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Full text of "La tradition chevaleresque des Arabes"

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WAGYF  BOUTROS  GHALI 


LA 


TRADITION  CHEVALERESQUE 
DES  ÂRARES 


«  L'humanité,  pour  porter  sou 
fardeau,  a  besoin  de  croire 
qu'elle  n'est  pas  complètement 
payée  par  son  salaire.  Le  plus 
grand  service  qu'on  puisse  lui 
rendre  est  de  lui  répéter  souvent 
qu'elle,  ne 'vit  pas  seulement  de 
pain.  » 

Ernest  Restait. 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 
LES  PETITS-FILS  DE  PLON  ET  NOURRIT 

IMPRIMEURS -ÉDITEURS  —  8,   RUE   GARANCIÈRE,  6e 
Tous  droits  réservés 


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: 


Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  en  1919. 


DU  MEME  AUTEUR  : 


Le  Jardin  des  fleurs.  Essais  sur  la  poésie  arabe.  Pré- 
face de  Jules  Lemaitre,  de  l'Académie  française.  Un  vol. 
in-16. 

(Mercure  de  France). 


PARIS.  TYP.   PLON-NOURRIT   ET    Cie,  8,   RUE  GARANCIÈRE.  —  23317. 


WACYF  BOUTROS  GHALI 


LA 


DES  ARABES 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 
PLON-NOURRIT  et  Cie,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     RUE     GARANCIÈRE    —    6e 

1919 

Tous  droits  réservés 


Copyright  1919  by  Plon-Nourrit  et  O. 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction 
réservés  pour  tous  pays. 


«  L'humanité,  pour  porter  son  fardeau,  a  besoin  de 
croire  qu'elle  n'est  pas  complètement  payée  par  son 
salaire.  Le  plus  grand  service  qu'on  puisse  lui  rendre 
est  de  lui  répéter  souvent  qu'elle  ne  vit  pas  seulement  de 
pain.  » 

Ernest  Renan. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/traditionchevaleOOghal 


LA  CHEVALERIE 


ORIGINES  DE  LA  CHEVALERIE 


«  11  serait  curieux  que,  dans  le 
cours  des  Croisades,  la  poésie 
arabe,  par  je  ne  sais  quelle,  in- 
fluence secrète,  eût  contribué  à 
former  l'idéal  moral  des  cheva- 
liers de  France.  » 

J.  Lemaître. 


Il  est  dans  la  langue  française  un  mot  noble  entre 
tous  par  son  origine  et  par  la  vertu  qui  s'en  dégage, 
c'est  le  mot  :  chevalerie.  On  ne  peut  le  prononcer  sans 
émotion,  car  il  marque  une  évolution  profonde  dans  les 
mœurs  et  les  sentiments  des  hommes  et  il  résume  et 
renferme  toute  l'histoire  de  la  France,  laquelle  est  le 
plus  admirable  roman  de  chevalerie  qu'il  ait  été  donné 
à  un  peuple  de  réaliser. 

Nous  n'essaierons  pas  de  définir  la  chevalerie. 
Ensemble  d'idées  et  de  mœurs,  de  sentiments  et  d'in- 
stitutions, la  chevalerie  ne  saurait  tenir  dans  une 
formule.  Inspirée  et  dirigée  par  le  Clergé  en  vue  de 
défendre  la  Chrétienté,  elle  présente  à  ses  débuts  le 
caractère  d'une  institution  religieuse,  pour  ne  pas  dire 

i 


a       LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

sacerdotale.  Mais  elle  ne  tarde  pas  à  semanciper  de 
la  tutelle  des  prêtres  et  des  moines,  pour  devenir  mon- 
daine, galante  et  humaine.  Dès  le  douzième  siècle,  elle 
élargit  le  champ  de  sa  noble  activité  —  elle  ne  se 
borne  pas  à  protéger  l'Eglise;  elle  se  fait  le  défenseur 
du  faible  contre  le  fort,  le  soutien  de  l'opprimé  contre 
l'oppresseur.  Et  quand  l'institution  tombe  et  disparaît, 
la  Chevalerie  demeure.  Elle  n'est  plus  l'apanage  des 
seuls  Chevaliers,  elle  est  le  patrimoine  de  tous  les 
Français.  Dès  lors,  c'est  la  France  entière,  et  non  plus 
quelques-uns  de  ses  enfants,  qui  assume  la  charge  de 
défendre  les  intérêts  des  Chrétiens  dans  les  pays  de 
l'Islam,  de  protéger  toutes  les  faiblesses,  de  punir  l'in- 
justice où  qu'elle  soit  commise,  de  prendre  en  mains  et 
de  faire  triompher  toute  cause  juste  ou  généreuse. 
Cependant  ce  rôle  glorieux  ne  suffît  pas  à  la  France. 
Non  contente  d'être  le  soldat  du  droit,  elle  s'en  fit 
l'apôtre;  elle  parcourut  le  monde  pour  planter,  même 
en  terrain  ingrat,  l'arbre  de  la  liberté  et  pour  faire 
régner  la  fraternité  parmi  les  hommes.  Elle  ouvrit  les 
trésors  de  son  cœur  à  tous  les  peuples  :  tous  y  puisè- 
rent, et  par  elle  l'humanité  devint  meilleure.  Aussi  le 
mot  Chevalerie  n'évoque-t-il  pas  seulement  Charle- 
magne  et  ses  douze  pairs,  ni  les  Croisades,  ni  Fontenoy, 
ni  l'indépendance  de  l'Amérique,  ni  les  guerres  de  la 
Révolution,  ni  l'affranchissement  de  la  Grèce,  ni  la 
libération  de  l'Italie,  ni  la  Marne,  ni  Verdun  —  il 
évoque  aussi  la  vaillance  désintéressée,  le  sacrifice  indi- 
viduel et  collectif  pour  une  idée,  la  défense  du  faible,  la 
religion  de  l'honneur,  le  culte  de  la  beauté  morale,  et  il 
évoque  encore  la  bonne  humeur  souriante  dans  le  dan- 
ger, la  grâce  alliée  à  la  force,  la  courtoisie  et  la  généro- 


LA  CHEVALERIE  3 

site    envers    l'ennemi  :    toutes   vertus    éminemment 
françaises. 


Ce  qui  distingue  la  Chevalerie  de  la  civilisation  grec- 
que ou  romaine,  c'est  1  éclosion  et  l'épanouissement  de 
sentiments  nouveaux,  inconnus  des  Anciens,  tels  :  le 
sentiment  de  l'honneur,  qui  prescrit  de  ne  jamais  ter- 
giverser avec  le  devoir,  de  ne  pas  calculer  avec  le 
danger,  de  laver  l'injure  dans  le  sang;  la  religion  de  la 
parole,  qui  commande  de  mourir  plutôt  que  de  trahir 
son  serment;  la  protection  gratuite  et  désintéressée  du 
faible  et  de  l'opprimé  ;  l'humanité  dans  le  combat 
et  la  générosité  après  la  victoire  ;  tel  le  respect  de  la 
femme,  et  enfin  ce  caractère  que  revêt  l'amour,  qui,  de 
simple  et  accessoire  qu'il  était,  devient  raffiné,  exalté, 
mystique,  le  but  et  le  mobile  des  actions  des  hommes. 
Or,  ces  qualités  distinctives  de  la  Chevalerie  se  retrou- 
vent en  germe  ou  en  complet  développement  sous  des 
climats  divers  et  dans  un  certain  nombre  de  pa\s  et  de 
siècles  :  chez  les  Perses,  chez  les  Arabes,  chez  les  Scan- 
dinaves, chez  les  Germains,  pour  ne  pas  parler  des 
Japonais,  des  guerriers  de  Sumatra,  ni  des  Maoris  de 
la  Nouvelle-Zélande...  Et  la  question  se  pose  de  savoir 
si  la  Chevalerie  est  une  tendance  naturelle  de  l'âme 
humaine,  ou  bien  si  elle  a  été  empruntée  à  un  peuple 
par  d'autres  peuples.  Quelle  est,  en  d'autres  termes, 
l'origine  de  la  Chevalerie  ?  A-t-elle  germé  spontanément 
de  l'âme  et  du  sol  français,  ou  bien  a-t-elle  puisé  à  une 
source  étrangère  son  idéal  et  ses  lois? 


4      LÀ  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Et  d'abord,  à  quelle  époque  apparaît  la  Chevalerie 
en  France? 

Les  historiens  et  les  littérateurs  —  la  Chevalerie 
appartient  autant,  sinon  plus,  à  la  poésie  qu'à  l'histoire, 
puisqu'elle  représente  l'un  des  plus  beaux  rêves  de  la 
pensée  humaine  et  qu'elle  n'est,  somme  toute,  qu'un 
élan  soutenu  vers  l'Idéal,  élan  entretenu  moins  par  le 
courage  et  la  vertu  des  guerriers  que  par  la  verve  et  le 
génie  des  poètes,  —  les  historiens  et  les  littérateurs, 
disons-nous,  donnent  à  cette  question  des  réponses 
diverses  et  contradictoires.  Les  uns  font  remonter  la 
Chevalerie  a  aux  Mérovingiens  et  même  avant,  à  des 
temps,  remarque  M.  de  Sainte-Palaye,  où  cette  institu- 
tion n'était  pas  encore  connue  »  (i)  ;  les  autres  au  temps 
des  Croisades  (2).  Chateaubriand  en  fixe  la  naissance  à 
une  époque  comprise  entre  700  et  753  (3),  tandis  que 
S.  de  Sismondi  constate  que  m  plus  on  étudie  l'histoire, 
plus  on  voit  que  la  Chevalerie  est  une  innovation  pres- 
que absolument  poétique  :  On  n'arrive  jamais  à  trou- 
ver par  des  documents  authentiques  le  pays  où  elle 
régnait  ;  toujours  elle  est  représentée  à  distance  ;  et 
tandis  que  les  historiens  nous  donnent  une  idée  nette, 
détaillée,  complète  des  vices  des  cours  et  des  grands, 
de  la  férocité  ou  de  la  corruption  de  la  noblesse  et  de 
l'asservissement  du  peuple,  on  est  étonné  devoir,  après 


(1)  Lacurne  de  Sainte-Palaye,  Mémoires  sur  l'ancienne  Chevalerie, 
t.  I,  note  1  de  la  seconde  partie. 

(2)  Voir  J.-J.  Ampère,  Mélanges  d'histoire  littéraire  et  de  littéra- 
ture, t.  I,  pp.  a48  et  suiv. 

Barthélémy  Saint-Hilaire,  Mahomet  et  le  Coran. 

(3)  Chateaubriand,    Analyse   raisonnée    de   l'Histoire  de   France, 
p.  386. 


LA  CHEVALERIE  5 

un  laps  de  temps,  les  poètes  animer  ces  mêmes  siècles 
par  des  fictions  toutes  resplendissantes  de  vertus,  de 
grâces  et  de  loyauté  !  »  (i) 

Cette  question  de  date  n'est  pas  la  seule  qui  divise 
les  auteurs.  Le  Chevalerie  dans  son  ensemble,  quoi- 
qu'elle ait  fait,  à  différentes  époques,  l'objet  d'études 
consciencieuses  —  et  par  cela  même  semble-t-il  —  a 
ouvert  un  champ  immense  à  la  discussion  et  aux  polé- 
miques. Chaque  écrivain  l'a  envisagée  à  un  point  de 
vue  particulier  et  l'a  étudiée  selon  ses  sympathies  ou 
ses  passions.  Les  uns  la  confondent  avec  la  féodalité, 
les  autres  la  considèrent  comme  une  dignité  exclusive- 
ment réservée  à  la  noblesse;  pour  ceux-ci  elle  se  pré- 
sente comme  une  institution  fixe,  un  système  régulier 
avec  des  doctrines  et  des  lois  précises  pratiquées  partout 
et  d'une  manière  uniforme;  pour  ceux-là,  au  contraire, 
elle  est  un  système  complexe  de  mœurs  et  d'opinions, 
un  idéal  de  perfection  morale,  sociale  et  militaire,  assez 
généralement  convenu,  mais  auquel  chacun  aspirait 
librement,  noble  ou  manant.  ïl  n'est  pas  jusqu'au  mot 
de  «  Chevalerie  »  qui  n'ait  fait  l'objet  de  recherches... 
et  de  trouvailles  étymologiques,  parfois  assez  inatten- 
dues. Un  membre  de  l'Académie  des  Sciences,  Belles- 
Lettres  et  Arts  de  Marseille  n'a-t-il  pas  pris  la  peine 
de  faire  dériver  le  mot  Chevalerie  de  «  Cherval  ou 
Chelval,  nom  des  hauts-de-chausses  qui,  chez  les 
Musulmans,  étaient  les  signes  distinctifs  du  fêta  ou 
preux  »  (2)? 

(1)  S.  de  Sismondi,  De  la  littérature  du  Midi  de  la  France,  t.  I, 
pp.  90  et  91. 

(3)  Mémoires  de  l'Académie  des  Sciences,  Belles-Lettres  et  Arts  de 
Marseille,  volume  :  Années  1868  à  i85A,  p.  267  ;  article  de  H.Guys. 


6       LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Rien  d'étonnant  dès  lors  que  l'origine  de  la  Chevale- 
rie nous  soit  présentée  à  grand  renfort  d'arguments 
historiques  ou  poétiques,  solides  ou  subtils,  comme 
étant  exclusivement  romaine  (i),  ou  exclusivement 
arabe  (2),  germaine  (3)  ou  chrétienne  (4).  Quelques 
auteurs  plus  conciliants  lui  découvrent  une  origine 
germaine,  arabe  et  chrétienne  à  la  fois  (5)... 

Toutes  ces  discussions  reposent,  à  notre  avis,  sur 
une  erreur  fondamentale  qui  consiste  à  étudier  la  Che- 
valerie «  une  et  indivisible  »,  comme  une  institution 
immuable,  un  bloc  puissant  ayant  toujours  revêtu, 
depuis  sa  formation  jusqu'à  sa  disparition,  les  mêmes 
formes  et  les  mêmes  caractères.  Il  faut  plutôt  la  consi- 
dérer comme  une  œuvre  humaine  sujette  à  change- 
ments, à  modifications,  à  évolution.  La  Chevalerie, 
avons-nous  dit,  est  un  ensemble  d'idées,  de  mœurs,  de 
sentiments  et  d'institutions  — or  cet  ensemble  ne  cessa 
pas  un  instant  de  se  modifier,  d'évoluer  an  cours  des 
siècles.  Il  y  eut  ainsi  plusieurs  étapes,  plusieurs  trans- 
formations, plusieurs  Chevaleries,  peut-on  dire.  Il  faut 
s'arrêter  à  chacune  de  ces  étapes  et  en  fixer  la  date, 
considérer  chacune  de  ces  transformations  et  en  recher- 


(1)  Père  Honoré  de  Sainte-Marie,  Dissertations  historiques  et  cri- 
tiques sur  la  Chevalerie  ancienne  ei  moderne. 

(a)  A.  de  Beaumont,  Recherches  sur  l'origine  du  blason. 
J.  Delecluse,  Roland  ou  la  Chevalerie. 
L.  Viardot,  Histoire  des  Arabes  et  des  Maures  d'Espagne. 

(3)  A.  de  Barthélémy,  De  la  qualification  de  Chevalier. 
Lacurne  de  Sainte-Palaye,  Mémoires  sur  l'ancienne  Chevalerie. 

(4)  Gautier  :  La  Chevalerie. 

(5)  J.-J.  Ampère,  Mélanges  d'histoire  littéraire  et  de  littérature. 
Chateaubriand,  Op.  cit. 

Herder,  Idées  sur  la  philosophie   de    l'histoire,  traduction    de 
Quinet. 


LA  CHEVALERIE  7 

cher  les  causes,  étudier  séparément  chacune  de  ces 
Chevaleries  successives  et  les  étudier  dans  leur  ensem- 
ble, si  l'on  veut  avoir  une  idée  complète  de  la  Chevale- 
rie. 

Tel  n'est  pas  le  but  que  nous  nous  proposons,  et  il 
nous  suffira  de  rechercher  les  influences  qui  ont  pu 
présider  à  la  création  et  au  développement  de  la  Che- 
valerie, pour  en  élucider  les  origines. 

Les  dictionnaires  définissent  la  Chevalerie  :  «  Une 
institution  militaire,  féodale,  propre  à  l'ordre  de  la 
noblesse  et  dont  les  membres  étaient  religieusement 
consacrés.  »  Encore  que  cette  définition  ne  soit  pas 
exacte  —  car  tout  chevalier  pouvait  conférer  la  Cheva- 
lerie et  des  vilains  pouvaient  être  armés  Chevaliers,  — 
elle  est  surtout  incomplète.  Elle  n'envisage  en  effet  que 
l'ossature  de  la  Chevalerie,  sans  tenir  compte  du  souf- 
fle qui  l'anime.  Or  il  est  essentiel,  pour  démêler  les 
origines  de  la  Chevalerie,  de  distinguer  l'Ordre,  la 
forme  extérieure  de  la  Chevalerie,  d'avec  l'idée,  l'âme, 
les  sentiments  qu'elle  exalte;  car  «  on  a  souvent  pris  la 
réception  des  Chevaliers  pour  la  Chevalerie  elle- 
même  »  (i). 

S'appuyant  sur  un  texte  de  Tacite,  la  grande  majorité 
des  auteurs  voit  dans  la  coutume  des  Germains  «  de 
remettre  solennellement  la  lance  et  le  bouclier  au  jeune 
aspirant  jugé  capable  de  porter  les  armes  »  (a)  l'ori- 
gine de  la  Chevalerie.  La  cérémonie  dont  parle  Tacite 
était  pratiquée  en  France  dès  le  temps  de  Charlemagne 
et  même  du  temps  des  rois  de  la  première  race  —  ce 


(i)  Lacurne,  t.  I,  p.  13,  note  ik- 
(a)  Tacite,  Mœurs  des  Germains,  XIII. 


8      LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

qui  explique  que  des  historiens  aient  fait  remonter  la 
Chevalerie  aux  Mérovingiens,  mais  cette  cérémonie  se 
modifia  par  la  suite.  De  militaire  et  de  simple  qu'elle 
était,  elle  devint  religieuse  et  mystique.  A  l'origine,  le 
jeune  guerrier  était  armé  par  son  prince  ou  son  père 
qui  lui  donnait  la  colée,  c'est-à-dire  un  formidable  coup 
de  la  paume  de  la  main  asséné  sur  la  nuque.  Plus  tard 
l'Eglise,  qui  à  cette  époque  intervenait  dans  tous  les 
actes  de  la  vie,  intervint  dans  celui  qui  fait  le  guerrier  : 
l'accolade  remplaça  la  colée  ;  aux  anciennes  cérémonies 
barbares  l'Eglise  joignit,  puis  substitua,  des  cérémo- 
nies religieuses  (des  jeûnes,  des  veillées,  les  sacre- 
ments de  la  pénitence  et  de  l'eucharistie  reçus  avec 
dévotion,  des  bains  qui  figuraient  la  pureté  du  bap- 
tême, des  habits  blancs  à  l'imitation  des  néophytes, 
enfin  la  bénédiction  de  l'épée  par  le  prêtre  officiant  et 
sa  remise,  une  fois  consacrée,  au  jeune  gentil- 
homme...). 

Quant  à  l'ordre  de  la  Chevalerie,  l'auteur  de  la  Phi- 
losophie de  l'Histoire  de  l'Humanité  lui  assigne  l'origine 
suivante,  qui  nous  paraît  la  plus  judicieuse  et  la  plus 
plausible  : 

«  Toutes  les  tribus  germaniques  qui  couvrirent  l'Eu- 
rope, dit  Herder,  étaient  composées  de  guerriers,  et  la 
partie  la  plus  importante  des  expéditions  se  faisait  par 
la  cavalerie,  celle-ci  dut  naturellement  prétendre  à  une 
récompense  proportionnée  à  ses  services.  Bientôt  il  y 
eut  un  corps  de  cavaliers  qui  apprirent  leur  art  dans 
un  ordre  méthodique;  compagnons  du  duc,  du  Roi  ou 
chef  d'armée,  ils  formèrent  peu  à  peu  dans  les  camps 
une  sorte  d'école  guerrière,  où  les  écuyers  commen- 
çaient leur  noviciat.  Ces  derniers,  s'ils  s'étaient  distin- 


LA  CHEVALERIE  9 

gués,  pouvaient  instruire  à  leur  tour  d'autres  élèves  ou 
servir  en  qualité  d'anciens  et  avec  le  droit  des  maîtres. 
Difficilement  l'ordre  de  la  Chevalerie  aurait  eu  une 
autre  origine  (1).  » 

Telles  sont  les  origines  de  la  Chevalerie  en  tant 
qu'institution  militaire.  Le  fait  d'armer  solennellement 
le  jeune  guerrier,  et  celui  de  former  avec  de  jeunes 
cavaliers  un  corps  d'élite  et  privilégié,  peuvent  être 
d'origine  germanique  ;  mais  c'est  commettre  une 
erreur  grossière,  c'est  confondre  le  squelette  et  l'âme 
qui  le  vivifie,  l'épée  et  le  bras  qui  la  brandit,  que  de 
prétendre  que  la  Chevalerie,  considérée  comme  le  culte 
de  la  beauté  morale,  soit  une  création  germaine.  Le 
bon  sens  et  l'histoire  protestent  contre  une  pareille 
affirmation.  Il  n'est  pas  possible  que  les  hommes  au 
«  chiffon  de  papier  »  aient  contribué  à  former  l'idéal 
d'un  Bayard  ou  d'un  Duguesclin.  Rien  en  effet  ne 
prédisposait  ces  chevaliers  du  crochet  à  être  les  initia- 
teurs de  l'Europe  en  fait  de  loyauté,  de  fidélité  à  la 
parole  donnée,  d'humanité  et  de  générosité,  pas  plus 
dans  les  temps  modernes  que  dans  les  temps  anciens. 

«  Livré  aux  instincts  naturels  lorsqu'ils  ne  sont  pas 
encore  perfectionnés  par  les  idées  et  réglés  par  les 
devoirs,  le  Germain  était  personnel,  cruel,  vindicatif, 
spoliateur.  Sa  religion  était  une  adoration  des  forces  de 
la  nature  ou  l'apothéose  du  courage  guerrier.  Elle 
donnait  à  la  férocité  la  sanction  divine.  L'histoire  de 
ses  dieux  était  une  histoire  de  combats  et  de  meurtres  ; 
les  sacrifices  par  lesquels  on  les  honorait  le  mieux  et 


(1)  Herder,  t.  III,  p.  436   (Idées  sur  la  philosophie   de   l'histoire, 
traduction  E.  Quinet). 


io     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

on  les  satisfaisait  le  plus,  étaient  des  sacrifices  humains  ; 
le  paradis  qu'ils  promettaient  aux  guerriers  était  un 
lieu  de  combat  où  le  sang  coulait  sans  cesse  et  où  l'on 
buvait  dans  le  crâne  de  son  ennemi.  Une  telle  religion 
était  peu  propre  à  adoucir  les  âmes  (i) ...»  On  peut  dire 
qu'aucune  religion  ne  pouvait  adoucir  leurs  âmes,  car, 
malgré  leur  conversion  au  Christianisme,  les  Germains 
gardèrent  toujours  leur  religion  de  la  force  et  ils  conti- 
nuèrent de  fournir,  d'une  façon  systématique,  les 
exemples  les  plus  honteux  et  les  plus  terrifiants  de 
bassesse  et  de  cruauté,  de  félonie  et  de  parjures,  que 
l'histoire  d'aucun  peuple  ait  jamais  enregistrés.  Les 
Germains  datent  d'hier,  dit  Goethe  ;  il  doit  s'écouler 
encore  quelques  siècles  avant  qu'on  puisse  dire  d'eux  : 
«  Il  y  a  longtemps  qu'ils  étaient  des  Barbares.  »  Prenez 
l'histoire  de  l'Allemagne  au  Moyen-Age,  à  la  plus  belle 
époque  de  la  Chevalerie  européenne,  qu'y  trouvez-vous, 
sinon  une  longue  suite  de  massacres,  de  pillages,  de 
crimes  et  de  ruines?  «  Les  princes  et  les  barons,  cons- 
tate le  chroniqueur  teuton  César  d'Heisterbach,  ne 
trouvent  rien  de  choquant  à  forfaire  à  leurs  ser- 
ments (2).  »  Et  Burkhard  d'Ursperg,  après  nous  avoir 
avertis  que  «  la  plupart  des  barons  et  des  Chevaliers 
étaient  des  brigands,  soient  esse  prœdones  »,  trace  de 
l'Allemagne  au  XIIIe  siècle  le  bref  tableau  suivant  : 
«  Partout  des  hommes  violents,  rapaces  et  cruels, 
besogneux  et  prodigues,  âpres  au  gain  et  au  pillage, 
n'obéissant  qu'à  leurs  passions  et  foulant  aux  pieds  la 

(1)  Mignet,  Mémoires  de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politi- 
ques, t.  III,  année  18/n  :  Comment  l'ancienne  Germanie  est  entrée 
dans  la  Société  civilisée  de  l'Europe  occidentale. 

(a)  Zeller,  Histoire  de  l'Allemayne,  p.  576. 


LA  CHEVALERIE  n 

justice,  se  disputant  traîtreusement  les  bénéfices  et  les 
honneurs  par  la  ruse,  au  besoin  par  l'assassinat  (i)...  » 
A  quoi  bon  multiplier  les  citations?  Que  le  lecteur  lise 
ou  relise  l'histoire  de  l'Allemagne  au  Moyen-x\ge,  il  en 
frémira  d'horreur  et  trouvera  ridicule  et  cruel  à  la  fois 
de  s'attarder  à  rechercher  si  la  Chevalerie  n'est  pas 
d'origine  germanique.  D'ailleurs,  Herder,  tout  Alle- 
mand qu'il  est,  constate  implicitement  que  les  Français 
furent  les  maîtres  des  Teutons  en  Chevalerie  :  «  Quand 
toutes  les  nations,  écrit-il,  accoururent  en  Palestine 
comme  à  un  grand  carrousel,  les  Chevaliers  d'Allema- 
gne, en  communiquant  avec  ceux  de  France,  dépouil- 
lèrent peu  à  peu  leur  violence  teutonique  (faror  teuto- 
nicus)  (2).  »  On  doit  reconnaître  que  ce  a  peu  à  peu  » 
s'est  réduit  à  rien...  Concluons  :  la  Chevalerie  en  tant 
qu'institution  militaire  prend  ses  racines  dans  une 
vieille  coutume  germanique  adaptée  par  l'Eglise  à  la 
civilisation  et  aux  pratiques  religieuses  du  Moyen- Age. 

Recherchons  maintenant  quels  furent  les  sentiments 
qui  présidèrent  à  la  création  et  au  développement  de 
l'esprit  chevaleresque. 

Dans  la  société  barbare  et  dans  la  société  féodale 
«  qui  n'est  pas  autre  chose  que  le  pur  développement 
d'une  certaine  face  des  mœurs  germaniques  (3)  »,  tout 
droit  repose  sur  la  force.  L'idéal  du  guerrier  est  naturel- 
lement d'être  vigoureux  et  hardi,  tel  le  Charlemagne  de 
la  Chronique  «  qui  d'un  seul  coup  de  son  épée  pourfend 
un  guerrier  à  cheval  vêtu  de  son  armure  du  sommet  de 
la  tête  jusqu'au  bas,  avec  le  cheval  »,  et  sa  première 

(1)  Zeller,  op.  cit.,  p.  610. 

(2)  Herder,  op.  cit.,  p.  44g. 

(3)  Augustin  Thierry,  Récits  des  Temps  Mérovingiens,  p.  190. 


i3  LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

qualité  est  le  courage.  «  Toute  injure  qui  en  suppose 
le  défaut  est  punie  :  Ainsi,  appeler  un  homme  lepus, 
«  lapin  »,  ou  concacatus,  embrené,  amène  une  compo- 
sition de  trois  ou  de  six  sous  d'or  !  (i)...  » 

Mais  quand  plusieurs  guerriers  se  réunirent  sous  les 
ordres  d'un  même  chef,  il  fallut  endiguer  leur  humeur 
belliqueuse  et  la  diriger  uniquement  vers  le  but  pro- 
posé —  conquête  ou  pillage.  Dès  lors  on  leur  inculqua 
une  morale  féodale  ou  plutôt  vassalilique  —  celle  de  ne 
pas  se  retourner  contre  le  chef,  de  respecter  la  foi 
jurée  à  son  seigneur  et  à  ses  compagnons.  En  retour, 
le  chef  devait  respecter  les  engagements  pris  envers 
ses  subordonnés,  ses  vassaux.  La  loi  par  excellence 
devint  la  foi  :  u  l'homme  loyal  »,  legalis,  est  celui  qui 
garde  sa  foi  ;  la  loyauté,  c'est  la  fidélité  à  sa  parole  ; 
l'honnête  homme,  le  preux,  probus,  est  à  la  fois  fidèle 
et  brave  »  (2).  Remarquez  que  ce  n'est  là  qu'une 
loyauté  relative  qui  ne  dépasse  pas  les  relations  de  sei- 
gneur à  vassal  et  de  compagnon  à  compagnon  ;  mais 
c'est  déjà  un  progrès. 

De  par  la  loi  de  fidélité,  le  suzerain  vieilli  se  trouvait 
à  l'abri  des  coups  que  pouvait  lui  porter  un  compagnon 
plus  jeune  et  plus  fort.  On  étendit  plus  tard  la  sphère 
d'influence  de  cette  fidélité;  elle  embrassa  tout  ce  qui 
touchait  au  seigneur  :  ses  terres,  sa  femme,  ses 
enfants.  Et  ce  fut  une  loi  d'honneur,  pour  le  guerrier 
devenu  chevalier,  d'être  respectueux  envers  la  dame  de 
son  seigneur,  de  défendre  et  de  protéger  l'enfant  de 
son  maître  trop  faible  pour  se  défendre  lui-même... 

(1)  Chateaubriand,  Etudes  Historiques,  étude  sixième  :   Mœurs 
des  barbares, 
(a)  Lavisse  et  Rambaud,  Histoire  Générale,  t.  II,  p.  60. 


LA  CHEVALERIE  i3 

L'Église  intervint  alors  pour  élargir  l'horizon  d'idéal 
du  Chevalier.  Elle  convertit  le  courage  farouche  du 
barbare  en  «  prouesse  »  ;  elle  mit  au-dessus  de  la  fidé- 
lité vassalitique,  la  fidélité  religieuse  ;  on  devait  ne 
jamais  trahir  sa  parole,  on  devait  avoir  le  mensonge  en 
horreur  ;  elle  étendit  la  protection  due  à  la  femme  et 
aux  enfants  du  suzerain,  à  tous  les  faibles  et  à  tous  les 
opprimés  et  principalement  à  l'Eglise.  Elle  prêcha  la 
libéralité  et  la  modération... 

Mais  le  zèle  religieux  —  soit  qu'il  se  ralentit,  soit 
qu'il  fut  jugé  trop  étroit  —  cessa  vers  le  XIIe  siècle 
d'être  le  but  unique  du  Chevalier.  A  l'action  civilisa- 
trice de  l'Eglise,  se  joignit  l'influence  également  civili- 
satrice et  bienfaisante  des  Arabes.  Il  se  forma  alors  une 
Chevalerie  libre,  mondaine,  légèrement  sceptique, 
aimable  et  galante  par-dessus  tout,  qui  ne  tarda  pas  à 
devenir  odieuse  et  hostile  au  Clergé,  et  dont  l'amour, 
le  goût  des  aventures,  la  sympathie  généreuse  pour 
l'infortune,  l'exaltation  de  l'honneur  guerrier,  consti- 
tuèrent l'âme,  l'idéal  et  le  mobile. 

Tels  sont,  croyons-nous,  les  sentiments  qui  ont  pré- 
sidé à  la  formation  et  au  développement  de  l'esprit 
chevaleresque  dans  le  monde  occidental,  sentiment  que 
l'on  peut  résumer  d'un  seul  mot  :  civilisation.  En  effet, 
le  régime  féodal  n'eût-il  pas  existé,  que  la  Chevalerie  se 
fût  d'elle-même  implantée  et  se  serait  développée  dans 
certaines  contrées  de  l'Europe  —  et  la  France  n'eût  pas 
manqué  d'être  une  nation  chevaleresque,  quand  même 
elle  n'aurait  pas  été  chrétienne.  La  preuve  en  est  qu'on 
retrouve  la  Chevalerie  parmi  des  peuples  aux  croyances 
et  aux  régimes  politiques  les  plus  divers.  Cela  revient  à 
dire  que  la  Chevalerie  est  une  tendance  inhérente  à  la 


i4     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

nature  de  l'esprit  de  l'homme,  au  désir  de  la  gloire, 
aux  passions  de  l'amour  —  régis  et  réglés  par  des 
mœurs  policées  et  raffinées.  «  Elle  naît  avec  le  senti- 
ment de  la  force  personnelle  chez  les  races  supérieures. 
Et  ici  nous  n'entendons  pas  la  force  brutale,  mais  celle 
qui  est  la  conséquence  d'une  puissance  physique  sou- 
mise à  une  intelligence  élevée  (i).  » 

Elle  est  le  germe  divin  de  noblesse  morale  déposé  au 
plus  profond  des  cœurs  ;  elle  est  l'aspiration  de  l'âme 
vers  le  Bien,  vers  l'Idéal,  vers  Dieu.  Et  si  «  L'homme 
est  un  dieu  tombé  qui  se  souvient  des  cieux  »,  on  peut 
regarder  la  Chevalerie  comme  la  réalisation  gracieuse 
de  ce  souvenir  céleste. 

Et  donc  la  Chevalerie  française  n'est  pas,  comme  on 
l'a  soutenu,  d'origine  germanique  ou  féodale,  romaine, 
chrétienne  ou  musulmane,  —  elle  est  française.  Ce  n'est 
pas  qu'elle  n'ait  bénéficié  dans  son  développement  de 
l'influence  et  de  la  civilisation  des  Arabes.  Entendons- 
nous  :  Quand  l'Orient  et  l'Occident  se  rencontrèrent  — 
que  ce  fût  à  Roncevaux,  en  Espagne,  en  Palestine  ou 
en  Egypte  —  la  Chevalerie  existait  déjà  en  France, 
arbre,  arbuste  ou  bourgeon.  Mais  l'un  des  résultats  de 
ces  rencontres  fut  de  revêtir  la  Chevalerie  de  nuances 
jolies,  de  délicatesses  ingénieuses,  de  suprêmes  élégan- 
ces. La  plante  a  germé  du  sol  français,  c'est  incontesta- 
ble; mais  si  elle  a  poussé  plus  vite  et  plus  drue,  si  elle 
a  donné  des  fleurs  plus  éclatantes,  si  elle  a  exhalé  un 
parfum  plus  subtil,  c'est  au  soleil  d'Orient,  aux  brises 
de  Nejd  qu'elle  le  doit.  C'est  ce  que  nous  allons  essayer 
d'établir. 

(i)  Viollet-le-Duc,  Dictionnaire  du  mobilier,  t.  V,  p.  6. 


DE  L'INFLUENCE  DES  ARABES   SUR  LES   MŒURS 
CHEVALERESQUES 


Relations  commerciales  ou  rapports  politiques, 
guerres  ou  alliances  —  il  y  eut  entre  l'Orient  et  l'Occi- 
dent tant  de  points  de  contact,  tant  d'échanges  de  toutes 
sortes  que,  du  VIIe  au  XVe  siècle,  Maures  et  Chrétiens 
ne  cessèrent  pas  un  instant  de  communiquer  entre  eux, 
de  se  pénétrer,  de  vivre  en  quelque  sorte  de  la  même 
vie  héroïque  ou  paisible,  galante  ou  guerrière.  De  ces 
longues  luttes  balancées  des  deux  côtés  par  une  égale 
bravoure,  de  ces  traités  de  paix  qui  permettaient  aux 
deux  parties  de  s'adonner  pour  un  temps  aux  ouvrages 
de  l'esprit  et  de  l'industrie,  une  estime  mutuelle  s'éta- 
blit qui  alla  toujours  grandissant.  Les  Arabes  se  plai- 
saient à  vanter  le  courage  des  Chrétiens  qu'ils  englo- 
baient, à  quelque  pays  qu'ils  appartinssent,  sous  le 
dénominatif  de  Francs,  et  les  Francs  ne  tardaient  pas 
«  à  savoir  ce  qu'était  l'Islamisme  et  à  reconnaître  dans 
les  Musulmans  des  peuples  plus  civilisés  qu'eux- 
mêmes  (i)  ». 

Dès  lors  il  n'est  pas  étonnant  que  les  Francs,  ayant 
pris  aux  Orientaux  «  beaucoup  d'inventions  et  d'usa- 
ges (2)  »,  leur   aient   emprunté,   plus    bénévolement 

(1)  Lavisse,  t.  II,  p.  346. 

(2)  Lavisse  et  Rambaud,  Histoire  générale,  t.  II,  p.  346. 


16    LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

encore,  certains  raffinements  des  mœurs  chevaleresques 
qui  s'adaptaient  si  bien  à  leur  propre  génie.  Et  n'est-on 
pas  en  droit  d'étendre,  ne  serait-ce  qu'à  la  Septimanie 
(c'est-à-dire  à  tout  le  district  de  la  Gaule  Méridionale 
compris  entre  la  Méditerranée  et  les  Cévennes,  entre  les 
Pyrénées  et  le  Rhône),  qui  fut  assez  longtemps,  toute 
ou  en  partie,  sous  la  domination  arabe (i),  cette  obser- 
vation capitale  de  Fauriel  :  «  Un  fait  aussi  certain  qu'il 
est  remarquable,  c'est  l'espèce  de  sympathie  et  d'inti- 
mité sociale  qui  s'établit  de  bonne  heure  et  alla  toujours 
croissant  entre  les  Arabes  et  les  Espagnols;  c'est  la 
facilité  avec  laquelle  ceux-ci  cédèrent  au  noble  ascen- 
dant des  premiers,  se  prirent  à  leur  aimable  génie, 
adoptèrent  leur  langue,  leurs  mœurs,  et  jusqu'à  leur 
tour  d'imagination  (2)  »  ?  Cette  présomption  peut 
paraître  hasardée,  mais  elle  s'appuie  sur  des  faits  :  tels 
l'introduction  dans  le  Midi  de  la  France  de  diverses 
industries  arabes,  de  certains  procédés  d'agriculture, 
de  certaines  machines  ;  l'existence  dans  la  langue  pro- 
vençale d'une  certaine  quantité  de  mots  et  particulière- 
ment de  termes  de  Chevalerie,  tels  certains  usages  et 
certains  points  de  ressemblance  entre  les  deux  littéra- 
tures, fêtes  galantes,  réunions  littéraires,  défis  poéti- 
ques, etc.,  etc.  On  trouvera  ces  rapprochements,  «  cette 
intimité  sociale  »,  magistralement  exposés  et  dévelop- 
pés par  Fauriel  dans  sa  savante  Histoire  de  la  Poésie 

(1)  Les  Arabes  déjà  maîtres  de  l'Espagne  entrèrent  pour  la  pre- 
mière fois  hostilement  en  Septimanie  en  715.  En  10x9  ils  tentè- 
rent inutilement  de  reprendre  Narbonne.  Il  y  a  entre  ces  deux 
dates  un  intervalle  de  3oo  ans  durant  lesquels  les  conquérants 
musulmans  de  l'Espagne  et  les  populations  en  deçà  des  Pyrénées 
furent  presque  sans  relâche  en  guerre  les  uns  contre  les  autres. 
(C.  Fauriel,  Histoire  de  la  Poésie  Provençale,  t.  I,  p.  iao.) 

(a)  Fauriel,  Histoire  de  la  Gaule  Méridionale,  t.  III,  p.  59. 


LA  CHEVALERIE  17 

Provençale  (1).  Nous  y  renvoyons  le  lecteur,  mais  nous 
en  retiendrons  la  conclusion  en  rappelant  que  le  Midi 
fut  le  berceau  de  la  Chevalerie  occidentale  :  «  Il  y  a 
lieu  de  conclure,  dit  Fauriel,  que  les  Arabes  andalou- 
siens  eurent  par  leurs  exemples  une  influence  réelle 
sur  la  civilisation  morale  et  sociale  du  Midi  de  la 
France  et  plus  particulièrement  sur  la  partie  caractéris- 
tique et  dominante  de  cette  civilisation  qui  tenait  aux 
idées,  aux  mœurs  et  aux  institutions  de  la  Chevale- 
rie (2).  » 

Pour  constater  l'influence  arabe  sur  l'esprit  cheva- 
leresque et  en  mesurer  l'étendue,  non  seulement  dans 
le  Midi,  mais  en  France  et  dans  la  Chrétienté,  il  n'y  a 
qu'à  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  romans  de  Chevalerie. 
On  sait  que  les  romans  de  Chevalerie  formaient  au 
Moyen-Age  l'unique  aliment  spirituel  de  la  noblesse  et 
même  du  menu  peuple,  et  qu'ils  constituaient  une 
sorte  de  bréviaire  à  l'usage  des  guerriers  qui  y  pui- 
saient, à  d'illustres  exemples,  des  leçons  de  valeur,  de 
galanterie  et  de  savoir-vivre.  Or  la  chronique  de  Tur- 
pin,  qui  a  précédé  tous  les  romans  de  Chevalerie, 
affirme  (chapitre  XX)  que  «  Charlemagne  avait  reçu 
l'ordre  de  Chevalerie  de  Galafron  Emir  (admirantus)  ou 
prince  Sarrazin  de  Coleto  en  Provence  »,  tandis  qu'un 
fabliau  du  XIe  siècle  atteste  que  Saiadin,  «  homme  très 
puissant  et  très  loyal  Sarrazin  »,  fut  armé  Chevalier  par 
le  prince  Hugues  de  Tabarie.  Dans  le  Perceval  alle- 
mand un  chevalier  chrétien  célèbre  ne  se  fait  point 
scrupule  d'entrer  au  service  du  «  Baruc  de  Baldac  », 

(1)  Fauriel,   Histoire  de  la  Poésie  Provençale,  t.  III,  pp.  3ia    et 
suiv. 
(a)  Fauriel,  t.  III,  p.  3a7. 

2 


i8     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

c'est-à-dire  du  calife  de  Bagdad  (i).  De  même,  Bernard 
de  Carpio,  le  plus  «  ancien  héros  de  l'Espagne  chré- 
tienne, ne  se  signale  à  peu  près  que  dans  l'armée  des 
Maures,  par  de  hauts  faits  de  Chevalerie...  Les  ancien- 
nes romances  espagnoles  et  le  plus  ancien  de  leur 
poèmes,  celui  du  Cid,  donnent  encore,  dès  le  XIIe  siè- 
cle, les  mêmes  mœurs  chevaleresques  aux  Arabes  (2)  ». 
u  On  faisait  même  intervenir  les  Sarrazins,  nous  dit 
M.  Reinaud,  dans  les  combats  et  les  tournois  de» 
chrétiens,  en  un  mot  dans  tous  les  lieux  de  la  terre  où 
il  y  avait  quelque  lauriers  à  cueillir  (3).  »  C'est  évidem- 
ment qu'on  les  jugeait  dignes  de  se  mesurer  avec  les 
paladins  et  les  preux  de  la  légende.  Mais  en  rehaussant 
le  caractère  des  chevaliers  Sarrazins,  en  faisant  d'eux 
des  modèles  de  noblesse  et  de  générosité,  les  poètes 
entendaient-ils  exécuter  un  portrait  fidèle  du  guerrier 
arabe,  ou  bien  n'était-ce  là  de  leur  part  qu'une  fiction 
destinée  à  stimuler  l'ardeur  des  Chevaliers  chrétiens,  à 
les  inciter  à  imiter  les  hauts  faits  réels  ou  imaginaires 
de  leurs  rivaux?  Quelle  que  soit  la  réponse  qu'on 
donne  à  cette  question,  la  conclusion  reste  la  même,  à 
savoir  que  le  lecteur  ou  l'auditeur  des  romans  de  Che- 
valerie, jongleurs  et  châtelains,  nobles  et  manants, 
étaient  pénétrés  de  la  vaillance  et  de  la  grandeur  d'âme 
de  leurs  ennemis,  qu'ils  s'exerçaient  à  égaler  et  à  sur- 
passer en  générosité  et  en  courage. 

Mais  plus  éloquents  que  les  chansons  et  les  fabliaux, 
et  d'un  résultat  plus  sûr,  étaient  les  exemples  de  ver- 
Ci  )  Journal  des  Débals,  ax  janvier  i83/i,  art.  S.  W.  de  Schlegel. 

(2)  Sismondi,  De  la  littérature  du   midi  de  la  France,  t.  I,  pp. 
270  et  suiv. 

(3)  Reinaud,  Invasions  des  Sarrazins  en  France,  p.  3i/i. 


LA  CHEVALERIE  19 

tus  chevaleresques  que  donnaient  en  toutes  occasions  et 
en  tous  lieux  les  Arabes  à  leurs  contemporains  d'Occi- 
dent. Quels  exemples  remémorer  ?  en  quel  siècle  les 
prendre  ?  en  quel  pays  les  choisir  ?  Serait-ce  en  Espa- 
gne, et  montrerons-nous  le  wali  Àbd-el-Malek  trans- 
perçant de  sa  lance  son  jeune  fils  en  le  voyant  reculer 
devant  une  troupe  supérieure  (1)  (vers  755)?  Ou  bien 
allons-nous  comparer  Abdel  Rahman  III,  qui  en  960 
donna  un  sauf-conduit  à  son  ennemi  Sanche,  prince 
de  Léon,  «  afin  qu'il  puisse  se  rendre  à  Cordoue,  pour 
y  consulter  les  médecins  arabes  »  ?  Allons-nous  le  com- 
parer au  roi  de  Castille,  le  catholique  Pierre  le  Cruel, 
qui  vers  i36o,  «  ayant  invité  le  roi  de  Grenade  Abou 
Saïd  à  sa  cour  et  trouvant  admirables  les  bijoux  qu'il 
portait,  trouva  tout  naturel  de  le  tuer  traîtreusement 
pour  s'en  emparer  (2)  »  ? 

Un  siècle  auparavant,  en  1280,  a  Alphonse  le  Sage, 
abandonné  de  ses  sujets,  implora  le  secours  du  roi  de 
Maroc.  Yacoub  repassa  la  mer  avec  ses  troupes  :  il  vit; 
Alphonse  à  Zara.  Dans  cette  célèbre  entrevue,  l'infor- 
tuné Castillan  voulut  céder  la  place  d'honneur  à  celui 
qui  venait  le  défendre.  «  Elle  vous  appartient,  lui  dit 
Yacoub,  tant  que  vous  serez  malheureux...  Je  viens 
vous  aider  à  punir  un  ingrat.  Quand  j'aurai  rempli  ce 
devoir,  quand  vous  serez  heureux,  puissant,  je  vous 
disputerai  tout  et  redeviendrai  votre  ennemi  (3)  ». 

Serait-ce   en    Egypte?  et    rappellerons-nous    qu'en 


(1)  L.  Viardot,  Histoire  des  Arabes  et  des  Maures  d'Espagne,  t.  II 
voir  pp.  1 18,  196,  278. 

(2)  Gustave  Le  Bon,  La  civilisation  des  Arabes,  pp.  887  et  suiv. 

(3)  Florian,  Précis  historique  sur  les  Maures,  p.   77.  Voir  dans  le 
même  ouvrage  d'autres  traits  du  même  genre,  pp.  76  et  85,  etc. 


20     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

n63  Nour-ed-Dine  ne  voulut  pas  profiler  de  la  mort  de 
Baudoin  pour  reprendre  Ascalon  parce  que,  disait-il, 
«  il  aurait  cru  agir  contre  l'humanité  en  troublant  la 
douleur  des  peuples  qui  pleuraient  leur  maître  et  con- 
tre sa  propre  gloire  en  attaquant  des  malheureux  qui 
n'étaient  pas  en  état  de  se  défendre  (i)  »?  Opposerons- 
nous  Richard  Cœur  de  Lion  faisant  lâchement  massa- 
crer les  prisonniers  faits  à  Saint-Jean-d'Àcre  (1191),  au 
mépris  du  traité  qui  leur  assurait  la  vie  et  la  liberté  (2); 
à  Saladin  qui,  à  son  entrée  à  Jérusalem  (1187),  non 
content  d'accorder  la  vie  et  la  liberté  à  tous  les  habi- 
tants de  la  cité  reconquise,  fit  distribuer  des  secours  et 
des  présents  aux  Chrétiens  indigents?  Montrerons- 
nous  Saladin  au  milieu  de  la  bataille  de  JafYa  envoyant 
deux  nobles  coursiers  à  Richard  désarçonné,  a  parce 
qu'il  estimait  peu  digne  d'un  aussi  brave  guerrier  de 
combattre  à  pied  (3)  »  ?  A  quoi  bon  multiplier  les 
exemples  quand  tous  les  historiens  conviennent  que 
«  ceux  qui  ont  étudié  l'histoire  des  Croisades  n'ont  pas 
besoin  qu'on  leur  apprenne  que  dans  ces  luîtes  les  ver- 
tus de  la  civilisation  :  magnanimité,  tolérance,  réelle 
chevalerie,  aimable  culture,  étaient  toutes  du  côté  des 
Sarrasins  (4)  »  ?  Que  cela  ne  nous  empêche  pas  cepen- 
dant de  transcrire  ici  la  jolie  histoire  que  voici  : 

«  Alphonse  VIII,  qui  prit  le  titre  d'empereur,  assié- 
geait en  1109  le  fort  d'Oréja.  La  vvali  de  Cordoue  ras- 


Ci)  G.  Marin,  Histoire  de  Saladin,  sullhan  d'Egypte  et  de  Syrie,  t. 
I,  pp.  78  et  g5. 

(2)  C.  Marin,  Op.   cit.,   t.  II,  pp.   3o6  et  307.  —  Stanley  Lane 
Poole.  Saladin  and  the  fall  of  the  Kingdom  of  Jérusalem,  p.  3o6. 

(3)  Stanley,  op.  cit.,  p.  353. 
(k)  Stanley,  op.  cit.,  p.  307, 


LA  CHEVALERIE  21 

sembla  quelques  troupes  pour  secourir  cette  place;  mais 
au  lieu  d'attaquer  l'armée  castillane,  supérieure  à  la 
sienne,  il  crut  plus  facile  de  l'obliger  à  lever  le  siège  par 
une  diversion.  Il  tourna  donc  adroitement  le  camp  des 
Chrétiens  et  vint  à  marche  forcée  jusqu'aux  portes  de 
Tolède,  où  la  reine  Bérengère  (Berenguela)  se  trouvait 
enfermée  sans  moyens  de  résistance.  Dans  l'extrémité 
où  elle  était  réduite,  cette  princesse  imagina  d'envoyer 
un  hérault  au  général  more,  pour  lui  représenter  que 
s'il  était  venu  combattre  les  Chrétiens,  il  devait  aller 
les  chercher  sous  les  murs  d'Oréja,  où  son  mari  l'atten- 
dait ;  mais  que  faire  la  guerre  à  une  femme  n'était  pas 
digne  d'un  chevalier  brave  et  généreux.  Le  scrupuleux 
Almorravide  céda  devant  cette  étrange  défense  ;  il 
s'excusa  de  sa  méprise  et  demanda  la  faveur  de  saluer 
la  reine  avant  son  départ.  Bérengère  vint  se  mon  lier 
sur  les  murailles  au  milieu  de  sa  cour,  et  les  Chevaliers 
Arabes,  en  s'éloignant,  défilèrent  devant  elle  comme 
dans  un  tournoi.  Pendant  cette  cérémonie  galante, 
Alphonse  faisait  capituler  le  fort  d'Oréja  (Ferreras,  anno 
1189)  (1).  » 

On  est  donc  en  droit  de  soutenir  que  les  Arabes  ont 
eu,  de  par  leur  civilisation  et  leurs  exemples,  une  in- 
fluence heureuse  sur  l'esprit  et  les  sentiments  chevaleres- 
ques (2) —  influence  toute  de  nuances,  de  raffinements, 


(1)  Louis  Viardot,  Essais  sur  l'histoire  des  Arabes  et  des  Mores 
d'Espagne  (Paris,  i833). 

(2)  Fauriel,  op.  cit.  t.  III,  P-  433  :  «  Ce  doit  être  et  ce  fut  la 
partie  la  plus  pittoresque,  la  plus  brillante  de  ces  mœurs  (arabes), 
de  ces  institutions,  qui  frappa  vivement  les  populations  du  midi 
de  la  France,  lorsque,  dans  le  courant  du  XI'  siècle,  elles  ne 
commencèrent  à  voir,  dans  ces  Sarrazins  d'abord  si  redoutés 
comme  ennemis  de  la  foi  chrétienne,  que  des  hommes  plus  civi- 


23     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

d'élégances...  A  constater  que  ces  Infidèles  que  l'Église 
leur  ordonnait  de  combattre  sans  trêve  et  sans  merci 
étaient  héroïques  et  généreux  pour  l'adversaire,  les 
Chevaliers  en  devinrent  plus  tolérants,  plus  humains. 
A  l'école  des  Arabes  ils  apprirent  à  être  bons  et  magna- 
nimes pour  l'ennemi  quel  qu'il  soit,  chrétien  ou  païen  ; 
à  constater  que  ces  infidèles  «  qui  n'avaient  pas  reçu 
le  baptême  »  étaient  fidèles  à  la  parole  donnée,  les 
Chevaliers  apprirent  à  respecter  tous  leurs  engage- 
ments, et  non  plus  seulement  ceux  qu'ils  avaient  faits 
solennellement  et  sous  serment;  à  constater  chez  leurs 
ennemis  ce  suprême  dédain  pour  les  richesses,  cette 
hospitalité  débordante,  cette  largesse  insoupçonnée,  les 
Chevaliers  apprirent  à  multiplier  bénévolement  leurs 
aumônes,  à  rendre  munificentes  leurs  libéralités;  à 
constater  le  respect,  la  dévotion  que  les  Arabes  témoi- 
gnaient aux  femmes  (i),  même  aux  plus  humbles  — 

lises  qu'elles...  11  était  parfaitement  naturel  que  ces  populations, 
ou  du  moins  que  les  classes  influentes  auxquelles  appartenait 
l'initiative  des  améliorations  de  la  société,  prissent  des  mœurs  et 
des  institutions  dont  il  s'agit  ce  qui  pouvait  aller  à  leur  situation, 
sauf  les  modifications  inévitables,  requises  par  les  localités. 

a  Sous  ce  point  de  vue  général,  l'influence  des  Arabes  d'Espagne 
sur  la  civilisation  du  midi  de  la  France,  et  particulièrement  sur 
cette  civilisation  que  j'ai  nommée  la  portion  chevaleresque,  cette 
influence,  dis-je,  me  paraît  directe,  incontestable,  et  il  est  impos- 
sible quelle  ne  se  soit  pas  étendue,  de  quelque  manière  et  jusqu'à 
un  certain  point,  à  la  littérature...  » 

(i)  On  imagine  facilement  quelles  pouvaient  être  les  idées  des 
seigneurs  du  Moyen- Age  sur  les  femmes  arabes  quand  on  lit, 
dans  un  historien  du  commencement  du  XIX"  siècle,  le  jugement 
suivant  :  «  Les  femmes  des  Mulsumans  sont  des  divinités  à  leurs 
yeux,  aussi  bien  que  des  esclaves,  et  le  sérail  est  autant  un  temple 
qu'une  prison.  Le  Mulsulman  ne  laisse  approcher  de  sa  femme 
aucun  des  soucis  de  la  vie,  aucune  des  peines,  aucune  des  souf- 
frances qu'il  affronte  seul.  Son  harem  est  consacré  uniquement  au 


LA.  CHEVALERIE  23 

des  esclaves  ne  devenaient-elles  pas  des  reines  ?  —  les 
Chevaliers  apprirent  à  être  galants  et  courtois,  non  seu- 
lement vis-à-vis  des  Dames,  mais  encore  envers  toutes 
les  femmes,  à  quelque  condition  qu'elles  appartins- 
sent ;  au  contact  enfin  du  génie  arabe,  les  rudes  mœurs 
guerrières  du  Moyen-Age  se  modérèrent  se  transfor- 
mèrent en  devenant  plus  douces,  plus  aimables,  plus 
délicates,  plus  gracieuses  (i).  Telle  serait  en  résumé 
l'influence  des  Arabes  sur  la  Chevalerie  Occidentale. 
Certains  auteurs  vont  plus  loin  —  trop  loin  à  notre 


luxe,  aux  arts,  aux  plaisirs  :  des  fleurs,  des  encens,  de  la  musique, 
des  danses,  entourent  sans  cesse  son  idole  ;  jamais  il  ne  lui  de- 
mande, jamais  il  ne  lui  permet  aucune  espèce  de  travail  ;  les  chants 
par  lesquels  il  célèbre  son  amour  respirent  cette  même  adoration, 
ce  même  culte  que  nous  trouvons  dans  la  poésie  chevaleresque.  » 
(S.  de  Sismondi,  op.  cit.,  p.  96.) 

De  même,  Florian,  dans  son  Précis  historique  sur  les  Maures,  fait 
la  remarque  ^suivante  :  «  Ces  Musulmans  étaient  les  amants  les 
plus  tendres,  les  plus  soumis,  les  plus  passionnés.  Leurs  femmes, 
quoiqu'elles  fussent  à  peu  près  esclaves,  devenaient,  lorsqu'elles 
étaient  aimées,  des  souveraines  absolues,  des  dieux  suprêmes,  pour 
celui  dont  elles  possédaient  le  cœur.  C'était  pour  leur  plaire 
qu'ils  cherchaient  la  gloire  ;  c'était  pour  briller  à  leurs  yeux  qu'ils 
prodiguaient  leurs  trésors,  leur  vie,  qu'ils  s'efforçaient  mutuelle- 
ment de  s'effacer  par  leurs  exploits,  par  les  fêtes  les  plus  magni- 
fiques. » 

C'est  aux  Arabes  que  les  habitants  de  l'Europe  empruntèrent, 
avec  les  lois  de  la  chevalerie,  le  respect  galant  des  femmes,  qu'im- 
posaient ces  lois.  Ce  ne  fut  donc  pas  le  christianisme,  ainsi  qu'on 
le  croit  généralement,  mais  bien  l'Islam  qui  releva  la  femme. 
(G.  Le  Bon,  Civilisation  des  Arabes,  p.  £28.) 

(1)  <(  Au  commerce  des  Arabes  et  à  leur  imitation,  les  rudes 
seigneurs  de  notre  moyen-âge  amollirent  leurs  grossières  habi- 
tudes, et  les  chevaliers,  sans  rien  perdre  de  leur  bravoure,  connu- 
rent des  sentiments  plus  délicats,  plus  nobles,  plus  humains.  Il 
est  douteux  que  le  christianisme  seul,  tant  bienfaisant  qu'il  était, 
les  leur  eût  inspirés.  »  (Barthélémy  Saint-Hilaire,  Mahomet  et  le 
Coran,  i865.) 


a4    LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

avis.  Ils  soutiennent  que  la  Chevalerie  tout  entière, 
corps  et  âme,  mœurs  et  institution,  est  d'origine  arabe. 
A  les  en  croire,  la  Chevalerie  Occidentale  aurait  été 
copiée  sur  une  institution  analogue  en  honneur  chez 
les  Arabes  de  temps  immémorial.  La  question  vaut 
d'être  examinée. 


LA  CHEVALERIE  ARABE 


Les  Arabes  ont-ils  eu  une  Chevalerie  analogue  à  la 
Chevalerie  occidentale,  c'est-à-dire  un  corps  social  orga- 
nisé ayant  des  règles,  des  lois,  des  cérémonies  particu- 
lières, un  but  défini  ?  L'institution  de  ce  corps  est-elle 
antérieure  ou  postérieure  à  l'institution  de  la  Chevalerie 
européenne? 

Dans  une  savante  étude  parue  dans  le  Journal  Asia- 
tique (i),  M.  Hammer  Purgstall,  prenant  texte  des 
paroles  que  prononça  le  Prophète  après  la  bataille 
d'Ohod,  pour  rendre  hommage  à  la  bravoure  d'Àli-ben- 
Abi-Taleb  :  «  Il  n'est  point  d'épée  que  Zoulfikar  (nom 
de  l'épée  d'Ali),  et  il  n'est  point  de  «  fêta  »  (Chevalier) 
qu'Ali  »,  conclut  que  la  Chevalerie  existait  avant  Maho- 
met   du  fait  de  la  traduction  d'Hammer.  Le  mot 

u  fêta  »,  en  effet,  dit  un  homme  de  cœur  et  de  vail- 
lance, un  preux.  11  ne  devint  synonyme  de  «  Chevalier  » 
que  beaucoup  pins  tard,  vers  le  XIIe  siècle,  quand  la 
«  Chevalerie  »  fut  connue  en  Orient.  C'est  donc  à  tort 


(i)  Journal  Asiatique  (18/19,  i855),  articles  de  M.  Hammer  Purgs- 
tall :  «  Sur  la  chevalerie  des  Arabes  antérieure  à  celle  de  l'Europe 
et  sur  l'influence  de  la  première  sur  la  seconde.  » 


2  6     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

qu'Hammer  fait  remonter  la  Chevalerie  arabe  à  une 
époque  antérieure  au  VIIe  siècle. 

C'est  chez  les  Arabes  andalous,  soutient  Fauriel  (i), 
que  l'on  trouve  les  plus  anciens  vestiges  de  la  Cheva- 
lerie mondaine  et  de  la  Chevalerie  religieuse  :  «  Les 
Chevaliers  du  Temple  et  ceux  de  l'Hôpital  de  Jérusa- 
lem, qui  peuvent  être  regardés  comme  les  représentants 
les  plus  fidèles  et  les  plus  organisés  de  la  Chevalerie 
religieuse,  datent  du  commencement  du  XIIe  siècle 
(vers  ii  i5).  Or,  à  cette  époque  il  y  avait  déjà,  depuis 
un  siècle,  chez  les  Arabes  andalous,  des  corps  de 
milice  religieuse  organisés  dans  le  même  but  et  d'une 
manière  semblable,  connus  sous  le  nom  de  «  rabites  ». 

a  Quant  à  la  Chevalerie  mondaine,  il  est  également 
certain  qu'il  y  eut  de  même  chez  les  Arabes  quelque 
institution  qui  put  et  dut  y  servir  de  modèle  (2).  » 

L'argumentation  de  Fauriel  quant  à  la  Chevalerie 
religieuse  s'appuie  sur  une  note  de  Conde  ainsi  con- 
çue :  «  Les  Musulmans  Rabites  ou  gardes-frontières 
menaient  une  vie  très  austère,  se  consacraient  volon- 
tairement à  l'exercice  perpétuel  des  armes,  et  s'obli- 
geaient par  vœu  à  défendre  leurs  frontières  contre  les 
guerriers  chrétiens.  C'étaient  des  Chevaliers  d'élite, 
d'une  grande  constance  dans  les  fatigues.  Il  ne  leur 
était  pas  permis  de  fuir  ;  ils  devaient  combattre  intré- 
pidement et  mourir  plutôt  que  d'abandonner  leur 
poste.  Il  est  très  probable  qu'à  l'exemple  de  ces  rabites 
se  formèrent,  tant  en  Espagne  que  parmi  les  Chrétiens 
d'Orient,  ces  ordres  militaires  si  célèbres  par  leur  bra- 

(1)  Fauriel,  Histoire  de  la  poésie  provençale,  t.  III,  pp.  3 12  et 
suiv. 

(2)  Fauriel,  op.  cit.,  p.  3a  r . 


LA  CHEVALERIE  27 

voure  et  par  les  services  qu'ils  rendirent  au  Christia- 
nisme. Il  y  a  une  grande  ressemblance  entre  les  deux 
institutions.  »  Encore  qu'il  ne  faille  pas  ajouter  grande 
créance  aux  dires  de  Conde  (1),  cette  citation  unique, 
qui  ne  donne  aucun  détail  sur  la  réception  des  Cheva- 
liers rabites,  ni  sur  l'organisation  de  cette  corporation, 
ne  saurait  à  elle  seule  fournir  la  preuve  que  les  Ordres 
du  Temple  et  de  l'Hôpital  eussent  été  créés  à  l'image  de 
l'association  des  rabites.  Elle  prouverait  tout  au  plus 
que  des  mêmes  circonstances  peuvent  naître,  à  certai- 
nes époques  et  chez  différents  peuples,  des  institutions 
identiques. 

Quant  à  la  Chevalerie  mondaine,  Fauriel  l'appuie 
sur  des  probabilités  :  «  Elle  a  pu,  elle  a  dû  exister.  » 
Dans  les  mœurs  et  les  sentiments,  oui,  mais  non  pas 
en  tant  qu'institution. 

Il  est  cependant  question,  dans  les  auteurs  arabes, 
d'une  Chevalerie  organisée,  comportant  une  investiture 
solennelle  faite  au  nom  du  prince  par  un  chef  religieux, 
des  festins,  des  jeux  et  des  réjouissances.  Le  costume 
des  Chevaliers,  ou  «  fêta  »,  consiste  en  une  tunique  et 
une  paire  de  culottes  (les  hauts-de-chausses  de  la  Che- 
valerie), «  symboles  de  la  prééminence  »  ;  leurs  préro- 
gatives se  résument  dans  le  droit  exclusif  qu'ils  avaient 
u  de  tirer  aux  balles  et  de  chasser  les  pigeons  de 
race  (2)  0. 

Serait-ce  cette   chevalerie   arabe    qui    aurait    servi 

(1)  Voir   Dozy,  Histoire  des  Musulmans  d'Espagne  (Introduction). 

(2)  Voir  Annales  d'Aboul-Féda  :  années  568  et  6a3,  Histoire  des 
Croisades.  Règne  d'El  \acer-lidine-Allah.  Différents  auteurs  cités 
par  Dozy.  Dictionnaire  des  noms  des  vêtements  chez  les  Arabes, 
p.  899,  et  par  Quatremère  ;  traduction  d'El  Makrizi,  notes  p.  58 
et  5g. 


a8     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

d'exemple  à  la  Chevalerie  occidentale  ?  Mais  elle  ne 
date  que  du  XIIe  siècle,  puisque  c'est  à  l'occasion  d'El- 
Malek-el-Nacer  (i  180  à  12  25)  qu'il  en  est  question  pour 
la  première  fois.  Et  d'ailleurs  l'usage,  à  la  réception 
d'un  nouveau  chevalier,  «  de  boire  en  l'honneur  du 
kalife  la  coupe  de  Chevalerie  (i)  »,  trahit  l'origine 
européenne  de  l'institution.  On  boit  en  Orient  —  de 
l'eau  —  d'une  façon  moins  cérémonieuse  et  surtout 
moins  symbolique...  Il  est  vrai  que  les  historiens  ara- 
bes du  Moyen  Age  font  remonter  l'institution  de  leur 
Chevalerie  au  Kalife  Ali-ben  Abi-Taleb.  On  lit  en  effet, 
dans  «  Omdatt  el  Taleb  »,  que  «  la  prérogative  d'oc- 
troyer la  Chevalerie  passa  immédiatement  du  kalife  Ali 
à  Selman  Fârsi,  et,  après  quelques  degrés  intermédiai- 
res, à  Abou  Moslem...,  etc.  ».  Les  lettres  d'investiture 
adressées  par  les  Sultans  aux  princes  étrangers  se 
parent  également  de  cette  illustre  origine  ;  on  y  lit  : 
a  du  sultan,  de  celui  qui  a  hérité  du  prince  des 
croyants  Ali-ben-Abi-Taleb,  l'honneur  de  la  Chevalerie, 
la  gloire  d'une  généalogie  illustre...  (2)  ». 

Il  ne  faut  voir  dans  cette  assertion  que  le  désir  des 
contemporains  et  de   leurs   continuateurs  d'entourer 

(1)  Voir  Purgstall,  articles  cités. 

(2)  Voir  Quatremère,  traduction  d'el  Makrizi,  notes  p.  58.  D'après 
Moufazal  ibn  Abil-Fazail  la  prérogative  d'octroyer  la  Chevalerie 
passa  d'Ali  à  Selman  Fârsi,  à  Ali  al  Tourui,  à  Al  Hafiz  al  Kindi,  à 
a  Aouf  al  Ghassani,  à  Aboul'Izznn  Xakib,  à  Abou  Mouslira  al 
Kborazani,  à  Hilal  an  Nabbani,  à  Djoushan  al  Fizari,  à  l'émir 
Hassan,  à  Aboul  Fazl  al  Kourashi.au  Kaïd  Shibl  Aboul  Makarim, 
à  Fazl  ar  Rakkashi,  à  Abou-Hasman  Xadjdjar,  au  roi  Abou  Kalind- 
jar,  à  Rousbah  al  Farisi...  à  Mou'izz...  à  Abdal  Djabbar,  au  kalife  Al 
Nasser  ».  Voir  dans  Patrologia  Orientalis,  t.  III,  Moufazzal  ibn  Abil 
Fazail,  Histoire  des  Sultans  Mamelouks,  texte  arabe  publié  et 
traduit  en  français  par  E.  Blochet,  pp.  A 2 6 ,  A27. 


LA  CHEVALERIE  29 

d'une  certaine  auréole  une  institution  nouvelle  :  son 
origine  antique,  islamique  et  glorieuse  devait  nécessai- 
rement lui  donner  aux  yeux  de  tous  plus  de  prix 
et  plus  d'éclat.  En  effet  aucun  document,  que  nous 
sachions,  ne  fait  mention  d'un  ordre  de  Chevalerie 
antérieurement  au  XIIe  siècle.  L'on  ne  trouve  dans 
les  écrits  des  anciens  poètes  ou  écrivains  aucune  trace 
d'une  institution  chevaleresque  quelconque,  qui,  si 
elle  avait  existé  ne  fût-ce  qu'un  instant,  n'eût  pas 
manqué  de  retenir  leur  attention  et  d'alimenter  leurs 
productions  littéraires. 

On  doit  cependant  remarquer  qu'une  centaine  d'an- 
nées (1)  environ  avant  la  création  de  la  Chevalerie 
arabe,  les  Soufîtes  employaient  couramment  dans  leurs 
écrits  les  vocables  de  «  fêta  »  et  de  «  fêtoua  »,  non  plus 
dans  le  sens  exclusivement  «  guerrier  »  que  ces  termes 
avaient  conservé  jusqu'alors,  mais  non  pas  davantage 
dans  le  sens  «  chevaleresque  »  que  leur  attribua  Malek- 
el-I\acer.  D'après  Mohy-al-Dine-Ibn-al-Arabi  (2)  (56o  à 
638  de  l'hégire),  «  la  Jêtoua  est  de  l'âge  de  l'homme 
la  période  comprise  entre  18  et  4o  ans.  Elle  représente 
le  développement  et  la  plénitude  de  la  force  et  des  bon- 
nes qualités.  Le  fêta  emploie  sa  force  au  service  de 
Dieu  et  du  faible.  Il  n'a  pas  d'adversaires,  car  il  s'ac- 
quitte de  ses  obligations  et  il  renonce  aux  droits  qu'il 
peut  exercer.  Il  a  des  envieux  et  des  jaloux,  mais  ne 


(1)  Voir,  dans  Kaichf  el  Zounoune  :  Kitaboul  Fetoua,  par  El 
Cheik  Abdel  Rahman  el  Soulmy,  mort  en  &i3;  Fadl  al  Fityanne, 
etc.. 

(a)  Mohyi  al  Dine  Ibn  al  Arabi  :  al  Foutouhatoul  Maqqieh  ms., 
Bibliothèque  Nationale  n°  i336,  chapitre  42,  fol.  78  :  fi.  marefat 
al  Fetoua  Wal  FityanDe. 


3o     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

saurait  avoir  d'ennemis...  Abraham  fut  un  «  fêta  », 
car  il  n'hésita  pas  à  renverser  les  idoles  pour  détruire 
le  mal  et  rendre  hommage  à  la  vérité,  » 

Sans  prétendre  faire  ici  un  exposé  de  la  doctrine  des 
Soufis,  on  peut  dire  que,  dès  le  XIe  siècle,  les  mystiques 
musulmans  avaient  fondé  un  ordre  ayant  des  règles 
strictes  et  un  vêtement  particulier,  froc  de  laine  (souj, 
d'où  soufis),  qu'ils  appelaient  «  Li  bassoul' Fêtoua  ». 

Yoici,  du  reste,  telle  que  la  rapporte  El  Gazhali  (i) 
(mort  en  5o5  H),  quelle  serait  l'origine  de  la  «  fêtoua  » 
et  du  vêtement  symbole  des  Soufis  : 

«  Les  Véridiques  ont  dit  que  la  Fêtoua  était  un  rayon 
de  la  prophétie,  et  ils  ont  noté  que  le  froc  de  la  Fêtoua 
était  fait  de  lumière.  La  preuve  en  est  que  le  prophète, 
prière  et  salut  sur  lui,  a  dit  :  «  Quand  je  fus  porté  au  ciel, 
j'entrai  dans  le  Paradis.  Et  dans  le  Paradis  je  vis  un  Pa- 
lais taillé  dans  un  rubis  rouge.  Je  pénétra:  dans  ce  Palais. 
Je  vis  à  l'intérieur  un  logis  formé  d'une  perle  blanche. 
Je  pénétrai  dans  le  logis  et  je  vis  au  centre  un  coffre  de 
lumière  avec  une  serrure  de  lumière.  Je  dis  à  Gabriel 
(qui  m'accompagnait)  :  Qu'est-ce  que  ce  coffre  et  que 
renferme-t-il  ?  il  me  répondit  :  Chéri  de  Dieu,  ce  coffre 
renferme  un  secret  du  Très-Haut  qu'il  ne  confie  qu'à 
ceux  qu'il  aime.  Je  dis  :  Ouvre-moi  donc  cette  serrure. 
Il  dit  :  Je  ne  suis  qu'un  esclave  commandé;  demande 
à  ton  Dieu  qu'il  me  permette  (d'ouvrir).  Je  demandai 
(cela)  au  Très-LIaut.  Alors  une  voix  envoyée  par  leTrès- 


(i)  Al  Ghazali,  voir  ms.  Bibliothèque  Nationale  n°  i33i,  fol.  177 
verso.  Il  y  a  eu  deux  écrivains,  deux  frères  mystiques  l'un  et 
l'autre,  du  nom  de  Ghazali.  Le  plus  illustre  est  l'aîné  Mohammed 
mort  en  5o5,  le  cadet  Ahmed  est  mort  en  5ao.  Il  se  peut  que 
l'ouvrage  cité  soit  d'Ahmed,  à  moins  qu'il  ne  soit  apocryphe. 


LA  CHEVALERIE  3i 

Haut  se  fit  entendre  (disant)  :  «  Ouvre  pour  celui  que 
j'aime.  »  Et  Gabriel  ouvrît  la  serrure.  Je  regardai  et 
dans  le  coffre  étaient  l'humilité  et  la  pauvreté.  Et  je 
demandai  à  Dieu  de  me  les  donner  en  partage.  Et  la 
voix  céleste  répondit  de  la  part  du  Très-Haut  le  Véridi- 
que  :  «  0  Mohammed!  cela  je  l'ai  choisi  et  réservé  pour 
toi  et  pour  ta  nation  après  toi,  dès  le  moment  que  je 
vous  ai  créés.  Ce  que  tu  m'as  demandé,  je  ne  l'octroie 
qu'à  mes  amis  et  je  n'ai  rien  créé  qui  me  soit  pins  cher 
ni  plus  agréable.  »  Quand  je  descendis  du  ciel  et  alors 
que  je  me  trouvais  dans  le  mihrab  de  ma  mosquée, 
voici  venir  Gabriel  avec  le  froc,  cadeau  de  Dieu  à  son 
serviteur.  Et  Gabriel  me  dit  :  u  Ami  du  Maître  de  l'U- 
nivers, voici  le  vêtement  de  la  fêtona,  don  du  Dieu  de 
gloire  »,  et  puis  il  me  revêtit  d'un  froc  de  lumière  et  il 
prit  mon  engagement  (de  fidélité).  Et  moi  je  pris  le 
même  serment  de  l'Émir  des  croyants  Ali  et  l'investis 
du  froc.  »  Dans  la  chronique  il  est  dit  :  Ce  froc,  l'Emir 
des  Croyants  en  revêtit  Hassan  el  Bassri  ;  et  on  n'est 
pas  d'accord  sur  la  personne  qui  prit  le  froc  des  mains 
d'Ali,  d'aucuns  disent  Hassan  el  Bassri,  d'autres... 
etc.,  etc..  » 

La  légende  e3t  charmante.  11  est  probable  que  les 
conseillers  d'El  Nacer  l'appliquèrent  à  Tordre  de  la  Che- 
valerie. Ils  ont  du  reste  emprunté  aux  Soufis  et  leur 
vocabulaire  (Jeta,  Jêtoiza)  et  l'idée  du  vêtement  symbole 
(libassoul fêtona)  et  la  liste  chronologique  des  grands 
maîtres  de  la  Jetoua.  Ces  emprunts  dénotent  une  volonté 
arrêtée  de  créer  la  confusion  entre  une  Confrérie  reli- 
gieuse ancienne  et  déjà  illustre,  et  une  institution  mili- 
taire récente  dont  le  vice  originel  était  d'avoir  été  copiée 
sur  un  patron  étranger.  On  doit  donc  se  garder  de  s'ap- 


3a     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

puyer  sur  les  écrits  des  soufîs,  qui  ont  un  tout  autre 
objet,  pour  assigner  à  la  Chevalerie  arabe  une  origine 
antérieure  au  règne  du  Malek  el  Nacer.  L'ordre  de  la 
Chevalerie  arabe  n'a  pas  pu  servir  de  modèle  à  la 
Chevalerie  européenne,  car  il  ne  date  décidément  que 
de  la  fin  du  XIIe  siècle.  Et  noire  conviction  est  que  les 
Arabes  n'ont  pas  pu  et  ne  pouvaient  pas  avoir  d'eux- 
mêmes  une  organisation,  une  corporation  de  Chevale- 
rie. —  A  quoi  bon,  en  effet,  une  Chevalerie  religieuse 
quand  l'Islam  lui-même  peut  être  considéré  comme  une 
vaste  théocratie,  un  ordre  de  Chevalerie  «  gigantesque  » 
ayant  à  sa  tête  un  grand  maître,  le  Kalife,  et  des  mil- 
liers de  Chevaliers  combattant  sous  ses  ordres  pour 
l'extension  de  la  foi  et  la  gloire  de  Dieu  (i)  »  ?  A  quoi 
bon  une  chevalerie  mondaine?  Tous  les  Arabes  n'étaient- 
ils  pas  des  Chevaliers-nés?  Et  comment  concevoir 
l'existence  d'un  corps  privilégié,  alors  qu'on  sait  que 
les  Arabes  n'ont  jamais  admis  d'inégalité  dans  les  rela- 
tions sociales,  n'ont  jamais  connu  privilèges,  ni  titres? 
Jaloux  de  leur  liberté,  ils  n'ont  pas  pu  se  forger  un 
code  de  vie  et  s'y  plier.  Tous  les  hommes  d'une  même 
tribu  étant  frères,  quel  besoin  y  avait-il  à  les  lier  par 
des  serments  et  des  cérémonies  religieuses? 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'y  eut  pas  accidentellement 
des  pactes  solennels  parmi  les  Arabes.  Mais  ces  pactes 
étaient  faits  pour  une  raison  donnée  et  un  temps 
déterminé.  Tel  le  pacte  des  Fodouls,  que  décrit  Ibn- 
Khaldoune  dans  les  termes  suivants  :  «  Les  Béni 
Hachem,  les  Beni-Matlab,  les  Beni-Ossd,  etc.,  etc.,  se 
réunirent,  et  ils  décidèrent  et  convinrent  de  soutenir  et 

(i)  Voir  Francis  Charmes,  le  Panislamisme,  p.  i5/i. 


LA  CHEVALERIE  33 

de  prendre  en  mains  la  cause  de  tout  homme,  habitant 
de  la  Mecque  ou  voyageur,  qui  aurait  eu  cà  souffrir 
d'une  injustice,  de  façon  à  lui  faire  récupérer  l'objet 
ravi  et  à  le  dédommager  du  préjudice  subi.  Cet 
engagement  est  connu  sous  le  nom  de  «  pacte  des 
Fodouls  »  (vers  l'an  58o)  (i). 

Quelque  chevaleresque  que  fût  le  but  poursuivi  par  les 
Fodouls,  on  ne  saurait  comparer  leur  association  au 
corps  social  de  la  Chevalerie  —  pas  plus  qu'on  ne  sau- 
rait appliquer  l'épithète  de  Chevaliers  aux  adeptes  des 
différentes  sectes  et  des  sociétés  secrètes  à  la  fois  poli- 
tiques et  religieuses  qui  se  sont  propagés  dans  le 
monde  musulman,  dès  les  premiers  temps  de  l'Islam. 

Il  est  donc  établi  que  la  Chevalerie  Arabe  ne  s'est 
pas  réalisée  en  une  institution,  comme  la  Chevalerie 
européenne,  avant  le  XIIe  siècle  ;  mais  qu'elle  existait 
de  fait  dans  les  mœurs,  depuis  les  temps  les  plus  recu- 
lés. En  Europe  l'institution  a  précédé  les  mœurs,  au 
lieu  que  chez  les  Arabes  l'institution  est  venue  tard,  au 
moment  où  leurs  sentiments  chevaleresques  allaient 
s'affaiblissant.  Et  il  semble  qu'il  y  eut  au  XIIe  siècle 
entre  l'Orient  et  l'Occident  un  échange  d'idées  et  de 
sentiments  :  l'Occident  fournit  l'armure,  l'organisation 
qui  devait  soutenir  les  nobles  traditions  des  Arabes  ; 
l'Orient  donna  en  échange,  avec  une  civilisation  raffi- 
née, sa  compréhension  aimable  de  la  vertu  qui  devait 
ajouter  au  lustre  de  l'Européenne  Chevalerie. 


Recherchons  maintenant  l'origine  de  la  Chevalerie 
des  Arabes  : 

(i)  ILu  Khaldoune,  t.  I,  v  ;lume  II,  p.  3. 


34     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

D'où  étaient  venues  aux  nomades  leurs  mœurs  che- 
valeresques ?  De  la  nature  du  sol  et  du  caractère  des 
habitants. 

La  nécessité  de  pourvoir  à  ses  besoins  dans  une 
contrée  particulièrement  aride  rendit  l'Arabe  actif, 
ingénieux  et  plein  d'audace.  Nulle  part,  l'esprit  guer- 
rier n'était  plus  général  qu'en  Arabie,  car  la  guerre, 
par  le  butin  qu'elle  procurait,  était  la  seule  industrie 
du  Bédouin.  Ne  comptant  que  sur  lui-même,  l'Arabe 
eut  conscience  de  sa  force  et  un  sentiment  très  vif  de 
sa  dignité  d'homme.  Vivant  au  jour  le  jour,  de  chasse, 
de  pillage  et  du  produit  de  ses  maigres  troupeaux,  il 
contracta  le  mépris  des  richesses  et  n'eut  pas  de  peine, 
à  l'occasion,  de  donner  généreusement  tout  ce  qu'il 
possédait  —  et  qu'il  savait  à  la  merci  d'un  coup  de 
main.  Son  affection  de  nomade  ne  pouvant  s'éparpiller, 
il  la  concentra  tout  entière,  ainsi  que  son  ambition, 
sur  lui-même,  sur  sa  famille,  sur  son  coursier  et  sur 
ses  armes.  Les  seuls  biens  de  l'Arabe  étaient  la  gloire, 
la  famille,  le  cheval  et  les  armes. 

Sa  famille  ?  Il  se  devait  de  veiller  sur  elle,  de  laver 
dans  le  sang  toute  injure  faite  à  l'un  des  siens,  parent 
ou  concitoyen.  Succombait-il  à  sa  tâche  :  sa  lignée  de 
fils  en  fils  poursuivait  sa  vengeance  et  ne  remettait 
l'épée  au  fourreau  que  lorsque  les  morts  eux-mêmes 
s'étaient  déclarés  satisfaits  (i). 

Ses  armes?  Elles  ne  constituaient  pas  uniquement 


(i)  Les  Arabes  croyaient  que  lorsqu'un  homme  avait  été  tué  et 
qu'il  n'avait  pas  été  vengé,  il  sortait  de  sa  tête  une  espèce  de 
chouette  qui  ne  cessait  décrier  sur  la  tombe  :  «  Abreuvez-moi  », 
jusqu'à  ce  que  vengeance  eût  été  tirée  de  son  meurtre  (Chehabeddin 
Elabchichi). 


LA  CHEVALERIE  35 

son  gagne-pain  et  la  sûre  garantie  de  ses  droits  :  elles 
étaient  pour  lui  des  instruments  de  plaisir  et  d'enchan- 
tement, qu'il  maniait  avec  ivresse  dans  le  délire  auguste 
des  combats.  Ainsi  eut-il  l'amour  des  longues  lances 
flexibles  et  des  lames  élincelantes  et  bien  trempées 
a  dont  les  coups  font  voler  les  bras  des  ennemis  comme 
des  bûchettes  légères  que  les  enfants  font  sauter  en 
l'air,  dans  leurs  jeux  (i)  ». 

Surtout,  il  eut  l'amour  de  son  coursier,  qu'il  dressa, 
disciplina,  éduqua  au  point  de  s'en  faire  un  véritable 
compagnon,  un  ami  intelligent  et  dévoué.  La  lutte 
pour  la  vie  l'incitant  à  perfectionner  ses  outils,  armes 
et  chevaux,  l'Arabe  fut  amené  tout  naturellement  à  se 
perfectionner  soi-même.  Il  devait  être  digne  des  armes 
qu'il  possédait,  comme  ses  armes  devaient  être  dignes 
de  lui,  —  et  le  cavalier  ne  pouvait  pas  se  montrer 
inférieur  au  noble  coursier  qu'il  montait.  Dès  lors  une 
harmonie  s'établit  entre  le  cheval,  les  armes  et  le  cava- 
lier. Le  cheval  parfait,  les  armes  parfaites,  devaient 
être  l'apanage  du  Chevalier,  de  l'homme  parfait,  car  la 
perfection  appelle  la  perfection. 

