WAGYF BOUTROS GHALI
LA
TRADITION CHEVALERESQUE
DES ÂRARES
« L'humanité, pour porter sou
fardeau, a besoin de croire
qu'elle n'est pas complètement
payée par son salaire. Le plus
grand service qu'on puisse lui
rendre est de lui répéter souvent
qu'elle, ne 'vit pas seulement de
pain. »
Ernest Restait.
PARIS
LIBRAIRIE PLON
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
IMPRIMEURS -ÉDITEURS — 8, RUE GARANCIÈRE, 6e
Tous droits réservés
' v u ^ LJDHMKf
:
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur en 1919.
DU MEME AUTEUR :
Le Jardin des fleurs. Essais sur la poésie arabe. Pré-
face de Jules Lemaitre, de l'Académie française. Un vol.
in-16.
(Mercure de France).
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 23317.
WACYF BOUTROS GHALI
LA
DES ARABES
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
1919
Tous droits réservés
Copyright 1919 by Plon-Nourrit et O.
Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
« L'humanité, pour porter son fardeau, a besoin de
croire qu'elle n'est pas complètement payée par son
salaire. Le plus grand service qu'on puisse lui rendre
est de lui répéter souvent qu'elle ne vit pas seulement de
pain. »
Ernest Renan.
Digitized by the Internet Archive
in 2009 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/traditionchevaleOOghal
LA CHEVALERIE
ORIGINES DE LA CHEVALERIE
« 11 serait curieux que, dans le
cours des Croisades, la poésie
arabe, par je ne sais quelle, in-
fluence secrète, eût contribué à
former l'idéal moral des cheva-
liers de France. »
J. Lemaître.
Il est dans la langue française un mot noble entre
tous par son origine et par la vertu qui s'en dégage,
c'est le mot : chevalerie. On ne peut le prononcer sans
émotion, car il marque une évolution profonde dans les
mœurs et les sentiments des hommes et il résume et
renferme toute l'histoire de la France, laquelle est le
plus admirable roman de chevalerie qu'il ait été donné
à un peuple de réaliser.
Nous n'essaierons pas de définir la chevalerie.
Ensemble d'idées et de mœurs, de sentiments et d'in-
stitutions, la chevalerie ne saurait tenir dans une
formule. Inspirée et dirigée par le Clergé en vue de
défendre la Chrétienté, elle présente à ses débuts le
caractère d'une institution religieuse, pour ne pas dire
i
a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
sacerdotale. Mais elle ne tarde pas à semanciper de
la tutelle des prêtres et des moines, pour devenir mon-
daine, galante et humaine. Dès le douzième siècle, elle
élargit le champ de sa noble activité — elle ne se
borne pas à protéger l'Eglise; elle se fait le défenseur
du faible contre le fort, le soutien de l'opprimé contre
l'oppresseur. Et quand l'institution tombe et disparaît,
la Chevalerie demeure. Elle n'est plus l'apanage des
seuls Chevaliers, elle est le patrimoine de tous les
Français. Dès lors, c'est la France entière, et non plus
quelques-uns de ses enfants, qui assume la charge de
défendre les intérêts des Chrétiens dans les pays de
l'Islam, de protéger toutes les faiblesses, de punir l'in-
justice où qu'elle soit commise, de prendre en mains et
de faire triompher toute cause juste ou généreuse.
Cependant ce rôle glorieux ne suffît pas à la France.
Non contente d'être le soldat du droit, elle s'en fit
l'apôtre; elle parcourut le monde pour planter, même
en terrain ingrat, l'arbre de la liberté et pour faire
régner la fraternité parmi les hommes. Elle ouvrit les
trésors de son cœur à tous les peuples : tous y puisè-
rent, et par elle l'humanité devint meilleure. Aussi le
mot Chevalerie n'évoque-t-il pas seulement Charle-
magne et ses douze pairs, ni les Croisades, ni Fontenoy,
ni l'indépendance de l'Amérique, ni les guerres de la
Révolution, ni l'affranchissement de la Grèce, ni la
libération de l'Italie, ni la Marne, ni Verdun — il
évoque aussi la vaillance désintéressée, le sacrifice indi-
viduel et collectif pour une idée, la défense du faible, la
religion de l'honneur, le culte de la beauté morale, et il
évoque encore la bonne humeur souriante dans le dan-
ger, la grâce alliée à la force, la courtoisie et la généro-
LA CHEVALERIE 3
site envers l'ennemi : toutes vertus éminemment
françaises.
Ce qui distingue la Chevalerie de la civilisation grec-
que ou romaine, c'est 1 éclosion et l'épanouissement de
sentiments nouveaux, inconnus des Anciens, tels : le
sentiment de l'honneur, qui prescrit de ne jamais ter-
giverser avec le devoir, de ne pas calculer avec le
danger, de laver l'injure dans le sang; la religion de la
parole, qui commande de mourir plutôt que de trahir
son serment; la protection gratuite et désintéressée du
faible et de l'opprimé ; l'humanité dans le combat
et la générosité après la victoire ; tel le respect de la
femme, et enfin ce caractère que revêt l'amour, qui, de
simple et accessoire qu'il était, devient raffiné, exalté,
mystique, le but et le mobile des actions des hommes.
Or, ces qualités distinctives de la Chevalerie se retrou-
vent en germe ou en complet développement sous des
climats divers et dans un certain nombre de pa\s et de
siècles : chez les Perses, chez les Arabes, chez les Scan-
dinaves, chez les Germains, pour ne pas parler des
Japonais, des guerriers de Sumatra, ni des Maoris de
la Nouvelle-Zélande... Et la question se pose de savoir
si la Chevalerie est une tendance naturelle de l'âme
humaine, ou bien si elle a été empruntée à un peuple
par d'autres peuples. Quelle est, en d'autres termes,
l'origine de la Chevalerie ? A-t-elle germé spontanément
de l'âme et du sol français, ou bien a-t-elle puisé à une
source étrangère son idéal et ses lois?
4 LÀ TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Et d'abord, à quelle époque apparaît la Chevalerie
en France?
Les historiens et les littérateurs — la Chevalerie
appartient autant, sinon plus, à la poésie qu'à l'histoire,
puisqu'elle représente l'un des plus beaux rêves de la
pensée humaine et qu'elle n'est, somme toute, qu'un
élan soutenu vers l'Idéal, élan entretenu moins par le
courage et la vertu des guerriers que par la verve et le
génie des poètes, — les historiens et les littérateurs,
disons-nous, donnent à cette question des réponses
diverses et contradictoires. Les uns font remonter la
Chevalerie a aux Mérovingiens et même avant, à des
temps, remarque M. de Sainte-Palaye, où cette institu-
tion n'était pas encore connue » (i) ; les autres au temps
des Croisades (2). Chateaubriand en fixe la naissance à
une époque comprise entre 700 et 753 (3), tandis que
S. de Sismondi constate que m plus on étudie l'histoire,
plus on voit que la Chevalerie est une innovation pres-
que absolument poétique : On n'arrive jamais à trou-
ver par des documents authentiques le pays où elle
régnait ; toujours elle est représentée à distance ; et
tandis que les historiens nous donnent une idée nette,
détaillée, complète des vices des cours et des grands,
de la férocité ou de la corruption de la noblesse et de
l'asservissement du peuple, on est étonné devoir, après
(1) Lacurne de Sainte-Palaye, Mémoires sur l'ancienne Chevalerie,
t. I, note 1 de la seconde partie.
(2) Voir J.-J. Ampère, Mélanges d'histoire littéraire et de littéra-
ture, t. I, pp. a48 et suiv.
Barthélémy Saint-Hilaire, Mahomet et le Coran.
(3) Chateaubriand, Analyse raisonnée de l'Histoire de France,
p. 386.
LA CHEVALERIE 5
un laps de temps, les poètes animer ces mêmes siècles
par des fictions toutes resplendissantes de vertus, de
grâces et de loyauté ! » (i)
Cette question de date n'est pas la seule qui divise
les auteurs. Le Chevalerie dans son ensemble, quoi-
qu'elle ait fait, à différentes époques, l'objet d'études
consciencieuses — et par cela même semble-t-il — a
ouvert un champ immense à la discussion et aux polé-
miques. Chaque écrivain l'a envisagée à un point de
vue particulier et l'a étudiée selon ses sympathies ou
ses passions. Les uns la confondent avec la féodalité,
les autres la considèrent comme une dignité exclusive-
ment réservée à la noblesse; pour ceux-ci elle se pré-
sente comme une institution fixe, un système régulier
avec des doctrines et des lois précises pratiquées partout
et d'une manière uniforme; pour ceux-là, au contraire,
elle est un système complexe de mœurs et d'opinions,
un idéal de perfection morale, sociale et militaire, assez
généralement convenu, mais auquel chacun aspirait
librement, noble ou manant. ïl n'est pas jusqu'au mot
de « Chevalerie » qui n'ait fait l'objet de recherches...
et de trouvailles étymologiques, parfois assez inatten-
dues. Un membre de l'Académie des Sciences, Belles-
Lettres et Arts de Marseille n'a-t-il pas pris la peine
de faire dériver le mot Chevalerie de « Cherval ou
Chelval, nom des hauts-de-chausses qui, chez les
Musulmans, étaient les signes distinctifs du fêta ou
preux » (2)?
(1) S. de Sismondi, De la littérature du Midi de la France, t. I,
pp. 90 et 91.
(3) Mémoires de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de
Marseille, volume : Années 1868 à i85A, p. 267 ; article de H.Guys.
6 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Rien d'étonnant dès lors que l'origine de la Chevale-
rie nous soit présentée à grand renfort d'arguments
historiques ou poétiques, solides ou subtils, comme
étant exclusivement romaine (i), ou exclusivement
arabe (2), germaine (3) ou chrétienne (4). Quelques
auteurs plus conciliants lui découvrent une origine
germaine, arabe et chrétienne à la fois (5)...
Toutes ces discussions reposent, à notre avis, sur
une erreur fondamentale qui consiste à étudier la Che-
valerie « une et indivisible », comme une institution
immuable, un bloc puissant ayant toujours revêtu,
depuis sa formation jusqu'à sa disparition, les mêmes
formes et les mêmes caractères. Il faut plutôt la consi-
dérer comme une œuvre humaine sujette à change-
ments, à modifications, à évolution. La Chevalerie,
avons-nous dit, est un ensemble d'idées, de mœurs, de
sentiments et d'institutions — or cet ensemble ne cessa
pas un instant de se modifier, d'évoluer an cours des
siècles. Il y eut ainsi plusieurs étapes, plusieurs trans-
formations, plusieurs Chevaleries, peut-on dire. Il faut
s'arrêter à chacune de ces étapes et en fixer la date,
considérer chacune de ces transformations et en recher-
(1) Père Honoré de Sainte-Marie, Dissertations historiques et cri-
tiques sur la Chevalerie ancienne ei moderne.
(a) A. de Beaumont, Recherches sur l'origine du blason.
J. Delecluse, Roland ou la Chevalerie.
L. Viardot, Histoire des Arabes et des Maures d'Espagne.
(3) A. de Barthélémy, De la qualification de Chevalier.
Lacurne de Sainte-Palaye, Mémoires sur l'ancienne Chevalerie.
(4) Gautier : La Chevalerie.
(5) J.-J. Ampère, Mélanges d'histoire littéraire et de littérature.
Chateaubriand, Op. cit.
Herder, Idées sur la philosophie de l'histoire, traduction de
Quinet.
LA CHEVALERIE 7
cher les causes, étudier séparément chacune de ces
Chevaleries successives et les étudier dans leur ensem-
ble, si l'on veut avoir une idée complète de la Chevale-
rie.
Tel n'est pas le but que nous nous proposons, et il
nous suffira de rechercher les influences qui ont pu
présider à la création et au développement de la Che-
valerie, pour en élucider les origines.
Les dictionnaires définissent la Chevalerie : « Une
institution militaire, féodale, propre à l'ordre de la
noblesse et dont les membres étaient religieusement
consacrés. » Encore que cette définition ne soit pas
exacte — car tout chevalier pouvait conférer la Cheva-
lerie et des vilains pouvaient être armés Chevaliers, —
elle est surtout incomplète. Elle n'envisage en effet que
l'ossature de la Chevalerie, sans tenir compte du souf-
fle qui l'anime. Or il est essentiel, pour démêler les
origines de la Chevalerie, de distinguer l'Ordre, la
forme extérieure de la Chevalerie, d'avec l'idée, l'âme,
les sentiments qu'elle exalte; car « on a souvent pris la
réception des Chevaliers pour la Chevalerie elle-
même » (i).
S'appuyant sur un texte de Tacite, la grande majorité
des auteurs voit dans la coutume des Germains « de
remettre solennellement la lance et le bouclier au jeune
aspirant jugé capable de porter les armes » (a) l'ori-
gine de la Chevalerie. La cérémonie dont parle Tacite
était pratiquée en France dès le temps de Charlemagne
et même du temps des rois de la première race — ce
(i) Lacurne, t. I, p. 13, note ik-
(a) Tacite, Mœurs des Germains, XIII.
8 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
qui explique que des historiens aient fait remonter la
Chevalerie aux Mérovingiens, mais cette cérémonie se
modifia par la suite. De militaire et de simple qu'elle
était, elle devint religieuse et mystique. A l'origine, le
jeune guerrier était armé par son prince ou son père
qui lui donnait la colée, c'est-à-dire un formidable coup
de la paume de la main asséné sur la nuque. Plus tard
l'Eglise, qui à cette époque intervenait dans tous les
actes de la vie, intervint dans celui qui fait le guerrier :
l'accolade remplaça la colée ; aux anciennes cérémonies
barbares l'Eglise joignit, puis substitua, des cérémo-
nies religieuses (des jeûnes, des veillées, les sacre-
ments de la pénitence et de l'eucharistie reçus avec
dévotion, des bains qui figuraient la pureté du bap-
tême, des habits blancs à l'imitation des néophytes,
enfin la bénédiction de l'épée par le prêtre officiant et
sa remise, une fois consacrée, au jeune gentil-
homme...).
Quant à l'ordre de la Chevalerie, l'auteur de la Phi-
losophie de l'Histoire de l'Humanité lui assigne l'origine
suivante, qui nous paraît la plus judicieuse et la plus
plausible :
« Toutes les tribus germaniques qui couvrirent l'Eu-
rope, dit Herder, étaient composées de guerriers, et la
partie la plus importante des expéditions se faisait par
la cavalerie, celle-ci dut naturellement prétendre à une
récompense proportionnée à ses services. Bientôt il y
eut un corps de cavaliers qui apprirent leur art dans
un ordre méthodique; compagnons du duc, du Roi ou
chef d'armée, ils formèrent peu à peu dans les camps
une sorte d'école guerrière, où les écuyers commen-
çaient leur noviciat. Ces derniers, s'ils s'étaient distin-
LA CHEVALERIE 9
gués, pouvaient instruire à leur tour d'autres élèves ou
servir en qualité d'anciens et avec le droit des maîtres.
Difficilement l'ordre de la Chevalerie aurait eu une
autre origine (1). »
Telles sont les origines de la Chevalerie en tant
qu'institution militaire. Le fait d'armer solennellement
le jeune guerrier, et celui de former avec de jeunes
cavaliers un corps d'élite et privilégié, peuvent être
d'origine germanique ; mais c'est commettre une
erreur grossière, c'est confondre le squelette et l'âme
qui le vivifie, l'épée et le bras qui la brandit, que de
prétendre que la Chevalerie, considérée comme le culte
de la beauté morale, soit une création germaine. Le
bon sens et l'histoire protestent contre une pareille
affirmation. Il n'est pas possible que les hommes au
« chiffon de papier » aient contribué à former l'idéal
d'un Bayard ou d'un Duguesclin. Rien en effet ne
prédisposait ces chevaliers du crochet à être les initia-
teurs de l'Europe en fait de loyauté, de fidélité à la
parole donnée, d'humanité et de générosité, pas plus
dans les temps modernes que dans les temps anciens.
« Livré aux instincts naturels lorsqu'ils ne sont pas
encore perfectionnés par les idées et réglés par les
devoirs, le Germain était personnel, cruel, vindicatif,
spoliateur. Sa religion était une adoration des forces de
la nature ou l'apothéose du courage guerrier. Elle
donnait à la férocité la sanction divine. L'histoire de
ses dieux était une histoire de combats et de meurtres ;
les sacrifices par lesquels on les honorait le mieux et
(1) Herder, t. III, p. 436 (Idées sur la philosophie de l'histoire,
traduction E. Quinet).
io LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
on les satisfaisait le plus, étaient des sacrifices humains ;
le paradis qu'ils promettaient aux guerriers était un
lieu de combat où le sang coulait sans cesse et où l'on
buvait dans le crâne de son ennemi. Une telle religion
était peu propre à adoucir les âmes (i) ...» On peut dire
qu'aucune religion ne pouvait adoucir leurs âmes, car,
malgré leur conversion au Christianisme, les Germains
gardèrent toujours leur religion de la force et ils conti-
nuèrent de fournir, d'une façon systématique, les
exemples les plus honteux et les plus terrifiants de
bassesse et de cruauté, de félonie et de parjures, que
l'histoire d'aucun peuple ait jamais enregistrés. Les
Germains datent d'hier, dit Goethe ; il doit s'écouler
encore quelques siècles avant qu'on puisse dire d'eux :
« Il y a longtemps qu'ils étaient des Barbares. » Prenez
l'histoire de l'Allemagne au Moyen-Age, à la plus belle
époque de la Chevalerie européenne, qu'y trouvez-vous,
sinon une longue suite de massacres, de pillages, de
crimes et de ruines? « Les princes et les barons, cons-
tate le chroniqueur teuton César d'Heisterbach, ne
trouvent rien de choquant à forfaire à leurs ser-
ments (2). » Et Burkhard d'Ursperg, après nous avoir
avertis que « la plupart des barons et des Chevaliers
étaient des brigands, soient esse prœdones », trace de
l'Allemagne au XIIIe siècle le bref tableau suivant :
« Partout des hommes violents, rapaces et cruels,
besogneux et prodigues, âpres au gain et au pillage,
n'obéissant qu'à leurs passions et foulant aux pieds la
(1) Mignet, Mémoires de l'Académie des Sciences morales et politi-
ques, t. III, année 18/n : Comment l'ancienne Germanie est entrée
dans la Société civilisée de l'Europe occidentale.
(a) Zeller, Histoire de l'Allemayne, p. 576.
LA CHEVALERIE n
justice, se disputant traîtreusement les bénéfices et les
honneurs par la ruse, au besoin par l'assassinat (i)... »
A quoi bon multiplier les citations? Que le lecteur lise
ou relise l'histoire de l'Allemagne au Moyen-x\ge, il en
frémira d'horreur et trouvera ridicule et cruel à la fois
de s'attarder à rechercher si la Chevalerie n'est pas
d'origine germanique. D'ailleurs, Herder, tout Alle-
mand qu'il est, constate implicitement que les Français
furent les maîtres des Teutons en Chevalerie : « Quand
toutes les nations, écrit-il, accoururent en Palestine
comme à un grand carrousel, les Chevaliers d'Allema-
gne, en communiquant avec ceux de France, dépouil-
lèrent peu à peu leur violence teutonique (faror teuto-
nicus) (2). » On doit reconnaître que ce a peu à peu »
s'est réduit à rien... Concluons : la Chevalerie en tant
qu'institution militaire prend ses racines dans une
vieille coutume germanique adaptée par l'Eglise à la
civilisation et aux pratiques religieuses du Moyen- Age.
Recherchons maintenant quels furent les sentiments
qui présidèrent à la création et au développement de
l'esprit chevaleresque.
Dans la société barbare et dans la société féodale
« qui n'est pas autre chose que le pur développement
d'une certaine face des mœurs germaniques (3) », tout
droit repose sur la force. L'idéal du guerrier est naturel-
lement d'être vigoureux et hardi, tel le Charlemagne de
la Chronique « qui d'un seul coup de son épée pourfend
un guerrier à cheval vêtu de son armure du sommet de
la tête jusqu'au bas, avec le cheval », et sa première
(1) Zeller, op. cit., p. 610.
(2) Herder, op. cit., p. 44g.
(3) Augustin Thierry, Récits des Temps Mérovingiens, p. 190.
i3 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
qualité est le courage. « Toute injure qui en suppose
le défaut est punie : Ainsi, appeler un homme lepus,
« lapin », ou concacatus, embrené, amène une compo-
sition de trois ou de six sous d'or ! (i)... »
Mais quand plusieurs guerriers se réunirent sous les
ordres d'un même chef, il fallut endiguer leur humeur
belliqueuse et la diriger uniquement vers le but pro-
posé — conquête ou pillage. Dès lors on leur inculqua
une morale féodale ou plutôt vassalilique — celle de ne
pas se retourner contre le chef, de respecter la foi
jurée à son seigneur et à ses compagnons. En retour,
le chef devait respecter les engagements pris envers
ses subordonnés, ses vassaux. La loi par excellence
devint la foi : u l'homme loyal », legalis, est celui qui
garde sa foi ; la loyauté, c'est la fidélité à sa parole ;
l'honnête homme, le preux, probus, est à la fois fidèle
et brave » (2). Remarquez que ce n'est là qu'une
loyauté relative qui ne dépasse pas les relations de sei-
gneur à vassal et de compagnon à compagnon ; mais
c'est déjà un progrès.
De par la loi de fidélité, le suzerain vieilli se trouvait
à l'abri des coups que pouvait lui porter un compagnon
plus jeune et plus fort. On étendit plus tard la sphère
d'influence de cette fidélité; elle embrassa tout ce qui
touchait au seigneur : ses terres, sa femme, ses
enfants. Et ce fut une loi d'honneur, pour le guerrier
devenu chevalier, d'être respectueux envers la dame de
son seigneur, de défendre et de protéger l'enfant de
son maître trop faible pour se défendre lui-même...
(1) Chateaubriand, Etudes Historiques, étude sixième : Mœurs
des barbares,
(a) Lavisse et Rambaud, Histoire Générale, t. II, p. 60.
LA CHEVALERIE i3
L'Église intervint alors pour élargir l'horizon d'idéal
du Chevalier. Elle convertit le courage farouche du
barbare en « prouesse » ; elle mit au-dessus de la fidé-
lité vassalitique, la fidélité religieuse ; on devait ne
jamais trahir sa parole, on devait avoir le mensonge en
horreur ; elle étendit la protection due à la femme et
aux enfants du suzerain, à tous les faibles et à tous les
opprimés et principalement à l'Eglise. Elle prêcha la
libéralité et la modération...
Mais le zèle religieux — soit qu'il se ralentit, soit
qu'il fut jugé trop étroit — cessa vers le XIIe siècle
d'être le but unique du Chevalier. A l'action civilisa-
trice de l'Eglise, se joignit l'influence également civili-
satrice et bienfaisante des Arabes. Il se forma alors une
Chevalerie libre, mondaine, légèrement sceptique,
aimable et galante par-dessus tout, qui ne tarda pas à
devenir odieuse et hostile au Clergé, et dont l'amour,
le goût des aventures, la sympathie généreuse pour
l'infortune, l'exaltation de l'honneur guerrier, consti-
tuèrent l'âme, l'idéal et le mobile.
Tels sont, croyons-nous, les sentiments qui ont pré-
sidé à la formation et au développement de l'esprit
chevaleresque dans le monde occidental, sentiment que
l'on peut résumer d'un seul mot : civilisation. En effet,
le régime féodal n'eût-il pas existé, que la Chevalerie se
fût d'elle-même implantée et se serait développée dans
certaines contrées de l'Europe — et la France n'eût pas
manqué d'être une nation chevaleresque, quand même
elle n'aurait pas été chrétienne. La preuve en est qu'on
retrouve la Chevalerie parmi des peuples aux croyances
et aux régimes politiques les plus divers. Cela revient à
dire que la Chevalerie est une tendance inhérente à la
i4 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
nature de l'esprit de l'homme, au désir de la gloire,
aux passions de l'amour — régis et réglés par des
mœurs policées et raffinées. « Elle naît avec le senti-
ment de la force personnelle chez les races supérieures.
Et ici nous n'entendons pas la force brutale, mais celle
qui est la conséquence d'une puissance physique sou-
mise à une intelligence élevée (i). »
Elle est le germe divin de noblesse morale déposé au
plus profond des cœurs ; elle est l'aspiration de l'âme
vers le Bien, vers l'Idéal, vers Dieu. Et si « L'homme
est un dieu tombé qui se souvient des cieux », on peut
regarder la Chevalerie comme la réalisation gracieuse
de ce souvenir céleste.
Et donc la Chevalerie française n'est pas, comme on
l'a soutenu, d'origine germanique ou féodale, romaine,
chrétienne ou musulmane, — elle est française. Ce n'est
pas qu'elle n'ait bénéficié dans son développement de
l'influence et de la civilisation des Arabes. Entendons-
nous : Quand l'Orient et l'Occident se rencontrèrent —
que ce fût à Roncevaux, en Espagne, en Palestine ou
en Egypte — la Chevalerie existait déjà en France,
arbre, arbuste ou bourgeon. Mais l'un des résultats de
ces rencontres fut de revêtir la Chevalerie de nuances
jolies, de délicatesses ingénieuses, de suprêmes élégan-
ces. La plante a germé du sol français, c'est incontesta-
ble; mais si elle a poussé plus vite et plus drue, si elle
a donné des fleurs plus éclatantes, si elle a exhalé un
parfum plus subtil, c'est au soleil d'Orient, aux brises
de Nejd qu'elle le doit. C'est ce que nous allons essayer
d'établir.
(i) Viollet-le-Duc, Dictionnaire du mobilier, t. V, p. 6.
DE L'INFLUENCE DES ARABES SUR LES MŒURS
CHEVALERESQUES
Relations commerciales ou rapports politiques,
guerres ou alliances — il y eut entre l'Orient et l'Occi-
dent tant de points de contact, tant d'échanges de toutes
sortes que, du VIIe au XVe siècle, Maures et Chrétiens
ne cessèrent pas un instant de communiquer entre eux,
de se pénétrer, de vivre en quelque sorte de la même
vie héroïque ou paisible, galante ou guerrière. De ces
longues luttes balancées des deux côtés par une égale
bravoure, de ces traités de paix qui permettaient aux
deux parties de s'adonner pour un temps aux ouvrages
de l'esprit et de l'industrie, une estime mutuelle s'éta-
blit qui alla toujours grandissant. Les Arabes se plai-
saient à vanter le courage des Chrétiens qu'ils englo-
baient, à quelque pays qu'ils appartinssent, sous le
dénominatif de Francs, et les Francs ne tardaient pas
« à savoir ce qu'était l'Islamisme et à reconnaître dans
les Musulmans des peuples plus civilisés qu'eux-
mêmes (i) ».
Dès lors il n'est pas étonnant que les Francs, ayant
pris aux Orientaux « beaucoup d'inventions et d'usa-
ges (2) », leur aient emprunté, plus bénévolement
(1) Lavisse, t. II, p. 346.
(2) Lavisse et Rambaud, Histoire générale, t. II, p. 346.
16 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
encore, certains raffinements des mœurs chevaleresques
qui s'adaptaient si bien à leur propre génie. Et n'est-on
pas en droit d'étendre, ne serait-ce qu'à la Septimanie
(c'est-à-dire à tout le district de la Gaule Méridionale
compris entre la Méditerranée et les Cévennes, entre les
Pyrénées et le Rhône), qui fut assez longtemps, toute
ou en partie, sous la domination arabe (i), cette obser-
vation capitale de Fauriel : « Un fait aussi certain qu'il
est remarquable, c'est l'espèce de sympathie et d'inti-
mité sociale qui s'établit de bonne heure et alla toujours
croissant entre les Arabes et les Espagnols; c'est la
facilité avec laquelle ceux-ci cédèrent au noble ascen-
dant des premiers, se prirent à leur aimable génie,
adoptèrent leur langue, leurs mœurs, et jusqu'à leur
tour d'imagination (2) » ? Cette présomption peut
paraître hasardée, mais elle s'appuie sur des faits : tels
l'introduction dans le Midi de la France de diverses
industries arabes, de certains procédés d'agriculture,
de certaines machines ; l'existence dans la langue pro-
vençale d'une certaine quantité de mots et particulière-
ment de termes de Chevalerie, tels certains usages et
certains points de ressemblance entre les deux littéra-
tures, fêtes galantes, réunions littéraires, défis poéti-
ques, etc., etc. On trouvera ces rapprochements, « cette
intimité sociale », magistralement exposés et dévelop-
pés par Fauriel dans sa savante Histoire de la Poésie
(1) Les Arabes déjà maîtres de l'Espagne entrèrent pour la pre-
mière fois hostilement en Septimanie en 715. En 10x9 ils tentè-
rent inutilement de reprendre Narbonne. Il y a entre ces deux
dates un intervalle de 3oo ans durant lesquels les conquérants
musulmans de l'Espagne et les populations en deçà des Pyrénées
furent presque sans relâche en guerre les uns contre les autres.
(C. Fauriel, Histoire de la Poésie Provençale, t. I, p. iao.)
(a) Fauriel, Histoire de la Gaule Méridionale, t. III, p. 59.
LA CHEVALERIE 17
Provençale (1). Nous y renvoyons le lecteur, mais nous
en retiendrons la conclusion en rappelant que le Midi
fut le berceau de la Chevalerie occidentale : « Il y a
lieu de conclure, dit Fauriel, que les Arabes andalou-
siens eurent par leurs exemples une influence réelle
sur la civilisation morale et sociale du Midi de la
France et plus particulièrement sur la partie caractéris-
tique et dominante de cette civilisation qui tenait aux
idées, aux mœurs et aux institutions de la Chevale-
rie (2). »
Pour constater l'influence arabe sur l'esprit cheva-
leresque et en mesurer l'étendue, non seulement dans
le Midi, mais en France et dans la Chrétienté, il n'y a
qu'à jeter un coup d'œil sur les romans de Chevalerie.
On sait que les romans de Chevalerie formaient au
Moyen-Age l'unique aliment spirituel de la noblesse et
même du menu peuple, et qu'ils constituaient une
sorte de bréviaire à l'usage des guerriers qui y pui-
saient, à d'illustres exemples, des leçons de valeur, de
galanterie et de savoir-vivre. Or la chronique de Tur-
pin, qui a précédé tous les romans de Chevalerie,
affirme (chapitre XX) que « Charlemagne avait reçu
l'ordre de Chevalerie de Galafron Emir (admirantus) ou
prince Sarrazin de Coleto en Provence », tandis qu'un
fabliau du XIe siècle atteste que Saiadin, « homme très
puissant et très loyal Sarrazin », fut armé Chevalier par
le prince Hugues de Tabarie. Dans le Perceval alle-
mand un chevalier chrétien célèbre ne se fait point
scrupule d'entrer au service du « Baruc de Baldac »,
(1) Fauriel, Histoire de la Poésie Provençale, t. III, pp. 3ia et
suiv.
(a) Fauriel, t. III, p. 3a7.
2
i8 LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
c'est-à-dire du calife de Bagdad (i). De même, Bernard
de Carpio, le plus « ancien héros de l'Espagne chré-
tienne, ne se signale à peu près que dans l'armée des
Maures, par de hauts faits de Chevalerie... Les ancien-
nes romances espagnoles et le plus ancien de leur
poèmes, celui du Cid, donnent encore, dès le XIIe siè-
cle, les mêmes mœurs chevaleresques aux Arabes (2) ».
u On faisait même intervenir les Sarrazins, nous dit
M. Reinaud, dans les combats et les tournois de»
chrétiens, en un mot dans tous les lieux de la terre où
il y avait quelque lauriers à cueillir (3). » C'est évidem-
ment qu'on les jugeait dignes de se mesurer avec les
paladins et les preux de la légende. Mais en rehaussant
le caractère des chevaliers Sarrazins, en faisant d'eux
des modèles de noblesse et de générosité, les poètes
entendaient-ils exécuter un portrait fidèle du guerrier
arabe, ou bien n'était-ce là de leur part qu'une fiction
destinée à stimuler l'ardeur des Chevaliers chrétiens, à
les inciter à imiter les hauts faits réels ou imaginaires
de leurs rivaux? Quelle que soit la réponse qu'on
donne à cette question, la conclusion reste la même, à
savoir que le lecteur ou l'auditeur des romans de Che-
valerie, jongleurs et châtelains, nobles et manants,
étaient pénétrés de la vaillance et de la grandeur d'âme
de leurs ennemis, qu'ils s'exerçaient à égaler et à sur-
passer en générosité et en courage.
Mais plus éloquents que les chansons et les fabliaux,
et d'un résultat plus sûr, étaient les exemples de ver-
Ci ) Journal des Débals, ax janvier i83/i, art. S. W. de Schlegel.
(2) Sismondi, De la littérature du midi de la France, t. I, pp.
270 et suiv.
(3) Reinaud, Invasions des Sarrazins en France, p. 3i/i.
LA CHEVALERIE 19
tus chevaleresques que donnaient en toutes occasions et
en tous lieux les Arabes à leurs contemporains d'Occi-
dent. Quels exemples remémorer ? en quel siècle les
prendre ? en quel pays les choisir ? Serait-ce en Espa-
gne, et montrerons-nous le wali Àbd-el-Malek trans-
perçant de sa lance son jeune fils en le voyant reculer
devant une troupe supérieure (1) (vers 755)? Ou bien
allons-nous comparer Abdel Rahman III, qui en 960
donna un sauf-conduit à son ennemi Sanche, prince
de Léon, « afin qu'il puisse se rendre à Cordoue, pour
y consulter les médecins arabes » ? Allons-nous le com-
parer au roi de Castille, le catholique Pierre le Cruel,
qui vers i36o, « ayant invité le roi de Grenade Abou
Saïd à sa cour et trouvant admirables les bijoux qu'il
portait, trouva tout naturel de le tuer traîtreusement
pour s'en emparer (2) » ?
Un siècle auparavant, en 1280, a Alphonse le Sage,
abandonné de ses sujets, implora le secours du roi de
Maroc. Yacoub repassa la mer avec ses troupes : il vit;
Alphonse à Zara. Dans cette célèbre entrevue, l'infor-
tuné Castillan voulut céder la place d'honneur à celui
qui venait le défendre. « Elle vous appartient, lui dit
Yacoub, tant que vous serez malheureux... Je viens
vous aider à punir un ingrat. Quand j'aurai rempli ce
devoir, quand vous serez heureux, puissant, je vous
disputerai tout et redeviendrai votre ennemi (3) ».
Serait-ce en Egypte? et rappellerons-nous qu'en
(1) L. Viardot, Histoire des Arabes et des Maures d'Espagne, t. II
voir pp. 1 18, 196, 278.
(2) Gustave Le Bon, La civilisation des Arabes, pp. 887 et suiv.
(3) Florian, Précis historique sur les Maures, p. 77. Voir dans le
même ouvrage d'autres traits du même genre, pp. 76 et 85, etc.
20 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
n63 Nour-ed-Dine ne voulut pas profiler de la mort de
Baudoin pour reprendre Ascalon parce que, disait-il,
« il aurait cru agir contre l'humanité en troublant la
douleur des peuples qui pleuraient leur maître et con-
tre sa propre gloire en attaquant des malheureux qui
n'étaient pas en état de se défendre (i) »? Opposerons-
nous Richard Cœur de Lion faisant lâchement massa-
crer les prisonniers faits à Saint-Jean-d'Àcre (1191), au
mépris du traité qui leur assurait la vie et la liberté (2);
à Saladin qui, à son entrée à Jérusalem (1187), non
content d'accorder la vie et la liberté à tous les habi-
tants de la cité reconquise, fit distribuer des secours et
des présents aux Chrétiens indigents? Montrerons-
nous Saladin au milieu de la bataille de JafYa envoyant
deux nobles coursiers à Richard désarçonné, a parce
qu'il estimait peu digne d'un aussi brave guerrier de
combattre à pied (3) » ? A quoi bon multiplier les
exemples quand tous les historiens conviennent que
« ceux qui ont étudié l'histoire des Croisades n'ont pas
besoin qu'on leur apprenne que dans ces luîtes les ver-
tus de la civilisation : magnanimité, tolérance, réelle
chevalerie, aimable culture, étaient toutes du côté des
Sarrasins (4) » ? Que cela ne nous empêche pas cepen-
dant de transcrire ici la jolie histoire que voici :
« Alphonse VIII, qui prit le titre d'empereur, assié-
geait en 1109 le fort d'Oréja. La vvali de Cordoue ras-
Ci) G. Marin, Histoire de Saladin, sullhan d'Egypte et de Syrie, t.
I, pp. 78 et g5.
(2) C. Marin, Op. cit., t. II, pp. 3o6 et 307. — Stanley Lane
Poole. Saladin and the fall of the Kingdom of Jérusalem, p. 3o6.
(3) Stanley, op. cit., p. 353.
(k) Stanley, op. cit., p. 307,
LA CHEVALERIE 21
sembla quelques troupes pour secourir cette place; mais
au lieu d'attaquer l'armée castillane, supérieure à la
sienne, il crut plus facile de l'obliger à lever le siège par
une diversion. Il tourna donc adroitement le camp des
Chrétiens et vint à marche forcée jusqu'aux portes de
Tolède, où la reine Bérengère (Berenguela) se trouvait
enfermée sans moyens de résistance. Dans l'extrémité
où elle était réduite, cette princesse imagina d'envoyer
un hérault au général more, pour lui représenter que
s'il était venu combattre les Chrétiens, il devait aller
les chercher sous les murs d'Oréja, où son mari l'atten-
dait ; mais que faire la guerre à une femme n'était pas
digne d'un chevalier brave et généreux. Le scrupuleux
Almorravide céda devant cette étrange défense ; il
s'excusa de sa méprise et demanda la faveur de saluer
la reine avant son départ. Bérengère vint se mon lier
sur les murailles au milieu de sa cour, et les Chevaliers
Arabes, en s'éloignant, défilèrent devant elle comme
dans un tournoi. Pendant cette cérémonie galante,
Alphonse faisait capituler le fort d'Oréja (Ferreras, anno
1189) (1). »
On est donc en droit de soutenir que les Arabes ont
eu, de par leur civilisation et leurs exemples, une in-
fluence heureuse sur l'esprit et les sentiments chevaleres-
ques (2) — influence toute de nuances, de raffinements,
(1) Louis Viardot, Essais sur l'histoire des Arabes et des Mores
d'Espagne (Paris, i833).
(2) Fauriel, op. cit. t. III, P- 433 : « Ce doit être et ce fut la
partie la plus pittoresque, la plus brillante de ces mœurs (arabes),
de ces institutions, qui frappa vivement les populations du midi
de la France, lorsque, dans le courant du XI' siècle, elles ne
commencèrent à voir, dans ces Sarrazins d'abord si redoutés
comme ennemis de la foi chrétienne, que des hommes plus civi-
23 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
d'élégances... A constater que ces Infidèles que l'Église
leur ordonnait de combattre sans trêve et sans merci
étaient héroïques et généreux pour l'adversaire, les
Chevaliers en devinrent plus tolérants, plus humains.
A l'école des Arabes ils apprirent à être bons et magna-
nimes pour l'ennemi quel qu'il soit, chrétien ou païen ;
à constater que ces infidèles « qui n'avaient pas reçu
le baptême » étaient fidèles à la parole donnée, les
Chevaliers apprirent à respecter tous leurs engage-
ments, et non plus seulement ceux qu'ils avaient faits
solennellement et sous serment; à constater chez leurs
ennemis ce suprême dédain pour les richesses, cette
hospitalité débordante, cette largesse insoupçonnée, les
Chevaliers apprirent à multiplier bénévolement leurs
aumônes, à rendre munificentes leurs libéralités; à
constater le respect, la dévotion que les Arabes témoi-
gnaient aux femmes (i), même aux plus humbles —
lises qu'elles... 11 était parfaitement naturel que ces populations,
ou du moins que les classes influentes auxquelles appartenait
l'initiative des améliorations de la société, prissent des mœurs et
des institutions dont il s'agit ce qui pouvait aller à leur situation,
sauf les modifications inévitables, requises par les localités.
a Sous ce point de vue général, l'influence des Arabes d'Espagne
sur la civilisation du midi de la France, et particulièrement sur
cette civilisation que j'ai nommée la portion chevaleresque, cette
influence, dis-je, me paraît directe, incontestable, et il est impos-
sible quelle ne se soit pas étendue, de quelque manière et jusqu'à
un certain point, à la littérature... »
(i) On imagine facilement quelles pouvaient être les idées des
seigneurs du Moyen- Age sur les femmes arabes quand on lit,
dans un historien du commencement du XIX" siècle, le jugement
suivant : « Les femmes des Mulsumans sont des divinités à leurs
yeux, aussi bien que des esclaves, et le sérail est autant un temple
qu'une prison. Le Mulsulman ne laisse approcher de sa femme
aucun des soucis de la vie, aucune des peines, aucune des souf-
frances qu'il affronte seul. Son harem est consacré uniquement au
LA. CHEVALERIE 23
des esclaves ne devenaient-elles pas des reines ? — les
Chevaliers apprirent à être galants et courtois, non seu-
lement vis-à-vis des Dames, mais encore envers toutes
les femmes, à quelque condition qu'elles appartins-
sent ; au contact enfin du génie arabe, les rudes mœurs
guerrières du Moyen-Age se modérèrent se transfor-
mèrent en devenant plus douces, plus aimables, plus
délicates, plus gracieuses (i). Telle serait en résumé
l'influence des Arabes sur la Chevalerie Occidentale.
Certains auteurs vont plus loin — trop loin à notre
luxe, aux arts, aux plaisirs : des fleurs, des encens, de la musique,
des danses, entourent sans cesse son idole ; jamais il ne lui de-
mande, jamais il ne lui permet aucune espèce de travail ; les chants
par lesquels il célèbre son amour respirent cette même adoration,
ce même culte que nous trouvons dans la poésie chevaleresque. »
(S. de Sismondi, op. cit., p. 96.)
De même, Florian, dans son Précis historique sur les Maures, fait
la remarque ^suivante : « Ces Musulmans étaient les amants les
plus tendres, les plus soumis, les plus passionnés. Leurs femmes,
quoiqu'elles fussent à peu près esclaves, devenaient, lorsqu'elles
étaient aimées, des souveraines absolues, des dieux suprêmes, pour
celui dont elles possédaient le cœur. C'était pour leur plaire
qu'ils cherchaient la gloire ; c'était pour briller à leurs yeux qu'ils
prodiguaient leurs trésors, leur vie, qu'ils s'efforçaient mutuelle-
ment de s'effacer par leurs exploits, par les fêtes les plus magni-
fiques. »
C'est aux Arabes que les habitants de l'Europe empruntèrent,
avec les lois de la chevalerie, le respect galant des femmes, qu'im-
posaient ces lois. Ce ne fut donc pas le christianisme, ainsi qu'on
le croit généralement, mais bien l'Islam qui releva la femme.
(G. Le Bon, Civilisation des Arabes, p. £28.)
(1) <( Au commerce des Arabes et à leur imitation, les rudes
seigneurs de notre moyen-âge amollirent leurs grossières habi-
tudes, et les chevaliers, sans rien perdre de leur bravoure, connu-
rent des sentiments plus délicats, plus nobles, plus humains. Il
est douteux que le christianisme seul, tant bienfaisant qu'il était,
les leur eût inspirés. » (Barthélémy Saint-Hilaire, Mahomet et le
Coran, i865.)
a4 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
avis. Ils soutiennent que la Chevalerie tout entière,
corps et âme, mœurs et institution, est d'origine arabe.
A les en croire, la Chevalerie Occidentale aurait été
copiée sur une institution analogue en honneur chez
les Arabes de temps immémorial. La question vaut
d'être examinée.
LA CHEVALERIE ARABE
Les Arabes ont-ils eu une Chevalerie analogue à la
Chevalerie occidentale, c'est-à-dire un corps social orga-
nisé ayant des règles, des lois, des cérémonies particu-
lières, un but défini ? L'institution de ce corps est-elle
antérieure ou postérieure à l'institution de la Chevalerie
européenne?
Dans une savante étude parue dans le Journal Asia-
tique (i), M. Hammer Purgstall, prenant texte des
paroles que prononça le Prophète après la bataille
d'Ohod, pour rendre hommage à la bravoure d'Àli-ben-
Abi-Taleb : « Il n'est point d'épée que Zoulfikar (nom
de l'épée d'Ali), et il n'est point de « fêta » (Chevalier)
qu'Ali », conclut que la Chevalerie existait avant Maho-
met du fait de la traduction d'Hammer. Le mot
u fêta », en effet, dit un homme de cœur et de vail-
lance, un preux. 11 ne devint synonyme de « Chevalier »
que beaucoup pins tard, vers le XIIe siècle, quand la
« Chevalerie » fut connue en Orient. C'est donc à tort
(i) Journal Asiatique (18/19, i855), articles de M. Hammer Purgs-
tall : « Sur la chevalerie des Arabes antérieure à celle de l'Europe
et sur l'influence de la première sur la seconde. »
2 6 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
qu'Hammer fait remonter la Chevalerie arabe à une
époque antérieure au VIIe siècle.
C'est chez les Arabes andalous, soutient Fauriel (i),
que l'on trouve les plus anciens vestiges de la Cheva-
lerie mondaine et de la Chevalerie religieuse : « Les
Chevaliers du Temple et ceux de l'Hôpital de Jérusa-
lem, qui peuvent être regardés comme les représentants
les plus fidèles et les plus organisés de la Chevalerie
religieuse, datent du commencement du XIIe siècle
(vers ii i5). Or, à cette époque il y avait déjà, depuis
un siècle, chez les Arabes andalous, des corps de
milice religieuse organisés dans le même but et d'une
manière semblable, connus sous le nom de « rabites ».
a Quant à la Chevalerie mondaine, il est également
certain qu'il y eut de même chez les Arabes quelque
institution qui put et dut y servir de modèle (2). »
L'argumentation de Fauriel quant à la Chevalerie
religieuse s'appuie sur une note de Conde ainsi con-
çue : « Les Musulmans Rabites ou gardes-frontières
menaient une vie très austère, se consacraient volon-
tairement à l'exercice perpétuel des armes, et s'obli-
geaient par vœu à défendre leurs frontières contre les
guerriers chrétiens. C'étaient des Chevaliers d'élite,
d'une grande constance dans les fatigues. Il ne leur
était pas permis de fuir ; ils devaient combattre intré-
pidement et mourir plutôt que d'abandonner leur
poste. Il est très probable qu'à l'exemple de ces rabites
se formèrent, tant en Espagne que parmi les Chrétiens
d'Orient, ces ordres militaires si célèbres par leur bra-
(1) Fauriel, Histoire de la poésie provençale, t. III, pp. 3 12 et
suiv.
(2) Fauriel, op. cit., p. 3a r .
LA CHEVALERIE 27
voure et par les services qu'ils rendirent au Christia-
nisme. Il y a une grande ressemblance entre les deux
institutions. » Encore qu'il ne faille pas ajouter grande
créance aux dires de Conde (1), cette citation unique,
qui ne donne aucun détail sur la réception des Cheva-
liers rabites, ni sur l'organisation de cette corporation,
ne saurait à elle seule fournir la preuve que les Ordres
du Temple et de l'Hôpital eussent été créés à l'image de
l'association des rabites. Elle prouverait tout au plus
que des mêmes circonstances peuvent naître, à certai-
nes époques et chez différents peuples, des institutions
identiques.
Quant à la Chevalerie mondaine, Fauriel l'appuie
sur des probabilités : « Elle a pu, elle a dû exister. »
Dans les mœurs et les sentiments, oui, mais non pas
en tant qu'institution.
Il est cependant question, dans les auteurs arabes,
d'une Chevalerie organisée, comportant une investiture
solennelle faite au nom du prince par un chef religieux,
des festins, des jeux et des réjouissances. Le costume
des Chevaliers, ou « fêta », consiste en une tunique et
une paire de culottes (les hauts-de-chausses de la Che-
valerie), « symboles de la prééminence » ; leurs préro-
gatives se résument dans le droit exclusif qu'ils avaient
u de tirer aux balles et de chasser les pigeons de
race (2) 0.
Serait-ce cette chevalerie arabe qui aurait servi
(1) Voir Dozy, Histoire des Musulmans d'Espagne (Introduction).
(2) Voir Annales d'Aboul-Féda : années 568 et 6a3, Histoire des
Croisades. Règne d'El \acer-lidine-Allah. Différents auteurs cités
par Dozy. Dictionnaire des noms des vêtements chez les Arabes,
p. 899, et par Quatremère ; traduction d'El Makrizi, notes p. 58
et 5g.
a8 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
d'exemple à la Chevalerie occidentale ? Mais elle ne
date que du XIIe siècle, puisque c'est à l'occasion d'El-
Malek-el-Nacer (i 180 à 12 25) qu'il en est question pour
la première fois. Et d'ailleurs l'usage, à la réception
d'un nouveau chevalier, « de boire en l'honneur du
kalife la coupe de Chevalerie (i) », trahit l'origine
européenne de l'institution. On boit en Orient — de
l'eau — d'une façon moins cérémonieuse et surtout
moins symbolique... Il est vrai que les historiens ara-
bes du Moyen Age font remonter l'institution de leur
Chevalerie au Kalife Ali-ben Abi-Taleb. On lit en effet,
dans « Omdatt el Taleb », que « la prérogative d'oc-
troyer la Chevalerie passa immédiatement du kalife Ali
à Selman Fârsi, et, après quelques degrés intermédiai-
res, à Abou Moslem..., etc. ». Les lettres d'investiture
adressées par les Sultans aux princes étrangers se
parent également de cette illustre origine ; on y lit :
a du sultan, de celui qui a hérité du prince des
croyants Ali-ben-Abi-Taleb, l'honneur de la Chevalerie,
la gloire d'une généalogie illustre... (2) ».
Il ne faut voir dans cette assertion que le désir des
contemporains et de leurs continuateurs d'entourer
(1) Voir Purgstall, articles cités.
(2) Voir Quatremère, traduction d'el Makrizi, notes p. 58. D'après
Moufazal ibn Abil-Fazail la prérogative d'octroyer la Chevalerie
passa d'Ali à Selman Fârsi, à Ali al Tourui, à Al Hafiz al Kindi, à
a Aouf al Ghassani, à Aboul'Izznn Xakib, à Abou Mouslira al
Kborazani, à Hilal an Nabbani, à Djoushan al Fizari, à l'émir
Hassan, à Aboul Fazl al Kourashi.au Kaïd Shibl Aboul Makarim,
à Fazl ar Rakkashi, à Abou-Hasman Xadjdjar, au roi Abou Kalind-
jar, à Rousbah al Farisi... à Mou'izz... à Abdal Djabbar, au kalife Al
Nasser ». Voir dans Patrologia Orientalis, t. III, Moufazzal ibn Abil
Fazail, Histoire des Sultans Mamelouks, texte arabe publié et
traduit en français par E. Blochet, pp. A 2 6 , A27.
LA CHEVALERIE 29
d'une certaine auréole une institution nouvelle : son
origine antique, islamique et glorieuse devait nécessai-
rement lui donner aux yeux de tous plus de prix
et plus d'éclat. En effet aucun document, que nous
sachions, ne fait mention d'un ordre de Chevalerie
antérieurement au XIIe siècle. L'on ne trouve dans
les écrits des anciens poètes ou écrivains aucune trace
d'une institution chevaleresque quelconque, qui, si
elle avait existé ne fût-ce qu'un instant, n'eût pas
manqué de retenir leur attention et d'alimenter leurs
productions littéraires.
On doit cependant remarquer qu'une centaine d'an-
nées (1) environ avant la création de la Chevalerie
arabe, les Soufîtes employaient couramment dans leurs
écrits les vocables de « fêta » et de « fêtoua », non plus
dans le sens exclusivement « guerrier » que ces termes
avaient conservé jusqu'alors, mais non pas davantage
dans le sens « chevaleresque » que leur attribua Malek-
el-I\acer. D'après Mohy-al-Dine-Ibn-al-Arabi (2) (56o à
638 de l'hégire), « la Jêtoua est de l'âge de l'homme
la période comprise entre 18 et 4o ans. Elle représente
le développement et la plénitude de la force et des bon-
nes qualités. Le fêta emploie sa force au service de
Dieu et du faible. Il n'a pas d'adversaires, car il s'ac-
quitte de ses obligations et il renonce aux droits qu'il
peut exercer. Il a des envieux et des jaloux, mais ne
(1) Voir, dans Kaichf el Zounoune : Kitaboul Fetoua, par El
Cheik Abdel Rahman el Soulmy, mort en &i3; Fadl al Fityanne,
etc..
(a) Mohyi al Dine Ibn al Arabi : al Foutouhatoul Maqqieh ms.,
Bibliothèque Nationale n° i336, chapitre 42, fol. 78 : fi. marefat
al Fetoua Wal FityanDe.
3o LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
saurait avoir d'ennemis... Abraham fut un « fêta »,
car il n'hésita pas à renverser les idoles pour détruire
le mal et rendre hommage à la vérité, »
Sans prétendre faire ici un exposé de la doctrine des
Soufis, on peut dire que, dès le XIe siècle, les mystiques
musulmans avaient fondé un ordre ayant des règles
strictes et un vêtement particulier, froc de laine (souj,
d'où soufis), qu'ils appelaient « Li bassoul' Fêtoua ».
Yoici, du reste, telle que la rapporte El Gazhali (i)
(mort en 5o5 H), quelle serait l'origine de la « fêtoua »
et du vêtement symbole des Soufis :
« Les Véridiques ont dit que la Fêtoua était un rayon
de la prophétie, et ils ont noté que le froc de la Fêtoua
était fait de lumière. La preuve en est que le prophète,
prière et salut sur lui, a dit : « Quand je fus porté au ciel,
j'entrai dans le Paradis. Et dans le Paradis je vis un Pa-
lais taillé dans un rubis rouge. Je pénétra: dans ce Palais.
Je vis à l'intérieur un logis formé d'une perle blanche.
Je pénétrai dans le logis et je vis au centre un coffre de
lumière avec une serrure de lumière. Je dis à Gabriel
(qui m'accompagnait) : Qu'est-ce que ce coffre et que
renferme-t-il ? il me répondit : Chéri de Dieu, ce coffre
renferme un secret du Très-Haut qu'il ne confie qu'à
ceux qu'il aime. Je dis : Ouvre-moi donc cette serrure.
Il dit : Je ne suis qu'un esclave commandé; demande
à ton Dieu qu'il me permette (d'ouvrir). Je demandai
(cela) au Très-LIaut. Alors une voix envoyée par leTrès-
(i) Al Ghazali, voir ms. Bibliothèque Nationale n° i33i, fol. 177
verso. Il y a eu deux écrivains, deux frères mystiques l'un et
l'autre, du nom de Ghazali. Le plus illustre est l'aîné Mohammed
mort en 5o5, le cadet Ahmed est mort en 5ao. Il se peut que
l'ouvrage cité soit d'Ahmed, à moins qu'il ne soit apocryphe.
LA CHEVALERIE 3i
Haut se fit entendre (disant) : « Ouvre pour celui que
j'aime. » Et Gabriel ouvrît la serrure. Je regardai et
dans le coffre étaient l'humilité et la pauvreté. Et je
demandai à Dieu de me les donner en partage. Et la
voix céleste répondit de la part du Très-Haut le Véridi-
que : « 0 Mohammed! cela je l'ai choisi et réservé pour
toi et pour ta nation après toi, dès le moment que je
vous ai créés. Ce que tu m'as demandé, je ne l'octroie
qu'à mes amis et je n'ai rien créé qui me soit pins cher
ni plus agréable. » Quand je descendis du ciel et alors
que je me trouvais dans le mihrab de ma mosquée,
voici venir Gabriel avec le froc, cadeau de Dieu à son
serviteur. Et Gabriel me dit : u Ami du Maître de l'U-
nivers, voici le vêtement de la fêtona, don du Dieu de
gloire », et puis il me revêtit d'un froc de lumière et il
prit mon engagement (de fidélité). Et moi je pris le
même serment de l'Émir des croyants Ali et l'investis
du froc. » Dans la chronique il est dit : Ce froc, l'Emir
des Croyants en revêtit Hassan el Bassri ; et on n'est
pas d'accord sur la personne qui prit le froc des mains
d'Ali, d'aucuns disent Hassan el Bassri, d'autres...
etc., etc.. »
La légende e3t charmante. 11 est probable que les
conseillers d'El Nacer l'appliquèrent à Tordre de la Che-
valerie. Ils ont du reste emprunté aux Soufis et leur
vocabulaire (Jeta, Jêtoiza) et l'idée du vêtement symbole
(libassoul fêtona) et la liste chronologique des grands
maîtres de la Jetoua. Ces emprunts dénotent une volonté
arrêtée de créer la confusion entre une Confrérie reli-
gieuse ancienne et déjà illustre, et une institution mili-
taire récente dont le vice originel était d'avoir été copiée
sur un patron étranger. On doit donc se garder de s'ap-
3a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
puyer sur les écrits des soufîs, qui ont un tout autre
objet, pour assigner à la Chevalerie arabe une origine
antérieure au règne du Malek el Nacer. L'ordre de la
Chevalerie arabe n'a pas pu servir de modèle à la
Chevalerie européenne, car il ne date décidément que
de la fin du XIIe siècle. Et noire conviction est que les
Arabes n'ont pas pu et ne pouvaient pas avoir d'eux-
mêmes une organisation, une corporation de Chevale-
rie. — A quoi bon, en effet, une Chevalerie religieuse
quand l'Islam lui-même peut être considéré comme une
vaste théocratie, un ordre de Chevalerie « gigantesque »
ayant à sa tête un grand maître, le Kalife, et des mil-
liers de Chevaliers combattant sous ses ordres pour
l'extension de la foi et la gloire de Dieu (i) » ? A quoi
bon une chevalerie mondaine? Tous les Arabes n'étaient-
ils pas des Chevaliers-nés? Et comment concevoir
l'existence d'un corps privilégié, alors qu'on sait que
les Arabes n'ont jamais admis d'inégalité dans les rela-
tions sociales, n'ont jamais connu privilèges, ni titres?
Jaloux de leur liberté, ils n'ont pas pu se forger un
code de vie et s'y plier. Tous les hommes d'une même
tribu étant frères, quel besoin y avait-il à les lier par
des serments et des cérémonies religieuses?
Ce n'est pas à dire qu'il n'y eut pas accidentellement
des pactes solennels parmi les Arabes. Mais ces pactes
étaient faits pour une raison donnée et un temps
déterminé. Tel le pacte des Fodouls, que décrit Ibn-
Khaldoune dans les termes suivants : « Les Béni
Hachem, les Beni-Matlab, les Beni-Ossd, etc., etc., se
réunirent, et ils décidèrent et convinrent de soutenir et
(i) Voir Francis Charmes, le Panislamisme, p. i5/i.
LA CHEVALERIE 33
de prendre en mains la cause de tout homme, habitant
de la Mecque ou voyageur, qui aurait eu cà souffrir
d'une injustice, de façon à lui faire récupérer l'objet
ravi et à le dédommager du préjudice subi. Cet
engagement est connu sous le nom de « pacte des
Fodouls » (vers l'an 58o) (i).
Quelque chevaleresque que fût le but poursuivi par les
Fodouls, on ne saurait comparer leur association au
corps social de la Chevalerie — pas plus qu'on ne sau-
rait appliquer l'épithète de Chevaliers aux adeptes des
différentes sectes et des sociétés secrètes à la fois poli-
tiques et religieuses qui se sont propagés dans le
monde musulman, dès les premiers temps de l'Islam.
Il est donc établi que la Chevalerie Arabe ne s'est
pas réalisée en une institution, comme la Chevalerie
européenne, avant le XIIe siècle ; mais qu'elle existait
de fait dans les mœurs, depuis les temps les plus recu-
lés. En Europe l'institution a précédé les mœurs, au
lieu que chez les Arabes l'institution est venue tard, au
moment où leurs sentiments chevaleresques allaient
s'affaiblissant. Et il semble qu'il y eut au XIIe siècle
entre l'Orient et l'Occident un échange d'idées et de
sentiments : l'Occident fournit l'armure, l'organisation
qui devait soutenir les nobles traditions des Arabes ;
l'Orient donna en échange, avec une civilisation raffi-
née, sa compréhension aimable de la vertu qui devait
ajouter au lustre de l'Européenne Chevalerie.
Recherchons maintenant l'origine de la Chevalerie
des Arabes :
(i) ILu Khaldoune, t. I, v ;lume II, p. 3.
34 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
D'où étaient venues aux nomades leurs mœurs che-
valeresques ? De la nature du sol et du caractère des
habitants.
La nécessité de pourvoir à ses besoins dans une
contrée particulièrement aride rendit l'Arabe actif,
ingénieux et plein d'audace. Nulle part, l'esprit guer-
rier n'était plus général qu'en Arabie, car la guerre,
par le butin qu'elle procurait, était la seule industrie
du Bédouin. Ne comptant que sur lui-même, l'Arabe
eut conscience de sa force et un sentiment très vif de
sa dignité d'homme. Vivant au jour le jour, de chasse,
de pillage et du produit de ses maigres troupeaux, il
contracta le mépris des richesses et n'eut pas de peine,
à l'occasion, de donner généreusement tout ce qu'il
possédait — et qu'il savait à la merci d'un coup de
main. Son affection de nomade ne pouvant s'éparpiller,
il la concentra tout entière, ainsi que son ambition,
sur lui-même, sur sa famille, sur son coursier et sur
ses armes. Les seuls biens de l'Arabe étaient la gloire,
la famille, le cheval et les armes.
Sa famille ? Il se devait de veiller sur elle, de laver
dans le sang toute injure faite à l'un des siens, parent
ou concitoyen. Succombait-il à sa tâche : sa lignée de
fils en fils poursuivait sa vengeance et ne remettait
l'épée au fourreau que lorsque les morts eux-mêmes
s'étaient déclarés satisfaits (i).
Ses armes? Elles ne constituaient pas uniquement
(i) Les Arabes croyaient que lorsqu'un homme avait été tué et
qu'il n'avait pas été vengé, il sortait de sa tête une espèce de
chouette qui ne cessait décrier sur la tombe : « Abreuvez-moi »,
jusqu'à ce que vengeance eût été tirée de son meurtre (Chehabeddin
Elabchichi).
LA CHEVALERIE 35
son gagne-pain et la sûre garantie de ses droits : elles
étaient pour lui des instruments de plaisir et d'enchan-
tement, qu'il maniait avec ivresse dans le délire auguste
des combats. Ainsi eut-il l'amour des longues lances
flexibles et des lames élincelantes et bien trempées
a dont les coups font voler les bras des ennemis comme
des bûchettes légères que les enfants font sauter en
l'air, dans leurs jeux (i) ».
Surtout, il eut l'amour de son coursier, qu'il dressa,
disciplina, éduqua au point de s'en faire un véritable
compagnon, un ami intelligent et dévoué. La lutte
pour la vie l'incitant à perfectionner ses outils, armes
et chevaux, l'Arabe fut amené tout naturellement à se
perfectionner soi-même. Il devait être digne des armes
qu'il possédait, comme ses armes devaient être dignes
de lui, — et le cavalier ne pouvait pas se montrer
inférieur au noble coursier qu'il montait. Dès lors une
harmonie s'établit entre le cheval, les armes et le cava-
lier. Le cheval parfait, les armes parfaites, devaient
être l'apanage du Chevalier, de l'homme parfait, car la
perfection appelle la perfection.
