein* 



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tX MARÉCHALE D'ANCRB 171 

SCÈNE V 

IisHâMBs, FIESQUE, d'aNVILLE, THÉMINES» 
Um Pàob Boulère la portiftre tapisaée^ et introduit ces gentilshommei. 

LA MARÉCHALE. Elle s'assied entre ses deux enfants^ et caresse 
la tète de Talkié aree cKstractioo. 

Eh bien, messieurs, tous ayez un air riant qui rassurerait 
les plus timides. Que noufkpprendrez-vous ? 

FIESQUB. 

Ah ! madame^ les plus plaisantes choses du monde f W, Pé- 
vêque de Luçon est arrivé ce soir môme à Paris, on ne sait 
pourquoi^ et la reine lui a dit: « Monsieur de Richelieu,> c'est 
si^e de bonheur de vous voir chez soi. i> Je n*ai jamais tant 
ri, en vérité, madame : sa figure étadt plaisante. 

D'ANVILLE. 

Et il a salué en se mordant les lèvres, n'est-il pas vrai, mon- 
sieur de Thémines ? 

rHémiTRS. 
Ma foi ! il' y avait là à» quoi le faire réûéohin 

FIESQUE. 

On ne parlait que de c^ ehev madame la princesse de 
Gonti. 

£A VARÉaBALR, à Bevgià^ «jnlieetft sombre ei appuyé 
^ suc le fanteoU. 

Vous voyez fie quoi Ton s'occupe. N'avais-je pas raisoa 
d'être tranquil^? "* 

BORGIA, h demi-Toix. 

S'ils ne sont pas fouf^^ c'est moi qui le suis I 

LA MARÉCHALE. 

^Et de quoi parle-t-on dans Paris, monsieur le maréchal? 

THÉMINES. 

Du nouveau connétable, madame : on se demande quand 
M. le marquis d'Ancre reviendra pour en recevoir l'épée fleur- 
delisée. On s'assemble pour en parier devant votre hôtel. 

\ LA MARÉCHALE, à Borgia. 

C'est donc à cela i^ue tout se réduit? 



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172 THÉATBB COMPLET D*ALFRED DB YI6NT 
BORGIA, àdemi-Toix. 

Ces vieux enfants... comme ils dansent légèrement sur 
une corde qui les soutient I Tous frappés de vertige, sur mon 
âmei 

SCÈNE VI 

LifUftifKs, CRÉQUI, MONGLAT, QoiiooBs GiirTiLSBoMicKt 
de CoDcioi. Hooglat saloe précipitamment; il est on peu agité. 

LA MARéCHALE. 

Dit-on quelque chose aujourd'hui, messieurs? 

Après la réponse de Créqni, elle parle bas à Fiesque. 
GRÉQUI. 

On parle beaucoup du nouveau président au Parlement, 
madame. (Bas, à Thémines.) Ah çà ! il paraît qu'elle ne se doute 
de rien. Le roi va exiler la reine mère. 

THÉMINES, bas. 

Elle est d'une tranquillité surprenante. Je crois bien qu'elle 
sait ce qui ari-ive, mais qu'elle nous cache ses impressions. 
Elle est aux premières loges pour voir, et elle sait bien des 
-choses que nous ignorons. 

MONGLAT. 

On dit que M. de Bouillon fait quelques tentatives. (Bas à 
Thémines.) Mais à quoi souge-t-eUe? Savez-vous que le peuple 
s'assemble sous les fenêtres et que mes chevaux ont eu peine 
à passer? 

THÉMINES, àdemi-Toiz. 

Oh ! vous pensez bien qu'on a pris des précautions. Autre- 
ment, son sang-froid serait inexplicable. 



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LA MARÉCHALE D*ANCRE 173 

SCÈNE VII 

twtMàuzs, MADAME DE ROUVRES et MADAME 
DE MORET. 

On eDtend des cria sourds ; une mmeur prolongée. 

BORCrIA, à la maréchale, à ce bmit. 

L'entendez-vous? Fentendez-vous? C'est la grande voix du 
peuple. 

MADAME DE kORET. 

Ah ! madame ! la reine est arrêtée chez elle, 

MADAME DE ROUVRES. 

Et le roi a donné ordre de faire murer toutes ses portes. 

MADAME DE MORET. 

Excepté une que gardent les mousquetaires. 

LA MARÉCHALE, se ievanU 

C'est par celle-là que j'entrerai. 

BORGIA. 

Cherchez- en une pour sortir, madame. 

LA MARÉCHALE. 

Je vais près de la reine : elle est trahie. 

THÉMINES. 

Il serait plus prudent de demeurer ici, madame. 

LA MARÉCHALE. 

Allez, mesdames, allez toutes les deux ches^ la reine de ma 
part. Passez par mes appartements , et dites-lui que tous les 
amis du maréchal d'Ancre lui sont dévoués. Revenez sur-le- 
champ me répondre. On a profité de l'absence de mon mari. 

Elles sortent. 

Ne le remplacerez-vous pas, messieurs? 

FIESQUE. 

Je vais le premier, madame, savoir ce que signifie cet oindre 
du roi. C'est cet intrigant de Luynes qui l'aura suggéré. 

H sort. 
LA MARÉCHALE. 

<2ue je vous femercie ! Allez et revenez vite , monsieur. 

10. 



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174 THÊATRB COMPLET d'ALFRED DB VIGNY 

Monsieur de Thémines, si vous m'aimez, allez assembler nos 
gentilshommes^ et... 

BORGIA. 

Il n*a paa le temps, madame. Retirez- vous. 

T H É M I N £ s , montrant Borgia. 

Savez- VOUS bien qui vous recevez, madame? Cet homme a 
été vu partout. U joue deux rôles, je vous en préviens. 

Rumeurs du peupla. 
LA MARBGHALB. 

Ejevenez sur-le-champ, je vous répondrai. 

Thémiaes sort. 
BORGIA. 

Eh ! ils n'ont pas su vous conseiller, ils ne sauront pas vous 
défendre. Allez tous saluer Louis XIII, messieurs, vous êtes 
libres* 

MONGLAT. 

Vous êtes bien libre ici vous-même, mon petit Corse. 

BORGIA. 

Plût à Dieu que libre aussi fût mon bras... (A la marédule.) 
Près de moi, près de moi, c'est la seule place pour vous. 

GRÉQUI. 

Où cet homme prend-il ses familiarités? 

LA KARiCBALB.. 

Allez, Créqui, allez, puisque personne ne retourne ici... 
Bon Dieu! je ne sais ce qti leur arrive... Personne, personne 
ne revient, m de chez la reine, ni de ja ville... Les fait-on 
périra me&ure,.Qa m'abandonnent-ils Tun après l'autre? 
CRjlQin. 

Le peuple crie... Je vais m'informer... 

MONGLAT. 

On n'entend rien distinctement... Je vais voir... 

Ils*8^'éioigaeot et sortent. 
BORGIA, 

Près de moi, près de moi, ou vous êtes perdue! 

LA MARBGHALB. 

Non, je.]^gux me montrer ; je veux voir et être vue. Ouvrez f 
ouvrez cette fenêtre! 

BUe ouTre, une grêle de balle» brÎM la fénètrt. 



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LA MAJtéCHALB. D'ANCBB 175 

BoaaiA* 
boprudeate! 

n Tentralne hors da baleoo. 

IiA UkKÂGEAJLB. 
Elle revient, mais pâle, froide et çraye> regaidant BmgM at let 
gentilshommes. Elle remarque une balle de plomb. 

(Avec ironie.) Des balles^ messieurs ! On me traite en homme^ 
et en homme de guerre C'est un honneur auquel je ne m'at- 
tendais pas. (Avec eflFasion, à Borgia.) Ah ! VOUS aviez raison. Prenez 
mes enfants et partez. Que la bonté céleste vous accompagne! 
mes enfants, mes consolations! Embrassez-moi! vite! vitet 
embrassez-moi l 

LES EI^FANTS. 

madame ma mère, madame! madame! 

BORGIA. 

On vient... ^--^ "y 

LA JCARÉGHALE, j ^éje hauteuE^ - 

Qui?... Eh bien, que me veut-on? C*est vous, monsieur le 
conseiller? — Qu'y a-t-il? Le favori renverse la favorite au- 
jourd'hui ; c'était hier le contrairdfVoilà tout.^ ( 



SCÈNE VIII 

Lxs M&Mss, DÉAGEANT) suivi de Gardes hv comps. 
DÉAGEANT. 

Vous êtes arrêtée, madame, et je vais vous conduire d'ici à 
la Bastille. 

BORGIA, à Déageant. 

La voici... prenez-la... une prison est plus sûre pour elle. 
Les échelles sont placées au balcon. 

Il ouvre la porte des appartements. 

Allez, messieurs! je vous la livre, moi. Allez... emmenez-la. 

LA MARÉCHALE, embrassant ses enfants. 

Adieu! adieu! Oh! sauvez-les, monsieur, sauvez-les. Otez^ 
les-moi, et sauvez-les, Borgia! 



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176 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
DÉàGEANT) prenant le portrait snr la table. 

Mettez ceci à part; rien n'est indifférent dans cette affaire. 

I,es gardes emmèneat la maréchale arecr pri^pitatioa. Les gentilshommes de 
Concini se retirent après aroir essayé de ^concerter une résistance d'un 
<uoment| sans réussir à s'entendre. 

SCÈNE IX 

BORGIA, PICARD, puis lb Peuple, 

LE PEUPLE, en dehors. ^ 

Concini ! Concini ! Mort à Concini ! 

BORGIA, allant au balcon. 

.Picard, où es-tu? 

PICARD. 

Ouvrez-moi! me voici. 

BORGIA. Il ouvre; un flot d'hommes armés entre par la fenêtre. 

Concini est parti. Sa femme est arrêtée. Tout est à vous, 
«xcepté ceci. 

Il enveloppe la petite fille dans son manteau, et, prenant le jeune 
garçon par la main, traverse la foule et sort. 
PICARD. 

Ne versons pas une goutte de sang , et ne prenez pas une 
pièce d'or. 

HOMMES DU PEUPLE. 

Mettez le feu à leur palais. 

PICARD. Il hausse les épaules en les voyant faire. 

Et qu'y gagnerons-nous? 

Le peuple conune&ee le pilisgiw 



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ACTE QUATRIÈME 



Ia chambre du juif; k même qu'an deuxième acte. 

Concini est assis sur nne chaise Ioogne« et à demi eonché. Isabella, debont à quel- 
que dbtance, le regarde avec défiance, et reste comme prête h s'échapper par 
la porte qu'elle tient entr'ouverto. 



SCÈNE PREMIÈRE 
CONCINI, ISÂBELLA. 

CONCINI, continuant une querelle galante. 

Non, non, vous n'en saurez rien tant que cette porte ne sera 
point fermée, et tant que vous conserverez avec moi ce petit 
air boudeur qui fait peur à voir. 

ISABELLA. 

Mais vous me direz cela, et vous ne me parlerez plus 
d*amour. 

CONCINI. 

D'amitié seulement ; je vous le promets , foi de Florentin ! 

ISABELLA ferme la porte presque entièrement. 

Est-ce que le juif m'a laissée seule avec vous? 

CONCINI. 

Non pas ! il compte ses ducats et ses florins quelque part, 
près d'ici. Laissons-le faire , et comptons chaque minute des 
heures de la nuit par une note de la guitare et de la voix. 
Chantons et parlons. 

ISABELLA. 

Si je ne savais qu'on doit craindre tous les hommes, j'aime- 
rais à vous entendre, car je suis lasse de ne voir personne. 

CONCINI. 

3 'étais bien plus las d'attendre dix heures pour vous voir 
dans cette sombre maison. Savez^vous qu'à la cour vous 



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178 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

éclipseriez toutes les femmes? Auprès des Italiennes « les 
Françaises paraissent des ombres p^es. 

ISÀBELLA. 

N'y a-t-îl fBB dltaliennes k la cour? 

CONCINI. 

Oh ! il y en a bien quelques-unes à la suite de la reine, mais 
ce n'est pas la peine d'en parler. Écoutez cet air. 

ISABELLA. 

Point d'italien. Cela me fait trop de peine... cela me saisit 
tout le cœur... Quand vous parlez français, je suis plus tran- 
quille. 

CQUCtlf^* îroiiicpeisaBt. 

Et, comme je veux votre tranquillité surtout , je parlerai 
français: mais je nftsaia cbanter qu'en italien, c'est à cela que 
je gagne ma vie tous les soirs. 

ISABELLA. 

Tous les soirs, dans les rues? Ah ! povero ! 

CONCINI. 

Mais ce qui me rapporte le plus, c'est de tirer les horoscopes 
et de dire la bonne aventure^. 

ISABELLA. 

Vraiment ! vous savez dire l'avenir? 

CONCINI. 

Et môme je sais aussi les secrets du présent* 

ISABELLA. 

Faut-il vous croire ? 

CONCINI. 

Eh ! sans cela, comm)ent aurais>je deviné que votre mari a 
une lettre qu'il'cache si soigneusement? 

ISABELLA. 

C'est vrai ! Et ne saurais-je pas sa conduite, que vous devi- 
nez si bien, dites- vous? 

CONCINI, rinterrwnpant. 

Tenez, il y a un air qui me vaut toujours quelque chose da 
bon, un air qui m'a toujours porté bonheur, 

ISABELLA. 

Répondez^moi, répondez-moi plutôt 



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UL MARÉCHALE D'ANCRB 17^ 

C'OWCIWII. 

Me direz- vous où le sifwor Bcrgiam^tïette lettre? 
Mais pourquoi donc y tenir iratant? 

CONCIKI. 

C'est xme lettre de femme, d'une femme qu'il aimait. Votià 
la vérité. 

ISABE1I.Â. 

Lui ! vraiment ! lui ! Il ne m'en a jamais rien dit. 

GONCINl. 

La belle raison pour que cela ne soit pas I Vous seriez sa 
dernière confidente. (Avec gaieté.) Venez donc ici, que Ton vous 
parle. 

ISASELIiH, trecnhilt. 

Non, non' 

G N G I N I , grattant Km cordes de la guitare iiidt£EéreiDineDt. 

Je gagerais qu'il a grand soin de cette lettre. 

ISASELLIU 

Oui ; il la serre toujours dans un portefeuille. 

G ^ G I N I joue un préhide. 

Tenez, voici le commencement de cet air. 

ISABELLA. 

Mais quelle était cette femme? était-elle de Florence? 

GONCÎNI. 

Je ne puis vous crier son nom d'ici , on m'entendrait par 
les fenêtres : venez vous asseoir près de moi. Oh ! le beau 
temps!- Voyez, ne dirait-on pas Florence? Je crois sentir les 
orangers. 

ISABELLA. 

Mais pourquoi le ciel est-il tout rouge là-bas7 

CONCINI. 

Ah! c'est vrai. C'est du côté du Louvre. Bah! c'est un feu 
de joie, (a part.) Pour mon départ peut-^tre! 

ISABELLA. 

On dirait que l'on entend crier. 

GONCIWL 

Je n'entends rien. 

ISABSLI.A» 

Non, plus rien. 



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180 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

GONGINI. 
Ce sont les Français qui s'amusent. 

ISABELLA. 
Chantez donc votre air favori.. (CoDcioi commence Tair. Elle ne loi 

laisse pas achever deux mesures.) £t quelle était cette femme que 
Borgia aimait? Je gage que c'était celle qu'il va voir souvent 
à présent. 

CONCINI. 

Peut-être bien; et, pour le savoir, il faut me donner la lettre. 

ISABELLA. 

Je la trouverai et je vous la donnerai , mais il Ta toujours 
sur lui. 

CONCINI, Il part. 

Je le poignarderai et je l'aurai. Double bien! 

ISABELLA. 

N'est-ce pas une très-belle femme? 

CONCINI. 

Peut-être ! Quelle est celle que vous soupçonnez? Voyons! 

ISABELLA. 

Oh! c'est un secret. Elle se nommait autrefois Galigaî : c'est 

tout ce que je sais. 

CONCINI, laissant tomber sa guitare sor ses pieds, mus sans la lâcher 
tout à fait. 

Elle a voulu le revoir! Ah! Borgia! nous nous sommes croi- 
sés, je le mérite bien. 

ISABELLA ferme la porte et Tient prèsdeluL 

Eh bien, vous ne la connaissez pas, n'est-il pas vrai? 

CONCINI) avec humeur. 

Va-t-il chez elle? 

ISABELLA. 

Oh ! certainement, il va chez elle. Et je ne sais qu'en penser. 
Quand je lui demande pourquoi il va la voir, il me répond que 
c'est pour une importante affaire d'État. Quand je demande 
si elle est jolie, il ne répond pas. Au reste, je crois bien qu'elle 
n'est ni aimable ni belle! et il m'aime tant! 

CONCINI. 

Eh ! femme I elle est belle et très-belle ; ils s'aimaient, et elle 
l'aime* 



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Li.llÂWÉCHALE D'ANCRB 181 

ISABELLA. 

Elle Taime? elle est belle? ils s'aimaient autrefois? 

CONCINI. 

Oui, oui, vous dis-je; elle trompe Concini son mari, et 
Borgia trompe sa femme. Concini se vengera, j'en réponds, 
car Concini est un homme très-cruel. Mais, vous, ne vous 
vengerez- vous pas, Italienne ? 

ISABELLA, sans Técoater. 

C'était donc avant son mariage qu'ils s'aimaient? Et pour- 
quoi m'a-t-il épousée s'il l'aimait? Oh! voilà qui confond 
d'étonnement. 

CONCINI. 

Concini, lorsqu'il saura tout, la punira bien cruellement. 
Concini, certainement, la fera mourir. 

ISABELLA. 

Certainement, il fera bien. Cette femme le mérite... Mais 
pourquoi m'a-t-il épousée, puisqu'il l'aimait? 

CONCINI. 

A quelle heure va-t-il la voir? 

ISABELLA. 

Qui vous a dit qu'ils s'étaient aimés?... Répondez-moi, par 
pitié. 

CONCINI. 

Ce que je demande est plus important; dites tout ce que 
vous savez. 

ISABELLA. 

Oh! pourquoi êtes-vous venu me surprendre mes secrets 
et me glisser les vôtres? Que vous ai -je fait? 

CONCINI, avec iasolenee. 

Eh! pardieu! la belle, vous n'avez rien fait que m'inspirer 
ce que tout honnête homme ressent pour une fille bien tour- 
née. Mais, à présent, trêve de jolis propos. La femme dont 
vous me parlez m'intéresse plus que vous. Des détails, donnez- 
moi des détails sur elle. 

ISABELLA. 

Ah! vous me faites peur! Quel homme étes-vous? aussi 
méchant, j'en suis sûre, que ce vil Concini, 

11 



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182 THÉÂTRE COMPLET D*âLFBED DE VIGNY 
CONCIKt. 

Vous ne yous trompez guère, aussi méchant, en véHté. Et 
si bien , qu'il n'est pas sûr de me désobéir. Borgia reçoit^il 
des billets? 

ISABELlAt 

Un seul ce matin ; un qui Fa fait sortir. 

GONGINI, lui prenant le hnâ vrec riolwcB^ 

Eh ! comment ne saviez- vous pas ce que ce pouvait être, im- 
prudente? Ah I pour unie Italienne, vous êtes bleu peu jalouse ! 

ISABELLA. 

Je n'avais pas encore pensé à l'être, 

CONGINI. 

Songez donc, songez à cela. Il est aux genoux d'une autre 
femme, il lui parle d'amour en la tutoyant. 

ISABBLLA. 

TIélas! est-ce possible 1 

GONCINI. 

Et cette femme est charmante.... Elle est imposante et su- 
perbe , elle a des yeux d'une grande beauté ; son esprit est 
plein de force, de grâce et de passion. 

ISABELLA, ehancelaoU 

Ah I voulez-vous me faire mourir l 

CONGINI. 

C'est un crime étrange que l'adultère. Je le trouvas bien 
léger tout à l'heure, et monstrueux à présent. Le parjure est 
vraiment la plaie de la société... Dire que ni vous ni moi ne 
pouvons les empêcher de s'aimer, quand nous les ferions mou- 
rir... Savez'vous bien qu'il se rit de vous dans ce moment? 
Voilà ce qui est affreux à penser. 

ISABELLA. 

Oh! oui. Cela me semble- inévitable. 

GONCINI. 

Et soyez bien sûre que, si l'un d'eux porte quelque anneau 
conjugal , quelque bijou précieux , quelque signe d'un amour 
légitime, il en fait à l'autre le sacrifice en le /donnant ou en le 
brisant à ses pieds. C'est presque toujours ainsi que cela se 
passe. 



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. Ul mabêchale d'ancrb 188 

tSABELLA. 

Quoi! TOUS le croyez! Je pease bien qu'en effet il feut que 
cela soit ainsi. Soutenez* moi un peu, mes genoux sont biea 
fatigués. 

OONCIIYI. 

Si vous m'aidez, je vous vengerai. 

ISÀBELLA. 

Gomment? comment? 

CONGINI. 

Sur tous les deux. 

ISABELLA. 

Sur elle surtout... Mais lui... 

COMCINI. 

£h bien, lui? 

ISABELLAt tombant dans un fantenil, éranouie. 

Ah! j'ai le cœur brisé... Vous m'avez tuée... Laissez-moî... 

CONCINI. 

Voilà comme elles sont toutes et comme nous sommes tous... 
Quand elle venait à moi tout à l'heure, comme fascinée par 
l'enchantement de mes flatteries, aurais -je pu croire qu'une 
bagatelle la rendrait aussi pareille à une morte qu'elle l'était 
à une joyeuse enfant? Et moi-même, quand je lui parlais 
d'amour, de volupté, de musique, par fantaisie, par désœuvre- 
ment, m'essayant de nouveau à mes folies de vingt ans, me 
trouvant peu coupable et riant de ma faute, je ne me croyais, 
ma foi, pas assez sot pour sentir un violent chagrin de ce qu'on 
me rend la pareille. On dirait que l'affliction est une chose ma- 
térielle. Je l'ai là, là, sur le cœur, comme une masse de plomb. 
Elle m'oppresse, elle m'étouffe. — Une idée certainement ne 
ferait pas tout ce mal, une idée que d'autres idées combattent 
et anéantissent... Ah! cela me brûle. J'ai beau raisonner. Le 
nôsonnement est un faux ami qui fait semblant de nous secou- 
rir et ne donne rien. Quand je me répéterais mille fois : « La 
maréchale d'Ancre ne te prive, par cette faiblesse, ni de tes 
grandeurs, ni de tes richesses, ni de tes plaisirs, ni même peut- 
être de son amour; » n'importe! je perds pour toujours la 
confiance aveugle, qui est pour le sommeil de l'homme le 
plus doux oreiller; je perds ce qu'on a de bonheur à rentrer 



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184 THÊATBB COMPLET D' ALFRED DE VIGNY 

chez soi et à s'asseoir, en souriant à sa famille. — On a beau 
se jouer de Tordre ; c'est un jeu auquel on se blesse soi-même. 
Ce plaisir fatal semble un hochet lorsqu'on attaque, c'est un 
poignard quand on est atteint. — Si Borgia rentrait en ce 
moment -, s'il te voyait ainsi, jeune et simple femme , abattue 
par un mot, et moi frappé du même coup, serait-il orgueilleux 
de son triomphe ou honteux du mien? Lequel sent-on le 
mieux, du mal qu'on fait ou de celui qu'on reçoit ? Ah ! la perte 
€St plus vivement sentie que la conquête. L'une donne plus 
de douleur que l'autre de volupté, (n touche isaLeiia.) Elle est 
Iroide, mais son cœur bat. Elle est évanouie... C'est un som- 
meil. Le sommeil est un oubli... Tu es plus heureuse que 
moi, va! beaucoup plus heureuse! Il est chez moi, et je de- 
meure chez lui... Courons! j'ai le poignard de Florence pour 
l'homme de Corse... Plus d'incognito! je suis Concini, maré- 
chal de France I 

U prend son maoteau, et tort avec fureur, en enfonçant sur sa tôto 
on chapeau & larges hords. 

SCÈNE II 

ISÀBELLÂ, évanouiei SAMUEL, DÉAGEANT, G laone. 

d£ageant. 
Laisse-le aller, juif. Ses pages, ses domestiques et sa mai- 
son, tout va être cerné. Sa femme a été arrêtée à six heures 
par moi-même, ainsi que la régente. Tu n'as plus d'autre 
parti à prendre que de servir le roi ou d'être pendu. 

SAMUEL. 

Je vous préfère encore à la corde. 

DÉAGEANT. 

Eh bien, laisse -nous enlever paisiblement cette jeune 
femme. Elle aura une vengeance à exercer contre la Galigaî. 
C'est un instrument précieux. Je vais l'employer sur-le-champ 
dans le procès qu'on va faire. (A des exempts.) Portez- la au ^ialais 
de justice dans une chaise. Pendant ce temps, il faut retenir 
chez toi ce basané Concini pour une heure encore, afin de me 
donner le temps d'envoyer les mousquetaires. U le faut, sur 
la vie ! Multiplie les embarras et les prétextes. 



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LA MARÉCHALE D'AKCRB 185 

SAMUEL. 

Reposez-vous sur moi. Je l'entends qui se heurte à toutes, 
les marches et qui appelle à toutes les portes ; je vais le re- 
joindre et Tarrôter, 

n sort d'an côté et Déageant de l'autre. 



ta scène changée. 

SCÈNE III 

Un appartement grillé de la Bastille, où la maréchale est prisonnière. Sa lampe est 
•llomée sur une table chargée de lirret épars. 

DÉAGEANT, nw Cohsullbr. 
BÉAGEANT se frotte les mains. 

Le procès marche très-bien. M. de Luyncs était fort con- 
tent, n'est-il pas vrai ? 

LE CONSEILLER. 

En effet, son froid visage s'est fort éclaircî. 

DEAGEANT, riant arec an air de triomphe. 

Ah! ah! ah! ah! c'est que (entre nous! de vous à moi!) 
c'est que les biens de la maréchale lui sont donnés par le roi 
après sa mort, et ce n'est pas peu de chose. 

LE CONSEILLER. 

Une fortune égale à celle de la reine mère. 

DÉAGEANT. . 

Savez-vous que cette chambre de la Bastille est celle où on 
enferma le prince de Condé? Je l'ai voulu ainsi, moi ; j'aime 
la justice du talion. — Eh bien, vous voyez que cette petite 
Isabella dépose avec une colère et une sincérité toutes parti- 
culières. 

LE CONSEILLER. 

Je crains qu'elle ne soutienne mal sa résolution. Quand elle 
pleure, elle s'affaiblit. 

DÉAGEANT. 

La Galigaî est déjà reconnue comme sorcière par tous les 
juges sans qu'elle s'en doute le moins du monde. Voici en 



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186 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

outre la preuve que nous cherchions. Regardez-bien : voici 
ce livre que je voulais vous faire examiner, à vous, homme 
érudit en langages orientaux. Je vais le déposer au greffe 
comme un livre de sorcellerie et de divination, 

LE CONSEILLER. 

Mais elle a toujours passé pour assez pieuse ; voici chez 
elle une image de la Vierge. 

DÉAGEANT. 

Oh! cela ne prouve rien. 

LE CONSEILLER. 

Et savez-vous bien que ce livre est l'Ancien Testament de 
Moïse? 

DÉAGEANT. 

N'importe, n'importe! L'hébreu est toujours cabalistique. 
Ah ! bon Dieu ! j'espérais ne pas la rencontrer, et la voilà qui 
vient droit à nous. Il n'y a pas moyen de l'éviter. 



SCENE IV 

DÉAGEANT, LA MARÉCHALE. EUe marche ayee agitation, 
suivie de deux Fsmmbs. 

XA MARÉCHALE, ▼iyement 

Sommes-nous en Espagne? est-ce l'inquisition, monsieur? 
On entre jusque dans ma chambre ; on ouvre mes lettres, on lit 
mes papiers. On me fait un procès, je ne sais lequel. La 
€hambre ardente siégea ma porte; on y pèse ma vie et ma 
mort^ et je ne puis jeter un seul mot dans la balance ; et je 
n'ai pas le droitseulement d'y paraître. Ah ! c'est trop ! c'est trop ! 
Depuis ce matin que je suis arrêtée, vous avez fait de grands 
pas, messieurs, et vous avez mené vite les événements si j'en 
«uis déjà à de tels actes de votre justice. On m'a dit tout à 
l'heure des choses si monstrueuses et si inconcevables, que je 
n'y pui& croire. Il y a, dit-on, des témoins de mes grands 
4irimes. Eh bien, allez, monsieur, allez dire à la cour que je 
demande à être confrontée avec eux. On m'accordera, j'es- 
f>ère, cette faveur. 



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Lh. MARÉCHALE D'ANCRB 187 

BéAGEANT. 

Madame, si M. de Luynes... 

LA MARÉCHALE. 

Je sais, monsieur, je sais que le iavori est maître et que vous 
-êtes son conseiller, comme vous Tétiez hier de la favorite en 
ma personne. Épargnez vos excuses pour vous et pour moi. 
Allez, et faites ce que je vous demande, s'il n'est pas trop tard. 

DÉAGEANT, d'un air hypocrito. 

Je le veux bien, madame ; mais, en cela, je prends beau- 
coup sur moi. 

SCÈNE V 

Lbs MâMES, hors DÉAGEANT. 
LA MARÉCHALE, à ses femmes. 

Ne ménagez rien pour avoir des nouvelles de mes enfants, 
de M. le maréchal d'Ancre et de la reine. Faites parler les 
gardiens, les soldats, ceux qui m'ont servie, si vous les re- 
connaissez. Prenez des prétextes, donnez de l'or. En voici. 
Distribuez ces florins. 

Elle lenr donne deux bourses. 

Retournez à ceux qui vous ont dit ce qu'on faisait à la Chambre 
ardente. Je vous tiendrai compte de votre fidélité si je survis à 
cette prison. Vous m'avez suivie, vous, et de plus grandes 
dames m'ont abandonnée. Allez, et sachez surtout si M. Bor- 
gia a réussi à sauver mes enfants. 

Elles sortent. La mairMul^ s'assied. 

SCÈNE VI 

LA MARÉCHALE seiO». 

Ah ! je sens que je suis perdue ! j'ai eu beau lutter, le destin 
a été le plus fort. Ah! je sens que je suis perdue ! perdue 1 



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188 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

SCÈNE VII 

LÀ MARÉCHALE, DÉAGEANT, douzb PaisiDENTs et 
Conseillers A0 parlimsht; LE MARECHAL DE THÉ" 
MINES) Les DEUX Fils de H. de Thémines, quelques Gentils- 
hommes, membres de la commission secrète; 

BÉAGEANT. 

Madame^ M. de Luynes, nommé par le roi pour présider la 
Chambre ardente, a consenti à nous envoyer près de vous 
pour la confrontation par vous désirée. 

THÉHINES s'avance et parle avec mesure et crainte. 

Il m'est encore permis de vous le dire, madame, ceci est un 
tribunal sévère ; Je vous en supplie, ne le bravez pas. 

BÉAGEANT. 

La cour vous fait signifier en somme que les chefs d'accu- 
sation coutre vous sont ceux qui suivent. — Il convient que vous 
les entendiez debout. — La cour vous fait une grâce en vous 
les lisant ; vous ne deviez les connaître qu'après l'arrêt. 

La maréchale, qoi allait s'asseoir, se lève. 

« Sophar Léonora Galigaï, née à Fiorenzol, près de Flo- 
rence, du menuisier Peponelli, vous êtes accusée du crime de 
lèse-majesté au premier chef et de trahison, comme ayant eu 
des intelligences secrètes en Savoie, en Espagne, où vous 
vous serviez de l'ambassadeur du grand-duc près du duc de 
Lerme ; avec Spinola en Flandre et l'arclievéque de Mayence 
en Allemagne, comme il appert par les chiffres secrets de 
vos correspondances ; d'avoir usurpé l'autorité du jeune roi 
Louis treizième, notre maître ; empêché le cours de la jus- 
tice ; commis d'énormes déprédations et gpuverné l'esprit de 
la reine... Gomment? Par... » 

- LA MARÉCHALE, avec impatience. 

Par l'ascendant d'un esprit fort sur le plus faible. 

DÉAGEANT. 

»... Par des conjurations magiques; car il appert, par les 
déclarations de dix témoins, et entre autres de Samuel Mon- 
talto, juif, et Isabella Monti, ici présente, que ladite dame 



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hk MÀRÉCIIÂLB D'ANCRE 189 

Léonora Galîgaî aurait consulté des magiciens, astrologues 
judiciaires, entretenus à ses frais, sur la durée des jours sa- 
crés de Sa Majesté le roi Louis treizième, et aurait professé 
la religion judaïque... A ces causes... » 

LA MARÉCHALE, interrompant. 

Et que ne m*avez-vous fait empoisonner ou étrangler dans 
^a Bastille ! cela valait mieux, messieurs : vous auriez sauvé la 
virginité des lois. — Où sont les preuves, où sont les témoins 
de cet extravagant procès ? La chose en vaut la peine, mes- 
sieurs; car, si j'ai bonne mémoire des coutumes, ce dont vous 
m'accusez là mérite le feu. Regardez-y à deux fois avant de 
déshonorer le Parlement; c'est tout ce que je puis vous dire. 
Quel coupable politique a-t-on tué jamais, sans l'avoir re- 
gretté un an après ? J'ai vu un jour le feu roi Henri pleurer 
M. le maréchal de Biror. Bientôt il en serait de même de 
moi. Qu'est-ce que votre bourreau? Un assassin de sang-froid, 
qui n'a pas l'excuse de la fureur. Il Ole au coupable le temps 
du repentir et du remords ; souvent il donne ce remords au 
juge, messieurs, et toujours à la nation le spectacle et le goût 
du sang. 

Ici les juges l'entonrent avec une cnriosit^ insolente, comme p^ar la 
voir se justifier et pour jonir de son abaissement. 

Eh ! qu'ai-je donc fait, moi? Mes actes politiques sont ceux de 
la régente et du roi; mes sortilèges sont les craintives erreurs - 
d'une faible femme jetée sans guide au sommet du pouvoir. 
El qui de vous connaît une étoile qui dirige l'autorité sans fail- 
lir dans la tourmente des affaires humaines ? Que celui-là se 
montre, et je m'indinerai devant lui ! Quels sont les noms 
de mes juges? 

Ici les juges s'éloignent peu h pen. Poursuivis par ses regards, ils 
se cachent les uns derrière les autres. 

Qui vois-je, autour de mpi, dans ceux-ci? Des courtisans 
qui m'ont flattée et qui furent mes dociles créaturei. 

THÉHINES. 

Ah ! madame, que faites- vous ? 

LA MARÉCHALE. 

Allei 5 c'est une honte, que des hommes, après avoir si 
longtemps obéi aune femme, se viennent réunir pour la perdre. 

11. 



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190 THÉÂTRE COMPLET D* ALFRED DE VIGNY 

îl fallait, messieurs, avoir hier le courago de me déplaire par 
de rudes conseils, ou le courage de m'excuscr aujourd'hui. 

Les désigDMit du doigt. 

Répondez, monsieur de Bellièvre, vous qui m'avez conseillé 
Je procès de Prouville *, mejugerez-vous? — Et vous mon- 
sieur de Mesmes, qui vous êtes courbé si bas pour ramasser 
votre charge de président tombée de mes mains, me jugerez- 
vous ? Et vous, vous, monsieur de Bullion, qui m'aviez con- 
seillé des ordonnances pour lever des impôts en Picardie, sans 
lettres royales, serez-vous mon juge? Je vous en dirai autant à 
vous, monsieur de Thémines, que j'ai fait maréchal de France ; 
^t à vous-même, Déageant, président de mes juges ; et à vous 
tous que je désigne tour à tour du doigt, et que ce doigt inti- 
mide conune au jour du jugement. Vous craignez que je ne vous 
•dénonce l'un à l'autre, à mesure que je vous montre. 

Ici les juges sont groupés loin d'elle contre les murailles, honteux^ 
consternés. 

Le bruit de votre nom vous fait peur; car vous savez que je 
vous connais; fêtais la confidente de vos bassesses, et tous 
vos secrets d'ambition sont rassemblés dans ma mémoire. 
Allez I faites tomber celte tête, et brûlez-la, pour réduire en 
<ïendres les archives honteuses de la cour ! 

Elle retombe assise. 
DÉAGEANT. 

Les insultes sont vaines, madame, et vous oubliez que vous 
•avez à rép^idre aux témoins, et surtout à celuM». 

SCÈNE VIII 

Lbs HiMBt, ISABELLÂ. 

ISABELLA. 

SUo eoiirt regarder «Pte um onrioské ras^ant* U maréchale, qnl 
la contemple arec surprise. 

(A part.) Comme elle est belle ! (Haut.) Tout ce que j'ai écrit, 
je le dis : cette femme est magicienne. 

* ProuTille, sergent-major (gouTemeur) do la citadelle d'Amiens, «rait été as- 
sassiné par mi soldat italien «nroyé par Goociai et sa femme. Lorsqu'on jugea cet 
ItaikOg tl« U iir«nt éTadae. 



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LA Mà&ÈCHALE D'àNGRB 191 

LÀ MÀUÉCHALE. 

(A part.) Mon Dieu ! il me semble que ceci est un rêve et 
<|u'ils me parlent tous dans Ul fièvre. (Haut.) Je n'ai jamais vu 
cette jeune femme, et je ne sais d'où on la fait surgir contre 
moi : c'est une sanglante jonglerie. 

ISABELLA. ^ 

€e que j'ai dit, je le jure : elle est magicienne. 

LA MARÉCHALE. 

Je demande qu'on la fasse venir ici... ici... devant moi et 
près de moi, et que là, les yeux fixés sur les miens^ elle ose 
répéter ce que vous lui faites dire. 

DÉA GEANT, à Isabdlla. 

Approchez -vous de l'accusée. 

LA MARÉCHALE, avec bonté et proteetion. 

Venez, venez, mademoiselle; d'où vous a-t-on tirée? par 
quelles promesses vous a-t-on portée à ce crime que vous 
faites de perdre, par une fausse dénonciation, une femme que 
vous ne connaissiez pas et qui ne vous a jamais vue. Voyons ! 
que vous a-t-on donné pour cela J II faut que vous soyez 
bien malheureuse ou bien méchante ! Oserez- vous soutenir 
ce que vous avez dit? 

ISABELLA, s'efforçant de fa braver. 

Ouï, je le répète et je l'affirme : je Fai vue percer d'ai- 
guilles une image du roi. 

LA MARÉCHALE s'approche d'eBe en roulant son ftntetnl, et lui prend one 
main «a la regardant en fftce ëe près. 

Avec le ton dm reproche. 

Oh! ok! — ViMci quelque chose de monstrueux ! si j'avais 
à croire aux prodiges, ce serait en vous voyant. (BUe robserve) 
Elle est toute jeune encore. J'ai l'habitude d'observer et je 
sais les traces que laissent le crime et le vice sur les visages ; 
je n'en vois pas une sur celui-ci : simplicité et innocence, 
c'est tout ce que j'y peux lire ; mais en même temps l'em- 
preinte d'une immuable résolution et d'une^ obstination 
aveugle. Cette résolution ne vient pas de vous, mademoiselle; 
il n'est pas naturel de Dure tant de mal à votre ftge ; on vous 
a sufif^éré cela contre moi. Que vous ai-je fait? Dites-le hau- 
tement. Nous ne nous sommes jamais vues, et vous venez^ 
|K)ur mcMre mourirt 



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192 THÉÂTRE COMPLET D' ALFRED DE VIGNY 
ISàBELLA, avec foreur et frappant du pied. 

Ah! j*ai dit la vérité! 

LA MARéCHALE selève. 

Non, non ! Dieu n'a pas créé de femme semblable. Si ce 
n'est quelque passion qui l'agite, c'est un démon qui la tour» 
mente... Jurez-le sur cette croix! 

Elle prend ane croix snr la tablai» 
ISABELLA. 

Je l'ai juré par le Christ. 

LA MARECHALE, vivement et. comme ayant fait une déconrerte. 

Elle est Italienne... Jurez-le sur cette image de la Vierge î 

ISABELLA, héaitant. 

Sur la Madone?... Laissez-moi me retirer pour écrire le 
reste; je ne puis parler. 

LA HARÉGHALE. 

J'étais sûre qu'elle ne l'oserait pas?... 

Vite et avec une faiblesse croissante. 

Je demande, messieurs, qu'elle reste seule avec moi ; je 
vous en supplie, messieurs, ordonnez cela... Je ne le deman- 
derais pas s'il ne s'agissait que de moi ;< mais je ne suis pas 
seule au monde, enfin. Le mal qu'on veut me faire, on le 
fera à mon mari, à mes deux pauvres enfants (si jeunes, 
mon Dieu!), à tous mes parents, à tons les gentilshommes 
mes domestiques, à tous les paysans de mes terres, tous gens 
qui vivent de ma vie et qui mourront de ma mort... Laissez- 
moi donc me défendre moi-même et toute seule jusqu'à la 
fin. (on hésite.) Oh ! soyez tranquilles, cela servira peu, je le 
sens bien : il ne m'échappe pas que je suis condamnée d'a- 
vance... Vous savez bien tous que je dis vrai, d'ailleurs; si 
vous ne dites pas oui, c'est que vous avez peur de vous com- 
promettre... Mais je ne le demande pas, messieurs, oh! mon 
Dieu, non!... Ne dites rien pour moi. Peut-être y en a-t-il 
quelques-uns parmi vous que j'ai offensés; je ne veux point 
de grâce; mais seulement laissez-moi parler à cette femme... 
Je sais si bien qu'elle n'a rien de commun avec moi !... Il y 
a conscience de me refuser cela ! 

BÉAGEANT. 

U p«rt.) C'est sans conséquence : elle ne fera que s'enferrer 



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LA MARÉCHALE D'ANCRB 193 

davantage.. (Haut.) Cette liberté vous est laissée, madame*, 
mais pour peu d'instants. 

Ibfortent 



SCÈNE IX 

LA MARECHALE) asnse; ISABELLA) debont et résoIiM» 
Long silence. Elles te toisent mutuellement. 
LA MARÉCHALE. 

A présent que nous voilà seules, savez-vous bien ce que 
vous avez fait?... Vous avez causé ma mort ! Et quelle mort ! 
le savez-vous? la plus effroyable de toutes!... Dans quelques 
heures, j'aurai la chemise de soufre et je serai jetée dans un 
bûcher !... Trop heureuse si la fumée m'étouffe avant que la 
flamme me brûle !... Voilà ce que vous venez de faire, le 
saviez-vous? 

Isabelle se détourne à moitié en silenee. 

Vous n'osez pas répondre? Eh bien; à présent, il n'y a 
personne ici, dites-moi ce que je vous ai fait, là. Si vous 
avez eu à vous plaindre de moi, en vérité, je ne l'ai pas sir. 
C'est là le malheur des pauvres femmes qu'on nomme de 
grandes dames. Vous ne me répondez pas, parce que je de- 
vrais me souvenir de vous par moi-môme? — C'est bien là 
votre idée, n'est-il pas vrai? Oh ! je vous comprends!... vou» 
avez raison; mais je vous dis qu'il faut nous plaindre. On voit 
tant de monde ! (Arec crainte.) — D'ailleurs, ne croyez pas que 
je vous ai oubliée : je me souviens fort bien de vous ; très- 
bien?,.. Vous êtes venue deux fois... le matin... Mettez-moi 
donc un peu surla voie seulement, et je vais vous dire votre 
nom... Vous souriez!... Je me trompe peut-être? — Mais, 
dans tous les cas, mademoiselle, je ne vous ai pas offensée au 
point que vous me soyez une ennemie si acharnée... Si vous 
êtes de Florence, vous devez savoir que j'ai toujours été 
bonne pour les Italiennes, autant que je l'ai pu. Mais, que 
voulez- vous ! à la cour de France, on se méfie de nous beau- 
coup... Il faut des précautions pour demander... Si l'on me 



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194 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

fidt grâce, je m'y emploierai. Nous sommes des sœurs, toutes 
les Italiennes!... (En souriant.) — D'où étes-vous? Que vouliez- 
TOUS ici?... Il y aurait peut-être encore un moyen d'arriver... 
Causons... Approchez-vous... Causons... — Toujours aussi 
froide ! (EUe se lère.) Mon Diou ! qu'il faut que je l'aie offen- 
sée ! ... On ne ^t ce que l'on fait quand on a peur de mourir ! . . . 

Avec orgueil, tout à coup. 

Ah çà ! mademoiselle, n'allez pas croire, au moins, que ce 
*oit pour moi que je vous ai priée?... C'est pour mes en- 
fants!... C'est parce je sais qu'ils seront poursuivis, empri- 
:sonnés, déchus de leurs possessions et de leur rang, comme 
iils d'une femme décapitée; ils mendieront peut-être leur 
pain en pays étranger^. Et leur père?... ce qu'il devien- 
dra?... ce qu'il est devenu?... 

ISABELLA avec a%reur, viromeot 

Ah I je le sais, moi, madame... 

LA UARÉGHALE. 

Vous?... Oh ! si vous êtes bonne, dites-moi cela, mon en- 
fant!... 

ISABELLA, froidement et virement. 

Une femme aussi inquiète de son mari serait bien malheu- 
reuse si elle l'aimait. Qu'en pensez-vous, madame ? 

LA MARÉCHALE. 

Quand une femme n'aurait pour le chef de sa famille qu'une 
itouce et respectueuse amitié seulement, ce serait déjà une 
^ande douleur, croyez-moi. 

ISABELLA, avec «ne passion triste et profonde. 

Quelle doit être donc la douleur d'une femme qui aime son 
mari comme on aime son Sauveur, son Dieu?... Une femme 
•qui ne connaît de toutes les créatures que lui seul ; de toute 
la terre que la maison où elle est cachée par lui; qui ne sait 
Tien que ce qu'il dit, qui ne veut rien que l'attendre et l'ai- 
mer; qui ne pleure que lorsqu'il soufûre, qui ne sourit que 
lorsqu'il est content... Une femme qui Taime ainsi et gui l'a 
perdu, que doit-elle donc souffrir? Dites-le moi ? 

LA MARECHALE. - 

Que me veut votre regard ûxe, et de qui prétendez-TOUS 
|>arler?..« 



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LA. MARÉCHALE D' ANCRÉ ' 195 

' ISABELLA. 

Il est parti bien sombre et bien froid ; elle a pleuré. On 
vient lui dire (je suppose), on vient lui dire : ce II aime une 
autre femme!... ii> que soufTrira-t-elle ? 

LA MARéC&ALB. 

Une torture a£freuse! la mienne. 

ISABELLA. 

La mienne? — Attendez. — On vient lui dire : f II est âses 
genoux ! cette femme est charmante i elle est imposante et 
superbe 1 » 

Elle regarde k marédul* fixement» 
LA UARBCHALE. 

De quipaile-t-elle? 

ISABELLA, poorsnivaat. 

On lui dit : « Tous les deux se rient de vous ; c'est presque 
toujours ainsi que cela se passe. » Quand on Ini dit cela, 
que devient-elle ? Quand on me dit cela? 

LA MARéCIIALE. 

Avons? 

ISABELLA, se remettant tout à coup, et devenant froide et gévèrs. 

Eh bien, oui, à moi ! Je le tiens d'un chanteur italien nommé 
Concini. 

LA MARÉCHALE, se levant. 

Où est-il? où vous a-t-il parlé ? 

ISABELLA. 

A mes pieds, à genoux, là! 

LA MARÉCHALE. 

Ahl c'est une Me perdue ! 

IS^ABELLA, larant les bras an ciel avec déiespoiB 

Oh ! oui, perdue f 

LA MARÉCHALE. 

Un mot seulement, et sortez ensuite, M. le maréchal d'An- 
cre est-il en péril de sa vie? 

ISABELLA. 

S'il est caché chez quelque femme mariée, ne mérite-t-il 
pas que le mari de cette femme aille le tuer? 

LA MARÉCHALE. 

Tous Faccusez là d'un double crime! 



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196 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VI&NY 
ISABELLA. 

En parlerez-vous, vous qui séduisez le mari d'une autre 
femme ? 

LA MARÉCHALE, se levant. 

Qui? moi! moi! que \oulez-vous dire? Vous a-t-on payée 
aussi pour m'insulter ? 

ISABELLA. 

Et Borgia, qu'en dites-vous? 

LA MARÉCHALE. 

Quoi! il était marié? —Oh! quelle honte! eh! quelle 
fausseté! Lui, marié ? 

ISABELLA. 

Vous Taimiez donc, et vous Tavouez? 

LA MARECHALE, d'une voix entrecoupée et arec dédain. 

Je ne m'en souviens pas ; et vous voyez que je le connaissais 
mal, car j'ignorais... 

ISABELLA. 

Que j'étais sa femme?... 

LA MARÉCHALE, avec méprii. 

Vous ? 

ISABELLA. 

Vous vous en souviendrez, à présent. 

Elle vont sortiiw 
LA MARÉCHALE, l'arrêtant par le bras. 

Ah ! vous ne me quitterez pas ainsi ! Vous avez pu me dé- 
noncer faussement ! Vous ou une autre, il fallait un faux té- 
moin, peu m'importe : mais vous n'avez pas le droit de me 
croire humiliée devant vous. Je jure que... 

ISABELLA. 

Tenez! jurez par son portrait trouvé chez vous! 

Elle lui montre le portrait de Barg^ia et sort violemment. 



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LA MARÉCHALE D'ANCBB 197 

SCÈNE X 

LÀ MARÉCHALE, senla. 
Elle tomba sur ion fauteuil en pleorant» 

Ah ! voilà le dernier coup... Trahie de tous côtés. Toujours 
trahie. H^s I avec une existence entière... une existence 
sévère , toute de sacrifice et de vertu , ayez un moment de 
pi lié I ... oh ! mon Dieu ! . . . ayez un sourire ou une larme pour un 
souvenir bien peu coupable, et c'est assez pour tout perdre à 
jamais. 

Elle le lève et se promène. 

Quelle humiliation ! ô Seigneur ! quelle humiliation ! Certaine- 
ment, cette femme (une femme de rien 1) aura droit de me dé- 
daigner. Et penser que l'homme qui nous aime le plus se fait si 
peu scrupule de nous tromper ! Et pourquoi? Pour arracher à 
une femme l'aveu qu'elle ne Fa pas oublié, l'aveu qu'elle est 
faible, qu'elle est femme ! Âh! Borgia! Borgia! c'est bien mal ! 

Elle pleore et tombe à genooz. 

Ah ! prenez ma vie ! prenez toute ma vie ! vous m'avez dés* 
honorée! Mais... ces pauvres enfants ! mes pauvres enfants f 
mes enfants adorés ! qu'ont-ils fait ? Où sont-ils , mon Dieu ? 
Dites-le-moi ? 

Elle demeure à genoux par terre devant le faateuito 

SCÈNE XI 

L\ MARÉCHALE, Dbox HoiisiBni. 
UN HUISSIER. 

M. le président et M. de Luyues vont venir. 

lU ne rdtircDt*. 



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198 THÊATRB COMPLET ©'ALFRED DB VIGNY 

SCÈNE XII 

LA MARÉCHALE, seule. 

Elle se lève. 

Voîlà mon ennemi ! Eh bien, qu'il vienne! qu'il vienne ! il ne 
me verra pas pleurer. Que servirait cette faiblesse? A lui donner 
orgueil et joie ! Ni l'un ni Fautre, monsieur de Luynes, ni l'un 
ni l'autre ! J'ai eu mon coup d'État hier; vous, le vôtre aujour- 
d'hui. Mais je serai vengée. — Ah! courtisans, ah! vous avez 
mêlé le peuple à nos affaires ; il vous xx^nera loin ! 

SCÈNE XIII 
LA MARÉCHALE, LUYNES, VITRY, DÉA- 

GEANT) TROIS GlHTILSHOMMBSy 9IIIZ COAtBILLBRI AO PAR- 

LÀ MARÉCHALE va aa-devant de lai d'oa ait assuré et calmo. 

(Vite.) Ahl bonjour, monsieur de Luynes. Comment donc! 
vous venez visiter une pauvre prisonniore comme moi I Vous 
vous mettrez mal en cour, je vous en avertis. 

LUYNES, à part. 

Elle me brave. Il n'en faut rien voir, c'est mieux. (Hant.) Oui, 
madame. Le roi veut savoir si l'on a pour vous tous les égards 
conyenablcs. 

LA MARÉCHALE, faisant la révérence. 

Je n'ai à me plaindre de personne, messieurs ; personne ne 
m'a fait de bruit, car j'ai été seule jusqu'ici. Que dit-on de nou- 
veau au Louvre ? 

LUYNES. 

Oh !... peu de chose 1 Seulement, la reine mère est envoyée 
à Blois. f 

LA MARÉCHALE. 

Envoyée? Hier, elle y envoyait. 

LUYNES. 

C'est le train des choses, madame. 



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LA. MARÉCHALE D* ANCRE 199 

LA MARBGHALE. 

Des choses d^aujourd'hui, monsieur. 

LUYNES, bas, à Oéageont. 

Vous ferez disparaître cette femme corse pour toujours. ^ . 

DÉA6ËANT. 

Cest fait. 

LA MARÉCHALE, s'assejraDt. 

Que je ne vous gêne en rien, monsieur : je vais lire. 

LUYNES, saluant. 

Ah ! madame, mille pardons ! Je prendrais congé de vous si 
je n'avais à vous annoncer... 

LA MARÉCHALE. 

Est-ce la prise d'Amiens? 

LUTNES. 

••• Que le Parlement... 

LA MARÉCHALE. 

Eh bien, qu'a-t-il fait, ce pauvre Parlement ? 

LUTNES. 

••• A nommé. •• 

LA MARÉCHALE» avec dédain. 

Eh bien, a nommé... quoi? quelque commission secrète et 
souïtise, n'est-ce pas ? 

LUYNES. 

... M. de BuUion, M. de Mesmes.., 

LA MARÉCHALE. 

Ah! bon Dieu ! taisez-vous. On n'entend que ces noms-là, 
quand on veut faire condamner quelqu'un... G' est d'un ennui... 

LUYNES, àVitry. 

Vous verrez qu'elle ne me laissera pas lui dire son arrêt. 

LA. MARÉCHALE. 

Et l'évoque de Luçon, M. de Richelieu, les a-t-il harangués? 
leur a-t-il dit encore : La justice doit être obéissante j et en 
lèsc'^najesté les conjectures sont des preuves f 

LUYNES, àVitpy. 

Allez sur-le-champ arrêter son mari, mort ou vi^ 

VITRT. 

Mort. 

n sort ETee un des gentilshommes. 



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200 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

LUYNES. 

Enfin, madame, il faut que vous sachiez. 

LA MARÉCHALE, arec huateur. 

C'est bon, c'est bon ! j'en sais assez. A propos !... 

Gaiement et tirant ses cartes de sa poche. 

J'ai perdu la partie. Je vous fais cadeau de mon jeu de cartes 
magiques; vous êtes meilleur joueur que moi. — Cependant, 
vous avez triché : prenez garde à vous ; le destin est plus fort 
que tout le monde. 

Gravement et en l'amenant en arant. 

Ah çà, venezici maintenant, et cessons de donner la comédie. 

A Lnynes, sprarement. 

Écoutez, monsieurdeLuynes, je sais vivre ; je sais monmonde. 
Vous êtes bien avec le roi, et moi avec la reine. Le roi l'em- 
porte , vous me renversez , c'est tout simple. Vous me faites 
condamner... probablement à mort. 

L U T N E s « sainant profondément. 

Oh ! madame ! pouvez-vous penser que le plus humble de 
vos serviteurs... 

LA MARÉCHALE. 

Trêve de compliments, monsieur, je vous sais par cœur ; mais 
entre gens comme nous, on se rend quelques services. Laissez- 
moi voir mes enfants, et j'avouerai tout ce que ces messieurs 
du Parlement auront fait. 

LUT NES, après aroir réfléchi, dit avec une rage concentrée. 

(Bas.) Ah ! pardieu ! nous verrons si tu conserveras jusqu'au 
bout cet insolent sang-froid. Tu vas retrouver ta famille. Je le 
veux bien. — (Haut.) Eh bien, madame, ayez la bonté d'accepter 
mon bras, et je vais vous conduire où sont vos enfants. Vous 
deviez changer de demeure de toute manière. 

LA MARÉCHALE. 

Et je vous tiendrai parole. Allons ! mon carrosse est-îl en 
bas ? (Brusquement.) Je n'ai pas besoin de votre bras , monsieur^ 

LUYNES. 

Demandez les pages et les gens de madame ; et qu'on appelle 
les deux docteurs en Sorbonne pour l'escorter, (a Déageant) Il 
y a peu d'hommes comme elle. 

Elle sort. 



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LA MARÉCHALE D* ANCRE 201 

SCÈNE XIV 
LUYNES, DÉAGEANT. 

LU TN E S , tirant Tioleoiineiit Déageant par le bras, aussitôt qu'elle est hors àm 
sa chambre. 

Ici, président. 

DÉAGEANT, troublé. 

Monsieur, où la faites- vous conduire? 

LUYNES, arec fureur. 

Sur la place duGhâtelet, ritalienne! au bûcher, Pinsolente I 
au bûcher I Je voudrais déjà m'y chauffer les mains. 

DÉAGEANT. 

Quelles rues prendra le carrosse? 

L U T N £ s , vivement, et avec l'explosion d'une rage longtemps contenue. 

On passera..'. — Écoutez bien ceci, président, parce que 
c'est ma volonté. — On tournera par la rue de la Ferronnerie. . . 
Pas de réflexions, je le veux... Par l'étroite rue de la Ferron- 
nerie... G*est là que sont logés ses enfants; c'est là que s'était 
})lotlie toute cette venimeuse couvée de serpents italiens que 
j'écrase enfin du pied. J'ordonne que l'escorte et la voiture s'y 
arrêtent. — ... Pas un mot, je vous prie... Et qu'elle mette là 
pied à terre. C'est l'ordre du roi, monsieur, (impérieusement.) Eh 
bien, que voulez- vous me dire? Voyons. 

u le regarde en face. 

Qu'elle peut rencontrer Goncini, et Vitry, et nos mousque- 
taires, et la bataille. Eh bien, que voulez- vous que j'y fasse? Si 
c'est sa destinée, je n'y peux rien, moi. Elle est sorcière, elle 
devait le prévoir. Et puis, après tout, quand elle marcherait un 
peu dans le sang... Bah! le feu purifie tout. 

Us sortent rite, Luynes traînant Désgeant, qui le suit frappé d'effroi. 



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ACTE CINQUIÈME 



La me de la Ferronnerie. — La borM rar kfnelle fut «SMSsmé Henri I Y ett to 
coin de la maison du juif. — 5uit profonde. — Des gentilshommes et des 
gens du maréchal d'Ancre se promènent de long en large. — Un domestique est 
couché sur un banc de pierre, l'antre est debout appuyé sur une borne. Ce sont 
les mômes qu'on a tus Tenir ohea le juif au second aotft. . 



SGËNE PREMIÈRE 

M* D£ THIENNES «touATRa AUTnis Gbmtilsbommbs dt 
Goneini| Dombstiqobs italibms. 

PREMIER DOMESTIQUE. 

Depuis ce matin à onze heures, monseigneur le maréchal est 
chez ce juif, et il est bientôt minuit. 

DEUXIÈME DOMESTIQUE. 

On dit que cela ne \a pas bien chez nous pendant ce temps» 
là. 

DE THIENNES. 

Malgré ses ordres, il faudrapourtant entrer chez Samuel pour 
avertir M. le marquis d'Ancre! A quelle heure ce passant vous 
a-t-il dit que la marédiale avait été arrêtée? 

nrUXIÈME DOMESTIQUE. 

A quatre heures de Taprès-dîner environ. 

DE THIENNES. 

Voici un jour plus désastreux pour elle que ne le fut hier 
pour le prince de Condé ce vendredi qu'elle craignait tant. Et le 
ciel est aussi noir qu'il était beau il y a deux heures. Tirez vos 
cpées, réunissez- vous en cercle auprès de la porte : voici des 
hommes qui marchent à pas de loup... Ce sont peut-être des 
gens du roi. Qui vive ? 



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lA MARÉCHALE D^ ANCRE 203 

SCENE II 



1b8 MéMBs, FIESQUE, MONGLAT, CRÉQUI, Tépée e» 
le poiçunl en laaiiu 



FIESQUE» le bras enreloppô d'une écharpe.' 

Concino. 

BB THIEKIiES. 

Conciniî Approcbez. 

Portant au visage de Fiesqne ane lanterae sonvla. 

Ah ! c'est vous, monsieur de Fiesque.,. C'est une nuit à ne 
pas se laisser aborder. 

FIESQUS. 

Vous faites, pardieu ! bien : j'ai été abordé, moi, et j'ai laissé 
une main à Fabordage. Tout est perdu. — Sauve qui peut ! 

LES QUATRE 6ÉNTILSH0SHE8. 

Qu'y a-t-in — Quoi donc? — Qu'arrive-t-il cette nuitt 

FIESQUE. 

Nuit sombre s'il en fut jamais ! La reine est arrêtée, 

DE THIENIÏES. 

La reine mère I 

FIESQUE. 

Par Luynes et sur l'ordre du roi. 

LE PREMIER DES GENTILSHOUMÊS DE CONGINI. 

Et la maréchale ? 

FIESQUE. 

A la Bastille , jugée et condamnée au feu en une heure» 
selon les tes du Parlement. 

TROISIÈME GENTILHOMME. 

Est-il possible ? Et sur quel crime? 

FIESQUE. 

Ils ont appelé cela la magie, pour ne compromettre personne 
de trop élevé. Gardez- vous bien : les troupes du roi rôdent 
par toutes les rues. J'ai été blessé sur la porte de l'hôtel 
d'Ancre, où ils ont mis le feu* 



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S04 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRBD DE VIGNY 
QUATRIÈME GENTILHOMME. 

Le feu ! C'était ce que nous voyions au commencement de la 
nuit. 

FIESQUE. 

Monglat et moi, nous quittons Paris : je vous conseille à tous 
d'en faire autant. Que faites-vous ici? 

TROISIÈME GENTILHOMME. 

- Ma foi ! à dire vrai, nous gardons les manteaux. 

MONGLAT. 

Vous ferez mieux de vous en envelopper pour vous cacher. 

GRÉQUI. 

Allons, Fiesque, voilà tes gens qui amènent trois chevaux. 
Haut le pied ! Partons ! 

DE THIENNES. 

Et le maréchal, vous l'abandonnez? Que savez- vous s'il n'est 
f)as dans Paris, quelque part? 

FIESQUE. 

Monsieur^ nous avons servi la maréchale jusqu'au dernier 
moment ; mais, moi qui ne reçois pas les mille francs de Gon- 
<îini, je ne lui dois rien et je suis bien son serviteur. 

MONGLAT. 

S'il est quelque part, ce n'est pas en bon lieu, et nous ne l'y 
chercherons pas. C'est un insolent, \m parvenu. Adieu. 

FIESQUE. 

C'est un spoliateur. Adieu. 

GRÉQUI. 

C'est un avare. Adieu. 

DE THIENNES. 

Ma foi! moi, j'ai vécu de son pain dans sa maison. Je reste 
à Paris. 

SCÈNE III 

Les MÊMES, d'aNYILLE, FIESQUE, GRÉQUI «t 
MONGLAT l'arrAteat. 



FIESQU& 

C'est d'Anville ! Il est blessé. 



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la maréchalb d*ancbb 205 

d'anville. 

Ils ont tué mon cheval et m*ont jeté à terre. Je viens vous 
annoncer une triste nouvelle. 

FIESQUE. 

Si tu en trouves de plus sombres que celles que nous sa- 
vons, c'est toi que nous croirons magicien. 
d'anyille. 

La pauvre maréchale va passer par ici dans quelques heures 
pour aller au bûcher! Je le tiens d*un conseiller au Parle- 
ment. 

FIESQUE. 

Dans quelques heures ! ils vont vite. Çâ, messieurs, si nous 
l'enlevions ? Restons. 

MONGLAT. 

Topel 

GRÉQUI. 

J'en suis. * 

d'anville. 
Ma foi ! c'est dit. 

LES GENTILSHOMMES ITALIENS. 

Ah ! voilà qui est parler ! 

PREMIER GENTILHOMME, à part 

Si ce n'était la crainte de les décourager, j'entrerais avertir 
le maréchal. 

DEUXIÈME GENTILHOMME. 

î^'en faites rien, ils s'en iraient tous. 
SCÈNE V 



l^if MftMBf, PICARD, miri de BouaoBotf et d'OovaiBis tenait 
dea lanternes et dea piqaes. 

PREMIER GENTILHOMME. 

Qui vive? 

PICARD. 

Garde bourgeoise I 

U s'approche tenant une lanterne et on porteleuilUt 
— A M. de Thiennes. U saloe. 