Et  comme  les  Arabes  étaient  tous  égaux,  ils  cherchè- 
rent tous  à  se  distinguer,  à  se  singulariser  par  la 
richesse  et  la  variété  de  leurs  vertus;  à  se  surpasser,  à 
élever  et  à  rehausser  les  colonnes  de  leurs  mérites  et  de 
leur  gloire.  Et  ils  en  vinrent  à  tendre  leurs  efforts  vers 
un  seul  but,  à  appliquer  leurs  énergies  à  une  seule  fin, 
à  concentrer  leurs  ambitions  vers  un  unique  objet  : 
l'acquis  de  la  célébrité  par  la  perpétration  d'actions 
incomparables  dans  le  domaine  du  bien.  Les  Arabes, 

(i)  Mollaquat  d'Ell  Harith,  vers  54. 


36     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

dit  l'historien  El  Safady,  «  n'avaient  pas  d'autres  sujets 
de  fierté  que  l'épée,  l'hospitalité  et  l'éloquence  ».  Et  ce 
fut  dans  toute  l'Arabie  comme  un  tournoi  sans  fin  de 
noblesse  d'âme,  d'élégance  virile,  de  générosité  roma- 
nesque. Sous  les  yeux  des  a  fêtâtes  »,  les  belles  cheva- 
lières du  désert,  sous  les  yeux  des  poètes  arbitres  d'har- 
monie, chantres  sonores  de  la  gloire,  les  Chevaliers 
arabes  plusieurs  siècles  durant  firent  assaut  de  vertus, 
lis  soutenaient  à  la  fois  des  assauts  d'armes  et  des 
assauts  de  magnanimité,  des  défis  à  la  course  et  des 
défis  de  beau  langage,  des  luttes  de  noblesse,  de 
lignage,  de  largesse  et  de  libéralité.  Et  ces  épreuves 
intéressaient  le  présent  et  l'avenir,  les  vivants  et  les 
morts,  car  le  triomphe  d'un  compétiteur  se  reflétait  en 
gloire  durable  sur  toute  sa  tribu,  comme  la  honte  de  sa 
défaite  rejaillissait  sur  chacun  de  ses  concitoyens. 

Peuple  de  poètes  et  de  guerriers,  les  Arabes  partagè- 
rent leur  vie  en  deux  parts  :  l'une  consacrée  à  la  guerre, 
l'autre  réservée  au  commerce,  aux  luttes  pacifiques, 
intellectuelles  et  poétiques.  D'eux-mêmes,  sans  l'inter- 
vention d'aucun  pouvoir  —  et  ils  n'en  reconnaissaient 
aucun,  si  ce  n'est  la  religion  de  la  parole,  —  ces  tribus 
errantes  convinrent  d'arrêter  la  guerre,  de  faire  trêve 
quatre  mois  l'an  (i).  Et  il  n'a  pas  été  besoin  d'excom- 


(i)  «  Us  considéraient  le  premier,  le  septième,  le  onzième  et  le 
douzième  mois  comme  sacrés,  durant  lesquels  il  était  défendu  de 
combattre  et  de  commettre  aucun  acte  quelconque  d'hostilité. 
C'était  une  espèce  de  Trêve  de  Dieu,  sagement  instituée  chez  un 
peuple  avide  de  guerre,  de  pillage  et  de  vengeance.  Elle  contri- 
quait  à  empêcher  les  diverses  tribus  de  s'entre-détruire,  elle  don- 
nait au  commerce  quelques  moments  de  sécurité...  »  (Caussin  de 
Perceval,  Essais    sur    l'histoire   des  Arabes  avant   l'Islamisme,   t.   1, 

p.    2i..) 


LA  CHEVALERIE  37 

munication  ou  de  garde  spéciale,  comme  pour  la  Trêve 
de  Dieu  (i),  pour  faire  respecter  cet  engagement  pris 
par  tous  dans  l'intérêt  commun.  C'est  pendant  cette 
«  trêve  des  vengeances  »  que  se  tenait,  une  fois  l'an  et 
pendant  un  mois,  la  célèbre  foire  d'Okaz.  On  y  accou- 
rait des  quatre  coins  de  l'Arabie  :  seigneurs,  mar- 
chands, commerçants  et  poètes  s'y  donnaient  rendez- 
vous,  comme  à  un  concours  de  richesses,  de  vertus,  de 
gloire  et  de  poésie.  «  Des  hommes  dont  les  plaies  étaient 
toujours  saignantes,  qui  avaient  des  vengeances  à 
exercer  ou  à  redouter,  imposaient  silence  à  leurs 
haines  (2).  »  Ils  remettaient,  en  arrivant,  leurs  armes  à 
l'arbitre  préposé  à  la  garde  de  ces  précieux  et  dange- 
reux dépôts,  et  ils  s'abandonnaient  pour  un  temps  aux 
douceurs  et  aux  loisirs  de  la  paix. 

Là  on  échangeait  l'or,  la  myrrhe,  le  musc  ou  l'encens 
contre  des  cuirs  travaillés,  des  selles  bien  ajustées,  des 
étoffes  précieuses,  des  coites  de  mailles  ou  de  nobles 
coursiers  ;  là  se  créait  la  mode,  se  propagaient  les  chan- 
sons, s'épurait  la  langue. 

Là  une  tente  somptueuse  était  dressée  pour  le  plus 
illustre  des  poètes.  Il  y  siégeait  en  juge  souverain.  11 
écoutait  les  poèmes  et  rendait  sa  sentence.  Le  poème  le 
plus  beau  était  alors  transcrit  sur  un  tissu  fin  de  chan- 

(1)  «...  Le  concile  de  Toulonge  (io^i)  alla  plus  loin.  Il  ordonna 
de  suspendre  toutes  les  guerres  pendant  les  fêtes  et  dimanches, 
pendant  l'Avent  et  le  Carême  et  la  deuxième  moitié  de  chaque 
semaine.  C'était  la  Trêve  de  Dieu... 

«  Pour  appliquer  les  décisions  des  conciles,  on  créa  au  XI*  siècle, 
pour  chaque  diocèse,  une  association  de  paix,  dirigée  par  FÉvê- 
que.  Elle  eut  son  trésor,  son  tribunal  et  même  son  armée  de  la 
paix.  »  (Lavisse,  t.  II,  p.  55.) 

(2)  Fresnel,  Lettre  sur  l'histoire  des  Arabes  avant  V Islamisme, 
pp.  3i,  3a  et  33. 


38     LV  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

vre  ou  sur  du  papyrus  et  suspendu  aux  murs  de  la 
sainte  Kaaba. 

Là,  on  venait  chercher  la  consécration  de  la  gloire. 
Les  hommes  qui  s'étaient  illustrés  d'une  façon  ou  d'une 
autre  claironnaient  leurs  prouesses  ou  les  faisaient 
chanter  par  des  poètes,  bénéficiaires  de  leurs  largesses. 
«  Je  proclame  que  Tel  est  le  plus  brave  ou  le  plus 
généreux  ou  le  plus  magnanime  des  Arabes  »,  disait 
l'un.  «  Tel  le  surpasse  en  éloquence  et  en  sagesse  », 
soutenait  un  autre.  Et  l'on  discutait  avec  preuves  à 
l'appui  :  la  foule  rendait  sa  sentence  et  faisait  son  pro- 
fit des  nobles  exemples  célébrés  devant  elle. 

Ainsi  naquit  et  se  développa  dans  les  déserts  d'Ara- 
bie le  culte  de  la  beauté  morale. 

N'est-ce  pas  là  le  dernier  mot  de  la  Chevalerie,  élan 
vers  l'Idéal,  course  généreuse  à  la  Perfection  ?  Et  cette 
Chevalerie  arabe  n'était  pas  l'apanage  exclusif  d'une 
classe  ou  d'une  caste  —  elle  était  le  modus  vivendi  de 
tout  un  peuple.  Aucune  religion  ne  l'avait  révélée, 
aucun  pouvoir  ne  l'avait  ordonnée,  aucune  loi  ne  veil- 
lait à  son  observance  :  seule,  une  disposition  naturelle 
au  bien  l'avait  intronisée  dans  le  cœur  des  hommes. 

Le  but  de  cet  ouvrage  est  de  faire  connaître  au  public 
les  mœurs  des  Arabes.  Il  serait  dommage,  quand  tous 
les  peuples  cherchent  à  se  pénétrer  et  à  se  comprendre, 
que  les  gestes  chevaleresques  des  Arabes  demeurassent 
ignorés  du  plus  grand  nombre. 

D'ailleurs,  n'appartiennent-ils  pas  à  l'humanité  tout 
entière  (i)  ces  sentiments  nobles  et  délicats  qui  s'épa- 

(i)  «  Les  fils  d'Adam  ne  sont  qu'une  même  famille  qui  marche 
vers  le  même  but.  Les  faits  advenus  chez  les  nations  placées  si 
loin  de  nous  sur  le  globe  et  dans  les  siècles;  ces  faits  qui  jadis  ne 


LA  CHEVALERIE  3a 

nouirent  en  Orient  dans  les  âges  les  plus  reculés?  Et 
l'honnête  homme  n'éprouve-t-il  pas  toujours  une  réelle 
satisfaction  à  constater,  dans  tous  les  temps  et  dans 
tous  les  pays,  que,  dans  sa  lutte  contre  le  bien,  le  mal 
n'a  pas  toujours  eu  le  dernier  mot;  que  partout  l'é- 
goïsmeet  la  lâcheté  ont  été  combattus  par  le  désinté- 
ressement et  l'esprit  de  sacrifice  ? 

Nous  diviserons  notre  étude  de  la  Chevalerie  des  Ara- 
bes en  quatre  chapitres,  savoir  :  la  noblesse  et  le  culte 
des  aïeux,  le  culte  de  la  femme,  le  culte  du  cheval  et  des 
armes,  et  enfin  le  culte  de  l'honneur.  Cette  division 
résume,  en  quelque  sorte,  les  sentiments  nouveaux  qui 
distinguent  l'époque  de  la  Chevalerie  Européenne  des 
époques  historiques  et  des  civilisations  qui  l'ont  précé- 
dée. 

réveillaient  en  nous  qu'un  instinct  de  curiosité,  nous  intéressent 
aujourd'hui  comme  des  choses  qui  nous  sont  propres,  qui  se  sont 
passées  chez  nos  vieux  parents.  C'était  pour  nous  conférer  telle 
liberté,  telle  vérité,  telle  idée,  telle  découverte,  qu'un  peuple  s'est 
fait  exterminer  ;  c'était  pour  ajouter  un  talent  d'or  ou  une  obole 
à  la  masse  commune  du  trésor  humain,  qu'un  individu  a  souffert 
tous  les  maux.  »  (Chateaubriand,  Etudes  historiques.) 


LA  NOBLESSE 

ET  LE  CULTE  DES  AÏEUX 


«  On  ne  peut  se  faire  une  idée  de  la  fierté  qu'imprima 
au  caractère  le  Régime  féodal,  dit  Chateaubriand,  le 
plus  mince  alleutier  s'estimait  à  l'égal  d'un  roi.  L'em- 
pereur Frédéric  Ier  traversait  la  ville  de  Thongue,  le 
baron  de  Kreukingen,  seigneur  du  lieu,  ne  se  leva  pas 
devant  lui  et  remua  seulement  son  chapeau  en  signe  de 
courtoisie.  Le  corps  aristocratique  était  à  la  fois  oppres- 
seur de  la  liberté  commune  et  ennemi  du  pouvoir 
légal  (i),  etc..  » 

Il  n'y  avait  pas  de  régime  féodal  en  Arabie,  et  partant 
ni  ducs,  ni  marquis  —  mais  chaque  Arabe  dans  sa 
tente  était  maître  souverain  et  s'estimait,  quelque  pau- 
vre et  misérable  qu'il  fût,  l'égal  des  plus  riches  et  des 
plus  puissants.  Tous  libres,  tous  braves,  ils  étaient  tous 
égaux  et  ne  reconnaissaient  u  d'autre  maître  que  celui 
de  l'univers  ».  Chaque  tribu,  il  est  vrai,  avait  un  chef, 
imposé  par  ses  seules  vertus  et  élu  par  ses  concitoyens, 
mais  ce  chef  ne  jouissait  que  d'une  influence  tout  à  fait 

(i)  Chateaubriand,  Analyse  raisonnce  de  l'histoire  de  France  (Féo- 
dalité, Chevalerie,  etc.),  p.  82. 


4a  LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

relative.  On  le  respectait,  on  se  réunissait  chez  lui  pour 
tenir  conseil,  on  s'en  remettait  souvent  à  ses  sages  déci- 
sions, mais  il  ne  pouvait  donner  aucun  ordre.  Son  titre 
était  plutôt  honorifique.  Il  constituait  une  marque  d'es- 
time, un  hommage  public  qu'on  rendait  au  plus  sage, 
au  plus  brave,  au  plus  hospitalier,  au  mieux  parlant 
de  la  tribu.  El  Djahiz  (i)  nous  apprend  que  la  tribu  de 
((  Nadar  »  élisait  pour  chef  «  le  plus  sage  »,  celle  de 
Robayat  «  le  plus  généreux  »,  alors  que  le  «  Yemen  » 
choisissait  «  le  plus  noble  »,  —  mais  que  partout  six 
qualités  étaient  exigées  pour  prétendre  au  titre  de  chef, 
à  savoir  :  «  la  générosité,  la  valeur  guerrière,  la  patience, 
la  clémence,  la  modestie  et  l'éloquence  ».  On  demandait 
à  Keyss  ben  Àssem  :  «  Comment  es-tu  parvenu  à  gou- 
verner ta  tribu?  »  Il  répondit  :  «  En  répandant  les 
bienfaits,  en  apaisant  les  querelles,  en  portant  secours 
aux  opprimés  »  ;  et  il  ajouta  :  a  L'homme  atteint  à  la 
première  place  par  l'intelligence,  la  pudeur  virile,  la 
politesse  et  le  savoir  ». 

Somme  toute,  le  chef  arabe  était  une  sorte  de  roi 
constitutionnel,  sans  prérogatives,  et  surtout  sans  liste 
civile  puisque  pour  obtenir  l'autorité  dans  sa  tribu  il 
fallait  a  table  ouverte,  douceur  de  langage,  bienfaits 
abondants,  ne  rien  demander  à  autrui,  aimer  les  petits 
comme  les  grands,  et  traiter  tous  les  hommes  en 
égaux  »  (2).  Nous  n'accordons  la  dignité  de  chef  à  per- 
sonne, disait  un  ancien  Arabe,  à  moins  qu'il  nous  ait 
donné  tout  ce  qu'il  possède,  qu'il  nous  ait  permis  de 

(i)  Kitab  Gharèeh  al  Marouat. 

(2)  Maçoudi  :  les  Prairies  d'or,  texte  et  traductions  de  Barbier 
de  Meynard  et  Pavet  de  Courteille,  Paris,  i86t  à  1877.  (Tome  V, 
p.   106.) 


LA  NOBLESSE  ET  LE  CULTE  DES  AÏEUX         43 

fouler  aux  pieds  tout  ce  qui  lui  est  cher,  tout  ce  qu'il 
aime  à  voir  honoré,  et  qu'il  nous  ait  rendu  des  services 
comme  en  rend  un  esclave  (Mobarrad,  p.  71,  cité  par 
Dozy)(i). 

L'Islam  lui-même  n'est,  somme  toute,  qu'une  répu- 
blique plébiscitaire  régie  par  un  monarque  qu'élit  la 
communauté. 

Les  premiers  successeurs  de  Mahomet,  quoique 
réunissant  en  leur  personne  les  deux  pouvoirs,  le  spi- 
rituel et  le  temporel,  ne  se  faisaient  pas  faute  de  con- 
sulter leurs  concitoyens  et  de  suivre  leurs  avis.  Abou 
Beckr,  le  jour  de  son  élévation  au  kalifat,  disait  :  0  Tant 
que  je  suis  dans  le  droit  chemin  suivez-moi,  sinon 
détournez-vous  de  moi.  »  Et  Omar  Ibn  el  Khattab, 
déclarait  du  haut  de  la  chaire  :  «  0  peuple,  que  celui 
qui  juge  ma  conduite  tortueuse,  qu'il  me  redresse.  » 
Une  voix  lui  répondit  :  a  Si  nous  trouvons  en  toi 
quelque  chose  qui  ne  soit  pas  droit,  sois  sûr  que  nous 
le  redresserons  de  la  pointe  de  nos  épées.  »  «  Je  rends 
grâces  à  Dieu,  repartit  le  Kalife,  qui  me  donne  l'assu- 
rance que  l'inconduite  d'Omar  serait  relevée  à  la  pointe 
du  glaive.  » 

Et  plus  tard,  sous  le  régime  dynastique,  le  nouveau 
Kalife  n'est  légitimé  que  lorsqu'il  a  été  proclamé  et 
reconnu  par  le  peuple. 

De  fait,  vivant  tous  la  même  vie  pastorale  et  simple, 
portant  les  mêmes  vêtements,  prenant  la  même  nourri- 
ture, les  Arabes  ne  pouvaient  pas  non  seulement 
admettre,   mais  même  concevoir  l'inégalité  dans  les 

(1)  R.  Dozy,  Histoire  des  musulmans  d'Espagne  de  711  à  1110, 
Leyde,  1861. 


M     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

rapports  sociaux.  Rien  ne  distinguait  un  Arabe  d'un 
autre  Arabe.  —  La  fortune  ne  constituait  pas  un  titre 
à  leurs  yeux,  mais  elle  imposait  l'obligation  de  donner. 
«  Mépriser  l'argent  et  vivre  au  jour  le  jour  du  butin 
conquis  par  sa  valeur,  après  avoir  répandu  son  patri- 
moine en  bienfaits,  —  tel  est  l'idéal  du  chevalier  (i).  » 
Et  d'ailleurs  dans  la  vie  des  nomades  tout  est  exposé  à 
quelques  coups  de  main  heureux  ;  aussi  doit-on  pren- 
dre à  la  lettre  cette  sentence  qui  revient  souvent  dans 
les  épîtres  des  poètes  besogneux  :  a  La  richesse  vient 
le  matin  et  s'en  va  le  soir  (2)  ». 

La  naissance  non  plus  ne  constituait  pas  à  elle  seule 
un  titre  et  ne  conférait  aucun  privilège.  Que  pouvait  en 
effet  peser  et  de  quelle  utilité  pouvait  être  une  illustre 
filiation,  à  l'heure  du  danger,  «  lors  d'une  de  ces  atta- 
ques qui  mettent  aux  écoutes  les  chiens  inquiets  et  font 
paraître  au  grand  jour  ce  que  chacun  a  dans  le  cœur 
de  force  et  de  courage  (3)  »  ?  Force  et  courage,  voilà 
bien  qui  comptait  pour  ces  guerriers  toujours  sur  le 
qui-vive.  Mais  il  faut  remarquer  que  chez  les  musul- 
mans sédentaires  pas  plus  que  chez  les  nomades,  il  n'y 
eut  jamais  de  véritable  aristocratie,  une  noblesse  établie 
et  étiquetée.  Principes  égalitaires  d'une  part,  polygamie 
d'autre  part,  deux  raisons  qui  empêchèrent  l'établisse- 
ment d'une  aristocratie  comme  chez  la  plupart  des  peu- 
ples chrétiens  (4).  Ainsi  le  prestige  de  la  naissance  en 


(i)  Caussin  de  Perceval, Essai  sur  l'histoire  des  Arabes  avant  l'is- 
lamisme. Paris,  18/17,  *•  H»  PP-  555  et  611. 

(2)  H  a  te  m  de  ïaye. 

(S;  El  Khansa. 

Ci)  V.  Garcin  de  Tassy  :  «  Noms  propres  et  titres  musulmans  », 
article  paru  dans  la  Journal  Asiatique,  mai-juin  i854,  p.  £22. 


LA  NOBLESSE  ET  LE  CULTE  DES  AÏEUX         45 

Orient  est  de  peu  de  portée.  Ce  n'est  pas  que  le  peuple 
ne  vénère  pas  la  mémoire  des  grands  hommes  et  qu'un 
peu  de  cette  vénération  ne  rejaillisse  en  estime  et  en 
affection  sur  leurs  descendants  —  mais  cette  estime  et 
cette  affection  constituent  un  prêt  que  le  bénéficiaire 
doit  rendre  en  actions  louables  et  méritoires.  «  Celui 
qui  doit  à  sa  naissance  de  la  noblesse  et  une  haute 
illustration,  dit  Abou  Hassan  ben  Yehia,  se  gardera 
bien  de  s'en  faire  un  marchepied  pour  se  relâcher  dans 
la  pratique  des  actes  qui  conviennent  à  son  rang  et 
renier  pour  ainsi  dire  ses  ancêtres.  La  plus  noble  des 
naissances  semble  être  le  plus  propre  de  la  plus  noble 
des  existences,  ceite  dernière  étant  la  plus  estimée, 
puisque  la  noblesse  appelle  la  noblesse,  comme  la 
beauté  appelle  la  beauté  (i)...  » 

Nous  dirions  plus  simplement  :  Bon  sang  ne  peut 
mentir.  Et  c'est  bien  là  l'idée  première  de  la  véritable 
aristocratie  en  Europe,  et  principalement  en  France. 
Comme  l'ont  très  bien  relevé  MM.  Duvernoy  et  Har- 
mand,  dans  le  Tournoi  de  Chauvency  en  1285  (2),  «  la 
noblesse  d'origine  doit  se  marquer  dans  l'esprit  même 
et  même  dans  l'attitude  du  Seigneur;  car  l'excellence 
des  qualités  du  cœur  produit  la  gentillesse,  la  race 
donne  la  noblesse,  et  la  hauteur  des  sentiments  (nous 
dirions  l'élan  vers  l'idéal)  se  lègue  de  père  en  fds.  Ces 
vertus  se  complètent  l'une  l'autre,  tiennent  intimement 
l'une  à  l'autre,  forment  un  tout  indissoluble  ».  Mais 
écoutez  plutôt  nos  poètes  : 


(1)  Maçoudi,  t.  III,  p.  112. 

(2)  H.   Duveruoy  et   Harmand,  Tournoi  de  Chauvency  en  1285, 
Paris,  1905,  p.  4a. 


46    LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Nous  surélevons  ce  qu'ont  bâti  pour  nous  nos  pères 
vaillants,  de  gloire  et  de  bienfaits... 

Si  mes  aïeux  sont  un  drapeau  dans  l'histoire,  je  suis 
moi-même  un  drapeau  dans  le  drapeau. 

(Abou  el  Garah  el  Bakri.) 

Non  par  les  miens  je  suis  honoré,  mais  par  moi  ils  le 
sont  ! 

Je  me  glorifie  de  mes  œuvres,  et  non  de  mes  pères, 

Quoiqu'ils  fussent  la  gloire  de  tous  les  Arabes  ; 

Mes  pères  furent  la  provision  du  délinquant  et  les 
protecteurs  de  l'opprimé. 

(Al  Motannaby.) 

Tels  sont  mes  aïeux  —  parle-nous  un  peu  des  tiens, 
ô  Garir  ! 

(Farazdak.) 

Nous  avons  atteint  par  la  gloire  et  par  les  aïeux  la 
voûte  céleste. 

Et  nous  voulons  nous  élever  encore  par  plus  de  gloire 
et  plus  de  lustre. 

(El  Nabigah  El  Gody) 

Amar  ben  El  Tofail,  seigneur  puissant  appartenant 
à  une  famille  de  longue  date  illustre,  dira  :  «  Pour 
moi,  quoique  je  sois  le  fils  du  plus  intrépide  chevalier 
d'Amir,  quoique  du  sein  de  cette  noble  tribu  ma  gloire 
sorte  rayonnante  et  pure,  cependant  Amir  ne  m'a  point 
confié  le  commandement  par  droit  de  succession,  Dieu 
n'a  pas  voulu  que  je  me  glorifie  de  l'illustration  de  mes 
pères  et  mères,  mais  je  me  consacre  à  la  défense  de  ma 
tribu,  je  ne  crains  que  ce  qui  peut  lui  nuire,  et  je 


LA  NOBLESSE  ET  LE  CULTE  DES  AÏEUX 


*7 


frappe  ceux  qui  viennent  l'attaquer  au  milieu  de  leurs 
escadrons  !  » 

Du  reste,  dans  les  panégyriques  des  poètes  on  loue 
plutôt  les  actes  que  la  naissance,  cette  naissance  fût- 
elle  la  plus  illustre.  Ainsi,  parlant  du  fils  de  Abd  Ménaf, 
héritier  d'un  grand  nom,  le  poète,  sans  le  louer  d'être 
le  plus  noble  des  nobles,  se  borne  à  dire  : 

u  Amir  est  celui-là  même  qui  a  émietté  le  térid  (pain 
sur  lequel  on  a  versé  du  jus)  pour  ses  compatriotes,, 
alors  que  les  habitants  de  la  Mecque  souffraient  de  la 
disette.  » 

Donc  point  d'aristocratie  de  fortune,  ni  de  naissance, 
mais  une  aristocratie  individuelle,  personnelle,  tempo- 
raire, que  confèrent  la  bravoure,  l'éloquence  et  la  géné- 
rosité, et  qui  vient  en  complément  de  cette  aristocratie 
générale  et  glorieuse  que  confère  le  seul  titre  d'Arabe  ! 
En  France,  «  la  croyance  commune  était  que  la 
nation  française  descendait  en  masse  des  Francs,  mais 
les  Francs  d'où  les  faisait-on  venir  ?  On  les  croyait  issus 
des  compagnons  d'Enée  ou  des  autres  fugitifs  de  Troie, 
opinion  étrange  à  laquelle  le  poème  de  Virgile  avait 
donné  sa  forme,  mais  qui  dans  le  fond  provenait  d'une 
autre  source  et  se  rattachait  à  des  souvenirs  confus  du 
temps  où  les  tribus  primitives  de  la  race  germanique 
firent  leur  émigration  d'Asie  en  Europe  par  les  rives 
du  Pont  Euxin.  Du  reste,  il  y  avait  sur  ce  point  unani- 
mité de  sentiments  :  les  clercs,  les  moines  les  plus 
lettrés,  ceux  qui  pouvaient  lire  Grégoire  de  Tours  et  les 
livres  des  Anciens,  partageaient  l'opinion  populaire  et 
vénéraient  comme  fondateur  et  premier  roi  de  la  nation 
française  «  Francion,  fils  d'Hector  »  (i). 

(i)  Augustin  Thierry,  Récits  des  Temps  Mérovingiens,  p.  17. 


48     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Les  Arabes,  eux,  ne  se  seraient  pas  contentés  d'une 
filiation  non  seulement  fabuleuse,  mais  qui  leur  aurait 
paru  d'une  illustration  relative  et  quelque  peu  récente... 
Ils  se  disaient  issus  d'ismaël,  fils  du  patriarche  Abraham, 
l'ami  de  Dieu,  et  cette  origine  lointaine  ils  l'établis- 
saient par  des   preuves  irrécusables  et  peut-on  dire 
scientifiques,  car  leurs  généalogistes  étaient  des  savants 
et  la  généalogie  fut  longtemps  chez  eux  la  science  par 
excellence.  Étant  tous  issus  d'ismaël,  les  Arabes  se  con- 
sidérèrent et  se  déclarèrent,  à  juste  titre,  le  plus  noble 
de  tous    les   peuples.    Ils   formaient  une  démocratie 
noble.   Tout  le  monde  est  noble  en  Arabie.   Chaque 
tribu   a   sa  généalogie,  ses  dictons,  ses  journées  glo- 
rieuses,  ses  poêles,  ses  guerriers  illustres.  Mais  telle 
tribu  était  considérée  plus  noble  que  telle  autre  parce 
qu'en  remontant  les  degrés  ataviques  elle  était  la  plus 
proche  de  la  source,  la  plus  directement  issue  de  l'au- 
teur commun,  Ismaël  ou  Kahtan.   Et  c'était  bien  là 
l'orgueil  de  la  race,  orgueil  collectif  qui  embrassait  non 
une  famille,  mais  toute  une  tribu.  On  était  plus  lier  de 
sa  tribu  que  de    sa   famille.    Les  gloires   de  chaque 
famille  formaient  comme  un  apanage  qui  faisait  retour 
à  la  masse,  qui  venait  enrichir  et  embellir  de  génération 
en  génération  le  trésor  commun  de  hauts  faits  et  de 
vertus.  La  tribu  était  la  «  maison-mère  »  de  laquelle  se 
réclamaient  et  se  glorifiaient  également  tous  les  hommes 
de  la  même  tribu,  les  plus  humbles  comme  les  plus 
illustres. 

Rien  ne  peut  donner  une  idée  de  rattachement,  de 
l'affection,  du  dévouement,  du  culte  qui  liait  l'Arabe  à 
sa  tribu  —  attachement  inébranlable,  affection  absolue, 
dévouement  inconscient  et   sans  borne,  culte  sacré, 


LA  NOBLESSE  ET  LE  CULTE  DES  AÏEUX         49 

sentiment  plus  fort  que  le  patriotisme,  passion  plus 
frénétique  et  plus  fanatique  que  le  sentiment  religieux, 
mobile  de  tous  les  crimes,  de  toutes  les  guerres,  de 
toutes  les  vertus  des  Arabes  !  Pour  sa  tribu,  l'Arabe  est 
toujours  prêt  à  tous  les  sacrifices  ;  sans  hésiter,  sans 
réfléchir,  il  risquera  à  chaque  instant  sa  vie  dans  des 
entreprises  hasardeuses  et  folles  qu'il  croit  utiles  à  l'in- 
térêt, à  la  prospérité,  à  la  gloire,  à  l'honneur  de  sa 
communauté  ! 

«  Honore  ta  tribu,  dit  le  Kalife  Ali  ben  Abi  Taleb, 
elle  est  l'aile  qui  t'élève  ;  par  elle  tu  peux  te  grandir  et 
dominer.  Tes  concitoyens  sont  un  bouclier  contre  l'ad- 
versité. Honore  les  hommes  nobles,  visite  les  malades, 
secours  les  infortunés,  partage  avec  tous  tes  joies  et  tes 
peines.  »  «  Aimez  votre  tribu,  a  dit  un  poète,  car  vous 
êtes  attachés  à  elle  par  des  liens  plus  forts  que  ceux  qui 
existent  entre  l'homme  et  la  femme  (1).  »  Et  tous  ils 
s'aimaient  en  aimant  leur  petite  pairie,  ils  s'entr'ai- 
daient,  ils  ressentaient  en  commun  les  peines  et  les 
joies  de  chacun  d'eux,  célébrant  à  l'envi  les  mérites  de 
l'un,  secourant  les  infortunes  de  l'autre,  vengeant  tous 
l'affront  essuyé  par  le  plus  humble  d'entre  eux.  Ils 
constituaient  une  sorte  de  confrérie  agissante  d'où 
tout  sentiment  mesquin  était  banni  et  où  se  cultivaient 
et  s'épanouissaient  les  plus  belles  fleurs  de  solidarité 
et  d'amour.  Ils  formaient  effectivement  une  même 
famille  ;  les  hommes  de  même  âge  se  donnaient  le  nom 
de  cousin.  «  0  fils  de  mon  oncle  »,  s'interpellaient-ils 
affectueusement;  aux  jeunes  filles  on  disait  avec  cour- 
toisie «  ma  sœur  »  ou  encore  «  ma  cousine  »  ;  on 

(1)  Mobarrad,  p.  a83,  cité  par  Dozy. 


5o    LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

saluait  respectueusement  les  vieillards,  en  les  appelant 
«  mon  oncle  »  ou  «  mon  père  (i)  ».  Et  dans  cette  com- 
munauté qui  mettait  en  pratique,  d'une  façon  limitée 
mais  absolue,  la  parole  du  Christ  :  «  Aimez-vous  les 
uns  les  autres  »,  tous  travaillaient  pour  le  bien  de  tous 
et  de  chacun.  La  tribu  était  une  sorte  de  ruche  de 
gloire  dans  laquelle  chacun  avait  sa  tâche  définie  :  le 
poète  chantait  les  exploits  et  les  hauts  faits  des  siens, 
les  généalogistes  conservaient  dans  leurs  mémoires  et 
propageaient  la  mémoire  des  anciens,  les  artisans  fabri- 
quaient des  étoffes  ou  des  armes  qu'ils  s'ingéniaient  à 
rendre  les  plus  belles  ou  les  plus  invincibles,  les  fem- 
mes formaient  les  hommes,  et  les  hommes  surpassaient 
les  lions  en  force  et  en  courage  ! 

Et  dans  cette  aristocratie  collective  de  la  tribu,  une 
autre  aristocratie,  celle  des  familles,  se  dressait. 
«  Avant  l'Islam,  dit  Ibn  Khaldoun  dans  ses  Prolégomè- 
nes, p.  xvi,  on  considérait  comme  noble  celui  qui  était 
chef  de  sa  tribu  et  dont  le  père,  l'aïeul  et  le  bisaïeul 
avaient  rempli  successivement  le  môme  emploi.  «  Un 
Hadith  dira  :  «  0  peuple  !  Dieu  vous  a  ôté  l'arrogance 
des  temps  païens  et  l'ancien  orgueil  de  lignage,  l'Arabe 
n'a  de  supériorité  sur  le  barbare  qu'en  raison  de  sa 
crainte  de  Dieu;  vous  êtes  tous  les  enfants  d'Adam,  et 
Adam  lui-même  a  été  créé  de  la  boue.  » 

(i)  «  La  conquête  des  provinces  méridionales  et  orientales  de  la 
Gaule  par  les  Visigoths  et  les  Burgondes  fut  loin  d'être  aussi  vio- 
lente que  celle  du  nord  par  les  Francs...  Cantonnés  militaire- 
ment dans  une  grande  maison,  pouvant  y  jouer  le  rôle  de  maî- 
tres, ils  faisaient  ce  qu'ils  voyaient  faire  aux  clients  romains  de 
leur  noble  hôte  et  se  réunissaient  de  grand  matin  pour  aller  le 
saluer  par  des  noms  de  «  père  »  ou  d'  «  oncle  »,  titre  de  respect 
fort  usité  alors  dans  l'idiome  des  Germains.  »  (Augustin  Thierry, 
Lettres  sur  l'Histoire  de  France,  p.  81.) 


LA  NOBLESSE  ET  LE  CULTE  DES  AÏEUX         5i 

Avec  l'Islam  on  considéra  la  noblesse  à  un  point  de 
vue  strictement  religieux  :  «  Le  plus  noble  d'entre  vous 
aux  yeux  du  Seigneur  est  celui  qui  le  craint  le 
plus(i)  n,  et  un  Hadith  du  Prophète  rapportera  :  a  Les 
plus  nobles  de  mon  peuple  sont  les  porteurs  de  mon 
Koran  et  ceux  qui  passent  la  nuit  dans  la  prière.  » 

Et  dès  lors  on  considéra  comme  seuls  nobles  les  des- 
cendants du  prophète,  de  ses  compagnons  ou  des  pre- 
miers adeptes  de  la  religion  :  la  loi  divine  conférant  la 
plus  illustre  des  noblesses. 

Enfin,  dans  l'éclat  de  l'illustration  familiale  brillait  et 
rayonnait  «  l'aristocratie,  ou  la  domination  du  meil- 
leur, le  mérite  personnel  et  individuel  ».  La  race  était 
noble  et  pure,  on  était  Arabe  et  d'une  tribu  glorieuse, 
on  appartenait  à  une  famille  depuis  longtemps  illustre, 
cela  ne  suffisait  pas.  Chaque  homme  devait  à  son  tour, 
par  ses  seules  vertus,  acquérir  et  conquérir  la  considé- 
ration, le  respect,  l'affection  et  l'admiration  des  siens. 
Il  fallait  se  distinguer  par  sa  sagesse,  sa  générosité,  sa 
bravoure,  son  éloquence,  par  la  protection  accordée 
aux  femmes  et  aux  faibles,  par  le  respect  du  client,  par 
le  culte  de  l'hospitalité.  Il  fallait  dans  l'arène  des  vertus 
arabes  se  placer  bon  premier  et  mériter  la  plus  belle 
épithèle,  le  surnom  glorieux  c  Al  Kamel  »,  le  Parfait. 
Théorie  pleine  de  grandeur  et  de  philosophie  sociale 
qui  purifie,  embellit,  ennoblit  l'homme  tout  entier, 
corps  et  âme  !  L'homme  le  plus  illustre  et  le  plus  digne 
d'être  illustré  était  celui  qui  accomplissait  les  plus 
grandes  choses,  les  plus  généreuses,  les  plus  héroïque- 
ment utiles.  Il  était  l'homme  Parfait,  aristocrate  dans 

(i)  Coran,  Sourate  XLIX,  verset  i3. 


5a     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

toute  l'acception  du  mot,  il  était  la  quintessence  du 
bien,  le  meilleur.  Tout  ce  qui  l'entourait  devait  être  du 
meilleur.  La  lente  qui  l'abritait  était  la  plus  spacieuse, 
la  plus  accueillante,  la  plus  riche  en  étoffes  et  en  objets 
précieux  ;  ses  chevaux  étaient  les  plus  nobles,  les  plus 
patients  à  la  peine,  les  plus  vites  à  la  course  ;  ses  armes 
étaient  les  plus  belles  et  sa  bravoure  devait  les  faire 
briller  d'un  éclat  toujours  nouveau.  Voilà  comment  les 
Arabes  concevaient  la  noblesse. 

D'ailleurs,  quand  plusieurs  tribus  s'alliaient  pour 
faire  la  guerre,  elles  plaçaient  à  leur  tête  un  seul  chef, 
qui,  la  guerre  finie,  n'avait  plus  aucun  droit  de  pré- 
séance sur  les  autres  chefs  ses  égaux.  Habituellement 
on  donnait  le  commandement  suprême  à  celui  d'entre 
les  chefs  que  le  sort  désignait,  jeune  ou  vieux,  mais  il 
arrivait  aussi  qu'on  confiait  la  conduite  de  la  guerre  à 
celui  qui,  de  l'aveu  de  tous,  était  le  plus  illustre  par  la 
naissance  et  par  le  courage  :  c'est  ainsi  que  Harb  ben 
Omayat  fut  désigné  par  voie  d'élection  pour  comman- 
der toutes  les  tribus  de  Korayche  dans  les  guerres  de 
Fidjar. 

On  comprend,  dès  lors,  le  prix  qu'ils  attachaientaux 
souvenirs  de  leurs  filiations  et  qu'ils  aient  fait  de  la 
généalogie  une  science  véritable.  Ils  se  plaisaient  tou- 
jours et  en  tous  lieux,  sur  le  champ  de  bataille  comme 
dans  leurs  réunions  pacifiques,  à  citer  leurs  filiations, 
les  prouesses  et  les  exploits  de  leurs  pères.  C'était  là  le 
thème  ordinaire  de  leurs  discussions,  leur  passe-temps 
favori,  le  sujet  et  l'objet  de  leur  orgueil  et  de  leur 
jactance.  Pas  une  poésie  anté-islamique  qui  ne  con- 
tienne des  vers  pompeux  et  fiers  qui  chantent  la  gloire 
des  ancêtres.  Les  Moallakats,  les  poésies  d'El  Samaoual, 


LA  NOBLESSE  ET  LE  CULTE  DES  AÏEUX  53 

de  Chanfara...,  tontes  résonnent  de  noms  illustres, 
toutes  claironnent  les  hauts  faits  de  la  tribu,  et  souvent 
par  le  menu.  Ecoutez  Ibn  Kolthoum  : 

«  Nous  avons  recueilli  l'héritage  d'honneur  que  nous 
ont  laissé  Alcama  fils  de  Sayf,  qui  a  conquis  pour  nous 
les  forteresses  de  la  gloire;  MohalhiU  et  Zohayr  plus 
grand  encore  que  Mohalhil,  quels  trésors  ils  avaient 
amassés  !  Attâb,  Collhoum,  tous  ces  héros,  nous  ont 
transmis  leur  noble  succession.  Dhoul  l'Boura  aussi 
nous  a  légué  la  sienne,  Dhoul  l'Boura  dont  sans  doute  on 
t'a  conté  les  hauts  jaits,  ce  généreux  guerrier  dont  la 
valeur  nous  aidait  à  protéger  les  faibles  et  était  pour 
nous-mêmes  une  puissante  protectrice. 

Cest  du  sein  de  notre  famille  qu'avant  lui  était  sorti 
Kolayb,  qui  a  rendu  son  nom  si  célèbre.  Quel  est  donc  le 
genre  d'illustration  que  nous  ne  possédions  pas? 

Tous  les  noms  illustres,  tous  les  faits  d'importance 
étaient  confiés  à  la  mémoire  des  hommes.  Dans  ces 
temps  de  simplicité,  la  tradition  était  considérée  comme 
la  seule  science  exacte.  Il  n'y  avait  pas  d'archives,  et 
l'écriture  existât-elle,  que  le  nomade  s'en  serait  passé; 
la  mémoire  était  bonne,  les  grimoires  eussent  été 
encombrants.  D'ailleurs,  pour  se  rendre  compte  de  la 
place  que  tenait  et  que  tint  pendant  longtemps  la  généa- 
logie en  Orient,  ouvrez  n'importe  quel  livre  d'histoire, 
de  philosophie,  d'amour  ou  de  théologie,  vous  trouve- 
rez pour  chaque  fait  avancé,  pour  chaque  propos  cité, 
une  liste  fastidieuse  de  noms  :  «  Ceci  nous  a  été  rapporté 
par  tel,  fils  de  tel,  fils  de  tel,  etc.  »  Car  tel  était  le  culte 
des  Arabes  pour  les  généalogies  qu'à  l'occasion  d'un 


54     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

événement,  ou  s'agissant  d'un  personnage,  ils  remon- 
taient le  cours  des  âges  et  de  grand-père  à  grand-père 
arrivaient  à  Adam,  le  père  du  genre  humain. 

Les  généalogistes  sont  des  imposteurs,  proclama  le 
Prophète,  et  il  autorisa  les  recherches  généalogiques 
jusqu'à  «  Adnane  seulement,  avec  défense  de  les  pous- 
ser plus  loin  »...  Or  Adnane  est  le  8e  ou  9e  descendant 
d'Ismaël  fils  d'Abraham  !  Cependant  de  pieux  musul- 
mans, négligeant  la  prescription  du  prophète,  conti- 
nuent à  se  réclamer  de  quelque  ascendant  d' Adnane,  car 
ils  restent  convaincus  que  leurs  prétentions  sont  fondées 
sur  des  preuves  irrécusables.  C'est  ainsi  qu'Aboul  Fath 
El.  Ascandarani,  écrivain  réputé  de  la  première  moitié 
du  IXe  siècle  de  l'Hégire,  commence  une  vaste  encyclo- 
pédie sur  les  animaux  (en  61  volumes)  en  nous  don- 
nant la  liste  respectable  de  ses  aïeux,  liste  qui  aboutit  à 
Adam  ! 

Ces  kyrielles  de  noms  propres  qui  tiennent  tant  de 
place  dans  les  ouvrages  arabes,  cette  magnificence 
patronymique  dont  on  ne  trouverait  nulle  part  le  pen- 
dant, paraît  à  distance  ennuyeuse  et  vaine.  Cependant 
la  science  héraldique  constituait,  avec  la  poésie  et  l'art 
oratoire,  le  principal  aliment  spirituel  des  Arabes.  Elle 
fournissait  matière  à  énigmes,  à  subtilités,  à  romans 
d'amour!  —  Sur  quelques  indications  on  arrivait  à 
reconstituer  «  les  descendances  des  familles,  les  filia- 
tions qui  les  liaient  à  telle  souche  de  tribus,  à  telle 
tribu,  à  telle  branche  de  tribu,  à  telle  famille,  à  telle 
branche  de  famille,  à  telle  illustration  ».  Un  exemple 
suffit.  Voici  comment  le  prince  des  croyants  El.  May- 
moun,  fils  de  Haroun  el  Rachid,  prit  pour  épouse  une 
jeune  paysanne.  Partout  il  est  arrivé  à  des  rois  d'é- 


LA  NOBLESSE  ET  LE  CULTE  DES  AÏEUX  55 

pouser  des  bergères,  mais  l'héroïne  de  notre  histoire 
n'était  pas  que  belle  et  bergère.  Elle  captiva  le  Kalife 
par  ses  beaux  yeux  et  surtout  par  sa  science  des  généa- 
logies. 

«  Un  jour,  à  la  chasse,  le  Kalife  El  Maymoun,  lais- 
sant loin  derrière  lui  son  escorte,  arrive  seul  près  d'une 
petite  rivière  qui  se  détache  de  l'Euphrate.  Il  aperçoit 
une  jeune  fille  qui  remontait  la  berge,  une  outre  d'eau 
sur  l'épaule.  Le  prince  arrête  son  cheval  pour  examiner 
à  loisir  la  taille  élancée,  la  gorge  magnifique,  les  gestes 
gracieux,  la  beauté  radieuse  de  la  belle  enfant,  —  mais 
au  même  moment,  l'outre  tombe  et  l'eau  se  répand  ;  — 
le  Kalife  s'avance  : 

—  Jeune  enfant,  dit-il,  de  quelle  tribu  es-tu? 

—  Je  suis  de  la  tribu  des  Béni  Kelab  (i). 

—  Hé  quoi!  dit  le  Kalife  jouant  sur  les  mots,  tu 
appartiendrais,  jeune  fille,  à  la  tribu  des  chiens? 

—  Je  ne  suis  pas  de  la  tribu  des  chiens,  répliqua 
vivement  la  jeune  fille.  J'appartiens  à  une  tribu  où  l'on 
sait  être  généreux  et  sans  reproche,  où  l'on  sait  donner 
magnifique  hospitalité,  et  grands  coups  de  lances  et 
d'épées...  mais  toi  qui  te  montres  si  arrogant,  d'où 
es-tu?  et  de  quelle  lignée  ? 

—  Je  suis  des  Moudharides,  répondit  le  Kalife. 

—  De  quelle  tribu  des  Moudharides  ? 

(i)  On  demandait  à  Aboul  Dakiss  el  Kiliby  :  «  Pourquoi  don- 
nez-vous à  vos  esclaves  de  jolis  noms  tels  que  Sourour,  Gawhar, 
Morgan  (plaisir,  joyau,  corail),  et  à  vos  fils  les  noms  les  plus  détes- 
tables tels  que  :  Kalb,  Kolayb,  Mararah  (chien,  petit  chien,  amer- 
tume) ?  »  Il  répondit  :  «  Nos  esclaves  nous  sont  réservés,  tandis 
que  nos  fils  sont  réservés  à  nos  ennemis  »,  —  c'est-à-dire  :  nous 
profitons  des  jolis  noms  de  nos  esclaves,  et  nos  ennemis  pâtissent 
des  noms  de  nos  fils. 


56     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

—  De  ceux  qui  sont  les  plus  illustres  d'origine,  les 
plus  grands  par  leurs  aïeux,  les  plus  excellents  de 
paternité  et  de  maternité,  de  ceux  que  tous  les  Moud- 
harides  honorent. 

—  Tu  es  donc  des  Béni  Kinânah,  mais  de  quelle 
branche  des  Kinanides  es-tu? 

—  Des  plus  nobles  de  sang,  des  plus  glorieux  d'o- 
rigine, de  ceux-là  qui  ont  la  main  la  plus  prodigue  en 
bienfaits,  de  ceux-là  que  tous  les  Kinanides  révèrent  et 
craignent. 

—  Alors  tu  es  des  Béni-Koreych  ? 

—  En  effet,  je  suis  Koreychide? 

—  De  quel  rameau  des  Koreychides  ? 

—  Des  plus  brillants  de  renom,  des  plus  élevés  en 
gloire,  de  ceux  que  tous  les  Koreychides  respectent  et 
redoutent  ! 

—  Par  Dieu,  conclut  la  jeune  fille,  tu  descends  de 
Hâchem,  le  bisaïeul  de  notre  Prophète,  mais  de  quelle 
famille  des  Beni-Hâchem  descends-tu? 

—  De  ceux  qui  sont  les  plus  haut  placés,  qui  sont  l'é- 
clat et  l'honneur  de  la  tribu,  qui  sont  de  ceux  que  tous 
les  Hâchemides  craignent,  honorent  et  révèrent. 

«  Alors  la  jeune  fille  se  prosterna,  baisa  la  terre  et 
dit  :  «  Je  te  salue,  ô  prince  des  croyants  !  Je  te  salue, 
ô  vicaire  du  Seigneur,  maître  du  monde.  » 

«  Al  Maïmoun,  flatté  et  ravi,  releva  la  jeune  fille.  Elle 
lui  parut  riche  de  savoir  et  de  beauté.  Par  Dieu,  pensa- 
t-il,  je  veux  pour  épouse  cette  adorable  enfant,  voilà  le 
plus  précieux  des  biens  que  je  puisse  rencontrer.  Et, 
son  escorte  l'ayant  rejoint,  il  fit  venir  auprès  de  lui  le 
père  de  la  belle  et  sur-le-champ  lui  demanda  la  main 
de  sa  fille. . .  Elle  fut  mère  d'Abbas,  fils  d'El  Maïmoun. . .  » 


LA  NOBLESSE  ET  LE  CULTE  DES  AÏEUX         57 

Plus  souvent  qu'à  des  mariages  romanesques,  le& 
questions  de  généalogie  donnaient  naissance  à  des  riva- 
lités, à  des  défis,  à  des  joutes  oratoires,  entre  tribus  et 
particuliers.  Les  «  luttes  de  noblesse  »  entre  le  Yémen 
et  Madar,  entre  les  Oss  et  les  Kozrag,  entre  Fazzarat  et 
les  Béni  Hillal,  sont  restées  célèbres,  chacune  des  tri- 
bus rivales  se  prétendant  plus  glorieuse  que  sa  concur- 
rente de  par  son  origine  plus  reculée  et  de  par  le  con- 
tingent plus  imposant  des  hommes  illustres  qu'elle 
avait  fournis  au  cours  de  son  histoire. 

De  même,  la  tradition  nous  a  conservé  le  récit  coloré 
des  polémiques  dites  a  Mounafarah  »  ou  «  disputes  de 
lignées  »  qui  se  sont  élevées  pendant  la  Djahilieh  entre 
personnages  de  grande  noblesse  —  telles  les  Mounafa- 
rahs  d'Amr  ben  Toufayl  ben  Malek  et  d'Alcama  ben 
Alaça  ben  Auf;  celles  de  Garir  el  Bagly  et  de  Khaled 
el  Ralby;  celles  de  Hachem  ben  AbdManafetd'Omayat 
ben  Abdil  Shamss...  La  procédure  des  Mounafarahs 
était  des  plus  simples  ;  les  deux  concurrents  s'étant 
défiés  convenaient  de  l'enjeu  et  du  choix  d'un  arbitre. 
L'arbitre  était  à  l'ordinaire  quelque  sage  réputé  par  son 
esprit  de  justice  et  sa  science  des  généalogies.  L'enjeu 
consistait  le  plus  souvent  en  un  troupeau  de  cent  cha- 
meaux que  le  gagnant  distribuait  généreusement  entre 
les  gens  de  sa  tribu.  Une  ibis  en  présence  de  l'arbitre, 
chacune  des  deux  parties  proclamait  la  gloire  et  les 
hauts  faits  de  ses  ancêtres  et  célébrait  à  l'envi  ses  pro- 
pres mérites.  «  Mon  père  est  Mâbad  dit  Zorarah,  et  ma 
mère  est  Maazah  ;  dix  de  mes  oncles  paternels  et  dix  de 
mes  oncles  maternels  ont  eu  l'honneur  de  commander 
la  tribu.  Mon  grand-père  a  donné  asile  à  trois  rois  qui 
se  combattaient,  et  il  a  pu  les  protéger  efficacement 


58     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

tous  les  trois.  Voici  enfin  l'arc,  l'arc  que  mon  oncle 
avait  déposé  entre  les  mains  du  roi  des  Perses,  comme 
gage  à  l'accomplissement  d'un  engagement  fourni  par 
tous  les  Arabes  (i).  » 

«  Quant  à  moi,  je  compte  dix  fils  braves  et  généreux  ; 
je  partage  mes  biens  avec  les  moins  fortunés,  je  pro- 
tège l'orphelin,  les  femmes  et  les  opprimés  ;  au  jour  du 
combat  ma  vaillance  n'a  d'égale  que  ma  clémence...  » 

Ayant  écouté  et  réfléchi,  l'arbitre  proclamait  le  nom 
du  vainqueur  —  celui  qu'il  avait  jugé  le  plus  «  noble  » 
de  par  ses  aïeux  et  ses  vertus. 

Après  ce  que  nous  avons  dit  de  l'importance  excep- 
tionnelle qu'attachaient  les  Arabes  aux  généalogies,  il 
convient  de  nous  demander  si  les  Arabes  connurent  la 
science  héraldique  moderne  et  si  c'est  bien  à  eux  que 
l'Europe  doit  l'adoption  et  la  pratique  des  armoiries, 
comme  l'ont  avancé  et  soutenu  certains  auteurs.  Ses 
Recherches  sur  l'origine  du  blason  ont  conduit  M.  Adal- 
bert  de  Beaumont  aux  conclusions  suivantes  : 

i°  Les  Armoiries  ne  commencent  en  France 
qu'après  la  première  croisade  sous  le  règne  de 
Louis  VII  et  de  Philippe-Auguste. 

2°  C'est  à  l'imitation  des  Arabes  et  des  Persans 
que  la  Chevalerie,  les  tournois,  les  blasons 
ont  été  adoptés  en  Europe  (2). 

Lavisse  et  Rambaud,  dans  leur  Histoire  générale  (3), 
passant  en  revue  les  résultats  pratiques  des  Croisades, 

(1)  Mounafarah  de  Ben  Zarah  et  de  Khaled  ben  Malek  v.  p. 

(>)  P.  137. 

(3)  T.  II,  p.  346  et  67 


LA  NOBLESSE  ET  LE  CULTE  DES  AÏEUX  59 

notent  que,  «  pour  se  reconnaître  dans  la  foule  énorme 
des  guerriers,  les  chevaliers  ont  eu  besoin  de  prendre 
des  signes  distinctifs  ;  ils  avaient  déjà  l'habitude  de 
faire  peindre  un  ornement  sur  leurs  boucliers.  Pendant 
les  Croisades  l'ornement  est  devenu  une  marque  de 
famille  qui  désormais  n'a  pas  changé.  Ainsi  s'est  formé 
le  système  des  armoiries  qu'on  a  plus  tard  appelé  le 
blason.  Il  est  né  en  Orient,  comme  le  prouvent  les 
noms  orientaux  dont  il  est  fait  usage,  gueules  (rouge 
est  un  mot  arabe)  de  gui,  rose  (i),  azur,  bleu,  un  mot 
persan,  sinople,  vert,  un  mot  grec,  les  pièces  d'or 
s'appellent  bezants,  la  croix  du  blason  est  une  croix 
grecque,  etc..  » 

Nous  ne  prétendons  pas  discuter  ici  l'âge  des  armoi- 
ries ni  rechercher  leur  lieu  d'origine,  mais,  de  même 
que  «  les  Chevaliers  pour  se  reconnaître  dans  la  foule 
énorme  des  guerriers  ont  eu  besoin  de  signes  distinc- 
tifs »,  de  même  les  Arabes  pour  se  reconnaître  de 
tribus  à  tribus  durent  recourir  à  des  emblèmes  et  à  des 
signes  distinctifs.  Chaque  tribu  avait  son  drapeau, 
qu'elle  conserva  et  qu'elle  continua  d'arborer,  même 
après  l'unification  de  toutes  les  tribus  par  l'Islam, 
Mieux,  en  temps  de  paix  les  Arabes  avaient  des 
pavillons  particuliers,  qu'ils  arboraient  à  la  porte  de 
leurs  demeures  pour  qu'elles  fussent  de  loin  reconnues. 
Et  comme  ils  tiraient  vanité  de  la  couleur  jaune, 
emblème  des  rois  du  Yemen,  et  plus  tard  de  la  couleur 
rouge,  emblème  des  gens  du  Hedjaz,  nul  doute  qu'ils 
n'aient  imaginé  des  signes  spéciaux  pour  se  reconnaître 
dans  ces  séries  de  pavillons  jaunes  et  rouges   qu'ils 

(i)  Gai  est  un  mot  persan  et  non  arabe. 


6o     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

s'étaient  empressés  d'adopter  à  l'envi.  Quoi  qu'il  en 
soit,  de  fortes  présomptions,  à  défaut  de  preuves,  per- 
mettent de  supposer  que  c'est  bien  aux  Arabes  que 
l'Europe  a  emprunté  l'idée  du  blason  et  la  poésie  des 
armoiries. 

Et  lorsque  les  Chevaliers  de  France  ou  d'Angleterre, 
arborant  pour  gonfalon  des  manches  de  dentelle,  s'ef- 
forçaient dans  les  tournois  de  faire  triompher  les  cou- 
leurs de  leur  dame,  se  doutaient-ils  qu'ils  ne  faisaient 
que  suivre  l'exemple  du  Prophète  lui-même?  L'histoire 
nous  apprend,  en  effet,  que  Mahomet  avait  donné  pour 
drapeau,  à  ses  armées  en  guerre,  une  pièce  de  soie 
ayant  appartenu  à  sa  femme  Aïcha.  Ce  drapeau  de 
couleur  noire  (i)  était  appelé  Al  Okab  (l'Orfraie)  et 
confié  à  la  garde  d'Ali  ben  Abi  Taleb,  l'épée  de  Dieu. 

(i)  Les  drapeaux  abassides  étaient  également  noirs  ;  blancs 
ceux  des  Ommyades  ;  verts  ceux  des  Fatimites.  Le  drapeau  du 
nouveau  royaume  du  Hédjaz  réunit  ces  trois  couleurs  (noir,  blanc 
et  vert)  disposées  horizontalement  sur  une  bande  verticale  rouge 
foncée  (le  rouge  foncé  étant  la  couleur  du  pavillon  des  Chérifs 
hachimites  de  la  Mecque). 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME 


I.  —  DE  L'AMOUR 

On  ne  peut  célébrer  le  printemps  sans  chanter  les 
fleurs,  et  l'on  ne  saurait  traiter  dignement  de  la  femme 
sans  parler  de  l'Amour.  La  femme  est  le  levier  gracieux 
et  puissant  du  progrès  —  l'amour  est  son  point  d'ap- 
pui. L'amour  est  l'auxiliaire,  l'inspirateur  des  senti- 
ments héroïques,  il  est  le  mobile  de  la  gloire,  le  créa- 
teur enthousiaste  et  fécond  des  nobles  pensées  et  des 
actions  les  plus  généreuses.  À  mesure  qu'il  s'épure  et 
s'idéalise,  il  se  transforme  en  un  véritable  culte,  en 
une  religion  sainte  dont  la  femme  est  la  divinité  bien- 
faisante. Plus  haut  un  peuple  place  la  femme,  plus 
haut  il  se  place  lui-même  ;  plus  il  l'élève,  plus  il 
s'élève;  et  par  la  situation  sociale  de  la  femme  dans  les 
différents  milieux  de  la  société  humaine,  on  peut  juger 
du  degré  de  civilisation  auquel  ont  atteint  les  individus 
et  les  États. 

A  l'époque  de  la  Chevalerie,  l'amour  se  distingue 
profondément  et  essentiellement  de  ce  qu'il  fut  à  Rome 
et  en  Grèce,  en  ceci,  que,  de  naïf  et  de  naturel  qu'il 
était,  il  devint  respectueux,  exempt  de  sensualité.  L'an- 
tique simplicité  des  sentiments  fait  place  à  une  sorte 


6a     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

d'exaltation  mystique  qui  engendre  des  scrupules  et 
des  combats,  des  douleurs  sans  motifs  —  du  vague  à 
l'àme,  comme  nous  dirions  aujourd'hui.  La  passion 
d'aimer  devient  un  culte.  Peu  importe  que  l'objet  du 
culte  soit  un  être  réel  ou  imaginaire,  la  doctrine  est 
d'aimer.  Aimer  est  une  vertu,  la  source  de  toutes  les 
vertus,  et  à  cet  égard  tous  les  chevaliers  furent  ver- 
tueux, car  ils  aimèrent  ou  du  moins  étaient-ils  convain- 
cus qu'ils  aimaient.  Ainsi  l'amour  devint  un  système 
d'éducation.  Il  fut  reconnu  comme  le  principe  de  toute 
activité,  de  tout  mérite  moral  et  de  toute  gloire.  «  L'a- 
mour, dit  Raimbaud  de  Vaquieras,  améliore  les  meil- 
leurs et  peut  donner  de  la  valeur  aux  plus  mauvais. 
D'un  lâche  il  peut  faire  un  brave,  d'un  grossier  un 
homme  gracieux  et  courtois  ;  il  fait  monter  maint 
pauvre  en  puissance.  Puis  donc  que  l'amour  a  tant  de 
vertus,  j'aimerais  volontiers  moi,  si  envieux  de  mérite 
et  d'honneur,  j'aimerais  si  j'étais  aimé.  »  On  trouve 
cette  même  pensée  dans  un  auteur  arabe  :  «  La  moin- 
dre de  ses  vertus,  dit-il  en  parlant  de  l'amour,  est  de 
faire  germer  et  de  développer  en  nous  la  générosité,  le 
courage,  les  bonnes  manières  et  la  grandeur  d'âme,  en 
ce  sens  que  l'ambition  de  l'amant  est  de  complaire  à  sa 
bien-aimée  en  se  parant  de  sentiments  nobles  et  loua- 
bles (i).  » 

Les  bienfaits  de  l'amour  devinrent  au  Moyen-Age  un 
article  de  foi  indiscutable,  et  l'amour  fut  élevé  à  la 
hauteur  d'une  véritable  institution  sociale  et  quasi 
religieuse.  Il  eut  ses  emblèmes,  son  code,  ses  tribu- 
naux, ses  prêtres  et  ses  martyrs.  Les  femmes  adres- 

(i)  Diwan  al  Sababah. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  63 

saient  au  Chevalier  de  leur  choix  des  manches  longues 
et  larges  qui  lui  servaient  de  gonfalon  dans  les  tour- 
nois, des  tresses  blondes,  des  gants  et  des  dentelles, 
des  cordons  brodés  où  se  lisaient  de  charmantes  devi- 
ses. Maître  André,  chapelain  du  roi  de  France,  réunis- 
sait vers  Tan  1 170  les  lois  si  instables  de  l'amour,  et  du 
XIIe  au  XIVe  siècle  fonctionnèrent  les  «  cours  d'amour  » 
composées  des  dames  les  plus  illustres  de  leur  temps 
par  la  naissance  et  le  savoir  et  qui  rendaient  de  doctes 
et  gracieux  arrêts  sur  des  questions  de  courtoisie  et  sur 
les  litiges  amoureux  qui  étaient  soumis  à  leur  haute 
sagesse.  Les  thuriféraires  du  verbe,  trouvères  et  trouba- 
dours, chantaient  le  bel  enfant  Cupidon  et  les  illus- 
tres amours,  et  plus  d'un  amant  périssait  de  mort  vio- 
lente ou  se  laissait  mourir  de  langueur,  pour  la  dame 
de  son  cœur  et  de  ses  rêves. 

Mais  quelle  est  donc  l'origine  de  ce  bel  amour  ?  Sous 
quelle  influence  l'amour  antique  cesse-t-il  d'être  un 
principe  de  mal,  un  obstacle  au  bien,  pour  devenir  la 
source  de  l'honneur,  la  marque  des  élus,  l'inspirateur 
des  grandes  choses?  Des  voix  nombreuses  et  puissan- 
tes répondent  en  chœur  :  «  Du  christianisme  et  des 
mœurs  germaniques  est  né  l'amour  chevaleresque.  » 

Il  est  vrai  que  le  christianisme  a  prêché  et  propagé 
dans  le  monde  l'union  de  l'amour  et  de  la  pureté  que 
l'antiquité  ne  connaissait  pas  (1).  Il  est  vrai  que  le 
christianisme  a  inspiré  aux  rudes  guerriers  du  Moyen- 
Age  des  sentiments  plus  humains,  plus  nobles  et  plus 
délicats,  et  que  le  culte  de  la  Vierge  Marie  a  contribué 


(1)  Voir  J.-J.  Ampère,  Mélanges  d'histoire  littéraire  et  de  littérature, 
t.  I,  p.  227. 


U    LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

puissamment  à  rehausser  la  condition  de  la  femme. 
Mais  la  religion,  pas  plus  que  l'Église,  ne  pouvait 
exercer  d'influence  sur  les  mœurs  nouvelles  de  cour- 
toisie et  de  galanterie,  si  peu  d'accord,  par  les  dangers 
aimables  qu'elles  font  courir,  avec  la  pureté  chrétienne. 
Est-il  besoin  de  citer  l'Ecclésiaste,  les  apostrophes 
véhémentes  et  fulgurantes  des  Saints  Pères  (i),  les  écrits 
monastiques  du  XIIe  siècle  qui  la  comparent  au  Diable 
et  vont  jusqu'à  plaider  la  cause  de  son  infériorité  intel- 
lectuelle et  morale,  pour  prouver  que  la  femme  n'a 
jamais  été  tenue  en  odeur  de  sainteté  par  l'Ancien  ni 
par  le  Nouveau  Testament?  Est-il  besoin  de  rappeler 
que  les  seigneurs  de  la  première  période  du  Moyen-Age, 
tout  chrétiens  qu'ils  étaient,  n'avaient  aucun  égard  ni 
pour  la  femme,  ni  pour  l'amour  idéalisé?  Mais  n'est-il 
pas  suffisant  et  probant  à  lui  seul  ce  fait,  qu'à  côté  de 
la  Chevalerie  religieuse  instituée  par  le  clergé  pour  le 
maintien  de  la  foi,  il  se  soit  dressé  une  Chevalerie  libre, 
mondaine,  instituée  comme  la  précédente  dans  un  but 
religieux  et  social,  mais  non  par  le  clergé,  indépendante 
de  lui  et  lui  étant  de  bonne  heure  devenue  odieuse  et 


(i)  Saint  Ambroise  :  «  Adam  a  été  perdu  par  Eve,  et  non  Eve 
par  Adam.  Celui  que  la  femme  a  induit  au  péché,  il  est  juste 
qu'elle  le  reçoive  comme  souverain  afin  d'éviter  qu'il  ne  tombe 
de  nouveau  par  la  faiblesse  féminine.  » 

Tertullien  :  «  Femme,  tu  es  la  porte  du  diable  ;  c'est  toi  qui  la 
première  as  touché  à  l'arbre  et  déserté  la  loi  de  Dieu  ;  c'est  toi  qui 
as  persuadé  celui  que  le  diable  n'osait  attaquer  en  force  ;  c'est  à 
cause  de  toi  que  1©  Fils  de  Dieu  même  a  dû  mourir  !  Tu  devrais 
toujours  t'en  aller  en  deuil  et  en  haillons,  offrant  aux  regards  tes 
yeux  pleins  de  larmes  de  repentir,  pour  faire  oublier  que  tu  as 
perdu  le  genre  humain.  » 

Certain  concile  de  Mâcon  met  en  délibération  si  les  femmes 
ont  une  âme  ! 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  65 

hostile?  «  Ce  fut  de  cette  chevalerie  spontanée,  libre  et 
mondaine,  que  l'amour,  la  galanterie,  le  goût  des 
aventures,  l'exaltation  de  l'honneur  guerrier  devinrent 
l'âme  et  le  mobile  (i).  » 

Seraient-ce  les  mœurs  germaniques  qui  auraient 
donné  naissance  à  l'amour  chevaleresque?  On  a  beau- 
coup vanté  la  pureté  des  mœurs  germaniques  avant  que 
de  les  connaître  parfaitement  ;  Tacite  nous  parle  de 
Velléda  qui  fut  honorée  à  l'égal  d'une  déesse,  et  les 
historiens  à  sa  suite  ont  loué  à  l'envi  le  respect  reli- 
gieux dont  les  Germains  entouraient  leurs  femmes. 

Sans  vouloir  tirer  avantage  des  derniers  événements 
qui  ont  mis  à  nu  les  mœurs  germaniques,  remarquons 
seulement  que  ce  ne  sont  pas  les  femmes  en  général 
qu'honoraient  les  Germains,  mais  bien  quelques  privi- 
légiées parmi  elles,  qui  passaient  pour  être  des  organes 
de  la  divinité  :  les  prophétesses  (2).  D'ailleurs  il  n'y  a 
qu'à  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  société  germaine,  pour 
se  rendre  compte  que,  reposant  sur  la  force,  tout  ce  qui 
était  faible  ne  pouvait  y  tenir  qu'une  petite  place  :  «  La 
femme  ne  s'appartenait  pas,  dit  Mignet,  et  elle  ne  dis- 
posait de  rien,  parce  qu'elle  était  à  jamais  privée  de 
cette  force  qui  donnait  seule  la  liberté  et  la  propriété, 
dans  une  société  violente.  L'enfant  ne  comptait  pas 
encore  et  le  vieillard  ne  comptait  plus,  parce  que  l'un 
n'avait  pas  encore  cette  force  et  que  l'autre  l'avait  per- 
due. Aussi  étaient-ils  occupés  du  service  et  des  soins 
de  la  maison  (Tacite,  XVI)  et  se  trouvaient-ils  placés 
sous  la  tutelle  de  celui  qui  était  fort,  brave,  oisif,  dont 

(1)  Fauriel,  Histoire  de  la  poésie  provençale,  t.  III,  pp.  3ia  et  suiv. 

(2)  Voir  S.  Sismondi,  De  la  littérature  du  Midi  de  la  France,  t.  I, 
p.  89. 

5 


66  LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

le  métier  était  de  se  battre,  l'honneur  de  protéger  et 
d'être  servi.  La  femme  restait  toujours  sous  un  men- 
dium  perpétuel.  C'était  le  tuteur  qui  touchait  la  com- 
position due  pour  une  femme  outragée.  Comme  cette 
tutelle  était  productive,  la  femme,  fille  ou  veuve  qui 
était  demandée  en  mariage,  était  achetée  à  celui  sous  le 
mendium  duquel  elle  se  trouvait  placée.  Une  tutelle 
aussi  prolongée  et  un  achat  pareil  sont  pour  la  femme 
les  signes  incontestables  d'une  condition  inférieure, 
qu'expliquent  à  la  fois  sa  faiblesse  naturelle  et  la  vio- 
lence de  l'état  social  auquel  elle  appartient  (i).  » 

Plus  tard,  il  est  vrai,  les  Allemands  connurent  une 
certaine  courtoisie,  «  le  respect  pour  les  dame3,  les 
femmes  des  seigneurs,  qui  ressemble  fort  au  respect 
des  domestiques  pour  la  maîtresse,  car  il  ne  s'étend 
pas  aux  simples  femmes  des  dieustmannen  (ministé- 
riales);  il  s'adresse  au  rang,  non  au  sexe  (2)  ». 

Ce  n'est  pas  ce  respect  domestique  qui  peut  expli- 
quer la  transformation  de  l'amour  antique  en  amour 
chevaleresque.  En  vain  chercherait-on,  dans  les  mœurs 
ou  dans  les  fables  des  Germains,  l'origine  de  l'amour 
chevaleresque.  «  Ces  peuples,  quoiqu'ils  respectassent 
les  femmes  et  qu'ils  les  admissent  dans  les  conseils  et 
les  cultes  de  leurs  dieux,  avaient  pour  elles  plus  d'é- 
gards que  de  tendresses  ;  la  galanterie  leur  était  incon- 
nue, et  leurs  mœurs  braves,  loyales  mais  rudes,  lais- 
saient peu  prévoir  un  si  sublime  développement  du 
sentiment  et  de  l'héroïsme  ;   leur  imagination   était 

(1)  Mignct,  «  Gomment  l'ancienne  Germanie  est  entrée  dans  la 
Société  civilisée  de  l'Europe  Occidentale  »  (Mémoires  de  l'Académie 
des  Sciences  morales  et  politiques,  année  i&4i,  t.  III,  p.  79a). 

(a)  Lavisse,  Histoire  Générale,  t.  il,  p.  67. 


LE  CULTE  DE  LA,  FEMME  67 

sombre  ;  les  pouvoirs  surnaturels  auxquels  la  supersti- 
tion les  faisait  croire,  étaient  tous  malfaisants.  Le  plus 
ancien  poème  de  l'Allemagne,  celui  des  Nibelangen, 
dans  la  forme  où  nous  l'avons  aujourd'hui,  est  posté- 
rieur aux  premiers  romans  francs  et  peut  avoir  été 
modifié  par  eux;  cependant  ses  mœurs  ne  sont  pas 
celles  de  la  Chevalerie  :  l'amour  y  a  peu  de  part  aux 
actions,  les  guerriers  y  ont  de  tout  autres  intérêts  et  de 
tout  autres  passions  que  celles  de  la  galanterie;  les 
femmes  paraissent  peu,  elles  ne  sont  point  l'objet  d'un 
culte,  et  les  hommes  ne  sont  point  adoucis  et  civilisés 
par  leur  union  avec  elles  (1).  » 

Donc  le  christianisme  ni  les  mœurs  germaniques, 
séparément  ou  unis  —  ont-ils  jamais  été  unis  ?  — 
n'expliquent  nullement  l'amour  épuré  du  Moyen-Age. 
S'il  en  était  autrement,  comment  se  fait-il  que  le  chris- 
tianisme n'ait  pas  eu  la  même  influence  dans  toutes 
les  contrées  qu'il  a  gouvernées  et  policées,  et  que  l'a- 
mour chaste  ait  fleuri  dans  des  pays  non  chrétiens? 
Comment  se  fait-il  que  dans  l'intervalle  qui  s'écoule 
entre  la  conquête  germanique  de  la  Gaule,  au  commen- 
cement du  Ve  siècle,  et  l'aurore  de  la  Chevalerie  au 
Moyen-Age,  on  ne  voie  aucune  trace  des  sentiments  gra- 
cieux et  courtois  ? 

Il  est  d'ailleurs  établi  que  l'amour  chevaleresque, 
comme  l'institution  elle-même  de  la  Chevalerie,  appa- 
rut tout  d'abord,  non  pas  en  Germanie,  ni  dans  le 
nord  de  l'Europe,  mais  bien  dans  le  Midi,  en  Pro- 
vence; l'on  ne  peut  nier,  d'autre  part,  l'influence  bien- 
faisante de  la  civilisation  arabe  sur  les  sentiments  et 

(1)  S.  de  Sismondi,  op.  cit.,  t.  I,  pp.  a65  et  suiv. 


68     IA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

les  mœurs  du  midi  de  la  France  et  de  l'Espagne,  ni  la 
parenté,  l'identité,  peut-on  dire,  de  l'amour  chevaleres- 
que et  de  l'amour  arabe. 

Il  serait  fastidieux  de  relever  par  le  menu  les  points 
de  ressemblance  qui  unissent  certains  héros  de  romans 
moyenâgeux,  et  certains  personnages  arabes  réels  ou 
légendaires,  de  comparer  par  exemple  l'amour  d'Antar 
pour  Àbla  à  l'amour  d'Amadis  pour  Orien,  quand  on 
constate  que,  d'une  façon  générale,  la  délicatesse  de 
sentiments,  l'enivrement  d'amour,  le  culte  de  la  femme, 
qu'on  trouve  si  gentiment  exprimés  dans  la  littérature 
de  tout  le  Midi,  sont  traduits,  dirait-on,  de  l'arabe  et 
toujours  coloriés  d'une  teinte  orientale  (i).  Cette  teinte 
est  visible  sur  quelques-uns  des  chants  des  troubadours 
et  sans  doute  fut  communiquée  à  Dante,  à  Pétrarque  et 
à  leur  école  (2). 

Mais  il  est  des  analogies  plus  frappantes,  sinon  plus 
caractéristiques  :  «  Il  n'y  a  peut-être  rien  de  plus  parti- 
culier et  de  plus  frappant  dans  l'histoire  de  la  civilisa- 
tion du  midi  de  la  France,  que  la  combinaison,  l'union 
intime  de  la  Chevalerie  et  de  la  poésie,  de  l'esprit  poé- 
tique et  de  l'esprit  chevaleresque.  Dès  l'instant  où 
l'amour  fut  devenu  un  culte  et  ses  chants  des  espèces 
d'hymnes,  le  talent  poétique  devint  le  complément 
presque  obligé  de  la  galanterie  chevaleresque  et  par  là 
de  la  Chevalerie  elle-même.  Tout  seigneur,  grand  ou 
petit,  eut  besoin  de  savoir  faire  des  vers  et  s'évertua  à 
en  faire  :  quiconque  n'en  fit  pas,  fut  du  moins  censé 
aimer  ceux  d'aulrui  (3).  » 

(1)  Delécluse,  Dante  et   la  poésie  amoureuse,  p.   63  ;  Ginguéné, 
Histoire  littéraire  d'Italie,  t.  I,  chap.  v. 

(3)  Puymaigre,  Les  vieux  auteurs  Castillans,  t.  I,  p.  3g. 
(3)  Fauriel,  op.  cit.,  t.  I,  p.  5ag. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  69 

Particularité  essentiellement  arabe,  car  on  peut 
avancer,  sans  exagération,  que  tous  les  Arabes  étaient 
poètes  aussi  naturellement  que  Monsieur  Jourdain  était 
prosateur.  On  chercherait  vainement  le  nom  d'un  Che- 
valier ou  d'un  guerrier  arabe  de  quelque  renom  qui  ne 
fût  pas  poète  et  n'ait  pas  chanté  ses  amours.  D'ailleurs 
tous  les  poètes  furent  amoureux,  tous  tinrent  à  honneur 
de  célébrer  en  vers  harmonieux  leurs  amours  réelles  ou 
imaginaires. 

Tous  les  troubadours  aiment  ou  font  semblant  d'ai- 
mer. Tous  les  poètes  arabes,  sans  exception,  aiment  ou 
font  semblant  d'aimer. 

Les  troubadours  vont  dans  les  cours  et  les  châteaux» 
et  de  même  les  poètes  arabes  vont  porter  leurs  louan- 
ges et  la  u  primeur  »  de  leurs  chefs-d'œuvre  au  prince 
et  aux  grands  :  chefs  de  tribus  ou  Kalife. 

Les  troubadours  s'en  allaient  accompagnés  de  jon- 
gleurs qui  chantaient  leurs  vers.  De  même  des  Rawis, 
élèves-poètes,  accompagnaient  le  maître  poète  et  chan- 
taient ses  vers. 

Les  jongleurs  provençaux  employaient  pour  s'ac- 
compagner un  violon  à  trois  cordes,  exactement  pareil 
à  celui  des  Rawis  andalous,  exactement  pareil  à  celui 
des  rapsodes  égyptiens  qui  chantent  encore  les  aventu- 
res d'Antar  ou  d'Abou  Zeid. 

Les  uns  et  les  autres,  poètes  arabes  et  troubadours, 
rawis  et  jongleurs,  avaient  des  défis  poétiques. 

Enfin  «  le  mystère  et  le  secret  étaient  une  des  condi- 
tions de  cet  amour  chevaleresque  et  l'une  de  ses 
difficultés.  Autant  un  troubadour  mettait  de  vanité  à  se 
faire  croire  aimé  d'une  dame  de  haut  rang,  autant  il 
mettait  de  soin  à  cacher  le  nom  de  cette  dame.  Il  ne  la 


7o     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

désignait  jamais  dans  ses  vers  que  par  une  espèce  de 
sobriquet  poétique,  dont  elle  savait  seule  la  valeur  et 
l'intention  et  que  chaque  curieux  interprétait  à  sa 
manière  (i)  ».  Ainsi  Raimband  de  Vaquiéras  célèbre 
Béatrix,  sœur  de  Boniface  de  Montferrat,  sous  le  nom 
de  «  Beau  Chevalier  ». 

De  même,  chez  les  Arabes,  «  non  seulement  le  poète 
ne  cite  jamais  le  nom  de  sa  belle,  mais  il  emploie  pour 
la  désigner  le  genre  masculin  :  il  dira  :  «  l'aimé  de 
mon  cœur  »,  et  non  «  l'aimée  de  mon  cœur  ».  D'autres 
fois  il  lui  donnera  un  nom  qui  n'est  pas  le  sien,  mais 
qui  est  devenu  un  nom  pour  ainsi  dire  classique,  syno- 
nyme d'amante  :  il  l'appellera  Leylah,  Hind  ou 
Katame,  en  souvenir  de  ces  illustres  amoureuses. 
Ainsi  il  n'effleurera  pas,  il  ne  caressera  pas  d'autres 
lèvres  que  celles  de  son  amant,  le  vrai,  le  joli  nom  de 
l'aimée  (2)...  » 

Ces  rapprochements  une  fois  constatés,  disons  un 
mot  de  l'amour  arabe. 

Quoique  sous  tous  les  climats  l'amour  soit  le  même, 
indéfinissable,  insaisissable,  intangible  et  sacré,  les 
Arabes  se  sont  de  tous  temps  appliqués  à  l'analyser,  à 
le  définir,  à  l'examiner  sous  ses  différents  aspects,  à 
étudier  ses  premières  manifestations,  sa  nature,  ses 
causes  et  ses  effets.  L'une  de  leur  théories  les  plus 
anciennes,  empruntée  du  reste  à  Platon,  est  que  Dieu, 
en  les  créant,  «  a  donné  aux  âmes  une  forme  arrondie, 
puis  il  les  a  divisées  en  parties  égales  et  a  placé  chaque 


(1)  Fauriel,  l.  II,  p.  23. 

(a)  Le  Jardin  des  Fleurs,  p.  91 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  71 

moitié  dans  deux  corps  différents.  Lorsque  l'un  de  ces 
corps  en  rencontre  un  autre  qui  renferme  la  moitié  de 
l'âme  dont  il  possède  lui-même  l'autre  moitié,  l'amour 
naît  fatalement  entre  eux,  en  vertu  de  l'unité  primitive 
de  ces  deux  moitiés  d'âme.  Ainsi  les  âmes,  substances 
lumineuses  et  simples,  descendent  des  hauteurs  de 
l'infini  vers  les  corps,  qu'elles  viennent  habiter  ;  elles  se 
recherchent  les  unes  les  autres,  selon  qu'elles  étaient 
plus  ou  moins  voisines  dans  le  monde  immatériel  (1)  ». 
Est-il  rien  de  plus  mystique  et  de  plus  divinement 
céleste  que  cette  course  d'âmes  à  la  recherche  de  l'âme 
sœur?  Et  cela  ne  nous  rappelle-t-il  pas  les  beaux  vers 
d'Alfred  de  Musset  ? 

J'aime.  Voilà  le  mot  que  la  nature  entière 

Crie  au  vent  qui  l'emporte,  à  l'oiseau  qui  le  soit  : 

Oh  !  vous  le  murmurez  dans  vos  sphères  sacrées, 
Étoiles  du  matin,  ce  mot  triste  et  charmant! 
La  plus  faible  de  vous,  quand  Dieu  vous  a  créées, 
A  voulu  traverser  les  plaines  éthérées 
Pour  chercher  le  soleil,  son  immortel  amant  ; 
Elle  s'est  élancée  au  sein  des  nuits  profondes. 
Mais  une  autre  l'aimait  elle-même,  et  les  mondes 
Se  sont  mis  en  voyage  autour  du  firmament. 

(Rolla,  Chant  V.) 

Donnons  maintenant  quelques  définitions  de  l'A- 
mour, elles  nous  renseigneront  mieux  que  de  longues 
dissertations  sur  les  qualités  de  l'amour  arabe  :  C'est, 
a-t-on  dit,  «  une  force  surnaturelle  qui  abîme  le  cœur 
dans  la  contemplation  des  charmes  de  l'objet  aimé  »  ; 

(1)  Maçoudi,  op.  cit.,  t.  VI,  pp.  379  et  38o. 


72     LÀ  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

on  bien  :  «  Un  sentiment  tyrannique  et  souverain  qu'en- 
gendrent l'imagination  et  le  désir  »  ;  et  encore  :  «  Un 
extrait  de  magie,  une  divine  folie  spéciale  aux  gens 
d'esprit  et  aux  cœurs  délicats.  »  Que  si  cela  ne  vous 
suffît  point  et  si  vous  êtes  avides  de  science  amoureuse, 
pénétrons  ensemble  chez  le  vizir  de  Haroun  al  Raschid, 
le  généreux  Yehia  ben  Khalid,  où  des  docteurs  subtils 
discutent  fort  à  propos  de  l'amour. 

u  Vizir,  dit  Abou  Malik,  l'amour  est  un  souffle 
magique  ;  il  est  plus  caché  et  plus  incandescent  que  le 
charbon  ;  il  n'existe  que  par  l'union  de  deux  âmes  et 
le  mélange  de  deux  formes.  Il  pénètre  et  s'infuse  dans 
le  cœur,  comme  l'eau  des  nuages  dans  les  pores  de  la 
terre,  il  règne  sur  toutes  choses,  soumet  les  intelligen- 
ces et  dompte  les  volontés.  » 

Tiicham,  fils  de  Hakem,  parla  ensuite  en  ces  termes  : 

a  La  destinée  a  placé  l'amour  comme  un  filet  où  ne 
peuvent  tomber  que  les  cœurs  sincères  dans  l'infor- 
tune... l'amour  naît  de  la  beauté  de  la  forme,  de  l'af- 
finité et  de  la  sympathie  des  âmes.  Avec  lui  la  mort 
pénètre  jusqu'aux  entrailles  et  au  fond  du  cœur  ; 
la  langue  la  plus  éloquente  se  glace;  le  roi  devient 
sujet,  le  maître  devient  esclave  et  s'humilie  devant  le 
plus  infime  de  ses  serviteurs.  » 

Ibrahim,  fils  de  Yassar,  ayant  pris  la  parole,  dit  : 

«  L'amour  est  plus  subtil  que  le  mirage,  plus  prompt 
que  le  vin  circulant  dans  les  veines...  Semblable  à  un 
nuage,  il  se  fond  en  pluie  sur  les  cœurs;  il  y  fait  ger- 
mer le  trouble  et  fructifier  la  douleur...  » 

Ali,  fils  de  Mansour,  s'exprima  ainsi  : 

a  L'amour  est  un  mal,  léger  au  début,  qui  s'infiltre 
dans  l'âme  et  la  façonne  à  son  gré;  il  pénètre  dans  la 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  73 

pensée  et  l'envahit  rapidement.  Quiconque  boit  à  sa 
coupe  ne  se  guérit  pas  de  son  ivresse,  quiconque  est 
renversé  par  lui  ne  se  relève  plus.  » 

Ils  furent  treize  à  deviser  de  la  sorte. 