Et comme les Arabes étaient tous égaux, ils cherchè-
rent tous à se distinguer, à se singulariser par la
richesse et la variété de leurs vertus; à se surpasser, à
élever et à rehausser les colonnes de leurs mérites et de
leur gloire. Et ils en vinrent à tendre leurs efforts vers
un seul but, à appliquer leurs énergies à une seule fin,
à concentrer leurs ambitions vers un unique objet :
l'acquis de la célébrité par la perpétration d'actions
incomparables dans le domaine du bien. Les Arabes,
(i) Mollaquat d'Ell Harith, vers 54.
36 LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
dit l'historien El Safady, « n'avaient pas d'autres sujets
de fierté que l'épée, l'hospitalité et l'éloquence ». Et ce
fut dans toute l'Arabie comme un tournoi sans fin de
noblesse d'âme, d'élégance virile, de générosité roma-
nesque. Sous les yeux des a fêtâtes », les belles cheva-
lières du désert, sous les yeux des poètes arbitres d'har-
monie, chantres sonores de la gloire, les Chevaliers
arabes plusieurs siècles durant firent assaut de vertus,
lis soutenaient à la fois des assauts d'armes et des
assauts de magnanimité, des défis à la course et des
défis de beau langage, des luttes de noblesse, de
lignage, de largesse et de libéralité. Et ces épreuves
intéressaient le présent et l'avenir, les vivants et les
morts, car le triomphe d'un compétiteur se reflétait en
gloire durable sur toute sa tribu, comme la honte de sa
défaite rejaillissait sur chacun de ses concitoyens.
Peuple de poètes et de guerriers, les Arabes partagè-
rent leur vie en deux parts : l'une consacrée à la guerre,
l'autre réservée au commerce, aux luttes pacifiques,
intellectuelles et poétiques. D'eux-mêmes, sans l'inter-
vention d'aucun pouvoir — et ils n'en reconnaissaient
aucun, si ce n'est la religion de la parole, — ces tribus
errantes convinrent d'arrêter la guerre, de faire trêve
quatre mois l'an (i). Et il n'a pas été besoin d'excom-
(i) « Us considéraient le premier, le septième, le onzième et le
douzième mois comme sacrés, durant lesquels il était défendu de
combattre et de commettre aucun acte quelconque d'hostilité.
C'était une espèce de Trêve de Dieu, sagement instituée chez un
peuple avide de guerre, de pillage et de vengeance. Elle contri-
quait à empêcher les diverses tribus de s'entre-détruire, elle don-
nait au commerce quelques moments de sécurité... » (Caussin de
Perceval, Essais sur l'histoire des Arabes avant l'Islamisme, t. 1,
p. 2i..)
LA CHEVALERIE 37
munication ou de garde spéciale, comme pour la Trêve
de Dieu (i), pour faire respecter cet engagement pris
par tous dans l'intérêt commun. C'est pendant cette
« trêve des vengeances » que se tenait, une fois l'an et
pendant un mois, la célèbre foire d'Okaz. On y accou-
rait des quatre coins de l'Arabie : seigneurs, mar-
chands, commerçants et poètes s'y donnaient rendez-
vous, comme à un concours de richesses, de vertus, de
gloire et de poésie. « Des hommes dont les plaies étaient
toujours saignantes, qui avaient des vengeances à
exercer ou à redouter, imposaient silence à leurs
haines (2). » Ils remettaient, en arrivant, leurs armes à
l'arbitre préposé à la garde de ces précieux et dange-
reux dépôts, et ils s'abandonnaient pour un temps aux
douceurs et aux loisirs de la paix.
Là on échangeait l'or, la myrrhe, le musc ou l'encens
contre des cuirs travaillés, des selles bien ajustées, des
étoffes précieuses, des coites de mailles ou de nobles
coursiers ; là se créait la mode, se propagaient les chan-
sons, s'épurait la langue.
Là une tente somptueuse était dressée pour le plus
illustre des poètes. Il y siégeait en juge souverain. 11
écoutait les poèmes et rendait sa sentence. Le poème le
plus beau était alors transcrit sur un tissu fin de chan-
(1) «... Le concile de Toulonge (io^i) alla plus loin. Il ordonna
de suspendre toutes les guerres pendant les fêtes et dimanches,
pendant l'Avent et le Carême et la deuxième moitié de chaque
semaine. C'était la Trêve de Dieu...
« Pour appliquer les décisions des conciles, on créa au XI* siècle,
pour chaque diocèse, une association de paix, dirigée par FÉvê-
que. Elle eut son trésor, son tribunal et même son armée de la
paix. » (Lavisse, t. II, p. 55.)
(2) Fresnel, Lettre sur l'histoire des Arabes avant V Islamisme,
pp. 3i, 3a et 33.
38 LV TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
vre ou sur du papyrus et suspendu aux murs de la
sainte Kaaba.
Là, on venait chercher la consécration de la gloire.
Les hommes qui s'étaient illustrés d'une façon ou d'une
autre claironnaient leurs prouesses ou les faisaient
chanter par des poètes, bénéficiaires de leurs largesses.
« Je proclame que Tel est le plus brave ou le plus
généreux ou le plus magnanime des Arabes », disait
l'un. « Tel le surpasse en éloquence et en sagesse »,
soutenait un autre. Et l'on discutait avec preuves à
l'appui : la foule rendait sa sentence et faisait son pro-
fit des nobles exemples célébrés devant elle.
Ainsi naquit et se développa dans les déserts d'Ara-
bie le culte de la beauté morale.
N'est-ce pas là le dernier mot de la Chevalerie, élan
vers l'Idéal, course généreuse à la Perfection ? Et cette
Chevalerie arabe n'était pas l'apanage exclusif d'une
classe ou d'une caste — elle était le modus vivendi de
tout un peuple. Aucune religion ne l'avait révélée,
aucun pouvoir ne l'avait ordonnée, aucune loi ne veil-
lait à son observance : seule, une disposition naturelle
au bien l'avait intronisée dans le cœur des hommes.
Le but de cet ouvrage est de faire connaître au public
les mœurs des Arabes. Il serait dommage, quand tous
les peuples cherchent à se pénétrer et à se comprendre,
que les gestes chevaleresques des Arabes demeurassent
ignorés du plus grand nombre.
D'ailleurs, n'appartiennent-ils pas à l'humanité tout
entière (i) ces sentiments nobles et délicats qui s'épa-
(i) « Les fils d'Adam ne sont qu'une même famille qui marche
vers le même but. Les faits advenus chez les nations placées si
loin de nous sur le globe et dans les siècles; ces faits qui jadis ne
LA CHEVALERIE 3a
nouirent en Orient dans les âges les plus reculés? Et
l'honnête homme n'éprouve-t-il pas toujours une réelle
satisfaction à constater, dans tous les temps et dans
tous les pays, que, dans sa lutte contre le bien, le mal
n'a pas toujours eu le dernier mot; que partout l'é-
goïsmeet la lâcheté ont été combattus par le désinté-
ressement et l'esprit de sacrifice ?
Nous diviserons notre étude de la Chevalerie des Ara-
bes en quatre chapitres, savoir : la noblesse et le culte
des aïeux, le culte de la femme, le culte du cheval et des
armes, et enfin le culte de l'honneur. Cette division
résume, en quelque sorte, les sentiments nouveaux qui
distinguent l'époque de la Chevalerie Européenne des
époques historiques et des civilisations qui l'ont précé-
dée.
réveillaient en nous qu'un instinct de curiosité, nous intéressent
aujourd'hui comme des choses qui nous sont propres, qui se sont
passées chez nos vieux parents. C'était pour nous conférer telle
liberté, telle vérité, telle idée, telle découverte, qu'un peuple s'est
fait exterminer ; c'était pour ajouter un talent d'or ou une obole
à la masse commune du trésor humain, qu'un individu a souffert
tous les maux. » (Chateaubriand, Etudes historiques.)
LA NOBLESSE
ET LE CULTE DES AÏEUX
« On ne peut se faire une idée de la fierté qu'imprima
au caractère le Régime féodal, dit Chateaubriand, le
plus mince alleutier s'estimait à l'égal d'un roi. L'em-
pereur Frédéric Ier traversait la ville de Thongue, le
baron de Kreukingen, seigneur du lieu, ne se leva pas
devant lui et remua seulement son chapeau en signe de
courtoisie. Le corps aristocratique était à la fois oppres-
seur de la liberté commune et ennemi du pouvoir
légal (i), etc.. »
Il n'y avait pas de régime féodal en Arabie, et partant
ni ducs, ni marquis — mais chaque Arabe dans sa
tente était maître souverain et s'estimait, quelque pau-
vre et misérable qu'il fût, l'égal des plus riches et des
plus puissants. Tous libres, tous braves, ils étaient tous
égaux et ne reconnaissaient u d'autre maître que celui
de l'univers ». Chaque tribu, il est vrai, avait un chef,
imposé par ses seules vertus et élu par ses concitoyens,
mais ce chef ne jouissait que d'une influence tout à fait
(i) Chateaubriand, Analyse raisonnce de l'histoire de France (Féo-
dalité, Chevalerie, etc.), p. 82.
4a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
relative. On le respectait, on se réunissait chez lui pour
tenir conseil, on s'en remettait souvent à ses sages déci-
sions, mais il ne pouvait donner aucun ordre. Son titre
était plutôt honorifique. Il constituait une marque d'es-
time, un hommage public qu'on rendait au plus sage,
au plus brave, au plus hospitalier, au mieux parlant
de la tribu. El Djahiz (i) nous apprend que la tribu de
(( Nadar » élisait pour chef « le plus sage », celle de
Robayat « le plus généreux », alors que le « Yemen »
choisissait « le plus noble », — mais que partout six
qualités étaient exigées pour prétendre au titre de chef,
à savoir : « la générosité, la valeur guerrière, la patience,
la clémence, la modestie et l'éloquence ». On demandait
à Keyss ben Àssem : « Comment es-tu parvenu à gou-
verner ta tribu? » Il répondit : « En répandant les
bienfaits, en apaisant les querelles, en portant secours
aux opprimés » ; et il ajouta : a L'homme atteint à la
première place par l'intelligence, la pudeur virile, la
politesse et le savoir ».
Somme toute, le chef arabe était une sorte de roi
constitutionnel, sans prérogatives, et surtout sans liste
civile puisque pour obtenir l'autorité dans sa tribu il
fallait a table ouverte, douceur de langage, bienfaits
abondants, ne rien demander à autrui, aimer les petits
comme les grands, et traiter tous les hommes en
égaux » (2). Nous n'accordons la dignité de chef à per-
sonne, disait un ancien Arabe, à moins qu'il nous ait
donné tout ce qu'il possède, qu'il nous ait permis de
(i) Kitab Gharèeh al Marouat.
(2) Maçoudi : les Prairies d'or, texte et traductions de Barbier
de Meynard et Pavet de Courteille, Paris, i86t à 1877. (Tome V,
p. 106.)
LA NOBLESSE ET LE CULTE DES AÏEUX 43
fouler aux pieds tout ce qui lui est cher, tout ce qu'il
aime à voir honoré, et qu'il nous ait rendu des services
comme en rend un esclave (Mobarrad, p. 71, cité par
Dozy)(i).
L'Islam lui-même n'est, somme toute, qu'une répu-
blique plébiscitaire régie par un monarque qu'élit la
communauté.
Les premiers successeurs de Mahomet, quoique
réunissant en leur personne les deux pouvoirs, le spi-
rituel et le temporel, ne se faisaient pas faute de con-
sulter leurs concitoyens et de suivre leurs avis. Abou
Beckr, le jour de son élévation au kalifat, disait : 0 Tant
que je suis dans le droit chemin suivez-moi, sinon
détournez-vous de moi. » Et Omar Ibn el Khattab,
déclarait du haut de la chaire : « 0 peuple, que celui
qui juge ma conduite tortueuse, qu'il me redresse. »
Une voix lui répondit : a Si nous trouvons en toi
quelque chose qui ne soit pas droit, sois sûr que nous
le redresserons de la pointe de nos épées. » « Je rends
grâces à Dieu, repartit le Kalife, qui me donne l'assu-
rance que l'inconduite d'Omar serait relevée à la pointe
du glaive. »
Et plus tard, sous le régime dynastique, le nouveau
Kalife n'est légitimé que lorsqu'il a été proclamé et
reconnu par le peuple.
De fait, vivant tous la même vie pastorale et simple,
portant les mêmes vêtements, prenant la même nourri-
ture, les Arabes ne pouvaient pas non seulement
admettre, mais même concevoir l'inégalité dans les
(1) R. Dozy, Histoire des musulmans d'Espagne de 711 à 1110,
Leyde, 1861.
M LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
rapports sociaux. Rien ne distinguait un Arabe d'un
autre Arabe. — La fortune ne constituait pas un titre
à leurs yeux, mais elle imposait l'obligation de donner.
« Mépriser l'argent et vivre au jour le jour du butin
conquis par sa valeur, après avoir répandu son patri-
moine en bienfaits, — tel est l'idéal du chevalier (i). »
Et d'ailleurs dans la vie des nomades tout est exposé à
quelques coups de main heureux ; aussi doit-on pren-
dre à la lettre cette sentence qui revient souvent dans
les épîtres des poètes besogneux : a La richesse vient
le matin et s'en va le soir (2) ».
La naissance non plus ne constituait pas à elle seule
un titre et ne conférait aucun privilège. Que pouvait en
effet peser et de quelle utilité pouvait être une illustre
filiation, à l'heure du danger, « lors d'une de ces atta-
ques qui mettent aux écoutes les chiens inquiets et font
paraître au grand jour ce que chacun a dans le cœur
de force et de courage (3) » ? Force et courage, voilà
bien qui comptait pour ces guerriers toujours sur le
qui-vive. Mais il faut remarquer que chez les musul-
mans sédentaires pas plus que chez les nomades, il n'y
eut jamais de véritable aristocratie, une noblesse établie
et étiquetée. Principes égalitaires d'une part, polygamie
d'autre part, deux raisons qui empêchèrent l'établisse-
ment d'une aristocratie comme chez la plupart des peu-
ples chrétiens (4). Ainsi le prestige de la naissance en
(i) Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes avant l'is-
lamisme. Paris, 18/17, *• H» PP- 555 et 611.
(2) H a te m de ïaye.
(S; El Khansa.
Ci) V. Garcin de Tassy : « Noms propres et titres musulmans »,
article paru dans la Journal Asiatique, mai-juin i854, p. £22.
LA NOBLESSE ET LE CULTE DES AÏEUX 45
Orient est de peu de portée. Ce n'est pas que le peuple
ne vénère pas la mémoire des grands hommes et qu'un
peu de cette vénération ne rejaillisse en estime et en
affection sur leurs descendants — mais cette estime et
cette affection constituent un prêt que le bénéficiaire
doit rendre en actions louables et méritoires. « Celui
qui doit à sa naissance de la noblesse et une haute
illustration, dit Abou Hassan ben Yehia, se gardera
bien de s'en faire un marchepied pour se relâcher dans
la pratique des actes qui conviennent à son rang et
renier pour ainsi dire ses ancêtres. La plus noble des
naissances semble être le plus propre de la plus noble
des existences, ceite dernière étant la plus estimée,
puisque la noblesse appelle la noblesse, comme la
beauté appelle la beauté (i)... »
Nous dirions plus simplement : Bon sang ne peut
mentir. Et c'est bien là l'idée première de la véritable
aristocratie en Europe, et principalement en France.
Comme l'ont très bien relevé MM. Duvernoy et Har-
mand, dans le Tournoi de Chauvency en 1285 (2), « la
noblesse d'origine doit se marquer dans l'esprit même
et même dans l'attitude du Seigneur; car l'excellence
des qualités du cœur produit la gentillesse, la race
donne la noblesse, et la hauteur des sentiments (nous
dirions l'élan vers l'idéal) se lègue de père en fds. Ces
vertus se complètent l'une l'autre, tiennent intimement
l'une à l'autre, forment un tout indissoluble ». Mais
écoutez plutôt nos poètes :
(1) Maçoudi, t. III, p. 112.
(2) H. Duveruoy et Harmand, Tournoi de Chauvency en 1285,
Paris, 1905, p. 4a.
46 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Nous surélevons ce qu'ont bâti pour nous nos pères
vaillants, de gloire et de bienfaits...
Si mes aïeux sont un drapeau dans l'histoire, je suis
moi-même un drapeau dans le drapeau.
(Abou el Garah el Bakri.)
Non par les miens je suis honoré, mais par moi ils le
sont !
Je me glorifie de mes œuvres, et non de mes pères,
Quoiqu'ils fussent la gloire de tous les Arabes ;
Mes pères furent la provision du délinquant et les
protecteurs de l'opprimé.
(Al Motannaby.)
Tels sont mes aïeux — parle-nous un peu des tiens,
ô Garir !
(Farazdak.)
Nous avons atteint par la gloire et par les aïeux la
voûte céleste.
Et nous voulons nous élever encore par plus de gloire
et plus de lustre.
(El Nabigah El Gody)
Amar ben El Tofail, seigneur puissant appartenant
à une famille de longue date illustre, dira : « Pour
moi, quoique je sois le fils du plus intrépide chevalier
d'Amir, quoique du sein de cette noble tribu ma gloire
sorte rayonnante et pure, cependant Amir ne m'a point
confié le commandement par droit de succession, Dieu
n'a pas voulu que je me glorifie de l'illustration de mes
pères et mères, mais je me consacre à la défense de ma
tribu, je ne crains que ce qui peut lui nuire, et je
LA NOBLESSE ET LE CULTE DES AÏEUX
*7
frappe ceux qui viennent l'attaquer au milieu de leurs
escadrons ! »
Du reste, dans les panégyriques des poètes on loue
plutôt les actes que la naissance, cette naissance fût-
elle la plus illustre. Ainsi, parlant du fils de Abd Ménaf,
héritier d'un grand nom, le poète, sans le louer d'être
le plus noble des nobles, se borne à dire :
u Amir est celui-là même qui a émietté le térid (pain
sur lequel on a versé du jus) pour ses compatriotes,,
alors que les habitants de la Mecque souffraient de la
disette. »
Donc point d'aristocratie de fortune, ni de naissance,
mais une aristocratie individuelle, personnelle, tempo-
raire, que confèrent la bravoure, l'éloquence et la géné-
rosité, et qui vient en complément de cette aristocratie
générale et glorieuse que confère le seul titre d'Arabe !
En France, « la croyance commune était que la
nation française descendait en masse des Francs, mais
les Francs d'où les faisait-on venir ? On les croyait issus
des compagnons d'Enée ou des autres fugitifs de Troie,
opinion étrange à laquelle le poème de Virgile avait
donné sa forme, mais qui dans le fond provenait d'une
autre source et se rattachait à des souvenirs confus du
temps où les tribus primitives de la race germanique
firent leur émigration d'Asie en Europe par les rives
du Pont Euxin. Du reste, il y avait sur ce point unani-
mité de sentiments : les clercs, les moines les plus
lettrés, ceux qui pouvaient lire Grégoire de Tours et les
livres des Anciens, partageaient l'opinion populaire et
vénéraient comme fondateur et premier roi de la nation
française « Francion, fils d'Hector » (i).
(i) Augustin Thierry, Récits des Temps Mérovingiens, p. 17.
48 LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Les Arabes, eux, ne se seraient pas contentés d'une
filiation non seulement fabuleuse, mais qui leur aurait
paru d'une illustration relative et quelque peu récente...
Ils se disaient issus d'ismaël, fils du patriarche Abraham,
l'ami de Dieu, et cette origine lointaine ils l'établis-
saient par des preuves irrécusables et peut-on dire
scientifiques, car leurs généalogistes étaient des savants
et la généalogie fut longtemps chez eux la science par
excellence. Étant tous issus d'ismaël, les Arabes se con-
sidérèrent et se déclarèrent, à juste titre, le plus noble
de tous les peuples. Ils formaient une démocratie
noble. Tout le monde est noble en Arabie. Chaque
tribu a sa généalogie, ses dictons, ses journées glo-
rieuses, ses poêles, ses guerriers illustres. Mais telle
tribu était considérée plus noble que telle autre parce
qu'en remontant les degrés ataviques elle était la plus
proche de la source, la plus directement issue de l'au-
teur commun, Ismaël ou Kahtan. Et c'était bien là
l'orgueil de la race, orgueil collectif qui embrassait non
une famille, mais toute une tribu. On était plus lier de
sa tribu que de sa famille. Les gloires de chaque
famille formaient comme un apanage qui faisait retour
à la masse, qui venait enrichir et embellir de génération
en génération le trésor commun de hauts faits et de
vertus. La tribu était la « maison-mère » de laquelle se
réclamaient et se glorifiaient également tous les hommes
de la même tribu, les plus humbles comme les plus
illustres.
Rien ne peut donner une idée de rattachement, de
l'affection, du dévouement, du culte qui liait l'Arabe à
sa tribu — attachement inébranlable, affection absolue,
dévouement inconscient et sans borne, culte sacré,
LA NOBLESSE ET LE CULTE DES AÏEUX 49
sentiment plus fort que le patriotisme, passion plus
frénétique et plus fanatique que le sentiment religieux,
mobile de tous les crimes, de toutes les guerres, de
toutes les vertus des Arabes ! Pour sa tribu, l'Arabe est
toujours prêt à tous les sacrifices ; sans hésiter, sans
réfléchir, il risquera à chaque instant sa vie dans des
entreprises hasardeuses et folles qu'il croit utiles à l'in-
térêt, à la prospérité, à la gloire, à l'honneur de sa
communauté !
« Honore ta tribu, dit le Kalife Ali ben Abi Taleb,
elle est l'aile qui t'élève ; par elle tu peux te grandir et
dominer. Tes concitoyens sont un bouclier contre l'ad-
versité. Honore les hommes nobles, visite les malades,
secours les infortunés, partage avec tous tes joies et tes
peines. » « Aimez votre tribu, a dit un poète, car vous
êtes attachés à elle par des liens plus forts que ceux qui
existent entre l'homme et la femme (1). » Et tous ils
s'aimaient en aimant leur petite pairie, ils s'entr'ai-
daient, ils ressentaient en commun les peines et les
joies de chacun d'eux, célébrant à l'envi les mérites de
l'un, secourant les infortunes de l'autre, vengeant tous
l'affront essuyé par le plus humble d'entre eux. Ils
constituaient une sorte de confrérie agissante d'où
tout sentiment mesquin était banni et où se cultivaient
et s'épanouissaient les plus belles fleurs de solidarité
et d'amour. Ils formaient effectivement une même
famille ; les hommes de même âge se donnaient le nom
de cousin. « 0 fils de mon oncle », s'interpellaient-ils
affectueusement; aux jeunes filles on disait avec cour-
toisie « ma sœur » ou encore « ma cousine » ; on
(1) Mobarrad, p. a83, cité par Dozy.
5o LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
saluait respectueusement les vieillards, en les appelant
« mon oncle » ou « mon père (i) ». Et dans cette com-
munauté qui mettait en pratique, d'une façon limitée
mais absolue, la parole du Christ : « Aimez-vous les
uns les autres », tous travaillaient pour le bien de tous
et de chacun. La tribu était une sorte de ruche de
gloire dans laquelle chacun avait sa tâche définie : le
poète chantait les exploits et les hauts faits des siens,
les généalogistes conservaient dans leurs mémoires et
propageaient la mémoire des anciens, les artisans fabri-
quaient des étoffes ou des armes qu'ils s'ingéniaient à
rendre les plus belles ou les plus invincibles, les fem-
mes formaient les hommes, et les hommes surpassaient
les lions en force et en courage !
Et dans cette aristocratie collective de la tribu, une
autre aristocratie, celle des familles, se dressait.
« Avant l'Islam, dit Ibn Khaldoun dans ses Prolégomè-
nes, p. xvi, on considérait comme noble celui qui était
chef de sa tribu et dont le père, l'aïeul et le bisaïeul
avaient rempli successivement le môme emploi. « Un
Hadith dira : « 0 peuple ! Dieu vous a ôté l'arrogance
des temps païens et l'ancien orgueil de lignage, l'Arabe
n'a de supériorité sur le barbare qu'en raison de sa
crainte de Dieu; vous êtes tous les enfants d'Adam, et
Adam lui-même a été créé de la boue. »
(i) « La conquête des provinces méridionales et orientales de la
Gaule par les Visigoths et les Burgondes fut loin d'être aussi vio-
lente que celle du nord par les Francs... Cantonnés militaire-
ment dans une grande maison, pouvant y jouer le rôle de maî-
tres, ils faisaient ce qu'ils voyaient faire aux clients romains de
leur noble hôte et se réunissaient de grand matin pour aller le
saluer par des noms de « père » ou d' « oncle », titre de respect
fort usité alors dans l'idiome des Germains. » (Augustin Thierry,
Lettres sur l'Histoire de France, p. 81.)
LA NOBLESSE ET LE CULTE DES AÏEUX 5i
Avec l'Islam on considéra la noblesse à un point de
vue strictement religieux : « Le plus noble d'entre vous
aux yeux du Seigneur est celui qui le craint le
plus(i) n, et un Hadith du Prophète rapportera : a Les
plus nobles de mon peuple sont les porteurs de mon
Koran et ceux qui passent la nuit dans la prière. »
Et dès lors on considéra comme seuls nobles les des-
cendants du prophète, de ses compagnons ou des pre-
miers adeptes de la religion : la loi divine conférant la
plus illustre des noblesses.
Enfin, dans l'éclat de l'illustration familiale brillait et
rayonnait « l'aristocratie, ou la domination du meil-
leur, le mérite personnel et individuel ». La race était
noble et pure, on était Arabe et d'une tribu glorieuse,
on appartenait à une famille depuis longtemps illustre,
cela ne suffisait pas. Chaque homme devait à son tour,
par ses seules vertus, acquérir et conquérir la considé-
ration, le respect, l'affection et l'admiration des siens.
Il fallait se distinguer par sa sagesse, sa générosité, sa
bravoure, son éloquence, par la protection accordée
aux femmes et aux faibles, par le respect du client, par
le culte de l'hospitalité. Il fallait dans l'arène des vertus
arabes se placer bon premier et mériter la plus belle
épithèle, le surnom glorieux c Al Kamel », le Parfait.
Théorie pleine de grandeur et de philosophie sociale
qui purifie, embellit, ennoblit l'homme tout entier,
corps et âme ! L'homme le plus illustre et le plus digne
d'être illustré était celui qui accomplissait les plus
grandes choses, les plus généreuses, les plus héroïque-
ment utiles. Il était l'homme Parfait, aristocrate dans
(i) Coran, Sourate XLIX, verset i3.
5a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
toute l'acception du mot, il était la quintessence du
bien, le meilleur. Tout ce qui l'entourait devait être du
meilleur. La lente qui l'abritait était la plus spacieuse,
la plus accueillante, la plus riche en étoffes et en objets
précieux ; ses chevaux étaient les plus nobles, les plus
patients à la peine, les plus vites à la course ; ses armes
étaient les plus belles et sa bravoure devait les faire
briller d'un éclat toujours nouveau. Voilà comment les
Arabes concevaient la noblesse.
D'ailleurs, quand plusieurs tribus s'alliaient pour
faire la guerre, elles plaçaient à leur tête un seul chef,
qui, la guerre finie, n'avait plus aucun droit de pré-
séance sur les autres chefs ses égaux. Habituellement
on donnait le commandement suprême à celui d'entre
les chefs que le sort désignait, jeune ou vieux, mais il
arrivait aussi qu'on confiait la conduite de la guerre à
celui qui, de l'aveu de tous, était le plus illustre par la
naissance et par le courage : c'est ainsi que Harb ben
Omayat fut désigné par voie d'élection pour comman-
der toutes les tribus de Korayche dans les guerres de
Fidjar.
On comprend, dès lors, le prix qu'ils attachaientaux
souvenirs de leurs filiations et qu'ils aient fait de la
généalogie une science véritable. Ils se plaisaient tou-
jours et en tous lieux, sur le champ de bataille comme
dans leurs réunions pacifiques, à citer leurs filiations,
les prouesses et les exploits de leurs pères. C'était là le
thème ordinaire de leurs discussions, leur passe-temps
favori, le sujet et l'objet de leur orgueil et de leur
jactance. Pas une poésie anté-islamique qui ne con-
tienne des vers pompeux et fiers qui chantent la gloire
des ancêtres. Les Moallakats, les poésies d'El Samaoual,
LA NOBLESSE ET LE CULTE DES AÏEUX 53
de Chanfara..., tontes résonnent de noms illustres,
toutes claironnent les hauts faits de la tribu, et souvent
par le menu. Ecoutez Ibn Kolthoum :
« Nous avons recueilli l'héritage d'honneur que nous
ont laissé Alcama fils de Sayf, qui a conquis pour nous
les forteresses de la gloire; MohalhiU et Zohayr plus
grand encore que Mohalhil, quels trésors ils avaient
amassés ! Attâb, Collhoum, tous ces héros, nous ont
transmis leur noble succession. Dhoul l'Boura aussi
nous a légué la sienne, Dhoul l'Boura dont sans doute on
t'a conté les hauts jaits, ce généreux guerrier dont la
valeur nous aidait à protéger les faibles et était pour
nous-mêmes une puissante protectrice.
Cest du sein de notre famille qu'avant lui était sorti
Kolayb, qui a rendu son nom si célèbre. Quel est donc le
genre d'illustration que nous ne possédions pas?
Tous les noms illustres, tous les faits d'importance
étaient confiés à la mémoire des hommes. Dans ces
temps de simplicité, la tradition était considérée comme
la seule science exacte. Il n'y avait pas d'archives, et
l'écriture existât-elle, que le nomade s'en serait passé;
la mémoire était bonne, les grimoires eussent été
encombrants. D'ailleurs, pour se rendre compte de la
place que tenait et que tint pendant longtemps la généa-
logie en Orient, ouvrez n'importe quel livre d'histoire,
de philosophie, d'amour ou de théologie, vous trouve-
rez pour chaque fait avancé, pour chaque propos cité,
une liste fastidieuse de noms : « Ceci nous a été rapporté
par tel, fils de tel, fils de tel, etc. » Car tel était le culte
des Arabes pour les généalogies qu'à l'occasion d'un
54 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
événement, ou s'agissant d'un personnage, ils remon-
taient le cours des âges et de grand-père à grand-père
arrivaient à Adam, le père du genre humain.
Les généalogistes sont des imposteurs, proclama le
Prophète, et il autorisa les recherches généalogiques
jusqu'à « Adnane seulement, avec défense de les pous-
ser plus loin »... Or Adnane est le 8e ou 9e descendant
d'Ismaël fils d'Abraham ! Cependant de pieux musul-
mans, négligeant la prescription du prophète, conti-
nuent à se réclamer de quelque ascendant d' Adnane, car
ils restent convaincus que leurs prétentions sont fondées
sur des preuves irrécusables. C'est ainsi qu'Aboul Fath
El. Ascandarani, écrivain réputé de la première moitié
du IXe siècle de l'Hégire, commence une vaste encyclo-
pédie sur les animaux (en 61 volumes) en nous don-
nant la liste respectable de ses aïeux, liste qui aboutit à
Adam !
Ces kyrielles de noms propres qui tiennent tant de
place dans les ouvrages arabes, cette magnificence
patronymique dont on ne trouverait nulle part le pen-
dant, paraît à distance ennuyeuse et vaine. Cependant
la science héraldique constituait, avec la poésie et l'art
oratoire, le principal aliment spirituel des Arabes. Elle
fournissait matière à énigmes, à subtilités, à romans
d'amour! — Sur quelques indications on arrivait à
reconstituer « les descendances des familles, les filia-
tions qui les liaient à telle souche de tribus, à telle
tribu, à telle branche de tribu, à telle famille, à telle
branche de famille, à telle illustration ». Un exemple
suffit. Voici comment le prince des croyants El. May-
moun, fils de Haroun el Rachid, prit pour épouse une
jeune paysanne. Partout il est arrivé à des rois d'é-
LA NOBLESSE ET LE CULTE DES AÏEUX 55
pouser des bergères, mais l'héroïne de notre histoire
n'était pas que belle et bergère. Elle captiva le Kalife
par ses beaux yeux et surtout par sa science des généa-
logies.
« Un jour, à la chasse, le Kalife El Maymoun, lais-
sant loin derrière lui son escorte, arrive seul près d'une
petite rivière qui se détache de l'Euphrate. Il aperçoit
une jeune fille qui remontait la berge, une outre d'eau
sur l'épaule. Le prince arrête son cheval pour examiner
à loisir la taille élancée, la gorge magnifique, les gestes
gracieux, la beauté radieuse de la belle enfant, — mais
au même moment, l'outre tombe et l'eau se répand ; —
le Kalife s'avance :
— Jeune enfant, dit-il, de quelle tribu es-tu?
— Je suis de la tribu des Béni Kelab (i).
— Hé quoi! dit le Kalife jouant sur les mots, tu
appartiendrais, jeune fille, à la tribu des chiens?
— Je ne suis pas de la tribu des chiens, répliqua
vivement la jeune fille. J'appartiens à une tribu où l'on
sait être généreux et sans reproche, où l'on sait donner
magnifique hospitalité, et grands coups de lances et
d'épées... mais toi qui te montres si arrogant, d'où
es-tu? et de quelle lignée ?
— Je suis des Moudharides, répondit le Kalife.
— De quelle tribu des Moudharides ?
(i) On demandait à Aboul Dakiss el Kiliby : « Pourquoi don-
nez-vous à vos esclaves de jolis noms tels que Sourour, Gawhar,
Morgan (plaisir, joyau, corail), et à vos fils les noms les plus détes-
tables tels que : Kalb, Kolayb, Mararah (chien, petit chien, amer-
tume) ? » Il répondit : « Nos esclaves nous sont réservés, tandis
que nos fils sont réservés à nos ennemis », — c'est-à-dire : nous
profitons des jolis noms de nos esclaves, et nos ennemis pâtissent
des noms de nos fils.
56 LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
— De ceux qui sont les plus illustres d'origine, les
plus grands par leurs aïeux, les plus excellents de
paternité et de maternité, de ceux que tous les Moud-
harides honorent.
— Tu es donc des Béni Kinânah, mais de quelle
branche des Kinanides es-tu?
— Des plus nobles de sang, des plus glorieux d'o-
rigine, de ceux-là qui ont la main la plus prodigue en
bienfaits, de ceux-là que tous les Kinanides révèrent et
craignent.
— Alors tu es des Béni-Koreych ?
— En effet, je suis Koreychide?
— De quel rameau des Koreychides ?
— Des plus brillants de renom, des plus élevés en
gloire, de ceux que tous les Koreychides respectent et
redoutent !
— Par Dieu, conclut la jeune fille, tu descends de
Hâchem, le bisaïeul de notre Prophète, mais de quelle
famille des Beni-Hâchem descends-tu?
— De ceux qui sont les plus haut placés, qui sont l'é-
clat et l'honneur de la tribu, qui sont de ceux que tous
les Hâchemides craignent, honorent et révèrent.
« Alors la jeune fille se prosterna, baisa la terre et
dit : « Je te salue, ô prince des croyants ! Je te salue,
ô vicaire du Seigneur, maître du monde. »
« Al Maïmoun, flatté et ravi, releva la jeune fille. Elle
lui parut riche de savoir et de beauté. Par Dieu, pensa-
t-il, je veux pour épouse cette adorable enfant, voilà le
plus précieux des biens que je puisse rencontrer. Et,
son escorte l'ayant rejoint, il fit venir auprès de lui le
père de la belle et sur-le-champ lui demanda la main
de sa fille. . . Elle fut mère d'Abbas, fils d'El Maïmoun. . . »
LA NOBLESSE ET LE CULTE DES AÏEUX 57
Plus souvent qu'à des mariages romanesques, le&
questions de généalogie donnaient naissance à des riva-
lités, à des défis, à des joutes oratoires, entre tribus et
particuliers. Les « luttes de noblesse » entre le Yémen
et Madar, entre les Oss et les Kozrag, entre Fazzarat et
les Béni Hillal, sont restées célèbres, chacune des tri-
bus rivales se prétendant plus glorieuse que sa concur-
rente de par son origine plus reculée et de par le con-
tingent plus imposant des hommes illustres qu'elle
avait fournis au cours de son histoire.
De même, la tradition nous a conservé le récit coloré
des polémiques dites a Mounafarah » ou « disputes de
lignées » qui se sont élevées pendant la Djahilieh entre
personnages de grande noblesse — telles les Mounafa-
rahs d'Amr ben Toufayl ben Malek et d'Alcama ben
Alaça ben Auf; celles de Garir el Bagly et de Khaled
el Ralby; celles de Hachem ben AbdManafetd'Omayat
ben Abdil Shamss... La procédure des Mounafarahs
était des plus simples ; les deux concurrents s'étant
défiés convenaient de l'enjeu et du choix d'un arbitre.
L'arbitre était à l'ordinaire quelque sage réputé par son
esprit de justice et sa science des généalogies. L'enjeu
consistait le plus souvent en un troupeau de cent cha-
meaux que le gagnant distribuait généreusement entre
les gens de sa tribu. Une ibis en présence de l'arbitre,
chacune des deux parties proclamait la gloire et les
hauts faits de ses ancêtres et célébrait à l'envi ses pro-
pres mérites. « Mon père est Mâbad dit Zorarah, et ma
mère est Maazah ; dix de mes oncles paternels et dix de
mes oncles maternels ont eu l'honneur de commander
la tribu. Mon grand-père a donné asile à trois rois qui
se combattaient, et il a pu les protéger efficacement
58 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
tous les trois. Voici enfin l'arc, l'arc que mon oncle
avait déposé entre les mains du roi des Perses, comme
gage à l'accomplissement d'un engagement fourni par
tous les Arabes (i). »
« Quant à moi, je compte dix fils braves et généreux ;
je partage mes biens avec les moins fortunés, je pro-
tège l'orphelin, les femmes et les opprimés ; au jour du
combat ma vaillance n'a d'égale que ma clémence... »
Ayant écouté et réfléchi, l'arbitre proclamait le nom
du vainqueur — celui qu'il avait jugé le plus « noble »
de par ses aïeux et ses vertus.
Après ce que nous avons dit de l'importance excep-
tionnelle qu'attachaient les Arabes aux généalogies, il
convient de nous demander si les Arabes connurent la
science héraldique moderne et si c'est bien à eux que
l'Europe doit l'adoption et la pratique des armoiries,
comme l'ont avancé et soutenu certains auteurs. Ses
Recherches sur l'origine du blason ont conduit M. Adal-
bert de Beaumont aux conclusions suivantes :
i° Les Armoiries ne commencent en France
qu'après la première croisade sous le règne de
Louis VII et de Philippe-Auguste.
2° C'est à l'imitation des Arabes et des Persans
que la Chevalerie, les tournois, les blasons
ont été adoptés en Europe (2).
Lavisse et Rambaud, dans leur Histoire générale (3),
passant en revue les résultats pratiques des Croisades,
(1) Mounafarah de Ben Zarah et de Khaled ben Malek v. p.
(>) P. 137.
(3) T. II, p. 346 et 67
LA NOBLESSE ET LE CULTE DES AÏEUX 59
notent que, « pour se reconnaître dans la foule énorme
des guerriers, les chevaliers ont eu besoin de prendre
des signes distinctifs ; ils avaient déjà l'habitude de
faire peindre un ornement sur leurs boucliers. Pendant
les Croisades l'ornement est devenu une marque de
famille qui désormais n'a pas changé. Ainsi s'est formé
le système des armoiries qu'on a plus tard appelé le
blason. Il est né en Orient, comme le prouvent les
noms orientaux dont il est fait usage, gueules (rouge
est un mot arabe) de gui, rose (i), azur, bleu, un mot
persan, sinople, vert, un mot grec, les pièces d'or
s'appellent bezants, la croix du blason est une croix
grecque, etc.. »
Nous ne prétendons pas discuter ici l'âge des armoi-
ries ni rechercher leur lieu d'origine, mais, de même
que « les Chevaliers pour se reconnaître dans la foule
énorme des guerriers ont eu besoin de signes distinc-
tifs », de même les Arabes pour se reconnaître de
tribus à tribus durent recourir à des emblèmes et à des
signes distinctifs. Chaque tribu avait son drapeau,
qu'elle conserva et qu'elle continua d'arborer, même
après l'unification de toutes les tribus par l'Islam,
Mieux, en temps de paix les Arabes avaient des
pavillons particuliers, qu'ils arboraient à la porte de
leurs demeures pour qu'elles fussent de loin reconnues.
Et comme ils tiraient vanité de la couleur jaune,
emblème des rois du Yemen, et plus tard de la couleur
rouge, emblème des gens du Hedjaz, nul doute qu'ils
n'aient imaginé des signes spéciaux pour se reconnaître
dans ces séries de pavillons jaunes et rouges qu'ils
(i) Gai est un mot persan et non arabe.
6o LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
s'étaient empressés d'adopter à l'envi. Quoi qu'il en
soit, de fortes présomptions, à défaut de preuves, per-
mettent de supposer que c'est bien aux Arabes que
l'Europe a emprunté l'idée du blason et la poésie des
armoiries.
Et lorsque les Chevaliers de France ou d'Angleterre,
arborant pour gonfalon des manches de dentelle, s'ef-
forçaient dans les tournois de faire triompher les cou-
leurs de leur dame, se doutaient-ils qu'ils ne faisaient
que suivre l'exemple du Prophète lui-même? L'histoire
nous apprend, en effet, que Mahomet avait donné pour
drapeau, à ses armées en guerre, une pièce de soie
ayant appartenu à sa femme Aïcha. Ce drapeau de
couleur noire (i) était appelé Al Okab (l'Orfraie) et
confié à la garde d'Ali ben Abi Taleb, l'épée de Dieu.
(i) Les drapeaux abassides étaient également noirs ; blancs
ceux des Ommyades ; verts ceux des Fatimites. Le drapeau du
nouveau royaume du Hédjaz réunit ces trois couleurs (noir, blanc
et vert) disposées horizontalement sur une bande verticale rouge
foncée (le rouge foncé étant la couleur du pavillon des Chérifs
hachimites de la Mecque).
LE CULTE DE LA FEMME
I. — DE L'AMOUR
On ne peut célébrer le printemps sans chanter les
fleurs, et l'on ne saurait traiter dignement de la femme
sans parler de l'Amour. La femme est le levier gracieux
et puissant du progrès — l'amour est son point d'ap-
pui. L'amour est l'auxiliaire, l'inspirateur des senti-
ments héroïques, il est le mobile de la gloire, le créa-
teur enthousiaste et fécond des nobles pensées et des
actions les plus généreuses. À mesure qu'il s'épure et
s'idéalise, il se transforme en un véritable culte, en
une religion sainte dont la femme est la divinité bien-
faisante. Plus haut un peuple place la femme, plus
haut il se place lui-même ; plus il l'élève, plus il
s'élève; et par la situation sociale de la femme dans les
différents milieux de la société humaine, on peut juger
du degré de civilisation auquel ont atteint les individus
et les États.
A l'époque de la Chevalerie, l'amour se distingue
profondément et essentiellement de ce qu'il fut à Rome
et en Grèce, en ceci, que, de naïf et de naturel qu'il
était, il devint respectueux, exempt de sensualité. L'an-
tique simplicité des sentiments fait place à une sorte
6a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
d'exaltation mystique qui engendre des scrupules et
des combats, des douleurs sans motifs — du vague à
l'àme, comme nous dirions aujourd'hui. La passion
d'aimer devient un culte. Peu importe que l'objet du
culte soit un être réel ou imaginaire, la doctrine est
d'aimer. Aimer est une vertu, la source de toutes les
vertus, et à cet égard tous les chevaliers furent ver-
tueux, car ils aimèrent ou du moins étaient-ils convain-
cus qu'ils aimaient. Ainsi l'amour devint un système
d'éducation. Il fut reconnu comme le principe de toute
activité, de tout mérite moral et de toute gloire. « L'a-
mour, dit Raimbaud de Vaquieras, améliore les meil-
leurs et peut donner de la valeur aux plus mauvais.
D'un lâche il peut faire un brave, d'un grossier un
homme gracieux et courtois ; il fait monter maint
pauvre en puissance. Puis donc que l'amour a tant de
vertus, j'aimerais volontiers moi, si envieux de mérite
et d'honneur, j'aimerais si j'étais aimé. » On trouve
cette même pensée dans un auteur arabe : « La moin-
dre de ses vertus, dit-il en parlant de l'amour, est de
faire germer et de développer en nous la générosité, le
courage, les bonnes manières et la grandeur d'âme, en
ce sens que l'ambition de l'amant est de complaire à sa
bien-aimée en se parant de sentiments nobles et loua-
bles (i). »
Les bienfaits de l'amour devinrent au Moyen-Age un
article de foi indiscutable, et l'amour fut élevé à la
hauteur d'une véritable institution sociale et quasi
religieuse. Il eut ses emblèmes, son code, ses tribu-
naux, ses prêtres et ses martyrs. Les femmes adres-
(i) Diwan al Sababah.
LE CULTE DE LA FEMME 63
saient au Chevalier de leur choix des manches longues
et larges qui lui servaient de gonfalon dans les tour-
nois, des tresses blondes, des gants et des dentelles,
des cordons brodés où se lisaient de charmantes devi-
ses. Maître André, chapelain du roi de France, réunis-
sait vers Tan 1 170 les lois si instables de l'amour, et du
XIIe au XIVe siècle fonctionnèrent les « cours d'amour »
composées des dames les plus illustres de leur temps
par la naissance et le savoir et qui rendaient de doctes
et gracieux arrêts sur des questions de courtoisie et sur
les litiges amoureux qui étaient soumis à leur haute
sagesse. Les thuriféraires du verbe, trouvères et trouba-
dours, chantaient le bel enfant Cupidon et les illus-
tres amours, et plus d'un amant périssait de mort vio-
lente ou se laissait mourir de langueur, pour la dame
de son cœur et de ses rêves.
Mais quelle est donc l'origine de ce bel amour ? Sous
quelle influence l'amour antique cesse-t-il d'être un
principe de mal, un obstacle au bien, pour devenir la
source de l'honneur, la marque des élus, l'inspirateur
des grandes choses? Des voix nombreuses et puissan-
tes répondent en chœur : « Du christianisme et des
mœurs germaniques est né l'amour chevaleresque. »
Il est vrai que le christianisme a prêché et propagé
dans le monde l'union de l'amour et de la pureté que
l'antiquité ne connaissait pas (1). Il est vrai que le
christianisme a inspiré aux rudes guerriers du Moyen-
Age des sentiments plus humains, plus nobles et plus
délicats, et que le culte de la Vierge Marie a contribué
(1) Voir J.-J. Ampère, Mélanges d'histoire littéraire et de littérature,
t. I, p. 227.
U LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
puissamment à rehausser la condition de la femme.
Mais la religion, pas plus que l'Église, ne pouvait
exercer d'influence sur les mœurs nouvelles de cour-
toisie et de galanterie, si peu d'accord, par les dangers
aimables qu'elles font courir, avec la pureté chrétienne.
Est-il besoin de citer l'Ecclésiaste, les apostrophes
véhémentes et fulgurantes des Saints Pères (i), les écrits
monastiques du XIIe siècle qui la comparent au Diable
et vont jusqu'à plaider la cause de son infériorité intel-
lectuelle et morale, pour prouver que la femme n'a
jamais été tenue en odeur de sainteté par l'Ancien ni
par le Nouveau Testament? Est-il besoin de rappeler
que les seigneurs de la première période du Moyen-Age,
tout chrétiens qu'ils étaient, n'avaient aucun égard ni
pour la femme, ni pour l'amour idéalisé? Mais n'est-il
pas suffisant et probant à lui seul ce fait, qu'à côté de
la Chevalerie religieuse instituée par le clergé pour le
maintien de la foi, il se soit dressé une Chevalerie libre,
mondaine, instituée comme la précédente dans un but
religieux et social, mais non par le clergé, indépendante
de lui et lui étant de bonne heure devenue odieuse et
(i) Saint Ambroise : « Adam a été perdu par Eve, et non Eve
par Adam. Celui que la femme a induit au péché, il est juste
qu'elle le reçoive comme souverain afin d'éviter qu'il ne tombe
de nouveau par la faiblesse féminine. »
Tertullien : « Femme, tu es la porte du diable ; c'est toi qui la
première as touché à l'arbre et déserté la loi de Dieu ; c'est toi qui
as persuadé celui que le diable n'osait attaquer en force ; c'est à
cause de toi que 1© Fils de Dieu même a dû mourir ! Tu devrais
toujours t'en aller en deuil et en haillons, offrant aux regards tes
yeux pleins de larmes de repentir, pour faire oublier que tu as
perdu le genre humain. »
Certain concile de Mâcon met en délibération si les femmes
ont une âme !
LE CULTE DE LA FEMME 65
hostile? « Ce fut de cette chevalerie spontanée, libre et
mondaine, que l'amour, la galanterie, le goût des
aventures, l'exaltation de l'honneur guerrier devinrent
l'âme et le mobile (i). »
Seraient-ce les mœurs germaniques qui auraient
donné naissance à l'amour chevaleresque? On a beau-
coup vanté la pureté des mœurs germaniques avant que
de les connaître parfaitement ; Tacite nous parle de
Velléda qui fut honorée à l'égal d'une déesse, et les
historiens à sa suite ont loué à l'envi le respect reli-
gieux dont les Germains entouraient leurs femmes.
Sans vouloir tirer avantage des derniers événements
qui ont mis à nu les mœurs germaniques, remarquons
seulement que ce ne sont pas les femmes en général
qu'honoraient les Germains, mais bien quelques privi-
légiées parmi elles, qui passaient pour être des organes
de la divinité : les prophétesses (2). D'ailleurs il n'y a
qu'à jeter un coup d'œil sur la société germaine, pour
se rendre compte que, reposant sur la force, tout ce qui
était faible ne pouvait y tenir qu'une petite place : « La
femme ne s'appartenait pas, dit Mignet, et elle ne dis-
posait de rien, parce qu'elle était à jamais privée de
cette force qui donnait seule la liberté et la propriété,
dans une société violente. L'enfant ne comptait pas
encore et le vieillard ne comptait plus, parce que l'un
n'avait pas encore cette force et que l'autre l'avait per-
due. Aussi étaient-ils occupés du service et des soins
de la maison (Tacite, XVI) et se trouvaient-ils placés
sous la tutelle de celui qui était fort, brave, oisif, dont
(1) Fauriel, Histoire de la poésie provençale, t. III, pp. 3ia et suiv.
(2) Voir S. Sismondi, De la littérature du Midi de la France, t. I,
p. 89.
5
66 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
le métier était de se battre, l'honneur de protéger et
d'être servi. La femme restait toujours sous un men-
dium perpétuel. C'était le tuteur qui touchait la com-
position due pour une femme outragée. Comme cette
tutelle était productive, la femme, fille ou veuve qui
était demandée en mariage, était achetée à celui sous le
mendium duquel elle se trouvait placée. Une tutelle
aussi prolongée et un achat pareil sont pour la femme
les signes incontestables d'une condition inférieure,
qu'expliquent à la fois sa faiblesse naturelle et la vio-
lence de l'état social auquel elle appartient (i). »
Plus tard, il est vrai, les Allemands connurent une
certaine courtoisie, « le respect pour les dame3, les
femmes des seigneurs, qui ressemble fort au respect
des domestiques pour la maîtresse, car il ne s'étend
pas aux simples femmes des dieustmannen (ministé-
riales); il s'adresse au rang, non au sexe (2) ».
Ce n'est pas ce respect domestique qui peut expli-
quer la transformation de l'amour antique en amour
chevaleresque. En vain chercherait-on, dans les mœurs
ou dans les fables des Germains, l'origine de l'amour
chevaleresque. « Ces peuples, quoiqu'ils respectassent
les femmes et qu'ils les admissent dans les conseils et
les cultes de leurs dieux, avaient pour elles plus d'é-
gards que de tendresses ; la galanterie leur était incon-
nue, et leurs mœurs braves, loyales mais rudes, lais-
saient peu prévoir un si sublime développement du
sentiment et de l'héroïsme ; leur imagination était
(1) Mignct, « Gomment l'ancienne Germanie est entrée dans la
Société civilisée de l'Europe Occidentale » (Mémoires de l'Académie
des Sciences morales et politiques, année i&4i, t. III, p. 79a).
(a) Lavisse, Histoire Générale, t. il, p. 67.
LE CULTE DE LA, FEMME 67
sombre ; les pouvoirs surnaturels auxquels la supersti-
tion les faisait croire, étaient tous malfaisants. Le plus
ancien poème de l'Allemagne, celui des Nibelangen,
dans la forme où nous l'avons aujourd'hui, est posté-
rieur aux premiers romans francs et peut avoir été
modifié par eux; cependant ses mœurs ne sont pas
celles de la Chevalerie : l'amour y a peu de part aux
actions, les guerriers y ont de tout autres intérêts et de
tout autres passions que celles de la galanterie; les
femmes paraissent peu, elles ne sont point l'objet d'un
culte, et les hommes ne sont point adoucis et civilisés
par leur union avec elles (1). »
Donc le christianisme ni les mœurs germaniques,
séparément ou unis — ont-ils jamais été unis ? —
n'expliquent nullement l'amour épuré du Moyen-Age.
S'il en était autrement, comment se fait-il que le chris-
tianisme n'ait pas eu la même influence dans toutes
les contrées qu'il a gouvernées et policées, et que l'a-
mour chaste ait fleuri dans des pays non chrétiens?
Comment se fait-il que dans l'intervalle qui s'écoule
entre la conquête germanique de la Gaule, au commen-
cement du Ve siècle, et l'aurore de la Chevalerie au
Moyen-Age, on ne voie aucune trace des sentiments gra-
cieux et courtois ?
Il est d'ailleurs établi que l'amour chevaleresque,
comme l'institution elle-même de la Chevalerie, appa-
rut tout d'abord, non pas en Germanie, ni dans le
nord de l'Europe, mais bien dans le Midi, en Pro-
vence; l'on ne peut nier, d'autre part, l'influence bien-
faisante de la civilisation arabe sur les sentiments et
(1) S. de Sismondi, op. cit., t. I, pp. a65 et suiv.
68 IA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
les mœurs du midi de la France et de l'Espagne, ni la
parenté, l'identité, peut-on dire, de l'amour chevaleres-
que et de l'amour arabe.
Il serait fastidieux de relever par le menu les points
de ressemblance qui unissent certains héros de romans
moyenâgeux, et certains personnages arabes réels ou
légendaires, de comparer par exemple l'amour d'Antar
pour Àbla à l'amour d'Amadis pour Orien, quand on
constate que, d'une façon générale, la délicatesse de
sentiments, l'enivrement d'amour, le culte de la femme,
qu'on trouve si gentiment exprimés dans la littérature
de tout le Midi, sont traduits, dirait-on, de l'arabe et
toujours coloriés d'une teinte orientale (i). Cette teinte
est visible sur quelques-uns des chants des troubadours
et sans doute fut communiquée à Dante, à Pétrarque et
à leur école (2).
Mais il est des analogies plus frappantes, sinon plus
caractéristiques : « Il n'y a peut-être rien de plus parti-
culier et de plus frappant dans l'histoire de la civilisa-
tion du midi de la France, que la combinaison, l'union
intime de la Chevalerie et de la poésie, de l'esprit poé-
tique et de l'esprit chevaleresque. Dès l'instant où
l'amour fut devenu un culte et ses chants des espèces
d'hymnes, le talent poétique devint le complément
presque obligé de la galanterie chevaleresque et par là
de la Chevalerie elle-même. Tout seigneur, grand ou
petit, eut besoin de savoir faire des vers et s'évertua à
en faire : quiconque n'en fit pas, fut du moins censé
aimer ceux d'aulrui (3). »
(1) Delécluse, Dante et la poésie amoureuse, p. 63 ; Ginguéné,
Histoire littéraire d'Italie, t. I, chap. v.
(3) Puymaigre, Les vieux auteurs Castillans, t. I, p. 3g.
(3) Fauriel, op. cit., t. I, p. 5ag.
LE CULTE DE LA FEMME 69
Particularité essentiellement arabe, car on peut
avancer, sans exagération, que tous les Arabes étaient
poètes aussi naturellement que Monsieur Jourdain était
prosateur. On chercherait vainement le nom d'un Che-
valier ou d'un guerrier arabe de quelque renom qui ne
fût pas poète et n'ait pas chanté ses amours. D'ailleurs
tous les poètes furent amoureux, tous tinrent à honneur
de célébrer en vers harmonieux leurs amours réelles ou
imaginaires.
Tous les troubadours aiment ou font semblant d'ai-
mer. Tous les poètes arabes, sans exception, aiment ou
font semblant d'aimer.
Les troubadours vont dans les cours et les châteaux»
et de même les poètes arabes vont porter leurs louan-
ges et la u primeur » de leurs chefs-d'œuvre au prince
et aux grands : chefs de tribus ou Kalife.
Les troubadours s'en allaient accompagnés de jon-
gleurs qui chantaient leurs vers. De même des Rawis,
élèves-poètes, accompagnaient le maître poète et chan-
taient ses vers.
Les jongleurs provençaux employaient pour s'ac-
compagner un violon à trois cordes, exactement pareil
à celui des Rawis andalous, exactement pareil à celui
des rapsodes égyptiens qui chantent encore les aventu-
res d'Antar ou d'Abou Zeid.
Les uns et les autres, poètes arabes et troubadours,
rawis et jongleurs, avaient des défis poétiques.
Enfin « le mystère et le secret étaient une des condi-
tions de cet amour chevaleresque et l'une de ses
difficultés. Autant un troubadour mettait de vanité à se
faire croire aimé d'une dame de haut rang, autant il
mettait de soin à cacher le nom de cette dame. Il ne la
7o LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
désignait jamais dans ses vers que par une espèce de
sobriquet poétique, dont elle savait seule la valeur et
l'intention et que chaque curieux interprétait à sa
manière (i) ». Ainsi Raimband de Vaquiéras célèbre
Béatrix, sœur de Boniface de Montferrat, sous le nom
de « Beau Chevalier ».
De même, chez les Arabes, « non seulement le poète
ne cite jamais le nom de sa belle, mais il emploie pour
la désigner le genre masculin : il dira : « l'aimé de
mon cœur », et non « l'aimée de mon cœur ». D'autres
fois il lui donnera un nom qui n'est pas le sien, mais
qui est devenu un nom pour ainsi dire classique, syno-
nyme d'amante : il l'appellera Leylah, Hind ou
Katame, en souvenir de ces illustres amoureuses.
Ainsi il n'effleurera pas, il ne caressera pas d'autres
lèvres que celles de son amant, le vrai, le joli nom de
l'aimée (2)... »
Ces rapprochements une fois constatés, disons un
mot de l'amour arabe.
Quoique sous tous les climats l'amour soit le même,
indéfinissable, insaisissable, intangible et sacré, les
Arabes se sont de tous temps appliqués à l'analyser, à
le définir, à l'examiner sous ses différents aspects, à
étudier ses premières manifestations, sa nature, ses
causes et ses effets. L'une de leur théories les plus
anciennes, empruntée du reste à Platon, est que Dieu,
en les créant, « a donné aux âmes une forme arrondie,
puis il les a divisées en parties égales et a placé chaque
(1) Fauriel, l. II, p. 23.
(a) Le Jardin des Fleurs, p. 91
LE CULTE DE LA FEMME 71
moitié dans deux corps différents. Lorsque l'un de ces
corps en rencontre un autre qui renferme la moitié de
l'âme dont il possède lui-même l'autre moitié, l'amour
naît fatalement entre eux, en vertu de l'unité primitive
de ces deux moitiés d'âme. Ainsi les âmes, substances
lumineuses et simples, descendent des hauteurs de
l'infini vers les corps, qu'elles viennent habiter ; elles se
recherchent les unes les autres, selon qu'elles étaient
plus ou moins voisines dans le monde immatériel (1) ».
Est-il rien de plus mystique et de plus divinement
céleste que cette course d'âmes à la recherche de l'âme
sœur? Et cela ne nous rappelle-t-il pas les beaux vers
d'Alfred de Musset ?
J'aime. Voilà le mot que la nature entière
Crie au vent qui l'emporte, à l'oiseau qui le soit :
Oh ! vous le murmurez dans vos sphères sacrées,
Étoiles du matin, ce mot triste et charmant!
La plus faible de vous, quand Dieu vous a créées,
A voulu traverser les plaines éthérées
Pour chercher le soleil, son immortel amant ;
Elle s'est élancée au sein des nuits profondes.
Mais une autre l'aimait elle-même, et les mondes
Se sont mis en voyage autour du firmament.
(Rolla, Chant V.)
Donnons maintenant quelques définitions de l'A-
mour, elles nous renseigneront mieux que de longues
dissertations sur les qualités de l'amour arabe : C'est,
a-t-on dit, « une force surnaturelle qui abîme le cœur
dans la contemplation des charmes de l'objet aimé » ;
(1) Maçoudi, op. cit., t. VI, pp. 379 et 38o.
72 LÀ TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
on bien : « Un sentiment tyrannique et souverain qu'en-
gendrent l'imagination et le désir » ; et encore : « Un
extrait de magie, une divine folie spéciale aux gens
d'esprit et aux cœurs délicats. » Que si cela ne vous
suffît point et si vous êtes avides de science amoureuse,
pénétrons ensemble chez le vizir de Haroun al Raschid,
le généreux Yehia ben Khalid, où des docteurs subtils
discutent fort à propos de l'amour.
u Vizir, dit Abou Malik, l'amour est un souffle
magique ; il est plus caché et plus incandescent que le
charbon ; il n'existe que par l'union de deux âmes et
le mélange de deux formes. Il pénètre et s'infuse dans
le cœur, comme l'eau des nuages dans les pores de la
terre, il règne sur toutes choses, soumet les intelligen-
ces et dompte les volontés. »
Tiicham, fils de Hakem, parla ensuite en ces termes :
a La destinée a placé l'amour comme un filet où ne
peuvent tomber que les cœurs sincères dans l'infor-
tune... l'amour naît de la beauté de la forme, de l'af-
finité et de la sympathie des âmes. Avec lui la mort
pénètre jusqu'aux entrailles et au fond du cœur ;
la langue la plus éloquente se glace; le roi devient
sujet, le maître devient esclave et s'humilie devant le
plus infime de ses serviteurs. »
Ibrahim, fils de Yassar, ayant pris la parole, dit :
« L'amour est plus subtil que le mirage, plus prompt
que le vin circulant dans les veines... Semblable à un
nuage, il se fond en pluie sur les cœurs; il y fait ger-
mer le trouble et fructifier la douleur... »
Ali, fils de Mansour, s'exprima ainsi :
a L'amour est un mal, léger au début, qui s'infiltre
dans l'âme et la façonne à son gré; il pénètre dans la
LE CULTE DE LA FEMME 73
pensée et l'envahit rapidement. Quiconque boit à sa
coupe ne se guérit pas de son ivresse, quiconque est
renversé par lui ne se relève plus. »
Ils furent treize à deviser de la sorte.