13 



i 



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206 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE YIGNT 

Ah ! monsieur de Thiennes, je vous reconnais. Vous êtes à 
M. le maréchal d'Ancre, et je m'adresse à vous pour cehu 

DE THIENNES. 

Qu'avez-vous affaire à lui ? 

PICARD. 

Je vous prie de lui rendre ce portefeuille qu'il a laissé tom- 
ber. Voici ce qu'il contient. Tenez. — Des bons sur tous les 
marchands de FËurope. Tenez. Cent mille livres sur Bene- 
dette de Florence. Cent mille livres sur le sieur Feydeau. Six, 
sept, huit, dix-neuf cent mille livres. — Et il sortait avec cela 
sur lui, dans sa poche! — Gomme ça! — Comme on y jette 
un doublon. Dix-neuf cent mille livres! *- J'aurais travaillé 
dix-neuf cents ans avant de les gagner. Et il en a peut-être 
neuf fois autant, s'il a pris seulement la fortune de tous ceux 
qu'il a fait pendre. — Toutefois, voici le portefeuille. Si vous 
savez où est Goncini, vous lui rendrez ça. 

BE THIENNES. 

Je lui dirai votre nom^ Picard. Brave homme, vraiment ! 
brave homme. 

PICARD. 

Je n'ai que faire qu'on le sache^ monsieur de Thiennes ; 
bien sûr que je n'en ai qae faire. — J'ai pris la pique à re- 
gret, parce que je sens bien que l'on n'y peut attacher un de 
vos drapeaux sans s'en repentir, et qu'après tout c'est toujours 
au cœur de la France qu*on en pousse le fer. Qu'ai-je gagné 
à tout ceci, moi ? — Les gens de guerre sont logés dans ma 
maison, au Ghâtelet, où l'on va brûler la pauvre Galigaî. — 
Ma fille se meurt de l'effroi de cette nuit, et mon fils aîné a 
été tué dans la rue. — J'en ai assez, et mes bons voisins aussi. 
Allez ! la vieille ville de Paris est bien mécontente de vos que- 
relles : nous n'y mettrons plus la main, s'il nous est loisible^ 
que pour vous faire taire tous. — Adieu, messieurs, adieu. 

U sort, soin -de» bourgeois et des oumert. 



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LA. MABÊGHA.LB d'ANCBE 207 

SCÈNE V 

Lbs Mêmes, hors PICARD et sa Tftocri, 
PIESQUE. 

Tout cela va mal ; mais, ma toi ! tâchons d'enlever le car- 
rosse de la maréchale, et nous galopperons avec elle sur la 
grande route de Sedan. Le vin est tiré : il faut... 

SCÈNE VI 

Lbs MÔMES, VITRY, d'oRNANO, PERSAN,' DU 
HALLIER, BARONVILLE, et adtres Gbhtilshommbs 

et MonSQUBTÂlRES DU ROI. 

Cbaqne mousquetaire applique le pistolet sur la poltriae des gens 
de Concioi, qui »'oQt pas le temps de tirer Tépée. 

VI TRT » soisissaot Fiesqne et lui mettant I» pistolet sur la joue. 

..«Le boire. Mais à la santé du roi,, monsieur. Pas un cri, 
ou vous êtes morts. Nous soBunes trois ceuls et vous êtes dix. 

F I £ s QU E,. ê^tèa &v<Mr axaniué ta troupe des mousquetaires. 

Il n'y a rien à dire à cela. U ne faut que compter, au fait. 

On les emmène sans résistance. 
VITRY. 

Entourez cette maison. Concini est encore chez le juif. 11 
n'a pas osé sortir. Attendons-le, messieurs, et cachez vos 
hommes dans les boutiques et les rues voisines. Je vous ap- 
pellerai. Sortons vite. En embuscade. J'entends remuer à la 
porte de SamueL 

SCÈNE YII 

CONCTNI, seul, n ouvre la porte avec précaution, et tAte dans ToLseurîté. 

Coulanges,Benedetto 1 Borgelli !... Personne. C'est étrange! 
Voilà comme mes lâchés à mille francs par an servent leur 



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208 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

maître. — Àttendons-Ies. J*ai cru que je ne sortirais jamais 
des chicanes de ce maudit juif. Il a pesé, je croîs, chacun de 
mes mille ducats, et me faisait un procès à chacun. Ah ! sans 
rincognito, je l'aurais étrillé de bonne sorte I Borgelli!.., 
Gomment ne m*ont-ils pas attendu ! 



SCÈNE VIII 

CONCINI, Peupli. 
Un parti de vingt hommes sort de la rae de la Ferronnerie en criant. 

Mort à Goncini ! Avertissez Borgia ! Mort aux basanés ! 

SCÈNE IX 
GONCINI, seuL 

Encore Borgîa ! Où suis-je? Ai-je entendu cela? S'ils osent 
jeter ces cris dans Paris, ne dois-je pas croire qu'ils sont aussi 
forts que moi ? Quoi ! mes gentilshommes ne les ont pas 
combattus? Quoi I ces voix sinistres se prolongent sans obstacle 
le lonjj^ des rues, sans qu'une voix contraire s'élève I 

SCÈNE X 

PICARD, FaoPLB. 
Uo parti traverse rextrémité de la me Saint-Honoré, en criant. 

Vive M. de Luynes ! vive le roi ! vive M. le Prince ! Mort 
is ! aux Florentins ! Vive Borgia ! vive Picard I vive 
»ncini n'est pas dans la rue de la Ferronnerie. -^ 
II — AuGhâteletl 



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LA MABiCBALB D*AMCBB 209 

SCÈNE XI 

CONCINI, seoL 

Je n*entendsplus rien ! Encore si l'on se battait ! mais non ! 
les cris s'éloignent; ils s'éteignent par degrés ! — Tout se 
tait, tout est calme, calme comme si j'étais mort, ou cpmme 
s'il ne restait plus qu'à me trouver et à me tuer. Est-ce donc 
un rêve ! — Et qui me cherche ? N'ai-je pas hier écrasé les 
mécontents? C'est quelque troupe de leurs partisans. Mais 
qui les mène ? Ce Borgia ! Ah ! pourquoi est-il encore au 
monde? Lui, aventureux, imprudent, brave jusqu'à la folie ? 
Qu'il soit encore vivant, et qu'il vive pour me heurter partout! 
Ah ! j'ai du malheur ! Mais je suis encore le maréchsd d'An- 
cre ! Riche et puissant ? Non, je me sens renversé et jugé. Je 
me sens étranger, toujours étranger, parvenu étranger. Je 
sens comme une condamnation invisible qui pèse sur ma tête. 
Gomment sortir de ces rues où jamais je ne vins seul ? Si je 
rentre là, le juif me livrera ; si je passe dans les rues je serai 
arrêté. Ce banc de pierre peut me cacher. Cette borne est 
assez haute. 

n reiamine et reenle avec effroi.. 

Ah ! cette borne est celle de Ravaillac. Oui, je la recon- 
nais dans l'ombre. Ce fut là qu'il posa le pied. Elle est de 
niveau avec la ceinture d'un homm/s, le cœur d'un roi. C'est 
donc sur cette pierre que j'ai bâti ma fortune, et c'est peut- 
être sur elle qu'elle va s'écrouler. — N'importe 1 si je n'avais 
pas fait cela, je n'étais rien, en passant sur la terre, et j'ai été 
quelque chose, et l'avenir saura mon nom. Par la mort 
d'un roi, j'ai fait une reine, et cette reine m'a couronné. 
— Ravaillac^ tu as été discret au jugement, c'est bien; sur la 
roue, c'est beau. — Il a dû monter là. Un pied sur la borne, 
l'autre dans le carrosse... 

Ici Borgia arrive, portaat un des denx enfiuita de Coneini, et coodnisant 
*■ l'antre. 

Non, sur ce banc... La main sur le poignard... Ainsi... 

12. 



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216 XHÈÀTRB CO&fP£ET D'ALFBBB DB VIGNY 

SCÈNE XII 

CONCINI, BORGIA, Lbs dbcx E«PAmf, 
BORGIA. 

Pauvres enfants, entrez chez moi : yotis serez en sûreté 
plus que dans ces deux maisons où Ton nous a poursuivis. 

L£ COHTB DE LA PÊNE. 

Ah I monsieur, il y a Ut un homme dehout. 

B 0E6 lA , dufMok k UmlarBe qna tient Veafaut snt U figure de ConcioL 

Cooduil 

CaNCINI. 

Borgial 

CbMM 4lewL lève len poignard 9t ehaeiui d'eux Miait du bras ganche 
le bras droit de son ennemL Ui demeurent immobiles à se con- 
templer. Les deoz enfants se saurent dans les nies et disparaissent. 

BORGIA. 

Éternel ennemi^ je t'ai manqué I 

CONCIKI. 

Laisse libre mon bras droit, et je quitterai le tien. 

BORGIA. 

Et qui me répondra de toi? 

COHCINI. 

Ces enfants que tu m'eftlève?. 

BORGIA. 

Je les sauve. Ton palais brûle. Ta femme est arrêtée. Ta 
fortune est renversée, insensé parvenu! 

CONCINI. 

le-moi, et battons-nous. 

BORGIA, le poussant 

onc, et tire ton épée. 

COHCIBI tiMTépét. 

içons. 

BORGIA 

tes enfants, qui nous troubleraient. 



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LA MÀRÊCHALB D^ANCRB 211 

CONCINL 

Ils se sont enfuis. 

BOR«IA. 

On ny iTmtpltts... Prends ces lettres, sasftssin... J'ai pnmiis 
de te les rendre. 

B ddime è Conioi hi portolsoSe noir sow lef épéet croiséos. 
CONCINI. 

Je les aurais prises sur ton corps, 

BORGIA. 

J'ai rempli ma promesse. En garde à présent, ravisseur I 

CONCINI. 

Lâche séducteur, défends-toi l 

BORGIA. 

La nuit est noire... mais je sens à ma haîne que c'est toi. 
Affermis ton pied contre le mur, tu ne reculeras pas. 

CONCINI. 

Je voudrais sceller le tien dans le pavé pour être s^r de toi. 

BORGIA. 

Convenons que le premier blessé avertira Fautre. 

CONCINI. 

Oui, car on ne verrat pas le sang... Je te le jure par la soif 
que j'ai du tien. Mais que ce ne soU pas pour faire cesser 
l'affaire. 

BORGIA. 

Non, mais pour nous remettre en état de continuer, 

CONCINI. 

De continuer Jusqu'à ne plus pouvoir lever l'épée. 

BORGIA. 

Jusqu'à la mort de l'un des deux. 

CONCINI. 

Es-tu en face de moi ? 

BORGIA. 

Oui. Parc ce coup, misérable. 

U pssU «M lotta. 

Es-tu blessé ? 

GONCINU 

Non. A toi cette botte. 



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212 THéATRB COMPLET D*ALFBED DE VIGNY 
B0R6IA. 

Tu ne m'as pas touché. 

CONCINI. 

Quoi ! pas encore? Ak ! si je pouvais voir ton vidage dé* 
testé! 

Us contînaent aree adiarnemeot sans se toacher : toas deux 

se reposent en même temps. 

60RGIA. 

As-tu donc mis une cuirasse, Goncini ? 

CONCINI. 

J'en avais une, mais je Pai oubliée chez ta femme, dans sa 
chambre. 

BORGIA. 

Tu mens ! 

Il le charge de son épée, tons deux s'enferrent et se blessent 
en même temps. 

CONCINI. 

Je ne sens plus le fer. T'ai-je blessé? 

B R 6 1 A f s'appuyant snr son épée et serrant sa poitrine d'an mouchoir. 

Non. — Recommençons. — Eh bien ? 

CONCINI, serrant sa cuisse d'nn mouchoir. 

•Attendez, monsieur, je suis à vous. 

11 tombe snr la borne. 
BORGIA, tombe à genoux. 

N'êtes-vous pas blessé vous-même? 

CONCINI. 

Non, non, mais je me repose. Avancez-vous, et nous ver-, 
rons. 

BOBGIA, essayant de se lever et ne ponyant se soutenir. 

Je me suis heurté le pied contre une pierre. Attendez. 

CONCINI. 

Ah ! vous êtes blessé ! 

BORGIA 

Non, te dis-je! non. C'est toi-même qui l'es. Ta voix est 
altérée. 

C OH CI NI, sentant son épée, et aree joie. 

Ma lame a une odeur de sang. 

BORGIA, tfltant son épée, et arec triomphe. 

La mienne est mouillée. ^ 



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LA MARÉCHALE D'ANCRE 213 

CONCINL 

Va, si tu n'étais pas frappé, tu serais déjà venu m'^achever. 

B0R6IA,«vec joio. 

Achever ? — Tu es donc blessé ? . 

C ONG INI* arec désespoir. 

Eh ! sans cela, n'irais-je pas te traverser le corps vingt fois? 
D'ailleurs, tu Tes autant cpie moi pour le moins. 

B R G I A, areo rage. 

Il faut qne cela soit, car je ne resterais pas à cette place. 

CONCINI. 

N'en finirons-nous jamais ? 

BORGIA. 

Tous deux blessés et vivants tous deux! 

BORGIA. 

Que me sert ton sang, s'il en reste ! 

CONCINI} ayec déMspoir. 

Si je pouvais aller à toî \ 



SCÈNE XIII 

L&s MÊirKs,yiTRY,imTideGABDBsqmmarclientdoneeaQent.nt!eotIejenDf 
COMTE DE LA PÊNE parlamain,l'0!»{antUentsa Saioa. 

V I T R T, lo pistolet à la main. 

Eh bien, mon bel enfant, lequel est votre père? 

LE COMTE DE LA PÊNE. 

Défendez-le, monsieur 1 c'est celui qui est appuyé sur la 
borne. 

VITRT, haut. 

Rangez-vous et restez dans cette porte. — A moi, la maison 
du roi ! 

Les gardes Tiennent arec des lantemes et des flambearuc 

Je VOUS arrête, monsieur ; votre épée. 

GONCmi, le frappant. 

La voici. 

Yilry loi tire on eonp de pistolet ; da Rallier, d'Omano et Persa 
tirent ehacon le lear| Goncini tombe* 



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214 THEATRE COMPLET D'aLFRED DE VIGNY 
CONCINI, tombant, à Borgia avec un rire amer. 

Assassin ! ils t'ont aidé. 

n metirt sur la borne, 
BORGIA. 

Non, ils m'ont volé ta mort. 

Il expire. 
VITRT„ gaiement. 

Mohs! tous deux ! Voilà une affaire menée assez vertement ! 



SCÈNE XIV 



Les M&mbs, PICARD et sas CoHPACNOKf 
VITRT, à Picard. 

On n'a pas besoin de vous ! 

PICARD, s'écartant, suivi de ses compagnons. 

Pauvre Concini! Je le plains, à présent. 



SCÈNE XV 

1e8 UâuBS, UN Opficieb, 
L*OFFICIER. 

M. de Luynes avec une escorte. 

VITRY. 

Arrétez-Ie. Qu'on ne vienne pas nous déranger, corbleu I 
nous sommes en affaires. 

X'OFFICIEIU 

Ma foi ! le voici. 



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LA. MABECHALE D'ANCBS 215 

SCÈNE XVI 

les MÊMES, LUTNES, puis LA MARÉCHALE. 



LUTKES. 

Bonjour, maréchal de Vitry J 



On eatend rouler on carrossa. 



▲a miliM d*«B IsItm dli^ww gmssièrtf, fiN ]• a'oMrsùt ré»prinMr pw pn- 
denr, et dont on accabla le rainoa après sa mort, entre un libelle intitnlé .* Dia^ 
logue entre la Galigaya et MUoquitiy esprit follet qui lui ameine son mariy 
et la Complainte du gibet de Montfaucon, et le Séjan français, et mille 
autres cris d'uM haiB» qofe la mort de Geodiii, foe son eorpe déterré, pendu, 
dédtiré, ^pe ton cœur arraefaé, rdtâ, tvada at mangé, n'ayaient pu msee«vir, j'ai 
trouvé, arec atteodrissement, un soupir de pitié gne quelçpe àme honnête de œ 
temps osa exhaler. — C'est un petit livre de six pages, caché au milian de toutes 
ees impuretés comme une petite fleur dans un marécage. H s'appelle Soupirs et 
regrets du fils du nutrquis d^ Ancre svr la mort de ton père et fexéeutUm 
de sa mère* Là, plus de sanglante ironie, ce sont des larmes, rien que des krmet, 
et les larmes d'un pauvre en£ant qui s'écrie: « Florence I tu devois bienplustét 
retenir ce mien père, que de l'envoyer à la France, pour, après tant d'honoenrs, 
être la curée de la fureur d'un peuple. •— mère, âme, prindpe de ma vie, 
&Iloii-il que vos cendres fassent ainsi £ssipéee7 estrange mémoieel-^N'eateB- 
drois-je poiat qnelqne cri de eempassiao ?.«. O mèee ! de mei «eu! diérie, deviae- 
Tous m'allaiater du laiet de tant de grandeurs? De qui tirerois-je secours ?... » Et 
plus loin : « Je recours à vous, Dieu immortel, et par votre gr&ce trouverai celle 
du roj... B Et pour fléchir ee roit « Cest une grande gloire que de pardonner à 
ses ennemis, et si Ccsear n'«ût psudonné aux vaineue, à qui eAtnl eemmsndé 7 • Et 
puis il se rappelle ce bon Fiesfoe, et parle de ki «nx cendres de sa mère: « Et 
TOUS, é maternelles cendres ! pourrez-vous vous souvenir des dermers mots que 
TOUS dit un notable seigneur lors de votre sortie du Louvre pour être conduicte en 
la Bastille? Tons lui donnastes ees dernières paroles : Fiasqub, FusQue, non biso- 
•HA PAaLAB DKL PA8SÂT0. Aiusi, finit l'enfant, quelquefois se trouve le secours d'où 
il n'est espéré, s 

Fiesque se souvint de ce passé dont elle ne voulait parier: 11 soutint, il m* 
courut le petit comte de la Pêne durant une prison de cioq ans, à laquelle on con- 
damna ce pauvre orphelin, et l'aida à rassembler, à Florence, les débris de l'im* 
mense fortune de son père. Cest ce qui m'a fait aimer le caractère de Fiesque^ et 
le tracer ainsi à demi amoureux de la marquise d'Ancre et tout à fait son ami. 

Mais cette prière, qui l'a pu écrire ? Point de nom d'-auteur : le pauvre homme 
eût été pistoleté, bomme on disait. Je m'imagine que ce fut quelque bon vieil 
abbé, prêceptear de l'eafaot et domestique du père. — Gr&ces soient rendues an 
moins à l'honnête « Abraham Saugrain ! en sa boutique, me Sainct-iacques, au* 



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21C THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
VITRY. 

Merci ! c'est bon ! cela 8ê peut ! Mais vous gâtez tout; voyez. 

LUTNES» à la maréchale. 

Ah I bon Dieu ! madame, il faudrait retourner. Otei les 
flambeaux. Il n*y a personne ici. 

LA HARÉCHALE. 

Personne, dites-vous ? personne, monsieur? et Yoilà mes deux 
enfants! Ah! venez tous deux. Les voilà! eux, ce sont eux. — 
Avec qui êtes- vous ? Qui a soin de vous ? Ils ont pâli tous deux. 

Elle se met à geaonx à les considérer. 

Et savez-vous bien qu'on a mis en prison votre pauvre mère? 
Mais savez-vous bien cela ? Elle a beaucoup pleuré, allez ! 
Elle a eu bien du chagrin. — Embrassez-moi de vos deux 
bras. — Bien du chagrin de ne pas vous voir. M'aimez-vous 
toujours? — Je vous laisserai à M. Fiesque, vous savez? ce 
bon gehtilhomme qui vous porte sur ses genoux. — Embras- 
sez-moi donc bien. — Vous l'aimerez beaucoup, n'est-ce pas ? 
Si votre père ne revient pas, je vous prie de dire à M. de Borgia 
qu'après lui je vous laisse à Fiesque, un homme de bien s'il 
en fut. — Car, savez-vous, je vous quitte. — Oh ! embrassez- 
moi bien. — Encore. — Comme cela. — Je vous quitte pour 
bien longtemps, bien longtemps ! — Ne pleurez pas. — Et moi 
qui dis cela, je pleure moi-même comme un enfant. — Allons, 
allons! eh bien, qu'est-ce que nous avons? — Mais vous ne 
me répondez pas, mon fils? — Que vous avez l'air effrayé ! 
Qui écouterez-vous, monsieur, si ce n'est votre pauvre mère? 
enfant ! ta pauvre bonne mère, qui va mourir ! Sais-tu. 

LE COKTE DE LA PÊNE» montrant les corps. 

Regardez ! regardez ! Là et là. 

dessus de Sainct-Benoist. > Brare juif I ta osas imprimer, en 1617, la petite priërd 
dont je me troirM si heureux en Tan 1831 1 ' 

Le jour même du jugement de la maréchale d'Ancre, la jeune reine (Anne 
d'Autriehe) envoya des confitures au petit comte de la Pêne, et le fit venir dans ses 
appaKaments. Chemin faisant, des soldats lui Tolèrent son chapeau et son man- 
teau ; le pauvre eafant arriva tout humilié, le cœur gros, et refusa de manger. La 
petite reine« eomme on la nommait, avait oui dire qu'il dansait bien : il fallut 
qu'il dansât devant elle à l'instant. U obéit, et en dansant, fondit en larmes. Go fut 
un vrai martyre. 

mourut de la poste, à Florence, en 1631. 



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LÀ MABÉCHALE D'AN<ÎRE 217 

LA MARECHALE. 

OÙ, mon enfant ? Je ne vois rien. 

LE COMTE DE LA PÊNE/ 

Je les ai vus se battre, là ! là I Venez. 

n la tire par la main. 
LA MARÉCHALE. 

Pas si vite! — Arrête, enfant. — J'en devine plus que tu 
ne m'en diras. 

Elle s'arrête la main sur son cœnr. 

Dieu! — Le maréchal.... Concini. —Le maréchal d'Ancre ! 

LU Y NES, arec nne douleur affectée et une profonde rérérence. 

Nous avons tout fait pour éviter ces grands malheurs , ma- 
dame ; maïs c'est une rencontre... 

LA MARÉCHALE, avec explosion. 

Vous m'aviez ménagé ce spectacle, lâche ennemi d'une femme, 
qui n'avez jamais regardé en face cet homme hardi ! — Que vous 
paye-t-onsa tête et la mienne? Vous m'avez amenée (etc'estbien 
digne de vous), vous m'avez amenée pour me briser le cœur 
avant de le jeter au feu ; et cela, pourvous venger de ma hauteur 
et de voire bassesse. — Quoi donc ! il me fallait voir, voir tout 
cela ! Vous l'avez voulu? Eh bien ! — examinez si j'en mourrai 
tout de suite ! — Regardez bien. — Je vais souffrir la mort au- 
tant de fois qu'il le faudra. — Vous êtes un excellent bourreau, 
monsieur de Luynes ! — Mais ne me perdez pas de vue ! ne 
perdez pas une de vos joies ! — Par exemple , tout pourra me 
tuer, mais rien ne me surprendra venant de vous ! (a on garde.) 
Le flambeau, donnez-le moi. — Ne me cachez rien. — On m'a 
amenée pour tout voin — Borgia ! ô Dieu ! Toi , Borgia ! toi 
aussi. 

Elle prend sa main et la laisse retomber ayec un sentiment 
triste et jaloux. 

Sa femme le pleurera. — Moi, je veux mourir ! — (a un garde.) 
Soutenea-moi, je vous prie. 

Elle s'appuie sur son épaule. — A son fils. Slle le prend par 
la ma^i, t0 conduit sur le devant de la scènei le presse dans 
•es bras, et, 1^ baisant au front. 

13 



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!^16 THÊÂ.TfiB COMPLET d'jLLFSÏ^D DE VIGNY 

Venez ici. — Regarclez.bitta.oet homme, derrière nous, celui 
qui est seul ! 

L'enfant .raat m retouniar, «Us <e.ieti«nt. 

Non ! non ! — Ne tournez que la tôte^ doucem8nt,4et tâchez 
qu'on ne vous remarque pas. — Vous Pavez vu? 

L'enfuit fait signe qae obî, bu attnlMnfc «M'JMz sur ceux de sa mère. 

Cet faonune^s- airelle de Luynec.*— YosaiDe suivrezaubikker 
tout à l'heure, et vous vous souviendrez toujours de ce.que vousi 
aurez vu, pour nous venger tous sur luiseuL — Allons ! dites : 
i Ûui,> fermement 1 sur le corps de votre père! 

EII0 t'approche da corps, qui est à demi appajé sur la borne, et prate 
la mûn de son fils sur la tète de Goneini. 

Touchez-le, et dites : t Oui 4 > 

LE GOHTE DE Uk P^E, étendant la maia et d'une Toiz résolut. 

Oitt|mtdam&. 

LA. HARéCHA.L£. 

((lus bas.) Et, comma j'auralBni par unrmensonge, vous prierez: 
pour moL (a hante Toiz.) Je maconfesse criminelle, deièse-majesté 
divine «t humaine,, et conpahle de magie. 

LUTITBS» arec un triomphe féroererbcs: 

Brûlée ! 

Ik fait défiler la Maréchale, suivie de ses deux, eu&ats ; elle pasM 
en détournant les yeux dorant le corps de Cooeiai, étendu adroite 
de la setae, sur la borne de Raraillee. 

SCÈNE XVII 

VITRT, PICAKDT, CiuTitsu^oirMEs, PkurL». 
TITRTy se déODumait^ etiiarlantunz gentiisfaownes et mousquetaires. 

Messieurs, allons faire notre cour à Sh Migesté le roi Louî : 
tfeizièflw; 

IL part tfta les gentilihommiib 



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LA MARÊCHJLLE D'ANCRE' ?19 

SCÈNE XVIII 

PICARD, PuirpLi. 
PICARD* tux ouTrieri tfui &• regaraent et rMtent «atour da coipt à^Bo^fjk, 

£t nous? 



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NOTES SUR LE TEMPS ET L'ACTION 



PBEHIEB ACTE 

Le drame se passe tout entier en deux jours. — Le vendredi, 
La maréchale fait arrêter le prince de Gondé, au Louvre, à 
trois heures» 

DEUXIEME ACTE 

Chez le juif Samuel ; le samedi. — Goncîni va chez le juif à onze 
heures du matin. Borgia va chez la maréchale en môme temps 
et se retire sans lui parler. Il rentre chez le juif et y trouve 
un rendez-vous pour quatre heures chez la maréchale. — Isa- 
bella en donne un à Goncini pour le soir à dix heures, 

TROISIÈME ACTE 

Le samedi, à quatre heures, Borgia est chez la maréchale. — 
Le peuple attac[ue le palais et y met le feu. 

QUATRIÈME ACTE 

Le samedi, à dix heures du soir. Goncini et Isabella en tête* 
à-tôte. On voit de loin brûler le palais de Cencini.— 2» partie. 
— A minuit, la maréchale est à la Bastille . Luynes la fait sortir 
à une heure après minuit pour passer dans la rue de la Fer* 
ronnerîe. 

CINQUIÈME ACTE. 

Le samedi, à trois heures après minuit, Goncini sort de la mai- 
son ; Borgia y entre. La maréchale arrive. Déageant et Luynes 
Font amenée, Vitry a cerné GoncinL 



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QUITTE POUR LA PEUR 

COMEDIB 

REPRÉSENTÉE POU» LA PREMIÉRB POIS, ▲ TARIS, A L'OP^RA, 
Le 80 mai 1&33« 



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ARGUMENT 



Lorsque cette petite comédie fut composée et représentée 
eni833, les esprits sérieiix.et élerés Tirent sur-le-champ qu'une 
question bien grave était renfermée sous cette forme légère. 

—A-t-il le droit d'être un juge implacable, a-t-il le droit de 
vie et de mort , l'homme qui lui-même est attaché par une 
chaîne étrangère et qui a méconnu ou brisé la chaîne légitime ? 

Il fallait, pour avoir un exemple complet, le puiser dans une 
époque où régnaient à la fois le rigorisme du point d'honneur et 
la légèreté des mœurs. Car, si l'un ordonne la vengeance, l'au- 
tre en enlève le droit à l'offensé, qui ne se sent plus assez irré- 
prochable pour condamner. 

Afin de compenser ce qui pouvait, au premier abord, sembler 
immodeste dans la ntuation et daBs.le langage, l'auteur n'a 
laissé voir ni l'amant de la jeune femme, ni la maîtresse du 
jeune mari. 

XejDoariage, seul avec lui-même, se retourne et se débkX dans 
sespropres nœuds, et non sans doal^ir,malgréLle soorirftap- 
parent du visage et du discours. 

Il fallait choisir, pour l'offensé, entre quelque cruauté gros- 
sière et basse ou un pardon dédaigneux. 

L'auteur a conclu pour une miséricorde qui ne manque peut- 
être pas de dignité. 



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PERSONNAGES 

ET DISTRIBUTION BES ROLES 
TBLLI QC'KLLB BUT LIEU A L*Of£ra 
Le 30 mai 1833. » 



LB DUC DE***, trfta^jenne encore, trèsobrillant. Dae et pi^r, 
ambassadeur de Louis XVI, cordon bleu M. Bocaob. 

Jék DUCHESSE DE***, sa femme, naire, enfantine, gracieuse, 
tire ' M"» Dortal. 

M. TRONCHIN, médecin, yieux et moqueur M. Paoroer. 

ROSETTE, lemme de chambre de la duchesse M*** DoroiiT. 

Un Laquais. 



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QUITTE POUR LA PEUR 



SCÈNE PREMIÈRE 



▲ Paris, dans une chambre à coucher somptaeiue da temps de Loois XYL 
Des portraits de famille très-grands ornent les mars. — H est midi. 



LA DUCHESSE, ROSETTE. 

LA DUGHESSEf tchevant de se parer pour le jour, sa regardant à sa toilette 
et posant one mouche. 

Mais, Rosette, conçoit-on la négligence de ces médecins? 

ROSETTE. 

Ah! madame, cela n'a pas de nom. 

LA DUCHESSE. 

Moi qui suis si souffrante ! 

ROSETTE. 

Madame la duchesse qui est si souffrante! 

LA DUCHESSE. 

Moi qui n'ai jamais consenti à prendre d'autre médecin que 
ce hon vieux Tronchin ! Le chevalier m'en a voulu longtemps, 

ROSETTE. 

Pendant plus d'une heure. 

LA DUCHESSE} ▼trement. 

C'est-à-dire qu'il a voulu m'en vouloir, mais qu'il n'a pas pu. 

ROSETTE. 

U vient d'envoyer deux bouquets par son coureur. 

LA DUCHESSE. 

Et il n'est pas venu lui-même? Ah ! c'est joli ! Moi, je vais 
sortir à cheval. 

13. 



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226 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
ROSETTE. 

M. Troncfam a défendu le t^eval à- madanœ, 

LA DUCHESSE. 

Mais je suis malade, j'en ai besoin. 

ROSETTE. 

C'est parce que madame la duchesse est malade, qu'il ne le 
faut pas. 

LA DUCHESSE. 

Alors, je vais écrire au chevalier poiu* le gronder. 

ROSETTE. 

M. Tronchin a défendu à madame de s'appliquer et de tenir 
sa tête baissée. 

LA DUCHESSE. 

Eh bien, je vais chanter; ouvrez le clavecin, mademoiselle» 

ROSETTE. 

Mon D^u ! comment dirai-je à madame que M. Tronchin lui 
a défendu de chanter? 

LA DUCHESSE» tapaotdapied. 

Il faut donc que je me rec<mche , puisque je ne puis rien 
faire. — Je vais Ure. Non, £eÛ8-moi la lecture. — Je vaismeeou- 
cher sur le sofa; la tête me tourne , et j'étouffe. Je ne sais 
pourquoi... 

JIOSETTE, prenant an livr*. 

Voici Estelle de M. 4e Floriai^, et les Oraisons célèbres de 
M. de Bossuet. 

XA DUCHESSE. 

lis ce que tu voudras, Ki. 

ROSETTE lit. 

« Némorin, à chaque aurore, aUaitcueiUirlealilevets^ (qu'Es- 
telle... les bleuets xpi!£steUdwaimait à mêler dans les longues 
liesses de 8es,ch8veux,iioiis. ^ 

Elle pose le lirre. 
LA DUCHESSE. 

Qu*ile8t capricieux, le chevalier I II ne veut plus que je mette 
de corps en fer, comme si l'on pouvait sortir sans cela«Jiis 
toujours, va. 



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QUITTE POUB LA PEUB . 227 

K08BTTSt'.«oiitmQe, et,taptèft«mrair qnkté Fiorian^ prend Bomm^mhi t'en 
doater. 

< Pour moi, s'il m'est permis après tous les autres de venir 
.rendre les demiecs deToirsâ ce tombeau, ô prince, le dignesujet 
de nos louanges et de nos remets, vous vivrez éternellement 
dans ma mémoire. » 

LA DUCHESSE. 

Je ne conçois pas qu'il ne soit pas encore arrivé. Gomme il 
étaiti)ie]iliiery avec ses épaulettes de diamants I 

ROSETTE, cootinae. 

< Heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que 
je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau. .» 
(Tiens, c'est drôle ça : au troupeau !) troupeau que je dois nour- 
rir de la parole divine, les restes d'une voix qui tombe , et...» 

LA DUCHESSE. 

Le voilà commandeur de Malte, à présent. Sans ses vœux, 
il serait peut-être marié, cependant. 

ROSETTE. 

jQh! madame! par exemple L.. 

LA nUGHES&S. 

Lis toujours, va, je t'entends. 

ROSETTE continne. 

« Et d'une ardeur qui s'éteint... s> Ah ! les bergers et les 
troupeaux, ce n'est pas bien amusant... 

Elle jette les Uvrei* 
LA DUGVBSSE. 

.CSroi»4a qu'il se fût marié? — Bis. 

irOSXTTE. 

Jamais sans la permission de madame k énèfaesse. 

LA DUCHESSE. 

S^ n'avait pas dû être plus marié que M. le duc, j^rtis 
Inen pu la lui donner... Hélas I dans quel temps vivoiis-» 
nous ! — Gomprends-tubîen qu'un homme soit monmarifettte 
^îmme pas chez moi ? If expliquerais-tu bien ee que <^est pif4- 
eisémentquHinmattreinconnuqullKie faut respecter, craindre 
et aimer comme Dieu, sans le voir, qui ne-seMBOudede^jaioi 
nullement, et qu'il faut que f honore ; dont il faut que je me 
cache,-et quine dafgae^YâsnS^er ; qsiffle doiinft«eukment 



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228 THÉA.TRE COMPLET D'jLLFBED DE VIGNY 

son nom à porter de bien loin, comme on le donne à une terra 
abandonnée ? 

' ROSETTE. 

Madame, j'ai un frère qui est fermier, un gros fermier en 
Normandie, et il répète toujours que, lorsqu'on ne cultive pas 
une terre, on ne doit avoir de droit ni sur ses fleurs ni sur ses 
fruits. 

L A n U C H E s s E , arec orgueil. 

Qu'est-ce que vous dites donc, mademoiselle? Cberchez ma 
montre dans mon écrin. 

Aprei avoir rêvé un pea. 

Tiens, ce que tu dis là n'a pas Taîr d'avoir de sens commun. 
Mais je crois que cela mènerait loin en politique, si l'on voulait 
y réfiécbir. Donne-moi un flacon, je me sens faible.. 

Ah ! quand j'étais au couvent, il y a deux ans, si mes bonnes 
religieuses m'avaient dit comment on est marié, j'aurais com- 
mencé par pleurer de tout mon cœur, toute une nuit; ensuite 
j'aurais bien pris une grande résolution ou de me faire abbesse 
ou d'épouser un homme qui m'eût aimée. Il est vrai que ce 
n'aurait pas été le chevalier; ainsi... 

ROSETTE. 

Ainsi, il vaut peut-être mieux que le monde aille de cette 
façon. 

lA DUCHESSE. 

Mais de cette façon, Rosette, je ne sais comment je vis, moi. 
U est bien vrai que je remplis tous mes devoirs de religion ; mais 
aussi, à chaque confession, je lais une promesse de rupture 
avec le chevalier, et je ne la tiens pas. 

Je crois bien que l'abbé n'y compte guère, à dire le vrai, et 
ne le demande pas sérieusement; mais enfin c'est tromper le 
bon Dieu. Et pourquoi cette vie gênée et tourmentée, cet hom* 
mage aux choses sacrées, aussi public que le dédain de ces 
choses? Moi, je n'y comprends rien, et tout ce que je sais faire, 
c'est d'sûmer celui que j'aime. Je vois que personne ne m'en 
veut, après tout. 

ROSETTE. 

Ah! bon Dieu! madame, tous en vouloir? Bien av. contraire. 



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QUITTE POUR LA PEUB 229 

je crois qu'il n'y a personne qui ne vous sache gré à tous deux 
de vous aimer si bien. 

LA nUCHESSX. 

Crois-tu? 

ROSETTE. 

Cela se voit dans les petits sourires d'amitié qu'on vous fait 
en passant quand il donne le bras à madame la duchesse. On 
vous invite partout ensemble. Vos deux familles le reçoivent 
ici avec un amour... 

LA DUCHESSE» soupirant* 

Oui, mais il n'est pas ici chez lui... et cependant c'est là ce 
qu'on appelle le plus grand bonheur du monde, et, tel qu'il 
est, on n'oserait pas le souhaiter à sa fille. 

Après un peu de rêverie. 

Sa fille ! ce mot^là me fait trembler. Est-ce un état bien 
heureux que celui où l'on sent que, si l'on était mère, on 
en mourrait de honte ; que l'insouciance et le^ ménagements 
du grand monde finiraient là [tout à coup, et se changeraient 
en mépris et en froideur ; que les femmes qui pardonnent à 
l'amante fermeraient leur porte à la mère, et que tous ceux 
qui me passent l'oubli d'un mari ne me passeraient pas l'oubli 
de son nom ; car ce n'est qu'un nom qu'il faut respecter, et 
ce nom vous tient enchaînée, ce nom est suspendu sur votre 
tête, comme une épée î Que celui qu'il représente soit pour 
nous tout ou rien, nous avons ce nom écnt sur le collier, et au 
ba^ : T appartiens,,. 

ROSETTE. 

Mais, madame, serait-on si méchant pour vous? Madame 
est si généralement aimée ! 

LA DUCHESSE. 

Quand on ne serait pas méchant, je me ferais justice à moi- 
même et une justice bien sévère, croyez-moi. — Je n'oserais 
pas seulement lever les yeux devant ma mère, et même, je 
crois, sur moi seule. 

ROSETTE. 

Bon Dieu ! madame m'effraye. 

LA DUCHESSE. 

Assez. Nous parlons trop de cela, mademoiselle, et je ne sais 
pas comme nous y sommes venues. Je ne suis pas une héroïne 



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280 THÊATttE COMPLU D'ALFHED DE VIGNY 

de roman, je ne ne taerak pas, mais certes j'irais me jcètr 
pour la vie dans, un couvent. 



SCÈNE II 



LA DUCHESSE, ROSETTE, un làqoàis. 
LE LAQUAIS. 

M, le docteur Troncbin demande si madame la dudiesse 
peut le recevoir ? 

LA DUCHESSE, à Rosette. 

Allez dire qu*on le fasse entrer. 



SCÈNE ni 



LA IXUCHESSE, TtRONGHlN, qtpoyé^nnmeloosafteapB* 
^MMÎ hàvt» que lui, làeaf, voûté, portant une percuqoe à k Toktir». 

LA DUCHESSE, gaiement. 

Ah ! voilà mon bon vieux docteur I ~ 

Elle se lève et court au derant de loi. ' 

Allons, appuyez-vous sur votre malade. 

Elle lai prend le bras et le conduit à on fauteuil. 

Quelle histoire allez-vous me conter, docteur ? quelle est 
l'anecdote du Jour? 

TRONCHIN. 

Ah ! belle dame ! belle dame ! vous voulez savoir les anec- 
dotes des autres, prenez-garde de m'^n fournir une vous- 
même. Donnez-moi votre main, voyons ce pouls, madame^. 
Mais asseyez-vous... mais ne remuez donc pas toujours» voua 
êtes insaisissable. 

LA DUfiHESSS, s'asseyent. 

E!h bien, voyons, que me difez«vous? 

T R N C H I H , ianant Ift pools de la duchesse. 

Vous savez Phistoire qui x^ourt sur la présidente, i^est-il 
'f«5 vfai, madauie^ 






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QUITTE POUR LA PRTJR 231 

Wi I mcm ])i^,^m«Ei»»jflmei£a'iiifonaie point d'elle. 

ïMlOtilSEIJN. 

Et pourquoi ne pas vouloir vous en informer? Voas vives: 
par trop détachée de tant, «Bssi. — Si j'osais vous donner un 
conseil, ce serait de mmitrerqnelip» intérêt mixj^meafem- 
mes de la société dont Topinion pourrait vous défendre, s» 
t vous en aviez besoin «n jourt>u loutre. 

LA DUCHESSE. 

Mais j'espère bien n'ftvoir nul besoin d'être défendue, mon- 
• sietrr. 

TROirCEIW. 

Ah! madame, je suis sûr que vous êtes bien tranqc^eau 
fond du cœur ; mais je trouve que vous me taites appeler bien 
^'lOlXTent depuis quelques jours. 

LA DUCHESSE. 

Je ne vois pas, docteur, ce que vos visites ont de commun 
avec l'opinion du monde sur moi. 

TRONGHIN. 

C'est justement ce que me disait la présidente, et elle s*cst 
bien aperçue de l'influence d'un médecin sur l'opinion publî» 
que. — Je voudrais bien vous rendre aussi confiante qu'elle. — 
Je l'ai tirée, ma foi, d'un mauvais pas ; mais je suis discret et 
i^ne vous conterai pa&rhistoire, puisque vous «ne voua inté- 
ressez pas à elle. — Point de fièvre, maisunpead'agitation.... 
Restez, restez... ne m'ôtez^^pas-votce main, madame. 

LA DUCHB««^£. 

Quel âge a-t>elle, la présidente.? 

Précisément le vôtre, jnadiuaae. Ah! comme elle était in^ 

qiûète! son mari in^t pas ilCAdre, savez- vous? Il allait, ma 

foi, faire un grand éclat. Ah ! comme elle pleurait ! mais tout 

cela est fini, à présent. VouBattVAz, belle dame, que la reine 

^SflkJQiMrJa comédie à/ïriaBon? 

k2«A JB UJQBIiftdS , iwyiiiète. 

Mais la présidente courait donc un grand dsif^r? 

TRONCHIir. 

Un danger que.jtttnvûnt cûanrtJmxLûas faunes ftMnmes ; r'car 



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232 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

enfin j'ai vu bien des choses comme cela dans ma vie. Mais 
autrefois, cela s'arrangeait par la dévotion plus facilement 
qu'aujourd'hui A présent, c'est le diable. Je vous trouve les 
yeux battus. 

LA DUCHESSE. 

J'ai mal dormi cette nuit après votre visite 

TRONCHIN. 

Je ne suis pourtant pas méchant, ni bien effrayant pour 
vous. 

LA DUCHESSE. 

C'est votre bonté qui est effrayante, et votre silence qui est 
méchant. Cette femme dont vous parlez, voyons, après tout, 
est-elle déshonorée? 

TRONCHIN. 

Non ; mais elle pouvait l'être, et, de plus, abandonnée de 
tout le monde. 

LA DUCHESSE. 

Et pourtant tout le monde sait qui elle aime. 

TRONCHIN. 

Tout le monde le sait et personne ne le dit. 

LA DUCHESSE. 

Et tout d*un coup on eût changé à ce point? 

TRONCHIN. 

Madame, quand une jeune femme a une faiblesse publique, 
tout le monde a son parçlon dans le cœur et sa condamnation 
sur les lèvres. 

LA DUGHSSSEt TÎte. 

Et les lèvres nous jugent. 

TRONCHIN. 

Ce n'est pas la faute qui est punie, c'est le bruit qu'elle fait. 

LA DUCHESSE. 

Et les fontes, docteur, peuvent-elles être toiyours sans 
bruit? 

TRONCHIN. 

Les plus bruyantes , madame, ce sont d'ordinaire les plus 
légères fautes, et les plus fortes sont les plus silencieuseSj j'ai 
toujours vu ça. 

LA DUCHESSE. 

Voilà qui est bien contre le sens, par exemple I 



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QUITTE POUR LA. PEUR 238 

TRONGHIN. 

Gomme tout ce qui se fait dans le monde, madame. 

LA DUCHESSEt m lerant et lai tendant la m«iA. 

Docteur, vous êtes franc ? 

TRONCHIN. 

Toujours plus qu'on ne le veut, madame. 

LA DUCHESSE. 

On ne peut jamais Tétre assez pour quelqu'un dont le parti 
est pris d'avance. 

TRONCHIN. 

Un parti pris d'avance est souvent le plus mauvais parti, 
madame. 

LA DUCHESSE, aree impatience. 

Que VOUS importe? c'est mon affaire ; je veux savoir de vous 
quelle est ma maladie. 

TRONCHIN. 

J'aurais déjà dit ma pensée à madame la duchesse, si je 
connaissais moins le caractère de M. le duc. 

LA DUCHESSE. 

Eh hien, que ne me parlez- vous de son caractère? Quoique 
je n\dme pas à l'entendre nommer, comme il n'est pas impos- 
sible qu'il ne survienne par la suite quelque événement q'ii 
nous soit commun, je... 

TRONCHIN. 

Il est furieusement fi^tasque, madame! je Tai vu haut 
comme ça! . ^ 

Mettant la mab à la hautenr de la tète d'un enfant. 

Et toujours le même, suivant tout à coup son premier mou- 
vement avec une soudaineté irrésistible et impossible à devi- 
ner. Dès l'enfance, cette impétuosité s'est montrée et n'a fait 
que croître avec lui. Il a tout fait de cette manière dans sa 
vie, allant d'un extrême à l'autre sans hésiter. Gela lui a fait 
faire beaucoup de grandes choses et beaucoup de sottises 
aussi, mais jamais rien de commun. Yollàson caractère. 

LA DUCHESSE. 

Vous n'êtes pas rassurant, docteur; s'il va d'un extrême 
à l'autre, il m'aimei*a bien, et je ne saurai que faire de cet 
amour-là. 



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^4 THEATRE COMPLET D'ALFEED DÈ VIGNT 
TRONCHIK. 

Ce n'est pourtant pas ce qui peut vous arriver de pis aujour- 
d'hui, madame. 

LA DUCHESSE. 

Ab ! mon Dieu, que me dit^illà ! 

Elle frappe da pied. 
.TItONCHIN. 

C'est un fort grand seigneur, madame, que M. le duc. E« 
toute Tamitié du roi et on vaste crédit à la cour. Quiconque 
r^figtnseradt serait pendu saas ressource ; et commeil a beau- 
coup d*esprit et de pénétration, comme outre cela il a Vespni 
ironique et cassant, il^ifeetpas possible de lui insinuer sans 
péiibunplan de conduite, i^piel qufilsoit, etToulotr le diriger 
serait une haute imprudence. Le plusjBâr.aveCikdBerait une 
franchise totale. 

X A 'DUCHESSE t'en détonraée phniewrfeis enrroogisstiit; elle se 
lèraetvftàJftlsBêlre. 

Assez, assez, par grâee, je TOUS ensupplie, monsieur! je me 
>«ens rougir à chaque mot que vvaiurœe dites, et voucuBeJetez 
dans un grand embarras. 

BfloMpe>i*4au kregerd». 

Je vous l'avoue, je tremble comme un enfimt. — ^ Jefiepois 
supporter cette conversation. Les craintes terribles qu'elle fait 
naître enmoime révdtent et m'indignent contre mei-méme.— 
Vous êtes bien âgé, monsieur Tronchin, mais ni votre âge^ 
ni votre profession savantenem'empéchentd'avoir honte qu'un 
komme puisse me parler, en faee, de tant de dioses que je ne 
sais pas, moi, et dont on ne^parle jamais! 

Une fanne •'échappe. 
Arecratorilé. 

Je ne veux plus q»e necK causions davantage. 

Tronchin sei lève. 

La véri,*é que vous avez à me dire et que vous me devez, 
écrivez-la lu, je l'enverrai prendre tout à l'heure. — Voici une 
plume. Ce que vous écrirez pourrait bien être on arrêt, mais 
je n'en aurai nul ressentiment contre vous. 

Elle loi aerre la main, le doeteor baiae sa man. 



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QUITTE POUR LA PEUR ""XS^ 

Votre jugement est le jugement de Dieu. — Je suis biea 
malheureuse I 

Elle sort rite. 

SCÈNE IV 

TRONCHlIf, wnl 

D se rassied, éerit une leRtra, s'arrête «t relit ce ^'il rient d'écrire ; 
pois il dit. 

La science inutile des hommes ne pourra jamais autre 
chose que détourner une douleur par une autre plus grande. 
A la place de l'inquiétude et de Tinsomnie, je vous donne la 
certitude et le désespoir. 

n s'eesnie les /eux où roule une larme. 

Elle souffrira, parce qu'elle a une âme candide dans son éga- 
rement, franche au milieu de la fausseté du monde, sensible 
dans une société froide et polie, passionnée dans un temps 
d'indifférence, pieuse dans un siècle d'irréligion. Elle souf- 
frira sans doute ; mais, dans le temps et le monde où nous 
sommes, la nature usée, faible et fardée dès l'enfance, n'a 
pas-plus d'énergie pour les transports du mallœur cpie pour 
oeux de la félicité. Let^hagrin gliœera sur elle, et, d'ailleurs. 
Je veds lui chercher du secours à la source même de son m» 
fortune. 

SCENE V 

TRONCHIN, ROSETTE, 

ROSETTE. 

Monsieur, je viens chercher... 

TRONGHIN» loi donnant nn papier. 

Prenez, mademoiselle* 

"R'isdtte iorb 



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t36 ' THÉATHB COMPLET D*ALFBBD DE TIQNT 

SCÈNE VI 
TRONCHIN, «eoL 

Son mari doit être à Trianon, ou à Versailles... Je puis 
m'y rendre en deux heures et demie. 

SCÈNE VII 

TRONCHIN, ROSETTE 

On entend on grand eri de la duchesse. 
TRONCHIN. 

Rosette revient toute pâle. 

ROSETTE. 

Ah I monsieur, voyez madame la duchesse, comme elle 
pleure. 

Elle entr'oarre nne porte Titrée. 

TRONCHIN. 

Ce n'est rien, ce n'est rien qu'une petite attaque de nerfs; 
vous lui ferez prendre un peu d'éther, et vous brûlerez une 
plume dans sa chambre, celle-ci, par exemple. — Sa maladie 
ne peut pas durer plus de huit mois. — Je vais à Versailles* 

n sort. 
ROSETTE. 

Comme ces vieux médecins sont durs ! 

Elle court chez la duchesse. 

SCÈNE VIII 

Versailles. — La chambre du duc 

LE DUC, TRONCHIN. Ils entrent ensemUe. 

LE DUC. 

Vous en êtes bien sur, docteur? 



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QUITTE PO^R LA PEUR 237 

TRONCHIN. 

Monsieur le duc, j'en réponds sur ma tête, que je vous 
apporte à Versailles; prenez-la pour ce qu'elle ^aut. 

LE DUC) s'asseyant en taillant une plume. 

Allons, il est toujours bon de savoir à quoi s'en tenir. Vous 
la voyez très-souvent ? Asseyez-vous donc ! 

4!' TR ONCE IN. 

Presque tous les jours, je passe chez elle pour des mi- 
graines, des bagatelles. ^^ 

LE DUC 

Et comment est-elle, ma femme? est-elle jolie? est-elle 
agréable? 

TRONCHIN. 

C'est la plus gracieuse personne de la terre' 

LE DUC. 

Vraiment? Je ne l'aurais pas cru; le jour où je la vis, ce 
n'était pas ça du tout. C'était tout empesé, tout guindé, tout 
roide ; ça venait du couvent, ça ne savait ni entrer ni sortir, 
ça saluait tout d'une pièce; de la fraîcheur seulement, la 
beauté du diable. : v' 

TRONCHIN. 

Oh ! à présent, monsieur le duc, c'est tout autre chose. 

LE DUC. 

Oui, oui, le chevalier doit l'avoir formée. Le petit cheva- 
lier a du monde. Je suis fâché de ne pas la connaître. 

TRONCHIN. 

Ah çà ! il faut avouer, entre nous, que vous en aviez bien 
la permission. 

LE DUCt prenant da tabac pour le verser d'une tabatière d'or dans nno 
boite à portrait. 

Ça peut bien être ! Je ne dis pas le contraire, docteur, 
ftais, ma foi, c'était bien difficile. La marquise est bien la 
femme la plus despotique qui jamais ait vécu ; vous savez 
> bien qu'elle ne m'eût jamais laissé marier, si elle n'eût élé 
assez bien, assurée de moi, et bien certaine que ce. serait ici 
comme partout à présent, une sorte de cérémonie de fa« 
millei sans importance et sans suites. 



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S38 THÉÂTRE COMPLET D* ALFRED DE VIGNY 
THONGBlirï 

Sans imp)rtance, cela dépeml detYoas; mais sans suites, 
cnonsieur le due«.. 

LE DUC» sérienaeiiNikt. 

Gela dépend aussi de moi, plus qu'on ne croit, monsieur ; 
mais c'est mon affairée . 

Il 86 lève et 86 promène. 

Savez.- VOUS à quoi je pense, mon vieil ami? C'est que 
l'honneur ne peut pas toujours être compris de la môme façon. ' 

Dans la passion, le meurtre peut être sublime ; mais, dans 
l'indifférence, il serait ridicule ; dans un homme d'État ou un 
homme de* cour, par ma foi, il serait fou. 

Tenez, regardez ! Moi, par exemple, je sors de chez le roi. 
Il a eu la bonté de me parler d'affaires assez longtemps. , U 
regrette M. d'Orviiliers, mais il l'abandonne à ses ennemis, 
et le laisse quitter le commandement de la flotte avec laquelle 
il a battu les Anglais. Moi qui suis l'ami de d'Orviiliers, et 
qui sais ce qu'il vaut, cela m'a fait de la peine; je viens d'en 
garler vivement, je me suis avancé pour lui. Le roi m'a 
écouté volontiers et est entré dans mes raisons. Il m'a pré- 
senté ensuite Franklin, le docteur Franklin, l'imprimeur, 
l'Américain, l'homme pauvre, l'homme en habit gris, le sa- 
vant, le sage, l'envoyé du nouveau monde à l'ancien, grave 
comme le paysan du Danube^ demandant justice à l'Europe 
pour son pays, et l'obtenant de^ Louis XVI; j*ai eu une lon- 
gue conférence avec ce bon Frairidin; je l'-aivu ce matiir 
même présenter son petit-fils au vieBx Voltaire, et demander 
à Voltaire ime bénédiction, et Vokaire ne rianft:pas. Voltaire 
étendant les mains aussi gravement qu'eût fait, le se^iremiff 
pontife, et secouant sa tête oetogénaira axeiL émotion,, et di- 
sant sur la tête de l'enfant : c Dieu et la liberté ! » C'était 
beau, c'était solennel, c'était grand. 

Et, au retour, le roi m'a parié de tout cela avec la justesse de 
son admirable bon sens ; il voit l'avenir sans oraifite, mais non 
sans tristesse ; il sent qu'une révolution partant éè France pevi 
y revenir. Il aide ce qu'il ne peut erapédier;; ponr adtmctr 1* 
pente; mais il la voit rapide et sansibnd, car it par*© et pens» 
en législateur quand il est avec ses «mis; 9fitisl'^acti<Hi llntimidèi^ 



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QUITTE POUR LA PEUR 239 

Au sortir de Tentretien, il m'a donné ma part dans les événe- 
ments présents et à venir. 

Voili ma matinée. -— Elle est^érieuse, comme vous voyez ; 
et maintenant, en vérité, m'occuper d'une affaire de... de 
quoi dirai-je? de ménage?... Oh! non! — Quelque chose de 
moins que cela encore... Une affaire de houdoir... et d'un 
boudoir que je n'ai jamaia^u... En boime vérité, vous le sen- 
tez, cela ne m'est guère possible. Un sourire de pitié est vrai- 
ment tout ce que cela me.peut arracher. Je suis si étranger à 
c^te jeune. femme, moi, que je n'ai pas le droit de la colère; 
mais elle portemott nAm, et, quant à ce qu'il y a. dans ce petit 
événement qui pourrait blesser l'amour-propre de l'un ou 
l'intérêt de l'autre, fiez-vous-en à moi pour ne tirer d'elle 
qu'une -vengeance de 'bonne compagnie et qui, pour- être de 
bon goût, n'en sera peut-être que plus sincère. Pauvre petite 
femme, elle doit avoir une peur d'enfer f 

Il rit et prend son épée. 

Venez-vous avec moi voir la marquise au Petit-Trianon I Je 
l'ai trouvée assez pâle ce matin, elle m'inquiète. 

11 soaoe. 
A ses gens. 

Gè soir, à onze heures, on me tiendra un carrosse prêt pour 
aller à Paris. 
Passez, mon cher Tronchin. 

TRONGHIN, àpart. 

Je n'ai plus qu'à le laisser faire à présent. 

Iiss;trteitt 



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SdlO TUÉA.TRE COUPLET O'ALFBED DE VIOVY 

SCÈNE IX 

Paris. — La chambre à eoncher de la duchesse. 

LA DUCHESSE, ROSETTE. 

LA DUCHESSE. 
Elle est à sa toilette, en peignoir, prête & se coucher, ses eherenz à demi dépoa- 
drés répandus sur son sein, comme ceux d'une Madeleine, en longs flots nommée 
repentirs. 

Quelle heure est-il? 

^ ROSETTE, achevant de la coiffer pour la nuit et de lui éter sa toilette 
de cour. 

Onze heures et demie, madame, et M. le chevalier... 

LA DUCHESSE. 

n ne viendra plus à présent , il a bien fait de ne pas venir 
aujourd'hui. — J'aime mieux ne pas l'avoir vu. J'ai bien mieux 
pleuré. 

Chez qui peut -il être allé ? — A présent, je vais être bien 
plus jalouse ; à présent que je suis si malheureuse ! — Quels 
livres m'a envoyés l'abbé? 

ROSETTE. 

Les Contes de M. l'abbé de Voisenon,' 

LA DUCHESSE. 

Et le chevalier? 

ROSETTE. 

Le Petit Carême et Vlmitation. 

LA DUCHESSE. 

Ah! comme il me connaît bien! Sais-tu, Rosette, que son 
portrait est bien ressemblant? Tiens, il avait cet habit-là quand 
la reine lui a parlé si longtemps, et, pendant tout ce temps-là, 
il me regardait, de peur que je ne fusse jalouse. Tout le 
monde l'a remarqué. Oh! il est charmant!... (Soupirant.) Ah! 
que je suis malheureuse, n'est-ce pas, Rosette? 

ROSETTE. 

Oh! oui, madame. 



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QUITTÉ POUR LA. PEUR «24l 

LA DUCHESSE. 

ÎI n'y a pas de femme plus malheureuse que moi sur touf o 
la terre. 

ROSETTE. 

Oh! non, madame. ^ 

LA DUCHESSE. 

Jo vais me coucher... Laissez-moi seule, je tous rappellerai: 

Rosette sort» 

Jo Tais faire mes prières. 



SCÈNE X 

LA DUCHESSE, .eule. 

Elle Ta OQTrir los rideaux de son lit, et, en voyant le eracifix, ollo a penrt 
elle crie. 

Rosette! Rosette 1 

SCÈNE XI 

LA DUCHESSE, ROSETTE.' 

ROSETTE, eflFrayée. 

Madame? 

LA DUCHESSE. 

Quoi doncf 

ROSETTE. 

Madame m'a appelée. 

LA DUCHESSE. 

Ah ! je voulais... mon peignoir. 

ROSETTE. 

Mrîarae la duchesse l'a sur elle. 

LA DUCHESSE. 

J'en voulais un autre. — Non. — Restez avec moi, j'ai peur, 
- Restez sur le sofa, je vais lire. (A part) Je n'ose pas faire un 

14 



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^2 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

^ne de croix. — A quelle heure le chevalier vient-il demain 
matin? Ahl je suis la plus malheureuse femme du monde. 

Elle pleure. 

Allons, mets dans la ruelle un flambeau et la Nouvelle Hé- 
Jotse. (Tenant le Uvre.) Jean-Jacquc3 ! ah! Jean -Jacques! vous 
savez, vous , combien d'infortunes se cachent sous le sourire 
d'une femme. 

On frappe à nne porte de la me, une Toiture roula. 

On frappe à la porte I Ce n'est pas ici, j'espère ! 

ROSETTE. 

J'ai entendu un carrosse s'arrêter à la porte de l'hôtel. 

LA DUCHESSE. 

En es-tu bien sûre, Rosette ? A minuit ! 

Bofêtte regarde à la fenêtre. 
ROSETTE. 

C'est bien à la porte de madame la duchesse, un carroêse 
avec deux laquais qui portent des torches; c'est la Uvrée de 
madame. 

LA DUCHESSE. 

Eh ! bon Dieu ! serait-il arrivé quelque événement chez ma 
mère? Je suis dans un efiOroi... 

ROSETTE. 

J'entends marcher ! on monta chez- madame la duchesse.. 

LA DUCHESSE. 

Mais qu'est-ce donc? (Oa frappe.) Demande avant d'ouvrir, 

ROSETTE. 

Qui est là? 

UN LAQUAIS» 

H. le duc arrive de Versailles! 

ROSETTE. 

M. le duc arrive de Versailles! 

LA DUCHESSE, tombant lor un soft. 

M. le duc! depuis deux ans! lui! depuis deux ans! jamais! 
et aujourd'hui 1 à cette heure! Ah! que vient-il faire, Rosette? 
n vient me tuer! cela est certain! — Embrasse-moi, mon 
enfant et prends ce collier, tiens, et ce bracelet ; tiens, en sou- 
venir de moi. 



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QtJrrTE VOVB, LÀ PEUR 245' 

ROSETTE. 

Je ne vetix pas de tout cela î Je ne quitterai point madame 
la duchessa ! 

On frappe encore. 

Eh bien, quoi? Madame la dudiesse est au lit. 

LE LAQUAIS) tonjonrs derrière la porte. 

M. le duc demande si madame la duchesse peut le re«^ 
cevoir. 

LA DUCHESSE, da eanapé, rite. 

Non! 

ROS-BTTS, vite, à la porU. 

Non! 

LA DUCHESSE. 

Plus poliment, Rosette : Madame est endormie, 

ROSETTE, criant et ayant un peu perdu la tète. 

Madame est endormie ! 

LE LilQUAIS. 

M. le duc dit que vous avez dû la réveiller, et qu'il atten- 
dra que madame la duchesse puisse le recevoir. Il a à lui 
parler. 

ROSETTE, à la duchesse. 

M. le duc veut que madame se lève I 

LA DUCHESSE. 

Ah! mon Dieu! il sait tout; il vient me faire mourir I 

ROSETTE, sérieusement. 

Madame I... 

Elle s'arrête. 
LA DUCHESSE. 

Eh bien? 

ROSETTE. 

Madame, je ne le crois pas I 

LA DUCHESSE. 

Et pourquoi ne le crois-tu pas? 

ROSETTE, tragiquement. 

Madame, parce que les gens ont Tair gai I 

LA DUCHESSE, effrayée. 

Us ont l'air gai? — Mais c'est encore pis. Oh! mon pauvre 
chevalier! 

fille prend son portrait. 



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244 THÉÂTRE COMPLET D*ALFBED DE VIGNY 
ROSETTE. 

Bôlasl madame la duchesse, quel malheur d'être la fcmmo 
de M. le duc! 

LA DUCHESSE, désolée. 

Quelle horreur! quelle insolence ! 

ROSETTE. 

Et 8*il vient par jalousie I 

LA DUCHESSE. 

Quel étrange amour! voilà qui est odieux t 
Écoute! il no peut venir que par fureur ou par passion; 
de toute façon, c'est me faire mourir. Tue-moi, je t'en prie. 

ROSETTE, reculant. 

Non, madame! moi, tuer madame! cela ne se peut pas. 

LA DUCHESSE. 

Eh hien, au moins, va dans mon cahinet. Tu écouteras tout ; 
et dès que je sonnerai, tu entreras. Je ne veux pas qu'il reste 
plus d'un quart d'heure ici, quelque chose qu'il me veuille 
dire. Hélas ! si le chevalier le savait ! 

ROSETTE. 

Oh! madame! il.cn mourrait d'ahord! 

LA DUCHESSE. 

Pauvre ami! — S'il se met en colère, tu crieras au feu! 
Au hout du compte, je ne le connais pas, moi, mon mari! 

ROSETTE. 

Certainement! madame ne l'a jamais vu qu'une fois. 

LA DUCHESSE. 

mon Dieu ! ayez pitié de moi I 

ROSETTE. 

On revient, madame. 

LA DUCHESSE. 