Ne  pouvant  pas  rapporter  tous  leurs  discours,  je  me 
contenterai  de  noter  quelques  pensées  : 

«  Celui  qui  aime  est  illuminé  d'une  flamme  inté- 
rieure ;  tout  son  être  resplendit  ;  ses  qualités  le  placent 
au-dessus  des  autres  hommes.  » 

«  Le  propre  d'une  nature  délicate  est  d'être  capable 
d'aimer.  » 

«  L'amour  n'est  qu'une  suite  de  visions  qui  appa- 
raissent à  l'homme,  tantôt  désespérées,  tantôt  conso- 
lantes, et,  par  l'inquiétude  qu'elles  engendrent  dans 
son  cœur,  elles  consument  ses  entrailles.  » 

«  Il  est  la  fleur  de  la  jeunesse,  le  jardin  de  la  généro- 
sité, le  charme  de  l'âme  et  son  divertissement...  Il  se 
combine  avec  le  meilleur  de  la  substance,  avec  les  élé- 
ments les  plus  purs.  Il  provoque  l'attraction  des 
cœurs,  la  conformité  des  passions,  la  fusion  des  âmes, 
le  rapprochement  des  semblables,  la  pureté  des  senti- 
ments et  la  sympathie  (i)  ». 

Comme  on  est  loin  de  la  «  petite  convulsion  »  de 
Marc-Aurèle,  «  du  contact  de  deux  épidermes  et  de 
l'échange  de  deux  fantaisies  »  ! 

Et  nous  n'avons  pas  cité  nos  poètes  qui  seuls  peu- 
vent refléter  —  même  au  travers  du  verre  fumé  qu'est 
une  traduction  —  la  grâce,  la  délicatesse  souveraine, 
la  tendresse  émue,  craintive  et  respectueuse,  de  l'a- 
mour arabe.  Nous  n'avons  conté  l'histoire  d'aucun  de 

(1)  Maçoudi,  t.  VI,  pp.  368  et  suiv. 


74     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

«  nos  martyrs  d'amour  »  ;  nous  n'avons  puisé  dans 
nos  chroniques  amoureuses  ni  légendes  ni  anecdo- 
tes... Vous  trouverez  dans  notre  ouvrage,  Le  Jardin  des 
Fleurs,  un  choix  de  poésies  amoureuses,  et  vous  lirez  ici, 
résumées  et  réduites  à  la  sécheresse  d'un  schéma,  deux 
histoires  d'amour.  Elles  se  présentent  comme  de  pau- 
vres fleurs  ou  des  fruits  brutalement  arrachés  à  l'arbre 
du  Tendre.  Elles  n'ont  plus  le  même  parfum,  ni  le 
même  sourire  qu'elles  avaient  entre  les  feuilles  —  mais 
elles  restent  quand  même  fleurs  et  fruits  de  tendresse. 
Puissiez-vous  en  l'état  goûter  toute  leur  saveur  et  puisse 
leur  charme  discret  vous  pénétrer  délicieusement. 


KEYSS  ET  LEYLAH 

Keyss  était  un  bel  adolescent,  généreux,  entrepre- 
nant, à  la  fois  guerrier  et  poète.  Il  aurait  improvisé  ses 
premiers  vers  à  l'âge  de  sept  ans.  Leylah  était  brune, 
petite  de  taille,  éloquente,  a>ant  sur  la  joue  droite  une 
mouche  de  beauté.  L'origine  de  leur  amour  est  rappor- 
tée comme  suit  : 

Un  jour,  Keyss  partit  sur  une  chamelle  agile  pour 
se  promener  dans  la  campagne,  loin  des  habitations. 
Il  arriva  bientôt  près  d'une  source  où  de  jeunes  fem- 
mes babillaient.  Il  les  salua,  leur  parla  avec  une  poli- 
tesse exquise  et  une  éloquence  rare.  Elles  l'invitèrent  à 
s'asseoir  au  milieu  d'elles  —  et  parmi  elles  était  Ley- 
lah. Dès  que  son  regard  tomba  sur  elle,  Keyss  rougit, 
pâlit,  trembla  et  ne  put  contenir  les  battements  de  son 
oœur.  Pour  prendre  une  contenance,  il  demanda  : 
«  Avez-vous  quelque  chose  à  manger?  »  et  Leylah 


LE  CULTE  DE  LA.  FEMME  75 

répondit  :  u  Fils  des  hommes  généreux,  nous  n'avons 
rien.  »  Alors  Keyss  se  leva,  égorgea  sa  chamelle  agile, 
et,  tandis  que  la  viande  cuisait,  il  occupait  Leylah  de 
doux  entretiens,  discutant  avec  elle  poètes  et  poésies. 
Puis  Leylah  lui  dit  doucement  :  «  Vois  si  la  viande  est 
à  point.  »  Alors  Keyss  approcha  du  feu  qu'il  avait 
allumé,  et,  aveuglé  par  la  passion,  y  plongea  ses  deux 
mains...  Il  tomba  évanoui.  Leylah,  en  voulant  lui  por- 
ter secours,  découvrit  son  bras  de  lait,  et  elle  coupa  un 
morceau  de  son  voile  pour  lui  bander  les  mains...  Keyss 
put  ainsi  contempler,  dans  l'extase  du  délire,  le  bras 
potelé  et  la  chevelure  abondante  et  soyeuse  de  celle 
qu'il  aimait  déjà  jusqu'à  la  démence. 

Et  ce  fou  disait,  parlant  de  son  amour  et  de  sa  folie, 
ces  vers  délicieux  : 

Ta  présence  me  J ait  oublier,  chaque  fois  que  je  te  ren- 
contre, 

De  te  confier  ce  qui  est  en  moi. 

Partout  l'on  dit  :  «  Il  est  atteint  d'un  mal  inguérissa- 
ble!)) 

Le  remède  à  ma  folie,  mon  cœur  le  connaît,  6  Leylah,  ! 

Mais  ce  remède  fut  refusé  au  pauvre  énamouré. 
Leylah  fut  mariée  et  Keyss  dut  quitter  sa  tribu.  Il  erra 
dans  le  désert,  confiant  aux  sources  et  aux  oiseaux  son 
secret  et  sa  peine,  jusqu'au  jour  où,  ayant  blessé  une 
gazelle,  il  lui  sembla  reconnaître  dans  les  yeux  de  la 
gazelle  le  doux  regard  de  Leylah.  Alors  il  crut  qu'il 
avait  blessé  celle  qu'il  aimait  et,  de  désespoir,  il  exhala 
sa  pauvre  âme  î 


76     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 


ORWAH   BEN  HOUZAM  ET  AFFRAT 

Orwat,  ayant  perdu  son  père  tout  jeune,  fut  confié  à 
son  oncle  Hassr,  qui  l'éleva  et  prit  soin  de  son  éduca- 
tion. Parvenu  à  l'âge  d'homme,  Orwat  demanda  la 
main  de  sa  cousine  Afl'rat.  Son  oncle  ne  dit  ni  oui  ni 
non,  mais  l'envoya  en  Syrie  faire  commerce  de  bétail, 
afin  de  lui  constituer  un  douaire.  Entre  temps  Açalah 
ben  Soayd,  qui  était  fort  riche  et  qui  allait  en  pèleri- 
nage à  la  Mecque,  descendit  chez  Hassr.  Par  le  plus 
malin  des  hasards  il  aperçut  Affrat.  Elle  lui  plut.  Il 
demanda  sa  main,  l'obtint,  et  renonça  à  visiter  les  lieux 
saints... 

Orwah,  auquel  par  ailleurs  la  fortune  avait  souri, 
revint  enfin,  le  cœur  gonflé  d'amour  et  d'espérance... 
Mais  il  eut  tôt  fait  d'apprendre  le  triste  événement. 
Alors  il  tomba  évanoui  et  on  dut  le  porter  auprès  d'un 
vieillard  qui  avait  le  don  de  chasser  les  esprits  des  pos- 
sédés. Mais  le  vieillard  ne  put  rien  faire  pour  soulager 
le  pauvre  Orwah,  qu'il  déclara  amoureux.  A  ce  propos 
Orwah  improvisa  les  vers  suivants  : 

J'avais  promis  pour  ma  guérison  large  récompense 
au  savant  docteur  de  ÏYamamâh  :  —  Science  impuis- 
sante ! 

Et  cependant  il  n'a  ménagé  aucune  ressource  de  sa 
science,  aucune  adjuration,  aucune  évocation;  —  il  a 
tout  épuisé! 

«  Que  le  Bon  Dieu  te  guérisse!  me  dit-il,  nous  le  le 
jurons,  nous  n'avons  en  main  rien  qui  puisse  alléger  ce 
qui  oppresse  ta  poitrine.  » 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  77 

Hélas  !  Hélas  !  il  me  semble  qu'à  mon  cœur  une  blonde 
perdrix  soit  suspendue  par  son  aile  frémissante,  tant 
mon  cœur  palpite  et  bondit  d'amour  ! 

Sur  ces  entrefaites,  Açalah,  le  mari  d'Affrat,  ayant 
appris  le  lieu  de  refuge  d'Orwah,  alla  le  quérir  et  l'in- 
vita à  descendre  chez  lui,  pensant  ainsi  calmer  sa 
grande  peine.  Orwat,  à  peine  arrivé  devant  la  porte  de 
sa  bien-aimée,  tomba  raide  mort.  On  l'enterra,  et  Affrat, 
ayant  obtenu  de  son  mari  la  permission  d'aller  pleurer 
sur  la  tombe  de  son  cousin,  s'en  fut,  le  plus  naturelle- 
ment du  monde,  mourir  sur  cette  tombe...  On  l'enterra 
auprès  de  son  amant,  et  plus  tard  on  vit  croître  sur 
leur  tombeau  deux  arbres  qui,  après  s'être  élevés,  se 
rejoignirent  et  poussèrent  étroitement  liés  et  intime- 
ment enlacés. 

Veut-on  maintenant  quelques  faits  divers,  une  tran- 
che de  la  chronique  mondaine  du  désert?  Ouvrons  le 
livre  d'Abi  Mohammed  Gaffar  el  Sarrag;  le  titre  con- 
tient à  lui  seul  toute  la  chevalerie  :  «  Massareh  el 
Ouchak  —  l'iVrène  des  Amants.  » 


Arwat  ben  Zohyr,  après  avoir  entendu  des  récits  d'a- 
mour que  lui  contait  un  homme  de  la  tribu  des  Béni 
Azra,  conclut  :  «  En  vérité  je  le  déclare,  gens  de  Béni 
Azra,  vous  êtes  de  tous  les  hommes  ceux  qui  ont  le 
cœur  le  plus  sensible  à  l'amour.  —  Oui,  par  Dieu, 
répondit  l'autre,  cela  est  vrai,  et  j'ai  connu  dans  ma 
tribu  trente  jeunes  gens  que  la  mort  a  enlevés  et  qui 
n'avaient  d'autre  maladie  que  l'amour.  » 


78     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Sahl  ben  Saad  raconte  :  Pendant  que  j'étais  en  Syrie, 
un  ami  me  proposa  d'aller  voir  le  poète  Gamil,  qui 
était  gravement  malade.  Je  le  trouvai  prodiguant  son 
âme  et  prêt  à  la  rendre  à  la  mort.  «  Que  penses-tu,  ô 
fils  de  Saad,  me  demanda-t-il  en  me  fixant,  que  penses- 
tu  d'un  homme  qui,  depuis  cinquante  ans  qu'il  vit, 
n'a  jamais  commis  d'adultère,  n'a  jamais  bu  de  vin, 
n'a  jamais  répandu  le  sang  injustement,  et  qui  a 
témoigné  qu'il  n'y  a  de  Dieu  que  Dieu  et  que  Mahomet 
est  son  serviteur  et  son  Prophète?  —  Je  pense,  répon- 
disse, que  cet  homme  peut  compter  sur  la  clémence 
de  Dieu  et  qu'il  sera  sauvé.  Mais  cet  homme  quel 
est-il?  —  C'est  moi,  répliqua  Gamil.  —  Voilà,  dis-je, 
la  chose  la  plus  surprenante  que  j'aie  jamais  entendue. 
N'es-tu  donc  pas  ce  Gamil  qui  depuis  vingt  ans  chante 
les  charmes  et  les  amours  de  Boçaynah?  —  Me  voici, 
répondit  Gamil,  au  dernier  des  jours  de  ce  monde  et 
au  premier  des  jours  de  l'autre;  je  veux  que  Moham- 
med n'intercède  pas  pour  moi  auprès  du  souverain 
juge,  si  j'ai  jamais  porté  la  main  sur  Boçaynah  pour 
quelque  chose  de  répréhensible  et  si  j'ai  jamais  été 
plus  loin  avec  mon  amante  que  de  lui  faire  poser 
la  main  sur  mon  cœur  afin  d'en  apaiser  les  battements 
et  d'en  soulager  la  peine  (i).  » 


Sekina,  fille  d'El  Hussein-benAli,  dit  un  jour  à 
Ezzat  :  «  Je  voudrais  te  poser  une  question  ;  me  répon- 
dras-tu avec  sincérité?  —  Certainement  oui,  répliqua 

(O  Voir  V Amour,  de  Stendhal,  chap.  lui  :  l'Arabie,  fragments 
du  Divan  de  l'amour. 


LE  CULTE  DE  LA.  FEMME  79 

Ezzat.  —  En  ce  cas,  poursuivit  Sekina,  explique-moi  ce 
qu'a  voulu  dire  ton  amant  Koceyr,  par  ces  vers  : 

Tout  débiteur  a  rempli  sa  dette 

Seul  le  créancier  d'Ezzat  attend  qu'on  le  paie!  » 

Ezzat  rougit  et  dit  :  «  Permets-moi  de  ne  pas  répon- 
dre. —  J'insiste  au  contraire,  dit  Sekina,  et  j'aurais  du 
chagrin  si  tu  persistais  à  ne  pas  vouloir  me  répondre. 
—  Je  lui  avais  promis  un  baiser,  avoua  Ezzat.  —  Dépê- 
che-toi de  t'exécuter,  reprit  vivement  Sekina  et  que  sur 
moi  retombe  ton  péché  !  » 


Concluons  :  l'Amour  véritablement  arabe,  c'est-à-dire 
dégagé  de  tout  apport  étranger,  est  un  amour  pastoral 
et  chaste,  à  la  fois  enfantin  et  profond,  simple,  grave, 
ému  et  discret.  «  C'est  une  adoration  rêveuse  et  tendre, 
dit  très  bien  M.  H.  Chanta voine,  plus  sentimentale  que 
sensuelle,  où  le  respect  presque  timide  de  la  femme 
aimée  se  mêle,  sans  hardiesse  et  sans  brutalité,  à  la 
ferveur  du  désir.  On  sent  bien  que  les  yeux  ont  été  pris, 
que  la  chair  est  mordue  et  brûlante,  mais  c'est  surtout 
le  cœur  qui  palpite  et  dont  chaque  battement  se  rythme 
par  un  soupir  (1).  » 

Empressons-nous  d'ajouter  qu'il  n'en  fut  pas  toujours 
ainsi  et  que  par  la  suite  les  choses  se  gâtèrent  un  peu, 
et  même  beaucoup.  Les  Arabes  ont  étudié  l'amour, 
mieux,  ils  le  pratiquèrent  saintement  et  avec  religion 
d'abord  ;    spirituellement  et  en  badinant  ensuite,   et 

(1)  Journal  des  Débats,  ai  octobre  1913. 


8o     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

enfin  immodérément  et  avec  grande  licence.  Ces  méta- 
morphoses de  l'amour  répondent  aux  changements 
successifs  qui  se  sont  produits  dans  les  mœurs  et  les 
coutumes,  et  répondent  à  l'évolution  de  la  condition  de 
la  femme  dans  la  cité  arabe.  L'amour  étant  l'image  de 
l'objet  aimé,  il  sera  toujours  à  la  mesure  de  la  femme 
qui  l'aura  inspiré.  Et  cela  nous  amène  à  étudier  la  con- 
dition sociale  de  la  femme  avant  et  depuis  l'Islam. 


II.  —   LA  FEMME 
La  femme  du  Moyen-Age 

ET     L*  ARA.BE    D'AVANT     l'IsLAM 


Il  nous  a  paru  utile  de  mettre  en  regard  de  la  femme 
arabe  la  femme  du  Moyen-Age,  de  donner  le  portrait 
physique  et  moral  de  l'une  et  de  l'autre,  et  d'étudier 
leur  condition  respective  dans  le  mariage.  Ce  rappro- 
chement contribuera  à  mieux  faire  comprendre  la  con- 
dition de  la  femme  arabe,  condition  qui  ne  s'est  guère 
améliorée  depuis  le  VIIe  siècle.  Au  souvenir  de  l'état 
dans  lequel  elle  se  débattait  vers  le  XIIe  siècle,  l'Euro- 
péenne ressentira  peut-être  une  sympathie  plus  compa- 
tissante pour  ses  sœurs  d'Orient.  Elle  voudra  les  aider 
à  franchir  les  étapes  pénibles  qu'elle-même  eut  à  gra- 
vir pour  atteindre  au  rang  qu'elle  occupe  dans  la  société 
moderne  ;  généreuse,  elle  tendra  une  main  secourable 
à  ses  compagnes  infortunées,  et  elle  saura  les  diriger 
doucement  et  avec  prudence  dans  la  voie  de  la  libéra- 
tion. De  son  côté,  l'Orientale,  en  constatant  que  l'Euro- 
péenne n'a  pas  toujours  été  ce  qu'elle  est,  ne  désespé- 
rera plus  d'arriver  un  jour  à  ajouter  à  ses  charmes 
physiques  les  ornements  de  l'esprit  et  à  rivaliser  avec 


82     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

les  filles  d'Occident  de  savoir  et  de  vertu,  comme  de 
tout  temps  elles  ont  rivalisé  de  grâce,  de  beauté  et  d'ai- 
mable coquetterie. 

Les  portraits  de  femmes  et  de  jeunes  filles  abondent 
dans  les  romans  et  les  chansons  de  Chevalerie.  En  s'en 
inspirant  on  peut  tracer,  du  type  féminin  particulière- 
ment prisé  au  Moyen-Age  et  en  France,  le  tableau  que 
voici  : 

Alaïs,  Aiglantine  ou  Blanchefleur  est  blanche  et  rose, 
rose  comme  la  rose  de  mai,  blanche  comme  la  fleur 
d'aubépine  ou  la  fleur  du  lys  ;  ses  cheveux  sont  d'or  ; 
son  cou  pareil  à  de  l'ivoire  «  replané  »  soutient  gracieu- 
sement un  visage  régulier  et  rond  que  domine  un  beau 
front  blanc,  poli  comme  le  cristal  ;  les  yeux  «  vairs  » 
toujours  gais  et  riants  sous  les  sourcils  déliés  ne  sont 
pas  moins  beaux  que  ceux  d*  «  un  faucon  de  monta- 
gne »  ;  la  bouche  est  petite  comme  celle  d'un  enfant, 
et  les  lèvres  ont  la  couleur  de  la  fleur  de  pêcher  ;  quant 
aux  dents,  elles  sont  petites,  serrées,  égales  ;  son  haleine 
est  comparable  à  un  encensoir  de  moutier,  lorsqu'il 
est  embrasé  devant  l'autel.  Les  bras  sont  arrondis  et 
un  peu  longs,  ses  mains  blanches  et  ses  pieds  bien 
moulés,  sa  taille  est  fine,  sa  poitrine  peu  développée; 
elle  a  les  hanches  basses  et  les  côtés  étroits  (i)... 

Comme  pendant,  voici  un  tableau  du  VIe  siècle  que 
je  vous  livre  sans  retouche.  A  part  que  l'Arabe  est 
brune  et  divinement  blonde  la  Française,  vous  allez 
constater  à  première  vue  que  les  deux  modèles  se  res- 
semblent comme  deux  sœurs,  au  point  que  Français 
et  Païens  les  prirent  souvent  l'une  pour  l'autre  et  bien 

(i)  Voir  Gautier,  pp.  370  et  suiv. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  83 

se  trouvèrent  de  leur  aimable  méprise.  Les  romans  de 
Chevalerie  et  les  récits  des  Croisades  nous  content  plus 
d'une  aventure  tendre  où  l'on  voit  des  Chevaliers  chré- 
tiens prendre  pour  dame  une  Sarrazine,  tandis  que 
Blanchefleur,  Aiglantine  ou  la  reine  Eléonore  elle-même 
accordent  leurs  faveurs  à  quelque  guerrier  arabe,  noble, 
valeureux  et  bien  aimant...  Mais  retournons  à  notre 
tableau. 

Elarith  ben  Amrou  fils  de  Hodjr,  roi  des  Kindites, 
voulant  demander  la  main  d'El  Kansa-bent-Of,  dont  il 
avait  entendu  vanter  la  beauté,  dépêcha  auprès  d'elle 
une  femme  experte  et  fine.  «  Va,  lui  dit-il,  et  sache  me 
décrire  cette  fille  de  Of  dont  on  parle  tant.  »  —  Voici 
en  quels  termes  l'experte  ès-beautés  rendit  compte  au 
roi  de  sa  mission  : 

«  J'ai  vu,  pur  miroir,  un  front  resplendissant  que 
pare  une  chevelure  noire  luxuriante  comme  la  queue 
des  chevaux  du  plus  noble  sang.  Opulente  chevelure, 
abandonnée  à  elle-même  elle  semble  flotter  en  longues 
chaînes  ondoyantes,  peignée  et  rangée,  tu  dirais  de 
belles  grappes  de  raisin  qu'une  petite  pluie  vient  de 
lisser.  J'ai  vu  deux  sourcils,  qu'on  dirait  dessinés  par 
le  kalam  ou  noircis  par  une  fine  trace  de  charbon, 
arquer  des  yeux  semblables  à  ceux  d'une  gazelle  que 
le  chasseur  n'a  pas  effrayée,  que  le  lion  des  solitudes 
n'a  pas  épouvantée.  Au  milieu  des  deux  arcs  des  sour- 
cils s'abaisse  et  descend  un  nez  fin  et  bien  proportionné, 
courbé  délicatement  comme  la  pointe  d'un  riche  sabre 
bien  fourbi.  De  chaque  côté  du  nez,  des  joues  douce- 
ment arrondies,  blanches  et  purpurines;  au-dessous 
s'ouvre,  tel  un  anneau,  une  bouche  au  sourire  suave, 
délicieuse  au  baiser  et  dans  laquelle  se  meut  une  lan- 


84     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

gue  vive  à  la  riposte  qui  témoigne  d'une  intelligence 
admirable.  Les  dents,  de  blancheur  éclatante,  aux  stries 
imperceptibles,  sont  de  véritables  perles  limpides  et 
pures  ;  les  lèvres  roses  sont  douces  et  fraîches  comme 
un  rayon  de  miel.  Cette  tête  adorable  est  soutenue  par 
un  cou  d'argent  monté  sur  une  poitrine  blanche;  puis 
deux  bras  pleins  d'une  chair  ferme  où  Ton  ne  sent  pas 
d'os,  où  l'on  ne  touche  pas  de  veine,  et  des  mains  à 
articulations  délicates  et  légères,  aux  tendons  lisses  et 
invisibles  qui  meuvent,  quand  elles  le  veulent,  des  pha- 
langes terminées  par  des  pulpes  fines  et  rosées.  Sur  la 
poitrine  se  dressent,  telles  des  grenades,  deux  seins 
arrondis  ;  de  leur  double  pointe  ils  transpercent  le  vête- 
ment qui  les  abrite.  J'ai  vu  un  ventre  harmonieux  dont 
le  nombril  semble  un  gentil  petit  sachet  à  parfums.  Le 
dos  est  un  sillon  gracieux  qui  conduit  à  une  taille  svelte 
et  flexible,  si  fragile  que,  seule,  semble  la  soutenir  la 
miséricorde  de  Dieu.  Des  hanches  luxuriantes,  des 
cuisses  bien  arrondies,  des  jambes  de  glorieux  embon- 
point, finement  duvetées  comme  un  beau  fruit.  Enfin 
deux  pieds  merveilleux  effilés  et  fins  comme  deux  fers 
de  lance.  Louange  à  Dieu,  comment  deux  bases  si 
mignonnes  et  délicates  peuvent-elles  supporter  tout  cet 
ensemble  de  beauté  !  »  (i) 

Cet  inventaire  notarié,  consciencieusement  et  poéti- 
quement dressé  par  une  Arabe  des  temps  païens,  suffit 
à  donner  une  idée  de  ce  qui  composait  et  de  ce  qui  com- 
pose encore  une  belle  femme,  car  l'esthétique  n'a  pas 
beaucoup  varié  sur  ce  point...  Voici  du  reste  comment 


(i)  Extrait  de  El  Ekdel-Farid  et  de  Assrar  el  Balaga  de  Baha  el 
Dine  AI  Amili.  Voir  Perron,  Les  femmes  arabes,  p.  5a5. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  85 

un  Arabe  décrit  au  Kalife  Abdel  Malik  ibn  Merwan  (685 
à  705)  les  beautés  à  rechercher  dans  une  femme.  Vous 
verrez  que  ce  tableau  ne  diffère  guère  du  premier  : 

«  Prince  des  croyants,  lui  dit-il,  prends  la  femme  aux 
pieds  bien  unis,  aux  talons  légers  et  délicats,  aux  jam- 
bes fines  et  lisses,  aux  genoux  dégagés  et  dessinés,  aux 
cuisses  pleines  et  arrondies,  aux  bras  potelés,  aux 
mains  déliées  et  fines,  à  la  gorge  relevée  et  ferme,  aux 
joues  rosées,  aux  yeux  noirs  et  vifs,  aux  sourcils  effilés, 
aux  lèvres  légèrement  brunies,  au  front  beau  et  ouvert» 
au  nez  aquilin  et  fier,  à  la  bouche  et  aux  dents  fraîches 
et  douces,  à  la  chevelure  d'un  noir  l'once,  au  cou  sou- 
ple et  moelleux,  au  ventre  effacé...  » 


Maintenant  que  je  vous  ai  présenté  la  femme  arabe 
et  la  Française  du  XIIe  siècle,  l'une  et  l'autre  avenan- 
tes, sémillantes,  gracieuses  et  jolies,  il  ne  vous  déplaira 
peut-être  pas  de  lier  plus  ample  connaissance  avec 
elles,  de  connaître  leurs  goûts,  leurs  occupations,  leur 
tempérament,  de  pénétrer  leur  cœur  et  leur  âme,  afin 
de  savoir  si  le  fourreau  précieux  cache  une  épée  bien 
trempée  et  si  la  beauté  physique  répond  à  de  la  beauté 
morale. 

Un  portrait  moral  est  toujours  difficile  à  ébaucher, 
surtout  quand  il  s'agit  d'une  femme.  Commençons  par 
la  femme  française. 

A  première  vue  séduisante  comme  elle  est,  elle  gagne 
tous  les  suffrages  après  avoir  subjugué  tous  les  yeux. 
D'instinct  on  est  porté  à  lui  reconnaître  en  bloc  toutes 
les  noblesses  et  toutes  les  vertus.  Mais,  pour  être 
impartial,  on  doit  avouer  que  même  pour  la  femme, 


86     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  AUABES 

celle  du  Moyen-Age  s'entend,  la  perfection  n'est  pas  de 
ce  monde  et  que  la  jeune  Française  de  celte  époque-là 
eut  des  défauts  que  sa  belle  et  franche  nature  trans- 
forma par  la  suite  en  qualités  solides  et  aimables.  «  Si 
l'on  s'en  rapporte  au  témoignage  des  vieux  poètes,  dit 
Gauthier,  les  jeunes  filles  sont  effrontées  et  cyniques, 
obéissant  exclusivement  à  la  brutalité  de  l'instinct.  Le 
type  qui  semble  avoir  servi  de  modèle  est  la  fille  de 
Gharlemagne,  la  Bellissent  d'Amis  et  d'Amiles  (i)  »,  et 
Mazuy  précise  :  «  Les  romans  de  Chevalerie  font 
souvent  mention  de  cette  coutume  de  condamner  à 
mort  une  femme  ou  une  jeune  fille  accusée  d'incon- 
duite.  Aux  XIIe,  XIIIe  et  XIVe  siècles,  époques  de  désor- 
dre et  de  dérèglement  dans  les  familles,  il  était  utile  de 
montrer  à  la  génération  le  châtiment  que  les  ancêtres 
appliquaient  à  de  coupables  amours...  Les  historiens, 
les  chroniqueurs,  les  trouvères  et  les  troubadours  se 
lamentent  grandement  sur  la  vie  déréglée  des  châtelai- 
nes. Ici,  ce  sont  des  jeunes  filles  qui  suivent  leurs 
amants  sous  la  tente;  là,  de  nobles  dames  donnent 
l'hospitalité  à  des  Chevaliers,  et  si  elles  ne  se  rendent 
pas  auprès  d'eux,  c'est  que  leur  mari  ne  sommeille  pas 
encore  : 

Je  i  allasse  volontiers 

Ne  fust  pour  Monseigneur  le  Comte 

Qui  n'est  pas  encore  endormiz. 

partout  l'on  chantait  : 

Honisoit  mari  qui  dure 

Plus  d'un  ou  deux  grands  mois  (a). 

(i)  Gautier,  la  Chevalerie,  note  p.  3;8. 

(2)  Mazuy,  Traduction  du  Roland  furieux  de  PArioste,  p.  22. 


LE  CULTE  DE  LA.  FEMME  87 

Mœurs  déplorables,  où  les  femmes  n'ont  qu'une 
petite  part  de  responsabilité,  car  elles  règlent  le  plus 
souvent  leur  conduite  sur  la  conduite  ou  le  bon  plaisir 
des  hommes.  On  a  coutume  de  dire,  chaque  fois  qu'un 
crime  est  commis  :  «  Cherchez  la  femme  !  »  Que  ne 
dit-on,  quand  une  femme  est  coupable  :  «  Cherchez 
l'homme  »  ?  Ce  serait  au  moins  équitable. 

«  Les  jeunes  filles  sont  effrontées  et  cyniques  »  ? 
A  qui  la  faute?  Parmi  les  devoirs  qui  leur  étaient 
imposés,  était  celui  d'endormir  les  hôtes  de  leur  père 
en  les  massant.  «  Un  tel  massage  pendant  le  sommeil, 
dit  P.  Meyer,  faisait  partie  jadis  des  soins  dus  par  une 
hospitalité  attentive.  Au  Moyen-Age  les  détails  de 
l'hospitalité,  tels  que  le  coucher  et  le  bain,  étaient  lais- 
sés aux  femmes.  Mais  on  comprend  que  dans  une 
société  à  certains  égards  plus  libre  que  la  nôtre,  non 
seulement  en  paroles  mais  en  actions,  ce  qui  était  à 
l'origine  un  traitement  purement  hygiénique  ait  con- 
duit à  des  abus  (1).  » 

u  Les  chroniqueurs  se  lamentent  grandement  sur  la 
vie  déréglée  des  châtelaines?  »  Mais  jetez  un  coup 
d'œil  sur  l'institution  du  mariage  dans  le  système  féo- 
dal, et  vous  excuserez  la  vie  déréglée  des  châtelaines. 

Le  système  féodal  ne  pouvait  en  effet  avoir  qu'une 
influence  malheureuse  et  malfaisante  sur  le  mariage. 
Le  fief,  qui  est  par  définition  a  une  terre  que  l'on  tient 
à  charge  de  service  militaire  »,  ne  pouvait  naturelle- 
ment pas  être  tenu  par  les  femmes,  inaptes  à  guer- 
royer, et  il  importait  que  le  fief  fût  servi.  Dès  lors, 
l'héritière  jeune  ou  mûre  est  obligée  de  prendre  un 

(1)  P.  Meyer,  Romania,  t.  IV,  p.  3g4- 


88     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

époux,  qui  par  procuration  rendra  les  services  dus  par 
la  vassale  à  son  suzerain.  La  jeune  fille,  dès  qu'elle  a 
atteint  sa  douzième  année  (en  principe,  car  on  mariait 
des  enfants  de  cinq  à  six  ans),  la  veuve,  trois  mois  et 
souvent  trente  jours  après  la  perte  de  son  noble  époux, 
doivent  convoler  en  justes  noces.  «  Une  héritière  de  haut 
lignage,  dit  Chateaubriand,  était  obligée  de  se  marier 
pour  desservir  le  fief,  comme  on  voit  aujourd'hui  les 
marchandes  qui  perdent  leur  mari  épouser  leur  pre- 
mier commis  pour  faire  aller  l'établissement  (i).  » 

Encore  les  marchandes  sont-elles  libres  de  leur 
choix,  tandis  que  la  vassale  était  forcée  de  se  marier 
au  gré  de  son  suzerain.  Il  arrivait  qu'on  lui  donnait  le 
choix  entre  trois  Chevaliers  désignés  ou  mieux  entre 
trois  noms,  mais  le  plus  souvent  on  la  remettait  ainsi 
que  son  fief,  corps  et  biens,  à  quelque  homme  de 
guerre  dont  le  suzerain  voulait  récompenser  la  vail- 
lance. Comment  pouvait-elle  l'aimer? 

On  divorçait  avec  la  même  facilité,  a  Avant  le  Concile 
de  Latran  en  i2t3,  il  était  défendu  de  contracter 
mariage  jusqu'au  7e  degré.  Ce  Concile  n'interdit  plus 
l'union  conjugale  que  jusqu'au  4e  degré.  Mais  il  y 
avait  les  parentés  spirituelles  assimilées  aux  véritables 
parentés.  Au  bout  de  quelques  années  de  mariage,  on 
découvrait  soudain  une  parenté,  et  les  bonnes  mœurs 
et  la  religion  exigeaient  le  divorce  (2).  » 

Époques  de  désordres  et  de  dérèglement  dans  les 
familles,  dit-on?  Comment  pouvait-il  en  être  autrement, 
quand  les  mariages  se  faisaient  et  se  défaisaient  de  la 


(1)  Analyse  raisonnée  de  V Histoire  de  France,  p. 
(a)  Gautier,  op.  cit. 


LE  CULTE  DE  L.\  FEMME  8ç> 

manière  que  nous  venons  de  voir,  et  que  les  hommes, 
au  lieu  de  respect,  témoignaient  aux  femmes  le  mépris 
le  plus  profond  ?  Non  seulement  ils  leur  préféraient 
un  cheval  de  race  (i)  ou  un  beau  coup  de  lance,  non 
seulement  ils  enseignaient  :  «  C'est  folie  que  de  se  fier 
à  une  femme  »,  «  Qui  trop  sa  femme  croit  à  la  fin 
se  repent  »,  «  Femme  et  melon  à  peine  les  cognoist- 
on  !  »,  et  mille  autres  gentillesses  de  même  genre; 
mais  ils  faisaient  défense  aux  femmes  d'ester  en  justice 
ou  de  faire  des  contrats  sans  le  consentement  du  mari. 
Bien  mieux,  une  législation  prévoyante  spécifiait  deux 
cas  où  le  mari  a  le  droit  de  battre  sa  femme  :  «  celui 
de  l'adultère  et  celui  où  elle  se  permet  de  donner  un 
démenti  à  son  baron  ».  La  coutume  se  montra  plus 
large...  Dans  la  mort  de  Garin  (p.  102),  on  voit  l'em- 
pereur Pépin  frapper  jusqu'au  sang  son  épouse  qui  lui 
demandait  du  secours  en  faveur  des  Lorrains  :  «  Li  rois 
l'entent  ;  à  poi  n'esrage  vis,  hauce  (le  poing),  sor  le  nez 
la  féri  —  que  quatre  gotes  de  sanc  en  fist  issir...  »,  et  la 
dame  répond  humblement  :  «  La  vostre  grand  merci! 
quant  vos  plaira,  si  pores  reférir  !  »  Cet  exemple  venu 
de  haut  a  dû  être  assidûment  suivi,  témoin  cette  sen- 
tence de  Leroux  de  Lincy  : 

«  Qui  bat  sa  femme  il  la  fait  braire; 
Qui  la  rebat  il  la  fait  taire.  » 

Cependant,  malgré  cette  infériorité  incontestable,  la 

(1)  Demay,  p.  ki  :  «  L'ancien  préjugé  sur  l'infériorité  de  la 
femelle  régnait  dans  la  Chevalerie.  Elle  n'admettait  que  le  cheval 
entier.  La  jument  était  dédaignée  et  abandonnée  aux  travaux  do- 
mestiques :  l'homme  d'armes  qui  montait  une  jument  était  désho- 
noré. » 


go     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

femme  parvint,  à  force  d'adresse  et  de  persévérance,  à 
devenir  l'associée  de  l'homme,  sa  jurée,  sa  compagne  et 
son  égale.  Et  puis  petit  à  petit,  discrètement,  elle  réus- 
sit à  donner  à  la  société  du  Moyen-Age  son  empreinte. 
Elle  apaisa  par  sa  grâce  la  brutalité  de  ces  siècles  de 
fer  ;  elle  apprivoisa  le  rude  guerrier,  le  dompta,  le 
charma,  le  civilisa  et  finit  par  le  mettre  à  ses  pieds, 
croyant  fervent  et  enthousiaste  du  culte  d'Amour  et  de 
la  Beauté. 

«  Et  maintenant,  femmes  d'Orient,  comprenez,  ins- 
truisez-vous, vous  qui  décidez  du  sort  de  la  terre  !  » 


Il  n'est  pas  besoin  de  savantes  recherches  pour  déli- 
miter le  cercle  des  connaissances  de  la  femme  arabe. 
Latente  était  son  école,  la  nature  son  éducatrice.  Elle 
coud,  elle  file,  elle  tisse,  elle  s'occupe  du  ménage,  élève 
se3  enfants,  chante  pour  les  endormir.  Elle  sait,  pour 
les  avoir  entendus  de  la  bouche  de  son  père,  l'histoire 
glorieuse  de  la  tribu,  celle  de  sa  filiation,  les  exploits 
des  guerriers  et  les  beaux  vers  des  poètes.  A  regarder 
le  ciel  et  à  surveiller  les  troupeaux,  elle  apprend  à 
connaître  le  cours  des  astres,  l'anatomie  et  la  psycholo- 
gie des  bêtes  domestiques,  et  à  distinguer  les  bonnes 
des  mauvaises  herbes.  Elle  prend  part  aux  fêtes  et  aux 
deuils  de  la  tribu,  et  à  la  mort  d'un  brave,  père,  mari, 
fils  ou  frère,  elle  sait  exhaler  sa  peine  en  accents  har- 
monieux et  émouvants.  Naturellement  éloquente,  elle 
ajoute  au  charme  des  choses  le  charme  de  son  doux 
langage,  et  les  hommes  l'écoutent  respectueux  et  ravis. 

L'Arabe  est  chaste,  libre  et  quelque  peu  impudique. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  91 

Fille  obéissante,  sœur  aimante,  épouse  très  tendre, 
mère  orgueilleuse,  elle  aime  la  guerre  et  la  gloire,  les 
fards  et  les  parfums.  Elle  est  coquette  pour  le  bon 
motif.  Elle  se  sert  de  «es  charmes  pour  exciter  le  cou- 
rage, exaspérer  la  bravoure,  inspirer  les  poètes,  engen- 
drer des  hauts  faits  et  des  héros.  Elle  est  inspiratrice  de 
vaillance.  C'est  pour  lui  plaire,  pour  lui  obéir,  pour  la 
protéger  (1),  pour  mériter  et  conquérir  son  amour, 
que  l'on  devient  un  Chevalier  parfait  :  guerrier  sans 
peur,  poète  sonore,  généreux  avec  munificence,  et 
bien  entendu  amoureux  à  toute  épreuve.  Car  tous  les 
héros  de  l'Arabie  Ancienne  ont  leur  dame  d'amour,  et 
les  poésies  qui  chantent  les  rudes  assauts,  et  le  délire 
auguste  des  combats  commencent  par  un  salut,  un 
hommage,  un  sourire  à  la  belle;  si  bien  que  cet  usage 
immémorial  de  courtoisie  était  devenu,  bien  avant 
l'Hégire,  une  règle  quasi  immuable  de  bonne  compo- 
sition poétique.  Toute  pièce  de  vers  ou  «  Quacida  » 
ancienne  ou  moderne,  quel  qu'en  soit  l'objet,  devait 
nécessairement  renfermer    une  partie,  ordinairement 

(1)  Pour  protéger  une  caravane  de  femmes  qui  allait  tomber 
entre  les  mains  des  ennemis,  le  Chevalier  Robayah,  quoique  blessé 
à  mort,  eut  le  courage  d'aller  se  poster  à  l'entrée  du  défilé  de 
Kadid.  Sa  seule  présence  en  imposa  à  l'ennemi  qui  arrêta  sa 
poursuite.  Robayah  expira,  à  cheval,  la  lance  à  la  main,  mais  la 
caravane  était  sauvée. 

A  la  journée  de  Dhou  Car  (61  h)  Décrites  contre  les  Persans, 
les  femmes  étaient  à  l'arrière-garde  afin  d'enflammer  la  valeur 
des  hommes.  Au  moment  où  l'on  allait  en  venir  aux  mains, 
Hanzala  coupa  les  sangles  qui  attachaient  la  selle  sur  le  dos  du 
chameau  qui  portait  sa  femme.  Puis  il  coupa  successivement  les 
sangles  des  chameaux  de  toutes  les  autres  femmes,  qui  se  trouvè- 
rent ainsi  privées  du  moyen  de  fuir,  si  les  Bécrites  étaient  vain- 
cus. «  Maintenant,  dit  Hanzala  aux  guerriers,  que  chacun  de 
vous  défende  celle  qui  lui  est  chère.  »  (G.  de  Perceval,  t.  II,  p.  181.) 


ga     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

l'exorde,  spécialement  réservée  à  célébrer  les  charmes 
et  les  bontés  ineffables  de  l'aimée  ou  à  se  plaindre  de 
son  inconstance  et  de  ses  rigueurs.  Voici  quelques 
exemples.  Nous  les  extrayons  des  Mouallakats  (i).  On 
sait  que  les  «  Mouallakats  —  les  Suspendus  »,  au  nom- 
bre de  sept,  sont  les  plus  beaux  poèmes  d'avant  l'Islam 
et  représentent  le  modèle  parfait  de  la  poésie  classique. 

DTmroui  Quais  : 

Demeurons  ici  pour  pleurer  au  souvenir  de  ma  bien- 
aimée... 

0  Fatime,  ne  m'accable  pas  de  tant  de  rigueur.  Si  ta 
résolution  de  rompre  avec  moi 

Est  inébranlable,  du  moins  ne  romps  pas  si  cruelle- 
ment. 

Tu  abuses  de  l'empire  que  te  donne  sur  moi  la  passion 
qui  me  dévore,  et  de  la  soumission  que  j'ai  toujours 
montrée  pour  tes  volontés. 

Si  quelque  chose  en  moi  t'a  déplu,  détache  doucement 
mon  cœur  du  tien  et  rends-lui  sa  liberté. 

N'as-tu  répandu  autrefois  des  larmes  que  pour  lancer 
de  tes  yeux  des  traits  plus  sûrs  contre  ce  cœur  devenu 
ta  victime? 

De  Tarafa  : 

Dans  la  tribu  est  une  jeune  beauté,  dont  le  col  est 
orné  d'un  double  rang  de  perles  et  de  topazes  ;  gracieuse 
comme  la  gazelle  qui  a  quitté  son  faon  pour  aller  paître 
avec  ses  compagnes  dans  les  charmants  bosquets. 

(i)  Traduction  de  Gaussin  de  Perceval,  Essai  sur  l'Histoire  des 
Arabes. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  g3 

Quand  cette  beauté  sourit,  ses  lèvres  en  s'entr  ouvrant 
laissent  voir  des  dents  aussi  blanches  que  la  camomille 
fleurissant  sur  une  terre  humide  qui  s'élève  au  milieu 
d'un  sable  doux  et  pur. 

Le  soleil  leur  a  communiqué  son  brillant  éclat... 

Le  soleil  s'est  dépouillé  de  sa  parure  lumineuse  pour 
en  orner  son  visage,  dont  la  peau  est  lisse  et  sans  tache. 

De  Zouhair  : 

Sont-ce  les  traces  du  séjour  d'Oum  Auffa,  ces  restes 
muets  d'un  campement  sur  le  sol  pierreux  de  Dar- 
râdj?... 

Oui,  je  reconnais  cette  place  et  je  m'écrie:  «  Demeure 
de  ma  bien-aimée,  puisse  celte  aurore  l'annoncer  un 
beau  jour!  Puisse  le  ciel  te  conserver!...  » 

D'Antar  : 

Salut,  demeure  d'Abla  dans  la  vallée  de  Djiwa  ! 
Demeure  chérie,  parle-moi  de  l'objet  que  j'aime... 

Abla  avait  résolu  de  s'éloigner... 

Quelle  fut  ma  douleur  à  moi  qu'Abla  tient  prisonnier 
par  l'éclatante  blancheur  de  ses  dents  légèrement  créne- 
lées, par  la  beauté  de  ses  lèvres  sur  lesquelles  le  baiser 
est  si  doux  et  si  suave  ! 

Avant  que  la  bouche  ait  effleuré  ces  lèvres  charman- 
tes, on  respire  son  haleine  embaumée,  dont  le  parfum 
est  comme  celui  que  le  musc  exhale  d'un  vase  où  il  est 
conservé! 

Telle  encore  est  l'odeur  des  fleurs  que  les  rosées  du 
ciel  ont  fait  croître  dans  la  prairie... 


94     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

De  Lebid  : 

Ton  cœur,  6  Lebid,  brûle  pour  les  belles  voyageuses  de 
cette  tribu... 

Mais  pourquoi  te  rappeler  encore  le  souvenir  de 
Nawara  ?  Elle  a  fui  loin  de  toi,  et  les  liens  qui  te  l'atta- 
chaient ont  tous  été  rompus.  L'infidèle  descendante  de 
Norra  a  établi  sa  demeure  à  Fa'id...  Hâte-loi  de  rompre 
tout  engagement  avec  celle  dont  Y  attachement  est  sujet  à 
l'inconstance... 

De  Amr  fils  de  Koltsoum  : 

...  Ma  maîtresse,  lorsqu'on  la  trouve  seule  et  qu'elle 
n'a  point  à  craindre  les  jaloux,  découvre  aux  yeux 
deux  bras  potelés  et  fermes  dont  la  couleur  est  d'un 
blanc  pur. 

Sa  stature  est  haute  et  noble.  Sa  taille  élégante  m'a 
fait  perdre  la  raison. 

Ses  jambes,  pareilles  à  deux  colonnes  de  marbre,  sont 
ornées  d'anneaux  entrelacés,  qui  font  entendre,  lors- 
quelle  marche,  un  cliquetis  agréable. 

Séparé  de  cette  beauté,  j'éprouve  de  plus  cuisants 
regrets  que  la  chamelle  privée  de  son  tendre  nourrisson 
qu'elle  appelle  de  ses  cris  plaintifs... 

Toute  la  violence  de  mon  amour  s'est  réveillée,  mon 
cœur  s'est  rempli  d'ardents  désirs,  lorsqu'au  déclin  du 
jour  j'ai  vu  partir  ma  maîtresse. 

De  Harith  : 

Esma  s'est  éloignée.  Ah!  Esma  n'est  point  de  celles 
dont  la  présence  prolongée  peut  devenir  importune. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  95 

Elle  me  laisse  après  les  doux  moments  que  nous  avons 
passés  ensemble  sur  la  terre  de  Chêmma. 

...  Wafâ,  les  prairies  de  Cata...  tous  ces  lieux, 
témoins  de  nos  amours,  n  offrent  plus  à  mes  regards 
celle  quefy  voyais  naguère. 

Aujourd'hui  dans  mon  délire  je  verse  des  larmes  de 
regret,  mes  larmes  peuvent-elles  me  rendre  ce  que  j'ai 
perdu?... 


Et  cependant  la  femme  anté-islamique  était  dans  une 
situation  théoriquement  inférieure  à  celle  de  l'homme. 
Elle  était  la  protégée  et  un  peu  la  chose  de  l'homme. 
Elle  subissait  l'autorité  patriarcale  du  père  et  plus  tard 
celle  de  ses  fils  ou  de  l'aîné  de  ses  fils  ;  mais  cette  auto- 
rité tempérée  par  l'affection  était  pour  la  femme  d'un 
poids  bien  léger. 

Chez  le  nomade  la  sujétion  de  la  femme  n'est  le  plus 
souvent  qu'une  étiquette  pompeuse  dont  se  contente  la 
vanité  du  mâle.  De  fait,  l'Arabe  avait  une  certaine  per- 
sonnalité. Elle  était  vaillante  et  brave.  Elle  ne  pleurait 
ses  morts  qu'une  fois  qu'ils  avaient  été  vengés.  Elle 
suivait  son  époux  à  la  guerre  (i).   Elle  portait  une 

(i)  Mouallakal  de  Amr  ben  Koltsoum  :  «  Tandis  que  nous  com- 
battons, nos  femmes  blanches  et  belles  se  tiennent  derrière  nous  ; 
leur  présence  nous  excite  à  les  préserver  de  l'esclavage  et  de 
l'ignominie. 

«  Elles  ont  fait  jurer  à  leurs  époux  que  toutes  les  fois  qu'ils 
rencontreraient  des  guerriers  décorés  des  marques  de  la  bravoure, 
ils  leur  raviraient  des  chevaux,  des  armes,  et  leur  feraient  des 
prisonniers  qu'ils  emmèneraient  en  chaînes  deux  à  deux... 

«  Sur  le  soir,  lorsque  nos  femmes  sortent  de  leurs  demeures, 
elles  marchent  avec  lenteur  et  balancent  mollement  leur  corps, 
comme  fait  le  buveur  étourdi  par  les  fumées  du  vin.  Elles  don- 


<)6    LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

outre  pour  abreuver  les  combattants,  elle  frappait  du 
tambourin  pour  couvrir  les  râles  et  exciter  au  carnage! 
Elle  soignait  les  blessés,  et  souvent  elle  prenait  une 
part  active  et  même  décisive  à  la  bataille  et  à  la  vic- 
toire. Les  exemples  sont  nombreux,  et  je  pourrais,  s'il 
en  était  besoin,  faire  défiler  devant  vous  toute  une 
légion  d'héroïnes. 

Voici  les  filles  du  poète  Bekride  Find,  deux  vierges 
farouches  et  belles  :  «  à  la  journée  des  toupets  », 
voyant  les  escadrons  de  leur  tribu  fléchir,  elles  se 
jettent  presque  nues  au  milieu  de  la  mêlée  et  elles 
improvisent  ces  cris  superbes  : 

Hardi  !  les  valeureux  ! 
Fondez,  fondez  sur  eux  ! 
Sur  des  coussins  moelleux, 
Pour  prix  de  vos  prouesses, 
Vous  goûterez  l'ivresse 
De  notre  tendresse. 

Honte,  honte  à  qui  fuit 
Le  péril  qui  grandit, 
La  gloire  qui  reluit  ! 
Pour  prix  de  leurs  prouesses, 
Aux  braves  nos  tendresses, 
Aux  braves  nos  caresses. 

Pouvoir  de  la  beauté  I  La  victoire  elle-même  finit 
par  subir  le  charme  des  deux  belles  amazones,  elle  vint 
docilement  se  ranger  aux  côtés  des  Bekrides  ! 

Voici  Amra  bent  Àlcama  qui,  à  la  bataille  de  Ohod, 
saisit  l'étendard  tombé  au  milieu  de  la  mêlée,  le  bran- 

nent  à   nos  coursiers  leur  nourriture  et   nous  disent  :   «  Vous 
n'êtes  point  nos  époux  si  vous  ne  savez  nous  défendre.  » 

«  Dignes  filles  de  Djocham  ben  Bacr,  elles  réunissent  à  la  beauté 
la  vertu  et  une  illustre  origine.  » 


LE  CULTE  DE  LA.  FEMME  97 

dit,  rallia  les  guerriers  hésitants  et  les  conduisit  à  la 
victoire. 
A  cette  même  bataille  de  Ohod,  Hind  chantait  : 

Nous  sommes  les  filles  de  l'étoile  du  matin, 

Nos  pieds  foulent  les  moelleux  coussins, 

Les  perles  nous  ornent  le  cou, 

Le  nmsc  parfume  nos  cheveux; 

Les  braves  qui  avancent  nous  les  presserons  dans  nos  bras, 

Les  lâches  qui  fuient  nous  les  fuirons, 

Et  nous  leur  refuserons  notre  amour. 

Et  les  femmes  à  l'arrière-garde,  en  faisant  résonner 
leurs  tambours  de  basque,  reprenaient  en  chœur  : 

Courage,  enfant  d'Abdeddar. 

Défenseurs  des  femmes,  courage  ! 

Frappez,  frappez  du  tranchant  de  vos  glaives! 


Voici  encore  la  fille  d'Abi  Bakr,  Asma  ;  à  son  fris 
assiégé  dans  la  Mecque  (vers  692)  qui,  à  bout  de  res- 
sources, songeait  à  capituler,  elle  disait  :  «  Va  combat- 
tre, mon  fils,  meurs  en  brave  plutôt  que  de  vivre  en 
lâche.  »  Et  l'enfant  disait  :  «  J'ai  peur  qu'après  m'avoir 
tué  on  n'expose  mon  corps  sur  une  croix.  »  —  «  La 
gazelle  une  fois  égorgée  ne  souffre  pas  quand  on  la 
dépouille  ;  va  et  meurs  avec  courage,  mon  fils,  n 

Blessé  au  plus  fort  de  la  mêlée,  Rabyah  (58o  à  600 
A.  D.)  est  obligé  de  rejoindre  le  convoi  des  femmes  : 
a  Oumm  Seyyar,  dit-il  à  sa  mère,  applique  un  bandage 
sur  ma  blessure.  Tu  es  frappée  à  mort  dans  la  personne 
de  ton  fils  !»  —  «  Hélas  !  répond  la  mère,  c'est  ainsi 
que  nous  perdons  nos  plus  vaillants  défenseurs  !  Nous 
ne  connaissons  pas  d'autres  calamités  que  celle-là  et 
nous  y  somme  faites.  »  En  disant  ces  mots,  elle  pansait 

7 


98  LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

la  blessure  de  son  fils  qui  lui  demanda  à  boire  :  «  Mon 
enfant,  si  tu  bois,  tu  meurs  à  l'instant  ;  plutôt  va  vite 
charger  l'ennemi.  »  (i) 

A  multiplier  les  exemples  on  craindrait  de  rendre  la 
bravoure  monotone.  Lamartine  a  dit  très  justement  : 
u  Les  femmes  sont  naturellement  enthousiastes  comme 
les  poètes,  courageuses  comme  les  héros.  » 

Des  centaines  de  guerres  eurent  pour  cause  initiale 
une  femme.  Mais  le  souvenir  de  ces  femmes  n'est  pas, 
comme  celui  de  la  belle  Hélène,  un  souvenir  maudit. 
C'est  un  souvenir  embaumé  qui  charge  l'atmosphère 
sacrée  des  combats  d'un  parfum  d'exquise  galanterie. 
On  guerroyait  non  pas  pour  rendre  une  femme  à  son 
mari,  mais  pour  protéger  sa  faiblesse,  défendre  sa 
vertu,  préserver  de  toute  souillure  son  honneur  et  sa 
pureté. 

Pour  venger  Baçous,  une  pauvre  femme  dont  la 
chamelle  avait  été  tuée  par  Kolaïb  prince  de  Nizzar,  les 
Bekrites  firent  aux  Taglabites  une  guerre  sans  merci 
qui  ne  dura  pas  moins  de  quarante  ans.  C'est  la  guerre 
connue  sous  le  nom  de  Baçous  (494  à  534  A.  D.). 

La  deuxième  guerre  de  Fidjar  eut  également  pour 
motif  un  outrage  fait  à  une  femme.  C'était  à  la  foire 
d'Okaz,  une  femme  élégamment  vêtue  était  assise,  de 
jeunes  étourdis  voulurent  admirer  son  visage  et  par 
supercherie  lui  enlevèrent  son  voile.  Elle  cria  ven- 
geance, et  à  ses  cris  la  guerre  éclata  (58o  A.  D.). 

La  guerre  d'El-Barrak  a  une  origine  tout  à  fait  roma- 
nesque :  m  Le  roi  de  Perse,  ayant  entendu  célébrer  la 
beauté  de  Leylah  la  chaste,  résolut  d'ajouter  aux  trésors 

(1)  Caussin  de  Parceval,  t.  I,  p.  545. 


LE  CULTE  DE  LA.  FEMME  99 

de  son  harem  la  perle  de  Béni  Robayah.  Il  envoya  donc 
une  ambassade  escortée  de  troupes  nombreuses  pour 
demander  à  Lokayz  la  main  de  sa  fille  Leylah.  Les 
Arabes  considéraient  comme  une  déchéance  de  marier 
leur  fille  à  un  étranger,  fût-il  prince  ou  monarque  tout- 
puissant.  Leylah  fut  enlevée  de  force  et  emmenée  en 
Perse.  On  lui  donna  un  palais  en  attendant  qu'elle  fût 
remise  de  ses  fatigues  et  de  ses  émotions,  et  on  la  tra- 
vailla pour  l'amener  à  accepter  de  partager  la  couche 
du  roi.  On  usa  de  douceurs,  puis  de  menaces,  les  vexa- 
tions et  les  privations  de  toutes  sortes  suivirent,  mais 
on  ne  vint  pas  à  bout  de  la  résistance  obstinée  de  la 
belle  rebelle.  Leylah  fit  entendre  ses  gémissements  en 
vers  simples  et  harmonieux  qu'elle  adressa  à  son  amant 
El  Barrak  et  à  sa  tribu  les  Béni  Robayah  : 

Barak  !  que  ne  peux-tu  voir  ce  que  j'endure  ! 
Malheureux,  votre  sœur  est  mise  à  la  torture. 
Ils  m'ont  emprisonnée,  ils  m'ont  enchaînée, 
Les  lâches,  ils  ont  osé  porter  la  main  sur  moi  ! 
Le  Persan  en  a  menti,  jamais  il  ne  pourra  m  appro- 
cher 
Tant  qu'il  me  restera  un  souffle  de  vie  ! 
Emprisonnez-moi,  enchaînez-moi, 
Faites-moi  endurer  les  pires  souffrances, 
Je  vous  méprise  et  je  vous  hais, 
Et  l'amertume  de  la  mort  m'est  douce, 
Qui  me  délivrera  de  vous. 

Ces  vers  remuèrent  profondément  les  Arabes.  Tous 
ils  se  joignirent  à  la  tribu  de  Beni-Robayah  et  partirent 
en  guerre  contre  les  Perses.  Après  des  incidents  divers, 


ioo     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Leylah  la  chaste  fut  délivrée  et  elle  épousa  celui  qui 
l'aimait  et  qu'elle  aimait,  son  cousin  El  Barrak  ! 

Et  les  femmes  ne  le  cédaient  guère  aux  hommes  en 
courage,  en  générosité  et  en  grandeur  d'âme. 

Fatimah,  la  mère  des  Parfaits,  enlevée  dans  une 
razzia  par  une  troupe  ennemie,  se  précipite  du  haut  de 
son  chameau  la  tète  la  première  et  se  tue.  Elle  ne  vou- 
lait pas  que  sa  mésaventure  put  entacher  son  nom  et 
celui  de  ses  fils.  Plus  flère  que  Lucrèce,  elle  préféra  la 
mort  au  soupçon  du  déshonneur. 

Raytah,  la  veuve  de  Rabia,  força  sa  tribu  à  mettre 
en  liberté  Doraid  ;  elle-même  lui  donna  des  vêtements 
et  des  armes.  Or  Doraid  dans  une  précédente  rencontre 
s'était  montrée  magnanime  envers  Rabia,  et  Raytah 
tenait  à  lui  prouver  sa  reconnaissance. 

La  belle  Bohaïçah,  fille  de  Auf,  jeune  épousée  de 
quinze  ans,  se  refuse  à  laisser  consommer  son  mariage 
tant  que  dure  la  guerre  des  Absides  et  des  Zoubianides. 
A  son  mari  pressé  et  empressé  elle  répond  :  o  Tu  songes 
uniquement  aux  plaisirs  du  mariage,  alors  que  les 
Arabes  s'entretuent.  Présente-toi  plutôt  à  ces  tribus 
ennemies,  rétablis  la  paix  entre  elles,  accomplis  cette 
œuvre  d'un  homme  de  cœur,  d'un  homme  généreux 
et  bien  né,  après  quoi  reviens  trouver  ta  femme  et 
tu  goûteras  toutes  les  douces  joies  de  l'hyménée  !  » 
Harilh,  exailé  par  une  pensée  si  élevée,  enflammé  par 
une  passion  qu'avivaient  de  si  nobles  sentiments,  s'en 
fut  bien  vite  vers  les  tribus  ennemies,  qu'il  décida  fort 
heureusement  à  conclure  la  paix... 

Faits  plus  caractéristiques  encore  :  La  Grèce  eut  ses 
sages,  hommes;  l'Arabie,  elle,  eut  des  sages,  femmes. 
Leurs  noms?  Sakr  bent  Lokma,  Gomaa  bent  Habess, 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  101 

Kossaglah  bent  Amer,  Hind  bent  el  Kess,  Kouzam  bent 
el  Rayane. 

Rome  nous  a  transmis  le  souvenir  de  la  mère  des 
Gracques  qui  disait  avec  orgueil,  en  montrant  ses  fils  : 
«  Voilà  mes  joyaux  !  »  L'Arabie  connut  plus  d'une  Cor- 
nélie.  Elle  eut  les  «  mères  Heureuses  »,  modèles  des 
mères,  qui  enfantèrent  des  héros.  L'histoire  nous  a 
conservé  le  nom  et  le  souvenir  de  trois  d'entre  elles  : 
Khabya,  fille  de  Ryah  de  la  tribu  des  Çeni  Rany  ; 
Mâvviah,  fille  d'Abd  Manâh,  de  la  tribu  des  Béni  Dârim  ; 
Fatimah,  femme  de  Ziad,  dont  les  sept  fils  méritèrent 
d'éiogieuses  épithètes  :  le  premier  était  désigne  «  le 
Parfait  »,  le  second  était  surnommé  «  le  Généreux  »,  le 
troisième  «  le  Héros  des  Cavaliers  »,  le  quatrième  «  le 
Persévérant  »,  le  cinquième  «  l'Opiniâtre  »,  le  sixième 
«  l'Homme  à  tout  atteindre  »,  enfin  l'épithète  de  Amr 
était  «  le  Rapide  au  Succès  ». 

Dix  siècles  avant  les  cénacles  de  l'hôtel  de  Rambouil- 
let, l'Arabie  avait  ses  tentes  littéraires  et  artistiques  où 
se  réunissaient,  sous  la  présidence  de  femmes  de  goût 
et  de  savoir,  les  beaux  esprits  de  l'époque.  Et  puisque 
nous  avons  parlé  ailleurs  des  décisions  rendues  par  les 
Dames  des  Cours  d'Amour,  il  est  juste  de  rappeler  ici 
le  jugement  que  rendit  Oum  Goundoub  dans  un  diffé- 
rend entre  deux  poètes  dont  l'un  était  son  mari. 

Alkama  et  Imrou  el  Quais,  un  soir  au  clair  de  lune, 
chantaient.  Grisés  par  leurs  vers  nombreux  et  sonores, 
ils  se  provoquèrent,  se  défièrent,  et  un  tournoi,  ou  plu- 
tôt un  duel  poétique,  fut  décidé  sur-le-champ.  Les  deux 
adversaires  choisirent  pour  arbitre  Goundoub,  épouse 
d'Imrou  el  Quais.  «  Je  veux,  dit  la  dame,  qu'en  une 
petite  pièce  de  vers  de  même  mètre  et  de  même  rime 


103     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

chacun  de  vous  me  décrive  son  cheval.  »  Le  premier 
Imrou  el  Quais  enfourche  Pégase.  11  improvise  des  vers 
superbes  qu'il  termine  par  ces  mots  :  «  La  jambe  qui 
lui  presse  le  flanc  allume  son  ardeur  impatiente,  le 
fouet  précipite  sa  course;  animé  par  la  voix,  le  cou 
tendu  en  avant,  il  semble  emporté  par  la  folie  ». 

Alkamah,  à  son  tour,  décrivit  son  coursier  : 

«  ...  Il  a  la  tête  ramenée  sous  la  bride  qui  le  guide  ; 
lancé,  il  passe  comme  disparaît  l'antilope  au  pied 
rapide,  au  flanc  ruisselant  de  sueur.  » 

«  Le  coursier  d'Alkamah  est  le  meilleur,  dit  Goun- 
doub,  car  son  cavalier  doit  le  retenir,  tandis  que  le  che- 
val de  mon  mari  a  besoin  qu'on  l'excite  de  la  voix,  des 
jambes  et  du  fouet.  » 

Susceptibilité  des  poètes,  pour  ne  pas  dire  des 
auteurs!  Imrou  el  Quais,  révolté  contre  une  décision 
qui  lui  paraissait  souverainement  inique,  répudia  Goun- 
doub.  Alkamah,  ravi  et  voulant  rendre  hommage  à  la 
justice  et  à  la  vertu,  s'empressa  d'épouser  Goundoub! 

«  Une  charte  de  1097,  dit  M.  Gampeaux  dans  La 
question  des  femmes  au  XVe  siècle,  la  charte  de  Bigorre, 
reconnaissait  aux  dames  le  même  privilège  qu'aux 
églises  :  le  droit  d'asile  ;  l'ombre  de  leur  robe  valait 
pour  l'accusé  celle  du  paroi  :  Qui  se  réfugiait  à  leurs 
pieds  était  assuré  de  sa  grâce,  à  la  seule  condition  de 
restituer  le  dommage  (1).  » 

En  Arabie  point  de  charte  semblable,  mais  une  prati- 
que séculaire  qui  reconnaît  aux  femmes,  non  pas  seule- 
ment le  droit  d'asile,  mais  une  protection  effective  et 


(1)  Gampeaux,  La  question  des  femmes  au  XV  siècle,  pp.  6,  7. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  io3 

efficace  qui  vaut  sa  grâce  au  condamné,  sa  vie  et  sa 
liberté  au  prisonnier  fait  sur  le  champ  de  bataille. 

Avant  de  livrer  la  bataille  d'Ockazah  (vers  58o), 
Maçaoud,  l'un  des  chefs  des  tribus  de  Kaïs,  confiant  en 
la  victoire,  dit  à  sa  femme  Soubaya  :  «  J'accorderai  l'a- 
man à  tous  ceux  des  Coreychites  qui  entreront  dans  ta 
tente.  »  Soubaya  se  mit  alors  à  rassembler  des  pièces 
d'étoffe  et  à  les  réunir  à  sa  tente  pour  l'agrandir  et  y 
accueillir  un  plus  grand  nombre  de  réfugiés.  Mais  son 
mari  lui  déclara  «  qu'il  n'épargnerait  que  le  nombre 
d'hommes  que  peut  contenir  la  tente  dans  ses  dimen- 
sions actuelles  ».  A  quoi  Soubaya  répondit  :  «  Un 
moment  viendra  peut-être  où  tu  souhaiteras  que  ma 
tente  fût  plus  vaste.  » 

En  effet,  Maçaoud,  brave  mais  présomptueux,  fut 
vaincu.  Il  se  dépêcha,  ainsi  qu'un  certain  nombre  de 
fuyards,  de  venir  chercher  asile  dans  la  tente  de  sa 
femme  Soubaya  ;  sur  ces  entrefaites  arrive  Harb,  le 
général  Goreychite.  Il  dit  à  Soubaya  :  «  Sœur  de  mon 
père,  j'accorde  l'aman  à  tous  ceux  qui  entreront  dans 
ta  tente,  ou  qui  en  toucheront  l'une  des  cordes,  ou  qui 
se  promèneront  alentour.  » 

Alors  Soubaya  répéta  à  haute  voix  la  déclaration  du 
vainqueur,  et  elle  envoya  ses  quatre  fils  à  la  recherche 
de  ceux  qui  n'avaient  pas  d'asile  pour  se  dérober  aux 
poursuites.  Bientôt  il  se  forma  autour  de  la  tente 
«  sacrée  »  un  vaste  cercle  de  fugitifs  que  Soubaya  pro- 
tégeait :  à  tous,  Harb  accorda  la  vie  et  la  liberté  (i). 

Aboul  As,  époux  divorcé  de  Zeynab,  la  fille  du  Pro- 


(i)  Voir  Caussin  de  Perceval,  Essai  sur  l'histoire  des  Arabes  avant 
l'Islamisme. 


io4    LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

phète,  avait  persisté  dans  l'idolâtrie.  Etant  entré  dans 
Médine  alors  centre  du  parti  musulman,  il  pénétra  chez 
Zeynab  et  lui  demanda  sa  protection.  Zeynab  la  lui 
accorda.  Le  lendemain  à  la  mosquée,  aux  musulmans 
rassemblés  pour  la  prière,  Zeynab  cria  de  l'endroit 
réservé  aux  femmes  :  «  Vous  tous  qui  êtes  ici  présents, 
sachez  que  je  prends  sous  ma  protection  Àboul-As,  fils 
de  Rabi.  » 

La  prière  terminée,  Mahomet  dit  :  «  Vous  avez 
entendu  la  déclaration  qui  a  été  faite  tout  à  l'heure. 
Parmi  les  vrais  croyants  îe  droit  de  protection  appar- 
tient au  faible  comme  au  fort  (i).  » 

Cette  influence  de  la  femme  persiste  jusqu'à  présent, 
du  moins  chez  les  nomades  ;  je  n'en  veux  citer  qu'un 
exemple  que  je  cueille  dans  l'ouvrage  posthume  du 
général  Daumas,  l'un  des  hommes  qui  ont  le  mieux 
connu  les  mœurs  et  les  coutumes  des  Arabes  d'Algé- 
rie : 

«  Les  Ouled  Yacoub  à  la  recherche  d'une  razzia 
découvrent  un  campement  des  Oulad  Naïls  avec  lesquels 
ils  étaient  en  guerre. 

«  L'attaque  est  décidée  sur-le-champ. 

o  Le  goum  était  nombreux,  il  n'eut  pas  de  peine  à 
entourer  de  toutes  parts  la  nezla  au  centre  de  laquelle 
se  trouvaient  réunis  tous  les  troupeaux.  Les  Oulad 
Naïls,  cernés  par  un  ennemi  beaucoup  plus  fort  qu'eux, 
ne  songèrent  pas  à  la  résistance  et  ne  virent  de  salut 
que  dans  la  protection  des  femmes,  dans  le  respect 
qu'elles  ne  pouvaient  manquer  d'inspirer  aux  cavaliers 
ennemis. 

(i)  C.  de  Perceval,  t.  III,  p.  77. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  io5 

«  Quatre  des  plus  jolies  femmes  de  la  Nezla,  les  che- 
veux flottants,  la  ceinture  dénouée,  se  précipitèrent  vers 
les  quatre  faces  du  camp.  Puis  chacune  se  mit  à  crier  : 

«  Ce  côté  est  sous  ma  protection  !  Tout  vaillant  cava- 
«  lier  doit  respect  aux  femmes.  » 

«  De  retour  à  la  tribu,  les  gens  du  goum  sont  assail- 
lis de  questions  ;  on  les  voit  revenir  les  mains  vides,  on 
leur  en  demande  ironiquement  la  raison.  Ils  répondent 
sans  s'émouvoir  : 

«  Nous  avons  atteint  nos  ennemis,  nous  les  avons 
u  pris,  mais  quatre  femmes  nous  les  ont  repris  par  la 
«  seule  force  de  la  considération  que  nous  avons  pour 
t<  elles.  » 

«  Ils  ajoutèrent  : 

«  La  dignité  de  la  femme  ressemble  à  l'éclat  du  soleil 
u  dans  les  cieux,  il  est  impossible  au  regard  de  se  fixer 
«  sur  lui.  » 

«  Ils  dirent  encore  : 

«  Comme  aux  souverains,  on  doit  respect  et  considé- 
«  ration  aux  femmes  ;  si  elles  nous  avaient  demandé 
«  nos  chevaux,  nous  les  leur  aurions  donnés  (i).  » 

D'ailleurs  les  Arabes  ont  toujours  regardé  la  demeure 
des  femmes  comme  un  véritable  sanctuaire.  Le  mot 
harem,  qui  évoque  en  Europe  tous  les  mystères  et  toutes 
les  voluptés  de  l'Orient,  signifie  littéralement c.  défendu, 
sacré;  et  le  mot  Hormat  signifie  à  la  fois  .  femme, 
épouse,  chose  sacrée. 

Mais  la  sphère  de  protection  de  la  femme  n'était  pas 
circonscrite  à  l'ombre  de  sa  robe,  ou  aux  limites  de  la 
tente  ou  du  harem,  elle  rayonnait  au  loin  et  s'exerçait 

(i)  La  femme  arabe,  par  G.  Daumas,  pp.  07  et  58.  Alger,  1912. 


io6     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

à  distance.  Une  chevelure  de  femme  était  un  talisman 
infaillible  contre  l'adversité  ;  où  qu'elle  fût  arborée,  elle 
constituait  la  plus  sûre  sauvegarde. 

«  Je  ne  dois  pas  oublier,  dit  M.  Quatremère,  de  rap- 
peler ici  le  moyen  le  plus  puissant  que  les  Arabes 
employaient  dans  un  danger  pressant,  pour  obtenir  la 
protection  d'un  guerrier  ou  d'un  prince  célèbre  par  son 
courage  ;  ils  coupaient  la  chevelure  de  leurs  femmes  et 
de  leurs  parentes  et  l'envoyaient  à  celui  dont  ils  récla- 
maient le  secours.  L'histoire  orientale  nous  offre  plu- 
sieurs exemples  de  faits  de  ce  genre.  Après  l'assassinat 
du  Kalife  fatimite  Dâfer,  la  sœur  de  ce  prince,  écrivant 
à  l'émir  Talaï  ben  Rouzaik  pour  implorer  son  secours, 
enferma  dans  sa  lettre  des  cheveux  des  femmes  du 
palais.  Talaï,  à  son  arrivée  au  Caire,  fît  placer  en  haut 
des  piques  de  ses  soldats  les  chevelures  qui  lui  avaient 
été  envoyées,  afin  de  montrer  aux  yeux  du  public  la 
double  marque  de  confiance  et  d'estime  qui  lui  avait 
été  décernée  d'une  manière  si  imposante.  Ce  fut  ainsi 
que  le  kalife  Adad  assiégé  par  les  Francs  implora  l'ap- 
pui de  Noradine  en  lui  envoyant  des  cheveux  de  ses 
femmes.  A  l'époque  de  la  conquête  du  Yémen  parles 
Turcs,  Moutaher,  voulant  appeler  les  autres  Arabes  à 
son  aide,  leur  envoya  les  cheveux  de  ses  femmes,  de 
ses  filles  et  des  autres  femmes  de  la  ville  où  il  comman- 
dait. Des  hommes  généreux  en  recevant  un  pareil 
gage  de  détresse  ne  manquaient  pas  de  répondre  par 
des  secours  prompts  et  efficaces  à  la  confiance  de  ces 
suppliants  qui  mettaient  ainsi  sous  leur  sauvegarde 
tout  ce  qu'ils  avaient  de  plus  cher  au  monde  (i).  » 

(i)  Quatremère,  Mélanges  d'histoire  et  de  philologie  orientale% 
pp.  aa5  et  juù  :  «  Mémoire  sur  les  asiles  chez  les  Arabes  ». 


LE  CULTE  DE  LA.  FEMME  107 

Ces  citations  et  ces  exemples  suffisent  à  démontrer 
que  dès  le  VIe  siècle  florissait  en  Arabie  une  société 
policée,  aux  mœurs  à  la  fois  aimables  et  guerrières, 
courtoise  et  chevaleresque,  où  les  filles,  les  sœurs,  les 
épouses  et  les  mères  étaient  aimées,  admirées,  respec- 
tées, où  tout  se  faisait  pour  elles  et  par  elles,  la  paix  et 
la  guerre,  la  légende  et  l'histoire  !  11  n'est  pas  besoin  de 
passer  en  revue  toutes  les  branches  de  l'activité  hu- 
maine et  de  citer  le  nom  des  femmes  arabes,  elles  sont 
légion,  qui  se  distinguèrent  et  s'illustrèrent  dans  la 
poésie,  la  politique,  le  commerce,  l'industrie,  la  méde- 
cine, l'art  militaire  et  l'art  oratoire,  sans  parler  de  l'art 
divinatoire  qui  semble  avoir  été  partout  l'apanage 
presque  exclusif  de  la  meilleure  moitié  de  l'homme.  Au 
lieu  d'une  nomenclature  qui  risquerait  d'être  fasti- 
dieuse, malgré  le  parfum  qu'exhalent  les  doux  noms 
de  femme,  nous  nous  bornerons  à  donner  ici  quel- 
ques courts  extraits  d'élégies  féminines.  Après  nous 
être  purifiés  dans  la  source  claire  des  larmes  de 
nos  poétesses,  larmes  «  jaillies  comme  le  lait  d'une 
mamelle  pressée  »,  nous  pourrons  traiter  du  mariage 
dans  la  Djahilieh,  de  la  femme  musulmane  et  de  la 
femme  selon  le  Koran. 


OUMAYMAH  PLEURE  LES   GORAYCHITES  MORTS 
PENDANT  LA  GUERRE  DE   FIDJAR 

Ma  nuit  ne  veut  pas  finir  ! 
Mon  regard  reste  rivé  aux  étoiles  ! 
Toujours  devant  moi  brille  le  même  astre, 
Là,  entre  le  Verseau  et  le  Scorpion. 


io8     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Celte  aurore  que  j'attends  ne  viendra  donc  pas  ? 

Hélas  !  elle  ne  veut  approcher,  ni  avancer  ! 

Je  pleure  la  perte  de  nos  frères 

Nobles  par  la  vertu  et  par  une  illustre  origine. 

Le  destin  a  foncé  sur  eux, 

Avec  ses  crocs  terribles  et  ses  griffes  puissantes 

Et  il  a  eu  raison  d'eux,  alors  qu'ils  se  croyaient  proté- 
gés 

Contre  ses  coups  :  nul  ne  peut  arrêter  le  Destin  ! 

Contre  ses  arrêts  il  n'est  pas  de  recours, 

Ni  d'abri,  ni  d'asile. 

Mes  yeux,  pleurez-les, 

Pleurez  des  larmes  intarissables  ! 

Je  pleure,  je  pleure  mon  orgueil, 

Car  ils  étaient  mon  appui  et  mon  soutien; 

Ils  étaient  ma  tige  et  mon  rameau, 

La  race  dont  je  m'honore  et  me  glorifie  ! 

Ils  étaient  mon  honneur  et  ma  gloire, 

Mon  refuge  inexpugnable  dans  la  crainte  ; 

Ils  étaient  ma  lance  ;  ils  étaient  mon  bouclier  ; 

Ils  étaient  mon  épée  quand  grondait  ma  colère  ! 

Parmi  ces  morts,  hélas  !  combien  de  Véridiques 

Dont  la  parole  ne  fut  jamais  mensongère  ! 

Combien  d'hommes  éloquents 

Dont  le  brillant  langage  séduisait  et  charmait! 

Combien  de  braves  cavaliers  grandis  dans  la  bataille 

Qui  se  précipitaient  dans  la  mêlée,  arborant  les  signes 
dis  Une  tifs  des  héros! 

Combien  de  nobles  seigneurs 

Habiles  et  sages,  toujours  à  la  hauteur  des  situations  ! 

Combien  de  chefs  puissants  qu'on  voyait 

Escortés  d'une  troupe  brillante  et  nombreuse  ! 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  109 

Combien  enfin  de  généreux  et  de  munificents 
Qui  prodiguaient  leurs  libéralités  de  père  en  fils,  sans 
tarir  ! 

Pleurez-les ,  mes  yeux 

Pleurez  des  larmes  intarissables  (1). 

SOUHAYAH 

SUR    LA    MORT    DE    SON    MARI    GHADAD 

Dès  que  le  soir  tombe,  le  sommeil  me  fuit. 

Mes  larmes  seules  me  soutiennent  et  me  soulagent. 

Je  pleure  un  héros,  qui  en  passant  de  vie  à  trépas 

A  augmenté  mes  angoisses,  mes  tourments  et  mon  effroi. 

Après  Chadad  qui  donc  protégera  les  femmes, 

Quand  éclate  la  guerre  et  que  les  guerriers  ruissellent 

de  sueur  ? 
Qui  poussera  les  chevaux  dans  la  mêlée  ? 
Qui  frappera  l'ennemi  au  cœur  et  à  la  pupille  ? 
Qui  accueillera  l'hôte  ? 
Qui  volera  au  secours  de  l'opprimé  ? 
Chadad,  après  toi  je  dépéris  sans  forces  et  sans  courage, 
Notre  séparation  a  embrasé  mon  cœur  d'un  feu  qui  me 

dévore  (2). 

SAF1YA  BENT  AMROU  AL  BAHILIA 

SUR    LA    MORT    DE    SON    FRERE 

Nous  étions  comme  deux  branches  d'un  même  arbre, 

(1)  Voir  Al  Agani,  t.   IX,  pp.   73  à  8a  ;  Al  Ekd  el  Farid,  t.  III, 
p.  m.  Chaw-er  el  Arab. 

(2)  Chaw-er  el  Arab. 


no     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Nous  croissions  d'une  végétation  magnifique, 
Mais  alors  que,  l'arbre  ayant  jeté  de  profondes  racines, 
Ses  rameaux  puissants  se  chargeaient  de  Jruits, 
Le  sort  inclément  brisa  l'un  de  nous  — 
Le  sort  qui  rien  ne  respecte  ni  n'épargne  ! 
0  mon  frère,  dans  ma  tribu,  dans  toute  aimable  compa- 
gnie, 
Tu  étais  l'ornement,  l'éclat  et  la  gloire! 
Va  donc,  honoré  en  dépit  du  destin; 
La  route  où  tu  marchas  est  riche  en  enseignements  !  (i) 

ÉLÉGIES  D'EL  KHANSA 

SUR    LA    MORT    DE    SON    FRERE    SARHR 

Débordez,  mes  yeux,  ne  soyez  pas  avares  de  vos  larmes, 

Vous  n'avez  pas  encore  assez  prodigué  vos  pleurs. 

Coulez,  larmes  généreuses, 

Coulez  comme  un  ruisseau,  ou  plutôt  comme  un  fleuve, 

Au  souvenir  du  meilleur  guerrier 

Qu'aient  pleuré  les  pleureuses, 

Au  souvenir  du  vaillant  chef,  du  chej  incomparable 

Au  long  baudrier,  aux  hautes  colonnes, 

Qui  ne  connaît  ni  l'imprudence  ni  lajaiblesse. 

Il  s'élance  au  premier  cri  de  guerre  ; 

Déjenseur  du  Vrai  et  du  Juste,  il  ne  sait  point  reculer; 

Quand  il  paraît,  les  ennemis  croient  voir 

Un  lion  veillant  sur  ses  lionceaux, 

Lion  à  la  longue  crinière,  prompt  à  l'attaque, 

Il  défend  son  domaine  ;  nul  pied  ennemi  ne  le  foule. 

(i)  Al  Ekd  el  Farid,  t.  II,  p.  36,  et  Chaw-er  el  Arab. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  ni 

Il  respecte  et  il  protège,  car  son  apanage 

C'est  l'honneur  que  lai  légua  une  noble  lignée  de  nobles 

aïeux. 
Au  jour  du  combat  sa  protection  embrasse  tout  ensemble 
Le  campement,  le  voisin,  l'hôte  et  le  passant. 
Et  quand  la  guerre  s'agitait  comme  les  flots  soulevés 
De  l'abîme,  pareille  à  une  chaudière  bouillante, 
Quand,  ainsi  que  la  cavale  rétive,  elle  ruait  courroucée, 
Toujours  tu  sus  dompter  sa  fureur. 
Qu'elles  te  pleurent  les  familles   que    l'hiver    met  en 

détresse, 
Alors  que  la  chamelle  cherche  un  abri  contre  l'aquilon  ! 
Qui  sentira,  qui  exprimera  —  un  grand  cœur  s'y  refuse 

—  ce  que  tu  fis  parmi  nous  avant  de  nous  être  ravi? 
Libéral?  tu  le  Jus  plus  que  le  torrent  enflé  qui  précipite 

ses  eaux  dans  les  ravins  de  nos  montagnes. 
Courageux  ?  tu  le  Jus  plus  que  le  lion  des  Jorêts  héris- 
sant sa  crinière,  quand  il  défend  ses  lionceaux. 
Pur?  tu  l'es  plus  que  l'enfant  d'une  mère  pudique  et 

dont  jamais  le  pied  ne  foula  le  sable. 
Roi  glorieux!  tous  se  lèvent  en  ton  honneur,  comme  le 

peuple  se  lève  à  l'aspect  du  nouveau  croissant. 

«  0  douleur  de  mon  âme  au  souvenir  de  Sakhr, 
Quand  les  chevaux  se  heurtent  aux  chevaux,  les  guer- 
riers aux  guerriers. 
Libéral  quand  les  flèches  d'un  partenaire  gagnaient, 
Main  ouverte,  ne  se  vantant  point  de  ses  dons, 
Aimable  chef  rayonnant  de  gloire,  nature  sans  défaut, 
Rebelle  à  la  passion,  sobre  et  tempérant, 
Né  libéral,  multipliant  les  dons, 
Fidèle,  abhorrant  toute  trahison  ! 


na     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Quel  guerrier  au  jour  de  l'effroi!  Tous  le  savent. 