Ne pouvant pas rapporter tous leurs discours, je me
contenterai de noter quelques pensées :
« Celui qui aime est illuminé d'une flamme inté-
rieure ; tout son être resplendit ; ses qualités le placent
au-dessus des autres hommes. »
« Le propre d'une nature délicate est d'être capable
d'aimer. »
« L'amour n'est qu'une suite de visions qui appa-
raissent à l'homme, tantôt désespérées, tantôt conso-
lantes, et, par l'inquiétude qu'elles engendrent dans
son cœur, elles consument ses entrailles. »
« Il est la fleur de la jeunesse, le jardin de la généro-
sité, le charme de l'âme et son divertissement... Il se
combine avec le meilleur de la substance, avec les élé-
ments les plus purs. Il provoque l'attraction des
cœurs, la conformité des passions, la fusion des âmes,
le rapprochement des semblables, la pureté des senti-
ments et la sympathie (i) ».
Comme on est loin de la « petite convulsion » de
Marc-Aurèle, « du contact de deux épidermes et de
l'échange de deux fantaisies » !
Et nous n'avons pas cité nos poètes qui seuls peu-
vent refléter — même au travers du verre fumé qu'est
une traduction — la grâce, la délicatesse souveraine,
la tendresse émue, craintive et respectueuse, de l'a-
mour arabe. Nous n'avons conté l'histoire d'aucun de
(1) Maçoudi, t. VI, pp. 368 et suiv.
74 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
« nos martyrs d'amour » ; nous n'avons puisé dans
nos chroniques amoureuses ni légendes ni anecdo-
tes... Vous trouverez dans notre ouvrage, Le Jardin des
Fleurs, un choix de poésies amoureuses, et vous lirez ici,
résumées et réduites à la sécheresse d'un schéma, deux
histoires d'amour. Elles se présentent comme de pau-
vres fleurs ou des fruits brutalement arrachés à l'arbre
du Tendre. Elles n'ont plus le même parfum, ni le
même sourire qu'elles avaient entre les feuilles — mais
elles restent quand même fleurs et fruits de tendresse.
Puissiez-vous en l'état goûter toute leur saveur et puisse
leur charme discret vous pénétrer délicieusement.
KEYSS ET LEYLAH
Keyss était un bel adolescent, généreux, entrepre-
nant, à la fois guerrier et poète. Il aurait improvisé ses
premiers vers à l'âge de sept ans. Leylah était brune,
petite de taille, éloquente, a>ant sur la joue droite une
mouche de beauté. L'origine de leur amour est rappor-
tée comme suit :
Un jour, Keyss partit sur une chamelle agile pour
se promener dans la campagne, loin des habitations.
Il arriva bientôt près d'une source où de jeunes fem-
mes babillaient. Il les salua, leur parla avec une poli-
tesse exquise et une éloquence rare. Elles l'invitèrent à
s'asseoir au milieu d'elles — et parmi elles était Ley-
lah. Dès que son regard tomba sur elle, Keyss rougit,
pâlit, trembla et ne put contenir les battements de son
oœur. Pour prendre une contenance, il demanda :
« Avez-vous quelque chose à manger? » et Leylah
LE CULTE DE LA. FEMME 75
répondit : u Fils des hommes généreux, nous n'avons
rien. » Alors Keyss se leva, égorgea sa chamelle agile,
et, tandis que la viande cuisait, il occupait Leylah de
doux entretiens, discutant avec elle poètes et poésies.
Puis Leylah lui dit doucement : « Vois si la viande est
à point. » Alors Keyss approcha du feu qu'il avait
allumé, et, aveuglé par la passion, y plongea ses deux
mains... Il tomba évanoui. Leylah, en voulant lui por-
ter secours, découvrit son bras de lait, et elle coupa un
morceau de son voile pour lui bander les mains... Keyss
put ainsi contempler, dans l'extase du délire, le bras
potelé et la chevelure abondante et soyeuse de celle
qu'il aimait déjà jusqu'à la démence.
Et ce fou disait, parlant de son amour et de sa folie,
ces vers délicieux :
Ta présence me J ait oublier, chaque fois que je te ren-
contre,
De te confier ce qui est en moi.
Partout l'on dit : « Il est atteint d'un mal inguérissa-
ble!))
Le remède à ma folie, mon cœur le connaît, 6 Leylah, !
Mais ce remède fut refusé au pauvre énamouré.
Leylah fut mariée et Keyss dut quitter sa tribu. Il erra
dans le désert, confiant aux sources et aux oiseaux son
secret et sa peine, jusqu'au jour où, ayant blessé une
gazelle, il lui sembla reconnaître dans les yeux de la
gazelle le doux regard de Leylah. Alors il crut qu'il
avait blessé celle qu'il aimait et, de désespoir, il exhala
sa pauvre âme î
76 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
ORWAH BEN HOUZAM ET AFFRAT
Orwat, ayant perdu son père tout jeune, fut confié à
son oncle Hassr, qui l'éleva et prit soin de son éduca-
tion. Parvenu à l'âge d'homme, Orwat demanda la
main de sa cousine Afl'rat. Son oncle ne dit ni oui ni
non, mais l'envoya en Syrie faire commerce de bétail,
afin de lui constituer un douaire. Entre temps Açalah
ben Soayd, qui était fort riche et qui allait en pèleri-
nage à la Mecque, descendit chez Hassr. Par le plus
malin des hasards il aperçut Affrat. Elle lui plut. Il
demanda sa main, l'obtint, et renonça à visiter les lieux
saints...
Orwah, auquel par ailleurs la fortune avait souri,
revint enfin, le cœur gonflé d'amour et d'espérance...
Mais il eut tôt fait d'apprendre le triste événement.
Alors il tomba évanoui et on dut le porter auprès d'un
vieillard qui avait le don de chasser les esprits des pos-
sédés. Mais le vieillard ne put rien faire pour soulager
le pauvre Orwah, qu'il déclara amoureux. A ce propos
Orwah improvisa les vers suivants :
J'avais promis pour ma guérison large récompense
au savant docteur de ÏYamamâh : — Science impuis-
sante !
Et cependant il n'a ménagé aucune ressource de sa
science, aucune adjuration, aucune évocation; — il a
tout épuisé!
« Que le Bon Dieu te guérisse! me dit-il, nous le le
jurons, nous n'avons en main rien qui puisse alléger ce
qui oppresse ta poitrine. »
LE CULTE DE LA FEMME 77
Hélas ! Hélas ! il me semble qu'à mon cœur une blonde
perdrix soit suspendue par son aile frémissante, tant
mon cœur palpite et bondit d'amour !
Sur ces entrefaites, Açalah, le mari d'Affrat, ayant
appris le lieu de refuge d'Orwah, alla le quérir et l'in-
vita à descendre chez lui, pensant ainsi calmer sa
grande peine. Orwat, à peine arrivé devant la porte de
sa bien-aimée, tomba raide mort. On l'enterra, et Affrat,
ayant obtenu de son mari la permission d'aller pleurer
sur la tombe de son cousin, s'en fut, le plus naturelle-
ment du monde, mourir sur cette tombe... On l'enterra
auprès de son amant, et plus tard on vit croître sur
leur tombeau deux arbres qui, après s'être élevés, se
rejoignirent et poussèrent étroitement liés et intime-
ment enlacés.
Veut-on maintenant quelques faits divers, une tran-
che de la chronique mondaine du désert? Ouvrons le
livre d'Abi Mohammed Gaffar el Sarrag; le titre con-
tient à lui seul toute la chevalerie : « Massareh el
Ouchak — l'iVrène des Amants. »
Arwat ben Zohyr, après avoir entendu des récits d'a-
mour que lui contait un homme de la tribu des Béni
Azra, conclut : « En vérité je le déclare, gens de Béni
Azra, vous êtes de tous les hommes ceux qui ont le
cœur le plus sensible à l'amour. — Oui, par Dieu,
répondit l'autre, cela est vrai, et j'ai connu dans ma
tribu trente jeunes gens que la mort a enlevés et qui
n'avaient d'autre maladie que l'amour. »
78 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Sahl ben Saad raconte : Pendant que j'étais en Syrie,
un ami me proposa d'aller voir le poète Gamil, qui
était gravement malade. Je le trouvai prodiguant son
âme et prêt à la rendre à la mort. « Que penses-tu, ô
fils de Saad, me demanda-t-il en me fixant, que penses-
tu d'un homme qui, depuis cinquante ans qu'il vit,
n'a jamais commis d'adultère, n'a jamais bu de vin,
n'a jamais répandu le sang injustement, et qui a
témoigné qu'il n'y a de Dieu que Dieu et que Mahomet
est son serviteur et son Prophète? — Je pense, répon-
disse, que cet homme peut compter sur la clémence
de Dieu et qu'il sera sauvé. Mais cet homme quel
est-il? — C'est moi, répliqua Gamil. — Voilà, dis-je,
la chose la plus surprenante que j'aie jamais entendue.
N'es-tu donc pas ce Gamil qui depuis vingt ans chante
les charmes et les amours de Boçaynah? — Me voici,
répondit Gamil, au dernier des jours de ce monde et
au premier des jours de l'autre; je veux que Moham-
med n'intercède pas pour moi auprès du souverain
juge, si j'ai jamais porté la main sur Boçaynah pour
quelque chose de répréhensible et si j'ai jamais été
plus loin avec mon amante que de lui faire poser
la main sur mon cœur afin d'en apaiser les battements
et d'en soulager la peine (i). »
Sekina, fille d'El Hussein-benAli, dit un jour à
Ezzat : « Je voudrais te poser une question ; me répon-
dras-tu avec sincérité? — Certainement oui, répliqua
(O Voir V Amour, de Stendhal, chap. lui : l'Arabie, fragments
du Divan de l'amour.
LE CULTE DE LA. FEMME 79
Ezzat. — En ce cas, poursuivit Sekina, explique-moi ce
qu'a voulu dire ton amant Koceyr, par ces vers :
Tout débiteur a rempli sa dette
Seul le créancier d'Ezzat attend qu'on le paie! »
Ezzat rougit et dit : « Permets-moi de ne pas répon-
dre. — J'insiste au contraire, dit Sekina, et j'aurais du
chagrin si tu persistais à ne pas vouloir me répondre.
— Je lui avais promis un baiser, avoua Ezzat. — Dépê-
che-toi de t'exécuter, reprit vivement Sekina et que sur
moi retombe ton péché ! »
Concluons : l'Amour véritablement arabe, c'est-à-dire
dégagé de tout apport étranger, est un amour pastoral
et chaste, à la fois enfantin et profond, simple, grave,
ému et discret. « C'est une adoration rêveuse et tendre,
dit très bien M. H. Chanta voine, plus sentimentale que
sensuelle, où le respect presque timide de la femme
aimée se mêle, sans hardiesse et sans brutalité, à la
ferveur du désir. On sent bien que les yeux ont été pris,
que la chair est mordue et brûlante, mais c'est surtout
le cœur qui palpite et dont chaque battement se rythme
par un soupir (1). »
Empressons-nous d'ajouter qu'il n'en fut pas toujours
ainsi et que par la suite les choses se gâtèrent un peu,
et même beaucoup. Les Arabes ont étudié l'amour,
mieux, ils le pratiquèrent saintement et avec religion
d'abord ; spirituellement et en badinant ensuite, et
(1) Journal des Débats, ai octobre 1913.
8o LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
enfin immodérément et avec grande licence. Ces méta-
morphoses de l'amour répondent aux changements
successifs qui se sont produits dans les mœurs et les
coutumes, et répondent à l'évolution de la condition de
la femme dans la cité arabe. L'amour étant l'image de
l'objet aimé, il sera toujours à la mesure de la femme
qui l'aura inspiré. Et cela nous amène à étudier la con-
dition sociale de la femme avant et depuis l'Islam.
II. — LA FEMME
La femme du Moyen-Age
ET L* ARA.BE D'AVANT l'IsLAM
Il nous a paru utile de mettre en regard de la femme
arabe la femme du Moyen-Age, de donner le portrait
physique et moral de l'une et de l'autre, et d'étudier
leur condition respective dans le mariage. Ce rappro-
chement contribuera à mieux faire comprendre la con-
dition de la femme arabe, condition qui ne s'est guère
améliorée depuis le VIIe siècle. Au souvenir de l'état
dans lequel elle se débattait vers le XIIe siècle, l'Euro-
péenne ressentira peut-être une sympathie plus compa-
tissante pour ses sœurs d'Orient. Elle voudra les aider
à franchir les étapes pénibles qu'elle-même eut à gra-
vir pour atteindre au rang qu'elle occupe dans la société
moderne ; généreuse, elle tendra une main secourable
à ses compagnes infortunées, et elle saura les diriger
doucement et avec prudence dans la voie de la libéra-
tion. De son côté, l'Orientale, en constatant que l'Euro-
péenne n'a pas toujours été ce qu'elle est, ne désespé-
rera plus d'arriver un jour à ajouter à ses charmes
physiques les ornements de l'esprit et à rivaliser avec
82 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
les filles d'Occident de savoir et de vertu, comme de
tout temps elles ont rivalisé de grâce, de beauté et d'ai-
mable coquetterie.
Les portraits de femmes et de jeunes filles abondent
dans les romans et les chansons de Chevalerie. En s'en
inspirant on peut tracer, du type féminin particulière-
ment prisé au Moyen-Age et en France, le tableau que
voici :
Alaïs, Aiglantine ou Blanchefleur est blanche et rose,
rose comme la rose de mai, blanche comme la fleur
d'aubépine ou la fleur du lys ; ses cheveux sont d'or ;
son cou pareil à de l'ivoire « replané » soutient gracieu-
sement un visage régulier et rond que domine un beau
front blanc, poli comme le cristal ; les yeux « vairs »
toujours gais et riants sous les sourcils déliés ne sont
pas moins beaux que ceux d* « un faucon de monta-
gne » ; la bouche est petite comme celle d'un enfant,
et les lèvres ont la couleur de la fleur de pêcher ; quant
aux dents, elles sont petites, serrées, égales ; son haleine
est comparable à un encensoir de moutier, lorsqu'il
est embrasé devant l'autel. Les bras sont arrondis et
un peu longs, ses mains blanches et ses pieds bien
moulés, sa taille est fine, sa poitrine peu développée;
elle a les hanches basses et les côtés étroits (i)...
Comme pendant, voici un tableau du VIe siècle que
je vous livre sans retouche. A part que l'Arabe est
brune et divinement blonde la Française, vous allez
constater à première vue que les deux modèles se res-
semblent comme deux sœurs, au point que Français
et Païens les prirent souvent l'une pour l'autre et bien
(i) Voir Gautier, pp. 370 et suiv.
LE CULTE DE LA FEMME 83
se trouvèrent de leur aimable méprise. Les romans de
Chevalerie et les récits des Croisades nous content plus
d'une aventure tendre où l'on voit des Chevaliers chré-
tiens prendre pour dame une Sarrazine, tandis que
Blanchefleur, Aiglantine ou la reine Eléonore elle-même
accordent leurs faveurs à quelque guerrier arabe, noble,
valeureux et bien aimant... Mais retournons à notre
tableau.
Elarith ben Amrou fils de Hodjr, roi des Kindites,
voulant demander la main d'El Kansa-bent-Of, dont il
avait entendu vanter la beauté, dépêcha auprès d'elle
une femme experte et fine. « Va, lui dit-il, et sache me
décrire cette fille de Of dont on parle tant. » — Voici
en quels termes l'experte ès-beautés rendit compte au
roi de sa mission :
« J'ai vu, pur miroir, un front resplendissant que
pare une chevelure noire luxuriante comme la queue
des chevaux du plus noble sang. Opulente chevelure,
abandonnée à elle-même elle semble flotter en longues
chaînes ondoyantes, peignée et rangée, tu dirais de
belles grappes de raisin qu'une petite pluie vient de
lisser. J'ai vu deux sourcils, qu'on dirait dessinés par
le kalam ou noircis par une fine trace de charbon,
arquer des yeux semblables à ceux d'une gazelle que
le chasseur n'a pas effrayée, que le lion des solitudes
n'a pas épouvantée. Au milieu des deux arcs des sour-
cils s'abaisse et descend un nez fin et bien proportionné,
courbé délicatement comme la pointe d'un riche sabre
bien fourbi. De chaque côté du nez, des joues douce-
ment arrondies, blanches et purpurines; au-dessous
s'ouvre, tel un anneau, une bouche au sourire suave,
délicieuse au baiser et dans laquelle se meut une lan-
84 LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
gue vive à la riposte qui témoigne d'une intelligence
admirable. Les dents, de blancheur éclatante, aux stries
imperceptibles, sont de véritables perles limpides et
pures ; les lèvres roses sont douces et fraîches comme
un rayon de miel. Cette tête adorable est soutenue par
un cou d'argent monté sur une poitrine blanche; puis
deux bras pleins d'une chair ferme où Ton ne sent pas
d'os, où l'on ne touche pas de veine, et des mains à
articulations délicates et légères, aux tendons lisses et
invisibles qui meuvent, quand elles le veulent, des pha-
langes terminées par des pulpes fines et rosées. Sur la
poitrine se dressent, telles des grenades, deux seins
arrondis ; de leur double pointe ils transpercent le vête-
ment qui les abrite. J'ai vu un ventre harmonieux dont
le nombril semble un gentil petit sachet à parfums. Le
dos est un sillon gracieux qui conduit à une taille svelte
et flexible, si fragile que, seule, semble la soutenir la
miséricorde de Dieu. Des hanches luxuriantes, des
cuisses bien arrondies, des jambes de glorieux embon-
point, finement duvetées comme un beau fruit. Enfin
deux pieds merveilleux effilés et fins comme deux fers
de lance. Louange à Dieu, comment deux bases si
mignonnes et délicates peuvent-elles supporter tout cet
ensemble de beauté ! » (i)
Cet inventaire notarié, consciencieusement et poéti-
quement dressé par une Arabe des temps païens, suffit
à donner une idée de ce qui composait et de ce qui com-
pose encore une belle femme, car l'esthétique n'a pas
beaucoup varié sur ce point... Voici du reste comment
(i) Extrait de El Ekdel-Farid et de Assrar el Balaga de Baha el
Dine AI Amili. Voir Perron, Les femmes arabes, p. 5a5.
LE CULTE DE LA FEMME 85
un Arabe décrit au Kalife Abdel Malik ibn Merwan (685
à 705) les beautés à rechercher dans une femme. Vous
verrez que ce tableau ne diffère guère du premier :
« Prince des croyants, lui dit-il, prends la femme aux
pieds bien unis, aux talons légers et délicats, aux jam-
bes fines et lisses, aux genoux dégagés et dessinés, aux
cuisses pleines et arrondies, aux bras potelés, aux
mains déliées et fines, à la gorge relevée et ferme, aux
joues rosées, aux yeux noirs et vifs, aux sourcils effilés,
aux lèvres légèrement brunies, au front beau et ouvert»
au nez aquilin et fier, à la bouche et aux dents fraîches
et douces, à la chevelure d'un noir l'once, au cou sou-
ple et moelleux, au ventre effacé... »
Maintenant que je vous ai présenté la femme arabe
et la Française du XIIe siècle, l'une et l'autre avenan-
tes, sémillantes, gracieuses et jolies, il ne vous déplaira
peut-être pas de lier plus ample connaissance avec
elles, de connaître leurs goûts, leurs occupations, leur
tempérament, de pénétrer leur cœur et leur âme, afin
de savoir si le fourreau précieux cache une épée bien
trempée et si la beauté physique répond à de la beauté
morale.
Un portrait moral est toujours difficile à ébaucher,
surtout quand il s'agit d'une femme. Commençons par
la femme française.
A première vue séduisante comme elle est, elle gagne
tous les suffrages après avoir subjugué tous les yeux.
D'instinct on est porté à lui reconnaître en bloc toutes
les noblesses et toutes les vertus. Mais, pour être
impartial, on doit avouer que même pour la femme,
86 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES AUABES
celle du Moyen-Age s'entend, la perfection n'est pas de
ce monde et que la jeune Française de celte époque-là
eut des défauts que sa belle et franche nature trans-
forma par la suite en qualités solides et aimables. « Si
l'on s'en rapporte au témoignage des vieux poètes, dit
Gauthier, les jeunes filles sont effrontées et cyniques,
obéissant exclusivement à la brutalité de l'instinct. Le
type qui semble avoir servi de modèle est la fille de
Gharlemagne, la Bellissent d'Amis et d'Amiles (i) », et
Mazuy précise : « Les romans de Chevalerie font
souvent mention de cette coutume de condamner à
mort une femme ou une jeune fille accusée d'incon-
duite. Aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, époques de désor-
dre et de dérèglement dans les familles, il était utile de
montrer à la génération le châtiment que les ancêtres
appliquaient à de coupables amours... Les historiens,
les chroniqueurs, les trouvères et les troubadours se
lamentent grandement sur la vie déréglée des châtelai-
nes. Ici, ce sont des jeunes filles qui suivent leurs
amants sous la tente; là, de nobles dames donnent
l'hospitalité à des Chevaliers, et si elles ne se rendent
pas auprès d'eux, c'est que leur mari ne sommeille pas
encore :
Je i allasse volontiers
Ne fust pour Monseigneur le Comte
Qui n'est pas encore endormiz.
partout l'on chantait :
Honisoit mari qui dure
Plus d'un ou deux grands mois (a).
(i) Gautier, la Chevalerie, note p. 3;8.
(2) Mazuy, Traduction du Roland furieux de PArioste, p. 22.
LE CULTE DE LA. FEMME 87
Mœurs déplorables, où les femmes n'ont qu'une
petite part de responsabilité, car elles règlent le plus
souvent leur conduite sur la conduite ou le bon plaisir
des hommes. On a coutume de dire, chaque fois qu'un
crime est commis : « Cherchez la femme ! » Que ne
dit-on, quand une femme est coupable : « Cherchez
l'homme » ? Ce serait au moins équitable.
« Les jeunes filles sont effrontées et cyniques » ?
A qui la faute? Parmi les devoirs qui leur étaient
imposés, était celui d'endormir les hôtes de leur père
en les massant. « Un tel massage pendant le sommeil,
dit P. Meyer, faisait partie jadis des soins dus par une
hospitalité attentive. Au Moyen-Age les détails de
l'hospitalité, tels que le coucher et le bain, étaient lais-
sés aux femmes. Mais on comprend que dans une
société à certains égards plus libre que la nôtre, non
seulement en paroles mais en actions, ce qui était à
l'origine un traitement purement hygiénique ait con-
duit à des abus (1). »
u Les chroniqueurs se lamentent grandement sur la
vie déréglée des châtelaines? » Mais jetez un coup
d'œil sur l'institution du mariage dans le système féo-
dal, et vous excuserez la vie déréglée des châtelaines.
Le système féodal ne pouvait en effet avoir qu'une
influence malheureuse et malfaisante sur le mariage.
Le fief, qui est par définition a une terre que l'on tient
à charge de service militaire », ne pouvait naturelle-
ment pas être tenu par les femmes, inaptes à guer-
royer, et il importait que le fief fût servi. Dès lors,
l'héritière jeune ou mûre est obligée de prendre un
(1) P. Meyer, Romania, t. IV, p. 3g4-
88 LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
époux, qui par procuration rendra les services dus par
la vassale à son suzerain. La jeune fille, dès qu'elle a
atteint sa douzième année (en principe, car on mariait
des enfants de cinq à six ans), la veuve, trois mois et
souvent trente jours après la perte de son noble époux,
doivent convoler en justes noces. « Une héritière de haut
lignage, dit Chateaubriand, était obligée de se marier
pour desservir le fief, comme on voit aujourd'hui les
marchandes qui perdent leur mari épouser leur pre-
mier commis pour faire aller l'établissement (i). »
Encore les marchandes sont-elles libres de leur
choix, tandis que la vassale était forcée de se marier
au gré de son suzerain. Il arrivait qu'on lui donnait le
choix entre trois Chevaliers désignés ou mieux entre
trois noms, mais le plus souvent on la remettait ainsi
que son fief, corps et biens, à quelque homme de
guerre dont le suzerain voulait récompenser la vail-
lance. Comment pouvait-elle l'aimer?
On divorçait avec la même facilité, a Avant le Concile
de Latran en i2t3, il était défendu de contracter
mariage jusqu'au 7e degré. Ce Concile n'interdit plus
l'union conjugale que jusqu'au 4e degré. Mais il y
avait les parentés spirituelles assimilées aux véritables
parentés. Au bout de quelques années de mariage, on
découvrait soudain une parenté, et les bonnes mœurs
et la religion exigeaient le divorce (2). »
Époques de désordres et de dérèglement dans les
familles, dit-on? Comment pouvait-il en être autrement,
quand les mariages se faisaient et se défaisaient de la
(1) Analyse raisonnée de V Histoire de France, p.
(a) Gautier, op. cit.
LE CULTE DE L.\ FEMME 8ç>
manière que nous venons de voir, et que les hommes,
au lieu de respect, témoignaient aux femmes le mépris
le plus profond ? Non seulement ils leur préféraient
un cheval de race (i) ou un beau coup de lance, non
seulement ils enseignaient : « C'est folie que de se fier
à une femme », « Qui trop sa femme croit à la fin
se repent », « Femme et melon à peine les cognoist-
on ! », et mille autres gentillesses de même genre;
mais ils faisaient défense aux femmes d'ester en justice
ou de faire des contrats sans le consentement du mari.
Bien mieux, une législation prévoyante spécifiait deux
cas où le mari a le droit de battre sa femme : « celui
de l'adultère et celui où elle se permet de donner un
démenti à son baron ». La coutume se montra plus
large... Dans la mort de Garin (p. 102), on voit l'em-
pereur Pépin frapper jusqu'au sang son épouse qui lui
demandait du secours en faveur des Lorrains : « Li rois
l'entent ; à poi n'esrage vis, hauce (le poing), sor le nez
la féri — que quatre gotes de sanc en fist issir... », et la
dame répond humblement : « La vostre grand merci!
quant vos plaira, si pores reférir ! » Cet exemple venu
de haut a dû être assidûment suivi, témoin cette sen-
tence de Leroux de Lincy :
« Qui bat sa femme il la fait braire;
Qui la rebat il la fait taire. »
Cependant, malgré cette infériorité incontestable, la
(1) Demay, p. ki : « L'ancien préjugé sur l'infériorité de la
femelle régnait dans la Chevalerie. Elle n'admettait que le cheval
entier. La jument était dédaignée et abandonnée aux travaux do-
mestiques : l'homme d'armes qui montait une jument était désho-
noré. »
go LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
femme parvint, à force d'adresse et de persévérance, à
devenir l'associée de l'homme, sa jurée, sa compagne et
son égale. Et puis petit à petit, discrètement, elle réus-
sit à donner à la société du Moyen-Age son empreinte.
Elle apaisa par sa grâce la brutalité de ces siècles de
fer ; elle apprivoisa le rude guerrier, le dompta, le
charma, le civilisa et finit par le mettre à ses pieds,
croyant fervent et enthousiaste du culte d'Amour et de
la Beauté.
« Et maintenant, femmes d'Orient, comprenez, ins-
truisez-vous, vous qui décidez du sort de la terre ! »
Il n'est pas besoin de savantes recherches pour déli-
miter le cercle des connaissances de la femme arabe.
Latente était son école, la nature son éducatrice. Elle
coud, elle file, elle tisse, elle s'occupe du ménage, élève
se3 enfants, chante pour les endormir. Elle sait, pour
les avoir entendus de la bouche de son père, l'histoire
glorieuse de la tribu, celle de sa filiation, les exploits
des guerriers et les beaux vers des poètes. A regarder
le ciel et à surveiller les troupeaux, elle apprend à
connaître le cours des astres, l'anatomie et la psycholo-
gie des bêtes domestiques, et à distinguer les bonnes
des mauvaises herbes. Elle prend part aux fêtes et aux
deuils de la tribu, et à la mort d'un brave, père, mari,
fils ou frère, elle sait exhaler sa peine en accents har-
monieux et émouvants. Naturellement éloquente, elle
ajoute au charme des choses le charme de son doux
langage, et les hommes l'écoutent respectueux et ravis.
L'Arabe est chaste, libre et quelque peu impudique.
LE CULTE DE LA FEMME 91
Fille obéissante, sœur aimante, épouse très tendre,
mère orgueilleuse, elle aime la guerre et la gloire, les
fards et les parfums. Elle est coquette pour le bon
motif. Elle se sert de «es charmes pour exciter le cou-
rage, exaspérer la bravoure, inspirer les poètes, engen-
drer des hauts faits et des héros. Elle est inspiratrice de
vaillance. C'est pour lui plaire, pour lui obéir, pour la
protéger (1), pour mériter et conquérir son amour,
que l'on devient un Chevalier parfait : guerrier sans
peur, poète sonore, généreux avec munificence, et
bien entendu amoureux à toute épreuve. Car tous les
héros de l'Arabie Ancienne ont leur dame d'amour, et
les poésies qui chantent les rudes assauts, et le délire
auguste des combats commencent par un salut, un
hommage, un sourire à la belle; si bien que cet usage
immémorial de courtoisie était devenu, bien avant
l'Hégire, une règle quasi immuable de bonne compo-
sition poétique. Toute pièce de vers ou « Quacida »
ancienne ou moderne, quel qu'en soit l'objet, devait
nécessairement renfermer une partie, ordinairement
(1) Pour protéger une caravane de femmes qui allait tomber
entre les mains des ennemis, le Chevalier Robayah, quoique blessé
à mort, eut le courage d'aller se poster à l'entrée du défilé de
Kadid. Sa seule présence en imposa à l'ennemi qui arrêta sa
poursuite. Robayah expira, à cheval, la lance à la main, mais la
caravane était sauvée.
A la journée de Dhou Car (61 h) Décrites contre les Persans,
les femmes étaient à l'arrière-garde afin d'enflammer la valeur
des hommes. Au moment où l'on allait en venir aux mains,
Hanzala coupa les sangles qui attachaient la selle sur le dos du
chameau qui portait sa femme. Puis il coupa successivement les
sangles des chameaux de toutes les autres femmes, qui se trouvè-
rent ainsi privées du moyen de fuir, si les Bécrites étaient vain-
cus. « Maintenant, dit Hanzala aux guerriers, que chacun de
vous défende celle qui lui est chère. » (G. de Perceval, t. II, p. 181.)
ga LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
l'exorde, spécialement réservée à célébrer les charmes
et les bontés ineffables de l'aimée ou à se plaindre de
son inconstance et de ses rigueurs. Voici quelques
exemples. Nous les extrayons des Mouallakats (i). On
sait que les « Mouallakats — les Suspendus », au nom-
bre de sept, sont les plus beaux poèmes d'avant l'Islam
et représentent le modèle parfait de la poésie classique.
DTmroui Quais :
Demeurons ici pour pleurer au souvenir de ma bien-
aimée...
0 Fatime, ne m'accable pas de tant de rigueur. Si ta
résolution de rompre avec moi
Est inébranlable, du moins ne romps pas si cruelle-
ment.
Tu abuses de l'empire que te donne sur moi la passion
qui me dévore, et de la soumission que j'ai toujours
montrée pour tes volontés.
Si quelque chose en moi t'a déplu, détache doucement
mon cœur du tien et rends-lui sa liberté.
N'as-tu répandu autrefois des larmes que pour lancer
de tes yeux des traits plus sûrs contre ce cœur devenu
ta victime?
De Tarafa :
Dans la tribu est une jeune beauté, dont le col est
orné d'un double rang de perles et de topazes ; gracieuse
comme la gazelle qui a quitté son faon pour aller paître
avec ses compagnes dans les charmants bosquets.
(i) Traduction de Gaussin de Perceval, Essai sur l'Histoire des
Arabes.
LE CULTE DE LA FEMME g3
Quand cette beauté sourit, ses lèvres en s'entr ouvrant
laissent voir des dents aussi blanches que la camomille
fleurissant sur une terre humide qui s'élève au milieu
d'un sable doux et pur.
Le soleil leur a communiqué son brillant éclat...
Le soleil s'est dépouillé de sa parure lumineuse pour
en orner son visage, dont la peau est lisse et sans tache.
De Zouhair :
Sont-ce les traces du séjour d'Oum Auffa, ces restes
muets d'un campement sur le sol pierreux de Dar-
râdj?...
Oui, je reconnais cette place et je m'écrie: « Demeure
de ma bien-aimée, puisse celte aurore l'annoncer un
beau jour! Puisse le ciel te conserver!... »
D'Antar :
Salut, demeure d'Abla dans la vallée de Djiwa !
Demeure chérie, parle-moi de l'objet que j'aime...
Abla avait résolu de s'éloigner...
Quelle fut ma douleur à moi qu'Abla tient prisonnier
par l'éclatante blancheur de ses dents légèrement créne-
lées, par la beauté de ses lèvres sur lesquelles le baiser
est si doux et si suave !
Avant que la bouche ait effleuré ces lèvres charman-
tes, on respire son haleine embaumée, dont le parfum
est comme celui que le musc exhale d'un vase où il est
conservé!
Telle encore est l'odeur des fleurs que les rosées du
ciel ont fait croître dans la prairie...
94 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
De Lebid :
Ton cœur, 6 Lebid, brûle pour les belles voyageuses de
cette tribu...
Mais pourquoi te rappeler encore le souvenir de
Nawara ? Elle a fui loin de toi, et les liens qui te l'atta-
chaient ont tous été rompus. L'infidèle descendante de
Norra a établi sa demeure à Fa'id... Hâte-loi de rompre
tout engagement avec celle dont Y attachement est sujet à
l'inconstance...
De Amr fils de Koltsoum :
... Ma maîtresse, lorsqu'on la trouve seule et qu'elle
n'a point à craindre les jaloux, découvre aux yeux
deux bras potelés et fermes dont la couleur est d'un
blanc pur.
Sa stature est haute et noble. Sa taille élégante m'a
fait perdre la raison.
Ses jambes, pareilles à deux colonnes de marbre, sont
ornées d'anneaux entrelacés, qui font entendre, lors-
quelle marche, un cliquetis agréable.
Séparé de cette beauté, j'éprouve de plus cuisants
regrets que la chamelle privée de son tendre nourrisson
qu'elle appelle de ses cris plaintifs...
Toute la violence de mon amour s'est réveillée, mon
cœur s'est rempli d'ardents désirs, lorsqu'au déclin du
jour j'ai vu partir ma maîtresse.
De Harith :
Esma s'est éloignée. Ah! Esma n'est point de celles
dont la présence prolongée peut devenir importune.
LE CULTE DE LA FEMME 95
Elle me laisse après les doux moments que nous avons
passés ensemble sur la terre de Chêmma.
... Wafâ, les prairies de Cata... tous ces lieux,
témoins de nos amours, n offrent plus à mes regards
celle quefy voyais naguère.
Aujourd'hui dans mon délire je verse des larmes de
regret, mes larmes peuvent-elles me rendre ce que j'ai
perdu?...
Et cependant la femme anté-islamique était dans une
situation théoriquement inférieure à celle de l'homme.
Elle était la protégée et un peu la chose de l'homme.
Elle subissait l'autorité patriarcale du père et plus tard
celle de ses fils ou de l'aîné de ses fils ; mais cette auto-
rité tempérée par l'affection était pour la femme d'un
poids bien léger.
Chez le nomade la sujétion de la femme n'est le plus
souvent qu'une étiquette pompeuse dont se contente la
vanité du mâle. De fait, l'Arabe avait une certaine per-
sonnalité. Elle était vaillante et brave. Elle ne pleurait
ses morts qu'une fois qu'ils avaient été vengés. Elle
suivait son époux à la guerre (i). Elle portait une
(i) Mouallakal de Amr ben Koltsoum : « Tandis que nous com-
battons, nos femmes blanches et belles se tiennent derrière nous ;
leur présence nous excite à les préserver de l'esclavage et de
l'ignominie.
« Elles ont fait jurer à leurs époux que toutes les fois qu'ils
rencontreraient des guerriers décorés des marques de la bravoure,
ils leur raviraient des chevaux, des armes, et leur feraient des
prisonniers qu'ils emmèneraient en chaînes deux à deux...
« Sur le soir, lorsque nos femmes sortent de leurs demeures,
elles marchent avec lenteur et balancent mollement leur corps,
comme fait le buveur étourdi par les fumées du vin. Elles don-
<)6 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
outre pour abreuver les combattants, elle frappait du
tambourin pour couvrir les râles et exciter au carnage!
Elle soignait les blessés, et souvent elle prenait une
part active et même décisive à la bataille et à la vic-
toire. Les exemples sont nombreux, et je pourrais, s'il
en était besoin, faire défiler devant vous toute une
légion d'héroïnes.
Voici les filles du poète Bekride Find, deux vierges
farouches et belles : « à la journée des toupets »,
voyant les escadrons de leur tribu fléchir, elles se
jettent presque nues au milieu de la mêlée et elles
improvisent ces cris superbes :
Hardi ! les valeureux !
Fondez, fondez sur eux !
Sur des coussins moelleux,
Pour prix de vos prouesses,
Vous goûterez l'ivresse
De notre tendresse.
Honte, honte à qui fuit
Le péril qui grandit,
La gloire qui reluit !
Pour prix de leurs prouesses,
Aux braves nos tendresses,
Aux braves nos caresses.
Pouvoir de la beauté I La victoire elle-même finit
par subir le charme des deux belles amazones, elle vint
docilement se ranger aux côtés des Bekrides !
Voici Amra bent Àlcama qui, à la bataille de Ohod,
saisit l'étendard tombé au milieu de la mêlée, le bran-
nent à nos coursiers leur nourriture et nous disent : « Vous
n'êtes point nos époux si vous ne savez nous défendre. »
« Dignes filles de Djocham ben Bacr, elles réunissent à la beauté
la vertu et une illustre origine. »
LE CULTE DE LA. FEMME 97
dit, rallia les guerriers hésitants et les conduisit à la
victoire.
A cette même bataille de Ohod, Hind chantait :
Nous sommes les filles de l'étoile du matin,
Nos pieds foulent les moelleux coussins,
Les perles nous ornent le cou,
Le nmsc parfume nos cheveux;
Les braves qui avancent nous les presserons dans nos bras,
Les lâches qui fuient nous les fuirons,
Et nous leur refuserons notre amour.
Et les femmes à l'arrière-garde, en faisant résonner
leurs tambours de basque, reprenaient en chœur :
Courage, enfant d'Abdeddar.
Défenseurs des femmes, courage !
Frappez, frappez du tranchant de vos glaives!
Voici encore la fille d'Abi Bakr, Asma ; à son fris
assiégé dans la Mecque (vers 692) qui, à bout de res-
sources, songeait à capituler, elle disait : « Va combat-
tre, mon fils, meurs en brave plutôt que de vivre en
lâche. » Et l'enfant disait : « J'ai peur qu'après m'avoir
tué on n'expose mon corps sur une croix. » — « La
gazelle une fois égorgée ne souffre pas quand on la
dépouille ; va et meurs avec courage, mon fils, n
Blessé au plus fort de la mêlée, Rabyah (58o à 600
A. D.) est obligé de rejoindre le convoi des femmes :
a Oumm Seyyar, dit-il à sa mère, applique un bandage
sur ma blessure. Tu es frappée à mort dans la personne
de ton fils !» — « Hélas ! répond la mère, c'est ainsi
que nous perdons nos plus vaillants défenseurs ! Nous
ne connaissons pas d'autres calamités que celle-là et
nous y somme faites. » En disant ces mots, elle pansait
7
98 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
la blessure de son fils qui lui demanda à boire : « Mon
enfant, si tu bois, tu meurs à l'instant ; plutôt va vite
charger l'ennemi. » (i)
A multiplier les exemples on craindrait de rendre la
bravoure monotone. Lamartine a dit très justement :
u Les femmes sont naturellement enthousiastes comme
les poètes, courageuses comme les héros. »
Des centaines de guerres eurent pour cause initiale
une femme. Mais le souvenir de ces femmes n'est pas,
comme celui de la belle Hélène, un souvenir maudit.
C'est un souvenir embaumé qui charge l'atmosphère
sacrée des combats d'un parfum d'exquise galanterie.
On guerroyait non pas pour rendre une femme à son
mari, mais pour protéger sa faiblesse, défendre sa
vertu, préserver de toute souillure son honneur et sa
pureté.
Pour venger Baçous, une pauvre femme dont la
chamelle avait été tuée par Kolaïb prince de Nizzar, les
Bekrites firent aux Taglabites une guerre sans merci
qui ne dura pas moins de quarante ans. C'est la guerre
connue sous le nom de Baçous (494 à 534 A. D.).
La deuxième guerre de Fidjar eut également pour
motif un outrage fait à une femme. C'était à la foire
d'Okaz, une femme élégamment vêtue était assise, de
jeunes étourdis voulurent admirer son visage et par
supercherie lui enlevèrent son voile. Elle cria ven-
geance, et à ses cris la guerre éclata (58o A. D.).
La guerre d'El-Barrak a une origine tout à fait roma-
nesque : m Le roi de Perse, ayant entendu célébrer la
beauté de Leylah la chaste, résolut d'ajouter aux trésors
(1) Caussin de Parceval, t. I, p. 545.
LE CULTE DE LA. FEMME 99
de son harem la perle de Béni Robayah. Il envoya donc
une ambassade escortée de troupes nombreuses pour
demander à Lokayz la main de sa fille Leylah. Les
Arabes considéraient comme une déchéance de marier
leur fille à un étranger, fût-il prince ou monarque tout-
puissant. Leylah fut enlevée de force et emmenée en
Perse. On lui donna un palais en attendant qu'elle fût
remise de ses fatigues et de ses émotions, et on la tra-
vailla pour l'amener à accepter de partager la couche
du roi. On usa de douceurs, puis de menaces, les vexa-
tions et les privations de toutes sortes suivirent, mais
on ne vint pas à bout de la résistance obstinée de la
belle rebelle. Leylah fit entendre ses gémissements en
vers simples et harmonieux qu'elle adressa à son amant
El Barrak et à sa tribu les Béni Robayah :
Barak ! que ne peux-tu voir ce que j'endure !
Malheureux, votre sœur est mise à la torture.
Ils m'ont emprisonnée, ils m'ont enchaînée,
Les lâches, ils ont osé porter la main sur moi !
Le Persan en a menti, jamais il ne pourra m appro-
cher
Tant qu'il me restera un souffle de vie !
Emprisonnez-moi, enchaînez-moi,
Faites-moi endurer les pires souffrances,
Je vous méprise et je vous hais,
Et l'amertume de la mort m'est douce,
Qui me délivrera de vous.
Ces vers remuèrent profondément les Arabes. Tous
ils se joignirent à la tribu de Beni-Robayah et partirent
en guerre contre les Perses. Après des incidents divers,
ioo LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Leylah la chaste fut délivrée et elle épousa celui qui
l'aimait et qu'elle aimait, son cousin El Barrak !
Et les femmes ne le cédaient guère aux hommes en
courage, en générosité et en grandeur d'âme.
Fatimah, la mère des Parfaits, enlevée dans une
razzia par une troupe ennemie, se précipite du haut de
son chameau la tète la première et se tue. Elle ne vou-
lait pas que sa mésaventure put entacher son nom et
celui de ses fils. Plus flère que Lucrèce, elle préféra la
mort au soupçon du déshonneur.
Raytah, la veuve de Rabia, força sa tribu à mettre
en liberté Doraid ; elle-même lui donna des vêtements
et des armes. Or Doraid dans une précédente rencontre
s'était montrée magnanime envers Rabia, et Raytah
tenait à lui prouver sa reconnaissance.
La belle Bohaïçah, fille de Auf, jeune épousée de
quinze ans, se refuse à laisser consommer son mariage
tant que dure la guerre des Absides et des Zoubianides.
A son mari pressé et empressé elle répond : o Tu songes
uniquement aux plaisirs du mariage, alors que les
Arabes s'entretuent. Présente-toi plutôt à ces tribus
ennemies, rétablis la paix entre elles, accomplis cette
œuvre d'un homme de cœur, d'un homme généreux
et bien né, après quoi reviens trouver ta femme et
tu goûteras toutes les douces joies de l'hyménée ! »
Harilh, exailé par une pensée si élevée, enflammé par
une passion qu'avivaient de si nobles sentiments, s'en
fut bien vite vers les tribus ennemies, qu'il décida fort
heureusement à conclure la paix...
Faits plus caractéristiques encore : La Grèce eut ses
sages, hommes; l'Arabie, elle, eut des sages, femmes.
Leurs noms? Sakr bent Lokma, Gomaa bent Habess,
LE CULTE DE LA FEMME 101
Kossaglah bent Amer, Hind bent el Kess, Kouzam bent
el Rayane.
Rome nous a transmis le souvenir de la mère des
Gracques qui disait avec orgueil, en montrant ses fils :
« Voilà mes joyaux ! » L'Arabie connut plus d'une Cor-
nélie. Elle eut les « mères Heureuses », modèles des
mères, qui enfantèrent des héros. L'histoire nous a
conservé le nom et le souvenir de trois d'entre elles :
Khabya, fille de Ryah de la tribu des Çeni Rany ;
Mâvviah, fille d'Abd Manâh, de la tribu des Béni Dârim ;
Fatimah, femme de Ziad, dont les sept fils méritèrent
d'éiogieuses épithètes : le premier était désigne « le
Parfait », le second était surnommé « le Généreux », le
troisième « le Héros des Cavaliers », le quatrième « le
Persévérant », le cinquième « l'Opiniâtre », le sixième
« l'Homme à tout atteindre », enfin l'épithète de Amr
était « le Rapide au Succès ».
Dix siècles avant les cénacles de l'hôtel de Rambouil-
let, l'Arabie avait ses tentes littéraires et artistiques où
se réunissaient, sous la présidence de femmes de goût
et de savoir, les beaux esprits de l'époque. Et puisque
nous avons parlé ailleurs des décisions rendues par les
Dames des Cours d'Amour, il est juste de rappeler ici
le jugement que rendit Oum Goundoub dans un diffé-
rend entre deux poètes dont l'un était son mari.
Alkama et Imrou el Quais, un soir au clair de lune,
chantaient. Grisés par leurs vers nombreux et sonores,
ils se provoquèrent, se défièrent, et un tournoi, ou plu-
tôt un duel poétique, fut décidé sur-le-champ. Les deux
adversaires choisirent pour arbitre Goundoub, épouse
d'Imrou el Quais. « Je veux, dit la dame, qu'en une
petite pièce de vers de même mètre et de même rime
103 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
chacun de vous me décrive son cheval. » Le premier
Imrou el Quais enfourche Pégase. 11 improvise des vers
superbes qu'il termine par ces mots : « La jambe qui
lui presse le flanc allume son ardeur impatiente, le
fouet précipite sa course; animé par la voix, le cou
tendu en avant, il semble emporté par la folie ».
Alkamah, à son tour, décrivit son coursier :
« ... Il a la tête ramenée sous la bride qui le guide ;
lancé, il passe comme disparaît l'antilope au pied
rapide, au flanc ruisselant de sueur. »
« Le coursier d'Alkamah est le meilleur, dit Goun-
doub, car son cavalier doit le retenir, tandis que le che-
val de mon mari a besoin qu'on l'excite de la voix, des
jambes et du fouet. »
Susceptibilité des poètes, pour ne pas dire des
auteurs! Imrou el Quais, révolté contre une décision
qui lui paraissait souverainement inique, répudia Goun-
doub. Alkamah, ravi et voulant rendre hommage à la
justice et à la vertu, s'empressa d'épouser Goundoub!
« Une charte de 1097, dit M. Gampeaux dans La
question des femmes au XVe siècle, la charte de Bigorre,
reconnaissait aux dames le même privilège qu'aux
églises : le droit d'asile ; l'ombre de leur robe valait
pour l'accusé celle du paroi : Qui se réfugiait à leurs
pieds était assuré de sa grâce, à la seule condition de
restituer le dommage (1). »
En Arabie point de charte semblable, mais une prati-
que séculaire qui reconnaît aux femmes, non pas seule-
ment le droit d'asile, mais une protection effective et
(1) Gampeaux, La question des femmes au XV siècle, pp. 6, 7.
LE CULTE DE LA FEMME io3
efficace qui vaut sa grâce au condamné, sa vie et sa
liberté au prisonnier fait sur le champ de bataille.
Avant de livrer la bataille d'Ockazah (vers 58o),
Maçaoud, l'un des chefs des tribus de Kaïs, confiant en
la victoire, dit à sa femme Soubaya : « J'accorderai l'a-
man à tous ceux des Coreychites qui entreront dans ta
tente. » Soubaya se mit alors à rassembler des pièces
d'étoffe et à les réunir à sa tente pour l'agrandir et y
accueillir un plus grand nombre de réfugiés. Mais son
mari lui déclara « qu'il n'épargnerait que le nombre
d'hommes que peut contenir la tente dans ses dimen-
sions actuelles ». A quoi Soubaya répondit : « Un
moment viendra peut-être où tu souhaiteras que ma
tente fût plus vaste. »
En effet, Maçaoud, brave mais présomptueux, fut
vaincu. Il se dépêcha, ainsi qu'un certain nombre de
fuyards, de venir chercher asile dans la tente de sa
femme Soubaya ; sur ces entrefaites arrive Harb, le
général Goreychite. Il dit à Soubaya : « Sœur de mon
père, j'accorde l'aman à tous ceux qui entreront dans
ta tente, ou qui en toucheront l'une des cordes, ou qui
se promèneront alentour. »
Alors Soubaya répéta à haute voix la déclaration du
vainqueur, et elle envoya ses quatre fils à la recherche
de ceux qui n'avaient pas d'asile pour se dérober aux
poursuites. Bientôt il se forma autour de la tente
« sacrée » un vaste cercle de fugitifs que Soubaya pro-
tégeait : à tous, Harb accorda la vie et la liberté (i).
Aboul As, époux divorcé de Zeynab, la fille du Pro-
(i) Voir Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes avant
l'Islamisme.
io4 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
phète, avait persisté dans l'idolâtrie. Etant entré dans
Médine alors centre du parti musulman, il pénétra chez
Zeynab et lui demanda sa protection. Zeynab la lui
accorda. Le lendemain à la mosquée, aux musulmans
rassemblés pour la prière, Zeynab cria de l'endroit
réservé aux femmes : « Vous tous qui êtes ici présents,
sachez que je prends sous ma protection Àboul-As, fils
de Rabi. »
La prière terminée, Mahomet dit : « Vous avez
entendu la déclaration qui a été faite tout à l'heure.
Parmi les vrais croyants îe droit de protection appar-
tient au faible comme au fort (i). »
Cette influence de la femme persiste jusqu'à présent,
du moins chez les nomades ; je n'en veux citer qu'un
exemple que je cueille dans l'ouvrage posthume du
général Daumas, l'un des hommes qui ont le mieux
connu les mœurs et les coutumes des Arabes d'Algé-
rie :
« Les Ouled Yacoub à la recherche d'une razzia
découvrent un campement des Oulad Naïls avec lesquels
ils étaient en guerre.
« L'attaque est décidée sur-le-champ.
o Le goum était nombreux, il n'eut pas de peine à
entourer de toutes parts la nezla au centre de laquelle
se trouvaient réunis tous les troupeaux. Les Oulad
Naïls, cernés par un ennemi beaucoup plus fort qu'eux,
ne songèrent pas à la résistance et ne virent de salut
que dans la protection des femmes, dans le respect
qu'elles ne pouvaient manquer d'inspirer aux cavaliers
ennemis.
(i) C. de Perceval, t. III, p. 77.
LE CULTE DE LA FEMME io5
« Quatre des plus jolies femmes de la Nezla, les che-
veux flottants, la ceinture dénouée, se précipitèrent vers
les quatre faces du camp. Puis chacune se mit à crier :
« Ce côté est sous ma protection ! Tout vaillant cava-
« lier doit respect aux femmes. »
« De retour à la tribu, les gens du goum sont assail-
lis de questions ; on les voit revenir les mains vides, on
leur en demande ironiquement la raison. Ils répondent
sans s'émouvoir :
« Nous avons atteint nos ennemis, nous les avons
u pris, mais quatre femmes nous les ont repris par la
« seule force de la considération que nous avons pour
t< elles. »
« Ils ajoutèrent :
« La dignité de la femme ressemble à l'éclat du soleil
u dans les cieux, il est impossible au regard de se fixer
« sur lui. »
« Ils dirent encore :
« Comme aux souverains, on doit respect et considé-
« ration aux femmes ; si elles nous avaient demandé
« nos chevaux, nous les leur aurions donnés (i). »
D'ailleurs les Arabes ont toujours regardé la demeure
des femmes comme un véritable sanctuaire. Le mot
harem, qui évoque en Europe tous les mystères et toutes
les voluptés de l'Orient, signifie littéralement c. défendu,
sacré; et le mot Hormat signifie à la fois . femme,
épouse, chose sacrée.
Mais la sphère de protection de la femme n'était pas
circonscrite à l'ombre de sa robe, ou aux limites de la
tente ou du harem, elle rayonnait au loin et s'exerçait
(i) La femme arabe, par G. Daumas, pp. 07 et 58. Alger, 1912.
io6 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
à distance. Une chevelure de femme était un talisman
infaillible contre l'adversité ; où qu'elle fût arborée, elle
constituait la plus sûre sauvegarde.
« Je ne dois pas oublier, dit M. Quatremère, de rap-
peler ici le moyen le plus puissant que les Arabes
employaient dans un danger pressant, pour obtenir la
protection d'un guerrier ou d'un prince célèbre par son
courage ; ils coupaient la chevelure de leurs femmes et
de leurs parentes et l'envoyaient à celui dont ils récla-
maient le secours. L'histoire orientale nous offre plu-
sieurs exemples de faits de ce genre. Après l'assassinat
du Kalife fatimite Dâfer, la sœur de ce prince, écrivant
à l'émir Talaï ben Rouzaik pour implorer son secours,
enferma dans sa lettre des cheveux des femmes du
palais. Talaï, à son arrivée au Caire, fît placer en haut
des piques de ses soldats les chevelures qui lui avaient
été envoyées, afin de montrer aux yeux du public la
double marque de confiance et d'estime qui lui avait
été décernée d'une manière si imposante. Ce fut ainsi
que le kalife Adad assiégé par les Francs implora l'ap-
pui de Noradine en lui envoyant des cheveux de ses
femmes. A l'époque de la conquête du Yémen parles
Turcs, Moutaher, voulant appeler les autres Arabes à
son aide, leur envoya les cheveux de ses femmes, de
ses filles et des autres femmes de la ville où il comman-
dait. Des hommes généreux en recevant un pareil
gage de détresse ne manquaient pas de répondre par
des secours prompts et efficaces à la confiance de ces
suppliants qui mettaient ainsi sous leur sauvegarde
tout ce qu'ils avaient de plus cher au monde (i). »
(i) Quatremère, Mélanges d'histoire et de philologie orientale%
pp. aa5 et juù : « Mémoire sur les asiles chez les Arabes ».
LE CULTE DE LA. FEMME 107
Ces citations et ces exemples suffisent à démontrer
que dès le VIe siècle florissait en Arabie une société
policée, aux mœurs à la fois aimables et guerrières,
courtoise et chevaleresque, où les filles, les sœurs, les
épouses et les mères étaient aimées, admirées, respec-
tées, où tout se faisait pour elles et par elles, la paix et
la guerre, la légende et l'histoire ! 11 n'est pas besoin de
passer en revue toutes les branches de l'activité hu-
maine et de citer le nom des femmes arabes, elles sont
légion, qui se distinguèrent et s'illustrèrent dans la
poésie, la politique, le commerce, l'industrie, la méde-
cine, l'art militaire et l'art oratoire, sans parler de l'art
divinatoire qui semble avoir été partout l'apanage
presque exclusif de la meilleure moitié de l'homme. Au
lieu d'une nomenclature qui risquerait d'être fasti-
dieuse, malgré le parfum qu'exhalent les doux noms
de femme, nous nous bornerons à donner ici quel-
ques courts extraits d'élégies féminines. Après nous
être purifiés dans la source claire des larmes de
nos poétesses, larmes « jaillies comme le lait d'une
mamelle pressée », nous pourrons traiter du mariage
dans la Djahilieh, de la femme musulmane et de la
femme selon le Koran.
OUMAYMAH PLEURE LES GORAYCHITES MORTS
PENDANT LA GUERRE DE FIDJAR
Ma nuit ne veut pas finir !
Mon regard reste rivé aux étoiles !
Toujours devant moi brille le même astre,
Là, entre le Verseau et le Scorpion.
io8 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Celte aurore que j'attends ne viendra donc pas ?
Hélas ! elle ne veut approcher, ni avancer !
Je pleure la perte de nos frères
Nobles par la vertu et par une illustre origine.
Le destin a foncé sur eux,
Avec ses crocs terribles et ses griffes puissantes
Et il a eu raison d'eux, alors qu'ils se croyaient proté-
gés
Contre ses coups : nul ne peut arrêter le Destin !
Contre ses arrêts il n'est pas de recours,
Ni d'abri, ni d'asile.
Mes yeux, pleurez-les,
Pleurez des larmes intarissables !
Je pleure, je pleure mon orgueil,
Car ils étaient mon appui et mon soutien;
Ils étaient ma tige et mon rameau,
La race dont je m'honore et me glorifie !
Ils étaient mon honneur et ma gloire,
Mon refuge inexpugnable dans la crainte ;
Ils étaient ma lance ; ils étaient mon bouclier ;
Ils étaient mon épée quand grondait ma colère !
Parmi ces morts, hélas ! combien de Véridiques
Dont la parole ne fut jamais mensongère !
Combien d'hommes éloquents
Dont le brillant langage séduisait et charmait!
Combien de braves cavaliers grandis dans la bataille
Qui se précipitaient dans la mêlée, arborant les signes
dis Une tifs des héros!
Combien de nobles seigneurs
Habiles et sages, toujours à la hauteur des situations !
Combien de chefs puissants qu'on voyait
Escortés d'une troupe brillante et nombreuse !
LE CULTE DE LA FEMME 109
Combien enfin de généreux et de munificents
Qui prodiguaient leurs libéralités de père en fils, sans
tarir !
Pleurez-les , mes yeux
Pleurez des larmes intarissables (1).
SOUHAYAH
SUR LA MORT DE SON MARI GHADAD
Dès que le soir tombe, le sommeil me fuit.
Mes larmes seules me soutiennent et me soulagent.
Je pleure un héros, qui en passant de vie à trépas
A augmenté mes angoisses, mes tourments et mon effroi.
Après Chadad qui donc protégera les femmes,
Quand éclate la guerre et que les guerriers ruissellent
de sueur ?
Qui poussera les chevaux dans la mêlée ?
Qui frappera l'ennemi au cœur et à la pupille ?
Qui accueillera l'hôte ?
Qui volera au secours de l'opprimé ?
Chadad, après toi je dépéris sans forces et sans courage,
Notre séparation a embrasé mon cœur d'un feu qui me
dévore (2).
SAF1YA BENT AMROU AL BAHILIA
SUR LA MORT DE SON FRERE
Nous étions comme deux branches d'un même arbre,
(1) Voir Al Agani, t. IX, pp. 73 à 8a ; Al Ekd el Farid, t. III,
p. m. Chaw-er el Arab.
(2) Chaw-er el Arab.
no LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Nous croissions d'une végétation magnifique,
Mais alors que, l'arbre ayant jeté de profondes racines,
Ses rameaux puissants se chargeaient de Jruits,
Le sort inclément brisa l'un de nous —
Le sort qui rien ne respecte ni n'épargne !
0 mon frère, dans ma tribu, dans toute aimable compa-
gnie,
Tu étais l'ornement, l'éclat et la gloire!
Va donc, honoré en dépit du destin;
La route où tu marchas est riche en enseignements ! (i)
ÉLÉGIES D'EL KHANSA
SUR LA MORT DE SON FRERE SARHR
Débordez, mes yeux, ne soyez pas avares de vos larmes,
Vous n'avez pas encore assez prodigué vos pleurs.
Coulez, larmes généreuses,
Coulez comme un ruisseau, ou plutôt comme un fleuve,
Au souvenir du meilleur guerrier
Qu'aient pleuré les pleureuses,
Au souvenir du vaillant chef, du chej incomparable
Au long baudrier, aux hautes colonnes,
Qui ne connaît ni l'imprudence ni lajaiblesse.
Il s'élance au premier cri de guerre ;
Déjenseur du Vrai et du Juste, il ne sait point reculer;
Quand il paraît, les ennemis croient voir
Un lion veillant sur ses lionceaux,
Lion à la longue crinière, prompt à l'attaque,
Il défend son domaine ; nul pied ennemi ne le foule.
(i) Al Ekd el Farid, t. II, p. 36, et Chaw-er el Arab.
LE CULTE DE LA FEMME ni
Il respecte et il protège, car son apanage
C'est l'honneur que lai légua une noble lignée de nobles
aïeux.
Au jour du combat sa protection embrasse tout ensemble
Le campement, le voisin, l'hôte et le passant.
Et quand la guerre s'agitait comme les flots soulevés
De l'abîme, pareille à une chaudière bouillante,
Quand, ainsi que la cavale rétive, elle ruait courroucée,
Toujours tu sus dompter sa fureur.
Qu'elles te pleurent les familles que l'hiver met en
détresse,
Alors que la chamelle cherche un abri contre l'aquilon !
Qui sentira, qui exprimera — un grand cœur s'y refuse
— ce que tu fis parmi nous avant de nous être ravi?
Libéral? tu le Jus plus que le torrent enflé qui précipite
ses eaux dans les ravins de nos montagnes.
Courageux ? tu le Jus plus que le lion des Jorêts héris-
sant sa crinière, quand il défend ses lionceaux.
Pur? tu l'es plus que l'enfant d'une mère pudique et
dont jamais le pied ne foula le sable.
Roi glorieux! tous se lèvent en ton honneur, comme le
peuple se lève à l'aspect du nouveau croissant.
« 0 douleur de mon âme au souvenir de Sakhr,
Quand les chevaux se heurtent aux chevaux, les guer-
riers aux guerriers.
Libéral quand les flèches d'un partenaire gagnaient,
Main ouverte, ne se vantant point de ses dons,
Aimable chef rayonnant de gloire, nature sans défaut,
Rebelle à la passion, sobre et tempérant,
Né libéral, multipliant les dons,
Fidèle, abhorrant toute trahison !
na LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Quel guerrier au jour de l'effroi! Tous le savent.
Tu suffis à les défendre, quand les cavaliers croisent
leurs lances ;
Cœur généreux, riche en nobles qualités,
Tu élèves tes colonnes quand tous laissent inachevé l'édi-
fice;
Asile des veuves, des orphelins affamés ;
Confident des secrets conseils ; magnifique à traiter tes
hôtes.
Uni par des liens indissolubles à la générosité, à la
gloire. Oh ! quelle générosité !
Quel lion de force et d'impétueuse ardeur !