Allons, du courage! — Mademoiselle, dites que je suis vi- 
«ible. 

ROSETTE. 

Madame la duchesse est visible. 

LA DUCHESSE, à genoux, se iig;nant. 

Mon Dieu! ayez pitié de moi! 

Elle M eouche à demi sur le so£t. 



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QUITTE POUB LA PEUR 245 

SCÈNE XII 

«LAQnAïf, LE DUC, LA DUCHESSE. 
UN LAQUAIS, ourrant les deux battants de la porte. 

M, le duc ! 

La duchesse se lève, fait nne révérence et s'assied toute droite 
sans oser parler. 

LE DUC. 
n la saine, pnis il va droit à la cheminée, et, gardant son épée an côté et 
son chapeau sous le bras, se chauffe tranquillement les pieds. Après 
un long siienee, il la salue froidement. 

Eh bien, madame, comment vous trouvez- vous ? 

LA DUCHESSE. 

Mais, monsieur, un peu surprise de vous voir, et confuse 
de n'avoir pas eu le temps de m'habiller pour vous. 

LE DUC. 

Oh ! n'importe, n'importe ! je ne tiens pas au cérémonial. 
D'ailleurs, on peut paraître çn négligé devant son mari. 

LA DUCHESSE, «part. 

Son mari ! hélas! — (Haut.) Oui, certainement... son mari... 
Mais ce nom-là.... je vous avoue... 

LE DUC, ironiquement. 

Oui, oui... j'entends, vous n'y êtes pas plus habituée qu'à 
ma personne. (SourUnt.) C'est ma faute (Tendrement), c'est ma 
très-grande faute, ou plutôt c'est la faute de tout le monde. 
(Sérieusement.) Qui peut dire cu ce monde, et dans le monde 
surtoutj qu'il n'ajoute pas par sa conduite aux fautes des 
autres? Dites-le-moi, madame. 

LA DUCHESSE. 

Ah ! je crois bien que vous avez raison, monsieur; vous 
savez le monde mieux que moi ! 

LE DUC, arec fem 

Mieux que vous ! mieux que vous, madame I cela n'est, par* 
bleu I pas facile. Je n'entends parler à Versailles que de yotrê 

14. 



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54C THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

grâce dans le monde; vous faites fureur ! On n'a que votre 
nom à la bouche. C'est une rage. 

D'uD tOD ambigu. 

Moi... je l'avoue, cela... cela m'a piqué d'honneur I 

LA DUCHESSE, à part. 

O ciel ! piqué d'honneur ! que veut-il dire 7 

LE DUC, s'approcliant arec galanterie. 

Ça, voyons, regardez-moi bien ! me reconnaisses-vous ? 

LA DUCHESSE. 

Sans doute, monsieur le duc, j'aurais bien mauvaise grâce 
à ne pas... 

LE DUC, tendrement. 

Me dire oui, n'est-ce pas ? Ce n'est pas cette docilité qu'i 
me faut, c'est de la franchise. 

LA DUGHE&SE. 

De la...? 

LE DUC» sévèremeat» 

De la franchise, madame. 

Il quitte le fauteuil et retourne brusquement à la chemioée. 

J'aurai beaucoup à vous dire cette nuit, et des choses fort 
sérieuses I 

LA DUCHESSE. 

' Quoi ! cette nuit, monsieur ! pensez- vous ? 

LE DUC, froidement. 

J'y ai pensé, madame, pendant tout le chemin de Versailles, 
et un peu avant aussi. 

LA DUCHESSE, à part. 

11 sait ma faute ! il la sait ! tout est fini ! 

LE DUC 

Oui, j'ai le projet de ne partir que demain matin au jout, 
et vos gens et les miens doivent être couchés, à présent. 

LA DUCHESSE, rirement, et se lerant. 

Mais ce n'est pas moi qui l'ai ordonné. 

LE DUC, arec sang- froid et le sourire sur U boadie. 

Alors, madame, si ce n'est vous, il faut donc que ce soit 
moi. 

LA DUCHESSE, àp«vU 

H restera. 



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QUITTE POUR Lk PEUR 247 

LE I>U€) regardant la pendde. 

Demain, j'arriverai à temps pour le petit lever. 

C'est une pendule de Julien Le Roy que vous avez là ? 

U ôte son épée et son chapeaa et les pose sur un gaéridoo. 
LA DUCHES^SE, à part. 

Un sang-froid à n'y rien comprendre ! — Quelle inquiétude- 
il me donne ! 

LE DUC y s'asseyant. 

Ah î ah ! voici quelques livres ! C'est bien ce que l'on m'a- 
vait dit : vous aimez l'esprit, et vous en avez ; oh ! je sais que- 
vous en avez beaucoup, et du bon, du vfai, du meilleur esprit» 
— C'est M. de Voltaire ! — Oh ! Zaïre! — « Zaïre^ vous pleu- 
rez. » 

Lekain dit cela comme ça, n'est-ce pas. 

LA DUCHESSE. 

Je ne l'ai pas vu, monsieur. 

LE DUC. 

Ah ! c'est vrai ! je sais que vous êtes un peu dévote ; vou» 
'n'aflez pas à la comédie, mais vous la lisez. Vous lisez la co- 
médie... Pour la jouer, jamais ! 

Arec une horreur comique. 

rOhl jamais! 

LA DUCHESSE. 

On ne m'y a pas élevée, monsieur, fort heureusement pour 
moi. 

LE DUC. 

Et pour votre prochain, madame ; mais je suis sûr qu'avec: 
votre esprit, vous la joueriez parfaitement... Tenez (nous avons- 
le temps), si vous étiez la belle Zaïre, soupçonnée d'infidélité 
par Orosmane, le violent, le terrible Orosmane... 

LA DUCHESSE, à part. 
A demi-Toix à la cloison. 

Ah! c'est ma mort qu'il a résolue! — Rosette, prenez 
garde! Rosette , faites attention. 

LE DUC 

En vérité, madame, c'est le plus généreux des mortels que 
ce Soudan Orosmane ; n'ayez donc pas peiir de lui. S'il en- 
trait ici, par exemple, disant avec la tendresse que met Le* 
kain dans cette scène-là : 



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248 THÉÂTRE COMPLET D'A^LFRED DB VIGNY 

Hélas I le crime reille et son horreur me suit. 
A ce coupable excès porter sa hardiesse I 
Tu ne connaissais pas mon cœur et ma tendresi*. 
Combien je t'adorais! quels {èozl... 

LA DUCHESSE, se lerant et allant à loi. 

Monsieur, avez-vous quelque chose à me reprocher. 

LE DUC, riaot. 

Ah ! le mauvais vers que voilà ! Eh ! bon Dieu, que dites- 
vous donc ? Ce n'est pas dans la pièce. 

LA DUCHESSE, boudant. 

Eh I monsieur, je ne dis pas de vers, je parle. On ne vient 
pas à minuit chez une femme pour lui dire des vers, aussi, 

LE DUC, jetant son livre. 
ÀTec tendresse et mélancolie. 

Et croyez-vous donc que ce soit là 9e qui m'amène ? Cau- 
sons un peu en amis. 

n s'assied sur la causeuse près d'elle.. 

Ça ! vous est-il arrivé quelquefois de songer à votre mari, 
par extraordinaire, là, un beau matin, en vous éveillant ? 

LA DUCHESSE, étonoée. 

Eh ! monsieur, mon mari pense si peu à sa femme, qu'il 
n'a vraiment pas le droit d'exiger la moindre réciprocité. 

LE DUC. 

Eh ! qui donc vous a pu dire, ingrate, qu'il ne pensait pas 
à vous ? Était-il en passe de vous l'écrire ? C'eût été ridicule 
à lui. Vous le faire dire par quelqu'un, c'était bien froid. Mais 
venir vous le jurer chez vous et vous le prouver, voilà quel 
était son devoir. 

LA DUCHESSE, à f^rt. 

Me le Jurer I Ah ! pauvre chevalier ! . 

Elle baise son portrait. 

Me le jurer, monsieur! et me jurer quoi, s'il vous plaît? 
Vous étes-vous jamais cru obligé à quelque chose envers moi ? 
Que vous 8uis-je donc, monsieur, sinon une étrangère qui 
porte votre nom?... 

LE DUC 

Et peut le donner, madame... 



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QUITTE POUR LA PEUR 249 

LA DUCHESSE, m lerant. 

JUi! monsieur le duc, faites-moi grâce... 

LE DUC se love tout à coup en riant. 

Grâce ? madame, et de quoi grâce, bon Dieu ? — Ah f je 
comprends : vous voulez que je vous fasse grâce de mes com«* 
pliments, de mes tendresses et de mes fadeurs. Eh ! je le 
veux bien, tant qu'il vous plaira ! parlons d'autre chose. 

LA DUCHESSE. 

Quelle torture ! 

LE DUC. 

Savez-vous de qui ces tableaux-là sont les portraits ? Je suis 
sûr que vous ne les regardez jamais. Ces braves gens cuirassés 
sont mes aïeux, ils sont anciens ; nous sommes, ma foi, très- 
anciens, aussi anciens que les Bourbons; le saviez- vous? 
mon nom est celui d'un connétable, de cinq maréchaux de 
France, tous pairs des rois, et parents et alliés des rois, et 
élevés avec eux dès l'enfance, camarades de leur jeunesse, 
frères d'armes de leur âge d'homme, conseillers et appuis de 
leur vieillesse. C'est beau ! c'est assez beau pour que l'on s'en 
souvienne ; et quand on s'en souvient, il n'est gnère possible 
de ne pas songer que ce serait un malheur épouvantable, une 
désolation véritable, dans une famille j que de n'avoir per- 
sonne à lui léguer ce nom. Sans parler de l'héritage, qui ne 
laisse pas que d'être considérable ! Cela ne vous a-t-il jamais 
affligée? 

LA DUCHESSE. 

Eh! monsieur, je ne vois pas pourquoi je m'en affligerais 
quand vous n'y pensez jamais. Après tout, c'est de votre nom 
qu'il s'agit, et non du mien. 

LE DUC. 

Eh quoi! Elisabeth! 

LA DUCHESSE. 

Elisabeth? Vous vous croyez ailleurs, je pense. 

' LE DUC. 

Eh ! n'est-ce pas Elisabeth que vous vous nommez ? Quel 
est donc votre nom de baptême ? 

^A DUCHESSE) avec tristesse. 

Baptême ! le nom de baptême ! c'est vous qui demandez la 
nom que l'on m'a donné! Je voudrais bien savoir ce qu'eût dit 



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260 THÉATRB COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

mon pauvre père, qui tenait tant à ce nom-là... (vite) et voua^ 
je ne vous le dirai pas !... si quelqu'un lui eût dit : a Eh bien^ 
ee nom si doux, son mari ne daignera pas le savoir. » 

Du reste, cela est juste ! (Arec agitaUon.) Les noms de bap- 
tême sont faits pour être dits par ceux qui aiment et pour 
être inconnus à ceur qui n'aiment pas. (Ba eofam.) U est bien 
juste que vous ne sachiez pas le mien, et c'est bien fait... et 
je ne vous le dirai pas. 

LE DUC* k paii, tonnant et charmé. 

Âh çà ! mais comme elle est gentille ! je suis fou de me 
prendre les doigts i mon- piège? 
C'est qu'elle est charmante, en vérité ! 

Hant et êérienx. 

Et pourquoi saurais-je ce nom d'enfant, madame? qu'est-ce 
p(mr moi, je vous prie, que la jeune fille enfermée au jCou- 
f ent jusqu'à ce qu'on me la donne sans que je sadie seule- 
ment son âge? C'est la jeune femme connue sous le nom qui 
m'appartient ; celle-là seule est mienne, madame, puisque, 
pour la nommer, il faut qu'on.me nomme moi-même. 

LA DUCHESSE, se levant, vite et avec e<^ëre. 

Monsieur le duc, voulez-vous me rendre folle? Je*ne com- 
prends plus rien ni à vos idées, ni à vos sentiments, ni à 
mon existence, ni à vos droits, ni aux miens ; je ne suis peut- 
être qu'une enfant! J'ai peut-être été toujours trompée* 
Dites-moi ce que vous savez de la vie réelle du monde* 
Dites-moi pourquoi les usages sont contre la religion et le 
monde contre Dieu. Dites^moi si notre vie a tort ou raison; 
si le mariage existe ou non; si je suis votre femme, pourquoi 
vous ne m'avez jamais revue, et pourquoi l'on ne vous en 
blâme pas; si les serments sont sérieux, pourquoi ils ne le 
sont pas pour vous ; si vous avez et si j'ai moi-même le droit 
de jalousie. Dites-moi ce que signifie tout cela? Qu'est-ce 
4iue ce mariage du nom et de la fortune, d'où les personnes 
sont absentes, et pourquoi nos hommes d'affaires nous ont 
fait paraître dans ce marché ? Dites-moi si le droit' qu'on 
vous a donné était seulement celui de venir me troubler, me 
-poursuivre chez moi quand il vous plaît, d'y tomber comme 
la foudi^e, ou moment où l'on s'y attend le moins, à tout ba- 



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QUITTE POUR LA. PEUR 25Z 

sard, au risque de me causer la plus grande frayeur, sans 
scrupules, la nuit, dans mon hôtel, dans ma chambre, dans 
mon alcôve, la ! 

LEDUC. 

Ah I madame, les beaux yeux que voilà ; aussi éloquents que 
votre bouche lorsqu'un peu d'agitation la fait parler. — Eh 
bien, quoi ! voulez-vous que je vous explique une chose 
inexplicable? Voulez-vous que je fasse du pédantisme avec 
vous? Faut-il que je m*embarque avec vous dans les phrases? 
Exigez-vous que je vous parle du grand monde, et que je 
vous raconte Thistoire de Thymen ? — Vous dire comment 
le mariage, d'abord sacré, est devenu si profane à la cour, et 
d profané surtout; vous dire comment nos vieilles et saintes 
familles sont devenues si frivoles et si mondaines, comment 
et par qui nous fûmes tirés de nos châteaux et de nos terres 
pour venir nous échelonner dans une royale antichambre ; 
comment notre ruine fastueuse a nécessité nos alliances cal- 
culées, et comment on les a toutes réglées en famille, d'a- 
vance et dès le berceau (comme la nôtre, par exemple); vous 
raconter comment la religion (irréparable malheur peut-être !) 
s'en est allée en plaisanterie, fondue avec le sel attique dans 
le creuset des philosophes; vous décrire par quels chemins 
l'amour est venu se jeter à travers tout cela, pour élever 
son temple secret sur tant de ruines, et comment il est de- 
venu lui-même quelque chose de respecté et de sacré, pour 
ainsi dire, selon le choix et la durée : vous raconter, vous 
expliquer, vous analyser tout cela, ce serait par trop long et 
par trop fastidieux; vous en savez, je gage, autant que moi 
sur beaucoup de choses... 

LA DUCHESSE, loi prenant la main «tm plni de «onfiance. 

Hélas ! à vous dire vrai, monsieur, si je lês sais, un peu, 
comme vous les savez beaucoup, il me semble, j'en soidfiDe 
plus que je n'en suis heureuse, et je ne devine pas quelle fin 
peut avoir un monde comme le nôtre. 

LE DUC. 

Eh! bon Dieu, madame, qui s'en inquiète à l'heure qu'A 
est, si ce n'est vous? Personne, je vous jure, pas même chea 
ceux que cela touche de plus près. Respirons en paix, croyez- 



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252 THÉÂTRE COMPLET D'ALFEED DE VIGNY 

moi! respirons, tel qu'il est, cet air empoisonné, si l'on veut, 
mais assez embaumé, selon mon goût, de l'atmosphère où nous 
sommes nés, et dirigeons- nous seulement, lorsqu'il le faudra, 
selon cette loi que, ma foi, je ne vis jamais nulle part écrite, 
mais que je sentis toujours vivante en moi, la loi de l'honneur, 

LA DUCHESSE, un peu effrayée et reculant. 

L'honneur! oui! mais cet honneur, en quoi le faites«vous 
consister, monsieur le duc ? 

LE DUC, très-grarement. 

Il est dans tous les instants de la vie d'un galant homme, 
madame; mais il doit surtout le faire consister dans le soin 
de soutenir la dignité de son nom... et... 

LA DUCHESSE, à part, 

Encore cette idée ! ô mon Dieu ! mon Dieu ! 

LE DUC 

Et, en supposant qu'on eût porté quelque atteinte à la pu- 
reté de ce nom, il ne doit hésiter devant aucun sacrifice pour 
réparer l'injure ou la cacher éternellement. 

LA DUCHESSE 

Aucun sacrifice ne vous coûterait-il, monsieur ? 

LE DUC 

Aucun, madame, en vérité . 

LA DUCHESSE. 

En, vérité? 

LE DUC, sur nn ton emporté. 

Sur ma parole ! aucun ! fallût-il un meurtre ! 

LA DUCHESSE, & part. 

Ah ! je suis perdue ! ah ! mon Dieu ! 

Elle regarde sa croix. 
LE DUC, sur nn ton passionné. 

Fallût-il me jeter à vos pieds et les couvrir de baisers, et 
n'humilier pour rentrer en grâce ! 

U lui baise la main à genoux. 
LA DUCHESSE, à part. 

Ah! pauvre chevalier! nous sommes perdus i je n'oserai 
plus te revoir I 

Elle baise le portrait du eheralier. 
LE DUC, bnuqnement, en homme, et comme ({wttaat If masque. 

Ah çà l voyons, mon enfant, touchez là. 



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QUITTE POUR LA PEU» 2î55 

LA DUCHESSE, étonnée. 

<Juoi donc? 

LE DUC. 

Touchez là, vous dis-je ! une fois seulement donnez*moi 
la main, c'est tout ce que je vous demande. 

LA DUCHESSE, pleurant presque. 

Comment ! monsieur... ? 

LEDUC. 

Oui, vraiment, touchez là bien franchement, en bonne et 
sincère amie ; je ne veux point vous faire de mal, et toute la 
vengeance que je tirerais de vous (si vous m'aviez offensé), ce 
serait cette frayeur que je viens de vous faire. 

Asseyez- vous. — Je vais partir. 

Il reprend son chapeau et son épée. 

Voici le jour qui vient ! il me faut le temps d'arriver à Ver* 
sailles. 

Debout, il lui serre la main, elle est assise*. 

Écoutez bien. Il n'y arien que je ne sache... 
A vrai dire, je ne me sens nulle colère et nulle haine pour 
vous. 

Aree émotion et gravité. 

N'ayez, je vous prie, nulle haine contre moi non plus. 
Nous avons chacun nos petits secrets. Vous faites bien, et je 
crois que je ne fais pas mal de mon côté. Restons- en là ! Je 
ne sais si tout cela nous passera, mais nous sommes jeunes 
tous les deux, nous verrons. — Soyez toujours bien assurée 
que mon amitié ne passera pas pour vous... Je vous demande 
la vôtre, et... (En riant.) n'ayez pas peur, je ne reviendrai vous 
voir que quand vous m'écrirez de venir. 

LA DUCHESSE. 

Êtes-vous donc si bon, monsieur? Et je ne vous connaissais 
pas! 

LE DUC. 

Pardonnez-moi cette mauvaise nuit que je vous ai fait passer. 
Bans une société qui se corrompt et se dissout chaque jour 
comme la nôtre, tout ce qui reste encorecle possible, c'est le 
respect des convenances. Il y des occasions où la dissimula- 
tion est presque sainte et peut même ne pas manquer de 

15 



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1B4 THEATRE COMPLET D'ALFRBD DE VIQNT 

pudeur. Je vous ai dit que je tenais à notre nom... En voici 
ht preuve : vos gens et les miens m'ont vu entrer, ils me ver- 
ront sortir, et, pour le monde, c'est tout ce qu'il faut. 

LA DUCHESSE» à set genoux, lai baÎM Its muns tt pleuré en se 
eachaat It TÎMge. — Siltoce. 

Âh ! monsieur le duc, quelle bonté ! et quelle honte pour 
fùoil Votre générosité m'écrase ! OiH me cacher, monsieur? 
rirsd dans un couvent. 

LE DUCt wniiaBt. 

C'est trop î c'est beaucoup trop I je n'en crois rie^, et je ne 
le souhaite pas. Du reste, il n'en sera que ce que vous voudres. 
Adieu! Moi, je vous ai sauvée en sauvant les apparences. 

Il sonne, qn ouTre, il sort» 

SCÈNE XIII 
LÀ DUCHESSE, ROSETTE.) 

ROSETTE. 

Elle entre snr la pointe du pied arec effroF. 

Ahl madame! l'ennemi est parti. 

LA DUCHESSE. 

L'ennemi? ah I taisez- vous ! — L'ennemi! ah ! je n*aî f« 
de meilleur ami ! ne parlez jamais de lui légèrement. Il m'a 
sauvée ; mais il m'a traitée comme un enfant, avec une pitié 
dédaigneuse qui m'anéantit et me punit bien plus que la sévé« 
nté d'un autre. 

ROSETTE 

Toujours est-il que nous en voila quittes pour la. peuh» 



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COMPOSITIONS 

0*APRàs 

SHAKSPEARE 



OTHËLLQ — SHYLOCK 



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LE MORE DE VENISE 

— OTHELLO — 

TRAGÉDIE EN CINQ ACTES 

RBPKlSBMTéS POCR LA PREMIÈRB FOIS, A PARIS, 
SUR LB TBÉATRE-rRAlfÇAIS 

Le 24 octobre 1839. 



Corne high or lovr I 

Sbaxspeârs. 

le Tondrais bien saroir si la grande règle de toutes 
les règles n'est pas de plaire? Laissons-nous aller de 
bonne foi ans choses qui nous prennent par les ea* 
treilles, et ne chercbons point de raisonnements pour 
Bow empêcher d'avoir du plaisir. 

MOLlâRK. 



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AVANT-PROPOf* 

PB h 6l»ITI0N DB 1839 



n y a précisémêtit dix ans que je fis monteir le Mute de Venise 
sar la scène française. Dix ans ! les faits de ce temps sont près* 
que de l'histoire. Dix ans! ce fut la durée d'un empire et de 
quelques constitutions ; ce qu'il y a de plus ou de moins dans 
le chiffire ne vaut pas la peine qu'on le discute. C'est donc déjà 
un événement d'une assez haute antiquité que la représenta* 
tion de cette tragédie, et Ton en peut parler en historien im^ 
partial, désintéressé s'il en fut jamais : car, lorsque je fis 
escalader par cet Arabe la citadelle du Théâtre-Français, il 
n'y arbora que le drapeau de l'art aux armoiries de Shakspeare, 
et non le mien. Et pourtant, j'en appelle aux témoins qui ont 
survécu à ce jour de bataille, ce fut un scandale qui eût été 
moins grand si le More eût profané une église. 

C'était un temps où la politique semblait assoupie, la trêve 
d'un ministère modéré ne laissait plus à la dispute guer- 
royante que le duunpdes lettres. On s'y porta avec fureur. — 
Combat intellectud, émeutes littéfaires, joomées de théâtre 
où le public parisien parut s'exercer aux autres journées qui 
smvirent de près celles-ci. Au mois d'octobre 1829, j'écrivais 
la lettre qui précède ici la tragédie ; je lui laisse, par cons- 
cience, cette âpreté nerveuse et un peu trop cavalière que 
donnait à tout le monde, alors, l'ardeur de ce petit combat, 
de ce tournoi à armes^^nrtoises, discourtoises quelquefois. 

Lorsque le More fut entré dans la i^ce, il en ouvrit toutes 
les^piMrtes, ei l'on sait depuis dix ans quels sont ceux qui y 



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2C0 THÉATBE COMPLET D'AXFBED DE VIGNY 

sont entrés, quelles œuvres originales et inventées y furent 
librement représentées, en dépit de cette puissance surannée 
qu'un célèbre écrivain nommait ce la triple unité, la très- 
sainte trimourti aristotélique, divin précepte, illustré dans 
les doctes gloses de Le Batteux et de La Harpe, et dans la 
rhétorique des demoiselles. » c En révolution, ajoutait-il, 
lorsque le fait est décidément acquis, le droit n'est jamais 
bien loin. » Cette révolution était peu de chose, comparée à 
celle qûe*ron préparait alors ; mais on fait ce qu'on peut, et 
nous nous contentâmes de celle-là. 

Cette traduction est la seule qui ait jamais été représentée 
sur la scène française. Dans la même année, j'avais préparé 
pour le même théâtre la comédie de Shylock^ le Marchand 
de Venise, qui suit Othello; mais je la conservai en porte- 
feuille telle qu'elle est imprimée ici. J'avais jugé nécessaire, 
pour la rendre possible à représenter, de la réduire à trois 
actes. Des obstacles de censure et de rivalités entre deux 
théâtres retardèrent cette représentation. Au milieu de ces 
difficultés survint la révolution de Juillet, et le bruit du 
canon étouffa celui de nos feux d'artifice, ainsi que la mode 
de ces poétiques controverses sur une nuance dramatique. 
Je revins à mes œuvres, dont cet essai m'avait détourné un 
moment, et j'abandonnai cette question de forme, quelque 
utile qu'elle fât dans des temps assez calmes pour goûtex 
ces fantaisies de l'art. Je m'étais assez assuré que ce dévoue* 
meiU n'était pas encore bien compris. 

Toutefois, comme rien ne se perd en France, j'ai la con- 
fiance que peu à peu s'y construira un monument pareil â 
celui que possède l'Allemagne, une traduction en vers, et pro- 
pre à la scène, de toutes les œuvres de Shakspeare. La pre- 
mière pierre en fut posée avec effort par Othello; elle restera 
où elle est. Ce sera, j'espère, le théâtre lui-même qui achè- 
vera cette entreprise. Déjà et depuis longtemps sont prétSj 
parmi nous, plusieurs chefs-d'œuvre de Shakspeare, traduits 
en vers, et préparés par des poètes qui unissent à leur beau 
talent un amour de l'art assez généreux pour faire abnéga- 
tion, pour un jour, de leur propre renommée. Les acteurs 
qui se sentiront assez grands pour ces rôles immortels, 8au< 



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LB MORE DE VENISE 261 

ront bien où trouver Hamlet^ Macbeth, le Roi Lear, Jules 
César et Roméo. Ce sera d'eux, je pense, que viendra cet 
accomplissement d^une tentative qu'ils firent courageusement 
alors. Les acteurs, ces martyrs perpétuels de l'art, ces illu- 
sions vivantes qui payent de leur personne, qui sont la réali- 
sation de nos pensées, qui reçoivent des blessures si durables 
et des couronnes si passagères, souffrent sans cesse de la 
disette des grands modèles, de la rareté des grands rôles^ de 
«es types créés par le génie et dont la beauté ne peut jamais 
demeurer incontestable que lors(pi'elle est consacrée par la 
mort du poète, le passage des siècles et l'admiration univer- 
selle des générations écoulées. Il faut ces trois conditions 
sévères pour qu'un grand rôle soit l'épreuve, sans réplique, 
du talent d'un acteur, la pierre de touche sur laquelle on 
peut voir si son pied laisse une trace de cuivre ou d'or. Car, 
dans une œuvre contemporaine, il peut toujours accuser de 
sa faiblesse le poème dont il est l'interprète, mais non lors- 
qu'il succède à une longue suite de tragédiens couronnés sous 
tel masque impérissable dont le génie a fondu le moule. Pour 
cette épreuve, nous autres pauvres vivants sommes de peu de 
valeur. Sans doute, nos grands maîtres nous ont laissé un 
magnifique trésor national ; mais enfin il n'est pas inépuisable, 
et l'on sentira de plus en plus la nécessité d'ajouter des 
tableaux aux nôtres, comme à l'École française nos musées 
ont joint les chefs-d'œuvre des Écoles italienne, flamande et 
espagnole. Les exclusions étroites ne sont pas dans le génie 
de notre glorieuse nation^ et, lorsque, aux applaudissements 
iinivei;sels, on a construit une salle, j'ai presque dit une 
sainte chapelle, pour une copie de Michel-Ange, on saura bien 
ouvrir les salles anciennes aux copies de Shakspeare, de Cal- 
deron, de Lope de Vega, de Gœlhe, de Schiller, ou de tel 
autre poète adoré par les nations civilisées. 



Ifc' 



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LETTRE 1 LORD *** 

SUR VA SOIRÉE DU 24 OCTOBRE 1829 

Wt «UK W STSTÀHK 9J(.A1CATIQUS 



Vous avez grand tort de vous imaginer que la France s'oc- 
oupe de moi, elle qui se souvient à peine aujourd'hui de ku 
conquête de l'empereur Nicolas sur l'empire vermoulu des 
Turcs; laquelle conquête est d'hier. J'ai eu ma soirée ^moïL 
cher lord, et voilà tout. Une soirée décide de l'existence ou - 
de l'anéantissement d'une tragédie , elle est même , je voua 
assure, toute sa vie ; car examinez de près cette question, et 
vous verrez que si, une heure avant, elle n'était pas tout, une 
heure après, elle n'est presque pas. Voici comment : 

^ Une trag édie estjine_£ensée qui se métamorphose tout à 
coup en machine : mécanique aussi compliquée que le fut la. 
machine de Marly, de royale mémoire, dont vous avez vu quel 
ques soliveaux noirs flottant sur la houe. Cette mécanique se 
monte à grands frais de temps, d'idées, de paroles, de gestes, 
de carton peint, de toiles et d'étoffes brodées. Une grande mul- i 
(itude vient la voii\ Lajsoirée yenue^on tire uu ressort jet la '> 
machine remue toute seule pendant environ quatre heures : 
les paroles volent, les gestes se font, les cartons s'avancent 
et se retirent, les toiles se lèvent et s'abaissent, les étoffes sa 
déploient, les idées deviennent ce qu'elles peuvent au milieu 
de .tout cela; et sij par fortune, rien ne se détraque, iiu. bout 
des quatre heures, la même personne tire le même resspjt, 
et la m^achine s*arrête. Chacun s'en va, tout est dit. Le lende- 

y main, la multitude diminue justement de moitié et la machine 
commence à s'engourdir. On change une petite roue, un levier, 
ellp roule encore un certain nombre de fois, après lesquell^ 
les frçttements usent les rouages qui se 4Ésunisseiit unpeujt 



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XrE MOBE DrE TENISE 203 

'^oimneiicent à eiîer siu* les gonds. Après un autre nombre de 
soirs, laifnaehine ayant toujours diminué de qualité^ et iajmuU 
titude de quantité j le mouvem^it cesse tout à coup dans la 
solitude. 

' Voilà à peu près la destinée de toutes les idées réduites en 
mécaniques à ressorts dramatiques, et nommées communé- 
ment tragédie&^ comédies, drames, opéras^ etc., ^.; et il n'y 
a pas à Paris un étudia&t qui ne vous puisse dire, à deux jours 
^rèsy «ombien de fins celle-ci ou celle-là pourra se mouvoir et 
opérer avec suite; Tune cent fois, c'est, dit-on, le maximum; 
J'EUtre six; une autre plus, une autre moins. 

^ On ae peut le nier : faire jouer une tragédie n'est autre 
dsiQse que préparer une soirée, et le véritable titre doit être la 
date de la représentation. Ainsi, d'après ce principe, au lie« 
4e As you like it, comme ^rivit Shakspeare un jour, j'aurais 
mis, dans l'embarras du choix, en tête de sa comédie : 
6 january 1600. Et le More de Venise ne doit pas se nammttr 
autrement pour moi que le 24 octobre 1829. 

Aujourd'hui, le bruit est fini, c'est un feu d'artifice éteint. Je 
iie vous cacherai pas que, lorsque cette idée m*a frappé comme 
un trait de lumière, j'ai trouvé les préparatifs de ces sortes de 
serrées un peu bien longs, comme dit souvent notre grand Meu- 
lière. Par exemple, pour m'arranger un 24toc{o6re, ilm'a fallm 
quitter, à mon grand r^ret, une histoire ou l'insteire (ce qu'il 
vous plaira) dans le genre de Cinq-Mars, que je préparais pour 
'amuser moi-même, si je puis, ou anuiser les petits -enlants; 
Jette interruption m'a coûté. Maisil le lallaiU J'avais quelque 
«hose de pressé à dire aupul^ic, et la macMne dont je vous ai 
parlé est la voie la plus prompte. C'est i^^aimeot une manière 
excellente de s'adresser à trois mille hommes assemblés, sans 
4;(u'ils puissent en aucune fistçofi éviter d^éniendre oe que l'on a 
à leur dire. Un lecteur a bien des ressources contre nous, 
comme, par exemple, de jeter se&livraau &u0U|>ar la fenêtre : 
oa ne connaît aucun moyen de rôpressioncontrecet a<^e d'ia* 
dignation; mais» contre le speetateur^o^ est bieià plus, fort : 
UBye fois entré, il est pris comme da&& une souricière^ et il 
est Hen difficile cpi'il sorte s'U a des voisins brusques et que 
ie bruit dérange» U x ^ tette|place>oÙ4l m |^ tirer joa BMHà*- 






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? 



264 THÉÂTRE COMPLET D*ALFRED DE VIGNY 

d^oir. Dans cet état de contraction, d'étouffement et de suffo- 
cation, fl faut qu'il écoute. La soirée finie, trois mille intelli- 
gences ont été remplies de vos idée?. "IP est > c e pas là une 
Invention merveilleuse? ' 

Or, voici le fond de ce que j'avais à dire aux intelligences, 
le 24 octobre 1829. 
"^ c Une simple question est à résoudre. La voici. 
>^ • La scène française s' ouvrir a-t-elle^ ou non, & une tra^ 
gédie moderne produisant : — dans sa c onceviion ^ un tableau 
large de la vie, au lieu du tableau resserré de la catastrophe 
d'une intrigua; — dans sa cojn^qsitiony des caractères, non 
des rôlesy des scènes paisibles sans drame, mêlées à des scènes 
comiques et tragiques; — dans son exécution^ un style fami^ 
lier y comique f tragique et parfois épique? 

» Poyr résoudre cette triple question, une tragédie inven- 
tée sera'Jîuffisante, parce que, dans une première représenta- 
tion, le public, cherchant toujours à porter son examen sur 
Faction, marche à la découverte, et, ignorant l'ensemble de 
l'œuvre, ne comprend pas ce qui motive les variations du style. 

3> Une fable neuve ne serait pas une autorité capable de 
consacrer une exécution neuve comme elle, et -succomberait 
nécessairement sous une double critique; des essais hono- 
rables l'ont prouvé. 

» Une œuvre nouvelle prouverait seulement que j'ai inventé 
une tragédie bonne ou mauvaise ; mais les contestations s'élève- 
raient infailliblement pour savoir si elle est un exemple satis- 
faisant du système à établir, et ces contestations seraient 
interminables pour nous, le seul arbitre étant la postérité. 

» Or, la postérité a prononcé sur la mort de Shakspeare les 
paroles qui font le grand homme ; donc, une de ses œuvres 
faite dans le système auquel j'ai foi est le seid exemple suijQ- 
sant. 

» Ne m'attachant, pour cette première fois, qu'à la ques* 
tion du style, j'ai voulu choisir une composition consacrée 
par plusieurs siècles et chez tous les peuples. 

» Je la donne, non comme un modèle pour notre temps, 
mais comme la représentation d'un monument étranger, 
élevé autrefois par la main la plus puissante qui ait jaiOâiB- 



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LE MORB DB TBKI8B 265 

c réé pour la scène , et selon le système que je croîs convenable 
à noire époque, à cela près des différences que les progrès 
de l'esprit général ont apportées dans la philosophie et les 
sciences de notre âge^ dans quelques usages de la scène et 
dans la chasteté du discours. 

j Écoutez ce soir le langage que je pense deyoir être celui 
de la tragédie moderne ; dans lequel chaque personnage par- 
lera selon son caractère, et, dans Tart comme dans la vie, 
passera de la simplicité habituelle à l'exaltation pa^igmiée ; 
du récitatif au chant, » ^^^B 

Voilà quel fut le sens de cette entreprise très-deim^Rsee 
de ma part, malgré le succès; car il est possible qu'après 
avoir touché, essayé et bien examiné, avec un prélude de 
' Shakspeare, cet orgue aux cent voix qu'on appelle théâtre, je 

ne me décide jamais à le prendre pour faire entendre mes 
l't idées. L'art de la scène appartient trop à l'action pour ne pas 

ir troubler le recueillement du poète ; outre cela, c'est l'art le 

\i plus étroit qui existe ; déjà trop borné pour les développements 

e philosophes à cause de l'impatience d'une assemblée et du 

i« temps qu'elle ne veut pas dépasser, il est encore resserré 

par des entraves de tout genre. Les plus pesantes sont celles 
de la censure théâtrale, qui empêche toujours d'approfondir 
^fles deux caractère^sur lesquels reposa toute la civilisation 
^ moderne, le prêtre et le roi : on ne peut plus que les ébau- 
cher, chose indigne de tout homme sérieux qui se sent le 
besoin de voir jusqu'au fond de tout ce qu'il regarde. Je ne 
3 /compte pas le* innombrable^et obscures résisljinces qu'il 
faut vaincre pour arriver à un résultat passager. Cette modeste 
traductiony annoncée comme telle et aussi inoffensive que le 
furent toujours mes écrits, en a éprouvé de si grandes et de 
si imprévues, que je suis encore à me demander quel miracle 
la fit réussir. Cependant la soirée du 24 octobre l'a consacrée. 
Qu'une douzaine d'autres soirs aient suivi celui-là, qu'il en 
vienne d'autres encore, peu importe : d'après ce que je vous 
ai dit, ce sont, comme vous voyez, des soirs de luxe.' Puis- 
qu'une tragédie dans son succètf a la conformation d'une 
f sirène, desinit in piscem muîier formosa supemè, que sa 

l queue de poisson commence à s'amoindrir à la ceinture ou 



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«Ô THEATRE COMPLET D'ALFSED DE VIGNY 

«a-dessns (m an-dessous^ la dififérence est peu importance; 
il s'agit de savoir si elle surnagera toujours, et si, après avoir 
plongé, comme c'est la coutume, elle reparaîtra souvent sur 
l'eau. Gomme ceci est de l'avenir et ne touche que moi et aïoii 
i^ questions générales, je n'en ai rien à dire. 

Parlons du public. 

Que justice lui soit enfin rendus, il a montré hautement 
•<pL'il lui fitUait entendre et voir la t^érité pour laquelle corn?* 
urd'hui tous les hommes forts dans tous les artaL 
e que c'est que le public, si ce n'est majorité, et 
ce que nous voulons. Quelque chose me disait 
•que son heure était venue, et il y a longtemps que j'attends 
qu'elle sonne*. La Routine a reculé cent fois, la Routine, mal 
<[ui souvent afflige notre pays, la Routine, chose "contraire à 
l'Art parce qu'il vit de mouvement, et elle d'immoBîIîfé. Il n'y 
a pas àé peuple chez lequel aujourd'hui les coutumes de la 
littérature et des arts enchaînent et clouent à la même place 
plus de gens que chez nous que vous croyez si légers. Oui, 
la grande France est quelquefois négligente, et en toute 
-chose sommeille souvent; cela est heureux pour le repos du 
inonde ; 'car, lorsqu'elle s'éveille, elle l'envahit ou l'embrase 
^e ses lumières; mais, le reste du temps, elle reçoit trop sou* 
vent la direction, en politique, des plus nuls, en intelligence^ 
des plus communs. De temps à autre, le publie, dans sar«^ 
majorité saine et active, sent bien qu'il Dsûit marcher, et 
désire des hommes qui avancent; mais presque toujours une 
foule d'esprits infinnes et paresseux qui se donnent la main 
forment une chaîne qui l'arrête et l'enveloppe ; leur galvanique 
*cpoiifique s'étend, l'engourdit, il se recouche avec eux et se 
fendoit pour longtemps. Ces malades (bonnes gens d'ailleurs) 
aiment à entendre aujourd'hui ce qu'ils entendaient hier, 
mômes idées, mêmes expressions, mêmes sons; tout ce qui 

* En fSlf, j*iinjirunai quelque chose de ces mêmes doctrines que je viens de 
nmii) à exéeutto») dMs i» Musê françaue. Cbiot * prapos d'une honorable taa- 
\Hinét M. d0 Sonum, poète «t saf»at qui a «Mf fm TéM, et traduisit plusieiirs 
iragédMi de Shakspeaee eo prose, %n blancs et Ters rimes ; système qoi n'est paa 
te mieB, et que je crois à jamais impraticable dans notre langue, mais dont je me 
Mtai de lûretNmnattre resMriH 4Toe r«fkiae«niej'fti pour tout esprit qui fût m 



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LE MOBE I>E VENISE 267 

^bA, nouveau leur semble lidieule; tout ce qui est inusité, baF<> 
bare ; — tout leur est aquilon. Débiles et souffreteux, accou- 
tumés à des tisanes douces et tièdes, ils ne peuvent supporter 
le vin généreux ; ce sont eux que j'ai cherché à guérir, car 
ils me font peine à voir si pâles et si chancelants. Quelque- 
fois je leur ai fait bien mal, au point de les faire crier; 
mais, moyennant quelques adoucissements à leur usage, 
ils se trouvent à présent dans un bien meilleur état de ssmt^ ; 
je vous donnerai de leurs nouvelles de temps en temps. 

Laissons de côté cette puérile question des représentai^^ 
dont je vous ai parlé légèrement comme d'une chose assez 
légère en elle-même. Nous pouvons quelquefois sourire en 
parlant des hommes, jamais en traitant des idées. Parlons des 
systèmes en général, et, en particulier, de ce système de 
réforme dramatique. ^ 

n est incroyable qu'à force de dénaturer les mots, on en soit 
venu à prendre quelquefois ce mot système en mauvaise part. 
Système ((ruatufta de aOv lUTïjp) signifie par sa racine^ si j'ai 
bonne mémoire du grec, ordre, enchaînement de principes et^ 
de conséquences composant une doctrine, un dogme. Tout 
bomme qui a des idées et ne les enchaîne pas dans un système 
^itier est un homme incomplet; il ne produira rien que de 
vague ; s'il fait qi^que chose de passable, ce sera au hasard^ 
et comme par bolffées; il marchera toujours à tâtons dans le^ 
brouillard. "Voyez, au contraire, une pensée neuve germer 
dans une tête fortement organisée, elle s'y multiplie et se 
coordonna d'une manière admirable, en un seul instant, tant 
la chaleur et le travail continu d'un esprit vigoureux la font 
rapidement mûrir; hardiment fécondée, elle enfante à son 
tour des générations non interrompues de pensées qui lui res- 
semblent et dépendent uniquement d'elle. Tout involontaire 
qu'est l'inspiration du poète, cependant elle l'entraîne souvent 
à son insu, et sans qu'il puisse s'en rendre compte, dans une 
succession d'idées qui forment un entier système, une ordon- 
nance parfaite sans laquelle il ne serait pas. Ainsi^ jg^J^Ogg^ 

e tel ho mme qui vous parait tout instinctif et incap^le 
'écrire une théorie sur ses propres œuvres dès que l'enivre- 
ment de ren gioj^siasme est ap aisé ; cet homme, môme fît-il ser- 



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268 THÉATRB COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

ment qu'il n'a pas de syi^tème, est plus dépendant du sien que 
tout autre homme, précisément parce qu'il ne se connaît pas, 
n'a pas analysé le système qui l'entraîne et n'est pas libre de 
le démolir pour en construire un second supérieur au premier. 

L'histoire du monde n'est que celle de plu sieurs sy stèmes en 
action, et, chacun de ces systèmes étant réduit à son idée pre- 
mière, on pourrait réduire, cette histoire eïïç'mème à udc 
vingtaine d'idées tout au plus. Pas un grand homme n'a surgi, 
homme de pensée ou homme d'action, qui n'ait créé et mis en 
œi^e un système ; avec cette différence que le penseur est bien 
supérieur à l'autre en ce qu'il vit dans ses idées, règne par les 
idées, les présente toutes nues, pures des souillures de la vie, 
libres de ses accidents, et ne leur devant rien ^tandis que l'au- 
tre, capitaine ou législateur, jeté dans un océan de circons* 
tances, élevé par une vague, précipité par l'autfe, entraîné 
par un courant dont il cherche à profiter, change vingt fois 
de route, de projets et de plans, oubliant le principe qu'il a 
voulu mettre au jour, et faisant souvent céder sa conviction à 
sa fortune. 

Le mot justifié, redescendons, pour l'appliquer, aux deux 
systèmes dramatiques qui occupent quelques esprits, l'un par 
son agonie, l'autre par sa naissance. 

Je veux suivre avec vous le même ordre que j'ai établi tout 
à l'heure et parler d'abord de la composition des œuvres. 
^ Gi:k g_au ciel, le vieux trépied des unités sur Leoud s'asr 
^ait Me^£Q ^^në j^ assez gau c hemen t quelquef ois, n^ pîqs 
auj ourd'hui que la seule basé sofide^^e Ton ne puisse lui 
^ Ste ^': l'unité cL'intérét dans Faction. On sourit de^iiié quan3 
yr on lit dans un de nos écrivains : Le spectateur n'est que trois 
heures à la comédie; il ne faut donc pas que l'action dure 
plus de trois heures. Car autant eût valu dire : « Le lecteur 
ne met que quatre heures à lire tel poème ou tel roman; il n« 
faut donc pas que son action dure plus de quatre heures. » 
Cette phrase résume toutes les erreurs qui naquirent delà pre- 
mière. Maïs il ne suffît pas de s'être affranchi de ces entraves 
pesantes; il faut encore effacer l'esprit étroit qui les a créées. 

Tenes, et qa'an sang par, par mes mains épanché^ 
Lare jas^oet «a marbre ot ses pas ont toaché» 



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LE MORE DE VENISE 269 

Considérez d'abord que^dansle système <iuî vient de s'étein- 
dre, toute tragédie était une catastrophe et un dénoùment ^ 
d'une action déjà mûre au lever du rideau, qui ne tenait plus ^ 
qu'à un fil et n'avait plus qu'à tomber. De là est venu ce 
défaut qui vous frappe, ainsi que tous les étrangers, dans 
les tragédies françaises : cette pardmonie de scènes et de 
développements, ces faux retardements, et puis tout à coup 
cette hâte d'en finir, mêlée à cette crainte que l'on sent pres- 
que partout de manquer d'étoffe pour remplir le cadre de 
cinq actes. Loin de diminuer mon estime pour tous les 
hommes qui ont suivi ce système, cette considération l'aug- 
mente; car il a fallu, à chaque tragédie, une sorte de tour 
d'adresse prodigieux, et une foule de ruses pour déguiser la 
misère à laquelle ils se condamnaient; c'était chercher à 
employer et à étendre pour se couvrir le dernier lambeau d'une 
pourpre gaspillée et perdue. ^ 

Ce ne sera pas ainsi qu'à l'avenir procédera le poêle dra- 
matique. D'abord il prendra dans sa large main beaucoup de 
temps et y fera mouvoir des existences entières ; il créera 
rhomme, non comme espèce, mais comme xnûÀMxàMy seul 
moyen d'intéresser à l'humanité ; il lassera ses créatures vivre 
de leur propre vie, et jettera seulement dans leur cœur ces 
germes de passions par où se préparent les grands événe- 
ments; puis, lorsque l'heure en sera venue et seulement 
alors, sans que l'on sente que son doigt la hâte, il montrera 
la destinée enveloppant ses victimes dans des nœuds inextri- 
cables et multipliés. Alors, bien loin de trouver des person- 
nages trop petits pour Tespace, il gémira, il s'écriera qu'il 
manque d'air et d'espace; car l'art sera tout semblable à la 
'vie, et dans la vie une action principale entraîne autour 
d'elle un tourbillon de faits nécessaires et innombrables. 
Alors, le créateur trouvera dans ses personnages assez de 
têtes pour répandre toutes ses idées, assez de cœurs à faire 
battre de tous ses sentiments, et partout on sentira son âme 
entière agitant la masse. Afens agitai moîem . 

Je suis juste, tout était Wn en harmonie dans Tex-système 
de tragédie ; mais tout était d'accord aussi dans le système 
féodal et théocraiique, et pourtant il fut. Pour exécuter une 



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270 THÉÂTRE COMPLET D'ALFBETï DE VIGNY 

longue catastrophe qui n'airaût de con^ cpie parce qu'elle 
était enflée, il fallait substituer des rôles aux caractères^ es 
! abstractions de passfonFpêrsonniâéës actes hommes : or, la 
nature n'a jamais produit une famiUe d'hommes, une mai- 
4M>n entière,. dans le sens des anciens {domus) où père et eir- 
iknls, maîtres et serviteurs se swent trouvés également s«fc- 
fiibles, agités au même degré par le même événement, s'y 
Jetant à corps perdu, prenant au sérieux et de bonne foi tou- 
tes les surprises et les pièges les plus grossiers, et en épro»- 
•vant une satisfaction solennelle, une tiouleur solennelle on 
«ne .fureur solennelle; conservant précieusement le. senti» 
mait unique qui les anime depuis la première phase de Fé- 
TéoBment jusqu'à son accomplissement, sans permettre à 
leur imagination de s'en écarter d'un pas, et s'occupant enfin 
-d'une affaire unique, celle de commencer un dénoûment et 
de le retarder sans pourtant cesser d'en parler. 

Donc, il fallait, dans des vestibules qui ne menaient à rien, 
-des personnages n'allant nulle part, pariant de peu de chose 
avec des idées indécises et des paroles vagues, un peu agités 
par des sentiments mitigés, des passions paisibles, et arri- 
vant ainsi à une mort gracieuse ou à un soupir faux. vaine 
fantasmagorie! ombres d'hommes dans une ombre de na- 
ture ! vides royaumes ! . . . Inania régna ! ^ 

Aussi n'est-ce qu'à force de génie ou de talent que les pre- 
miers de chaque époque ^ont ïwurenus à jeter de grandes 
lueurs dans ces ombres, à arrêter de belles formes dans ce 
•chaos ; leurs œuvres furent de magnifiques exceptions, on les 
prit pour des règles. Le reste est tombé dans l'ornière com- 
mune de cette fausse route. 

Il n'est pourtant pas impossible qu'il se trouve encore des 

hommes qui parlent bien cette langue morte. Dans le quinzième 

^ècle, on écrivait des discours en latin qui étaient fort estimés. 

Pour moi, je crois qu'il ne serait pas difficile de prouver 
•que la puissance qui nous retint si longtemps dans ce monde 
-de convention, que la muse de cette tragédie secondaire f^t 
\ la Politesse. Oui, ce fut elle certainement. Elle seule était 
capable de bannir à la fois les csuractères vrai^f^mme gros- 
mrS} le langage simple, comme trivial; l'idéalité de la ptà* 



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^ 



LE MOEE DE VENISE 271 

losophie et des passions, comme extratagance ; la poésie, 
comme bizarrerie. 

La Politesse, quoique fille de la cour, fut et sera toujours 
niveleusef elle efface et aplanit tout ; ni trop haut ni trey 
ha^ est sa devise. Elle n'entend pas la Nature qui crie de 
toutes parts au génie comme Macbeth. : Viens haut ou bas» 
— . Corne high or lowt y/ 

L'homme est e xa lté ou simple ; autrement il est fau x. Le 
poète saura donc à l'avenir que montrer Innomme tel qu'il 
est, c'est déjà émouvoir. En vérité, je n'ai nul besoin de tou- 
cher dès l'abord le fil toujours pressenti d'une action pour 
m'intéresser à un caractère tracé avec vérité ; on m'a déjà 
ému si r<Hi m'a présenté l'image d'ime vraie créature de 
Dieu. Je Taime parce qu'elle est^ et que je la reconnais à sa 
marche, à son langage, à tout son air, pour un être vivant jeté 
sur le monde, ainsi que moi, comme pâture à la destinée ; mais 
que cet être soit^ ou sinon je romps avec lui. Qu'il ne veuille ^ 
pas paraître ce que la muse de la politesse, dans son langage 
faussement noble, a nommé un héros. Qu'il ne soit pas plus 
qu'un homme, car autrement il serait beaucoup moins; qu'il 
agisse selon un cœur mortel, et non selon la représentation 
imaginaire d'un personnage mal imaginé ; car c'est alors que 
le poète mérite véritablement le nom àHmitateur de fantômes y 
que lui donne Platon en le chassant de sa république. 

C'est dans le détail du style, surtout, que vous pourrez ^ 
Juger la manière de l'école polie dont on s'ennuie si parfai- 
tement aujourd'hui. — Je ne crois pas qu'un étranger puisse 
facilement arriver à comprendre à quel degré de faux étaient 
parvenus quelques versificateurs pour la scène^ je ne veux 
pas dire poètes. Pour vous en dmmer quelques exemples 
entre cent mille, quand on voulait dire des espions, on disait 
comme Ducis: 

Ces mortels dont l'État gage la Tigilanca. 

Vous sentez qu'une extrême politesse envers la corpora- 
tion des espions a pu seule donner naissance à une péri- 
phrase aussi élégante, et que tous ceux de ces mortels qui, 
d'aventure, se trouvaient alors dans la salle, en étaient assu*- 



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272 THÉÂTRE COMPLET D*ALFBED DE VIGNY 

■^ rément reconnaissants. Style naturel d'ailleurs ; car ne conce- 
vez-Yous pas facilement qu'un roi, au lieu de faire dire 
tout simplement au ministre de la police : c Vous enverrei 
cent espions à la frontière, » dise : Seigneur, vous enverrez 
cent mortels dont l'État gage la vigilance? Voilà qui est 
nohlef poli et harmonieux. 

Des écrivains, hommes de talent pour la plupart, et celui 
qui m'est tombé sous la main en était, ont été aussi entraî- 
nés dans ce défaut par le désir d'atteindre ce qu'on nomme 
harmonie, séduits par l'exemple d'un grand maître qui ne 
traita que des sujetç antiques où la phrase grecque et latine 
était de mise. En voulant conserver, ils ont falsifié ; forcés . 
par le progrès qui les entraînait malgré eux à traiter des su- 
jets modernes, ils y ont employé le langage imité de l'an- 
tique (et pas même antique tout à fait) ; de là est sorti ce 
style dont chaque mot est un anachronisme, où des Chinois^ 
des Turcs et des sauvages de l'Amérique parlent à chaque 
vei^ de l'hyménée et de ses flamheaux. 

Cette harmonie qu'on cherchait est faite, je pense, pour le 
poème et non pour le drame. Le poète lyrique peut psalmo- 
dier ses vers, je crois même qu'il le doit, enlevé par son 
inspiration. C'est à lui qu'on peut appliquer ceci : 

Les Ters sont'enfaiits de la lyre : f 
n Saut les chanter, non les lire. 7 

-^ Hais un drame ne présentera jamais au peuple que des per- 
sonnages réunis pour se parler de leurs aflfoires ; ils doivent 
donc parler. Que Ton fasse pour eux ce récitattf^eimiplt et 
franc dont Molière est le plus beau modèle dans notre langue ; 
lorsque la passion et le malheur viendront animer leur' cœur, 
élever leurs pensées, que le vers s'élève un moment jusqu'à 
ces mouvements sublimes de la passion qui semblent ua 
chant^ tant ils emportent nos âmes hors de noils-mémes. 

/Chaque homme, dans sa conversation habituelle, n'a-i-jl 
pas ses formules favorites, ses mots coutumiers nés de son 
éducation, de sa profession, de ses goûts, appris en famille, 
inspirés par ses amours et ses aversions naturelles, par son 
tempérament bilieux, sanguin ou nerveux, dictés jpar u^ 



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LE MORB DE VENISE 273 

esprit passionné ou froid, calctilatenr ou candide? n'est-il pas 
des comparaisons de prédilection et tout un vQcabulaire jour« 
nalier auquel un ami le reconnaîtrait, sans entendre sa voix, 
à la tournure seule d'une phrase qu'on lui redirait ? Faut- il 
donc toujours que chaque personnage se serve des mêmes 
mots, des mêmes images, que tous les autres emploient 
aussi? Non, il doit être concis ou diffus, négligé ou calculé, 
prodigue ou avare d'ornements selon son caractère, son âge, 
ses penchants. Molière ne manqua jamais i donner ces 
touches fermes et franches qu'apprend l'observation attentive 
des hommes, et Shakspeare ne livre pas un proverbe, un 
juron, au hasard. — Mais ni l'un m l'autre de ces grands 
hommes n'eût pu encadrer le langage vrai dans le vers 
épique de notre tragédie; ou, s'ils ataient adopté ce vers par 
malheur, il leur eût fallu déguiser le mot simple sous le 
manteau de la périphrase ou le masque du mot antique. •— 
C'est un cercle vicieux d'où nulle puissance ne les eût fait 
sortir. — Nous en avons un exemple irrécusable. L'auteur 
à!E8thery qui est la source la plus pure du style drama« 
tique épique, eut à écrire en 1672 une tragédie dont 
l'action était de 1638; il sentit que les noms modernes de 
l'Orient ne pouvaient entrer dans son alexandrin harmonieu- 
sement tourné à l'antique ; que fit-il? Il prit son parti avec 
un sens admirablement juste, et, ne concevant pas la possi- 
bilité de changer le vers, dans ce qu'il nomme poème dra- 
matique, il changea le vocabulaire entier de ses Turcs et "|S[ 
se jeta dans je ne sais quelle vague antiquité : Bagdad devint 
Babylone, Stamboul n'osa même pas être Constantinople et 
fut Byzance, et le nom du schah AbbaSy qui assiégeait Bag- 
dad alors, disparut devant ceux d'Osmin et d'Osman. Gela 
devait être.^ 

Il y a plus. Après vous avoir donné tout à l'heure un exem- 
ple des ridicules erreurs où ses imitateurs furent entraînés, 
je vais défendre celui qui la commit. Je pense qu'il lui était 
impossible de dire un mot rude et vrai, avec le style qu'il 
avait employé : ce mot eût fait là l'efifet d'un jurement dans 
la bouche d'une jeune fille qai chante une romance plain- 
tive. U £e l'aurait pu dire qu'en commençant à faire enten- 



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274 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

dre V expression simple àès lepreimer vers. Mais, lorsqu'on 
a dit pendant cinq actes : reine au lieu de votre majesté, hy- 
men pour mariage, immoler en place d'assassiner, et mille 
aaitres' gentillesses pareilles, comment proférer le mot tel 
qu'espion? Il faut bien dire un mortel, et je ne sais quoi de 
long et de doux à la suite. 

L'auteur d'Athalie le sentit si bien que, dans les Plai- 
deurs, il rompit à tout propos le vers en faveur du mot vrai 
moderne, presque toujours trop long pour son cadre et im- 
possible à raccourcir. Le nom antique n'était pas, comme le 
nom moderne, précédé d'un autre nom ou d'une qualification 
^i tient à lui comme les plumes â l'oiseau ; jamais un page 
n'annoncera avec un seul vers alexandrin wadaiwe la dttchesse 
de Montmorency, et, s'il annonce Montmorency, on le chafisera 
très-certainement. Le poète à'Estker dit en pareil lîas, 

Madame la comtesse 
Le Pimbesche. 

De même dans les locutions familières qu'il ne veut pas in- 
terrompre ni contourner, ce qui serfdt les défigurer, il dit ; 

Puis donc qu'on nous permet de prendre 
Haleine t et que Ton nons défend de nous entendre. 

N'en doutez pas, si un écrivain aussi parfait eût été forcé 
de mettre sur la scène tragique un sujet tout moderne, il eût 
employé le mot simple et eût rompu le balancement régu- 
lier et monotone du vers alexandrin, par l'enjambement d'un 
vers sur l'autre; il eût dédaigné rkémistiche, et peut-être 
même (ce que nous n'osons pas) réintégré l'hiatus, comme 
^ Molière lorsqu'il dit : Voici d'abord le cerf donné aux chiens; 

ou abrégé une syllabe comme ici : je me trouve en %m fort à 
V écart, à la queukde nos chiens^ moi seul avec Drécar. 

ie regrette fort, mon ami, que la fantaisie ne lui en ait pas 

pris vers 1670, il m'eût épargné bien des attaques obscures, 

signées ou non signées (ancmymes dans les deux cas). Il eût 

évité d'incroyables travaux aux psuvres poètes qui 17ont suiid. 

^ Groiriez-vous, par exemple, vous, Anglais! vous qui savez 

^ quels mots se disent dans kfi tragédiee de Shakâpeare, quûiaj 



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• 

/ ' LE MORE DE VENISE 275 

^ muse tragique française ou Melpomène a été quatre-vingt- 

dix-huit ans avant de se décider à dire tout haut un mou^ 
éhoiry elle qui disait diien et éponge, très-francliemeat ? 
Voici les degrés par lesquels eUe a passé avec une pruderie 
y et un embarras assez plaisants : 

Dans l'an de rhégire 1147. qui coirespond à Tan du Christ 
4732, Melpomène, lors de Vhyménée d'une vertueuse dame 
turque qui ne se nommait pas Zahra et qui avait un air de 
famille avec Desdemona, eut besoin de son mondimr, et^ 
n'osant jamais le tirer de sa poche à paniers, prit im billet à 
la place. En 1792, Melpomène eut encore besoin de c#méme^^_ 
mouchoir pour Vhyménée d'une concitoyenne qui se dfsait 
Vénitienne et cousine de Desdemona, ayant d'ailleurs une 
syllabe de son nom, la syllabe mo, car elle se nommait Hé-» 
delmone, nom qui rime commodément (je ne dirai pas à 
.^"..^^-atemône et anémone, ce serait exact et difficile), Biais à 
soupçonne, donne, ordonne, etc. Cette fois donc, il [y a de 
/ cela trente-sept ans, Melpomène fut sur le point de prendre 

ce mouchoir; mais, soit que, au temps du Directoire exécu- 
tif, il fût trop hardi de paraître avec un mouchoir, soit, au 
contraire, qu'il fallût plus de luxe, elle ne s'y prit pas à deux 
fois, et mit un bandeau de diamants qu'elle voulut garder, 
même au lit, de crainte d'être vue en négligé. En 1820, la 
tragédie française, ayant renoncé franchement à son sobri- 
quet de Melpomène, et traduisant de l'allemand, eut encore 
affaire d'un mouchoir pour le testament d'une reine d'Ecosse ; 
ma foi, elle s'enhardit, prit le mouchoir, lui-même! dans sa 
main, en pleine assemblée, fronça le sourcil et l'appela hau- 
tement et bravement tissu et don; c'était un grand pas. 

Enfin en 1829, grâceàShakspeare, elle a dit le grand mot, 
à répouvante et évanouissement des faibles, qui jetèrent ce 
jour-là des cris longs et douloureux, mais à la satisfaction du 
public, qui, en grande majorité, a coutume de nommer un 
mouchoir mottchoir. Le mot a fait son entrée ; ridicule 
triomphe? Nous faudra-t-il toujours un siècle par mot vrai 
introduit sur la scène? 

Enfm on rit de cette pruderie. — Dieu soit loué ! le poète 
pourra suivre son inspiration a«ssi librement que dans la 



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276 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

prose, et parcourir sans obstacle l'échelle entière de ses idées 
sans craindre de sentir les degrés man<iuer sous lui. Nous ne 
sommes pas assez heureuse pour mêler dans la même scène 
la prose aux vers blancs et aux vers rimes; vous avez en An- 
gleterre ces trois octaves à parcourir, et elles ont entre elles 
une harmonie qui ne peut s'établir en français. U Mait pour 
les traduire détendre le vers alexanclrin jusqu'à la négligence 
la plus familière (le récitatif), puis le remonter jusqu'au ly- 
risme le plus haut (le chant), c'est ce que j'ai tenté. La prose, 
lorsqu'elle traduit les passages épiques, a un défaut bien 
grand, et visible surtout sur la scène, c'est de paraître touti 
coup boursouflée, guindée et mélodramatique, tandis que le 
vers, plus élastique, se plie à toutes les formes : lorsqu'il 
vole, on ne s'en étonne pas ; car, lorsqu'il marche, on $$nt 
quHl a des ailes. 

Vous êtes un peu plus jeune que moi et beaucoup plus 4* 
mide. — N'ayez pas de ce que vous appelez mon nom plus de 
soins que je n'en ai moi-même. Je ne suis point honteux 
d'avoir traduit une fois en passant, quoique j'aie souffert un 
peu de la gêne que je m'impose ; après tout, que l'œuvre 
reste, et c'est un diamant de plus au trésor français, dia- 
mant brut si l'on veut, il a son^prix : ne nous donnât-il qu'un 
portrait d'Yago que l'on avait ôté d'entre Othello et Desde 
mona. Autant eût valu retrancher le serpent de la Genèse. 