Tu  suffis  à  les  défendre,  quand  les  cavaliers  croisent 
leurs  lances  ; 

Cœur  généreux,  riche  en  nobles  qualités, 

Tu  élèves  tes  colonnes  quand  tous  laissent  inachevé  l'édi- 
fice; 

Asile  des  veuves,  des  orphelins  affamés  ; 

Confident  des  secrets  conseils  ;  magnifique  à  traiter  tes 
hôtes. 

Uni  par  des  liens  indissolubles  à  la  générosité,  à  la 
gloire.  Oh  !  quelle  générosité  ! 

Quel  lion  de  force  et  d'impétueuse  ardeur  ! 


III.  —  MARIAGE 


Les  règles  concernant  le  mariage  chez  les  anciens 
Arabes  sont  assez  difficiles  à  établir.  Il  n'y  eut  en  effet 
avant  l'Islam  aucune  législation  ni  institution  juridique 
bien  définie,  mais  seulement  un  ensemble  de  coutumes 
qui  avaient  fini,  avec  le  temps,  par  acquérir  force  de 
loi.  Les  historiens  ou  traditionnalistes  et  les  poètes,  car 
les  poètes  furent  les  premiers  historiens,  les  plus  capti- 
vants et  les  plus  minutieux,  ont  négligé  de  nous  ren- 
seigner sur  les  lois  civiles  qui  régissaient  les  hommes 
et  les  biens  à  l'époque  de  la  Djahilieh.  Tous  se  sont 
exclusivement  appliqués  à  nous  retracer  par  le  menu 
les  généalogies  des  chefs,  des  tribus  et  des  chevaux,  et 
à  nous  détailler  avec  complaisance  les  moindres  inci- 
dents des  guerres  ou  «  journées  »  fameuses.  Il  n'est 
venu  à  l'esprit  d'aucun  d'eux,  poète  ou  mémorialiste, 
de  nous  renseigner  sur  le  système  législatif  ou  juridi- 
que des  Anciens,  de  nous  gratifier  de  quelque  recueil 
des  décisions  et  sentences  des  magistrats  auxquels  les 
tribus  confiaient  le  soin  de  trancher  les  différends  jour- 
naliers entre  tribus  ou  particuliers.  Trop  épris  d'action 
pour  songer  à  légiférer,  codifier  ou  philosopher,  ils 
luttaient  de  beau  langage  quand  ils  ne  guerroyaient 

8 


n4     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

pas.  Ils  chantaient  leurs  exploits,  célébraient  leurs 
armes,  leurs  coursiers  et  leurs  aïeux;  le  reste  leur 
importait  peu. 

Cependant,  les  commentateurs  des  vieux  proverbes 
et  les  glossateurs  du  Coran  nous  ont  fourni  sur  le  sujet 
qui  nous  intéresse  des  renseignements  utiles,  les  seuls, 
à  peu  de  chose  près,  que  nous  possédions.  Certains 
docteurs  ont  pris  soin,  en  effet,  de  raconter,  à  la  suite 
de  versets  relatifs  au  mariage,  comment  les  choses  se 
passaient  à  l'époque  de  l'Ignorance.  De  quoi  il  résulte 
que  certaines  unions  étaient  prohibées  :  celles  de  la 
mère  et  du  fils,  du  père  et  de  la  fille,  du  beau-frère  et 
de  la  belle-sœur,  de  la  marâtre  et  de  son  beau-fils,  de 
la  tante  et  du  neveu.  En  dehors  de  ces  prohibitions, 
chacun  pouvait  épouser  autant  de  femmes  que  ses 
facultés  lui  permettaient  d'en  entretenir  (i). 

Il  y  avait  plusieurs  variétés  de  mariage.  Commen- 
çons par  les  plus  particulières  : 

i°  Le  mariage  dit  «  Sefah  »  ou  mariage  à  l'essai, 
qu'il  appartient  à  l'homme  aussi  bien  qu'à  la  femme 
de  rompre  si  l'essai  n'a  pas  été  satisfaisant. 

2°  Le  «  Nikah  el  Mot'a  »  ou  de  jouissance,  mariage 
conclu  pour  un  temps  déterminé,  un  ou  deux  ans,  etc., 
et  qui  pouvait  être  prorogé  le  cas  échéant  ou  converti 
en  mariage  pour  la  vie. 

3°  Le  mariage  «  Baghaya  a  consistait  en  un  contrat 
qui  liait  une  femme  à  un  certain  nombre  d'hommes, 
toujours  inférieur  à  dix,  qu'elle-même  choisissait  ou 
acceptait  pour  époux.  Dès  que  cette  femme  mettait  au 

(i)  Commentaire  sur  le  verset  3  du  chapitre  IV  du  Coran. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  n5 

monde  un  enfant,  elle  envoyait  chercher  tous  ses 
époux...  et  faisait  devant  eux  la  déclaration  suivante  : 
«  C'est  ton  fils,  ô  Tel.  »  Elle  rattachait  ainsi  l'enfant  à 
l'homme  qui  lui  plaisait  le  plus  ou  qu'elle  avait  des 
raisons  particulières  de  croire  le  véritable  père  de  l'en- 
fant. L'homme  ainsi  désigné  devait  reconnaître  pour 
fils  le  fruit  d'une  collaboration  amicale  au  premier 
chef. 

Quant  aux  femmes  de  mauvaises  mœurs  qui  arbo- 
raient à  la  porte  de  leurs  demeures  des  drapeaux  et  qui 
avaient  commerce  avec  le  premier  venu,  les  enfants 
qu'elles  engendraient  étaient  rattachés  à  l'homme 
auquel  l'enfant  ressemblait  le  plus.  Il  devenait  son 
fils  et  portait  son  nom. 

4°  Le  «  Nikah  el  Chigar  »  était  un  mariage  sans  dot. 
Un  homme  mariait  sa  fille,  sa  sœur  ou  sa  nièce  à  un 
autre,  et  lui-même  épousait  la  fille,  la  sœur  ou  la  nièce 
de  cet  autre.  C'était  là  un  troc  qu'il  ne  faut  pas  confon- 
dre avec 

5°  Le  «  Nikah  el  Badal  »  ou  mariage  d'échange,  véri- 
table chassé-croisé  qui  consistait  à  prendre  la  femme 
d'un  autre  moyennant  la  remise  à  cet  autre  de  sa  pro- 
pre femme. 

6°  Le  «  Nikah  el  Istibdâ  »  est  un  accord  entre  un 
mari  et  sa  femme  suivant  lequel  l'homme  s'abstenait  de 
tout  commerce  avec  son  épouse,  afin  de  lui  permettre 
de  concevoir  un  fils  des  rapports  qu'elle  devait  entrete- 
nir avec  un  héros.  Le  mari  devenait  ainsi,  sans  qu'il  y 
ait  mis  du  sien,  le  père  d'un  enfant  qui  était  réputé 
devoir  hériter  des  vertus  de  son  auteur.  C'était  là  une 
union  de  sélection. 

7°  Enfin  le  mariage  surnommé  «  Macte  »  :  A  la  mort 


n6     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

d'un  homme,  son  fils  aîné  couvrait  de  son  vêtement  la 
veuve  de  son  père,  prétendant  qu'il  en  avait  hérité  la 
jouissance  (i).  Il  pouvait  aussi  la  céder  à  un  de  ses 
frères  contre  une  dot  assignée.  Mais  ce  mariage  était 
odieux  «  Macte  »  ;  quiconque  osait  s'en  prévaloir  était 
surnommé  le  Dayzan  ou  concurrent,  parce  qu'il  était 
le  rival  de  son  père. 

Tels  étaient  les  mariages  singuliers  qui  sévissaient 
chez  les  Arabes  avant  l'Islam.  Les  documents  font 
défaut  pour  préciser  l'époque,  les  tribus,  les  classes  de 
la  société  où  prédominait  telle  ou  telle  modalité  de 
mariage.  Ce  qu'on  peut  avancer  avec  certitude,  c'est 
que  ces  différents  mariages  étaient  des  mariages  d'ex- 
ception. En  effet,  ils  sont  en  opposition  flagrante  avec 
ce  que  nous  savons  du  respect  que  les  Arabes  ont 
témoigné  de  tout  temps  à  la  femme,  respect  dont  l'his- 
toire fait  foi  ainsi  que  la  légende  et  la  poésie.  Ils  sont 
également  en  opposition  avec  ce  que  l'on  sait  du  carac- 
tère arabe.  Il  est  hors  de  discussion  que  les  Arabes  ont 
toujours  recherché  en  toute  chose  la  noblesse  et  la 
pureté,  et  principalement  dans  leurs  filiations.  Leurs 
généalogies  citent  avec  le  nom  du  père  celui  de  la  mère, 
avec  les  noms  des  ascendants  ceux  des  ascendantes  ;  on 
est  parfaitement  noble  quand  on  appartient  à  une  vieille 
famille  illustre  «  des  deux  côtés  ».  Toujours,  en  effet, 
on  vante  l'illustration  des  oncles  tant  maternels  que 
paternels  (2),  surtout  l'on  célèbre  la  pureté  de  la  race. 


(1)  Mais  si  la  veuve  prévenait  le  geste  de  l'héritier  et  allait 
retrouver  sa  propre  famille,  elle  disposait  alors  d'elle-même 
comme  elle  le  voulait.  (Tabari,  Commentaire  du  Koran.) 

(a)  A  rapprocher  Tacite,  XXI. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  117 

Notre  race  est  pure  sans  mélange,  issue 
Dejemmes  nobles  et  de  héros. 
Après  avoir  habité  les  dos  les  plus  solides, 
Nous  sommes  descendus  dans  les  ventres  les  plus 
nobles. 

(El  Samaoual.) 

Du  reste,  la  contradiction  que  nous  venons  de  souli- 
gner, pour  flagrante  qu'elle  soit,  nous  paraît  pouvoir 
être  facilement  expliquée  parles  considérations  suivan- 
tes : 

i°  La  femme  demeure  unie  à  sa  famille  première  par 
des  liens  plus  forts  que  ceux  qui  la  rattachent  à  la 
famille  de  son  époux.  C'est  ce  que  traduit  un  vieux 
dicton  qui  dit  :  «  Le  mari  peut  se  trouver,  l'enfant  peut 
naître,  seul  le  frère  ne  peut  être  remplacé.  »  De  sorte 
que  non  seulement  la  femme  est  protégée  par  son 
mari,  mais  elle  est  également  protégée  contre  les  mau- 
vais traitements  de  son  mari  par  la  phalange  de  ses 
frères,  de  ses  oncles  et  de  ses  cousins.  —  20  Le  rôle  de 
la  femme  antéislamique  est  moins  un  rôle  familial  que 
social.  La  femme  devient  par  son  mariage  non  pas 
uniquement  la  compagne  de  son  mari,  mais  une  colla- 
boratrice précieuse  à  la  prospérité  générale  de  la  tribu. 
Sa  mission  est  d'alimenter  en  hommes  vigoureux  et 
braves  les  guerriers,  d'engendrer  des  héros...  Dans  la 
famille,  elle  semble  ne  pas  avoir  une  existence  propre, 
une  personnalité  indépendante.  Son  rôle  est  obscur. 
Elle  est  épouse,  elle  est  mère,  et  de  ces  deux  chefs  lui 
incombent  des  devoirs  plus  qu'il  ne  lui  revient  de  droits 
ou  d'honneurs.  Mais  au  dehors,  une  fois  franchie  la 
geôle  maritale,  elle  est  femme,  elle  est  citoyenne.  Elle 


n8  LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

est  l'égale  des  hommes,  et  à  ce  titre,  elle  est  autorisée 
à  donner  libre  cours  à  ses  facultés.  Ce  qui  lui  permet 
de  se  distinguer  et  de  briller,  de  décider  de  la  guerre 
et  de  la  paix. 

On  pourrait  même  trouver  une  certaine  moralité  dans 
ces  unions  foncièrement  immorales  à  première  vue. 
Elles  ont  l'avantage,  en  effet,  de  supprimer  «  les  filles 
mères  »  et  les  «  bâtards  »,  puisque  d'une  part  la  pros- 
tituée était  considérée  comme  l'épouse  de  l'homme  qui 
lui  avait  donné  un  enfant,  et  que  d'autre  part  cet  enfant 
portait  le  nom  de  son  père  putatif  et  échappait  ainsi  à 
la  marque  infamante  d'enfant  «  illégitime  »  ou  «  na- 
turel »... 

Mais  en  dehors  et  au-dessus  de  ces  unions,  il  y  avait 
une  manière  plus  régulière,  plus  «  bourgeoise  »,  de 
beaucoup  la  plus  fréquente,  de  contracter  mariage.  Le 
père  informait  sa  fille  de  la  demande  en  mariage  dont 
elle  était  l'objet.  Si  cette  proposition  était  acceptée,  le 
père  tendait  la  main  au  fiancé,  à  son  tuteur  ou  à  son 
représentant,  et  l'accord  était  conclu  ;  si  elle  était  refu- 
sée, ou  bien  le  père  contraignait  sa  fille  au  mariage, 
ou  bien...  Écoutez  le  récit  de  la  demande  en  mariage 
d'El-Rhanza  par  le  vaillant  chef  Douraïd  : 

«  Douraïd  fils  d'As  Simmat  ayant  demandé  à  Amrou 
ben  el  Harth  la  main  de  sa  fille  El  Rhanza,  Amrou  lui 
répondit  en  ces  termes  :  «  Sois  à  l'aise  sous  ma  tente, 
ô  père  Qurrat,  ta  noblesse  défie  la  lance  des  malveil- 
lants, tu  es  le  cheval  de  guerre  dont  nulle  main  ne  tou- 
che impunément  les  naseaux  :  un  chef  comme  toi  ne 
saurait  voir  sa  requête  rejetée,  mais  ma  fille  n'a  point 
la  docilité  de  ses  compagnes.  Je  vais  lui  transmettre  ta 
demande,  c'est  à  elle  à  prendre  une  décision...  » 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  119 

a  Amr  entra  alors  chez  sa  fille  et  lui  dit  :  «  Khansa, 
le  plus  vaillant  guerrier  de  Hav\  asinn,  le  chef  des  Banou 
Guzam,  Douraïd  fils  d'As  Simmat  te  demande  en 
mariage.  Tu  le  connais,  qu'en  dis-tu  ?  —  0  mon 
père,  dit  El  Khanza,  me  vois-tu  refuser  les  fils  de  mon 
oncle,  jeunes  hommes  à  la  taille  svelte  comme  la  lance, 
pour  épouser  un  fils  de  Guzam,  vieillard  qui  sera  cada- 
vre aujourd'hui  ou  demain  ?  » 

«  Le  père  d'El  Khansa  retourna  auprès  de  Douraïd  et 
lui  dit  :  «  0  père  de  Qurrat,  ma  fille  refuse,  peut-être 
t'acceptera-t-elle  plus  tard...  » 

«Douraïd  sortit  dépité,  et  pour  se  venger...  il  compo- 
sa une  longue  satire  contre  la  dédaigneuse  El  Khanza.  » 

La  chronique  nous  offre  également  de  nombreux 
exemples  de  jeunes  filles  disposant  librement  de  leur 
personne,  prenant  elles-mêmes  le  mari  de  leur  choix. 
Sans  parler  de  Sadouk  qui  prit  pour  époux  Houran  le 
Djadide,  ni  de  la  belle  Khoud  qui  accorda  sa  main  à 
Abou  Nowas  le  noir(i),  ni  de  Mâwiah  qui,  après  avoir 
mis  à  l'épreuve  la  générosité  et  la  verve  poétique  de  ses 
trois  prétendants,  choisit  «  le  plus  poète  et  le  plus 
généreux  »  Hatem  de  Taye,  rapportons,  d'après  «  le 
Livre  des  Chansons  »,  les  circonstances  qui  amenèrent 
Raytah  à  proposer  sa  main  au  chevalier  Rabyah  : 

a...  Raytah  sort  de  sa  tente  et  va  s'asseoir  au  milieu 
de  ses  compagnes.  Puis  elle  appelle  une  esclave  et  lui 
dit  :  «  Va  me  chercher  un  Tel.  »  L'individu  arrive,  et 
la  jeune  fille  lui  dit  :  «  Certain  pressentiment  m'avertit 
qu'une  troupe  de  cavaliers  ennemis  vient  nous  surpren- 
dre et  fondre  sur  nous.  Comment  te  comporterais-tu 

(1)  Voir  Perron,  Les  femmes  arabes,  pp.  io5,  n3  et  îaa. 


lao    LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

avec  eux,  si  je  te  promettais  de  t'épouser  ?  —  Je  lui  en 
montrerais  de  dures  »,  repartit  l'autre,  et  le  voilà  qui 
vante  son  adresse  et  son  courage.  «  Bien  !  lui  dit  la 
belle,  retire-toi,  je  verrai  ce  à  quoi  il  me  convient  le 
mieux  de  me  décider.  »  Ce  vantard  éconduit,  Raytah 
ordonne  à  son  esclave  d'aller  chercher  un  autre  jeune 
homme  qu'elle  lui  désigne.  L'homme  vient  et  la  belle 
lui  adresse  la  même  question  qu'au  premier.  Elle  en 
reçoit  à  peu  près  semblable  réponse.  Raytah  le  congé- 
die et  dit  à  ses  compagnes  :  «  Encore  un  où  il  n'y  a  rien 
que  vantardise  et  vanité.  »  Puis  s'adressant  à  son 
esclave  :  «  Va,  dit-elle,  va  me  chercher  Rabyah  ben 
Moukaddam.  »  Rabyah  se  présente,  et  Raytah  lui 
adresse  les  mêmes  paroles  qu'aux  deux  autres  jeunes 
gens.  «  Le  suprême  de  la  sottise,  répond  Rabyah,  est 
de  se  vanter  soi-même,  mais  quand  je  serai  en  face  de 
l'ennemi,  je  me  conduirai  de  telle  sorte  que  même  si  je 
suis  vaincu  l'on  m'excusera.  Il  a  fait  son  devoir  celui 
dont  les  efforts  ont  mérité  d'être  approuvés.  »  —  «  Je 
t'épouse,  répond  la  jeune  Arabe,  viens  demain  à  l'as- 
semblée de  la  tribu  pour  sceller  notre  union  (i).  » 

L'histoire  a  ratifié  le  choix  de  Raytah.  Rabyah  fut  le 
plus  admirable  chevalier  de  l'Arabie  ancienne. 

(i)  Perron,  p.  82. 


IV.  —  DOT 


Il  n'y  a  pas  de  mariage  sans  le  paiement  d'une  dot, 
excepté  pour  le  mariage  d'échange  «  Nikah  el  Chigar  » 
ou  donnant  femme  pour  en  épouser  une  autre,  la  dot 
qu'on  devait  payer  venait  en  compensation  de  celle 
qu'on  devait  recevoir.  La  dot  était  payée,  par  le  préten- 
dant ou  son  mandant,  au  père  de  la  jeune  fille,  ou  à 
celui  qui  le  représentait,  frère,  cousin,  etc.,  générale- 
ment l'aîné  de  la  famille.  Elle  était  fixée  par  le  père,  ou 
offerte  spontanément  par  le  prétendant  au  moment  de 
la  demande  en  mariage. 

«  Quand  les  amours  de  Leylah  et  du  Fou  (i),  lit-on 
dans  El  Agani,  furent  de  notoriété  publique  et  alors  que 
les  vers  de  Reyss  étaient  sur  toutes  les  lèvres,  Keyss 
demanda  au  père  de  Leylah  la  main  de  sa  fille  et  lui 
offrit  cinquante  chameaux  rouges  ;  —  la  lui  demanda 
également  Ward  ben  Mohammed  El  Akbaly  moyennant 
une  dot  de  dix  chameaux,  avec  un  pâtre  pour  les  con- 
duire aux  pâturages.  Les  parents  répondirent  aux  pré- 
tendants :  «  C'est  à  elle  qu'il  appartient  de  choisir 
entre  vous  deux;  l'épousera  celui  qu'elle  aura  choisi.  » 
Puis  ils  entrèrent  chez  la  jeune  fille  et  lui  dictèrent  sur 

(i)  «  Le  Fou  »,  ou  «  le  fou  de  Leylah  »,  surnom  de  Keyss. 


iaa     LÀ  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

un  ton  menaçant  le  choix  qu'elle  devait  faire  :  «  Si  tu 
ne  prends  pas  Ward  pour  époux,  lui  dirent-ils,  tu  t'en 
repentiras  amèrement.  »  Et  Leylah  choisit  Ward  et  elle 
dut  l'épouser  à  son  corps  défendant.  » 

En  dehors  des  chameaux  et  des  pâtres,  la  dot  pouvait 
consister  en  marchandises  de  toutes  sortes  :  troupeaux, 
parfums,  étoffes,  pièces  d'or  ou  d'argent...  Elle  repré- 
sentait le  prix  de  la  jeune  fille,  sa  valeur  marchande,  en 
tenant  compte  de  son  âge,  de  ses  qualités  physiques  et 
morales,  de  l'illustration  de  sa  famille,  de  la  situation 
de  son  père  parmi  les  gens  de  sa  tribu...  Il  ne  faut  pas 
oublier  que  les  mariages  créaient  des  alliances  entre 
tribus  et  que  les  proches  et  les  «  alliés  »  devaient  se 
protéger  et  se  défendre  mutuellement  en  cas  de  dan- 
ger. 

Nous  avons  dit  que  la  dot  était  versée  et  remise  au 
père  de  la  jeune  fille;  il  faut  ajouter  qu'elle  devenait  sa 
propriété  exclusive.  Les  filles  étaient  donc  une  source 
de  richesse,  puisque  leur  dot  venait  grossir  le  patri- 
moine de  famille.  Aussi  s'empressait-on,  à  la  naissance 
d'une  jeune  fille,  de  féliciter  son  père.  On  lui  disait  : 
a  Hanian  laka  el  Nafiga  (i)  »,  littéralement  «  Compli- 
ments pour  le  nuage  d'eau  ».  La  jeune  fille,  comme 
l'eau  des  nuages,  devait  féconder  son  champ  et  ajouter 
à  ses  biens. 

Mais  si  les  filles,  en  plus  de  l'affection  que  leur  por- 
taient les  parents,  constituaient  pour  ceux-ci  une  source 
de  revenus,  d'où  vient  que  dans  certaines  tribus  on  les 
enterrait  vivantes  dès  leur  naissance?  «  Quelques  Ara- 
bes, en  effet,  lorsqu'il  leur  naissait  une  fille,  l'enter- 

(1)  Voir  Boustany,  traduction  de  l'Iliade  d'Homère. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  ia3 

raient  à  l'instant,  poussés  à  cet  acte  barbare,  les  uns 
par  la  misère,  les  autres  par  une  fierté  féroce  et  un 
sentiment  exagéré  de  l'honneur  :  ils  voulaient  éviter  la 
honte  qui  aurait  pu  rejaillir  sur  eux,  si  un  jour  leur 
fille  eût  été  enlevée  et  déshonorée  par  leurs  enne- 
mis (i).  »  Meïdani  rapporte,  sur  le  témoignage  d'El 
Haytam  ben  Ady,  «  que  Wad  el  Banat  (l'inhumation 
des  filles  vivantes)  sévissait  dans  toutes  les  tribus  ara- 
bes indistinctement.  Pour  un  qui  la  pratiquait,  dix 
s'en  abstenaient.  Aux  premiers  jours  de  l'Islam  cette 
coutume  monstrueuse  était  tombée  partout  en  désué- 
tude, sauf  dans  la  tribu  de  Béni  Tamyme  où  elle  comp- 
tait alors  plus  d'adeptes  que  jamais.  » 

Que  cette  coutume  ait  pris  naissance  chez  les  Béni 
Rabia  ou  chez  les  Béni  Tamyme,  peu  importe,  consta- 
tons seulement  que  les  auteurs  sont  unanimes  à  recon- 
naître que  la  cause  initiale  du  «  Wad  El  Banat  »  fut 
a  une  trahison  »  du  sexe  faible.  Sur  cette  trahison  pre- 
mière nous  avons  un  certain  nombre  de  légendes  qui 
ne  concordent,  ni  sur  l'époque,  ni  sur  le  lieu,  ni  sur 
les  circonstances  du  drame,  mais  qui  se  résument  tou- 
tes en  un  rapt  de  filles  auxquelles  on  donne  à  choisir 
entre  retourner  à  leurs  familles  ou  demeurer  auprès 
de  leurs  ravisseurs...  Toutes  acceptent  d'être  rendues  à 
leurs  parents,  —  une  exceptée.  Elle  est  la  fille  ou  la 
nièce  d'un  chef  fameux  et  elle  ose  préférer  son  amant  à 
ses  parents  !  Là-dessus  le  chef  humilié,  déshonoré  et 
furieux,  prête  serment  d'enterrer  vivantes  toutes  les 
filles  qui  lui  naîtraient  à  l'avenir.  Et  ses  concitoyens  de 
suivre  son  exemple,  craignant  que  leurs  propres  filles 

(i)  G.  de  Perceval,  t.  I,  p.  35i. 


ia4    LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

ne  puissent  un  jour  attirer  sur  eux  le  déshonneur, 
trouvant  aussi  un  certain  mérite,  une  certaine  gloire  à 
immoler,  pour  l'honneur,  ce  qu'ils  chérissaient  le  plus 
au  monde  :  leurs  filles,  «  la  chair  de  leur  chair,  le  sang 
de  leur  sang  ». 

L'Islam  abolit  cette  coutume  funeste.  Il  est  juste  de 
remarquer  qu'elle  tendait  d'elle-même  à  disparaître,  et 
qu'avant  le  Prophète  des  hommes  compatissants  s'é- 
taient employés  généreusement  à  racheter  la  vie  de 
pauvres  innocentes.  El  Tebrani  rapporte  que  Sassaah 
Naguiah  ben  Okal  dit  un  jour  au  Prophète  :  «  Du  temps 
de  la  Djahilieh  j'ai  racheté  la  vie  de  36o  filles  à  raison 
d'un  chameau  et  de  deux  chamelles  pour  chaque  fille  ; 
m'en  sera-t-il  tenu  compte  dans  la  Religion  nouvelle  ? 
—  Il  t'en  est  sûrement  tenu  compte,  répondit  Mahomet, 
puisque  Dieu  t'a  fait  la  grâce  de  te  convertir  à  l'Islam.  » 


V.  —  DIVORCE 


Les  anciens  Arabes  reconnaissaient  au  mari,  d'une 
façon  générale,  le  droit  de  répudier  sa  femme.  Cette 
répudiation  pour  être  définitive  devait  être  triple,  c'est- 
à-dire  faite  par  trois  fois  dans  un  laps  de  temps  déter- 
miné. Il  arrivait  fréquemment  que  le  mari  répudiait  sa 
femme  une  première  et  une  deuxième  fois,  puis  la 
reprenait  avant  l'expiration  du  délai  coutumier,  l'as- 
treignant ainsi  à  subir  son  joug  indéfiniment. 

Les  formules  de  divorce  étaient  nombreuses.  La  plus 
usitée  consistait  pour  le  mari  à  dire  à  sa  femme  :  «  Va 
rejoindre  ta  famille  »,  ou  :  «  Retourne  à  ton  père  ». 

La  femme  avait  aussi  le  droit  de  rompre  les  liens 
conjugaux.  Elle  usait  à  cet  effet  d'un  procédé  symboli- 
que. Elle  tournait  l'ouverture  de  la  tente  donnant  accès 
à  sa  demeure  du  côté  opposé  à  la  direction  où  elle  se 
trouvait  ;  l'ouverture  étant  du  côté  nord,  elle  la  plaçait 
au  sud.  Le  mari  trouvant  porte  close  comprenait. 
L'union  était  rompue  en  silence,  et  les  deux  époux 
devenaient,  sans  échange  d'aménités,  complètement 
étrangers  l'un  à  l'autre. 

La  femme  pouvait  également  obtenir  la  liberté 
moyennant  le  paiement  au  mari  d'une  certaine  indem- 


126     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

nité,  à  l'ordinaire  équivalente  à  la  dot  qu'elle  en  avait 
reçue.  Cette  sorte  de  répudiation  était  appelée  Khôl'. 

Voici,  extrait  d'El  Ekd-el-Farid,  le  récit  du  divorce 
de  Hind  bent  Ataba.  C'est  un  tableau  de  mœurs  qui 
peut  intéresser  le  lecteur  : 

«  Hind  bent  Ataba  était  mariée  à  El  Fakeh  ben  el 
Magyarah,  chevalier  de  Koreych.  El  Fakeh  possédait 
une  maison  isolée,  spécialement  réservée  aux  hôtes  de 
passage.  Y  entrait  qui  voulait.  Un  jour  que  Hind  et  le 
chevalier  s'y  étaient  rendus,  ils  constatèrent  que  la 
maison  était  vide.  Ils  en  profitèrent  pour  s'y  reposer. 
Le  sommeil  les  gagnant,  ils  s'étendirent  et  dormirent. 
El  Fakeh,  appelé  par  ses  occupations,  interrompit  sa 
sieste  le  premier.  Il  sortit,  laissant  sa  femme  endormie. 

«  Pendant  que  Hind  dormait,  un  hôte  survint.  Il 
entra  dans  la  maison  et  voyant  une  femme  couchée, 
crainte,  ou  pudeur,  il  s'empressa  de  fuir.  El  Fakeh  de 
loin  aperçut  un  homme  qui  courait.  Ii  ne  douta  pas  un 
instant  qu'il  sortait  de  la  maison  où  se  trouvait  Hind 
et,  torturé  par  le  soupçon,  il  se  rendit  auprès  de  sa 
femme  qu'il  réveilla  avec  rudesse.  «  Quel  est  cet 
homme  qui  vient  de  sortir  d'ici  ?  lui  demanda-t-il.  — 
Je  n'ai  vu  personne,  répondit  la  dame.  Je  dormais 
profondément  et  viens  seulement  de  me  réveiller.  »  Le 
mari  ne  voulut  pas  en  entendre  davantage.  Sa  convic- 
tion était  faite.  Il  répudia  sa  femme  en  disant  :  «  Va 
rejoindre  ta  famille  »,  et  il  sortit. 

((  Le  divorce  fit  grand  bruit.  On  en  discutait  partout, 
non  sans  malice.  Ataba,  ennuyé  de  voir  le  scandale 
dont  sa  fille  était  l'héroïne  grossir  de  jour  en  jour,  prit 
à  part  Hind  et  lui  dit  :  «  Les  commérages  vont  leur 
train.  Il  importe  de  couper  la  langue  à  la  médisance. 


LE  CULTE  DE  LA.  FEMME  127 

Si  les  accusations  de  ton  mari  sont  fondées,  je  ferai 
tuer  ton  mari  et  il  ne  sera  plus  question  de  rien  ;  si  au 
contraire  El  Fakeh  t'a  calomniée  injustement,  je  le 
traduirai  devant  un  devin  du  Yémen  et  ton  innocence 
éclatera  au  grand  jour.  —  Par  Dieu,  repartit  Hind,  il 
n'est  pas  dans  le  vrai.  » 

«  Alors  Ataba  bed  Rabya  s'en  fut  trouver  El  Fakeh 
et  lui  dit  :  «  0  Fakeh  !  tu  as  porté  contre  ma  fille  la 
plus  déshonorante  des  accusations.  11  importe  de  tirer 
l'affaire  au  clair.  Viens,  que  nous  soumettions  le  cas  au 
plus  célèbre  devin  du  Yémen.  » 

«  Au  jour  convenu  ils  se  mirent  en  route  accompa- 
gnés d'une  foule  nombreuse  d'hommes  et  de  femmes. 
A  mesure  qu'on  approchait  du  terme  du  voyage,  Hind 
paraissait  plus  agitée.  «  Tu  parais  inquiète,  lui  dit  son 
père,  serais-tu  coupable?  —  Non,  répondit-elle,  mais 
je  sais  que  le  devin  auquel  vous  allez  vous  adresser  est 
un  homme  comme  vous  ;  il  peut  atteindre  la  vérité 
comme  il  peut  tomber  dans  l'erreur.  Je  risque  donc, 
s'il  se  trompe,  d'être  officiellement  condamnée,  alors 
que  je  ne  suis  pas  coupable,  et  le  souvenir  de  ma 
honte  se  perpétuera  parmi  les  Arabes.  —  Ne  crains 
rien,  lui  dit  son  père,  avant  de  soumettre  l'affaire  à  son 
jugement,  je  mettrai  à  l'épreuve  la  science  et  la  pers- 
picacité du  devin.  »  Puis  il  siffla  son  cheval  qui  accou- 
rut à  l'appel  de  son  maître,  et  Ataba,  parmi  les  crins 
de  la  queue  du  cheval,  attacha  et  cacha  un  épi  de  blé. 

«  Quand  ils  furent  enfin  en  présence  du  devin,  Ataba 
lui  dit  :  «  Avant  de  te  consulter,  je  veux  éprouver  ta 
sagesse.  J'ai  caché  pas  bien  loin  d'ici  quelque  chose, 
devine  un  peu  ce  que  c'est.  —  C'est  un  fruit,  répondit 
le  devin,  un  fruit  que  vous  avez  mis  dans  une  ceinture. 


ia8     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

—  Ce  n'est  pas  assez,  dit  Ataba,  et  je  voudrais  plus  de 
clarté.  »  L'oracle  déclara  :  «  Un  grain  de  blé  a  été 
caché  dans  la  queue  du  cheval.  »  Et  Ataba  satisfait  lui 
dit  :  u  Tu  peux  examiner  à  loisir  toutes  ces  femmes. 
Tu  nous  diras  s'il  en  est  d'adultère  parmi  elles.  » 

u  Le  devin  passa  en  revue  toutes  les  femmes  présen- 
tes. Il  leur  frappait  sur  l'épaule  et  après  les  avoir 
fixées  dans  les  yeux,  il  disait  :  «  Lève-toi,  tu  peux 
retourner  à  tes  occupations.  »  Arrivé  à  Hind,  il  lui  dit  : 
«  Lève-toi  sans  crainte  puisque  tu  es  sans  honte, 
dresse-toi  superbe  parmi  tes  compagnes,  car  tu  donne- 
ras le  jour  à  un  roi  qui  portera  le  nom  de  Moawiah  !  » 
Transporté  d'orgueil,  El  Fakeh  se  précipite  vers  sa 
femme  et  veut  lui  prendre  la  main  ;  mais  Hinrî  se 
dégage  et  dit  :  «  Éloigne-toi  de  moi.  Je  tiens  à  ce  que 
le  père  du  roi  soit  chevalier  meilleur  que  toi.  » 

«  Hind  épousa  Abou  Sefyan.  De  cette  union  naquit 
l'Émir  des  Croyants,  Moawiah,  fondateur  de  la  dynastie 
des  Ommyades  (i).  » 

(i)  El  Ekd-el-Farid,  t.  III,  p.  a73.  Voir  Al  Moustalraf,  p.  119. 


VI.  —  LA  FEMME  MUSULMANE 


Les  conquêtes  de  l'Islam  eurent  pour  effet  immédiat 
d'assujétir  les  Arabes  aux  mœurs  de  Byzance  et  aux 
coutumes  d'Iran.  Les  nomades  vainqueurs  s'empres- 
sèrent d'adopter  les  usages,  les  divertissements,  le  luxe, 
les  vices  aimables  des  Perses  et  des  Grecs.  Sensibles 
par-dessus  tout  à  la  beauté  (i),  ils  s'entourèrent  de 
belles  captives,  expertes,  raffinées,  civiles  et  dociles, 
qui  leur  rirent  négliger  et  oublier  sans  peine  leur  brune 
compagne,  l'épouse  austère  et  farouche.  Moins  de  cent 
ans  après  Mahomet,  le  vin,  la  dissipation  des  Ralifes, 
les  plaisirs  faciles  et  les  esclaves,  filles  ou  garçons, 
avaient  dépravé  les  mœurs  et  détruit  à  jamais  les  quali- 
tés maîtresses  et  les  vertus  des  vrais  Arabes.  On  peut 
distinguer  dès  lors  deux  catégories  de  femmes  :  l'é- 
pouse, moule  à  fabriquer  des  enfants  ;  l'esclave,  ins- 
trument de  plaisir,  ornement  du  harem.  L'instruction 
devint  l'apanage  des  esclaves.  Destinées  à  plaire,  on 
parait  leur  beauté  de  tous  les  arts  d'agrément.  Elles 
dansaient  avec  grâce,  chantaient  divinement,  improvi- 
saient des  vers,  apprenaient  l'histoire  et  savaient  à  l'oc- 

(i)  Ils  disaient  :  «  L'esprit  de  la  femme,  c'est  sa  beauté;  la 
beauté  de  l'homme,  c'est  son  esprit.  » 


i3o     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

casion  conter  de  jolies  anecdotes  et  de  belles  légendes 
qui  charmaient  leur  auditoire  d'érudits,  de  poètes  et  de 
fins  lettrés.  L'épouse  au  contraire  se  calfeutrait  dans  sa 
dignité  de  mère,  vivait  à  l'écart  du  monde,  négligeait 
à  dessein  de  s'instruire,  se  parait  ostensiblement  de  son 
ignorance  qui  constituait  le  titre  apparent  de  son  hon- 
nêteté, les  parchemins  de  sa  noblesse. 

A  certaines  époques  de  haute  et  brillante  civilisation 
comme  au  temps  d'El  Rashid  et  des  Mille  et  une  Nuits, 
du  Khalife  d'Espagne  Abdel  Rhaman  et  de  la  belle 
Zohra,  au  temps  des  Fatimites  et  des  Rois  de  Grenade, 
la  situation  de  la  femme  semble  prééminente.  Dans 
ces  différentes  périodes  de  dépravation  et  de  littéra- 
ture, les  jeunes  beautés  mettaient  leur  coquetterie 
à  ne  désarmer  que  devant  quelque  manifestation  d'art 
conçue  et  exécutée  en  leur  honneur,  tel  un  sonnet,  un 
madrigal  ou  quelque  chanson  légère.  Aussi  la  poésie  de 
ces  temps  est-elle  tout  à  la  louange  de  la  femme  et  de 
l'Amour  ! 

Chaque  poète  avait  un  arsenal  dans  lequel  on  pouvait 
trouver,  d'occasion,  les  armes  harmonieuses,  offensives 
ou  défensives,  dont  on  avait  besoin  dans  telle  ou  telle 
situation  amoureuse.  D'autre  part  chaque  poète  se 
ménageait  la  protection  d'une  ou  de  plusieurs  favorites 
du  sérail  qui  le  comblaient  de  faveurs  en  échange  de 
vers  dithyrambiques  ou  polissons.  Et  c'était  une  profu- 
sion, une  débauche  de  jeux  d'esprit,  de  madrigaux,  de 
poèmes  erotiques,  comme  aucune  littérature  ne  peut 
fournir  d'exemples.  Dans  chaque  demeure  les  vers  célé- 
brant l'Amour  et  exaltant  la  Femme  foisonnaient,  fleu- 
rissaient, surgissaient  de  partout  comme  par  enchante- 
ment. Ecrits  en  lettres  d'or  et  d'argent,  ils  étaient  sus- 


LE  CULTE  DE  LÀ  FEMME  i3i 

pendus  sur  les  portes  ;  gravés  sur  le  marbre,  ils  étaient 
appliqués  sur  les  murs  ;  brodés  sur  de  la  soie,  ils 
recouvraient  les  coussins  et  les  sofas.  Les  femmes  en 
portaient  sur  la  paume  de  leurs  mains,  tracés  au  henné; 
elles  en  ornaient  leurs  mouchoirs,  leurs  voiles,  leurs 
éventails,  leurs  bagues,  leurs  chemises,  leurs  ceintu- 
res... (i)  ;  et  les  vers  qui  soulignaient  tous  les  charmes, 
toute  la  grâce  des  belles  étaient  appropriés  à  l'endroit 
où  ils  étaient  suspendus,  appliqués,  peints,  gravés,  bro- 
dés, tatoués.  Ainsi  l'amour  et  la  poésie  se  trouvaient  si 
intimement  liés  l'un  à  l'autre  qu'on  finissait  par  ne 


(i)  Voici  quelques  échantillons  de  ces  préciosités  : 
Sur  un  bandeau  : 

a  Sans  la  folie  d*aimer  que  serait  la  vie?  » 
Sur  un  éventail  : 

«  J'apporte  le  zéphir,  j'évente  la  pudeur, 

c<  Je  sers  de  voile  pour  cacher  la  bouche  qui  vient  cueillir 
le  baiser.  » 

Sur  un  voile  : 

«  Seigneur,  ne  m'exaucez  pas  si  tendant  mes  bras 

«  Je  vous  demandais  do  me  délivrer  de  l'Amour  !  » 
Sur  une  chemise  : 

«  On  le  dérobe  à  mes  yeux  pendant  le  jour  ; 

«  Pendant  la  nuit  rien  ne  peut  dérober  son    image    à   ma 
pensée.  » 
Sur  un  diadème,  en  lettres  de  diamant  : 

«  Il  est  beau  de  mourir  d'amour  !  » 
Autour  d'une  bague  était  gravé  : 

«  Dans  ce  chaton  Amour  a  emprisonné  deux  cœurs  ; 

«  Est-il  plus  habile  orfèvre  que  l'Amour?  » 
Sur  la  paume  de  sa  main  une  esclave  avait  tracé  au  henné  ce 
vers  : 

<c  Le  fard  n'embellit  pas  ma  main, 

«  Ma  main  au  fard  donne  plus  de  brillant.  » 
(Voir  Massareh  el  Ouchak,  Al  Agami,  Al  Ekdal  Farid,  etc.) 


i32     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

plus  les  distinguer  l'un  de  l'autre,  l'amour  semblant 
engendrer  la  poésie  alors  que  la  poésie  engendrait  l'a- 
mour. 

Naturellement  la  situation  de  la  femme,  et  plus  exac- 
tement la  situation  de  certaines  femmes,  s'en  trouvait 
rehaussée. 

Voici  deux  anecdotes  : 

«  Un  jour,  une  des  esclaves  favorites  du  Khalife 
Abdel  Rahman  osa  se  brouiller  avec  son  maître,  se 
retira  dans  son  appartement  et  jura  d'en  voir  murer  la 
porte  plutôt  que  de  l'ouvrir  au  Khalife.  Le  chef  des 
eunuques,  épouvanté  de  ce  discours,  crut  entendre  des 
blasphèmes.  Il  courut  se  prosterner  devant  le  prince 
des  croyants  et  lui  rapporta  l'horrible  propos  de  cette 
esclave  rebelle.  Abdel  Rahman  en  souriant  lui  com- 
manda défaire  élever  devant  la  porte  de  sa  favorite  une 
muraille  de  pièces  d'argent  et  promit  de  ne  franchir 
cette  barrière  que  quand  l'esclave  voudrait  bien  la 
démolir  pour  s'en  emparer.  L'histoire  ajoute  que  le  soir 
même  le  Khalife  entra  librement  chez  la  favorite  apai- 
sée (i).  » 

m  Un  jour,  Romaïqua,  épouse  de  Motamid,  regar- 
dait de  l'embrasure  d'une  fenêtre  du  palais,  à  Gordoue, 
tomber  des  flocons  de  neige,  spectacle  assez  rare  dans 
ce  pays  où  il  n'y  a  presque  pas  d'hiver.  Tout  à  coup 
elle  se  mit  à  pleurer.  «  —  Qu'as-tu  donc,  chère  amie? 
lui  demanda  son  mari.  —  Ce  que  j'ai?  répondit-elle  en 
sanglotant,  j'ai  que  tu  es  un  barbare,  un  tyran,  un 
monstre  !  Vois  comme  c'est  joli  la  neige,  comme  c'est 


(i)  Cardonne,  Hisloire  d'Afrique  et  d'Espagne,  t.  I.  Florian,  Pr 
cis  lùsloriquessur  les  Maures,  pp.  33-34. 


LE  CULTE  DE  LÀ  FEMME  i33 

beau,  comme  c'est  magnifique,  comme  ces  moelleux 
flocons  s'attachent  gentiment  aux  branches  des  arbres, 
et  toi,  ingrat  que  tu  es,  tu  ne  songes  pas  seulement  à 
me  procurer  ce  spectacle  chaque  hiver.  Jamais  tu  n'as 
eu  l'idée  de  m'emmener  dans  quelques  pays  où  il 
tombe  toujours  de  la  neige.  —  Ne  te  désespère  pas 
ainsi,  ma  vie,  mon  bien,  lui  répondit  le  prince  en 
essuyant  les  larmes  qui  sillonnaient  ses  joues.  Tu  auras 
ta  neige  chaque  hiver  et  ici  même,  je  t'en  réponds.  »  Et 
il  ordonna  de  planter  des  amandiers  sur  toute  la  sierra 
de  Cordoue,  afin  que  les  blanches  fleurs  de  ces  beaux 
arbres,  qui  fleurissent  dès  que  les  gelées  sont  passées, 
remplaçassent  pour  Romaïqua  les  fleurs  de  neige  qu'elle 
avait  tant  admirées  (i).  » 

Mais  ce  n'était  là  que  littérature.  En  fait,  les  esclaves 
bien  en  cour  s'empressaient  de  régulariser  leur  situa- 
tion. Une  épouse  légitime  même  en  Orient  coûte  moins 
cher  à  entretenir  qu'une  maîtresse,  fût-elle  esclave.  On 
épousait  donc  des  esclaves,  et  celles-ci  une  fois  mariées 
s'avisaient  de  devenir  «  honnêtes  »  et  «  d'origine 
libre  »,  autrement  dit  ignorantes.  Il  n'y  eut  plus  dès 
lors  à  distinguer  deux  catégories  de  femmes  ;  l'igno- 
rance s'étendait,  sévissait  partout.  De  sorte  qu'on  peut 
dire  que  la  musulmane  à  tous  les  degrés  de  l'échelle 
sociale  n'a  été  depuis  douze  siècles  que  la  domestique 
attitrée  de  son  mari  et  de  ses  enfants. 

On  ne  se  contenta  pas  de  la  domestiquer,  on  la  traita 
en  ennemie,  capable  de  tous  les  maléfices.  Longtemps 
l'homme  ne  fut  préoccupé  que  de  se  protéger  contre  elle 
et  de  la  protéger  contre  elle-même.  11  l'emmura,  l'en- 

(i)Dozy,  Histoire  des  Musulmans  d'Espagne,  t.  II,  pp.  i4i  et  i/ia. 


i34     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

terra  vivante  dans  de  vastes  demeures  aux  fenêtres 
solidement  grillagées,  l'entoura  d'êtres  cruels  qui  ne 
pouvaient  pas  répondre  intelligemment  à  la  voix  de  la 
chair,  parce  qu'ils  étaient  muets  :  ce  sont  les  muets 
du  sérail!  On  créa  des  légendes,  on  fit  appel  à  tous 
les  sages  et  à  tous  les  prophètes  de  jadis  ;  les  poètes 
s'en  mêlèrent,  et  l'univers  fut  unanime  à  proclamer 
la  réprobation  et  le  mépris  de  la  femme.  Veut-on 
quelques  exemples? 

Voici  des  proverbes  :  «  Les  femmes  sont  les  filets  du 
diable;  la  femme  honnête  parmi  les  autres  femmes  est 
comme  le  corbeau  au  ventre  blanc,  parmi  les  autres 
corbeaux  (i).  Jamais  on  n'a  rien  défendu  à  une  femme 
qu'elle  ne  l'ait  fait.  Se  soumettre  à  la  volonté  d'une 
femme  abrège  les  jours.  Garde-toi  de  prendre  conseil 
des  femmes.  » 

Tout  cela  n'est  pas  bien  neuf  et  on  en  trouve  le  pen- 
dant dans  presque  toutes  les  langues  du  monde  : 
«  Il  faut  écouter  sa  femme  et  ne  jamais  la  croire  », 
dit  le  Chinois.  Le  Puisse  assure  qu'  «  en  dix  femmes  il 
n'y  a  qu'une  âme  ».  L'Italien  conseille  l'emploi  de  l'é- 
peron pour  un  bon  comme  pour  un  mauvais  cheval, 
et  du  bâton  pour  une  bonne  comme  pour  une  méchante 
femme.  L'Espagnol  recommande  de  se  garder  d'une 
mauvaise  femme,  mais  de  ne  pas  se  fier  à  une 
bonne.  »  (2) 

Voici  un  exemple  de  poésie  misogyne  : 

Jouis  de  la  jemme  tant  qu'elle  s'attache  à  toi  et  ne  va 

(1)  Dans  le  Roman  de  la  Pose  il  est  dit  : 

«  Preude  feme  par  Saint  Denis 

«  11  en  est  moins  que  de  tenis.  » 
(a)  Cités  par  G.  Le  Bon,  La  Civilisation  des  Arabes,  p.  A28. 


LE  CULTE  DE  L.\  FEMME  i35 

pas  sottement  t'affliger  quand  elle  te  quitte,  car 

elle  finit  toujours  par  là  ! 
Trahis-la  quand  même  elle  t'est  fidèle,  car  tôt  ou  tard 

elle  te  trahira. 
Si  elle  se  montre  aisée  et  douce  pour  toi,  elle  sera  facile 

et  douce  pour  d'autres  adorateurs  que  toi. 
Qu'elle  te  jure,  tant  qu'elle  voudra,  qu'elle  n'a  pas  violé 

ses  serments, 
Le  sexe  qui  de  henné  se  teint  les  doigts  ne  connaît  pas 

de  serments  ! 
Qu'elle  verse  des  torrents  de  larmes  tant  quelle  voudra, 

le  jour  oà  vous  vous  séparerez, 
Crois-moi  ;  les  larmes  de  femme  ne  sont  que  des  men- 
songes ! 

Voici  enfin  une  légende  : 

u  Un  jour,  Jésus  fils  de  Marie  rencontra  le  diable 
;ui  conduisait  devant  lui  quatre  ânes  chargés. 

—  Que  fais-tu  là  ?  demanda  Jésus  à  Satan. 

—  Je  transporte  des  denrées  de  commerce  et  je  vais 
trouver  mes  pratiques. 

«  —  Quelle  est  donc,  là,  la  première  marchandise? 

—  La  dureté.  —  Qui  achète  cela  ?  —  Les  souverains. 

«  —  Et  la  seconde  de  tes  marchandises?  —  C'est  la 
jalousie.  —  Qui  l'achète?  —  Les  savants. 

«  —  La  troisième  marchandise,  qu'est-ce  que  c'est  ? 

—  La  mauvaise  foi.  —  Qui  l'achète?  —  Les  commer- 
çants. 

«  —  Mais  cette  quatrième  marchandise,  qu'est-ce 
que  c'est  ?  —  C'est  la  ruse.  —  Qui  achète  cela  ?  — 
Article  réservé  aux  femmes  (i).  » 

(i)  V.  Perron,  Femmes  arabes. 


i36     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Mais  à  quoi  bon  multiplier  les  citations  ? 

Rappelez -vous  le  thème  des  Mille  et  une  Nuits.  Un 
roi  est  trompé.  Il  constate  que  les  Djins  eux-mêmes, 
malgré  les  précautions  surnaturelles  qu'ils  prennent, 
le  sont  aussi  et  dans  de  grandes  mesures.  Entendant 
ne  plus  être  trompé,  il  livre  tous  les  matins  au  bour- 
reau son  épousée  de  la  veille,  jusqu'au  jour  où  la  jeune 
Schahrazade  parvient  à  lui  faire  oublier  les  leçons 
pourtant  si  évidentes  du  passé  et  finit  même  par  lui 
faire  rendre  hommage  aux  femmes,  tout  en  lui  racon- 
tant des  histoires.  Quelle  malice,  et  combien  féminine  ! 

Nourris  des  Mille  et  une  Nuits  dès  leur  enfance,  plus 
tard  instruits  par  les  proverbes,  les  légendes  et  les 
poésies,  les  Orientaux  sont  instinctivement  prévenus 
contre  la  femme  qu'ils  adorent,  aiment,  craignent, 
haïssent  et  méprisent  tout  à  la  fois. 

Étant  le  plus  fort,  l'homme  s'abandonna  à  ses  mau- 
vais instincts.  Il  tyrannisa,  dégrada  celle  qui  devait  être 
sa  compagne  jusqu'à  en  faire  un  être  inférieur  sans 
instruction,  sans  personnalité,  sans  dignité  aucune, 
sans  âme  peut-on  dire.  Et  quand  sa  conscience  lui 
reprochait  son  injustice  et  sa  tyrannie,  l'homme  s'ar- 
mait du  livre  saint  et,  glosant,  ergotant,  torturant  les 
textes  et  les  interprétant  à  sa  guise,  il  soutenait  qu'il 
agissait  en  conformité  des  ordres  divins  et  qu'il  ne 
faisait  qu'appliquer  les  enseignements  du  Prophète 
d'Allah.  De  sorte  que  le  jour  où  l'Europe,  avide  de 
savoir,  voulut  connaître  la  cause  de  la  déchéance  de  la 
femme  musulmane,  la  réponse  était  toute  prête  et 
si  simple  qu'elle  fut  adoptée  d'enthousiasme  :  «  La 
Religion  d'Islam  est  seule  cause  de  l'avilissement  de  la 
femme.  » 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  i37 

Comment  ? 

De  par  la  polygamie  et  la  répudiation,  permises  aux 
hommes  ;  de  par  le  voile  et  la  réclusion  imposés  aux 
femmes.  La  question  est  d'importance,  elle  mérite 
qu'on  s'y  arrête. 


VIL  —  LA  FEMME  SELON  LE  KORAN 


L'Islam  bouleversa  profondément  l'Arabie.  Religion, 
politique,  institutions  sociales,  mœurs  et  coutumes, 
tout  fut  changé,  modifié,  unifié,  divinisé.  A  la  diversité 
des  croyances  et  des  cultes,  se  substitua  une  foi  nou- 
velle et  générale.  Une  nation  unie  par  le  verbe  de 
Dieu  remplaça  l'infinité  des  petits  États  que  for- 
maient les  tribus.  Aux  guérillas  et  aux  luttes  intestines 
succédèrent  des  guerres  contre  l'étranger  et  des  con- 
quêtes. Les  mœurs  et  les  coutumes  anciennes  firent 
place  à  d'autres  mœurs,  édictées  par  la  loi  sainte  et 
par  les  exemples  du  Prophète.  Seul,  l'idéal  resta  le 
même.  On  continua  à  viser  à  la  Perfection  —  bravoure, 
générosité,  éloquence,  grandeur  d'âme  —  moins  pour 
devenir  un  chevalier  parfait  que  pour  se  rapprocher 
davantage  d'Allah  et  de  son  Envoyé  ;  et  l'on  garda  vis- 
à-vis  de  la  femme  la  même  déférence  respectueuse  que 
par  le  passé,  moins  par  noblesse  et  virilité  que  pour 
plaire  à  Dieu  et  suivre  les  enseignements  du  saint  livre. 
Le  Koran  contient,  en  effet,  de  nombreuses  prescrip- 
tions en  faveur  de  la  femme,  prescriptions  qui,  si  elles 
avaient  été  interprétées  et  suivies  selon  le  véritable 
esprit  du  législateur,  eussent  relevé  de  beaucoup  la 
situation  matérielle  et  morale  de  la  musulmane  et  con- 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  i39 

tribué  à  conserver  aux  peuples  de  l'Islam  la  dignité  et 
la  grandeur  des  premiers  temps. 

Mahomet  aima  les  femmes,  les  comprit  et  s'efforça  de 
les  émanciper  autant  par  son  exemple  que  par  ses 
enseignements.  Il  peut  être  considéré,  à  juste  titre, 
comme  l'un  des  premiers  féministes  pratiquants,  s'il 
n'est  le  premier  de  tous.  Toujours  il  se  montra  affable, 
plein  de  prévenance,  de  respect,  de  délicatesse,  non  seu- 
lement envers  ses  compagnes,  mais  envers  toutes  les 
femmes.  Ses  propos  à  leur  endroit  témoignent  d'infini- 
ment de  bonté  et  de  gentillesse.  Il  a  bien  dit  :  «  Gare 
au\-  femmes  »,  et  encore  :  «  La  femme  est  fatale  »,  mais 
c'était  là,  semble-t-il,  leçons  d'expérience  et  sagesse  de 
philosophe,  car  par  ailleurs  il  dit  :  «  La  vie  est  un  bien 
dont  le  plus  précieux  est  une  femme  honnête  »,  et 
encore  :  «  La  femme  est  la  reine  de  la  maison,  de  son 
mari  et  de  ses  enfants.  »  A.  une  vieille  laide  qui  lui 
demandait  si,  faite  comme  elle  était,  elle  irait  au  ciel,  il 
donna  l'assurance  consolante  et  flatteuse  «  qu'au  ciel 
elle  serait  belle  et  jeune  pour  l'éternité  (i)  ».  «  Le  meil- 
leur d'entre  vous,  disait-il  à  ses  compagnons,  est 
celui-là  qui  se  montre  le  meilleur  avec  ses  femmes, 
et  moi-même  je  suis  le  meilleur  de  vous  tous  pour  mes 
femmes  (2).  »  Il  apprit  aux  hommes  que  «  le  paradis 
est  aux  pieds  des  mères  »,  et  à  l'heure  de  la  mort  sa 
dernière  pensée  et  ses  dernières  paroles  furent  encore 
pour  les  femmes  :  «  Je  vous  recommande  les  femmes, 
ne  cessait-il  de  répéter  jusqu'à  ce  que  sa  voix  devînt 
inintelligible,  —  elles  sont  des  captives  que  Dieu  vous 
a  confiées  (3).  » 

(1)  Caussin  de  Perceval,  t.  III,  p.  33i. 

(2)  El  Gazali  Ehyaouloum  el  dine,  t.  II,  p.  29. 

(3)  Id.,  t.  II,  p.  28. 


iflo     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Bien  mieux  et  plus  encore,  le  Prophète  rendit  aux 
femmes  l'hommage  le  plus  éclatant  et  le  plus  tendre 
qu'un  fondateur  de  religion  leur  ait  jamais  rendu  :  il  en 
orna  le  ciel  et  ne  put  concevoir  le  paradis  sans 
femmes  !  Le  paradis  de  Mahomet  est  peuplé  de  houris. 

En  attendant  les  félicités  de  l'autre  monde,  il  faut 
vivre.  Le  Prophète  voulut  pour  la  femme  une  vie  facile 
et  agréable  et  dans  un  certain  sens  indépendante.  Pour 
ne  pas  heurter  trop  violemment  les  idées  de  ses  con- 
temporains pour  qui  le  droit  reposait  sur  la  force, 
Mahomet  consentit  à  reconnaître  que  «  les  hommes  sont 
supérieurs  aux  femmes  à  cause  des  qualités  par  les- 
quelles Dieu  a  élevé  ceux-ci  au-dessus  de  celles-là  (i)  ». 
Mais  il  prit  prétexte  de  cette  supériorité  pour  imposer 
des  devoirs  aux  hommes  et  pour  octroyer  aux  femmes 
des  privilèges  nouveaux.  Puisqu'il  est  le  plus  fort, 
puisqu'il  est  supérieur,  l'homme  doit  supporter  seul  le 
fardeau  de  la  vie  :  les  charges  de  la  maison,  l'entretien 
et  l'éducation  des  enfants  lui  incombent  exclusivement. 
La  dot  qui  était  la  propriété  du  père  de  la  jeune  Fille 
devient  dorénavant  la  propriété  de  l'épouse  (2).  L'entre- 
tien des  veuves  est  assuré  par  la  succession  pendant 
un  an.  La  femme  qui  jusqu'alors  n'héritait  ni  de  ses 
parents  ni  de  son  mari  est  admise  à  la  succession  de 
celui-ci  et  de  ceux-là,  grâce  à  la  loi  nouvelle  (3). 

Et  puisque  les  femmes  sont  faibles,  il  faut  les  proté- 
ger. Leur  consentement  est  nécessaire  à  la  validité  du 
mariage.  Elles  ont  le  droit  de  refuser  ou  d'accepter  le 
mari  qu'on  leur  propose  et  de  choisir  entre  les  préten- 

(1)  Koran,  chap.  IV,  vers.  38. 
(a)  Koran,  chap.  V,  vers.  il\. 
(3)  Koran,  chap.  IV,  vers.  8,  12,  i4. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  i4i 

dartts  qu'on  leur  destine.  Majeures,  elles  épousent  qui 
elles  veulent  épouser  et  disposent  de  leur  personne 
comme  de  leurs  biens.  Ainsi  elles  cessent,  légalement 
du  moins,  d'être  le  jouet  de  la  convoitise  ou  des  inté- 
rêts des  parents.  La  tradition  rapporte  que  Kansa  bent 
Kouzam,  ayant  été  mariée  contre  son  gré,  alla  trouver 
le  Prophète  et  lui  dit  :  «  Envoyé  de  Dieu,  mon  père  a 
outrepassé  ses  droits.  Il  m'a  mariée  avant  que  de  me 
consulter.  »  —  «  Il  ne  lui  appartient  pas  de  te  marier, 
dit  le  Prophète.  Va,  tu  peux  épouser  qui  lu  vou- 
dras (i).  » 

Il  faut  également  les  traiter  avec  bienveillance. 
«  Traitez- les  avec  bonté  et  affection,  recommande  le 
Prophète  dans  le  sermon  qu'il  fit  lors  de  son  dernier 
pèlerinage  à  la  Mecque  (en  632).  Souvenez-vous  qu'elles 
sont  dans  votre  maison  comme  des  captives  qui  ne 
possèdent  rien  en  propre.  Elles  vous  ont  livré  leur  per- 
sonne sous  la  foi  de  Dieu,  c'est  un  dépôt  que  Dieu  vous 
a  confié  (2).  »  Et  le  Koran  enseigne  que  la  femme  et  le 
mari  ont  des  droits  égaux  l'un  envers  l'autre  et  se  doi- 
vent une  affection  et  des  égards  réciproques  (3). 

Une  ombre  au  tableau  :  le  droit  pour  l'homme  d'é- 
pouser plusieurs  femmes  î 

La  polygamie  sévissait  en  Arabie  de  temps  immé- 
morial. Nous  avons  vu  plus  haut  que  les  anciens  Ara- 
bes u  pouvaient  prendre  autant  d'épouses  que  leurs 
moyens  leur  perinettaient  d'en  entretenir  ».   Il   faut 


(1)  Ibn  Saad  Tabaquat,  t.  VIII,  p.  334.  Voir  Mansour  Fabmy  : 
La  condition  de  la  femme  dans  la  tradition  et  l'évolution  de  l'Isla- 
misme. 

(a)  Caussin  de  Perceval,  t.  III,  pp.  3oa  et  3o3. 

(3)  Koran,  cbap.  II,  verset  228. 


i4a     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

ajouter  que  leurs  moyens  d'entretien  ne  devaient  pas 
être  bien  délimités,  car  les  ménages  de  deux  et  même  de 
dix  femmes  étaient  assez  fréquents  parmi  eux.  Dans 
ces  conditions  il  eût  été  risqué  et  souverainement 
maladroit  d'aller  à  l'encontre  de  moeurs  séculaires  et 
d'abolir  d'un  coup  la  polygamie.  La  monogamie  eût- 
elle  été  soudainement  ordonnée,  qu'elle  n'eût  abouti  à 
rien.  Aussi  Mahomet  procéda-t-il  avec  prudence  et 
habileté.  11  réduisit  à  quatre  le  nombre  des  épouses  et 
conseilla  comme  acte  louable  de  se  borner  à  une 
seule  (i).  Ainsi  il  est  permis  à  un  musulman  de  pren- 
dre quatre  épouses,  mais  à  la  condition  de  les  entrete- 
nir et  de  les  traiter  toutes  les  quatre  sur  un  pied  d'éga- 
lité absolue,  tant  au  point  de  vue  sentimental  qu'au 
point  de  vue  matériel.  Il  faut  les  nourrir,  les  habiller, 
les  loger,  les  aimer  mêmement  et  leur  dispenser  à 
doses  rigoureusement  exactes  les  mêmes  trésors  de 
tendresse  et  d'amitié!  Condition  impossible  à  réaliser. 
a  Si  vous  craignez  d'être  injuste  envers  vos  femmes, 
conclut  le  Prophète,  n'en  épousez  qu'une  seule  (2).  » 
Même  tactique  pour  la  répudiation.  Mahomet  eût 
probablement  aimé  abolir  cette  coutume  préjudiciable 
à  la  femme  et  suivre  en  cela  l'exemple  de  «  l'homme 
du  livre  »  juif  ou  chrétien,  qui  épouse  parfois,  dit-il, 
«  une  femme  pauvre  et  ne  s'en  détourne  pas  jusqu'à  la 
mort  ».  Mais  il  dut  se  contenter  de  déclarer  la  répudia- 
tion :  u  la  plus  détestable  des  choses  permises  aux 
yeux  de  Dieu  »  (3)  et  il  la  réglementa  dans  un  sens 
plus  favorable  à  la  femme.   Dorénavant  l'homme  n'a 

(1)  Koran,  chap.  IV,  v.  3. 
(3)  Koran,  chap.  V,  vers.  3. 
(3)  Gazali,  t.  II,  p.  4a. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  i43 

plus  le  droit  de  répudier  sa  compagne,  puis  de  la 
reprendre  pour  la  répudier  à  nouveau...,  de  façon  à  la 
maintenir  perpétuellement  sous  son  joug  (i).  Il  devra 
dans  l'intervalle  de  six  mois  prononcer  la  formule  de 
répudiation,  après  quoi,  il  aura  le  choix  entre  «  garder 
sa  femme  et  la  traiter  honnêtement,  ou  la  renvoyer 
avec  générosité  (2).  » 

A  côté  de  la  répudiation  que  seul  en  principe  le  mari 
a  droit  de  prononcer,  le  Koran  admit  le  divorce  par 
consentement  mutuel  et  le  divorce  décidé  par  justice, 
sur  la  demande  de  la  femme  (par  suite  d'injure  grave 
ou  de  manquement  aux  obligations  du  mariage). 

Cependant  toutes  ces  réformes  généreuses  destinées 
à  endiguer  la  polygamie  et  la  répudiation  semblent 
n'avoir  pas  satisfait  pleinement  le  législateur.  Mahomet 
dut  penser  que  ses  idées  bienveillantes  pour  les  femmes 
pouvaient  ne  pas  être  suivies,  les  hommes  étant  por- 
tés naturellement  à  interpréter  la  loi  à  leur  convenance 
et  à  s'en  tenir  à  la  lettre  plutôt  qu'à  l'esprit  des  saints 
livres.  Aussi  confia-t-il  à  la  femme  une  arme,  qui  bien 
maniée  devait  la  protéger  efficacement  contre  la  tyrannie 
de  l'homme.  Le  mariage  étant  un  contrat,  Mahomet 
déclare  :  «  Qu'il  n'y  a  aucun  crime  de  faire  des  con- 
ventions en  sus  de  ce  que  la  loi  prescrit  »  (3).  Dès  lors* 
il  est  loisible  aux  futurs  conjoints  de  stipuler  par 
contrat  de  mariage  des  conditions  particulièrement 
favorables  à  la  femme,  pourvu  que  ces  conditions  ne 
contredisent  pas  les  lois  essentielles  du  mariage.  On  ne 
pourrait  pas  convenir  de  se  marier  à  l'essai,  ou  pour  un 

(1)  Voir  plus  haut,  p.  ia5. 

(2)  Koran,  chap.  II,  vers.  229. 

(3)  Koran,  chap.  IV,  vers.  28. 


i44     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

temps  déterminé,  ou  sans  dot.  En  revanche  rien  ne 
s'oppose  à  ce  que  le  fiancé  s'engage  à  ne  pas  donner  de 
rivale,  épouse  ou  concubine,  à  sa  future,  rien  ne  s'op- 
pose à  ce  que  le  fiancé  renonce  au  droit  de  répudier  sa 
femme,  ou  même  à  ce  qu'il  se  désiste  de  ce  droit  en 
faveur  de  celle-ci.  L'épouse  pourra  donc,  le  cas 
échéant,  renvoyer  son  mari  sans  avoir  besoin  pour 
cela  de  recourir  à  la  décision  des  juges.  Du  reste  dans 
certains  pays  musulmans,  la  clause  de  répudiation  par 
la  femme  est  devenue  tellement  fréquente  qu'on  a  fini 
par  la  supprimer.  Elle  reste  sous-entendue,  si  bien  que 
pour  reconnaître  au  mari  le  droit  de  répudiation,  il 
faut  un  article  spécial  dans  le  contrat  de  mariage.  Voilà 
comment  l'exception  devient  la  règle  et  la  règle  l'excep- 
tion. 

u  A  Antioche,  lorsqu'une  fille  se  marie  on  ajoute  à 
son  trousseau  un  manteau  bleu  (Féradjié).  Lorsque  son 
mari  cesse  de  lui  plaire,  elle  revêt  ce  manteau  et  elle  est 
par  le  fait  même  répudiée.  C'est  là  un  usage  constant... 
et  reconnu  par  les  pouvoirs  civils  de  la  ville.  Si  une 
femme  est  trop  pauvre  pour  avoir  un  féradjié  bleu, 
elle  l'emprunte  à  une  femme  plus  fortunée.  Lorsque  sa 
répudiation  est  constatée,  elle  le  lui  rend...  «  Et  ce  ne 
sont  pas  seulement  les  femmes  d'Antioche  qui  le  font. 
Dans  les  tentes  de  la  tribu  d'Anézé,  il  se  trouve  un 
rideau  toujours  attaché;  quand  la  femme  détache  le 
rideau  pour  le  baisser,  cela  signifie  qu'elle  veut  divor- 
cer. Dans  la  tribu  des  Turkemènes,  la  femme  qui  veut 
divorcer  envoie  un  messager  à  son  mari  qui  lui  dit  : 
«  Je  te  déteste.  »  Et  cela  suffit  pour  qu'ils  se  séparent  ; 
leurs  conditions  étaient  telles  (i).  » 

(i)  Fatma  A'liah  Hanem,  fille  de  Djawdat  Pacha,  Femmes  musul- 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  U5 

Nous  ne  demandons  pas  que  ces  coutumes  soient 
généralisées  et  que  les  musulmanes  aient  toutes  droit 
«  au  manteau  bleu  ».  Le  bleu  est  seyant  et  les  filles 
d'Eve  seraient  peut-être  tentées  d'en  abuser...  Dépossé- 
der le  mari  du  droit  de  répudiation  pour  en  investir 
la  femme  serait  maintenir,  en  l'aggravant,  une  mesure 
odieuse  et  qui  n'a  plus,  semble-t-il,  aucune  raison  d'ê- 
tre. Le  plus  simple  n'est-il  pas  de  supprimer  la  répu- 
diation, dans  la  mesure  où  cette  suppression  n'irait 
pas  à  rencontre  des  textes  de  la  loi  coranique  ?  Rien 
ne  s'oppose,  croyons-nous,  à  ce  que  soit  décrété  dans 
les  pays  musulmans  que,  «  sauf  convention  contraire 
au  contrat  de  mariage,  l'époux  est  censé  avoir  renoncé 
à  son  droit  de  répudiation  ».  Cette  interprétation  serait 
conforme  au  véritable  esprit  du  Législateur,  car  elle 
est  humaine  et  juste  et  elle  sauvegarde  la  dignité  du 
mariage.  Elle  ne  supprimerait  pas  radicalement  la 
répudiation,  mais  elle  la  réduirait  considérablement. 
Le  temps  fera  le  reste.  D'ailleurs  la  porte  du  divorce 
restera  large  ouverte  aux  ménages  sans  tendresse  eu 
sans  enfants. 


* 


Le  voile  dans  les  premiers  temps  de  l'Islam  consti- 
tuait une  marque  de  distinction.  Les  femmes  s'en  revê- 
taient, afin  de  n'être  pas  confondues  avec  les  esclaves 
que  les  jeunes  gens  ne  manquaient  pas  de  suivre  et  de 
provoquer.  Plus  tard,  l'usage  du  voile  se  généralisa,  si 

mânes,  sur  quelques  coutumes   musulmanes;  trois  dialogues.  P.    aii, 
édition  turque;  pp.  m  et  na,  édition  française. 

10 


i46     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

bien  qu'il  s'étendit  à  toutes  les  femmes  vivant  en  terri- 
toire musulman,  sans  distinction  de  caste,  de  nationa- 
lité ou  de  religion.  Cessant  dès  lors  d'être  une  ligne  de 
démarcation  entre  l'esclave  et  la  femme  libre,  le  ^ile 
marqua  la  séparation  des  sexes.  Il  se  fit  de  plus  en 
plus  épais  et  aboutit  à  la  réclusion. 

Les  raisons  qui  militent  en  faveur  du  voile  ont  été 
brillamment  exposées  par  L.  Yiellard  Francisco  Nunez 
Muiez  dans  la  supplique  qu'il  présenta  au  Président  de 
Grenade  pour  protester  contre  Ledit  de  Philippe  II 
(i566)  abolissant  certains  usages  mauresques. 

«  Vouloir  que  les  femmes  sortent  la  figure  décou- 
verte, dit-il,  ce  n'est  pas  vouloir  autre  chose  que  de 
donner  aux  hommes  occasion  de  pécher,  en  voyant  la 
beauté  dont  ils  s'enflamment  si  aisément,  et  d'empêcher 
ainsi  que  les  laides  trouvent  quelqu'un  qui  veuille  les 
épouser.  Nos  femmes  se  couvrent  pour  ne  point  être 
connues  comme  font  les  chrétiennes.  C'est  une  décence 
qui  évite  bien  des  inconvénients  (1).  » 

Et  voici  à  quatre  siècles  de  distance  la  défense  du 
voile  et  de  la  réclusion  tout  à  la  fois  cueillie  dans  un 
Journal  du  Caire  du  mois  de  février  191 4  :  «  À  nos 
yeux  la  femme  est  une  rose  ;  nous  ne  saurions  admettre 
que  les  mains  la  touchent,  la  fanent,  la  flétrissent. 

Elle  est  un  joyau  précieux  que  nous  devons  garder 
jalousement  dans  son  écrin  et  que  nous  ne  pouvons 
exposer  aux  regards,  alors  que  nous  sommes  entourés 
de  voleurs  et  de  scélérats. 

Elle  est  la  source  de  la  vertu  que  nous  devons  cacher 
de  peur  que  le  vice  l'atteigne  et  la  tarisse. 

(1)  L.  Viardot,  Histoire  des  Arabes  et  des  Maures  d'Espagne,  t.  II, 
p.  aa5. 


LE  CULTE  DE  LA.  FEMME  i47 

Elle  est  notre  honneur  et  notre  orgueil,  et  notre 
orgueil  et  notre  honneur  nous  sont  chers  au  point  que 
nous  nous  refusons  à  ce  que  le  souffle  du  vent  ou  les 
rayons  du  soleil  puissent  l'effleurer. 

Le  voile  n'est  pas  fait  pour  emprisonner  la  femme  et 
étouffer  sa  liberté.  Au  contraire  il  est  un  témoignage  de 
respect,  de  dévotion  et  de  considération. 

La  séparation  des  sexes  est  utile  et  nécessaire.  Le 
Prophète  n'a-t-il  pas  dit  :  «  Jamais  une  homme  et  une 
femme  ne  se  sont  réunis  sans  que  le  diable  ne  soit 
venu  compléter  le  trio  »? 

Les  défenseurs  du  voile  et  les  geôliers  de  la  réclusion 
prétendent  que  voile  et  réclusion  sont  d'institution 
divine  prescrites  l'une  et  l'autre  par  le  Koran.  Nous 
nous  permettons  d'en  douter. 

Pour  le  voile.  Rien  dans  le  Koran  n'autorise  ni 
n'excuse  l'emploi  abusif  qui  en  a  été  fait.  Les  commen- 
tateurs du  Livre  sont  unanimes  à  reconnaître  qu'il  est 
loisible  à  la  femme  de  montrer  «  son  visage  et  ses 
mains  ».  Peut-on  décemment  exiger  davantage  (i)? 

Pour  la  réclusion.  Elle  a  été  recommandée  par  le 
Prophète  mais  à  ses  veuves  uniquement  : 

ce  0  femmes  du  Prophète,  dit  la  sourate,  vous  n'êtes 
point  comme  les  autres  femmes  (2)...  »  Etant  d'une 
condition  supérieure,  Mahomet  leur  impose,  à  ce  titre 
particulier,  le  devoir  de  rester  chez  elles  (3),  de  ne  pas 


(1)  Voir  Kassem  Amin,  Affranchissement  de  la  femme,  pp.  08  et 
suiv. 

(2)  Koran,  chap.  XXXIII,  vers.  32. 

(3)  «  Restez  tranquilles  dans  vos  maisons,  n'affectez  pas  le  luxe 
des  temps  passés  de  l'ignorance  ;  observez  les  heures  de  la  prière; 
faites  l'aumône  ;  obéissez  à  Dieu   et  à  son   apôtre.   Dieu   ne  veut 


i48     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

se  montrer  à  visage  découvert  à  des  étrangers,  de 
même  qu'il  leur  avait  fait  défense  «  de  convoler  en  jus- 
tes noces  après  sa  mort  »  (3).  Ce  sont  donc  là  des  lois 
d'exception  édictées  exclusivement  en  vue  de  sauvegar- 
der la  dignité  des  seules  épouses  du  Prophète.  Ainsi 
l'avaient  compris  les  compagnons  de  Mahomet,  puisque 
nous  voyons  les  femmes  dans  les  premiers  temps  de 
l'Islam  se  mêler  librement  aux  hommes,  prendre  part 
à  leurs  réunions,  à  leurs  discussions  littéraires  ou  reli- 
gieuses et  même  à  leurs  querelles.  Témoin  Àïcha,  la 
veuve  du  Prophète,  qui  joua  un  rôle  prépondérant 
dans  les  luttes  de  partis  qui  suivirent  le  meurtre  du 
Khalife  Olhman  et  qui  prit  part  d'une  façon  si  active  à 
la  bataille  d'El  Gamal  ;  témoin  cette  scène  de  ménage 
d'une  simplicité  charmante  rapportée  par  el  Tebri  : 

«  L'austère  et  zélé  Omar  bon  El  Kattab  successeur  du 
Prophète,  recevant  un  envoyé  de  Salma  ben  Keyss,  dit 
à  sa  femme  qui  se  tenait  derrière  un  rideau  :  «  Notre 
déjeuner,  Om  Rolthoum  !  »  Om  Rolthoum  tendit  au 
kalife  un  pain  à  l'huile  au  milieu  duquel  était  du  gros 
sel.  «  Om  Rolthoum,  dit  Omar,  ne  viendras-tu  pas  par- 
tager notre  repas?  »  Elle  dit  :  «  J'entends  la  voix  d'un 
homme  chez  toi.  »  Il  répondit  :  «  Oui,  un  étranger  *>, 
et  l'envoyé  ajoute  :  Quand  la  femme  du  khalife  eut 
appris  qu'Omar  ne  me  connaissait  pas,  elle  dit  :  «  Si  tu 
tenais  à  ce  que  je  me  présentasse  aux  hommes,  tu 
m'aurais  habillée  comme  Ben  Gafar  habille  sa  femme, 
comme  El  Zohayr  habille  sa  femme,  comme  Talha 
habille  sa  femme...  »   «  Ne  te  suffît-il  pas,   repartit 

qu'éloigner    l'abomination   de    vous    tous    et   vous   assurer  une 
pureté  parfaite.  »  Chap.  XXX.IU,  vers.  33. 
(3)  Kassetn  Amin,  pp.  79  et  suiv. 


LE  CULTE  DE  LA  FEiMME  1/I9 

Omar,  qu'on  dise  de  toi  :  Om  Kolthoum,  fille  d'Ali 
ben  Abi  Taleb,  épouse  de  l'Emir  des  Croyants, 
Omar?  »  Et  se  tournant  vers  moi  :  «  Contentons-nous 
de  ce  pain;  l'eût-elle  voulu,  qu'elle  nous  eût  servi  quel- 
que chose  de  plus  appétissant.  » 

Cette  discussion  autour  du  voile  et  la  réclusion  semble 
d'ailleurs  superflue  et  ne  présente  qu'un  intérêt  théori- 
que. En  fait,  la  réclusion  a  cessé  d'être  afflictive,  et  le 
voile  est  devenu  si  transparent  et  léger  que  si  les 
femmes  persistent  à  s'en  parer,  ce  n'est  pas  «  parce 
qu'il  permet  aux  laides  de  trouver  quelqu'un  qui  veuille 
les  épouser  »  —  il  n'y  a  plus  de  laides,  Dieu  merci  !  — 
mais  parce  qu'il  permet  de  voir  sans  être  vue  et  qu'il 
ajoute  à  la  joliesse  des  femmes  l'attrait  et  le  piquant  du 
mystère. 

De  même  il  est  inutile  de  parler  du  concubinage, 
puisque  le  concubinage  a  été  définitivement  enrayé  par 
l'abolition  de  la  traite  des  esclaves. 

il  est  donc  faux  et  souverainement  injuste  de  préten- 
dre que  «  la  religion  d'Islam  est  seule  cause  de  l'avilis- 
sement de  la  femme  ».  Il  convient  au  contraire  de  pro- 
clamer que  la  Religion  d'Islam  a  donné  à  la  femme 
dès  le  VIIe  siècle  des  droits  et  des  prérogatives  auxquels 
aspire  encore  l'Européenne  du  XXe  siècle.  Et  depuis 
combien  de  temps  et  par  suite  de  quels  efforts  et  de 
quelles  luttes  la  femme  en  France  est-elle  parvenue 
à  exercer  une  profession  libérale,  à  devenir  avocate, 
médecin,  professeur...,  à  concourir  pour  l'Ecole  des 
Beaux-Arts,  à  obtenir  d'exposer  ses  tableaux  au  Salon 
de  peinture?  Encore  aujourd'hui  peut-elle  gérer  et 
administrer  sa  fortune  personnelle  sans  l'autorisation 


iôo     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

préalable  de  son  mari  ?  Même  la  femme  mariée  sous  le 
régime  de  la  séparation  de  biens  a  besoin  de  l'autorisa- 
tion maritale  pour  vendre  un  immeuble.  Dès  le  VIIe 
siècle,  Mahomet  avait  donné  à  la  femme  une  personna- 
lité propre.  Sans  en  faire  expressément  l'égale  de 
l'homme,  il  lui  avait  reconnu,  de  fait,  les  mêmes  droits. 
La  musulmane  est  apte  à  succéder,  à  témoigner,  à 
gérer,  à  administrer  ses  biens.  Elle  peut  vendre,  ache- 
ter, tester  sans  avoir  besoin  de  l'autorisation  maritale. 
Elle  peut  être  commerçante.  Toutes  les  carrières,  tou- 
tes les  professions  lui  sont  ouvertes,  même  les  fonctions 
publiques,  puisqu'elle  peut  donner  des  «  Fetwas  »  ou 
consultations  juridiques,  qu'elle  peut  diriger  des  écoles 
et  enseigner  le  «  Fikh  »,  et  qu'elle  peut  enfin  être  juge  (  i  ) 
et  administrer  la  justice  parmi  les  hommes. 

Cependant  il  faut  avouer  que  ce  n'est  pas  tout  à 
fait  ù  tort  que  l'on  attribue  à  l'Islam  une  part  de  res- 
ponsabilité dans  la  déchéance  de  la  femme.  Seule- 
ment, de  même  qu'on  distingue  entre  le  Christianisme 
et  le  Catholicisme  ou  le  Protestantisme,  il  importe 
ici  de  ne  pas  confondre  la  loi  du  Prophète  avec  les 
interprétations  intéressées  et  néfastes  qui  en  ont  été 
données,  à  une  époque  de  dépravation  et  de  décadence. 
La  pratique  a  eu  raison  des  préceptes,  les  mœurs  l'ont 
emporté  sur  les  enseignements  du  Roran,  et  voilà 
pourquoi,  jugeant  des  usages  et  des  coutumes,  on 
en  est  venu  à  condamner  la  religion.  La  vanité,  l'or- 
gueil, l'ignorance,  la  tyrannie  des  hommes,  appuyés 


(i)  Les  hanifites  admettent  la  possibilité  pour  une  femme  d'ê- 
tre juge  en  matière  civile.  C.  Huart,  Histoire  des  Arabes,  191a,  t. 
1,  p.  359. 


LE  CULTE  DE  LA  FEMME  i5i 

sur  l'adage  commun  à  toutes  les  vieilles  civilisations 
et  admis  par  l'Islam  «  que  l'homme  est  supérieur  à 
la  femme  »,  ont  conduit  petit  à  pejit  à  l'asservisse- 
ment de  la  femme.  De  ce  qu'il  était  seul  tenu  de 
pourvoir  aux  besoins  et  à  l'entretien  de  la  femme,  le 
mâle  traita  la  femme  en  être  inférieur  et  la  tint  sous  sa 
dépendance.  N'étant  pas  sa  collaboratrice,  elle  devenait 
son  obligée,  «  sa  chose  ».  D'autres  raisons  expliquent 
la  déchéance  de  la  musulmane  :  menant  une  vie  con- 
templative et  oisive,  l'Oriental  a  pu  donner  libre  cours 
à  son  imagination  sentimentale  et  romanesque;  ayant 
la  hantise  de  la  femme,  il  s'arma  contre  les  dangers 
imaginaires  qu'elle  était  censée  lui  faire  courir,  et  il 
fut  amené  à  la  réduire  à  l'impuissance  et  à  l'esclavage. 
De  même,  et  ici  nous  laissons  la  parole  à  M.  Paul 
Bourget  :  «  Si  les  Orientaux  ont  caché  leurs  femmes, 
les  ont  réduites  à  l'esclavage,  c'est  qu'ils  les  aiment  avec 
une  violente  sensualité.  Or  il  se  cache  dans  toute  sen- 
sualité un  fond  de  haine  parce  qu'il  s'y  cache  un  fond 
de  jalousie  bestiale;  si,  tout  en  laissant  dans  le  monde 
latin  plus  de  liberté  aux  femmes,  nous  n'acceptons  pas 
sans  révolte  l'idée  de  leur  indépendance,  de  leur  initia- 
tive personnelle,  c'est  que  nous  éprouvons  à  travers  des 
raffinements  de  toutes  nuances  un  peu  de  ce  qu'éprouve 
l'Oriental.  Si  l'Anglais  laisse  à  l'Anglaise  plus  de 
liberté,  c'est  que  le  climat,  la  race,  la  religion  ont  maté 
davantage  le  tempérament.  En  Angleterre,  le  désir  de 
la  femme  est  au  deuxième  rang  des  préoccupations  des 
hommes  (Outre  Mer). 