III. — MARIAGE
Les règles concernant le mariage chez les anciens
Arabes sont assez difficiles à établir. Il n'y eut en effet
avant l'Islam aucune législation ni institution juridique
bien définie, mais seulement un ensemble de coutumes
qui avaient fini, avec le temps, par acquérir force de
loi. Les historiens ou traditionnalistes et les poètes, car
les poètes furent les premiers historiens, les plus capti-
vants et les plus minutieux, ont négligé de nous ren-
seigner sur les lois civiles qui régissaient les hommes
et les biens à l'époque de la Djahilieh. Tous se sont
exclusivement appliqués à nous retracer par le menu
les généalogies des chefs, des tribus et des chevaux, et
à nous détailler avec complaisance les moindres inci-
dents des guerres ou « journées » fameuses. Il n'est
venu à l'esprit d'aucun d'eux, poète ou mémorialiste,
de nous renseigner sur le système législatif ou juridi-
que des Anciens, de nous gratifier de quelque recueil
des décisions et sentences des magistrats auxquels les
tribus confiaient le soin de trancher les différends jour-
naliers entre tribus ou particuliers. Trop épris d'action
pour songer à légiférer, codifier ou philosopher, ils
luttaient de beau langage quand ils ne guerroyaient
8
n4 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
pas. Ils chantaient leurs exploits, célébraient leurs
armes, leurs coursiers et leurs aïeux; le reste leur
importait peu.
Cependant, les commentateurs des vieux proverbes
et les glossateurs du Coran nous ont fourni sur le sujet
qui nous intéresse des renseignements utiles, les seuls,
à peu de chose près, que nous possédions. Certains
docteurs ont pris soin, en effet, de raconter, à la suite
de versets relatifs au mariage, comment les choses se
passaient à l'époque de l'Ignorance. De quoi il résulte
que certaines unions étaient prohibées : celles de la
mère et du fils, du père et de la fille, du beau-frère et
de la belle-sœur, de la marâtre et de son beau-fils, de
la tante et du neveu. En dehors de ces prohibitions,
chacun pouvait épouser autant de femmes que ses
facultés lui permettaient d'en entretenir (i).
Il y avait plusieurs variétés de mariage. Commen-
çons par les plus particulières :
i° Le mariage dit « Sefah » ou mariage à l'essai,
qu'il appartient à l'homme aussi bien qu'à la femme
de rompre si l'essai n'a pas été satisfaisant.
2° Le « Nikah el Mot'a » ou de jouissance, mariage
conclu pour un temps déterminé, un ou deux ans, etc.,
et qui pouvait être prorogé le cas échéant ou converti
en mariage pour la vie.
3° Le mariage « Baghaya a consistait en un contrat
qui liait une femme à un certain nombre d'hommes,
toujours inférieur à dix, qu'elle-même choisissait ou
acceptait pour époux. Dès que cette femme mettait au
(i) Commentaire sur le verset 3 du chapitre IV du Coran.
LE CULTE DE LA FEMME n5
monde un enfant, elle envoyait chercher tous ses
époux... et faisait devant eux la déclaration suivante :
« C'est ton fils, ô Tel. » Elle rattachait ainsi l'enfant à
l'homme qui lui plaisait le plus ou qu'elle avait des
raisons particulières de croire le véritable père de l'en-
fant. L'homme ainsi désigné devait reconnaître pour
fils le fruit d'une collaboration amicale au premier
chef.
Quant aux femmes de mauvaises mœurs qui arbo-
raient à la porte de leurs demeures des drapeaux et qui
avaient commerce avec le premier venu, les enfants
qu'elles engendraient étaient rattachés à l'homme
auquel l'enfant ressemblait le plus. Il devenait son
fils et portait son nom.
4° Le « Nikah el Chigar » était un mariage sans dot.
Un homme mariait sa fille, sa sœur ou sa nièce à un
autre, et lui-même épousait la fille, la sœur ou la nièce
de cet autre. C'était là un troc qu'il ne faut pas confon-
dre avec
5° Le « Nikah el Badal » ou mariage d'échange, véri-
table chassé-croisé qui consistait à prendre la femme
d'un autre moyennant la remise à cet autre de sa pro-
pre femme.
6° Le « Nikah el Istibdâ » est un accord entre un
mari et sa femme suivant lequel l'homme s'abstenait de
tout commerce avec son épouse, afin de lui permettre
de concevoir un fils des rapports qu'elle devait entrete-
nir avec un héros. Le mari devenait ainsi, sans qu'il y
ait mis du sien, le père d'un enfant qui était réputé
devoir hériter des vertus de son auteur. C'était là une
union de sélection.
7° Enfin le mariage surnommé « Macte » : A la mort
n6 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
d'un homme, son fils aîné couvrait de son vêtement la
veuve de son père, prétendant qu'il en avait hérité la
jouissance (i). Il pouvait aussi la céder à un de ses
frères contre une dot assignée. Mais ce mariage était
odieux « Macte » ; quiconque osait s'en prévaloir était
surnommé le Dayzan ou concurrent, parce qu'il était
le rival de son père.
Tels étaient les mariages singuliers qui sévissaient
chez les Arabes avant l'Islam. Les documents font
défaut pour préciser l'époque, les tribus, les classes de
la société où prédominait telle ou telle modalité de
mariage. Ce qu'on peut avancer avec certitude, c'est
que ces différents mariages étaient des mariages d'ex-
ception. En effet, ils sont en opposition flagrante avec
ce que nous savons du respect que les Arabes ont
témoigné de tout temps à la femme, respect dont l'his-
toire fait foi ainsi que la légende et la poésie. Ils sont
également en opposition avec ce que l'on sait du carac-
tère arabe. Il est hors de discussion que les Arabes ont
toujours recherché en toute chose la noblesse et la
pureté, et principalement dans leurs filiations. Leurs
généalogies citent avec le nom du père celui de la mère,
avec les noms des ascendants ceux des ascendantes ; on
est parfaitement noble quand on appartient à une vieille
famille illustre « des deux côtés ». Toujours, en effet,
on vante l'illustration des oncles tant maternels que
paternels (2), surtout l'on célèbre la pureté de la race.
(1) Mais si la veuve prévenait le geste de l'héritier et allait
retrouver sa propre famille, elle disposait alors d'elle-même
comme elle le voulait. (Tabari, Commentaire du Koran.)
(a) A rapprocher Tacite, XXI.
LE CULTE DE LA FEMME 117
Notre race est pure sans mélange, issue
Dejemmes nobles et de héros.
Après avoir habité les dos les plus solides,
Nous sommes descendus dans les ventres les plus
nobles.
(El Samaoual.)
Du reste, la contradiction que nous venons de souli-
gner, pour flagrante qu'elle soit, nous paraît pouvoir
être facilement expliquée parles considérations suivan-
tes :
i° La femme demeure unie à sa famille première par
des liens plus forts que ceux qui la rattachent à la
famille de son époux. C'est ce que traduit un vieux
dicton qui dit : « Le mari peut se trouver, l'enfant peut
naître, seul le frère ne peut être remplacé. » De sorte
que non seulement la femme est protégée par son
mari, mais elle est également protégée contre les mau-
vais traitements de son mari par la phalange de ses
frères, de ses oncles et de ses cousins. — 20 Le rôle de
la femme antéislamique est moins un rôle familial que
social. La femme devient par son mariage non pas
uniquement la compagne de son mari, mais une colla-
boratrice précieuse à la prospérité générale de la tribu.
Sa mission est d'alimenter en hommes vigoureux et
braves les guerriers, d'engendrer des héros... Dans la
famille, elle semble ne pas avoir une existence propre,
une personnalité indépendante. Son rôle est obscur.
Elle est épouse, elle est mère, et de ces deux chefs lui
incombent des devoirs plus qu'il ne lui revient de droits
ou d'honneurs. Mais au dehors, une fois franchie la
geôle maritale, elle est femme, elle est citoyenne. Elle
n8 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
est l'égale des hommes, et à ce titre, elle est autorisée
à donner libre cours à ses facultés. Ce qui lui permet
de se distinguer et de briller, de décider de la guerre
et de la paix.
On pourrait même trouver une certaine moralité dans
ces unions foncièrement immorales à première vue.
Elles ont l'avantage, en effet, de supprimer « les filles
mères » et les « bâtards », puisque d'une part la pros-
tituée était considérée comme l'épouse de l'homme qui
lui avait donné un enfant, et que d'autre part cet enfant
portait le nom de son père putatif et échappait ainsi à
la marque infamante d'enfant « illégitime » ou « na-
turel »...
Mais en dehors et au-dessus de ces unions, il y avait
une manière plus régulière, plus « bourgeoise », de
beaucoup la plus fréquente, de contracter mariage. Le
père informait sa fille de la demande en mariage dont
elle était l'objet. Si cette proposition était acceptée, le
père tendait la main au fiancé, à son tuteur ou à son
représentant, et l'accord était conclu ; si elle était refu-
sée, ou bien le père contraignait sa fille au mariage,
ou bien... Écoutez le récit de la demande en mariage
d'El-Rhanza par le vaillant chef Douraïd :
« Douraïd fils d'As Simmat ayant demandé à Amrou
ben el Harth la main de sa fille El Rhanza, Amrou lui
répondit en ces termes : « Sois à l'aise sous ma tente,
ô père Qurrat, ta noblesse défie la lance des malveil-
lants, tu es le cheval de guerre dont nulle main ne tou-
che impunément les naseaux : un chef comme toi ne
saurait voir sa requête rejetée, mais ma fille n'a point
la docilité de ses compagnes. Je vais lui transmettre ta
demande, c'est à elle à prendre une décision... »
LE CULTE DE LA FEMME 119
a Amr entra alors chez sa fille et lui dit : « Khansa,
le plus vaillant guerrier de Hav\ asinn, le chef des Banou
Guzam, Douraïd fils d'As Simmat te demande en
mariage. Tu le connais, qu'en dis-tu ? — 0 mon
père, dit El Khanza, me vois-tu refuser les fils de mon
oncle, jeunes hommes à la taille svelte comme la lance,
pour épouser un fils de Guzam, vieillard qui sera cada-
vre aujourd'hui ou demain ? »
« Le père d'El Khansa retourna auprès de Douraïd et
lui dit : « 0 père de Qurrat, ma fille refuse, peut-être
t'acceptera-t-elle plus tard... »
«Douraïd sortit dépité, et pour se venger... il compo-
sa une longue satire contre la dédaigneuse El Khanza. »
La chronique nous offre également de nombreux
exemples de jeunes filles disposant librement de leur
personne, prenant elles-mêmes le mari de leur choix.
Sans parler de Sadouk qui prit pour époux Houran le
Djadide, ni de la belle Khoud qui accorda sa main à
Abou Nowas le noir(i), ni de Mâwiah qui, après avoir
mis à l'épreuve la générosité et la verve poétique de ses
trois prétendants, choisit « le plus poète et le plus
généreux » Hatem de Taye, rapportons, d'après « le
Livre des Chansons », les circonstances qui amenèrent
Raytah à proposer sa main au chevalier Rabyah :
a... Raytah sort de sa tente et va s'asseoir au milieu
de ses compagnes. Puis elle appelle une esclave et lui
dit : « Va me chercher un Tel. » L'individu arrive, et
la jeune fille lui dit : « Certain pressentiment m'avertit
qu'une troupe de cavaliers ennemis vient nous surpren-
dre et fondre sur nous. Comment te comporterais-tu
(1) Voir Perron, Les femmes arabes, pp. io5, n3 et îaa.
lao LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
avec eux, si je te promettais de t'épouser ? — Je lui en
montrerais de dures », repartit l'autre, et le voilà qui
vante son adresse et son courage. « Bien ! lui dit la
belle, retire-toi, je verrai ce à quoi il me convient le
mieux de me décider. » Ce vantard éconduit, Raytah
ordonne à son esclave d'aller chercher un autre jeune
homme qu'elle lui désigne. L'homme vient et la belle
lui adresse la même question qu'au premier. Elle en
reçoit à peu près semblable réponse. Raytah le congé-
die et dit à ses compagnes : « Encore un où il n'y a rien
que vantardise et vanité. » Puis s'adressant à son
esclave : « Va, dit-elle, va me chercher Rabyah ben
Moukaddam. » Rabyah se présente, et Raytah lui
adresse les mêmes paroles qu'aux deux autres jeunes
gens. « Le suprême de la sottise, répond Rabyah, est
de se vanter soi-même, mais quand je serai en face de
l'ennemi, je me conduirai de telle sorte que même si je
suis vaincu l'on m'excusera. Il a fait son devoir celui
dont les efforts ont mérité d'être approuvés. » — « Je
t'épouse, répond la jeune Arabe, viens demain à l'as-
semblée de la tribu pour sceller notre union (i). »
L'histoire a ratifié le choix de Raytah. Rabyah fut le
plus admirable chevalier de l'Arabie ancienne.
(i) Perron, p. 82.
IV. — DOT
Il n'y a pas de mariage sans le paiement d'une dot,
excepté pour le mariage d'échange « Nikah el Chigar »
ou donnant femme pour en épouser une autre, la dot
qu'on devait payer venait en compensation de celle
qu'on devait recevoir. La dot était payée, par le préten-
dant ou son mandant, au père de la jeune fille, ou à
celui qui le représentait, frère, cousin, etc., générale-
ment l'aîné de la famille. Elle était fixée par le père, ou
offerte spontanément par le prétendant au moment de
la demande en mariage.
« Quand les amours de Leylah et du Fou (i), lit-on
dans El Agani, furent de notoriété publique et alors que
les vers de Reyss étaient sur toutes les lèvres, Keyss
demanda au père de Leylah la main de sa fille et lui
offrit cinquante chameaux rouges ; — la lui demanda
également Ward ben Mohammed El Akbaly moyennant
une dot de dix chameaux, avec un pâtre pour les con-
duire aux pâturages. Les parents répondirent aux pré-
tendants : « C'est à elle qu'il appartient de choisir
entre vous deux; l'épousera celui qu'elle aura choisi. »
Puis ils entrèrent chez la jeune fille et lui dictèrent sur
(i) « Le Fou », ou « le fou de Leylah », surnom de Keyss.
iaa LÀ TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
un ton menaçant le choix qu'elle devait faire : « Si tu
ne prends pas Ward pour époux, lui dirent-ils, tu t'en
repentiras amèrement. » Et Leylah choisit Ward et elle
dut l'épouser à son corps défendant. »
En dehors des chameaux et des pâtres, la dot pouvait
consister en marchandises de toutes sortes : troupeaux,
parfums, étoffes, pièces d'or ou d'argent... Elle repré-
sentait le prix de la jeune fille, sa valeur marchande, en
tenant compte de son âge, de ses qualités physiques et
morales, de l'illustration de sa famille, de la situation
de son père parmi les gens de sa tribu... Il ne faut pas
oublier que les mariages créaient des alliances entre
tribus et que les proches et les « alliés » devaient se
protéger et se défendre mutuellement en cas de dan-
ger.
Nous avons dit que la dot était versée et remise au
père de la jeune fille; il faut ajouter qu'elle devenait sa
propriété exclusive. Les filles étaient donc une source
de richesse, puisque leur dot venait grossir le patri-
moine de famille. Aussi s'empressait-on, à la naissance
d'une jeune fille, de féliciter son père. On lui disait :
a Hanian laka el Nafiga (i) », littéralement « Compli-
ments pour le nuage d'eau ». La jeune fille, comme
l'eau des nuages, devait féconder son champ et ajouter
à ses biens.
Mais si les filles, en plus de l'affection que leur por-
taient les parents, constituaient pour ceux-ci une source
de revenus, d'où vient que dans certaines tribus on les
enterrait vivantes dès leur naissance? « Quelques Ara-
bes, en effet, lorsqu'il leur naissait une fille, l'enter-
(1) Voir Boustany, traduction de l'Iliade d'Homère.
LE CULTE DE LA FEMME ia3
raient à l'instant, poussés à cet acte barbare, les uns
par la misère, les autres par une fierté féroce et un
sentiment exagéré de l'honneur : ils voulaient éviter la
honte qui aurait pu rejaillir sur eux, si un jour leur
fille eût été enlevée et déshonorée par leurs enne-
mis (i). » Meïdani rapporte, sur le témoignage d'El
Haytam ben Ady, « que Wad el Banat (l'inhumation
des filles vivantes) sévissait dans toutes les tribus ara-
bes indistinctement. Pour un qui la pratiquait, dix
s'en abstenaient. Aux premiers jours de l'Islam cette
coutume monstrueuse était tombée partout en désué-
tude, sauf dans la tribu de Béni Tamyme où elle comp-
tait alors plus d'adeptes que jamais. »
Que cette coutume ait pris naissance chez les Béni
Rabia ou chez les Béni Tamyme, peu importe, consta-
tons seulement que les auteurs sont unanimes à recon-
naître que la cause initiale du « Wad El Banat » fut
a une trahison » du sexe faible. Sur cette trahison pre-
mière nous avons un certain nombre de légendes qui
ne concordent, ni sur l'époque, ni sur le lieu, ni sur
les circonstances du drame, mais qui se résument tou-
tes en un rapt de filles auxquelles on donne à choisir
entre retourner à leurs familles ou demeurer auprès
de leurs ravisseurs... Toutes acceptent d'être rendues à
leurs parents, — une exceptée. Elle est la fille ou la
nièce d'un chef fameux et elle ose préférer son amant à
ses parents ! Là-dessus le chef humilié, déshonoré et
furieux, prête serment d'enterrer vivantes toutes les
filles qui lui naîtraient à l'avenir. Et ses concitoyens de
suivre son exemple, craignant que leurs propres filles
(i) G. de Perceval, t. I, p. 35i.
ia4 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
ne puissent un jour attirer sur eux le déshonneur,
trouvant aussi un certain mérite, une certaine gloire à
immoler, pour l'honneur, ce qu'ils chérissaient le plus
au monde : leurs filles, « la chair de leur chair, le sang
de leur sang ».
L'Islam abolit cette coutume funeste. Il est juste de
remarquer qu'elle tendait d'elle-même à disparaître, et
qu'avant le Prophète des hommes compatissants s'é-
taient employés généreusement à racheter la vie de
pauvres innocentes. El Tebrani rapporte que Sassaah
Naguiah ben Okal dit un jour au Prophète : « Du temps
de la Djahilieh j'ai racheté la vie de 36o filles à raison
d'un chameau et de deux chamelles pour chaque fille ;
m'en sera-t-il tenu compte dans la Religion nouvelle ?
— Il t'en est sûrement tenu compte, répondit Mahomet,
puisque Dieu t'a fait la grâce de te convertir à l'Islam. »
V. — DIVORCE
Les anciens Arabes reconnaissaient au mari, d'une
façon générale, le droit de répudier sa femme. Cette
répudiation pour être définitive devait être triple, c'est-
à-dire faite par trois fois dans un laps de temps déter-
miné. Il arrivait fréquemment que le mari répudiait sa
femme une première et une deuxième fois, puis la
reprenait avant l'expiration du délai coutumier, l'as-
treignant ainsi à subir son joug indéfiniment.
Les formules de divorce étaient nombreuses. La plus
usitée consistait pour le mari à dire à sa femme : « Va
rejoindre ta famille », ou : « Retourne à ton père ».
La femme avait aussi le droit de rompre les liens
conjugaux. Elle usait à cet effet d'un procédé symboli-
que. Elle tournait l'ouverture de la tente donnant accès
à sa demeure du côté opposé à la direction où elle se
trouvait ; l'ouverture étant du côté nord, elle la plaçait
au sud. Le mari trouvant porte close comprenait.
L'union était rompue en silence, et les deux époux
devenaient, sans échange d'aménités, complètement
étrangers l'un à l'autre.
La femme pouvait également obtenir la liberté
moyennant le paiement au mari d'une certaine indem-
126 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
nité, à l'ordinaire équivalente à la dot qu'elle en avait
reçue. Cette sorte de répudiation était appelée Khôl'.
Voici, extrait d'El Ekd-el-Farid, le récit du divorce
de Hind bent Ataba. C'est un tableau de mœurs qui
peut intéresser le lecteur :
« Hind bent Ataba était mariée à El Fakeh ben el
Magyarah, chevalier de Koreych. El Fakeh possédait
une maison isolée, spécialement réservée aux hôtes de
passage. Y entrait qui voulait. Un jour que Hind et le
chevalier s'y étaient rendus, ils constatèrent que la
maison était vide. Ils en profitèrent pour s'y reposer.
Le sommeil les gagnant, ils s'étendirent et dormirent.
El Fakeh, appelé par ses occupations, interrompit sa
sieste le premier. Il sortit, laissant sa femme endormie.
« Pendant que Hind dormait, un hôte survint. Il
entra dans la maison et voyant une femme couchée,
crainte, ou pudeur, il s'empressa de fuir. El Fakeh de
loin aperçut un homme qui courait. Ii ne douta pas un
instant qu'il sortait de la maison où se trouvait Hind
et, torturé par le soupçon, il se rendit auprès de sa
femme qu'il réveilla avec rudesse. « Quel est cet
homme qui vient de sortir d'ici ? lui demanda-t-il. —
Je n'ai vu personne, répondit la dame. Je dormais
profondément et viens seulement de me réveiller. » Le
mari ne voulut pas en entendre davantage. Sa convic-
tion était faite. Il répudia sa femme en disant : « Va
rejoindre ta famille », et il sortit.
(( Le divorce fit grand bruit. On en discutait partout,
non sans malice. Ataba, ennuyé de voir le scandale
dont sa fille était l'héroïne grossir de jour en jour, prit
à part Hind et lui dit : « Les commérages vont leur
train. Il importe de couper la langue à la médisance.
LE CULTE DE LA. FEMME 127
Si les accusations de ton mari sont fondées, je ferai
tuer ton mari et il ne sera plus question de rien ; si au
contraire El Fakeh t'a calomniée injustement, je le
traduirai devant un devin du Yémen et ton innocence
éclatera au grand jour. — Par Dieu, repartit Hind, il
n'est pas dans le vrai. »
« Alors Ataba bed Rabya s'en fut trouver El Fakeh
et lui dit : « 0 Fakeh ! tu as porté contre ma fille la
plus déshonorante des accusations. 11 importe de tirer
l'affaire au clair. Viens, que nous soumettions le cas au
plus célèbre devin du Yémen. »
« Au jour convenu ils se mirent en route accompa-
gnés d'une foule nombreuse d'hommes et de femmes.
A mesure qu'on approchait du terme du voyage, Hind
paraissait plus agitée. « Tu parais inquiète, lui dit son
père, serais-tu coupable? — Non, répondit-elle, mais
je sais que le devin auquel vous allez vous adresser est
un homme comme vous ; il peut atteindre la vérité
comme il peut tomber dans l'erreur. Je risque donc,
s'il se trompe, d'être officiellement condamnée, alors
que je ne suis pas coupable, et le souvenir de ma
honte se perpétuera parmi les Arabes. — Ne crains
rien, lui dit son père, avant de soumettre l'affaire à son
jugement, je mettrai à l'épreuve la science et la pers-
picacité du devin. » Puis il siffla son cheval qui accou-
rut à l'appel de son maître, et Ataba, parmi les crins
de la queue du cheval, attacha et cacha un épi de blé.
« Quand ils furent enfin en présence du devin, Ataba
lui dit : « Avant de te consulter, je veux éprouver ta
sagesse. J'ai caché pas bien loin d'ici quelque chose,
devine un peu ce que c'est. — C'est un fruit, répondit
le devin, un fruit que vous avez mis dans une ceinture.
ia8 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
— Ce n'est pas assez, dit Ataba, et je voudrais plus de
clarté. » L'oracle déclara : « Un grain de blé a été
caché dans la queue du cheval. » Et Ataba satisfait lui
dit : u Tu peux examiner à loisir toutes ces femmes.
Tu nous diras s'il en est d'adultère parmi elles. »
u Le devin passa en revue toutes les femmes présen-
tes. Il leur frappait sur l'épaule et après les avoir
fixées dans les yeux, il disait : « Lève-toi, tu peux
retourner à tes occupations. » Arrivé à Hind, il lui dit :
« Lève-toi sans crainte puisque tu es sans honte,
dresse-toi superbe parmi tes compagnes, car tu donne-
ras le jour à un roi qui portera le nom de Moawiah ! »
Transporté d'orgueil, El Fakeh se précipite vers sa
femme et veut lui prendre la main ; mais Hinrî se
dégage et dit : « Éloigne-toi de moi. Je tiens à ce que
le père du roi soit chevalier meilleur que toi. »
« Hind épousa Abou Sefyan. De cette union naquit
l'Émir des Croyants, Moawiah, fondateur de la dynastie
des Ommyades (i). »
(i) El Ekd-el-Farid, t. III, p. a73. Voir Al Moustalraf, p. 119.
VI. — LA FEMME MUSULMANE
Les conquêtes de l'Islam eurent pour effet immédiat
d'assujétir les Arabes aux mœurs de Byzance et aux
coutumes d'Iran. Les nomades vainqueurs s'empres-
sèrent d'adopter les usages, les divertissements, le luxe,
les vices aimables des Perses et des Grecs. Sensibles
par-dessus tout à la beauté (i), ils s'entourèrent de
belles captives, expertes, raffinées, civiles et dociles,
qui leur rirent négliger et oublier sans peine leur brune
compagne, l'épouse austère et farouche. Moins de cent
ans après Mahomet, le vin, la dissipation des Ralifes,
les plaisirs faciles et les esclaves, filles ou garçons,
avaient dépravé les mœurs et détruit à jamais les quali-
tés maîtresses et les vertus des vrais Arabes. On peut
distinguer dès lors deux catégories de femmes : l'é-
pouse, moule à fabriquer des enfants ; l'esclave, ins-
trument de plaisir, ornement du harem. L'instruction
devint l'apanage des esclaves. Destinées à plaire, on
parait leur beauté de tous les arts d'agrément. Elles
dansaient avec grâce, chantaient divinement, improvi-
saient des vers, apprenaient l'histoire et savaient à l'oc-
(i) Ils disaient : « L'esprit de la femme, c'est sa beauté; la
beauté de l'homme, c'est son esprit. »
i3o LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
casion conter de jolies anecdotes et de belles légendes
qui charmaient leur auditoire d'érudits, de poètes et de
fins lettrés. L'épouse au contraire se calfeutrait dans sa
dignité de mère, vivait à l'écart du monde, négligeait
à dessein de s'instruire, se parait ostensiblement de son
ignorance qui constituait le titre apparent de son hon-
nêteté, les parchemins de sa noblesse.
A certaines époques de haute et brillante civilisation
comme au temps d'El Rashid et des Mille et une Nuits,
du Khalife d'Espagne Abdel Rhaman et de la belle
Zohra, au temps des Fatimites et des Rois de Grenade,
la situation de la femme semble prééminente. Dans
ces différentes périodes de dépravation et de littéra-
ture, les jeunes beautés mettaient leur coquetterie
à ne désarmer que devant quelque manifestation d'art
conçue et exécutée en leur honneur, tel un sonnet, un
madrigal ou quelque chanson légère. Aussi la poésie de
ces temps est-elle tout à la louange de la femme et de
l'Amour !
Chaque poète avait un arsenal dans lequel on pouvait
trouver, d'occasion, les armes harmonieuses, offensives
ou défensives, dont on avait besoin dans telle ou telle
situation amoureuse. D'autre part chaque poète se
ménageait la protection d'une ou de plusieurs favorites
du sérail qui le comblaient de faveurs en échange de
vers dithyrambiques ou polissons. Et c'était une profu-
sion, une débauche de jeux d'esprit, de madrigaux, de
poèmes erotiques, comme aucune littérature ne peut
fournir d'exemples. Dans chaque demeure les vers célé-
brant l'Amour et exaltant la Femme foisonnaient, fleu-
rissaient, surgissaient de partout comme par enchante-
ment. Ecrits en lettres d'or et d'argent, ils étaient sus-
LE CULTE DE LÀ FEMME i3i
pendus sur les portes ; gravés sur le marbre, ils étaient
appliqués sur les murs ; brodés sur de la soie, ils
recouvraient les coussins et les sofas. Les femmes en
portaient sur la paume de leurs mains, tracés au henné;
elles en ornaient leurs mouchoirs, leurs voiles, leurs
éventails, leurs bagues, leurs chemises, leurs ceintu-
res... (i) ; et les vers qui soulignaient tous les charmes,
toute la grâce des belles étaient appropriés à l'endroit
où ils étaient suspendus, appliqués, peints, gravés, bro-
dés, tatoués. Ainsi l'amour et la poésie se trouvaient si
intimement liés l'un à l'autre qu'on finissait par ne
(i) Voici quelques échantillons de ces préciosités :
Sur un bandeau :
a Sans la folie d*aimer que serait la vie? »
Sur un éventail :
« J'apporte le zéphir, j'évente la pudeur,
c< Je sers de voile pour cacher la bouche qui vient cueillir
le baiser. »
Sur un voile :
« Seigneur, ne m'exaucez pas si tendant mes bras
« Je vous demandais do me délivrer de l'Amour ! »
Sur une chemise :
« On le dérobe à mes yeux pendant le jour ;
« Pendant la nuit rien ne peut dérober son image à ma
pensée. »
Sur un diadème, en lettres de diamant :
« Il est beau de mourir d'amour ! »
Autour d'une bague était gravé :
« Dans ce chaton Amour a emprisonné deux cœurs ;
« Est-il plus habile orfèvre que l'Amour? »
Sur la paume de sa main une esclave avait tracé au henné ce
vers :
<c Le fard n'embellit pas ma main,
« Ma main au fard donne plus de brillant. »
(Voir Massareh el Ouchak, Al Agami, Al Ekdal Farid, etc.)
i32 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
plus les distinguer l'un de l'autre, l'amour semblant
engendrer la poésie alors que la poésie engendrait l'a-
mour.
Naturellement la situation de la femme, et plus exac-
tement la situation de certaines femmes, s'en trouvait
rehaussée.
Voici deux anecdotes :
« Un jour, une des esclaves favorites du Khalife
Abdel Rahman osa se brouiller avec son maître, se
retira dans son appartement et jura d'en voir murer la
porte plutôt que de l'ouvrir au Khalife. Le chef des
eunuques, épouvanté de ce discours, crut entendre des
blasphèmes. Il courut se prosterner devant le prince
des croyants et lui rapporta l'horrible propos de cette
esclave rebelle. Abdel Rahman en souriant lui com-
manda défaire élever devant la porte de sa favorite une
muraille de pièces d'argent et promit de ne franchir
cette barrière que quand l'esclave voudrait bien la
démolir pour s'en emparer. L'histoire ajoute que le soir
même le Khalife entra librement chez la favorite apai-
sée (i). »
m Un jour, Romaïqua, épouse de Motamid, regar-
dait de l'embrasure d'une fenêtre du palais, à Gordoue,
tomber des flocons de neige, spectacle assez rare dans
ce pays où il n'y a presque pas d'hiver. Tout à coup
elle se mit à pleurer. « — Qu'as-tu donc, chère amie?
lui demanda son mari. — Ce que j'ai? répondit-elle en
sanglotant, j'ai que tu es un barbare, un tyran, un
monstre ! Vois comme c'est joli la neige, comme c'est
(i) Cardonne, Hisloire d'Afrique et d'Espagne, t. I. Florian, Pr
cis lùsloriquessur les Maures, pp. 33-34.
LE CULTE DE LÀ FEMME i33
beau, comme c'est magnifique, comme ces moelleux
flocons s'attachent gentiment aux branches des arbres,
et toi, ingrat que tu es, tu ne songes pas seulement à
me procurer ce spectacle chaque hiver. Jamais tu n'as
eu l'idée de m'emmener dans quelques pays où il
tombe toujours de la neige. — Ne te désespère pas
ainsi, ma vie, mon bien, lui répondit le prince en
essuyant les larmes qui sillonnaient ses joues. Tu auras
ta neige chaque hiver et ici même, je t'en réponds. » Et
il ordonna de planter des amandiers sur toute la sierra
de Cordoue, afin que les blanches fleurs de ces beaux
arbres, qui fleurissent dès que les gelées sont passées,
remplaçassent pour Romaïqua les fleurs de neige qu'elle
avait tant admirées (i). »
Mais ce n'était là que littérature. En fait, les esclaves
bien en cour s'empressaient de régulariser leur situa-
tion. Une épouse légitime même en Orient coûte moins
cher à entretenir qu'une maîtresse, fût-elle esclave. On
épousait donc des esclaves, et celles-ci une fois mariées
s'avisaient de devenir « honnêtes » et « d'origine
libre », autrement dit ignorantes. Il n'y eut plus dès
lors à distinguer deux catégories de femmes ; l'igno-
rance s'étendait, sévissait partout. De sorte qu'on peut
dire que la musulmane à tous les degrés de l'échelle
sociale n'a été depuis douze siècles que la domestique
attitrée de son mari et de ses enfants.
On ne se contenta pas de la domestiquer, on la traita
en ennemie, capable de tous les maléfices. Longtemps
l'homme ne fut préoccupé que de se protéger contre elle
et de la protéger contre elle-même. 11 l'emmura, l'en-
(i)Dozy, Histoire des Musulmans d'Espagne, t. II, pp. i4i et i/ia.
i34 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
terra vivante dans de vastes demeures aux fenêtres
solidement grillagées, l'entoura d'êtres cruels qui ne
pouvaient pas répondre intelligemment à la voix de la
chair, parce qu'ils étaient muets : ce sont les muets
du sérail! On créa des légendes, on fit appel à tous
les sages et à tous les prophètes de jadis ; les poètes
s'en mêlèrent, et l'univers fut unanime à proclamer
la réprobation et le mépris de la femme. Veut-on
quelques exemples?
Voici des proverbes : « Les femmes sont les filets du
diable; la femme honnête parmi les autres femmes est
comme le corbeau au ventre blanc, parmi les autres
corbeaux (i). Jamais on n'a rien défendu à une femme
qu'elle ne l'ait fait. Se soumettre à la volonté d'une
femme abrège les jours. Garde-toi de prendre conseil
des femmes. »
Tout cela n'est pas bien neuf et on en trouve le pen-
dant dans presque toutes les langues du monde :
« Il faut écouter sa femme et ne jamais la croire »,
dit le Chinois. Le Puisse assure qu' « en dix femmes il
n'y a qu'une âme ». L'Italien conseille l'emploi de l'é-
peron pour un bon comme pour un mauvais cheval,
et du bâton pour une bonne comme pour une méchante
femme. L'Espagnol recommande de se garder d'une
mauvaise femme, mais de ne pas se fier à une
bonne. » (2)
Voici un exemple de poésie misogyne :
Jouis de la jemme tant qu'elle s'attache à toi et ne va
(1) Dans le Roman de la Pose il est dit :
« Preude feme par Saint Denis
« 11 en est moins que de tenis. »
(a) Cités par G. Le Bon, La Civilisation des Arabes, p. A28.
LE CULTE DE L.\ FEMME i35
pas sottement t'affliger quand elle te quitte, car
elle finit toujours par là !
Trahis-la quand même elle t'est fidèle, car tôt ou tard
elle te trahira.
Si elle se montre aisée et douce pour toi, elle sera facile
et douce pour d'autres adorateurs que toi.
Qu'elle te jure, tant qu'elle voudra, qu'elle n'a pas violé
ses serments,
Le sexe qui de henné se teint les doigts ne connaît pas
de serments !
Qu'elle verse des torrents de larmes tant quelle voudra,
le jour oà vous vous séparerez,
Crois-moi ; les larmes de femme ne sont que des men-
songes !
Voici enfin une légende :
u Un jour, Jésus fils de Marie rencontra le diable
;ui conduisait devant lui quatre ânes chargés.
— Que fais-tu là ? demanda Jésus à Satan.
— Je transporte des denrées de commerce et je vais
trouver mes pratiques.
« — Quelle est donc, là, la première marchandise?
— La dureté. — Qui achète cela ? — Les souverains.
« — Et la seconde de tes marchandises? — C'est la
jalousie. — Qui l'achète? — Les savants.
« — La troisième marchandise, qu'est-ce que c'est ?
— La mauvaise foi. — Qui l'achète? — Les commer-
çants.
« — Mais cette quatrième marchandise, qu'est-ce
que c'est ? — C'est la ruse. — Qui achète cela ? —
Article réservé aux femmes (i). »
(i) V. Perron, Femmes arabes.
i36 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Mais à quoi bon multiplier les citations ?
Rappelez -vous le thème des Mille et une Nuits. Un
roi est trompé. Il constate que les Djins eux-mêmes,
malgré les précautions surnaturelles qu'ils prennent,
le sont aussi et dans de grandes mesures. Entendant
ne plus être trompé, il livre tous les matins au bour-
reau son épousée de la veille, jusqu'au jour où la jeune
Schahrazade parvient à lui faire oublier les leçons
pourtant si évidentes du passé et finit même par lui
faire rendre hommage aux femmes, tout en lui racon-
tant des histoires. Quelle malice, et combien féminine !
Nourris des Mille et une Nuits dès leur enfance, plus
tard instruits par les proverbes, les légendes et les
poésies, les Orientaux sont instinctivement prévenus
contre la femme qu'ils adorent, aiment, craignent,
haïssent et méprisent tout à la fois.
Étant le plus fort, l'homme s'abandonna à ses mau-
vais instincts. Il tyrannisa, dégrada celle qui devait être
sa compagne jusqu'à en faire un être inférieur sans
instruction, sans personnalité, sans dignité aucune,
sans âme peut-on dire. Et quand sa conscience lui
reprochait son injustice et sa tyrannie, l'homme s'ar-
mait du livre saint et, glosant, ergotant, torturant les
textes et les interprétant à sa guise, il soutenait qu'il
agissait en conformité des ordres divins et qu'il ne
faisait qu'appliquer les enseignements du Prophète
d'Allah. De sorte que le jour où l'Europe, avide de
savoir, voulut connaître la cause de la déchéance de la
femme musulmane, la réponse était toute prête et
si simple qu'elle fut adoptée d'enthousiasme : « La
Religion d'Islam est seule cause de l'avilissement de la
femme. »
LE CULTE DE LA FEMME i37
Comment ?
De par la polygamie et la répudiation, permises aux
hommes ; de par le voile et la réclusion imposés aux
femmes. La question est d'importance, elle mérite
qu'on s'y arrête.
VIL — LA FEMME SELON LE KORAN
L'Islam bouleversa profondément l'Arabie. Religion,
politique, institutions sociales, mœurs et coutumes,
tout fut changé, modifié, unifié, divinisé. A la diversité
des croyances et des cultes, se substitua une foi nou-
velle et générale. Une nation unie par le verbe de
Dieu remplaça l'infinité des petits États que for-
maient les tribus. Aux guérillas et aux luttes intestines
succédèrent des guerres contre l'étranger et des con-
quêtes. Les mœurs et les coutumes anciennes firent
place à d'autres mœurs, édictées par la loi sainte et
par les exemples du Prophète. Seul, l'idéal resta le
même. On continua à viser à la Perfection — bravoure,
générosité, éloquence, grandeur d'âme — moins pour
devenir un chevalier parfait que pour se rapprocher
davantage d'Allah et de son Envoyé ; et l'on garda vis-
à-vis de la femme la même déférence respectueuse que
par le passé, moins par noblesse et virilité que pour
plaire à Dieu et suivre les enseignements du saint livre.
Le Koran contient, en effet, de nombreuses prescrip-
tions en faveur de la femme, prescriptions qui, si elles
avaient été interprétées et suivies selon le véritable
esprit du législateur, eussent relevé de beaucoup la
situation matérielle et morale de la musulmane et con-
LE CULTE DE LA FEMME i39
tribué à conserver aux peuples de l'Islam la dignité et
la grandeur des premiers temps.
Mahomet aima les femmes, les comprit et s'efforça de
les émanciper autant par son exemple que par ses
enseignements. Il peut être considéré, à juste titre,
comme l'un des premiers féministes pratiquants, s'il
n'est le premier de tous. Toujours il se montra affable,
plein de prévenance, de respect, de délicatesse, non seu-
lement envers ses compagnes, mais envers toutes les
femmes. Ses propos à leur endroit témoignent d'infini-
ment de bonté et de gentillesse. Il a bien dit : « Gare
au\- femmes », et encore : « La femme est fatale », mais
c'était là, semble-t-il, leçons d'expérience et sagesse de
philosophe, car par ailleurs il dit : « La vie est un bien
dont le plus précieux est une femme honnête », et
encore : « La femme est la reine de la maison, de son
mari et de ses enfants. » A. une vieille laide qui lui
demandait si, faite comme elle était, elle irait au ciel, il
donna l'assurance consolante et flatteuse « qu'au ciel
elle serait belle et jeune pour l'éternité (i) ». « Le meil-
leur d'entre vous, disait-il à ses compagnons, est
celui-là qui se montre le meilleur avec ses femmes,
et moi-même je suis le meilleur de vous tous pour mes
femmes (2). » Il apprit aux hommes que « le paradis
est aux pieds des mères », et à l'heure de la mort sa
dernière pensée et ses dernières paroles furent encore
pour les femmes : « Je vous recommande les femmes,
ne cessait-il de répéter jusqu'à ce que sa voix devînt
inintelligible, — elles sont des captives que Dieu vous
a confiées (3). »
(1) Caussin de Perceval, t. III, p. 33i.
(2) El Gazali Ehyaouloum el dine, t. II, p. 29.
(3) Id., t. II, p. 28.
iflo LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Bien mieux et plus encore, le Prophète rendit aux
femmes l'hommage le plus éclatant et le plus tendre
qu'un fondateur de religion leur ait jamais rendu : il en
orna le ciel et ne put concevoir le paradis sans
femmes ! Le paradis de Mahomet est peuplé de houris.
En attendant les félicités de l'autre monde, il faut
vivre. Le Prophète voulut pour la femme une vie facile
et agréable et dans un certain sens indépendante. Pour
ne pas heurter trop violemment les idées de ses con-
temporains pour qui le droit reposait sur la force,
Mahomet consentit à reconnaître que « les hommes sont
supérieurs aux femmes à cause des qualités par les-
quelles Dieu a élevé ceux-ci au-dessus de celles-là (i) ».
Mais il prit prétexte de cette supériorité pour imposer
des devoirs aux hommes et pour octroyer aux femmes
des privilèges nouveaux. Puisqu'il est le plus fort,
puisqu'il est supérieur, l'homme doit supporter seul le
fardeau de la vie : les charges de la maison, l'entretien
et l'éducation des enfants lui incombent exclusivement.
La dot qui était la propriété du père de la jeune Fille
devient dorénavant la propriété de l'épouse (2). L'entre-
tien des veuves est assuré par la succession pendant
un an. La femme qui jusqu'alors n'héritait ni de ses
parents ni de son mari est admise à la succession de
celui-ci et de ceux-là, grâce à la loi nouvelle (3).
Et puisque les femmes sont faibles, il faut les proté-
ger. Leur consentement est nécessaire à la validité du
mariage. Elles ont le droit de refuser ou d'accepter le
mari qu'on leur propose et de choisir entre les préten-
(1) Koran, chap. IV, vers. 38.
(a) Koran, chap. V, vers. il\.
(3) Koran, chap. IV, vers. 8, 12, i4.
LE CULTE DE LA FEMME i4i
dartts qu'on leur destine. Majeures, elles épousent qui
elles veulent épouser et disposent de leur personne
comme de leurs biens. Ainsi elles cessent, légalement
du moins, d'être le jouet de la convoitise ou des inté-
rêts des parents. La tradition rapporte que Kansa bent
Kouzam, ayant été mariée contre son gré, alla trouver
le Prophète et lui dit : « Envoyé de Dieu, mon père a
outrepassé ses droits. Il m'a mariée avant que de me
consulter. » — « Il ne lui appartient pas de te marier,
dit le Prophète. Va, tu peux épouser qui lu vou-
dras (i). »
Il faut également les traiter avec bienveillance.
« Traitez- les avec bonté et affection, recommande le
Prophète dans le sermon qu'il fit lors de son dernier
pèlerinage à la Mecque (en 632). Souvenez-vous qu'elles
sont dans votre maison comme des captives qui ne
possèdent rien en propre. Elles vous ont livré leur per-
sonne sous la foi de Dieu, c'est un dépôt que Dieu vous
a confié (2). » Et le Koran enseigne que la femme et le
mari ont des droits égaux l'un envers l'autre et se doi-
vent une affection et des égards réciproques (3).
Une ombre au tableau : le droit pour l'homme d'é-
pouser plusieurs femmes î
La polygamie sévissait en Arabie de temps immé-
morial. Nous avons vu plus haut que les anciens Ara-
bes u pouvaient prendre autant d'épouses que leurs
moyens leur perinettaient d'en entretenir ». Il faut
(1) Ibn Saad Tabaquat, t. VIII, p. 334. Voir Mansour Fabmy :
La condition de la femme dans la tradition et l'évolution de l'Isla-
misme.
(a) Caussin de Perceval, t. III, pp. 3oa et 3o3.
(3) Koran, cbap. II, verset 228.
i4a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
ajouter que leurs moyens d'entretien ne devaient pas
être bien délimités, car les ménages de deux et même de
dix femmes étaient assez fréquents parmi eux. Dans
ces conditions il eût été risqué et souverainement
maladroit d'aller à l'encontre de moeurs séculaires et
d'abolir d'un coup la polygamie. La monogamie eût-
elle été soudainement ordonnée, qu'elle n'eût abouti à
rien. Aussi Mahomet procéda-t-il avec prudence et
habileté. 11 réduisit à quatre le nombre des épouses et
conseilla comme acte louable de se borner à une
seule (i). Ainsi il est permis à un musulman de pren-
dre quatre épouses, mais à la condition de les entrete-
nir et de les traiter toutes les quatre sur un pied d'éga-
lité absolue, tant au point de vue sentimental qu'au
point de vue matériel. Il faut les nourrir, les habiller,
les loger, les aimer mêmement et leur dispenser à
doses rigoureusement exactes les mêmes trésors de
tendresse et d'amitié! Condition impossible à réaliser.
a Si vous craignez d'être injuste envers vos femmes,
conclut le Prophète, n'en épousez qu'une seule (2). »
Même tactique pour la répudiation. Mahomet eût
probablement aimé abolir cette coutume préjudiciable
à la femme et suivre en cela l'exemple de « l'homme
du livre » juif ou chrétien, qui épouse parfois, dit-il,
« une femme pauvre et ne s'en détourne pas jusqu'à la
mort ». Mais il dut se contenter de déclarer la répudia-
tion : u la plus détestable des choses permises aux
yeux de Dieu » (3) et il la réglementa dans un sens
plus favorable à la femme. Dorénavant l'homme n'a
(1) Koran, chap. IV, v. 3.
(3) Koran, chap. V, vers. 3.
(3) Gazali, t. II, p. 4a.
LE CULTE DE LA FEMME i43
plus le droit de répudier sa compagne, puis de la
reprendre pour la répudier à nouveau..., de façon à la
maintenir perpétuellement sous son joug (i). Il devra
dans l'intervalle de six mois prononcer la formule de
répudiation, après quoi, il aura le choix entre « garder
sa femme et la traiter honnêtement, ou la renvoyer
avec générosité (2). »
A côté de la répudiation que seul en principe le mari
a droit de prononcer, le Koran admit le divorce par
consentement mutuel et le divorce décidé par justice,
sur la demande de la femme (par suite d'injure grave
ou de manquement aux obligations du mariage).
Cependant toutes ces réformes généreuses destinées
à endiguer la polygamie et la répudiation semblent
n'avoir pas satisfait pleinement le législateur. Mahomet
dut penser que ses idées bienveillantes pour les femmes
pouvaient ne pas être suivies, les hommes étant por-
tés naturellement à interpréter la loi à leur convenance
et à s'en tenir à la lettre plutôt qu'à l'esprit des saints
livres. Aussi confia-t-il à la femme une arme, qui bien
maniée devait la protéger efficacement contre la tyrannie
de l'homme. Le mariage étant un contrat, Mahomet
déclare : « Qu'il n'y a aucun crime de faire des con-
ventions en sus de ce que la loi prescrit » (3). Dès lors*
il est loisible aux futurs conjoints de stipuler par
contrat de mariage des conditions particulièrement
favorables à la femme, pourvu que ces conditions ne
contredisent pas les lois essentielles du mariage. On ne
pourrait pas convenir de se marier à l'essai, ou pour un
(1) Voir plus haut, p. ia5.
(2) Koran, chap. II, vers. 229.
(3) Koran, chap. IV, vers. 28.
i44 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
temps déterminé, ou sans dot. En revanche rien ne
s'oppose à ce que le fiancé s'engage à ne pas donner de
rivale, épouse ou concubine, à sa future, rien ne s'op-
pose à ce que le fiancé renonce au droit de répudier sa
femme, ou même à ce qu'il se désiste de ce droit en
faveur de celle-ci. L'épouse pourra donc, le cas
échéant, renvoyer son mari sans avoir besoin pour
cela de recourir à la décision des juges. Du reste dans
certains pays musulmans, la clause de répudiation par
la femme est devenue tellement fréquente qu'on a fini
par la supprimer. Elle reste sous-entendue, si bien que
pour reconnaître au mari le droit de répudiation, il
faut un article spécial dans le contrat de mariage. Voilà
comment l'exception devient la règle et la règle l'excep-
tion.
u A Antioche, lorsqu'une fille se marie on ajoute à
son trousseau un manteau bleu (Féradjié). Lorsque son
mari cesse de lui plaire, elle revêt ce manteau et elle est
par le fait même répudiée. C'est là un usage constant...
et reconnu par les pouvoirs civils de la ville. Si une
femme est trop pauvre pour avoir un féradjié bleu,
elle l'emprunte à une femme plus fortunée. Lorsque sa
répudiation est constatée, elle le lui rend... « Et ce ne
sont pas seulement les femmes d'Antioche qui le font.
Dans les tentes de la tribu d'Anézé, il se trouve un
rideau toujours attaché; quand la femme détache le
rideau pour le baisser, cela signifie qu'elle veut divor-
cer. Dans la tribu des Turkemènes, la femme qui veut
divorcer envoie un messager à son mari qui lui dit :
« Je te déteste. » Et cela suffit pour qu'ils se séparent ;
leurs conditions étaient telles (i). »
(i) Fatma A'liah Hanem, fille de Djawdat Pacha, Femmes musul-
LE CULTE DE LA FEMME U5
Nous ne demandons pas que ces coutumes soient
généralisées et que les musulmanes aient toutes droit
« au manteau bleu ». Le bleu est seyant et les filles
d'Eve seraient peut-être tentées d'en abuser... Dépossé-
der le mari du droit de répudiation pour en investir
la femme serait maintenir, en l'aggravant, une mesure
odieuse et qui n'a plus, semble-t-il, aucune raison d'ê-
tre. Le plus simple n'est-il pas de supprimer la répu-
diation, dans la mesure où cette suppression n'irait
pas à rencontre des textes de la loi coranique ? Rien
ne s'oppose, croyons-nous, à ce que soit décrété dans
les pays musulmans que, « sauf convention contraire
au contrat de mariage, l'époux est censé avoir renoncé
à son droit de répudiation ». Cette interprétation serait
conforme au véritable esprit du Législateur, car elle
est humaine et juste et elle sauvegarde la dignité du
mariage. Elle ne supprimerait pas radicalement la
répudiation, mais elle la réduirait considérablement.
Le temps fera le reste. D'ailleurs la porte du divorce
restera large ouverte aux ménages sans tendresse eu
sans enfants.
*
Le voile dans les premiers temps de l'Islam consti-
tuait une marque de distinction. Les femmes s'en revê-
taient, afin de n'être pas confondues avec les esclaves
que les jeunes gens ne manquaient pas de suivre et de
provoquer. Plus tard, l'usage du voile se généralisa, si
mânes, sur quelques coutumes musulmanes; trois dialogues. P. aii,
édition turque; pp. m et na, édition française.
10
i46 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
bien qu'il s'étendit à toutes les femmes vivant en terri-
toire musulman, sans distinction de caste, de nationa-
lité ou de religion. Cessant dès lors d'être une ligne de
démarcation entre l'esclave et la femme libre, le ^ile
marqua la séparation des sexes. Il se fit de plus en
plus épais et aboutit à la réclusion.
Les raisons qui militent en faveur du voile ont été
brillamment exposées par L. Yiellard Francisco Nunez
Muiez dans la supplique qu'il présenta au Président de
Grenade pour protester contre Ledit de Philippe II
(i566) abolissant certains usages mauresques.
« Vouloir que les femmes sortent la figure décou-
verte, dit-il, ce n'est pas vouloir autre chose que de
donner aux hommes occasion de pécher, en voyant la
beauté dont ils s'enflamment si aisément, et d'empêcher
ainsi que les laides trouvent quelqu'un qui veuille les
épouser. Nos femmes se couvrent pour ne point être
connues comme font les chrétiennes. C'est une décence
qui évite bien des inconvénients (1). »
Et voici à quatre siècles de distance la défense du
voile et de la réclusion tout à la fois cueillie dans un
Journal du Caire du mois de février 191 4 : « À nos
yeux la femme est une rose ; nous ne saurions admettre
que les mains la touchent, la fanent, la flétrissent.
Elle est un joyau précieux que nous devons garder
jalousement dans son écrin et que nous ne pouvons
exposer aux regards, alors que nous sommes entourés
de voleurs et de scélérats.
Elle est la source de la vertu que nous devons cacher
de peur que le vice l'atteigne et la tarisse.
(1) L. Viardot, Histoire des Arabes et des Maures d'Espagne, t. II,
p. aa5.
LE CULTE DE LA. FEMME i47
Elle est notre honneur et notre orgueil, et notre
orgueil et notre honneur nous sont chers au point que
nous nous refusons à ce que le souffle du vent ou les
rayons du soleil puissent l'effleurer.
Le voile n'est pas fait pour emprisonner la femme et
étouffer sa liberté. Au contraire il est un témoignage de
respect, de dévotion et de considération.
La séparation des sexes est utile et nécessaire. Le
Prophète n'a-t-il pas dit : « Jamais une homme et une
femme ne se sont réunis sans que le diable ne soit
venu compléter le trio »?
Les défenseurs du voile et les geôliers de la réclusion
prétendent que voile et réclusion sont d'institution
divine prescrites l'une et l'autre par le Koran. Nous
nous permettons d'en douter.
Pour le voile. Rien dans le Koran n'autorise ni
n'excuse l'emploi abusif qui en a été fait. Les commen-
tateurs du Livre sont unanimes à reconnaître qu'il est
loisible à la femme de montrer « son visage et ses
mains ». Peut-on décemment exiger davantage (i)?
Pour la réclusion. Elle a été recommandée par le
Prophète mais à ses veuves uniquement :
ce 0 femmes du Prophète, dit la sourate, vous n'êtes
point comme les autres femmes (2)... » Etant d'une
condition supérieure, Mahomet leur impose, à ce titre
particulier, le devoir de rester chez elles (3), de ne pas
(1) Voir Kassem Amin, Affranchissement de la femme, pp. 08 et
suiv.
(2) Koran, chap. XXXIII, vers. 32.
(3) « Restez tranquilles dans vos maisons, n'affectez pas le luxe
des temps passés de l'ignorance ; observez les heures de la prière;
faites l'aumône ; obéissez à Dieu et à son apôtre. Dieu ne veut
i48 LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
se montrer à visage découvert à des étrangers, de
même qu'il leur avait fait défense « de convoler en jus-
tes noces après sa mort » (3). Ce sont donc là des lois
d'exception édictées exclusivement en vue de sauvegar-
der la dignité des seules épouses du Prophète. Ainsi
l'avaient compris les compagnons de Mahomet, puisque
nous voyons les femmes dans les premiers temps de
l'Islam se mêler librement aux hommes, prendre part
à leurs réunions, à leurs discussions littéraires ou reli-
gieuses et même à leurs querelles. Témoin Àïcha, la
veuve du Prophète, qui joua un rôle prépondérant
dans les luttes de partis qui suivirent le meurtre du
Khalife Olhman et qui prit part d'une façon si active à
la bataille d'El Gamal ; témoin cette scène de ménage
d'une simplicité charmante rapportée par el Tebri :
« L'austère et zélé Omar bon El Kattab successeur du
Prophète, recevant un envoyé de Salma ben Keyss, dit
à sa femme qui se tenait derrière un rideau : « Notre
déjeuner, Om Rolthoum ! » Om Rolthoum tendit au
kalife un pain à l'huile au milieu duquel était du gros
sel. « Om Rolthoum, dit Omar, ne viendras-tu pas par-
tager notre repas? » Elle dit : « J'entends la voix d'un
homme chez toi. » Il répondit : « Oui, un étranger *>,
et l'envoyé ajoute : Quand la femme du khalife eut
appris qu'Omar ne me connaissait pas, elle dit : « Si tu
tenais à ce que je me présentasse aux hommes, tu
m'aurais habillée comme Ben Gafar habille sa femme,
comme El Zohayr habille sa femme, comme Talha
habille sa femme... » « Ne te suffît-il pas, repartit
qu'éloigner l'abomination de vous tous et vous assurer une
pureté parfaite. » Chap. XXX.IU, vers. 33.
(3) Kassetn Amin, pp. 79 et suiv.
LE CULTE DE LA FEiMME 1/I9
Omar, qu'on dise de toi : Om Kolthoum, fille d'Ali
ben Abi Taleb, épouse de l'Emir des Croyants,
Omar? » Et se tournant vers moi : « Contentons-nous
de ce pain; l'eût-elle voulu, qu'elle nous eût servi quel-
que chose de plus appétissant. »
Cette discussion autour du voile et la réclusion semble
d'ailleurs superflue et ne présente qu'un intérêt théori-
que. En fait, la réclusion a cessé d'être afflictive, et le
voile est devenu si transparent et léger que si les
femmes persistent à s'en parer, ce n'est pas « parce
qu'il permet aux laides de trouver quelqu'un qui veuille
les épouser » — il n'y a plus de laides, Dieu merci ! —
mais parce qu'il permet de voir sans être vue et qu'il
ajoute à la joliesse des femmes l'attrait et le piquant du
mystère.
De même il est inutile de parler du concubinage,
puisque le concubinage a été définitivement enrayé par
l'abolition de la traite des esclaves.
il est donc faux et souverainement injuste de préten-
dre que « la religion d'Islam est seule cause de l'avilis-
sement de la femme ». Il convient au contraire de pro-
clamer que la Religion d'Islam a donné à la femme
dès le VIIe siècle des droits et des prérogatives auxquels
aspire encore l'Européenne du XXe siècle. Et depuis
combien de temps et par suite de quels efforts et de
quelles luttes la femme en France est-elle parvenue
à exercer une profession libérale, à devenir avocate,
médecin, professeur..., à concourir pour l'Ecole des
Beaux-Arts, à obtenir d'exposer ses tableaux au Salon
de peinture? Encore aujourd'hui peut-elle gérer et
administrer sa fortune personnelle sans l'autorisation
iôo LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
préalable de son mari ? Même la femme mariée sous le
régime de la séparation de biens a besoin de l'autorisa-
tion maritale pour vendre un immeuble. Dès le VIIe
siècle, Mahomet avait donné à la femme une personna-
lité propre. Sans en faire expressément l'égale de
l'homme, il lui avait reconnu, de fait, les mêmes droits.
La musulmane est apte à succéder, à témoigner, à
gérer, à administrer ses biens. Elle peut vendre, ache-
ter, tester sans avoir besoin de l'autorisation maritale.
Elle peut être commerçante. Toutes les carrières, tou-
tes les professions lui sont ouvertes, même les fonctions
publiques, puisqu'elle peut donner des « Fetwas » ou
consultations juridiques, qu'elle peut diriger des écoles
et enseigner le « Fikh », et qu'elle peut enfin être juge ( i )
et administrer la justice parmi les hommes.
Cependant il faut avouer que ce n'est pas tout à
fait ù tort que l'on attribue à l'Islam une part de res-
ponsabilité dans la déchéance de la femme. Seule-
ment, de même qu'on distingue entre le Christianisme
et le Catholicisme ou le Protestantisme, il importe
ici de ne pas confondre la loi du Prophète avec les
interprétations intéressées et néfastes qui en ont été
données, à une époque de dépravation et de décadence.
La pratique a eu raison des préceptes, les mœurs l'ont
emporté sur les enseignements du Roran, et voilà
pourquoi, jugeant des usages et des coutumes, on
en est venu à condamner la religion. La vanité, l'or-
gueil, l'ignorance, la tyrannie des hommes, appuyés
(i) Les hanifites admettent la possibilité pour une femme d'ê-
tre juge en matière civile. C. Huart, Histoire des Arabes, 191a, t.
1, p. 359.
LE CULTE DE LA FEMME i5i
sur l'adage commun à toutes les vieilles civilisations
et admis par l'Islam « que l'homme est supérieur à
la femme », ont conduit petit à pejit à l'asservisse-
ment de la femme. De ce qu'il était seul tenu de
pourvoir aux besoins et à l'entretien de la femme, le
mâle traita la femme en être inférieur et la tint sous sa
dépendance. N'étant pas sa collaboratrice, elle devenait
son obligée, « sa chose ». D'autres raisons expliquent
la déchéance de la musulmane : menant une vie con-
templative et oisive, l'Oriental a pu donner libre cours
à son imagination sentimentale et romanesque; ayant
la hantise de la femme, il s'arma contre les dangers
imaginaires qu'elle était censée lui faire courir, et il
fut amené à la réduire à l'impuissance et à l'esclavage.
De même, et ici nous laissons la parole à M. Paul
Bourget : « Si les Orientaux ont caché leurs femmes,
les ont réduites à l'esclavage, c'est qu'ils les aiment avec
une violente sensualité. Or il se cache dans toute sen-
sualité un fond de haine parce qu'il s'y cache un fond
de jalousie bestiale; si, tout en laissant dans le monde
latin plus de liberté aux femmes, nous n'acceptons pas
sans révolte l'idée de leur indépendance, de leur initia-
tive personnelle, c'est que nous éprouvons à travers des
raffinements de toutes nuances un peu de ce qu'éprouve
l'Oriental. Si l'Anglais laisse à l'Anglaise plus de
liberté, c'est que le climat, la race, la religion ont maté
davantage le tempérament. En Angleterre, le désir de
la femme est au deuxième rang des préoccupations des
hommes (Outre Mer).
De cette longue étude il résulte que le relèvement et
la régénérescence de la femme musulmane sont possi-
i5a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
blés, du moment que sa déchéance et son asservisse-
ment ne découlent pas de source divine et religieuse,
mais proviennent uniquement du fait et de la volonté
des hommes.
Déjà le voile et la réclusion tendent d'eux-mêmes à
disparaître, le concubinage n'existe plus, les divorces
sont moins fréquents, et la polygamie n'a plus guère
d'adeptes que dans les villages éloignés et parmi les
petites gens. Il importe de « légitimer » le progrès des
mœurs par une saine et large interprétation des
préceptes du Koran.
Affranchie des liens soi-disant religieux qui la tien-
nent encore sous le joug, éduquée et instruite à l'égal
des hommes, la musulmane ne tardera pas à recou-
vrer sa personnalité et sa dignité premières. Il en coû-
tera aux hommes de se déposséder, dé consentir à
voir s'écrouler l'ordre social organisé par eux el à leur
bénéfice exclusif, à devenir les égaux de celles qui
n'étaient jusque-là que des esclaves. Mais il y va du
salut, de l'existence même des peuples musulmans. La
régénérescence de l'Islam est dans la régénérescence de
la femme musulmane, et le mot de J. Simon n'a jamais
trouvé une plus juste application : « Eduquer la jeune
fille, c'est faire un peuple, c'est refaire tous les peu-
ples (i). » Et c'est par la femme éduquée et instruite
que se feront et referont les peuples d'Islam. Alors de
ses petites mains la musulmane recommencera à bat-
tre sur les tambourins de basque, non pas comme
Hind el ses compagnes pour exciter au combat, mais
pour réveiller l'Orient endormi et marquer sa rentrée
dans l'arène de la civilisation et du progrès !