Notre époque est une époque de renaissance et de réhabi- 
litation tout à la fois; je ne dirai jamais cependant que la loi 
nouvelle doive être impérissable; elle passera avec nous, 
peut-être avant nous, et sera remplacée par une meilleure; 
il doit sufQre à un nom d'homme de marquer un degré du 
progrès. Plus la civilisation avance, plus l'on doit se résigner 
à voiries idées que l'on sème, comme un grain fécond, s'éle- 
ver, mûrir, jaunir et tomber promptement, pour faire place 
à une moisson nouvelle, plus forte et plus abondante, sous 
les yeux mêmes du cultivateur. Ce désintéressement philoso- 
phique a manqué malheureusement à beaucoup des honmies 
qui nous restent des deux générations qui précèdent la nôtre; 
comme pour réaliser le mot infâme d'un écrivain de leur 
siècle, ils ont voulu voir dans leurs fiU leurs ennemis, et 



s 



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4 



LE MORE DE VENISE 277 ^ 

dan$ leurs petits-fils les ennemis de leurs fils; à ce titre, du 
moins, nous aurions eu droit à leur tendresse ; mais non, pas 
même cela ; ces vieux enfants se sont irrités de voir sur de 
jeunes fronts la gravité qu'eux-mêmes devraient avoir; ils 
ont cherché à comprimer les mâles rejetons qui les rem- 
I placent : les uns ont voulu les étouffer sous le plâtre des der- 
niers siècles, les autres les faucher avec le sabre de l'Empire ; 
peine inutile, la pépinière a grandi, la forêt pousse de tous 
côtés des arbres de toute forme, dont les branches noueuses, y 

les jets vigoureux, les larges feuilles, ensevelissent dans Fombre 
' quelques troncs rachitiques et mourants, qui auraient pu vivre 
encore, s'ils s'étaient appuyés, au lieu de s'isoler. 

Qu'est-il arrivé? les jeunes gens se sont levés contre leurs 

devanciers injustes, ils ont compté les cheveux blancs des 

vieillards, et, dans leur impatience, ils ont dressé des tables 

[ mortuaires pour se consoler mutuellement par une espérance 

^impie. J'ai gémi de cette cruauté ; mais pourquoi les avoir 

I persécutés? étaient-ils responsables de cette loi qui les pousse 

/ en avant avec le genre humain tout entier? 

Loin de détruire les grandes réputations, je dis que l'on doit 
savoir gré à chacun de son œuvre selon son temps; la meil- 
leure preuve que j'en puisse donner^st ce travail ingrat que 
j'ai fait, nouvel hommage à une ancienne gloire non euro- 
péenne, mais universelle; car, dans le même temps où Ton 
jouait le More de Venise à Paris, il se jouait à Londres, à 
Vienne et aux États-Unis. Lorsqu'on a fait fausse route, il faut 
bien revenir sur ses pas pour se remettre en bon chemin. Il 
n'existait sur la scène tragique d'autre vers que le vers poli et 
\ sujet aux anachronismes dont je vous ai parlé. Il m'a donc 
( fallu reprendre dans notre arsenal l'arme rouillée des anciens 
poètes français, pour armer dignement l'ancien Shakspcare. 
Corneille, l'immortel Corneille, avdt donné au Cid cette véri- 
table épée moderne d'Othello, dont la lame espagnole est dans 
VEbre trempée. Ehro's temperl pourquoi ne s'en est-il servi 
qu'un seul jour! 
' Je n'ai rien fait, cette fois, qu'une œuvre de forme. 11 fallait 
refaire l'instrument (le style), et l'essayer en public avant de 
jouer un air de son invention. Si j'avais connu une histoire 

16 



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278 THÉÂTRE COMPLET D'ALFEED DE VIGNY 

plus racontée, plus lue,. plus représentée, plus chantée, plu» 

dansée, plus coupée, plus enjolivée, plus gâtée que celle du 

More de Venise, je l'aurais choisie précisément pour que Fat* 

' tention se portât sans distraction sur un se ul point , VexéaUion. 

Vous, milord, gardez-vous de ' ^ ma traduction, vous la 
trouveriez aussi imparfaite que je le fiais moi-même. Car j'ai 
encore cette vérité à vous dire, qu'il n*y a pas au monde une 
seule bonne traduction pour celui qui sait la langue originale, 
si ce mot est entendu comme reproduction du modèle, comme 
h'anslation littérale de chaque mot , chaque vers , chaque ' 
phrase, en mots, vers, phrases d'une autre langue. Toute < 
traduction est faite pour ceux qui n'entendent pas la langue 
mère et n'est faite que pour eux, c'est ce que la critique perd 
de vue trop souvent. Si le traducteur n'était interprète, il se- 
rait inutile. Une traduction est seulement à Toriginal ce qu'est 
le portrait à la nature vivante. Et quel jeune homme pouvant 
regarder sa maîtresse daignerait jeter les yeux sur son image ? i 
Mais, dans l'absence ou la mort, l'image satisfait. C'est ici ^ 
même chose. En vain on répète le même chant dans sa lan- 
gue , c'est un autre instrument ; il a donc un autre son 
et un autre toucher, d'autres modulations, d'autres accords, 
dont il faut se servir pour rendre Fharmonie étrangère , la 
NATURALISER; mais une chose y manque toujours, l'union 
intime de la pensée d'un homme avec sa langue maternelle. 

J'ai donc cherché à rendre l'esprit, non la lettre. Cela n'a 
pas été compris par tout le monde, je l'avais prévu ; pour les 
ims, ceux qui ignorent l'anglais, j'ai été trop littéral ; pour les 
autres, ceux qui le savent, je ne l'ai pas été assez. Ainsi, ce 
bronze fait à l'image de la grande statue d'Othello vient d'être 
pressé, battu, tordu par la critique entre l'enclume anglaise 
et le marteau français. Sous la forme d'un livre, le More 
va sans doute encore être attaqué. Mais : Parvf.^ine mefMbêTj 
ibis in urhem. Je ne le saurai guère plus que vous. De loin 
en loin on mé^raconte qu'un pamphlétaire a griffonné, qu'un 
boulTon a chanté, qu'un censeur incurable a péroré contre i 
moi. Je ne m'en occupe pas autrement, et je ne sais ni ce qu'ils 
fbnt ni ce qu'ils sont. 

Je n'ai Mt là qne vous présenter une vue de cette tentative 
litéraire. Le système entier sera mie\ix expliqué par des 

A 



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T 



f^mmm^m 



LB MORE DB TEXISE 279 

^îi j '* œuvré» que par des tbéoTies. En poésie, en phllosopliie, en 
' „ .action, qu'est-ce que système, que manière, que ^nre, que 
^ . ^ * ton j que style ? Ces questions ne «ont résolues que par un mot, 
^ j * et toujours ce mot est un nom d'homme. La tête de chacun 
^"^.,. est un moule où se modèkHoute une masse d'idées. Cette 
""J^^.tôte une fois cassée par la mort, ne cherchez plus à recom- 
3 unej: pQse^ un ensemble pai>eil. Il est détruit pour toujours. 
naie,^. Un imitateur de Shakspeare serait aussi faux dans notre 
^^^'^ temps que le sont les imitateurs à^Athalie. 
aguel Encore une fois, nous marchons, et, quoique Shakspeare ) 
'oute! ^[^ atteint le plus haut degré peut-être où puisse atteindre la ^ 
ngue; tragédie moderne, il Ta atteint selon son temps; ce qui est 
perd . poésie et observation de moraliste est aussi beau en lui que 
il se-; jamais il Teùt été, parce que l'inspiration ne fait pas de pro- / 
n'est ^gi*^, et que la nature des individus ne change pas; mais ce ; 
ivanti ^î ^t philosophie divine ou humaine doit correspondre aux 
g-gfjl -besoins de la société où vit le poète; or, les sociétés avancent. 
j jçjf. Aujourd'hui, le mouvement est tellement rapide, qu'un 
^^^^ ( iiomme de trente ans a vu deux siècles contraires de dix ans 
gQ^' chacun, l'un tout en action extérieure, guerroyant, conqué- 
^jg .rant, rude, fort et glorieux, mais sans vie, et comme ^acé 

2^ . à l'intérieur, presque sans progrès de poésie, de philoso- 
liûfl V^^^ ®* d'arts, ou n'y laissant apercevoir qu'un mouvement 
iUe. ^® transition; l'autre, immobile et 'languissant au dehors, 

,^ .xnesquin et indécis en action, sans vouloir, sans éclat dans ses 
^^g , ûdts, mais agité, dévoré intérieurement par un prodigieux tra- 

jgg vail intellectuel, une fermentation presque sans exemple dans 
^ rhistoûre et portant en lui comme une fournaise ardente où se 
' refondent, s'élaborent, se coulent et se coordonnent toutes les 
^ ^pensées, dans toutes leurs formes, tous leurs moules et tous 
^^ jleurs ordres; le premier tout semblable à un corps, le second 
^ it un esprit. Comment de ce double spectacle ne sortirait-il 

.jj .pas comme une race d'idées toute nouvelle? qui peut s'éton- 
^ ner de tout ce qui se fait, à moins d'avoir, comme Jérusalem, ^ 
^ des yeux pour ne point voir? Pour n'appliquer ceci qu'à l'art 
", dramatique, je pense donc qu'àH^avenir cet m't jera plp^îf- 
^^ ficile que jamais pourià France , précisément parce qu'il ,^st ^ 

affranchi ^es plus pesanteis règles. C'était autrefois une sorte 

! àe^ mérite que d*âToir produit quelque chose malgré elles, et 

les avoir suivies pouvait faire une réputation. Mais, à présent, 

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\ 






/ 



280 THÉÂTRE COMPLET D*ALFRED DE VIGNY 

ce sera d'un autre point de vue que Ton considérera la tragé- 
die inventée, il lui faudra d'autant plus de beautés naturelles 
qu'elle aura moins de grâces de convention. C'est par la môme 
raison qu'un cheval faible et ruiné peut avoir au manège une 
souplesse fort élégante sous les selles de velours, les cocardes, 
les nœuds, les bridons dorés et les tresses des écuyers ; il exé- 
cute des voltes et demi-voltes savantes, il fait des soubresauts 
qui lui donnent un air de force, et il pren'd un galop mesuré 
qui singe la vitesse ; mais lancez-le nu et au grand air dans 
- une plaine d'Alsace ou de Pologne, et jugez-le. à côté d'un 

' étalon sauv %e, et vous verrez ce qu'il -saura faire. 

^^ La liberté, donnant tout à la fois,- multiplie à l'infini les 
difficultés du choix et ôte tous les points d'appui. C'est peut- 
être pour ce motif que l'Angleterre depuis Shakspeare compte 
un très-petit nombre de tragédies^ et pas un théâtre digne 
du système de ce grand homme*, tandis que nous comptons 
une quantité d'écrivains du second ordre qui ont donné leur 
-\ t/^à<re, collection très-supportable dans le système racinien. 

' J'ai appuyé sur cette remarque, parce que je prévois que, 

lorsque les exemples viendront/ la critique s'armera d'eux et 
de leur sort à la représentation , pour combattre les règles 
et le système entier, sans savoir gré des nouvelles difficultés 
et de l'échelle bien plus grande sur laquelle on mesurera les 
œuvres futures. En effet, il ne faudra pas moins qu'ajouter à 
tout ce que Shakspeare eut dé poésie et d'observation, le ré- 
sumé ou les sommités de ce que notre temps a de phi- 
losophie, et de ce que notre société a de sciences acquises. 
Les tentatives seront nombreuses et hardies, et tout en sera 
honorable; la chute sera sans honte, parce que, dans c« 
monde ^nouveau, l'auteur et le public ont leur éducation â 
faire ensemble et l'un par l'autre. — J'espère qu'après tout ce 
que je viens de vous dire, vouS' ne me répéterez plus le ro- 
proche que vous faisiez à moi et à mes amis, dans vôtre der- 
nière lettre^d'un zèle d'iimovation trop ardent. /^ 
Vous vous rappelez cette grande et vieille horloge que je 

j^ * La senle chose dont je ressente qnelqae orgnÀil dam eette entreprise, est d'avoir 
fait entendre sur la scène le nom dn grand Shakspeare^ et donné ainsi occasion à 
nn pnblic français de montrer hantement qn'il sait bien que les langues ne sont qna 
des instruments, que les idées sont nnirerselles, que le génie appartient à l'huaia* 
nité entière, et que sa gloire doit aroir pour thé&tre le inonde entier; 



n 



,^=^A^. -^.y»^^ 



.iCi^vaple^ 



LE MORE DE YENXSE 281 

TOUS fis remarquer souvent? Eh bien, que ce souvenir me 
serve à vous expliquer ma pensée ; elle est pour moi la fidèle 
image de l'état des sociétés en tous temps. 

Son grand cadran y. dont les chiffres romains sont pareils à 
des colonnes, est éternellement parcouru par trois aiguilles. 
L'une, bien grosse, bien large, bien forte, dont la tôte res- 
semble à un fer de lance et le corps à un faisceau d'armes, 
s*avance si lentement, que Ton pourrait nier son mouvement; 
l'œil le plus sûr, le plus fixe , le plus persévérant, ne peut 
saisir en elle le moindre symptôme de mobilité \ on la croirait 
scellée, vissée, incrustée à sa place pour l'éternité, et pour- 
tant, au bout d'une grande heure, elle aura décrit la douzième 
partie du cadran. Cette aiguille ne vous représente-t-elle pas 
la foule des peuples dont l'avancement s'accomplit sans se- 
cousse et par un entraînement continuel mais imperceptible*} 

L'autre aiguille, plus déliée, marche assez vite pour qu'a-* 
vec une médiocre attention on puisse saisir json mouvement ; 
c^lle-ci fait en cinq minutes le chemin que fait la première en 
une heure, et donne la proportion exacte des pas que fait la 
masse des gens éclairés au delà de la foule qui les suit. 

Mais , au-dessus de ces deux aiguilles , il s'en trouve une 
bien autrement agile et dont l'œil suit difficilement les bonds; 
elle a vu soixante fois l'espace avant que la seconde y marche 
et que la troisième s'y traîne. 

Jamais, non jamais, je n'ai considéré cette aiguille des se- 
condes, cette flèche si vide, si inquiète, si hardie et si émue 
à la fofe , qui s'élance en avant et frémît comme du senti- 
ment de son audace ou du plaisir de sa conquête sur le temps ; 
jamais je ne l'ai considérée sans penser que le poète a tou- 
jours eu et doit avoir cette marche prompte au devant des 
siècles et au delà de l'esprit général de sa nation, au delà 
même de sa partie la plus éclairée. 

Et ce balancier pesant qui les régit par un mouvement in- 
variable , ne verrions-nous pas en lui , si nous luivions cette 
idée, un symbole parfait de cette inflexible loi du progrès 
dont la marche emporte sans cesse avec elle les trois degrés 
de l'esprit humain qui lui sont indifférents, et ne servent, 
après tout, qu'à marquer successivement ses pas vers un but^ 
hélas! inconnu? 

|«r aoT6iDl>re 1829. 
16. 



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PEBSONNAGES 

ET DISTRIBUTION BBS KOLES 
tiSLLE qu'elle X BU LIEU À LÀ COHÉDIE-FRÀICÇAIBl 

Le. SftjocrtobTe fat9. 



11 B0GB BE yiinsi. ...:•••;• h. Sàor^kvLUBM, 

BRABANIIOy séaateor, pèca ds DdatImBoua. ... H. DiaiioussBAUX. 

OTHELLO, le More , . . . . M. Jovart, 

CASSIO, son lieutenant. . • . . % M. Datid. 

YàGÛ^ son enseigne H. Psum. 

LtJBOYIGO, parent de Brabantio, enroj h da sénat. . M. Gbffbot. 

BODUCO^lBimftgeatiaiammeviénitisa M. Umiud. 

lIONTANOi gonvernenr de Chypre pour Tenise arant 

ÏAvrvrée d'Othello 

UN Hl^JUm. H. Hqntioht. 

BESDEMONA, fille de Brabantio, feoime d'Othello . . M»' Mabs. 

EHILIA, femme d'Yàgo, suivante de Besdemona. . . M"** Toobez. 
BlANCAy ooiurtSsane' de Yèntse} mtttresse da Cassio, 

) perlai à^Chjrpse • • 



Officiers da Tenise et de Chypre. 

Matelots; soldats àe Tenise ; femme de la suite de Besdemona; peuple de Teois» 
•t de Chypre. 



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LE MOBE DE VENISE 

— OTHELLO — 
ACTE PREMIER 



A TEHISB 

La scène reprf lento an fend k Bialto ; i gancha, la baleon da f$tti» da-l 
k droite en face, l'hAIel du Sagittaire, anlierge de VeÙM, 



SCÈNE PREMIÈRE 

RODRIGO, YAGO, eoarerts de lenra manteaux & la ?énitienn€b 
RODRIGO. 

Ne m'en parlez jamais. — Je trouve surprenant 
Qu'après notre amitié vous veniez maintenant 
Montrer de tout cela si grande connaissance : 
Gomment! de leur amour vous saviez la naissance, 
Tandis que, chaque jour» vous acceptiez mes dons, 
Et de ma bourse enfin teniez les deux cordons? 

TAGO. 

Eh! pardieu! tâchez donc d'écouter pour entendre! 
Si jamais j'accusai le More d'être tendre. 
Maudissez-moi. 

RODRIGO. 

J^aicru que vous le détestîes. 



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281 THÉATRB COMPLET D'ALFBED DE VIGNY 
TAGO. 

C'est vrai. — N'en croyez pas mes feintes amitiés. 

Je n'oublîrai jamais son injure; elle est telle, 

Que j'en garde en mon âme une haine mortelle. 

J'ai vu trois sénateurs en vain le supplier 

Pour mon avancement, sans le faire plier, 

Toujours dans son orgueil ferme comme une roche. 

Je puis dire pourtant, sans craindre de reproche, 

Qu*étre fait lieutenant n'était pas trop pour moi ; 

Et je ne me sens pas au-dessous de l'emploi. 

Hais il a répondu par des phrases fardées. 

De termes de bataille horriblement bardées ; 

Bref, il a repoussé mes trois sots protecteurs 

Avec tous ses propos stériles et flatteurs. 

c J'ai choisi, » disait-il; et quel était son homme? 

Le Florentin Cassio, qu'à Venise on renomme 

Pour un galant musqué, mais qui ne saurait pas 

Manœuvrer l'escadron pendant cinquante pas; 

Habile à discuter en paix la théorie. 

Mais inutile en guerre à servir la patrie : 

Voilà le choix du More. Et moi qui, sous ses yeux, 

Combattis ou dans Rhode, ou dans Chypre, en cent lieux. 

Ottomans ou chrétiens, en Europe, en Afrique, 

Partout où l'envoya la noble République, 

Je me vois rejeté dans le honteux honneur 

D'enseigne, pour servir le moresque seigneur. 

RODRIGO. 

Ma foi, je quitterais l'armée à votre place. 

YAGO. 

Ne disons rien; plus tard, je briserai la glace. 
Je veux servir encor, non pour lui, mais pour moi. 
Maître ou valet, chacun naît classé malgré soi. 
Mais, dans ce monde, il est deux espèces d'esclaves 
Les uns, rampants, soumis, amants de leurs entraves. 
Usent leurs corps, leur âme et leur temps tour à tour, 
Humblement satisfaits du pain de chaque jour. 
Aussi, quand ils sont vieux, par une main auguste 
Us sont chassés. Fouettez ces gens-là. C'est bien juste. 



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LE MORE DE VENISE 285 

Mais d'autres, plus soumis, en apparence, encor, 
Dérobent à leur maître et le pouvoir et Tor, 
Et, sous ses pieds creusant leur lente et sourde mine, 
Pour s'élever plus haut, montent sur sa ruine : 
Gcux-là seuls ont de l'âme, et je suis de ceux-là. 

RODRIGO. 

Elle a pu l'écouter ! — Un More ! qui parla 
Avec sa lèvre épaisse, en lui faisant la moue. 
— Goût dépravé! 

YAGO. 

Tandis que de vous on se joue! 
C'est bien mal! — Mais il faut, pour nous venger tous deux. 
Faire persécuter se séducteur hideux; 
Empoisonnons sa joie; éveillons la famille 
Du bon vieux sénateur à qui Ton prend la fille; 
Troublons le premier soir de ce More adoré. 
Et que tout son bonheur en soit décoloré. 

RODRIGO. 

C'est bon. — Je crîrai tant, que la ville accourue 
Croira trouver le feu brûlant dans chaque rue. 

YAG0> moatrant imbalcoa. 

Son père dort là*haut. 

Tous deux s'approehent des haatet fenètret de Brabantio. 
RODRIGO. 

Tant mieux. — Au feu! seigneur 
Très-noble Brabantio! — Levez-vous! — Au voleurl 
A votre coffre-fort! 

YAGO. 

Aux verrous ! à la grille! 

RODRIGO* 

On a pris votre argent! 

YAGO. 

On a pris votre fille ! 

BRABANTIO, à U fendtra. 

Eh bien, qu'arrive-t-il? 

RODRIGO. 

Comptez bien, s'il vous platt : 
Tout votre monde est-il chez vous au grand complet? 



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Stm THEATRE COMPLET D* ALFRED DE VIGNT 
TAftO. 

Et votre porte, hier, Ta-t-on barricadée? 

RODRIGO. 

Est-ce par le balcon qu'elle s'est évadée? 

BRABANTIO. 

Qui? 

RODRIGO. 

Je le vis hier qui rôdait alentour. 

TAGO. 

La colombe est en proie au vieux et noir vautour. 

RODRIGO. 

Seigneur, faites sonner les cloches, car j'espère 
Qu'avant demain matin nous vous saurons grand-pèrç^ 

TAGO. 

Un cheval africain, c'est un bel animal; 
Mais en faire son gendre ! 

RODRIGO. 

Au moins, c'est un cheva. 
Arabe 

BRABANTIO. 

Êtes- VOUS fou? 

RODRIGO) saluant ayec konie et affectation* 

Honnête et pacifique, 
Je... 

' BRABANTIO. 

Vous êtes un drôle ! 

Y A G > saluant et riant. 

Et VOUS un magnifique 
Seigneur! 

BRABANTIO. 

Les insolents ! 

RODRIGO. 

Seigneur, je prends sur moi 
De payer le procès aux mains des gens de loi, 
S'il est vrai qu'à présent votre fille est chez elle. 
Visitez la maison, sa chambre et sa ruelle, 
Appelez-la partout, et vous verrez. 



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I 



LB MOBR DE TElïJSB 287 

BRABANTIO. 

Mes gens! 



De la lumière * I 



ILientM dits loi •! éToiile toata U 



SCÈNE II 



YAGO, RODRIGO. 

TAGO. 
Allons! des soins très- exigeants 
M'appellent. Vous serez, lors de notre rencontre, 
Témoin du père, et moi, je serai témoin contre. 
Mais je quitte ce lieu. L'air me devient malsain; 
Car, sHl me Toit ici, je manque à mon dessein. 
L'heure n'est pas venue,- et mon rôle est encore 
De paraître en tout point créature du More. 
Paraître seulement ; car, ma foi ! je le hais 
Dix fois plus que l'enfer, où peut-être je vais. 
Le bonhomme, à présent, ne voudra plus se taire. 
Tâchez de l'attirer, là même, au Sagittaire, 
J'y conduis l'amirsd. Adieu. 



* Je De pense pas qae personne regrette les expressions par trop énergfqdM 
dont se sert Yago dans eette scène, et parthmHèrement eeUes de eekte pkcMe qui 
commence par 

I am one, sir, that cornes to tell yon^ etc. 

•I qae jen'acbère pas, par respect pour quelques femmes qoi sarent l'anglais. Toif 
les acteurs célèbres de r Angleterre, Kean, Kemble, Yonng et Macready, retraaekeat 
habituellement les paroles trop libres. Ce n'est pas dans quelques mots grossiers, 
qui ne^at pfa» tolérée dans notre Molière, qa« réaide le génie des grands poètes 
ee n'est qœ lewqaala sHoatton les «xige impécieasamwit qu'il-fautia» ( 
i'id— >wai qodyi» i e inpl« s di ilMM it tU ■ • ■«•. ttagédie. 



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28a THÉÂTRE COMPLET D'ALF^IED DE YIQN7 
SCÈNE III 



RODRIGO, BRABÂNTIO, tuiri de Doicbstiquii, pwtaal 
des torches. 



1 



RODRIGO. 

Me voilà bien. 



Il me laisse t 



BRABANTIO. 

Ah ! seigneur^ je reste sans soutien 
Dans ma vieillesse ! hélas! Fhonneur de ma famille t 

A Rodrigo. A part. 

Comment Pavez-vous vue ? — malheureuse fille ! 

A Rodigo. A part 

C'était avec le More! — Oh! qui voudra jamais 

A Rodrigo. 

Être père ! — A qui donc se fier désormais ? 

AsesgeDf. A Rodrigo. 

Des flambeaux ! ^ Se sont-ils mariés sans obstacle ? 
En ôtes-vous certain *? 

RODRIGO. 

Oui 

BRABANTIO. 

C*est donc un miracle! 
11 faut qu'il ait usé d'un philtre pour toucher 
Ce cœur si fier, qu'en vain je vous vis rechercher. 

A ces genf. 

Rodrigo 1 plût au ciel... — Avertissez mon frère... 

A Rodrigo. 

Qu'elle vous eût choisi ! — Croyez-vous nécessaire 
D'emmener une escorte ? 

* Shakspeare affectioiuie ces propos paatioanés interrompoi' par l'actioa dont oa 
•et oceapé TiTement. Oa aont daoa la nature et » renoorellent chaqae jour antoor 
de nona. J'ai tâché d'en oonaerrw fidèlement le mourement; il n'j en arait paa 
d'exemple dnoa notre tra^&die. J'en ferai remarqner pliuieart dans oelle-eL Cest 
•neore vm des aTantages inapréciables de rasage des enjambefflentii à l'aida Sflul 
des^ftls on peut exprimer ce disordre. 



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tE MORE DE VENISE gg^ 

ROBRIGO. 

Oui. L'homme, voyez-vous, 
Est puissant. 

BRABANTIO. 

Eh bien, donc, venez. Conduisez-nous® 
SCÈNE IV 

OTHELLO entre aree edme et dignité. Dit SiBTXTivRf portent do» 
flambeaux devant lui. YÂGO le snit. 

TAGO. 

Quoique dans les hasards du noble état des armes 
Il m'ait fallu tuer sans en verser des larmes, 
Cependant, je l'avoue, un meurtre médité 
M'inspire de l'horreur et m'aurait bien coûté. 
J'hésite quelquefois pour ma propre défense : 
Mais il a tellement prolongé son offense, 
Que je fus bien tenté de lui piquer les flancs. 

OTHELLO, arec calme. 

Cela vaut mieux ainsi. , 

TAGO. 

Les discours insolents 
De ce vieux sénateur, contre votre fortune 
Et vous, me laisseront une longue rancune. 
J'ai, ma foi, vu l'instant où mon sang révolté -^ 

N'était plus contenu par ce peu de bonté 
Que vous me connaissez. Mais je vous en supplie, 
Quelle est dites-le moi, l'union qui vous lie? 
Est-ce un bon mariage? Il le faut, car les lois 
Seraient pour le vieillard : on estime sa voix, 
Et toujours au conseil d'abord on l'interroge; 
Il balance à lui seul le sénat et le doge. 
Et peut vous ruiner par ses hardis propos. 

OTHELLO. 

Laisse-le s'agiter pour troubler mon repos. 

17 



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'230 THÉÂTRE COMPLET D*ALF11ED ÛE VIGNY 

Sles services rendus dans mainte et mainte affaire 

Parleront bien plus haut que sa voix ne peut faire. 

Un jour, jërpublîrai dans la noble cité, 

Si Ton met quelque prix à cette -vanité, 

Que des rois d'Orient ont fondé ma famille; 

Qu'ainsi d'un sénateur je puis aimer la fille, 

Sans la faire rougir de moi, car je naquis 

L'égal au moins du rang que mon braàm'a conquis. 

D'ailleurs, pour les trésors que, dit-on, sous son onde,- 

Au doge son époux, garde la mer profonde, 

le n'aurais pas changé mon sort libre et sans frein, 

Si ce n'était l'amour qui fond ce cœur d'airain. 

Mais vois quels sont ces feux, ces hommes sur la place. 

SCÈNE V 

CASSIO et qcilqvvsOfpicibks paraitseDt dans TélaigatnMfit S9 nfliM 
da pkisieurs /lambeaux. 

TAGO. 

C'est le père et les siens ; retirei-^vous^, de grâce ! 

OTHELLO. 

Noti, il faut qu'on me trouve en public, et je doi: 
A l'honneur, à mon rang, de ne pas fuir la loi. — 
Regarde, est-ce hïesk lui? 

YAGO* 

Par Janus, je me trompe * l 
C'est Gassio qui vers nous s'avance en grande pompOi. 

CASSIO. 

2ffon général, le doge au palais vous attend. 

OTHELLO. 

A quelle heure, Gassio? 

# GASSIO. 

G^éral, à l'instant. 

*• By Janot, I thiok, no. 

■ISaiis afBrmer que Shakspeare ait pensé à faire jurer Yago par le dian au double 
•misagef comme l'assare LetonrDeor, je vois du moins là-dedans une grande fidélité 
'«4e couleur locale que j'ai précieusement conservée ; les luliens jurent encore aujom- 
-é^vi par les dieux du paganisme : Per Bacco, eto. 



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LE MOBE DE VENISE 291 

Chypre va vous donner d'importantes alTaires, 
Car douze messagers viennent de nos galères ; 
On craint d'apprendre d'eux quelque combat fatal 
Et tous les conseillers sont au palais ducal. 

OTHELLO. 

Venez donc, mes amis, ma rencontre opportune 
Seconde mon devoir. — J'en bénis la fortune. 

GASSIO. 

Je vois des messagers qui vous cherchent aussi. 



SCÈNE VI 

BRÀBÀNTIO et RODRIGO paraissent avee des HiaisTAATi «1 
UM OBAHB MOMBax DB SBRViTKcas qoi los éclairent. 

tAGO. 

C'est bien lui, cette fois, général, le voici. 

OTHELLO leur crie. 

Arrêtez 1 restez là ! 

RODRIGO* 

Bah ! quelques pas encore. 
Si vous le permettez. Monseigneur, c'est le More. 

BRABANTIO. 

Tombez sur lui, le traître ! et main-forte à la loi. 

Let deux: partis mettent Tépée à la main. 
TAGO. 

Ah! Rodrigo, c'est vous! eh bien, de vous à moi! 

OTHELLO. 

Tout beau, messieurs! rentrez vos brillantes épées ; 
Du brouillard de la nuit elles seront trempées. 
Cela peut les ternir. — Seigneur, vos cheveux blancs 
Commandent mieux ici que ces moyens sanglants. 

BRABANTIO. 

Qu'as-tu fait de ma fille, ô ravisseur infâme? 
Par quel enchantement as-tu troublé son âme? 
Dis -nous quel maléfice et quel secret poison 
Ont à ta destinée enchaîné sa raison? 



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292 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Car j'en appelle à tous, j'appelle en témoignage 

L'univers. Qui croirait qu'un pareil mariage 

Eût jamais engagé le cœur de mon enfant 

Si jeune et si joUe, heureuse et triomphant 

De la séduction des nobles de Venise ; 

Qu'à moins d'un sortilège, elle se fût éprise ' 

D'un barbare, et qu'elle eût sur son sein profané 

Pressé le sein hideux d'un monstre basané? 

— Moi, je viens t'arréter, comme exerçant dans l'ombre 

Un art proscrit, jetint un charme impur et sombre, 

Corrompant l'innocence, auteur d'un attentat 

De magie, et dès lors en horreur à l'État. 

OTHELLO, calme et souriant. 

Allons, je le veux bien; même je le demande; 

Qu'on m'arrête ! Où faut-il, seigneur, que je me rende? 

BRABANTIO. 

En prison, jusqu'au jour que les lois ont prescrit. 
Où l'on pourra t'en voir sortir mort ou proscrit. 

OTHELLO. 

Je consens de grand cœur à tout; mais que ferai-je? 
Le doge et le sénat m'attendent; ce cortège 
Vient à moi de leur part. 

BRABANTIO. 

Un conseil dans la nuit? 
Eh bien donc, qu'à l'instant le More y soit traduit. 
Le sénat doit m'entendre, et ma cause est sa cause. 
Il n'est point d'attentat que tout esclave n'ose, 
S'il absout ce païen ! 

OTHELLO. 

J'y serai le premier; 
Venez-y donc, conduit par votre prisonnier. 

Yago prend le bras de Rodrigo et eorf arec loL 

I«a scène change. — Le théâtre reprieeate les grands appartemeuU d« 
•énat de Venise» 



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LB MORE DE VENISE S»3 



SCÈNE VII 



LE DOGE estsnr fontrAne; dbs SicaiTAxaif 0ont devant Ini, à nna 
Ubie bordée de lumières, autour de laquelle LiiSiHATiuR «ont astis ; rLU- 
tiBuas OmciiRf te tiennent à quelque distance. 

LE DOGE, feuilletant des lettres. 

Je ne vois rien de sûr dans ces grandes nouvelles. 

PREMIER SÉNATEUR, feuilletant les lettres qu'il a reçaes. 

Les lettres de chacun s'accordent mal entre elles; 
On ne m'annonce ici que cent galères. 

LE DOGE) feuilletant aussi ses lettres. 

Moi, 
le lis deux cents. 

SECOND SÉNATEUR. 

Et nous, un immense convoii 
Que la flotte ottomane à toute voile escorte. 

LE DOGE. 

Chypre est le but où tend l'escadre de la Porte; 
C'est évident. 

UN OFFICIER. 

Seigneurs, encore un messager, 

UN MATELOT. 

Magnifiques seigneurs, on voit se diriger 
Trente voiles vers Rhode; et Montano m'envoie 
Dire que Chypre aussi va devenir leur proie, 
S'il n'est pas secouru. 

LE DOGE. 

Nous y saurons pourvoir. 
Qu'on cherche Marc Luchèse, et qu'on fasse savoir 
Au conseil s'il se trouve à présent à Venise. 

PREMIER SÉNATEUR. ^ 

On le dit à Florence. 

LE DOGE. 

Écrivez l'entreprise 



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5ÎÎÏ4 THÉÂTRE COMPLET D*AliFREP DE VIGNY 

De ses vieux ennemis à ce brave officier. 

On entend quelque rumeur aux port.e<» 
PREMIER SÉNATEUR. 

G*est un bon général, mais voici le premier. 



SCÈNE VIII 

Lb8 MÈVE8, BRÂBANTIO et OTHELLO entrent an sénat; 
CASSIO, RODRIGO, YAGO, dbb O^Fici^aa etunB suitr». 

LE DOGE. 

Brave Othello, les Turcs sont en armes. — Yenise 
Vous confira la flotte en ce moment de crise. 

A Brabantio. 

— Je ne vous voyais pas, seigneur, asseyez- vous; 
Vos conseils sont toujours nécessaires pour nous. 

BRABANTIO. 

Et les vôtres pour moi. — Puissé-je trouver grâce 

Devant votre Grandeur; ni les soins de ma place, 

Ni rintérêt public ne m'ont fait fuir mon lit; 

Je viens pour dénoncer un énorme délit 

Gommis contre moi seul; mais si dur, mais si grave, 

Que mon chagrin m'absorbe, et que j'en suis esclave 

Au point de dédaigner les dangers de l'État. 

LE DOGE. 

Qu*arrive-t-il? 

BRABANTIO. 

Mafille... 

LE DOGE. 

Est-ce un assassinat? 



• Othello entre le premier à gauche dé la scène, «nÎTi de Cassio et d'Yago. n 
salue le Doge assis au fond de la scène et passe à. droite avec Cassiô. Yago reste à 
gauche près de Rodrigo. Brabantio se jette sur son siège de sénateur, roBté vide 
à gauche. 



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LE MORE DE VENISE 2^ 

BRÀBANTIO. 

Elle est morte pour moi, pfise en mes bras, séduite 
Par des philtres secrets ; car enfin sa conduite 
Ne peut se concevoir autrement. 

LE DOGK. 

Nous jurons 
Que l'homme, quel qu'il soit, quand nous le jugerons. 
Serait-il notre fils, recevra la sentence 
De votre propre main qui tiendra la balance, 
Et qui désignera sur le livre sanglant, 
La plus sévère loi pour son crime insolent. 

BRABANTIO» se levant. 

Merci, doge; voilà cet homme, c'est le More. 

TOUS LES SÉNATEURS, 86 levaoU 

Lui Ile More I 

BRABANTIO. 

Lui-même. 

LE DOGE. 

Il faut le dire encore, 

A Othello. 

Nous devons le juger. Nous vous estimons tous, 
Général; cependant que lui répondrez-vous? 

OTHELLO; il ealae arec respect et parle arec calme. 

Très-graves, très-puissants seigneurs, mes nobles maîtres,. 

Réservez la rigueur de vos lois pour les traîtres. 

Moi, que j'aie enlevé la fille du vieillard. 

C'est vrai. — Je vous dis là mon offense, sans fard, 

Sans voile. — Il est aussi très-vrai qu'elle est ma femme ;: 

Voilà tout — Je suis rude, et je n'ai pas dans l'âme 

Des paroles de paix ; je suis né dans les camps ; 

Et depuis que ces bras frappent. . . j'avais sept ans, 

Sous la tente mes nuits se passèrent entières, 

Hormis pendant le cours des neuf lunes dernièreo. 

Aussi, dans l'univers n'ayant qu'un intérêt. 

J'aurais bien peu de chose à dire qui n'eût trait 

A des combats, des faits de bravoure à la guerre. — 

En faisant mon récit, je ne l'ornerai guère ; 



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iSô6 THEATRE COMPLET D'ALFRED DB VIGNY 

Mais pourtant vous saurez par quel philtre puissant 
^Comme il dit) j'ai régné sur ce cœur innocent. 

BRABANTIO. 

Hélas î c'est une enfant si douce et si timide, 
Seigneurs, qu'un mouvement, qu'un geste trop rapide, 
^ue le moindre sourire à son âge échappé 
LoL couvre de rougeur. — Et me croire trompé? 
Ooire que, sans l'effort d'une puissance occulte,' 
£lle dt payé mes soins paternels par l'insulte? 
«C'est impossible I 

OTHELLO. 

Eh bien, seigneurs, permettez -nous 
De la faire paraître un instant devant vous. 
ISon père jugera lui-même s'il s'abuse : 
Je me livre à la mort si son aveu m'accuse. 

LE DOGE. 

*<}ue Desdemona vienne elle-même au palais» 
«<Jue plusieurs officiers partent. 

OTHELLO. 

Conduisez-les, 
Tago ! vous connaissez sa nouvelle demeure; 
J)ites-lui qu'au sénat il faut venir sur l'heure. 

Le Doge fait an geste, «t des officiers vont la chercher. Tago sort aree eus 
après avoir £ait on ligne dlntelligenoe è Rodrigo, qui s'évade et W 
soit. 

^n l'attendant^ seigneurs, aussi sincèrement 
«^ue l'on confesse au Ciel un secret sentiment, 
iJe vais vous exposer comment la jeune femme 
A reçu mon amour et m'a livré son âme. 

LE DOGE. 

i^arlez. 

OTHELLO. 

Son père alors m'aimait et très-souvent 
ITinvitait; nous parlions de ma vie, en suivant 
Par année et par jour les sièges, les batailles, 
/Les désastres sur mer, les vastes funérailles 
'Où je m'étais trouvé; je parcourais les ten^ps 
J)e mes plus grands périls^ et ces rudes instants 



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LE MORE DE VENISE 297 

OÙ la mort en passant nous effleure la tête; 

Je lui disais comment je devins la conquête 

D'un barbare ennemi, commentée fus vendu, 

Racheté, voyageur dans un pays perdu ; 

Je disais le caprice et la fureur des ondes, 

Les détours souterrains des cavernes profondes, 

Et l'ennui du désert, et l'orgueil de ces monts 

Qui suspendent au ciel les neiges de leurs fronts *; 

Caravane aux lieux saints, dangers, science ou gloire. 

Tout ce qui dans ma vie est digne de mémoire. — 

Parfois Desdemona, d'un air triste et touché, 

Venait entre nous deux s'asseoir, le front penché, 

Aux serviteurs nombreux portait vite un message, 

Puis revenait plus vite encor. Son beau visage 

Pâlissait en prêtant l'oreille à mes propos. 

Je l'avais remarqué. Dans un jour de repos. 

Elle se trouvait seule et me fit la prière 

De lui redire encor l'histoire tout entière. 

Je voyais en parlant des larmes dans ses yeux, 

Et, lorsque je me tus, les élevant aux cieux, 

Elle rougit et dit que ce voyage étrange 

Étadt touchant ! et puis ajouta qu'en échange 

D'un tel récit, son cœur donnerait de l'amour 

Si quelqu'un en faisait un pareil quelque jour. 

Je pus à cet aveu parler sans crime extrême. 

Pour mes périls passés elle m'aima ; de même, 

Je l'aimai quand je vis qu'elle en avait pitié **, 



* On venait de découvrir alors le noareaa monde. 

** She lov'd me for the dangers I had pass'd 
And I lov'd her, that she did pity thenu 

J'ai t&ehé de eanserver à ee réôt le caractère de grandenr et d* rimplîâté si ton* 
dumt dans l'original ; et là où se trouve le chant, selon le sens que j'ai donné k ce 
mot, dans la lettre à lord ***, j'ai cherché à être aussi littéral que possible ; quel* 
qaefois omnme le verront ceux qui savent également bien les deux langues, j'ai 
réussi à mettre le mol sons le mot. Car, en les cherchant avee soin, on trouve d'é* 
tonnantes et fraternelles analogies entre la langue anglaise et la nôtre , qui fut 
entée par Guillaume le Conquérant sur le vieux sa«oo. Le vieil anglab conserve 

il. 



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298 THEATRE COMPLET D*ALFBED DE VIGNY 

A toute ma magie on est initié. 

Seigneur, consultez-la, je la vois qui s'avance. 



SCÈNE IX 

Les Mêmes, DESDEMONA, vétiie de blane et roUée h denû. 
YAGO Tacoompagae, saiTides OFriciBAS du séjut. 

LE DOGE y à Brabantio. 

Je Favoue, et l'aveu peut-être vous offense, 
Je crois qu*à ce discours si digne d'intérêt, 
Sans m'irriter, ma fille aussi s'attendrirait. 

BRABANTIO. 

Écoutez-la parler, je vous prie, elle-même ; 
Et, si sa voix confesse au sénat qu'elle l'aime, 
Plus de reproche ensuite à l'homme ; sur ma foî, 
Je renonce à ma plainte. 

AsafiUe. 

Approchez ; dites-moi 
Lequel de nous a droit à votre obéissance? 

DESDEMONA, passant à la droite d'Othello, c ammo sous son c'gide. 

Je vois ici, mon père, une double puissance, 
Mon éducation et ma vie ont été 
Votre bien jusqu'ici ; mais, à la vérité, 
Je n'avais d'autre noraencor que votre fille; 
Je suis femme à présent et dans votre famille 
ramène mon mari. Vous le voyez. Autant 
Ma mère vous montra ^adis de dévouement, 
Autant j'en dois au More, à mon seigneur et maître. 

BRABANTIO. 

Que Dieu soit avec vous ! J'ai fini. Donnez l'être 



Ve muet du français dana nne foule de mots, et la première édition de Shakspear?, 
snr laquelle j'ai fait ce travail, est remplie d'exprc^ions de notre aneieo langage : 
en lei remettant en usage, on pourrait, m protp, traduire l'aneien anglais mot 
Il mot. 



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LE MORE DE. VENISE ^d^ 

A de parrfb enfants. Mieux vaut les adopter! 
More, approche. Je vais, non sans le regretter. 
Te donner celle-ci, que de toute mon âme 
J'aurais voulu sauver et ne pas voir ta femme. 
Heureux de rester seul. 

A sa mie. 
Je «ens trop tard le prix 
Des rigueurs, ton départ me Ta trop bien appriç'l. 
Aux affaires d*État^ seigneur ! 

LE DOGE. : 

G*est une injure 
Qui peut se pardonner. 

BRâBANTIO «'assied au grommelaDt. 

Seigneur, je vous conjure, 
Aux affaires d*État ! Verriez-vous d'un bon œil 
Le Turc vous prendre Chypre? Hélas ! un noble orgueîl> 
Souffre d*un froid avis donné dans la misère. 
Les conseils ne sont pas moins pesants pour un père 
Que ne Test sa douleur. Les consolations, 
Les maximes qu'on jette à nos afflictions, 
Appareil à tout mal, baume à tente blessure, 
N'ont jamais du chagrin adouci la morsure; 
Que le cœur brisé saigne et guérisse en repos, 
Et non par des discours, mots nuls, vides propos t 
Aux affaires d'État! 

LE DOGE. 

• Une importante place 
Peut nous être enlevée et le Turc la menace; 
C'est ce qui nous^occupe. Othello, -vous savez 
Que Chypre a des remparts faibles, mal préservés, 
Sans vaisseaux. A Tàrmer que tout votre art s'appliquer 
L'île a de bons chefs; mais l'qpinlon.publiqDe, 
Souveraine maîtresse en ces événements, 
Vous a nommé d'après nos communs sentimeuU. 

OTHELLO. 

Magnifiques seigneurs, depuis longues années, 
I/habitude, qui peut tout sur nos destinées. 



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:300 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

M'a fait trouver partout dans les camps et sur mer, 
Un sommeil de soldat, aussi dur qu . le fer. 
^ votre ordre, je sens l'ardeur de ma jeunesse. 
Renaissent les travaux! que le péril renaisse! 
J'entreprends voti>e guerre et ne demande rien 
<2u'un sort digne du rang de ma femme et du mien. 

LE DOGE. 

CUé peut, s'il vous plaît, demeurer chez son père. 

BRABANTIO. 

Je ne veux pas. 

OTHELLO. 

Ni moi. 

BESDEMONA. 

Ni moi, seigneur. J'espère 
Obtenir de vous tous la faveur de choisir. 
..Je ne goûterais pas le pénible loisir 

D'habiter chez mon père et dans une demeure 
<^Où d'amers souvenirs renaîtraient à toute heure« 

Les orages du sort que j'ai couru chercher 
*Ont bien assez prouvé qu'Othello m'était cher. 
:Mais qu'ai-je aimé dans lui? Sa grandeur valeureuse 
r Sa gloire ; aussi, seigneurs, je serai moins heureuse 
: ISi l'on doit me ravir l'aspect victorieux 
<Des honneurs dont l'éclat est l'amour de mes yeux; 
^^tant vouée à lui, je le suis à la guerre ; 
. Je me sens courageuse autant qu'il me rend ûëre, 
JEt rester, c'est languir dans un pesant ennuL 

Ea saluant proibndéaieiit. 

'-Seigneurs, permettez-moi de partir avec luL 

OTHELLO. 

JAllez aux voix, seigneurs, sur sa simple demande; 
.Je viens m'y joindre, afin que le sénat s'y ren le, . 
JNon dans un intérêt d'amour, mais pour montrer ' 
^}ue dans tous ses désirs son mari veut entrer. 
.Je n'en suis pas moins tout aux ordres de Venise. 

LE DOGE. 

S)Ue vous charge seul d'une vaste entreprise : 



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LB MORE DB YEKISB 301 

QaeDesdemona reste ou s'embarque avec vous, 

Décidez-le et partez; il est urgent pour nous 

Que ce goit cette nuit. » 

DESDEKONA. 

Cette nuitt 

LE DOGE. 

Oui. 

OTHELLO. 

Nlmportel 
Que votre volonté sur notre amour l'emporte; 
Je pars. Un officier plein d'honneur et de foi, 
Yàgo, ramènera quelques jours après moi. 

LE DOGE. 
A Brabutio. 

Je suis content. Pour vous, seigneur, veuillez m'entend re. 
Vous pouvez, sans faiblesse, à tant d'amour vous rendre. 
Car, si la vertu seule est belle, en vérité, 
Rien n'est à votre fils comparable en beauté. 

n fe 1er* pour lortir avee le sénat. 
BRABANTIO. 

More, veille sur ell6 avec un œil sévère; 
Elle peut te tromper, ayant trompé son père. 

Il tort ATM toof let sénatourt* 
OTHELLO. 

J'engagerais ma vie à l'instant sur sa foi. 

A Desdemona. 

Viens, je n'ai plus qu'une heure à passer avec toL 

SCÈNE X 

RODRIGO, YAGO. 

RODRIGO. 

Yagol 

TAGO. 

Quoi? 

RODRIGO. 

Savei-vous le coup que je médite? 



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302 THÉÂTRE COMPLET D*ALFBED DE VIGNY 
TAGO. 

D'aller au lit dormir? 

RODRIGO. - 

Mon âme soit maudite. 
Si je ne vais demain me noyer I 

YAGO. 

Croyez-moî, 
Vous serez moins aimable ensuite. — Mais pourquoi 
Vous noyer? 

RODRIGO. 

C'est que vivre est une maladie 
Dont le seul médecin est une main hardie. 

TAGO. 

lâche ! sur ce monde et sous ces larges cieux. 
Depuis cinq fois sept ans je promène mes yeux, 
Et je n'ai pas encor résolu ce problème, 
De trouver un mortel qui sût s'aimer soi-même. 
Si jamais une femme a causé mon trépas, 
J'approuve de grand cœur qu'on ne m'enterre pas. 

RODRIGO. 

Que faire? Je rougis d'être épris de la sorte ; 
Mais j'ai beau l'exciter, ma vertu n'est pas forte» 

TAGO. 

La vertu! mot oiseux. C'est de soi qu'on dépend^ 
Comme un sillon du grain que la main y répand» 
Nous récoltons ainsi l'orge pure ou l'ivraie. 
Écoutez, Rodrigo, ma parole est la vraie. 
Ce que vous appelez amour n'existe pas ; 
C'est un bouillonnement du sang impur et bas 
Qui nous emporterait jusques à la démence. 
Sans la volonté. — Là, notre règne commence. 
Soyons hommes. — Devant une femme ployer! 
S'arracher les cheveux et pleurer! se noyer! 
Ce soni de jeunes chats aveugles que l'on noie. 
Mais vous! levez la tête; allons, que je vous voie 
Agir en gentilhomme. Emportez de l'argent. 
Embarquez-vous; ualempsde guerre est exigeant* 



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LE MORE DE VENISE 30^ 

Je le répète encor : de l'argent dans la bourse. 

Avant peu vous verrez se tarir dans sa source 

Leur grande passion. Un violent début 

Se ralentit ; bientôt yous atteindrez le but. 

Mais de l'argent. — L'amour d'un More est très-frivole, 

Et sa flamme brûknte au bout d'un mois s.*envole. 

Pour sa femme, elle est jeune ; elle devra changer, 

Elle le doit. Un fou peut donc seul s'affligw*. 

Vous voulez vous damner? Du moins, allez au diable 

Plus gaîment que par eau. L'enfer est supportable 

Quand on a fait son coup. — Mais de l'argent. — Allez» 

Déshonorez, trompez, désolez, accablez 

Le noir hideux. Je vois que tout dans cette proie 

Sera bonheur pour vous, pour moi vengeance et joie ; 

Mais cherchez de l'argent. Donnez-moi votre main, — 

Jurez-moi de vivre. 

HOBRIGO. 

Oui. 

TAGO. 

De partir. 

AODRIGO. 

Oui. 

YAGO. 

Demain. 

RODRIGO. 

Oui, je vendrai mes biens ; j'y vais. 

TAGO. 

Plus de noyade! 

RODRIGO. 

Non; à demain. 

TAGO. 

Surtout de l'argent, camarade î 

Rodrigo sort. 



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804 THËATBB COMPLET D'ALFHED DB TIGNY 

SCÈNE XI 

TA G ) Mol» ATM rexpresiion d'une luûna tombre et profonde* 

C'est ainsi que je prends dans mon Taste filet 

La dupe qui m'écoute, et l'emporte où me plaît* 

Et ne serais-je pas coupable et sans excuse, 

Si je perdais mon temps sans employer la ruse 

Et sans le fasciner par quelque adroit conseil, 

A bavarder une heure avec un sot pareil? 

Je hais le More. On dit partout que sans scrupule. 

Il m'a stigmatisé d'un afiôront ridicule : 

Pignore si c'est vrai ; mais pour ce foit obscur 

J'agirai comme si j'en avais été sûr. 

Son estime, je l'ai; c'est un grand point. La place 

De Gassio me convient; double sujet d'audace ! 

n fietut la conquérir; mais comment ? — Quoi ! comment? 

Je suppose à sa femme un secret sentiment. 

Certaine privante par moi souvent surprise, 

Entre elle et ce Gassio, dont je la dis éprise. 

J'ai conçu mon projet; qu'il mûrisse ce fruit 

Aux flammes de l'enfer, aux ombres de la nuit 1 . • • 



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ACTE DEUXIÈME 



DANS lMlE de GHTPRB 



thia pltte-foroM d'où l'on déeoiiTM I* mer et le port. A gaache de la scène, va 
promontoire et la citadelle ; à droite un corps de garde. Un Tiolent orage gronde 
et agite les flou. Le soleil s'abaisse large, ronge et conpé de naagei noirs. Lt 
^pl« d« Ghjpre est groupé sur le rivage avec les matelots % 



SCÈNE PREMIÈRE 



MONTANO etniosOrricisai. 
MONTANO. 

De la pointe du cap, que Toyez-vous en mert 

PREHIER OFFICIER. 

Rien encor; — rien. Je vois les vagues écumer 
Et s'élever si haut, si haut c[u'entre les nues 
Et ces eaux qui me sont depuis longtemps connues. 
Je ne puis signaler une voile. 



^ Si les théâtres oft l'on jonera eed n*ont pas de déoors assez parfaits ponr exé* 
enter de point en point cette description et montrer une mer furieuse, il sera miens 
de Iftirt eett« cooport à U page snÎTante : 



Je crois 
Qne jauMÛs Tents da nord si fongueux et si froidf 
M'ont snr noos déchaîné les orages du pèle. 

ficoxn orrxciBn* 

Tojes, l'onde a brisé les trois chaînes du môle» 



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306 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRÉD DE VIGNY 
MONTANO. 

Je crois 
Que jamais venis du nord si fougueux et si froids ' *^ 
Ne vinrent ébranler nos remparts ; si la terre 
De ce vaste ouragan est ainsi tributaire, 
Quels flancs de bois tiendront sur nos bords dangereux 
Quand des montagnes d'eau s'iront briser sur eux? 
Que va-t-il arriver? 

SECOND OFFICIER. 

Que l'escadre ottomane 
Va se perdre. Voyez ce nuage qui plane, 
Et ce peuple de flots qui semblent l'assiéger; 
Avancez ; voyez-vous ces lames se plonger 
Dans un immense abîme, et bientôt, dans leur course. 
Escalader au cieUes sept flammes de l'Ourse, 
Redescendre et soudain se relever encor 
Pour éteindre l'éclat de ces étoiles d'or, 
Immobiles gardiens placés autour du pôle ! 
Voyez ! l'onde a brisé les trois chaînes du môle, 
C'est un temps sans exemple ! 

MONTANO. 

Oui, les Turcs ont péii 
S'ils n'ont pas^u trouver quelque rade à l'abri. 

TROISIÈME OFFICIER, qui entre. 

Des nouvelles! seigneur! la campagne est finie, 

La tempête effrénée, à nos armes unie, 

A renversé les Turcs, leurs vaisseaux, leurs projets; 

Janissaires, vizirs, et princes et sujets. 

Ils sont tous dans la mer avec leur entreprise ; 

Et nous l'avons appris d'un vaisseau de Venise^ 

MONTANO. 

Dites-vous vrai! 

TROISIÈME OFFICIER. 

Tenez, on peut le voir d'ici, 
Ce beau navire! à l'ancre, en rade, le voici? 
Bâtiment de Vérone assez fort ; il débarque 
Un équipage armé dans lequel on remarque 



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LE MOKE DE VENISE 807 

Michel Cassk), qu^on dit être le lieutenant 
D'Othello, qui lui-môme est en mer maintenant ; 
Car, si nous en croyons ce qu'on ajoute encore, 
Chypre pour gouverneur aura Tillustre More, 

MONTANO. 

Tant mieux! il en est digne. 

TROISIÈME OFFICIER. 

Ah ! ce môme officier 
Qui du malheur des Turcs triomphe le premier, 
Paraît triste et rêveur, se tourmente et répète 
Qu'Othello reste en mer en proie à la tempête. 

MONTANO. 

Que le ciel le préserve et lui soit en appui! 

Je le connais, je l'aime, ayant servi sous lui ; 

Car c'est en vrai soldat qu'il commande ses hommes. 

Mais avançons plus loin sur la plage où nous sommes^ 

Peut-être les marins du navire ont raison; 

Cherchons à voir ce brave au bout de l'horizon. 

PREMIER OFFICIER. 

La voile peut paraître aux lueurs de l'aurore. 



SCÈNE II 

Les Mêmesj CAS S 10, qui vient de débarqaer» 
C A S S 1 , enreloppé d'aa manteanHaooniUé de plais. 

Grâce au noble offîcier qui parle ainsi du More ! 

11 salue MontaoA, qui lai donne la main. 

Puisse-t-il échapper au choc des éléments! 
Notre métier, messieurs, a de cruels moments* 
Je Fai perdu sur mer. 

MONTANO. 

A*t-il un bon navire? 

CASSIO. 

Vous avez des récifs où le meilleur chavire; 
Mais le siea est très-bon, son pilote est savant 



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• -f.'-" 

308 THEATRE COMPLET D*A.LFQED DE VIGNY 

Et dans les eaux de Chypre a navigué souvent; 
Aussi, j'espère encore, 

DES VOIX, dehors. 

Une voile ! une voile ! 

CASSIO. 

J'ai peut-être bien fait de croire à son étoile. 

PREMIER OFFICIER. 

La ville est désertée, et tous les habitants 
Signalent à grands cris la voile en môme temps; 
On dit qu'elle a déjà doublé la grande roche; 
Le canon va tirer bientôt à son approche. 

GASSIO. 

Il me semble d'avance y voir le gouverneur ! 
On tire t 

Le eanon tîrtb 
PREMIER OFFICIER. 

Entendez-vous, c'est la salve d'honneur, 
J'y cours, 

L'oificier sort» 

SCÈNE III 
CASSIO, MONTANO. 

MONTANO. 

Mds, dites-moi, vient-il seul, sans sa femme? 
On le dit marié. 

GASSIO* 

Sans doute, et sur mon âme 
Il a conquis un ange, au-dessus mille fois 
Des portraits, des récits : vous les trouveriez froids 
En la voyant; elle est parfaite en toute chose; 
De toutes les vertus sa vertu se compose ; 

A l'offieier qai revient. 

Il l'amène avec lui dans Chypre. Eh bien, sait-on 
Qui vient de prendre terre? 

l'officier. 

Un ofQcier : son nom 
Est Yago; son métier, marin; son grade, enseigne. 



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LE MOBE DE YENISB 809 

CAS9I0. 

n ne mérite pas, celui-là, qu'on le plaigne, 
Il est toujours heureux ! — Ainsi tous les dangers, 
Les tempêtes, les flots, les écueils étrangers 
Et les sables couverts, dont Fembûche puissante 
Épie à son passage une nef innocente. 
Tous enchantés, séduits, émus par la beauté| 
Ont laissé dans leur sein passer en sûreté . 
Desdemona. 

UONTANO. 

Qui donc? 

CASSIO. 

Eh ! c'est la souveraine 
De ce grand général, car il la traite en reine. 
Yago Ta sous sa garde, et fait bien son devoir. 
Leur arrivée ici devance notre espoir; 
Sept jours de traversée avec un tel orage I 

Se retournant yers la eroix da port. 

Grand Dieu! préserve encore Othello de sa rage, 
Donne à sa voile un peu de ton soufQe puissant! 



SCÈNE IV 

le canot da navire aborde. U en descend D E SD E MONÂ ) Ë M I L I Â^ 
TÂ60, RODRIGO, ma Fsvvss, nse SaRfiTSuai, 

CASSIO. 

Voici Desdemona. Voyez. Elle descend; 
Habitants, fléchissez le genou devant elle» 
Noble dame, salut! la faveur immortelle 
^ votre jeune vie a donné du secours ! 
Puisse-t-elle de même assurer tout son cours f 

DESDEMONA. 

Merci, brave Cassio ! mais ne pourrai-je apprendre 
Quand mon prince et seigneur à Chypre doit se rendre? 

CASSIO. 

Il vient, madame, il vient; bientôt vous le verrez. 



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310 THEATRE COMPLET D' ALFRED DE VIGNY 
DESDEMOIfA. 

Hélas I je crains pourtant. . . Vous fûtes séparés, 
fiuel jour? 

CASSIO. 

Depuis hier par ce terrible orage ; 
Mais il semble à présent calmé. Prenez courage. 
Le canon... 

Le canon tire. 
LES VOIX, au loin. 

Un, navire ! un navire ! 

On entend le csnon loogtAnpi. 
PREMIER OFFICIER. 

A présent 
Cest encore un ami qui salue en passant • 

Et fait les trois signaux devant la citadelle. 

CASSIO. 

Voyez-le pour madame, et revenez prés d'elle. 

A Yago. L'officier sort» 

Cher enseigne, soyez notre convive ici, 

A Emilia. 

Et bienvenu de tous ; et vous, madame, aussi, 
Souffrez ce libre accueil d'un marin. 

Il loi donne îa main. 
YAGO, brusquement. 

Sur. mon âme, 
Vous pouvez librement causer avec ma femme; 
Vous en aurez assez, comme moi, dans un jour. 

CASSIO, à Desdemona, qui fait un geste d'étonnemenl. 

C'est un soldat meilleur sur la mer qu'à la cour; 
Il faut lui pardonner. 

EMILIA, en riant, à. Yago. 

Sans qu'on vous interroge. 
Vous vous chargez bientôt de faire mon éloge. 

Elle suit Desdemona, qui fiait quelques pas yew le port en doonaiit U 
maia à Caseio. 
YAGO, sur le devant de la seèn© et les obserrant. 

Il lui prend les mains, bon ' et lui parle bas ! — Bien, 
Le papillon s'attrape au plus faible lien; 



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LE MOBB DE VENISE 311 

Dans cjlui-ci, Càssio, je te prends avec elle! 

C'est cela. Parle-lui, souris bien à ta beU^, 

Tu seras dégradé pour ces fadaises-là. 

Un baisée sur tes doigls, bien, bravo ! c'est cela! 

Pour que ta main le rende à sa main qu'elle touche. 

Puissent tous ces baisers empoisonner ta bouche ! 

On entend one trompette.* 

Voici le More. Ah! ahJ sa trompette! 

GASSIO. 

Allons tous! 
C'est lui-même ! 

DESBEMONA. 

O bonheur î 

CAS s 10. 

Il s'avance vers nous* 

DBSDEHONA. 

Je veux que ce soit moi qu'il trouve la première. 
Le voici, je le vois. 

SCÈNE V 

Ls8 MâMSf, OTHELI d ^ il entre avec sa Suitb et embrasit 
Desdemona. 

OTHELLO. 

O ma belle guerrière! 

DESDE:tfONA. 

Mon Othello ! 

OTHELLO. 

Ma femme ! ô ma jeune beauté! 
O délice et repos de mon cœur tourmenté ! 
Que le son de ta voix est doux à mon oreille! 
Aux sifQements des airs que la mort se réveille. 
Que ma barque se livre encore aux flots puiisants. 
Si mon jour doit venir, qu'il vienne, j'y consens; 
Car jamais, quel que soit ton cours, ô dei^inée! 
Une telle heure encor ne me sera donnée. 



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312 TIIÉATfiE COMPLET D*ALFRED DE VIGNY 
DESDEMONA. 

Puisse-t-eïle renaître, et puissent nos amours 
S'accroître encore avec le nombre de vos jours! 

TA60, à part. 

Charmant duo ! la harpe au théorbe s'accorde î 
Mais de leurs instruments je briserai la cordé. 

OTHELLO. 

Yenez donc, allons voir la citadelle. Amis, 

A d'autres temp&pour nous les combats sont remis. 

A Desdemona. 

Les Turcs sont détruits. Vous, croyez, ma bien-aimée. 

Que Chypre est un pays dont vous serez charmée; 

Les habitants sont bons et m'aimaient autrefois; 

Ils vont idolâtrer la beauté de mon choix... 

Mais je parle toujours. Dans mes yeux, ils vont lire 

Que l'excès du bonheur me cause un vrai délire; 

Entrons... 

Othello et Desdemona ae dirigent avec leur suite yers la citadelle, lot 
habitants se retirent; il ne reste qu'une sentinelle devant le corps de 
garde, plecô à droite de la scène. La citadelle est en face, à gauche. 



SCÈNE VI 

YAGO, RODRIGO. 

YAGO. 

Vous êtes brave. Écoutez-moi, mon cher, 
11 faut venir au port, cette nuit me chercher, 
Et sur Desdemona vous en saurez de belles; 
Vous, jeune débutant qui croyez aux rebeUes, 
Que direz-vous si tout vous prouve maintenant 
<3u'elle est, sans le cacher, folle du lieutenant? 

RODRIGO. 

De Cassio? Je ne puis croire cela! 

TAGO. 