De  cette  longue  étude  il  résulte  que  le  relèvement  et 
la  régénérescence  de  la  femme  musulmane  sont  possi- 


i5a     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

blés,  du  moment  que  sa  déchéance  et  son  asservisse- 
ment ne  découlent  pas  de  source  divine  et  religieuse, 
mais  proviennent  uniquement  du  fait  et  de  la  volonté 
des  hommes. 

Déjà  le  voile  et  la  réclusion  tendent  d'eux-mêmes  à 
disparaître,  le  concubinage  n'existe  plus,  les  divorces 
sont  moins  fréquents,  et  la  polygamie  n'a  plus  guère 
d'adeptes  que  dans  les  villages  éloignés  et  parmi  les 
petites  gens.  Il  importe  de  «  légitimer  »  le  progrès  des 
mœurs  par  une  saine  et  large  interprétation  des 
préceptes  du  Koran. 

Affranchie  des  liens  soi-disant  religieux  qui  la  tien- 
nent encore  sous  le  joug,  éduquée  et  instruite  à  l'égal 
des  hommes,  la  musulmane  ne  tardera  pas  à  recou- 
vrer sa  personnalité  et  sa  dignité  premières.  Il  en  coû- 
tera aux  hommes  de  se  déposséder,  dé  consentir  à 
voir  s'écrouler  l'ordre  social  organisé  par  eux  el  à  leur 
bénéfice  exclusif,  à  devenir  les  égaux  de  celles  qui 
n'étaient  jusque-là  que  des  esclaves.  Mais  il  y  va  du 
salut,  de  l'existence  même  des  peuples  musulmans.  La 
régénérescence  de  l'Islam  est  dans  la  régénérescence  de 
la  femme  musulmane,  et  le  mot  de  J.  Simon  n'a  jamais 
trouvé  une  plus  juste  application  :  «  Eduquer  la  jeune 
fille,  c'est  faire  un  peuple,  c'est  refaire  tous  les  peu- 
ples (i).  »  Et  c'est  par  la  femme  éduquée  et  instruite 
que  se  feront  et  referont  les  peuples  d'Islam.  Alors  de 
ses  petites  mains  la  musulmane  recommencera  à  bat- 
tre sur  les  tambourins  de  basque,  non  pas  comme 
Hind  el  ses  compagnes  pour  exciter  au  combat,  mais 
pour  réveiller  l'Orient  endormi  et  marquer  sa  rentrée 
dans  l'arène  de  la  civilisation  et  du  progrès  ! 

(i)  J.  Simon,  La  femme  au  XX"  siècle. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL 

ET  DES  ARMES 


«  Dès  le  XIe  siècle,  dit  M.  La  visse,  on  ne  combattait 
plus  guère  qu'à  cheval.  Aussi  le  guerrier  du  moyen- 
âge  s'appelle-t-il  en  France  chevalier,  dans  le  Midi 
caver,  en  Espagne  caballero,  en  Allemagne  ritter  ;  dans 
les  textes  latins  l'ancien  nom  du  soldat  :  miles,  est 
devenu  synonyme  de  chevalier  (i).  »  De  même  en 
arabe  le  guerrier  s'appelle  far  es,  de  Jaras,  cheval. 
Cette  origine  commune  marque  le  lien  qui  unit  le 
cheval  et  le  chevalier,  au  point  que  l'on  ne  conçoit  pas 
un  chevalier  sans  cheval.  Le  cheval  se  présente  comme 
le  piédestal  vivant  du  chevalier,  et  de  même  qu'il  est 
de  bonne  plastique  que  le  piédestal  soit  de  même  subs- 
tance que  la  statue  qu'il  supporte,  marbre,  bronze, 
ivoire  ou  granit,  de  même  l'art  chevaleresque  exige 
qu'il  y  ait  une  relation  étroite  entre  le  cheval  et  son 
cavalier  et  qu'ils  aient  en  partage,  et  dans  des  propor- 
tions équivalentes,  mêmes  qualités  physiques  de  beauté 
et  de  noblesse  atavique  et  mêmes  vertus  morales  d'in- 
telligence, de  courage  et  de  générosité.  D'où  était  venue 

(i)  Lavisse,  t.  II,  p.  ik- 


i54     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

aux  Arabes  cette  idée  d'art  qu'ils  réalisèrent  d'une 
manière  si  complète  et  si  heureuse,  qu'ils  s'efforcent 
encore  d'entretenir  et  de  rallumer?  Du  caractère  de  leur 
contrée,  de  leur  façon  de  vivre  et  de  leur  génie  propre. 
Imaginez  d'immenses  étendues  de  sable,  avec  de 
loin  en  loin  des  sources,  des  pâturages  et  des  campe- 
ments. Là  point  de  fleuves,  ni  de  barques,  aucun 
moyen  de  communication  rapide  si  ce  n'est  le  cheval. 
Imaginez  d'autre  part  la  vie  agitée  de  l'Arabe,  les  luttes 
incessantes  qu'il  devait  livrer  ou  soutenir,  ses  déplace- 
ments brusques  et  continuels  de  nomade.  Plus  vite  on 
allait  à  la  chasse  et  au  pillage,  plus  vite  on  s'en  retour- 
nait chargé  de  butin,  plus  résistant  était  le  coursier, 
plus  lointaines  se  faisaient  les  incursions  ;  de  l'agilité 
du  cheval  dépendait  l'agilité  du  cavalier,  premier  à 
porter  des  coups  meurtriers,  premier  à  fuir  la  mêlée 
—  et  plus  ailé  était  le  coursier,  moins  longue  était  la 
distance  à  franchir  pour  aller  se  mettre  aux  pieds  de 
l'aimée...  C'est  grâce  à  lui  que  l'Arabe  peut  sauver 
ce  qu'il  possède,  s'élancer  sur  les  traces  de  l'ennemi, 
défendre  sa  famille  et  sa  liberté.  Source  de  profits  et 
de  richesses,  le  cheval  s'imposa  de  bonne  heure  à 
l'affection  des  Arabes,  par  les  services  exceptionnels 
que  seul  il  était  en  mesure  de  leur  rendre.  Aussi 
mirent-ils  tous  leurs  soins  à  éduquer,  à  perfectionner 
ce  noble  animal,  afin  d'en  tirer  le  plus  d'avantages 
possibles.  Le  coursier  le  plus  beau,  le  plus  rapide 
et  le  plus  fort  devint  ainsi  un  objet  d'envie,  une 
richesse  inestimable  qui  valait  la  gloire  à  son  heureux 
possesseur.  Et  on  le  chérissait  non  pas  seulement 
parce  qu'il  procurait  honneurs  et  profits,  mais  encore 
et  davantage  parce  qu'il  était  le  «  compagnon  ». 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  i55 

Dans  ces  longues  chevauchées  à  travers  les  déserts 
d'Arabie  où  soufflait  et  gémissait  perpétuellement  un 
vent  de  querelles  et  de  haines,  où  grondait  la  ven- 
geance et  sifflait  la  perfidie,  seul  avec  son  cheval  s'en 
allait  le  guerrier  en  quête  d'aventures.  Et  l'homme  prit 
le  coursier  pour  ami  et  pour  confident  :  ne  parta- 
geaient-ils pas  la  même  existence  ?  ne  couraient-ils  pas 
les  mêmes  risques  et  les  mêmes  périls  ?  ne  goùtaient- 
ils  pas  les  mêmes  ivresses  dans  les  combats  ?  la  vic- 
toire et  la  gloire  n'étaient-elles  pas  le  fruit  de  leur  col- 
laboration intime  faite  de  courage  égal,  de  patience, 
d'endurance,  d'intelligence  et  d'adresse?  Vont-ils  à  un 
rendez-vous  d'amour  :  le  cheval  s'élance  comme  pour 
dépasser  les  désirs  de  son  maître!  —  Et  qui  sait? 
peut-être  lui  aussi  a-t-il  une  jument  belle  et  noble  et 
digne  de  lui  qui  l'attend  là-bas,  près  de  la  tente  où 
repose  la  jeune  beauté  «  qui  embaume  l'air  autour 
d'elle  comme  si  îe  zéphir  eût  apporté  à  l'odorat  le 
parfum  de  l'œillet»!  (i)  —  Le  poète  Mounakhal  ne 
nous  confie-t-il  pas  en  des  vers  enflammés  : 

Hind  bien-aimée  !   qui  jamais  me  consolerait  si  je 

venais  à  te  perdre? 
Chère  Hind,  qui  me  consolerait  ?  moi  ton  captif!  ton 

esclave  ! 
Oh  !  oui,  j'aime  Hind  et  elle  m'aime,  et  sa  chamelle 

aussi  aime  mon  chameau  !... 

Sont-ils  «  en  observation  sur  une  colline  poudreuse 
dont   la    poussière   touchait   aux  drapeaux   de   l'en- 

(i)  Moallakat  d'Imroul  Quais. 


i56     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

nemi  »  ?  L'homme  peut  à  la  nuit  descendre  dans  la 
plaine.  Son  cheval  montera  la  garde  :  a  Mon  généreux 
coursier  y  demeurait  immohile,  à  son  poste  et  la  tête 
élevée  :  on  eût  dit  le  fût  d'un  palmier  dépouillé  de 
feuillage  et  dont  la  hauteur  fait  reculer  d'effroi  l'homme 
chargé  de  monter  au  faîte  pour  en  cueillir  les  dat- 
tes (i).  » 

Faut-il  attaquer,  éviter,  poursuivre  ou  fuir  ?  «  L'im- 
pétuosité du  coursier  est  celle  d'un  quartier  de  roc 
qu'un  torrent  précipite  du  haut  d'une  montagne  (2).  » 

Et  quand  plus  tard  les  poètes  courtisans  feront  de 
longs  voyages  pour  aller  solliciter  quelque  don  du 
Kalife  ou  d'un  généreux  émir,  ils  diront  dans  un  style 
plus  ou  moins  imagé  et  toujours  dithyrambique  : 
«  J'ai  dit  à  mon  coursier  :  C'est  vers  un  Tel  que  nous 
allons,  et  ma  monture  fatiguée  retrouva  aussitôt  ses 
forces  et  son  ardeur  !  » 

Ainsi  l'on  comprend  facilement  qu'à  l'affection  et  à 
la  «  camaraderie  »  entre  cheval  et  cavalier  soit  venu 
s'ajouter  un  sentiment  mutuel  de  reconnaissance,  de 
respect,  et  de  fierté  :  —  l'homme  sachant  gré  à  la  bête  de 
son  dévouement  intelligent,  du  profit  et  des  honneurs 
qu'elle  lui  valait,  la  bête  étant  sensible  aux  bons  soins, 
à  la  science  équestre,  «  au  bon  renom  »  de  son  maître. 

D'ailleurs  dans  tous  les  poèmes  ou  quacidas  classi- 
ques, quel  qu'en  soit  l'objet  :  louange,  vengeance  ou 
maximes,  il  y  a  toujours  une  partie  (souvent  la  plus 
belle  de  tout  le  poème)  exclusivement  réservée  à  dé- 
crire la  vertu  et  la  grâce  du  coursier  (ou  du  chameau). 
Si  bien  qu'il  n'est  pas  exagéré  de  dire  que  cheval  et 

(1)  Moallaquat  de  Lebid. 

(a)  Moallaquat  d'Imroul  Quais. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  i57 

chevalier,  Arabe  et  coursier,  menaient  la  vie  à  deux, 
ou  plutôt  qu'ils  menaient  la  même  vie  et  qu'ils  s'iden- 
tifiaient au  point  qu'on  les  confondait  :  Le  cheval  étant 
connu  par  le  nom  de  son  cavalier,  le  cavalier  étant 
connu  et  célébré  sous  le  nom  de  son  cheval  ;  on  disait 
le  cheval  d'Amrou,  et  l'on  disait  aussi  le  cavalier  de 
Mabdoù,  le  cavalier  d'Abjer  ou  le  cavalier  d'El  Mahàm. 
Et  il  était  également  glorieux  de  mériter  l'épithète  de 
Fares  el  Fawaress,  «  le  cavalier  des  cavaliers  »  ;  ou 
celle  de  Fahl  el  Fohoul,  «  l'étalon  des  étalons  »,  ou 
encore  d'être  surnommé  «  l'homme  aux  chevaux  », 
Tofaïl  al  Kayl,  Zeydal  Kayl 

Tout  concourait  donc  à  développer  chez  les  Arabes 
du  paganisme  l'amour  et  le  respect  des  chevaux. 

A  ces  mobiles  de  lucre  et  de  plaisir,  d'art  et  de  gloire, 
l'Islam  vint  ajouter  un  mobile  nouveau.  Politique  habile 
et  avisé,  Mahomet  comprit  que  le  cheval  était  néces- 
saire pour  permettre  au  peuple  élu  de  propager  au 
loin  la  loi  sainte.  L'infanterie  n'était  pas  alors  la  reine 
des  batailles,  la  poudre  n'avait  pas  encore  parlé,  c'é- 
tait par  le  cheval  et  avec  le  cheval  que  se  décidait  la 
fortune  des  armes  et  que  se  faisaient  les  grandes  émi- 
grations. Et  le  Prophète  résolut  de  confisquer,  d'acca- 
parer, au  seul  bénéfice  des  musulmans,  un  animal  aussi 
prodigieux.  Il  le  revêtit  d'un  caractère  sacré  ;  il  entoura 
sa  naissance  de  symbolisme  et  de  merveilleux,  il  lui 
accorda  des  vertus  particulières  et  bienfaisantes,  en  fit 
une  créature  d'élite  créée  pour  la  guerre  et  pour  la 
gloire,  et  imposa  aux  croyants  le  devoir  d'entretenir  et 
de  dresser  des  chevaux  pour  la  «  cause  de  Dieu  ».  Ces 
prescriptions  religieuses  expliquent  les  soins  et  l'affec- 
tion dont  les  Arabes,  même  ceux  des  villes,  entourent 
aujourd'hui  encore  leurs  chevaux. 


ORIGINE  DU  CHEVAL 


Ali  ben  Abi  Taleb  rapporte  :  le  Prophète  a  dit  : 
«  Quand  Dieu  voulut  créer  le  cheval,  il  dit  au  vent  du 
sud  :  Je  veux  faire  sortir  de  toi  une  créature  qui  sera 
la  gloire  de  mes  fidèles  et  la  terreur  de  mes  ennemis.  » 
Le  vent  répondit  :  «  J'écoute  et  j'obéis,  vous  êtes, 
Seigneur,  le  plus  savant.  »  Et  Dieu  prit  une  poignée  de 
vent  et  il  en  créa  un  cheval  alezan  brûlé,  et  il  lui  dit  : 
«  Je  t'ai  créé  arabe.  Je  t'ai  extrait  du  vent  et  j'ai  atta- 
ché le  bonheur  aux  crins  qui  tombent  entre  tes  yeux. 
Tu  voleras  sans  ailes.  Tu  seras  le  sayyed  de  tous  les 
autres  animaux.  Bon  pour  la  poursuite,  bon  pour  la 
fuite,  tu  porteras  sur  ton  dos  des  hommes  qui  me 
louangeront,  m'exalteront  et  me  glorifieront.  Chaque 
fois  qu'ils  diront  mes  louanges,  tu  diras  mes  louanges  ; 
chaque  fois  qu'ils  m'exalteront,  tu  m'exalteras,  et 
chaque  fois  qu'ils  me  glorifieront,  tu  me  glorifieras.  » 
Puis  il  le  marqua  du  signe  de  la  gloire  et  du  bonheur, 
pelote  en  tête,  étoile  au  milieu  du  front  (i).  »  Et  le 
cheval  bondit  dans  l'espace  ! 

Voilà  donc  le  cheval  créé,  non  pas  de  la  même  façon, 

(i)  «  Kitab  Elme  al  Fourousshieh  wa  isstikrag  al  kayle  al 
arabieh  »,  manuscrit  de  la  bibliothèque  soultanieh   du   Caire. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES    i5g 

ni  dans  le  même  temps  que  les  autres  animaux,  mais 
à  part  et  avec  des  soins  tout  particuliers.  On  dirait  que 
le  Créateur  s'est  réservé  pour  mieux  faire,  et  qu'après 
avoir  donné  l'être  à  tous  les  animaux,  il  ait  voulu  cou- 
ronner son  œuvre  par  un  chef-d'œuvre,  «  Rien  ne 
m'est  plus  cher  que  l'homme  et  le  cheval  »,  lui  fera- 
t-on  dire.  Et  des  preuves  éclatantes  et  nombreuses  de 
l'attachement  de  Dieu  pour  sa  nouvelle  créature  sont 
fournies  à  foison.  Dieu  adresse  la  parole  au  cheval, 
comme  aux  anges  et  aux  prophètes.  Il  l'associe  à  l'œu- 
vre des  fidèles,  à  l'œuvre  de  Dieu  lui-même.  Il  sera  la 
gloire  des  élus,  la  terreur  de  l'ennemi,  et  il  louera  le 
Seigneur  et  lui  rendra  des  actions  de  grâces  ainsi  que 
les  enfants  d'Adam,  bien  pensants.  Et  Dieu  le  comble 
de  ses  bienfaits.  Il  aura  la  rapidité  de  l'oiseau,  la  force 
du  quadrupède,  le  courage  de  l'homme.  Issu  du  vent, 
il  aura  la  grâce  et  la  légèreté  de  la  brise,  la  fougue  et 
l'impétuosité  de  l'aquilon.  Il  aura  en  partage  la  beauté 
physique,  robe  noire,  étoile  sur  le  front,  et  la  beauté 
morale,  l'intelligence  de  fuir  ou  de  poursuivre,  l'ar- 
deur religieuse  qu'il  dépensera  à  combattre  les  enne- 
mis de  la  foi.  Enfin  il  est  roi,  il  est  bienfaisant,  et 
noblesse  suprême  et  suprême  honneur  :  il  est  arabe. 

Le  Coran  va  plus  loin  encore.  Dans  le  livre  saint, 
Dieu  lui-même  prend  à  témoin  de  l'ingratitude  des 
hommes,  le  coursier  ! 

J'en  jure  par  les  coursiers  haletants, 

Par  les  coursiers  qui  j ont  jaillir  des  étincelles  sous 

leurs  pieds, 
Par  ceux  qui  attaquent  les  ennemis  au  matin, 
Quijont  voler  la  poussière  sous  leurs  pas, 


160     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Qui  se  frayent  un  chemin  à  travers  les  colonnes  enne- 
mies, 
Envérité l'homme  est  ingrat  envers  son  Seigneur...  (i) 

(Koran,  chapitre  G) 

Retournons  à  la  tradition  et  recherchons  l'origine 
terrestre  du  cheval  arabe.  El  Wakidi  et  plusieurs  autres 
historiens  nous  apprennent  qu'après  Adam,  le  cheval 
vécut  à  l'état  sauvage  ainsi  que  la  gazelle,  l'autruche  et 
les  autres  animaux,  et  cela  jusqu'à  Ismaël,  fils  d'Abra- 
ham et  père  des  Arabes.  Au  rapport  d'Ibn  Abbas,  dès 
qu'Ismaël  fut  un  adolescent,  Dieu  lui  fit  don  de  cent 
chevaux  sortis  de  la  mer  et  qui  s'en  furent  paître  pai- 
siblement dans  les  environs  de  la  Mecque  sainte. 
Ismaël  apprit  à  les  appeler,  et  ils  accouraient  à  sa  voix. 
Il  choisit  les  plus  beaux,  les  dompta  et  les  fit  s'accou- 
pler. 

Plus  tard  un  grand  nombre  de  ces  chevaux  perdirent 

(i)  A  rapprocher  ce  passage  de  Job  (chapitre  xxxix)  : 

«  As-tu  donné  la  vigueur  au    cheval,  as-tu   revêtu  son  cou 

d'une  crinière  flottante? 
«  Fais-tu   bondir   le  cheval   comme  une  sauterelle  ?    L'éclat 

de  son  ébrouement  inspire  la  terreur. 
<c  De  son  pied  il  creuse  le   sol   et  tout  joyeux  de  sa  force  il 

s'élance  vers  la  mêlée. 
«  Il  se  rit  de  la  frayeur;  il  ne  tremble  ni  ne  recule  devant 

l'épée. 
«  Sur  son  dos  résonnent  le  carquois,  la  lance  étincelante  et  le 

javelet. 
«  D'impatience  et  de  colère  il  dévore  l'espace,  il  ne  se  possède 

plus  lorsque  sonne  le  clairon. 
«  Au  coup  de  trompette,  il  dit  :  «  Ah  !  »  et  de  loin  il  flaire  la 

bataille,  la  voix  tonnante  des  chefs  et  les   cris  des  com- 
battants. » 

(Traduct.  :  Zadoc  Kahn.) 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  161 

de  leur  pureté  première.  Mais  David,  le  prophète  de 
Dieu,  aimait  et  affectionnait  d'une  façon  particulière 
les  pur-sang.  Il  réussit  à  réunir  dans  ses  écuries  mille 
coursiers,  les  plus  nobles  et  les  plus  fiers  du  monde. 
Et  Salomon  disait  à  la  mort  de  son  père  :  «  De  tous  les 
biens  que  m'a  laissés  David,  il  n'est  rien  qui  me  soit 
plus  agréable  et  plus  cher  que  ces  mille  chevaux.  » 

Or,  des  gens  de  la  tribu  d'Azde  étaient  venus  à  Jéru- 
salem complimenter  Salomon  sur  son  mariage  avec 
Bilkis,  reine  de  Saba.  Leur  mission  accomplie  et  dési- 
reux de  rentrer  chez  eux,  ils  dirent  au  roi  très  sage  : 
«  Prophète  de  Dieu,  le  pays  que  nous  devons  traverser 
est  inculte  et  désert  et  nos  provisions  sont  épuisées, 
ordonne  qu'on  nous  remette  des  provisions  suffisantes 
pour  nous  permettre  d'arriver  jusqu'à  nos  demeures.  » 
Et  Salomon  fit  sortir  des  écuries  de  David  un  magnifi- 
que étalon  ;  il  le  remit  aux  Azde  et  leur  dit  :  «  Voilà 
vos  provisions.  Chaque  fois  que  la  faim  se  fera  sentir 
parmi  vous,  vous  placerez  sur  le  dos  de  ce  cheval  un 
cavalier  que  vous  armerez  d'une  lance  courte  et  solide; 
le  temps  de  rassembler  du  bois  et  d'allumer  le  feu,  et 
votre  compagnon  sera  de  retour  avec  le  produit  d'une 
chasse  abondante.  »  Ainsi  firent  les  gens  d'Azde,  et 
chaque  fois  qu'ils  faisaient  étape,  ils  n'avaient  pas  plus 
tôt  allumé  leur  feu  qu'ils  voyaient  revenir  le  chasseur 
avec  des  gazelles,  des  buffles  ou  des  ânes  sauvages.  Et 
la  chair  était  abondante  au  point  qu'après  s'être  rassa- 
siés il  leur  en  restait  encore  suffisamment  pour  atten- 
dre l'étape  suivante.  Les  gens  d'Azde,  émerveillés  et 
reconnaissants,  se  dirent  :  Ce  cheval  est  la  providence 
du  voyageur,  et  ils  l'appelèrent  :  Zad  el  Rakeb  :  pro- 
vision ou  viatique  du  cavalier. 


i6a     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

De  retour  dans  leur  pays,  les  Azde  s'empressèrent  de 
faire  le  récit  de  leur  voyage  et  de  louer  comme  il  con- 
venait les  vertus  de  leur  coursier.  Ce  ayant  entendu,  la 
tribu  de  Béni  Taglab  demanda  aux  Azde  de  leur  prêter 
le  cheval  merveilleux  pour  un  petit  moment...  De  l'u- 
nion de  Zad-el-Rakeb  avec  une  jument  indigène,  les 
Taglabites  obtinrent  Hougayss,  qui  fut  meilleur  cheval 
que  son  père. 

La  tribu  de  Bakr  ben  Waïl  procéda  avec  les  Béni 
Taglab  de  la  même  façon  dont  ceux-ci  avaient  usé  avec 
les  Azde;  ils  eurent  Al  Dinari,  qui  fut  encore  meilleur 
cheval  que  son  père  Hougayss. 

De  même  firent  les  Béni  Amer,  et  de  l'union  d'Al 
Dinari  avec  la  jument  Sabala  naquit  Awag... 

Et,  ainsi  toujours  se  perfectionnant,  crûrent  et  se 
multiplièrent  les  chevaux;  leurs  enfants  se  propagèrent 
parmi  les  Arabes,  les  noms  de  leurs  pères  et  de  leurs 
mères  étant  connus  de  tous.  » 

D'où  il  ressort  que  les  chevaux  arabes  descendent  de 
Zad  el  Rakeb,  cheval  de  David,  issu  en  droite  ligne  des 
nobles  coursiers  dont  le  Seigneur  avait  gratifié  son 
serviteur  Ismaël. 

D'où  il  résulte  également  que  les  Arabes  du  paga- 
nisme s'étaient  vite  rendu  compte  de  l'utilité  et  de  la 
beauté  du  cheval  et  qu'ils  possédaient,  longtemps  avant 
Mahomet,  une  race  de  chevaux  incomparables  qu'ils 
s'efforçaient,  par  une  sélection,  une  éducation  et  des 
soins  intelligents,  de  purifier  et  de  perfectionner  jus- 
qu'à la  limite  de  la  perfection.  Mais  le  Prophète,  appor- 
tant une  loi  nouvelle  à  la  fois  morale,  religieuse,  civile 
et  politique  qui  devait  effacer,  détruire  et  asseoir  sur 
des  bases  de  saine  orthodoxie,  les  croyances,  les  coulu- 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  i63 

mes,  les  mœurs,  les  traditions  et  les  sentiments  des 
anciens  Arabes,  estima  qu'il  était  bon  de  cultiver  et  de 
développer  le  culte  du  cheval,  non  plus  seulement 
dans  un  but  utilitaire,  mais  pour  le  triomphe  de  la  loi 
d'Allah.  Et  le  grand  réformateur  employa  tous  les 
moyens  en  son  pouvoir  pour  inciter  et  encourager  ses 
coreligionnaires  à  dresser,  à  éduquer,  à  équiper  le  plus 
grand  nombre  de  chevaux  en  vue  de  combattre  dans  la 
voie  de  Dieu.  Lui-même  paya  d'exemple  :  Grand  ama- 
teur de  chevaux,  il  en  posséda,  dit-on,  une  vingtaine 
de  la  meilleure  espèce,  et  l'on  sait  que  les  tribus  du 
Yémen  s'étant  converties  à  l'Islam  lui  firent  hommage 
de  cinq  juments  de  race  que  le  Prophète  accueillit  par 
ces  mots  :  «  Soyez  bénies,  ô  les  filles  du  vent  !  » 

Les  chroniqueurs  sont  d'accord  sur  le  nom  de  cinq 
des  chevaux  privilégiés  ayant  appartenu  à  Mahomet.  Il 
y  avait  :  Al  Sabbah  (la  louange  à  Dieu),  Al  Mourtedjez 
(celui  dont  le  hennissement  sonne  comme  le  rythme 
du  vers  redjez)  ;  Al  Lezâz  ou  l'accolé  (présent  du  Mou- 
kawkas  des  Coptes)  ;  Ez  Zarib  (le  robuste)  ;  Al  Lahif 
(celui  dont  la  queue  effleure  le  sol)...  A  tous  ses  cour- 
siers sans  distinction,  Mahomet  prodiguait  ostensible- 
ment des  marques  de  bonté  et  d'amitié  :  de  sa  main  il 
leur  servait  l'orge,  «  et  on  le  vit  un  jour  essuyer  du 
pan  de  sa  manche  le  visage,  les  yeux  et  les  naseaux  de 
son  cheval  ».  Ces  leçons  portaient  leur  fruit  :  «  Rawh 
el  Gouzami  demandait  à  Tomayme  el  Daris,  qu'il  voyait 
occupé,  avec  tous  les  membres  de  sa  famille,  à  trier  de 
l'orge  pour  ses  chevaux  :  «  Les  tiens  ne  suffisent-ils 
donc  pas  à  la  besogne  et  faut-il  que  tu  t'occupes  à  des 
vétilles  pareilles?  —  Certes,  répondit  Tomayme,  je  me 
serais  dispensé  de  faire  ce  que  je  fais  en  ce  moment  si 


iô4     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

je  n'avais  entendu  dire  au  prophète  de  Dieu  :  «  Chaque 
grain  d'orge  qie  le  musulman  choisit  pour  son  cheval, 
Dieu  le  lui  compte  pour  une  bonne  action  (i).  »  Dès 
lors  on  assiste  à  une  magnifique  floraison  d'anecdotes, 
de  légendes,  de  sentences  et  de  proverbes  qui  visent  le 
même  but  :  l'entretien,  l'éducation  et  le  développement 
du  cheval. 

On  pourrait  faire  une  brochure  des  conversations  du 
Prophète  à  propos  du  cheval  et  que  la  tradition  nous  a 
pieusement  conservées.  Voici  les  plus  répandus  de  ces 
préceptes  qui  ont  eu  pour  effet  d'inoculer  dans  le  sang 
des  musulmans  l'amour  du  cheval  : 

—  Il  est  du  devoir  de  tout  musulman  d'élever  un 
cheval  s'il  est  en  mesure  de  le  faire. 

—  Le  bonheur  est  attaché  au  toupet  des  chevaux 
jusqu'au  jour  du  jugement. 

—  Les  mauvais  esprits  n'entrent  pas  dans  la  tente 
où  se  trouve  un  cheval  de  race. 

—  Les  anges  n'assistent  qu'aux  trois  plaisirs  sui- 
vants de  l'homme  :  les  exercices  guerriers,  les  joies  de 
la  famille,  les  courses  des  chevaux. 

—  Celui  qui  nourrit  un  cheval  pour  le  triomphe  de 
la  religion  fait  un  prêt  magnifique  à  Dieu. 

—  Celui  qui  soigne  et  garde  un  cheval  pour  le  ser- 
vice de  Dieu  sera  récompensé  comme  l'homme  qui 
jeûne  pendant  le  jour  et  qui  passe  la  nuit  dans  la 
prière,  comme  l'homme  qui  ouvre  sa  main  pour  faire 
l'aumône. 

—  Qui  élève  un  cheval  pour  le  consacrer  de  bonne 
foi  à  la  cause  de  Dieu,  aura  la  récompense  réservée 
aux  martyrs. 

(i)  Le  livre  des  Chevaux  illustres  de  la  Djahilieh  et  de  l'Islam. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  i65 

Sidi  Omar  le  compagnon  du  Prophète  a  dit  :  Aimez 
les  chevaux,  soignez-les  ;  ils  méritent  votre  tendresse; 
traitez-les  comme  vos  enfants  et  nourrissez-les  comme 
les  amis  de  la  famille,  vêtez-les  avec  soin  !  Pour  l'amour 
de  Dieu  ne  vous  négligez  pas,  car  vous  vous  en  repen- 
tiriez dans  cette  maison  et  dans  l'autre. 

D'après  Abou  Horeirah,  une  tradition  dit  :  «  11  n'y  a 
pas  de  nuit  qu'il  ne  descende  du  ciel  un  ange  qui  vient 
passer  la  main  sur  le  cou  des  coursiers  fatigués  de 
combattre.  » 

Aucune  voix  d'homme  à  cheval,  assure  Wahb  fils 
de  Mounebbih,  ne  prononce  la  formule  d'exaltation  du 
nom  de  Dieu...  ou  les  mots  «  Dieu  est  grand  »,  sans 
que  le  cheval  n'entende  ces  paroles  saintes  et  dans  son 
for  intérieur  ne  reproduise  les  mêmes  paroles. 

Enfin  le  Prophète  a  dit  :  Les  martyrs  de  la  guerre 
sainte  trouveront  dans  le  paradis  des  chevaux  de  rubis 
munis  d'ailes  ;  ils  voleront  au  gré  de  leurs  cavaliers. 

Mahomet  ne  se  contenta  pas  de  prodiguer  ces 
nobles  enseignements.  En  vue  de  multiplier  les  bons 
chevaux,  il  fit  appel  à  l'émulation  légendaire  des  Ara- 
bes et  à  l'esprit  de  lucre  inhérent  à  la  nature  des 
hommes.  Il  organisa  des  courses  auxquelles  ses  che- 
vaux participaient,  autorisa  et  réglementa  les  paris  — 
par  ailleurs  et  pour  tout  autre  objet  défendus,  ainsi 
que  les  jeux  de  hasard  (1),  —  institua  des  récompenses 

(i)  Un  hadith  dit  :  «  Les  seuls  paris  autorisés  sont  ceux  que  l'on 
fait  pour  une  course  de  chevaux  ou  de  chameaux  et  pour  le  tir  à 
la  flèche.  »  Le  code  Napoléon,  art.  19G6,  autorise  également  les 
paris  pour  les  «  jeux  propres  à  exerc  r  au  fait  des  armes,  les 
courses  à  pied  ou  à  cheval,  les  courses  de  chariot...  et  autres 
jeux  de  même  nature  qui  tiennent  à  l'adresse  et  à  l'exercice  du 
corps  ». 


i6G     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

pour  les  vainqueurs.  La  tradition  nous  le  montre  ayant 
parié  sur  Sabbah,  «  souriant  et  joyeux  de  voir  son 
cheval  Sabbah  vainqueur  ».  Elle  nous  le  montre  éga- 
lement couvrant  d'un  manteau  yémenite  Sahl  ben 
Saad  qui  avait  fait  triompher  ses  couleurs.  De  même  à 
la  Mecque,  son  cheval  Al  Adham  triompha  de  ses 
concurrents  :  on  lui  avait  noué  la  queue,  et  le  cheval 
dans  l'ardeur  de  la  course  ayant  défait  le  lien,  ses  crins 
tombèrent  magnifiquement  de  sa  croupe  comme  des 
vagues,  et  Mahomet  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  : 
u  Ce  cheval  c'est  la  mer.  »  Enfin  dans  une  course  de 
sept  milles  il  donna  des  étoffes  précieuses  du  Yémen  : 
au  premier  la  mesure  de  trois  vêtements,  au  second  la 
la  mesure  de  deux,  au  troisième  de  quoi  se  faire  un 
vêtement,  au  quatrième  un  dinar  d'or,  au  cinquième 
un  dirham  d'argent,  et  il  remit  un  bâton  au  sixième  en 
lui  disant  :  «  Dieu  te  bénisse  et  vous  bénisse  tous,  le 
premier  comme  le  dernier  de  la  course  !  » 

Dans  le  partage  du  butin  fait  sur  l'ennemi,  Mahomet 
privilégia  le  cavalier,  ou  plutôt  il  reconnut  une  part 
bien  définie  au  cheval.  L'homme  qui  combat  sur  un 
éléphant  ou  sur  un  dromadaire  est  assimilé  au  simple 
fantassin  et  n'a  droit  qu'à  une  part  de  butin.  Seul 
l'homme  de  cheval  a  droit  à  deux  ou  trois  parts.  Nous 
disons  bien  deux  ou  trois  parts,  car  on  n'est  pas  d'ac- 
cord sur  ce  point.  Abou  Hanifa  enseigne  que  le  cava- 
lier a  droit  à  deux  parts.  Il  invoque  à  l'appui  l'exem- 
ple du  Prophète  qui  après  la  bataille  de  Bedre  et  celle 
de  Corayzah  (cinquième  année  de  l'Hégire  627)  donna 
une  part  des  dépouilles  ennemies  au  fantassin  et  deux 
parts  au  cavalier.  Ibn  Hanbal  estime  au  contraire  que 
le  cavalier  a  droit  à  trois  parts,  une  pour  lui  et  deux 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES         167 

pour  son  cheval.  «  Le  Prophète,  quand  il  entra  vain- 
queur dans  la  Mecque,  n'a-t-il  pas  dit  :  0  Je  donne  au 
cheval  deux  parts  et  je  donne  une  part  au  cavalier  »  ? 
et  n'a-t-il  pas  agi  de  la  sorte  à  Kaybar,  à  Mourayssi, 
etc.  ?  »  Cette  dernière  leçon  est  la  plus  généralement 
admise.  Oussama,  de  retour  de  l'expédition  qu'il  avait 
entreprise  après  la  mort  de  Mahomet,  donna  trois  parts 
au  cavalier  et  une  part  au  fantassin.  Si  ce  partage  n'a- 
vait pas  été  régulier,  les  compagnons  du  Prophète 
alors  présents  n'eussent  pas  manqué  de  protester  et  de 
rappeler  leur  jeune  chef  à  la  saine  tradition  (1). 

En  résumé,  le  cheval,  outre  qu'il  est  une  source  de 
profit  aussi  bien  dans  la  paix  que  dans  la  guerre,  est 
considéré  par  l'Islam  comme  un  talisman,  un  porte- 
bonheur  dans  ce  monde,  en  même  temps  qu'un  gage 
de  la  miséricorde  divine  et  une  assurance  de  félicité 
éternelle.  Aussi  importe-t-il  à  chacun  et  à  tous  d'élever 
et  d'entretenir  le  plus  grand  nombre  de  chevaux,  de 
les  soigner,  de  les  chérir  comme  des  membres  de  la 
famille,  «  utiles  et  bienfaisants  ». 

Dès  que  le  poulain  voit  le  jour,  «  le  cercle  de  famille 
applaudit  à  grands  cris  »,  car  c'est  là  une  bénédiction 
de  Dieu.  L'un  des  assistants  le  prend  aussitôt  dans  ses 
bras  et  le  promène  quelque  temps  au  milieu  des  cla- 
meurs et  du  bruit  dont  on  s'ingénie  à  l'entourer.  «  On 
voit  dans  cette  méthode  un  bon  enseignement  pour 
l'avenir  ;  l'animal  habitué  au  tintamarre  dès  sa  nais- 
sance ne  s'effraiera  plus  de  rien  (a).  »  Puis  le  maître  de 


(1)  V.  Les  chevaux  de  race  dans  la  Djahilieh  et  l'Islam  par  Aboul 
Mouzir  Hacham  (note  p.  7). 

(2)  Général  Daumas,  Les  chevaux  du  Saliara,  p.  91. 


i68     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

la  tente  place  la  mamelle  droite  de  la  mère  dans  la 
bouche  du  poulain  et  s'écrie  :  «  Au  nom  de  Dieu  ! 
Grand  Dieu  !  fais  que  le  nouveau-né  nous  soit  heureux 
et  qu'il  nous  apporte  l'abondance  et  la  sauté.  »  Les 
assistants  répondent  :  «  Amin  !  ainsi  soit-il  !  » 

Cette  cérémonie  terminée,  le  poulain  est  confié  aux 
femmes  de  la  tente.  Dès  lors  celles-ci  procèdent  métho- 
diquement et  «  maternellement  o  à  son  éducation.  Elles 
le  considèrent  comme  un  enfant,  et  leur  mission  est  de 
préparer,  à  force  de  douceur,  de  vigilance  et  de  soins,. 
la  solidarité  qui  doit  exister  entre  l'homme  et  l'animal. 
Le  matin  elles  s'en  vont  dans  les  pâturages,  faire 
ample  moisson  d'herbes  nutritives  et  toniques  ;  le  soir 
elles  conduisent  les  chevaux  à  la  source  ou  à  l'abreu- 
voir. De  leurs  mains  elles  leur  servent  le  lait,  les  dattes, 
l'orge,  et  parfois  le  pain  tendre.  Quand  les  chaleurs 
sont  trop  excessives,  elles  les  font  rentrer  sous  la  tente, 
et,  là,  le  cheval  s'amuse  et  joue  avec  ses  «  frères  »,  les 
enfants  de  son  maître.  Ces  attentions,  ces  caresses  lient 
d'affection  le  cheval  et  tout  le  peuple  de  la  tente.  Dès 
qu'il  voit  venir  sa  maîtresse,  le  poulain  tourne  gracieu- 
sement la  tête  vers  elle,  il  hennit  de  plaisir,  piaffe  de 
contentement,  s'en  va  au  devant  d'elle  dans  l'espoir 
d'obtenir  quelque  friandise,  car  le  cheval  reconnaît  la 
main  qui  le  nourrit,  le  soigne  et  le  caresse. 

Un  peu  plus  tard  il  fera  son  éducation  de  jeune 
coursier  en  compagnie  de  son  jeune  camarade  de  jeu, 
lequel  à  son  tour  apprendra  son  métier  de  cavalier. 
Tous  deux  ils  s'en  iront  par  la  campagne,  chaque  jour 
un  peu  plus  loin,  faire  leur  apprentissage,  en  se  gri- 
sant de  vitesse  et  du  parfum  des  herbes  odorantes... 
Devenu  plus  robuste,  le  cheval  aura  enfin  l'honneur  de 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  169 

porter  son  maître.  Celui-ci  achèvera  de  le  dresser.  11 
saura  le  caresser,  lui  dire  les  «  mots  qu'il  faut  »,  et 
aussi  le  châtier  sans  jamais  l'humilier,  car  le  Prophète 
a  dit  un  jour  à  un  homme  qu'il  voyait  frapper  et  inju- 
rier un  cheval  :  «  Ces  coups  et  ces  injures  te  condui- 
ront en  enfer.  »  Il  en  fera  un  véritable  «  buveur  d'air  ». 
Il  lui  apprendra  à  courir  vite  et  longtemps,  à  partir  au 
galop  de  pied  ferme,  à  attaquer,  à  fuir,  à  revenir,  à 
s'arrêter  brusquement  devant  l'obstacle  ou  à  le  tour- 
ner, ou  à  le  franchir  en  bonds  prodigieux.  Il  lui 
apprendra  encore  la  manière  de  briller  dans  les  fêtes 
et  de  mériter  par  son  élégance,  son  adresse  et  sa  grâce, 
les  sourires  et  les  suffrages  des  belles  Chevalières.  Le 
cheval  saura  danser  au  son  de  la  flûte  ou  de  la  rababah, 
battre  de  ses  sabots  la  mesure,  mimer  en  quelque  sorte 
une  scène  d'amour  :  prendre  de  terre  et  tendre  (1)  gra- 
cieusement un  mouchoir,  s'agenouiller  aux  pieds  de  la 
personne  que  son  maître  tient  à  honneur  d'honorer... 

Et  c'est  seulement  quand  il  est  en  possession  de  tout 
ce  savoir,  quand  il  est  devenu  à  la  fois  artiste  et  guer- 
rier, ardent  et  souple,  intelligent  el  léger,  obéissant  à 
la  voix,  au  geste,  à  la  «  pensée  »  de  son  cavalier,  que 
le  cheval,  noble  d'origine,  devient  noble  par  lui-même 
et  non  plus  seulement  par  la  vertu  de  ses  aïeux. 

Dorénavant  «  il  est  l'animal  qui  ressemble  le  plus  à 
l'homme  par  la  générosité,  la  fierté,  l'amour  des  gran- 
des choses  »  (2).  Il  est  le  compagnon  et  l'ami  de  son 
maître  «  qui  le  soigne,  le  nourrit,  le  couvre  au  bivouac 

(1)  Les  Arabes  ne  considèrent  pas  le  cheval  comme  un  quadru- 
pède. Il  a,  comme  l'homme,  deux  mains  (ses  pieds  de  devant)  et 
deux  pieds. 

(a)  El  Agani. 


i-jo     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

ou  sous  la  tente,  le  selle  pour  la  guerre  et  pour  les 
voyages  a  (i).  Et  de  même  qu'il  a  présidé  à  sa  nais- 
sance et  à  son  éducation,  de  même  le  maître  s'occupera 
avec  minutie  des  joies  domestiques  de  son  cheval.  Il 
lui  choisira  une  jument  de  noble  famille,  fine,  belle, 
intelligente,  qui  lui  donnera  une  noble  descendance  ; 
car  le  fait  d'une  mésalliance  est  vouée  au  mépris.  La 
moindre  souillure  imprimée  à  un  sang  pur  serait  une 
tache  à  l'honneur  de  la  famille,  de  la  tribu  entière,  du 
maître.  «  Donner  un  étalon  à  une  jument  commune, 
c'est  marier  un  homme  blanc  avec  une  négresse  (2).  » 
Et  heureux  de  son  devoir  accompli,  ayant  participé  aux 
joies,  aux  fantasias,  aux  luttes  de  son  maître,  le  cheval 
pourra  finir  ses  jours  paisiblement  à  l'ombre  des  pal- 
miers, à  moins  qu'il  n'ait  eu  l'honneur  de  mourir  en 
combattant,  transpercé  par  les  flèches  ennemies.  Alors 
son  nom  restera  dans  la  famille  qu'il  aura  servie  et 
pour  laquelle  il  se  sera  sacrifié.  Même,  si  son  cavalier 
est  poète,  il  pourra,  grâce  à  quelques  vers  inspirés, 
passer  à  la  postérité  et  revivre  dans  le  souvenir  des 
hommes.  Le  livre  des  chevaux  de  race  (3),  écrit  aux 
environs  de  54o  de  l'Hégire,  cite  cent  soixante-deux 
chevaux  célèbres  (d'avant  et  d'après  l'Islam).  On  pour- 
rait allonger  démesurément  celte  liste... 

L'usage  de  donner  des  noms  aux  chevaux  est  com- 
mun aux  peuples  belliqueux.  Tenant  en  grande  estime 
tout  ce  qui  procurait  la  victoire,  ils  devaient  tenir  à 
honneur  de  distinguer  des  chevaux  ordinaires  et  rotu- 

(i)Delard,  VArl  équestre,  1809. 
(3)  Delard,  l'Art  équestre. 

(3)  Le  livre  des  Chevaux  illustres  de  la  Djahilieh  et  de  V Islam, 
édité  par  Zaki  Pacha. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  171 

riers,  les  nobles  artisans  de  triomphe  et  de  gloire.  Delà 
en  France,  au  moyen  âge,  ces  distinctions  entre  le 
cheval  de  guerre  ou  de  parade,  de  labour  ou  de  charge  : 
destrier,  palefroi,  roncin  ou  sommier.  Et  parmi  les 
palefrois  et  destriers  à  la  course  rapide,  à  l'élégante 
allure,  il  en  était  certains  qui  devaient  briller  d'un 
éclat  particulier  à  cause  de  leurs  particulières  qualités 
de  noblesse  et  d'intelligence.  Les  romans  de  chevalerie 
ne  se  font  pas  faute  de  nous  donner  le  nom  des  plus 
illustres  coursiers  ayant  appartenu,  comme  il  conve- 
nait, aux  paladins  les  plus  illustres.  Ils  nous  font  con- 
naître leurs  hauts  faits  de  guère  et  nous  invitent  à 
admirer  leur  rare  entendement.  Tout  le  monde  sait  ou 
savait  alors  que  le  cheval  de  Charkmagne  s'appelait 
Tencendur,  celui  de  Roland  Veillantif,  celui  de  Guil- 
laume d'Orange  Beaucent,  et  celui  de  Renaud  de  Mon- 
tauban  Baiart... 

Ces  noms  de  chevaux,  qui  remplissent  et  fleurissent 
le  plus  grand  nombre  des  poèmes  moyen-âgeux,  peu- 
vent être  classés  par  genre  et  par  espèce.  Il  en  est  qui 
proviennent  de  la  couleur  du  cheval,  tels  Caiart,  Blan- 
chart,  Grisart,  Rous,  Tachebrun,  etc.  ;  il  en  est  qui 
dénotent  certains  traits  caractéristiques,  comme  Cor- 
mut  ou  Marchegai.  D'autres  sont  des  noms  d'homme  : 
Ramon.  Le  plus  grand  nombre  enfin  soulignent  des 
qualités  de  vitesse  ou  de  force  :  Passavent,  Broiefort, 
Broieguerre,  etc.,  etc. 

La  poésie  arabe  nous  a  également  conservé  les  noms 
des  chevaux  compagnons  des  vaillants  guerriers.  Le 
cheval  d'Antar  s'appelle  Abjer;  celui  de  Hatim,  Djou- 
lab;  la  jument  de  Djodhama,  Assa  ;  quant  à  Zayd  el 
Kayl,  il  possédait  :  Lahik,  Dhaoul,  Kamel,  Ward,  Cou- 


i72     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

maytt,  Hattal...  Et  l'on  peut  également  classer  ces 
noms  :  a)  noms  de  couleur  :  Al  Ablak  (le  pie),  Al  Adliam 
(le  noir),  Assgadi  (or),  Morgane  (corail),  Yacout  (rubis), 
Wardah  (rose),  Leylah  (nuit),  Kamarah  (lune);  6)  traits 
caractéristiques  :  Awag  (courbe),  Al  Attasse  (l'éter- 
nueur),  Zoul'Oukal  (entravé,  celui  qui  a  deux  taches 
aux  pieds),  ZoulTimmeh  (celui  dont  les  cheveux  pen- 
dent sur  le  front)  ;  c)  qualités  de  force  et  de  vitesse  : 
Saber  (patient),  Nadji  (persévérant),  Sabbek  (le  devan- 
çant). Les  Arabes  ne  donnent  pas  à  leurs  chevaux  des 
noms  d'homme,  —  ils  savent  garder  la  mesure,  — 
mais  ils  leur  donnent  des  noms  d'animaux,  tels  Gazale 
(gazelle),  Na'ama  (autruche),  Gorab  (corbeau),  Hama- 
mah  (colombe)  et  des  qualificatifs  humains  de  noblesse, 
d'intelligence  ou  d'amitié  :  Atik,  Mansour,  Massoud, 
Kamel,  Monazah,  Al  Nasseh,  Ai  Saheb  ;  Le  noble,  Le 
victorieux,  L'heureux,  Le  parfait,  Le  compétiteur,  L'é- 
veillé, L'ami... 

Cette  énumération,  de  nature  à  intéresser  plus  parti- 
culièrement les  propriétaires  d'écuries  de  courses  en 
quête  de  jolis  noms,  nous  fournira  du  moins  des  indi- 
cations sur  les  deux  questions  suivantes  :  i°  quelles 
étaient  les  couleurs  préférées,  20  quelles  étaient  les  qua- 
lités physiques  et  morales  à  quoi  on  reconnaissait  un 
cheval  de  race? 

Dans  une  note  très  documentée,  Gautier  nous 
apprend  qu'  «  on  faisait  au  moyen  âge  bien  plus  d'es- 
time encore  qu'aujourd'hui  de  la  couleur  du  cheval. 
Les  principales  de  ces  couleurs  sont  énoncées  dans  le 
vers  suivant  :  a  Sors  et  bais  et  bauçans  et  pumelés  0 
(Aiol,  v.  4268),  et  dans  celui-ci  qui  le  complète  :  «  Sor 
et  noir  et  bauçant,  ferrant  et  pomelé  »  (Renaus  de 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES         173 

Montauban,  p.  129,  v.  23).  Les  chevaux  ferrants  sont 
des  chevaux  gris  cendrés  ;  les  bauçens,  des  chevaux 
pie,  et  les  chevaux  gris  pommelés,  enfin,  s'appellent 
souvent  dans  nos  textes  des  chevaux  liards.  La  couleur 
d'un  cheval  faisait  baisser  ou  monter  son  prix.  Les 
deux  couleurs  que  nos  pères  semblent  avoir  préférées, 
c'est  le  blanc  et  le  baucent  (suivent  des  textes  à  l'ap- 
pui)(0. 

Les  Arabes  attachaient  également  beaucoup  d'impor- 
tance à  la  robe  du  cheval;  ils  la  considéraient  comme 
un  indice  de  ses  qualités.  D'une  façon  générale  ils 
accordaient  une  grande  supériorité  aux  robes  franches 
et  foncées.  Mais  leurs  préférences  allaient  en  premier 
lieu  au  Koummite  ou  alezan  brûlé,  parce  que  Dieu 
avait  créé  le  cheval  Roumite  (2),  et  que  le  Prophète, 
excellent  juge  en  la  matière,  avait  dit  :  «  Si  après  avoir 
rassemblé  tous  les  chevaux  des  Arabes  je  les  faisais 
courir  ensemble,  c'est  l'alezan  brûlé  qui  les  devancerait 
tous.  » 

Ils  estimaient  donc  l'alezan  à  cause  de  sa  vitesse,  — 
mais  ils  estimaient  aussi  le  bai,  à  cause  de  sa  résistance, 
le  noir,  à  cause  de  la  beauté  des  formes  et  son  ardeur  à 
combattre,  le  cheval  de  couleur,  au  front  blanc,  parce 
qu'il  est  «  le  plus  béni  ».  Et  ils  ne  voulaient  à  aucun 
prix  du  cheval  «  pie  ».  Ils  faisaient  également  des  dis- 
tinctions subtiles  et  d'un  intérêt  pour  eux  capital,  selon 
que  le  cheval  était  ou  n'était  pas  balzane,  balzane  à 
toutes  les  jambes  ou  à  une  seule...,  selon  le  nombre  et 
la  position  des  épis  qu'il  portait  :  épi  du  poitrail  rem- 


(1)  Gautier,  note  p.  724. 
(a)  Voir  plus  haut. 


j74     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

plit  la  tente  de  butin  ;  épi  à  côté  de  la  queue,  misère  et 
ruine;  etc.,  etc.  (nous  ne  saurions  évidemment  pas 
entrer  dans  tous  les  détails,  et  s'il  se  trouve  par  hasard 
quelque  lecteur  qui  désirerait  approfondir  le  sujet, 
nous  le  renvoyons  aux  excellents  ouvrages  du  Docteur 
Perron  et  du  Général  Daumas  :  il  y  trouvera  de  quoi 
satisfaire  pleinement  sa  soif  de  savoir)  (i). 

Indépendamment  de  la  couleur  de  la  robe,  les  for- 
mes des  chevaux  témoignaient  de  leurs  qualités. 

Le  kalife  Moavriah  demanda  un  jour  à  Sassaah  ben 
Souhan  :  «  Quels  sont  les  meilleurs  chevaux?  »  Sas- 
saah répondit  :  «  Ceux  qui  ont  trois  choses  longues, 
trois  choses  courtes,  trois  choses  larges  et  trois  choses 
pures.  »  —  Explique-toi,  ordonna  le  kalife.  Et  Sassaah 
dit  :  «  Les  trois  choses  longues  sont  :  les  oreilles,  l'en- 
colure et  les  membres  antérieurs.  Les  trois  choses 
courtes  :  l'os  de  la  queue,  les  membres  postérieurs  et 
le  dos.  Les  trois  choses  larges  :  le  front,  le  poitrail  et  la 
croupe.  Les  trois  choses  pures  :  la  peau,  les  yeux  et  le 
sabot,  n 

D'autres  ont  dit  :  «  La  jument  doit  prendre  :  du  san- 
glier, le  courage  et  la  largeur  de  la  tête;  de  la  gazelle, 
la  grâce,  l'œil  et  la  bouche;  de  l'antilope,  la  gaieté  et 
l'intelligence  ;  de  l'autruche,  l'encolure  et  la  vi- 
tesse... »  (2) 

Ces  qualités  externes,  ajoutées  à  bien  d'autres  que 
nous  ne  saurions  citer  —  le  cadre  de  cette  étude  ne 


(1)  Le  Nâcéri  :  «  La  perfection  des  deux  arts  ou  traité  complet 
d'hippologie  et  d'hippiàtrie  arabe,  d'Abou  Beckr  ibn  Bedr  »,  tra- 
duit par  le  Dr  Perron. 

Les  Chevaux  du  Sahara,  par  le  Général  Daumas. 

(3)  El  Ekdel  Farid. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  i75 

pouvant  y  suffire,  —  prouvaient  au  premier  coup 
d'œil  que  le  cheval  était  de  race,  mais  ce  n'était  qu'à 
l'usage  qu'on  pouvait  se  rendre  compte  de  sa  valeur 
intrinsèque.  Dans  une  lettre  adressée  au  Général  Dau- 
mas,  l'Emir  Àbd  el  Kader  résume  ainsi  les  qualités 
«  morales  et  intellectuelles  »  que  doit  posséder  un  bon 
cheval  : 

«  Nous  admettons  donc  qu'un  cheval  est  véritable- 
ment noble,  quand,  en  sus  d'une  belle  conformation, 
il  réunit  le  courage  et  la  fierté  et  qu'il  resplendit  d'or- 
gueil au  milieu  de  la  poudre  et  des  hasards. 

Ce  cheval  chérira  son  maître  et  ne  voudra,  le  plus 
souvent,  se  laisser  monter  que  par  lui. 

Il  ne  satisfera  aucun  besoin  tant  qu'il  le  portera. 

Il  ne  mangera  point  les  restes  d'un  antre  cheval. 

Il  éprouvera  du  plaisir  à  troubler  avec  ses  pieds 
l'eau  limpide  qu'il  pourra  rencontrer. 

Par  l'ouïe,  par  la  vue  et  par  l'odorat,  aussi  bien  que 
par  son  adresse  et  son  intelligence,  il  saura  préserver 
son  maître  de  mille  accidents  qui  sont  possibles  à  la 
chasse  ou  à  la  guerre. 

Et  enfin,  partageant  les  sensations  de  peine  ou  de 
plaisir  de  son  cavalier,  il  l'aidera  au  combat  en  com- 
battant lui-même  et  fera,  partout  et  sans  cesse,  cause 
commune  avec  lui  (i).  » 

Nous  ne  voulons  insister  que  sur  ce  dernier  paragra- 
phe :  l'aide  apportée  dans  la  bataille  par  le  cheval  à  son 
cavalier,  la  collaboration  étroite,  intime  de  l'homme  et 
de  la  bête  dans  la  mêlée. 

Ali  ben  Abi  Taleb  rapporte  l'anecdote   suivante   : 

(i)  Général  Daumas,  op.  cit.,  p.  i5. 


i76     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Nous  étions  un  jour  assis  à~la  mosquée,  alors  que  le 
Prophète  avait  projeté  d'aller  combattre  les  ennemis, 
quand  l'ange  de  Dieu,  le  fidèle  Gabriel,  s'empara  de 
Mahomet  et  lui  dit  :  «  0  Mahomet,  salut!...  patiente 
jusqu'à  ce  que  tu  aies  appris  et  que  tes  compagnons 
aient  appris  à  éduquer  les  chevaux.  Le  cheval  ne  peut 
servir  son  cavalier  tant  qu'il  n'a  pas  été  éduqué  et  qu'il 
n'est  pas  à  même  de  comprendre  ce  qu'on  veut  de 
lui.  Car  «  le  cheval  combat  de  même  que  le  cavalier 
combat  (i).  » 

Et  de  fait  le  cheval  arabe  combat.  11  sait  mordre  au 
poitrail  le  cheval  ennemi.  Il  sait  se  défendre  des  pieds 
et  des  mains,  attaquer  ou  fuir,  protéger  son  maître  et 
au  besoin  donner  sa  vie  pour  lui.  11  fonce  sur  l'ennemi 
en  même  temps  que  la  flèche  lancée  par  son  cavalier,  et 
il  arrive  au  but  avant  que  la  flèche  ne  l'ait  atteint. 
S'agit-il  de  chercher  un  refuge  :  dès  que  ses  yeux  le 
découvrent,  ses  jambes  aussitôt  luttent  de  vitesse  avec 
son  regard.  Entre  lui  et  son  but,  la  distance  a  fui 
comme  un  nuage  chassé  par  le  vent.  Les  lances  cher- 
chent-elles à  atteindre  son  compagnon  :  il  se  cabre  et 
de  tout  son  corps  couvre  son  cavalier,  tandis  que  son 
hennissement  sonne  la  charge  et  jette  l'épouvante.  Le 
cavalier  est-il  attaqué  par  derrière  :  il  n'a  qu'à  se  glisser 
sous  le  ventre  de  son  cheval  ou  à  se  suspendre  à  son 
cou.  Prompt  comme  l'éclair,  le  cheval  saura  le  porter 
loin  du  danger. 

Cette  association  du  cheval  et  du  cavalier  est  indis- 
soluble, au  point  que  dans  les  ouvrages  arabes  vous 
trouverez    toujours,    détail    indispensable,   accolé   au 

(i)  Kitab  Elmc  al  Fouroussieh,  op.  cit. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  177 

nom  du  guerrier,  le  nom  de  son  coursier.  Vous  rencon- 
trerez mille  et  une  fois  des  phrases  dans  le  genre  de 
celle-ci  :  «  A  la  bataille  de...,  Tel  chevauchait  Al 
Shakra  ou  Hamamah.  Tel  avait  vingt  ans  et  son  cour- 
sier en  comptait  cinq...  Sans  l'agilité  d'el  Ward  il  eût 
été  captif,  ou  les  siens  l'eussent  pleuré  »,  etc.  Du 
reste  nos  guerriers-poètes  se  sont  fait  un  devoir  de 
louer  en  vers  innombrables  les  prouesses  de  leur 
compagnon.  Vers  émus  qu'inspiraient  l'estime  et  la 
reconnaissance,  si  familiers  et  si  tendres  qu'il  semble 
que  les  chevaux  les  entendaient  et  que,  chantés  dans 
la  bataille,  ils  devaient  communiquer  au  noble  cour- 
sier plus  d'ardeur  et  de  fierté.  Écoutez  : 

Avance,  Mikag,  c'est  un  jour  d'épouvante 
Un  homme  comme  moi  sur  un  (cheval)  comme  toi, 
attaque  et  défend  (1). 

Quand  j'attaque,  ma  jument  se  précipite  dans  le  camp 

ennemi, 
Comme  si  elle  allait  y  chercher  son  fils  ou  le  mien  (2). 

A  nous  deux,  à  quoi  ne  pouvons-nous  pas  préten- 
dre? (S). 

Al  Yassir  et  moi,  pour  les  grandes  choses  nous  nous 
complétons  (4). 


(1)  Du  cavalier  de  Mihag  :  Malek  ben  off  el  Nassri. 
(a)  Zeyd  ben  Sinane  à  sa  jument  Wagza. 
(3)  Al  Aknas*  ben  Chahab  à  sa  jument  Zyamou. 
(lt)  Aboul  Nadir  à  son  cheval  Al  Yassir. 


178     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Dans  ta  mêlée,  au  péril  de  ma  vie  je  le  protège, 
De  même  que  dans  la  nuit  il  veille  sur  moi  et  me  pro- 
tège (i). 

Mon  coursier  jamais  ne  s'élance  sans  que  derrière 

lui 
De  r éclat  de  ses  sabots  jaillisse  l'éclair... 
Il  s'immole  pour  moi,  et  pour  lui  également 
Je  me  sacrifie  au  jour  du  combat  (2). 

Plutôt  qu'à  ma  famille  je  lui  réserve  ce  qui  peut  lui 

plaire. 
Il  a  quelquefois  du  petit  lait  et  plus  souvent  de  la 

crème  (3). 

Au  péril  de  ma  vie  j'éloigne  de  lui  la  mort 

Et  lui  me  préserve  des  lances. 

Si  je  succombe,  voici  l'héritage  que  je  laisserai  : 

Un  généreux  témoin  de  mes  généreux  exploits  (4). 

Je  lui  dis  :  Dirham,  si  tu  atteins  les  fuyards, 
Tu  me  seras  plus  cher  et  je  te  tiendrai  en  plus  haute 
estime  que  mon  fils  Bodjayr  (5). 

Ils  appellent  Antara  tandis  que  les  lances  semblables 
à  des  cordes  à  puits  se  plongeaient  dans  le  poitrail 
d'Adham. 


(1)  Al  MoDzir  à  son  cheval  Al  Arime. 
(a)  Antar. 

(3)  Omayr  ben  Gabal  à  son  cheval  Arin. 

(4)  Un  homme  de  Koraych. 

(5)  Kadaeh  ben  Zoheyr  à  son  cheval  Dirham. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES         179 

Son  poitrail  saignait  et  de  nouveau  les  cavaliers  enne- 
mis Jonc  aient  sur  nous. 

Et  de  nouveau  je  leur  fis  face  avec  le  poitrail  de  mon 
cheval  qui  fut  couvert  comme  d'une  housse  de  sang. 

Atteint  de  mille  coups,  il  a  tourné  vers  moi  un  œil 
humide  de  larmes  et  a  poussé  un  faible  hennisse- 
ment. 

S'il  eût  pu  s'exprimer,  il  se  serait  plaint  ;  aurait-il  su 
parler,  qu'il  m'aurait  confié  sa  peine  (1). 

Je  dis  à  mon  coursier,  alors  que  les  lances  frappaient 
les  lances  : 

—  Fais  attention  !  éveille-toi  !  ne  t'endors  pas  ! 
Et  mon  généreux  coursier  me  répondit  : 

—  Ne  t'inquiète  pas  de  moi,  je  suis  de  race  ;  sois  seu- 
lement mon  cavalier. 


Ces  citations  suffisent,  et  nous  ne  parlerons  ni  d'Assa 
la  jument  de  Djodhayma,  qui,  après  avoir  couru 
depuis  le  matin  jusqu'au  coucher  du  soleil,  tomba 
morte  au  camp,  ayant  sauvé  son  cavalier  ;  ni  de  Djou- 
lâb,  que  Hatim  égorgea  pour  nourrir  ses  hôtes  ;  ni 
d'Attlal,  qui  fit  un  saut  de  quarante  coudées  ;  ni 
d'Awag,  qui  rompit  ses  liens  et  sut  retrouver  son  maî- 
tre après  une  course  éperdue  de  quatre  jours  ;  ni  de 
Dahis,  fils  de  Zoul  Oukal  et  de  Gahva,  qui,  empêché 
par  tricherie  d'arriver  premier  au  poteau,  alluma  entre 
les  tribus  d'Abss  et  de  Fazarra  «  la  guerre  de  Dahis  »... 
Des  exemples  de  même    genre    foisonnent  dans  les 

(1)  Moallakat  d'Antar. 


i8o     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

romans  de  chevalerie.  «  Le  cheval  d'Ogier  réveille  son 
maître  à  l'approche  de  l'ennemi  et  ils  ont  entre  eux,  et 
en  maintes  circonstances,  des  tendresses  et  des  conver- 
sations sans  fin.  Dans  Renaud  de  Montauban,  Renaud 
s'écrie  en  parlant  de  son  cheval  Bayard  :  «  Beneoite 
soit  l'heure  que  tés  chevaux  fu  nés.  »  Et  plus  tard  il  lui 
dit  avec  une  naïveté  qui  sera  comprise  par  tous  ceux 
qui  aiment  le  cheval  : 

Hé  Baiart  bons  chevaux  que  ne  savés  parler  ? 
De  ma  grande  dolor  m'eussiés  confortés,  (i) 

Après  sept  ans  d'absence  d'Haustonne  n'est  pas 
reconnu  par  sa  fiancée,  mais  il  l'est  par  son  cheval,  et 
grand  nombre  de  tournois  et  de  querelles  sanglantes 
eurent  lieu  pour  la  conquête  d'un  palefroi  renommé... 

Aussi  bien  et  sans  nous  attarder  davantage  a  relever 
les  traits  communs  à  l'Occident  et  à  l'Orient  par  les- 
quels se  sont  manifestés  l'affection  réciproque  et  l'inal- 
térable attachement  des  paladins  pour  leur  monture  et 
dn  cheval  pour  son  cavalier,  nous  nous  contenterons, 
en  manière  de  résumé,  de  donner  ici  le  portrait  (2)  du 


(1)  Gautier,  p.  727  à  729. 

(a)  Les  portraits  de  chevaux  abondent  dans  les  vieux  poèmes. 
Gautier  en  cite  un  grand  nombre  qui  réunis  donnent  les  caracté- 
ristiques suivantes  :  «  La  tête  doit  être  maigre,  l'oreille  petite  et 
courte.  Les  narines  doivent  être  larges  et  amples,  les  yeux  clairs 
et  ardents,  rouges  et  allumés  et  même  profonds  et  fiers  ;  un  cou 
délicatement  cambré  est  apprécié;  une  grosse  et  large  poitrine  est 
l'idéal;  l'échiné  doit  être  droite  et  haute;  le  mieux  c'est  que  la 
cuisse  soit  courte  et  la  jambe  plate  ;  plus  la  croupe  est  énorme, 
plus  on  l'admire  ;  les  pieds  devaient  être  bien  taillés,  d'une  sil- 
houette très  nette  et  d'une  courbe  gracieuse.  »  (Gautier,  notes 
pp.  737  et  suiv.) 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  181 

coursier,  tel  que  l'a  tracé  Imrou  el  Quaiss,  poète  du 
VIe  siècle  (i)  : 

Dès  le  point  du  jour,  lorsque  l'oiseau  est  encore  dans  son 
nid,  je  pars  monté  sur  un  cheval  de  haute  taille,  au  poil 
ras,  dont  la  vitesse  assure  le  succès  de  ma  chasse. 

Docile  au  frein,  il  sait  également  attaquer  et  éviter,  pour- 
suivre et  fuir.  Sa  force  et  son  impétuosité  sont  celles  d'un 
quartier  de  roc  qu'un  torrent  précipite  du  haut  d'une  mon- 
tagne. 

Sa  couleur  est  baie;  la  selle  peut  à  peine  se  fixer  sur  son 
dos,  semblable  à  la  pierre  polie  sur  laquelle  l'onde  glisse 
avec  rapidité. 

Il  est  maigre  et  plein  de  feu.  Lorsqu'il  se  livre  à  son 
ardeur,  il  fait  entendre  dans  sa  course  un  son  pareil  au 
bruit  de  l'eau  qui  bouillonne  dans  une  chaudière. 

Après  une  longue  carrière  il  vole  encore  légèrement,  tan- 
dis que  les  meilleurs  coursiers,  épuisés  de  fatigue,  laissent 
tomber  pesamment  leurs  pieds,  et  font  lever  la  poussière 
même  sur  un  terrain  ferme  et  battu. 

Il  renverse  le  jeune  homme  dont  le  poids  est  trop  faible 
pour  lui,  fait  flotter  au  gré  des  vents  les  vêtements  du  cava- 
lier qui  le  charge  davantage  et  sait  le  manier  avec  plus  d'é- 
nergie. 

Ses  mouvements  sont  aussi  prompts  que  la  rotation  du 
jouet  sur  lequel  la  main  de  l'enfant  a  roulé  une  ficelle  de 
plusieurs  bouts  noués  ensemble. 

Il  a  le  flanc  court  de  la  gazelle,  le  jarret  sec  et  nerveux  de 
l'autruche;  son  trot  est  l'allure  accélérée  du  loup,  son  galop 
la  course  du  jeune  renard. 

Son  corps  est  large.  Sa  queue  épaisse,  quand  on  le  regarde 
par  derrière,  remplit  tout  l'intervalle  de  ses  jambes;  elle  ne 
tombe  pas  jusqu'à  terre  et  il  ne  la  porte  pas  de  côté. 

Lorsqu'il  est  lancé,  son  dos  est  dur  et  uni  comme  le 
marbre  lisse  sur  lequel  on  écrase  la  coloquinte,  ou  qui  sert 
à  la  nouvelle  mariée  pour  broyer  ses  parfums. 

Le  sang  des  animaux  agiles  qu'il  a  gagnés  de  vitesse, 
séché  sur  son  encolure,  ressemble  à  la  teinture  extraite  du 

(i)  Traduction  de  Caussin  de  Perceval. 


i8a     LV  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

henné,  qui  déguise  la  blancheur  d'une  barbe  soigneuse- 
ment peignée. 

J'aperçois  un  troupeau  de  génisses  sauvages  ;  elles  mar- 
chent comme  les  jeunes  filles,  vêtues  de  robes  traînantes, 
qui  tournent  autour  de  leur  divinité. 

A  mon  approche  elles  prennent  la  fuite  :  on  croirait  voir 
les  onyx  blancs,  bordés  de  noir,  dont  est  parsemé  le  collier 
d'un  enfant  de  noble  famille. 

Mon  coursier  a  bientôt  atteint  celles  qui  sont  en  tète  de 
la  bande;  les  autres,  qu'il  a  laissées  derrière  lui,  n'ont  point 
encore  eu  le  temps  de  se  disperser. 

Il  joint  successivement  le  taureau  et  la  génisse,  sans  inter- 
rompre l'élan  de  sa  course  et  sans  être  baigné  de  sueur. 

Le  soir  arrive,  et  les  yeux  n'ont  pu  encore  embrasser 
qu'à  peine  toutes  les  perfections  de  mon  coursier.  Si  le 
regard  s'élève  vers  sa  tète,  la  beauté  de  ses  jambes  l'invite 
en  même  temps  à  s'abaisser  pour  les  admirer. 

11  passe  la  nuit  sellé  et  bridé,  toujours  devant  moi,  sans 
aller  au  pâturage... 

Concluons  avec  l'auteur  du  Ritab  el  Akwal  :  «  Les 
chevaux  sont  les  plus  brillants  bienfaits  des  plus  écla- 
tantes magnificences  dont  l'Éternel  a  gratifié  ceux  qu'il 
a  voulus  de  ses  serviteurs...  Dieu  a  fait  le  cheval  la  plus 
noble  des  créatures  après  les  enfants  des  hommes,  le 
plus  distingué  des  quadrupèdes,  l'animal  le  plus  admi- 
rable dénature  et  de  beauté,  la  parure  la  plus  attrayante 
des  parures. 

L'homme  a  l'amour  passionné  des  femmes,  de  ses 
enfants,  des  quintaux  d'or  et  d'argent  entassés,  des 
chevaux  précieux,  des  troupeaux,  des  cultures.  Nous 
voyons  que  l'homme  chez  lequel  se  trouvent  réunis  ces 
six  sortes  de  choses,  lorsqu'il  monte  à  cheval,  oublie 
tout  le  reste,  ne  rencontre  rien  qui  puisse  le  distraire 
de  ses  chevaux...  (i)  » 

(i)  Passage  cité  par  le  Docteur  Perron  dans  le  Nacen. 


LES  ARMES 


De  même  qu'ils  s'étaient  appliqués  à  perfectionner 
leurs  chevaux,  dans  un  but  à  la  fois  utilitaire,  esthéti- 
que et  religieux,  de  même  et  pour  des  raisons  identi- 
ques les  Arabes  s'ingénièrent  à  forger  les  armes  les 
plus  décisives  et  les  plus  belles  en  vue  de  combattre 
leurs  ennemis  et  les  ennemis  de  Dieu.  Dans  une  contrée 
où  la  chasse  constituait  souvent  le  seul  moyen  de  sub- 
sistance, où  les  moindres  contestations  devaient  être 
soutenues  les  armes  à  la  main,  l'arc  et  le  javelot,  la 
lance  et  l'épée  procurant  tour  à  tour  le  gibier  et  la 
victoire,  ne  pouvaient  qu'être  tenus  en  grande  estime. 
Les  armures  de  bonne  trempe,  à  l'égal  des  chevaux  de 
bonne  race,  étaient  à  la  fois  un  objet  de  considération  et 
d'envie,  de  crainte  et  de  gloire.  C'est  pourquoi  les  poètes 
ont  célébré  la  vertu  des  armes  du  même  souffle  dont  ils 
ont  chanté  la  supériorité  de  leurs  coursiers. 

A  cette  raison  primordiale  d'aimer  les  armes,  «  le 
peuple  poète  »  en  ajouta  bientôt  une  autre,  et,  après 
s'être  servi  des  armes  par  un  besoin  chaque  jour  légi- 
timé, il  en  vint  à  les  apprécier  davantage  par  dilet- 
tantisme, désir  de  luxe,  passion  d'amateur  et  de  collec- 
tionneur averti.  Il  les  aima  non  plus  seulement  pour  le 


i84     LA  TRADITION  CHEVALERESQl/E  DES  ARABES 

profit  qu'il  en  retirait,  mais  pour  elles-mêmes,  pour 
leur  beauté  propre,  pour  toute  la  poésie  qu'elles  ren- 
ferment, pour  toutes  les  joies,  pour  toutes  les  ivresses 
qu'elles  procurent.  Et  il  finit  même,  semble-t-il,  par 
idéaliser  ces  instruments  de  mort  qui  figuraient  pour 
lui  des  symboles  d'amour...  L'arc  dont  la  courbe  gra- 
cieuse imite  «  l'arc  mal  précis  —  de  tes  sourcils  »  se 
plaint  et  gémit  longtemps  (<  comme  le  cœur  d'une  mère 
éplorée  qui  vient  de  perdre  son  enfant  »  ;  les  flèches 
atteignent  moins  vite  et  sont  moins  meurtrières  «  que 
les  flèches  des  beaux  yeux  »  ;  la  lance  est  brune,  droite 
et  flexible  «  comme  le  corps  adorable  de  l'aimée  qui 
ploie  au  souffle  enivrant  d'amour  »,  et  l'épée  dans  la 
mêlée,  quand  elle  scintille  ruisselante  de  sang,  fait  sou- 
venir, blanche  et  rose,  «  au  sourire  enchanteur  qui, 
entr'ouvrant  ses  lèvres  de  corail,  découvre  deux  rangs 
de  perles...  »  L'hyperbole  chère  aux  Orientaux  leur  fit 
une  loi  de  pousser  le  plus  loin  possible  les  comparai- 
sons, de  donner  une  personnalité  aux  armes  de  bonne 
trempe,  de  fixer  leur  origine  et  leur  degré  de  noblesse, 
de  les  orner  de  joyaux  afin  qu'elles  ressemblassent 
davantage  aux  filles  de  noble  sang  dont  la  beauté  est 
rehaussée  par  l'éclat  des  perles  et  des  pierreries.  Et  l'on 
donna  des  noms  aux  sabres,  aux  lances,  aux  boucliers; 
on  rechercha  jusque  dans  la  nuit  des  temps  l'ouvrier 
qui  les  avait  forgés,  homme,  magicien  ou  démon;  on 
les  para  de  légendes  et  de  fines  incrustations.  Les 
aciers  furent  damasquinés,  la  boucle  de  l'épée  fut  d'or 
ou  d'argent,  et  l'on  rehaussa  le  pommeau  de  rubis,  de 
saphirs  et  de  diamants... 

Enfin  la  religion  fit  un  devoir  aux  musulmans  de 
cultiver  l'art  de  la  guerre.  Il  était  essentiel  en  effet  que 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES    i85 

rien  ne  fût  négligé  de  ce  qui  pouvait  donner  la  victoire. 
Le  Prophète  enseigna  qu'il  fallait  mépriser  le  danger, 
avoir  foi  en  la  victoire,  posséder  de  bons  chevaux  et  de 
bonnes  armes,  et  qu'à  ce  prix  on  pouvait  compter  sur 
la  reconnaissance  et  la  bonté  de  Dieu  (1).  Mais  il  ne 
manqua  pas  de  fatalistes  logiques  à  l'extrême  pour 
remarquer  qu'il  était  inutile  d'avoir  des  armes  perfec- 
tionnées, de  s'embarrasser  de  cottes  de  mailles  ou  de 
boucliers,  attendu  qu'  «  à  la  guerre  ce  ne  sont  pas  les 
armes  qui  tuent,  mais  la  destinée  »,  La  mort,  obser- 
vaient-ils, ne  ravit-elle  pas,  quoi  qu'il  fasse,  celui  qu'elle 
a  marqué,  et  n'évite-t-elle  pas,  quoiqu'il  s'expose,  celui 
qu'elle  ne  doit  pas  atteindre?  (2)  A  quoi  on  a  répondu 
qu'il  était  vrai  que  rien  ne  pouvait  empêcher  ou  retar- 
der ce  qui  était  écrit,  mais  qu'il  était  bon  de  prendre 
toutes  les  précautions,  en  vue  «  de  fermer  la  route  à 
l'inquiétude  qui  peut  engendrer  la  peur  et  la  déroute  0. 
Et,  argument  décisif,  on  invoqua  l'exemple  du  Pro- 
phète, qui,  nonobstant  sa  foi  en  la  destinée,  possédait 
des  armes  de  bonnes  marques  qui  l'accompagnaient 
dans  toutes  ses  expéditions. 

(1)  «  0  Prophète,  excite  les  croyants  au  combat,  vingt  hommes 
fermes  d'entre  eux  terrasseront  deux  cents  infidèles.  »  (Koran, 
chap.  VIII,  v.  66.) 

«  En  face  d'une  troupe  armée  soyez  inébranlables  et  persévé- 
rants, car  Dieu  aime  les  persévérants.  »  (Koran,  chap.  VIII, 
v.  48.) 

«  Mettez  donc  sur  pied  toutes  les  forces  dont  vous  disposez  et 
de  forts  escadrons,  pour  en  intimider  les  ennemis  de  Dieu  et  les 
vôtres.  Tout  ce  que  vous  aurez  dépensé  dans  la  voie  de  Dieu  vous 
sera  payé  et  vous  ne  serez  point  lésés.  »  (Koran,  chap.  VII,  v.  62.) 

(»)  «  Dis-leur  :  Il  ne  nous  arrivera  que  ce  que  Dieu  nous  a  des- 
tiné; il  est  notre  maître  et  c'est  en  Dieu  que  les  croyants  mettent 
leur  confiance.  »  (Koran,  chap.  IX,  v.  5i.) 


i8C     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

La  tradition  nous  a  conservé  l'inventaire  de  ces 
armes  précieuses  entre  toutes.  On  compte  quatre  épées  : 
Zoul  Fikkar,  dont  la  poignée  est  enjolivée  d'argent,  Al 
Moukzam,  Al  Rassoub,  Al  Kadib  ;  un  arc,  Al  Katoum, 
dont  le  carquois  avait  nom  Al  Kafour  (i)  ;  une  cotte  de 
mailles  appelée  Al  Bitrâ  (2).  Et  on  nous  montre  Maho- 
met à  la  bataille  de  Ohod  «  casqué  et  couvert  d'une 
demi-armure,  la  lance  en  main,  le  bouclier  à  l'épaule, 
tandis  qu'une  ceinture  de  cuir  à  trois  anneaux  d'argent 
retenait  le  fourreau  de  son  épée...  »  (3).  Si  l'on  ajoute  à 
cette  panoplie  le  mangonneau.  on  aura  à  peu  près  la 
liste  complète  des  armes  offensives  et  défensives  en 
usage  chez  les  Arabes  dès  le  VIIe  siècle.  Nous  allons 
rapidement  les  passer  en  revue. 

Une  anecdote  rapportée  par  l'auteur  d'El  Agani  nous 
donnera  une  idée  d'ensemble  sur  le  degré  d'estime  et 
de  confiance  que  l'on  accordait  à  quelques-unes  de  ces 
différentes  armes  : 

Amrou  ben  Maadi  Karib  étant  entré  un  jour  chez  le 
kalife  Omar,  celui-ci  lui  demanda  :  «  Te  connais-tu  en 
armes  ?  —  Tu  tombes  sur  quelqu'un  qui  les  connaît 
pour  s'en  être  longtemps  servi,  répondit  le  vieux  guer- 
rier, tu  peux  m'interroger  comme  bon  te  semblera.  — 
Que  penses-tu  de  la  flèche?  dit  Omar.  —  C'est  la  mort 
incertaine,  dit  Karib,  car  souvent  elle  atteint  le  but  et 
souvent  elle  le  manque.  —  Parle-moi  de  la  lance.  — 


(1)  Al  Gazali,  op.  cit.,  t.  II,  p.  a53. 

(2)  Al  Mawardi  :  «  Al  Ahkam  Al  Soultanieh.  » 

(3)  Sur  la  lame  de  son  cimeterre  étaient  gravées  ces  inscrip- 
tions :  «  La  lâcheté  déshonore;  la  valeur  ennoblit.  Un  lâche  n'é- 
chappe jamais  à  son  destin  »  (tradition  persane).  Voir  Rawdhat 
el  Safa,  traduction  Lamairesse  et  Dupiric. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  187 

La  lance  est  un  ami,  mais  parfois  l'ami  trahit.  — Et  le 
bouclier?  —  C'est  un  protecteur  autour  duquel  tour- 
nent les  destinées  et  sur  lequel  se  jouent  les  coups  de 
la  fortune.  —  Et  la  cotte  de  mailles?  —  Embarras  pour 
le  cavalier,  fatigue  pour  le  fantassin.  —  Parle-moi  donc 
du  sabre.  —  Celui-là  c'est  la  sauvegarde  dans  le  dan- 
ger, c'est  l'arme  véritable  du  vrai  guerrier  (1).  » 

On  voit  par  là  que  l'épée  était  l'arme  par  excellence. 
C'est  vers  elle  que  vont  de  préférence  les  hommages  des 
guerriers  et  les  dithyrambes  des  poètes.  Mais  pins  que 
ces  hommages  et  que  ces  chants,  la  langue  elle-même 
témoigne  de  l'importance  qu'avaient  depuis  longtemps 
prise,  aux  yeux  des  Arabes,  les  épées.  On  compte  en 
effet  un  grand  nombre  de  synonymes  au  mot  épée, 
selon  que  la  lame  en  est  large,  courte  ou  longue; 
qu'elle  transperce,  tranche  ou  brise  ;  qu'elle  provient 
de  l'Inde,  de  Koussasse  ou  de  Macharef;  qu'elle  a  été 
fabriquée  par  le  légendaire  Sarrigh,  ou  par  Ahnaf,  ou 
faite  à  l'usage  du  roi  Zein  Yazan.  Et  il  en  est  encore  de 
si  extraordinairement  scintillantes  et  irrésistibles 
qu'elles  sont,  à  n'en  pas  douter,  l'œuvre  des  Djinns 
plus  puissants  et  plus  savants  que  les  hommes  :  ce 
sont  les  Mà-âssour,  les  Mouzakkar... 