(i) J. Simon, La femme au XX" siècle.
LE CULTE DU CHEVAL
ET DES ARMES
« Dès le XIe siècle, dit M. La visse, on ne combattait
plus guère qu'à cheval. Aussi le guerrier du moyen-
âge s'appelle-t-il en France chevalier, dans le Midi
caver, en Espagne caballero, en Allemagne ritter ; dans
les textes latins l'ancien nom du soldat : miles, est
devenu synonyme de chevalier (i). » De même en
arabe le guerrier s'appelle far es, de Jaras, cheval.
Cette origine commune marque le lien qui unit le
cheval et le chevalier, au point que l'on ne conçoit pas
un chevalier sans cheval. Le cheval se présente comme
le piédestal vivant du chevalier, et de même qu'il est
de bonne plastique que le piédestal soit de même subs-
tance que la statue qu'il supporte, marbre, bronze,
ivoire ou granit, de même l'art chevaleresque exige
qu'il y ait une relation étroite entre le cheval et son
cavalier et qu'ils aient en partage, et dans des propor-
tions équivalentes, mêmes qualités physiques de beauté
et de noblesse atavique et mêmes vertus morales d'in-
telligence, de courage et de générosité. D'où était venue
(i) Lavisse, t. II, p. ik-
i54 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
aux Arabes cette idée d'art qu'ils réalisèrent d'une
manière si complète et si heureuse, qu'ils s'efforcent
encore d'entretenir et de rallumer? Du caractère de leur
contrée, de leur façon de vivre et de leur génie propre.
Imaginez d'immenses étendues de sable, avec de
loin en loin des sources, des pâturages et des campe-
ments. Là point de fleuves, ni de barques, aucun
moyen de communication rapide si ce n'est le cheval.
Imaginez d'autre part la vie agitée de l'Arabe, les luttes
incessantes qu'il devait livrer ou soutenir, ses déplace-
ments brusques et continuels de nomade. Plus vite on
allait à la chasse et au pillage, plus vite on s'en retour-
nait chargé de butin, plus résistant était le coursier,
plus lointaines se faisaient les incursions ; de l'agilité
du cheval dépendait l'agilité du cavalier, premier à
porter des coups meurtriers, premier à fuir la mêlée
— et plus ailé était le coursier, moins longue était la
distance à franchir pour aller se mettre aux pieds de
l'aimée... C'est grâce à lui que l'Arabe peut sauver
ce qu'il possède, s'élancer sur les traces de l'ennemi,
défendre sa famille et sa liberté. Source de profits et
de richesses, le cheval s'imposa de bonne heure à
l'affection des Arabes, par les services exceptionnels
que seul il était en mesure de leur rendre. Aussi
mirent-ils tous leurs soins à éduquer, à perfectionner
ce noble animal, afin d'en tirer le plus d'avantages
possibles. Le coursier le plus beau, le plus rapide
et le plus fort devint ainsi un objet d'envie, une
richesse inestimable qui valait la gloire à son heureux
possesseur. Et on le chérissait non pas seulement
parce qu'il procurait honneurs et profits, mais encore
et davantage parce qu'il était le « compagnon ».
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES i55
Dans ces longues chevauchées à travers les déserts
d'Arabie où soufflait et gémissait perpétuellement un
vent de querelles et de haines, où grondait la ven-
geance et sifflait la perfidie, seul avec son cheval s'en
allait le guerrier en quête d'aventures. Et l'homme prit
le coursier pour ami et pour confident : ne parta-
geaient-ils pas la même existence ? ne couraient-ils pas
les mêmes risques et les mêmes périls ? ne goùtaient-
ils pas les mêmes ivresses dans les combats ? la vic-
toire et la gloire n'étaient-elles pas le fruit de leur col-
laboration intime faite de courage égal, de patience,
d'endurance, d'intelligence et d'adresse? Vont-ils à un
rendez-vous d'amour : le cheval s'élance comme pour
dépasser les désirs de son maître! — Et qui sait?
peut-être lui aussi a-t-il une jument belle et noble et
digne de lui qui l'attend là-bas, près de la tente où
repose la jeune beauté « qui embaume l'air autour
d'elle comme si îe zéphir eût apporté à l'odorat le
parfum de l'œillet»! (i) — Le poète Mounakhal ne
nous confie-t-il pas en des vers enflammés :
Hind bien-aimée ! qui jamais me consolerait si je
venais à te perdre?
Chère Hind, qui me consolerait ? moi ton captif! ton
esclave !
Oh ! oui, j'aime Hind et elle m'aime, et sa chamelle
aussi aime mon chameau !...
Sont-ils « en observation sur une colline poudreuse
dont la poussière touchait aux drapeaux de l'en-
(i) Moallakat d'Imroul Quais.
i56 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
nemi » ? L'homme peut à la nuit descendre dans la
plaine. Son cheval montera la garde : a Mon généreux
coursier y demeurait immohile, à son poste et la tête
élevée : on eût dit le fût d'un palmier dépouillé de
feuillage et dont la hauteur fait reculer d'effroi l'homme
chargé de monter au faîte pour en cueillir les dat-
tes (i). »
Faut-il attaquer, éviter, poursuivre ou fuir ? « L'im-
pétuosité du coursier est celle d'un quartier de roc
qu'un torrent précipite du haut d'une montagne (2). »
Et quand plus tard les poètes courtisans feront de
longs voyages pour aller solliciter quelque don du
Kalife ou d'un généreux émir, ils diront dans un style
plus ou moins imagé et toujours dithyrambique :
« J'ai dit à mon coursier : C'est vers un Tel que nous
allons, et ma monture fatiguée retrouva aussitôt ses
forces et son ardeur ! »
Ainsi l'on comprend facilement qu'à l'affection et à
la « camaraderie » entre cheval et cavalier soit venu
s'ajouter un sentiment mutuel de reconnaissance, de
respect, et de fierté : — l'homme sachant gré à la bête de
son dévouement intelligent, du profit et des honneurs
qu'elle lui valait, la bête étant sensible aux bons soins,
à la science équestre, « au bon renom » de son maître.
D'ailleurs dans tous les poèmes ou quacidas classi-
ques, quel qu'en soit l'objet : louange, vengeance ou
maximes, il y a toujours une partie (souvent la plus
belle de tout le poème) exclusivement réservée à dé-
crire la vertu et la grâce du coursier (ou du chameau).
Si bien qu'il n'est pas exagéré de dire que cheval et
(1) Moallaquat de Lebid.
(a) Moallaquat d'Imroul Quais.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES i57
chevalier, Arabe et coursier, menaient la vie à deux,
ou plutôt qu'ils menaient la même vie et qu'ils s'iden-
tifiaient au point qu'on les confondait : Le cheval étant
connu par le nom de son cavalier, le cavalier étant
connu et célébré sous le nom de son cheval ; on disait
le cheval d'Amrou, et l'on disait aussi le cavalier de
Mabdoù, le cavalier d'Abjer ou le cavalier d'El Mahàm.
Et il était également glorieux de mériter l'épithète de
Fares el Fawaress, « le cavalier des cavaliers » ; ou
celle de Fahl el Fohoul, « l'étalon des étalons », ou
encore d'être surnommé « l'homme aux chevaux »,
Tofaïl al Kayl, Zeydal Kayl
Tout concourait donc à développer chez les Arabes
du paganisme l'amour et le respect des chevaux.
A ces mobiles de lucre et de plaisir, d'art et de gloire,
l'Islam vint ajouter un mobile nouveau. Politique habile
et avisé, Mahomet comprit que le cheval était néces-
saire pour permettre au peuple élu de propager au
loin la loi sainte. L'infanterie n'était pas alors la reine
des batailles, la poudre n'avait pas encore parlé, c'é-
tait par le cheval et avec le cheval que se décidait la
fortune des armes et que se faisaient les grandes émi-
grations. Et le Prophète résolut de confisquer, d'acca-
parer, au seul bénéfice des musulmans, un animal aussi
prodigieux. Il le revêtit d'un caractère sacré ; il entoura
sa naissance de symbolisme et de merveilleux, il lui
accorda des vertus particulières et bienfaisantes, en fit
une créature d'élite créée pour la guerre et pour la
gloire, et imposa aux croyants le devoir d'entretenir et
de dresser des chevaux pour la « cause de Dieu ». Ces
prescriptions religieuses expliquent les soins et l'affec-
tion dont les Arabes, même ceux des villes, entourent
aujourd'hui encore leurs chevaux.
ORIGINE DU CHEVAL
Ali ben Abi Taleb rapporte : le Prophète a dit :
« Quand Dieu voulut créer le cheval, il dit au vent du
sud : Je veux faire sortir de toi une créature qui sera
la gloire de mes fidèles et la terreur de mes ennemis. »
Le vent répondit : « J'écoute et j'obéis, vous êtes,
Seigneur, le plus savant. » Et Dieu prit une poignée de
vent et il en créa un cheval alezan brûlé, et il lui dit :
« Je t'ai créé arabe. Je t'ai extrait du vent et j'ai atta-
ché le bonheur aux crins qui tombent entre tes yeux.
Tu voleras sans ailes. Tu seras le sayyed de tous les
autres animaux. Bon pour la poursuite, bon pour la
fuite, tu porteras sur ton dos des hommes qui me
louangeront, m'exalteront et me glorifieront. Chaque
fois qu'ils diront mes louanges, tu diras mes louanges ;
chaque fois qu'ils m'exalteront, tu m'exalteras, et
chaque fois qu'ils me glorifieront, tu me glorifieras. »
Puis il le marqua du signe de la gloire et du bonheur,
pelote en tête, étoile au milieu du front (i). » Et le
cheval bondit dans l'espace !
Voilà donc le cheval créé, non pas de la même façon,
(i) « Kitab Elme al Fourousshieh wa isstikrag al kayle al
arabieh », manuscrit de la bibliothèque soultanieh du Caire.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES i5g
ni dans le même temps que les autres animaux, mais
à part et avec des soins tout particuliers. On dirait que
le Créateur s'est réservé pour mieux faire, et qu'après
avoir donné l'être à tous les animaux, il ait voulu cou-
ronner son œuvre par un chef-d'œuvre, « Rien ne
m'est plus cher que l'homme et le cheval », lui fera-
t-on dire. Et des preuves éclatantes et nombreuses de
l'attachement de Dieu pour sa nouvelle créature sont
fournies à foison. Dieu adresse la parole au cheval,
comme aux anges et aux prophètes. Il l'associe à l'œu-
vre des fidèles, à l'œuvre de Dieu lui-même. Il sera la
gloire des élus, la terreur de l'ennemi, et il louera le
Seigneur et lui rendra des actions de grâces ainsi que
les enfants d'Adam, bien pensants. Et Dieu le comble
de ses bienfaits. Il aura la rapidité de l'oiseau, la force
du quadrupède, le courage de l'homme. Issu du vent,
il aura la grâce et la légèreté de la brise, la fougue et
l'impétuosité de l'aquilon. Il aura en partage la beauté
physique, robe noire, étoile sur le front, et la beauté
morale, l'intelligence de fuir ou de poursuivre, l'ar-
deur religieuse qu'il dépensera à combattre les enne-
mis de la foi. Enfin il est roi, il est bienfaisant, et
noblesse suprême et suprême honneur : il est arabe.
Le Coran va plus loin encore. Dans le livre saint,
Dieu lui-même prend à témoin de l'ingratitude des
hommes, le coursier !
J'en jure par les coursiers haletants,
Par les coursiers qui j ont jaillir des étincelles sous
leurs pieds,
Par ceux qui attaquent les ennemis au matin,
Quijont voler la poussière sous leurs pas,
160 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Qui se frayent un chemin à travers les colonnes enne-
mies,
Envérité l'homme est ingrat envers son Seigneur... (i)
(Koran, chapitre G)
Retournons à la tradition et recherchons l'origine
terrestre du cheval arabe. El Wakidi et plusieurs autres
historiens nous apprennent qu'après Adam, le cheval
vécut à l'état sauvage ainsi que la gazelle, l'autruche et
les autres animaux, et cela jusqu'à Ismaël, fils d'Abra-
ham et père des Arabes. Au rapport d'Ibn Abbas, dès
qu'Ismaël fut un adolescent, Dieu lui fit don de cent
chevaux sortis de la mer et qui s'en furent paître pai-
siblement dans les environs de la Mecque sainte.
Ismaël apprit à les appeler, et ils accouraient à sa voix.
Il choisit les plus beaux, les dompta et les fit s'accou-
pler.
Plus tard un grand nombre de ces chevaux perdirent
(i) A rapprocher ce passage de Job (chapitre xxxix) :
« As-tu donné la vigueur au cheval, as-tu revêtu son cou
d'une crinière flottante?
« Fais-tu bondir le cheval comme une sauterelle ? L'éclat
de son ébrouement inspire la terreur.
<c De son pied il creuse le sol et tout joyeux de sa force il
s'élance vers la mêlée.
« Il se rit de la frayeur; il ne tremble ni ne recule devant
l'épée.
« Sur son dos résonnent le carquois, la lance étincelante et le
javelet.
« D'impatience et de colère il dévore l'espace, il ne se possède
plus lorsque sonne le clairon.
« Au coup de trompette, il dit : « Ah ! » et de loin il flaire la
bataille, la voix tonnante des chefs et les cris des com-
battants. »
(Traduct. : Zadoc Kahn.)
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 161
de leur pureté première. Mais David, le prophète de
Dieu, aimait et affectionnait d'une façon particulière
les pur-sang. Il réussit à réunir dans ses écuries mille
coursiers, les plus nobles et les plus fiers du monde.
Et Salomon disait à la mort de son père : « De tous les
biens que m'a laissés David, il n'est rien qui me soit
plus agréable et plus cher que ces mille chevaux. »
Or, des gens de la tribu d'Azde étaient venus à Jéru-
salem complimenter Salomon sur son mariage avec
Bilkis, reine de Saba. Leur mission accomplie et dési-
reux de rentrer chez eux, ils dirent au roi très sage :
« Prophète de Dieu, le pays que nous devons traverser
est inculte et désert et nos provisions sont épuisées,
ordonne qu'on nous remette des provisions suffisantes
pour nous permettre d'arriver jusqu'à nos demeures. »
Et Salomon fit sortir des écuries de David un magnifi-
que étalon ; il le remit aux Azde et leur dit : « Voilà
vos provisions. Chaque fois que la faim se fera sentir
parmi vous, vous placerez sur le dos de ce cheval un
cavalier que vous armerez d'une lance courte et solide;
le temps de rassembler du bois et d'allumer le feu, et
votre compagnon sera de retour avec le produit d'une
chasse abondante. » Ainsi firent les gens d'Azde, et
chaque fois qu'ils faisaient étape, ils n'avaient pas plus
tôt allumé leur feu qu'ils voyaient revenir le chasseur
avec des gazelles, des buffles ou des ânes sauvages. Et
la chair était abondante au point qu'après s'être rassa-
siés il leur en restait encore suffisamment pour atten-
dre l'étape suivante. Les gens d'Azde, émerveillés et
reconnaissants, se dirent : Ce cheval est la providence
du voyageur, et ils l'appelèrent : Zad el Rakeb : pro-
vision ou viatique du cavalier.
i6a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
De retour dans leur pays, les Azde s'empressèrent de
faire le récit de leur voyage et de louer comme il con-
venait les vertus de leur coursier. Ce ayant entendu, la
tribu de Béni Taglab demanda aux Azde de leur prêter
le cheval merveilleux pour un petit moment... De l'u-
nion de Zad-el-Rakeb avec une jument indigène, les
Taglabites obtinrent Hougayss, qui fut meilleur cheval
que son père.
La tribu de Bakr ben Waïl procéda avec les Béni
Taglab de la même façon dont ceux-ci avaient usé avec
les Azde; ils eurent Al Dinari, qui fut encore meilleur
cheval que son père Hougayss.
De même firent les Béni Amer, et de l'union d'Al
Dinari avec la jument Sabala naquit Awag...
Et, ainsi toujours se perfectionnant, crûrent et se
multiplièrent les chevaux; leurs enfants se propagèrent
parmi les Arabes, les noms de leurs pères et de leurs
mères étant connus de tous. »
D'où il ressort que les chevaux arabes descendent de
Zad el Rakeb, cheval de David, issu en droite ligne des
nobles coursiers dont le Seigneur avait gratifié son
serviteur Ismaël.
D'où il résulte également que les Arabes du paga-
nisme s'étaient vite rendu compte de l'utilité et de la
beauté du cheval et qu'ils possédaient, longtemps avant
Mahomet, une race de chevaux incomparables qu'ils
s'efforçaient, par une sélection, une éducation et des
soins intelligents, de purifier et de perfectionner jus-
qu'à la limite de la perfection. Mais le Prophète, appor-
tant une loi nouvelle à la fois morale, religieuse, civile
et politique qui devait effacer, détruire et asseoir sur
des bases de saine orthodoxie, les croyances, les coulu-
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES i63
mes, les mœurs, les traditions et les sentiments des
anciens Arabes, estima qu'il était bon de cultiver et de
développer le culte du cheval, non plus seulement
dans un but utilitaire, mais pour le triomphe de la loi
d'Allah. Et le grand réformateur employa tous les
moyens en son pouvoir pour inciter et encourager ses
coreligionnaires à dresser, à éduquer, à équiper le plus
grand nombre de chevaux en vue de combattre dans la
voie de Dieu. Lui-même paya d'exemple : Grand ama-
teur de chevaux, il en posséda, dit-on, une vingtaine
de la meilleure espèce, et l'on sait que les tribus du
Yémen s'étant converties à l'Islam lui firent hommage
de cinq juments de race que le Prophète accueillit par
ces mots : « Soyez bénies, ô les filles du vent ! »
Les chroniqueurs sont d'accord sur le nom de cinq
des chevaux privilégiés ayant appartenu à Mahomet. Il
y avait : Al Sabbah (la louange à Dieu), Al Mourtedjez
(celui dont le hennissement sonne comme le rythme
du vers redjez) ; Al Lezâz ou l'accolé (présent du Mou-
kawkas des Coptes) ; Ez Zarib (le robuste) ; Al Lahif
(celui dont la queue effleure le sol)... A tous ses cour-
siers sans distinction, Mahomet prodiguait ostensible-
ment des marques de bonté et d'amitié : de sa main il
leur servait l'orge, « et on le vit un jour essuyer du
pan de sa manche le visage, les yeux et les naseaux de
son cheval ». Ces leçons portaient leur fruit : « Rawh
el Gouzami demandait à Tomayme el Daris, qu'il voyait
occupé, avec tous les membres de sa famille, à trier de
l'orge pour ses chevaux : « Les tiens ne suffisent-ils
donc pas à la besogne et faut-il que tu t'occupes à des
vétilles pareilles? — Certes, répondit Tomayme, je me
serais dispensé de faire ce que je fais en ce moment si
iô4 LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
je n'avais entendu dire au prophète de Dieu : « Chaque
grain d'orge qie le musulman choisit pour son cheval,
Dieu le lui compte pour une bonne action (i). » Dès
lors on assiste à une magnifique floraison d'anecdotes,
de légendes, de sentences et de proverbes qui visent le
même but : l'entretien, l'éducation et le développement
du cheval.
On pourrait faire une brochure des conversations du
Prophète à propos du cheval et que la tradition nous a
pieusement conservées. Voici les plus répandus de ces
préceptes qui ont eu pour effet d'inoculer dans le sang
des musulmans l'amour du cheval :
— Il est du devoir de tout musulman d'élever un
cheval s'il est en mesure de le faire.
— Le bonheur est attaché au toupet des chevaux
jusqu'au jour du jugement.
— Les mauvais esprits n'entrent pas dans la tente
où se trouve un cheval de race.
— Les anges n'assistent qu'aux trois plaisirs sui-
vants de l'homme : les exercices guerriers, les joies de
la famille, les courses des chevaux.
— Celui qui nourrit un cheval pour le triomphe de
la religion fait un prêt magnifique à Dieu.
— Celui qui soigne et garde un cheval pour le ser-
vice de Dieu sera récompensé comme l'homme qui
jeûne pendant le jour et qui passe la nuit dans la
prière, comme l'homme qui ouvre sa main pour faire
l'aumône.
— Qui élève un cheval pour le consacrer de bonne
foi à la cause de Dieu, aura la récompense réservée
aux martyrs.
(i) Le livre des Chevaux illustres de la Djahilieh et de l'Islam.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES i65
Sidi Omar le compagnon du Prophète a dit : Aimez
les chevaux, soignez-les ; ils méritent votre tendresse;
traitez-les comme vos enfants et nourrissez-les comme
les amis de la famille, vêtez-les avec soin ! Pour l'amour
de Dieu ne vous négligez pas, car vous vous en repen-
tiriez dans cette maison et dans l'autre.
D'après Abou Horeirah, une tradition dit : « 11 n'y a
pas de nuit qu'il ne descende du ciel un ange qui vient
passer la main sur le cou des coursiers fatigués de
combattre. »
Aucune voix d'homme à cheval, assure Wahb fils
de Mounebbih, ne prononce la formule d'exaltation du
nom de Dieu... ou les mots « Dieu est grand », sans
que le cheval n'entende ces paroles saintes et dans son
for intérieur ne reproduise les mêmes paroles.
Enfin le Prophète a dit : Les martyrs de la guerre
sainte trouveront dans le paradis des chevaux de rubis
munis d'ailes ; ils voleront au gré de leurs cavaliers.
Mahomet ne se contenta pas de prodiguer ces
nobles enseignements. En vue de multiplier les bons
chevaux, il fit appel à l'émulation légendaire des Ara-
bes et à l'esprit de lucre inhérent à la nature des
hommes. Il organisa des courses auxquelles ses che-
vaux participaient, autorisa et réglementa les paris —
par ailleurs et pour tout autre objet défendus, ainsi
que les jeux de hasard (1), — institua des récompenses
(i) Un hadith dit : « Les seuls paris autorisés sont ceux que l'on
fait pour une course de chevaux ou de chameaux et pour le tir à
la flèche. » Le code Napoléon, art. 19G6, autorise également les
paris pour les « jeux propres à exerc r au fait des armes, les
courses à pied ou à cheval, les courses de chariot... et autres
jeux de même nature qui tiennent à l'adresse et à l'exercice du
corps ».
i6G LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
pour les vainqueurs. La tradition nous le montre ayant
parié sur Sabbah, « souriant et joyeux de voir son
cheval Sabbah vainqueur ». Elle nous le montre éga-
lement couvrant d'un manteau yémenite Sahl ben
Saad qui avait fait triompher ses couleurs. De même à
la Mecque, son cheval Al Adham triompha de ses
concurrents : on lui avait noué la queue, et le cheval
dans l'ardeur de la course ayant défait le lien, ses crins
tombèrent magnifiquement de sa croupe comme des
vagues, et Mahomet ne put s'empêcher de s'écrier :
u Ce cheval c'est la mer. » Enfin dans une course de
sept milles il donna des étoffes précieuses du Yémen :
au premier la mesure de trois vêtements, au second la
la mesure de deux, au troisième de quoi se faire un
vêtement, au quatrième un dinar d'or, au cinquième
un dirham d'argent, et il remit un bâton au sixième en
lui disant : « Dieu te bénisse et vous bénisse tous, le
premier comme le dernier de la course ! »
Dans le partage du butin fait sur l'ennemi, Mahomet
privilégia le cavalier, ou plutôt il reconnut une part
bien définie au cheval. L'homme qui combat sur un
éléphant ou sur un dromadaire est assimilé au simple
fantassin et n'a droit qu'à une part de butin. Seul
l'homme de cheval a droit à deux ou trois parts. Nous
disons bien deux ou trois parts, car on n'est pas d'ac-
cord sur ce point. Abou Hanifa enseigne que le cava-
lier a droit à deux parts. Il invoque à l'appui l'exem-
ple du Prophète qui après la bataille de Bedre et celle
de Corayzah (cinquième année de l'Hégire 627) donna
une part des dépouilles ennemies au fantassin et deux
parts au cavalier. Ibn Hanbal estime au contraire que
le cavalier a droit à trois parts, une pour lui et deux
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 167
pour son cheval. « Le Prophète, quand il entra vain-
queur dans la Mecque, n'a-t-il pas dit : 0 Je donne au
cheval deux parts et je donne une part au cavalier » ?
et n'a-t-il pas agi de la sorte à Kaybar, à Mourayssi,
etc. ? » Cette dernière leçon est la plus généralement
admise. Oussama, de retour de l'expédition qu'il avait
entreprise après la mort de Mahomet, donna trois parts
au cavalier et une part au fantassin. Si ce partage n'a-
vait pas été régulier, les compagnons du Prophète
alors présents n'eussent pas manqué de protester et de
rappeler leur jeune chef à la saine tradition (1).
En résumé, le cheval, outre qu'il est une source de
profit aussi bien dans la paix que dans la guerre, est
considéré par l'Islam comme un talisman, un porte-
bonheur dans ce monde, en même temps qu'un gage
de la miséricorde divine et une assurance de félicité
éternelle. Aussi importe-t-il à chacun et à tous d'élever
et d'entretenir le plus grand nombre de chevaux, de
les soigner, de les chérir comme des membres de la
famille, « utiles et bienfaisants ».
Dès que le poulain voit le jour, « le cercle de famille
applaudit à grands cris », car c'est là une bénédiction
de Dieu. L'un des assistants le prend aussitôt dans ses
bras et le promène quelque temps au milieu des cla-
meurs et du bruit dont on s'ingénie à l'entourer. « On
voit dans cette méthode un bon enseignement pour
l'avenir ; l'animal habitué au tintamarre dès sa nais-
sance ne s'effraiera plus de rien (a). » Puis le maître de
(1) V. Les chevaux de race dans la Djahilieh et l'Islam par Aboul
Mouzir Hacham (note p. 7).
(2) Général Daumas, Les chevaux du Saliara, p. 91.
i68 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
la tente place la mamelle droite de la mère dans la
bouche du poulain et s'écrie : « Au nom de Dieu !
Grand Dieu ! fais que le nouveau-né nous soit heureux
et qu'il nous apporte l'abondance et la sauté. » Les
assistants répondent : « Amin ! ainsi soit-il ! »
Cette cérémonie terminée, le poulain est confié aux
femmes de la tente. Dès lors celles-ci procèdent métho-
diquement et « maternellement o à son éducation. Elles
le considèrent comme un enfant, et leur mission est de
préparer, à force de douceur, de vigilance et de soins,.
la solidarité qui doit exister entre l'homme et l'animal.
Le matin elles s'en vont dans les pâturages, faire
ample moisson d'herbes nutritives et toniques ; le soir
elles conduisent les chevaux à la source ou à l'abreu-
voir. De leurs mains elles leur servent le lait, les dattes,
l'orge, et parfois le pain tendre. Quand les chaleurs
sont trop excessives, elles les font rentrer sous la tente,
et, là, le cheval s'amuse et joue avec ses « frères », les
enfants de son maître. Ces attentions, ces caresses lient
d'affection le cheval et tout le peuple de la tente. Dès
qu'il voit venir sa maîtresse, le poulain tourne gracieu-
sement la tête vers elle, il hennit de plaisir, piaffe de
contentement, s'en va au devant d'elle dans l'espoir
d'obtenir quelque friandise, car le cheval reconnaît la
main qui le nourrit, le soigne et le caresse.
Un peu plus tard il fera son éducation de jeune
coursier en compagnie de son jeune camarade de jeu,
lequel à son tour apprendra son métier de cavalier.
Tous deux ils s'en iront par la campagne, chaque jour
un peu plus loin, faire leur apprentissage, en se gri-
sant de vitesse et du parfum des herbes odorantes...
Devenu plus robuste, le cheval aura enfin l'honneur de
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 169
porter son maître. Celui-ci achèvera de le dresser. 11
saura le caresser, lui dire les « mots qu'il faut », et
aussi le châtier sans jamais l'humilier, car le Prophète
a dit un jour à un homme qu'il voyait frapper et inju-
rier un cheval : « Ces coups et ces injures te condui-
ront en enfer. » Il en fera un véritable « buveur d'air ».
Il lui apprendra à courir vite et longtemps, à partir au
galop de pied ferme, à attaquer, à fuir, à revenir, à
s'arrêter brusquement devant l'obstacle ou à le tour-
ner, ou à le franchir en bonds prodigieux. Il lui
apprendra encore la manière de briller dans les fêtes
et de mériter par son élégance, son adresse et sa grâce,
les sourires et les suffrages des belles Chevalières. Le
cheval saura danser au son de la flûte ou de la rababah,
battre de ses sabots la mesure, mimer en quelque sorte
une scène d'amour : prendre de terre et tendre (1) gra-
cieusement un mouchoir, s'agenouiller aux pieds de la
personne que son maître tient à honneur d'honorer...
Et c'est seulement quand il est en possession de tout
ce savoir, quand il est devenu à la fois artiste et guer-
rier, ardent et souple, intelligent el léger, obéissant à
la voix, au geste, à la « pensée » de son cavalier, que
le cheval, noble d'origine, devient noble par lui-même
et non plus seulement par la vertu de ses aïeux.
Dorénavant « il est l'animal qui ressemble le plus à
l'homme par la générosité, la fierté, l'amour des gran-
des choses » (2). Il est le compagnon et l'ami de son
maître « qui le soigne, le nourrit, le couvre au bivouac
(1) Les Arabes ne considèrent pas le cheval comme un quadru-
pède. Il a, comme l'homme, deux mains (ses pieds de devant) et
deux pieds.
(a) El Agani.
i-jo LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
ou sous la tente, le selle pour la guerre et pour les
voyages a (i). Et de même qu'il a présidé à sa nais-
sance et à son éducation, de même le maître s'occupera
avec minutie des joies domestiques de son cheval. Il
lui choisira une jument de noble famille, fine, belle,
intelligente, qui lui donnera une noble descendance ;
car le fait d'une mésalliance est vouée au mépris. La
moindre souillure imprimée à un sang pur serait une
tache à l'honneur de la famille, de la tribu entière, du
maître. « Donner un étalon à une jument commune,
c'est marier un homme blanc avec une négresse (2). »
Et heureux de son devoir accompli, ayant participé aux
joies, aux fantasias, aux luttes de son maître, le cheval
pourra finir ses jours paisiblement à l'ombre des pal-
miers, à moins qu'il n'ait eu l'honneur de mourir en
combattant, transpercé par les flèches ennemies. Alors
son nom restera dans la famille qu'il aura servie et
pour laquelle il se sera sacrifié. Même, si son cavalier
est poète, il pourra, grâce à quelques vers inspirés,
passer à la postérité et revivre dans le souvenir des
hommes. Le livre des chevaux de race (3), écrit aux
environs de 54o de l'Hégire, cite cent soixante-deux
chevaux célèbres (d'avant et d'après l'Islam). On pour-
rait allonger démesurément celte liste...
L'usage de donner des noms aux chevaux est com-
mun aux peuples belliqueux. Tenant en grande estime
tout ce qui procurait la victoire, ils devaient tenir à
honneur de distinguer des chevaux ordinaires et rotu-
(i)Delard, VArl équestre, 1809.
(3) Delard, l'Art équestre.
(3) Le livre des Chevaux illustres de la Djahilieh et de V Islam,
édité par Zaki Pacha.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 171
riers, les nobles artisans de triomphe et de gloire. Delà
en France, au moyen âge, ces distinctions entre le
cheval de guerre ou de parade, de labour ou de charge :
destrier, palefroi, roncin ou sommier. Et parmi les
palefrois et destriers à la course rapide, à l'élégante
allure, il en était certains qui devaient briller d'un
éclat particulier à cause de leurs particulières qualités
de noblesse et d'intelligence. Les romans de chevalerie
ne se font pas faute de nous donner le nom des plus
illustres coursiers ayant appartenu, comme il conve-
nait, aux paladins les plus illustres. Ils nous font con-
naître leurs hauts faits de guère et nous invitent à
admirer leur rare entendement. Tout le monde sait ou
savait alors que le cheval de Charkmagne s'appelait
Tencendur, celui de Roland Veillantif, celui de Guil-
laume d'Orange Beaucent, et celui de Renaud de Mon-
tauban Baiart...
Ces noms de chevaux, qui remplissent et fleurissent
le plus grand nombre des poèmes moyen-âgeux, peu-
vent être classés par genre et par espèce. Il en est qui
proviennent de la couleur du cheval, tels Caiart, Blan-
chart, Grisart, Rous, Tachebrun, etc. ; il en est qui
dénotent certains traits caractéristiques, comme Cor-
mut ou Marchegai. D'autres sont des noms d'homme :
Ramon. Le plus grand nombre enfin soulignent des
qualités de vitesse ou de force : Passavent, Broiefort,
Broieguerre, etc., etc.
La poésie arabe nous a également conservé les noms
des chevaux compagnons des vaillants guerriers. Le
cheval d'Antar s'appelle Abjer; celui de Hatim, Djou-
lab; la jument de Djodhama, Assa ; quant à Zayd el
Kayl, il possédait : Lahik, Dhaoul, Kamel, Ward, Cou-
i72 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
maytt, Hattal... Et l'on peut également classer ces
noms : a) noms de couleur : Al Ablak (le pie), Al Adliam
(le noir), Assgadi (or), Morgane (corail), Yacout (rubis),
Wardah (rose), Leylah (nuit), Kamarah (lune); 6) traits
caractéristiques : Awag (courbe), Al Attasse (l'éter-
nueur), Zoul'Oukal (entravé, celui qui a deux taches
aux pieds), ZoulTimmeh (celui dont les cheveux pen-
dent sur le front) ; c) qualités de force et de vitesse :
Saber (patient), Nadji (persévérant), Sabbek (le devan-
çant). Les Arabes ne donnent pas à leurs chevaux des
noms d'homme, — ils savent garder la mesure, —
mais ils leur donnent des noms d'animaux, tels Gazale
(gazelle), Na'ama (autruche), Gorab (corbeau), Hama-
mah (colombe) et des qualificatifs humains de noblesse,
d'intelligence ou d'amitié : Atik, Mansour, Massoud,
Kamel, Monazah, Al Nasseh, Ai Saheb ; Le noble, Le
victorieux, L'heureux, Le parfait, Le compétiteur, L'é-
veillé, L'ami...
Cette énumération, de nature à intéresser plus parti-
culièrement les propriétaires d'écuries de courses en
quête de jolis noms, nous fournira du moins des indi-
cations sur les deux questions suivantes : i° quelles
étaient les couleurs préférées, 20 quelles étaient les qua-
lités physiques et morales à quoi on reconnaissait un
cheval de race?
Dans une note très documentée, Gautier nous
apprend qu' « on faisait au moyen âge bien plus d'es-
time encore qu'aujourd'hui de la couleur du cheval.
Les principales de ces couleurs sont énoncées dans le
vers suivant : a Sors et bais et bauçans et pumelés 0
(Aiol, v. 4268), et dans celui-ci qui le complète : « Sor
et noir et bauçant, ferrant et pomelé » (Renaus de
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 173
Montauban, p. 129, v. 23). Les chevaux ferrants sont
des chevaux gris cendrés ; les bauçens, des chevaux
pie, et les chevaux gris pommelés, enfin, s'appellent
souvent dans nos textes des chevaux liards. La couleur
d'un cheval faisait baisser ou monter son prix. Les
deux couleurs que nos pères semblent avoir préférées,
c'est le blanc et le baucent (suivent des textes à l'ap-
pui)(0.
Les Arabes attachaient également beaucoup d'impor-
tance à la robe du cheval; ils la considéraient comme
un indice de ses qualités. D'une façon générale ils
accordaient une grande supériorité aux robes franches
et foncées. Mais leurs préférences allaient en premier
lieu au Koummite ou alezan brûlé, parce que Dieu
avait créé le cheval Roumite (2), et que le Prophète,
excellent juge en la matière, avait dit : « Si après avoir
rassemblé tous les chevaux des Arabes je les faisais
courir ensemble, c'est l'alezan brûlé qui les devancerait
tous. »
Ils estimaient donc l'alezan à cause de sa vitesse, —
mais ils estimaient aussi le bai, à cause de sa résistance,
le noir, à cause de la beauté des formes et son ardeur à
combattre, le cheval de couleur, au front blanc, parce
qu'il est « le plus béni ». Et ils ne voulaient à aucun
prix du cheval « pie ». Ils faisaient également des dis-
tinctions subtiles et d'un intérêt pour eux capital, selon
que le cheval était ou n'était pas balzane, balzane à
toutes les jambes ou à une seule..., selon le nombre et
la position des épis qu'il portait : épi du poitrail rem-
(1) Gautier, note p. 724.
(a) Voir plus haut.
j74 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
plit la tente de butin ; épi à côté de la queue, misère et
ruine; etc., etc. (nous ne saurions évidemment pas
entrer dans tous les détails, et s'il se trouve par hasard
quelque lecteur qui désirerait approfondir le sujet,
nous le renvoyons aux excellents ouvrages du Docteur
Perron et du Général Daumas : il y trouvera de quoi
satisfaire pleinement sa soif de savoir) (i).
Indépendamment de la couleur de la robe, les for-
mes des chevaux témoignaient de leurs qualités.
Le kalife Moavriah demanda un jour à Sassaah ben
Souhan : « Quels sont les meilleurs chevaux? » Sas-
saah répondit : « Ceux qui ont trois choses longues,
trois choses courtes, trois choses larges et trois choses
pures. » — Explique-toi, ordonna le kalife. Et Sassaah
dit : « Les trois choses longues sont : les oreilles, l'en-
colure et les membres antérieurs. Les trois choses
courtes : l'os de la queue, les membres postérieurs et
le dos. Les trois choses larges : le front, le poitrail et la
croupe. Les trois choses pures : la peau, les yeux et le
sabot, n
D'autres ont dit : « La jument doit prendre : du san-
glier, le courage et la largeur de la tête; de la gazelle,
la grâce, l'œil et la bouche; de l'antilope, la gaieté et
l'intelligence ; de l'autruche, l'encolure et la vi-
tesse... » (2)
Ces qualités externes, ajoutées à bien d'autres que
nous ne saurions citer — le cadre de cette étude ne
(1) Le Nâcéri : « La perfection des deux arts ou traité complet
d'hippologie et d'hippiàtrie arabe, d'Abou Beckr ibn Bedr », tra-
duit par le Dr Perron.
Les Chevaux du Sahara, par le Général Daumas.
(3) El Ekdel Farid.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES i75
pouvant y suffire, — prouvaient au premier coup
d'œil que le cheval était de race, mais ce n'était qu'à
l'usage qu'on pouvait se rendre compte de sa valeur
intrinsèque. Dans une lettre adressée au Général Dau-
mas, l'Emir Àbd el Kader résume ainsi les qualités
« morales et intellectuelles » que doit posséder un bon
cheval :
« Nous admettons donc qu'un cheval est véritable-
ment noble, quand, en sus d'une belle conformation,
il réunit le courage et la fierté et qu'il resplendit d'or-
gueil au milieu de la poudre et des hasards.
Ce cheval chérira son maître et ne voudra, le plus
souvent, se laisser monter que par lui.
Il ne satisfera aucun besoin tant qu'il le portera.
Il ne mangera point les restes d'un antre cheval.
Il éprouvera du plaisir à troubler avec ses pieds
l'eau limpide qu'il pourra rencontrer.
Par l'ouïe, par la vue et par l'odorat, aussi bien que
par son adresse et son intelligence, il saura préserver
son maître de mille accidents qui sont possibles à la
chasse ou à la guerre.
Et enfin, partageant les sensations de peine ou de
plaisir de son cavalier, il l'aidera au combat en com-
battant lui-même et fera, partout et sans cesse, cause
commune avec lui (i). »
Nous ne voulons insister que sur ce dernier paragra-
phe : l'aide apportée dans la bataille par le cheval à son
cavalier, la collaboration étroite, intime de l'homme et
de la bête dans la mêlée.
Ali ben Abi Taleb rapporte l'anecdote suivante :
(i) Général Daumas, op. cit., p. i5.
i76 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Nous étions un jour assis à~la mosquée, alors que le
Prophète avait projeté d'aller combattre les ennemis,
quand l'ange de Dieu, le fidèle Gabriel, s'empara de
Mahomet et lui dit : « 0 Mahomet, salut!... patiente
jusqu'à ce que tu aies appris et que tes compagnons
aient appris à éduquer les chevaux. Le cheval ne peut
servir son cavalier tant qu'il n'a pas été éduqué et qu'il
n'est pas à même de comprendre ce qu'on veut de
lui. Car « le cheval combat de même que le cavalier
combat (i). »
Et de fait le cheval arabe combat. 11 sait mordre au
poitrail le cheval ennemi. Il sait se défendre des pieds
et des mains, attaquer ou fuir, protéger son maître et
au besoin donner sa vie pour lui. 11 fonce sur l'ennemi
en même temps que la flèche lancée par son cavalier, et
il arrive au but avant que la flèche ne l'ait atteint.
S'agit-il de chercher un refuge : dès que ses yeux le
découvrent, ses jambes aussitôt luttent de vitesse avec
son regard. Entre lui et son but, la distance a fui
comme un nuage chassé par le vent. Les lances cher-
chent-elles à atteindre son compagnon : il se cabre et
de tout son corps couvre son cavalier, tandis que son
hennissement sonne la charge et jette l'épouvante. Le
cavalier est-il attaqué par derrière : il n'a qu'à se glisser
sous le ventre de son cheval ou à se suspendre à son
cou. Prompt comme l'éclair, le cheval saura le porter
loin du danger.
Cette association du cheval et du cavalier est indis-
soluble, au point que dans les ouvrages arabes vous
trouverez toujours, détail indispensable, accolé au
(i) Kitab Elmc al Fouroussieh, op. cit.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 177
nom du guerrier, le nom de son coursier. Vous rencon-
trerez mille et une fois des phrases dans le genre de
celle-ci : « A la bataille de..., Tel chevauchait Al
Shakra ou Hamamah. Tel avait vingt ans et son cour-
sier en comptait cinq... Sans l'agilité d'el Ward il eût
été captif, ou les siens l'eussent pleuré », etc. Du
reste nos guerriers-poètes se sont fait un devoir de
louer en vers innombrables les prouesses de leur
compagnon. Vers émus qu'inspiraient l'estime et la
reconnaissance, si familiers et si tendres qu'il semble
que les chevaux les entendaient et que, chantés dans
la bataille, ils devaient communiquer au noble cour-
sier plus d'ardeur et de fierté. Écoutez :
Avance, Mikag, c'est un jour d'épouvante
Un homme comme moi sur un (cheval) comme toi,
attaque et défend (1).
Quand j'attaque, ma jument se précipite dans le camp
ennemi,
Comme si elle allait y chercher son fils ou le mien (2).
A nous deux, à quoi ne pouvons-nous pas préten-
dre? (S).
Al Yassir et moi, pour les grandes choses nous nous
complétons (4).
(1) Du cavalier de Mihag : Malek ben off el Nassri.
(a) Zeyd ben Sinane à sa jument Wagza.
(3) Al Aknas* ben Chahab à sa jument Zyamou.
(lt) Aboul Nadir à son cheval Al Yassir.
178 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Dans ta mêlée, au péril de ma vie je le protège,
De même que dans la nuit il veille sur moi et me pro-
tège (i).
Mon coursier jamais ne s'élance sans que derrière
lui
De r éclat de ses sabots jaillisse l'éclair...
Il s'immole pour moi, et pour lui également
Je me sacrifie au jour du combat (2).
Plutôt qu'à ma famille je lui réserve ce qui peut lui
plaire.
Il a quelquefois du petit lait et plus souvent de la
crème (3).
Au péril de ma vie j'éloigne de lui la mort
Et lui me préserve des lances.
Si je succombe, voici l'héritage que je laisserai :
Un généreux témoin de mes généreux exploits (4).
Je lui dis : Dirham, si tu atteins les fuyards,
Tu me seras plus cher et je te tiendrai en plus haute
estime que mon fils Bodjayr (5).
Ils appellent Antara tandis que les lances semblables
à des cordes à puits se plongeaient dans le poitrail
d'Adham.
(1) Al MoDzir à son cheval Al Arime.
(a) Antar.
(3) Omayr ben Gabal à son cheval Arin.
(4) Un homme de Koraych.
(5) Kadaeh ben Zoheyr à son cheval Dirham.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 179
Son poitrail saignait et de nouveau les cavaliers enne-
mis Jonc aient sur nous.
Et de nouveau je leur fis face avec le poitrail de mon
cheval qui fut couvert comme d'une housse de sang.
Atteint de mille coups, il a tourné vers moi un œil
humide de larmes et a poussé un faible hennisse-
ment.
S'il eût pu s'exprimer, il se serait plaint ; aurait-il su
parler, qu'il m'aurait confié sa peine (1).
Je dis à mon coursier, alors que les lances frappaient
les lances :
— Fais attention ! éveille-toi ! ne t'endors pas !
Et mon généreux coursier me répondit :
— Ne t'inquiète pas de moi, je suis de race ; sois seu-
lement mon cavalier.
Ces citations suffisent, et nous ne parlerons ni d'Assa
la jument de Djodhayma, qui, après avoir couru
depuis le matin jusqu'au coucher du soleil, tomba
morte au camp, ayant sauvé son cavalier ; ni de Djou-
lâb, que Hatim égorgea pour nourrir ses hôtes ; ni
d'Attlal, qui fit un saut de quarante coudées ; ni
d'Awag, qui rompit ses liens et sut retrouver son maî-
tre après une course éperdue de quatre jours ; ni de
Dahis, fils de Zoul Oukal et de Gahva, qui, empêché
par tricherie d'arriver premier au poteau, alluma entre
les tribus d'Abss et de Fazarra « la guerre de Dahis »...
Des exemples de même genre foisonnent dans les
(1) Moallakat d'Antar.
i8o LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
romans de chevalerie. « Le cheval d'Ogier réveille son
maître à l'approche de l'ennemi et ils ont entre eux, et
en maintes circonstances, des tendresses et des conver-
sations sans fin. Dans Renaud de Montauban, Renaud
s'écrie en parlant de son cheval Bayard : « Beneoite
soit l'heure que tés chevaux fu nés. » Et plus tard il lui
dit avec une naïveté qui sera comprise par tous ceux
qui aiment le cheval :
Hé Baiart bons chevaux que ne savés parler ?
De ma grande dolor m'eussiés confortés, (i)
Après sept ans d'absence d'Haustonne n'est pas
reconnu par sa fiancée, mais il l'est par son cheval, et
grand nombre de tournois et de querelles sanglantes
eurent lieu pour la conquête d'un palefroi renommé...
Aussi bien et sans nous attarder davantage a relever
les traits communs à l'Occident et à l'Orient par les-
quels se sont manifestés l'affection réciproque et l'inal-
térable attachement des paladins pour leur monture et
dn cheval pour son cavalier, nous nous contenterons,
en manière de résumé, de donner ici le portrait (2) du
(1) Gautier, p. 727 à 729.
(a) Les portraits de chevaux abondent dans les vieux poèmes.
Gautier en cite un grand nombre qui réunis donnent les caracté-
ristiques suivantes : « La tête doit être maigre, l'oreille petite et
courte. Les narines doivent être larges et amples, les yeux clairs
et ardents, rouges et allumés et même profonds et fiers ; un cou
délicatement cambré est apprécié; une grosse et large poitrine est
l'idéal; l'échiné doit être droite et haute; le mieux c'est que la
cuisse soit courte et la jambe plate ; plus la croupe est énorme,
plus on l'admire ; les pieds devaient être bien taillés, d'une sil-
houette très nette et d'une courbe gracieuse. » (Gautier, notes
pp. 737 et suiv.)
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 181
coursier, tel que l'a tracé Imrou el Quaiss, poète du
VIe siècle (i) :
Dès le point du jour, lorsque l'oiseau est encore dans son
nid, je pars monté sur un cheval de haute taille, au poil
ras, dont la vitesse assure le succès de ma chasse.
Docile au frein, il sait également attaquer et éviter, pour-
suivre et fuir. Sa force et son impétuosité sont celles d'un
quartier de roc qu'un torrent précipite du haut d'une mon-
tagne.
Sa couleur est baie; la selle peut à peine se fixer sur son
dos, semblable à la pierre polie sur laquelle l'onde glisse
avec rapidité.
Il est maigre et plein de feu. Lorsqu'il se livre à son
ardeur, il fait entendre dans sa course un son pareil au
bruit de l'eau qui bouillonne dans une chaudière.
Après une longue carrière il vole encore légèrement, tan-
dis que les meilleurs coursiers, épuisés de fatigue, laissent
tomber pesamment leurs pieds, et font lever la poussière
même sur un terrain ferme et battu.
Il renverse le jeune homme dont le poids est trop faible
pour lui, fait flotter au gré des vents les vêtements du cava-
lier qui le charge davantage et sait le manier avec plus d'é-
nergie.
Ses mouvements sont aussi prompts que la rotation du
jouet sur lequel la main de l'enfant a roulé une ficelle de
plusieurs bouts noués ensemble.
Il a le flanc court de la gazelle, le jarret sec et nerveux de
l'autruche; son trot est l'allure accélérée du loup, son galop
la course du jeune renard.
Son corps est large. Sa queue épaisse, quand on le regarde
par derrière, remplit tout l'intervalle de ses jambes; elle ne
tombe pas jusqu'à terre et il ne la porte pas de côté.
Lorsqu'il est lancé, son dos est dur et uni comme le
marbre lisse sur lequel on écrase la coloquinte, ou qui sert
à la nouvelle mariée pour broyer ses parfums.
Le sang des animaux agiles qu'il a gagnés de vitesse,
séché sur son encolure, ressemble à la teinture extraite du
(i) Traduction de Caussin de Perceval.
i8a LV TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
henné, qui déguise la blancheur d'une barbe soigneuse-
ment peignée.
J'aperçois un troupeau de génisses sauvages ; elles mar-
chent comme les jeunes filles, vêtues de robes traînantes,
qui tournent autour de leur divinité.
A mon approche elles prennent la fuite : on croirait voir
les onyx blancs, bordés de noir, dont est parsemé le collier
d'un enfant de noble famille.
Mon coursier a bientôt atteint celles qui sont en tète de
la bande; les autres, qu'il a laissées derrière lui, n'ont point
encore eu le temps de se disperser.
Il joint successivement le taureau et la génisse, sans inter-
rompre l'élan de sa course et sans être baigné de sueur.
Le soir arrive, et les yeux n'ont pu encore embrasser
qu'à peine toutes les perfections de mon coursier. Si le
regard s'élève vers sa tète, la beauté de ses jambes l'invite
en même temps à s'abaisser pour les admirer.
11 passe la nuit sellé et bridé, toujours devant moi, sans
aller au pâturage...
Concluons avec l'auteur du Ritab el Akwal : « Les
chevaux sont les plus brillants bienfaits des plus écla-
tantes magnificences dont l'Éternel a gratifié ceux qu'il
a voulus de ses serviteurs... Dieu a fait le cheval la plus
noble des créatures après les enfants des hommes, le
plus distingué des quadrupèdes, l'animal le plus admi-
rable dénature et de beauté, la parure la plus attrayante
des parures.
L'homme a l'amour passionné des femmes, de ses
enfants, des quintaux d'or et d'argent entassés, des
chevaux précieux, des troupeaux, des cultures. Nous
voyons que l'homme chez lequel se trouvent réunis ces
six sortes de choses, lorsqu'il monte à cheval, oublie
tout le reste, ne rencontre rien qui puisse le distraire
de ses chevaux... (i) »
(i) Passage cité par le Docteur Perron dans le Nacen.
LES ARMES
De même qu'ils s'étaient appliqués à perfectionner
leurs chevaux, dans un but à la fois utilitaire, esthéti-
que et religieux, de même et pour des raisons identi-
ques les Arabes s'ingénièrent à forger les armes les
plus décisives et les plus belles en vue de combattre
leurs ennemis et les ennemis de Dieu. Dans une contrée
où la chasse constituait souvent le seul moyen de sub-
sistance, où les moindres contestations devaient être
soutenues les armes à la main, l'arc et le javelot, la
lance et l'épée procurant tour à tour le gibier et la
victoire, ne pouvaient qu'être tenus en grande estime.
Les armures de bonne trempe, à l'égal des chevaux de
bonne race, étaient à la fois un objet de considération et
d'envie, de crainte et de gloire. C'est pourquoi les poètes
ont célébré la vertu des armes du même souffle dont ils
ont chanté la supériorité de leurs coursiers.
A cette raison primordiale d'aimer les armes, « le
peuple poète » en ajouta bientôt une autre, et, après
s'être servi des armes par un besoin chaque jour légi-
timé, il en vint à les apprécier davantage par dilet-
tantisme, désir de luxe, passion d'amateur et de collec-
tionneur averti. Il les aima non plus seulement pour le
i84 LA TRADITION CHEVALERESQl/E DES ARABES
profit qu'il en retirait, mais pour elles-mêmes, pour
leur beauté propre, pour toute la poésie qu'elles ren-
ferment, pour toutes les joies, pour toutes les ivresses
qu'elles procurent. Et il finit même, semble-t-il, par
idéaliser ces instruments de mort qui figuraient pour
lui des symboles d'amour... L'arc dont la courbe gra-
cieuse imite « l'arc mal précis — de tes sourcils » se
plaint et gémit longtemps (< comme le cœur d'une mère
éplorée qui vient de perdre son enfant » ; les flèches
atteignent moins vite et sont moins meurtrières « que
les flèches des beaux yeux » ; la lance est brune, droite
et flexible « comme le corps adorable de l'aimée qui
ploie au souffle enivrant d'amour », et l'épée dans la
mêlée, quand elle scintille ruisselante de sang, fait sou-
venir, blanche et rose, « au sourire enchanteur qui,
entr'ouvrant ses lèvres de corail, découvre deux rangs
de perles... » L'hyperbole chère aux Orientaux leur fit
une loi de pousser le plus loin possible les comparai-
sons, de donner une personnalité aux armes de bonne
trempe, de fixer leur origine et leur degré de noblesse,
de les orner de joyaux afin qu'elles ressemblassent
davantage aux filles de noble sang dont la beauté est
rehaussée par l'éclat des perles et des pierreries. Et l'on
donna des noms aux sabres, aux lances, aux boucliers;
on rechercha jusque dans la nuit des temps l'ouvrier
qui les avait forgés, homme, magicien ou démon; on
les para de légendes et de fines incrustations. Les
aciers furent damasquinés, la boucle de l'épée fut d'or
ou d'argent, et l'on rehaussa le pommeau de rubis, de
saphirs et de diamants...
Enfin la religion fit un devoir aux musulmans de
cultiver l'art de la guerre. Il était essentiel en effet que
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES i85
rien ne fût négligé de ce qui pouvait donner la victoire.
Le Prophète enseigna qu'il fallait mépriser le danger,
avoir foi en la victoire, posséder de bons chevaux et de
bonnes armes, et qu'à ce prix on pouvait compter sur
la reconnaissance et la bonté de Dieu (1). Mais il ne
manqua pas de fatalistes logiques à l'extrême pour
remarquer qu'il était inutile d'avoir des armes perfec-
tionnées, de s'embarrasser de cottes de mailles ou de
boucliers, attendu qu' « à la guerre ce ne sont pas les
armes qui tuent, mais la destinée », La mort, obser-
vaient-ils, ne ravit-elle pas, quoi qu'il fasse, celui qu'elle
a marqué, et n'évite-t-elle pas, quoiqu'il s'expose, celui
qu'elle ne doit pas atteindre? (2) A quoi on a répondu
qu'il était vrai que rien ne pouvait empêcher ou retar-
der ce qui était écrit, mais qu'il était bon de prendre
toutes les précautions, en vue « de fermer la route à
l'inquiétude qui peut engendrer la peur et la déroute 0.
Et, argument décisif, on invoqua l'exemple du Pro-
phète, qui, nonobstant sa foi en la destinée, possédait
des armes de bonnes marques qui l'accompagnaient
dans toutes ses expéditions.
(1) « 0 Prophète, excite les croyants au combat, vingt hommes
fermes d'entre eux terrasseront deux cents infidèles. » (Koran,
chap. VIII, v. 66.)
« En face d'une troupe armée soyez inébranlables et persévé-
rants, car Dieu aime les persévérants. » (Koran, chap. VIII,
v. 48.)
« Mettez donc sur pied toutes les forces dont vous disposez et
de forts escadrons, pour en intimider les ennemis de Dieu et les
vôtres. Tout ce que vous aurez dépensé dans la voie de Dieu vous
sera payé et vous ne serez point lésés. » (Koran, chap. VII, v. 62.)
(») « Dis-leur : Il ne nous arrivera que ce que Dieu nous a des-
tiné; il est notre maître et c'est en Dieu que les croyants mettent
leur confiance. » (Koran, chap. IX, v. 5i.)
i8C LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
La tradition nous a conservé l'inventaire de ces
armes précieuses entre toutes. On compte quatre épées :
Zoul Fikkar, dont la poignée est enjolivée d'argent, Al
Moukzam, Al Rassoub, Al Kadib ; un arc, Al Katoum,
dont le carquois avait nom Al Kafour (i) ; une cotte de
mailles appelée Al Bitrâ (2). Et on nous montre Maho-
met à la bataille de Ohod « casqué et couvert d'une
demi-armure, la lance en main, le bouclier à l'épaule,
tandis qu'une ceinture de cuir à trois anneaux d'argent
retenait le fourreau de son épée... » (3). Si l'on ajoute à
cette panoplie le mangonneau. on aura à peu près la
liste complète des armes offensives et défensives en
usage chez les Arabes dès le VIIe siècle. Nous allons
rapidement les passer en revue.
Une anecdote rapportée par l'auteur d'El Agani nous
donnera une idée d'ensemble sur le degré d'estime et
de confiance que l'on accordait à quelques-unes de ces
différentes armes :
Amrou ben Maadi Karib étant entré un jour chez le
kalife Omar, celui-ci lui demanda : « Te connais-tu en
armes ? — Tu tombes sur quelqu'un qui les connaît
pour s'en être longtemps servi, répondit le vieux guer-
rier, tu peux m'interroger comme bon te semblera. —
Que penses-tu de la flèche? dit Omar. — C'est la mort
incertaine, dit Karib, car souvent elle atteint le but et
souvent elle le manque. — Parle-moi de la lance. —
(1) Al Gazali, op. cit., t. II, p. a53.
(2) Al Mawardi : « Al Ahkam Al Soultanieh. »
(3) Sur la lame de son cimeterre étaient gravées ces inscrip-
tions : « La lâcheté déshonore; la valeur ennoblit. Un lâche n'é-
chappe jamais à son destin » (tradition persane). Voir Rawdhat
el Safa, traduction Lamairesse et Dupiric.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 187
La lance est un ami, mais parfois l'ami trahit. — Et le
bouclier? — C'est un protecteur autour duquel tour-
nent les destinées et sur lequel se jouent les coups de
la fortune. — Et la cotte de mailles? — Embarras pour
le cavalier, fatigue pour le fantassin. — Parle-moi donc
du sabre. — Celui-là c'est la sauvegarde dans le dan-
ger, c'est l'arme véritable du vrai guerrier (1). »
On voit par là que l'épée était l'arme par excellence.
C'est vers elle que vont de préférence les hommages des
guerriers et les dithyrambes des poètes. Mais pins que
ces hommages et que ces chants, la langue elle-même
témoigne de l'importance qu'avaient depuis longtemps
prise, aux yeux des Arabes, les épées. On compte en
effet un grand nombre de synonymes au mot épée,
selon que la lame en est large, courte ou longue;
qu'elle transperce, tranche ou brise ; qu'elle provient
de l'Inde, de Koussasse ou de Macharef; qu'elle a été
fabriquée par le légendaire Sarrigh, ou par Ahnaf, ou
faite à l'usage du roi Zein Yazan. Et il en est encore de
si extraordinairement scintillantes et irrésistibles
qu'elles sont, à n'en pas douter, l'œuvre des Djinns
plus puissants et plus savants que les hommes : ce
sont les Mà-âssour, les Mouzakkar...
N'allez pas croire que tout ce merveilleux soit l'apa-
(1) Ces réponses semblent avoir été inspirées par quelque La
Palice arabe. Il faut les comprendre dans ce sens que les armes
valent autant que vaut le guerrier. Maadi Karib eut du reste l'oc-
casion d'exprimer plus clairement sa pensée. Omar lui avait
demandé sa fameuse épée Samssamat ; Maadi Karib s'était empressé
de la lui faire parvenir. Le Kalife, ayant constaté à l'usage que
Samssama n'avait rien de particulier, l'avait renvoyée. Karib dit
alors à Omar : « Je ne t'avais prêté que l'épée et il eût fallu te
prêter le bras qui la brandit. » (Al Ekd el Farid.)
188 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
nage exclusif de l'Orient. C'est sur le mont Stnaï qu'est
forgée l'épée de Beaudoin de Beauvais ; c'est à un for-
geron légendaire du nom de Galent que l'on attribue
Joyeuse et Dutendalet Floberge et Merveilleuse qui lui
coûta vingt-quatre ans de travail. C'est Mathusalem lui-
même qui forgea l'épée de Cornumarant le païen, ainsi
que les trois épées du géant Loquifer — et il est ques-
tion dans Jérusalem (v. 8355) d'un brant « qui fut fait
par un diable » (i). C'est peut-être bien à ce même dia-
ble que les Arabes devaient Al Maassour et Al Mouz-
zakkar?
De même en Orient, comme en Occident, l'épée est
en quelque manière une personne, à laquelle on adresse
la parole, qui a sa généalogie, sa biographie, ses anna-
les. Elle a un nom, elle a une devise : Joyeuse est
l'épée de Charlemagne; Durandal, de Roland; Pré-
cieuse, de l'Emir ; Almace (nous dirions Almaze en
arabe : diamant), celle de Turpin ; Zoulfikkar est
l'épée de Mahomet ; Al Samssamat, d'Amrou ben Madi
Yakrib ; Al Walwal, de Abdel Rahman ben Atabe ;
Mikhdam, Racoubi et le Yamani étaient les trois
sabres trouvés par Ali dans le temple des païens de
Tay... (a)
Sans vouloir nous étendre plus longuement sur ce
(i) Gautier, pp. 708 et 709.