Silence! 
Laissez-vous éclairer. On sait la violence 



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LE MORE DE VENISE 313 

Sans borne avec laquelle Othello fut aimé; 
Le cœur de cette femme en un jour fut charmé; 
Charmé de quoi? d'un conte à dormir, d'une histoire 
De voyages, qu'elle eut la sottise de croire. 
Pour ces fables en l'air, pensez- vous bonnement 
Que la Desdemona l'aime éternellement? 
Point du tout: pour la belle il faut tout autre chose; 
Un bonheur plus réel, moins froid, qui se compose 
De mieux que d'admirer le teint d'un homme noir. 
Quel plaisir pensez-vous que l'on éprouve à voir 
Le diable? Ah! croyez -moi, quand deTadolesccnco 
L'amour dans une femme usa l'effervescence, 
Pour rendre quelque flamme à la satiété, 
Il faudrait des rapports dans l'âge et la beauté, 
Dans les goûts enfantins qu'elle conserve encore; 
Et c'est là justement tout ce qui manque au More. 
Cherchons donc qui pourrait lui donner tout cela ; 
Cassio, car tout exprès le Ciel l'a placé là 
Pour attraper au vol cette bonne fortune. 
Adresse, or, il a tout ! de conscience, aucune, 
Ou bien pour les dehors, juste ce qu'il en faut 
Pour mettre, par son air, les jaloux en défaut. 
Beau, jeune et délié, tendre, plaisant et leste, 
Rusé comme un démon, méchant comme la peste; 
Aussi la belle en tient et le connaît à fond. 

RODRIGO. 

Oh ! que dites-vous là 1 tout Venise répond 
De sa haute vertu. 

YAGO. 

Vertu ? Fausse monnaie ! 
Us n'ont pas comme moi mis le doigt sur la plaie. 
N'avcz-vous donc pas vu tout à l'heure sa maiu 
Dans celle de Cassio. 

RODRIGO. 

Oui. 

TA60. 

C'était le chemin 

13 



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314 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

D'un bonheur rapproché, mystérieux prélude 
A la conclusion que personne n*élude; 
Dénoûment bien certain, qu'on pourrait se charger 
De prévenir. — Laissez Yago vous diriger. 
L'entreprise à présent peut être décisive, 
Et Cassio répondra de tout, quoi qu'il arrive. 
Je vous ai fait venir (et ce n'est pas pour rien) 
De Venise, et je veux vous amener à bien. 
Veillez toute la nuit; voici votre consigne. 
Sitôt que vous verrez ma main faire ce signe, 
Quand nous rencontrerons Cassio, suivez ses pas; 
Tâchez de l'irriter, il ne vous connaît pas ; 
Discipline ou rang, tout peut être votre texte; 
Il vous en fournira lui-môme le prétexte, 
 se mettre en colère il ne sera pas lent. 

RODRIGO. 

Bien! soit! c'est bon! c'est dit! 

TAGO. 

Il est né violent ; 
S'il vous frappe, aussitôt j'exciterai dans l'île 
Une émeute à troubler tout le port et la ville; 
Il voudra l'apaiser, il y succombera. 
Dès lors le seul rival pour vous disparaîtra. 
€'est le bon moyen. 

RODRIGO. 

Moi, je trouve la pensée 
Excellente, très- sûre, et l'action aisée. 

TAGO. 

Je vous la garantis. Dans un moment, venez 
Me rejoindre au château ; les ordres sont donnés 
Pour le débarquement. 

RODRIGO. 

Que je vous remercie ! 
Adieu. 

U sort 



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LE MORE DE VENISE SIS 



SCÈNE VII 



YAGO, seul. 

Vî,,-t'en rêver à ton amour transie, 
Fat' ridicule. Et nous, rêvons à nos projets? 
Oui! qu'elle aime Cassio! Tous les mauvais sujets 
Étant leurs favoris, je le croirai sans peine. 
Le More, quoiqu'il soit Fobjet seul de ma haine, 
Possède une âme noble, aimante ; il se pourrait 
Qu'il fût un mari tel, au fond, qu'il le paraît. 
Eh bien, j'aime la belle aussi ; mais ma tendresse 
N'est pas comme la leur, car ce qui m'intéresse. 
Ce qui m'entraîne, moi, c'est l'attrait seul du mal^ 
Le besoin de punir ce monstre oriental. 
Que je soupçonne fort d'avoir séduit ma femme. 
Cette pensée horrible empoisonne mon âme, 
Me dessèche le cœur, me dévore le sein ; 
Rien ne peut me guérir, à moins que mon dessein 
Ne s'accomplisse : il faut que de lui je me venge 
Sur sa femme, et je veux que ce soit par l'échange» 
Il marchera de pair avec Yago, sinon 
Je le rendrai jaloux à perdre la raison. 
Afin que le gibier cède à notre poursuite, 
Employons Rodrigo, que je mène à ma suite; 
C'est un traqueur ardent qui battra bien le bois 
Bientôt, Michel Cassio, vous êtes aux abois, 
Et le More abusé me donne votre place. 
Conduisant ses fureurs avec un front de glace. 
Je l'amène à chercher, récompenser, chérir 
Celui qui le rendra triste au point d'en mourir, 
Au point de déchirer ses entrailles de More. 

Ridant son front. 

Tout est ici ; mais tout est bien confus encore. 
Pensons. Que mon projet, médité sagement, 
Ne se dévoile pas avant le dénoûment. 



II M>rU 



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316 THÉA.TBE COMPLET D'ALFKED DÈ VIGNY 



SCÈNE VIII 

Entre vu HftEAOT tenant une proclamation; ls Pkupls le tnît en traversant \m 
Bcine, de la citadelle au corps de garde. En môme temps, OTHELLO, 
suivi de sas Officiirs, sort du château et va donner ses ordres sur la rive, 
et disparaît on moment derrière le eorps de garde; après U proclamation, il 
reTient. 

LE HÉRAUT Ut. 

D'après le bon plaisir d'Othello, toute l'île, 
Les forts et le château, les remparts et la ville 
Seront illuminés, on placera des feux 
Sur chaque toit. Ce soir, on permet tous les jeux. 
Chacun peut prolonger la fête en sa demeure 
Depuis ce moment-ci jusqu'à la douzième heure. 
Le noble général sait et yous fait savoir. 
Le naufrage des Turcs. Il s'attend à vous voir 
Célébrer ctignement cette grande journée, 
Ce coup do Ciel par où la guerre est terminée ; 
Son mariage ajoute au bonheur général. 
Que Dieu défende Chypre et le noble amiral! 

Acclamation. Il sort, suivi du peuple^ 

SCÈNE IX 
OTHELLO, CASSIO. 

OTH ELLO f passant au fond du théâtre, suivi du même état-major avec lequel 
il a visité la jetée et les forts, en donnant des ordres pour l'armement du port 
de Chypre^ et rentrant dans la citadelle. 

Le rc^pos de la nuit, cher Cassîo, vous regarde ; 
Allez placer vous-même et surveiller la garde. 
Donnons aux habitants l'exemple rigoureux 
De l'ordre le plus strict, pour l'escadre et pour eux. 

CASSIO. 

Général, mon enseigne a déjà la consigne. " 
C'est Yago. 



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LE MORE DE VENISE 317 

OTKELLO. ^ 

Qu'il VOUS aide à tout, il en est digne; 
Bonsoir. Demain matin, venez à mon réveil. 

n entre dans la eiudelle 

SCÈNE X 

CâSSIO, TA60, quientre. 

La nuit rient pendant cette scène» 

CASSIO. 

Allons, Yago, voici le coucher du soleil. 
Au corps de garde ! 

TAGO. 

Oh! oh! lieutenant, pas encore; 
Je ne suis pas pressé comme l'illustre More ; 
Desdemona l'attend, et l'on peut concevoir 
Que sans peine, avant l'heure, il nous quitte ce soir, 

GASSIO. 

Oui, cert.e, elle me semble une femme accomplie. 

TAGO. 

J'en suis sûr, lieutenant, vous la trouvez jolie I 

C A s s 1 9 avec froideur. 

Très-bien I 

TAGO. 

Vous aimeriez une Desdemona, 
^est-ce pas? Quel air tendre, ardent! quel œil elle at 

CAS s 1 , avec réserre. 

Un œil tendre et pourtant un regard très-modeste. 

TAGO. 

Allons, c'est bien ! qu'ils soient heureux là-haut. Du reste 
J'ai deux flacons de vin, avec deux bons amis, 
Qui nous empêcheront de rester endormis. 
Si vous voulez. . • 

CASSIO. 

Non, pas ce soir. Je le confesse, 
Ma tête à ce jeu-là n'apporte que faiblesse^ 
Et, depuis que je sers, j^ai toujours regretté 
Qu'un plaisir moins bruyant ne pût être inventé. 

la 



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318 THEATRE COMPLET D'ALFHED DE VIGN? 
TAGO. 

Un verre seulement pour leur être agréable, 
Et puis, si vous voulez, vous quitterez la table- 

CASSIO. 

Non; pour un verre seul d'un vin très-affaibli, 

Je suis déjà troublé. Je mettrais en oubli 

Mes devoirs. J'en craindrais quelque funeste suite. 

TAOO. 

Vous, soldat! d'un enfant aurez-vous la conduite? 
Dans un soir de plaisir? . . . 

CASSIO. 

Eh bien, où sont-ils? 

YAGO. 

Là. 

CASSIO. 

Allons-y donc ! Pourtant je n'aime pas cela. 

U entre aa corps de garda» 
TAGO, seul. 

Si je puis l'amener à se verser rasade, 

Il ne tardera pas à faire une algarade. 

Rodrigo, d'autre part, que l'amour rend plus sot 

Qu'il ne fut en naissant, va s'enivrer bientôt, 

Car je l'ai laissé là buvant à sa maîtresse. 

J'ai tant fait circuler la bouteille traîtresse, 

Que trois braves de Chypre au cœur fier et hautain 

Sont de garde et vont se battre jusqu'au matin. 

Maintenant, au milieu du troupeau sans vergogne, 

Je vais lancer Cassio comme un cinquième ivrognç. 

Ils reviennent ; s'ils font tout ce que j'ai rêvé. 

Ma barque voguera seule, et je suis sauvé. 

SCÈNE XI 

TAGO; rentrent CASSIO «t MONTANO, a7ee d'AOT»t» 
QpFiciKai lortAiit da corps de garde. 

CASSIO. 

Parle ciell ils m'ont tous versé de larges pintes! 



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LE MORE DE VENISE 31^ 

MONTANO.. 

Bien peu, foi de soldat ; lieutenant, pas de plaintes. 

YAGO. 

Holà ! du vin ! chantons ! apportez-moi du vin 

H chante ea versant à boire à Cassîo, et lui passe un verre plein», 
il le reçoit d'un homme placé & sa gauche* 

Xe boa ÉtTenne, 
Que Diea soutieiiM, 
Ftit un grand roi, 
Un bien digne homme, 
Plus économe 
Que toi 9i moi. 
Son mantean jaune 
Coûtait par aune 
Un sou tournoi : 
Toi, petit page 
De bas étage 
Qui fais<tapage. 
Le vaux-tu, toi? 
Ta vieille veste 
Est plus modeste 
Qu'un habit le^te; 
Mets-la, crois-moi. 
Fuis comme peste 
L'orgueil funeste. 
Sois doux et preste, 
Sers, verse et boi. 

GÀSSIO. 

Par la terre et le ciel ! c'est un couplet divin* 

• YAGO, riant. 

Vous êtes bien poli. Ce fut en Angleterre 
Que je l'appris ; ce peuple a le vieux caractère 
Du solide buveur* 

€A»SIQ. 

Répétez-le. Non, non! 
Qui fait ceci devient la honte de son nom. 
. Le ciel domine tout ; les hommas et les îemmes 
'Seront jugés ensemble, et vous verrez des imoê 
Qui monteront au ciel, d^autres qui descendront. 

Tago loi fait passer def TffSTfts pUw» wn» ^'il #'«» jiperçoÎTf. 



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320 THÉATUE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
TAGO. 

C'est une vérité, 

GASSIO. 

Sans Youloir faire affront 
A mes chefs, je serai sauvé. 

TAGO. 

J'ai l'espérance 
De l'être aussi, 

GASSIO, 

C'est bon, soit ; mais la lieutenance 
Passe avant vous, ainsi n'en parlons plus. Que Dieu 
Pardonne nos péchés. Je ne vais qu'en bon lieu. 
Parbleu ! ne croyez pas, messieurs, que je sois ivre, 

Ea montrant Montano, 

Ceci, c'est mon enseigne; et d'ailleurs je sais vivre. 
Je marche bien 1 

Les officiers rient. 
TOUS, riant. 

Très-bien. 

GASSIO. 

Je ne chancelle pas. 

TOUS, riànU 

Non, non! 

GASSIO. 

J'irais tout droit pendant cinquante pas. 

Usaru 



SCÈNE XII 
TAGO, MONTANO. 

TAGOt à HoDtano, montrant Cassio qui s'en ▼•• 

Eh bien, cet officier a bonne renommée, 
Ce serait un César pour guider une armée. 
Hais ce vice odieux, très-malheureusement, 
Balance sa vertu non moins exactement 



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LE MORE DE VENISE 831 

Que les nuits d'équinoxe, aux célestes demeures, 
Des grands jours de Pété ne balancent les heures. . 
n est fâcheux de voir votre île à sa merci. 

HONTANO. 

J'y vois honte et danger. — Est-il souvent ainsi ? 

TAGO. 

De son sommeil, hélas! c'est toujours le prélude, 
Et le joug est si fort de sa triste habitude, 
Qu'il ne pourrait dormir, par nos travaux lassé. 
Si par l'ivresse encor son lit n'était bercé* 

MONTANO. 

Il faut en prévenir le général. 

TAGO, apereevaiit Rodrigo qui entre, eonrt au devant de loi et Ini dit tout bai* 

De grâce 
Suivez Gassio, courez, vous le voyez qui passe. 

H N T A N f ponnuirant sans avoir entendu Yago parler à Rodrigow 

Avertir Othello serait notre devoir, 

YAGO. 

Ce ne sera pas moi ! j'aime mieux ne rîen voir. 
Cet officier m'est cher et je crois que ma tâche 
Est de le conseiller. Mais que de bruit I 

(On entend crier : Au tecourtt au tecourtl et na cliqaetit d'épées.) 

SCÈNE XIII 

LisMÉMKS, CAS s 10 poorsaivant RODRIGO. 
CASSIO. 

Toi, lâche 1 
Toi, brigand ! 

HONTANO. 

Qu'est-ce donc? 

CASSIO. 

Un drôle, sans façon | 
Venir sur mon devoir me faire la leçon I 
Je veux l'assommer! 



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322 THEATRE COMPLET J)*AXFRED DE VIGNY 
RODRIGO. 

Vous? 

CASSIOr à Montano, qui le retient et lotte longtemps avec lui pour l'empêcher 
de tirer son épée. 

Laissez-moi le poursuivret 

MONTANO. 

Non. 

C A s s 1 0. U tire son épée. 

Laissez-moi, 'vous dis-je ! 

MONTANO. 

Allez. Vous êtes ivre^ 

CAS s 10. u attaque Montano, Us se battent. 

Ivre? 

Y A G , qui a tout obseryé à part, dit tont bas à Rodrigo, 

Sortez, courezy qu'on sonne le tocsin j 
Appelez au secours, criez à l'assassin ; 
Parcourez toute l'île et répandez l'alarme. 

Haut. Roilrigo soit.. 

Eh quoi ! cher lieutenant, ensanglanter son arme ! 
Ici ! Cher Montano ! Messieurs I séparez-vous ! 
Au secours ! ' 

0^ entend la cloche. 

Le tocsin ! Grands dieux ! où sommes-nous t 
La ville se réveille I ' 



SCÈNE XIV 

Les Mêmes, OTHELLO entre arec s a. S u i t s et des flambeaux» 
OTHELLO. 

Eh ! qu'est-ce donc ? 

MONTANO, contmuant à se battre avec Cassio. 

Qu'il meure t 
Mon sang coule. Brigand ! Je suis blessé. 

OTHELLO, à Cassio. 

Demeure^ 
Sur ta vie t 



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LE MORE DE VENISE 328 

TAGOf eourant de MoDtano à Caisio, par devant Othello, pour être rèmarqt^ 

Arrêtez !... L'honneur !... votre devoir I 
Montano !... Lieutenant !... Voulez- vous émouvoir 
L'île et le port?... Voyez? 

OTHELLO, impérieusement. 

Bas les armes !..< Silence! 
D'où naît donc ce désordre infâme en ma présence ? 
Êtes-vous, en dix jours de guerre et.de travaux, 
Des barbares sans lois devenus les rivaux ? 
Vous croyez-vous déjà des Turcs * ? Quoi ! des querelles 
Comme on n'en voit jamais parmi les infidèles ! 
De par la sainte Croix ! séparez-vous, ou bien 
Qui croisera le fer rencontrera le mien. 
La ville, à ce tocsin, d'épouvante est glacée; 
Faites taire au plus tôt cette cloche insensée. — 

Quelques soldats de. U suite d'Othello, se détachent et ront rert 
la Tille en faisant signe de faire «ester le brait des cloches. — 
Un moment de nienee. 

— Que l'on m'explique tout* — Yago, plein de douleur. 
Consterné, dites-moi votre tort ou le leur ; 
Au nom de l'amitié, parlez-moi, je Texige. 

YAGO. 

Hélas ! je ne sais rien, seigneur, c'est tya prodige; 

Us sont res^iés unis jusques à ce moment 

Comme une fiancée avec son jeune amant, 

Dans la salle de garde et dans celle où nous sommes; 

Puis tout à coup j'ai vu se battre ces deux hommes. 

J'en ignore la cause encore ; mais je sais 

Que j'ai cru voir deux fous l'un sur l'autre élancés. 

OTHELLO. 

Cassio ! vous oublier ainsi ! 

GASSIO. 

Faites-moi grâce ! 
Je ne saurais parler! 

• Are we tum'd Turks, 

Toiei le mot rrai et simple, le trait de mœors et de circonstance. Othello ne doH 
pas perdre nne occasion d'inspirer à Chypre le mépris des Turcs. 



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824 THÉÂTRE COMPLET D'aLFRED DE VIGNY 
OTHELLO. 

Ce silence me lasse. 
Vous, digne Montano, que Ton dit juste et bon. 
Vous dont personne ici ne prononce le nom 
Sans y joindre un éloge et dont la vie est pure, 
Gomment avez-vous pu perdre toute mesure 
Et mériter le nom de batailleur de nuit ! 

MONTANO « soutenu par deux soldats. 

Noble Othello, je suis blessé; je suis réduit 
A garder malgré moi le plus profond silence. 
Parler me fait souffrir. Lorsque la violence 
Vient assaillir un homme et le frapper, il doit 
Défendre sa personne et certe en a le droit. 

OTHELLO , avce une chaleur croissante. 

Ah ! par le Ciel, mon sang se révolte et s'enflamme 
Au point que la fureur va gouverner mon âme 1 
Si je lève le bras, le plus fier de vous trois 
Pourra bien se sentir écrasé de son poids ; . 
Je veux de tout ce bruit connaître l'origine; 
J*en punirai Tauteur, je jure sa ruine, 
Fussions-nous tous les deux sortis du même sein* 
Quoi ! réveiller au cri de meurtre et d'assassin 
Une place de guerre agitée, une ville 
Toute craintive et prête à l'émeute civile 
Au poste de la garde ! au fort ! c'est monstrueux ( 
Yago, qui commença? Nommez-le. Je le veux. 

MONTANO. 

Si par quelque amitié vous altérez la chose, 
Vous n'êtes pas soldat. 

TAGO. 

Mon général, je n'ose 
M'expliquer. Je voudrais dire la vérité, 
Vous me serrez de près. Mais, d'un autre côté, 
Je ne voudrais pas nuire à Gassio. Je préfère 
Qu'on me rende muet. Pourtant voici l'affaire. 
Gomme avec Montano je causais : a Au secours ! » 
Grie un homme en fuyant devant Gassio. Je cours 
Pour empêcher ses cris ; mais il allait plus vite' 



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LE MOBE DE VENISE 836 

£t m'échappe; arrivant de ma vaine poursuite, 
Je vois, répée en main, ce digne cavalier 
Résister à Gassio sans rompre et sans plier, 
Et Gassio le poussait en jurant (car il jure 
A m'étonner). Je crois quelque grave injuro 
L'irritait . Montano pourtant n'avait voulu 
Qu'apaiser notre ami, qui de coups l'a moulu. 
G'est tout ce que je sais. Mais l'homme le plus sage 
Est homme, général. Pour un geste, un outrage. . . 

OTHELLO. 

Yago, votre bon cœur et votre honnêteté 
Veulent tout adoucir, mais tout est arrêté. 

À GftMio. 

Je t'aimais bien, Gassio; cependant, pour l'exemple, 
Tu ne resteras pas mon officier. Gontemple 
Ton œuvre. Il n'a fallu que ce bruit alarmant 
Pour tout faire accourir. 

SESdEMONA, avec ses femmes sortant de la citadelle, ooaverte à It hâte d'iB 
Toile à la manière des femmes orientales, et d'an burnous. 

Mon ami, quel tourment I 
Qu'est-il donc arrivé? 

OTHELLO. 

Tout est fini, ma chère. 

À Montano. 

Calmez -vous. Vous, seigneur, une seule prière : 
Permettez que chez moi l'on vous fasse guérir. 

A Togo. 

Emmenez-le. Pour vous, il faudra parcourir 
La ville et les remparts en rassurant la foule. 

A Desdemona. 

Ghaque joiu» d'un soldat, de la sorte s'écoule. 
Tu vois, le soir la paix, et la guerre au réveil. 

U rentre arec Desdemona et la suitA^ 



19 



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32^ THEATRE OOMPLET I>*ALTREb DE VIGNY 



SCÈNE XV 

TA60, CAS SI 0, appnyé BUT 8on (pé«» 
TAOO. 

Quoi! seriez- vous blessé? 

GASSIO. 

Oui, mais un coup pareil 
Est trop fort pour guérir par une main humaine l 
Une profonde plaie, une incurable peine 
M'accable. 

TAGO. 

Est-il possible? Ab! plaise au Ciel que non! 
Ce n'est pas sérieux? 

GASSIO. 

Ma réputation! 
Ma réputation ! cette part immortelle 
De moi-même, et la part autrefois la plus belle^ 
Finir en un instant, et dans une action! 
J'ai perdu pour toujours ma réputation. 

TAGO. 

J'ai cru que "vous aviez au corps quelque blessure; 
C'est là qu'une douleur est réelle et bien sûre. 
La réputation n'est qu'un mot suborneur, 
Souvent acquis sans droit, perdu sans déshonneur. 
Au reste, on ne vous a rien ôté de la vôtre. 
Cette rigueur du More, il l'aurait pour tout autre ^ 
Rigueur de discipline, et non d'inimitié. 
Où le ressentiment n'entre pas pour moitié. 
11 faudrait l'implorer. 

C A s s 1 , arec Tiolence. 

Implorer l'infamie ! 
Plutôt que de tromper sa justice, endormie 
Sur mes vices hideux une seconde fois, 
Va, Cassio, mauvais chef^ mauvais soldat, va, bois. 



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LE MOBE DE VENISE 

Divague, jure, et fais le rodomont, bavarde, 
Avec l'ombre qui passe, en mots de corps de garde I 
vil esprit du vin ! si tu n'as pas de nom 
Qui te désigne encor, je t*a(ppelle démon. 

TAGO. 

Qui poursuiviez-vousdone? 

CHS s 10; 

Je ne s«is£ 

YA4ÏO. 

Votre vue 
Ne l'a pas distingué? 

CASSIO. 

Non ; l'attaque imprévue, 
La querelle, et puis rien. Tout le reste à demi 
Se peint dans ma mémoire. — Ah l honteux ennemi 
Que l'homme dans lui-même introduit avec joie, 
Afin que sa raison en devienne la proie ! 

YAGO. 

Eh ! vous voilà très-bien ! comment avez-vous fait? 

CASSIO. 

Le démon de l'ivresse, amplement satisfait, 
A celui de la rage abar^donne mon âme ; 
Car il est dit qu'en moi quelque faiblesse infâme 
Prend la place de l'autre et me fait mépriser. 

TAGO. 

Allons, cher lieutenant, c'est trop moraliser ! 
Mieux vous vaudrait songer à nous tirer d'affaire. 
Le général auquel il est urgent de plaire, 
C'est la femme du More. Il adore à présent 
Ses grâces, son esprit et son cœur bienfaisant ; 
Allez lui confier librement votre peine ; 
Je serai bien trompé si l'entreprise est vaine, 
Et si sa main ne sait renouer entre vous 
Les liens d'amitié brisés par son époux. 

CASSIO. 

Votre conseil est bon. 

TAGO. 

Et dicté -par mon zèle 
Tour vous. 



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328 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
CASSIO. 

Je le vois bien. 

TAGO.. 

Vous trouverez en elle 
Une femme qui croit manquer à son devoir 
Si sa bonté ne fait plus qu'on ne peut prévoir. 

CASSIO. 

Eh bien, je m'y résous, et, dans la matinée, 
J'irû demain. Ce coup règle ma destinée. 
J'en suis bien sûr. 

TAGO. 

Allez. Je prends congé de vous 
Pour cette ronde. 

CASSIO. 

Honnête Yago ! Séparons-nous. 



SGÊNB XVI 

YAGO, »euL 
Les mains derrière le dos ; satisfait de loi* 

Eh bien, qui pourra dire à présent que je joue 
Le rôle d'un trompeur? Voilà que je renoue 
Une vieille amitié ; rien n'est plus franc, plus vrai 
Que mes conseils, sinon ceux que je donnerai ; 
Rien ne s'accorde mieux avec ce que je pense, 
C'est une ruse au moins qu'un franc avis compense; 
Car Desdemona seule a ce pouvoir entier 
Qu'il faut pour obtenir grâce à cet officier. 
Elle ei^ôle le More avec des fariboles ; 
De la rédemption abjurer les symboles. 
Renoncer au baptême, au signe de la croix, 
n ferait tout pour elle. Elle a sur lui ces droits 
Que sur un vieux soldat prend une jeune femme : 
J'ai parlé franchement. — Enfer! lorsqu'une trame 
Aux forges des démons se rougit et se tord, . 
D'une forme céleste ils la couvrent d'abord. 



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LE MORE DE VENISE 329 

Je le fais raaintenant. Que ce jeune homme honnête 
Avec la^eune belle obtienne un téte-à-tôte, 
DansToreille du More un soupçon les perdra: 
Elle voudra la grâce, et, plus elle voudras 
Plus Othellp sera jaloux de Tétourdie. 
Ainsi, faible alouette au miroir engourdie, 
Elle prendra son aile A mon piège, et la glu 
Dont je veux me servir, ce sera sa vertu. 



SCÈNE XVII 

YAGO, RODRIGO. 

TAOO. 

Qu'avez- vous, Rodrigo? 

RODRIGO* irrité contre Tago. 

J'ai, qu'enfin je me lassé 
De courir le pays comme un chien à la chasse. 
Ma bourse est presque vide et j'ai reçu des coups. 
J« crois bien qu'à Venise, et cela grâce à vous, 
Je retournerai pauvre et plein d'expérience. 

TAGO. 

Les pauvres gens sont ceux qui vont sans patience 

A travers champs. Voyons, tout ne va-t-il pas bien? 

Chaque chose a son jour. Suis-je magicien? 

Il faut toujours du temps, lorsque l'esprit opère. 

Cassio vous a frappé, c'est vrai ; mais, je l'espère. 

Il reçoit i son tour un coup assez profond ! 

Les hommes tels que moi savent bien ce qu'ils font l 

Nous agissons toujours par des causes majeures. 

Mais comme le plaisir a fait passer les heures 1 

* La nuit est toute sombre. — Adieu. 

* kn dernier monologne dTago, j'ai snbstitaA pour la leëne cette sortie plu 
Tire, et qui convient mieux peut-être an besoin d'action qa'épronre tonjonri on 
parterre français. Cependant j'id mal fiait, et c'est nn maavais exemple. Ce second 
acte finit froidement, il est Trai ; mais eette fin concourt à prouver combien Tago 



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389 THÉÂTRE COMPLET D'ALÏRED DE VIGNY 
RODRIGO. 

Non. — I>ès ee soir. 
Il faudra s'expliquer. 

YAGO. 

Comme le ciel est noir l 
L'orage recommence. 

RODRIGO. 

Il faut... 

YAGO. 

Pas de querelle. 

ROD^RIGO. 

Compter. . . 

YAGO. 

Le général î... 

RODRIGO. 

L^argent. . . 



-est maître des éréaemeaU; c'est an fil de trama qu'il est bon de laisser snivre an 
spectateur. Toutes les fois qn'ua grand acteur croira qae, dans le public qui l'é- 
•coutera, domineront les écrits patimts, atleotife, qui sartent saiyre one forte 
combinaison, il fera bien de revenir à la première verûon. Ces petites «cènet 
■chaudes , dont on fait tant de cas ici , se trouvent tous les soirs an Yaudevilie, et 
«ont faciles à écrire «n crajon snr le genou pendant une répétition. En général, 
•œ ^'il 7 a da mieux à faire, peur montrer e» que fiit ^al^eare, tf mt de pvandre 
ShalEspeare. 



Yoici sa versieu : TSdo ihmgs tare io be done, «te, «te. 



Mais comme le ^^aisir a fiiit passer 4e8 faeurest 
La nuit est toute sombre. AUex vite, «t biealét 
Je vous dirai le reste. Adieu. 

Rodrigo sorU 



SCÈNE XVIH 

TAOO 

Va, jenae aot 
a^nz choses à conduire à présent. Que ma femme 
Prépare sa maltresse, et pour Cassio Tentame ; 
. iloi, j'emmène le More et le ramène iq>rè8, 
Pour les prendre tous deux quelque part, ici près. 
C'est mon ckemm. Marchons, et point de négligence. 
Mon^ravail «ans repo8.«ira sa réeompenae.. 



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LE MORE DE VENISE 33^ 

TA GO. 

La sentinelle f..». 
Si vous faites du bruit, on va nous arrêter 

RODRIGO. 

Pardieu ! je ne \eux pas^cett^ nuit vous quitter. 

21 poursuit Tagoi» 



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ACTE TROISIÈME 



SGËNE PREMIÈRE 

Un appartement dans le palaii. 
DESDEMONA, GASSIO, EMILIA. 

BESBEHONA. 

Soyez-en sûr, Casèio, malgré votre imprudence, 
Il vous aime, il ignore une froide vengeance, 
Il est bon et loyal; il reviendra vers vous. 
Il en a le désir peut-être autant que nous. 

GASSIO. 

Mais sa sévérité, madame, se prolonge ; 

Le temps s'écoulera sans qu'à ma grâce il songe. 

DESBEHONA. 

Ne le redoutez pas. Nous obtiendrons merci. 

Devant Emilia, je vous le jure id, 

A moins qu'il ne me cède et au'il ne s'adoucisse, 

Ne vous tende la main en vous rendant justice, 

Mon Othello, seigneur, n'aura plus de repos, 

Je le tourmenterai pour vous à tout propos. 

Je veux que votre nom lui soit inévitable. 

Je le répéterai le jour, le soir, à table, 

Jusques à l'irriter. Je serai sans pitié. 

Je ne promets jamais en vain mon amitié. 

Je m'engage avec vous. C'est une œuvre de femme. 

Certaine. Reprenez la gaité de votre âme. 

le vous réponds de lui. 



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LB MORE DE "VENISE 333 

SMILIA. 

J*aperçois monseigneur. 

DESDEHONA. 

Vonlez-Tous lui parler? 

CASSIO. 

Madame, j'aurais peur 
De gâter votre ouvrage encor par ma préserice, 

DESDEHONA. 

Eh bien, prenez conseil de votre prévoyance. 



SCÈNE II 
DËSDEMONA^ EMILIA, OTHELLO, TAOO. 

T A60 1 entrftot arao Othello, <px lit dea papi«rf« 

Ah! ceci me déplaît. 

OTHELLO. 

Que dis-tu là? 

TAGO. 

Moi? Rien. 
Ai* je parlé? Vraiment, je ne le sais pas bien 

OTHELLO. 

N'est-ce pas ce Gassio qui sort de chez ma femme? 

TAGO. 

Oh! non, seigneur, ayant encouru votre blâme. 

Ayant à réparer beaucoup, son intérêt 

Ne serait pas de fuir; sans doute il resterait. 

OTHELLO. 

Je crois que c'était lui cependant. 

D E s D E M N A » rentrant arec Emilia. 

ToutàTheure, 
Mon ami, j'ai conduit hors de votre demeure 
Un suppliant bien triste et dont le repentir 
M'a touchée à tel point qu'il m'a fait consentir 
A demander sa grâce. Une femme étrangère 
Obtiendrait à l'instant cette faveur légère. 
Rien qu'en disant son nom. Je le fais. Maintenant 



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^M THEATRE COft£PLET D'iiLÏRED DE VIGNY 

Il faut me Taccorder : c'est ce bon lieutenant 
Giassio ; npus allons voir par là si ¥otce femme 
A quelque autorité, comme ^on croit^isur votre âme;^ 
Si ce qu'on dit est vrai, vous le rappellerez. 
C'est un homme d'honneur dont les sens égarés 
Ont un moment peût-ôtre^téré la prudence ; 
Mais moi, qui viens d'avoir ici sa confideace, 
J'atteste qu'il vous aime et mérité xm pardon. 
Allons, mon chevalier, ootroyez-^noi ce don ; 
Rappelez-le. 

OTHELLO. 

Quelle est, dites-moi, la personne 
Qui sort d'ici? 

DESBEHONA 

C'est lui. 

OTHELLO. 

Lui? 

DESBEMONA. 

Cela VOUS étonne? 
C'est lui-même; il venait, mais, hélas! si chagrin. 
Si honteux, qu'il faudrait vraiment un cœur d'airain 
Pour lui garder encore la plus légère haine. 
Il me faisait pitié ! j'ai souffert de sa peine. 
Allons, mon bien-aimé, rappelle Cassio. 

OTHELLO. 

Non, 
Pas encor, le moment pour.cela n'est pas bon. 

DESBSJIONA» 

Mais sera-ce bientôt? 

OTHELLO. 

Dès que j'en serai maître; 
Pour vous ; mais à présent cela ne pourrait être. 

DESDEHaNA. 

Ce sera donc ce soir au souper? 

OTHELLO. 

Pas ce soir. 
nssBEJiaiiA. 
Demain donc.au dîner? 



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LB MOBB 1>B YBNISB 335 

OTHELLO. 

Kon, VOUS Teaec 4e voir 
Qu'au festin général la garaûson m'invite. 

DXS'DSMONA. 

Ah ! si ce n'est demain, xfue ce soit donc bien vite *• 
Demain soir, oumardi «naiin, ou vers midi, 
Ou mardi soir, ou bien, au plus tard, mercredi 
Dès le matin 1 fixons le mcMnent,. je t'en prie, 
Mais qu^il ne passe pas trois jour», ni ne varie. ' 
Dis, quand reviendra- t«^il? Je cherche vainement 
En moi quelle promesse ou quel consentement 
Je pourrais refuser à tes moindres instances. 
Quoi! pas un mot encor? Si longtemps tu balances 
Pour ce même Gassio qui venait autrefois 
Chez mon père avec vous et vous prétait sa voix. 
Vous excusait toujours et le fo^-çait d'entendre 
Gomme moi les raisolis qui pouvaient vous défendre? 
Gar vous n'étiez pas sûr encor de mon amour. 
Et l'on plaidait pour vous; aujourd'hui, c'est mon tour. 
Pourtant, à votre place. . • 

OTHELLO. 

Assez, je t'en supplie! 
A tes moindres dé«rs ma volonté se {die. 
Qu'il revienne aujourd'hui, quand il voudra. 

DESDEtfONA. 

Mais quoil 
Ce n'est point un bienfait que j'accepte pour moi 
Ni pour lui, c'est agir selon votre avantage; 
Gomme si je venais, en voyant un orage. 
Vous prier de rester, ou bien vous avertir 
De prendre une fourrure et de vous mieux vétir« 
Oh ! lorsqu'il me faudra quelque réelle preuve 
Qui fasse en vous briller l'amour par une épreuve, 
Je l'inventerai grande et plus digne de nous, 

* Why thep, to-morow-nigbil :. or Taesd^y mora : 
~0r ToMwlay noon, or night : or Wedoesday mui-m 
I pray thee, name thee Urne ; bat let it oot 
Exceed ifaree days. 



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836 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Périlleuse, peut-être, etdifQdle à vous; 
Je veux que cela soit vraiment un sacrifice. 

OTHELLO. 

Il n'est, pourt'obéir, rien que je n'accomplisse; 
Mais souffre qu'à mon tour je demande merci, 
Et pour un peu de temps, laisse-moi seul ici. 

DESDEMONA. 

Gomment vous réviser! vous m'avez apaisée, 
Et toute obéissance à présent m'est aisée. 
Mais songez à Cassio, souvent j'y reviendrai, 
J'en parlerai toujours. 

OTHELLO. 

Va, va, j'y penserai. 

DESDEMONA* 

Eh bien, adieu ! 

OTHELLO. 

Bientôt je te rejoins moi-même. 
SGËNE III 

ë 

OTHELLO, YAGO; 

OTHELLO. 

Me saisisse Tenfer s'il n'est vrai que je t'aime, 
Gréature adorable! etque^ si ton amour 
Dans mon cœur embrasé pouvait s'éteindre un jour. 
Le chaos en prendrait la place. 

TAGO. 

Eh bien, ne puis-je 
Vous parler? 

OTHELLO. 

Que veux-tu? 

TAGO. 

Quelque chose m'af!lig;e^ 
H'occupe malgré moi; lorsqu'à Desdemona, 



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LE MORE DE VENISE 337 

Vous demandiez ce cœur, qu'enfin on vous donna, 
Cassio sut vos amours? 

OTHELLO. 

Oui^ depuis leur naissasce, 
Jusqu'à notre union, il en eut connaissance. 
Mais pourquoi demander ces détails? 

Y A GO. 

Oh! sans but! 
Mais je ne savais pas qu'alors il la connût. 

OTHELLO. 

Beaucoup, et très -souvent l'entretien le plus tendre 
L'admit en tiers; il put nous voir et nou$ entendre. 

TÀGO. 

Vraiment? 

OTHELLO. 

Vraiment, doit -on douter de sa vertu? 

TA60. 

La vertu deCassio? 

OTHELLO. 

Mais oui! qu'en penses-tu? 

TAGO. 

Ce que j'en pense? 

OTHELLO. 

Oui ! oui ! j'ai dit : ce que tu penses? 
Par le ciel ! quel secret, quelles noires offenses. 
Quel soupçon monstrueux dans son cœur est entré. 
Si hideux, qu'il ne puisse au jour être montré? 
n hésite ! il se fait l'écho de mes paroles. 
Tes réponse^, Yago, ne sont jamais Mvoles : 
Je te connais, dis-moi le soupçon qui te prit 
A l'instant sur Cassio ! qu'avais-tu dans l'esprit 
En me disant : Ceci me déplaît. Quelle chose 
Te déplaisait? Ton front se ride et se compose: 
Si tu m'es attaché, qu'enferme-t-il, dis-moi? 

TAGO. 

Je vous aime beaucoup, monseigneur. 

OTHELLO. 

JelecroiSi 



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d88 THÉÂTRE COMPLET iD'ALFRBD DE VIGKY 

Et c^est une raison de craindre davantage. 
Ces silences fréquents qui coupent ton langage, 
Ces soupçons retenus ou formés à demi, 
Ne m'étonnendent pas venant d'un ennemi ; 
Mais, en toi, ce combat des cris et du silence, 
C'est l'indignation qui se fait violence. 

TAGO. 

Plût à Dieu que tox^ours les hommes ûissent tels 

Qu'ils semblent! ou, du mdns, puissent tous to mortels 

Paraître avec des traits qui découvrent leurs âmes ! 

OTSBLLO. 

Et quels sont, dis-le donc, ces hommes ifoe tu Jolies? 

TAGO. 

Àh! ce n'est point Gassio, je le crois plein d'honneur* 

OTffXLLO. 

Que cache tout cda? pàrle^md. 

TAGO. 

Non, seigneur. 
Excusez-moi. Malgré ma grande obéissance, 
Sur la face du globe il n'est pas de puissance 
Faite pour me forcer d'exprimer hautement 
Les motifs inconnus d'un secret sentiment. 
De la discrétion rompre ainsi les entraves I 
On ne l'exÂge pas même de ses esclaves ! 
Et, d'ailleurs, cpii vcms dit que ce grave soupçoa 
Soit légitime et juste en -aucune façon? 
Hélas ! dans quel plaisir n'-entre une chose impure I 
Et quel homme à ce point 4e hûnm^ne s'assure 
Qu'il puisse dans son ùœar t^i^ours se dégager 
Des pensers hasard^ixiqui viennent l'assiéger? 
C'est, je vous Favoûrai^^on vioeetiaa £Eiiblesse 
De soupçonner le mal fuand k dehors me blessQ, 
Et j'invente dee torts. Tenez, de bonne foi, 
Je vous en averMs, méôez^vcms de moi. 
U ne serait pas bon, pour mon bien, pour le vôtre, 
D'en parler plus longtemps; ménageons l'un et L'autre. 
Mon honneur, mon état, tout serait engagé 
Simon sec7 et.par vous devenait partagé. 






LE MORE DE VENISE 
OTHELLO. 

Quoi! rien? 

TAGO. 

Non, a*oyez-moi, seigneur, ponr une femme. 
Le premier des trésors^ la richesse de Vime, 
C'est l'honneur. 

OTHSULO. 

Je saurai ta pensée, n le faut! 

TAGO. 

Ah ! gardez-vous, seigneur, d'un énorme défaut, 

La jalousie. Hélas! c'est un monstre qui ronge 

Le cœur infortuné dans lequel il se plonge. 

Tel mari sans amour, bien certain de son sort, 

Près de son infidèle en souriant s'endort; 

Mais quel tourment d'enfer, quel chagrin empoisonna 

Celui dont l'âme ardente idolâtre et soupçonne 1 

OTHELLO, àparU 

Malheur! 

TAGO. 

Qu'à ce fléau jamais ne soient soumis, 
Je t'en conjure, 6 del, les cœurs de mes amis 1 

OTHELLO. 

Que veut dire ceci? Me croirais-tu l'envie 
D'user dans les soupçons ma pensée et ma viç. 
Et de suivre les pas d'une femme, inconstants 
Gomme les pas légers de la lune et du temps*? 
Non! Le doute vaudrait pour moi la certitude. 
Si jamais je m'altache à cette vile étude 
De chimères d'enfant, de rêves d'écolier, 
Je livre mes deux bras à qui veut les Her. 
Je ne serai jamais mécontent qu'on m'apprenne 
Que ma femme aime encor ce que son î%e entn^M, 
La danse et les concerts, le monde et sa gdté. 
Qu'elle aime les bijoux,- parle avec liberté. 
Que des grâcçs du chant sa voix est le modèle. .. 
Où règne la vertu, tout est pur autour d'elle. 
J^ ne veux même pas i|u'un secret sentiment 
De ce que mon aspect donne d'élcûguemeni 



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340 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

M'intimide et me cause aucune inquiétude. 
De mes traits africains elle avait l'habitude; 
Peut-être, en me plaignant, elle m*en aima mieux. 
Enfin c'est au grand jour que m'ont choisi ses yeux. 
Non ! je veux voir avant de me livrer au doute : 
Lorsque j'aurai douté, je veux, quoi qu'il m'en coûté, 
La preuve; et, si je l'ai, dès l'instant, sans retour 
Meure ma jalousie, ou meure mon amour! 

TAGO. 

Eh bien, je suis ravi de vous trouver si sage : 
Car, si j'avais reçu pour vous quelque message 
D'un ami dévoué propre à vous avertir. 
Je l'aurais refusé; Eaais j'y peux consentir. 
Vous saurez tout bientôt. En attendant cette heure 
Écoutez mon avis. Fermez votre demeure 
A double clef, veillez sur votre femme ; 
Sans trop d'emportement ni trop peu de souci, 
Observez ce Gassio. Moi, je n'ai pas de preuve ; 
Mais je ne puis soufifnr que de peine on abreuve 
Un cœur noble, en dehors, ennemi du soupçon. 
Veillez donc, profitez, seigneur, de la leçon. 
Tout le monde le sait, nos belles de Venise 
N'ont que cette vertu qui souvent s'humanise, 
Et laissent sans rougir voir au ciel tous les jours 
Des choses que la terre ignorera toujours. 

OTHELLO. 

Est-ce là ta pensée ? .. 

i; - TAGO. 

Oui, quand je me rappelle 
Que son père autrefois fut abusé par elle, 
Et que chacun eût dit tous vos pas superflus 
Au moment où son cœur vous chérissait le plus. 

OTHELLO. 

Il a raison. 

TAGO. 

Allez, celle qui, dès cet âge, 
Put soutenir longtemps un pareil personnage, 



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LE MOBE DE TENISB 341 

Aveugler son vieux père au point... J'en ris eneor... 

U éclate de rire malgré loi. 

Qu'il crut à la magie. • Ah ! pardon? cet essor 
D'une franchise extrême et d'une amitié tendre 
Pourrait vous fatiguer. • . 

OTHELLO. 

Non, non; j'aime à l'entendre, 

TAGO. 

Tout ceci, je le vois^ a troublé vos esprits. 

OTHELLO. 

Point du tout! A cela je n'attache aucun prix. 

TA60. 

Ne donnez à ces mots en l'air nulle étenduel 
J'aime Gassio beaucoup. 

OTHELLO. 

Précaution perdue! 
Je n'y veux plus penser. 

TAGO. 

Je ne veux nullement. •• 
Mais vous êtes émtu 

OTHELLO. 

Non. Je crois seulement 
Et toujours que ma femme est vertueuse. 

TAGO. 

Ivresse 
Que donne le bonheur! 6 paix enchanteresse 1 
Le ciel vous la conserve ! Adieu. 

OTHELLO. 

Si tu savais 
Quelque chose de plus. . . alors, bon ou mauvais, 
J'espère qu'à l'instant tu viendrais me le dire; 
Ta femme observerait aussi. . . 

TAGO. 

Je me retire. 

H saine et sort. 
OTHELLO, à part. 

Cœur probe! il a parlé parce que j'ai prié! 
^ Trois fois maudit le iour où ie fus marié ! 



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342 THEATRE COMPLET D'âLÏ^UED DE VIGNY 
YA.G(0, vtntrtnt. 

Seigneur, >ma imsskm fatale est accomplie ; 
Mais je voudrais efioore^ et. . . je vous ensiipi^e, 
Que cette affaire^là Mt <»d)liée ... Il faut 
Que le temps en découvre ou cache le défaut. 
Si, par exemple, on voit (|ae.Besdemona tienne 
À replacer Cassio, que sa voix le soutienne. 
Vous importune et prie, on pourra mieux juger. 
Alors, mon sentiment même pourra changer. 
Mais qu'elle ait jusque-là liberté tout entière. 

OTH^XLO. 

Va, je sais ménager cette âme tendre et fière. 
Adieu. 

TAGO. 

Seigneur, enfin je prends congé de vous. 



SCÈNE IV 

OTHELLO, seul. 

Examinons ceci maintenant. Calmons-nous. 

Cet homme est plein d'honneur et plein d'expérience^ 

Cela donne un grand poids à tant de défiance. 

iAifioc violence. 

— Si je la trouve kigrate et rebdle à ma voix, 
Moi, je la chasserai seule dès cette fois. 
Gomme l'oiseau léger qu'on voulait faire vivre, 
Et qu'en ouvrant la main à tous les vents on livre. 

Avec mélaneolie. 

— Tout est possible, hélas ;. il Jie faut que me voir. 
Tout pourrait s'expliquer par un mot : je suis noir! 
Je n'ai pas les regards, les manières civiles. 

Les séduisants propos d'un élégant des villes. 
Je commence à pencher vers le déclin des ans ; 
Mais ma vieillesse encore reculera longtemps. 

— Non. Je dois la hsûr ! Allons ! elle est perdue ! 
Je suis trahi I Douleur I je vois ton étendue ! 



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Fatalité maudite ! Il est doBftarpôié 
Que toujours maaasevcmsimaîtres de la beauté. 
Jamais de ses désirs»>Aii]iBi les grandesâmes 
Seront plutôt en butte aux trahisons des femmes 
Qu'un vulgaire toujours préféré. C'est un sort 
Qu'on ne peut fuir, réglé, certain comme la mort* 
Oui, ia Fatalité nous connaît dès l'enfance 
Et saisit au berceau notre âme sans défense. 

ApercoYADt Desdemona. 

Desdemona, tu viens ! J'en atteste tes yeux. 
Si ton cœur est impur, n'en croyons plus les cienx. 
Ils se seraient trompés dans leur plus bel ouvrage. 
Non, de le croire encor je n'ai plus le courage. 



SCÈNE V 
OTHELLO, DESDEJdONA et EMILIA, 



DESDSMOrNA, l'appayant rav mu 4 

Eh bien, cher Othello, ne viendrez-vous donc pas? 
Tout dans la citadelle est prêt pour le repas. 
Pour répondre aux festins, aux fêtes de laitilie. 
Nous allons recevoir tous les nobles de l'île. 
On vous attend. 

OTHELLO* aprèf Vêxoit oonndérée an moment sans parier* 

J'ai tort, vous seule avez raison. 

DESDEMONA. 

Qu'avez-vous? voulez-vous restera la maison? 
Votre voix est faible. 

OTHELLO. 

Oui. C'est mon cœur! c'est ma tôtel 
Je souffre I 

DESDEHONA. 

Eh bien, venez, n'allons pas à leur fête. 
Vous avez trop veillé. Tenez, dotiettez cela, 
Attachez ce mouchoir. 



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344 THEATRE COMPLET D* ALFRED DE VIGNY 
OTHELLO* repoiuMiit et fiÛMnt tomber le moachoir* 

Non. Le mal n*6St pas là. 
Laissez-le fermenter ou se guérir lui-même. 
Et venez. 

DESDEHONA. 

Je m'afflige autant que je vous aime. 

Us rentrent k pee lents. Othello s'appuie sur répaule de Desdemôniw 



SCÈNE VI 

E M 1 L I Â 9 teole, rtmassant le meoehoir. 

Âh ! je Tai donc trouvé ! le voilà, ce mouchoir 
Que mon bizarre époux voulait en son pouvoir. 
Quel désir enfantin ! Ce gage de tendresse, 
Le premier que le More offrit à sa maîtresse, 
Est précieux pour elle, et cent fois dans un jour 
Je la vois le baiser et lui parler d'amour. 
MaisYago, que veut-il et que peut-il en faire? 
Je ne sais ! Mais au moins, si j'arrive à lui plaire, 
 dissiper un peu son effrayant souci, 
J'en bénirai le del... 

SCÈNE VII 

EMILIA, YAGO. 

TA60. 

Que faites- vous ici? 

EMILIA. 

Ah I ne me grondez pas, j'ai pour vous quelque chose 

TAGO. 

Chose bien belle et rare, à ce que je supposel 
Vous peut-être? 



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LE MORE DE VENISE 345 

EHILIA. 

Âh ! méchant ! si vous aviez ceci f 
Ce mouchoir précieux, me diriez-vous merci? 

TAGO. 

Quoi? quel mouchoir? 

EHILIA. 

Celui dont fit présent le More, 
Qu'hier, que ce matin vous désiriez encore. 

TAGO. 

Eh hien, tu l'as pris? 

EHILIA. ' 

Non, mais j'ai suie trouver. 

TAGO. 

Donne-le-moî. 

n loi arrache le mooelioir. 
EHILIA* 

Pourquoi? 

TAGO. 

J'ai dessein d'éprouver 
Quelque chose demain. 

EHILIA. 

Rien qui nous intéresse 
Je crois ; rendez-le-moi, car ma pauvre maîtresse 
En perdra la raison. 

TAGO. 

Qu'on ne soupçonne pas 
Que je l'ai. Laissez-moi ; vous suivez tous mes pas. 
J'ai besoin d'être seul; allez, je vous en prie. 

BmiliaiorU 



SCÈNE VIII 

TAGO, MtJ. 

Oui, Fesprit du plus faible au gré du fort varie. 
Une ombre, un mot léger, bagatelles pour nous. 



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3^ THÉÂTRE COMPLET D'ALFBED DE YIOKY 

Sont des textes sacrés aux regards d'un jaloux. 

Que, trouvé chez Gassk), ceci soit un nuagei 

Aux autres ajouté pour accroître Forage. 

Mes poisons ont atteint le More. — Les soupçons, 

A les analyser, sont vraiment des poisons. 

D'abord sur tout notre être ils pDoduisent à peine 

Quelque faible' dégoût, bientôt un peu de haine; 

Et puis leur action pénétre ju8qu?au sang. 

L'irrite, le travaille avec un feu puissant; 

Gomme cent lourds marteaux qui tombeat sur l'enclume^ 

Il frappe sur le cœur, et le volcan»s'allume. 

La preuve, la voilà quivieni. . . C'est Othello. 

II regarde dans la galerie Othello qui s'avance lentement. 

Va, déchire ton cœur! va, ni le feu, ni l'eau. 
Les boissons de pavot, d'opium^ de mandragore, 
Ne pourront te guérir et taiLonner encore 
Ce paisible sommeil que tu goûtas hier. 



SCÈNE IX 

OTHELLO, YAGO. 

OTHELLO, se croyant seul et rôvant. 

Envers moi! moi! perfide! A qui donc se fier? 

TAGO. 

Quoi ! vous pensez encor que de vous on se joue? 

OTHELLO. 

Va- t'en, fuis ! va I tu m'as attaché sur la roue ! 
J'en atteste mes maux, il vaut mieux, je le crois. 
Être toujours trompé que de craindre une fois. 

Comment? 

OTHELLO. 

De ce malheur quel sentiment avaîs-je? 
Aucun. Si l'ignorance est un vrai privilège, 
Ce fut alors. Hier, quel mal ai-je éproavé? 
J'avais le cœur léger^ Ubre^ etn'ai pas trouvé 



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LB. MOUE D:E VENISB 017 

Les baisers de Cassio sur ses lèvres ; l'empreinte 
En était invisible, et j'ai dormi sans crainte. 

TAGO. 

Vous m'affligez vraiment, je le dis devant Dieu. 

OTHELLO» poannivant sans l'entendre. 

J'étais heureux hier. EH maintenant, adieu, 
A tout jamais, adieu, le repos de mon âme ! 
Adieu, joie et bonheur détruit par une femme! 
Adieu, beaux bataillons aux panaches flottants ! 
Adieu, guerre ! adieu, toi dont les jeux éclatants 
Font de l'ambition une vertu sublime ! 
Adieu donc, le coursier que la trompette anime, 
Et ses hennissements, et le bruit du tambour. 
L'étendard qu'on déploie avec des cris d'amour! 
Appareil, pompe, éclat, cortège de la gloire, 
Et vous, nobles canons qui tonnez la victoire 
Et qui semblez la voix formidable d'un dieu ! 

Arec un sourire amer. 

Ma tâche est terminée ! à tout jamais,^ adieu I 

TAGO. 

Est-il possible, hélas ! que. . . ? 

O T H EL L O « aree une foreur subite. 

Misérable, écoutof 
Je ne souffrirai plus ni faux fuyants ni doute ; 
Tu prétends que ma femme a profiuié son lit ! 
Songe bien qu'il me faut la preuve du délit. 
Ou, par la dignité de mon âme, je jure 
Que, si tu ne pouvais me prouver son parjure, 
11 vaudrait mieux pour toi, malheureux, être né 
Sans pain et sur les mers du Nord abandonné. 

TAGO, effrayé d'ètrv saisi an collet. 

En êtes-vous donc là ? 

OTHELLO. 

Fais-moi voir tout son crim» 
Gomme je vois le jour, ou bien si ta victime. •• 

TAGOe 

Seigneur! 



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348 THÉÂTRE COMPLET D*A.LPBBD DE VIGNY 
OTHELLO. 

... Si ta victime est ma Desdemona, 
Si Tesprit délié que le ciel te donna 
Te sert à méditer ma mort et ma torturop 
Si tu mens ; assassine, offense la nature. 
Étouffe les remords et renonce à prier; 
Qu'on entende les cieux et la terre crier 
 l'aspect des horreurs par toi seul inventées; 
Qu'à cette calomnie elles soient ajoutées; 
Pour ta damnation que tout soit réuni : 
Va, tu n'en seras pas plus ni plus tôt puni. 

Après VftToir sûti et tena, il le lâche brnsqaemcnt et tombe abattu 
•or on siège. 

TAGO. 

Ciel! grâce! qu*aî-je-fait? avez-vous votre tête? 
Ah ! reprenez ma charge ! oui, ma retraite est prête. 
Malheureux que je fus de m'attacher à lui, 
Pour me voir accuser de mensonge aujourd'hui ! 
des hommes du temps perversité profonde ! 
Jette les yeux sur moi, vois ma disgrâce, 6 monde! 
Vois l'honneur et le bien, le dévoûment perdus, 
Avec la calomnie et le mal confondus; 
Monde ! vois le danger d'être honnête, et contemple 
Quelle grande leçon dans un si grand* exemple! 

A Othello. 

Seigneur, je vous rends grâce et j'en veux profiter : 
Puisqu'un attachement si vrai peut susciter 
Des outrages pareils, acceptez ma retraite, 
Je pars. 

n vent sortir. 
OTHELLO. 

Non, reste ici. Tu devrais être honnête 1 

TAGO. 

Je devrais fuir l'honneur, source des embarras, 
Vertu des insensés qui produit des ingrats 1 

OTHELLO. 

Eh bien, je ne sais plus juger de toi ni d'elle : 
h la crois vertueuse et la crois infidèle. 



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LE MORE DE TENISB 349 

Je veux ou l'adorer ou lui donner la mort; 
Cent fois en un instant elle a raison ou tort; 
Quelle soit criminelle ou que tu sois coupable, 
De choisir entre vous je me sens incapable. 
Ses traits si beaux! si purs! depuis nos entretiens 
M'apparaissent déjà plus hideux que les miens. 

— Ah ! s'il est des poissons destinés aux infâmes, 

Des couteaux, des lacets, des poignards ou des flammes, 
Je veux me satisfaire. 

TAGO. 

Hélas ! faut-il, seigneur, 
Poursuivre un entretien fâcheux pour votre honneur? 
Le faut-il? 

OTHELLO. 

Oui. — Je veux des preuves de ta bouche. 

TAGO. 

Eh bien, puisqu'engagé dans tout ce qui vous touche, 
Entraîné par mon cœur et mon zèle insensé^ 
Jusqu'au point que voilà je me suis avancé, 
Je vais poursuivre encor : ce rôle m'humilie ; 
Mais il faut vous servir, vous sauver, je l'oublie. 

— Vous le savez, il est des hommes si pervers. 
Si délaissés de Dieu, que leurs projets divers 
(Sitôt que le sommeil a chassé le mensonge) 
S'échappent de leur bouche ouverte par un songe; 
Tel est Gassio. Dans l'ombre, hier, je l'entendis 
S'écrier en dormant : « Oh! que je la maudis, 
Tendre Desdemona, la triste destinée 

Qui, malgré nos amours, au More t'a donnée. 

Au moins, pour le garder, cachons notre bonheur. . . » 

OTHELLO. 

Délire monstrueux ! 

TAGO. 

Ce n'était que l'erreur 
D'un songe. 

OTHELLO. 

Mais ce songe, impur comme leur âme. 
Était le souvenir d'une journée infâme. 

• 20 



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350- THÉÂTRE COMPLET D'ALFBED DE ViGNY 
TA«Oi 

Peut-être. 

(MTffELL<V 

Elle moumr de ma main. 

TAGO. 

Unfirament. 
Rien n*estbien sûr eneor; ^—IHtes-moi seulement! 
Ne YÎtes-vous jamais entre^ses mains pudiques 
Un mouchoir jaune, orné de fleurs asiatiques? 

OTHELLO. 

Oui, mon premier présent fut un mouchoir pareil. 

TAGO. 

Moi, je n*en sais rien ; mais... • je sais qu'à son réveil 
Gassio s'en est hier essuyé le \isage. 

OTHELLO. 

Si c'était celui-là ! 

TAGO. 

Pour ma part, je le gage. 
Et contre elle, ma foi, cela dépose fort. 

OTHELLO. 

Que ne peut-on donner cent mille fois la mort! 

Une seule est bien peu, trop peu pour qu'elle lave 

Le crime infâme et bas de ce traître. — Ohl readiTSt; 

N'a-t-il donc qu'une vie à perdre sous mes coups ! — 

Tout est vrai, je le vois, tout s'explique pour nous. 

Yago, regarde-moi i — C'est ainâ que s'exhale 

De cet amour d'enfant la démence fatale ^ 

Il est bien loin de moi* — Levez-vous à présent, 

Haine, vengeance, horreur dNin.amour malfaisant; 

Dédain juste et profond, légitimes cplères. 

Venez gonfler mon cœur du poison des vipères I 

TAGO. 

Seigneur! contenez-vous. 

OTHELLO. 

Da.£ang! du sangl du sang! 

TAGO 

Parlez plus bas ; j'entends vos cm en irémisssat; 



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LE MORE DE TE^iaE 854 

Calmez-vous, écoutez, patience, vous dis-je? 
Votre cœur peut changer^. 

OTHELLO. . 

Non... à moins d'un prodige-^ 
A moins que de FEuxin les courants remontés. 
N'arrêtent tout à coup leurs flots précipités ; 
Car c'est ainsi, vois-tu, qu'à lat JGms élancées 
Roulent en se heurtant mes sanglantes penséos. 
Dans ce débordement, pour eux point de recours ; 
Rien ne peut ralentir l'inexorable cours 
De la vengeance, Yago, vaste et profond abîmo, 
Où s'iront engloutir ma colère et leur crime. 

Se jetant & geaoux et levant la main au ciel. 

Oui, je l'atteste encore, oui, j'en fais le serment 
Par l'immuable édat.des feux du ûrmament. 

YàGO > se précipitant & genoux & cCté d'Othello. 

Ne VOUS relevez pas. — Flambeaux inextinguibles, 

De nos jours tourmentés guides jpurs et paisibles, 

Astres, Feux, Éléments, je vous atteste aussi, 

Soyez tous les témoins que je lui voue ici 

Mon cœur, mon bras, mon âme, et qu'à ses pieds je jure 

De sacrifier tout pour venger son injure. 

OTHELLO. 

Eh bien, qn'avant trois jours Gassio meure par toi. 

TAGO. 

C'est mon ami. — N'importe, il n'est pluâ rien pour moi; 
Ce sera fait demain ; mais sauvons votre femme. 



* Do not rise yet I 
Witneu, 7e «▼«r4>aruiig^ ^f^ alxnnf 
Yê etomants, «te. 

¥ 
Cett« prière, dVim4luDn& .profanateur, ast ea van dans Shakspeare, Jâiui.iC|n« 
tons les monologues dTago, tandis que souvent, dans les mêmes scènes, on lui 
parle en prose, et lui-même parle en prose à Rodrigo dans les scènes familières. 
Cest là qu'est bien démontrée la différence du récitatif au chant. Dans cette 
pL'ière, dans lec adieux d'Othello à -la ipuevre , et partout où l'exaltation de l'âme 
élève le personnage, j'ai cherché à élever aussi le style. Dans ces morceaux, plus 
d'enjambements, de césures rompues ; les vers marchent à plus grands pas, ce me 
ji^tiBbtey d»a- ma poésie; dims call» de Shal^spaare» ils Tolant. 



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362 THÉATBB. COMPLET d' ALFRED DE TlGNl 
OTHELLO. 

L'exterminer, Yago, rexterminer, Pinfâme, 
L'exterminer! — Suis-moi. Je veux sortir et voir 
De quelle arme pour eux il faudra me pourvoir. 
De ce vil séducteur choisissons le supplice ! 
Quel instrument de mort convient à sa complice ? 
Qu'en penses-tu? — Suis-moi, sois à moi, désormais 
Je te fais lieutenant. 

TAGO. 

Tout à vous pour jamais. 



SCÈNE X 

DESDEMONA, EMILIA. 

DESDEMONA. 

Où donc ai-je perdu ce mouchoir? 

EMILIA. 

Eh! madame. 
Je ne sais. 

DESDEMONA. 

SMl n*avait une grande et belle âme, 
Étrangère aux soupçons vulgaires et jaloux, 
Ce motif seul pourrait troubler mon noble époux. 

EMILIA. 

N'est-il point jaloux? 

DESDEMONA. 

Lui? — Le soleil pur d'Asie 
 du cœur d*Oihello chassé la jalousie, 
Gomme de l'horizon il chasse les vapeurs. 
Les orages pesants et les brouillards trompeurs. 
Pourtant j'aimerais mieux perdre mille cruzades *, 



* I hid rtther lost my pnrsa 
Pnll of croMdoes. 