N'allez  pas  croire  que  tout  ce  merveilleux  soit  l'apa- 

(1)  Ces  réponses  semblent  avoir  été  inspirées  par  quelque  La 
Palice  arabe.  Il  faut  les  comprendre  dans  ce  sens  que  les  armes 
valent  autant  que  vaut  le  guerrier.  Maadi  Karib  eut  du  reste  l'oc- 
casion d'exprimer  plus  clairement  sa  pensée.  Omar  lui  avait 
demandé  sa  fameuse  épée  Samssamat  ;  Maadi  Karib  s'était  empressé 
de  la  lui  faire  parvenir.  Le  Kalife,  ayant  constaté  à  l'usage  que 
Samssama  n'avait  rien  de  particulier,  l'avait  renvoyée.  Karib  dit 
alors  à  Omar  :  «  Je  ne  t'avais  prêté  que  l'épée  et  il  eût  fallu  te 
prêter  le  bras  qui  la  brandit.  »  (Al  Ekd  el  Farid.) 


188     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

nage  exclusif  de  l'Orient.  C'est  sur  le  mont  Stnaï  qu'est 
forgée  l'épée  de  Beaudoin  de  Beauvais  ;  c'est  à  un  for- 
geron légendaire  du  nom  de  Galent  que  l'on  attribue 
Joyeuse  et  Dutendalet  Floberge  et  Merveilleuse  qui  lui 
coûta  vingt-quatre  ans  de  travail.  C'est  Mathusalem  lui- 
même  qui  forgea  l'épée  de  Cornumarant  le  païen,  ainsi 
que  les  trois  épées  du  géant  Loquifer  —  et  il  est  ques- 
tion dans  Jérusalem  (v.  8355)  d'un  brant  «  qui  fut  fait 
par  un  diable  »  (i).  C'est  peut-être  bien  à  ce  même  dia- 
ble que  les  Arabes  devaient  Al  Maassour  et  Al  Mouz- 
zakkar? 

De  même  en  Orient,  comme  en  Occident,  l'épée  est 
en  quelque  manière  une  personne,  à  laquelle  on  adresse 
la  parole,  qui  a  sa  généalogie,  sa  biographie,  ses  anna- 
les. Elle  a  un  nom,  elle  a  une  devise  :  Joyeuse  est 
l'épée  de  Charlemagne;  Durandal,  de  Roland;  Pré- 
cieuse, de  l'Emir  ;  Almace  (nous  dirions  Almaze  en 
arabe  :  diamant),  celle  de  Turpin  ;  Zoulfikkar  est 
l'épée  de  Mahomet  ;  Al  Samssamat,  d'Amrou  ben  Madi 
Yakrib  ;  Al  Walwal,  de  Abdel  Rahman  ben  Atabe  ; 
Mikhdam,  Racoubi  et  le  Yamani  étaient  les  trois 
sabres  trouvés  par  Ali  dans  le  temple  des  païens  de 
Tay...  (a) 

Sans  vouloir  nous  étendre  plus  longuement  sur  ce 


(i)  Gautier,  pp.  708  et  709. 

(a)  Dans  le  mémoire  consacré  par  Quatremère  à  l'histoire  du 
Kaliie  Fatimite  Al  Mostansser-Billah  qui  avait  succédé  à  son 
père  en  io36,  on  lit  que  les  généraux  turcs  révoltés  contre  Mos- 
tansser  ayant  pillé  le  palais  du  Kalife  se  partagèrent,  entre 
autres  reliques  précieuses  :  «  Dhoulfikkar  ;  l'épée  d'Amrou  ben 
el  Ass,  l'épée  d'Abdallah  ben  Wahab,  celle  de  Moezz,  etc.  »  C'est 
dire  de  quel  respect  les  musulmans  continuaient  à  entourer  les 
épées  illustres  jusqu'au  XII'  siècle. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  189 

sujet,  nous  dirons  que  les  épées  étaient  tenues  en  grand 
honneur  parmi  les  Arabes  dès  l'époque  de  la  Djahilieh, 
si  bien  que  le  Prophète  n'a  fait  que  résumer  les  senti- 
ments de  tous  quand  il  a  dit  :  «  le  bien  (ou  la  fortune) 
est  dans  l'épée,  le  bien  est  avec  l'épée,  le  bien  est  par 
l'épée.  »  Mais  à  cette  constatation  d'ordre  social  et  par 
ailleurs  généralement  répandue,  le  Prophète  ajouta  un 
enseignement  ou  plutôt  une  prescription  d'ordre  reli- 
gieux. Soucieux  de  conserver  parmi  les  Arabes  les 
lames  de  bonne  trempe,  d'inciter  tous  les  Musul- 
mans à  combattre  et  à  mourir  avec  et  par  l'épée,  il  dit  : 
«  Le  paradis  est  à  l'ombre  des  épées.  »  Or,  pour  que 
les  épées  projettent  une  ombre  appréciable,  il  importe 
qu'elles  soient  dégainées  et  nombreuses  et  qu'elles  se 
croisent  et  s'entrechoquent  au  soleil  des  combats... 

Mais  il  est  une  arme  qui  le  dispute  à  l'épée  en  no- 
blesse et  en  excellence.  C'est  la  lance.  «  Parmi  les  armes 
propres  à  la  Chevalerie,  dit  Demay,  la  lance  passait 
pour  la  plus  noble  et  primait,  selon  quelques  auteurs, 
l'épée.  Quoi  qu'il  en  soit,  à  l'homme  libre  seul  apparte- 
nait le  droit  de  porter  la  lance  (1).  »  En  Arabie,  la 
lance  va  de  pair  avec  l'épée,  et  les  poètes  les  traitent 
l'une  et  l'autre  avec  une  égale  déférence  ;  témoin  ces 
vers  : 


Les  forteresses  auxquelles  nous  avons  recours 
Sont  nos  lances  et  nos  épées. 

(Lebid) 


(1)  G.  Demay,  op.  cit.,  p.  3g. 


igo     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Sur  nos  hauts  Jaits  interroge  les  lances  élevées, 
Prends  à  témoin  les  épées... 

(Saffy  el  Dine) 

J'accours  dès  qu'ils  m'appellent 

Avec  une  épée  dont  la  limite  est  la  vague  de  la  mort 

Et  une  lance  dont  la  pointe  est  le  trépas. 

(Antar) 

N'étaient  mon  épée  et  la  pointe  de  ma  lance, 
Benou  Abss  n'aurait  jamais  connu  la  gloire. 

(Antar) 

Il  serait  fastidieux  d'étudier  ici  les  différentes  sortes 
de  lances  (Roudaynieh,  Samahrieh,  Yazanieh  ou  Kat- 
thieh,  etc.).  Nous  relèverons  seulement  quelques 
points  de  ressemblance  entre  la  lance  arabe  et  la  lance 
française  des  XIIe  et  XIIIe  siècles.  Le  fût  de  la  lance  arabe 
est  généralement  brun,  vert  ou  bleu  ;  or  en  Europe,  au 
moyen  âge  «  on  peignait  le  bois  de  la  lance  et  il  semble 
que  les  deux  couleurs  préférées  aient  été  le  vert  et  le 
bleu,  le  sinople  et  l'azur  »  (i).  L'usage  de  «  ficher  sa 
lance  en  terre  en  signe  qu'on  veut  parlementer  »  (a)  est 
un  usage  essentiellement  arabe.  L'Arabe  plante  sa  lance 
devant  sa  tente  et  il  la  plante  devant  la  tente  qu'il  va 
visiter  ;  c'est  au  désert  une  coutume  ancestrale.  Sans 
parler  du  fer  de  la  lance  qui  ici  et  là  prit  les  mêmes 
formes  «  quelquefois  triangulaire,  large,  à  arête 
médiane,  ou  en  forme  de  feuille  »  (3),  quelquefois  en 

(i)  Demay,  p.  40. 

(2)  Renaus  de  Montauban,  p.  a36,  v.  iG;  Gautier,  p.  713. 

(3)  Demay,  p.  3g. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  191 

façon  de  lancette  courte  (semblable  à  la  langue  d'un 
chien,  disent  les  Arabes),  il  nous  faut  dire  un  mot  du 
gonfalon.  «  Sous  le  fer  en  haut  de  la  lance  était  fixé, 
dit  Gautier,  un  gonfalon  qui  ne  disparaîtra  qu'au 
milieu  du  XIIIe  siècle  (1).  a  Or,  Abou  Bakr  el  Arabi, 
entre  autres  linguistes,  fait  la  distinction  entre  «  Al 
lewa  »  ou  pavillon  qui  s'attachait  au  haut  de  la  lance 
et  le  drapeau...  C'est  donc  avec  raison  que  La  visse 
attribue  aux  Croisades  l'introduction  en  Europe  de  la 
«  lance  ornée  de  banderoles  »  (2). 

Du  reste,  tous  les  historiens  arabes  sont  unanimes  à 
noter  que  dans  toutes  leurs  guerres  les  Arabes  «  avaient 
coutume  d'arborer  des  pavillons  à  leurs  lances  ».  Ainsi 
s'explique  la  parole  du  Prophète  :  «  11  (Dieu)  a  mis 
ma  fortune  à  l'ombre  de  ma  lance  »,  c'est-à-dire  à 
l'ombre  de  mon  gonfalon. 

Ce  hadith  a  été  interprété  comme  un  hommage 
rendu  par  Mahomet  a  la  vertu  des  lances.  Il  faut  y  voir 
surtout  un  encouragement  et  une  injonction  à  chercher 
sa  fortune,  la  lance  au  poing,  parmi  les  dépouilles 
ennemies. 

Comme  il  avait  recommandé  à  ses  adeptes,  en  for- 
mules saisissantes,  la  lance  et  l'épée,  le  Prophète  leur 
recommanda  également  l'arc  et  la  flèche.  A  la  vérité  il 
entendait  leur  donner  le  goût  de  toutes  les  armes,  mais 
il  tenait  à  désigner  à  leur  piété  celles  qu'il  estimait  les 
plus  capables  d'aider  à  la  victoire,  c'est  pourquoi  l'arc 
fut  tant  vanté. 


(1)  Gautier,  p.  710. 

(a)  Lavisse,  t.  II,  p.  346. 


19a     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

L'arc  constituait  en  quelque  sorte,  à  l'époque  de  la 
Djahilieh,  le  symbole  de  la  virilité.  Tous  les  Arabes 
avaient  un  arc,  s'ils  n'avaient  pas  tous  une  lance  ou 
une  épée.  Il  était  à  la  portée  de  toutes  les  bourses  et 
même  de  toutes  les  mains,  car  on  en  fabriquait  de 
toutes  sortes  de  bois,  cèdre  ou  figuier,  de  dâle  ou  de 
nabà.  Plus  nécessaire  que  la  plume  à  l'écrivain,  il  était 
le  compagnon,  le  gagne-pain  du  nomade  :  c'était  la 
flèche  rapide  qui  atteignait  la  gazelle  ou  l'oiseau  dans 
les  airs.  Aussi  exerçait-on  les  enfants,  dès  qu'ils  étaient 
en  mesure  de  le  faire,  au  maniement  de  l'arc,  et  parmi 
les  jeux  les  plus  en  honneur  parmi  les  jeunes  hommes, 
il  n'en  était  pas  de  plus  répandu  que  le  tir.  Ils  avaient 
des  règles  strictes,  des  enjeux,  des  prix  qui  récompen- 
saient l'adresse  des  plus  adroits  tireurs.  Et  telle  était  la 
considération  dont  jouissait  l'arc  que  lorsque  l'Arabe 
voulait  s'engager  d'une  manière  solennelle,  il  remettait 
son  arc  au  créancier.  L'arc  n'avait,  à  proprement  par- 
ler, aucune  valeur  intrinsèque,  mais  il  représentait  et 
symbolisait  le  gage  de  la  parole  donnée.  C'était  une 
espèce  de  signature  authentique  donnée  par  devant 
notaire  et  témoins.  Et  la  honte  suprême,  égale  à  la 
honte  du  Spartiate  revenu  de  la  bataille  sans  bouclier, 
était  de  paraître  devant  ses  concitoyens,  le  terme  échu, 
démuni  de  l'arc  garantie.  On  était  alors  considéré 
comme  un  homme  sans  foi  ni  loi,  un  lâche  indigne  du 
nom  d'Arabe. 

Mahomet  voulut  conserver  à  sa  nation  le  noble  sport 
du  tir  à  l'arc,  qu'il  jugeait  décisif  dans  les  combats.  Il 
maintint  donc  l'émulation  par  le  jeu,  en  maintenant  le 
jeu  lui-même.  Lui  qui  avait  défendu  tous  les  jeux  de 
hasard,  en  excepta  les  paris  pour  les  courses  et  pour  le 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  i93 

tir.  Il  fortifia  cette  dérogation  par  des  propos  inspirés 
qu'il  savait  devoir  acquérir  force  de  loi.  Son  but  était 
de  préserver  autant  que  possible  la  vie  de  ses  adeptes 
en  les  exposant  de  moins  près  aux  coups  de  l'ennemi, 
tout  en  leur  assurant,  de  par  leur  adresse,  la  victoire. 
Ses  leçons  portèrent  leur  fruit,  à  telle  enseigne  que  les 
Croisés,  instruits  par  l'expérience,  s'empressèrent  à 
leur  retour  de  Terre-Sainte  d'introduire  en  Europe 
l'usage  de  l'arbalète  (i). 

Citons  pour  terminer  ces  deux  hadiths  :  Le  Prophète 
a  dit  :  «  Combattez  à  cheval  et  combattez  avec  l'arc  ;  il 
m'est  plus  agréable  de  vous  voir  combattre  à  l'arc  qu'à 
cheval,  o  Et  il  a  dit  encore  :  «  Toute  distraction  est 
frivole,  trois  exceptées  :  l'éducation  du  cheval,  le  tir  à 
l'arc  et  les  jeux  innocents  de  l'homme  avec  sa  compa- 
gne. Dieu  fera  entrer  en  paradis  celui  qui  a  taillé  la 
flèche  et  celui  qui  l'a  lancée  dans  la  voie  de  Dieu  (2).  » 

Arc,  lance,  épée,  telles  étaient  les  armes  offensives 
des  Arabes.  Il  convient  d'ajouter,  pour  être  complet, 
qu'ils  employèrent  dès  le  VIIe  sièle  la  pierrière  (ou 
machine  à  lancer  des  pierres)  qu'on  voit  apparaître  en 
Europe  au  moyen-âge  seulement  (3).  Les  historiens 
nous  disent  que  Mahomet  se  servit  du  «  Minganik  » 
—  le  mangonneau  —  contre  les  gens  de  Taeff.  Quoi 
qu'il  en  soit  de  cette  assertion,  il  ressort  de  plusieurs 
passages  d'El  Agani  que  l'usage  du  pierrier  et  du 
mangonneau  était  assez  généralement  répandu  au 
IXe  siècle.  Dans  le  récit  du  siège  d'Héraclée,  notam- 

(1)  Lavisse,  t.  II,  p.  346. 
(a)  Al  Ekd  el  Farid,  chapitre  des  armes. 

(3)  «  Pour  les  sièges  on  emploie  les  machines  antiques  perfec- 
tionnées en  Orient.  »  Demay,  p.  54. 

i3 


ig4     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

ment,  Aboul  Faradj  nous  montre  Haroun  el  Rashid 
«  donnant  des  ordres  pour  qu'on  jette  sur  la  ville,  à 
l'aide  des  «  Minganiks  et  des  Arradates  »  des  pierres  et 
du  feu  (i)  ». 

On  sait  par  ailleurs  que  les  Arabes  ont  emprunté 
aux  Grecs  le  feu  grégeois,  mais  ont-ils  inventé  la  pou- 
dre à  canon?  ou  l'ont-ils  empruntée  aux  Chinois,  ou 
bien  la  poudre,  due  au  moine  Schwartz,  serait-elle  une 
invention  allemande  au  même  titre  que  les  gaz  asphy- 
xiants? Cette  question  souvent  débattue  n'a  pas  reçu 
de  solution  concluante  : 

Le  procès  pend  et  pendra  de  la  sorte 
Encor  longtemps,  comme  l'on  peut  juger. 

Il  n'y  a  rien  de  particulier  à  signaler  au  sujet  des 
armes  défensives.  Les  Arabes  connurent  dès  les  temps 
les  plus  reculés,  grâce  au  voisinage  des  Perses  avec 
lesquels  ils  entretenaient  des  relations  suivies  (a),  l'ar- 
mure complète  en  usage  en  Europe,  au  Moyen-Age. 
Ils  eurent  des  boucliers  en  bois,  en  cuir  et  finalement 
en  métal  ;  des  heaumes  qu'ils  appelaient  «  Al  Bay- 
da  »,  l'œuf,  à  cause  de  leur  forme  ovoïde,  et  des 
cottes  de  mailles  d'un  travail  très  fin  dont  ils  faisaient 
remonter  l'origine  tantôt  «  à  Pharaon  »  tantôt  à  David 
et  à  Salomon. 

«  Le  haubert,  dit  Gautier,  dérive  sans  doute  de  cette 

(i)  Agani,  I,  p.  90. 

(2)  Chateaubriand,  Études  historiques,  Discours  VI*  :  «...  On  voit 
ici  que  l'armure  complète  de  fer,  empruntée  des  Perses  par  les 
Romains,  était  connue  bien  avant  la  chevalerie.  11  en  est  ainsi 
d'une  foule  d'autres  usages  qu'on  a  placés  trop  bas  dans  les  siè- 
cles. » 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  196 

espèce  particulière  de  «  broigne  »  qui  était  garnie 
d'anneaux  métalliques  cousus  sur  une  grosse  étoffe  de 
cuir.  On  eut  un  jour  l'idée  de  faire  entrer  ces  anneaux 
les  uns  dans  les  autres,  ou,  en  d'autres  termes,  de  les 
changer  en  mailles,  et  l'on  en  arriva  ainsi  à  se  passer 
plus  tard  du  cuir  ou  de  l'étoffe  de  dessous  ;  le  haubert 
était  trouvé.  D'après  un  autre  système,  les  Sarrasins 
auraient  connu  avant  nous  le  vêtement  de  mailles,  et 
nous  le  leur  aurions  emprunté.  De  là  ces  osbercs  sara- 
zincis  dont  il  est  question  dans  le  Roland  (y.  994)  et 
ailleurs  »  (1).  Ce  dernier  système  nous  paraît  le  plus 
plausible,  car  d'une  part  l'usage  du  véritable  haubert 
qui  devint  un  jour  «  la  principale  armure  défensive  de 
tous  les  chevaliers  »  ne  se  généralisa  que  durant  la 
première  moitié  du  XIIe  siècle  (2).  Et  d'autre  part  il  est 
incontestable  que  les  Arabes  connaissaient  les  tuniques 
de  mailles  dont  ils  avaient  perfectionné  la  fabrication 
dès  avant  le  VIe  siècle.  Nous  ne  citerons  à  l'appui  de 
cette  assertion  que  le  passage  d'El  Agani  où  il  est 
rendu  compte  des  richesses  confiées  par  Imrou  el 
Kaïs  à  El  Samaoual,  vers  l'an  527  :  «  ...  mais  ce 
qu'Imrou  el  Kaïs  possédait  de  plus  précieux  était  cinq 
cottes  de  mailles  :  El  Fadfàdha,  la  large  ;  Essâfiya, 
l'éclatante  ;  El  Mouhssina,  la  protectrice  ;  El  Khirrîk, 
la  sans  pareille  ;  Om  el  Dyoul,  l'armure  à  basque.  Elles 
appartenaient  depuis  longtemps  aux  princes  enfants 
d'Akil  Al  Morâr  qui  se  les  transmettaient  de  père  en 
fils  (3).  )) 

(1)  Gautier,  p.  717. 

(2)  Gautier,  p.  717  ;   Demay,  p.  112  ;  Lavisse  dit  :  «  La  broigne 
est  remplacée  par  le  haubert  vers  1066.  » 

(3)  Rannatt  el  Agani,  t.  11,  p.  17. 


196     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Ayant  passé  en  revue  les  armes  offensives  et  défensi- 
ves, il  ne  paraîtra  pas  hors  de  saison  que  nous  nous 
demandions  ici  ce  que  les  Arabes  pensaient  de  la 
guerre.  Evidemment  ce  peuple  belliqueux  aimait  pas- 
sionnément la  guerre  pour  elle-même,  pour  ses  enivre- 
ments, pour  les  beaux  coups  d'estoc  et  de  lance  qui  s'y 
échangeaient,  pour  les  traits  d'héroïsme  et  de  noblesse 
qui  s'y  perpétraient,  pour  la  moisson  de  gloire  qu'on  y 
récoltait;  mais  ils  n'en  mesuraient  pas  moins  toutes 
les  horreurs.  Ecoutez  Zouhaïr  : 

Si  vous  ranimez  la  guerre,  vous  attirerez  sur  vous 
l'ignominie;  la  guerre,  comme  un  animal  féroce,  s'achar- 
nera sur  vous  ;  si  vous  l'excitez,  comme  le  feu  elle  vous 
embrasera;  comme  la  meule  qui  broie  le  grain,  elle 
vous  écrasera  ;  comme  la  chamelle  qui  conçoit  chaque 
année  et  produit  chaque  jois  des  jumeaux,  elle  sera 
féconde  en  malheur. 

Les  enfants  qui  naîtront  pendant  sa  durée  recevront 
le  jour  sous  des  auspices  aussi  funestes  que  l'homme 
roux  de  Thamoud;  par  elle  ils  seront  allaités  et  sevrés. 

La  guerre  sera  pour  vous  un  champ  dont  vous  recueil- 
lerez plus  de  maux  que  les  cultivateurs  de  l'Irak  ne 
recueillent  de  mesures  de  grains  dans  leurs  plaines  fer- 
tiles (i). 

Voici  maintenant  quelques  définitions  : 

La  guerre  est  au  début  un  mystère,  au  milieu  une 

plainte,  à  la  fin  une  douleur,   disait  le  Khalife  Moa- 

wiah  (2). 

(1)  Moallakat  de  Zouhair,  trad.  G.  de  Perceval. 
(a)  Maçoudi,  op.  cit.,  t.  V,  p.  20. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  197 

—  Père  de  Tawr,  demanda  un  jour  Omar  à  Amr  fils 
de  Madi  Karib,  dépeins-moi  la  guerre.  Amr  sourit  et 
dit  :  «  Tu  t'adresses  à  un  homme  qui  la  connaît.  Par 
Dieu,  Emir  des  Croyants,  alors  qu'on  se  prépare  à 
combattre,  la  guerre  est  un  breuvage  amer.  Celui  qui 
tient  ferme  se  couvre  de  gloire,  celui  qui  faiblit  est  un 
homme  mort.  Imrou-el-Quais  l'a  bien  décrite  dans  les 
vers  suivants  : 

«  Au  début  la  guerre  est  une  belle  jeune  fille  dont  la 
parure  éblouit  l'ignorant. 

Mais  lorsqu'elle  s'échauffe  et  que  de  colère  elle  lance 
des  flammes,  c'est  une  vieille  femme  qui  n'a  pas  d'é- 
poux. 

C'est  alors  une  mégère  aux  cheveux  rares  et  grison- 
nants, à  l'aspect  hideux,  dont  l'odeur  et  les  baisers  ins- 
pirent le  dégoût  (1).  » 

Et  cependant  Imrou-el-Quais  n'avait  connu  et  prati- 
qué que  la  guerre  d'avant  l'Islam  !  La  mégère  à  l'aspect 
hideux  ne  devait  pas  être  bien  terrible,  à  en  juger  par 
le  nombre  de  ses  victimes.  Ainsi  la  guerre  de  Baçous, 
qui  ne  dura  pas  moins  de  quarante  années  et  qui  fut 
l'une  des  plus  longues  et  des  plus  sanglantes  de  l'his- 
toire si  l'on  s'en  rapporte  au  témoignage  des  poètes  de 
l'époque,  compte  en  tout  et  pour  tout...  cinq  batailles  ! 
Trois  générations  d'hommes  y  prirent  part.  Résultat  : 
une  trentaine  d'heures  de  combat,  une  centaine  de 
morts  et  quelques  centaines  de  mille  vers  !  (2) 


(1)  Maçoudi,  t.  IV,  pp.  a3g  et  a4o. 
(a)  Rannatt  el  Agani,  t.  II,  p.  7^. 


iq8     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Néanmoins  le  culte  du  cheval  et  des  armes,  joint  à 
l'esprit  d'émulation  qui  caractérisait  les  vieux  Arabes, 
devait  engendrer  parmi  eux,  avec  des  mœurs  chevale- 
resques, la  passion  des  combats  singuliers.  Dans  la 
mêlée  il  est  difficile  de  se  distinguer,  les  guerriers  sont 
occupés  à  se  battre  et,  trop  intéressés  par  leurs  propres 
exploits,  ils  n'ont  généralement  pas  le  loisir  de  remar- 
quer les  beaux  coups  dont  ils  pourraient  être  les 
témoins  ;  tandis  que  les  duels  offrent  une  occasion 
autrement  favorable  de  montrer  son  adresse  et  son  cou- 
rage, d'étaler  les  vertus  du  cheval,  des  armes  et  du 
cavalier,  et  de  recueillir  enfin  les  applaudissements  et 
les  suffrages  des  spectateurs. 

Ce  n'était  pas  là  à  vrai  dire  la  raison  d'être  des  tour- 
nois. En  Europe,  les  chevaliers,  à  défaut  de  guerre, 
arrangeaient  un  tournoi.  C'était  pour  eux,  tout  d'abord 
et  avant  tout,  l'occasion,  non  pas  de  briller  ou  de 
s'exercer,  ou  d'instruire  la  jeunesse,  mais  de  guerroyer. 
Ils  se  livraient,  en  rase  campagne,  à  de  véritables 
batailles  rangées  où  l'on  comptait  des  morts,  des  bles- 
sés et  aussi  des  prisonniers  qu'on  rançonnait  (i).  Plus 
tard  les  tournois  devinrent  plus  mondains  sinon  plus 
humains.  Ils  se  donnaient  près  du  château,  en  présence 
de  gentes  dames  ;  ils  étaient  précédés  de  chants,  de 
poésies,  de  défis;  les  lances  et  les  épées  étaient  rempla- 
cées par  des  armes  courtoises  (2). 

En  Arabie  on  ne  trouve  pas  d'institution  analogue  à 
celle  des  cembels  et  des  tournois.  Les  Arabes  n'avaient 
pas  besoin,  en  effet,  «  d'arranger  une  guerre  »,  pour  la 

(1)  Voir  Demay,  p.  54;  Gautier,  pp.  679  et  suiv. 
(a)  Les  épées  devaient  être  rabattues  et  les   lances  sans  fer  et 
sans  tranchant. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES  199 

raison  qu'ils  étaient  perpétuellement  en  guerre  les  uns 
contre  les  autres.  L'occasion  s'offrait  donc  à  eux,  non 
pas  seulement  tous  les  jours,  mais  à  chaque  instant  du 
jour,  d'exercer  et  de  faire  apprécier  leur  adresse  et  leur 
courage.  D'autre  part,  leur  façon  de  combattre  leur 
ménageait  le  plaisir  de  «  jouter  »  sur  le  champ  de 
bataille,  un  contre  un,  deux  contre  deux  ou  même  un 
contre  dix,  aux  regards  des  deux  armées  en  présence. 
Comme  dans  les  tournois,  les  batailles  arabes  étaient 
précédées  de  défis.  L'un  des  combattants  se  détachait 
de  ses  compagnons  d'armes  et,  s'avançant  jusqu'aux 
lignes  ennemies,  provoquait  soit  tel  guerrier  qu'il 
jugeait  digne  de  lui,  soit  «  celui-là  qui  oserait  se  mesu- 
rer avec  moi  »  !  Le  défi  consistait  le  plus  ordinairement 
en  un  ou  plusieurs  vers  du  mètre  Redjaz,  qui  mena- 
çaient d'une  mort  prompte  et  terrible  le  guerrier  assez 
fou  pour  répondre  à  la  provocation.  Aussitôt  du  camp 
ennemi  surgissait  un  brave  qui  relevait  le  défi  par  quel- 
ques vers  du  même  mètre,  de  même  rime  et  de  même 
inspiration  arrogante  à  l'excès  —  et  le  duel  commen- 
çait... Cet  usage  fort  ancien  se  maintint  durant  lea 
guerres  d'Islam,  et  il  était  encore  en  honneur  à  Sara- 
gosse  dans  le  XIe  siècle.  Tartouchi  nous  parie  d'un 
guerrier  dont  le  métier  était  de  lancer  des  défis,. .  a  II  y 
avait  à  Saragosse,  dit-il,  un  cavalier  nommé  lbn 
Fathoum.  Aucun  Arabe  ni  aucun  barbare  ne  l'égalait 
en  bravoure.  On  raconte  que  quand  un  chrétien  abreu- 
vait son  cheval  et  que  l'animal  ne  voulait  pas  boire,  il 
lui  disait  :  a  Bois  donc!  As-tu  vu  lbn  Fathoum  dans 
l'eau?  »  (1)  C'est  à  ces  défis  et  à  ces  duels  que  fait  allu- 

(1)  Voir  Dozy,  Recherches  sur  l'histoire  et  la  littérature  de  l'Espa- 
gne, t.  II,  pp.  65  et  suiv.  Voir  Al  Moustatraf. 


300     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

sion  Marin,  quand  il  décrit  les  scènes  gracieuses  qui  se 
passaient  entre  chrétiens  et  musulmans  durant  le  siège 
de  Ptolémaïs  en  1189  : 

«  Semblables  aux  héros  d'Homère,  dit-il,  les  Francs 
et  les  Sarrazins  habitués  à  se  voir  s'approchaient  sans 
crainte,  s'entretenaient  les  uns  les  autres,  se  disaient 
souvent  des  injures  et  les  vengeaient  par  les  armes.  Les 
Tournois  qu'on  croit  inventés  par  les  Arabes  étaient 
alors  en  usage  (1).  Les  chrétiens  s'exerçaient  avec  les 
infidèles  dans  ces  sortes  de  combats,  sous  les  murailles 
de  Ptolémaïs  !  Les  deux  champions  n'en  venaient  aux 
mains  qu'après  s'être  harangués  l'un  l'autre;  le  vaincu 
était  fait  prisonnier  de  guerre  ou  racheté.  On  fit  même 
battre  quelquefois  des  enfants.  Enfin  la  familiarité  était 
telle  entre  les  deux  peuples  ennemis  que  les  Francs  dan- 
saient souvent  aux  sons  des  instruments  arabes  et 
chantaient  ensuite  pour  faire  danser  les  Sarrazins. 
Ces  détails  qu'on  peut  regarder  comme  minutieux  ser- 
vent à  l'histoire  des  mœurs  (2).  »  Et  ces  mœurs  étaient 
charmantes. 

Nous  avons  dit  que  les  Arabes  n'avaient  pas  pratiqué 
les  tournois  à  la  façon  européenne,  dans  ce  sens  que 
dans  la  tribu,  en  temps  de  paix,  ils  ne  se  livraient  pas 
entre  eux  à  des  duels  sanglants  et  mortels.  Ils  ne  tour- 
noyaient que  sur  le  champ  de  bataille,  contre  l'ennemi, 
mais  ils  avaient  des  jeux  guerriers  —  inoffensifs,  — 
par  quoi  ils  dressaient  leurs  chevaux  et  s'exerçaient  au 


(1)  Plusieurs  chroniqueurs  du  Moyen-Age  proclament  que  ce 
fut  Geoffroi  de  Preuilly,  mort  en  1066,  qui  «  inventa  »  les  tour- 
nois. Ils  disent  :  C'est  ce  Geoffroi  qui  tornamenta  invertit.  Voir  Gau- 
tier, p.  675. 

(a)  Marin,  t.  II,  p.  181. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES         201 

maniement  des  armes,  et  ils  avaient  également  des  lut- 
tes sportives,  véritables  duels...  sans  effusion  de  sang. 
Deux  anecdotes  tirées  du  «  Livre  des  chansons  »  nous 
renseigneront  plus  avantageusement  que  de  longs 
commentaires  sur  les  jeux  et  les  combats  singuliers  des 
Arabes.  La  première  rend  compte  d'un  «  duel  »  entre 
un  poète  et  un  bellâtre  pour  les  beaux  yeux  d'une 
femme  : 

«  En  ce  temps-là,  le  poète  Gamil  n'avait  pas  encore 
déclaré  son  amour  à  Bouçanieh.  Or  Tawba,  étant  passé 
par  Beni-Azra,  en  route  pour  la  Syrie  avait  attiré  sur 
lui  l'attention  bienveillante  de  Bouçanieh  —  ce  qui 
déplut  à  Gamil.  —  «  Qui  es-tu  ?  demanda-t-il  à  l'étran- 
ger. —  Je  suis  TaAvba  fils  d'El  Hamir.  —  Je  te  défie, 
dit  le  poète,  à  la  lutte,  au  tir  et  à  la  course  !  —  J'ac- 
cepte. »  Tawba  se  leva,  prit  des  mains  de  Bouçanieh 
une  pièce  d'étoffe  rouge  que  celle-ci  lui  tendait,  s'en 
ceignit  les  reins  et  marcha  au  devant  de  son  adver- 
saire. Leur  corps  à  corps  ne  dura  pas  longtemps,  Gamil 
eut  tôt  fait  de  renverser  son  rival.  Alors  ils  prirent  leurs 
arcs  et  tirèrent  à  tour  de  rôle;  les  flèches  de  Gamil 
ayant  atteint  le  but,  Gamil  fut  déclaré  vainqueur.  Enfin 
ils  firent  la  course,  et  cette  fois  encore  Gamil  remporta 
la  victoire.  —  «  La  présence  de  cette  dame  te  rend 
invincible,  dit  Tawba,  descendons  plutôt  dans  la  vallée 
et  recommençons,  si  le  cœur  t'en  dit.  »...  Loin  des 
yeux  de  Bouçanieh,  Gamil  fut  vaincu  à  la  course,  au 
tir,  au  corps  à  corps  !  (1)  » 

Et  voici  la  seconde  anecdote  : 

«  Le  Khalife  Omar  ayant  demandé  à  Madi  Karib  : 

(1)  Agani,  t.  X,  p.  80. 


302     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

<(  Quel  est  à  ta  connaissance  l'homme  le  plus  brave  ?  » 
Rarib,  après  avoir  rassemblé  ses  souvenirs,  répondit  : 
«  Prince  des  Croyants,  je  vais  te  faire  connaître  le  plus 
rusé,  ensuite  le  plus  peureux  et  enfin  le  plus  courageux 
de  tous  les  guerriers.  Je  les  ai  rencontrés  tous  les  trois 
dans  une  seule  et  même  expédition. 

«...  Quant  au  plus  peureux,  voici  (i)  :  Je  continuai 
donc  ma  route;  la  nuit  était  belle  et  limpide,  la  lune 
brillait  au  firmament,  soudain  j'aperçois  un  jeune 
homme  escortant  une  dame  et  j'entends  la  voix  du 
jouvenceau  chanter  à  sa  belle  ces  vers  : 

Loudayana  !  ô  Loudayana  I 

Puissions-nous  être  attaqués 

Et  je  te  ferai  apprécier  mon  courage  ! 

Et,  comme  pour  donner  à  sa  dame  un  échantillon  de 
son  adresse,  le  jouvenceau  tirait  de  sa  sacoche  des 
pommes  de  coloquinte  qu'il  lançait  en  l'air  et  qu'il 
rattrapait  au  vol  de  la  pointe  de  sa  lance. 

«  —  Hé  là!  lui  criai-je,  défendez-vous!  Vos  vœux 
sont  exaucés.  Faites  un  peu  admirer  votre  bravoure! 

«  Je  n'avais  pas  plus  tôt  terminé,  que  je  vis  ce  brave 
se  pencher  sur  son  cheval,  puis  tomber  à  terre.  Je  le 
touchai  du  bout  de  ma  lance.  Il  était  inerte,  quasi 
mort  de  peur.  Je  m'éloignai  de  ce  lâche  et  poursuivis 
mon  chemin. 

«  L'aube  me  vit  près  d'une  tente  où  trois  jeunes  filles, 
radieuses  comme  des  étoiles  scintillantes,  babillaient. 
Saisies  d'effroi   à  ma  vue,  elles  éclatèrent  en  sanglots, 

(i)  Nous  négligeons  la  première  partie  du  récit,  elle  n'intéresse 
pas  notre  sujet. 


LE  CULTE  DU  CHEVAL  ET  DES  ARMES    2o3 

puis,  ayant  repris  leurs  esprits,  elles  me  dirent  : 
«  —  Ce  n'est  pas  la  perspective  d'être  emmenées  en 
captivité  qui  nous  fait  pleurer,  mais  la  peine  que  nous 
avons  d'abandonner,  désormais  seule  ici,  une  sœur 
plus  jeune  et  plus  belle  que  nous.  Elle  est  là  tout 
près,  derrière  ce  tertre  de  sable,  o 

«  Poussé  par  la  curiosité,  l'avidité,  et  aussi  par 
l'amour  du  Beau,  je  me  dirigeai  dans  la  direction 
qu'elles  m'avaient  indiquée.  Quelle  ne  fut  pas  ma  sur- 
prise d'y  trouver,  au  lieu  d'une  belle  jeune  fille,  un 
jeune  homme  alors  occupé  à  mettre  sa  sandale  !  Aussi- 
tôt qu'il  m'aperçut,  le  jouvenceau  sauta  sur  son  cheval 
et  arriva  avant  moi  à  la  tente  que  je  venais  de  quitter.  Il 
rassura  les  trois  jeunes  filles  et  me  voyant  près  de  lui  : 

ce  —  Je  suis  à  toi,  me  dit-il,  cours-tu  d'abord  sur 
moi,  ou  vais-je  le  premier  courir  sur  toi  ?  —  Je  cours 
sur  toi,  lui  répondis-je.  »  11  partit  au  galop  et  je  me 
mis  à  sa  poursuite.  Bientôt  je  l'atteignis.  La  pointe  de 
ma  lance  lui  touche  l'épaule.  Je  veux  enfoncer  ma 
lance  ;  mon  homme  avait  disparu,  il  était  collé  au  poi- 
trail de  son  cheval. 

«  —  Et  d'une,  lui  dis-je.  —  Tant  que  tu  voudras  », 
me  répliqua-t-il.  11  s'était  remis  en  selle  et  je  le  pour- 
suivais, quelque  peu  humilié  de  mon  premier  échec. 
Je  crois  le  piquer  entre  les  deux  épaules.  J'allonge  le 
coup...  mon  adversaire  avait  sauté  de  son  cheval  et  se 
tenait  debout  immobile,  semblant  me  narguer.  Ma 
lance  avait  glissé  sans  le  toucher. 

«  —  Et  de  deux,  lui  dis-je.  A  la  troisième  !  »  Ma 
lance  lui  effleure  les  reins...  mais  ma  lance  ne  trouve 
rien  devant  elle.  L'homme  était  tranquillement  à  terre 
sous  le  ventre  de  son  cheval. 


204     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

«  Il  se  remet  en  selle.  «  —  Et  maintenant  à  mon 
tour  !  »  cria-t-il.  Je  crus  prudent  de  battre  en  retraite. 
Il  se  mit  à  me  poursuivre,  et  j'entendis  derrière  moi  le 
ricanement  du  vent  contre  sa  lance.  Je  me  retournai  et 
je  constatai  qu'il  me  chassait  avec  une  lance  sans  fer  ! 
Il  m'ordonna  de  descendre  de  cheval,  me  coupa  une 
touffe  de  cheveux  et  me  renvoya  en  me  disant  :  «  Il 
n'eût  pas  été  généreux  à  moi  de  te  tuer.  » 

Et  Karib  conclut  :  Celui-là  de  tous  mes  adversaires 
est  le  plus  brave  et  le  plus  généreux. 

Dans  une  autre  version  il  est  dit  que  Moukkadem  — 
c'est  le  nom  du  protecteur  des  trois  jouvencelles,  — 
s'étant  mis  à  la  poursuite  de  son  adversaire,  le  désar- 
çonna. ((  —  Me  voici,  dit  alors  Karib,  obligé  de  com- 
battre à  pied.  Choisis  :  ou  nous  nous  battrons  à  l'épée 
jusqu'à  ce  que  le  plus  faible  périsse,  ou  nous  lutterons, 
et  celui  qui  aura  le  dessus  dictera  à  l'autre  sa  loi,  ou 
bien  nous  nous  réconcilierons.  »  Ils  firent  la  paix  et 
plus  jamais  ne  se  combattirent  (i).  » 

Il  y  eut  en  effet  entre  les  preux  d'Arabie  des  pactes 
ou  fraternités  d'armes  assez  semblables  à  celles  qui 
unissaient  Du  Guesclin  et  Clisson,  Bassompierre  et 
Schomberg...  (2)  Nous  croyons  inutile  de  nous  étendre 
sur  ce  point. 

Concluons  donc  :  les  Arabes  eurent  de  tout  temps 
le  culte  du  cheval  et  des  armes  et  ils  surent,  par  une 
éducation  sévère,  des  exercices  journaliers,  des  soins 
intelligents  et  dévoués,  porter  l'art  équestre  et  l'art  de 
forger  et  de  manier  les  armes  à  un  degré  voisin  de  la 
perfection. 

(1)  Raunatt  el  Agani,  t.  II,  pp.  21/4  et  suiv. 

(3)  Voir  Lacurne  de  Sainte-Palaye,  t.  I,  notes  p.  272  et  suiv. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR 


De  même  qu'elle  a  pris  plaisir  à  couronner  les  cimes 
neigeuses  de  fleurs  rares,  délicates  et  jolies,  la  nature 
semble  avoir  mis  une  certaine  coquetterie  à  sortir, 
des  sables  arides  de  l'Arabie,  une  plante  odorifé- 
rante qui  donne  les  fleurs  les  plus  enivrantes  et  les  plus 
merveilleuses  du  monde  ;  Honneur  est  le  nom  de  la 
plante,  et  ses  fleurs  s'appellent  :  Fidélité,  Loyauté, 
Prouesse,  Largesse  et  Courtoisie  ! 

L'honneur  fut  implanté  en  Europe  au  Moyen-Age, 
et  la  terre  de  France  lui  étant  particulièrement  favora- 
ble, il  s'y  développa  avec  amour  ;  ses  fleurs  en  couvri- 
rent le  sol  et  la  France  devint  dès  lors  «  le  Jardin  de 
l'Honneur  ». 

Au  contraire  de  l'Arabie  qui  avait  gardé  jalousement 
pour  elle  seule  et  sa  plante  et  ses  fleurs,  la  France, 
s'étant  enivrée  au  parfum  de  l'Honneur,  voulut  en 
faire  profiter  l'humanité  entière.  Elle  prit  à  cœur  de 
voir  partout  fleurir  et  s'épanouir  les  fleurs  de  l'Idéal,  et, 
semeuse  intrépide,  elle  se  mit  à  parcourir  le  monde, 
tantôt  pacifique  et  tantôt  guerrière,  pour  semer  à  pleines 
mains  la  bonne  graine.  Et  ainsi,  par  la  plume  ou  par 
l'épée  et  toujours  par  l'exemple,  elle  poliça  les  peuples, 


2o6     LA  TRADITION  CHEVALERESQLE  DES  ARABES 

les  convertit  au  culte  du  Vrai  et  du  Beau,  donna  plus 
de  dignité  à  l'espèce  humaine  et  fit  de  telle  sorte  que, 
partout  où  de  l'honneur  éclôt,  il  y  a  de  la  France  ! 

L'honneur  des  temps  modernes,  que  Chateaubriand 
définit  :  «  Une  vertu  qui  consiste  souvent  à  sacrifier  les 
autres  vertus,  vertu  qui  peut  trahir  la  prospérité, 
jamais  le  malheur;  vertu  implacable  quand  elle  se 
croit  offensée,  vertu  égoïste  et  la  plus  noble  des  person- 
nalités ;  vertu  enfin  qui  se  prête  à  elle-même  serment 
et  qui  est  sa  propre  fatalité,  son  propre  destin  >*,  est  né 
delà  fidélité  du  corps  aristocratique  à  la  personne  du 
monarque,  alors  même  que  ce  monarque  était  crimi- 
nel »  (i).  Et  Herder  explique  :  «  Il  est  évident  que  le 
métier  des  armes  dut  dégénérer  en  une  franche  barba- 
rie, sitôt  qu'il  devint  un  droit  héréditaire  et  que  le  vrai 
et  loyal  chevalier  fut  dès  son  berceau  un  noble  châte- 
lain. Des  princes  prévoyants,  qui  nourrissaient  auprès 
d'eux  des  gardes  oisifs,  s'appliquèrent  à  perfectionner 
l'institution  et,  pour  la  propre  sécurité  de  leur  cour, 
de  leurs  familles,  de  leurs  domaines,  ils  cherchèrent  à 
polir  les  mœurs  et  à  cultiver  l'esprit  des  vaillants 
pages.  De  là  ces  lois  sévères  contre  tout  acte  de  félonie 
ou  de  bassesse  ;  de  là  ces  nobles  devoirs  :  protection 
de  l'opprimé,  défense  de  l'honneur  virginal,  générosité 
envers  ses  ennemis,  qui  tous  étaient  faits  pour  préve- 
nir la  violence  des  hommes  d'armes  et  adoucir  la 
rudesse  de  leurs  penchants  (2).  » 

(1)  Chateaubriand,  Analyse  raisonnce  de  l'Histoire  de  France  : 
Féodalité,  Chevalerie,  etc.,  pp.  8a  et  suiv.  Voir  également  dans 
Servitude  et  Grandeur  militaires  les  belles  pages  que  consacra 
Alfred  de  Vigny  à  l'Honneur. 

(a)  Herder,  t.  III,  p.  436,  traduction  Quinet. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  207 

D'où  il  faut  conclure  i°  que  le  culte  de  l'honneur  ne 
paraît  en  Europe  qu'au  Moyen-Age  seulement,  20  qu'il 
est  alors  l'apanage  exclusif  d'une  caste,  corps  aristocra- 
tique, seigneurs  féodaux  ou  chevaliers,  3°  qu'il  se  pré- 
sente tout  d'abord  comme  une  mesure  de  sûreté  et  de 
garantie  contre  la  brutalité  des  guerriers  avant  que  de 
pénétrer  les  mœurs  et  de  devenir  le  mobile  des  actions 
chevaleresques. 

En  revanche,  l'honneur  semble  le  premier  né  de  la 
Société  Arabe.  Il  est  le  bien  commun,  la  propriété,  la 
religion  de  tous,  sans  distinction  de  classe  ni  de  caste. 
Aussi  loin  que  l'on  peut  remonter  dans  l'histoire  des 
Arabes,  on  trouve  l'honneur  inspirant  et  alimentant 
leur  éloquence,  dirigeant  et  régentant  leur  conduite, 
source  féconde  de  leurs  gestes  héroïques.  Comme  ils 
menaient  tous  la  même  existence,  fière,  besogneuse  et 
belliqueuse,  qu'ils  ne  reconnaissaient  aucune  autorité 
de  prince,  de  loi  ou  de  gouvernement,  les  «  hommes 
les  plus  libres  de  la  terre  »  devaient  naturellement 
s'entendre  pour  circonscrire  et  délimiter  les  dangers 
auxquels  les  exposait  leur  vie  aventureuse.  L'analogie 
de  situation  créa  l'analogie  de  sentiments,  et  tous  con- 
vinrent tacitement  qu'il  fallait  respecter  la  femme, 
l'hôte,  le  voisin,  l'opprimé,  parce  qu'il  était  de  l'inté- 
rêt de  chacun  qu'on  ne  molestât  ni  lui  ni  les  siens 
sans  défense.  D'où  le  mépris  universel  pour  tout  acte 
de  félonie,  de  lâcheté  et  de  bassesse.  Ainsi  de  temps 
immémorial,  de  par  le  caractère  de  la  contrée  et  de  ses 
habitants,  la  Société  Arabe  se  trouva  reposer  sur  de 
simples  engagements,  n'eut  d'autre  loi  qu'une  parole, 
et  parmi  la  diversité  des  croyances  et  la  multiplicité 
des  tribus  qu'un  drapeau  et  qu'un  culte  :  l'Honneur! 


ao8     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Ce  culte  eut  tout  un  peuple  de  fidèles  et  de  martyrs. 
Parmi  eux  l'orgueil  qui  s'attache  à  la  possession  des 
perfections  viriles  étant  sans  cesse  en  jeu,  leur  «  per- 
fectibilité »  s'en  trouva  augmentée,  rehaussée.  Ce  ne 
fut  pas  assez  de  respecter  toutes  les  faiblesses  —  ils 
s'en  constituèrent  les  défenseurs  farouches  et  gra- 
tuits. Ce  n'était  pas  assez  d'être  hospitalier  —  ils  se 
dépouillèrent,  se  ruinèrent,  se  privèrent  du  strict 
nécessaire  pour  ne  refuser  jamais,  pour  donner  encore 
et  davantage.  Ce  degré  atteint,  ils  le  franchirent.  Impa- 
tients de  protéger  et  d'accueillir,  trouvant  le  temps 
long  à  attendre  un  fugitif  ou  un  hôte,  les  nomades 
devinrent  tout  naturellement  des  chevaliers  errants.  Ils 
allèrent  au  devant  de  l'infortune  et  se  mirent  en  quête 
de  malheureux,  à  secourir.  Ils  eurent  réellement  la 
monomanie  de  l'honneur. 

Attirés  par  la  perfection  comme  le  fer  par  un 
aimant,  ou  comme  l'aimant  par  le  pôle,  voulant  y  par- 
venir malgré  tout,  ils  réussirent  du  moins  à  nous  don- 
ner de  nobles  leçons  et  de  sublimes  exemples  de 
désintéressement,  de  loyauté,  de  générosité,  de  gran- 
deur d'âme.  Dans  l'arène  des  vertus  viriles,  préten- 
dant tous  à  la  première  place,  souvent  il  leur  advint 
d'atteindre  au  divin.  Nous  n'essaierons  pas  d'égrener 
sur  un  rosaire  la  liste  de  ces  vertus,  nous  risquerions 
de  lasser  la  patience  du  lecteur.  Nous  ne  parlerons  pas 
de  leur  courage  ni  de  leur  bravoure  —  courage  et  bra- 
voure étaient  parmi  eux  monnaie  de  billon.  Nous  ne 
traiterons  pas  davantage  de  leur  religion  de  la  ven- 
geance, qui  fut  peut-être  le  sentiment  le  plus  profond 
de  l'âme  arabe.  Nous  négligerons  même  à  regret  la 
fleur  exquise  et  précieuse  entre  toutes,  du  point  d'hon- 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  209 

neur,  appréciation  délicate  des  offenses  (1),  qui  leur 
faisait  sacrifier  la  vie,  les  biens,  la  tribu  même,  pour 
laver  une  tache  à  l'honneur.  Sentiment  admirable  qui 
fit  du  poète  Chanfara  une  bête  fauve  qui  ne  consentit 
à  reposer  dans  la  mort  qu'après  avoir  tué  cent  hommes 
de  Béni  Selleman,  à  cause  d'un  soufflet  que  lui  avait 
appliqué  une  fillette  de  Béni  Selleman.  Sentiment 
admirable  «  qui  fit  en  1 568  révolter  tout  l'Alpuzarra  de 
Grenade  et  périr  5o.ooo  Maures  pour  venger  un  coup 
de  bâton  donné  par  Don  Juan  de  Mendoza  à  Don  Juan 
de  Malec  descendant  des  Aben  Humeya  »  (2). 

Nous  nous  contenterons  donc,  car  il  faut  savoir  se 
borner,  de  donner  pour  cadre  aux  vertus  arabes  les 
lois  de  la  Chevalerie  européenne.  Cela  aura  le  double 
avantage  de  ramasser  notre  sujet  et  de  montrer  que 
les  Arabes  cultivaient  les  sentiments  qu'on  est  convenu 
d'appeler  chrétiens. 

Le  Code  de  Chevalerie,  qui  n'a  jamais  été  nette- 
ment formulé  (3),  peut  être  condensé  en  huit  com- 
mandements, dont  quatre  sont  d'ordre  religieux  et 
féodal  et  les  autres  d'ordre  militaire  et  chevaleresque. 
Nous  allons  rappeler  brièvement  les  premiers  en  leur 
opposant  les  textes  coraniques  correspondants.   Nous 


(1)  Le  point  d'honneur  qui  est  le  raffinement  de  l'honneur... 
est  cette  susceptibilité  ombrageuse  qui  éloigne  non  seulement  une 
lâcheté,  une  honte,  mais  l'idée  de  la  plus  légère  hésitation  en 
matière  d'honneur  et  de  courage  ;  qui  repousse  non  seulement 
l'outrage,  mais  l'ombre  d'une  insulte...  »  (J.-J.  Ampère,  Mélanges 
d'histoire  littéraire  et  de  littérature,  t.  I,  p.  186.) 

(2)  S.  de  Sismondi,  op.  cit.,  t.  I,  p.  268. 

(3)  Gautier,  La  Chevalerie,  p.  3i. 

i4 


a io     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

nous  étendrons  plus  longuement  sur  les  vertus  cheva- 
leresques édictées  par  le  code  de  Chevalerie. 

Le  premier  commandement,  qui  peut  être  formulé 
de  la  façon  suivante  :  «  Tu  croiras  à  tout  ce  qu'ensei- 
gne l'Eglise  et  tu  observeras  tous  ses  commande- 
ments »,  prescrit,  en  dehors  de  certains  devoirs  reli- 
gieux (obligation  d'assister  à  la  messe,  de  se  confes- 
ser, de  communier  avant  que  de  se  battre),  celui  de 
«  mourir  pour  la  foi  et  dans  la  foi  ». 

Chevaliers  en  ce  monde-cy 
iNe  peuvent  vivre  sans  soucy  : 
Ils  doivent  le  peuple  défendre 
Et  leur  sanc  pour  la  foi  espandre. 

(Eustache  Deschamps)  (i). 

Ce  devoir  rempli  —  répandre  son  sang  pour  la  foi, 
—  le  guerrier  était  assuré  d'être  récompensé  là-haut 
par  la  possession  de  «  la  gloire  absolue  »  et  par  le  par- 
fum des  saintes  fleurs  du  Paradis... 

De  même  on  lit  dans  le  Koran  :  «  Ne  dis  pas  que 
ceux  qui  ont  été  tués  pour  la  cause  de  Dieu  sont  morts  ; 
ils  sont  vivants  et  reçoivent  leur  nourriture  des  mains 
du  Tout-Puissant  (2).  » 

Ailleurs  le  Prophète  dit  :  «  Inhumez  les  martyrs 
(ceux  qui  sont  tombés  sur  le  champ  de  bataille)  comme 
ils  sont  morts,  avec  leur  habit,  leurs  blessures  et  leur 
sang.  Ne  les  lavez  pas  :  leurs  blessures  au  jour  du  juge- 
ment auront  l'odeur  du  musc.  » 

(1)  Lacurne  de   Sainte-Palaye  (note    sur   la  deuxième   partie, 
p.  128). 

(a)  Sourate,  chap.  II,  vers.  149. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  an 

On  voit  que  les  deux  religions  musulmane  et  chré- 
tienne sont  d'accord  pour  considérer  comme  élus  et 
martyrs,  dignes  des  félicités  célestes,  ceux  qui  meurent 
pour  la  défense  de  leurs  croyances,  de  leur  Idéal. 

Rien  de  plus  juste. 

Le  deuxième  commandement  est  :  «  Tu  protégeras 
l'Eglise  »,  en  d'autres  ternies  :  Tu  feras  tout  en  ton 
pouvoir  pour  maintenir  et  fortifier  la  Chrétienté. 

De  même  on  lit  dans  le  Koran  :  «  x\nnoncez  à  ceux 
qui  entassent  l'or  et  l'argent  dans  leurs  coffres  et  qui 
refusent  de  l'employer  au  soutien  de  la  foi,  qu'ils  souf- 
friront d'horribles  tourments  (i).  » 

Et  ailleurs  :  «  Chargés  ou  légers,  marchez  à  la  guerre 
sainte  et  consacrez  vos  jours  et  vos  richesses  à  la 
défense  de  la  foi.  Il  n'est  point  pour  vous  de  sort  plus 
glorieux  (2).  » 

Le  troisième  commandement  est  :  «  Tu  feras  aux 
Infidèles  une  guerre  sans  trêve  ni  merci.  » 

On  sait  que  ce  commandement  a  été  scrupuleuse- 
ment observé  et  qu'il  fut  appliqué  à  la  lettre  plusieurs 
siècles  durant  avec  une  ardeur  et  un  fanatisme  qui 
n'ont  jamais  été  dépassés.  «  Tous  nos  romans,  remar- 
que Gautier,  ne  sont  à  vrai  dire  que  le  récit  de  celte 
grande  et  formidable  lutte  (3)  »,  et  les  deux  vers  qui, 
d'après  l'auteur  de  la  Chevalerie,  rendent  le  mieux  la 
physionomie  des  chevaliers  chrétiens  et  sont  les  plus 


(1)  Koran,  ch.  IX,  vers.  36. 
(a)  Sourate,  chap.  IX,  v.  4i. 
(3)  Gautier,  p.  71. 


s  12     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

ressemblants  de  tous  leurs  portraits,  seraient  les  sui- 
vants : 

«  Ils  se  combattent  as  Turcs  moult  volontiers 
Et  souvent  sont  dans  leur  sanc  baptisié.  » 

La  mort  elle-même  n'apaise  pas  la  baine  de  ces 
farouches  guerriers,  et  les  délices  du  ciel  semblent 
impuissantes  à  les  retenir  quand  il  s'agit  de  batailler 
contre  les  païens  : 

«  Si  nous  étions  en  Paradis  couchés,  disent-ils,  nous 
en  redescendrions  pour  combattre  les  Sarrazins  (i).  » 

lis  en  seraient  redescendus  aussi  volontiers  pour 
combattre  les  Albigeois... 

Nous  devons  reconnaître  que  les  Musulmans,  au 
moins  du  temps  de  leur  prospérité  et  de  leur  toute- 
puissance,  témoignèrent  au  dehors  comme  au  dedans 
d'un  plus  large  esprit  de  tolérance.  Au  dehors,  ils  ne 
procédèrent  jamais  à  ces  exactions  exagérées,  à  ces 
conversions  forcées  dont  l'histoire  des  Croisades,  les 
guerres  d'Espagne  et  la  chute  de  Grenade  fournissent 
de  nombreux  exemples.  La  loi  coranique  exige,  en  effet, 
de  faire  aux  peuples  qu'on  se  propose  d'attaquer  une 
sommation  préliminaire  à  tout  acte  d'hostilité.  «Invite- 
les,  dit  le  Prophète,  à  la  voix  de  ton  Seigneur  avec 
sagesse  et  tâche  de  les  convaincre  par  des  exhortations 
douces  et  persuasives.  Dieu  connaît  mieux  que  per- 
sonne celui  qui  s'est  fourvoyé  de  la  bonne  voie  (2).  » 
Voici  du  reste  le  texte  de  la  harangue  qu'adressa  le 
Kalife  Abou  Bakr  aux  soldats  d'Ouçama  partant  pour 

(1)  Ciautier,  p.  71. 

(2)  Koran,  ch.  II,  vers.  2^7. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  2i3 

la  conquête  de  la  Syrie,  l'année  même  de  la  mort  de 
Mahomet  (632),  c'est-à-dire  au  plus  fort  de  l'enthou- 
siasme religieux  des  Arabes  : 

«  Combattez  bravement  et  loyalement,  leur  dit-il, 
n'ayez  pas  de  perfidie  envers  vos  ennemis;  ne  mutilez 
pas  les  vaincus,  ne  tuez  ni  les  vieillards,  ni  les  enfants, 
ni  les  femmes  ;  ne  détruisez  pas  les  palmiers,  ne  brûlez 
pas  les  moissons,  ne  coupez  pas  les  arbres  fruitiers, 
n'égorgez  pas  le  bétail,  à  l'exception  de  ce  qu'il  faudra 
pour  votre  nourriture.  Vous  trouverez  sur  voire  route 
des  hommes  vivant  dans  la  solitude  et  la  méditation, 
voués  à  l'adoration  du  Seigneur  ;  ne  leur  faites  pas  de 
mal  (1).  »  Ces  hommes  vivant  dans  la  solitude  c'étaient 
des  ermites  et  des  anachorètes,  des  religieux  chrétiens... 

Le  pays  une  fois  conquis,  on  laissait  aux  habitants 
leur  religion,  leurs  mœurs  et  même  leur  système  admi- 
nistratif. On  ne  les  astreignait  somme  toute  qu'au  paie- 
ment d'un  tribut  sensiblement  inférieur,  la  plupart  du 
temps,  au  montant  des  impôts  perçus  par  le  gouverne- 
ment précédent.  D'ailleurs  une  tradition  constante 
enseigne  le  respect  des  droits  des  «  Zimmis  »  (chrétiens 
et  juifs)  :  «  Ils  ont,  dit  la  tradition,  les  mêmes  droits 
que  nous;  les  mêmes  devoirs  leur  incombent  (2)  »,  et 
encore  :  «  Qui  fait  du  mal  à  un  Zimmi  est  indigne  de 
l'Islam  (3).  »  C'est  donc  avec  raison  que  Fauriel  a  pu 
dire  :  «  L'Histoire  n'offre  point  d'exemple  de  persécu- 
tions ou  d'injustices  exclusivement  dirigées  contre  les 


(1)  Gaussin  de  Perceval,  Essais  sur   l'histoire  des  Arabes,  t.  III, 
p.  343. 

(2)  et  (3)  Cheikh  Mohammed  Abdou  :  Al  Islam  wal  noussranich, 
Le  Caire,  p.  74. 


3i4     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

vaincus,  et  tous  les  chefs  célébrés  pour  leur  équité  pro- 
tégèrent indistinctement  tous  leurs  gouvernés  (i).  » 

Le  quatrième  commandement  peut  être  formulé 
ainsi  :  «  Tu  t'acquitteras  de  tes  devoirs  féodaux  »,  c'est- 
à-dire  que  le  chevalier  devait  accomplir  scrupuleuse- 
ment toutes  les  obligations  féodales  qui  lui  incom- 
baient et  particulièrement  celle  de  fidélité  à  son  suze- 
rain. 

L'Islam  de  son  côté  recommande  «  d'obéir  à  ceux 
qui  commandent  »,  mais  non  pas  aveuglément.  Un 
hadith  rapporté  par  Boukhari  et  Mouslem  dit  :  «  Point 
d'obéissance  pour  la  désobéissance  du  Créateur  (2).  » 

Et  on  lit  dans  El  Mawardi  :  «  il  est  de  votre  devoir 
d'écouter  tous  ceux  qui  vous  commandent,  et  de  leur 
obéir,  tant  qu'ils  ne  vous  ordonnent  pas  de  faire  quel- 
que chose  que  Dieu  désapprouve.  S'ils  l'ordonnent,  il 
n'y  a  plus  à  écouter,  ni  à  obéir  (3).  » 

Il  est  intéressant  de  remarquer,  ici,  que  le  souverain 
ou  Khalife  n'a  pas  de  pouvoir  religieux  à  proprement 


(1)  Fauriel,  Histoire  de  la  Gaule  Méridionale,  t.  III,  p.  5g. 

(2)  Un  manifeste  du  Chérif  de  la  Mecque  porte  textuellement  : 
a  II  n'est  pas  du  d'obéissance  par  une  créature  contre  la  loi  du 
Créateur  (Temps,  12  novembre  1916).  11  n'y  a  pas  du  reste  de  pou- 
voir religieux  à  proprement  parler  dans  l'Islam.  Chacun  est  libre 
d'interpréter  comme  il  l'entend  les  textes  sacrés.  Les  Oulémas 
sont  seulement  considérés  comme  «  plus  savants  »  et  leur  inter- 
prétation de  la  loi  plus  proche  de  la  vérité.  C'est  en  ce  sens  qu'il 
faut  comprendre  le  mot  du  Prophète  :  «  la  religion  est  dans  le 
conseil  »,  rappelé  par  les  Oulémas  du  Caire,  dans  leur  manifeste 
aux  Egyptiens  pour  leur  conseiller  la  tranquillité  pendant  la 
guerre  (journaux  d'Egypte,  9  novembre  1914). 

(3)  Al  Mawardi,  t.  II,  pp.  1G1  et  suiv. 

Al  Ahkam  as  Soûl  taniyya,  traduction  Ostrorog. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  ai5 

parler.  En  principe  il  est  nommé  par  le  peuple  ou  par 
l'Assemblée  qui  représente  le  peuple;  il  tient  ses  droits, 
non  de  Dieu,  mais  du  peuple  qui  peut  le  renverser  s'il 
va  à  rencontre  des  principes  de  justice  et  d'humanité 
édictés  par  le  Roran.  Ses  pouvoirs  sont  civils  et  non 
religieux.  Il  n'est  pas  infaillible.  Le  droit  qu'il  a  d'in- 
terpréter les  textes  sacrés,  il  le  partage  avec  le  plus 
humble  de  ses  sujets.  N'a-t-on  pas  vu  le  Sultan  Salah-el- 
Dine  en  procès  avec  un  de  ses  sujets  comparaître  en 
personne  devant  le  Kadi?...  Il  gagna  son  procès  et  fît 
don  à  son  adversaire  de  l'objet  contesté  (Boha-eddin). 

Les  quatre  derniers  commandements  du  Code  de 
Chevalerie  comprennent  les  quatre  vertus  fondamenta- 
les de  la  Chevalerie;  savoir  :  la  Bravoure  (tu  ne  recu- 
leras pas  devant  l'ennemi);  la  Fidélité  à  la  parole  don- 
née (tu  ne  mentiras  pas  et  seras  fidèle  à  la  parole  don- 
née) ;  la  Générosité  (tu  seras  libéral  et  feras  largesse  à 
tous)  ;  la  Défense  du  faible  (tu  auras  le  respect  de  toutes 
les  faiblesses  et  t'en  constitueras  le  défenseur).  Nous 
allons  les  étudier  séparément. 


LA  BRAVOURE 


Nous  ne  parlerons  pas  de  cette  vertu  que  les  Français 
ont  démonétisée.  Quand  la  bravoure  devient  commune 
à  tout  un  peuple,  au  point  de  constituer  sa  façon  de 
vivre  ordinaire  et  non  plus  accidentelle,  on  éprouve 
une  certaine  pudeur  à  rappeler  les  hauts  faits  des  pala- 
dins de  jadis. 

Les  héros  de  cape  et  d'épée  de  l'antiquité  —  et  l'an- 
tiquité s'étend  jusqu'au  mois  d'août  191 4  —  semblaient 
jusque-là  comme  des  phares  lumineux  dans  la  nuit  des 
temps  ;  ils  ne  sont  plus  aux  jours  que  nous  vivons  que 
de  faibles  et  vacillants  lumignons  :  La  lumière  jaillie 
du  cœur  de  la  France,  en  actions  héroïques,  a  rendu 
pâles  et  ternes  les  actions  d'éclat  les  plus  brillantes  du 
passé.  La  bravoure  présente  qui  se  déroule  à  nos  yeux, 
comme  un  fleuve  magnifique,  a  entraîné,  emporté, 
submergé  toutes  les  vaillances  des  légendes.  Elle 
devient  elle-même  légende,  et  il  ne  reste  plus  aux 
braves  de  jadis  qu'un  refuge  et  qu'un  abri  contre  l'ou- 
bli :  la  stèle  taillée  dans  le  verbe  que  leur  dressa  l'en- 
thousiasme des  grands  poètes. 


LA  FIDÉLITÉ  A  LA  PAROLE  DONNÉE 


Sur  le  mont  Sinaï,  ls  Seigneur  avait  dit  à  Moïse  :  u  Tu 
ne  mentiras  pas.  »  Le  Code  de  Chevalerie  ajoute  à  l'u- 
sage du  chevalier  :  «  Tu  seras  fidèle  à  ta  parole.  » 

La  fidélité  à  la  parole  donnée  est  une  vertu  essentiel- 
lement chevaleresque  —  nous  dirons  même  qu'elle  est 
la  plus  essentielle  de  toutes  les  vertus  chevaleresques, 
car  elle  les  explique  toutes.  Elle  est  avec  la  franchise  la 
conséquence  de  la  force  et  du  courage  :  c'est  parce 
qu'on  est  fort  et  sans  crainte  que  l'on  est  franc,  et  c'est 
parce  qu'on  est  brave  et  courageux  que  l'on  a  le  cou- 
rage de  ses  opinions  et  celui  de  les  soutenir,  au  besoin 
les  armes  à  la  main  : 

«  Tout  homme  de  courage  est  homme  de  parole.  »  (i) 

Etre  fidèle  à  sa  parole,  c'est  le  plus  souvent  aller  à 
l'encontre  de  ses  intérêts.  Il  n'y  a  pas  de  mérite  à  obser- 
ver un  engagement  qui  nous  profile.  La  fidélité  à  la 
parole  donnée  suppose  donc  le  désintéressement  ;  plus 
encore,  elle  comporte  une  attitude  et  des  gestes  con- 
traires à  ses  propres  intérêts,  favorables  et  profitables  à 

(i)  Corneille,  Le  Menteur,  Acte  III. 


ai8     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

ceux  d'autrui.  Courage,  désintéressement,  esprit  de 
sacrifice,  ne  sont-ce  pas  là  les  bases  de  la  Chevalerie  ? 
La  notion  du  respect  de  la  parole  donnée  marque  la  fin 
de  la  barbarie  et  l'aurore  de  la  civilisation.  La  force 
brutale  cesse  d'être  le  droit  et  la  loi,  l'intérêt  cesse  d'ê- 
tre le  mobile  et  le  guide  unique  des  actions  des  hom- 
mes. Du  jour  où  Ton  a  pu  se  reposer  sur  une  promesse, 
on  put  s'adonner  sans  crainte  aux  travaux  de  la  paix, 
puisqu'on  était  assuré  que  l'intérêt  à  garder  sa  parole 
primait  et  surpassait  tous  les  autres  intérêts.  Ainsi  la  vie 
des  peuples  comme  celle  des  individus  finit  par  repo- 
ser presque  entièrement  sur  la  foi.  On  fait  confiance  et 
créance  à  une  parole,  à  une  signature,  à  un  engage- 
ment, à  un  traité  librement  consentis.  Du  moment 
qu'  «  on  a  donné  sa  parole  »  —  et  l'expression  marque 
bien  une  tradition  effective,  —  on  a  donné  dans  le  même 
temps  l'objet  promis.  On  n'est  plus  libre  de  revenir  sur 
sa  parole,  de  la  reprendre,  de  l'amputer  ou  de  la  discu- 
ter —  elle  est  un  fait  acquis.  Elle  appartient  irrévoca- 
blement au  passé,  quoique  son  exécution  doive  dépen- 
dre de  circonstances  à  venir.  Et  cette  fidélité  à  la  parole 
donnée  fut  jugée  tellement  belle  et  bonne  et  féconde  en 
résultats  heureux,  qu'on  l 'éleva  à  la  hauteur  d'une  reli- 
gion. Les  individus  comme  les  nations  qui  manquent  à 
la  «  religion  de  la  parole  »  commettent  un  sacrilège  et 
encourent  le  mépris  des  hommes  et  la  malédiction  de 
Dieu.  Toute  félonie  porte  en  elle  son  châtiment  et  l'on 
est  souvent  puni  par  où  l'on  a  péché. 

Les  Arabes  ont  apprécié  la  franchise  à  sa  juste 
valeur.  Ils  la  confondent  avec  la  bonté.  Aimant  la 
vérité  dans  les  propos,  ils  ont  étendu  le  terme  véridi- 
que  à  tout  ce  qui  est  bon.  Pour  eux  «  un  homme  véri- 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  219 

dique  »  ne  signifie  pas  seulement  un  homme  franc  et 
sincère,  cette  expression  s'entend  d'une  façon  plus 
générale  et  désigne  un  homme  excellent  sous  tous  les 
rapports.  De  même  on  dit  :  une  étoffe  véridique,  un 
vin  véridique,  pour  dire  une  bonne  étoffe,  un  bon 
vin...  Le  mot  véridique  est  en  arabe  synonyme  de  bon. 
Et  cela  juge  un  peuple  pour  qui  le  Vrai  et  le  Bien  ne 
font  qu'un. 

Ils  ne  connaissaient  pas  le  mensonge  —  le  mensonge 
est  le  recours  du  lâche,  et  les  Arabes  étaient  de  fiers 
guerriers.  En  revanche,  ils  avaient  tous  le  culte  de  la 
parole  (1).  C'était,  avant  l'Islam,  leur  religion  natio- 
nale. Tribus  chrétiennes,  juives  ou  païennes,  toutes 
avaient  une  croyance  commune,  une  foi  commune  — 
celle  de  la  parole.  Dans  -ce  pays  de  nomades  et  de 
hardis  cavaliers  —  où  tout  gouvernement  faisait 
défaut,  où  n'existaient  ni  tribunaux,  ni  gendarmes,  — 
la  parole  donnée  remplaçait  avantageusement  les 
codes,  les  huissiers,  et  tout  l'attirail  de  la  justice 
moderne. 

Représentez-vous  ces  tribus  en  guerre  perpétuelle  les 
unes  contre  les  autres,  ces  chevaliers  errants  toujours 
à  l'affût  d'un  coup  de  main,  en  quête  de  razzias  ou  de 
vengeances  à  assouvir  ;  à  peine  le  premier  croissant  du 
mois  de  trêve  s'est-il  levé,  que  la  guerre  cesse  comme 
par  enchantement  :  les  troupeaux  peuvent  paître  sans 
surveillance,  les  marchandises  peuvent  voyager  sans 
risques  ;  il  n'est  plus  de  crainte  pour  les  hommes,  ni 
pour  les  bêtes,  ni  pour  les  choses.  Les  épées  indiennes 


(1)  «  Il  n'y  a    point  de  peuples   plus    religieux  observateurs 
des  serments,  que  les  Arabes.  »  (Hérodote,  III,  8.) 


220     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

sont  rentrées  dans  le  fourreau,  les  haines  pour  un 
temps  sont  refoulées  dans  le  plus  profond  des  cœurs. 
On  peut  traverser  sans  dommage  le  pays  ou  même  le 
champ  de  son  pire  ennemi,  on  peut  se  rencontrer  face 
à  face  impunément  avec  le  fils  de  sa  victime,  créan- 
cier farouche  de  votre  sang  :  la  parole  donnée  est  au 
désert  la  plus  sûre  des  sauvegardes  !  Dans  les  réunions 
publiques,  pèlerinages  de  la  Mekke,  foire  d'Okaz,  de 
Honaïn,  de  Dzou  el  Madjaz  près  d'Arafat,  il  faut  écou- 
ter impassible  chanter  la  louange  de  la  tribu  rivale, 
vanter  les  exploits  de  son  vainqueur.  Il  faut  accueillir 
froidement  les  allusions  blessantes,  recevoir  en  pleine 
poitrine  et  sans  sourciller  les  flèches  acérées  des 
poètes  :  nulle  injure,  nulle  menace,  nul  geste  hostile  ou 
inélégant  ;  mais  une  attitude  digne,  une  politesse  hau- 
taine de  grand  seigneur  qui  sait  qu'  «  un  jour  est  pour 
nous  et  un  jour  contre  nous  »,  et  qu'il  aura  bientôt  sa 
revanche. 

Quelle  maîtrise  de  soi  cela  ne  suppose  pas,  quelle 
grandeur  d'âme,  quelle  fierté,  quelle  beauté  morale  et 
aussi  quelle  majesté  dans  ce  seul  mot  :  El  wafa,  la  foi 
—  le  respect  de  la  parole  donnée  ! 

Dans  la  Chanson  de  Jérusalem,  le  sarrazin  Cornu  ma- 
rant  a  donné  sa  parole  aux  chrétiens  que  les  trêves 
dureraient  trois  jours  et,  contrairement  à  tous  ses  inté- 
rêts, demeure  fidèle  à  sa  promesse.  Le  poète  met  dans 
sa  bouche  ces  nobles  paroles. 

Ma  foi  en  ai  plevi 

Miex  volroie  estre  mors  que  elle  fusl  mentie  (i). 

(i)  Jérusalem,  v.  5gi5  et  5gi6  (voir  Gautier,  p.  81). 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  221 

Est-il  plus  sensible  hommage  que  celui  rendu  par 
l'ennemi  ?  Est-il  plus  décisif  témoignage  de  la  loyauté 
des  Arabes  que  celui  fourni  par  les  fanatiques  guer- 
riers du  Moyen-Age  pour  qui  la  vertu  ne  pouvait  être 
que  chrétienne?  Mais  remontons  à  la  source;  pui- 
sons à  même  le  grand  fleuve  de  la  fidélité  arabe  quel- 
ques exemples  et  quelques  leçons.  Le  trait  rapporté  par 
la  Chanson  de  Jérusalem,  que  nous  venons  de  rappe- 
ler, n'était-il  pas  une  leçon  à  l'adresse  de  certains  guer- 
riers «  toujours  aussi  disposés  à  la  paix  qu'à  la  guerre, 
pourvu  qu'ils  espérassent  y  gagner  »  ?  (1)  Et  ne  vit-on 
pas  pendant  les  Croisades  des  prêtres  relever  de  leur 
serment  de  preux  chevaliers  «  parce  que  ces  serments 
étaient  sans  valeur,  ayant  été  faits  à  des  Infidèles  »  ?  (2) 

Pour  ne  pas  multiplier  les  citations  à  l'infini,  nous 
les  choisirons  de  manière  à  permettre  au  lecteur  d'em- 
brasser d'un  coup  d'œil  le  champ  immense  de  la  fidélité 
arabe.  Nous  lui  présenterons  tour  à  tour  un  exemple 
de  la  fidélité  d'un  homme  à  sa  parole,  un  autre  de  la 
fidélité  à  la  parole  donnée  à  son  hôte...;  les  autres 
titres  suivront. 

i°  Fidélité  a  la  parole  donnée.  —  Hanzalah  ben 
Abi  Afïra,  condamné  à  mort  par  un  caprice  du  roi  El 
Noman  (582  à  6o4),  demanda  la  grâce  de  s'en  retourner 

(1)  Augustin  Thierry,  Conquête  de  l'Anglerre  par  les  Normands, 
t.  III,  pp.  282  et  287. 

Voir  la  conduite  d'Henri  VI  d'Allemagne  avec  Richard  Cœur 
de  Lion  ;  la  conduite  de  Cœur  de  Lion  avec  le  comte  d'Auvergne  ; 
la  conduite  de  Cœur  de  Lion  avec  Philippe-Auguste  (même 
ouvrage  que  ci-dessus,  t.  IV,  pp.  56  et  07,  84  et  85,  28  et  29). 

(2)  Stanley  Lane  Poole,  Saladin  the  fall  of  the  Kingdom  of  Jéru- 
salem, p.  225,  etc.,  etc. 


232     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

près  des  siens  pour  mettre  ses  affaires  en  ordre  et  prit 
l'engagement  de  revenir  au  bout  d'une  année.  Mais  il 
lui  fallait  un  garant  qui  répondît  sur  sa  vie  de  l'exé- 
cution de  cet  engagement.  Un  courtisan  d'El  Noman, 
du  nom  de  Charik  ben  Amran,  s'offrit.  11  mit  sa  main 
dans  la  main  d'Hanzalah  et  dit  au  roi  :  «  Ma  vie 
répond  de  la  sienne  »,  et  Hanzalah  fut  relâché. 

Le  dernier  jour  de  grâce  s'étant  levé,  on  s'empara  de 
Charik,  on  le  ligota,  on  le  décapitait...  quand  Hanzalah 
parut.  Il  apportait  sa  tête  au  bourreau.  El  Noman,  ému, 
demande  à  Hanzalah  :  «  Qu'est-ce  qui  t'amène,  alors 
que  tu  avais  réussi  à  détourner  de  toi  la  mort?  »  Et 
Hanzalah  répond  simplement  :  «  La  fidélité  à  la  parole 
donnée.  » 

2°  La  fidélité  a  la  parole  donnée  a  son  hôte.  — 
Abandonné  de  ses  partisans,  le  prince  poète  Amrou  el 
Quais  parcourait  les  tribus  pour  chercher  aide  et  assis- 
tance contre  El  Monzer,  le  meurtrier  de  son  père.  Il 
arriva  jusqu'à  la  forteresse  d'El  Ablak,  où  il  fut  cordia- 
lement reçu  par  El  Samaoual.  Puis  ayant  résolu  d'aller 
à  Constantinople  faire  appel  à  l'empereur,  il  confia  à  El 
Samaoual  ses  richesses  et  ses  cuirasses  (qui  étaient  au 
nombre  de  cent).  Amrou  el  Quais  étant  mort,  le  roi 
El  Hareth  le  Gassanide  alla  demander  à  El  Samaoual  de 
lui  livrer  le  dépôt  qui  lui  avait  été  confié.  El  Samaoual 
refuse.  El  Hareth  qui  s'était  emparé  du  fils  d'El  Sa- 
maoual menace  de  tuer  l'enfant.  A  quoi  El  Samaoual 
répond  :  «  Fais  ce  qui  te  plaît.  Si  d'autres  sont  félons, 
moi  je  suis  loyal,  je  ne  saurai  trahir  ma  parole.  »  El 
Hareth  égorgea  l'enfant  sous  les  yeux  de  son  père, 
mais  il  dut  lever  le  siège  d'El  Ablak  l'imprenable. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  22a 

3°  Fidélité  de  toute  une  tribu  a  la  parole  donnée 
par  l'un  des  siens.  —  Cette  année-là  (vers  600)  l'eau  du 
ciel  n'étant  pas  tombée,  la  contrée  de  Madar  fut  frap- 
pée de  stérilité  et  ses  habitants  furent  jetés  dans  la 
désolation.  Lors  les  Béni  Temim,  s'étant  réunis  en  con- 
seil, décidèrent  de  demander  au  roi  de  Perse  l'autorisa- 
tion de  descendre  dans  les  plaines  fertiles  d'Irak.  Ils 
déléguèrent  à  cet  effet,  près  de  Kesra  Parwiz,  Habjib  el 
Gohd  :  u  Es-tu  le  Sayyed  des  Arabes?  demanda-t-on  à 
Hadjib  avant  de  l'introduire  près  du  monarque  ?  — 
Non,  répond-il,  je  ne  suis  ni  le  Sayyed  des  Arabes,  ni 
celui  de  Madar,  je  ne  suis  même  pas  le  chef  de  ma 
famille.  »  Nonobstant,  audience  lui  fut  accordée. 

«  Qui  es-tu  ?  lui  demanda  le  roi.  —  Je  suis  le  Sayyed 
des  Arabes.  —  Ne  m'avais-tu  pas  fait  dire  que  tu  n'étais 
rien  de  cela,  pas  même  l'aîné  et  le  chef  de  ta  famille? 
—  Cela  était  exact,  répondit  Hadjib,  avant  que  je 
n'eusse  l'honneur  de  comparaître  devant  toi.  Mais 
maintenant  à  quoi  ne  puis-je  pas  prétendre  ?  »  Kesra 
se  dandina  de  satisfaction.  Il  écouta  la  requête  de  Had- 
jib et,  ayant  réfléchi,  il  dit  :  u  Vous  autres,  Arabes, 
vous  êtes  des  pillards;  si  j'accède  à  ta  demande,  tels 
que  je  vous  connais,  vous  mettrez  le  pays  à  feu  et  à 
sang.  Qui  donc  me  répondra  de  votre  conduite  ?  — 
Moi.  —  Et  qui  me  répondra  de  toi  ?  —  Mon  arc  que 
voilà.  Je  te  le  laisse  en  gage  (1).  »  Les  courtisans  autour 

(1)  Quand  l'Arabe  s'engageait,  il  promettait  simplement  ou  bien 
il  remettait  son  arc  au  créancier  (V.  p.  192).  Plus  tard  les  Arabes 
contractèrent  à  leur  tour  l'habitude  de  faire  des  serments  et  de 
prendre  les  dieux  à  témoin  ;  leur  formule  suprême  et  la  plus 
sacrée  fut  dès  lors  :  «  J'en  jure  sur  l'honneur  des  Arabes.  »  (Voir 
traduction  de  VIliade,  par  Boustany,  note  page  778.) 


324     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

du  roi  s'amusaient.  «  Est-ce  ce  morceau  de  bois,  mur- 
muraient-ils entre  eux,  qui  va  nous  garantir  contre  les 
mœurs  abominables  de  ces  barbares?  »  Mais  Kesra 
dit  :  «  Les  Arabes  ne  trahissent  pas  la  foi  jurée.  J'ac- 
corde à  la  tribu  la  faveur  que  tu  m'as  demandée,  et  je 
garde  ton  arc  en  garantie  de  la  parole  que  tu  m'as 
donnée.  >) 

L'année  suivante,  les  Béni  Temim  retournèrent  à 
leur  pâturages.  Hadjib  était  mort,  son  fils  Otaarid  alla 
se  présenter  devant  le  roi  de  Perse  et  réclama  son  arc. 

a  Tu  n'es  pas,  lui  dit  Kesra,  tu  n'es  pas  la  personne 
qui  m'a  remis  l'arc.  —  Si  fait,  dit  Otaarid,  je  suis  le 
fils  et  l'héritier  de  Hadjib.  Sa  tribu  lui  a  été  fidèle,  et 
lui  a  été  fidèle  au  roi  :  nous  n'avons  point  dérobé,  nous 
n'avons  commis  aucun  dégât,  aucune  violence  sur  les 
bords  de  l'Euphrate.  Rends-moi  donc  l'arc  de  mon 
père,  cet  art  gage  de  notre  foi,  sans  lequel  je  ne  puis 
reparaître  dans  ma  tribu.  » 

Et  Kesra  fit  remettre  à  Otaarid,  en  même  temps  que 
l'arc  de  Hadjib,  des  vêtements  d'honneur  et  des  pré- 
sents. 