(a) Dans le mémoire consacré par Quatremère à l'histoire du
Kaliie Fatimite Al Mostansser-Billah qui avait succédé à son
père en io36, on lit que les généraux turcs révoltés contre Mos-
tansser ayant pillé le palais du Kalife se partagèrent, entre
autres reliques précieuses : « Dhoulfikkar ; l'épée d'Amrou ben
el Ass, l'épée d'Abdallah ben Wahab, celle de Moezz, etc. » C'est
dire de quel respect les musulmans continuaient à entourer les
épées illustres jusqu'au XII' siècle.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 189
sujet, nous dirons que les épées étaient tenues en grand
honneur parmi les Arabes dès l'époque de la Djahilieh,
si bien que le Prophète n'a fait que résumer les senti-
ments de tous quand il a dit : « le bien (ou la fortune)
est dans l'épée, le bien est avec l'épée, le bien est par
l'épée. » Mais à cette constatation d'ordre social et par
ailleurs généralement répandue, le Prophète ajouta un
enseignement ou plutôt une prescription d'ordre reli-
gieux. Soucieux de conserver parmi les Arabes les
lames de bonne trempe, d'inciter tous les Musul-
mans à combattre et à mourir avec et par l'épée, il dit :
« Le paradis est à l'ombre des épées. » Or, pour que
les épées projettent une ombre appréciable, il importe
qu'elles soient dégainées et nombreuses et qu'elles se
croisent et s'entrechoquent au soleil des combats...
Mais il est une arme qui le dispute à l'épée en no-
blesse et en excellence. C'est la lance. « Parmi les armes
propres à la Chevalerie, dit Demay, la lance passait
pour la plus noble et primait, selon quelques auteurs,
l'épée. Quoi qu'il en soit, à l'homme libre seul apparte-
nait le droit de porter la lance (1). » En Arabie, la
lance va de pair avec l'épée, et les poètes les traitent
l'une et l'autre avec une égale déférence ; témoin ces
vers :
Les forteresses auxquelles nous avons recours
Sont nos lances et nos épées.
(Lebid)
(1) G. Demay, op. cit., p. 3g.
igo LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Sur nos hauts Jaits interroge les lances élevées,
Prends à témoin les épées...
(Saffy el Dine)
J'accours dès qu'ils m'appellent
Avec une épée dont la limite est la vague de la mort
Et une lance dont la pointe est le trépas.
(Antar)
N'étaient mon épée et la pointe de ma lance,
Benou Abss n'aurait jamais connu la gloire.
(Antar)
Il serait fastidieux d'étudier ici les différentes sortes
de lances (Roudaynieh, Samahrieh, Yazanieh ou Kat-
thieh, etc.). Nous relèverons seulement quelques
points de ressemblance entre la lance arabe et la lance
française des XIIe et XIIIe siècles. Le fût de la lance arabe
est généralement brun, vert ou bleu ; or en Europe, au
moyen âge « on peignait le bois de la lance et il semble
que les deux couleurs préférées aient été le vert et le
bleu, le sinople et l'azur » (i). L'usage de « ficher sa
lance en terre en signe qu'on veut parlementer » (a) est
un usage essentiellement arabe. L'Arabe plante sa lance
devant sa tente et il la plante devant la tente qu'il va
visiter ; c'est au désert une coutume ancestrale. Sans
parler du fer de la lance qui ici et là prit les mêmes
formes « quelquefois triangulaire, large, à arête
médiane, ou en forme de feuille » (3), quelquefois en
(i) Demay, p. 40.
(2) Renaus de Montauban, p. a36, v. iG; Gautier, p. 713.
(3) Demay, p. 3g.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 191
façon de lancette courte (semblable à la langue d'un
chien, disent les Arabes), il nous faut dire un mot du
gonfalon. « Sous le fer en haut de la lance était fixé,
dit Gautier, un gonfalon qui ne disparaîtra qu'au
milieu du XIIIe siècle (1). a Or, Abou Bakr el Arabi,
entre autres linguistes, fait la distinction entre « Al
lewa » ou pavillon qui s'attachait au haut de la lance
et le drapeau... C'est donc avec raison que La visse
attribue aux Croisades l'introduction en Europe de la
« lance ornée de banderoles » (2).
Du reste, tous les historiens arabes sont unanimes à
noter que dans toutes leurs guerres les Arabes « avaient
coutume d'arborer des pavillons à leurs lances ». Ainsi
s'explique la parole du Prophète : « 11 (Dieu) a mis
ma fortune à l'ombre de ma lance », c'est-à-dire à
l'ombre de mon gonfalon.
Ce hadith a été interprété comme un hommage
rendu par Mahomet a la vertu des lances. Il faut y voir
surtout un encouragement et une injonction à chercher
sa fortune, la lance au poing, parmi les dépouilles
ennemies.
Comme il avait recommandé à ses adeptes, en for-
mules saisissantes, la lance et l'épée, le Prophète leur
recommanda également l'arc et la flèche. A la vérité il
entendait leur donner le goût de toutes les armes, mais
il tenait à désigner à leur piété celles qu'il estimait les
plus capables d'aider à la victoire, c'est pourquoi l'arc
fut tant vanté.
(1) Gautier, p. 710.
(a) Lavisse, t. II, p. 346.
19a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
L'arc constituait en quelque sorte, à l'époque de la
Djahilieh, le symbole de la virilité. Tous les Arabes
avaient un arc, s'ils n'avaient pas tous une lance ou
une épée. Il était à la portée de toutes les bourses et
même de toutes les mains, car on en fabriquait de
toutes sortes de bois, cèdre ou figuier, de dâle ou de
nabà. Plus nécessaire que la plume à l'écrivain, il était
le compagnon, le gagne-pain du nomade : c'était la
flèche rapide qui atteignait la gazelle ou l'oiseau dans
les airs. Aussi exerçait-on les enfants, dès qu'ils étaient
en mesure de le faire, au maniement de l'arc, et parmi
les jeux les plus en honneur parmi les jeunes hommes,
il n'en était pas de plus répandu que le tir. Ils avaient
des règles strictes, des enjeux, des prix qui récompen-
saient l'adresse des plus adroits tireurs. Et telle était la
considération dont jouissait l'arc que lorsque l'Arabe
voulait s'engager d'une manière solennelle, il remettait
son arc au créancier. L'arc n'avait, à proprement par-
ler, aucune valeur intrinsèque, mais il représentait et
symbolisait le gage de la parole donnée. C'était une
espèce de signature authentique donnée par devant
notaire et témoins. Et la honte suprême, égale à la
honte du Spartiate revenu de la bataille sans bouclier,
était de paraître devant ses concitoyens, le terme échu,
démuni de l'arc garantie. On était alors considéré
comme un homme sans foi ni loi, un lâche indigne du
nom d'Arabe.
Mahomet voulut conserver à sa nation le noble sport
du tir à l'arc, qu'il jugeait décisif dans les combats. Il
maintint donc l'émulation par le jeu, en maintenant le
jeu lui-même. Lui qui avait défendu tous les jeux de
hasard, en excepta les paris pour les courses et pour le
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES i93
tir. Il fortifia cette dérogation par des propos inspirés
qu'il savait devoir acquérir force de loi. Son but était
de préserver autant que possible la vie de ses adeptes
en les exposant de moins près aux coups de l'ennemi,
tout en leur assurant, de par leur adresse, la victoire.
Ses leçons portèrent leur fruit, à telle enseigne que les
Croisés, instruits par l'expérience, s'empressèrent à
leur retour de Terre-Sainte d'introduire en Europe
l'usage de l'arbalète (i).
Citons pour terminer ces deux hadiths : Le Prophète
a dit : « Combattez à cheval et combattez avec l'arc ; il
m'est plus agréable de vous voir combattre à l'arc qu'à
cheval, o Et il a dit encore : « Toute distraction est
frivole, trois exceptées : l'éducation du cheval, le tir à
l'arc et les jeux innocents de l'homme avec sa compa-
gne. Dieu fera entrer en paradis celui qui a taillé la
flèche et celui qui l'a lancée dans la voie de Dieu (2). »
Arc, lance, épée, telles étaient les armes offensives
des Arabes. Il convient d'ajouter, pour être complet,
qu'ils employèrent dès le VIIe sièle la pierrière (ou
machine à lancer des pierres) qu'on voit apparaître en
Europe au moyen-âge seulement (3). Les historiens
nous disent que Mahomet se servit du « Minganik »
— le mangonneau — contre les gens de Taeff. Quoi
qu'il en soit de cette assertion, il ressort de plusieurs
passages d'El Agani que l'usage du pierrier et du
mangonneau était assez généralement répandu au
IXe siècle. Dans le récit du siège d'Héraclée, notam-
(1) Lavisse, t. II, p. 346.
(a) Al Ekd el Farid, chapitre des armes.
(3) « Pour les sièges on emploie les machines antiques perfec-
tionnées en Orient. » Demay, p. 54.
i3
ig4 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
ment, Aboul Faradj nous montre Haroun el Rashid
« donnant des ordres pour qu'on jette sur la ville, à
l'aide des « Minganiks et des Arradates » des pierres et
du feu (i) ».
On sait par ailleurs que les Arabes ont emprunté
aux Grecs le feu grégeois, mais ont-ils inventé la pou-
dre à canon? ou l'ont-ils empruntée aux Chinois, ou
bien la poudre, due au moine Schwartz, serait-elle une
invention allemande au même titre que les gaz asphy-
xiants? Cette question souvent débattue n'a pas reçu
de solution concluante :
Le procès pend et pendra de la sorte
Encor longtemps, comme l'on peut juger.
Il n'y a rien de particulier à signaler au sujet des
armes défensives. Les Arabes connurent dès les temps
les plus reculés, grâce au voisinage des Perses avec
lesquels ils entretenaient des relations suivies (a), l'ar-
mure complète en usage en Europe, au Moyen-Age.
Ils eurent des boucliers en bois, en cuir et finalement
en métal ; des heaumes qu'ils appelaient « Al Bay-
da », l'œuf, à cause de leur forme ovoïde, et des
cottes de mailles d'un travail très fin dont ils faisaient
remonter l'origine tantôt « à Pharaon » tantôt à David
et à Salomon.
« Le haubert, dit Gautier, dérive sans doute de cette
(i) Agani, I, p. 90.
(2) Chateaubriand, Études historiques, Discours VI* : «... On voit
ici que l'armure complète de fer, empruntée des Perses par les
Romains, était connue bien avant la chevalerie. 11 en est ainsi
d'une foule d'autres usages qu'on a placés trop bas dans les siè-
cles. »
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 196
espèce particulière de « broigne » qui était garnie
d'anneaux métalliques cousus sur une grosse étoffe de
cuir. On eut un jour l'idée de faire entrer ces anneaux
les uns dans les autres, ou, en d'autres termes, de les
changer en mailles, et l'on en arriva ainsi à se passer
plus tard du cuir ou de l'étoffe de dessous ; le haubert
était trouvé. D'après un autre système, les Sarrasins
auraient connu avant nous le vêtement de mailles, et
nous le leur aurions emprunté. De là ces osbercs sara-
zincis dont il est question dans le Roland (y. 994) et
ailleurs » (1). Ce dernier système nous paraît le plus
plausible, car d'une part l'usage du véritable haubert
qui devint un jour « la principale armure défensive de
tous les chevaliers » ne se généralisa que durant la
première moitié du XIIe siècle (2). Et d'autre part il est
incontestable que les Arabes connaissaient les tuniques
de mailles dont ils avaient perfectionné la fabrication
dès avant le VIe siècle. Nous ne citerons à l'appui de
cette assertion que le passage d'El Agani où il est
rendu compte des richesses confiées par Imrou el
Kaïs à El Samaoual, vers l'an 527 : « ... mais ce
qu'Imrou el Kaïs possédait de plus précieux était cinq
cottes de mailles : El Fadfàdha, la large ; Essâfiya,
l'éclatante ; El Mouhssina, la protectrice ; El Khirrîk,
la sans pareille ; Om el Dyoul, l'armure à basque. Elles
appartenaient depuis longtemps aux princes enfants
d'Akil Al Morâr qui se les transmettaient de père en
fils (3). ))
(1) Gautier, p. 717.
(2) Gautier, p. 717 ; Demay, p. 112 ; Lavisse dit : « La broigne
est remplacée par le haubert vers 1066. »
(3) Rannatt el Agani, t. 11, p. 17.
196 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Ayant passé en revue les armes offensives et défensi-
ves, il ne paraîtra pas hors de saison que nous nous
demandions ici ce que les Arabes pensaient de la
guerre. Evidemment ce peuple belliqueux aimait pas-
sionnément la guerre pour elle-même, pour ses enivre-
ments, pour les beaux coups d'estoc et de lance qui s'y
échangeaient, pour les traits d'héroïsme et de noblesse
qui s'y perpétraient, pour la moisson de gloire qu'on y
récoltait; mais ils n'en mesuraient pas moins toutes
les horreurs. Ecoutez Zouhaïr :
Si vous ranimez la guerre, vous attirerez sur vous
l'ignominie; la guerre, comme un animal féroce, s'achar-
nera sur vous ; si vous l'excitez, comme le feu elle vous
embrasera; comme la meule qui broie le grain, elle
vous écrasera ; comme la chamelle qui conçoit chaque
année et produit chaque jois des jumeaux, elle sera
féconde en malheur.
Les enfants qui naîtront pendant sa durée recevront
le jour sous des auspices aussi funestes que l'homme
roux de Thamoud; par elle ils seront allaités et sevrés.
La guerre sera pour vous un champ dont vous recueil-
lerez plus de maux que les cultivateurs de l'Irak ne
recueillent de mesures de grains dans leurs plaines fer-
tiles (i).
Voici maintenant quelques définitions :
La guerre est au début un mystère, au milieu une
plainte, à la fin une douleur, disait le Khalife Moa-
wiah (2).
(1) Moallakat de Zouhair, trad. G. de Perceval.
(a) Maçoudi, op. cit., t. V, p. 20.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 197
— Père de Tawr, demanda un jour Omar à Amr fils
de Madi Karib, dépeins-moi la guerre. Amr sourit et
dit : « Tu t'adresses à un homme qui la connaît. Par
Dieu, Emir des Croyants, alors qu'on se prépare à
combattre, la guerre est un breuvage amer. Celui qui
tient ferme se couvre de gloire, celui qui faiblit est un
homme mort. Imrou-el-Quais l'a bien décrite dans les
vers suivants :
« Au début la guerre est une belle jeune fille dont la
parure éblouit l'ignorant.
Mais lorsqu'elle s'échauffe et que de colère elle lance
des flammes, c'est une vieille femme qui n'a pas d'é-
poux.
C'est alors une mégère aux cheveux rares et grison-
nants, à l'aspect hideux, dont l'odeur et les baisers ins-
pirent le dégoût (1). »
Et cependant Imrou-el-Quais n'avait connu et prati-
qué que la guerre d'avant l'Islam ! La mégère à l'aspect
hideux ne devait pas être bien terrible, à en juger par
le nombre de ses victimes. Ainsi la guerre de Baçous,
qui ne dura pas moins de quarante années et qui fut
l'une des plus longues et des plus sanglantes de l'his-
toire si l'on s'en rapporte au témoignage des poètes de
l'époque, compte en tout et pour tout... cinq batailles !
Trois générations d'hommes y prirent part. Résultat :
une trentaine d'heures de combat, une centaine de
morts et quelques centaines de mille vers ! (2)
(1) Maçoudi, t. IV, pp. a3g et a4o.
(a) Rannatt el Agani, t. II, p. 7^.
iq8 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Néanmoins le culte du cheval et des armes, joint à
l'esprit d'émulation qui caractérisait les vieux Arabes,
devait engendrer parmi eux, avec des mœurs chevale-
resques, la passion des combats singuliers. Dans la
mêlée il est difficile de se distinguer, les guerriers sont
occupés à se battre et, trop intéressés par leurs propres
exploits, ils n'ont généralement pas le loisir de remar-
quer les beaux coups dont ils pourraient être les
témoins ; tandis que les duels offrent une occasion
autrement favorable de montrer son adresse et son cou-
rage, d'étaler les vertus du cheval, des armes et du
cavalier, et de recueillir enfin les applaudissements et
les suffrages des spectateurs.
Ce n'était pas là à vrai dire la raison d'être des tour-
nois. En Europe, les chevaliers, à défaut de guerre,
arrangeaient un tournoi. C'était pour eux, tout d'abord
et avant tout, l'occasion, non pas de briller ou de
s'exercer, ou d'instruire la jeunesse, mais de guerroyer.
Ils se livraient, en rase campagne, à de véritables
batailles rangées où l'on comptait des morts, des bles-
sés et aussi des prisonniers qu'on rançonnait (i). Plus
tard les tournois devinrent plus mondains sinon plus
humains. Ils se donnaient près du château, en présence
de gentes dames ; ils étaient précédés de chants, de
poésies, de défis; les lances et les épées étaient rempla-
cées par des armes courtoises (2).
En Arabie on ne trouve pas d'institution analogue à
celle des cembels et des tournois. Les Arabes n'avaient
pas besoin, en effet, « d'arranger une guerre », pour la
(1) Voir Demay, p. 54; Gautier, pp. 679 et suiv.
(a) Les épées devaient être rabattues et les lances sans fer et
sans tranchant.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 199
raison qu'ils étaient perpétuellement en guerre les uns
contre les autres. L'occasion s'offrait donc à eux, non
pas seulement tous les jours, mais à chaque instant du
jour, d'exercer et de faire apprécier leur adresse et leur
courage. D'autre part, leur façon de combattre leur
ménageait le plaisir de « jouter » sur le champ de
bataille, un contre un, deux contre deux ou même un
contre dix, aux regards des deux armées en présence.
Comme dans les tournois, les batailles arabes étaient
précédées de défis. L'un des combattants se détachait
de ses compagnons d'armes et, s'avançant jusqu'aux
lignes ennemies, provoquait soit tel guerrier qu'il
jugeait digne de lui, soit « celui-là qui oserait se mesu-
rer avec moi » ! Le défi consistait le plus ordinairement
en un ou plusieurs vers du mètre Redjaz, qui mena-
çaient d'une mort prompte et terrible le guerrier assez
fou pour répondre à la provocation. Aussitôt du camp
ennemi surgissait un brave qui relevait le défi par quel-
ques vers du même mètre, de même rime et de même
inspiration arrogante à l'excès — et le duel commen-
çait... Cet usage fort ancien se maintint durant lea
guerres d'Islam, et il était encore en honneur à Sara-
gosse dans le XIe siècle. Tartouchi nous parie d'un
guerrier dont le métier était de lancer des défis,. . a II y
avait à Saragosse, dit-il, un cavalier nommé lbn
Fathoum. Aucun Arabe ni aucun barbare ne l'égalait
en bravoure. On raconte que quand un chrétien abreu-
vait son cheval et que l'animal ne voulait pas boire, il
lui disait : a Bois donc! As-tu vu lbn Fathoum dans
l'eau? » (1) C'est à ces défis et à ces duels que fait allu-
(1) Voir Dozy, Recherches sur l'histoire et la littérature de l'Espa-
gne, t. II, pp. 65 et suiv. Voir Al Moustatraf.
300 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
sion Marin, quand il décrit les scènes gracieuses qui se
passaient entre chrétiens et musulmans durant le siège
de Ptolémaïs en 1189 :
« Semblables aux héros d'Homère, dit-il, les Francs
et les Sarrazins habitués à se voir s'approchaient sans
crainte, s'entretenaient les uns les autres, se disaient
souvent des injures et les vengeaient par les armes. Les
Tournois qu'on croit inventés par les Arabes étaient
alors en usage (1). Les chrétiens s'exerçaient avec les
infidèles dans ces sortes de combats, sous les murailles
de Ptolémaïs ! Les deux champions n'en venaient aux
mains qu'après s'être harangués l'un l'autre; le vaincu
était fait prisonnier de guerre ou racheté. On fit même
battre quelquefois des enfants. Enfin la familiarité était
telle entre les deux peuples ennemis que les Francs dan-
saient souvent aux sons des instruments arabes et
chantaient ensuite pour faire danser les Sarrazins.
Ces détails qu'on peut regarder comme minutieux ser-
vent à l'histoire des mœurs (2). » Et ces mœurs étaient
charmantes.
Nous avons dit que les Arabes n'avaient pas pratiqué
les tournois à la façon européenne, dans ce sens que
dans la tribu, en temps de paix, ils ne se livraient pas
entre eux à des duels sanglants et mortels. Ils ne tour-
noyaient que sur le champ de bataille, contre l'ennemi,
mais ils avaient des jeux guerriers — inoffensifs, —
par quoi ils dressaient leurs chevaux et s'exerçaient au
(1) Plusieurs chroniqueurs du Moyen-Age proclament que ce
fut Geoffroi de Preuilly, mort en 1066, qui « inventa » les tour-
nois. Ils disent : C'est ce Geoffroi qui tornamenta invertit. Voir Gau-
tier, p. 675.
(a) Marin, t. II, p. 181.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 201
maniement des armes, et ils avaient également des lut-
tes sportives, véritables duels... sans effusion de sang.
Deux anecdotes tirées du « Livre des chansons » nous
renseigneront plus avantageusement que de longs
commentaires sur les jeux et les combats singuliers des
Arabes. La première rend compte d'un « duel » entre
un poète et un bellâtre pour les beaux yeux d'une
femme :
« En ce temps-là, le poète Gamil n'avait pas encore
déclaré son amour à Bouçanieh. Or Tawba, étant passé
par Beni-Azra, en route pour la Syrie avait attiré sur
lui l'attention bienveillante de Bouçanieh — ce qui
déplut à Gamil. — « Qui es-tu ? demanda-t-il à l'étran-
ger. — Je suis TaAvba fils d'El Hamir. — Je te défie,
dit le poète, à la lutte, au tir et à la course ! — J'ac-
cepte. » Tawba se leva, prit des mains de Bouçanieh
une pièce d'étoffe rouge que celle-ci lui tendait, s'en
ceignit les reins et marcha au devant de son adver-
saire. Leur corps à corps ne dura pas longtemps, Gamil
eut tôt fait de renverser son rival. Alors ils prirent leurs
arcs et tirèrent à tour de rôle; les flèches de Gamil
ayant atteint le but, Gamil fut déclaré vainqueur. Enfin
ils firent la course, et cette fois encore Gamil remporta
la victoire. — « La présence de cette dame te rend
invincible, dit Tawba, descendons plutôt dans la vallée
et recommençons, si le cœur t'en dit. »... Loin des
yeux de Bouçanieh, Gamil fut vaincu à la course, au
tir, au corps à corps ! (1) »
Et voici la seconde anecdote :
« Le Khalife Omar ayant demandé à Madi Karib :
(1) Agani, t. X, p. 80.
302 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
<( Quel est à ta connaissance l'homme le plus brave ? »
Rarib, après avoir rassemblé ses souvenirs, répondit :
« Prince des Croyants, je vais te faire connaître le plus
rusé, ensuite le plus peureux et enfin le plus courageux
de tous les guerriers. Je les ai rencontrés tous les trois
dans une seule et même expédition.
«... Quant au plus peureux, voici (i) : Je continuai
donc ma route; la nuit était belle et limpide, la lune
brillait au firmament, soudain j'aperçois un jeune
homme escortant une dame et j'entends la voix du
jouvenceau chanter à sa belle ces vers :
Loudayana ! ô Loudayana I
Puissions-nous être attaqués
Et je te ferai apprécier mon courage !
Et, comme pour donner à sa dame un échantillon de
son adresse, le jouvenceau tirait de sa sacoche des
pommes de coloquinte qu'il lançait en l'air et qu'il
rattrapait au vol de la pointe de sa lance.
« — Hé là! lui criai-je, défendez-vous! Vos vœux
sont exaucés. Faites un peu admirer votre bravoure!
« Je n'avais pas plus tôt terminé, que je vis ce brave
se pencher sur son cheval, puis tomber à terre. Je le
touchai du bout de ma lance. Il était inerte, quasi
mort de peur. Je m'éloignai de ce lâche et poursuivis
mon chemin.
« L'aube me vit près d'une tente où trois jeunes filles,
radieuses comme des étoiles scintillantes, babillaient.
Saisies d'effroi à ma vue, elles éclatèrent en sanglots,
(i) Nous négligeons la première partie du récit, elle n'intéresse
pas notre sujet.
LE CULTE DU CHEVAL ET DES ARMES 2o3
puis, ayant repris leurs esprits, elles me dirent :
« — Ce n'est pas la perspective d'être emmenées en
captivité qui nous fait pleurer, mais la peine que nous
avons d'abandonner, désormais seule ici, une sœur
plus jeune et plus belle que nous. Elle est là tout
près, derrière ce tertre de sable, o
« Poussé par la curiosité, l'avidité, et aussi par
l'amour du Beau, je me dirigeai dans la direction
qu'elles m'avaient indiquée. Quelle ne fut pas ma sur-
prise d'y trouver, au lieu d'une belle jeune fille, un
jeune homme alors occupé à mettre sa sandale ! Aussi-
tôt qu'il m'aperçut, le jouvenceau sauta sur son cheval
et arriva avant moi à la tente que je venais de quitter. Il
rassura les trois jeunes filles et me voyant près de lui :
ce — Je suis à toi, me dit-il, cours-tu d'abord sur
moi, ou vais-je le premier courir sur toi ? — Je cours
sur toi, lui répondis-je. » 11 partit au galop et je me
mis à sa poursuite. Bientôt je l'atteignis. La pointe de
ma lance lui touche l'épaule. Je veux enfoncer ma
lance ; mon homme avait disparu, il était collé au poi-
trail de son cheval.
« — Et d'une, lui dis-je. — Tant que tu voudras »,
me répliqua-t-il. 11 s'était remis en selle et je le pour-
suivais, quelque peu humilié de mon premier échec.
Je crois le piquer entre les deux épaules. J'allonge le
coup... mon adversaire avait sauté de son cheval et se
tenait debout immobile, semblant me narguer. Ma
lance avait glissé sans le toucher.
« — Et de deux, lui dis-je. A la troisième ! » Ma
lance lui effleure les reins... mais ma lance ne trouve
rien devant elle. L'homme était tranquillement à terre
sous le ventre de son cheval.
204 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
« Il se remet en selle. « — Et maintenant à mon
tour ! » cria-t-il. Je crus prudent de battre en retraite.
Il se mit à me poursuivre, et j'entendis derrière moi le
ricanement du vent contre sa lance. Je me retournai et
je constatai qu'il me chassait avec une lance sans fer !
Il m'ordonna de descendre de cheval, me coupa une
touffe de cheveux et me renvoya en me disant : « Il
n'eût pas été généreux à moi de te tuer. »
Et Karib conclut : Celui-là de tous mes adversaires
est le plus brave et le plus généreux.
Dans une autre version il est dit que Moukkadem —
c'est le nom du protecteur des trois jouvencelles, —
s'étant mis à la poursuite de son adversaire, le désar-
çonna. (( — Me voici, dit alors Karib, obligé de com-
battre à pied. Choisis : ou nous nous battrons à l'épée
jusqu'à ce que le plus faible périsse, ou nous lutterons,
et celui qui aura le dessus dictera à l'autre sa loi, ou
bien nous nous réconcilierons. » Ils firent la paix et
plus jamais ne se combattirent (i). »
Il y eut en effet entre les preux d'Arabie des pactes
ou fraternités d'armes assez semblables à celles qui
unissaient Du Guesclin et Clisson, Bassompierre et
Schomberg... (2) Nous croyons inutile de nous étendre
sur ce point.
Concluons donc : les Arabes eurent de tout temps
le culte du cheval et des armes et ils surent, par une
éducation sévère, des exercices journaliers, des soins
intelligents et dévoués, porter l'art équestre et l'art de
forger et de manier les armes à un degré voisin de la
perfection.
(1) Raunatt el Agani, t. II, pp. 21/4 et suiv.
(3) Voir Lacurne de Sainte-Palaye, t. I, notes p. 272 et suiv.
LE CULTE DE L'HONNEUR
De même qu'elle a pris plaisir à couronner les cimes
neigeuses de fleurs rares, délicates et jolies, la nature
semble avoir mis une certaine coquetterie à sortir,
des sables arides de l'Arabie, une plante odorifé-
rante qui donne les fleurs les plus enivrantes et les plus
merveilleuses du monde ; Honneur est le nom de la
plante, et ses fleurs s'appellent : Fidélité, Loyauté,
Prouesse, Largesse et Courtoisie !
L'honneur fut implanté en Europe au Moyen-Age,
et la terre de France lui étant particulièrement favora-
ble, il s'y développa avec amour ; ses fleurs en couvri-
rent le sol et la France devint dès lors « le Jardin de
l'Honneur ».
Au contraire de l'Arabie qui avait gardé jalousement
pour elle seule et sa plante et ses fleurs, la France,
s'étant enivrée au parfum de l'Honneur, voulut en
faire profiter l'humanité entière. Elle prit à cœur de
voir partout fleurir et s'épanouir les fleurs de l'Idéal, et,
semeuse intrépide, elle se mit à parcourir le monde,
tantôt pacifique et tantôt guerrière, pour semer à pleines
mains la bonne graine. Et ainsi, par la plume ou par
l'épée et toujours par l'exemple, elle poliça les peuples,
2o6 LA TRADITION CHEVALERESQLE DES ARABES
les convertit au culte du Vrai et du Beau, donna plus
de dignité à l'espèce humaine et fit de telle sorte que,
partout où de l'honneur éclôt, il y a de la France !
L'honneur des temps modernes, que Chateaubriand
définit : « Une vertu qui consiste souvent à sacrifier les
autres vertus, vertu qui peut trahir la prospérité,
jamais le malheur; vertu implacable quand elle se
croit offensée, vertu égoïste et la plus noble des person-
nalités ; vertu enfin qui se prête à elle-même serment
et qui est sa propre fatalité, son propre destin >*, est né
delà fidélité du corps aristocratique à la personne du
monarque, alors même que ce monarque était crimi-
nel » (i). Et Herder explique : « Il est évident que le
métier des armes dut dégénérer en une franche barba-
rie, sitôt qu'il devint un droit héréditaire et que le vrai
et loyal chevalier fut dès son berceau un noble châte-
lain. Des princes prévoyants, qui nourrissaient auprès
d'eux des gardes oisifs, s'appliquèrent à perfectionner
l'institution et, pour la propre sécurité de leur cour,
de leurs familles, de leurs domaines, ils cherchèrent à
polir les mœurs et à cultiver l'esprit des vaillants
pages. De là ces lois sévères contre tout acte de félonie
ou de bassesse ; de là ces nobles devoirs : protection
de l'opprimé, défense de l'honneur virginal, générosité
envers ses ennemis, qui tous étaient faits pour préve-
nir la violence des hommes d'armes et adoucir la
rudesse de leurs penchants (2). »
(1) Chateaubriand, Analyse raisonnce de l'Histoire de France :
Féodalité, Chevalerie, etc., pp. 8a et suiv. Voir également dans
Servitude et Grandeur militaires les belles pages que consacra
Alfred de Vigny à l'Honneur.
(a) Herder, t. III, p. 436, traduction Quinet.
LE CULTE DE L'HONNEUR 207
D'où il faut conclure i° que le culte de l'honneur ne
paraît en Europe qu'au Moyen-Age seulement, 20 qu'il
est alors l'apanage exclusif d'une caste, corps aristocra-
tique, seigneurs féodaux ou chevaliers, 3° qu'il se pré-
sente tout d'abord comme une mesure de sûreté et de
garantie contre la brutalité des guerriers avant que de
pénétrer les mœurs et de devenir le mobile des actions
chevaleresques.
En revanche, l'honneur semble le premier né de la
Société Arabe. Il est le bien commun, la propriété, la
religion de tous, sans distinction de classe ni de caste.
Aussi loin que l'on peut remonter dans l'histoire des
Arabes, on trouve l'honneur inspirant et alimentant
leur éloquence, dirigeant et régentant leur conduite,
source féconde de leurs gestes héroïques. Comme ils
menaient tous la même existence, fière, besogneuse et
belliqueuse, qu'ils ne reconnaissaient aucune autorité
de prince, de loi ou de gouvernement, les « hommes
les plus libres de la terre » devaient naturellement
s'entendre pour circonscrire et délimiter les dangers
auxquels les exposait leur vie aventureuse. L'analogie
de situation créa l'analogie de sentiments, et tous con-
vinrent tacitement qu'il fallait respecter la femme,
l'hôte, le voisin, l'opprimé, parce qu'il était de l'inté-
rêt de chacun qu'on ne molestât ni lui ni les siens
sans défense. D'où le mépris universel pour tout acte
de félonie, de lâcheté et de bassesse. Ainsi de temps
immémorial, de par le caractère de la contrée et de ses
habitants, la Société Arabe se trouva reposer sur de
simples engagements, n'eut d'autre loi qu'une parole,
et parmi la diversité des croyances et la multiplicité
des tribus qu'un drapeau et qu'un culte : l'Honneur!
ao8 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Ce culte eut tout un peuple de fidèles et de martyrs.
Parmi eux l'orgueil qui s'attache à la possession des
perfections viriles étant sans cesse en jeu, leur « per-
fectibilité » s'en trouva augmentée, rehaussée. Ce ne
fut pas assez de respecter toutes les faiblesses — ils
s'en constituèrent les défenseurs farouches et gra-
tuits. Ce n'était pas assez d'être hospitalier — ils se
dépouillèrent, se ruinèrent, se privèrent du strict
nécessaire pour ne refuser jamais, pour donner encore
et davantage. Ce degré atteint, ils le franchirent. Impa-
tients de protéger et d'accueillir, trouvant le temps
long à attendre un fugitif ou un hôte, les nomades
devinrent tout naturellement des chevaliers errants. Ils
allèrent au devant de l'infortune et se mirent en quête
de malheureux, à secourir. Ils eurent réellement la
monomanie de l'honneur.
Attirés par la perfection comme le fer par un
aimant, ou comme l'aimant par le pôle, voulant y par-
venir malgré tout, ils réussirent du moins à nous don-
ner de nobles leçons et de sublimes exemples de
désintéressement, de loyauté, de générosité, de gran-
deur d'âme. Dans l'arène des vertus viriles, préten-
dant tous à la première place, souvent il leur advint
d'atteindre au divin. Nous n'essaierons pas d'égrener
sur un rosaire la liste de ces vertus, nous risquerions
de lasser la patience du lecteur. Nous ne parlerons pas
de leur courage ni de leur bravoure — courage et bra-
voure étaient parmi eux monnaie de billon. Nous ne
traiterons pas davantage de leur religion de la ven-
geance, qui fut peut-être le sentiment le plus profond
de l'âme arabe. Nous négligerons même à regret la
fleur exquise et précieuse entre toutes, du point d'hon-
LE CULTE DE L'HONNEUR 209
neur, appréciation délicate des offenses (1), qui leur
faisait sacrifier la vie, les biens, la tribu même, pour
laver une tache à l'honneur. Sentiment admirable qui
fit du poète Chanfara une bête fauve qui ne consentit
à reposer dans la mort qu'après avoir tué cent hommes
de Béni Selleman, à cause d'un soufflet que lui avait
appliqué une fillette de Béni Selleman. Sentiment
admirable « qui fit en 1 568 révolter tout l'Alpuzarra de
Grenade et périr 5o.ooo Maures pour venger un coup
de bâton donné par Don Juan de Mendoza à Don Juan
de Malec descendant des Aben Humeya » (2).
Nous nous contenterons donc, car il faut savoir se
borner, de donner pour cadre aux vertus arabes les
lois de la Chevalerie européenne. Cela aura le double
avantage de ramasser notre sujet et de montrer que
les Arabes cultivaient les sentiments qu'on est convenu
d'appeler chrétiens.
Le Code de Chevalerie, qui n'a jamais été nette-
ment formulé (3), peut être condensé en huit com-
mandements, dont quatre sont d'ordre religieux et
féodal et les autres d'ordre militaire et chevaleresque.
Nous allons rappeler brièvement les premiers en leur
opposant les textes coraniques correspondants. Nous
(1) Le point d'honneur qui est le raffinement de l'honneur...
est cette susceptibilité ombrageuse qui éloigne non seulement une
lâcheté, une honte, mais l'idée de la plus légère hésitation en
matière d'honneur et de courage ; qui repousse non seulement
l'outrage, mais l'ombre d'une insulte... » (J.-J. Ampère, Mélanges
d'histoire littéraire et de littérature, t. I, p. 186.)
(2) S. de Sismondi, op. cit., t. I, p. 268.
(3) Gautier, La Chevalerie, p. 3i.
i4
a io LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
nous étendrons plus longuement sur les vertus cheva-
leresques édictées par le code de Chevalerie.
Le premier commandement, qui peut être formulé
de la façon suivante : « Tu croiras à tout ce qu'ensei-
gne l'Eglise et tu observeras tous ses commande-
ments », prescrit, en dehors de certains devoirs reli-
gieux (obligation d'assister à la messe, de se confes-
ser, de communier avant que de se battre), celui de
« mourir pour la foi et dans la foi ».
Chevaliers en ce monde-cy
iNe peuvent vivre sans soucy :
Ils doivent le peuple défendre
Et leur sanc pour la foi espandre.
(Eustache Deschamps) (i).
Ce devoir rempli — répandre son sang pour la foi,
— le guerrier était assuré d'être récompensé là-haut
par la possession de « la gloire absolue » et par le par-
fum des saintes fleurs du Paradis...
De même on lit dans le Koran : « Ne dis pas que
ceux qui ont été tués pour la cause de Dieu sont morts ;
ils sont vivants et reçoivent leur nourriture des mains
du Tout-Puissant (2). »
Ailleurs le Prophète dit : « Inhumez les martyrs
(ceux qui sont tombés sur le champ de bataille) comme
ils sont morts, avec leur habit, leurs blessures et leur
sang. Ne les lavez pas : leurs blessures au jour du juge-
ment auront l'odeur du musc. »
(1) Lacurne de Sainte-Palaye (note sur la deuxième partie,
p. 128).
(a) Sourate, chap. II, vers. 149.
LE CULTE DE L'HONNEUR an
On voit que les deux religions musulmane et chré-
tienne sont d'accord pour considérer comme élus et
martyrs, dignes des félicités célestes, ceux qui meurent
pour la défense de leurs croyances, de leur Idéal.
Rien de plus juste.
Le deuxième commandement est : « Tu protégeras
l'Eglise », en d'autres ternies : Tu feras tout en ton
pouvoir pour maintenir et fortifier la Chrétienté.
De même on lit dans le Koran : « x\nnoncez à ceux
qui entassent l'or et l'argent dans leurs coffres et qui
refusent de l'employer au soutien de la foi, qu'ils souf-
friront d'horribles tourments (i). »
Et ailleurs : « Chargés ou légers, marchez à la guerre
sainte et consacrez vos jours et vos richesses à la
défense de la foi. Il n'est point pour vous de sort plus
glorieux (2). »
Le troisième commandement est : « Tu feras aux
Infidèles une guerre sans trêve ni merci. »
On sait que ce commandement a été scrupuleuse-
ment observé et qu'il fut appliqué à la lettre plusieurs
siècles durant avec une ardeur et un fanatisme qui
n'ont jamais été dépassés. « Tous nos romans, remar-
que Gautier, ne sont à vrai dire que le récit de celte
grande et formidable lutte (3) », et les deux vers qui,
d'après l'auteur de la Chevalerie, rendent le mieux la
physionomie des chevaliers chrétiens et sont les plus
(1) Koran, ch. IX, vers. 36.
(a) Sourate, chap. IX, v. 4i.
(3) Gautier, p. 71.
s 12 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
ressemblants de tous leurs portraits, seraient les sui-
vants :
« Ils se combattent as Turcs moult volontiers
Et souvent sont dans leur sanc baptisié. »
La mort elle-même n'apaise pas la baine de ces
farouches guerriers, et les délices du ciel semblent
impuissantes à les retenir quand il s'agit de batailler
contre les païens :
« Si nous étions en Paradis couchés, disent-ils, nous
en redescendrions pour combattre les Sarrazins (i). »
lis en seraient redescendus aussi volontiers pour
combattre les Albigeois...
Nous devons reconnaître que les Musulmans, au
moins du temps de leur prospérité et de leur toute-
puissance, témoignèrent au dehors comme au dedans
d'un plus large esprit de tolérance. Au dehors, ils ne
procédèrent jamais à ces exactions exagérées, à ces
conversions forcées dont l'histoire des Croisades, les
guerres d'Espagne et la chute de Grenade fournissent
de nombreux exemples. La loi coranique exige, en effet,
de faire aux peuples qu'on se propose d'attaquer une
sommation préliminaire à tout acte d'hostilité. «Invite-
les, dit le Prophète, à la voix de ton Seigneur avec
sagesse et tâche de les convaincre par des exhortations
douces et persuasives. Dieu connaît mieux que per-
sonne celui qui s'est fourvoyé de la bonne voie (2). »
Voici du reste le texte de la harangue qu'adressa le
Kalife Abou Bakr aux soldats d'Ouçama partant pour
(1) Ciautier, p. 71.
(2) Koran, ch. II, vers. 2^7.
LE CULTE DE L'HONNEUR 2i3
la conquête de la Syrie, l'année même de la mort de
Mahomet (632), c'est-à-dire au plus fort de l'enthou-
siasme religieux des Arabes :
« Combattez bravement et loyalement, leur dit-il,
n'ayez pas de perfidie envers vos ennemis; ne mutilez
pas les vaincus, ne tuez ni les vieillards, ni les enfants,
ni les femmes ; ne détruisez pas les palmiers, ne brûlez
pas les moissons, ne coupez pas les arbres fruitiers,
n'égorgez pas le bétail, à l'exception de ce qu'il faudra
pour votre nourriture. Vous trouverez sur voire route
des hommes vivant dans la solitude et la méditation,
voués à l'adoration du Seigneur ; ne leur faites pas de
mal (1). » Ces hommes vivant dans la solitude c'étaient
des ermites et des anachorètes, des religieux chrétiens...
Le pays une fois conquis, on laissait aux habitants
leur religion, leurs mœurs et même leur système admi-
nistratif. On ne les astreignait somme toute qu'au paie-
ment d'un tribut sensiblement inférieur, la plupart du
temps, au montant des impôts perçus par le gouverne-
ment précédent. D'ailleurs une tradition constante
enseigne le respect des droits des « Zimmis » (chrétiens
et juifs) : « Ils ont, dit la tradition, les mêmes droits
que nous; les mêmes devoirs leur incombent (2) », et
encore : « Qui fait du mal à un Zimmi est indigne de
l'Islam (3). » C'est donc avec raison que Fauriel a pu
dire : « L'Histoire n'offre point d'exemple de persécu-
tions ou d'injustices exclusivement dirigées contre les
(1) Gaussin de Perceval, Essais sur l'histoire des Arabes, t. III,
p. 343.
(2) et (3) Cheikh Mohammed Abdou : Al Islam wal noussranich,
Le Caire, p. 74.
3i4 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
vaincus, et tous les chefs célébrés pour leur équité pro-
tégèrent indistinctement tous leurs gouvernés (i). »
Le quatrième commandement peut être formulé
ainsi : « Tu t'acquitteras de tes devoirs féodaux », c'est-
à-dire que le chevalier devait accomplir scrupuleuse-
ment toutes les obligations féodales qui lui incom-
baient et particulièrement celle de fidélité à son suze-
rain.
L'Islam de son côté recommande « d'obéir à ceux
qui commandent », mais non pas aveuglément. Un
hadith rapporté par Boukhari et Mouslem dit : « Point
d'obéissance pour la désobéissance du Créateur (2). »
Et on lit dans El Mawardi : « il est de votre devoir
d'écouter tous ceux qui vous commandent, et de leur
obéir, tant qu'ils ne vous ordonnent pas de faire quel-
que chose que Dieu désapprouve. S'ils l'ordonnent, il
n'y a plus à écouter, ni à obéir (3). »
Il est intéressant de remarquer, ici, que le souverain
ou Khalife n'a pas de pouvoir religieux à proprement
(1) Fauriel, Histoire de la Gaule Méridionale, t. III, p. 5g.
(2) Un manifeste du Chérif de la Mecque porte textuellement :
a II n'est pas du d'obéissance par une créature contre la loi du
Créateur (Temps, 12 novembre 1916). 11 n'y a pas du reste de pou-
voir religieux à proprement parler dans l'Islam. Chacun est libre
d'interpréter comme il l'entend les textes sacrés. Les Oulémas
sont seulement considérés comme « plus savants » et leur inter-
prétation de la loi plus proche de la vérité. C'est en ce sens qu'il
faut comprendre le mot du Prophète : « la religion est dans le
conseil », rappelé par les Oulémas du Caire, dans leur manifeste
aux Egyptiens pour leur conseiller la tranquillité pendant la
guerre (journaux d'Egypte, 9 novembre 1914).
(3) Al Mawardi, t. II, pp. 1G1 et suiv.
Al Ahkam as Soûl taniyya, traduction Ostrorog.
LE CULTE DE L'HONNEUR ai5
parler. En principe il est nommé par le peuple ou par
l'Assemblée qui représente le peuple; il tient ses droits,
non de Dieu, mais du peuple qui peut le renverser s'il
va à rencontre des principes de justice et d'humanité
édictés par le Roran. Ses pouvoirs sont civils et non
religieux. Il n'est pas infaillible. Le droit qu'il a d'in-
terpréter les textes sacrés, il le partage avec le plus
humble de ses sujets. N'a-t-on pas vu le Sultan Salah-el-
Dine en procès avec un de ses sujets comparaître en
personne devant le Kadi?... Il gagna son procès et fît
don à son adversaire de l'objet contesté (Boha-eddin).
Les quatre derniers commandements du Code de
Chevalerie comprennent les quatre vertus fondamenta-
les de la Chevalerie; savoir : la Bravoure (tu ne recu-
leras pas devant l'ennemi); la Fidélité à la parole don-
née (tu ne mentiras pas et seras fidèle à la parole don-
née) ; la Générosité (tu seras libéral et feras largesse à
tous) ; la Défense du faible (tu auras le respect de toutes
les faiblesses et t'en constitueras le défenseur). Nous
allons les étudier séparément.
LA BRAVOURE
Nous ne parlerons pas de cette vertu que les Français
ont démonétisée. Quand la bravoure devient commune
à tout un peuple, au point de constituer sa façon de
vivre ordinaire et non plus accidentelle, on éprouve
une certaine pudeur à rappeler les hauts faits des pala-
dins de jadis.
Les héros de cape et d'épée de l'antiquité — et l'an-
tiquité s'étend jusqu'au mois d'août 191 4 — semblaient
jusque-là comme des phares lumineux dans la nuit des
temps ; ils ne sont plus aux jours que nous vivons que
de faibles et vacillants lumignons : La lumière jaillie
du cœur de la France, en actions héroïques, a rendu
pâles et ternes les actions d'éclat les plus brillantes du
passé. La bravoure présente qui se déroule à nos yeux,
comme un fleuve magnifique, a entraîné, emporté,
submergé toutes les vaillances des légendes. Elle
devient elle-même légende, et il ne reste plus aux
braves de jadis qu'un refuge et qu'un abri contre l'ou-
bli : la stèle taillée dans le verbe que leur dressa l'en-
thousiasme des grands poètes.
LA FIDÉLITÉ A LA PAROLE DONNÉE
Sur le mont Sinaï, ls Seigneur avait dit à Moïse : u Tu
ne mentiras pas. » Le Code de Chevalerie ajoute à l'u-
sage du chevalier : « Tu seras fidèle à ta parole. »
La fidélité à la parole donnée est une vertu essentiel-
lement chevaleresque — nous dirons même qu'elle est
la plus essentielle de toutes les vertus chevaleresques,
car elle les explique toutes. Elle est avec la franchise la
conséquence de la force et du courage : c'est parce
qu'on est fort et sans crainte que l'on est franc, et c'est
parce qu'on est brave et courageux que l'on a le cou-
rage de ses opinions et celui de les soutenir, au besoin
les armes à la main :
« Tout homme de courage est homme de parole. » (i)
Etre fidèle à sa parole, c'est le plus souvent aller à
l'encontre de ses intérêts. Il n'y a pas de mérite à obser-
ver un engagement qui nous profile. La fidélité à la
parole donnée suppose donc le désintéressement ; plus
encore, elle comporte une attitude et des gestes con-
traires à ses propres intérêts, favorables et profitables à
(i) Corneille, Le Menteur, Acte III.
ai8 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
ceux d'autrui. Courage, désintéressement, esprit de
sacrifice, ne sont-ce pas là les bases de la Chevalerie ?
La notion du respect de la parole donnée marque la fin
de la barbarie et l'aurore de la civilisation. La force
brutale cesse d'être le droit et la loi, l'intérêt cesse d'ê-
tre le mobile et le guide unique des actions des hom-
mes. Du jour où Ton a pu se reposer sur une promesse,
on put s'adonner sans crainte aux travaux de la paix,
puisqu'on était assuré que l'intérêt à garder sa parole
primait et surpassait tous les autres intérêts. Ainsi la vie
des peuples comme celle des individus finit par repo-
ser presque entièrement sur la foi. On fait confiance et
créance à une parole, à une signature, à un engage-
ment, à un traité librement consentis. Du moment
qu' « on a donné sa parole » — et l'expression marque
bien une tradition effective, — on a donné dans le même
temps l'objet promis. On n'est plus libre de revenir sur
sa parole, de la reprendre, de l'amputer ou de la discu-
ter — elle est un fait acquis. Elle appartient irrévoca-
blement au passé, quoique son exécution doive dépen-
dre de circonstances à venir. Et cette fidélité à la parole
donnée fut jugée tellement belle et bonne et féconde en
résultats heureux, qu'on l 'éleva à la hauteur d'une reli-
gion. Les individus comme les nations qui manquent à
la « religion de la parole » commettent un sacrilège et
encourent le mépris des hommes et la malédiction de
Dieu. Toute félonie porte en elle son châtiment et l'on
est souvent puni par où l'on a péché.
Les Arabes ont apprécié la franchise à sa juste
valeur. Ils la confondent avec la bonté. Aimant la
vérité dans les propos, ils ont étendu le terme véridi-
que à tout ce qui est bon. Pour eux « un homme véri-
LE CULTE DE L'HONNEUR 219
dique » ne signifie pas seulement un homme franc et
sincère, cette expression s'entend d'une façon plus
générale et désigne un homme excellent sous tous les
rapports. De même on dit : une étoffe véridique, un
vin véridique, pour dire une bonne étoffe, un bon
vin... Le mot véridique est en arabe synonyme de bon.
Et cela juge un peuple pour qui le Vrai et le Bien ne
font qu'un.
Ils ne connaissaient pas le mensonge — le mensonge
est le recours du lâche, et les Arabes étaient de fiers
guerriers. En revanche, ils avaient tous le culte de la
parole (1). C'était, avant l'Islam, leur religion natio-
nale. Tribus chrétiennes, juives ou païennes, toutes
avaient une croyance commune, une foi commune —
celle de la parole. Dans -ce pays de nomades et de
hardis cavaliers — où tout gouvernement faisait
défaut, où n'existaient ni tribunaux, ni gendarmes, —
la parole donnée remplaçait avantageusement les
codes, les huissiers, et tout l'attirail de la justice
moderne.
Représentez-vous ces tribus en guerre perpétuelle les
unes contre les autres, ces chevaliers errants toujours
à l'affût d'un coup de main, en quête de razzias ou de
vengeances à assouvir ; à peine le premier croissant du
mois de trêve s'est-il levé, que la guerre cesse comme
par enchantement : les troupeaux peuvent paître sans
surveillance, les marchandises peuvent voyager sans
risques ; il n'est plus de crainte pour les hommes, ni
pour les bêtes, ni pour les choses. Les épées indiennes
(1) « Il n'y a point de peuples plus religieux observateurs
des serments, que les Arabes. » (Hérodote, III, 8.)
220 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
sont rentrées dans le fourreau, les haines pour un
temps sont refoulées dans le plus profond des cœurs.
On peut traverser sans dommage le pays ou même le
champ de son pire ennemi, on peut se rencontrer face
à face impunément avec le fils de sa victime, créan-
cier farouche de votre sang : la parole donnée est au
désert la plus sûre des sauvegardes ! Dans les réunions
publiques, pèlerinages de la Mekke, foire d'Okaz, de
Honaïn, de Dzou el Madjaz près d'Arafat, il faut écou-
ter impassible chanter la louange de la tribu rivale,
vanter les exploits de son vainqueur. Il faut accueillir
froidement les allusions blessantes, recevoir en pleine
poitrine et sans sourciller les flèches acérées des
poètes : nulle injure, nulle menace, nul geste hostile ou
inélégant ; mais une attitude digne, une politesse hau-
taine de grand seigneur qui sait qu' « un jour est pour
nous et un jour contre nous », et qu'il aura bientôt sa
revanche.
Quelle maîtrise de soi cela ne suppose pas, quelle
grandeur d'âme, quelle fierté, quelle beauté morale et
aussi quelle majesté dans ce seul mot : El wafa, la foi
— le respect de la parole donnée !
Dans la Chanson de Jérusalem, le sarrazin Cornu ma-
rant a donné sa parole aux chrétiens que les trêves
dureraient trois jours et, contrairement à tous ses inté-
rêts, demeure fidèle à sa promesse. Le poète met dans
sa bouche ces nobles paroles.
Ma foi en ai plevi
Miex volroie estre mors que elle fusl mentie (i).
(i) Jérusalem, v. 5gi5 et 5gi6 (voir Gautier, p. 81).
LE CULTE DE L'HONNEUR 221
Est-il plus sensible hommage que celui rendu par
l'ennemi ? Est-il plus décisif témoignage de la loyauté
des Arabes que celui fourni par les fanatiques guer-
riers du Moyen-Age pour qui la vertu ne pouvait être
que chrétienne? Mais remontons à la source; pui-
sons à même le grand fleuve de la fidélité arabe quel-
ques exemples et quelques leçons. Le trait rapporté par
la Chanson de Jérusalem, que nous venons de rappe-
ler, n'était-il pas une leçon à l'adresse de certains guer-
riers « toujours aussi disposés à la paix qu'à la guerre,
pourvu qu'ils espérassent y gagner » ? (1) Et ne vit-on
pas pendant les Croisades des prêtres relever de leur
serment de preux chevaliers « parce que ces serments
étaient sans valeur, ayant été faits à des Infidèles » ? (2)
Pour ne pas multiplier les citations à l'infini, nous
les choisirons de manière à permettre au lecteur d'em-
brasser d'un coup d'œil le champ immense de la fidélité
arabe. Nous lui présenterons tour à tour un exemple
de la fidélité d'un homme à sa parole, un autre de la
fidélité à la parole donnée à son hôte...; les autres
titres suivront.
i° Fidélité a la parole donnée. — Hanzalah ben
Abi Afïra, condamné à mort par un caprice du roi El
Noman (582 à 6o4), demanda la grâce de s'en retourner
(1) Augustin Thierry, Conquête de l'Anglerre par les Normands,
t. III, pp. 282 et 287.
Voir la conduite d'Henri VI d'Allemagne avec Richard Cœur
de Lion ; la conduite de Cœur de Lion avec le comte d'Auvergne ;
la conduite de Cœur de Lion avec Philippe-Auguste (même
ouvrage que ci-dessus, t. IV, pp. 56 et 07, 84 et 85, 28 et 29).
(2) Stanley Lane Poole, Saladin the fall of the Kingdom of Jéru-
salem, p. 225, etc., etc.
232 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
près des siens pour mettre ses affaires en ordre et prit
l'engagement de revenir au bout d'une année. Mais il
lui fallait un garant qui répondît sur sa vie de l'exé-
cution de cet engagement. Un courtisan d'El Noman,
du nom de Charik ben Amran, s'offrit. 11 mit sa main
dans la main d'Hanzalah et dit au roi : « Ma vie
répond de la sienne », et Hanzalah fut relâché.
Le dernier jour de grâce s'étant levé, on s'empara de
Charik, on le ligota, on le décapitait... quand Hanzalah
parut. Il apportait sa tête au bourreau. El Noman, ému,
demande à Hanzalah : « Qu'est-ce qui t'amène, alors
que tu avais réussi à détourner de toi la mort? » Et
Hanzalah répond simplement : « La fidélité à la parole
donnée. »
2° La fidélité a la parole donnée a son hôte. —
Abandonné de ses partisans, le prince poète Amrou el
Quais parcourait les tribus pour chercher aide et assis-
tance contre El Monzer, le meurtrier de son père. Il
arriva jusqu'à la forteresse d'El Ablak, où il fut cordia-
lement reçu par El Samaoual. Puis ayant résolu d'aller
à Constantinople faire appel à l'empereur, il confia à El
Samaoual ses richesses et ses cuirasses (qui étaient au
nombre de cent). Amrou el Quais étant mort, le roi
El Hareth le Gassanide alla demander à El Samaoual de
lui livrer le dépôt qui lui avait été confié. El Samaoual
refuse. El Hareth qui s'était emparé du fils d'El Sa-
maoual menace de tuer l'enfant. A quoi El Samaoual
répond : « Fais ce qui te plaît. Si d'autres sont félons,
moi je suis loyal, je ne saurai trahir ma parole. » El
Hareth égorgea l'enfant sous les yeux de son père,
mais il dut lever le siège d'El Ablak l'imprenable.
LE CULTE DE L'HONNEUR 22a
3° Fidélité de toute une tribu a la parole donnée
par l'un des siens. — Cette année-là (vers 600) l'eau du
ciel n'étant pas tombée, la contrée de Madar fut frap-
pée de stérilité et ses habitants furent jetés dans la
désolation. Lors les Béni Temim, s'étant réunis en con-
seil, décidèrent de demander au roi de Perse l'autorisa-
tion de descendre dans les plaines fertiles d'Irak. Ils
déléguèrent à cet effet, près de Kesra Parwiz, Habjib el
Gohd : u Es-tu le Sayyed des Arabes? demanda-t-on à
Hadjib avant de l'introduire près du monarque ? —
Non, répond-il, je ne suis ni le Sayyed des Arabes, ni
celui de Madar, je ne suis même pas le chef de ma
famille. » Nonobstant, audience lui fut accordée.
« Qui es-tu ? lui demanda le roi. — Je suis le Sayyed
des Arabes. — Ne m'avais-tu pas fait dire que tu n'étais
rien de cela, pas même l'aîné et le chef de ta famille?
— Cela était exact, répondit Hadjib, avant que je
n'eusse l'honneur de comparaître devant toi. Mais
maintenant à quoi ne puis-je pas prétendre ? » Kesra
se dandina de satisfaction. Il écouta la requête de Had-
jib et, ayant réfléchi, il dit : u Vous autres, Arabes,
vous êtes des pillards; si j'accède à ta demande, tels
que je vous connais, vous mettrez le pays à feu et à
sang. Qui donc me répondra de votre conduite ? —
Moi. — Et qui me répondra de toi ? — Mon arc que
voilà. Je te le laisse en gage (1). » Les courtisans autour
(1) Quand l'Arabe s'engageait, il promettait simplement ou bien
il remettait son arc au créancier (V. p. 192). Plus tard les Arabes
contractèrent à leur tour l'habitude de faire des serments et de
prendre les dieux à témoin ; leur formule suprême et la plus
sacrée fut dès lors : « J'en jure sur l'honneur des Arabes. » (Voir
traduction de VIliade, par Boustany, note page 778.)
324 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
du roi s'amusaient. « Est-ce ce morceau de bois, mur-
muraient-ils entre eux, qui va nous garantir contre les
mœurs abominables de ces barbares? » Mais Kesra
dit : « Les Arabes ne trahissent pas la foi jurée. J'ac-
corde à la tribu la faveur que tu m'as demandée, et je
garde ton arc en garantie de la parole que tu m'as
donnée. >)
L'année suivante, les Béni Temim retournèrent à
leur pâturages. Hadjib était mort, son fils Otaarid alla
se présenter devant le roi de Perse et réclama son arc.
a Tu n'es pas, lui dit Kesra, tu n'es pas la personne
qui m'a remis l'arc. — Si fait, dit Otaarid, je suis le
fils et l'héritier de Hadjib. Sa tribu lui a été fidèle, et
lui a été fidèle au roi : nous n'avons point dérobé, nous
n'avons commis aucun dégât, aucune violence sur les
bords de l'Euphrate. Rends-moi donc l'arc de mon
père, cet art gage de notre foi, sans lequel je ne puis
reparaître dans ma tribu. »
Et Kesra fit remettre à Otaarid, en même temps que
l'arc de Hadjib, des vêtements d'honneur et des pré-
sents.
4° Une tribu livre bataille pour faire respecter
la parole de l'un des siens. — El Noman, roi tribu-
taire de Ilira, ayant encouru la disgrâce de son suze-
rain Kesra Parwiz et craignant pour sa vie et pour ses
biens, alla chercher refuge près de Massoud, un des
chefs de Béni Chayban, branche de la tribu de Bacr.
Iïani reçut avec déférence le monarque déchu : « Tu
es mon hôte, lui dit-il, et je te défendrai comme je
défends mes femmes, mes enfants et moi-même. Nous
combattrons pour toi jusqu'à la mort; mais cela ne
LE CULTE DE L'HONNEUR 2a5
servira de rien, car nous succomberons tous ensemble.
S'il m'est permis de te donner un conseil, je te dirai
d'aller plutôt trouver le roi et de remettre ta personne
entre ses mains. S'il te pardonne, tu continues à régner ;
s'il ordonne ta mort, tu auras une fin glorieuse, digne
de toi. — Mais, ajouta Noman, que deviendront alors
ma femme et mes filles? — Elles sont sous ma sauve-
garde, dit Hani, personne ne pourra porter la main sur
elles avant d'avoir enlevé mes propres filles. — Eh
bien! dit Noman, ton conseil est judicieux, je vais le
suivre. »
Arrivé à la cour de Perse, le roi de Hira fut livré
aux éléphants, et Kesra Parwis, ayant appris que
Noman avait confié à Hani ben Massoud ses trésors et
ses armes, dépêcha à Hani un message ainsi conçu :
u Piemets-moi le dépôt que t'avait confié mon agent
Noman. Tu m'éviteras ainsi la peine d'envoyer contre
toi et ta tribu des troupes qui tueraient les hommes
et emmèneraient en captivité les femmes et les
enfants. »
Hani répondit : « De deux choses l'une : ou le rap-
port qu'on t'a fait est faux et je ne saurais encourir ta
colère pour un fait inventé par mes ennemis pour me
perdre, ou il est exact et je ne saurais sans forfaire à
l'honneur remettre à un autre qu'au propriétaire ou à
ses ayant droits un dépôt qui m'a été confié. »
Kesra mit à exécution sa menace. Il envoya des
troupes nombreuses avec ordre « de saisir les trésors
de Noman, de tuer les hommes et d'emmener en capti-
vité les femmes et les enfants ». Mais la tribu de Bacr
se dressa contre l'ennemi. Elle tenait à honneur de
faire respecter la parole de l'un de ses chefs. Elle infli-
i5
3a6 LÀ TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
gea dans les plaines de Dhou-Car (6 1 4) une sanglante
défaite aux troupes du roi de Perse. Ainsi fut respectée
la parole de Hani, ainsi furent sauvés la femme, les
filles, les armes et les trésors de Noman ben el Monzir,
roi de Hira.