La crtuad» était un» iiionn«i« en vMfe da temps d« Shakspeare ; die était d**^ 



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LE MORE DE VENISE ^t3» 

Que ce mouchoir donné du temps des sérénades» 

EU IL I A. 

Il vient. 

DESDEMONA. 

Tant mieux! Gassio toujours est exilé; 
Je ne le quitte plus qu'il ne soit rappelé, , 

Et que notre projet enfin ne réussisse. 
Boi^ouri seigneur. 

SCÈNE XI 
DESDEMONA, OTHELLO, EMILIÀ*"^ 

OTHELLO. 

Apwt 

Bonjour, noble dame. — supplice! 
Moi, dissimuler! — Votre main, s'il vous plaît. 

n lui prend la nuin et l'examine. 

Elle est douce... elle est blanche aussi comme dulait. 
Madame. 

DESDBMONA. 

Elle n*a pas encor des tristes craintes, 
Des chagrins ni de Fâge éprouvé les atteintes. 

OTHELLO. 

Ah ! brûlante et moelleuse ! — On m'a dit quelquefois 
Comment cela s'explique : un cœur trop bon. Je crois 
Qu'il vous faut à présent quelques jours de retraite. 
Jeûnes, privations, liberté moins parfaite. 
Quelque rusé démon vous mène en bon cheminl 
Vous avez là, madame, une loyale main. 

DESDBMONA. 

Vous ne vous trompez point, seigneur, car ce fut elli 
Qui TOUS donna mon cœur. 



tt pèuât] mt monnaie anglaise hoo penny-weights tix graim, en. nine êhiUmgt, 
Un ilminafh anglais de Tan 1586 marque les différents poids de cette monna5i^ 
Ccappée et margnée d'une croix sens les rois Emmanuel et Jean, son fils. 

20. 



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'SM THÉÂTRE COMPLET D'AtFftBD DE VIGNY 
OTHELLO. 

Ah ! ah ! façon nouvelle ! 
C'était le cœur jadis dont on faisait présent ; 
Mais on ne donne plus que la main à présent. 

DES^DEMONA. 

Je ne vous comprends pas; mais parlons, je vous prie^ 
De votre promesse. 

OTHELLO. 

Ah! quelle plaisanterie! 
<Ju'ai-je promis ? 

DESDEVONA. 

Cassio va venir pour vous voir, 

aTHELLO. 

le souffre. Prêtez -moi, mon amie, un mouchoir. 

DESDEMOl^A. 

Voici le mien, seigneur. 

OTHELLO. 

Non, je voudrais, ma chère, 
€elui qu'en vous quittant, je vous donnai naguère. 

DESDEUONA. 

Je ne l'ai pas sur moi. 

OTHELLO. 

Cela m'étonne fnt. 

DESDEMONA. 

Je ne l'ai pas toujours. 

OTHELLO. 

Non? 

DESDEUOXA. 

Non. 

OTHELLO, ayeo séTérité. 

Vous avez tort, 
Madame; ce mouchoir, c'est d'une Égyptienne 
"Que le tenait ma mire.* Une magicienne 
Si profonde en savoir, que sa plume eût écrit 
Tous les pensers secrets qui passent dans res|M-it. 
Ma nière,'avec ce nion, eut Fassmanee d'eUe 
Que soaioari serait toijyours bon et fidèle, 



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, XE.MOBE D£ YJSKI8B Ma 

Que de plaire toujours alleaui^tie «ecret 
Tant que ce talisman chez elle resterait..; 
Ma mère en expirant me l!a laosé, madame. 
M'a dit de le donnerai mon touCt à .ma femme : 
Je Taifait. Prenez soin du mauchoir précieux 
Gomme de la pounoUe^airaletite de tos yeux ; 
Le perdre ou le donner serait uae infortune 
Gomme pour vous, madame, il n^en peut être aucune. 

DESDBJtONA. 

Serait-il possible? 

•OTHELLO. 

Oui. Ge mouchoir a reçu 
De magiques pouvoirs glissés dans son tissa. 
Gelle qui le broda, prêtresse saranâée, 
Avait vu deux cents fois nstËrc et mourir Tannée. 
La soie en est sacrée, et filée en un lieu 
Que dédie ausoleil Fadorateur du feu; 
La brillante couleur de sa trame est formée 
Des teintes que produit la momie embaumée. 

DESDEHONA. 

Est-il vrai? 

OTHELLO. 

Oui, très- vrai. Prenez-y garde, ou . . . 

DESDEUONA. 

Moit 
Je voudrais bien jamais ne l'avoir vu. 

OTHELLO^ ETee emportement. 

Pourquoi? 

DESDEKONA. 

Âh ! ne me parlez pas si brusquement. 

OTHELLO. 

Qu'importe!. 
Est-il perdu? comment? Parlez ! de que^e sorte ? 
Par quel accident? . ^ 

* l did-so : and take heed oft, 
H ake* it a darliog like jour ' precioas eye , 
To keeor gire't «fniy, were BttcbtptiJdiiîM 
▲« nothiag eU« eonld matnh. 



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866 THÉÂTRE COUPLET D'ALFRED DE YIQNT 
DE8DBM0NA. 

Dieul 

OTHELLO. 

Qu'ayez-Tous répondu? 

DESDBMONA. 

Moi, que je me trompais! Non, il n'est pas perdu; 
Mais quand il le serait?. • • 

OTHELLO. 

Ah! 

ESDEMONA. 

Non, je l'ai, vous dis-je. 

OTHELLO. 

Allei donc le chercher. 

DESDBMONA. 

Oui, seigneur, je m*oblige 
A TOUS le présenter, mais pas en ce moment 
Non, je ne le veux pas, seigneur. Je crois vraiment 
Que c'est de votre part une légère ruse 
Pour me faire oublier mon projet, une excuse 
Pour ne pas accorder la grâce qu'il me faut. 
Gassio ne fut trouvé qu'une fois en défaut. 

Ell« fa rapproche d'Othello, qui recule t?ee dèdaia. 
OTHELLO. 

Montrez-moi ce mouchoir; j'augure mal. . . 

DBSDEMONA. 

Tenise 
N'a pas un ofQcîer dont tout le monde dise 
Tant de bien. 

OTHELLO. 

Le mouchoir! 

DBSDEUONA, se rapprochant. 

De grâce, parlez-moi 
De Gassio. 

T H E L L 9 réritant encore. 

Le mouchoir! 

DESDEMONA. 

U a fondé sur toi. 
Sur toi seul, Othello, l'espoir de sa fortune; 
Vos périls sont égaux, votre vie est commune. 



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LE MOBB DE YENISB 857 

OTHELLO, arec faraur. 

Le mouchoir! 

DESDEMONA. 

Ah ! vraiment, le ton dont vous parlei 
Mériterait de moi des reproches. 

OTHELLO. 

AUez! 

Il U repoosM ci m rtticf. 

SCÈNE XII 

EMILIÀ, DESDEMONâ. 

EUILIA. 

Je le soutiens! — il est jaloux! 

DESDEMONA. 

Ojour funeste! 
Jamais il n'a paru jaloux, je te l'atteste. 
Quel sortilé^'e est donc renfermé dans les plis 
De ce fatal mouchoir? 

EMILIA. 

Les temps sont accomplis 
De l'amour nuptial. — Sa couronne est fanée 
Quand vient le dernier jour de sa première année. 
C'est la loi, c'est le sort. — Eh ! qui de nous n'a foi 
Ces querelles sans but que fait naître l'ennui? — 
Mais c'est Cassio qui vient; mon mari nous l'amène. 

SCÈNE XIII 
LBfHàMBf, TAGO et CASSIO. 

TA60 , fînissaot à demi-voix un« convenatioB 

. . . Elle y réussira, oui, la chose est certaine. • • 
La voici! — C'est le jour des hasards fortunés. 
N'hésitez pas! Parlez, priez, importunez. 



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'THÊATRET COMPLEJT D'ALFRED DE VIGNY 
DESDEUONA. 

Est-ce encor vous, Cassio? — Quelle nouvelle afiake? 

GAS^fO. 

C'est la seule, madame, et la même prière 

Qui me ramène ici. — Votre inter^ssion 

Peut aider mon unique et juste amibition 

D'exister dans un rang^honorable à l'armée 

Et de toucher enooi^'cette main-bien-aimée 

Du More glorieux dont la vie et l'honneur 

Me sont toujours sacrés jusques au fond du cœur. 

Oui, pour rentrer en grâce et pour me faire entendre. 

Je voudrais, par vos soins, ne pas longtemps attendre. 

Et, si j'ai ce malheur que mon délit soit tel, - 

<îu'il demeure à ses yeux un crime si mortel 

Que rien ne soit assez pour en "laver la trace, 

Ni services passés, ni présente disgrâce, 

Ni repentir sincère et sincère amitié. 

Ni souvenirs guerriers dont il eut la moitié, 

Ni résolution, pour Tavenir bien prise. 

De conduite sèv^e; et que rien ne stifise 

Après cette publique et terrible leçon. 

Pour racheter ma faute et payer ma rançon ; 

<2ue je le sache au moins de sa bouche, madame, 

Et, reprenant alors mon épée et ma rame, 

Sur d'autrerm<N*8 oa bien sur iprelque autre ob^oia 

Aux charités du swt j'n?ai*tendre la main. 

DESDEHONA. 

Hélas ! mon cher Cassio, son cœur ni sa justice 
N'écoutent aujourd'hui ma voix médiatrice. 
Mon seigneur ne m'est plus Othello; j'en gémis, 
Mais un nuage passe entre vos deux aimiâ. 
Son humeur, son discours, sa voix, sa contenance 
Tout est changé pour moi ; j'ai lassé sa clémence 
Sans doute, et, pour vous seul le priant sans repos, 
Je crois l'avoir blessé par mes libres nropos ; 
Car puissent les Esprits du Seigneur m'étre en ai Je, 
Comme il est vrai, Cassio, que toujours j'intercèdo, 



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LE MORE DE VENISE WO 

Que je me suis, sans trère^ exposée au courroux 
Dont les feux yioients sont dirigés sur tous. 
A quelques jours encor remettons votre cause 
Et pour vous je ferai plus que pour moi je n'ose ; 
Gela doit vous suffire. 

Gassio salue et ee retire de quelques pai» 
TA60. 

Eh quoi donc! monseigneur 
Est en colère f 

EHILIA. 

Il sort dans une sombre humeur. 

TAGO. 

Lui ! devenir si faible et montrer sa colère? 

Je l'ai vu calme au feu, quand, pareille au cratère 

D'un volcan furieux, la poudre du canon 

Vomissait la mitraille et, comme le démon, 

Enleva dans ses bras, d'une seule bordée; 

Son frère. . . et voir son* âme à ce point possédée, 

D'une fureur profonde! li faut assurément 

Un bien grave sujet pour un tel changement. 

Je rirai voir. — Oui, certe, il faut quelques injures 

Sans nom! 

DESDEUOITA, àTago. 

Allez le voir, Yago ! 

Yago salue et sort en réfléchissant d'un air 



SCÈNE XIV 
DESDEMONA, EMILIA, CASSIO» 

DESDEMONA. 

A Castio. 

Quelles blessures 
Atteindraient sa belle âme et son cœur de soldai 
Si ce n'était encore quelque raison d'État? 
Ceci vient de Venise, à qui cette grande île 
Veut peut être aujourd'hui se montrer indocile; 



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360 THEATRE COMPLET D*ALFRED DE YIGNT 

Quel({ike émeute nouvelle à Chypre ou des complots 
Que voit son coup d'œil d'aigle avant qu'ils soient éclos. 
En secret ^gité par de graves affaires, 
Parfois on seable ému de piqûres légères ; 
Voulons-notR que toujours les hommes soient des dieux. 
Gomme un premier amour les présente à nos yeux? 
Quel homme et quel époux surtout, avec constance, 
Des promesses du cœur a gardé Tobservance? 
Tiens, j'étais bien injuste, Emilia, maudis-moi. 
J'avais, comme un guerrier déloyal et sans foi, ' 
Percé, par un défaut, sa généreuse armure ; 
Mais nous devons nous rendre à sa raison plus sûre; 
Nous mesurions sa force à notre esprit rusé, 
Nous l'avions tous ici faussement accusé. 

EMILIA. 

Plaise à Dieu que ce soit quelque affaire publique 
Et le tourment secret d'un travail politique, 
Et non pas un soupçon injurieux pour vous! 

PESDEHONA. 

Hélas ! eut-il jamds sujet d'être jaloux? 

EHILIA. 

Eh! mon Dieu! n'allons pas prendre un si vrai langage. 
Car les esprits jaloux n'entendent rien de sage. 
Us sont jaloux, noi. pas pour tel ou tel objet. 
Mais sont jaloux pour l'être et sans aucun sujet. 
Tenez, la jalousie est un monstre crédule. 
Nourri d'un mal sScret qu'il aime et qui le brûle, 
Aux pièges qu'il se tend toujours pris et repris. 
Engendré par lui-même et de lui-même épris, 

DBSDEHONA. 

Dieu veuille d'Othello détourner ces pensées! 

EMILIA. 

Àh! qu'il en soit ainsi! . 

DESDEMONA, à Gessio. 

Vous nous voyez forcéci^ 
De vous quitter. Restez ici, près du château. 
Je vais voir monseigneur. — Qu'un prétexte nouveau 



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LB MOHE DE YENISE 361 

Se trouve sous mes pas, je reprends la parole ... 
Sur cet événement dont Féclat nous désole; 

CASSIO. ^ ^ \ 

Que votre grâce en ait d'avance tout l'honneur . 
Et les respects profonds que lui garde mon cœur. 

U salue et elle se retire en le saluant aussi cérômoniensemeDt. 



SCÈNE XV 

CASSIO, BIANCA, 
BIANGA. 

Salut à mon ami Gassio ! 

CASSIO. 

Gomment ! ma belle, 
Vous quittez la maison en plein jour? 

BIANGA. 

Infidèle, 
Je vous cherchais. 

•CASSIO. 

J'allais chez vous, nion cher amour, 
Je vous le jure. 

BIANCA. *• 

Et moi, jusqu'au fond de la tour 
Où vous êtes juché comme un oiseau farouche. 
J'allais vous déloger. Quoi doncî rien zie vous touche? 
Vous me laissez chez moi, seule et dans mes ennuis. 
Compter dix fois les jours et onze fois les nuits. 
L'absence d'un amant a de si longues heures, 
Qu'on prend en déplaisir les plus belles demeures. 

CASSIO. 

PardonnezHnoi, Bianca ; j'ai sur l'âme un fardeau 
De lourds pressentiments, noirs comité le tombeau, 
Qui, depuis quelques jours, m'importune et m'obsède; 
Mais cette sombre humeur s'est enfuie et vous cède , 
Et celui qui jamais à l'appel ne manqua 
Ce soir dira chez vous : * Pardonne-moi, Bianca! » 
Jusqu'à cet instant-là, ma gracieuse amie, 
Prenez donc le dessin de cette broderie; 

21 



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862 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

n me semble admirable et fait en Orient. 

BIANCA. 

Ab ! ah! — D'où vient ceci? — Quoi! tout en souriant, 
Vous mettez dans mes mains le don de quelque belle? 
Est-ce une liaison, une intrigue nouvelle 
Qui se trahit ainsi, malgré vous, par hasard? 

CASSIO. • 

C'est un soupçon d'enfant ! — Ce matin, à l'écart, 

Ce mouchoir, parfumé de cinnamome et d'ambre. 

Jeté sur un fauteuil s'est trouvé dans ma chambre. 

Le dessin m'en a plu ; comme, au premier moment. 

On le réclamera très- vraisemblablement. 

Copiez-le pour moi dans sa forme indienne, 

Pour qu'à Venise, un jour, de Chypre il nous souvienne. 

Ne soyez plus jalouse et surtout quittez-moi ; 

Il faut me laisser seul. 

BIANCA. 

Vous laisser? et pourquoi? 

CASSIO. 

J'attends mon général, et ta beauté légère 

Ne me donnerait pas l'aspect assez sévère 

Pour un homme investi d'un grand commandement. 

Il est fort ombragenx sur ce point seulement. 

BIANGA. 

Vous n'aimez pas assez pour braver la consigne ; 
Je vous plains. Mais, du moins, si vous m'en croyez digne» 
Sur la route un moment donnez-moi votre bras, 
Jusqu'à ma porte. 

CASSIO ■« laiue prendre le bras. 

Eh bien, nous ferons quelques pas. 
Mais je reviens ici. 

BIANCA. # 

Venez donc, pauvre esclave ! 
Vous m'allez voir marcher très-posée et très-grave. 

Ils sortent en se donnant le bras. Cassio est un piBU embarrasili^ 
BiaM lui parie bas en marohanU 



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ACTE QUATRIÈME 



SCÈNE PREMIÈRE 

Un« galerie dn palais. 

OTHELLO, YAGO. 

TAGO*. 
Seigneur, y pensez-vous encore? 

OTHELLO. 

Si j'y pense! 

TAGO. 

Bah! donner un baiser en secret, en silence! 

OTHELLO. 

Baiser furtif I 

TAGO. 

Ou bien s'enfermer dans la nuit 
Seule, avec un amant, sans péché ni sans bruit! 

OTHELL^O* 

Quoi, seuls et sans péché! c'est tenter la nature 
Qui, dès lors, livre au mal sa faible créature. 

YAGO. 

C'est peu de chose encor... Mais donner un mouchoir! 



* Tago craint qn'OthelIo ne se sonrienne plus de ses ealomnîes et ne eherche à 
t'en distraire ; il les lui remet sons les yei^x, en ayant fair^ comme c'est sa tae* 
titjne y de lenr chercher des wcuses. 



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864 THEATRE COMPLET D*ALFRED DE VIGNY. 
OTHELLO. 

Donner!... je l'oubliais...* Ceci devient plus noir... 
Ce souvenir sur moi retombe et m'importune 
Gomme vient un corbeau, prophète d'infortune, 
Sur un château désert tristement se poser. 

YAGO. " 

J'ai vu des gens tout.dîre, et d'autres tout orer ; 
Il en est qui, vainqueurs, ne savent pas se taire. 
Et vont, à tout venant, raconter sans mystère 
Les faveurs qu'à la longue ils doivent à Tennui* 

OTHELLO. 

Par l'enfer et le ciel ! aurait- il parlé? 

TAGO. 

Lui? 
n n'a, ma foi, rien dit qu'au besoin il ne nie, 

OTHELLO. 

Et de quoi parlait- il? 

TAGO. 

D'une faute impunie. 

OTHELLO. 

Quoi? 

TAGO. 

De ce qu'il a fait; je ne le sais pas, moi; 
B dit avoir été reçu... 

OTHELLO. 

Que dit-il? quoi? 

YAGO. 

Dans son lit : — >tout ce que... vous voudrez. 

OTHELLO, hors de lui. 

'Avec elle! 
Dans son lit! — Scélérat! le mouchoir) —Pêle-mêle 
Les étrangler!... L'aveu! non..^ d'abord le mouchoir]^ 
J'en frissonne du haut en bas! Le désespoir, 



* n est bien bean, à mon trii, qu'Othello ait oublié dette eireoQftaoce, légftra 
en apparence, et qa'U faut Ini rappeler sonrent. Cela i<i i n1iw M ia beaucoap le re*> 
prodbe qne l'on fait à Shakspeare d'aroir codstruit tonte Tintrigne sur un fonde- 
ment aussi peu solide qne le mouchoir perdu. La suppression de ces premièrM 
•oènes a surtout donné naissaccç à cette critiqua. 



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LE MOBE DE VENISE 365 

Si tout n'était réel, pour des paroles vaines. 

Ferait-il bouillonner tant de feu dans mes veines ? 

Quoi! sa joue et ses yeux!... Confesse-toi... Je veux 

Le mouchoir ! — Ses beaux yeux! — Ses lè^nres ! — Des aveux ! 

O démoni 

Il tombe à la renrerse wdm connaissance. 
TA 60) étendant la main sur sa victime. 

Opérez, mes poisons^ sur son âme ! 
Voilà comment on voit plus d'une honnête femme 
Perdre pour un soupçon le cœur de son époux. 

U soulève Oth ello f Yano ui. 

Allons, seigneur, allons. '"^^ 



SCÈNE II 
OTHELLO, YAGO, GASSIO. 

CAS S 10, arrirant. 

Général, qu'avez- vous? 

TAGC* 

Laissez-le j ce n'est là qu'une attaque imprévue 
Qui vient souvent troubler sa raison et sa vue; 
C'est répilepsie. 

CASSIO. 

Ah! secourons-le! 

TAftO. 

Laissez; 
Je reste auprès de lui, laissez-nous, c'est assez; 
Autrement, vous verriez l'écume dans sa bouche. 
Il devient furieux aussitôt qu'on le touche. 
Regardez!... il s'agite. Alljz; dans un instant, 
J'irai pour vous parler d'un fait très-important. 

Cassio soxt^ 

Comment vous trouve j-vous^ général? 



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366 THÉATBB COUPLBT D'A.LFRBD DE YIQNT 

SGÈNB III 

OTHELLO, YAGO. 
OTHELLO. 

Que dit-elle? 

TAGO. 

Soyez homme, seigneur ! la savoir infidèle 

Vaut mieux que vivre en paix sans s'en être douté, 

Et dormir chaque nuit paisible à son côté. 

Vous êtes plus heureux ainsi. La circonstance 

Vient vous trouver ,* le sort vous sert avec constance. 

Tandis que vous étiez (chose indigne de nous) 

Renversé dans mes bras, le front sur mes genoux, 

Gassio même est venu. J'ai déguisé la cause 

De ce triste accident, prétextant autre chose ; 

Mais il va revenir. Cachez-vous, sHl vous plaît. 

Dans cet enfoncement. Et, de là, s'il parlait. 

S'il se laissait aller à l'insultant sourire 

Qui d'un amant heureux trahit toujours l'empire, 

Vous verriez tout vous-même. Oui, je vais sous vos yeux 

L'amener à conter en quel temps, en quels lieux 

Il fut avec faveur traité par votre femme. 

Mais de votre fureur contenez bien la flamme, 

Ou je serais forcé de croire que vos sens 

Sont livrés au pouvoir des esprits malfaisants. 

OTHELLO. 

Écoute, amène-le, j'y consens, où nous sommes. 

Je veux être, entends-tu? le plus prudent des hommes, 

Mais le plus sanguinaire aussi. 

YAGO. 

C'est juste. — Allez, 

Othello se retire et s'enfonce sons la Toûte, à droite de la scène, entr» 
les colonnes. On le voit paraître et se cacher tour à tour. 

Et vous entendrez tout de là, si vous voulez. — 

A paru 



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LE MOHE DE VENISE 367 

Maintenant sur Bianca j'interrogerai l'autre ; 
C'est une aventurière à qui ce bon apôtre 
A dérangé l'esprit et qu'il traîne après lui. 
Il rit quand on en parle, et je vais aujourd'hui 
Me servir de son nom. Othello dans ce rire 
Verra tous les aveux qu'il rêve en son délire. 
Et chaque mot ainsi va leur être fatal. 

A Casrio, qui rentre» 

Comment voiis portez-votw, lieutenant? 

Othello est pUeé de fc^en à tout toir , maû ne p«nt «&tea<be que 
lorsqu'on élève la voix. 



SCÈNE IV 
CASSIO, YAGO. 

CASsro. 

Au plus mal ! 
Triste et dépossédé peut-être pour la vie 
De la charge qu'hier le More m'a ravie, 
Et dont vous me donnez encore le surnom, 
Je ne sais trop pourquoi. 

TA GO» très-haut. 

Qu'elle vous plaise ou non, 

Pkis bas. 

Voyez Desdemona souvent. Si cette grâce 
Dépendait de Bianca, dont la faveur vous lasse, 
Vous seriez satisfait bientôt. 

GASSIO, riant. 

La pauvre enfant 1 

OTHELLO, à paru 

Gomme il sourit déjà! 

TAGO, haut. 

Soyez donc triomphant, 
Car je ne vis jamais plus amoureuse femme. 

CASSIO, riant. 

Oui, je crois qu'elle m'aime ! Ah! c'est une bonne âme! 



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868 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRBD DE VIGNY 
OTHELLO, àpart. 

Il a Tair de nier, mais faiblement. — Maudit ! 
Tu souris. 

TAGO. 

Parle2-moi. 

t)TH£LLO, à put. 

Yago presse. Bien dit, 
Bien dif ! 

TAGO, plot bM. 

Elle se vante à tout propos dans File 
Que vous répousçrez. 

G A s s 1 , riant ans éelmtf . 

.• Je quitterais la ville^ 
Plutôt. Ah! ah! ah! ah! 

OT^ELLO, Irpart. 

Tu triomphes, Romain! 

> CASSIOt 

Grâce pour ma raison ! Moi, lui donner la main 
Vous me croyez dooç fou? 

•' OTffELLO, ipart. 

Ris, après ta victoire I 
Yago m'a fait un signe ; il commence l'histoire, 
Sans doute. 

GASSIO. 

L'autre jour, elle est venue à moi 
Réclamer, en public, des preuves de ma foi, 
Sur le bord de la mer. J'en rougis quand j'y pense. 
Elle vient se jeter à mon cou, s'y balance... 

U fait le geste dé se suspendre an coa dTago* 
OTHELLO, A part. 

II décrit ses plaisirs sans doute et leurs propos. 
Quand verrai-je les chiens qui rongeront leurs os I 

GASSIO, poursuivant. 

Elle était en fureur, en larmes, et la cause 
Était ce beau mouchoir, voyez, pas autre chose ; 
Elle l'avait trouvé dans mon logis hier, 
Disait^elle. 

Il tire le mouchoir de sa pochai 



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LB MORE DE VENISE 369 

OTHJELLO, à part. 

Voilà mon mouchoir. Qu'il est fier, 
Le traître! 

CASBIO.' 

yen ai peur, je me cache et Févite, 
Et pour ceb, mon cher, je m'esquive au plus vite* 

* TAGO. 

Adieu. 



SCÈNE V 
OTHELLO, YAGO. 

OTHELLO. 

Procure-moi du poison pour ce soir. 

Arec amoar. 

Je ne l*Bntendraipas, e'est assez de la voir! 
Je crains que sa douleur désai^ne ma vengeanôé. 
Je ne lui dirai pas un mot. 

YAGO. 

Point d'indulgence ! 
Renoncez an poison; Fétouffer est plus prompt 
Sous ces mêmes rideaux complices de Fafifront. 

OTHELLO. 

Oui, cette mort est juste. Eh bien, je m'y décide. 

YAGO. 

Quant à Gassio, sur moi je prendrai Fhomicide, 
Je m'en charge ; il ne va qu'où mon doigt le conduit I 
Et Vous en saurez plus ce soir même à minuit. 

Oa entend des trompettes dans le lointain ; elles se rapprochenfi 
par degrés. * 

OTHELLO. 

Qu'entends-je là? 

YAGO. 

Je vois le plumet et la toge 
Qui distingue à Venise un envoyé du doge. 
Ah] c'est Lodovico,. votre femme avec lui. 



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d70 IHÉATBE COMPLET O'âLFRED DE VIQNT 

SCÈNE VI 

Lb8 MâMM, LODOVIGO, DESDEMONA, Soitm. 
LODOTIGO, àOtheUo. 

Le doge et le sénat dont vous êtes Tappui 
Vous offrent leurs saluts. 

n présente on paqaet de lettrei à Othello» 
OTHELLO. 

Avec respect je baise 
Les ordres souverains. 

n baise les lettres et les lit. 
LODOVICO. 

J'attendrai qu'il vous plaise 

▲ Desdemona, qull prend à part. 

De répondre à cela. — Pendant qu'il lit, venez» 
Ma cousine. — En entrant, nous fûmes étonnés 
De ne pas rencontrer Gassio sur la jetée. 

DESDBMONA. 

Quelque ctivision entre eux deux excitée 
A semé la tristesse et le deuil parmi nous ; 
Mais vous Tapaiserez aisément. 

OTHELLO, l'entendant. 

Croyez- vous? 

DESDEUONÀ. 

Quoi! seigneur! 

OTHELLO, lisant. 

< Partez donc sans tarder davantage. •• w^ 

LODOVICO» & Desdemona. 

n ne vous parlait pas, mais lisait ce message. 
Et n'est-il plus entre eux nul accommodement? 

DESDEUONA. 

Hélas ! je le voudrais, quant à moi seulement 
Par l'amitié que j'ai pour Cassio. 

OTHELLO. 

Feux! tonnerre! 



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LE MOBE DB VENISE 371 

DESDEMONA, à Othello. 

Seigneur! 

OTHELLO. 

Avez-Youi bien votre sens ordinaire ? 
On ne le croirait pas. 

ȣ9DEM0NA. 

Monseigneur, pourquoi non? 

OTHELLO, arec fureur 

Pourquoi?..! 

DESBEMONA. 

Mais oui, pourquoi? 

OTHELLO. 

Va, perMcl démon! 

n la frappe arec les papiers qu'il tieiit à la main* 
DESDEMONA. 

Avaîs-je mérité ce traitement infâme ! 

Etie plvure. 
LODOVICO. 

Seigneur, si je disais ce qu'a souffert madame, 
Personne dans Venise entière n'y croirait. 

OTHELLO, &Desdeinona. 

Sortez. 

LODOTICO. 

Elle est en pleurs. Qu'un regard d'intérêt 
Fasse oublier ceci. Dites tme, parole 
Qui calme son chagrin, seigneur, et la console. 
J'admire sa douceur. 

OTHK&lrO, à BMd«H>lNU 

ALodoTÎco, 

Revenez. — La voilà. 
Que lui voulez- vous? 

3LOBOVIGO. 

Jld? 

OTIBLLO» 

Ocô, vous. ^ Eagardeohla, 

Avec ironie. 

Vous aimez la bea»ié que la douceur décore. 
Elle sait s'en aller, pus revenir encore, 



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372 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE YIGNT 

▲ Desdemona arec colëre« 

Elle pleure ou sourit, elle est douce. — Oui pleurez, 
Pleure;. — Elle dira tout ce que vous voudrez, 

Il rit en parlant. A Desdemona. 

Elle est douce, oui, très-douce. — perfidie infâme 1 

A Ini-méme. A Deademona. 

On m'appelle à Venise. — Allez, sortez, madame. 

A Lodovico. ▲ Desdemona. 

Seigneur, j'obéirai... — Je vous dis de sortir... 

A LodoTieo. Elle sort* 

Aux ordreiB du sénat, seigneur, sans repentir; 
Et je compte me rendre à Venise au plus vite. 
A souper avec moi ce soir je vous invite. 
Veuillez me pardonner quelque distraction. 
Soyez le bienvenu. 

En sortant. 

Grand Dieu I corruption ! 
Corruption ! 

Il suit Desdemona, qai marche en pleurant devant Ini, et cadie It 
tète sous son yoilf et dans ses mains. 



SCÈNE VII . 
YAGO, LODOVICO. 

LODOVICO» le regardant se retirer. 

Eh quoi ! c'est lace noble More 
Que dans tous ses revers la République implore. 
Qu'illustre le sénat, qu'une commune voix 
Appelle à décider des combats et des lois ? 
£ât-ce donc là cette âme et ce grand caractère 
Qu'on vit aux passions s'ofi&ir toujours austère, 
Et ce ferme courage où venaient se briser 
Tous les coups du destin qu'il savait maîtriser? 
Est-ce donc Othello? 

H AGO t soupirant d'un air hypocrite. 

)foi, i% ne sais qu'en dire! 



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LE MORE DE VENISE 873' 

LODOVICO. 

Sur luî-mâme autrefois il avait tant d'empire f 
Qn proirait aujourd'hui son esprit dérangé. 
Est-ce bien Othelk)? 

TA GO. 

Certe, il est bien changé! 

LODOVICO. 

Frapper sa femme! 

TAGO. 

Hélas ! je voudrais, je vous jure, 
Qu'il ne lui fît jamais de plus sanglante injure 1 

LODOVICO. 

Les lettres du sénat, seigneur, assurément, 
Ne le jetteraient pas dans cet emportement ! 

TAGO. 

Hélas ! je ferais mal de dire ce qu'on pense 
Et fout ce que j'ai vu. Mais j'observe en silence ; 
Ayez bien l'œil sur lui. Moi, je suis alarmé. 

LODOVICO. 

J'ai regret à présent de l'avoir tant aimé. 

' Us sortent eif pariant avec chaleur et plot baib 

SCÈNE VIII 

OTHELLO, EMILIA. 

OT H E L L f sombre, mais calme et d'ua jùx sczntateiir. 

Vons n'avez donc rien vu qui témoignât contre elle? , 

EMILIA. 

Rien. 

OTHELLO. "^ 

Ni regard douteux, ni parole infidèle? 

EUILIA. 

le n'ai rien entendu, ni rien soupçonné. ;^ 

OTHELLO. 

Mais 
Vons les vîtes souvent se parler bas? 



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374 THÉÂTRE COMPLET D'ALFBED DE VIGNY 
SMILIÀ. 

Jamais. 

OTHftLLO. 

Jamais ils n'ont pu désirer votre absence? 

EUILIA. 

Jamais. J'attesterai cent fois scoi innocence. ' 

Si quelque autre pensée abuse vos esprits, 

Ghassez-la. Si quelqu'un, seigneur, vous a surpris 

Par ce zèle trompeur qui blesse en voulant plaire^ 

Puisse le juste Giei accabler pour salaire 

Ce perfide inconnu, cet in£lntô imposteur. 

De la punition du serpent tentateur! 

Je jure sur ma vie encor qu'elle est ûdèle ; 

Nulle femme ne fut sage si ce n'est elle, 

Nul mari ne doit être heureux si ce n*est vous. 

OTHELLO. 

Allez et dites-lui de venir près de nous. 

SnUia s.rU 

S€ÈNE IX 

OTHELLO, seul, regardant aller EmOÎA. 

C'est une femme adroite et dont le témoignage 

Est nul. Eh! pourrait-elle en dire davantage? 

Elle soutient son rOle effronté ; son maintien 

Cache un cœur plein de crime et d'infamie... Eh bien^ 

Ce soir, on îa verra, que le Ciel lui pardonne ! 

A genoux, priant Dieu devant une Madone. 

Je l'ai vue une fois. 

8G£NB X 
OTHELLO, DfiSOfiHONA, MUlhliu 

DESDEMONA. 

Seigneur, que V(Milea-vatts? 



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LE MORE DE VENISE 375 

OTHELLO* ironiqaemoDt. 

Venez, ma bien-aimée; allons, regardez-nous! 

DE9DEH0NÀ. 

Vous voulez voir? 

OTBELLO, doromeot. 

Vos yeux ; je veux les voir en ftice ; 
Regardez-moi I 

DESDBMOKA. 

Seigneur, vous m'effrayez ! De grâce 
Quel horrible projet vous saisit? 

OTHELLOf à Emilia, avec une ironie cmelle. 

Deux amants 
Ont besoin d'être seuls en de pareils moments; 
Vous le savez, je crois^ depuis longtemps, madame. 
Quand on vient, vous frappez pour avertir ma femme ; 
N'est-il pas vrai? Sortez vite, allez, laissez-nous! 

Emilia sort. 

Othello reste longtvaipi U main snr la clef » qnll a tournée deaz 
fois, et regarde Desdentona aree des jemx temUea. 

DESDSMONA, àg«MU. 

A VOS genoux, seigneur! seigneur, à vos genoux, 
Je demande en tremblant ce qui peut vous déplaire. 
Au fond de vos discours je vois votre colère ; 
Et cependant, seigneur, je ne la comprends pas* 

OTHELLO» d^im tOD £te<M«. 

Quelle es-tu? 

BESDEHONA. 

Votre femme, attadiée à vos pas 
Comme une esclave ; ouijt oui, votre fidèle femme. 

OTHELLO. 

Viens me jurer cela ! Jure, et damne ton âme ; 
Car en voyant tes traits célestes, je le crois. 
L'enfer hésiterait à s'emparer de toi. 
Viens donc pour te damner, et par un double crimes 
Dis que tu t'es conduite en femme légitime^ 
Fidèle à son serment. 

BESDEHONA. 

Le Ciel le sait, seigneur. 



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376 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE YIGNT 
OTHELLO. 

Le Ciel sait que l'Enfer est moins noir que ton cœur. 

DESDEUONA. 

Moi, qu'ai-je fait, seigneur, et par qui condamnée? - 
Envers qui criminelle? fatale journée? 

OTHELLO} s'appuyaot contre le mur, puis tombant sur on faoteoiL 

Ah! Desdemona! va loin de moil 

V n fond en larmes. 

DESDEMONA. 

"Vous pleurez ; 
Et pourquoi pleurez-vous? qu'ai-je fait? "Vous croirez, 
Oui, vous croirez peut-être, hélas ! que c'est mon perd . 
Qui vous fait rappeler; il n'en est rien, j'espère : 
Mais ne m'accusez pas ; s'il vous poursuit ainsi, 
Je ne dois plus le voir, et je le perds aussi. 

OTHELLO» parlant sans la regarder. 

Si leCîel, me frappant d'une plaie inconnue. 
D'une grêle de maux chargeant ma tête nue. 
Eût fait pleuvoir sur moi chagrins et pauvreté, 
M'enlevant à la fois l'honneur, la liberté, 
L'espoir lui-même... alors, dans mon expérience, 
Bans ma raison, j'aurais cherché la patience. 
Mais en butte au mépris railleur, qui toujours là 
Vous désigne du doigt... Eh bien, encor cela, 
Oui, cela même encore, en frémissant de rage, 
De l'endurer longtemps J'aurais ^u le courage» 
Mais l'asile adoré, le tabernacle d'or 
Où j'avais de mon cœur déposé le trésor, 
La source où je puisais et rapportais ma vie. 
M'en arracher moi-même et me la voir ravie, 
Ou bien la conserver lorsque son flot d'azur 
Est tout empoisonné comme un marais impur ! 
Lequel devons, Esprit» de gloire et de lumière, 
Lequel dé vous quittant sa pureté première 
Et, comme je le fais, s'armant d'un cœur de fer. 
N'en deviendrait plus dur et plus noir que l'Enfer? 

DESDEMONA. 

Du moins, vous me croyez vertueuse? 



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LE MOBE DB VENISE 377 

OTHELLO) 8» Uvant et la contemplant arec une mélancolie profonde. 

misère I 
Gomment fes-tu flétrie! ô toi> fleur solitaire! 
fleur si belle à voir et dont le pur encens 
 ton approche seule enivrait tous les sens? 
Je voudrais que le Ciel ne t'eût jamais fait naître ! 

DESDEHONÀ. 

Hélas ! j'ai donc fait mal sans le savoir peut-être? 

OTHELLO. 

Ce que vous avez fait, ô femme sans honneur, 
Il faudrait pour le dire être aussi sans pudeur 1 
Le jour en le voyant se détourne de honte, 
Et votre ange effrayé vous maudit et remonte. 

DESDEHONA. 

Ah I vous m'injuriez, seigneur, et par quel nom ! 

OTHELLO. 

Eh quoi! n'êtes- vous pas une adultère? 

DESDEMONA. 

Non! 
Gomme je suis chrétienne ! 

Elle retombe à genonx en élevant les maini an ciel. 
OTHELLO. 

Est-il vrai? 

DESDEMONA, toujours à genota. 

Sur mon âme ! 
Sur mon salut! si c'est être une honnête femme " 
Que chérir ses devoirs et les accomplir tous! 

OTHELLOf ironiquement. 

Vraiment? 

DESDEHONA, effrayée. 

Hélas ! seigneur, que Dieu veille sur nousj." 

OTHELLO, atecleplus profond mépris en la releva^ 

Pardon ! je me trompais, et ma vue abusée 
M'avait montré dans vous cette femme rusée, 
Courtisane à Venise et fille sans raison. 
Qui, pour suivre Othello, déserta sa maison. 

A Emilie qpk rentre. 

Vous dont la mission est honnête et secrète. 



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878 THÉATUE COMPLET D'ALFRED PE YIONT 

Recevez cet argent et soyez bien discrète* 

U lai jette aoe boorM, rit amèrement en regardant Desdemona à 
demi éTaneaie, Emilia interdite» pois il sort* 



SGËNE XI 
EMILIÂ, DESDEM05â;^ 
EHILIA. 

Qu'a donc rêvé cet homme^ et que dit-il de nous? 
Dieu! qae vous êtes pâle! Ah! mon Dieu! qu'avez- vous t 

DESDEMONA. 

Moi, je crois que j'ai fait un songe. 

EMILIA. 

Sa colère. 
D'où vient-elle? 

DESDEMONA. 

Quoi donc? 

EMILIA. 

Qui vient de lui déplaire? 

BESDEMONA. 

A qui? 

EMILIA. 

Qui?... Monseigneur I... J'entendais en entrant.** 

DESDEMONA. 

SUe fond en larmes et pleure longtemps. 

Ah ! tais-toi... Je ne puis répondre qu'en pleurant. 

Ce soir, tu placeras sur mon lit, déployée, 

La robe que j'avais quand je fus mariée. 

N'y manque pas^ et cours appeler ton époux ; 

Qu'il vienne me parier. 

Emilia sort* 
Seole, et pleurant. 

Dieu nous a jugés tous. 
Tavaîs bien mérité les dédains qu'une fille 
Attire sur sa tôte en fuyant sa famille; 



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LE MORE DE YSNIfiE 379 

Mais ce reproche amer, ce honteux scavenir^' 
Était-ce d'Othello qu'U. aurait dû vemr? 
Non. Me calomnier, soupçonner, méconnaître, 
Pour tout autre que lui serait juste peut-être, 
Oui, bien juste. Mais lui! Qu'ai-je dit, qu'ai-je feit 
Qui me charge à ses yeux d'un aussi grand forfait? 



SCÈNE XII 

TAGO, EMILIA, DESDEMONA. 

TAGO. 
Qu'ordonnez-vous, madame, et qu'avcz-TOUS? 

DESDEMONA. 

Que sais- jet 
Le maître d'un enfant réprimande et protège, 
Il adoucit sa voix, il caresse en grondant ; 
Car, s'il veut le punif , il l'aime cependant. 
Othello devait faire ainsi ; car, dans l'enfance. 
On n'est pas plus que moi sans force et sans défense. 

TÀ60. 

Qu'a-t-il fait? 

BMILIA. 

Ce cœur pur, dont il était épris, 
Il vient de l'accabler d'outrage et de mépris, 
Il oublie et son rang et celui de sa femme 
Au point de la traiter de perfide et d'infâme. 

TAGO. 

Que Dieu nous soit en aide I Et d'où vient sa fureur? 

DESDEMONA* 

Dieu le sait 1 

EMILIA. 

Plaise au Ciel que je sois dans Terreur! 
Mais, je le jurerais, c'est quelque traître encore 
Qui par ambition vient d'abuser le More, 



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380 THEATRE COMPLET D'ALFRBD DE YIGNT 

Quelque flatteur adroit qui s'attache à ses pas ; 
Je consens à mourir si tout cela n'est pas. 

TAGO. 

Est-il homme pareil au monde ? Est-ce possible ? 

DESDEMONA. 

Que Dieu lui pardonne ! 

EMILIA. 

Âh! moi, je suis moins sensible I 
Pour un tel scélérat j'aurais un cœur de fer, 
Et le voudrais passant du gibet à Fenfer ! . 

A Yago. 

Si je le connaissais ! c'est le même peut-être 
Qui vous fit voir aussi dans l'amiral un traître, 
Quand vous le soupçonniez de jeter l'œil sur moi. 
— Que ne peut-on livrer aux verges de la loi 
Ces scélérats obscurs qui vont troubler vos âmes 
En jetant des soupçons sur l'honneur de vos femmes 1 
Qui voit-on chez madame, et qui lui fait la cour? 
En quel lieu, dans quel temps s'est formé cet amour? 

YAGO. 

Ne vous emportez pas ainsi, femme imprudente I 

DESDEMONA. 

Cher Yago, le chagrin d'Othello m'épouvante. 
Je crois perdre son cœur et ne sais pas comment; 
Allez, et dites-ltii que, dans aucun moment. 
Son amour n'a cessé de suivre ma pensée ; 
Que môme de ses torts je ne suis point blessée, 
Que je l'aime et toujours l'aimai ; que, malgré lui. 
Sa femme était encor son esclave aujourd'hui ; 
Qu'il me verra sans cesse obéissante et douce, 
Jusque dans le divorce où cet éclat nous pousse, 
Et que sa dureté peut détruire en un jour 
Ma vie et ne peut rien jamais sur mon amour. 

YAGO. 

Calmez-vous ; ce sont là les chagrins ordinaires 
Que jeite en nos cerveaux le trouble des affaires. 



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LE MORE DE VENISE ^^1 

C*est Venise qu'il gronde en vous, cela n*est rien. 
L'ambassadeur attend. Rentrez, tout ira bien. 

Il reconduit Desdemooa jusqu'à la porte de la galerie, qui 'se tronve 
à droite de la scène ; au momeut où il revient seul, il se reacontrt 
nez à nez arec Rodrigo. 



SCÈNE XIII 

YAGO, RODRIGO. 
TAGO. 



Ah ! TOUS voilà t 



RODRIGO. 

Moi-même. Il faut, sans plus se taire, ' 
De vos façons d'agir m'expliquer le mystère. 
Vous me trompez. 

TA 60, effrontément. 

La preuve? 

RODRIGO. 

Elle est simple à donner. 
Vous n'avez pas Je droit de vous en étonner, 
Quand pour Desdemona, qiie vous disiez rebelle, 
J'ai mangé tout mon bien. Pour fléchir notre belle. 
Or, bijoux, diamants, rubis, colHers, parfums, 
Des dons qu'il vous fallait je n'épargnais aucuns-; 
Enfm j'en ai versé dans votre main fatale 
Assez pour acheter l'honneur d'une vestale : 
Vous me les avez dits reçus ; mais, en retour. 
Moi, je n'obtiens jamais un seul regard d'amour. 

YAGO. 

Fort bien! poursuivez! 

RODRIGO. 

Oui ! oui ! je veux bien poui*suivre 
Et je viens pour cela ! Je ne prétends pas vivre 
En étourdi, jouet de votre trahison ; 
Et de vous, aujourd'hui, je me ferai raison. 

YAGO. 

Vous avez dit? 



/ 



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382 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 
RODRIGO. 

J'ai dit, et j'agirai peut-être. 

TA60. 

Eh bien, je vois en vous un cœur ferme, mon maître I 
Touchez là! c'est parler; j'ai suivi tous ses pas. 
Tous dans votre intérêt. 

RODRIGO. 

Je ne m'en doutais pas! 

TAGO. 

Il y paraissait peu, je l'avoue, et vos doutes 

Prouvent un esprit fin. Mais, de toutes les routes, 

La plus sûre parfois est la plus longue. Ami^ 

Je n'ai pas adopté votre cause à demi ; 

Et, si dès cette nuit vous n'enlevez sa femme. 

Tenez-moi pour un fourbe et qu'on m'arrache rârn.o« 

RODRIGO. 

Quoi donc! ai-je vraiment quelque lueur d'espoir? 

TAGO. 

Des ordres sont venus de Venise, et ce soir 
Cassio doit remplacer Othello. 

RODRIGO* 

Ma surprise 
Est bien grande. 11 va donc retourner à Venise ? 

TAGO. 

Bien plus loin : en Afrique ! à moins que son séjour 
Ne soit, par un bon coup, prolongé plus d'un jour; 
À moins que votre main diligente et jalouse 
N'y veille, il vous prendra sa belle et jeune épouse. 
Écartons ce Cassio. 

RODRIGO. 

Mais comment l'écarter? 

TAGO. 

Comment? Rien de plus simple : en lui faisant sauter 
Ce reste de cerveau qui fait jaser sa t^e. 

RODRIGO. 

Je dois faire cela? 

TAGO. 

Toute l'affaire est prête. \ 



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LE MORE DE VENISE 

Après souper, ce soir, je vais vous l'envoyer 
Entre une heure et minuit, nous irons l'épier 
Au détour de la rue, et, prenant votre belle, 
Vous pousserez la botte ; alors, s'il est rebelle, 
Je vous seconderai; je serai sur vos pas. 

RODRIGO. 

Cher Yago, c'est fort bien; mais je ne voudrais pas 
Assassiner un homme. 

TAGO. 

Eh! mon Dieu! pour une heure 
Venez en conférer dans ma propre demeure. 
Et je vous montremi si bien l'arrêt du sort 
Sur le front de Gassio, que vous voudrez sa mort. 

RODRIGO. 

Mais pourtant... 

TAGO. 

Taisez-vous... 

RODRIGO. 

Un ami... 

TAGO. 

Que m'importe! 
Le souper va finir. — Allons, ouvrez la porte, 
Sortez ; vous restez là tout ébahi ! 

RODRIGO. 

Mais quoi! 
N'avais- je pas le droit de demander pourquoi? 

TAGO. 

Vous le saurez, je vais vous ôter tout vestige 
De scrupule... 

RODRIGO. 

Et comment?... 

TAGO. 

A Faction, vous-dîs-je! 

Ils «orteAt par la gaache de la «cènOi OtheUo entre du côté oppoi^ 



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884 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 



SCÈNE XIV 

OTHELLO, ayee DESDEMONA. EMILIA, recondaiMn 
LODOVICO, enroyé du sénat 

LODOVICO. 

Seigneur, de mTionorer vous prenez trop de soin ; 
Vous me rendez confus ; ne venez pas plus loin 

OTHELLO, d'une voix sombre. 

L'air me fera du bien ! 

LODOVICO. 

Madame, je souhaite 
Que la nuit vous soit douce et cabïie. Je m'apprête 
A vous quitter. 

• DESDElfONA, à Lodovico. 

Je suis heureuse de l'honneur 
Que vous nous avez fait. - 

OTHELLO, soupirant. 

Desdemona ! ' 

DESDEMONA. ' " 

Seigneur ! 

OTHELLO. 

Retirez- vous, allez. Couchez-vous tout de suite *.- 
Je reviens à Tinstant. Renvoyez votre suite; 
N'y manquez. pas! 

DESDEMONA. 

Seigneur, j'obéirai. 

OTHELLO, à Lodovico. 

Passez. 

Ils sentent. 

• Get you to bed on the instant. ^I will be 
Retnrn'd forth With. Dismiss your attendant there. 

'CeU est traduit littéralement et toute cette scène est éyidtoiaMt &it0 pour 
^u'on entende Othello donner cet ordre. 



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liB MOBE DE VENISE 385 



SCÈNE XV 

La scène dange et représente an cabinet de toilette de Oesdemona.. 
Pendant eette scène, Desdemona doit peu à pea se déshabiller» 

DESDEMONA, EMILIA. 

EMILIÀ. 

Comment vous trouvez-vous? Ses discours moins glacés. 
Moins durs que ce matin, sont d'un meilleur augure • 

DESDEMONA. 

Le cœur ne se lit pas toujours sur la figure. 
Il m'a dit qu'il fallait (cela va t*efFrayer) 
Rentrer chez moi, l'attendre, et puis te renvoyer, 

EUILIÀ. 

Quoi! me renvoyer? 

DESDEMONA. 

Oui ! Gomme il est en colère, 
Ce n'est pas à présent qu'il faudrait lui déplaire. 
Donne mes vêtements. Adieu. C'est convenu. 

ElilILIA. 

Je voudrais que jamais vous ne l'eussiez connu! 

DESDEMONA. 

Je ne le voudrais pas, moi ; car vraiment je l'aime 
Jusqu*en son humeur brusque et dans ses dédains même,. 
Ils ont (délace-moi vite, je serai mieux) 
Du charme pour mon cœur, de la grâce à mes yeux. 

EMILIA. 

Tout votre habit de noce est sur le lit. 

DESDEMONA. 

N'importe?... 
Mon père! hélas! j'ai fui le seuil de votre porte, 
Mon hon père ! Ah 1 combien nos cœurs sont insensés t 
— Je veux qu'en ces habits mes restes soient placés. 

22 



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386 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Si je meurs avant toi, tu le feras, j'espère, 

Dans mes robes de noce. — mon père! ô mon pèrel 

Ello pleure. 
EMILIA. 

Madame, au nom du Ciel, ne dites pas cela. 

DESDEHONA. 

Ello fait arranger lentement ses cheveux devant une glace ; pendant 
ce temps, Emilia 8'arrôte, lorsqu'elle rère et diante. 

Ma mère avait près d-elle une esclave, et voilà 
<îue, malgré moi, j'y pense ; elle était Africaine ; 
On la nommait Joël; une éternelle peine 
L'accablait ; son amant, devenu fou, je crois, 
L'avait abandonnée ; il semble que sa voix, 
Comme je l'en tendais, frappe encor mon oreille 
Elle chanta longtemps une chanson bien vieille, 
Une chanson de saule et de fatal amour * ; 
Elle mourut très-jeune, et jusqu'au dernier jour 
Elle redit cet air, dont les vers et l'histoire 
Ne peuvent aujourd'hui sortir de ma mémoire. 
Peu s'en faut que mon front ne tombé malgré moi, 
Comme le sien tombait en chantant. Hâte-toi, 
Je t'en prie ; à mes yeux la lampe se dérobe, 

EMIXIA. 

Irai-je pour la nuit chercher une autre robe? 

DESDEMONA. 

Non, détache ces nœuds seulement. — J'ai trouvé 
Lodovico fort bien, son langage élevé, 
Cracieux. 

EMILIA, cherchant à la distraira. 

J'ai connu dans Venise une dame 
<îui brûlait tellement de devenir sa femme, 
Que, pour en obtenir un instant de pitié. 
Elle eût fait un voyage en Palestine à pied. 



• She had a »on»r of wiUow... 
An old thing'twas, lut it ezpress'd her fortune ( 
And she d'ed SHigiog it : that songi to-night, 
Will Bot gpo from mj milid. — 



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LE MORE DE VENISE 387 

SESDEHONA, rèyeose, léeite on ckaat* des yers, Emilia n'osa 
Ini parler. 



La panvra anfut était astisa 
Sont on ^eomore penché. 
Son front sur ses genonx cachée 
Sa main sor soo eaat qni sa brisa» 
Chantes le sania, ehantes tons. 
Le saole pleure comme nous. r> 



EMILIA. 

Je voudrais cette nuit rester auprès de vous. 

DES DEM ON A, poursuit sans l'éconter. 

Le ruisseau frais au pied de rarbra. 
Coulait près d'elle en murmurant. 
Elle parlait en soapirant, 
Ses ^eon aoraient osé la marbre. 

Il va rentrer bientôt ; dépéche-toi ! Chantez 
Le saule vert, le saule... U revient; écoutez. 

Ou nul d'entre tous ne le blâme I 
Mieux que tous je connais son àmet 
J'aime et j'approuve ces dédains I 

Non. Ce n'est pas ainsi que ce couplet commence. 
Et je ne puis jamais achever la romance. 
Qui frappe donc? Écouté! entends- tu? 

EMILIA. 

C'est le vent. 

DESDEMONA. 

Ahl c*est vrai. Bonne nuit. Va- t'en. Mon Dieu, souvent 
Mes yeux me font bien mal. Brûlants comme une flamme ! 
Cela présage-t-il des pleurs? 

EMILIA. 

Eh ! non, madame. 

DESDEMONA. 

On me l'a toujours dit. — Ah ! ces hommes ! — crois-tu. 
Dis-le-moi, que parfois des femmes sans vertu, 
Sans honneur, aient osé trahir la foi jurée ?.. . 



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388 THÊATRB COMPLET D'ALFRED DB VIGNY 
EHILIAi sonriaut. 

Mais, madame! 

DESDEÙONA. 

Crois-tu qu*à ce point égarée. 
Tu voudeais pour un monde entier y consentir? 

EHILIA, cherchant. 

Pour un monde, madame^ un monde, sans mentir, 
Ne voudriez-vous pas? 

DESIDEUONA. 

Noni par cette lumière 
Du ciel! 

EMILIA. 

Par la lumière? Ah ! je suis la première 
A dire non aussi, mais la nuit ! 

DESDEMONA. 

Quoi ! vraiment! 
Oh ! non ! je ne veux pas Pécouter, elle ment. 

EMILIA. 

Bah ! votre opinion de ce péché se fonde 
Sur Favis général étahU dans le monde; 
Mais, s'il était à moi, ce monde, on en ferait 
Bien vite une vertu qu'on.y respecterait. 

DESDEMONA. 

Et moi, je ne crois pas que ces femmes existent. 

EMILIA. 

Eh I madame, entre nous, s'il en est qui résistent. 
C'est... . 

DESDEMONA. 

Bonne nuit, va-t'en, il est hien tard; adieu. 

Emilia sort* 

Tous les jours de ma vie, inspirez-moi, grand Dieu! 
Le mépris que je sens pour ces propos infâmes, 
Et faites qu'en plaignant l'erreur des autres femmes, 
Et dédaignant toujours leur exemple fatal, 
Je çae corrige encore en présence du mal. . 

JElle prend un chapelet et son livre de prières, le lit, rêve; et puig ' 
elle sort et passe dans sa chambre à coacber. 



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ACTE CINQUIÈME 



SCÈNE PREMIÈRE 

ITne rue écartée et sombre de Chypre. — Il eit nnit* 

YAGO, RODRIGO. 

TAGO. • 

Place-toi, mon ami, derrière la muraille. 
Tire-moi bravement ta lame de bataille. 
Cassie va revenir. L'épée au poing ! G*est bien. 
Plonge-la dans soji cœur. Sois ferme! ne crains rien; 
Je serai là. Ce coup sauve ou perd notre affaire ^ 
Songes-y. Prends bien garde à ce que tu vas faire. 

RODRIGO. 

Maïs tiens-toi près de moi ; je peux manquer mon coup. 

YAGO. 

Es-tu content, je suis sous ton bras? 

RODRIGO, à part. 

Pas beaucoup ! 
Il m'a bien donné là des raisons excellentes; 
Mais je bais tout ceci. Ces actions sanglantes. . . 
Bab ! qu'importe ! Après tout, ce n'est qu'un homme mort. 
Je ferai ce qu'il veut, mais je crois que j'ai tort. 

' n va à son poste. 
T AG 1 snr le deraot de la scène: 

J'ai tant envenimé sa récente blessure, 
Que le voilà parti. Mon entreprise est sûre. 

22. 



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3D0 THEATRE COMPLET D* ALFRED DE VIGNY 

A présent, que Gassio meure ou le tue, ou bien * 

Qu'ils meurent tous les deux, cola ne me fait rien ; 

Si Rodrigo survit à l'affaire, il est homme 

A venir réclamer les bijoux et la somme 

Dont je l'ai dépouillé : cela ne sera pas. 

D'autre part, si Gassio se dérobe au trépas, 

Je demeure éclipsé par l'éclat de sa vie. 

Le More et lui pourront s'entendre. Oh! mon envie 

De le voir disparaître est juste, et je prétends 

Ne pas l'attendre au coin des bornes plus longtemps. 

J'entends quelqu'un; c'est lui. 

RODRIGO f aa coin de la rue. 

U n'élance de son poste, et porte nne botte à Cassio. 

G'est lui ! c'est lui ! Meurs, traître ! 

GASSIO. 

Ma foi, sans mon manteau, c'était Mt. Ah! mon maître. 
C'est moi qui vais percer le tien. 

11 tire son épée et frappe Rodrigo. 
RODRIGO. 

Ah! je sois mort t 

Tago frappe Gassio à U Jambe et s'en ra* 
GASSIO. 

Au meurtre ! 

Yago achère Rodrigo. 
RODRIGO, mourant, à Tago. 

Scélérat! 

OTHELLO traverse la scène dams la nnit, enyeloppé d'un manteaib 

Gassio se meurt. Le sort 
Pas à pas s'accomplit. Yago tient sa promesse. > 



• Now ; whetber he kill Gaaiio 
Or Gassio him, or each do kill the other, 
Every way miJces my gain : liye Roderigo, 
He calls me to a rettitatioB large 
01 gold, and jewels, that I bobb'd from bim 
A^ gifts to Desdemona : 
It must not be : — if Gassio do remain, 
He hath a daily beanty in bis lif e 
Tbat makes me ugly. 



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LE MORE DE TENISE 391 

Il a frappé l'amant, je marchô à la maîtresse. 
Femme, ton bien-aimé t'attend, et ton destin 
Est de l'aller trouver ayant demain matin. 
En entendant ces cris, j'ai honte qu'elle vive ! 
Fidèle Yago, j'y vais ! Attends, femme, j'arrive; 
Ton sang bientôt versé par mon bras satisfait. 
Va couler sur ce lit .qu'a souillé ce forfait. 

n sort à grands pas, marchant rers son palais et mattant la main 
snr son poignard. 

LODOYIGO entre de l'autre côté avec ses gens sans flambeaux. 

J'entends gémir deux voix. Mais la nuit est bien sombre» 
Avancez prudemment et lentement dans l'ombre ; 
Ce pourrait être un piège. Approchons ; j'aperçois 
Un homme armé qui tient une lampe, je crois. 

TAGOf aeeonrant à demi déshabillé, avae une lampe. 

Qui va là? Répondez. Quel blessé nous appelle? 
Quoi! c'est vous, lieutenant? Était-une querelle? 

CASSIO. 

Ce sont des assassins ; l'un d'eux est mort ici. 

TAGO. 

Les autres, où sont-ils? Je crois que les voici. 

Il crie à Lodovieo. 

N'approchez pas de moi. Nommez-vous, parlez vite. 

LODOVICO. 

Jugez chacun de nous, seigneur, par sa conduite. 
Nous restons à deux pas. 

TAGO. 

Excusez-moi, seigneur! 
Noble Lodovieo ; mais, dans un tel malheur, 
Au milieu des brigands, de tous on se méfie. 
C'est notre ami Cassio, déjà presque sans vie. 
Si vous pouviez m'aider à l'emporter chez moi. 

CASSIO, qu'on transporte. 

Merci) mon brave Yago. 

TAGO, à part. 

Je veillerai sur loi. 



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392 THÉÂTRE COMPLET. D*ALFRED DE VIGNY 

Car c'est dans cette nuit où va gronder Forage, 
Que ma barque doit vaincre ou subir le naufrage ! 

Us entrent dans une maisoiu 



SCÈNE II 



Une chambre à concher. — Desdemona endormie sur son lit, à moitié déshabillé* 
en robe blanche, nu-pieds, ses chereux noirs épars. 

OTHELLO entre, tenant dans sa main gauche une lampe, dans la droite 
une épéo. 



C'est la cause, ô mon âme ! et vous la connaissez * 
La cause qui m'amène au meurtre ! c'est assez ! 
Étoiles qu'on adore en votre chaste empire, 
La cause, sous vos yeux Je n'oserais la dire ! 
Je ne verserai pas son sang, et mon dessein 
Ne me conduira pas à déchirer, ce sein 
Si beau, que l'on croit voir, à la lampe bleuâtre 
Sur un tombeau de marbre une image d'albâtre 

Il pose son épée et sa lampe sur une tablo. 

Cependant, il feut bien qu'elle meure, il le faut. 
Car elle trahirait d'autres hommes bientôt. 

— Éteignons ce flambeau, puis éteignons sa vie, 

— Si la flamme une fois, par ma main, t'est ravie, 
J'ai, pouc la ranimer le temps du repentir, 

En regardant Dosdemona. 

Lampe ardente ! mais toi qui vas t'anéantir, 
Ouvrage le plus beau qu'ait formé la nature I 

* It is the cause, it is the cause, my souL 



Ce brusque début doit être conçu comme la suite d'une profonde réflexion inté- 
rieure dont l'expression s'échappe de ses lèrres dans la violence do son désespoir. 
Le désordre de ses premières paroles sera roienx expliqué par tout homme dont !• 
cœur a élé blessé que par les eommentaires de Johnson et Steveos, qui ajoutea. 
fpoidement des paroles de rechange en marge de ce monologue pour lui ferrir 4 
préface. 



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LE MORE DE VENISE 893 

Où retrouver encor, divine créature, 
Ce feu qui te donna la vie, et qu'autrefois 
Pieu pour chacun de nous n'alluma qu'une fois? 
Le destin l'a voulu : lorsqu'une main profane 
"Vient de cueillir la rose, il faut qu'elle se fane ; 
Mais celle-ci, du moins, je veux la respirer! 

O souffle pur, qui idens encor de m'attirer ! 
— Ta lèvre de parfums et de baumes trempée 
Forcerait la justice à briser son épéel 
Encore ce baiser ! — le dernier I — infernal I 
Jamais on n'en aura dohné de plus fatal. 

n fond en larmei. 

Il faut que je pleure! Âh! c'est i^ue ma fureur mémo* 
Est le courroux du ciel qui frappe ce qu'il aimet 
Elle s'éveille! 

DESDEMONA. 

On vient î Othello ! c'est donc vous? 

OTHELLO. 

Oui, Desdemona, moi. 

DBSDEUONA. 

Monseigneur, allons-nous 
Dermir? 

OTHELLO, auis, tanc la regarder, t^arlant doucemenU 

Avez-vous fait ce soir votre prière, 
Desdemona? 

DESDEMONA. 