4°  Une  tribu  livre  bataille  pour  faire  respecter 
la  parole  de  l'un  des  siens.  —  El  Noman,  roi  tribu- 
taire de  Ilira,  ayant  encouru  la  disgrâce  de  son  suze- 
rain Kesra  Parwiz  et  craignant  pour  sa  vie  et  pour  ses 
biens,  alla  chercher  refuge  près  de  Massoud,  un  des 
chefs  de  Béni  Chayban,  branche  de  la  tribu  de  Bacr. 
Iïani  reçut  avec  déférence  le  monarque  déchu  :  «  Tu 
es  mon  hôte,  lui  dit-il,  et  je  te  défendrai  comme  je 
défends  mes  femmes,  mes  enfants  et  moi-même.  Nous 
combattrons  pour  toi  jusqu'à  la  mort;  mais  cela  ne 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  2a5 

servira  de  rien,  car  nous  succomberons  tous  ensemble. 
S'il  m'est  permis  de  te  donner  un  conseil,  je  te  dirai 
d'aller  plutôt  trouver  le  roi  et  de  remettre  ta  personne 
entre  ses  mains.  S'il  te  pardonne,  tu  continues  à  régner  ; 
s'il  ordonne  ta  mort,  tu  auras  une  fin  glorieuse,  digne 
de  toi.  —  Mais,  ajouta  Noman,  que  deviendront  alors 
ma  femme  et  mes  filles?  —  Elles  sont  sous  ma  sauve- 
garde, dit  Hani,  personne  ne  pourra  porter  la  main  sur 
elles  avant  d'avoir  enlevé  mes  propres  filles.  —  Eh 
bien!  dit  Noman,  ton  conseil  est  judicieux,  je  vais  le 
suivre.  » 

Arrivé  à  la  cour  de  Perse,  le  roi  de  Hira  fut  livré 
aux  éléphants,  et  Kesra  Parwis,  ayant  appris  que 
Noman  avait  confié  à  Hani  ben  Massoud  ses  trésors  et 
ses  armes,  dépêcha  à  Hani  un  message  ainsi  conçu  : 
u  Piemets-moi  le  dépôt  que  t'avait  confié  mon  agent 
Noman.  Tu  m'éviteras  ainsi  la  peine  d'envoyer  contre 
toi  et  ta  tribu  des  troupes  qui  tueraient  les  hommes 
et  emmèneraient  en  captivité  les  femmes  et  les 
enfants.  » 

Hani  répondit  :  «  De  deux  choses  l'une  :  ou  le  rap- 
port qu'on  t'a  fait  est  faux  et  je  ne  saurais  encourir  ta 
colère  pour  un  fait  inventé  par  mes  ennemis  pour  me 
perdre,  ou  il  est  exact  et  je  ne  saurais  sans  forfaire  à 
l'honneur  remettre  à  un  autre  qu'au  propriétaire  ou  à 
ses  ayant  droits  un  dépôt  qui  m'a  été  confié.  » 

Kesra  mit  à  exécution  sa  menace.  Il  envoya  des 
troupes  nombreuses  avec  ordre  «  de  saisir  les  trésors 
de  Noman,  de  tuer  les  hommes  et  d'emmener  en  capti- 
vité les  femmes  et  les  enfants  ».  Mais  la  tribu  de  Bacr 
se  dressa  contre  l'ennemi.  Elle  tenait  à  honneur  de 
faire  respecter  la  parole  de  l'un  de  ses  chefs.  Elle  infli- 

i5 


3a6     LÀ  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

gea  dans  les  plaines  de  Dhou-Car  (6 1 4)  une  sanglante 
défaite  aux  troupes  du  roi  de  Perse.  Ainsi  fut  respectée 
la  parole  de  Hani,  ainsi  furent  sauvés  la  femme,  les 
filles,  les  armes  et  les  trésors  de  Noman  ben  el  Monzir, 
roi  de  Hira. 


5°  Fidélité  a  la.  parole  pendant  un  dlel.  —  El 
Harith  ben  Tzalim,  ayant  entendu  dire  que  le  roi  de 
Hedjas,  Amrou  ben  el  Annabat,  avait  mis  en  doute  sa 
valeur  et  son  courage,  s'en  fut  jusqu'à  la  tour  d'Amrou 
et  lui  cria  :  «  0  roi  !  un  de  tes  protégés  dans  le  désarroi 
t'appelle!  Prends  tes  armes  et  viens  à  mon  secours!  » 
Le  roi  étant  sorti,  Harith  jeta  le  masque  qui  lui  cou- 
vrait le  visage  et  dit  :  «  Je  suis  El  Harith  ben  Tzalim  et 
je  viens  t'administrer  la  preuve  de  ma  vaillance.  »  Ils  se 
mesurèrent  une  partie  de  la  nuit  et  Amrou  craignant 
d'avoir  finalement  le  dessous  dit  :  u  Je  suis  vieux,  et 
j'ai  peur  que  le  sommeil  ne  me  gagne.  Ne  voudrais-tu 
pas  remettre  la  partie  à  demain?  —  Et  qui  me  garantit 
demain?  répondit  El  Harith;  plutôt  achevons  ce  que 
nous  avons  commencé.  L'un  de  nous  deux,  cette  nuit, 
doit  reposer  ici  même,  éternellement,  ri  Ils  continuè- 
rent de  se  battre  un  moment,  puis  Amrou  ayant  laissé 
tomber  sa  lance  dit  :  «  Ne  t'avais-je  pas  prévenu  que  le 
sommeil  finirait  par  m'accabler?  Voilà  ma  lance  par 
terre,  arrêtons  donc  le  combat,  quitte  à  le  reprendre 
dès  l'aurore.  —  Je  n'en  ferai  rien.  —  Du  moins  laisse- 
moi  ramasser  ma  lance.  —  Ramasse-la.  —  Je  crains 
que  tu  ne  me  frappes  tandis  que  je  la  ramasserai.  — 
Non,  sur  l'honneur  de  mon  pore  Tzalim,  je  jure  de  ne 
pas  te  toucher  tant  que  tu  n'auras  pas  ta  lance  en  main. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  227 

—  Et  moi,  je  jure  sur  l'honneur  d'Annabat  de  ne  pas 
ramasser  ma  lance  et  de  ne  plus  te  combattre  (1).  » 

Esclave  de  sa  parole,  Harith  retourna  dans  sa  tribu, 
laissant  la  vie  sauve  à  son  insulteur. 

6°  Respect  de  la  parole  au  plus  fort  de  la  mêlée. 

—  La  guerre  de  Baçouss  entre  les  tribus  de  Bacr  et  de 
Taglab,  dont  nous  avons  indiqué  plus  haut  l'origine, 
compte  cinq  journées  ou  batailles  restées  fameuses 
dans  les  Annales  guerrières  des  Arabes.  L'une  de 
ces  journées,  celle  de  Ridha,  en  495,  nous  offre  un 
précieux  exemple  de  la  fidélité  à  la  parole  donnée. 
«  Bodjayr,  fils  d'El  Harith  ben  Obad,  ayant  été  tué  par 
Mohalhil  qui  poursuivait  sur  les  Bacrites  une  vengeance 
implacable  pour  le  meurtre  de  son  frère  Kolaïb,  Harith 
pensa  que  Mohalhil  considérerait  le  meurtre  de  Bodjayr 
comme  une  compensation  suffisante  de  celui  de  Kolaïb 
et  que  la  guerre  entre  les  deux  tribus  sœurs  prendrait 
fin  de  la  sorte.  Aussi  quand  on  lui  avait  appris  la  nou- 
velle de  la  mort  de  son  fils,  Harith,  mettant  au-dessus 
de  l'amour  paternel  l'amour  de  la  paix  et  celui  de  son 
pays,  s'était-il  écrié  :  «  Bénie  soit  la  victime  qui  réta- 
blit la  paix  entre  les  descendants  de  Wâ-il.  »  Mais  il 
eut  tôt  fait  de  revenir  de  sa  généreuse  erreur.  Mohalhil 
en  effet,  en  frappant  le  jeune  Bodjayr,  avait  dit  : 
«  Vaille  ta  mort  pour  les  courroies  des  sandales  de 
Kolaïb  !  n  L'insulte  s'ajoutant  au  meurtre  mit  le  comble 
à  la  fureur  d'El  Harith.  11  monta  sa  jument  Naama,  se 
mit  en  tête  des  forces  de  Bacr  et  marcha  contre  les 


(1)  Agani,  t.  III,  p.  7. 

Petit  Agani,  t.  II,  p.  122.  Caussin  de  Perceval.  t.  II,  p.  191 


228     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Taglabites.  II  brûlait  du  désir  de  tuer  de  sa  propre 
main  l'insolent  Mohalhil. 

La  bataille  fut  perdue  pour  les  Taglabites.  Mobalhil, 
cherchant  à  se  sauver  au  milieu  de  la  déroule  des  siens, 
est  pris  par  Harith.  Mais  Harith  ne  connaissait  pas  per- 
sonnellement le  meurtrier  de  son  fils.  Il  demanda  à  son 
prisonnier  de  le  lui  indiquer  «  —  et  j'aurai  la  vie 
sauve?  —  Tu  auras  la  vie  sauve,  acquiesça  Harith.  — 
Sur  ton  honneur  et  sur  l'honneur  de  ton  père,  précisa 
Mohalhil,  tu  me  promets  la  vie  et  la  liberté  si  je  te 
montre  Mohalhil?  —  Oui,  je  te  le  jure.  —  C'est  moi- 
même.  » 

Harith,  esclave  de  sa  parole,  se  contenta  de  lui  cou- 
per une  touffe  de  cheveux,  pour  bien  montrer  qu'il  l'a- 
vait eu  sous  la  main  et  lui  rendit  sa  liberté  (i  et  2). 

Nous  avons  rappelé  ces  nobles  exemples  sans  les 
faire  suivre  d'aucun  commentaire;  ne  parlent-ils  pas 
d'eux-mêmes  ?  Puissent-ils  servir  d'enseignement 
«  aux  civilisés  du  XXe  siècle  »  pour  qui  «  les  paroles 
sont  des  femelles  et  les  écrits...  des  chiffons  de 
papier  !  » 


(1)  Petit  Agani,  t.  II,  p.  7t. 
Caussin  de  Perceval,  t.  II,  p.  282. 

(2)  Dans  des  vers  confidentiels  écrits  par  le  plus  grand  poète  du 
V"  siècle,  Sidonius  Apollinaris,  à  Bordeaux,  ou  lit  :  «  Ici  nous 
voyons  le  Saxon  aux  yeux  bleus,  lui  qu'aucune  merveille  n'é- 
tonne, craindre  le  sol  où  il  marche.  Ici  le  vieux  Sicambre  tondu 
après  une  défaite  laisse  croître  à  nouveau  ses  cheveux.  »  (Augus- 
tin Thierry,  Lettres  sur  l'Histoire  de  France,  p.  85.) 

De  même,  dans  les  récits  de  Cooper  et  de  Chateaubriand,  on 
voit  que  les  sauvages  de  l'Amérique  ont  aussi  pour  habitude  de 
couper  les  cheveux  aux  guerriers  qu'ils  ont  vaincus. 


LA  GÉNÉROSITÉ 


Le  terme  de  libéralité  employé  par  le  code  de  Cheva- 
lerie dans  le  sens  défaire  largesse,  est  insuffisant  pour 
contenir  la  libéralité  des  Arabes  ;  nous  lui  préférons  le 
mot  générosité,  d'une  interprétation  plus  large  et  qui 
peut  comprendre  tout  ce  qui  est  d'un  naturel  noble, 
tout  ce  qui  découle  d'un  cœur  compatissant  et  géné- 
reux. Ainsi  entendue,  la  générosité  renferme  :  i°  la 
libéralité  ou  disposition  à  donner,  et  que  nous  appelle- 
rons générosité  de  la  main  ;  20  la  libéralité  ou  disposi- 
tion d'esprit  digne  d'un  homme  libre,  autrement  dit  la 
tolérance,  que  nous  appellerons  la  générosité  de  l'es- 
prit; 3°  le  pardon  des  offenses  et  la  courtoisie  envers 
l'ennemi,  que  nous  appellerons  la  générosité  du  cœur. 
Nous  allons  passer  rapidement  en  revue  les  manifes- 
tations généreuses  de  la  main,  de  l'esprit  et  du  cœur 
des  Arabes. 

I.  —  La  générosité  de  la  main 

«  Après  un  courage  supérieur  à  toute  prudence, 
dit  Fauriel,  la  libéralité  était  la  plus  haute  vertu  du 
Chevalier.  Peu  importait  la  manière  d'acquérir.  Le  sei- 


23o     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

gneur  Malaspina,  accusé  par  le  troubadour  Raymbaud 
de  brigandage  et  de  vol,  se  justifie  ainsi  :  «  Oui,  par 
Dieu,  Raymbaud,  je  conviens  que  j'ai  maintes  fois 
enlevé  l'avoir  d'autrui,  mais  par  désir  de  donner,  et 
non  pour  richesse,  ni  pour  trésor  que  je  voulusse 
amasser.  »  Et  les  troubadours  ne  trouvaient  jamais  de 
termes  assez  forts  pour  recommander  ou  louer  la  libé- 
ralité dans  les  héros  du  Moyen-Age  :  «  Dépensez  lar- 
gement, recommande  l'un  d'eux  à  un  damoiseau  qui 
aspire  à  être  Chevalier,  et  ayez  une  belle  habitation 
sans  porte  et  sans  clef.  IN 'écoutez  pas  les  méchants 
parleurs,  et  n'y  mettez  point  un  portier  pour  frapper 
du  bâton  ni  écuyer  ni  serviteur,  ni  vagabond,  ni  jon- 
gleur qui  veuillent  entrer.  »  «  Je  tiens  pour  jeune  (c'est- 
à-dire  noble),  dit  Bertrand  de  Born,  un  baron  quand 
sa  maison  lui  coûte  beaucoup.  Il  est  jeune  quand  il 
donne  outre  mesure,  jeune  quand  il  brûle  l'arc  et  la 
flèche  ;  mais  vieux  est  tout  baron  qui  ne  met  rien  en 
gage  et  qui  a  du  blé,  du  lard  et  du  vin  de  reste;  il  est 
vieux  s'il  a  un  cheval  que  l'on  puisse  dire  sien  (i).  » 

Les  Arabes  n'avaient  pas  besoin  de  ces  recomman- 
dations véhémentes  pour  donner.  Il  donnaient  naturel- 
lement, d'instinct,  par  tradition,  par  compassion,  par 
plaisir  et  aussi  par  désir  de  gloire  et  de  bon  renom.  Ils 
n'avaient  pas  besoin  davantage  d'apprendre  des  poètes 
et  des  troubadours  dans  quelle  mesure  donner  :  ils 
donnaient  sans  mesure  et  outre  mesure.  Jamais  ils  ne 
calculaient.  Leurs  bienfaits  n'étaient  proportionnés  ni 
à  leur  situation  de  fortune  —  car  ils  allaient  jusqu'à 


(i)  Fauriel,  histoire  de  la  poésie  provençale,  t.  I,  pp.  ^9^  et  Z194. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  a3i 

se  priver  du  strict  nécessaire  plutôt  que  d'avoir  à  refu- 
ser — ,  ni  aux  demandes  dont  ils  étaient  l'objet, 
car  ils  prétendaient  que  «  le  don  devait  être  digne  du 
donateur  »  sans  tenir  compte  du  degré  de  l'infortune  à 
secourir.  Ils  ne  dosaient  pas  leurs  largesses  ;  l'étoffe 
dont  ils  revêtaient  le  pauvre  était  ample  assez  pour 
l'habiller  et  lui  permettre  d'habiller  plus  pauvre  que 
lui  ;  l'argent  qu'ils  confiaient  à  l'indigent  le  mettait  à 
même  de  secourir  de  plus  indigents.  On  dirait  que 
tous  les  Arabes  avaient  déclaré  la  guerre  à  la  pauvreté  : 
les  pauvres  la  dénonçaient  aux  riches,  et  les  riches 
aussitôt  se  mettaient  à  sa  poursuite,  l'accablaient  des 
flèches  de  leur  générosité,  la  réduisaient  à  merci,  la 
forçaient  à  dépouiller  ses  haillons,  à  se  couvrir  d'or  et 
de  soie  et  à  substituer  à  son  langage  de  haine  et  d'envie, 
des  actions  de  grâces  et  des  paroles  de  louanges. 

La  libéralité  chez  eux  comportait  trois  qualités 
essentielles  et  fondamentales  :  la  célérité,  la  prodiga- 
lité et  la  discrétion.  Ils  ne  devaient  pas  faire  attendre  le 
solliciteur,  le  remettre  à  plus  tard,  le  payer  de  promes- 
ses. Les  promesses  n'étaient  que  nuages,  et  il  importait 
de  faire  pleuvoir  de  suite  a  sur  la  terre  aride  du  besoin 
la  pluie  bienfaisante  de  la  générosité  ». 

«  On  ôte  du  mérite  au  bienfait  qu'on  retarde  (i).  » 

Ils  devaient  donner  avec  prodigalité,  et  par  là  on 
entend  moins  la  quantité  ou  le  nombre  que  l'origine  et 
la  provenance  du  don.  Donner  du  superflu,  de  ses  ren- 
tes  n'est  pas  méritoire.    Le  généreux   est    celui  qui 

(i)  Rotrou. 


33a     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

donne  «  en  se  privant  »  de  son  capital,  du  strict  néces- 
saire. Une  anecdote  expliquera  mieux  notre  pensée. 

On  demandait  à  Keyss  ben  Saad  :  a  As-tu  jamais 
rencontré  plus  généreux  que  toi  ?  —  Certainement 
oui,  répondit-il,  car  donner  quand  on  est  comblé  de 
biens  ne  mérite  pas  louange,  le  vrai  mérite  est  de  don- 
ner alors  qu'on  a  peu.  Je  me  rappelle,  continua-t-il, 
qu'un  jour,  surpris  par  la  pluie,  je  dus  me  réfugier, 
avec  un  mien  ami,  sous  la  tente  d'un  Arabe  du  désert. 
L'homme  était  absent.  Sa  femme  nous  fit  le  meilleur 
accueil.  Elle  nous  souhaita  la  bienvenue  avec  grâce, 
puis,  ayant  entendu  dans  le  lointain  le  hennissement 
d'un  cheval,  elle  se  leva  en  disant  :  «  Voilà  enfin  mon 
mari.  »  Elle  fut  au-devant  de  lui,  et  nous  l'entendîmes 
qui  lui  disait  :  «  Le  ciel  nous  a  envoyé  deux  hôtes.  » 
L'homme  descendit  de  cheval,  se  dirigea  vers  un  petit 
groupe  de  chameaux  qui  paissaient  non  loin  de  là,  en 
choisit  un,  l'égorgea,  puis  nous  le  fit  servir.  Le  lende- 
main il  en  usa  de  même,  quoique  nous  n'ayons  pres- 
que pas  touché  au  chameau  de  la  veille.  Sur  la  remar- 
que que  nous  lui  en  fîmes,  il  nous  répondit  qu'  «  il 
n'avait  pas  l'habitude  de  servir  du  réchauffé  à  ses 
hôtes  ».  La  tempête  continuant  à  sévir,  nous  fûmes 
obligés  de  demeurer  plus  longtemps  que  nous  n'au- 
rions voulu  chez  cet  homme  aimable  qui  continuait  à 
égorger  chaque  jour  un  chameau  en  notre  honneur. 
Enfin,  le  temps  s'étant  éclairci,  nous  profitâmes  de 
l'absence  momentanée  de  notre  hôte  pour  laisser  dans 
un  coin  de  la  tente  un  sac  de  cent  dinars  d'or,  et 
nous  partîmes  après  avoir  pris  congé  de  la  dame  du 
lieu. 

«   Nous  étions  depuis  quelque  temps   en  marche, 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  233 

quand  nous  entendîmes  une  voix  qui  criait  derrière 
nous  :  «  Holà  !  Arrêtez,  hommes  indignes  !  vous  avez 
eu  le  front  de  me  payer  ie  prix  de  mon  hospitalité  !  » 
Puis  nous  ayant  rejoints  :  «  Reprenez,  dit-il,  reprenez 
votre  sac,  ou  je  vous  transperce  avec  ma  lance.  »  Et  il 
eût  exécuté  sa  menace,  concluait  Keyss  en  souriant, 
si  nous  n'avions  eu  le  bon  esprit  d'obtempérer  à  son 
ordre.  » 

La  troisième  qualité  était  la  discrétion  (i).  Il  est 
évident  que  celui  qui  donne  ne  doit  pas  se  vanter  de 
ses  générosités  —  mais  il  est  aussi  évident  que  le  devoir 
de  celui  qui  reçoit  est  de  célébrer  les  libéralités  de  son 
bienfaiteur  :  seul  moyen  du  reste  de  témoigner  de  sa 
reconnaissance  et  de  se  libérer  à  peu  de  frais... 

Iï cache  ses  bonnes  œuvres  et  Dieu  les  révèle  : 
Quoiqu'on  la  tienne  cachée,  une  bonne  œuvre  finit 
toujours  par  être  connue. 

Les  poètes  s'en  chargeaient.  Et  ce  fut  de  tous  temps, 
entre  poètes  et  hommes  de  bien,  assaut  de  générosité. 
Ceux-là  chantaient  les  largesses  de  ceux-ci,  et  ceux-ci 
payaient  les  louanges  de  ceux-là.  A  mesure  que  mon- 
tait le  diapason  des  poètes,  les  gratifications  s'en- 
flaient en  proportion.  Cela  explique  certaines  largesses 
fabuleuses  et  certaines  poésies  élogieuses  et  hyperboli- 
quement...  ruineuses,  dont  l'histoire  et  les  contes  nous 
ont  conservé  le  souvenir. 

Cependant  les  Arabes  avaient  trouvé,   bien   avant 

(i)  Le  Prophète  a  dit  :  «  Cachez  vos  bonnes  œuvres  avec  le 
même  soin  que  vous  mettez  à  cacher  vos  mauvaises  actions.  » 


234     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

l'Islam  et  malgré  leur  souci  de  bonne  renommée,  une 
façon  anonyme  de  faire  le  bien.  Ils  avaient  une  caisse 
des  pauvres,  une  espèce  d'assistance  publique  sans 
étiquette  désobligeante,  alimentée  par  le  jeu.  Le  Maîssar 
—  c'est  le  nom  de  leur  jeu  de  hasard  —  se  jouait  avec 
neuf  flèches  semblables  portant  chacune  un  nom.  On 
les  plaçait  dans  un  sac,  et  chaque  joueur  en  tirait  une. 
L'enjeu  était  un  animal,  généralement  un  chameau, 
qu'on  égorgeait  et  dont  la  chair  était  distribuée  aux 
malheureux.  On  jouait  donc  au  Maîssar,  non  seule- 
ment pour  le  plaisir  de  jouer,  mais  encore  pour  celui 
de  nourrir  les  indigents.  Là  encore,  on  finissait  par 
savoir  le  nom  de  celui  qui  «  dans  les  années  stériles  se 
montrait  un  joueur  infatigable  »,  celui  qui  «  ne  laissait 
au  sort  que  le  choix  de  la  victime,  animal  stérile  ou 
mère  féconde  (i)  »,  et  on  chantait  ses  louanges,  à 
moins  qu'il  ne  les  chantât  lui-même... 

Suppose  que  les  jardins  ne  rendent  pas  grâce  à  la 

pluie  bienfaisante. 
Le  seul  aspect  des  jardins  ne  porte-t-il  pas  la  marque 

des  bienfaits  de  la  pluie  ? 

En  dehors  du  Maîssar,  il  existait  encore  une  façon 
collective  mais  non  anonyme  de  donner  tout  à  fait  par- 
ticulière aux  Arabes.  De  même  qu'ils  avaient  des  luttes 
de  noblesse,  des  défis  aux  armes,  ou  à  la  course,  des 
défis  poétiques,  etc.,  il  eurent  également  des  défis  et 
des  luttes  de  générosité.  Les  libéralités  provoquées  par 
ces  luttes  ne  devaient  évidemment  pas  rester  secrètes. 

(i)  Moallaquat  de  Lebid. 


LE  CULTE  DL  L'HONNEUR  a35 

Elles  se  faisaient  au  contraire  au  grand  jour,  avec 
ostentation,  faste  et  éclat,  afin  que  la  foule  pût  compa- 
rer les  mérites  et  les  gestes  bienfaisants  des  compéti- 
teurs en  présence.  La  palme  devait  revenir  à  celui  qui 
de  l'aveu  de  tous  s'était  montré  le  plus  magnifique- 
ment généreux,  homme  ou  tribu.  Et  c'était  de  la  gloire 
pour  des  siècles.  Voici  un  exemple  de  défi  de  généro- 
sité ;  on  y  constatera,  une  fois  de  plus,  la  solidarité  de 
la  tribu  avec  l'un  des  siens,  la  mise  en  commun  de 
toutes  les  ressources,  de  toutes  les  richesses  et  de  tou- 
tes les  intelligences  pour  le  triomphe  d'un  seul.  Remar- 
quons en  outre  que  ces  luttes,  qui  semblent  au  premier 
abord  ridicules,  sont  au  contraire  bienfaisantes  au  pre- 
mier chef  :  elles  permettaient  de  nourrir  et  d'entretenir 
pendant  de  longs  jours  tout  un  peuple  de  malheureux. 
Ici,  comme  pour  toutes  les  vertus  chevaleresques  des 
Arabes,  le  bien  est  produit  par  l'émulation,  l'émulation 
dans  le  bien. 

...  ((  Nous  te  donnons  rendez- vous  au  marché  de 
Hira,  avaient  dit  les  gens  de  Lame  à  Hatem  de  Taye 
avec  qui  ils  s'étaient  pris  de  querelle.  Là,  devant  tous 
les  Arabes  assemblés  nous  ferons  assaut  de  noblesse  et 
de  générosité,  nous  verrons  qui  de  toi  ou  de  nous  aura 
le  dernier  mot.  » 

Gomme  arrhes  à  leur  provocation,  les  Béni  Lame 
remirent  à  un  homme  de  Béni  Kalb  neuf  chevaux  de 
prix,  et  Hatem  lui  confia  son  coursier. 

Or  Ayass  de  Taye,  craignant  pour  son  concitoyen 
que  le  roi  El  Noman  ne  vînt  en  aide  aux  Béni  Lame  ses 
alliés  et  ne  jetât  dans  l'un  des  plateaux  de  la  balance 
tout  le  poids  de  son  autorité  et  de  ses  richesses,  convo- 
qua la  branche  de  Béni  Haya  dont  il  était  le  chef  et  leur 


236     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

dit  :  «  Béni  Haya,  les  gens  de  Lame  cherchent  à  humi- 
lier votre  cousin  Hatem.  »  Alors  un  Béni  Haya  dit  : 
a  J'ai  cent  chameaux  noirs  et  j'ai  cent  chameaux  cou- 
leur sang  —  je  les  mets  tous  à  la  disposition  de 
Hatem.  »  Un  autre  dit  :  «  Et  moi  j'ai  dix  chevaux  et 
dix  armures  complètes  qui  ne  permettent  de  voir  que 
les  yeux  du  cavalier.  »  Hassâne  dit  :  «  Vous  savez  que 
mon  père  est  mort  en  me  laissant  une  grosse  fortune, 
permettez-moi  de  prendre  à  ma  charge  le  vin,  la  viande 
et  toute  la  nourriture  nécessaire  à  l'entretien  de  tous 
pendant  le  séjour  que  nous  ferons  à  Hira.  »  Enfin  Ayass 
se  leva  et  dit  :  «  Je  donnerai  aulant  que  vous  tous 
réunis.  »  Hatem  préparait  sa  campagne  en  faisant 
appel  au  concours  de  tous  les  siens.  11  alla  jusqu'à  sol- 
liciter l'appui  de  son  cousin  VVahm  ben  Amrou  avec 
lequel  il  était  en  froid.  Et  Wahm  lui  ayant  demandé 
l'objet  de  sa  visite,  Hatem  répondit  :  «  J'ai  joué  ton 
honneur  et  le  mien.  —  Tous  mes  biens  sont  à  toi,  et  tu 
peux  disposer  de  tous  mes  troupeaux,  dit  Wahm  »,  et 
ses  troupeaux  comptaient  alors  neuf  cents  chameaux 
de  noble  race... 

Cependant  Ayass,  ayant  été  trouver  El  Noman  pour 
savoir  s'il  allait  défendre  les  Béni  Lame,  déclara  au 
roi  que  la  tribu  de  Taye  était  déterminée  à  soutenir  la 
lutte  jusqu'au  bout.  «  Nous  égorgerons,  lui  dit-il,  tant 
et  tant  de  chameaux,  que  la  vallée  tout  entière  sera 
trempée  de  sang.  » 

Ce  langage  énergique  fit  impression  sur  El  Noman. 
Le  roi  comprit  qu'il  était  plus  prudent  de  battre  en 
retraite;  et  il  envoya  dire  à  ses  clients  et  aliiés  :  «  En- 
tendez-vous avec  Hatem  et  ne  comptez  pas  sur  mon 
assistance,  car  je  ne  suis  pas  d'humeur  à  vous  livrer 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  a37 

mes  biens  pour  que  vous  les  dissipiez  en  pure  perte.  » 
Lors  les  Béni  Lame  s'en  furent  trouver  Hatem  et  lui 
dirent  :  «  Abandonnons  la  lutte,  partie  nulle,  n'en 
parlons  plus.  »  Hatem  répondit  :  «  Je  n'en  ferai  rien, 
a  moins  que  vous  ne  vous  déclariez  vaincus  et  que  vous 
ne  me  remettiez  les  arrhes.  »  Les  neuf  chevaux  de  prix 
confiés  à  la  garde  d'un  homme  de  Kalb  lui  fuient  remis. 
Hatem  les  égorgea,  en  distribua  la  chair  et  fit  circuler 
des  outres  de  vin  parmi  la  foule  heureuse  de  boire  au 
triomphe  de  Taye  (1).  » 

L'assemblée  de  Beaucaire  fournit  une  pâle  copie  de 
ces  luttes  de  générosité  assez  fréquentes  parmi  les 
Arabes  anté-islamiques  :  «  A  l'Assemblée  de  Beaucaire, 
nous  apprend  J.-J.  Ampère,  on  vit  dix  mille  Chevaliers 
chercher  à  se  surpasser  en  magnificence  et  en  prodiga- 
galité.  Le  comte  de  Toulouse  donna  à  Raymond  d'Agout 
cent  mille  pièces  d'argent  en  pur  don,  que  celui-ci 
s'empressa  de  distribuer  à  ses  Chevaliers.  Un  autre 
imagina  de  faire  labourer  un  champ  et  d'y  semer 
trente  mille  pièces  d'argent.  Enfin  un  troisième,  ne 
sachant  comment  témoigner  son  mépris  des  richesses, 
fit  venir  trente  chevaux  superbes  et  les  brûla  (2).  » 
C'est  le  cas  de  dire  avec  La  Bruyère  :  «  La  libéralité 
consiste  moins  à  donner,  qu'à  donner  à  propos.  »  Il 
est  vrai  que  l'Histoire  du  Moyen-Age  nous  offre  des 
exemples  individuels  de  libéralités  intelligentes.  Frois- 
sart,  qui  ne  tarit  pas  sur  les  libéralités  du  Comte  de 
Foix  auxquelles  il  avait  eu  part,  nous  apprend  qu'en 
l'an  1387  «  le  dit  Comte  donna  en  droit  don  de  sa  bonne 


(1)  Rannatte  Al  Agani,  t.  II,  p.  228. 

(2)  Mélanges  d'Histoire  littéraire  et  de  Littérature,  t.  I,  p.  184. 


238     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

volonté,  car  il  n'y  estoit  point  tenu  s'il  ne  vouloit, 
aux  Chevaliers  et  aux  Écuyers  qui  passoient  par 
Ortais  et  qui  l'alloyent  voir  en  son  hostel  et  compter 
des  nouvelles,  grands  dons  et  beaux  ;  à  l'un  cent,  à 
l'autre  deux  cens,  à  l'autre  trente,  à  l'autre  quarante, 
à  l'autre  cinquante  florins,  selon  ce  qu'ils  estoyent  :  et 
cousta  bien  au  comte  de  Foix  le  premier  passage,  selon 
ce  que  depuis  le  Trésorier  me  dit  à  Ortais,  la  somme 
de  mille  francs,  sans  les  cheveaux  et  les  hacquenées 
qu'il  donna  »  (i). 

Mais  ces  libéralités  ne  peuvent  franchement  pas  être 
comparées  aux  largesses  des  Arabes  ;  elles  paraîtraient 
par  trop  mesquines,  et  «  les  seigneurs  de  ce  monde  »  (2) 
n'y  trouveraient  qu'une  «  manifestation  de  méfiance 
envers  le  Créateur  »  (3). 

C'est  Abdallah  ben  Djaffar  qui  répondait  à  El  Hus- 
sein fils  d'Ali  ben  Abi  Taleb  lui  reprochant  son  exces- 
sive générosité  :  «  Le  bon  Dieu  m'a  habitué  à  me 
combler  de  bienfaits,  et  je  l'ai  habitué,  à  mon  tour, 
à  prodiguer  ses  bienfaits  sur  ses  créatures.  Je  crain- 
drais, manquant  à  mon  habitude,  d'amener  Dieu  à 
manquer  à  la  sienne.  »  Et  Assan  ben  Sahl,  auquel  on 
disait  :  a  II  n'est  aucun  bien  clans  la  prodigalité  », 
rétorquait  finement  :  «  Il  n'est  pas  de  prodigalité  dans 
le  bien.  » 

Mais  plus  admirable  encore  que  leur  munificence 


(1)  Lacurne,  t.  I,  p.  370. 

(a)  Abdallah  ben  Abbas  disait  :  «  Les  généreux  sont  les  sei- 
gneurs de  ce  monde  au  môme  titre  que  les  justes  sont  les  sei- 
gneurs de  l'autre.  » 

(3)  Al  Maymoune  disait  :  «  L'avarice  est  une  manifestation  de 
méfiance  envers  le  Créateur.  » 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  239 

était  leur  manière  de  donner.  Il  y  entrait  beaucoup  de 
noblesse,  infiniment  de  délicatesse,  une  certaine  rete- 
nue, une  certaine  gêne,  pour  tout  dire  une  aimable 
pudeur.  L'un  «  donne  tout  ce  qu'il  a  et  s'excuse  »  ; 
l'autre, 

«  Quand  tu  t'adresses  à  lui,  tu  le  trouves  si  rayonnant 
Qu'il  te  semble  que  tu  lui  donnes  ce  que  tu  viens  lui 
demander.  » 

Et  vraiment,  chez  eux,  «  on  ne  sait  lequel  est  le  plus 
heureux,  de  celui  qui  donne  ou  de  celui  qui  reçoit  ». 
Plutôt  on  le  sait.  Et  l'on  sait  même  que  le  véritable 
bienfaiteur  n'est  pas,  comme  vous  pourriez  croire, 
celui  qui  donne,  mais  bien  celui  «  qui  consent  à  rece- 
voir, à  accepter  vos  dons  ».  Savourez  ces  vers  du 
Kalife  Abdel  Aziz  ben  Merwan  : 

En  s' adressant  à  moi  il  me  fait  crédit  de  bonté  : 
Je  suis  l'obligé  du  solliciteur  qui  se  confie  à  ma  géné- 
rosité. 

Telles  étaient  les  qualités  essentielles  de  leurs  libéra- 
lités, et  telle  était  leur  façon  de  donner.  Mais  de  quelle 
manière  recevaient-ils?  Comment  exerçaient-ils  cette 
libéralité  qui  consiste  à  loger  et  à  nourrir  gratuitement 
des  étrangers,  et  qu'on  nomme  l'hospitalité? 

Chez  certains  peuples  anciens,  l'hospitalité  était 
d'usage  et  même  de  rigueur.  «  Le  maître  de  la  maison, 
dit  Tacite  en  parlant  des  Germains,  régale  selon  son 
pouvoir  ceux  qui  s'adressent  à  lui.  Quand  ses  provi- 
sions viennent  à  manquer,  il  leur  sert  de  conducteur  et 
va  chercher  avec  eux  l'hospitalité  dans  la  maison  la 


a4o     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

plus  voisine  (i).  »  Dans  ces  conditions  les  hôtes  chez 
les  Germains  devaient  être  les  bienvenus... 

Chez  les  Burgondes,  un  article  de  loi  porte  que  : 
u  Quiconque  aura  dénié  le  couvert  et  le  feu  à  un  étran- 
ger en  voyage  sera  puni  d'une  amende  de  trois  sous... 
Si  le  voyageur  vient  à  la  maison  d'un  Burgonde  et  y 
demande  l'hospitalité  et  que  celui-ci  lui  indique  la 
maison  d'un  Romain,  et  que  cela  puisse  être  prouvé,  il 
paiera  trois  sous  pour  amende  et  trois  sous  pour 
dédommagement  à  celui  dont  il  aura  montré  la  mai- 
son (2).  » 

Rien  de  semblable  chez  les  Arabes.  L'hospitalité 
était  de  règle  chez  eux,  mais  non  de  rigueur.  Nul  texte 
de  loi  ne  l'imposait  ;  elle  était  libre,  accueillante  et  sou- 
riante, elle  était  traditionnelle  et  même  légendaire.  Elle 
leur  venait  en  droite  ligne  de  leur  ancêtre  Abraham  (3). 

On  trouve  dans  le  Koran  (4)  le  compte  rendu  d'une 
réception  chez  le  grand  Patriarche.  Nous  le  reprodui- 
sons parce  qu'il  semble  que  l'hospitalité  arabe  s'en  soit 
toujours  inspirée  et  qu'il  peut  encore  servir  de  modèle 
aux  maîtres  et  aux  maîtresses  de  maison  soucieux  de 
recevoir  avec  aisance  et  simplicité. 

«  Ils  (des  hôtes  inconnus)  entrèrent  chez  lui  et 
dirent  :  a  Paix  !  »  Et  Abraham  répondit  :  «  Paix  sur 
vous,   qui  que  vous  soyez  !    »   Puis  Abraham   sortit 


(1)  Tacite,  Mœurs  des  Germains,  XXI. 

(2)  Augustin  Thierry,  Lettres  sur  l'histoire  de  France,  p.  82. 

(3)  «  Abraham  mena  toujours  une  vie  simple  et  pastorale,  qui 
toutefois  avait  sa  magnificence,  que  ce  patriarche  faisait  paraître 
principalement  en  exerçant  l'hospitalité  envers  tout  le  monde.  » 
(Bossuet,  Histoire,  1,  3.) 

(4)  Koran,  chap.  XI,  v.  72  et  73. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  2*1 

subrepticement  et  il  revint  avec  nn  veau  gras  rôti  qu'il 
plaça  devant  eux.  Voyant  que  leurs  mains  ne  touchaient 
pas  au  mets  préparé,  il  leur  dit  :  «  Ne  mangerez-vous 
pas  ?  » 

Les  commentateurs  de  ce  texte  font  remarquer  que 
'<  les  hôtes  inconnus  »  n'ont  pas  eu  besoin  de  frap- 
per à  la  porte  du  patriarche,  ni  de  se  faire  annoncer  ou 
introduire,  mais  qu'ils  entrèrent  le  plus  naturellement 
du  monde,  la  demeure  étant  large  ouverte  aux  étran- 
gers et  aux  voyageurs.  Us  notent  également  la  sortie 
furtive  d'Abraham  qui  ne  veut  pas  que  ses  hôtes  se 
doutent  un  instant  qu'il  est  allé  vaquer  aux  besoins  du 
service,  ce  qui  pourrait  les  gêner...  Ils  soulignent,  à  ce 
propos,  la  politesse  exquise  de  l'hôte,  qui,  au  lieu  de 
donner  des  ordres  à  ses  serviteurs,  prend  la  peine  de 
s'occuper  en  personne  du  dîner.  Abraham  choisit 
parmi  ses  troupeaux  —  sa  seule  richesse  —  ce  qu'il  a 
de  mieux  et  de  plus  cher  :  un  veau  gras.  Voyant  que 
ses  hôtes  ne  se  décident  pas  à  faire  honneur  au  mets 
soigneusement  préparé  par  Agar,  il  leur  dit  :  «  Ne 
mangerez-vous  pas?  »  Il  aurait  pu  employer  une  for- 
mule plus  courante  ou  plus  mondaine  ;  mais  non,  il 
estime  modestement  que  le  plat  ne  mérite  pas  tant  de 
compliments.  Et  le  patriarche  dit  simplement  :  «  Ne 
mangerez-vous  pas?  »  C'est  tout  à  fait  sans  cérémonie. 

Les  Arabes  suivirent  à  la  lettre  cette  noble  tradition. 
L'hospitalité  orientale  est  proverbiale.  Déjà  au  Moyen- 
Age  elle  s'était  imposée  au  respect  des  chevaliers  chré- 
tiens. On  connaît  la  leçon  de  charité  que  d'après  la 
chronique  de  Turpin  le  roi  Marsile  fit  subir  au  chef  et 
au  représentant  de  tous  les  chevaliers  des  chansons  de 
gestes,  à  Gharlemagne  lui-même  :  a  Le  roi  Sarrazin 

16 


2!x2     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Marsile  est  prisonnier  du  grand  empereur.  «  Conver- 
«  tis-toi  ou  meurs  !  »  lui  crie-t-on.  Le  païen  n'hésite 
pas.  Il  choisit  la  mort.  Et  pourquoi?  Vous  allez  le 
savoir  :  «  Quels  sont,  demande-t-il  à  Charlemagne,  ces 
«  gros  personnages  couverts  de  fourrures  qui  sont  assis 
«  à  votre  table?  —  Des  évêques  et  des  abbés.  —  Et  ces 
a  autres  si  maigres,  vêtus  de  noir  ou  de  gris?  —  Des 
«  frères  mendiants  qui  prient  pour  nous.  —  Et  ces 
«  autres  enfin,  qui  sont  assis  par  terre  et  à  qui  l'on 
a  donne  les  restes  de  votre  festin?  —  Ce  sont  les  pau- 
«  vres.  —  Ah  !  s'écrie  Marsile,  c'est  ainsi  que  vous 
«  traitez  les  pauvres,  contrairement  à  l'honneur  et  à  la 
«  révérence  de  Celui  dont  vous  avez  la  foi.  Eh  bien  !  non  î 
«  décidément  non,  je  ne  veux  pas  être  baptisé,  et  pré- 
a  fère  la  mort.  »  (î)... 

L'hospitalité,  quoique  commune  parmi  les  Arabes, 
était  cependant  une  vertu  louable.  Elle  méritait  des 
éloges  autant  qu'on  s'y  était  illustré.  Ici  encore  l'ému- 
lation imposa  aux  Arabes  «  une  surenchère  »  qui  se 
traduisit  par  des  soins,  des  raffinements,  des  délicatesses 
ailleurs  insoupçonnées.  Etant  tous  hospitaliers,  ils 
pensèrent  d'abord  à  se  distinguer,  à  se  surpasser,  par 
la  magnificence  de  leurs  réceptions  —  mais  ils  eurent 
tôt  fait  de  constater  que  dans  l'arène  des  largesses  ils 
étaient  tous  égaux.  Tous  en  effet  pouvaient  dire,  sans 
mentir  : 

Nous  sommes,  comme  l'eau  des  nuages,  utiles  à  nos 

semblables  ; 
Il  nest  point  d'avare  parmi  nous. 

(î)  Cette  histoire  des  pauvres  est  racontée  i"  par  Pierre  Damien, 
a°  dans  la  Chronique  de  Turpin,  3"  dans  le  poème  d'Anseis  de 
Carthage,  etc.  ;  voir  Gautier,  p.  83. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  a43 

Et  chacun  d'eux,  à  quelque  tribu  qu'il  appartînt,  pou- 
vait prendre  à  son  compte  ces  vers  d'Al  Samaoual  : 

Notre  feu  est  toujours  allumé  pour  accueillir  le  voya- 
geur, 
Et  jamais  hôte  n'eut  à  se  plaindre  de  notre  hospitalité. 

Même  les  plus  pauvres  savaient  être  accueillants  à 
l'extrême.  N'allaient-ils  pas  jusqu'à  égorger  la  seule  bête 
qu'ils  possédaient  pour  régaler  des  hôtes  de  passage? 
D'eux  on  disait  :  «  Ils  ne  sont  pas  les  plus  riches,  mais 
ils  ont  les  bras  les  plus  accueillants.  » 

Ne  pouvant  se  distinguer  par  la  magnificence  de  leur 
hospitalité,  les  Arabes  cherchèrent  à  se  surpasser  par 
la  grâce  et  l'affabilité  de  leur  accueil.  Mais  ici  encore, 
ils  furent  tous  sur  la  même  ligne.  Tous  pouvaient  dire 
avec  le  poète  : 

Je  suis  l'esclave  de  mon  hôte.  Mais  je  n'ai,  des  vertus 

de  l'esclave, 
Que  mon  empressement  à  obéir  aux  ordres  de  mon 

hôte. 

Et  encore  : 

Notre  hôte  n'a  jamais  levé  les  yeux 
Sans  trouver  visage  souriant. 

Partout  on  en  arriva  «  à  ne  pouvoir  pas  distinguer 
l'hôte  de  l'hôte  ». 

Le  problème  restait  insoluble.  L'hospitalité  était 
générale,  elle  était  également  large  et  également  sou- 
riante aux  quatre  coins  de  l'Arabie   —  et  il   fallait 


244     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

cependant  trouver  un  moyen  de  faire  plus,  si  ce  n'est 
mieux  que  les  autres.  Dès  lors  on  chercha  à  se  surpas- 
ser par  le  nombre  des  hôtes  qu'on  avait  le  bonheur 
d'accueillir  et  d'entretenir.  Et  l'on  se  mit  à  lever  et  à 
recruter  des  hôtes.  Comme  on  ne  pouvait  décemment 
pas  faire  de  réclame  au  sujet  de  la  réception  qu'on 
réservait   aux   voyageurs  —  cette  réception   étant   la 
même  partout,  —  chacun  s'ingénia  à  diriger  les  pas  du 
voyageur  vers  sa  propre  demeure.  On  commença  par 
arborer  des  drapeaux  en  haut  des  tentes,  —  ainsi  le 
passant  pouvait  distinguer  de  loin  a  l'hostellerie  »  où 
il  était  attendu.  Mais  dans  les  nuits  sans  lune  les  dra- 
peaux n'étaient  guère  visibles  ;  on  y  remédia  en  allu- 
mant des  feux  sur  les  collines  avoisinantes.  On  n'ou- 
blia pas  les  aveugles.  On  brûla  à  leur  intention  des  bois 
odoriférants...  Toutes  ces  mesures  ne  furent  pas  encore 
jugées  pleinement  satisfaisantes,  et  on  eut  finalement 
recours  à  l'ami  de  l'homme.  Autour  de  la  tribu  et  de 
distance    en   distance,   on  attacha  des    chiens   qu'on 
nourrissait  royalement  quand  «  ils  avaient  rapporté  un 
hôte  »  et  qui,  en  attendant,  aboyaient  de  faim.  Ces 
aboiements  étaient  un  appel,  une  indication  au  pèlerin 
et  au  voyageur.  Ils  n'avaient  qu'à  suivre  pour  ainsi 
dire  la  trace  de  ces  voix,  pour  être  assurés  de  trouver 
bon  gîte,  excellent  dîner  et  encore  meilleur  accueil. 
Iïatem  de  Taye  alla  plus  loin.  Il  envoyait  des  esclaves  à 
la  rencontre  des  voyageurs,  et  l'esclave  était  affranchi 
s'il  avait  eu  la  bonne  fortune  de  ramener  un  hôte  au 
logis.  Abdel  Mottaleb,  surnommé  Chaïbel  Hamd  (les 
blancs  cheveux  de  la  louange)  étendait  sa  libéralité 
jusqu'aux  oiseaux  du  ciel  ;  il  leur  faisait  porter  les 
restes  de  ses  festins... 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  2^5 

Et  la  gloire  d'exercer  l'hospitalité,  de  recevoir  le  plus 
grand  nombre  d'hôtes  fut  mise  à  si  haut  prix,  qu'elle 
devint  l'apanage  des  potentats.  Ne  pouvant  faire  ni  plus 
ni  mieux  que  le  plus  humble  de  ses  sujets  tous  aussi 
magnifiquement  accueillants  que  lui,  Kolaïb,  chef  de 
toutes  les  tribus  de  Maad,  émit  la  prétention  d'expro- 
prier ses  concitoyens  du  droit  de  pratiquer  l'hospita- 
lité. 11  voulut  être  seul  à  donner  et  à  faire  largesse.  Il 
voulut  monopoliser  la  générosité.  Folie  superbe  qui 
finît  par  lui  coûter  la  vie.  La  plus  insupportable  des 
tyrannies  pour  l'Arabe  n'est  pas  celle  qui  le  prive  de 
ses  biens,  de  sa  vie  ou  même  de  sa  liberté  —  mais  bien 
colle  qui  lui  défend  l'exercice  du  plus  sacré  de  ses 
droits,  de  la  plus  aimable  de  ses  obligations,  qu'il 
appelle  bénédiction  :  recevoir,  accueillir,  servir  «  l'hôte 
que  le  ciel  lui  envoie  » . 

Mais  de  même  que,  dans  une  roseraie,  certaines 
roses  l'emportent  sur  d'autres  par  la  grâce  de  leur  port, 
la  délicatesse  de  leur  parfum,  le  ton  et  la  nuance  de 
leurs  couleurs  et  par  toute  la  séduction  qui  se  dégage 
de  leur  âme  jolie,  —  de  même,  dans  le  champ  fleuri 
de  la  libéralité  arabe,  des  hommes  se  sont  trouvés  qui 
parmi  tout  un  peuple  de  généreux  ont  mérité  par  l'a- 
bondance, la  variété,  la  continuité,  la  qualité  de  leurs 
dons,  l'épithète  glorieuse  de  Généreux.  Tels,  dans  la 
Djahilieh,  Hatem  de  Taye,  Kaab  ben  Marna,  Haram 
ben  Senane,  Reyss  ben  Saad...  ;  tels,  dans  l'Islam, 
Obeid  Allah  ben  Al  Abbas,  Saïd  ben  Al  Ass,  Abdal- 
lah ben  Djaffar,  Maan  ben  Zaïda,  El  Fadl  le  Barma- 
cide...  La  liste  est  loin  d'être  close,  car  la  générosité 
arabe,  telle  la  rose  de  Jéricho,  revit  toujours  quoi- 
qu'elle semble  desséchée. 


a^G     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Voici,  à  défaut  d'anecdotes  et  de  traits  de  libéralité 
(que  nous  devrions  choisir  alors  qu'il  faudrait  les  citer 
tous)  (i),  des  vers  de  Hatem  adressés  à  sa  fiancée 
Mawiah  et  qui  montreront  comment  ce  Généreux 
comprenait  la  richesse  et  l'usage  qui  devait  en  être  fait  : 

0  Mawiah  !  la  richesse  vient  le  matin  et  s'en  va  le 
soir, 

Tout  ce  qui  en  reste  est  souvenir  et  bon  renom. 

O  Mawiah  !  à  qui  frappe  à  ma  porte  je  ne  réponds 
jamais  : 

La  pauvreté  s'est  installée  dans  mon  bien. 

O  Mawiah  !  ou  je  n'ai  rien  et  je  le  dis  simplement, 

Ou  je  donne  sans  hésitation  et  avec  diligence. 

O  Mawiah  !  à  quoi  sert  la  richesse  à  l'heure  de  l'ago- 
nie ? 

Peut-elle  nous  racheter  à  la  mort  ? 

Lorsque  ceux  que  j' aime  m' auront  descendu 

Dans  le  tombeau  obscur  et  poussiéreux 

Et  qu'ils  s'en  seront  retournés  avec  précipitation 

En  disant  :  «  Nos  ongles  sont  ensanglantés  d'avoir 
creusé  sa  fosse.  » 

O  Mawiah  !  lorsque  mon  âme  errante  promènera  son 
vol 

Dans  le  désert,  quand  je  n'aurai  plus  ni  eau,  ni  vin  — 

Tu  constateras  alors  que  ce  que  j'aurai  dissipé  en 
bienfaits  ne  m'aura  pas  nui 


(i)  Voir  des  exemples  de  libéralité  dans  G.  de  Perceval,  t.  II,  p. 
573,  pp.  600  et  suiv.,  l'histoire  de  Zayd  el  Rayl  ;  dans  Perron,  les 
Femmes  Arabes,  p.  n4  et  suiv.  ;  Maçoudi,  t.  V,  VI,  VII  et  VIII  ; 
El  Ekd  el  Farid  ;  Al  Agani  ,  etc.,  etc. 


LE  CULTE  DE  L'HOxNNEUR  247 

Et  que  ma  main  sera  vide  de  ce  dont  elle  aurait  été 
avare. 

0  Mawiah  !  dans  les  guerres  j'ai  pris  bien  des  fils 
uniques,  l'amour  de  leur  mère, 

Mais  avec  moi,  aucun  n'a  trouvé  la  mort,  ni  la  capti- 
vité. 

0  Mawiah  !  les  biens  ?  les  biens,  je  les  ai  dissipés 

En  louange  d'abord,  en  réserve  de  gloire  ensuite. 

De  ce  que  j'ai  je  rachète  les  prisonniers,  je  donne  à 
propos  à  ceux  qui  sont  dans  le  besoin. 

Je  ne  gaspille  pas  à  jouer  et  à  boire... 

Oui,  j'ai  longtemps  été  dans  la  misère,  longtemps  dans 
la  richesse. 

J'ai  bu  aux  deux  coupes  de  la  fortune, 

Mais  ni  la  richesse  ne  m'a  gonflé  d'orgueil  envers  les 
miens, 

Ni  la  pauvreté  ne  m'a  abaissé  devant  eux. 


Nous  ne  saurions  mieux  finir  cette  étude  sur  la  géné- 
rosité de  la  main  qu'en  rappelant  ces  belles  paroles  de 
Mahomet  :  (1) 

Le  Prophète  a  dit  :  «  Un  ignorant  généreux  est  plus 
agréable  à  Dieu  qu'un  pratiquant  avaricieux.  » 

Le  Prophète  a  dit  encore  :  «  La  générosité  est  un 
arbre  du  paradis  dont  les  rameaux  tombent  jusqu'à 
terre,  —  qui  s'attache  à  ses  branches  communique  avec 
le  ciel  !  » 


(1)  El  Djahez,  El  Mahassen  wel  Addad,  édition  du  Caire,  i33i,  p. 
39- 


a',8     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 


IL  —  La  générosité  de  l'esprit 

«  La  tolérance  des  Arabes  date  de  loin,  car  un  peu- 
ple aussi  jaloux  de  la  liberté  admet  difficilement  la 
tyrannie  en  matière  de  foi  (i).  »  Les  traits  abondent 
qui  établissent  l'indifférence  des  Arabes  pour  les  ques- 
tions religieuses.  Ils  accablaient  de  railleries  spirituel- 
les ou  méchantes  les  idoles  qu'ils  adoraient,  et  ils 
accueillaient  avec  un  scepticisme  non  dépourvu  de 
malice  les  croyances  nouvelles  qui  étaient  proposées  à 
leur  piété.  L'un  d'eux  jette  des  pierres  à  une  idole 
parce  qu'au  moment  où  il  se  préparait  à  lui  sacrifier 
un  mouton,  il  constate  que  son  troupeau  s'est  dispersé. 
L'autre  invective  la  statue  de  Zou  el  Koulse  parce  que 
le  dieu  consulté  avait  répondu  au  pèlerin  qu'il  ne 
devait  pas  tirer  vengeance  du  meurtre  de  son  père.  Le 
roi  du  Yémen  Marthad,  fils  d'Abdkelâl  (33o  à  35o), 
avait  coutume  de  dire  :  «  Je  règne  sur  les  corps  et  non 
sur  les  opinions.  J'exige  de  mes  sujets  qu'ils  obéissent 
à  mon  gouvernement  ;  quant  à  leurs  doctrines,  c'est  au 
Dieu  créateur  à  les  juger  (2).  » 

Enfin  un  autre  roitelet  du  Yémen,  ayant  reçu  une 
ambassade  d'évêques  envoyée  par  l'empereur  de  Cons- 
tantinople  pour  lui  porter,  avec  des  présents,  la  loi  du 
Christ,  se  laisse  docilement  catéchiser.  Au  jour  fixé 
pour  sa  conversion,  les  évêques  et  la  cour  étant  pré- 


(1)  Dozy. 

(2)  Caussin  de  Perceval,  t.  I,  p.  m. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  a/,g 

sents,  le  roi  se  met  à  sangloter.  Les  évoques  s'informent 
charitablement  de  la  cause  de  ce  grand  désespoir  :  «  Il 
y  a,  dit  le  roi,  que  l'un  de  mes  officiers  vient  de  m'ap- 
prendre  que  l'archange  Michel  dont  vous  m'aviez 
parlé  est  mort  subitement  !  »  Les  évêques  le  tranquilli- 
sent :  «  Un  ange  ne  peut  pas  mourir.  »  —  «  Et  s'il  en 
est  ainsi,  rétorque  le  roi  soudain  apaisé,  pourquoi  vous 
acharner  à  vouloir  me  faire  croire  que  le  Fils  de  Dieu, 
le  roi  des  anges  est  mort  de  la  plus  ignominieuse  des 
morts  ?  » 

Les  Arabes  gardèrent-ils  cette  liberté,  cette  libéralité 
d'esprit,  après  qu'ils  se  furent  enrôlés  sous  les  dra- 
peaux d'Islam  ?  Nous  avons  démontré  plus  haut  (i) 
que  les  Musulmans  s'étaient  toujours  efforcés  d'user  de 
tolérance  envers  leurs  ennemis,  qu'ils  considéraient 
comme  «  Infidèles  »  —  en  usaient-ils  de  même  avec 
leurs  sujets  non  musulmans? 

L'histoire  nous  montre  les  kalifes  toujours  entourés 
de  médecins,  d'astronomes  et  d'astrologues,  de  poètes 
et  de  savants,  chrétiens  et  juifs,  auxquels  ils  prodi- 
guaient les  plus  grands  honneurs,  allant  jusqu'à  leur 
donner  le  pas  sur  les  ministres  et  vizirs  de  leur  cour. 
Les  anecdotes  ne  manquent  pas  qui  témoignent  de 
l'estime  et  de  la  considération  dont  jouissaient  les 
«  Infidèles  »  auprès  du  vicaire  de  Dieu,  Emir  des 
Croyants  : 

Le  médecin  d'Al  Mansour  (754  à  776),  sentant  sa  fin 
prochaine,  demande  au  Kalife  l'autorisation  de  retour- 
ner dans  son  pays  afin  de  pouvoir  être  enterré  près  des 
siens.  «  Fais-toi  musulman,  lui  propose  Al  Mansour, 

(1)  Voir  plus  haut,  page  a  12. 


25û     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

pour  que  nous  nous  retrouvions  en  paradis.  —  J'aime 
mieux  aller  rejoindre  mes  pères,  repartit  le  malade, 
qu'ils  soient  au  ciel  ou  en  enfer.  »  Al  Mansour  trouva 
la  réponse  plaisante  ;  il  en  rit  et  gratifia  de  dix  mille 
dinars  d'or  son  médecin  qu'il  fit  accompagner  par 
une  garde  spéciale  jusqu'à  sa  ville  natale  (i). 

Haroun  El  Rashid  (786-809),  en  pèlerinage  à  la  Mec- 
que, fit  des  prières  publiques  pour  son  médecin 
Gabriel,  fils  de  Baktaychou.  «  Emir  des  Croyants,  lui 
firent  remarquer  les  assistants,  vous  priez  pour  un 
infidèle,  un  chrétien  !  —  Je  ne  l'ignore  pas,  répondit  le 
vicaire  d'Allah,  mais  c'est  grâce  à  lui  que  je  suis  bien 
portant;  de  ma  santé  dépendent  la  prospérité  et  la 
grandeur  des  musulmans;  vous  avez  donc  tous  inté- 
rêt à  ce  que  mon  médecin  vive  et  prospère  le  plus 
longtemps  possible  (2).  » 

El  Moutassem  (833-847)  a^a  P^as  l°m  encore.  Son 
médecin  et  ami  —  il  avait  coutume  de  l'appeler  «  mon 
père  ))  —  étant  mort,  il  ordonna  de  lui  faire  des  funé- 
railles «  selon  la  coutume  des  Chrétiens,  avec  cierges 
et  encens  ».  D'une  fenêtre  du  palais,  il  suivit  des  yeux 
le  convoi  en  pleurant  comme  un  enfant  devant  le  peu- 
ple assemblé  (3). 

Ces  anecdotes  intéressent  plus  particulièrement  les 
médecins,  mais  nous  pourrions  en  rappeler  d'autres 
aussi  curieuses  concernant  les  savants,  les  poètes  ou 
les  traducteurs...   Disons  seulement  que  le  plus  grand 

(1)  Cheikh    Mohammed  Abdou,  Al  Islam  wal  noussranieh,  p.   16. 

(2)  Tabaqualte  al  Attiba,  t.  I,  p.  i3o;  Zeydan,  larik  el  tamadoun 
el  islami,  t.  III,  p.  i63. 

(3)  Tabagat  al  Attiba,  p.  i65  ;  Histoire  de  la  civilisation  musulmane, 
t.  III,  p.  iG5. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  25 1 

nombre  des  kalifes,  ceux  de  Bagdad  comme  ceux  de 
Cordoue,  comme  ceux  du  Caire,  protégèrent  les 
savants  et  leurs  coreligionnaires,  à  quelque  croyance 
qu'ils  appartinssent.  Ils  tinrent  tous  à  honneur  d'ap- 
pliquer aux  non-musulmans,  et  dans  l'esprit  le  plus 
large,  ce  conseil  du  Prophète  :  «  Prends  la  sagesse 
sans  l'inquiéter  du  récipient  qui  la  renferme  (i).  »  En 
retour,  les  écoles  arabes  étaient  ouvertes  à  tous,  pau- 
vres et  riches,  chrétiens,  juifs  ou  musulmans...  «  Au 
Xe  siècle,  le  moine  Gerbert  se  rend  à  Tolède.  Là,  pen- 
dant trois  ans,  il  étudia  les  mathématiques,  l'astrologie 
judiciaire  et  la  magie  sous  des  docteurs  arabes.  »  «  Ses 
progrès  furent  tels,  ajoute  Reinaud  qu'à  son  retour  le 
vulgaire  le  prit  pour  un  sorcier.  »  Il  devint  pape  sous 
le  nom  de  Silvestre  II  (2).  D'autre  part,  Ahmed  el 
Mokri,  qui  a  consacré  un  chapitre  aux  juifs  et  aux 
chrétiens  qui  se  sont  distingués  dans  la  littérature 
arabe,  cite  uu  grand  nombre  d'auteurs  espagnols 
célèbres  comme  écrivains  et  poètes  (3). 

Est-il  besoin  d'ajouter  que  cet  esprit  de  tolérance, 
ou  plutôt  de  bienveillance,  s'élendait  aux  philosophes 
et  aux  athées  musulmans  eux-mêmes?  (A)  Al  May- 
moun,  celui-là  même  qui  avait  imposé  à  l'empereur 
grec  Michel  II  de  lui  envoyer  comme  tribut  un  certain 


(1)  M.  Abdou,  op.  cit.,  p,  88. 

(a)  Voir  Villemain,  Cours  de  littérature  française,  t.  T,  p.  119. 
Reinaud,  Invasions  des  Sarrasins,  p.   293  ;  Sismondi,    t.   I,  p.  97. 

(3)  Voir  Fauriel,  t.  I,  pp.  4ao  et  suiv. 

(A)  Vers  le  même  temps ,  Alphonse  le  Grand,  roi  des  Asturies, 
voulant  confier  son  fils  Ordogno  à  des  hommes  capables  d'ins- 
truire un  prince,  fut  obligé,  malgré  la  différence  des  religions, 
malgré  la  haine  des  chrétiens  contre  les  musulmans,  d'appeler 
près  de  lui  deux  précepteurs  Maures  (Florian,  p.  4o). 


25a     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

nombre  de  manuscrits  anciens,  faisait  mettre  en 
prison  les  docteurs  qui  au  nom  de  l'orthodoxie  com- 
battaient les  philosophes  de  son  temps  (i).  Saleh  ben 
Merdass,  ayant  assiégé  Ma'arat,  consent  à  lever  le 
siège  de  la  ville  et  à  faire  grâce  à  ses  habitants  pour  ne 
pas  désobliger  Abou  el  Ela  el  Ma'ari,  le  Voltaire 
musulman  du  Xe  siècle  (2). 


III.  —  La  générosité  du  coeur 

Parmi  les  six  qualités  exigées  pour  ambitionner  le 
titre  de  chef  de  tribu  (3),  la  clémence  était  une  des  plus 
essentielles  et  des  plus  hautement  appréciées.  C'est  dire 
en  quelle  estime  les  Arabes  tenaient  cette  vertu  éminem- 
ment chrétienne  qui  consiste  à  pardonner  les  offen- 
ses et  à  adoucir  les  justes  châtiments.  Il  est  vrai  qu'ils 
ne  la  pratiquaient  pas  selon  la  leçon  des  saints  Évangi- 
les ;  ils  n'allaient  pas  jusqu'à  présenter  la  joue  droite 
à  qui  les  avait  frappés  sur  la  joue  gauche.  Pareille 
conduite  eût  passé  pour  faiblesse  ou  pusillanimité,  — 
et  pour  rien  au  monde  les  Arabes  n'auraient  consenti  à 
passer  pour  faibles  ou  pusillanimes.  Ils  poursuivaient 

(1)  Voir  Zeydan,  op.  cit.,  t.  III. 

(a)  Ali  ben  Youssouf  el  Kefty,  cité  par  le  Cheikh  Mohammed 
Abdou,  op.  cit.,  p.  106. 

C'est  Abou  el  Ela  el  Ma'ari  qui  professait  : 

«  La  religion  ne  consiste  pas  à  jeûner  jusqu'au  dépérissement. 

«  Ni  à  prier,  ni  à  porter  cilice. 

<c  —  La  religion,  c'est  de  combattre  le  mal 

«  Et  d'arracher  de  son  cœur  la  haine  et  l'envie.  » 

(3)  Voir  «  Culte  des  aïeux  »,  p.  4  a. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  253 

au  contraire  l'insulteur,  et  ce  n'est  qu'après  l'avoir 
maîtrisé  et  réduit  à  merci  qu'ils  consentaient  à  lui  faire 
grâce.  La  clémence  venait  ainsi  couronner  la  force, 
car  ce  n'est  pas  être  clément  que  de  pardonner  quand 
on  n'est  pas  à  même  de  punir  (i).  Eux  qui  exerçaient, 
d'une  façon  si  implacable  et  souvent  si  inhumaine,  la 
loi  du  talion,  qui  ne  se  contentaient  pas  de  rendre  œil 
pour  œil  et  dent  pour  dent,  mais  qui  prétendaient 
devoir  «  rendre  pour  un  seul  outrage  mille  outra- 
ges »  (2),  ils  savaient,  au  moment  de  triompher  de  leur 
ennemi,  triompher  d'eux-mêmes  et  pardonner.  Ils 
mettaient  à  gracier  la  même  ardeur  qu'ils  dépensaient 
à  satisfaire  leur  vengeance.  Plus  lourde  était  la  faute, 
plus  douce  et  plus  généreuse  se  faisait  leur  clémence  : 

a  Ses  insultes  montent  et  ma  clémence  les  surpasse  : 
Tel  un  bois  odorant  que  le  feu  rend  plus  odoriférant 
encore.  » 

(Abou  Atahia) 

Et  ce  sentiment  généreux  était  tellement  répandu 
parmi  eux  que  déjà  bien  avant  l'Islam  on  le  trouve 
traduit  en  adages.  Ils  disaient  :  «  Il  n'est  point  de 
grandeur  avec  la  haine  »,  et  encore  :  «  Situ  triomphes, 
gracie.  »  Ils  assuraient  que  : 

L'âme  haute  ne  connaît  pas  la  haine, 
Le  haineux  ne  peut  atteindre  à  la  gloire. 


(1)  Ali  ben  Abi  Taleb  :  «  La  clémence  est  l'apanage  de  ceux-là 
seuls  qui  peuvent  châtier.  » 

(a)  Moallakat  d'Amr,  fils  de  Kolthoum. 


254     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Pour  eux  «  la  marque  d'un  homme  généreux  est  de 
pardonner  les  offenses  et  jeter  un  voile  sur  les  fautes 
commises  ». 

Ces  bonnes  mœurs  se  développèrent  avec  l'Islam,  les 
musulmans  puisant  dans  leur  désir  d'être  agréables  à 
Dieu,  un  motif  nouveau  à  se  montrer  magnanimes. 

Ali  ben  Abi  Taleb  faisait  cette  recommandation 
digne  d'un  chrétien  des  premiers  âges  :  «  Si  tu  as 
maîtrisé  ton  ennemi,  que  ton  pardon  soit  l'action  de 
grâces  de  ton  triomphe.  » 

A  quelqu'un  qui  lui  demandait  :  «  Qu'est  ce  que  la 
chevalerie  ?  »  le  vizir  El  Fadl  ben  Yehia  répondait  : 
«  C'est  le  pardon  des  offenses.  » 

Aroun  Al  Rashid  ayant  condamné  à  mort  Amidel 
Toussi,  celui-ci  se  prit  à  sangloter.  «  La  peur  de  la 
mort  te  fait  pleurer  ?  lui  dit  le  kalife.  —  Non  pas, 
répondit  l'autre,  car  nous  devons  tous  mourir,  mais 
j'ai  du  chagrin  de  quitter  ce  monde,  ayant  encouru  la 
disgrâce  de  mon  souverain.  » 

Le  kalife  sourit  et  le  fit  relâcher  après  avoir  constaté 
que  u  l'homme  généreux  était  facilement  dupe  de  ses 
bons  sentiments  ».  Et  il  prit  souvent  plaisir  à  se  laisser 
duper  de  la  sorte  (i). 

Enfin,  car  nous  ne  pouvons  pas  tout  citer,  on  prête 
ces  paroles  superbes  à   Moawiah,  le  fondateur  de  la 


(i)  Florian  cite  d'après  Herbelot  (bibliothèque  orientale)  et 
Marigny  (Histoire  des  Arabes)  ces  paroles  d'Al  Maimoun  :  «  Ah  '.  si 
l'on  savait  combien  j'ai  de  plaisir  à  pardonner,  tous  ceux  qui 
m'ont  offensé  viendraient  me  faire  l'aveu  de  leur  faute.  »  Voir  Al 
Moustatraf,  p.  267,  où  il  est  dit  textuellement  :  «  Si  les  criminels 
connaissaient  mon  plaisir  à  pardonner,  ils  commettraient  de  nou- 
velles fautes.  » 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  255 

dynastie  Ommyade  :  «  Je  ne  puis  sou  fini*  qu'il  y  ait  sur 
terre  une  ignorance  que  ne  puisse  endurer  ma  patience, 
ni  une  faute  que  ne  puisse  contenir  ma  clémence,  ni 
un  besoin  que  ne  puisse  satisfaire  ma  générosité.  » 

Deux  traits  seulement  pour  illustrer  ces  nobles  pré- 
ceptes. Nous  les  avons  choisis  parmi  des  milliers  d'a- 
necdotes de  même  genre,  parce  que,  à  côté  d'une 
manifestation  de  générosité,  ils  nous  montrent,  le  pre- 
mier, la  délicatesse  de  conscience  d'un  homme  tel 
qu'Omar  qu'on  a  coutume  de  représenter  comme  un 
être  dur  et  fruste,  le  second,  de  quelle  manière  les 
courtisans  savaient  donner  des  leçons  aux  rois  : 

Omar  ibn  El  Kattab,  ayant  rencontré  un  ivrogne, 
donna  l'ordre  de  le  jeter  en  prison.  Et  l'ivrogne  de 
l'insulter  odieusement  :  «  Je  lui  fais  grâce,  dit  Omar. 
—  Gomment,  protestèrent  les  compagnons  du  Kalife, 
tu  le  relâches  quand  il  t'insulte?  —  Il  a  réussi  à  me 
mettre  en  colère,  expliqua  Omar,  et  j'ai  craint,  en  le 
condamnant,  de  satisfaire  moins  la  justice  que  mon 
propre  ressentiment.  Je  me  serais  en  quelque  mesure 
vengé  moi-même,  et  il  ne  m'appartient  pas  de  me  ven- 
ger d'un  musulman.  » 

Le  Kalife  Abdel  Malek  ibn  Merwan,  pris  de  fureur 
contre  un  individu  qui  l'avait  méchamment  bafoué, 
s'était  écrié  :  «  Si  Dieu  permet  que  je  mette  la  main 
sur  lui,  j'en  ferai  ceci  et  cela  (c'est-à-dire  je  lui  ferai 
endurer  les  pires  peines).  L'homme  ayant  été  enfin 
arrêté,  Raga  ben  Haywa  dit  au  Kalife  :  «  Emir  des 
Croyants,  Dieu  a  fait  selon  ton  désir,  à  toi  mainte- 
nant d'agir  de  façon  à  contenter  Dieu.  — Je  pardonne, 
dit  le  Kalife  encore  sous  le  coup  de  la  colère,  et  qu'on 
donne  à  cet  homme  de  l'or,  de  quoi  le  remettre  de  son 


a56     LA  TIWDITIOIN  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

émotion  !  »  L'histoire  ne  dit  pas  combien  de  pièces 
sonnantes  et  trébuchantes  furent  nécessaires  pour  cal- 
mer l'angoisse  du  pauvre  homme,  mais  il  est  à  présu- 
mer qu'il  consentit  à  trembler  jusqu'à  ce  que  toutes 
ses  poches  fussent  remplies  d'or... 


Mais  il  est  une  autre  sorte  de  clémence  qui  se  tra- 
duit par  un  sentiment  de  bienveillance  envers  l'adver- 
saire :  c'est  l'humanité  envers  le  prisonnier,  la  généro- 
sité envers  l'ennemi,  c'est  la  politesse  exquise  des 
hommes  de  guerre,  leur  manière  courtoise  de  rendre 
hommage  à  la  vaillance  dans  l'infortune,  de  s'excuser 
galamment  d'avoir  vaincu  un  égal  digne  autant  qu'eux- 
mêmes  de  la  victoire,  n'était  le  sort  contraire  des 
armes... 

«  Un  jour,  Al  Mansonr  (976  à  1001)  enferme  dans 
un  défilé  une  troupe  nombreuse  d'Espagnols  et  les  fait 
sommer  de  mettre  bas  les  armes,  mais,  les  voyant  s'a- 
genouiller résolus  de  périr  plutôt  que  de  se  rendre,  il 
fait  ouvrir  les  rangs  de  ses  soldats  et  les  laisse  rejoin- 
dre l'armée  chrétienne,  aimant  mieux  envoyer  ce  ren- 
fort à  l'ennemi  que  d'ordonner  le  massacre  de  tant 
d'hommes  braves...  Les  Espagnols  lui  rendirent  justice. 
«  Pour  un  Mahométan,  dit  Ferreras,  il  eut  de  grandes 
vertus  morales.  »  Mosden  ajoute  :  «  Il  détruisait  par  le 
fer  et  par  le  feu  les  villes  qui  résistaient  à  ses  armes, 
mais  il  ne  permit  jamais  qu'on  fît  le  moindre  mal  à 
celles  qui  se  rendaient  volontairement  (1).  » 


(1)  L.  Viardot,  Essai  sur  l'Histoire  des  Arabes  et  des  Mores  d'Espa- 
gne, i833,  t.  I,  p.  112. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  267 

«  En  1191,  Philippe-Auguste  abandonne  l'armée  des 
Croisés  et  vient  à  Tyr  se  disposer  à  son  retour.  Ce  fut 
dans  cette  ville  que  Saladin  lui  envoya  une  ambassade 
solennelle  pour  le  complimenter  et  lui  offrir  des  pré- 
sents dignes  d'un  grand  roi,  selon  l'usage  de  ce 
musulman  de  donner  même  à  ses  ennemis  des  témoi- 
gnages de  sa  magnificence  (1).  » 

«  La  maladie  de  Richard  Cœur- de-Lion  attrista  le 
cœur  de  Saladin  et  celui  de  son  frère,  toujours  dispo- 
sés à  témoigner  de  l'amitié  à  un  adversaire  aussi  franc 
et  aussi  brave.  Dans  sa  fièvre  brûlante,  Richard  récla- 
mait des  fruits,  et  Saladin  lui  envoya  constamment  des 
poires,  des  pêches  et  de  la  glace  fraîche  qu'il  faisait 
prendre  tous  les  jours  sur  la  montagne  (2).  » 

Jean  de  Brienne  est  pris  dans  Damietle  par  El- 
Malek-el-Kamel.  Amené  devant  lui,  il  se  mit  à  pleu- 
rer :  u  Le  soudan  regarde  le  roi  qui  plorait  et  lui  dit  : 
«  Sire,  pourquoi  plorez-vous  ?  —  Sire,  j'ai  raison  de 
plorer,  répondit  le  roi,  car  j'ai  vu  le  peuple  dont  Dieu 
m'a  chargé  périr  au  milieu  des  eaux  et  mourir  de 
faim.  »  Le  soudan  eut  pitié  de  ce  qu'il  vit  le  roi  plo- 
rer ;  si  plora  aussi,  lors  envoya  trente  mille  pains  aux 
pauvres  et  aux  riches  ;  ainsi  leur  envoya  quatre  jours 
de  suite...  (3)  » 

Sur  le  champ  de  bataille  de  Laggune  où  il  venait  de 
combattre  les  troupes  égyptiennes  d'Ikshid  (940  A.  D.), 
l'émir  Ibn  Raïk  découvrit,  parmi  les  cadavres  qui  jon- 


(1)  G.  Maria,  Histoire  de  Saladin,  Sulthan  d'Egypte  et  de  Syrie,  t. 
II,  p.  3o3. 

(2)  Stanley  Lane  Poole,  p.  355. 

(3)  Gustave  Schlumberger,  Récits  de  Byzance  et  des  Croisades. 

J7 


258     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  AARBES 

chaient  la  plaine,  le  corps  de  l'un  des  frères  d'Ikshid. 
Cette  découverte  l'affligea  à  tel  point,  dit  l'histoire, 
qu'il  dépêcha  séant  son  propre  fils  à  son  adversaire  à 
titre  expiatoire  et  en  manière  de  compensation.  Ikshid, 
touché  et  ne  voulant  pas  être  en  reste  de  générosité, 
couvrit  le  jeune  homme  d'une  robe  d'honneur  et  le 
renvoya  à  son  père  avec  grande  courtoisie.  Bien 
entendu,  comme  dans  les  jolis  contes,  le  jeune  homme 
épousa  la  fille  de  son  ennemi,  et  des  liens  de  famille  et 
d'amitié  vinrent  ainsi  fortifier  le  traité  d'alliance  qu'a- 
vaient inspiré  les  sentiments  chevaleresques  de  deux 
illustres  chefs  (i). 

Ces  exemples  de  générosité  ainsi  que  ceux  que  noua 
avons  relatés  plus  haut  (a)  sont  tous  postérieurs  à  l'Is- 
lam. Il  ne  faudrait  pas  en  conclure  que  la  générosité 
du  cœur  n'était  pas  pratiquée  par  les  Arabes  de  la 
Djahilieh.  Elle  était  au  contraire  d'un  usage  fréquent 
parmi  eux.  Etant  en  guerre  perpétuelle  les  uns  contre 
les  autres,  tantôt  vainqueurs  et  tantôt  vaincus,  il  leur 
arrivait  d'être  sauvés,  dans  la  déroute,  par  un  ennemi 
reconnaissant  en  faveur  duquel  ils  s'étaient  généreuse- 
ment entremis  lors  d'une  précédente  rencontre.  Voici, 
et  c'est  par  là  que  nous  terminerons,  un  petit  tableau 
de  mœurs  qui  offre  ce  double  avantage  de  nous  pré- 
senter, en  même  temps  qu'un  exemple  de  générosité, 
un  échantillon  de  la  galanterie  chevaleresque  au  désert, 
vers  le  VIe  siècle  de  notre  ère. 

((Duraïd,  fils  d'El  Samat,  était  sorti  parmi  une  foule 


(i)  Stanley  Lane  Poolc,  History  of  Egypte  in  the  middle  âges,  p. 
83. 

(2)  Voir  plus  haut,  pp.  19  et  suiv. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  269 

de  cavaliers,  pour  razzier  la  tribu  de  Kananat.  Arrivé 
au  lieu  dit  El  Akram,  il  aperçut,  loin  dans  la  vallée, 
un  homme  qui  conduisait  une  femme  montée  sur  un 
chameau,  «  Lance  ton  cheval,  dit  aussitôt  Duraïd  à  l'un 
de  ses  cavaliers,  lance  ton  cheval  sur  ce  convoi  et  crie 
à  l'homme  :  «  Laisse-moi  cette  femme  et  sauve-toi  !  » 
Le  cavalier  part  et  fait  selon  les  instructions  de  son 
chef.  Mais  l'étranger,  loin  d'obtempérer  à  ces  somma- 
tions, remet  placidement  à  la  dame  la  bride  du  cha- 
meau qu'il  conduisait  ;  puis  il  charge  le  cavalier  en 
improvisant  ces  vers  : 

Ma  dame,  continue  à  loisir  ta  marche  confiante, 
La  marche  d'une  femme  dont  le  cœur  ne  connaît  pas 

la  crainte. 
Refuser  de  combattre  un  égal  serait  une  honte  : 
Sois  donc  témoin  de  mes  exploits.  Tu  vas  pouvoir 

comparer  et  juger. 

Il  charge,  désarçonne  son  adversaire,  l'étend  raide 
mort,  lui  enlève  son  cheval  qu'il  remet  galamment  à  sa 
dame... 

Doraïd,  inquiet  de  ne  pas  voir  reparaître  son  messa- 
ger, envoie  à  sa  recherche  un  autre  cavalier.  Celui-ci 
rencontre  le  cadavre  de  son  compagnon,  puis  il  court 
sus  au  voyageur  qu'il  somme  de  laisser  la  femme  et  de 
fuir.  De  nouveau  l'homme  jette  la  bride  à  sa  dame  et 
charge  en  chantant  ces  vers  : 

Laisse  la  route  libre  à  la  dame  inviolable  : 
Entre  elle  et  toi  il  y  a  Rabyah. 


a6o     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Et,  sa  lance  au  poing  : 

Si  tu  préfères,  reçois  ce  coup  agile  : 
Abattre  l'ennemi,  telle  est  ma  loi. 

Il  charge,  étend  mort  son  nouvel  adversaire. 

Doraïd,  impatient,  détache  un  troisième  cavalier. 
Celui-ci  rencontre  les  cadavres  de  ses  deux  compagnons 
et  il  aperçoit  l'étranger  conduisant  à  la  main  le  cha- 
meau de  la  dame  et  traînant  nonchalamment  sa  lance 
après  lui  :  «  Lâche  la  dame,  lui  crie-t-il,  et  sauve-toi  !  » 
Rabyah  fait  face  à  son  adversaire  et  au  moment  de 
charger  il  lui  dit  : 

Que  peux-tu  attendre  d'une  mine  renfrognée  comme 

la  mienne? 
N'as-tu  pas  vu  les  cadavres  du  premier  puis  du  second 

cavalier? 
Voici  la  lance  au  bois  dur  qui  les  a  transpercés. 

Il  charge  si  impétueusement  qu'il  brise  sa  lance  au 
travers  du  corps  de  son  ennemi. 

Enfin  Doraïd,  étonné  de  ne  voir  revenir  aucun  de  ses 
trois  cavaliers  et  ne  doutant  pas  qu'ils  avaient  tué 
l'homme  et  enlevé  la  dame,  se  décide  à  aller  se  rendre 
compte  par  lui-même.  Il  part  et  il  voit  :  un  premier 
cadavre,  puis  un  second,  puis  le  troisième.  Il  regarde 
et  il  aperçoit,  tout  près  de  lui,  Rabyah  désarmé  :  «  Che- 
valier, lui  dit-il,  des  braves  comme  toi  on  ne  les  tue 
pas.  Mes  cavaliers  battent  le  pays,  ils  ne  vont  pas  tar- 
der à  te  rejoindre  et  tu  es  sans  armes,  si  jeune  et  si 
brave  !  Accepte  ma  lance.  Je  vais  retrouver  mes  compa- 
gnons et  je  saurai  les  détourner  de  toi.  » 


LE  CULTE  DE  L'HOISINEUR  a6i 

Doraïd  s'en  retourna  près  des  siens  et  il  leur  dit  : 
«  Le  chevalier  a  bien  défendu  sa  dame.  Il  a  tué  vos 
compagnons  et  m'a  enlevé  ma  lance.  C'est  un  valeu- 
reux avec  lequel  il  n'est  pas  sage  de  se  mesurer.  » 
Et  tous  tournèrent  bride  et  regagnèrent  leur  campe- 
ment de  Beni-Gashm  (i). 

(i)  Rannatt  al  Agani,  t.  II,  p.  ai2. 