5° Fidélité a la. parole pendant un dlel. — El
Harith ben Tzalim, ayant entendu dire que le roi de
Hedjas, Amrou ben el Annabat, avait mis en doute sa
valeur et son courage, s'en fut jusqu'à la tour d'Amrou
et lui cria : « 0 roi ! un de tes protégés dans le désarroi
t'appelle! Prends tes armes et viens à mon secours! »
Le roi étant sorti, Harith jeta le masque qui lui cou-
vrait le visage et dit : « Je suis El Harith ben Tzalim et
je viens t'administrer la preuve de ma vaillance. » Ils se
mesurèrent une partie de la nuit et Amrou craignant
d'avoir finalement le dessous dit : u Je suis vieux, et
j'ai peur que le sommeil ne me gagne. Ne voudrais-tu
pas remettre la partie à demain? — Et qui me garantit
demain? répondit El Harith; plutôt achevons ce que
nous avons commencé. L'un de nous deux, cette nuit,
doit reposer ici même, éternellement, ri Ils continuè-
rent de se battre un moment, puis Amrou ayant laissé
tomber sa lance dit : « Ne t'avais-je pas prévenu que le
sommeil finirait par m'accabler? Voilà ma lance par
terre, arrêtons donc le combat, quitte à le reprendre
dès l'aurore. — Je n'en ferai rien. — Du moins laisse-
moi ramasser ma lance. — Ramasse-la. — Je crains
que tu ne me frappes tandis que je la ramasserai. —
Non, sur l'honneur de mon pore Tzalim, je jure de ne
pas te toucher tant que tu n'auras pas ta lance en main.
LE CULTE DE L'HONNEUR 227
— Et moi, je jure sur l'honneur d'Annabat de ne pas
ramasser ma lance et de ne plus te combattre (1). »
Esclave de sa parole, Harith retourna dans sa tribu,
laissant la vie sauve à son insulteur.
6° Respect de la parole au plus fort de la mêlée.
— La guerre de Baçouss entre les tribus de Bacr et de
Taglab, dont nous avons indiqué plus haut l'origine,
compte cinq journées ou batailles restées fameuses
dans les Annales guerrières des Arabes. L'une de
ces journées, celle de Ridha, en 495, nous offre un
précieux exemple de la fidélité à la parole donnée.
« Bodjayr, fils d'El Harith ben Obad, ayant été tué par
Mohalhil qui poursuivait sur les Bacrites une vengeance
implacable pour le meurtre de son frère Kolaïb, Harith
pensa que Mohalhil considérerait le meurtre de Bodjayr
comme une compensation suffisante de celui de Kolaïb
et que la guerre entre les deux tribus sœurs prendrait
fin de la sorte. Aussi quand on lui avait appris la nou-
velle de la mort de son fils, Harith, mettant au-dessus
de l'amour paternel l'amour de la paix et celui de son
pays, s'était-il écrié : « Bénie soit la victime qui réta-
blit la paix entre les descendants de Wâ-il. » Mais il
eut tôt fait de revenir de sa généreuse erreur. Mohalhil
en effet, en frappant le jeune Bodjayr, avait dit :
« Vaille ta mort pour les courroies des sandales de
Kolaïb ! n L'insulte s'ajoutant au meurtre mit le comble
à la fureur d'El Harith. 11 monta sa jument Naama, se
mit en tête des forces de Bacr et marcha contre les
(1) Agani, t. III, p. 7.
Petit Agani, t. II, p. 122. Caussin de Perceval. t. II, p. 191
228 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Taglabites. II brûlait du désir de tuer de sa propre
main l'insolent Mohalhil.
La bataille fut perdue pour les Taglabites. Mobalhil,
cherchant à se sauver au milieu de la déroule des siens,
est pris par Harith. Mais Harith ne connaissait pas per-
sonnellement le meurtrier de son fils. Il demanda à son
prisonnier de le lui indiquer « — et j'aurai la vie
sauve? — Tu auras la vie sauve, acquiesça Harith. —
Sur ton honneur et sur l'honneur de ton père, précisa
Mohalhil, tu me promets la vie et la liberté si je te
montre Mohalhil? — Oui, je te le jure. — C'est moi-
même. »
Harith, esclave de sa parole, se contenta de lui cou-
per une touffe de cheveux, pour bien montrer qu'il l'a-
vait eu sous la main et lui rendit sa liberté (i et 2).
Nous avons rappelé ces nobles exemples sans les
faire suivre d'aucun commentaire; ne parlent-ils pas
d'eux-mêmes ? Puissent-ils servir d'enseignement
« aux civilisés du XXe siècle » pour qui « les paroles
sont des femelles et les écrits... des chiffons de
papier ! »
(1) Petit Agani, t. II, p. 7t.
Caussin de Perceval, t. II, p. 282.
(2) Dans des vers confidentiels écrits par le plus grand poète du
V" siècle, Sidonius Apollinaris, à Bordeaux, ou lit : « Ici nous
voyons le Saxon aux yeux bleus, lui qu'aucune merveille n'é-
tonne, craindre le sol où il marche. Ici le vieux Sicambre tondu
après une défaite laisse croître à nouveau ses cheveux. » (Augus-
tin Thierry, Lettres sur l'Histoire de France, p. 85.)
De même, dans les récits de Cooper et de Chateaubriand, on
voit que les sauvages de l'Amérique ont aussi pour habitude de
couper les cheveux aux guerriers qu'ils ont vaincus.
LA GÉNÉROSITÉ
Le terme de libéralité employé par le code de Cheva-
lerie dans le sens défaire largesse, est insuffisant pour
contenir la libéralité des Arabes ; nous lui préférons le
mot générosité, d'une interprétation plus large et qui
peut comprendre tout ce qui est d'un naturel noble,
tout ce qui découle d'un cœur compatissant et géné-
reux. Ainsi entendue, la générosité renferme : i° la
libéralité ou disposition à donner, et que nous appelle-
rons générosité de la main ; 20 la libéralité ou disposi-
tion d'esprit digne d'un homme libre, autrement dit la
tolérance, que nous appellerons la générosité de l'es-
prit; 3° le pardon des offenses et la courtoisie envers
l'ennemi, que nous appellerons la générosité du cœur.
Nous allons passer rapidement en revue les manifes-
tations généreuses de la main, de l'esprit et du cœur
des Arabes.
I. — La générosité de la main
« Après un courage supérieur à toute prudence,
dit Fauriel, la libéralité était la plus haute vertu du
Chevalier. Peu importait la manière d'acquérir. Le sei-
23o LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
gneur Malaspina, accusé par le troubadour Raymbaud
de brigandage et de vol, se justifie ainsi : « Oui, par
Dieu, Raymbaud, je conviens que j'ai maintes fois
enlevé l'avoir d'autrui, mais par désir de donner, et
non pour richesse, ni pour trésor que je voulusse
amasser. » Et les troubadours ne trouvaient jamais de
termes assez forts pour recommander ou louer la libé-
ralité dans les héros du Moyen-Age : « Dépensez lar-
gement, recommande l'un d'eux à un damoiseau qui
aspire à être Chevalier, et ayez une belle habitation
sans porte et sans clef. IN 'écoutez pas les méchants
parleurs, et n'y mettez point un portier pour frapper
du bâton ni écuyer ni serviteur, ni vagabond, ni jon-
gleur qui veuillent entrer. » « Je tiens pour jeune (c'est-
à-dire noble), dit Bertrand de Born, un baron quand
sa maison lui coûte beaucoup. Il est jeune quand il
donne outre mesure, jeune quand il brûle l'arc et la
flèche ; mais vieux est tout baron qui ne met rien en
gage et qui a du blé, du lard et du vin de reste; il est
vieux s'il a un cheval que l'on puisse dire sien (i). »
Les Arabes n'avaient pas besoin de ces recomman-
dations véhémentes pour donner. Il donnaient naturel-
lement, d'instinct, par tradition, par compassion, par
plaisir et aussi par désir de gloire et de bon renom. Ils
n'avaient pas besoin davantage d'apprendre des poètes
et des troubadours dans quelle mesure donner : ils
donnaient sans mesure et outre mesure. Jamais ils ne
calculaient. Leurs bienfaits n'étaient proportionnés ni
à leur situation de fortune — car ils allaient jusqu'à
(i) Fauriel, histoire de la poésie provençale, t. I, pp. ^9^ et Z194.
LE CULTE DE L'HONNEUR a3i
se priver du strict nécessaire plutôt que d'avoir à refu-
ser — , ni aux demandes dont ils étaient l'objet,
car ils prétendaient que « le don devait être digne du
donateur » sans tenir compte du degré de l'infortune à
secourir. Ils ne dosaient pas leurs largesses ; l'étoffe
dont ils revêtaient le pauvre était ample assez pour
l'habiller et lui permettre d'habiller plus pauvre que
lui ; l'argent qu'ils confiaient à l'indigent le mettait à
même de secourir de plus indigents. On dirait que
tous les Arabes avaient déclaré la guerre à la pauvreté :
les pauvres la dénonçaient aux riches, et les riches
aussitôt se mettaient à sa poursuite, l'accablaient des
flèches de leur générosité, la réduisaient à merci, la
forçaient à dépouiller ses haillons, à se couvrir d'or et
de soie et à substituer à son langage de haine et d'envie,
des actions de grâces et des paroles de louanges.
La libéralité chez eux comportait trois qualités
essentielles et fondamentales : la célérité, la prodiga-
lité et la discrétion. Ils ne devaient pas faire attendre le
solliciteur, le remettre à plus tard, le payer de promes-
ses. Les promesses n'étaient que nuages, et il importait
de faire pleuvoir de suite a sur la terre aride du besoin
la pluie bienfaisante de la générosité ».
« On ôte du mérite au bienfait qu'on retarde (i). »
Ils devaient donner avec prodigalité, et par là on
entend moins la quantité ou le nombre que l'origine et
la provenance du don. Donner du superflu, de ses ren-
tes n'est pas méritoire. Le généreux est celui qui
(i) Rotrou.
33a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
donne « en se privant » de son capital, du strict néces-
saire. Une anecdote expliquera mieux notre pensée.
On demandait à Keyss ben Saad : a As-tu jamais
rencontré plus généreux que toi ? — Certainement
oui, répondit-il, car donner quand on est comblé de
biens ne mérite pas louange, le vrai mérite est de don-
ner alors qu'on a peu. Je me rappelle, continua-t-il,
qu'un jour, surpris par la pluie, je dus me réfugier,
avec un mien ami, sous la tente d'un Arabe du désert.
L'homme était absent. Sa femme nous fit le meilleur
accueil. Elle nous souhaita la bienvenue avec grâce,
puis, ayant entendu dans le lointain le hennissement
d'un cheval, elle se leva en disant : « Voilà enfin mon
mari. » Elle fut au-devant de lui, et nous l'entendîmes
qui lui disait : « Le ciel nous a envoyé deux hôtes. »
L'homme descendit de cheval, se dirigea vers un petit
groupe de chameaux qui paissaient non loin de là, en
choisit un, l'égorgea, puis nous le fit servir. Le lende-
main il en usa de même, quoique nous n'ayons pres-
que pas touché au chameau de la veille. Sur la remar-
que que nous lui en fîmes, il nous répondit qu' « il
n'avait pas l'habitude de servir du réchauffé à ses
hôtes ». La tempête continuant à sévir, nous fûmes
obligés de demeurer plus longtemps que nous n'au-
rions voulu chez cet homme aimable qui continuait à
égorger chaque jour un chameau en notre honneur.
Enfin, le temps s'étant éclairci, nous profitâmes de
l'absence momentanée de notre hôte pour laisser dans
un coin de la tente un sac de cent dinars d'or, et
nous partîmes après avoir pris congé de la dame du
lieu.
« Nous étions depuis quelque temps en marche,
LE CULTE DE L'HONNEUR 233
quand nous entendîmes une voix qui criait derrière
nous : « Holà ! Arrêtez, hommes indignes ! vous avez
eu le front de me payer ie prix de mon hospitalité ! »
Puis nous ayant rejoints : « Reprenez, dit-il, reprenez
votre sac, ou je vous transperce avec ma lance. » Et il
eût exécuté sa menace, concluait Keyss en souriant,
si nous n'avions eu le bon esprit d'obtempérer à son
ordre. »
La troisième qualité était la discrétion (i). Il est
évident que celui qui donne ne doit pas se vanter de
ses générosités — mais il est aussi évident que le devoir
de celui qui reçoit est de célébrer les libéralités de son
bienfaiteur : seul moyen du reste de témoigner de sa
reconnaissance et de se libérer à peu de frais...
Iï cache ses bonnes œuvres et Dieu les révèle :
Quoiqu'on la tienne cachée, une bonne œuvre finit
toujours par être connue.
Les poètes s'en chargeaient. Et ce fut de tous temps,
entre poètes et hommes de bien, assaut de générosité.
Ceux-là chantaient les largesses de ceux-ci, et ceux-ci
payaient les louanges de ceux-là. A mesure que mon-
tait le diapason des poètes, les gratifications s'en-
flaient en proportion. Cela explique certaines largesses
fabuleuses et certaines poésies élogieuses et hyperboli-
quement... ruineuses, dont l'histoire et les contes nous
ont conservé le souvenir.
Cependant les Arabes avaient trouvé, bien avant
(i) Le Prophète a dit : « Cachez vos bonnes œuvres avec le
même soin que vous mettez à cacher vos mauvaises actions. »
234 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
l'Islam et malgré leur souci de bonne renommée, une
façon anonyme de faire le bien. Ils avaient une caisse
des pauvres, une espèce d'assistance publique sans
étiquette désobligeante, alimentée par le jeu. Le Maîssar
— c'est le nom de leur jeu de hasard — se jouait avec
neuf flèches semblables portant chacune un nom. On
les plaçait dans un sac, et chaque joueur en tirait une.
L'enjeu était un animal, généralement un chameau,
qu'on égorgeait et dont la chair était distribuée aux
malheureux. On jouait donc au Maîssar, non seule-
ment pour le plaisir de jouer, mais encore pour celui
de nourrir les indigents. Là encore, on finissait par
savoir le nom de celui qui « dans les années stériles se
montrait un joueur infatigable », celui qui « ne laissait
au sort que le choix de la victime, animal stérile ou
mère féconde (i) », et on chantait ses louanges, à
moins qu'il ne les chantât lui-même...
Suppose que les jardins ne rendent pas grâce à la
pluie bienfaisante.
Le seul aspect des jardins ne porte-t-il pas la marque
des bienfaits de la pluie ?
En dehors du Maîssar, il existait encore une façon
collective mais non anonyme de donner tout à fait par-
ticulière aux Arabes. De même qu'ils avaient des luttes
de noblesse, des défis aux armes, ou à la course, des
défis poétiques, etc., il eurent également des défis et
des luttes de générosité. Les libéralités provoquées par
ces luttes ne devaient évidemment pas rester secrètes.
(i) Moallaquat de Lebid.
LE CULTE DL L'HONNEUR a35
Elles se faisaient au contraire au grand jour, avec
ostentation, faste et éclat, afin que la foule pût compa-
rer les mérites et les gestes bienfaisants des compéti-
teurs en présence. La palme devait revenir à celui qui
de l'aveu de tous s'était montré le plus magnifique-
ment généreux, homme ou tribu. Et c'était de la gloire
pour des siècles. Voici un exemple de défi de généro-
sité ; on y constatera, une fois de plus, la solidarité de
la tribu avec l'un des siens, la mise en commun de
toutes les ressources, de toutes les richesses et de tou-
tes les intelligences pour le triomphe d'un seul. Remar-
quons en outre que ces luttes, qui semblent au premier
abord ridicules, sont au contraire bienfaisantes au pre-
mier chef : elles permettaient de nourrir et d'entretenir
pendant de longs jours tout un peuple de malheureux.
Ici, comme pour toutes les vertus chevaleresques des
Arabes, le bien est produit par l'émulation, l'émulation
dans le bien.
... (( Nous te donnons rendez- vous au marché de
Hira, avaient dit les gens de Lame à Hatem de Taye
avec qui ils s'étaient pris de querelle. Là, devant tous
les Arabes assemblés nous ferons assaut de noblesse et
de générosité, nous verrons qui de toi ou de nous aura
le dernier mot. »
Gomme arrhes à leur provocation, les Béni Lame
remirent à un homme de Béni Kalb neuf chevaux de
prix, et Hatem lui confia son coursier.
Or Ayass de Taye, craignant pour son concitoyen
que le roi El Noman ne vînt en aide aux Béni Lame ses
alliés et ne jetât dans l'un des plateaux de la balance
tout le poids de son autorité et de ses richesses, convo-
qua la branche de Béni Haya dont il était le chef et leur
236 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
dit : « Béni Haya, les gens de Lame cherchent à humi-
lier votre cousin Hatem. » Alors un Béni Haya dit :
a J'ai cent chameaux noirs et j'ai cent chameaux cou-
leur sang — je les mets tous à la disposition de
Hatem. » Un autre dit : « Et moi j'ai dix chevaux et
dix armures complètes qui ne permettent de voir que
les yeux du cavalier. » Hassâne dit : « Vous savez que
mon père est mort en me laissant une grosse fortune,
permettez-moi de prendre à ma charge le vin, la viande
et toute la nourriture nécessaire à l'entretien de tous
pendant le séjour que nous ferons à Hira. » Enfin Ayass
se leva et dit : « Je donnerai aulant que vous tous
réunis. » Hatem préparait sa campagne en faisant
appel au concours de tous les siens. 11 alla jusqu'à sol-
liciter l'appui de son cousin VVahm ben Amrou avec
lequel il était en froid. Et Wahm lui ayant demandé
l'objet de sa visite, Hatem répondit : « J'ai joué ton
honneur et le mien. — Tous mes biens sont à toi, et tu
peux disposer de tous mes troupeaux, dit Wahm », et
ses troupeaux comptaient alors neuf cents chameaux
de noble race...
Cependant Ayass, ayant été trouver El Noman pour
savoir s'il allait défendre les Béni Lame, déclara au
roi que la tribu de Taye était déterminée à soutenir la
lutte jusqu'au bout. « Nous égorgerons, lui dit-il, tant
et tant de chameaux, que la vallée tout entière sera
trempée de sang. »
Ce langage énergique fit impression sur El Noman.
Le roi comprit qu'il était plus prudent de battre en
retraite; et il envoya dire à ses clients et aliiés : « En-
tendez-vous avec Hatem et ne comptez pas sur mon
assistance, car je ne suis pas d'humeur à vous livrer
LE CULTE DE L'HONNEUR a37
mes biens pour que vous les dissipiez en pure perte. »
Lors les Béni Lame s'en furent trouver Hatem et lui
dirent : « Abandonnons la lutte, partie nulle, n'en
parlons plus. » Hatem répondit : « Je n'en ferai rien,
a moins que vous ne vous déclariez vaincus et que vous
ne me remettiez les arrhes. » Les neuf chevaux de prix
confiés à la garde d'un homme de Kalb lui fuient remis.
Hatem les égorgea, en distribua la chair et fit circuler
des outres de vin parmi la foule heureuse de boire au
triomphe de Taye (1). »
L'assemblée de Beaucaire fournit une pâle copie de
ces luttes de générosité assez fréquentes parmi les
Arabes anté-islamiques : « A l'Assemblée de Beaucaire,
nous apprend J.-J. Ampère, on vit dix mille Chevaliers
chercher à se surpasser en magnificence et en prodiga-
galité. Le comte de Toulouse donna à Raymond d'Agout
cent mille pièces d'argent en pur don, que celui-ci
s'empressa de distribuer à ses Chevaliers. Un autre
imagina de faire labourer un champ et d'y semer
trente mille pièces d'argent. Enfin un troisième, ne
sachant comment témoigner son mépris des richesses,
fit venir trente chevaux superbes et les brûla (2). »
C'est le cas de dire avec La Bruyère : « La libéralité
consiste moins à donner, qu'à donner à propos. » Il
est vrai que l'Histoire du Moyen-Age nous offre des
exemples individuels de libéralités intelligentes. Frois-
sart, qui ne tarit pas sur les libéralités du Comte de
Foix auxquelles il avait eu part, nous apprend qu'en
l'an 1387 « le dit Comte donna en droit don de sa bonne
(1) Rannatte Al Agani, t. II, p. 228.
(2) Mélanges d'Histoire littéraire et de Littérature, t. I, p. 184.
238 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
volonté, car il n'y estoit point tenu s'il ne vouloit,
aux Chevaliers et aux Écuyers qui passoient par
Ortais et qui l'alloyent voir en son hostel et compter
des nouvelles, grands dons et beaux ; à l'un cent, à
l'autre deux cens, à l'autre trente, à l'autre quarante,
à l'autre cinquante florins, selon ce qu'ils estoyent : et
cousta bien au comte de Foix le premier passage, selon
ce que depuis le Trésorier me dit à Ortais, la somme
de mille francs, sans les cheveaux et les hacquenées
qu'il donna » (i).
Mais ces libéralités ne peuvent franchement pas être
comparées aux largesses des Arabes ; elles paraîtraient
par trop mesquines, et « les seigneurs de ce monde » (2)
n'y trouveraient qu'une « manifestation de méfiance
envers le Créateur » (3).
C'est Abdallah ben Djaffar qui répondait à El Hus-
sein fils d'Ali ben Abi Taleb lui reprochant son exces-
sive générosité : « Le bon Dieu m'a habitué à me
combler de bienfaits, et je l'ai habitué, à mon tour,
à prodiguer ses bienfaits sur ses créatures. Je crain-
drais, manquant à mon habitude, d'amener Dieu à
manquer à la sienne. » Et Assan ben Sahl, auquel on
disait : a II n'est aucun bien clans la prodigalité »,
rétorquait finement : « Il n'est pas de prodigalité dans
le bien. »
Mais plus admirable encore que leur munificence
(1) Lacurne, t. I, p. 370.
(a) Abdallah ben Abbas disait : « Les généreux sont les sei-
gneurs de ce monde au môme titre que les justes sont les sei-
gneurs de l'autre. »
(3) Al Maymoune disait : « L'avarice est une manifestation de
méfiance envers le Créateur. »
LE CULTE DE L'HONNEUR 239
était leur manière de donner. Il y entrait beaucoup de
noblesse, infiniment de délicatesse, une certaine rete-
nue, une certaine gêne, pour tout dire une aimable
pudeur. L'un « donne tout ce qu'il a et s'excuse » ;
l'autre,
« Quand tu t'adresses à lui, tu le trouves si rayonnant
Qu'il te semble que tu lui donnes ce que tu viens lui
demander. »
Et vraiment, chez eux, « on ne sait lequel est le plus
heureux, de celui qui donne ou de celui qui reçoit ».
Plutôt on le sait. Et l'on sait même que le véritable
bienfaiteur n'est pas, comme vous pourriez croire,
celui qui donne, mais bien celui « qui consent à rece-
voir, à accepter vos dons ». Savourez ces vers du
Kalife Abdel Aziz ben Merwan :
En s' adressant à moi il me fait crédit de bonté :
Je suis l'obligé du solliciteur qui se confie à ma géné-
rosité.
Telles étaient les qualités essentielles de leurs libéra-
lités, et telle était leur façon de donner. Mais de quelle
manière recevaient-ils? Comment exerçaient-ils cette
libéralité qui consiste à loger et à nourrir gratuitement
des étrangers, et qu'on nomme l'hospitalité?
Chez certains peuples anciens, l'hospitalité était
d'usage et même de rigueur. « Le maître de la maison,
dit Tacite en parlant des Germains, régale selon son
pouvoir ceux qui s'adressent à lui. Quand ses provi-
sions viennent à manquer, il leur sert de conducteur et
va chercher avec eux l'hospitalité dans la maison la
a4o LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
plus voisine (i). » Dans ces conditions les hôtes chez
les Germains devaient être les bienvenus...
Chez les Burgondes, un article de loi porte que :
u Quiconque aura dénié le couvert et le feu à un étran-
ger en voyage sera puni d'une amende de trois sous...
Si le voyageur vient à la maison d'un Burgonde et y
demande l'hospitalité et que celui-ci lui indique la
maison d'un Romain, et que cela puisse être prouvé, il
paiera trois sous pour amende et trois sous pour
dédommagement à celui dont il aura montré la mai-
son (2). »
Rien de semblable chez les Arabes. L'hospitalité
était de règle chez eux, mais non de rigueur. Nul texte
de loi ne l'imposait ; elle était libre, accueillante et sou-
riante, elle était traditionnelle et même légendaire. Elle
leur venait en droite ligne de leur ancêtre Abraham (3).
On trouve dans le Koran (4) le compte rendu d'une
réception chez le grand Patriarche. Nous le reprodui-
sons parce qu'il semble que l'hospitalité arabe s'en soit
toujours inspirée et qu'il peut encore servir de modèle
aux maîtres et aux maîtresses de maison soucieux de
recevoir avec aisance et simplicité.
« Ils (des hôtes inconnus) entrèrent chez lui et
dirent : a Paix ! » Et Abraham répondit : « Paix sur
vous, qui que vous soyez ! » Puis Abraham sortit
(1) Tacite, Mœurs des Germains, XXI.
(2) Augustin Thierry, Lettres sur l'histoire de France, p. 82.
(3) « Abraham mena toujours une vie simple et pastorale, qui
toutefois avait sa magnificence, que ce patriarche faisait paraître
principalement en exerçant l'hospitalité envers tout le monde. »
(Bossuet, Histoire, 1, 3.)
(4) Koran, chap. XI, v. 72 et 73.
LE CULTE DE L'HONNEUR 2*1
subrepticement et il revint avec nn veau gras rôti qu'il
plaça devant eux. Voyant que leurs mains ne touchaient
pas au mets préparé, il leur dit : « Ne mangerez-vous
pas ? »
Les commentateurs de ce texte font remarquer que
'< les hôtes inconnus » n'ont pas eu besoin de frap-
per à la porte du patriarche, ni de se faire annoncer ou
introduire, mais qu'ils entrèrent le plus naturellement
du monde, la demeure étant large ouverte aux étran-
gers et aux voyageurs. Us notent également la sortie
furtive d'Abraham qui ne veut pas que ses hôtes se
doutent un instant qu'il est allé vaquer aux besoins du
service, ce qui pourrait les gêner... Ils soulignent, à ce
propos, la politesse exquise de l'hôte, qui, au lieu de
donner des ordres à ses serviteurs, prend la peine de
s'occuper en personne du dîner. Abraham choisit
parmi ses troupeaux — sa seule richesse — ce qu'il a
de mieux et de plus cher : un veau gras. Voyant que
ses hôtes ne se décident pas à faire honneur au mets
soigneusement préparé par Agar, il leur dit : « Ne
mangerez-vous pas? » Il aurait pu employer une for-
mule plus courante ou plus mondaine ; mais non, il
estime modestement que le plat ne mérite pas tant de
compliments. Et le patriarche dit simplement : « Ne
mangerez-vous pas? » C'est tout à fait sans cérémonie.
Les Arabes suivirent à la lettre cette noble tradition.
L'hospitalité orientale est proverbiale. Déjà au Moyen-
Age elle s'était imposée au respect des chevaliers chré-
tiens. On connaît la leçon de charité que d'après la
chronique de Turpin le roi Marsile fit subir au chef et
au représentant de tous les chevaliers des chansons de
gestes, à Gharlemagne lui-même : a Le roi Sarrazin
16
2!x2 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Marsile est prisonnier du grand empereur. « Conver-
« tis-toi ou meurs ! » lui crie-t-on. Le païen n'hésite
pas. Il choisit la mort. Et pourquoi? Vous allez le
savoir : « Quels sont, demande-t-il à Charlemagne, ces
« gros personnages couverts de fourrures qui sont assis
« à votre table? — Des évêques et des abbés. — Et ces
a autres si maigres, vêtus de noir ou de gris? — Des
« frères mendiants qui prient pour nous. — Et ces
« autres enfin, qui sont assis par terre et à qui l'on
a donne les restes de votre festin? — Ce sont les pau-
« vres. — Ah ! s'écrie Marsile, c'est ainsi que vous
« traitez les pauvres, contrairement à l'honneur et à la
« révérence de Celui dont vous avez la foi. Eh bien ! non î
« décidément non, je ne veux pas être baptisé, et pré-
a fère la mort. » (î)...
L'hospitalité, quoique commune parmi les Arabes,
était cependant une vertu louable. Elle méritait des
éloges autant qu'on s'y était illustré. Ici encore l'ému-
lation imposa aux Arabes « une surenchère » qui se
traduisit par des soins, des raffinements, des délicatesses
ailleurs insoupçonnées. Etant tous hospitaliers, ils
pensèrent d'abord à se distinguer, à se surpasser, par
la magnificence de leurs réceptions — mais ils eurent
tôt fait de constater que dans l'arène des largesses ils
étaient tous égaux. Tous en effet pouvaient dire, sans
mentir :
Nous sommes, comme l'eau des nuages, utiles à nos
semblables ;
Il nest point d'avare parmi nous.
(î) Cette histoire des pauvres est racontée i" par Pierre Damien,
a° dans la Chronique de Turpin, 3" dans le poème d'Anseis de
Carthage, etc. ; voir Gautier, p. 83.
LE CULTE DE L'HONNEUR a43
Et chacun d'eux, à quelque tribu qu'il appartînt, pou-
vait prendre à son compte ces vers d'Al Samaoual :
Notre feu est toujours allumé pour accueillir le voya-
geur,
Et jamais hôte n'eut à se plaindre de notre hospitalité.
Même les plus pauvres savaient être accueillants à
l'extrême. N'allaient-ils pas jusqu'à égorger la seule bête
qu'ils possédaient pour régaler des hôtes de passage?
D'eux on disait : « Ils ne sont pas les plus riches, mais
ils ont les bras les plus accueillants. »
Ne pouvant se distinguer par la magnificence de leur
hospitalité, les Arabes cherchèrent à se surpasser par
la grâce et l'affabilité de leur accueil. Mais ici encore,
ils furent tous sur la même ligne. Tous pouvaient dire
avec le poète :
Je suis l'esclave de mon hôte. Mais je n'ai, des vertus
de l'esclave,
Que mon empressement à obéir aux ordres de mon
hôte.
Et encore :
Notre hôte n'a jamais levé les yeux
Sans trouver visage souriant.
Partout on en arriva « à ne pouvoir pas distinguer
l'hôte de l'hôte ».
Le problème restait insoluble. L'hospitalité était
générale, elle était également large et également sou-
riante aux quatre coins de l'Arabie — et il fallait
244 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
cependant trouver un moyen de faire plus, si ce n'est
mieux que les autres. Dès lors on chercha à se surpas-
ser par le nombre des hôtes qu'on avait le bonheur
d'accueillir et d'entretenir. Et l'on se mit à lever et à
recruter des hôtes. Comme on ne pouvait décemment
pas faire de réclame au sujet de la réception qu'on
réservait aux voyageurs — cette réception étant la
même partout, — chacun s'ingénia à diriger les pas du
voyageur vers sa propre demeure. On commença par
arborer des drapeaux en haut des tentes, — ainsi le
passant pouvait distinguer de loin a l'hostellerie » où
il était attendu. Mais dans les nuits sans lune les dra-
peaux n'étaient guère visibles ; on y remédia en allu-
mant des feux sur les collines avoisinantes. On n'ou-
blia pas les aveugles. On brûla à leur intention des bois
odoriférants... Toutes ces mesures ne furent pas encore
jugées pleinement satisfaisantes, et on eut finalement
recours à l'ami de l'homme. Autour de la tribu et de
distance en distance, on attacha des chiens qu'on
nourrissait royalement quand « ils avaient rapporté un
hôte » et qui, en attendant, aboyaient de faim. Ces
aboiements étaient un appel, une indication au pèlerin
et au voyageur. Ils n'avaient qu'à suivre pour ainsi
dire la trace de ces voix, pour être assurés de trouver
bon gîte, excellent dîner et encore meilleur accueil.
Iïatem de Taye alla plus loin. Il envoyait des esclaves à
la rencontre des voyageurs, et l'esclave était affranchi
s'il avait eu la bonne fortune de ramener un hôte au
logis. Abdel Mottaleb, surnommé Chaïbel Hamd (les
blancs cheveux de la louange) étendait sa libéralité
jusqu'aux oiseaux du ciel ; il leur faisait porter les
restes de ses festins...
LE CULTE DE L'HONNEUR 2^5
Et la gloire d'exercer l'hospitalité, de recevoir le plus
grand nombre d'hôtes fut mise à si haut prix, qu'elle
devint l'apanage des potentats. Ne pouvant faire ni plus
ni mieux que le plus humble de ses sujets tous aussi
magnifiquement accueillants que lui, Kolaïb, chef de
toutes les tribus de Maad, émit la prétention d'expro-
prier ses concitoyens du droit de pratiquer l'hospita-
lité. 11 voulut être seul à donner et à faire largesse. Il
voulut monopoliser la générosité. Folie superbe qui
finît par lui coûter la vie. La plus insupportable des
tyrannies pour l'Arabe n'est pas celle qui le prive de
ses biens, de sa vie ou même de sa liberté — mais bien
colle qui lui défend l'exercice du plus sacré de ses
droits, de la plus aimable de ses obligations, qu'il
appelle bénédiction : recevoir, accueillir, servir « l'hôte
que le ciel lui envoie » .
Mais de même que, dans une roseraie, certaines
roses l'emportent sur d'autres par la grâce de leur port,
la délicatesse de leur parfum, le ton et la nuance de
leurs couleurs et par toute la séduction qui se dégage
de leur âme jolie, — de même, dans le champ fleuri
de la libéralité arabe, des hommes se sont trouvés qui
parmi tout un peuple de généreux ont mérité par l'a-
bondance, la variété, la continuité, la qualité de leurs
dons, l'épithète glorieuse de Généreux. Tels, dans la
Djahilieh, Hatem de Taye, Kaab ben Marna, Haram
ben Senane, Reyss ben Saad... ; tels, dans l'Islam,
Obeid Allah ben Al Abbas, Saïd ben Al Ass, Abdal-
lah ben Djaffar, Maan ben Zaïda, El Fadl le Barma-
cide... La liste est loin d'être close, car la générosité
arabe, telle la rose de Jéricho, revit toujours quoi-
qu'elle semble desséchée.
a^G LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Voici, à défaut d'anecdotes et de traits de libéralité
(que nous devrions choisir alors qu'il faudrait les citer
tous) (i), des vers de Hatem adressés à sa fiancée
Mawiah et qui montreront comment ce Généreux
comprenait la richesse et l'usage qui devait en être fait :
0 Mawiah ! la richesse vient le matin et s'en va le
soir,
Tout ce qui en reste est souvenir et bon renom.
O Mawiah ! à qui frappe à ma porte je ne réponds
jamais :
La pauvreté s'est installée dans mon bien.
O Mawiah ! ou je n'ai rien et je le dis simplement,
Ou je donne sans hésitation et avec diligence.
O Mawiah ! à quoi sert la richesse à l'heure de l'ago-
nie ?
Peut-elle nous racheter à la mort ?
Lorsque ceux que j' aime m' auront descendu
Dans le tombeau obscur et poussiéreux
Et qu'ils s'en seront retournés avec précipitation
En disant : « Nos ongles sont ensanglantés d'avoir
creusé sa fosse. »
O Mawiah ! lorsque mon âme errante promènera son
vol
Dans le désert, quand je n'aurai plus ni eau, ni vin —
Tu constateras alors que ce que j'aurai dissipé en
bienfaits ne m'aura pas nui
(i) Voir des exemples de libéralité dans G. de Perceval, t. II, p.
573, pp. 600 et suiv., l'histoire de Zayd el Rayl ; dans Perron, les
Femmes Arabes, p. n4 et suiv. ; Maçoudi, t. V, VI, VII et VIII ;
El Ekd el Farid ; Al Agani , etc., etc.
LE CULTE DE L'HOxNNEUR 247
Et que ma main sera vide de ce dont elle aurait été
avare.
0 Mawiah ! dans les guerres j'ai pris bien des fils
uniques, l'amour de leur mère,
Mais avec moi, aucun n'a trouvé la mort, ni la capti-
vité.
0 Mawiah ! les biens ? les biens, je les ai dissipés
En louange d'abord, en réserve de gloire ensuite.
De ce que j'ai je rachète les prisonniers, je donne à
propos à ceux qui sont dans le besoin.
Je ne gaspille pas à jouer et à boire...
Oui, j'ai longtemps été dans la misère, longtemps dans
la richesse.
J'ai bu aux deux coupes de la fortune,
Mais ni la richesse ne m'a gonflé d'orgueil envers les
miens,
Ni la pauvreté ne m'a abaissé devant eux.
Nous ne saurions mieux finir cette étude sur la géné-
rosité de la main qu'en rappelant ces belles paroles de
Mahomet : (1)
Le Prophète a dit : « Un ignorant généreux est plus
agréable à Dieu qu'un pratiquant avaricieux. »
Le Prophète a dit encore : « La générosité est un
arbre du paradis dont les rameaux tombent jusqu'à
terre, — qui s'attache à ses branches communique avec
le ciel ! »
(1) El Djahez, El Mahassen wel Addad, édition du Caire, i33i, p.
39-
a',8 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
IL — La générosité de l'esprit
« La tolérance des Arabes date de loin, car un peu-
ple aussi jaloux de la liberté admet difficilement la
tyrannie en matière de foi (i). » Les traits abondent
qui établissent l'indifférence des Arabes pour les ques-
tions religieuses. Ils accablaient de railleries spirituel-
les ou méchantes les idoles qu'ils adoraient, et ils
accueillaient avec un scepticisme non dépourvu de
malice les croyances nouvelles qui étaient proposées à
leur piété. L'un d'eux jette des pierres à une idole
parce qu'au moment où il se préparait à lui sacrifier
un mouton, il constate que son troupeau s'est dispersé.
L'autre invective la statue de Zou el Koulse parce que
le dieu consulté avait répondu au pèlerin qu'il ne
devait pas tirer vengeance du meurtre de son père. Le
roi du Yémen Marthad, fils d'Abdkelâl (33o à 35o),
avait coutume de dire : « Je règne sur les corps et non
sur les opinions. J'exige de mes sujets qu'ils obéissent
à mon gouvernement ; quant à leurs doctrines, c'est au
Dieu créateur à les juger (2). »
Enfin un autre roitelet du Yémen, ayant reçu une
ambassade d'évêques envoyée par l'empereur de Cons-
tantinople pour lui porter, avec des présents, la loi du
Christ, se laisse docilement catéchiser. Au jour fixé
pour sa conversion, les évêques et la cour étant pré-
(1) Dozy.
(2) Caussin de Perceval, t. I, p. m.
LE CULTE DE L'HONNEUR a/,g
sents, le roi se met à sangloter. Les évoques s'informent
charitablement de la cause de ce grand désespoir : « Il
y a, dit le roi, que l'un de mes officiers vient de m'ap-
prendre que l'archange Michel dont vous m'aviez
parlé est mort subitement ! » Les évêques le tranquilli-
sent : « Un ange ne peut pas mourir. » — « Et s'il en
est ainsi, rétorque le roi soudain apaisé, pourquoi vous
acharner à vouloir me faire croire que le Fils de Dieu,
le roi des anges est mort de la plus ignominieuse des
morts ? »
Les Arabes gardèrent-ils cette liberté, cette libéralité
d'esprit, après qu'ils se furent enrôlés sous les dra-
peaux d'Islam ? Nous avons démontré plus haut (i)
que les Musulmans s'étaient toujours efforcés d'user de
tolérance envers leurs ennemis, qu'ils considéraient
comme « Infidèles » — en usaient-ils de même avec
leurs sujets non musulmans?
L'histoire nous montre les kalifes toujours entourés
de médecins, d'astronomes et d'astrologues, de poètes
et de savants, chrétiens et juifs, auxquels ils prodi-
guaient les plus grands honneurs, allant jusqu'à leur
donner le pas sur les ministres et vizirs de leur cour.
Les anecdotes ne manquent pas qui témoignent de
l'estime et de la considération dont jouissaient les
« Infidèles » auprès du vicaire de Dieu, Emir des
Croyants :
Le médecin d'Al Mansour (754 à 776), sentant sa fin
prochaine, demande au Kalife l'autorisation de retour-
ner dans son pays afin de pouvoir être enterré près des
siens. « Fais-toi musulman, lui propose Al Mansour,
(1) Voir plus haut, page a 12.
25û LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
pour que nous nous retrouvions en paradis. — J'aime
mieux aller rejoindre mes pères, repartit le malade,
qu'ils soient au ciel ou en enfer. » Al Mansour trouva
la réponse plaisante ; il en rit et gratifia de dix mille
dinars d'or son médecin qu'il fit accompagner par
une garde spéciale jusqu'à sa ville natale (i).
Haroun El Rashid (786-809), en pèlerinage à la Mec-
que, fit des prières publiques pour son médecin
Gabriel, fils de Baktaychou. « Emir des Croyants, lui
firent remarquer les assistants, vous priez pour un
infidèle, un chrétien ! — Je ne l'ignore pas, répondit le
vicaire d'Allah, mais c'est grâce à lui que je suis bien
portant; de ma santé dépendent la prospérité et la
grandeur des musulmans; vous avez donc tous inté-
rêt à ce que mon médecin vive et prospère le plus
longtemps possible (2). »
El Moutassem (833-847) a^a P^as l°m encore. Son
médecin et ami — il avait coutume de l'appeler « mon
père )) — étant mort, il ordonna de lui faire des funé-
railles « selon la coutume des Chrétiens, avec cierges
et encens ». D'une fenêtre du palais, il suivit des yeux
le convoi en pleurant comme un enfant devant le peu-
ple assemblé (3).
Ces anecdotes intéressent plus particulièrement les
médecins, mais nous pourrions en rappeler d'autres
aussi curieuses concernant les savants, les poètes ou
les traducteurs... Disons seulement que le plus grand
(1) Cheikh Mohammed Abdou, Al Islam wal noussranieh, p. 16.
(2) Tabaqualte al Attiba, t. I, p. i3o; Zeydan, larik el tamadoun
el islami, t. III, p. i63.
(3) Tabagat al Attiba, p. i65 ; Histoire de la civilisation musulmane,
t. III, p. iG5.
LE CULTE DE L'HONNEUR 25 1
nombre des kalifes, ceux de Bagdad comme ceux de
Cordoue, comme ceux du Caire, protégèrent les
savants et leurs coreligionnaires, à quelque croyance
qu'ils appartinssent. Ils tinrent tous à honneur d'ap-
pliquer aux non-musulmans, et dans l'esprit le plus
large, ce conseil du Prophète : « Prends la sagesse
sans l'inquiéter du récipient qui la renferme (i). » En
retour, les écoles arabes étaient ouvertes à tous, pau-
vres et riches, chrétiens, juifs ou musulmans... « Au
Xe siècle, le moine Gerbert se rend à Tolède. Là, pen-
dant trois ans, il étudia les mathématiques, l'astrologie
judiciaire et la magie sous des docteurs arabes. » « Ses
progrès furent tels, ajoute Reinaud qu'à son retour le
vulgaire le prit pour un sorcier. » Il devint pape sous
le nom de Silvestre II (2). D'autre part, Ahmed el
Mokri, qui a consacré un chapitre aux juifs et aux
chrétiens qui se sont distingués dans la littérature
arabe, cite uu grand nombre d'auteurs espagnols
célèbres comme écrivains et poètes (3).
Est-il besoin d'ajouter que cet esprit de tolérance,
ou plutôt de bienveillance, s'élendait aux philosophes
et aux athées musulmans eux-mêmes? (A) Al May-
moun, celui-là même qui avait imposé à l'empereur
grec Michel II de lui envoyer comme tribut un certain
(1) M. Abdou, op. cit., p, 88.
(a) Voir Villemain, Cours de littérature française, t. T, p. 119.
Reinaud, Invasions des Sarrasins, p. 293 ; Sismondi, t. I, p. 97.
(3) Voir Fauriel, t. I, pp. 4ao et suiv.
(A) Vers le même temps , Alphonse le Grand, roi des Asturies,
voulant confier son fils Ordogno à des hommes capables d'ins-
truire un prince, fut obligé, malgré la différence des religions,
malgré la haine des chrétiens contre les musulmans, d'appeler
près de lui deux précepteurs Maures (Florian, p. 4o).
25a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
nombre de manuscrits anciens, faisait mettre en
prison les docteurs qui au nom de l'orthodoxie com-
battaient les philosophes de son temps (i). Saleh ben
Merdass, ayant assiégé Ma'arat, consent à lever le
siège de la ville et à faire grâce à ses habitants pour ne
pas désobliger Abou el Ela el Ma'ari, le Voltaire
musulman du Xe siècle (2).
III. — La générosité du coeur
Parmi les six qualités exigées pour ambitionner le
titre de chef de tribu (3), la clémence était une des plus
essentielles et des plus hautement appréciées. C'est dire
en quelle estime les Arabes tenaient cette vertu éminem-
ment chrétienne qui consiste à pardonner les offen-
ses et à adoucir les justes châtiments. Il est vrai qu'ils
ne la pratiquaient pas selon la leçon des saints Évangi-
les ; ils n'allaient pas jusqu'à présenter la joue droite
à qui les avait frappés sur la joue gauche. Pareille
conduite eût passé pour faiblesse ou pusillanimité, —
et pour rien au monde les Arabes n'auraient consenti à
passer pour faibles ou pusillanimes. Ils poursuivaient
(1) Voir Zeydan, op. cit., t. III.
(a) Ali ben Youssouf el Kefty, cité par le Cheikh Mohammed
Abdou, op. cit., p. 106.
C'est Abou el Ela el Ma'ari qui professait :
« La religion ne consiste pas à jeûner jusqu'au dépérissement.
« Ni à prier, ni à porter cilice.
<c — La religion, c'est de combattre le mal
« Et d'arracher de son cœur la haine et l'envie. »
(3) Voir « Culte des aïeux », p. 4 a.
LE CULTE DE L'HONNEUR 253
au contraire l'insulteur, et ce n'est qu'après l'avoir
maîtrisé et réduit à merci qu'ils consentaient à lui faire
grâce. La clémence venait ainsi couronner la force,
car ce n'est pas être clément que de pardonner quand
on n'est pas à même de punir (i). Eux qui exerçaient,
d'une façon si implacable et souvent si inhumaine, la
loi du talion, qui ne se contentaient pas de rendre œil
pour œil et dent pour dent, mais qui prétendaient
devoir « rendre pour un seul outrage mille outra-
ges » (2), ils savaient, au moment de triompher de leur
ennemi, triompher d'eux-mêmes et pardonner. Ils
mettaient à gracier la même ardeur qu'ils dépensaient
à satisfaire leur vengeance. Plus lourde était la faute,
plus douce et plus généreuse se faisait leur clémence :
a Ses insultes montent et ma clémence les surpasse :
Tel un bois odorant que le feu rend plus odoriférant
encore. »
(Abou Atahia)
Et ce sentiment généreux était tellement répandu
parmi eux que déjà bien avant l'Islam on le trouve
traduit en adages. Ils disaient : « Il n'est point de
grandeur avec la haine », et encore : « Situ triomphes,
gracie. » Ils assuraient que :
L'âme haute ne connaît pas la haine,
Le haineux ne peut atteindre à la gloire.
(1) Ali ben Abi Taleb : « La clémence est l'apanage de ceux-là
seuls qui peuvent châtier. »
(a) Moallakat d'Amr, fils de Kolthoum.
254 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Pour eux « la marque d'un homme généreux est de
pardonner les offenses et jeter un voile sur les fautes
commises ».
Ces bonnes mœurs se développèrent avec l'Islam, les
musulmans puisant dans leur désir d'être agréables à
Dieu, un motif nouveau à se montrer magnanimes.
Ali ben Abi Taleb faisait cette recommandation
digne d'un chrétien des premiers âges : « Si tu as
maîtrisé ton ennemi, que ton pardon soit l'action de
grâces de ton triomphe. »
A quelqu'un qui lui demandait : « Qu'est ce que la
chevalerie ? » le vizir El Fadl ben Yehia répondait :
« C'est le pardon des offenses. »
Aroun Al Rashid ayant condamné à mort Amidel
Toussi, celui-ci se prit à sangloter. « La peur de la
mort te fait pleurer ? lui dit le kalife. — Non pas,
répondit l'autre, car nous devons tous mourir, mais
j'ai du chagrin de quitter ce monde, ayant encouru la
disgrâce de mon souverain. »
Le kalife sourit et le fit relâcher après avoir constaté
que u l'homme généreux était facilement dupe de ses
bons sentiments ». Et il prit souvent plaisir à se laisser
duper de la sorte (i).
Enfin, car nous ne pouvons pas tout citer, on prête
ces paroles superbes à Moawiah, le fondateur de la
(i) Florian cite d'après Herbelot (bibliothèque orientale) et
Marigny (Histoire des Arabes) ces paroles d'Al Maimoun : « Ah '. si
l'on savait combien j'ai de plaisir à pardonner, tous ceux qui
m'ont offensé viendraient me faire l'aveu de leur faute. » Voir Al
Moustatraf, p. 267, où il est dit textuellement : « Si les criminels
connaissaient mon plaisir à pardonner, ils commettraient de nou-
velles fautes. »
LE CULTE DE L'HONNEUR 255
dynastie Ommyade : « Je ne puis sou fini* qu'il y ait sur
terre une ignorance que ne puisse endurer ma patience,
ni une faute que ne puisse contenir ma clémence, ni
un besoin que ne puisse satisfaire ma générosité. »
Deux traits seulement pour illustrer ces nobles pré-
ceptes. Nous les avons choisis parmi des milliers d'a-
necdotes de même genre, parce que, à côté d'une
manifestation de générosité, ils nous montrent, le pre-
mier, la délicatesse de conscience d'un homme tel
qu'Omar qu'on a coutume de représenter comme un
être dur et fruste, le second, de quelle manière les
courtisans savaient donner des leçons aux rois :
Omar ibn El Kattab, ayant rencontré un ivrogne,
donna l'ordre de le jeter en prison. Et l'ivrogne de
l'insulter odieusement : « Je lui fais grâce, dit Omar.
— Gomment, protestèrent les compagnons du Kalife,
tu le relâches quand il t'insulte? — Il a réussi à me
mettre en colère, expliqua Omar, et j'ai craint, en le
condamnant, de satisfaire moins la justice que mon
propre ressentiment. Je me serais en quelque mesure
vengé moi-même, et il ne m'appartient pas de me ven-
ger d'un musulman. »
Le Kalife Abdel Malek ibn Merwan, pris de fureur
contre un individu qui l'avait méchamment bafoué,
s'était écrié : « Si Dieu permet que je mette la main
sur lui, j'en ferai ceci et cela (c'est-à-dire je lui ferai
endurer les pires peines). L'homme ayant été enfin
arrêté, Raga ben Haywa dit au Kalife : « Emir des
Croyants, Dieu a fait selon ton désir, à toi mainte-
nant d'agir de façon à contenter Dieu. — Je pardonne,
dit le Kalife encore sous le coup de la colère, et qu'on
donne à cet homme de l'or, de quoi le remettre de son
a56 LA TIWDITIOIN CHEVALERESQUE DES ARABES
émotion ! » L'histoire ne dit pas combien de pièces
sonnantes et trébuchantes furent nécessaires pour cal-
mer l'angoisse du pauvre homme, mais il est à présu-
mer qu'il consentit à trembler jusqu'à ce que toutes
ses poches fussent remplies d'or...
Mais il est une autre sorte de clémence qui se tra-
duit par un sentiment de bienveillance envers l'adver-
saire : c'est l'humanité envers le prisonnier, la généro-
sité envers l'ennemi, c'est la politesse exquise des
hommes de guerre, leur manière courtoise de rendre
hommage à la vaillance dans l'infortune, de s'excuser
galamment d'avoir vaincu un égal digne autant qu'eux-
mêmes de la victoire, n'était le sort contraire des
armes...
« Un jour, Al Mansonr (976 à 1001) enferme dans
un défilé une troupe nombreuse d'Espagnols et les fait
sommer de mettre bas les armes, mais, les voyant s'a-
genouiller résolus de périr plutôt que de se rendre, il
fait ouvrir les rangs de ses soldats et les laisse rejoin-
dre l'armée chrétienne, aimant mieux envoyer ce ren-
fort à l'ennemi que d'ordonner le massacre de tant
d'hommes braves... Les Espagnols lui rendirent justice.
« Pour un Mahométan, dit Ferreras, il eut de grandes
vertus morales. » Mosden ajoute : « Il détruisait par le
fer et par le feu les villes qui résistaient à ses armes,
mais il ne permit jamais qu'on fît le moindre mal à
celles qui se rendaient volontairement (1). »
(1) L. Viardot, Essai sur l'Histoire des Arabes et des Mores d'Espa-
gne, i833, t. I, p. 112.
LE CULTE DE L'HONNEUR 267
« En 1191, Philippe-Auguste abandonne l'armée des
Croisés et vient à Tyr se disposer à son retour. Ce fut
dans cette ville que Saladin lui envoya une ambassade
solennelle pour le complimenter et lui offrir des pré-
sents dignes d'un grand roi, selon l'usage de ce
musulman de donner même à ses ennemis des témoi-
gnages de sa magnificence (1). »
« La maladie de Richard Cœur- de-Lion attrista le
cœur de Saladin et celui de son frère, toujours dispo-
sés à témoigner de l'amitié à un adversaire aussi franc
et aussi brave. Dans sa fièvre brûlante, Richard récla-
mait des fruits, et Saladin lui envoya constamment des
poires, des pêches et de la glace fraîche qu'il faisait
prendre tous les jours sur la montagne (2). »
Jean de Brienne est pris dans Damietle par El-
Malek-el-Kamel. Amené devant lui, il se mit à pleu-
rer : u Le soudan regarde le roi qui plorait et lui dit :
« Sire, pourquoi plorez-vous ? — Sire, j'ai raison de
plorer, répondit le roi, car j'ai vu le peuple dont Dieu
m'a chargé périr au milieu des eaux et mourir de
faim. » Le soudan eut pitié de ce qu'il vit le roi plo-
rer ; si plora aussi, lors envoya trente mille pains aux
pauvres et aux riches ; ainsi leur envoya quatre jours
de suite... (3) »
Sur le champ de bataille de Laggune où il venait de
combattre les troupes égyptiennes d'Ikshid (940 A. D.),
l'émir Ibn Raïk découvrit, parmi les cadavres qui jon-
(1) G. Maria, Histoire de Saladin, Sulthan d'Egypte et de Syrie, t.
II, p. 3o3.
(2) Stanley Lane Poole, p. 355.
(3) Gustave Schlumberger, Récits de Byzance et des Croisades.
J7
258 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES AARBES
chaient la plaine, le corps de l'un des frères d'Ikshid.
Cette découverte l'affligea à tel point, dit l'histoire,
qu'il dépêcha séant son propre fils à son adversaire à
titre expiatoire et en manière de compensation. Ikshid,
touché et ne voulant pas être en reste de générosité,
couvrit le jeune homme d'une robe d'honneur et le
renvoya à son père avec grande courtoisie. Bien
entendu, comme dans les jolis contes, le jeune homme
épousa la fille de son ennemi, et des liens de famille et
d'amitié vinrent ainsi fortifier le traité d'alliance qu'a-
vaient inspiré les sentiments chevaleresques de deux
illustres chefs (i).
Ces exemples de générosité ainsi que ceux que noua
avons relatés plus haut (a) sont tous postérieurs à l'Is-
lam. Il ne faudrait pas en conclure que la générosité
du cœur n'était pas pratiquée par les Arabes de la
Djahilieh. Elle était au contraire d'un usage fréquent
parmi eux. Etant en guerre perpétuelle les uns contre
les autres, tantôt vainqueurs et tantôt vaincus, il leur
arrivait d'être sauvés, dans la déroute, par un ennemi
reconnaissant en faveur duquel ils s'étaient généreuse-
ment entremis lors d'une précédente rencontre. Voici,
et c'est par là que nous terminerons, un petit tableau
de mœurs qui offre ce double avantage de nous pré-
senter, en même temps qu'un exemple de générosité,
un échantillon de la galanterie chevaleresque au désert,
vers le VIe siècle de notre ère.
((Duraïd, fils d'El Samat, était sorti parmi une foule
(i) Stanley Lane Poolc, History of Egypte in the middle âges, p.
83.
(2) Voir plus haut, pp. 19 et suiv.
LE CULTE DE L'HONNEUR 269
de cavaliers, pour razzier la tribu de Kananat. Arrivé
au lieu dit El Akram, il aperçut, loin dans la vallée,
un homme qui conduisait une femme montée sur un
chameau, « Lance ton cheval, dit aussitôt Duraïd à l'un
de ses cavaliers, lance ton cheval sur ce convoi et crie
à l'homme : « Laisse-moi cette femme et sauve-toi ! »
Le cavalier part et fait selon les instructions de son
chef. Mais l'étranger, loin d'obtempérer à ces somma-
tions, remet placidement à la dame la bride du cha-
meau qu'il conduisait ; puis il charge le cavalier en
improvisant ces vers :
Ma dame, continue à loisir ta marche confiante,
La marche d'une femme dont le cœur ne connaît pas
la crainte.
Refuser de combattre un égal serait une honte :
Sois donc témoin de mes exploits. Tu vas pouvoir
comparer et juger.
Il charge, désarçonne son adversaire, l'étend raide
mort, lui enlève son cheval qu'il remet galamment à sa
dame...
Doraïd, inquiet de ne pas voir reparaître son messa-
ger, envoie à sa recherche un autre cavalier. Celui-ci
rencontre le cadavre de son compagnon, puis il court
sus au voyageur qu'il somme de laisser la femme et de
fuir. De nouveau l'homme jette la bride à sa dame et
charge en chantant ces vers :
Laisse la route libre à la dame inviolable :
Entre elle et toi il y a Rabyah.
a6o LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Et, sa lance au poing :
Si tu préfères, reçois ce coup agile :
Abattre l'ennemi, telle est ma loi.
Il charge, étend mort son nouvel adversaire.
Doraïd, impatient, détache un troisième cavalier.
Celui-ci rencontre les cadavres de ses deux compagnons
et il aperçoit l'étranger conduisant à la main le cha-
meau de la dame et traînant nonchalamment sa lance
après lui : « Lâche la dame, lui crie-t-il, et sauve-toi ! »
Rabyah fait face à son adversaire et au moment de
charger il lui dit :
Que peux-tu attendre d'une mine renfrognée comme
la mienne?
N'as-tu pas vu les cadavres du premier puis du second
cavalier?
Voici la lance au bois dur qui les a transpercés.
Il charge si impétueusement qu'il brise sa lance au
travers du corps de son ennemi.
Enfin Doraïd, étonné de ne voir revenir aucun de ses
trois cavaliers et ne doutant pas qu'ils avaient tué
l'homme et enlevé la dame, se décide à aller se rendre
compte par lui-même. Il part et il voit : un premier
cadavre, puis un second, puis le troisième. Il regarde
et il aperçoit, tout près de lui, Rabyah désarmé : « Che-
valier, lui dit-il, des braves comme toi on ne les tue
pas. Mes cavaliers battent le pays, ils ne vont pas tar-
der à te rejoindre et tu es sans armes, si jeune et si
brave ! Accepte ma lance. Je vais retrouver mes compa-
gnons et je saurai les détourner de toi. »
LE CULTE DE L'HOISINEUR a6i
Doraïd s'en retourna près des siens et il leur dit :
« Le chevalier a bien défendu sa dame. Il a tué vos
compagnons et m'a enlevé ma lance. C'est un valeu-
reux avec lequel il n'est pas sage de se mesurer. »
Et tous tournèrent bride et regagnèrent leur campe-
ment de Beni-Gashm (i).
(i) Rannatt al Agani, t. II, p. ai2.
LA DÉFENSE DU FAIBLE
C'est la loi par excellence, la raison d'être de la che-
valerie — c'est toute la chevalerie. Ce huitième et der-
nier commandement : « Office de chevalier est de
maintenir femmes, veuves et orphelins, et hommes
més-aisés et non puissants » (i), résume et contient
tout le code de chevalerie. Il renferme à lui seul toutes
les vertus chevaleresques. On peut en effet se représen-
ter un brave dépourvu de générosité, ou encore un
homme libéral privé de courage — mais on ne saurait
imaginer un défenseur du faible auquel il manquerait
l'une quelconque des qualités essentielles du chevalier.
Protéger le faible contre le fort, soutenir l'opprimé
contre l'oppresseur, intervenir pour la punition ou la
réparation de toute injustice commise — c'est se mon-
trer pitoyable à l'infortune, c'est ouvrir son cœur à
toutes les détresses, c'est mettre son bras au service du
droit outragé, c'est se constituer bénévolement le cham-
pion du Bien contre le Mal triomphant. Quelle généro-
sité de sentiments cela ne suppose-t-il pas, et aussi
quel esprit de désintéressement et de sacrifice! Il est si
facile de se laisser vivre, de fermer les yeux et de se
boucher les oreilles pour ne rien voir et ne rien enten-
(i) Lacurne de Sainte-Palaye, Mémoires sur l'ancienne Chevale-
rie, t. I, notes (36) sur la IP partie, p. 129.
LE CULTE DE L'HONNEUR a63
dre de ce qui ne nous atteint pas directement et qui ne
peut nous valoir que désagrément ! il est si simple de
garder une stricte neutralité quand l'assassiné n'est pas
soi-même ! L'âme du chevalier est d'une autre essence.
Rien de ce qui touche à l'humanité ne lui est étranger.
Que dis-je? Elle se solidarise, se confond et s'identifie
avec l'humanité. Toute iniquité, où qu'elle soit com-
mise, toute atteinte à la liberté la révolte et la blesse
comme une insulte. Alors elle se cabre, se dresse fré-
missante, et sans réfléchir, sans mesurer le danger,
l'âme du chevalier, soldat du Juste et du Vrai, s'en xa.
défier l'Imposteur...
Les Chevaliers du désert firent l'usage le plus noble
de leur force et de leur courage. Ils les mirent à la
disposition des malheureux, avec la même libéralité
accueillante et débordante qu'ils mettaient à prodiguer
leurs biens. Sans calculer ni tergiverser, ils consa-
craient toute leur énergie à faire rendre justice à qui
les avait sollicités :
Nous ne demandons pas à nos frères, quand ils nous
appellent à leur secours
Dans le malheur, s'il est bien vrai qu'ils sont dans le
malheur.
Parmi eux les lois de la protection étaient aussi stri-
ctes que les lois de l'hospitalité. Et de même qu'on ne
pouvait refuser un asile au voyageur, de même on ne
pouvait refuser de protéger le faible ou l'opprimé qui
avait eu recours à vous. De même qu'on ne distinguait
pas « l'hôte de l'hôte », de même on ne distinguait pas
«le Djar du Djar», le protecteur du protégé. Ils portaient
264 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
le même nom et poursuivaient le même but — le Djaiv
protecteur épousant la cause du Djar protégé, au point
de la faire sienne. Du reste, les Arabes professaient
« que la protection était illusoire tant qu'on n'avait pas
fait atteindre au protégé son but — à moins qu'on ne
se soit fait tuer en voulant y atteindre (i) ». Ainsi
quand un homme faible s'était mis sous la sauvegarde
d'un homme fort, il était assuré d'être protégé au
moins jusqu'à la mort de son protecteur; car le plus
souvent les enfants, la famille et au besoin la tribu
entière se substituaient à leur auteur ou à leur conci-
toyen et continuaient à poursuivre la vengeance des
torts dont leur client avait à se plaindre. Ce rôle de
protecteur, aussi noble que périlleux, était du reste
mis à haut prix et pour cela très recherché. Il consti-
tuait un titre honorifique, un hommage rendu à la
valeur, à la loyauté, à la générosité d'âme des guer-
riers — aussi se le disputait-on : « Le poète Hotaïah
ayant quitté Zibrikan dont il était le protégé, pour se
retirer chez un autre Arabe nommé Baghid, Zibrikan
s'adressa au kalife Omar pour réclamer son client.