Oui. 

OTHELLO. 

Bien ! Dans votre vie entière 
Si vous vous rappelez un crime pour lequel 
Vous n'ayez pas encor l'indulgence du Ciel, 
Implorez-la sur l'heure. 

DESDEUONA. 

Eh ! que voulez- vous dire, 
Monseigneur? 



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894 THÉÂTRE COMPLET D'A.LFRED DE VIGNY 

OTHELLO, 
n Biarehe à grands pas dans la chambre. 

Allons, vite, allons, je me retire, 
Je reste à quelques pas de vous en attendant. 
— Préparez- vous! ma cause est juste, et cependant 
Le Ciel remet parfois même une faute infâme, 
Et je ne voudrais pas aussi tuer votre âme. 

DESDEUONA. 

Quoi! vous parlez de crime et de tuer aussi t 

OTHELLO. 

Oui. 

DESBEHOMA. 

Que le Ciel me sauve I 

OTHELLO. 

Afhen! qui! soit ainsi* I 
Je le désire. 

* OTHBLLO. 

Oui. 

• ISftBMOllA. 

Qae le ciel me sauve 

OTHBLLO. 

Amen! qpi'il soit ainsi t 
Je le désire. 

A la scène, on dit : « Akl qu'il en soit ainsi! » 

Hais l'anglais porte : AmenI wilh ail my heartî 

J'espère qu'il viendra un temps où l'on osera dire à la eeène eetta parole saers* 
mentelle que Shakspeare n'a paf mise sans intention du* la booohe du More* 
Othello est un chrétien fervent, oomme l'annoncent beaucoup de traits dans toato 
la tragédie ; dans cette scène, il se regarde comme n'étant plus que fexécntenr de 
son invariable résolution ; depuis son vers : 

Tet the mnst die» else she'll betray more men I 

... U faut bien qu'elle meure, il le faut, 
Car elletrabirait d'autres hommes bientôt I 

de ne moment, il est devenu à ses propres yeux un pontife, un faorlMeatenr qui 
ne doit plus à la victime que le temps d'une prière. Othello a dans son cœur des 
trésors de foi et d'amour ; l'une lui fait dire : Je ne vottdriris pat tuer aussi 
voire âme; I would not kill thy soûl ; l'autre, que son courroux est le courroux 
du Ciel qui frappe ce qu'il aime; This 8orrow*s heaveuly, it strikes, where it 
doth Une. - '"^ 

Il est tellement pénétré de sa foi et convaincu que son crime l'a damnée, qu'on 
l'entendra se réjouir de ce que Desdemona s'est damnée aussi par un mensonge, 
qiioique ce mensonge soit un dernier soupir d'amour pour lai>ai6me. Souvent U a 



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LE MORE DE VENISE 395 

DESDEUONA. 

Au mdns, ce n'est pas moi, j'espère. 
Que vous tûrez? 

OTHELLO. 

Espère! 

DESDEMOKÂ. 

Hélas ! votre colère 
Est â craindre toujours, seigneur, lorsque vos yeux 
Roulent comme à présent, sombres et soucieux. 
Je n'ai fait aucun mal ; personne n'a de plainte 
Contre moi; je ne vois aucun sujet de crainte, 
Et cependant j'ai peur, 

OTHELLO. 

Pense à tes péchés. 

DESDEHONÂ. 

Moi? 
Le seul est mon amour pour vous, seigneur. 

OTHELLO. 

Tais-toi 
Pour ce crime tu meurs ! 

DESBEMONÀ. 

C'est contre la justice. 
Tuer pour trop aimer ! Punir d'un sacrifice ! 
Ah! pourquoi mordez-vous vos lèvres en parlant? 
Vous tremblez, agité d'un effort violent. 
Ces présages sont tous sinistres ; mais je pense 
Ne pas être l'objet de votre violence. 

OTHELLO. 

Reste en repos, écoute. 

DESDEHONA, assise ma le bord de son lift. 

Eh bien, j'écoute en paix. 



fait sennent par la sainte croix ; tout ea lai est feryenr religieuse, cette flamme 
Teille en loi aussi ardente que son amour. Tous cos traits préparent assez un pu- 
blic attentif et réfléchi, à entendre sortir comm; un dernier vœu ce mot qui ter« 
mine toute prière, et par lequel un chrétien s'unit aux prières d'un antre ; dernière 
parole qu'il accorde à la criminelle ; il ne croit plus pouvoir pardonner dans ce 
monde, mais il veut bien prier Dieu d'absoudre dans l'autM. 



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396 THÉÂTRE COMPLET D* ALFRED DE YIQNY 
OTHELLO. 

Ce mouchoir qui te fut si cher et que j'aimais 
Tu viens de le donner à Gassio. 

DESDEMONA. 

Sur mon âme, ■* 

Gela n'est pas. Qu'il Tienne, et devant votre femme 
Interrogez-le donc. 

OTHELLO. 

N'ajoute pas le tort 
Du parjure- au péché, près de ton lit de mort! 

DESDEMONA. Elle s'est leyée un momeDt et retombe tar le lit» 

Je n'y suis pas encor pour mourir? 

OTHELLO. 

Tout à l'heure. 
En vain tu nîrais tout; fais un serment ou pleure. 
Tu n'étoufferas pas tout ce que maintenant 
Je nourris dans le fond du cœur en frissonnant. 
Tu vas mourir! 

DESDEMONA. 

Dieu juste ! ayez pitié ! . , . Vous-même, 
Ayez pitié de moi. Ce Gassio, je ne l'aime 
Que de cette amitié hienveillante pour tous, 
Qui ne peut exciter aucun soupçon jaloux. 
Je ne vous offensai jamais par mon langage; 
J'ai pris pitié de lui, mais jamais aucun gage... 

OTHELLO. 

Oh ! par le Ciel ! j'ai vu ce mouchoir dans ses mains. 
Femme, ô femme parjure entre tous les humains ! 
Ce mot seul rend mon cœur de fer. Mon sacrifice 
De ta vie, ^ présent je le nomme justice. 
J'ai vu le mouchoir. 

DESDEMONA. " ' 

Vous? Il l'avait donc trouvé? 
Qu'il vienne, et par lui-même il vous sera prouvé... 

OTHELLO. 

n a déclaré... 

DESDEMONA. 

Quoi? 



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LE MORE DR VENISE 397 

OTI^LLO. 

V Qu'il t'avait possédée. 

DESDEUONÂ. 

Il ne le dira pas ! 

OTHELLO. 

Nto, sa bouche est fermée; 
Yago s'en est chargé. ^ 

DESDElfONA, éponrantée. 

Ma crainte explique tout : 
Il est mort ! 

OTHELLO. 

* U est mort ! Quand son ange debout 
Aurait multiplié. cent fois son existence^ 
Cent fois on l'aurait vu tomber sous ma vengeance* 

DESDEMONÂ, pleurant. 

Hélas! il est trahi! je suis perdue ! 

OTHELLO. 

dieux! 
L'effrontée! elle vient le pleurer sous mes yeux! 

DESDEMONA. 

Oh! ne me tuez pas, bannissez-moi! 

OTHELLO. 

L'infâme! 
A bas, prostituée ! 

DESDEMONA. 

Oh ! la nuit pour mon âme f 
Et tuez-moi demain. 

OTHELLO. 

* Non. Si VOUS résistez... 

DESDEMONA. 

Une heure seulement. 

OTHELLO. 

Point de grâce ! 

DESDEMONA. 

• Arrêtez I 

Seulement pour le temps de dire une prière. 

23 



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888 THÉÂTRE COMPLET D'ALF&£D DE YIOHT 
OTHELLO. 

n est trop tard 1 

n fétotdfe ATM oa oreiller» 

SCÈNE III* 

* LxtMiMxs, EMILIA, dadihotg. 

Seîcpaearl aeigaenr ! k Tille entier» 
Est en rumeur. 

OTHELLO. 

Qui Tient idf J'enteiuiB des pas. 
Ëst-elle morte? Non, non, k meurt ne vient pat. 
Moi, je suis né cruel; mais, TacUon finie, 
J'ai toujours eu pitié d'une longue agonie ; 
Je ne veux pas laisser durer votre douleur. 
Non, non. 

n la poi^i^dejans la regarder. 
EMILIA, endehon. 

Ouvrez! ouvrez 1 Monseigneur 1 monseigneur l 

OTHELLO. 

Oui! — C'est Emilia qui frappe à cette porte 

Regardant Desdemona. 

Pour la mort de Gassio. — Tout à Theure. — • Elle est morla» 
Froide 1 6 mon enfant ! froide I immobile ! — Âh ! je crois 
Qu'elle respire encor. — Non. — Tout vient à la fois I 
Que faire? On va parler à la femme du More. 
Ma femme ! — Quelle femme ? Ai-je ime femme encore? 
funeste pensée ! Il me semble à présent # 

Que les astres devraient, dans ce jour malfaisant. 
S'éclipser dans le ciel, s'enfoncer dans l'abîme. 

U ferme lei rideaux et ouvre à Emilia. 



* Il était important de montrer, par ce grand exemple de Shakspeare, que «rat 
n'est pas fini après la mort de l'héroïne^ et que le dénoûment d'nne trag|fiie pem 
être l'accomplissement d'an earactère et d'une haute vue morale, et non la fia 
d'une petite arentor»» 



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LE MORE DB YENISS 
XKILIA. 

Seigneur! 

OTHELLO. ^ 

jQu'arrive-t-il? 

EMILIA. 

Seigneur, un double crime : 
Gassio, puis Rodrigo sont assassinés. 

DESDEMONA, sous les rideaux. 

Ahl 

BMILIA. 

Quel est ce cri? 

OTHELLO. 

Quel cri? 

EMILIA. 

Dieu! c'est Desdemonat 

DBSDEHONA. 

Tuée injustement... innocente, et je l'aime, 

EMILIA. 

Qui vous a fait motuirt 

DESDEMOKA^ «pirant. 

Personne, c'est md-n^ma. 
Recommande mon âme à mon Othello. 

OTHELLO. 

Quoi! 
Elle ident d'affirmer que ce n'était pas moi? 

EMILIA. 

Oui, je l'avoue. 

OTHELLO, avec une joie fnatiqne et inseuséa* 

Eh bien, elle a dit un mensonge 
Dont le poids éternel dans les enfers la plonge t ^ 
C'est moi qui l'ai tuée. 

EMILIA. 

Ciel! tant de bonté 
Double votre injustice et votre cruauté. 

OTHELLO. 

Elle tournait au mal; c'était une adultère. 

EMILIA. 

Vous la calomniez! 



39^ 



(^ . , .^ ; . 



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« 
,400 THÉATBB COMPLET D'XLFRED DE VIGNY 
OTHELLO. 

Non! Perfide et légère 
Gomme rond€)| 

EMILIA, ^ 

•#■ Elle était un ange de candeur! 

OTHELLO. 

Une femme perdue. 

EUILIA. 

tJn trésor de pudeur! 

OTHELLO. 

Ton mari me V^ dit. 

EMILIA. 

Il a dit cela d'elle, 
lion mari? 

OTHELLO. 

Ton mari. 

EMILIA. 

Qu'elle était infidèle? 

OTHELLO. 

C'est un homme d'honneur qui déteste et maudit 
Le vice et le dénonce. 

EMILIA. 

Ciel! il TOUS Ta dit, 
Mon maxi!> 

OTHELLO. 

Ton mari, femme. 

EMILIA. 

Oh! Dieu! ma maîtresse, 
Ton amourJut joué par sa scélératesse. 

* OTHELLO. 

n a Iftut découvert lui-même habilement; 
L'honnête Yago sut tout et m'a tout dit. 

* EMILIA. 

Il ment, 

• De son indigne choix elle était trop éprise. 
Ali! ma colère enfin surmonte ma surprisel 

Othello lève son épée. 



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J 

LE MORE DE VENISE 401 

Va, je ne te crains pas, homme ou monstre fatal ! 

Car tu n*as pas en toi, pour me faire du mal, 

La moitié de Thonneur qui me rend intrépide. 

Je te dénoncerai ! More insensé, stupide ! ^ ^\ / 

Quand je devrais aussi succomber sous tes cou|K, 

Je te ferai connaître! assassin! \ii jaloux! » 

Sanguinaire jouet d'une envieuse adresse ! * . 

\inQn secours ! le More a tué ma maîtresse ! 

Elle firappe aux portes et ouvre nne fenêtre oà elle appelle. 



SCÈNE IV 
L«sMÈM«i, LODOVICO, MONTANO, YAGO» 

EHILIA. 

Vous voilà donc, Yago! soyez le bienvenu! 

De tous les meurtriers vous semblez fort connu! 

Dans ses assassinats chacun d'entre eux vous nomme» 

Démentez celui-là, si vous êtes un homme. 

Avez-vous dit sa femme infidèle? Parlez, 

Parlez, mon cœur est plein. 

TAGO. 

J'ai dit, si vous voulez, 
Tout ce que je pensais, mais rien, je vous assure, 
Qu'il n'ait vu pa% lui-même. 

EMILIA. 

Eh bien, moi, je le jure^ 
C'est un mensonge infâme, exécrable, odieux! 
U faut bien que je parle. Elle est là sous vos yeux. 
Seigneurs, «t sur ce lit, assassinée ! 

TOUS. 

crime! 

EMILIA. * 

De vos rapports, Yago, ma maîtresse est victime» 
Cest vous ! la vérité va paraître à son tour. 



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40:^ THEATRE COMPLET h^ÂlfWBÙ DK VlQNT 

TAGCK 

n met la main mr son épéew 

Prenez carde, madame! 

EMILIA. 

* Eîle Terra le Jowr; 

Çue le Ciel, les démans, tous les hommes ensembk 

AOtbeU*. 

S'élèvent contre moi, je parlerai. — Rassemble 

Tous les faits, cruel More, et jure le premier. 

Il conduisait ta main, aveugle meurtrier ! 

Et je suis bien trompée, ou dans un but perfide " 

U me prit ce mouchoir dont il était avide, 

Etque... 

OTHELLO, absorbé fiaque-là dans son désespoir, se lère» 

Parle. 

YAGO. 

Tais-toi! 

EMI LI A Tient se mettre, en fuyant Tago, sous la protection d'Othello. 

Gardez ce réprouvé. 
Seigneurs. 

OTHELLOu 

Parle, te dis-je ! 

EMILIA. 

Et que j'avais trouvé. 
Yago voulut l'avoir, il paraissait lui plaire; 
Cassio ne l'eut jamais. 

OTHELLO. 

Que fait donc le tonnerre ! 

On s'éloigne de lui avec méfiance. 

J^'ayez pas peur de moi,, seigneurs ; je suis armé, 
Mais personne à présent n'en doit être alarmé. 
J'ai vu des. temps meilleurs, jadis, où cette épée, 
Dont la lame espagnole, et dans l'Èbre trempée. 
Se serait bien fait jour au travers de vous tous ; 
Mdis qui peut du destin surmonter les grands coups? 
— Je suis au terme enfin du long pèlerinage, 
C'est le dernier écueil de mon dernier voyage; 



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« LE MORE DE VENISE 40flr 

Une femme pourrait me désarmer. — Pourquoi 
La bravoure à l'honneur survivrait-elle en moi? 

A Desdemooa. 

Ah ! pauvre enfant ! jouet d'une étoile fatale ! 
Froide comme une tombe et comme un linceul pâle ? 
Calme au sein de la mort, comme était ta vertu ! 
Vois-tu ton assassin qui pleure? le vois-tu? 

Il se roule sur les pieds de DesdemoiMu 
EMILIA. 

Oui, rugis à présent, roule-toi, pour qu'on voie 
Ce qu'un tigre africain sait faire de sa proie. 

Elle se jette sur le corps de Desdemonft, et y reste à pleurer jusqu'à 
Ja fin de l'acte. • • 

LODOYICO» montrant Tago. 

Gardez ce scélérat ! 

OTHELLO se relève et marche lentement vers Tago, qni parle bas 
à on groupe de soldats qui l'entoure. 

Laissez -moi lui parler; 
Est-ce un homme? oh! non, non, sa main doit vous brûler. 
Je regarde ses pieds. Sa vie est une fable ! 
Mais, si c'est un démon, il est invulnérable. 

n le blesM. 
TAGO. 

Mon sang coule, messieurs, mais je ne suis pas mor^ 

OTHELLO. 

Tant mieux ; pouvoir mourir est un bienfait du sort, 
Et vivre est un malheur ; je souhaite qu'il vive. 

LODOYICO 

Désarmez Othello. Que cet homme nous suive. 
On va l'interroger. 

OTHELLO» Avee une profonde tristesse. 

Seigneur ,«un seul momenti 
A ce monstre pour moi demandez seulement 
Dans quel but il ourdit son infernale trame, ^ 

Et pourquoi ses filets ont enlacé mon âme ? 

TAGO. 

Ne me demandez rien ; ce qu'on sait, on le sait» 
Je ne dis plus un mot. 



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404 THÉA.TBB COM.PLET D'A.LFBED DB ViqHT 
LODOTICO. 

Si le bourreau cessait 
De lui briser le corps, j'aiderais la torture 
Dont il sera bientôt la hideuse pâture. 
Qu'il sorte! allez! 

Tago sort, emmené par les f^^M. 

CASSIOf qui est entré avec Lodovico, et s'est teoa jn8i{ne-U & Técarty 
s'avance appuyé sur deux soldats et blessé & la jambe* 

Hélas ! que vous avais-je fait, 
Mon général ? 

OTHELLO. 

Ami! nulle offense, en effet. 
Et j'avais*ordonné..ï Votre main et ma grâce... 
Pardonnez-moi. 

Cassio loi baise les mains en sanglotant. 
CASSIO. 

Seigneur, est-il rien que n'efface 
. Tant de malheur? 

LODOVIGO, à Othello. 

tous! vous! si grand et si doux 
Autrefois! à présent, que dira-t-on de vous! 

^ OTHELLO. 

 présent? Que m'importe! Écrivez tout au doge. 
Ou partez pour Venise, et, s'il vous interroge. 
Dites : a C'est par honneur qu'il lui perça le sein. » 
Nommez-moi hardiment honorable assassin*! 
On lira dans ma vie un crime et non des vices. 
Pai peut-être à l'État rendu d'heureux services, 
N'en parlons plus jamais : racontez seulement 
Que je n'aimai que trop cette femme, et comment. 
Dans un piège infernal lentelhent enlacée, 
Jusqpi'à l'assas^nat mon âme fut poussée. 
RaAontez qu'un soldat qui ne pleura jamais 
Vous a montré des yeux vaincus, et, désormais. 



* An hononbto mnrderer. 



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LE MORE DE VENISE 405 

Versant des larmes, plus que les paloiiérs d'Asie 
De leurs flancs parfumés ne versent d'ambroisie. 

II cherche à tirer son poignard sans être Ti» 

Parlez ainsi de moi ; puis racontez encor 
Que dans Alep un jour, dérobant un trésor, 
Un Turc au turban vert profanait une église. 
Insultait un cbrétien ; le More de Venise \ 
L'arrêta ; vainement il demanda merci, 
Il le prit à la gorge en le frappant ainsi *. 

Il se poignarde et tombe à la renverse* 



* J'ai recomposé et resserré ee dénoAment tont entier depuis la scène TEL ; 8 
n'a fallu rassembler des traits épars, en ajouter qaelqaes>ans ^| retrancher <ïe 
trop lentes explications , parce que c'est aujourd'hui , pour la France surtout, une 
Béëessité que la dernière émotion soit la plus vire et la plus profonde* J'ai tâché 
Molement de ne perdre «néon des grands traits de Shakspeare. 



33. 



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DOCUMENTS 



Taî traduit cette tragédie sur un exemplaire in-folio de la 
première édition complète des Œuvres de Shakspeare. Elle fut 
publiée en 1623, après sa mort, par deux acteurs, camarades 
du grand homme. Jusque-là, on n'avait imprimé que quelques 
livres informes et sans distribution d'actes ni de scènes, ^hn 
Hemmings et Henry Condell firent paraître ce livre, précédé 
d'une préface naïve, adressée à tous les lecteurs, dans un 
style et une orthographe qui correspondent au langage de 
Rabelais^ et où se trouve ceci : His minde * and hand went 
together: and what he thouat he uttered with that easinesse 
that we hâve scarse received/ from him a blot in his papers. 

Reade him therefore and againe, and if then you do not 
like him, surély you are in some m^anifest danger not to un- 
derstand him. 

M. WILLIAM SHAKSPEARE'S COMEDIES, HISTORIES AND TRA'. 
GEDIES. 

Warburton, Johnson, Stevens, sir J. Reynolds etThéobald, 
dans leurs commentaires scolastiques, qui ne sont guère que 
des disputes de mots, ne cessent de confronter cette édition 
avec un in-quarto du même temps que Je n'ai pu me pro- 
curer. 



* « Son esprit et sa main allaient ensemble, et ee qu'il pensa, il l'exprima aree 
telle aisance, que nous avons à peine trouvé une rature dans ses papiers. 

a Lisez-le donc encore , et, si vous ne l'aimez pas, assurément tous êtes dan 
f uelque manifeste danger de ne pas le comprendra. ■ * 



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408 THÉÂTRE COMPLET D'ALPRED DE VIGNY 

On voit que Shakspeare ne regardait ses pièces (plays) hîs^ 
toriques ni comme comédies ni comme tragédies. Toutes sont 
nommées histoires, comme Henri VIII, qui s'intitule the Fa- 
tnous History of Henry the eight. Othello porte le titre de 
ihe Moore of Venice, que j*ai voulu lui rendre. 

Il me reste à répéter ce que tout le monde sait, que Shaks- 
peare puisa dans VHecatomythi de Giraldi Cinthio la fable 
du More de Venise. Quiconque la lira, ou en italien dans les 
Cento Novelle, ou en anglais dans le Shakspeare illustrated^ 
et la comparera à l'œuvre de Shakspeare, verra comment 1# 
génie dit à la matière : c Lève-toi et marche 1 » 



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I. 

o' 



^/Ô<xca^*^ £/<^-/y.c.U f . > ^ é. 



SHYLOCK 

— LE MARCHAND DE VENISE — 

COMÉDIE EN TROIS ACTES 

CBTTB COKiDII, iCKITI Bl 18S8, n'A FAI ttt kKrBillBilT(% 



DIgItized by VjOOQIC 



PERSONNAGES 



LE DOGE deVeoise. 
PORTIA, riche héritière. 
ilKTIMIlOy OMTchncI d» 'Veniiev 
BASSANI 0, Bon ami, amant de Port* u 
€RATIANO, amant de Nerissa. 
LORENZO, amant de Jesaica. 
SHYLOCK, joiL 



TU6AL, antre jnif, ami de Shyloék» 

N E R I S S A , suivante de Portia. 

JBSSIGA, fliedeSèyloek. 

Sénateurs. 

OfGciers. 

Un Geôlier. 

Valets. 



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SHYLOGK 

— LE MARCHAND DE VENISE — 



ACTE PREMIER 



VENisa 



La scène représente le Rialto. A gancbe, la maison da juif Sbylock* 

SCÈNE PREMIÈRE 

ANTONIO, LORENZO, BAI^SANIO. Aato»* «si ait» tar 
u%banc. Lorenzo et Bassanio sont debout à sa droite et à sa gauehe^ êot !• 
devant de la scène, à droite. 

ANTONIO. 

Je suis triste aujourd'hui, sans en savoir la cause. 
Ne me deillandez pas, messieurs, ce qui compose 
Ce chagrin puéril ; il n'est que trop certain 
Qu'il me poursuit toujours, et surtout ce matin. 

BAasAsrie. 
G'cs4/p& sur FOeéan Totre e^prà se proHÙne 
Avec tous vos vaisseaux, k& soit et tes vuaakait^ 
Et les voit doiBÎBAiit de In^s fins ptvilkns 
Les navires marchands qui, suivant leurs sittoiUi^ 
Viennent vous saluer en absissaKi leurs voiles. 

tOREirzcr. 
Si j'avais enireFeaa des bmts et les étoiles 



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412 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Tant d'argent et tant d*or, je n'en dormirais pas ; 
Je marcherais courbé, cherchant à chaque pas 
'De quel côté le vent fait incliner les herbes, 
Pour y voir le destin de mes vaisseaux superbes. 
Je ne pourrais souffler sur un plat trop brûlant 
Sans penser que le vent me ruine en soufflant, 
Ni voir le haut clocher et le mur d'une église 
Sans songer aux écueils où mon grand mât se brise. 
Voilà, j'en suis bien sûr, ce qui vous rend pensif? 

AXYTONIO. 

Non, j'en rends grâce à Dieu, ce n'est pas ce motif. 
— Je n'ai pas joué tout sur une seule chance ; 
Ainsi, pour chaque jour, j'ai plus d'une espérance. 

BASSANIO. 

Seriez-vous amoureux? 

ANTONIO. 

Fi donc ! 

XORENZO. 

Vous dédaignez 
Ces feiblesses d'enfant? 

BASSANIO. 

Âmi, vous nous plaignez, 
Et vous avez raison. Vous êtes bien plus sage * 

Que nous deux. 



SCÈNE II 

LisMftKBi, GRATIANOy^ 

6RATIAN0, entranU 

Que nous trois! — Fais donc meiNeur ||M^ 
Mon cousin! ta santé souffre visiblement. 
La richesse est pour toi fatigue et noir tourment. 
Je te trouve changé. 

ANTONIO. 

Le monde est une scène « 

#à chacun joue un rôle; et c'est chose bien vaine, 

# 

Digitized by VjOOQ le 



SHYLOCK 4U 

Gratiano, que vouloir sortir de son emploi. 
Le mien est d'être triste. 

GRATIANO 

£h bien, mon rôle à moi 
Sera celui du fou. — La vieillesse et ses rides 
Me surprendront un jour entre vingt flacons vides. - 

Pourquoi donc Thomme jeune ç^'amour enflammé 
Serait-il aussi froid qu'un aïeul embaumé? 
Et pourquoi, si le sort nous fait une injustice, 
A force de chagrin en avoir la jaunisse? 

— Tiens, mon ami, je veux te donner un avis. 
Il est certaines gens qui, d'eux-mêmes ravis, 
Se promènent^ masqués d'une gravité feinte ; 

La profondeur d'esprit sur leur visage est peinte ; 
Leur regard dit : Je vais parler, mais avant 
Faites cesser le bruit des mouches et du vent! 
Et, parce qu'à les fuir personne ne balance. 
Le vulgaire les croit penseurs à leur silence! 

— Cette mélancolie est un appât trompeur 

Qui fait d'un honnête homme un sot à faire peur;. * 
Et cet air renfrogné, dont l'aspect seul m'irrite, 
Marche bien rarement avec le vrai mérite. 
Ne va pas t'en servir! 

ANTONIO. • 

Me voudrais-tu bavard? 

GRATIANO. 

A ce soir mon sermon ! A présent il est tard. 

Bas, à Lorenxo. 

On m'attend à Belmont. — Eh bien, ta belle juivo,, 
Lorenzo? 

LORENZO. 

Le moment du rendez-vous arrive, 

Montrant la fenêtre du jnif. 

Et voiH sa fenêtre. 

GRATIANO. 

Ah! conte-moi ceci. 

UssorteOU 



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414 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 



SCÈNE II 

ANTONIO, BASSANIO. 

ANTONIO» aoiimat» 

Jeune diseur de riens! 

BASSANIO. 

Je n'en sais pas ici , * 

De plus fort. — Il raconte et dit plus en deux heures 
Qu'il ne fait en deux ans. 

ANTONIO» irniTenieBl. 

Fort bien 1 

BASSANIO. 

Sait les demeveâ 
Des femmes. 

ANTONIO. 

C'est fort bien ! Mais sachons, mon ami^ 
Cette histoire qu'hier tous fîtes à demi 
Sur cette jeune femme et ce pèlerinage. 

BASSANIO, s'asseyant & côté d'Antooio. 

La voici. — Vous savez qu'à mon dernier voyage, 
Pour faire bonne mine et briller un moment, 
Je mis mon patrimoine en grand délabrement. 
— Je ne m'afflige pas d'avoir peu de fortune ; 
Mais des dettes que j'ai la liste m'importune ; 
Vous êtes, Antonio, mon plus fort créancier. 
Et pourtant je ne sais à qui me confier 
Si ce n'est a \ous-même. 

ANTONIO. 

Eh ! faites-moi connaître, 
Bassanio, votre dette et ce qu'elle peut être. 
Si, comme j'en suis sûr, rien n'est contre l'honneur, 
A tout engagement je souscris de grand cœur 
Pour ma bourse, mes biens, ma vie et mon épée. 

BASSANIO. 

le ne veux pas jouir d'une estime usurpée. 



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SHYLOCR 4(5 

— Tenez, lorsque j'étais encore un écolier 
Et lorsqu'au jeu de l'arc, venant à m'oublier, 
J'avais perdu ma flèche en quelque bois sauvage, 
J'en décochais une autre ; et, visant davantage, 
Je la suivais dans l'air par le môme chemin. 

Et je les retrouvais toutes deux sous ma main. 
A vous parler tout franc, c'est ici même affaire. 

— Tout ce que je vous dois est perdu. Pour bien faire, 
H vous faudrait risquer, quoi qu'il vous ait coûté, 
Une flèche nouvelle et du même côté. 

ANTONIO^ lui prenant l'oreille affectueusemenU 

Ne vous donnea donc pas avec moi tant de peine. 
Pour nous, la périphrase est ennuyeuse et vaine. 
Vous me faites du tort, mon cher, en hésitant, 
Plus que par les périls d'un emprunt important ; 
Dites ce qu'il vous faut, et j'y consens sur l'heure. 

BASSANIO. 

Près d'ici, sur la rive, en un palais demeure 
Une TÏchfi héritière. — Elle est bellfe et ses yeux 
Ont pour moi des discours muets et gracieux, 

— Son doux nom est Portia. — Sur elle, ce nom brille 
Non Djoins que le beau nom de cette illustre fille 
Que Catgn accorda pour épouse à Brutus 

Et de qui l'univers admira les vertus. 
Pour la voir, si parfaite en tout et si jolic^ 
Tous les princes d'Europe abordent l'Italie; 
D'Afrique même, hier, il en est venu deux. • 
J'ai voulu jusqu'ici, concourir avec eux, 
Mais je suis épuisé par cette forte lutte ; 
Ce soir, mes créanciers consommeront ma chute. 
Et mon roman pourra s'achever en prison. 

— Qu'on me soutienne un jour, et j'ai quelque raison 
D^espoir. — Pour le succès tout me semble présage. 

ANTONIO. 

Ma fortune est en mer ; cependant je m'engage 
A vous donner, en or, tout ce que vous voudrez; 
Von crédit vous sufQt, et vous l'épuiserez* 



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416 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Allez, informez- vous, empruntez cette somme, 
Et je signerai tout quand vous aurez votre homme. 

BASSANIO. 

Merci. 

ANTONIO. 

Point de ce mot ; je reviens sur le pont 
Dans peu de temps. Adieu. 

BASSANIO, seul. 

Ma foi ! puisqu'il répond 
De ma dette nouvelle, il faut que je m'assure 
Do Shylock, le vieux juif passé maître en usure. 

Il frappe à la porte ; le juif regarde à sa fenêtre avec méfiaoo» 
par une grille et loi ourre ensoita la porte* 



SCÈNE IV 

SHTLOCK et BASSANIO, aortant de la 



SHTLOCK. 

Trois mille ducats? Bien. 

BASSANIO. 

Pour trois jours. 

SHTLOCK. 

Trois jours? Bieiw 

BASSANIO. 

A mon nom Antonio substituera le sieiu 

SHTLOCK. 

Antonio? Bien. 

BASSANIO. 

Et pufi^-je en être sûr? 

SHTLOCK. 

Trois mille! 

A part. 

Pour trois jours! Antonio s'engage; il est facile! 

BASSANIO. 

Votre mot? 



D^tized by VjOOQIC 



8HYL0CK 417 

IfiHTLOCK. 

D est bon? ^ 

BASSANIO. 

Vous a-t-on dit jamais. 
Le contraire? 

', SHTLOGK. 

Oh ! non, non, non, vous dis-je ! non ! maïs. 
En disant qu'il est bon, je veux vous faire entendre 
Qu'il suffît, qu'il est sûr. — Cependant, à tout prendre, 
Ses moyens ne sont là qu'en supposition. 
Je lui vois un vaisseau pour chaque nation, 
L'un aux Indes et Tautre au Mexique, un troisième 
En Angleterre ; on parle aussi d'un quatrième 
A Tripoli; du moins, au Rialto, Ton prétend 
Que son commerce heureux de tous côtés s*étend. 
Mais, avec leurs b«âlix mâts, avec leurs voiles blanches, 
Avec leurs pavillonsfxos vaisseaux sont des planches ; ** 
Et vos matelots sont c^^ hommes en bateau. ^ 

On ajl^s rats sur terre et vous des rats sur l'eau, 
Et voleurs sur la nier, comme v(^eurs sur terre ; 
Pirates de qui l'eau toujours est tributaire : • 

Piiis les courants, les vents, les roch^ ; mais pourta^it 
L'homme est suffisant. Donc, je donnerai comptant 
Les trois mille ducats. — Je crois que^ peuxpredar^ 
Son obligation. ^ " * 

% BASSANIO. , '* 

Oui. 

SHTLOCK. ♦ ^ 

Mais je veux Tentendre, 
Le voir lui-méme^ir— et puis réfléchir tout le jour. 
Calculer son crédit, les chances de retour, 
Tout enfin! — Le verrai-je? 

• BASSANIO. 

Il faut le voir à tablo 
Et dîner avec noift! 

SH|^0CK. 

* , Oui ! Projet détestable! 

Oui ! pour manger du porf ! oui! Tirnpur animal 






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• 



418 THEATRE COMPLET D* ALFRED DE VIGNY 

Où le Nazaréen par son pouvoir fatal 

A renfejipé le diable. — Ah ! je veux bien m'eait^adre' 

Avec chacun de vous pour acheter <m vendre, 

Je veux bien avec votis parler, me promener, 

Changer l'or ou l'argent, recevoir ou donner; 

— Mais prier avec vous, ou bien manger et boire! , 

Non. — Que dit-on ici qui soit possil>le à aroire 

Sur le Rialto? 

9ASf(AHIO. 

Rien. Mais Antonio vient à nous* 



SCÈNE V 

SHYLOCK, ANTONIO, BASSANIO. 

• SHTLOCK, àpurt.. • 

* Pubhcain hypocrite et traître ! voyez-¥oas 
Gomme d'un m pai^ble et sage il se décore ! 
Je hais comme dxrétien cet bomme, et pius eacttre 
Parce qtie sa bassesse et sa simplicité 
Font qu'il prête Fargeni gratis/ En vérité, 
Il fait baisser le taux de l*osure à Venise. 
• Si îe pouvais ourdir (piekpie adroite surprise. 
J'assouvirais sur lui ma vieille aversion. 
Il déteste des Juifs la sainte nation. • 

Partout où les marchands tiennent leurs assemblées. 
Mes affaires par lui chaque jour sont troublées. 
Il blâme mes marchés et mes contrats secrets. 
Mes légitimes gains, il les nomme intérêts ;# 
Maudite ma tribu si Shylock lui pardonne! 

BASSAMIO. 

,^ Il ne répoud pas. , 

Shylock ! — Entendez-vous ? 

SHYLOCK. • 

A^! c'est que je raisonne 
Et je voudr|Lis compter en moi-même, à peu pr^ 
Combien de ducats d'or je puis vo^s tenir prêts. 



Diqitize dbvVjQ OQ l C 



8HYLOCK 41^ 

Si je ne complétais, à moi seul, cette somme, 

Je puiserais pour vous au coffre d'un autre homme; 

Tubal, un riche Héhreu de ma trihu. 

A Antonio, le saluant profondément. 

Seigneur, 
Dieu vous maintienne en joie, en fortune, en honheur. 
Nous parlions de vous-inôme. 

ANTONIO. 

Écoutez. — Macoutume^ 
Je TOUS le dis encor, Shylock, sans amertume. 
Est de me refuser aux emprunts dangereux 
Que suit de vos marchés l'intérêt onéreux; * 

Mais p^r mon jeune ami, cette fois, j'y renonce. 

A Bassanio. ^ * 

Vous avez demandé la somme ? Qu'il prononccf. 

SHTLOGK. 

Oui, trois mille ducaU. , 

JWÏTONIO. 

Pofartroifi jo«rs7 

8HTL0GK. 

Trois jenrs? oui! 
Faites votre billet, seigneur, dés aujourdlmi, * 
Et nous Marrons. Pourtant, si j'ai cru bien entendre, 
Vous paraissez haïr l'usure et vous défendre 
Du prêt par intérêt? * ' ' 

AMTONIO. 

Je n'y souscris jamais. 

SHTLOCK. 

Vous avez des raisons que je ne sais pas ; mais, 
Quand lacob autrefois chez Laban, faisait paître • 

Les brebis de son oncle et le choisit pour maStra.^ « « 
Or, ce Jacob était troisième possesseur. « * 

Se déconvrant «n slncUnant. , 

Des biens de notre saint Abraham par sa soeur. • * 
Oui, ce fut le troisième... 

ANTONIO. 

£h! qu'en voulez-vous faire? 
Était-il usurier^ 



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W 420 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE YIQNT 

SHTLOGK. 

Non. — Voici son affaire. 
Laban Favait voulu : les moutons bigarrés 
Qui seraient en naissant doublement colorés 
Devaient appartenir à Jacob. — La nature 
Ne pouvant varier à son gré leur teinture, 
n les peignit en rouge et gagna, oui, d'honneur! 
Toigours un gain honnête est béni du Seigneur. 

ANTONIO. 

Pepsez-vous que la Bible ait écrit cette histoire 

Pous vous justifier et pour nous faire croire 

Ç^a faut qu*en vos marchés un énorme intérêt 

Enchaîne injusteip^t les libertés du prêt? ^ 

Vos ducats ne font fzs des troupeaux qu'on allie. * 

SHTLOGK. 

Aussi vite, du moins, Shylock les mulîipUe. 

ANTONIO, à Baûanio. 

Yof ez comme le diable use des livres saints 
* Et fait servir leur texte à ses mauvais desseins. 

A Sb|ioek% 

Eh bien, quft voulez-vous enfin pour votre peine? 

SHTLOGK. ^ 

llUI^ — Sei^^ur Antonio, bien souvent votre haine 
l(e vînt injurier sur mes humbles profits. 
La réponse qu'alors aux insultes je fis, 
Fut de plier l'épaule avec la patience 
Qui toujours est d'un juif la première science. 
Maintenant, il parait qu'il vous faut mon secours. 
C'es#)ien. — Vous m'abordez, vous changez de discours, 
VoHS^iiites : Bon Shylock, je voudrais telle somme! 
Vous qui m'aVèz^iyours mis ^u-dessous d'un homme, 
Vous qui^'avez chassé du seuil et du chemin, 
Qui m'aUpjrepoussé du pied et de la main. 
Gomme un chien étranger venu sur votre porte, 
Vous voulez de l'argent? Faut-il que j'en apporte 
Et dise : Bon seigneur, qu'on m* humilie encor; 
^ Tenez f frappez majoue^ et prenez ^mon trésoiçf 



• 



* « 



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^ 8HYL0CK 421- 

ANTONIO. 4 

Oui, je suis prêt encore à te traiter de même. 

Prête-moi c^ argent ; non parce que je faime, 

Car la sainte amitié ne «^ pas à démit 

Et ne travaille pas l'or aux mains d'un ami ; 

Mais parce que je suis Fennfemi de-Aa race, 

Tu pourras, si je manque, avoir meilleure grâce 

A poursuivre tes droits et ma punition. « 

SHTLOCK. 

Galmez-vous ! Je prétends à votre affection 
Et veux vous obliger. 

ANTONIO. 

Pourquoi? Je t'en dispense, 
Point de service. 

S^TLOGK, à part. 

Ah! ah! — C'est là ^a récompense? 

Hant. 

9e voudrais oublier vos injures. 

ANTONIO. 

Et moi 
Je veux me souvenir de mon mépris pour toi. 

s H TLOCK, à part, se mordant le« lëvret. 
Haut. ^ 

Étil ah! — Mais, si le juif sans intérêt vous livre 
Les ducats, avec vous désormais il peut vivre 
En ami? 

ANTONIO. 

Non, jamais! — Garde bien ton trésor, 
Car de chez moi mon pied te chasserait encor. 

*.^ SHÏLOCK. 

Pourtantde vous servir je me mets en mesure. 
Et je ne prendrai pas un seul denier d'usure, 

ANTONIO, étonné. 

Vraiment? 

SHTLOCK. ^ 

Chez un notaire, avec moi, vous Rendrez, 
Et (pour nous divertir) chez lui vous écrirez 

24 



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•4S8 THEATRE CO\MPLET D'ALFRED, DE VIGNY. 

Que, si tel jour, la s(>mme entre bous convenue 
Manque, je poumd prendre, à Tépoque venue 
(C'est un jeu, €ar Shylock n'est pas «n afisasein)^ 
Une livre de chair autour de votre ^^a. 

AKTONIO. 

Par ma foi, je souscris à la plaisanterie 
£t vous en saurai gré. 

, bassàhio. 

Mon ami, je vous prie. 
Ne signez pas pour moi ce billet dangereux* 

ANTONIO. 

Bah! cet engagement n'est pas fort onéreux; 
Car, ce soir, je reçois dix fois plus quHL ne donne. 

SHTLOCK. 

Père Abraham! entends leur propos et pardonne! 
Qu'est-ce que ces chrétiens! comme avec dureté 
Ils cherchent des périls dans notre probité! 

A Bassanio. 

S'il ne me payait pas, où serait l'avantage 
D'avoir choisi sa chair. et son sang pour otage? 
Qu'en ferais-je et pourquoi ce bizar»e marché 
Si de votre embarras mon cœur n'était touché? 
C'est mal interpréter une offre très-lonable. , 

A Antonio. * 

Signez donc ce billet s'il vous est agréable. 
Ou quittons-nous. 

ANTONIO. 

Non! non! je signe. 

SHTLOCK. 

Dans tse cas. 
J'irai souper et vais vous chercher ? os ducats. • 

ANTONIO. 

Va, très-aimable juif! 

BASSANIO. 

Je crains cette promesse. 

ANTOMO, riant. 

Non, c'est on saint; bientôt il entendra la messe. 

Iki 



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8HYL0CK 428 

• SCÈNE VI 

SHYLOCK, JESSICA. 
La nuit tombe. 

8 II Y L G K , appekat sa filU dans la maison. 

Hé! Jessica, dors-tu? Descends ! tm n'auras pas 
Tous les jours, comme ki, deux femmes sur tes pas; 
Tu ne passeras plus à chanter la soirée, 
Déchirant, comme hier, une robe dorée. 
Chose bjen chère! — Allons. 

JESSICA. 

Eh bien, vous m'appelez? 
Que voulez-vous? 

SHÏLOCE* 

Je> sors, Jes^fca ! -» Prends mes clés. 

A part. 

On m'invite à souper. — Dois-je rester? irai-je? 
n me flatte et me hait. — Chacun me tend un piège. 
J'irai pour épuiser un prodigue chrétien.. 

Haut. 

Jessica, mon enfant, veille ici sur moa bien 

Et ma maison. Je suis triste de cette absence; 

Il se trame un complot contre moi; car, j'y pense. 

J'ai rêvé cett# nuit à des sacs pleins d'argent. 

Écoute bien. — Je pars, mais c'est en exigeant 

Que tu fasses fermer ce soir toutes mes portes ; , 

Que, sous prétexte aucun, ma fille, tu ne sortes; 

Et sitôt qu'en dehors le tambour entendu 

Va venir escorté du fifre au col tordu. 

Annonçant aux chrétiens leur mascarade impure. 

Que notre serviteur par ton ordre s'assure 

Que tout est bien ^ermé dans ma grave maison. 

Et que de leur orgie on n'entend pas le son. 

Mais ne va pas surtout aux fenêtres te pendre 

Pour les voir, je ne puis assez te le défendre. 



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424 THEATRE COMPLET D'ALFBED DE VIGNY 

■ • 

Bien des juife, par Jacob! se sont trouvés punis 
Pour avoir vu c^ fous aux visages vernis. , » 

Rentre et ferme la porte. 

JESSIG'A, à part. 

Et ce sera, j'espère, 



Pour la rouvrir bientôt. 



SHTLOCK. 

Bonsoir. 

JESSIGA. 

Adieu, mon père. 

Shylock sort par la gaaehe. 



SCÈNE VII 



GRATIÂNO; LORENZO rentre par la droite ; JESSIGA 
rentre an moment, pois demeure dans la porte entr'aoTerte, avec un chapeau 
d'homme sur sa tète et an manteau. 



LORENZO. 

Mon beau-père le juif est décampé. — Suis-moi. 
Je promets, Gratiano, d'en faire autant pour toi. 
Si d'un enlèvement il te prend fantaisie, 
Et pour celle qu'alors ton cœur aura choisie 
Je ferai sentinelle autant que l'on voudra, 
Courte échelle, embuscade, et tout ce qu'il faudhu 

GRATIANO. 

Je ne tarderai guère à te, mettre à l'épreuve; 
Pour un Vénitien, ce n'est pas chose neuve 
Qu'aventure de femme et propos de muguet, 
Et près de la maison je vais faire le guet. 

Il s'écarte de quelques pas, tandis que Loreaio s'approcha 
de la fenêtre. 

LORENZO. 

Est-ce VOUS? 

JBSSIGA» de<riôrelaport«. 

Est-ce TOUS? 



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Qui vous aime toujours. 
Je suis son bien-aimé. 



8HYL0CK 425 

LORENZO. y 

Moi, 

JESSICA. 

*Moi. 

LORENZO. 

^ Qui, vous? ^ 

JESSIGA. 

La juive 

LORENZO. 

Eh bien, qu'elle me suive, 



JESSIGA. 

Qui le prouve, seigneur, 
Et quels sont vos témoins? 

LORENZO. 

Le ciel seul et ton cœur. 

J E s s I G A. Elle lai donne sa main qu'il courre de baisen» 

Oui, c'est vous, quel autre en connaît le mystère? 
Quel autre saif que j'aime un homme sur la terre. 
Et que je viens ici me mettre en son pouvoir? 
Heureuse qu'il soit nuit, et qu'on ne puisse voir 
De quel déguisement je me couvre dans l'ombre! 
Mais l'Amour est aveugle et le ciel ost bien sombre: 
Seule, je rougirai d'avoir pu m'oublier 
Jusqu'à prendre pour vous l'habit d'un cavalier. 
^ Gardez cette cassette, elle en vaut bien la peine. 

LORENZO la passe'à Gratiaoo. 

Qu'importe! viens! partons! 

JBSSIGA. 

Non. Elle n'est pas pleine. 
Et j'y v^ ajouter encore un diamant. 

LORENZO. 

Non \ Jessica, venez. 

JESSICA. 

Attendez un moment. 

. "^ Elle rentr«# 

24. 



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420 THÉÂTRE COMPLET D*Ai:.FRED DE VIGNY 
G RAT l'Alfa 

Eh! par mon cliaperon ! cette charmante fille ' 
Est juive si Ton veut ; moi^ je la diagentille* 

LO&ÈNZO. 

Ami, je la crois sage, et belle j^ la vois; 
Je réprouve sincère, et Fadore trois fois. 

A Jessica, qui revient. ' 

Ah ! t# iQÎlàJ Partons vite. 

JESSICA. 

Jft suis tremblante! 

L.OB.EKZOW 

Nous serons poursuivis si notre fuite est lente ! 

GRATIANO^ criant. 

Les masques voni venir^ tu n*as plus, qu'un instant. 

LORENZO. 

Viens la rue est déserte et la gondole attend. 

Us montent dans la gondole et elle pan. 
Fôte Ténittenne. — Les danses s'exécutent sur le pont. La 
masoamdi» passa sitôt qu'iU sontf wtif,^ 

*Now, hff mf hood^.a 90«tiUi^«Bik«P imiiw 



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ACTE DEUXIÈME 



Vne galerie da chAteané»Pbrt{a «t det eolosnad^ft i^BSéimei donnant sur d» 
iMaam jawlinft. 

* 

SGË.NE PREMIÈRE 

PORTIA. 

Ouï, je déteste un monde, où tout va de travers ; 
Mon petit être est las de ce grand univers» 

D'où vous vient cet ennui dans des dîneuses telfies^ 
Qu'un amant endormi n'ent voil pas de plus belles \ 
Quand il rêve aux tffé8«Mrs d'uft paiûs enchanté? 
Avec tant de ricHoaiey aiv8c taaÉ de htmak^. 
Des ennuis! des toi^pirs.! Que feviev^eus^ madanw^ 
S'il vousiftdiaôt,.aîasi qnfà tell&honnftfce frause^ 
Subir tous les dégoûts d'une eciadition 
Obscure et ce, çpm suk la baasB extrantion? 

Mon Dieu! qu'il est aàsé à» date wete senleMce, 
Et de se relever par des airs diliHpovtancev 
De fatiguer l^es g«iis pnr de basses, pits^, 
Ou de les égayer en foup (fisant r « Ities! » 
Quand on ne peut) eha w g ' e y le finidl dfrui cacastdrte. 
On ferait beaucoup mteux^ Nerissap, de setaîv», 
Que de dire va h£»ard et d^s^^r trop' apnaâ 
Sur des afflictions c^on i^ore soweiit 



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428 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE flQJSY 
NERISSA. 

Mais... 

PORTIA, s'animant. 

Je pourrais aussi sernienner vingt personnes. 
Et raisonner en Fair ainsi que tu raisonnes 
Bien plus facilement que je n'accomplirais 
Le auart des beaux conseils que je débiterais. 
Un Bbn prédicateur va plus loin pour la forme. 
Écoute son sermon lui-même et s'y conforme ; 
Si celui que tu fais à tous les maux suffit. 
Redis-le toute seule, et fais-en ton profit* 

NERISSA. 

Mais je ne prétends pas qu^ ma voix réussisse 

A ritodérer Tefifroi d'un si grand sacrifice 

Que le vôtre ; il s'agit de chercher à loisir 

Dans vingt maris charmants celui qu'on veut choisir* 

PORTIA. 

Choisir! hélas! quel mot prononces- tu, cruelle? 
Il ajoute à ma peine une peine nouvelle. 
Je ne puis ni choisir celui qui me plairait. 
Ni refuser la main qui me répugnerait. 
Ai-je lieu d'être en joie? 

NERISSA. 

Eh! cette loterie 
N'était donc pas, madame, une plaisanterie? 
J'avais pris pour un jeu votre usage exigeant; 
Un choix dans ces coffrets d'or, de plomb et d'argenU 

PORTIA. 

Ce choix est sérieux. Au lit de mort, mon père. 
Que, sans l'avoir connu, cependant je révère. 
Fit ce bizarre vœu que j'observe aujourd'hui, 
Et que je maudirais sans mon respect pour lui. 
Ce palais, tous mes l^ens, mes trésors et mes terrei^ 
Jusqu'à mes diamants, bijoux héréditaires, 
Tout à des étrangers appartiendrait dema^, 
Si j'allais par mon choix disposer de ma main. 
Ce vœu triste et fantasque au hasard me confie. 
Et sur un coup me ^uve dt bien me sacrifie. 



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SHTLOCK 4â9 

Juge si les joueurs me sont intéressants, '• \ 

£t si j'ai dû trembler de leurs jeux menaçants. « 

NERISSA. 

Lequel des trois coffrets vous donne pour la vie? *" 

PORTIA. 

Aucun ne l'a touché, mon âme en est ravie. 
Sur les dBux autres seuls s'est exercé leur choix. 
Les voyant hésiter, j'ai pâli bien des fois ; 
Mais je sais à présent que la boîte qui reste 
Kenferme mon portrait, l'acte et la loi funeste. 

NERISSA. 

Lorsqu'ils tiraient au sort, madame, votre cœur 
Art-il toujours battu par crainte du vainqueur? 

PORTIA. 

Hélas I toujours je tremble, et jamais je n'espère 
Aussitôt qu'il s'agit d'obéir à mon père ; 
Car de ses prétendants nomm8s-en, s'il te plaît. 
Un seul qui soit séant seulement pour valet. 

NERISSA. 

C'est trop sévère aussi. Celui qui se ruine, 
Le comte palatin, n'a-t-il pas bonne mine? 

PORTIA. 

Non. Il a l'air boudeur, hautain, contrariant. 
Sans gaîté, sans plaisir aucun, même en riant.' 

NERISSA. 

Et l'Anglais Falcombridge? 

PORTIA» 

n est sans savoir-vivre; 
Le matin, il s'ennuie, et, le soir, il s'enivre. , 
Il m'influence avant plus qu'après ses repas. 
Car toujours il m'ennuie et ne m'enivre pas. 

NERISSA. * 

EtdonPèdre? 

PORTIA. 

Ah ! je hais cette figure brune, 
Ce manteau brun, ces airs d'amant au clair de lune^ : 
Ces propos rembrunis ; et je le trouve plat 
Autant que sa guitare et ma brun chocolat. 



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480 THéATHE COMPLET D'^ALFRED DE VIGNT 
. • ITBIIISSA. 

Et le mar<|uis françaia, madame, qa» l'on nomme 
D'Estrade? 

r^RTFA. 

. Dieu l'a fait; qu'il passe pour un homme, < 
J'y consens. Mais je eras^ lorsqu'à Belmont il viat, 
Qu'en l'accueiUast chez mei j'en avais reçu mngty 
Tant il se multiplie, et s'agite^ et rassemble 
Tous les traits de ckicun dans un bizarre ensemble» 
Il se bat contre une ombre^ il pleure, cba&te et rit. 
Changeant, comme d'habits, d'airs, de corps et d'esprit. 

M£RISSA. 

Mais celui qui souvent pour vous voir se déguise 

En gondolier sur mer, en moine dans Téglise, 

Et du page Luigi, par son or attiré. 

Acheta cinq ducats votre gant déchiré. 

Ce beau Vénitien, qu'en pensez-vous, madame? 

PORTIA. 

Sans partialité, sur les autres, mon âme 
Peut longtemps réflé«:hir, comparer, balancer 
Sur celui-là j'ai peur de ne pouvoir penser. 

NERISSA. 

Il va tirer au sort. 

PORTIA. 

' Déjà! 

NERISSA« 

Vous, étonnée! 
L'heure précisément que vous aviez donnée 
Sonne, et c'est Bassanio qui va se hasarder^ 

• PORTIA. 

Pour la première fois, je voudrais retarder. 



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SHHbOK 



431 



SCÈNE II 



NERISSA, PORTIA, BASSANIO, GHAl-IANO et 

des Pages de leur saite entrent, et trois FsiiiteB vêtue» ftelAflRic^iiai'treti* 
nent à la main chacune un coffinet, l'on d'or, l'autre d'argent, le troisième do 
plomb. Un grand nombre de Gentilshommbs italiens et dePsicuBS parei^es 
de Portia. 



On YMDflt ii Portia une ba'gaette d'or. * 

BASSANIO s'avance seul et salue portia, tandis que Gratiano salua 
Nerissa et ra lui ^paxler d'un Mr d'intelligence. 



Enfin, je vais, madame^ o^ayer ma fortune, 

Et, pour vous^ me%oumettre i t)e(Ae loi commune, 

Ahl que f aimenik mieux, dédaignant le hasard. 

Vous gagner par Tépée on bkn par le poig&ârdi 

A ce jeu, contre tons, sut main s^:^ lïurdie 

Et digne >àe la vàtpe 4 au lieu qu'abâtardie, 

Sens guide que mon cœur (vos yeux le vont troubler), 

Portia B*eSt ToHée. 

Je sens qu'efl^e est sans force eft qu'elle va tremfcler. 

P R T J A , lui offrant la baguette sans le regarder : 

Tardez un jour encor ; quelque chose m'attriste 
Aujourd'hui... 

BASSANIO. 

Que vous fait d'ajouter à la liste 
Le nom d'un étranger que vous ne verrez plus, 
Et iiue fl'ont point choisi vos yeux irrésolus? 
We tardons pas„ 

PORTIA. 

Mes yeux que vous pourriez maudira 
Peuvent entendre tout, mais ne peuvent rien diie. 
Si je me décidais, voc» le «tvez, seigneur, 
11 ne me resterait à donner que mon cœur. 

BASSAKIO. 

Plût à Dieu 1 

PORTIA. 

Telle ardeur en serait étouffée. 



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433 THÊAV BB CÔUVÎMT d'ALFRBD DB VIGNT 
• ^ BASSANIO. 

Savoir!... ■ 

PORTIA. 

Tout 8*en irait comme un songe de fée ; 
Plus de trésor ; partait, plus d'amour. 

BASSANIO. 

• . ^ Essayez. 

« Yous crsàgqfgl 

• * .r / *^ * PORTIA. 

• Pour nous deux. 

* , ^^ BASSAiyp. 

* . • * m Nous deux! 

,. PORTIA. * 

*' Vous m*effrayez. 

Oh vous écoute. Allez choisir avec prudence ; 
« • ' Pour moi, je dois attendre et prier en silence. 

• BU« lai remat U baguette et demeure à Técart, Toilée et 

recueillie. 

BASSANIO, tenant M Manette i'or dans ta main. 

Or, argent, plomb, 'choisir ! Dans le choix d'un métal 
Trouver un avenir bienheureux ou fatal! 
Caprice d'un mourant, tu vas régler ma vie! 
Hasard, vien^donc régner! que ta loi soit suivie. 

* . Viens d'un vol inégal, vii^ns, je ne serai pab . 

*Le premier dont ton aile aura sauvé les pas. 

^ k II va examiner les eofirta. 

6RATIAN0. -^ 

*il gagne, j'ai gagné . * , 

* NERISSA. 

« Oui. 

ORATIANO. 

J'ai votre promesse. 
Votre main? 

MERISSA. 

Nous verrons. 

* ■ 

* • « CRATIANO. 

■ ; * , - Quand l'aurai-je? 

• % ^ 

m - • * 



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8HYL0CK 433 

NERISSA. 

A leur messe. 

BASSANIO, sombre. H rerient sa promener de long en large sur 
le devant de la scène. 

Par saint Paul! pas un signe, un mot n'y fut gravé 

Qui conduise l'esprit vainement éprouvé ; 
^ Soulève-toi, mon cœur, et brise cette entrave ! 

Je trouve, en y songeant, ceci profond et grave; 

Et ce qui là-dessus me passe dans Tesprit, 

Je ne sais avant mol si personne Ta dit : 

Lorsque pour nous guider la raison est sans flamme^ 

Que les sens aveuglés sont impuissants, que Tàme 

Ne reçoit nul secours, nulle inspiration 

De la foi, nul soutien de la religion, 

Si l'homme dans son cœur descend et qu'il écoute 

Un mouvement secret qui le pousse en sa route, 

Conscience ou désir, instinct mystérieux, 

Il trouve ce qu'en nous peut-être ont mis les cieux. 

Oui, j'en croirai mon cœur, son penchant, son caprice. 

Le premier mouvement par lequel il frémisse, 

Qui l'éloigné ou l'attire, et je m'arrêterai 

Sur cette émotion quand je l'éprouverai. 

— Voyons, l'or ? Je le hais. Son aspect me repousse 

Gomme celui d'un traître à la figure douce, 

Fardée, et je le hais non moins que cet argent. 

De la dupe au fripon pAle et vulgaire agent. 

Sans leur fatal usage et leur ignoble échange, 

Je n'aurais pas subi cette torture étrange 

De voir, à demi triste et joyeux à demi. 

S'humilier pour moi le front pur d'un ami. 

A toi donc, pauvre plomb, toi de forme commune, ^ 

Plomb simple et dédaigné, comme l'est ma fortune. 

Triste^ et pesant comme elle! 6 noir métal! qui fonds 

Gomme mon cœur au feu de ses amours profonds^ 

A toi donc mon destin bienheureux ou funeste ; 

Pour ce moment, le sort est jeté. Pour le reste, 

Ge stylet suffira. Si d'un côté ma main 

S'égare, elle ira droit dans un autre chemin. 

25 



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494 THÊATRB COMPLET D' ALFRED DE VIGMIT 

Car je ne vivrai plus privé de ina maîtresse 

Et chargeant mes amis du poids de ma dotresse^ 

Il toddie le eoffiret 4e floaik avac m bogoetta. JUon il «egutle ÔMm 
le eofltaté 

J'ai choisi ! 

U met M main sur tes yeux ; Portia aceonrt, regaide le eoffifvt, ôtM 
êom vttle et ta lui prendre la mam. 

Quel portrait? Le vôtre! Ai-je rôvét 

PORTIA. 

Votre rêve est heureux, et mon voHe est levé ; 

Levez aussi les yeux, et vous me verrez telle 

Que je suis. A présent^ je me voudrais plus belle. 

Plus riche, plus parfaite, et je voudrais avoir 

Pour vous l'ofirir, grandeur, rang, famille et pouvoii ; 

Mais je n'ai que moi seule avec mon héritage ; 

Ils sont vôtres tous deux, :ei la sont sans parU^e. 

Vous aurez à gioider aae femme sans art. 

Qui, malgré cet éclat qu'elle doit au hasard, 

Un peu lasse du monde, aime la solitude, 

N'est pas même parfois incapable d'étude, 

Vivra de votre vie, et, sûre du bonheur, 

Vous reconnaît déjà pour son prince et seigneur. 

BASBAKIO. 

Oh! vous m'avez été le pouvoir de répondre. 
L'épreuve et le succès, tout vient de me confondre; 
Tous mes sens et mon cœur, émus par votre voix, 
N'ont qu'un cri de bonheur qu'ils jettent à la fcHs, 
Et que n'exprimerait nulle parole humaine. 

^ PORTIA. 

Je veux vous knposer secdement une peine : 
C'est celle de porter ma bagne. Vous saorea 
Que, si le moment vient oA vous la quitterez^ 
Vous perdrez avee «He, à TinstaBt votre lenmt. 

BAS8ANI0. 

8i jamais je la peids, j'aurai perdu mon âme. 



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8HYLOCK 43$ 

PO&TIA. 

Venez, et pou/* la sieste; après, séparons-nous; * 

J'ai besoin de repps peut-être plus que vous. 

Us s'éloignent avec la soite spns les galeciet, et restent à s'y promener 
pendant la scène suivante. Portia et Bassanio sortent de scène no 
jnoment, puis reviennent à grands pas avee Lorenxo. 



S«ÊNB III 

« 

N£RISSÂ, GRÂTIANO. 
NERISSAv 

A mes genoux ! 

GRATIANO. 

J'y suis. 

NERISSA. 

Regardez! 

GRATIANO. 

Je regarde. 

> KERISSA. * 

Qu'est ceci? 

GRATIANO. 

Yotre bague. 

• NERISSA. 

Ëhbien? 

GRATIANO. 

• Quoi? 

NERISSA. 

Prenez garde; 
Si vous ûdtes semblant de ne lapas vouloir, 
J'en sais bien qui feraient bassesse pour Tavoir. 

GRATIANO. 

A chercher mes discours comme lui je m'applique. 

NERISSA. 

Vous n'avez pas l'amour aussi mélancolique^ 



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,436 THÉÂTRE COMPLET D* ALFRED DE VIGNY 

Mauvais sujet! pourtant, comme je Tai promis, 
Tene^v > 

Elle lai donne sa Iisgae* 
6RATIAN0. 

Je tiens. 

IfERISSA. 

Soyez soumis... 

GRATIANO. 

Je suis soumis. 

#£RISSA. 

A la condition que vous venez d'entendre. 

Si vous donnez Tanneau, vous pouvez vous attendre 

Que ma main... f 

GRATIANO, loi baisant la main. 

Si belle et... 

NERISSA. 4^ 

Que mes doigts... 

GRATIANO* loi baistat les doigta. 

Gracieux 
Signeront le contrat I 

HERISSA." 

• Arracheront vos yeux. 



SCÈNE IV 

m 

Lis UÈMBs, PORTIA, LOBENZO, BASSANIO et lis 

Pagks reviennent après s'être arrêtés dans la galerie pendant la seène lU. 
L'arrÎTëe tràe-rive de Lorenzo, que Ton voit an fond do^éàtre, fait reveniff 
tout le monde en scène. 

GRATIANO. 

Merci. Mais, Dieu noua garde, on se trouble, on s'agite, 
Là-bas ! Je veux mourir si d'un pas je vous quitte; 
Car, s'ils s'étaient brouillés, les nouveaux amoureux^ 
Vous seriez, je crois, femme à vous fîicher comme eux. 

PORTIA, à Lorenzo. 

Au nom du Ciel, monsieur, dites-moi la nouvelle 
Que vous apportes. 



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SHYLOCK 437 

LORENZO. n donne une lettre à Bassanio. « 

Mais... 

PORTIA. 

La lettre, que dit-elle? 
C'est la mort de quelqu'un, sinon, certainement, 
Il ne devien^lrait point si pâle en un moment. 
Bassanio, qu'avez-vous? On parle'â ceux qu'on aime! 
Suis-je pas à présent la moitié de vous-même ? 