LA    DÉFENSE  DU   FAIBLE 


C'est  la  loi  par  excellence,  la  raison  d'être  de  la  che- 
valerie —  c'est  toute  la  chevalerie.  Ce  huitième  et  der- 
nier commandement  :  «  Office  de  chevalier  est  de 
maintenir  femmes,  veuves  et  orphelins,  et  hommes 
més-aisés  et  non  puissants  »  (i),  résume  et  contient 
tout  le  code  de  chevalerie.  Il  renferme  à  lui  seul  toutes 
les  vertus  chevaleresques.  On  peut  en  effet  se  représen- 
ter un  brave  dépourvu  de  générosité,  ou  encore  un 
homme  libéral  privé  de  courage  —  mais  on  ne  saurait 
imaginer  un  défenseur  du  faible  auquel  il  manquerait 
l'une  quelconque  des  qualités  essentielles  du  chevalier. 
Protéger  le  faible  contre  le  fort,  soutenir  l'opprimé 
contre  l'oppresseur,  intervenir  pour  la  punition  ou  la 
réparation  de  toute  injustice  commise  —  c'est  se  mon- 
trer pitoyable  à  l'infortune,  c'est  ouvrir  son  cœur  à 
toutes  les  détresses,  c'est  mettre  son  bras  au  service  du 
droit  outragé,  c'est  se  constituer  bénévolement  le  cham- 
pion du  Bien  contre  le  Mal  triomphant.  Quelle  généro- 
sité de  sentiments  cela  ne  suppose-t-il  pas,  et  aussi 
quel  esprit  de  désintéressement  et  de  sacrifice!  Il  est  si 
facile  de  se  laisser  vivre,  de  fermer  les  yeux  et  de  se 
boucher  les  oreilles  pour  ne  rien  voir  et  ne  rien  enten- 

(i)  Lacurne  de  Sainte-Palaye,  Mémoires  sur  l'ancienne  Chevale- 
rie, t.  I,  notes  (36)  sur  la  IP  partie,  p.  129. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  a63 

dre  de  ce  qui  ne  nous  atteint  pas  directement  et  qui  ne 
peut  nous  valoir  que  désagrément  !  il  est  si  simple  de 
garder  une  stricte  neutralité  quand  l'assassiné  n'est  pas 
soi-même  !  L'âme  du  chevalier  est  d'une  autre  essence. 
Rien  de  ce  qui  touche  à  l'humanité  ne  lui  est  étranger. 
Que  dis-je?  Elle  se  solidarise,  se  confond  et  s'identifie 
avec  l'humanité.  Toute  iniquité,  où  qu'elle  soit  com- 
mise, toute  atteinte  à  la  liberté  la  révolte  et  la  blesse 
comme  une  insulte.  Alors  elle  se  cabre,  se  dresse  fré- 
missante, et  sans  réfléchir,  sans  mesurer  le  danger, 
l'âme  du  chevalier,  soldat  du  Juste  et  du  Vrai,  s'en  xa. 
défier  l'Imposteur... 

Les  Chevaliers  du  désert  firent  l'usage  le  plus  noble 
de  leur  force  et  de  leur  courage.  Ils  les  mirent  à  la 
disposition  des  malheureux,  avec  la  même  libéralité 
accueillante  et  débordante  qu'ils  mettaient  à  prodiguer 
leurs  biens.  Sans  calculer  ni  tergiverser,  ils  consa- 
craient toute  leur  énergie  à  faire  rendre  justice  à  qui 
les  avait  sollicités  : 

Nous  ne  demandons  pas  à  nos  frères,  quand  ils  nous 

appellent  à  leur  secours 
Dans  le  malheur,  s'il  est  bien  vrai  qu'ils  sont  dans  le 

malheur. 

Parmi  eux  les  lois  de  la  protection  étaient  aussi  stri- 
ctes que  les  lois  de  l'hospitalité.  Et  de  même  qu'on  ne 
pouvait  refuser  un  asile  au  voyageur,  de  même  on  ne 
pouvait  refuser  de  protéger  le  faible  ou  l'opprimé  qui 
avait  eu  recours  à  vous.  De  même  qu'on  ne  distinguait 
pas  «  l'hôte  de  l'hôte  »,  de  même  on  ne  distinguait  pas 
«le  Djar  du  Djar»,  le  protecteur  du  protégé.  Ils  portaient 


264     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

le  même  nom  et  poursuivaient  le  même  but  —  le  Djaiv 
protecteur  épousant  la  cause  du  Djar  protégé,  au  point 
de  la  faire  sienne.  Du  reste,  les  Arabes  professaient 
«  que  la  protection  était  illusoire  tant  qu'on  n'avait  pas 
fait  atteindre  au  protégé  son  but  —  à  moins  qu'on  ne 
se  soit  fait  tuer  en  voulant  y  atteindre  (i)  ».  Ainsi 
quand  un  homme  faible  s'était  mis  sous  la  sauvegarde 
d'un  homme  fort,  il  était  assuré  d'être  protégé  au 
moins  jusqu'à  la  mort  de  son  protecteur;  car  le  plus 
souvent  les  enfants,  la  famille  et  au  besoin  la  tribu 
entière  se  substituaient  à  leur  auteur  ou  à  leur  conci- 
toyen et  continuaient  à  poursuivre  la  vengeance  des 
torts  dont  leur  client  avait  à  se  plaindre.  Ce  rôle  de 
protecteur,  aussi  noble  que  périlleux,  était  du  reste 
mis  à  haut  prix  et  pour  cela  très  recherché.  Il  consti- 
tuait un  titre  honorifique,  un  hommage  rendu  à  la 
valeur,  à  la  loyauté,  à  la  générosité  d'âme  des  guer- 
riers —  aussi  se  le  disputait-on  :  «  Le  poète  Hotaïah 
ayant  quitté  Zibrikan  dont  il  était  le  protégé,  pour  se 
retirer  chez  un  autre  Arabe  nommé  Baghid,  Zibrikan 
s'adressa  au  kalife  Omar  pour  réclamer  son  client. 
Omar  décida  que  Hotaïah  serait  placé  sur  un  terrain 
vide  et  qu'il  serait  libre  de  choisir  entre  ses  deux  pro- 
tecteurs (a).  »  Ainsi  on  comprend  facilement  que  les 
chevaliers  d'Arabie  aient  tenu  à  grand  honneur  d'être 
entourés  d'un  grand  nombre  de  clients.  Ils  accueillaient 
tout  venant,  sans  s'inquiéter  de  savoir  son  nom  ni  son 
origine,  ou  de  connaître  la  cause  de  ses  doléances,  ni 

(i)  Kitab  Nakaed  Garir  wal  Aktal,  manuscrit  de  l'an  5o5  H., 
bibliothèque  Zaki  Pacha,  Le  Caire. 

(a)  ^uatreraère,  Mémoires  sur  les  asiles  chez  les  Arabes,  dans 
«  Mélanges  d'histoire  et  de  philologie  orientale  »;  p.  190. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  a65 

l'objet  de  ses  revendications.  Ils  l'adoptaient  en  bloc, 
le  considéraient  comme  un  membre  de  la  famille, 
auquel  affection  et  protection  étaient  naturellement 
dues.  Cet  empressement  généreux  et  irréfléchi  devait 
fatalement  entraîner  de  grands  abus.  Et  l'on  vit  plus 
d'une  fois  des  hommes  superbes  et  braves  couvrir  de 
leur  bras  un  criminel  et  soutenir  sa  cause  contre  des 
familles  et  même  des  tribus  entières.  Fidèles  à  leur 
parole  jusqu'au  crime,  ils  défendaient  le  Djar,  innocent 
ou  coupable,  envers  et  contre  tous,  du  moment  qu'ils 
n'avaient  pas  mis  de  condition  à  leur  protection  et 
qu'ils  ne  s'étaient  pas  enquis  au  préalable  du  motif  qui 
l'avait  amené  jusqu'à  eux.  Du  reste  ils  considéraient 
qu'il  était  peu  digne  d'un  chevalier  vaillant  d'instruire 
l'affaire  avant  de  la  prendre  en  main  et  de  paraître  mar- 
chander ou  faire  attendre  sa  protection.  C'était  là,  à 
leurs  yeux,  l'indice  d'un  cœur  faible  et  hésitant,  la 
marque  d'un  caractère  irrésolu  qui  n'ose  pas  s'engager 
avant  d'avoir  aligné  des  chiffres  et  constaté  que  l'opé- 
ration était  sans  danger  et  de  tout  repos.  C'est  peut-être 
en  obéissant  à  ces  mêmes  sentiments  que  «  Boniface, 
marquis  de  Montferrat,  se  jeta  dans  un  péril  évident 
pour  enlever  une  nièce  à  un  oncle  oppresseur  »  et 
qu'  «  un  autre  seigneur,  au  dire  de  Raymbaud  de 
Vaquieras,  se  compromit  pour  soutenir  Pierre  de  Main- 
zac,  ravisseur  de  la  dame  de  Tiercy  réclamée  et  pour- 
suivie par  son  mari  »  (i). 

La  règle  était  donc,  du  moins  en  Arabie  (2),  d'accueil- 

(1)  Fauriel,  Histoire  de  la  poésie  provençale,  t.  I,  p.  /j83. 

(2)  Pour  l'Europe,  voir  Fauriel  :  «  ...  Le  chevalier  fut  tenu  de 
faire  un  usage  généreux  de  sa  puissance...  On  aimerait  à  s'assurer 
de  cette  intervention  de  la  chevalerie  dans  les  relations  sociales  et 


266     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

lir  tout  solliciteur  et  de  le  protéger  aveuglément  contre 
tous.  Nous  avons  dit  qu'elle  avait  donné  lieu  à  des 
abus.  On  essaya  d'y  pallier.  L'homme  fort  qui  poursui- 
vait une  vengeance  ne  devait  pas  se  soucier  d'avoir  à 
protéger  contre  soi-même  son  ennemi  ou  l'ennemi  des 
siens  !  Il  eût  été  ainsi  par  trop  simple  d'échapper  au 
châtiment  ;  on  n'avait  qu'à  rechercher  la  protection  de 
son  ennemi,  de  s'installer  chez  lui  en  toute  quiétude,  se 

disant  : 

«  Mais,  Dieu  merci  ! 
Je  suis  en  lieu  sûr  :  on  n'arrête 
Personne  ici.  »  (2) 

Aussi  prit-on  l'habitude,  pour  éviter  ce  piège,  de 
déclarer  au  suppléant  :  «  A  moins  que  tu  ne  sois  tel 
(l'ennemi  que  je  recherche),  je  te  protège.  »  Le  kalife 
Hacham  ben  Abdel  Malek  avait  mis  à  prix  la  tête  du 
poète  Al  Koumayth.  Poursuivi  de  toutes  parts,  Al 
Koumayth  finit  par  se  réfugier  auprès  du  tombeau  du 
fils  de  Flacham.  Le  kalife,  ayant  aperçu,  d'une  fenêtre 
de  son  palais,  un  homme  assis  près  du  tombeau  de 
son  fils,  dit  :  «  Si  c'est  un  homme  qui  demande  protec- 
tion, protection  lui  est  accordée,  à  moins  que  ce  ne 
soit  Al  Koumayth  (3)  »...  Il  lui  fit  grâce  tout  de  même. 

L'expérience  aidant,  on  corrigea  peu  à  peu  ce  qu'a- 
vait d'excessif  la  protection  des  anciens.  De  générale 
qu'elle  était,  elle  devînt  plus  circonspecte  et  plus  limi- 

politiqucs  du  Moyen-Age  par  des  faits  positifs  qui  aideraient  en 
même  temps  à  en  déterminer  la  nature  et  le  degré.  Mais  des  faits 
de  ce  genre  ne  sont  pas  recueillis  par  l'histoire.  Les  documents 
poétiques  seuls  en  offrent  quelques  vestiges.  Ce  sont  surtout  des 
transactions  domestiques  des  actes  d'autorité  conjugale  ou  pater- 
nelle. »  (Op.  cit.,  t.  1,  pp.  Z187  et  suiv.) 

(a)  Alfred  de  Musset,  Le  mie  prigione. 

(3)  Al  Agani  petit,  t.  I,  pp.  116  à  119. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  267 

tée,  plus  conventionnelle.  Ou  bien  on  protégeait  le 
suppliant  contre  certaines  personnes  que  l'on  désignait 
expressément  (1),  eu  bien  on  le  protégeait  contre  tout 
le  monde,  en  exceptant  certaines  personnes  auxquelles 
on  était  attaché  par  quelque  lien  d'alliance,  de  parenté 
ou  de  reconnaissance  (Bichr  Hazem  fuyant  le  cour- 
roux du  généreux  Oss  ben  Harîtha  ne  pouvait  trouver 
d'asile  nulle  part.  Partout  où  il  allait  on  lui  disait  : 
«  Nous  te  protégerons  contre  tous,  contre  Oss  ex- 
cepté »)  (2). 

Mais  il  va  de  soi  que  plus  la  protection  était  étendue, 
illimitée,  plus  elle  était  appréciée,  recherchée  —  et 
chantée  par  les  poètes.  D'où  une  surenchère  de  protec- 
tion, à  l'exemple  des  surenchères  de  générosité  ou  de 
clémence  dont  nous  avons  déjà  parlé.  «  Le  poète 
El  Acha  vint  trouver  El  Kâma  fils  d'Al  Atha,  le  priant 
de  le  prendre  sous  sa  protection.  Al  Kâma  y  consentit 
et  s'engagea  à  le  défendre  contre  les  hommes  et  les 
génies.  Acha  lui  demanda  s'il  promettait  de  le  défen- 
dre aussi  contre  la  mort.  Al  Kâma  refusa.  Alors  Al 
Acha  s'en  vint  trouver  Amir,  fils  de  Tofaïl,  qui  lui 
promit  de  le  protège,  même  contre  la  mort.  «  —  Mais 
comment  feras-tu  ?  lui  demanda  El  Acha.  —  Si  tu 
viens  à  mourir  pendant  que  tu  seras  sous  ma  protec- 
tion, je  paierai  à  ta  famille  l'amende  qui  est  le  prix  du 
sang.  »  Acha,  fort  satisfait  de  cette  réponse,  fît  des 
vers  en  l'honneur  d'Amir,  et  contre  Al  Kâma  une 
satire.  »  (3) 

(1)  Voir  plus  haut,  p.  324  :  u  Fidélité  à  la  parole  donnée  », 
Hani  protégeant  El  Noman  contre  le  roi  de  Perse. 

(2)  Beloug-  el  Arab,  p.  8 4. 

(3)  De  Sacy,  Chrestomathie  arabe,  t.  If,  p.  473. 


268     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

Abou  Dawad  alla  plus  loin  encore.  Il  avait  pris  sons 
sa  protection  Kaab  ben  Mamah  ;  lorsque  celui-ci  per- 
dait un  enfant,  il  en  payait  la  rançon  telle  qu'elle  était 
fixée  pour  le  rachat  du  sang;  si  Kaab  perdait  un 
chameau  ou  une  brebis,  il  la  lui  rendait.  C'est  ce  fait 
qui  a  donné  naissance  à  cette  expression  proverbiale  : 
«  Le  client  d'Abou  Dawad  »  (i). 

Ne  pouvant  se  distinguer,  ni  par  l'étendue  de  leur 
protection,  ni  par  le  nombre  de  leurs  protégés  —  et 
désireux  de  se  surpasser  quand  même,  —  les  Arabes 
en  vinrent  à  protéger  les  animaux.  L'un  d'eux  prit  un 
jour  sa  lance  et  défendit  un  troupeau  de  sauterelles 
pourchassé,  car  il  estimait  que,  s'étant  abattues  chez 
lui,  les  sauterelles  étaient  venues  lui  demander  asile 
contre  leurs  poursuivants  ;  il  était  dès  lors  de  son  devoir 
de  répondre  généreusement  à  cet  appel  et  de  protéger 
ces  insectes  sauteurs. 

Kolaïb-Ouaïl,  apercevant  une  colombe  qui  faisait 
son  nid  sur  un  terrain  lui  appartenant,  lui  sut  gré, 
semble-t-il,  de  la  confiance  qu'elle  lui  témoignait,  a  0 
colombe,  lui  dit-il,  tu  peux  pondre  et  roucouler  sans 
crainte  !  »  et  il  déclara  sur-le-champ  qu'il  prenait  sous 
sa  protection  toutes  les  bêtes,  même  les  fauves,  qui 
fréquentaient  la  région. 

D'autres  émirent  par  la  suite  des  prétentions  ana- 
logues. Il  y  eut  des  Moudjirs  el  Taïr,  des  Moudjirs  el 
Gazale,  des  Moudjirs  al  Zayb,  des  Moukris  el  Wahsh, 
protecteurs  des  oiseaux,  des  gazelles,  des  loups,  hôtes 
des  animaux  sauvages,  etc..  De  ces  coutumes  bizarres 


(i)  Quatremère,  «  Mémoire  sur  les  asiles  chez  l«s  Arabes  »,  op. 
cit.,  p.  ao5. 


LE  CULTE  DE  L'HOMNEUR  269 

et  généreuses,  la  tradition  se  perpétua  de  respecter, 
dans  certaines  contrées,  certains  oiseaux  et  particuliè- 
rement les  pigeons  :  Les  pigeons  de  la  Mecque,  dès  la 
plus  haute  antiquité,  jouissaient  de  l'immunité  accor- 
dée plus  tard  aux  pigeons  familiers  de  la  place  Saint- 
Marc  (1),  et  «  à  la  mosquée  élevée  à  Tabriz  sur  le  tom- 
beau de  Gazan,  on  devait  pendant  les  six  mois  d'hiver 
donner  à  tous  les  oiseaux  du  froment,  du  millet,  etc., 
et  il  était  expressément  défendu  d'en  tuer  un  seul  »  (2)... 

Nous  nous  sommes  efforcé  de  déterminer  la  nature 
et  l'étendue  de  la  protection  chez  les  Arabes,  il  nous 
reste  à  envisager  deux  questions  :  Comment  s'obtenait 
la  protection,  et  comment  elle  prenait  fin. 

La  protection  était  sollicitée  et  accordée  de  plusieurs 
manières  différentes.  La  plus  simple  et  probablement 
la  plus  ancienne  était  d'aller  trouver  un  guerrier  et 
d'implorer  à  haute  voix  son  appui.  Aussitôt  le  guerrier 
montait  à  cheval  et  déclarait  prendre  l'inconnu  sous  sa 
protection.  A  défaut  de  guerrier  —  poursuivi,  on  n'a- 
vait pas  toujours  le  loisir  d'arriver  jusqu'à  un  homme 
d'armes,  —  on  pouvait  se  mettre  sous  la  protection 
d'un  enfant.  L'enfant,  du  fait  de  son  acceptation  à  vous 
protéger,  engageait  la  parole  de  son  père  ou  du  chef 
de  sa  famille  s'il  était  orphelin.  On  trouve  dans  El 
Agani  le  récit  suivant,  que  nous  nous  faisons  un  devoir 
de  mettre  sous  les  yeux  du  lecteur  parce  qu'il  pose  et 
résoud  le  problème  de  la  protection  accordée  à  un 
ennemi  de  sa  propre  tribu  : 

(1)  On   sait   que  les    pigeons   vénitiens   étaient  nourris  par  la 

République  Sérénissime  en    souvenir   du  service  qu'ils   avaient 

rendu  à  Venise  lors  de  la  prise  de  Candie  par  le  doge  Dandolo. 

(a)  Quatremère,  op.  cit.,  p.  22k. 


270     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

u  ...  El  Harith  ben  Zalem,  ayant  brisé  ses  chaînes  et 
échappé  à  ses  geôliers,  prit  en  courant  le  chemin  d'el 
Yamamah.  À  bout  de  souffle,  il  finit  par  rencontrer 
des  enfants  qui  jouaient.  «  —  Qui  es-tu  ?  demanda-t-il 
à  l'un  d'eux,  qu'il  jugea  à  sa  mine  particulièrement 
porté  au  bien.  —  Je  suis  Bodjayr  ben  Abdjar,  répon- 
dit l'enfant.  —  Je  suis  ton  djar  (protégé)  »,  dit  El 
Harith,  et  il  s'attacha  aux  pas  de  l'enfant  qui  le  con- 
duisit chez  son  oncle  Kattadat  ben  Moslema.  Et  Katla- 
dat  reçut  El  Harith  comme  client. 

«  Les  gens  de  Béni  Keyss  s'étaient  mis  à  la  poursuite 
de  leur  prisonnier.. Ils  suivirent  ses  traces  et  arrivèrent 
ainsi  à  la  porte  d'El  Kattadat  quelques  instants  seule- 
ment après  l'arrivée  d'El  Harith.  «  —  Rends-nous 
notre  prisonnier,  dirent  à  Kattadat  les  gens  de  Béni 
Keyss.  Il  n'est  pas  ton  protégé  ;  il  a  échappé  d'entre 
nos  mains  et  s'est  réfugié  chez  toi  sans  même  te  con- 
naître. Tu  ne  le  connais  pas  davantage  ;  mais  nous,  ne 
sommes-nous  pas  tes  alliés  et  tes  concitoyens  ?  —  Il 
m'est  impossible  de  vous  remettre  un  homme  qui 
s'est  mis  sous  ma  protection,  dit  Kattadat,  mais  je  ne 
voudrais  pas  par  ailleurs  vous  mécontenter.  Réfléchis- 
sez et  choisissez  ;  de  deux  choses  l'une,  ou  je  vous 
rachète  votre  prisonnier,  ou  je  l'arme  de  pied  en  cap 
et  vous  ne  pourrez  alors  vous  mettre  à  sa  poursuite 
que  lorsqu'il  aura  mis  entre  lui  et  vous  toute  la  lon- 
gueur de  la  vallée.  —  C'est  cette  dernière  solution  que 
nous  choisissons  »,  dirent-ils.  Kattadat  revêtit  El 
Harith  d'une  armure  complète,  lui  confia  son  meilleur 
coursier  et  lui  dit  :  «  Si  tu  leur  échappes,  tu  garderas 
l'armure,  mais  tu  me  rendras  le  cheval.  »...  El  Harith 
rentra  sans  encombre  dans  sa  tribu.  Son  premier  soin 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUB  271 

fut  de  rendre  à  Kattadat  son  cheval  qu'il  fît  accompa- 
gner d'un  troupeau  de  cent  chameaux  (1).  » 

Quelquefois  on  avait  la  malchance  de  ne  rencontrer 
ni  guerrier,  ni  enfant  sur  son  chemin,  et  l'on  était 
réduit  à  se  réclamer...  d'un  nom.  «  Kaled,  au  moment 
où  il  allait  être  mis  à  mort  par  les  gens  de  Béni  Harith, 
se  réclama  de  la  protection  de  l'un  d'eux  appelé  Oss 
ben  El  Samat.  Mais  Oss  était  absent,  et  l'appel  de 
Kaled  ne  lui  servit  de  rien.  Quand  Oss  fut  de  retour 
après  l'exécution  de  Kaled,  il  entra  dans  une  grande 
colère  et  il  reprocha  amèrement  à  ses  concitoyens  l'a- 
vanie qu'ils  lui  avaient  faite  :  «Comment,  leur  disait-il, 
comment  avez-vous  osé  porter  la  main  sur  un  homme 
qui  s'était  couvert  de  mon  nom  ?  »  (2) 

Les  historiens  arabes  racontent  qu'une  femme  d'A- 
mourieh,  ayant  été  violentée,  s'était  écriée  :  «  Au 
secours  !  0  Mahomet  !  0  Motassem  !  »  Ces  propos 
furent  rapportés  au  kalife  El  Motassem.  Celui-ci  se  mit 
incontinent  à  cheval  et,  suivi  de  ses  troupes,  il  mit  le 
siège  devant  Amourieh.  La  ville  ne  tarda  pas  à  capitu- 
ler ;  Motassem  y  pénétra  au  cri  de  :  u  Me  voici,  j'ai 
répondu  à  ton  appel,  ô  femme  !  »  (3) 

On  a  sur  ce  fait  éminemment  chevaleresque  une  très 
belle  poésie  d'Abou  Tammame,  poêle  favori  d'Al  Motas- 
sem. 

Il  y  avait  encore  bien  d'autres  moyens  de  solliciter 
la  protection  :  ou  bien  on  attachait  ses  habits  à  la  tente 
d'un  homme  et  dès  ce  moment  le  maître  de  la  tente 
même  absent   devenait  le  prolecteur  attitré  du   sup- 

(1)  Petit  Agani,  t.  II,  p.  116. 

(a)  Idem,  p.  228. 

(3)  Ai  Mostatraf,  t.  I,  p.  188. 


2-2     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

pliant  (i),  ou  bien  on  saisissait  par  derrière  les  vête- 
ments d'un  homme  et  on  lui  disait  :  «  Voici  le  lien  de 
celui  qui  cherche  un  asile  auprès  de  vous  (2).  »  Ou 
bien  enfin  on  se  rendait  en  un  lieu  d'asile. 

Il  n'y  avait  pas,  à  proprement  parler,  de  lieux  d'asile 
unanimement  consacrés  comme  l'étaient  les  églises  en 
Europe  au  Moyen-Age  ;  mais  il  arrivait  assez  fréquem- 
ment qu'un  chef  puissant  déclarait  tel  refuge  inviola- 
ble et  le  prenait  sous  sa  protection.  C'est  ainsi  que 
Massoud  avait  déclaré  que  la  tente  de  sa  femme  serait 
un  lieu  d'asile  pour  tous  les  combattants  ennemis  qui 
pourraient  y  pénétrer  (3). 

De  commun  accord  également  et  sans  qu'il  y  ait 
jamais  eu  de  règle  à  ce  sujet,  on  considéra  les  tom- 
beaux comme  des  lieux  sacrés.  Qui  se  réfugiait  près  du 
tombeau  d'un  être  qui  vous  était  cher  était  assuré 
d'échapper  à  votre  vengeance. 

Le  poète  Hammad  alla  cherche:  asile  auprès  du 
tombeau  du  père  de  son  ennemi  —  et  sa  confiance  ne 
fut  pas  trompée. 

Nous  avons  vu  le  poète  Koumaytt  poursuivi  par  le 
Kalife  Hacham  chercher  refuge  et  trouver  sa  grâce 
près  du  tombeau  deMoawiah  ben  Hesham. 

On  lit  dans  Marin  :  «  Lorsque  Saladin  fut  maître  de 
Damas,  un  particulier,  ayant  reçu  un  outrage  dont  il 
se  plaignait  vainement  au  Cadhi,  déchira  ses  habits 
dans  la  place  publique  et  s'écria  :  «  Nourreddine  ! 
Nourreddine  !  où  êtes-vous?  »,  et  alla,  suivi  de  la  popu- 

(1)  C'est  ainsi  que  Obeid  ben  Goraye  s'était  mis  sous  la  protec- 
tion de  Maaze.  Agani,  t.  II,   p.  348. 
(3)  Quatremère,  op.  cit.,  p.  ao3. 
(3)  Voir  plus  haut  :  «  Culte  de  la  femme  »,  p.  io3. 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  a73 

lace,  pleurer  au  tombeau  de  ce  prince.  Salarîin,  instruit 
de  cette  action,  ordonna  qu'on  lui  rendît  justice  (i).  » 

Ces  exemples  suffisent.  Voyons  maintenant  comment 
la  protection  prenait  fin.  Il  est  évident  que  l'homme 
qui  aurait  abandonné  son  client  devait  être  voué  au 
déshonneur.  Les  poètes  se  seraient  emparés  de  son 
nom  et  en  vers  immortels  l'auraient  transmis  de  géné- 
ration en  génération  comme  un  symbole  de  honte  et 
d'opprobre.  Aussi  ne  s'agit-il  pas  d'une  fin  si  contraire 
à  l'esprit  des  Arabes,  mais  bien  des  formalités  admises, 
par  quoi  protecteur  et  protégé  pouvaient  se  dégager 
des  liens  qui  les  unissaient.  Il  va  de  soi  que  la  protec- 
tion s'éteignait  d'elle-même  par  la  réalisation  de  l'ob- 
jet qu'elle  poursuivait,  ou  par  la  mort  de  l'une  ou  de 
l'autre  des  deux  parties  contractantes.  Mais  il  pouvait 
se  faire  qu'entre  temps  le  protégé  voulût  pour  un 
motif  ou  un  autre  se  libérer  de  la  tutelle  bienveillante 
de  son  protecteur.  En  ce  cas  il  devait  obtenir  de  son 
protecteur  de  renoncer  à  sa  protection;  une  fois  d'ac- 
cord, les  deux  parties  dénonçaient  publiquement  le 
pacte  qui  les  liait  l'un  à  l'autre,  comme  membres 
d'une  même  famille  : 

«  ...  Othman  se  rendit  auprès  de  Walid,  dont  il  était 
le  protégé,  et  lui  dit  :  «  0  mon  oncle  !  tu  m'as  accordé 
ta  protection  et  je  n'ai  qu'à  me  louer  de  ta  bienveil- 
lance ;  mais  je  veux  le  rendre  ton  engagement.  Con- 
duis-moi devant  tes  compatriotes  et  annonce-leur  que 
tu  te  dégages  des  promesses  que  tu  m'as  faites.  —  0 
mon  neveu,  dit  Walid,  quel  motif  t'inspire  cette 
démarche  ?  Aurais-tu  reçu  de  quelqu'un  de  mes  com- 

(i)  Claude  Marin,  op.  cit.,  t.  I,  p.  Mo. 


a74     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

patriotes  un  traitement  vexatoire  ou  une  insulte?  — 
Non,  dit  Othman,  je  n'ai  à  me  plaindre  de  personne, 
mais  je  suis  résolu  à  me  contenter  de  la  protection  de 
Dieu  et  de  son  prophète,  sans  rechercher  celle  de  qui 
que  ce  soit.  —  Hé  bien,  dit  Walid,  allons  ensemble  à 
la  mosquée  et  dégage-moi  publiquement  de  la  protec- 
tion que  je  t'ai  accordée  publiquement.  »  Ils  se  rendi- 
rent tous  deux  à  la  mosquée  où  les  Koraïshs  étaient 
réunis  en  plus  grand  nombre  que  de  coutume.  Parmi 
eux  se  trouvait  Lebid  ben  Rabiah  qui  leur  récitait  des 
vers.  Walid  dit  à  ses  compatriotes  :  «  Cet  Othman  que 
vous  voyez  exige  de  moi  que  je  renonce  à  la  protection 
que  je  lui  avais  assurée.  Je  vous  prends  donc  à  témoin 
que  je  n'ai  rien  de  commun  avec  lui.  »  Othman  prit  la 
parole  et  dit  :  «  Ce  que  vous  venez  d'entendre  est  par- 
faitement conforme  à  la  vérité.  Je  n'ai  eu  qu'à  me 
louer  de  l'exactitude  scrupuleuse  avec  laquelle  Walid  a 
rempli  ses  engagements  à  mon  égard.  C'est  moi  qui  l'ai 
forcé  à  la  démarche  qu'il  fait  aujourd'hui,  attendu  que 
je  ne  veux  plus  d'autre  protecteur  que  Dieu  ;  et  Walid 
dès  ce  moment  ne  me  doit  plus  rien.  »  En  disant  cela, 
tous  deux  s'assirent...  (i)  » 

De  cette  étude  il  ressort  que  la  protection  était  un 
acte  solennel.  On  la  demandait,  on  l'accordait,  et  on  y 
renonçait  solennellement.  Elle  comportait  un  appel 
adressé  par  un  homme  «  mésaisé  »  à  un  homme 
puissant  pour  l'aider  à  atteindre  un  but  déterminé.  Cet 
appel  entraînait  une  intervention  active  et  persévé- 
rante du  protecteur  en  vue  de  venger  la  plainte  ou  de 
soutenir  la  revendication  de  son  protégé.  Mais  à  côté 

Ci)  Quatremère,  op.  cit.,  pp.  ai 2  et  2 13- 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  275 

de  cette  protection  agissante,  variable  quant  à  son 
objet  et  à  son  étendue,  variable  également  quant  à  sa 
forme  introductoire,  —  les  Arabes  connaissaient  une 
autre  protection,  celle-là  uniforme,  passive,  générale, 
indistinctement  exercée  par  les  femmes  comme  par  les 
hommes,  guerriers  ou  artisans.  Elle  découlait  de 
l'hospitalité.  Et  ici  il  faut  entendre  l'hospitalité  dans  le 
sens  le  plus  large.  Aussi  bien  le  fait  d'avoir  franchi  le 
seuil  d'une  demeure,  que  celui  d'avoir  bénéficié  dans 
la  plus  petite  mesure,  môme  par  supercherie,  de  la 
générosité  ou  des  bons  offices  d'un  homme  —  un 
verre  d'eau,  le  pain  et  le  sel,  un  bout  de  corde  prêtée 
pour  que  le  seau  puisse  atteindre  l'eau  du  puits,  — 
constituait  un  lien  d'hospitalité  qui  conférait  la  pro- 
tection. L'hôte,  celui  qui  avait  rendu  service,  n'était 
pas  tenu  d'épouser  la  querelle  de  son  protégé,  encore 
moins  de  poursuivre  la  vengeance  des  torts  dont  il 
avait  à  se  plaindre,  —  mais  il  lui  devait  de  le  garantir, 
de  l'abriter  aussi  bien  contre  le- soleil  ou  la  pluie  que 
contre  le  danger  et  les  coups  de  ses  ennemis.  En  Arabie 
l'hôte  est  sacré.  On  le  considérait  comme  «  un  envoyé 
du  ciel  »,  une  espèce  d'ambassadeur  céleste,  couvert 
par  une  immunité  en  quelque  sorte  divine.  La  (ente 
était  un  asile  inviolable,  et  la  moindre  portion  d'aii- 
ment  prise  sous  le  toit  de  l'ennemi  le  plus  acharné 
convertissait  la  haine  en  bienveillance...  Quelques 
anecdotes  pour  finir  : 

Fatimah,  fille  de  Kourchoub,  accueillit  un  soir  un 
étranger  qui  lui  avait  demandé  l'hospitalité.  L'étran- 
ger,  grisé  sans  doute  par  la  fatigue  et  aussi  par  l'odeur 
du  musc  qui  se  dégageait  de  son  hôtesse,  s'approche 
de  la  belle  et  s'enhardit  à  lui  conter  fleurette,  mais  la 


276     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

digne  femme  le  rappelle  à  la  bienséance.  Cependant  la 
voix  de  la  passion  grondait  au  cœur  du  jeune  homme  ; 
ne  pouvant  maîtriser  ses  désirs,  il  saisit  Fatimah  et 
veut  lui  faire  violence.  Fatimah  le  repousse  et  appelle  : 
«  A  moi  !  Raby,  à  moi,  mon  fils  !  »  Raby  accourt. 
«  Mon  fils,  cet  homme  a  voulu  me  déshonorer.  »  Raby 
a  tiré  son  épée,  il  la  brandit,  puis  il  la  laisse  tomber. 
«  Non,  s'écrie-t-il,  il  ne  sera  pas  dit  que  j'ai  déshonoré 
ma  mère  et  que  je  me  sois  déshonoré  en  versant  le  sang 
de  notre  hôte  !  »  Et  il  laissa  partir  le  voyageur. 

Cette  histoire  ne  vous  rappelle-t-elle  pas  Ruy  Gomez 
de  Silva,  découvrant  Hernani  chez  Dona  Sol  et  proté- 
geant son  hôte  contre  le  roi  Carlos?...  avec  cette  diffé- 
rence que  le  vieux  Gomez  ne  manqua  pas  de  jouer  du 
cor.  au  moment  où  Hernani  allait  cueillir  le  bonheur... 

Maan  ben  Zayda.  de  retour  d'une  campagne,  passe 
en  revue  les  prisonniers  qui  devaient  être  exécutés. 
L'un  d'eux  l'arrête  et  lui  demande  à  boire.  On  apporte 
de  l'eau ,  et  quand  tous  ceux  qui  devaient  mourir  eurent 
bu  :  «  Et  maintenant,  dit  le  prisonnier  qui  avait  eu 
l'idée  de  demander  à  boire,  maintenant,  Maan  ben 
Zayda,  oseras-tu  porter  la  main  sur  tes  hôtes?  »  Maan 
ordonna  de  relâcher  les  prisonniers.  «  Ta  grâce,  lui 
dirent-ils,  t'honore  plus  que  ta  victoire.  » 

Au  rapport  de  l'historien  Al  Siouti,  dans  son  ouvrage 
Hossne  al  Mouhadarat  :  «  Amrou  ibn  el  Ass,  après  avoir 
conquis  l'Egypte,  voulut  se  rendre  à  Alexandrie.  En 
conséquence  il  ordonna  de  plier  sa  tente  qu'il  avait  fait 
dresser  au  début  de  la  campagne  en  face  de  la  forte- 
resse de  Babylone,  au  lieu  où  s'élève  la  maison  dite 
d'Israël...  On  s'aperçut  alors  qu'une  colombe  avait  fait 
son  nid  au  haut  d'une  colonne  de  la  tente,  et  Amrou 


LE  CULTE  DE  L'HONNEUR  277 

dit  :  «  Cette  colombe  est  venue  se  mettre  sous  notre 
protection;  laissez  la  tente  en  place  jusqu'à  ce  que  les 
petits  de  notre  hôtesse  puissent  voler  en  sûreté.  »  En 
souvenir  de  cet  incident,  la  ville  qui  s'éleva  dans  la 
plaine  au  nord  de  Memphis  et  qui  devint  la  capitale  de 
l'Egypte  (de  640  à  969,  année  de  la  fondation  du  Kaire) 
reçut  le  nom  de  Fostat,  «  la  tente  ». 

Et  voici  enfin,  rapporté  par  Al  Atlidi,  un  trait  qu'on 
ne  saurait  lire  sans  attendrissement.  Il  est  comparable 
aux  plus  beaux  traits  de  Corneille.  Il  élève  et  il  honore 
l'homme  : 

Au  moment  où  la  dynastie  des  Ommyades  fut  ren- 
versée du  trône,  les  membres  de  cette  famille  se  virent 
poursuivis  et  égorgés  par  les  Abbassides,  avec  un  achar- 
nement qui  tenait  de  la  fureur.  Ibrahim,  un  des  princes 
de  la  famille  déchue,  fuyant  au  travers  des  rues  de 
Koufah,  sans  savoir  où  trouver  un  asile,  aperçut  une 
grande  maison  dont  la  cour  était  fort  vaste,  il  entra  et 
se  trouva  en  face  d'un  beau  jeune  homme  monté  sur 
un  cheval  et  qui  venait  d'arriver,  accompagné  d'un 
nombreux  cortège  de  pages  et  de  domestiques.  Ce 
jeune  homme  lui  ayant  demandé  ce  qu'il  voulait,  Ibra- 
him répondit  :  «  Je  suis  un  infortuné  qui  craint  pour 
sa  vie  et  je  viens  chercher  un  asile  dans  ta  maison.  » 
Le  jeune  homme  le  reçut  avec  bonté  et  le  conduisit 
dans  une  chambre  qu'il  lui  donna  pour  retraite.  Il  resta 
quelque  temps  auprès  de  lui  et  veilla  à  ce  qu'il  fût 
abondamment  pourvu  de  tout  ce  qu'il  pouvait  désirer 
pour  sa  nourriture  et  son  habillement.  Son  hôte  ne  lui 
adressait  aucune  question.  Ibrahim  remarquait  avec 
étonnement  que  le  jeune  homme  montait  chaque  jour 
à  cheval  et  armé  de  toutes  pièces.  Il  se  hasarda  à  lui 


a78     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

demander  quel  motif  causait  ses  courses  régulières.  Le 
jeune  homme  lui  répondit  :  «  Ibrahim  ben  Soliman  a 
égorgé  mon  père  de  sang-froid.  J'ai  appris  que  le 
meurtrier  est  maintenant  obligé  de  se  cacher.  Je  le 
cherche  tous  les  jours  dans  l'espoir  de  le  rencontrer  et 
d'assouvir  ma  vengeance  dans  son  sang.  »  Ibrahim, 
stupéfait  de  cette  fatalité  qui  l'amenait  dans  la  maison 
de  son  plus  mortel  ennemi,  demanda  à  ce  jeune  homme 
son  nom  et  celui  de  son  père.  S'étant  convaincu  que 
c'était  lui  qui  était  le  coupable,  il  dit  à  son  hôte  :  «  Je 
t'ai  des  obligations  essentielles.  La  reconnaissance  me 
fait  une  loi  de  t'indiquer  ton  ennemi  et  d'abréger  tes 
poursuites.  »  Le  jeune  homme  ayant  demandé  ce  qu'il 
voulait  dire,  Ibrahim  ajouta  :  «  C'est  moi  qui  suis  le 
fils  de  Soul\man,  le  meurtrier  de  ton  père.  Punis-moi 
de  mon  crime.  »  Le  jeune  homme  répondit  :  «  Je  sup- 
pose que  tu  es  un  malheureux  accablé  sous  le  poids  de 
l'adversité  et  que  tu  veux  t'y  soustraire  par  une  mort 
prompte.  »  Ibrahim  lui  ayant  donné  des  détails  qui  ne 
permirent  pas  à  son  hôte  de  douter  de  la  vérité  du  fait, 
celui-ci  changea  de  visage,  ses  yeux  se  remplirent  de 
larmes,  et  il  resta  quelque  temps  la  tête  baissée,  puis 
il  dit  à  Ibrahim  :  «  Tu  iras  un  jour  retrouver  mon  père 
en  présence  d'un  juge  plein  d'équité;  quant  à  moi  je 
ne  manquerai  pas  à  la  parole  que  je  t'ai  donnée  ;  mais 
comme  je  craindrais  de  n'être  pas  toujours  maître  de 
moi,  retire-toi  et  va  chercher  un  asile  où  ta  présence  ne 
rappelle  pas  des  souvenirs  déchirants.  »  Il  lui  offrit  en 
même  temps  une  somme  de  mille  pièces  d'or.  Ibrahim 
refusa  le  don  et  s'éloigna  en  silence  (i).  » 

(i)  Quatremère,  op.  cit.,  pp.  239  à  a3i.  Voir  extrait  d'Al  Atlidi 
dans  Magani  el  Adab,  t.  III,  p.  209.  Voir  dans  Florian  un  trait 
semblable,  p.  11 3. 


CONCLUSION 


Telles  furent  les  mœurs  chevaleresques  des  Arabes. 
Nous  nous  sommes  appliqué  à  les  retracer,  moins  pour 
le  plaisir  de  contempler  et  de  faire  admirer  les  beaux 
débris  d'un  monde  disparu,  que  pour  essayer  de  déga- 
ger des  faits  observés  quelques  enseignements  prati- 
ques et  utiles.  L'histoire,  en  donnant  une  vision  plus 
claire  des  événements  écoulés,  doit  aider  à  une  com- 
préhension plus  saine  et  plus  équitable  des  problèmes 
présents.  Les  destinées  des  peuples  ne  se  dictent  pas  à 
l'avance  ni  ne  s'improvisent.  L'avenir  se  construit  avec 
les  matériaux  du  passé,  maniés  par  des  mains  rendues 
plus  adroites  par  l'expérience  et  l'esprit  d'émulation; 
bien  des  temples  de  l'Ancienne  Egypte  ont  été  conver- 
tis en  chapelles  et  des  églises  furent  transformées  en 
mosquées.  L'étiquette  change,  les  croyances  se  nuan- 
cent, la  civilisation  prend  un  sens  différent  selon  les 
milieux  et  les  siècles  —  le  fond  de  la  nature  humaine 
demeure  le  même  :  désir  incessant  d'améliorer  son  exis- 
tence, aspiration  toujours  en  travail  vers  une  perfection 
indéfinie.  Tous  les  hommes  marchent  vers  le  même 


28o     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

but,  mais  chacun  dans  sa  voie  et  avec  les  moyens  qui 
lui  sont  propres.  Les  peuples  ne  peuvent  se  développer 
pleinement  qu'en  suivant  leur  génie  particulier.  L'édu- 
cation, la  science,  les  croisements  ou  les  greffes  intel- 
lectuels n'ont  pas  plus  d'effet  sur  le  tempérament  d'une 
race  qui  ne  saurait  avoir  le  fard  sur  les  traits  d'un 
visage. 

Le  passé  ne  meurt  jamais  en  nous.  Il  est  insépa- 
rable du  présent.  Malgré  sa  Kultur,  l'Allemand  du 
XXe  siècle  est  resté  le  Germain  du  temps  de  César, 
«  homme  de  proie  et  de  dévastation,  à  l'esprit  de  ruse 
et  de  perfidie  »  (i),  et  l'Arabe  sous  ses  haillons  porte 
toujours  un  cœur  noble  et  généreux  (2).  Il  importe 
donc  que  chaque  peuple  étudie  son  passé  et  qu'il 
apprenne  à  se  connaître.  Et  il  importe  également  que 
tous  les  peuples  se  connaissent.  Ils  dépendent  les  uns 
des  autres.  A  l'harmonie  générale  tous  doivent  contri- 
buer. Dans  le  concert  universel  chaque  peuple  apporte 
sa  note  particulière.  La  musique  des  forets  est  faite  de 
la  voix  de  tous  les  êtres  qui  l'habitent. 

Le  «  Connais-toi  toi-même  »  est  aussi  essentiel  aux 
nations  qu'aux  individus.  Les  peuples  ne  doivent  ni  se 
mésestimer  ni  se  surestimer;  mais,  ayant  fait  le  bilan 
de  leurs  ressources,  ils  doivent  travailler,  non  seule- 
ment pour  conserver  l'héritage  des  aïeux,  mais  pour  le 
transmettre  aux  générations  suivantes  grossi  des  riches- 
ses qu'ils  y  auront  ajoutées.  Les  Arabes  doivent  appro- 
fondir l'histoire  de  leur  pays,  non  pour  s'hypnotiser 

(1)  Zeller,  Histoire  de  l'Allemagne,  p.  5o. 

(a)  «  Nous  perfectionnons,  nous  adoucissons,  nous  cachons  ce 
que  la  nature  a  mis  dans  nous,  mais  nous  n'y  mettons  rien.  » 
(Voltaire,  Dictionnaire  philosophique  :  Caractère.) 


CONCLUSION  a8i 

sur  leurs  gloires  défuntes,  ni  pour  puiser  dans  le  passé 
des  motifs  de  vanité  et  de  futile  orgueil,  mais  pour  y 
rechercher  leurs  vertus  ataviques  et  retrouver  le  fil  d'A- 
riane qui  doit  les  conduire  à  la  lumière  du  jour,  dans 
la  voie  de  leur  destinée. 

Les  sentiments  chevaleresques  que  nous  avons  pas- 
sés en  revue  ne  sont  l'apanage,  ni  d'un  siècle,  ni  d'une 
race,  ni  d'un  pays.  Parmi  les  traits  nombreux  de  fidé- 
lité, de  générosité  ou  de  clémence,  parmi  les  exemples 
de  tolérance,  de  galanterie  ou  de  courtoisie  qui  illus- 
trent cet  ouvrage,  il  en  est  que  nous  avons  cueillis  sur 
les  bords  de  l'Euphrate  et  sur  ceux  du  Jourdain,  sur 
les  rives  du  Nil  et  sur  celles  du  Guadalquivir;  il  en  est 
qui  sont  antérieurs  et  il  en  est  qui  sont  postérieurs  à 
l'Islam.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  ces  vertus  sont 
générales  et  qu'elles  appartiennent  à  tous  les  pays,  à 
toutes  les  races,  de  culture  et  de  langue,  de  souvenirs 
et  de  tradition  arabes,  sans  distinction  ethnique  ou 
religieuse?  La  terre  seule  ne  fait  pas  l'homme.  La 
Patrie  se  compose  du  sol  qui  en  forme  le  corps,  de  la 
littérature  et  de  l'art  qui  en  forment  l'âme.  Les  Égyp- 
tiens chrétiens  ou  musulmans,  les  Syriens,  les  habi- 
tants de  la  Cyrénaïque,  les  Tunisiens,  les  Algériens, 
les  Marocains,  ont  l'âme  arabe  autant  que  les  Arabes 
d'Arabie  et  ceux  de  l'Irak.  Tous  ont  le  double  devoir 
de  s'employer  avec  ardeur  au  relèvement  du  pays 
qui  leur  a  donné  le  jour  et  à  la  régénérescence  des  arts, 
de  la  littérature  et  des  vertus  arabes  dont  ils  demeu- 
rent les  seuls  et  légitimes  héritiers. 

L'infériorité  de  culture  du  monde  arabe  est  par  trop 
évidente  pour  qu'il  soit  besoin  d'y  insister.  Elle  tient  à 
une  cause  initiale  sur  laquelle  sont  venues  se  greffer 


Q8a     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

d'autres  causes  nombreuses,  complexes,  spéciales  à 
chacun  des  pays  arabes  où  elle  se  manifeste  d'ailleurs 
d'une  façon  plus  ou  moins  frappante.  Bornons-nous  à 
mettre  ici  en  évidence  la  raison  principale  et  primor- 
diale de  la  déchéance  des  peuples  arabes  :  le  régime 
turc. 

Partout  où  ils  ont  passé,  les  Turcs  ont  engendré  la 
désolation.  Leur  histoire,  de  la  première  à  la  dernière 
page,  est  une  œuvre  de  ruine.  La  guerre  fut  leur  seule 
industrie.  Ils  l'entreprenaient  uniquement  pour  satis- 
faire leurs  appétits  barbares  :  verser  le  sang  à  longs 
flots,  remplir  leurs  greniers,  renouveler  leurs  harems, 
ajouter  à  leur  orgueil  de  ghazis.  L'appât  du  gain,  plus 
que  le  prosélytisme,  les  incitait  à  combattre.  Ils  fai- 
saient la  conquête  d'une  province  ou  d'un  pays  et, 
après  l'avoir  dévasté,  pressuré,  exprimé  comme  un 
citron,  après  en  avoir  extrait  le  dernier  grain  et  la  der- 
nière goutte,  ils  s'en  allaient  vers  une  autre  province 
ou  un  autre  pays  poursuivre  leurs  ravages.  Car,  sem- 
blables aux  Germains  de  Tacite  :  «  C'était  à  leurs  yeux 
fainéantise  et  bassesse  de  gagner  à  la  sueur  de  son 
front  ce  qui  peut  ne  coûter  que  du  sang  (i).  » 

Et  ce  fut  l'arrêt  devant  les  portes  de  Vienne,  et  ce 
fut  la  retraite  qui  se  continue  depuis  deux  siècles  et 
que  la  vénalité  des  petits  hommes  de  l'Union  et  Pro- 
grès vient  de  transformer  en  débâcle... 

Les  Turcs  s'étaient  infiltrés  de  bonne  heure  dans 
l'Empire  Arabe.  Les  guerres  et  les  razzias  d'au-delà 
l'Oxus  et  le  Syr  Daria  en  avaient  amené  un  grand  nom- 
bre sur  les  marchés  d'esclaves.  On  les  achetait  pour  le 

(i)  Tacite,  Mœurs  des  Germains,  XIV. 


CONCLUSION  a83 

service  domestique,  l'ornement  et  les  plaisirs  du  Salam- 
lick.  Sous  le  Kalifat  d'Al  Mansour,  on  les  enrôla  dans 
les  différents  corps  de  l'armée.  Plus  tard  on  en  consti- 
tua la  garde  particulière  du  monarque. 

Les  Abbassides  ne  se  sentaient  pas  en  sûreté  à  Bag- 
dad. Ils  craignaient  de  voir  tomber  le  trône  entre  les 
mains  des  descendants  d'Ali,  dont  les  partisans  gros- 
sissaient en  nombre  de  jour  en  jour.  Ils  furent  ainsi 
amenés  à  s'entourer  d'hommes  étrangers  à  toute  ques- 
tion dynastique,  sur  le  dévouement  desquels  ils  pou- 
vaient d'autant  mieux  compter  qu'ils  les  payaient  gras- 
sement. Us  s'appuyèrent  tout  d'abord  sur  les  Persans 
du  Khorassan  ;  mais  ceux-ci,  d'un  caractère  souple  et 
assimilable,  n'avaient  pas  tardé  à  devenir  Arabes  et  à 
épouser  les  sympathies  ou  les  convictions  politiques 
de  leurs  nouveaux  concitoyens.  Il  fallut  les  licencier. 
Les  Turcs,  qui  s'étaient  montrés  braves  et  disciplinés 
dans  les  batailles  et  par  ailleurs  totalement  réfractaires 
à  l'influence  arabe,  étaient  tout  désignés  pour  rempla- 
cer les  Persans.  Les  Kalifes  n'hésitèrent  pas  à  leur 
confier  la  garde  de  leur  personne  et  de  leur  trône.  Ils 
ne  tardèrent  pas  à  s'en  repentir  doublement.  En  effet, 
les  prétentions  et  les  exigences  des  Mamelouks  allèrent 
toujours  en  augmentant  en  face  d'un  pouvoir  qu'ils 
savaient  à  leur  merci.  A  la  mort  d'Al  Moutassime 
(842),  les  Turcs  étaient  déjà  les  véritables  maîtres  de 
l'empire.  Sortes  de  Maires  du  Palais  à  la  solde  du  plus 
offrant,  ils  nommaient  et  supprimaient  tour  à  tour  les 
Kalifes  de  leur  choix.  Leur  chef,  qui  avait  pris  le  titre 
d'Emir  Al  Oumara  (le  Chef  des  chefs),  plus  tard  celui 
de  Mœyz  ed  Dawalah  (la  gloire  de  l'empire)  et  de  Sul- 
tan, absorbait  en  sa  personne  tous  les  pouvoirs  mili- 


a84     LA  THÀDlTIOiN  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

taires  et  civils.  Enfermés  dans  leur  palais,  les  Kalifes 
n'eurent  plus  que  l'autorité  religieuse.  Après  la  chute 
de  Bagdad  (ia58)  ils  cherchèrent  asile  en  Egypte,  où 
ils  vécurent  obscurément  jusqu'en  i5i6.  Et  ce  fut  en 
1517  que  le  Sultan  de  Constantinople  Selim  I"r  arracha 
des  mains  du  dernier  Abbasside  le  pouvoir  religieux  et 
se  fit  reconnaître  comme  le  vicaire  d'Allah,  l'héritier 
de  Mahomet,  l'Emir  des  Croyants. 

Tel  est  en  résumé,  dans  ses  grandes  lignes,  l'histo- 
rique des  relations  des  Turcs  avec  le  Califat. 

Les  Mamelouks,  appelés  par  la  confiance  du  souve- 
rain pour  consolider  le  trône,  s'étaient  empressés  de  le 
saper.  Ils  s'installèrent  dans  l'Empire  et  ils  eurent  tôt 
fait  de  le  déconsidérer,  de  le  désorganiser,  de  le  désa- 
gréger pour  finalement  se  l'adjuger  et  se  l'approprier. 
Une  fois  maîtres  des  pays  arabes,  ils  s'acharnèrent  à 
poursuivre  et  à  mener  à  bonne  fin  leur  œuvre  de  des- 
truction. Us  mirent  une  ardeur  farouche,  un  soin  cruel 
et  persévérant  à  abattre  et  à  anéantir  systématiquement 
tout  ce  qui  était  arabe.  Ils  avaient  en  horreur  le  génie 
élégant  et  délicat  de  leurs  anciens  maîtres,  et  ils  s'ap- 
pliquèrent à  effacer  jusqu'aux  traces  d'une  civilisation 
qui  leur  était  d'autant  plus  odieuse  qu'elle  semblait  les 
narguer  et  les  humilier.  Ils  firent  la  guerre  à  la  littéra- 
ture, à  l'art,  aux  sentiments,  à  la  religion  même.  Ils 
convertirent  en  désert  les  terres  jadis  réputées  les  plus 
fertiles  du  monde.  Ils  proscrirent  une  langue  belle 
entre  toutes,  qui  avait  été  le  véhicule  harmonieux  des 
plus  nobles  pensées  ;  leur  pioche  sacrilège  s'attaqua  à 
la  poésie  des  pierres  et  même  aux  édifices  religieux,  et 
ils  prirent  plaisir  par-dessus  tout  à  faire  s'agenouiller 
devant  leur  insolence  la  fierté  arabe.  Ils  traquèrent  et 


CONCLUSION  a85 

chassèrent  la  générosité,  la  pudeur,  la  probité,  l'orgueil 
viril,  le  respect  de  la  femme,  le  culte  de  la  parole,  et  ne 
se  donnèrent  de  repos  que  le  jour  où  ils  constatèrent 
que  les  peuples  qu'ils  avaient  domestiqués  portaient  un 
masque  semblable  à  leur  propre  visage. 

Ce  sont  bien  et  uniquement  les  Turcs  qui  ont  désho- 
noré et  avili  l'âme  arabe  —  les  Turcs,  et  non  l'Islam. 
Il  faut  insister  sur  ce  point. 

La  grande  majorité  des  auteurs  européens  qui  se 
sont  fait  des  questions  musulmanes  une  spécialité  ou 
une  étiquette  et  ceux-là  qui  s'en  sont  occupés  incidem- 
ment, tous,  historiens,  philosophes,  hommes  politi- 
ques, coloniaux,  voyageurs  ou  journalistes,  se  sont 
appliqués  à  démontrer  que  l'Islam  était  seul  responsa- 
ble de  la  corruption  et  de  la  déchance  des  peuples  ara- 
bes. Cette  quasi-unanimité  de  jugement  est  impres- 
sionnante. On  peut  cependant  l'excuser  par  la  diffi- 
culté où  étaient  ces  écrivains  d'étudier  à  fond  les  textes 
arabes  ;  aussi  parce  que  les  livres  se  suivent  et  se  res- 
semblent... On  peut  l'expliquer  également  par  le 
fait  qu'il  est  des  erreurs  admises  et  sanctionnées  qu'il 
est  dangereux  de  vouloir  déraciner,  et  aussi  par  cette 
constatation  que  l'anticléricalisme  devient  un  article 
d'exportation  quand  il  vise  une  religion  étrangère. 
Libres  penseurs  et  dévots  sont  d'accord  là-dessus. 
Les  uns  parce  que  leur  compréhension  de  la  liberté 
leur  fait  un  devoir  de  critiquer  et  de  bafouer  toutes 
les  croyances  indistinctement  ;  les  autres  parce  que 
leur  foi  intransigeante  leur  enseigne  que  hors  l'É- 
glise il  n'est  point  de  salut...  Mais  que  reproche-t-on  à 
l'Islam  ? 

On  a  dit  :  L'Islam  abaisse  la  femme  et  l'humilie  à 


a86     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

plaisir.  Or  nous  avons  établi  que  Mahomet  s'était  tou- 
jours efforcé  d'émanciper  la  femme,  de  sauvegarder 
ses  intérêts,  d'améliorer  sa  situation  matérielle  et 
morale. 

Cela  est  si  vrai  que,  pour  relever  la  condition  de  la 
Musulmane,  il  n'y  aurait  qu'à  revenir  aux  véritables 
leçons  du  Prophète,  en  les  adaptant  aux  nécessités  pré- 
sentes. La  polygamie  et  la  répudiation,  qui  d'elles- 
mêmes  tendent  à  disparaître,  peuvent  être  légitimement 
et  légalement  enrayées  —  comme  il  a  été  indiqué  au 
chapitre  de  «  la  Femme  selon  le  Coran  »  :  une  stricte 
application  des  textes  coraniques  est  amplement  suffi- 
sante pour  assurer  à  la  Musulmane  moderne  l'exercice 
des  droits  civils  et  civiques  auxquels  elle  peut  raison- 
nablement prétendre.  Peut-on,  dès  lors,  soutenir  que 
le  Mahométisme  enseigne  le  mépris  de  la  Femme  et 
qu'il  s'oppose  à  son  émancipation? 

On  a  dit  :  L'Islam  est  intolérant.  Et  le  Coran  ensei- 
gne qu'  a  il  n'est  pas  de  contrainte  dans  la  religion  ». 
Aux  exemples  nombreux  de  l'esprit  de  tolérance  des 
musulmans,  tant  dans  leurs  rapports  avec  les  Infidèles 
que  dans  leurs  rapports  avec  leurs  coreligionnaires 
philosophes,  schismatiques,  libres  penseurs  ou  athées, 
que  nous  avons  cités  plus  haut,  nous  ajouterons  seule- 
ment le  témoignage  de  Renan,  qui  ne  saurait  être  taxé 
de  tendresse  pour  l'islamisme  :  «  Le  goût  de  la  science 
et  des  belles  choses,  dit  Renan,  avait  établi  au  Xe  siè- 
cle, dans  ce  coin  privilégié  du  monde  (en  Espagne) 
une  tolérance  dont  les  temps  modernes  peuvent  à  peine 
nous  offrir  un  exemple.  Chrétiens,  Juifs,  musulmans, 
parlaient  la  même  langue,  chantaient  les  mêmes  poé- 
sies,  participaient  'aux    mêmes  études   littéraires  et 


CONCLUSION  287 

scientifiques.  Toutes  les  barrières  qui  séparent  les 
hommes  étaient  tombées  ;  tous  travaillaient  d'un  même 
accord  à  l'œuvre  de  la  civilisation  commune.  Les 
Mosquées  de  Cordoue,  où  les  étudiants  se  comptaient 
par  milliers,  devinrent  des  centres  actifs  d'études  phi- 
losophiques et  scientifiques  (1).  » 

Remplacez  l'Espagne  au  Xe  siècle  par  l'Empire 
Arabe  sous  les  Abbassides,  ou  l'Egypte  sous  les  Fati- 
mites,  et  vous  pourrez  conserver  ce  même  tableau  de 
tolérance  et  de  labeur  intellectuel,  pour  Bagdad  ou  le 
Caire,  Samarkand  ou  Kairouan. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  fatanisme  musulman  ne  se 
soit  pas  éveillé  et  ne  se  soit  pas  exaspéré,  quand,  déchus 
de  leur  puissance  première,  les  Musulmans  furent  assu- 
jétis  par  des  peuples  divers.  Trop  faibles  pour  résistera 
la  domination  étrangère,  les  hommes  du  Livre  acceptè- 
rent sans  enthousiasme  le  fait  accompli.  La  religion  de- 
vint leur  asile.  Ils  s'y  réfugièrent,  s'y  retranchèrent,  s'y 
enterrèrent,  ne  voulant  plus  rien  savoir  du  monde  qui 
décidément  ne  leur  appartenait  plus.  Puis  l'idée  vint  à 
quelques  esprits  de  substituer  aux  nationalités  perdues 
le  lien  de  la  foi  et  de  considérer  tous  les  Musulmans 
comme  compatriotes  dans  l'Islam.  Cette  idée  inofîen- 
sive  n'avait  pas  dépassé  le  domaine  de  la  spéculation, 
que  déjà  l'Europe  s'en  était  saisie  pour  la  propager,  la 
discuter  et  s'en  exagérer  l'importance  et  le  danger. 
L'Europe  créa  le  Panislamisme.  La  Turquie  s'employa 
à  la  réaliser.  Mais  quand  vint  le  moment  de  mettre  la 
grosse  machine  en  œuvre,  on  s'aperçut  qu'elle  ne 
fonctionnait  pas.  La  guerre  sainte  fut  déclarée.  Quels  en 

(1)  Renan,  Averroës  et  l'Averroïsme,  p.  4,  a"  édition. 


a88     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

furent  les  résultats?  Tous  les  Musulmans  du  monde,  à 
part  une  infinie  minorité,  se  sont  ralliés  aux  pays,  à 
la  cause  des  Alliés,  contre  le  Kalife  de  Constantinople, 
contre  Hadji  Guillaume  «  protecteur  de  l'Islam  ».  Tous 
ont  tenu  à  honneur  d'apporter  leur  contribution  —  or 
et  sang  —  au  triomphe  du  droit  et  de  la  civilisation. 
Cette  fidélité  recevra,  nous  en  sommes  convaincus,  sa 
récompense.  Il  est  également  dans  l'intérêt  des  Puis- 
sances et  dans  l'intérêt  des  Musulmans,  de  substituer, 
au  lien  de  la  communauté  religieuse,  le  sentiment  de 
la    nationalité.   La  création  du  Sultanat  d'Egypte  et 
du   Sultanat  de  Hedjaz  prouve  que  l'Europe  est  dans 
la  bonne  voie.   Qu'elle   persévère   dans   cette   voie  et 
qu'elle  s'applique  à  réveiller  la  conscience  nationale,  à 
inculquer  à  ses  pupilles,  à  développer  et  à  fortifier  dans 
leurs  cœurs  l'attachement  au  sol  natal,  le  culte  de  la 
terre  des  aïeux,  l'amour  delà  Patrie.  Qu'elle  leur  donne 
l'assurance,  le  sentiment,  la  certitude,  la  preuve  qu'ils 
ont  une  Patrie,  qu'elle    leur  octroie  une  Charte,    une 
constitution  qui  réponde  progressivement  à  leurs  vœux 
et  leur  permette  d'évoluer.  Qu'elle  leur   réserve  une 
participation  de  plus  en  plus  large  au  gouvernement 
de  leurs  pays  respectifs.  Alors  l'Egyptien  se  considérera, 
à  quelque  religion  qu'il  appartienne.  Egyptien  avant 
tout  et  par-dessus   tout;  les  sujets  du  Grand   Chérif, 
qu'ils  sont  Arabes,  et  non  plus  Mahométans...   Tous 
les  peuples  arabes  prendront  ainsi  conscience  de  leurs 
droits  et  de  leurs  responsabilités,  et  tous  se  mettront  à 
l'œuvre  pour  la  formation  d'États  organisés  et  indé- 
pendants qui  seront  de  nouveaux  centres  actifs  d'études 
et  de  progrès. 

On  a  dit  encore  :  L'ïslam  proscrit  l'effort,  puisqu'il 


CONCLUSION  289 

professe  que  «  tout  est  écrit  ».  Or  le  fatalisme  musul- 
man ne  conseille  pas  l'immutabilité,  ni  l'inertie;  il  ne 
condamne  ni  l'action  ni  l'évolution  ;  au  contraire.  Nous 
n'en  voulons  pour  preuve  que  ces  textes  du  Coran  : 
«  Lorsqu'on  presse  les  Infidèles  d'embrasser  la  doctrine 
que  Dieu  a  révélée,  ils  répondent  :  Nous  suivons  les 
usages  de  nos  pères.  Doivent-ils  les  suivre,  si  leurs 
pères  ont  marché  dans  la  nuit  de  l'ignorance  et  de  l'er- 
reur? »  (1) 

Qu'est-ce  à  dire,  sinon  qu'il  ne  faut  pas  suivre  aveu- 
glément la  route  tracée  par  ses  devanciers,  mais  qu'il 
importe  au  contraire  de  s'engager  hardiment  dans  la 
voie  de  la  raison  et  de  la  vérité? 

Les  textes  suivants  sont  encore  plus  explicites  : 

«  Dieu  n'exigera  de  chacun  que  suivant  ses  forces. 
Chacun  aura  en  sa  faveur  ses  bonnes  œuvres  et  contre 
lui  le  mal  qu'il  aura  fait  (a).  » 

Et  ailleurs  : 

u  Dieu  n'améliorera  la  condition  d'un  peuple,  qu'a- 
près que  ce  peuple  aura  amélioré  sa  condition.  » 

Comment  concilier  un  fatalisme  aveugle  avec  la  res- 
ponsabilité que  fait  peser  le  Coran  sur  l'homme,  du 
fait  de  ses  actions  bonnes  ou  mauvaises? 

Comment  concilier  le  fatalisme  avec  l'injonction  de 
se  corriger,  de  s'améliorer,  de  se  perfectionner  sans 
plus  attendre  l'intervention  de  Dieu  ? 

Enfin  l'on  a  dit  —  accusation  capitale  —  :  L'Islam 
est  hostile  à  la  civilisation  et  au  progrès. 

Nous  pourrions  opposer  à  cette  imputation  plusieurs 

(1)  Coran,  chap.  II,  verset  i65. 
<a)  Coran,  chap.  II,  verset  286. 

*9 


a9o     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

siècles  d'histoire.  Niera-t-on  qu'il  y  ait  eu  «  une  civi- 
lisation arabe  »  ?  Renan  —  dans  une  conférence  restée 
fameuse  :  «  LTslamisme  et  la  Science  »,  29  mars 
i883  —  s'est  élevé  avec  véhémence  contre  «  la  civilisa- 
tion arabe  ».  Le  délicieux  ironiste  prétend  que  ce  qu'on 
est  convenu  d'appeler  «  civilisation  arabe  »  n'est  que 
la  civilisation  grecque  popagée  et  mise  à  jour,  non  pas 
même  par  les  Arabes,  mais  par  des  Syriens,  Chaldéens, 
Persans,  ou  Espagnols,  devenus  Arabes  par  la  conquête 
et  la  langue.  Admettons  sans  discussion  la  thèse  de 
Renan.  Faisons  plus  encore,  effaçons  d'un  trait  de 
plume  la  civilisation  arabe.  Il  nous  suffira  de  rappeler 
ici  quelques  propos  de  Mahomet  pour  prouver  que  l'Is- 
lam, dans  son  essence,  est  favorable  à  la  curiosité 
scientifique  et  à  l'expansion  du  savoir  : 

Le  Prophète  a  dit  :  «  Allez  à  la  recherche  de  la 
science,  jusqu'en  Chine  au  besoin. 

«  L'étude  est  un  devoir  pour  tout  Musulman. 

«  Les  savants  sont  les  héritiers  des  prophètes. 

«  Le  meilleur  parmi  les  hommes  est  un  savant 
croyant. 

«  La  foi  est  nue;  la  piété  est  son  vêtement,  la  pudeur 
son  ornement  ;  son  fruit  est  la  science. 

«  Le  savant  est,  sur  terre,  l'homme  de  confiance  du 
Seigneur. 

«  Qui  s'engage  dans  la  voie  de  l'étude,  Dieu  le  conduit 
dans  la  voie  qui  mène  au  Paradis. 

«  Il  ne  faut  pas  que  l'ignorant  garde  son  ignorance,, 
et  il  ne  faut  pas  que  le  savant  garde  pour  lui  seul  sa 
science. 

«  Mieux  vaut  étudier  que  prier... 

u  Au  jour  du  jugement  l'encre  du  savant  pèsera  dans. 


CONCLUSION  291 

la  balance  du  même  poids  que  le  sang  des  martyrs  (1).  » 

Au  rapport  d'Abou  Zorr,  le  Prophète  a  dit  :  «  Assis- 
ter aux  leçons  d'un  savant  est  plus  méritoire  que  de 
faire  mille  génuflexions,  que  de  visiter  mille  malades, 
que  de  suivre  mille  enterrements.  On  lui  demanda  :  0 
prophète  de  Dieu,  serait-ce  plus  méritoire  encore  que 
de  lire  le  Coran  ?  Et  Mahomet  répondit  :  Le  Coran 
pourrait-il  servir  sans  science  ?  » 

Montrerons-nous  Mahomet  «  qui,  ayant  rencontré 
deux  groupes  d'hommes  —  les  premiers  priant,  les 
seconds  s'instruisant  —  prit  place  parmi  ces  derniers 
en  disant  :  Les  autres  implorent  Dieu,  et  il  appartient 
à  Dieu  de  les  exaucer  ou  de  ne  pas  les  exaucer  ;  mais 
ceux-ci  s'instruisent,  et  moi-même  j'ai  été  envoyé  pour 
éduquer  les  peuples  et  les  instruire  »  ? 

Citerons-nous  les  propos  d'un  Omar  ou  d'un  Ali  ben 
Abi  Taleb,  compagnons  et  disciples  directs  de  Mahomet? 

d'Omar  :  «  La  mort  de  mille  dévots  qui  prient  la 
nuit,  jeûnent  le  jour,  est  moins  affligeante  que  la  mort 
d'un  seul  savant,  connaissant  le  permis  et  le  défendu, 
le  bien  et  le  mal.  » 

d'Ali  :  «  Le  savoir  vaut  mieux  que  la  richesse.  Le 
savoir  te  protège,  et  tu  dois  protéger  ton  bien  ;  le  savoir 
commande,  et  la  richesse  est  commandée  ;  les  dons 
diminuent  le  bien,  et  le  savoir  augmente  en  se  prodi- 
guant. » 

Et  la  sainteté  de  l'étude  est  reconnue  d'une  façon  sai- 
sissante au  VIIIe  siècle  par  l'un  des  plus  grands  Doc- 
teurs de  l'Islam  : 

Abdel  Hakam  rapporte  l'anecdote  suivante  :  «  J'étais 

(1)  On  trouvera  ces  citations  et  les  suivantes  dans  Gazali  :  Ehyya 
ouloumoul  dine,  t.  I,  pp.  4  à  8. 


29a     LA.  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

un  jour  chez  Mâlik(i),  m'instruisant;  sur  le  coup  de 
midi  je  ramassai  mes  livres  pour  aller  faire  mes  priè- 
res, et  le  grand  jurisconsulte  me  dit  :  «  Ce  pour  quoi 
tu  t'es  levé  n'est  pas  plus  méritoire  que  ce  que  tu  étais 
en  train  de  faire.  » 

Mais  pourquoi  multiplier  les  citations?  Il  est  une 
constatation  indiscutable  :  tant  que  l'Islam  resta  l'Is- 
lam, la  science  marcha  de  pair  avec  la  religion.  Les 
dynasties  étrangères,  les  dominations  étrangères  alté- 
rèrent l'Islamisme  et  bannirent  l'étude.  Le  Prophète  l'a- 
vait prédit  :  «  Dieu,  avait-il  dit,  n'arrachera  pas  vio- 
lemment la  science  aux  hommes  après  la  leur  avoir 
donnée,  mais  la  science  s'en  ira  petit  à  petit  par  la  dis- 
parition de  ses  représentants,  jusqu'au  jour  où  il  ne 
restera  plus  que  des  chefs  ignorants  qui,  interrogés, 
répondront  sans  connaissances  :  ils  seront  égarés  et  ils 
égareront  les  autres.  » 

Les  chefs  ignorants  !  Reconnaissez  les  Turcs. 

Les  Turcs  étaient  venus  de  bonne  heure  à  l'Islam. 
L'intérêt  plus  que  la  grâce  avait  entraîné  leur  conver- 
sion. Ils  arborèrent  le  turban,  combattirent  à  l'ombre 
du  drapeau  vert,  égorgèrent  aux  fêtes  des  moutons, 
jeûnèrent  ostensiblement  et  même  firent  des  aumônes 
—  mais  leur  âme  demeura  tartare  et  barbare.  LTslam 
ne  réussit  pas  à  les  policer.  Devenus  les  maîtres,  ces 
barbares  firent  interpréter  la  loi  à  leur  guise,  selon  leurs 
convenances  et  leurs  appétits  du  moment. 

Ces  égarés  dans  l'Islam  égarèrent  et  fourvoyèrent  l'Is- 
lam.  Et  la  religion  finit  par  refléter  l'image  de  ces 

(iVMalik  (715-806),  l'un  des  quatre  jurisconsultes  dont  la  doc- 
trine est  reconnue  comme  orthodoxe. 


CONCLUSION  293 

imposteurs  qui  s'étaient  proclamés  les  défenseurs  de  la 
foi.  Elle  apparut,  dès  lors,  aux  observateurs  superficiels 
comme  un  fatras  de  formules  archaïques,  une  loi  de 
lâche  résignation  et  d'obscurantisme  —  alors  qu'elle  est 
une  loi  de  lumière,  de  civilisation  et  de  progrès.  L'A- 
rabe n'est  pas  le  Turc;  le  mahomélisme  n'est  pas  la 
turquerie  musulmane.  Le  Turc  s'est  servi  de  la  religion 
uniquement  pour  arriver  à  ses  fins.  Pour  asseoir  défini- 
tivement, et  à  peu  de  frais,  sa  domination,  il  érigea  le 
fatalisme,  la  résignation,  l'ignorance  en  dogmes  intan- 
gibles. «  Il  était  écrit  »  qu'ils  seraient,  eux  les  Turcs, 
les  maîtres  des  Arabes  et  qu'ils  les  traiteraient  de 
«  Turc  à  More  ».  Il  fallait  accepter  ce  décret  de  Dieu.  Il 
fallait  se  résigner  et  ne  jamais  se  révolter.  D'autre  part 
il  ne  fallait  pas  se  livrer  à  la  culture  rationnelle,  ni  à 
une  culture  quelconque.  Il  fallait  que  les  Arabes  demeu- 
rassent ignorants,  de  crainte  qu'ils  ne  s'avisassent  de 
discuter  les  titres  usurpés  de  leurs  nouveaux  maîtres, 
au  lieu  d'accepter  religieusement  l'ordre  établi,  le  fait 
accompli.  Il  fut  défendu  de  discuter,  de  commenter  les 
textes  coraniques.  On  devait  les  prendre  à  la  lettre  et 
les  comprendre  à  la  turque.  Et  il  fut  défendu  de  se 
livrer  à  l'étude  parce  que  l'étude  et  le  progrès  ont  été 
de  tous  temps  les  pires  ennemis  des  barbares. 

Grâce  à  Dieu,  le  monde  arabe  et  l'Islam  sont  enfin 
délivrés  des  Touraniens.  Que  les  Musulmans  retour- 
nent librement  h  la  source  pure  de  leur  religion  et 
qu'ils  y  puisent  le  respect  de  la  femme,  le  devoir  de 
s'instruire  et  celui  de  se  transformer,  de  s'améliorer. 
Que  les  Arabes  en  général,  chrétiens,  musulmans,  juifs 
ou  païens,  extirpent  de  leurs  cœurs  les  mauvais  ferments 
semés  par  la  barbarie  turque  ;  qu'ils  fassent  refleurir  la 


agi     LÀ  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

langue  arabe,  la  civilisation  arabe,  qu'ils  reviennent  aux 
traditions  de  leurs  pères  ;  qu'ils  aient  du  caractère,  le 
respect  d'eux-mêmes,  le  sentiment  et  l'orgueil  de  leur 
qualité  d'homme  et  de  citoyen.  Qu'ils  aient  conscience 
qu'ils  appartiennent  à  un  pays  avant  que  d'appartenir 
à  une  religion.  Que  dans  chaque  État  il  y  ait  dorénavant 
des  compatriotes  et  non  pas  uniquement  des  coreligion- 
naires. Qu'ils  soient  enfin  francs,  loyaux,  tolérants, 
généreux  dans  toute  l'acception  du  mot,  pour  tout 
dire  :  Arabes,  et  non  plus  des  esclaves  des  Turcs.  Ces 
vertus,  du  reste,  ils  ne  les  ont  pas  perdues.  Elles  exis- 
tent encore  parmi  eux.  Il  ne  s'agit  que  de  les  ranimer, 
de  les  vivifier,  de  les  développer,  de  les  propager,  de 
les  généraliser.  De  la  patience,  des  soins  intelligents, 
une  volonté  persévérante  et  bien  dirigée,  et  le  rosier, 
maintenant  sauvage,  redonnera  toutes  ses  belles  roses 
d'antan. 


La  France  est  une  marraine  de  peuples,  a  dit  M.  La- 
visse  (i).  On  peut  ajouter  qu'à  l'avenir  toutes  les  Puis- 
sances du  Droit,  telles  des  fées  bienfaisantes,  «  se  tien- 
dront au  berceau  des  peuples  qu'elles  auront  affran- 
chis »  et  qu'elles  présideront  avec  une  particulière 
sollicitude  au  réveil  du  monde  arabe.  Leur  mission 
n'est-elle  pas  de  libérer  l'Humanité  et  de  la  guider  vers 
un  avenir  meilleur?  Ne  sont-elles  pas  les  protectrices 
attitrées  des  pays  arabes?  Protecteurs  et  protégés,  libéra- 


(1)  Séance  publique  annuelle  de  l'Académie  Française,  iU  décem- 
bre 1916. 


CONCLUSION  a95 

teurs  et  opprimés  sont  donc  appelés  à  marcher  la  main 
dans  la  main.  Pour  que  leur  collaboration  soit  plus 
féconde  et  leur  association  d'intérêts  et  de  sentiments 
plus  productive  et  fructifiante,  il  leur  faudra  —  condi- 
tions essentielles  et  capitales  —  se  connaître,  s'enten- 
dre, s'aimer. 

«  L'ignorance  des  peuples  les  uns  à  l'égard  des 
autres  confond  l'esprit  :  on  dirait  qu'ils  habitent  des 
astres  différents  (i).  »  Nous  n'insisterons  pas  là-des- 
sus. Pour  le  cas  qui  nous  occupe,  il  faudra  renon- 
cer de  part  et  d'autre  aux  vieux  clichés  et  aux  idées 
préconçues,  prendre  conscience  du  monde  réel  et  non 
plus  livresque,  et  s'adapter  aux  conditions  nouvelles 
issues  de  la  Grande  Guerre.  Désormais  il  ne  peut  plus 
être  question  de  suzeraineté  ou  de  vassalité,  de  maîtres 
et  d'esclaves,  de  races  supérieures  et  de  races  infé- 
rieures —  les  droits  de  l'homme  et  les  droits  des  peuples 
ont  été  proclamés  et  claironnés  par  tout  l'univers,  et 
si  victorieusement  prouvés  et  établis  que  nul  n'est  en 
droit  de  les  ignorer  ou  de  les  oublier  jamais. 

Pour  peu  qu'on  l'y  aide,  l'Arabe  se  laissera  faci- 
lement persuader  que  «  les  soldats  de  la  liberté  », 
les  champions  de  la  morale  internationale,  «  les  Che- 
valiers de  la  Justice  »  ne  sauraient  opprimer,  ni  tyran- 
niser, pas  plus  qu'ils  ne  sauraient  se  montrer  inhu- 
mains ou  impitoyables,  orgueilleux  ou  arrogants.  Il 
cessera  dès  lors  de  ne  voir  dans  l'Européen  qu'un 
exploiteur  cruel  des  richesses  de  son  sol,  l'ennemi  de 
sa  foi  et  de  ses  coutumes,  l'adversaire  opiniâtre  de  ses 

(1)  Séance  publique  annuelle  des  cinq  Académies,  a5  octobre 
J916. 


296     LA  TRADITION  CHEVALERESQUE  DES  ARABES 

justes  revendications,  l'obstacle  formidable  à  ses  légi- 
times aspirations.  Il  le  considérera  plutôt  comme  un 
associé  et  un  ami,  le  guide  sûr  et  fraternel  qui  le  con- 
duira vers  les  sommets  qu'il  souhaite  d'atteindre. 

A  son  tour  la  puissance  «  tutrice  »  devra  comprendre 
et  pratiquer  mieux  que  par  le  passé  ses  devoirs  de  tutrice  : 
«  Elle  doit  prendre  soin  du  mineur,  gérer  son  patri- 
moine, matériel  et  moral,  en  bon  père  de  famille.  Elle 
est  comptable  de  sa  gestion...  (1)  »  Elle  ne  devra  pas 
diviser  pour  régner,  corrompre  pour  corriger,  sévir 
pour  se  faire  craindre  ou  respecter. 

Un  Arabe  enseignait  :  «  Agis  pour  l'éternité  comme 
si  tu  devais  y  être  appelé  incessamment;  agis  pour  ce 
monde  comme  si  tu  devais  y  demeurer  indéfiniment.  » 
Que  les  Européens  travaillent  en  vue  de  la  prospérité 
des  pays  qu'ils  estiment  présentement  incapables  de  se 
gouverner,  comme  si  c'était  leur  bien  propre,  et  qu'ils 
travaillent  à  inculquer  aux  peuples  dont  ils  ont  la 
charge  le  sentiment  de  leur  dignité  et  l'esprit  d'indé- 
pendance, comme  s'ils  devaient  les  émanciper  du  jour 
au  lendemain. 

Et  lorsque  Arabes  et  Européens  se  seront  connus, 
ils  se  comprendront,  s'entendront,  s'aimeront.  Nous 
ne  sommes  pas  si  différents  les  uns  des  autres.  Les 
mêmes  sentiments  et  les  mêmes  principes  nous  gou- 
vernent, le  même  esprit  chevaleresque  nous  anime,  les 
mêmes  vertus  nous  sollicitent  et  nous  séduisent.  Nous 
avons  le  même  fonds  d'idéal.  L'âme  et  les  idées  nous 
sont  communes,  seule  l'expression  diffère. 

Apprenez  aux  Orientaux    l'art    de    construire    de» 

(1)  Voir  Code  Civil,  art.  /i5o  et  suiv. 


CONCLUSION  397 

machines  volantes,  celui  de  rendre  fertiles  des  terres 
arides,  celui  de  communiquer  à  grandes  distances  au 
moyen  du  téléphone  ou  de  la  télégraphie  sans  fil...  ils 
vous  en  sauront  gré;  mais  ils  vous  seront  plus  recon- 
naissants de  sauvegarder  leur  dignité,  de  ne  leur  impo- 
ser ni  vos  moeurs  ni  certains  de  vos  produits,  ni  votre 
vision  particulière  des  choses.  Attachez-les  par  la  con- 
fiance et  attachez-vous  à  eux.  Leur  amitié  et  leur  loya- 
lisme répondront  à  votre  amitié  et  à  vos  bienfaits. 

Ainsi  sous  l'égide  de  l'Entente  la  pensée  arabe  pourra 
reprendre  son  essor  ;  ainsi  à  l'abri  du  drapeau  du  Droit 
pourront  se  développer  librement,  chacun  selon  son 
génie  propre,  des  États  Arabes. 

Et  de  même  que  sur  un  même  terrain  on  voit  alignés 
côte  à  côte  des  champs  de  froment,  de  seigle,  d'orge, 
d'avoine;  dans  le  même  verger  fleurir  et  mûrir  pru- 
niers, fraisiers,  treilles  de  chasselas  et  de  muscat,  —  de 
même  côte  à  côte  sur  le  domaine  de  Dieu,  sous  le 
même  soleil,  on  verra  vivre  et  s'épanouir,  dans  le 
même  but  de  civilisation  et  de  progrès,  des  cultures 
différentes  et  variées  :  culture  arabe,  latine,  anglo- 
saxonne  ou  slave.  Cela  pour  les  plus  belles  joies  de 
l'intelligence  et  pour  le  plus  grand  profit  de  l'Huma- 
nité! 

Le  Caire,  1914.  —  Paris,  1916. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


La  Chevalerie 

Origines  de  la  Chevalerie i 

De  l'influence  des  Arabes  sur  les  mœurs  chevale- 
resques   1 5 

La  Chevalerie  arabe 25 


La  noblesse  et  le  culte  des  aïeux. .        4i 


Le  culte  de  la  femme 

De  l'amour 61 

La  femme  du  Moyen-Age  et  l'Arabe  d'avant  l'Islam.  81 

Mariage. 1 1 3 

Dot 12  1 

Divorce 1 25 

La  femme  musulmane 129 

La  femme  selon  le  Koran i38 


Le  culte  du  cheval  et  des  armes  ..       i53 

Origine  du  cheval 1 58 

Les  armes i83 


3oo  TABLE  DES  MATIERES 


Le  culte  de  l'honneur 2o5 

Le  Gode  de  Chevalerie 209 

Les  quatre  premiers  commandements 210 

Les  quatre  derniers  commandements 2i5 

La  Bravoure 216 

La  Fidélité  à  la  parole  donnée 217 

La  Générosité 229 

Générosité  de  la  main 229 

Générosité  de  l'esprit 248 

Générosité  du  cœur 2  53 

La  Défense  du  faible 262 


Conclusion 279 


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