Omar décida que Hotaïah serait placé sur un terrain
vide et qu'il serait libre de choisir entre ses deux pro-
tecteurs (a). » Ainsi on comprend facilement que les
chevaliers d'Arabie aient tenu à grand honneur d'être
entourés d'un grand nombre de clients. Ils accueillaient
tout venant, sans s'inquiéter de savoir son nom ni son
origine, ou de connaître la cause de ses doléances, ni
(i) Kitab Nakaed Garir wal Aktal, manuscrit de l'an 5o5 H.,
bibliothèque Zaki Pacha, Le Caire.
(a) ^uatreraère, Mémoires sur les asiles chez les Arabes, dans
« Mélanges d'histoire et de philologie orientale »; p. 190.
LE CULTE DE L'HONNEUR a65
l'objet de ses revendications. Ils l'adoptaient en bloc,
le considéraient comme un membre de la famille,
auquel affection et protection étaient naturellement
dues. Cet empressement généreux et irréfléchi devait
fatalement entraîner de grands abus. Et l'on vit plus
d'une fois des hommes superbes et braves couvrir de
leur bras un criminel et soutenir sa cause contre des
familles et même des tribus entières. Fidèles à leur
parole jusqu'au crime, ils défendaient le Djar, innocent
ou coupable, envers et contre tous, du moment qu'ils
n'avaient pas mis de condition à leur protection et
qu'ils ne s'étaient pas enquis au préalable du motif qui
l'avait amené jusqu'à eux. Du reste ils considéraient
qu'il était peu digne d'un chevalier vaillant d'instruire
l'affaire avant de la prendre en main et de paraître mar-
chander ou faire attendre sa protection. C'était là, à
leurs yeux, l'indice d'un cœur faible et hésitant, la
marque d'un caractère irrésolu qui n'ose pas s'engager
avant d'avoir aligné des chiffres et constaté que l'opé-
ration était sans danger et de tout repos. C'est peut-être
en obéissant à ces mêmes sentiments que « Boniface,
marquis de Montferrat, se jeta dans un péril évident
pour enlever une nièce à un oncle oppresseur » et
qu' « un autre seigneur, au dire de Raymbaud de
Vaquieras, se compromit pour soutenir Pierre de Main-
zac, ravisseur de la dame de Tiercy réclamée et pour-
suivie par son mari » (i).
La règle était donc, du moins en Arabie (2), d'accueil-
(1) Fauriel, Histoire de la poésie provençale, t. I, p. /j83.
(2) Pour l'Europe, voir Fauriel : « ... Le chevalier fut tenu de
faire un usage généreux de sa puissance... On aimerait à s'assurer
de cette intervention de la chevalerie dans les relations sociales et
266 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
lir tout solliciteur et de le protéger aveuglément contre
tous. Nous avons dit qu'elle avait donné lieu à des
abus. On essaya d'y pallier. L'homme fort qui poursui-
vait une vengeance ne devait pas se soucier d'avoir à
protéger contre soi-même son ennemi ou l'ennemi des
siens ! Il eût été ainsi par trop simple d'échapper au
châtiment ; on n'avait qu'à rechercher la protection de
son ennemi, de s'installer chez lui en toute quiétude, se
disant :
« Mais, Dieu merci !
Je suis en lieu sûr : on n'arrête
Personne ici. » (2)
Aussi prit-on l'habitude, pour éviter ce piège, de
déclarer au suppléant : « A moins que tu ne sois tel
(l'ennemi que je recherche), je te protège. » Le kalife
Hacham ben Abdel Malek avait mis à prix la tête du
poète Al Koumayth. Poursuivi de toutes parts, Al
Koumayth finit par se réfugier auprès du tombeau du
fils de Flacham. Le kalife, ayant aperçu, d'une fenêtre
de son palais, un homme assis près du tombeau de
son fils, dit : « Si c'est un homme qui demande protec-
tion, protection lui est accordée, à moins que ce ne
soit Al Koumayth (3) »... Il lui fit grâce tout de même.
L'expérience aidant, on corrigea peu à peu ce qu'a-
vait d'excessif la protection des anciens. De générale
qu'elle était, elle devînt plus circonspecte et plus limi-
politiqucs du Moyen-Age par des faits positifs qui aideraient en
même temps à en déterminer la nature et le degré. Mais des faits
de ce genre ne sont pas recueillis par l'histoire. Les documents
poétiques seuls en offrent quelques vestiges. Ce sont surtout des
transactions domestiques des actes d'autorité conjugale ou pater-
nelle. » (Op. cit., t. 1, pp. Z187 et suiv.)
(a) Alfred de Musset, Le mie prigione.
(3) Al Agani petit, t. I, pp. 116 à 119.
LE CULTE DE L'HONNEUR 267
tée, plus conventionnelle. Ou bien on protégeait le
suppliant contre certaines personnes que l'on désignait
expressément (1), eu bien on le protégeait contre tout
le monde, en exceptant certaines personnes auxquelles
on était attaché par quelque lien d'alliance, de parenté
ou de reconnaissance (Bichr Hazem fuyant le cour-
roux du généreux Oss ben Harîtha ne pouvait trouver
d'asile nulle part. Partout où il allait on lui disait :
« Nous te protégerons contre tous, contre Oss ex-
cepté ») (2).
Mais il va de soi que plus la protection était étendue,
illimitée, plus elle était appréciée, recherchée — et
chantée par les poètes. D'où une surenchère de protec-
tion, à l'exemple des surenchères de générosité ou de
clémence dont nous avons déjà parlé. « Le poète
El Acha vint trouver El Kâma fils d'Al Atha, le priant
de le prendre sous sa protection. Al Kâma y consentit
et s'engagea à le défendre contre les hommes et les
génies. Acha lui demanda s'il promettait de le défen-
dre aussi contre la mort. Al Kâma refusa. Alors Al
Acha s'en vint trouver Amir, fils de Tofaïl, qui lui
promit de le protège, même contre la mort. « — Mais
comment feras-tu ? lui demanda El Acha. — Si tu
viens à mourir pendant que tu seras sous ma protec-
tion, je paierai à ta famille l'amende qui est le prix du
sang. » Acha, fort satisfait de cette réponse, fît des
vers en l'honneur d'Amir, et contre Al Kâma une
satire. » (3)
(1) Voir plus haut, p. 324 : u Fidélité à la parole donnée »,
Hani protégeant El Noman contre le roi de Perse.
(2) Beloug- el Arab, p. 8 4.
(3) De Sacy, Chrestomathie arabe, t. If, p. 473.
268 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
Abou Dawad alla plus loin encore. Il avait pris sons
sa protection Kaab ben Mamah ; lorsque celui-ci per-
dait un enfant, il en payait la rançon telle qu'elle était
fixée pour le rachat du sang; si Kaab perdait un
chameau ou une brebis, il la lui rendait. C'est ce fait
qui a donné naissance à cette expression proverbiale :
« Le client d'Abou Dawad » (i).
Ne pouvant se distinguer, ni par l'étendue de leur
protection, ni par le nombre de leurs protégés — et
désireux de se surpasser quand même, — les Arabes
en vinrent à protéger les animaux. L'un d'eux prit un
jour sa lance et défendit un troupeau de sauterelles
pourchassé, car il estimait que, s'étant abattues chez
lui, les sauterelles étaient venues lui demander asile
contre leurs poursuivants ; il était dès lors de son devoir
de répondre généreusement à cet appel et de protéger
ces insectes sauteurs.
Kolaïb-Ouaïl, apercevant une colombe qui faisait
son nid sur un terrain lui appartenant, lui sut gré,
semble-t-il, de la confiance qu'elle lui témoignait, a 0
colombe, lui dit-il, tu peux pondre et roucouler sans
crainte ! » et il déclara sur-le-champ qu'il prenait sous
sa protection toutes les bêtes, même les fauves, qui
fréquentaient la région.
D'autres émirent par la suite des prétentions ana-
logues. Il y eut des Moudjirs el Taïr, des Moudjirs el
Gazale, des Moudjirs al Zayb, des Moukris el Wahsh,
protecteurs des oiseaux, des gazelles, des loups, hôtes
des animaux sauvages, etc.. De ces coutumes bizarres
(i) Quatremère, « Mémoire sur les asiles chez l«s Arabes », op.
cit., p. ao5.
LE CULTE DE L'HOMNEUR 269
et généreuses, la tradition se perpétua de respecter,
dans certaines contrées, certains oiseaux et particuliè-
rement les pigeons : Les pigeons de la Mecque, dès la
plus haute antiquité, jouissaient de l'immunité accor-
dée plus tard aux pigeons familiers de la place Saint-
Marc (1), et « à la mosquée élevée à Tabriz sur le tom-
beau de Gazan, on devait pendant les six mois d'hiver
donner à tous les oiseaux du froment, du millet, etc.,
et il était expressément défendu d'en tuer un seul » (2)...
Nous nous sommes efforcé de déterminer la nature
et l'étendue de la protection chez les Arabes, il nous
reste à envisager deux questions : Comment s'obtenait
la protection, et comment elle prenait fin.
La protection était sollicitée et accordée de plusieurs
manières différentes. La plus simple et probablement
la plus ancienne était d'aller trouver un guerrier et
d'implorer à haute voix son appui. Aussitôt le guerrier
montait à cheval et déclarait prendre l'inconnu sous sa
protection. A défaut de guerrier — poursuivi, on n'a-
vait pas toujours le loisir d'arriver jusqu'à un homme
d'armes, — on pouvait se mettre sous la protection
d'un enfant. L'enfant, du fait de son acceptation à vous
protéger, engageait la parole de son père ou du chef
de sa famille s'il était orphelin. On trouve dans El
Agani le récit suivant, que nous nous faisons un devoir
de mettre sous les yeux du lecteur parce qu'il pose et
résoud le problème de la protection accordée à un
ennemi de sa propre tribu :
(1) On sait que les pigeons vénitiens étaient nourris par la
République Sérénissime en souvenir du service qu'ils avaient
rendu à Venise lors de la prise de Candie par le doge Dandolo.
(a) Quatremère, op. cit., p. 22k.
270 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
u ... El Harith ben Zalem, ayant brisé ses chaînes et
échappé à ses geôliers, prit en courant le chemin d'el
Yamamah. À bout de souffle, il finit par rencontrer
des enfants qui jouaient. « — Qui es-tu ? demanda-t-il
à l'un d'eux, qu'il jugea à sa mine particulièrement
porté au bien. — Je suis Bodjayr ben Abdjar, répon-
dit l'enfant. — Je suis ton djar (protégé) », dit El
Harith, et il s'attacha aux pas de l'enfant qui le con-
duisit chez son oncle Kattadat ben Moslema. Et Katla-
dat reçut El Harith comme client.
« Les gens de Béni Keyss s'étaient mis à la poursuite
de leur prisonnier.. Ils suivirent ses traces et arrivèrent
ainsi à la porte d'El Kattadat quelques instants seule-
ment après l'arrivée d'El Harith. « — Rends-nous
notre prisonnier, dirent à Kattadat les gens de Béni
Keyss. Il n'est pas ton protégé ; il a échappé d'entre
nos mains et s'est réfugié chez toi sans même te con-
naître. Tu ne le connais pas davantage ; mais nous, ne
sommes-nous pas tes alliés et tes concitoyens ? — Il
m'est impossible de vous remettre un homme qui
s'est mis sous ma protection, dit Kattadat, mais je ne
voudrais pas par ailleurs vous mécontenter. Réfléchis-
sez et choisissez ; de deux choses l'une, ou je vous
rachète votre prisonnier, ou je l'arme de pied en cap
et vous ne pourrez alors vous mettre à sa poursuite
que lorsqu'il aura mis entre lui et vous toute la lon-
gueur de la vallée. — C'est cette dernière solution que
nous choisissons », dirent-ils. Kattadat revêtit El
Harith d'une armure complète, lui confia son meilleur
coursier et lui dit : « Si tu leur échappes, tu garderas
l'armure, mais tu me rendras le cheval. »... El Harith
rentra sans encombre dans sa tribu. Son premier soin
LE CULTE DE L'HONNEUB 271
fut de rendre à Kattadat son cheval qu'il fît accompa-
gner d'un troupeau de cent chameaux (1). »
Quelquefois on avait la malchance de ne rencontrer
ni guerrier, ni enfant sur son chemin, et l'on était
réduit à se réclamer... d'un nom. « Kaled, au moment
où il allait être mis à mort par les gens de Béni Harith,
se réclama de la protection de l'un d'eux appelé Oss
ben El Samat. Mais Oss était absent, et l'appel de
Kaled ne lui servit de rien. Quand Oss fut de retour
après l'exécution de Kaled, il entra dans une grande
colère et il reprocha amèrement à ses concitoyens l'a-
vanie qu'ils lui avaient faite : «Comment, leur disait-il,
comment avez-vous osé porter la main sur un homme
qui s'était couvert de mon nom ? » (2)
Les historiens arabes racontent qu'une femme d'A-
mourieh, ayant été violentée, s'était écriée : « Au
secours ! 0 Mahomet ! 0 Motassem ! » Ces propos
furent rapportés au kalife El Motassem. Celui-ci se mit
incontinent à cheval et, suivi de ses troupes, il mit le
siège devant Amourieh. La ville ne tarda pas à capitu-
ler ; Motassem y pénétra au cri de : u Me voici, j'ai
répondu à ton appel, ô femme ! » (3)
On a sur ce fait éminemment chevaleresque une très
belle poésie d'Abou Tammame, poêle favori d'Al Motas-
sem.
Il y avait encore bien d'autres moyens de solliciter
la protection : ou bien on attachait ses habits à la tente
d'un homme et dès ce moment le maître de la tente
même absent devenait le prolecteur attitré du sup-
(1) Petit Agani, t. II, p. 116.
(a) Idem, p. 228.
(3) Ai Mostatraf, t. I, p. 188.
2-2 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
pliant (i), ou bien on saisissait par derrière les vête-
ments d'un homme et on lui disait : « Voici le lien de
celui qui cherche un asile auprès de vous (2). » Ou
bien enfin on se rendait en un lieu d'asile.
Il n'y avait pas, à proprement parler, de lieux d'asile
unanimement consacrés comme l'étaient les églises en
Europe au Moyen-Age ; mais il arrivait assez fréquem-
ment qu'un chef puissant déclarait tel refuge inviola-
ble et le prenait sous sa protection. C'est ainsi que
Massoud avait déclaré que la tente de sa femme serait
un lieu d'asile pour tous les combattants ennemis qui
pourraient y pénétrer (3).
De commun accord également et sans qu'il y ait
jamais eu de règle à ce sujet, on considéra les tom-
beaux comme des lieux sacrés. Qui se réfugiait près du
tombeau d'un être qui vous était cher était assuré
d'échapper à votre vengeance.
Le poète Hammad alla cherche: asile auprès du
tombeau du père de son ennemi — et sa confiance ne
fut pas trompée.
Nous avons vu le poète Koumaytt poursuivi par le
Kalife Hacham chercher refuge et trouver sa grâce
près du tombeau deMoawiah ben Hesham.
On lit dans Marin : « Lorsque Saladin fut maître de
Damas, un particulier, ayant reçu un outrage dont il
se plaignait vainement au Cadhi, déchira ses habits
dans la place publique et s'écria : « Nourreddine !
Nourreddine ! où êtes-vous? », et alla, suivi de la popu-
(1) C'est ainsi que Obeid ben Goraye s'était mis sous la protec-
tion de Maaze. Agani, t. II, p. 348.
(3) Quatremère, op. cit., p. ao3.
(3) Voir plus haut : « Culte de la femme », p. io3.
LE CULTE DE L'HONNEUR a73
lace, pleurer au tombeau de ce prince. Salarîin, instruit
de cette action, ordonna qu'on lui rendît justice (i). »
Ces exemples suffisent. Voyons maintenant comment
la protection prenait fin. Il est évident que l'homme
qui aurait abandonné son client devait être voué au
déshonneur. Les poètes se seraient emparés de son
nom et en vers immortels l'auraient transmis de géné-
ration en génération comme un symbole de honte et
d'opprobre. Aussi ne s'agit-il pas d'une fin si contraire
à l'esprit des Arabes, mais bien des formalités admises,
par quoi protecteur et protégé pouvaient se dégager
des liens qui les unissaient. Il va de soi que la protec-
tion s'éteignait d'elle-même par la réalisation de l'ob-
jet qu'elle poursuivait, ou par la mort de l'une ou de
l'autre des deux parties contractantes. Mais il pouvait
se faire qu'entre temps le protégé voulût pour un
motif ou un autre se libérer de la tutelle bienveillante
de son protecteur. En ce cas il devait obtenir de son
protecteur de renoncer à sa protection; une fois d'ac-
cord, les deux parties dénonçaient publiquement le
pacte qui les liait l'un à l'autre, comme membres
d'une même famille :
« ... Othman se rendit auprès de Walid, dont il était
le protégé, et lui dit : « 0 mon oncle ! tu m'as accordé
ta protection et je n'ai qu'à me louer de ta bienveil-
lance ; mais je veux le rendre ton engagement. Con-
duis-moi devant tes compatriotes et annonce-leur que
tu te dégages des promesses que tu m'as faites. — 0
mon neveu, dit Walid, quel motif t'inspire cette
démarche ? Aurais-tu reçu de quelqu'un de mes com-
(i) Claude Marin, op. cit., t. I, p. Mo.
a74 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
patriotes un traitement vexatoire ou une insulte? —
Non, dit Othman, je n'ai à me plaindre de personne,
mais je suis résolu à me contenter de la protection de
Dieu et de son prophète, sans rechercher celle de qui
que ce soit. — Hé bien, dit Walid, allons ensemble à
la mosquée et dégage-moi publiquement de la protec-
tion que je t'ai accordée publiquement. » Ils se rendi-
rent tous deux à la mosquée où les Koraïshs étaient
réunis en plus grand nombre que de coutume. Parmi
eux se trouvait Lebid ben Rabiah qui leur récitait des
vers. Walid dit à ses compatriotes : « Cet Othman que
vous voyez exige de moi que je renonce à la protection
que je lui avais assurée. Je vous prends donc à témoin
que je n'ai rien de commun avec lui. » Othman prit la
parole et dit : « Ce que vous venez d'entendre est par-
faitement conforme à la vérité. Je n'ai eu qu'à me
louer de l'exactitude scrupuleuse avec laquelle Walid a
rempli ses engagements à mon égard. C'est moi qui l'ai
forcé à la démarche qu'il fait aujourd'hui, attendu que
je ne veux plus d'autre protecteur que Dieu ; et Walid
dès ce moment ne me doit plus rien. » En disant cela,
tous deux s'assirent... (i) »
De cette étude il ressort que la protection était un
acte solennel. On la demandait, on l'accordait, et on y
renonçait solennellement. Elle comportait un appel
adressé par un homme « mésaisé » à un homme
puissant pour l'aider à atteindre un but déterminé. Cet
appel entraînait une intervention active et persévé-
rante du protecteur en vue de venger la plainte ou de
soutenir la revendication de son protégé. Mais à côté
Ci) Quatremère, op. cit., pp. ai 2 et 2 13-
LE CULTE DE L'HONNEUR 275
de cette protection agissante, variable quant à son
objet et à son étendue, variable également quant à sa
forme introductoire, — les Arabes connaissaient une
autre protection, celle-là uniforme, passive, générale,
indistinctement exercée par les femmes comme par les
hommes, guerriers ou artisans. Elle découlait de
l'hospitalité. Et ici il faut entendre l'hospitalité dans le
sens le plus large. Aussi bien le fait d'avoir franchi le
seuil d'une demeure, que celui d'avoir bénéficié dans
la plus petite mesure, môme par supercherie, de la
générosité ou des bons offices d'un homme — un
verre d'eau, le pain et le sel, un bout de corde prêtée
pour que le seau puisse atteindre l'eau du puits, —
constituait un lien d'hospitalité qui conférait la pro-
tection. L'hôte, celui qui avait rendu service, n'était
pas tenu d'épouser la querelle de son protégé, encore
moins de poursuivre la vengeance des torts dont il
avait à se plaindre, — mais il lui devait de le garantir,
de l'abriter aussi bien contre le- soleil ou la pluie que
contre le danger et les coups de ses ennemis. En Arabie
l'hôte est sacré. On le considérait comme « un envoyé
du ciel », une espèce d'ambassadeur céleste, couvert
par une immunité en quelque sorte divine. La (ente
était un asile inviolable, et la moindre portion d'aii-
ment prise sous le toit de l'ennemi le plus acharné
convertissait la haine en bienveillance... Quelques
anecdotes pour finir :
Fatimah, fille de Kourchoub, accueillit un soir un
étranger qui lui avait demandé l'hospitalité. L'étran-
ger, grisé sans doute par la fatigue et aussi par l'odeur
du musc qui se dégageait de son hôtesse, s'approche
de la belle et s'enhardit à lui conter fleurette, mais la
276 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
digne femme le rappelle à la bienséance. Cependant la
voix de la passion grondait au cœur du jeune homme ;
ne pouvant maîtriser ses désirs, il saisit Fatimah et
veut lui faire violence. Fatimah le repousse et appelle :
« A moi ! Raby, à moi, mon fils ! » Raby accourt.
« Mon fils, cet homme a voulu me déshonorer. » Raby
a tiré son épée, il la brandit, puis il la laisse tomber.
« Non, s'écrie-t-il, il ne sera pas dit que j'ai déshonoré
ma mère et que je me sois déshonoré en versant le sang
de notre hôte ! » Et il laissa partir le voyageur.
Cette histoire ne vous rappelle-t-elle pas Ruy Gomez
de Silva, découvrant Hernani chez Dona Sol et proté-
geant son hôte contre le roi Carlos?... avec cette diffé-
rence que le vieux Gomez ne manqua pas de jouer du
cor. au moment où Hernani allait cueillir le bonheur...
Maan ben Zayda. de retour d'une campagne, passe
en revue les prisonniers qui devaient être exécutés.
L'un d'eux l'arrête et lui demande à boire. On apporte
de l'eau , et quand tous ceux qui devaient mourir eurent
bu : « Et maintenant, dit le prisonnier qui avait eu
l'idée de demander à boire, maintenant, Maan ben
Zayda, oseras-tu porter la main sur tes hôtes? » Maan
ordonna de relâcher les prisonniers. « Ta grâce, lui
dirent-ils, t'honore plus que ta victoire. »
Au rapport de l'historien Al Siouti, dans son ouvrage
Hossne al Mouhadarat : « Amrou ibn el Ass, après avoir
conquis l'Egypte, voulut se rendre à Alexandrie. En
conséquence il ordonna de plier sa tente qu'il avait fait
dresser au début de la campagne en face de la forte-
resse de Babylone, au lieu où s'élève la maison dite
d'Israël... On s'aperçut alors qu'une colombe avait fait
son nid au haut d'une colonne de la tente, et Amrou
LE CULTE DE L'HONNEUR 277
dit : « Cette colombe est venue se mettre sous notre
protection; laissez la tente en place jusqu'à ce que les
petits de notre hôtesse puissent voler en sûreté. » En
souvenir de cet incident, la ville qui s'éleva dans la
plaine au nord de Memphis et qui devint la capitale de
l'Egypte (de 640 à 969, année de la fondation du Kaire)
reçut le nom de Fostat, « la tente ».
Et voici enfin, rapporté par Al Atlidi, un trait qu'on
ne saurait lire sans attendrissement. Il est comparable
aux plus beaux traits de Corneille. Il élève et il honore
l'homme :
Au moment où la dynastie des Ommyades fut ren-
versée du trône, les membres de cette famille se virent
poursuivis et égorgés par les Abbassides, avec un achar-
nement qui tenait de la fureur. Ibrahim, un des princes
de la famille déchue, fuyant au travers des rues de
Koufah, sans savoir où trouver un asile, aperçut une
grande maison dont la cour était fort vaste, il entra et
se trouva en face d'un beau jeune homme monté sur
un cheval et qui venait d'arriver, accompagné d'un
nombreux cortège de pages et de domestiques. Ce
jeune homme lui ayant demandé ce qu'il voulait, Ibra-
him répondit : « Je suis un infortuné qui craint pour
sa vie et je viens chercher un asile dans ta maison. »
Le jeune homme le reçut avec bonté et le conduisit
dans une chambre qu'il lui donna pour retraite. Il resta
quelque temps auprès de lui et veilla à ce qu'il fût
abondamment pourvu de tout ce qu'il pouvait désirer
pour sa nourriture et son habillement. Son hôte ne lui
adressait aucune question. Ibrahim remarquait avec
étonnement que le jeune homme montait chaque jour
à cheval et armé de toutes pièces. Il se hasarda à lui
a78 LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
demander quel motif causait ses courses régulières. Le
jeune homme lui répondit : « Ibrahim ben Soliman a
égorgé mon père de sang-froid. J'ai appris que le
meurtrier est maintenant obligé de se cacher. Je le
cherche tous les jours dans l'espoir de le rencontrer et
d'assouvir ma vengeance dans son sang. » Ibrahim,
stupéfait de cette fatalité qui l'amenait dans la maison
de son plus mortel ennemi, demanda à ce jeune homme
son nom et celui de son père. S'étant convaincu que
c'était lui qui était le coupable, il dit à son hôte : « Je
t'ai des obligations essentielles. La reconnaissance me
fait une loi de t'indiquer ton ennemi et d'abréger tes
poursuites. » Le jeune homme ayant demandé ce qu'il
voulait dire, Ibrahim ajouta : « C'est moi qui suis le
fils de Soul\man, le meurtrier de ton père. Punis-moi
de mon crime. » Le jeune homme répondit : « Je sup-
pose que tu es un malheureux accablé sous le poids de
l'adversité et que tu veux t'y soustraire par une mort
prompte. » Ibrahim lui ayant donné des détails qui ne
permirent pas à son hôte de douter de la vérité du fait,
celui-ci changea de visage, ses yeux se remplirent de
larmes, et il resta quelque temps la tête baissée, puis
il dit à Ibrahim : « Tu iras un jour retrouver mon père
en présence d'un juge plein d'équité; quant à moi je
ne manquerai pas à la parole que je t'ai donnée ; mais
comme je craindrais de n'être pas toujours maître de
moi, retire-toi et va chercher un asile où ta présence ne
rappelle pas des souvenirs déchirants. » Il lui offrit en
même temps une somme de mille pièces d'or. Ibrahim
refusa le don et s'éloigna en silence (i). »
(i) Quatremère, op. cit., pp. 239 à a3i. Voir extrait d'Al Atlidi
dans Magani el Adab, t. III, p. 209. Voir dans Florian un trait
semblable, p. 11 3.
CONCLUSION
Telles furent les mœurs chevaleresques des Arabes.
Nous nous sommes appliqué à les retracer, moins pour
le plaisir de contempler et de faire admirer les beaux
débris d'un monde disparu, que pour essayer de déga-
ger des faits observés quelques enseignements prati-
ques et utiles. L'histoire, en donnant une vision plus
claire des événements écoulés, doit aider à une com-
préhension plus saine et plus équitable des problèmes
présents. Les destinées des peuples ne se dictent pas à
l'avance ni ne s'improvisent. L'avenir se construit avec
les matériaux du passé, maniés par des mains rendues
plus adroites par l'expérience et l'esprit d'émulation;
bien des temples de l'Ancienne Egypte ont été conver-
tis en chapelles et des églises furent transformées en
mosquées. L'étiquette change, les croyances se nuan-
cent, la civilisation prend un sens différent selon les
milieux et les siècles — le fond de la nature humaine
demeure le même : désir incessant d'améliorer son exis-
tence, aspiration toujours en travail vers une perfection
indéfinie. Tous les hommes marchent vers le même
28o LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
but, mais chacun dans sa voie et avec les moyens qui
lui sont propres. Les peuples ne peuvent se développer
pleinement qu'en suivant leur génie particulier. L'édu-
cation, la science, les croisements ou les greffes intel-
lectuels n'ont pas plus d'effet sur le tempérament d'une
race qui ne saurait avoir le fard sur les traits d'un
visage.
Le passé ne meurt jamais en nous. Il est insépa-
rable du présent. Malgré sa Kultur, l'Allemand du
XXe siècle est resté le Germain du temps de César,
« homme de proie et de dévastation, à l'esprit de ruse
et de perfidie » (i), et l'Arabe sous ses haillons porte
toujours un cœur noble et généreux (2). Il importe
donc que chaque peuple étudie son passé et qu'il
apprenne à se connaître. Et il importe également que
tous les peuples se connaissent. Ils dépendent les uns
des autres. A l'harmonie générale tous doivent contri-
buer. Dans le concert universel chaque peuple apporte
sa note particulière. La musique des forets est faite de
la voix de tous les êtres qui l'habitent.
Le « Connais-toi toi-même » est aussi essentiel aux
nations qu'aux individus. Les peuples ne doivent ni se
mésestimer ni se surestimer; mais, ayant fait le bilan
de leurs ressources, ils doivent travailler, non seule-
ment pour conserver l'héritage des aïeux, mais pour le
transmettre aux générations suivantes grossi des riches-
ses qu'ils y auront ajoutées. Les Arabes doivent appro-
fondir l'histoire de leur pays, non pour s'hypnotiser
(1) Zeller, Histoire de l'Allemagne, p. 5o.
(a) « Nous perfectionnons, nous adoucissons, nous cachons ce
que la nature a mis dans nous, mais nous n'y mettons rien. »
(Voltaire, Dictionnaire philosophique : Caractère.)
CONCLUSION a8i
sur leurs gloires défuntes, ni pour puiser dans le passé
des motifs de vanité et de futile orgueil, mais pour y
rechercher leurs vertus ataviques et retrouver le fil d'A-
riane qui doit les conduire à la lumière du jour, dans
la voie de leur destinée.
Les sentiments chevaleresques que nous avons pas-
sés en revue ne sont l'apanage, ni d'un siècle, ni d'une
race, ni d'un pays. Parmi les traits nombreux de fidé-
lité, de générosité ou de clémence, parmi les exemples
de tolérance, de galanterie ou de courtoisie qui illus-
trent cet ouvrage, il en est que nous avons cueillis sur
les bords de l'Euphrate et sur ceux du Jourdain, sur
les rives du Nil et sur celles du Guadalquivir; il en est
qui sont antérieurs et il en est qui sont postérieurs à
l'Islam. Qu'est-ce à dire, sinon que ces vertus sont
générales et qu'elles appartiennent à tous les pays, à
toutes les races, de culture et de langue, de souvenirs
et de tradition arabes, sans distinction ethnique ou
religieuse? La terre seule ne fait pas l'homme. La
Patrie se compose du sol qui en forme le corps, de la
littérature et de l'art qui en forment l'âme. Les Égyp-
tiens chrétiens ou musulmans, les Syriens, les habi-
tants de la Cyrénaïque, les Tunisiens, les Algériens,
les Marocains, ont l'âme arabe autant que les Arabes
d'Arabie et ceux de l'Irak. Tous ont le double devoir
de s'employer avec ardeur au relèvement du pays
qui leur a donné le jour et à la régénérescence des arts,
de la littérature et des vertus arabes dont ils demeu-
rent les seuls et légitimes héritiers.
L'infériorité de culture du monde arabe est par trop
évidente pour qu'il soit besoin d'y insister. Elle tient à
une cause initiale sur laquelle sont venues se greffer
Q8a LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
d'autres causes nombreuses, complexes, spéciales à
chacun des pays arabes où elle se manifeste d'ailleurs
d'une façon plus ou moins frappante. Bornons-nous à
mettre ici en évidence la raison principale et primor-
diale de la déchéance des peuples arabes : le régime
turc.
Partout où ils ont passé, les Turcs ont engendré la
désolation. Leur histoire, de la première à la dernière
page, est une œuvre de ruine. La guerre fut leur seule
industrie. Ils l'entreprenaient uniquement pour satis-
faire leurs appétits barbares : verser le sang à longs
flots, remplir leurs greniers, renouveler leurs harems,
ajouter à leur orgueil de ghazis. L'appât du gain, plus
que le prosélytisme, les incitait à combattre. Ils fai-
saient la conquête d'une province ou d'un pays et,
après l'avoir dévasté, pressuré, exprimé comme un
citron, après en avoir extrait le dernier grain et la der-
nière goutte, ils s'en allaient vers une autre province
ou un autre pays poursuivre leurs ravages. Car, sem-
blables aux Germains de Tacite : « C'était à leurs yeux
fainéantise et bassesse de gagner à la sueur de son
front ce qui peut ne coûter que du sang (i). »
Et ce fut l'arrêt devant les portes de Vienne, et ce
fut la retraite qui se continue depuis deux siècles et
que la vénalité des petits hommes de l'Union et Pro-
grès vient de transformer en débâcle...
Les Turcs s'étaient infiltrés de bonne heure dans
l'Empire Arabe. Les guerres et les razzias d'au-delà
l'Oxus et le Syr Daria en avaient amené un grand nom-
bre sur les marchés d'esclaves. On les achetait pour le
(i) Tacite, Mœurs des Germains, XIV.
CONCLUSION a83
service domestique, l'ornement et les plaisirs du Salam-
lick. Sous le Kalifat d'Al Mansour, on les enrôla dans
les différents corps de l'armée. Plus tard on en consti-
tua la garde particulière du monarque.
Les Abbassides ne se sentaient pas en sûreté à Bag-
dad. Ils craignaient de voir tomber le trône entre les
mains des descendants d'Ali, dont les partisans gros-
sissaient en nombre de jour en jour. Ils furent ainsi
amenés à s'entourer d'hommes étrangers à toute ques-
tion dynastique, sur le dévouement desquels ils pou-
vaient d'autant mieux compter qu'ils les payaient gras-
sement. Us s'appuyèrent tout d'abord sur les Persans
du Khorassan ; mais ceux-ci, d'un caractère souple et
assimilable, n'avaient pas tardé à devenir Arabes et à
épouser les sympathies ou les convictions politiques
de leurs nouveaux concitoyens. Il fallut les licencier.
Les Turcs, qui s'étaient montrés braves et disciplinés
dans les batailles et par ailleurs totalement réfractaires
à l'influence arabe, étaient tout désignés pour rempla-
cer les Persans. Les Kalifes n'hésitèrent pas à leur
confier la garde de leur personne et de leur trône. Ils
ne tardèrent pas à s'en repentir doublement. En effet,
les prétentions et les exigences des Mamelouks allèrent
toujours en augmentant en face d'un pouvoir qu'ils
savaient à leur merci. A la mort d'Al Moutassime
(842), les Turcs étaient déjà les véritables maîtres de
l'empire. Sortes de Maires du Palais à la solde du plus
offrant, ils nommaient et supprimaient tour à tour les
Kalifes de leur choix. Leur chef, qui avait pris le titre
d'Emir Al Oumara (le Chef des chefs), plus tard celui
de Mœyz ed Dawalah (la gloire de l'empire) et de Sul-
tan, absorbait en sa personne tous les pouvoirs mili-
a84 LA THÀDlTIOiN CHEVALERESQUE DES ARABES
taires et civils. Enfermés dans leur palais, les Kalifes
n'eurent plus que l'autorité religieuse. Après la chute
de Bagdad (ia58) ils cherchèrent asile en Egypte, où
ils vécurent obscurément jusqu'en i5i6. Et ce fut en
1517 que le Sultan de Constantinople Selim I"r arracha
des mains du dernier Abbasside le pouvoir religieux et
se fit reconnaître comme le vicaire d'Allah, l'héritier
de Mahomet, l'Emir des Croyants.
Tel est en résumé, dans ses grandes lignes, l'histo-
rique des relations des Turcs avec le Califat.
Les Mamelouks, appelés par la confiance du souve-
rain pour consolider le trône, s'étaient empressés de le
saper. Ils s'installèrent dans l'Empire et ils eurent tôt
fait de le déconsidérer, de le désorganiser, de le désa-
gréger pour finalement se l'adjuger et se l'approprier.
Une fois maîtres des pays arabes, ils s'acharnèrent à
poursuivre et à mener à bonne fin leur œuvre de des-
truction. Us mirent une ardeur farouche, un soin cruel
et persévérant à abattre et à anéantir systématiquement
tout ce qui était arabe. Ils avaient en horreur le génie
élégant et délicat de leurs anciens maîtres, et ils s'ap-
pliquèrent à effacer jusqu'aux traces d'une civilisation
qui leur était d'autant plus odieuse qu'elle semblait les
narguer et les humilier. Ils firent la guerre à la littéra-
ture, à l'art, aux sentiments, à la religion même. Ils
convertirent en désert les terres jadis réputées les plus
fertiles du monde. Ils proscrirent une langue belle
entre toutes, qui avait été le véhicule harmonieux des
plus nobles pensées ; leur pioche sacrilège s'attaqua à
la poésie des pierres et même aux édifices religieux, et
ils prirent plaisir par-dessus tout à faire s'agenouiller
devant leur insolence la fierté arabe. Ils traquèrent et
CONCLUSION a85
chassèrent la générosité, la pudeur, la probité, l'orgueil
viril, le respect de la femme, le culte de la parole, et ne
se donnèrent de repos que le jour où ils constatèrent
que les peuples qu'ils avaient domestiqués portaient un
masque semblable à leur propre visage.
Ce sont bien et uniquement les Turcs qui ont désho-
noré et avili l'âme arabe — les Turcs, et non l'Islam.
Il faut insister sur ce point.
La grande majorité des auteurs européens qui se
sont fait des questions musulmanes une spécialité ou
une étiquette et ceux-là qui s'en sont occupés incidem-
ment, tous, historiens, philosophes, hommes politi-
ques, coloniaux, voyageurs ou journalistes, se sont
appliqués à démontrer que l'Islam était seul responsa-
ble de la corruption et de la déchance des peuples ara-
bes. Cette quasi-unanimité de jugement est impres-
sionnante. On peut cependant l'excuser par la diffi-
culté où étaient ces écrivains d'étudier à fond les textes
arabes ; aussi parce que les livres se suivent et se res-
semblent... On peut l'expliquer également par le
fait qu'il est des erreurs admises et sanctionnées qu'il
est dangereux de vouloir déraciner, et aussi par cette
constatation que l'anticléricalisme devient un article
d'exportation quand il vise une religion étrangère.
Libres penseurs et dévots sont d'accord là-dessus.
Les uns parce que leur compréhension de la liberté
leur fait un devoir de critiquer et de bafouer toutes
les croyances indistinctement ; les autres parce que
leur foi intransigeante leur enseigne que hors l'É-
glise il n'est point de salut... Mais que reproche-t-on à
l'Islam ?
On a dit : L'Islam abaisse la femme et l'humilie à
a86 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
plaisir. Or nous avons établi que Mahomet s'était tou-
jours efforcé d'émanciper la femme, de sauvegarder
ses intérêts, d'améliorer sa situation matérielle et
morale.
Cela est si vrai que, pour relever la condition de la
Musulmane, il n'y aurait qu'à revenir aux véritables
leçons du Prophète, en les adaptant aux nécessités pré-
sentes. La polygamie et la répudiation, qui d'elles-
mêmes tendent à disparaître, peuvent être légitimement
et légalement enrayées — comme il a été indiqué au
chapitre de « la Femme selon le Coran » : une stricte
application des textes coraniques est amplement suffi-
sante pour assurer à la Musulmane moderne l'exercice
des droits civils et civiques auxquels elle peut raison-
nablement prétendre. Peut-on, dès lors, soutenir que
le Mahométisme enseigne le mépris de la Femme et
qu'il s'oppose à son émancipation?
On a dit : L'Islam est intolérant. Et le Coran ensei-
gne qu' a il n'est pas de contrainte dans la religion ».
Aux exemples nombreux de l'esprit de tolérance des
musulmans, tant dans leurs rapports avec les Infidèles
que dans leurs rapports avec leurs coreligionnaires
philosophes, schismatiques, libres penseurs ou athées,
que nous avons cités plus haut, nous ajouterons seule-
ment le témoignage de Renan, qui ne saurait être taxé
de tendresse pour l'islamisme : « Le goût de la science
et des belles choses, dit Renan, avait établi au Xe siè-
cle, dans ce coin privilégié du monde (en Espagne)
une tolérance dont les temps modernes peuvent à peine
nous offrir un exemple. Chrétiens, Juifs, musulmans,
parlaient la même langue, chantaient les mêmes poé-
sies, participaient 'aux mêmes études littéraires et
CONCLUSION 287
scientifiques. Toutes les barrières qui séparent les
hommes étaient tombées ; tous travaillaient d'un même
accord à l'œuvre de la civilisation commune. Les
Mosquées de Cordoue, où les étudiants se comptaient
par milliers, devinrent des centres actifs d'études phi-
losophiques et scientifiques (1). »
Remplacez l'Espagne au Xe siècle par l'Empire
Arabe sous les Abbassides, ou l'Egypte sous les Fati-
mites, et vous pourrez conserver ce même tableau de
tolérance et de labeur intellectuel, pour Bagdad ou le
Caire, Samarkand ou Kairouan.
Ce n'est pas à dire que le fatanisme musulman ne se
soit pas éveillé et ne se soit pas exaspéré, quand, déchus
de leur puissance première, les Musulmans furent assu-
jétis par des peuples divers. Trop faibles pour résistera
la domination étrangère, les hommes du Livre acceptè-
rent sans enthousiasme le fait accompli. La religion de-
vint leur asile. Ils s'y réfugièrent, s'y retranchèrent, s'y
enterrèrent, ne voulant plus rien savoir du monde qui
décidément ne leur appartenait plus. Puis l'idée vint à
quelques esprits de substituer aux nationalités perdues
le lien de la foi et de considérer tous les Musulmans
comme compatriotes dans l'Islam. Cette idée inofîen-
sive n'avait pas dépassé le domaine de la spéculation,
que déjà l'Europe s'en était saisie pour la propager, la
discuter et s'en exagérer l'importance et le danger.
L'Europe créa le Panislamisme. La Turquie s'employa
à la réaliser. Mais quand vint le moment de mettre la
grosse machine en œuvre, on s'aperçut qu'elle ne
fonctionnait pas. La guerre sainte fut déclarée. Quels en
(1) Renan, Averroës et l'Averroïsme, p. 4, a" édition.
a88 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
furent les résultats? Tous les Musulmans du monde, à
part une infinie minorité, se sont ralliés aux pays, à
la cause des Alliés, contre le Kalife de Constantinople,
contre Hadji Guillaume « protecteur de l'Islam ». Tous
ont tenu à honneur d'apporter leur contribution — or
et sang — au triomphe du droit et de la civilisation.
Cette fidélité recevra, nous en sommes convaincus, sa
récompense. Il est également dans l'intérêt des Puis-
sances et dans l'intérêt des Musulmans, de substituer,
au lien de la communauté religieuse, le sentiment de
la nationalité. La création du Sultanat d'Egypte et
du Sultanat de Hedjaz prouve que l'Europe est dans
la bonne voie. Qu'elle persévère dans cette voie et
qu'elle s'applique à réveiller la conscience nationale, à
inculquer à ses pupilles, à développer et à fortifier dans
leurs cœurs l'attachement au sol natal, le culte de la
terre des aïeux, l'amour delà Patrie. Qu'elle leur donne
l'assurance, le sentiment, la certitude, la preuve qu'ils
ont une Patrie, qu'elle leur octroie une Charte, une
constitution qui réponde progressivement à leurs vœux
et leur permette d'évoluer. Qu'elle leur réserve une
participation de plus en plus large au gouvernement
de leurs pays respectifs. Alors l'Egyptien se considérera,
à quelque religion qu'il appartienne. Egyptien avant
tout et par-dessus tout; les sujets du Grand Chérif,
qu'ils sont Arabes, et non plus Mahométans... Tous
les peuples arabes prendront ainsi conscience de leurs
droits et de leurs responsabilités, et tous se mettront à
l'œuvre pour la formation d'États organisés et indé-
pendants qui seront de nouveaux centres actifs d'études
et de progrès.
On a dit encore : L'ïslam proscrit l'effort, puisqu'il
CONCLUSION 289
professe que « tout est écrit ». Or le fatalisme musul-
man ne conseille pas l'immutabilité, ni l'inertie; il ne
condamne ni l'action ni l'évolution ; au contraire. Nous
n'en voulons pour preuve que ces textes du Coran :
« Lorsqu'on presse les Infidèles d'embrasser la doctrine
que Dieu a révélée, ils répondent : Nous suivons les
usages de nos pères. Doivent-ils les suivre, si leurs
pères ont marché dans la nuit de l'ignorance et de l'er-
reur? » (1)
Qu'est-ce à dire, sinon qu'il ne faut pas suivre aveu-
glément la route tracée par ses devanciers, mais qu'il
importe au contraire de s'engager hardiment dans la
voie de la raison et de la vérité?
Les textes suivants sont encore plus explicites :
« Dieu n'exigera de chacun que suivant ses forces.
Chacun aura en sa faveur ses bonnes œuvres et contre
lui le mal qu'il aura fait (a). »
Et ailleurs :
u Dieu n'améliorera la condition d'un peuple, qu'a-
près que ce peuple aura amélioré sa condition. »
Comment concilier un fatalisme aveugle avec la res-
ponsabilité que fait peser le Coran sur l'homme, du
fait de ses actions bonnes ou mauvaises?
Comment concilier le fatalisme avec l'injonction de
se corriger, de s'améliorer, de se perfectionner sans
plus attendre l'intervention de Dieu ?
Enfin l'on a dit — accusation capitale — : L'Islam
est hostile à la civilisation et au progrès.
Nous pourrions opposer à cette imputation plusieurs
(1) Coran, chap. II, verset i65.
<a) Coran, chap. II, verset 286.
*9
a9o LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
siècles d'histoire. Niera-t-on qu'il y ait eu « une civi-
lisation arabe » ? Renan — dans une conférence restée
fameuse : « LTslamisme et la Science », 29 mars
i883 — s'est élevé avec véhémence contre « la civilisa-
tion arabe ». Le délicieux ironiste prétend que ce qu'on
est convenu d'appeler « civilisation arabe » n'est que
la civilisation grecque popagée et mise à jour, non pas
même par les Arabes, mais par des Syriens, Chaldéens,
Persans, ou Espagnols, devenus Arabes par la conquête
et la langue. Admettons sans discussion la thèse de
Renan. Faisons plus encore, effaçons d'un trait de
plume la civilisation arabe. Il nous suffira de rappeler
ici quelques propos de Mahomet pour prouver que l'Is-
lam, dans son essence, est favorable à la curiosité
scientifique et à l'expansion du savoir :
Le Prophète a dit : « Allez à la recherche de la
science, jusqu'en Chine au besoin.
« L'étude est un devoir pour tout Musulman.
« Les savants sont les héritiers des prophètes.
« Le meilleur parmi les hommes est un savant
croyant.
« La foi est nue; la piété est son vêtement, la pudeur
son ornement ; son fruit est la science.
« Le savant est, sur terre, l'homme de confiance du
Seigneur.
« Qui s'engage dans la voie de l'étude, Dieu le conduit
dans la voie qui mène au Paradis.
« Il ne faut pas que l'ignorant garde son ignorance,,
et il ne faut pas que le savant garde pour lui seul sa
science.
« Mieux vaut étudier que prier...
u Au jour du jugement l'encre du savant pèsera dans.
CONCLUSION 291
la balance du même poids que le sang des martyrs (1). »
Au rapport d'Abou Zorr, le Prophète a dit : « Assis-
ter aux leçons d'un savant est plus méritoire que de
faire mille génuflexions, que de visiter mille malades,
que de suivre mille enterrements. On lui demanda : 0
prophète de Dieu, serait-ce plus méritoire encore que
de lire le Coran ? Et Mahomet répondit : Le Coran
pourrait-il servir sans science ? »
Montrerons-nous Mahomet « qui, ayant rencontré
deux groupes d'hommes — les premiers priant, les
seconds s'instruisant — prit place parmi ces derniers
en disant : Les autres implorent Dieu, et il appartient
à Dieu de les exaucer ou de ne pas les exaucer ; mais
ceux-ci s'instruisent, et moi-même j'ai été envoyé pour
éduquer les peuples et les instruire » ?
Citerons-nous les propos d'un Omar ou d'un Ali ben
Abi Taleb, compagnons et disciples directs de Mahomet?
d'Omar : « La mort de mille dévots qui prient la
nuit, jeûnent le jour, est moins affligeante que la mort
d'un seul savant, connaissant le permis et le défendu,
le bien et le mal. »
d'Ali : « Le savoir vaut mieux que la richesse. Le
savoir te protège, et tu dois protéger ton bien ; le savoir
commande, et la richesse est commandée ; les dons
diminuent le bien, et le savoir augmente en se prodi-
guant. »
Et la sainteté de l'étude est reconnue d'une façon sai-
sissante au VIIIe siècle par l'un des plus grands Doc-
teurs de l'Islam :
Abdel Hakam rapporte l'anecdote suivante : « J'étais
(1) On trouvera ces citations et les suivantes dans Gazali : Ehyya
ouloumoul dine, t. I, pp. 4 à 8.
29a LA. TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
un jour chez Mâlik(i), m'instruisant; sur le coup de
midi je ramassai mes livres pour aller faire mes priè-
res, et le grand jurisconsulte me dit : « Ce pour quoi
tu t'es levé n'est pas plus méritoire que ce que tu étais
en train de faire. »
Mais pourquoi multiplier les citations? Il est une
constatation indiscutable : tant que l'Islam resta l'Is-
lam, la science marcha de pair avec la religion. Les
dynasties étrangères, les dominations étrangères alté-
rèrent l'Islamisme et bannirent l'étude. Le Prophète l'a-
vait prédit : « Dieu, avait-il dit, n'arrachera pas vio-
lemment la science aux hommes après la leur avoir
donnée, mais la science s'en ira petit à petit par la dis-
parition de ses représentants, jusqu'au jour où il ne
restera plus que des chefs ignorants qui, interrogés,
répondront sans connaissances : ils seront égarés et ils
égareront les autres. »
Les chefs ignorants ! Reconnaissez les Turcs.
Les Turcs étaient venus de bonne heure à l'Islam.
L'intérêt plus que la grâce avait entraîné leur conver-
sion. Ils arborèrent le turban, combattirent à l'ombre
du drapeau vert, égorgèrent aux fêtes des moutons,
jeûnèrent ostensiblement et même firent des aumônes
— mais leur âme demeura tartare et barbare. LTslam
ne réussit pas à les policer. Devenus les maîtres, ces
barbares firent interpréter la loi à leur guise, selon leurs
convenances et leurs appétits du moment.
Ces égarés dans l'Islam égarèrent et fourvoyèrent l'Is-
lam. Et la religion finit par refléter l'image de ces
(iVMalik (715-806), l'un des quatre jurisconsultes dont la doc-
trine est reconnue comme orthodoxe.
CONCLUSION 293
imposteurs qui s'étaient proclamés les défenseurs de la
foi. Elle apparut, dès lors, aux observateurs superficiels
comme un fatras de formules archaïques, une loi de
lâche résignation et d'obscurantisme — alors qu'elle est
une loi de lumière, de civilisation et de progrès. L'A-
rabe n'est pas le Turc; le mahomélisme n'est pas la
turquerie musulmane. Le Turc s'est servi de la religion
uniquement pour arriver à ses fins. Pour asseoir défini-
tivement, et à peu de frais, sa domination, il érigea le
fatalisme, la résignation, l'ignorance en dogmes intan-
gibles. « Il était écrit » qu'ils seraient, eux les Turcs,
les maîtres des Arabes et qu'ils les traiteraient de
« Turc à More ». Il fallait accepter ce décret de Dieu. Il
fallait se résigner et ne jamais se révolter. D'autre part
il ne fallait pas se livrer à la culture rationnelle, ni à
une culture quelconque. Il fallait que les Arabes demeu-
rassent ignorants, de crainte qu'ils ne s'avisassent de
discuter les titres usurpés de leurs nouveaux maîtres,
au lieu d'accepter religieusement l'ordre établi, le fait
accompli. Il fut défendu de discuter, de commenter les
textes coraniques. On devait les prendre à la lettre et
les comprendre à la turque. Et il fut défendu de se
livrer à l'étude parce que l'étude et le progrès ont été
de tous temps les pires ennemis des barbares.
Grâce à Dieu, le monde arabe et l'Islam sont enfin
délivrés des Touraniens. Que les Musulmans retour-
nent librement h la source pure de leur religion et
qu'ils y puisent le respect de la femme, le devoir de
s'instruire et celui de se transformer, de s'améliorer.
Que les Arabes en général, chrétiens, musulmans, juifs
ou païens, extirpent de leurs cœurs les mauvais ferments
semés par la barbarie turque ; qu'ils fassent refleurir la
agi LÀ TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
langue arabe, la civilisation arabe, qu'ils reviennent aux
traditions de leurs pères ; qu'ils aient du caractère, le
respect d'eux-mêmes, le sentiment et l'orgueil de leur
qualité d'homme et de citoyen. Qu'ils aient conscience
qu'ils appartiennent à un pays avant que d'appartenir
à une religion. Que dans chaque État il y ait dorénavant
des compatriotes et non pas uniquement des coreligion-
naires. Qu'ils soient enfin francs, loyaux, tolérants,
généreux dans toute l'acception du mot, pour tout
dire : Arabes, et non plus des esclaves des Turcs. Ces
vertus, du reste, ils ne les ont pas perdues. Elles exis-
tent encore parmi eux. Il ne s'agit que de les ranimer,
de les vivifier, de les développer, de les propager, de
les généraliser. De la patience, des soins intelligents,
une volonté persévérante et bien dirigée, et le rosier,
maintenant sauvage, redonnera toutes ses belles roses
d'antan.
La France est une marraine de peuples, a dit M. La-
visse (i). On peut ajouter qu'à l'avenir toutes les Puis-
sances du Droit, telles des fées bienfaisantes, « se tien-
dront au berceau des peuples qu'elles auront affran-
chis » et qu'elles présideront avec une particulière
sollicitude au réveil du monde arabe. Leur mission
n'est-elle pas de libérer l'Humanité et de la guider vers
un avenir meilleur? Ne sont-elles pas les protectrices
attitrées des pays arabes? Protecteurs et protégés, libéra-
(1) Séance publique annuelle de l'Académie Française, iU décem-
bre 1916.
CONCLUSION a95
teurs et opprimés sont donc appelés à marcher la main
dans la main. Pour que leur collaboration soit plus
féconde et leur association d'intérêts et de sentiments
plus productive et fructifiante, il leur faudra — condi-
tions essentielles et capitales — se connaître, s'enten-
dre, s'aimer.
« L'ignorance des peuples les uns à l'égard des
autres confond l'esprit : on dirait qu'ils habitent des
astres différents (i). » Nous n'insisterons pas là-des-
sus. Pour le cas qui nous occupe, il faudra renon-
cer de part et d'autre aux vieux clichés et aux idées
préconçues, prendre conscience du monde réel et non
plus livresque, et s'adapter aux conditions nouvelles
issues de la Grande Guerre. Désormais il ne peut plus
être question de suzeraineté ou de vassalité, de maîtres
et d'esclaves, de races supérieures et de races infé-
rieures — les droits de l'homme et les droits des peuples
ont été proclamés et claironnés par tout l'univers, et
si victorieusement prouvés et établis que nul n'est en
droit de les ignorer ou de les oublier jamais.
Pour peu qu'on l'y aide, l'Arabe se laissera faci-
lement persuader que « les soldats de la liberté »,
les champions de la morale internationale, « les Che-
valiers de la Justice » ne sauraient opprimer, ni tyran-
niser, pas plus qu'ils ne sauraient se montrer inhu-
mains ou impitoyables, orgueilleux ou arrogants. Il
cessera dès lors de ne voir dans l'Européen qu'un
exploiteur cruel des richesses de son sol, l'ennemi de
sa foi et de ses coutumes, l'adversaire opiniâtre de ses
(1) Séance publique annuelle des cinq Académies, a5 octobre
J916.
296 LA TRADITION CHEVALERESQUE DES ARABES
justes revendications, l'obstacle formidable à ses légi-
times aspirations. Il le considérera plutôt comme un
associé et un ami, le guide sûr et fraternel qui le con-
duira vers les sommets qu'il souhaite d'atteindre.
A son tour la puissance « tutrice » devra comprendre
et pratiquer mieux que par le passé ses devoirs de tutrice :
« Elle doit prendre soin du mineur, gérer son patri-
moine, matériel et moral, en bon père de famille. Elle
est comptable de sa gestion... (1) » Elle ne devra pas
diviser pour régner, corrompre pour corriger, sévir
pour se faire craindre ou respecter.
Un Arabe enseignait : « Agis pour l'éternité comme
si tu devais y être appelé incessamment; agis pour ce
monde comme si tu devais y demeurer indéfiniment. »
Que les Européens travaillent en vue de la prospérité
des pays qu'ils estiment présentement incapables de se
gouverner, comme si c'était leur bien propre, et qu'ils
travaillent à inculquer aux peuples dont ils ont la
charge le sentiment de leur dignité et l'esprit d'indé-
pendance, comme s'ils devaient les émanciper du jour
au lendemain.
Et lorsque Arabes et Européens se seront connus,
ils se comprendront, s'entendront, s'aimeront. Nous
ne sommes pas si différents les uns des autres. Les
mêmes sentiments et les mêmes principes nous gou-
vernent, le même esprit chevaleresque nous anime, les
mêmes vertus nous sollicitent et nous séduisent. Nous
avons le même fonds d'idéal. L'âme et les idées nous
sont communes, seule l'expression diffère.
Apprenez aux Orientaux l'art de construire de»
(1) Voir Code Civil, art. /i5o et suiv.
CONCLUSION 397
machines volantes, celui de rendre fertiles des terres
arides, celui de communiquer à grandes distances au
moyen du téléphone ou de la télégraphie sans fil... ils
vous en sauront gré; mais ils vous seront plus recon-
naissants de sauvegarder leur dignité, de ne leur impo-
ser ni vos moeurs ni certains de vos produits, ni votre
vision particulière des choses. Attachez-les par la con-
fiance et attachez-vous à eux. Leur amitié et leur loya-
lisme répondront à votre amitié et à vos bienfaits.
Ainsi sous l'égide de l'Entente la pensée arabe pourra
reprendre son essor ; ainsi à l'abri du drapeau du Droit
pourront se développer librement, chacun selon son
génie propre, des États Arabes.
Et de même que sur un même terrain on voit alignés
côte à côte des champs de froment, de seigle, d'orge,
d'avoine; dans le même verger fleurir et mûrir pru-
niers, fraisiers, treilles de chasselas et de muscat, — de
même côte à côte sur le domaine de Dieu, sous le
même soleil, on verra vivre et s'épanouir, dans le
même but de civilisation et de progrès, des cultures
différentes et variées : culture arabe, latine, anglo-
saxonne ou slave. Cela pour les plus belles joies de
l'intelligence et pour le plus grand profit de l'Huma-
nité!
Le Caire, 1914. — Paris, 1916.
TABLE DES MATIÈRES
La Chevalerie
Origines de la Chevalerie i
De l'influence des Arabes sur les mœurs chevale-
resques 1 5
La Chevalerie arabe 25
La noblesse et le culte des aïeux. . 4i
Le culte de la femme
De l'amour 61
La femme du Moyen-Age et l'Arabe d'avant l'Islam. 81
Mariage. 1 1 3
Dot 12 1
Divorce 1 25
La femme musulmane 129
La femme selon le Koran i38
Le culte du cheval et des armes .. i53
Origine du cheval 1 58
Les armes i83
3oo TABLE DES MATIERES
Le culte de l'honneur 2o5
Le Gode de Chevalerie 209
Les quatre premiers commandements 210
Les quatre derniers commandements 2i5
La Bravoure 216
La Fidélité à la parole donnée 217
La Générosité 229
Générosité de la main 229
Générosité de l'esprit 248
Générosité du cœur 2 53
La Défense du faible 262
Conclusion 279
PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURKIT ET G^
8, rue Garancière
UC SOUTHERN PEi
A 000 607 186 4
A LA MÊME LIBRAIRIE :
Anahuac ou l'indien sans plumes, par Marc Châdourne.
In-8° écu avec 30 ill. de Th. Brcnson et une carte.. . . 20 fr
Au pays des brigands-gentilshommes. Grand Tibet, par
Alexandra David-Neel. In-8° écu avec 16 gravures hors texte
et une carte 20 fr.
Bornéo. L'île des chasseurs de têtes, par Eric MjOderg. Traduit
du suédois par Germaine Bernard. In-8° avec gravures. 20 fr.
€ liasse et capture du gros gibier dans l'Est Africain,
par Kalman Kittenberger. Traduit du hongrois par L. Cara.
ln-S° écu avec 16 gravures hors texte 20 fr.
Expédition Citroën Centre-Asie. La Croisière jaune. Troisième
mission Haardt-Audouin-Dubreuil, par Georges Le Fèvre. ln-8>
écu avec 95 gravures, 3 cartes hors texte et 3 cartes dans le
texte. 25 fr.
La Grande foire des dattes, Adrar Mauritanien, par Odette
do Pligaudeau. In-8° 40X56 avec 61 photographies de l'auteur
et un dessin. 2 cartes 20 fr.
Le Monde vu de haut. D'Amérique en Chine par le Cercle
polaire, par Anne Lindbergh. Adapté de l'anglais par Hervé
Lauwick (Collection La Fayette) 15 fr.
Le Nil, vie d'un fleuve, par Emil Ludwig. Deux volumes in-8°
(14X20) avec de nombreuses illustrations. Chaque.. . 24 fr.
Les* Origines de l'Afrique équaloriale. Tome II. Le
Congo français. Ma collaboration avec Brazza (1886-1894).
Nos relations jusqu'à sa mort (1905). In-8° carré avec 8 gra-
vures hors texte ? 40 fr.
Pieds nus à travers la Mauritanie, par Odette du Pci-
gaudeau. In-8° avec 32 photographies hors texte, 2 croquis
dans le texte et une carte 20 fr.
Quarante mille kilomètres dans le ciel d'Afrique, par
Magdeleine AYauthier. In-16 avec 16 pages de gravures hors
texte et une carte 15 fr.
La Route des Indes, par Paul Morand. In-16 18 fr.
Seule dans l'Asie troublée ( M andchoukouo -Mongolie), par
Gabrielle Bertrand. Préface de Louis Audouin-Dubreuil. In-8°
(40X56) avec 31 gravures hors texte et une carte 25 fr.
Sur la route de la soie. Mon carnet de route de la Médi-
terranée à la mer de Chine, par Louis Audouin-Dubreuil. In-8°
(40X56). avec 16 hors-texte et une carte 20 fr.
Tour de la Terre. I. Extrême-Occident. II. Extrême-Orient,
par Marc Châdourne. Chaque volume in-16 15 fr.
Survol des Amériques, par Pierre Lyautey. Préface de
Gabriel Hanotaux, de l'Académie française. In-16 .... 15 fr.
paris (france). typ.i'lon, 8, rue garancière. — 1939. 52038-vn-lO.