BASSANIO, loi serrant la\iain. 

ma belle Portia ! bien triste en vérité. 
Bien triste est le récit sur ce papier jeté. 
Je vous ai franchement dit que de ma fortune 
Il ne me reste rien; de mes terres, aucune ; 
Que j'ai, pour vous servir et vous plaire, achevé 
Le peu d'or qu'en venant au jour j'avais trdl^é; 
Que l'unique trésor qui me reste est en somme 
Dans mes veines, et c'est un sang de gentilhomme. 
Mais je n'ai pas tout dit, et je dois ajouter 
Que contre mes rivaux, lorsqu'il fallait lutter, 
J'engageai d'un ami la fortune et la vie 
Entre les mains d'un juif dont l'implacable^nvie 
Profite d'un malheur. Lisez donc; enlisani, 
Je crois voir chaque mot écrit avec du sang. 

€ Mon cher Bassanio, n^ vaisseaux ont tous péri. Ce n'est 
encore qu'un bruit vague dans Venise, et déjà mes créanciers 
deviennent cruels. Je suis réduit à rien. Mon billet sur le juif 
^ échoir dans quelqi:iej5 heures; les trois jours de délai vont 
expirer, et il ne sera plus temps de le payer; il ne voudra 
plus accepter d'argent, mais exigera l'accomplissement du 
billet. Pulsqu'en remplissant ses conditions, il est impossible 
que je vive, toutes dettes seront acquittées entre vous et moi^* 
si je puis vous voir seulement à ma mort. Cependant, faites ce 
qu'il vous plaira. Si votre amitié ne vous engagoif as à venir, 
que ce ne soit pas ma lettre. i> 

Le plus cher des amis, l'âme la plus romaine 
Qui reste en Italie et dans l'espèce humaine, 
A ce procès sans nom se soumettre pour niii ! 



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438 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE YIGNT 
PORTIA. 

Combien doit-il au juif? 

BASSANIO. 

Trois mille ducats. 

PORTIA. 

Quoi! 
Pas plus? Donnez-en six, donnez. en douze miOe; 
Triplez-les s'il le faut, et partez pour la ville 
Sur-le-champ. Votre ami, sans doute, -vous suivra. 

NERISSA, & Oratiano. 

Allez! 

GRATIANO. 

C'est mon cousin. 

PORTIA. 

* Tout ce qu'il vtms faudra 

De serviteurs et d'or, je le donne. Allez vite. 
Qui d'un moment perdu peut calculer la suite? 
Un bonheur plus parfait au retour vous attend. 

BASSANIO. 

Je pars, car j'en serais indigne en hésitant. 

U lai baise la main et part arec Gratiano, qui, aréc une affectation 
colâqae, bmse la maia de KerifM. 



SCÈNE V 

PORTIAV NERISSA, LORENZO^ 

PORTIA. 

Vous, seigneur Lorenzo, demeurez. 

LORENZO. m 

Ma présence 
Vient de vous attrister ; mais, madame, je pense 
Que vous m'en sauriez gré si vous a\iez connu 
Ce vertueux ami pour qui je suis venu. 

PORTIA. 

Je sais bien qui l'oblige; à Venise, on renomme 
Le seigneur Antoifio pour un très-galant homme. 



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SHYLOCK 43Ô 

Ami de mon mari, je pense aussi qu'il faut 
Qu'il lui ressemble, ^ soit comme lui sans défaut; 
Et j'aurais tout risqué pour le sauver d'un piège 
Où le fera tomber ce paJen sacrilège. 
J'espère en m'exprimant bautement sur ce juif, 
Ne pas vous affliger. Je sais pour quel motif 
Vous avez à la hâte abandonné Venise : 
C'est une âme de plus qu'Amour donne à l'Église, 
N'est-ce pas? Car je crois que Racbel ou Zarah 
Est aujourd'hui chrétienne, ou demam le sera. 

LORENZO. 

Puisque vous savez tout, c'est Jessica, madame, 
(Sachez encor cela) que se nomme ma femme. 

PORTIA. 

Vous devriez aussi parier de sa beauté ; 

El, quanta moi, je veux éprouver sa bonté; 

Dites-lui de ma part, monsieur, que je la prie 

De demeurer ici. Lorsque l'on se marie. 

Il faut se préparer à ce grand changement 

Par un peu de prière et de recueillement. 

Je vais me retirer au prochain monastère 

Deux jours ; — si vous voulez habituer cette terre. 

Vous me rendrez service. On vous obéira 

Comme à nous, à Belmont ; — tout vous appartiendra. 

LORSNZO. 

J'accepte de bon cœur cette offire gracieuse, 
Sa forme délicate est pour moi précieuse ; 
Ten suis deux fois touché, madame, et, dès ce soir, 
Jessica va se rendre à ce brUUmt manoir. 

Il saloe et sort. 

SCÈNE Vl 

PORTIA, NERISSA.^ 

pôrtia; 
Nerissa, viens ici ; je trame quelque chose. 
Es-tu brave? il le faut pour ce que je propose.. 



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440 THEATRE COMPLET D'ALFRBD DB VIGNY 
NERISSA. 

J'ai du courage assez pour monter Fescalier 
Sans lumière, et c'est tout. 

PORTIA. 

L'habit d'un cav^ier 
Te ferait-il grand'peur à porter? 

HERISSA. 

Point? 

♦ PORTIA. ' V 

Sois prompte. 
£t partons. Il ne faut jamais de fausse honte 
Quand, pour faire le bien, on risque un peu pour soi. 
Tu vas donc t'embarquer pour Venise, avec moi : 
Du danger d'Antonio je veux savoir les suites ; 
Si le juif près du doge entame ses poursuites, ; 
Je puis le protéger sans effort apparent, 
Par le vieux sénateur Bellario, mon parent. 
Nos maris nous verront bientôt sans nous connaître. 
— Je veux prendre le ton d'un joyeux petit-maître. 
Je mettrai le manteau, la dague et l'éperon ; 
Je parlerai bataille en jeune fanfaron ; 
Je dirai les amours des femmes de Venise 
Qui glissent des billets dans ma main, à l'église; 
Je gage qu'il me parle et ne me connaît pas. 

1» NERISSA, marchant. 

J'aurai bien de la peine à faire de grands pas. 

PORTIA. 

Tu t'accoutumeras à cette mascarade; 
De tes projets hardis tu fais toujours parade. ' 
Eh bien, nous allons voir, sous l'habit d'un garçon, 
Qui de nous deux, ma chère, a meilleure façon. 

La scène change et représente VenÎM et le Rialto. Premiirt 
, décoration. 



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8HYLOCK 441 

SCENE VII 

tubal; 

SHTLOCK, se jetant au-devaDt de Tubaf . 

Quoi de nouveau, Tubal? Dans Gène a-t-on trouvé , 
Ma fille? 

TUBAL. 

Le chrétien autre part s'est sauvé ; 
Mais on y parle d'elle et de lui dans la ville. 

SHTLOCK. 

Ah ! ah I mon diamant qui m'a coûté deux mille 
Et quatre cents ducats, à Francfort, est parti ! 

11 arraeht ta barb« et set ehevenz, 

La malédictio||, je l'avais pressenti, 

Sur notre nation plus que jamais retombe. 

Avec fureur. 

Je voudrais voir ma fille, à mes pieds, dans sa tombe, 
Avec mes diamants à son cou, mes ducats 
A mes pieds, dans sa Bière *! Ah! j'ai perdu mes pas 
Que d'argent en recherche ! hélas ! perte sur perte. 

Comptaat sur ses doi^. 

Tant, pris par le voleur; tant, pour la découverte, 
Et Al manquer! et point de vengeance! Ah! mon front. 
Cherche le sac de cendre où cacher ton affront. 
n n*est point de tourments autres que mes alarmes, 
P'autres maux que mes maux, de larmes que mes larmes i 

U pleure de lage. 
TUBAL. 

D*autres marchands n'ont pas un sort beaucoup meilleur. 
JUitonio, m'a-t-on dit... 

SUTLOCKt passant à la enriosité la plot ardente. 

Un malheur? un malheur ? « 

Lequel? quoi? 

* I wonld my danghter wwe dead at mj tooi, and the jewelf in her earl Woold 
ihe vere hears'd at mj ImI| and the duoats in her coffin t 

25. 



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44d THÉATjRE COMPLET D'àLFRED DE YIGNY 
TUBAL. • ^ 

Ses vaisseaux, dans mx mauvais parag6^ 
Ont, presque en mâme temps, péri par un naufrage. 

SHYLOCK. • 

Grâce à Dieu! grâce à Dieu! Mais est-ce bien certain? 

TUBAL. 

D'un marin échappé, je Tai su ce matin. 

s H Y L G K f traosporté de joie. 

Ah! merci, bon Tubal, merci! bonne nouvelle! 
Ah! ah! 

TUBAL. 

Que votre fille a légère cervelle ! 
On m'a dit qu'elle avait dans un soir, dépensé 
Quatre-vingts ducats. 

ft H T L G K ) proibndément triste. 

Oh ! oh ! tu m'as enfoncé 
Le poignard dans le cœur. Ob I me» ducats l ma bourse! 
Vous reverrai-je encor? 

T Q B À L r prarsÀirut. 

Dan&ma dernière eonise, 
J'ai vu des eréanciera d'Antonio, qui fn'ont dit 
Qu'il ferait koiqueioaie^ et n'avait nul crédit. 

SHYLOCK, paosant à une joie excessire et se IrattaDt lec ntini»' 

C'est bon ! il souffrira, yen ai l'âme ravie ! 

Je le torturerai, farracberai sa vie. * 

TUBAL, pounoinuit. 

Et l'un d'eux me montrait «ncore tout triompbamt 
L'anneao que pour mx singe il eut de votre «nfant. 

SHYLOCK, désolé. 

Pour un singe, ah ! donner ma turquoise ! C'est elle^ 
J'en suis sûr. Elle était' d^nexotïleur si befle! 
Je l'eus de Scah, jadis, étant garçon encor; 
Elle valait trois fois, cent fois, ce que vaut d'or 
tJn désert tout rempli' de singes. 

TUBAL, poursuivant. 

Et la perte. 
D'Antonio parait sûro 



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8HYL0GK 443 

SHTLOGKr avec joift, eateBdant sovaer l-horloge «t ra^ardftak toa 
billet. 

Elle est sûre ! Oh ! oui certe, 
L'heure a sonné! Viens voir le commissaire! Il faut 
Les prévenir d'avance, il est bien en défaut. 
J'aurai son cœur! Vois-tu, toute usure est permise, 
Tout négcce est permis si je purge Venise 
De ce Nazaréen malveillant et moqueur. 
Viens chez le commissaire, oh! viens! J'aurai son cœur! 

U court hors de la scène^ eatralDant Tubal. 



SCÈNE VIII 

BÂSSÂNIO entre inquiet et rencootre GRATIANO; tous deoi 
venaient par des rues opposées à celle où passe Sliylock. 

BASSANIO. 

Je ne l'ai pas trouvé. 

GRATIANO. 

Ni moi» 

BASSANIO. 

Ni dans la ville. 
Ni sur le Rialto 

«RATIANO. 

Moi, dans mon zèle inutile, 
J'ai passé trois quarts d'heure, appelant et cherchant 
Sur la place Saint-Marc notre royal marchand. . 

BASSANIO. 

Pauvre Antonio! quel Imut semait-on sur la place? 

fiilATIANp. 

Que le juif enragé ne lui fera pas ff^àce^ 
Et que tous ses vaisseaux sont à la lois perdus. 
Shylock jette des cris de liureur, entendus 
D'un bout du port à l'autre. Il a su que sa fîlle 
EtLorenzo d'accord avaient.forcà la grille, 
Et jamais hurlement.â^Gaaâls^ai changeant, 
Ne fut poussé : « Ma fille ! on a pris mon argent I 



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444 THÉATBB COMPLET D*ALFBED DE VIONT 

Mes ducats ! 6 ma fiUe, un chrétien les emporte ! 
mes ducats chrétiens! on a forcé ma porte! 
Justice ! lois ! ma fille et deux sacs cachetés, 
Deux gros sacs de ducats ! des diamants montés 
Tout en or! des hijoux rares! ma fille unique... » 
Et les petits garçons sur la place publique 
Le suivent en faisant un horrible fracas, 
Et criant : « Ses bijoux, sa fille et ses ducats! » 

BASSANIO. 

Je crains que tout cela n'augmente encor sa haine 
Contre mon pauvre ami. 

GRATIANO. 

Nous n'aurons pas la peine 
De chercher Bien longtemps le vieux juif, le voici 
Qui, tout gesticulant, vient de ce côté-d. 



SCÈNE IX 

BASSANIO, GRATIANO, SHYLOCK. 

GRATIANO, à Shylock. 

Eh bien, quoi de nouveau sur la place? 

s H TL C K t qui, aceonrant, t'arrête toat à eoap «t rette «p^jri 
•or M canna à eonsidérar Graiiano. 

Personne 
Ne le sait mieux que vous. Qu'Abraham me pardonne! 
Vous savez le secret de ma fille, et ^mment. 
Et quel Nazaréen a fiait Tenlèvement? 

GRATIANO. 

Trai-Dieu ! l'ami, je sais qu'il est dans les coutumes 
Des oiseaux de voler sitôt qu'ils ont des plumes. 

SHTLOGK. 

Elle sera damnée. 

GRATIANO. 

Oui, si c'est le démon 
Qui juge. 



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8HYL0CE 4i5 

SHTLOCK. 

Oh! Jessica! ma chair et mon sang! 

&RATIANO. • 

Non. 
''n^ Ton sang n'est pas si pur, ta peau n'est pas si.bellc. 

BASSANIOf bu. 

Parle-lui d'Antonfo. * 

SHTLOCJL, ponnoirant. 

C'est une enfant rebelle! 

tf 6RATIAM0. 

Avez-vous ouï dire au port que les vaisseaux 
D'Antonio le marchand ont péri sur les eaux? 

SHTLOCK. 

C'est encor sur mes bras ime mauvaise affaire. 
Que ce banqueroutier songe à ce qull va faire! 
C'est un prodigue. Il ose à peine se montrer . 
A présent au Rialto, lui qu'on veut admirer! 
Qu'il veille à son billet! Il avait la coutume 
De me dire usurier. Le mépris, l'amertume 
De ses propos joyeux à mes dépens brillait ; 
Même il prêtait gratis; qu'il veille à son billet! 

BASSANIO. 

Mais le feriez-vous suivre? Et si par quelque chance 
Il perdait ses vaisseaux, ses biens, sans espérance. 
Que feriez-vous avec sa chair? 

SHTLOCK. 

Des hameçons 
Peut-être pour servir à prendre des poissons. 
Si rien ne se nourrit de cette chair humaine, ^ ^ 
Elle me sera bonne à bien nourrir ma haine. 

Croisant lei deux mains en regardant fixement Bossanît» 

Il m'a couvert de boue et couvert de mépris, 
Et plus de la moitié d'un million me fut pris 
Par le tort qu'il m'a fait. Il a ri de mes pertes. 
Il a ri de mes gains, de mes offres, couvertes 
Par lui pour m'écraser ; il a su refroidir 
Mes amis, réchauffer, animer, enhardir 



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4^ THÉATEE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Mes ennemis, flétrir notre nation sainte. 

Lenttmêiit «t •▼•« !• ton d'aa« tristttse profond» 

Et pour quelle raison tant de fiel et d'absinthe? 
Parce que je suis juif ! Un juif n'a- t-il donc pas 
Des yeux pour voir, des pieds pour former chaque pas^ 
Des organes, des sens, des passions, des peines? 
Le sang n'e^-il pas rouge en coulant de set veines? 
N'est-il pas réchauffé du même été, glacé 
Du môme hiver que vousf Son cœur est-il placé 
Différemment? Celui de vous qu'un juif outrage 
Se venge ! et vous donnez des exemples de rage 
A faire frissonner! Nous, pareils en tout point, 
Si vous nous outragez, nous vengerons-nous point? 
Âh! docteurs en insulte, en perfide manœuvre. 
Vos chrétiennes leçons, je vais les mettre en œuvre^ 
Et j'aurais du malheur si mes maîtres, d'un coup. 
Ne sont par l'écolier surpassés de beaucoup. 

BASSANIO. 

Je vous apporte ici la somme tout entière 
Que vous doit Antonio. 

SHTLOCK. 

Rien sur cette matière ; 
Lui seul devait payer, car lui seul m'est connu. 
D'ailleurs, il est trop tard, et le temps est vena 
D'exiger mon billet. 

BAssAirro. 
Je le paye. 

SHTLOCK, regardant.à une horloge de la villt» 

n nlmporte! 
Vous arriva trop tard d'une.heure ! 

BASSANIO. 

Mais j'apporte 
Les ducats. 

SHTLOCK. 

Je devais plus tôt les recevoir. 

BABâAHlO. 

Je viens pour Antonie, que je n'ai pas pu voir. 



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8HYLOCK 447 

SHTLOCK. 

Mainrais signe! tant pis! 

BASSANIO. 

En vérité, j'admire 
Gomment la cruauté discute ! 

ÏN VALET. 

Je viens dire 
Qu'au palais monseigneur Antonio vous attend. 

BASSANIO. 

Il est ici? Gourons le voir ! Le juif Tentend, 
J'ai voulu le payer. 

SHTLOGK. 

Oui, oui, mais après l'heure; 
Les trois jours expirés, je ferme ma demeure. 

U rentre chez lai et les regarde en riiat* 
GllATIAirO. 

Vois son regard cmcff ! 

BAS8*AKIO. 

Vois son rire moqueur ! 
Hélas! nous arrivons trop tard! 

^ 8H Y t OCl , fewiwnt 1» porta. 

J'aurai son cœur î 



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ACTE TROISIÈME 



Le RiaUo. (La même décoration qa'au premier acte.) 

SCÈNE PREMIÈRE 

ANTONIO, BASSANIO, aTo« un Giowia, paient dans la twj 
S H YLOGK arrête par le bras le geAIitr ^ eondoit Antooio, 

SHYLOCK. 

Geôlier ! veillez sur lui ; qu'on ne me parle pas 
De pitié ; veillez bien, suivez-le^as à pas. 
La foule est grande ici, s'évader est facile; 
Tenez-le par le bras. Voilà cet imbécile 
Qui prétait son argent gratis ! veillez «ur lui, 
Geôlier! 

ANTONIO. 

Encore un mot, bon Shylock, j'ai l'appui.,. 
D'un homme... 

SHYLOft. 

A mon biiiei je veux qu'on satisfasse ; 
Il faut l'exécuter, à moins qu'on ne Tefiface. 
Ne me parle donc pas contre un billet : j'ai fait. 
Sur le livre, un serment qu'il aurait son effet. 
Avant qu'àt'irriter rien t'ait donné matière, 
Tu m'as appelé chien devant la ville entière. 
Puisque je suis un chien, prends donc garde à mes crocs; 
J'aurai justice. 

Aa geôlier. 

Et toi, mauvais gardeur d'escrocs, 
Je suis bien étonné que par la ville on laisse 
Sortir ce débiteur avec tant de fEÛblesse. 



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8HYL0CK 449 

ANTONIO. 

Laisse-moi te y rler. 

SBTLfiPK. 

n fallait au billet 

Il lait son geste £aTori, comptant du doigt sur son pouce gaadi# 

Satisfaire en trois jours. Moi, je puis, s'il me plaît, 
Le faire exécuter. — Je ne veux plus t'entendre. 
Groîs-tu faire de moi quelque sot au cœur tendre 
Aux yeux mouillés de pleurs, cédant d'un air contrit 
À des yeux de chrétien? Mon billet est écrit, 
Ten veux l'acquit; je vais réclamer mon partage* 
Adieu, je ne veux pas en parler davantage. 

^ * n sort. 

SCÈNE II 

ANTONIO, BASSANIO, lEGioif»., 

BASSANIO. 

Voilà bi§n le coquin lOitplus dur qui jamais 
Ait vécu parmi nous ! * 

ANTONIO. 

baisse-le désormais, 
Car le prier serait une inutile chose ** 

Il veut avoir ma vie, et j'en sais bien la cause. 
A ce persécuteur j'ai souvent arraché 
Maint pauvre débiteur que je tenais caché. 
Et pour qui je payais. De là me vient sa haine. 

BASSANIO. 

Le doge voudra-t-il que cette indigne chaîne...? 

ANTONIO. 

Le doge, mon ami, doit respecter la loi, 
Et lui laisser son cours est son plus bel emploi. 
Tout l'État souffrirait si nos mœurs inégales 
Otaient aux étrangers leurs sûretés légales. 
Son commerce est fondé sur le facile abord 
De chaque nation dans notre vaste port. 



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460 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Riant amèrement. 

Ainsi donc, en prison. Mes désastres, ma peine^ 
Jusqu^à ce soir, je crois, me laûseront à peine 
Cette livre de chair que veut mon créancier. 
Je suis«néantié.. Venez, partons, geôlier. 

La foène diange et représenta le. tnlMual de-Yanife. 

SCÈNE III 

LE DOGE,'. LIS HAoniriQuis, lis Juobs, ANTON F O^ 
BASSANLO, GRATIANO. 

Bassanio serre la main' d'Antonio et tombe dans ses bras ; Antonio l'embrasse 
le soutient fermement. Rs restent l'on près de l'antre. 

LE DOGE, appelant. 

Antonio ! 

ANTONIO. 

Me voici! qu'ordonne votre Altesse? 

LE DOGE. 

Antonio, je ressens line grande tristesse 

A voir qu'un adversaire implacable, inhumain. 

Persiste à vous poursuivre, et votre acte à la main. 

ANTONIO, saluant. ^ 

J'ai su que'votre Altesse avait pris grande peine 
Pour apaiser cet homme et modérer sa haine. 
Mais, puisqu'il est si dur et que par nul moyeu 
La loi ne peut d'un juif préserver un chrétien. 
Je dois à ses fureurs opposer ma constance. 
Et je n'aurai besoin d'aucune autre assistance 
Que celle d'Un ami; j'ai du courage. 

LE DOGE. 

Allez! 
Faites venir le juif devant nous. Appelez ! 

UN OFFICIER. 

n était à la porte ; il entre. 

LE DOGE. 

Faites place! 



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8HYL0CK 451 



SCÈNE IV 

LBsMftM.B, SHYLOCK. 

Shylock entre par la gaacbe et reste deboat sur le devant de k fcèoew 

LE DOGE. 

Shylock, nous pcasong tous que, malgré ta menace, 

Tu ne conduiras pas jusqu'au dernier excès 

De ton invention l'effrcryable succès ; 

Tu montreras, je pense, alors, une clémence 

Qui nous surprendra moins que l'acte de démence 

Commis en écrivant les termes du marché. 

Tu lui pardonneras, et j'en serai touché. 

Non-seulement j'y crois, Shylock, et je désire 

Que tu fasses pour lui ce que je viens de dire 

Et renonces enfin à ce prix, par trop cher, 

Qui consiste à lui prendre une livre de chair. 

Mais je souhaite encor/[ue ta bonté remette 

A l'honnête Antonio la moitié de sa dette. 

Jette sur ses malheurs un regard d'intérêt. 

Le nombre en est si grand, juif, qu'il écraserait 

Ce marchand- roi, sans nous qui demandons sa grâce» 

Si tu n'y consens pas,-^ta dureté surpasse 

Celle des Turcs cruels, qui jamais n'ont connu 

A quelle urbanité le monde est parvenu. 

Réponds*moi, juif; j'attends à présent ta promesse» 

SHTLOCK. 

J'ai dit mes volontés hier à Votre Altesse. 

Par le sabbat, jour saint chez rfotre nation, 

J'ai juré d'exiger son obligation. 

Si vous me refusez, que de cette conduite 

Votre gouvernement paye à jamais la suite 

Si vous me refusez, que sur votre cité 

Tombe ce crime, ainsi que sur sa liberté. 

Vous me demanderez, vous. Comment une livre 

De la peau d'un corps mort me servira pour vivre ; 



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452 THÉÂTRE C0MP2.BT D'ALFRED DE VIGNY 

Vous me demanderez si je fais plus de caB 

De sa chair que de For des trois mille ducats | 

Je n'en donnerai pas de cause décidée ; 

Je réponds à cela que ce fut mon idée. 

N'est-ce pas là répondre? Eh ! supposons qu'un rat 

Vienne dans ma maison causer un grand dégât ; 

Ne puis-je pas payer, aûn qu'on l'empoisonne, 

Douze mille ducats? De même je raisonne. 

Poursuivons. Bien des gens se trouvent mal à voir 

Un porc, d'autres un chat, d'autres un oiseau noir, 

Un singe, un papillon ; d'autres s'évanouissent 

Aux sons de cornemuse, et d'autres gens pâlissent 

Lorsqu'un chien a hurlé ; c'est leur complexion 

Qui créa de chacun l'indisposition. 

Mais ils sont toi|0 forcés de se mettre en défense, 

Et rendre à l'animal offense pour ofTense ; 

De même, je ne puis expliquer ce procès 

Tout à mon détriment, si ce n'est par l'excès 

D'une haine secrète, inexplicable, intime. 

Que j'ai pour Antonio. — Digne seigneur, j'estime 

Que vous êtes content de ma réponse? 

BASSANIOt s'avançant près de Shjlock. 

Tout cet aparté entre Bassanio et Shylock doit être dit trè<- 

rapidemeat. 

Cielï 
Est-ce justifier ton projet, juif cruel^ 
Homme insensible à tout, sanguinaire! 

S H Y L G K , regardant fon billet. 

A ton aisé; 
Mon billet prescrit-il que mon billet te plaise? 

* BAS^ANIO. 

Doit-on tr.ar toujours ceux que l'on n'aime pas? 

SHTLOCK. 

Peut- on haïr quelqu'un sans vouloir son trépas? 

BASSANIO. 

Toute offense d'abord n'engendre pas la haine. 

SHTLOCK. 

Voudrais-tu qu'un serpent ouvrit deux fois ta veiasC 



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SHYLOCK 453 

AI^TONIOx s'arançant près de Bassanio et Ini prenant le braa. 

Bassanio, mon ami, cessez de raisonner 

Avec ce juif, il n'a qu'un motif à donner. 

Vous pourriez aussi bien supplier la marée 

De retirer sa vague en nos ports égarée ; 

Vous pourriez aussi bien interroger un loup, 

Lui demander poui*quoi, sans tuer d'un seul coup 

La brebis, il la mord et tâche qu'elle bêle. 

Pour <p|& l'agneau la suive et que leur sang se môle... 

Vous pourriez... Mais comment trouver dans l'univers 

Quelque chose aussi dur, aussi noir et pervers 

Que son cœur ! Cessez donc, et je vous en conjure. 

De le prier encor ; c'est me faire une injure. 

Laissez-moi fermement, et comme il me convient, 

Livrer moi-même au juif tout ce qu'il lui revient. 

n déconvre son sein. 
BASSANIO» an jaif, à part. 

Pour trois mille ducats, je t'en donne six mille. 

SHTLQCK, à Bassanio. 

Tu peux serrer ta bourse, elle est bien inutile ; 
Tes six mille ducats, chacun fût-il brisé, 
£t par le saint prophète en six parts divisé. 
Et chaque part fût-elle un ducat, peu m'importe. 
Moi, je veux recevoir ce que mon billet porte. 

LE DOGE. 

Gomment, espères- tu miséricorde, à toi 
Qui ne sais pas la faire? 

SHTLQCK. 

Et qu'ai-je à craindf^, moi. 
Au jour du jugement? ^s-je mal 4 personne ? 
Je ne m'emporte pas comme eux^ moi, je raisonne. 
N'avez-vous pas ici, vous tous, dans vos palais, 
Des esclaves traités comme sont vos mulets. 
Vos ânes, vos chevaux? Ces malheureux serviles. 
Les employez- vous pas aux choses les plus viles? 
Si je venais vous dire : c Eh! pourquoi ces fardeaux 
De tant d'hommes courbés écrasent-ils le dos? 
Donnez-leur de bons lits, et que dans vos familles 



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4M THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Ils dîneBt en commuai qu'ils épousent vos filles ! » 
Vous me répondriez : « Ces hommes sont à nous. 
Nous les avons payés. :b J'en dis^ autant à tous* 
— Ma livre de sa chair, je Tai très-hien payée; 
J'exige qu'elle soit par vous-même octroyée. 

Avec foreur, cris, emportement, en fraisant sa canner 

Je la veux! Honte à vousl honte à vos faibles lois ! 

Si vous me refusez, je crîrai sur les toits 

Que l'on n'a plus d'honneur au sénat de Venise! 

Âurai-je la justice, enfin, qui m'est promise ? * 

L'aurai-je? 

' ,- ■ LE DOGE, à la coor. 

Mon pouvoir m'autorise, seigneurs, ^ 
A renvoyer la cour jusqu'à des temps meilleurs ; 
J'attends que pour juger ce ^uif qui nous insulte, 
Arrive Bellario, savant jurisconsulte ; 
Je l'ai fsdt demander pour résoudre cecL 

UN OFFICIER. 

Seigneur, un envoyé vient dePadoueici, 
Qui de Bellario apporte des nouveÛes. 

LE DOGE. 

Donnez-les ; j'aime à voir des juges si fidèJi^ 
Aux promesses qu'ils font. Qu'il entre. 

BASSA^KIO» Afat|,4iAt<ttM. 

Espère. Allons, 
Courage en ces débats si sanglants^ û longç; 
Le juif aura ma chair, mon sang, mes os, ma vie. 
Bien avant qu'une goutte, à tes veines ravie, 
Coule, à cause d^md, de ton sein généreux. 

ANIONIO. 

Tous veulent qudquefois. qu'un seul meure pour eux. 
Je suis l'agneau qu'on marque et le bouc émisssaire. 
Quand le fruit est trop mûr, sa chute est nécessaire : 
Laissez-moi donc tomber. — Je me confie en Dieu; 
Vivez et composez mon épitaphe. — > Adieu., 



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6UYL0CK 45fi 



SCÈNE V 



Ik8 M Ê MBS , NE R I S S A , déguisée en dero dVocaU 
LE DOGE, àNeritfBa. 

Vous venez de Padoue? 

HERISSA. 

Oui, seigneur, et je quitte 
Bellario. J'ai pour vous un ordre, et m'en acquitte. 

Elle remet ses lettres et parle bas au doge. Pendant ce temps 
snr le devant de la scène, Sliylock repasse son couteau sur to 
enir de son soulier, en mettant un genou en terre. 

BASSANIO, s'approchaot pour l'examiner. 

Pourquoi donc d'aussi près aiguiser ton couteau? 

SHTLOCK. 

Pour que de ce voleur il coupe mieux la peau. 

GRATIANO. 

Juif, si tu veux qu'il ouvre une large blessure, 
Passe^le sur Um cœur et non sur ta chaussure ; 
Car il n'est pas de pierre aussi dure que luL 
Quelle installe pourrait te ûédaxr aiôourd'hui2 

SHTIiOCK, coBkinMttt de Npcfser le eonleaa. 

Rien. Dans les oraisons que ton espèce invente. 
Tu ne pourras trouver prière assez fervenle. 

GRATIANO, le regardant à terre. 

Sois damné dans l'enfer, inexorable juif! 

Et si tu vis longtemps, que ce soit un motif 

Pour maudire les lois de te laisser la vie. 

D'abandonner ma foi je me sens presque envie 

En te voyant; je crois que, piMU" changer de maux. 

Les âmes de nos corps viennent des animaux. 

Oui, la tienne (s'il feuit qu'âme cela se nomme) 

Sort d'un vieux loup pendu pour le meurtre d'un homme. 

Et son esprit qu'en l'air une corde exhibait 

N'est entré 4ans ton corps qu'échappé du gibet. 



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456 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNT 

S H T L G K f slnterrompant rin moment, rit et se remet à l'ouTraga. 

Tant qu'au bas du billet reste la signature, 
Tes poumons seulement souffirent de cette injure. 
Si tu régares trop, tu perdras ton esprit, 
Jeune homme! Moi, j'attends; un écrit est écrit. 

« LE DOGE. 

La lettre que voici, seigneurs, nous recommande 
Un jeune et savant juge. 

NERISSA. 

Oui, s'il faut qu'il attende 
Plus longtemps à Venise, il attendra. 

LE DOGE, à des juges. 

Seigneurs, 
Qu'on aille le <;hercher; rendez-lui les honneurs 
Que nous eussions rendus à Bellario lui-même. 

Plusieurs juges sortent arec ^erissa. 

En attendant qu'il Avenue, en ce moment extrême 
Je vous lirai la lettre : 

« Votre Altesse soit informée qu'à la réception de sa lettre, 
j'étais fort malade ; mais qu'à l'instant où son messager est 
arrivé, j'ai reçu la visite amicale d'un jeune docteur de Rome 
nommé Balthazar. Je l'ai mis au fait du procès entre le juif et 
Antonio le marchand. Nous avons feuilleté beaucoup de Ûvres. 
U est muni de mon opinion, à laquelle se joint son savoir que 
iron ne peut trop vous vanter. Il va me remplacer, d'après mes 
instances, auprès de Votre Grandeur. Que les années qui lui 
manquent ne lui ôtent rien de votre estime, car jamais je ne 
connus un esprit si mûr dans une tête aussi jeune. Je vous 
supplie de l'accueillir avec bonté ; vous connaîtrez son mérite 
à l'essai. » 

Or, d'après ce, je crois 
Que ce jeune savant interprète des lois, 
Doit être consulté. Son renom le devance : 
S'il ept ici déjà, dites-lui qu'il s'avance. 






«HYLOCK 457 

SCÈNE VI 

lis HftMis, PORTIA, Tôtue en homme de loi» 
LE DOGE. 

Donnez-moi votre main, soyez le bienvenu ; 
Votre rare savoir nous est déjà connu; 
Prenez place, et voyons, avant toute autre chose,' , 
Jusques à quel degré vous connaissez la cause. ~' 

P R T I A , s'asieyant devant le doge, à ses piedij 

Je connais chaque point, chaque détail, touchant 
Ce fait. Quel est le juif et quel est le marchand? 

LE DOGE. 

Antonio, vieux Shyloclc, venez. * 

Us se ^cent è gauche et à droite de Fortia. 
[ PORTIA. 

On vous appelle 
Shylock? 

SHTLOGK. ^ 

Oui, c'est mon nom, Shylock. 

* PORTIA, an juif. 

Votre querella 
Est d'étrange nature, et cependant il faut 
L'avouer, nul ne peut vous trouver en défaut; 
La loi sur lui vous donne un pouvoir légitime. 

A Aotonio, avec pitié. 

Vous allez, s'il le veut, devenir sa victime, 
N'est-ce pas? 

ANTONIO. 

Il le dit. 

PORTIA. 

Niei-vous sous nos yeux 
Son billet? 



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458 THEATRE COMPLET D'AIFEED DE VIONT 
ANTONIO. 

Non. 

PORTIA4 t'in^MQt vrm tristesse. 

Qu'il soit miséricordieux! 

SHTLOCK.. 

'Qui pourrait m*y forcer? 

PORTIAt selevant. 

Le plus beau caractère 
De la chaste démence est d^étre volontaire, 
l^on moins douce pour nous que le lait «t le miel» 
Ainsi que la rosée elle tombe du ciel , 
Et bénit, en disant le saiAt nom qui pardonne, 
Celui qui le reçoit et celui qui le donne. 
€'est le plus puissant droit -venu duTout^Piûssai^ 

' Et sur son trône asaifi^ unT<â compatissant^ 
Plus que par la couronne, est beau par là clémence, 
Car il emprunte d'elle une grandeur immense. 
Attributs du Très-Haut, les pouvoirs d'ici-bas 
Sont nuls, lorsqu'avec eux elle ne marche pas; 
Il n'est rien i^armi nous qui ne s'anéantisse 
Sans elle aux yeux de Dieu, pas môme la justice. 
Si la justice donc est ton seul argument, 

*Juif, considère aussi sa faiblesse, et comment 
A tout homme à genoux, chaque jour la prière 
Dit qu'en demandant grâce il faut aussi la faire. 
Je me suis étendu longtemps sur ce sujet 
Dans l'espoir d'arrêter ton rigoureux projet» 
Qui peut forcer la cour, d'après nos lois, à rende* 
Dn arrêt bien cruel, si tu ne veux m'entendce. 

SHYLOGK, frappaat m e«DM. 

S'amassent sur ma tête et retombenisur moi 
Toutes mes actions! je réclame la loi; 
Je me renferme en elle, et je connais ma cause. 
Je veux que du billet on remplisse la clause* 

PORTIA. 

Antonio donc est-^il à «e point indigent, 
Qu'il ne soit en état de rendre cet argent? 



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8IIYL0CK 45^ 

BÀSSANIO, à Portia. 

Sous les yeux de la cour j'offre ici double somme, 
J'offre de la payer douze fois à cet homme 
Sous peine de livrer ma tête à son couteau. 
Juge, si tout cela n'apaise ce bourreau. 
Sa fausseté devient de tout point manixeste. 
Que votre autorité, seul recours qui nous reste, 
Fasse plier la loi, seulement pour ce jour, 
Et qu'enfin l'innocence une fois ait son tour. 

PORTIA. 

Gela ne doit pas être, et rien ne m'autorise 
A changer un seul mot dans les lois de Venise. 
De cet antécédent chacun se servirait 
Si l'État une fois détruisait un décret ; 
Cela ne se peut pas. 

SBTLOck. 

Un Daniel! un prophète! 
Un Daniel Jeune et sage ! Ah ! justice m'est faite t 
C'est un Damiel ! 

PORTIA. 

Viens donc, approche et montre-moi 
Ton billet. 

SHTIOCK. ^ 

Le voilà! saint docteur de la loi, 
Très-révérend docteur. 

PORTIA. 

On t'ofiftre, prends-y garde. 
Le triple des ducats... 

SHTLOCK. 

Malheur à qui hasarde 
Un serment dans le ciel, et sur le livre ment ! 
Puis-je me rétracter ? J'ai là-haut un serment 

PORTIA. 

Je doi? donc déclarer que, d'après la lecture 

Du billet, le juif peut, suivant cette écriture, 

Satisfaire à sa clause, en pesant et tranchant 

Une livre de chair prèft du cœur du marchand. 

Hais, encore une f(»8, sois dément et retire • 



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460 THÉÂTRE COMPLET D*ÂLFRBD DE VIGNÎ 

Cette condition; dis-moi: « Oui! :» je déchire 
Ton billet, et trois fois ton argent t^est payé. 

SHTLOCK. 

Puisque par cette loi je me trouve étayé, 
Vous qui la connaissez et l'appliquez en homme 
Savant, judicieux, grave, expert, je vous somme 
De donner jugement^ jurant que jamais rien 
Ne fne fera brûler ce billet que je tien, 

ANTONIO, s'arançaDt 

Je supplie instamment la cour qu^elle prononce. 

PORTIA, à Antonb. 

Puisqu'il en est ainsi, voilà notre réponse : 
Préparez votre sein au couteau de ce juif. 

SHTLOCK, raWdejoie. 

Oui, son seini le billet est exact, positif; 
Son sein ! tout près du cœifr. "» 

PORTIA. 

Doucement! tu t'élai^cs 
Sans avoir tout prévu : tu n'as pas tes balances. 

SHTLOCK, Tivemeat. 

J'en ai là. 

PORTIA. 

Mais il faut quelque chirurgien 
%\û soigne sa blessure, et qui pose un lien 
Pour arrêter le sang. 

SHTLOCK. 

Est-ce dans l'écriture 
Du billet? 

PORTIA. 

Non, Shylock ; mais une créature 
Semblable à vous a droit à votre charité. 

SHTLOCK. 

Moi, je ne le crois pas, si cela n'est porté 
Dans le billet? 

^#^MA, à Aatonio. 

Marchand, qu'avez-vous à répondre ? 

ANTONIO. 

Qien, dnon que les maux que Venise a vus fondre 



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8HYL0CK 461 

Depuis deux jours sur moi m*ont à tout disposé; 

A Bauanio, qui pleure. 

Je suis préparé. — Non, vous n^avez rien causé. 
La fortune me traite avec moins d^amertume 
Et de dérision que ce n'e|( sa coutume ; 
Car presque tous les jours on voit des malheureux 
Survivant à leurs biens, fantômes aux yeux creux, 
Qu'elle condamne à voir la vTeillesse engourdie, 
Avec la pauvreté, honteuse maladie, 
Arriver tristement, remplaçant leurs beaux jours ; 
Elle m'a délivré de ce mal pour toujours. 
Vous parlerez de moi, vous, votre jeune femme 
Et ses amis ; je sais la bonté de son âme. 
Bacontez-lui ma mort, et qu'elle ju^e^ après, 
Si vous fûtes aimé. N'ayez point de regrets 
Des causes de ceci plus que je n'en éprouve. 

A.rec uo sourire amer. «. 

Ce juif saura bientôt si dans mon cœur se trouve 
Quelque autre sentiment qui ne soit pas à vous. 

BASSANIO. 

Antonio, tout heureux que je suis comme époux, 
Je donnerais le monde, et ma vie et ma femme, 
Afin que de ce traître on puisse toucher l'âme; 
Oui, je consentirais âla sacrifier. 

P R T I A , à demi-Toix. 

Ah! que n'est-elle ici pour vous remercier! 

GRATIANO. 

Quoique j'aime la mienne aussi, je vous assure. 
Je la voudrais au ciel pour qu'elle fût plus sûre 
De convertir le juif et son cœur endurci. 

NERISSA, h Gratiaoo. 

Vous êtes bienheureux qu'elle ignore ceci! 

SHTLOCK., à paru 

Voilà bien nos maris chrétiens ! race infidèle ! 
Ma fille en avoir un ! J'aimerais mieux pour elle 
Un impur rejeton du sang de Barabas. 

26. 



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402 THEATRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNT 
Haut. 

Vous perdez votre teH^ à discourir là-bas ; 
La sentence t 

P R T I A f «p»èt «T<Hr coosnlté le doge. 

La cour a^uge eila lo^doane 
Cette livre de diair aa juif. 

SHTLOCK. 

Loi juste et bonne l 
Bon juge ! 

PORTIA. 

Vous devez la couper sur son sein^ 
La cour vous le permet. 

SHTLOCK. 

Savant juge! 

BA.àSAMIO| àport. 

Assassin! 

SHTLOCK) se préâpitmt fo «toutean à la mai a sur Aotonieb 

Quelle sentence ! Allons t votre poitrine est protêt 
Allons! préparez-vous! aHonsî allons! 

p R 1 1 A 4 omettent la main entre enx. 

Arrêter 
Ce n'est pas tout ; relis te billet tout-puissant^ 
11 ne t'accorde paa une goutte de sang ; 
Une livre de chair ! Prends de chair une livre. 
C'est bien ; tu peux la prendre, et la loi te la livre. 
Mais, si tu fais couler un peu de sang chrétien, 
Au profit de Venise on confisque ton bien. 

GRATIANO. 

Grand juge! voîs-le donc, juif! le juge équitable! 

SHTLOCK, laittant tomber ses balances el son co-teaa* 

Est-ce la loi? 

PORTIA. 

Tu petiz la voir sur cette table 
Et la lire. Ah! tu veux qu'on soit jusie avec toi! 
Plus que tu ne le voulais nous le serons^ crois-moû 

SHTLOeK. 

J'accepte donc ton offrey et -feux qtie l'on me compte 



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sHYLaCK 4e'S 

Au moins trois fois I a somme où le billet se monte. 
Relâchez ce chrétien. 

BASSANIO. 

Prends, voici ton argent* 

PORTIA. 

Non, le juif eut raison, seigneur, en exigeant 
Justice; mais il faut qu'il n*ait pas autre chose 
Que ce qui fut écrit. Ainsi, qu'il se dispose 
A couper cette chair; mais, en coupant, s'il sort 
Une goutte de sang, une goutte î il est mort. 
Et ses biens confisqués. 

GRATIANOt riant et se moquant du jtiif. 

Un Daniel! un grand juge l 
Juif! un second Daniel ? reçois ce qu'on t'adjuge, 
Infidèle. Es- tu pris maintenant, juif subtil? 

PORTIA. 

Eh bien, que fait Shylock? pourquoi balance-t-il? 

SHTLOCK. 

Donnez mon principal, et puis que l'on me laisso 
Sortir. 

BASSANIO. 

Le voici prêt. 

PORTIA. • 
Non, c'est une faiblesse. 
Il Ta refusé; donc, il ne peut obtenir 
Que sa dette. * 

CRATIANO. 

Un Daniel! ah! je veux retenir 
Cet éloge de juif. 

, SHTEOiCK. 

• Ne puis-je*avoir la somtne 
Pure et simple? • 

p&nriA. 

Non. 

SHYLOCK; 

Non? Ëh bien donc, que cet homme 
Aille chercher Vm^mi ao ûAMe^ moî^ j« sorsr 



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-1 



4Ô4 THÉATBB COMPLET D'ALFBED DE VIGNY 
PORTIA. 

Non. Arrêtez ce juif. Ah! tu n'es pas dehors! 

BUe prend le livre de la loi. 

Regarde. Il est porté dans les lois de Venise 
Que lorsqu'un étranger aura fait entreprise^ 
Par indirecte voie ou par quelque moyen, 
Quelque projet direct au jour d'un citoyen, 
La moitié de ses hiens doit être abandonnée ^ 
A ce Vénitien, l'autre à l'Éf^t donnée; 
C'est ta position. Gomme, en outre la loi, 
Prescrit la ^ort, approche ici, prostemè-toi 
Viens aux pieds de la cour crier miséricorde. 

GRATIANO. 

Va donc t'agenouiller et demande une corde ! 
Pour en acheter une, il ne te reste rien. 

LE DOGE.' 

Afin de te montrer quel est l'esprit chrétien, 

Et de combien nos mœurs l'emportent sur les tienne 

Je su)^ libre, d'après nos coutumes anciennes. 

De t'accorder la vie, et je le fais avant 

Ta prière à la cour de te laisser vivant. 

J'ajoute que tu peux nous faire la demande 

De restreindre ta per^ au montant d'une amende. 

SHTLOGK. ^ 

Eh bien, prenez ma vie, et tout, car puis-je encor 

Soutenir ma famille^ ayant perdu mon or? 

Et puis-je vivre encor, perdant ce qui fait vivre? 

PORTIA. 

Que votre ordre, Antonio, l'accable ou le délivre; 
Ses biens vont être tous par vous seul départis : 
Que lui laisserez- vous ? « 

^ 6RAT1AN0. 

Une corde gratis^ 
Et rien de plus! 

ANTONIO. 

Seigneur, pour moi, nulle exigence 
Ne retiendra son or; je borne ma vengeance, 



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8HYL0CK 405 

Et je désire aussi borner vofc:e pouvoir 
A retrancher moitié de son immense avoir. 
Pour le rendre demain au mari de sa fille, 
Sous les conditions qu'en père de famille 
n lui donne à l'instant cette part de son bien, 
£t que^ dès ce jour même, il se fasse chrétien* 

LE nOOEt aa jni£. 

Tu souscriras, ou bien je révoque ta grâce .^ 

PORTIA. • 

Est-lu content, Shylock, de l'acte qui se passe ? 

SHTLOCK. 

Je suis content; oui, oui, mais laissez-moi partir. 
Je ne me sens pas bien, i'ai besoin de sortir; 
^ous enverrez chez moi potfr signer votre pacte. 

LE DOGE. 

Va-t'en, je le veux bien ; mais tu signeras l'acte. 

GRATIANO. 

Demain, pour ton baptême, il te faut deux parrains : 
Je n'y manquerais pas pour deux mille florins, 
Choisis-moi; si ma main eût écrit la sentence. 
On t'en eût donné dix autour d'une potence. 

Shylock , qui s'en allait lentement, le retourne, le regarde fixement 
ayec rage aloti que l'usembléa, croise lea braa, soupire ftota^ 
dément et sort. ^ 



SCÈNE VII 

lis Hèmis, hors SHTLOCK. 

LE DOGB, à Portia. 

Poavez-vous accepter, comme reniei ciment. 
Un dînei*? 

PORTIA. 

f Monseigneur, je vous prie humblement 

D'excuser le refus où mon départ m'oblige. 
On m'attend àPadoae. 

LE DOGE. 

Allez donc; mais j'exige 



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466 THÉATBE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 

Que du moins Antonio vous puisse recevoir ; 

Ce doit être un bonheur pour lui comme un devoir. 

Lo doge sort avM les JttgM. 



SCÈNE VIII 

ANTONIO^ BASSANIO, GRATIANO» 
PORTIA, NERISSA. 

BASSANIO) à Portia, qui se cache à demi» 

Vous nous avez sauvés d'une infortune telle, 
Moi surtout, que, honteux de cette bagatelle, 
Je voudrais vous offrir les trois mille ducats 
DusaujuiL 

ANTONIO. 

Qui de nous peut faire assez de cas 
De vos rares talents et de votre éloquence 
Que ne vous dois-je pas pour ce bienfait immense t 

PORTIA. 

Le plaisir que i*èprouve en voyant nos succès 
Me paye entièrement des peines du procès ; 
Jamais plus que cela je ne lus mercenaire. 

BASSANIO. 

Quittez pour cette fois votre usage ordinaire, 
Acceptez quelque chose. 

PORTIA. 

Eh bien, je teux céder ! 
Je cherche ce qufîcije pui» vous demander. . . 
Vos gants. . . Je veux souvent les porter en mémoire 

Bassanio les 6te et les donne. 

De notre grand combat et de notre victoire ; 

Je prendrai même aussi cette bague ... Eh bien, quoi t 

Ne retirez- vous pas votre main? 

BASSANIO. 

Non. Pour moi, 
Je n'oserais jamais offrir si peu de chose ; 
Prenez plutôt, monsieur, ce que je vous propose» 



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SttYLOCK 4G7 

PORTIA. 

le ne veux rîen de plus, et je sens, à la voir, 
Grand désir qu'elle passe et reste en mon pouvoir. 

BASSANI 0. 

Elle vaut pour moi plus, ^loïkûeui:} qu'elle ne^semble I 
J'en ferai chercher une aujourd'hui qui rassemble 
Autant de diamants el d'jpr ; mais celle-ci ... 

PORTIA. 

C'est bon, ne restons pas un temps plus long iciT^ 

BASSAMIO. 

le dois vous l'avouer, je la tiens de ma femme, 
Qïii... 

PORTIA. 

Cette excuse-lâ vient d'une fort belle âme : 
Mais, vous permettrez bien que, de mon côté, moi, 
A ce prétexte, au moins, j'ajoute peu de foi. 

BASSANIO. 

Elle m'a fait jurer.i. 

PORTIA. 

A moins qne d'être folle, 
8e peut-elle irriter pour une babiole 
Qui ne pourrait valoir ce que pour vous i'ai fait ! 
AdieUi sortons d'ici, 

XUe fort avec Nerissa* 



SCÈNE IX 
ANTONIO, BASSANIO, GRATIANOU 

AirroKio. 
Moi, je p^Me, ^i effet, 
Que pour lui c'est bien peu que s<»idéinrr«œport9 
Sur vos vœux I 

BASSANIO* 

L*amiUé sera dom la plus forte. 

▲ Gr atiaoo. 



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468 THÉÂTRE COMPLET D'ALFBED DE VIGNY 

Vous le Tculez. Va, cours, donne-lui cet anneau. 

Gratiano sort. 

Nous, volons à Belmontm'excuser d'un cadeau 
Que je n'ai pu, malgré la voie qui nous convie. 
Accorder qu'à celui qui vous sauva la vie» 

La Mène obange et représente le palait de Portia, à BeLnoat. On «permit e* 
palais au fond d'une aTenat • BAtimaat italien* U fait nuit. 



SCÈNE X 

LORENZO et JESSIGA tntftnt la tenant aous le bras et 
ffitimeiit s'asseoir sur on base de gazon. Loreuo tient on li»rj à U mail» 

LORENZO. 

Vois^ que la lune est belle, et que son disque est pur I 

Ce fut dans un' tel soir, avec ce ciel d'azur. 

Tandis qu'un vent léger caressait la feuiliée. 

Des larmes de la nuit encore toute mouillée, 

Que Troïlus de Troie escalada les murs, 

Pous venir doucement, par des chemins obsci.rs, 

Adresser les soupirs de son âme brûlante 

A Cressida la Grecque et la voir dans sa tente. 

JESSICA» 

Ce fut un soir pareil que vint, d'un pied léger, 
Thisbé, prête à mourir pour le moindre danger, 
Et qui, d'un grand lion, ayant aperçu l'ombre. 
Se sauva. 

LORENZO. 

Oui, ce fut par un soir non moins sombre, 
Que Jessica la juive, à travers pleine et mont, 
De Venise, avec moi, courût jusqu'à Belmont. 

JESSICA. 

Et ce fût, m'a-t-on dit, d^tns une nuit pareille 

Que le beau Lorenzo lui glissa dans P oreille 

Des contes déjeune homme et des serments d'un jour. 



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8HYL0CK 409 

LORENZO. 

Et dans un soir pareil, calomniant l'amour, 
De son ami fidèle elle fut pardonnée, 
Quoiqu'elle ait mérité d'en être abandonnée. 

U lui baise les deux maint» 
JESSICA, loi montrant le doigt. 

Je vous ferais passer cette nuit même ici 

Pour me venger de vous, si vous m'aimiez, et si... 

Mais on vient. 



SCÈNE XI 

LOUENZO, JESSICA, on Dombstiqub^ 
UN DOMESTIQUE. 

J'accours seul en avant, et m'empresse 
D'annoncer qu'à l'instant va venir ma maîtresse; 
Elle vient lentement et s'arrête, je crois, 
Pour prier sur la route au pied de chaque croix. 

LORENZO. 

Allez dire au château qu'il faut, dans l'avenue, 
Que les musiciens accueillent sa venue 
Avec ce quilui plaît, des accords en plein air. 



SCÈNE XII 

LORENZO, JESSICA. 

LORENZO. 
Attendons-les îcî. Vois ce jour pâle et clair 
Sur les bancs de gazon dormir avec mollesse ; 
Sieds-toi. — Des instruments la grâce et la souplesse 
Entreront dans nos cœurs par l'ivresse des sens : 
Le silence et la nuit conviennent aux accents 
Des voix et des accords, double et pure harmonie! 
Sur le dôme sans fin vois la foule infinie* 

27 



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470 THÉÂTRE COMPLET d'ALFRED DE VIGNY 

Des dianjants du ciel dans l'air même incrustés ; 
De ces globes suivant leurs chemins veloutéS| 
Il n'en est pas un seul dont riavisible roue 
Ne produise un concert qui se mêle et se joue 
Parmi les chants divins des anges aux yeux bleus; 
Mais cet enchantement des sons miraculeux 
Ne se peut révéler qu'aux âmes délivrées 
Des corps, et pour toujours de bonheurs enivrées. 

Aux musiciens qui entrent et vont se placer au fond. 

Allons, musiciens, par un joyeux concert, 
Ramenez Portia vers son palais désert. 

La musique exécute un air doux. 
JESSICAf tenant ses mains dans celles de Lorenzo. 

D'où vient que la musique en me plaisant m'attriste, 
Et qu'aux chants les plus gais mon cœur ému résiste? 

LORENZO, d'un ton plus grave. 

C'est que tous vos esprits, fortement attentifs, 

Ne font qu'un sentiment des chants gais ou plaintifs; 

C'est que votre belle âme est puissamment saisie; 

Car voyez les troupeaux, suivant leur fantaisie, 

Se jouant et courant par les champs diaprés, 

Et de jeunes chevaux bondissant sur les prés; 

Si par hasard, au loin, le moindre écho répète 

Le bruit du cor de chasse ou bien de la trompette 

Ils s'arrêtent, baissant leurs têtes et leurs yeux, 

Attristés, attentifs, domptés, silencieux, 

De là, ces vieux récits que je vous ai fait lire, 

D'Orphée et des travaux, miracles de sa lyre, 

Enseignant qu'il n'est rien, arbre, fleuve ou rocher, 

Que la musique, un jour, ne puisse enfin toucher. 

L'homme qui n'a dans lui nulle musique, a l'âme 

Froide, âpre et sans ressort, sans généreuse flamme. 

Capables de méfaits, de viles trahisons : 

Il faut s'en défier. — Écoutons ces beaux sonS; 

Écoulons la musique. 



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BHYLOCK 471 

SCÈNE XIII 

L.«M£«Ks. PORTIA, NERISSA. 

PORTIA. 

Est-ce bien sous un arbre. 
Ou dans le palais même, au pavillon de marbre? 
Ce flambeau dans la nuit jette un faible rayon 
Comme en un monde impur une belle action. 

NERISSA. 

Je ne le voyais pas lorsque briUait la lune. 

PORTIA. 

Auprès des grands pâlît la petite fortune; 
A côté d*une gloire, une célébrité. 

LORENZO. 

Mais, Jessica, j'entends parler ; en vérité, 
C'est la voix de Porlia. 

PORTIA. 

Quoi I m'ont-ils reconnue 
A ma voix*^ 

LORENZO. 

Oui ; chez vous, soyez la bienvenue : 
Vos époux sont encore à voyager. 

PORTIA. 

Eh bien, 
Comme ils vont revenir, ne leur racontez rien 
De notre courte absence. On les voit sur la route. 
Je le sais... Mais le cor... 

On «ntood m mt de ehaasa^ 
LORENZO. 

Ah ! ce sont eux, sans doute. 



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472 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DE VIGNY 



SCÈNE XIV 

Lis MtMis, BASSANIO, ANTONIO, GRATIANO. 

PORTIA. 

C'est donc vous, voyageur? 

BASSANIO. 

Moi-même, ou plutôt nous! 
Car, ma belle Portia, j'amène à vos genoux 
Antonio, mon ami : celui de qui la vie 
Était, et pour moi seul, par le juif poursuivie, 
Celui qui succombait pour un heureux absent, 
Celui qui rachetait mon bonheur de son sang. 
Le voilai 

PORTIA. 

Votre dette est au moins acquittée 
Envers votre ami? 

BASSANIO. 

Oui, car je vous ai quittée. 

PORTIA. 

Sacrifice bien grand ! 

BASSANIO. 

Plus que vous ne pensez! 
Il me rend mieux justice et dit... 

PORTIA. 

Assez! assez! 
Cette comparaison est vraiment un blasphème. 
Vous n'êtes pas ici chez moi, mais chez vous-même, 
Monsieur; racontez-nous du moins votre procès. 

'- GRATIANOise querellant «Tac Nerissa. 

Non, Taccusation est injuste à l'excès ; 
C'est à ce jeune clerc que j'ai donné... \ 

PORTIA, continuant. 

Quels hommes 
Vous troubleraient encore dans l'asile où nous sommes? 



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SHYLOCK 475 

ANTONIO^ lui baisant la main. 

Vous l'ouvrez au malheur. 

JESSIGA. 

Et môme aux bienheureux! 

LORENZO, àJessica. 

Grâce à toi, douce enfant du plus dur des Hébreux... 

PORTIA. 

Autonio, lisez-moi ces lettres, je vous prie; 
Je les reçois pour vous à l'instant. Je parie 
Qu'elles n'annoncent rien qui vous doive affliger. 

ANTONIO, les ouvrant. 

Eh quoi! madame, eh quoi! savez-vous diriger 

La tempête, les vents, la Méditerranée? 

Réglez -vous la saison et hâtez-vous l'année? 

Quatre de mes vaisseaux sont entrés dans le port î ' 

Après l'homme éloquent qui m'épargna la mort. 

C'est à vous que je dois toute ma gratitude. 

GRATIANOf continuant sa querelle avec Nerissc* 

O querelle de femme! ô folle inquiétude! 
Reproche ridicule et petit! sot tourment l 
Débat d'enfant ! soupçon de mégère! ' 

PORTIA. 

Eh! comment! 
Là-bas une querelle? 

GRATIANO. 

Oui, déjà, oui, madame, 
Me voilà querellé par ma future femme. 
Pour une pauvre bague, un malheureux bijou 
Qui ne vaut pas le quart d'une obole ou d'un sou, J 

Avec une devise, en vérité, moins forte 
Que celle des couteaux qu'aux enfants on apporte ; 
C'était Pensez à moi, souvenez-votis de moi! 
Deux cœurs brûlants percés d'un trait ! je ne sais quoi!... 
Et c'est pour cela... 

NERISSA. 

Non, c'est une bagatelle; 
Mais vous aviez juré jusqu'à l'heure mortelle 
De conserver ce gage, et vous l'avez donné* 

27. 



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474 THÉÂTRE COMPLET D*ALFRED DE VIGNIÏ 
GRATIÂNO. 

Mais à qui donc? Un clerc sans barbe, un nouveau-né 
Une espèce d'enfant, pas plus haut que vous-même, 
Un petit bavard blond, d'une finesse extrême^ 
Qui m'a tant demandé cet anneau, que, ma foi... 

PORTIA. 

Franchement, Gratiano, c'est un manque de foi, 
Une atteinte au serment de l'amour conjugale. 
Je perdrais la raison pour une offense égale ! 
Demandez à celui que j'aime s'il voudrait 
Renoncer à ma bague, et s'il la donnerait. 

BASSANIO9 cachant sa main derrière le dos de Portia, CMBme poor la 
caresser. 

Je voudrais à présent que ma main fût coupée, 
Ce serait une excuse. 

P G R T I A t prenant la main de Bassanio malgré lui» 

£h! me suis- je trompée? 
Ne l'avez- vous plus? 

BASSANIO. 

Non. Si vous pouviez savoir 
Quel homme a votre bague, et voulut recevoir 
La bague seulement, et quelle fut ma peine 
A lui céder ma bague, et combien était vame 
Ma lutte pour garder ma bague, vous verriez 
Que ce n'est pas ma faute, et vous vous calmeriez. 

PORTIA. 

Si vous eusdiez connu la valeur de la bague. 
Vous sentiriez l'excuse insuffisante et vague ; 
Si la bague pour vous confirmait le bonheur. 
Vous porteriez la bague, et cela par honneur... 
Nerissa, nous verrons ma bague à quelque femme» 

HERISSA. 

C'est certaia. 

BASSANIO. 

Non, vraiment» sur l'honneur, non, madame^ 
Il Fa fallu donner, c'est un juge qui l'a. 

PORTIA. 

C'est un juge, monsieur? Eh bien, ce juge-là, 



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SHYLOCK 475' 

Croyez que ce n*est point une vaine menace. 
Puisqu'il a votre anneau, va prendre votre place. 

NERISSAi «etoornant rerftGrat'ano. 

Son clerc prendra la tienne, et ce sera bien fait. 

gAatiaro. 
Si je l'y vois jamais, je lui dirai son fait. 

PORTIA, àBasMiiio. 

Je rinvite ce soir à m'apporter ma bague. 

BASSANIO. 

Je l'invite oe soir à rencontrer ma dague. 

NERISSA, àGratiano. 

J'ai pour lui donner l'heure un billet de bon ton. 

GRATIANO. 

Moi, pour papier son dos, et pour plume un bâton. 

ANTONIO. 

Que je suis malheureux de causer ces querelles! 

PORTIA. 

Ne vous affligez pas trop gravement pour elles ; 
Vous qui savez si bien servir de caution, 
Donnez-lui cet anneau. Plus de précaution 
Et plus d'art à juger les traits de mon visage. 
C'est à quoi maintenant cette bague l'engage. 

BASSANIO. 

C'est la mienne ! 

ANTONIO. 

Eh quoi ! 

PORTIA. 

Oui, la vôtre ; car je fu 
Le juge, et Nerissa le clerc. 

BASSANIO, Ini baiiant la maia droite* 

Je suis confus I 
C'était vous, Portia? 

ANTONIO* loi baisant la main gauche. 

Trompeuse bienfaisance ! 

JESSIGA. 



Absence bienheureuse ! 



GRATIANO. 

Adorable présence! 



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476 THÉÂTRE COMPLET D'ALFRED DÉ VIGNY 
LORENZO* 

Céleste ruse! 

NERISSÂ. 

Ange sauveur! 

PORTIA. 

Quel embarras I 
Chacun dit sou injure, où les fuir? 

BASSANIO. 

Dans mes bras? 

TSie se penche aur son épaiu*» 



9 m 



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TABLE 



Chattertou , drame. •• • 

Dernière nuit de travail 

Caractère» et costumes des rôles principaux ^'^ 

go 

Sur les représentation» du drame. • 

Sur les œuvre» de Chatterton • • • * 

103 
La Maréchalb d'Amcrb, drame * • 

... 105 
Avant-Propos 

Notes sur le temps et l'action 

Quitte poua la pbur, comédie. 

Argument 

O Othello fhn More db Vb»i8e), tragédie ^'^ 

259 
Avant-Propo 

Lettre à lord ••• 262 

407 
Documents et variantes. 



^ ShTLOCK (le MARCHAXtD DB YbMSu), COI 



,L«d.« • «» 



VIN DR LA TABLE. 



F. Aureau. — Imprimerie de Lagnjr 



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v.'m- 



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